DE
Henti de Saint Simon
A
Châties Foiitiet
(ÉTUDE SUR LE SOCIALISME ROMANTIQUE FRANÇAIS DE i83o)
HENRI LOUVANGOUR
DOCTEUR EN DROIT
DE
Henti de Saint Simon
A
Cliatles Fouriet
ETUDE
SUR LE SOCIALISME ROMANTIQUE FRANÇAIS
DE J830
CHARTRES
IMPRIMERIE DURAND^f^^
9, RUE FULBERT
1913
n
9^
^ Ù-' ■ À
79575^
A M. PIERRE LASSERRE
A L'AUTEUR DU ROMANTISME FRANÇAIS
HOMMAGE DK RESPECTUEUSE ADMIRATION
Si l'humanité n'a pas encore fait choix d'un abri, ce n'est certes
pas faute d'être convoquée chaque matin en quelque nouvelle
enceinte, mais toute souffrante qu'elle est incontestablement, tout
exposée qu'on la voit aux fléaux de la nature et à l'incurie de ses
guides, cette pauvre humanité ne paraît pas empressée de courir
à l'un plutôt qu'à l'autre de ces paradis terrestres qu'on lui pro-
pose. Elle attend, elle se sent mal et accepterait avec reconnais-
sance tout soulagement positif qu'on voudrait lui apporter. Mais
pour la convaincre, il ne faut pas trop lui promettre; elle n'est
plus aux illusions de l'enfance...
Sainte-Beuve.
Portraits contemporains
(II, 5o4).
Il est bien aysé d'accuser d'imperfection une police, car toutes
choses humaines en sont pleines ; il est bien aysé d engendrer à
un peuple le mépris de ses anciennes observances. Jamais homme
n'entreprint cela qui n'en veinst à bout. Mais d'y establir un meil-
leur estât en la place de celui qu'on y a ruyné, à ceci plusieurs
se sont morfondus qui l'avaient enti^epris.
Montaigne. Essais.
PRÉFACE
L'esprit de 1830 (i).
« Toute la maladie du siècle présent vient de deux causes : le
peuple qui est passe par 98 et par 1^1 It porte au cœur deux bles-
sures : tout ce qui était n'est plus, tout ce qui sera n'est pas
encore. Ne cherchez pas ailleurs le sens de nos maus.
tt Voilà un homme dont la maison tombe en ruines, il l'a démolie
pour en bâtir une autre. Les décombres gisent sur son champ
et il attend des pierres nouvelles pour son édifice nouveau. Au
moment où le- voilà prêt à tailler ses moellons et à faire du ciment,
la pioche en mains, les bras retroussés, on vient lui dire que les
pierres manquent et lui conseiller de reblanchir les vieilles pour
en tirer parti. Que voulez-vous qu'il fasse, lui qui ne veut point
de ruines pour faire un nid à sa couvée ? La carrière est pourtant
profonde, les instruments trop faibles pour en tirer les pierres.
« Attendez, lui dit-on, on les tirera peu à peu, espérez, travaillez,
« avancez, reculez. » Que ne lui dit-on pas ■' Et pendant ce temps-là
cet homme, n'ayant pas sa vieille maison et pas encore sa maison
nouvelle, ne sait comment se défendre de la pluie, ni comment
préparer son repas du soir, ni où travailler, ni où reposer, ni où
vivre, ni où mourir; et ses enfants sont nouveau-nés. »
Musset. Confession d'an enfant du siècle (Ch. 11).
«... C'est votre âme qui souffre, c'est votre pensée qui est ma-
lade, c'est votre cœur qui est inquiet dans l'attente des clioses qui
vont arriver : suspendus entre un passé qui s'écroule et un avenir
qui n'est pas encore, vous vous tournez tantôt vers l'un pour lui
adresser un dernier adieu : tantôt vers l'autre [)Our lui demander :
qui es-tu .'' Et comme il ne répond point, vous vous efforcez de
pénétrer ses mystères, votre esprit s'agite en mille sens, se ronge,
se dévore et de là résulte un malaise invincible, inexprimable. »
Fréd. Oz.\N.\M. Lettre à Hipp. Forloid (i5 janvier i83i).
Au commonccment du xix^ siècle, le sentiment d'une
crise profonde et générale est unanime en France. Cette
crise, les philosophes, les moralistes, les économistes,
(i) (Voir sur ce point : Introduction de Il.ilévy, aux opinions littéraires, phi-
losophiques et industrielles).
Je si{fnale que quand je dis : l'esprit de i83o, je ne prends pas cette expres-
sion stricto .lensu ; j'entends par Ih l'esprit de la période qui s'étend depuis le
Consulat jusqu'aux journées de juillet et aux émeutes lyonnaises de if<3i et de
1834 ; période qui comme on l'a déjà fait remarquer peut t'tre consiib'rée couiiue
une seule tranclie d'histoire au point de vue social.
les |)ul)li(istes, les vrais observateurs de tous les partis
la constalent. Malgré rextrôme divergence de leurs opi-
nions spéculatives, comme dit Auguste Comte, sur ses
causes et sur sa terminaison, un Bonald, un de Maistre,
un Saint-Simon, un Fourier ont tous la même impres-
sion de gène, de malaise et d'anxiété ; tous, ils ont le
sentiment du « fatigant état d'incertitude » (Saint-Simon),
de « l'inquiétude universelle » (Fourier) dans lesquels
s'açrite la société française profondément bouleversée et
désorganisée.
Le xviii" siècle, dont l'ambition avait été de tout expli-
quer, de tout comprendre, de tout mesurer, avait pro-
cédé à une revision, disons même : à un essai de démo-
lition générale de toutes les idées traditionnelles et de
toutes les institutions. 11 avait voulu en tout rompre avec
le passé ; il avait été incrédule et antichrétien, et d'une
façon générale hostile aux « idolâtries diverses qui
avaient pesé jusqu'alors sur l'homme » (P. Leroux). Il
avait nié l'autorité comme la foi ; il s'était montré épris
de novation en toutes choses, désireux de transformation
radicale, de métamorphose, et avait aspiré à un change-
ment absolu de la condition humaine. Il n'avait cepen-
dant pas abouti à la négation pure et simple mais à une
croyance que les Turgot et les Gondorcet avaient résu-
mée dans une doctrine positive et organique, celle du
progrès. Il avait été sentimental jusqu'à l'étalage de celte
sensibilité qu'il identifiait avec la vertu. 11 avait été phi-
lanthrope et sociologue. Il avait préféré la nature « sau-
vage » à la nature cultivée, il avait mis à la mode une
confiance éperdue dans les lois de la nature « qui est
bonne » et une confiance non moins grande dans la
raison destinée à refaire les lois comme les hommes, à
reconstituer la société, à créer la justice et le bonheur uni-
versels ; il avait été rationaliste à l'excès avec les ency-
clopédistes, mais avait tout en même temps, avec Jean-
Jacques Rousseau, mis à la mode l'emphase de la passion.
Telles avaient été les façons de sentir et de penser
— 9 —
dont les manifestations incontestables et multiples étaient
apparues partout, à la fin du xviii® siècle, sous toutes les
formes et de toutes les façons, et qui avaient produit la
Révolution française.
La Révolution française, qui apparaît aux uns comme
un événement mystique universel, comme un événement
« inhumain » (Ballauche), comme un événement surna-
turel et messianique, comme une révélation divine (Qui-
net, et d'une façon générale tous les romantiques) ; à
d'autres comme un événement « apocalyptique » et « sata-
nique » dans son essence (de Maistre y revient plusieurs
fois), comme une catastrophe, à d'autres enfin comme un
phénomène naturel et subordonné (Saint-Simon), a
démoli l'ancien édifice social, brisé les cadres tradition-
nels de l'ancienne société si profondément hiérarchisée,
bouleversé les anciens rapports des conditions sociales,
proclamé l'égalité des droits de l'homme et affranchi
l'individu de tous liens tant au point de vue politique et
économique qu'au point de vue intellectuel, religieux et
moral. Elle a, à la fois, exalté et révolté les âmes, et,
alors qu'elle est depuis longtemps terminée dans les
faits, elle a laissé dans les esprits des principes d'éga-
lité civile, de liberté politique, de liberté religieuse, de
liberté économique autour desquels la lutte va se pro-
longer pendant toute la Restauration.
Le principe d'autorité attaqué avec ardeur sous tous ses
aspects, sacrifié à la liberté, succombe. Le sentiment de
la hiérarchie s'éteint, le respect des traditions disparaît.
Un impatient besoin d'émancipation (i), un besoin
général do s'évader dans tous les ordres de direction,
o
hors des cadres vieillis — ou du moins (|u'on croit tels
— un désir de liberté abstraite et universelle se fait sen-
tir. « L'esprit d'individualité a pénétré dans tmites les
classes » (Aug. Comte). « Les Français depuis quelque
(l) « Besoin jft'-nt'THl (l't''miiiu'ip;ili()ii )i, c'est le litre d'iin rli.i|iUre de Poii-
rier, p. a, art. m, t. II. Fniissr Indiislrir.
— lO —
temps, écrit Foiiricr, sont atteints d'une maladie d'af-
Iranchissement, ils veulent émanciper riiumanité de tous
les genres d'esclavage » (Manuscrits). Et Saint-Simon
constate que « Les Français prêchent l'émancipation
absolue de toute autorité et de toute convention ».
Tel est l'efTet principal de la métaphysique révolution-
naire ; elle a, en démontrant pratiquement et avec bru-
talité que rien n'était intangible dans Tordre social, « dé-
truit dans l'esprit du peuple », comme dit M. Charles
Benoist, « le sens de l'immuable et de l'éternel ».
« La Révolution française, écrit Saint-Simon, a fait
entrer les Français « en verve sous le rapport de la poli-
tique (i) ». De i8i5 à i83o, dans cette période confuse,
remplie de bruit et d'agitation, époque de « versatilité
politique », dit Aug. Comte, les discussions politiques
absorbent la pensée publique. Les partis incessamment
agités et morcelés se livrent des luttes passionnées
autour des idées de légitimité du roi et de souveraineté
du peuple au nom de la justice, de la patrie et de la
liberté (2). On bataille pour la liberté de la presse et le
droit électoral. « Quand nous écrivons avec transport
que la Révolution est à jamais finie, nous exprimons bien
plus un désir qu'une confiance raisonnée et ce que nous
voulons que ce que nous savons (3). »
Saint-Simon, Fourier, Enfantin constatent comme Aug.
Comte, le « grand ébranlement universel » qu'elle a causé,
et, avec cette clairvoyance et ce sens prophétique qu'ils
ont souvent, prévoient de nouvelles révolutions. « Le
volcan ouvert par la philosophie, écrit Fourier, n'est qu'à
sa première éruption ; d'autres succéderont dès qu'un
(i) Opinions littéraires, philosophiques et industrielles, p. i35.
(2) Tocqueville résume ainsi cette période : Notre histoire de 1789 îi l83o
vue de loin et dans son ensemble ne doit apparaître que comme le tableau d'une
lutte acharnée entre l'ancien régime, ses traditions, ses souvenirs, ses espé-
rances et ses iiommes représentés par l'aristocratie de la France nouvelle con-
duite par la classe moyenne.
(3) Saint-Simon, t. III, p. 80.
— 1 1
règne faible favorisera les agitateurs (i). » Lamennais
« regarde une nouvelle révolution, ou plusieurs, peut-
être, comme inévitables » et il ne s'en effraie « qu'au-
tant qu'on peut s'effrayer d'une crise nécessaire (2) ». La
révolution n'est donc pas terminée. « iVous sommes en
RÉVOLUTION, la révolution française dure encore», disent
en termes identiques Lamennais et Enfantin.
La philosophie sceptique et athée de la fin du xviii*
siècle, qui a débattu, mis en question et ruiné les dogmes
politiques, a avec Voltaire, d'Alembert, Diderot, d'Hel-
vétius et d'Holbach sinon détruit, du moins fortement
ébranlé les dogmes religieux etmêmel'idée religieuse (3).
« Il n'y a plus de religion sur la terre, s'écrie douloureu-
sement de Maistré, le monde ne peut rester en cet état. »
Le scepticisme, l'athéisme laissent à l'égoïsme la direc-
tion des actes. — Aug. Comte, qu'on ne peut, — à celte
époque du moins, — soupçonner de religiosité, écrit à
son ami Vallat (lettre du 3o mars 1825) : « La décadence
inévitable des doctrines religieuses a laissé sans appui la
partie généreuse du cœur humain et tout s'est réduit à
la plus abjecte individualité. » D'Eichthal ajoute que
« l'homme est laissé tout entier à l'impulsion de ses
intérêts et de ses besoins. » Les théories de la société
alors à la mode ne lui donnent pour principe fonda-
mental que la force et l'intérêt. La morale qui règne,
c'est la morale sèche et mesquine de l'intérêt bien
(i) El encore : Cet oniçe de 45 ;'ns de n'-volution que uoiis venons d'essuyer,
ce volcan ouvert en 8g et qui menace de nouvelles éruptions..., p. i33. Fausse
Industrie. I^ourier.
(a) Lamennais, Letlrc au baron (ïottu, 1829.
(3) Les vi'riti^s auxquelles il faudra croire désormais ne sont pas encore for-
mulées, celles auxquelles on a cru pandant des siècles sont renversi'-es avec les
institutions qui en é(aieiit l'expression sociale... (Isaac Pereirc). Le même
l^ereire parle t''(jalemc'nt de « l'airaiblisscnient général des croyances qui soute-
naient auparavant les hommes et raffermissaieul leur moralité en forliHanl leur
cœur et en leur portant des consolations et des espérances.
« Hier encore l'individu avait des dieux auxquels rencliaînaienl des habitudes
de respect — aujourd'hui ces dieux ont disparu et il ne sait où r;itlaclicr ses
croyances » (D'Eiclilal).
— 12
entendu (i), la morah; de l'utilité, — une morale sans
grandeur, soumise au calcul, celle de d'Helvétius, de
Saint-Lambert, de d'Holbach, de Cabanis et de Bentham.
« L'égoïsme » d'ailleurs « envahit de jour en jour la so-
ciété (2) )). 11 estgénéral (Saint-Simon, Systf^me industriel).
Fourier et les Saint-Simoniens blâment avec une écrale
force et en termes presque identiques « cette société
qui n'éprouve de si/mpathie vive pour aucune entreprise
générale, (|ui ne sait se pa:'imjnner que pour des intérêts
purement individuels, qui calcule ce que doivent pécu-
niairement rapporter même les actes où les sentiments
les plus tendres devraient seuls se faire écouter, qui
enfin est livrée tout entière à Végoïsme » (3) (p. 22. Expo-
sition de la doctrine saint-simoniennc , V année). « En
nommant l'égoïsme, disent-ils encore, nous avons mis le
doigt sur la plaie la plus profonde des sociétés humaines »
{Ibidem, p. 99). — Et Fourier constate avec mépris que
« les coffres-forts sont ce qu'il y a de plus respectable
en civilisation, surtout dans ce siècle (4) » et que « les
bénéfices pécuniaires sont maintenant le seul véhicule
de l'esprit social (5) ». Nous entendons un contemporain
proclamer que « la religion d'état, c'est l'amour du
gain (6) ». C'est le temps où le ministre bourgeois Guizot
(1) Le système de la morale de l'intérêt bien entendu est la négation de toute
morale sociale, puisqu'il suppose que l'homme ne peut et ne doit être déterminé
que par des considérations ou des inspirations purement individuelles, jamais
par l'impulsion des sympathies sociales (Doet. de Saint-Simon, f" année, p. 177,
écrit par Bazard en 182g).
(2) La décadence des doctrines générales anciennes a rendu les individus
incapables de désintéressement et a laissé développer l'égoïsme qui envahit de
jour en jour la société et qui s'oppose entièrement à la formation des nouvelles
doctrines. Il faut donc mettre en jeu la philanthropie pour le combattre et le
terrasser (5/5^ industriel, Saint-Simon).
(3) La religion, le pouvoir, les mœurs, les institutions, tout est ébranlé, la
société est en souffrance, et le mal se manifeste surtout dans les âmes vides de
croyances et de principes livrées en un égoisme presque exclusif (D'Eichthal).
(4) Manuscrits, t. III, p. 86.
(5) Unité universelle, t. II, p. /ii.
(6) Le xix" siècle est tout entier h l'agiotage et à la soif de l'or (^Fausse in-
dustrie, I. I p. 409).
— i3 —
lance du haut de la tribune le fameux mot d'ordre : enri-
chissez-vous et c'est le commencement du règne des
gens d'affaires.
La France, appauvrie par les guerres de la Révolution
et de l'Empire, fatiguée de tant de luttes, obligée de
payer aux vainqueurs une indemnité considérable,
n'aspire, après i8i5, qu'à la paix, elle n'a qu'un désir,
celui de travailler dans la tranquillité et de s'enrichir.
« Ce n'est plus la nécessité de combattre qui occupe les
peuples, mais bien celle de tirer de leur position tous les
avantages qu'elle comporte. Ils sentent qu'ils ne peuvent
plus attendre le bien-être que de l'abondance et de la
perfection des produits de leur sol et de leur fabrique.
Et c'est vers le travail ou l'industrie qu'ils tournent leurs
espérances ou leurs efforts » (i), l'ordre matériel, une
liberté modérée, du pain et de l'argent, voilà tout ce
qu'on veut ; on est fatigué des révolutions, c'est du repos
qu'on désire » (2). Telles sonl, vers 1828, les idées domi-
nantes. Et un Saint-Simon et un Fourier se rencontrent
avec un Benjamin Constant et avec les éccrivains du
Censeur, Comte et Dunoyer, ainsi qu'avec tous les éco-
nomistes, pour proclamer la banqueroute delaguerre qui
est « le fléau constant de la civilisation ».
Un contemporain à qui l'on demandait ce qu'on pensait
autour de lui répond : « Je crois... qu'on ne pense pas, ou
du moins qu'on pense fort peu, on vit une vie indus-
trielle ou matérielle ; chacun avise à sa commodité per-
sonnelle, à son bicn-ctre particulier et puis quand Mes-
sire Gaster est satisfait, quand le coflVe-fort est plein,
on fait de la politique autour des cheminées ou des tables
de billard » La passion du bien-être matériel, de la
(i) Ces lignes sont extrailes d'une notice manuscrite : « Sur Saint-Simon et
sa doctrine et sur quelques autres ouvrages qui en seraient le développement ».
— On n'a pu, jusqu'ici, en identifier l'auteur qui aurait été secrétaire de Saint-
Simon. — M. Alfred Pereire, dans un ouvrage récemuieat paru, a publié des
extraits de cette notice.
Ta) Frédéric Ozanam, Lettre à II. Korloul, i .'i septembre i83i.
— i4 -
jouissance ph3'sirjue va tendre de plus en plus à devenir
exclusive. C'est le triomphe et la suprématie de l'indivi-
dualisme pratique. L'économie politique naissante, la
« philosophie de l'industrie » dont on commence à se
préoccuper, va d'ailleurs les consacrer.
La doctrine individualiste qu'A. Smith a formulée, et
qui s'est précisée dans les écrits de J.-B. Say, prend un
caractère plus ri^^oureusement individualiste. Cette mo-
dification s'explique par les transformations économiques
qui se succèdent à cette époque. Là aussi, on est en
révolution.
On cultive les sciences physiques avec une véritable
ardeur; les découvertes se multiplient, surtout dans la
mécanique physique qui transforme des industries tout
entières, comme les industries textiles. L'industrie fran-
çaise, stimulée par l'exemple de sa rivale anglaise, prend,
grâce au machinisme, un prodigieux développement.
Sur tous les points du territoire se créent des manufac-
tures de drap et d'étofFes de coton. La culture de la bet-
terave et la fabrication de la soude prennent naissance.
C'est l'avènement de la grande industrie qui, entre i8i5
et i8/i8, se substitue à l'industrie domestique. Tous
les publicistes célèbrent avec enthousiasme l'extraordi-
naire développement « l'essor prodigieux » qu'a pris l'in-
dustrie manufacturière et les modifications profondes
qui s'opèrent dans l'organisation industrielle. «... (En
France), les villes de fabrique ont doublé de population
depuis 1790, et ce surcroît de population est presque
entièrement absorbé par les travaux des manufactures et
des ateliers qui en rassortent. Lyon et Rouen, et les vil-
lages qui les environnent, ne sont plus reconnaissables.
Saint-Etienne et Mulhouse, qui n'étaient que de petites
villes, se sont transformés en grandes cités. L'Alsace et
la Lorraine d'un côté, le Forez et le Dauphiné d'un autre,
se sont couverts de filatures, de fabriques, de cotonnades,
de soieries et de dentelles. La Flandre et l'Artois sont
parsemées de ces hautes cheminées qui indiquent au
— i5 —
loin la présence des machines motrices. Le sucre de
betteraves dans les départements du Nord, la porcelaine
dans le Limousin, la soude dans la Provence, les aluns
et les tissus de coton dans l'Aisne sont des industries
qui n'existaient pas même en germe il y a cinquante ans.
Dans la Champagne et la Bourgogne, la fabrication du
fer, de la fonte ; dans le Doubs et les Vosges celle du
fer-blanc et de la tôle s'est considérablement élarerie.
L'exploitation des mines qui était grossière, superficielle
et bornée a décuplé peut-être depuis lors, et cependant
elle est bien rétrécie encore en comparaison de ce
qu'elle doit et peut être. Car, par exemple, les riches
bassins houillers de Virmy (Aveyron), d'Alais (Gard),
de Saint-Gervais et de Bédarieux (Hérault) sont à peine
effleurés et un grand nombre de gîtes sont tout au plus
reconnus. Il n'est pas un cours d'eau le long duquel ne
s'échelonnent des forges, des tréfileries, des lavoirs à
mine, des moulins à faïence, à huile ou à cailloux, des
papeteries et des scieries ; pas de pays de plaine sur
l'horizon duquel ne se projettent les hautes cheminées
des machines à vapeur; les fabriques de pi'oduits chi-
miques ({ui n'existaient pas il y a cinquante ans, abondent
aujourd'hui » (i) On voit naître en même temps que
la grande industrie, la classe ouvrière au sens moderne
du mot.
Mais, à la suite de cette révolution qui transforme les
anciens modes de production, on assiste à des crises dou-
loureuses (2) ; on voit se produire bien des heurts, des
à-coups dont souffrent surtout les ouvriers; le chômage
augmente, les salaires sont déprimés, la misère est
navrante. Les économistes eux-mêmes s'en émeuvent.
Des polémiques naissent entre eux à ce sujet, et Fourier,
(i) Miclicl Clievalier, Systlnic de la Mrdilcrrnnée, p. 8.
(2) l)e|niis un siècle, la phase a mari-iié très rapidement à raison du profjrè-;
colossal de l'industrie. Nous avons trop do matériaux, et ces mnlérianx n'nvant
pas leur emploi naturel, il y a surcharffo et malaise d^ms lo mi'tMnisiiic ■i,iol;il
(Fourier, Nouuedii inoiidr. p. /n8).
— i6 —
tout heureux du débat que viennent d'engager dans la
Revue Encij dopé clique deux des plus autorisés parmi
ces économistes qu'il a tous en horreur — Sismondi et
J.-B. Say, se donne le plaisir de constater, non sans iro-
nie, que les « économistes confus de voir la ténacité et
même le progrès de l'indigence commencent à soup-
çonner que leur science est une fausse route » (i). On voit
enfin les oppositions d'intérêts devenir de plus en plus
flagrantes entre les diverses classes de producteurs, entre
les capitalistes, et les « industrieux » comme on dit
alors, entre les employeurs et les employés. Les antago-
nismes économiques de groupes se développent entre
les détenteurs du capital et les fournisseurs du travail.
Le conflit des classes s'accentue (2), et les journaux de
toutes nuances constatent « l'état de guerre, de méfiance,
d'individualisme qui agite l'industrie. »
La question sociale, disons plutôt la question ouvrière,
est donc posée et l'aurore du xix* siècle voit se lever ce
prolétariat que nous dépeint Balzac, « déhabitué de sen-
timents, sans autre Dieu que l'envie, sans autre fana-
tisme que le désespoir et la faim, sans foi, ni croyance »
qui va former l'immense armée pacifique des travailleurs.
Ce n'est donc plus seulement le régime politique qui
est en cause, c'est le régime économique et social tout
entier, dont le vice longtemps dissimulé apparaît à la fa-
veur de l'ébranlement et du bouleversement général
causé par la tourmente révolutionnaire en des fissures
qui vont devenir de plus en plus larges.
La Révolution a d'ailleurs été loin de réaliser les
espoirs illimités (3) que le peuple avait mis en elle. Sans
(i) Fourier, Nouveau monde industriel. Préface, art. III.
(2) L'antagonisme des riches et des pauvres « devenu plus aigu depuis la
Révolution », dit Engel.
(3) « Vous le savez, Messieurs, à l'aurore de la Révolution française, au
moment où la Rastille fut prise, l'enthousiasme du peuple français était à son
comble. Tout le monde se disait : Nous allons être heureux, l'âge d'or va com-
mencer. Les faits prouvèrent bienlôt combien cette illusion était profonde »
(Victor Hennequin, Organisation du Travail, p. 5).
— 17 —
doute, les privilèges nobiliaires avaient été détruits,
l'ordre féodal renversé, Fégalité des droits écrite dans
la loi, l'émancipation politique proclamée ; mais aux
classes privilégiées déchues s'était substituée une classe
nouvelle, la bourgeoisie, et il existait toujours des caté-
gories sociales. « Sans doute, écrivait Isaac Pereire, il
n'y a plus deux espèces dans l'acception brutale du
mot, mais il y a des patrons et des ouvriers, des riches
et des pauvres. »
On s'aperçut enfin que ce qu'on appelait les conquêtes
politiques de 89, comme aussi celles de la mécanique,
n'avaient produit sinon aucune du moins qu'une très
faible amélioration dans les conditions d'existence des
travailleurs. Au fond, du point de vue ouvrier, la misère
du peuple n'avait guère diminué; peut-être même que
sous l'influence de causes diverses elle s'était accrue. En
tout cas, la situation n'avait pas sensiblement changé;
l'antagonisme des pauvres et des riches était seulement
devenu plus aigu depuis la Révolution, ainsi que le con-
state Engels (i).
Il ne suffisait point d'avoir proclamé l'émancipation
politique, il fallait la réaliser. Et d'ailleurs l'émancipation
politique n'intéressait que médiocrement les travailleurs.
Il leur était difficile de se passionner pour les lois électora-
les, sur le jury ou sur la presse, car « que fait au pauvre une
loi électorale qui ne le rend point électeur faute d'argent?
(i) Cf. ce qu'écrit l'ancien secrétaire de Saint-Simon : « La llévolulion de
1790 avait bien eu pour but de faire cesser cet antagonisme (entre la classe
primitive et la classe dernièrement admise) et d'améliortM- le soi't de la classe
déshéritée, en lui rendant tous ses droits, c'est-à-dire des droits égaux ?i
ceux de l'autre classe; la Constitution l'avait décidé en principe; mais
l'avait-elle réalisé ? Non certes, ou du moins elle n'avait pu consolider sou
œuvre puisque en définitive il existait encore des catégories, puisque les
uns étaient électeurs et éligibles, et que les autres ne l'étaient pas ; puisque
les uns pouvaient obtenir justice et faire juger leurs différends, tandis que les
autres, trop pauvres pour supporter les frais de procédure, étaient forcés
d'abandonner la lutte avant la sentence définitive ; puisqu'en cas de com-
pétition d'emploi, et à mérite égal entre les concurrents, le plus riclie et le
plus protégé l'emportait presque toujours. »
une loi du jury qui ne le rend point juré faute d'argent?
une loi municipale qui ne l'appelle pas aux conseils de
sa commune faute d'argent ? une loi sur la presse qui ne lui
permet pas d'écrire ni de comprendre ce qui s'écrit
faute d'argent? Que fait au pauvre une liberté qui l'exclut
de tout, précisément parce qu'il est pauvre? que lui fait
l'admission légale aux emplois, la concurrence illimitée
entre les citoyens, lui qui manque des premiers élé-
ments nécessaires pour concourir en quoi que ce soit?
Car l'argent est le moyen de tout, le prix de tout, la me-
sure de tout et le pauvre n'en a pas, et justement parce
qu'il n'en a pas, il ne peut en acquérir, sauf le hasard, et
il est une loi qui a condamné l'immense majorité des
hommes à n'en point avoir » (i).
Ce qui intéressait les pauvres, c'est non pas tant
l'émancipation politique que l'émancipation sociale, c'est
l'organisation de l'ordre social nouveau. « Ce n'est pas,
s'écriait Hennequin, que nous prétendions disputer à la
Révolution française les grands principes qu'elle a con-
quis. Mais nous affirmons que ces grands principes n'ont
pas encore enfanté leurs conséquences pratiques, et qu'ils
ont eu jusqu'à ce jour peu d'influence sur la condition du
prolétaire ; nous afiîrmons que leur promulgation n'a
pas résolu les questions les plus importantes, celles du
paupérisme et de l'organisation du travail » (Hennequin.
Organisation du travail, page 5). Certains esprits allaient
même plus loin que Hennequin, et Fourier notamment,
avant Engels, dénonçait déjà dans la Révolution française
« la faillite des pompeuses promesses des philosophes. »
Allait-il donc falloir compléter la Révolution politique
par une révolution sociale?
Dans cette société en désordre qui vit « au milieu d'une
immense révolution » (Aug. Comte) (2), révolution poli-
tique, économique et sociale, règne en maîtresse l'anar-
(i) Lacordaire, L'Lnivers religieux. État actuel de l'Eglise de France.
(2) Philosophie positive, tome IV, p. ai.
— ig —
chie politique, morale et intellectuelle (i) sous toutes ses
formes. « Les hommes n'ont aucune croyance commune,
aucun idéal commun », il y a « autant de systèmes moraux
qu'il y a de classes », écrit Fourier. La désunion est pro-
fonde.
Pour Aug. Comte « le vice principal de la situation
sociale consiste en ce que les idées d'ordre et les idées
de progrès se trouvent aujourd'hui profondément sépa-
rées et semblent même nécessairement antipathiques ».
Il déplore que « ...depuis un demi-siècle que la crise
révolutionnaire des sociétés modernes développe son
vrai caractère..., un esprit essentiellement rétrograde ait
constamment dirigé toutes les grandes tentatives en
faveur de l'ordre, et que les principaux efforts entrepris
pour le progrès aient toujours été construits par des doc-
trines radicalement anarchistes (2) ». Au même moment,
Fourier écrit presque dans les mêmes termes : « Bien
loin d'y tendre en aucun sens (à la découverte des garan-
ties sociales) on n'est parvenu qu'à envenimer les dé-
fiances et établir entre l'autorité et le mot de libéralisme
une antipathie très fâcheuse (3). »
Sans doute, quelques-uns, pour qui la Révolution est
radicalement mauvaise, — les rétrogrades — rêvent de
rendre à la société l'ordre social qu'elle a renversé, et
veulent le retour à l'ancien régime ; tandis que d'autres
« se jettent, comme on dit alors, au mouvement popu-
laire ». Mais, entre ces extrêmes, chez la masse des indi-
vidus, qui se déclarent stationnaires, une multiplicité
confuse et contradictoire d'idées, de sentiments et d'at-
(i) Tdus nnjourd'hui, écrivent les Débats, nous en sommes arrivés ?» nous
sentir profondéiiieiit saisis et atti'istés par le spectacle de la désorganisation
intellectuelle, par l'absence de tout lien moral, par l'insubordination, par
l'indépendance presque sauvage des esprits, le délire, le déver^jondage,
l'inconséquence et la contradiction des idées, pai' l'ab;\tarilisscnient, l'nvoi^
teinent des systèmes. — Et ils décrivent « l'effroyable anarciiie contem-
poraine ».
(2) Physique sociale, p. tJ.
(3) Fourier, p. 892, 2'' livre.
— 20
taches se partage et se dispute les intelligences et les
volontés ; beaucoup d'esprits — un Ballanche, par exem-
ple — se sentent tiraillés entre des traditions contraires
entre leur regret et leur piété du passé et leur tourment
de l'avenir, entre leur respect des traditions et leur
amour du progrès. On est à la fois royaliste et démo-
crate, catholique et libéral, et le vicomte René de Cha-
teaubriand rêve de faire appliquer par des royalistes les
idées révolutionnaires.
Lamennais a raison d'écrire que « toutes les têtes fer-
mentent », que « la Révolution, sous différentes formes,
est dans toutes les tètes ». De cela, tout le monde tombe
d'accord. L'anarchie est partout, dans les sentiments,
dans les intérêts, dans les âmes, dans les intelligences,
dans les mœurs, dans les opinions, Saint-Simon, Aug.
Comte et Fourier lui-même la distinguent aussi dans les
sciences qui n'ont entre elles aucun lien commun. « Des-
cartes avait monarchisé la science, Newton l'a républica-
nisée ; il l'a anarchisée, vous n'êtes. Messieurs, que des
anarchistes (i) », écrit Saint-Simon. Et c'est dans cette
anarchie des intelligences, « dans l'anarchie intellec-
tuelle » qu'Auguste Comte voit « la véritable source
première de l'anarchie sociale et ensuite de l'anarchie
politique (2) ». On voit poindre à côté du scepticisme
et de l'athéisme régnants une sentimentalité vague et
inquiète, et une espèce de religiosité individuelle qui
cherche vainement et dans le vague des formes pour se
produire.
Cette incertitude, cette « confusion générale de tous les
principes sur lesquels repose l'organisation des sociétés »,
(i) Lettre de Saint-Simon, p. 'jli.
(2) Foulier lui-même la dénomme « anarcliie religieuse, anarchie politique,
anarchie commerciale » (voir Fausse Industrie, t. I, p. 108 et 3io), « anarchie
industrielle et scientique» (c'es fit le titre d'une de ses brochures).
Seul, à peu près, Lerminier proteste et déclare que « l'anarchie des intelli-
gences dont on fait tant de bruit depuis seize mois n'est ni un grand scandale,
ni un mal si profond que l'ont représenté certaines déclamations », p. 11.
Lettres à un Berlinois.
comme dit Pereire, caractérisent d'ailleurs l'histoire
des trente premières années du xjx^ siècle pendant les-
quelles, et surtout de i8i5 à i83o, — dans cette période
si fertile en événements, traversée par tant d'orages, —
parmi les fluctuations et les atermoiements, on poursuit
ce double but: propager les principes révolutionnaires
et rechercher les bases d'un ordre social nouveau.
La Restauration, pleine de bonne volonté, ne voit rien
de mieux pour construire que de tout jeter pêle-mêle
dans le creuset: religion de l'Etat et liberté des cultes,
légitimité monarchique et représentation populaire, loi
athée et morale publique. Elle s'efforce de concilier, d'ac-
commoder, de s'entremettre, de transiger, de satisfaire
à la fois l'ancien régime et les nouvelles sympathies, la
tradition et le progrès, la Révolution et la Religion ; enfin
d'amalgamer les contraires, sans d'ailleurs y pouvoir
parvenir. L'éclectisme de Victor Cousin — véritable juste
milieu de la philosophie — « monstrueux alliage qu'on
tente d'établir entre des principes incompatibles » (Au-
guste Comte) (i), vient d'ailleurs apporter la consécration
de l'orthodoxie officielle à ce chaos d'aspirations nébu-
leuses et contradictoires que l'étude du panthéisme alle-
mand et de la dialectique hégélienne va bientôt obscur-
cir complètement. On lit dans le Globe du 21 novembre
1826 : « L'anarchie des esprits est aujourd'hui notre pre-
mier désir, notre premier bien, notre vie. » Stupéfiant
aveu qui sufïirait à lui seul à justifier la sévérité de l'arrêt
qu'Aug. Comte prononce sur ce temps: « C'est une épo-
que de divagation intellectuelle. »
Tels sont les indices de désorganisation que consta-
tent tous les observateurs, que ceux-ci s'appellent de
Maistrc ou Comte. Saint-Simon ou Fourier, symptômes
d'un état pathologique d'un mal j)rofond qui se développe
j)eu à j)eu pour atteindre à peu près toutes les fondions
d'un organisme social fortement ébranlé par la crise
(i) Aiiç. Comte, p. Q. Philiisi>i)hii' positive.
— 22 —
révolutioniiairo. Tous reconnaissent le mal, ils s'efîor-
cenl d'en diagnostiquer l'étendue et la profondeur, et
d'en indiquer le remède. « On voit se multiplier chaque
jour, écrit Fourier, les germes de désorganisation qui
menacent nos frôles sociétés (i). » De toutes parts, reten-
tissent les cris d'alarme. C'est de Maistre qui, avec une
admirable éloquence, dénonce « l'adaiblissementdes prin-
cipes moraux, la divergence des opinions, l'ébranlement
des souverainetés qui manquent de base, l'immensité
des besoins et l'inanité des moyens ». C'est Enfantin qui
écrit à un ami : « Ne voyez-vous pas que de|)uis cinquante
années la terre tremble, que nous sommes sur un volcan,
que les hommes n'ont plus rien qui leur commande l'or-
dre, la paix; que les classes les plus nombreuses rugis-
sent souvent et que leurs maîtres n'ont pas de chaînes
qui ne soient brisées en un instant par ces mains cal-
leuses » (Lettre à Morin). « Tout le monde voit que la
société marche vers une dissolution complète, qu'aucune
science ne règle ses mouvements, qu'aucun amour ne
lie ses membres, qu'aucune force ne coordonne ses
efforts » (Laurent de l'Ardèche), « Tout se précipite tel-
lement vers la catastrophe annoncée depuis longtemps
par les hommes capables de prévoyance, qu'elle ne sur-
prendra personne désormais » (Lamennais, 1829).
Et si je multiplie ainsi les citations, c'est pour mon-
trer l'unanimité absolue des opinions sur ce point. « Tous
les esprits élevés, écrit un contemporain, annoncent que
nous sommes arrivés à une époque de catastrophes et
de déchirements universels. »
La Révolution, après avoir tout renversé, s'est trouvée
incapable de reconstruire. Assez forte pour détruire,
elle n'a pu bâtir et conserver.
Les institutions et les croyances provisoires qu'on
s'était faites, pour remplacer momentanément toutes cel-
les qu'en politique, en morale ou en religion l'esprit
(i) Quatre mouvements, p. Iii6.
— 23 —
d'examen du xviii* siècle avait renversées, ne suffisent
plus. L' « Etre suprême », la « Déesse Raison », la théo-
philanthropie comme la morale de Volny ont fait leur
temps. « On ne veut plus du statu quo » (Lettre de Co-
crelle à Fourier). « Ce qu'il faut, c'est autre chose » {Ibi-
dem). Chacun sent qu'il faut donner aux questions qui sont
posées une solution prompte et complète et qu'il ne faut
pas tarder(i).
Un besoin de nouveauté travaille les esprits. « Nous
sommes à un moment curieux de l'histoire du monde »,
écrit Stuart Mill, constatant avec une sympathique curio-
sité le « travail d'esprit souterrain » qui « envahit toutes
les branches de la société et toutes les nuances de l'opi-
nion ». « Je me dis qu'il est grand, le spectacle auquel
nous sommes appelés ; qu'il est beau d'assister à une
époque aussi solennelle », écrit le jeune Ozanam. Et le
secrétaire anonyme de Saint-Simon déclare avec intré-
pidité : « Notre époque est incontestablement celle d'une
transformation universelle dans l'organisation sociale des
peuples », traduisant dans cette formule le sentiment una-
nime de la génération qui monte et va atteindre en i83o,
selon le mot de Renan, a la plénitude de sa virilité ».
On se rappelle avec quelle éloquence et quel lyrisme
Musset analyse l'état d'esprit de ses contemporains qui
ont « connu le dur passage de l'ancienne France à la nou-
velle et qui en ont souffert (2) », de cette « jeunesse qui
a vu 1793 et i8i/i » et « qui porte au cœur ces deux bles-
sures ». Nés à la veille de la Révolution française ou dans
les années qui l'ont immédiatement suivie, dès qu'ils
s'éveillent à la vie intellectuelle, ils respirent l'atmo-
sphère du romantisme.
On a déjà souvent constaté le besoin de vivre par l'esprit
qui les anime, besoin qui s'explique peut-être par la
(i) « Cliacnn sent aujourd'hui qu'au point où en sont les choses, il faut une
solution |)rompte et complète aux questions que l'esprit d'examen a soulevées
en polilicjue, en morale el en religion » (Jlevitc Encyclopédique, I. LUI, p. a-ya).
(a) Jules Lcmaîlie.
^ 94 —
compression des esprits sous Napoléon. Cette génération
veut tout apprendre. Aussi ces jeunes hommes se livrent-
ils avec passion aux études scientifiques ; ils croient que
la philosophie dissipera toutes leurs incertitudes et leurs
doutes, car s'ils n'ont pas foi dans le catholicisme, ils
sont sans croyances religieuses bien arrêtées. Ils ont
lu avec avidité Locke, Condillac, d'Helvétius et Destutt
de Tracy, ils étudient Jouffroy, Cousin, Kant et les
idées allemandes, tous les philosophes de leur temps,
sans que les puisse satisfaire cette « philosophie va-
riable qui après avoir égaré dans les ténèbres toutes les
vérités, toutes les espérances, les laisse nus à l'entrée
de l'avenir (i). (Lamennais, lettre à Cottu, i3 mai 1829).
(c Quand les idées anglaises et allemandes passèrent sur
nos tôtes, nous dit Musset, ce fut comme un dégoût
morne et silencieux suivi d'une convulsion terrible ».
Et après avoir tout espéré de la philosophie, ils
reviennent de leur promenande à travers tous les sys-
tèmes, incertains, déçus, aigris, sans conviction fixe,
désemparés. « Ce fut comme une dénégation de toutes
choses du ciel et de la terre qu'on peut nommer désen-
chantement ou, si l'on veut, désespérance » (Musset).
Telle est cette triste et inquiète jeunesse, frémissante
et désenchantée, sentimentale et passionnée, audacieuse,
sentant amèrement le vide de son existence, rongée de
ce mal du siècle, de cette mélancolie qui sévira en
France pendant plus d'un demi-siècle, que les poètes ro-
mantiques revêtent de l'éblouissant prestige de leur
poétique expression, brûlée d'une fièvre de vitalité qui
lui fait désirer avec une égale avidité les plaisirs ou la
gloire, qui la fait enfin aspirer à une « vie ardente », et
lui fait supporter avec impatience la monotonie de la vie
courante, de « cette vie mesquine, sans poésie (2) » qui
(1) G. f. r. L'iionime seul, nu, sans croyances, haletani en face de la vérité
(Lacordaire, Univers religieux, i mai i83/i)
(2) C'est un trait commun à tous les Saint-Simoniens et à toutes les Saint-
Simoniennes et on retrouve chez eux presque textuellement les mêmes mots :
— 25 —
est un « insupportable supplice », mais pleine d'un sang
précieux qui, faute de pouvoir se prodiguer etse répandre
comme celui des ancêtres, refoule vers le cœur. Certains
en viendront au suicide. Les autres, les plus nombreux,
préfèrent Faction et l'enthousiasme. Ils cherchent un
aliment à leur pensée, un but au besoin d'agir qui les
dévore et à Tardeur généreuse qui les anime. Ils veulent
quelque chose qui les possède et les transporte, qui do-
mine leurs pensées et les élève. Ils ont besoin de poésie
au milieu de ce monde bourgeois prosaïque et froid qu'ils
détestent et en même temps d'une philosophie qui donne
« Cette chère enfant avait horreur de hi vie n- elle, sa nature exaltée, toujours
montée sur les cimes, ne peut s'acfoniniocler de la vie mesquine et sans poésie
que nous menons » (Voy. Yoilquin).
« Cette vie mesquine, cette vie sans poésie était pour nous un insupportable
fardeau; nous rêvions quelque chose de mieux, quelque chose de grand qui fût
à notre hauteur. Nous n'avons plus les joies du guerrier, nous n'avons plus de
croisade à faire, de monde à découvrir ; le temps même est passé des expédi-
tions napoléoniennes. Nous n'avons plus ni solennités, ni temples, ni tournois,
ni chants, ni fêtes. La vie est terne et monotone aujourd'hui, et Dieu a mis
dans le cduir de beaucoup d'hommes une énergie qui ne peut se ployer à cette
contrainte « (G. d'Eichthal au procès, UEiwres-procès, p. ^24). Gh. Gliarton
(^Lettre à Souvestrc). En Révolution, la vie est pleine, bien ardente, bien furieuse,
bien avide d'amour et de haine — vie parfaite comme l'avait été autre-
fois celle de la Régence en sa gloire de débauche, son exaltation d'avilisse-
ment. Aujourd'hui, en dehors de nous (réformateurs) où y a-t-il une vie digne
de ce nom ? « « Je vous ferai, écrit Lerminier (^Lettres à un Berlinois, p. 5),
aussi bon marché du présent : il est terne, il est triste, il est peu digne de
nous. » Et nous trouvons le même état d'esprit exprimé par Lacordaire.
« Faites silence, laissez venir à votre cœur le bruit du monde tel qu'il est au-
jourd'hui. Qu'entendez-vous ? Des voix confuses qui s'appellent sans jamais se
répondre ; des monologues innombrables dans une foule pressée et béante j le
cri de l'homme perdu le soir au milieu du désert ; des voyageurs sans but qui
s(! disent : allons; des cœurs las avant d'avoir vécu ; des bouches taciturnes qui
n'ont que deux mots : peut-être ! hélas, nulle harmonie, nulle unité que celle
de la plainte ! Si encore il y avait des champs de bataille où i>n pût se tuer
avec quelque gloire; s'il y avait des révolutions qui en donnant des craintes i^i
la vie lui donnassent quelque iTitérèt ; s'il y avait du sang, de la débauche, des
amphithéâtres, des gladiateurs, quelque chose qui nous empèdiAt de sentir dans
le vide de notre cœur la grâce du ciel qui y tombe malgré nous. — Mais non,
la société nous emporte d'un mouvement froid et comme régulier, malgré ses
catastrophes, et la littérature seule, expression de notre démence, évoque au-
tour de nous un inonde à notre gré » (Lacordaire, De l'état actuel de l'i'.glise
de Frani-e. L'Univers rclicjicux, 2 mai i83'i).
— 26 —
quelque réalité à leur conception idéale, d'un ensemble
de doctrines qui soil la base et la règle de leurs études
et de leur action.
Impatients d'agir et de se dévouer, de se rattacher à
quelque chose pour rendre à leur cœur un peu de paix
et de tranquillité et chasser cette mélancolie qui les
accable, qu'ils rencontrent sur leur chemin un Saint-
Simon, un Fouiier, ou même un Enfantin ou un Bazard,
qui les appellent à eux pour « leur révéler la vie nouvelle»
et leur découvrir la vaste perspective de l'œuvre à accom-
plir; leurs vies ne feront plus qu'une même vie, leurs
destinées deviendront communes, ils sentiront qu'ils sont
appelés à faire ensemble une « chose glorieuse, sainte,
divine » (i), et ils voueront tous leurs efforts, ils se don-
neront corps et âme, tout entiers, à l'œuvre de régéné-
ration sociale universelle qu'ils entrevoient; ils tenteront
tous les essais, religieux ou sociaux, scientitTques, artis-
tiques, littéraires. L'œuvre n'est-elle pas magnifique ?
et puis ils sont jeunes et leur sensibilité est ardente.
D'ailleurs, des pensées nouvelles se font jour. Il y a,
au début du xix* siècle, une poussée d'opinions, de
croyances, d'idées nouvelles, de sentiments nouveaux,
dans cette jeunesse qui monte et grandit. Parmi ces
courants encore incertains, et ce flot d'aspirations con-
fuses, il y a cependant, vers 1828, un certain nombre
d'idées touchant les tendances morales, philosophiques
et sociales de ce temps qui sont, peut-on dire, admises
par presque toute la jeunesse cultivée.
Ce qu'on constate tout d'abord, c'est une réaction très
sensible, très nette contre le rationalisme sec et froid de
la fin du xviii* siècle ; c'est une sorte de révolte de l'idéa-
lisme, qui aboutit à un mysticisme exalté en réaction
contre le prosaïsme bourgeois. La raison, on n'en veut
plus. Et ce n'est pas seulement Rousseau qui a dit que
le cœur est tout, mais c'est aussi Rivarol, chez qui
(i) G. (l'Eiclithal, Procès, p. l\2(i.
— 27 —
d'ailleurs on ne s'attend guère à trouver cette pensée,
qui déclare que « le vice radical de la philosophie, c'est
de ne pas pouvoir parler au cœur,... or, le cœur est
tout ». Après le grand ébranlement sentimental qui
s'est fait dans cette jeunesse désemparée et incertaine,
il ne s'agit plus pour elle de comprendre mais d'aimer.
On a soif d'amour (i), de croyance, et de sacrifice ; on
désire se dévouer. « Le zèle le plus pur et le plus désin-
téressé, l'enthousiasme et le dévouement errent par le
monde » (2).
Au point de vue politique et social, un mouvement de
réaction très net se dessine contre les dogmes triom-
phants de l'individualisme et du libéralisme révolution-
naires. Saint-Simon et Fourier, Maistre et Aug. Comte se
rencontrent pour prononcer leur condamnation. On s'aper-
çoit des insuffisances, des lacunes de l'individualisme po-
litique et social. Sur ce point, la réaction contre les prin-
cipes révolutionnaires est très nette ; elle est formelle. On
connaît le décret de Le Chapelier, qui fut un des membres
les plus en vue de la Constituante, et qui parlait, avec le
mépris que l'on sait « des prétendus intérêts communs».
Ce décret déclarait que l'anéantissement de toutes les
espèces de corporations est une des bases de la Consti-
tution française, et proscrivait l'association. Or, Saint-
Simon et Fourier veulent l'association, et c'est même la
base de leur système (3). La Révolution a désuni,
désassocié les hommes ; toute communauté de pensée,
toute action d'ensemblo, toute coordination a cessé
(i) « Nous approchons du temps où les liommcs de tous les pays se recon-
naissant pour frères l'on dira de nous: Voyez comme ils s'aiment » (La-
mennais, Lettres).
(i) D'Eiclithal h Slnart Miil, u3 nov. 1829.
(3) lieiuu'oup de jeunes (jens d'ailleurs, môme avant (pie le saint-simonisme
et le (nuriérisme ne vienneni prêcher la nccessitê de l'association, voyaient en
elle seule le salut. Le Saint-Simonien Gay écrivait h Lcchevalier : « Le cours
de mes idées depuis quelques anni'-es, même avant la publicité de la tloclrine
saint-simonienne, était déjà tourné vers l'association mais d'une manière beau-
coup moins laryc qu'aujourd'hui. » Beaucoup de lettres auv archives sainl-
simonienuc cl Couriériste expriment le même sentiment.
— 9.8 —
entre eux. Il faut les unir, il faut les associer. On se rend
compte que les doctrines politiques du libéralisme sont
épuisées et que leur mission est remplie. On voit l'école
libérale déchirée par les efFets de sa propre doctrine, se
morceler de plus en plus et « les vieilles puissances quo-
tidiennes du parti crouler de toutes parts » {Le Corres-
pondant). Bcaucou|) pensent comme M. Chevalier que les
j)rincipes du libéralisme français n'ont qu'une valeur de
désorganisation (i). On est las de l'esprit d'examen, du
scepticisme, du voltairianisme, de cet esprit de discus-
sion, d'opposition et de négation qui, ainsi que le recon-
naissent les contemporains, est devenu l'esprit dominant,
le ton de l'époque. On commence à s'apercevoir que
l'œuvre du xviii'^ siècle a été purement négative, mais que
les doctrines négatives ne peuvent pas suffire, car l'huma-
nité ne vit point sur des négations(2). « Le xviii" siècle
n'a fait que détruire ; nous ne continuerons pas son ou-
vrage; ce que nous entreprenons, au contraire, c'est de
jeter les fondements d'un société nouvelle » (Prospectus
de l'industrie^. Les jeunes gens commencent à « sonder
le vide et à sentir la stérilité pour leur époque de la
philosophie critique et de la politique révolutionnaire »
(Bazard, Lettres à Enfantin') qui tend à perpétuer le siècle
de la démolition. Le rôle de la critique — qui n'a de
puissance que pour détruire — paraît complètement
épuisé. De toutes parts on crie que la société tombe
en dissolution, on veut travailler à la restaurer. Or les
(i) Les événements tendent ehaqne jour davantage à démontrer cette triste
vérité que les principes du libéralisme français sont purement nétjatifs et ne
peuvent produire que la dissolution et la ruine de toutes les institutions sociales,
que surtout ils sont impuissants pour satisfaire le sentiment religieux dont sont
animés tous les cœurs bien nés « (Wamkœnig, De la philosopbie du droit en
PVance, 3" article. Kritische Zeitschrlft, IV vol., i"""^ livraison, i83i).
(2) « La société ne vil point d'idées négatives, mais d'idées positives » (Saint-
Simon, Système industriel).
« Croyez-vous en bonne foi, Messieurs, que la critique des idées tliéologiques
et féodales faite ou du moins terminée par les philosophes du xviii^ siècle puisse
tenir lieu d'une doctrine ? » (Saint-Simon, Système industrieiy
— 29 —
principes et les dogmes révolulionnaires privés de base
positive ne peuvent fournir de règles certaines pour re-
construire. Que faut-il donc faire ? Il faut terminer la crise
révolutionnaire, il faut mettre un frein au xviii^ siècle
qui dure toujours » (de Maistre et Enfantin) (i). Le
xviii^ siècle a détruit ; il appartient au xix* de reconstruire
en renonçant aux critiques stériles, en ralliant toutes les
bonnes volontés pour mettre fin aux conflits de Tindivi-
vidualisme. A tous le problème de reconstruction s'im-
pose ; on ne s'entend pas toujours sur le plan de l'édi-
fice mais personne ne doute qu'il faille chercher le
constructeur.
Enfin, après « l'ébranlement, le bouleversement révo-
lutionnaires, on sent le besoin et l'impérieuse nécessité
d'un nouvel ordre. » On reconnaît que la « société ne
peut se passer de moyens d'ordre ». La plupart pensent
qu'elle ne saurait subsister sans une autorité morale re-
connue de tous qui fasse l'unité des consciences, sans
un idéal commun ; qu'en tous cas, il faut, dans tous les
ordres de connaissances et partout une unité systémati-
que, et c'est une idée sur laquelle Fourier comme Saint-
Simon ne cessent d'insister. Partout on constate un
magnifique elTort pour rétablir l'ordre dans les esprits
et dans les cœurs, dans les vues morales et intellectuelles
— effort qui ne sera pas toujours couronné de succès —
et l'on peut penser, notamment en ce qui concerne Fou-
rier et les Saint-Simoniens, qu'ils y ont particulièrement
mal réussi. Mais il faut bien reconnaître que devant
Fourier et Saint-Simon, comme devant de Maistre et
Comte, se dresse ce que le plus grand de ces penseurs a
appelé « la grande image de l'ordre. » Ce ([ue Fouriei',
ce que Saint-Simon veulent découvrir — ils le répètent à
maintes reprises — c'est un nouveau priiuipe d'ordre.
(i) GFr. Lamemiiiis, 1 1 nov. 1828. Il faut i( arn'ter le ini>uvemenl révolii-
liorinaire qui de (ciuti; nécessite^ doit conduire l'Kurope jusqu'aux dernières con-
séquences lies doctrines qui constituent ce que j'appelle le lib^iMlisnu- doij-ma-
tique )).
— 3o —
Le problème de l'ordre est posé avec force et clarté par
tout ce qui est digne d'attention à cette époque. C'est
un temps « saturé de l'idée d'organisation », dit très
justement Henri Michel.
On commence à constater l'insuffisance de la politi-
que (i), l'impuissance des doctrines les plus opposées.
On se lasse des « querelles scholastiques sur l'égalité »,
des petits combats politiques (Fourier, U Mouvements,
p. 4i6) (2), des luttes engagées entre la noblesse et la
bourgeoisie, ainsi que des disputes constitutionnelles
dans lesquelles on ne voit guère que de simples querelles
de mots. Et on va bientôt s'en détourner tout à fait
pour se préoccuper d'études sociales, car il apparaît qu'il
y a des préoccupations plus importantes que celle de
savoir quelle sera la couleur de la cocarde. Le problème
de l'organisation sociale prend peu à peu la place de
celui de l'organisation politique (3), qui avait seul, ou à
peu près seul, occupé les esprits pendant la Restaura-
tion, et qui avait d'ailleurs reçu des solutions diverses
et des remaniements nombreux.
A côté de la crise politique se produit en effet un élan
(i) La France, écrit Fourier, a un besoin pressant de faire diversion à la
politique {FavLSse industrie, t. I, p. /io3).
(a) Je voudrais, écrit Ozanam, l'anéantissement de l'esprit politique au profit
de l'esprit social ^Correspondance, t. I, p. io8). « La question qui divise les
hommes de nos jours n'est plus une question de forme politique, c'est une ques-
tion sociale : c'est de savoir qui l'emportera de l'esprit d'égoïsme ou de i-elui
de sacrifice : si la société ne veut qu'une grande exploitation au profit des plus
forts ou une consécration de chacun pour le bien de tous et surtout pour la
protection des faibles. Il y a beaucoup d'hommes qui ont trop et qui veulent
avoir plus encore : il y eu a beaucoup d'autres qui n'ont pas assez, qui n'ont
rien et qui veulent prendre si on ne leur donne pas. Entre les deux classes
d'hommes une lutte se prépare et cette lutte menace d'être terrible : d'un côté
la puissance de l'or, de l'autre celle du désespoir (Jbideiii).
(3) Les vieux liens de parti et l'attachement aux opinions établies ont été
tellement affaiblis parmi les classes qui lisent, que le moment semble propice
pour lancer de nouvelles opinions et principalement celles qui ouvrent assez
d'espérances de bien général pour enrôler à leur profit cet enthousiasme et ce
dévouement qui errent aujourd'hui de par le monde cherchant un objet digne
d'eux (Stuart Mill à d'Eichthal, 7 nov. 1827).
— 3i —
des cœurs et des esprits jeunes et enthousiastes, une
protestation indignée des consciences contre les ri-
gueurs du régime industriel, qu'on commence à dénon-
cer, contre les iniquités sociales, contre la misère effroya-
ble qui règne, une attaque de front pleine d'audace et
d'entrain contre la prétendue fatalité du mal ici-basque
certains économistes déclarent nécessaire, que d'autres
analysent en spectateurs'sinon désintéressés du moins
impuissants (i). 11 apparaît qu'il ne suffit plus d'obser-
ver le mal, ni de le décrire, ni de rechercher sa nature,
mais qu'il faut en chercher et en trouver le remède. On
voit apparaître des préoccupations morales nouvelles, se
préciser le sentiment des injustices sociales, et se mani-
fester le souci évident d'une plus grande et plus large
distribution de justice. Les doctrines économiques dont
le but exclusil avait été jusqu'ici d'étudier scientifique-
ment les phénomènes de production et de circulation
des richesses, d'accroître la masse des biens, sans
tenir compte de leur répartition, de produire en grande
quantité et en toute liberté toutes sortes de marchandises,
de les laisser circuler avec la même liberté pleine et
entière, commencent à se préoccuper de ce problème
grave et complexe. « Je ne conçois pas, écrit Bonald,
soulignant les souffrances qu'engendre en Angleterre
«l'industrie cosmopolite », la richesse comme une chose
abstraite et sans application à une très grande partie
des individus » (2). Les publicistes s'inquiètent de ce
(i) Fourier s'inclig-ne de ce que les (économistes ne saclient que « crier sauve
qui peut j ainsi fait J.-B. Say dès son premier chapitre, où il nous apprend que
sa science est bornée au rôle passiF, qu'elle est spectatrice du mal, qu'elle ne
doit que l'analyse du désordre et non le l'cmède » (Fausse indiislric, t. I, p. i3).
(2) Observations sur la Révolution frani;aise (i8i8y Cf. Isaac Pereire.
Il y aussi en Anjj-leterre, malffi-i'^ la richesse nationale, plus de misère indi-
viduelle que partout ailluurs, et M. Moorton Eden, dans son Traité de mendi-
cité etM. Malthus dans son Essai sur le Principe de population entrent ;"! cet
égard dans des détails qui paraissent à peine croyables. Je sais qu'une philoso-
phie libérale traitera cette considération de superficielle, et qu'elle m'opposera
la perfection des arts, la circulation activer, etc Mais Je ne conçois pas,
je l'avoue, la richesse publique comme une chose abstraite et sans npplica-
— 32 —
(jiTils appellent le « peuple », c'est-à-dire des ouvriers,
de la masse des travailleurs manuels, de leur bien-être.
On sent le besoin d'un ordre social nouveau, qui aurait
pour but de donner à tous les hommes sans exception
le bonheur sur la terre (J. Lechevalier, mai i83i). La
nécessité et l'urgence de la réforme économique sont
reconnues môme par les écrivains les plus modérés
dans leurs vues d'amélioratiofi sociale. Et des esprits
d'origine, déformation, d'opinions el de croyances aussi
diverses que Bonald, F^ourier, Isaac Pereire tombent là
aussi d'accord pour dénoncer l'amoralisme de l'écono-
mie politique et demander, presque en termes identi-
ques, sa « moralisation » (i).
Enfin, il faut signaler dans la jeunesse une renaissance
très nette de l'état d'esprit religieux. La vieille religion
avait été remplacée en même temps que la vieille mo-
narchie; mais les innovations religieuses: athéisme ou
culte de l'Etre suprême, religion naturelle ou théophi-
lanthropie, n'ont pas eu de succès. Sans doute, vers
181A, tout l'Institut est voltairien, mais déjà beaucoup de
jeunes gens ne professent que du dédain pour la philo-
sophie du xviii'' siècle. Ils ne font plus montre, en tout
cas, de l'irréligion badine et facétieuse de leurs aînés,
ni de leur scepticisme railleur el dégagé, ils méprisent
« l'incrédulité frivole et ignorante du dernier siècle » ;
lion à une très grande partie des individus et le devoir d'un gouverne-
ment est de perfectionner les hommes au moral comme au physique, plutôt
que de perfectionner des machines (Bonald, Observations sur la Révolution
française, i8i8, ch. vi de l'Angleterre.
(i) « Les économistes n'ont vu dans ces questions vitales de capital et de
revenu, de propriété et de fermage, de salaire, qu'un équilibre entre des inté-
rêts également dignes de sollicitude. Ils les ont toutes réduites à la loi de
l'offre et de la demande : triste impartialité entre la richesse fainéante et la mi-
sère laborieuse. Dans ce va-et-vient de produit, de richesses, on n'a vu qu'un
ensemble de phénomènes physiques soumis à des lois, on n'a pas vu que
l'homme est vivant dans ces phénomènes, qu'il s'agit de lui avant tout et pas
autre chose. L'économie politique n'a pas de moralité, l^our elle l'homme n'est
qu'un moyen ; paur la morale il est une fin. Moralisons l'économie politique »
(Isaac Pereire, i83i).
— 33 —
bien plus, une inquiétude mystérieuse, une angoisse
métaphysique les agitent (i), ils sont comme en suspens,
et dans l'attente d'une croyance, d'une foi nouvelle ou
tout au moins renouvelée. C'est le moment où un jeune
émigré rêve sur le génie du christianisme, et où un
jeune diplomate savoisien médite sur ses grandeurs. Vers
i83o, on constate chez beaucoup d'esprits de cette gé-
nération qui « habite avec un cœur plein dans un monde
vide » comme un efFroi de la ruine, comme une angoisse
du vide qui leur fait subitement comprendre, ou plutôt
sentir, la nécessité sinon d'une religion du moins d'un
état d'esprit religieux (2). Tous ou presque tous arrivent
à cette conclusion qu'il faut se rallier à quelque chose,
à des principes, à des croyances, à une foi, et ils par-
courent les systèmes de philosophie (3); le Kantisme
(i) « La géaf^ration actuelle a fait disparaître de nos livres et de notre socitHé
ce ton de frivolité et de plaisanterie sur les croyances religieuses dont la géné-
ration précédente faisait parade » (^OEiivres, V, p. 26, Saint-Simon).
(2) Le sentiment religieux, revenu du trouble où l'avail jeté le triomphe
rapide et bruyant du scepticisme de la philosophie, de l'empirisme athée de la
science, cherchait de toute part à se faire jour ; mais en présence du chaos,
de l'histoire, dans l'entassement désordonné des révolutions sociales qui dans cet
état n'apparaissaient plus que comme ant<int de cataslroplœs, il revenait incessam-
ment se perdre dans le doute et le désespoir (^Religion saint-simonienne. préface,
p. VII Discussions morales, politiques et religieuses qui ont amené la sépara-
tion qui s'est effectuée au mois de novembre i<S3l dans le sein de la société
saint-simonienne. La préface est signée Razard).
(3) Jeune, sans croyances religieuses bien arrcti'-es, sans foi dans le catho-
licisme, les idées de Dieu, du juste et du beau vinrent me distniire de mes
études scientifiques. Je crus que la philosophie dissiperait toutes mes incerti-
tudes Les premiers ouvrages que je rencontrais furent ties produits de
l'école matérialiste. Locke, Gondillac furent mes premiers maîtres. Loin de me
satisfaire, ils ne m'aigrirent que davantage, et enfin ils ne m'inspirèrent que de
l'horreur quand j'arrivais comme déduction de leurs principes J» la morale
d'Helvétius, à la négation des sentiments généreux, fi la consécration de
l'égoïsme. Je quittais donc celte école et je me lançais au milieu des spirilua-
listes qui étaient plus en harmonie avec moi sous le rapport de l'intelligence et
moral ; mais cette perpétuelle contradiction entre la conscience de la matière
et celle de l'idée m'empèclia d'accepter leur système. Knnt, seul, me séduisit
par sa foi, sa conviction en Dieu, à la loi du devoir, i^i l'idée du beau, du su-
blime. J'acceptai toute la critique de la raison pure, eu regrelt.mt loulofois
plusieurs points de la (■riti(iuc de la raison pure principalement ceux on l'uni-
3
- 34 -
les séduira; l'éclectisme viendra leur apporter quel-
ques espérances vagues et d'imparfaites consolations.
Les âmes douloureuses et désenchantées, dérues de
ne pas trouver dans les systèmes de philosophie la vérité
qui doit dissiper toutes leurs incertitudes, les sensibi-
lités en suspens, les cœurs enthousiastes excédés de
rationalisme sont avides de se donner à une foi. Jamais
le besoin de croire à quelque chose n'a été aussi grand.
Qu'un Enfantin ou un Fourier, qu'un Michelet ou un
Quinet vienne leur prêcher son évangile, ils sont tout
prêts à l'entendre.
Telles sont les façons de sentir et de penser commu-
nes à la plupart de ces jeunes gens chez qui le désarroi
d'âme, l'anarchie sentimentale, la prédominance de la
sensibilité et de l'imagination, l'exaltation du senti-
ment, le besoin de croire, la curiosité intellectuelle
et la sensibilité généreuse apparaissent comme des traits
distinctifs. Tels sont les courants d'idées dominants dans
cette jeunesse aux ardeurs passionnées et aux espoirs
illimités, pleine de bouillonnements et de révoltes ; ils
aident à comprendre la nature de ce mouvement qui sur
tout le continent de l'Europe agite l'esprit humain (i).
« Une- inquiétude universelle, écrit Fourier, atteste que
le genre humain n'est point arrivé où la nature veut le
conduire, et cette inquiétude semble présager quelque
grand événement qui changera notre sort. » « Un étrange
malaise (2), dit un contemporain, nous travaille aujour-
d'hui sans relâche. C'est le mal de l'avenir, mal aigu,
sans sommeil... Ce rien est déjà quelque chose qui pal-
pite dans notre sein. Nous le voyons, nous le touchons,
quoique le monde l'ignore encore. L'humanité est sour-
vers est réduit à une vie toute subjective et ne contient plus que des nou mènes
pures et ahstractives dans l'existence. Enfin, j'élais parvenu à une morale sèche,
il est vrai, mais au moins à une loi de Dieu, h une loi qui devait dirifj-er et
soumettre mon activité. (Signé) H...
(i) Stuart Mill, Correspondance avec G. d'Eichlhal.
(2) Cf. « L'humanité attend, elle se sent mal » (Sainte-Beuve).
— 35 —
dément travaillée dans ses entrailles comme si elle allait
enfanter un Dieu. » « L'Univers est dans l'attente », écrit
de Maistre ; et le Globe nous prédit que « les temps
sont proches où une rénovation sociale sera opérée (i) ».
Il s'agit d'une rénovation absolue, d'une transformation
universelle. Le monde, pense-t-on, va se renouveler de
fond en comble. « La société », écrit J. Le Chevalier (P/i«-
lanstère, 25 octobre 1882), attend un renouvellement
complet de toutes ses croyances morales, politiques ou
religieuses », une rénovation entière des théories socia-
les, une transformation universelle dans l'organisation
sociale des peuples. Extraordinaire unanimité. Les publi-
cistes de toutes nuances n'ont à la bouche que ce mot
magique de rénovation. Tous croient à un renouvelle-
ment fatal du monde, à une palingénésie (2).
(i) « Enfin le lerme des malheurs sociaux, le terme fie l'eiiPance poliliqiie du
g-lobe est arrivi^ ; nous tombons dans la grande métamorphose qui sembhiit s'an-
noncer par une commotion universelle. C'est vrainient aujourd'hui que le pré-
sent est gros de l'avenir, et que l'excès des souffrances doit amener la crise du
salut. A voir la continuité des secousses politiques, on dirait que la nature
fait effort pour secouer un fardeîru qui l'oppresse. Les guerres, les révolutions,
embrasent incessamment tous les points du globe ; les orages à peine conjurés
renaissent de leurs cendres. Les esprits de parti s'enveniment sans nul augure
de conciliation. Le corps social est devenu omlirageux, délateur, pétri de vices,
familier avec toutes les monstruosités jusqu'il s'allier aux Barbares pour la per-
sécution des chrétiens, la fortune publique n'est plus qu'une proie livrée aux
vampires d'agiotage ; l'industrie est devenue par ses monopoles et ses excès
une punition pour les peuples réduits au supplice de Tantale, et affamés au
sein de leurs trésors. L'ambition coloniale a fait naître un nouveau volcan
le commerce émule d(!S Cannibales raffine les atrocités de la traite et insulte
aux décrets bienfaisants d'un (Congrès des souverains. L'esprit mercantile a
étendu la sphère des crimes ; à chaque guerre il poitelcs ravages dans les deux
hémisphères la terre n'offre plus qu'un alTreux chaos d'immoralité, et la ci-
vilisation devient plus odieuse aux approches de sa Hn n (^l)iialllc du Jt'slin
social. I*'ourier).
(2) Pour quiconque sait voir les choses d'un peu haut, pour ([uiconque a une
certaine intelligenc<! du développement historique de l'humanité, il est évident
que les sociétés civilisées ont atteint une de ces grandes époques palingénési-
ques où une transformation fondamentale dans leur constitution est imposée par
une loi absolument invincible par une nécessilc naturelle ou providentielle,
comme ou voudra dire, mais certainement impossible à conjurer, hilale. »
Considérant.
— 36 —
Aussi, comme l'écrit Miiiron à Gréa (lo février i83i),
« jamais moment ne lut j)ius opportun pour faire saisir
et désirer des idées neuves. » Stuart Mill, au môme
moment, écrit à d'Eichthal que « le jour est venu d'an-
noncer de nouvelles opinions, celles-là surtout qui pré-
sentent à l'humanité une brillante perspective d'ave-
nir (i) ». « Le malaise général ç\\x\ travaille la société, cette
inquiétude vague qui la tourmente, cette attente, on pour-
rait dire cette avidité de choses nouvelles qui la pousse
vers l'avenir, ne révèlent que trop la caducité de ses
vieilles institutions et le besoin qu'elle a de s'en donner
de nouvelles » {Loco citato, Secrétaire de Saint-Simon).
Tout le monde attend. Quoi ? On serait bien embarrassé
de le dire (2). Du nouveau. Le temps est favorable à
l'éclosion des prophètes. Ne nous étonnons donc pas de
voir pulluler les réformateurs sociaux. « Aujourd'hui,
écrit Saint-Simon, le seul objet que puisse se proposer
un penseur est de travailler à la réorganisation du sys-
tème de morale, du système religieux, du système poli-
tique, en un mot, du système des idées sous quelque face
qu'on l'envisage. » Et tout le monde se croit prédestiné
à révéler l'avenir. « Depuis l'hiver de 1821..., écrit
Stuart Mill..., j'avais un objectif, ce qu'on peut appeler
un but dans la vie ; je voulais travailler à réformer le
(i) (c Vous me dites que le public commence à être dégoûté de ses docteurs
quotidiens: que les vieux préjugés, les attachements de partis s'évanouissent;
que le jour est venu d'annoncer de nouvelles opérations, celles-là surtout qui
présentent à l'humanité une brillante perspective d'avenir; et puis qu'il faut
offrir un point de ralliement à cet enthousiasme, à cet esprit de dévouement qui
erre maintenant par le monde sans trouveroù reposer sa tète » (G. d'Eichthal à
Mill, 28 nov. 1829).
(2) «...Gomme vous, je sens que la pierre tombe, que les bases du vieil édi-
fice sont ébranlées et qu'une secousse terrible a changé la face de la terre.
Mais que doit-il sortir de ces ruines ? La société doit-elle rester sous les décom-
bres des trônes renversés ? ou bien doit-elle reparaître plus brillante, plus
jeune et plus belle ! Verrons-nous « novos caelos et novam terram » ? Voilà la
grande question. Moi qui crois à la Providence et qui ne désespère pas de mon
pays comme Gharles Nodier, je crois à une sorte de pnlingénésie. Mais quelle
en sera la forme, quelle sera la loi de la société nouvelle ? Je n'entreprends pas
de le décider » (Lettre d'Ozanam à Forloul, i5 décembre i83i).
- 37 -
monde » (^Mes Mémoires. Stuart Mill, p. 126). Au milieu
de cette société désorientée, sans direction et sans bous-
sole, toutes les théories peuvent se donner carrière et
c'est ce qui ne manque pas d'arriver.
On voit éclore « deux ou trois doctrines générales
par semaine » ; qui sont à la fois une nouvelle politique,
une nouvelle doctrine d'organisation sociale, un nouveau
système économique, une nouvelle méthode philosophi-
que, une nouvelle morale, souvent même une nouvelle
religion, et toujours une recette infaillible pour assurer
« à tous les hommes sans exception le bonheur sur la
terre (i) ». C'est un envahissement, un déluge de systè-
mes et de doctrines philosophiques. A côté d'Aug.
Comte, de Donald, de Maistre, de Saint-Simon, de Fou-
rier, de Cousin, Azaïs, Wronski, Coessin, Ballanche,
Aucar ont leur système. Les journaux eux-mêmes ont
une doctrine ; c'est la doctrine « unitaire » de la Revue
Encyclopédique, c'est « la synthèse générale » de l'Eu-
ropéen, et tant d'autres.
Ces systèmes ne brillent d'ailleurs pas tous par l'ori-
ginalité. Et beaucoup d'entre eux sont le fi'uit de compi-
lations un peu hâtives. « ... A force de travail, dit un
Saint-Simonien, prenant par-ci par-là quelques débris de
toutes les doctrines, sans principe pour les choisir, sans
lien pour les combiner, nous étions à peu près parve-
nus... à des compilations informes que nous appelions
des doctrines ; et ce n'était pas celle de Descartes, de
Mallebranche, de Locke, de Coiidillac ou de Kant ; ces
grands philosophes n'étaient plus nos maîtres ; tu étais
l'élève de ta conscience, moi de la mienne et nous pou-
vions dire ce mot si doux pour l'égoïsme : tna doc-
trine (2). » Jamais, je crois, on n'a assisté à une telle
(i) J. Lechevalier, mai i83i. Science sociale.
(a) Doctrine saint-simonienne, pag'e /ioy.
Et Lerminier, anoien saint-simonien repenti, t^crit ironiquement : « Il y a 5
ans, je commençais de professer et d'écrire, .l'aurais pu, dès cette époque, me
l'aliriiiner Cacilenieni un petit système, mes études m'en fournissaieni le^ maté-
— 38 —
fermentation et à une aussi luxuriante éclosion de sys-
tèmes. « C'est un débordement journalier des |)lus
extravagantes illusions (i) » ; c'est une orgie pliiloso-
[)hique(2).
On verra tous ces réformateurs, dans la période de
fièvre qui suivra les journées de juillet, perdre de plus en
plus le sens du réel et du positif, ne juger impossible
aucune nouveauté, — car toutes les têtes sont écliauilees,
la jeunesse est surexcitée ; les journaux, les événements
ont secoué l'indolence des uns, éveillé l'ambition des
autres, donné à tous des espoirs illimités ; — et con-
vaincus que Dieu est en eux, (ju'ils sont prédestinés, an-
noncer avec une imperturbable assurance le renouveau
prochain, vaticiner comme des prophètes, prêchera leurs
contemporains, en un langage apocalyptique, l'évangile
des temps nouveaux, et bâtir dans les nuages « le temple,
l'atelier et la cité de l'avenir », Cet évangile n'est pas seu-
lement religieux; il est encore moral, politicpie, philoso-
phique, économique, car ces systèmes s'occupent de
tout; ils embrassent tout: le monde moral comme le
monde physique, la vie individuelle comme la vie sociale ;
ils comprennent le règlement de tous les rapports indus-
triels, civils, politiques, moraux et religieux. Et pour
régler tous ces rapports un seul principe suffît la plupart
du temps. Ces systèmes ont le caractère commun de
vouloir fondre en un seul tout harmonique les forces, les
ri;uix. » J';ii déjà liâti viiig-t systèmes, écrit à ses ;imis le jeune Ozanain qui a
i8 ans (i83i).
« Un des traits les plus caractéristiques de l'état social de la France d'alors,
c'est cette quantité de systèmes généraux et de plans.de réforme universelle
qui apparaissent de toutes parts et qui promettent chacun leur remède aux
souffrances évidentes de l'humanité » (Sainte-Beuve, Premiers lundis, t. II,
P- 90-
(i) Aufjf. Comte, p. 4.
(2) Ce n'est pas, écrit un contemporain, qu'on manquât de sauveurs : ils pul-
lulaient; de plans miraculeux les murs de la ville en étaient couverts. Chaque
jour cent individus offraient de prendre le honlieur de la société h l'entreprise.
A leurs yeux tant de souffrances n'étaient qu'un malentendu ; ils avaient pour
le gfuérir un baume sûr et des mots magiques.
- 39 -
sentiments et les idées du genre humain. Peu d'époques
sont plus curieuses à étudier que les années 1828 à 1882
où toute nouveauté attire l'attention.
Tous ces systèmes et toutes ces doctrines eurent des
fortunes différentes mais connurent leur heure de suc-
cès. Et le secrétaire de Saint-Simon, que j'ai déjà cilé,
en donne très finement les raisons : « Malgré tous leurs
défauts, écrit-il, les écrits des novateurs furent accueillis
avec une faveur qu'on aurait peine à comprendre si l'on
perdait de vue que les abus étaient si multipliés, si cho-
quants et les aspirations de la société vers un ordre
meilleur si vivement senties que tout ce qui porte le nom
de réformes était ardemment recherché. On se préci-
pitait au-devant de toute idée nouvelle avec l'espoir d'y
trouver le remède du malaise dont on souffrait, ou du
moins un soulagement dont on ne pouvait se passer.
Dn n'envisageait que le but sans s'occuper des moyens,
et l'on donnait tète baissée dans tous les projets quelque
étranges qu'ils fussent sans prendre la peine d'y réflé-
chir et d'en faire un sérieux examen, ce qu'il eût cepen-
dant fallu faire pour éviter des mécomptes (i). » (Secré-
taire de Saint-Simon. Op. cital.^
Aussi passait-on de l'un à l'autre avec une. surpre-
nante facilité. Un monsieur G..., chirurgien militaire,
qui avait, comme pres(jue tousses contemporains, passé
de la philosophie du xviii" siècle à celle de Kant, puis du
Kantisme à l'éclectisme, fatigué d'études philosophiques
et métaphysiques, écrivait dans une lettre très caracté-
ristique oi^i il apportait au Globe son adhésion au Saint-
Simonisme. « Fi'é((ucmmeiit déçu dans le plus violent
de mes désirs, je m'adresse à tout ce (jui m'ollVe ([ueh|uc
espoir — comme un valétudinaire à un remède nou-
(l) lît KoiiriiM- l'crit : Dans cette lliicluation de systèmes, la civilisalion est
connue le malade (|iu essaie toutes les positions pour trouver <|iu-l(|iic soiila(fe-
menl ; elle aocu(Mll(! tous les charlatans qui savent en style ponipcuv la Hattei-
d'un ri'tahlissemenl el (|ui en piomeUaul la nouveauté ne font naître que de
nouvelles calaniilt';s (l'nilé iinu't'rsfllr, t. Il, p. Il5).
- /,o ~
veaii(i); ni faligué, ni rebuté de tant d'efforts infruc-
tueux, je soumets avec confiance ma raison à l'épreuve
des maximes d'un nouveau système, d'où des hommes,
naguère plongés comme moi dans le crépuscule du
doute, ont tiré des lumièj'es douces et consolantes.
L'attrait qu'offre à mon esprit la prédiction d'un nouvel
ordre de choses, l'ouverture d'une nouvelle voie, dans
laquelle la civilisation marchera sans rencontrer d'ob-
stacles et sans tomber dans des ornières profondes et
fangeuses ; cette espérance si douce à mon cœur de
voir un jour les hommes égaux et frères, c'est-à-dire
s'aimant et s'aidant les uns les autres. Ce style pur, élevé
et entraînant dans lequel ces prédictions ont été -pro-
clamées, la force de raisonnement et de logique qui est
employée pour exposer et faire sentir la vérité, enfin les
progrès rapides, le mérite et le nombre de ses disciples,
tout dans cette nouvelle doctrine me séduit et m'attire ».
Telles étaient les raisons que la raison ne connaît pas
qui le poussaient, lui et quantité d'autres de ses contem-
porains, — cherchant ensemble une voie à travers ce
chaos et ce pêle-mêle de doctrines impuissantes, —
à se convertir à une doctrine à laquelle il ne croyait pas.
Il le dit formellement à la fin de sa lettre : « Ainsi je
l'avoue sincèrement, je viens à vous sans croire, mais j'y
viens dégagé de ces préventions peu bienveillantes qu'ont
les hommes pour tout système nouveau Est-ce cu-
riosité, est-ce besoin d'apprendre ou bien est-ce une
heureuse impulsion qui me portent à rechercher et à
me nourrir de votre doctrine ? »
La lettre est datée de i83i. Je gagerais que deux ans
plus tard, son auteur était devenu fouriériste,
(i) Les nations harassées par le malheur s'attachent avidement à toute
rêverie politique ou religieuse qui leur l'ait entrevoir une lueur de bien-être ;
elles ressemblent à un malade désespéré qui compte sur une miraculeuse gué-
rison. Il semble que la nature souPPIe à l'oreille du genre humain qu'il est ré-
servé à un bonheur dont il ig^nore les routes et qu'une découverte merveilleuse
viendra tout à coup dissiper les ténèbres de la civilisation (F'ourier, Quatre
mouvements, p. 21).
— 4i -
Parmi ce chaos de théories, cette confusion de doctrines
dont quelques-unes eurent la fortune de se faire écouter,
comprendre et de se concilier des adhésions et même
des admirations enthousiastes et passionnées, il en est
deux qui, apparues presqueisjmultanément, se détachent
très nettement des autres et offrent un intérêt tout parti-
culier au point de vue de l'histoire des doctrines écono-
miques et même de l'histoire de la pensée française au
xix^ siècle. Elles ont exercé sur les contemporains une
influence certaine et durable et ont eu un retentissement
profond sur le mouvement des idées et des faits par les
résultats moraux et sociologiques auxquels elles ont
abouti. Enfin elles ont apporté à la formation du socia-
lisme français et, peut-être aussi, quoi qu'on en ait dit, à
celle du socialisme allemand, une contribution des plus
importantes. Nous nous proposons de les étudier — mais
comme elles nous apparaissent moins comme les causes
que comme les effets et les « résultantes » si je puis dire de
l'état d'esprit de i83o, nous avons cru indispensable avant
de commencer cette étude d'indiquer les caractères prin-
cipaux de cet état d'esprit.
Une bibliographie complète des ouvrages, opuscules,
articles de journaux ou de revues, manuscrits, corres-
pondance de Saint-Simon et des Saint-Simoniens, de
Fourier el de ses disciples, et plus encore des commen-
taires qu'ils ont les uns et les autres inspirés et des
études qui leur ont été consacrées, remplirait presque
tout un volume. Ces derniers temps, et depuis une di-
zaine d'années surtout, ces deux mouvements socialistes
ont été l'objet d'études nombreuses, et les publications
ont adhié. Parmi celles-ci, il convient de citer sur le
Saint-Simonisme, les ouvrages de MM. ^Vcill et Char-
lety, et sur Fou rie i* la thèse très documentée do M. Hubert
Bourgiii. l)(î nombreux articles de revues sur le Saint-
Simonisme surtout, la publication intégrale ou fragmen-
taire de correspondances privées sont venus apporter
d'intéressantes coiiti'ibulions de détails et îles clartfs
- k-l —
nouvelles sur l'iiistoire de ces deux doctrines et Ofràce à
eux nous possédons actuellement sur les maîtres du so-
cialisme de i83o les renseignements indispensables à
l'intelligence de leurs œuvres.
Aussi ne nous sommes-nous pas tant proposés dans ce
travail d'apporter des documents nouveaux, et des
« inédits », que de tenter une étude et un tableau d'en-
semble du Saint-Simonisme et du Fouriérisme, bien que
nous ne nous dissimulions pas que des mouvements
d'idées aussi vastes et aussi complexes que ceux-ci ne
soient guère de ceux qu'on puisse se flatter de peindre
dans un ouvrage aussi court.
Nous voudrions ici cependant essayer d'analyser la
pensée de ces deux doctrines et d'en fournir une syn-
thèse qui permît d'en saisir d'un seul coup d'œil une vue
d'ensemble et d'embrasser toute la courbe de ce mou-
vement que j'appellerai le socialisme de i83o.
Nous étudierons donc les rapports qui existent entre
ces deux doctrines tant au point dogmatique qu'histo-
rique ; nous essaierons notamment d'apporter une pré-
cision nouvelle sur l'histoire des relations des Saints-Si-
moniens et de Fourier. Nous nous efforcerons ensuite de
montrer comment ces deux doctrines se sont interpéné-
trées etde déterminerles raisons qui ont fait passernombre
d'anciens Saint-Simoniens dans les ranos des Fouriéristes.
Nous verrons quel fut le rôle de ces néophytes dans l'école
fouriériste, et en analysant les sentiments d'où dérivent
ces deux doctrines, l'influence qu'elles exercèrent, l'im-
pression qu'elles laissèrent, nous tâcherons de voir si
elles ne présentent pas entre elles une espèce de pa-
renté par leur but, leurs moyens d'action et leurs ten-
dances.
Nous nous sommes surtout servis pour cette étude de
la correspondance saint-simonienne qui est à la biblio-
thèque de l'Arsenal, à laquelle nous avons fait de très
nombreux emprunts, et de la correspondance fouriériste
qui se trouve aux Archives sociétaires.
— 43 —
Qu'il nous soit permis, à ce propos, de dire ici toute
la reconnaissance que nous gardons à M. Kleine pour
avoir bien voulu nous permettre d'examiner le trésor
véritable, abondant et confus, que constituent les archives
sociétaires (jui sont en sa possession, et de lui en
exprimer notre bien vive gratitude.
Toutes ces correspondances jettent une précieuse lu-
mière sur le développement des écoles fouriériste et
saint-simonienne et sur ce que j'appellerai l'état
d'esprit de i83o. Nous puiserons d'ailleurs largement à
cette source, mais tenons à signaler que plusieurs
passages des correspondances fouriéristes que nous
citons l'ont déjà été, sinon tout entiers, du moins en partie,
dans le livre de M. Bourgin auquel nous faisons plus
liant allusion.
CHAPITRE PREMIER
Deux réformateurs :
Le comte de Saint-Simon et Charles Fourier.
Si le parallèle n'était pas un genre de rhétorique assez
démodé — et d'ailleurs un peu superficiel — Claude-
Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon, et Charles Fou-
rier, les deux précurseurs du socialisme français du xix*
siècle, en fourniraient un beau sujet. On a d'ailleurs sou-
vent déjà esquissé la comparaison ; mais il me semble
qu'on a toujours été enclin jusqu'ici à accuser avec excès
l'opposition — très réelle d'ailleurs — qu'il y a entre
eux, et qu'on ait transformé avec un peu de complaisance
et d'exagération en un abîme le fossé profond, il est vrai,
qui les sépare. Il faut avouer du reste qu'au premier
abord il apparaît qu'ils n'ont sinon absolument rien de
commun, du moins que peu de rapports entre eux si ce
n'est antithétiques et en("orc pas sui- lous les points ; et que
entre tous les réformalcurs contemporains, il en est peu de
qui Saint-Simon dilfère autant que de Fourier, par sa vie,
sa physionomie morale, son caractère et son éducation.
Nous voudrions à notre tour, et après beaucoup d'au-
tres, essayer de retracer le plus nettement possible, et
en quelques traits caractéristiques la figure morale de
Saint-Simon et celle de Fourier, et résumer leur doc-
trine sociale, voir s'ils oflrent entre eux une resseinblance
quelconque, si leurs docti'ines ont des points conununs
et quels ils sont; et si l'on ne [)eiit pas découvrir entre
- 40 —
eux, un air de famille, une parenté plus ou moins étroite.
D'ail leurs si (lés II et qu'il soit, le parallèle est une méthode
(|ui n'est peut-être pas mauvaise ni inutile et qui peut ap-
porter des résultats intéressants à eondition toutefois
que les deux tei-mes de la comparaison soient bien choi-
sis : ils le sont excellemment quand on rapproche Saint-
Simon de Fourier, qui d'ailleurs s'en serait montré fort
indigné, car il a dit cent fois — et même davantage —
qu'il ne voulait point être « confondu avec les sophistes
qu'il combattait ».
Ils sont contemporains — ou à peu près (Saint-Simon
né en 1760, mort en 1826 ; Fourier né en 1772, mort en
1837). Ils sont tous deux animés de la même passion;
ils veulent réorganiser la société — et c'est le but de
toute leur vie. Leur existence à tous deux est remplie
d'échecs matériels. Presque inconnus, en tout cas mé-
connus de leur vivant, ils s'aperçoivent l'un et l'autre,
après avoir connu l'indifférence et quelquefois même les
railleries de la foule, qu'il faut plus de temps qu'ils ne
l'ont pensé pour que l'intérêt public se porte sur leurs
travaux, et ils meurent sans avoir pu assister au succès
de leurs idées et à leur apothéose. Leurs destinées pa-
reilles semblent donc devoir les rapprocher l'un de l'au-
tre; ils restèrent pourtant complètement étrangers l'un à
l'autre. Ne nous en étonnons pas trop.
Ces deux révélateurs sont issus de deux mondes bien
différents : Saint-Simon, c'est un noble de vieille race ;
petit-cousin de l'auteur des Mémoires, il descend des
comtes de Vermandois. Toute sa vie, bien qu'il ait aban-
donné son titre sous la Révolution, il conserve son or-
gueil de race, et sa morgue hautaine de grand seigneur (i);
qu'il soit riche et opulent, ou bien ruiné et dans le plus
grand dénuement, il vit, il pense, et écrit toujours en
(i) Ce qu'il y a de plus grand de fait, de plus grand de dit a été fait, a été
dit par des gentilshommes: Copernic, Galilée, Bacon, Descartes, Newton et
Leibnitz étaient gentilshommes (Jntrodiict. aux trav. scienlijiques du xv<^ siècle').
- hl -
grand seigneur (i), malgré le débraillé de son existence,
il est et restera toujours un aristocrate — d'ailleurs
souvent déclassé.
Fourier, lui, est issu d'une famille de commerçants.
Il est bourgeois dans Tànie, et obligé pour vivre de se
faire tour à tour fonctionnaire, caissier, teneur de livres,
rédacteur de correspondance et commis voyageur, il
gardera toujours sou caractère, sa physionomie, ses ma-
nières et ses habitudes de petit bourgeois.
On ne peut concevoir deux existences plus différentes :
celle de Saint-Simon aventureuse, incohérente, heurtée
et romanesque, — celle de Fourier calme, réglée, mono
tome et méthodique. Saint-Simon a mis intégralement
en pratique le programme de vie qu'il s'était tracé :
« i" mener dans la vigueur de Tàge la vie la plus origi-
nale et la plus active ; 2" prendre connaissance de toutes
les théories scientifiques, particidièrement des théories
anatomiques et physiologiques ; 3" parcourir toutes les
classes de la société et se placer personnellement dans le
plus grand nombre de positions sociales différentes et
même créer pour les autres et pour soi des relations c|ui
n'aient point existé ; /i" employer sa vieillesse à résumer
ses observations sur les effets qui ont résulté de ces expé-
riences tant pour les autres que pour soi, et lier ces ob-
servations de manière que cela forme une théorie philo-
sophique neuve. )i — « On conçoit aisément, écrivait-il
dans son autobiographie, qu'il a dû m'arriver beaucoup
de choses extraordinaires. » Et en effet, sa vie qui fut un
« cours d'expériences psychologiques » n'est qu'une « série
de chutes » (2). Ce réformateur aristocrate, en qui sccon-
(r) Miclielet voyait en lui « le ilernier des jyentilsliommes el le premier des
socialistes ». La phrase est d'ailleurs plus brillante qu'exacte.
(a) Cependant elle n'est pas « manquée », car « loin de descendre il a tou-
jours monté » « il a eu sur le champ des découvertes l'action de la mnrée
montante ; il a descendu souvent, mais la force asccnsive l'a toujours emporte
sur la force opposée » « âçé de 5o ans, c'-crit-il, je suis i^ cetle cpoquc où
on prend sa retraite et j'entre dans la carrière ma position morale est en-
- /,8 —
rondcnt, on plutôt se déhaltoiit et s'agitent en un bizai-re
assetnl)lage, l'aventurier, le financier, Thomme d'affaires
paif'ois lin peu téméraire, le philosophe et le révélateur,
a connu toutes les extrémités de la destinée. Peu d'exis-
tences sont aussi diverses que la sienne. Fort riche grâce
à des spéculations sur les biens nationaux, puis complè-
tement ruiné en i8o5, après avoir dépensé sans compter
Timniense fortune qu'il a acquise, il se voit forcé d'ac-
cepter pour vivre une place de copiste au Mont-de-Piété,
puis de devenir l'hôte de son ancien domestique ; il men-
die presque car il « moeurt de faim », tente de se suici-
der et meurt finalement en 1826 au grabat commun.
Autant la vie de Saint-Simon est agitée, follement se-
couée, et remplie d'événements, autant celle de Fourier
est prosaïque, unie, sédentaire, bien qu'il ait toujours
été — c'est lui qui nous le confie — violemment tour-
menté par le goût des voyages, et tranquille, extérieure-
ment du moins; si celle de Saint-Simon est un roman
d'aventures où l'on peut glaner les anecdotes, il serait
impossible au contraire de signaler dans celle de Fourier
le moindre événement mémorable, s'il n'avait été empri-
sonné pendant la Terreur — tout comme Saint-Simon
d'ailleurs — , s'il n'avait pas dû, encore tout comme
Saint-Simon, recourir à ses parents ou amis pour ne
pas mourir indigent, et s'il n'y avait pas enfin cette
anecdote — en soi peu importante, mais grosse de
conséquences, et qu'il a bien des fois racontée — de
la pomme qui lui fit découvrir les lois du mouvement
universel manquées par Newton, et qui forme avec celles
d'Adam, de Paris et de Newton, le « quadrille des
pommes célèbres » dans l'histoire.
Leurs caractères diffèrent presque autant que leurs vies :
core plus fâcheuse que ma position pécuniaire ; chaque conseil que je reçois
tend à me décourager ; eh bien, dans cette position je jouis, je me trouve heu-
reux ; j'ai la sensation de ma force et cette sensation est plus agréable pour
moi qu'aucune autre que j'ai éprouvée dans ma vie » (Saint-Simon, Histoire de
ma vie, p. 1 1).
- ^0 -
l'un désordonné (i), dépensier, généreux, voluptueux,
Tautre rangé et réglé, minutieux à l'excès, méticuleux et
maniaque, aimant, dit M. Gide, « l'arrangement, la symé-
trie, l'étiquetage, écrivant avec la régularité d'une machine
à écrire y^JOEiivres choisies. Introduct., p. v, vi et viii).
Mais, tous deux ont le goût de l'observation, de l'expé-
rimentation ; Fourier ne veut s'étayer que sur des « évé-
nements récents », ne démontrer que « par application
à des faits connus » ; quant à Saint-Simon nous avons
vu que le programme de sa vie n'était basé que sur
l'observation. « Même les affaires et les femmes, écrit
Michelet dans son portrait d'après de Fourcy, c'était
visiblement pour lui matière à l'observation, aux expé-
riences hardies »; tout en combattant en Amérique, il
en a étudié les mœurs et l'état social. Ils prétendent l'un
et l'autre ne raisonner jamais que d'après des faits et
non des principes.
Ils sont l'un et l'autre tenaces, persévérants, héroïques
môme à l'occasion ; ils ne manquent ni l'un ni l'autre —
et P^'ourier moins encore que Saint-Simon — de sens
pratique ; ils ont la même confiance admirable et aveugle
dans les événements, dans les hommes et surtout en eux-
mêmes, la même candeur surprenante ; ils sont tous deux
immensément orgueilleux (2), également convaincus
(1) « J'ai beaucoup connu leur dieu Saint-Simon. Il demeurait alors rue de
Uiclielieu, où il vivait très retiré Son appartement était un modèle parfait
du désordre le plus complet. Il n'est pas une chaise pas un Fauteuil qui ne Fût
encombré Sur son bureau on voyait les choses les plus dispai'ates : des
livres, des papiers, des croûtes de pain, du linge sale, des bouteilles de formes
diverses. Sa conversation roulait toujours sur les réformes à opérer, les amélio-
rations à faire, et sur des théories gouvernementales Il Faut lui rendre la
justice qu'il était un peu moins fou qu'eux (les Saint-Simoniens) » (D'' Fournies
de la Siboutie, Souvenirs d'un médecin de Paris. Revue hebdomadaire, 8 jan-
vier igio, p. 236).
(2) M. G. Dumas, qui a étudié au point de vue de la psychologie morbide
Saint-Simon, parle de son « immense orgueil » (p. 120), de « l'étendue déme-
surée de son orgueil » (p. /Jg), de son orgueil de race, de son orgueil de phi-
losophe et de réformateur (p. /jG) {2 messies positivistes). Et M. Seillère de
i< l'hypertrophie du moi » de Fourier, de son « egocentrisme », de son « égo-
tismc pathologique », de sou « inilividualisme sans bouss(dcs » (p. 3o) (^Lc mal
— 5o —
qu'ils sont des révélateurs, des Messies et qu'ils remplis-
sent une mission divine.
l^Enfin ils sont guidés et menés par une idée uniquey\
ils n'ont qu'un but constant, une préoccupation exclusive,
celle de la réforme sociale, et la vie agitée du « grand
seigneur sans culottes » comme celle monotone du « ser-
gent de boutique » présentent une magnifique unité, un
seul acte ininterrompu et permanent, ardent et tenace,
le développement de leur système et sa réalisation qu'ils
poursuivent, et à laquelle ils se donnent corps et âme tous
deux jusqu'au jour môme de leur mort, accablant de leurs
lettres et de leurs mémoires avec une aussi inlassable per-
sévérance et une aussi candide naïveté l'empereur ou le
roi, et tous les grands personnages. Ils ne vivent que
pour la réforme sociale ; ils y vouent toutes leurs facultés,
toutes leurs pensées, tout leur argent et tout leur temps.
Réformateurs, ils le sont de la tête aux pieds, si je puis
dire, constamment et sans relâche jusqu'à l'obsession,
disons même jusqu'au martyre. Chez l'un comme chez
l'autre se retrouvent la même domination, la même tyran-
nie de l'idée fixe, qui fait que Saint-Simon quelques heures
avant sa mort refuse de voir ses parents, afin de pouvoir
faire une dernière fois et « sans être troublé » le résumé
fidèle de sa pensée à ses disciples — et qui ramène Fourier
durant dix années tous les jours régulièrement chez lui à
la même heure parce qu'il attend le capitaliste intelligent
qui lui procurera les moyens de tenter son essai d'asso-
ciation industrielle.
Par leur exaltation chimérique ils relèvent non seule-
romantiqne). « Moi SEUL, f^crit Fourier, j'aurai confondu vingt siècles d'imbéci-
lité politique et c'est à moi seul que les générations présentes et futures devront
l'initiative de leur immense bonheur. Avant moi l'humanité a perdu plusieurs
I ooo ans à lutter follement contre la Nature ; moi le premier, j'ai fléchi devant
elle en étudiant l'attraction, organe de ses décrets : elle a daigné sourire au seul
mortel qui l'eût encensée, elle m'a livré tous ses Trésors. Possesseur du livre
des Destins, je viens dissiper les ténèbres politiques et morales et sur les ruines
des sciences incertaines, j'élève la théorie de l'harmonie universelle.
« Exegi monumentum aère perennius. »
— 5i —
ment de la psychologie, mais de la psychiatrie. Un patho-
logiste de Fesprit, M. le D"" G. Dumas, a longuement
étudié la folie de Saint-Simon chez lequel il diagno-
stiquait une « mentalité d'agité » (p. 121). Celle de
Fourier, qui pourtant a non seulement été mise en
doute mais formellement contestée par des admira-
teurs passionnés, apparaît comme très probable, mais
certaine. L'un et l'autre d'ailleurs ne se seraient pas
offensés d'être traités de fous et s'en seraient plutôt fait
gloire; « la folie n'est pas autre chose, écrivait en 1810
Saint-Simon à son neveu Victor, qu'une exallalion
extrême et nécessaire pour faire de grandes choses. Il
n'entre dans le temple de la gloire que des échappés des
petites maisons »; quanta Fourier il ne lui déplaisait
pas d'être traité de fou car « les orgueilleux appellent
fous ceux qui en savent plus qu'eux ». Leurs folies sem-
blent d'ailleurs différentes à M. Janct, Saint-Simon lui
paraissant être un illuminé et Fourier lui donnant bien
(|ue très lucide l'impression d'un halluciné. Il est à regret-
ter d'ailleurs que nous n'ayons pas sur Fourier (i) une mo-
nographie analogue à celle que M. Dumas a consacrée à
Saint-Simon, elle nous fournirait une interprétation mé-
dico-psychologique utile. Quoi qu'il en soit, Fourier et
Saint-Simon furent tous deux sinon des fous, du moins
des candidats éventuels de la folie. 11 faut dire quelques
mots de leur formation qui est également bien différente.
Le comte de Saint-Simon a eu son éducation dirigée
par d'Alembert, « éducation (|ui lui a tressé un filet
métaphysique si serré qu'aucun fait important ne peut
passer à travers » (Saint-Simon) ; Condorcet est son
« père spirituel ». Jeune homme, il fut le contemporain
de Voltaire et de Diderot, il admira les encyclopédistes ;
(i) Sur la folie de l'^ourier, voir P. Janet, Revue des Deux Mondes. Hubert
Bourgin, loco citato, p. 5o — et surtout deux articles : l'un de Villey. CJuirles
Fourier. L'homme et son œuvre (Revue d'économie politique, i8()8), l'iiutre de
Limousin, ibidem. De la prétendue folie de Fourier, où les deux thèses con-
traires sont assez longuement exposées.
— 52 —
et peiil-ctro n'a-t-il pas dédaigné Iiousseau qu'à 19 ans
il allait visiter en son ermitage. Mais il est « homme de
raison plus que de sentiment » suivant le mot de Jean
Reynaud. Il a constaté au début du xix® siècle l'extraor-
dinaire développement des sciences, et il a pensé que
sa mission sociale exigeait des connaissances scientifi-
ques complètes. Aussi a-t-il pour les acquérir, dans le
temps de sa splendeur et de son opulence, fréquenté
les cours de l'École polytechnique et de l'Ecole de méde-
cine, et même convié à sa table les Lagrange et les Monge.
On comprend dès lors que son éducation scientifique
ait été assez décousue et ait manqué de profondeur.
« Il a le tort de se croire un savant » disait Carnot ; et en
efTet il ne déplaisait pas à Saint-Simon de se faire passer
pourtel. En réalité il avait reçu la culture d'un idéologue
du xviii* siècle. Fourier au contraire se complaît à répé-
ter qu'il est un « illitéré » ; peut être d'ailleurs l'est-il
un peu moins qu'il ne voudrait le faire croire ; il a été
élevé bourgeoisement, il a reçu l'éducation du collège,
puis il a cessé d'étudier lorsqu'il en est sorti, « ses oc-
cupations mercantiles ne le lui permettant pas et lui « in-
terdisant de songer à s'instruire. » « Après avoir, écrit-
il, employé mes journées à revoir les fourberies des
marchands, et à m'hébéler ou m'abrutir dans des fonc-
tions mensongères ou avilissantes, je ne pouvais pas
employer les nuits à m'initier aux sciences vraies »
(^Manuscrits, i85i, p. 28). Aussi n'a-t-il que des connais-
sances très superficielles dont il se hâtera d'ailleurs de
tirer des conclusions générales.
Mais si différents qu'ils soient l'un de l'autre, par leur
vie, leur tempérament, leur caractère, leur tour d'es-
prit et leur éducation, ces deux « concurrents en matière
de réformation sociale » ont de nombreux points de con-
tact : tous deux, issus du xviii* siècle, ils ont été formés
par lui; ils sont, comme disait O. Rodrigues de Saint-
Simon, — des « produits intellectuels de la Révolution » —
bien que, comme nous le verrons, ils ne l'aimaient ni l'un
— 53 —
ni l'autre; c'est au xviii" siècle qu'ils tiennent par les
racines de tout leur être; il n'est pas une de leurs idées
qui n'ait son origine dans la philosophie du xyiii" siè-
cle ; à lui ils doivent leur optimisme, leur esprit nova-
teur, l'assurance où ils sont de l'excellence originelle de
la nature humaine, leur manie de systématisation, leur
désir de coordonner, en un vaste système, les résultats
de toutes les sciences, leur tendance à ramener tout à la
physique, leur haine de la guerre, et leur respect pour le
travail considéré comme base de toute société bien or-
ganisée; et ils lui doivent encore l'idée que le bonheur
est le but exclusif de l'organisation sociale, leur cosmo-
politisme, si je puis dire, leur croyance au progrès, leur
aspiration à un changement radical de la condition hu-
maine, leur conviction que les sociétés peuvent être brus-
quement refondues et la certitude où ils sont qu'ils vont
pouvoir exercer une action immédiate sur la société où
ils vivent.
Sans doute, on retrouve chez Saint-Simon — et on l'a
signalé souvent — l'influence prépondérantes des ency-
clopédistes, et chez Fourier celle de Rousseau, qui est
avec Hobbes l'un des seuls écrivains qu'il consente à
citer avec éloge (i). Une des idées fondamentales —
l'idée fondamentale — de Saint-Simon c'est celle du pro-
grès, c'est sa croyance à la perfectibilité indéfinie, et
c'est une idée de Condorcet. — Fourier lui part de ce
principe, que « tout est bien sortant des mains do l'au-
tour des choses » (Rousseau, L'Emile), que la « civilisa-
tion s'est trompée », qu'elle est un « renversement des
vues de la nature », un « développement de tous les
vices » et c'est une idée de Rousseau, dont il partage et
développe les vues sur les « passions » qui sont « le plus
(i) « On a iHouffé la voix de quelques hommes qui inclinaient à la sincérité
(cls que Hobbes et Rousseau et qui entrevoyaient dans la civilisation un ren-
versement des vues de la nature, un développement de tous les vices. »
M. l'^aguet dans l'étude qu'il a consacrée à Fourier (Politiijiies et Moralistes
(lu xix" siècle) le considère comme « le vrai héritier de Jean-Jacques Rousseau ».
- 5/, -
sublime des œuvres de Dieu ». Mais comme l'a déjà
observé M. Georges Renard, il ne faut peut-être pas
exagérer le contraste entre Rousseau et les Encyclopé-
distes qui ne diffèrent pas autant qu'on le dit d'ordinaire.
Peut-être semblcra-t-il que j'ai insisté un peu longue-
ment sur tout ceci, je crois pourtant l'avoir fait dans la
mesure seulement où cela est indispensable à l'intelli-
gence complète des œuvres que nous allons maintenant
étudier : par la différence des vies, des génies, des ca-
ractères, des formations, on peut expliquer les diffé-
rences des œuvres et des systèmes qu'elles comman-
dent. S'il est vrai que les œuvres ne se peuvent jamais
comprendre que par les hommes, cela l'est surtout
pour Fourier et Saint-Simon, chez qui on ne peut guère
séparer l'un de l'autre.
Mais avant d'étudier les œuvres en elles-mêmes il faut
dire un mot des méthodes, et les comparer; l'objet des
études de Saint-Simon et de Fourier est le même ; c'est la
question sociale. Tous deux, comme ils le disent, se sont
donnés par tâche d' « éclaircir la question de l'organisation
sociale » ; ils recherchent les moyens de réaliser le bien-
être sous toutes ses formes : social et individuel, — phy-
sique, moral et intellectuel. Ce qui leur semble pré-
dominant c'est la question économique : la réforme
économique leur apparaît comme une condition indispen-
sable de toute réforme sociale; le nœud de la question,
c'est l'organisation du travail et de ses conditions.
Mais si la question économique est prédominante, elle
n'est pas exclusive: il y a la question morale, la question
religieuse, la question philosophique : un seul système
devra les résoudre toutes, car ils veulent l'un et l'autre
donner une explication générale du monde. Pour cela
ils fonderont la « science sociale ». Ils prétendent en
effet faire œuvre scientifique et leurs doctrines ont ceci
de commun qu'en même temps qu'elles sont une science,
elles sont une révélation.
L'un et l'autre sont des « révélateurs » : et c'est par une
— 55 —
« inspiration de génie qu'ils ont fait leurs découvertes. »
Quant à la méthode — qu'ils jugent également indis-
pensable — elle n'est pas dans ses grandes lignes du
moins très différente chez Fourier et chez Saint-Simon.
On pourrait la résumer en disant qu'ils se proposent
l'un et l'autre d'unir Tinvention à l'observation. Ils
n'aiment ni l'un ni l'autre les gens « nourris d'abstractions
et d'idées vagues », ils prétendent se baser avant tout sur
l'observation et sur l'expérience : ils veulent faire — ils
le disent à maintes reprises — de la science positive (i),
et déclarent se soucier l'un et l'autre exclusivement de
la pratique. L'un et l'autre sont à prioristes : ils pensent
que tout est lié dans la nature et que le monde forme
un système cohérent dans toutes ses parties ; c'est ce
système qu'il s'agit de trouver ou de retrouver en appor-
tant par une loi générale, par une théorie unique l'expli-
cation du mécanisme de l'univers — du monde physi-
(i) Il faut dit Saint-Simon « organiser sur la base positive de l'expérience ».
Il veut baser « tous ses raisonnements sur des faits observés et discutés ».
Cf. également la méthode qu'indique Fourier — et qui serait presque par-
faite, si seulement Fourier avait bien voulu s'y soumettre. La voici d'ailleurs
telle qu'il la formule lui-même.
I. Explorer en entier le domaine de la science, et croire qu'il n'y a rien de
fait tant qu'il reste quelque chose à faire.
3. Consulter l'expérience et la prendre pour guide.
3. Aller du connu à l'inconnu par analogie.
!^. Procéder par analyse et par synthèse.
5. Ne pas croire la nature bornée aux moyens à nous connus.
("). Simplifier les ressorts dans toute mécanique industrielle ou sociale.
". Se rallier à la vérité expérimentale, et n'admettre que la vérité confirmée
par l'expérience.
8. Se rallier à la nature.
g. Garder que les erreurs devenues des préjugés ne soient prises pour des
principes.
lo. Observer les choses que nous voulons curinaître et non pas les imaginer.
II. Eviter de prendre pour raisonnements l'abus des mots qu'on n'entend
pas.
12. Oublier ce qu'on a appris, reprendre nos idées à l'origine et refaire l'en-
tendement humain.
Croire que tout est lié dans l'iinivors et qu'il v a unité entre ses parties.
Spéculer sur l'unité de système.
(Thcoric de i Unité Univcrsellf.')
— r)fi —
que comme du monde moral. Seulement, alors que pour
Saint-Simon il s'agit de perfectionner les théories anté-
rieures qui ont été proposées par ses devanciers — pour
Fourier il s'agit de trouver, d'inventer une théorie nou-
velle (|ue n'ont jamais môme entrevue les philosophes
qui l'ont précédé.
Quant au mode d'exposition des deux doctrines, il est
bien différent. Celui de Saint-Simon est diffus à tel point
qu'on ne peut vraiment parler de son système lorsqu'il
s'agit de son œuvre, mais bien plutôt de vues, qu'il jette
à pleines mains avec une extraordinaire prodigalité. Il
manque à ses ouvrages l'ensemble, l'ordonnance, cette
liaison des parties qui constitue le tout. Il y a dans son
œuvre de l'indécision (i), un partage de tendances con-
traires et non pas seulement dans les parties accessoires
mais dans les thèses fondamentales. Ses idées sont une
forêt où l'on risque parfois de s'égarer ; son œuvre est
touffue, sa pensée souvent obscure et incertaine, difficile
à suivre. Ses écrits quelquefois si singuliers nous sont
une attestation du tohu-bohu de notions diverses, parfois
presque contradictoires qui se débattent et s'agitent dans
cet esprit sincère mais mobile et inconstant. Aussi est-il
malaisé sinon de donner une vue d'ensemble des idées
de Saint-Simon, du moins de les serrer de près et d'exposer
dans un corps de doctrine rigoureusement lié les vues
(l) M. de S;iiiit-Simon n'avait encore ni donné ni même conrui aucun
système particulier d'org-anisaiion sociale, ou même scientifique selon son expres-
sion. Il n'avait fait jusque-lîi que présenter quelques aperçus, ou soulever des
questions détachées; mais il n'avait ni lié ses matériaux, ni élevé l'édifice. Son
plan n'était point arrêté, ses idées étaient si vag-ues et si confuses qu'il lui était
impossible de les exposer clairement et de faire comprendre ce qu'il n'entre-
voyait lui-même que très imparfaitement ; aussi arrivait-il presque chaque fois
que nous l'eprenions l'ouvrage qu'après m'avoir fait lire ce qu'il avait dicté
dans la séance précédente, il le déchirait ou le jetait au feu en me disant de
prendre une autre feuille C'est cette obscurité de ses idées, son incertitude
du principe auquel il disait les rattacher qui amenèrent le départ de M. Augus-
tin Thierry (quant à moi) j'étais trop jeune encore pour m'occuper de
choses si sérieuses et entreprendre d'éclaircir et de tirer [au clair] des idées
encore si embrouillées dans le cerveau du maître (^iWoiice sur Saint-Simon et sa
doctrine^
- ^1 -
fugitives qu'au hasard de l'improvisation (i) il a semées
dans ses brochures et dans ses livres. Dans aucune de
ses œuvres il n'est complet : ni les « lelti^es de Genève »,
ni le <( mémoire sur la science de l'homme «, ni même le
« Nouveau Christianisme » ne réussirait à donner à qui
lirait un seul de ces ouvrages une idée même approxi-
mativement exacte de leur auteur. Cela tient sans doute à
ce que Saint-Simon a toujours été préoccupé d'exercer
sur ses contemporains une action immédiate.
Plusieurs phases sont à distinguer dans sa pensée,
il est d'abord enthousiaste de la science et des savants,
et veut fonder une religion de Newton (^lettres de Genève),
puis « devient enthousiaste de l'industrie et des ban-
quiers, et veut donner aux industriels la suprême direc-
tion de la société ; enfin plus tard il écrit le Nouveau
Christianisme « toujours influencé par le milieu politi-
que du jour, par les sentiments qui agitent la société
autour de lui ou plutôt toujours occupé de faire tourner
ces sentiments au succès de la reconstitution sociale ({ui
le possède tout entier (2) » (,J. Reynaud, Revue Ency-
clop., i832, p. /io3-/io5).
11 est donc difficile de ramener à l'unité les avatars
de la pensée de Saint-Simon bien que ses disciples l'aient
(1) Saint-Simon prend souvent les questions du jour pour point de départ ;
pendant plusieurs années il fait des journaux, de la polémique et non des livres.
Il n'expose jamais sa pliilosopliie (fénérale (jue d'une manière frajjnu'iilaire.
(Jean lieynaud).
(2) Cf. Jean Reynaud : « ...pénétré comme à son insu de l'esprit qui s'écliap-
pail des masses il songeait sous la période de l'em[)ire à régénérer la société
par la seience, sous celle de la Restauration il proclamait l'avènement de l'in-
dustrie au terme de sa longue carrière il aperrut enfin l'immense vérité se
dresser complètement dovani lui ; Dieu était là ; il écrivit le Nouveau Christia-
nisme » (De la Société Suiiit-Siinonienne') .
Saint-Simon après avoir dans ses premiers écrits essayé do réorganiser la
société au nom de la science, après avoir postérieurement renouvcli'- la même
tentative au nom de l'industrie s'aperçoit qu'il a pris les moyens pour la /m ;
c'est au nom de leurs sympathies qu'il faut parler aux hommes, et surtout au
nom des sympathies i-eligieuses cjui doivent résumer toutes les autres (/,c///f (/(•
d'Eiclitlidl à Staarl Mill. i '^■'' décembre l8a5).
— 58 —
souvent tenté (i) : tout au plus peut-on dégager de son
œuvre quelques idées directriees, quelques notions
maîtresses qui dominent sa doctrine et qu'on retrouve dans
tous ses ouvrages : l'idée de l'association des intérêts
industriels et financiers, du bienfait croissantde lascience,
du rôle social de l'industrie, l'idée de la nécessité pour
l'individu comme pour la société de fonder sur le travail
la dignité et la sécurité de la vie, l'oisiveté flétrie comme
un danger public.
Pour Fourierau contraire, qui a lu un de ses ouvrages
et surtout (2) « l'association domestique et agricole », les a
tous lus, comme le fait observer M. Gide; Fourier ne se
renouvelle pas. Chacun de ses ouvrages contient l'expo-
sition de son système qui ne variera guère, qui ne se
contredira jamais, et dont les détails se précisent de plus
en plus, au fur et à mesure qu'il perfectionne sa décou-
verte. Sans doute ce système n'est-il pas toujours très
clair dans toutes ses parties, à cause du vocabulaire
spécial de son auteur, mais on ne peut lui refuser la pré-
cision. Alors que Fourier poursuit des analyses très
poussées et des classifications innombrables, alors qu'il
ne néglige rien, qu'il ne nous fait grâce d'aucun détail,
si menu et si dépourvu d'intérêt qu'il paraisse, Saint-
Simon ne nous donne que des principes généraux, que
des lignes directrices très larges, que des vues qui pour
être généralement toujours intéressantes et suggestives,
(i) Il est beau, écrit d'Eichthal (loco c'dalo) de voir généraliser le principe
fondamental du Christianisme : aime ton prochain comme toi-même en mettant
Vinunanité h la place du prochain ; et à ces principes ainsi généralisés rattacher
tous ses travaux précédents parce que celui qui aimera véritablement travail-
lera à l'amélioration des conditions des hommes par le perfectionnement de la
science et le perfectionnement de l'industrie. « Ayant ainsi, écrit Jean Rey-
naud (^loco citalo), au fond de lui-même une admirable unité qui dans chacun
de ses écrits est presque toujours obscurcie et blessée par la préoccupation trop
forte de ses idées du moment. »
(2) Et pourtant il a varié sui- quelques points et notamment sur la liberté de
tester. Il a fini par la proclamer mais auparavant il avait proposé de répartir
les successions « par i/3 ou 1/2 aux enfants de tous degrés, i/4 aux adoptifs
et i/4 aux amis, épouses, collatéraux ».
- 5o -
comme on dit, n'en sont pas moins souvent assez diffici-
lement conciliables entre elles. — « M. Fourier, disait
J. Lechevalier aux Saint-Simoniens, descend aux plus
menus détails de la pratique sans négliger pour cela
l'ensemble et sans abandonner un seul instant toutes les
grandes vues de cosmogonie etd'analogie. Saint-Simon au
contraire dont les prétentions étaient pourtant moins
audacieuses que celles de M. Fourier estdemeuré toute sa
vie préoccupé de vues générales, n'a jamais précisé aucun
détail, s'est contenté sur plusieurs points de vagues pro-
messes et enfin sur un aspect capital de l'infiniment
petit sur la nature de I'individu ou microcosme ou petit
monde a tout laissé à faire. » (2* séance, dimanche 19
février 1882. Arsenal 7861. Br. 9, pages 79 et 80). Disons
d'ailleurs qu'il n'est pas beaucoup plus facile de donner
brièvement une vue d'ensemble de la doctrine de Fourier
que de celle de Saint-Simon ; cela vient de ce que son
œuvre est extrêmement toufï'ue et de ce qu'il décrit avec
une complaisance excessive le fonctionnement du monde
qu'il rêve.
La construction de Fourier est un édifice entièrement
terminé, tout surchargé de décors et d'ornements
variés plus ou moins ingénieux, celle de Saint-Simon
n'est guère composée que des fondations et d'un écha-
faudage, dans la disposition duquel l'auteur apporte des
modifications, des changements et des transformations
incessantes.
Examinons maintenant les œuvres en elles-mêmes.
Et d'abord que (;onstatent-ils ? — Que la société est en
désordre, (pic la désorganisation est universelle, que
l'anarchie se manifeste partout, — dans le commerce,
dans les arts, dans les sciences et même dans la morale.
Sur ce point ils sont identicpiemenl du même avis. La
société actuelle, disent-ils, est véritablement « le monde
renversé » ; la marche du siècle est « celle de l'écrevisse
qui chemine à reculons » (Un. Un., 167). Le désordre
est général ; mais le [)lus ap|)ar('nt et lo plus grave est
— 6o —
le désordre économique ; c'est de lui que découle le
désordre social. Sur la description de ce désordre
économique et social, Fourier s'étend très longue-
ment : il analyse avec complaisance et avec verve
tous les vices de la civilisation : il dépeint les « dis-
grâces des industrieux », les conditions défectueuses
I du travail civilisé, énumère les vices innombrables
du commerce, critique le sort de la femme, le ma-
riage, l'éducation. Sa critique est infiniment plus ri-
goureuse, plus détaillée, plus approfondie, plus com-
plète et plus précise que celle de Saint-Simon, lequel ne
fait qu'indiquer en passant quelques critiques, et ne trace
que de courts tableaux delà société au milieu de laquelle
il vit. La critique de Saint-Simon n'est qu'ébauchée; celle
de Fourier est très poussée ; mais enfin ils constatent
l'un et l'autre le même état de choses, la même crise.
A quoi en attribuent-ils la cause ? Pour Fourier il n'y
a pas de doute : c'est la civilisation qui en est la
seule responsable ! — Elle est une « plaie sociale »
pour le globe, un « cercle vicieux d'abus ». Saint-Simon
se sépare très nettement de lui sur ce point, il semble
bien qu'il estime que cette désorganisation provient de
ce qu'il ne s'exerce pas d'action générale et combinée,
de ce que la société n'a pas de but, enfin en résumé du
défaut d'idées générales. « C'est le défaut d'idées géné-
rales, de la théorie générale, dit-il, qui nous a perdus. »
Aussi Saint-Simon s'attache-t-il bien plus à la criti-
que des idées et des théories qu'à celle des faits, laquelle
occupe chez Fourier une place importante, comme nous
l'avons dit. En ce qui concerne les sciences sociales, ils
constatent l'un et l'autre leur imperfection (i) ; Fourier
dit même leur « nullité » (2). Il faut, dit Saint-Simon,
(i) Par quelle fatalité les sciences modernes qui ont atteint aune perfection
gigantesque clans la physique et les arts sont-elles restées pygmées dans la
science bien subalterne de la politique ? (Fourier).
(2) Voir sur ce point l'article de M. Halévy {Reme du Mois, lo décembre
1907), en ce qui concerne Saint-Simon.
— 6[ —
les rendre positives, comme le sont déjà l'astronomie,
la physique et la chimie. Pour Fourier, qui les appelle
« sciences incertaines » et qui pense que non seulement
elles n'ont rien fait pour le bonheur de l'humanité,
mais qu'elles n'ont en somme abouti qu'à « perpétuer
et à accroître l'indigence et les perfidies », il ne s'agit
pas tant de science que d'inventions utiles, « car à quoi
sert la raison si elle ne doit nous donner que de la
science et toujours de la science sans nous donner les
richesses qui nous sont nécessaires avant la science »
(Qimtre Mouvements, p. 24).
11 pense pourtant comme Saint-Simon, lequel veut réu-
nir la politique aux sciences en la ramenant comme la
morale à la loi même des sciences physiques (i), que
la politique devrait être une science ; elle devrait être
« la science de la production » ; l'économie politique,
disait Saint-Simon, est le « véritable et unique fonde-
ment de la politique (2) ». Aussi Saint-Simon s'en occupe-
t-il assidûment: il vit au milieu des économistes, il se
|)roclame leur disciple ; on a d'ailleurs signalé maintes
fois l'analogie de ses théories avec celles des rédacteurs
du Censeur, tandis que Fourier maudit l'économie poli-
tique (3) et les économistes parmi lesquels seuls, les
(i) Pour Saint-Simon la politique doit devenir une « science d'observation ».
Les questions qu'elle comporte doivent être traitées un jour « par ceux qui
auront étudié la science positive de l'homme, par la même méthode et de l;i
même manière qu'on traite aujourd'hui celles relatives aux autres phénomènes »
(Mémoire sur la science de l'homme (OEuvres choisies), t. II, p. I05 et sqq.).
(2) Fourier n'aurait certainement pas contresigné celte pensée car il ne
croyait pas qu'il pût y avoir quelque chose de raisonnable en économie i)oli-
tique. Mais au fond il est bien de l'avis de Saint-Simon : lui-même d'ailleurs
écarte tout plan de réforme administrative et relifjieuse et ne prétend s'oc-
cuper que de la réforme industrielle et domestique. Pour lui comme pour
Saint-Simon c'est la question économique qui est de beaucoup la plus impor-
tante.
(3) Aussi quel contraste entre vos bévues (celles des philosophes et des éco-
nomistes) et les succès des sciences fixes 1 Chaque jour, vous ajoutez des erreurs
nouvelles à d'antiques erreurs, tandis qu'on voit chaque jour les sciences phy-
siques avancer dans les roules de la vérité et répandre sur l'ù^e moderne un
— 62 —
physiocrates trouvent grâce devant lui, ou tout au moins
sont jugés moins sévèrement.
En tous cas, Fourier comme Saint-Simon ont la préoc-
cupation très nette, le souci constant d'écarter la ques-
tion politique au sens propre du mot. « Nous attachons,
écrit Saint-Simon, trop d'importance à la forme des gou-
vernements » (Vnes sur la propriété, p. 255, édit. Rodri-
giies). Ils n'appartiennent ni l'un ni l'autre à un parti
politique ; ils se tiennent et veulent rester complètement
en dehors de la lutte des partis : ils se désintéressent
de la forme du régime et se rallient au pouvoir établi,
dont ils attendent l'aide et aux dépositaires duquel
ils prodiguent à l'envi l'un comme l'autre les assu-
rances et les garanties les plus formelles : ils cher-
chent à amener à eux les hommes de toutes les opi-
nions. Bien qu'aussi résolument pacifiques l'un que
l'autre ils ne craignent pas de s'adresser au « vain-
queur de l'Europe ». Saint-Simon veut mettre le roi
de France à la tête du mouvement industriel et Fourier
invoque l'intervention et sollicite l'aide du ministère
Polignac. Ne va-t-il pas jusqu'à dire, — lui qui ne veut
d'aucune contrainte, d'aucun gouvernement, — que les
libéraux s'ils avaient voulu frayer les voies au régime
sociétaire auraient dû se concilier avec tout gouverne-
ment fût-ce avec l'Inquisition.
Ce ne sont pas d'ailleurs seulement les disputes poli-
tiques du moment qui ne les intéressent pas ; ce sont
même les questions de métaphysique et de philosophie
politique. Et les « chimères connues sous le nom de
liberté et d'égalité » (Fourier) ainsi que les principes
révolutionnaires trouvent en eux des critiques sévères.
C'est d'abord la liberté, ce « dogme de la liberté illi-
mitée » que critique Saint-Simon. « L'idée vague et méta-
physique de liberté, telle qu'elle est en circulation aujour-
luslre égal à l'opprobre qu'oui répandu sur lui les visions régénératrices des
sophistes (Fourier).
— 63 —
d'hui, écrit-il, si on continuait de la prendre pour base
des doctrines politiques, serait contraire... à l'organisa-
tion d'un système bien ordonné qui exige que les parties
soient fortement liées à l'ensemble et dans sa dépen-
dance » (Saint-Simon, Syst. Ind., p. i5). Et Fourier —
qu'on fait parfois passer pour un libertaire — proclame
que « de toutes les théories du siècle il n'en est pas de
plus funeste que l'esprit de liberté » (Traité de libre arbi-
tre^. Il n'a d'ailleurs que du mépris pour les « fictions et le
sophisme de liberté (i) ))(f//izVet/??zu.^ t. I,p. 182), pour ce
« fantôme dont on ne voit éclore aucun remède aux misè-
res du peuple » (JUnité Univ.,^. 157, 3" vol.). Les «visions
de liberté », écrit-il, seront des « niaiseries tant qu'elles
ne garantissent pas au peuple la bonne chère et l'insou-
ciance (2) » (Fausse Ind., t. 1, p. Sgi).
Fourier marque d'ailleurs dans un passage peu connu,
mais très curieux, avec beaucoup de force la nécessité
de cette interdépendance, de celte liaison des parties au
tout dont parle Saint-Simon dans le passage que j'ai cité
et sur laquelle il a souvent insisté. « Dans l'état socié-
taire, écrit-il, les divers agents s'aiment et se soutiennent
par utilité récipro({ue et sont aussi indispensables les uns
aux autres que le bras l'est aux doigts. Ils ne peuvent pas
plus songer à s'isoler du supérieur que nous ne songerions
à nous couper un doigt pour le rendre indépendant du
bras. Ils sont entre eux comme une chaîne de postes
dont, chacun est indispensable à la sûreté de ses deux
voisins et de la ligue entière » (Un. Univ., livre 2, p. 879).
(1) l'^ourier écrit même : « Ij'oppi'ession spéculative peut doveiiir un ressort
plus judicieux que ce fantôme de liberté dont on ne voit éclore aucun remède
aux misères du peuple » {Unité Universelle. 3" vol., p. l57).
(2) Pour indemniser un civilisé de la perte des sept droits, nos publicistes
lui garantissent quelques rêveries et {jascotinades comme l'orgueil du beau
nom d'homme libre et le bonheur de vivre sous la charte. Ces niaisoiies qui ne
méritent même pas le nom d'illusions {Unité Universelle, t. II, p. 170).
Et encore : Nos libertés électorales ont produit un trio de vertus neuves, une
noblesse vandale, une bourgeoisie calomnieuse et des s;tvants pétris de zoilisme
{Nouveau Monde, p. li2o).
- 04 —
L'égalité n'est pas mieux traitée par nos deux auteurs.
Saint-Simon parle à plusieurs reprises des « atrocités
épouvantables qu'entraîne l'application du principe de
l'égalité en mettant le pouvoir aux mains des ignorants »
(lettres d'un habitant de Genève) ; il se montre sévère
pour celte « bêtise sanguinaire : l'égalité ou la mort » et
opj)ose à « l'égalité turque (il entend par là l'égale admis-
sibilité à l'exercice du pouvoir arbitraire) l'égalité indus-
trielle ».
Fourier est tout aussi catégorique, il l'est même davan-
tage. 11 se moque de « cette égalité et de cette fraternité »
« admissibles chez les sauvages mais nullement chez les
nations policées »; « aussi, dit-il, quel résultat obtient-
on de ce monstrueux amalgame ? Une fraternité dont les
Coryphées s'envoient tour à tour à l'échafaud, une égalité
où le peuple qui se décore du nom de souverain n'a ni
travail ni pain, vend sa vie à 5 sous par jour, est traîné
à la boucherie la chaîne au cou » (JUn. Un., t. II, p. i6).
Et d'ailleurs l'égalité, la « sainte égalité » lui apparaît
comme un « poison politique en association » {Un. Un.,
t. II, p. 4), elle est incompatible avec les vues de Dieu, et
« dans le régime harmonien tous les hommes seront « très
inégaux en fortune » {Un. Univ., livre 2, sect. III, p. 6)(i).
