Skip to main content

Full text of "De Henri de Saint Simon à Charles Fourier; étude sur le socialisme romantique français de 1830"

See other formats


DE 

Henti  de  Saint  Simon 

A 

Châties  Foiitiet 

(ÉTUDE  SUR  LE  SOCIALISME  ROMANTIQUE  FRANÇAIS  DE  i83o) 


HENRI   LOUVANGOUR 

DOCTEUR     EN     DROIT 


DE 


Henti  de  Saint  Simon 

A 

Cliatles  Fouriet 

ETUDE 
SUR   LE  SOCIALISME  ROMANTIQUE  FRANÇAIS 

DE    J830 


CHARTRES 
IMPRIMERIE     DURAND^f^^ 


9,     RUE    FULBERT 
1913 


n 


9^ 


^  Ù-' ■  À 


79575^ 


A  M.  PIERRE  LASSERRE 

A  L'AUTEUR  DU  ROMANTISME  FRANÇAIS 


HOMMAGE  DK  RESPECTUEUSE  ADMIRATION 


Si  l'humanité  n'a  pas  encore  fait  choix  d'un  abri,  ce  n'est  certes 
pas  faute  d'être  convoquée  chaque  matin  en  quelque  nouvelle 
enceinte,  mais  toute  souffrante  qu'elle  est  incontestablement,  tout 
exposée  qu'on  la  voit  aux  fléaux  de  la  nature  et  à  l'incurie  de  ses 
guides,  cette  pauvre  humanité  ne  paraît  pas  empressée  de  courir 
à  l'un  plutôt  qu'à  l'autre  de  ces  paradis  terrestres  qu'on  lui  pro- 
pose. Elle  attend,  elle  se  sent  mal  et  accepterait  avec  reconnais- 
sance tout  soulagement  positif  qu'on  voudrait  lui  apporter.  Mais 
pour  la  convaincre,  il  ne  faut  pas  trop  lui  promettre;  elle  n'est 
plus  aux  illusions  de  l'enfance... 

Sainte-Beuve. 

Portraits  contemporains 
(II,  5o4). 


Il  est  bien  aysé  d'accuser  d'imperfection  une  police,  car  toutes 
choses  humaines  en  sont  pleines  ;  il  est  bien  aysé  d  engendrer  à 
un  peuple  le  mépris  de  ses  anciennes  observances.  Jamais  homme 
n'entreprint  cela  qui  n'en  veinst  à  bout.  Mais  d'y  establir  un  meil- 
leur estât  en  la  place  de  celui  qu'on  y  a  ruyné,  à  ceci  plusieurs 
se  sont  morfondus  qui  l'avaient  enti^epris. 

Montaigne.  Essais. 


PRÉFACE 


L'esprit  de  1830  (i). 

«  Toute  la  maladie  du  siècle  présent  vient  de  deux  causes  :  le 
peuple  qui  est  passe  par  98  et  par  1^1  It  porte  au  cœur  deux  bles- 
sures :  tout  ce  qui  était  n'est  plus,  tout  ce  qui  sera  n'est  pas 
encore.  Ne  cherchez  pas  ailleurs  le  sens  de  nos  maus. 

tt  Voilà  un  homme  dont  la  maison  tombe  en  ruines,  il  l'a  démolie 
pour  en  bâtir  une  autre.  Les  décombres  gisent  sur  son  champ 
et  il  attend  des  pierres  nouvelles  pour  son  édifice  nouveau.  Au 
moment  où  le- voilà  prêt  à  tailler  ses  moellons  et  à  faire  du  ciment, 
la  pioche  en  mains,  les  bras  retroussés,  on  vient  lui  dire  que  les 
pierres  manquent  et  lui  conseiller  de  reblanchir  les  vieilles  pour 
en  tirer  parti.  Que  voulez-vous  qu'il  fasse,  lui  qui  ne  veut  point 
de  ruines  pour  faire  un  nid  à  sa  couvée  ?  La  carrière  est  pourtant 
profonde,  les  instruments  trop  faibles  pour  en  tirer  les  pierres. 
«  Attendez,  lui  dit-on,  on  les  tirera  peu  à  peu,  espérez,  travaillez, 
«  avancez,  reculez.  »  Que  ne  lui  dit-on  pas  ■'  Et  pendant  ce  temps-là 
cet  homme,  n'ayant  pas  sa  vieille  maison  et  pas  encore  sa  maison 
nouvelle,  ne  sait  comment  se  défendre  de  la  pluie,  ni  comment 
préparer  son  repas  du  soir,  ni  où  travailler,  ni  où  reposer,  ni  où 
vivre,  ni  où  mourir;  et  ses  enfants  sont  nouveau-nés.  » 

Musset.  Confession  d'an  enfant  du  siècle  (Ch.  11). 

«...  C'est  votre  âme  qui  souffre,  c'est  votre  pensée  qui  est  ma- 
lade, c'est  votre  cœur  qui  est  inquiet  dans  l'attente  des  clioses  qui 
vont  arriver  :  suspendus  entre  un  passé  qui  s'écroule  et  un  avenir 
qui  n'est  pas  encore,  vous  vous  tournez  tantôt  vers  l'un  pour  lui 
adresser  un  dernier  adieu  :  tantôt  vers  l'autre  [)Our  lui  demander  : 
qui  es-tu  .''  Et  comme  il  ne  répond  point,  vous  vous  efforcez  de 
pénétrer  ses  mystères,  votre  esprit  s'agite  en  mille  sens,  se  ronge, 
se  dévore  et  de  là  résulte  un  malaise  invincible,  inexprimable.  » 
Fréd.  Oz.\N.\M.  Lettre  à  Hipp.  Forloid  (i5  janvier  i83i). 

Au  commonccment  du  xix^  siècle,  le  sentiment  d'une 
crise  profonde  et  générale  est  unanime  en  France.  Cette 
crise,  les  philosophes,  les  moralistes,  les  économistes, 

(i)  (Voir  sur  ce  point  :  Introduction  de  Il.ilévy,  aux  opinions  littéraires,  phi- 
losophiques et  industrielles). 

Je  si{fnale  que  quand  je  dis  :  l'esprit  de  i83o,  je  ne  prends  pas  cette  expres- 
sion stricto  .lensu  ;  j'entends  par  Ih  l'esprit  de  la  période  qui  s'étend  depuis  le 
Consulat  jusqu'aux  journées  de  juillet  et  aux  émeutes  lyonnaises  de  if<3i  et  de 
1834  ;  période  qui  comme  on  l'a  déjà  fait  remarquer  peut  t'tre  consiib'rée  couiiue 
une  seule  tranclie  d'histoire  au  point  de  vue  social. 


les  |)ul)li(istes,  les  vrais  observateurs  de  tous  les  partis 
la  constalent.  Malgré  rextrôme  divergence  de  leurs  opi- 
nions spéculatives,  comme  dit  Auguste  Comte,  sur  ses 
causes  et  sur  sa  terminaison,  un  Bonald,  un  de  Maistre, 
un  Saint-Simon,  un  Fourier  ont  tous  la  même  impres- 
sion de  gène,  de  malaise  et  d'anxiété  ;  tous,  ils  ont  le 
sentiment  du  «  fatigant  état  d'incertitude  »  (Saint-Simon), 
de  «  l'inquiétude  universelle  »  (Fourier)  dans  lesquels 
s'açrite  la  société  française  profondément  bouleversée  et 
désorganisée. 

Le  xviii"  siècle,  dont  l'ambition  avait  été  de  tout  expli- 
quer, de  tout  comprendre,  de  tout  mesurer,  avait  pro- 
cédé à  une  revision,  disons  même  :  à  un  essai  de  démo- 
lition générale  de  toutes  les  idées  traditionnelles  et  de 
toutes  les  institutions.  11  avait  voulu  en  tout  rompre  avec 
le  passé  ;  il  avait  été  incrédule  et  antichrétien,  et  d'une 
façon  générale  hostile  aux  «  idolâtries  diverses  qui 
avaient  pesé  jusqu'alors  sur  l'homme  »  (P.  Leroux).  Il 
avait  nié  l'autorité  comme  la  foi  ;  il  s'était  montré  épris 
de  novation  en  toutes  choses,  désireux  de  transformation 
radicale,  de  métamorphose,  et  avait  aspiré  à  un  change- 
ment absolu  de  la  condition  humaine.  Il  n'avait  cepen- 
dant pas  abouti  à  la  négation  pure  et  simple  mais  à  une 
croyance  que  les  Turgot  et  les  Gondorcet  avaient  résu- 
mée dans  une  doctrine  positive  et  organique,  celle  du 
progrès.  Il  avait  été  sentimental  jusqu'à  l'étalage  de  celte 
sensibilité  qu'il  identifiait  avec  la  vertu.  11  avait  été  phi- 
lanthrope et  sociologue.  Il  avait  préféré  la  nature  «  sau- 
vage »  à  la  nature  cultivée,  il  avait  mis  à  la  mode  une 
confiance  éperdue  dans  les  lois  de  la  nature  «  qui  est 
bonne  »  et  une  confiance  non  moins  grande  dans  la 
raison  destinée  à  refaire  les  lois  comme  les  hommes,  à 
reconstituer  la  société,  à  créer  la  justice  et  le  bonheur  uni- 
versels ;  il  avait  été  rationaliste  à  l'excès  avec  les  ency- 
clopédistes, mais  avait  tout  en  même  temps,  avec  Jean- 
Jacques  Rousseau,  mis  à  la  mode  l'emphase  de  la  passion. 