Les droits de l'homme, la souveraineté du peuple ne
sont pas mieux jugés : Billevesées que tout cela, selon
Fourier ; — Désirs vagues et indéfinis d'un bien imagi-
naire, selon Saint-Simon. — « C'est persifler le peuple,
écrit Fourier, que de lui donner des droits à la souverai-
neté » {Matiiiscrits, t. I, p. 220). — Et Saint-Simon déclare
que « le peuple sent très bien, excepté dans les moments
(i) Rien de moins égnX et de moins fraternel que les groupes d'une série
passionnelle (JJnilé Unioerselle, livre 2, p. 161).
Un tel rég-ime sera aussi loin de la fraternité que de l'égalité (^Ibidem).
Le régime sociétaire est aussi incompatible avec l'égalité des fortunes qu'avec
l'uniformité des caractères : il veut en tout sens l'échelle progressive, la plus
grande variété des fonctions et surtout l'assemblage des contrastes extrêmes
comme celui de l'iiomnie opulent avec l'homme sans fortune (JJnilé Universelle,
II, 35).
— Go-
de délire d'une courte durée qu'il n'a j)as le loisir d'être
souverain » (OEuvres de Saiiit-Simoyi, t. V, p, 210). — 11
lui faut travailler pour manger, « il est difficile, écrit Fou-
rier, de comprendre ce que c'est qu'un souverain sans
pain » (F. Ind., t. l, p. 9)(i). Le droit au travail lui serait
bien plus agréable que le droit de vote. « Nous avons
passé des siècles à ergoter sur les droits de l'homme
sons songer à reconnaître le plus essentiel » (^Assoc. do-
mestique et agricole, t. I, p. i38).
Qu'on ne s'étonne pas après cela si Fourier n'aime ni
le libéralisme « esprit stationnaire qui ne sait point avan-
cer et qui se passionne pour un caractère de la deuxième
phase pour le sijstème représentatif, gimblette bonne dans
une petite république mais tout à fait illusoire dans un
empire vaste et opulent comme la France », (A'^. M.,
p. 388), ni les libéraux, « enfileurs de mots bâtissant
sur quelques verbiages des constitutions libérales dont
les ressorts nominaux sont la liberté, l'égalité, la frater-
nité et dont les ressorts effectifs sont la contrainte, les
sbires et les gibets » (^Un. Un., t. II, p. i84), car l'esprit
libéral actuel n'est qu'un « égoïsme travesti et maladroi-
tement fardé ». Partout d'ailleurs, si l'on en croit Fourier
et Saint-Simon, qui jus([ue vers 1816, il faut le noter, ne fut
pas très éloigné des libéraux, la fortune se déclare contre
le libéralisme. « Avis à lui, déclare Fourier, de quitter
sa position qui n'est plus tenable et de recourir aux in-
ventions de progrès réel qui lui sont apj)ortées » (A'. M.
Ind^, p. 417).
Ils ont également de l'antipathie pour la Ilévolution,
et surtout pour les révolutions. Saint-Simon a traversé la
Révolution avec un calme divin (2), disent ses disciples
(1) Et encore : le pinisiint souverain qu'un souvei':iiii qui meurt de Faim.
(2) Je ne voulais pas me mêler de la Révolution pari'e que d'un coti- J'avais
(le l'aversion pour la destruction et qu'il n't'-tait possible de se lancer dans I.t
carrière politique qu'en s'attachant au parti de la Cour qui voulait aiu^antir la
rcprcsenlatiou nationale ou au parti n'-volutionnaire qui voulait anéantir le
pouvoir royal (JlEuvrcs coinpl'ctes. I, p. ."Sr), note).
5
— GG —
avec un peu d'exagération. Fouriern'a pas le même calme
lorsqu'il parle de la « catastrophe de 1 798 » et des « vieilles
chimères qui ont ensanglanté le monde ». Il est, disait
Considérant, « en réaction violente contre la Révolution »;
il n'est pas exagéré de dire qu'il a pour elle de la haine.
« Il déblatère contre elle à la façon d'un épicier mécon-
tent, disait P. Leroux », et la juge « au point de vue des
marchands de denrées coloniales » (i).
Mais quelle que soit la différence des appréciations de
Fourier et de Saint-Simon sur la Révolution française, ni
l'un ni l'autre ne sont des révolutionnaires ils ont la
terreur de l'anarchie, l'horreur des révolutions que
« les philosophes provoquent et dont le peuple est l'éter-
nelle victime » (voir Fourier, F. Ind., t. I, p. 802)* Ils ne
rêvent pas de troubles sociaux, mais au contraire ^e con-
corde et d'harmonie. Ce qu'ils veulent c'est asstfrer la
paix sociale. Dans le régime harmonien les antipatlfies de
classe à classe disparaîtront; « il faudra que chaque indi-
vidu aime passionnément tous les autres » (Nouveau
Monde, p. 288). Et la doctrine de Fourier donne d'ailleurs
« en toutes relations sensuelles ou animiques les moyens
de ralliement affectueux entre les classes extrêmes; elle
rend le riche intime ami du pauvre et le pauvre zélé pour
le soutien des fantaisies du riche » {Un. Un., 3^ vol.,
p. 189). C'est le même conseil évangélique que donne
Sainl-Simon quand il reprend à son compte la parole di-
vine : Aimez-vous les uns les autres.
Ils veulent concilier les sentiments et les intérêts de
tous. Ils ne sont démocrates ni l'un ni l'autre (2) et Fou-
(i) Quel contraste, écrit P. Leroux, entre Fourier et Saint-Simon relative-
ment à leur appréciation de la Révolution française. Saint-Simon avait prévu
cette Uévolution et lui-même nous apprend combien ce grand événement le
remua profondément. Mais le spectacle d'une époque à la fois dig'ne d'horreur
et de pitié ce n'est pas seulement pour lui le sujet d'émotions stériles et vides
d'instruction (^Lettres sur le fouriérisme, t. I, p. 182).
(2) L'erreur, écrit Fourier en 1826, où sonttombés nos philosophes civilisés
c'est de croire qu'il faut travailler au bonheur des pauvres sans rien faire pour
les riches. On est loin des voies de la nature quand on ne travaille pas pour
tous (Manuscrits, 1862, p. 24)-
-67-
rier moins encore peut-être que Saint-Simon. Ils ne se
donnent pas comme les représentants des intérêts prolé-
tariens ; ce n'est pas une classe déterminée, mais l'huma-
nité entière qu'ils se proposent d'affranchir. Ils veulent
le bonheur de tous, le « bonheur universel ». « 11 faut,
dit Fourier, enrichir toutes les classes de ciloyens sans
en appauvrir ni spolier aucune (i) » (Un. Un., t. II, p. 388).
Mais M. Gide remarque très justement que « Fourier
s'adresse presque toujours de préférence à la classe
riche plutôt qu'à ce qu'on appelle aujourd'hui la classe
ouvrière » (Introd., p. xxm).
Saint-Simon au contraire dit et répète que « toutes les
institutions sociales doivent avoir pour objet l'améliora-
tion physique et morale de la classe la plus nombreuse
et la plus pauvre (2) », el sur la fin de sa vie il n'envisa-
geait guère que la classe qui n'a pas « d'autre moyen
d'exis|:ence que le travail de ses bras ». — C'est d'ail-
leiirs^sur les riches, sur les classes dirigeantes que Saint-
Simon compte comme Fourier pour ionder la société
future.
J'ai dit l'aversion qu'avait Fourier pour l'économie po-
litique et les révolutions. 11 y a quelque chose qu'il dé-
teste presque également, c'est la morale (3): elle lui est
odieuse ; tous les systèmes de cette prétendue science
ne sont que « fadaises et balivernes ». Saint-Simon n'est
pas du même avis : pour lui, la morale compte beaucoup,
tellement même ((ue dans ses derniers ouvrages il con-
sidère l'amélioration morale comme plus importante
(1) Fourier condamne fcirniellemeiit les « chimères dc'imocrntiques ». — Il
hait les (f (l(''magO{fucs troupes de gouvernauts qui en cas de victoire s'empare-
ront du butin et immoleront les libéraux mêmes ainsi qu'on l'a vu en 1794
{Unité Universelle. 2'' livre, p. Sga).
(2) CF. dans la Théorie des 4 Mouvements, ce i\uc. doinandc Fourier c'est une
ce opulence j|radu(';e (|ui luctU; à l'abri du besoin les homnies les moins riclies »
(p. 23).
(.3) (( ... (|u'((n pût le prendre |)Our un républicain ou un philosophe mora-
liste, vuilà ce qui le (l(''sobli|;eait par dessus tout ». l'ellarin (^Tliéurie dej'^oii-
rier, p. 28).
— i)H —
presque que l'amélioration [)hysique (i). D'ailleurs la
question morale l'a toujours Ijcaucoup préoccupé; déjà
les /('t/res de Genève s'en occupaient, pom- chercher à
lui donner une base scientifique. « La seule digue, écri-
vait-il, que les propriétaires puissent opposer aux pro-
létaires c'est un système de morale. » (^ar Saint-Simon
estime — comme les philosophes qui sont les ennemis
personnels de Fourier — qu'il faut « combattre les pas-
sions malfaisantes » ce qui suffirait à différencier Fourier
lequel considère qu'il n'y a point de passions malfaisantes,
de ce philosophe « imbu de cette doctrine appelée mo-
rale qui est mortelle ennemie de l'attraction passionnée »
{N.M., p. 125).
Voyons maintenant quel but Saint-Simon et Fourier se
proposent : ils veulent l'un et l'autre « réorganiser » (l'un
des traités de Saint-Simon a pour titre : De la réorganisa-
tion de la société européenne, [i8i/i]) — et cette réorgani-
sation qu'ils rêvent et qu'ils veulent générale et univer-
selle est leur préoccupation dominante. Ce qu'il leurfaut,
c'est l'unité, Tordre — et peut-être même se soucient-ils
moins au fond de faire le bonheur du peuple que de le
placer dans un bel organisme; ils ont le souci de faire
disparaître le désordre et l'anarchie, pour les remplacer
par l'ordre, l'harmonie et l'unité. « Aujourd'hui, écrit
Saint-Simon, le seul objet que puisse se proposer un
penseur est de travailler à la réorganisation du système
de morale, du système religieux, du système politique,
en un mot du système des idées sous quelque face qu'on
l'envisage, w Et ils veulent en second lieu assurer le
bonheur du peuple et des individus. Saint-Simon dirait
plutôt l'utile — mais cela revient au même, car pour lui
(i) Déjà dans VIndustrie (1817), Saint-Simon écrit: en définitive le perfec-
tionnement de l'état social n'est autre chose que le perfectionnement du sys-
tème de morale positive. Dans le Nouveau Chrislianisme i\ ajoute que « la doc-
trine de la morale sera considérée par les Nouveaux Chrétiens comme plus
importante que le culte et le dogme qui ne seront envisagés que comme des
accessoires ayant pour objet principal de fixer sur la morale l'attention des
fidèles de toutes classes. «
-69-
le bonheur se conloncl avec rutilité (i). Or, en f|uoi
consiste le bonheur d'après FoLirier ? Il consiste dans la
liberté et dans « Tessor intégral et continu des passions ».
Là encore Fourier ne diffère pas beaucoup de Saint-
Simon qui déclarait en mourant que toute sa vie se résu-
mait dans une seule pensée : assurer à tous les hommes
la plus grande latitude pour le libre développement de
leurs facultés ; nous verrons d'ailleurs que les mesures
qu'il préconise ne répondent guère à ce but.
La liberté absolue et l'ordre absolu, tels sont les deux
rêves de Fourier; ils dépendent d'ailleurs l'un et l'autre,
car la liberté complète ne se trouve, s'il faut l'en croire,
que dans l'ordre absolu, et inversement l'ordre parfait
est une conséquence de la liberté absolue. « Dans l'as-
sociation domestique agricole, écrivait Transon exposant
le système de Fourier, il y a liberté, liberté absolue ; et
cependant il y a ordre, harmonie, parce qu'il y a garantie
mathématique que l'intérêt général sera toujours senti et
proclamé par des voix compétentes et que l'intérêt indi-
viduel coïncidera toujours avec lui. »
Chose curieuse : leur point de départ est le même,
Fourier et Saint-Simon suspendent l'un et l'autre leur
système à l'idée d'attraction (2). « L'idée de gravitation
universelle, écrit Saint-Simon, est pour le physicien ce
que l'idée de Dieu est pour le théologien. Le plus grand
recueillement est nécessaire pour examiner cette géné-
ralité des généralités (Traité de la gravitation nniver-
seiie). 'Tout deux ont pour Newton — tout au moins au
début de leur vie — la plus grande admiration. Plus
tard, ils lui reprocheront l'un et l'autre de n'avoir pas
étendu sa loi d'attraction aux sciences autres que l'astro-
nomie, et même de n'avoir pas compris la loi qu'il avait
(i) Du reste ils sont tous deux des utilit;irisles, ce qu'ils rêvent c'est un
ordre social où chacun travaillei'ait au bien de tous en ne olierciiant ((uc son
bien pi'opre comme il l'entend.
(2) Il faut d'ailleurs remarquer que ceUe attraction cousidi^r^e en elle-même
comme loi universelle n'osi pas une idée nouvelle. VAlo se trouve déji formulée
dans Diderot et dans d'Ilolbacli.
— 70 —
découverte ou du moins son impoitance (i), en ne voyant
pas que la loi de la gravitation est la loi unique de l'univers
entier, p]iysi(|ue et moral. Là était le grand point. Car
tout est lié dans l'univers. Mais si Fourier comme Saint-
Simon essaie d'appliquer aux sociétés humaines la loi
physique de la gravitation, ils didèrent l'un de l'autre en
ce que Saint-Simon, ((ui déclare qu'il n'y a pas deux
ordres de choses, mais un seul : le monde physique,
croit saisir dans la gravitation universelle un principe
d'explication générale; aussi bascra-t-il sa philoso[)hie
tout entière sur cette idée et cherchera-t-il à ramener
à cette grande loi physique, toutes celles du monde bio-
logique et moral; il voit là le nœud de la science générale
qu'il appelle d'ailleurs « physique » sociale, tandis que
Fourier ne doute pas lui non plus qu'il y ait « unité du
système du mouvement pour le monde matériel et spiri-
tuel », mais il surbordonne les sciences de la matière, les
sciences physiques à celle de l'homme, et l'attraction
matérielle que Newton a découverte à l'attraction pas-
sionnelle dont Fourier lui-même est l'inventeur. 11 en
résultera que Fourier se propose non pas de modifier
l'homme, mais de modifier le milieu physique, tandis
que le Saint- Simonisme se proposera la réforme morale..
Tous deux, ayant le même but, la même préoccupa-
tion, le même point de départ, aboutissent à la même con-
clusion : il faut reconstituer la société sur le principe de
l'association universelle, parce que l'association est la
forme supérieure de l'organisation productive; mais leur
entente se borne à ce point : ils désirent la perfection de
l'ordre social — mais cette perfection ils l'envisagent
différemment — et les moyens qu'ils préconisent sont
(i) « Newton, écrit Fourier, l'illustre aveugle qui avait la main sur le grand
mystère de la nature, qui l'a laissé échapper et n'en :i saisi que l'ombre...» il a
« effleuré le secret »,... « il n'a découvert que l'attraction matérielle la moins
importante des 5 (matérielle, anomale, orjjauiqne, inslincluelle, sociale ou
passionnelle) encore en a-t-il expliqué seulement les effets et non les causes. »
— Il a « pris le roman par la queue. »
-Ti-
trés dissemblables : l'association induslrialisLe de Saint- \
Simon et l'association sociétaire de Fourier sont deux! /
tyjDCs d'association très éloignés l'un de l'autre. Ce qui
les distingue dès l'abord c'est Ja part d'autorité et de li-
berté qu'elles comportent. « Je ne conçois pas, écrivait
Saint-Simon à l'historien Aug. Thierry qui fut son se-
crétaire, d'association scms le (jouvernement de quelqu'un » ;
ce à quoi Thierry répondait : « Et moi je ne conçois^
pas d'association sans liberté ». Là est la différence abso-
lue entre Saint-Simon et Fourier. L'idée fondamentale
de Saint-Simon — c'est qu'il faut « un nouveau pouvoir
spirituel », une autorité souveraine et absolue — qu'il a
d'ailleurs confiée tantôt aux savants, tantôt aux artistes et
aux penseurs avec le concours des propriétaires et tantôt
aux industriels, — il a très souvent varié sur ce point
comme sur beaucoup d'autres, — et il est inutile de faire
ici l'histoire détaillée de ses variations à cet égard qui
furent très nombreuses; une seule chose importe c'est
que sur un point il ne varia jamais, et que des « lettres de
Genève, y) au a Nouveau Christianisme y) il affirme, plus ou
moins nettement d'ailleurs mais toujours, la nécessité
d'un pouvoir spirituel, d'un pouvoii- fort et que cette idée
pourrait bien être à travers toutes les variations, les
transformations successives de sa pensée, le principe
directeur de Saint-Simon et le fil constant de son unité
intellectuelle. La liberté aux yeux de Saint-Simon n'a pas
de valeur(i): elle n'est rien dans un univers physique et
moral qui est réglé, comme nous l'avons vu, par des lois
mathématiques ou physiques; elle n'est rien non plus
dans un univers social (pii est réglé par des lois non
moins fatales, et où le mouvement des idées et des hom-
mes suit une marche irrésistible.
(i) El |)()iirta[it Saint-Simon ne disait-il pas du tcnips qu'il fréquentait los
libéraux : « Los honinios livrés à l'industrie n'ont qu'un besoin c'i'st l.i lilieitt^;
et la liberté |)our eux c'est de n'être point (fèiu'S dans le travail de la proiluolion ;
c'est de n'être |)as troublés dans la jouissance de ce qu'ils produisent. » Saint-
Simmi, liuhislric, t. 2, p. i3[.
— 1^' —
Elle est tout an contraire dans le système de Fourier
chez qui l'autoiilé « dans le sens attribué jusqu'ici à ce
mot a pleinement disparu w.^^'ourier n'accepte aucune
contrainte, aucune entrave d'aucune^sorte. Ce qu'il veut
c'est le « règne absolu de la liberté » (i); c'est, comme
disait excellemment Transon, «Tordre absolu par la li-
berté absolue » (2). L'harmonie, dans sa doctrine, est
spontanée et sans contrainte. Alors que la doctrine de
Saint-Simon implique la notion de discipline et de liié-
rarchie, celle de Fouj^ier implique la notion de liberté
et d'affranchissement.
La doctrine harmonienne n'admet aucune mesure coer-
citive : il n'y a pas besoin de gendarmes dans le Phalans-
tère, chacun demeurant pleinement libre dans sa façon
d'agir (3) et le Phalanstère assurant à tous « l'aisance, le
luxe, les plaisirs et par suite le goût du bon ordre » (4). Il
y aura seulement dans le système de Fourier une admi-
nistration du travail, administration des choses — admi-
nistration purement économique, qui sera exercée par
des conseils dont les attributions d'ailleurs paraissent
extrêmement peu importantes, car elle est réduite à son
minimum. Cette idée-là Saint-Simon l'a eue également
vers le temps où il fréquentait les libéraux — et où ses
idées ne semblaient être que le reflet de celles exprimées
par les économistes et les écrivains du Censeur. 11 esti-
mait alors que le mot « gouvernemental » s'oppose au mot
(i) On pourrait faire ol).server l'analogie de l'association de Fourier avec
celle que J.-J. Rousseau entrevoyait lorsqu'il formulait ainsi dans le Contrat
Social le problème à résoudre : trouver une forme d'association qui défende et
protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé
et par lequel chacun s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même et
reste aussi libre qu'auparavant ».
(2) Trauson, Phalanstère, t. I, p. io8.
(3) On a pourtant déjà souvent remarqué l'abondance des règlements, et
des sanctions chez Fourier.
(/() M. Gide a pourtant signalé un passage de Fourier qui semble contredire ab-
solument les théories que ce dernier expose couramment, ce Tel est le civilisé, écrit-
il, être sans raison, il faut pour son propre bien employer avec lui les voies coer-
citives » (Unité Universelle, 3'- vol., p. 1^7). Mais remarquons qu'il s'agit là du ci-
vilisé, « être sans raison ». — L'harmonien n'aura nullement besoin de contrainte.
-73-
« industriel » et il distinguait le régime militaire ou
gouvernemental du régime libéral ou industriel. 11 pro-
clamait la supériorité du « régime administratif industriel
et pacifique » sur le régime gouvernemental féodal et mi-
litaire et annonçait que l'esprit humain était destiné à
passer du second de ces systèmes au premier; il deman-
dait la réduction des fonctions gouvernementales et mili-
taires (i), et supprimait presque complètement l'organi-
sation politique; « la société nouvelle, disait-il, ne sera
pas gouvernée mais administrée » ; le gouvernement ne
devait plus être que « le chargé d'affaires de la société » ;
« son seul rôle était de maintenir le liberté et la sécurité
de la production » (Voir sur ce point V Industrie^.
Ce que cherche Saint-Simon c'est à diriger les esprits
vers la recherche des moyens propres à établir le ré-
gime industriel. Dans ce régime, l'association universelle
supprimerait les guerres et la direction de la commu-
nauté serait confiée aux plus capables. Ce que Saint-
Simon rêve c'est le triomphe de l'industrie, dans le sens
large du mot, car l'industrie est la « source unique de
toutes les richesses et de toutes les prospérités » ; le ré-
gime qu'il veut établir, c'est «l'industrialisme», c'est-à-
dire une sorte d'organisation industrielle qui serait cal-
quée sur l'organisation féodale, un régime administratif
et pacifique qui constituerait le terme vers lequel tend
l'humanité depuis le commencement des siècles.
On retrouve chez Fourier la glorification de l'industrie.
Mais Fourier combat avec ardeur cette « récente chi-
mère scientifi([ue » celte « manie de produire confu-
sément sans aucune nuHhodc en rétiibution propor-
tionnelle, sans aucune garantie pour le producteur ou
salarié de participera l'accroisseuu'nt de i-ichesse»; et
il dénonce la féodalité industrielle, qui serait, s'il faut
l'en croire, « aussi funeste que le militaiisMu^ ».
(i) liii socit'U^, écrit-il, a besoin d'être (jmiveniêe le moins possible et pour
cela il n'est qu'un moyen c'est d'en venir à èlre (jouvernê au meilleur ni;iicbt^
possible (Indiislrir, 1817).
- 7'»-
Saint-Simon distingue deux termes dans l'évolution
du monde, deux pliascs : guerre et industrie — organi-
sation féodale et organisation pac:ifi(jue, — la société
moderne n'ayant plus à ses yeux comme l'ancienne la
guerre et la conquête pour objet, mais exclusivement
la production et l'industrie. Fourier au contraire formule
ainsi ces deux termes : incohérence civilisée et ordre
sociétaire, industrie morcelée et industrie harmonienne.
Nous en venons ainsi à la comparaison des idées éco-
nomiques de nos deux auteurs.
Tous deux pensent que le bonheur doit être cherché
dans le bien-être complet, dans l'abondance de la pro-
duction d'où doit résulter l'abondance des jouissances
surtout matérielles. La politique, dit Saint-Simon, est pour
nous résumer la science de la production ; et le premier
journal qui sera fondé pour répandre les idées du maître
aura pour titre le « Producteur ». P'ourier est d'accord
sur ce point avec Saint-Simon et déclare qu'il faut « un
ordre social plus productif que le nôtre ». C'est donc la
production qu'ils assignent comme but unique à la so-
ciété, et la production la plus intense.
Ce qu'il faut tout d'abord, c'est organiser la production,
de manière à assurer complètement la satisfaction des
besoins; c'est la question de l'organisation du travail. 11
s'agit de combiner et de distribuer les forces productives.
Et Fourier comme Saint-Simon, qui constatent et déplo-
rent l'un comme l'autre l'abondance des improductifs,
des oisifs (voir dans Saint-Simon la « parabole » et dans
Fourier Unité Universelle, 1822, I, p. 167 et sqq.) et qui
déclarent que tout oisif, tout a agent superflu » est un
spoliateur de la société dans laquelle il consomme sans
rien produire, posent en principe que tout le monde tra-
vaillera ; seulement chez Fourier on travaillera par plai-
sir, par attraction (travail attrayant) tandis que chez
Saint-Simon, on travaillera par devoir (i).
(i) h'obUiiution est imposée à chacun de donner constamment à ses forces
— 70 —
Là encore Fourier a apporté des précisions qu'on ne
retrouve point dans Saint-Simom et l'organisation du
travail se fait chez lui grâce à un système vraiment ingé-
nieux par le moyen des séries passionnées et par l'appli-
cation poussée presque dans ses extrêmes limites du
principe de la division du travail et de Talternance et
de l'engrenage des travaux (Séances courtes et variées).
Mais le problème de la production n'est qu'une des
faces du problème social; il faut se soucier aussi de
l'attribution, qui est la question la plus importante, et
qui est d'ailleurs étroitement liée avec celle de la pro-
duction. Elle s'accomplit chez Fourier sur la triple base
du travail, du capital et du talent (il accorde 5/i2 au tra-
vail, 4/ 12 au capital et 3/i2 au talent). Chez Saint-Simon
c'est sur la même base que s'opère la répartition: Chacun
doit retirer de la société des bénéfices exactement pro-
portionnés à sa mise sociale c'est-à-dire à sa capacité po-
sitive, à l'emploi qu'il fait de ses moyens parmi lesquels
il faut comprendre « bien entendu ses capitaux ». Telle
est la conception (|u'a Saint-Simon de l'égalité indus-
trielle. On voit donc que ni Saint-Simon ni Fourier ne
détruisent le revenu capitaliste.
Quant à la propriété, Fourier n'en conteste pas le
principe : il en critique certains abus mais il ne l'abolit
pas, et même il la généralise ; car l'esprit de propriété
est un « puissant ressort moral » ; a en cadre infiniment
petit comme en cadre infiniment grand » il est « la vé-
ritable source de progrès réel vers la richesse nationale
et la moralité générale», il veut, dit-il dans son jargon,
« élever le peuple au rôle de propriétaire », trans-
former tous les salariés en [)ropriétaires co-intéressés et
associés. Ainsi la propriété individuelle ne disparaît pas
chez lui ; pas de propriété en commun ; la propriété
personnelles uiu; (lii-(M'lioM utile i'i riiiiinMiiité (Sitiut-Siinoii, (llùu'res roinplî-lcs.
'. I, p-r)5).
Tout soci/'tiiire se pnssioiiiicrii poiii- le Iraviiil par amour du liavail lui-même
(Foiii-ier).
-76-
clans sa méthode s'établit « en participation échelon-
née » (Yo'iv F. Ind., t. ^, p. 270; Un. Un., t. III, p. 170).
On prétend souvent que Saint-Simon a voulu réformer
la propriété, ce qui n'est rien moins que certain, car
les textes qu'on trouve chez lui à ce sujet sont assez
vagues; il déclare seulement que le droit individuel de
propriété ne peut être basé que sur « l'utilité commune
et générale de l'exercice de ce droit, utilité qui peut
varier selon les temps » {Vues sur la propriété et la lé-
gislation, p. 226).
En ce qui concerne le fonctionnement de l'associa-
tion, Saint-Simon n'a pas spécifié quel il serait. II s'est
contenté de dire que les « dispositions principales » du
système devraient « avoir pour objet d'établir clairement,
de combiner le plus sagement possible les travaux à faire
par la société pour améliorer physiquement et morale-
ment l'existence de tous ses membres y> ; l'association
nationale, dit-il encore, doit être considérée comme une
entreprise industrielle: la France deviendra une grande
manufacture et la nation française un grand atelier. II
faut avouer que ces indications sont un peu vagues. L'as-
sociation de Fourier au contraire n'est pas une associa-
tion quelconque ; c'est une association très nettement
déterminée, dont Fourier a analysé avec sa précision
coutumière tous les caractères, et tous les ressorts, et
dont il a minutieusement décrit le mode de fonctionne-
ment dans ses moindres détails (i).
Il faudrait enfin signaler qu'on retrouve chez Fourier
et chez Saint-Simon le principe du droit à l'existence et
au travail, une conception similaire des banques, sur la-
quelle nous n'insisterons pas ici, notre objet étant seu-
lement de déterminer sommairement dans ce chapitre
les caractères principaux des deux doctrines; nous aurons
(i) Il ne nous f;iil {fpàce de rien, et il décrit le plan et la distribution des
maisons, la forme et la couleur des costumes avec autant de complaisance et de
sérieux que les programmes à ouvrir entre les cuisiniers pour la confection des
compotes et des omelettes soufflées.
— 77 —
d'ailleurs dans le courant de cette étude l'occasion de reve-
nir sur plusieurs des différences i|ue nous signalons ici.
On voit donc qu'à côté de contrastes, et de différences
essentielles, capitales même, on retrouve chez les deux
précurseurs de socialisme des relations générales, des
analogies curieuses, et des concordances singulières.
Ils ont exercé l'un et l'autre une action commune ;
ils appartiennent trop au même temps pour n'avoir
pas été préoccupés par les mêmes questions. Mais
ils sont trop différents l'un de l'autre pour y avoir
apporté les mêmes réponses ; ils ont deux méthodes
et deux conceptions très dissemblables ; ils ne parlent
pas la même langue. On reconnaît bien au fond qu'il y a
quelque chose qui les rattache — et même assez étroite-
ment — l'un à l'autre et que ce n'est point^par hasard
qu'ils ont abouti aux mômes conclusions., Mais chacun
d'eux a travaillé selon son tempérament et ses facultés ;
chacun a dit à sa manière ce qu'il avait à dire, et selon
son tempérament : iFourier avec plus de verve, plus de
précision et de minutie, Saint-Simon avec plus de largeur,
d'ampleur et de philosophie, l'un avec le souci de la pra-
tique et de la réalisation, l'autre avec celui des théories
et des idées générales. Car c'est bien là ce qui les diffé-
rencie le plus : Saint-Simon, très à son aise dans le do-
maine de l'histoire et de la philosophie est incertain dès
qu'il s'agit d'institutions pratiques, c'est un philosophe,
un économiste. Quel est selon lui le besoin le plus grand,
le plus immédiat du corps social ? C'est celui d'une « doc-
trine philoso[)hi(|uc proportionnée à l'état des lumières ».
Il est, dit Saint-Simon, « le plus fortement senti par les
tètes pensantes » « celui qui est le moins susceptible
d'ajournement » ÇOEuvres, VI, p. /iS). Il pense que l'hu-
manité posséderait la science parfaite et par conséquent
le parfait bonheur si elle avait une bonne encyclopédie.
Cela (brait soiu'ire Fouricr, si Fourior souriait jamais;
disons plutôt (pie cela lui ferait hausser les épaules de
colère, et qu'il répondrait avec son ton bourru tout crû-
--8-
inent <(ue le peuple laborieux ne sent aucunement le
jjosoin d'une nouvelle encyclopédie, qui ne serait que
duperie, mais tout simplement celui « de manger trois
fois par jour «.
Saint-Simon croit que l'histoire peut et doit nous
apprendre à diriger notre activité ; et il lui fait dans son
système une place importante (i). 11 est désireux de ré-
nover sans détruire et d'utiliser « toutes les forces du
passé ». Ce dont Fourier no se soucie guère ; et alors que
Saint-Simon se considère comme le continuateur des phi-
losophes des xvii" et xviii* siècles, de Descartes, de
Voltaire et de Condorcet, dont il se déclare solidaire,
alors qu'il veutcompléter et continuer leur œuvre, et que
jusqu'en 1817 il ne s'occupe que de philosophie scienti-
fique, P^ourier veut «jeter à terre tous les livres des phi-
losophes » et prétend ne rien devoir à aucun de ses pré-
décesseurs. Je me trompe, car il se déclare « redevable
en quelque façon des philosophes anciens » puisque c'est
« l'immensité de leurs erreurs qui l'a fait soupçonner
l'éofarement général et l'a enhardi à des recherches dont
il ne prévoyait pas le succès ».
Enfin Saint-Simon attribue aux savants, aux hommes
de lettres et aux philosophes comme aux artistes une part
énorme dans l'œuvre de réorganisation sociale qu'il
entreprend, tandis que Fourier s'en méfie et même les
a en horreur. Telles sont les principales différences de
points de vue provenant de la différence des tempéra-
ments et des formations de nos deux auteurs. — Somme
toute, leurs systèmes, s'ils les rapprochent l'un de l'autre
comme artisans d'une œuvre commune, les éloignent
comme réformateurs.
(1) Il faut noter que Saint-Simon fonde la science de l'homme sur l'histoire
/ ' \ de l'humanité, tandis que Fourier fonde l'histoire de l'humanité sur la science
de l'homme.
'\ .
CHAPITRE II
La doctrine des Saint-Simoniens.
Quand Saint-Simon mourut, il laissait tout à faire à ses
disciples: il avait jeté les idées à pleines mains (i), lais-
sant à d'autres le soin d'élaborer, de perfectionner, de
réaliser (2) sa conception primitive qui devait embrasser
l'ensemble des relations humaines. Les disciples eurent
donc à ordonner, à développer, à compléter, à systémati-
ser ses vues pour en faire une doctrine. Fourier, au con-
traire, avait laissé à ses disciples une doctrine arrêtée
jusque dans ses détails les plus minimes, tellement pré-
cise qu'elle ne pouvait laisser aucune place à leur inven-
tion et à leur initiative ; ici, les disciples n'avaient qu'à
élaguer, abréger, vulgariser, réduire et reléguer dans
l'ombre les parties de la doctrine ou les détails qui étaient
de nature à trop étonner, ou à choquer. Aussi, un disci-
ple de Fourier, Beaudet-Dulary, pouvait-il dire en 1874
que la théorie sociétaire était alors ce qu'elle était en
1882 : elle n'avait point varie.
(i) « M. de Saint-Simon ne saurait être considi^ré comme restaurateur
d'un ordre social qu'il n'a point donné de vrais moyensde faire clianfjer ; il en a
sig'nalé les abus et les vices ; il a indiqué certaines conditions à remplir dans lo
nouveau système qui devra rem|>laeer l'ancien : il a planté quelques jalons sur
la route qui mène au but, mais elle reste encore h faire. « (Secrétaire de
Saint-Simon, Loco cilatoi).
(2) Le résumé (des idées générales qui se dégagèrent lors du dépouillement
des œuvres de Saint-Simon) formait en quelque sorte l'introduction aux travaux
philosopliiques du 19° siècle; c'est l'annonce d'une doctrine complète, d'une
doctrine religieuse; car dans son genre on pourrait entrevoir déjit l'accord
définitif du sentiment et de la raison. J. lleynaud, De la Société saint-sinwnicnnc
et des causes qui ont amené sa dissolution, p. 20. Paris, i83u.
Les Saint-Simoniens n'auraient pu en dire autant: ils
aboutirent en efletà une doctrine toute dillérenle de celle
de leur inaitre, à une doctrine nouvelle, qui est hal)ituel-
lement connue sous le nom de saiiilsiiuonisme. Le saint-
simonisnie ne fut en réalité <|u'une œuvre posthume des
disciples qu'il ne faut pas confondre avec celle du maître,
car autre chose est le saint-simonisme de Saint-Simon,
autre chose celui des Saint-Simoniens. Il convient même
de distinguer plusieurs phases dans le saint-simonisme
^ des Saint-Simoniens. Au début leur doctrine est scienti-
fique et positive. C'est « l'ère de la perfectibilité de Con-
dorcet revue par des physiciens modernes », ainsi qu'on
la définit dans le Producteur, puis vient une ère de phi-
losophie et d'abstraction pure ; du matérialisme du
^ i<. Producteur •» on passe au semi-panthéisme de « l'Orga-
nisateur » pour en arriver insensiblement au mysticisme
A^ sensuel du « Globe y). — Mais ce qu'il faut observer c'est
qu'on chercherait vainement dans l'œuvre de Saint-Sftnon
un système complet d'organisation sociale, et que ce
système existe dans celle de ses disciples.
Le saint-simonisme des Saint-Simoniens est donc un
développement des vues exposées par Saint-Simon —
dont il s'éloigne plus ou moins. Mais les principes es-
sentiels du saint-simonisme de 1829-1880 se trouvent
déjà dans la doctrine de Saint-Simon et ne sont que des
déductions plus ou moins subtiles de ceux que ce der-
nier a posés.
D'une façon générale, les Saint-Simoniens ne s'occupent
pas comme Saint-Simon de philosophie des sciences ni
de méthode scientifique. On ne retrouve pas chez eux les
classifications qui figurent dans l'œuvre de Saint-Simon:
l'objet de leurs études c'est l'économie politique et sociale
— à laquelle viendront bientôt s'ajouter la morale et la reli-
gion. Au point de vue de la méthode, il faut signaler que
chez les Saint-Simoniens les préoccupations de leur maî-
tre tendant à rattacher à la loi de Newton tous les phé-
nomènes de quelque nature qu'ils soient ont disparu ; on
— Si-
ne retrouve chez eux pour ainsi dire aucune trace du
« physicisme » de Saint-Simon. Les Saint-Simoniens ne
s'occupent que de « physique sociale ». C'est l'étude de
l'histoire — ou plutôt de la philosophie de l'histoire —
qui prend chez eux la place prépondérante, car l'histoire
qui présente « un tableau successif des états physiologi-
ques de l'espèce humaine, considérée dans son existence
collective, constitue une science humaine, qui prend le
caractère de rigueur des sciences exactes, les faits y étant
classés par séries de termes homogènes enchaînés par
ordre de cjénéralisation et àe particularisation de manière
à faire ressortir leur tendance, c'est-à-dire à montrer la
loi de croissance et de décroissance à laquelle ils sont sou-
mis (voir Exposit. 2, ch. m, i'^ année).
C'est par l'histoire, considérée comme la série des dé-
veloppements de l'espèce humaine qu'on peut arriver à
concevoir la direction dans laquelle s'avancent les socié-
tés ; c'est grâce à elle qu'on peut apercevoir le lien qui
joint le présent à l'avenir et que la science peut hâter la
marche de l'humanité vers le but dont elle se rapproche
sans cesse (voir le Producteur, IV, p. 38o5). Mais les
Saint-Simoniens qui prétendent tout d'abord fonder leur
système sur l'observation des faits présents ou passés et
qui insistent sur le caractère scientifique de leur doctrine,
professeront bientôt que « contrairement à l'opinion cou-
rante qui veut que l'esprit humain observant successive-
ment une masse d'objets passe de l'un à l'autre et par-
vienne ainsi sans interruption des faits particuliers au fait
général », on ne peut arriver à la découverte de la « pen-
sée créatrice », comme ils disent, que par l'inspiration du
génie et non pas au moyen d'une méthode. Déjà dans les
premières séances de leur exposition, ils déclarent que
leurs croyances surl'avenir de l'humanité leur sont révé-
lées par une vive sympathie, par un ardent désir de con-
tribuer à son bonheur et sont justifiées par l'observation
la plus rigoureuse des faits. L'utilité de l'histoire ne con-
sistera plus dès lors que dans la vérification des concep-
G
tionsde Saint-Simon surlcdéveloppcmentdcrhurnanité —
et c'est ainsi que les Saint-Simoniens reprennent les ter-
mes déjà employés par Saint-Simon d' « époque critique»
et « époque organique » ; ils en précisent le sens et en don-
nent une analyse plus rigoureuse que celle de Saint-
Simon: les époques critiques sont à leur avis cara(;téri-
sées par un ensemble de faits auxquels correspondent le
désordre, l'athéisme, Tindix idualisme et l'égoïsme — les
époques organiques par un ensemble de faits auxquels
correspondent l'ordre, la religion, le dévouement et l'as-
sociation. Au point de vue critique on les voit repro-
duire avec plus de force encore les critiques que Saint-
Simon a formulées contre le constitutionnalisme» système
bâtard de garanties », — contre le gouvernement repré-
sentatif « bon pour répondre aux critiques révolution-
naires du dernier siècle », — contre le libéralisme, (i) doc-
trine « purement négative » à leurs yeux, qui ne sait
guère que « douter, soupçonner, craindre, accuser, gé-
mir », et contre les libéraux qui n'ont pas de doctrine,
qui sont « dans la confusion et le désordre et en cela su-
bissent leur destinée » (Globe, 20 février i83i), — contre
la liberté (2). (« Le fils du pauvre est-il libre comme celui
du riche? Est-on libre quand on manque de pain ? Sont-
ils égaux en droits? Lorsque l'un a le droit de vivre sans
travailler et que l'autre n'a que le droit de mourir. ») Ils
développent l'idée de l'inégalité naturelle de l'homme,
qui est pour eux « la base même de l'association et la
condition indispensable de l'ordre social », et ce sont
là presque identiquement les termes mêmes dont se
servait Fourier. Ils déclarent que la souveraineté du
(i) Pellarin considérait pourtant le saint-simonisme « comme là dernière
déduction des principes de l'école libérale » (Théorie de Fourier). Il expliquait
sa pensée dans la 2" édition de son livre en ajoutant: « par exemple en tant
qu'il proclamait l'abolition de tous les privilèges de naissance sans exception. »
(2) La liberté des cultes, voilà la religion. La liberté de la presse voilà la
politique. Liberté de conscience, voilà la morale. Liberté de commerce et de
concurrence, voilà l'industrie ; égalité devant la loi, voilà la hiérarchie sociale.
Liberté partout, c'est-à-dire anarchie partout (Adolphe Guéroult).
— 83 —
peuple est « incompatible avec toute harmonie, toute
direction sociale, toute distribution et combinaison
bien entendue de travaux avec tout gouvernement »,
et qu'elle est « seulement compatible avec l'anarchie »
(G/obe), que le suffrage universel est vain, et que « le
public en est saturé, car on en a mis partout » (Michel
Chevalier), que les droits politiques sont inutiles (i). On
voit que sur tous ces points leurs critiques sont identi-
ques à celles de leur maître et sont seulement plus nettes,
plus appuyées et plus formelles.
Mais il faut ajouter que chez eux la critique des faits est
bien plus complète, plus précise et plus nourrie que chez
Saint-Simon ; sur ce point ils se rapprochent absolument
de Fourier. Ils décrivent et analysent le désordre de la
société : toute communion de pensée, toute activité d'en-
semble, toute coordination a cessé. L'anarchie est par-
tout : dans la politique qui divise au nom du pouvoir et
de la liberté ; dans les sciences qui n'ont aucun lien entre
elles, dans l'industrie « où une concurrence acharnée
sacrifie tant de victimes et élève des temples brillants à
la fraude, à la mauvaise foi » ; dans les beaux-arts enfin,
qui languissent, privés d'inspirations larges et géné-
reuses. Ils dépeignent sous les couleurs les plus sombres
tous les liens d'affection brisés, « la défiance et la haine,
le charlatanisme et la ruse présidant aux relations géné-
rales et apparaissant aussi dans les relations les plus
particulières » (voir Exposition de la doctrine de Saint-
Simon, I™ année, i'* séance: De la nécessité d'une doc-
trine générale nouvelle).
Au point de vue social, on retrouve chez eux la critique
du sort des femmes, celle du mariage, « sorte de prosti-
tution légale », et de « trafic honteux » qui « consacre si
fréquemment aujourd'hui l'union monstrueuse du dé-
vouement et de l'égoïsmc, des lumières et de Tignocance,
(i) l'euple, nous ne deinandons pas pour toi le tlroilile vote tiaiis les assem-
blées électorales mais nous voulons que tu sois bon, sape et riche (Cli. Bcran-
ger, ouvrier horloger, Les Saint-Simoniens , ce qu'ils ont fait, ce qu'ils vciilenl).
- 84 —
de la jeunesse et de la décrépitude » (Cf. Fourier, Unité
Univ., t. IV, p. 24i, 2/i3, 2l^^, /i62). Au point de vue éco-
nomique, ils formulent sur les oisifs, sur le défaut d'or-
ganisalionindustrielle(i), sur la production qui est anar-
chique et sur la répartition qui est injuste, sur la
concurrence qui « laisse sur le carreau d'innombi'ables
victimes » (Exposit., i""* année, p. loi), sur le sort de
l'ouvrier qui est « exploité matériellement, intellec-
tuellement et moralement (2) », sur l'intérêt, sur la pro-
priété privée, des critiques qui ne sont point dans Saint-
Simon ou du moins, sauf en ce qui concerne les oisifs,
qui n'y sont qu'à l'état embryonnaire et fragmentaire, et
auxquelles ils donnent une portée beaucoup plus grande.
Il n'en faut pas conclure que les Saint-Simoniens soient
des révolutionnaires ; ils ont l'horreur de la lutte, sous
quelque nom qu'elle se déguise, et l'un des résultats de
l'association qu'ils rêvent sera de faire disparaître tous
les antagonismes. Ils aiment l'oindre, ils le réclament car
« la société ne peut exister que là où il y a unité, ordre,
association, hiérarchie », et ils insistent sur cette idée
de hiérarchie ; c'est la hiérarchie la plus unitaire, la plus
ferme que nous appelons pour l'avenir » (Exposition de
la doctrine, p. 188). « Car toute société véritable est une
hiérarchie ; nous croyons que plus la hiérarchie sociale est
(i) Chaque individu est livré à ses connaissances personnelles ; aucune vue
d'ensemble ne préside à la production ; elle a lieu sans discernement, sans pré-
vovance ; elle manque sur un point, sur un autre elle est excessive ; c'est à ce
défaut d'une vue générale des besoins de la consommotion, des ressources de
la production qu'il faut attribuer les crises industrielles sur l'origines desquelles
tant d'erreurs ont été émises et le sont encore journellement. Si dans cette
branche importante de l'activité sociale on voit se manifester tant de perturba-
tion, tant de désordre, c'est que la répartition des instruments de travail est
faite par des individus isolés ignorant à la fois et les besoins de l'industrie et
les hommes et les moyens capables d'y satisfaire ; la cause du mal n'en est point
ailleurs (Doctrine de Saint-Simon, p. 191-192).
(2) Il suffit de jeter un coup d'œil sur ce qui se passe autour de nous poui'
reconnaître que Vouvrler sauf l'intensité est exploité matériellement, intellectuel-
lement et moralement comme l'était autrefois l'esclave. Il est évident en effet
qu'il peut à peine subvenir par son travail à ses propres besoins et qu'il ne
dépend pas de lui de travailler {Exposit. doct., I, io5).
— 85 —
complète, que plus elle est prévoyante, et plus aussi il
y a société ; que là où il n'y a pas de hiérarchie il n'y a
pas de société, mais seulement une agrégation d'indivi-
dus » (Exposit. de la doctr., p. 428) (i). Ils reprennent donc
en les amplifiant et en les aggravant les idées que Saint-
Simon avait exprimées sur la nécessité d'un nouveau pou-
voir spirituel et d'une hiérarchie nouvelle. Nous avons
vu que c'était sur ce point que Saint-Simon s'était éloi-
gné des libéraux ; ses disciples s'en éloignent bien davan-
tage encore en proclamant que « bien loin d'admettre que
l'on doive se proposer de réduire toujours de plus en
plus l'action directrice dans le sens des sociétés », ils
pensent qu'elle « doit s'étendre à tout et qu'elle doit être
toujours présente » {Exp. de la doctr., p. 343).
Et ils en arrivent bientôt à une théocratie religieuse.
« Que si l'on entend par théocratie l'état dans lequel la
loi politique et la loi religieuse sont identiques, où les
chefs de la société sont ceux qui parlent au nom de Dieu,
assurément, et nous n'hésitons point à le dire, c'est vers
une théocratie nouvelle que l'humanité s'achemine »
(Exposit., p. 478 et 193), et ils conviennent peu à peu
de prendre pour synonymes les mots « social » et « reli-
gieux ». Non seulement la religion dominera l'ordre poli-
tique, mais l'ordre politique sera dans son ensemble une
institution religieuse.
Voyons maintenant quel est le programme des Saint-
Simoniens. Ils veulent substituer une civilisation paci-
fique et industrielle visant à la production, à l'exploita-
tion industrielle du globe (2), à une civilisation féodale
visant à la destruction, et ils arrivent ainsi au système
(i) « Sans les idt^es de hiérarchie el de pouvoir il n'y a point de société pos-
sible, point de progrès à faire », disent-ils encore.
(2) « Une innombrable et fraternelle population n'ayant plus qu'un nicuie
intérêt et qu'une niènie pensée : l'exploitation complète et méthodique de la
planète » (Prodiic, I35), une exploitation savante, réçlce, fraternelle du
globe. L'idéal serait que chaque individu ou chaque peuple pût dans tous les
cas ctre livré au genre d'aclivitc auipiel il csi le plus propre, soit [)ar ses dispo-
— 80 —
de l'avenir, à l'association pacifique, universelle, scien-
tifique, religieuse et industrielle, c'est-à-dire à un
système essenliellement industriel, qui aura de plus
en plus tendance à devenir une doctrine religieuse.
Ils aboutiront finalement à un industrialisme religieux,
ou plutôt à un papisme industriel, ainsi que le prévoyait
Benjamin Constant dès les débuts de Técole. Leur but
c'est l'organisation du travail, qui sera faite de telle
sorte que chacun trouvera sa place dans le grand atelier
social après avoir appris à le remplir et qui mettra fin
aux résolutions. Leur principe de répartition, ils le for-
mulent ainsi: « A chacun selon sa capacité, à chaque
capacité selon ses œuvres » (le Producteur avait dit :
chacun sera doté suivant son mérite, rétribué selon ses
œuvres) ; il résulte de ce droit nouveau, substitué à celui
de la conquête et de la naissance, en premier lieu l'abo-
lition du droit d'héritage (i), qui dans le nouvel ordre sera
transporté à l'état devenu association des travailleurs ;
et en second lieu, Tabolitioii de la propriété (2) qui ne
sera plus seulement individuelle mais deviendra sociale.
Ils ont gardé le principe de Saint-Simon, disant que
toutes les institutions sociales doivent avoir pour but
l'amélioration progressive du sens moral intellectuel et
physique de la classe la plus nombreuse et la plus pau-
sitions naturelles, soit par ses antécédents, soit par les circonstances spéciales
où il se trouve placé. » ConPer sur ce point encore Fourler.
(i) Ils (les lég'istes et les économistes) prétendent que les privilèges de la
naissance sont détruits : EU ! qu'est-ce donc que l'hérédité dans le sein des
familles ? Qu'est-ce que la transmission de la fortune des pères aux enfants sans
autre raison que la filiation de sang, si ce n'est le plus immoral de tous les pri-
vilèges, celui de vivre en société sans travailler ou d'y être récompensé au delà
de ses œuvres (8« séance).
(2) Ils nous répètent sans cesse que la propriété est la base de l'ordre social;
nous aussi nous proclamons cette éternelle vérité, mais, qui sera propriétaire ?
Est-ce le fils oisif, ignorant, IMMORAL du défunt ou bien est-ce l'homme
capable de remplir dignement sa fonction sociale ? Nous aussi, nous répétons,
si l'on veut, que la propriété est la base de l'ordre politique, mais la propriété
est un fait social, soumis comme les autres faits sociaux à la loi du progrès j
elle peut donc à diverses époques être entendue, définie et réglée de diverses
manières (Bazard, Doct. saint-sinionienne, Exposition, p. io8).
- 87 -
vre, car bien que, comme Foiirier, ils veulent assurer à
tous les homme», sans exception (i), le bonheur sur la
terre, c'est surtout à la classe pauvre, aux travailleurs
qu'ils pensent, et ils sont même dans l'ensemble bien
plus démocrates que Saint-Simon.
Dans un article du Globe du g février i83o, les Saint-
Simoniens formulent d'ailleurs ainsi leur programme
économique : « Nous voulons l'abolition de tous les pri-
vilèges héréditaires sans exception, c'est-à-dire l'aboli-
tion de l'hérédité, l'émancipation des travailleurs et la
déchéance de l'oisiveté qui les ronge ; il ne peut y avoir
honneur et abondance que pour les savants, les indus-
triels et les artistes ; nous voulons que celui qui sème
récolte, que les fruits du travail des classes laborieuses
ne soient pas dévorés par les oisifs: à chacun selon son
travail, à chacun selon ses œuvres. »
Maintenant qui fera la répartition entre les associés ?
Ce seront les chefs suivant les besoins du travail et du
travailleur.
On voit donc que le rôle de l'état, — dont le mot ne
tlgure pas chez Fourier qui élimine absolument cette
notion, comme les Saint-Simoniens éliminent celle de
l'individu pour ne voir que l'espèce humaine, et qui,
nous l'avons vu, chez Saint-Simon avait une si petite
place, — puisque le gouvernement des personnes devait
dans son système être remplacé par l'administration des
choses, — s'accroît considérablement. Les Saint-Simo-
niens proclament qu'il peut exister sur la terre un pou-
voir légitime, et ils préconisent la soumission absolue à
ce i)ouvoir, dont l'action doit s'étendre à tous, être tou-
jours présente, embrasser l'ordre social tout entier. Ils
élargissent donc considérablement les limites du do-
(i) Tous les hoinines naissent avec le droitde di^velopper et d'employer dans
leur plénitude les facultés diverses que Dieu leur n données. Tous doivent rece-
voir de la société l'éducation selon la vocation, la Ibuction selon la capacité,
la rétribution selun les œuvres. Voilà la véritable doctrine démocratique, l'éga-
lité véiitable, les véritables droits de l'Iiommc (Ibidem, p. x (Pn'l'ace]).
— 88 —
maine de l'État, transformé en une vaste association des
tiavaillours. Non seulement lui revient la répartition des
iiistr iimonts, du travail et du crédit, et l'autorité écono-
mique centrale, mais toutes les fonctions et tous les
métiers vont devenir des fonctions publifjues conférées
et rétribuées par l'État qui exerce une direction de tous
les instants portant sur tous les modes d'activité. Un
tel régime ne peut se passer d'autorité, il le suppose, il
l'exige. Il faut donc reconstituer une autorité très forte ;
cette autorité sera revêtue d'un caractère théocratique
et la partie religieuse de la doctrine prédominera de
plus en plus. Les Saint-Simoniens professent d'ailleurs
qu'il n'y a pas de milieu possible entre l'autorité et la
liberté, pas de conciliation entre la centralisation et
l'anarchie. La liberté existe bien sans doute dans leur
système mais elle ne consiste à leurs yeux que dans le
fait d'aimer ce qu'on doit faire. On voit la différence
avec Fourier pour qui elle consiste dans le fait d'ai-
mer ce qu'on veut faire, ce qui est bien différent. Les
Saint-Simoniens se sont d'ailleurs énergiquement défen-
dus de favoriser le despotisme ; ils adjurent les hommes
de bénir le joug qui s'imposera à eux par la conviction.
Pour rendre applicables tous ces principes, il faut une
transformation absolue et radicale des mœurs, des
idées, des sentiments, des intérêts. La réforme mentale
doit précéder la réforme matérielle; en d'autres termes,
il faut d'abord changer l'homme. C'est ce que Fourier
contredit formellement en nous disant qu'il ne s'agit pas
de changer l'homme pour l'adapter au milieu, mais de
changer le milieu pour l'adapter à l'homme. Il faut ins-
pirer à tous les hommes, développer, « cultiver en eux
les sentimejits, les connaissances, les habitudes qui doivent
les rendre dignes d'être les membres d'une société
AIMANTE, ordonnée et forte, préparer chacun d'eux,
selon sa vocatioji, à lui apporter son tribut d'AMOUR,
d'intelligence et àe force ». Il faut créer entre les hommes
cette unité d'action et de pensée que seule peut donner
-89 -
une croyance religieuse commune. D'où l'importance du
problème de l'éducation, la nécessité d'une éducation
nouvelle, qui mettra les volontés individuelles en har-
monie avec le but général et qui est, à leurs yeux, l'un
des aspects prépondérants du règlement social (i). Et ils
distinguent l'éducation générale qui fait l'homme, qui
développe en lui l'amour, c'est-à-dire l'amour de l'ordre
social impliquant l'obéissance absolue à ceux qui com-
mandent, et l'éducation spéciale ou professionnelle qui
fait l'ouvrier et qui dirige chacun selon ses aptitudes
vers les fonctions d'artiste, de savant et d'industriel.
L'ère saint-simonienne sera marquée par l'affranchis-
sement complet des travailleurs. Elle sera aussi marquée
par l'affranchissement des femmes qui restent « frappées
de l'anathème porté contre elles autrefois par le guer-
rier», et qu'il faut relever de la tutelle à laquelle elles
sont soumises. « L'individu social n'a été jusqu'ici que
l'homme; il doit être désormais l'homme et la femme »
(Lettre à M. le Président de la Cham])re des députés,
i" octobre i83o, de Bazard et Enfantin). Eniin, elle sera
marquée par la réhabilitation de la chair.
Toutes ces idées découlent du principe de la perfecti-
bilité infinie, de la croyance au progrès (2) — à laquelle
Saint-Simon était déjà attaché — et de la conviction
qu'avaient les Saint-Simoniens que l'humanité est sou-
mise à une loi dont la formule peut se réduire à ces
termes : tendance vers l'unité de sentiment, de doctrine et
d'activité (3). « L'unité systémati(|ue », (;e qu'ils appellent
(i) Foin-ier dit de inpine que « tout serait manqué en Hinnionie si on man-
quait l't'ducation soit en matiriel soit en passionnel » (Livre II, p. i5. S. III).
(2) t'ouiier a vivement critiqué cette idée de perfectibilité indéfinie des
Saint-Simoniens. — Et pourtant on retrouve cliez lui, comme chez les Saint-
Simoniens, la notion du « développement successiF de l'humanité ». C'est
Fouriei- qui nous parle du « mouvement social » qui « répu^jne <'i l'état sta-
tionnaire et tend au progrès » {Xouveau monde, p. !^\S), et qui nous dit que
« notre destinée est d'avancer ».
(3) Fourier aussi croit à « l'unité universelle » (c'est le titre d'un de ses
ouvrages).
— <)0 —
pompeusement « l'imilé al)soliie (1<; l'ôlre », est le prin-
cipe général de- la doctrine. Cette unité, ils veulent l'intro-
duire partout : entre l'homme et la femme formant l'indi-
vidu social — entre la chair et l'esprit formant Tindividu
humain — entre le pouvoir spirituel et temporel — entre
la religion et la polili(jue, entre la doctrine et l'action.
Ainsi les resseml)lances entre les Saint-Simoniens et
Fourier sont plus grandes sur certains points ([ue celles
entre Fourier et Saint-Simon; sur d'autres, au contraire,
des analogies, ([ue nous avons constatées, qui existaient
entre Fourier et Saint-Simon, disparaissent chez les
Saint-Simoniens. Sur la critique du présent, Fourier et
les Saint-Simoniens se rencontrent, ils se rapprochent,
je dirai même : ils se confondent. Mais ils s'éloignent
sur l'organisation de l'avenir — bien plus encore que
Saint-Simon ne s'éloignait de Fourier — en aggravant ce
((ue le système de leur maître avait déjà d'autoritaire et
d'industrialiste.
Les deux systèmes présentent pourtant ce caractère
commun qu'ils ont l'un et l'autre comme but l'associa-
tion. Mais, comme M. Gide le fait observer, les Saint-
Simoniens cherchent la solution des questions sociales
dans la socialisation plutôt que dans l'association uni-
verselle, ou, comme dit Transon, l'association politique
générale. Fourier leur oppose « l'association domesti-
que » ou « le ménage». Par lequel de ces deux termes
extrêmes faut-il aborder le problème de l'association ? En
d'autres termes, l'unité doit-elle venir d'en bas ou d'en
haut? Là est la divergence fondamentale entre Fourier et
les Saint-Simoniens (i).
(i) Le philosophe Siiint-Siinon prêche l'association universelle ; fadaise sans
portée. La vraie association humaine, pratique et restreinte à un petit groupe,
c'est le Phalanstère (Fourier).
CHAPITRE III
Les relations de Fourier avec les Saint-Simoniens.
Fourier et Saint-Simon, à peu près contemporains Tiin
de l'autre, et dont le but était le même, s'ignorèrent. [1
est vraisemblable que Saint-Simon n'entendit jamais par-
ler de Fourier qui passa presque inaperçu jusque vers
1822. Il est certain, en tout cas, qu'il ne prêta jamais la
moindre attention à son système : quoi qu'en ail dit Engels
Saint-Simon ne doit rien à Fourier. Quant à Fourier, il
n'ignore pas absolument Saint-Simon. Il en a entendu
parler, il a lu dans les journaux des résumés et des ana-
lyses de ses œuvres. Et l'on trouve parmi les manuscrits
inédits de Fourier des notes de lecture que M. Bourgin
a d'ailleurs déjà citées (page 100 de son livre). Fourier
y critique les idées de Saint-Simon en se basant, suivant
sa coutume, sur l'exposé — plus ou moins exact —
qu'en donne le Constitation?ieL C'est une critique de la
critique du Constitutionnel. Il en cite ou résume l'article,
il interrompt ses citations de ses réflexions et de ses
boutades. « Mardi 19 septembre 1820. Constitutionnel-Jour-
nal du Commerce. Analyse d'une brochure de M. de
Saint-Simon. Titre. Considérations sur les mesures à
j)rendre pour terminer la Révolution. « Ou y trouve, dit-
« il (Citation de l'article), beaucoup de vérités, beaucoup
« d'erreurs, des vues originales qui, pour n'être pas
(( applicables, ne manquent ni de profondeur ni (\c
« justesse ». Je ne sais trop [réflexion de Fourier] quelle
peut être la justesse de vues qui ne sont pas applicables
— ()9. —
L'auteur travaille-t-il pour (luclquc; autre monde (|ue le
nôtre ? C'est le seul cas où ses vues non applical)les
pourraient ôtre justes. Mais examinons-les et nous y
tiouverons, selon les paroles du Conatitiilioiuiel, les illu-
sions (l'un honncMc homme c|ui rôve. M. de Saint-Simon
pense que le trône a pour appuis nécessaires l'industrie,
le commerce et Tagriculture qui sont aujouid hui les
puissances réelles de l'état... El les propriétaires ne sont
donc rien en civilisation, leur condition est pourtant le
but ultérieur de toute la classe industrielle et agricole.
Par suite de cette nullité politi(|ue assignée aux proprié-
taires, M. de Saint-Simon veut que le pouvoir en France
soit exercé par les seuls négociants et les seuls manufac-
turiers; il n'appelle qu'eux à la Chambre des députés et
leur distribue tous les ministères. Il ne saurait souffrir
un légiste dans la Chambre des communes et les hautes
administrations. Le journal réfute fort sérieusement les
prétentions de M. de Saint-Simon. Comme journal du
commerce, il n'ose pas contredire le docte avocat des
marchands ; il ne le dément qu'abstraitement dans cette
dernière phrase: « en élaguant de cette brochure... nos
« hommes d'état ». Mais si nos hommes d'état se rendent
à cet avis, s'ils méditent sérieusement sur cette bro-
chure, la première conclusion qu'ils en tireront c'est
qu'ils doivent quitter les ministères et le Conseil
d'État parce qu'ils ne sont pas marchands et que M. de
Saint-Simon lui-même n'est admissible à aucune fonction
puisqu'il n'est ni marchand, ni manufacturier, ni labou-
reur, à moins qu'il ne veuille compter la fabrique de sys-
tèmes au nombre des fabrications utiles à l'état. Le
même écrivain, ajoute Fourier, futinquiété peu de temps
auparavant (ceci fait allusion au procès de Saint-Simon,
20 mars 1820) pour une autre brochure qui n'était rien
moins qu'un moyen de terminer la Révolution et qui était
accusée d'opinions jacobites. »
Telle est l'opinion que dès l'abord Fourier a de Saint-
Simon ; et il n'en changera pas, car il n'est pas homme
-93-
à varier ses points de vue. Quand il lui fera allusion dans
ses ouvrages postérieurs — assez rarement d'ailleurs —
(car il s'intéresse davantage aux Saint-Simoniens — qui
sont vivants et bien vivants — qu'à leur maître qui est
mort), il ne le nommera que « l'économiste Saint-
Simon » (i) ou le « docte avocat des marchands ». Il
n'aura même pas toujours de tels ménagements et il lui
arrivera de traiter le « bonhomme Saint-Simon » de « ra-
doteur économiste ». Une fois pour toutes, il a classé
Saint-Simon dans la catégorie de ces « faiseurs de sys-
tèmes commerciaux dont le talent est d'encenser tous les
vices de l'hydre mercantile ».
Quant aux Saint-Simoniens, ils n'ignoraient pas abso-
lument Fourier, puisque dès 1826 le Pf'odiicteiir citait son
nom et son œuvre à côté de ceux de Owen et de Aucar(2).
Ce n'est au contraire qu'au début de l'année 1829 (3)
que Fourier apprit l'existence des Saint-Simoniens ou
tout au moins leur prêta quelque attention. On ne pou-
vait d'ailleurs plus ignorer ce mouvement d'idées, de
propagande et d'action dont les rapides progrès forçaient
de plus en plus l'attention de tous les esprits, — ennemis
ou amis, indifférents ou favorables — à Paris comme en
province et même au delà des frontières. Au mois de
mai de cette année 1829, Fourier fut mis en rapport avec
les Saint-Simoniens par M. de Corcelles tils qui le con-
(i) Remarquons d'ailleurs que pour beaucoup de contemporains Saint-Simon
est un « économiste «. Le secrétaire de Saint-Simon qu'on n'a pu identifier et
que j'ai déjà mentionné parle dans son manuscrit de « la tloctrinc du célèbre
économiste ».
(2) « Si à ces entreprises scientifiques et littéraires qui se soutiennent par un
plus ou moins g'rand nomhre d'écrivains se joint l'expression des opinions
purement individuelles ou ;i peu près telles que la société coopérative de
M. Owen, le collectisme de M. Aucar, la théorie sociétaire de M. l'ourier,
on aura de plus en plus la preuve que les hommes sentent le besoin d'accroître
les moyens qu'ils ont de s'entendre, les niotiFs qu'ils ont de s'aimer. » l<]xanien
(les faits qui prouvent la tendance de la société à s'orjjauiser, par J. Allier.
Le Producteur, 1826, t. 2.
(3) Dans son traité du Nouveau Monde publié' en 1828, l'ourier fait iillusimi
aux Saint-Simoniens en termes assez brefs d'ailleurs et peu pri'cis.
duisit à une de ces leçons publiques qu'ils avaient entre-
prises pour exposer leur doctrine. Il semble bien que
Fourier ne les connaissait pas. Dans la lettre ({u'il
adresse à Muiron, — son disciple et son ami — pour
l'informer de celte visite il ne parle des Saint-Simoniens
qu\>n termes très vagues. « J'ai difleré à vous écrire pour
deux raisons... la deuxième est que je voulais conférer
avec quelques membres dune société oii M. de Corcelles
(ils m'a conduit mercredi soir, jour de leur séance quin-
zainale. Ce sont les disciples de feu réconomiste Saint-
Simon et rédacteurs du Prfxlucteur, journal qui est sus-
pendu et qui va reprendre (i). »
Pourtant, il s'inquiétait déjà de cette doctrine qui
n'avaitquc quelques années d'existence, mais qui gagnait
sans cesse du terrain et semblait vouloir bouleverser
l'opinion, et dont plusieurs de ses amis — Considérant
notamment — suivaient avec attention et intérêt les pro-
grès (2). Il voulait « voir ce qu'était la doctrine de ces
messieurs et si on pouvait les intéresser à la sienne
dubitativement (3) pour les deux branches déjà certai-
nes, avant la sanction de l'expérience, l'économie poli-
tique et machinique, l'économie instinctive et sociétaire
(i) Lettre à Muiron, 22 mai 1829.
(2) Je voudrais avoir la place et le tems de vous parler d'un journal inti-
tulé « L'Or(janisaleur » et dont j'ai lu les 10 premiers numéros. On doit y déve-
lopper la doctrine de Saint-Simon. Jusqu'à ce moment on s'est borné à l'attaque
de ce qui existe et à Paire ressortir la nécessité d'un nouvel ordre social. Il y a
des pages que je croirais sorties de la main de l'un de nous Ces Messieurs
ont déjà des idées très fortes mais ils sont loin d'être entrés dans l'intérieur.
Je TOUS en dirai plus long sur cette doctrine si je vous écris de Dieuze et si j'ai
le temps j'en causerai avec M. Just [Muiron]. V. Considérant à Clarisse Vi-
goureux.
(3) Pellarin, qui essaie de préciser, écrit : « L'auteur de la théorie sociétaire
aurait demandé aux Saint-Simoniens de professer dubitativement sa doctrine, ce
qui semble assez étrange. Il y a certainement ici quelque inexactitude dans les
termes. Fourier ne demandait pas aux Saiut-Siraouiens de professer sa doctrine,
ce qu'il voulait d'eux c'est qu'ils l'aidassent, de leur crédit, de leurs movens
divers, à monter une entreprise d'association ; sans partager la confiance de
l'inventeur dans son système, on pouvait raisonnablement lui prêter son assis-
tance. Considérant souscrivait à la banque d'écliange de Proudhon, sans adop-
ter le principe sur lequel elle repose. Pellarin, p. iy8. Théorie de Ch. Fourier.
— 9'^ —
ou emploi de tous les instincts, leur éclosion précoce et
leur application à l'équilibre sociétaire ». Lettre à ]\Iui-
ron (22 mai 1829).
La première impression de Fourier fut, à n'en pas
douter, très nettement défavorable ; la doctrine « de ces
messieurs « ne lui plut pas. Leurs dogmes lui parurent
« faibles, taillés à coups de hache ». « Pour vous donner
une idée de leur faiblesse, écrit-il, ils prétendent que feu
l'économiste Saint-Simon est un inspiré de Dieu et qu'il
y a trois révélations : celle de Moïse, celle de Jésus-
Christ, celle de l'économiste Saint-Simon. N'est-ce pas
faire des systèmes à coup de hache ? » Les Saint-Simo-
niens, ce jour-là, avaient pris pour sujet d'enseignement
l'éducation et avaient indiqué la distinction qu'ils for-
mulaient : éducation générale ou morale, et éducation
spéciale ou professionnelle. Or, leur enseignement a été
bien pauvre, s'il faut en croire Fourier. « Si j'avais argu-
menté, écrit-il, j'aurais pu leur dire : comment, avec la
méthode civilisée ou division par familles, pouvez-vous
empêcher que l'enfant ne reçoive une douzaine d'éduca-
tions contradictoires que la dernière, la mondaine vient
détruire. Et quant à l'éducation spéciale comment par-
viendrez-vous à mettre l'homme à la place où l'instinct
l'appelle ; faire éclore dès l'âge de 3 à 5 ans tous ses ins-
tincts industriels étouffés souvent toute la vie; faire de
l'homme ainsi que de la femme des industrieux robustes
et adroits, avant d'en faire des savants ; leur donner cette
éducation industrielle et sociétaire à l'âge de 3 à 5 ans,
où ils ne sont bons à rien et où on est obligé de les Ofar-
der à vue pour les empêcher de faire le mal. »
Mais, Fourier fut surpris, il s'attendait à trouver chez
les disciples de l'économiste Saint-Simon une de ces
doctrines économiques qu'il maudissait. Et il y trouvait
une religion. Il les entendit avec stupeur « disserter et
argumenter sur la confession dont ils firent l'apologie ».
Et Fourier de s'indigner : « Je gagerais bien que des
quatre-vingts assistants [)as un m; va à confesse à moins de
- '.)<• -
spécLiIalion en liypocrisie »(i). 11 ne fit d'ailleurs part de
ses réflexions qu'à son ami Aluiron à (|ui il avoue qu'il
se serait « bien gard6 de heurter en rien cette société
puisqu'il venait ()Our ("aire connaissance avec elle )>.
y\vec l'admirable naïveté et la confiance impertyrbable
(|u'il avait en soi, il ne pouvait pas ne pas s'étonner, lui
rinv(înteur méconnu, le docte interprète « des plans di-
vins », « dont seul il a sondé la profondeur », le « sage
d'entre les sages », (c'est ainsi qu'il se qualifie modes-
tement), que dans Paris « on put trouver du crédit avec
des doctrines aussi faibles ». « C'est une chose pitoya-
ble, écrivait-il, que leurs dogmes faits à coups de hache,
et pourtant ils ont un auditoire, des souscripteurs, on
y argumente le bureau. » C'est cela surtout qui le frappe,
car il y revient souvent dans sa correspondance.
Il y avait dans la société saint-simonienne, déjà puis-
sante, fondée par des hommes jeunes et actifs, des
moyens d'action réunis qui pouvaient lui être d'un
grand secours. Il était, lui, isolé, à peu près inconnu,
n'avait pour disciples que quelques rares amis et es-
sayait d'attirer l'attention de son siècle en publiant le
Nouveau monde industriel et sociétaire. 11 se décida à « son-
der celte société » ; peut-être faudrait-il dire qu'on l'y
décida, et non sans peine vraisemblablement. Il avait en
effet toujours eu une véritable répugnance pour les rap-
prochements entre sa théorie et d'autres doctrines.
Depuis longtemps, ses amis lai conseillaient de « con-
cilier sa théorie avec celle de divei'ses sectes sans com-
promettre leurs doctrines, sans supposer une rétracta-
tion de leur part ». i6 février 1817 (2). Mais ces conseils
n'avaient jusqu'ici réussi qu'à irriter et agacer Fourier
(i) Quelqu'un me conduisit un soir à leur séiince où on pérorait en faveur
de la confession ; ce sujet me parut étrange dans un auditoire déjeunes gens
dont pas un n'allait à confesse ; les chefs n'y allaient pas davantage, car l'un
est juif, l'autre protestant, etc. Pièges et Charlatanisme.
(2) Sur tout cela, voir Pellarin, 2'= édition. Théorie de Charles Fourier,
p. 25/( et sqq.
- 97 —
qui répondait avec nervosité que « toutes les que-
relles de dogmes n'étaient pas le point essentiel » ;
« laissons là la forme, disait-il, et occupons-nous du
fond ; quels sont les résultats de leur science depuis
3 ooo ans ? L'indigence, la fourberie, l'oppression et le
carnage; dès lors, si je me concilie avec cette doctrine,
je donnerai donc les mêmes résultats. 11 n'en sera rien. »
Mais son intransigeance, dédaigneuse et obstinée au
début, s'amollit peu à peu et Fourier céda. Depuis plus
de dix ans, il attendait pour bâtir son phalanstère la ve-
nue du capitaliste généreux et intelligent qui lui en four-
nirait les moyens, persuadé que dès que l'essai aurait
été, je ne dirai pas tenté, mais fait, et aurait par consé-
quent réussi, ce dont il ne doutait pas un seul instant,
tous les hommes seraient aussitôt convertis à ses idées,
que de toutes parts, sur toute la surface de la terre, on
verrait se multiplier les phalanstères et qu'on assisterait
ainsi en moins de six années à l'avènement universel et
définitif du régime harmonien. Malgré ces magnifiques
perspectives, c'est inutilement qu'il s'était adressé au
roi, aux ministres, aux écrivains, aux banc|uiers, à.tous
les grands personnages du royaume. 11 n'avait guère eu
plus de succès auprès d'Owen, qui avait chargé son se-
crétaire de lui envoyer ses félicitations. Il était las d'at-
tendre, las d'être méconnu, las de prêcher sans cesse
dans le désert de la civilisation. H voulait faire appel à
l'opinion du monde civilisé pour qu'elle proclamât son
génie. Pour cela, il se serait adressé à n'importe qui,
fût-ce à un économiste ou à un professcui- de morale (i)..
(i) J'ai vu diinanclie dernier... le moraliste J... directeur de la Revue cncy-
clopcdujne. Il y a emmené Canaris et d'autres (jens et nous a communiqué ^ Ions
sa méthode morale qui a occupé une séance d'une demi-heure. Li't-dessus, je lui
ai prouve qu'il était un grand philosophe et que M. .\d. Garnicr avait eu jfiand
tort de ne pas le compter comme 6'' école dans le nombre dont il a donné récem-
ment l'analyse dans la revue ou tableau des productions de /<S'.-?.7. Ensuite, il m'a
fait heaucou]) de |)()litesses et voulait ménH> me (aire visite. Mais je pensais ii
pari moi : Vilain matin, tu l'erais bien mieux de me donner un anaivste impar-
tial, cela me serait bien plus utile qu'une visite et des paroles mielleuses, lou-
-98-
D'ailleurs les Saint-Sinioniens étaient riches ; ou du
moins l'ourier le (-royait ; « on les disait, écrit-il. proté-
gés par un banquiei- ()|)ulent. » Il vit donc tout n.ilurel-
lement en eux les bailleurs de fonds, sinon certains
du moins possibles, de Texpérience phalanstérienne, et,
n'ayant en vue que la réalisation de ses doctrines, il
tenta — malgré l'accueil plutôt froid qu'il avait reçu
d'Owen, et qui n'était point fait pour l'encourager à con-
tinuer à sonder ses conIVèresen utoj)ic — un peu à contre-
cœur, j'imagine — les démarches que certains de ses amis
le pressaient de faire auprès des Saint-Simoniens, en
qui lui-même avait déjà tendance à voir surtout des
rivaux.
Dès le lendemain de la réunion, à laquelle il a assisté,
il envoie à Enfantin le Nouveau monde industriel. « Hier,
jeudi, écrit-il à Muiron, j'ai envoyé un exemplaire à l'un
des principaux membres de cette société avec une note
de dix pages sur les avantages qu'elle trouverait à adop-
ter en partie (c'est Fourier qui souligne) la doctrine so-
ciétaire et à en faire l'essai. » Il exposait dans cette note
sa doctrine et l'intérêt essentiel qu'il y avait pour les
Saint-Simoniens à la connaître et à en tenir compte. « Je
désire, écrivait-il,- que votre société après en avoir pris
connaissance par quelques uns de ses membres, envi-
sage les moyens de célébrité que lui fournirait un ral-
liement à cette découverte. » Il insinuait que « des hom-
mes dans la force de l'âge et qui doivent désirer de faire
un coup décisif, s'ouvrir une ample carrière de gloire et
"de fortune, pourraient prêter l'oreille à l'idée de chan-
ger de bannière » (i) ; car « quel fruit avaient-ils à espé-
tefols, je pense que la prochaine fois il me donnera un analyste autre que l'erry.
Fourier, Paris, 5 avril 1826.
(i) Les Saint-Simoniens connaissent mon traité. Je leur ai envoyt^ il y '' s"-
viron deux ans ; ils n'étaient alors que novices, ne sachant trop quelle bannière
adopter. Ils avaient d'abord voulu faire une nouvelle philosophie comme on en
volt tant chaque année; ensuite, ils spéculèrent sur une nouvelle religion, idée
renouvelée de Laréveillère-I^épeaux et de Robespierre. Ne comprenant rien à
cette comédie ni à leur amaljrame d'idées qui n'ont aucun rapport, association
- 99 —
rer du patrimoine de Saint-Simon ? C'était chose à dis-
cuter. » Tandis que les avantages de la proposition qu il
faisait aux Saint-Simoniens étaient certains et indé-
niables, ou du moins lui apparaissaient comme tels. Il
supputait tout le prix qu'ils recueilleraient de cette al-
liance, et exposait» le rôle sur lequel pouvait spéculer la
société saint-simonienne en intervenant dubitativement
sur les branches de la théorie qui présentent certitude
matérielle et incontestable même avant la sanction de
l'expérience ; telles sont les économies d'extension des
machines et l'emploi des instincts que l'ordre civilisé ne
sait ni faire éclore ni employer utilement. » Il terminait
en disant que cette communication pourrait être le sujet
d'une conférence, et demandait un rendez-vous pour
s'expliquer et donner tous les éclaircissements qu'on
jugerait utiles. Il ne doutait d'ailleurs pas qu'on dut arri-
ver à une entente et que « l'inventeur lèverait en un
instant tous les doutes par des détails qu'il est, disait-il,
difficile de confier au papier » (i).
Enfantin ne manifesta pas l'enthousiasme ou môme
seulement l'empressement qu'escomptait Fouricr, et
c'est avec une légère ironie qu'il accueillit la proposi-
tion qui lui était faite de « changer de bannière » ; il
répondit froidement mais poliment en remerciant Fou-
rier de « la communication qu'il avait bien voulu lui
faire ». « Je lirai, écrivait-il, l'ouvrage que vous m'avez
envoyé avec toute l'attention que mérite la question que
vous traitez, attention qui a été donnée à vos précédents
ouvrages. » Faut-il voir là la preuve certaine que déjà
Enfantin lisait Fourier ?ou bien faut-il y voir simplement
et scliisme relifjieux, j'en dus conclure qu'ils u'av;iieiil point de doctrine fixe et
(ju'ils en chercliaient une (...ils en ont clumjjé sept ii huit fois). Je me suis
présenté à un de leurs chefs et le lendemain je lui adressais mon traité de l'as-
sociation. J'y joiyfnis une notice et je lui indiquais le parti que sa compagnie
pourrait tirer de cette découverte si elle voulait réellement sonder le méca-
nisme sociétaire, le noyau île démonstration. Pihjcs cl Cluirlntonisinr.
(i) La note était sijjnéc : b'ouri'ier, Une de Iliclielieu, llôlcl de llciilauiic,
45 bis. (Note de 10 pa[;cs). Archives saint-simoniennes. Arsenal.
un compliment c|iiclcon({ue, une banale formule de poli-
tesse sans sinnificalion ni portée véritable ? (^est cette
dernière interprétation cpie nous aurions tendance à
adopter.
Mais Enfantin déclinait l'offre d'une conférence, esti-
mant qu'il était « nécessaire avant d'entreprendre une
discussion ou plutôt môme avant de demander à P'ourier
quelques éclaircissements sur la noie (ju'il lui avait
remise, qu'il lût le Nouveau monde industriel ». « Cette
nécessité, ajoutait-il, est d'autant [)lus indispensable
qu'il me semble, d'après votre lettre d'envoi et votre note,
que vous ne connaissez de votre coté la doctrine de
Saint-Simon que par une ou deux séances de la rue
Taranne. Ainsi ai-je cru voir en parcourant, il est vrai
fort rapidement votre livre, (|ue vous n'y faisiez men-
tion ni de Saint-Simon, ni des ouvrages de son école.
Dans cette position, une controverse aurait peu ou point
de résultats avantageux, si même elle ne nous portait
point les uns ou les autres à fixer trop promptement
nos opinions, vous, monsieur, sur les idées de Saint-
Simon développées par nous, et nous sur les vôtres. Je
prends la liberté de vous adresser quelques-uns des
ouvrages de Saint-Simon et de son école que j'ai en ce
moment sous la main, en vous priant d'en prendre con-
naissance et de recevoir l'assurance, etc.. ».
Fourier se montra surpris de cette froideur et quel-
ques jours après il faisait remettre rue Taranne une lon-
gue note dans laquelle il développait ses observations
et ses objections sur la doctrine saint-simonienne.
Enfantin répondit lui-même aux principaux passages de
la note de Fourier par une lettre très étudiée et très
sérieuse dont le ton de courtoise politesse nuancée d'iro-
nie faisait contraste avec l'âpreté de quelques-unes des
objections et des critiques de F'ourier. Il répondait en
détail « et môme par d'assez bons raisonnements, écri-
vait Jules Lechevalier, faits au point de vue àe la méthode
historique; mais ces arguments ne reposant que sur des
lOI —
préjugés saiiit-siinonieiis étaient simpleiiient des fins de
non recevoir et ne touchaient nullement au fond de la
théorie de Fourier ». Voyons, d'ailleurs, les arguments
des deux parties.
Fourier prétendait que « c'est par le physique et non
par le moral qu'il faut commencer la réforme ». 11 oppo-
sait à « l'entreprise gigantesque des Saint-Simoniens »
la « petite entreprise qu'il proposait et qui n'exigeait
qu'un tiers de lieue carrée pour l'exécution » et à la « ten-
dance ploutocratique » des Saint-Simoniens — qui met-
taient la société entre les mains des banquiers et des
industriels qu'il raillait — sa vieille aversion contre les
« tripotiers de bourse », contre le commerce lequel
« subordonne le corps social à une classe d'agents para-
sites et improductifs qui sont les négociants », contre
ses procédés déloyaux, contre les marchands « qui ne
s'occupent que de tromper l'acheteur » et contre toute
féodalité mercantile ou industrielle en général. Telles
sont les principales objections dévelopj)ées par Fourier;
il y ajoutait de charitables avertissements aux Saint-
Simoniens « qui faisaient fausse route en parodiant le
catholicisme et en attaquant pacifiquement ou non la
propriété, la religion et le pouvoir »; il terminait en
vantant encore une fois les mérites de sa méthode qui
« opérerait sans chicaner ni ministres, ni prêtres, sans
s'emparer des finances de France, sans persécution contre
ceux qui l'emploieraient, sans irriter la cour et sa
garde ».
En somme, Fourier n'examinait que très superficielle-
ment et sans aller au fond des choses la doctrine saint-
simonienne ; il parlait des Saint-Simoniens sans bien les
connaître et sans les avoir sérieusement étudiés.
Frifaiitin l'en railla d'ailleurs dans sa réponse qui est
plus intéressante et (|ui présente avec beaucoup de net-
teté les objections des Saint-Simoniens. « \'ous avez
laissé passer, écrivait-il à Fourier, à peu près toutes les
idées capitales d'organisation sociale. » Il insistait notam-
ment sur la divergence absolue qui séparait Fourier et
les Saint-Simoniens, au point de vue de leur conception
de la propriété et de l'héritage. « Plus d'héritage par
i]v(n[ de îiaissance mdiis par droit de capacité. » Il consi-
dérait comme négligeable l'idée d'une épreuve locale
susceptible d'être accomplie, comme le prétendait Fou-
rier, « avec des gens étrangers à hi théorie sociétaire,
pourvu toutefois qu'ils soient mis dans des condilions
telles qu'elles entraînent l'organisation des travailleurs
par groupes et par séries », suivant la méthode qu'il [)ré-
conisait. Il repoussait l'idée de tenter une expérience
partielle. Le lieu de l'épreuve ne doit pas être autre, à
ses yeux, que le Globe tout entier ou du moins qu'un
territoire pris dans son ensemble. Aussi estimail-il qu'il
fallait commencer par une « affiliation de prosélytisme
avant de faire une association industrielle (i)». Enfin dans
l'œuvre de réformation sociale, il faut, d'après Enfantin,
procéder du moral au physique et non pas en suivant la
marche inverse comme le veut Fourier, qui pense au
contraire qu'il faut commencer par la transformation
industrielle de la société. 11 reconnaissait d'ailleurs,
après avoir signalé ces divergences essentielles, qu'il y
avait entre eux des points communs. « Vous souffrez,
monsieur^ la société où vous vivez vous pue, la position
relative des oisifs et des travailleurs vous irrite ; c'en est
assez pour que de grand cœur les élèves de Saint-Simon
vous tendent la main. » 11 écrivait, un peu plus loin : « Le
sentiment dont vous êtes animé, le dévouement auquel
vous vous abandonnez établit véritablement un lien
(i) C'est d'ailleurs, comme nous le verrons, ce que les Saint-Simoniens ont
toujours professé : Cfr. « Au sein de l'existence universelle, nous connaissons
la destinée de l'humanité. C'est l'humanité tout entière que nous venons ensei-
gner et convertir; vous pouvez comprendre pourquoi nous n'avons pas voulu
organiser saint-simoniennement une vallée, un canton. » Transon ÇGlobe,
12 fév. i83i). Barraull écrivait dédaigneusement : « ?S'e serait-ce pas l)ien pré-
luder à l'association universelle que d'aller Fonder une association mesquine,
chétive, minable, et dont la trivialité ne sera pas au-dessous de la chose, une
association de ménage et de pot-au-feu ? »
— io3 —
entre les élèves de Saint-Simon et vous ». Mais leur
entente se bornait à la partie criticjLie; ils étaient, quant
au reste, en parfait désaccord... « Nous adoptons positi-
vement le sentiment qui vous a conduit à votre doc-
trine ; nous adoptons positivement une grande partie de
la critique que vous faites de ces agglomérations d'êtres
hétéroclites, hostiles,, qu'on ose appeler sociétés aujour-
d'hui, mais nous rejetons tout aussi positivement la pres-
que totalité de vos vues sur l'avenir destiné à l'huma-
nité ; nous ne les voyons appuyées sur aucune tendance
indiquée par l'épreuve des faits humains... ».
Ainsi Enfantin et Fourier ne se comprirent pas, comme
il fallait s'y attendre ; et sans doute ne firent-ils aucun
effort pour chercher à se comprendre. La correspon-
dance qu'ils échangèrent, bien loin de les rapprocher,
eut plutôt pour résultat de les éloigner un peu plus l'un
de l'autre, et ne fit qu'accuser l'antagonisme et l'opposi-
tion entre les idées, le tempôrainment, le tour d'esprit
des deux hommes et la méthode des deux doctrines (i) :
il paraissait à la vérité impossible qu'on pût jamais con-
cilier des principes aussi contradictoires que l'attraction
universelle de Fourier et le sacerdoce universel auquel
visait déjà Enfantin.
Fourier fut froissé et blessé mais surtout surpris de
voir refuser ses offres que très sincèrement il considérait
comme avantageuses. Tant d'aveuglement le stupéfiait.
Dans une lettre du 5 juin 1829 son ton est changé. Ses
illusions sont tombées, il est découragé. Il écrit à Mui-
ron: « Je réponds à votre lettre du 2 juin où vous parais-
sez croire qu'il sera aisé de manier la société Saint-
Simon. Vous tombez à cet égard dans l'erreur que M. Gréa
(i) Il n'en résulta, écrit Fourier, i[u'un éehanjjc de lettres où le pape répon-
dit qu'il trouvait sa docU'ine sublime cl qu'il y persistait. De mon côté, je u'in-
sislais pas. « On se contenta de lui conseiller (à l''ourier) l'étude des ouvrages
de Saint-Simon et il ne fut plus question des séries passionnées que pour rire
des détails de niénatje et d'économie sociétaire comme la Revue fraiiraise avait
ri des détails d'éducation appliqués aux bambins et aux latins. >> Pajfe lu. I^e-
chevalier. Science sociale.
— lO^I —
reproche à ses commettants : celle de prolonger une
marche calculée sur des possibilités imaginaires et dont
on voit le contraire «piand on est sur les lieux. » Il juge
déjà les Saint-Simoniens avec moins de réserve et se
montre plus sévère à leur égard. Il les accuse d'hypo-
crisie. « Eux-mêmes ne croient [)as plus à Saint-Simon
qu'à l'Alcoran... Si j'avais Tair de croire aux niaiseries
de son système, ces messieurs diraient : Voilà un hypo-
crite qui veut nous empaumer. » Et dans une autre lettre,
où il expose d'ailleurs de façon fort imprécise et inexacte
les doctrines saint-simoniennes : « Il n'est pas possible
de penser que la société Saint-Simon n'ait ri de ces sor-
nettes comme vous en rirez. » Ses amis lui conseillaient
plus de modération. « Gardez-vous bien, lui écrivait
Gabet, de les supposer de mauvaise foi ; dites hautement
que Saint-Simon est entré dans la voie de la vérité. »
Mais Fourier continue à donner libre cours à son humeur,
et dans son dépit naïf, il nous dévoile son but et le rôle
modeste qu'il a l'ambition de jouer. Il se contenterait de
celui « d'arrangeur » (il nous le dit en termes formels).
« Je ne leur ai fait mes propositions que par les voies
les plus droites et à titre d'airaiigeur en leur prouvant
que l'on peut, laissant de côté la partie absurde du pré-
dicant Saint-Simon, s'appuyer de tels ou tels détails, tels
principes, et les greffer sur une doctrine certaine »
(Notons en passant la différence de ton de cette lettre
avec celle de 1817 que nous avons citée); et il y revient
et y insiste dans une autre lettre encore plus précise :
« Je n'ai pu leur proposer mon intervention qu'à titre
A'arrangeur, qui tirera parti de ce qu'il pourra greffer,
amalgamer avec la doctrine sociétaire. »
Remarquons d'ailleurs, — et je crois qu'on ne peut dou-
ter sur ce point de la sincérité de Fouriei*, — que s'il agit
ainsi c'est dans l'intérêt des Saint-Simoniens qu'il essaie
de « détourner de la voie de perdition où ils s'engagent
en jouant au culte et au sacerdoce. » « Saint-Simon lui-
même n'a-t-il pas prévu l'écueil où échouerait sa pre-
— io5 —
mière proposition : celle de créer un nouveau christia-
nisme en déclarant hérétiques le pape, les catholiques et
les protestants ; il avoue que cela pourra attirer des per-
sécutions à ses disciples. C'est ce qui ne leur manquerait
pas et au lieu de les encourager dans cette voie de per-
dition, il m'a paru bien mieux de leur dire qu'on pourrait
négliger ce vicieux ressort, ce brandon de guerre civile
et religieuse et greffer la nouvelle doctrine sur le prin-
cipe simoniste qui établit le droit des industriels ou sala-
riés à un meilleur sort. » « Je ne pouvais, continue-t-il,
dire à ces messieurs que le temps a manqué à Saint-
Simon, puisqu'il dit avoir travaillé 45 ans à son risible
projet dont le deuxième ressort est de s'emparer de la
gestion des finances, déterminer le roi à congédier la
noblesse, le haut clergé, et même le bas clergé, s'il veut
rester dans la religion existante; congédier aussi les mili-
taires etles légistes et remettre les finances aux industries
qui formeraient un conseil superposé aux ministres, au
Conseil d'Etat et autres » ; « ce faisant. Sa Majesté, dit il, se
trouverait avoiropéré le changement radical qu'ont néces-
sité les progrès de la civilisation». ...«Voilà un plan bien
séduisant pourla cour, la noblesse, le clergé, les militaires
et la judicature, un moyen sûr de faire remettre les finan-
ces aux industriels des rues Saint-Denis, la Verrerie et
des Bourdonnais (il désigne ces trois quartiers !) il ne
se soucie pas des banquiers de la Chaussée d'Antin,
parce qu'ils ne remplissent pas leurs salons des mar-
chands de ces trois rues, ou que si l'on en voit parfois
chez eux, ils y sont placés au bout de la table ! ! ! Risi(/7i
tenealis... » (i) 11 concluait: « C'est donc une société qui
cherche ses dogmes sans savoir oîi en prendre. » Aussi
lui proposait-il les siens, en insistant copieusement sur
la quantité considérable d'avantages certains (|u'eii reti-
reraient les Saint-Simoniens, celui de « devenir la |)re-
mière société de Paris, de rallier les fractions ib> toutes
(i) Lettre du 5 juin 1829.
— loG —
les autres, s'incorporer peut-être des compagnies formées
comme celle des treize millions pour la plantation des
landes bretonnes, Favantage d'avoir la cour dans leur
parli, un jouiiial f|ui serait bientôt le plus couru, etc., »
Fourier avait été, nous l'avons dit, étrangement sur-
pris de voir Bazard et Enfantin refuser tous ces avan-
tages qu'il leur offrait si généreusement. Il imaginait
d'ailleurs très bien les raisons de leur refus qu'il expli-
quait très simplement dans une lettre à Muiron. « Ce
qu'ont bien entrevu ces aigrefins c'est que je serais bien-
tôt le véritable chef et que la doctrine de Saint-Simon
irait trop vite au fleuve d'oubli; s'ils n'avaient pas encore
prêché cette doctrine, peut-être auraient-ils consenti à
en épouser une toute nouvelle; mais à présent comment
ramour-pro|)re peut-il se prêter à une chute qu'ils pres-
sentent fort bien et qu'aucune phrase mielleuse ne peut
déguiser »? 11 n'avait pourtant pas perdu tout espoir.
« Je ne sais ce que penseront ultérieurement ces mes-
sieurs, mais je crains que l'orgueil ne l'emporte sur l'in-
térêt. »
Peu à peu, l'agacement de Fourier et son dépit se
transforment en une véritable haine. Dans toutes leurs
lettres, ses amis, Gabet, Muiron, Considérant lui parlent
des Saint-Simoniens, font allusion à leur succès, à leur
vogue. C'est Gabet qui, non content de lui exprimer son
admiration pour les Saint-Simoniens (i), lui déclare que
«la doctrine de Saint-Simon semble se rapprocher beau-
coup de la sienne » (2)(et l'on pense bien que le rapproche-
(i) On dit qu'il se forme une association nouvelle sous le nom de Saint-Si-
monisme. Je ne connais ni ses principes ni ses bases, mais d'après ce que j'en
ai appris, c'est plutôt une secte religieuse qu'une institution sociale et le mys-
ticisme est loin d'être à l'ordre du jour. Cependant, elle a, dit-on, un fjrand
nombre d'affiliés (i"^"" février i83i).
(2) « J'ai ])u me procurer les œuvres de Saint-Simon (i<^'' volume); quoique ce
livre ne soit encore qu'une introduction, il m'a donné une baute idt'-e de sa
doctrine qui me semble se rapprocher beaucoup de la vôtre Mais quel est le
mode d'organisation ? C'est ce que doit m'apprendre le 2*^ volume que j'attends
avec la plus vive impatience. »
— I07 —
ment de ses théories de celles de « l'économiste Saint-
Simon », n'était pas de nature à faire plaisir à Fourier).
C'est Muiron qui lui conseille « de dire hautement que
Saint-Simon est entré dans la voie de la vérité » et qui
cherche à le rapprocher des Saint-Simoniens et à le per-
suader de leur bon vouloir. Fourier lui répond avec mau-
vaise humeur: « Quand ils voudront, ils formeront une
compagnie actionnaire, mais il faut qu'ils renoncent à
leur morale cosaque de s'emparer des successions; au
reste, pour confondre leur pathos évasif, leur plein senii-
ment de l'humanité, je suis toujours prêt à entendre toute
proposition d'opérer mais non pas d'adopter leur tar-
tufferie » [Lettre à Muiron, 3o avril i83o].
C'est en vain que Fourier attendit leurs propositions;
les succès de l'école grandissaient d'ailleurs de jour en
jour(i); deux ans s'étaient à peine écoulés depuis (jue les
disciples de Saint-Simon avaient commencé dans les
salles de la l'ue Taranne devant un petit nombre de per-
sonnes la première exposition puljlique de la doctrine
du maître. Maintenant, sur tous les points de la France,
à Metz, à Bordeaux, à Toulouse, à Montpellier, à Limo-
ges, à Castres, à Lyon, à Rouen, il y avait des centres de
propagation ; dans l'Ouest et dans le Midi les enseigne-
ments saint-simoniens étaient l'objet d'expositions régu-
lières. A Paris, les prédications avaient attiré une telle
allluence que le local auparav^ant destiné aux expositions
dogmatiques était devenu trop étroit, et (pi'on s'était
vu obligé de Iranspoiter les séances dans la salle plus
vaste du Prado et d'instituer un deuxième enseignement
à côté de celui qui existait déjà. « Nous avons des cor-
respondants dans plusieurs villes de province et les
séances de la rue Taranne sont extrêmement frétpionlées.
iNlaintenant (pic la doctrine a été sullisaninuMil conqjlétée
(l) « De|niis 3 mois nos |)r(>[frès ont t'-tt' immenses, noire soi-iétô esl oonsti-
luée, c'est une associnlion matériello non pas sonlemenl spirituelle A Lo-
(lève, à Castres, à Montpellier, à roiilousi-, à Metz nc>iis avi>ns «les suciMirsalcs
or^janisées. m Lettre d'Kiolitlial l\ Slnart Mill.
— io8 —
pour qu'on puisse sentir sa valeur comme application, et
qu'elle a été coordonnée au point d'en rendre l'exposi-
tion simple et facile, les progrès vont être d'une extrême
rapidité», écrivaitd'Eichthal, 28 novembre i829,àStuart
Mill. C'est en efTel ce (pii se produisit et dans l'au-
tomne de i83o, l'impulsion donnée à la doctrine par la
révolution de juillet fut telle qu'elle nécessita un grand
développement matériel et que la doctrine prit une très
grande extension. Le Globe, que les Saint-Simoniens
avaient pris aux mains des doctrinaires et qu'ils avaient
continué, avait été fort bien accueilli; d'ailleurs les
Saint-Simoniens ne reculaient devant aucun sacrifice
pour accroître le nombre de leurs adhérents. Au bout de
quelque temps on avait supprimé l'abonnement et on
envoyait le journal à quiconque en témoignait le désir.
Des brochures, des ouvrages destinés à propager la doc-
trine étaient imprimés et distribués gratuitement. Des
réunions hebdomadaires avaient été instituées; puis
d'hebdomadaires elles n'avaient pas tardé à devenir
quotidiennes; des enseignements avaient lieu à Paris à
l'Athénée, au faubourg Saint-Germain, au Grand Centre,
à la salle Taitbout et chaque branche de l'enseignement
de ladoctrine avaitsonjourd'exposition. Des missionspar-
couraient les provinces. En Belgique même, l'église avait
six centres. La doctrine, avait grâce à cette propagande
extraordinairement active et chaleureuse, fait des progrès
tels que les plus ardents et les plus convaincus de ses
adeptes n'avaient jamais osé l'espérer. « Ils se croyaient
à la veille de conquérir le monde (1). » On ne s'étonnera
donc pas qu'ils n'aient point répondu aux appels que
Fourier leur adressait, le moment était vraiment mal
choisi. Il est vraisemblable que ces succès, cette vogue du
saint-simonisme que les amis de Fourier lui signalaient, et
que lui-même, qui avait assisté à quelques séances saint-
(i) Carnot.
— log —
simoniennes, avait bien été obligé de constater (i), ne
firent qLraccroître son animosilé contre les Saint-Simo-
niens. Il s'irritait devoir que « sans aucun examen on ajou-
tait foià leurs simagrées de pbilanthropie... » qu'on leur
fournissait des capitaux, que les journaux prônaient leur
doctrine, ou tout au moins parlaient d'eux, ne fût-ce
que pour les discuter ou les combattre. « Notre siècle qui
se dit positif, écrivait-il, accueille gravement toutes les
fadaises; on voit la jeunesse aller pendant une année en-
tière étudier aux prêches saint-simoniens la nouvelle
politique de donner tout son bien aux prêtres de la rétro-
gradation(2). Sans doute, les dogmes de Saint-Simon
étaient absurdes, « en attendant la secte se grossissait
avec facilité (3) ».
Fourier était dégoûté et aigri; sa mauvaise humeur
s'était changée en une aversion haineuse; une rancune
s'amassait en lui, une bile amère. Ses lettres retentis-
sent désormais de ses plaintes et de ses récriminations;
on sent à chaque ligne le parti pris, l'acrimonie, l'accent
de rancune. On dirait que Fou lier a des injures person-
nelles à venger. En réalité, il fait expier aux Saint-
Simoniens les espérances trop vives et trop promptes que
naïvement il a mises en eux.
Ses amis cherchaient à le consoler(^). Mais il prenait en
(i) « Les Saint-Slmoniens, écrit-il, ont une énorme vogue et pourtant ils
n'ont ni moyens ni doctrine. »
(2) Pièges et Charlatanisme, p. 9.
(3) « Pour justifier cet accueil fait au charlatanisme, on répond : I>e siècle a
besoin d'innovation en politique industrielle : le besoin en est si {fénéraiement
senti qu'on incline pour tout ce qui a une teinte de nouveauté, mais rien n'est
plus éloigné de la nouveauté que les antiquailles démagogiques remises en scène
pai' Owen et Saint-Simon qui dévorés de l'envie de l'ormer secte et ne sachant
rien inventer ont réchauffé et replâtré les visions les plus ridicules des anciens
sophistes et des athées de l'autre siècle » (Manuscrits).
(4) « Ne vous lassez pas, écrit Gabet à t'onricr, de combattre les obstacles et
vous les surmonterez. Regardez les peines que tous les hommes de génie, quand
ils étaient comme vous supérieurs à leur siècle, ont eues pour se Faire com-
prendre et renverser les préjugés qui les empêchaient de répandre leurs lumiè-
res; mais avec la patience et le temps ils sont venus à bout de leurs desseins »
(12 juillet i83o).
I 1 o
mauvaise part les conseils qiio ceux-ci lui donnaient; ils
avaient le tort de lui proposer trop souvent les Saint-
Simoniens pour modèle. A Muiron qui l'exhortait à les
imiter dans leur piopagande, il répondait avec mépris :
« Vous voulez que j'imite leur ton, leuis capucinades
sentiinenlales, que vous nommez efï'usion de cœur; c'est
le ton des charlatans, jamais je ne pourrai donner dans
cette jonglerie. Je ne m'attache qu'aux raisonnements
péremploires » (20 janvier i83i, cité par Pellarin. Vie de
Fourier, p. 110-117). Mais ce (jui mit le comble à l'exas-
pération de Fourier, c'est l'idée — (jue sans doute on
lui suggéra — mais qu'il ado{)ta avec empressement,
que les chefs de la secte saint-simonienne n'avaient
en vue que de piller sa théorie et d'en donner les
principales vues comme émanant d'eux-mêmes ou de
leur maître Saint-Simon. A partir de i83i, les lettres
concernant les Saint-Simoniens, que Fourier adresse à
ses amis, répètent cette accusation de plagiat (dont nous
examinerons plus loin ce qu'il faut penser); il attaque
les Saint-Simoniens avec une vigueur et une àpreté de
plus en plus grandes; c'est d'ailleurs à peu près toujours
les mêmes arguments, les mêmes objections que Fourier
leur oppose, il n'y a guère que les injures et les épi-
thètes qui changent et il faut bien convenir que sur ce
point son vocabulaire est très riche et presque inépui-
sable.
C'est alors que Fourier en vint à ce que Pellarin lui-
même, biographe respectueux et admirateur passionné
de son maître, appelle très justement une « agression »,
et qu'il lança contre les Saint-Simoniens son factum inti-
tulé : « Pièges et charlatanismes des 2 sectes : Saint-Simon
et Owen qui fxromettent l'association et le progrès. Moyen
d'organiser en 2 mois le progrès réel, la ivraie association ou
combinaison de travaux agricoles et domestiques donnant
quadruple produit et élevant à 25 inilliards le revenu de la
France borné aujourd'hui à 6 inilliards un tiers » (Bos-
sange père, Paris, i83i, in-8, 72 pages) [Un des manus-
II I
crits porte en sous-titre « protestation contre les plagiats
et les pièges des 2 sectes] (i).
FoLirier se propose clans cette brochure d'exposer, en
regard des erreurs et de l'absence de théorie qu'il si-
gnale chez ses rivaux, les conditions et les moyens de
l'association véritable « de l'association intégrale » que
lui seul connaît, dont il a seul donné une « théorie régu-
lière, pleine et sans lacunes, abordant et résolvant tous
problèmes, posant hardiment ceux devant lesquels ont
reculé tous les économistes. » Il indique d'ailleurs lui-
même dans une lettre à Muiron ce qu'il a voulu faire :
«... j'expose fort gaiement dans un court préambule
l'absurdité de leurs bases théocratie et mainmorte et
le charlatanisme de leur manière ampoulée ; ensuite, j'en
viens à leur plagiat avant de disséquer leur théorie
et leur tactique, j'ai employé trois articles à faire connaî-
tre en abrégé les deux sciences qu'ils veulent m'enlever ;
ensuite, j'examine leurs astuces. » Tel est le plan géné-
ral de Fourier ; entrons maintenant dans le détail.
« Les Saint-Simoniens et les Owenistes se flattent de
savoir associer ; ils ignorent que pour y réussir, il est
seize problèmes, seize conditions à remplir. Leurs mé-
thodes, leurs doctrines, loin de satisfaire à aucune des
seize conditions opèrent toutes à contresens. » Ils igno-
rent la solution de tous ces problèmes, c'est-à-dire le
premier mot de la question, ils prétendent qu'ils veu-
(i) Cette brochure est actuellement presque introuvable. On lit dans le cata-
logue raisonné des publications de l'école sociétaire : « P. et G. des Sectes O.
et S' S. Br. in-8", Paris, i83i. Cet écrit entièrement épuisé, sera réimprimé
à la fin du dernier volume des œuvres complètes. Ce pamphlet est très intéres-
sant quant aux questions de science et de doctrine; mais les éditeurs et les <lis-
ciples de Fourier n'entendent point épouser certaines exajférations et certaines
accusations dirigées par l'auteur contre les intentions d'hommes aussi recom-
mandables que M. Ovven et aussi honorables que l'étaient la plupart des chois
du Saint-Simonisme. L'auteur, du reste, était revenu plus lard sur ses premiè-
res opinions h ce sujet » [ce qui d'ailleurs est tout i\ fait inexact). Voici la liste
des chapitres : Préambule sur le ressort sociétaire exposé sur le faux progrès
— association intégrale — i)rogrès réel, son échelle — résunié sur les asiuccs
des 2 sectes — proposition d'une société de progrès réel.
lent foncier Tassociation ; « mais ils ne disent môme pas
laquelle des trois. Est-ce la demie, ou la simple ou la
composée ? » Ceci indique le ton général de l'ouvrage
qui, bien que dirigé à la fois contre Owen et les Saint-
Siiuoniens, ne vise guère que ces derniers ; c'est contre
eux (|iie Fourier s'acharne, et l'on peut dire que c'est con-
tre eux que l'ouvrage est fait(i). Il les invective avec une
merveilleuse abondance. Ce sont « des saltimbanques
philanthropiques » (p. 5), des « charlatans ascétiques
dignes du x'' siècle, des schismatiques suspects et dan-
gereux, des captateurs d'hoiries et de patrimoines, des
plagiaires dogmatiques n'ayant aucune idée de leur crû,
des caméléons spéculatifs changeant dix fois de systèmes,
des cosaques scientifiques pillant et travestissant les
idées d'autrui » (p. /i7), des frelons scientifiques, des
« hérésiarques fardés de philanthropie, trompant mé-
chamment le siècle en lui promettant les deux bienfaits
dont il a besoin », leurs doctrines ne sont guère mieux
traitées, ce sont « des tartufferies philanthropiques, des bil-
levesées de progrès imaginaire, des jongleries, des lubies
ascétiques, des caricatures de prophétie » (p. m), « des
oripeaux d'hérésiarques féconds en belles phrases. » Ils
ne savent pas comment s'y prendre pour associer. « Ils
tombent à chaque pas dans des erreurs choquantes, faute
de connaître l'industrie attrayante. On voit leur journal
déclamer trois cent soixante fois sur ou contre les oisifs
(à chaque numéro du Globe) (2), et ils restent eux-mê-
mes dans une oisiveté coupable, ils prétendent connaître
l'art d'associer les travailleurs, mais ils ne veulent faire
aucun essai, aucune démonstration expérimentale de leur
savoir. Du reste, ils n'ont « aucune intention de fonder
(1) « En passant d'Owen à Saint-Simon, vous tombez de Charybde en Scylla.
Owen essaie. Saint-Simon rien. »
(2) « Les riches ne veulent pas travailler, nous dit la secte simonienne qui
ne saurait écrire une phrase contre la richesse oisive. Si elle est oisive c'est
parce que nos sciences n'ont pas su inventer le mécanisme d'industrie at-
trayante... » Bon sens, i838, 20 août.
^ ii3 —
rAssociation, ni d'opérer le progrès )^. S'ils avaient voulu
associer, ils le pouvaient ; et même s'ils le voulaient
ils le pourraient encore, ils y gagneraient « brillante
fortune et lustre éclatant » (p. ^']). Ils n'auraient pour cela
qu'à accepter les propositions de Fourier qu' « il leur
a plu de dédaigner » (i) ; « au lieu d'accueillir la voix
du progrès réel qui leur était offerte », ils ont préféré la
carrière banale des critiques politiques, des captations
d'hoiries, leur pathos superstitieux, leur ascétisme dé-
magogique, leurs schismes, et germes de guerre civile »,
et ils n'ont rien fait, ils n'ont pas « opéré » comme dit
Fourier ; malgré toutes les facilités qu'ils en avaient, ils
n'ont fait « aucun bien réel », ils n'ont « introduit aucune
grande amélioration généralementreconnue ». Owen,qui
n'était guère plus fort qu'eux, a lui du moins tenté un
essai, essai qui n'a pas réussi, et qui ne pouvait pas réus-
sir. Les Saint-Simoniens « plus rusés » avec une clien-
tèle décuple du nécessaire « ont eu l'habileté de n'en
rien faire et d'esquiver toute épreuve en association in-
dustrielle », « brillants en paroles, ils craignent d'échouer
en action » au lieu d'aller directement au but, ils gagnent
du temps, ils disent qu'il faut avant d'associer prêcher
la doctrine par toute l'Europe (2) (p. 27). Mais ce n'est
là qu'un prétexte. La vraie raison de leur inaction est
qu'ils ignorent tout des conditions de l'association.
Aussi se contentent-ils de promettre vaguement une
association théocratico-démagogique sans dire comment
seront distribués les travaux agricoles et domestiques,
c'est-à-dire en oubliant l'essentiel, la base qui doit
« s'appliquer avant tout aux trois fonctions agricole,
domestique et manufacturière, amalgamées combiné-
(i) D'ailleurs [•'ourler leur pro|)Ose de mettre au concours l'invention du
procédé. « Si donc les Saint-Simoniens et les Owenistes ou autres sectaires
avaient voulu faire franchement l'association, ils auraient mis au concours
l'invention du procédé, le mécanisme des passions et instincts, attractions et
répug-nances, accords et discords.. . «(Manuscrits).
(2) Ils veulent fonder la cité universelle et ne savent pas fonder le petit can-
ton sociétaire (Manuscrits).
8
— II'l —
inent oA exercées par des masses très nombreuses. »
Us seraient d'ailleurs bien embarrassés de le faire, car
ils sont condamnés à cette alternative ou bien « d'essayer
une association industrielle sans suivre la méthode de
Fourier » — et alors « ils tomlxiront à plat com me Owen » — ,
ou bien d'adopter sa méthode ou tout au moins de la « pil-
ler en toutou on partie « (i), — et c'est la seule façon pour
eux de réussir car il n'existe pas deux méthodes d'asso-
ciation mais une seule, celle que Fourier a découveite,
la méthode naturelle dont l'invention lui appartient. ]\Iais
Fourier veille : il signalera le plagiat, qui sera « confondu
par un traité publié en 1822 avant qu'il n'existât des Saint-
Simoniens, et un plus récent de 1829 intitulé le Nouveau
Monde » ; Fourier se rassure d'ailleurs en pensant qu' « ils
ne manqueront pas s'ils le plagient de faire beaucoup
de fautes de mécanisme, d'attraction industrielle », à
moins qu'ils ne l'appellent lui-même « pour inspecter les
dispositions. »
Et pourtant il est inquiet. Il attribue aux Saint- Simo-
niens les projets les plus ténébreux : N'a-t-il pas en effet
reconnu « à divers indices que les Saint-Simoniens médi-
tent de s'emparer de la théorie d'industrie attrayante ou
(i) « Mais un contre-tenis les gène : le véritable inventeur du n'-gime so-
ciétaire existe L'impossibilité de travestir sa théorie de l'industrie attrayante
réduit la compag^nie saint-simonienne à temporiser tant que l'inventeur exis-
tera et pourra sig^naler le plag^iat. Elle gagne du tems ; elle distrait l'atteution
par une intrigue de schisme religieux, par des doctrines théocratico-démagogi-
ques, par des incursions dans la politique du jour, le tout en attendant la mort
de l'inventeur. Lorsqu'il ne pourra plus réclamer, la secte simonienne s'évertuera
à remanier son invention et s'approprier la théorie du mécanisme sociétaire et
du quadruple produit. De là vient qu'ils n'osent pas Faire une tentative d'asso-
ciation sur un canton agricole de 3oo à ^oo familles ni même proposer cette
épreuve décisive : ils seraient dans l'alternative de voir leur établissement tom-
ber comme ceux d'Owen, qui étaient en tous points à contre-sens de la nature
ou de mettre en pratique la méthode naturelle, sa distribution en séries de grou-
pes contrastés, méthode dont l'inventeur les confondrait comme plagiaires d'un
procédé publié avant l'existence de leur secte et annoncé depuis plus de 20 ans
(Extrait d'un manuscrit intitulé : Réfutation contre les plagiats de la société
saint-simonienne et proposition d'une société de réforme industrielle qui réa-
lisera les biens que les sophistes n'osent pas promettre, le quadruple produit et
l'industrie attrayante, fruits de la véritable association).
— ii5 —
art d'associer dont il est rinventeur... c'est une mission
de piraterie; ils attendent qu'un accident quelconque, un
décès prémaluré les favorisent dans le larcin projeté de sa
méthode » (p. 5). Aussi Fourier veut-il dès maintenant les
démasquer; « entrevoyant les intentions de ces corsaires
je proteste contre eux et vais signaler leurs intrigues »
(p. 9). Il dénonce donc leur plan et leurs mobiles.
« Leur but secret est d'atta<[uer la religion catholique :
c'est là ce qui rallie leurs partisans » (1) (p. 10). Le plan
des Saint-Simoniens, pour arriver à leurs fins, peut se
diviser en deux parties : l'une politi(jue et l'autre dogma-
tique (p. 52). Au point de vue politique, le but des Saint-
Simoniens serait de « s'emparer de la moitié des dona-
tions et legs qu'obtenait annuellement le clergé de France
avant juillet i83o » (2), « les donations s'élevaient de qua-
(i) Leur doctrine, ou plutôt leur sémillant de floctrine, est un « masque,
une intrigue dont le plan paraît être de renverser la religion catholique, de lui
enlever au moins la moitié de ses sectaires et par suite d'exciter des troubles
qui ménageraient aux prêtres saint-simoniens quelque moyen de s'emparer du
gouvernement ; en attendant, ils se créent des places d'évêque bien payées, dit-
on, par les donations de quelques dupes; il en faut de riches pour subvenir aux
frais énormes de cette nouvelle mission » (p. 1 1). « Les patrons secrets de la secte,
les esprits forts ont l'espoir de réaliser le vœu des encyclopédistes : écraser l'in-
fâme. Aussi voit-on que cette secte est poussée, soutenue par des personnages
qui gardent l'incognito » (p. 6i) et encore : « la Religion est réellement menacée
par le Saint-Simonisnie qui ne déguise pas son projet de la détruire. Les Saint-
Simoniens n'ont rien de menaçant pour la philosophie; ils en remanient les
dogmes et c'est une philosophie de plus » (Réponse à la Gazette de France^
(2) « Ladite secte, au nom de son dieu, se crée des fonctions de papes, car-
dinaux, évèques et curés d'un schisme tendant à établir le plus obscurant des
gouvernements la TIIKOCRA.TIE et ii ressusciter le plus odieux des rites féo-
daux, la MAINMORTE, générale et même en ligne directe. De par ce nouveau
Dieu, la secte, dans un transport d'amour et de sympathie, somme les l'arisiens
de lui livrer leur fortune, hoirie ou patrimoine, peu importe; elle prend tout
indistinctement et elle accorde une petite pension viagère à tout bénin disciple,
i\ tout badaud qui lui a remis sa fortune. Les Saint-Simoniens appellent cela
organiser : oui, leur bourse. En outre, ils veulent s'emparer du gouvernement
et des finances, diriger les rois et peuples, fournir un conseil superposé aux mi-
nistres. Ils offrent aux savants une part au gâteau de cette cupide association.
Préface, p. m. Ils se créent (les Saint-Simoniens) des canonicats oratoires, des
papautés et épiscopats qu'il faut alimenter par dos intrigues peu honorables »
(Manuscrits).
— Ilf, —
tro à cinq millions par an et aujourd'hui (|ue le clergé
paraît avoir perdu de son influence, les Saint-Simoniens
ont d'autant plus de chances pour obtenir chaque année
dans la seule P'rance deux millions et plus en donations
de patrimoines ou d'hoiries qui ne leur coûteront que
du pathos oratoire, qu'un gonflement d'amour et de
sympathie pour les bonnes bourses » (p. 62) (i).
« Leurs moyens sont au nombre de trois » (et nous re-
trouvons ici les divisions et subdivisions chères à Fou-
rier) ; ils veulent séduire les femmes, les savants, les
artistes et les industriels, aussi ne sont-ils occupés qu'à
les flagorner; en réalité, ils leurrent ces trois classes et
ils n'ont aucune connaissance de ce qui peut les satis-
faire. Ils les « amorcent par quelques perspectives
d'émancipation et d'avènement à un rôle qu'on ne fait
pas entrevoir, qu'on dissimule avec soin. » Ils veulent
« exalter l'imagination des femmes en les élevant au rôle
de papesses, cardinales, évôquesses, rôle à l'appui duquel
une jolie femme gonflée d'amour et de sympathie (cette plai-
santerie revient souvent sous la plume deFourier) pourra
facilement capter les patrimoines des jeunes héritiers
majeurs et les héritages des barbons tombés en enfance. »
«Quand ce nouveau ressort de moisson sera mis en jeu,
la récolte annuelle sera peut-être plus copieuse que celle
du clergé français avant juillet ; mais la secte n'est pas
encore assez forte, il faut temporiser ils veulent ga-
gner du temps, bien étayer leur intrigue avant de mettre
(i) Fourier va même plus loin dans des notes manuscrites, il ne s'agit plus
seulement d'un envaliissement politique mais d'un « envahissement universel »
que la secte saint-simonienne « médite sous le nom d'association ». « Elle tend,
écrit Fourier, à la quadruple invasion des pouvoirs existants : i° pécuniaire (tout
absorbé en 3o ans); 2" politique (conseil superposé, élections, banques); 3° in-
dustrie (estimer capacités arbitrairement) ; 4° intellectuel (sous masque de hié-
rarchie. » Encore Fourier spécifie t-il que « dans cet exposé du plan saint-
simonien » il se borne à signaler « l'envahissement notoire » et qu'il « néglige
les on-dit : le plan de bâillon universel » — « l'accaparement des journaux
a été assuré, ne garantis pas; seulement on connaît l'esprit théocratique saiut-
simonien de bâillon. «
— 117 —
en jeu le ressort des grands miracles, les jeunes prê-
tresses » (p. 53). Et pourtant toutes les flatteries qu'ils pro-
diguent aux femmes ne servent de rien ; les Saint-Simo-
niens ont mal jugé de ce qui peut leur plaire, « surtout
quand ilslesastreignentàsubir une inspection sacerdotale
dans leurs capacités et dans leurs œuvres ; cela ne favo-
riserait que le petit nombre, que les plus jolies » (p. 55).
La secte saint-simonienne n'a pas été plus habile avec
les savants et les artistes. L'organisation sociétaire ré-
servera au monde savant « des perspectives autrement
brillantes qu'un triste avenir de soumission à des théo-
crates à qui il devrait de viles complaisances pour aider
leur machiavélisme, et de basses flatteries sur le gaspil-
lage des hoiries versées entre leurs mains » (p. 56).
Quant aux industriels, ils ne sauraient être heureux
en dehors du mécanisme de travail attrayant que le régime
saint-simonien est incapable de réaliser.
Pour ce qui est de la partie dogmatique, Fourier, qui,
signale le goût des Saint-Simoniens pour les « trinités
grotesques », la résume sous ces trois titres : « théocra-
tie fardée de sympathie et d'amour, mainmorte ressus-
citée et généralisée, loi agraire en variation en mode
consécutif», et en dénonce la misère doctrinale. D'abord,
les Saint-Simoniens n'ont pas une seule idée neuve et
personnelle : ils sont « stériles en génie personnel et en
raison ».
« Au lieu de faire des recherches exactes, ils ont mis
en scène quelques antiquailles démagogiques replâtrées,
quelques haillons d'athéisme et de théocratie qu'ils ont
donnés pour l'art d'associer » (Manuscrits). « Sur tous
les points leur doctrine heurte la raison et la nature »
(p. 62) ; « alors que « le vrai progrès doit faciliter l'essor
« des passions, le régime saint-simonien les étouffe en
« tous sens »; c'est ainsi qu'en voulant supprimer l'héri-
tage ils détruisent l'affection paternelle, l'une des plus
fortes qui existent ; ils étoufl'ent l'ambition et Témulalion,
car quel stimulant un homme âgé trouvera-t-il dans ses
— ii8 —
travaux quand il ne pourra rion léguer à ses enfants ou
amis, et qu'il n'aura que la fâcheuse perspective d'enva-
hissement de sa fortune par les prêtres du progrès en
rapacitr y^ (p. 25). Ils veulent anéantir l'esprit de pro-
priété, qui est d'après Fouricr « voie des bonnes mœurs
et de l'émulation industrielle » ; la propriété c'est le
« palladium du bon ordre» et la vraie association ne tend
par conséquent qu'à la consolider. Les Saint-Simoniens
commettent d'ailleurs bien d'autres erreurs : ils veulent
faire de leurs sociétaires une famille de frères tous unis
d'opinion (p. 12) ; ils ne rêvent que « fraternité, qu'amour,
effusion de cœur et débordement sentimental (i) »
(p. 16); et ils ignorent que cette uniformité de caractères
à laquelle ils aspirent comme à un idéal est absolument
incompatible avec le régime sociétaire, qui s'efforcera
non pas de concilier, mais d'utiliser les discords et les
(i) « Vous avez préféré la vieille méthode morale de détruire ou vouloir dé-
truire les passions, anéantir l'ambition en paternité... il sera prouvé que même
la classe pauvre voudra dans l'ordre sociétaire que la faculté de tester soit moins
limitée qu'aujourd'hui; et un des bénéfices qu'elle y trouve sera celui des legs
aux adoptifs continuateurs d'industrie; coutume que vous avez depuis peu incor-
porée à vos dogmes et qui est tirée des miens expliquée, traité (1822), t. 2, p. 628
et sqq. (1839), t. 2, p. Sgi et sqq. (Manuscrits). Un préjugé a persuadé que
pour associer il faudrait mettre les sociétaires en plein accord, détruire les pas-
sions, rendre les hommes tous frères, tous baignés des douces larmes de la
sympathie philanthropique. De là vient que les faiseurs de système qui promet-
tent l'association, les O., les St-S., les Béliers... ne roucoulent que tendres
sympathies et douce union des cœurs; ces fadeurs décèlent l'ignorance et le
charlatanisme. Il faut en mécanique sociétaire une balance de discords et
accords, d'antipathies et sympathies, de répugnances et attractions; une réu-
nion sociétaire de phalange agricole de grande échelle, environ i 800 person-
nes, doit faire éclore au moins 3oooo antipathies et 600000 discords pour for-
mer contrepoids et équilibre sur les accords qui sont de même en grand nombre.
C'est doue une sotte rêverie que les perspectives de douce fraternité morale,
tendre famille de frères et autres fadaises que font retentir les jongleurs eu
association. Les St-S. veulent apprendre aux hommes à s'aimer. Eh ! S'ils s'ai-
ment tous, comment développera-t on 3oooo antipathies nécessaires au méca-
nisme d'une phalange agricole de i 800 personnes. Heureusement la nature
y a mis bon ordre et le régime de la vraie association prouvera qu'au lieu de
ces amours simoniens chaque homme, femme, enfant discernera bien vite dans
sa phalange une vingtaine d'antipathiques qui lui déplairont fortement, qu'il
raillera et évitera de fréquenter. Si les antipathies n'avaient pas un emploi
utile. Dieu ne les aurait pas créées (Manuscrits).
— "9 —
antipathies, de « mécaniser », comme dit Fourier, et que
ces « fadeurs morales » qu'ils recommandent ne sont
pas — bien au contraire — ressort d'harmonie ; ils
n'ont à la bouche que le mot de progrès, de perfectibi-
lité, ce dont Fourier les raille ; car ces « prédicants du
progrès » ne savent pas distinguer l'échelle des progrès
à venir ; d'ailleurs leur nouveau dieu Saint-Simon,
« qu'ils associent à Jésus et à Moïse fort étonnés de se
trouver en pareil trio n (Préface, p. m) et « qu'ils don-
nent pour dieu de l'avenir », leur » divin maître» « dans
les conceptions de qui ils veulent tout encadrer » et dont
Fourier reconnaît d'ailleurs loyalement qu'il a «souvent
dit tout le contraire des fadaises que lui prêtent ses
disciples » (p. 2) n'en a pas eu lui non plus a la moindre
notion » (i). Et pourtant ils n'ont que ce mot de progrès à
la bouche, « ils ont bonne grâce à nous le chanter, quand
ils sont le plus obscurant des trois partis qui nous con-
duisent à rebours. » Enfin, les nouveaux apôtres du pro-
grès veulent renverser brusquement les institutions,
sans admettre des modifications progressives, ni de tran-
sition (2), et méconnaissent ainsi les conditions de toute
transformation sociale (3). Sans doute, ils promettent
(i) Ses conceptions bizarres de former les industriels en conseil superposé
aux ministres, de faire congédier de la cour noblesse, clergé, magistrature et
militaires, de n'entourer le roi que de Saint-Simoniens, que d'épiciers et bou-
tiquiers des rues Verrerie et Saint-Denis (Fourier les poursuit toujours de sa
haine, voir les lettres citées précédemment et encore Pihyes et Charlatanisme,
p. 42). « Nos oracles de l'avenir ont le front de vanter les boutiquiers, engeance
malfaisante qui ne s'exerce qu'à inventer de nouvelles fraudes »; et c'est tou-
jours le même refrain : Saint-Simon veut qu'on leur livre les finances, qu'on
leur donne à table et dans les salons la place d'honneur (p. ^2), de leur confier
exclusivement la gestion des finances, toutes ces idées saugrenues cousues à un
schisme religieux, à un phin de spoliation des riches, à un retour de la main-
morte, à une morale démagogique, à une politique il'anarcliie mercantile; ces
monstruosités, — dis-jc, — sont des voies de rétrogradation sociale, n'eu dé-
pl-iise à leur dieu du progrès à venir, dieu profondément ignorant sur ce qui
touche à l'échelle et aux caractères du progrès (p. 9).
(a) Saint-Simon veut établir subitement la mainmorte el la théocratie (p. 54).
(3) Il faut que l'admission de ces libertés puisse convenir sous le rapport de
la fortune et des mœurs et quand elle pourra convenir on « ne les introduira
que par degrés ». Pihjcs et Charlatanisme (p. 53).
— 120
monts cl mcrvcnlles, ils (lis(!nl (|ii'ils veulent supprimer
raumône, (pTils vcMilcnl supprimer l;i «rucrre, trarislbr-
nier le mariage; ctrainoiir; réliabililer la chair. Mais ils
ne savent j)as (pic l'aiiinôiuî ne peut pas disjîaraîlre avant
(pi'on ait organisé le régime d'attraction industrielle, ou
bien que sa suppression ne serait obtenue qu'en prenant
sur la part des riches pour donner aux pauvres, c'est-à-
dire par une spoliation des riches qui, certes, n'y consen-
tiraient pas, et que cette spoliation ne serait qu'un pal-
liatif (l(! <|uelques jours de durée (i). Ils ignorent que la
guerre est inhérente à toutes les périodes sociales orga-
nisées par familles comme la civilisation, la barbarie. Ils
veulent donc nous élever plus haut que la civilisation et
ils ne savent pas nous enseigner un mécanisme indus-
triel autre que celui des familles et des couvents » (p. 8).
Ils ne savent pas qu' « avant de rien changer au système
établi en relations d'amour, il faudra bien des années
pour créer ])lusieurs garanties qui n'existent pas » (2).
Donc, sur tous les points de leur doctrine, les Saint-
Simoniens font fausse route ; non seulement il ne se
rapprochent pas de l'association mais encore ils s'en
(i) Les sectes saint-simouiennes et owénistes ne sachant pas quadrupler le
])rofluit veulent |)rendre sur la part des riches pour donner aux pauvres les biens
en communauté iuoiiasti(]ue [Manuscrits] et encore : Les Saint-Simoniens veu-
lent (ou f'eig'nent de vouloir) donnera la classe ouvrière toute la portion qu'ab-
sorbent les l'ermages, loyers et agios. Le vrai progrès n'est pas de prendre aux
riches pour donner aux pauvres, mais de créer par régime d'industrie combi-
née nouvelle niasse de produits suffisante pour satisfaire à la fois riches et pau-
vres. Les Saint-Simoniens n'ont rêvé que la partie qui satisferait les pauvres et
n'ont pas su la mettre à exécution [Manuscrits].
(2) On trouve dans les manuscrits de Fourier une note ainsi conçue : railler
Saint-Simon : leur prouver que nous seuls pouvons donner réhabilitatit)n de la
chair et liberté réelle des femmes. Chez eux tout est illusoire sur ces deux
points. Ils veulent, dit-il, réhabiliter la chair, prétention qui rompt en visière
:\ la morale toujours répressive de la chair. Mais savent-ils faire un bon em-
ploi de ces sens qu'ils veulent réhabiliter (Phalanst., 5 Juillet i833). Fourier
reproche d'ailleurs dans un autre passage aux Saint-Simoniens de « vouloir dépla-
cer les sens en voulant les réhabiliter. C'est, écrit-il, dégrader les trois classes
de passions que de vouloir prôner les uns et flétrir et comprimer les autres »
(Manuscrits). Et il est amusant de voir Fourier « blâmer la licence promise par
Saint-Simon. »
éloignent (i). Leur système est plein de contradictions,
de lacunes, d'erreurs, d'incohérences et d'absurdités. Ils
n'ont qu'un principe louable, un seul (2), rétribuer cha-
cun selon sa capacité et ses œuvres ; encore ce principe
n'est-il pas d'eux, et est d'ailleurs vieux comme le
monde. Quant aux choses utiles ou désirables qu'ils pro-
mettent, ils les ont lues dans les traités de Fourier, mais
n'osent, du vivant de l'inventeur, proposer les moyens
d'exécution, grâce auxquels ils pourraient tenir et réa-
liser leurs promesses. « Ils n'ont fait, dit Fourier, que
réchauffer les vieilles hérésies démagogiques tendant à
spolier les riches pour donner aux pauvres, car ils n'ont
pas une idée de leur crû, ce sont des « frelons scienti-
« fiques » (p. 10), « riches de verbiage et pauvres de
génie, ils pillent et travestissent toutes les idées d'autrui » ;
ils « maraudent effrontément » sur le terrain de Fourier
et prétendent établir le mécanisme d'association univer-
selle publié par lui dès 18:22 (p. 7). « Ce ne serait pas \in
dommage pour le public — (ajoutons: ni pour Fourier) —
si on lui communiquait les inventions pillées, mais la
secte Saint-Simon les dénature et n'en prend que le mot
sans donner la chose ». La caractéristique des Saint-
Simoniens, c'est avec le jésuitisme, le caméléonisme (3),
(i) La doctrine de Saint-Simon est en tous points en contre-sens ?i la na-
ture; elle est toujours opposée aux convenances des sens et de l'âme, conve-
nances qu'on ne doit jamais séparer et que la secte Saint-Simon veul toujours
isoler (Manuscrits).
(2) Fourier dans un manuscrit déclare que l'une des causes qui « mettent
en crédit les Saiut-Simoniens )) est que « ces prédicants ont l'adresse de se
rallier h un principe Ibrl juste qui est l 'in suffisance du salaire alloué à la classe
ouvrière. »
(3) Fourier note aussi les cliançenienls et les transformations du Saint-Sinio-
nisme que « quelqu'un lui a communiqués )) : i " Industriels exclusifs ne comp-
tant que l'ouvrajje des mains. 2" Industriels liiérarcliiqnes plaçant banquiers
en tête comme souverains niodnirs du monde industriel. 3" Philosophes posi-
tifs. 4° Historiens prétendus divisant en époques critiques et organiques. 5" In-
dividualistes reconnaissant que l'antagonisme est le pivot de l'ordre humain.
6" Religieux chrétiens et ils invectivent maintenant le dieu incomplet des chré-
tiens. 7" Physiologistes. Cause première, sensibilité, irritation. 8" Prêchent
maintenant association au nom de Saint-Simon qui n'eu dit pas un jnot. Après
1 32 —
car les Saint-Simoiii(;ns n'ont point de doctrine fixe ; iJs
en cherclK.'nt une; et sous prétexte de niétlunles transi-
toires on les voit luisaider cent paradoxes (pi'ils al)andon-
nent le lendemain, par exem|)le leur dogrntî piincipal :
mainmorte directe et <;ollatérale. Comment donc, avec
de telles doctrines, « avec des dogmes si al),surdes, réus-
sissent-ils à attirer la foule ? » car il n'est pas niable que
« la Coule grossit sous la bannière saint-simonienne » (i)
(p. 6/i). « Les uns se l'ont Sainl-Simonicn [)ar intérêt, parce
cjue les dogmes saints-simoniens sont des « voiles d'in-
« térôt personnel », «. les épiciers pour obtenir, quand
la secte aura triomphé, une recette principale à Lyon, à
Rouen ou à Lille — ce qui vaut mieux qu'une boutique
de savon » (p. 6i); les badauds « pour être quelque
chose et parce qu'ils se croient des personnages quand
ils ont dit: je suis Saint-Simonien ; les autres dans des
vues d'ambition pour obtenir une fonction lucrative ou
s'ouvrir des chances de révolution ; d'autres enfin j)ar
lassitude, parce que tout va si mal qu'on voudrait voir
quelque chose de nouveau, parce qu'un besoin de nou-
veauté travaille les esprits, — et cette dernière raison
est exactement observée.
Fourier ne pense point qu'on doive négliger le saint-
simonisme. « Il est à craindre plus qu'on ne le pense »
« et quoiqu'on pense ». « Il faut s'en défier. » Il a de nom-
breux appuis, il jouit de la protection du parti anticatho-
lique, il a le projet d'employer les femmes dans sa poli-
tique secrète de captation d'hoiries, et d'exploitation de
avoir dénoncé les banquiers et transcrit en mars dans le Globe la diatribe de
Saint-Simon conti'e eux, se ravisent en avril et veulent se faire banquiers, créer
beaucoup de banques pour le peuple. Quel galimatias de doctrines pour élayer
un schisme religieux (p. 63). Et encore : Les Saint-Simonieus ont changé sou-
vent de bannière ; ils ont débuté par l'industrialisme — ensuite, ils ont fabri-
qué une religion — maintenant, ils font de la politique, de l'opposition, ils se
disent libéraux. Lorsqu'on a une invention certaine, on s'y tient, sans essayer
lant de carrières (Manuscrit).
(i) C'est avec ces tirades ampoulées qu'on obtient l'héritage des crédules
parisiens ! (Manuscrit).
— laS —
donations et de legs, il amalgame pour cela tous les res-
sorts : démagogisme, religion, industrie ; le caméléo-
nisme de ses doctrines en fait un Protée qui revêt toutes
les formes. Joignez à cela la chance des révolutions fré-
quentes qui peuvent rallier à lui les parties faibles et
dans certains cas une fraction du gouvernement, la ten-
dance des esprits aux innovations politiques et religieu-
ses, et vous comprendrez que devant le péril « plus grand
qu'on ne l'imagine » que fait courir le sainl-simonisme
au monde « toutes les classes, depuis le clergé jusqu'aux
libéraux, et le gouvernement soient intéressées à ren-
« verser leur frêle échafaudage. »
Mais cette destruction facile au fond ne suffira point,
il faut songer à construire, il faut fonder le régime socié-
taire. Et F'ourier fait appel pour cette grande œuvre à
tout le monde, car le siècle doit tenir à se réhabi-
liter, à « se laver de sa crédulité aux sectes Owen et
Saint-Simon qui le mystifient depuis dix ans » (Manus-
crits) et aux Saint-Simoniens eux-mêmes, à ceux là du
moins qui n'ont pas les « cardinalats, évêchés, et le
maniement de la caisse ». « Dans toutes les sectes,
écrit-il, est une portion mécontente, c'est à elle que
j'adresse quelques détails sur le triste dénouement
qui attend la secte saint-simonienne et sur le lustre
qu'acquerront ceux qui la quitteront à temps pour agir
au lieu de parler, pour fonder la vraie association et se
rallier à cet eftet quelques membres de diverses socié-
tés (i). » Tel est en résumé dans ses grandes lignes le
pamphlet de Fourier.
»
(l) l''oiiricr clans son niaiiusorit l'ait appel aux Saint-Simoniens. Il écrit :
« riàtez-vous de réparer le tiMiips pertin ; sans quiltcr vos clicfs relujirux (ceci
est intéressant) réunisstîz-vons à nous pour la réalisation... et quand vous verrez
au bout de G semain('S d'exercice les nombreux prodijfcs de l'industrie conjbi-
née, 1(! quadrupler produit, l'attraction industrielle, l'équilibre des passions par
l'afHiHînee des plaisirs, vous comprendrez que si le saint-sinionisnie a été louable
de donner l'impulsion au régime sociétaire, il devient coupable aujourd'luii de
ne pas procéder à la réalisation et de retarder l'avènement de l'humanité aux
destinées heureuses. Si une fraction des Saint-Simoniens veut coopérer avec
— F 24 —
Fourier avait sans doute grand espoir on sa brochure;
elle devait, pensait-il, écraser ses adversaires, et l'auteur
était si salisl'ail, ([u'il coiriploit bien le « présenter avec
Idlrcs cl (b'ilails (1<; circouslances à ceux dont il icclicr-
chail la pi-oleclion, cl d'abord au roi et à deux ou trois
ministres );. Mais, uial^-ré sa violence — et peul-ôtre à
cause de sa violence — le pamphlet de l'ouricr iréinut
personne. Il ne semble pas que les Saint-Simoniens eux-
mêmes y aient prêté grande attention. Le Globe n'y fit
(ju'une brève allusion (i).
nous, leur nonilireiise clientèle donnera moyen de profiter de la belle saison
pour eilectuer la niiHamorpliose sociale sous très peu de temps et mettre un
terme à ces misères. Du reste, si les Saint-Simoniens refusent la réunion, notre
noyau n'en grossira pas moins; à nous seuls nous aurons la victoire : ils regret-
teront trop tard d'avoir hésité à prendre part au plus beau des triomphes quand
on leur oflrait d'en partager l'honneur. » — Et après le schisme, il renouvelle
encore son offre : « Vous changez de marche : la division de vos chefs ne vous
laisse pour héritage qu'une tour de Babel; en attendant que leur quadruple
schisme soit débrouillé, essayez de venir à nous condilionncllement et sans renon-
cer à vos opinions religieuses, aux(juelles nous ne touchons pas. Liberté à tous
en conscience. » Et il leur demande de réfléchir, car « votre position devient
précaire : déconsidérés par le quadruple schisme, vous l'êtes encore plus par
votre budget mensuel de i/joooo fr., faisant i 700000 par an... Vous n'avez
|)as encore de dogmes fixes sur différents points, pas même de liturgie. Votre
nouveau culte est borné à des homélies bâtardes, h des bals et à des soirées. »
(i) Il avait répondu dans son numéro du 2^ Juin i83[ à un article de Vlin-
purtial de Besançon du ig juin i8'6i qui, quelques jours avant l'arrivée des
prédicateurs Saint-Simoniens dans cette ville, reproduisait textuellement, ainsi
que les saint-simoniens s'en aperçurent plus tard, quelques-unes des critiques
de Pièc/es et Charlatanismes. Le Globe recommandait à l'auteur anonyme de
l'article de puiser à l'avenir ses renseignements à meilleure source; et décla-
rait que sa propre bonne foi ne pouvait être suspectée en aucun cas ni par
personne. 11 répondait ensuite au passage sur les « ^ millions du clergé ».
« Que parlez-vous des quatre millions du clergé.'' Notre ambition est autrement
plus large, nous qui avons la pensée de réunir en une propriété sociale toutes
les propriétés individuelles. Nous ne faisons pas de mystère, nous disons tout
haut ce que nous voulons. » Aux re[)roches qui leur étaient faits au sujet des
donations, les Saint-Simoniens répliquaient en avouant qu'ils consacraient tout
ce ({u'ils possédaient à l'entreprise que leur maître leur avait léguée. Ils énu-
méraient ensuite tout ce qu'ils avaient fait et terminaient en déclarant qu'ils
étaient tout à fait d'accord avec le journaliste de l'Impartial lorsque celui-ci
déclarait qu'il fallait améliorer non seulement le sort de la classe la plus nom-
breuse, mais de toutes les classes sans eu exclure aucune. Mais ils insistaient
sur ce fait que c'est la classe pauvre qui est le plus à plaindre. Sans doute, di-
« Il fut à peine remarqué, même des Saint-Siinoniens »,
écrit Jules Lechevalier. Lambert en dit pourtant un mot
dans le cours sur Fourier qu'il fit aux Saint-Simoniens,
où il déclare que cette brochure est « absurde », que
c'est la « seule qualification qu'on puisse lui donner »,
et qu'elle est reconnue comme telle par Lechevalier et
les amis de Fourier ». Peut-être exagère-t-il un peu,
mais il faut avouer que Lechevalier défend bien molle-
ment Pièges et Charlatanismes. Sans doute, il reconnaît
que ce livre « contient les meilleures critiques des
Saint-Simoniens », mais il se rend parfaitement compte
qu'elles sont dirigées « si mal à propos et d'un ton si
acerbe et en vue d'une autre théorie si peu avancée et si
mal connue, qu'elles ne peuvent mordre même sur des
lecteurs attentifs et bienveillants ». Pellarin pensait lui
aussi que c'était une « excellente » critique mais il était
bien obligé de reconnaître que « la forme en était dure;
l'écrivain n'épargnant ni les injures, ni les sarcasmes ».
Ce qui est certain, c'est que les plus impartiaux et les
plus zélés des disciples de Fourier désapprouvèrent au
moins tacitement et trouvèrent inopportune cette publi-
cation. Certains d'entre eux craignaient que l'agression
de ce pamphlet ne desservît Fourier plus qu'elle ne lui
serait utile, car « la bile et le fiel semblaient y découler
s;iient-ils, il peut arriver que la classe riche soit ignorante et inimornle; mais
de cela on ne peut lui faire un reproche, tandis que la classe pauvre est au con-
traire en droit d'accuser l'ordre social qui n'a rien prévu ni fait pour dévelop-
per son intelligence et sa moralité. Trois jours après, le 27 juin, le Globe
puhliait cette note : « Dans notre numéro du aS juin, nous avons répondu à un
article de l'Impartial de Besançon dirigé contre notre doctrine. Nous nous som-
mes aperçus depuis que cet article avait été copié dans une diatribe récemment
publiée contre nous par M. Charles Fouriez (sic) avec ce titre : Pièges et Char-
latanismes des deux sectes Saint-Simon et Owen. Il y a bien peu d'impartialité Ji
aller chercher des renseignements sur notre compte dans un ouvrage qui s'an-
nonce sous un titre pareil. » Et sans doute faut-il voir une allusion à Fourier
daus ce passage d'une critique faite par le Globe d'un ouvrage du baron Mas-
sias, qui était un adversaire des Saint-Simoniens, où il est dit que « M. Massias
n'est pas de ceux qui croient devoir déchirer les personnes dans l'espérance de
discréditer leurs idées et qui pensent que le public |)eut avoir foi h des raison-
nements cherchés sous l'empire de la colère. »
— i:if) -
plus que l'indignation honnête et pure ». Ils estimaient
que Fourier avait « tort de refuser la l)onne foi à des
tentatives d'association (i) » qui, sans doutiî, n'étaient
pas étayées « d'uniî vérilahic docli-iiuî », mais fjui n'en
eonslituai(^nt pas moins des essais intéi-essants et que
« les attaques (jui portaient sur les intentions s'éga-
raient complètement » (Pellarin, p. m). Et Pellarin
nous avoue que Fourier eut à se défendre contre le
juste blâme de ses plus intimes amis. Muiron lui fit
des représentations sur « ses déchirantes invectives »
qui « repousseraient les Saint-Simoniens(y))). Ne voyez
pas, lui conseillait-il, dans tous les hommes des en-
nemis, défaites-vous de celte peur ridicule des pla-
giaires; soyez moins exclusif; profitez des travaux de
vos devanciers et de vos contemporains, soignez votre
style ». A quoi Fourier répondait: « Vous prétendez que
je vois des ennemis dans tous les hommes; non, mais je
sais que ceux qui ne font qu'effleurer mes écrits devien-
nent hostiles contre moi, en m'opposant leurs préjugés
et en me rangeant parmi les charlatans et les intrigants.
Ce n'est pas leur intention qui est hostile, c'est leur
faux jugement. Tel est le sort de la classe qui m'attribue
le projet des philosophes de vouloir changer les hommes
et les passions. Et j'ai bien le droit de faire entendre ce
reproche puisque les neuf dixièmes de mes critiques
tombent dans la même faute. Il parait que mon débor-
(i) Transon. Revue Encyclopédique, en note, p. 291-54 i832.
(2) Ce à quoi Fourier répondait : Vous dites qu'ils sont repoussés par mes
déchirantes invectives. Qu'y a-t-il de déchirant d'entendre dire qu'on se trompe
depuis 3ooo ans; que ce n'est pas dans les réformes administratives et sacer-
dotales qu'il faut chercher les voies du bien mais dans la réforme industrielle.
Le principe admis, on peut admettre la conséquence, celle d'esprits faussés, de
coutumes vicieuses. Gela n'est pas flatteur, mais il s'en faut que cela soit déchi-
rant. On doit, dites-vous, avoir pitié des malheureux aveugles qui conduisent
des aveugles; mais quand ils les conduisent au précipice, ce serait une pitié
féroce que de leur dire : « Vous êtes dans une bonne direction, continuez. »
D'ailleurs je n'exprime contre eux ni véhémente colère ni colère moyenne : je
les raille.
dément de reproches est encore trop faible... ». « Au
préambule je commence à les prendre en défaut sur le
fond en ajoutant à leur phrase ampoulée : ils ne savent
même pas associer un village et ils veulent opérer l'associa-
tion universelle. Je ne leur crée pas de ridicules, je cite
ceux qu'eux-mêmes se créent, et quant à la plaisanterie
sur [eur gonflement d'amour, il faut être insidieux comme
M. J... (i)(Joufrroy sans doule)pour voir là de virulentes
sorties et de déchirantes invectives(2) » (i8 juillet i83i).
D'ailleurs Fourier comprend de moins en moins l'admi-
ration que nourrissent ses amis à l'endroit des Saint-
Simoniens. 11 écrit le 26 juillet i83i : « Vous admirez le
talent de ces MM. (les Saint-Simoniens) à charmer leur
auditoire, c'est précisément l'écueil contre lequel il faut
se prémunir. Tous les sophistes ont cet art et en abusent.
Le vice du public est de les tenir quittes pour de bonnes
promesses sans exiger des moyens de succès ». « Il ne
se trouvera, ajoule-t-il, dans Besançon ni dans Paris
personne pour leur adresser l'argument sur les 10 sous
et demi, et leur prouver par là qu'avec un vernis
d'amis du peuple, ils en sont les ennemis, les assassins,
tant qu'ils refusent de fonder l'association donnant le
(i) Jouffroy était en correspondance suivie avec Muiron. Il lisait Fourier:
« ...Je suis d'accord avec vous et les Saint-Sinioniens sur la situation actuelle
de l'humanité, nous ne différons que sur la bonté du remède que vous et eux
proposent, c'est-à-dire sur la doctrine sociale de l'avenir. Je crois h un dogme
nouveau... M. Fourier a-t-il trouvé un dojjme nouveau? Les Saint-Simoniens
l'ont-ils trouvé ? Je pense que non. Voilà donc ce qu'il y a de commun entre
nous. Du reste, je ne fais pas de comparaison entre la vaste et minutieuse con-
ception de Fourier et l'éditice à peine ébauché des Saint-Siuioniens. M. Fou-
rier est infiniment supérieur. )> (i/| mars 1882).
(2) Et encore : « M. Jouffroy m'accuse de sorties virulentes et injustes contre
des hommes qui peuvent se tromper : ce sont deux reproches vides de sens. »
Et Fourier s'en défend : « Loin d'user de diatribes et de virulence » il ne fait
« qu'exposer fort gaiement l'absurdité et le charlatanisme des Saint-Simoniens;
sans doute il dénonce leur plagiat « mais il a le droit de dénoncer qui le vole « ;
enfin, après ses démonstrations il a « bien le droit de dire que les Saint-Simo-
niens sont hypocrites et dénués d'invention » et « loin de donner dans la viru-
lence il ne sort pas du ton plaisant. Mais un philosophe comme ^^. J. juge cela
comme un inquisiteur juge \ oltaire. «
— 138 —
qiiodrnple produit, seule voie de saliit pour le peuple. »
Fourier se plaignait que les Saint-Simoniens ne par-
laient pas de lui et l'ignoraient, et qu'on organisât
autour de lui la plus terrible des persécutions, la ligue
et la conspiration du silence. Mais voici qu'ils commen-
cent à parler do lui ; il apprend par un de ses amis, Gabet,
qui habite Dijon, et qui fait de la propagande pour sa
doctrine, qu'un « acolyte saint-simonien de Dijon pré-
tend qu'on ne trouve pas dans son traité une seule idée
sociale: « C'est, dit-il, un type bon pour ceux qui veu-
lent organiser un ménage, une manufacture », et que
son ouvrage est « purement industriel (i)». « Nous aussi,
a dit le prédicateur sainl-simonien, nous rendons justice
à M. Fourier et engageons ceux qui s'occupent d'idées
sérieuses à le lire. Ils y trouveront des moyens ingé-
nieux d'organiser un ménage, une manufacture, mais
c'est en vain qu'ils y chercheraient une idée sociale
capable de relier les hommes. Le système de M. Fourier
est seulement industriel. Le titre de ses ouvrages l'indi-
que assez (2). «Fourier s'emporte. Cette appréciation lui
est une nouvelle raison de s'indigner. 11 soupçonne les
Saint-Simoniens de « vouloir avilir sa découverte en fei-
gnant de la louanger » (3). « Ce serait une ruse adroite,
(i) Lettre de Fourier au Globe.
(2) Sous la signature : Un Saint-Simonien. Journal de la Côte-d'Or du
22 juillet. A quoi Fourier répond : « Ainsi l'art d'associer n'est pas une idée so-
ciale ! C'est, dit-il, un livre bon pour ceux qui veulent organiser un ménage,
UNE manufacture, un et une, seulement un et une, quoique j'enseigne l'art d'opé-
rer la fusion des mi^nages inégaux, d'en élever la réunion à 3 ou /(OO familles,
et non pas une et d'y joindre non pas une mais environ 5o manufactures, dont
une dizaine en genre spéculatif pour la vente et une quarantaine en emploi de
ménage et culture. Toutes ses assertions sont aussi exactes. Mon ouvrage, dit-
il, est purement industriel; et c'est le seul depuis qu'on écrit qui ait donné un
calcul régulier sur l'essor et l'emploi des passions. D'un ton tranchant il décide
que ce qui est ignoré des Saint-Simoniens ne peut pas être découvert par d'au-
tres. (Lettre au Globe.)
(3) Les Saint-Simoniens avilissent ma théorie en disant qu'elle est purement
industrielle et passionnelle, traitant du plein développement des 12 passions
appliquées à l'industrie. Ils disent, en feignant de me louer, qu'on trouve dans
mon livre des moyens ingénieux d'organiser un ménage, une manufacture.
— 129 —
mais si la ruse est trop visible, elle dégénère en mala-
dresse. Tel est le tort du cercle Saint-Simonien de
Dijon (i) ». Muiron, qui essaie de répandre la théorie
sociétaire et qui a fondé à cet effet V Impartial de Besan-
çon, lui signale qu'à Besançon également, le prédicateur
saint-simonien a parlé de Fourier, dont il a dit qu'il avait
perdu le sentiment de Thumanité. « Vos prédicateurs
bisontins (les Saint-Simoniens alors en mission à Besan-
çon) disent que j'ai perdu le sentiment de l'humanité.
Mais eux ne l'ont pas trouvé, car s'ils avaient quelque
pitié réelle des misères humaines, ils fonderaient l'as-
socialion au lieu de la promettre, au lieu de jouer sur le
mot pour nous priver de la chose, nous donner le
change sur l'emploi de l'association qui ne peut s'établir
que dans l'agriculture » (i3 août i83i). 11 serait d'ail-
leurs trop long-, dit Fourier, de réfuter toutes les absur-
dités qu'on lui attribue. Ces prétendus amis du peuple
(les Saint-Simoniens) inhabiles à faire les inventions
qui pourraient servir le peuple, s'empressent de les
étouffer quand elles sont publiées; ils les ridiculisent en
feignant de les protéger (2).
Mais il ne sulïit pas à Fourier d'être trahi par ses enne-
mis, il faut encore qu'il le soit par ses amis qui lui attri-
buent des « absurdités saint-simoniennes ». Gabet, polé-
miquant avec le cercle saint-simonien de Dijon, a écrit
que « Fourier placerait les associés d'après leurs pen-
chants et les récompenserait suivant leurs œuvres » (3).
J'enseigne, au contraire, à opérer la fusion de 4oo ména^jes et d'une dizaine
de manufactures avec l'agriculture combinée. Mais c'est en vain, ajoutent-ils,
qu'on y chercherait une idée sociale capable de relier les hommes ; j'enseigne
à associer et non pas à relier, là où il n'y a point de lien antérieur. (Paris,
6 août i83i.)
(i) D'ailleurs « les menus pbuiials (laits par les Saint-Sinuinit-ns) conlrecli-
sent étrangement votre acolyte de Dijon qui prétend qu'on ne trouve pas dans
mon traité de 1829 une seule idée sociale. D'où vient donc que ses chefs y
puisent largement? »
(2) Ceci est tiré des manuscrits de t'ourier : Projet de réplii/ae à l'article
saint-simunicn du 21 juillet, qui d'ailleurs ne fut jamais envoyé par b'ourier.
(3) Journal de la Côle-d'Or, 22 juillet. Voici un extrait de ccl article : Mais
9
i3o —
Ceci fait Ijondir Foiirier (|ui sermonne ses disciples et
écrit à Muiron : « Si vous envoyez des articles au frlobe,
pour arriver à ce résultat |')iie cliacun soit placi^ suiviinl son talent cl récom-
pense suivant son travail] l'aiit-11 inventer une relijfion nouvelle? Ne peut-il pas
être atteint sans détruire la propriété iiidiviciuellc, sans attaquer les anciennes
croyances ? Le plus grand vice de ce système suivant nous est qu'on ne voit
pas comment on parviendra <i classer sans erreur les capacités, à distribuer
avec impartialité le prix du travail, à organiser la sociélé d'après ces nouvelles
vues. Une seule chose est connue, c'est que tout s'opérera par le ministère des
prêtres; mais les rotiages qui feront mouvoir l'association sont encore un pro-
blème <t résoudre et là cependant est toute l'institution. Ce que les Saint-Simo-
niens cherclient, M. Charles Fourier depuis longtemps l'a trouvé avec un rare
bonheur, sans changer la religion d'aucun peuple, ni déranger les propriétés de
personne, et en rendant le travail attrayant même pour le plus paresseux des
hommes; Fourier organise la société universelle de manière à placer les associés
d'après leurs penchants Ji les récompenser suivant leurs œuvres et <i accroître
les richesses dans des dimensions inespérées, ce qui est établi d'une manière
si évidente que ses calculs sont mis à la portée de tout le monde. Nous invi-
tons ceux qui ont écouté avec intérêt la doctrine de Saint-Simon à lire les
ouvrages de M. Fourier, ils y trouveront d'abondantes émotions de surprise et
apprendront avec étonnement qu'il existe des moyens simples, faciles et prompts
de constituer l'ordre social de manière à procurer aux riches comme aux pauvres
un bonheur dont jusqu'à présent on n'avait pas l'idée (Ces ouvrages de M. Fou-
rier sont le Traité d'association domestique et agricole et le Nouveau Monde
industriel. Ils se trouvent chez MM. Gaulard-Lapier et Tussac, libraires). Voici
la réponse que le cercle saint-simonien établi à Dijon y a faite le 28.
« Le Cercle Saint-Simonien établi à Dijon à Monsieur le Rédacteur »,
Monsieur, on lit dans votre numéro du 2 2 un article saint-simonien signé
S. J'attends de votre impartialité la publication de cette réponse.
L'auteur de cet article, M. G. a dit que les nouveaux apôtres mes pères ont
bien mérité de l'humanité en apprenant que la société doit être constituée sur la
capacité et les œuvres (je souligne ces expressions parce que ce sont celles dont
on se sert) que chacun doit être placé suivant son talent et récompensé sui-
vant son travail; mais, ajoute-t-on, pour arriver à ce résultat faut-il inventer
une religion nouvelle ? Ne peut-il pas être atteint sans détruire la propriété
individuelle, sans attaquer les anciennes croyances. Je réponds : i" que pour
parvenir à ce but du classement suivant la capacité et de la rétribution suivant
les œuvres, nous Saint-Simoniens, ne voyons qu'un moyen, le seul qui existe,
l'abolition successive mais radicale de tous les privilèges qui se transmettent
par droit de naissance et par l'abolition de l'hérédité de la fortune qui de tous
les privilèges est le plus réel et le seul qui subsiste aujourd'hui. Et en effet
M. G. prétendrait-il élever au même degré de développement intellectuel et
celui qui naîtra sans autre moyen tl'existence que la mendicité, par exemple, et
celui qui naîtra entouré de toutes les commodités de la vie et en possession de
tous les moyens d'éducation ? Evidemment non ! Hé bien ! donc ! comment
pourra-t-il apprécier ces différences de capacité d'après lesquelles il veut d'ail-
leurs que la sociélé sait hiérarchisée. C'est un principe vrai suivant M. G.
— i3i —
veuillez y mettre exactement mes opinions et ne pas
m'en prêter d'autres : Gabet est tombé clans cette faute
que chacun doit être rétribué suivant ses œuvres, mais il lui répugne de porter
atteinte à la propriété individuelle. M. G. ne voit-il pas qu'il émet une pro-
position contradictoire, que la propriété individuelle que nous voulons détruire
est celle qui n'a d'autre mode de transmission que la succession par droit de
naissance et qu'en même temps que celle-ci ne peut être établie la rétribution
suivant les œuvres puisque par elle certains individus naissent rétribués avant
même d'avoir Fait des œuvres et avec le droit de n'en jamais faire. M. G.
continue : « Le plus grand vice de ce système suivant nous est que l'on ne voit
pas comment on parviendra à classer sans erreur les capacités, à distribuer avec
impartialité le prix du travail, h organiser la société d'après ces nouvelles vues.
Et plus bas il dit : « Que ce que les Sainl-Simoniens cherchent (bien que nous
ne cherchions plus) M. Fourier l'a trouvé avec un rare bonheur, sans changer la
religion d'aucun peuple, sans déranger les propriétés de personne et en rendant
le travail attrayant même pour le plus paresseux des hommes, il organise la
société universelle de manière à placer les associés d'après leur penchant, à les
récompenser suivant leurs œuvres. » M. Fourier parviendra, à l'association uni-
verselle sans rien changer à la religion d'aucun peuple, et celte association est
fondée sur le principe de classement suivant la capacité! Comment s'associera-
l-il donc sans changer sa religion, le chrétien qui veut rendre à César ce qui
appartient à César, car ce qui appartient au même César ne lui appartient pas
le plus souvent par droit de capacité. M. Fourier placera chaque associé sui-
vant ses penchants et M. G. comprend cela : nous, Saint-Simoniens, vou-
lons les classer suivant leur degré de capacité qui selon nous est déterminé par
la force de leurs penchants et M. G. ne comprend plus. M. l'ourier rétribue
ses associés suivant leurs œuvres, et il consacre le principe de succession éta-
bli et cependant M. G. le comprend. Nous aussi nous rendons justice à
M. Fourier et engageons ceux qui s'occupent d'études sérieuses à le lire. Ils y
trouveront des moyens ingénieux d'organiser un ménage, une manufacture,
mais c'est en vain qu'ils y chercheraient une idée sociale capable de relier
les hommes, le système de M. F"ourier est seulement industriel. Le titre de
ses ouvrages l'indique assez. Un Sàint-Simonien.
Gabet réplique :
« A Monsieur le l\é(lacteur du Journal de In Cùle-d'Or,
Ce n'est pas pour répondre à ce qui m'est personnel dans la lettre du cercle
saint-simonien que je prends la plume. Je veux seulement observer qu'il ne
connaît pas tous les ouvrages de M. Fourier et qu'il induit le public en erreur
en disant que c'e*'/ en vain que ceux (jui s'occupent d'éludés sérieuses, etc.. Le
système de M. I^ourier, ajoute-t-il, est seulement industriel... .l'invite le cercle
sainl-simonien à ne pas juger ces livres par leurs titres et surtout à lire le
traité d'Association domestique agricole. Il y trouvera en abondance des idées
sociales capables de relier les hommes et il se convaincra que l'auteur y a tracé
un plan complet d'organisation sociale. Si un jour la civilisation change sa
forme d'association, ce qui doit arriver avant peu, ce sera pour ad(>|)ter celle
de M. Fourier et les Saint-Sinioniens seront les premiers à l'embrasser avec
ardeur car ils sont sur la voie qui y conduit. »
— l32 —
en rc()li(|iiaMl iiux Sitiiil-Siiiioniciis. Il dit (|ii(,' j(i |)lac<;rai
chacjiu; associé selon ses prnclianls. .NDii, je u<t placcr-ai
personne, .reiisci^ric (|iic le iiiécanisnic (nii fera é('lore
tous les peiicliaiils iiidiisliiels Iciii' roiiiniia un emploi
luci-alil, <'l dans ccl ordre; où loul liavail sera accessiljJe
à chacun, * Iiacun aura à se |)lacer lui-iiu;ine selon ses
penchants, sans (ju(! moi ni aucun direclcur y inter-
vienne. Ce serait tonil)er chms l'arbitraire des prêtres
saint-simoniens qui veulent se faire juges des capacités
et déterminer le placement de l'individu (i). »
INIuiion continue d'ailleurs à lui reprocher ses « pré-
ventions excessives » contre le Saint Simonisme. Fourier
lui répond : « A ous me soupçonnez de colère aveugle
conti'C les Saint-Simoniens ; ce n'est pas colère, c'est
mépris fondé... « « D'ailleurs, ajoute-t-il, je les at-
tends ; ils me trouveront toujours disposé quand ils
voudront faire le bien ; mais il sudît de leur verbiage
philanthropi([ue pour m'éclairer sur le compte de ces
histrions qui disent que j'ai perdu le sentiment de rjiu-
manité. » Malgré tout, Fourier n'avait pas encore aban-
donné définitivement l'idée de s'adresser aux Saint-Si-
moniens. « Je m'adresserai volontiers, selon votre avis,
écrivait-il, à M. Michel Chevalier, mais il faut voir
auparavant s'il y aura quelque chose de réel dans la
promesse faite par celui de Besançon (2) de faire valoir
ma théorie et s'il ne finira pas, comme celui de Dijon,
par me bafouer en feignant de me protéger. » Mainte-
nant, il se défiait un peu, car « telle est la tactique
des Saint-Simoniens: toujours un masque tutélaire, une
gasconnade sympathique. Si on les laissait aller, si l'on
comptait sur leur protection simulée, on serait bien
(i) [i3 août i83i.] Donc dans le système fourit^riste comme dans celui des
Saint-Simoniens c'est le règne des capacités. Mais Fourier cliarjje la nature qui
les a produites du soin de les mettre à leur place.
(2) Nous verrons plus loin que « celui de Besancon » n'est autre que Jules
Lechevalier qui avait promis à Muiron d examiner sérieusement les ouvrages de
Fourier et d'en rendre compte dans le Globe. (Lettre du iG janvier iSSa).
— 1.33 —
vite coulé à fond par cette protection même qui est le
baiser de Judas » (i).
Fouriereut d'ailleurs bientôt l'occasion de triompher.
Le Globe du 3i août, exposant en effet très franchement
et très nettement la situation, avouait que l'état actuel
des ressources des Saint-Simoniens ne leur permettait
de continuer que jusqu'au 5 septembre la publication
du journal. Celle-ci n'avait jamais été considérée par
les Saint-Simoniens comme une spéculation, mais comme
une œuvre d'apostolat, et parmi toutes les manifestations
de la doctrine, écrites ou orales, elle avait joué un des
rôles les plus importants ; aussi les Saint-Simoniens vou-
laient-ils distribuer au public l'enseignement écrit du
Globe aux mêmes conditions que l'enseignement oral
des missions et prédications, c'est-à-dire gratuitement.
Or, depuis le mois de novembre jusqu'au 3i août, le
Globe avait coûté 120000 francs, déduction faite des
abonnements. On n'avait pu subvenir à ces dépenses
qu'en réalisant une partie des propriétés appartenant
aux membres de la famille saint-simonienne. Mais, d'après
les Saint-Simoniens, des retards s'étaient produits dans
la réalisation de ces propriétés, ce qui avait amené de
graves diflicultés à la continuation du Globe. Aussi les
Saint-Simoniens faisaient-ils, sans détour, appel aux
personnes qui « ayant de la sympathie pour eux et leurs
principes, voudraient bien s'associer à leur œuvre, et
particulièrement à celles qui, sentant la portée de leurs
travaux et ne pouvant y prendre part directement et per-
sonnellement, pourraient du moins y contribuer par leurs
capitaux. » Ils olfraient en garantie la réalisation succes-
sive des propriétés immobilières IcMir appartenant et dont
la valeur s'élevait à plusieurs centaines de mille francs.
(1) lis 110 sont pas encore assez Forts pour perséeiiter et ils ont pour eonsigne
ffénérale <lc flatter l'homme qu'ils veulent (^toulVer... D'ailleurs, ce sont des
tlitU)crales et par suite des cloaques de vice et d'hypocrisie. ( )n voit qu'ils ont
hien pillé les jésuites dans leur tactique de s'attacher à capter les hoiries et de
suivre strictement l'impulsion des chefs. Erilis sicut baculus.
— i.V, -
Les cvén(;jiieiil.s donnaient raison à Fourier qui pou-
vait tirer (jiiel(|iie orj^ueil de cette constatation. « Les
Saint-Sinionicns, éciil-il joyeiisennent à Miiiron (lettre
du 19 septembre 1881), ont, coiuiiie vous l'ave/ pu lire
dans le Globe, tiré le canon d'alaiine (i-^i août) disant qu'à
défaut de secours, le (}lolj(; ne paraîtrait plus passé le
5 septembre. » L'occasion parut bonne à Fourier de leur
faire la leçon et il leur écrivit, le 2 septembre, une
lettre où « sans leur dire aucune chose désobligeante »
il présentait un « [)arallèle de leur situation avec celle
oîi ils se trouveraient s'ils avaient fondé l'association
au lieu delà prêcher » (i). El il écrit naïvement: «A
cette lettre, ils n'ont rien répondu, pas môme un accusé
de réception » (Paris, 19 septembre i83i).
Les Saint-Simoniens firent mieux, ils la publièrent,
tardivement d'ailleurs, plus d'un mois après l'avoir
Pecue — dans le numéro du 19 octobre seulement.
Fourier y reprenait avec plus de modération ses critiques
habituelles et montrait aux Saint-Simoniens la situation
où ils se trouveraient « s'ils avaient tenu au lieu àe pro-
mettre » (2).
Avec sa puissante imagination et sa précision coutu-
mière, il décrivait aux Saint-Simoniens, dans les moin-
dres détails, ce qui serait arrivé s'ils avaient consenti à
écouter ses conseils et leur faisait le tableau des « suc-
cès qu'ils avaient manques » par leur obstination à ne
pas vouloir le faire (3). S'ils avaient « manœuvré pendant
l'hiver de manière à pouvoir installer au premier mai
(i) Lettre à Muiron (19 septembre i83i).
(2) Messieurs, en voyant votre journal du 3i août faire des signaux de dé-
tresse (je ne l'ai lu qu'aujourd'hui) je crois devoir vous adresser un parallèle
de la situation où vous vous trouveriez si vous aviez suivi la voie droite en
prosélytisme sociétaire; si vous aviez fondé l'association au lieii de la prêciier ;
si vous aviez tinu au lieu de promettre.
(3) Gfr. « En proposant franchement à leur nombreuse clientèle de former
une compagnie actionnaire avec hypothèque sur la phalange à fonder, ils au-
raient pu déjà entrer en exercice au printemps de i83i... Mais l'orgueil les a
égarés » (Manuscrits).
— i35 -
un noyau d'association, un germe en Ijasse échelle de
63700 » (la moyenne échelle étant de 11 à 1200 et la
grande échelle de i 700 à 1800) « en moins de deux mois
l'épreuve eût été consommée » et « dès le mois de juil-
let toute l'Europe aurait été informée que l'association
industrielle ou réunion des trois industries productives :
culture, fabrique et ménage, est possible, que la richesse
va quadrupler, que les travaux seront transformés en
plaisirs ; que la métamorphose va s'étendre à l'humanité
toute entière. » « Aussitôt, tous les propriétaires de do-
maines auraient demandé la paix, se seraient ligués pour
forcer les souverains au désarmement » (i), en même
temps on aurait pu « annoncer et garantir au peuple,
l'abolition très prochaine de tous les impôts anciens et
malfaisants car il serait avéré que le produit de la
France qui compte aujourd'hui pour six millions un tiers
s'élèverait à six milliards et plus, par la suite... Si l'on
prélève au budget de paix un milliard sur six, le fisc en
réduisant l'impôt de moitié, du sixième ou douzième, aura
deux milliards plus cent millions d'épargne sur la percep-
tion, et davantage sur les ministères de la guerre et de
la marine. Le fisc aurait donc un milliard deux cents
millions de superflu à employer: un tiers à la compensa-
tion des impôts supprimés : un tiers à l'extinction de la
dette, un tiers aux travaux publics. « Avec cette pers-
pective de (juadruple produit et doublement de revenu
fiscal, malgré le dégrèvement de moitié, on aurait pu
emprunter et anticiper sur le revenu futur pour suppri-
mer, dès cette année, les droits réunis et la taxe du sel. »
Cette bonne aubaine aurait mis en crédit la religion
sainl-simonienne bien mieux que ne font des prédications
stériles.
(i) « Ceux (le Uiissie el i\v lli)nj;i'ie, qui mit heiiiii-oiip de terres iiicultesau-
raient été les plus iirdeiils ;i vouloir la paix, elle aurait éti'' conclue dès le mois
d'août même par la l'olojfne, rar chacun aurait insisté sur la nécessité de ces-
ser le massacre au moment où les ouvriers vont devenir si nécessaires, si pré-
cieux. »
— i3G —
'l'ous (;es rôsullats iiicivoillciix c'csl aux Saiiil-Simo-
niens qu'on les devrait cl « leur société aurait été pro-
clamée libératrice des peuples, comblée, accablée des
laveurs de tous les moriai'C|ues ». « lis auraient déjà un
bénéfice de 3ooooooo rt'«/ùv' sur une seule branche des
piofits attachés au rôle de fondation du germe du noyau
sociétaire... (i) Leur journal aurait 5o ooo abonnes
au lieu de 5oo et l'Europe serait forcée de le lire...
Enfin ils auraient eu le roi, la cour et les grands pour
souscripteurs... » On aurait fait prendre des actions
à don Pedro, au dey d'Alger; c'eût été un bon sti-
mulant, ajoute Fourier qui parsème ses vues utopi-
ques de remarques judicieuses, pour faire signer les
Français.
Mais les Saint-Simoniens n'ont pas voulu « suivre la
voie droite en prosélytisme sociétaire (2) ». « Au lieu de
(i) Voici, <i titre de curiosité, coinment Fourier en établit le calcul : « Cette
fondation du noyau en basse échelle exi^e 6000000, mais seulement deux en
effectif parce qu'on obtient aisément des crédits pour ^oooooo dans une affaire
où il y a hypothèque bien solide. Il vous resterait donc quatre millions d'ac-
tions en réserve et pour élever le noyau de troisième en première échelle, vous
auriez encore laoooooo d'actions à émettre, total : 16000000 ou 16000 ac-
tions de réserve à placer. Elles seraient enlevées, soit à cause de la certitude
acquise sur le quadruple produit, soit parce que le canton de fondation aura
pendant trois ans des avantages notables sur les autres, et d'abord le tribut des
curieux payants. Ainsi vos seize mille actions de réserve (mille francs pièce) se
placeraient aisément à trois mille francs, ce qui donnerait 82000000 de béné-
fice. Or, il serait déjà réalisé car vous auriez commencé le placement dès le
premier juillet. Ainsi, au lieu d'un appel au soutien d'un journal, vous auriez
Sooooooo en portefeuille et de plus, une recette de 5 000 francs par jour,
trois cents curieux admis à un louis. Ladite recette serait sextuplée, octuplée
en mai i832, soit i 800 curieux par jour à trois louis, à l'époque où vous ins-
talleriez le plein mécanisme à 1800 personnes. Quant à votre journal qui
pourrait seul rendre compte, jour par jour, des progrès de la mécanique socié-
taire, au lieu de décliner à 5oo abonnés, il en aurait eu 5oooo, trois fois plus
que le Constitutionnel, car toute l'Europe serait forcée de le lire, vu que lui
seul donnerait le bulletin journalier de rét.iblisseiuent d'ciù d('-pendrait le sort
du monde entier. »
(2) Fourier revient très souvent sur le refus que les Saint-Simoniens ont
opposé à ses offres. « Avec moitié de leur dépense annuelle estimée 1 200000 fr.,
avec 600000 francs on fonderait une réunion sociétaire en bas degré. A l'as-
pect des grands bénéfices qu'elle donnerait et des germes d'attraction indus-
- i37 -
tenter l'essai de ce beau mécanisme, qui satisferait tout
le monde », ils ont préféré la vieille méthode morale de
détruire ou de vouloir détruire les passions ; ils ont
adopté une doctrine si rebutante qu'elle n'a pour sec-
taires que des spéculateurs sur la fortune d'autrui « et
qu'ils sont obligés d'avouer que le public abandonne leur
journal et que leurs élucubrations ascétiques ne sont pas
goûtées. Aussi sont-ils si embarrassés qu'ils abjurentleur
doctrine pièce à pièce (i).
« 11 n'en restera rien quand elle aura été réfutée par un
parallèle des vrais moyens d'amélioration et de progrès
réel. » Et Fourier reprend sous une forme plus modérée
et plus atténuée ses critiques du Saint-Simonisme, tou-
jours les mêmes.
En terminant, il leur donne paternellement des con-
seils : « Quand on est eno-ao-é dans une aussi mauvaise
thèse, le seul parti sage est de l'abandonner : vous seriez
encore à temps de mettre la main à l'œuvre, agir au lieu
de parler... Vous n'avez pas voulu faire ce que les pom-
piers appellent la part du feu... Vous n'avez pas voulu
faire la part de l'inventeur et vous perdez tout. Il vous
eût été facile d'essayer la méthode naturelle, les séries
passionnées ; vous auriez eu pour votre part le bénéfice
de fondations détaillées précédemment et les récompen-
ses de fondation qui seront décernées aussitôt que la
hiérarchie sphérique sera constituée. Moi, j'aurais eu
Irielle tjni s'y développeraieni, cluiciin opineriiil à fonder le plus haut degré :
celui de plein essor des passions contri'balancres par l'aflluenoe des plaisirs.
Un seul ('■cliantillon de ce hel ordre qui est la destinée de l'Iiuinanité sufHrait
pour étendre à l'instant cette méthode au jflobc entier, métamorphoser les vil-
lages et cités en Sooooo phalanges d'harmonie industrielle et sociétaire. Telle
est la |)aline qui s'ollVait aux Saint-Simoniens. Us seraient parvenus au l'aîte
de l'opulence et de la gloire : ils ont préféré ne i-ien faire » (Manuscrits).
Cl) Kourier a signalé à plusieurs reprises ces « abjurations ». On trouve dans
ses notes manuscrites : « les 2:! juillet et 7 août i83i les Saint-Simoniens ont
abjuré dans le Vilabe leurs dogtr.es sui- l'hérédité, ils ont athnis l'hér-édité di-
recte, l'eu de temps après, ils ont admis l'hérédité indirecte en prenant sur ma
théorie l'un des '|8 ressorts de ralliement, celui de l'adoption spi-ciale au litre
de continuateur d'industrie récompensé par un legs. »
— i38 —
riioniiciir (le riiivenlion, ce n'est ()as tiop piélendre »,
mais ils courent au rnôine déiKnieiiienl (|irO\\ori. L(Mir
secte va à des écueils ceitains.
« Quoi qu'il en soit, je dois, à titre (riiivcnlciir <lii méca-
nisme sociétaire, dénoncer ceux qui spéculent sur le
mot pour nous priver de la chose, et quand j'ai publié, il
y a trois mois, un factum sur les sectes Owen et Saint-
Simon, loin de m'emportcr (comme vous l'ave/ dil \v.
10 juillet) j'ai au contraire poussé trop loin les ména<^e-
ments, carj'aurais pu disséquer vos doctiines avec plus
de succès que le baron Massias il est trop négatif dans
sa critique; c'est le vice de tous les journaux qui ont
parlé contre votre secte : si j'avais été le collaborateur de
l'un d'entre eux, j'aurais traité l'affaire au sens positif
et donné le moyen de faire le bien promis par les deux
sectes O... et S.-S... ; cela ne tardera guère (i). »
Les Sainl-Simoniens accueillirent ironiquement la
lettre de Fourier. Si utopiques que fussent leurs projets
et bien qu'ils eussent déjà perdu le sens du réel, les
avantages que leur promettait Fourier s'ils appliquaient
son système, leur parurent excessifs et déraisonnables ;
ils étaient nerveux, un peu agacés sans doute aussi par
les accusations de plagiat qu'on commençait à lancer
contre eux. Ils publièrent la lettre en la faisant précéder
d'une note (2) où ils déclaraient que : Pour en finir soit
avec les accusations de plagiat, soit avec les prétentions
de M. Fourier et de ses disciples, ils publiaient une lettre
adressée par M. Fourier aux chefs de la religion saint-
simonienne, à l'occasion de l'article du 3i août; lettre
dans laquelle se trouvaient indiqués les moyens infailli-
(i) La lettre est sijjnée Ch. Fourier, rue de Richelieu, l\5 bis.
(2) « Quelques personnes qui ne pouvaient plus contester la Fupériorité de
nos doctrines nous ont aceusi''s de plagiat. Suivant elles, nous aurions puisé
les éléments dont se compose le système social, tel que nous le concevons, à
des sources que nous aurions eu grand soin de cacher. On a particulièrement
signalé M. Fourier comme l'un des écrivains auxquels nous aurions fait le plus
de ces emprunts frauduleux » (Glohe, 19 octobre i83i).
— iSg —
blés, suivant M. Fourier, pour donner un immense déve-
loppement à la société saint-simonienne, pour attirer
une trentaine de millions dans ses coffres et pour mettre
les Saint-Simoniens à même de sauver la Pologne, » Ils
distribuaient ensuite quelques éloges à Fourier, recon-
naissant qu'il y avait chez lui « une grande virtualité »
et qu'il avait même souvent critiqué l'organisation sociale
actuelle avec une sagacité rare (i).
Mais dans quel but avaient-ils fait cette publication ?
Transon et Lechevalier (2) affirment que c'est dans le
but de nuire à Fourier et de le ridiculiser. C'est possi-
ble et même très probable ; la note tendrait à le prouver.
Ce qui n'est pas douteux, c'est que cette lettre n'était
pas écrite pour le public. Fourier lui-même le déclare (3).
Et Lechevalier pense que « la publication de cette pièce
sous le voile d'une doucereuse impartialité cachait le
dessein de discréditer les idées de Fourier ». Néan-
moins, plusieurs des amis de Fourier accueillirent avec
joie celte publication. Ce cpi'ils désiraient depuis long-
temps, c'est qu'on parlât de leur grand homme, qu'on
s'occupât de sa découverte (4). L'insertion de la letltre
(i) Nous reconnaissons, au reste, écrivaieul-ils, qu'il y a cliez M. Fourier
une {irancte virtualité. Il a même critiqué souvent l'organisation sociale actuelle
avec une sagacité rare (en note : voir surtout la préface du Nouveau Monde
indus Irieï) ; mais il s'est eng-agé de bonne heure dans une Fausse voie où tou-
jours il a été plus avant parce qu'il a toujours travaillé à l'écart des hommes;
et aujourd'hui, de conséquence en conséquence, il est arrivé aux rêves les plus
bizarres comme il s'en trouve dans la lettre ci-dessous (Le Globe, ig octo-
bre i83l).
(2) Miciiei (Chevalier) a inséré dans son journal uni' lellre que Fourier
n'avait pas écrite pour h; piihlic et cette lettre a été insérée à voire connais-
sance dans l'intention formelle d'écraser Fourier par le ridicule (Lettre à
Enfantin, janvier iSSa).
(3) « Ils ont inséré ma lettre pai'ce qu'elle les compiomeltait peu, elle n'élait
pas faite pour le public » (I^ellre à Muiron, lo novendjre iHi)i).
(4) Lettre de CcmsidéranI à l'Ourler: « Samedi midi, sans date... cl remer-
cions Dieu de ce (|ne les ennemis nous fournissent des armes pour se faire bat-
tre. Voici la gazette qui va fonder la grande publicité de vos livres et de vos
idées. Il faudra bien mainlenani que le gouveruemenl \ |)ri'Miie gai'dc cl s'en
inquiète. »
(lu 2 se|)l('inl)i'c (levait, dans h^iir pensée, donner a l'oii-
rier iin(; grande |)iil)licit('; (;( pai" (.•onS(3qLienl le salisf'airc.
(( Celle lellie ins(^;i(''e dans le dlobt' nous a fail un très
grand plaisir et (|uoi(|u'eJle n'ait [)as (Hc; faite pour le
public et cpie ceux à cpii elle était adressée l'aienl pcul-
élre pour cette seule raison méchamment insérée, elle a
pourtant un heureux efTet. C'est de vous donner une
grande publicité, et (ju'il arrive (\v\v ceux cpii le lisent
inclinent fort à vous donner raison el ne mettent pas en
doute votre supéi'iorité. Ainsi, que ce soit malice des
Saint-Sinu)niens ou embarras de leur position, le succès
nous reste (i). »
Mais parmi les amis de Fourier tout le monde ne pen-
sait pas comme Clarisse Vigoureux et ne partageait point
son enthousiasme. Cette lettre que Fourier avait envoyée
« particulièrement aux chefs de doctrine » (( ne pouvait
avoir quelque valeur que pour des hommes déjà familia-
risés ave(; la théorie de M. Fourier; à tous autres, disait
Lechevalier, elle doit paraître étrange et bizarre », et il
avouaitque (csans doute elle sullirait pour détourner même
l'attention des hommes consciencieux et éclairés... (2) ».
Aussi, dans son entourage, certains conseillaient-ils à F^ou-
rier de répliquer, de préciser, d'expliquer(3). Mais Fourier
était las et découragé (/|). 11 fit un projet de réponse
mais qu'il garda pour lui parce qu'il ne savait à qui
(i) Lettre de Clarisse Vigoureux à Fourier. i6 novembre.
(2) Jules Lechevalier, Science sociale, p. i33.
(3) Voir lettre de Clarisse Vigoureux : « Je serais fort d'avis que, comme
le disait M. Muiron, vous fissiez une réplique en employant le moyen qui vous
plaît. »
(4) Vous avez pu voir dans le Globe du ig une insertion de ma lettre du
2 septembre. Ils disent qu'ils l'insèrent pour en finir, pour prouver qu'ils n'ont
pillé personne, qu'on est étonné de la supériorité de leur doctrine... Si je leur
envoie une réfut;rtion régulière ils ne l'inséreront pas... Ils vous donnent pour
hiér;ircliie leurs dispositions arbitraires, tandis que je donne les deux distribu-
tions fournies par les mathématiques : 1° la progression ou série libre et illimitée
en groupes; 2° la proportion ou série mesurée, limitée en groupes. D'ailleurs,
je donne les bases pour en faire l'application à l'industrie à toutes les rela-
tions et non pour créer des hiérarchies distribuées fantastiquement.
— i4i -
l'adresser. « Vous m'engagez à répondre aux Saint-
Simoniens, écrivait-il à Muiron, mais dans quel journal?
lis ont inséré ma lettre parce qu'elle ne les compromet-
tait pas; elle n'était pas faite pour le public; mais si je
leur riposte de la bonne encre, ils se garderont bien de
l'insérer. Ce qu'il lui aurait fallu, c'est un journal, un
journal qui fût à lui. « Si je peux avoir un journal quel-
que jour, écrivait-il, je donnerai de la tablature à ces
hypocrites (i). »
Mais, il manquait à Fourier de l'argent; il ne lui en
fallait d'ailleurs pas beaucoup, et on ne peut l'accuser
d'être exigeant : i ooo francs lui auraient sufïi ; avec ces
mille francs il pourrait « former à l'instant une société
aussi bien établie que celle des Saint-Simoniens ».
Il sentait bien en efi'et qu'il ne lui fallait plus compter sur
aucun appui de la part de ces derniers, et que l'échec de
ses tentatives auprès d'eux était définitif, et il en était
profondément affecté.
Il en voulait à tout le monde : d'abord aux Saint-
Simoniens qu'il accusait d'avoir par leurs fausses doc-
trines causé à l'humanité un préjudice très funeste en
retardant l'avènement de la vraie association (2). Il leur
reprochait d'avoir « prostitué et compromis le mot d'as-
sociation tellement qu'il était devenu « synonime (sic)
de rébellion et de machination désastreuse » ou même
(i) Cfr. Lettre du 26 octobre i83i. « Que je battrais bieu ces bistrions si
j'avais un journal ! » et : « Vous me dites d'imiter les pbibintbropes et de crier
la vérité sur les toits : mais il faudrait avoir des toits où je puisse les crier. Les
toits sont les journaux qu'il faudrait acheter eu li^rnes à 120 francs le cent, quand
on peut payer il est bieu aisé de crier la fausseté sur les toits ! » (Lettre ?i
Muiron).
(2) « Quel est votre but, hâbleurs qui ne chantez que profjrès et association ?
Vous cbercbez insidieuseuieut ;\ éloulîer tout essai d'association réelle el de pro-
grès réel. Vous ne voulez que ilonner le ciiange, faire oublier les choses par
des controverses sur le mol et quand vous aurez à force de subtilités alTadi le
public sur cette question, vous prétendrc^z que tout est dit, que c'est une vision
à laquelle il faut renoncer, qu'oTi ne peut pas associer des masses de 3 à /|00
familles agricoles, que le quadruplcnient île produit est une chimère, qu'il faut
se défier de ces illusions et s'en tenir aux torrents de lumière phih)S()pbi(iuc. »
(Les torpilles du pnxjr'cs) (Manuscrits).
— 1^-2 —
absolument « vide de sens ». Et il ne leur pardonnait pas
— il ne leur pardonnera d'ailleurs jamais — d'avoir
voulu « lui ôler l'honneur de l'invention au lieu de s'en
tenir loyalement à l'honneur de fondation qui était pour
eux une assez belle proie puisqu'ils ne savaient rien
inventer », d'avoir par leur orgueil (i) commis la sot-
tise de « tout perdre en voulant tout envahir », et le
crime de détourner les esprits de l'œuvre sociétaire ou
« de toute recherche sur la seule association qui soit utile
et urgente, celle des travaux agricoles et domestiques
exercés économicjuemenl par des masses de i 8ooà2ooo
personnes inégales en fortunes et en toutes facultés ».
Les Saint-Simoniens s'étaient dit « les oracles du
régime d'association » et leur doctrine n'en était
qu' « éteignoir et antipode (2) ». Mais il ne leur avait
pas suin de s'abstenir de toute tentative d'association, de
ne rien faire pour pi'ovoquer la découverte du mécanisme
sociétaire. Il avait encore fallu qu'ils fissent tous leurs
efforts dès qu'ils avaient pu se rendre compte que cette
découverte était faite pour l'avilir (3) et pour la repous-
ser parce qu'elle n'était pas de leur crû. Aussi longtemps
que cela leur a été possible ils ont étouffé l'idée de
t'ourier; puis dès qu'elle commença de se produire
(i) « Ce sont de fttux frères qui sacrifient le genre humain à leur orgueil. »
Pièges et Charlatanismes, p. 27. C'est bien peu d'intelligence et de moralité
chez des apôtres du progrès intellectuel et moral de ne pas accueillir la voie
du progrès réel qui leur est offerte par ma théorie. Les sophistes aussi nuisi-
bles que Robert Owen causent ;i l'humanité un préjudice énorme, un retard
d'avènement au bonheur, au quadruple produit; ignorant la chose ils nous
leurrent sur le mot et nous privent de la chose dont le siècle sent de plus eu
plus le besoin.
(2) Les prédications des Sainl-Slmoniens tendent ti nous détourner de toute
recherche sur la seule association qui soit utile et urgente, celle des travaux
agricoles et domestiques exercés économiquement par des masses de i 800 à
2000 personnes inégales en fortune et en toute faculté. Pièges, p. 20.
(3) La secte saint-simonienne bien pourvue de faconde mais dénuée de gé-
nie inventif croit se faire valoir en avilissant une découverte qu'elle invoque
par le fait car chaque jour elle invoque la nécessité d'établir le régime socié-
taire pour remédier aux misères des classes ouvrières (Projet de réplique à
l'article saint-simonien du 28 juillet) (Manuscrits).
- iZ,3 -
malgré tous les obstacles qu'ils lui opposaient, ils Font
mutilée, calomniée, dénigrée, défigurée; enfin, ils Tont
pillée sans scrupules, s'en appropriant des fragments et
des lambeaux et dérobant même au vocabulaire de
Fourier certaines de leurs expressions, sans en indiquer
la source,
Il en voulait aussi au public qui protégeait tous les
« charlatans en art d'associer », qui avait « la bonhomie
d'entendre de sang-froid leurs risibles doctrines », qui
prônait les sectes Saint-Simon et autres (i),qui «se con-
fiait aveuglément à ces charlatans qui ne savent rien
inventer et qui ne proposent que des monstruosités
démagogiques et ihéocratiques : établir la communauté
des biens, la mainmorte même en ligne directe, la pro-
miscuité des femmes et la suppression des cultes et du
mariage, l'absolutisme théocratique même en répartition
des bénéfices (2) », et qui, étourdi par une cohue d'asso-
ciations politiques et pensant que tout était dit sur la
matière, négligeait ou même dénigrait le véritable inven-
teur.
Il en voulait enfin à ses amis eux-mêmes qui lui con-
seillaient plus de modération et de douceur. Bien que
jNIuiron, Gabet, et Mme Clarisse Vigoureux montrassent
un admirable dévouement à le servir et à rencourager(3),
(i) Loin de provoquer cette découverte (du mécanisme sociétaire) on
accueille efl'rontément tous ces cliariatans qui se vantent de savoir associer; on
leur fournit des capitaux sans exiger aucune preuve de leur savoir, de leur
compétence ; enfin on encouraye sous le nom d'association loo folles entre-
prises dont on prévoit bien la chute, comme celles de Rob. Owen, et on s'ap-
puie de leur insuccès pour persuader que l'art d'associer est introuvable, que
tant de perfection n'est pas faite pour les hommes, que la nature est couverte
d'un voile d'airain, que les destinées sont impénétrables, que l'homme n'est pas
fait pour sonder la profondeur des décrets divins, etc., etc... C'est pour étouf-
fer les recherches qu'on a encouragé depuis 30 ans les sectes owéniennes et
saint-simoniennes qui sous le masque d'association et progrès accréditent les
doctrines les plus opposées au mécanisme sociétaire.
(2) Coup d'œil sur les lumières en vogue au XIX" siècle. l'^ourier.
(3) Gabet indiquant à Fourier ce (ju'il avait écrit dans sa polémique avec les
Saint-Simoniens de Dijon dont j'ai cité des extraits, terminait ainsi sa lettre :
« Si, Monsieur, tout ce que j'ai dit et fait peut ne pas mériter votre approba-
l'I'l —
il se croyait desservi par (mix. Ils avaient le <^rave tort
à SCS yeux de ne [)as épouser aveuglément toutes ses
haines, et certains d'entre eux se montraient trop bien-
veillants à l'égard des Saint-Sin)oniens (i) (voir lettres
de Clarisse Vigouroux et Gabet aux archives fouriéristes,
notamment m juillet i83o) (2).
Pour conclure, s'il semble exagéré de dire que les Saint-
Simoniens ne j)rôtèrent pas la moindre attention à
Fouricr, ils se montrèrent du moins polis et distants; il
tion, il sera du moins <i vos yeux le témoijjnag-e de mon z'ele h vous servir et
l'expression du dévouement sans horne de votre très affeclionné. » Gabet.
(?, août i83i).
« Je ne comptais pas vous écrire... mais votre dernière lettre à M. Miiiron
et dont il m'a en partie donné connaissance me cause trop de peine pour que
je ne cherche pas à dissiper celle que vous avez vous-même. l'ourtjuoi donc
semblez-vous si triste et mécontent, pourle moment où il y a de si belles espé-
rances, où depuis un an les choses ont marché mieux qu'on ne pouvait s'atten-
dre. Vous paraissez mécontent de tous vos disciples, vous vous plaignez de Vic-
tor, et pourtant je puis vous assurer qu'ils sont bien dévoués à vous-même et
à l'humanité entière Ce qui m'afflige le plus, c'est le mal et la tristesse
que vous ressentez. Cela me pèse sur le cœur et presque sur la conscience,
comme si nous étions impérieusement chargés de vous rendre heureux jusqu'à
ce que le genre humain vous ait reconnu pour son Messie et que nous man-
quions à notre tâche Je vous en supplie. Monsieur, ne vous exercez pas à
vous aigrir, mais bien à nous croire, quand nous vous disons que tel ou tel
moyen convient avec les civilisés. Encore une fois vous êtes trop haut pour
qu'ils puissent en tout vous comprendre, et vous ne pouvez vous mettre à leur
niveau, sans perdre de la dignité nécessaire au succès. C'est pourquoi les inter-
médiaires vous ont servi depuis que vous en avez, mais au nom du ciel, n'allez
pas vous égarer au point de croire que l'on ait la pensée de vous éloigner ni
du journal ni de rien autre. Votre science n'est-elle pas tout ? D'ailleurs je vous
répondrais que vous dites cela depuis le commencement du journal, ce qu'en
résultat personne n'y a écrit autant (|ue vous. Clarisse \ igoureux à Fourier.
3 novembre. Besancon.
(i) Malheureusement, écrivait Fourier, ceux qui sont avec moi voudraient
que j'adoptasse pour règle de conduite de me laisser calomnier doucereusement
par toutes les vipères Je n'y consentirai jamais, et aucune considération ne me
décidera à me laisser traîner dans la boue sans démentir mes diffamateurs...
Vous voudriez donc que je me misse à leurs genoux en leur disant : Vous avez
peut-être raison; c'est peut-être moi qui ai tort.
(2) Pour moi, non seulement je les juge (les Saint-Simoniens) sans courroux
mais je vous assure que je suis tout près d'être reconnaissante envers eux lors
même qu'ils détesteraient vous et tous vos disciples. Clarisse Vigoureux à Fou-
rier (16 novembre i83i)
- i45 -
est certain qu'ils ne raccueillirent que froidement. Pro-
fitèrent-ils comme on l'a dit, et autant qu'on Ta dit, de
la doctrine qu'ils repoussaient? C'est ce que nous exami-
nerons plus loin. Quoi qu'il en soit le saint-simonisme
fut souvent blâmé par ses amis mêmes de son attitude
dédaigneuse envers Fourier. On lui reprochait d'ailleurs
son exclusivisme (i).
Mais si on peut lui faire grief d'avoir méconnu Fou-
rier, si l'attitude des Saint-Simoniens n'est pas exempte
de tout reproche, celle de Fourier ne l'est pas davantage
et l'est même encore moins. Il nous apparaît dans cette
polémique avec ses insuffisances d'information, ses
erreurs d'optique, ses illusions, sa conviction qu'on
complote pour lui nuire. Il est victime de sa propre con-
fiance dans l'inévitable succès de ses doctrines bien plus
que des machinations des Saint-Simoniens. Il se trompe,
fait des suppositions et des hypothèses que les événe-
ments viennent démentir et finalement suspecte des hosti-
lités, peut-être pasabsolumentimaginaires, mais qu'à coup
sûr il s'exagère considérablement. Il témoigne — selon
l'aveu de ses propres amis — de préventions excessives
et la profonde amertume qu'il ressent de son échec lui
inspire les jugements les plus téméraires et les calom-
nies les plus injurieuses, que certes les Saint-Simoniens
ne méritaient nullement.
(i) Et d'abord les Saint-Simoniens sont ('•minemnient sectaires Vous
avez toujours <» la bouche ces mots, l'Ecole, la doctrine, notre société, notre
maître, initiation, conversion... Les dojrmes, le langage et je n'eu doute pas les
intentions de vous et de vos amis Saint-Simoniens sont catholiques dans le sens
philosophique de ce mot ; mais votre esprit est éminemment sectaire, c'est-à-
dire que vous ne concevez la réalisation de vos vues que par le moyen des ou-
vrages de votre fondateur et de ses disciples à la condition d'adopter les for-
mules de leur doctrine et de leur langage, à la condition d'une affiliation ou
d'une subordination à leur direction, tandis que vous traitez avec un seiiliniont
de dédain ou bien approchant du dédain, les efforts de ceux qui lentlont au
même but, c'est-à-dire au bonheur de l'humanité par des voies différentes.
Eyton Tobke à d'Eichthal (ig janvier i83oj.
CHAPITRE IV
Les accusations de plagiat.
II faut maintenant examiner la valeur des accusations
de plagiat qui furent lancées des deux camps, mais sur-
tout du camp fouriériste, et voir si elles sont fondées.
I. — Contre les Saint-Simoniens.
C'est pour la première fois dans un article du Mercure
de France dit XIX^ siècle (i83o, t. 28, p. 453) que l'idée du
plagiat de Fourier par les Saint-Simoniens fut, si j'ose
dire, officiellement lancée. Le Mercure de France \i\\\A\dirvi\Q
« mnémonique géographique » de Fourier l'avaitfait précéder
d'une note ainsi conçue: « Monsieur Charles Fourier, osons
le dire, est un des savants les plus distingués de l'époque ;
il n'est cependant pas de l'Institut, car il a autant de répu-
gnance pour l'intrigue que d'amour pour le vrai savoir.
Nous nous proposons de prouver que tout ce qu'il y a de
raisonnable dans le Saint-Simonisme est u?i plagiat fait à
la découverte de l'attraction passionnée de Charles Fourier. »
Fourier qui, comme nous venons de le voir, ne connais-
sait guère à cette époque les Saint-Simoniens, se laissa
très aisément persuader de la vérité de cette accusation
qu'il reprit lui-même tout aussitôt. « Ils (les Saint-Simo-
niens) m'ont pillé quelques idées, écrivait-il ; le Mercure
en a parlé ; je l'ai su par M. Monnier fils et M. Pichot
me l'a répété, en me disant que c'était lui qui avait
— 1^7 —
dénoncé le plagiat dans le Mercure. Cela est bon à con-
naître avant d'aller à leurs séances ascétiques. » Il ne
cesse dès lors de dénoncer les plagiats des Saint-Simo-
niens et chaque jour il en découvre de nouveaux qu'il
s'empresse de signaler, de sorte qu'il est bientôt con-
vaincu que les « chefs de la secte saint-simonienne veulent
piller sa théorie et en donner les principales vues comme
émanant d'eux-mêmes (i). « Quand son exaspération fut
portée à son comble, il lança son pamphlet qui porte en
sous-titre : Protestation contre les plagiats et les pièges
des deux sectes. 11 avait adopté d'ailleurs l'accusation
du Mercure et l'avait faite sienne, et s'était laissé con-
vaincre avec d'autant plus de facilité qu'il est certain
qu'il avait une tendance excessive à échafauder des
histoires de faux, de soupçons, de conspirations, de
combinaisons et à voir des plagiats partout. Les disciples
eux-mêmes, — Muiron notamment, « l'Olinde Rodrigues
du fouriérisme » — lui reprochaient cette hantise du pla-
giat, dont le maître se défendait d'ailleurs avec son habi-
tuelle énergie : « Vous me supposez une terreur panique
des plagiaires. 11 serait curieux de ne pas les craindre
puisqu'ils existent... On doit craindre tout mal qui existe
et se précautionner sans avoir des craintes à en perdre
la tète comme vous me les supposez » (7 avril i83i).
Mais Fourier n'est pas le seul à parler du plagiat des
Saint-Simoniens. Dès 1827, Victor Considérant, dont la
croyance de néophyte en la doctrine de Fourier s'alar-
mait sans doute à tort, et un peu trop promptement, re-
connaissait dans les dix premiers numéros de VOrc/anisa-
teur qu'il venait de lire « des néologismes de Fourier »
(i) Fourier écrit : « Ils spéculeiil (les Saint-Simouiens) sur des pl;i^i;ils sur-
cesslFs, ils me spolient pièce à pièce... ils méditent quantité de ces menus pla-
giats; j'en vois les indices bien distincts dans le Globe et quand ils auraient
pillé beaucoup de dispositions, ils essaieraient de prouver que la méthode
naturelle est leur propriété. « Et encore : « Les Saint-Simoniens n'ayant pas
de procédé sont oblijfés de prendre le mien dont ils dérobent parcelles en rail-
lant pour cacher plagiat » (Manuscrits).
(liCtlie à Clarisse Vigoureux, i*^' nov. 1827) (1). Il ne
faisait d'ailleurs à cette époque qu'une timide et hési-
tante allusion au plagiat. « Du reste, écrivait-il, lors
môme qu'il n'y aurait pas plagiat, etc... » Mais il précisa
plus tard son accusation. Un de ses amis, Morel, lui
écrivait d'ailleurs le 4 décembre i83o : « J'ai songé à ton
système parce qu'on l'attaque. Que sont donc ces Saint-
Simoniens autres que des voleurs ou des plagiaires ? Tu
devrais, ce me semble, leur répondre vigoureusement
et leur montrer que ce qu'ils disent et prêchent très obs-
curément et sous des formes plus mystiques et plus
séduisantes pour les ignorants est écrit depuis longtemps
par un homme d'une haute érudition dans un livre dont
la forme seule est diflicile à étudier. Tu feras d'autant
mieux qu'ils nuisent à vos doctrines en se couvrant de
ridicule. » De son côté, G. Laury écrivait à Fourier que
le Saint-Simonisme avait « pris toute la pensée mère » de
sa doctrine dont il n'était que « la caricature «.Ces accu-
sations se multiplièrent d'ailleurs au point que les Saint-
Simoniens eux-mêmes s'en émurent, ainsi que le prouve
la note parue dans le Globe du 17 octobre i83i, où ils se
plaignaient d'avoir été et d'être accusés de plagiat par
« quelques personnes qui ne pouvaient plus contester la
supériorité de leurs doctrines ». « Suivant elles, écri-
vaient-ils, nous aurions puisé les éléments dont se com-
pose le système social, tels que nous le concevons, à
des sources que nous aurions eu grand soin de cacher.
On a particulièrement signalé M. Fourier comme l'un des
écrivains auxquels nous aurions fait le plus de ces
emprunts frauduleux. » Que faut-il penser de ces accu-
sations ? Un Saint-Simonien, qui devait se convertir au
Fouriérisme, dont il allait devenir l'un des sectateurs
les plus influents, Pellarin, estime qu'elles sont pleine-
ment justihées. 11 écrit : « Les chefs de la société saint-
(i) « Il y a des pages que je croirais sorties de la malu de quelqu'un de
nous, il y a même des néologismes de M. Fourier. «
— i49 —
simonienne avaient essayé de s'approprier quelques-unes
des dispositions de la théorie de Fourier en se gardant
bien de faire connaître Tauteur même à leurs adhérents
les plus élevés dans l'espèce de hiérarchie qu'ils avaient
instituée «(page loo, 2* édition, i8l\3, loco citato). L'accu-
sation dans la bouche d'un homme qui fut Saint-Simonien
paraît grave. Il est vrai que Jules Lechevalier qui fut lui
aussi Saint-Simonien — et qui exerça, comme nous le
verrons, sur la doctrine saint-simonienne la plus grande
influence — écrit dans la Science sociale (i) que le pam-
phlet contre les sectes Saint-Simon et Owen contient contre
les Saint-Simoniens des « accusations de plagiat à ses
yeux tout à fait sans fondement ». 11 faut d'ailleurs ajou-
ter qu'à la page 298 du même ouvrage, il accuse « les
Saint-Simoniens tout en attendant la femme» de « s'amu-
ser à fureter autour des livres de M. Fourier et de gri-
gnotter quelques rognures de la théorie sociétaire pour
les enseigner, ensuite en balbutiant au nom du progrès»,
qu'il leur reproche vivement « cet étroit système de
« larcin et d'emprunt sans titre ni garantie » et fina-
lement n'hésite pas à les traiter de « rafistoleurs de
« systèmes et de ravaudeurs de doctrines, d'accom-
« modeurs. » Il convient au surplus de signaler qu'il
écrivait cette phrase au plus fort de sa lutte contre le
saint-simonisme dont il venait de se séparer, et qu'il
revint plus tard à sa première opinion.
On voit enfin des écrivains, qu'on ne peut accuser de
partialité envers aucune de ces deux doctrines qu'ils ont
l'une et l'autre plus ou moins âprement combattues,
reprendre l'accusation de plagiat lancée par Fourier con-
tre les Saint-Simoniens. « La théorie de Fourier, écrit
Louis Reybaud — (|ui ne peut guère être taxé d'indul-
gence à son endroit — complète dès 1808, a défrayé
longtemps des théories ([ui la désavouaient en la dé-
pouillant. Le saint-simonisme, pour ne citer que lui, ne
(i) l'âge i3G.
— i5o —
se bornail-il pas à traduire Fourier?» F^t encore: « Le
saint-sinionisine né à peine et qui avait déjà les préten-
tions d'un parvenu, refusa son concours à un homme
qu'il dépouilla de ses idées » (Louis Heybaud, p. 463);
ce qui païaîl fort exagéré. De nos jours, M. Lrnest Seii-
lère a écrit (|u' « il est probable que Bazard et Enfantin
ont beaucoup emprunté aux écrits de Fourier pour la
mise au point de leurs théories » {Lo mal romantique ,
p. I et 2).
Notons ici, en passant, une erreur. Il est à peu près cer-
tain que Bazard, comme d'ailleurs Saint-Sinion, n'a pas,
ou du moins a très mal connu les œuvres de Fourier (i)
(Voir Laurenz de Stein). C'est seulement sur Enfantin
que Fourier pourrait et paraît avoir exercé quelque
influence. JSIais celte influence s'est-elle exercée directe-
ment ou indirectement; et dans quelles conditions, dans
quelle mesure, comment s'est-elle exercée ? C'est ce
qu'on ne saurait très exactement dire, et l'on est réduit
sur ces différents points à des conjectures plus ou moins
hypothétiques. Ce qui est certain, ce qu'on ne peut con-
tester, c'est que certaines parties du socialisme enfan-
tinien présentent des analogies frappantes et remarqua-
bles avec la doctrine de Fourier. Maintenant, faut-il voir
là des emprunts, des réminiscences plus ou moins incon-
scientes, des plagiats ou de simples rencontres (2) ? Il
est délicat et un peu hasardeux d'en décider. Conten-
tons-nous de constater ces analogies et ces ressemblan-
ces, là où nous les trouvons, et de signaler l'antério-
rité quand il est possible de la découvrir ; c'est à peu près
tout ce qu'on peut faire, car il nous semble bien diffi-
cile, pour ne pas dire impossible, de déterminer avec
(i) Transon nous dit que Fourier a été personnellement repoussé par Bazard.
Lettre à Eufantin (janvier i832).
(2) Lors même qu'il n'y aurait pas plagfiat, je m'en étonnerais peu (des res-
semblances des Saint-Simoniens avec Fourier) car il y a partout un instinct qui
crée la nécessité d'un changement social. Considérant à Clarisse Vigoureux
(Metz, le"" novembre 1829).
— i5i —
certitude et avec précision dans quelle mesure exacte
Enfantin a subi l'influence de Fourier. Pour Laurenz de
Stein qui s'est occupé de la question, la réponse n'est
pas douteuse. 11 est indubitable pour lui « que la partie
religieuse du dogme saint-simonien n'appartient ni à
Saint-Simon, ni à Enfantin mais à Fourier(i) » Il n'est pas
douteux qu'Enfantin a puisé à cette source et « tout son
système n'est en somme rien autre chose que la tenta-
tive d'une application pratique des principes fondamen-
taux que Fourier avait émis avant lui sur l'opposition
entre le plaisir et le devoir, entre la chair et l'esprit » (je
traduis littéralement par ne pas m'éloigner du texte) (2).
Et il ajoute, — ce qui est plus intéressant que les
appréciations personnelles que je viens de citer — que
« Victor Considérant lui disait qu'Enfantin avait dans sa
bibliothèque le premier ouvrage de Fourier, la théorie
des quatre mouvements, et qu'Abel Transon l'avait
retrouvé plus tard parmi ses livres, beaucoup usagé.
Abel Transon l'avait d'ailleurs surpris maintes fois entrain
de lire ce livre, mais Enfantin n'avait jamais voulu recon-
naître qu'il lui fût redevable de quoi que ce fût. » Enfan-
tin avait donc lu Fourier — ceci est établi — et n'est pas
discutable puisque Enfantin lui-même le reconnaît (On
trouve encore aujourd'hui d'ailleurs aux archives saint-
simoniennes de l'Arsenal quelques ouvrages de Fourier)
et il l'avait lu avec attention, et il se l'était assimilé. Mais
ce n'est qu'en 1829 qu'il connut les œuvres de Fourier
et qu'il les lut. Or, à cette date, presque toute la partie
économique de la doctrine saint-simonienne est formu-
(i) P. I.eroiiv écrit de même : « Est-ce que la théorie d'Enfantin n'est pas
le système de Fourier augmenté de tout ce qui manque à ce système pour être
autre cliosc que le délire d'un esprit malade?» Pour Pierre Leroux, EnPantin
n'avait fait qu'it ajouter un complément » au fouriérisme (Voir Revue sociale.
juillet iHu'iO, 2'^ lettre sur le fouriérisme).
(■2) Aber Enfantin hat ganz unzwelfclliaft ans dieser Quelle (jescliopft und
sein {fanzes System ist in VVarheit niclils Zweiter als der Versucli einer prnk-
tisclien Aujjendiing des von Fourier zuerst auf^jeslallten Grund{;edankens des
Widers|)ruclis zwiscliun Lusl und Sollen zwisclien Fleisch und (îeist.
— I.)2 —
lée et arrêtée, et sur ce point la doctrine, peut-on dire,
ne variera guère. Il n'est cependant pas impossible que
ce soit sous rinfluent^e des lecluriîs de Fourier qu'on ait
ajoute, adapté à la floctriuc (|uel(|U('S détails nouveaux
et (juel(|ues idées nouv(dles.
C'est ainsi (ju'on voit ap[)araiti'e entre Tannée i83o et
l'année i83i dans la doctrine saint-simonienne l'idée du
« travail attrayant (i) » que sans nul doute les Saint-
Sinioniens ont empruntée à Fourier. (« La rétribution
des œuvres fait qu'on aime ce qu'on doit faire », écrit
Enfantin en i83i.) De même on retrouve chez les Saint-
Simoniens les « armées industrielles » qui sont une
idée fouriériste (2). Fourier sur ce point les accuse très
nettement de plagiat. « Les Saint-Simoniens ont rêvé
les armées industrielles, écrit-il; c'est une idée qu'ils
m'ont prise avec beaucoup d'autres; mais peu adroits en
plagiat ils ne considèrent pas qu'avant de former des
armées industrielles il faut les rendre attrayantes et par
suite gratuites. » Il y aurait peut-être sur ce point ma-
tière à discussion (3). Il y a lieu de rappeler en effet que
s'il est vrai que Fourier lance dès 1808 l'idée des
« armées industrielles », « armées attrayantes, armées
bienfaisantes qui élèveront à l'envi de superbes monu-
ments, qui jetteront des ponts, recouvriront des mon-
tagnes effritées, creuseront des canaux d'irrigation,
dessécheront les marécages (/i) », Saint-Simon avait déjà
également songé à l'utilisation des milices pour les
grands travaux, et qu'un de ses désirs notamment était
de voir creuser le canal de Madrid à la mer et de
l'isthme mexicain par les troupes espagnoles.
(i) Fourier (i8 décembre iSSa) : « (Les armées industrielles des Saint
Simoniens) et encore je crois bien que ce dernier système ils l'ont un peu
puisé chez Ch. Fourier » (Lemoyne).
(2) « II serait bon, écrivent les Saint-Simoniens, de former au lieu de régi-
ments guerriers des régiments de travailleurs pacifiques. »
(3) P. Leroux prétend que le principe de l'industrie attrayante appartient à
Saint-Simon.
(/() Fourier. Quatre mouvements, p. 2^8-2^9.
— i53 —
Il est incontestable cependant que cette idée des
milices employées à des travaux industriels n'est qu'à
l'état d'ébauche dans Toeuvre de Saint-Simon, tandis que
Fourier lui a donné, suivant son habitude, une bien plus
grande précision. 11 n'est pas douteux également que les
Saint-Simoniens à partir de 1882 insistent beaucoup sur
cette idée de V organisation industrielle de l'armée, sur son
importance, sur le profit qu'on en pourrait tirer, et que
lorsqu'on lit les brochures et les articles nombreux
qu'ils y consacrent (i), on ne peut pas ne pas être frappé
des analo2:ies et des ressemblances entre leurs théories
et celle de Fourier, et souvent même par l'identité abso-
lue des termes employés. Lisons Fourier «... par oppo-
sition à l'ordre civilisé qui enrôle ses héros en leur met-
tant la chaîne au cou, l'ordre sociétaire doit enrôler les
siens par amour de fêtes et plaisirs inconnus dans l'état
actuel où une armée de 100 000 hommes ne connaît
d'autre plaisir collectif que celui de détruire, tuer, incen-
dier, piller, violer, etc.. » (Unité universelle, 111, 569).
« Comment nos faiseurs d'utopies n'ont-ils pas osé rêver
ceci?: une réunion de 5oo 000 hommes occupés à con-
struire au lieu de détruire » ? (Ibidem). — Lisons mainte-
nant Michel Chevalier : « On ne recrutera plus les
hommes pour leur enseigner l'art de détruire et de
tuer, mais pour leur apprendre \ii production, la création.
Alors s'organisera l'industrie attrayante et glorieuse »
(Globe du 28 avril 1882). Et'encore dans un passage de
l'organisation industrielle : « Le gouvernement français
tient maintenant enrégimentés, casernes ou cantonnés,
400000 hommes pris dans la partie la plus robuste de la
population. On a souvent tenté d'appliquer l'armée aux
travaux publics et l'on n'y a jamais réussi. C'est que
dans toutes ces tentatives, on imposait aux soldats des
(i) Voir Globe, 4, 6, i5 février, 3, 6, 8, 9 et 21 mars 1882, notamment un
article de Michel Chevalier sur « les armées industrielles » et un article de
Delaporte sur « l'application de l'armée aux travaux pui)lics et la nouvelle or-
ganisation de l'armée » (i3 mars 1882).
— i54 —
travaux sans nul attrait (i). » (Kl cette dernière phrase
est à souli<^ner car c'est elle qui précise et révèle à mon
avis par son idée de « travail attrayant » (voir également
celle citée ci-dessus), l'origine nettement fouriériste du
passage.) « Supposez, continue-t-il, qu'au lieu de harasser
la fleurde laicuncsse pour lui apprendre des manœuvres
qui ne produiront jamais r-ien à la société, on profite de
sa réunion sous les drapeaux pour lui donner une éduca-
tion professionnelle, il y aurait alors un point d'honneur
industriel (ceci est encore une idée et un mol de Fou-
rier), source de jouissances pour le travailleur et d'avan-
tages pour la société ». Et dans un autre article sur le
même sujet : « Les régiments avec leur costume, leur
musique, leur religion du drapeau deviendraient alors
de grandes écoles d'arts et métiers où les travailleurs
trouveraient un fonds précieux de sentiment et d'hon-
neur et d'habitudes de ponctualité (2). » Sur ce point
donc, l'influence de Fourier ne fait aucun doute. Mais il
convient de noter que les Saint-Simoniens tirent de
cette institution de l'armée industrielle des conclusions,
qui sont bien à eux, qu'ils rattachent cette idée à leur
système ; ils l'adaptent. « Les régiments tendant à s'assi-
miler par voie d'engagement tous les ouvriers, il y aura
tendance à ce que l'État devienne le dispensateur général
du travail et de la rétribution, et aussi d'une retraite
accessible à tous » (Globe, 20 avril i832) (3).
(i) GP. Doctrine, I, 12/4: « Tous travinllent ;ivec ardeur car celui qui pro-
duit peut aiuier la {jloire, peut avoir de Vhonnciir aussi bien que celui qui dé-
truit. «
(2) Dans un autre article : « Nous croyons qu'il est temps de donner à l'ar-
mée une organisation industrielle qui prt^pare la France entière à l'org^anisa-
tion qu'elle-même doit bientôt recevoir et dont les bases soient justes, sages et
attrayantes. » (Remarquons encore une fois le mot attrayant qui trahit bien l'in-
fluence fouriériste.) Dans la suite de l'article on dit qu'il faut « passionner (en-
core un mot que Fourier pourrait lég-itimement revendiquer) le soldat pour des
travaux industriels. »
(3) Et encore : ... Les travailleurs (des armées pacifiques) conduits par des
chefs AIMANTS (ceci est bien Saint-Simonien) et gouvernés non par les règles
bi-tilales de la disci|)line militaire mais par des lois douces. paternelles, accompli-
— i55 —
Il faudrait, aussi signaler un j)rétendu plagiat, de
minime importance d'ailleurs, mais sur lequel Fourier
revient à chaque instant : c'est celui des « adoptifs indus-
triels » ou continuateurs d'industrie, coutume qui, selon
Fourier, consisterait à (f titrer d'adoption les enfants qui
seraient continuateurs » (^Traité de 1822 F, t. II, p. 628.
Traité de 182g, p. 890 et suivantes). Fourier prétend aussi
que l'idée de la répartition de dividende qui, dans le
saint-simonisme, aura lieu, on le sait, suivant la capa-
cité et les œuvres et qui se formule « à chaque capacité
suivant ses œuvres » a été prise dans son système. « J'ai
dit, observe-t-il, au talent et au travail] ce sont des mots
changés. » Mais on peut lui objecter qu'il entre dans la
répartition telle qu'il la conçoit, un autre élément: le
capital, ce qui a son importance; ce à quoi Fourier, qui
n'est pas embarrassé, répond immédiatement, que l'omis-
sion de dividende au capital est faite par les Saint-Simo-
niens, « spéculativement pour n'avoir pas l'air copistes
de sa trinité de répartition », et que « s'il était mort, les
Saint-Simoniens accommoderaient sur le capital comme
ils ont accommodé sur les successions en ligne directe
admises les 22 juillet et 7 août au Globe ». Mais l'accusa-
tion sur ce dernier point est sans aucun fondement.
11 y a au point de vue économique une analogie autre-
ment importante à indiquer. Le but des Saint-Simoniens
est do constituer industriellement la propriété territo-
riale. Pour y parvenir, ils proposent le moyen suivant :
Obtenir une loi qui mettrait les industriels agricoles
(métayers ou fermiers) à l'égard de leurs bailleurs de
fonds — les propriétaires — dans la même position que
les industriels fabricants et commerçants envers les per-
sonnes dont ils font valoir les capitaux, ce qui aurait
pour résultat de faire des propriétaires non cultivateurs
autant de commanditaires. Or, cela, c'est exactement lo
raient des travaux considéiahles et formeraient un spectarle pins majpiilique
que celle de la pUis brillante armée ^fuerrière (la fin de la phrase pourrait ^tre
indifféremment siynée de Fourier ou d'un Saiiit-Simonien).
— i5G —
régime de la propriété actionnaire de Fourier, dans le-
quel les immeubles peuvent èti-e réduits immédiatement
en etTels circulants réalisables à volonté. L'analogie (;st
évidente mais, il v a là ceiiaiiictncnl bien plutôt une
coïncidence et une rencontre; (pfun plagiat, cai- cette
idée se trouve «léjà exprimée dans Saint-Simon. Somme
toute, je ne crois pas au point de vue économique qu'on
puisse parler sérieusement de plagiat, ni môme d'em-
prunts de la part des Saint-Simoniens.
Au point de vue pliilosophi(|ue les analogies sont beau-
coup j)lus nombreuses et j)lus nettes. Fouric accuse
d'ailleurs les Saint-Simoniens de lui avoir volé à peu
près toute sa psychologie. « (^uant aux dogmes qu'ils
soutiennent, comme la division de l'homme en moral,
physique et intellectuel, ces dogmes ne sont point d'eux,
ils ne sont que des travestissements de ma théorie entre-
mêlés de jongleries avec lesquelles je n'ai aucun rap-
port » (Lettre de Fourier à Considérant). Et Fourier se
montre spécialement touché de ce plagiat, ou tout au
moins de ce prétendu plagiat (cette division n'étant pas
une invention propre à Fourier) car il y revient fréquem-
ment (i). Les Saint-Simoniens auraient encore pris à
Fourier sa classification des passions et sa distinction de
trois ordres de facultés primordiales de l'homme, savoir :
Cinq facultés sensitives. Quatre affectives. Trois distri-
butives mécanisantes (Le Phalanstère, 5 juillet iS33).
Et parmi ces dernières, celle qui aurait particulièrement
retenu, selon M. Halévy, l'attention des Saint-Simoniens,
serait la composite, laquelle est, d'après Fourier, une
« espèce de longue aveugle » qui exige dans toute fonc-
tion l'amorce composée du plaisir de l'àme et des sens
et, par suite, l'aveugle enthousiasme qui ne naît que de
l'assemblage de ces deux sortes de plaisir (Fourier 5.
N. M. p. i2i). Mais là encore, bien qu'il y ait certainement
(i) « Leur division de l'homme en trois facultés : le physique, le mornl et
l'intellectuel, est encore un travestissement d'une division en trois foyers d'at-
traction » (Lettre à Considérant non datée).
- i57 -
des caractères communs à la composite de Fourier et à
l'amour et au sentiment tels que le comprennent et le
définissent les Saint-Simoniens, peut-on dire vraiment
qu'il y ait plagiat ; je ne le crois pas. Les expressions des
Saint-Simoniens ne sont pas les mêmes que celles de
Fourier, il le reconnaît lui-même (i), et leur analyse
est beaucoup moins complète que la sienne (2). Tout
au plus peut-on en examinant et en comparant atten-
tivement les vues de Fourier avec celles des Saint-
Simoniens, saisir une analogie générale et d'ensem-
ble dans les deux conceptions ; on retrouverait aussi
des ressemblances certaines entre les caractères de « la
constance » de Fourier et de la « fougue réfléchie » des
Saint-Simoniens ; on pourrait découvrir des analogies
entre sa papillonne et leur mobilité, entre l'opposition
qu'on rencontre toujours dans Fourier entre les sens et
l'âme et chez les Saint-Simoniens entre la chair et l'es-
prit. 11 ne serait pas impossible non plus de trouver des
rapports assez étroits entre la conception fouriériste de
l'attraction et la conception saint-simonienne qui donne à
toute chose pour princi[)e l'amour, pour fin l'harmonie, et
qui reconnaît pour « boussole de révélation » le désir(3).
(i) Ils (les Saint-Siiiionieiis) ont pu puiser ilaiis mes écrits antérieurs de vinjjt
ans aux leurs une distinction de trois ordres tie facultés primordiales de l'homme,
savoir : cinq facultés sensitives, quatre affectives, trois distributives ou mécani-
santes. Je m'en tiens aux expressions que j'ai choisies et je répudie celles des
Saint-Simoniens formant équivoque et contresens.
(2) Ils prétendent avoir étudié l'homme physique, ils ne traitent pas de ses
instincts et goûts ni de l'art de les faire éclore et les utiliser dès le bas âge. Au
contraire, ils veulent donner à chaque enfant une éducation professionnelle ré-
glée par les prêtres et bonne à une seule profession. Ils disent avoir étuilié
l'homme inteliectuel et n'ont pas eu l'intelligence de comprendre que l'homme
veut en industrie les courtes séances aidées de cabale émulative ce double
charme. Ils ont étudié l'homme moral, c'est l'opposé de l'homme naturel. Il
fallait au lieu de l'homme moral abstrait et par suite faux, hypocrite, étudier
l'homme passionnel et l'art de donner aux passions un essor bienfaisant quoi-
que libre.
(3) Mais, comme le remar(|uait .1. Lechevalier, je crois, ce n'a jamais été
qu'une notion abstraite chez les Saiiit-Sinicnicus (jui n\\\\{ fait ni l'analyse ni
la synthèse de l'amour.
— i58 —
Et peut-être en comparant attentivement les trois proprié-
lés du Dieu de Fourier, providence universelle, justice
distributivc et économie de ressorts, aux trois termes de
la Trinité saint-simonienne, ou pomr.iil découvrir des
analogies plus ou moins netlcunenl apparentes.
- Ce qui attire davantage Tatlention quand on compare
les deux systèmes, c'est d'abord l'importance que l'un
et l'autre donnent à la femme et au féminisme. « L'exten-
sion des privilèges des femmes est le principe général
de tous les progrès sociaux » (i) écrit Fourier (Q. M.
p. 195) (1808). Et encore : « En thèse générale, les pro-
grès sociaux et changements de période s'opèrent en
raison du progrès des femmes vers la liberté, et les
décadences d'ordre social s'opèrent en raison du décrois-
sement de la liberté des femmes » (Q. M. p. igS). Les
Saint-Simoniens ont maintes fois exprimé la même idée (2).
Mais il faut dire que cette idée ils l'avaient trouvée dans
l'œuvre de leur maître qui, bien qu'il ait très peu parlé
de la femme, affirmait lui aussi l'équivalence économi-
que et sociale de Thomme et de la femme, et proclamait
leur égalité politique et administrative, au moment même
où Fourier déclarait qu'en harmonie il n'est pas un seul
des degrés de souveraineté qui n'ait sa titulaire féminine
comme son titulaire masculin. M. Charléty, dans l'ou-
(i) Un Saint-Simonien semble dire que B;iz;ird et Enfantin ont eniiiriinté
cette idée à Fourier ou du moins l'ont trouvée dans son œuvre. « Condorcet,
écrit-il, agite plus qu'il ne résout la question de l'homme et de la femme.
Fourier formule en i8o8 (^Quatre Mouvements) cet axiome que l'extension des
privilèges des femmes... etc.. et de nos jours Bazard, Enfantin s'incarnant
cette vérité profonde le révèlent au monde au nom de Saint-Simon et prophéti-
sent l'affranchissement définitif de la femme, p. 9. » Le Christianisme temporel
(adressé aux Saint-Simoniens et Saint-Simoniennes) par Bourgeois, architecte,
S*-' édition, augmentée d'une note sur l'église, selon Saint Jean, ou réalisante.
(2) Enfin, mon ami, voici qui vous fera plaisir : nous croyons que la femme
est appelée à une parfaite association avec l'homme au lieu de cette demi-servi-
tude, où elle est aujourd'hui : après que la Nouvelle Héloïse a été écrite, qu'une
de Staël et une Roland ont apparu sous notre firmament, après enfin que les
femmes nous ont en France gouvernés pendant 200 ans, on peut croire que
leur condition sociale doit changer. Letli-e d'Eichthal à S. Mill (28 novembre
1829).
— 1^9 —
vrage qu'il a consacré au Saint-Simonisme, prétend que
c'est à Fourier que les Saint-Simoniens empruntèrent
leur idée que « l'individu social doit être un couple,
l'homme et la femme » (i) (Lettre au président de la
Chambre des Députés). Mais cette allégation paraît er-
ronée, et Considérant protestait déjà contre elle avec
véhémence dans une lettre qu'il adressait à Fourier le
5 janvier i832. « Les voilà aussi, écrivait-il en parlant
des Saint-Simoniens, qui cherchent à vous englober
dans leur mouvement, car j'ai lu dans le Globe du 2 ou
3 janvier une prédication de Trançon (sic) terminée par
une lecture d'un passage des Quatre-Mouvements, sur la
femme. Ils ajoutaient faussement que vous proposiez
une organisation industrielle dans laquelle les travaux
s'exécuteraient par couples ; vous savez que ça été leur
première rêvasserie : un travail quelconque devait être
exécuté par le groupe conjugal. Pourquoi ? Ah ! c'est
parce qu'il avait plu à Saint-Simon de dire en mourant
que l'individu social c'est l'homme et la femme » (Metz,
Lettre à Fourier, 5 janvier 1882). Jules Lechevalier dé-
clarait également que Fourier repoussait « comme faux
et non scientifique l'axiome saint-simonien : L'individu
social c'est l'homme et la femme. » L'homme « et la
femme, ajoutait-il, ne forment qu'un individu humain ;
l'individu social, d'après Fourier, c'est la phalange har-
monienne » (Lechevalier, p. 64). Sur ce point, il semble
donc qu'on ne puisse sérieusement parler de plagiat ni
(i) Siiint Simon n'avait pas prononcé le nom de la femme. Ses disciples du-
rent s'occuper d'elle. Ils prirent à Fourier l'idée que l'individu social doit ctrcun
couple, l'homme et la femme (voir Exposition de la Doctrine). Dès 1808, Fourier
l'avait exposée dans sa théorie des Quatre Mouvements ; en 1821, Just Muiron,
son disciple, dans un livre sur les vices des procédés in<lustricls, reproduisit le
plan d'association de Fourier, dans lequel toute fonction sociale devait être
remplie par un couple (Les Saint-Simoniens reconnaissaient qu'ils devaient
cette idée à Fourier, voir Globe du 2 janvier i83a). Mais le fouriérisnie se bor-
nait cl cette affirmation. Il était nécessaire de préciser dans quelles coiidilions
se ferait l'union des sexes ? Les opinions les plus divergentes se produisirent
pendant l'année 1829 (Cliarléty, paye i(")4)-
— iGo —
môme d'emprunt et qu'il faille reconnaître Toriginalité
des Saint-Simoniens. l'\jutier leur attribue d'ailleurs
bien assez de plagiats pour (pi'il n'y ait pas lieu d'y ajou-
ter ceux qui ne sont que douteux, et dont lui-môme n'a
pas parlé. Ce n'est d'ailleurs pas plus dans Saint-Simon
que dans Fouricr qu'il faudrait chercher l'origine de
cette idée saint-simonienne, mais bien plutôt dans Rous-
seau, qui dit que Julie; et M. de Wolmar ne faisaient
qu'une seule et môme personne dont M. de Wolmar était
l'entendement et Julie la volontr (i).
Mais c'est surtout entre l'idée fouriériste d'attraction
passionnelle, et l'idée saint-simonienne de réhabilitation
delà chair, qui peut se résumer dans la satisfaction des
passions, que les rapports et les analogies entre les deux
doctrines apparaissent le plus clairement. Certains pas-
sages de Fourier (2) pourraient à ce point de vue servir
d'épigraphe au développement qu'Enfantin fît subir à la
doctrine saint-simonienne. Est-ce que, en effet, ce mélange
du divin et du sensuel qu'on rencontre dans les pas-
sages où Fourier traite de sa politique galante ne sont
pas de l'enfantinisme avant la lettre ? Dans le Phalans-
tère l'amour est « le ressort de toute activité humaine ».
Est-ce qu'il ne l'est pas également dans la doctrine
saint-simonienne ? Mais il y a plus. On peut dire que
Fourier a tracé le programme du Saint-Simonisme enfan-
tinien dès 1808. « 11 y avait avant 1789, dit-il, un grand
(i) C'est pour cela, écrit d'Eiclulial à Stiiart Mill (letlie du aS novembre iSag
déjà citée), qu'à l'iiveuir les Femmes appelées à prendre part à toutes les fonc-
tions sociales, même à celles du youveriieincnt, si on applique ce mot profane
à une œuvre toute de perfectionnement, décideront lorsque les hommes auront
discuté.
(2) « Si Dieu, dit Fourier, a donné aux coutumes amoureuses tant d'in-
fluence sur le mécanisme social et sur les métamorphoses qu'il peut subir. . . « ((^.
M. i3i (1808). Et encore : « Il y a dans chaque période un caractère qui
forme PIVOT de mécanique et dont la présence détermine le chang-ement de
période ; ce caractère est toujours tiré de Vamonr. « Et enfin, celui-ci qui est
comme le plan de l'enfantinisme : « Les questions relatives à la g-alanterie...
sont traitées facétieusement parles civilisés qui ne connaissent pas l'importance
que Dieu attache à nos plaisirs (Q, M., p. 287).
— iGi —
coup à faire en matière de religion. Les esprits étaient
avides d'innovations et une secte religieuse qui se serait
élevée aurait eu en sa faveur plus de chances que n'en
eurent Mahomet et Luther. Il eût fallu pour convenir à
l'esprit du siècle une secte amie de la volupté. » Au lieu
de cela qu'a-t-on créé? Le culte de la Raison et la théo-
philanthropie, que Fourier accable de ses railleries, en.
indiquant ce qu'aurait dû être ce culte nouveau pour
vaincre le catholicisme, et il décrit avec beaucoup de pré-
cision ce qu'Enfantin tentera en i83i.
Qu'aurait-il donc fallu faire, que faudrait-il faire selon
Fourier ? « La religion (*atholique divinise les privations,
il faut « diviniser ^es voluptés, se rallier iranchement à
« la nature, aux passions voluptueuses qu'iY faut enfin
« tolérer puisqu'on ne peut pas les combattre ; il fallait
« créer un culte de l'amour, culte dont les philosophes se
« seraient établis prêtres et pontifes » (p. 276); « créer,
une « secte voluptueuse et religieuse » qui donnerait une
« teinte religieuse au plaisir sensuel », une secte qui
« réduisant les voluptés en actes religieux, prouverait que
l'amour des plaisirs est très compatible avec la pro-
bité, la charité et les passions généreuses ». « Le culte
de la volupté aurait cadré merveilleusement, ajoute-
t-il, avec la philosophie moderne. Les systèmes éco-
nomiques trop décharnés et prêchant crûment l'amour
des richesses avaient besoin de s'allier à une secte reli-
gieuse pour donner de l'âme à leurs arides préceptes, »
Fourier ne doutait pas, si l'on créait la « religion
passionnée » qu'il rêvait, qu'on fût « assuré de réduire
les individus en faisant agir l'appât des voluptés joint à
l'esprit de secte et de prosélytisme » (i) (Voir Quatre-
(i) Et encore : Ils devaient donc renlrer dans la seule v<iie d'élévation qui
leur fût connue, maneuvrer pour se réassocier au sacerdoce ou se mettre i\ sa
place par un nouveau culte de leur invention, tj'est ce qu'ils ont tenté sans
avoir su le faire, sans avoir corn[)ris qu'il fallait un culte voluptueux pour lequel
la IVanc-maconnerie oUVait des foiulenients déjà tout élevés. Lu tel culte au-
rait ouvert l'entrée en G^' et ■^« périodes, car il conduisait à la libelle amoureuse
l62
Mouvements^ p. 209-76-78-84). î-^a voluplé n'est-elle pas,
en effet, pour Fourier « la seule arme dont Dieu puisse
faire usage pour nous maîtriser et nous amener à Texé-
cution de ses vues... ainsi les jouissances des créatures
sont l'objet le plus important des calculs de Dieu »
(Q. M. p. 237).
Est-ce qu'Enfantin n'a pas créé ce culte de la volupté,
cette religion passionnée dont rêve Fourier en venant
prêcher la réhabilitation, la « sainte l'ésurrection de la
chair », « la sanctification de la beauté, la direction et la
règle des appétits physiques » ? Est-ce que les Saint-
Simoniens ne se vantaient pas en pleine cour d'assises,
par la bouche du « poète de Dieu », Duveyrier, qui se
croyait « plus grand que saint Jean » (défense de Duvey-
rier) d'avoir « apporté au monde cette foi qu'une morale
sensuelle qui érige la gloire et la volupté en vertus
saintes, quand elles sont charitables, qui sanctifie la
richesse et divinise la beauté, peut seule ennoblir, rendre
bons, laborieux et joyeux les peuples » (Jbidetri). Dans le
saint-simonisme enfantinien comme dans le fouriérisme,
l'amour, la volupté conduisent, suivant le mot de Fou-
rier, à toutes les vertus, à toutes les merveilles en poli-
tique sociale (i) (p. /i63, 1. II, Un. Un.). Et peut-on n'être
pas frappé, je ne dis pas des rapports et de l'analogie,
mais de l'identité absolue sur ce point de la doctrine
dont Fourier rêvait et dont il indiquait le but et les
moyens, avec celle qu'Enfantin a créée (2)? Les paroles
qui se serait bientôt étendue du corps maçonnique à la civilisation entière.
Quatre Mouvements, p. 291 à 3o3. III<= Partie (De la franc-maeonnerie et de
ses propriétés encore inconnues).
(i) « Il sera curieux de voir comment les divertissements, entre autres les
amours qui, aujourd'hui, n'ont aucun rapport avec l'industrie productive, en
deviennent les appuis dans l'état sociétaire. » (L. II, S. III, p. 98, Un-Un,
Fourier).
(2) « Les jouissances matérielles ne sont plus un crime ni un larcin. Les fils
de Dieu verront sans péché que les filles des hommes sont belles et la terre
ainsi belle et parée sera la couche aux mille harmonies où se formeront les joies,
les extases, les ravissements de l'humanité progressant dans sa chair comme
dans son esprit » (Globe, 2 mars 1882).
— iG3 —
qu'on a tant reprochées aux Saint-Simoniens : « Nous
ignorons la puissance d'une vertueuse caresse... c'est
l'amour qui assure le pouvoir du prêtre, et l'obéissance
de l'inférieur... L'autorité deviendra aimable quand la
femme y participera ; le prêtre et la prêtresse useront
non seulement de leur intelligence mais de leur beauté ;
parfois ils modéreront les appétits des sens, parfois ils
réchaufferont les sens engourdis », ne sont-elles pas le
commentaire orné mais exact, et la paraphrase à la fois
plus mystique et plus sensuelle, plus voilée et plus
enveloppée, moins crûment cynique des théories de
Fourier, et ne sont-elles pas purement et simplement
leur adaptation et leur mise en pratique?
Observons encore l'importance qu'ont, dans les deux
doctrines, les plaisirs (i). Chez Fourier, le plaisir simple,
matériel, s'allie au plaisir spirituel. Il aime les réunions,
la table, la danse, l'amour. Chez les Saint-Simoniens, la
salle des fêtes devient la maison du Seiofneur..., « le bal
sera la sainte-communion où sous les yeux et la tendre
inspiration du couple sacerdotal, la légèreté et la froide
réserve viendront s'initier ensemble à la grâce innomée
de l'amour nouveau » {Globe, 12 mars i832). Au pha-
lanstère, comme dans la société saint-simonienne, on
aime les chants, les danses, les uniformes de parade, les
fêtes. Il faut au peuple des fêtes splendides qui l'exaltent
et l'attachent de /;rt55/o/i à l'accomplissement d'immenses
travaux (^//o/j>/?^ 11 avril i832). Et certaines descriptions
présentent chez Fourier et les Saint-Simoniens de telles
analogies que même quehju'un de très averti aurait
parfois du mal à en reconnaître la paternité. Qu'on lise
le passage suivant qu'on pourrait intituler : De la façon
d'éviter le choléra : « ... Tous les corps d'état viendraient
avec leurs enseignes prêcher d'exemple. Le roi et sa
(i) « Là où les plaisirs sont glorifiés, à la contlitinn qu'ils soient la récom-
pense des œuvres, ou l'encouragement à des œuvres nouvelles, le délire des
sens n'est point à redouter. »
— l(Jh —
famille, les minislrcs, le Conseil (rÉtat, la Cour de Cas-
sation, la Cour lioyale, ce (|iii riîste des deux Chambres
y apparaîtraient i'récjueniment et manieraient la pelle et
la pioche. Le vieux La Fai/clle y (issislcrti il plusieurs heures
par jour. Les régimenls viendraient y faire leur service
en qrande tenue avec, la mumjne. Les escouades de tra-
vailleurs seraient commandées par les ingénieurs des
Ponts et Chaussées et des Mines, parles élèves de l'Ecole
Polytechnique, tous en grand uniforme. Le canon mar-
querait le commencement et la fin de la journée et son-
nerait les heures. Les femmes les plus brillantes se mêle-
raient aux travailleurs pour les encourager. La population
devenue ainsi exaltée et fière serait certainement invul-
nérable au choléra » (ii avril 1882), et qu'on nous dise
s'il faut l'attribuer à Fourier ou à Chevalier? Est-ce que
cette musique, ces uniformes brillants, par lesquels
Enfantin veut remplacer « les haillons physiques, intel-
lectuels et moraux de l'ouvrier » {Œuvres, t. II, p. 55),
ces fêtes splendides, qui doivent, dans Tesprit de
Chevalier, détourner la pensée du peuple du fléau dont
il est frappé, n'évoquent pas le souvenir des des-
criptions de fêtes harmoniennes? (i). Fourier ne la désa-
vouerait point. D'ailleurs les contemporains ne s'y
trompaient pas, ou plutôt s'y trompaient car ils prenaient
les projets de Michel Chevalier pour « des rêves à la
façon de Fourier » (J. Simon).
Je crois donc, tout compte fait, que la théorie de la
« réhabilitation de la chair » et tout ce qui s'y rattache,
peuvent être considérés comme une importation du fou-
riérisme dans le saint-simonisme comme le dit P. Leroux
(3" lettre sur le fouriérisme). Là est peut-être le vrai
plagiat des Saint-Simoniens dont Fourier aurait pu très
légitimement se plaindre, et, chose curieuse, c'est peut-
(1) « Cette jeunesse d'élite a le privilège d'aller aux armées industrielles
qui sont de magnifiques rassemblements Chaque jour, l'armée donne à la
suite de ses travaux des fêtes d'autant plus brillantes qu'elles réunissent l'élite
de la jeunesse en beauté et en talent (O. C. t. i, p. 258. Fourier).
— i65 —
être le seul dont il n'ait jamais soiifllé mot. Il n'est pas
douteux néanmoins que les Saint-Simoniens ont beaucoup
emprunté à ce que Fourier appelait « l'organisation des
libertés amoureuses ». Il faut d'ailleurs ajouter que le Père
Enfantin avait apparemment des dispositions évidentes
à penser comme Fourier sur la politique galante, mais
je crois qu'on ne peut nier ici l'influence de Fourier,
elle est très nette. P. Leroux nous dit d'ailleurs — mais
est-ce vrai, car c'est le seul témoignage que j'aie pu
recueillir sur ce point — que les enfantiniens ne cachaient
pas qu'ils avaient « pris la moelle de Fourier, sa poli-
tique galante et sa liberté amoureuse (i) » (2* lettre sur
le fouriérisme).
On trouverait si on le voulait beaucoup d'autres
points de comparaison dans les détails du système social.
Le « damoisellat » de Fourier composé d'hommes ou de
femmes qui ne veulent s'attacher qu'à un seul amant, ou
à une seule amante, n'évoque-t-il pas la théorie saint-
simonienne de la nature constante ? L' « omniphilie », la
« phanérogamie harmonienne (2)», l'infidélité composée »,
r « inconstance vertueuse »,le « sympathisme occasion-
nel », on les retrouve chez les Saint-Simoniens, mais
dépouillés de ces dénominations rébarbatives et avec des
apparences plus séduisantes. Les Saint-Simoniens en
parlent moins crûment, d\ine façon plus métaphysique
ils les célèbrent en termes religieux, ils les enveloppent
(i) c< Il y a loiijflemps, ('■crit Pierre I.ei'DUX', que je connais l'^ourier, car j'ai
rencontré ses itiées systcnialisées par des tcles plus Forles que toutes celles qui
ft)nt de lui aujourd'liui un Dieu, par des hommes (jui appelaient ses livres leur cui-
sine et qui tout en profilant dans la voie de l'erreur où ils étaient en(ja{fés, de
ses méditations sur la (jaslrosuphie et le luxe des sens n'auraient pas ilaifjm- l'ap-
peler leur maîlre tant ils le trouvaient dépourvu d'une science quelconque. »
(a) CFr. On verrait sur la terre ce qu'on n'a jamais vu... on verrait des
hommes et des femmes unis par un amour sans exemple et sans nom puisqu'il
ne connaîtrait ni le reFroidissoment ni la jalousie; des honimes et des Femmes
qui se donneraient h plnsieuivs sans jamais cesser d'être l'un ^i l'antre, et dont
l'amour serait an cimtraire comme un divin banquet aujj'mentani de majfuiK-
cence en raison du nombre et du clioix des convives. Duveyrier. De la l-'emme.
12 janvier iSSa. Le Globe. Voir aussi l'article du ifi janvier.
— iC.G —
(l'un niia^e trcncens derrière l('(|ii(;l la léalilé apparaît
plus ou moins vagucjuenl, einbellie et poélisée. Mais
(|uellc(jue soil la did'érenee des noms, ou des manières,
ce sont bien les mômes rêveries monstrueuses cpTon
retrouve. De môme, Tomnilitre de Fourier ({ui a par
droit de nature la régie pasùonnelle de sa phalange, qui
en sera le premier personnage en hiérarcJiie harmonique,
et jouira de dividendes et de bénéfices attachés à ce rang,
l'omnititre qui est, au dire de Fourier, « comme un
diamant j)assionne] et le foyer de toute perfection », « le
suromnititre (|ui a la singulière propriété de découvrir
pres(|ue d'inspiration les lois de l'harmonie », peut-être
ne serait-il pas dillicile de reconnaître les liens d'étroite
parenté (jui les unissent au pape saint-simonien, dont
l'omniarque harmonien qui étend son autorité sur tout le
globe, qui est le commandant suprême des armées indus-
trielles et le régulateur de la production ne diffère pas non
plus beaucoup. Les hauts titres ou âmes susceptibles de
liens giandioses et d'aptitudes à la direction générale
rappellent le prêtre saint-simonien. Et il est très vrai-
semblable que les Saint-Simoniens n'ont pas ignoré la
« noblesse amoureuse »(i) de Fourier, et que le prêtre
confesseur Enfantin, prêtre « androgyne » qui attire et
harmonise les hommes par Vattrait des sens se souvient
du confesseur sympathiste de Fourier.
Je ne crois pas qu'on puisse contester que « la morale
nouvelle » dont rêve Enfantin est empruntée à Fourier.
La critique de l'inviolabilité du mariage, de la « loi de
(l) « En liarmonie la célébrité en amour peut conduire au trône du monde
et aux fonctions les plus brillantes et les plus lucratives. On appelle en harmo-
nie noblesse d'amour la classe des âmes fortes et raffinées qui savent subor-
donner l'amour aux convenances de l'honneur, de l'amitié et des affections
indépendamment du plaisir. Cette classe... se considère comme noblesse amou-
reuse. Elle envisage comme rotures tous ceux qui sont assez faibles pour ne
pas connaître l'esprit libéral en amour et rester philos(»phiquemeut éjfoïstes pour
sacrifier à l'amour le [ici un mot illisible] de l'honneur et de l'amitié en faveur
de qui doit pencher la balance selon la loi de nature énoncée, prologue ves-
talique 5« section. Fragments et notes sur l'Amour, p. 38^. La Phalamje,
fe série, 8.
- i67 -
fidélité » qui ne lient pas compte des instincts profonds
de la nature humaine, qui donne naissance à l'adultère
et à la prostitution, est faite en termes presque identiques
chez les Saint-Siinoniens et Fourier. Des unions défini-
tives ou temporaires que rêvent les Saint-Simoniens,
résulte dans leur système, — comme dans celui de Fou-
rier — un profit pour les individus comme pour la
société (i).
11 est donc absolument hors de doute qu'on rencontre
dans Fourier et les Saint-Simoniens de très nombreuses
ressemblances. Doit-on pour cela crier au plagiat, comme
le fait Fourier, à chaque instant. Sont-ce des emprunts,
c'est bien possible — et c'est même probable, mais il est
difficile de l'assurer. — Ce qui est sur, c'est qu'il y a
d'évidentes analogies. 11 est possible qu'il y ait coïn-
cidence ; il est possible également qu'il y ait réminis-\
cence et adaptation, et c'est ce qui s'est produit presque
certainement pour tout ce qui concerne l'amour, les fem-
mes et la morale. 11 est pas niable que « la politique
galante » de Fourier et ses « lil)ertés amoureuses », ce
que P. Leroux appelle « la moelle de Fourier » aient eu
la ]dus grande influence sur la transformation du saint-
simonisme par Enfantin ; il est infiniment moins certain
qu'on doive en partie à l'influence de Fourier la transfor-
mation du positivisme saint-simonien du Producteur en
panthéisme métaphysique, comme le déclare également
P. Leroux. Sur ce point l'influence de la philosophie alle-
mande est à mon avis beaucoup plus nette que celle de
Fourier.
Que queh(u'un parmi les Enfaritinicns — Enfantin ou
bien unaulrc, — ou môme plusieurs autres — ait lu Fou-
(i) [Is (les passaifes de léguions d'im et d'autre sexe) domieiil lieu à tous
les couples d'amants de CDiielure des trêves Ag quelques jours, lesquelles trêves
ne seront point lêpulées infidélili'', pourvu qu'elles soient rt^[fuiièros, oousenlies
réciproquement après tout et pnrejfislrt^cs, dès le lendemain de la variante, en
chancellerie <lc la cour d'anmiir afin de démentir l'intention de l'rande cachée
(p. AHH).
— i68 —
rier et s'en soit inspiré, c'est très vraisemblal)Ie. Ainsi
donc, les emprunts sainl-sinioiiiens, dont il s'agit s(!ule-
nient de déliMiiler l'inipoilance, ne sont pas doiiloiix.
Mais somme toul(;, ils sont assez restreints, ([luji (iiTen
dise Fonrier, et si le maître reconnaissait souvent chez
les antres ses idées, elles étaient parfois si défigurées que
ses disciples eux-mêmes se refusaient obstinément à les
reconnaître. Un de ces derniers, dont on ne peut suspec-
ter l'orthodoxie, écrivait avec ironie : « Et ces hommes
(les Saint-Simoniens) ont la bonhomie de croire que
leur si/?7ipathie c'est Vattraction de Fourier. 11 y en a bien
qui sont allés jusqu'à dire que la hiérarchie de Saint-
Simon c'était la série de Fourier. » Il n'y a pas que les
Saint-Simoniens qui le disaient, car Fourier se plaint
qu'on ait pillé tout cela chez lui. « Quant aux sympathies,
écrit-il, c'est chez. les Saint-Simoniens travestissements
de mes calculs d'attraction... ils me prennent la hiérar-
chie au lieu de série (i).
Ainsi, Fourier le reconnaît lui-même : les Saint-
Simoniens travestissent sa doctrine, ils l'adaptent, et il
avoue d'ailleurs naïvement qu'il ne s'en plaindrait pas si
les Saint-Simoniens puisaient dans sa théorie des « doc-
« trines complètes », mais ceux-ci, qui « ne cessent de
« marauder sur ses traités » y prennent « des lambeaux »,
« des pierres d'attente », des parcelles qu'ils amalgament
« avec leurs doctrines tout opposées (2) » — et ceci est
parfaitement exact.
(i) Fourier écrit le i3 février i83i : « Les Saint-Simoniens dans le Globe
d'iiier s'émancipaient déjà à parler de séries ; on voit qu'ils voudraient s'habi-
tuer à prendre le mot, s'en emparer pour ensuite s'emparer de la chose. C'est
dommage pour eux que j'en aie imprimé la théorie en 1822 et qu'il existât des
Saint-Simoniens. »
(2) Fourier écrit encore, très justement : « Vos doctrines étant l'opposé
des miennes, les vôtres étant doctrines d'oppression, de statuts répressifs,
coercitifs, moraux, et les miennes étant méthode d'attraction, de plaisir, d'im-
pulsion naturelle, je ne peux pas avoir dit que votre système d'éléments sociaux
soit un plagiat fait sur moi ! J'ai déclaré au contraire que les sectes et le
théories Owen, Saint-Simon, Béliers, Combe, Rapp, Wright, les Secoueurs,
les quakers, les coopératifs, étaient en hostilité avec la nature. C'est assez
— 169 —
Que font les Saint-Simoniens ? Ils « grapillent » des
bribes du programme de Fourier au dire même de celui-
ci (i), mais ce sont de « menus plagiats » il le reconnaît
lui-même, comme les fouriéristes le reconnaissent égale-
ment; admettons môme qu'ils lui font de larges emprunts
mais ceux-ci de l'aveu même de Fourier s'ils sont pleins
d'impudence le sont plus encore d'incohérence. — Dans
l'innocence de leur cœur les Saint-Simoniens n'oublient
qu'une chose, celle que Fourier ne voudrait point qu'ils
oubliassent, le support central (2), l'organe vivant, le nœud
du système, « le moteur général » de ces pièces diverses
dire que je m'isole de leurs doctrines bien loin de les revendiquer. Ce que
je vous reproche à bon droit, c'est d'avoir emprunté mes titres ce association
et progrès » pour les appliquer à vos méthodes ennemies de l'association
industrielle et du progrès réel Nos pians, nos moyens sont, vous le voyez,
si différents que loin de réclamer contre vos plag-iats, je serais dans le cas de
les désirer, si vous vouliez effectuer l'association industrielle, celle des cultu-
res, fabriques ménafjères, car vous ne pourriez y réussir qu'en adoptant ma
métiiode de la mécanique d'industrie attrayante; il me resterait l'honneur d'in-
vention et h vous les honneurs et bénéfices d'exécution. ...Tel serait l'effet de
ma méthode dont vous empruntez certains titres et parfois quelques ressorts.
C'est ce que vous avez fait au sujet des adoptifs continuateurs d'industrie, cou-
tume qui n'est pas applicable aux sociétés civilisées. En vous l'appropriant,
vous commettez un |)lagiat de disposition secondaire mais non pas élémentaire»
(2 octobre i83i). Projet de réponse de Fourier qui ne fut jamais envoyé.
(i) Vous avez vu par cette lettre combien les Saint-Simoniens sont plag-iai-
res de mots, d'idées, et de rameaux de ma théorie qu'ils veulent calquer par
leur barag-ouinag-e de sympathie et d'hiérarchie. Ce que je leur reproche, c'est
de ne pas piller le fond, de tâtonner et piécolter sur de menus plagiats dénaturés,
je voudrais qu'ils s'emparassent franchement du fond, qu'ils fissent une appli-
cation de l'agriculture à une masse vraiment sociétaire. Ils verraient bien vite
qu'elle ne réussit que dans les détails où elle se rapproche de ma méthode.
Lettre du 2/j septembre i83l à Considérant.
(2) tjeclievalier disait aux Saint-Simoniens : t^iiTiiiiportc qu'eu fucc de cette
conception si large et si complète, les Saint-Siriioniens, tout eu attendant la
femme, s'amusent à fureter autour des livres de AI. Fourier et grignotent les ro-
gnures de la théorie sociétaire pour les enseigner ensuite en balbutiant au nom
du progrès ? Qu'importe cet étroit système de larcin et d'emprunt, sans titre ni
garantie. Hommes de tâtonnements cl de circuit, rafistoleurs de systèmes et
ravaiideurs de doctrinc^s, il n'y a entre nous qu'UNE question. Acceptez-vous
toute la méthode de M. Fourier.' ()ui ou non. .Xccoininodciirs, il n'y a pas de
juste milieu ici. Fntre oui et non, je vous le dis, il y a la nidlité et non pas le
progrès. Acceptez-vous la méthode'} Alors faites un progrès cl transformez-vous.
Science sociale, p. 2y8.
qui isolées sont clans l'impossibilité absolue de marcher.
Aussi Foui'ier déclare-t-il que sa méthode n'a « aucun
rapport avec les monstruosités théocratiques etdémago-
giques des Saint-Simoniens » {Pif)gc's et Charlatanismes,
p, 4 et 5 (i). On ne peut donc, de l'aveu môme de Fou-
rier, que parler d'adaptation et il ne reste véritablement
pas grand'chose des accusations virulentes qu'il lançait
contre ses concurrents.
A quoi bon dès lors tant crier? A quoi bon un tel flot
d'injures (2) ? D'ailleurs si les Saint-Simoniens ont pris
quelque chose chez Fourier — et ça ne peut élre (jue ce
qui concerne les femmes et l'amour — ils en ont été bien
punis car c'est là ce qui les a perdus. « Si vous n'acceptez
pas la doctrine de Fourier tout entière, disait J. Lecheva-
lier dans une de ses conférences aux Saint-Simoniens,
vous n'avez rien à prendre; — ce que vous prendriez
serait un poison mortel pour vous-mêmes. » 11 avait rai-
son ; sans doute le savait-il par expérience.
II. — Contre Fourier.
L'accusation de plagiat a été également lancée contre
Fourier. Elle le fut par Pierre Leroux dans ses lettres
(i) Les faux disciples de Saint-Simon étaient encore des hommes de con-
naissance et s'ils pâturaient dans le domaine de Fourier c'était avec la préten-
tion d'apporter leurs emprunts i\ une science générale; ils prétendaient trans-
former sérieusement tous les dogmes et constituer l'encyclopédie. P. Leroux,
.V Lettre sur le fouriérisme.
(3) Pierre Leroux l'explique très simplement : ...Si Saint-Simon avait eu un
système complet, personne n'aurait pensé à amalgamer avec lui Hegel et Fou-
rier!... Ce qui est indubitable, c'est que Fourier lui-même intervint en per-
sonne, proposant de se faire l'arrangeur du composé, du mixte, et promettant
d'utiliser les idées de celui qu'il appelait l'économiste saint-simonien, de s'étayer
de tels ou tels détails, de conserver tels eu tels principes sur sa propre doctrine,
qu'il disait être certaine (Curieuses lettres de Fourier en mai-juin 1829, rap-
portées par l^ellarin, p. 2i5 de la 2* édition). Enfantin s'était chargé lui-même
du rôle que Fourier a voulu prendre, du rôle d'arrangeur. Aussi Fourier l'ap-
pelle-t-il quelque part un aigrefin. 5*" Lettre sur le fouriérisme.
— 171 —
sur le fouriérisme (i), et je crois qu'il est le seul à Tavoir
soutenue (2).
P. Leroux accuse formellement Fouriei- d'avoir pris
sans en rien dire sa physique et sa cosmogonie dans
Rétif de la Bretonne, sa tnorale dans le même Rétif
et dans Diderot, et enfin d'avoir pris à la fois dans
Diderot et Saint-Simon l'idée générale de l'attraction,
loi universelle (3) sur laquelle il fait reposer tout son
système. Fou rie r aurait amalgamé, mêlé ces "différents
éléments, et le résultat de ce mélange aurait été son sys-
tème. « 11 lui a plu, dit-il, de ne jamais citer un seul de
ses devanciers et de tirer pour ainsi dire l'échelle après
lui » (2'' partie, i'" lettre, Revue sociale, 3' année, mars i85o).
Mais, c'est de beaucoup, d'après Pierre Leroux, Saint-
Simon qui a été le plus pillé (/|) au point que P. Leroux
(i) Lettres sur le fouriérisme. Revue sociale ou solution pacifique du pro-
blème du prolétariat, 8 lettres : juin i8/i6 à avril i847- Voici le titre des cha-
pitres : !''<' lettre : Fénelon et son critique (juin i8/i6). 3'' : Les disciples de
Fourier (intéressant) (juillet). 3« : Saint-Simon et Fourier (intéressant) (aoiàt).
4® : Leplagiat de Fourier (intéressant) (septembre). 5*^ : La morale de Fou-
rier (octoJDre). 6<^ : L'otaitisme transcendental (novembre). 7*^ : L'Abbaye de
Thélème (janvier 1847)-
(2) Il faut pourtant signaler que le secrétaire de Saint-Simon à qui j'ai déjà
fait allusion parlant des ouvrag-es « qui semblent nés de ceux de Saint-Simon
ou inspirés de ses idées » cite, à côté des ouvrages de Boyer et de Cabet, ceux
de Fourrier (sic)^ qui ne lui semblent pas très différents de ceux des Saint-Si-
moniens. « Toutes les hypothèses du Phalanstère, écrit-il, ne sont guère plus
raisonnables que la promiscuité des femmes que voulaient introduire les Saint-
Simoniens » (Le litre du manuscrit est : Considérations sur la doctrine du
célèbre économiste et sur quelques ouvrages qui semblent s'en être inspirés).
(3) Ayant ainsi altéré, avec l'éthique et l'esthétique de d'iloibacii et de
Diderot la conception d'une organisation nouvelle do riuinianiii'' cjuo lui aviiil
fournie Saint-Simon, il dut rêver aux moyens de réaliser cette organisation annon-
cée mais non véritablement exposée par Saint-Simon et de la réaliser confor-
mément aux principes de la Morale îles passinns de Diderot et do d'Holbaoli,
p. 18, novembi'e iS/'i'"»-
(4) « Qni <> eu le premier l'idée ^l^' l'altraclion, loi universelle conçue comme
devant régner au moral ? Qui a le premier élevé cette idée à la hauteur d'un
système pliilos{)piii(juc en soutenant que les sciences morales ot politiques ac-
tuelles par cela seul qu'elles n'avalent pas pour point de départ et pour but
l'attraction, n'étalent pas arrivées ?i l'état de certitude? (^)ul a le premier pro-
posé aux hommes de passer de l'état de société sous la loi de compression à
— 172 —
ne considère le fouriérisme que « comme une grossière
hérésie entée sur une idée vraie de Sainl-Simon » (i). —
« Tout ce (jui a un airde génie dans ses livres (les livres
de Fourier), écrit-il, ne lui appartient pas mais appartient
au génie véritable (|ui a nom Saint-Simon. » Mais l'ou-
rier, non content de puiser et de piller tout ce qu'il y a
de philosophique dans les lettres de Genève, aurait de
plus défiguré et déformé afin de les rendre méconnais-
sables ou difficilement reconnaissables les idées de Saint-
Simon et il n'y aurait pas un mot dans ces lettres de
Genève qui à l'en croire ne serait devenu « l'origine
d'une déviation incommensurable de la part de Fourier»
(p. i85, i3 septembre i8/i6, Revue sociale^.
C'est ainsi qu'en partant de l'idée d'attraction telle
que l'avait conçue Saint-Simon, idée qui chez ce dernier
est pleine de vérité et de grandeur, F'ourier serait arrivé
à élaborer « le système le plus faux et le plus absurde »
(oct. iS/jô, n" I, p. 1). Telle est en gros l'accusation.