Telles  avaient  été   les  façons   de  sentir  et  de   penser 


—  9  — 
dont  les  manifestations  incontestables  et  multiples  étaient 
apparues  partout,  à  la  fin  du  xviii®  siècle,  sous  toutes  les 
formes  et  de  toutes  les  façons,  et  qui  avaient  produit  la 
Révolution  française. 

La  Révolution  française,  qui  apparaît  aux  uns  comme 
un  événement  mystique  universel,  comme  un  événement 
«  inhumain  »  (Ballauche),  comme  un  événement  surna- 
turel et  messianique,  comme  une  révélation  divine  (Qui- 
net,  et  d'une  façon  générale  tous  les  romantiques)  ;  à 
d'autres  comme  un  événement  «  apocalyptique  »  et  «  sata- 
nique  »  dans  son  essence  (de  Maistre  y  revient  plusieurs 
fois),  comme  une  catastrophe,  à  d'autres  enfin  comme  un 
phénomène  naturel  et  subordonné  (Saint-Simon),  a 
démoli  l'ancien  édifice  social,  brisé  les  cadres  tradition- 
nels de  l'ancienne  société  si  profondément  hiérarchisée, 
bouleversé  les  anciens  rapports  des  conditions  sociales, 
proclamé  l'égalité  des  droits  de  l'homme  et  affranchi 
l'individu  de  tous  liens  tant  au  point  de  vue  politique  et 
économique  qu'au  point  de  vue  intellectuel,  religieux  et 
moral.  Elle  a,  à  la  fois,  exalté  et  révolté  les  âmes,  et, 
alors  qu'elle  est  depuis  longtemps  terminée  dans  les 
faits,  elle  a  laissé  dans  les  esprits  des  principes  d'éga- 
lité civile,  de  liberté  politique,  de  liberté  religieuse,  de 
liberté  économique  autour  desquels  la  lutte  va  se  pro- 
longer pendant  toute  la  Restauration. 

Le  principe  d'autorité  attaqué  avec  ardeur  sous  tous  ses 
aspects,  sacrifié  à  la  liberté,  succombe.  Le  sentiment  de 
la  hiérarchie  s'éteint,  le  respect  des  traditions  disparaît. 

Un  impatient  besoin  d'émancipation  (i),  un  besoin 
général  do  s'évader  dans  tous  les   ordres  de  direction, 

o 

hors  des  cadres  vieillis  —  ou  du  moins  (|u'on  croit  tels 
—  un  désir  de  liberté  abstraite  et  universelle  se  fait  sen- 
tir. «  L'esprit  d'individualité  a  pénétré  dans  tmites  les 
classes  »  (Aug.  Comte).   «  Les  Français  depuis  quelque 

(l)  «  Besoin  jft'-nt'THl  (l't''miiiu'ip;ili()ii  )i,  c'est  le  litre  d'iin  rli.i|iUre  de  Poii- 
rier,  p.  a,  art.  m,  t.  II.   Fniissr  Indiislrir. 


—    lO   — 


temps,  écrit  Foiiricr,  sont  atteints  d'une  maladie  d'af- 
Iranchissement,  ils  veulent  émanciper  riiumanité  de  tous 
les  genres  d'esclavage  »  (Manuscrits).  Et  Saint-Simon 
constate  que  «  Les  Français  prêchent  l'émancipation 
absolue  de  toute  autorité  et  de  toute  convention  ». 

Tel  est  l'efTet  principal  de  la  métaphysique  révolution- 
naire ;  elle  a,  en  démontrant  pratiquement  et  avec  bru- 
talité que  rien  n'était  intangible  dans  Tordre  social,  «  dé- 
truit dans  l'esprit  du  peuple  »,  comme  dit  M.  Charles 
Benoist,  «  le  sens  de  l'immuable  et  de  l'éternel  ». 

«  La  Révolution  française,  écrit  Saint-Simon,  a  fait 
entrer  les  Français  «  en  verve  sous  le  rapport  de  la  poli- 
tique (i)  ».  De  i8i5  à  i83o,  dans  cette  période  confuse, 
remplie  de  bruit  et  d'agitation,  époque  de  «  versatilité 
politique  »,  dit  Aug.  Comte,  les  discussions  politiques 
absorbent  la  pensée  publique.  Les  partis  incessamment 
agités  et  morcelés  se  livrent  des  luttes  passionnées 
autour  des  idées  de  légitimité  du  roi  et  de  souveraineté 
du  peuple  au  nom  de  la  justice,  de  la  patrie  et  de  la 
liberté  (2).  On  bataille  pour  la  liberté  de  la  presse  et  le 
droit  électoral.  «  Quand  nous  écrivons  avec  transport 
que  la  Révolution  est  à  jamais  finie,  nous  exprimons  bien 
plus  un  désir  qu'une  confiance  raisonnée  et  ce  que  nous 
voulons  que  ce  que  nous  savons  (3).  » 

Saint-Simon,  Fourier,  Enfantin  constatent  comme  Aug. 
Comte,  le  «  grand  ébranlement  universel  »  qu'elle  a  causé, 
et,  avec  cette  clairvoyance  et  ce  sens  prophétique  qu'ils 
ont  souvent,  prévoient  de  nouvelles  révolutions.  «  Le 
volcan  ouvert  par  la  philosophie,  écrit  Fourier,  n'est  qu'à 
sa  première   éruption  ;  d'autres  succéderont  dès  qu'un 


(i)  Opinions  littéraires,  philosophiques  et  industrielles,  p.  i35. 

(2)  Tocqueville  résume  ainsi  cette  période  :  Notre  histoire  de  1789  îi  l83o 
vue  de  loin  et  dans  son  ensemble  ne  doit  apparaître  que  comme  le  tableau  d'une 
lutte  acharnée  entre  l'ancien  régime,  ses  traditions,  ses  souvenirs,  ses  espé- 
rances et  ses  iiommes  représentés  par  l'aristocratie  de  la  France  nouvelle  con- 
duite par  la  classe  moyenne. 

(3)  Saint-Simon,  t.  III,  p.  80. 


—  1 1 


règne  faible  favorisera  les  agitateurs  (i).  »  Lamennais 
«  regarde  une  nouvelle  révolution,  ou  plusieurs,  peut- 
être,  comme  inévitables  »  et  il  ne  s'en  effraie  «  qu'au- 
tant qu'on  peut  s'effrayer  d'une  crise  nécessaire (2)  ».  La 
révolution  n'est  donc  pas  terminée.  «  iVous  sommes  en 
RÉVOLUTION,  la  révolution  française  dure  encore»,  disent 
en  termes  identiques  Lamennais  et  Enfantin. 

La  philosophie  sceptique  et  athée  de  la  fin  du  xviii* 
siècle,  qui  a  débattu,  mis  en  question  et  ruiné  les  dogmes 
politiques,  a  avec  Voltaire,  d'Alembert,  Diderot,  d'Hel- 
vétius  et  d'Holbach  sinon  détruit,  du  moins  fortement 
ébranlé  les  dogmes  religieux  etmêmel'idée  religieuse  (3). 
«  Il  n'y  a  plus  de  religion  sur  la  terre,  s'écrie  douloureu- 
sement de  Maistré,  le  monde  ne  peut  rester  en  cet  état.  » 
Le  scepticisme,  l'athéisme  laissent  à  l'égoïsme  la  direc- 
tion des  actes.  —  Aug.  Comte,  qu'on  ne  peut,  —  à  celte 
époque  du  moins,  —  soupçonner  de  religiosité,  écrit  à 
son  ami  Vallat  (lettre  du  3o  mars  1825)  :  «  La  décadence 
inévitable  des  doctrines  religieuses  a  laissé  sans  appui  la 
partie  généreuse  du  cœur  humain  et  tout  s'est  réduit  à 
la  plus  abjecte  individualité.  »  D'Eichthal  ajoute  que 
«  l'homme  est  laissé  tout  entier  à  l'impulsion  de  ses 
intérêts  et  de  ses  besoins.  »  Les  théories  de  la  société 
alors  à  la  mode  ne  lui  donnent  pour  principe  fonda- 
mental que  la  force  et  l'intérêt.  La  morale  qui  règne, 
c'est    la   morale    sèche    et    mesquine    de    l'intérêt    bien 


(i)  El  encore  :  Cet  oniçe  de  45  ;'ns  de  n'-volution  que  uoiis  venons  d'essuyer, 
ce  volcan  ouvert  en  8g  et  qui  menace  de  nouvelles  éruptions...,  p.  i33.  Fausse 
Industrie.  I^ourier. 