Pierre Leroux précise que Fourier a pris à Saint-
Simon la distinction entre les sciences certaines et incer-
taines (2), que la formule: Les attractions sont propor-
celui de société sous la loi d'attraction ? Qui a le premier proposé la voie de
l'association volontaire pour y parvenir? Qui a formulé le premier la compo-
sition de l'atelier social sous le rapport de la connaissance et du sentiment ? Qui
a donné la formule septennaire d'où Fourier a déduit l'ordre sériaire ? »
(i) « L'esprit d'Enfantin règne encore dans cet empire imaginaire où ils
veulent introduire Vidéal de Fourier; mais le dieu qu'on y adore ne s'appelle
plus Enfantin. Il s'appelle Fourier et c'est justice. «
(2) Fourier se serait emparé de la théorie de Saint-Simon d'après laquelle
toute science, de science incertaine devient plus tard science fixe. Il repro-
duit presque textuellement cette phrase de Saint-Simon qu'il a poussée à
l'absurde : ic La pliysiologie se trouve encore dans la position par laquelle
ont passé les sciences astrologiques et chimiques. Il faut que les physiologistes
chassent de leur société les philosopiies, les moralistes et les métaphysiciens,
comme les astronomes ont chassé les astrologues, comme les chimistes ont
chassé les alchimistes'», p. 178, tome I.
Fourier écrit : « Sous le nom de philosophes, je ne comprends ici que les au-
teurs de sciences incertaines, les politiques, moralistes, économistes et autres,
dont les théories ne sont pas compatibles avec Vexpéricnce et n'ont pour règle
que la fantaisie des auteurs. On se rappellera donc lorsque je nommerai les
- .73 -
tionnelles aux destinées qui est un axiome de la science
fouriériste — serait une idée prise à Saint-Simon. Il
l'accuse encore d'avoir volé Saint-Simon, des formules,
des mots, la formule « ordre combiné » (i) par exemple,
qu'il donne dans son ouvrage aux périodes d'harmonie
(v. p. i8, novembre i846) et non seulement de s'être
attribué en les défigurant et même en les rendant mons-
trueuses (2) les idées philosophiques de Saint-Simon,
mais encore certains détails d'application et de mise en
pratique de ces idées et de ces principes (3) (p. 184,
tome I, septembre i846).
Il faut voir maintenant quelles preuves P. Leroux
apporte à l'appui de son accusation.
philosophes que je n'entends parler que de ceux de la classe incertaine et non pas
des auteurs de sciences fixes. » Théorie des Quatre Mouvements. Disc, prélim.,
page 2, édlt. 1808. Pierre Leroux dit : a Voilà qui est étrange. Fourier a
décrit la célèbre distinction des 2 phases successives de toute science. « «... On
ne trouve pas de ces idées-là quand on ignore les premiers éléments de la ques-
tion de la certitude ; el quand on trouve de ces idées-là on les démontre.
Quand on ne les démontre pas, c'est qu'on les a trouvées démontrées par d'au-
tres )), p. 177, lettre IV, septembre i84'").
Et encore : « Nous verrons Fourier s'emparer de ce principe de Saint-Simon:
« mettre un homme dans une position telle que son intérêt personnel et l'inté-
rêt général se trouvent constamment dans la même direction » pour le cor-
rompre en reFusant de voir autre chose dans la société que des individus, des
intérêts personnels sans intérêt général et sans unité véritable et finir par en
faire ce qu'il appelle la substitution absorbante au moyen de laquelle il détiuit
la morale en prétendant la rendre inutile », p. 172, t. I.
(1) « Saint-Simon a donné à Fourier l'idée de considérer l'histoire entière
de l'humanité comme divisée en deux phases, l'une d'incohérence et de déshar-
monie, l'antre d'ordre combiné ou harmonique... Fourier a pris dans Saint-
Simon ce terme même d'ordre combiné qu'il donne dans son ouvrage aux pério-
des d'harmonie. »
(2) Quand j'aurai prouvé par des preuves irrésistibles que Fourier a connu
cette œuvre de Saint-Siinon, pourra-t-on dire que le pi'iticipe de Vindustric at-
trayante lui appartienne? H n'y aura bien de lui à cet égard que ce qui est
bien à lui, l'industrie rendue attrayante par la promiscuité des sexes, par le
renversement de toutes les lois de la nature humaine. P. 17.^, tome I.
(.3) P. Leroux cite comme exemple l'idée de souscription devant le tombeau
de iNevvton pour « assurer aux hommes de génie une récompense digne d'eux,
les investir d'une immense consiilération et mettre une grande force pécuniaire
à leur disposition » et le lustre des sciences et des arts dans l'ordre combiné.
(^Théorie des Quatre Mouvements'), p. i8/i, tome I, septemlirt- iS'ii».
- i-A -
llconstale tl'ahoi'd (|ii(; le système de Foiirier n'exis-
tait (\u'ii Tétai virtuel en 1799, et n'a vu le jour qu'en
1808. Or, les lettres d'un hahitant de Genève ont paru
en i8oa (i), épo(jue où les disciples de l'outier allri-
huenl à leur maître la première intuition de sa décou-
verte. l'\)uri(;r était à ce moment rédacteur du Bulletin
de Lyon dont Ballanclic était imprimeur. 11 y écrivit
même le 25 primaire an XII (17 décembre icSoB) un
article intitulé : Triumvirat continental et paix perpé-
tuelle dans 30 ans, article qui ne serait (|ue le reflet
légèrement nuancé des idées de Saint-Simon, et où
Fourier se contenterait de « développer ce qu'il vient
de prendre dans l'écrit de Saint-Simon. » C'est donc,
conclut P. Leroux, que Fourier a eu connaissance de
la brochure de Saint-Simon et il l'explique très sim-
plement en supposant que Saint-Simon a dû envoyer
ses lettres de Genève au journal et que peut-être Fourier
les a eues entre les mains pour les lire et pour en rendre
compte.
P. Leroux tire d'ailleurs argument contre Fourier de
ce que celui-ci voulait dans le cours de sa vie supprimer,
malgré l'avis de bien des disciples, la Théorie des Quatre
Mouvements, de ce qu'il la refondit, de ce qu'il fit dis-
paraître de son vocabulaire certains mots, certaines for-
mules, celle d'ordre combiné (2) et de sectes progres-
(i) A quelle époque parurent les Lettres d'un habitant de Genève? Précisé-
ment à l'époque où les disciples de Fourier attribuent à leur maître la première
intuition de sa découverte. S'il s'agit donc d'une aussi sublime trouvaille que
le pensent les disciples de Fourier la priorité de l'invention est incontestable-
ment acquise à Saint-Simon, puisque les Lettres de Genève sont antérieures de
6 ans à la Théorie des Quatre Mouvements.
(2) Saint-Simon parle de la Combinaison des intérêts, a Nous verrons Fourier
appeler d'abord son système l'ordre combiné et faire ensuite disparaître cette
dénomination qui rappelait trop la source où il est puisé. » Saint-Simon écrit
(Lettres de Genève^: La première génération de l'humanité a été celle dans la-
quelle il y a eu le plus d'égoïsme personnel, puisque les individus ne combi-
naient point leurs intérêts. » « Nous verrons Fourier, en fournissant cette
idée à Saint-Simon, caractériser par l'incohérence l'état primitif nommé par lui
sauvagerie, et appeler combinaison l'état d'harmonie. » P. 172.
- 175 -
sives par exemple, qui à l'en croire auraient eu le tort
de trop rappeler Saint-Simon (i).
Mais les arguments de P. Leroux paraissent bien
hypothétiques et sont tout à fait insuffisants pour établir
le plagiat de Fourier : Une remarque d'ordre général
s'impose tout d'abord : c'est que Fourier lisait peu, mé-
prisait tous les écrivains, philosophes, économistes, ceux
du passé comme ses contemporains, et qu'il ne connais-
sait guère leurs idées que par les résumés et les criti-
ques qu'en publiaient les journaux ; il ne copiait per-
sonne, et son originalité dont il était si jaloux apparaît
comme indiscutable. 11 faut aussi observer que Saint-
Simon ne commença véritajjlement à écrire et à exercer
une influence réelle qu'à partir de i8i/|, date à laquelle
il lance ses écrits politiques. Jusque-là il n'a rien
écrit sur l'ordre social, il ne s'est guère occupé que de
philosophie scientifique. Ses premiers plans de réor-
ganisation sociale datent de 1818. Or, à cette époque
Ch. Fourier a depuis 10 ans {Quatre Mouvement!^) jeté les
bases de son système social, qui est arrêté non seulement
dans ses grandes lignes mais encore souvent dans ses
plus petits détails, et il va exposer le tout k ans plus tard
dans le plus important de ses ouvrages le Traité de l'as-
sociation domestique agricole (2). 11 paraît de plus très dif-
ficile à M. Bourgin, qui est si informé de la vie de Fou-
rier, que ce dernier dans les conditions où il se trouvait
alors ait connu le petit livre sans éclat, et sans lecteurs,
qui servit de début à Saint-Simon dont les disciples
l'ignoraient eux-mêmes 2k ans après sa publication.
(i) « Pourquoi en l8l8, écrit-il, préparnnt son traité sur l'Association qui
parut en 1822, essayait-il de reprendre son premier livre et effaçait-il soigneu-
sement le nom de sectes en le remplaçant partout par le nom de séries? (Ce
nom de secte qui rappelait la relijjion de Newton était pourtant bien choisi),
fourier apparemment le troiivail trop siçrnificatif. » Septembre l8.'|0, pag-e iga
t. I. Lettre IV.
('i) Deux traités ont été publiés par moi sur l'association et le proifrès réel,
écrit fourier. L'un des traités parut en i8?.3, l'autre en iSaS. Or, il n'existait
pas de Saint-Simoniens en 1822.
- 176 -
Quoi (|u'il en soil et en admettant même ce qui après tout
n'a rien criuipossible mais ce (|ui paraît assez invraisem-
blable (|ue l'fjuriei" ail connu les lettres de Genève connue
le veul 1'. Leroux, et (|U(! ce soit cet oj)uscule qui lui ait
fourni l'idée prejnic;re de la doctrine de Tallraction pas-
sionnée sur laquelle il a bâti tout son système, on est
forcé de reconnaître qu'il y a loin de la simple énoncia-
tion du principe à l'ensemble des déductions et des ap-
plications que Fouricr en a tirées, et non seulement
que celles-ci appartiennent bien en pro[)re à Fourier
mais que l'idée dont il a profité il l'a si profondément
inar(|uée de son empreinte (ju'il l'a faite sienne, et
qu'elle est bien à lui.
CHAPITRE V
L'école saint-simonienne. Ses variations. Ses schismes.
Dans une de ses adjurations passionnées et avec la
phraséologie romantique et mystico-lyrique dont il avait
l'habitude, Barrault demandait un jour aux Saint-Simo-
niens ce qu'ils étaient : « A mon tour, s'écriait-il, je vous
demanderai qui vous êtes. Hélas ! le savez-vous ? Etes-
vous des chrétiens, aveugles adorateurs de la croix soli-
taire ? Etes-vous des philosophes dévots d'incrédulité ?
Etes-vous des partisans obstinés de toutes les légitimi-
tés surannées? Etes-vous des libéraux révoltés à la seule
pensée d'une hiérarchie et rêvant les chimériques dou-
ceurs de l'individualisme ? Etes-vous enfin des hommes
qui s'épouvantent de toute idée nouvelle et ont sans cesse
le frisson du progrès ? » Personne ne répondit à cette
apostrophe à laquelle, je pense, il eût été bien difficile
de répondre.
L'école saint-simonienne réunissait, en efïet, sous la
même bannière, les étiquettes les plus opposées, la plus
grande diversité d'opinions, d'origine, de tradition et de
formation, des hommes venus des points les plus extrê-
mes de l'horizon politique. Dans l'état-major même du
Saint-Simonisme, si j'ose employer ce terme militaire
en parlant d'hommes qui fêlaient si peu qu'ils n'hési-
tèrent pas à se faire condamner parce qu'ils refusaient
de servir dans la garde nationale, on distingue sans poino
des divei'gences très nettes, des oppositions absolues, en
— 178 —
))olili(jii(' coiniiK! en r-eligioD. Au |)oiiil (\it vue des opi-
nions confessionnelles, à côlé de (;alli()li(|U(;s comme
Margerin, ou d'esprits à tendance calliolitjue comme
Bûchez, on voit quelques protestants, dos juifs en grand
nombre (Hodrigues, Halôvy, Pereyre),dcs athées voltai-
riens (i) comme M. Chevalier, des disciples de Kant, des
scepti(|ucs ; le Saint-Simonisme comprend des gens de
toute croyance et de toute incroyance.
Au point de vue des opinions politiques, à côté de
républicains convaincus comme Bazard ou Bucliez, qui
avaient été « entraînés dans les écarts du libéralisme le
plus violent » (d'Eichlhal) et qui avaient été impliciués
dans les conspirations de 1820, à coté de Dugied fonda-
teur de la Charbonnerie française, à côté de Carnot el de
Laurent, « ancien révolutionnaire, ancien athée, vieux
philosophe qui s'est roulé tant qu'il a pu dans le bourbier
de l'encyclopédie » (Enfantin), il y a des légitimistes.
On ne peut lire d'ailleurs un volume de la correspon-
dance saint-simonienne sans être frappé des divergences
qui séparent un Enfantin d'un Bazard, un Michel Cheva-
lier d'un Reynaud, un Jules Lechevalier d'un Transon.
Ce contraste entre la nature des esprits, et leur forma-
tion, il apparaît, il éclate à tout instant. Ouvrons au
hasard une publication saint-simonienne à deux pages
de distance, dans V Organisateur, on voit la philosophie
du xYiii*^ siècle portée aux nues, puis traînée plus bas
que terre. (Voir Organisateur, p. i et m). Ainsi le Saint-
Simonisme a réussi à réunir dans la même action des
esprits que séparaient moralement et doctrinalement des
abîmes.
(i) Ceux-ci étaient très nombreux. A. de Pontmartin, clans ses Mémoires
d'enfance et de jeunesse, parle longuement de Léonard-MoVse Relouret qui fut
Saint-Simonien. Il nous décrit « sa haine contre la religion et le parti prêtre.
Intelligence excellemment douée, esprit très fin il redescendait au niveau
des plus fougueux commis-voyageurs ou des plus vulgaires lecteurs du Constitu-
tionnel, dès qu'il s'agissait de déblatérer contre l'inquisition, la torture, les
autodafés, les dragonnades, la Saiut-Barthélemy et le « parti prêtre «.
— »79 —
Quel était donc le caractère commun des jeunes gens
qui, entre 1828 et i83o, venaient chaque jour en plus
grand nombre à la nouvelle doctrine ? C'était d'abord
qu'il « ne croyaient plus fortement à rien » (Barrault).
Pour la plupart esprits fatigués et flottants, âmes inquiè-
tes, tourmentées, désemparées, malades de scepticisme,
leur correspondance est pleine de gémissements et de
confidences sur leur ennui, leur incertitude, sur les
« amers dégoûts de leur âme » et sur les « nausées
de vie » qu'ils éprouvent, premières atteintes de ce
mal du siècle qui commençait de devenir si fort à la
mode ; ces tristes jeunes hommes instruits et même
presque tous d'esprit cultivé, gorgés de philosophie, ont
« du vague au cœur » (Charton) ; ils sentent se creuser
en eux « un vide profond comme un abîme » (J. Rey-
naud) (i). Ce vide, ils veulent le combler d'amour et
c'est la loi d'amour que proclame Saint-Simon qui les
réunit sous sa bannière. Ce dont ils souffrent, en effet,
c'est de leur inactivité, de l'absence de foi religieuse ;
ils sentent se réveiller en eux le besoin d'action, d'en-
thousiasme, de croyance, de sympathie, d'affection et
d'amour.
Telle est la raison générale, et unanime, des conver-
sions. Elles eurent d'ailleurs d'autres causes, indivi-
duelles celles-là, et très diverses, que nous n'avons pas à
signaler ici. Notons seulement la remarque que fait
d'Eichthal qu'il n'y avait « peut-être pas dans le saint-
simonisme une personne qui n'y eût été poussée par des
chagrins de famille w (Note de d'Eichthal aux archives
saint-simoniennes, 1866), et que la plupart y vinrent
rechercher une « consolation » (Charton, Dory et bien
d'autres).
Il est donc bien malaisé de donner une définition pré-
(i) (]fr. FÀI. Cliiiriou, lieviie Encyrhtpédiijiie . Mémoires d'un prédicateur stiinl-
simonicn, i83i, p. 658. « le vide aride qu'aviiit fait autour d'eux un lon(|
désenchantement de toutes choses et une pai'csscuse niéhincolic. »
— iRo —
cise de ce qu'étaient les Saint-Simoniens. A quelqu'un
qui, dans une réunion puhlifjuc, l'interrompait pour lui
demander de dire quel était leur but, Ha/ard répondait :
Nous sommes tout à la fois les héritiers du catholicisme
et les continuateurs de la Révolution ; nous voulons
achever de détruire ce qui reste du trône et de l'autel,
et sur CCS débris reconstituer la société et l'autorité (i).
La formule manque de précision; elle est très large, et
ce programme n'était pas propre au saint-simonisme. De
plus, elle n'est peut-être pas entièrement exacte; en
tout cas, elle est incomplète. Tel fut pourtant, dans
l'ensemble, le but du saint-simonisme. Il annonçait la
fin de la guerre, « toutes les nations devenues sœurs
parce qu'elles seront toutes filles d'une même église à
la fois temporelle et spirituelle (2) », le règne de la
science, des arts et de l'industrie, l'association univer-
verselle des races et des nations, l'affranchissement des
femmes, l'émancipation des prolétaires ; il tournait toutes
les forces religieuses scientifiques et industrielles vers
Faccomplissement d'un but universel : l'amélioration la
plus prompte et la plus rapide possible du sort de la
classe la plus pauvre et la plus nombreuse au triple point
de vue physique, intellectuel et moral ; il réconciliait la
religion avec la politique, prêchait un nouveau chris-
tianisme qui promettait le bonheur à l'homme non seu-
lement dans le ciel, mais sur la terre, où il devait
réaliser l'abolition des privilèges de naissance, le clas-
sement suivant la capacité, la rétribution suivant les
œuvres, et proclamait la nécessité de la hiérarchie. Tels
sont les principaux articles du credo saint-simonien. Tel
fut le but commun, « but immense, but saint qui devait
mettre les hommes en communauté avec l'humanité tout
entière, qui devait les conduire à l'accomplissement des
destinées que l'humanité poursuit depuis tant de siè-
(i) Cité par la Revue, i855, p. 270.
(2) D'Eichthal à Mill. 3o avril i83o. Lettres.
- i8i —
clés (i) )). Et c'est l'amour de ce but commun qui tint
pendant deux ans étroitement unis autour de la même
tâche les esprits les plus diflférents. Malgré la diver-
gence d'opinions et de croyances, on réussit, en vue de
cet idéal commun, qu'on se proposait, et qu'on voulait
réaliser, à improviser une hiérarchie ; des chefs furent
reconnus, des travaux distribués et acceptés, si pénibles
qu'ils fussent, avec enthousiasme. Le succès de l'école
fut inespéré (2). C'est en termes tout frémissants de
lyrisme que les Saint-Simoniens célèbrent la jeunesse
glorieuse de la doctrine qu'ils élaborent et disent leur
enthousiasme pour leur vie nouvelle. « Lorsque je connus
la notion du progrès indéfini et, comme Dieu, éternel,
lorsque j'eus apprécié l'idée fondamentale de notre
liberté et de l'avenir religieux dans cette parole du
P. Enfantin : Dieu, père et mère de tous et de toutes, j'en
éprouvais comme un éblouissement,je ressentis une joie
immense en retrouvant en moi la pensée, le cœur et
l'action libre en vertu de ces saintes formules. » Sincè-
rement et profondément convaincus qu'ils travaillent à
« l'œuvre la plus belle et la plus grande c[ui fût au
monde » (Charton, ibidem, p. 663), il leur semblait qu'ils
vivaient corps et âme plus qu'il ne leur avait été donné
de vivre en aucun moment de leur existence. C'était
une régénérescence, une tranformation absolue, une
véritable convalescence morale, ou plutôt une résurrec-
tion (p. 665). Tel était l'enthousiasme, qu'on vit de ces
jeunes gens, hommes ou femmes, sacrifier pour leur idéal
leur situation matérielle ou mondaine (3), leur avenir,
(i) Ibidem.
(2) (( Le bruit que fnit la doctrine est prodig^ieux. On en parle partout. Nous
marchons avec une rapidité qui nous |)araîl îl nous-mêmes extraordinaire. »
Enfantin, août i83o.
(3) Le Producteur, loin de rien rajjportor à ceux qui l'ont écrit leur a coûté,
au contraire, quoiqu'ils ne fussent (juère tous ensemble que de pauvres diables,
et encore aujourd'hui toutes les dépenses nécessaires pour la propagation de la
doctrine, les envois de livres et manuscrits, le loyer de la salle pour nos séan-
ces publiques de la rue Taranne, le temps très considérable qu'ils consacrent
— l82 —
leur fortune, leurs amitiés et jusqu'à leur amour (Jules
Lcchevalier, Moïse Relouret et tant d'autres), et (lu'on
vit les plus craintifs et les [)lus timides de ces jeunes
bourgeois faire bon mar(;lié de l'opinion publique.
Un grand nombre de personnes furent enlevées à leurs
occupations pour être classées dans les différents servi-
ces de prédication, missions, propagande, globe, ensei-
gnement (i). Le zèle le plus pur, le plus désintéressé ins-
pire et dirige leurs efforts ; on croirait que, détachés du
monde extérieur et planant bien au-dessus de la vie mes-
quine et terre à terre qu'ils méprisent, ils vivent unique-
ment dans la contemplation de leur idéal. « Il semblait,
dit Charton, qu'on était transporté au belvédère élevé
d'un phare, le bruit du monde ne parvenait pas jusque-
là. » « Il y avait, écrit Dory, dans l'approche des Saint-
Simoniens quelque chose de communatif et d'attrayant
qu'on ne retrouvait pas ailleurs. » C'était le beau temps
de l'école, celui des soirées familiales 'de la rue Monsi-
gny, celui des fraternelles effusions, des amitiés enthou-
siastes; « quelle plus douce, quelle plus vraie, quelle
plus noble amitié peut-il exister que celle qui résulte
d'une communauté de vues et de travaux sur le plus
magnifique sujet qui soit donné à l'activité humaine ?(2)))
Mais ce beau temps dura peu. La communauté de vues
et l'unanimité de l'école saint-simonienne furent cour-
tes. Le lien d'affection, de doctrine et d'activité qui
devait les unir, les faire marcher en paix avec ordre et
amour vers une commune destinée et donner à la société
chaque semaine aux travaux de l'école. Tout cela est fourni par eux, sans au-
cune compensa lion pécuniaire quelconque, bien que pour la plupart d'entre eux
cela soit pour ainsi dire pris sur leur pain et sur celui de leurs enfants. »
D'Eichthal à Mill, 2 3 novembre 1829.
(i) « Pour prêcher et propag'er leurs chimères rien ne leur coûtait. Des
chefs d'industrie quittaient leurs affaires, des ingénieurs donnaient leur démis-
sion et apportaient leurs économies, des Hls de famille sacrifiaient leur fortune;
en deux ans, près d'un million et demi fut dépensé en missions, en journaux,
en frais de propagande. » Guéroult.
(2) D'Eichthal à Mill. Correspondance, 28 novembre 1829.
— i83 —
et au monde tout entier le caractère d'union, de sagesse
et de bonté, qu'avait rêvées Saint-Simon, se relâcha bien
vite et puis se rompit tout à fait.
« Le premier coup d'œil qu'on jetait sur l'école lui
était extrêmement favorable. On la trouvait unie, coura-
geuse, ardente, se recrutant sans cesse, disciplinée, fai-
sant recevoir dans son sein des hommes dévoués corps
et âme et des vocations éclatantes, présentant un front et
une surface de doctrines positives symétriques et qu'à
première vue on pouvait estimer complètes et nouvel-
les (i). » Mais Lerminierajoute aussitôt que « le premier
éblouissement passé, la réflexion et l'examen venaient
ternir et décolorer les apparences et les impressions. Si
l'école offrait les dehors de l'unité, de la concorde et de
l'obéissance, considérée de plus près on y sentait l'exis-
tence d'un despotisme factice... cette association si com-
pacte était tendue sans rien de naturel. » Quand on était
sorti de cette « atmosphère de dévouement et d'amour »
que nous décrit Charton, « dans laquelle la volonté était
entraînée », et où il semblait qu'on obéit à une impul-
sion, où l'on agissait presque sans y avoir pensé, quand
on n'était plus sous le charme du « transport délicieux
de cette existence nouvelle (Dory) », quand la chaleur
d'âme du néophyte « douce comme le merci du pauvre »
(Charton), s'était affaiblie, que cet éblouissement philan-
thropique s'était dissipé et que cette griserie sentimentale
et romantique était passée, il arrivait presque fatalement
que « les doctrines elles-mêmes ne soutenaient pas dans
leur ensemble et leurs décorations les regards d'un
observateur qu'un premier désenchantement avait pré-
paré à la défiance » (Lerminier). On s'apercevait alors
qu'il y avait dans la doctrine saint-simonienne plus
d'efforts individuels que d'unité et plus de tentatives que
d'ensemble. « Sous une harmonie spécieuse et artifi-
cielle, continue Lerminier, on découvrait les pièces de
(i) Lerminier, Lettres philosophiques à un Berlinois.
— iR/l —
rapport, les jointures mal assorties, les placages disfrra-
cieusement appliqués, les emprunts érigés en inventions,
les contrefaçons préméditées données j)our descréalions
de première venue ; on démêlait aussi une direction
funeste imprimée à des principes élémentaires et géné-
rateurs. »
Et il y a sans doute dans cette appréciation de Lermi-
nier un peu de malveillance, d'exagération et d'injustice.
On sent trop que Lerminier, dont le passage dans le saint-
simonisme avait été trop rapide pour qu'il eût le temps
d'en faire une étude approfondie, n'est pas fâché de déni-
grer la doctrine qui n'a pas su le retenir, et qu'il n'aime
point les Sainl-Simoniens, qui d'ailleurs le lui rendent
bien (i). Mais il y a aussi un fond très certain de vérité.
Ces accusations, d'ailleurs, nous les retrouvons non seu-
lement sous la plume de Fourier, qui est extrêmement
sujet à caution, sous celle d'Aug. Comte qui l'est un peu,
sous celle de Lechevallier et de Transon, dont le témoi-
gnage pourrait paraître suspect et devoir manquer d'im-
partialité, mais encore sous celle de beaucoup de Saint-
Simoniens et notamment de Jean Reynaud et de Pierre
Leroux. Pour Jean Reynaud, la doctrine saint-simonienne
n'était qu'une « collection d'idées ». Et Jules Lecheva-
lier, qui a sans doute d'excellentes raisons pour le savoir,
ayant été, si l'on en croit l'affirmation de P. Leroux et le
témoignage de plusieurs Saint-Simoniens, l'un des col-
laborateurs les plus immédiats d'Enfantin, voit dans le
saint-simonisme une « espèce de doctrine d'alluvion qui
s'était agglutinée et agglomérée sous le nom de Saint-
Simon par les apporta de ses principaux disciples » (Science
sociale, p. i8). Les adversaires du saint-simonisme ne
déclaraient-ils d'ailleurs pas que le dogme saint-simonien
n'était au fond qu'un syncrétisme, un assemblage plus ou
(i) Voir dans les notes inédites de Laurent, à l'Arsenal : « Lhermiuier (sic)
sonore comme une cymbale, lançant de grands mots, assez vide et cependant
très chaud. Voulait prêcher salle Taitbout sans préparation. Apprenez donc la
doctrine, lui répondait-on. Ne savait pas le dogme du tout. »
— i85 —
moins confus, plus ou moins habile de doctrines philo-
sophiques diverses ?
Le comte Henri de Saint-Simon avait jeté à pleines
mains dans ses écrits, dans ses conversations, des idées
qui, si elles étaient nouvelles, n'étaient pas toujours
cohérentes et homogènes et parfois même étaient con-
tradictoires (i). Bazard et Enfantin appelèrent leurs dis-
ciples en consultation, et c'est ainsi que la doctrine
fabriquée pièce à pièce pendant six ans sous les yeux du
public, se forma peu à peu, s'élabora lentement et que
s'éleva l'école saint-simonienne dont Lamennais disait
malicieusement qu'elle était un « club sous un clocher » ;
chacun apporta sa pierre, les uns au club, les autres au
clocher. Chacun errait dans l'œuvre de Saint-Simon,
ainsi que dans une contrée diverse et mouvementée ;
prenait dans l'amas de ses idées ce qui était à sa conve-
nance, et sous prétexte d'interprétation, expliquait et tra-
duisait à sa façon. On ajoutait, on retranchait, on aban-
donnait certains points de la doctrine (2). On en modifiait
d'autres, cela s'appelait, en langage saint-simonien, «per-
fectionner ». « Modifier une doctrine, la moduler, écrivait
un Saint-Simonien, ce n'est pas l'affaiblir puisque c'est
la faire passer de l'abstrait dans le concret, de la contem-
plation dans l'action, c'est lui donner la vie » (Bour-
geois). On se mettait d'ailleurs à l'aise et à l'abri de
tout reproche, en disant que « sous aucun rapport pos-
sible la parole de Saint-Simon ne pourrait avoir une
valeur absolue » (J. Lechevalier. Note sur le ?wuveau
christianisme). Et on s'avisa que Saint-Simon ne pouvait
parler en i83o comme (;n 1826, que lui aussi était « pro-
gressif » comme la doctrine que l'on perfectionnait (3).
(i) Il n'y cT en Sainl-Siin<in qu'un mi^laujfe souvent confus de toutes les doc-
trines et un éclectisme sans (bnd ni rives où l'esprit peut errer et se perdre à
l'aventure comme un vaisseau sans boussole sur une nier sans limite (Boui-^j^eois,
Le Christ temporel, p. xvi).
(3) Letti'C de Sluart Mill à d'Eiolitlial : «Vous me dites que plusieurs autres
points de la doctrine sainl-simoniene ont été abandonnés. >•>
(3) « Gloire, gloire à ceux des disciples qui imitent le mieux In vie de leur
— ifiO —
« On ne doit pas s'attendre, écrivait J. Lechevalier, à
trouvei' dans le nouveau clirislianisnie ni un dogmk ni
l'kvangilk de la loi saint-siirioriicnne. » Le texte véritable
c'est la parole vivante de l'églisk (i). On devait bientôt
s'aperccîvoir cpie cette parole vivante elle-même n'avait
[)as une inflexible unité, et que nombreuses étaient ses
variations. Ainsi donc, en vertu de ses principes mêmes,
par une nécessité qu'il portait en soi et si je puis dire,
inhérente à sa nature, le sainl-simonisme avait changé
et était condamné à changer toujours ; — il apparaît
avant la doctrine de M. Bergson comme une philosophie
de la mobilité. « 11 est clair, disait un Saint-Simonien,
que l'ambition des idées neuves nous a un peu trop ani-
més. » On comprend dès lors que l'école saint-simo-
nienne était loin d'avoir cette exacte homogénéité de
principes, qu'Aug. Comte, dans une terminologie qui
rappelle du reste celle de Saint-Simon, et dont on ne peut
dire si c'est ce dernier (jui la lui a empruntée ou qui la
lui a donnée, déclare « indispensable à toute destination
vraiment organique ». C'est ce défaut d'unité qui devait
la perdre.
Sans doute, dans la doctrine, tout le monde était parti
du même point, mais le chemin que chacun avait par-
couru était différent ; chacun, selon son tempérament,
sa tournure d'esprit, ses expériences, concluait, sans se
préoccuper beaucoup de la doctrine. Plusieurs Saint-
Simoniens, comme Carnot et Roux, donnaient pourtant
des conseils très sages. « Je voudrais, messieurs, écrivait
ce dernier, que chacun de nous, avant d'improviser une
opinion nouvelle, veuille bien penser que sa création
peut jeter des sentiments de dissolution dans notre asso-
m;utre mais dans sa perfectibilité et non dans son imperfection, qui partiront
du point où Saint-Simon s'est arrêté, mais pour s'élancer bien au delà, non
pour retomber jusqu'au point d'où lui-même est parti y>(Docl. Saint-Simonienne,
p. 33, 1828-1829).
(i) Les Salnt-Simonlens disaient : ic Nous sommes en communion avec Saint-
Simon mais eu progrès sur lui. »
cialion(i). » Mais ils n'étaient [)as écoutés. Aussi, le sainl-
simonisme de Bazard ou de Michel Chevalier, n'était-il
pas le même que celui d'Enfantin ou de Rodrigues, pas
plus que le saint-simonisme scientifique et pratique de
1827, lequel ne défendait que des idées réalisables et
fortement liées les unes aux autres, ne ressemblait —
sinon de très loin — au socialisme religieux et utopique
de i83i-i832, où des religiosités plus ou moins vagues
avaient remplacé les vues industrielles des premiers
temps, et où tous apercevaient des nécessités analogues.
Sans doute on restait vaguement d'accord sur les
bases fondamentales de la doctrine, sur le but géné-
ral à atteindre, sur la manière dont les questions de-
vaient être posées, mais les avis différaient sur le point
de savoir comment elles seraient définitivement réso-
lues. Le point de vue saint-simonien était errant et va-
gue ; il n'était pas assez étroitement délimité ; il en
résultait que ses déplacements devaient fatalement deve-
nir des occasions ou des prétextes de conflits. Les idées
n'étaient pas formulées assez nettement ; elles l'avaient
été plus ou moins obscurément, plus ou moins éloquem-
ment dans des prédications ou des conversations, mais
il y avait peu de chose d'écrit. « Piien n'était convenu,
écrit Jean Re3'naud, sur la manière dont l'humanité pour-
rait résoudre les grands problèmes et chacun, guidé
seulement par la voix du sentiment, laissait son espérance
flotter vers le pouvoir ou vers la liberté. » Certains qui,
comme Lerminier, avaient passé plusieurs mois à étu-
dier la doctrine, n'y avaient-ils pas vu un « sentiment
profond de h\ liberté ? » ce dont on peut se montrer sur-
pris. C'était donc affaire de sensibilité personnelle. Le
Saint-Simonisme ouvrait des perspectives infinies aux
rêveries individuelles. Dans cette doctrine, où la place
prépondérante venait d'être donnée au cœur, où la rai-
son était honnie, où la toute-|)uissance appartenait au
(i) Cette brochure a l'-té attribui^e à lîiicliez.
— i88 —
sentiment, et dont la siil)stance très fluide et très nébu-
leuse, faite d'appels au C(x>ur, à l'imagination et à tous les
genres de sensibilité, s'incorj)orait assez fac'ibînient aux
fantaisies du rêve, eiKunin, selon son t(Mn[)éi'ament, ses
irnpi'essions, son humeur et ses capri(;es, variait, colo-
rait, nuançait la vision de l'idéal commun. Et les nuances
du Saint-Simonisme devenaient peu à peu presque aussi
nombreuses que les adhérents à la doctrine. Chacun
d'eux conservait son allur'e propre, celui-ci restant un
mystique et cet autre un réaliste ; celui-là restant un phi-
losophe et cet autre un homme religieux. Enfantin, d'ail-
leurs, s'en rendait compte, lorstju'il écrivait mélancoli-
quement à Arlès-Dufour en iS/j/i : « Dans son temps de
prosélytisme individuel, le Saint-Simonisme n'a pu con-
vertir ni un vrai catholique, ni un vrai légitimiste. Je
n'ai jamais pu détruire entièrement les racines révolu-
tionnaires qui entouraient le cœur de Bazard, de Dugied,
de Leroux (i), de Reynaud et de tant d'autres, ni le
judaïsme de Rodrigue, tenace comme tout ce (|ui carac-
térise les races opprimées » (i/i décembre). « Chacun de
nous, écrit S. Voilquin, règle la propagation de ses idées
selon la forme qui convient le mieux à sa nature » {La
Saint-Simonienne en Egypte, p. 96). Ajoutons d'ailleurs
que la doctrine était généralement mal connue et que
les conversions étaient la plupart du temps trop rapides
pour être elFicaces et pour n'être pas fragiles (2).
Qu'était-ce donc que le Saint-Simonisme ? C'était bien
plutôt qu'une doctrine unique; plusieurs doctrines, éco-
nomique, philosophique, religieuse et morale, animées
du même esprit ou d'un esprit analogue ; c'était un en-
(i) Pierre Leroux, tout en admettant le dogme, avait conservé son caractère
républicain; les formes trouvées pour la hiérarchie le révoltaient mais il s'y
était soumis. Notes sur Pierre Leroux. Lambert. « J'ai rudement combattu. ..
écrivait d'Eiehthal à Stuart Mill, le 28 novembre 1829, j'ai eu des répugnances
à vaincre, des obscurités i\ dissiper avant de me rendre complètement maître
de la doctrine saint-simonienne. »
(2) « Nous nous donnâmes corps et âme à cette nouvelle famille dont les prin-
cipes sociaux et religieux furent nôtres dès le premier instant. »
- iScj -
semble de conceptions et d'aspirations qui se rattachaient
à un ou deux principes sur lesquels l'accord s'était fait. 11
estévidentque le Saint-Simonisme de Bazard et celuid'En-
fantin forment plutôt deux doctrines de tendances sem-
blables animées d'un esprit analogue, qu'une doctrine
unique. Mais il ne suffit pas de dire, comme on le fait ;
il y a le Saint-Simonisme de Bazard et il y a celui d'En-
fantin. Il y en a bien d'autres, et dans chacune de ces
sous-doctrines, dans chacune de ces catégories, si je
puis dire, sans parler des oppositions et des divergen-
ces qui tiennent à la nature même et à la singularité des
tempéraments, mille nuances d'un Saint-Simonisme qui,
pour l'observateur superficiel semble le môme, distin-
guent les adeptes d'une même catégorie. Le Saint-Simo-
nisme devint ainsi, selon le mot très juste de Jean Rey-
naud, « un ensemljle insaisissaJjle, variant de nuance de
l'un à l'autre » (i) et, pourrait-on ajouter, d'un moment
à l'autre. Bien plus qu'une doctrine, c'était un état d'es-
prit (2), dont les variations étaient assez nombreuses,
un élan confus quant à ses moyens possibles d'action
et d'expression.
Cette variété des opinions et des croyances, cette di-
versité, ces divergences de vue, ce défaut d'homogénéité
et d'unité, le Globe lui-même, organe officiel de la doc-
trine, le trahissait publiquement. « Il changeait de cou-
leur suivant que la main de l'un ou de l'autre des deux
chefs avait pesé plus ou moins sur celle du rédacteur »
(.Jean Reynaud), Mais c'était surtout dans les missions
de province, loin des regards des chefs, quand chaque
prédicateur livré à ses propres inspirations, emporté
par la chaleur de l'improvisation, obéissant aux mouve-
ments désordonnés de sa sensibilité, laissait, au milieu
des interruptions et des apostrophes, dans l'excitation
de réunions le plus souvent mouvementées et agitées,
(i) Jean lîeynaud, Revue. Encyclopéilujiic. iSSa, p. 27.
(3) Voir P. Leroy-Beaiilieu, Leçon d'ouverture au Collège de Franco: Saint
Simon le réi'orinateur (^lieviie Bleue, 7 janvier 191 1).
— «o» —
apparaître sa personnalité et, pour me servir (rune
expression saint-simonienne, « témoignait consciencieu-
sement de sa propre personne et de sa propre pensée »
que la diversité éclatait.
« En Belgique, la première partie de la mission était
toute philosophi(|ue et positive, la deuxième toute mys-
tique et religieuse ; à Paris, dans la même enceinte, où
une dévotion toute catholique à la sainteté du révélateur
ressuscitait avec emphase les formules d'adoration de
l'église ou de la synagogue, des discours politiques sur
la guerre étrangère ou la législation intérieure, rame-
naient énergiquement la réalité et transformaient pério-
diquement en un club populaire le tabernacle pontifi-
cal » (i). A Lyon, Thérésie était prêchée au nom de
Saint-Simon, et les journaux libéraux eux-mêmes en
étaient presque venus à réclamer pour les révélateurs
hardiment ramenés au rang des philosophes. Jean Rey-
naud ne faisait d'ailleurs aucune difficulté pour recon-
naître que les doctrines qu'il avait professées avec Pierre
Leroux à Lyon et à Grenoble si elles étaient « d'accord
sur les bases fondamentales avec celles qui étaient
enseignées par le Globe sous le nom général de Saint-
Simon, du moins en différaient sur plusieurs points «(a).
« Leroux et moi, écrivait-il, nous n'avons reçu à Lyon de
direction que de nous-mêmes » (3).
Ainsi la doctrine se trouvait abandonnée aux divaga-
tions et aux improvisations de chacun. Elle n'était pas
assez systématique, assez rigide, elle était trop diffuse et
trop fluide pour qu'on dût l'accepter ou la refuser tout
(i) Voir Louis Blanc, p. 449, 1882. Histoire de 10 ans.
(2) J. Reynaud, De la société saint-simonienne et des causes qui amenèrent sa
dissolution, p. 27 et 28.
(3) Le Précurseur, dans un article écrit avec beaucoup d'amertume et d'ai-
greur... dévoilant la tactique ambitieuse des chefs de la doctrine, prenait acte
contre les Saint-Simoniens de ce que leurs missionnaires avaient enseigné à
Lyon que pour eux la révélation était l'opinion particulière d'un philosophe.
Le Journal du commerce se plaignait également de ne pas rencontrer dans les
discours des Saint-Simoniens le plagiat de l'ancienne forme religieuse.
— igi —
entière, et pour qu'il fut impossible d'en détacher à sa
guise des éléments constitutifs pour les remplacer par
d'autres. « Aussi la doctrine saint-simonienne avait-elle
en elle-même son terme », comme l'écrit Jean Reynaud.
Il était en effet presque fatal que le Saint-Simonisme vît
son sens relâché jusqu'à la dispersion par l'abus de ce
que l'on appelait un commentaire, une interprétation, et
par l'abondance des perfectionnements qu'on lui fit su-
bir. Le germe de dissolution se développait à mesure
que grandissait la puissance de la doctrine ou du moins
que s'accroissait le nombre de ses adhérents; l'action
centrale du collège pouvait de moins en moins se faire
sentir efficacement, il manquait la coordination étroite
qui aurait été indispensable entre les Saint-Simoniens
de province et le centre de Paris; l'école avait fini par
échapper à toute direction. Et voici d'ailleurs que dans
le sein même du collège l'anarchie allait éclater.
Aussi longtemps qu'il avait été possible de concentrer
les discussions sur les points qui leur étaient communs,
et qu'on l'avait limitée à ces points seuls, on avait pu
maintenir l'accord, au moins relativement, car pour la
plupart des Saint-Simoniens l'entente ne fut jamais com-
plète et absolue et il est aisé de constater de nombreuses
divergences sur des points fondamentaux de la philo-
sophie ou de la religion. « On put ajourner après le
succès quand la marche de la propagation serait bien
engagée, les contestations relatives aux développements
et aux perfectionnements ultérieurs de la doctrine. » Mais
de graves questions s'étaient posées, qui allaient faire
éclater les dissentiments latents.
Déjà la constitution de la classe directrice et de la
hiérarchie (i), avait donné lieu dans le sein de l'école à
de vifs débats. Le classement des disciples selon leurs
capacités (2) qu'avaient fait liazard et Enfantin, seuls,
(l) Carnot n'avait acceplt^ « ces :irraii{jements qu'avec regret ».
(u) « On a promis la rétribution selon les œuvres mais qui ri'tribuera ? celui
qui aura fait les plus {fraudes œuvres. Ou a promis le classement suivant la
— 192 —
n'avait pas été sans provoquer des surprises et même
des mécontentements. Et pourtant on n'avait pas encore
touché aux problèmes les plus délicats et les plus dif-
ficiles, aux institutions les |)lus anciennes, aux senti-
ments les plus intimes, aux problèmes les plus angois-
sants: on ne s'était encore occupé ni du mariage, ni de
la famille, ni de la vie sociale, ni de la vie future (i), ni
de la religion. Duveyrier, le poète de Dieu, comme on
l'appelait, reconnaissait que « la foi des Saint-Simoniens
n'était pas précisée » qu'on n'avait pas « pénétré le
mystère profond ». On s'était débarrassé des idées de
création et de mort en disant que « ces deux inconnues
étaient supérieures à l'intelligence humaine, d'où il
résultait qu'elles devaient rester obscures et vagues »
(Enfantin, lettre 1829). Mais d'autres questions qu'il était
impossible d'éluder, celles du bien et du mal, de la loi
morale, des relations individuelles d'homme à femme et
de supérieur à inférieur étaient restées bien obscures. Sur
tous ces points d'ailleurs, Enfantin avait une théorie com-
plète en désaccord avec celle que professait Bazard. Il
avait d'ailleurs plusieurs fois semblé y renoncer, et
notamment lors de la lettre qu'il avait écrite avec lui
dans les premiers jours d'octobre i83o à la Chanibre des
députés (2). Mais il revenait toujours avec une ténacité
capacité. Mais qui classera la capacité ? La capacité. C'est un cercle vicieux.
Aussi toute question importante en hiérarchie s'est-elle jusqu'ici terminée
par une désassociation. Le fait est général et constant dans l'histoire du Saint-
Simonisme. » P. i55. Lechevalier, Science sociale.
(i) L'école saint-simonienne n'a pas encore bien formulé cette croyance (à
la vie éternelle). D'Eichthal à Mill, i^"' décembre 1829.
(2) Dans le cours de nos long-ues discussions, il arriva plusieurs fois qu'En-
jantin parut renoncer à ses théories et notamment lors de la lettre que nous écri-
vîmes dans les premiers jours d'octobre i83o à la Chambre des Députés, lettre que
je rédigeai, qu'il signa avec moi et dans laquelle en disant, en termes géné-
raux, comment nous entendions le mariage, nous repoussions hautement l'accu-
sation de communauté des femmes qui avait été portée contre nous dans cette en-
ceinte par MM. Manguin et Dupuis. Mais les moments de silence et de résignation
étaient employés par Enfantin à élaborer, à perfectionner sa conception; et
chaque fois qu'il crovait avoir trouvé en sa faveur un argument nouveau, il le
reproduisait avec plus de force que jamais. J'affirme entîn qu'il m'a déclaré
- nj3 -
inlassable aux premières idées (i). Les discussions
devaient fatalement éclater lorsqu'il s'agirait de préciser
et de mettre au point la doctrine sociale et religieuse du
saint-simonisme que le Producteur de 1826 avait sage-
ment « réservé pour des temps meilleurs (2) ». D'ail-
leurs des schismes s'étaient déjà produits. Des défec-
tions avaient eu lieu : Cerclet, Dubochet, Rouen, Blanqui,
Senty, Périn, Garnier, Halévy, Armand Carrel, Artaud,
Rey (de Grenoble), Decaen du temps à\\ Producteur:, puis
à partir du moment où la hiérarchie avait été fondée :
Bucheu, Alisse, Bouland, Lerminier, Margerin (je ne
cite que les principaux) ; mais on peut dire qu'à cha-
que mouvement hiérarchique de quelque importance,
correspond une division, un schisme plus ou moins grave.
Ce n'était là d'ailleurs qu'un début et le prodrome de
la crise terrible de novembre i83i, que je n'ai pas à
raconter ici mais sur laquelle il faut au moins donner
quelques explications générales, Saint-Simon mourant
avait dit à Rodrigues en lui remettant le Nouveau chris-
iianistne, que, de l'aveu même de d'Eichthal, les Saint-
Simoniens restèrent deux ans sans comprendre : « Toute
la doctrine est là ». Enfantin s'autorisa de cette parole
pour donner au saint-simonisme un caractère religieux qui
se précisa peu à peu. Certains s'en montrèrent surpris.
Auguste Comte écrivait à d'Eichthal dès le 6 décembre
1828 : « Imaginez-vous que leurs tètes se sont peu à
peu exaltées à ce point qu'il ne s'agit rien moins que
plusieurs fols, et cela de la miiiiière la plus formelle, encore peu do jours avant
notre séparation, qu'elle n'était pour lui l'objet d'aucun doute, l'. aO. lia/.ard.
(i) iV. Garnot (qui l'ut Saint-Sinionien) écrit dans le Producteur : « Nous
n'avons usé qu'ayec une extrême sobriété des pensées échappées à cette ànie dévorée
du besoin d'être utile. ÎNous avons distiujjué celles des opinions de Saint-Simon
d<mt l'application est déjà possible, ou celles qu'une prévision trop active,
n'a pu entourer de certitude, et dont la réalisation apparllenl à une époque
beaucoup plus éloignée de nous .>) (^Producteur, n" lo).
(•i) Jules me disait un jour : J'aime mieux être écrasé par lia/.ard qui est
une pierre, mais dont on peut au moins détacher une partie que d'avoir alîaire
à Enfantin. On l'entame un jour et le lendemain on le retrouve tout entier :
c'est un morceau de yomine élastique. Lambert. Papiers personnels.
i3
— «9/4 —
d'une véritable religion nouvelle, d'une sorte d'incar-
nation de la divinité en Saint-Simon, Enfin, il ne reste
plus (ju'à dire la nouvelle messe et cela ne tardera pas
au train que prennent les choses. « Cela ne tarda guère
en effet. On ajouta le panthéisme au système de physio-
logie sociale de Saint-Simon ; on revêtit la nouvelle
science d'une forme religieuse, on couvrit le dogme maté-
rialiste d'une couche de mysticisme ou plutôt de mysticité ;
et après avoir professé pendant plusieurs années que la
théologie et ses institutions, qui devraient être considé-
rées comme des œuvres de l'enfance de l'esprit humain,
feraient j)lace dans l'avenir à une pliilosophie organique
positive et à des institutions déduites de cette nouvelle
doctrine, tout à coup les Saint-Simoniens revinrent
au langage théologique. Ils parlèrent de Dieu et de la
Providence et ces mots revinrent même avec insis-
tance sur leurs lèvres; l'école se transforma en église,
la doctrine positive et scientifique en religion et les dis-
ciples du philosophe et de l'économiste Saint-Simon en
prêtres qui laissaient à Aug. Comte tout le soin d'éla-
borer, de préciser et de développer leur ancienne théorie
sur les passages successifs de l'esprit humain de la con-
ception théologique à la philosophie métaphysique et de
cette dernière à la philosophie positive, théorie dont
Aug. Comte était d'ailleurs, sans doute, l'inventeur.
Quant à Enfantin, il devint tout simplement Père de
l'Humanité.
« La doctrine qui d'abord, écrivait Claire Bazard à
Transon, avait été à l'état de philosophie politique, après
de rudes travaux et une immense élaboration des idées
en était arrivée, après une crise épouvantable, à l'état
religieux; cette crise nous a coûté Bûchez et quelques
autres » (Lettre à Transon de Claire Bazard, 7 décembre
i83i).
Enfantin fut aidé dans sa tâche par E. Rodrigues qui
proclamait dans ses lettres la supériorité de la religion
sur la philosophie et la science. Dès lors, le caractère de
— 19=^ —
la doctrine fut profondément modifié; non seulement la
religion domina l'ordre politique, mais Tordre politique
devint, dans son ensemble, une institution religieuse.
Le sentiment, la sensibilité furent considérés non seule-
ment comme une force sociale, mais devinrent la force
sociale par excellence, la seule qui comptât. Et Ton
prêcha aux mathématiciens, aux ingénieurs et aux philo-
phes qui composaient, sinon la totalité, du moins la plus
grande partie de l'école, la subordination absolue du
raisonnement aux mouvements individuels de la sensi-
bilité. Il ne s'agissait plus de comprendre ni de raison-
ner, (Claire Bazard, si fine et si sensible, écrivait à
Transon ce mot surprenant : cf On veut trop raisonner! »)
mais simplement de sentir et d'aimer (i).
La doctrine avait complètement abandonné son carac-
tère scientifique et philosophique pour devenir une reli-
gion à laquelle il fallait croire ou ne pas croire (2). Mais
cela ne s'était pas fait brutalement et d'un seul coup; la
transition s'était effectuée graduellement; le saint-simo-
nisme était passé de la physiologie sociale de Saint-
Simon au panthéisme mystique d'Enfantin, insensible-
ment et presque sans qu'on s'en aperçût, par des phases
nombreuses: phase positive d'abord, puis philosophi([ue
et d'abstraction pure puis scientifique et mécani({ue ;
du matérialisme des écrivains du Producteur on avait
insensiblement glissé au semi-panthéisme de Vorgani-
sateur, puis au panthéisme du Globe, et enfin à la mys-
tique enfantinienne ; tout naturellement le glissement
allait se prolonger et de la mystique enfantinienne la doc-
(1) Dans les conditions n/îcessaires poiii- embrasser la Foi saint-simonienne,
vous donnez beaucoup trop (l'importance à l'instruction tandis que vous mécon-
naissez celle de l'amour (D'Eiclitlial h Mill, 3o avril i83o).
(2) On croit généralement aujourd'liui que c'est par la science qu'on mèniî
les hommes et la lecture du système de politique positiue a pu vous confirmer
dans cette croyance. Rien n'est moins vrai cependant. C'est par le sentiment
seul, c'est par une loi d'amour, comme je vous le disais au commencement de
cette lettre, que les hommes ont toujours été conduits. Le sentiment seul indique
el fait aimer le but ; la science ne lait que réfjulariser les moyens de l'atteindre
(D'Kichlbal à Mill, 3<) avril i.Sik)).
— 1 9^' —
Irinc allait tomber dans la scnsualilù (;t y sombrer,
cet amalgame du mysticisme avec la sensualité aboutis-
sant aux scandaleuses aberrations que l'on connaît sur
le couple futur. Tels sont les stades de la pensée sainl-
simonienne. Telles sont les étapes de sa transformation
qui fut voulue, conduite et dirigée par Enfantin.
C'était donc une doctrine toute nouvelle qu'il prêchait.
Or, disait-il, « pour un dogme nouveau, il faut une
morale nouvelle, il faut une loi morale ». C'est pour
la recherche de cette loi morale que les discussions
s'engagèrent dans le courant de l'année i83i. O.
Rodrigues et Claire Bazard furent seuls admis à ces
graves débats où les pontifes espéraient se mettre
d'accord; mais dans le courant de l'été, comme on
ne parvenait pas, depuis près de six mois, à s'en-
tendre, les questions furent portées devant le col-
lège (i).
On tenta inutilement tous les moyens qui paraissaient
propres à retenir ou à retarder une scission qui de plus
en plus s'imposait et que l'imprécision de la doctrine et
sa nature même, les oppositions de caractère et de tem-
pérament, les désaccords, sinon de cœur du moins
d'esprit, les dissentiments profonds des chefs sur les
points les plus importants, le succès et les progrès des
(i) Lettre de Cl. Bazard à Transon (elle doit être de septembre i83i. Cela
est inscrit en marge des archives saint-simoniennes). « Aujourd'hui, une
sourde souffrance circule parmi les enfants de Saint-Simon. Abel, tel est notre
état : La loi morale qui doit nous régir tous, qui doit nous enchaîner si douce-
ment les uns aux autres, qui doit nous tirer de toute incertitude sur ce qui est
bien ou sur ce qui est mal, cette loi morale ne nous est point donnée et nous
sommes tous comme des aveugles cherchant à tâtons un chemin qu'un voyant,
un Saint-Simon, nous a signalé. Cher enfant, tous nous avons senti cette pré-
caire, cette inquiétante position, nous avons élevé nos voix, nos pères nous ont
répondu et tous, nous nous occupons de trouver cette loi divine qui doit compléter
la doctrine, cette loi avec laquelle nous nous présenterons enfin forts, puis-
sants, forts comme des anges devant un monde aux accusations duquel nous
n'avons pu répondre encore qu'en niant et non en affirmant. Mais ce ne sera
pas sans travail, sans peine, peut-être même sans amère douleur que nous arri-
verons au but de nos efforts »
— '97 —
dernières années, rendaient inévitable (i). ]Mais ils
étaient tous épuisés.
II n'est pas dans notre dessein de raconter ici, puisque
nous ne faisons qu'esquisser l'histoire des idées, les
incidents violents et les épisodes dramatiques qui mar-
quèrent ce conflit d'àmes exaltées et de sensibilités fré-
missantes et exacerbées, ni non plus, de signaler les
constrastes violents qu'offrirent ces scènes agitées au
cours desquelles se révélèrent parmi les transports et
les divagations enthousiastes, mais pauvres, des géné-
rosités, des grandeurs, des héroïsmes réels, à côté de
débilités, de névroses et d'hystéries véritables et peut-
être même de supercheries. Les Saint-Simoniens ont
d'ailleurs, dans de très nombreuses brochures, raconté
tout au long l'histoire extraordinaire de cette phase du
saint-simonisme (2), où les intelligences dévient, où
l'extase, l'enthousiasme et la folie finissent par s'imposer
aux cerveaux les plus lucides et les plus solides, désé-
quilibrés sous l'action d'un rêve mélangé d'éléments
malsains et généreux, par détourner des voies saines et
droites les plus nobles entraînements, et par jeter hors
d'eux-mêmes des esprits déjà prédisposés par une phra-
séologie mystico-lyrique, pleine de couleur et d'une
sorte d'harmonie vide de sens, par l'éloquence sonore
et les phrases à effet.
Enfantin exposa d'abord ses théories dans le sein du
collège, puis les résuma devant la famille entière. La
rupture définitive eut lieu le 21 novembre i83i,dans une
séance publique qui fut particulièrement orageuse.
« Chacun des deux papes, frappant d'analhème la tête de
(1) .Iiisqu'ici nous avions marcli<'' d'une manière vraiment miraculeuse : ac-
cord, amour, unit/', tout allait au mieux; mais, vous le sentez, il tétait impossible
que par l'action d'hommes si étroitement serrés les uns contre les autres, cl
enclins par conséquent à s'isoler et à se ti'ancher par rapport au milieu social
qui les entoure, il résultât un mouvement d'association large, plein, et de na-
ture à satisfaire toutes les sympathies (Jean Reynaud. p. '17).
(2) Voir notamment ; Réunion générale de la famillo. Séances des II) et
2 1 novembre i83i (chez Everat).
- '98-
son ancien collègue, se posait chef suprême et révéla-
teur de la loi nouvelle par droit d'hérédité saint-simo-
nienne. Ce fut le signal; les membres du collège,
noyau primitif de l'ancienne école, reprirent aux yeux
de tous leur liberté civile et leurs droits individuels »
(Jean Reynaud, p. 82; Revue encyclopédique, p. 53, iSSa).
Jean Reynaud, Pierre Leroux, Jules Lechevalier, Gazeaux,
Garnot, Charton, Dugied, Glaire Bazard, Gécile Fournel
et plusieurs autres se séparaient du saint-simonisme,
ou plutôt d'Enfantin, qui à leurs yeux représentait dans
toutes ses conséquences ce qu'on nomme le saint-simo-
nisme (i).
Le Globe du 29 novembre i83i publia la protestation
collective des 19 (2) et les dissidents les plus notoires
(i) C'est Enfantin qui à mes yeux représente dans toutes ses conséquences
ce qu'on nomme le sai.nt-simonisme, c'est-à-dire la doctrine qui donne le
gouvernement à un homme au nom du progrès, qui abolit l'iiéritage et remet
par conséquent l'investiture de la propriété et de la fonction au pouvoir social,
la doctrine qui proclame que la société doit se composer de deux corps spé-
ciaux (savants et industriels) liés par un corps universel, le sacerdoce; la doc-
trine qui unissant le temporel et le spirituel, et superposant la famille sociale
à la famille consang-uine, confond en la personne du prêtre la direction de tou-
tes les affections individuelles et l'ordination de toutes les fonctions. Voilà ce
qu'on appelle le Saint-Simonisme, quoique les textes et les paroles de Saint-
Simon ne puissent justifier catégoriquement aucune des formules employées par
ceux qui parlent en son nom. ...Or, je le répète, Enfantin est le seul qui pro-
fesse rigoureusement et logiquement cette doctrine. 3" séance, 26 février iBSa.
Le Fouriérisme et le Saint-Simonisme. J. Lechevalier, 1861, Br. 9. Arsenal,
p. i38.
(2) Le Globe accompagnait d'ailleurs la publication de cette protestation
d'une note ainsi conçue : « Nous recevons des 19 personnes qui se sont sépa-
rées de la hiérarehie saint-simonienne la pièce suivante qui caractérise très bien
la situation de protestantisme dans lacjuelle ces personnes se sont placées vis-à-
vis de nous. »
A Messieurs les Rédacteurs du Globe. Paris, 28 novembre.
Vous avez fait un appel au public dans le but, selon l'expression de vos ora-
teurs, de fonder le crédit saint-simonien, la puissance morale de l'argent. Nous
PROTESTONS Contre cet appel et ses suites, en attendant, ce qui ne tardera
point, que nous fassions connaître publiquement le grave dissentiment de doc-
trine qui existe entre vous et nous et qui justifie notre opposition présente à vos
projets de finances. Le crédit saint-simonien ne peut-être fondé, l'argent ne
peut revêtir la puissance que vous prétendez lui attribuer qu'autant que la nou-
— 199 —
exposèrent dans différentes brochures les raisons de
leur séparation, que nous examinerons plus loin. Le len-
demain, il publiait la protestation individuelle de Jean
Reynaud, qui ne s'était pas retiré en même temps que les
autres (i). Enfantin lui ayant donné à la réunion du
19 novembre la mission de haut protestantisme, Reynaud
protesta effectivement à la séance suivante. Mais Enfan-
tin déclara que la mission de J. Reynaud était inconci-
liable avec la dignité du temple, et Reynaud se sépara
lui aussi de la doctrine. Peu de temps après, ce fut le
tour de Laurent et de Transon.
« L'œuvre était terminée. Les hommes qui pour l'ac-
complir avaient momentanément réuni leurs voix et
leurs efforts devaient rentrer dans l'indépendance de la
vie et le silence du travail philosophique » écrivait Jean
Reynaud. Et il ajoutait: « Les découvertes scientifiques
ne se font pas de compagnie (2)», Les dissidents s'en allè-
velle loi mokale, celle qui doit enfanter la conception religieuse de Saint-Si-
mon aura été proclamée ; or, cette loi vous ne l'avez point. La participation
que nous avons prise au progrès de la doctrine de Saint-Simon jusqu'à ce jour,
la responsabilitc qu'elle fait peser sur nous, nous donnent le droit de vous de-
mander l'insertion de cette réclamation et vous imposent le devoir de satisfaire
à noire demande : L. Banet, Bazard, Claire Bazard, I^almyre Bazard, J. Bû-
chez, H. Carnot, P. Gazeaux, Cliarton, Dugied, Adèle Eudes, Cécile l'ournel,
H. Fournel, A. Leroux, J. Leroux, Pierre Leroux, Maurize, J. Reynaud, A.
Saint-Cliéron, Glaire Saint-Chéi'on (Globe, ag novembre i83i).
(i) Elle était précédée de la note suivante : « On a pu juger de l'état de
faiblesse où des hommes qui furent puissants tant qu'ils furent soutenus par le
lien hiérarchique sont tombés, aussitôt qu'ils sont rentrés dans le pêle-mêle.
C'est là une des faces du /)ro<es/a«/is7ne. La protestation individuelle de J. Rey-
naud est empreinte d'un caractère de personnalité démesurée qui est l'autre
face du protestantisme. C'est toujours le je et le moi en scène. Nous sommes
d'ailleurs déterminés à clore là cette [)olémique dans l'intérêt des personnes
qui se sont séparées de nous. Notre rôle à nous n'est pas de discuter contre le
passé, c'est de fonder l'avenir. Nous ne voulons plus de lutte; le but que nous
nous proposons est d'attirer la société à nous par notre puissance pacifique.
Nous n'avons rien de mieux à faire [)our hâter le rapprochement des dissidents
que de les tenir pendant quelque temps à l'écart de nous, afin cju'ils méditent
sur les faits de notre apostolat.
(2) Aujourd'hui voilà la division du travail établie dans notre sein. (?est
d'abord un chaos, mais avant la création le chaos. Jean Reynaud, loco cilato,
p. li'] et 48.
rent, chacun de son côte. Presque tous ils pensaient,
comme Jules Lechevalier, que la scission qui avait eu
lieu pourrait n'avoir pour effet que de « poser les indivi-
dualil(!s de la grande famille, c'est-à-dire des hommes
capables d'élaborer et de perfectionner », et croyaient
continuer dans la vraie voie saint-simonienne. Ceux
(|ui restaient auprès d'Enfaiilin estimaient eux aussi que
celte scission temporaire allait être pour la doctrine
l'occasion d'un grand progrès. Ils croyaient à l'utilité
pour l'école des modifications survenues: maintenant
qu'ils ne travailleraient plus à propager leurs idées, ils
allaient pouvoir élaborer.
L'élite saint-simonienne, peut-on dire, sauf (juelques
exceptions, se séparait d'Enfantin. Il restait pourtant au-
tour du père quelques membres de l'ancienne école, un
petit noyau d'exaltés : Duveyrier qui se dévouait à Enfan-
tin, O. Rodrigues pour peu de temps, d'Eichthal, Barrault,
Fournel, M. Chevalier, Talabot, Lambert, Hoart, Aglaé
Saint-Hilaire et Bouffard, mais parmi ceux-là même qui
ne l'abandonnaient pas, il n'en était pas un qui ne repous-
sât, avec des nuances différentes, certaines de ses idées
et la conception morale qu'il proposait; et on peut dire
qu'ils se rangeaient moins à son opinion qu'à sa personne ;
Enfantin était le seul qui professât rigoureusement et
logiquement sa doctrine; ils demeuraient pourtant sous
son autorité, parce qu'ils le regardaient comme accom-
plissant l'œuvre la plus importante pour le progrès de la
doctrine et s'efforçaientde croire davantage encore, redou-
blant de certitude ostensible. Certains même qui, comme
Vinçard, partageaient dans le fond de leur pensée la ré-
pugnance des dissidents pour la nouvelle forme donnée
à la doctrine et les théories émises par Enfantin, restaient
cependant avec ce dernier par un entraînement presque
instinctif et parce qu'ils avaient aveuglément confiance
dans la sagesse, la science et la bonté de celui qu'ils ap-
pelaient « Le Père de l'Humanité ».
On avait beau dire que les dissidents avaient eu d'ex-
cellents remplaçants, Cavel, Delaporle et Lagarmitle,
qui n'étaient « rien moins que des hommes ordinaires »
(lettre du 3o mai 1882, Stuart Mill à d'Eichthal). Presque
tout ce qui comptait dans le Saint-Simonisme, — ceux
qui avaient le plus marqué dans l'enseignement, les pré-
dications et les missions — abandonnait Enfantin ; mais
celui-ci ralliait autour de lui la majeure partie des mem-
bres de la doctrine, particulièrement dans les degrés
inféiieurs, et se consolait de la défection de la plupart
des membres de l'ancien collège, en déclarant qu'à une
période nouvelle il fallait des hommes nouveaux. On ne
peut nier, en tous cas, que la scission n'ait affaibli beau-
coup le Saint-Simonisme.
Quant aux dissidents, ils allaient marcher dans des
voies bien différentes. Chacun, en suivant son inspiration,
allait travailler au perfectionnement de la doctrine dont
aucun d'eux ne doutait que le vague et l'ampleur ne de-
mandassent de nouveaux remaniements. Bazard, qui se
croyait le véi-itable successeur de Saint-Simon et appelait
à lui les dissidents, voulait essayer de fonder une hiérar-
chie sur des bases plus libérales. J. Reynaud et quelques
autres retournèrent au spiritualisme, Pierre Leroux a
l'utopie démocratique (i), d'autres même au catholi-
cisme ; il en est qui s'attachèrent au positivisme.
Enfin, Lechevalier et Transon vinrent à Fourier, à qui ils
amenèrent d'assez, nombreux Saint-Simoniens. Cette der-
nière évolution est sans doute la plus imprévue et celle
qui surprend le plus. L'école saint-simonienne se disper-
sait ainsi avant de se dissoudre tout à fait. Mais tous les
liens qui rattachaient les dissidents à la doctrine n'étaient
(l) Pierre Leroux, Clarnot et Je;iii Roynaïul inil)lièreiit la Revue Encyclopé-
diqnc. Ils avaient la prétention d'org'aniser entre les nuinéros de leur recueil
une doctrine nouvelle. Mais leurs principes étaient assez flottants et leur iloc-
trine manque d'unité. Les idées {générales les plus fréquemment exprimées
Turent en pi)Iiti({ue l'avènement du |)rolétariat et en reli(jion l'appel <i un pan-
Uiéisme confus. On y retrouve un reflet assez prononcé des idées saint-simonien-
nes (Voir sur la Revue Encyclopédique un article do Sainte-Beuve, Premiers
Lundis, t. 2, p. 91-100).
pas rompus ainsi que le constatait l'article intitulé : A
nos amis, publié dans le dernier numéro du Globe (i).
Le Saint-Simonisme conservait toujours, à leurs yeux,
une grande importance et ils gardaient plus ou moins et
avec des nuances difTérentes les principes généraux de
sa foi sociale et religieuse à laquelle ils apportaient seu-
lement des corrections, des additions et des modifica-
tions. La plupart d'entre eux, un Bazard, un Reynaud,
un P. Leroux, un Lechevalier même restèrent Saint-
Simonicns par bien des côtés et ne réussirent pas à se
détacher complètement de la doctrine. Le Saint-Simo-
nisme allait ainsi avoir divers appendices et, s'il faut en
croire P. Leroux, l'histoire de Fourier et du fouriérisme,
ne serait que l'un d'entre eux (2).
(i) Dans le dereier numéro du Globe (20 avril 1882). « A nos amis. »
« ...Beaucoup sont venus et peu sont restés ; mais aucun n'est parti si subitement
qu'il n'emportât une portion du Trésor que notre Père amassait, et nul n'est allé
si loin que nous ne le sentissions rattaché par un lien invisible au centre où il avait
cherché la vie. N'est-ce pas pour nous un sujet d'action de grâce, ô mon Dieu,
que de nous rappeler avec g-loire les noms de ceux qui se sont ainsi dispersés
et d'en compter fièrement le nombre et la valeur. Du jour où le Producteur
cessa : Cerclet, Dubochet, Rouen, Blanqui, Senty, Peisse, Garnier, Halévy,
A. Garrel, Artaud, Rey (de Grenoble), Decaen. Depuis le jour où la liiérar-
cliie fut fondée: Bûchez Alisse, Bouland, Lerminier, Marg-erin. Depuis le jour
de l'avènement de notre Père, Bazard, J. Lechevalier, Transon, Leroux, Ray-
naud, Carnot, Dugied, Cazeaux, Rességuier, Borrel, Charton, Laurent, Ro-
drigues, Renouvier, Ribes. Or, aujourd'hui tous ces hommes actifs et puissants
préparent par mille voies l'établissement de votre règne : pliilosophes, savants ou
poètes, dans les chaires des écoles, les livres et les journaux, ils enseignent à
épeler l'écriture de voire Evangile nouveau; ils ouvrent les yeux bien que ce soit
pour les détourner de nous; mais les yeux ouverts le monde nous regarde. Et
chaque fois le lien de votre amour fut plus fortement senti entre nous qui con-
tinuerons de creuser le sillon du maître, et ceux qui s'en allaient semant au de-
hors ce qu'ils ont glané de sa parole. Chaque fois la masse des idées communes
s'élargissait, et aujourd'hui nous en sommes arrivés à ce point que là où il y
aurait eu scission, il n'y en a pas. Chacun reçoit sa place, et tous demeurent
unis, apôtres et disciples... A nos amis. Charles Duveyrier, apôtre. Le Globe
du 20 avril 1882.
(3) « Je soupçonne pour ma part que l'histoire de Fourier et du fouriérisme
pourrait bien dans ce plan venir se réunir comme un simple appendice à cette
série de naufrages « (.?'' Lettre sur le fouriérisme, t. I, p. 166).
CHAPITRE VI
Les effets du schisme Bazard,
L'effet produit par la nouvelle du schisme de Bazard
avait été considérable : les églises en avaient été infor-
mées par le Globe et par une circulaire envoyée aux mem-
bres de la famille. Pour tous ces Saint-Simoniens, pres-
que tous convertis récemment, ignorant tout des
discussions de la rue Monsigny et qui apprenaient brus-
quement, en même temps que le schisme, les désaccords
qui pendant près d'un an avaient existé au sein de la
doctrine, ce fut un coup de massue terriblement rude.
Tous ressentirent un véritable déchirement, il leur sem-
bla que leur vie venait de se briser. « Un jour, écrit Char-
ton, dans un style qui rappelle qu'on est en pleine crise
romantique, devant moi quelques voiles brillants se sont
détachés, j'ai été effrayé les voyant tomber ainsi, car
d'abord j'ai cru follement que c'était l'azur même du ciel
qui se déchirait » (i). Il suffit d'ailleurs, pour se faire
une idée de leur état d'âme, qu'on a peine à imaginer,
et pour connaître leur « état de souffrance » (2) et « le
(i) Charton, Mémoires d'un prcdicalenr sa'ml-simonicn (Revue Encyclopédi-
que, i83i, p. 655-6(39).
(a) Charton. Lettre à Souvestre, nj dt'H'emljie i83i. Gahors, le 6 décem-
bre i83i, au Père Olivier, Auijustc Bonainy. Mon bon Olivier, que je vous suis
gré d'avoir pensé à moi, au milieu d'événements si graves qui viennent de
s'accomplir. Votre lettre m'a fait grand bien, mais le coup a été terriblement
rude, et j'en ressens encore la commotion. Je n'ai douté un seul instant ni de
Dieu, ni de Saint-Simon, ni de l'humanité ; mais au jilus fort de l'agonie de
— o.olx —
serrement douloureux » qu'ils éj)rouvèrent à « voir ainsi
dé(;hirer, salir leur bel avenir, leur beau ciel », de
parcourir la correspondance nombreuse qui est à l'Arse-
nal. Elle est pleine de lamentations et de gémissements,
et bien dans le ton du romantisme de i83o.
Le scntiiiicnt qui domina tout d'abord ce fut la sur-
prise : La pluj)ait ne, s'expliquaient pas ou s'expliquaient
mal les causes de la crisi; ; ils n'étaient informés que
d'une manière fort incomplète de ce qui s'était passé et
la circulaire qu'on leur avait fait parvenir était si vague
que certains d'entre eux avaient pu s'imaginer que le
Père Bazard se retirait dans la vie privée. Ils crurent
qu'il ne s'agissait que de luttes d'intérêt personnel ou
d'amours-propres froissés. « Comme tout cela me parais-
sait mesquin, écrit Bonamy, incompréhensible en regard
de la grandeur de la conduite antérieure de nos pères,
en regard de l'humanité à sauver ! » (Aug. Bonamy au
Père Olivier, 6 décembre i83i). Aucun d'eux ne pensait
qu'il pût s'agir de dissidences sur les points fondamen-
taux de la doctrine et de dissentiments profonds sur les
principes les plus importants de leur foi. Et ceux-là
même qui connaissaient vaguement le fond du débat ne
se rendaient que très imparfaitement compte de son im-
portance (i).
Mais bientôt les lettres des Saint-Simoniens de Paris,
les brochures des dissidents, celle de Jules Lechevalier
surtout qui fut le plus lue, parce que son auteur, qui
avait évangélisé une grande partie de la France, était le
membre du collège le plus connu personnellement et
qu'il s'était acquis partout la plus grande confiance et la
plus grande affection (Voir lettre de Renaud à J. Leche-
la vieille sociéti^, à la naissance de celle de l'avenir, cette dissidence, cette sé-
paration entre les denx iionimes en qui j'avais une confiance sans bornes m'a
causé une vive douleur.
(i) « Lors de celte séparation des deux chefs suprêmes, beaucoup d'adeptes,
comme moi très attachés à la société, ne se rendaient pas .plus compte que je
ne faisais de l'importance du sujet du litifje » (\incard, j). âo). Mémoires d'un
vieux chansonnier sainl-simonien.
— 2O0 —
valier, 26 mai i832); enfin les déclarations d'Enfantin qui
exposa dans différents enseignements ses idées morales
contenues notamment dans l'appel aux femmes publié le
7 décembre i83i, vinrent apporter des éclaircissements
sur la théorie d'Enfantin, préciser les divergences de
vues et exposer les critiques des schismatiques. C'est à
ce moment-là seulement qu'on put en province se rendre
un compte exact de l'importance de la crise, de ses
causes et des conséquences qu'elle pouvait avoir (i). Ce
fut alors une véritable stupeur, un étonnement doulou-
reux. On connaissait généralement mal les théories mo-
rales d'Enfantin (2), qui n'avait pas avant la crise exposé
publiquement ses idées sur les rapports des sexes et le
mariage (3), et qui s'était même bien gardé de les dévoiler
publiquement aux personnes qui l'entouraient directe-
ment ; la plupart ignoraient même absolument ses essais
de morale théorique. Le Globe démolissait et critiquait
avec ardeur mais ne se montrait pas d'une précision ni
d'une clarté excessives sur l'organisation future et no-
tamment sur la morale de l'avenir. Il couvrait d'un voile
l'édifice qu'Enfantin bâtissait en secret. La révélation qui
en fut brusquement faite choqua et alarma bien des Saint-
Simoniens fervents (4). Presque tous furent effrayés et
(i) Depuis lors, une lettre de mon frère Euf^^èue, la vôtre, la protestation
(le Reynauil, la protestation des ig sont venues me secouer d'une rude façon;
ainsi donc dissidence profonde sur des questions fondamentales; double centre
(l'action; unité brisée au moins aux yeux du monde extérieur.
(2) Je ne connaissais encore rien de la tliéorie morale, avoue Aug. Bonaniy
(lettre au Père Bouffard du 21 mars 1882), n'éprouvant ni sympathie, ni répu-
gnance pour elle, prenant à la lettre les paroles du l^ère Enfantin je regardais
le tout comme provisoire. J'admirais la sainte audace de notre Père Suprême
donnant ainsi table rase à la femme. Il marchait plein de confiance en Uieu
sûr qu'il saurait bien marcjuer la femme élue du sceau divin, et que cette der-
nière aurait puissance de modifier, de transformer, s'il y avait lieu, le Père
Enfantin selon les vues de la Providence.
(3) P. Leroux était parti en Belgique avec quelques saint-siniouiens pour y
prêcher la doctrine. Chemin faisant, l'un d'eux lui révéla quelques points
secrets du dogme. P. Leroux indigné regagna Paris pour demander des explica-
tions h Enfantin qui désavoua les propos tenus à P. Leroux (\'oir Eugène de
Mirecourt. Pierre Leroux).
(4) J'ai eu un instant d'hésitation et de doute : les paroles étranges de la
— 2o6 —
repoussèrent avec indignation la débauche d'imagination
et l'immoralité des théories qu'Enfantin leur proposait.
D'autres y virent moins d'immoralité que d'erreur et
d'aberration. « Leurs espérances sont monstrueuses,
disait Charton, je ne crois pas que sérieusement (juand
ils invoqueront publiquement les principes de leur auto-
rité rusée et voluptueuse, ils ne paraissent fous. »
Pour tout le monde ce fut une véritable stupeur lors-
qu'on apprit le schisme et qu'on en connut les causes;
le désarroi fut grand dans l'église saint-simonienne (i).
Les Saint-Simoniens de province correspondaient entre
eux ; des entrevues avaient lieu ; aucun d'eux n'avait
une idée bien nette de la voie qu'il fallait suivre. Cer-
tains marchaient avec Enfantin provisoirement parce
qu'il « continuait l'œuvre », et « ils le faisaient sans com-
bat, sans arrière-pensée, mais avec un enthousiasme
bien refroidi » (Bonamy). Chacun des deux pères se pro-
clamait d'ailleurs le seul, le vrai continuateur de Saint-
Simon ; bientôt même Olin de Rodrigues prétendit lui
aussi à la direction suprême de l'humanité, ce qui ne fit
que compliquer la situation et aggraver le trouble des
âmes : on doutait de la doctrine. « Ce n'est pas tout, car
je dois tout vous dire : Je ne douterai jamais que Saint-
Simon ait révélé à l'humanité le but vers lequel elle
s'avance sans cesse. Mais êtes-vous la meilleure voie de
réalisation ? Je n'en suis plus certain, surtout depuis
qu'une partie des vôtres s'est séparée de vous, depuis
que des hommes qui m'inspiraient tant de confiance, ceux
lettre de Reynaud publiée dans le Globe ont jeté le trouble dans mon âme (Pa-
get, 9 janvier i832, au Père Suprême).
(i) « A Metz, Enfantin ne compte plus que deux ou trois partisans qui sont
des élèves de l'école d'application. Quant aux autres Saint-Simoniens de cette
ville, il leur arrivé ce que nous avons vu se produire pour plusieurs autour de
nous; les uns sont tombés dans le décourag^ement et les autres se sont rejetés
dans le christianisme ou le républicanisme, phénomène qui peut bien nous affli-
ger sans doute, mais qui ne saurait nous surprendre, attendu que jusqu'à ce
jour il a eu son analogue dans toutes les crises sociales et celle que nous ve-
nons de subir est bien assez grave assurément pour avoir momentanément porté
le trouble dans quelques existences... (Bazard à Rességuier, i6 février 1882).
— 207 —
mêmes qui m'ont converti à la nouvelle religion, déclarent
que vous n'êtes pas dans la ligne du progrès. Cependant,
je suis bien loin de leur donner raison contre vous ; je
ne possède aucun des éléments nécessaires pour juger,
mais je doute (i) et ce doute m'est pénible, vous me ren-
driez un immense service si vous pouviez me rendre
toute ma confiance en vous » (Hippolyte Renaud, lieute-
nant d'artillerie, Strasbourg, lo novembre i83i).
Ils sont irrésolus et ne savent à quel parti s'arrêter.
Les dissidents, après avoir abandonné Enfantin, se
sont divisés. Certains en concluent que « la doc-
trine n'est pas en eux car la vie n'est pas en eux ».
II en est qui, tout en désapprouvant les vues d'Enfan-
tin, « se plaisent à reconnaître ses bonnes intentions, sa
puissance »; ceux-ci trouvent Bazard et Rodrigues mes-
quins et haineux dans leurs procédés (Rességuier).
Enfantin les attire, ils se sentent irrésistiblement entraî-
nés vers lui : « Lors de la séparation des Pères Enfantin
et Bazard, avoue Aug. Bonamy au Père Bouffard (lettre
du 21 mars iSSa), mon co^ur me porta irrésistiblement
vers le premier : instinct, amour pour sa personne, besoin
absolu d'hiérarchie m'entraînaient là » (2). Vinçard,
(i) Je cloutais, j'enviais son bonheur et sa foi. Et pourtant plus je réfléoliis-
sais à la conception morale, plus j'en entendais parler, soit contre, soit pour,
et plus le doute m'assiéyeait. Sur ces entrefaites, la brocliure de Jules vint
augmenter le trouble de mon àme. De retour à Caliors, je réfléchissais sur ma
position, je cherchais à formuler mon malaise et mes doutes pour vous les sou-
mettre, quand votre lettre m'est parvenue. Sachez donc où j'en suis : la retraite
successive des personnes qui n'avaient pas la foi à la théorie du P. l'enfantin,
la lettre du Globe, une conversation avec le Père Iloart, Jules et mon propre
raisonnement m'ont appris que la tlivision en calmes, mobiles et constants, ou
plutôt en prêtres, savants et industriels (car dans ces derniers termes au moins
l'harmonie est un peu plus concevable entre des fonctions qui indiquent une
division du travail) que cette base, dis-je, découle logiquement, nécessairement
du dogme, que c'est une partie essentielle du dogme lui-même; eh bien ! ma
confiance en cette base est chancelante » (Aug. Bonamy au l^ère lîoufl'ard).
(a) L'amour, la confiance, l'instinct m'entraînent vers le l-*ère l'Jnfantin.
Mais, vous l'avouerai je, mon cher Olivier, entre le présent et l'avenir je vois
un abîme, j'ignore comment le franchir; je ne conçois pas (pie le Père l'enfan-
tin le sache plus que moi. Quand je cherche à raisonner, .\ faire de la liigi<|ue,
je le trouve inconsiWpient . Je le suis en quelque sorte, endormi, suk de m'éveil-
— 20.S —
qui avoue quMl a partagé dans le fond de sa pensée la
répugnance des dissidents pourla nouvelle forme donnée
à la doctrine, a cependant une si grande confiance dans
la sagesse, la science et la grande bonté du Père Enfan-
tin, qu'il reste dans le groupe qui l'entoure (i). D'une
façon générale, on peut dire que les membres de
l'école qui restaient groupés autour d'Enfantin se ran-
geaient beaucoup plus à sa personne qu'à ces théories (2).
Certains demeurent à ses côtés, comme Rigaud, parce
qu'ils n'envisagent que le besoin d'unité de la doctrine,
ou bien comme Paget parce que le succès de la foi leur
semble exiger l'union et l'orthodoxie et qu'ils s'aperçoi-
vent qu'ils ne peuvent cesser d'avoir foi en Enfantin,
sans renier aussi le saint-simonisme (3). Et cela ils ne
1er au port. D'autres auront le mérite de rester constamment éveillés, cher-
chant eux-mêmes la route au milieu des écueils et ne se rallieront au vaisseau
amiral que quand ils comprendront sa marche. Secourez-moi, mes Pères, car si
l'état que je viens de vous dépeindre me suffit à peine pour moi-même, vous
sentez qu'il me met dans une situation tout à fait pénible vis-à-vis des person-
nes auxquelles je parle doctrine (Bonaray).
(i) (c Chacun des membres a senti décupler son amour pour le Père Suprême
parce qu'il a apparu à tous cent fois plus moral et meilleur, cent fois plus
grand et plus profond, cent fois plus puissant et plus beau, cent fois plus prê-
tre qu'il ne s'était révélé à eux. « Globe, 27 novembre i83i.
(2) « Je me suis laissé guider par mon cœur et il m'a conduit à vous. Père
Enfantin. » Gapella. Voici d'ailleurs un extrait d'une lettre que le même Ga-
pella envoyait au Père. Elle est très significative. « De ce jour, vous avez été
pour moi. Père Enfantin, le père de l'humanité ; car vous avez senti la vie
tout entière avec ses deux faces actuelles: vous avez ay^^rmé et expliqué lepro-
testantisme, eux ont nié sans comprendre le mouvement et quand au milieu de ces
travaux où vos fils étaient plus ou moins découragés, je vous ai aperçu confiant et
calme, j'ai espéré, j'ai cru en vous; car c'est l'homme confiant et calme que Dieu
a plus particulièrement marqué au front ; alors je vous ai aimé davantage, je
vous ai reconnu avec transport, alors aussi j'ai aimé la loi vivante, car sans
vous je ne voyais autour de moi qu'un vide immense avec toute son obscurité.
J'aurais été bien faible si je n'avais pas été fort de votre confiance, bien irrésolu
si je n'avais pas espéré de vos espérances, et si je n'avais senti sur mon front un
reflet de votre calme. » Gapella au Père Enfantin, 21 décembre.
(3) Lettre de l^aget (ler janvier 1882), Globe, 9 janvier 1882, p. 8/1. xVu
Père Suprême, le i^'' janvier 1882. J'ai eu un instant d'hésitation et de doute :
les paroles étranges de la lellre de Reynaud publiées dans le Globe ont jeté le
trouble dans mon àme ; mais je me suis bientôt aitereu que je ne pouvais cesser
d'avoir foi en vous sans renier aussi la doctrine. Où se fût trouvée la continuité
— 209 —
peuvent se résoudre à le faire; se séparer de cette reli-
gion saint-simonienne, à laquelle ils se sont donnés
parce qu' « en elle seule ils ont trouvé la vie » est un
sacrifice au-dessus de leurs forces ; ils ne peuvent plus
ne plus croire à rien, ils ne veulent à aucun prix retom-
ber dans le scepticisme d'où le saint-simonisme les a
arrachés, dans cet état de doute qu'ils fuient par-dessus
tout, dans l'isolement, car « l'isolement c'est l'impuis-
sance et la mort (i) ». Or, ils veulent vivre, ils veulent
croire et ils se raccrochent de toutes leurs forces à la
doctrine saint-simonienne. « Tirez-moi du doute, écrit
Bonamy, dans une lettre suppliante et angoissée, ren-
dez-moi la foi et ma vie vous appartient. » Et certains
restent auprès d'Enfantin, malgré leur répugnance,
parce qu'ils ont besoin de confiance, de sympathie et
d'amour. « Mes Pères, écrit un autre Saint-Simonien, je
suisà vous car vous me parlerez encore de Dieu, d'amour,
et les autres ne m'en parlent plus (2) ». Ainsi, d'assez
nombreux Saint-Simoniens tout en déplorant la scission
de l'œuvre saint-simonienne ? et si elle est vraiment l'œuvre de Dieu ainsi que
cela est écrit au fond de mon cœur, elle ne peut être un seul moment interrom-
pue ; un seul anneau de sa chaîne ne saurait être brisé ; car en elle tout doit
se tenir et se suivre selon la loi éternelle du prog'rès ; l'unité détruite, il eût
fallu la recommencer ; et Dieu se recommence-t-ll ? Il n'y avait donc point de
terme moyen, point de voie intermédiaire. Il fallait aller avec vous bu renier
Saint-Simon, quitter la route qu'il a tracée, car seul vous êtes le continuateur
de son œuvre. Père, je ne saurais plus me détacher de vous. Je porterai aussi
votre bannière. Je vous aime et j'ai foi en vous... Père, j'ai reçu plusieurs de
vos lettres autographiées que vous avez fait adresser à vos enfants. Rien au
monde ne m'est aujourd'hui un plaisir plus dou.K que celte communication;
hélas ! encore bien imparfaite, avec une famille que je sens être la mienne
plus que jamais et dont je ne me séparerais pas sans la plus vive et la plus pro-
fonde douleur.
(i) « Je ne m'étais pas détaché aussitôt que vous du centre de la rue Monsi-
gny. Les idées nouvelles que vous le premier aviez fait naître en moi, me
tenaient tellement au cœur, qu'il me paraissait horrible de retomber dans le
scepticisme dont vous m'aviez arraché » (Renaud à J. Lechevalier, 20 mai
1882). (Voir encore Capella) : « L'attente et le proteslanlismc c'était pour moi
l'isolement, la mort. »
(3) (( Je m'étais attaché à lùil'antin, écrit Jaenjfer, parce que ni Hodri^fucs
ni Bazard ne disaient rien qui puisse m'attirer à eux. »
210
qui s'était produite (i) restaient auprès d'Knfantin,
momentanément du moins, car plusieurs qui, comme
Paget ou Pellarin, écrivaient au Père dans des lettres
enthousiastes qu'ils ne sauraient se détacher de lui, quit-
tèrent quelque mois plus tard la doctrine pour passer
au l'ouricrisme. D'autres ne prenaient aucune résolu-
tion, ils se refusaient à conclure (2); ils se tenaient à
l'écart « ne voulant |)lus avancer avec au('une congréga-
tion d'hommes sans cire sûrs qu'ils ne donneraient plus
leurs mains pour élever un pouvoir d'autocrate et placer
une tiare sur un front, » ou se réfugiaient dans l'indiffé-
rence. D'autres, enfin, prétendaient simplement rester
fidèles à l'ancienne doctrine et suivre la voie tracée par
Saint-Simon. Beaucoup étaient désillusionnés, décou-
ragés, désemparés. Puisque des hommes dont les criti-
ques étaient si précises et les vues si larges, l'en-
thousiasme si ardent et si généreux, le dévouement
si aveugle, l'intelligence si pénétrante et si vigoureuse,
étaient incapables de réaliser leurs propres conceptions,
quelle espérance restait-il pour le reste de l'humanité?
A quoi bon tous ces efforts, ces sacrifices, puisqu'ils
échouaient si misérablement?
(i) « Avant-hier, ma bonne Anaïs, j'écrivais à Marie que tout en acceptant
comme théories de morale celles du Père Enfantin, je lui exprimais aussi toutes
les craintes que je; ressentais à l'approche des souffrances et des désordres que
pourrait occasionner dans le monde cette lumière que nous allions jeter dans
les cœurs troublés et déjà flétris. On aurait dit que je pressentais quelque chose
de nouveau et je ne me suis pas trompée car hier matin annonce une nou-
velle dissidence. » Hortense Cazeaux à Anaïs (Cazeaux) (22 février iSSa).
(2) Auguste Bonamy écrivait au Père Bouffard, le 21 mars 1882 : « Votre
lettre m'a mis dans un état de souffrance bien pénible. Vous m'appelez à l'œu-
vre et je refuse, et dans quel moment! Quand l'orafje s'amoncèle (sjc) sur vos
têtes, quand le monde vous abreuve de mépris et d'injures. Ah ! je suis bien
malheureux! » Et encore : « Mon Père, vous voyez dans quel triste état je me
trouve. Jusqu'ici j'ai fait bien peu pour mes semblables. Peu puissant, mais sûr
de mes intentions et de mon cœur, il y a deux mois, à l'appel de mes pères
j'aurais volé dans leurs bras sans hésiter, tout en pleurant amèrement sur ma
pauvre mère qui a sacrifié toute sa vie à ses enfants et concentré en eux seuls
ce qui lui reste d'existence. Aujourd'hui ma conscience m'a empêché d'aller à
vous. ))
« Cette séparation, écrivait Bonamy, a porté dans mon
cœur un découragement, une défiance des hommes dont
je m'étais délivré à tout jamais. » Beaucoup de Saint-
Simoniens furent pris de misanthropie et de pessi-
misme; pour phisieurs, ce fut une vraie crise morale sur
la gravité de laquelle des lettres, d'une douleur aussi
sincère que celles de Charton, dont de larges extraits
ont paru dans la Revue de Paris du i5 mars 191 j, ne lais-
sent aucun doute. Celle qu'il adressait à son ami Sou-
vestre, le 20 décembre 1882 (plus d'un après la sépara-
tion) est d'un accent encore plus désespéré et donne
l'impression de la plus grande misère intellectuelle et
morale. « Moralement, écrit-il, je suis paralysé... J'espé-
rais que mes plaies se ranimeraient. Non, la douleur est
trop au fond. C'est la plaie incurable que m'a laissée
Enfantin. Je suis dans un doute complet sur les plus
simples notions de vertu et de devoir... Une seule chose
me retient à la vie : c'est l'idée de mon père et de ma
mère; s'ils meurent, je les suivrai... si je pense encore
longtemps, gare à moi. Incertitude absolue, ténèbres,
isolement, souvenirs qui me déchirent, aucune espérance.
Le fond de ma maladie c'est le man([ue absolu de
croyance morale. J'ai fait tout ce que j'ai pu croyant
surmonter ma langueur... rien n'a changé ma disposition
au marasme le plus complet... Je n'ai ni c(eur ni âme et
mon corps vous ferait peine à voir. Je me dis que plus
tard peut-être il renaîtra quel([ue enthousiasme, que
quelque corde rompue se rattachera d'elle-même. Oh!
cela n'est pas vrai. » Et il terminait : « Personne ne sait
ce que je souffre (i). »
(i) lu tians une ;iutre lettre de Cliartoii : « J'ai le cœur tiésenoliaiité et flé-
tri... j'ai juré un adieu h tout espoir, à tout amour... n'ayant pas assez de foi
dans une tête pour rester dévoué à l'art... pour moi tout est fini... Je me traîne
comme je peux... incroyable torpeur... Mon Dieu pas une étoile ii mon ciel.
Si elle tarde ;i percer, que devicndrai-je? Je ne puis pas, je ne veux pas être
un Escousse : j'ai un vieux père el une mère adorée, uu IVtM-e cln'i'i, un ami et
j'ai foi dans le prog-rès. »
Mais Charton revint au monde et à la vie pratique où il
connut, comme tant de Saint-Simoniens, du succès.
Chez d'auti-es, la crise fut plus grav(; ; elle bouleversa
complèlenienl leur existence; les ressorts, pour ceux-ci,
n'avaient pas seulement été détendus ou amollis, mais
s'étaient cassés net. Des Ames faibles furent brisées par
« le scandale que les Saint-Simoniens avaient étalé au
monde ». La banqueroute du sainl-simonisme fit som-
brer dans le dégoût et le désespoir, dans le scepti-
cisme et le nihilisme absolus, des esprits trop exaltés,
des sensibilités trop aiguës, des âmes faibles et fémi-
nines, au point que plusieurs en arrivèrent au suicide :
Glaire Demare, Escousse, Jules Mercier et beaucoup
d'autres.
Mais il y en eut qui ne désespérèrent pas et ce fut, sinon
la majorité, du moins l'élite ; ceux-ci indomptables, obsti-
nés et patients n'abandonnèrent pas le grand travail
de régénération sociale auxquels ils s'étaient consacrés,
ils ne se laissèrent pas décourager par un échec. Ils pen-
saient que tout ce qui avait été fait par eux ne pouvait
pas être entièrement perdu et bien que la chute de leurs
espérances leur ait été douloureuse, ils se remirent à
l'ouvrage afin de poursuivre l'œuvre commencée. L'éner-
gie de certains fut même retrempée par cette crise. L'ex-
périence saint-simonienne avait manqué; ils allaient con-
tinuer leurs travaux, mieux informés, croyaient-ils, et
chercher, avec un enthousiasme presque aussi aveugle,
une foi à peine moins ardente, une autre solution au pro-
blème social. La forme de leur dessein pourra changer
mais leur dessein restera toujours le même. D'autres
les suivront, perpétuellement en quête de nouvelles
croyances. Ils ont pourtant été « déçus dans le plus vio-
lent de leurs désirs » ; les espoirs magnifiques qu'on a
fait luire à leurs yeux se sont brusquement effacés, mais
ils s'adressent à tout ce qui leur offre quelque espé-
rance, « comme un valétudinaire à un remède nou-
veau », « ni fatigués, ni rebutés de tant d'efforts infruc-
— 2l3 —
tueux, ils soumettent avec confiance leur raison à l'épreuve
des maximes d'un nouveau système d'où des hommes,
naguère plongés comme eux dans le crépuscule du
doute, ont tiré des lumières douces et consolantes »
(Lettre de C..., chirurgien militaire).
CHAPITRE VII
Les raisons théoriques et pratiques du schisme de Bazard
et des conversions au fouriérisme.
Nous verrons plus loin les conditions dans lesquelles
Jules Lechevalier et Transon se séparèrent du Saint-
Simonisme ; ils développèrent et précisèrent les raisons
de leur scission dans deux brochures : la « lettre sur la
division survenue dans l' association saint-simonienne y>, et
le « simple écrit yy, qui parurent presque en même temps
que les brochures de Bazard {Discussions morales et poli-
tiques) et de Jean Reynaud {De la société Saiîit-Simonieîine)
et qui forment avec celle-ci le réquisitoire complet des
dissidents du schisme Bazard contre Enfantin.
Nous allons analyser rapidement les critiques qu'ils
adressaient au Saint-Simonisme, ou plutôt à Enfantin.
Mais il convient auparavant de dire quelques mots de la
tournure nouvelle qu'avaient pris les enseignements
saint-simoniens, au lendemain même du schisme. La
société, dirigée par Enfantin, entrait dans une ère qui
différait complètement de celle que les dissidents avaient
parcourue avec lui : jusqu'alors, les hautes questions
d'économie politique, d'histoire et de religion sociale
avaient été l'objet principal des travaux saint-simoniens ;
l'exposition doctorale des théories morales d'Enfantin
succéda à celle des principes politi(|ues et industriels. Il
ne s'agissait d'ailleurs plus d'enseigner. « Jusqu'ici,
disait Enfantin, nous avons été des publicistes et des phi-
losophes. Nous avons sapé l'ordre politique ancien fondé
- 2l5 —
sur la transmission par droit de naissance et posé les fon-
dements de l'ordre politique de l'avenir fondé sur l'asso-
ciation hiérarchique par ordre de capacité... Jusqu'ici
le Saint-Simonisme a été une doctrine et nous avons été
des docteurs. Nous avons enseigné, nous allons réaliser...
nous ùWons pratiquer àe toutes nos forces... l'émancipa-
tion MORALE intellectuelle et physique de l'individu., c'est-à-
dire des industriels. Nous allons fonderie culte (i) (Cé-
rémonie du 27 novembre). Il reconnaissait d'ailleurs qu'il
y avait urgence à opérer cette réalisation. « Le temps
presse, disait-il, et il faut plus que des leçons aux masses
qui souffrent et à la bourgeoisie qui se troujjle ou se
roidit d'effroi (2). » O. Rodrigues fut promu à la dignité de
chef du culte et fut donc appelé à représenter la partie
politique et industrielle de la doctrine. 11 fallait organi-
ser l'association des travailleurs et fonder la puissance
morale de l'argent, après quoi le culte, c'est-à-dire l'in-
dustrie nouvelle, allait naître. Ce fut l'objet de la réu-
nion de la famille du 27 novembre et le i'^'' janvier 1882
eut lieu l'inauguration de la phase nouvelle où entrait le
Saint-Simonisme. 0. Rodrigues exposa les bases d'un
projet financier qui devait, dans son esprit, inaugurer la
puissance morale de l'argent (3). L'association financière
(i) Nous n'enseignerons plus seulement par des p;ir()les mais par des
œuvres, disait Transon. Et Enfantin, à cette même cérémonie du 27 novembre
déclarait : « Jusqu'ici nous avons été des publicistes et des philosophes; nous
avons sapé l'ordre politique ancien, fondé sur la transmission par droit de nais-
sance et posé les fondements de l'ordre politique de l'avenir, fondé sur l'asso-
ciation hiérarchique par ordre de capacité. Grâce à nos efforts le monde est
maintenant en possession d'un nouveau principe socm/... ÎNous allons faire pour
la morale ce que nous avons fait pour la politique; les liens individuels de la
vieille société sont devenus des chaînes pesantes. Liens du supérieur avec l'in-
férieur, liens de famille, liens de l'homme avec la femme, nous allons succes-
sivement tout délier et tout relier.
(2) Les prédications du Globe ne parlent donc que de réalisation. Bûchez,
membre du 3'' degié, fait h l'Athéuée des enseiyuements à ce sujet (20 no-
vembre).
(.3) t.'aele passé devant notaire devait cire signé par tous les membres de la
famille saint-simonienne dont les biens réunis formaient le fonds social et (jui
tous répondaient des engagements contractés envers les tiers.
saint-simonienne avait pour objet de travailler, par un
ensemble de mesures exclusivement pacifiques, à l'amé-
lioration physique, morale et intellectuelle de la classe
la plus nombreuse et la plus pauvre, d'organiser des
maisons d'éducation où les enfants des Saint-Simoniens
seraient élevés sans distinction de fortune ou de nais-
sance, de fonder des maisons d'associations indusli-ielles
pour les travailleurs convertis au Saint-Simonisme ; de
subvenir transitoirement aux besoins de ces associations,
et enfin de propager la doctrine de manière à remplacer
l'anarchie industrielle par l'association religieuse des
travailleurs. Elle avait, en un mot, pour but « la réalisa-
tion de la doctrine ». Si nous insistons sur ce point, c'est
que cette question de réalisation tiendra une grande
place dans les revendications et les griefs des dissidents.
Voyons, d'ailleurs, quelles étaient leurs critiques et
leurs objections, et d'abord celles de Bazard. Voici son
point de vue: Enfantin a dit qu'il fallait créer l'industrie
saint-simonienne. Mais qu'entend-il par ce mot « Indus-
trie saint-simonienne » ? Il ne faut pas qu'il y ait de con-
fusion ; créer l'industrie saint-simonienne, cela ne veut
pas dire « imaginer et pratiquer quelques expédients
pour nourrir les apôtres et subvenir aux frais de leur
parole » ; cela veut dire « réunir en un fonds commun
une masse de capitaux, d'instruments de travail pour les
appliquer à des entreprises agricoles, manufacturières
ou commerciales dirigées et exploitées par des travail-
leurs saint-simoniens ayant pour tâche, en servant de
modèle au monde industriel, de pourvoir à l'existence
matérielle de la société, comme les artistes et les savants
ont pour tâche de lui donner la vie morale et intellec-
tuelle, en moralisant et en instruisant. » Tel est, selon
Bazard, le vrai point de vue saint-simonien ; et Bazard
reconnaît que cette œuvre de réalisation est extrêmement
importante et nécessaire. C'est pour cela justement qu'il
déclare qu'il est indispensable pour le Saint-Siriionisme,
avant de la tenter, de « donner foi au monde en la mora-
— 217 —
lité et en Vavenir de la doctrine ». Il faut donc que la loi
MORALE, la loi de l'individu traitant dans l'ordre physi-
que des rapports d'inférieur à supérieur et dans l'ordre
moral des relations privées et des affections intimes, ins-
pire confiance. Or, cette loi morale, elle n'existe pas ; il
n'y en a pas encore parmi les Saint-Simoniens, il faut
d'abord la produire et lorsqu'e-lle le sera, alors, mais
alors seulement, on pourra entreprendre de fonder l'in-
dustrie saint-simonienne. Cette question de la loi mo-
rale, c'est celle qui divise Enfantin et Bazard.
Mais dans cette question de la loi morale, c'est sur la
solution à donner au problème des relations individuel-
les des hommes et des femmes, que le dissentiment
entre eux est absolu ; sur ce point comme sur les droits
réciproques des époux, la pudeur et la chasteté, la fidé-
lité dans le mariage, les divergences de vues entre les
deux papes sont irréductibles. Enfantin, qui voit partout
une dualité, a découvert deux sortes de natures : les
natures « mobiles », les Don Juan qui trouvent leur gloire
et leur bonheur dans une ardente mobilité, et les natu-
res « i?nmohiles », les Othello qui mettent leur gloire et
leur bonheur dans la constance, correspondant aux deux
sortes d'affections : les affections vives et les affections
passagères. La fidélité, dont on fait si grand cas, ne tient
aucun compte des instincts profonds de la nature hu-
maine. Ce qu'il faut donc, c'est élargir la loi du mariage
et réhabiliter la chair. Dans la doctrine saint-simonienne
la matière étant en effet essence de Dieu au même titre que
l'esprit, il en résulte qu'il n'y a pas lieu de condamner
les satisfactions sensuelles, ni non plus de les renfermer
dans les limites étroites du mariage « si elles demandent
une sphère plus étendue ». L'intimité entre les sexes,
considérée comme n'ayant pas de légitimité, de sainteté,
d'élévation, si ce n'est dans le mariage, ne devrait plus
désormais être exclusive entre les époux : c'est à-dire
que le supérieur (f|ue ce soit le prêti-e ou la prêtresse)
lequel doit agir non seulement sur rintelligence et l'es-
— 2l8 —
prit mais encore sur les sens, pourrait et môme devrait,
établir celte intimité enti'e lui et ses inférieurs, « soit
comme moyen de satisfaction poui- lui-même, soit dans
le j^ut, en déterminant de la part des inférieurs un plus
grand attrait pour sa personne, d'exercer une influence
plus directe et plus vive sur leurs sentiments, leurs pen-
sées, leurs actes et par Gonsé(iuent leurs progrès. » Ceux
à alTections vives et profondes, avides de constance, im-
mobiles dans leurs afï'eclions, ont jjesoin de « l'éperon »,
les autres, légers et changeants dans leurs désirs, dans
leurs jouissances, avides d'infidélité, impatients, mobi-
les, ont besoin du « frein ». Enfantin proclame donc les
mariages a temporaires ou successifs » aussi légitimes
que les autres. D'ailleurs en introduisant dans la loi
morale la mobilité, en légitimant cet aspect de la vie, il
ne prétend nullement apporter de modification aux sen-
timents et aux penchants de l'espèce humaine : bien au
contraire ; il ne fait que substituer, — telle est du moins
sa prétention, — l'ordre au désordre, la vérité au men-
songe, la loyauté à l'hypocrisie, en consacrant et en légi-
timant ce qui existe dans la réalité. Il reconnaît pourtant
la nécessité de poser certaines limites à cette mobilité, à
cause des difficultés qui en pourraient résulter au sujet
de l'incertitude de la paternité. Mais sur ce point. En-
fantin ne s'explique pas : c'est, en effet, à la femme qu'il
appartient, diaprés lui, de poser ces limites.
Telles sont, brièvement résumées les idées d'Enfantin
sur les relations individuelles des hommes et des fem-
mes, sur les droits réciproques des époux, sur le rôle
du prêtre et sur la fidélité dans le mariage; ces idées
ont, dans le courant des années i83o et i83i, varié sin-
gulièrement dans les formes sous lesquelles elles ont
été exposées ainsi que dans la systématisation et les jus-
tifications qu'il leur a données, mais elles n'ont jamais
dans le fond subi de modifications importantes.
A cela, Bazard répond, suivant l'habitude saint-simo-
nienne, par une discussion critique ou négative et par
— 219 —
une discussion organique ou positive. Voyons d'abord
la partie critique de sa réponse : Mobilité et immobilité,
dit-il en substance, sont deux états inférieurs et maladifs
de la vie correspondant à l'agitation et à l'engourdisse-
ment, qui ne peuvent vraiment servir de base à une
classification morale ; en admettant d'ailleurs que cela
fût possible, il y aurait deux lois morales et même trois,
celle du prêtre y compris; il n'y aurait donc plus de
notion commune, plus d'unité (Et Ton sait combien
l'unité est chère au saint-simonisme ; elle est un des
principes fondamentaux de la doctrine); et l'on arriverait
fatalement à la promiscuité. Il insiste enfin sur l'inter-
prétation fausse donnée par Enfantin du principe sainl-
simonien de la réhabilitation de la matière, — à laquelle
il attribue une portée beaucoup moins grande qu'Enfan-
tin,— en lui faisant dire simplement que l'élément indus-
triel méconnu sera glorifié et sanctifié sous la loi nou-
velle, et recevra de cette dernière le caractère reli-
gieux et social qui jusqu'alors lui a été refusé.
Quanta la partie organique de la théorie de Bazard,
elle se réduit à ceci : Il est vrai que le mariage chrétien
a fait son temps, mais le mariage doit être et rester indis-
soluble ; du jour oi^i les peuples et les individus supérieurs
seront associés selon la loi de leurs destinations réci-
proques, alors l'association universelle sera fondée et le
mariage de l'avenir sera institué. Mais en attendant cette
époque heureuse, l'individu tout en se rapprochant de
plus en plus du type qu'il doit trouver, j)eut se tromper,
alors le divorc;e est légitime « car il y a désharmonie
sociale; mais le divorce doit disparaître et disparaîtra
graduellement, à (-ause du progrès de la société des
individus ».
Il faut ajouter que Bazard reproche aux idées d'Enfan-
tin sur k^ bien et le mal, de justifier tous les penchants,
d'anéantir toute notion du juste et de l'injuste, et tout
sentiment du tlevoir; et à ses théoiies sur l'autorité d'être
la négation de toute spontanéité, de toute liberté, de
— 220 —
toute diernité de Tindividii, et de fonder le ofouvernement
des hommes sur la séduction, la corruption et la fraude.
Telles sont les objections principales faites à Enfantin
par Bazard et si ce dernier n'approuve pas les émissions
de rente de Rodrigues et les opérations et spéculations
financières (|ui se font sous Tautorilé d'Enfantin, ce n'est
pas seulement parce qu'il en trouve le « mode vicieux
et les formes repoussantes », mais encore et surtout parce
les ressources qu'elles produiraient ne devraient servir
qu'à la mise en œuvre des doctrines dangereuses, fausses
et révoltantes qu'il combat.
L'attaque de Reynaud est plus ardente, et est faite dans
un esprit un peu différent. Il proteste contre la doctrine
d'Enfantin parce qu'il la juge « perverse », parce qu'elle
lui a paru contraire à celle qu'il avait « sentie » (nous
retrouvons ce mot sous la plume et dans la bouche de
tous les Saint-Simoniens) et parce qu'elle lui a paru
destructive de toute liberté et de toute dignité (i). Il
repousse avec indignation ce « monde nouveau, cette
humanité en trois castes et en trois morales, ces prêtres
androgynes reliant leurs sujets par l'attrait d'une volupté
sans limites, ces lois vivantes devant lesquelles le Saint-
Simonien se tient comme l'homme devant son Dieu, cette
adoration et cette promiscuité universelles ». II dénonce
enfin l'acte financier par lequel les Saint-Simoniens s'as-
socient solidairement et collectivement sous la direction
de O. Rodrigues. D'après lui, jusqu'à ce que la femme
ait apporté la parole révélatrice de la morale nouvelle,
la doctrine est dans l'impossibilité absolue de réaliser.
Enfantin a sans doute proclamé que toute loi imposée
par l'homme à la femme était impie ; que les femmes
étaient libres, que de la voix de la femme ainsi affranchie,
(i) Si nous avons appelé de tous nos vœux l'amélioration des classes prolé-
taires, nous n'avons jamais pensé qu'elle pût être le prix d'une dégradante sou-
mission, et l'accroissement de leur dig-nité et de leur indépendance nous a
toujours paru chose plus précieuse encore que l'accroissement de leurs jouis-
sances physiques et de leur bien-être matériel. Jean Reynaud, p. 3o.
unie à celle de l'homme, que de la bouche du couple,
du PRÊTRE sortirait la révélation de la morale de l'avenir;
que jusque-là, la société demeure dans un état d'anarchie
morale dont on ne peut sortir qu'à condition de briser la
servitude où la morale chrétienne retient encore la femme.
Mais il a prudemment ajouté, à la réunion du 19 novembre,
que ce n'était point là une « loi » qu'il donnait, ni même
une « doctrine », mais que c'était seulement l'opinion
d'un homme qu'il exprimait, car la « loi morale ne peut
être révélée sans la femme ». Jusqu'à cette révélation,
tout acte qui, dans le sein de la doctrine, serait de nature
à être réprouvé par les mœurs et les idées morales con-
temporaines serait un acte d'immoralité (i) »•
Telle est la thèse d'Enfantin. Et alors, dit Jean
Reynaud, en présence de ces idées, à quoi bon vos pré-
tentions d'organiser des maisons d'éducation, des mai-
sons d'association d'ouvriers, de réunir des hommes;
qu'allez-vous donc enseigner à ces enfants puisque vous
n'avez pas de morale ? Qu'allez-vous apprendre sur leurs
rapports intimes à ces ouvriers?; quelle loi allez-vous
leur proposer pour « les faire vivre dans une harmonie
préférable à celle du vieux monde » ? Et d'ailleurs, est-
ce que l'amélioration morale des ouvriers qui, ne l'ou-
blions pas, est une partie essentielle sinon la partie
principale du programme saint-simonien, ne sei-a pas
ajournée au jour problématique de l'arrivée de la femme ?
Mais un autre point préoccupe Pieynaud, ce sont les
projets financiers de Rodrigues, et c'est même à cause
(i) Gfr. La manière dont Enfantin présente le mouvement nouveau est assez
adroite; il dit: La loi morale est encore à l'aire; le f'ail l'ondamenlal de la
morale indwiduelle c'est, d'une part, les relations d'hommes ?t femmes ; d'autre
part, les relations de supi^rieurs à inférieurs. Nous annonçons que la femme est
libre, qu'elle est désormais l'éjjalc de l'iiomme; donc nous ne pouvons faire la
loi morale sans entendre sa voix (Lcclievalier). Et encore : Enfantin affirme
aujourd'liui qu'il abandonne toutes les idées qu'il a émises; qu'elles n'ont de
valeur que pour délier la langue do la femme, que c'est de la femme seule qu'il
alleud la rrvélntion. Evidemment ce n'est là qu'un vain subterfuge, un moyeu
transitoire, un atcnnoieiacnt. Lecbevalier (/.<•///•(• sur In dlrislon, p. nu).
d'eux qu'il s'est décidé à se séparer du saint-simonisnie.
O. Rodrigues, qui a «proclamé que sa mission commen-
çait » veut fonder la « puissance morale de l'argent ».
J. Reynaud ne nie pas ([ue l'argent puisse avoir une
puissance morale, si on le consacre à l'amélioration
morale du peuple. Mais il reprend le même argument :
Vous n'avez pas de morale définitive et c'est vous-même
qui l^avez reconnu; vous avez détruit l'ancienne et vous
n'avez pas encore la nouvelle. En vertu de quelle morale
s'opérera donc la transformation religieuse de l'argent?
Et Jean Reynaud proteste contre un acte qui ne tend,
selon lui, qu'à « fonder Tassociation religieuse sans
morale et à substituer à la conscience de l'homme la
volonté du prêtre ».
C'est donc à cause du défaut de morale (i) que Jean
Reynaud proteste. J. Lechevalier, qui reprend d'ailleurs
une partie de ses arguments, et qui estime comme lui
que les vues d'Enfantin sur l'avenir de la femme et le
mariage ne sont qu'un détail, va beaucoup plus loin.
Pour lui, le point fondamental c'est la question de la loi
vivante et de la hiérarchie (voir p. 21). Ce n'est pas à
cause de l'appel de la femme qu'il a pris la résolution
par laquelle il déclarait « se séparer momentanément
de toute hiérarchie « car il croit, lui aussi, à a la néces-
sité d'appeler la femme » et que « l'homme et la femme
unis peuvent seuls donner la loi de l'avenir ». Il accepte
donc pleinement la négation de la morale chrétienne, et
il se sépare sur ce point des autres dissidents. Mais il
estime, comme Jean Reynaud, que la grave erreur d'En-
fantin fut « d'avoir cru à la possibilité de constituer une
famille et d'avoir travaillé à la réalisation d'une société,
avant que la loi morale fût trouvée ». « Oui, écrit-il, je
pars de ce principe... que le problème social de l'ave-
nir dont l'expression est l'association la plus complète,
(i) « Vous êtes encore, avait écrit le Père Enfantin à Jean Reynaud et à
P. Leroux, trop imbus des préjugés du christianisme pour comprendre le saint-
sinionisme et pour vivre dans sa communion. »
223
l'abolition de toute exploitation , la constitution de l'huma-
nité par le progrès ne peut êlre résolu que par l'établis-
sement d'une loi vivante. J'admets que cette loi vivante
ne pourra exister que par l'union de l'homme et de la
femme. Je dis alors qu'il n'est pas possible de songer à
constituer la famille saint-simonienne tant que cette loi
vivante ne sera pas trouvée, et que même jusque-là, la
religion q\. la politique tout aussi bien que la morale dewont
rester à l'état d'élaboration puisque la femme est l'égale
de l'homme. » Car si Enfantin attend la femme pour la
morale, il n'y a aucune raison valable pour qu'on ne
l'attende pas également pour la politique et la religion,
(^ue faudrait-il donc faire pour ramener la doctrine
saint-simonienne dans la voie droite? Il faudrait, dit-il,
« reconnaître comme une erreur la réalisation précoce
que nous avons commencée, arrêter tout mouvement de
réalisation intérieure jusc[u'à la production de la loi
nouvelle; séparer de nous sans douleur et sans froisse-
ment tout homme et toute femme non susceptibles par
leurs capacités, par leur position sociale, par leur âge,
de dévouement apostolique, c'est-à-dire total ; continuer
pendant ce temps par la presse et par la parole la propa-
gation de ce que nous avons formulé pour l'avenir, » car il
faudrait « ne plus chercher des sujets mais des a[)ôtrcs »
(p. ig et 20). 11 faudrait enfin procéder à un remaniement
complet des vues antérieures et remonter jusqu'au dogme
lui-même; mais cela, Enfantin ne le voudra jamais. « La
théorie d'Enfantin étant complète et bien systématisée,
un homme de cette force ne peut la mettre de côté sans
se nier lui-même, sans s'anéantir, et surtout sans ren-
verser la conception de Dieu qu'il a donnée dans la
communion générale de la famille saint-simonienne ». 11
perdra donc la do("trine. Quant à Ha/ard lui-même « qui
aujourd'hui pi'oteste et recule effrayé et qui a dej)uis
longtemps perdu dans notre gouvernement l'initiative
ou même le veto, il ne pourra entrer dans une voie
opposée à celle où marcdie Enfantin sans nier ce (|u'il a
— 22/j
enseigné naguère ». Car Enfantin ne fait que tirer logi-
quement toutes les conséquences des principes qu'ils
ont eiiseinhle enseignés d'accord sur la réliabilitalion de
la iiialiî'i'e cl l'avenir rcligi(!ux de l'hunianilé.
Le( liovalier concluait (|ue la sainl-sinionisme, C|ui allait
continuer dans la mauvaise voie où il s'était engagé, y
échouerait fatalement : « r parce qu'Enfantin voulait
trôner avant le temps et qu'il marchait vers le pontificat
avant que cette question fût éclairée; 2° parce que les
vSaint-Simoniens n'étaient pas encore en mesure soit en
hommes, soit en doctrines, soit en capitaux, de réaliser
sur une grande échelle; 3" parce que les théories sur la
femme et le pouvoir indiquaient par les dernières consé-
quences du dogme posé, que tout devait être de nouveau
élaboré et modifié; 4" parce que l'appel de la femme
n'était point fait d'une manière convenable et avec une
conception morale acceptable \ Enfin, parce que la liberté
humaine et la dignité personnelle seraient complète-
ment anéanties si pareilles idées étaient jamais adop-
tées )) (lettre, p. 28 et 29).
On sent nettement déjà dans ces critiques l'influence
de Fourier. Jules Lechevalier ne cache d'ailleurs pas
que sa brochure a surtout pour but de faire connaître
Fourier aux Saint-Simoniens (i).
Le simple écrit de Transon aux Saint-Simoniens (à
Paris, chez Everat, i*^' fév. 1882, broch. de 32 p.) a un
caractère encore plus nettement et plus directement
fouriérisle. Transon n'a pas quitté le saint-simo-
nisme en môme temps que Lechevalier. Il en est parti
parce qu'ayant assisté aux premiers essais de réalisation
et ayant constaté leur peu d'efficacité, il est convaincu que
(i) Si je n'avais voulu qu'écouter mon propre désir, et même obéir à la loi
de mon esprit, je me serais voué long-temps à la méditation et à l'élaboration
des idées que je vous expose aujourd'hui ; mais l'urg-ence de la situation saint-
simonienne m'a décidé à vous parler et, je vous le répète, c'est parce que j"ai
vu dans le système de M. Fourier, même pour ceux qui ne l'adopteraient pas,
une raison suffisante de se détourner des préoccupations saint-simoniennes, que
j'ai voulu immédiatement vous les faire connaître et attirer sur lui votre attention.
— 220 —
la doctrine saint-simonienne est impuissante à réaliser
l'association. Il énumère les raisons de cette impuissance
et indique ensuite la vérification scientifique très simple
et très facile à laquelle doit satisfaire toute doctrine d'as-
sociation ; il termine en montrant comment les Sainl-
Simoniens pourraient commencer immédiatement à réa-
liser l'association. Tel est le plan général de la brochure.
Entrons maintenant dans le détail.
La plupart des critiques de Transon portent sur la
question de réalisation. « Aussi longtemps que nous
n'avons eu rien autre chose à faire que à' annoncer une
transformation religieuse de l'humanité, j'ai donné en
plein dans l'erreur générale qui nous faisait croire à tous
que Saint-Simon nous avait légué la science universelle,
l'organisation de Yindustrie et la religion définitive, mais
depuis que nous sommes entrés dans Vère de réalha-
tion, mon illusion s'est nécessairement dissipée, soit par
l'éveil que m'avait donné J. Lechevalier , soit par l'hnpuis-
sance où est la doctrine «^'associer réellement les hommes,
impuissance qui devenait chaque jour plus manifeste pour
moi. » Ce qu'il faut faire c'est organiser le travail pacifi-
que ; or, comme l'a dit Transon à Enfantin en se sépa-
rant du saint-simonisme : Saint-Simon n'a produit aucune
idée neuve sur la nature et les destinées de Vindividu,
non plus que sur les relations intimes de l'homme et de
la femme, sa doctrine ne peut donc fournir aucun pro-
cédé nouveau, aucune conception originale d'associa-
tion (i); « elle nous laisse dans l'impuissance de rien
réaliser comme association qui ne soil une copie du
passé » (p. 5). D'ailleurs, les Saint-Simoniens ont-ils des
travaux industriels communs '.' « Il est trop clair (pi'ils
n'en ont pas et pourtant ils se croient associés. » La
vérité est que l'industrie est comme la femme « sous
le joug abrutissant de la morale chrétienne », de celle
morale qui fait de la constance un devoir essentiel el uni-
(i) Phrase qui sert ci'i'pifjraplie i'i la brochure.
2'J.G —
versel(i) (on sent ici rinHuence de Foiirier très nette-
ment). Et Transon développe cette analogie (2) en s'in-
spirant de la théorie des instincts fondamentaux : con-
stance et mobilité qu'Enfantin, dans une lettre à sa mère
du mois d'août i83i, avait formulée : « Le même homme
avec la même femme toute la vie, voilà une des formes
de la religion ; le divorcée et une nouvelle union avec un
nouvel époux, voilà une seconde forme de la religion. »
Sans doute Enfantin cherche à réaliser et ce souci est
louable. « Mais vous allez fonder, lui dit Transon, des
ateliers de tailleurs et de cordonniers, et vous croirez
avoir affrancJù ces ouvriers parce que vous les aimerez
comme vos enfants et vos frères; ... montrez-moi donc
l'homme ou la femme des classes privilégiées, fût-il
Saint-Simonien, qui ne croirait pas entrer en servitude
s'il lui fallait se résigner au travail de vos ateliers. »
Les ateliers saint-simoniens ne différeront en rien des
autres. Ils auront « nécessairement » l'uniformité « mo-
nastico-chrétienne qui est aujourd'hui le caractère géné-
ral et spécifique de tous les travaux industriels » (p. 6
et 7). On constate ici très nettement l'influence de Fou-
rier sur la critique de Transon qui reconnaît d'ailleurs
l'exactitude sur ce point des objections et des cri-
tiques du pamphlet : Pièges et Charlatanismes. Relati-
vement à la femme, dit Transon, il ne suffit pas de ré-
péter après Saint-Simon, Vindividu social c'est l'homme
et la femme, car on pourrait très bien accommoder
(i) Le cordonnier, le tailleur, etc.. sont mariés chrétiennement, c'est-à-dire
sans divorce possible à I'uniqtje métier qu'ils ont une fois épousé.
(2) On voit ici que Transon n'est pas de ces dissidents dont parle S. Voil-
quin qui quittèrent la doctrine parce qu'ils étaient « placés plus spécialement
sous l'influence du spiritualisme chrétien ». Enfantin a nié la morale chrétienne
et celle des philosophes ; il a annoncé hautement que tout est naturellement
bon dans l'homme, qu'il faut donner satisfaction h la chair comme à l'esprit et
que le problème social de l'avenir consiste uniquement fi savoir dirig-er, ordon-
ner, combiner les appétits des sens et les appétits intellectuels. Ces principes,
Transon les a acceptés. « Pour moi, écrit-il, acceptant complètement la solu-
tion du problème social, d'ailleurs n'iinuginant pas d'autre solution que celle
du Père Enfantin, je le suivais. »
ce grand principe avec ceux du christianisme et du
mariage. De même, relativement à l'industrie, il ne
suffit pas, comme on Ta fait, d'ériger le travail indus-
triel au rang de fonction sociale, car cela n'empêcherait
point l'industrie de conserver son caractère « d'uni-
formité répugnante et abrutissante » de travail monas-
tique. Ce qu'il faut donc, c'est rendre les travaux indus-
triels attrayants et c'est ce dont Fourier a trouvé et
indiqué depuis longtemps les moyens.
Nous avons vu l'analogie qu'établit Transon entre la
question de l'industrie et celle de la femme. Mais il y a
plus qu'une analogie, il y a entre les deux questions une
dépendance certaine : l'organisation de l'industrie est
étroitement liée à la condition sociale de la femme parce
que la règle du travail aussi bien que la loi morale du
mariage découle toujours de la conception morale sur
la nature et les destinées de Viyidividu. C'est cette loi
morale, cette théorie nouvelle sur les relations intimes
de l'homme ou de la femme qu'il faut produire ou accep-
ter, faute de quoi, on sera dans l'impossibilité de rien
faire et on sera condamné à ne réaliser que de l'indus-
trie chrétienne el Juive (p. lo). On ne peut pas dire qu'En-
fantin ait produit cette théorie nouvelle. 11 n'a fait que
propose?' une nouvelle théorie morale, et nous avons vu
qu'il ne l'a pas proposée comme une doctrine, comme
une LOI, mais simplement comme une opinion person-
nelle ayant pour unique objet de provoquer la femme à
parler librement et à exprimer ses désirs ; il l'a fait sim-
plement, ainsi qu'il l'a dit lui-même « pour enhardir la
femme », pour lui « délier la langue » et « lui apprendre
à ne pas rougir devant lui ». Il attend la femme pour
trouver avec l'homme la loi dédnitive sous laquelle l'un
et l'autre s'uniront et vivront dans une sainte égalité' et,
en attendant, il impose à la famille saint-simonienne la
morale du monde extérieur. On peut donc dire que le
saint-simonisine n'est pas plus dans l'cre de réa/isation
qu'avant le schisme de Bazard. Enfantin n'a fait (|uo don-
— 228 —
ner un |)cii plus d'extension à ce que Transon appelle
ses œuvres « (;hréti(;nnes (;l juives ». D'ailleurs, en elle-
même, la doctrine saint-siinonienne présente de graves
imperfections, de grossières erreurs de méthode parmi
les(|uelles il faut signaler celle-ci : Après avoir reconnu
que Dieu n'ayant rien fait en vain (encore une idée de
Fourier), un ordre social vraiment conforme aux vues
providentielles devra donner satisfaction à toutes les
passions humaines, il semble que la première chose à
faire était (ïénumérer les passions, (ïanalyspr le cœur de
l'homme, en un mol de détailler la nature de PiiyDiviDU
afin d'être à même de trouver les conditions d'associa-
tion, d'harmonie, à^eiigrenage de tous les individus. Or,
ce n'est pas I'individu que le père Enfantin a étudié,
décomposé, analysé, c'est I'humânité (p. i3 et i/i).
Et Transon conclut qu'au point de perfectionnement
où elle en est arrivée entre les mains d'Enfantin et sous
son impulsion, la doctrine saint-simonienne ne présente
pas le caractère de la véritable doctrine de l'association,
« qui, déclare Transon, étant la science du mouvement
social, doit, à cause de l'unité du plan providentiel, don-
ner la raison de tous les phénomènes, rendre facile et
simple la science du mouvement universel » (on retrouve
ici les termes mêmes de Fourier) (p. 20).
Mais un homme sur lequel les Saint-Simoniens ont
porté depuis deux ans « les jugements les plus inconsi-
dérés » a, d'après Transon, découvert cette véritable
doctrine d'association. Il a, dès l'année 1808, proclamé
Vunité, V harmonie, V association universelle..., dès cette
époque, il a eu la vigueur peu commune de poser ce
large principe auquel la Société saint-simonienne n'ar-
rive en 1882 qu'à grand'peine et à travers une crise dou-
loureuse (i) ». Pourquoi les Saint-Simoniens n'adopte-
(i) Je trouve que dès cette époque (1808) un homme proposait le plan d'un
ordre social où les passions humaines qui étant g'enéralement faussées sont
aujourd'hui une cause de désordre pour la société et de ruine pour les individus
deviendraient les ressorts les plus puissants de Vassociation et les voies les plus
— 239 —
raient-ils pas ses idées? « Enfantin pourrait, avec les
ressources pécuniaires et l'influence dont il dispose en
raison des travaux antérieurs de l'apostolat, en suivant
les idées de M. Fourier former des associations qui
auraient de grands avantages (charmes des travaux, béné-
fice par économie de l'association élevant les produits
dans une proportion énorme ; le grand problème du
classement selon la capacité et de la rétribution selon
les œuvres serait résolu très facilement). Et Transon
adjure Enfantin, en terminant, de ne pas se borner à
s'aflilier des gens de toutes classes quand on lui apporte
les moyens de les associer et quand P^ourier lui présente
les moyens de réaliser de véritables associations »
(p. 25).
On voit que le simple éci^it était presque une adhésion
à la doctrine de Fourier, bien que Transon y déclare qu'il
a pris des ouvrages de ce dernier une « connaissance
trop imparfaite encore » pour être en état d'accepter
entièrement sa doctrine, mais sa connaissance des
œuvres de Fourier est suffisante au moins pour lui faire
sentir a toute la pauvreté du saint-simonisme comme
doctrine d'association (i) » (p. i3).
sûres de bonheur, de richesse et de santé. Je trouve que cet lioiiimc a présenté
ses idées dans un ordre systématique et dans le plus {jrand détail en 1823
(^Traité de l'association domestique et agricole) et sous une autre forme en 1829
(^Nouveau Monde industriel), que dans ces divers ouvragées il offre des solutions
sur plusieurs questions qui sont capitales en fait d'association, questions dont
Saint-Simon ne s'est jamais occupé (moyens de répandre le charme dans les
travaux de toute sorte, répartition des produits ou rétribution proportionnelle
avec {i-arantie de satisfaire tous les associés, éducation attrayante), p. 12 et i3.
(l) Il faut sig'naler aussi une autre critique de Transon qui, bien qu'elle n'ait
pas la même importance au point de vue doctrinal que celles que nous venons
d'exposer, ne manque pas d'intérêt au point de vue de l'histoire intérieure du
Saint-Simonisnie. Abel Transon s'était plaint amèrement, à la séance du i3 no-
vembre i83i, de l'abus que le l'ère Suprême avait cru devoir l'aire, dans l'in-
térêt de la dojtrine, des confessions particulières qu'il avait eu la puissance de
provo(|uer. h^nlantin avait, en effet, proposé que chacun des membres de la
secte racontât sa vie devant ses frères; les confessions furent faites par chacun
dés membres des trois dejyrés, hommes ou femmes, personne n'avait pu s'en
dispenser; mais non content de ces confessions i)ubliques, qui ne firent qu'aç-
— 23o
Nous avons vu les critiques adressées au Saint-Simo-
nismc d'Enrantiii par les principaux dissidents du
schisme Bazard. Il est indéniable qu'elles eurent une
influence considérable sur la décision prise par beau-
coup de Saint-Simoniens de se séparer de la doctrine.
Mais les objections que nous avons exposées ne sont pas
les seules qui aient été formulées contre le Saint-Simo-
nisme et Enfantin : depuis i83o, bien des protestations
s'étaient élevées dans les églises de province, bien des
observations avaient été adressées, des modifications
proposées. Elles ont un caractère moins doctiiaal, moins
dogmatique, moins philosophique ou dialectique, que
les critiques de Bazard, de Jean Reynaud, de Lecheva-
lier et de Transon, elles sont infiniment plus pratiques et
plus positives. Nous allons maintenant les résumer.
L'état d'esprit saint-simonien avait ses nuances et ses
degrés. Tous les Saint-Simoniens n'avaient pas pour la
doctrine la même foi aveugle, absolue et sans restric-
tion : il y avait des fanatiques, des pratiquants, des
croyants, des hérétiques, des indépendants, des tièdes,
des hésitants, des demi-croyants. Les adhésions que le
Saint-Simonisme recevait étaient « plus ou moins com-
plètes » écrit Pereire dans un intéressant rapport paru
dans le Globe du i'^' novembre i83i. On adoptait telle ou
telle partie de la doctrine, on faisait certaines réserves,
on adoptait tel principe et on rejetait tel autre (i). Les
graver la division dt'-jà profonde des esprits, il avait, sous prétexte de connaître
la moralité de tous ceux qui l'enlouraienl, provoqué « dans le sein de la famille
des confidences sur leur vie antérieure. Beaucoup s'y étaient prêtés dans l'in-
térêt général », déclare Suzanne Voilquin, qui ajoute « qu'elle trouvait cette
mesure très logique de la part du Père » (p. 83, Souvenirs d'une fille du peu-
ple'). Or, Enfantin dévoila ces contidences. « Le Père, écrit Louis Blanc, sut
par le seul effet de son ascendant, pénétrer dans le seciet des ménages; il
engagea des femmes à une confession publique et se fit faire des confidences
redoutables dont il usa de façon à prouver le mérite de ses théories, prêt à se
justifier du choix des moyens par la sincérité du but «i (Histoire de lo ans,
p. Z,55).
(i) Gay, qui avait suivi les réunions du soir de J. Lechevalier, lui écrivait :
« L'abolition de l'héritage et la liberté des femmes dans les rapports avec
— 23l —
uns étaient plus lrai)[)és par le côté pratique et industriel
de la doctrine, les autres par son caractère religieux et
social; les uns plaçaient Saint-Simon parmi les philoso-
phes entre Hegel et Rover CoUard, les autres le consi-
déraient plus volontiers comme un économiste et le met-
taient à coté de Malthus et de A. Smith. Certains étaient
séduits par la rigueur de la critique philosophique, sociale
ou économique du Saint-Simonisme, d'autres l'étaient
par l'ampleur des promesses et des vues qu'il ouvrait
sur l'avenir. Et parmi ceux-là même qui étaient séduits (i)
par le Saint-Simonisme, par sa doctrine d'association
qui leur représentait quelque chose de neuf et d'ori-
ginal, tous n'avaient pas la foi (2). Ces Saint-Simoniens
incomplets étaient de beaucoup les plus nombreux. Beau-
coup d'entre eux avaient vu avec étonnement et avec
peine le Saint-Simonisme s'engager dans la voie nou-
velle où le conduisait Enfantin, ils pensaient qu'il com-
promettait la doctrine de Saint-Simon : « Tout cela
m'intéresse beaucoup, écrit Vinçard, mais ne m'inspire
aucune confiance. » « Mon opinion, écrivait Lautour à
Jules Lechevalier, est que le plus grand malheur que les
Saint-Simoniens aient éprouvé, c'est de s'être éloignés des
principes professés par Saint-Simon lui-môme. » « Cepen-
dant bien des choses m'apparaissaient dans le Globe qui,
si elles ne me choquaient pas, ne parlaient pas à mon cœur
(notons encore ce mot qui est bien caractéristique) comme
la première parole que j'ai entendu prononcer au nom de
Saint-Simon. » (Renaud à .J. Lechevalier, 28 maii832)(3).
l'iiomme sont des |)riiici|jes saiiit-siiiioiiieiis (jne je parlaye, bien que je n'aie pas
la foi en une relijfion ni une liiérarehie motrice de toute impulsion. »
(i) « Sotil mon ccnir i^tait tourlié, (^orit un Saint-Sinionien, et je me sentais
entraîné pliilôt yr.w sympal liie |)oiir Umits discours que par conviction pour leurs
principes. «
('j) Je me suis mis pciidiiiil (|iiclqiic temps en relalious avec les Saint-Simo-
niens parce que leurs théories jjénéreuscs m'avaient siHluit ; mais je n'ai jamais
eu la foi qu'ils réussiraieul J'ai constamment senti que je n'avais pas la foi
dans leur doctrine. Lemoyne (lettre, 32 juin i8.'>a).
(3) Voir llollard. Letlrc à MM. les Disciples de SaiiU-Siinon sur quelques
— a.'b —
La partie religieuse de la doclrine avait été le plus grand
obstacle à son (lévelopp(!inenl, la pierre d'acliopjjeinent
plus ou moins didicile à user, selon les tempéranienls(i).
Les effusions mystiques des Saint-Simoniens, leurs « ver-
beuses homélies » (G. Laury, lettre du i3 février i833)
elfrayaient, inquiétaient (2) ou excitaient les railleries (3).
A ce mot de religion « les uns hochaient la tète, les
autres haussaient les épaules, quchpies autres enfin
points de leur doctrine. « ...Tout cela Fermentait clans ma tète, ét-ril \inçar(l
— qui, par la suite, devait devenir un Saint-Simonien très fervent el le rester
jusqu'à sa mort — et luttait contre mes doutes d'une manière terrible; seul
mon cœur était touché et je me sentais entraîné plutôt [lar quelque sympalliie
pour leurs discours que par conviction pour leurs principes... L'application de
ces théories si attrayantes me semblait un rêve et l'idée que l'on pût jamais
les mettre en pratique me laissait dans le doute sur leur valeur sociale... Cepen-
dant j'osai affirmer publiquement ma foi, et peu après mon initiation, je com-
posai même un chant Mais l'avais-je cette foi que je chantais? Hélas I non
(p. /49, Mémoires épisodiques d'un vieux chansonnier saint- simonien~) .
(i) Souvent même les vues que nous avions présentées... quelque radicale-
ment opposées qu'elles fussent aux idées reçues avaient été accueillies dès leur
début avec une faveur marquée. Tel n'a pas été le sort de nos prévisions reli-
gieuses. (17" séance, Doct. de Saint-Simon, i""^ année).
(2) « La j)lupart de ceux qui, ainsi que moi, venaient de prendre connais-
sance de ce manifeste en entier, s'accordaient à considérer cet appel publié à
des enseignements religieux comme une manœuvre de jésuites et à penser que
c'était le parti prêtre qui faisait un essai de son influence sur le peuple de Pa-
ris » (\inçard, Loco citato, p. 36). Après être allé à plusieurs reprises à leur
enseignement, il écrit : <c Je me fortifiais davantage dans cette idée que ces
hommes poussés par les Jésuites ou appartenant eux-mêmes h cette secte, pro-
pageaient des principes excentriques dans l'espoir de capter la confiance aveu-
gle et crédule des masses » (Vinçard, Loco citato, p. Sg). Et encore: « Moi,
qui avais tant redouté dans mon esprit défiant de rencontrer là (aux séances
saint-simoniennes) le juste milieu doublé de jésuites, etc. (Suzanne Voilquinj
p. 78, Souvenirs d'une fille du peuple). Et encore : « Une religion nouvelle,
surgissant pour ainsi dire des pavés qui venaient d'écraser le droit divin...
n'était pas faite pour inspirer tout d'abord une confiance sans borne j'étais
porté à croire que ne pouvant plus s'imposer ouvertement, le parti vaincu
s'était résigné à dominer sous le couvert d'une liberté religieuse. Le soupçon
pénétrait chaque jour plus avant dans mon esprit « (Massol, p. 106, Le Monde
maçonnique, t. VII).
(3) Nos révélateurs sont en retraite. Oui, Enfantin, le Dieu nouveau et son
chœur d'anges ont pris leur essor vers les cieux d'où ils descendront pour juger
les vivants et les morts. Ils sont mor^s juste le vendredi-saint. Est-ce incitation,
est-ce hasard... Vraiment, ils sont fous ! à quel titre veulent-ils faire une reli-
gion, une politique, tout enfin? (Laisné à J. Lechevalier, 5 mai i832).
— 233 —
riaient aux éclats » (i) (Massol, p. io6). Pereyre était bien
obligé de constater dans son rapport du i*"" novembre
i83i que « l'identité de la religion et de la politique
vivement sentie par quelques-uns n'était pas encore com-
prise par la majorité des lecteurs du Globe ».
Bien plus, certains Saint-Simoniens estimaient que le
mot « religion » — appliqué à la doctrine n'avait aucun
fondement sérieux, et ne se rendirent compte de son
exactitude et de sa légitimité qu'après le schisme de
Bazard.
Certains d'entre eux, comme Bûchez, « à qui le mouve-
ment religieux n'allait pas » s'étaient séparés dès qu'ils
l'avaient vu s'ébaucher ; d'autres, comme Carnot, « étaient
restés pour ne pas paraître lâches, fuyant une crise »
(2), et aussi peut-être un peu par curiosité pour en voir
l'issue. Les transports d'adoration dont on entourait le
Père Enfantin, qui s'était promu lui-même à la dignité de
PÈRE de l'Humamté (3), n'étaient pas non plus vus très
favorablement. La hiérarchie, les idées sur l'autorité
sacerdotale (4), relevant non du vote de tous, mais de
l'inspiration d'un seul qui s'en proclame digne, celles sur
le classement des capacités révoltaient l)ien des gens (5).
(i) Vineard raconte que la [ilupai'l de ceux qui venaient de prendre connais-
sance d'un manifeste saint-simonien en entier s'accordaient à considérer cet
appel public à des enseignements religieux comme une manœuvre des jésuites,
et à penser que c'était le parti prêtre qui Faisait un essai de son influence sur
le peuple de Paris (Vinçard, p. 36j.
(a) Lambert. Papiers personnels.
('S) F^nfantin disait h ses discijdes : « Je vous ai dit que je n'étais pas pour
vous un président d'assemblée ni même un tuteur, un eusei(;nant. Je ne suis
pas même un prêtre. Je suis le pfciuc de l'iiumamti': ».
('1) Malgré mon initiation et ma profession de foi cpie j'ai présentée au col-
lège des Saint-Simoniens, je ne pouvais me dissimuler que certains de leurs
principes me répugnaient : Ainsi leurs itiées sur l'autorité sacerdotale (^Loco
cilato, p. /|6-/iiS, Yineanl).
(5) Lu Saint-Simouien nous parle île « rim|)ressi(in ràclieuse ((ue produi-
saient sur lui certaines formes surannées » ; « mais lorS(|ue eus formes préva-
lurent définitivement et prirent le caractère d'une religion nouvelle, lorsqu'aveo
des éléments disparates ou tenta de réaliser une liiéi-areliie nouvelle, la eliosc
cessa de convenii' ;\ mes goûts, je ne voulus pas m'en occuper. >i
— 2.34 —
Enfin la partie philosophique et morale de la doctrine
avait aussi ses détraeteiirs. On lui faisait griei" de son
caractère théorique, sans application pour le |)résent.
Renaud, Lenmoyne et beaucoup d'autres ne pouvaient com-
prendre « pourquoi on agitait avec tant de complaisance
des questions sur la morale de l'avenir sans aj)plication
pour le présent dans des articles dont les auteurs ne
donnaient aux lecteurs que leur rêveries puisque,
d'après eux, cette morale n'était pas et ne pouvait pas
être trouvée (i) ». Enfin, le fond même de la doctrine
morale du Saint-Simonisme révoltait (2). « La loi vivante,
le chef de la religion toujours enfermé dans un calme
parfait me répugnait » (Renaud à J. L. C. 28 mai i832).
Certains Saint-Simoniens accusaient le Saint-Simonisme
d'avoir soulevé sans nécessité la répugnance et le dé-
goût (3).
Au point de vue social, on reprochait au Saint-Simo-
nisme sa témérité, ses vues « trop vastes, trop grandio-
ses et trop boursoufflées )>, dont l'emphase paraissait
aussi ridicule que nuisible aux bonnes idées qu'il con-
(i) Renaud à Jules Lechevalier, 28 mai 1882.
(2) (< ...Malgré mon initiation à une profession de Poi que j'ai présentée au
collège des Sainl-Simoniens, je ne pouvais me dissimuler que certains de leurs
principes me répugnaient » (Vinçard, Loco citato, p. 46).
(3) V. Lettre de Didion en réponse à une lettre de Pecqueur : « Moulins,
7 octobre i83i, à Michel Chevalier Résumons vos longs griefs ; vous avez
soulevé sans nécessité des répugnances et des haines violentes qui vous retar-
deront. Vous vous êtes posés en face de la société de telle manière qu'on ne
peut à mon avis prendre rang parmi vous sans dénouer de fait à peu près tous
les liens qui nous rattachent à la hiérarchie ancienne. Je suis tout prêt à me
porter aux derniers rangs si je vis encore quand l'organisation de l'avenir sera
au moment de devenir sociale. Jusque-là c'est un camp au milieu de la France;
il sera attaqué et dans la lutte vous aurez contre vous ceux-là même que vous
voulez émanciper, car ils ne peuvent vous comprendre. Ainsi votre marche
aura provoqué des malheurs inutiles au progrès. Cette opinion n'est pas seule-
ment la mienne, mais elle est celle de tous nos amis. Qu'elle pèse peu dans
l'esprit de vos pères, je le crois; ils ont réfléchi avant de brûler leurs vaisseaux
et vous tous, exaltés par les puissantes sympathies qui vous environnent, vous
ne concevez pas qu'au dehors il reste longtemps des yeux fermés et des cœurs
endurcis. »
— 235 —
tenait (i). On trouvait vaine sa prétention de tout
embrasser (2). On ne comjDrenait pas la nécessité qu'il
y avait de créer une religion, une politique, une morale,
une esthétique. Pourquoi tant d'ambition ? « Vraiment,
ils sont fous ; écrivait Laisné à Jules Chevalier. A quel
titre veulent-ils faire une religion, une politique, tout
enfin ? Suffît-il pour cela d'un vague préambule, d'une
simple déclaration des droits de la femme ? (3) » L'essai
d'organisation sociale universelle tenté par Enfantin était
trouvé prématuré, et nous avons vu que dans le sein
même du collèj^e, certains membres avaient fait leurs
réserves sur un mouvement qu'ils trouvaient trop hâtif
et trop précipité (4).
Sur ce point encore, on se plaignait de ce que la doc-
trine faisait fausse route, « les articles que j'ai lus dans
le Globe concernant cette théorie (la théorie nouvelle
d'Enfantin) m'ont convaincu que les directeurs actuels
de la doctrine saint-simonienne se fourvoyaient dans une
voie diamétralement opposée à celle du progrès » (Le
Basteur, lieutenant d'artillerie à Jules Lechevalier, 24
mars iSSa).
On reorettait de voir le Saint-Simonisme « s'éloigner
chaque jour davantage du praticable » des simples amé-
liorations (5) « tendant à obtenir plus d'ordre et de justice
dans notre pavs, pour parler du moment où l'humanité
serait dirigée unitairement par le couple androgyne pon-
tife-roi » (Lemoyne à X***, \k juillet i832). Des efforts
(i) Lemoyne, i4. juillet 1882, à X
(2) Renaud à Jules Lechevalier, aS tnai i833.
(3) Lettre du 5 mai i832.
(4) Voir Didion.
(5) Le journal Le National du f\ septemjjre i8'\i icjfrclle « iju'au lieu de
prêcher une rcli[jion incomprt'iiensible et une morale fort extraordinaire, les
Saint-Simonieus n'applicjnent pas leur talent et leur volonté à développer les
progfiès de la politique industrielle; qu'ils rentrent dans celte voie dont ils
n'auraient pas dû sortir ils y trouveront plus de jfloir-e et la société plus de
profit. » l^ércire était entré au iS'alluiuit un il di'IVudaii les idées saint-siuio-
nienucs.
— 236 —
nombreux avaient clé faits auprès (l'pjnfatilin [)()iir le
détOLirner des spéciilalions méla|)hysi{|ues cl (lo;^inali-
qucs, et Tatlirer paiticulici'enicnt vers les améliorations
spéciales d'ordre économique ou industriel prochaine-
ment réalisables(i). Beaucoup pensaient qu'Enfantin per-
dait son temps en paroles ou [)lutôt en discours, en
homélies et en ])énédictions, et (ju'une expérience ferait
bien plus de prosélytes que toutes les phrases du monde.
Ils sont nombreux ceux (jui, comme Lanet, écrivent :
<( Mais fondez (|uelque chose, ayez des fabriques, faites
de l'agriculture» (22 juin i832).
Ce n'était pas les propositions qui mancpiaient. « De
toutes parts; on nous sollicite, écrit un Saint-Simonien,
pour fonder des établissements industriels et agricoles.
Des propositions nous sont faites de divers points, et no-
tamment du Berri et de la Bretagne par des propriétaires
qui voudraient réaliser sur leurs terres une exploitation
saint-simonienne. Dans le Bas-Rhin on est prêt à fonder
des ateliers sous notre patronage. » Lautour et quelques
autres désiraient qu'on fit particulièrement un essai agri-
cole. « Depuis un an, écrit-il à J. Lechevalier(sans date),
j'avais désiré que l'association saint-simonienne com-
mençât un centre d'association agricole. Je fis même
l'offre de mes services comme vétérinaire mais il me
fut répondu |)ar Torgane de M. Paul Justin que malgré
ses rapides progrès la doctrine n'était pas en mesure de
songer à la réalisation d'un pareil projet. » Enfantin,
qui accueillait ces offres avec un mépris non dissimulé,
les trouvait mesquines et puériles. Il ne tenait aucun
compte des avertissements qu'on lui prodiguait et des
(i) Barrault parlant à la cérémonie du 4 décembre du « conseil que quel-
ques hommes curieux amateurs de la doctrine, sincèrement émerveillés de la
beauté de ses plans mais inquiets de la possibilité de sa réalisation ont souvent
donné aux Saint-Simoniens de se transporter dans une vallée, dans une île
déserte, afin d'y tenter une expérience qui pût décider ensuite la société à
adopter leur relig^ion » « déclare que la relig'ion saint-simonienne est plus réali-
sable sur une vaste échelle que dans ces étroites dimensions. «
— 287 —
protestations qui s'élevaient de tous côtés: Il s'était déi-
fié et fermait l'oreille à tout avis, le cœur à toute prière.
La religion saint-simonienne n'était réalisable que sur
une vaste échelle et ne pouvait se contenter des étroites
dimensions d'une vallée ou d'une île déserte qu'on lui
offrait afin de tenter une expérience. « Il ne s'agit pas
pour nous, disait-il, de faire une fabrique ou un che-
min à ornières, ni même de fonder un phalanstère
quand bien même nous aurions les instruments de tra-
vail pour fonder l'une ou l'autre de ces œuvres. Aussi
m'inquiété-je peu du règlement des fonctions fixes et
variables, d'ordonner les occupations et les plaisirs, le
travail et le loisir d'un atelier pacifique qui nous fasse
connaître des travailleurs » (Enfantin à Capella, 3o avril
i832). (Voir encore prédications de Barrault du 4 dé-
cembre).
Ainsi les Saint-Simoniens, bien qu'ils aient dit et répété
depuis le mois de novembre i83i que « la phase des doc-
teurs était finie, que celle des praticiens commençait «
n'avaient rien fait de pratique, malgré toutes les récla-
mations et les exhortations qu'on leur adressait de divers
côtés. (( C'est là, écrivait Lanet à Jules Lechevalier, l'ob-
jection misérable, contre laquelle est venu se briser le
Saint-Simonisme. »
Telle est la critique qu'on retrouve le plus générale-
ment sous la plume de presque tous les Saint-Simoniens
incomplets qui bornaient leur assentiment aux vues
industrielles et financières de la doctrine et (pii n'en
acceptaient que la partie scientifique. Telle est leur objec-
tion fondamentale, — ayant un caractère avant tout pra-
tique — , qui, vers le milieu de l'année 1882, quand ils
voient après la séparation de Hazard, après celle du clief
du culte, O. Rodrigues, l'élément industriel languissant
dans la doctrine, le j)rol)lcmo du prolétariat rentrant
dans l'ombre, les prédications n'ayant plus aucun 1 ap-
port avec la p()lili(|ue industrielle, le Père Enfantin
absorbé dans la ((uestion de ralfranchissement des fem-
— 3.38 —
mes et dans l'attentfi de la mère, et tous les actes des
Saiiit-Simoniens conçus sons cette inspiration presque
exclusive : que diront les femmes ? Comment nous faire
connaître d'elles ? — décide de nombreux jeunes gens,
presque tous ingénieurs, anciens élèves de TEcole poly-
technique, ou des Ponts et Chaussées, à se séparer du
Saint-Simonisme : ils ont subi son empreinte, ils ont
approuvé sa critique sinon entièrement, du moins en
grande partie ; ils ont adopté ses vues sur l'antagonisme
du passé et du présent, sur la désunion des sciences, sur
l'état de guerre de l'industrie, sur le vide et l'anarchie
de l'éducation ; ils ont accepté quelques-unes de ses con-
structions, mais non le diadème ou plutôt la mitre qui
couronne l'édifice.
Ce qu'ils cherchaient, c'était un « plan d'associa-
tion », un moyen de réaliser leurs vœux philanthropi-
ques et leurs espérances généreuses et « d'améliorer le
sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre »
(Imbert à Jules, i6 août iSSa). Le but qu'ils poursui-
vaient c'était de « remédier aux douleurs qui résultaient
de l'état de morcellement et de duplicité en toutes rela-
tions ijbideiii). Or, ce plan d'association, ils avaient cru
le trouver; ce but, ils avaient cru pouvoir le réaliser en
adhérant au Saint-Simonisme, dont les moyens avaient
paru sinon toujours excellents, du moins bons faute de
mieux ». Ils s'aperçurent bientôt, quand leur griserie
sentimentale et romantique se fut dissipée, qu'ils étaient
« illusoires» et qu'il y avait une barrière infranchissable
entre l'objet de leur désir, leur rêve d'association uni-
verselle et les moyens qu'on leur proposait (Jaenger, 5
juillet 1832). Et comprenant que le Saint-Simonisme était
impuissant à satisfaire leur raison, leur aspiration vers
l'harmonie sociale et leurs espérances généreuses, ils
passèrent à d'autres doctrines, impatients de trouver au
problème social qu'ils s'étaient posé une solution immé-
diate. Il leur semblait, en venant au fouriérisme, qu'ils
optaient pour une fin certaine contre les moyens illusoi
— 23(J —
res, et qu'ils sacrifiaient leur sentimentalisme aux réa-
lités sûres.
La lecture des brochures des dissidents du Saint-
Simonisme et surtout de Jules Lechevalier et de Tran-
son, qui les avaient presque tous amenés au Saint-Simo-
nisme et qui s'étaient eux-mêmes convertis au fouriérisme,
leurs enseignements, leur correspondance, la lecture
même des ouvrages de Fourier, du journal le Phalans-
tère, et des diverses publications fouriéristes, achevèrent
de détacher les hésitants du Saint-Simonisme(i) et leur
révélèrent dans la doctrine de Fourier une doctrine qui,
bien loin d'être comme le Saint-Simonisme, « en forma-
tion », en perpétuel devenir, si je puis dire, était une
« science fixe», fortement constituée en ses parties, nette
et précise, et qui laissait loin derrière elle les vagues et
nébuleuses aspirations du Saint-Simonisme. Ceci déjà
n'était pas un mince mérite aux yeux de ces dissidents
impatients de réalisation. « Au moins Fourier a un sys-
tème, une constitution, une charte d'humanité toute écrite,
si bien que chacun n'a plus qu'à prendre sa place » (2).
Les moyens de Fourier paraissaient supérieurs, et plus
faciles, que ceux du Saint-Simonisme. « Le système de
Fourier, écrivait Eugène Niboyer à Jules Le Chevalier
(16 juillet 1882) est un et indivisible, et l'on conçoit la
possibilité de son application. » Et il semblait à Lemoyne
({ue « de toutes les issues de la civilisation, la plusprompte,
la plus certaine, celle qui doit nous conduire à l'échelon
le plus élevé » était l'association agricole (3 juillet 1882).
Les Saint-Simoniens avaient reconnu que l'individua-
lisme était intolérable, que seule l'association pouvait
faire cesser le malaise général, mais ils n'avaient voulu
ou su présenter que « le plan d'une association, absolue.
(i) « De suite, j'ai C(iiii|)ris combien était vaine la |)rétention du Saint-Si-
monisme (le tout embrasser, puisqu'ils laissaient en deiiors d'eux tant de don-
nées, larges, fécondes et selon moi de la dernière évidence (l\enaud ii J.
Lechevalier, aS mai i832).
(2) Laisné, lettre à Jules, 5 mai 1882.
— a/io —
universelle », et qui par conséquent ne serait réalisable
que bien loin dans l'avenir si jamais elle l'était, ou bien
que présenter des moyens de transition légaux. Ils avaient
prêché que rien ne pouvait être entrepris sans une
conception i-cligiouse, seul lien capal)le d'unir et d'ac-
corder ces hommes, seule force assez puissante pour
concilier l'intérêt individuel avec l'intérêt collectif; ils
avaient compté pour réaliser l'association sur la seule
puissance de la foi religieuse commune (i). Il fallait
donc, avant de songer à réaliser, avoir des individus
préalablement imbus de la foi saint-simonienne et rendus
disciplinables par elle, qui devenait ainsi un élément pré-
pondérant et indispensable de la réalisation du système.
On devrait donc commencer, avant toute autre chose,
par inculquer les DOGMES à tous les individus qu'on vou-
lait associer; il fallait enseigner, prêcher, convertir, car
on ne pouvait associer saint-simoniennement que des
hommes déjà Saint-Simoniens de cœur et d'àme. Pour
associer phalanstériennement, au contraire, il n'était pas
besoin de croire. Il importait peu que les associés fussent
ou non des sectaires de la doctrine fouriériste, eussent
ou non la foi phalanstérienne. On n'avait pas besoin d'un
schisme religieux, d'un nouveau dieu ou d'une religion
nouvelle a procédant plus ou moins à la manière du chris-
tianisme » et d'ailleurs on ne demandait point aux nou-
veaux adhérents un acte de foi mais une adhésion com-
plètement réfléchie et même on ne leur demandait que
d'accepter la doctrine sous bénéfice d'inventaire. « Que
deviendrions-nous, écrivait Paget (i6 juin i832) grand
Dieu ! s'il nous fallait passer par les interminables lon-
(i) Paget. Lettre « J'ai trouvé les Saint-Siinoniens à Dijon disputant
sur la dualité ; ils sont toujours préoccupés de l'idée que rien ne peut être
entrepris sans une conception religieuse J'avais cru comme eux, mais je
m'aperçois aujourd'hui que cette manie de conciliation ne se concilie guère
avec le principe de l'unité. Aussi suis-je totalement revenu de la foi que j'avais
de la nécessité d'une religion nouvelle procédant plus ou moins à la manière
de celle du christianisme »
. — oA I —
24 I
gueurs de l'établissement d'une religion pour opérer la
réforme des vices sans nombre qui rongent la société ?
Vingt fois peut-être celle-ci périrait de misère avant
qu'on ne fût parvenu à en convertir moitié à la nouvelle
croyance. Mais heureusement nous n'en sommes pas
réduits là. Une autre route est ouverte qui nous con-
duira, je l'espère, plus sûrement et plus promptement
au but que nous avons en vue. » Grâce à la conception
de Fourier « l'organisation industrielle» n'avait pas besoin
« pour s'harmoniser » de passer « par une filière reli-
gieuse » (1). Il est inutile dans la théorie sociétaire de
remplacer les croyances et les cultes qui existent.
Et il était inutile aussi de remplacer aucune coutume,
ni aucune loi. Les Saint-Simoniens avaient présenté des
moyens de transition : projets de banques, destinés à
fournir des instruments de travail aux ouvriers, réfor-
mation du code hypothécaire et mobilisation de la pro-
priété foncière, abolition des successions en ligne colla-
térale et établissement d'un impôt sur les successions,
abolition des impôts directs, formation d'armées indus-
trielles, projets sur l'éducation, etc.. Mais ce programme
provisoire et minimum, combien de temps leur faudrait-il
pour le faire adopter ? Où trouver une chambre des pairs
qui consente à les voter ou même à les discuter, et à
adopter quelques-unes seulement de ces mesures ? Les
Saints-Simoniens eux-mêmes se rendaient si bien compte
de leur difiiculté d'application — et, pourtant ces mesures
étaient bien modestes eu égard à leur rêve d'association
— qu'ils avaient prêché le « coup d'Etat industriel » favo-
rable à « l'amélioration du sort de la classe la plus nom-
breuse, qu'ils avaient annoncé ensuite qu'il fallait un
« Napoléon pacifique ». Tous ces moyens étaient mauvais
parce que leur réussite n'était pas certaine, parce qu'elle
(i) Eujjénie ^<iboyet à J. Leclievalier, iG juillet i832. « Cuiniiie M. l'affcl,
je crois que l'organisation industrielle n'a pas besoin pour s'harmoniser de pas-
ser par une filière religieuse. »
i6
était peu probable. Il semblait que Fourier eût mieux que
cela à offrir « car il ne comptait [)as, lui, sur un pouvoir
quelconque pour instituer l'association, » << pour nous
sortir delà société civilisée ))(i); «c'est en cela qu'il est
admirable; qu'une phalange soit fondée, par souscription
ou autrement, c'est tout ce qu'il faut, et qui a intérêt à
s'opposer à cette institution ? Personne » (Lemoyne
Rochefort, 22 juin 1882, aux Red. de « La Phalange»).
La réforme économique proposée par Fourier et l'école
sociétaire n'exigeait aucune modification, elle adoptait les
formes gouvernementales actuelles, respectait toute posi-
tion sociale ; elle ne portait pas atteinte à la propriété ; loin
de l'attaquer elle prétendait s'efforcer delà répandre chez
le peuple même par le régime actionnaire ; elle ne por-
tait pas non plus atteinte à ce que Fourier appelle les
sentiments naturels; elle ne visait pas à changer la
nature humaine mais se contentait modestement d'em-
ployer les hommes tels qu'ils sont. Ce n'est, en effet,
qu'aux passions que Fourier fait appel. Sa théorie n'est
pas à proprement parler une théorie d'organisation du
travail; elle est avant tout une organisation des passions.
Fourier ne se propose pas comme les Saint-Simoniens
de faire une conversion morale (2), de faire prendre à ses
disciples des habitudes de corps et d'esprit qui leur soient
propres, qui les caractérisent. La méthode de Fourier
(i) « Sur ce terrain, écrivait un Saint-Simonien qui venait de se convertir
au fouriérisme, on ne rencontre au moins ni partis, ni sectes, ni pouvoir à
combattre et sans qu'ils le soupçonnent ou s'en défient, on marche à la con-
version d'une manière plus sûre que par la voie sans fin du prosélytisme. »
(2) l^aget à J. L. C. (i6 juin 1882), Le Phalanstère, p. 56. « Naguère
encore je croyais qu'aucune grande réforme sociale ne pouvait avoir lieu que
préalablement il n'y eût eu conversion morale des masses à quelque croyance
nouvelle sur l'ordre des relations individuelles. Cette méthode, qu'employaient
les Saint-Simoniens, me semblait loi de l'humanité ; c'était à mes yeux la seule
qu'on pût suivre. Je n'imaginais pas qu'il fût possible de réaliser avec les hom-
mes tels qu'ils sont aujourd'hui un ordre de chose tout nouveau qui serait lui-
même moyen direct de conversion des masses et de réforme des idées politi-
ques et morales de notre époque. Grâce à la conception de M. Fourier, je
pense tout différemment aujourd'hui. »
— 043 —
n'exige aucun changement important dans les condi-
tions de vie. Fourier « ne transforme pas, il ne refait
pas ce qui est, car selon lui tout ce qui est a son uti-
lité )) (i). Il s'agit seulement de savoir utiliser les pas-
sions. Or, la manière dont Fourier en tire parti est
« admirable » (Lemoyne) (2). « ...Avec quelques ac-
tionnaires, le peuple, pris comme il est, avec ses
vices et ses mauvaises passions, comme on dit, il y a
de quoi changer la face du monde, aussi bien sous le
rapport moral que sous le rapport matériel et cela sans
secousses, sans bouleversements. Pour cela, que faut-il
faire ? Tourner un moment le dos à la politique et à la
religion pour aller à l'industrie. C'est de la réforme
industrielle que dépend le sort de l'humanité. Cette
réforme commencée — et c'est par elle qu'on doit com-
mencer — tout change de soi-même » (3). Du moins,
Paget, ni les Fouriéristes, ni surtout Fourier, n'en dou-
taient pas un seul instant. La doctrine de Fourier paraît
donc infiniment moins complexe, infiniment plus simple,
plus naturelle que le système saint-simonien. Elle est
aussi plus large et pl'us complète, plus claire et plus pré-
cise. Le principe que les Saints-Simoniens ont proposé
comme base de l'association, à savoir que celle-ci doit
avoir pour but l'amélioration morale intellectuelle et
physique de la classe la plus nombreuse, paraît vague,
imprécis, et infécond (j4). Il ne jette aucun jour nouveau
sur la question de l'association. Le principe de l'attrac-
tion passionnée lui est certainement supérieur et semble
devoir aboutir à des conséquences plus pratiques. Il doit
faciliter la solution de la question de hiérarchie. «J'ai
senti, écrit Renaud à J. Lechevalier, combien parmi des
hommes travaillant passionnellement se trouvait sim-
plifiée la question si épineuse de la hiérarchie. Enfin je
(i) Eugénie Niboyet ;\ Jules Leclievalier, i6 juillet 1882 .
(2) Lettre h. B
(3) Lettre de Paget à J. Lechevalier, i6 juin iSSa.
(4) Cfr. Transoii, Revue Encyclopédiijue, 1882, p. 279.
— o.hh —
suis convaincu que la nature ou la providence avait en
vue en formant l'humanité une société où toutes les
passions seraient le ressort indispensable et servi-
raient toutes à procurer aux hommes l'abondance et le
bonheur» (i). Dans l'association harmonienne, ce n'était
plus le prêtre qui liait comme dans le système d'Enfantin
mais l'essor des diverses passions. Le système de Fou-
rier devait de plus rendre le travail attrayant et c'est le
grand point; c'est le nœud de la question. « Les mœurs
du Phalanstère devaient rendre le travail aimable, néces-
saire à l'individu «(a). Dès lors, les attaques incessantes
que les Saint-Simoniens avaient dirigées contre les oisifs
apparaissaient comme absolument inutiles ; il n'était plus
besoin de la moralisation de quelques oisifs puisque
tout le monde travaillerait par plaisir.
Enfin la méthode de Fourier paraissait de réalisation
beaucoup plus facile que le programme saint-simonien.
« Avant de commencer une seule réalisation pratique les
Saint-Simoniens demandaient un royaume et presque la
terre entière; ils chantaient l'association universelle de
tous les peuples; nous, disait Fourier, nous ferons ache-
ter ou louer par une compagnie d'actionnaires une lieue
carrée de terrains et même un espace moins étendu.
Nous y réaliserons l'association domestique agricole et
manufacturière afin d'attirer de proche en proche à l'imi-
tation et nous ne disons pas comme les Saint-Simoniens :
apportez-nous votre argent pour que nous fondions un
journal ou des enseignements, pour que nous fassions
des conférences par toute la France ; nous disons même :
ne confiez à personne votre fortune, régissez vous-même,
par des syndics de votre choix, l'établissement d'épreuve
sociétaire — et tenez-vous-en à la religion de vos pères,
car le mécanisme sociétaire ne réprouve que les reli-
gions qui admettent le sacrifice de victimes humaines.
(i) Lettre à J. Leclievalier, aS mai iSSa.
(2) Lettre de Gay à J. Lechevalier, 12 août 1882.
— 245 -
Tels sont les principaux arguments dogmatiques, — et
surtout pratiques — en faveur de Tassociation phalans-
térienne, émis dans la correspondance des Saint-Simo-
niens dissidents qui venaient au fouriérisme, et qui, s'ils
ne trouvaient pas tous la doctrine d'association de Fourier
parfaite à tous égards, l'estimaient du moins supérieure
à celles qui avaient été proposées jusque-là (i) ; il leur
semblait que Fourier exposait les vues « les plus lumi-
neuses et les plus ingénieuses » qu'on eût encore vues,
sur un système d'association.
« Nous nous sommes ralliés à Fourier, écrivaient J.
Lechevalier et Abel Transon (J.e Phalanstère, p. 69"), parce
qu'il nous représente pour ce but le plus Saint-Simonien
et le plus noble qu'on puisse se proposer (remédier aux
douleurs qui résultent de l'état de morcellement et de
duplicité en toutes relations) des moyens incontestable-
ment supérieurs et incomparablement plus faciles, plus
sensés, plus actuels. » C'était, s'il faut les en croire, pour
« tenir la sainte promesse » qu'ils avaient faite de l'asso-
ciation, de la liberté, du progrès, de l'amélioration du
sort de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse
qu'ils s'étaient convertis (2).
Eux aussi, comme Bazard, comme Reynaud, comme
tous les dissidents étaient persuadés qu'ils continuaient
Saint-Simon, et ils en persuadaient quelques-uns, con-
vaincus comme Didion, « qu'au génie original de Fou-
rier devait appartenir la réalisation des promesses géné-
rales faites par le saint-simonisme (3) » (Didion à
Transon, 2 juillet i832).
(i) « L'intérêt que m'inspire votre entreprise va toujours en s'accroissant.
Je ne vols que cela à faire dans le présent; il n'y a pas d'autre œuvre d'utilité
publique dans laquelle il me paraisse y avoir de l'avenir » (l'eiffer à Transon,
22 décembre iSSa).
(2) Je sais, — écrivait J. Lechevalier à Fourier, lO janvier 1882, — que
vous avez (ionné au monde ce que je lui avaispromis au nom de Saint-Simon. »
(3) « Ils ont promis l'association, la liberté, le progrès, l'amélioration du
pauvre, l'émantipation de la capacité et c'est pour tenir enfin cette sainte
promesse (ju'ils se rallient à M. Charles Fourier» (Introductimi au Phalanstèrey
— 2^C) —
La réalisation, c'est le grand mot. Les fonriéristes l'at-
tendent comme Enfantin attend sa femme libre, disait
spirituellement Lemoyne à Pellarin,(;l j'ajoute: avec beau-
coup plus d'impatience. Ce qui tentait ces ingénieurs,
CCS élèves de l'échoie des mines ou des ponts, et de l'école
polytechni(pie, dont l'instinct positif, déçu par le saint-
simonisme trop vague, trop ample et trop lointain,
faisait mesurer les efforts, c'est cet essai de réalisa-
tion qui était peut-on dire l'unique idée de Fourier. 11
était d'ailleurs facile, car que fallait-il pour le tenter?
Fourier l'avait dit: un hameau, loo familles agricoles,
un tiers de lieue carrée et 2 mois d'expériences y suffi-
ront (i) ».
Considérant, Lechevalier, Transon et les nouveaux con-
vertis comprirent d'ailleurs si bien que c'était là l'énorme
avantage de la doctrine, qu'ils en firent, si je puis dire, le
point central, le nœud de leur propagande. L'Introduc-
tion du i*"^ numéro du journal le Phalanstère était à cet
égard particulièrement significative, et insistait très net-
tement sur le caractère pratique delà nouvelle doctrine :
« Ce n'est pas, disait-elle, une théorie abstraite que nous
venons enseigner, c'est une fondation dont nous exposons
les devis, nous apportons un fait aux hommes avides de
faits et de réalités ; aux théoriciens intrépides chercheurs
de vérités nous présentons un résultat qui sans doute
fera diversion à leurs préoccupations métaphysiques et
mettra fin à leurs incertitudes; assez de systèmes ont été
proposés, discutés, assez de belles paroles jetées au vent
Toutes ces conceptions ont échoué au contact de la réa-
lité... Aussi bien l'agitation au milieu de laquelle nous
(i) Lettre de Billaut à J. Lechevalier. Nantes, () juin i832. « Je t'ai vu
avec un vif plaisir abandonner la méthode saint-sinionienne; comme tu le pro-
fesses fort bien maintenant, ce n'est point une doctrine de progrès. Celle de
M. Fourier m'a étonné pai' la profondeur de sa combinaison et je t'avoue que
je suis fort curieux de voir la réalisation expérimentale de cette théorie; et ce
n'est pas un petit avantagée que de pouvoir pratiquer immédiatement sur une
petite échelle cette expérimentation... »
l
vivons est très défavorable à l'élaboration et même à
la propagation des idées » (Introduction du Phalanstère,
t. I, p. 2). C'était le meilleur moyen de faire naître le
désir d'une étude sérieuse de la doctrine dans l'esprit
de ces jeunes hommes « positifs » à qui l'introduction
du Phalanstère faisait appel. « Nous ne voulons aujour-
d'hui que provoquer l'expérience delà méthode de Fou-
rier appliquée à l'art d'associer les travaux d'industrie
et de ménage ; nous désirons qu'on néglige tout autre
aspect de nos vues. » Et le journal insistait sur le fait
que c'était une « entreprise industrielle qu'on montait »
et pour laquelle on appelait des actionnaires aux condi-
tions strictes usitées dans les affaires. Il n'avait d'ail-
leurs pas été fondé pour exposer la théorie de Fourier,
mais uniquement pour rendre compte de l'expérience
qui allait être faite. Et le premier numéro du Phalan-
stère se bornait à publier le programme de la fonda-
tion proposée ainsi que les statuts de la société de
fondation. Ainsi pour aboutir à la réforme universelle
la doctine de Fourier prenait l'humanité où elle en était :
aux sociétés en commandite et au désir de gros dividen-
des. Plus de « roucoulements de sympathie », disaient
les phalanstériens ; nous parlons à des intérêts matériels.
Et vous n'avez aucun danger à courir. Nous ne vous de-
mandons pas comme les Saint-Simoniens de nous confier
vos capitaux. Nous achetons une lieue carrée de terrain,
pour laquelle nous créons des actions ; nous appelons
pour l'exploiter des familles pauvres, et nous organisons
cette colonie d'après les règles de la science sociétaire.
Le caractère pratique et réaliste du programme phalan-
stérien était donc très net. Et il ne semblait point que
ce fût à une secte religieuse ni politique qu'on adhérât
en se convertissant au fouriérisme, parce que au rebours
du saint-simonisme, il ne faisait dépendre la réforme
sociale d'aucune innovation religieuse quelle qu'elle fut,
puisque la doctrine de Fourier prenait son point d'appui
en dehors de toutes opinions politiques ou religieuses;
- 2/18 —
ce n'était pas davantage à une secte sociale, piiisfjue
Fourier ne songeait pas — comme Enfantin — à former
des partisans de ses idées une corporation, une commu-
nion vivant d'une vie spéciale au sein de la société ;
c'était purement et simplement, disait le PhaUmstère, à
une école scientifique qui, dans le domaine des faits
intellectuels, exposait ses idées sur Dieu, sur l'Homme
et sur l'Univers, idées sur lesquelles on pouvait faire des
réserves (i), et qui, dans le domaine des faits pratifjues,
dans le doniaine social, se proposait de faire l'application
de son principe scientifique à une opération uniquement
économique (2) et industrielle.
Cet appel fut entendu par ceux des Saint-Simoniens
dissidents qui se souciaient peu des discussions théolo-
giques qui s'étaient élevées dans les conciles de la rue
Monsigny; ne voulant plus admettre que des données
précises, ils demandaient seulement qu'on tentât l'ex-
périmentation locale de la seule théorie de progrès et de
réforme qui put être présumée réalisable (3). « Enfin
voici du vrai et du positif», écrivait Lanet à Jules Leche-
(i) Vous dire, déclarait Jules Lechevalier dans sa première leçon aux Saint-
Simoniens, que... je les adopte ou même que je les comprenne entièrement
(les vues de Fourier); vous dire que... tout m'a paru clair, serré, prouvé,
voire même probable, ce serait passer bien loin au delà de ma conviction
actuelle. A part ces vues sur les passions, sur l'association, sur l'ordre socié-
taire en général qui pour la plupart sont vraies, fécondes et plus facilement
réalisables que le Saint-Simonisme, toutes les inductions cosmologiqucs et ana-
logiques ne me paraissent encore qu'étranges, i^^ Leçon.
(2) Cela est si vrai que le journal la Réforme Industrielle ou le PItalanstere
(i832-i833) n'était pas considéré comme un journal politique par le ministère
public ni soumis comme tel au dépôt d'un cautionnement.
(3) ...Je me suis contenté longtemps d'espérer que tout au plus la France
profiterait de quelques parcelles des idées saint-simoniennes, l'association uni-
verselle me semblait une sorte de limite théorique ; je voyais des raisons pour
s'en tenir toujours à une distance finie lout en s'en approchant sans cesse
(c'était donc non pas une asymptote mais une parallèle de l'asvmptote de la
civilisation) et je trouvais maladroit d'en parler comme si elle était réalisable.
Aujourd'hui je vois autrement (Lemoyne à B..., i^ juillet iSSa). L'ordre civi-
lisé ne peut pas conduire à l'association universelle; j'avais raison en cela;
mais un autre ordre social peut y conduire et y conduira ]jroniptement ; c'est
l'oi-dre HAR.MOMEX de Fourier (/6if/em).
— 249 —
valier(i). Il ne s'agissait plus comme l'écrivait Peiffer à
Transon (lettre du 22 décembre i833), « de discuter sur
les doctrines », il s'agissait « de faire une expérimenta-
tion qui avancerait plus le bonheur de toutes les classes
et la science même que toutes les discussions auxquelles
il était facile de se livrer ». On voyait enfin dans la doc-
trine phalanstérienne « l'aurore d'une prochaine réalisa-
tion sociale dans l'intérêt de cette classe la plus pauvre
et la plus nombreuse pour laquelle on n'avait encore fait
que des discours « (J. Lechevalier, p. i56).
Tel était le mérite essentiel de la théorie de Fourier :
elle offrait la possibilité d'une réalisation quasi-immé-
diate. Qu'est-ce que Fourier demandait? à « prouver
que Tordre sociétaire est la destinée normale de
l'homme », et qu'il avait trouvé les conditions de cet
ordre. Pourquoi ne pas permettre à cet inventeur, ne pas
lui donner les moyens de faire la preuve qu'il sollicitait,
puisque d'ailleurs son essai devait s'accomplir sans léser
aucun intérêt matériel, sans blesser aucune conscience ?
11 ne s'agissait que d'une expérience, d'une vérification de
théorie. C'est ce qui intéressait avant tout, et la plupart du
temps c'est cela seul (\m intéressait — car sur bien des
points de la doctrine, nous verrons que l'accord entre le
maître et les néophytes était loin d'être absolu. «Voilà com-
(i) Lauet à J. Lechevalier: « J'ai lu tes leçons et le début du Phalanstère.
Enfin voici du vrai et du positiC. Quand tu étais Saint-Simonien et qu'en par-
tageant vos désirs de transformation pour notre misérable liumanité je vous
écoutais avec ravissement, je te disais toujours : Mais fondez quelque chose,
ayez des fabriques, faites de l'agriculture, etc .. et c'est l'objection misérable
contre laquelle est venu se briser le Saint-Simonisme. Voici Fourier et dès les
pages de Transon j'ai applaudi et partagé vos louables désirs de réalisation
Tu as pu voir à Paris qu'en suivant liabilucllement les séances Taitbout et
Monsigny, moi, homme d'imagination pourtant, je n'ai jamais pu me faire illu-
sion au point de me penser et de me dire Saint-Simonien et cependant j'avoue
encore que parmi les hommes que j'ai vus et connus vous étiez les seuls qui
m'inspiriez réellement de la sympathie. Mais les mots me mettaient en haleine
comme un coursier que le clairon anime. La prédication ou la conversation
terminée et seul avec moi-même je rentrais dans le doute et je me disais: il faut
attendre »
5>5o —
ment je vous suis acquis, écrivait PeifTer à Transon,
quoique à vrai dire, il n'y ait pas conformité parfaite (i)
entre ma pensée et celle de l'inventeur de la théorie
sociétaire » (lettre du 22 décembre i832),
La question de réalisation était donc la grosse question,
mais il y en avait une autre : celle de la liberté et de l'au-
torité, elle aussi très importante. Enfantin l'avait bien
compris, puisqu'il la considérait comme fondamentale.
« Depuis i83o, disait-il, le problème politique est ainsi
posé: quelle est la mesure de liberté et (|uelle est la me-
sure d'ordre (jue comporte la société actuelle?» Le Saint-
Simonisme avait cru le résoudre en prétendant essayer de
concilier l'autorité et laliberté par l'amour sacerdotal. Mais
cette solution n'avait pas été du goût de tout le monde;
elle avait, comme la question de la hiérarchie, de l'attribu-
tion des pouvoirs, et la manière dont les Saint-Simoniens
l'avaient posée, suscité dans l'école de nombreux mécon-
tentements (2). Cette question de l'autorité et de la liberté
avait-elle été une autre cause de discorde : elle avait
été le motif de la scission de Transon, qui abandonna le
Saint-Simonisme lorsqu'il lui fut prouvé qu'il n'y avait
« pas de milieu possible entre le despotisme et la
liberté » (3). Sur ce point encore la doctrine de Fou-
rier apportait une réponse franche et nette en prétendant
qu'il ne s'agissait pas de concilier ces deux termes:
autorité et liberté, mais de choisir entre eux ; et en
(i) Lemoyne, dans une lettre du 22 juin iSSa, adressée aux rédacteurs du
Phalanstère, écrivait : « Je crois qu'il y a des choses bizarres qui nuisent plus
qu'elles ne servent aux bonnes idées de M. Fourier, et certainement je n'adop-
terai jamais les analogies g-énérales qu'il voit entre toutes choses, ni son sys-
tème cosmog'Onique. »
(2) Transon, p. 107, Le Phalanstère.
(3) Beaucoup de Saint-Simoniens tout en « approuvant entièrement le but
dont il s'agissait ainsi que presque tous les dogmes qui étaient mis en avant,
avouaient Francliement qu'il leur semblait qu'on pouvait atteindre l'objet qu'on
avait en vue par des formes qui offriraient une plus vaste latitude à la liberté,
à la volonté des individus et qu'on éviterait parla une hiérarchie funeste peut-
être tôt ou tard au bien-être de la réunion » (G. H. Stokholm, 19 novem-
bre i83i).
choisissant la liberté, et non pas celle « abstraite et
vide qui n'est qu'une caricature, qu'un mensonge de
liberté », mais la liberté absolue d'où devait résulter la
réalisation du bien général, et qui nulle part n'avait été
obtenue avec les moyens connus. Cette solution d'en-
semble présentait un intérêt considérable par les solu-
tions plus simples et plus naturelles qu'elle imposait à
chaque problème particulier. Prenons par exemple la
question de l'éducation. Le Saint-Simonisme, qui s'en était
longuement occupé, avait professé que c'est au corps
enseignant à apprécier les aptitudes et les penchants de
l'enfant, à révéler la capacité, à indiquer la fonction. Dans
le régime sociétaire au contraire les enfants manifes-
taient eux-mêmes leur penchant par le désir et l'exer-
cice libre et le prouvaient ensuite auprès de leurs anciens
par leurs œuvres et les examens qu'ils passaient. De même
en ce qui concerne la solution de la femme : Enfantin
avait voulu lui faire dire ce qu'elle voulait. Dans le pha-
lanstère la femme était simplement mise à même défaire
ce q u'elle voulait. Ainsi la solution fouriériste du problème
social apparaissait comme plus intelligible, plus acces-
sible, plus visible à tous, plus libérale et en même temps
plus naturelle et plus pratique, plus facilement réalisable
que celle du Saint-Simonisme. Telles furent les princi-
pales raisons des conversions, j'entends les raisons
intellectuelles, car en ce qui concerne les ouvriers qui
vinrent au fouriérisme, ils y vinrent, sauf quelques-uns
qui étudièrent la doctrine (i), comme ils avaient été au
Saint-Simonisme parce que la nouvelle doctrine tout
comme l'ancienne leur promettait un plus grand bien-
être (2).
(i) Voir sur ce point le rapport de Lcsbazeilles sur l'état moral des ou-
vriers: « La plupart des conversions étaient fragiles et reposaient sur de sin-
guliers motifs : l'espoir d'un plus grand bien-être et la liaine du prêtre, voilà
les deux sentiments les plus frcijueniment exprimés dans la correspondance
ouvrière. »
(2) Paris, 18 avril i833. A Fourier. « J'ai appris par un journal que vous
— 202
Ajoutons enfin aux raisons de ces conversions celles
infiniment pins sentiinenlales (|n'inteilecliielles qui firent
que beaucoup allèrent au fouriérisme comme d'autres
au christianisme, parce; qu'ils avaient besoin de croire
à quelque chose, parce qu'ils voulaient fuir cet état de
doute oii les avait jetés la séparation de Bazard et d'En-
fautin, ou même parce que tel de leurs amis y allait lui-
même et les y appelait (i). Quelles que fussent d'ailleurs
les raisons des conversions, tous désiraient l'essai, et
l'appelaient de tous leurs vœux. « 11 est facile, écrivait
Eugénie Niboyet, de parler des théories de M. Charles
Fourier et de leur application. Tout le monde la désire:
nul n'y répugne. » Et Considérant déclarait: « Somme
toute chacun souhaite que nous ayions raison, chacun
désire l'essai » (5 janvier 1882) (2). Celui de Condé-sur-
Vesgres allait être pour les transfuges du saint-simo-
nisme une nouvelle désillusion.
vous disposiez à former près de Paris une colonie industrielle. Je connais peu
vos procédés. J'ai assisté à six ou sept soirées chez M. Considérant à Metz.
J'étais encore tout épris du Saint-Simonisme. Et j'écoutais les développements
de M. Considérant avec trop de prévention. Cependant il m'en reste le désir
de mieux connaître. « Brune/- ouvrier.
(i) Bonamy, dont j'ai plus haut cité deux lettres, écrivait à Jules : « Ce que
vous avez dit du Sainl-Simonisme (dans les leçons sur Fourier), sa marche
actuelle, mes propres réflexions m'ont conduit à un état de doute bien pénible
dans lequel je végète depuis plusieurs mois; indiquez-moi, je vous prie, les
moyens d'entrer plus à fond dans le système auquel vous venez de vous vouer,
les ouvrages qui m'édaireront le mieux » (Bonamy, i8 juin 1882). Dans la
même lettre, Bonamy souscrivait aux leçons de Jules Lechevalier et aujoutait :
« Je ne vois point le mobile qui imprime le mouvement au système [de Fou-
rier] et pourtant j'ai grand besoin de me rattacher, d'avoir confiance en quel-
que chose » (^Ibidem).
(2) Je ne connais que superficiellement le système de M. Fourier, mais ce que
j'ai pu en apprendre i)ar le Phalanstère m'a rempli d'admiration pour ce grand
homme ainsi que pour les personnes qui travaillent à la réalisation de ses idées.
Je désire de tout mon cœur que l'essai que vous vous proposez de faire soit
couronné d'un plein succès (Carnau à Jules, i3 décembre iSSa).
CHAPITRE VIII
Deux transfuges : Lechevalier et Transon.
Nous voudrions esquisser rapidement la figure des
deux principaux transfuges du saint-simonisme qui pas-
sèrent au fouriérisme : Jules Lechevalier et iVbel Tran-
son; et dire un mot de la place qu'ils occupèrent dans la
doctrine saint-simonienne et des conditions dans les-
quelles ils se séparèrent d'Enfantin pour venir à Fourier.
Beaucoup d'autres Saint-Simoniens, nous le verrons, les
suivirent dans leur évolution, mais nous n'étudierons
spécialement que Jules et Abel qui ont joué un rôle
important dans les deux doctrines. Ils sont, en effet,
dans les galeries saint-simonienne et fouriériste, qui
contiennent tant de figures intéressantes, deux des plus
originales; en eux sont venus se condenser avec toute
leur force les traits épars autour d'eux. Sans doute, il y
eut, parmi les sectateurs saint-simoniens ou fouriéristes,
des hommes qui les égalèrent par le talent, l'éloquence
ou le dévouement, mais il n'y en eut pas, je crois, qui
incarnèrent de façon plus complète ce que j'appellerai
l'état d'âme socialiste de i83o. Et à ce point de vue, leur
biographie intellectuelle et morale est du plus haut
intérêt.
Cette étude aura de plus l'avantage de nous per-
mettre de jeter un coup d'œil rapide sur l'histoire in-
térieure du saint-simonisme: chacun d'eux personnifie
d'ailleurs avec une intensité particulière Tune des deux
faces de cette doctrine : l'un, la face religieuse, l'autre
— 254 —
la face philosophique, et ils nous en offrent, si je puis
dire, deux images symétriques et complémentaires. Ils
présentent comme une synthèse, comme une léalisation
en deux esprits de l'état d'âme du socialisme romanti-
que.
I
Jules Lechevalier.
Il naquit àlaMartiniquele 21 avril 1806, et non en 1800,
comme l'écrivent plusieurs de ses biographes (i) (Voir
le Calendrier saint-simonien). C'était un homme d ini-
tiative, très actif, généreux, mais d'humeur inconstante,
un peu capricieux et, suivant son propre aveu, de « carac-
tère désordonné (2) », imprévoyant et prodigue, aimant
le confort et la vie large, qui connut toute sa vie les
embarras d'argent (voir Pellarin, page cV histoire). Doué
d'une organisation intellectuelle que tous ceux qui l'ont
approché ont déclarée admirable, d'une étonnante faci-
lité à saisir et s'assimiler rapidement les idées d'autrui,
d'une flexibilité (3), d'une malléabilité d'esprit, grâce à
quoi il se convertit à une doctrine aussi vite qu'il en
quitte une autre, touchant à tout, prenant toutes les
impressions, au demeurant plus imitateur, adaptateur ou
vulgarisateur qu'inventeur. Esprit complexe, « génie
trop mobile » (le mot est de P. Leroux : Lettre sur le
fouriérisme, p. io3, tome 1), que sa complexité, sa
curiosité placent au passage de toutes les influences
intellectuelles et morales de son siècle, on le considé-
(1) Il était avocat et n'était pas sorti de Polyteciinique comme le dit Cliar-
lety.
(2) Lettre à Clarisse Vig-oureiix (20 août i832).
(3) J. Lechevalier, esprit simple et caractère Facile jusqu'à la faiblesse —
porté au sensualisme. Ce qui le disting'uait, c'était surtout sa dialectique sub-
tile et habile et sa connaissance de la philosophie allemande. Massol.
— 255 -
rait, dans l'école, comme d'esprit exalté, mais de «- cœur
froid ». De fait, il était dépourvu de ces solides attache-
ments de cœur qu'Enfantin prisait au plus haut prix et
qu'il exigeait de tous ses disciples. « C'est un homme que
l'idée pousse, écrivait P. Leroux {lettre sur le fouriérisme,
p. 6i). Enfantin disait que chez lui « la tète emportait le
cœur (i) », et Gazeaux « que sa science était plus éten-
due que son sentiment » (lettre à Jules Lechevalier,
2/i juin 1832).
Tout jeune, il a lu Rousseau, en qui il a admiré « le
premier des philosophes qui ait senti la civilisation dans
toute sa hideur ; le premier qui se soit insurgé contre
l'hypocrisie et la perversité de ses mœurs » {Le Phalans-
tère, t. 1, p. 6^). Puis, il a essayé, comme Saint-Simon,
de se donner des connaissances scientifiques complètes
et a étudié pendant huit ans à la Faculté de droit, à celle
des lettres et des sciences et à l'École de médecine (voir
un article de V Organisateur, p. i85, i83i). Mais ce sont
les études philosophiques et métaphysiques qui l'attirent
surtout; il torture, dans une frénésie de curiosité intel-
lectuelle, toutes les doctrines, tous les systèmes pour les
forcer de répondre au besoin de certitude qui le ronge,
comme tous ses contemporains. « La vérité, écrivait-il,
fut toujours le but de ma vie » {Organisateur ^ ibidem). Cette
vérité, il la cherche tout jeune dans la philosophie du
xvm* siècle et surtout chez les sensualistes, chez Con-
dillac et Destut de Tracy ; puis (lorsqu'il se fut mis au cou-
rant de tous leurs travaux philosophiques), chez Cousin,
dont il fut quelque temps l'élève et qui cherchait alors à
fonder une religion « qui eût les conclusions du chris-
tianisme sans être le christianisme(2) » : c'était une bonne
(1) « Enfantin m'a outragé souvent sur le point le plus sensible de mon âme ;
il se permettait chaque jour de me jujjer et de me présenter comme un iiomme
dont la tète emporte le cœur Je repousse ce ju^jemenl comme une calom-
nie. » Dimanche 26 Février 1882. (^Le Fouriérisme et le Saint-Siinonisme, Leche-
valier, 78G1, Br.).
(2) Faguet, Politiques et Moralistes. 1. II, p. 268.
— a56 —
préparation au saint-simonisme. L'éclectisme qui pour-
suivait alors « le but décevant d'amalgamer ensemble
les contraires » fit sur lui une impression profonde et,
peut-on dire, inefFaçable, (;ar j^ien qu'il ait médit plus
tard des « bouflissures » (^Science sociale) de cette
« quasi-doctrine (i) » il restera au fond toute sa vie un
éclectique. Dans l'école saint-simonienne on l'appelait
un « homme de juste milieu ».
Victor Cousin, après avoir étudié la philosophie écos-
saise, s'était hâté de passer en Allemagne en 1817 et en
1818. 11 avait vu Hegel et Schelling et avait contribué à
mettre à la mode la pensée allemande. C'est sans doute
ce qui décida Jules Lcchevalier à y aller lui aussi. Il par-
tait pour l'Allemagne «convaincu, disait-il, que le vérita-
ble mouvement des idées était en France et devait s'opérer
en continuant à un point de vue plus élevé et en ordre
inverse les travaux du xviii* siècle » ; il y resta deux ans,
puis revint en France, ayant visité les principales uni-
versités, étudié les doctrines, s'étant lié avec les hommes,
« persuadé qu'il n'y avait chez nos voisins que d'immen-
ses matériaux accumulés, mais que le principe destiné à
les mettre en œuvre manquait complètement ». « 11 y a,
ajoutait-il, entre l'Allemagne et la P'rance aussi bien
dans l'ordre intellectuel que dans l'ordre politique, la
grande distance que la révolution française a mise entre
la France et toutes les nations rivales. »
La philosophie allemande l'impressionna pourtant vive-
ment : il avait lu Kant, Fichte, Schelling et Hegel, — qui
devait avoir sur lui une très réelle influence, — et était
devenu « zélé sectaire de la philosophie allemande »
qu'il s'était assimilée parfaitement [Voir Lambert, Papiers
personnels aux archives saint-simoniennes].
A son retour à Paris, en 1826, il entendit parler, chez
quelques jeunes gens où il fréquentait, d'une école phi-
losophique encore peu connue mais dontles initiés disaient
(i) Phalanstère, p. 63.
— ao-j —
et promettaient merveille. Elle avait depuis un an un
journal Le Producteur qui avait pour but de « répandre
les principes d'une philosophie nouvelle ». Cette philo-
sophie, basée sur une nouvelle conception de la nature
humaine, disait l'introduction du journal, reconnaissait
que la destination de l'espèce sur le globe était « d'ex-
ploiteretde modifier à son plus grand avantage la nature
extérieure ». Elle déclarait donc que l'avenir était à l'état
industriel. Mais cette doctrine ne s'occupait pas seule-
ment d'éconojTiie politique, elle répondait à tout, embras-
sait tout; elle pensait accomplir une révolution aussi
bien dans la conception des idées que dans la satisfac-
tion des besoins, et s'occupait de l'industrie, delà science
et des beaux-arts, « comme des trois facultés : physiques,
intellectuelles et morales qui constituaient l'homme ».
L'introduction du Producteur déclarait enfin que « ses
travaux dans cette direction suivraient une progression
toujours constante parce que des notions toujours
plus exactes de ses destinées et de ses forces le condui-
saient à améliorer incessamment l'association: un de ses
moyens les plus puissants ».
Jules Lechevalier fut séduit par ce programme. 11 lut
\e Producteur avec intérêt, puis sur la recommandation de
ce journal les ouvrages de Saint-Simon à qui 0. Rodri-
gues consacrait une série d'articles, et qui « révélait à la
jeunesse qui avait été élevée dans les écoles muettes de
l'Empire toutes les idées qui avaient été agitées dans
les années qui avaient précédé la Révolution et dans les
jours de son triomphe » [Bûchez, bitroduction à la
science de l'histoire, t. 1, p. i3G]. Il fut frappé des idées
et des préoccupations qu'exprimaient ces dill'ércnts
ouvrages et bientôt un de ses amis, métaj)hysicien
comme lui, Charles Duveyrier, le convertit au Saint-
Simonisme. C'est ainsi que Jules Lechevalier forma avec
Cazeaux, Transon et Enfantin, (|ui habitaient alors avec
lui l'ancien hôtel de Gcsvres près du passage Choiscul,
le premier noyau de la rue Monsigny.
17
— 258 —
Il est heureux; il croit (Hre à l'abri du doute. 11 pense
avoir trouvé dans le Saint-Simonisme « une pensée et
un but dignes de la génération qui a à accomplir l'œuvre
que les vrais grands hommes du dernier siècle ont entre-
vue dans toute sa grandeur », et être désormais en
possession de ces principes directeurs qu'il a cherchés
dans la philosophie allemande, où il ne les a pas trou-
vés, ce qui l'a empêché de s'y rallier complètement, et
dans l'éclectisme qui n'a pas réussi non plus à le satisfaire
pleinement. Et tout de suite, avec son habituelle mobi-
lité, et son enthousiasme pour les idées nouvelles, il
s'enflamme pour cette doctrine. 11 n'hésite pas à annon-
cer c( une ère nouvelle pour la France et pour l'huma-
nité ». Il ne s'agit rien moins que d'une « réorganisation
intégrale de la société parmi les hommes en donnant à
chaque humain le droit et les moyens de développer tou-
tes ses facultés. Ce qu'on veut, c'est réaliser, organiser,
faire passer dans la pratique les résultats les plus impor-
tants de la science sociale ». Tout de suite, à peine né
à la doctrine, il écrit des articles et comme il a la voca-
tion et le besoin de faire des prosélytes, de convertir, en
mars i83o il a déjà « à ses trousses une dizaine de néo-
phytes qu'il endoctrine chaudement(Lettre d'Enfantin)».
Nous avons fait en Jules, écrit Enfantin qui s'en félicite,
une bonne acquisition ». Et en effet l'école n'a qu'à se
louer de ce catéchumène dévoué, enthousiaste et actif;
cependant, il encourt un léger reproche : ses pères
— et surtout Enfantin — le trouvent encore trop impré-
gné de philosophie et pas assez religieux. Mais les der-
nières vapeurs de philosophie qui obnubilent encore
l'esprit de Lechevalier vont bientôt se dissiper complè-
tement (du moins les Pères le croient). Au mois de mai
i83o, Enfantin écrit avec joie : « La métaphysique de J. Le-
chevalier est décidément enfoncée ; nous avons l'autre
jour, Bazard et moi, retourné le portrait de Hegel qui
était dans sa chambre et écrit sur le dos : Saint-Simon,
religion, science et industrie. » Et dans une autre lettre :
« La séance d'hier a été bonne. Jules Lechevalier a enterré
tous les métaphysiciens, Bazard, Rodrigues et Margerin
l'entendaient de ma chambre. » Aussi gravit-il rapide-
ment le cursus honorum et les degrés de la hiérarchie.
Le 24 décembre, il entre au collège avec Carnot ; peu
après, la direction du deuxième degré lui est accordée,
ainsi qu'à Duveyrier. Cet avancement rapide ne fut d'ail-
leurs pas vu d'un très bon œil par tous les sectateurs (i),
et c'est sans doute pour celte raison et non pour celle
qu'il en donna, que Lechevalier se démit tout aussitôt de
ses fonctions de directeur du deuxième degré (2).
On voit donc qu'il occupait un rang fort important dans
la doctrine. Les historiens du Saint-Simonisme n'ont
pourtant parlé de lui que brièvement. Et il y a lieu de
s'en étonner d'autant plusque l'influence de Jules Leche-
valier sur la formation du Saint-Simonisme est très réelle
et très certaine. Sa science philosophique avait, en effet,
fait tout de suite de lui un des métaphysiciens les plus
écoutés de la doctrine qui comptait encore dans ses rangs
Duveyrier, Hoart et plusieurs autres. Et ici le témoignage
que nous apporte Pierre Leroux est formel. Pierre
Leroux, espritfumeux sur lequel l'Allemagne et les idées
allemandes exercèrent aussi une grande influence, qui
assista à la confection et à l'élaboration de la doctrine
saint-simonnienne, n'hésite pas à dénoncer en Jules
Lechevalier « un homme dont le génie trop mobile après
avoir gravité dans l'orbite de Hegel s'attacha malheureu-
sement pour Saint-Simon à l'école de ce philosophe »
(Lettres sur le Fouriérisme). Nous avons vu plus haut
que P. Leroux accusait Enfantin d'avoir « accouplé la
doctrine de Fourier et la métaphysique de Hegel, par un
(i) Ce classement était l'œuvre des deux chefs de la doctrine, le colièjje en
avait ignoré la préparation et n'en fut instruit que dans la réunion générale.
Enfantin « constate lui-même l'impression peu favorable que celte création
inattendue produisit sur plusieurs membres de la famille saint-simoniennc ».
(■() « Mais en réalité, je n'ai jamais pu le diriger; convaincu île mon insuf-
fisance, je nie démis de cette fonction. » J. Lechevalier.
— aOo —
étrange ainalganic, aux vérilùsdc Saiiil-Siiuon n. Ce sciait,
s'il faut l'en croire, Jules Lechevalier qui se serait chargé
de fournira J^iCanlin « une partie des ressoui'ces néces-
saires à ce mélange », et (|ui se serait fait son collabora-
teur ou plutôt son complice dans cet arrangement et
dans la préparation de cette « olla podiida ». Telle est
rallirmalion de Pierre [jcroux ; il n'}' a aucune raison
sérieuse de la mettre en doute et il n'est pas téméraire
de j)enser, étant donnée la formation philosopiiique de
Lechevalier (Victor Cousin et Allemagne) (|u'il eut une
part sinon prépondérante du moins importante dans
l'élaboration de la religion et de la métaphysique saint-
simoniennes, et tout spécialement dans celle de l'espèce
de mysticisme philosophique qui est le fond de la doc-
trine et du panthéisme c|ui en est une des caractéristi-
ques. Jules Lechevalier ne se défendait (Tailleurs que
mollement d'avoir joué ce rôle. «On m'a classé comme
théologieij, disait-il, le jour où il se sépara définitivement
du Saint-Simonisme : je veux bien n'avoir élé qu'un théo-
logien. » 11 serait d'ailleurs intéressant, mais délicat et
difficile, pour ne pas dire impossible, d'essayer de démê-
ler dans le Saint-Simonisme l'apport personnel de cha-
cun des principaux disciples, de délimiter leur influence
propre et leur action individuelles, de déterminer avec
précision en quoi et comment par exemple, Enfantin a
introduit la philosophie sensualiste dans la doctrine et
Jules Lechevalier les idées allemandes, — comment
E. Rodrigues, Lambert et Duveyrier ont influé sur le
développement théologique du dogme nouveau.
Ce qu'on ne saurait, en tous cas, exagérer, ce qui est
formellement établi c'est Timportance du rôle de Jules
Lechevalier dans la propagation de la doctrine. Esprit
brillant, alerte et fin, « l'un des plus subtils de notre
époque », dit Pierre Leroux, dialecticien vigoureux, logi-
cien et raisonneur, expert à la discussion, il se distinguait
très nettement des autres prédicateurs habituels du saint-
simonisme : il n'avait certes pas l'éloquence vibrante et
26l
pathétique d'un Barrault, ni l'élévation de Jean Reynaud,
ni le charme grave et féminin de Transon, ni la rudesse
de Baud ; ses prédications contiennent moins de médi-
tations lyriques et d'invocations mystiques, moins de
tirades ampoulées ou brillantes, moins d'emphase et de
« morceaux » à effet ; en un mot, elles sont moins reli-
gieuses et moins romantiques, de forme tout au moins.
Ayant une élocution assez simple, une « facilité inta-
rissable », dit Pellarin, une aptitude indéniable à présen-
ter les idées des autres, de telle façon qu'elles semblaient
sortir de sa tète et lui appartenir en propre, à exposer
avec une clarté relative des idées très nuageuses, il avait
toutes les qualités qu'il faut à un vulgarisateur, et il en
fut un merveilleux, résumant avec verve le dogme saint-
simonien pour ceux qui n'étaient pas encore initiés ;
aussi Temploya-t-on surtout dans les missions de pro-
vince bien plus qu'à Paris. Il y obtint d'ailleurs du suc-
cès et beaucoup de lettres des archives saint-simonien-
nes proclament son talent. Truitt vante « l'irrésistible
puissance de sa parole prenante » (voir aussi lettres de
Bardin à Michel, et de Paul de Boureulles), et Vinçard
parle avec admiration de celui qu'il appelle le « savant
enseigneur ».
Ajoutons qu'il faisait preuve de talent dans la discus-
sion (i) et qu'il n'était pas dépourvu d'esprit. « Souvent,
écrit Pellarin, lorsqu'il y avait plusieurs prédicateurs on
le réservait pour la réplique aux contradicteurs qu'il don-
nait piquante. »
Il avait à Bordeaux fondé avec Rigaud un enseigne-
ment où il avait par des expositions et des conférences
multipliées réussi à pr()[)agcr la connaissance de la reli-
gion nouvelle ; puis, il s'était rendu à Toulouse pour y
faire l'ouverture de l'enseignement saint-simonien. Le
20 janvier i83i, il avait commencé l'enseignement ccn-
(t) « Jules a été superbe dans la discussion » (Enfantin h l\essé(juiei-, 3f) jan-
vier i83i).
2G'.>. —
Irai (|ui devait ôlre fait |)ar lui et Carnot une fois par
semaine. l\iis, an prinl(ïmj)s de cette niènnc année i83i,
il avait dirigé avec- (juéroult la mission de l'Ouest qui
avait parcouru lîoucm, le Havre, Dieppe, où il avait obtenu
de gT'ands succès, et pendant l'été la mission de VKsl au
cours de laquelle il avait visité, avec- Capella et Rol)inet,
Dijon, Besançon, Arbois, Salins, Mulhouse, Coliuar,
Strasbourg et Metz. — Dans tous ces voyages, il avait
fait de très nombreuses conversions, et avait contracté
des amitiés fidèles. Il faut ajouter pour être complet que
c'est surtout à Jules Lechevalier, ainsi (ju'à quek|ues-uns
de ses camarades, j)armi lesquels je dois citer Carnot et
Lagarmitte, qui avaient des relations en Allemagne,
que le saint-simonisme doit d'y avoir été étudié avec
beaucoup de sympathie (i), et qu'il attira à la doctrine
saint-simonienne (pielques jeunes gens qui, comme lui,
s'étaient intéressés à la philosophie allemande (2).
Si j'ai insisté un peu longuement sur toutes ces péré-
grinations de Lechevalier, c'est pour montrer l'activité
énorme qu'il dépensa au service de la doctrine, surtout
en l'année i83i. Mais il convient de noter ici un incident
important, — non seulement pour Lechevalier, mais
encore par les conséquences qu'il devait avoir sur
l'histoire générale du saint-simonisme, — qui se pro-
duisit au début de cette année i83i. Jules Leche-
valier, qui avait alors 25 ans à peine, s'était épris d'une
jeune et célèbre actrice, Léontine Fay, dont il voulait
demander la main. Ce dessein, qu'il avait communiqué
au collège, avait soulevé une très vive discussion. C'est
même lui qui fit éclater visiblement et publiquement
pour la première fois la mésintelligence de Bazard et
(i) On avait envoyé aux principaux professeurs des universités allemandes
le Nouveau Christianisme avec une note explicative où J. Lechevalier exposait
le but et les progrès de l'école, en ajoutanl qu'elle deviendrait lilentôl une
société religieuse, scientifique et industrielle.
(2) « Jules a beaucoup contribué à la venue de Lherminier (sic) par le lien
commun de l'Allemagne. » Lambert, papiers personnels (i835).
— 263 —
crEnfantin (i). Ce dernier consentait au mariage contre le-
quel Bazard et sa femme élevaient des objections ([ui fina-
lement prévalurent. Glaire Bazard surtout avait comljattu
le projet de Lechevalier avec énergie, et même avec àpreté
et avait écrit à cette occasion une lettre curieuse par les
doléances qu'elle y exprimait sur l'admission à Tapostolat
saint-simonien des femmes mondaines et déclassées. On
ne se borna pas d'ailleurs à discuter sur le mariage de Jules
Lechevalier. Le débat fut étendu et considérablement
amplifié ; la question fut généralisée : en parlant du
théâtre on parla du mensonge, et du mensonge on en
vint à la morale. En discutant du projet de mariage de
Jules Lechevalier, on posa la question du mariage, des
relations sexuelles et de la femme en général. C'est
ainsi que débuta la dissidence qui devait amener la rup-
ture définitive entre les deux pontifes. Finalement, Jules
Lechevalier renonça au mariage comme Eugène Rodri-
gues l'avait déjà fait sur le désir d'Enfantin, et il com-
mença de nouvelles tournées de propagande. Il avoua
plus tard, le 19 novembre i83i, le jour de la scission,
que « depuis le moment oii il s'était avoué missionnaire
et où il avait préféré cette fonction à toute autre, il avait
commencé de douter ». On a en effet l'impression qu'il
essaie par l'activité débordante qu'il déploie en cette
année i83i de s'étourdir, de se griser, et qu'il entreprend,
en s'efforçant de convaincre les autres, la tâche plus dif-
ficile de se convaincre soi-même. C'est dans cet état
d'esprit, qu'il entendit parler pour la première fois, au
cours d'une de ses missions, au mois de juin i83o, de
Fourier et de ses œuvres qu'il ignorait complètement ;
mais ce qu'on lui en dit ne parvint pas à exciter sa curio-
sité ; il demanda |)ourtant aux chefs de la doctrine s'ils
les connaissaient. Ceux-(ù se contentèrent de lui répon-
dre qu'ils « avaient vu Fourier, que dans ses ouvrages
(i) La première discussion sur les feinines eut lieu au sujet du projet de
visite de Leclievalier à l'actrice.
— ■aÇ)\ —
TcHal acliirl de la c\\ \\\s',\\\()\\ cAd'il as.sez bien Critiqué, iriais
(jiic ses vues sur l'avenir étaient sans aucune impoi-
tance et étroites, mesquines, perdues clans de menus
détails; qu'il n'avait fait (|ue coordonner et régulariser
les passions telles (|ii(! la société les présentait aujour-
d'hui ». Jules Lechevaiici- passa outre; ([uelque temps
après /e Nouvemi Monde hnhistvielUù tomba sous la main ;
mais la terminologie nouvelle et le vocabulaire de Fou-
rier le « rebutèrent au lieu de le frapper par leur rigueur,
leur justesse, leur précision... » (i). Quelques mois plus
tard, au mois de mai i83i, il prit pourtant connaissance
des ouvrages de Fourier, mais « préoccupé d'autres
idées et plein de foi (du moins, il le dit), dans un mou-
vement dont il ne sentait pas encore le vice mortel », il
glissa légèrement sur une première lecture ; il acceptait
« le préjugé sainl-simonien sur la valeur de la théorie
sociétaire ». C'est sur ces entrefaites qu'il partit en mis-
sion dans l'Est de la France. A Dijon, il fit la connais-
sance de Gabet, l'un des premiers fouriéristes. Gal>et lui
parla beaucoup de Fourier, le pressa d'étudier ses
œuvres, lui assurant que quand il les connaîtrait il renon-
cerait au saint-simonisme pour adopter le système de
F'ourier (lettre de Gabet à Fourier). Mais Jules Leche-
valier « rejetait bien loin de lui une pareille apostasie ».
Il se permettait de « trancher légèrement sur la décou-
verte de Fourier ». 11 avouait déjà pourtant que ce der-
nier était « doué d'un grand talent et qu'il y avait dans
ses écrits des choses excellentes, qu'il serait bien aise
de le connaître et qu'il ferait tous ses efforts pour le voir
à son retour » (Lettre de Gabet à Fourier, 2 août i83i) (2).
(i) Lettre de Lechevalier à Fourier (Paris, i6 janvier 1882).
(2) « Quoiqu'il y ait peu de temps que j'ai eu l'iionneur de vous écrire, je
crois ne pas devoir différer à vous instruire de ce qui s'est passé ici à votre
ég-ard. J'ai eu de nouveaux entretiens avec J. Lechevalier, père Saint-Simo-
nien, à votre sujet. N'est-ce pas, me disait-il un jour, que notre svstème est
bien plus g-rand, tellement supérieur au vôtre que je suis convaincu que lorsque
vous le connaîtrez bien vons-raèine, vous serez de mon avis. — Cela me paraît
bien difficile Malheureusement, notre conversation a été interrompue. Mais
— 265 —
A Besançon, où il alla ensuite prêcher le saint-simo-
nisme il rencontra J. Muiron, le premier disciple de
Fourier (i8i^) qui avait écrit en 1824 un ouvrage intitulé
Aperçus sur les procédés indiistinels, dans lequel il voulait
faire connaître et vulgariser la théorie sociétaire. Muiron
fit sur Lechevalier une très forte impression. « Pour la
première fois depuis longtemps, écrit-il à Fourier, je
rencontrais un homme fort, il me parut enthousiaste,
ardent, dévoué ; ce fut un premier éveil pour mon cœur
et pour mon esprit. De longs entretiens avec M. Muiron
et M™* Clarisse Vigoureux me firent enfin sentir la haute
portée de vos vuesl Je me liais d'affection avec votre
disciple : nous nous reconnûmes pour des hommes
dévoués destinés à marcher dans la même voie et à nous
rencontrer un jour. » Jules Lechevalier croyait alors que
Muiron viendrait « apporter le tribut de son talent au
saint-simonisme et enseigner aux Saint-Simoniens les
idées de Fourier ». 11 lui promit d'examiner sérieuse-
ment les ouvrages de Fourier et d'en rendre compte dans
le Globe, et préluda en effet par une annonce qui parut
dans lejournal. Il était cette fois décidé à une étude appro-
fondie, et commença par lire tout d'un trait les deux gros
volumes du traité d'association. « Je fus saisi, écrit-il à
Fourier, de ce que ce livre contient de neuf, de profond,
d'immense et pourtant je ne songeais encore à vous con-
sidérer que comme un des satellites de l'astre saint-
simonien. J'écrivis aux chefs de la doctrine que je vous
regardais comme le savant perfectionnant dont nous avions
besoin : c'était encore une application de notre absurde
méthode de classement, (i) » Il ne reçut des Pères aucune
réponse. De mauvaises nouvelles lui arrivaient d'ailleurs
le lendemain, elle reprit, non sur le môme sujet, mais sur votre personne. Il
m'avoua qu2 vous élie/.dou6 d'un g-rand talent, etc.. » (IjCUre de (îabet à Fou-
rier, 2 août l83i).
(i) Voir sur toute cette partie la lettre dcJ. Lechevalier à l'^ourier du
lO janvier i83'.i, à laquelle sont empruntés les ch^nients d'une partie de ce
récit.
— .'M —
de Paris. Chaque jour, les discussions et les dissenti-
ments devenaient plus àpies et s'ao-^ravaient ; et, de
guerre lasse, les questions avaient dû être portées au
sein du collège. A Strasbourg, Leclievali(;r aj)pren(l la
maladie de Bazard causée par les orages et les violences
du débat. 11 aj)[)rend en même temps la suspension du
Globe ou du moins la probabilité de cette suspension; il
se décide aloi-s à partir pour Paris. INIais au moment de
partir, il reçoit une lettre de Duveyi'ier lui annonçant
que Hazard et Enfantin se sont enfin mis d'accord, (jifen
présence de lout le collège, ils se sont embrassés et
que les fils ont suivi l'exemple des pères. Transporté
de joie, Jules Lechevalier écrit alors aux Pères une
lettre enthousiaste, et accourt à Paris pour les em-
brasser. Mais Taccord avait été bref. Déjà les discus-
sions avaient recommencé ; elles étaient dans toute leur
force quand il arriva. Désolé de ce qu'il appelait « la
résurrection du bas-empire », persuadé qu'il avait à
« remplir une oeuvre de missionnaire et d'annonciateur
et qu'il en savait assez long pour faire beaucoup de
bien à ses semblables », il repart alors et recommence
ses courses apostoliques — jugeant inutile d'insister
pour faire adopter par Enfantin les idées qu'il avait
émises sur Fourier et sur son traité d'association. Le
moment était mal choisi. Mais il n'abandonnait pas cette
idée qui le hantait depuis quelques mois qu'on pouvait
« harmoniser Fourier et Saint-Simon (i) ». Ceci ressort
très clairement des lettres de Victor Considérant à
Fourier et de celles de Lechevalier lui-même qui écrit:
« J'étais arrivé à avoir la plus haute idée des vues pra-
tiques du traité de l'association et de profit que le saint-
simonisme pourrait en tirer... » Et il avoue un peu plus
loin qu'il ne « songeait qu'à absorber la science positive
et fixe dans le nuage du progrès ».
C'est dans ces dispositions d'esprit que Jules Leche-
(i) Considérant. Lettre du i3.
- .67 -
valier rencontra Victor Considérant à Metz. Il le vit sou-
vent, et se lia avec lui (i).
Considérant n'aimait point le Saint-Simonisme. Il faisait
depuis quelque temps déjà des réunions contradictoires
dans lesquelles il exposait le système de Fourier et s'était
heurté dans sa propagande au petit groupe Saint-Simonien
de Metz (2). Il eut néanmoins la meilleure impression de
Jules Lechevalier qui lui parut un « homme loyal, un
homme d'intelligence et de cœur, un homme de foi et
d'espérance et d'amour et dont l'intelligence était
ouverte, la tète bonne. » (Lettre de Fourier.) II avait vu
d'ailleurs Lechevalier à la tâche, et comprenant le parti
qu'on pouvait tirer d'une telle recrue, il fit tous ses
elïorts pour hâter et achever la conversion du prédicateur
Saint-Simonien qui, d'ailleurs, « marchait à grands pas
vers le fouriérisme. » Le moment était opportun. Il le
voyait, en effet « désabusé et dégoûté du bagout saint-
simonien. » Jules Lechevalier ne lui avait pas caché la
fâcheuse situation dans laquelle se trouvait le saint-
simonisme, les difficultés au milieu desquelles il se
débattait, les discussions qui l'épuisaient. «Jules Leche-
valier, écrivait Considérant tout joyeux à Clarisse Vigou-
reux, m'a fait des révélations uniques ; il y a détresse
dans la doctrine, détresse d'argent, division du sacré
collège. Cela finira mal. » Et encore : « Nous avons déjà
les Sairft-Simoniens et les Saint-Simonistes ; nous
aurons bientôt un nouveau schisme, et par le fait il
existe. Jules Lechevalier lui a déjà donné un nom ; il
appelle les non divorcistes catholi(|ucs et les divorcistes
(i) « A son voyage à Metz, écrit Lambert, il a t'té rudemenl frotté par Con-
sidérant. )) Papiers personnels.
(2) « Quelques-uns de mes camarades [de l'école d'application] ont été acca-
parés par les Saint-Sinioniens de Paris. Ils ont ici formé une petite secte qui
s'apprête aussi à faire son développement et à bien m'écouter pour me combat-
tre. Je prévois que la question de liicrarcliie sera vivement débattue ; car c'est
là toute leur affaii'c sociale à eux; elle n'est pas difficile à attaquci- la Icui!
Mais je voudrais ètie tout à fait en état d'établir la nôtre sans qu'il n'y ait
rien de louche ni d'arbitraire dans son organisation ». Metz, 2*7 septembre
l83l, Considérant à fourier.
— 26.S —
païens. » Lechevalier penchait vers Foiiricr mais il hési-
tait encore. L'ancien élève de Cousin élait toujours
oljsédé par Tidée qu'il y avait une œuvre niat^nilicjue à
faire en alliant, en « harmonisant » Saint-Sinion et
Fourier. « M'est avis, écrivait (Considérant à Fouricr,
qu'il changerait de drapeau dès aujourd'hui s'il n'était
pas si lancé et s'il n'avait pas l'idée qu'on put harmoniser
P^ourier et Saint-Simon. » Il ajoutait : « Il m'a promis
pour bientôt une étude sérieuse et profonde. 11 m'a dit
que s'il avait une foi nouvelle, il tâcherait de la faire pas-
ser che/, ses pères et les f|uitlefait plutôt s'il n y [)ouvait
réussir». « Je crois bien, concluait-il, que nous l'aurons. »
Les événements qui se déroulaient à Paris, les dis-
cussions enflammées de la rue Monsigny, dont l'écho par-
venait jusqu'à lui, entamaient de plus en plus la foi de
.Jules Lechevalier dans la doctrine et « détruisirent
môme entièrement la confiance » déjà fort ébranlée qu'il
avait encore dans ses chefs (Lettre à Fourier). Consi-
dérant le « frottait rudement » et Lechevalier faiblissait
de plus en plus. « Dans la discussion, écrivait Considé-
rant, je ne lui ai pas fait une concession, il m'en a fait de
puissantes et même de décisives parce qu'elles contien-
nent des déductions opposées à son salmis social et reli-
gieux je crois que nous l'aurons bientôt » (Lettre à
Clarisse Vigoureuxdu i3, sans autre date). Le lendemain,
il écrivait : « .J'ai revu ce matin Jules Lechevalier. Je le
regarde comme un homme à nous; c'est inmanquable, il en
admet parfaitement la possibilité ; voire même il en étale
le désir » (Lettre à Clarisse Vigoureux). Quand Jules
Lechevalier partit de Metz pourrevenir à Paris, « Consi-
dérait le regardait ouvertement devant beaucoup de
monde comme entièrement gagné au fouriérisme. Il
n'y avait plus que quelques liens à rompre dans le Saint-
Simonisme et il répondait du reste » (i).
A son retour à Paris, Jules Lechevalier parla peu de ses
(i) Lambert. Notes manuscrites.
— 269 —
entrevues avec Considérant ; mais « il déclara fortement
la valeur de Fourier » ; il dit qu'il serait bon d'exposer
ses idées aux Saint-Simoniens, et demanda à en être
chargé (Lambert). Mais cet accès de fouriérisme parut
intempestif et on le lui refusa; quelques jours après
(c'est Lambert qui le raconte dans ses papiers person-
nels, d'après un récit qui lui aurait été fait par Jean
Reynaud), Lechevalier alla trouver Leroux et Reynaud
et leur proposa purement et simplement de se mettre à
la tête de la doctrine. « Vous êtes fou, lui dit Reynaud, il
faut quelque chose de neuf pour cela, un principe, une
révélation. 0 « S'il n'y a que cela qui vous gêne, aurait
alors répondu Jules Lechevalier, al tendez une heure et
je reviens avec une proclamation. » On crut alors, rue
Monsigny, que Jules Lechevalier voulait se poser comme
pape et révélateur (i). Lechevalier protesta d'ailleurs
toujours avec force contre cette accusation. « C'est un
enfantillage, disait-il, je ne veux de papauté ni pour moi,
ni pour personne, encore moins de révélation (2) .»
J'ignore si son intention était de se poser comme pape;
mais il n est pas téméraire de supposer que Lechevalier
songeait peut-être alors, en bon élève de Victor Cousin,
à réaliser son fameux projet de conciliation et d'harmo-
nisation.
Le 19 novembre eut lieu une réunion générale de la
famille. Quand Enfantin eut exposé les raisons de la
retraite de Bazard, Leroux, Carnot et J. Lechevalier
déclarèrent qu'ils se séparaient de la famille. Lecheva-
lier protesta en termes mesurés mais énergiques. Il
déclara : « J'ai dit, le jour où j'ai été converti à la doc-
trine, qu'au nom de Dieu je mettais ma destinée entre
les mains de Bazard et Enfantin.... ; ils ne sont plus
d'accord — , je me retire ; je ne reconnais plus la famille
saint-simonicnne. (3ui, je doute. J'avoue que je suis
(i) Olivier... a eu la t(M'ril)lc manie do croire à la iiapaiitt^ |)(>ni- lui [I a t^té
écrasé comme .Iules et Dugied (l^ufautin).
(3) 1'. 3(j el fiO de sa broebure ; Lellre sur lu ilii'isinn .
'2']0
arrivé au doutp:, au doute complet sur toute la doctrine,
à l'état où je me trouvais avant d'être Saint-Simonicn.
Je doute môme de Saint-Simon. Je doute de ceux ({ui
l'ont continué ; je doute de tout je suis encore une
fois seul dans le inonde. » Puis Lech(;valier expliqua
longuement les causes de sa séparation qui diOeraient,
comme nous l'avons vu, sensiblement de celles des
autres dissidents (Voir : Réunion générale de la fa-
mille. Séance des 19 et 2 1 novembre i83i). Enfantin
lui répondit: «J'accepte ta défection, Jules; tu raisonnes
trop, tu es trop positif pour nous suivre dans la voie où
nous entrons. »
Le lundi 21 novembre, Jules Lechevalier alla à la
deuxième réunion. Le soir, il alla trouver Enfantin et
« faire, comme il disait, une dernière tentative ». « Le
Père le secoua trop rudement, sans doute sur sa faculté
de théologien; il ne revint plus » (Lambert). Comme
tous les dissidents, il envoya au Globe sa déclaration de
séparation, en même temps qu'une lettre curieuse qu'il
adressait à Enfantin (i). Mais la sienne ne fut pas insé-
(i) Cette lettre a été insérée à la fin de la brochure de Jules Lechevalier.
Lettre sur la division, mais le véritable texte de la lettre qui est à l'Arsenal
diffère un peu de celui de la brochure. Voici à titre de curiosité la lettre inté-
grale :
Au Père Enfantin, son fils Jules,
Ions que j'aimerai loujours.yous auquel je vais porter peut-être un coup cruel,
ne repoussez ni par le dédain, ni par la préoccupation de votre œuvre actuelle,
les lignes que je livre aujourd'hui à la Pamille saint-simonienne. Depuis plu-
sieurs jours, j'ai écrit une partie de ce que vous lirez; j'ai changé [modifié] quel-
que chose, mais je n'ai pu xour effacer [malgré les émotions que j'ai ressen-
ties], malgré cette journée de dimanche [qui m'avait entraîné si fatalement
vers vous. Si, dans l'intimité, vous étiez demeuré tel que je vous avais vu devant
le monde, malgré ce pauvre Transon qui de toutes ses forces m'attirait vers vous...
Adieu, je travaillerai quelque temps loin de vous... Je m'isole, ce n'est pas
votre influence que je fuis; ce sont ces frères et sœurs, ces fils et ces filles qui
de leur amour aveugle m'euipècheraieut de les servir en vous arrêtant,
malgré cette journée de dimanche] qui m'avait entraîné si fatalement vers
vous, et dont votre conversation intime a détruit l'effet, malgré ce pauvre Abel
dont la souffrance m'afflige et qui de toute sa douleur et de toute ma responsa-
bilité personnelle m'attirait à vous.
Si je ne partais aujourd'hui, il serait trop tard demain, car je ne veux être
— 271 —
rée. Peut-être espérait-on qu'il ferait amende honorable
et qu'il reviendi'ait à la doctrine. Peut-être aussi crai-
gnait-on l'effet ((ue pouvait avoir sa déclaration sur
les nombreux néophytes qu'il avait convertis dans ses
missions de province et qu'il avait amenés à la doctrine.
confondu avec personne de ceux qui sortent ou de ceux qui restent. Bazard
rappelé à l'ordre par Pé;'e(Ve ! Bankt et Bazard I Oli ! c'est trop fort que cet
oubli de toute convenance, de tout amour, de toute religion ! C'est trop fort
que le protestantisme alphabétique !
Ecoutez-moi, je vous supplie ; vous m'entendrez toujours avec une parole
d'amour, mais vous ne m'entendrez plus sous la forme de lettre privée et de
quelques jours vous ne me verrez pas. Je vous l'ai dit dimanche : Mon bonheur
et mon malheur c'est d'avoir aimé tout le monde et d'avoir cru long-temps à la
sincérité de chacun, du moins quant aux articles fondamentaux de notre foi.
Ce qui me sépare aujourd'hui de tous, c'est que des deux parts je sens la haine
cachée sous les formes mensongères et mortelles ou de I'amour ou de la for-
mule.
\ ous croyez que je n'ai jamais été religieux, et qu'est-ce donc que d'avoir
obéi si longtemps à deux hommes radicalement divisés et de les avoir UMsdans
mon amour? C'est vous qui n'avez jamais été religieux et qui ne pourrez plus
ni l'un ni l'autre prétendre <t la' religion avant de vous être embrassés et con-
fonduschacun pour votre part dans le même mea cu//3a et devant tous; voire part
à vous I-*. Enfantin sera et devra être la plus lourde, si vos prétentions actuel-
les sont vraies et datent du jour même où vous avez, dites-vous, appelé l'homme
irreligieux à vos côtés. Ah ! puisque depuis deux ans votre vie a été un effort
de ruse et de finesse, pour arriver à vous montrer tels que vous êtes, mon Père,
je crains cette habitude pour vous, et sur mes pères, sur mes fils, sur moi-même,
j'en sens chaque jour les reflets. Mon l-'ère, mon Père, Dieu n'est pas avec
vous ! Dieu se retire des hommes qui ont osé donner pour l'association l'anta-
gonisme, pour la vie la mort. Dieu est la vérité, Dieu est l'amour ! Et s'il
n'est pas donné à l'homme de tout aimer, de tout connaître, il est ordonné à
l'homme de dire toujours où il en est, où il en veut venir.
Dimanche, j'ai eu encore un moment d'illusion, non sur le fond des choses
puisque vous n'avez touché à rien de ce qui m'embarrasse mais tons ces mem-
bres de la famille qui m'entouraient, tous les actes de dévouement dont j'étais
témoin m'ont enivré jusqu'aux larmes. Ma volonté allait fléchir pour leur mal-
heur, pour le vôtre, pour le mien? Ma conversation intime avec vous a été un
utile et dernier avertissement, non que j'aie tout vu en cet instant, mais après
de longues réflexions que vos paroles ont soulevées en moi et cet avertissement
je l'ai tiré plutôt de tout le mystèie (|ui est resté entre vous et moi, après
tous les efforts de mon cœur et de ma tête, plutôt de tout ce mystère! que
de ce que vous m'avez dit explicitement et que je suis loin d'avoir trouvé bon.
Oui, de toute mon àme, j'aurais voulu contribuer ii Vnction que vous entrepre-
nez. Si l'acte d'Olinde eût été signé de tous les hommes auxquels j'ai cru et si
encore je croyais enth^rement à la force et à la clairvoyance des hommes qui
signent aujourd'hui j'aurais voulu mettre ma vie au bas. C'est là ce que je
(« On vous laisse ignorer ce qui se passe à Bordeaux, dont
l'Eglise est mainl<Miant dissoute ; on refuse à plusieurs
reprises de faire connaîlre à douze villes où j'ai porté la
parole que je me suis séparé de la hiérarchie. «) Jules
Leclievalicr, pour mettre au courant des événements qui
(lemaiid;iis depuis longtern|)S. Non plus des leçons ni des articles de journaux,
mais des actes, fussenl-ils passés deyant nolaircl Ce qui me paraissait grand il
y a six mois rn'efPraie aujourd'hui parce que je suis certain de l'effroi <|ue va
produire sur le public la divuljjalion de ce que vous appelez vos idées nou-
velles.
D'ailleurs je n'en connais pas même l'ensemble de ces idées nouvelles. Je ne
puis croire qu'elles s'effacent jamais de votre têle et je n'attends pas grand
chose de ceUe femme que vous appelez pour tout dire et tout faire, même pour
vous attirer l'amour de ceux que vous avez manques et qui pourtant n'ont jamais
désiré que de pouvoir se livrer entièrement à vous, autant du moins qu'ils pen-
sent POUVOIR et DEVOIR se livrer à une loi vivante; loi vivante qui vit au jour
le jour, loi vivante qui cherche la vje, la voie, la vérité ! Non, vous n'avez qu'un
désir et partant sous vos doigts et sous vos pas, je ne vois qu'un effroyable
tâtonnement et ce désir même que vous avez, ce désir, votre seule révélation, je
ne saurais l'éprouver comme vous car je me méfie et de votre vie passée et de
la mienne.
Vous avez eu, ce me semble, un entêtement bien coupable, si comme je pense
vous marchez, ne voyant l'humanité qu'à travers une nature peu humaine, aussi
bien dans sa force que dans ses faiblesses. Vous êtes un Cyclope !
Oliiide croit pouvoir vous retenir ou vous modifier, il se trompe ! il est
préoccupé d'une seule œuvre bien digne de sa capacité, mais il ne voit pas qu'à
mesure qu'il essaie d'appeler, vous allez détourner ! Pour moi vous avez re-
fusé de m'eutendre et vous ne pouviez le faire car je ne suis à vos yeux qu'un
enfant, un enfant perdu de science, un hydrocéphale et vous qui voulez de l'ac-
tion vous êtes à vous même votre seule sagesse et vous vous passez volontiers
d'hommes qui ont quelque chose à vous dire. Vous êtes un faux Christ, car
vous ne laissez pas venir les enfants vers vous et vous ne recherchez pas en eux
vos révélations. Il ne vous faut que des agents (P) et moi je n'aurais pu vivre
avec vous qu'à condition de vous mouvoir un peu.
Seul pour cette œuvre je suis trop faible ! Adieu, je travaillerai quelque
tems loin de vous, mais pour vous, mais pour tous. Aimez-moi comme un
homme sincère et dévoué, si enfin de voire œil de cyclope vous pouvez me
sentir et me voir tel que je suis.
Je m'isole; ce n'est pas vous que je crains ni que je fuis. Ce sont ces frères
ei sœurs, ces fils et filles qui de leur amour aveugle abuseraient de mon cœur
et m'empêcheraient de les servir en vous arrêtant.
J. Lechevalier.
Je vous prie de vouloir bien expédier ma déclaration avec le Globe de
demain. Je n'ai pas de quoi en payer le port, ag novembre i83l. /lu Père En-
fantin, son fils Jules. [Papier à en-lête : Religion Saint- Simonienne .]
- 2-?, -
venaient de se passer, ses amis elles disciples qu'il venait
de convertir, publia alors une lettre sur la division
survtnue dans l'association saint -simonieiine qu'il avait
adressée le 20 décembre iS3i à Curie, apôtre saint-simo-
nien à Mulhouse. Cette lettre qui, s'il faut Ten croire,
n'avait pas été écrite pour le public (i), mais qui parut en
librairie chez Everat (2) quelques jours après avoir été
écrite, est, avec les brochures de Bazard et notamment
ses « discnssiofis morales et politiques », et de Reynaud
« de la société Saint-Simonienne , causes de sa sépara-
tion » ce qui a été écrit de plus intéressant sur cette
phase du Saint-Simonismc. Jules Lèche valier y expose
son état d'àme et sa position personnelle : il reprend et
réédite, dans une forme plus étudiée et en les dévelop-
pant, les raisons qu'il a de se séparer du Saint-Simo-
nisme — et que nous avons exposées. Mais J. Leche-
valier n'était point découragé, comme l'étaient plusieurs
des dissidents. De nouveau, il « se vouait à rechercher
la solution du problème social ». Et il concluait: « Je
vais m'occuper de présenter mes idées d'une manière
plus ferme, plus étendue et d'entrer au fond des ques-
tions. Mais, ajoutait-il, avant de continuer di?rcte?nent dans
la voie saint-simonie nne , je veux m' arrêter devant un tionune
inconnu encore qui me parait avoir apporté une grande et
belle part à l'œuvre de l'avenir : cet homme est Charles
Fourrier (.s/c) de Besançon, auteur de la Théorie des
quatre mouvements publiée en 1808 et d'un Traité d'asso-
ciation publié en 1822. La valeur du système exposé dans
ces ouvrages a été fort mal appréciée jusqu'ici, même par les
Saint-Simoniens. J'ai promis aux disciples de rendre hom-
mage et justice à leur maître, et de réparer la l'auto des
hommes du progrès. Mon premier écrit sera donc un
examen détaillé du système social et cosmogonique de
(i) « La principale valeur de ce travail, écrit-il, est de ne i)as avoir été écrit
pour paraître au grand jour; c'est ma conscience prise sur le fait », p. 7.
(2) Lettre sur la dicision surueime dans l'association sainl-sinionicimc , in-8, l^a-
ris, Everat, i83i. Br. 56 pages.
18
- 27'l —
Charles Fourier. Je n'ignore pas qu'en prononçant ici
ce non), je puis diminuer ou même détruire sur un grand
nombre d'entre vous l'efTet de cette lettre (i), mais ;> ne
sais pas reculer devant nn devoii' pour ohéir à vn pi'rji(fp\
Attendez palicmiiient ». Le lo janvier, ilécrivil au l'ère
Enfantin une lettre d'un ton violent (^) (jui brisa défini-
(i) Je sais que d'avoii- pris le nom de Saiiit-Siinonien el de me laisser don-
ner par qui voudra et tant qu'on voudra le nom de fouriérislc, ce sera sur mon
front un signe ind/'lébile, de quoi ies vrais pliilosuplies me prodijjuent cliaque
jour leurs condoléances. Jules I^eclievalier, Science sociale, p. x, Introduclion.
(2) Nancy, 10 janvier 1882. A celui que j'ai appelé l'ère. Jules Leclie-
valier.
^ ous venez de me Caire autant de mal que vous m'avez Pail de bien et
pourtant je ne vous refuse rien de Im reconnaissance que je vous dois,
et que je conserverai toujour.?, pour votre passé, quel que puisse être votre
avenir !
Vous m'aviez demandé à Paris si je regrettais d'avoir donné mon patri-
moine. Alors votre position était celle d'un malade. Vous aviez mal parlé
mais vous n'aviez pas encore mal ag'i. Je vous répondis de manière à vous
faire sentir que je n'étais pas capable de me repentir jamais d'un acte de
dévouement.
Aujourd'hui la position n'est plus la même. Vous avez fait en même tems
un mauvais livre et une mauvaise action ; aussi je ne puis résister au désir com-
primé longtems de vous dire que si j'ai le cœur trop élevé pour rien reg-retler
de mon action, pourtant j'avoue que j'aimerais mieux que vous y fussiez resté
élrang-er, parce que je ne vous considère plus comme ayant été à aucun instant
de notre existence commune assez religieux pour vous trouver autorisé à pro-
voquer un pareil acte. Réfléchissez-y et demandez-vous s'il a tenu à vous que
tous dans la famille ne s'en montrassent aussi peu dignes que vous lorsque vous
lui prêchiez la H... (un mol illisible).
Je vous parle sévèrement et j'en ai le droit. Je vous ai donné avec joie le
nom de Père. C'était alors mon sentiment qui parlait. Aujourd'hui, au nom de
mon sentiment, je me constitue votre juge, car mon cœur est plus infaillible
que votre tête et mon amour de l'humanité m'élève au-dessus de votre méta-
physique dédaigneuse. Je suis du nombre de ces enfants que voire logique a vus
dans tous les degrés de la hiérarchie et je m'en fais gloire puisque vous ne voyez
d'hommes que parmi ceux dont la têle est monstrueusement démesurée.
Tant que vous n'avez été que faible je vous ai plaint. Aujourd'hui vous êtes
vicieux, je vous blâme, non pour vous flétrir (je me montrerais aussi irreligieux
que vous) mais pour vous relever. L'aiguillon dans les mains d'un enfant peut
relever le bœuf qui a failli. C'est votre cœur que j'interroge car il y en a
encore chez vous, et c'est pour vous que je vous invile à y descendre, pour
vous qui n'avez pas su vous rattacher un seul homme, pas même Capella ou
moi, pour vous. qui avez la volonté, j'ose le dire, mais non la puissance de nuire.
Jugez-vous vous-même, mesurez de l'œil de votre conscience toute l'cnormité
tivement tout lien entre lui et le Saint-Simonisme. Il
acheva de lire les ouvrages de Fourieret se rendit compte
de la « supériorité incomparable » de ses moyens sur
tous ceux que les Saint-Sinioniens avaient proposés (i).
11 poussait déjà même tous les Saint-Simoniens qu'il
croyait capables de les comprendre, à étudier les œuvres
de Fourier.
Le 16 janvier, il écrivait à Fourier, à qui il avait envoyé
sa lettre sur la division et à qui il pouvait déjà « rendre
hommage de toutes les crili(|ucs qu'il avait à faire des
Saint-Simoniens » une lettre où il lui exposait les raisons
de sa retraite et lui donnait son adhésion définitive à la
doctrine. « Pour moi, ainsi que vous avez dû l'apprendre
par jNI. de Précorbin, je fais chaque jour de nouveaux pas
vers vous. Les nuages se dissipent, mes idées se coor-
donnent et déjà l'admiration la plus vive a suc(;édé au
doute. Je sens que vous avez donné au monde ce que je
lui axais projnis au nom de H. Saint-Simon: le bonheur,
de votre faute, jugez de la profondeur de votre chute puisque moi je vous
refuse le nom de Père, et que je me crois votre supérieur en moralité.
Je disais à Dijon en répondant à quelqu'un qui me parlait de la division :
Pour se faire suivre il faut de la moralité et l'homme moral ne se sépare pas.
Je ne suis pas un profond penseur, mais mon sentiment cette fois ne m'a point
trompé. Osez dire que j'ai eu tort. Vous consentiez à obéir à deux chefs; et
vous vous séparez parce qu'il n'y en a plus qu'un seul. Vous fussiez-vous retiré
si l'un d'eux fût mort ou reconnu incapable. ^ ous raillez la loi vivante, et vous
l'avez enseijjnée telle qu'elle a été formulée, âpre et despolicjiie, et vous la
refusez lorsqu'elle s'incarne dans la personne de l'homme qui a su adoucir sa
rudesse primitive.
Homme religieux, vous descendez au sarcasme ! vous vous moquez de celui
que vous appelez l-'ère, de celui qui a pour fils tous les enfants de la famille
saint-simonienne ! Vous vous moquez de vous-même et votre présent qui csl si
digne de compassion insulte à votre passé qui mérite l'admiration des hommes.
Encore une fois, jugez-vous vous-même, ou si vous êtes pai'tial envei's vous,
acceptez la jusle condamnation portée contre vous par ces liomincs t|uc vo:is
avez naguère éclairés et dont pas un n'a pu échapper à cette pitié qu'ins|)ir(>
l'état d'abaissement dans le([iiel vous vous êtes jetés.
Je vous ai parlé du fond du cœur en vous livrant à vous-même. Le jour de
votre résurrection sera pour moi un jour de joie. Jusque-là croyez que je ne
suis pas ingrat.
(i) Science sociale, p. fj-aS.
- .7<J -
l'associiilioii. l.i lil)Cit('!, l;i \i',itrii:, l;i v('îritc siirlniit et
r;il)()lilioii du iiiensoiigtî cl de, la loiirhcric, rc-siimc de
Ions les vices (le la sociclc .S7//'?.V'r.s/rY^ yXiissitôl (|ih; je me
suis sciili clans c<!tlc ci'oyaiice, j»; nie suis empressé d'en
l'aire part à M. J. Muiron, aucpiel je dois d'avoir pu mar-
cher si vite dans une voie meilleure que (;elle où jT'lais
entré tout d'aljord. Ma lellre est parlie aujouiiriiui.
Maintenant j ose venii' droit à vous. Monsieur, je suis
bien jeune;, mais ma vie tout entière est vouée au
bonheur de mes semblables et au culte du génie qui tra-
vaille poui- riiumanité. Saisi de vos grandes idées, con-
vaincu de leur puissance;, je veux employer tous les fai-
bles moyens (|ue je puis avoir à vous l'aire i-endre justice
par le monde cjui vous a si longtemps méconnu. Je v(mix
lever le voile (pie l'ambition sacerdotale a jeté sur les
yeux d'hommes pleins de mérite et de dévouement. Je suis
très loin d'adopter toutes vos idées, puisque vous-même
n'avez pas ex|)osé directement votre méthode, votre
théorie transcendante, non plus que rècheUe des caractè-
res, mais parce que j'ai appris déjà, je suis persuadé que
l'œuvre sociale la plus importante en ce moment c'est de
faire connaître votre do(;trine. En conséquence, je mets
à votre disposition ma parole et ma plume. J'arriverai à
réparer envers vous les torts de mes anciens maîtres ;
mon dévouement s'accroît de cette injustice dont vous
avez été l'objet. J'ai beaucoup de questions à vous
adresser; si ma lettre vous inspire quelque bienveillance,
je serais heureux de m'entrelenir quelquefois avec vous.
Recevez, Monsieur, l'assurance de ma profonde admi-
ration et de mon dévouement sincère » (La lettre est
signée: Lechevalier, rue du Porl-Mahon n" g).
Fourier et plus encore ses amis (i) furent ravis de cette
(i) En appreiiiiiU la conversion de J. Leclievalier, Gabet écrivait de Dijon à
Fourier pour lui dire toute la joie qu'il éprouvait de ce ce triomphe ». « J'ai
pressé Jules L. G. d'étudier vos écrits et je lui ai annoncé que quand il les
connaîtrait il renoncerait au Saint-Simonisine pour adopter votre système.
Apôtre de Saint-Simon, il a rejeté loin de lui une pareille apostasie et au,our-
■//
conquête. Le 21 janvier, Fourier écrivait à Considérant:
(( J'ai reçu une lettre fort honnête de J. Lechevalier. Il
paraît bien désabusé du Sainl-Simonisme. J'ai remis ma
réponse à son portier ce matin et je lui dis en terminant
que je lui ferai une visite demain pour lui donner, ainsi
(pril le désire, les éclaircissements un peu étendus
qu'exige sa lettre. » Il y avait deux mois à peine que
Lechevalier s'était séparé du Saint-Simonisme ; il était
déjà fouriériste.
Quelques jours après la conversion de Lechevalier,
une deuxième conversion avait lieu : celle de Transon.
II
Abel Transon.
« Je me trouve depuis plus d'un an en relations très
intimes avec un des membres de la doctrine. — Il m'a
nommé son ami, son protecteur. 11 a voulu attacher sa
vie à la mienne. Dans tous ses moments de souffrance,
c'est à moi qu'il a eu recours. Je me suis toujours efforcé
de l'aider et de le servir » C'est d'Abel Transon (i)
que Jules Lechevalier parlait en ces termes dans la
d(''claration qu'il tit le jour de la scission. — Il est difficile
d imaginer deux hommes plus dillérents l'un de l'autre
(|ue Lechevalier et Transon. Ils étaient pourtant unis
d'un attachement réciproque, — lien d'amitié, d'une
amitié enthousiaste et presfjue maladive de la part de
Transon, dont radmii-atiou pour Lechevalier s'exaltait
jusf|u'à tlevtuiir prescpic; de l'adoration et de l'idolâtrie.
Depuis le jour oii ils se connurent nu; Monsigny, oi'itous
deux habitaient l'hôtel de Gesvres (a), en compagnie de
d'iiiii ce|ieii(l;iiil il iiroiivoio liii-im-me de Paris sa lettre ilans lii(|iiellc il in'aii-
luiiiee (iii'il (juillc sciii aiicieii maître pour (''coiiter vos leçons. » ii Février iSivf.
(i) A. Transon était né à Versailles le 'if) (lécenibre i8o5. (l'était un in{rénieur.
(2) « C'est là qu'avait eoinnieiieé cet amour siujfulier de Transon pour
_ 2-H-
Cazeaux et d'Knfanlin, leurs vies avaient été étroite-
ment mêlées. I^]trange nature, et pleine de contradictioiiS,
que celle de ce savant, de ce mathématicien à l'a âme
presque féminine » (i), sensible et nerveux jusqu'à la
maladie, afleclé d'une « misantliropi(|ue s(;ntimeulalité »,
(le mot est de Jean Reynaud (|u'il convej'lit à la dochine)
— dévoré d'un éternel désir de certitude, cpii [)ar beau-
coup de traits rappelle Pascal, un Pascal c| n'auraient con-
taminé le mal du siècle et la « mélancolie » romantiques.
Il était de santé très faible et son organisme morbide, sa
débilité pourraient expli{|uer, en partie du moins, sa
perpétuelle incpiiétude, ses fréquentes langueurs, ses
ci'ises d'extrême sensibilité, ses ])izarreries de caractère
dont il souffrait tout le premier, et le défaut d'équilibre
de son esprit. Incapable plus qu'aucune autre Saint-Simo-
nien — et nous avons vu qu'ils l'étaient tous, de suppor-
ter les mortifications et la monotonie de la vie banale et
ordinaire, brûlé de fièvre, « rongé du besoin d'agir sur
les hommes » (2), hanté d'un rêve de gloire qu'il déses-
père d'atteindre jamais, « se dépitant au moindre obsta-
cle comme un enfant gâté » suivant le mot de Claire
Bazard qui semble l'avoir beaucoup, très tendrement et
très maternellement aimé, il cultive la solitude morale et
les susceptibilités silencieuses, il se montre irritable et
ombrageux ; il est extrêmement sensible à toute piqûre,
souvent aigri et blessé, toujours déçu, les moindres con-
trariétés lui sont de réelles souffrances, et chaque diffi-
(udté à laquelle il se heurte le fait gémir. C'est un pas-
sionné et un nerveux, tantôt violent et emporté, exigeant
et volontaire, sec et cassant, impérieux et dominateur,
J. Lechevalier, ci;iiis les accès duquel JiMiisoii était comme fou, qui n'aila
jamais jusqu'où ou pourrait le croire el pour lequel Trauson redoutait si fort
l'œil perçant de Cazeaux » (Laniliert).
(() Transon, la plus charmante nature qu'il fût possible de rencontrer, esprit
net, facile et plein de jjràce, caràctèie teniire et en quelque sorte l'émiiiin.
Massol.
(2) Enfantin. Lettre à Transon ji août i83i. Dans la même lettre, il parle
de « son front brûlant ».
— 279 -
tantôt découragé et repentant, humble et soumis, timide
et sans volonté, tantôt ambitieux et tantôt modeste, hési-
tant entre le suicide et Faction, passant, et presque sans
transition, de l'exaltation la plus frémissante à la dépres-
sion la j)lus profonde, à rabattement, à la prostration, au
découragement, et de l'enthousiasme le plus vibrant et
presque du fanatisme à Tindifférence et à la négation.
11 se dévoue corps et àme à la cause qu'il défend ; puis à
ces fougues insensées succèdent des moments de faiblesse
et de désespoir, de doute et d'angoisse, des accès de
mélancolie, des crises de larmes; sa correspondance est
remplie de plaintes douloureuses, d'un accent triste et
frémissant.
Portant en lui d'inquiètes tendresses, ayant besoin
d'amitiés, d'effusions sentimentales, il faut qu'il aime et
plus encore qu'il soit aimé; il ne vit que d'affection, il a
besoin de douceur, de soutien, de confidences. « Ce
corps usé, cette tête si belle et si monstreuse d'intelli-
gence avaient besoin de caresses, d'animation, des con-
seils de chacpte jour; et souvent un rien suffisait pour le
ressusciter: une parole de Jules surtout» (Lambert,
Papiers personnels).
D'abord incapable de parler en public, il était très vite
devenu l'un des prédicateurs les plus écoutés (il fit neuf
prédications sur cinquante et une) et les plus acclamés
de la salle Taitbout : « Transon a tellement remué un
auditoire nonibreux, hier, écrit Enfantin le ii> juillet
i83o, il a été si grand et si beau qu'il est monté le jour
môme au collège » (i). Sa parole était éloquente et per-
(i) Voici à ce propos quelques exiraits d'une lellre bien curieuse de Claire
Bazard. « Nous avons (ail un grand pas depuis votre dépari, nous sommes
admises an\ pn''clic;ilions de M. Traiison, et quelles prédications, ma fille, et
quel prédicateur 1 il f.iul l'avoir vu, il faut l'avoir entendu pour s'en faire une
juste idée ; tout ce ([iie je pourrais vous en dire serait tellement au-dessous de
lui que je ne l'essayerai même pas; je me bornerai tout simplement i\ vous par-
ler de l'impression qu'il a produite sur moi et sur tous ceux qui étaient là ei celte
impression je l'aiïaiblirai pourtiint encore en cherchant ?i vous la faire com-
prendre : (•'('■liiil lin véritable délire et jamais vous n'avez l'ien vu de semblable.
2<So
suasive ; elle avait qiiel(|iie chose de grave, de religieux,
de l(mdre et d'enthousiaste qui charmait; Enfantin Taj)-
|)çhiit en phiisanlant « Tapolre des dames » (Les dames
viendront enliMidre Transon diniaiH'he [7 juillet 1 8.'3o].) Sa
paiole émouvante et j>renante eut une gi-and part dans le
succès de l'apostolat saint-simonien en i83o.
Sa foi était pourtant par moment singulièrement chan-
celante et ce fut un disciple bien intermittent. Il se livra
à soi-même de rudes combats pour acquérir et suitout
pour garder la foi saint-simonienne, et toute sa corres-
j)ondance (exprime la douleur qu'il ressent de n'en pou-
voir goûter tous les charmes et les délices et de voir
entraver par sa débiUlé, par les luttes perpétuelles de
son intelligence en révolte et de sa sensibilité délicate,
l'essor et la libre expansion de tout son être vers les
jouissances sublimes, qu'il en attend. Le 4 janvier i83i,
il écrivait de Versailles aux Pères un lettre bizarre où il
annonçait qu'il se retirait. « Je me retire, disait-il, parce
qu'il n'y a plus de force en moi, parce que je succombe
à l'obéissance, comme auparavant j'ai succombé à l'au-
torité que vous m'aviez donnée, parce que je suis trop
faible et trop vicieux et que je sens trop et ai trop mon-
tré cpie je ne pouvais rien faire de bon Oui la mission
que Jules m'avait donnée était Joëlle et je devais obéir
entièrement et je devais obéir sur un simple geste
Je supplie celle qui est sa sœur dans la hiérarchie d'ai-
Toiis éttiieut magnétisés par cette figure dont l'émotion n'excluait pas le c;ilme,
par cette voix un peu voilée et dont chaque inl-lexion était un appel d'amour
même lorsqu'elle s'adressait à ces hommes qui sont tout souillés encore et de
haine et de sang... Mais toute la joie de cette prédication a été doublée encore
parce qui l'a suivi: nos pères ont appelé immédiatement dans le collège le
jeune prédicateur et celui qui hier encore avait couvert toutes les femmes de
gloire en s'adressant d'une manière si louchante ;i une mère et à des sœurs, dans
la prédication prochaine n'aura plus à s'adresser qu'à une sœur et à des filles
non moins glorieuses de lui appartenir;! ces titres nouveaux Je regrette bien
de ne pouvoir vous l'apporter tout ce qu'il y avait de beau, de grand, de su-
blime dans cette prédication (de Barrault) mais je suis encore tout étourdie,
tout étonnée de celle d'hier el je sens qu'il faut défendre un peu ma tête car
elle finira par n'être pas la plus forte. » Claire Bazard à M™<= Salnt-Hilaire.
— 28l —
nier Jules, qui mérite un meilleur fils que moi. » INIais
rinlliience du Père p]n(antin était sur lui très grande.
(]e dernier exerçait sur lui comme sur plusieurs Saint-
Simoniens une véritable suggestion, une sorte de fasci-
nation. Il lui répondit par une lettre se terminant ainsi :
« Viensdonc chercherta condamnation ou ton absolution,
là seulement où Dieu absout et condamne. Viens me réveil-
ler demain en m'embrassant. » Et Transon, repentant,
contrit, répond tout de suite la lettre suivante qui est
une prière : « J'ai péché, car j'ai manqué de foi envers
vous qui m'aviez déjà une fois donné la vie. Je me suis
trouvé bien faible en présence des événements qui m'ont
pris au dépourvu dans la politique et surtout dans ceux
qui m'attendaient dans une autre famille ; mais je sens
bien que ma véritable faute c'est d'avoir oublié que vous
pouviez me donner la force dont j'ai besoin. Quand vous
m'appeliez, quand vous me tendiez les bras, je me suis
éloigné de vous. Mon Père, je reviens à vous, que votre
cœur ne me soit pas fermé. J'ai manqué de confiance et
de soumission. J'embrasserai avec joie tous les moyens
que vous me donnerez d'effacer mes torts. » « Vous
pouvez disposer de moi tout entier, car je n'attends plus
le bonheur d'autre part et il n'y a plus rien qui puisse
me tenir attaché en dehors de votre famille. » En août
i83i, il eut pourtant un nouvel accès de doute. Il sentait
sa foi s'ébranler. « 11 partit un beau jour, raconte Enfan-
tin (note de Sainte Pélagie, i833), sans rien dire, trom-
pant même ses frères et particulièrement Talabot qui le
veillait de près et qui ne put pourtant l'atteindre qu'au
moment où il montait dans sa voiture pour Bruxelles,
au laubourg. Il ne vouhit i)as faire d'esclandre, il hî laissa
partir. Abel alfecla de nous écrire une lettre très posée
contenant une argumentation froide mais forte sur la vie
future, comme pour nous rassurer sur l'état de sa tète.
Je luis répondis la lettre suivante que Bazard désira ne
pas voii- pai'tir, (M-aignnnt très faussement selon moi,
(pi'elle ne (h'terniinàl Transon à [)rendre les armes.
— a.S2 —
J'étais sûr du contraire, rien qu'en songeant à l'efTet que
produirait la dernière phrase. » (Voici cette dernière
phrase : « mais n'oul)Iie ])as surtout ((ue si lu vas là pour
te faire tuer, tu as (;nlre|)ris Finipossible. ^^n fils de
Saint-Simon ne se suicide pas et il ne se fait j)as non plus
sacrifier ; il meurt, sa vie est à Dieu, il la donne et ne
l'abandonne point sans hetouh. Tu sortiras du combat
peut-être blessé, mutilé ; mais tu n'y auras point laissé
la vie. Dieu ne se retire pas ainsi de ses envoyés » [ii
août i83i].) Comme Enfantin l'avait espéré, Transon ne
prolongea pas son séjour en Belgique et revint bientôt à
Paris où il eut de nouveaux succès salle Taitbout. Mais sa
foi était très chancelante. Dans une lettre, qui doit dater
de septembre i83i (indication portée sur les registres
des Archives saint-simoniennes) Claire Bazard lui fai-
sait un pressant appel, elle le su[)pliait de revenir au
collège, (c Abel, des discussions vives, brûlantes, ont eu
lieu déjà. Nous fuirez-vous quand vous pourriez nous
aider? Est-ce au moment du danger que le soldat aban-
donne son poste. Oh ! non ! non ! Je vous ai trop aimé,
je vous aime trop poui* que vous soyiez capable de celte
lâcheté ; mon ami, mon Abel, je vous en supplie, je vous
en conjure. Venez où Thonneur vous appelle, où votre
mère vous attend, où elle est sûre, parfaitement sûre, que
vous êtes nécessaire. Oui, cher enfant, vos idées, vos
douces sympathies nous sont indispensables. On veut
trop raisonner (i). Abel, venez, venez, qu'on entende
sortir de votre cœur un cri tout synipathique. » 11 reçut
aussi d'Enfantin des lettres alfeclueuses et pressantes
dans lesquelles celui-ci faisait appel à son sentiment
religieux. Ses amis, Eugène Human et d'autres (2), s'in-
(1) Retenons ce mol de Cîtiiire Iîa/,;ird : il est trt'S syniptoinalique, il n'indi-
que pas seulement l'état d'esprit instinctil' de la (enime trè^ distinj'iiée et très
fine qu'elle était. Il a une portée plus g-énérale : Il pourrait servir d'épij-raplie
à une histoire du Saint Simonisme depuis Enfantin. Il dénonce la subordina-
tion de la raison au sentiment et la confiance absolue et illimitée dans les ins-
pirations de la sensibilité.
(2) « Que fait Transon ? a-t-il repris la bannière dont-il se disait dernière-
— 2S3 —
qiiiétaient à son sujet. Transon était désespéré, angoissé ;
il ne croyait plus à la vérité des dogmes sainl-simoniens.
Le 7 octobre, il écrivait de Versailles au Père une lettre
découragée : « Mon bon père, je ne vous ai pas encore
écrit parce que je suis toujours dans le même état
Je sens que je suis coupable, ayant une œuvre si grande
à accomplir, de n'y être pas tout entier, de n'être pas
soutenu par elle, mais voilà je crois i8 mois d'épreuve
à mon impuissance, n'est-ce pas assez ? Je ne sais que
devenir je suis un prédicateur ! Mais pourquoi suis-
je vide et inutile le lendemain d'une prédication. —
L'œuvre du collège est fort belle ; mais ce que vous
m'avez dit de moi m'étonne. Quelle mission puis-je rem-
plir n'ayant aucune foi, aucune conviction intime sur ce
qui s'y discute. Le jour où j'aurai senti profondément
une vérité nouvelle, je crois que je serai fort Par-
donnez-moi d'être si peu Saint-Simonien. Pourtant, je ne
puis vivre que par vous et par Jules, mais je suis sans
courage. Adieu, mon Père, je vous aime, w
Quand J. Lechevalier se fut décidé à quitter le saint-
simonisme, il en informa Transon et lui fit connaître les
motifs de sa résolution a lui disant où il n'allait pas » et lui
demandant où « il voulait aller y>. Transon lui répondit :
« Puisque vous n'êtes plus avec le Père Enfantin, je me
sépare de lui mais je ne puis pas vous suivre » (J. Le-
chevalier). 11 alla, comme Jules, à la séance du 19 novem-
bre (séance de la scission) et parla après lui. « Moi,
dit il, je ne suis pas philosophe, je suis un homme reli-
gieux ; (;'est vous. Père Enfantin, ([ui me l'avez aj)pris.
Oui, je suis un homme religieux et c'est précisément
parce que je ne vois pas de religion ni en Bazard ni en
vous que je me retire... j'irai où je verrai une reli-
gion. » Et il (exposait les raisons de sa dissidence:
« Tout ce qui m'a répugné, tout ce qui a fait que je
meut le porteur ou iiic-l-il qu'il existe une Ijiiri'iùre sur l:i(|ucllc l'aveuir île
riiuu);iuilé soit iusciit? « (à M. Chevalier).
— 28/i —
me sépare d<; vous, c'est f|iraynnt eu la puissance de pi'o-
vo(|uei" (les conlcssions j)arliculières, vous les ave/, diviil-
<^uées ; vous en ave/ l'ail usa;^"e sans h; cons(;r»teMi(Mil d<î
ceux (pii l(!s ont lailcs ; il y a là nu-pris (h; la di^nih'
luunaine... ("'est parce <|U(; rindividualisnu' u est pas
asse/ respecté (juc je me relire (i). »
On essaya de retenir Transon, (|u\)n ainiail. (|u\)n
regrettait (2) eUpi'on savait de volonté faible. Des émis-
saires lui furent envoyés. Barrault le suppliait elle pres-
sait de revenir à la doctrine. « .\on, Transon, ta [)lace est
auj)rèsdu Père iMifanlin, auprès demoi.Jerai senti, tu ne
saurais nous (piitter ; car lu es religieux, tu ne suivras pas
Jules, car Jules a dit que la doctrine est à l'état de faillite et
de liquidation. Tu voudrais nous quitter, non, tu ne le
pourrais pas. » Et il essayait de le prendre par les senti-
ments : « Tu aimes les ouvriers, les petits enfants, ceux
qui souffrent. Tu viendras avec le P. Enfantin, car il nous
porte dans son co'ur ; il veul réaliser la doctrine et ne
pas faire de mysticisme philosophique. » Transon était
tout près de se laisser fléchii' mais la séparation de Jules
Lechevalier l'avait brisé ; il avait inutilement essayé de
le retenir et de le ramener à la doctrine. Le 26 novembre,
il écrivait au Père: « Je vous en prie, n'abandonne/ pas
Jules, car c'est vrai qu'on n'a pas senti combien il a fait
dans ses missions... si vous avez le temps, écrivez-moi
un simple mot; car, lui, il me laisserait, je crois, sans y
penser. » 11 était déchiré parées tiraillements, mais il finit
par céder aux adjurations passionnées de Barrault et à
ses supplications et il revint encore une fois à Enfantin.