(a)  Lamennais,  Letlrc  au  baron  (ïottu,   1829. 

(3)  Les  vi'riti^s  auxquelles  il  faudra  croire  désormais  ne  sont  pas  encore  for- 
mulées, celles  auxquelles  on  a  cru  pandant  des  siècles  sont  renversi'-es  avec  les 
institutions  qui  en  é(aieiit  l'expression  sociale...  (Isaac  Pereirc).  Le  même 
l^ereire  parle  t''(jalemc'nt  de  «  l'airaiblisscnient  général  des  croyances  qui  soute- 
naient auparavant  les  hommes  et  raffermissaieul  leur  moralité  en  forliHanl  leur 
cœur  et  en  leur  portant  des  consolations  et  des  espérances. 

«  Hier  encore  l'individu  avait  des  dieux  auxquels  rencliaînaienl  des  habitudes 
de  respect  —  aujourd'hui  ces  dieux  ont  disparu  et  il  ne  sait  où  r;itlaclicr  ses 
croyances  »  (D'Eiclilal). 


—     12    

entendu  (i),  la  morah;  de  l'utilité,  —  une  morale  sans 
grandeur,  soumise  au  calcul,  celle  de  d'Helvétius,  de 
Saint-Lambert,  de  d'Holbach,  de  Cabanis  et  de  Bentham. 
«  L'égoïsme  »  d'ailleurs  «  envahit  de  jour  en  jour  la  so- 
ciété (2)  )).  11  estgénéral  (Saint-Simon,  Systf^me  industriel). 
Fourier  et  les  Saint-Simoniens  blâment  avec  une  écrale 
force  et  en  termes  presque  identiques  «  cette  société 
qui  n'éprouve  de  si/mpathie  vive  pour  aucune  entreprise 
générale,  (|ui  ne  sait  se  pa:'imjnner  que  pour  des  intérêts 
purement  individuels,  qui  calcule  ce  que  doivent  pécu- 
niairement rapporter  même  les  actes  où  les  sentiments 
les  plus  tendres  devraient  seuls  se  faire  écouter,  qui 
enfin  est  livrée  tout  entière  à  Végoïsme  »  (3)  (p.  22.  Expo- 
sition de  la  doctrine  saint-simoniennc ,  V  année).  «  En 
nommant  l'égoïsme,  disent-ils  encore,  nous  avons  mis  le 
doigt  sur  la  plaie  la  plus  profonde  des  sociétés  humaines  » 
{Ibidem,  p.  99).  —  Et  Fourier  constate  avec  mépris  que 
«  les  coffres-forts  sont  ce  qu'il  y  a  de  plus  respectable 
en  civilisation,  surtout  dans  ce  siècle  (4)  »  et  que  «  les 
bénéfices  pécuniaires  sont  maintenant  le  seul  véhicule 
de  l'esprit  social (5)  ».  Nous  entendons  un  contemporain 
proclamer  que  «  la  religion  d'état,  c'est  l'amour  du 
gain  (6)  ».  C'est  le  temps  où  le  ministre  bourgeois  Guizot 

(1)  Le  système  de  la  morale  de  l'intérêt  bien  entendu  est  la  négation  de  toute 
morale  sociale,  puisqu'il  suppose  que  l'homme  ne  peut  et  ne  doit  être  déterminé 
que  par  des  considérations  ou  des  inspirations  purement  individuelles,  jamais 
par  l'impulsion  des  sympathies  sociales  (Doet.  de  Saint-Simon,  f"  année,  p.  177, 
écrit  par  Bazard  en  182g). 

(2)  La  décadence  des  doctrines  générales  anciennes  a  rendu  les  individus 
incapables  de  désintéressement  et  a  laissé  développer  l'égoïsme  qui  envahit  de 
jour  en  jour  la  société  et  qui  s'oppose  entièrement  à  la  formation  des  nouvelles 
doctrines.  Il  faut  donc  mettre  en  jeu  la  philanthropie  pour  le  combattre  et  le 
terrasser  (5/5^  industriel,  Saint-Simon). 

(3)  La  religion,  le  pouvoir,  les  mœurs,  les  institutions,  tout  est  ébranlé,  la 
société  est  en  souffrance,  et  le  mal  se  manifeste  surtout  dans  les  âmes  vides  de 
croyances  et  de  principes  livrées  en  un  égoisme  presque  exclusif  (D'Eichthal). 

(4)  Manuscrits,  t.  III,  p.  86. 

(5)  Unité  universelle,  t.  II,  p.  /ii. 

(6)  Le  xix"  siècle  est  tout  entier  h  l'agiotage  et  à  la  soif  de  l'or  (^Fausse  in- 
dustrie, I.  I    p.  409). 


—  i3  — 

lance  du  haut  de  la  tribune  le  fameux  mot  d'ordre  :  enri- 
chissez-vous et  c'est  le  commencement  du  règne  des 
gens  d'affaires. 

La  France,  appauvrie  par  les  guerres  de  la  Révolution 
et  de  l'Empire,  fatiguée  de  tant  de  luttes,  obligée  de 
payer  aux  vainqueurs  une  indemnité  considérable, 
n'aspire,  après  i8i5,  qu'à  la  paix,  elle  n'a  qu'un  désir, 
celui  de  travailler  dans  la  tranquillité  et  de  s'enrichir. 
«  Ce  n'est  plus  la  nécessité  de  combattre  qui  occupe  les 
peuples,  mais  bien  celle  de  tirer  de  leur  position  tous  les 
avantages  qu'elle  comporte.  Ils  sentent  qu'ils  ne  peuvent 
plus  attendre  le  bien-être  que  de  l'abondance  et  de  la 
perfection  des  produits  de  leur  sol  et  de  leur  fabrique. 
Et  c'est  vers  le  travail  ou  l'industrie  qu'ils  tournent  leurs 
espérances  ou  leurs  efforts  »  (i),  l'ordre  matériel,  une 
liberté  modérée,  du  pain  et  de  l'argent,  voilà  tout  ce 
qu'on  veut  ;  on  est  fatigué  des  révolutions,  c'est  du  repos 
qu'on  désire  »  (2).  Telles  sonl,  vers  1828,  les  idées  domi- 
nantes. Et  un  Saint-Simon  et  un  Fourier  se  rencontrent 
avec  un  Benjamin  Constant  et  avec  les  éccrivains  du 
Censeur,  Comte  et  Dunoyer,  ainsi  qu'avec  tous  les  éco- 
nomistes, pour  proclamer  la  banqueroute  delaguerre  qui 
est  «  le  fléau  constant  de  la  civilisation  ». 

Un  contemporain  à  qui  l'on  demandait  ce  qu'on  pensait 
autour  de  lui  répond  :  «  Je  crois...  qu'on  ne  pense  pas,  ou 
du  moins  qu'on  pense  fort  peu,  on  vit  une  vie  indus- 
trielle ou  matérielle  ;  chacun  avise  à  sa  commodité  per- 
sonnelle, à  son  bicn-ctre  particulier  et  puis  quand  Mes- 
sire  Gaster  est  satisfait,  quand  le  coflVe-fort  est  plein, 
on  fait  de  la  politique  autour  des  cheminées  ou  des  tables 
de  billard »    La  passion  du  bien-être  matériel,  de  la 


(i)  Ces  lignes  sont  extrailes  d'une  notice  manuscrite  :  «  Sur  Saint-Simon  et 
sa  doctrine  et  sur  quelques  autres  ouvrages  qui  en  seraient  le  développement  ». 
—  On  n'a  pu,  jusqu'ici,  en  identifier  l'auteur  qui  aurait  été  secrétaire  de  Saint- 
Simon.  —  M.  Alfred  Pereire,  dans  un  ouvrage  récemuieat  paru,  a  publié  des 
extraits  de  cette  notice. 

Ta)  Frédéric  Ozanam,  Lettre  à  II.   Korloul,    i  .'i  septembre  i83i. 


—  i4  - 

jouissance  ph3'sirjue  va  tendre  de  plus  en  plus  à  devenir 
exclusive.  C'est  le  triomphe  et  la  suprématie  de  l'indivi- 
dualisme pratique.  L'économie  politique  naissante,  la 
«  philosophie  de  l'industrie  »  dont  on  commence  à  se 
préoccuper,  va  d'ailleurs  les  consacrer. 

La  doctrine  individualiste  qu'A.  Smith  a  formulée,  et 
qui  s'est  précisée  dans  les  écrits  de  J.-B.  Say,  prend  un 
caractère  plus  ri^^oureusement  individualiste.  Cette  mo- 
dification s'explique  par  les  transformations  économiques 
qui  se  succèdent  à  cette  époque.  Là  aussi,  on  est  en 
révolution. 