Sa foi s'affermit et s'exalta. Il écrivait au Père Enfan-
(i) Notons d'.iillcur.i que c'était là une opinion nljsolumenl individuelle qui
n'était pas partng;ée par les dissidents, et que le théolog-ien .1. Lechevalier
notamment prétendait que « ces confessions ayant été faites au l'ère par des
hommes qui avaient accepté son autorité, celui-ci avait le droit d'en faire ce
qu'il voulait ».
(2) Voir de nombreuses lettres aux Archives saint simoniennes. c Ce n'est
pas sans une vive douleur que j'ai vu Transon, le porte-bannière de la doc-
trine, h côté duquel j'ai marché, se séparer de nous. »
tin : « Mon père, j'ai été remué jusqu'aux entrailles sur
ce que vous m'avez dit sur le crime de lèse-majesté. Je
ne vous avais pas encore aimé comme je vous aime, car
je sens que c'est la vie que je vous dois. Je m'en mon-
trerai digne... adieu, père. » Et il terminait avec allé-
gresse : « Je suis en bon train. Je vous embrasse de tout
mon cœur. Je sais bien que vous n'abandonnerez pas
mon cher Jules » (8 décembre i83i).
Il acceptait les doctrines nouvelles et les théories
d'Enfantin. Le ii décembre, il fit une prédication sur
« le nouveau caractère de l'apostolat saiiit-simonien et
la morale nouvelle » qui fut suivie d'une allocution de
Laurent. 11 y faisait sa confession, il avouait f|ue « sa foi
comme celle des dissidents un instant s'était trouvée en
défaut », c(ue comme eux il avait renié celui à qui il
devait plus qu'aucun d'eux peut-être », et il trouvait des
accents religieux pour le célébrer: « car je lui dois tout
ce que je sais de Dieu et ce que je puis valoir aujour-
d'hui pour l'humanité, caria vie m'échappait et il me l'a
rendue et il m'en a donné une, pleine de gloire et de
bonheur. . Et c'est pourcpioi je vous dois, mon Père^ et
je dois à tous ceux de voire famille ici présents, à ceux
surtout f|ui malgré leur présence nous sont encore
absents de cœurs, je dois à tous et je dois à moi-même
de montrer comment aujourd'hui j)ltis cpie jamais ma con-
science est assurée. » Et il expliquait la dernière évolu-
tion de la doctrine.
Mais les dissentiments ne tardèrent pas i\ recommen-
cer. Transon, timide, hésitant et incertain, était devenu
ambitieux et volontaire. Il reconnaissait de « graves im-
perfections dans la doctrine » et voulait modifier « la direc-
tion théorique et pratique de la société saint-simonienne »
dans les points où cette direction lui pai-aissail « fac-
tice ». 11 écrivait au l'ère le 20 décembre i83i : « Mon
Père, vous êtes fatigué de nous entend r-e Laurent et moi
critiquer sans cesse ce qui se fait dans la doctrine. Je
vous assure que pour ma part je suis aussi 1res fatigué
— 9.86 —
d'un tel rôle et si vous ne pouvez pas marcher quand vos
fils vous poursuivent de leurs doléances, cioyez bien
que je ne pourrais pas tenir longtemps une paieille vie,
et que les dix jours qui viennent de s'écouler m'ont plus
usé que l'auraient fait six mois d'un travail assidu et
actif... Ceux (|ui ne savent qu'écrire n'ont pas à se mêler
de l'ajjostolat ((ui se fait par la parole, de la prédication,
mais ceux qui savent écriie et parler ont le droit de par-
ler ET d'écrire. Ils peuverjt se mèlei' de la prédication kt
du Globe. Ceci n'est pas pour vous demander la permis-
sion d'écrire des articles au Globe. C'est pour vous en
demander la direction. Car nous ne pouvons pas juxta-
poser notre action et la subordonner à ceux dont la ma-
nière de sentir est très différente de la nôtre (Notons ici,
encore une fois, en passant, le mot de « sentir » ; pour
un Saint-Simonien, pour un Transon, la politique est bien
en effet une affaire de sensibililé, je dirais presque
d'humeui). Transon ex|)Osail ensuite comment Laurent
et lui, car la lettre était contresignée par Laurent, « enten-
daient \e Globe de 1882 ». Et il demandait en terminant
que Stéphane Flachat leur fût associé. Peut-être bien aussi
que Transon, romantique, religieux et sentimental,
n'aimait pas beaucoup le vieux « voltairien » |)ositif
qu'était M. Chevalier.
Enfin, il pensait qu'on ne faisait pas droit à sa capa-
cité, comme on n'avait pas fait droit à celle de Jules et.
il exprimait cette idée dans un jargon bien saint-simo-
nien : « Puisqu'il faut que cdiacun s'aflirme et se j)ose,
disait-il, je vais aussi me poser et m'aflirmer. La raison
de ma puissance comme orateur c'est que j'ai le don de
sentir (notons encore une fois ce mot) et d'exprimer ce
qui convient à tous. D'oîi il résulte pour moi, c'est-à-
dire de la volonté de Dieu (puisque nul de nous n'est
hors de lui) le besoin de m'inspirer du mouvement social
et le droit de me mettre à la tète de l'action politique de
la doctrine » (Cité par Charléty, p. 194 et 196).
Bientôt les discussions s'envenimèrent. « Quand Lau-
reiit et Transon parlèrent au Père de la fausse direction
du Globe, selon eux, le Père répondit qu'il avait alors
l'œil plus sur la morale que sur la politique qui d'ailleurs
lui paraissait aller bien. Les discussions s'allongèrent,
d'Eichthal survint. Après quelque temps, d'Eichthal dit :
« Père, je vous demanderai de dire quelque chose qui
pourra abréger cette discussion et la rendre nette. Je ne
conçois pas que les choses puissent aller quand deux
hommes qui vous appellent père sont tous dQwx dans
votre chambre, devant vous, le chapeau sur la tète. Tran-
son très vexé, sortit». (Journal de Lambert, i835. Papiers
personnels. Notes biographiques. Arsenal.)
Enfantin fut cassant et sec. Le Père n'avait jamais aimé
la discussion ; maintenant qu'il était le père de rhiima-
nité, adoré de ses sujets, il ne pouvait plus la supporter.
Transon lui écrivit: « Mon Père, si l'émotion que m'a
causée la parole d'Eichthal ne m'avait pas l'ait vous c|uit-
ter, j'aurais eu quelques mots à vous dire sur (-e sujet.
Je vous plains, mon Père, si vous ne pouvez plus enten-
dre la vérité sur ce qui vous manque. Je vous plains si
vos fils ne peuvent plus approcher qu'avec des paroles
d'admiration dans la bouche. Entre ces hommes et nous,
vous avez choisi » (Lettre non datée, décembre i83i).
Le T" janvier iSSa, Transon fit une prédication très
applaudie sur « l'affranchissement des femmes ». Ce de-
vait être la dernière. 11 y annonçait» la loi nouvelle, basée
à la fois sur l'égalité sociale de l'homme et de la femme
et de la réhabilitation des besoins et de la jouissance de
la chair (i) », et se montrait respectueux de la « divine
(i) ... J';ii liâle de niDiitrcr toiU ce que l;i coiulilioii aeluello île la femme
produit dai)s la socii'lé : de douleur et de désordre, de tyraiiiiie et de men-
songe ; j'ai liàte de vous Faire pressentir comment la noblesse, la loyauté, la
pureté, le bonheur reparaîtront dans toutes les relations des deux sexes, aus-
sitôt que la loi du mariage établie par le Christ et ses successeurs aura été
modifiée en ce qu'elle a de contraii-e à la nature humaine et remplacée par
une loi nouvelle basée à la fois sur l'égalité sociale de l'homme et de la femme
et sur la réhabilitation des besoins et des jouissances de la chair. I.e Glubr.
lundi 2 janvier i832. Prcdlcaliun du j''' janvier.
— :.,.S8 —
orthodoxie » du saint-siiiionisme le plus récent ; mais il
lut un récit de Fourier renfermant des vues très avancées
sur la môme question, ce qui, paraît-il, ne fut pas vu
d'un très bon œil.
.1. Lechevalier qui pressait Transon d'étudier Fourier
et s'efforçait de le convertir, écrivit à Fourier: «Transon
a commencé à vous rendre justice; il a eu à cet égard
quelques difïicullés avec ses chefs » (J. Lechevalier,
lettre à Fourier). Un dernier incident survint, que, Lam-
bert raconte ainsi : « Je ne sais si les dernières circon-
stances déterminantes de la sortie de Transon ont été
écrites, je v.3ux dire ses relations avec Mme Hubault(i)
et son désir de diriger le Globe avec Laurent. En voici
les traits principaux : Jallat vint dire un jour au Père que
Mme Hubault avait exercé à l'égard de Transon la fonc-
tion de prêtresse; elle-même le lui annonça quelques
jours après;... quand Mme Hubault donna ces détails au
Père, elle reçut un sermon serré; puis vint le tour de
Transon à qui le Père rappela les paroles de la salle
Taitboutp(2) ; il le traita rudement. »
Transon quitta la doctrine; il en donna comme motif
qu'il avait éprouvé depuis deux mois qu'en restant sous
l'autorité d'Enfantin, il était « impuissant à modifier la
direction théorique et pratique de la société saint-simo-
nienne dans les points où cette doctrine lui paraissait
factice ». Il lui était devenu « évident qu'il ne pouvait plus
rester dans la hiérarchie ni continuer de prendre part à
ses travaux » (simple écrit, p. 2.3).
Cette fois encore, on essaya de le retenir. On lui pro-
posa même de partir en mission en Angleterre |)our y
prêcher le saint-simonisme. Il refusa ; « ce qui cessait
d'être vrai pour lui à Paris, ne pouvant pas être vrai à
Londres »
(i) Cette (lame Hiiiiaiilt iHait directrice du degré des ouvriers dans le I2<^
arrondissement.
(2) Ceci fait allusion à la tlit^orie d'Enfantin suivant laquelle jusqu'h la
révélation tout acte de nature h être réprouvé par les mœurs et les idées
morales contemporaines serait un acte d'immoralité.
— 3!^9 —
Au début de janvier i832, il écrivit au Père une lettre
très ferme, très froide et très mesurée : « Je reçois à l'ins-
tant la lettre (|ue vous m'avez adressée à Versailles et je
suis profondément touché de ce dernier témoignage de
votre affection, mais je ne puis répondre à votre
question qu'une chose : c'est que vous ne me compre-
nez plus du tout J'ai bien souvent manqué de force
pour pratiquer ce qui me paraissait bien ; mais quoi qu'il
puisse m'arriver aujourd'hui, je ne me rallierai pas à
vous, n'ayant plus de foi dans votre œuvre... » Et il ajou-
tait : ... « Si en retour de l'affection que vous venez
d'avoir pour moi, vous me permettez de vous adresser
un bon et franc conseil, je vous prie de songer que
n'ayant pas une vraie doctrine sociale, possédant une éco-
nomie politique qui, pour être supérieure à celle des
libéraux, n^en sera pas moins trouvée bientôt quelque
chose de très faible, je dis que je vous prie dans l'intérêt
de votre gloire de songer que Fourier a été personnelle-
ment repoussé par Bazard lorsque vous étiez chef avec
lui et plus que lui, de songer que Michel a inséré dans
son journal une lettre que Fourier n'avait pas écrite
pour le public, et que cette lettre a été insérée (à votre
connaissance^ dans l'intention personnelle d'écraser Fou-
rier par le ridicule. Je vous prie enfin de songer que
Rodrigues a dit au public devant vous, et imprimé dans
le Globe que Fourier était courbé sous le joug des sciences
mathématiques. Je vous supplie dans l'intérêt de votre
gloire de réparer, pendant c|ue vous le pouvez encore,
les déplorables effets de votre préoccupation. S'être
mépris sur les destinées de l'humanité, ce ne sera (ju'une
erreur, mais avoir repoussé la lumière, ce serait quel-
(|ue chose de plus grave devant Dieu et devant les
hommes. »
La rupture de Transon avec le saint-si monisme était
définitive et J. Le Chevalier pouvait écrire à Fourier :
« Je vous annonce avec plaisir que séparé de ses chefs à
cause de leur aveuglement, sur la valeur de votre
19
— 290 —
système, il piil>lic un écrit où il combat rindiistrie ?nonas-
tique et le mariage selon Enfantin, au moyen des vues
nouvelles ([u'il tient de vous » (Le Cdiovalier. Lettre à
Fourier).
Transon d'ailleurs n'abandonnait le saint-simonisme
qu'à regret. « Vous savez, écrivait-il à Aglaé Saint-
Hilaire le i/i mars, que ce n'est pas sans douleur
et sans combat que j'ai quitté la doctrine. y\ussi je
regretterai toujours de n'avoir pu continuer de vivre
avec ceux qui sont à la rue Monsigny; au reste ma con-
viction est de les voir très prochainement ralliés à la
vérité. Seulement j'ai de la peine en voyant à quelles
conditions ils risquent d'acheter cette vérité. Vous vous
étonnez que j'aie pu abandonner tels ou tels qui m'ai-
inaient. « Cependant il me semble d'abord qu'il ne
s'agissait pas avant tout d'une œuvre personnelle; puis
j'ai eu l'occasion depuis 3 ou 4 mois d'apprécier et de
mesurer certaines puissances, certaines loyautés et cer-
taines amitiés. En fait de frères et sœurs, il y a de bons
cœurs comme vous etTalabot, que je ne cesserai jamais
d'aimer.
« Pour ceux qui m'ont appelé leur père, s'ils ont pour
moi quelque sentiment de fils, ils auront sans doute tenu
quelque compte de l'avertissement que je leur ai donné.
Je leur prouverai la continuation de mon affection en
m' efforçant autant qu'Usera en tnon pouvoir de prévenir les
déboires que. leur préparent l'obstination et l'impéritie d'En-
fantin. » Et il terminait ainsi sa lettre: « Adieu, je vous
embrasse et je vous aime ! Soyez sûre que mon opposi-
tion sera très franche et que je n'y emploierai rien qui
ressemble aux lâches et frauduleuses manœuvres du
Globe (i). »
(i) Bazard et Jean Reynaud se plaignaient comme Lechevalier et Transon
des attaques qu'Enfantin dirigeait contre eux; Bazard répondait à Rességuier :
« Tout ce qui rend aujourd'liui la violence détestable ne peut-il pas se retrouver
sous d'autres formes et d'une manière plus dangereuse, plus détestable encore?
Relisez par exemple les articles du Globe où Enfantin parle ou fait parler de
— agi —
Quelque temps après, ayant appris la nouvelle du
décès de la mère d'Rnfantin qui mourut le 20 avril, le
jour même où paraissait le dernier numéro du Globe, il
adressait au Père Enfantin des lettres affectueuses et
écrivait à cette même Aglaé : « Versailles, lundi matin
23 avril 1882, ma chère Aglaé, je viens d'apprendre le
malheur qui est arrivé à Enfantin. Je sens qu'il doit
bien souffrir el vous aussi. Je sens que en dehors
de toutes les questions qui mont éloigné de lui, il reste un
lien pour moi qui durera... Pourquoi mon Dieu tant d'illu-
sions ont-elles été détruites? Je sens que nos regrets
d'être ainsi dispersés seront cuisants à chaque douleur
qui affligera l'un de nous. Mais sans doute tous ceux qui
sont de bonne foi se retrouveront un jour. Adieu, je vous
embrasse et je vous aime. »
« Les dissidents, déclarait Enfantin, après la crise n'ont
jamais senti qui je suis ; tous sont susceptibles du plus
généreux dévouement pour les principes et les idées,
mais ils auraient honte de confesser le même amour pour
les hommes comme si Dieu n'incarnait pas son verbe.
Aucun d'eux n'a jamais été religieux » (Œuvres de Saint-
Simon et d'Enfantin, livre XVII, p. i36. Enseignements
d'Enfantin). Et il disait encore : « Parmi les dissidents
nous n'avons pas vu seulement des défenseurs de la foi
ancienne, des légitimistes de l'ordre moral, nous avons
vu aussi nos hommes de mouvement, nos républicains (i),
nos révolutionnaires qui trouvent dans nos théories un
DESPOTISME, une sacerdoterie qui les a repoussés. Ils re-
ce qu'il appelle les dissidents et demandez-vous si son doucereux langage, ses
insinuations, ses réticences à leur égard, si la manière larmoyanle et palernelle
dont il les caractérise ne sont pas de nature à produire mille fois plus de mal
que ne pourraient le faire les injures les plus grossières, les accusations les plus
violentes. «
(i) Jules Lechevalier le reconnaissait : (•'l'-laienl l'-crivait-il les rrpublicoins
qui se retiraient.
21)2
jettent la loi vivantk dans l'ordre mohal comme les autres
l'avaient rejelée dans l'ordre politique et ils rêvent une
indépendance d'amour qui leur fait mériter ce reproche de
PHOMiscLiTÉ (jue le monde nous adresse. Transon et Jules
en sont là et c'est pou rcjuoi ils se sont rattachés aux idées
de M. Fourier » (Œuvres, t. 17, p. G5). Duveyrier don-
nait d'autres raisons à la scission de Lechevalier et de
Transon dans une lettre écrite du ton apocalyptique qui
était habituel au « poète de Dieu ». « ... Fiazard est évi-
demment en retraite ; mais Jules, Transon et Laurent
sont pleins d'avenir et le principe de leur séparation tient
beaucoup plus à l'absence de certains hommes et de cer-
taines femmes autour de vous (|u'à vos paroles et à vos
actes, qui sont en vérité à leur insu ce qu'il y a de mieux
pour grossir la famille des capacités qui lui manquent.
Il est évident même que ce qui trouble les trois frères,
car jamais je ne pourrai leur donner un autre nom, c'est
d'être en réalité plus enfantiniens qu'Enfantin. Vous leur
avez révélé que l'apostolat devait spécialement élever
l'industrie et la femme et agir sur le présent, et l'un
d'eux s'(^n est allé à Fourier, l'autre au mouvement et
celui que vous aimez tant: Dieu sait où... » (Duveyrier
au Père. Londres, janvier i832).
Enfantin souffrit beaucoup de la séparation des dissi-
dents (i). Celles de Jules Lechevalier et surtout de Tran-
son lui furent particulièrement sensibles. « Transon,
écrivait-il à Cécile Fournel, plus d'un an après la scis-
sion de celui-ci (3 mars i833), m'a délaissé, renié,
(i) Le Père ;■ Lechevalier. Ménilmontant 3i juillet 1882 (en réponse à la
lettre que Lechevalier lui avait écrite le 20 juillet pour le dissuader d'assister
aux obsèques de Bazard). « Jules, je t'envoie copie d'une lettre que j'écrivais, il
y a quelquesjours à mon père. Peut-être te fera-t-elle comprendre la nature du
/no/ que Bazard m'a fait; à ce mal je n'ai pas su et ne saurai pas succomber
car je ne succombe à rien ni au bien ni au mal, mais je veux que tu y réflé-
chisses car tu as besoin d'en prendre ta part, et de connaître, aussi celui que
toi, que Transon. que Reynaud m'avez fait, Toi qui dis que je sacrifie et ne
sais point me sacrifier, et Transon qui m'a écrit qu'il y avait aussi l'infanticide,
et Re\ naud I »
— 29.3 —
repoussé », et le pape faisant son examen de conscienee
écrivait : .« J'ai pu être dur avec Bazard, avec Rodrigues
même et encore avec Raynaud, lorsque celui-ci brisa
publiquement les vitres de notre foi, mais je ne Tai
jamais été ni avec Transon ni avec Jules » (Lettre à Hol-
stein).
D'ailleurs le vide causé par leur absence, et parti-
culièrement par celle de Jules Lechevalier était difticile
à combler, et Jules Lechevalier et Abel Transon furent
unanimement regrettés :
« Une place est vide : celle de Jules, de mon bon frère;
je l'aime beaucoup car il m'a beaucoup donné; je m'étais
développé à ses ("ôtés et quoique sa vie puissante eût
quelque temps absorbé ma vie native, je recueillais
aujourd'hui le fruit de ses leçons. J'entendais sortir de
ma bouche des paroles qui étaient à moi, que je lui rap-
portais avec plaisir. Et maintenant qu'il n'est plus dans
notre sein, il me semble qu'il emporte avec lui une par-
tie de mon existence ; il me semble qu'il m'arrache vio-
lemment tout ce qu'il m'avait donné. Voilà mes peines,
Père Enfantin, elles vous révèlent mes vœux. Jules vous
aime bien, il reviendra, et si je m'étais trompé je sens
que j'aurais plus qu'un autre besoin de vos consolations
car je serais plus malheureux » (Gapella).
CHAPITRE ÏX
La propagande de Lechevalier et de Transon.
On imagine aisément la joie avec laquelle les foiirié-
ristes accueillirent la nouvelle du schisme Bazard. « Le
moment est venu de frapper fort, écrivait Considérant à
Fourier, et la publication intégrale de votre système est
je crois le meilleur moyen de réussir et d'écraser ces
pirates saint-simoniens. » Déjà ils escomplaient la dispa-
rition complète du saint-simonisme et de ses adeptes;
ils l'annonçaient partout. « Le National, écrivait — de
Metz — Devoluels à Olivier {p.!x février 1882), m'avait
appris la scission survenue à la tête de la doctrine et une
lettre d'un phalanstérien de Paris annonçait que lout
était perdu pour les Sainl-Simoniens, que le matériel du
Globe allait devenir la proie de Fourrier (sic), etc.. » En
tous cas, les fouriéristes, comprenant que le moment était
opportun, s'agitaient pour recruter des disciples : «je ne
peux pas absolument quitter Paris dans ce moment écri-
vait Considérant à sa sœur Julie ; nous devons concen-
trer tous nos efforts dans ce moment que nous saurons
bientôt rendre décisif. » Le phalanstère allait enfin naître ;
du moins les fouriéristes le croyaient. Mais ils se hâtaient
un peu trop de triompher. Quoi qu'il en soit, la conver-
sion de Lechevalier suivie de peu de celle de Transon
leur fit concevoir les plus belles espérances.
Quek[ues jours après avoir adressé à Fourier son adhé-
sion, .1. Lechevalier lui écrivait la lettre suivante (samedi
28 janvier) : « Je songe plus que jamais à l'exposition de
— 29Ô —
votre doctrine en présence des Saint-Simoniens. Ils sont
tous fort avides de l'entendre. Le Père Suprême est, je
crois, embarrassé de ce petit obstacle que nous allons lui
mettre entre les jambes, mais comme ce n'est pas l'adresse
qui lui manque, il fait semblant d'être parfaitement con-
tent et m'oftre un local. Je ne donnerai pas dans ce piège ;
nous aurons, je l'espère, la salle de M. Cassin, rue
Taranne, qui contient 200 personnes. Je commencerai
dès que ma voix me le permettra. » On voit cju'il ne per-
dait pas de temps. Il estimait, en effet, qu'il y avait
urgence à faire connaître Fourier aux Saint-Simoniens.
Et puis, sans doute, il n'était pas fâché d'ennuyer un
peu Enfantin. Il fait donc, à la hâte, toutes les démar-
ches, prépare ses leçons et, le 3 février, il écrit à Fou-
rier pour lui annoncer que tout est prêt et que le cours
commencera le 5 février (i). L'ouverture en fut retardée
(i) Parisj vendredi 3 février l832.
Monsieur,
Je vous annonce avec plaisir que dimanche 5 février, nous pourrons commencer
l'exposition que j'ai promis de faire aux Saint-Simoniens et à quelques-unes des
personnes les plus avancées de la société actuelle. J'ai refusé le local du père
suprême. M. Cassin n'a pas consenti à nie prêter la salle de la rue Taranne
heureusement nous en avons trouvé une autre à louer, cour des fontaines. On
ne sera admis à la réunion que sur billets que nous distribuerons.
Je travaille à un plan général que j'espère vous transmettre avant la i'^'^
séance. Voici au reste le sujet de la leçon de dimanche :
Ma position par rapport aux Saint-Simoniens. Ma position vis-à-vis de vous
comme simple annonciateur de votre découverte, laquelle est à mes yeux pluslarjje,
plus complète plus facilement réalisable que le Sainl-Simonisme, promet tous
les avantages moins les inconvénients, enfin résout le problème de la destinée de
l'individu sur lequel nous barbotions de|)nis si long-temps sans rien produire.
Après je ferai connaître votre but, l'ensemble de vos vues et de vos movens
mais je résumerai tout dans la fondation de l'association, de la phalange indus-
trielle, que vous résumez si bien Vàine intégrale. Ce sera là l'objet spécial et
primordial de mon enseignetncnt. il sera donc intitulé : Leçons sur l'art
d'associer les individus et les masses. Exposition du procédé découvert par
Ch. Fourier. Les Saint-Simoniens et autres personnes qui se feront connaîlre
pourront demander des éclaircissements.
Deux de mes amis sti'-nographes se proposent de recueillir le cours, s'il vous
paraît bon et si le résumé est bien fait, nous pourrons essayer de le faire paraî-
tre par voie de la presse, afin de nous ein|)arer en même temps des pivivinccs.
Je ne ferai rien sans votre agri'iiiciit et vo/. conseils cl j'ai le plus \if di'^irde
— 2()0 —
d'une semaine et n'(Mit lieu que le 12 février i832. .1.
Leehevalier en inf'oiiria les Sainl-Simoniens par une noie
très courte qu'il adressa à Lambert et qui est ainsi con-
çue : « Je préviens les Saint-Simoniens et les Saint-Simo-
niennes, que je commence d(nnain à midi précis l'expo-
sition des vues de M. Fourier sur I'Association. Je ferai
12 séances. Elles auront lieu à l'amphithéâtre Guesneville,
rue du Colombier, n" 28. Je les prie de vouloir bien y
assister avec attention et je leur témoigne le vif désir
qu'ils étudient avec soin les ouvrages de M. Fourier(i) »
(J. Lechevalier. Paris, 11 février i832).
L'enseignement fut suspendu après la cinquième leçon
le 26 mars 1882, à cause de quelques difficultés avec la
police et surtout de l'épidémie de choléra qui sévissait
alors sur Paris (ces cinq premières leçons (2) furent
causer avec vous quelques instants. Je vous serais bien reconnaissant si vous
aviez la bonté de venir demain : je ne sortirai pas de toute la matinée. J'ai
copié votre tableau du progrès passé et à venir qui sera de la plus grande uti-
lité pour le cours. Je vous serais bien obligé si vous vouliez bien me confier le
tableau qui représente les divers ralliements. Je ne doute pas, Monsieur, que
d'ici un mois nous ne soyons en état de bien marcher.
Je crois que vous approuverez mon idée de ne donner vos principes gi'-né-
raux et votre synthèse universelle que superficiellement : il sera meilleur de
n'aborder cette partie ardue que dans une autre série de leçons. J'avoue
d'ailleurs que sur ce point je ne suis pas aussi ferme que sur les autres.
Agréez, Monsieur, l'assurance de mon respect et mon dévouement. Leche-
valier.
(i) Transon de son côté insistait beaucoup auprès des Saint-Simoniens avec
lesquels il était resté en correspondance pour qu'ils étudiassent Fourier : il
écrivait à Aglaé Saint-Hilaire : (i/i mars) je vous invite toujours à étudier
Fourier j parce que je n'ai pu en une heure vous le Faire comprendre ce n'est
pas une raison à donner... Mais encore une fois au nom de Dieu et dans l'in-
térêt de ceux que vous aimez rendez-vous un peu compte de ce que c'est que
Fourrier (sic).
(2) Cinq leçons sur l'art d'associer, ou réfutation du Sainl-Simonisme au
moyen de la théorie sociétaire de Ch. Fourier.
« Ces leçons ont été écrites dans toute la première chaleur de mon enthou-
siasme par la science d'association. Elles appartiennent à un moment de crise
intellectuelle où je brisais en mille pièces le fallacieux système au moyen duquel
le Saint-Simonisme voulait confisquer à son profit la liberté et le progrès de l'es-
prit humain. En détrônant l'usurpation et réintégrant dans tous ses droits de
supériorité et d'initiative celui qui, dès 1808, avait produit une théorie homo-
gène et compacte, je remplissais un double devoir pour lequel je n'ai aucune
— 207 —
publiées par livraisons, puis réunies en volume en
i832)(i).
Le Phalanstère (t. I, p. a^) déclarait que « les leçons
reprendraient mais que Touvrage ne serait plus publié
en livraisons. « La publication, ajoutait-il, trop dispen-
dieuse et trop hâtive, ne nous a été utile que pour le
temps où les idées de M. Fourier n'avaient pas encore
d'organe périodique et tant que le saint-simonisme avait
conservé le sien. » Mais l'interruption qui devait d'ail-
leurs être de courte durée se prolongea, Jules Lecheva-
lier ayant dû s'occuper d'organiser le journal et de pré-
parer la fondation de la société.
Ces leçons furent faites « devant un assez nombreux
auditoire » et furent suivies spécialement par des Saint-
Simoniens. C'est d'ailleurs à eux qu'elles étaient desti-
nées; Lechevalier déclare qu'il les entreprenait surtout
pour attaquer les solutions proposées par le saint-simo-
nisme (2). Elles paraissent avoir eu le plus grand succès.
Gabet et Muiron, ainsi que presque tous les amis de Fou-
rier, étaient enchantés de leur nouvelle recrue. « J'ai reçu
vos deux leçons qui ont rempli mon attente, car connais-
sant le talent oratoire de M. J. Lechevalier, je m'atten-
dais à être pleinement satisfait... Mais ce qui est pour
vous d'un grand intérêt, c'est que pour bien se pénétrer
de votre magnifique système, il faut en répéter les leçons
rrcolupense à ileiiuinder ; ni:iis les causes de ce cliangemeut auraienl dû empê-
cher qu'on impulùl, chez moi, à une inobUilé capricieuse et inconséquenle, ce qui
était un pas de plus et un degré plus avancé dans une même route où beaucoup
sont restés en chemin. » Sommaire erplicatif, pages xiv et xv.
(i) (Eludes sur la science sociale. Cet ouvrage donnait pour hi première
fois, sous une forme acccssihle à tous, un ex|iosé mélhodi(|ue de hi doctrine
de Fourier ; réédité en i83^, mais épuisé depuis lon|;temps, souvent rede-
mandé.) Toutefois, J. Leclievalier avait déjfagé la réimpression de ses leçons
de beaucoup de détails et de controverses qui n'avaient d'intérêt qu'an point
de vue polémique « qui avaient, dit-il, leur ii|i|i(iiluiiilé en 1(S3:! mais claicnl
aujourd'hui sans valeur ».
(:i) « J'ai attaqué écrivait-il le i3 (léccuibrc iS'A:>. bien rudement la l'amillc
saint-slmonienne. (^e sont les prin<'i|)es ([uc j'ai atlaqués et non pas les
hommes. »
- ^-9« -
clans lo siloii(!(î du cahiiiel, et si votre; aiidiloiicî est noiu-
])rcux, 1(! débit (!n doit èlr-e considérable » ((jabel). Miii-
i-on (i'-' mai iH'.\'.>.) ii'élait pas moins enthousiaste : « Le livre
de Jules m'est parvenu hier; on ne j)eut mieux dire ni
mieux faire. J'ai été enchanté ; je suis coulent môme de
ses réserves, de ce (ju'il ne se présente point comme
admettant tout. 11 o.sl bien positivement dans la bonne
voie, il écrit à ravir... » El dans une autre lettre : « Les
leçons de Jules font merveille ici » (à Clarisse Vigoureux,
lo mars 1882). Seul, Gréa n'était pas dithyrambique et ne
partageait pas Tenthousiasme général. « Gréa m'a écrit
(jue le bel orateur parle très bien mais (pi'il est long et
qu'il y a troj) de vague dans ses discours, (pi'on sent trop
qu'il ne connaît pas à fond ce (|ii'il professe » (Muiron à
C. Vigoureux, 10 mai 1882).
A la vérité, ces leçons écrites avec verve, 011 Lechevalier
exposait le duel entre les doctrines de l'école saint-simo-
nienne et de l'école sociétaire, avaient le tort de déve-
lopper peut-être trop exclusivement, sous leur aspect
métaphysique, les principes de Fourier (1). Il se tenait
peut-être un peu trop sur le terrain de l'abstraction (2).
Il est bien certain néanmoins que l'influence person-
nelle de J. Lechevalier sur la propagande fouriériste fut
énorme. « Ses leçons, écrit Pellarin, contribuèrent beau-
coup à dissiper les idées saint-simoniennes. » Il apporta
d'ailleurs dans son nouveau rôle avec son talent d'expo-
sition, sa clarté, sa forme incisive, sa « dialectique fine et
puissante » (Pellarin), une activité plus grande (3) encore
(1) L'Ii li'otliii-tioii ;ni Phalanslcre qui est duc à la plume de Leclievalier a
un caractèio -"ULMuent plus pratique
(2) Je Youdr;: pouvoir vous montrer Imiiiédiateinent ce qu'il y a de social,
de vraiment réalisable dans les vues de M. Fourier. Mais par la nature de vos
préoccupations el par les liabiludes de votre esprit qui sont beaucoup plus
scientifiques c|U(ï les hommes à sympathie ne les croient, je suis oblijjé encore
aujourd'hui de me tenir exclusivement sur le terrain de l'abstraction... Séance
du 7 février i832.
(3) « Je sais, actif ami, que vous vous surpassez dans le saint courtage. Succès,
succès, succès, vous en méritez tant ! » Muiron à J. Le Chevalier 20 juin 1882.
— 299 —
que celle qu'il avait dépensée au service chi Saint-Simo-
nisme. Et c'est avec une ardeur pleine d'allégresse qu'il
prêche le fouriérisme, qu'il organise lejournal (i), qu'il
prépare la fondation des sociétés. « A aucune époque de
ma vie, écrivait-il à Clarisse Vigoureux (20 août 1882)
la réalisation n'a cessé d'êlre mon œuvre favorite... La
meilleure harmonie sociale règne entre nous. Fourier
est charmant depuis quelques jours. Abel et Victor s'ai-
ment et se conviennent et moi je m'entends très bien
avec eux, ma position pécuniaire est tout à fait changée
et me permet enfin de travailler au Phalanstère d'une
manière tout à fait désintéressée. «
Son zèle, la publicité qui s'était attachée à son nom, et
sans doute aussi les sympathies dont il était entouré,
amenèrent au l'ouriérisme de nombreux Saint-Simoniens.
Beaucoup de ces derniers qu'il avait convertis, et qui
lui en avaient conservé des sentiments d'affection et de
reconnaissance, le suivirent dans son évolution et on peut
dire ([u'il entraîna avec lui une grande partie des débris
du Saint-Siinonisme en déroute. Toutcom[)le fait, il eut,
dans la constitufion de l'école, le rôle le plus aclil". Jus-
qu'alors la propagande de la doctrine de Fourier avait été
très peu importante et même nulle. Fendant 28 ans, pri-
vée de journal, elle avait été seulement renfermée dans
les livres de Fourier qui rebutaient, et dans ceux de
Muiron (qui était depuis i8i4 son disciple), lesquels
étaient méconnus. La |)resse, sauf ((uelques très rares
journaux, n'en avait pas soufflé mot. Des tentatives nom-
br(;uses avaient pourtant été faites auj)rès des publi-
cistes et des principaux journaux pour obtenir un examen,
une critique, ou tout au moins un résumé ou une
annonce. Mais ces démarches avaient été infructueuses,
et on peut dire que pendant 28 ans la doctrine n'avait pas
gagné un pouces do terrain dans le domaine de la publi-
cité. Ce n'est (|u'à partir de i88i>, loi'S(|ue Fourier a
(i) Il en (lc\iiU dlreclfiir le ^^■.>. iinvemi)re i8,Sa.
— 3<»o —
recueilli iin(! paiiie des déhi-is du naufrage sainl-siino-
nien, que sa doeliiuc, entre; en pit^ine aclivilé et en pl(;ine
propagation, cl que daleiil les prcmiei-s succès d(; l'écolcî
sociétaire, (^esl suiloul a .1. Lcclievalier cpTelie les
doit.
« 11 y a dix ans, lui écrit luilx-rt — que la théorie des
quatre moiwemenls était pour moi un sujet de rire et de
plaisanterie grâce h vous, j'y vois à présent un des
ouvrages les plus étonnants qui soient sortis d'un cer-
veau humain. Il avait besoin d'être traduit et commenté.
^^ous vous êtes chargé de (;e l'ôle ingrat et vous vous en
êtes acquitté avec le talent dont vous avez déjà donné
tant de preuves. » Lyon, 16 août 1882. Inibert à Jules (i).
L'inaptitude de Fourier à exposer sa doctrine était en
effet remarquable. Julien, directeur de la Revue encyclo-
pédique, qui « connaissait depuis longtemps M. Fourier»
et appréciait tout le mérite de ses travaux « sentait qu'il
avait besoin de s'associer des interprètes et des propa-
gateurs pour populariser sa docrine, la rendre facile-
ment intelligible et immédiatement pratique » [Lettre à
J. Lechevalier, 18 juin 1882].
Ces propagateurs et ces interprètes il les trouva
dans Jules Lechevalier, Transon et aussi dans Consi-
dérant qui furent pour lui des auxiliaires très dévoués,
et qui eurent le mérite de chercher dans leur propagande
à attirer l'attention sur les moyens d'association de Fou-
rier et sur ce qui parmi ceux-ci paraissait d'une utilité
(i) Béranger écrit : « M. Jules Leclievalier dans un cours public a expliqué
et propag'é les idées de M. Charles Fourier, et sans lui peut-être ne saurions
nous pas encore ce que l'inventeur a entendu par Phalanstère (groupe, fonc-
tions attrayantes) etc.. et il ajoute : « Sans M. Leclievalier et Transon j'au-
rais été condamné à ne pouvoir me rendre compte de la portée scientifique de
son œuvre. »
Danrio écrivait à Muiron : vous savez que la doctrine de Fourier n'est entrée
réellement dans le monde que par les efforts de J. LC. Et Eugénie Niboyer
écrivait à Jules : Maçon, iG juillet 1882 : « Toutefois, il (Fourier) est bien
heureux d'avoir un vulgarisateur tel que vous ; cela le fait marcher à pas de
géant et je ne doute pas que vous fassiez des prosélytes partout où vous irez
faire entendre une parole dont l'esprit et le cœur sont également satisfaits. »
— 3oi —
incontestable et d'une application immédiate. Mais Leche-
valier déploya une telle activité et un tel zèle que beau-
coup de gens le considéraient comme le chef de l'école
fouriériste (i). L'activité de Transon fut moins grande.
Néanmoins le simple Écrit eut du succès auprès des
Saint-Simoniens. Borel et Rességuier le trouvaient « très
bien (2) ». Il faut de plus signaler qu'il écrivit en février et
en mai 1882 dans la Revue Encyclopédique de Jean Rey-
naud dont il avait été l'initiateur au Saint-Simonisme et
qui sans admettre les vues fouriéristes avait pourtant
consenti à leur prêter le concours de sa publicité une
exposition succincte de la théorie sociétaire qui était regar-
dée par Fourier comme la meilleure analyse qu'on ait
donnée de son système, et dans lequel l'auteur cher-
chait à donner un aperçu des éléments de la science
sociale et à en présenter les principales applications.
Cette exposition résumée delà théorie sociétaire, claire,
élégante et précise est restée dit Pellarin « l'une des
meilleures qu'on ait faite (3) ».
Il faut d'ailleurs ajouter que si Lechevalier et Transon
montraient beaucoup de zèle dans la propagation de la
doctrine, les nouveaux convertis ne restaient pas inac-
tifs. Lautour écrivait à J. Lechevalier : « Je vous pro-
mets autant de zèle que j'en déployais pour la propaga-
tion du Saint-Simonisme, car celui-là s'étendit autant
que mes forces et les occasions le permirent. )> Et Eugé-
nie Niboyet : « Pour moi qui ai suivi de très loin et
longtemps la môme route (|ue vous, disposée à l'œuvre
nouvelle, vous me trouverez prête quand ma participa-
tion pourra vous être utile ; déjà j'ai fait un bon usage
(i) Voir l^V.iiKARi, L'école de [•'ourier. Reouc des Deux Mondes, i'"" iioùt i8/|5.
(2) IjCtti'C (le Borel 26 octobre i833. Et le S;iint-Siiiioiiien Boiir^yi'ois, arclii-
Iccte h I^;i[[iiy, écrivait iui fouriériste Rudes aroliiti'clc à Paris : « J'ai enfin la
l)rocliiire de Transon. I']lle esl fort bien ; mais elle ne donne qu'une idée tout
à lait imparfaite de l'Oiiricr. (loinnie elle est, elle est eependani indispensable
pour coniniencer avi^c fruit la lecture de l'Ourler. »
(3) Transon avait été désijjné coninie [féi'anl du journal, l'.l il l'einplit ,\
{J(jn(lé-sur-Yes(fres les lonetions (riujn'nicur.
— 3o:i —
des joui'iiaiix et des livres — je eompte vous amener
M. Arles, jeune Sainl-Sinionien très distingué, ri(;lie et
(jui habite I^yon il n'a jamais été hiérarchisé dans la doc-
trine, c'est un avantage pour porter la nouvelle parole....
Je vais tâcher d'enrégimenter mes sœurs que j'ai ren-
dues saint-simoniennes zélées et je me trompe fort ou
elles vous seront un jour acquises ». E. Nihoyet [à
J. Lechevalier, iG juillet iSSa]. « Soyez assuré, écrivait-
elle (sans date) (|u'à Lyon el à Màcon nous ferons tout
ce qu'il sera humainement possible de faire pour servir
une cause qui est aussi la notre. »
11 faut reconnaître d'ailleurs que Fourier ne facilita
pas la lâche de ses disciples. Les diatribes violentes
et les injures qu'il avait lancées contre les Saint-Simo-
niens et continuait de lancer presque chaque jour contre
eux dans le Phalanstère portèrent un grand préjudice
à la propagande de la doctrine. De nombreux Saint-
Simoniens, qui ne voyaient pas d'un mauvais œil les
doctrines de Fourier et qui, à moitié détachés du saint-
simonisme, les auraient volontiers étudiées, en étaient
empêchés par l'indignation réelle qu'ils éprouvaient de
l'attitude de ce dernier vis-à-vis des Saint-Simoniens. « Ce
que Fourier a écrit contre eux est infâme et m'a profon-
dément indigné, s'écriait Gérardin » (Besançon, 28 juil-
let 1882). Les plus modérés pensaient avec Lautour,
vétérinaire à Laigle, « que l'auteur de la théorie des qua-
tre mouvements supposait aux Saint-Simoniens des torts
qu'ils n'avaient réellement pas » (Sans date. Lettre à
J. Lechevalier). D'autres, comme Rességuier, sou-
riaient de la rage violente de Fourier : « ... Fourier nous
amuse beaucoup par sa rage atrabilaire contre le saint-
simonisme et les Saint-Simoniens. Il nous fait passer des
moments assez gais ; cet homme sent instinctivement
que malgré la crise qu'il subit, le saint-simonisme est
encore puissant. 11 a raison, mais il a tort de s'en dépi-
ter. Cela ne changera rien au cours des événements »
(Lettre à Jules).
— 3o3 —
La scission des Saint-Simoniens et la désagrégalion
de la doctrine n'avaient, en effet, pas désarmé Fourier
qui répétait, en les aggravant dans ses articles, les inju-
res de ses premiers écrits. Cela gênait, retardait ou
même empêchait les conversions. « Il est un peu pénible
pour d'anciens Saint-Simoniens, qui sont justement les
hommes les plus disposés à vous comprendre, d'enten-
dre anathémiser si fort les doctrines qu'ils ont professées
et pour lesquelles il ne leur est guère possible de ne pas
conserver une véritable affection », écrivait de Lyon le
i8 juin 1882 Peifferà Jules. 11 leur était douloureux « de
voir » des imputations de fourberie tomber sur la tête
« d'hommes qu'ils avaient aimés et suivis », et « le saint-
« siinonisme traité avec une rigueur et un mépris tout à
« fait injustes. »
« La lecture de votre journal que je poursuis avec
intérêt m'a néanmoins fait éprouver déjà plusieurs fois
un sentiment bien pénible. L'article intitulé « Utopies
« du XIX" siècle » qui paraît dans les derniers numéros
n'a su ni me plaire, ni m'altacher, ni me convaincre et
je ne puis vous dissimuler que le dernier article surtout
a achevé de me ravir toute estime pour M. Fourier et
toute la confiance que j'avais en lui... Est-ce par un lan-
gage aussi hostile qu'on fait connaître les grands nova-
teurs ? Sans parler du jugement qu'il porte sur le saint-
simonisme et les chefs de cette association (i)> qui est
logiquement faux sous plus d'un rapport, cette aigreur
qu'il y exprime, cet acharnement qu''il y manifeste contre
tout ce qui n'est pas lui, ne peuvent que vous faire dou-
ter de la mission de M. Fourier » (20 juillet 1882).
On reconnaissait généralement qu'il était vrai que les
Saint-Simoniens avaient eu le grand tort de repousser
Fourier, « mais du moins ne |)ouvait-on leur reprocher
(i) « M. b'()url(M' allaciLie le Siiinl-Siiiionismc sans lui reomiiaîtri- aiicime
hoiiiK' (ace et mes opinions soiil Idiilc-. dillV-rfnIcs » (I.finov ne à Transon,
lO juillel l8oa).
— 3o/| —
celui d'avoir avili (!l li-aîiié dans la lange ceux qui dif-
féraient d'opinion par leurs principes et leurs sentiments.
Au contraire, écrivait Fanny Sclimalzigang, « ce qui
« m'attache à eux, c'est surtout un esprit de paix et de
« conciliation envers tous les partis et tous les indivi-
« dus. » Et comme Brisbane, elle reprochait à Fourier
« son principe d'exclusivité » (Cfr. Lettre de Brisbane
à Lechevalier, juin i83y). Les plaintes sur ce point, et je
n'en cite c|ue quelques-unes au hasard, sont unanimes,
et il est liors de doute que l'attitude de Fourier nuisait
aux conversions. Ceux qui faisaient de la propagande
pour lui s'en plaignaient. « Je vous donne l'adresse d'un
M. Gérault que je connais de réputation seulement. Il
désire l'association la plus prompte et la plus eiïiéace
pour le bien des masses. La personne dont je vous par-
lais tout à rheure lui a annoncé la nouvelle œuvre de
Fourier qu'il désire connaître. Je vous invite à lui
envoyer le pros[)ectus et non le dernier numéro du PJia-
lanstère qui pourrait ne pas faire bon effet sur son esprit
saint-simonien (le numéro 8) (Thomas à Transon i8 juil-
let 1882). » Et PeifFer écrivait à Jules et à Transon que
a peut-être il serait préférable pour la cause qu'ils avaient
embrassée d'apprécier le saint-simonisme que de le
déprécier ».
J. Lechevalier s'était déjà expliqué sur son attitude, —
et celle des fouriéristes sortis comn^e lui du saint-simo-
nisme, — vis-à-vis de la doctrine, dans un passage de l'in-
troduction du Phalanstère. « Pour le fond des idées, écri-
vait-il, le i''' juin 1882, nous admettons la critique de
Fourier et la condamnation dont il frappe et la doctrine
de M. Owen et celle des Saint-Siinoniens. Mais sur plu-
sieurs points, nous accordons à ces derniers une valeur
qui leur est déniée par celui que nous servons comme
notre maître en science et en association et qui ne s'ar-
roge point pour cela la mainmorte de nos principes et
de nos sentiments. » « Qu'il nous suffise de dire que
plusieurs d'entre nous sont sortis du saint-simonisme et
que pour avoir reconnu la supériorité et l'antériorité là
où elles sont éclatantes et sans réplique, ils sont loin de
répudier la responsabilité des premières paroles qu'ils ont
portées » (Le Phalanstère , t. I, p. vi. L'inlroduction est
signée J. Lechevalier et Y. Considérant, membres de la
Commission de propagation).
Il avail été encore plus net dans son exposition aux
Saint-Simoniens où il avail déclaré {?f séance, 26 février
1882) que le saint-simonisme conservait toujours à ses
yeux une grande importance. « Les principes généraux
de la foi sociale et religieuse de tous ces hommes sont
encore les miens. Toujours association, Ijberté, pro-
grès ; en adoptant les vues de M. Fourier, je suis per-
suadé de n'avoir fait qu'étendre et préciser la signification
de ces grandes idées qui sont la vie de notre siècle. Loin
de vouloir détruire le saint-simonisme, je cherche à sau-
ver ce qu'il a de vraiment bon, je cherche à le pousser
dans les conséquences extrêmes de son dogme favori en
lui faisant faire un progrès qui en ce moment de disso-
lution doit être une transformation ladicale. » P. 182,
7861, Br. 9(1).
Les protestations unanimes des Saint-Simoniens bles-
sés par les attaques de Fourier décidèrent Lechevalier
et Transon à désavouer formellement et publiquement
Fourier. Déjà, au cours de la 3" séance (du 26 février
1882), Fourier ayant pris la parole suivant son usage
pour expliquer certains points spéciaux de la doctrine,
avait entremêlé et parsemé son discours de quelques
critiques sévères sur Saint-Simon et sur ses disciples;
Jules Lechevalier avait cru devoir s'en expli(|ucr: «.J'ai
besoin de vous dire, avait-il dit, que je suis loin d'ac-
cepter les opinions de M. Fourier touchant les doc-
trines ou les hommes du saint-simonisme... l^a posi-
tion de M. Fourier n'est point la même que la mienne.
11 est, il veut rester un homme sui generis. Il apporte une
(i) Fouric riante el Hdint-tSiiiuinisine.
— 3o() —
clo(;lrinc qu'il regarde comme très siipéii(>iiic aux autres,
il critique sévèromenl ceux qui l'ont méconnu et dédai-
gné ; il proclame hautement et sans réserve que les Saint-
Simoniens n'ont l'ait que des promesses et qu'ils n'ont pas
de moyens pour les réaliser... Sur le fond, je partage son
opinion, et pour la forme je l'excuse parfaitement ; car à
cet égard les Saint-Simoniens n'ont rien à revendiquer
envers M. l'ourier (|uoi(|u'ils se prétendent des a[)ôtres
d'amour et de justice... » (Le fouriérisme et le saint-
simonisme. r.onférenc^e de .1. Lechovalier, 3* séance).
Mais ces déclarations manquaient encore de netteté.
Elles ménageaient la chèvre fouriériste et le chou saint-
simonien ; seulement, elles montraient un peu plus d'in-
dulgence pour la chèvre. Et pourtant, J. Lechevalier, au
cours de ses conférences sur le saint-simonisme, l'avait
traité sans aucun ménagement et n'avait pas été tendre
pour ses adhérents. Il en reçut lui aussi des reproches
nombreux (i). « J'ai lu les leçons de Jules... elles m'ont
fait plaisir, sauf le ton qu'il a pris à l'égard des Saint-
Simoniens (ou plutôt des Enfantinistes), que je ne saurais
approuver même en tenant compte des griefs qu'il peut
avoir contre eux » (Borel à Transon, 5 juillet i832). Car-
nau, Brisbane écrivaient la môme chose (2). Et Ressé-
(i) 3<= séance. Diraauclie 26 Février 1882. « A la fin de la 3'' séance, Lam-
bert, membre du collège de la religion saint-simonienne s'est levé pour témoi-
gner de sa douleur et de sa surprise d'entendre J. Lechevalier attaquer avec
chaleur et en termes peu relùjieux des principes que lui-même avait naguère
professés et enseignés. Lambert a déclaré de plus que J. L. lui paraissait avoir
oublié le Saint-Simonisme et qu'il aurait l'occasion de le faire remarquer dans
la discussion publique qui s'engagerait entre les Saint-Simoniens et les partisans
da système de M. Fourier... J. L. a annoncé qu'il ferait appel à la discussion
publique, aussitôt que ses leçons rédigées et imprimées pourraient présenter la
seule base solide sur laquelle il soit possible d'asseoir un jugement, la parole
fixée par l'écriture... «
(2) Carnau à Jules «... J'ai lu vos vives attaques dirigées contre le Saint-
Simonisme et principalement contre les hommes généreux qui sont à notre tête.
Je trouve beaucoup de talent dans vos écrits, mais aussi un peu de méchanceté.
J'aurais mieux aimé entendre des paroles de conciliation que de critique. «
Et Brisbane. Lettre h Lechevalier, juin 1882 : (t ^ ous les attaquez (ceux
qui représentent le Saint-Simonisme, le parti d'Enfanlin) de temps en temps
— 3o7 —
guier désapprouvait très nettement Lechevalier à qui
il envoyait même une lettre de reproches assez vifs :
« Vos écrits sur le saint-simonisme et surtout sur les
Saint- Simoniens étaient maladroits et peu convenables ;
vous avez voulu prouver le contraire, vous n'y avez pas
réussi ; je ne comprends même pas votre aveuglement
à ce sujet; vous reconnaissez une grande valeur à l'œu-
que vous avez accomplie ensemble. Saint-Simon est pour
vous un homme de génie. Vous déclarez sans détour que
vous devez à Enfantin bon nombre de vérités ; vous
avez même pris rengagement dans une lettre de conser-
ver toujours pour lui des sentiments de reconnaissance
et d'affection et néanmoins vous traitez le saint-simo-
nisme comme le font ceux qui n'y ont jamais vu que des
folies, et l'homme dont je vous ai vu solliciter la bien-
veillance et les faveurs, celui que vous avez nommé long-
temps votre père et qui l'était en effet, vous le traitez
avec injustice, légèreté, aigreur et mépris, et vous vou-
driez encore légitimer votre conduite. Jules, cela devient
ditlicile. » Ces reproches furent sans doute sensibles à
J. Lechevalier car il devint bientôt plus réservé et parla
du saint-simonisme et des Saint- Simoniens en termes
plus mesurés. Il reconnut môme dans une lettre à Lau-
tour que Fourier supposait aux Saint-Simoniens des
« torts ([u'ils n'avaient réellement pas ».
Enfin, il fit paraîti-e dans le Phahinslh'e, à la suite d'un
article sur les Saint-Simoniens intitulé: Revue des uto-
pies du xix*^ siècle (S'' article) où Fourier se montrait par-
ticulièrement violent (i), une note signée do lui et de
avec fiiiiertunie ; voih'i ce (jui me fait de la peine. Cola montre cralxud qu'il y
a un principe d'exclusivité (juelque pari chez vous, etd'ailleurs iLnl-'anlin et ceux
qui sont avec lui travaillent sans aucun doute avec la plus grande purelé de
sentiment pour le plus çrand des buts (jui esi aussi le \ôlre, qui est celui do
l'iuimunité ; vous dill'ére/. en détails de systèmes. Mais le parti d'I^nfaiitin a
le bon sens de ne pas attaquer les autres. »
(i) Voici ce que i'^ourier y écrivait: « Mais leurs clioFs, au lieu de spéculer
sur l'ai't (l'associer des masses de i boo à 2 ooo personnes en travaux de culture,
ménajjeet fabrique, n'étaient préoccupés {[uc de cette utopie reli(;ionnaire dans
— 3o8 —
Transon dans laquelle ils protestaient eontre les termes
de Tarticle de Fourier (i) ». Celle-ci est beau('oii|) plus
laquelle ils ont persisté jusqu'au bout. Il eût ('■!('• curnniode à eux de se dislri-
buer des prélatures, des archevâclics simoniens ; ce projet perçait daus toute
leur tactique, ils voulaient çrelîer le jésuitisme sur le jacobinisme ; car ils se
disaient triblks ; ces prétentions n'étaient qu'un vacarme étudié pour attirer
la foule par une teinte d'orijrliiaiité, de romantisme, de grandiose démocratie.,.
— ... Ils flattaient les femmes pour mettre à profit l'influence du sexe en intri-
gues de schisme religieux... — ... 11 n'existe dans la politique des Saint-Simo-
niens qu'une seule utopie celle de renverser la religion chrétienne et de l'in-
troniser à sa place ; amener à eux les donations qui dans la France catholique
s'élèvent à l\ millions par an, et se former une église bien dotée, bien pour-
vue... (p. 66). — ... C'était un aliment qu'on donnait au vulgaire, un os à
ronger, [l'abolition de la propriété, la distribution des revenus, etc...] —
... Un grain d'analyse suffit à la faire crouler [la doctrine saint-simonienne]
comme un château de cartes. Sur quoi repose-t-elle? Sur la prétention de tout
prendre, tout envahir, l'autorité, les revenus, les propriétés et mêmes les fem-
mes : un congrès de cosaques et de bédouins n'aurait pas mieux opiné. — Les
hyperjésuites (c'est le vrai nom des chefs saint-simoniens). — ... Le projet
d'une nouvelle religion qui aurait nanti ses chefs de bonnes prélatures. —
Quel est donc le « vice » de cette doctrine, et de celle d'Owen ? « Toutes
deux ont empêché l'examen et l'essai de la vraie théorie sociétaire, elles ont
favorisé la pliilosophle obscurante, qui redoutant une invention de l'art d'as-
socier, machine en secret pour étouffer ma découverte, et accrédite sous le nom
d'association cent jongleries scientifiques, afin de dégoûter de la chose par
abus du mot et de détourner toute recherche exacte sur ce problème, le seul
important, l'unique planche de salut pour les riches et les pauvres ». Fourier
reconnaît d'ailleurs ce leur vogue passagère », mais « Le Saint-Simonisme est
une bulle de savon brillante qu'une chiquenaude fait évanouir. » — « Eux-
mêmes ne croient pas un mot de leur doctrine, qu'ils ont fort bien nommée
transitoire, car elle varie comme la girouette. » — Cosaques dans toute leur
carrière dogmatique, ils n'ont jamais eu une idée de leur crû, tout est d'em-
prunt chez eux ; ils n'ont eu que l'art des rhapsodes et arrangeurs. Ils ont
pris de ma théorie beaucoup de pierres d'attente, comme l'idée d'armées in-
dustrielles, abolition de la guerre et de l'aumône... — Le caractère le plus
visible de leur secte est l'incapacité en fait d'invention; stériles en ce genre,
ils ont bonne grâce à s'ériger en juges suprêmes de toutes les capacités, eux
qui nient la mienne en invention (p. 68). — On prétend qu'ils ont donné à
l'oyjinion une Impulsion qui favorise ma découverte, et que je leur en dois de
la gratitude : ils ont au contraire donné la direction la plus vicieuse en ren-
forçant les antiques préjugés qui supposent la providence limitée, Incomplète,
impuissante, et qui placent la voie du progrès dans l'attaque des gouvernements,
des religions et de la propriété, au lieu de spéculer sur la réforme des quatre
industries, culture, fabrique, ménage et commerce (p. 69).
(i) Après avoir vainement essayé de ramener M. Fourier à de meilleures
dées sur la doctrine saint-simonienne et sur la personne de ses chefs, nous
croyons devoir déclarer en notre nom comme en celui de tous les saint-simoniens
— nof) —
nette : elle contient un désaveu formel de Fourier, et
indique avec beaucoup de précision les divergences de
vues qui existaient déjà entre ce dernier et ses disciples
(Phalanstère, 19 juillet 1882).
En tous cas elle reçut le meilleur accueil et fit une excel-
lente impression : « J'ai vu avec jjien de la satisfaction,
écrit Fanny Schmalzigang, que ni vous ni Transon
n'acclamiez la manière de voir, d'agir et de juger de Fou-
rier... » (26 juillet 1882). Et Peiffer : « Je vous remercie
qui se sont unis à nous, que nous n'acceptons en aucune façon les termes de l'ar-
ticle (jui précède. Comme appréciation de doctrine, la critique de M. Fourier
nous paraît bien inférieure à celle qui peut être faite au moyen de toutes les
grandes idées émises dans le Traité d'association et le Nouveau Monde Indus-
triel. Comme jugement sur les hommes et sur leurs intentions nous afBrmons
que M. Fourier est dans la plus grantle erreur.
La scission qui a éclaté dans le sein de l'association saint-siraonienne, au
moment où son mouvement extérieur était le plus prospère, et quia eu lieu au
grand détriment de l'aisance et du bien-être des chefs du Saint-Simonisme
atteste bien évidemment que pour eux il s'açiissait aoant tout de principes de
vérité, de bien et de mal. A ce titre de conscience et de haute bonne foi,
jamais doclrine ne mérita mieux le, nom de religion que le Saint-Sinionisme.
Les ciiefs, suprêmes ou non, ont pu manifester des prétentions exorbitantes,
bien au-dessus de leur valeur personnelle, bien au-dessus même de l'humanité,
el à cet égard leur conduite envers AL Fourier infirme honteusement le
droit qu'ils s'arrogeaient de classer tous les hommes et de gouverner pour le
progrès. Mais s'ils ont été injustes envers M. Fourier, celui-ci le leur rend à
usure et à outrance. C'est un fait que nous recommandons à l'atteatiori de ceux
qui seraient tenlés de croire à V universalité d'un homme quelconque.
Pour nous, ce n'est point i\ ce que l'auteur du nouveau monde industriel
comprit ou ne comprit pas le Saint-Simonisme que nous avons attaché quel-
((ue importance. Il ne s'agit pas du tout en ce moment de se bénir ou de se
glorifier les uns les autres. Il .s'agit de mettre fin à la crise violente où se trou-
vent les Peu|)les, il s'agit de remédier le plus directement, le plus prompte-
ment possible aux douleurs qui résultent de l'état de morcellement et de dupli-
cité en toutes relations. Nous nous sommes ralliés à Fourier parce qu'il nous
présente pour ce but le plus saint et le plus noble qu'on puisse se proposer, des
moyens incontestablement supérieurs et incomparablement plus faciles, plus sensés,
plus actuels. Quant au reste, nous prions de noter une fois pour toutes que
nous faisons les plus larges réserves. Lorsqu'on cherche à nous rendre solidaires
de ce qu'on tionve d'amer et de faux dans les critiques de M. Fourier sur tous
les partis el sur toutes les opinions, nous croyons que l'on doit nous savoir gré
de sacriliii- ainsi quelques sentiments personnels aux grands intéiêts de l'Iiu-
manité (|ui nous sont encore plu.; chers. .. Signé : Jules Lcchcvalicr, \bcl
Transon.
— 3io —
des explications que vous m'avez données dans votre
dernière lettre et je vois avec plaisir que vous avez com-
pris combien il est pénible de voir atta(|uer avec rigueur
et sans ménagement des doctrines que Ton a propagées
soi-même » (Juillet 1882). Rességuier lui aussi le félici-
tait lui et les fouriéristes « de bien bon cœur d'avoir
enfin abandonné ce ton d'aigreur, de malveillance qui
les avait trop longtemps dominés et qui n'était pas pro-
pre à attirer à eux ».
CHAPITRE X
L'état d'esprit des Saint-Simoniens convertis.
L'efFet de la propagande extrêmement active de Jules
Lechevalier et d'Abel Transon ne tarda pas à se faire
sentir. Quoi qu'en dise M. G. Weill, les conversions au
fouriérisme furent nombreuses dans les rangs saint-simo-
nieas(i) à partir du mois de mai 1882 ; je dirai même que
c'est presque uniquement dans les rangs saint-simo-
niens qu'elles eurent lieu. Les disciples de Fourier et ce
dernier lui-même le reconnaissaient d'ailleurs et dans
une note du Phalanstère précédant la publication d'une
lettre d'Amédée Paget, on peut lire la déclaration sui-
vante : « 11 faut le dire à la louange des hommes qui se
montrent fidèles au principe du progrès et de l'amélio-
ration effective des classes pauvres (2) : Presque toutes
(i) Le Phalanstère, p. 55. Le 5 juillet 1802, le Phalanstère écrit trioniplia-
lenieiit : « Ine fois désabusés, bon nombre de Saint-Simoniens sont venus re-
trouver parmi nous d'anciens amis dont ils n'avaient pas d'abord compris les
avertissements, et ils reconnaissent dans M. Fourier l'homme qui semble destiné
à résoudre au profit de la liberté et par des moyens tout à fait inoffensifs de
grandes questions qui d'autre part n'(jnt été encore que soulevées avec fracas et
même fort mal posées. »
(2) ^ oir Revue îles utopies du XIX" siècle. 5^ article. Les Saint-Simoniens.
...La masse des Saint-Simoniens, écrit Fourier, ne connaissait point le plan
des chefs; elle avait de très bonnes intentions; nous en avons chaque jour la preuve;
surtout dans les provinces, ils se réunissent franchement à nous, et écrivent : « iSous
voyons que vous avez un procédé neuf pour réaliser le mécanisme sociétaire
que d'autres nous promettaient sans moyen de l'établir, sans aucun ressort pour
aller au hul, au quadruple produit et à l'industrie attrayante. » t'n tel langage
prouve ((ue ceux qui se i-allient à nous ont l'intention sincère d'agir, de ne pas
perdre des années en prédications qui ne réalisent rien, l'âge 00.
— 3l2 —
nos adhésions nous viennent de personnes qui avaient
naguère étudié et en partie embrassé le Saint-Sinionisnie,
adoptant le but mais faisant pour l'avenir de grandes
réserves quant aux moyens proposés. »
C'est surtout parmi les officiers — ceux du génie ou
de l'artillerie — et aussi dans le corps des ingénieurs des
ponts et des mines (|ue l'école fit la plupart de ses
recrues les plus sérieuses (i). J. Lechevalier se félic^ilait
pour l'avenir de la doctiine que l'école ne renfermât
aucun littérateur ou pliilosophe, et en eiï'et elle n'en
comptait aucun, sauf lui-même (2). On peut s'étonner
tout d'abord de ce que le plus fantaisiste et le plus baro-
que des sociologues ait justement recruté presque tous
ses disciples parmi des esprits formés aux dures disci-
plines des sciences exactes. Mais rappelons que l'Ecole
Polytechnique avait déjà été la grande pépinière de disci-
ples pour le Saint-Simonisme (3) : c'est d'elle que lui
étaient venus M. Chevalier, Jean Reynaud, Fournel,
Lambert, les frères Talabot, Transon, tous ingénieurs.
Enfantin lui-même était un ancien Polytechnicien. C'est
l'esprit mathématique (4), c'est la méthode mathémati-
que, qu'ils avaient apportés dans l'étude des faits sociaux.
« C'est l'abus de la méthode mathématique en matière
sociale qui a amené l'école à des erreurs graves », disait
M. Chevalier en i838. Il en fut de même pour le fourié-
risme; s'il est peut-être, s'il est certainement exagéré de
dire que la théorie fouriériste a dans ses parties essen-
(1) Il y avait aussi beaucoup de médecins.
(2) « Nous nous félicitons de compter un j^riiiui nombre de disciples dnns des
rangs où on est babitué de trouver réunis l'esprit positif, le courag-e et le dé-
vouement ?i l'bumanité. C'est nommer l'école polytecbnique.
(3) Il faut, avait dit Enfantin, que l'école polytechnique soit le canal par lequel
nos idées se répandront dans la. société. C'est le lait que nous avons sucé à notre
chère Ecole qui doit nourrir les générations : Nous y avons appris la lançjue po-
sitive et les méthodes de recherches et de démonstrations qui doivent aujourd'hui faire
marcher les sciences politiques. »
(^) Sur l'esprit mathématique dans le Saint-Sinioiiisme. \oir Revue de Paris,
i5 mai 1894 : L'Ecole polytechnique et les Saint-Simoniens, par Pinet.
— 3i8 —
tielles le caractère d'une science, du moins en a-t-elle
les apparences ; ces mathématiciens devaient être
séduits par l'appareil scientifique que revêtait cette
« science du mouvement social » et par son caractère
synthétique, et leur curiosité, tout au moins, devait être
éveillée par des titres comme celui de « Théorie des quatre
mouvements » par ces séries, ces échelles, ces tonalités,
ces ressorts, mécanismes, pivots et contre-pivots, dont
était pleine la doctrine de celui qui prétentait être l'in-
venteur du « calcul mathématique des destinées » (i).
Enfin Fourier procédait, ou tout au moins prétendait
procéder « à la manière des savants et des ingénieurs qui
apportent une découverte, et en demandent la vérifica-
tion expérimentale » (p. 90 du manifeste de l'école pha-
lanstérienne) « et non à la manière des réformateurs
politiques ou religieux qui ont agi ou prétendu agir sur
la société en formulant des lois, des croyances, des obli-
gations, un culte, des droits, des devoirs nouveaux et en
imposant leurs réformes par une législation ou une foi
nouvelle y) {Ibidem^ (jï). En moins de trois ans, on devait
arriver à des données expérimentales et certaines sur
tous les menus détails d'équilibre (Fourier, OEiivres com-
plètes, p. 552, t. IV). Fourier insistait sur le caractère
scientifique et mathématique de sa découverte. Son ambi-
tion était, disait-il, d'apporter la précision mathématique
(i) Un calcul qui est inconnu et qui s'annonce revêtu de théories géométri-
ques et d'application aux sciences pliysiques.
(2) « C'est de la nécessité d'une réforme universelle et entière que nous par-
tons — bien que nous différions radicalement de tous sur la manière de l'ac-
complir et sur le fait le plus capital : le point par où il faut la commencer.
Nous aussi nous avons senti toutes les doulei'rs du pauMc et du riche, etc..
Mais nous serons sobres de lamentations et de déclamations ! Assez de Jérémies
|)leurant sur les ruines de Jérusalem ; assez d'autres prophètes rejjardant la Jcrii-
salem nouvelle suspendue dans les airs le premier .sentiment de notre iime
c'est le dédain pour tout ce parlage d'amour et de svmpatliie qui ne décèle
qu'ifjnoi-ance et impuissance. » Le Pluilanslcrr. Introduction. « (^)nand n<»us
parlerons nous ferons de la science positive et rig'oiirensc. (Juand nous ajfirons,
nous fonderons un établissement productif organisé sui\anl le piocédi'- dont
nous provoquons l'application. Ibidem.
— 3i', -
dans le monde social. Il faisait « le calcul analytique et
synthétique de l'attraction passionnée », « l'emploi de
tous les ressorts » se trouvant déterminé dans son sys-
tème avec une « rigueur analogue à celle des sciences
mathématiques » ; il prétendait, en « fournissant les preu-
ves malhématiques de sa découverte, n'apporter que de
la justesse arithmétique. « Dans cette nouvelle science,
écrivait-il, on verra toujours l'arithmétique en alliance
avec le merveilleux(i). »
La science sociale qu'il avait découverte était « géomé-
trique », « mathématique ». 11 n'y a donc pas lieu de se
montrer surpris de l'enthousiasme des polytechniciens.
Ce qui les séduisait dans Fourier, c'était ses théories
générales touchant à toutes les sciences : l'histoire, les
mathématiques, Tinduslrie, les lettres, la philosophie, sa
méthode de recherche suivant une règle analogue à celle
d'un problème mathématique. Ils étaient convaincus
comme lui que si l'humanité ne marchait pas bien c'est
qu'on s'obstinait à lui donner une impulsion contraire à
l'impulsion divine, « laquelle veut laisser à tous les pen-
chants même mauvais un emploi nécessaire à la destina-
tion générale des êtres... » Ils regardaient l'homme et
son organisme comme la donnée d'un problème, la forme
sociale comme l'inconnue qui devait être déterminée; par
les conditions de l'action des passions considérées
comme des forces (G. Pinet)
Voyons maintenant quels sont les principaux convertis.
C'est d'abord Pellarin (2), qui occupe une place impor-
(i) Traité universelle, v. I., p. âg. Avant-propos.
(3) Il collabora successivement au Phalanstère, à VImpartial. à la Réforme
Industrielle, à la Phalange, à la Démocratie pacifique et à la Science sociale.
Parmi ses ouvrages, il faut citer : Fourier, sa vie et sa tltéorie. dont la !''<= édi-
tion parut en 1889 et la 5"= en 1871. Sur le droit de propriété avec épigraphe :
« Le Capital, c'est le travail accompli » (i84o, brochure). Allocutions d'un so-
cialiste (1847)- ^^^c^ critique sur la philosophie positive (i864)- Souvenirs anec-
dotiques (1868). Qu'est-ce que la civilisation (1867). Idée que le fouriérisme met
sous le nom de civilisation. Critique du déterminisme ethnique absolu de certains
anthropoloqistes. Considérations sur le progrès et la classification des sociétés (1872).
— 3(5 —
tante clans la doctrine qu'il n'abandonna jamais. 11 était
chiruroien de la marine. Il avait assisté en i83i aux
leçons qui avaient été faites a Brest parE. Charton et le
D"^ Rigaud. Le i" avril 1882, Talabot, dans une lettre
enthousiaste, avait annoncé au Père sa conversion :
« ...Mes pressentiments sur Pellarin se vérifièrent. La
vie nouvelle venait de pénétrer en lui el l'agitait d'un
saint enthousiasme. 11 était décidé qu'il partirait pour
Brest dans la soirée. Il vint vers moi avec émotion et me
dit : « Père, je ne partirai pas sans vous avoir ouvert mon
cœur. » Sa face, sur laquelle il y a tant de bonté, de
mobilité et de finesse, mais sur laquelle était encore jeté
un voile de tristesse et de défiance, s'était épanouie de
franchise et de bonheur. Sa confession suivit. 11 vous
écrit son acte d'amour » (Ker. Emma, i*'"' avril 1882).
Le Globe du i5 avril 1882 annonçait que Pellarin et Rous-
seau avaient été consacrés à Brest par Talabot (i). Pella-
rin était très convaincu. Il donna sa démission de chi-
rurgien de la marine, vendit une petite ferme qu'il avait
héritée de sa mère et vint en offrir le produit aux Saint-
Simoniens. Il fut quelque temps à Ménilmontant où il alla
malgré les efforts que fit, pour l'en empêcher, Charton
qui repoussait les théories morales d'Enfantin (2), et
où ij retrouva Talabot et Rigaud qui l'avaient converti.
Tous ces volnmes ou brochures contiennent les vues de l'école sociétaire. Il
faut citer aussi les discours et allocutions que prononçait Pellarin à chaque
anniversaire de Fourier.
(i) De la profession de foi de Pellarin, j'extrais ces lignes : « Dieu est tout
ce qui est. Il se manifeste en moi par mes désirs. ...L'harmonie règne aujour-
d'hui dans tout mon être. Je ne serai plus en proie aux tiraillements doulou-
reux que tout homme éprouve à des degrés différents dans la société actuelle »
(Profession de foi, 19 avril 1882).
(3) ...Lambert, que sa douceur luisait noniinec lu lucre de la l'aniille saint-
simonienuc, me fut à raison de celte disposition donné pour directeur spiri-
tuel. Il avait dans sa cellule un exemplaire du traité de Vassocialion iloincsliquc
agricole de Foui'ier qui me tomba entre les mains. .le dévorai l'ouvrage et après
deux jours d'une lecture ininterrompue, je pris congé des moines de Ménilmon-
tant guéri à tout jamais de la manie sacerdotale, j'ellarin. Essai rritii/itc sur In
philosophie posilioe, p. i33.
— 3i6 -
Mais il ne tarda pas à inquiéter ses pères. Michel Cheva-
lier écrivait à Rousseau de Brest pour lui recommander
de veiller sur Pcllarin qui avait (juitté Ménilmontant. « Je
recommande Pcllarin à votre surveillance paternelle.
Songez qu'il y a peu de temps vous l'appeliez avec orgueil
« mon fils » ; chez lui le cœur est excellent mais la lèle
est faihle. » Les pressentiments de Chevalier devaient
en effet bientôt se réaliser, car Pellarin quitta peu après
le Saint-Simonisme pour se convertir au fouriérisme.
Plusieurs de se amis suivirent son évolution: Foucaut,
le maire de Guipavaii, qui possédait une petite exploita-
tion près de Brest et dont la mission saint-simonienne
avait changé la direction de la vie en le convertissant au
Saint-Simonisme en même temps que Pellarin ; — Mor-
cellet, un des combattants de juillet qui s'était épris
comme lui de la doctrine saint-simonienne, l'abandon-
nèrent bientôt l'un et l'autre pour le fouriérisme (i).
C'est Paget, lui aussi docteur en médecine (2) ; — Pec-
(i) D'une lettre de Brisbane publiée au n° 102 de la Démocratie pacifique
« sur les progrès de la théorie de l'association aux Etats-Unis»... C'est en
i83i qu'après avoir examiné divers systèmes en France et en Allema(jne,j'ai décou-
vert les ouvrages de Fourier. Je fus profondément frappé de cette haute raison,
de cette grandeur de vues qui se trouvent réunies en Fourier à ce bon sens qu'on
pourrait appeler la simplicité du génie; je crus trouver dans ses découvertes les
principes fondamentaux, la véritable base d'une nouvelle organisation sociale. «
lO octobre i844. — Vincennes, 2 juillet (832, à Jules : ...J'ai écrit une let-
tre à d'Eichthal avant de quitter Paris, le 26 dernier, lettre d'explication sur
ma position actuelle-vis-à-vis du Saint-Simonisme. Je lui ai fait connaître posi-
tivement que je quitte définitivement cette voie pour suivre celle du Phahnstere.
... Aujourd'hui je suis, comme vous voyez, suffisamment satisfait et convaincu
que vous êtes dans la voie du progrès puisque j'ai pris la détermination de nie
séparer de mon premier chef de file pour suivre le v(Mre. » Delatour (2).
(2) Il est mort le 28 juillet iS'ii Sous des dehors un peu froids, A. Paget
cachait un cœur bienveillant, affectueux où dominait une exquise délicatesse.
Là régnait aussi l'enthousiasme, le signe divin des créatures immortelles, sui-
vant la belle expression de M'""^ de Staël ; mais profond autant qu'énergique,
ce noble feu pouvait échapper aisément à un observateur superficiel. Caractère
habituellement calme et égal, Paget n'était pas cependant sans souffrir lui
aussi de ce mal d'isolement si bien exprimé par un poète, notre ami, sorte de
nostalgie sentimentale à laquelle succombent tant d'âmes d'élite au milieu de
notre société morcelée et méfiante... Ce n'est point à dire qu'il n'ait point eu
-3,7-
qiieiir, qui fui d'abord Saint-Simonien, puis fouiiérisle
pendant deux ans, et qui collabora au Phalanstère avant
d'élaborer lui-même une doctrine d'association. Gérar-
din, dont Renaud annonçait à Lechevalier au mois de
mars 1882 qu'il « tournait au fouriérisme » ; Jaenger,
Renaud, Capella, Didion, Lemoyne, Thomas, Delatour,
l'Américain Brisbane (i), Rousseau, Imbert, Bayle, de
BoureuUes, Lanet, Gay, Lautour, PeilFer, de l'église de
Montpellier, Berbrugger, Billaud, Bonamy, Guillemin,
Tamisier, Husson, Bureau, DeV'oluets, tous ou presque
tous anciens élèves de l'Ecole Polytechnique ou des
Ponts et Chaussées, tous Saint-Simoniens (2). Parmi les
femmes qui se convertirent, il faut citer Eugénie Ni-
boyet (3), dont la correspondance fouriériste est inté-
ressante, Fanny Schmalzigang, Désirée Veret, Marie-
Reine Guindorf(4), presque toutes collaboratrices de
ses heures d'épreuve où le cour.Tg-e et l'espérant-e étaienl sur le point de l'aban-
donner. Démocratie pacifique, 20 juillet i844- Article signé Pellarin.
(i) Brisbane. ...« à qui l'on vient d'oFfrir 200 000 francs d'un petit carré
de 100 pieds sur aoo, qui lorsqu'il partit pour l'Europe, il y a 9 ans, ne valait
que i5 à 20000 francs, Brisbane a refusé et va prendre immédiatement des
mesures pour bâtir sur ce terrain un théâtre, six magasins immenses, dont il
i-etirera une rente de 3o OOO francs tous frais payés. Brisbane est tout entier à
vos principes. Toute sa pensée ne roule que sur un phalanstère d'essai en deçà de
l'Atlantique et si tôt que ses moyens le lui permettront, il mettra le fer au feu,
et nous l'aiderons de tout notre pouvoir. J. Manesca. tévrier i835, iNevv-\ork.
Lettre à Fourier. Le 3o janvier i836 le même Manesca écrivait à Fourier :
« Brisbane s'enrichit tous les jours... il m'écrivait l'autre jour . je n'ai qu'une
seule pensée, je ne tends qu'à un seul but, c'est de me mettre à même de
transmettre la pensée de Charles Fourier à mes compatriotes: je passerais
marché à n'avoir que dix années à vivre pourvu que je puisse réussir dans
cette entreprise. »
(2) Il faul encore citer un ronianliqiie convaincu^ poète de talent, Ansone
de Chance), qui toucdia au Saint-Simonisme puis au Fouriérisme et qui ne pou-
vant s'assimiler les doctrines nouvelles retombait dans des accès de dévotion
et des crises morales, dont il sortait avec éclat.
(3) Eugénie ÏNiboyet avait fondé en 1802 un juihèkiI féministe la Mosaïque
des Femmes. En i848, elle dirigeait un autre journal iV-ministe : La ] oi.r des
Femmes. Elle fonda également un « Club des femmes >i.
(/() Marie-Reine avait collaboré au journal féministe (Jui s'appela successi-
vement la Femme libre et la Tribune des femmes. Elle s'était mai-iée avec un
Saint-Simonien, Fléchi, (|iii avait suivi en i833 la mission de Barrault il Cons-
lauliiiuplc. Il fut eut l'aîné |iar sa femnie, plus forte de volonté et plus inlolli-
— 3i8 —
journaux féiniiiislos, imbus des idées saint-simoniennes.
Je jrie contente de citer ici les nonns des f)rincipaux
correspondants de Leclievalier et de Transon, dont les
lettres figurent aux archives fouriéristes. Mais il y eut
bien d'autres conversions plus hunii)les. Dans certaines
villes, à Besançon, à Metz par exemple, et dans certaines
régions presque tous les anciens Saint-Simoniens passè-
rent au iburiérisme. M. Bourgin cite d'ailleurs dans son
livre (p. 437) une lettre de M. Paul Mûller qui écrit : « Je
crois que dans le Haut-Rhin on a commencé par le saint-
simonisme et terminé par le fouriérisme. En tout cas,
M. Scheurer père et mon oncle ont lait l'évolution ». Ils
lurent loin d'être les seuls et cette évolution fut extrême-
ment fréquente (i).
Les conditions des conversions furent très variées. Il
en y eut d'immédiates, et, si je- puis dire, instantanées,
comme celle de Lanet, et de plusieurs autres qui pas-
jrente que lui, vers le système social de Fourier. Suzanne Vollquin, qui fut
l'amie et la collal)oratricc de Marie-Reine nous raconte sa vie : « Marie-Reine
était dominée par un homme intelligent, beau parleur, mais sans foi et sans
conscience, littérateur assez médiocre, lorsqu'il était livré à ses propres for-
ces j M. R... B... était à ce moment un ardent disciple de Fourier; il faisait
chez lui des conférences afin de vulgariser les théories du maître. Ce qui ani-
mait son zèle, c'était surtout l'espoir de faire partie du premier phalanstère ;
l'ardeur des fouriéristes ayant converti à cette foi des capitalistes, un essai
d'organisatiou sen:ljlail prochain, et M. R... B... se voyait déjà lui et sa nom-
breuse famille [il était marié et père de famille], débarrassés des préoccu-
pations de la vie matérielle; mais lorsque le premier phalanstère eut échoué,
l'on vit clairement à quoi tenaient ses convictions ; il se hâta de passer aux
jésuites et d'écrire sous leur inspiration, au grand mépris des fouriéristes et de
ses amis de la presse. Dès mon installation chez elle, la bonne Marie-Reine me
parlait chaque jour de cet homme avec admiration. Je voulus savoir comment
il justifiait ce sentiment. Je me laissai donc entraîner plusieurs fois aux confé-
rences qu'il dirigeait avec esprit et gaieté. En raison de la papillonne (terme
fouriériste) qu'il disait avoir en dominante, M. R... B... faisait une cour très
prononcée à tout son auditoire féminin; n'aimant personne que lui-même, il
cherchait à se faire aimer de toutes ». Quelques mois plus tard, Marie-lieine
quitta son mari el se suicida (^Souvenirs d'une fille du peuple).
(1) Ballanche racontait qu'un maître ouvrier qui demeurait près de l'arsenal
à Paris avait pris l'habitude de réunir chez lui un certain nombre de ses
ouvriers et de leur faire là une sorte de cours de philosophie à leur usage. Il
avait commencé par le Saint-Simonisme, dont il n'avait pas tardé à se séparer,
et s'était mis à professer la doctrine de Fourier.
- :^'u -
sèrent au fouriérisme tout de go, qui y furent comme
projetés, mais ces conversions rapides et entières, d'ail-
leurs infinimentmoins enthousiastes presque toujours que
les conversions au Saint-Simonisme furent rares (i). La
plupartn'y vinrent quelentement, avec précaution, rendus
méfiants par l'épreuve saint-simonienne. Fanny Schmal-
zigang et Hyppolite Renaud hésitaient, louvoyaient. « Je
ne comprends rien à ma position actuelle : d'une part, je
me sens attirée par les Saint-Simoniens, de l'autre vers
Fourier » (à Jules, 20 mai i83i, Fanny). « Cependant, quoi-
que je ne sois plus Saint Simonien, quoique le traité d'as-
sociation m'ait souvent pénétré d'admiration, je ne puis
pas me dire fouriériste » (à Jules, 25 mai 1882 . H, Re-
naud). Presque tous trouvent dès l'abord « des choses
remarquables dans le fouriérisme » (2) ou tout au moins
intéressantes. Le Saint-Simonien Drouot écrivait à
Michel Chevalier : « Je lis en ce moment Fourrier (.sic) et
j'y trouve du bon et des suppositions bien gratuites »
(23 février 1882). Lemoyne écrivait à Transon (3 juillet
1832): «A mes yeux Fourier est double; il y a en lui un
homme doué d'une immense sagacité, un homme qui a
raison de s'assimiler à Christophe Colomb, mais il y a
aussi un autre homme, celui aux analogies, que je serai
tenté d'appeler nouveau poète fantastique, un créateur
de poésie. »
Ils ne comprennent pas tout. Certaine partie du sys-
tème les étonne et les surprend. Bonamy, qui souscrit
aux leçons de Jules Lechevalier et à qui on a envoyé les
(i) « Sans embrasser le système de t'ourior ('crivait-il ihnis son ensemble,
dans l'impossibilité d'en saisir les détails, je vois qu'une route se trace et que
les obstacles seront vaincus dès son commencement .. » Lanet déclarait dans
la même lettre : Voici t'ourier et dès les paj^es de Transon j'ai applaudi et j'ai
partagé vos louables désirs de réalisation sinon avec l'enthousiasme luiaffeux
du sectaire saint-simonien du moins avec ini comnirnci'nii'nt de conviction ipii
de suite a poussé racine » (2 3 Juin iJSo'j).
(2) J'ai communiqué à diverses personnes tes leçons successives et s'il n'y a
point eu de conviction immédiate et entière, du moins n'a-l-on pn s'empèclier
de convenir qu'il y avait des clioses remarquables (Uilland à .1. Lechevalier, de
Nantes, 9 juin i833).
— 3^0 —
premiers numéros du Pkalansthe, éciil à Jules Leche-
valier: « J'ai reçu en double exemplaire le nujuéro pre-
mier du Plialanslère dont je vous remercie bien. Vos
leçons m'onl vivemenl iriLéressé. Je n'ai pas tout bien
compris sans doulc. Je ne sens pas encore l'unité du
système ; les détails de la machine me semblent ingé-
nieux et beaux ; mais je ne sens point la liaison qui existe
entre les rouages. Je ne vois point le moteurqui imprime
le mouvement au système «(Bressuire, 18 juin 1882) (i).
Certains, bien qu'Usaient quitté le Saint-Simonisme, con-
servent pourtant encore des principes saint-simoniens
et sont préoccupés de les mettre d'accord avec la nou-
velle doctrine. C'est ainsi que Gérardin écrit qu'il a été
« arrêté quelque temps sur un point capital de la théo-
rie de M. Fourier, — la dualité d'essor, — parce qu'il
était en opposition directe avec la religion du progrès
telle qu'elle avait été formulée par Saint-Simon. » D'au-
tres retrouvent avec surprise et avec plaisir dans le fourié-
risme des principes saint-simoniens. « ... Quant à l'idée
de voir dans la passion une révélation permanente, il me
semble que cette idée est saint-simonienne et je Tai tou-
jours eue étant Saint-Simonien; j'ai même fait un ensei-
gnement là-dessus » (Borel à Transon). La plupart discu-
tent, font des objections, demandent des éclaircissements,
ajoutent des correctifs (2). Mais à mesure qu'ils étudient
Fourier et le comprennent mieux, les dililcultés s'apla-
nissent et la conversion paraît plus facile. Fanny Schmal-
zigang, comme Jaenger « apprécient de plus en plus le
système de Fourier et sentent de plus en plus la valeur
des remèdes qu'il offre pour guérir le mal qui ronge la
(i) Votre attraction industrielle est une très belle chose, mais je ne vois pas
fonctionner votre machine, mon esprit n'est pas satisfait (Borel à franson).
(2) « Vos idées sur les passions (révélation permanente) je les adopterais
pourvu que vous admettiez avec moi qu'il y a beaucoup de passions qui dispa-
raîtront et qu'JZ jaal faire disparaître, parce qu'elles tiennent à une organisa-
tion sociale vicieuse, et qu'elles seraient des obstacles puissants et gêneraient
la marche d'une organisation nouvelle... Vous me trouverez peut-être bien
arriéré, je vous prie de m'éclairer r> (Borel à Transon. Toulouse, 5 juillet i832).
— 32t —
société » (25 juillet i832. Lettre de Fanny Schmalzigang).
« A mesure que j'avance, écrit Jaenger, dans l'étude de
la théorie sociétaire, je reprends espoir et confiance dans
le succès de la cause de l'association et de la liberté »
(17 juin iSSa). D'ailleurs Transon et surtout Lechevalier
leur adressent des appels réitérés et pressants dans leurs
lettres comme dans le journal (i). Ils exigent des répon-
ses immédiates (2). Les uns, comme Gérardin, arrivent
à concilier les débris de leur credo saint-simonien avec
les doctrines fouriéristes : « Aujourd'hui, je regarde l'er-
reur comme une loi universelle qui s'applique à l'enfance,
la vérité n'est la loi que des âges subséquents. Voilà les
deux formes du dualisme » (3) (Lettre à Jules 28 juillet
1832). D'autres viennent au i'ouriérisme, ce qui ne les
empêche point de conserver encore des principes saint-
simoniens en contradiction avec les principes essentiels
de la doctrine qu'ils embrassent : Gay, par exemple, qui
avait suivi, les réunions du soir de J. Lechevalier lui
écrivait : « L'abolition de l'héritage et la liberté des
(i) El maintenant j'ose en appeler directement à la bonne foi de tous ceux
qui sur divers points de la France ont ré|)ondu aux appels du Saint-Simonisme
en témoig'nant par des actes qu'ils veulent travailler directement à une trans-
formation sociale. Que ceux-là méditent profondément sur les travaux d'un
homme qui, dès l'année 1808, prévoyait et nommait (bien nommer, c'est juger)
la déception qui devait entraîner tant d'esprits consciencieux. Extrait d'un
article : « Vice radical de la politique saint-siraonienne », par A. Transon.
Page 4o, Le Phalanstère, tome IV.
(2) « Vous paraissez fâché de ce que je n'ai pas répondu plus tôt <i la lettre
que vous m'avez écrite sur Fourier et sa doctrine. J'avais prié Jules de vous
expliquer mon silence qui durera tant que je ne verrai pas plus clair dans l'or-
ganisation de l'industrie attrayante. Ce problème résolu pour vous me paraît
encore une belle promesse. Vous ne trouverez plus étonnant que dans cette po-
sition j'attende de j)lus amples développements pour me prononcer pour ou
contre... » (Lettre de Borel).
(3) Certains arrivent à Fourier par un principe saint-simonien : celui de
l'unité notamment (F. Niboyel et Paget). « Soyons païens, déistes ou chrétiens
quel que soit notre culte, nous honorons le même Dieu et celui qui le com-
prend le mieux est celui qui se rapproche le plus de /'unité d'action. M. Fou-
rier a donc ce me semble saisi mieux qu'aucun autre la pensée divine en travail-
lant à développer dans leur plus grande étendue toutes les facultés humaines. >'
E. Niboyet, iG juillet i832. Lettre à Jules, Màcon.
322
femmes clans les rapports avec l'homme sont des prin-
cipes saint-simoniens que je partage (jiioique je n'aie pas
la foi en une i-eligion ni une hiérarchie motrice de toute
impulsion » (12 août 1882. Lettre à .1. Le Chevalier).
C'est un des écueils de ces conversions un peu hâtives
et si j'ose dire approximatives. D'ailleurs le Saint-Simo-
nisme devait toujours être un sujet de mésentente entre
Fourier et ses nouveaux disciples.
Enfin certains, qui ne comprennent pas tout, qui n'ad-
mirent pas tout, troublés par certains détails ou certaines
parties de la théorie, en font pourtant bon marché et,
estimant, comme Marie Reine, que « nier l'ensemble à
cause des détails, ce n'est pas faire preuve de jugement >)
se convertissent pourtant au fouriérisme dont ils n'envi-
sagent que le but. Plusieurs de ces néophytes voient
dans le système de Fourier un appendice, un complément
au système de Saint-Simon. « Et je reviens sans cesse à
dire que le système de Fourier pourrait servir de com-
plément au Saint-Simonisme. Il a su analyser et résoudre
clairement là où ce dernier n'a fait que des questions et
nous a laissés pour ainsi dire en suspens... » Ils repro-
chent aux Sainl-Simoniens d'avoir été trop exclusifs. Le
fouriérisme, pensent-ils, aurait pu leur apporter d'utiles
matériaux. « M. H. Lagarmitte, avec lequel j'ai eu le
plaisir de m'entrelenir pendant son court séjour en cette
ville, a été tout à fait d'accord avec moi sur ce point ;
comme moi, il blâmait les Sainl-Simoniens d'avoir re-
poussé Fourier au lieu de chercher à le comprendre et à
s'en servir » (1). Rességuier estime, lui aussi, qu'il y a
des lacunes dans le Saint-Simonisme, que notamment
une des deux faces « la face individuelle » est encore à
élaborer, et que « Fourier par ses habiles critiques, et
par quelques vues justes et profondes » pouvait lui four-
nir « d'utiles matériaux » (2). Mais Fourier encourt le
(i) (Faiiny Schuialzigang à .Tules, Strasbourg, 20 mai iSSa). ^ oir aussi
Renaud.
(2) Je suis d'ailleurs disposé à reconnaître que le fouriérisme peut être considéré
— 323 —
même reproche que les Saint-Simoniens. Comme eux,
il est « trop exclusif ». « Il croit qu'il a découvert seul
toute la vérité et que dans l'application l'expérience
même n'apportera à son plan aucune modification,., il
pourrait prendre même quelques idées aux Saint-Simo-
niens qui dans quelques cas rares me paraissent encore
supérieurs à lui » (Renaud à Jules. Strasbourg 28 mai
iSSa). Le Moyne de Rochefort pense la môme chose et
le 22 juin i832 il écrit aux rédacteurs du « Phalanstère »:
« Je vous en avertis, je crois que vous avez aussi quelque
chose à prendre chez eux (les Saint-Simoniens)». Ainsi
se prépare déjà une sorte de fusion des deux doctrines.
Certains Saint-Simoniens pensaient que le fouriérisme,
dans lequel ils voyaient uniquement un système industriel,
conformément à l'orthodoxie, ne serait mis en valeur et
appliqué que par le Saint-Simonisme dans lequel ils
voyaient avant tout une religion. « J'ai sur lui (Fourier)
et Saint-Simon, sur nous Saint-Simoniens une idée mère,
j'attends pour la mettre au jour le résultat de la ferme
de Condé. Car je ne puis appeler ce qui va être fondé
un Phalanstère. Le véritable Phalanstère sera fondé au
nom de Saint-Simon, il sera le phalanstère saint-simo-
nien, comme il y eut autrefois le monastère chrélien
C'est la foi nouvelle qui fera passer le fouriérisme de
l'état public et politique à l'état religieux sans lequel on
ne bâtit rien de solide... Un jour viendra oi^iles disciples
de Fourier étonnés du vide immense que le sentiment
religieux laisse dans la conception de leur maître, revien-
dront à la foi nouvelle et lui prêteront un nouvel ap-
pui (i) « La découverte de Fourier, absolument
comme la contre-partie du Saint-Simonisme; en effet les Saint-Simoniens ayant
été jusqu'à ce jour presque exclusivement absorbés par la face sociale ont beau-
coup plus senti l'importance de l'autorité que celle de la liberté, t'ourier, au
contraire, ayant presque entièrement méconnu la valeur de ce bienfait pour
donner une grande extension à l'autre, on peut dire avec quelque raison que
sa doctrine est sous ce rapport la contre-partie de la nôtre (^Rcsscijuicr, réponse
à J. L., 4 août i832).
(i) Confer. Lettre au « Père Cazeaux ».
— 324 -
autochtone, est un immense instrument, mais instrument
qui ne sera mis en valeur que par des hommes i^eli-
gieux (i). »
C'est pour démontrer cette vérité qui lui paraissait
indiscutable que le Saint-Simonien Cognai de Lyon, qui
appréciait surtout le caractère positif et réaliste du fou-
riérisme demandait à entrer dans l'organisation phalans-
térienne. Il écrivait à Transon (12 février i833) : « Je suis
Saint-Simonien, mais comme je crois me rappeler que
les doctrines religieuses ne sont pas un obstacle pour
entrer dans l'organisation phalanstérienne je viens vous
prier de me dire si je ne pourrais pas compter parmi les
colons associés, quoique je sois dans l'intention de con-
server ma foi et mon costume, qui l'indique à tous les
yeux... Je désire, tout en me conformant avec fidélité
aux règlements divers, faire sentir à chaque instant qu'il
manque chez vous un lien nécessaire pour harmoniser
les différentes natures, et que la femme n'a pas encore
toute l'émancipation qui lui est due selon Dieu. » J'ignore
si Cognât fut reçu au Phalanstère, mais la Saint-Simo-
nienne Julie Fanfernol alla dans la même intention s'ins-
taller à Condé-sur-Vesgres où elle demeura quel-
ques mois. « J'ai été assez heureuse, écrivait-elle au
Saint-Simonien Vincard, pour convaincre tous ces mes-
sieurs que le dévouement, le sentiment religieux seuls
enfantaient de grandes choses, et que n'étant point invo-
qués par eux, leur organisation n'était qu'un amas de
machines sans mouvement et frappées d'impuissance. »
Mais toutes ces illusions devaient bientôt s'envoler et elle
quittait peu après le Phalanstère, qu'elle n'avait pas eu
comme elle l'espérait la puissance de régénérer et de
modifier, pleine de mépris pour ces hommes qui avaient
prétendu « qu'avec le sentiment au lieu d'argent, le pha-
lonstère serait une œuvre avortée ». Plusieurs Saint-
(i) Lettre de Bourgeois, saint-siinonien, arcliitecte à L;igny, à Eudes, Pourii^-
riste, arcliitecte à Paris.
-- 320 —
Simoniens, parmi lesquels, Desrochers-Latif ingénieur
des mines à Rodez, eurent l'idée et proposèrent d'amal-
gamer les deux systèmes. « Charles Fourier, écrivait
ce dernier à Transon (8 juillet 1882), est éminemment
un homme d'exécution ; il entre fort avant dans les petits
détails ; il semble être le ministre du « pontife-roi » Saint-
Simon. On ne saurait les séparer. L'un a certainement
des vues d'ensemble plus vastes, l'autre est plus riche sans
doute en moyens d'exécution variés. Mais tous deux doi-
vent marcher de pair : il faut marier leur système dans
un même ouvrage qui se pourrait intituler le « concilia-
it teiir ». Les Saint-Simoniens essentiellement religieux et
qui soupirent après une prompte réalisation ne sauraient
manquer à l'appel de Ch. Fourier. » Ceci n'est point
d'ailleurs une opinion isolée. Presque tous, Saint-Simo-
niens comme Rességuier, Cazeaux ou Tourneux, ou fou-
riéristes comme Renaud et Le Moyne, voient dans le
Saint-Simonisme et le fouriérisme des matériaux, des élé-
ments épars, qu'il s'agit de réunir, d'arranger, d'amalga-
mer afin d'en composer un tout. Presque tous, ils atten-
dent pour constituer la doctrine de l'avenir le puissant
génie qui révélera le meilleur mode de combinaison et
de réalisation de tous ces travaux préparatoires, qui
réunira avec art ces fragments ne demandant qu'un
habile arrangement pour former un seul tout, et qui les
fondra dans un vaste corps de doctrine, en les rattachant
au principe commun que tous ils proclament, et sur
lequel l'accord est fait, l'association universelle des indi-
vidus et des pensées, lequel est à leurs yeux le but social
le plus élevé et le plus raisonnable qu'il soit possible à
l'intelligence humaine de poursuivre sur la terre.
Beaucoup de Saint-Simoniens, sans embrasser le fou-
riérisme et sans y adhérer complètement, lui étaient
pourtant très sympathiques et regardaient avec curiosité
et parfois même dans un état d'esprit manifestement
bienveillant les efforts de la nouvelle doctrine que quel-
ques-uns même encourageaient. Ils pensaient, comme la
— 3p.B —
Saint-Simonienne, Marie Reine, laquelle devait d'ailleurs
devenir fouriériste, qu'il était « du devoir de tout homme
qui a entrepris cette grande lâche de procurer au peu-
ple les moyens de sortir de l'état de misère et d'incerti-
tude où il est, d'examiner tous les systèmes qui tendent
au même but » et se déclaraient « disposés à encourager
et à suivre toute entreprise qui leur paraîtrait de nature
à les pousser vers le but généreux qu'ils se proposaient
tous » (Rességuier). Pénétrés de ces idées, ils estiment
que Fourier a droit « à un libre examen sérieux » (Marie
Reine. Lettre au Phalanstère, i'* année, p. 208). Ils lisent
donc ses œuvres, les brochures et les ouvrages de ses
disciples, s'abonnent même au PlialanslPre comme Borel
et Rességuier. Ils entretiennent avec leurs amis Transon
et Lechevalier qui, les sentant déjà un peu détachés du
saint-simonisme, font les plus grands efforts pour les
en séparer tout à fait et les convertir au fouriérisme,
une correspondance suivie dans laquelle ils exposent
leur état d'âme, leur doute et leurs critiques. Jules
Lechevalier et Transon discutent leurs objections, dissè-
quent les arguments; leurs réponses, la lecture journa-
lière des ouvrages de l'école sociétaire font qu'ils se
rapprochent insensiblement des opinions fouriéristes.
Certains d'entre eux allèrent même jusqu'au seuil de la
doctrine, on peut les considérer comme des demi-fourié-
ristes. La correspondance de Borel, de Cazeaux et sur-
tout celle de Rességuier, qu'on trouve aux archives
fouriéristes, est à cet égard tout particulièrement intéres-
sante. Les lettres de Rességuier notamment peuvent
servir à déterminer ce que fut à Tégard du fouriérism'é
l'opinion de ces demi-dissidents du saint-simonisme, qui
sont comme en marge du fouriérisme ; ils ne se sont
éloignés ou plutôt écartés de la doctrine de Saint-Simon
qu'à regret, ils en conservent les principes généraux et
gardent la plus grande amitié pour ceux qui la leur ont
révélée ; tout en ne comprenant plus Enfantin et les qua-
rante qui l'ont suivi, ils « désirent encore avoir de leurs
— 337 —
nouvelles » ; ils correspondent avec les Saint Simoniens
de Ménilmontant, mais ils suivent en même temps l'ex-
périence fouriériste avec toute la curiosité inquiète et
la sollicitude anxieuse d'hommes qui y rattachent toutes
leurs espérances d'une prompte et rapide amélioration
de la nature humaine ; et ils cheminent à mi-voie entre
ces deux doctrines.
C'est Rességuier(i) qui, « de tous les Saint-Simoniens
qu'il connaît dans le Midi, accorde le plus de valeur à
Fourier ». 11 expose dans ses premières lettres son état
d'esprit, ses doutes, les raisons pour lesquelles il étudie
Fourier, et est disposé à encourager la tentative de réa-
lisation phalanstérienne. Tout d'abord, il reconnaît (dans
wne lettre écrite quelques jours après la mort de Bazard)
que la doctrine saint-simonienne ne le satisfait pas entiè-
rement ; il expose ses lacunes et ses imperfections et
les modifications qu'elle doit subir. « La doctrine saint-
simonienne n'étant pas complète, toute tentative d'orga-
nisation devait échouer ; notre société a donc dû se dis-
soudre dès qu'on a voulu dépasser le but provisoire que
nous aurions dû simplement nous proposer. Aujour-
d'hui, nous avons à nous expliquer, à préciser, à déve-
lopper la plupart de nos idées, à en modifier quelques-
unes, peut-être, à produire celles sans lesquelles tout
essai de réalisation sera chimérique. Selon moi de nom-
breux travaux d'élaboration sont encore à faire, car je
n'aperçois ni dans Fourier ni ailleurs tout ce qui nous
manque avant de pouvoir réaliser. Bazard, Enfantin, les
dissidents de toutes nuances, Fourier et d'autres peut-
être fourniront d'utiles matériaux ; quand la tâche sera
assez avancée viendra l'homme puissant qui saura unir
tous les travaux divers, ébranler les masses et entrer
avec elles dans la voie spacieuse de l'avenir. » Mais en
se déclarant « pénétré de ces idées », il craint d'être
(i) Il avilit été un des premiers abonnés du Producteur et s'était biiMitôt
converti complètement au Saint-Sinionismo à qui il avait amené tout un jfmupe
de ses amis.
— 3p.8 —
accusé d'éclcc'tisme, et s'en défend en analysant son étal
d'esprit : « Vous êtes donc éclectique, me diiez-vous. Je
suis surtout un homme qui ne s'effraie pas des épithètes.
Si [)ar éclectique vous entendez désigner celui qui,
dépourvu de toute conception générale, amalgame sans
discernement pèlc-méle des fragments confus de divers
systèmes opposés se heurtant et se contrariant, se détrui-
sant l'un l'autre, je ne suis point éclectique. iNIais si pour
éviter cette épithète, il fallait comme Fourier anathémiser
tout ce qui a été fait jusqu'à ce jour, refuser toute valeur
aux travaux des savants, aux spéculations des philoso-
phes, voir des plagiats partout où se trouve une idée qui
se rapproche des nôtres et nier qu'en dehors de la sphère
où je me trouve il puisse y avoir quelques vues justes et
grandes, je déclare que je suis éclectique et que je tiens
à honneur de mériter cette qualification. » Et il conclut:
« J'ai un but fixé devant moi ; quant aux moyens de l'at-
teindre, je me trouve heureux de posséder une concep-
tion générale qui me permette d'apprécier les efforts qui
se font dans cette direction, de recueillir et de classer
toutes les vues nouvelles de quelque importance qui
peuvent hâter l'accomplissement de mes vœux. »
C'est donc à un point de vue purement pratique, au
point de vue positif de la réalisation que se place surtout
Rességuier. Et à cet égard, ce qui l'intéresse avant tout
dans le fouriérisme, ce qui l'intéresse uniquement dans
le fouriérisme, pourrais-je dire, c'est l'entreprise indus-
trielle « sur laquelle repose tout le bagage des fou-
riéristes et qui est l'objet principal de leurs travaux
actuels » et sur laquelle roulent ses discussions avec
Lechevalier. Aussi désiret-il qu'on en fasse une fois pour
toutes l'expérience (i) dont il attend les résultats avec
une impatience non dissimulée.
Il est d'ailleurs loin d'envisager cette expérience
comme aussi décisive et triomphale que la prévoient les
(i) Je désire autant que vous qu'elle puisse avoir lieu ne fût-ce que pour
mettre fin à une bonne partie de nos diseussions.
fouriéristes (i). II craint, il redoute sinon un insuccès
complet, et Tavortement de la tentative, du moins des
résultats médiocres, dont il donne les raisons. Sans
doute il reconnaît que « les fouriéristes pourront obtenir
une grande économie dans la consommation, et quelque
léger accroissementde la production double l'avantage qui
doit résulter de tout mode d'association », « mais ces
résultats seront compensés par de graves inconvénients
provenant de l'agglomération confuse et désordonnée
qui est la conséquence inévitable du système de Fou-
rier ». Et il prévoit l'essai malheureux de Condé-sur-Ves-
gres. « Votre phalange, si elle s'organise et se soutient
quelque temps, vivra languissante et stationnaire sans
trouver des imitateurs. » Voilà le résultat qu'il redoute
bien plus qu'il ne l'espère, « ce n'est pas, écrit-il, un
désir que j'exprime. Je voudrais au contraire que toutes
vos espérances fussent dépassées, que l'âge d'or naquit
pour votre Phalanstère, et ce que je souhaite par-dessus
tout c'est l'amélioration des classes nombreuses dont je
puis mieux qu'un autre apprécier la misère et l'abrutis-
sement ». Il termine cette première lettre en disant que
« s'il ne se joint pas aux fouriéristes, c'est qu'il ne croit
ni à leur théorie ni à leur art ». Et il résume son état d'es-
prit : « Vous savez à présent où j'en suis : sans foi dans
votre œuvre en tant qu'œuvre générale et définitive, mais
plein d'entrain pour elle et d'affection pour vous » (lettre
sans date). La correspondance ne s'arrêta pas là ; Ressé-
guier « étudiait sans cesse Fourier ». J. Lechevalier ten-
tait de le convertir, et lui reprochait ses préjugés saint-
simoniens. A quoi Rességuier lui répondait, non sans
impatience : « Vous me parlez de mes préjugés saint-
simoniens qui sont un obstacle, dites-vous, à rap|)récia-
tion complète de vos idées, et vous ne dites rien de vos
préjugés fouriéristes qui vous entretiennent dans les
(i) Vous comprendrez sans peine que je suis loin de l'envisnfjer sons le même
;ispect que vous.
— 33o —
inexcusables illusions qui vous absorbent. Sentons une
fois pour toutes que ce langage n'aboutit à rien. Vous et
moi cherchons la vérité. Où est-elle ? Avec Fourier, avec
Saint-Simon, ou ailleurs, voilà loute la (|uestion. » Néan-
moins, le ton do Rességuier dcvienl plus bicnveillanl au
fur et à mesure qu'il avance dans l'étude de Fourier. Sans
doute ses idées n'ont pas changé sur le fond, et il croit
toujours à la stérilité et à l'impuissance de la doctrine
fouriériste en tant que conception sociale complète et
définitive. Mais il avoue que le Phalanstère, dont il
demande un abonnement de six mois (lettre du 26 juin
1802) lui « plaît », « qu'il développe avec habileté les
avantages matériels de l'association (i), qu'ime partie de
ce que les Saint-Simoniens apprenaient au monde depuis
deux, ans s'y trouve exposé avec plus de précision et
d'étendue ». « Aujourd'hui qu'il connaît un peu mieux
Fourier » (lettre du 26 juin 1882), il reconnaît que c'est
un homme de mérite qui apportera « d'utiles matériaux
à la grande œuvre qui se prépare » et que « Bazard et
(l) (c Quant aux détails puremenl économiques de l'association domestique el
agricole nous reconnaissons volontiers qu'ils partent d'un esprit ingénieux et
délié en déclarant toutefois que nous ne prenons pas l'ampleur pour de la gran-
deur, ni la richesse d'imagination pour de la richesse de pensée. L'idée de
l'industrie attrayante par séances variées et de courte durée nous paraît neuve et
d'une portée fort étendues! elle conduit effectivement à d'heureux résultats dans
la pratique. L'idée de liherté peut assurément se concilier avec l'idée de tra-
vail si la peine de la production est équilibrée ou dépassée par le plaisir de la
consommation qu'elle procure; mais organiser la production de manière à en
changer la peine en plaisir serait certainement ouvrir à l'industrie une carrière
toute nouvelle d'activité et de jouissance, nous approuvons donc comme une
des entreprises industrielles les plus importantes de notre époque, l'essai que
M. Fourier veut faire du procédé dont il est l'inventeur, persuadés que la
nature d'esprit de ce philosophe le met à même plus que tout autre de cons-
truire el de diriger un étahlissement de ce genre, et persuadés en outre que
toute tentative ayant pour but de faire travailler les prolétaires sous la loi de
l'association au lieu de les faire travailler uniquement sous la loi de la propriété
ne peut être que fort avantageuse pour le succès et la propagation des théories
de l'économie politique nouvelle. Nous acceptons et nous encourageons l'expé-
rience du phalanstère, couvai ncus que tout perfectionnement dans la construction
des villages et la disposition des travaux agricoles se trouve placé sur la voie
du progrès social. »
— 33i —
Enfantin ont eu le tort de ne pas lui aceorder assez de
valeur ». Sans doute il juge toujours aussi sévèrement la
théorie sociale de Fourier qui « lui paraît après long et
mûr examen aussi creuse qu'il soit possible de l'imagi-
ner » et il s'étonne de l'enthousiasme excessif que J.
Lechevalier semble manifester à son endroit. « Votre
aveuglement m'étonne. Le temps, ce grand correcteur,
vous désillusionnera lorsque vous aurez fait tout ce qu'il
y a à faire encore pour répandre la partie saine des tra-
vaux de Fourier. » Il reconnaît d'ailleurs qu'il y a dans
ces travaux certaines vues du plus haut intérêt. Mais il
n'a pas changé d'avis sur les mérites de l'entreprise
industrielle fouriériste. « Quant à votre entreprise in-
dustrielle, sur laquelle vous faites reposer votre bagage,
je ne serais point étonné, si vous parveniez à l'orga-
niser, qu'elle donnât quelques résultats matériels satis-
faisants, car le principe d'association pour la produc-
tion et la consommation sur lequel elle repose, étant
évidemment juste et fécond, il doit se produire quel-
ques avantages. Mais le gâchis qui doit nécessairement
naître dévoilera bientôt la stérilité et l'impuissance
de votre théorie en tant que conception sociale com-
plète (i). »
Son admiration grandit à mesure qu'il entre plus avant
dans l'étude de Fourier et qu'il compète ses études sur
le fouriérisme par la lecture des œuvres de ce dernier et
notamment du Nouveau Monde Industriel, des diverses
brochures des fouriéristes et de la Réforme industrielle,
qu'il suit très exactement et qui lui apprennent tout ce
que les fouriéristes enseignent. « Fourier, écrit-il, est
un homme prodigieux qui a, plus nettement que nous
ne l'avons fait, posé la question industrielle ; il aura une
grande part à la grande (inivre qui se prépara, mais il
n'a pas puissance d'engendrer la société future. 11 appor-
tera seulement d'utiles matériaux. »
(i) Rességuier à Jules, a6 juin i832
— 332 —
Mais si ses sentiments sont devenus plus sympathiques
et plus enthousiastes, ses idées n'ont ])as suivi la môme
progression. « ...Vos travaux faits consciencieusement
et avec soin n'ont presque rien changé à ma manière d'ap-
précier votre doctrine. » Il est tout aussi persuadé qu'au-
paravant que l'issue de la tentative d'expérience phalans-
térienne sera malheureuse, mais il la désire néanmoins
et l'appelle de toutes ses forces car « l'essai que vous allez
tenter, écrit-il, fera faire un pas de plus; il fournira d'utiles
données positives ou négatives. » Sans partager la
croyance de Transon et de Lechevalier sur la valeur intrin-
sèque du système sociétaire et sur la facilité de sa réali-
sation, il reconnaît qu'il contient des choses excellentes
et il désire qu'on en fasse l'essai et que l'expérience pra-
tique tire de la théorie et révèle tout ce que celle-ci peut
avoir d'heureux, de bienfaisant et tout ce qui peut servir
à améliorer le sort des malheureux. « Membre du parti
nouveau, relié à jamais à la bannière de l'association, je
suis disposé à favoriser toute entreprise qui aura pour
objet direct ou indirect de nous tirer de l'état de mor-
cellement et d'individualité où nous croupissons. Je
n'aperçois encore nulle part dans ce parti nouveau le
flambeau qui, suivant Déranger, doit guider le monde ;
mais convaincu que de toutes les lumières éparses qui
brillent plus ou moins aujourd'hui doit sortir prochaine-
ment le météore régénérateur, je suis disposé, en atten-
dant qu'il paraisse, à favoriser de tous mes moyens les
tentatives partielles ou complètes ou préparatoires qui
auront pour objet de hâter son avènement » (à Jules
Sorrèze, i5 février i833). Aussi voudrait-il apporter au
fouriérisme à défaut de sa conversion, du moins son con-
cours moral et surtout pécuniaire, et regrette-t-il très
sincèrement de ne pas pouvoir le faire (i). Tel est l'état
d'esprit de Rességuier.
(i) « Je regrette d'être complètement épuisé par les sacrifices antérieurement
faits. Si j'avais disposé de quelques fonds, je les aurais envoyés non pour faire
un bon placement mais une bonne œuvre. »
— 333 —
Mais, c'est avec des nuances l'état d'esprit de bien
d'autres qui cheminent à mi-voie entre le Saint-Simo-
nisme et le fouriérisme. C'est l'état d'esprit de Borel,qui
écrit à Transon en termes presque identiques à ceux de
son ami Rességuier : «... Je vous prie de nous abonner au
Phalanatère Rességuier et moi... Fourier, malgré ses
défauts, me paraît un homme prodigieux. Sa cosmogonie,
si elle ne dénote pas autre chose, dénote une imagination
sans égale, et une originalité qui a bien sa valeur. Je lis
avec plaisir les articles qu'il met dans Le Phalanstère.
Comme critique de l'ordre actuel je le trouve parfait. Il est
souvent injuste et surtout envers nous, mais sa critique
delà civilisation me paraît très bonne... Où en est votre
entreprise du Phalanstère, que je voudrais bien voir se
réaliser quoiqu'à dire vrai je ne pense pas que vous réus-
sissiez aussi bien que vous l'espérez... J'ai vu Rességuier
qui s'occupe de votre système. Xous avons beaucoup
parlé de vous et de Jules et nous sommes enchantés que
vous nous ayiez fait connaître un homme de la trempe de
Fourier (i) (Borel à Transon, 26 octobre iSSa). C'est celui
de la saint-simonienne Marie-Reine qui écrit dans La
Femme nouvelle pour recommander la lecture des œuvres
de Fourier. « Je ne crois pas pourtant que ce système
soit tout ce qu'il faut à l'humanité, car en cela je ne par-
tage pas les idées de M. Fourier ni de ceux qui les ensei-
gnent Je suis Saint-Simonienne. Mais c'est précisé-
.rnent pour cela, ajoute-t-elle, que je voudrais attirer
l'attention sur un système dont on s'est occupé si peu
jusqu'à présent » (2) (Cité par Le Phalanstère, p. 208). Et
(i) Dans une lettre non datée niais écrite quelques jours a|)i'ès la mort de Ba-
zard (2g juillet iSSa), Rességuier écrivait : « Je dois vous dire que de tous les
Saint-Simoniens que je connais dans le Midi, je suis celui qui accorde le plus
de valeur à Fourier. Il faut en excepter pourtant l'in^jénieur Borel qui me parais-
sait incliner vers vous la dernière fois que je le vis. J'ignore ce qu'il est ilevenu
depuis. Mais je sais qu'il a une grande propension à aller là où est Transon. »
(2) Cfr. Silberling. Lettre à Jules Leclievalier du i3 décembre iSSa : « Je
vous dirai que la formation du Phalanstère me fera grand plaisir : il a beau-
coup d'analogie avec le plan d'association que je me suis fait sur les bases énii-
— 33', —
c'est aussi celui de la Revue Encyclopédique qui, bien
qu'estimant que les doctrines cosmogoniqiies de Fourier
sont complètement étrangères à l'esprit scientifique actuel,
qu'elles ne sont pas basées sur l'observation des faits,
mais déduites d'un principe général arbitrairement posé,
que sa méthode le conduit à des aberrations singulières,
que ses doctrines historiques ne sont pas plus sérieuses
que ses doctrines cosmogoniques, se déclare pourtant
toute prête à encourager l'essai d'association que veut
tenter la société constituée par Fourier. « Nous voyons
bien plutôt, écrit la Revue Encyclopédique , dans l'inten-
tion des actionnaires, l'application de l'attraction indus-
trielle que l'application delà théorie universelle ou même
passionnelle. Nous sommes convaincus que le phalans-
tère, par la nécessité de sa conservation, sérail incessam-
ment obligé de dévier sa ligne théorique pour finir par
se rapprocher plus ou moins des sociétés coopératives
d'Angleterre (i). »
Mais les phalanstériens n'eurent pas seulement ces
encouragements et ces approbations. Ce que ses res-
sources ne permettaient pas à Rességuier de faire en
faveur de la doctrine fouriériste, d'autres Saint-Simo-
niens le firent, qui n'étaient pas plus convaincus que
Rességuier de la vérité du fouriérisme — et qui même
ne s'étaient pas comme lui séparés du Saint-Simonisme,
et étaient restés des enfantiniens convaincus et même
pratiquants. « Le Père Cazeaux, tout absolutiste qu'il •
est en enfantinisme, écrivait Lanet à Fourier, est fort
séduit par la lecture de vos idées, n Pour lui, il ne
voit qu'une chose, c'est que le but des doctrines de
Fourier est identique à celui des Saint-Simoniens, qu'il
ses par vous de concert avec les autres disciples de Saint-Simon et que j'enten-
dais pour la première fois de votre bouclie lors de votre mission à Strasbourg'.
Je suis encore Saint-Siraonien. Le système de M. Fourier ne me paraît pas
encore supérieur à la religion. Il est vrai que je n'en connais que la partie
industrielle. >'
(i) Revue Encyclopédique, i83i, p. Oo.
— 335 —
-est « tout à fait Saint-Siinonien » [il le répète dans toutes
ses lettres] (i).
Dans une lettre du 28 juillet i832, adressée au Père
Rigaud, il essayait de calmer l'inquiétude que les Saint-
Simoniens de Paris éprouvaient au sujet de son ortho-
doxie. « La doctrine de Saint-Simon est complètement
incarnée en moi, et il n'y a plus moyen de m'en dépouiller.
Il est bien vrai que j'ai pris trois actions de propagation du
Phalanstère, mais c'est précisément dans un but tout saint-
simonien, puisque l'association que ce journal provoque
est une des faces saint-simoniennes. Dites à Hortense de
vous dire ce que j'écrivais à Jules en lui demandant ces
trois actions (2) ; qu'elle vous communique aussi ce que
(i) « Jules est venu prèelier ici [à Bordeaux] les doctrines de Fourier, dont
le but est identique avec le nckre. Mais il n'a pas fait de prosélytes. Lorsqu'il
est parti pour Paris je lui ai prédit et j'ai grande foi à celte prédiction qu'avant
six mois, lui et tous les dissidents demanderaient à rentrer au giron » (Gazeaux
père il ïioart, 17 octobre i833).
(2) Voici la lettre de Gazeaux à Jules à laquelle il est fait allusion. « Quoi-
que vous soyez séparé de la bannière sous laquelle vous m'avez rangé vous-
même, mon cher Jules, je ne vous en aime pas moins que par le passé et si
j'ose dire je vous en estime davantage puisque vous avez su sacrifier aux inspi-
rations de votre conscience (selon moi pourtant mal éclairée) des amis parmi
lesquels vous brilliez au premier rang. Votre science plus étendue que votre
sentiment avec lequel l'équilibre a été rompu par l'effet de votre individualité
plus ou moins liée à telles ou telles individualités du monde extérieur vous a
seule arraché à l'aposlolat saint-simonien. La séparation de Bazard, d'Olinde
Rodrigues, de Transon, d'Euryale et de tous mes autres enfants n'a pas d'autre
motif à mes yeux, de sorte qu'au lieu de m'en alarmer je me plais au contraire
à la considérer comme un événement providentiel propre à hâter la réalisation
du but qui a été indiqué par Saint-Simon et que nul de nous n'a pas un ins-
tant perdu de vue. La conception de Dieu, esprit et matière tout ;\ la fois et
seule Individualité infinie dans laquelle toutes les individualités se confondent
et se perfectionnent incessamment, l'unité de la famille humaine méconnue et
brisée dans le passé, révélée dans le présent et inévitablement assurée dans l'avC'
nir ; l'extinction de tous les privilèges de la naissance sans exception, le classe-
ment selon la vocation, la capacité et le sentiment, la récompense selon les
œuvres et l'amélioration successive sous le rapport moral intellectuel et physi-
que de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre sont des vérités et des
espérances que tous les dissidens et vous surtout, mon cher ami, vous partagez
avec moi et tous les orthodoxes; plus que moi et avec non moins de puissance
que les autres, il vous est malheureusement donné de faire comprendre les unes
et de préparer la réalisation des autres. Voilà pourquoi je suis enchanté de voir
je lui ai écrit à elle-mômc concernant Fourier et vous ver-
rez, j'en suis sûr, que nous sympathisons toujours fort
bien, car nous sommes l'un et l'autre également religieux,
et l'un et l'auti'c également convaincus (|ue le Père Su-
prême et les apôtres sont pleins de la foi la plus digne et
la plus consciencieuse. Cette foi finira par embraser,
soyez-en sûr, et tous les premiers dissidens que la science
a égarés et tous les gentils plus ou moins liés par leurs
préjugés, leur personnalité, leur égoïsme et même leur
vertu au monde ancien qui s'écroule. Fourrier lui-même
et ses disciples nous viendront car le sentiment seul, la
religion a puissance d'exciter et d'harmoniser l'intelli-
o-ence et la force ou en d'autres termes la science et l'in-
o
dustrie; il m'est démontré qu'avec tout son fatras, Fou-
rier ne pourra jamais associer puisque ce n'est qu'un
mécanisme inintelligible à tous autres qu'à lui. Mais,
comme ce /a^r«5 s'appuie admirablement bien surles incon-
gruités de V ordre social ou plutôt du désordre social actuel
il met à jour de la manière la plus pittoresque et la plus
originale les fausses bases de l'ancienne morale faite au
préjudice de tous pour le bonheur partiel de quelques-
uns. La lecture de ses ouvrages me rend chaque jour
plus Saint-Simonien, et je ne conçois pas comment lui-
même et surtout Jules et Transon ne s'aperçoivent pas
que la solution de leur problème est seulement facile au
moyen de la Religion née de la Révélation de Saint-Si-
mon, car je le répète, il n'y a que le sentiment qui puisse
entraîner les hommes (i). »
par le prospectus du journal Le Phalanstère que vous et Transon êtes les
principaux rédacteurs de ce journal destiné à Faire valoir la Uiéorie socié-
taire de M. Ch. Fourier et à provoquer la fondation d'une phalan^je agricole
et manufacturière. Comme ce but est tout à fait saint-siinonien, je me
hâte de vous annoncer que je veux m'intéresser à la société de propag-ation
et je viens vous prier en conséquence de me faire inscrire pour trois actions
de loo francs indépendamment de ces trois actions, je désire être abonné
au journal »
(i) Cazeaux écrit au Père Enfantin le ag mars i834 : « Les ouvrag-es cini-
ques (sic) et bizarres de Fourrier sont pleins d'un nombre infini de pierres pré-
- 337 -
Ainsi sans partager la foi de Transon et de J. Lecheva-
lier dans l'œuvre de l'ourier, trouvant môme parfois cer-
taines parties de son système dépourvues de sens com-
mun, les Saint-Simoniens reconnaissent pourtant qu'elle
n'est pas dépourvue de mérites. Sans doute ils ne sont pas
entièrement convaincus de la justesse de ses vues, ils ne
sont pas persuadés de la vérité de son corps de doctrine,
mais ils pensent que la vérification de ses propositions est
de la plus haute importance ; ils regardent les principes
généraux de Fourier comme capables d'exercer une heu-
reuse influence et non seulement ils ne refusent pas de
collaborer avec les fouriéristes, mais encore ils contri-
buent au développement de l'œuvre, ils s'associent même
pécuniairement à la propagation de la théorie, ils « aident
dubitativement», et en faisant leurs réserves relativement
aux points de la doctrine sur lesquels ils ne sont pas suffi-
samment édifiés ou qui leur apparaissent comme erronés ;
et ceux qui ne vont pas aussi loin portent tout au moins in-
térêt aux travaux des fouriéristes, comme Stuart Mill qui
écrivait à d'Eichthal en i83i (i'^' mars) : « Bien que je ne
sois pas Saint-Simonien,niprobablementsur le point de le
devenir, je tiens bureaude Saint-Simonisme chez moi )),et
leSo novembre i83i : «Bien que'je sois loin d'être entiè-
rement d'accord avec vous, je me suis habitué à consi-
dérer l'œuvre de Saint-Simon comme l'œuvre de régéné-
ration sociale sans contredit la plus importante qui se
poursuive aujourd'hui. » Certains Saint-Simoniens firent
plus et ne se contentèrent pas de 'ces manifestations, si
j'ose dire, platoniques. J'ai dit déjà que Julie Fanfernot
vécut quelques mois au Phalanstère. D'autres Saint-Simo-
niens y furent avec elle. Certains même y restèrent (i).
cieuses qui dans leurs formes brutes servent merveilleusement h faire ressortir
l'éclat et à confirmer la solidité et la pureté des diamants que les publications
saint-simonienncs présentent à foison. Aussi Ions les fouriéristes disent-ils qu'ils
adoptent les vnesdes Saint-Simoniens, sauf leur ridicule et inutile relijjion. .. »
(i) Vinçard, qui faisait partie du voyajje, nous a raconté, et l'anecdote vaut
d'être citée, le départ ()()ur Gondé-sur-\ esg-rc de Julie Fanfernot accompa(fiiée
— 338 —
D'autres enfin, comme (iuéroiill, (jui s'atlachent surtout
au respect de la personnalité humaine et de la liberté,
— tout en trouvant son système social ridicule, pro-
fessent pour Fourier la plus grande admiration parce
qu'ils sont séduits par « cette merveille de la liberté
au nom de larpielle tout est permis ». Guéroull qui
s'était séparé des Saint-Simoniens à la scission et était
journaliste au Temps, écrivait à Lambert : « Pour ne
pas toujours respirer l'air de cette caverne (le journal
Le Tc??ips) yà'i été voir Carnol qui me prendra de mes
articles dans sa revue. H y a chez lui une odeur d'honnête
homme qui m'a fait du bien. Ce brave Jules aussi je l'ai
vu en compagnie de Considérant qui a entrepris de me
convertir à Fourrier (sic). C'est un brave et dignejeune
homme. Nous avons causé ensemble cinq heures en deux
fois. Son ay^tème social comme système n'a pas le sens
commun, mais en réalité ily a chez ce diable de Fourrier
de belles idées: ce qui me plaît surtout c'est cette exai-
de cinq ou six Saint-Simoniens « curieux ou amateurs « et son arrivée : « Je
me rappelle encore la profonde déceptii)n que nous éprouvâmes à l'aspect morne
et glacial du lieu et des gens qui l'habitaient; le terrain nouvellement défriché
était nu et noir, comme si l'incendie y eût passé. Pendant le repas, auquel nous
assistâmes, un silence profond régnait chez tous; point de causeries, point de
rire, point d'abandons entre tous ces travailleurs réunis. A la fin du dîner,
Julie m'engagea <i chanter quelques couplets de nos chants habituels : je ne me
fis pas prier; j'étais agacé de cette réserve austère et j'avais le désir de provo-
quer des épanchements réciproques, ce qui ne fut pas difficile. Je chantai le
Bon Ange et tout le monde sortit de sa léthargie : on causa, on me fit répéter
ma chanson, et on m'applaudit à outrance. J'avais remarqué que pendant le
cours de ma chanson, M. Baudet Dulary, propriétaire et directeur de la colo-
nie, était resté les deux coudes appuyés sur le table, là tète dans ses mains et
réfléchissant profondément ; lorsque j'eus terminé il se leva et dit avec émotion :
Voilà ce qui nous manque ici, c'est l'entrain, l'expansion. — Eh quoi, lui dis-
je, vous n'avez donc pas d'hommes et d'heures de plaisir, de musiciens pour
faire danser le dimanche, quelques joyeux refrains pour donner du cœur au
travail ? Mais alors, vous lutterez vainement contre le vieux monde qui dispense
tant de jouissances aux oisifs qu'ils en sont rassasiés et qu'il n'en donne pas
aux travailleurs ! Laborieux pionnier de l'association, vous mourrez à la peine 1 «
«... C'est ce qui arriva plus tard après bien des essais et de longues tribula-
tions. » Voir Mémoires d'un vieux cliannunnicr saint-simonien. ^ inçard aîné,
p. i58 i6o.
- 339 -
tation, cette apothéose audacieuse de la liberté humaine;
en ma qualité de libéral ccXol me touche beaucoup, j'aime
beaucoup comme poésie le vagabondage d'une person-
nalité sans limites, qui prend son caprice pour loi,
qui vexe les étoiles et leur fait faire la cabriole dans
le ciel dans des rêves d'astronomie fantastique. Pour
cela, mon cher ami, c'est superbe Plaisanterie à
part, il a cet homme un sentiment de la liberté que je
voudrais vous voir méditer. C'est le seul moyen de
rendre votre atmosphère respirable aux hommes de
votre trempe pour lesquels je professe, tu le sais, une
estime toute particulière. Or, je crains toujours que
vous ne tourniez au catholicisme » (1882, sans autre
date).
Ainsi donc, beaucoup de Saint-Simoniens furent impres-
sionnés d'ailleurs plus ou moins vivement par les idées de
Fourier, et c'est surtout parmi eux que se recrutèrent les
premiers adhérents au fouriérisme. Peut-être leurs conver-
sions furent-elles un peu tropbrusques ; leurc-royanceétait
trop récente pour être profonde; beaucoup faisaient des
réserves, plus ou moins importantes sur des théories parti-
culières ou même sur l'ensemble delà doctrine ; ils y ajou-
taient des principes s«int-simoniens (i); ils en suppri-
maient d'essentiels quiles gênaient et montraient en un mot
laplusgrande liberté de critique. Us déclaraient en secon-
vertissant (ju'ils étaient « bien loin de répudier la respon-
sabilité des premières paroles qu'ils avaient portées » et
que Fourier ne « s'arrogeait point la mainmorte de leurs
pensées et de leurs sentiments ». Ils ne l'auraient d'ail-
leurs pas souffert. Aussi, dès les débuts, l'accord est-il
loin d'être absolu. Le fouriérisme perdit tout de suite sa
précision et sa netteté en se mêlant d'éléments saint-simo-
niens, malgré toutes les précautions que V. Considérant
avait prises pour conserver une ligne de démarcation
(l) « J'aime toujours à penser i|u'nu J<mii- lous los privilè|;es de u;iiss;iiu'i
doivent dispiu-aître. »
- 3/io —
très nette entre les deux doctrines (i) ; ajoutons (jue les
nouveaux convertis emhrassaienl avec tant de hatc les
idées de Fourier que pour la plupart ils les étreignaient
fort mal ; c'est (;e qui explique, que beaucoup d'eTilre
eux ne firent que passer dans l'école fouriériste qu'ils
abandonnèrent après l'essai malheureux de Condé-sur-
Yeso-res.
"O'
(i) Considérant insistait pour qu'on ne fît aucune concession aux anciens
Saint-Simoniens. « ...Toutefois Je crois qu'il ne faut faire avec les transfug-es
simoniens (s/c) aucune concession et conserver une lig-iie de déincircation entre
le Sinionisnie et la science du mouvement aussi distincte dans les apparences
qu'elle l'est dans la réalité. Il faut bien se garder de nous laisser eng'lober dans
leur ridicule. » Metz, 5 janvier 1882. Considérant.
CHAPITRE XI
La riposte des enfantiniens.
La scission de Jules Lechevalier et de Transon, leur
adhésion complète à la doctrine de Fourier, les confé-
rences qu'ils entreprirent pour sa propagation et surtout
les conversions noml)reuses qui en résultèrent, émurent
les Saint-Simoniens. Certains d'entre eux, au début, ne
voyaient pas d'un trop mauvais œil les sympathies fou-
riéristes et estimaient que les « petits mouvements tbu-
riéristes » n'oflVaient pas grand danger; mais encore fal-
lait-il qu'ils fussent arrêtés à temps (i). On avait fait des
efforts pour essayer de rattraper Transon, incertain
comme toujours (2). Et l'on essayait aussi de retenir
ceux que l'on voyait hésitants, à moitié détachés de la
doctrine et qu'on sentait capables de sympathies fourié-
ristes. Le Père Enfantin, répondant le 3o avril 1882 à une
lettre que CapcUa avait écrite à Bouffard, et qui « avait
(i) D'Eichtlial à Talabot. Paris 2^ mars 1882 — J'ai vu Anaïs (c'est Anaïs
Cazeaux) hier ; elle avait assez bonne mine, elle continue de se promener tous
les jours. Il me semble qu'Euryale [son frère] exerce quelque ascendant, sur son
esprit de manière à l'attirer un peu au Jouriérisme et qu'Hortense même n'i^cliappe
pas entièrement à cette inHuence. Les sœurs de Michel le trouvent aussi. Anaïs
m'a dit entre autres clioses qu'il y avait certainement des lacunes dans la
doctrine, delà est vrai dans plus d'un sens mais il faut bien en prendre son
parti. Ce petit mouvement Jouriériste ne saurait avoir d'inconvénient pourvu qu'il
soit arrêté à temps...
(2) « Une aimable lettre de Transon vient de m'arriver. Retrempez son
courage de toutes vos Forces ; ce qui lui arrive m'est arrivt^ à son àjje. Les
forces ne s'acquièrent que graduellement;... qu'il tienne bon envers losenPan-
-linistes. » a/j février 1883. Muiron h Cl. Vigoureux.
— y^i —
affligé la famille » lui écrivait : « Tu es préoccupé d'un
besoin de réalisaliori industi'ielle soit par .le souvenirde
nos séances d'ouvriers de la salle Taitbout et de ce (jui
s'y rattachait, soit [)ai- l'influence des idées de Fourier et
de la correspondance de Jules. Tu as même tant soit peu
pris la langue de ceux-ci : Vliarmonie, Vaccord, le concert
social, la variété des fonctions. Avant d'examiner ta lettre
en détail, je suis bien aise de te demander si tu connais
dans le monde une fonction plus variée que celle de nos
apôtres et surtout que la mienne. Je te demanderai
encore avec quels instimments de travail iw voudrais que
nous fissions une œuvre industrielle. Je désirerais aussi,
si tu connais de meilleurs moyens que les nôtres pour se
procurer des instruments de travail, que tu nous les
indiquasses, car c'est ce qui manque totalement à Fou-
rier, à Jules, aussi bien qu'à Coessin.. Prends garde en
te creusant la tête d'accoucher d'un Phalanstère... Tu
veux que nous complétions notre marche en donnant au
principe industriel le rang qu'il mérite, en l'entourant du
prestige des arts. Ce prestige coûte cher, et je te le
répète : les millions n'abondent pas ; leurs possesseurs
sont difficiles à convertir; tu en sais quelque chose car je
ne sache pas que tu aies encore converti un seul pro-
priétaire. Fourier et Jules n'en convertissent pas beau-
coup non plus » (3o avril iSSa). Et quelques jours plus
tard, comme Capella tendait de plus en plus vers le fou-
riérisme : « Pauvre garçon, tu souffres, j'en suis sur et
dans quelques instants de rêve solitaire tu fais des plans
d'organisation industrielle, tu descends jusqu'au plus
petit détail des jardins et de la cuisine, tu vois les peu-
ples transformés en un clin d'œil du monde civilisé au
monàe sociétaire -., tu ne songes pas à ce qu'il faut qu'on
dise à Rome et à Constantinople et à Tombouctou et à
New-York pour que les écosseurs de pois puissent for-
mer un groupe harmonique... Songe que tu me quittes
parce que tu ne me vois plus marcher et que tu attends
quelqu'un qui marchera. Or, je te demande qui te pré-
— 3',3 —
sente plus que nous des chances de course glorieuse. Je
ne pense pas que tu en soies à croire que Transon et
même Jules aient meilleures jambes que moi. Ce serait
trop fort ! Si tu crois les avoir meilleures, à la bonne
heure ! que si tu penses à Fourier, rappelle-toi que Jules
qui certes s'y est jeté à corps perdu, ne se déclare pas
même le disciple de cet homme de génie ; tires-en la
conclusion pour l'homme et la doctrine » (6 mai 1882).
Dès le mois de janvier 1882 d'ailleurs, certains Saint-
Simoniens se montrèrent bons joueurs. Ils firent contre
mauvaise fortune bon cœur et annoncèrent dans le
Globe les leçons de J. Lechevalier, à qui nous avons vu
qu'Enfantin avait offert une salle pour y exposer la doc-
trine de Fourier tout comme Owen l'avait fait au mois de
septembre précédent en mettant à la disposition de la
mission saint-simonienne le local de son institution.
Espéraient-ils comme M. Chevalier que celui-ci ferait
pour les Saint-Simoniens « l'effet d'un repoussoir» [lettre
à Brisbane, 24 mai 1882] (i). Au fond, je pense que le
Père Enfantin et les Saint-Simoniens ne s'attendaient pas
au succès de la doctrine; aussi commencèrent-ils à s'in-
quiéter quand ils virent les premiers effets des conféren-
ces de Lechevalier, l'intérêt qu'elles éveillèrent chez les
Saint-Simoniens et les conversions nombreuses à la doc-
trine qu'il prêchait qui en résultèrent (2).
(i) Cette lettre est curieuse . il faut au moins citer le début : Michel Che-
valier à Brisbane, citoyen des Etats-Unis à Berlin, a/j mai 1882. « ... Il n'est
pas hors de propos que la société cuve un peu dans le mystère la pâture dont
nous l'avons gorg-ée : la révélation morale lui est resiée dans le gosier mais
elle passera... L'indissolubilité du mariage constitue les deux époux en un
déplorable état d'atonie et d'indifférence... Heureusement Fourier est venu juste
exprès pour faire paraître très modestes les prétentions de la morale nouvelle.
Fourier n'a compris qu'un des faits de la morale la mobilité et il l'exalte
exclusivement. De là les relations éminemment licencieuses des hommes et
des femmes. Fourier fera pour nous l'effet d'un repoussoir. »
(a) « Fourier n'est pas sans prendre aujourd'hui quelque importance, aulaiit
qu'en peut acquérir son bizarre système bùli en l'air. « Lettre de M. Chevalier
à BrisbaiH! 3^ "'ai l83i!.
Des efîoits avaient d'ailleurs déjà été faits, dès le
début, par les Saint-Simoniens pour prévenir l'offensive
des nouveaux fouriéristes (i). C'est ainsi que le 28 jan-
vier 1882, Félix Tourneux, le chef de l'église de .Metz,
écrivait au Père suprême : « iNous recevons de Jules une
lettre par laquelle il nons annonce son intention de
prêcher le système de Fourier. Il nous déclare que ce
savant lui paraît plus grand que Saint-Simon et ses
enfants et que sa part dans l'histoire de l'humanité sera
probablement beaucoup plus belle que la nôtre... Comme
ses travaux sur ce sujet devront nécessairement embras-
ser comme œuvre principale la comparaison de notre
religion avec le système de Fourier, il m'a paru bon de
le prévenir dans cette voie en nous pressant plus que lui;
c'est pourquoi je vais m'occuper immédiatement de cette
(i) A la céréinouie du i^"" janvier i832, O. Rodrigues avait cité Fourier
pour le comparer à Saint-Simon. « Saint-Simon avait appelé à la fois les
savants, les artistes, les industriels, et ainsi que Fourier et Coessin courbé un
moment sous le joug des sciences physiques et mathématiques il n'avait placé
et compris le sentiment (ju'en deuxième ligne. Dans le Nouveau Chrislianisme, il
place en tète du clergé saint-simonien des hommes qui éprouvent et font éprou-
ver des émotions morales. Aussi a-t-il fondé une société et une religion ce que
n'ont pu faire ni Coessin, ni Fourier(Gto6e 1882, 3 janvier, page 3). Le même
jour dans sa prédication sur les femmes la dernière qu'il ait faite chez les
Saint-Simoniens, Transon parlait également de Fourier « ... C'est l'occasion
de vous faire connaître un homme dont le nom est encore assez obscur dans le
monde qui nous entoure, et que même la plupart d'entre nous ont ignoré jus-
qu'ici et méconnu. Je veux parler de Ch. Fourier (sic). Dans un ouvrage publié
en 1808 et qui a pour titre Théorie des quatre mouvements et des destinées géné-
rales M. CU. Fourier a fait la critique la plus vigoureuse de la condition des
femmes dans les sociétés civilisées. De plus il annonce dans cet ouvrage une
ère sociale nouvelle dans laquelle la femme sera l'égale de l'homme. En 1822
M. Ch. Fourier développa ses idées dans un autre ouvrage, et M. Just Mui-
ron les reproduisit dans une forme plus simple et beaucoup plus facile à saisir.
L'ouvrage de M. Just Muiron (sur les vices des procédés industriels publié en
1824 et du vivant de Saint-Simon) offre un plan d'association dans lequel toute
fonction principale est remplie par un couple homme et Jemme. Ce n'est pas ici
le lieu d'examiner et d'apprécier les idées de M. Fourier. J'aurai l'occasion d'y
revenir dans une autre circonstance. Je me contenterai de vous lire un passage
de son livre qui pourra vous mettre à même déjuger la force de ses pensées et
de ses expressions... » {Globe, lundi 2 janvier 1882) « Transon eut à cet égard
quelques difficultés avec ses chefs « (Lechevalier, 16 janvier i832).
— 345 —
comparaison... D'ici à i5 jours au plus, mon travail peut
être fait et imprimé, il sera court..., soyez sur que
si j'avais le moindre doute sur quelques points, je vous
soumettrais le tout avant de l'émettre. Mais je crois
aujourd'hui savoir assez la doctrine de Fourier pour faire
voir quels sont les points de contact et les différences
toutes à notre avantage entre les deux systèmes » (Let-
tre du 23 janvier i832. Tourneux à Enfantin).
Considérant était précisément à celte époque à jNIetz
oi^i s'engagèrent des réunions contradictoires dans les-
quelles fouriéristes et saint-simoniens bataillèrent pour
leur Dieu, ou tout au moins pour leur prophète. — Le
2^ février, il écrivait à Cl. Vigoureux : « Je dois assister ce
soir à une séance dans laquelle un élève saint-simonien
appelé Tourneux doit juger Fourier. Il m'a ditque ses pa-
roles seraient orthodoxes, et qu'il croyait qu'elles étaient
réellement l'expression de la pensée saint-simonienne à
son égard. Nous verrons Ijien, il est probable que je ferai
une réponse. Une très grande quantité d'élèves se pro-
pose de venir dans l'espérance de voir s'engager le com-
bat ». Il semble bien qu'à Paris on n'ait pas vu d'un très
bon œil l'initiative qu'avait prise Tourneux. Peut-être
craignait-on que V. Considérant exerçât sur lui et le
groupe Saint-Simonien de Metz, assez important, l'in-
fluence qu'il avait eue sur Lechevalier, et qu'il gagnât
encore dans ces conférences contradictoires quelques
adeptes. Peut-être avait-on des doutes ou des craintes
sur l'orthodoxie de Tourneux, « ({ui avait de fâcheuses
dispositions à la rébellion (i), » « au protestantisme »
(l) Tourneux discutait, il était mécontent : « Encore deux mots, je ne suis
pas dans mon jour de flatteries ; l'état d'oppression permanente dans lequel
me tient ma position et celui de la doctrine ii Metz, ont rendu ?i mon cœur un
peu de son àpreté républicaine. Je veux donc faire ici acte d'opposition et vous
dire que moi personnellement je n'acclame point ii la proclamation qui vient
d'atlirer plusieurs membres du :>,'-' degré au sein du collèjfc. (le n'est pas ainsi
qu'on rem|)lace les Jules, les Transon, les Uaviiaiid. cic... Mn {général, à la
tète de la doctrine se trouvent des boinnios faibles ; par la seule composition
— 3^)6 —
comme disait Enfantin. Peut-ôtre voulait-on ne pas atti-
rer l'altenlion sur Fourier. Quoi qu'il en soit, Tourneux
fit quelques conférences sur Fourier (i).
Je n'ai pas eu connaissance de leur texte ; mais, Tourneux
indique dans ses lettres quel en fut l'esprit, et les idées
principales qu'il y développa. Il montrait aux fouriéristes
que la différence entre eux et les saint-siinoniens consis-
tait en ce qu'il n'y avait pas chez eux de place pour le
dévouement, ni pour la constance, qu'en conséquence
leur analyse passionnelle était incomplète. « Ils ne veu-
lent point, ajoutait-il, de l'abolition de l'héritage, leur
dogme est spiritualiste. Ils prennent l'association par la
queue lorsqu'ils s'imaginent de commencer par l'organi-
sation de la commune et non point par celle du Globe.
Enfin ils négligent le développement historique de l'hu-
manité et mieux parla virtuellement la Providence ».
Il fait d'ailleurs dans une lettre qu'il adresse aux Pères
un aveu qu'il faut retenir : «... du reste leur loi de la série,
leurs travaux attrayants et tout ce qui s'ensuit est bon
à prendre; nous l'avons déjà en germe au moins et il
ne s'agira que d'appliquer lorsque les matériaux seront
entre nos mains. « Voilà, disait-il, comment j'envisage
Fourier, voilà (gomment il m'est toujours apparu. »
Telles furent les idées que développa Tourneux dans
ses conférences. Les fouriéristes lui répondirent que ces
leçons prouvaient qu'il ne connaissait pas Fourier, qu'il
ignorait tout de lui, et ajoutèrent qu'en « leur faisant du
reste si belle part, il était loin de l'orthodoxie saint-simo-
nienne » ; reproche qui indigna fort Tourneux : « A qui
cependant, disait-il, doivent-ils s'en rapporter à Metz
au sujet de la doctrine? — A nous probablement qui la
représentons » (lettre du 2 mars i832).
Dans la même lettre, Tourneux qui vient de recevoir la
de notre collègue nous pouvons écarter des hommes de mérite et ce sont ceux
dont nous avons besoin » (12 mars 1882, au Père).
(i) « J'ai fait vendredi dernier une séance aux fouriéristes sur leur doctrine
et la nôtre » (4 avril i832j.
— 347 —
première leçon de Lechevalicr reproche très vivement
aux Saint-Sinioniens leur attitude à Tégard de Fourier-
« De tous côtés en ce moment pleuvent sur la doctrine
les accusations de mauvaise foi à l'égard de Fourier et
des dissidents. Sans y croire, je vous dirai hautement
que beaucoup d'entre nous me semblent à l'égard de
Fourier dupes d'une prévention que je n'ai jamais par-
tagée : Je retrouve cette prévention dans le silence du
Globea. l'égard de ce gra.nd homme. Us me semblent se
conduire vis-à-vis de lui comme les libéraux vis-à-vis de
nous, conspiration de taciturnité (izV)... C'est en partie
pour faire cesser ces clameurs que je me suis cru obligé
de consacrer il y a huit jours une séance au fouriérisme
malgré que je sente tout ce que ma science et mon dis-
cours avaient d'incomplet ».
Sont-ce les lettres de Tourneux qui émurent les Saint-
Simoniens de Paris? ou bien les accusations auxquelles
il faisait allusion ?
Quoi qu'il en soit, le Globe répara bientôt l'oubli, ou
l'omission dont se plaignait le chef de l'église de Metz,
et parla de Fourier, comme nous le verrons tout à
l'heure (i). Et Lambert entreprit à Paris sur l'ordre
d'Enfantin un cours sur le fouriérisme ; j'ignore quel fut
le noml)re des leçons qu'il y consacra, mais la leçon
d'ouverture, dont j'ai pu retrouver les notes aux ai'chives
saint-simoniennes, est du 20 février (Papiers personnels
de Lambert, 7 feuillets, fonds Enfantin, 7808, 1822. En-
seignement de Fourier).
« Le Père Enfantin, dit-il en commençant, vous a
prévenus que nous nous réunirions dorénavant tous les
samedis pour que je vous entretienne du système de
(i) «... J'ai prononcé tout à l'heure le nom de Fourier, La.muiht nous fera
une instruction sur ses ouvra^jes, car il est nécessaire que vous compreniez bien
comment des lionimes qui ont eu un nom parmi vous, des hommes tels que
Jui.KS et Transon se sont rattachés aux idées de M. Foukiku et, de toutes
manières il est bon que vous connaissiez ses travaux. Févi-iei- i83a rue Mon-
si{fny (OFuvres de Sainl-Simou cl l'enfantin, p. ^."i et 7(1, I. 17, vol. lil).
— H/|8 —
Fourier. La chose devient tout à fait urgente. Il se passe
des faits qui rendent indispensable une connaissance
générale des idées de Fourier. « Lambert ne précise pas
quels sont ces faits. Mais il reconnaît « l'importance que
prend en ce moment dans les esprits le système de Fou-
rier )) et ne cache pas que le but de ses leçons est avant
tout « d'ompôcher quelques-uns d'entre les Saint-
Simoniens de tomber trop vite comme cela est arrivé à
nos commarades des ponts ». Cette première opposition
est d'ailleurs vague, imprécise, et un peu incohérente.
Elle donne l'impression que Lambert ne connaît que très
superficiellement la doctrine de Fourier, et que sa pré"
paration est un peu hâtive. Lambert, que le Père Enfantin
avait chargé de « clarifier son eau trouble », n'avouait-il
pas d'ailleurs dans des conversations familières qu'il
avait étudié Fourier pour toute la famille, sans y rien com-
prendre (i)? Mais malgré le caractère nuageux de cette
leçon, elle est du plus grand intérêt parce qu'elle exprime
l'opinion officielle et indubitablement orthodoxe des
Saint-Simoniens sur Fourier (2). Lambert commence par
déclarer qu'il sera juste et impartial, qu'il ne fera pas
œuvre de polémiste, et qu' « il aura soin de faire remar-
quer les beautés qui se trouvent dans les ouvrages de Fou-
rier aussi bien que ce qu'ils ont de ridicule ». Les beautés
de l'œuvre de Fourier, c'est surtout selon lui la partie
(i) M. Chevalier déclarait qu'il n'avait jamais pu « lire quatre paçes de
son bizarre système iiâti en l'air. »
(2) CFr. ce que disait Enfantin : « J'ai prononcé tout à l'heure le nom de
Fourier, je vous l'ai déjà dit ; vous y trouverez de grandes choses ; par exemple
sa critique du monde actuel sous le rapport économique, son analyse du temps
perdu par suite de la concurrence et sa mordante satire contre la morale chré-
tienne vous seront très profitables. Et vous verrez d'ailleurs toute l'exagéra-
tion du sentiment de la mobilité et cela vous fixera davantage sur la légitime
part ([ue ce .sentiment prendra dans la morale de l'avenir » (février 1882,
rue Monsiguy) Saint-Simon et Enfantin, p. 75-7(3, t. ^7, vol. III. ■ — • M. Fou-
RiFR au reste est une tète très puissante, ses facultés cVanaljsc sont prodi-
gieuses, ses prétentions colossales, mais il ignore complètement ce que c'est
qu'un prêtre il ne sait pas ce qui constitue le lien harmonique entre deux
natures distinctes ni surtout qui est ce lien.
— 3/,9 —
critique: il reconnaît que dans « la théorie des Quatre
Moiivetyients, Fourier critique d'une manière assez éner-
gique et très amère les désordres moraux actuellement
existant dans la société : dès 1808 il a critiqué avec une
puissance prodigieuse le mariage chrétien. 11 signale
d'une manière très remarquable les inconvénients et les
anomalies que peut présenter cette sorte d'union lors-
qu'elle a lieu par exemple entre deux êtres qui ne
se conviennent pas. Il a traité fortement et énergique-
ment la question de l'aliVanchissement des femmes II
présente encore dans le môme ouvrage une critique
large et vigoureuse du système commercial, de l'indus-
trie morcelée. »
Puis Lambert essaie de situer par rapport aux Saint-
Simoniens avec lesquels il le compare, d'apprécier par
rapporta Saint-Simon, Fourier, en qui il voit un « homme,
qui est au milieu de la société dans une position analo-
gue à celle oi^i est Saint-Simon. » On remarque d'ailleurs
dans toute cette leçon le souci évident et constant de
rattacher Fourier à Saint-Simon, et à son école. « Fou-
rier, dit Lambert, se rattache pour ainsi dire à l'un
des pôles du saint-simonisme, à la partie mobile, à la
partie où la mobilité trouve son développement et sa
spontanéité dans la variation des affections et des fonc-
tions, mais il s'est mis par ra|)port à nous dans l'autre
extrémité de la balance et en voulant critiquer le mariage
chrétien il n'a pas tenu compte de ce qu'il avait de bon,
il l'a détruit complètement dans son système. »
Ce qui le frappe, ce qui lui apparaît comme la carac-
téristique de la doctrine de F'ourier, c'est la liberté, la
mobilité. « On peut dire que le caractère permanent de
Fourier c'est la liberté, la mobilité ; c'est une exaltation
de la liberté, de l'ambition et de l'amour, exaltation qui
va pres([ue jusqu'à l'absurdité. » — Lambert s'explique
ensuite sur l'objection si souvent faite aux Sainl-Simo-
niens de la réalisation. « Certainement nous sommes
arrivés à une époque où nous osons désirer une réalisa-
lion proclKiiiie. Cepondiinl nous (l(;vons avoir égard à
rélétnonl de tefus. Il faiil un certain Ifms pour réaliser,
tandis qu'il faut des hommes pressés de jouir, des hom-
mes mobiles; le fouriérisme est dans ce cas. Il voudrait
réaliser en 3 semaines l'association universelle. » 11 re-
pi'oche à Fourier d' « oublier toujours complètement la
contre-partie de la passion sur la(|uelle il raisonne
comme j)ar exemple dans le papillonne, il oublie toujours
la constance et la fidélité... il s'ensuit (ju'il y a exclusion
d'une face de la vie par l'autre » ; il lui fait un autre
reproche; « il a réellement (|uoique dise Jules de sa pré-
tention à ne s'être occupé que de l'infiniment grand, il
a réellement le défaut de s'être occupé de l'infiniment
petit ses exemples sont tous tirés de la botanique ».
On voit que ces critiques ne sont pas très profondes.
Et il conclut que « le système est exclusif par rapport
au Saint-Simonisme , parce qu'il exalte les goùls
mobiles, la spontanéité et la liberté absolues que notre
foi et notre raison nous apprennent à satisfaire dans le
saint-simonisme, mais par une coordination....; dans
le saint-simonisme la mobilité ne seia satisfaite que par
l'intervention du prêtre , dans Fourier, cette idée fait
tomberdans l'anarchie au lieu de la liberté, le déverffon-
dage au lieu de la spontanéité amoureuse. »
Lambert s'émerveillait en terminant de voir « com-
ment le Saint-Simonisme fournissait lui-même les chefs
des partis nouveaux dans la société )>. 11 prévoyait que
cette doctrine chercherait « dans un avenir prochain
à concilier les partis », qui auraient « développé à
part leur aspect exclusif » en leur faisant voir que
« leurs prétentions exclusives seraient encore mieux
remplies dans le sein de la doctrine qu'elles ne le seraient
si elles se mettaient en état d'hostilité l'une par rapport
à l'autre. »
Enfin le Globe du 27 mars 1882 publiait un article inti-
tulé : « Système de M. Charles Fourrier (.s?c) » signé de
Guéroult. Après avoir, dans l'introduction de cet article.
— 35 1 —
résumé l'histoire des trente premières années du xix"
siècle, qui d'après lui avaient été employées à propager
d'une part les principes révolutionnaires du siècle pré-
cédent et d'autre part à rechercher les bases d'un ordre
social nouveau il décrivait l'extraordinaire floraison de
systèmes éclos, au milieu de laquelle s'élevait le plus
grand d'entre eux, celui de Saint-Simon bien entendu.
« En France, écrivait-il, de nombreuses idées fermentent ;
tandis que Saint-Simon animé dans tous ses travaux du
besoin démettre un terme à la crise européenne provoque
inutilement dans la science une rénovation capitale par sa
conception sur la méthode, produit sur l'industrie, la poli-
tique et l'histoire les vues les plus hautes et les plus fécon-
des, remue les hommes et les idées et se prépare ainsi
à ébaucher dans le Noiwemi christianisme une solution
du passé et de l'avenir religieux de l'humanité, d'autres
hommes placés moins haut que lui, mais préoccupés
du besoin de rénovation, taillent déjà quelques-unes des
pierres qui doivent entrer dans la constitution du nouvel
édifice. » Parmi eux, il cite Azaïs, Wronski, Ancar, Coes-
sin, Senancour, et enfin Charles Fourier qui « met au
jour dans la théorie des h mouvements le système remar-
quable sur lequel, disait-il, nous attirons aujourd'hui
l'attention de nos lecteurs ». Il déplorait que « la plupart
de ces hommes fussent restés incompris, que de plusieurs
on eut admiré le talent, puis qu'on les eût laissés là ».
« Les autres, stigmatisés du litre de rêveurs par le
positivisme du siècle ont à peine trouvé grâce auprès
de quel(|ues esprits éclairés avides de nouveauté et d'in-
vention. De ce nombre est M. Charles Fourier. » Et il
concluait: « Le jour est venu pour nous, disciples d'un
homme qui vécut et mourut méconnu si ce n'est de
quelques-uns, d'appeler la lumière et la justice sur les
écrits d'un homme dont les idées ont un rôb* im|iortant
à jouer dans l'cxuivro f|U(' nous acc()nq)lissons aujourtlhui ;
[reconnaissons ici en passant l'opinion de Tcmuiumix (jue
certains principes de Fourier sont bons à j)riMulre, et le
— 35a —
désir de conciliation de Lambert]. Si nous ne nous som-
mes pas plus tôt occupés de M. Fourier, c'est parce que
l'examen de ses ouvrages n'était ni utile ni possible pour
nous. Avant defaii'e connaître, d'apprécier, déjuger, de
classer les hommes par rapport au mouvement qui s'ac-
complit aujourd'hui dans la société, nous avions nous-
mêmes à nous faire connaître, à constater nettement aux
yeux de tous les partis notre valeur politique, morale,
religieuse, à prendre un caractère, une altitude, un nom;
maintenant que cette tâche est suflisamment avancée, il
nous sera permis d'appeler sur d'autres la publicité que
nous avons eue à conquérir pour nous ». Guéroult annon-
çait qu'il commencerait dans un prochain article « l'exa-
men du système de M. Charles Fourier. Nous nous bor-
nerons aujourd'hui, disait-il, à l'annonce de ses ouvrages
(voir les annonces) » (i).
Ce serait mal connaître Fourier que de penser que
l'article de Guéroult le satisfit; il lui déplut même. « Les
Saint-Simoniens, écrivait-il, ont gasconne dans leur jour-
nal cette semaine un article insidieux en deux fortes
colonnes signé Guéroult. Il a pour titre : système de
M. Fourier. On n'y voit pas un mot de moi. Au con-
traire, on passe en revue tous les sophistes modernes
et à la suite de cette galerie à la fin des deux colonnes,
on articule enfin mon nom comme pour le colloquer dans
la kyrielle de ces sophistes et insinuer que j'ai ajouté
un système de rapsodies (sic) et controverses métaphysi-
ques ou économiques à leurs nombreux et inutiles sys-
tèmes. » On sait le mépris et la haine que Fourier nour-
rissait à l'endroit des économistes et des métaphysiciens ;
Rien ne pouvait lui être plus désagréable que d'être cité
(i) Dans les annonces, on lit : « Ouvrages de M. Cli. Fourrier. Théorie des
Quaire-Moiivements (i8o8). Traité d'association domestique agricole (1822). Le
Nouveau Monde Industriel (1829), à Paris, chez Bossang^e ».
ce Tous les dimanches, h midi enseig-nement sur les doctrines de M. Fourrier
par M. J. Lechevalier. Salle de la Redoute, rue de Grenelle Saint-IIonoré,
n» 45. »
— 353 —
en leur compagnie. Il se méfiait donc pour la suite de
l'étude annoncée. « Je les vois bien venir. Après avoir
imbu de cette opinion leurs 4 ooo lecteurs, ils donneront
sur ma doctrine un simulacre d'analyse — où ils traves-
tiront tout et prouveront que leur nouveau Dieu Saint-
Simon avait tout prévu, que je ne suis qu'un de ses échos
et qu'ils daigneront m'agréger au Saint-Simonisme si je
fais mes soumissions » Il attendait donc avec curio-
sité et impatience les travestissements que Guéroult
allait apporter à sa doctrine. Mais c'est bien à tort qu'il
se méfiait. Car, je ne sais pour quelle raison, la suite de
l'article de Guéroult ne devait jamais paraître.
Les amis de Fourier jugèrent différemment cet article
dont le mai Ire s'indignait si fort. Muiron en fut tout
heureux. « L'article signé Guéroult dans le Globe du 27
mars m'a beaucoup plu, moins parce qu'il annonçait les
œuvres de Fourier que par la manière fort judicieuse dont
il s'exprime (i). C'est parler fort pertiîiemment sauf les
adorations Saint-Simoniennes qu'il faut bien passer quel-
que temps encore à ces Messieurs » Il se réjouissait,
il croyait à la conversion en masse des Saint-Simoniens,
ou tout au moins à leur évolution vers le fouriérisme.
« Voilà bien le rôle que vous leur avez depuis longtemps
assigné. La transition est, ce me semble, en train. J'aime
autant les voir ainsi passer de notre côté graduellement
que de les y voir tout à coup. La marche progressive est
encore la meilleure » (Muiron, 21 mars 1882).
Il est vraisemblable que Muiron se faisait des illusions
sur l'état d'esprit des Sainl-Simoniens vis-à-vis de Fou-
rier, en leur attribuant des dispositions bienveillantes et
favorables à l'égard de ce dernier.
La vérité c'est que la doctrine de Fourier commen-
çait à être connue, que Lechevalier faisait une propa-
gande acharnée, qu'on reprochait aux Saint-Simoniens
(i) On voit que mémo les meilleurs amis et les plus vieux (.liseiples do
Fourier cUaient loin d'être toujours de sou avis.
a3
— ,S54 —
leur silence vis-à-vis de Fourier, et (jircnfin ils ne pou-
vaient plus ne pas en parler. Quoi (|u'il en soil, et quel
qu'ait été d'ailleurs le but des Saint-Siuioniens, il est cer-
tain que celte publicité que donnait le Glohe aux idées
de Fourier, et qui est d'autant plus intéressante (ju'elle
vient d'un adversaire, l'ut loin de nuire à Fourier. « Les
Saints-Simoniens publient enfin que Jules fait des leçons:
ils lui envoient du monde », écrivait Muiron, tout heu-
reux, le 3i mars 1882, et Lemoyne, dans une lettre aux
rédacteurs du Phalanstère (22 juin i832), signalait que
c'était « d'après la recommandation des Saint-Simoniens,
qu'il s'était procuré les ouvrages de Fourier » que « quel-
ques-uns des derniers écrits des Saints-Simoniens avaient
signalés comme 1res remarquables ». Consciemment ou
non, les Saint-Simoniens servirent donc Fourier, de l'aveu
même des phalanstériens.
CHAPITRE XII
Jules Lechevalier et Transon abandonnent
le fouriérisme.
Le caractère de Fourier était plutôt difficile : il n'avait
pas comme Enfantin le don de se faire aimer (i). Fanny
Schmalzigang lui reprochait « beaucoup d'absolutisme
dans le caractère » (26 juillet 1882, lettre à Jules Leche-
valier), et ses disciples ne faisaient aucune difficulté pour
reconnaître l'amertume de ses critiques, son intolérance,
sa rudesse, ses façons brus([ues et peu expansives, sa
verve misanthropique, auxquelles d'ailleurs l'indulgence
de quelques-uns cherchait et trouvait des excuses. « C'est
un Epiménide d'harmonie, disaient-ils avec l)ienveillance,
tout à fait dépaysé en civilisation. » Fourier avouait d'ail-
leurs lui-même que la nature ne lui avait pas donné la
« souplesse des caméléons littéraires » et ne faisait aiu-uno
difficulté pour reconnaîti-e « la bizarrerie qui lui était natu-
relle ». Aussi les dissentiments ne tardèrent-ils pas à s'éle-
ver entre Fourier et ses nouveaux disciples; les uns na-
quirent à propos du saint-simonisme, les autres à propos
du jouri-yil et de sa rédaction. Quel ton, (|uel aspect fallail-il
(i) liOmoyne (''orivait à Jules Lechevalier : « Je drsire Ijeaiiooiip vous aller
tous voir et surtout venir eonteuipler la fiji'ure de celui ([u'on |i(iMrrait bien
appeler le vrai rédeni{)leur de l'Iunnanili'. Ne croyez pas à ces mots (jue j'aille
l'adorer. Je ni'iniajfinc d'après vos rt^cils que tout en l'admirant, c'est un liunune
que sous beaucoup de rapports j'aurai en antipathie... » « Je ni'inia(finc, — ajon-
tait-il, — que quand nous serons comme je l'espère tous au l'iialanstèrc, je serai
plus souvent (jroiipt^ contre que poui' l*'oui'ier » (a juillet i83.'»).
— x^(\ —
lui donner? Fallait-il prendre les formes de publicilr aux-
quelles on était généralement habitué? Fallait-il ne faire
que de la théorie sociétaire |)ro|)i-ein(;nl dite? et ne traiter
que des sujets de théorie j)ure ? ou bien fallail-il ne traiter
que des sujets accessibles au public? faire de l'actualité,
donner des nouvelles, suivre le cours des discussions pu-
bliques, rendre compte des événements et se contenter
d'appliquer le principe de la théorie sociétaire à l'élucida-
tion de toutes les questions qui préoccupaient l'opinion?
1^'ourier voulait unjoui'nal dépure théorie, et ses amis
l'en bh\inaient. Ils lui reprochaient de ne pas se mettre
sullisamment à la portée du lec.'teur, de l'entraîner dans
la région de la théorie, de l'effrayer par un appareil trop
technique, trop nouveau et trop systématique, de le rebu-
ter par un vocaljulaire rébarbatif et bizarre. Ils auraient
voulu parlerau peuple sa langue, aller sur le terrain où
le j)ublic se trouve, et à propos des questions de tous
ordres que les événements posent chaf|ue jour, et qui
l'occupent, lui montrer par une solution ou une critique
appropriées la valeur d'application du principe sociétaire.
Certains, — des ingénieurs, — auraient même voulu faire
du Phalanstère un journal « riche de littérature et de
poésie » (i). Mais Fourier ne voulait consentir aucune
concession aux idées vulgaires, et ses principes théori-
ques et doctrinaires prédominaient dans le journal sur
les idées pratiques.
(i) Lettre de Lemoyne ;i J. Lecliev.-ilier, qui lui avait demandé des articles
pour le Phalanstère : « ...J'ai l'esprit essentiellement jjéométrique, ce n'est
pas ce qui va le mieux a un journal. Les Saint-Simoniens n'ont jamais été si
brillants que dans leur dernière période sous l'inspiration d'EnPantin. Jamais
aussi ils ne se sont moins piqués de raisonner, de suivre un dogme, d'enseigner
quelque chose de scientifique. J^es trois natures se plaquaient comme une feuille
d'acajou sur un mauvais assemblage; sondez leurs ouvrages écrits sous cette
inspiration; c'est faux, c'est mauvais quel pitoyable centre que la mobilité,
l'immobilité, le CALME pour y ramener bon gré, mal gré l'orient, l'occident,
les chemins de fer et le système méditerranéen ! mais au dehors cela est très
brillant. Il est fâcheux que notre Phalanstère ne puisse pas être comme l'a été
Le Globe un journal riche de littérature et de poésie. » Lemoyne déclarait le
journal « iudigestible w.
- 35; -
Les principaux des articles étaient du maître qui y
écrivait chaque semaine. Beaucoup avaient des titres
baroques : (Les torpilles du progrès. — Guerre des qua-
tre sciences rebelles contre les quatre sciences fidèles.
— 85 fermes modèles et 85 folies. — Le concert des
hauts aveugles. — Les épiciers détrônés, etc ) qui
n'étaient pas de nature à attirer les lecteurs. Tout le
monde reconnaissait d'ailleurs l'inaptitude de Fourier à
exposer sa propre doctrine à des lecteurs ou à des audi-
teurs qui ne fussent pas déjà à moitié convertis (i). «Je
connaissais depuis longtemps F'ourier et j'appréciais
tout le mérite de ses travaux, mais je sentais qu'il avait
besoin de s'associer des interprètes et des propagateurs
pour populariser sa doctrine, la rendre facilement intel-
ligible et immédiatement pratique », écrivait le i8 juin
i832, Jullien directeur de la Revue Encj/clopédiqiie à Jules
Lechevalier et Considérant. Les meilleurs et les plus vieux
amis de Fourier s'en étaient rendus compte depuis long-
temps : « Je suis tenté de croire qu'autant M. Fourier est
habile à découvrir de savantes combinaisons dans les
sciences mises par lui en lumière, autant il laisse à désirer
en pratique et appréciation pour leur faire faire du chemin
dans notre monde civilisé. Personne mieux que lui ne
fait voir qu'il faut mener les gens du connu à l'inconnu,
leur faire goûter le vrai, le beau, le bien, par le charme
et par l'attraction, et personne peut-être ne s'écarte davan-
tage de cette voie si naturelle et si sage. »A^oilà ce qu'écri-
vait en termes mesurés Muiron à Gréa. Les jeunes dis-
ciples, les dissidents du saint-simonisine se montraient
infiniment plus sévères dans leurs appréciations.
Ainsi, les disci[)lcs de Fourier, jeunes ou vieux, ne se
faisaient pas d'illusion sur les talents de propagandiste
et (le vidgarisateur de leur maître. Ils pensaient tous
(l) Sa |)eriS('e, ('crivMit un (ntii'i('ris(e, est lolk'mcMil iiicriisli'o (•( iiloiilirn'-c à
lui, qu'il faut l'avoir saisie d'ensemble et sV-tre liieu acoflinialr dans l'aiiuci-
splière nouvelle pour eu apprécier la forme.
— 358 —
coin me Géraidin ([iie «personne n'était moins propre que
lui à la pi-opai^ation de ses pi()()rcs idées » (i). Avec un
tel état d'esprit, ils en arrivèrent vile à croire que Fou-
rier leur nuisait, ou tout au moins nuisait à la propaga-
tion de sa doctrine, et au développement de l'école, bien
plus qu'il ne leur servait. « :\ous ne pouvons, nous ne
devons pas agir sans Fourier et souvent Fourier nous
nuit », écrivait à Pcdiarin Lemoyne tout rraîcliement con-
verti. Ils incriminaient son vocabulaire baroque, la
bouffonnerie de son style, sa phraséologie inusitée, la
bizarrerie des titres de ses articles, ses violences de
lano-aofe. « Je n'ose montrer à personne le dernier
journal, à cause des articles de Fourier et ce|)endant
ce journal est un des plus remarquables. Jules s'y est
surpassé. Victor et Dulary y parlent parfaitement bien.
Mais la note de Fourier sur les épiciers, bien qu'on ne
puisse lui reprocher que du mauvais goût littéraire,
lévoltera beaucoup de susceptibilités. L'article sur la
tragédie en ko actes est une bouffonnerie qui ne con-
vient pas à notre grave journal. Enfin quelques pas-
sages de l'article de Fourier sont incompréhensibles
pour tous autres que ses disciples (2) » (Lemoyne à
Pellarin, sans date). Aussi voit-on bientôt cette chose
admirable : les disciples de Fourier faisant tous leurs
efforts poui" empêcher le maître d'écrire, tout au moins
dans le journal. « J'avais écrit à M. Fourier, mais mécon-
tent de ma lettre, je l'ai déchirée; unissant mes efforts
aux vôtres, je voulais le dissuader d'écrire dans le Pha-
lanstère » (3) (Gérardin à Jules Lechevalier, 21 juillet
(i) Gérardin à Jules Leclievalier. Besnnoon, a8 juillet 1883. « A l'égard des
civilisés comme il les appelle, il est plus civilisé qu'eux-mêmes. »
(a) Et encore : a Je suis très fort d'avis qu'il faut soutenir le journal, mais
il n'aura jamais d'autres abonnés, même d'autres lecteurs que les disciples, les
fervents disciples, tant qu'il sera indig-estible Sa lecture est un travail qui
n'a un peu d'aUrait que pour celui déjà un peu passionné pour le Phalanstère. »
(3) Qu'il soit donc l'inspirateur du journal, écritLemoyne à Transou (18 juil-
let i832), mais qu'il écrive moins qu'il ne fait.
— ^^d —
1832). Ainsi les disciples morigènent le maître, qui ne
les satisfait que trop rarement (i).
On comprend que Fourier — le chef d'école — surtout
quand on connaît son caractère, ait eu quelque difficulté
à supporter ces prétentions un peu anormales de ses
disciples. Ceux-ci impatientaient pour le moins autant le
maître que ce dernier les impatentiait eux-mêmes. Aussi
ce sont des froissements continuels, des dissentiments
incessants. Un jour, Fourier ayant « jugé à propos »
comme disent ses disciples, de protester contre un
article de Pellarin sur la doctrine phrénologique de Gall,
les rédacteurs de la Réforme Industrielle publient dans le
Phalanstère du 29 mars i832 une note dans laquelle ils
tiennent à préciser certains principes « qu'il est impor-
tant que les lecteurs du journal ne perdent jamais de
vue ». « Il est fort bien, écrivent-ils, que Fourier use,
comme il l'entend, du droit de distinguer ses vues de
toutes les autres et de manifester les différences qui
existent entre lui, l'invenleur du procédé sociétaire, et
ceux qui s'efforcent de faire entrer cette grande décou-
verte dans le domaine de la réalité. » Ils signalent
ensuite qu'ils se font — eux les disciples — un « religieux
devoir » de publier tel quel (et ils soulignent ces mots)
tout ce qui sort de la plume de Fourier. « Quand nous
pensons avoir quelques observations à faire à M. Fou-
rier, dans l'intérêt de l'œuvre de réalisation rpii nous est
commune avec lui (2), nous les lui adressons; s'il n'y
obtempère pas, ce n'est point à nous de lui demander
compte de sa volonté. De même quand nous ne cédons
pas aux désirs qu'il nous témoigne, c'est que nous avons
par devers nous de bonnes raisons, et que nous voulons
(1) t^oinoyiie ('crll do lloclicl'orl, lo 1" jiilllol l833; « ic suis Itieii aise (|Ii'om
ait rédiiil le joiinial je n'ai plus tie mauvaise iiuiueur coiilit' la rédaelioii
depuis quel([ue temps. Notre maître ne nous inip;iliente plus; il apprend à se
retenir, à s'accommoder au gfoût des civilisés; s'il avait toujours été ainsi, il
aurait bien des partisans qu'il n'a pas; mais se maintiendra-t-il dans celle Miie.'
J'en doute. » Leinoyne avait raison d'en douter.
(2) Ces mots ne sont pas soulignés dans le texte.
— 300 —
remplir los devoirs qui tiennent à notre position. » Et
ils déclarent: i" Qu'ils ont « un rôle inverse de Fourier
« ayant pour mission de renouer la chaîne solidaire qui
« rattache les œuvres du grand liomme aux travaux anté-
« rieurs de rhumanité » (ce qui devait faire l)ondir b'ou-
ricr qui repoussait, comme on sait, toute solidarité avec
les sciences fausses et mensongères), « d'ajouter, s'ils le
« peuvent, de nouveaux anneaux à la chaîne continue
« de \dL science humanitaire » ; 2° Que chacun d'eux, pour
tout ce dont ils ne demandent pas l'exécution et la pra-
tique actuelle, a, sous la garantie de sa. signature indi-
viduelle, la parole entièrement libre. « Nous ne sommes
pas une association mais un groupe isolé qui piovoque
V expérience du procédé d'association et qui veut donner
à l'inventeur le moyen de faire ses preuves. » « Cette
explication, déclarent-ils, est nécessaire à la liberté de
notre association et à notre liberté personnelle, et surtout
à la liberté personnelle de M. Fourier. »
Cette notice était d'ailleurs suivie d'un article inti-
tulé « les Alliés malencontreux » dans lecpiel Fourier
rappelait l'histoire de l'ours et de l'amateur de jar-
dins (l'amateur de jardins, c'était bien entendu lui-
même) qui se terminait ainsi : « Tel est le genre de
service que me rendent certains amis malencontreux
qui m'assassinent en croyant me faire valoir. » « Je
dispense, écrivait-il, tout oflicieux personnage de faire
fraterniser ma doctrine avec celle des sciences conjec-
turales et incertaines. »
Une autre fois, c'est un article encore plus violent inti-
tulé : « Les disciples aventureux » {Plialanstcre du 5 juil-
let i833) à propos d'articles parus dans le Phalanstère
sous la signature de deux nouveaux fouriéristes anciens
Saint-Simoniens : Bucellati et Paget (i). Ces deux arti-
cles ne sont d'ailleurs pas seuls à encourir le blâme de
(i) L'Hilicle de Bucellali était intitulé : A quoi faut-il attribuer ce qu'on
appelle perversité humaine? Celui de Paget : Le bonheur du peuple.
— 30 1 —
Foiu'ier qui en vise }3ien d'autres parus dans le Phalans-
tère (i). Fourier y gourmande ses disciples avec rudesse.
Il se plaint de « l'irrégularité des articles insérés ». «La
plupart, écrit-il, compromettent, dénaturent notre théo-
rie et ne servent qu'à prêter le flanc aux détracteurs. »
Et il signale impitoyablement les théories de ses disci-
ples aventureux chez qui il croit reconnaître à tort ou
à raison des vestiges et des relents de saint-simo-
nisme.
« Si, au lieu d'aller droit au but, écrit-il, par une voie
large, un procédé facile et neuf, on s'engage dans la
phraséologie morale, ainsi que M. B..., on finit par deve-
nir l'écho des sophistes et dénaturer une doctrine au lieu
d'en être l'organisateur. C'est ce qui arrive à Isl. J. B...
tout imbu de formules saint-simoiriennes ; il veut m'y asso-
cier, y appliquer ma théorie en disant qu'elle doit amé-
liore)' le sort physique, intellectuel et moral de l'espèce
humaine. Ces expressions sont celles du grimoire sainl-
simonien dont je ne veux pas m'affubler ; je sais bien
exposer ma théorie sans recourir à des sophistes qui
attaquent la propriété, l'hérédité, les religions, les gou-
vernements ; je ne veux rien de commun avec eux. )> Et
Fourier explicjue qu'il ne peut « laisser sans répliqueces
travestissements de sa doctrine » « car les lecteurs du
journal n'y comprendraient plus rien au bout de quelque
temps ». Il annonce même en terminant ([ue désormais
il sera plus sévère et plus scrupuleux sur l'admission
des articles : il vaut mieux, écrit-il, en donner quel-
(i) « Nous (levons des remercieineiils à ceux de nos partisans qui commen-
tent notre doctrine et s'efforcent de l;i ri^pandre par l'insertion de quelques
articles dans notre journal ou autres. C'est pour les favoriser que vous avez
depuis six mois ajouté une demi feuille à notre journal; mais elle est devenue
une source d'abus par i'irréyularité des articles recommandés et insérés...
Je prends au hasard et sans choix les plus récents, ceux contenus aux n"* a5
et ai), sous les noms I'... et B..., le premier en demi-aherralion, le deuxième
en pleine erreur. Ces deux écrivains ne devront pas s'étonner ijne le chef de la
doctrine ii^e de son droit de siijiKder les liérésies ; ce sera une jflose inslrui-li\e
pour des adeptes moins exercés. »
— 30?. —
qiies-uns de moins f|iie d'être dans le cas de les réfu-
ter (i).
Ce nouvel incident émut les disciples (|iii jugèrent
maladroite et inopportune cette philippique du maître.
« Peut-être apprendrez-vous avec étoiinement, écrit un
disciple à Fourier, qu'un des écrivains (jui se font le
mieux comprendre du public (je parle ici des lecteurs
non initiés ou peu initiés) c'est ce même. M. A. Paget
aucjuel vous avez cru devoir, dans l'intérêt de l'ortho-
doxie du journal, adresser des reproches en public,
reproches (|ui, je dois le dire, ont paru uti peu durs et
qui ont produit un mauvais effet (2). »
Une autre fois, c'est un disciple ({ui se plaint de ce
(jue Fourier a corrigé et modifié sans l'en prévenir un
de ses articles et qui proteste vivement : « 11 faut que
je vous dise que je ne veux pas que M. Fourier change
ce que je vous enverrai désormais » (Guillemin à Tran-
son, 7 juillet). 11 y eut bien d'autres dissentiments à pro-
pos du journal, mais il serait sans intérêt de les citer tous.
Bientôt l'expérience de Gondé-sur-Vesgre dont on sait
(i) Le journal fut en effet réduit d'une demi-Peuiile. Mais pour effacer sans
doute la mauvaise impression produite par cet article de Fourier, J. Lecheva-
lier écrivait dane le Phalanstère du ig juillet i883 : « Nos amis peuvent errer
quelquefois sur la manière de comprendre ou de présenter la théorie de M. Fou-
rier. Mais nous pensons qu'il faut dire comme Jésus que toute œuvre faite au
nom du vrai principe d'association est un acheminement h notre but. Nous
accepterons donc toujours avec empressement ce qui nous sera présenté, et
quand nous refuserons une insertion c'est qu'elle contredira formellement notre
manière de procéder et qu'elle tendra à nous faire aborder des questions dont
le jour n'est pas venu. » Il rendait compte eu même temps des changements
qui s'étaient opérés dans le journal et sa rédaction ainsi que des raisons qui les
avaient déterminés. La publication du journal était restreinte parce que les fou-
riéristes croyaient avoir tout dit de ce qu'il fallait dire, au moins jusqu'à la
démonstration expérimentale. D'ailleurs le Phalanstère ne faisait pas ses frais
et il était préférable, pensait-on, d'employer le surplus des fonds qui lui étaient
destinés à la colonie — qui n'était pa^ très brillante; enfin u pour ce qui
n'est pas de g-enre science et théorie, écrivait-il, plusieurs d'entre nous ont
trouvé issue à leurs travaux dans des feuilles où la publicité est i)lus éten-
due. «
(2) Signé J... à 1^'ourier. 2\ juin i833 (je pense que la lettre est de Leclie-
valier).
— 3r)3 —
qu'elle n'aboutil point, donna naissance à de nouvelles
dillicultés et fut un autre sujet de discorde qui vint
s'ajouter aux précédents (i).
On ne s'étonnera point que l'humeur plutôt indépen-
dante de Jules Lechevalier ou de Transon ait supporté
avec difïiculté l'inflexibilité rigoureuse de la nouvelle
« loi vivante ». Ces perpétuels tiraillements, ces désac-
cords continuels, ces dissentiments presque jiermanents
firent ([u'ils se détachèrenl peu à peu de Fourier. Jules
Lechevalier prêchait le Iburiérisme avec sa fougue, et
son dévouement, mais aussi avec son indépendance habi-
tuelle, et sans doute en le défigurant quelque peu (2).
Fourier voyait-il cette indépendance d'un bon œil ? Il est
permis d'en douter. On peut croire qu'entre le maître et le
disciple l'accord ne fut pas toujours parfait et il faut sans
doute lire avec le « cum grano salis » cette phrase de l'in-
troduction de la Science sociale de Lechevalier : « j'aban-
donne désormais l'exposition directe d'une théorie que
son auteur seul peut enseigner dans toute son origina-
lité. »
Jules Lechevalier aurait désiré qu'on lui laissât un peu
de liberté d'allures. « Que tous ceux, écrivait-il, qui
apprécient nos travaux veuillent bien avoir confiance en
notre activité et nous laisser un peu libres sur les moyens
d'action. Pourquoi nous faut-il par des explications rassu-
rer quelques amis dont les fausses alarmes voient une
absence de zèle dans ce qu'ils n'auraient dû considérer
que comme la division en rôles divers d'un plus grand
travail ? » Ses amis, connaissant sa mobilité, avaient
(i) « Telle est la Farce qu'on me prépare, écrivait l'^ourier (ui juillet i833),
mais j'ai vu clair avant même qu'on eût levé le masque Mes collèjfues Tran-
son et Lechevalier, Considérant et l'ellarin sont sur ce point des aveujfles qui
ne voient pas à quatre pas d'eux. »
(2) « lin un mot, écrit Tourneux, il se montre aussi Pouriérisic qu'il peut l'être,
c'est-à-dire conservant toujours ses sentiments d'indépendance et Faisant de
l'éclectisme. )) « Lechevalier expose avec simplicité, d'une Façon persuasive et
sympathique la doctrine de l'\)urier que d'ailleurs il altère en hlcn des points. »
l''errari, Revue des Deux Mondes, i"'' août i(S/|5.
— 36/, —
prévu d'ailleurs que son séjour ou plutôt son passage clans
l'école fouriéristc ne serait que de courte durée. « Jules,
lui écrivait Rességuier le /( août 1882, vous avez prêché
le saiiil-siinonisme avec; autant d'ardeur que vous ensei-
gne/ aujourd'hui le l'onriérisMic. Vous vous èl(;s néan-
moins détaché de la prcmièie de ces doctrines. Qui
oserait allii-nier (ju'avaiil peu vous ne renierez pas la
deuxième ? » Cela, en effet, ne tarda guère. A partir de
juin i833 (i), il n'écrit pres(|ue plus au journal, comme
Transon d'ailleurs (2).
Le 19 juillet i833. Le Phalanstère contenait une note
ainsi conçue : « Depuis quelcpie temps, il s'est opéré cer-
taines modifications dans la rédaction du Pha/anstfh'e.hef^
noms qui paraissaient si souvent dans la prejnière année
sont devenus plus rares. Transon et Jules Leclievalier
écrivent très rarement. Le journal repose principalement
sur Fourier et Pellarin maintenant. Jules Lechevalier a
trouvé pour organe de nos idées un journal répandu
dans un monde de lecteurs où les nouvelles doctrines
produiront d'immenses résultats, dès qu'on lesaura com-
prises et qu'on aura vu qu'elles travaillent aussi bien pour
les riches que pour les pauvres. » Il adressait alors de
préférence ses travaux à VEurope littéraire.
Le 16 août i833(3), JulesLechevalierécrivait : « Aujour-
(i) Le dernier article doctrinal de Lechevalier est du 21 juin i833.
(2) Le Phalanstère du 17 mai i833 annonçait que J. Leclievalier se portait
candidat à la chaire d'Economie politique vacante par suite du décès de .T.-B.
Say. J. Lechevalier avait puhlié un programme adressé par lui au ministre de
l'Listruction publique. Le Phalanstère recommandait la candidature de J. Le-
chevalier « car les vues émises dans son prog-ramme sont à la fois dans l'inté-
rêt de la société à laquelle le professeur demande la parole, et dans l'intérêt
de nos propres convictions. » Il avait fait quelque temps auparavant un cours
sur la Science de l'humanité (qui comprenait deux parties : l'homine et l'associa-
tion). « Ce n'est pas, disait-il, une encyclopédie que je prétends l'aire, c'est un
plan d'étude » (i^" février i833).
(3) Le même jour, Fourier annonçait la transformation du joui'nal lielnlo-
niadaire en mensuel. Il parut alors dans le journal la note suivante de Leclie-
valier.
« Le chang-ement survenu dans la publication de notre feuille exige de notre
— 365 —
cl'hui que la société après avoir eu quelque vent du
monde sociétaire vous appelle à lui en parler, selon sa
langue usuelle, nous avons tout avantage à nous servir
des instruments de publicité déjà constitués (i). » Quel-
ques mois après (21 novembre i833) il écrivait dans la
préface de la. Science sociale (page ix) : « 11 y a deux ans,
j'identifiais la théorie de Fourier avec la science sociale.
Aujourd'hui, conservant au grand homme son droit de
premier occupant, je place ses travaux dans le domaine
général de l'esprit humain. » Il ajoutait d'ailleurs que
c'était là (' l'ordre naturel des idées». Sa conviction n'avait
pas changé ; mais sa vue s'était étendue par l'exercice.
part quelques réflexions qui ne se rattaclient pas seulement aux nécessités maté-
rielles. L'n moment nous avons cru pouvoir et devoir continuer aux mêmes con-
ditions que celles de l'année précédente, et c'est alors que fut insérée dans le
journal une note sur le mouvement g-énéral de nos travaux, note dans laquelle
je promettais en mon propre nom une nouvelle série d'articles. D'autres cir-
constances ont fait changer ma détermination mais le fond de la note demeure
vrai et valable : l'œuvre de propacjalion ne sera pas discontinuée ni interrompue.
Seulement nous irons chercher ailleurs une publicité plus large pour les mêmes
doctrines. Les travaux du Phalanstère et de la Réforme Industrielle n'eussent-ils
eu pour résultat que de nous conduire à ce point auraient déjà beaucoup servi
la cause de Vyissociation.
Ce n'est en effet pas seulement en raison des travaux de (]ondé ni par défaut
de ressources financières que nous changeons la période hebdomadaire du jour-
nal, c'est parce que le premier effet qu'il devait produire est accompli, c'est
parce qu'il a parcouru la sphère de publicité qu'il pouvait atteindre sous cette
forme. »
(i) Lechevalier déclarait que la publicité qu'avait pu se procurer jusqu'ici
la Réforme Industrielle, journal tout ;\ fait spécial, dont les masses ne s'occu-
paient pas encore avec grand intérêt, étaient assez restreinte. « Si Transon,
(Considérant et moi, écrivait-il, nous écrivons moins fréquemment, il faut bien
croire que ce silence a pour causes d'autres occupations. Après avoir essayé
de poser clairement les questions et d'exposer les principes, je pcnirsuis h l'ex-
térieur les voies et moyens d'exécution qui sont en rapport avec mou caractère...
'J'ranson est occupé à la colonie... Maintenant le journal repose principale-
ment sur MM. Fourier et l'ellarin... J'ai trouvé pour oi-gane de nos idées sur
les questions du présent el les diverses manifestations du mouvement social un
joui'nal répandu dans un monde de lecteurs où les nouvelles doctrines produi-
ront d'immenses résultats dès qu'on les aura comprises et qu'on aura vu qu'elles
travaillent |)Our les riches aussi bien que ])our les pauvres, pour les puissants
aussi bien que pour les faibles P J'adresse de préférence mes travaux de transi-
tion à l'Europe littéraire » Il annonçait ensuilc une série d'articles sons le
titre d'Etudes spéciales sur l'Association.
— :iOG —
« L'hori/ori s'est élargi devant iikh <'l je puis l(!vei- la lôte,
regarder en avant, à côté, en arrière, tandis ({n'autre-
Ibis, plié sous mon fardeau, je ne sentais et voyais que
lui. » « Le temps, la réflexion, la continuelle rumination
de ces nouvelles idées, le contact avec les hommes
et les choses ont tellement modifié mes pensées et
mes sentiments (pTil me serait impossible de conti-
nuer sous la même forme,.., les grands principes do la
théorie de Fourieront définitivement |)énétré mon esprit,
ils se sont assimilés à ma propre sujjstance et je suis
bien moins préoccupe d(i les enseigner tels (juels que
d'en déduire les applications et les consé<|uences ulté-
rieures » (p. XI, Ibidem).
Ainsi, encore une fois, (;et excellent disciple de (Cou-
sin, (|ui était bien mal venu à <( mcdii-e des boulPissures
de Téclectisme », redevenait [)hilosophe. De l'amalgame
des idées allemandes, de celles de Hegel, de Saint-Simon,
d'Enfantin et de Fourier il allait composer ses études sur
la science sociale. Il venait à peine de quitter Fourier
que déjà il exposait ses idées personnelles dans de nou-
velles conférences. Un fouriériste, Guillaud, en infor-
mait Fourier dans une lettre indignée : « Voici qu'aujour-
d'hui un économiste, M. Jules Lechevalier, qui se dit
avoir été naguère zélé sectaire de la philosophie alle-
mande de Kant, Fichte, Schellinget puis de Saint-Simon
et enfin de votre doctrine dont il a donné l'exposé suc-
cinct dans le Phalanstère, se présente dans nos murs
pour nous inculquer si faire se peut 5^5 propres idées sur
la science sociale ; ce sont ses propres termes » (Guillaud
à Fourier. Nantes, 2 décembre i833). Déjà il ne considé-
rait les cinq ou six années qu'il avait passées parmi les
Saint-Simcyiiens et les fouriéristes que comme une
période d'élaboration théorique, d'ex|Dériences et d'inno-
vations. Là d'ailleurs ne ne devait pas s'arrêter l'histoire
des pérégrinations intellectuelles de ce philosophe capri-
cieux et mobile. Lorsqu'il se fut séparé de Fourier, il
écrivit au Journal des Connaissances utiles, puis à la Revue
— 367 —
du progrès social, au Moniteur du Commerce, à La Paix,
au Journal de Paris doctrinaire, à \di Presse. Il s'occupa suc-
cessivement d'économie sociale, puis de questions colo-
niales, et enfin de travaux pratiques d'économie com-
merciale, de finances, d'institutions de crédit et de
questions monétaires (La /V/rt/rtm/p, t. 2, p. 283, août i84o).
El il erra de système en système. Un ancien Saint-
Simonien, Guéroult, avec (|ui il était resté en relations,
lui écrivait en iSSy : « Es-tu Saint-Simonien, proudho-
nien, anglican ou catholiciue ? Je ne suis pas ennemi des
changements, mais tu conviendras que ces changements
absolus, radicaux de fond en comble de toutes tes opi-
nions passées, n'offrent pas pour le présent de bien
grandes garanties do rectitude. En i836, tu céléljrais
jNI. Guizot; en 48, tu marchais à la suite de Pioudhon; en
i852 tu m'as fait cadeau d'une bible prolestante et lu m'as
( conduit aux offices de l'église anglicane. Aujourd'hui
tu me prêches le catholicisme. Je ne t'ai pas suivi à ces
diverses époques dans tes pérégrinations intellectuelles
et tu dois trouver aujourd'hui que je n'ai pas eu tort. Je
ne puis davantage te suivre aujourd'hui dans une évolu-
tion que tu désavoueras probablement demain... Toi-
même, permets-moi de te le dire, tu n'es pas plus catho-
lique aujourd'hui que tu n'étais anglican hier ou proudho-
nien avant-hier et sous les costumes si divers que tu as
revêtus, si je te trouve fidèle à quelque chose, c'est à
quelques lambeaux de saint-simonisme qui seul l'a donné
force et valeur auprès des divers partis que tu as tra-
versés, et auquel tu reviendras, je l'espère, comme à ton
point de départ. » 11 levint en elVet sinon au sainl-sinu)-
nismc du moins aux Sainl-Simouiens.
11 iréquenta à nouveau chez eux et renoua des rela-
tions avec le Père Enfantin à qui il écrivait amicale-
ment. 11 avait passé par bien des vicissitudes. Il avait
fait en 1838-1889 un voyage aux Antilles et à la Guyane,
avait été nommé secrétaire de la Commission colo-
niale en 18/13, puis avait élé rédacteur en chef tle dif-
— 3GS —
férents journaux. Obligé de se réfugier en Angleterre
après les événements du i3 juin i8/jÇ), il y était devenu
surintendant d'une asso(Malion de tailleurs organisée
d'après la méthode de Louis Hlaiic. Ayant deniaiulé sa
grâce le i5 décembre; i85u, il ne robtint(|ue le 'jô novem-
bre 1867 et revint en France. Il mourut à Paris le 10 juin
18G2 d'une maladie de C(ïMir. Il était dans une grande
détresse. Emile Pereire dut faire les frais de sa der-
nière maladie et de ses funérailles. Il suivit le convoi
avec Enfantin, Barrault, Félicien David, (juéroult,
Cazeaux, Fournel et plusieurs autres Saint-Simoniens.
Les fouriéristes étaient beaucoup moins nombreux ; ils
n'étaient que deux ou trois dont l^ellarin, lui-même
ancien Saint-Simonien.
Transon, lui aussi, se sépara du fouriérisme. Il avait
eu des diiïicultés avec Fourier à propos du journal :
« C'est une chose que nous déplorons loi/s, lui écri-
vait-il (sans date), et moi en particulier, de noy.s trouver
si souvent en opposition avec vous... Je sais que vous avez
peu de confiance en ceux dont le plus grand désir est de
vous faire rendre justice par vos contemporains et qui
même attachent à celte œuvre toute la gloire personnelle
qu'ils peuvent ambitionner en ce moment. Depuis un mois
les trois collaborateurs du journal, ainsi que M. Dulary,
ont reconnu unanimement qu'il y avait lieu de vous mar-
quer comme limite un espace de 4 colonnes par semaine. »
Et voici le tableau que donnait Transon :
Fourier.. .
Lechevalier. .
Considérant. .
Transon.
Beaudet-Dulary.
Pellarin.
Pecqueur. .
Total.
4
3
3
3
2
2
2
20
- 369 -
« Je n'ai pas besoin de vous faire remarquer, ajou-
tait-ii, que l'indication précédente ne peut entraîner de
limite fixe que pour vous puisque vous êtes le seul qui
écriviez régulièrement toutes les semaines. Mes articles
à moi ou ceux des autres collaborateurs peuvent bien
dépasser les proportions indiquées sans que les indications
marquées ci-contre soient réellement transgressées,
attendu que nous n'écrivons pas chaque semaine (i). » A
ces discussions au sujet du journal s'ajoutèrent les dis-
sentiments au sujet de l'expérience de Gondé-sur-Ves-
gres. Transon s'y était rendu avec Considérant pour s'y
occuper des travaux d'ingénieur. L'échec de cette ten-
tative lui fit perdre son illusion des premiers temps de
sa conversion sur la facilité et la rapidité d'application de
la théorie fouriériste. Et il abandonna Fourier. Sa der-
( nière manifestation phalanstérienne eut lieu dans l'hiver
i833-i834 où il fit, à la Société de civilisation qui siégeait
à l'abbaye, cinq conférences sur les avantages que pro-
curerait, au point de vue économique, l'annexion à l'agri-
culture de certains travaux de fabrique.
Au fond, Transon était, comme il le dit lui-même, une
nature essentiellement religieuse ; il avait exposé aux
polytechniciens la religion saint-simonienne, et nul mieux
que lui, s'il faut en croire Enfantin, n'avait « démontré
l'existence d'un Dieu infini par la double autorité de la
foi et de la science, de la conviction et du talent ». Dans
une prédication du ii décembre i83i il avait déclaré
qu'en dehors du sentiment religieux la science est sans
appui pour remuer le monde. La question religieuse avait
toujours inquiété ce savant : il avait entretenu des rela-
tions avec Goessin (2), avait étudié les ouvrages d'iluet,
de Bordas, de Dumoulin et de Wronski.
(t) Ce proyriimme semble traillciirs avoir (Ht'' appliqiit^. On lil ilaiis le Plui-
lanslcrc du 27 décembre 1862 : « L'article que M. Charles t\iuriei- donne habi-
tuellement pour chaque numéro n'a pu trouver place anjourd'luii ; l'espace qui
était réservé dans la mise en pajje n'étant pas siilïisant »
(2) Coessin, ancien polytechnicien, enseifjuail un système théoloyico-scienti-
— 3-0 —
En i835, peu de temps après qu'il se fut séparé du
fouriérisme, et alors qu'il était déjà un peu dégoûté de
réforme sociale, survint la inorl de sa mère. C'était une
femme d'une grande distinction, et [)ieuse, qu'il aimait
tendrement. 11 en fut très douloureusement affecté et
c'est peut-ôlre ce qui détermina sa conversion. Il revint
donc au christianisme comme Pascal de qui parfois ce
savant romantique et inquiet évoque l'image. Il ne devait
plus le quitter. C'était là pour Transon le terme néces-
saire et presque fatal d'une évolution. De lui aussi on
pourrait dire ce que M""* de Staël écrivait au sujet
d'un de ses amis qui venait de se convertir : « Son imagi-
nation (et j'ajouterais pour Transon : son inquiétude
et sa mobilité) lui rendait la religion catholique indis-
pensable. Il avait besoin d'être appuyé de toutes
parts. »
A partir de ce moment, Transon a trouvé un refuge
Invertit portiim. Le calme et le repos succèdent à l'agita-
tion et à l'inquiétude perpétuelles ; ses doutes, ses hési-
tations sont définitivement envolés. Sur la fin de sa vie,
il avait même, dit Pellarin, des tendances à incriminer
son passé socialiste. Il se reprochait la part qu'il avait
prise à la propagation des idées saint-simoniennes et
fouriéristes, et en conservait des remords. Il fit même des
efforts nombreux et inutiles pour arracher a ces deux
écoles ses anciens camarades, et notamment Pellarin et
Renaud (i).
fiqne dans lequel il s'efforçait de réconcilier la science et la foi. Il était allé à
Rome pour tàter le Sacré-Collège et en était revenu excommunié.
(i) Il avait en i8/ii été nommé répétiteur général d'analyse à l'Ecole Poly-
technique. En i858, il succéda à Aug. Comte dans la place d'examinateur
d'admission. Il mourut d'une maladie de cœur et de l'aorte.
CHAPITRE XIII
Relations de Fourier et des fouriéristes
avec les Saint-Simoniens à partir de 1832.
Le Phalanstère salua d'un article, un peu vague et
emphatique, mais bienveillant et élogieux, les Saint-
Simoniens « morts ou du moins entrés vivants dans un
tombeau ». L'auteur, Aynard de la Tour du Pin, recon-
naissait les « incontestables mérites de ceux qui venaient
de disparaître ». Et il concluait : « Si l'on faisait leur
inventaire pour arrêter la balance de leur avoir et de leur
doit envers la société, on ne trouverait dans les deux
colonnes que quelques erreurs de chiffres, peut-être, qui
se sont introduites dans la solution de leurs beaux et
grands problèmes. Dans le premier, le dévouement, le
désintéressement, l'éloquence, la capacité et les hautes
conceptions formeraient encore un brillant héritage.
C'est une riche succession qu'ils lèguent î|ux hommes
les plus actifs et les plus habiles dans les recherches
sociales. S'ils ont travaillé avec ardeur et amour au bien-
être de leurs semblables, c'est là un mérite qui leur
appartient en propre et qui ne peut leur être ravi. S'ils
n'ont pas rempli complètement la tâche qu'ils s'étaient
proposée, que ceux qui ont tenté autant, et mieux réussi,
leur jettent la première pierre » (le Plialansthe, 5 avril
i833, p. i6i-i6^).
On comprend que Fourier n'ait pu sup|)ortor un
tel éloge des Saint-Simoniens dans son journal. « L'écla-
tant naufrage du saint-simonisme » ne l'avait pas
— 872 —
désarmé et n'avait pas diminué sa verve Ijalailleuse.
Il répondit à l'arlicle de son disciple par un article
intitulé : « Sur un éloge de la théocratie et de la main-
morte » du 12 avril i833, où il reprenait contre lesSaint-
Simoniens les critiques qu'il avait tant de fois formu-
lées (i), « Une apologie des Saint-Siinoniens, écrivait-il,
a figuré au n" i/i, elle ne doit pas rester sans réplique...
Du reste, c'est bien mal placer l'encens que d'en donner
à une secte stérile qui n'a su que réchauffer les vieilles
hérésies démagogiques tendant à spolier les riches pour
doter les pauvres. Lorsque de tels prédicans sont tom-
bés, ils ne méritent plus de critique sérieuse, et je n'en
ferais pas le sujet d'un article si je n'étais obligé de
démentir ceux qui accusent ma théorie de contact avec
le saint-simonisme, et qui pourraient croire à un
rapport en voyant une apologie des Saint-Simoniens
insérée dans notre journal, sans aucune réplique » (le
Phalanstère, p. 176 et 177). La rédaction du Phalanstère
s'excusa presque dans une note d'avoir publié l'article.
« En insérant l'article de M. la Tour du Pin, disait-elle,
(i) « Leur secte à qui on suppose du désintéressement et de hautes concep-
tions n'a pas eu une seule idée neuve ; elle n'a dû sa vogue éphémère qu'au
besoin de nouveauté qui .travaille les esprits, et qui les pousse comme le noyé
à se cramponner à ce qu'ils peuvent saisir. C'est ce qui mit en crédit tant de
novateurs qui n'ont que de l'esprit sans génie, qu'un talent banal de contro-
verse, et pas une invention praticable. ...C'est à leurs œuvres qu'il faut les
juger. Eh ! qu'a fait la secte de Saint-Simon ? Rien, pas le moindre essai de
ses dogmes, pas une tentative d'association sur un millier de villageois, elle ne
l'a même pas proposée Ces prédicans de philosophie (Saint-Simon) qui
n'apportant aucune idée neuve, remanient sans cesse leurs doctrines, changent
de système et de dogme selon les chances du moment ; Les Saint-Simoniens..
c'était une réunion qui tâtonnait, sondait sur tous les points pour trouver des
idées neuves, des moyens de se mettre en scène. Ils ne surent que tout traves-
tir. Leur système est l'habit d'Arlequin cousu de toutes pièces j en bons camé-
léons, ils abjurent au besoin leurs dogmes. Certains articles du Globe, adres-
sés au roi et aux députés, admettaient la transmission héréditaire. Puis la semaine
suivante ils proscrivaient de nouveau l'hérédité, ensuite ils la rétablissaient en
prenant de ma théorie les adoptions et legs en continuation d'industrie; bref
ils cherchaient une doctrine et n'ont qu'un salmigondis de plagiats. » 11 faut
signaler que Fourier avait félicité le gouvernement des poursuites qu'il avait
intentées contre les Saint-Simoniens.
— 373 —
nous n'avons entendu remplir qu'un devoir de publicité
et donner une leçon de justice à la presse obscurante. »
Elle reconnaissait pourtant aux Saint-Simoniens « la
bonne volonté, le courage et le mérite d'une grande et
malheureuse tentative de rénovation sociale. »
Mais il est très certain qu'il se produisit peu à peu un
rapprochement entre les deux doctrines. Les Saint-Simo-
niens disaient en effet être frappés plus que personne
de la coïncidenee des vues de Fourier avec celles que
leur maître émettait vers la même époque. « Plusieurs
Saint-Simoniens, loin de nous être hostiles, nous témoi-
gnent des sympathies », écrit un fouriériste. Et Berbrug-
ger en mission en Angleterre, déclare (lettre de Londres,
12 mai i834) : « J'assiste assez régulièrement aux séances
''saint-simoniennes et avec d'autant plus d'intérêt qu'ils
gravitent maintenant vers votre théorie sociétaire, plan-
che de salut qu'il leur a bien fallu saisir dans leur nau-
frage, et à laquelle ils ne manqueront jamais d'avoir
recours toutes les fois qu'ils voudront sortir du vague
indéfinissable de leurs doctrines primitives ». Et il con-
cluait : « Je pense que le moment n'est pas éloigné où
les disciples de Saint-Simon et les vôtres se rencontre-
ront sur une même route où ils seront arrivés par des
sentiers différents. »
C'est un premier pas vers le « rapprochement des parti-
sans chaque jour plus nombreux des réformes pacifi-
ques », et vers l'union des réformateurs qu'on verra peu
à peu se dessiner. Mais Fourier, quoi qu'en disent ses
disciples, qui prétendent qu'à la fin de sa vie il revint à
de meilleurs sentiments sur le compte des Saint-Simo-
niens, ne changea nullement sa manière de voir. Et
pourtant « à ses funérailles les disciples de Saint-Simon
se faisaient remarquer par la vraie douleur qu'ils témoi-
gnaient de la perte d'un philosophe dont les idées pro-
gressives se rattachaient aux idées de toutes les éco-
les»... Ils étaient, écrit un autre fouriériste, amenés par un
sentiment élevé et pieux sur la tombe du grand hkvkl.v-
- 374 -
TEUR social que Saint-Simon avait invoqué, et qui vivait
à côté de lui, inconnu de lui, dans la grande cité qui a
un jjoisseau pour toute lampe de vérité. » Pellarin,
p. 277, André Delrieu (voir les discours ou invitations
pour les banquets anniversaires de la naissance de
Fourier).
Les anciens Saint-Simoniens, préoccupés avant tout
de l'urgence d'une rénovation sociale pacifiquement pour-
suivie par difïerentes écoles, virent peu à. peu dans les
novateurs contemporains de Saint-Simon leur maître ou
d'eux-mèmes,plutôt des auxiliaires possibles que des adver-
saires irréconciliables. Enfantin lui-même, qui avait, après
le licenciement de l'apostolat de Ménilmontant et la dis-
persion des disciples, gardé l'intégrité de sa foi sur la
mission rénovatrice qu'il s'était assignée depuis 1825, com-
prenait que le monde ne pouvait être transformé aussi vite
que l'aurait voulu son enthousiasmereligieux. Et il portait
désormais ses préoccupations sur la conversion graduelle
des nouvelles générations aux idées de réforme sociale.
Il s'intéressait aux efforts des fouriéristes, et il écrivait
à leur sujet à Arles Dufour en i838 une lettre un peu désa-
busée (i). Deux ans après, il écrit : « Nous ne pouvons faire
que la société soit prête aujourd'hui pour s'organiser saint-
simoniennement, aussi personne de nous ne fait-il plus
un saint-simonisme typique d'apostolat. Mais nous cher-
(i) A Arles, i5 janvier i838. (f J'ai bien reçu les papiers de M. Lape-
rière... Il désire que je lui communique par votre intermédiaire ma pensée
sur ce qu'il m'a envoyé. Remerciez-le, je vous prie, d'abord de son attention
à répondre à ma demande et à me mettre au courant de ce que font lui et ses
amis. Quant à mon opinion particulièrement sur la tentative qu'ils font pour
continuer par une espèce d'association intellectuelle l'élaboration et la propa-
gation des idées de Fourier, la voici : Je crois que pour eux comme pour nous
en 1882, V élaboration est assez avancée par voie iV association et que ce qui le
prouve c'est la scission qui a eu lieu ; que pour la propagation, leur associa-
tion semi-mystérieuse est un faible et même un mauvais moyen ; enfin, je les
crois arrivés comme nous en i833 à la nécessité de la dispersion et par suite au
retour à la vie pratique du monde, aux carrières qu'il offre à chaque capacité
afin d'arriver fi prévoir celle qui pourrait savoir ce qu'il faut faire pour le bon-
heur de l'humanité. »
- 375 -
chons les moyens de faire marcher avec le moins de
désordre possible la société vers cette organisation, et
pour cela nous voudrions imposer... non pas l'amour du
but complet que nous désirons, ce serait trop beau, mais
au moins l'envie de quelques-unes des mesures qui nous
paraissent les plus capables de conduire le peuple vers
ce but. » 11 constatait avec satisfaction qu'il était « géné-
ralement reçu aujourd'hui que Fourier et Saint-Simon
étaient deux fameux gaillards » (à Arles, 17 octobre i84o)
et il adoptait même quelques-unes des vues de Fou-
rier (i).
M. Gharléty (p. 36 1) écrit : « On comprend l' indiffé-
rence d'Enfantin pour le fouriérisme ressuscité. » C'est
une erreur. Le fouriérisme n'était point indifterent à
Enfantin qui suivait sa marche avec intérêt ainsi que le
prouve sa correspondance. En i84i, dans une lettre à
Arles, il discute encore une fois cette question de la
liberté de tester qui sépare les deux doctrines : « A pro-
pos du fouriérisme, il prend, ce me semble, quelque
consistance à s'approcher assez de son fameux essai
pratique. Je m'étonne toujours que le nombre et la qua-
lité des hommes qu'il a acquis ne lui aient pas permis
encore de faire cette tentative, ou plutôt je comprends
très bien que la foi qu'il inspire ne détermine pas d^assez
grands aventuriers à risquer tout ce qu'ils possèdent
dans cette entreprise, à commencer par Gonsi [Con-
sidérant] et sa belle-mère Vigoureux. Quoiqu'il en soit,
l'article de la Presse qui recommande cet essai, me paraît
représenter une opinion déjà assez répandue qui serait
favorable à la formation d'un Phalanstère. Il y aura bonne
(i) ((D'un autre côté, je dirai un peu comme les fourii^ristes; il y a pourtant
dans cette écume (élément de ce que l<\nirier appelait ses hordes de salops) des
qualités, une valeur qui tournent au mal tandis qu'elles pourraient tourner au
bien si elles étaient employées avec art, et surtout si l'on |)arlc de Former un
corps de ces individualités qui sont d'autant plus mauvaises qu'elles sont isolées
et d'autant meilleures qu'elles sont réunies (Enfantin, I-cttre i\ X..., S octobre
î84o).
— 876 —
occasion pour que les grands problèmes économiques et
moraux soient repris tlK'oriquemcnt à propos d'un fait (pii
les soulèvera tous d'une façon [)al[)itante. C'est surtout
sous le rapport religieux et moral ([ue ce sera immédia-
tement très drôle, car pour la question d'héritage il
faudrait plusieurs générations pour juger des inconvé-
niens propres à la solution de Fourier, inconvéniens
d'ailleurs beaucoup moindres que ceux de la constitution
actuelle de la propriété puisqu'en définitive il n'y a pas
dans le Phalanstère propriété personnelle et directe du
sol et de l'habitation et que les capitalistes sont seulement
des actionnaires. Sur ce dernier point de vue, la solution
de Fourier est une escobarderie fort ingénieuse ou
même un acheminement progressif fort adroit, auquel je
ne donnerais certes pas la main, mais que je suis bien
aise de voir propager et pratiquer parce que cela est très
supérieur à la propriété /"oncipre personnelle et directe
de nos jours, cela correspond même très bien au but que
nous nous proposions dans le Producteur et le Globe
quand nous traitions de la mobilisation de la propriété et
de la baisse progressive de Tintérêt des capitaux... Pro-
cédé, etbénin, pour enfoncerprogressivement leshommes
qui POSSÈDENT les ateliers de travail, ne les administrent
pas et n'usent de \Q,v\vdroit que pour exploiter les travail-
leurs... On les réduit en un mot à la fonction d'oisifs par
excellence. »
Dans une autre lettre, il soulevait un autre sujet de
division entre les deux doctrines : la question du capital
(A Arles, Enfantin, 26 avril i84i :) « ...Vous aurez pro-
bablement dans le congrès des fouriéristes qui diront :
prenez mon ours. Je vous engage à vous tenir en mesure
de les faire s'expliquer sur une question que vos deux
termes : maîtres et ouvriers ne soulèvent pas directement
mais qui jouent pourtant un -rôle c»/9«^«/dansle fait indus-
triel : c'est celle du capitaliste un peu directeur de tra-
vail. » u Vous savez que les fouriéristes veulent que le
capital produise revenu à son propriétaire indépendam-
- 377 -
ment de loute espèce de travail et de talent de la part
dudit propriétaire par cela seul qu'il est propriétaire ;
d'où par conséquent oiseveté ignorante et l'iche et d'où
aussi héritage... C'est là où les fouriéristes commettent
leur plus grosse erreur industrielle ; de ce qu'il y a dans
l'industrie une fonction indispensable qui consiste à dis-
tribuer, à placer le capital (c'est à-dire les instruments et
ateliers) ils en concluent que c'est le capital qui mérite
salaire et attribuent ce salaire à l'homme qu'ils conti-
nuent à appeler capitaliste. Ils ont donc trois rétribu-
tions : celle du capital, du talent, du travail, trois termes
mystiques qui cachent une grosse erreur et qui devraient
être remplacés par ceux-ci : rétribution au distributeur
C des instruments et ateliers, au directeur de travail ou
maître, et enfin à l'ouvrier. »
Mais malgré ces divergences les saint-simoniens et les
fouriéristes ne faisaient pas mauvais ménage ; entre eux la
paix était faite. Ils se voyaient, ils se fréquentaient. « Char-
les Duveyrier est plein d'activité, d'enirain, etremuebeau-
coup d'hommes et d'idées ; il voit assez les fouriéristes et ce
contact est bon » (ig octobre i8/i3, à Arles). D'ailleurs les
divergences entre les systèmes s'atténuèrent. P. Leroux
remarquait du reste la tendance de tous les systèmes de son
temps à fusionner comme les Compagnies de finances, «à
faire en un mot du syncrétisme. » C'était ce que rêvait
Lechevalier (r). L'union des réformateurs s'accomplit
bientôt pour former le parti social. « 11 existe actuellement,
écrivait Lechevalier, dans la société françaisedeux opinions
parfaitement tranchées et présentant (.'hacune plusieurs
nuances. Ces deux opinions sont représentées l'une par
les divers partis politiques, l'autre par un parti qui se
forme à peine : le parti (|uia posé la question sociale. De
ce côté se trouvent les hommes, qui ci'oient à une trans-
formation intégrale de la société et qui donnent jjour
(i) Dès juillet i8o3, J. Leclic\ aliur riiisaiu au Coiijjrès .scientifique de Caeii
un rapport « sur l'état actuel des théories scientifiques n demandait « l'union
de tontes les forces de l'intelliffence pour le perfecliounemeut social ».
— 378 —
base à la forme nouvelle : l'association (^5 octobre 1882,
J. Lechevalier, Parti social').
En termes généraux et sauf des différences plus ou
moins considérables sur les voies et les moyens à met-
tre en usage pour la réalisation, Fourier et ses disciples,
« Enfantin et sa sainte famille », la Revue encyclopédique et
V Européen étaient d'accord entre eux ; ils demandaient
la même chose : le bonheur pour l'individu et l'ordre pour
la société, et proposaient comme moyen l'association. De
tous les éléments si divers que représentaient ces doc-
trines il se forma une sorte de compromis et un état d'es-
prit moyen qui aboutit au socialisme de 18/48.
CHAPITRE XIV
Le fouriérisme a-t-il nui ou été utile au Saint-Simonisme ?
Les fouriéristes ont souvent prétendu que le Saint-
Simonisme avait nui à la doctrine de leur maître et qu'il
avait fait « plus de mal que de bien » (i). P. Leroux pré-
tend, au contraire, que « sans Saint-Simon, Fourier n'exis-
terait pas», et que sans les disciples d'Enfantin il n'y
aurait jamais eu d'école sociétaire. On a beaucoup dis-
cuté sur la question de savoir ce que le Saint-Simonisme
peut devoir au fouriérisme, ou celui-ci à celui-là. Nous
voudrions examiner, pour conclure, ce qu'il y a de fondé
dans ces assertions, voir si le Saint-Simonisme a été
nuisible, ou au contraire s'il a été utile au fouriérisme,
et essayer de déterminer dans quelle mesure il l'a été.
D'abord que reproche-t-on au Saint-Simonisme ? Sur-
tout, d'avoir mis la société en défiance des novateurs,
quels qu'ils fussent, d'avoir créé contre eux des préven-
tions qui auraient été longues à se dissiper, et d'avoir dé-
considéré les doctrines au profit desquelles il prétendait
se dévouer. Sans doute le Saint-Simonisme avait inspiré
de vives alarmes à la propriété, dans les milieux bour-
geois. Sa prétention de fonder une religion et d'établir
une théocratie, ses divagations extatiques et religieuses,
son caractère mystique avaient inquiété et écarté de lui
beaucoup de gens, dans le monde ouvrier surtout (2).
(i) Jules Leclievalier, Science sociale, p. laS.
(2) « Les dogmes religieux et jusqu'au costume adopté parles adeptes avaient
— 38o —
« Ils ont beau matérialiser leur soi -disante religion, écri-
vait G. Laury à Ch. Fourier (Toulon, i3 février i833), ce
seul mot m'épouvante, car il m'est impossible de ne pas
attacher à ce mol le sens que le vulgaire y attache. »
Mais c'est peut-être la position ultra-féministe qu'avait
prise le saint-simonisme, proclamant que c'est par l'af-
franchissement complet des femmes que serait signalée
l'ère Saint-Simonienne, qui avait jeté sur lui le plus de
discrédit. On lui reprochait d'ailleurs d'avoir lui-même
porté un grave préjudice à la cause du féminisme naissant.
« Parlamanièredont en dernierlieu sous la direction d'En-
fantin il parla de l'émancipation des femmes, le Saint-
Simonisme a rendu ridicule un des aspects de la ques-
tion sociale et ce n'est pas le moindre de ses torts » (i)
fait du Saint-Sinionisme une secte en dehors de la société )> (Souvenirs d'un
prolétaire, cité par BufTenoir. Revue bleue, i8 septembre 1909).
(i) Cfr. « En i83o, les prédications des Saint-Simoniens surtout réveil-
lèrent chez un certain nombre de femmes des idées d'émancipation. Malheu-
reusement les vérités contenues dans la doctrine sainl-simonienne furent rapi-
dement perverties par l'influence personnelle de quelques sectaires, qui
confondaient toutes les lois naturelles et sociales dans un mysticisme de volup-
tés inacceptable pour la conscience moderne. Les femmes qui s'étaient jetées
dans le Saint-Simonisnie sans bien comprendre le sens mystérieux de certaines
formules se troublèrent ; leur imagination exaltée par des rites et des céré-
monies, où le magnétisme jouait un rôle principal, entra en lutte avec leur rai-
son et la délicatesse de leurs instincts. Beaucoup d'entre elles après des com-
bats intérieurs douloureux, rentrèrent dans le sein de l'Eglise catholique,
d'autres plus faibles ou plus intrépides se donnèrent la mort. I^e discrédit dont
furent frappés les mystères du Saint-Simonisme rejaillit pour longtemps sur
toutes les idées favorables à l'amélioration du sort des femmes » (M'"<' d'Agoult)
Histoire de la révolution de 4^. Daniel Slern, p. 167, i58, t. 2.
« Les Saint-Simoniens seuls ou plutôt les enfantinistes ont abordé pleine-
ment le sujet de la condition actuelle des femmes mais autant ils se sont mon-
trés justes et solides dans la partie critique de leurs théories, autant ils se sont
montrés inhabiles etgrossiers dans la partie créatrice et affirmative ; leurs princi-
pes n'ont abouti qu'à faire monter la rougeur au front des femmes et à leur
faire souhaiter qu'on ne s'occupât point de leur sort plutôt que de s'en occuper
pour un tel scandale » (Condition sociale des femmes au xix" siècle par Marie
de G... i83i. Revue encyclopédique.) L'auteur ajoute d'ailleurs que « les théo-
ries absurdes de M. Enfantin avaient du moins servi à fixer l'attention d'un
grand nombre sur la question toute nouvelle de l'amélioration du sort des fem-
mes ». La féministe Hortense Allart elle-même écrit : « Je crois que les fem-
mes doivent beaucoup de reconnaissance aux Saint-Simoniens quoiqu'ils aillent
— 38i —
(Pellarin, p. m). On se faisait d'ailleurs dans ce qu'on
est convenu d'appeler le grand public une idée pas tou-
jours précise et assez fantaisiste des Saint-Simoniens
qui passaient pourdesphilosophespolitiques, oupourdes
agitateurs professionnels, et de la doctrine qu'ils profes-
saient, qui était soumise à des altérations importantes et
à laquelle on attribuait gratuitement les pires extrava-
gances. « Ce que j'ai pu en saisir, écrit le D"^ Poumiès
de la Siboutie (Souvenirs d'un médecin de Paris) m'a
paru être une réalisation de la République de Platon
combinée avec un retour à la vie primitive, naturelle et
sauvage. »
Telle était l'invraisemblable conception que se faisait
du Saint-Simonisme un homme cultivé, — qui prétendait
avoir assisté à plusieurs séances saint-simoniennes. Ne
nous étonnons pas dès lors que la foule de ceux que les
Saint-Simoniens appelaient des cœurs froids, des égoïstes,
des « bourgeois » comme on disait alors, qui ne lisaient
pas le G/o^^^'^etnes'aventuraientpas aux prédications saint-
simoniennes, qui ne connaissaient la doctrine que par
leurs journaux — catholiques ou libéraux — , dans les-
quels elle était criblée de railleries et d'invectives (i),
en aient eu une notion qui les effrayait d'autant plus
qu'elle était plus confuse.
De quoi n'accusait-on pas le Saint-Simonisme, et les
Saint-Simoniens? De vouloir en abolissant la jjropriété,
dépouiller les familles, de demander la loi agraire et de
ne pas se contenter de la communauté des biens mais
d'exiger encore celle des femmes. La doctrine nouvelle,
disait-on, glorifiait l'inconstance et ne tendait rien moins
peut-être plus loin qu'elles ne voiulraieiit. f.;i voix des femmes si on l'i^conte
sera là ponr les retenir ». Dans la même lettre adressée à I^ifanlin, Mortense
Allart écrit : « Vous le dirais-je, je ne sais si vous avez beaucoup envie de
trouver la femme libre ? »
(i) Certains journaux n'allaient-ils pas jusqu'à accuser le Saiut-Siu)ouisnie
de vouloir « soulever le peuple contre les riches » pour les forcer « le poignard
sur la çorfje à partager avec eux leurs biens et leur argent ».
— 382 —
par la réhabilitation de la chair qu'à établir le règne du
plaisir, elle soumellail le mariage à l'exercice d'un droit
(jui rappelait le droit du seigneur et confiait au phkthe la
mission de régulariser et de développer les appétits
intellectuels et charnels. Telles étaient les « idées inquié-
tantes », les « doctrines perverses », les « conceptions
hideuses » que professait le Saint-Simonisme sur l'ave-
nir des sociétés et sur celui des individus — ou tout au
moins qu'on lui attribuait ce qui revient au même — et
que M. l'avocat général Delapalme dénonçait dans son
réquisitoire au nom de la société qu'il représentait, et
de l'opinion publique dont il était le très fidèle interprète,
pour justifier l'accusation d'outrage à la morale publi-
que et aux bonnes mœurs qui avait été lancée contre les
Saint-Simoniens. 11 n'est donc pas surprenant que le
Saint-Simonisme, peut être mal expliqué et déformé par
s€s adeptes, et peut-être mal compris par ses auditeurs,
ait répandu dans certains milieux, catholiques ou conser-
vateurs ou même libéraux une épouvante et un affo-
lement qui dans quelques villes de province affectaient
une forme légèrement comique (i). «Quand on dit:
voilà un Saint-Simonien ; chacun Texorcise, fait le signe
de la croix en disant damnation, tandis que d'autres
moins superstitieux mais non moins crédules se croient
dépouillés de leur patrimoine ou pensent voir arriver à
grand pas la Loi agraire, la promiscuité, que sais-je ?
Enfin tous les maux dont Dieu dans sa colère peut selon
eux nous gratifier » (2). Et Victor Considérant écrivait
que «beaucoup de gens feraient volontiers « le coup de
fusil contre le Saint-Simonisme » (3). Il exagérait peut-
(i) La Saint-Simonienne Dt^sirée Véret déclare dans une lettre que son
père ne « veul pas croire au choléra » (c'était le moment où sévissait à Paris
l'épidémie). Il est « persuadé dit-elle qu'on empoisonne ». Il me dit que « je
soutiens les empoisonneurs, que les Saint-Simoniens sont complices, etc.. »
(lettre i6 avril i832).
(2) Eugénie Niboyet, lettre sans date à Jules Lechevalier.
(3) « ... On repousse et baFoue le Saint-Simonisme contre lequel on ferait
volontiers le coup de fusil, s'il devenait fort, ce qui n'est pas à craindre, vu le
— 383 —
être un peu, mais pas énormément, et si les prédicateurs
saints-simoniens qui parcouraient la France ne furent
que rarement accueillis à coups de fusil, du moins leur
arriva-t-il souvent de l'être à coups de pierres (i). 11 est
certain que le Saint-Simonisme s'était attiré l'animosité
et l'aversion, souvent même la haine violente de bien
des gens. Plusieurs Saint-Simoniens le reconnaissaient
eux-mêmes en se séparant de la doctrine. « Le Saint-
Simonisme, écrivait Didion à Pecqueur, a soulevé sans
nécessité des répugnances et des haines violentes » (17
octobre i83i).
11 avait fait peur. Il fit rire, ce qui est plus grave (2).
L'exode solennel du Père vers Ménilmontant, la vie
emphatique et baroque qu'y menaiant les fidèles, l'atti-
tude singulière du Père Enfantin surles bancs de la Cour
d'assises, les incidents du voyage de Barrault et de ses
frères partis vers Gonstantinople à la recherche de la
mère, semblèrent les épisodes plus comiques qu'héroï-
ques d'un véritable roman, bons tout au plus à servir
de matière à la verve satirique des caricaturistes et des
chansonniers. On tourna le Saint-Simonisme en dérision,
et c'est finalement parmi les railleries et les risées des
uns et sous le sourire ironique des autres que sombra
la doctrine.
Il semble donc que le saint-simonisme ait rendu par
ses outrances le plus mauvais service à la cause de la
réforme sociale en alarmant inutilement les esprits,
en rendant ridicules certains aspects de la question
sociale, le féminisme notamment (3) et j'ajoute en cau-
ridicule dont il vient de se couvrir et l'extrême confusion qui doit bien faire
désirera ces Messieurs Papes et (lardinaux d'être débarrassés du fatras absurde
de leurs créations philosophiques ou religieuses » 5 janvier i83a.
(i) Voir dans Vinçard, le récit de l'échalfourée de Cliarenton, p. 85 et sqd.
Mémoires d'un vieux chansonnier sainl-simonien.
(a) « Bref, je ris des Saint-Simoniens en voyant qu'autour de moi tout le
monde en riait. » G. Laury à C. Fouricr.
(3) Personne n'ignore, écrit le secrétaire de Saint-Simon de quelle défaveurj
— 384 —
sant parfois le plus grave tort à ceux qui s'y étaient
fourvoyés (i).
De plus son insuccès, sa faillite retentissante nedevaient
certes pas faciliter la tâche des réformateurs qui brigue-
raientsa succession. Lesaint-simonismeavait en effet ins-
piré confiance à beaucoup déjeunes hommes avides de pro-
grès. L'éloquence et le zèle de ses disciples avaient fini par
avoir raison deTindifférence railleuse ou hostile delà foule
et avaient obtenu du crédit pour la nouvelle doctrine qui,
d'abord accueillie avec un étonnement mêlé de curiosité,
avait bientôt éveillé l'attention sérieuse de tous ceux qui
désiraient « autre chose » et qui avait excité chez une
élite de jeunes gens instruits et cultivés la plus grande
sympathie et même un réel enthousiasme. « Le saint-
simonisme, s'écriait avec admiration un néophyte, accom-
plit tout ce que depuis des siècles la religion, la phi-
losophie, l'éducation, la politique ont tenté en vain : il
porte un remède à nos maux et nous laisse entrevoir un
avenir tel que nos rêves les plus ambitieux n'eus-
sent pas cru l'espérer... » (Globe, p. 227, année 1882).
Pour les croyants et peut-être davantage encore pour
les nouveaux convertis, qui montraient dans leur ar-
deur de néophyte le plus grand dévouement, qui sacri-
fiaient leur fortune, leur situation, qui renonçaient à
l'affection de personnes qui leur étaient chères, brisaient
des liens qui leur étaient précieux pour se livrer à la pro-
pagande de la nouvelle doctrine, pour ceux-là qui avaient
la foi, qui attendaient la réalisation promise avec une
impatience d'autant plus grande que leurconviction était
plus récente, la déception fut immense de voir le Saint-
de quel ridicule cette doctrine a été frappée par les extravag'ances de ces
enthousiastes connus sous le nom de Saint-Simoniens.
(i) Les quelques ouvriers qui avaient fait partie de l'école saint-simonienne
seplaignaient dupréjudice qui leur avait été causé parleur adhésionà la doctrine:
« depuis que je me suis déclaré Saint-Simonien écrivait l'ouvrier Baron qu'en
résnite-t-il ? j'ai perdu toute la confiance deî personnes qui me faisaient gag-ner
le peu de moyens, et présentement je me vois abandonné de toutes parts. »
— 385 —
Simonisme se dissoudre. Et il faut lire la correspondance
de Gharton, de Dorj et de tant d'autres pour se rendre
un compte exact de la poignante émotion, de la sensation
d'écroulement qu'ils éprouvèrent lorsqu'ils apprirent la
scission de Bazard. « Quand on a vu tous ces colosses
devenir nains, quand là où on croyait saisir quelque chose,
on n'a vu qu'une ombre s'évanouir, le découragement et
la défiance se sont emparés de tous les cœurs, et chacun
s'est demandé : où donc est Dieu ? puisqu'il n'est pas
avec ces hommes (i) ? » La désillusion et l'abattement
furent d'autant plus grands chez certains que leurs
espérances etleur enthousiasme avaient été plus ardents.
Comme Bazard l'avait prévu, le scepticisme et le dédain
contre lesquels le saint-simonisme avait eu tant de peine à
luttera ses débuts se reproduisirentavecplusde force(2).
« Le zèle est bien refroidi, écrivait de Ne vers Drouet
à Michel Chevalier (28 février i832), tout le monde doute
et moi-même je suis toujours de ce nombre. » Dans
certaines régions on ne voulait plus entendre parler du
saint-simonisme (3) ; et Eugénie Niboyet nous dit qu'il
fallait « un véritable courage pour le défendre » (4) ;
ce n'était d'ailleurs pas seulement du saint-simonisme
qu'on ne voulait plus entendre parler, mais de toute
(1) Eugénie Niboyet. Màcoa à J. Lecbevalier, i6 juillet i832.
(a) Le secrétaire de Saint-Simon écrit très exactement : « Lorsqu'on eut
signalé les défauts (des nouvelles théories), démontré les inconvénients, le bon
sens et la raison égarés ou surpris retrouvèrent leur action un moment suspendue
et ces élucubratlous d'esprits prévenus ou d'imaginations surexcitées perdirent
bientôt leur crédit : la plupart de leurs partisans s'en détachèrent ; à l'engoue-
ment succéda le dégoût, la réaction fut complète ; elle fut excessive comme
l'opinion à laquelle elle succédait, comme le sont toutes les opinions soudaines
et irréfléchies. »
(3) Eugénie Niboyet. « On ne veut plus que je parle du Salnt-Simonisme »
[Eugénie Niboyet avait été directrice du degré des ouvriers dans le /('' et le 5''
arrondissement. Elle était membre du 3*= degré]. Voir la liste dos membres
de la famille dressée par d'Elchthal (Arsenal).
(4) « Je jouis ici par moi-même et par la position de mon mari de l'estime
et de la considération générales ; malgré tout cela on ne me pardonne pas de
défendre un ami vaincu on livre guerre ouverte à M. Enfantin et H faut
l'avoir aimé beaucoup pour aujourd'hui le soutenir encore ».
— 380 —
doctrine do l'éroniic sociale. « La plupart des hommes,
écrivait Bureau, si souvent leurrés.... par les philosophes
ne veulent voir maintenant qu'illusion et rêverie dans
tout ce qui a trait à une amélioration du sort de la so-
ciété...; une résignation morne a fait place à l'espérance. »
Il semble donc, comme l'écrivait Lerminier en 1882,
au début d'une étude déjà citée sur le saint-simonisme,
que ce soit avec raison qu'on l'ait accusé d'avoir
« décrié les idées qu'il prétendait servir, d'avoir par
ses folles exubérances, répandu dans les cœurs le scep-
ticisme et le dégoût, si bien que les sentiments et les
opinions en pleine déroute n'auraient plus su où se
rallier ».
Les fouriéristes en venant prêcher une nouvelle doc-
trine de réforme sociale pouvaient donc redouter légitime-
ment qu'on confondît dans le même discrédit la doctrine
qui venait d'échouer si malheureusement avec celle qui
naissait. Ils s'en rendaient d'ailleurs bien compte et écri-
vaient dans \q Phalanstère au premier numéro : « En venant
encore parler d'association, nous avons à craindre d'être
confondus avec ceux qui l'ont prêchée sans la réaliser et
qui faute de la bien comprendre eux-mêmes n'ont pas
su la faire comprendre à leurs contemporains » (i). Là
en effet était l'écueil, et ce qui faisait l'objet de leur
crainte ne manqua pas d'ailleurs de se réaliser. On accusa
la théorie de Fourierde contact avec le saint-simonisme.
Eugénie Niboyet se plaignait de ce qu'elle avait « grand
mal à faire comprendre que l'école de Fourier n'avait
aucun rapport avec la doctrine saint-simonienne. Cha-
cun veut y trouver des rapprochements » ajoutait-elle
(16 juillet 1882, à Jules Lechevalier). Et Fourier lui-
même reconnaît qu'on faisait dans le public couramment
cette confusion, qui le désespérait(2), et qu'on fit long-
(i) Cfr. « J'eus peur que dans leur naufrage ils n'entraînassent toute votre
belle doctrine dont ils avaient pris toute la pensée mère. » G. Laury à Fourier.
(2) Voir le Phalanstère, t. 2, p. 76 et 177 : Sur un éloge de la théocratie
et de la mainmorte.
— 387 —
temps(i). Bien plus, il arriva qu'on prit Fourier pour un
dissident du saint simonisme^ pourle chef d'une des sectes
hétérodoxes de la doctrine, écrit un fouriériste (2). Cela
se disait et s'écrivait. « Après i83o, j'entendis parler de
M. Fourier et de son école, mais dans le public on disait
qu'il était le chef d'une secte hétérodoxe du saint-simo-
nisrne et je ne fus pas tenté de lire ses écrits et ceux de
ses disciples car le saint-simonisme me répugnait extrê-
mement » (lettre non signée) (3). Ainsi donc, la confusion
que craignaient les fouriéristes fut faite : et elle n'était
certes pas de nature à accroître le nombre des phalansté-
riens, elle détourna môme bien des gens d'étudier
la doctrine de Fourier, qu'ils prenaient pour un Saint-
Simonien. « Les Saint-Simoniens avec leur Globe et leurs
séances mystiques n'étaient parvenus qu'à m'effrayer sur
l'avenir de votre doctrine, écrit G. Laury à Fourier (Tou-
lon, i3 février i833) (A). — C'est d'ailleurs ce qui mettait
Fourier si fort en colère ; « on s'appuie, s'écriait-il, sur
l'insuccès de cent folles entreprises pour persuader (jue
l'art d'associer est introuvable, que tant de perfection
n'est pas fait par les hommes, que la nature est couverte
d'un voile d'airain, que les destinées sont impénétrables,
que l'homme n'est pas fait pour sonder la profondeur
des décrets divins, etc.. (5) ». Et il redoutait tellement
qu'on le confondît avec la « coterie saint-simonienne »
qu'il modifia son vocabulaire. « Ce mot d'association
(i) En 18/10, dans une disrussion sur la réForme électorale, Arago confon-
dait dans une tnAme répiobalion, et sans les distinguer les uns des autres, les
Saint-Simoniens et les fouriéristes, et dans une lettre aux Débats du 5 février
i8l\o, les rédacteurs de la P/i(iZan(/e déclaraient que « beaucoup de personnes
qui n'avaient pas étudié la théorie sociétaire étaient portées h la confondre et
la confondaient avec celle des Saint-Simoniens ».
(3) De nos jours il arrive encore frécjuemmenl de voir b'ouricr pris ()our un
disciple de Saint-Simon. M. Abensoui' a commis tout récemmeiil cette erreur.
(3) Voir aux archives fouriéristes plusieurs lettres en ce sens.
(4) « Les malheureux-, me disais-je, ils nous jr;\(cnt toute cette be'le doctrine
de Fourier : ils nous la travestissent protcsqnement avec leur papj et leurs
prêtres grand dénicheurs et déclarateurs de capacité. »
(5) l^'ourier. Notes manuscrites.
— 388 —
est Uîlleniont prostitué et compromis qu'il est devenu
synonyme de rébellion et de machination désastreuse
(grâce aux coteries philosophiques qui ont discrédité et
déshonoré l'esprit sociétaire). On ne peut plus en faire
usage et après l'avoir employé dans mon traité de 1822
je suis obligé d'y renoncer et de la remplacer par le
mot « combinaison »(i).
On pourrait donc au premier abord être tenté de voir
avec Eugénie Niboyet dans l'avortement de la tentative
saint-simonienne « le plus fâcheux antécédent pour Fou-
rier ». Mais cène serait (ju'à moitié exact. Le saint-simo-
nisme nuisit au fouriérisme ; cela est incontestable. Mais
il le seYvil sans doute plus encore.
« Trop de questions ont été soulevées, trop de pro-
blèmes jetés au milieu de la société française. Trop de
jeunes esprits émus, réveillés pour ne pas estimer con-
sidérable l'influence du saint-simonisme. » Ces lignes
sont de Lerminier, qui n'est pas suspect de partialité
en faveur des Saint-Simoniens mais qui est bien forcé
de reconnaître ce qui est. Tous les efforts des Saint-
Simoniens s'ils n'avaient pas abouti n'avaient pas du
moins été absolument perdus ; tout n'avait pas été vain
et stérile dans le saint-simonisme. Qu'en restait-il donc ?
Les questions qu'il avait formulées, les problèmes
qu'il avait posés et les idées qu'il avait agitées. On
pouvait penser comme M. de Rémusat que les Saint-
Simoniens étaient « stupides », qu'ils n'indiquaient « que
des remèdes insensés », mais on était bien obligé
d'avouer avec lui qu' « ils étaient dans la question ».
L'école saint-simonienne avait contribué à éclairer
la position de la société, et à préciser les questions à
résoudre ; elle était arrivée à donner une règle aux
recherches de l'esprit humain en les dirigeant vers la
solution de ces problèmes (2). Le saint-simonisme
(i) Fourier. Manuscrits.
(2) Jean Reynaud. De la société saint-simonienne, p. ig. « Quelque opinion
- 389 -
avait « fixé l'attention d'un bon nombre sur la nécessité
d'une large réforme » (Thomas à Transon, 28 juillet iSSa)
et provoqué la « curiosité de tous(i)» (Lerminier).
Sans doute, il n'avait pas apporté au problème social
qu'il avait cru pouvoir résoudre la solution définitive
qu'il rêvait qu'il avait promis et que tout le monde
attendait. Mais les enseignements et les prédications,
les missions, les écrits divers des Saint-Simoniens et
surtout le Globe écrit avec un talent auquel ses adver-
saires eux-mêmes rendaient hommage, avaient déposé
le germe des idées saint-simoniennes dans beaucoup
d'esprits et provoqué l'intérêt; ils avaient jeté dans la
circulation beaucoup d'idées nouvelles. Ils avaient
fait accepter l'idée d'association universelle qu'ils avaient
indiquée comme la destination de l'humanité. « Bien
des cœurs sont préoccupés des sentiments d'association
que nous avons répandus » (Z^e Globe, 20 avril 1822,
M. Chevalier); celle de transformation sociale ; ils avaient
excité la sympathie pour les classes malheureuses ; ils
avaient analysé avec force les vices de l'organisation
sociale contemporaine; ils les avaient dépeints avec élo-
quence ; ils avaient porté les coups les plus rudes aux
croyances superstitieuses du libéralisme et de l'écono-
misme sur la critique du laissez faire et du morcelle-
qu'on puisse se former des travaux de l'école, écrivait très justement le Saint-
Simonien d'Eichtlial à son ami Stuait Mill le 28 novembre 1829, du moins ne
peut-on pas lui contester le mérite d'avoir dans les six années écoulées depuis
1828, abordé successivement tous les problèmes philosophiques d'une véritable
importance, soit dans les publications de Saint-Siinou et de Comte, soit dans
le Producteur, soit dans les discussions hehtloiiKulaires et les travaux manuscrits
qui en sont résultés. »
(i) « J'ai été à Dieuze... j'y ai passé i5 jours : en revenant j'ai trouvé la mis-
sion saint-simonieniie... il y avait dans la salle du spectacle une afflucnce énoime ;
elle était ouverte h tout venant et présentait l'aspect le plus plein, le p us
étouH'ant et le plus bizarre possible, car le bonnet graisseux de la cuisinière
luisait tout près du chapeau élégant de la dame, les autorités militaires A l;i
grosse épaulelte montraient leur tcte Ji côté de celles des soldats et des scieurs
de bois... Lcchevalier et Iloarl élaienl seuls sur hi scène | lettre de (lonsiilé-
rant, samedi i3 sans autre dale.J
— Sgo —
ment; enfin, plus (|ii(; toute autre doctrine, ils avaient
j)e)-suaclé le public; de l'insuffisance radicale et de Tim-
puissancc absolue de tous les [)artis politicjues, quels
qu'ils fussent, à porter- r(Mnède aux maux (|u'ils signa-
laient; ils avaient eu le mérite de faire saisir la nécessité
d'une réforme sociale compienant l'organisation du tra-
vail et de l'industrie et de concevoir, d'indiquer et de
proposer certaines réformes morales religieuses ou men-
tales qui, malgré les erreurs qu'on a pu et qu'on peut
leur reprocher, n'étaient pas toujours dépourvues de
mérite ni d'opportunité. Tels étaient en un mot les thèmes
que les Saint-Simoniens avaient fait connaître dans
toute la France et qui grâce à eux étaient entrés entre
i83o eti832 dans la discussion publique ; ils avaient pro-
fondément modifié les termes des disputes polili([ues,
philosophiques, économiques et historiques; la presse
périodique s'en était emparée (i), les discours de la
tribune politique s'étaient eux mêmes empreints des
préoccupations que la doctrine avait jetées dans les esprits.
Les missions saint-simoniennes avaient au point de vue
social provoqué à certains égards une sorte d'éveil, disons
plutôt d'excitation intellectuelle; elles avaient remué les
(i) Cazeaux au l'ère Enl'autin. Bordeaux, 25 mars i834-.. « Tous ceux de
vos puissants disciples que des nécessitc^s individuelles ou familiales ont détour-
nés de votre voie active, n'ont pas pu se dépouiller entièrement de leurs
convictions, et chacun d'eux selon sa capacité et ses [joûts répand dans le
monde qui l'entoure la portion de doctrine dont il est imbu, et cette doctrine
est d'autant plus appréciée qu'elle n'est plus reçue comme la perfide combinaison
d'une Société prêchant la communauté des biens et des femmes, mais bien
comme le produit d'une conviction personnelle jalouse de détruire toute idée
d'immoralité. La Revue encyclopédique de Carnet et Leroux, VHisloire du peuple
en France, par Gavel, le Magasin pittoresque, par Euryale [Cazeaux] etCbarton,
les Archives littéraires et politiques, par J. Lechevalier, les lettres du journal
des débats, par M. Chevalier, les articles financiers d'Emile Pereire dans le
National, mille autres publications périodiques à la rédaction desquelles quelques
Saint-Simoniens contribuent, et enfin le Plialanslere de Fourrier imprègnent
incessamment l'atmosphère d'un g-rand nombre d'idées prrjgressives qui, sans être
complètement orthodoses ne laissent pas que d'ébranler les intelligences et de
les pousseï' par l'inévitable effet d'une rigoureuse logique vers l'orthodoxie de
nos doctrines. »
— Sqi —
idées, créé un courant d'opinion, un état d'âme, et pré-
paré les esprits à « un changement nécessaire ». Fou-
rier lui-même le reconnaît, le saint-simonisme avait
« façonné le siècle à reconnaître qu'il faut un change-
ment dans l'ordre industriel ». Il avait, ajoute Transon,
« posé le problème social et préparé les esprits à sa
solution (i) » ; il avait prédisposé toute une partie du
public — et la plus cultivée — à accepter la vue géné-
rale et la position des questions sociales. C'est de cet
état d'esprit — dont le saint-simonisme est le seul auteur
— que l'école de Fourier allait profiter.
La parole ardente du saint-simonisme avait mis le feu
à des esprits déjà surexcités. Parmi tousces jeunes hom-
mes qui n'avaient pu se défendre d'une longue préoccu-
pation ou d'émotion secrète aux discours enflammés de la
salle Taitbout, qui avaient assisté aux soirées et aux fêtes
de la rue Monsigny, qui avaient chanté les hymnes de
F. David à ?iIénilmontant, quelques-uns sans doute furent
découragés par le retentissant échec de la doctrine en
laquelle ils avaient mis toutes leurs espérances, et désem-
parés, las se réfugièrent dans la religion ou le scepti-
cisme ; mais la plupart de ceux-là qui avaient désiré
l'amélioration du sort moral, physique et intellectuel de
la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ne se lais-
sèrent pas abattre par cet échec ; ni fatigués, ni rebutés
de leurs efforts infructueux, ils ne bornèrent pas leurs
efforts à cette première tentative de construction si mal-
heureusement avortée et n'abandonnèrent pas leur rêve
de transformation sociale; et même ceux-là qui comme
Charton avaient désespéré de la vie en voyant s'écrouler
leur rêve gardaient encore au fond de leur cœur leur
amour des classes malheureuses (2). Et puis ils avaient
(i) Revue Encyclopédique, t. 54, i83a, en note, p. 2()i.
(:j) IMus ma conviction est devenue vague cl gt'néralc, plus les dt^lails du
Saint-Siuionisuic se sont otTaet^s do ma tôle et plus j'ai senti le besoin de me
inainlcnii' dans une tendance d'où s'tMoignent peu à peu les écarts de mon ima-
— 89?, —
besoin de croiin; (i), de se dévouer, ils (''laicnl impa-
tients d'a<^ir(:^). Ca fiircnl eux f|ui suivircint ](;s j)rciniè-
rcs expositions qu'on fit de la doctrine d(;Fourier; « qu'il
est heureux écrivait Gahet à I^'ourier (i3 mars 1882) que
votre cours soit suivi principalement par les Saint-Simo-
niens accoutumés à réfléchir sur les f^^randes questions
d'intérêt social. » Et Thomas écrivait à Transon : « 11
est fâcheux (|ue M. Fourier soit si peu connu de ces
amis du progrès qui seuls peut-être sont faits j)our le
comprendre (3). »
Somme toute, la chute de l'utopie saint-simonienne
ne découragea pas de l'esprit d'utopie ces jeunes hom-
mes dont les prédications saint-simoniennes avaient
enflammé l'esprit ; elle ne leur servit aucunement de
leçon comme on pourrait le penser. Ils crurent qu'on
s'y était mal pris, qu'on s'était trompé sur la solution, et,
ne songeant qu'à recommencer, qu'il fallait en trouver
une autre, sans tarder. Et comme une solution toute
prête s'offrait à eux, qu'on la leur faisait voir susceptible
de réalisation presque immédiate, ils passèrent de l'une
à l'autre presque sans transition. C'est ainsi que la déca-
dence de l'association industrielle des Saint-Simoniens
attira à Fourier nombre de personnes curieuses de solu-
tions immédiates du grand problème social. Ces croyants,
qui embrassèrent le fouriérisme avec la même confiance
gination. Pitié pour les misères humaines ; Pitié même pour l'ég-oïsrae et le
privilège. C'est un cercle immense. Lettre de Charton, il août 1882.
(i) « Et puis j'ai grand besoin de me rattacher, d'avoir confiance en quel-
que chose «. Bonamy à Jules Lechevaller, 18 juin 1882.
(2) J'ai pris une part trop active à l'œuvre saint-simonienne pour ne pas
embrasser avec empressement toute doctrine d'amélioration sociale. Saint-Simon
a mis sur la voie et éveillé l'attention de tout ce qui porte un cœur généreux.
C'est déjà une belle tâche : n'en perdons pas le souvenir. Mâcon, 16 juillet
i832. Eugénie Niboyet à Jules Lechevalier.
(3) « J'étais hier chez un ami auquel je communiquai le numéro 8 du Pha-
lanstère ; mais de grâce qu'avais-je à lui répondre lorsqu'il me dit au sujet de
l'article du numéro (je cite les expressions): Quoi est-il vrai que M. Fourier
courtise la robe noire et qu'il réprouve l'habit bleu, barbeau, les hommes qui
peuvent le mieux lui être utiles. » Thomas à Transon (sans date).
- 3q3-
qu'ik avaient embrassé deux ou trois années auparavant
et quelquefois moins le saint-simonisme, mais qui l'em-
brassèrent avec seulement un peu moins d'enthou-
siasme,— car le fouriérisme n'exerça jamais la presti-
gieuse influence du saint-simonisme, — avec un état
d'esprit assagi si je puis dire, furent suivis par les
esprits curieux, les cœurs larges, « prompts à accueillir,
à comprendre et à embrasser » ou tout au moins à
accepter et à encourager tous les essais de réformation
sociale, toutes les transitions possibles du vieux monde
dont ils ne voulaient plus au nouveau qui leur était
annoncé et qui pour cela s'ouvraient à toutes les philoso-
phies, à tous les systèmes où ils cro3^aient pouvoir décou-
vrir etretenirla moindre parcelle de vérité. Ils n'avaient
pas partagé toutes les erreurs du saint-simonisme mais
en avaient partagé les nobles aspirations, ou tout au moins
s'étaient passionnés avec lui pour la justice et le progrès,
s'étaient intéressés à la doctrine et avaient subi plus
ou moins son influence. Ceux-ci devaient tout naturel-
lement s'attacher volontiers à tout mouvement d'idées
nouveau pourvu qu'il fût généreux, f[u'il aspirât à la
justice et à la paix sociale. Le saint-simonisme avait en
somme préparé un public au fouriérisme.
Mais ce ne sont pas là les seuls profits que Fourier tira
du saint-simonisme. 11 est très certain que lorsque Leche-
valier et Transon, ainsi que [)lusieurs autres transfuges
du saint-simonisme, reconnaissant la supériorité de Fou-
rier, commencèrent de prêcher sa doctrine, la publicité
qui était attachée à leur nom de propagateurs du saint-
simonisme et leur autorité personnelle servirent beau-
coup à l^\)urier à (|ui ils apportaient avec leur adhésion
non pas seulement leur talent mais ItMirs noms (|ui étaient
connus du public, la notoriété dont ils jouissaient,
l'influence (|u'ils avaient sur un cei'tain milieu t^t aussi
leur expérience. Et il est très certain (jik^ si ce n'avait pas
été Lechevalier qui eût prêché la doctrine fou ri ('ri si e,
les conversions saint-simoniennes eussent ele inlini-
ment moins nom])reuses ; et Transon peiil-(^tre n'aurait
jamais ét6 fouriériste. L'un et l'autre firent bénéficier le
fouriérisme du prestige de leur nom.
Enfin, il n'est pas douteux que le saint-simonisme ser-
vit le fouriérisme en ce qu'il l'avait pré(;édé — et en ce
que les fouriéristes qui venaient de [)asser par le saint-
simonisme cherchèrent dans la propagande de la nou-
velle doctrine à utiliser les leçons de l'expérience. Ils
mirent à profil l'exemple du saint-simonisme, cherchè-
rent à l'imiter dans ce c|u'il avait eu de bon, évitèrent
de tomber dans ses erreurs, de commettre les fautes
qu'il avait commises et surent se garder des outrances
et des témérités qui l'avaient perdu. Les fouriéristes dans
leur propagande furent certainement beaucoup plus
habiles, plus accommodants, que ne l'avaient été les Saint-
Simoniens. Enfantin s'en rendait bien compte, el il l'écri-
vait à Arles Dufour, — en i8/j3 il est vrai — : « Le fou-
riérisme n'a pas eu envers la propriété et la religion nos
prétentions novatrices; après i83o, son langage a été
plus aimable que le nôtre pour la noblesse et le clergé. »
De même, pour les théories qui pourraient paraître au
public choquantes ou immorales, les disciples de Fou-
rier les élaguent, les négligent ou en tous cas se gardent
bien d'y insister. Et le fouriérisme qui n'était pas moins
immoral que le saint-simonisme — mais qui sut être
plus prudent — évita les démêlés avec la justice qui
avaient causé au saint-simonisme un si grand préjudice.
Il est assez curieux d'observer dans la correspondance
fouriériste combien les nouveaux convertis sont obsédés
par les souvenirs du Globe. Ils veident l'imiter. (( Il est
fâcheux, écrit Lemoyne à J. Lechevalier, que noivepha-
lanstère ne puisse pas être comme l'a été le Globe un jour-
nal riche de littérature et de poésie. » Transon dans une
note manuscrite trace ainsi le programme de ce que
devra être la Réforme industrielle : « Notre but doit être de
donner au journal de la réforme industrielle le même
rang dans l'opinion que l'ancien Globe avec toute la supé-
-395 -
riorité que nous donne une théorie régulière appuyée
d'un essai pratique... Nous avons au mois autant de points
de contact, autant de moyens d'engrenage avec le public,
qu'en avait l'ancien Globe. Nous arrivons à notre temps
comme lui au sien (Note de Transon). » Il n'est pas
niable que ce fut le saint-simonisme qui prépara le
terrain aux différentes écoles socialistes et surtout à
Fourier.
Victor Considérant lui-même reconnaît d'ailleurs dans
une lettre à Fourier que « la mission saint-simonienne a
été comme une manœuvre qui a changé la position des
esprits ». Et il est bien forcé d'avouer les services positifs
que lui rend la propagande saint-simonienne. Dans une
autre lettre il écrit: « La mission saint-simonienne est
très utile pour nous, elle a remué les idées, piqué la
curiosité ; on veut savoir ce que c'est que le Phalanstère,
et on repousse le saint-simonisme (Considérant à Fourier,
samedi i3, sans autre date). Et Gréa déclare également
dans une lettre à Fourier que les Saint-Simoniens ont
«bien mérité de l'humanité (i) ». C'est en profitant de
l'impulsion donnée parleurs prédications que Considé-
rant, Gabet et quelques autres essaient de commencer à
faire connaître Fourier. C'est si je puis dire à l'ombre du
saint-simonisme que débute leur timide propagande.
« C'est la mission (saint-simonienne) qui m'a fait naître
l'idée de profiter de l'impulsion qu'ils avaient donnée par
leurs prêches pour faire connaître votre Nouveau Monde
Industriel, et le 22 juillet j'ai inséré dans le journal de la
(i) « Les Suiiil-Simuiiiens en vcn;int diins iioli'e ville professer «wc un grand
<a/<?nneur doctrine au milieu d'un concours produjicux d'auditeurs généralement
éclairés ont produit le plus grand bien en soulevant de hautes questions d'intérêt
public et en les plaçant sur un terrain okjusiju'à présent on n'est pas accoutumé à
les cJiercher. Ce n'est piis en effet île la seule manière dont sont orjjanisi^es les
autorités que peut découler la itrospérité d'une nation mais tie celle dont les
ménages peuvent s'y conduire poui- opérer leur hien-cire, ol sous ce rapport ces
nouveaux apôtres ont bien mérité de l'humanité en nous apprenant que la société
doit être constituée sur le travail et sur les œuvres, que ciiaciiii doit y «'lie
placé suivant son talent et récompensé suivant son travail. »
- 396-
Côte-d'Or la lettre siiivanle... », écrit Gréa à Fourier.
Tels sont donc les avantages que l'^ourier a tirés de la
propagande de ses prédécesseurs, avantages que la plu-
part de ses amis ne nient point. Mais Fourier se met fort
en colère: il n'admet point qu'on ose écrire que lui, Fou-
rier, doit quelque chose à ses ennemis. « On prétend,
écrit-il, qu'ils ont donné à l'opinion une impulsion
(jui favorise ma découverte et que je leur en dois de
la gratilude. Ils ont au contraire donné la direction la
plus vicieuse en renforçant les antiques préjugés ([ui
supposent la Providence limitée, incomplète, impuis-
sante, et qui placent la voie du progrès dans l'attaque
des gouvernements, des religions et de la propriété,
au lieu de spéculer sur la réforme des industries » (19 juil-
let 1882).
On pourrait faire observer que ces lignes sont écrites
en 1882, c'est-à-dire au plus fort de la bataille, et penser
que quelques années après, Fourier revint à une plus
saine appréciation du rôle des Saint-Simoniens, et se
rendit un compte plus exact de ce qu'il leur devait.
C'est du moins ce qu'écrivent ses disciples. Mais c'est
une erreur; et en i83/i, Fourier se plaint en termes
aussi amers de la prédominance et de la survivance
de l'esprit saint-simonien qui subsiste encore à cette
date dans certains milieux, et de l'empreinte inef-
façable qu'il a laissée sur l'opinion publique : « ici, on
ne voit surgir dans toutes les assemblées que l'esprit
saint-simonien, la manie d'abolition de la propriété »,
écrit-il le (x janvier à Muiron (i). Ceci est exact d'ailleurs ;
et nous avons sur ce point des témoignages précis qui
(i) « Malcjré cette prédominance du Saint- Sinionisme , disait Fourier, les audi-
teurs reviennent en grand nombre à moi. Je m'en suis convaincu à ma leçon
d'hier. Déjà les deux zoïles principaux D... et L... n'ergotent plus contre moi,
et, pour les intimider, j'ai hier fait une dénonciation rég-ulière de l'économie
politique, et prouvé que sur neuf conditions dont se composait sa tàclie, elle
n'a satisfait à aucune ». Pellarin, Page d'histoire du Saint-Simonisme et du
Fouriérisme.