On  cultive  les  sciences  physiques  avec  une  véritable 
ardeur;  les  découvertes  se  multiplient,  surtout  dans  la 
mécanique  physique  qui  transforme  des  industries  tout 
entières,  comme  les  industries  textiles.  L'industrie  fran- 
çaise, stimulée  par  l'exemple  de  sa  rivale  anglaise,  prend, 
grâce  au  machinisme,  un  prodigieux  développement. 
Sur  tous  les  points  du  territoire  se  créent  des  manufac- 
tures de  drap  et  d'étofFes  de  coton.  La  culture  de  la  bet- 
terave et  la  fabrication  de  la  soude  prennent  naissance. 
C'est  l'avènement  de  la  grande  industrie  qui,  entre  i8i5 
et  i8/i8,  se  substitue  à  l'industrie  domestique.  Tous 
les  publicistes  célèbrent  avec  enthousiasme  l'extraordi- 
naire développement  «  l'essor  prodigieux  »  qu'a  pris  l'in- 
dustrie manufacturière  et  les  modifications  profondes 
qui  s'opèrent  dans  l'organisation  industrielle.  «...  (En 
France),  les  villes  de  fabrique  ont  doublé  de  population 
depuis  1790,  et  ce  surcroît  de  population  est  presque 
entièrement  absorbé  par  les  travaux  des  manufactures  et 
des  ateliers  qui  en  rassortent.  Lyon  et  Rouen,  et  les  vil- 
lages qui  les  environnent,  ne  sont  plus  reconnaissables. 
Saint-Etienne  et  Mulhouse,  qui  n'étaient  que  de  petites 
villes,  se  sont  transformés  en  grandes  cités.  L'Alsace  et 
la  Lorraine  d'un  côté,  le  Forez  et  le  Dauphiné  d'un  autre, 
se  sont  couverts  de  filatures,  de  fabriques,  de  cotonnades, 
de  soieries  et  de  dentelles.  La  Flandre  et  l'Artois  sont 
parsemées   de   ces  hautes  cheminées  qui  indiquent  au 


—  i5  — 

loin  la  présence  des  machines  motrices.  Le  sucre  de 
betteraves  dans  les  départements  du  Nord,  la  porcelaine 
dans  le  Limousin,  la  soude  dans  la  Provence,  les  aluns 
et  les  tissus  de  coton  dans  l'Aisne  sont  des  industries 
qui  n'existaient  pas  même  en  germe  il  y  a  cinquante  ans. 
Dans  la  Champagne  et  la  Bourgogne,  la  fabrication  du 
fer,  de  la  fonte  ;  dans  le  Doubs  et  les  Vosges  celle  du 
fer-blanc  et  de  la  tôle  s'est  considérablement  élarerie. 
L'exploitation  des  mines  qui  était  grossière,  superficielle 
et  bornée  a  décuplé  peut-être  depuis  lors,  et  cependant 
elle  est  bien  rétrécie  encore  en  comparaison  de  ce 
qu'elle  doit  et  peut  être.  Car,  par  exemple,  les  riches 
bassins  houillers  de  Virmy  (Aveyron),  d'Alais  (Gard), 
de  Saint-Gervais  et  de  Bédarieux  (Hérault)  sont  à  peine 
effleurés  et  un  grand  nombre  de  gîtes  sont  tout  au  plus 
reconnus.  Il  n'est  pas  un  cours  d'eau  le  long  duquel  ne 
s'échelonnent  des  forges,  des  tréfileries,  des  lavoirs  à 
mine,  des  moulins  à  faïence,  à  huile  ou  à  cailloux,  des 
papeteries  et  des  scieries  ;  pas  de  pays  de  plaine  sur 
l'horizon  duquel  ne  se  projettent  les  hautes  cheminées 
des  machines  à  vapeur;  les  fabriques  de  pi'oduits  chi- 
miques ({ui  n'existaient  pas  il  y  a  cinquante  ans,  abondent 

aujourd'hui »  (i)  On  voit  naître  en  même  temps  que 

la  grande  industrie,  la  classe  ouvrière  au  sens  moderne 
du  mot. 

Mais,  à  la  suite  de  cette  révolution  qui  transforme  les 
anciens  modes  de  production,  on  assiste  à  des  crises  dou- 
loureuses (2)  ;  on  voit  se  produire  bien  des  heurts,  des 
à-coups  dont  souffrent  surtout  les  ouvriers;  le  chômage 
augmente,  les  salaires  sont  déprimés,  la  misère  est 
navrante.  Les  économistes  eux-mêmes  s'en  émeuvent. 
Des  polémiques  naissent  entre  eux  à  ce  sujet,  et  Fourier, 

(i)   Miclicl  Clievalier,  Systlnic  de  la  Mrdilcrrnnée,  p.  8. 

(2)  l)e|niis  un  siècle,  la  phase  a  mari-iié  très  rapidement  à  raison  du  profjrè-; 
colossal  de  l'industrie.  Nous  avons  trop  do  matériaux,  et  ces  mnlérianx  n'nvant 
pas  leur  emploi  naturel,  il  y  a  surcharffo  et  malaise  d^ms  lo  mi'tMnisiiic  ■i,iol;il 
(Fourier,  Nouuedii  inoiidr.  p.  /n8). 


—  i6  — 

tout  heureux  du  débat  que  viennent  d'engager  dans  la 
Revue  Encij  dopé  clique  deux  des  plus  autorisés  parmi 
ces  économistes  qu'il  a  tous  en  horreur  —  Sismondi  et 
J.-B.  Say,  se  donne  le  plaisir  de  constater,  non  sans  iro- 
nie, que  les  «  économistes  confus  de  voir  la  ténacité  et 
même  le  progrès  de  l'indigence  commencent  à  soup- 
çonner que  leur  science  est  une  fausse  route  »  (i).  On  voit 
enfin  les  oppositions  d'intérêts  devenir  de  plus  en  plus 
flagrantes  entre  les  diverses  classes  de  producteurs,  entre 
les  capitalistes,  et  les  «  industrieux  »  comme  on  dit 
alors,  entre  les  employeurs  et  les  employés.  Les  antago- 
nismes économiques  de  groupes  se  développent  entre 
les  détenteurs  du  capital  et  les  fournisseurs  du  travail. 
Le  conflit  des  classes  s'accentue  (2),  et  les  journaux  de 
toutes  nuances  constatent  «  l'état  de  guerre,  de  méfiance, 
d'individualisme  qui  agite  l'industrie.  » 

La  question  sociale,  disons  plutôt  la  question  ouvrière, 
est  donc  posée  et  l'aurore  du  xix*  siècle  voit  se  lever  ce 
prolétariat  que  nous  dépeint  Balzac,  «  déhabitué  de  sen- 
timents, sans  autre  Dieu  que  l'envie,  sans  autre  fana- 
tisme que  le  désespoir  et  la  faim,  sans  foi,  ni  croyance  » 
qui  va  former  l'immense  armée  pacifique  des  travailleurs. 

Ce  n'est  donc  plus  seulement  le  régime  politique  qui 
est  en  cause,  c'est  le  régime  économique  et  social  tout 
entier,  dont  le  vice  longtemps  dissimulé  apparaît  à  la  fa- 
veur de  l'ébranlement  et  du  bouleversement  général 
causé  par  la  tourmente  révolutionnaire  en  des  fissures 
qui  vont  devenir  de  plus  en  plus  larges. 

La  Révolution  a  d'ailleurs  été  loin  de  réaliser  les 
espoirs  illimités  (3)  que  le  peuple  avait  mis  en  elle.  Sans 

(i)  Fourier,  Nouveau  monde  industriel.  Préface,  art.  III. 

(2)  L'antagonisme  des  riches  et  des  pauvres  «  devenu  plus  aigu  depuis  la 
Révolution  »,  dit  Engel. 

(3)  «  Vous  le  savez,  Messieurs,  à  l'aurore  de  la  Révolution  française,  au 
moment  où  la  Rastille  fut  prise,  l'enthousiasme  du  peuple  français  était  à  son 
comble.  Tout  le  monde  se  disait  :  Nous  allons  être  heureux,  l'âge  d'or  va  com- 
mencer. Les  faits  prouvèrent  bienlôt  combien  cette  illusion  était  profonde  » 
(Victor  Hennequin,  Organisation  du  Travail,  p.  5). 


—  17   — 

doute,  les  privilèges  nobiliaires  avaient  été  détruits, 
l'ordre  féodal  renversé,  Fégalité  des  droits  écrite  dans 
la  loi,  l'émancipation  politique  proclamée  ;  mais  aux 
classes  privilégiées  déchues  s'était  substituée  une  classe 
nouvelle,  la  bourgeoisie,  et  il  existait  toujours  des  caté- 
gories sociales.  «  Sans  doute,  écrivait  Isaac  Pereire,  il 
n'y  a  plus  deux  espèces  dans  l'acception  brutale  du 
mot,  mais  il  y  a  des  patrons  et  des  ouvriers,  des  riches 
et  des  pauvres.  » 

On  s'aperçut  enfin  que  ce  qu'on  appelait  les  conquêtes 
politiques  de  89,  comme  aussi  celles  de  la  mécanique, 
n'avaient  produit  sinon  aucune  du  moins  qu'une  très 
faible  amélioration  dans  les  conditions  d'existence  des 
travailleurs.  Au  fond,  du  point  de  vue  ouvrier,  la  misère 
du  peuple  n'avait  guère  diminué;  peut-être  même  que 
sous  l'influence  de  causes  diverses  elle  s'était  accrue.  En 
tout  cas,  la  situation  n'avait  pas  sensiblement  changé; 
l'antagonisme  des  pauvres  et  des  riches  était  seulement 
devenu  plus  aigu  depuis  la  Révolution,  ainsi  que  le  con- 
state Engels  (i). 

Il  ne  suffisait  point  d'avoir  proclamé  l'émancipation 
politique,  il  fallait  la  réaliser.  Et  d'ailleurs  l'émancipation 
politique  n'intéressait  que  médiocrement  les  travailleurs. 
Il  leur  était  difficile  de  se  passionner  pour  les  lois  électora- 
les, sur  le  jury  ou  sur  la  presse,  car  «  que  fait  au  pauvre  une 
loi  électorale  qui  ne  le  rend  point  électeur  faute  d'argent? 

(i)  Cf.  ce  qu'écrit  l'ancien  secrétaire  de  Saint-Simon  :  «  La  llévolulion  de 
1790  avait  bien  eu  pour  but  de  faire  cesser  cet  antagonisme  (entre  la  classe 
primitive  et  la  classe  dernièrement  admise)  et  d'améliortM-  le  soi't  de  la  classe 
déshéritée,  en  lui  rendant  tous  ses  droits,  c'est-à-dire  des  droits  égaux  ?i 
ceux  de  l'autre  classe;  la  Constitution  l'avait  décidé  en  principe;  mais 
l'avait-elle  réalisé  ?  Non  certes,  ou  du  moins  elle  n'avait  pu  consolider  sou 
œuvre  puisque  en  définitive  il  existait  encore  des  catégories,  puisque  les 
uns  étaient  électeurs  et  éligibles,  et  que  les  autres  ne  l'étaient  pas  ;  puisque 
les  uns  pouvaient  obtenir  justice  et  faire  juger  leurs  différends,  tandis  que  les 
autres,  trop  pauvres  pour  supporter  les  frais  de  procédure,  étaient  forcés 
d'abandonner  la  lutte  avant  la  sentence  définitive  ;  puisqu'en  cas  de  com- 
pétition d'emploi,  et  à  mérite  égal  entre  les  concurrents,  le  plus  riclie  et  le 
plus  protégé  l'emportait  presque  toujours.  » 


une  loi  du  jury  qui  ne  le  rend  point  juré  faute  d'argent? 
une  loi  municipale  qui  ne  l'appelle  pas  aux  conseils  de 
sa  commune  faute  d'argent  ?  une  loi  sur  la  presse  qui  ne  lui 
permet  pas  d'écrire  ni  de  comprendre  ce  qui  s'écrit 
faute  d'argent?  Que  fait  au  pauvre  une  liberté  qui  l'exclut 
de  tout,  précisément  parce  qu'il  est  pauvre?  que  lui  fait 
l'admission  légale  aux  emplois,  la  concurrence  illimitée 
entre  les  citoyens,  lui  qui  manque  des  premiers  élé- 
ments nécessaires  pour  concourir  en  quoi  que  ce  soit? 
Car  l'argent  est  le  moyen  de  tout,  le  prix  de  tout,  la  me- 
sure de  tout  et  le  pauvre  n'en  a  pas,  et  justement  parce 
qu'il  n'en  a  pas, il  ne  peut  en  acquérir,  sauf  le  hasard,  et 
il  est  une  loi  qui  a  condamné  l'immense  majorité  des 
hommes  à  n'en  point  avoir  »  (i). 

Ce  qui  intéressait  les  pauvres,  c'est  non  pas  tant 
l'émancipation  politique  que  l'émancipation  sociale,  c'est 
l'organisation  de  l'ordre  social  nouveau.  «  Ce  n'est  pas, 
s'écriait  Hennequin,  que  nous  prétendions  disputer  à  la 
Révolution  française  les  grands  principes  qu'elle  a  con- 
quis. Mais  nous  affirmons  que  ces  grands  principes  n'ont 
pas  encore  enfanté  leurs  conséquences  pratiques,  et  qu'ils 
ont  eu  jusqu'à  ce  jour  peu  d'influence  sur  la  condition  du 
prolétaire  ;  nous  afiîrmons  que  leur  promulgation  n'a 
pas  résolu  les  questions  les  plus  importantes,  celles  du 
paupérisme  et  de  l'organisation  du  travail  »  (Hennequin. 
Organisation  du  travail,  page  5).  Certains  esprits  allaient 
même  plus  loin  que  Hennequin,  et  Fourier  notamment, 
avant  Engels,  dénonçait  déjà  dans  la  Révolution  française 
«  la  faillite  des  pompeuses  promesses  des  philosophes.  » 
Allait-il  donc  falloir  compléter  la  Révolution  politique 
par  une  révolution  sociale? 

Dans  cette  société  en  désordre  qui  vit  «  au  milieu  d'une 
immense  révolution  »  (Aug.  Comte)  (2),  révolution  poli- 
tique, économique  et  sociale,  règne  en  maîtresse  l'anar- 


(i)  Lacordaire,  L'Lnivers  religieux.  État  actuel  de  l'Eglise  de  France. 
(2)  Philosophie  positive,  tome  IV,  p.  ai. 


—  ig  — 

chie  politique,  morale  et  intellectuelle  (i)  sous  toutes  ses 
formes.  «  Les  hommes  n'ont  aucune  croyance  commune, 
aucun  idéal  commun  »,  il  y  a  «  autant  de  systèmes  moraux 
qu'il  y  a  de  classes  »,  écrit  Fourier.  La  désunion  est  pro- 
fonde. 

Pour  Aug.  Comte  «  le  vice  principal  de  la  situation 
sociale  consiste  en  ce  que  les  idées  d'ordre  et  les  idées 
de  progrès  se  trouvent  aujourd'hui  profondément  sépa- 
rées et  semblent  même  nécessairement  antipathiques  ». 
Il  déplore  que  «  ...depuis  un  demi-siècle  que  la  crise 
révolutionnaire  des  sociétés  modernes  développe  son 
vrai  caractère...,  un  esprit  essentiellement  rétrograde  ait 
constamment  dirigé  toutes  les  grandes  tentatives  en 
faveur  de  l'ordre,  et  que  les  principaux  efforts  entrepris 
pour  le  progrès  aient  toujours  été  construits  par  des  doc- 
trines radicalement  anarchistes (2)  ».  Au  même  moment, 
Fourier  écrit  presque  dans  les  mêmes  termes  :  «  Bien 
loin  d'y  tendre  en  aucun  sens  (à  la  découverte  des  garan- 
ties sociales)  on  n'est  parvenu  qu'à  envenimer  les  dé- 
fiances et  établir  entre  l'autorité  et  le  mot  de  libéralisme 
une  antipathie  très  fâcheuse  (3).  » 

Sans  doute,  quelques-uns,  pour  qui  la  Révolution  est 
radicalement  mauvaise,  —  les  rétrogrades  —  rêvent  de 
rendre  à  la  société  l'ordre  social  qu'elle  a  renversé,  et 
veulent  le  retour  à  l'ancien  régime  ;  tandis  que  d'autres 
«  se  jettent,  comme  on  dit  alors,  au  mouvement  popu- 
laire ».  Mais,  entre  ces  extrêmes,  chez  la  masse  des  indi- 
vidus, qui  se  déclarent  stationnaires,  une  multiplicité 
confuse  et  contradictoire  d'idées,  de  sentiments  et  d'at- 


(i)  Tdus  nnjourd'hui,  écrivent  les  Débats,  nous  en  sommes  arrivés  ?»  nous 
sentir  profondéiiieiit  saisis  et  atti'istés  par  le  spectacle  de  la  désorganisation 
intellectuelle,  par  l'absence  de  tout  lien  moral,  par  l'insubordination,  par 
l'indépendance  presque  sauvage  des  esprits,  le  délire,  le  déver^jondage, 
l'inconséquence  et  la  contradiction  des  idées,  pai'  l'ab;\tarilisscnient,  l'nvoi^ 
teinent  des  systèmes.  —  Et  ils  décrivent  «  l'effroyable  anarciiie  contem- 
poraine ». 

(2)  Physique  sociale,  p.  tJ. 

(3)  Fourier,  p.  892,  2''  livre. 