— ^97 —
nous montrent clairement que les effets du saint-simo-
nisme pourtant agonisant n'étaient pas arrêtés, « que le
feu qu'il avait allumé dans les esprits et dans les cœurs
n'étaitpas encore éteint ». Son influence pour longtemps
encore devait rester active et sensible (i): « On a pro-
posé, écrit Transon (5 avril i833), une organisation
sociale dans laquelle la propriété individuelle aura dis-
paru. Cette dernière opinion survit au sainl-simonisme. »
— A la même date presque (19 avril i833), Paget écrit:
«... Mais ces hommes dont nous nous empressons de
reconnaître les vues progressives sont tous plus ou moins
enclins à une erreur grave : à des degrés divers, ils incli-
nent presque tous vers la politique industrielle et finan-
cière qu'ont enseignée les Saint-Simoniens comme moyens
de transition à un ordre social plus régulier. » Et la Revue
encyclopédique, qui n'était ni saint-simonienne, ni Iburié-
riste, le constatait aussi : « Chose étrange, il est encore
des hommes qui professent publiquement la doctrine
économique saint-simonienne bien qu'ils en aient
repoussé les prémisses (2). »
11 est possible, il est même certain que Fourier a eu à
souffrir de ces vestiges du saint-simonisme. Plusieurs
des opinions que cette doctrine avait propagées diri-
geaient vers i832-i8341a presse périodiqueà Paris comme
en province. Les idées qu'elle avait exposées se sont
infiltrées un peu {)artout. « Plus de 12 journaux de pro-
vince marchent dans les voies que nous avons ouvertes,
écrivait fièrement Enfantin à Thérèse Nugues, sa cousine.
La Revue encyclopédique y conànii. LeTemps :\ trois rédac-
teurs anciens saint-simonicns, Pereire, Ijagarniitte et
Guéroult. La Tribune est dirigée par des hommes qui
glissent tant (pi'ils peuvent des idées écouomif|ues aux
(i) S'il est bien, l'ci'it tourier, ([uc Ui llicse ties jinirnalistes suit au jourti'liui
changée et qu'elle porte sur l'objet essentiel, encore ftuil-il (|u'ellc soit bonne.
Tel n'est pas le caractère de la thèse sainl-sinionienne qui perce plus ou moins
dans tous les journaux dans ceux de l'opposition snrtont. l'i n)ars i833.
(2) Reçue encyclopëdinue, mars i833.
- 3.j8 -
idées saint-simoniennes. » Mais il n'en reste pas moins
que l'^oiiiicr doit lM'niicoii[) aux Sainl-Sinioni(;ns.
Ce sont des Saiiil-Siinoiiiciis qui ont donné à l'école
iouriéristc;, avant iS.'îi, si faible, si fragmentée — presque
inexistante, — si terne et si incolore, sa force et sa cohé-
sion et aussi son brillant, et sans aller aussi loin que
r*. Leroux et dire avec lui que le fouriérisme n'est qu'un
appendice, qu'une hérésie du saint-simonisme, — ce qui
est un peu exagéré, — il n'est pas téméraire dédire que
sans Tébranlement causé par le saint-simonisnio, l^'ourier
avec l'impuissance que nous lui connaissons à exposer
sa doctrine, serait resté toute sa vie dans son isolement,
petit vieillard aigri entouré de quelques disciples, ne
laissant après lui que la réputation d'un utopiste mania-
que à moitié fou, d'un penseur bizarre et solitaire, connu
seulement de quelques curieux ; si la foule eût retenu
quelque chose de son système, c'aurait été sans doute
ses bizarreries : ses océans de limonade, ses antibalei-
nes et ses anti-hippopotames, ses hommes affublés d'une
queue armée d'un œil, ses aurores boréales éternelle-
ment lumineuses.
« Fourier devrait reconnaître que sans les Saints-Simo-
niens on ne s'occuperait pas de lui. Leur mission a été
de lui préparer la voie : cette mission est remplie », écri-
vait Le Moyne à Transon. C'est en effet le saint-simo-
nisme qui a déclanché le mouvement de réforme sociale ;
si Fourier a pu créer une école c'est aux Saint-Simo-
niens qu'il le doit, aux Saint-Simoniens qui avaient
changé l'orientation des esprits, qui avaient su créer un
mouvement d'opinion, un état d'esprit, qui avaient inté-
ressé les gens à la discussion des problèmes sociaux,
qui avaient obligé quiconque les lisait ou les écoutait à
réfléchir, à faire son examen de conscience, qui avaient
chauffé l'enthousiasme de toute une partie de la jeu-
nesse, qui avaient formé des hommes très sincèrement
et très profondément animés de l'esprit de réforme, qui
avaient vulgarisé l'idée que l'association est le grand
— 399 —
moyen d'action pour les travailleurs et avaient jeté avec
éloquence à tous les coins de l'horizon la semence et le
ferment nécessaires pour secouer Tapathie et Tégoïsme
des masses qu'ils habituèrent à l'idée de rénovation
sociale. C'est en un mot de la ruine et de la débâcle du
saint-simonisme qu'est née l'école de Fourier.
CHAPITRE XV
Le Saint-Simonisme et le fouriérisme, doctrines
religieuses et romantiques.
Essayons maintenant de déterminer quels sont les
caractères communs à ces deux doctrines et l'état d'es-
prit qui les inspira.
La lecture de la correspondance saint-simonienne et
des lettres d'adhésion à la doctrine ne laisse aucun
doute à cet égard. Ce qu'elles expriment toutes, c'est le
besoin de croire et d'aimer (i). Le Saint-Simonisme y
répondait parfaitement. Ce n'est pas seulement l'attrait
de la nouveauté qui avait attiré à ses enseignements ;
ses doctrines « répondaient, écrivait Warnkœnig, à un
besoin moral qui au milieu des agitations de l'époque se
faisait tous les jours sentir de plus en plus dans la par-
tie éclairée de la nation française (2)». 11 semble que la
doctrine de Fourier avec son vocabulaire rébarbatif, ses
conceptions avant. tout pratiques, ses «détails de ménage »,
son minutieux formalisme, et les bizarreries dont four-
(i) « Je ne demande plus une conviction scientifique ; mon esprit est satis-
fait depuis longtemps : c'est de sentiment, c'est d'amour, c'est cette charité qui
coulait avec tant d'ardeur du sein des saint Jean, des saint Paul, des saint Chry-
sostome, etc » Organisateur, p. 3, 2/i juin i83o, de H..., lettre à C... —
Deux vieillards, le jour de leur initiation à la foi saint-simonienne, s'écriaient:
Nous avons plus besoin que les jeunes de croire à quelque chose ; nous voulons
mourir tranquilles. Globe, 17 décembre i83i .
(2) Krilische Zeitschrift, IV^ vol., f^ livraison, i83i : De la philosophie du
droit en France, 3^ article.
/jOl
mille sa construction, n'ait pas fourni à ses sensibilités
exacerbées, à ces âmes de jeunes gens, en quête d'une
croyance, l'élément mysticfue qu'elles recherchaient, et
qu'elle ait dû bien plutôt les rebuter. « Il aurait fallu
à Fourier, disait Jules Simon, le style de Bernardin de
Saint-Pierre pour populariser ce qui dans ses rêveries
répondait aux besoins religieux de ses contemporains.
Car c'était un besoin religieux plus encore qu'un besoin
philosophique qui agitait toutes les âmes » (Notice sur
M. Chevalier).
« La grande question qui travaille le monde est toute
religieuse et n'est que cela », écrivait Lamennais en
1827 (Lettre à Cottu) (i). iXous avons vu que vers 1796,
de nombreux esprits furent repris du désir de croire.
Chateaubriand allait bientôt publier le Génie du Christia-
tianisme — , et comme écrit Jules Lemaitre : « Tout le
monde portait en soi le Génie du Christianisme en atten-
dant qu'un seul l'écrivît (2). » Peut-être serait-il plus
exact de dire que tout le monde, sentant que l'absence
d'une foi religieuse faisait un vide profond dans les
âmes, aspirait à la croyance, éprouvait le besoin d'une
religion (3). Le Saint-Simonisme et le fouriérisme sont
un témoignage de ce besoin de croyance qui se ré-
veille et auquel ils cherchent à répondre. « Il me
(i) « Le vide laissé par cette iininense destruction (celle du oluislianisme),
ce vide est partout, il est dans tous les cœurs, il est obscurément senti par les
masses, comme il est plus clairement senti par les esprits distingués. Ce vide il
faut le remplir, tant qu'il ne sera pas rempli je prétends que la société ne sera
pas calmée... Telle est la profonde, la véritable cause de l'intiuiélude sociale. »
Discours de Joubert. « Le sentiment vrai c'est le sentiment du vide ; c'est un
besoin inquiet de croyance, c'est une sorte d'étonnement et d'effroi, à la vue
de l'isolement où la pliiloso|)Uie du xyiii*-" siècle a laissé l'homme et la société :
l'homme aux prises avec ses passions sans rèjjle qui les domine, aux prises avec
les chances de la vie, sans appui qui le soutienne, sans llambeau qui l'éclairé;
la société aux prises avec les révolutions sans une Coi publique qui les tempère
et les ramène du moins à quelques principes immuables. » De Sacy.
(2) 5° conférence sur Chateaubriand.
(3) « Nous étions à l'aflut de toutes les nianifcstaticuis philosopliiqiic-i ayant
une tendance reli^jleuse. » Carnot; sur le Saint-Simonisnic, Sciences inorulcs cl
politiques, année 1887, p. ia5, t. 128.
aO
— 402 —
semble — , (lit (le Maislie, — (|ue t<Mil vrai philosophe
(loil opl(M- entre ces deux hypothèses : ou (jiril va se
foriiier une nouvelh; i-cii^rjon, ou (|ue le chrisliariisnie
sera rajeuni de (|ii<d(|ue iii.iiii(jr<; extraordinaire. C'est
entre ces deux suppositions (pi'il faut choisir suivant
le parti qu'on a pris sur la vd'rité du christianisme (i). »
Le Saint-Simonismc et le fouriérisme furent bien en
effet de (( nouvelles religions » ; ils eurent leurs fidèles,
leurs hêrétifpies, leurs fanatiques, leurs dupes, leurs
pontifes, leurs dogmes, et môme à l'occasion leur inqui-
sition.
Sur le caractère religieux du Sainl-Simonisme, il est
inutile, je crois, d'insister longuement. H. Carnot décla-
rait qu'il était « né du besoin qu'éprouvent le cœur et
l'esprit des hommes de se rattacher à une pensée reli-
gieuse » (2). Dès 1802, Saint-Simon considérait la religion
comme ((l'institution la plus générale qui tende à orga-
niser l'humanité » (3). « Elle est, disait-il, sous quelque
rapport qu'on l'envisage, la principale institution poli-
tique ». Dans le Nouveau Christianisme il avait adapté,
traduit, la (( haute loi morale de l'Évangile dans le langage
de l'industrialisme. » A son lit de mort, il avait prononcé
la parole fameuse : (( On s'est trompé, la religion ne peut
disparaître du monde, elle ne fait que se transformer...
Rodrigues, ne l'oubliez pas. » Les Saint-Simoniens sui-
virent, religieusement si j'ose dire, le conseil du maître;
ils ne finirent pas comme lui par la religion, ils com-
mencèrent par elle. Dès 1829, la rénovation religieuse
est leur but avoué; c'est le problème qui englobe tous
les autres et dont la solution donnera à tous les faits
humains un nouvel aspect; le Saint-Simonisme à cette
époque est déjà une religion ; il ne tarda pas à vouloir
(i) Consul ér allons sur la France, cli. v (^ . édit. i/çG').
(2) Sur le Salnt-Simonisme (3" lettre, 1802). Académie des Sciences morales,
1887, t. 128, p. 122.
(3) « La religion, écrit-il encore, seule nature d'institution |>olitique ([ui
tende à Torg'anisiition g-énérale de riuimanité. »
— 4'>3 —
devenir une église (i) — et c'est ce qui le perdit; les
Saint-Simoniens fondèrent une théocratie nouvelle dont
ils se sacrèrent les prêtres. 11 suffît d'ailleurs pour se
rendre un compte exact de l'importance qu'eut dès le prin-
cipe la face religieuse du saint-simonisme de lire les dis-
cours que Transon adressait aux élèves de l'école poly-
technique. « L'association humaine, leur disait-il, ne sera
pas scientifique, pas industrielle, elle sera religieuse »;
et encore : « en dehors du sentiment religieux, la science
est sans appui pour remuer le monde » (Prédication,
II décembre i83o), paroles qui peuvent sembler étranges
venant d'un mathématicien et s'adressantà des jeunes gens
accoutumés aux disciplines des sciences exactes et qui ont
eu pour maîtres les philosophes de la fin du xviii* siècle.
Le Saint-Simonisme dédaigne d'être une conception
philosophique; il est une conception religieuse et il
n'est que cela; et il s'en fait gloire (2). Et cela est
(i) « Le seul temple béni de Dieu est celui où nous prêclions, la seule hié-
rarchie bénie de Dieu celle qui nous inspire l'obéissance pour nos supérieurs,
et pour nos inférieurs une douce autorité, nos réunions intérieures sont des
solennités saintes ; nos paroles sont une liturgie, nos actes des sacrements. »
Ch. Duveyrier.
(2) « Vous vous faites une fausse idée, mon cher Stuart Mill, de la nature
de l'entreprise où nous nous sommes engagés; vous ne concevez pas que ce
soit autre chose que la propagation d'une théorie philosophique et dans cette
hypothèse vous nous recommandez avec raison de procéder avec beaucoup de
réserve et de ménagements, de prendre bien garde à ne point choquer les pré-
jugés, à ne point heurter les amours-propi-es, d'entamer les hommes par leurs
propres idées afin de leur insinuer doucement nos doctrines à la suite des
leurs etc.. Tout cela, je vous le répète, peut être fort sage pour la propaga-
tion d'une doctrine piiiiosophique, mais pour nous ce n'est pas notre affaire.
Sans négliger les précautions que nous commandent en chaque occasion le tact
et les convenances, l'idée que nous avons de la sainteté, de la grandeur, de
l'infaillibilité de notre mission nous oi)lige à aller plus droit au but. JNons ve-
nons dire aux hommes ce que leur ont dit tous ceux (|iii leur ont fait faire un
pas dans la voie du progrès, ce ((ue leur ont dit tous les léjjjislatonrs païens
mais surtout les législateurs énuVu'Himcni p;ouù/e/i</c/s, Moise, Jésus-Cluisi ; nous
leur disons : « Aiinez-uous les uns les autres ; car c'est là tonte la loi et les pro-
phètes. » Et ces mots dans notre bouche ne veulent plus dire seulement comme
autrefois : (c .\imez votre famille, aimez votre cité, ;iime/ vo(rt> patrie, aiiiu'z
votre église », ils veulent dire : aime/. riuMii;iuili'' lnui l'iilièi'c, i-t réalise/,
votre amour; accomplisse/, ce que MoVse a iirmitis, ce que .l^'■sn^-( '.liilsl a jirr-
— Z,(4 —
si vrai c|u'aiissi longtemps (|iic la solution (jik; les Saint-
Sinionicns ont donnée du pi-ohlènu! religieux ne sera
pas admise, ils estiment (|u'il n'y aura ri<în de défini-
tivement établi (|uanl aux idées cpTils ont exposées,
parce que celles-ei ne sauraient être comprises dans
tonte leur étendue qu'en les rapportant précisément à
cette solution qu'ils proposent et qui en forme le lien
et la sanction (Voir 17" séance. Doctrine Saint-Sitno-
nienne, r* année, p. /li/i.)
Mais il est inutile d'insister plus longuement sur ce
qu'a de religieux le Saint-Simonisme, on l'a maintes fois
signalé. On a au contraire très peu parlé du caractère
religieux de la doctrine de Fourier (i). Il est pourtant
paré, ('ommencez avec nous l'association universelle qui doit un jour couvrir
la face entière du globe; organisez-vous pour les travaux de la paix; qu'une
corporation religieuse s'alliant à une corporation scientifique et à une corpora-
tion industrielle fasse mouvoir l'un et l'autre dans le but d'anif^liorer chaque
jour les sentiments des hommes par les progrès de la science et ceux de Vindus-
trie; que l'église et l'état deviennent identiques, que tout bien soit
BIEN d'église; que toute propriété particulière ne soit qu'un bénéfice;
que la femme devienne l'égale de l'homme; que chacun soit récompensé selon
ses œuvres. Pour annoncer de pareilles choses, mon cher Mill, de longs détours
ne sont pas nécessaires; on fait comme Jésus le disait à ses apôtres : on va prê-
cher sur les toits ce que l'on vous a dit à l'oreille ; on sent que les doctrines
d'amour dont on est l'apôtre vous donnent un tel ascendant sur ceux qui vous
écoutent qu'on ne craint pas de leur faire voir en face tout le néant de leur
existence actuelle ; on ne craint pas que le sentiment de leur défaite, pour me
servir de vos expressions, s'allie chez eux avec l'adoption d'une vérité, car on a
puissance de leur faire chérir leur défaite même et c'est quand ils viennent
nous la raconter avec des larmes de joie que nous connaissons qu'ils sont véri-
tablement convertis. D'ailleurs le succès justifie notre foi par delà même tout
ce que nous avions espéré » G. d'Eichthal parle ensuite des a reliijieux trans-
ports des réunions, et des résultats inespérés de la propagande «.
(i) Il faut pourtant signaler que le philosophe Renouvier qui a consacré à
Fourier une longue étude dans la Critique Pliilosopidque déclare que celui-ci
n'est pas « aussi absolument écarté qu'il le paraît à première vue des idées
fondamentales qui ont guidé les spéculations des penseurs religieux... Sa con-
ception, dit-il, est du genre de celles qu'on a coutume d'appeler mystiques »
(^Critique Philosophique, p. 217, t. 12, i883). Et M. Seillère écrit que « deux
influences semblent s'être emparées à son insu de ses facultés mentales, et
d'abord la plus dominante, la plus universelle de toutes dans notre civilisation
européenne, l'idée chrétienne avec son finalisme providentiel et les attraits de
son mysticisme attendri » (Le Mal romantique, p. 28).
— V)5 —
impossible de n'en être pas frappé pour peu qu'on l'étu-
dié. Sans doute, Fourier ne rêve point, comme les Saint-
Simoniens, d'un « Nouveau Christianisme » (ou tout au
moins, s'il y rêve, il ne donne pas le même sens à l'ex-
pression). Il n'a pas tenlé comme eux de fonder une
religion nouvelle ; je ne dis pas qu'il n'en ait jamais eu
l'idée, mais enfin la réforme religieuse lui paraît inutile:
« Il n'en est, dit-il, aucun besoin. » Je présente, ajoute-
t-il, la méthode opposée (à celle des Sainl-Simoniens)
qui est d'écarter tout plan de réforme administrative et
de ne s'occuper que de la réforme industrielle et domes-
tique ». Mais il faut pour cette réforme « un retour à
l'esprit religieux, à la défiance des dogmes philosophi-
ques, à la confiance aux promesses de Jésus-Christ » (i),
car « le christianisme s'allie à toute doctrine d'harmonie,
pourvu qu'on accepte la prédiction des saintes écritures
et qu'on pratique selon le droit sens les trois vertus théo-
logales » (2). Fourier, qui ne cesse de répéter qu'il ne
veut pas du « rôle banal de chef de secte »(3), et n'a qu'une
crainte: celle d'être « confondu avec les fabricateurs de
systèmes et de religions» (entendez les Saint-Simoniens),
fait, tout comme eux, concourir la puissance du senti-
ment religieux à l'harmonie sociale » et professe que
« toute doctrine sociale pour se mettre d'accord avec le
système du monde doit être une doctrine religieuse. »
L'idée de Dieu, il le dit lui-même, est sans cesse
présente dans ses écrits et à sa pensée. Cette idée, il la
considère comme indémontrable on plus exactement il
tient pour certain qu'il n'y a pas besoin de la démon-
trer (/j), qu'elle est indiscutable. La notion de Dieu est
la clef de voûte, ou pour employer une expression qui
lui est chère, le pivot de son système. C'est de Dieu (|uo
(i) F. lad., t. II, |). ôiS.
(2) F. Ind., t. II, p. 457-016.
(3) F. /«fi., t. II, p. 387.
(/l) « ^ous ne pouvons avoir la prétenlicui.. . do loin driiiontrer i-e t|iii ne
se démontre pas, Texistence de Uicu. n
— ^I()6 —
vient rattraction, c'est de lui (jue viennent les passions.
Or Dieu fait bien lout ce qu'il (ail. Il faut clone reelicrcher
les dispositions soeiab^s eonfornies à ses vu(;s. 'i'el est
le raisonnement de J^'ouricM-, (|ui p.irl du piiiicip»! de
l'universalité de la Providenc-e et dont toute la science,
comme celle des Saint-Simoniens, ne se présente que
comme « le moyen donné à l'esprit humain de connaître
les lois par lesquelles Dieu gouverne le monde », de con-
naître en d'autres termes « le plan de la Providence ».
Cela Fourier et les Saint-Simoniens l'ont dit cent fois,
en termes al)solumenl identiques.
Aussi Fourier pense-t-il qu'il est absurde de ne pas
croire en Dieu ; il considère que c'est l'esprit irréligieux
qui est l'une des causes de l'impuissance et de l'inertie
sociales; il a horreur de l'athéisme et il n'est pas éloigné
de croire, comme les Saint-Simoniens que l'athéisme
conduit à l'immoralité (i); il qualifie le matérialisme et
les dictionnaires d'athées « d'immondices très moder-
nes » (2), avec aussi peu de ménagements qu'Enfantin
lorsqu'il parlait de la philosophie athée et voltairienne du
xviii* siècle, « de la bave de Voltaire et des ordures de
ses sales successeurs » (3). Dans le régime harmonien
d'ailleurs les athées disparaîtront : « Les harmoniens
aimeront Dieu dès le jeune âge en reconnaissance du
bonheur dont ils jouiront et du bel ordre qu'ils verront
régner dans les conceptions sociales divines. Ils l'aimeront
dans l'âge déclinant par conviction des nouveaux biens
qu'il nous prépare en migration ultra-mondaine (/t) ». Et
Fourier tient pour assuré que dès que l'épreuve de l'as-
sociation aura été faite sur un village, les athées, les
matérialistes, ou les indifférents en matière de religion
seront tellement « convaincus de la générosité divine et
de l'harmonisabilité des passions » (ju'on les verra tout
(i) Doctrine des Saint-Simoniens, i''^ année, p. Sga.
(2) Fourier, Unité universelle, p. 83, 2" volume.
(3) Enfantin. Lettre à Arles Dufour, 25 octobre i835.
(4) P. 3^3. Prolégomènes. Un. Un., t. II.
— 4o7 —
aussitôt transformés en pieux et fervents admirateurs de
Dieu, et « s'honorant de cet esprit religieux qu'on les
voyait quelques instants auparavant repousser et ba-
fouer » (Voir Unité Universelle , t. II, p. 46) (i).
Pour Fourier, l'intervention active de Dieu dans « le
Code social » n'est donc pas niable (2) et le secours prin-
cipal qui a manqué aux philosophes et aux réformateurs
qui l'ont précédé, c'est « l'esprit religieux, la confiance en
la Providence » (3). La théorie de Fourier, elle, « marche
en tous point dans le sens de la religion » (J\). La science
qu'il a créée est « voie de Dieu, La « vraie association »,
— celle de Fourier, bien entendu — , sera donc « reli-
gieuse par passion ; le culte public sera pour elle un
besoin (5) ».
On ne peut guère contester, après ces citations, prises
un peu au hasard de la lecture dans l'œuvre de Fourier,
le caractère religieux de sa doctrine. Mais il y a lieu de
rappeler aussi qu'il a utilisé — et largement — dans son
système le « ressort » religieux, et qu'il s'est proposé
d'employer « l'esprit religieux», qui engendre le « dé-
vouement de charité générale » selon les convenances
du nouvel ordre. On n'ignore pas que Fourier érige en
philanthropie religieuse l'exercice des fonctions triviales
qui excitent une répugnance directe. « Quelques fonc-
tions domestiques, écrit-il, nous semblent ignobles, avi-
lissantes, comme l'enlèvement des boues, immondices,
ce service devient dans l'harmonie une œuvre pie, exercée
(i) L'athée voyant le bel ordre de l'harmonie sociétaire, saisi d'un piciix
enthousiasme, courra an temple s'écrier avec Siinéon : « Seijjnenr, j'ai assez
vécu puisque j'ai vu le clioP-d'uMu rc de votre sa^jessc. Unitc itidvcrseUc, I. II,
p. ()().
(3) Un. Un., [). 70.
(3) Un. Un., t. 1, p. 182.
(f\) Ol'jivres cuniiilrli's, t. VF, p. i()3.
(5) P^'onrcau Monile. \k f\-j[]. Loin de suppiinicr les cultes, il l'iuulr.i lui'ine
leur donner plus de lustre « parce (|ue l'esprit relijficux deviendra inia.iiun et
non devoir chez des peuples (|ui vei-roni l'inlervention active (\o Oieu pour le
bonheur de l'homme et qui recucillcrfuil à chaque instant les IVnils do sa pro-
vidence... » p. 55.
— /,o8 —
par une série d'enfants des deux sexes, enfants voués
par relie/ion aux passions les plus répugnantes (i), »
Et Fourier ne se lasse pas de célébrer son invention
des pelilcs « liordes », « congrégation de philanthropie
unitaire », leur zèle religieux pour toutes les fondions
répugnantes. Il nous les décrit « courant frénétique-
ment au travail qui est exécuté comme œuvre pie, actede
charité, envers la Phalange, service de Dieu et de l'Unité. »
Et il exalte leur vertu (car « les petites hordes sont le
foyer de toutes les vertus sociales aii sens religieux et
civique »). J'ai cité l'exemple des petites hordes; maison
en pourrait citer d'autres. D'une façon générale on peut
dire que toutes les fois que dans son système Fourier
désire donner plus de relief à un exercice quelconque,
fut-ce à la « fonction d'opéra », il en fait immédiatement
un « accessoire du culte religieux » (2).
La vie au Phalanstère sera d'ailleurs une vie religieuse:
la déité, c'est-à dire en termes civilisés le repas matinal,
est suivie de parade et d'hymne à Dieu ; après quoi les
groupes partent au travail — Certains groupes — les ves-
tales par exemple — sont l'objet d'un culte semi religieux,
d'une « idolâtrie générale » (3). 11 faudrait ici examiner
plus à fond cette organisation religieuse et sociale « d'où
naîtra, si l'on en croit Fourier, l'enthousiasme pour Dieu
auteur d'un si bel ordre » et décrire d'après le tableau en-
chanteur qu'il en a tracé les délices de la vie des harmo-
niens où s'entremêleront à tous les plaisirs et à toutes les
voluptés de perpétuelles louanges à Dieu. Maints détails
seraient intéressants à analyser. 11 y aurait lieu notam-
ment d'étLidier « la régie passionnelle » qu'exerce la
« noblesse amoureuse » par u droit dénature », l'institu-
tion du « confesseur sympathiste », — dont Fourier parle
dans ses manuscrits, sans y insister longuement. En ana-
(i) Un. Un., t. III, p. 35i.
(2) Unité universelle, livre 2, t. III, p. 79.
(3) Œuvres, vol. IV, p. 286.
— 4o9 —
lysant ces détails, et en allant au fond des choses, on
arriverait sans doute à penser que la doctrine de Fourier
n'est pas aussi différente et aussi éloignée de celle des
Saint-Simoniens qu'on le croit souvent (i). Elles ont Tune
et l'autre ce caractère commun d'être d'essence religieuse.
Il faut d'abord constater que l'idée de Dieu ne diffère
guère chez les Saint-Simoniens et chez Fourier. Celui-
ci, comme ceux-là, rejette toute intervention surna-
turelle de la divinité. Dieu, pour les disciples de Saint-
Simon « c'est cet être infini qui nous enserre, nous
embrasse, réagit sur nous dans tous les sens, qui se
manifeste à nous par cette apparence matérielle qu'on
appelle ordinairement l'univers, comme ?inus nous mani-
festons nous-mêmes les uns aux autres/?^;' nos apparences
matérielles...; tout ce qui nous entoure, les corps inanimés,
nous-mêmes, nos semblables, sommes une portion de
Dieu (2) », (décembre 1829, Lettre de d'Eichthal à Stuart
Mill). Sans doute, Fourier n'exprime pas dans une lan-
gue aussi philosophique sa conception. Son Dieu n'a pas
une forme aussi métaphysique. « Chez Fourier, écrit
j\I. Seillère (p. 60), c'est encore le Dieu du christianisme
vu à travers Jean-Jacques et son vicaire savoyard, le
Dieu du déisme diminué et mis à la mesure du petit
bourgeois maniaque qui l'invoque ; c'est presque le Dieu
(1) Voir par exemple comment les eliefs se décideront à « opérer pour la
masse, à lui sacrifier leurs intérêts personnels. » Ils le feront « soit par raison »
soit « par inspiration divine » (Fourier, OEuvres complètes, t. IV, p. 58 1).
(2) » Dieu est un, disent les Saint-Simouiens ; Dieu est tout ce qui est, tout
est lui; Dieu c'est l'être infini, l'amour infini se manifestant comme esprit
et matière, inlellig-ence et force, sagesse et beauté. » Pereyre écrit : « Dieu
vit aussi dans la matière car tout est Lur, c'est la manifestation matérielle de
Dieu lui-même qui par I'industrie est embellie. » L'univers, l'immensité des
mondes qui remplissent l'espace, et dans ces mondes, tout ce qui aime, pense
et ag-it, cette terre et sur elle toute la famille humaine, et vous qui m'écnutcz,
et moi (|ui vous parle, tojut cela, tout n'est qu'un seul être, qu'un être intlni,
immuable, éternel, siniide, unique, indivisible, vivant, vivant d'une vie qui lui
est piopre, et c'est lui que nous a|)pelons Diku. » (H. r position, i'"'' année, |). 30.)
Et .Iules Leclievalier disait à l'enseignement central que « l'Iiumanité et le
monde étaient en Dieu » ; (c'est presque dans les mêmes termes que V. Cousin
— son ancien maître — avait exposé le spinozisme dans son cours de iHui)).
— /l I <> —
(les bonnes gens de Déranger. » Cela, je ne le crois pas,
car qu'est-ce que Dieu pour Fourier? C'est riiarmonie
des douze passions, leur développement complet et sans
aucun conflit. Dieu, c'est l'unité sociétaire. I']t l'amour
de Dieu chez Fourier, comme chez les Saint-Simoniens,
se confond avec l'atnour du genre humain, l^n réalité,
P^ourier a professé comme les Saint-Simoniens ce que
ceux-ci appelaient d'un mot forgé par eux et à la création
duquel Fourier n'était peut-être pas entièrement étranger,
« le panthéisme d'harmonie ».
Leur conception de Dieu est donc sinon la même, du
moins très voisine ; leur conception de la religion est
identique (i). C'est une religion sans surnaturel, sans
prière, sans culte presque (2), sans paradis et sans
enfer, faisant abstraction de toute cause première. « La
religion (3), disent les Saint Simoniens, n'est plus pour
nous ce lien vague et mystique qui attache l'individu à
un Dieu pur esprit, cherche à le séparer du monde et
lui fait envisager la magnificence et la beauté que la
nature déploie incessamment devant lui comme les
pompes de Satan. Notre conception de la religion est
bien plus élevée. La religion c'est ce qui lie les hommes
entre eux et avec le monde extérieur. Or, tout progrès
vers Vassociation, tout progrès dans l'exploitation du
globe terrestre est un progrès éminemment religieux »
(Pere^'re). La religion est un lien puissant qui combine
en un faisceau indissoluble les volontés, les idées et les
(i) La religion de l'avenir ne doit pas être conçue comme étant seulement
pour chaque homme le résultat d'une contemplation intérieure et purement
individuelle, comme un sentiment, comme une idée, isolés dans l'ensemble des
idées et des sentiments de chacun; elle doit être l'expression de la pensée collec-
tive de l'humanité, la synthèse de toutes ses conceptions, la règle de tous les arts.
Doctrine, p. /ii6, 17"^ séance, i^e année.
(2) Le meilleur culte, c'est celui que les hommes peuvent pratiquer le plus
facilement sans faire violence à leur nature. J. Lechevalier, Exposition saint-
simonienne. Rouen, mai i83i.
(3) Sur la relig-iou saint-siuionienne, voir Carlyle et le Saint-Simonisine , par
Eugène d'Eichthal, qui contient des lettres de Carlyle à d'Eichthal, du ç) août
l83o et du l'j mai i83i, très intéressantes.
— Ail —
actes de tous. Ainsi donc, pour les Saint-Siinoniens, la
religion est un sentiment social (i), exactement comme
pour Fourier, aux yeux de qui la foi sociale se confond
presque avec la foi religieuse, le sentiment religieux avec
l'unitéisme, et qui écrit presque indifféremment les trois
mots : social, passionnel et religieux, M. Bourgin écrit très
justement : « Cette religion (de Fourier) sera tout intel-
lectuelle et sentimentale ; elle ne connaîtra pas de pra-
tiques; elle ne connaîtra pas d'autre culte matériel que
celui des hommes qui ont servi l'humanité en perfec-
tionnant l'industrie, l'économie, la société » (p. 366).
Les Saint-Simoniens et Fourier entendent donc le mot
religion dans le sens où l'entendait Fénelon ; la religion
c'est ce qui rattache ; leur religion a les caractères que
J.-J. Rousseau donnait à la religion civile qu'il rêvait:
Ce n'est pas, disait-il, un dogme de religion métaphysi-
que ou surnaturelle mais des sentiments -de sociabilité
sans lesquels il est impossible d'être fidèle citoyen; telle
qu'ils l'entendent, elle est presque une organisation
administrative, elle fait office de religion plutôt qu'elle
n'est une religion. Ils envisagent les croyances religieu-
ses d'une façon très sensiblement analogue (2), au point
de vue de Futilité sociale qu'on en peut tirer (3). Au fond,
comme les Saint-Simoniens, c'est bien d'une organisation
religieuse que Fourier rêve, et c'est presque une théo-
cratie religieuse que, sans qu'il s'en vante, (car enfin il l'a
trop souvent reproché aux Saint-Simoniens), il veut ins-
taurer. M. F. Strowski prétend ((ue lui font défaut
(i) Le fait primordial essentiel de toute religion, c'est la production d'une
conception qui établisse un lien commun entre l'homme et ce qui l'entoure.
Transon aux Elèves de l'Ecole I^olytechnique, p. 8.
(3) L'amour, disent les Saint-Simoniens, ne sera ]>lus un sentiment purement
individuel, mais social, par conséquent religieux.
(3) « ...Si les croyances relijfienses, écrit d'l*]iflitluil à Mil! (i'^''' déoenibi-c
1828) n'ajoutent rien à nos connaissances, elles iiiHuent sur nos sentiments ; elles
nous donnent une énerffie, une activité, un aplnnih (|ue nous n'aurions pas sans
elles et c'est pour cela que sans être l'inslrumenl immi''dial de ims prnjfrès de
toute espèce, elles en sunt iiéaiinidiiis lu ciiiuliliiiii nu'ilialc iiulispciisiihlc. Ibi-
dem,
— /h 2 —
l'instinct religieux, le mysticisme. Je crois que c'est une
orosse erreur. Presque tous les commentateurs d(i l'^ou-
rier ont pai-lé de son « culte mysti(|uc pour la liberté »,
« (lu lîiysticisnu* matérialiste (ju'il appelle la théorie des
accords » (P. Leroux, 8* lettre), lîenouvier parle dans la
Critique philosophique (i883, p. 12) de la philosophie
théiste, optimiste, et easentiellement mystique de Fourier
(p. 212). Enfin M. Seillère a consacré tout un chapitre de
son étude sur Fourier à son mysticisme social qu'il
appelle « le mysticisme de l'harmonie naturelle «.Je crois
quanta moi que Fourier n'a rien à envier au mysticisme des
Saint-Simonicms les plus religieux; il est comme eux — et
peut-ùlre plus qu'eux — un mystique du matérialisme.
D'ailleurs Fourier est convaincu, au moins autant {|ue
Saint-Simon et qu'Enfantin, qu'il accomplit une mission
divine. Visionnaires passionnés et intraitables, ils ins-
pirenttous trois à leur entourage, à leurs disciples une foi
absolue en leur mission et leur personne (i). Ces réforma-
teurs se considèrent comme des révélateurs. Gela a été
contesté souvent pour Saint-Simon (2); plusieurs de ses
élèves, quin'avaient pas voulu suivre Enfantin, déclarent en
effet que Saint-Simon s'était contenté de se poser a comme
l'analogue de So(;rate », et font observer que du vivant de
leur maître il n'y eut pas de religion saint-simonienne — ;
sans doute, mais on ne peut nier que Saint-Simon n'ait
dit en termes exprès dès 1802 : « c'est Dieu qui m'a
paillé : un homme aurait-il pu inventer une religion supé-
rieure à toutes celles qui ont existé ? », (3* lettre, 1802)
et un peu plus loin: « Regardez comme le précepte est
(1) Fourier conteste d'ailleurs ce titre h Saint-Simon avec la plus grande
énergie. Les Saint-Simoniens nomment « Saint-Simon révélateur divin ». «On
est révélateur divin quand on découvre une des lois de Dieu sur le mécanisme
de l'univers, sur les vérité sphvsiques et mathématiques , je le suis sur le cal-
cul des destinées sociales, des causes et des fins du mouvement universel. »
(2) Nous avons eu l'honneur de connaître M. de Saint-Simon comme un
homme d'esprit très supérieur et visant peut-être un peu à l'originalité. Nous
pouvons affirmer que de son vivant il n'eut jamais la moindre prescience de son
apostolat posthume, E. de Girardin, La république et les républicains.
— 4i3 —
clair dans la religion qui m'a été révélée » (Ibidem). On
exagère donc quand on dit que ce sont les élèves de
Saint-Simon qui ont seuls « révélé le dogme prétendu
saint-sinionien ». Ce qui est exact c'est qu'ils l'ont con-
sidérablement amplifié. Enfantin, dès 1828 (t. XXV, 95.
Lettre du i5 nov.), écrivait: « nous parlerons au nom de
Dieu.... et sa parole dans notre bouche sera aussi mira-
culeuse, plus miraculeuse mille fois que ne Ta jamais été
aucune de ses paroles révélées jusqu'à nous par la bou-
che des prophètes et des apôtres. » Notez bien qu'à cette
date le caractère religieux de la doctrine n'était qu'à
peine ébauché. Enfantin n'était pas encore monté sur le
Sinaï; il n'avait pas contemplé face à face la majesté du
Très-Haut. Il ne s'était pas encore proclamé le « chef, le
roi, le pontife de la Jérusalem nouvelle » (janvier i83o)(i).
Quant à Fourier, il a proclamé maintes fois sa mission
divine. Il est un « serviteur de Dieu », de Dieu qui
« a voulu que la théorie du mouvement universel échût
en partage à un illitéré » (sic). Et il ajoute modestement
cette réflexion : « Eh ! ce n'est pas la première fois que Dieu
se sert de l'humble pour rabaisser le superbe et qu'il
fait choix de l'homme le plus obscur pour apportei* au
monde le plus important message » (quatre mouvemejits).
Il est un serviteur de Dieu, il se baptise « l'Augu&tin
social » expression qui revient souvent sous sa plume
(Voir Nouveau monde, p. /i23-45o); Unité universelle, t. i,
p.'iSy). Il est le révélateur annoncé et promis par Jésus-
Christ lui-môme j)our la partie industrielle (2). Comme
Saint-Simon, comme Enfantin, il est un révélateur, un pro-
phète, — un prophète qui n'est [)as loin de se croir»' un
(1) Il/iifantin est « coliii que Dieu aimo par-dessus tous les lioiniues, parée
qu'il est le plus aimant de tous... le eliel", le roi, le poiitile de la Ji'-i-usalein
nouvelle, celui par lequel Dieu donne la vie au monde » (Lettre à Tliérèse
Nugues).
(2) Le ti'aité d'attraction de l'Ourier est « intci'prctc divin sur les liai'inonics
sociales comme la révélation est oi-acle divin sur les choses rcli|fienses. » Vnilé
universelle, t. I, p. 187.
.'ll/t —
Dieu. Sans dout(;, il a piolesté (|iril n'était pas « divin »
connue Enfantin qu'il laillail de ses prétentions. Il n'est
môme pas un messie comme Saint-Simon. Il se contente
modestement du titre de sous-messie, « d'hypomessie »,
de vice-messie qu'il s'attribue.
\je messie Saint-Simon (i), le pape Enfantin, Ihypo-
inessie Fourierse considèrent comme les continuateurs
de Jésus et de Moïse ou du moins se présentent comme
les apôlres d'un nouveau messie envoyé à l'humanité
pour lui révéler sa destinée. L'évangile de Jésus n'est
qu'une « sublime préface ». « Le règne de Dieu sur la
terre a été préparé par Jésus, attendu par toute l'huma-
nité et réalisé par Saint-Simon. » Voilà ce qu'écrit Enfan-
tin à Thérèse Nugues en janvier i83o. Et Fourier dit la
même chose en remplaçant seulement le nom de Saint-
Simon par le sien propre. Aussi Enfantin et Fourier se
croient-ils autorisés à « transfigurer (2) la parole chré-
tienne » (ils emploient tous deux ces mêmes mots). Peut-
être serait-il plus exact de dire qu'ils la défigurent. Ils
commentent les évangiles, ils en donnent de nouvelles
interprétations, car l'Écriture, dit Fourier (t. YI, p. 867)
dans certains passages mystérieux a « besoin d'un inter-
prète guidé par des connaissances nouvelles (3) ». Ils s'y
cherchent des justifications. Le véritable christianisme,
disent-ils, doit rendre les hommes heureux non seule-
ment dans le ciel mais sur la terre. Le royaume de Dieu est
hors de ce monde, mais il est aussi dans ce monde, et
c'est ce que l'Evangile a enseigné en disant que la
volonté de Dieu doit se faire sur la terre comme dans le
(i j Ce serait une curieuse étude à faire pour un patliologiste de l'esprit que
celle de la confiance qu'eurent en eux-mêmes un Saint-Simon, un Enfantin, un
Fourier et en général tous les réformateurs de i83o à i848, de la foi absolue
qu'ils eurent que leur mission était providentielle, et de la hantise qui les obséda
de leur messianisme.
(2) Ma théorie se rallie en tous points aux principes de Jésus-Christ que je
vais extraire de l'Evangile. F. Ind., t. I, p. ^63.
(3) « Qu'est ce que l'Esprit Saint ou Justice mathématique, dit Fourier ? C'est
la connaissance du mécanisme sociétaire. » La Pholançie, i848, p. Scji-Sya.
— 4iâ —
ciel. Enfantin pense que Jésus a dit : Mon royaume n'est
pas maintenant de ce monde (Cfr. Enfantin et Isaac
Pereire). Quant à Fourier, il déclare en propres termes
que c'est la destinée sociétaire que Jésus-Christ a annon-
cée, paraboliquement sous le nom de royaume des
cieux (^Nouveau Monde, p. 36i) (i). C'est Jésus-Christ
qui, selon lui, a prédit et « provoqué la découverte du
mécanisme d'industrie combinée et attrayante » ; c'est
Jésus-Christ lui-même qui « prend la défense de Fou-
rier » {F. Industrie, t. I, p. 464). Enfantin et Fourier se
vantent d'ailleurs, l'un comme l'autre, d'avoir été « les
seuls qui aient rigoureusement suivi les instructions de
Jésus-Christ » (F. t. Il, p. 479) (2); ils se proposent tous
deux d'étaijlir le christianisme « général et définitif ».
D'ailleurs, les disciples de Fourier ne s'y trompèrent
pas. Ils n'ont pas voulu créer une secte religieuse à la
façon des élèves de Saint-Simon, ils n'ont pas proposé
l'adoption d'un nouveau culte, ils n'ont fait dépendre la
religion sociale d'aucune innovation religieuse, quelles
que soient les religions admises dans le pays où elle se
développe, et quelles que puissent être les opinions des
membres de l'Ecole sur les dogmes de telle ou telle de ces
religions (voir le manifeste de l'Ecole sociétaire); cela est
certain; mais ils regardèrent leur maître avec une véri-
table vénération. Fourier, c'était pour eux le messie lui-
môme (lettre de Clarisse Vigoureux à Fourier). « Cesl le
vrai rédempteur du monde et de riiumanilé » (Lemoyne à
- (i) « J'essaie de dessiller leurs yeux dans celte lionu'-lie où j'expliquerai le
sens mystérieux d'une parabole non comprise jusqu'à ce jour, celle du roy.vumk
des CIEUX que le Messie conçoit en double sens; il annonce le royaume de
Justice en l'autre monde et celui-ci. n (H'Awrcs complètes, t. \ 1, p. 3.)8. Con-
firmation tirée des Saints-Kvanjples. (Ifr. I\'oin'cau Moiuic industriel, p. 357 ^^
suiv.
(2) Sur ce point, voir le l'Iiapilre inlilulc : l)octrine de Jésns-(!lirist, p. 177
Fausse industrie. « Cesl vi-aimcnt par l'harmonie sociétaire (jne Dieu nous
manifesle l'immensité de sa pi'ovidence et que le Sauveur, selon sa prophétie,
vient à nous dans tonte la (gloire de sou père, (l'est le ri'tfuc du (Ihrisl. » AoH-
i"<'((/( Monde, p. 3S().
— ^iG —
Jules, 2 juillet i833), et c'est encore de nos jours pour
quelques fouriéristes atlai'tlés le révélateur qui a apporté
la vérité (voir Limousin). C'est en termes religieux
(pTils célèbrent en lui « l'inventeur des lois d'harmonie
et des destinées universelles, l'architecte du bonheur sur
la terre ». Et il faut lire les qualificatifs dithyrambi-
ques (i) que lui décernent ses disciples, les litanies et les
invocations mystiques (2) qu'ils lui consacrent, pour se
rendre compte qu'il ne fut pas moins adoré que le Père
Eidantin. Un adveisaire de Fourier pouvait, sans exagé-
rer, écrire dans la Revue des Deux Mondes, dans un article
sur l'Ecole de Fourier en parlant des phalanstériens de
son temps « que ce n'était pas des disciples, c'était des
croyants égarés aux yeux desquels Fourier apparaissait
comme une créature toute spéciale, «ne Divinité venue
sur terre pour enlever aux hommes la cataracte qui leur
couvrait les yeux » (Ferrari, i" août i845). Et un fourié-
riste convaincu et pratiquant nous avoue qu'il y eut une
véritable « église phalanstérienne )j(Gh. Limousin, Le fou-
riérisme^. Il y eut donc autour de Fourier aussi bien qu'au-
tour d'Enfantin et de Saint-Simon (3) un véritable culte.
C'est précisément à cause de cette partie religieuse
qui occupe une place prédominante dans la doctrine
saint-simonienne, et presque aussi importante, nous
venons de le voir, dans la doctrine fouriériste, où elle
est moins connue, — parce que les disciples dans leur vul-
(i) « Fourier... g-énie de premier ordre... possesseur d'une lumière nou-
velle... etc... » OEuvres complcics de Fourier, t. I, p. 3, préface.
(2) « Fourier, verbe de l'homme. .. roi des intelligences... prince des g-énies...
Dieu d'un monde inconnu. »
(3) Saint-Simon est l'tt homme divin », « l'homme Dieu )> ; il a été élu Dieu
pour devenir l'organe d'une révélation nouvelle, il est le continuateur du Christ »
(et ce n'est pas dans le Globe comme on pourrait le croire qu'on lit ce dithy-
rambe, mais dans V Organisateur du 17 mai i83o : A un catholique). La vie de
Saint-Simon est pour nous un type, un emblème de sa doctrine car elle est le
type, Vcmbleme de la perFectibilité, base de notre religion nouvelle. — En ce qui
concerne Enfantin, il suffit de rappeler que son disciple Jourdan l'appelait « mon
Christ bien aimé ». Lambert, écrivait M. du Camp, parlait d'Enfantin « comme
un dévot parle de son Dieu ».
-4.7 -
garisation n'insistent guère sur ce point, — que beaucoup
de réformateurs Saint-Simoniens ou fouriéristes désa-
busés, revinrent au catholicisme. Il serait extrêmement
curieux d'étudier les emprunts faits par le saint-simo-
nisme à de Maistre et à la philosophie catholique contem-
poraine, leurs rapports et leurs relations (i). L'organisa-
teur manifestait « sa prédilection pour l'institution catho-
lique ». On sait qu'Enfantin ne faisait aucune difficulté
pour reconnaître que c'était dans Maistre et les Pères de
l'Eglise qu'il avait trouve « à peu près tout ce qu'il avait
enseigné et même pratiqué sur l'autorité et la liberté (2) »
(Enseignement, p. 116). 0. Rodrigues recommandait
vivement la lecture de de Maistre. Les Saint-Simoniens
avaient eu pour lecteurs des disciples de Bonald et de de
Maistre (3). Sans doute, il n'y avait pas identité entre les
deux doctrines et l'on ne peut sérieusement soutenir que
tout ce qu'ont écrit les Saint-Simoniens soit conforme à
l'orthodoxie romaine; c'est même loin de l'être ; mais du
moins une pensée hostile à l'institution catholique ne
saurait leur être attribuée, et ils penchent même vers elle
de bien des manières et sur bien des points. Sans doute
ils ne dissimulent pas ce qu'il y eut de défectueux et
d'imparfait par rapport à l'avenir dans les institutions du
Christianisme ; mais ils exaltent ce qu'il eut de grand dans
le passé. Ils estiment que « le point de vue catholique est
arriéré, incomplet (4) »; mais ils reconnaissent qu'il est
(i) Il faut aussi sig-naler l'Influence très profonde et très réelle au point de
vue religieux des écrits de Ballanche. C'est la lecture de ses prolégomènes qui,
vers 1828, contribua fortement à inspirer le souffle religieux h l'école saint-
simonienne encore matérialiste (Voir Sainte-Beuve, Porlralts conlemporains.
t. 1, p. 829).
(2) Plusieurs Saint-Simoniens se plaignaient vivement de « ronvaliisscincnt
exagéré des pensées de Maistre et de jjamenuais ».
(3) ce D'autres le lisent plus sérieusement (voire journal) notamment M. \ a-
lette, lieutenant de frégate, ancien élève de l'école, qui trouve votre système
U'ès intéressant, la plupart de vos idées fort Justes. Ses doctrines sont cepen-
dant celles de M. de Maistre et de Honald » (Levesque, ingénieur ilc la maiine.
La Galypso en station au I^evant, 19 décendire i83i, à M. I^eclievalicr).
(4) En effet « les eluétiens ont divinisé Dieu et n'ont adoré ([u'une de ses
37
— l^lH —
« le seul (|iii puisse satisfaire des co'urs aimants, et les
esprits éclairés auxquels la loi nouvelle n'a pas encore
été annoncée (i) » (Lellres à un prèlic < allioli(|ue, 3
novembre 1829. II. F.). Aussi paiciil-ils an ( allKtlicisme
« l(nir tribul d'amour et d'admir-alion ». Ils ont avec les
<;allioli(|ucs des sentiments et des principes communs (2) :
la haine de l'anarchie individualiste, l'idée que l'égoïsme
tue les sociétés dont la religion ne lait plus la vie, et ils ont
aussi le sentiment profond de la nécessité absolue d'un
morne but, d'une foi religieuse commune et d'une disci-
pline im|)rimant aux volontés individuelles une direclion
commune pour que l'ordre et l'harmonie s'étaljlissent ;
ils ont le sentiment profond qu'il faut effacer, faire dispa-
raître, tuer en soi la personnalité; ils ont comme eux le
sens social, c'est-à-dire le sens de la suboi'dination néces-
saire du bien individuel au bien collectif, le sentiment très
deux faces ». Le Cliristianisine ne voyait clans l'iiomnie que la face esprit, et
détournait les yeux de la face matière, et si, quoi qu'il pût faire, il se trouvait
malgré lui ramené à elle, il criait anathème aussitôt qu'il l'apercevait. Ce dédain
de la matière se retrouvait dans tous les ordres des conceptions humaines: dans
la politique, dans la morale individuelle, dans la poésie. (D'Eichtlial à Mill,
i""" décembre 182g). La doctrine religieuse des Saint-Sinioniens a ce caractère
unitaire qui doit rallier autour d'elle les hommes de l'avenir. Elle ne met ni
Vesprit au-dessus de la matière ni la matière au-dessus de Vesprit. Elle les
regarde comme entièrement unis l'un à l'autre, comme étant la condition l'un
de l'autre, comme étant les deux modes par lesquels se manifeste Vétre, l'être
vivant, l'être sympathique... Elle pense que dans V ordre poUti</ue comme dans
l'ordre poétique nous devons également tenir compte des facultés spirituelles et
matérielles de l'humanité afin de produire son bien-être moral (Eicbtbal à Mill,
I"" décembre 182g).
(i) Pour pratiquer Saint-Simon il faut avoir été chrétien et ne plus l'être. Il
faut avoir puisé dans les instructions d'un ministre de l'Evangile, à quelque
secte qu'il puisse d'ailleurs appartenir, ce besoin d'amour, de fraternité que la
parole chrétienne fait naître dans le cœur des hommes et auquel aucune des
sectes chrétiennes existantes ne donne aujourd'hui satisfaction.
(2) « Le SaintSimonisme c'est une religion moins un Dieu, c'est le christia-
nisme moins la foi qui en est la vie ; c'est l'Évangile moins la raison et la con-
naissance de l'homme ». (Lamartine). Ozanam dans l'étude qu'il consacre aux
Saint-Simoniens déclare qu'ils se rattachent sur plus d'un point aux traditions
chrétiennes et qu'ils veulent seulement donner de nouveaux noms à d'anciennes
vertus, changer les conseils de l'Evangile en préceptes et fixer sur terre l'idéal
du ciel.
— /ii9 —
profond des responsabilités que tous ont dans le bonheur
ou le malheur du prochain, le souci d'une distribution des
biens telle que nul n'en soit dépourvu et que le partage
en soit de plus en plus équitable ; le désir de l'accroisse-
ment continu de Tordre, de l'égalité réalisable, de la paix
entre les peuples et de la confraternité des hommes, et la
même sympathie pour la misère des pauvres, le même
dévouement pour leur amélioration morale. Ils compren-
nent que dans la société, telle que les événements, et les
doctrines l'ont faite, on ne peut exercer d'action que si on
porte au cœur ce goût, cet amour, cette intelligence du peu-
ple, et que l'on ne peut résoudre le grand problème social
que si l'on est profondément religieux. Sur tous ces points,
catholiques et Saint-Simoniens ne diffèrent que par des
nuances (i). Aussi les Saint-Simoniens, qui étaient d'ail-
leurs attaqués très violemment par certains journaux ca-
tholiques, critiqués sérieusement par d'autres qui, tout
en ne méconnaissant pas la générosité de leurs illusions,
en voyaient le danger, étaient-ils jugés avec plus d'indul-
gence par ceux qui catholiques (2) et libéraux, partagés
(i) « L'église, écrit uq Saint-Simonien, c'est une institution qui est fondée
sur la prétention à l'universalité et par un charpentier; qui ne prati(|ue pas
la conscription ; qui ne reconnaît pas de castes ni même de race parmi ses
membres ; qui n'admet ni l'hérédité des Fonctions ni l'hérédité de fortune, ni
même la propriété privée ; qui ;i réalisé l'association de travaux et de vie ;
c'est cette association qui nous a donné le gfoùt de toutes les bonnes cho-
ses. »
(2) Montalenibert écrit dans V Avenir: « n'est-ce pas la foi^inconiplète, incer-
taine, égarée, mais toujours elle, qui reparaît dans ce groupe d'hommes nou-
veaux, parmi ces Saint-Simoniens qui tout bafoués qu'ils sont et quelque répu-
gnance qu'ils nous inspirent, méritent au moins notre étonnement puisqu'ils
viennent parler au monde de foi et qu'ils se disent prêts ;\ affronter le martyre,
oui le martyre, le cuisant et impitoyable martyre de notre société: le ridi-
cule. ». Avenir, 3 août i83i. N'est-ce pas en effet le ton d'un apôtre que celui
d'Enfantin ? Il écrivait : « Non, le ridicule, la honte même, que dis-je, la di-
minution de l'affection des personnes qui nous aimaient et que nous chéi-issons
toujours quelle que soit leur froideur pour nous, ne nous feraient pas gai'dcr
dans le secret de notre pensée le nouvel Evangile qui doit sauver tons les hom-
mes, ceux mêmes qui nous la|)ideront. ...I^es stuiciens na({uirent par une admi-
rable lassitude de Dieu qui ne parlait pas, des hommes qui se disputaient entre
le despotisme et l'anarchie un vil pouvoir. Or, la même misère qui les a pro-
entre deux amours, eclui de la religion et de la liljerlé,
voulaient comme Monlalembert les concilier, et montrer
que « leur union est non seulement chose possible, mais
chose nécessaire », et qui étaient intéressés ou étonnés par
le saint-simonisme etses progrès. Certains même, comme
l'abbé Jacques, ancien professeur de l'Université, com-
prenaient et expliquaient fort bien les causes de son
succès f|ui venait, selon lui, « d'une magnificiue cou-
leur de [)liilanthropie, des idées de progrès, de perfec-
tionnement de l'espèce humaine qui, à les en croire, ne
pouvaient se réaliser que par leur système » (Cité par
BufFenoir, Les Saint- Simonieiis à Lyon, i83i-i83/i. H. bleue,
i8 septembre 1906).
Les analogies entre la doctrine catholicjue vA celle des
Saint-Simoniens « ces pieux ajusteurs de l'église catho-
lique aux besoins de la philosophie nouvelle », comme
duits autrefois a créé aujourd'hui les libéraux de Saint-Simon. Comme les stoï-
ciens, ceux-ci ont désespéré de Dieu et de la république ; ils ont Pait un schisme
avec tout ce qui a été, tout ce qui est, tout ce que le xix*^ siècle espère; ils ont
compris que cette triple cause était perdue et laissant la foule s'enivrer des
mensonjjes d'une société finie, ils se sont réfug-iés dans leur cœur pour y cher-
cher quelque chose qui fût puissance et vérité. Mais au lieu que les stoïciens
ne crurent pas possible un dieu nouveau ni une société nouvelle, les libéraux
de Saint-Simon éclairés par le miracle du christianisme ont conçu le dessein de
retremper leur œuvre en refaisant Dieu. C'est-à-dire qu'ils ont compris juste
ce qui manque à la société moderne pour être une société, la foi. Curieux évé-
nement sans doute. Pendant qu'on sonne partout les funérailles de Dieu, voici
de nos contemporains, des jeunes gens comme nous, dont l'incrédulité mal à
l'aise soupire après la foi jusqu'à s'en faire une, jusqu'à se soumettre à une hié-
rarchie religieuse et à prêcher des dogmes au peuple. Lacordaire, i3 novem-
bre i83o. h' Avenir.
Toutefois ils ne travaillent pas pour eux. Ils séduiront peut-être beaucoup
d'âmes, car des temps approchent où quiconque parlera de Dieu aux hommes
les fera pleurer tant le cœur humain sera las des hommes. Mais un obstacle
plus invincible encore dans les temps éclairés qu'aux époques d'ignorance empê-
chera toujours la propagation d'une foi fondée sur le seul raisonnement. Le
libéralisme de Saint-Simon n'est trop visiblement qu'une philosophie, qu'une
politique recouverte de prétentions religieuses qui ne subsisteront pas devant
l'examen et qui prouvent seulement la nécessité de la foi semblable à ces astres
longtemps l'effroi du monde, dont la lumière errante laisse entrevoir celle de
l'étoile immobile. Lacordaire, Ibidem. « Ce qu'ils sont et ce que nous som-
mes ». h'Avenir.
^2 1
dit spirituellement M. Dolléans, étaient telles que des
Saint-Simoniens restés libéraux s'en inquiétaient : « je
crains toujours, écrivait Guéroult à Lambert, en i832,
que vous ne tourniez au catholicisme. » Lamartine avait
prédit que le saint-simonisme « hardi plagiat qui sortait
de Tévangile y reviendrait (i) ». C'est ce qui arriva du
moins en partie : lorsque plusieurs Saint-Simoniens se
rendirent compte après le schisme de Bazard de l'im-
possibilité qu'il y avait à fonder quelque chose sans la
tradition et contre elle, ils se convertirent au christia-
nisme; les uns allèrent à un christianisme vague, les
autres à un catholicisme fervent. C'est le saint-simonisme
qui les y conduisait; c'est lui qui amena Bûchez à son
seuil — et qui ramena avec éclat dans le giron de
l'église catholique le carbonaro Dugied. « Nous sommes
passés près de la demeure de M. Dugied fervent
Saint-Simonien sous le règne de M. Bazard, écrivait la
Saint-Simonienne Suzanne Voilquin partant en Egypte
pour y retrouver le Père ; aujourd'hui on nous le fait
remarquer sombre et recueilli ; il revenait de l'église
entendre la messe ainsi qu'il le fait chaque jour. Est-ce
une pose? est-ce une co}ivictw?i ? me suis-je demandé en
voyant cet ex-apôtre ?...» Il y eut d'ailleurs parmi les Saint-
Simoniens bien d'autres conversions : celle de Margc-
rin (2), celle de Claire Bazard, et celle de son gendre
(i) Tout ce qu'il y a en lui de sincère, d'tHevé, d'aspiialion ;\ un ordre
terrestre plus parfait et plus divin, s'apercevra bientôt qu'il ne peut marcher
sans base, qu'il faut toucher au ciel par ses désirs, mais à la réalité humaine
par les faits, et reviendra au principe qui donne à la fois la vérité spéculative
et la force pratique, l'espérance indéfinie du perfectionnement des sociétés
civiles, et la rè^jle, la morale et la mesure, qui peuvent seules les y diri{|er ;
ce principe d'où nous émanons tous, croyants ou sceptiques, amis ou enne-
mis. C'est le christianisme 1... (Lamartine, Poliliqiie ralionncllc, cité par Dory,
p. a. '16-3/1 7).
(•>,) « Marjjeriu écrit dans V Unlvcrsilr calholiiiiw. espèce d'eiiscijfucmoiil ency-
clopédique publié par l'abbé rîcrbet, Montalcmbcrt, Ca/.alis et autres, .lai vu
Marjfcrin plusieurs fois : son attitude comme catlioli(|ue m'a paru écpiivoqnc et
diplomatique. Il n'a pas reculé, m'a-t-il dit, sur aucun des points capitaux de
SCS anciennes convictions et il croit y arriver plus vivement par le catholicisme
/j2 2
Saint-Chéron, qui devint rédacteur à VUnivers religieux,
celle de Dory qui pujjlia une brochure {i^elour au Christia-
nisme de la part (V un ^a\ut-Sinionien, par A. Dory, avocat,
Marseille, i83/i) — celle de Chéruel et de tant d'autres.
D'autres, sans revenir au calholicisnie |)rali(|uant devin-
rent des admirateurs du catholicisme, a Disons-le une
fois pour toutes, écrivait un Saint-Simonien: par la doc-
trine de Saint-Simon, nous avons compris tout ce qu'il y
avait eu de grand, de sublime dans les institutions <jue
notre éducation nous avait fait méconnaître, liemplis
d'une admiration sainte, nous avons senti toute la valeur
des mythes chrétiens, nous avons compris (pic par eux
seulement la divine morale du Christ avait pu se réali-
ser (i). » Ce respect et cette admiration du catholicisme,
la compréhension de son rôle historique et social furent
pour plusieurs une étape sur la voie du retour à la reli-
gion catholique.
Il semble bien que l'individualisme de Fourier n'avait
pas avec le catholicisme l'affinité qu'avait le sens social
qui professait depuis longtemps in petto toutes ces nouveautés ! (Guéroult à
Lambert, 5 mai i836). Margerin devint l)ientot professeur dans une université
catliolique en Belgique. »
(i) « Aucun de ceux qui ont passé par le Saint-Simonisme ou qui y ont
touclié d'un peu près n'y ont passé impunément, dit Sainte-Beuve.
En dehors de la direction industrielle et économique, il donna li plus d'un
qui en manquait l'idée d'une religion et le respect de cette forme sociale la
plus haute de toutes. « Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, IV, i/jô.
Ayant passé moi-même en si peu de temps grâce au saint-simonisme de
l'athéisme à un sentiment contraire. D'Eichthal à Mill, i*"' décembre 1829.
J'ai vu 20 jeunes Français qui, d'antagonistes moqueurs du christianisme,
sont devenus grâce à l'influence de Saint-Simon des admirateurs sincères de
cette noble religion. Du Saiiit-Simonisme. Gazette d'Augsbonrg.
D'ailleurs tout le monde constate entre 1882 et i835 la renaissance du senti-
ment religieux. « Il se passe, écrit Dupanloup en i835, et s'accomplit depuis
un certain temps que](|ue chose d'admiral)le parmi nous; les influences religieuses
ont repris leur empire, au fond il y a toujours un mouvement religieux, vague
pour plusieurs, mais irrésistible et de plus un retour certain et sérieux pour un
grand nombre. « Et déjà en 1882 le philosophe rationaliste Jouffroy constatait
avec surprise le changement d'orientation des esprits, .v Messieurs, disait-il à ses
élèves, 11 y a 5 ans je ne recevais que des objections dictées par le matérialisme...
ujourd'hui les esprits ont bien changé : l'opposition est toute catholique. «
- ^23 —
des Saint-Simoniens. Les disciples de Fourier préten-
daient pourtant que la théorie de leur maître tout en
n'étant « hostile à aucune religion » a impliquait sympa-
thie et vénération toutes spéciales pour le christia-
nisme », car il existe une concordance magnifique entre
l'enseignement évangélique et l'unité harmonienne de
Fourier [Victor Hennequin]. La Phalange allait plus
loin encore en constatant «l'identité du but de l'école socié-
taire avec celui du christianisme ». Peut-être y a-t-il là un
peu d'exagération — mais ce que le fouriérisme avait de
commun avec le christianisme, ainsi que ^L Charles Gide
l'a signalé, c'est surtout sa foi dans l'existencô d'un plan
providentiel préétabli dont l'homme s'est éloigné et qu'il
s'agit de retrouver. Plusieurs fouriéristes déçus et désabu-
sés et qui avaient un « besoin impérieux de culte» devin-
rent d'ailleurs des catholiques pratiquants. La conversion
la plus notoire futcelle d'Abel Transon en i835. Il annon-
çait à .Julie Considérant son retour au christianisme, et
l'attribuait à ses convictions fouriéristes : « Je suis devenu
chrétien. La foi religieuse m'a été rendue ; et quand on
est phalanstérien, on ne peut être que catholique. L'église
est le foyer même de cette idée de l'imité universelle que
Fourier a ramenée au monde philosophique, et quant à
l'espérance d'une harmonie sociale elle n'est dans aucune
des autres opinions, puisque aucune d'elles n'a de pivot
terrestre. L'église catholique seule a l'idée de bâtir pour
l'éternité » (sans date).
Plusieurs fouriéristes le suivirent d'ailleurs dans son
évolution : d'Eyzalguier, Veran Sabran, Laverdant, et
d'autres (i) encore. Laverdant, bien que redevenu catho-
Ii(|ue, se réclamait toujours de Fourier : « Si jailore
(l) Laverdant écrivait « qu'il y avait dans l'tk-ole un petit imnibie de plia-
lanstériens qui tendaient au calholicisuie s'ils n'y étaient déjà comme (lirol,
AHVed /Vdiran, Le Morvonnais, Mary^olin. » T,e Mnrvonnais était venu tl'ail-
leurs au l'ouriérisnie pour un uiotiF, éciivail-il aux rédacteurs du Phnlumjc.
qui pourrait « sembler à beaucoup i)ien clran{fc... pari'C que jcsuis cbi'cticu c(
que vous êtes harmonieus. »
désormais ce que j'ai brnlé, ce Christ que j'avais oublié,
cependant je ne suis pas de ceux qui brùlenl ce (ju'ils
ont honoré. Fourier reste mon maître naturel et res-
pecté et je vois en lui 1(î |)his vigr)ureux génie qui se soit
hors de la loi sacrée lancé vers l'éternelle vérité ; quoi
qu'on ait pu dire, les attractio)is sont proporlionnelles aux
destinées dans le sens large et profond de ces mots, ta
série ne cesse pas de distribuer les harmonies, l^nfin F analo-
gie universelle coni[)lèle cette triple et féconde méthode
d'intéo-rale investif^ation. »
Certains membres de l'école phalanstérienne auraient
souhaité qu'on cherchât à concilier les dogmes du catho-
licisme avec la théorie harmonienne. Varin, ingénieur
des mines, écrivait à Considérant en iSSy : « dans l'inté-
rêt de la réalisation y anrtns désiré vivement que ([uolqu'un
de vos collaborateurs eût dirigé ses recherches vers le
but de concilier en tout la conception de Fourier avec les
dogmes précis du catholicisme et qu'il en eût montré la
connexité avec une religion à laquelle les uns (et je suis
du nombre) croient d'une manière religieuse, et à
laquelle les autres rendent justice comme au plus vaste
et au meilleur système qui ait depuis l'origine réuni les
hommes dans des pensées et des actions communes. »
Il est d'ailleurs remarquable que le fouriérisme inclinait
vers le christianisme (i). Déjà Fourier s'était engagé à
assurer aux prêtres une situation considérable dans l'ordre
nouveau qu'il rêvait, ce qui faisait dire à certains qu'il
« courtisait la robe noire » (voir lettre de Thomas à Tran-
son, sans date). Mais l'école fouriériste s'était rappro-
chée de plus en plus du catholicisme. La Pltalange (2)
cherchait des analogies entre la Doctrine de Jésus et celle
de Fourier: « ce que Jésus a réprouvé sous le nom de
(i) Nous pouvons citer beaucoup d'ytliées que la conversion à nos idées a
ramenés ?i la foi (Phalange, i^'- novembre i838). Le même numéro contient
une lettre de curé qui porte ce titre un peu surprenant : conversion d'un curé
à la croyance en Dieu par la lecture de Fourier.
(2) Voir n"" 48, 53, 07, 62 bis, 68.
— '|3i) —
civilisation ; ce que nous voulons avec Jésus c'est ce que
Jésus a voulu sous le nom de royaume de Dieu et àcV établis-
sement de sa justice {Phalange, 3* série, t. VII, p. 2002).
« Chaque jour, lit-on dans la Démocratie pacifique, l'é-
cole arrive à des solutions évidemment chrétiennes
sinon catholiques. » Le même journal publiait des arti-
cles dont les titres: « les disciples de Fourier sont-ils
chrétiens? » ou bien encore « accord de l'évangile avec
la théorie de Fourier » indiquent très nettement la nature
religieuse des préoccupations des phalanstériens. « Si la
théorie sociétaire se réalise, écrivaient-ils, c'est la réali-
sation universelle du royaume de Dieu et de sa justice,
c'est la réalisation universelle de la véritable et sainte
pensée du christianisme, l'union, l'association des
hommes entre eux sur la terre et I'union de l'humanité
avec Dieu par l'amour de Dieu et la pratique de ses lois »
(Manifeste de l'école sociétaire^ ; et encore : « C'est un
devoir pour chaque homme vraiment religieux de con-
tribuer en proportion de ses moyens à l'acte décisif (jui
peut mettre un terme à toutes souffrances individuelles
et à toutes misères sociales » (Manifeste de l'école socié^
taire'). Certains passages de la Démocratie pacifique pour-
raient presque être considérés comme du socialisme chré-
tien. « Nous avons à réaliser une démocratie chrétienne
où la liberté, l'égalité, la fraternité ne soient pas de vains
mots, où l'accomplissement de ces principes évangéliques
constitue l'unité » (Démoc, pacif., t. II, p. i33).
Ala même époque, l'architecte Bourgeois, ancien Saint-
Simonien, dans une brochure intitulée le Christianisme
temporel oi\ figure une note sur «l'église selon saint
Jean » ou « réalisante » s'adi-cssait aux Saint-Simoniens
et aux Saint-Simoniennes pour leur faire part de la néces-
sité et de la possiljilité (pril y avait de ralh'er la (h)ctiine
de Saint-Simon à la foi chrétienne, au chrisliaiiismc
temporel et aux éciitures (i).
(i) « l/auteiii'j r-L'rlviiit-il, ne cherche pas à l'aire scclc ; c'est au coiiiraire
Ainsi les doctrines saint-simonienne et fouriériste se
rapprochaient très nettement et très sensiijlcnient du
christianisme. D'un autre cÀAi^, rèjile des catholicpies
tendait à évohicr sous riniprcssioTi (l<;s dcjclrines saint-
simonienne et Couriérisle, et sul)issail j)eiit-ètie incons-
ciemment l(nir inlliiencc. « Le Vroductcur, écrivait
M. (]h(;vaIioi', pièchail hi baisse de l'intérêt, la déconsi-
dération sociale des oisifs et la prééminence de l'indus-
trie. Les écrivains des journaux cathoii(|ues sont entrés
en rapport avec nous, ils nous étudient avec curiosité,
avec étonnement, ils modifient insensiblement leuis
idées par les nôtres. » Le fouriériste Considérant se
rencontrait en i833 avec le saint-simonien Lerminier
chez le catholicjue Montalembert où il fréquentait, et où
ils discutaient tous trois des solutionsà donnera la ques-
tion sociale, et s'entretenaient de la « misère actuelle du
peuple », dont ils tiraient « de sinistres présages pour
l'avenir ». Tout le monde d'ailleurs constate ce rappro-
chement du christianisme et des doctrines des diffé-
rentes écoles socialistes.
Le 5 mai i836 Guéroult écrivait à Lambert : « Il se fait
un mouvement dans l'opinion qui semble annoncer du
nouveau. En religion par exemple il s'opère un grand
rapprochement entre les catholiques et nous et ceux qui
ont été teintés de nos idées. Les prédicateurs catholiques
donnent aujourd'hui en chaire une deuxième édition sous
une forme beaucoup plus philosophique des prédications
pour meUre fin à la secte saint-simonienne qu'il a écrit ce petit ouvrage en le
faisant rentrer quant aux données principales clans la doctrine du Clirist
Nous voudrions voir les Saint-Simoniens complètement ralliés à la doctrine du
Christ qui délivre de toute erreur et rachète toute chair, p. xiii Car c'esj
seulement par celte doctrine qui pose pour base du progrès social la loi de
l'existence simultanée du verbe et de la chair, manifestée dans l'humanité
par l'Eglise et l'Etat que les Saint-Sinioniens parviendront au but qu'ils s'étaient
proposés d'associer respectivement (et sans les confondre ni les subalterniser
exclusivement l'une à l'autre) la puissance des intérêts matériels à la direction
bien entendue de l'intelligence, ou comme disent les Saint-Simoniens de réhabi-
liter la CHAIR pour l'unir harmonieusement et pacifiquement, religieuseinenj
avec I'esprit. »
" ^^7 -
de Barrault, Laurent etTranson et obtiennent un succès de
surface parce moyen. Le clergé d'ailleurs par ses mem-
bres éclairés travaille beaucoup. » Quelques années plus
tard, Michel Ciievalier, « vieux voltairien » comme disait
Enfantin, s'apercevant que « sans l'intervention de la
religion il sortirait du système manufacturier un régime
d'anarchie brutale », constatait avec joie que « l'église
catholique était au moment de se réconcilier avec les ten-
dances novatrices de l'époque... », et que « le clergé
français dirigeait son attention et ses efforts du côté de
l'industrie » (i). Enfantin accentua d'ailleurs ce rap-
prochement vers le catholicisme. Il écrivait en i8^3
(i" novembre) à Arles Dufour, son disciple : « Il faut
faire prêcher le saint-simonisme de i8/i3 aux nobles et
aux curés puisque les bourgeois qui ont entendu celui
de i83o n'osent pas le pratiquer », et lui recommandait
de suivre avec soin le mouvement du clergé vers les
idées populaires.
Il serait intéressant d'étudier plus à fond ces mouve-
ments qui jetteraient un jour nouveau sur les origines de
ce qu'on appelle le socialisme chrétien. Mais ceci nous
écarterait un peu de l'oljjet (|ue nous nous étions pro-
posé, lequel était strictement de montrer que les doctri-
nes que nous avons étudiées avaient au fond un carac-
tère religieux bien (pie, comme nous l'ayions vu, les
phalanstériens n'aient généralement pas envisagé le
fouriérisme sous cet aspect et n'aient pas même entrevu
son caractère religieux. On a dit souvent (pio le socia-
lisme était une religion (Gustave Le Bon) et M. T)ol-
léans a écrit que lorsqu'on voulait ranuMier à l'unilé
ses vai'ianles, on pouvait dii'o (pTclh^s préscnlaicnl avant
tout un caractère religieux (Owen, p. G). Cela est par-
faitement exact et j)cut être vérifié sur le socialisme
de iS/jS notamment, lequel a un caractère très nettement
religieux; c'est encore plus vrai (hi sainl-sinionisnie
(l) OrjjiiiiisiitMHi lia cliciniii de iVr do Stiashoiiii; à lî;\lo (J" lettre, I^^.'il).
- /,.,s —
et du fouriérisme. Il faut d'ailleurs remarquer que vers
i83o, toutes les doctrines — et non pas seulement les
doctrines socialistes — ont un caractère religieux :
Wronsky (i), A/,aïs, Cocssin, aboutissent à des religions,
et Auguste Comte lui-même (|ui, après avoir déclaré à
propos des Sainl-Siinoniens ([ue le retour à la théologie
de la part de gens qui en étaient sortis était à son avis un
sisfue irrémédiable de médiocrité intellectuelle et peut-
être môme un manque de véritable énergie morale, finira,
par créer la religion positive, après avoir tenté une
alliance avec les catholiques.
Mais ces doctrines, dans lesquelles se manifestent net-
tement une religiosité et un mysticisme qui répondent
aux aspirations sentimentales et constituent ce qu'on a
appelé le socialisme utopique et sentiiTiental ont de plus
une valeur, une signification documentaire ; elles sont le
témoignage de leur époque ; et leur caractère commun,
celui qui les oppose à celle des réformateurs de l'époque
suivante ou tout au moins les en distingue nettement,
c'est d'être romantiques.
Cette aberration orgueilleuse, cette hypertrophie du
moi que nous avons signalées au cours de cette étude
chez Saint-Simon, Fourier et Enfantin, — ce messia
nisme social, qui leur est commun, cette religiosité
plus ou moins vague, plus ou moins confusément pan-
théistique, ce matérialisme mystique, ces plagiats évan-
géliques adultérés de rêveries utopiques de paradis ou
d'Edens sensualistes, ces débordements de sensibilité,
ces dérèi^flements moraux, cette « omnigamie» comme dit
Proudhon, que sont-ils sinon les symptômes caractéris-
tiques, aisément reconnaissables et qui ne trompent point,
du romantisme, tels que ses plus récents et plus lucides
historiens, au tout premier rang desquels il faut citer
M. Pierre Lasserre, nous les ont dé(u-its. Tout le roman-
(i) Wronsky est un n'vélnteur. Il expose « reiïroyahie .intinomie sociale »,
et promet la destruction finale (il attaquait d'ailleurs avec violence le Saint-
Simonisme). Voir Bulletin union antinomienne, Messianisme (i 833).
— 429 —
tisme social et philosophique est dans ces doctrines et
tous ses traits y sont très fortement marqués.
Mais c'est sans doute chez Fourier qu'ils le sont le
plus nettement et le plus profondément. M. Seillère,
dans son livre intitulé le Mal roinantique , a étudié Fou-
rier comme le représentant d'un des aspects essentiels
selon lui de la psychologie romantique, qui lui semble
incarner dans toute sa perfection ce qu'il appelle « l'im-
périalisme irrationnel des pauvres ». VA M. Fortunat
Strowski analysant cette année le Romantisme îiumani-
taire et philosophique, choisissait comme représentant de
Ce grand mouvement Fourier parce qu' « en lui l'utopie
sociale apparaît, disait-il, plus pure, plus radicale et en
même temps plus poétique. » — C'est peut-être lui faire
beaucoup d'honneur, — bien qu'il se soit dans un pas-
sage de ses œuvres proclamé « le suzerain du roman-
tisme », que de faire de Fourier « le grand vulgarisateur
de tous les excès de la psychologie romantique au
XIX* siècle » (Seillère, p. 228). Ce qu'il y a de certain, c'est
qu'on retrouve chez lui, et dans son œuvre, comme chez les
Sainl-Simoniensetdans leurs œuvres, les caractéristiques
les plus essentielles, les symptômes du romantisme (i);
nous avons déjà signalé leur égotisme, leur émotivité mys-
tique : mais le trait principal qui apparaît chez eux, c'est la
suprématie de la passion, et de l'affectivité sur la raison.
Chez Fourier comme chez les Saint-Simoniens, le senti-
ment et la passion sont glorifiés. Ne sont-ils pas tout,
en effet, puisque la production économique elle-même
exigera pour atteindre son maximum « le plus haut degré
de sentiment! » Fouriéristes et Saint-Simoniens se
disputent la paternité de l'idée que « la passion est une
révélation permanente ». Et la raison est presque aussi
maltraitée par les Saint-Siinonicns, qui sont des hommes
(i) « On est de ftiit partisan de la tlirorie sooie^laire, disait l'\)uricr, si on est
partisan du genre romantiqne. » Les Saiiit-Sinioniens se proclament aussi roman-
tiques. « Le Saint-Simonisme c'est le romantisme des savants » (N oir Exposition,
l''« année, p. 3y6).
— 43u —
de science ne l'oiiljlions pas que par Fourier. « On
veut trop raisonner » écrit à plusieurs reprises Claire
Ba/.ard qui combat cette « manie de philosophie, ce
désir de tout creuser, de tout approfondir » ; et cela
n'esl point une o|)inion individuollo. Enfantin, Transon,
E. Rodi'igues, Jean Reynaud le répètent sur tous les
tons; et l'ex-Saint-Simonien Pierre Leroux a viaiment
mauvaise grâce à reprocher à Fourier « de nier la rai-
son et de ne connaître que ce qu'il a|)pclle les passions »,
reproche exact d'ailleurs, car l'ourier proclame (pie « la
raison est ennemie de Dieu » (^Harmonie universelle, l, 25),
et constate avec joie que « dans tout cas c'est la pas-
sion qui triomphe, et jamais la raison qu'elle bat partout à
plate couture » mais qu'il n'appartenait guère à un dis-
ciple d'Enfantin de formuler — car le saint-simonisme
tout comme Fourier subordonne à la sensibilité l'intelli-
gence, à l'imagination la raison, à l'instinct la réflexion
et à la sympathie la science (i). Ainsi les deux doctrines
affaiblissent, suppriment le contrôle de la raison au
profit des passions (2); il en résulte une exaspération
de l'individualisme fondamental de la nature humaine.
M. Espinas professe que le socialisme est l'expression
(i) « Nous avons vu... le principe le plus général et le plus vulgaire de la
simple morale individuelle, la subordination nécessaire des passions à la raison,
directement dénié par de prétendus novateurs qui, sans s'arrêter à l'expérience
universelle rationnellement sanctionnée par l'étude positive de la nature
humaine, ont tenté au contraire d'établir comme dogme fondamental de leur
morale régénérée, la systématique domination des passions, dont l'activité
spontanée ne leur a point paru sans doute assez encouragée par la simple
démolition philosophique des barrières destinées à en contenir l'impétueux
essor puisqu'ils ont cru devoir en outre la développer artificiellement par l'ap-
plication continue des stimulants les plus énergiques. » Aug. Comle, p. 69,
t. IV. Cours de philosophie positive.
(2) Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait rien de raisonnable ni même de
rationnel chez eux. On retrouve dans leurs œuvres non seulement les « velléités
rationnelles » que M. Seillère constate chez tous les romantiques et leurs
sophismes, mais encore très souvent une dialectique habile et ingénieuse à
laquelle Fourier et surtout les Saint-Simonlens ont souvent recours pour don-
ner à leurs vues les plus chimériques et à leurs rêveries les plus audacieuses
une apparence rationnelle.
- 43i -
suprême de l'individualisme révolutionnaire. Et cela
est si vrai que M. Jaurès lui-même déclare dans un arti-
cle de la Revue de Pains que : tous les penseurs socia-
listes ont afTirmé la liberté nécessaire de l'individu
(Socialisme e\.\\he,v\é. Revue de Paris, i" décembre 1S98).
11 déclare d ailleurs que malgré l'apparence autoritaire
de leur doctrine les Saint-Simoniens étaient « hautement
individualistes ». « Sans doute, écrit-il, ils combattaient
l'anarchie bourgeoise, le désordre de la production et de
l'échange et ilsvoulaienty substituer l'harmonie de la pro-
duction collective sous l'autorité des plus savants et des
plus sages, mais cette autorité ne pouvait avoir son fonde-
ment que dans la libre volonté des associés et elle ne
pouvait avoir d'autre effet que l'entier développement de
toutes les facultés individuelles. Transfigurant, comme
dit le Producteur , la parole évangélique, ils disaient : tous
seront appelés, et tous seront élus, mais élus à une vie
d'action et de liberté, » Ainsi le fouriérisme et le saint-
simonisme sont des produits de l'individualisme révolu-
tionnaire. Ce n'est donc pas par pure coïncidence que
Saint-Simon qui d'ailleurs est selon le mot de ses dis-
ciples « homme de raison beaucoup plus que de senti-
ment » et dont l'œuvre a un caractère beaucoup moins
nettement romantique que celui de ses disciples, fitappcl
à M"'" de Staël dans les termes étranges que l'on sait —
et que les Saint-Simoniens firent offrir par A. Guéroult
à (jeorge Sand, qui d'ailleurs refusa un tel honneur, de
l'élever à la dignité de « Mère »; de même que ce n'est
point par l'effet d'un merveilleux hasard (jue l'ourier
admirait Rousseau — dont il est indubitablement l'héri-
tier et le continuateur — et (juc ses théories offraient
avec les vues sociales de Senancour une analouie telle
que les contemporains la signalaient plusieurs fois à
l'auteur des Mouvements lequel contre son habitude vou-
lut bien reconnaître et admirer u la précision » avec
laquelle l'écrivain romantique — dont entre |)areiilhèses
il n'avait jamais entendu parler — « avait défini le régime
— 432 —
d'harmonie passionnelle ». Car ce n'est pas seulement
dans la littérature que se manifeslent les sentiments et les
idées qu'on s'accorde à qualifier de romantiques mais
aussi dans la philosophie, la |)()lili(iue et la sociologie.
Les théories sociales, [)liilosophiques et littéraires de
i83o procèdent du même état d'esprit. Et c'est ce (|ui fait
qu'un Hugo, une Sand, un Vigny (i), un Senancour, un
Béranger, sont tout prêts, à comprendre, à admirer, et
môme à se faire les interprètes, les traducteurs élo-
quents ou lyriques de ces utopistes avec lesquels, dit
M. Fortunat Strowski, ils sont « de plein pied ». Chez les
uns comme chez les autres on retrouve le même dédain
du réel, le môme désir de vivre, et de faire vivre l'hu-
manité tout entière, malgré elle s'il le faut, dans un
monde irréel et harmonieux qu'ils créent eux-mêmes de
toutes pièces par la force de leur imagination et de leur
cogur — ou si l'on préfère, qui leur a été révélé et dont
ils prophétisent l'avènement, car eux aussi, les poètes
romantiques, sont des prophètes; et Hugo est comme
Fourier et Enfantin la « bouche de Dieu » ; écrivains
(i) Vieny a consacré aux Saint-Slmoniens dans « l'Elévation » qui a pour
titre « Paris » quelques vers qui ne sont pas d'ailleurs parmi ses meilleurs
...Derrière eux, s'est groupée une famille forte,
Qui les ronge et du pied pile leur œuvre morte.
Écrase les débris qu'a faits la Liberté,
Y roule le rouleau qu'on nomme Egalité (?)
Et veut les mettre en cendre, afin que pour sa tète
L'homme n'ait d'autre abri que celui qu'elle apprête.
Et c'est un temple : un temple immense, universel,
Où l'homme n'offrira ni l'encens, ni le sel.
Ni le sang, ni le pain, ni le vin, ni l'hostie,
Mais son temps et sa vie en œuvre convertie.
Mais son amour de tous, son abnégation
De lui, de l'héritage et de la nation.
• Seuls sans père et sans fils soumis à la parole
L'union est son but et le travail son rôle
Et selon celui-là qui parle après Jésus,
Tous seront appelés et tous seront élus.
Quant à George Sand, elle a exposé dans plusieurs de ses romans (voir
notamment : la comtesse de Radolstaclt et le péché de M. Antoine une sorte
de socialisme religieux qui s'inspire à la fois du Saint-Simonisme, du fourié-
risme — et surtout de la doctrine de P. Leroux — qui est elle-mcme un semi-
Sainl-Sl monisme.
— 433 -
ou réformateurs, ils ont la même prétention d'imposer
— par la force ou la persuasion — au monde, à la
société, à la nature même les caractères, les lois et
l'ordonnance des créations poétiques que leur imagina-
tion plus ou moins déréglée a rêvées (i). Leur doctrine,
ces réformateurs la prouvent par des élans de sensibilité
ou par des peintures poétiques. « S'il nous était, écrit
sérieusement Fourier, donné d'entrevoir le nouveau
monde sociétaire dans toute sa gloire, il est hors de doute
que beaucoup de personnes tomberaient frappées de
mort par la violence de leur extase, beaucoup d'autres
tomberaient malades de saisissement et de regret en
voyant subitement tout le bonheur dont elles auraient
pu jouir et dont elles n'auraient pas joui ».
En des temps réguliers, ces doctrines en admettant du
moins qu'elles se fussent produites eussent passé sinon
aperçues, du moins n'auraient vraisemblablement pas eu
l'extraordinaire destinée qui était réservée au saint-simo-
nisme et au fouriérisme. Mais dans une période agitée,
comme le fut ce commencement du xix* siècle, dans la
fermentation d'un monde nouveau qui s'élabore, où l'in-
dividu qui a reçu le même ébranlement que le corps
social tout entier, est en quête de croyances, où les doc-
trines les plus folles et qui promettent parmi les choses
les plus merveilleuses le bonheur absolu, se produisent
à la fois, où les remèdes les plus miraculeux sont en
même temps proposés aux infirmités sociales, des sys-
tèmes comme le saint-simonisme ou le fouriérisme ont
un public tout prêt pour les comprendre, disons plutôt
pour les sentir, car, comme nous l'avons vu, les Jean
Reynaud, les Pierre Leroux, les Jules Lechevalier ne se
(i) Karl Marx ftiisait de ces « inventeurs de systèmes socialistes « une critique
sévère : « T^'activité sociale doit céder la place à leur activité cérébrale person-
nelle, les conditions historiques de l'éuiaucipalion h des conditions fantastiques,
l'organisation g^raduelle et si)ontauée du prolétariat en classe à une or{;anisatioii
fabriquée de toute pièce par eux-mcnies. L'histoire du monde se résout poui-eux
dans la propajjanile et la mise en pratique de leurs plans di; Société. »
a8
— ^I.v, —
servent que de ce mot : « sentir » la doctrine. Et il est
indéniable que le saint-simonisme el le fouriérisme, non
seulement forcèrent l'attention, eurent du succès mais
encore firent fureur, et qu'ils inspirèrent des enthou-
siasmes prodi<^ieux, voire ménie apocalyptiques, — le saint-
simonisme surtout, car la fortune du fouriérisme si elle
fut plus durable fut certainement infiniment moins bril-
lante. « Ceux qui s'en défendent le mieux, écrit un con-
temporain, leur abandonnent encore quelque chose..., il
y a foule, peu de clients, beaucoup de curieux, si on ne
se livre pas, on écoute. C'est un pas de fait. Ce succès
serait plus grand encore sans la lutte qui s'établit d'or-
chestre à orchestre, de tréteau à tréteau. Le bruit de l'un
couvre la voix de l'autre; il y a conflit d'élixirs, c'est-à-
dire de systèmes. Le public n'échappe au tribut qu'à
la faveur de cette rivalité. » Il n'y a pas lieu de s'étonner
outre mesure de cette emprise de ces systèmes : la révo-
lution avait permis aux esprits de penser qu'on pouvait
d'un seul coup et facilement renverser de fond en com-
ble l'organisation sociale pour la refaire à son gré sui-
vant un plan idéal ; aussi les innombrables révélateurs
ou réformateurs, qui surgissaient alors, croyaient-ils per-
cevoir au fond d'eux-mêmes un pouvoir mystérieux et
divin au nom duquel ils répandaient la vérité sociale
économique, philosophique et religieuse qui, tombant
en coup de foudre, les avait illuminés, éblouis, et sou-
vent même complètement aveuglés.
Ainsi ces deux doctrines — fouriérisme et saint-simo-
nisme — qui se firent l'une à l'autre l'âpre concurrence,
qu'elles blâmaient, sont intimement parentes, bien qu'el-
les paraissent au premier abord très éloignées l'une de
l'autre, et qu'elles semblent aboutir à deux formes con-
tradictoires également monstrueuses qui, d'ailleurs, se
confondent l'une avec l'autre (i): l'anarchisme indivi-
(i) « Pour certains centralisateurs, écrit Proudhon — qui a porté de si rudes
coups à ses amis comme à ses ennemis (et qui n'a point ménagé Fourier notara-
— /,35 —
dualiste, et le despotisme d'état (i), ce qiii pratiquement
revient fatalement au môme. On a parlé de l'anarchie de
Fourier ; on a dit que « nul n'était plus libéral que ce socia-
liste-là. » « Ce n'est pas, écrit M. DoWéans (Revue d'écon.
polit. ,1^. 436, année 1906), del'anarchiede Fourierqu'ilcon-
vient déparier, mais de son « omniarchie, c'est-à-dire d'un
régime où l'autorité est partout ». Non seulement dans la
phase transitoire du garantisme Fourier fait appel à des
mesures coercitives, miais môme l'organisation harmo-
nienne ne pourrait subsister que par un constant appel à la
contrainte, et en réalité sous les premières apparences
d'un régime où tout est liberté, on se trouve en présence
d'un régime où tout est autorité. » De môme M. Cauwès
pense que le « despotisme gouvernemental est en germe
dans ladoctrine de Fourier )). En réalité lefouriérisme etle
saint-simonien sont des doctrines destructives, et cette
assertion eût bien surpris Saint-Simon etFourier, etEnfan-
tin lui-même, car ils avaient très nettement senti l'impé-
rieuse nécessité de l'ordre, et l'avaient très formellement
exprimée ;ils avaient l'ambition d'être des constructeurs,
etilsse prenaientde trèsbonne foi pour tels. Ils ont prisde
la destruction pour de la création, de la régression, comme
ment) la société ou l'Etat est tout, l'iudividu rien ; la première absorbe le
second. — Pour vous la société n'est rien ; l'individu seul existe, mâle ou
femelle ; la société est un mot qui sert Ji désigner l'ensemble des rapports des
individus entre eux, comme si des individus pouvaient soutenir des rapports et
ne pas créer ipso facto un tout concret, une réalité supérieure qui les dépasse.
Les premiers aboutissent au communisme, ce qui est la même cliose que le
despotisme ; les autres à l'anarchie ou à la fantaisie ; mais comme l'anarchie
et la fantaisie sont impralicables dans leur nature, force est à ces nominalistes
de faire appel k la force ; c'esl ainsi que partant des deux points extrêmes de
l'horizon, on arrive à la tyrannie. Toujours le pêle-mêle, toujours la promis-
cuité, g'ouvernée par les jouissances, par l'idéalisme des voluptés, appuyée au
besoin de la force. »
(1) Nous avons vu surtout une secte éphémère (lisez le Saint-Simonisini>|
dans ses vains projets de régénération ou plutôt de domination universelle
offrir pendant quelques années i\ l'observateur attentif par un concours tl'abei"-
ration qu'on avait cru juscjn'alors impossible l'étrange conciliation fondamen-
tale de la plus licencieuse anarchie avec le plus di''gradanl ilfs^otisnic (Aug.
(]omte. Philosophie positirc, l. VV . p. Gy).
_ /,36 —
Fourier (|iii nio la civilisation et veut la supprimer,
pour du progrès — et de la servitude comine les Saint-
Siinoniens pour de l'affranchissement. « En rôvant la réor-
ganisation..., ces sectes insensées n'ont su dans leur
superbe médiocrité développer réellement que la plus
dangereuse anarchie », écrit très justement Aug. Comte
(Cours de Philosophie positive, t. II, p. 69).
Cesréformateurs ontcru àla nécessité non pasd'innover
dans telleoutellepartie, d'apporter à l'organisationsociale
tel ou tel perfectionnement sur un point particulier, limité
et défini, ce qui leur eût paru mesquin et indigne d'eux,
mais de tout remettre en question, de tout bouleverser,
le monde moral (Saint-Simoniens) et le monde physique
(Fourier), et qu'ils pourraient ensuite reconstruire d'un
seul coup et de toutes pièces l'édifice social qu'ils bri-
saient avec une si joyeuse allégresse ; ils croyaient pou-
voir organiser après avoir procédé avec leur chimérique
enthousiasme à la désorganisation. Tâche impossible,
comme le leur montrèrent durement les insuccès et les
échecs de leurs expérimentations. Aussi le règne de ces
utopies fut-il court ; et l'on vit beaucoup de Saint-Simo-
niens et de fouriéristes abjurerleurs illusionsdejeunesse,
mettre un frein à leurs espérances illimitées, déclarer
qu'ils s' étaient trompés en croyant, avec une sincérité incon-
testable dans un grand effort d'idéalisme, il faut le recon-
naître, et dans un bel élan de générosité, à la réalisation
actuelle et absolue de l'œuvre pour laquelle ils s'étaient
dévoués. Ils avaient levé les bras et les yeux vers l'absolu,
et guéris de leur chimère — on peutmêmedire de leurfolie
puisqu'Enfantin lui-même le disait, — ils les ramenèrent
vers la terre, ils renoncèrent à ces doctrines, qui parlaient
au moins autant sinon plus à leur cœur qu'à leur esprit, pour
s'en tenir à l'opinion commune ; sortis du tourbillon où
quelques-uns d'après l'aveu d'un Saint-Simonien avaient
failli « perdre la cervelle (i) », ils se résignèrent à reve-
(i) ^I. du Camp raconte dans ses souvenirs que lorsqu'il parlait à Enfantin
— ^?>l —
nir à la vie, à l'activité utile, au bon sens, fort surpris
de ce qu'ils venaient de faire (i). Et chose surprenante,
ces rêveurs, ces utopistes devinrent presque instantané-
ment des hommes d'action ; c'est ainsi que d'anciens
Saint-Simoniens devinrent de grands entrepreneurs ; ils
fondèrent des banques, des institutions de crédit, des
compagnies de chemin de fer et de navigation donnant
un peu raison à la prédiction de Fourier(2). Les fourié-
ristes ne se distinguèrent pas autant dans les affaires ;
mais ils portèrent leur attention sur le mouvement coo-
pératif et sur des œuvres de coopération pratique comme
Godin qui fonda en 18^6 le familistère de Guise, où il
tenta d'appliquer quelques-uns des principes de l'écono-
mie sociétaire (3). Il y eut donc un saint-simonisme pra-
tique et il y eut aussi un fouriérisme pratique, et l'on pour-
rait croire, chose curieuse, que ce bain d'utopie et
d'idéalisme avait été pour les disciples de l'un et de
l'autre système la meilleure des préparations à la vie
pratique et à l'action.
Tout n'était d'ailleurs pas chimérique dans les doctri-
nes où ils avaient passé et que nous nous sommes effor-
cés d'étudier impartialement. Elles renferment à côté
d'extravagances, d'erreurs, de sophismes, d'idées trop
absolues, des vues générales exactes, des critiques judi-
vieilli de Méiiilmontant celui-ci lui disait : « Tais toi, ma folie va me repren-
dre. ))
(i) Lorsque j'y réfléchis et qu'aujourd'hui je me trouve si dilférent de ce
que j'étais, je ne puis m'empècher de croire qu'il y avait en moi quelque chose
de plus que moi. J'obéissais à une impulsion plus Forte que tout ; ma volonté
était entraînée, j'agissais presque sans y avoir pensé, p. ^3 (/fc/our au Christia-
nisme de la part d'un Sainl-S inionien, Dory).
(2) « Si le génie saint-simonien s'organisait, disait Fourier, on n'est point du
tout sûr que l'amélioralion de la classe laborieuse en résulterait. Le seul efTet
certain serait de concentrer au bout d'un demi-siècle, toutes les propriétés
capitaux, domaines, usines, fabriques entre les mains d'un nouveau prêtre.
Quand les Saint-Simoniens tiendraient tout ils sauraient bien traiter le |)euple
comme l'ont traité tous les théocratcs. «
(3) En ce qui concerne notamment la répartition des bcuélices il accordait :
5o pour lOO au capital et au travail ; 26 pour ii)0 à la capacité et à la dirci'-
tion ; 20 pour lOO au l'onds de réserve.
— '.HS
cieuses et pénétrantes, des projets féconds. Si elles ont
échoue, l'ûme de vérité qu'elles portaient en elles a sur-
vécu à leur naufrage ; el il faut reconnaître que sur bien
des points l'évolution économique contemporaine a donné
une confirmation certaine à plusieurs de leurs prévisions ;
c'est ainsi que les Saint-Simoniens avaient prévu les
transformations de la société industrielle qui se sont opé-
rées dans le cours du xix" siècle, l'étatisation croissante
de l'industrie, l'accroissement constant du domaine de
l'État, et que la coopération de production ou de con-
sommation, la participation aux bénéfices, les banques
populaires sont des applications plus ou moins éloignées
des idées de Fourier qui, sur beaucoup de points, mérite
presque le titre de « prophète de notre temps » que lui
donna Renan ; M. Gide n'a-t-il d'ailleurs pas parlé « des
prophéties de Fourier» ? Et il serait injuste de ne pas
reconnaître aussi la noblesse des intentions, la sincérité
et le désintéressement des hommes qui se dévouèrent à
ces deux doctrines.
INDEX DES OUVRAGES CONSULTÉS
I. _ OUVRAGES COMMUNS AU SAINT-SIMONISME
ET AU FOURIÉRISME
Adam, La philosophie en France, P^ moitié du xix« siècle (1898),
8*= édition. ,
Blanc (Louis), Histoire de 10 ans (1882).
Considérant (Victor), Le socialisme devant le vieux monde ou les
vivants devant les morts (iSl\8).
CouRsoN (A. de). Les réformateurs des temps modernes (18A8).
DoLLiÏANS (Edouard), Le caractère religieux du socialisme (Fievue
d'économie politique, 1906) (existe également en brochure).
Faguet (Emile), Politiques et moralistes du xix'^ siècle, 2^ série
(articles sur Saint-Simon et sur Fourier) (1898).
FtRRAz, Études sur la philosophie en France au xix*' siècle: Le
socialisme, le naturalisme, le positivisme (^i8'j~y
FouRNiÈRE, Théories socialistes au xix*^ siècle de Babœuf à Prou-
dhon (1904).
Gide et Rist, Histoire des doctrines économiques Çigoçy).
IsAMBERT (Gaston), Les idées socialistes en France de 1S15 à
ISUS.
Jaurès, Histoire socialiste 1789-1900 (i^"" volume) (1901).
Le Bon (Gustave), Psychologie du socialisme (1898).
Levasseur, Les études sociales sous la Restauration (1909) (broch.)
(Extrait de la Revue internationale de sociologie (\[)02).
Lomî:nie (Louis de), Saint-Simon et Fourier (extrait de la Gale-
rie des contemporains illustres par un homme de rien, t. X).
Louis (Paul), Histoire du socialisme français (1901).
Mai.on (Benoît), Histoire du socialisme (1882).
Michel (Henry), L'idée de l'état (189.")).
- i'.o —
Hf.vhaud (I>ouis), Eliulcs sur les rêfornialeiirs aocialiales /;iof/er-
ne.9(i837)(i).
Tiiureau-Dangin, Ilisloire de la monarchie île juillel, i vol.
(i883).
II. _ OUVRAGES SUR SAINT-SIMON ET LE
SAINT-SIM0NISME(2)
A. — Ouvrages de Saint-Simon.
Lettres d'un hahitani de Genève à ses contemporains (1802).
Introduction au travaux scientifiques du xix'^ .vtèc/e (1808), 2 vol.
Lettres au bureau des longitudes (2 parties) (1808).
Nouvelle encyclopédie (Prospectus et i""" livraison) (18 10).
Mémoire sur l'encyclopédie (18 10).
Mémoire sur la science de l'homme (181 1).
Mémoire sur la gravitation (iSi i).
De la réorganisation de la société européenne ou de la nécessité
(i) Je ne cite que les ouvrages qui ni'npparaissent comme les plus intéres-
sants parmi ceux dont il m'a été possible de prendre connaissance. Une biblio-
graphie qui voudrait être complète devrait d'ailleurs comprendre de très nom-
breux ouvrages étrangers. Mais je n'ai consulté parmi ceux-ci — et encore en
partie — que Geschichte der socialen Bewegung in Frankreich de Lorenz von
Stein (1801) dont il n'existe pas de traduction.
(2) Il est également impossible ici de donner une bibliographie qui ait la
prétention d'être complète. Une bibliographie saint-slmonienne dressée par le
Saint-Simonien Fournel (Paris, Johanneau, in-8, i833) comprend l'énuméra-
tion de tous les ouvrages relatifs à la doctrine de 1802 à la fin de l'année
1882. La bibliothèque de l'Arsenal possède, outre de nombreuses brochures et
plaquettes concernant le Saint-Simonisme, tous les registres formés de copies
exécutées pendant la période saint-simonienne ou de pièces détachées qui ont
été reliées à une époque postérieure (notamment 9 voltimes de la Correspon-
dance du Globe, 7 volumes contenant des lettres de Saint-Simoniens, les regis-
tres fondamentaux de la religion [livres des enseignements et grand livre de
la doctrine] ; elle renferme également 5 volumes des archives contenant des
pièces diverses que les Saiut-Simoniens considéraient comme la base de la doc-
trine, et 8 volumes de correspondance des principaux Saint-Simoniens de 1882
à 1845. Il existe d'ailleurs un catalogue très utile (catalogue des manuscrits
de la Bibliothèque de l'Arsenal, fonds Enfantin, par Henry-René d'Allemagne,
Pion, igoS, 12G pages). Il faut également signaler que la Bibliothèque Natio-
nale possède de très nombreuses brochures saint-simoniennes (21^). \oir le
grand catalogue de l'Histoire de France, i858, t. 5. Histoire religieuse.
— k'A\ —
et des moyens de rassembler les peuples de l'Europe en un seul
corps politique en conservant à chacun sa nationalité, par
Henri Saint-Simon et Aug. Thierry (i8i4).
Lettre de Henri de Saint-Simon à M. Comte et Dunoyer (t. HI, du
Conteur européen) (i8i4)-
Prospectus d'un ouvrage ayant pour titre: le défenseur des
propriétaires des domaines nationaux (i8i5).
Professions de foi des auteurs de l'ouvrage annoncé sous le titre :
Le défenseur des propriétaires des domaines nationaux (i8i5).
Opinions sur les mesures à prendre sur la coalition de 1815
(i8i5).
Profession de foi du comte de Saint-Simon au sujet de l'invasion
du territoire français par Napoléon Bonaparte (i8i5).
Quelques idées soumises par M. de Saint-Simon à l'assemblée
générale de la Société d'instruction primaire (1816).
L'industrie ou discussions politiques, morales et philosophiques
dans l'intérêt de tous les hommes livrés à des travaux utiles
et indépendants (épigraphe : Tout par l'industrie, tout par elle),
1817.
La politique par une société de gens de lettres (12 livraisons
parues de janvier à avril 1819).
L'organisateur, par H. de Saint-Simon (dans la i"^*^ livraison : «pa-
rabole de Saint-Simon »)(i8i9 et 1820).
Lettres de Henri Saint-Simon aux jurés qui devaient prononcer
sur l'accusation intentée contre /jh (1820).
Système industriel, par H. Saint-Simon (182 i), i""' partie.
— — (182 1), 2*^ partie.
— — (182 1), 3*^ partie.
Des Bourbons et des Stuarts (182 1).
Catéchisme des industriels (1822-1828), 4 cahiers.
Opinions littéraires, philosophiques et industrielles (i82('t).
Nouveau christianisme (1826).
Œuvres complètes (CoWeciwn Enfantin), 1868-1875, 10 vol.
Due grande édition des œuvres de Saint-Simon et d'Enfantin a
été faite dans un but de propagande par le comité exécutif des
dernières volontés d'Enfantin institué après lui. La publication
a été dirigée par Laurent (de l'Ardèche), ^7 vol. in-8, Paris,
i865.
— /I^IU —
B. — Ouvrages des Saint-Simoniens.
Exposilion de la doctrine de Sainl-Simon (3'- édition), août i83o,
déc. i83o, août i832 (i'''' année),
Exposilion de la doclrine de Saint-Simon (2'' année), a*" édition.
Lettre au Président de la Chambre des députés (i'"" oct. i83o).
Résumé du i®'' volume de l'exposition par Carnot (^Revue encyclo-
pédique).
Economie politique et politique, par Enfantin (i83o).
Enfantin, Morale (i832).
Œuvres concernant le schisme Bazard (toutes très intéressantes):
Enfantin, Réunion générale de la famille, br. (i83i-i832).
Discussions morales el politiques par Bazard (br.).
Leciievalier, Lettre aux Saint-Simoniens sur la division survenue
dans l'association saint-simonienne, 20 décembre i83i (br.).
Transon(A.), Simple écrit.
Revnaud (Jean), Cérémonie du 27 novembre.
— De la société saint-simonienne ÇRevue encyclo-
pédique, ^Hnx'ier i832).
Charton, Mémoires d'un prédicateur saint-simonien [anecdoti-
que], i832.
A ces brochures, il faut ajouter :
Bazard, Saint-Simon (extrait de la Biographie des contempo-
rains, 1829).
Bourgeois, Aux Saints-Simoniens et Saint-Simoniennes. Sur la
nécessité et le possibité de rallier la doctrine de Saint-Simon à
la foi chrétienne et au christianisme temporel annoncé dans
les écritures (1837) (br.).
Garnot, Sur le Saint-Simonisme (lecture à l'Académie des scien-
ces morales et politiques (1887).
Cognât, Les Saints-Simoniens !!! (i832) (br.).
DoRY, Retour au Christianisme de la part d'un Saint-Simonien
(i834).
Demar (Claire), Appel d'une femme du peuple; sur l'affran-
chissement de la femme (i833, br.).
Duguet, Adieux au Saint-Simonisme, 2 brochures (i834).
Hollard, Lettres à MM. les disciples de Saint-Simon sur quel-
ques points de leur doctrine (i83i)(br.).
- 443 —
Lambert, Notes manuscrites d'un Saint-Simonien rédigées en
Egypte en 1835 (Biblioth. de l'Arsenal) [très intéressant.]
Massol, Le monde maçonnique (souvenirs) t. VIT [intéressant,
anecdotique].
R... (P. -G.) (attribué à Roux; — le Globe Tattribue à Bûchez),
Lettre d'un disciple de la science nouvelle aux religionnaires
prétendus sainl-simoniens, de l'Organisateur et du Globe,
i83i (br.).
VixçARD aîné, Mémoires épisodiques d'un vieux Chansonnier
saint-simonien (1877), vol.
VoiLQiiN (Suz.), Souvenirs d'une fille du peuple, ou la saini-simo-
nienne en Êgijpte (i865) vol. (i).
^'oir aussi les journaux : Le Producteur (1825-1826).
L'Orf/anisfl/eur(i829-i83o)(i83o-i83i).
Le Globe (i83o-i832).
C. — Auteurs non saint-simoniens.
Charléty, Histoire du saint-simonisme (thèse, Faculté des let-
tres) [très intéressant; indispensable].
M. GoiGNET, Saint-Simon elles Saint-Simoniens (Nouvelle revue,
XX, p. 125).
Dubedal, Le procès des Saint-Simoniens (br.).
Du Camp (Maxime), Souvenir Zjï/f'ratre (i 832-1 833).
Dumas (G.), Psychologie de deux messies positivistes : Saint-Simon
elAug. Comfe (igoS) (intéressant).
F1DA0, La portée actuelle de la doctrine de Saint-Simon (Revue :
La quinzaine, i^'juin 1902).
G. GovAU, Le catholicisme social (r" série), 1898.
GvÉnovLT, Saint-Simon et le saint-simonisme (Revue, XXII, p.
292).
Halévy (E.), La doctrine économique de Saint-Simon (Hevue du
Mois, 10 octobre 1907 (intéressant).
— La doctrine économique des Saint-Simoniens. Ilevuc du
Mois, 10 juillet 1908 (intéressant).
Hubbaro, Saint-Simon, sa vie et ses travaux (1857).
Janet (Paul), Saint-Simon et le saint-simonisme (1878).
(r) Il faut voir aussi à l'Arsenal la i-oirespniulaiice saiiit-simonieniic et les
copies des lettres écrites par de iii>iid)rtMix Saint-Simoiiicns cnirc i8uS et
i83»., très intéressantes an point de vne de l'histoire de la doctrine.
— W\ —
Lerminier, Lettres philosophiques adressées à un Berlinois (i833).
Leroy-Beaulieu, Cours du GoUèf^e de France sur Saint-Simon et
les Saint-Simoniens, 1910-1911. Leçon d'ouverture (/feuue 6/eue,
3i décembre iQio).
Pereire (Alfred), Autour de Saint-Simon, 191 2.
PiCAVET, Saint-Simon et son œuvre {Revue de la Société des élu-
des historiques (juillet 189/1).
Pinet(G.), L'école polytechnique et les Saint-Simoniens (/?ef'ue t/e
Paris, i5 mai 189/1).
Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, t. 2 et 4-
Simon (Jules), Notices sur M. Chevalier et Charton.
Stuart Mill, Correspondance inédile avec G. d'Eichlhal, 1898
(intéressant).
Weill (Georf,^es), Un précurseur du socialisme. Saint-Simon et
son œuvre, 1894 (intéressant).
Weill (Georges), L'école saint-simonienne, son histoire, son
influence jusqu'à nos jours, 1896 (intéressant).
VViTT (de), Saint-Simon et le système industriel (thèse). Paris,
Faculté de droit.
IIL — OUVRAGES SUR FOURIER ET LE FOURIÉRISME
A. — Ouvrages de Fourier (i).
7'héorie des quatre mouvements et des destinées qénérales, pros-
pectus et annonce de la découverte (1808).
Traité de l'association domestique agricole (iSg^^
Le nouveau monde industriel ou sociétaire ou invention du pro-
cédé d'industrie attrayante et naturelle distribuée en séries
passionnées (1829) (2).
Pièges et charlatanismes des deux sectes Saint-Simon et Owen
qui promettent l'association et le progrès (Paris, i83i) (br.).
Lettre aux rédacteurs du journal le Globe.
Collaboration au Phalanstère, où il publie de très nombreux arti-
cles (i832-i83/i).
(i) Fourier a écrit jusqu'en 1808 un assez j^rand nombre d'articles et de
brochures que je ne cite pas parce qu'ils sont à peu près sans intérêt.
(2) Toutes ses publications sont précédées, accompagnées et suivies de pros-
pectus, livret d'annonces, instructions, appendices ou suppléments qu'il est
inutile d'énumérer.
— ^5 —
La fausse industrie morcelée, mensongère et Vantidote, l'indus-
trie naturelle, combinée, attraijanle, véridique (i835-i836),
2 volumes.
Publication des manuscrits (i85i-i858), 4 volumes.
Œuvres complètes (i8Zn-i845) 6 volumes (manque le pamphlet :
pièges et charlatanismes).
Œuvres choisies, par Ch. Gide.
Le socialisme sociétaire (exlvdil des œuvres complètes). Bourgin.
B. — Ouvrages des fouriéristes.
Alhaiza (A.), Historique de l'école sociétaire fondée par Ch. Fou-
rier suivi d'un résumé de la doctrine fouriériste et du sommaire
du garanlisme élucidé par H. Destrem (iSq/i).
Considérant (F.), Destinée .soc/a/e (inléressant), i836.
— Exposition abrégée du système phalanstérien de Fourier,
Défense du fouriérisme (sans nom d'auteur), i84i (br.).
Lechevalirr (.Iules), Cinq leçons sur l'art d'associer les individus
et les masses. Exposition du système social de Ch. Fourier
(intéressant).
— Le fouriérisme et le saint-simonisme. 2 br. (à Tarsenal
7861, Br. 9).
Limousin (Gh.-M.), Science sociale. Le fouriérisme, bref exposé.
La prétendue folie de Fourier.. Br. 1898.
Paget (Amédée), Introduction à l'étude de la science sociale
(i838).
Pellarin (Charles), Charles Fourier, sa vie et sa théorie (voir
surtout la 2^ édition et la 5" plus complètes), 1 843 (intéressant).
Transon (Abel), Théorie sociétaire de Charles Lhurier ou art
d'établir en tout pays des associations domestiques agricoles
de quatre à cinq cent familles, i832 (intéressant).
Journaux: La réforme industrielle ou /e P/ja/an,s/(Ve(i833-i834).
— La Phalange (i836i84o).
C. — Auteurs non fouriéristes.
BouRGiN, Fourier. Contribution à l'élude du socialisme français.
Thèse. F'aculté des Lettres), 1905. [Très documenté, indis-
pensable].
Dessignoi.e, Le féminisme d'après la doctrine socialiste de Fou-
rier (Thèse (Lyon), 1903.
— m —
Fehrari, Fourier el son école depuis 1830 ÇBevue des Deux Mon-
des, !'"■ août i845).
Gide (Gh.), Les prophéties de Fourier Çcxlnùl, coopéralion, kjOo).
Janet (Paul), Philosophie de Ch. Fourier (^Revue des Deux Mon-
des, \" octobre i87()).
Lafontaine (A.), Charles Fourier, kjii (exposé philosophique).
J^ERMiNiER, Fourier el son école (Tablelles européennes^, i85o.
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Leroy-Beaumeu, Gours sur Fourier igoQ-Kjio. Leçon d'ouver-
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Renouard (Pierre), Saint-Pierre, Fourier et Charles Fourier.
Contribution à l'étude des origines de la mutualité. Thèse.
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Villey (E.), Ch. Fourier, l'homme et son œuvre. Revue d'écono-
mie politique, 1897 et 1898.
TABLE DES MATIERES
PREFACE
L'esprit de i83o.
La crise du début du xix*' siècle, p. 7 : politique, p. 9; religieuse, p. 18; mo-
rale (égoïsme), p. 12; la révolution économique, p. l4; la question sociale,
p. 16.
L'état des esprits, p. 19; le besoin de nouveauté, p. 28; l;i jeunesse de i83o,
p. 24; les tendances nouvelles: réaction contre le rationalisme, p. 26; le
libéralisme, p. 2"; les |)réoccupalions morales, p. 29; moralisalion de l'éco-
nomie politique, p. 3i; religieuses, p. 82; attente d'une rénovation, |). 34;
l'abondance des systèmes, p. 30; leur succès, p. 39.
CHAPITRE PREMIER
Deux réformateurs : le comte de Saint-Simon et Charles Fourier.
Fourler et Saint-Simon. Différences des origines, p. 46; des existences, p. 4/;
des caractères, p. 48; mais l'idée fixe de la réforme, p. 5o ; la différence
des formations, p. 5i ; et de leur éducation, p. 02.
Leur point de contact: ce sont des hommes du xviii^ siècle, p. 53; les mé-
thodes, p. 54 ; les modes d'exposition, p. 56 (les variations de Saint-Simon
et l'unité de Fourier, p. 58).
Les œuvres, p. 5g; ce qu'ils constatent: le désordre économique et social,
p. 60; à quelle cause ils l'attribuent, p. 60; la critique des idées et des
faits chez Saint-Simon et Fourier, analogies et différences, p. 61 ; leur mé-
pris de la politique, p. 62 ; leur critique des principes révolutionnaires,
p. 63; et des révolutions, p. 65; ils sont des hommes d'ordre, p. 66; ils
veulent le bonheur universel, p. O7 ; leur différence de conception au sujet
de la morale, p. 68.
Leur but : réorganiser, p. ()8 ; leur (loint do départ: l'altiaction, p. (u) ; un
seul ordre de choses : l'ordre physique, p. 70; leur onclusion : l'association
universelle, p. 70; l'idée du pouvoir spirituel de Sainl-Siuion, p. 71 ; (liberté
n'existe pas dans Saint-Simon, p. 71); elle es! tout, dans l''i>urier, p. 7a;
analogies du gouvernement de Fouriei- et de Saint Simon, au moment où ce
— 448 —
dernier fiéquente les libéraux, p. 72 ; l'industrialisme de Saint-Simon,
p. 78; comparaison des idi'-es économiques, p. 7/1; politique: science <le la
production, p. 7^1; le problème de l'orjfanisalion du travail et de la produc-
tion, p. 76; la répartition, p. 76; la projiriélé, p. 76; le fonctionnement
de l'association, p. 76; ressemblances et différences, p. 77; le rôle de l'his-
toire dans Saint-Simon, p. 78; il est un philosophe et prétend continuer
les philosophes, p. 78; contre Fourier, p. 78.
CHAPITRE II
La doctrine des Sai^t-Simomens.
Le saint-simnnisme est un développement des vues de Saint-Simon, p. 79;
l'importance de l'histoire dans la doctrine des Saint-Simoniens, p. 81 ; la
critique, p. 82 ; a) des idées, p. 82 ; b) des faits, p. 83 ; la construction :
la notion d'ordre et de hiérarchie, p. 85; les Saint-Simoniens en arrivent à
une théocratie, p. 85; leur programme économique, p. 86; suppression de
la propriété et de l'hérédité, p. 86; l'amélioration des classes les plus pau-
vres, p. 87; le rôle de l'état chez les Saint-Simoniens, p. 87; et de l'auto-
rité, p. 88; l'importance de l'éducation, p. 88; l'affranchissement des tra-
vailleurs et des femmes, p. 89; la perfectibilité, p. 90; comparaison avec
Fourier, p. 90.
CHAPITRE ni
Les relations de Fourier avec les Saint-Simoniexs avant le schisme
DE Bazard.
Saint-Simon ignore Fourier, p. 91; appréciation de Fourier sur Saint-Simon,
p. 92; débuts des relations de Fourier avec les Saint-Simoniens, p. 98 ; son
impression, p. 96; ses espérances, p. 97; la note à Enfantin, p. 98; la
réponse d'Enfantin, p. 99; échange de lettres, p. iOO;les arguments,
p. ICI ; la correspondance de Fourier avec ses amis sur les Saint-Simoniens,
p. 10/4; le succès du saint-simonisme, p. 107; le pamphlet, p. iio; son
but, p. m; analyse, p. iii; l'effet du pamphlet auprès des Saint-Simo-
niens, p. 124 et des amis de Four-ler, p. 125; les incidents de Dijon et de
Besancon, p. 128; lettre de Fourier au Globe du 1 5 septembre i83i, p. i38;
son insertion dans le Globe, p. i8/i; le découragement de Fourier, p. i/jo;
l'attitude des Saint-Simoniens et de Fourier, p. i44
CHAPITRE IV
Les accusations de plagiat.
I. Contre les Saint-Simoniens.
L'article du Jl/erci(re, p. i46; les accusations de Considérant et de ses amis,
p. 1/17; l'opinion des anciens Saint-Simoniens, p. 1^9; Enfantin lisait Fou-
rier, p. i5i ; peu de plagiat en matière économique, p. i52; cependant
l'idée des armées industrielles, p. i52; du travail attrayant, p. i54; les
adoptifs industriels, p. i55 ; le plagiat de la psyehologfie, les facultés et les
passions, p. i56; importance du féminisme dans les deux doctrines, p. i58;
l'idée que i< l'individu social doit être un couple », p. 169; l'attraction pas-
sionnelle, p. 160 ; le programme de la religion saint-simonienne élaboré
par Fourier, p. i<ii ; l'importance des plaisirs cliez Fourier et chez les
Saint-Simoniens, p. i63; l'origine fouriériste de la «réhabilitation de la
chair», p. i64; Damoisellat, omniphilie, etc. et théories saint-simoniennes,
p. i65; coïncidences ou plagiats?, p. 167; en réalité ce sont de «menus
plagiats » de l'aveu même de Fourier, p. 168.
II. Contre Fourier.
Les accusations de P. Leroux, p. 170; sur quoi elles reposent, p. i-^; elles
paraissent injustifiées, p. i^S.
CHAPITRE V
L'ÉCOLE SAINT-SIMONIEXNE, SES VARIATIONS ET SES SCHIS.MES.
Ce qu'étaient les Saint-Simoniens, p. 177; difficulté d'une définition, p. 177;
variétés des opinions et des croyances, p. 178; les princi|)aux articles du
Credo Saint-Simonien, p. 180; l'enthousiasme et le dévouement des Saint-
Simoniens, p. 181; la doctrine saint-simonienne n'est qu'une collection
d'idées, p. i84 ; comment s'est fait le saint-simonisme, p. io5; le saint-
sinronisme «progressif», p. 186; le point de vue saint-sinionien n'est pas
délimité, p. 187 ; chacun conserve son allure propre, 188; le saint-simonisnie
est plutôt un état d'esprit qu'une doctrine, p. 189; la diversité dans les
missions, p. 190; nécessité de schismes, p. 191; les premiers schismes,
p. 198; transformation de la doctrine sous l'influence d'Enfantin, p. 190 ;
le schisme de Bazard, p. 198; les dissidents s'en vont dans des voies dilîé-
renles, p. 201 .
CHAPITRE VI
Les EFFETS DU SCHISME Bazakd.
Un véritable dcchireinent, p. 3o3 ; la surprise, p. ao'i ; l'incertitude, |). 307;
le découragemeni, p. 209; certains se remettent à l'ouvrage, |>. 312.
CHAPITRE VU
Les RAISONS théoriques et pratiques du schisme de Bazard kt des
CONVERSIONS AU FOURIÉRISME.
La nécessité de la réalisation, p. 2 1 '1 ; le projet linancier de lloilrigues,
p. 3 1 5 ; objections de Ha/,iid, p. :n () ; di' lleviiaud, p. '!•!(); de Leclicva-
— Yoo —
lier, |). 22'J ; (le Transon, p. 22^; les protestations et objections ayant un
caractère pratique, leur importance, p. 23o; objections contre la rolijj-ion,
p. 280; contre les vues trop vastes ilu saint-simonisme, p. 28/1; le d^sir des
rt^foiincs pratiques, p. 235; les avantages du fouriérisme, p. 23(j; moyens
de Fouiier plus faciles, plus sensés, plus actuels, p. 289; inutilité de la foi
et de la religion, p. 2^0; inutilité des modifications légales, p. 'jJti ; l'utili-
sation des passions, p. 2/12 ; le travail attrayant, p. 2{\t\ ; le côté « pratique »
dans la propagande, p. 2/i() ; la question de l'autorité et de la liberté,
p. 25o.
CHAPITRE VIII
Deux transfuges du saint-simonisme. Jules Lechevaliek et Tuanson.
Utilité de cette monographie, p. 253.
I. Jules Lechevalicr.
Son tour d'esprit et son caractère, p. 25/i ; sa formation (Cousin et Allemagne),
p. 255; son adhésion au saint-sinonisme, p. 257; le rang qu'il y occupe,
p. 259; son rôle dans la formation de la doctrine saint-simonienne, p. 260;
dans les missions, p. 261 ; l'incident de son mariage, p. 262; il prend con-
naissance des ouvrages de Fourier, p. 263; les relations avec les amis de
Fourier, p. 26/4; avec Considérant, p. 267; la séparation du saint-simonisme,
p. 268 ; il rend hommage à Fourier de ses critiques contre le saint-simo-
nisme, p. 2']h.
II. Transon.
Son caractère, p. 277; ses prédications, p. 279; sa foi chancelante, p. 280;
ses accès de doute, p. 281 ; il se sépare du saint-simonisme, p. 288; causes
et motifs de la séparation de Transon, p. 287.
La scission de Lechevalier et Transon jujjée par Enfantin, p. 292; et les
Saint-Simoniens, p. 298.
CHAPITRE IX
La propagande de Jules Lechevalier et de Transon.
I. La propagande.
Lettres de J. Lechevalier à Fourier, p. 296; les leçons de Lechevalier,
p. 296; l'influence personnelle de Lechevalier sur la propagande, p. 298;
celle de Transon dans la propagande, p. 3oi; l'activité fourriériste des
nouveaux convertis, p. 802.
II. Les obstacles aux conversions.
Les injures de Fourier contre les Saint-Simoniens, p. 802 ; l'attitude de
Lechevalier et ses déclarations, p. 3o/| ; protestation de Lechevalier et
Transon, p. 3o8.
^toi
CHAPITRE X
L'ÉTAT d'esprit DES SaINT-SiMONIENS CONVERTIS.
Conversions surtout p;irnii les élèves de Polytechnique et des Mines, p. 3ir;
le caractère scientifique ou tout au moins p?eudo-scientifique de la doctrine
de Fourier, p. 3i3; les principaux convertis, p. 3i4; caractères différents
des conversions, p. 3i8 ; ceux qui désirent l'amalgame du saint-siinonisme
et du fouriérisme, p. 323 ; ceux qui sont en marge du fouriérisme, p. 326 ;
Résséguier, son état d'esprit, p. 327; ce qui intéresse le caractère pra-
tique, p. 328; le Père Cazeaux, p. 334; Guéroult, son admiration de la
liberté chez Fourier, p. 338.
CHAPITRE XI
La riposte des enfantimens.
'embarras des Snint-Simoniens, p. Sfio; lettres d'Enfantin à Capella, p. 3/|2 ;
l'initiative de Tourneux, p. ^li\; l'opinion officielle des Saint-Simoniens sur
Fourier: le cours de Lambert aux Saint-Simoniens, p. 3^7; l'article de
Guéroult dans le Globe du 27 mars i832, p. 35o ; l'impression de Fourier,
p. 352; et de ses amis, p. 353i
CHAPITRE XII
Jules Lechevalier et Transon abandonnent le eouriéris.me.
Le caractère de Fourier, plutôt difficile, p. 355 ; les dissentiments avec ses
disciples, p. 356; au sujet du journal, p. 357; ''^^ prétentions des nouveaux
disciples, p. 358; les « disciples aventureux », p. 36o; Lechevalier cesse
sa collaboration au Phalanstère, p. 363 ; il exprime ses idées person-
nelles sur la science sociale, p. 366 ; ses pérégrinations intellectuelles,
p. 367; la séparation de Transon, p. 368; sa conversion au catholicisme,
p. 370.
CHAPITRE XIII
Relations de Fourier et dis fouriéristes avec les Saint-Si.momens
A partir de l833.
L'article de la Tour du Pin sur les Saint-Simonions dans le Phalanslrrc.
p. 371, la riposte de Fourier, 373; le rapprochomeni des deux doctrines ii
partir de i83/t, p. 373 ; Fnfantin et les fouriéristes, |i. 37'i ; raclicmincmcnt
vers «l'union des réformateurs», p. 377.
Z,5î!
CHAPITRE XIV
Le FOUKIlîlUSME A-T-IL NUI OU ÉTÉ UTII.E AU SAI.NT-SIMOMS.ME !'
On l'eproclie au saint-simonisme d'avoif mis la sociéti' en «liTiance des nova-
teurs, p. 879; d'avoir jeti' le dlsci'édil sur la question fi'minisle, p. 3So ;
l'opinion qu'on avait dans le publit; du saint-simonisme et la terreur qu'il
inspirait, p. '681 ; le ridicule dont il se couvre, p. 383; mais, il inspire con-
fiance il beaucoup de jeunes lioninies, p. 384; leur désillusion devant la fail-
lite saint-simonienne, p. 385; Fourier craint d'être confondu avec les
Saint-Simoniens et il l'est en effet, p. 386; les questions agitées par le sâint-
siinonisme, p. 388; l'éveil intellectuel qu'il provoque, p. Sgo ; la chute de
l'utopie saint-simonienne ne décourage pas de l'idée d'utopie, p. 892 ; le
fouriérisme profite aussi de la publicité qui s'attache aux noms de Leclie-
valier et de Transon, p. 898 et de leur expérience, p. 89^; mais, Fourier
se heurte dans sa propagande à la survivance de l'esprit saint-simonien,
p. 897; somme toute, sans le saint-simonisme, l'école fouriériste n'aui'ait
pas existé, ou tout au moins ne se serait pas fait connaître, p. 898.
CHAPITRE XV
Le saint-simonisme et le fouriérisme, doctrines religieuses
ET romantiques.
Caractère commun des deux doctrines, p. 899; ce sont des doctrines reli-
gieuses, p. 4oi ; le saint-simonisme, doctrine religieuse, p. 4o2 ; la doctrine
de Fourier, doctrine religieuse, p. /io5; le conception de Dieu dans les deux
doctrines, p. /io6; de la religion, p. 407; Enfantin et Fourier sont des
révélateurs, p. 4i2 ; ils transfigurent la parole chrétienne, p. 4i4; le retour
au catholicisme de plusieurs Saint-Simoniens après le schisme de Bazard,
p. 417; le retour de plusieurs fouriéristes au catholicisme, p. 424; le rap-
prochement des doctrines saint-simonienne et fouriériste avec le christia-
nisme, p. 424; fe sont des doctrines romantiques, p. 428; leur caractère
romantique, p. 429; conclusion, p. 486.
CHARTRES. — IMPRIMERIE DURAND, RUE FULBERT.
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HX Louvancour, Henri
265 De Henri de Saint Simon à
L68 Charles Fourier