—    20    


taches  se  partage  et  se  dispute  les  intelligences  et  les 
volontés  ;  beaucoup  d'esprits  —  un  Ballanche,  par  exem- 
ple —  se  sentent  tiraillés  entre  des  traditions  contraires 
entre  leur  regret  et  leur  piété  du  passé  et  leur  tourment 
de  l'avenir,  entre  leur  respect  des  traditions  et  leur 
amour  du  progrès.  On  est  à  la  fois  royaliste  et  démo- 
crate, catholique  et  libéral,  et  le  vicomte  René  de  Cha- 
teaubriand rêve  de  faire  appliquer  par  des  royalistes  les 
idées  révolutionnaires. 

Lamennais  a  raison  d'écrire  que  «  toutes  les  têtes  fer- 
mentent »,  que  «  la  Révolution,  sous  différentes  formes, 
est  dans  toutes  les  tètes  ».  De  cela,  tout  le  monde  tombe 
d'accord.  L'anarchie  est  partout,  dans  les  sentiments, 
dans  les  intérêts,  dans  les  âmes,  dans  les  intelligences, 
dans  les  mœurs,  dans  les  opinions,  Saint-Simon,  Aug. 
Comte  et  Fourier  lui-même  la  distinguent  aussi  dans  les 
sciences  qui  n'ont  entre  elles  aucun  lien  commun.  «  Des- 
cartes avait  monarchisé  la  science,  Newton  l'a  républica- 
nisée  ;  il  l'a  anarchisée,  vous  n'êtes.  Messieurs,  que  des 
anarchistes  (i)  »,  écrit  Saint-Simon.  Et  c'est  dans  cette 
anarchie  des  intelligences,  «  dans  l'anarchie  intellec- 
tuelle »  qu'Auguste  Comte  voit  «  la  véritable  source 
première  de  l'anarchie  sociale  et  ensuite  de  l'anarchie 
politique  (2)  ».  On  voit  poindre  à  côté  du  scepticisme 
et  de  l'athéisme  régnants  une  sentimentalité  vague  et 
inquiète,  et  une  espèce  de  religiosité  individuelle  qui 
cherche  vainement  et  dans  le  vague  des  formes  pour  se 
produire. 

Cette  incertitude,  cette  «  confusion  générale  de  tous  les 
principes  sur  lesquels  repose  l'organisation  des  sociétés  », 

(i)  Lettre  de  Saint-Simon,  p.  'jli. 

(2)  Foulier  lui-même  la  dénomme  «  anarcliie  religieuse,  anarchie  politique, 
anarchie  commerciale  »  (voir  Fausse  Industrie,  t.  I,  p.  108  et  3io),  «  anarchie 
industrielle  et  scientique»  (c'es  fit  le  titre  d'une  de  ses  brochures). 

Seul,  à  peu  près,  Lerminier  proteste  et  déclare  que  «  l'anarchie  des  intelli- 
gences dont  on  fait  tant  de  bruit  depuis  seize  mois  n'est  ni  un  grand  scandale, 
ni  un  mal  si  profond  que  l'ont  représenté  certaines  déclamations  »,  p.  11. 
Lettres  à  un  Berlinois. 


comme  dit  Pereire,  caractérisent  d'ailleurs  l'histoire 
des  trente  premières  années  du  xjx^  siècle  pendant  les- 
quelles, et  surtout  de  i8i5  à  i83o,  —  dans  cette  période 
si  fertile  en  événements,  traversée  par  tant  d'orages,  — 
parmi  les  fluctuations  et  les  atermoiements,  on  poursuit 
ce  double  but:  propager  les  principes  révolutionnaires 
et  rechercher  les  bases  d'un  ordre  social  nouveau. 

La  Restauration,  pleine  de  bonne  volonté,  ne  voit  rien 
de  mieux  pour  construire  que  de  tout  jeter  pêle-mêle 
dans  le  creuset:  religion  de  l'Etat  et  liberté  des  cultes, 
légitimité  monarchique  et  représentation  populaire,  loi 
athée  et  morale  publique.  Elle  s'efforce  de  concilier,  d'ac- 
commoder, de  s'entremettre,  de  transiger,  de  satisfaire 
à  la  fois  l'ancien  régime  et  les  nouvelles  sympathies,  la 
tradition  et  le  progrès,  la  Révolution  et  la  Religion  ;  enfin 
d'amalgamer  les  contraires,  sans  d'ailleurs  y  pouvoir 
parvenir.  L'éclectisme  de  Victor  Cousin  —  véritable  juste 
milieu  de  la  philosophie  —  «  monstrueux  alliage  qu'on 
tente  d'établir  entre  des  principes  incompatibles  »  (Au- 
guste Comte)  (i),  vient  d'ailleurs  apporter  la  consécration 
de  l'orthodoxie  officielle  à  ce  chaos  d'aspirations  nébu- 
leuses et  contradictoires  que  l'étude  du  panthéisme  alle- 
mand et  de  la  dialectique  hégélienne  va  bientôt  obscur- 
cir complètement.  On  lit  dans  le  Globe  du  21  novembre 
1826  :  «  L'anarchie  des  esprits  est  aujourd'hui  notre  pre- 
mier désir,  notre  premier  bien,  notre  vie.  »  Stupéfiant 
aveu  qui  sufïirait  à  lui  seul  à  justifier  la  sévérité  de  l'arrêt 
qu'Aug.  Comte  prononce  sur  ce  temps:  «  C'est  une  épo- 
que de  divagation  intellectuelle.  » 

Tels  sont  les  indices  de  désorganisation  que  consta- 
tent tous  les  observateurs,  que  ceux-ci  s'appellent  de 
Maistrc  ou  Comte.  Saint-Simon  ou  Fourier,  symptômes 
d'un  état  pathologique  d'un  mal  j)rofond  qui  se  développe 
j)eu  à  j)eu  pour  atteindre  à  peu  près  toutes  les  fondions 
d'un   organisme   social    fortement   ébranlé   par   la   crise 

(i)  Aiiç.  Comte,  p.  Q.  Philiisi>i)hii'  positive. 


—    22    — 

révolutioniiairo.  Tous  reconnaissent  le  mal,  ils  s'efîor- 
cenl  d'en  diagnostiquer  l'étendue  et  la  profondeur,  et 
d'en  indiquer  le  remède.  «  On  voit  se  multiplier  chaque 
jour,  écrit  Fourier,  les  germes  de  désorganisation  qui 
menacent  nos  frôles  sociétés  (i).  »  De  toutes  parts,  reten- 
tissent les  cris  d'alarme.  C'est  de  Maistre  qui,  avec  une 
admirable  éloquence,  dénonce  «  l'adaiblissementdes  prin- 
cipes moraux,  la  divergence  des  opinions,  l'ébranlement 
des  souverainetés  qui  manquent  de  base,  l'immensité 
des  besoins  et  l'inanité  des  moyens  ».  C'est  Enfantin  qui 
écrit  à  un  ami  :  «  Ne  voyez-vous  pas  que  de|)uis  cinquante 
années  la  terre  tremble,  que  nous  sommes  sur  un  volcan, 
que  les  hommes  n'ont  plus  rien  qui  leur  commande  l'or- 
dre, la  paix;  que  les  classes  les  plus  nombreuses  rugis- 
sent souvent  et  que  leurs  maîtres  n'ont  pas  de  chaînes 
qui  ne  soient  brisées  en  un  instant  par  ces  mains  cal- 
leuses »  (Lettre  à  Morin).  «  Tout  le  monde  voit  que  la 
société  marche  vers  une  dissolution  complète,  qu'aucune 
science  ne  règle  ses  mouvements,  qu'aucun  amour  ne 
lie  ses  membres,  qu'aucune  force  ne  coordonne  ses 
efforts  »  (Laurent  de  l'Ardèche),  «  Tout  se  précipite  tel- 
lement vers  la  catastrophe  annoncée  depuis  longtemps 
par  les  hommes  capables  de  prévoyance,  qu'elle  ne  sur- 
prendra personne  désormais  »  (Lamennais,  1829). 

Et  si  je  multiplie  ainsi  les  citations,  c'est  pour  mon- 
trer l'unanimité  absolue  des  opinions  sur  ce  point.  «  Tous 
les  esprits  élevés,  écrit  un  contemporain,  annoncent  que 
nous  sommes  arrivés  à  une  époque  de  catastrophes  et 
de  déchirements  universels.  » 

La  Révolution,  après  avoir  tout  renversé,  s'est  trouvée 
incapable  de  reconstruire.  Assez  forte  pour  détruire, 
elle  n'a  pu  bâtir  et  conserver. 

Les  institutions  et  les  croyances  provisoires  qu'on 
s'était  faites,  pour  remplacer  momentanément  toutes  cel- 
les qu'en   politique,  en    morale   ou   en   religion   l'esprit 

(i)  Quatre  mouvements,  p.  Iii6. 


—    23    — 

d'examen  du  xviii*  siècle  avait  renversées,  ne  suffisent 
plus.  L'  «  Etre  suprême  »,  la  «  Déesse  Raison  »,  la  théo- 
philanthropie comme  la  morale  de  Volny  ont  fait  leur 
temps.  «  On  ne  veut  plus  du  statu  quo  »  (Lettre  de  Co- 
crelle  à  Fourier).  «  Ce  qu'il  faut,  c'est  autre  chose  »  {Ibi- 
dem). Chacun  sent  qu'il  faut  donner  aux  questions  qui  sont 
posées  une  solution  prompte  et  complète  et  qu'il  ne  faut 
pas  tarder(i). 

Un  besoin  de  nouveauté  travaille  les  esprits.  «  Nous 
sommes  à  un  moment  curieux  de  l'histoire  du  monde  », 
écrit  Stuart  Mill,  constatant  avec  une  sympathique  curio- 
sité le  «  travail  d'esprit  souterrain  »  qui  «  envahit  toutes 
les  branches  de  la  société  et  toutes  les  nuances  de  l'opi- 
nion ».  «  Je  me  dis  qu'il  est  grand,  le  spectacle  auquel 
nous  sommes  appelés  ;  qu'il  est  beau  d'assister  à  une 
époque  aussi  solennelle  »,  écrit  le  jeune  Ozanam.  Et  le 
secrétaire  anonyme  de  Saint-Simon  déclare  avec  intré- 
pidité :  «  Notre  époque  est  incontestablement  celle  d'une 
transformation  universelle  dans  l'organisation  sociale  des 
peuples  »,  traduisant  dans  cette  formule  le  sentiment  una- 
nime de  la  génération  qui  monte  et  va  atteindre  en  i83o, 
selon  le  mot  de  Renan,  a  la  plénitude  de  sa  virilité  ». 

On  se  rappelle  avec  quelle  éloquence  et  quel  lyrisme 
Musset  analyse  l'état  d'esprit  de  ses  contemporains  qui 
ont  «  connu  le  dur  passage  de  l'ancienne  France  à  la  nou- 
velle et  qui  en  ont  souffert  (2)  »,  de  cette  «  jeunesse  qui 
a  vu  1793  et  i8i/i  »  et  «  qui  porte  au  cœur  ces  deux  bles- 
sures ».  Nés  à  la  veille  de  la  Révolution  française  ou  dans 
les  années  qui  l'ont  immédiatement  suivie,  dès  qu'ils 
s'éveillent  à  la  vie  intellectuelle,  ils  respirent  l'atmo- 
sphère du  romantisme. 

On  a  déjà  souvent  constaté  le  besoin  de  vivre  par  l'esprit 
qui  les  anime,    besoin  qui   s'explique    peut-être    par   la 

(i)  «  Cliacnn  sent  aujourd'hui  qu'au  point  où  en  sont  les  choses,  il  faut  une 
solution  |)rompte  et  complète  aux  questions  que  l'esprit  d'examen  a  soulevées 
en  polilicjue,  en  morale  el  en  religion  »  (Jlevitc  Encyclopédique,  I.  LUI,  p.  a-ya). 

(a)  Jules  Lcmaîlie. 


^     94    — 

compression  des  esprits  sous  Napoléon.  Cette  génération 
veut  tout  apprendre.  Aussi  ces  jeunes  hommes  se  livrent- 
ils  avec  passion  aux  études  scientifiques  ;  ils  croient  que 
la  philosophie  dissipera  toutes  leurs  incertitudes  et  leurs 
doutes,  car  s'ils  n'ont  pas  foi  dans  le  catholicisme,  ils 
sont  sans  croyances  religieuses  bien  arrêtées.  Ils  ont 
lu  avec  avidité  Locke,  Condillac,  d'Helvétius  et  Destutt 
de  Tracy,  ils  étudient  Jouffroy,  Cousin,  Kant  et  les 
idées  allemandes,  tous  les  philosophes  de  leur  temps, 
sans  que  les  puisse  satisfaire  cette  «  philosophie  va- 
riable qui  après  avoir  égaré  dans  les  ténèbres  toutes  les 
vérités,  toutes  les  espérances,  les  laisse  nus  à  l'entrée 
de  l'avenir  (i).  (Lamennais,  lettre  à  Cottu,  i3  mai  1829). 
(c  Quand  les  idées  anglaises  et  allemandes  passèrent  sur 
nos  tôtes,  nous  dit  Musset,  ce  fut  comme  un  dégoût 
morne   et    silencieux  suivi  d'une  convulsion  terrible  ». 

Et  après  avoir  tout  espéré  de  la  philosophie,  ils 
reviennent  de  leur  promenande  à  travers  tous  les  sys- 
tèmes, incertains,  déçus,  aigris,  sans  conviction  fixe, 
désemparés.  «  Ce  fut  comme  une  dénégation  de  toutes 
choses  du  ciel  et  de  la  terre  qu'on  peut  nommer  désen- 
chantement ou,  si  l'on  veut,  désespérance   »   (Musset). 

Telle  est  cette  triste  et  inquiète  jeunesse,  frémissante 
et  désenchantée,  sentimentale  et  passionnée,  audacieuse, 
sentant  amèrement  le  vide  de  son  existence,  rongée  de 
ce  mal  du  siècle,  de  cette  mélancolie  qui  sévira  en 
France  pendant  plus  d'un  demi-siècle,  que  les  poètes  ro- 
mantiques revêtent  de  l'éblouissant  prestige  de  leur 
poétique  expression,  brûlée  d'une  fièvre  de  vitalité  qui 
lui  fait  désirer  avec  une  égale  avidité  les  plaisirs  ou  la 
gloire,  qui  la  fait  enfin  aspirer  à  une  «  vie  ardente  »,  et 
lui  fait  supporter  avec  impatience  la  monotonie  de  la  vie 
courante,  de  «  cette  vie  mesquine,  sans  poésie (2)  »  qui 

(1)  G.  f.  r.  L'iionime  seul,  nu,  sans  croyances,  haletani  en  face  de  la  vérité 
(Lacordaire,  Univers  religieux,  i  mai  i83/i) 

(2)  C'est  un  trait  commun  à  tous  les  Saint-Simoniens  et  à  toutes  les  Saint- 
Simoniennes  et  on   retrouve  chez  eux  presque  textuellement  les  mêmes  mots  : 


—    25    — 

est  un  «  insupportable  supplice  »,  mais  pleine  d'un  sang 
précieux  qui,  faute  de  pouvoir  se  prodiguer  etse  répandre 
comme  celui  des  ancêtres,  refoule  vers  le  cœur.  Certains 
en  viendront  au  suicide.  Les  autres,  les  plus  nombreux, 
préfèrent  Faction  et  l'enthousiasme.  Ils  cherchent  un 
aliment  à  leur  pensée,  un  but  au  besoin  d'agir  qui  les 
dévore  et  à  Tardeur  généreuse  qui  les  anime.  Ils  veulent 
quelque  chose  qui  les  possède  et  les  transporte,  qui  do- 
mine leurs  pensées  et  les  élève.  Ils  ont  besoin  de  poésie 
au  milieu  de  ce  monde  bourgeois  prosaïque  et  froid  qu'ils 
détestent  et  en  même  temps  d'une  philosophie  qui  donne 


«  Cette  chère  enfant  avait  horreur  de  hi  vie  n- elle,  sa  nature  exaltée,  toujours 
montée  sur  les  cimes,  ne  peut  s'acfoniniocler  de  la  vie  mesquine  et  sans  poésie 
que  nous  menons  »  (Voy.  Yoilquin). 

«  Cette  vie  mesquine,  cette  vie  sans  poésie  était  pour  nous  un  insupportable 
fardeau;  nous  rêvions  quelque  chose  de  mieux,  quelque  chose  de  grand  qui  fût 
à  notre  hauteur.  Nous  n'avons  plus  les  joies  du  guerrier,  nous  n'avons  plus  de 
croisade  à  faire,  de  monde  à  découvrir  ;  le  temps  même  est  passé  des  expédi- 
tions napoléoniennes.  Nous  n'avons  plus  ni  solennités,  ni  temples,  ni  tournois, 
ni  chants,  ni  fêtes.  La  vie  est  terne  et  monotone  aujourd'hui,  et  Dieu  a  mis 
dans  le  cduir  de  beaucoup  d'hommes  une  énergie  qui  ne  peut  se  ployer  à  cette 
contrainte  «  (G.  d'Eichthal  au  procès,  UEiwres-procès,  p.  ^24).  Gh.  Gliarton 
(^Lettre  à  Souvestrc).  En  Révolution,  la  vie  est  pleine,  bien  ardente,  bien  furieuse, 
bien  avide  d'amour  et  de  haine  —  vie  parfaite  comme  l'avait  été  autre- 
fois celle  de  la  Régence  en  sa  gloire  de  débauche,  son  exaltation  d'avilisse- 
ment. Aujourd'hui,  en  dehors  de  nous  (réformateurs)  où  y  a-t-il  une  vie  digne 
de  ce  nom  ?  «  «  Je  vous  ferai,  écrit  Lerminier  (^Lettres  à  un  Berlinois,  p.  5), 
aussi  bon  marché  du  présent  :  il  est  terne,  il  est  triste,  il  est  peu  digne  de 
nous.    »  Et  nous  trouvons   le   même  état  d'esprit  exprimé  par   Lacordaire. 

«  Faites  silence,  laissez  venir  à  votre  cœur  le  bruit  du  monde  tel  qu'il  est  au- 
jourd'hui. Qu'entendez-vous  ?  Des  voix  confuses  qui  s'appellent  sans  jamais  se 
répondre  ;  des  monologues  innombrables  dans  une  foule  pressée  et  béante  j  le 
cri  de  l'homme  perdu  le  soir  au  milieu  du  désert  ;  des  voyageurs  sans  but  qui 
s(!  disent  :  allons;  des  cœurs  las  avant  d'avoir  vécu  ;  des  bouches  taciturnes  qui 
n'ont  que  deux  mots  :  peut-être  !  hélas,  nulle  harmonie,  nulle  unité  que  celle 
de  la  plainte  !  Si  encore  il  y  avait  des  champs  de  bataille  où  i>n  pût  se  tuer 
avec  quelque  gloire;  s'il  y  avait  des  révolutions  qui  en  donnant  des  craintes  i^i 
la  vie  lui  donnassent  quelque  iTitérèt  ;  s'il  y  avait  du  sang,  de  la  débauche,  des 
amphithéâtres,  des  gladiateurs,  quelque  chose  qui  nous  empèdiAt  de  sentir  dans 
le  vide  de  notre  cœur  la  grâce  du  ciel  qui  y  tombe  malgré  nous.  —  Mais  non, 
la  société  nous  emporte  d'un  mouvement  froid  et  comme  régulier,  malgré  ses 
catastrophes,  et  la  littérature  seule,  expression  de  notre  démence,  évoque  au- 
tour de  nous  un  inonde  à  notre  gré  »  (Lacordaire,  De  l'état  actuel  de  l'i'.glise 
de  Frani-e.  L'Univers  rclicjicux,  2  mai   i83'i). 


—    26    — 

quelque  réalité  à  leur  conception  idéale,  d'un  ensemble 
de  doctrines  qui  soil  la  base  et  la  règle  de  leurs  études 
et  de  leur  action. 

Impatients  d'agir  et  de  se  dévouer,  de  se  rattacher  à 
quelque  chose  pour  rendre  à  leur  cœur  un  peu  de  paix 
et  de  tranquillité  et  chasser  cette  mélancolie  qui  les 
accable,  qu'ils  rencontrent  sur  leur  chemin  un  Saint- 
Simon,  un  Fouiier,  ou  même  un  Enfantin  ou  un  Bazard, 
qui  les  appellent  à  eux  pour  «  leur  révéler  la  vie  nouvelle» 
et  leur  découvrir  la  vaste  perspective  de  l'œuvre  à  accom- 
plir; leurs  vies  ne  feront  plus  qu'une  même  vie,  leurs 
destinées  deviendront  communes,  ils  sentiront  qu'ils  sont 
appelés  à  faire  ensemble  une  «  chose  glorieuse,  sainte, 
divine  »  (i),  et  ils  voueront  tous  leurs  efforts,  ils  se  don- 
neront corps  et  âme,  tout  entiers,  à  l'œuvre  de  régéné- 
ration sociale  universelle  qu'ils  entrevoient;  ils  tenteront 
tous  les  essais,  religieux  ou  sociaux,  scientitTques,  artis- 
tiques, littéraires.  L'œuvre  n'est-elle  pas  magnifique  ? 
et  puis  ils  sont  jeunes  et  leur  sensibilité  est  ardente. 

D'ailleurs,  des  pensées  nouvelles  se  font  jour.  Il  y  a, 
au  début  du  xix*  siècle,  une  poussée  d'opinions,  de 
croyances,  d'idées  nouvelles,  de  sentiments  nouveaux, 
dans  cette  jeunesse  qui  monte  et  grandit.  Parmi  ces 
courants  encore  incertains,  et  ce  flot  d'aspirations  con- 
fuses, il  y  a  cependant,  vers  1828,  un  certain  nombre 
d'idées  touchant  les  tendances  morales,  philosophiques 
et  sociales  de  ce  temps  qui  sont,  peut-on  dire,  admises 
par  presque  toute  la  jeunesse  cultivée. 

Ce  qu'on  constate  tout  d'abord,  c'est  une  réaction  très 
sensible,  très  nette  contre  le  rationalisme  sec  et  froid  de 
la  fin  du  xviii*  siècle  ;  c'est  une  sorte  de  révolte  de  l'idéa- 
lisme, qui  aboutit  à  un  mysticisme  exalté  en  réaction 
contre  le  prosaïsme  bourgeois.  La  raison,  on  n'en  veut 
plus.  Et  ce  n'est  pas  seulement  Rousseau  qui  a  dit  que 
le   cœur    est   tout,    mais   c'est  aussi   Rivarol,    chez    qui 

(i)  G.  (l'Eiclithal,  Procès,  p.  l\2(i. 


—  27  — 
d'ailleurs  on  ne  s'attend  guère  à  trouver  cette  pensée, 
qui  déclare  que  «  le  vice  radical  de  la  philosophie,  c'est 
de  ne  pas  pouvoir  parler  au  cœur,...  or,  le  cœur  est 
tout  ».  Après  le  grand  ébranlement  sentimental  qui 
s'est  fait  dans  cette  jeunesse  désemparée  et  incertaine, 
il  ne  s'agit  plus  pour  elle  de  comprendre  mais  d'aimer. 
On  a  soif  d'amour  (i),  de  croyance,  et  de  sacrifice  ;  on 
désire  se  dévouer.  «  Le  zèle  le  plus  pur  et  le  plus  désin- 
téressé, l'enthousiasme  et  le  dévouement  errent  par  le 
monde  »  (2). 

Au  point  de  vue  politique  et  social,  un  mouvement  de 
réaction  très  net  se  dessine  contre  les  dogmes  triom- 
phants de  l'individualisme  et  du  libéralisme  révolution- 
naires. Saint-Simon  et  Fourier,  Maistre  et  Aug.  Comte  se 
rencontrent  pour  prononcer  leur  condamnation.  On  s'aper- 
çoit des  insuffisances,  des  lacunes  de  l'individualisme  po- 
litique et  social.  Sur  ce  point,  la  réaction  contre  les  prin- 
cipes révolutionnaires  est  très  nette  ;  elle  est  formelle.  On 
connaît  le  décret  de  Le  Chapelier,  qui  fut  un  des  membres 
les  plus  en  vue  de  la  Constituante,  et  qui  parlait,  avec  le 
mépris  que  l'on  sait  «  des  prétendus  intérêts  communs». 
Ce  décret  déclarait  que  l'anéantissement  de  toutes  les 
espèces  de  corporations  est  une  des  bases  de  la  Consti- 
tution française,  et  proscrivait  l'association.  Or,  Saint- 
Simon  et  Fourier  veulent  l'association,  et  c'est  même  la 
base  de  leur  système  (3).  La  Révolution  a  désuni, 
désassocié  les  hommes  ;  toute  communauté  de  pensée, 
toute    action    d'ensemblo,    toute    coordination    a    cessé 

(i)  «  Nous  approchons  du  temps  où  les  liommcs  de  tous  les  pays  se  recon- 
naissant pour  frères l'on  dira  de  nous:  Voyez  comme  ils  s'aiment  »  (La- 
mennais, Lettres). 

(i)  D'Eiclithal  h  Slnart  Miil,  u3  nov.   1829. 

(3)  lieiuu'oup  de  jeunes  (jens  d'ailleurs,  môme  avant  (pie  le  saint-simonisme 
et  le  (nuriérisme  ne  vienneni  prêcher  la  nccessitê  de  l'association,  voyaient  en 
elle  seule  le  salut.  Le  Saint-Simonien  Gay  écrivait  h  Lcchevalier  :  «  Le  cours 
de  mes  idées  depuis  quelques  anni'-es,  même  avant  la  publicité  de  la  tloclrine 
saint-simonienne,  était  déjà  tourné  vers  l'association  mais  d'une  manière  beau- 
coup moins  laryc  qu'aujourd'hui.  »  Beaucoup  de  lettres  auv  archives  sainl- 
simonienuc  cl  Couriériste  expriment  le  même  sentiment. 


—    9.8    — 

entre  eux.  Il  faut  les  unir,  il  faut  les  associer.  On  se  rend 
compte  que  les  doctrines  politiques  du  libéralisme  sont 
épuisées  et  que  leur  mission  est  remplie.  On  voit  l'école 
libérale  déchirée  par  les  efFets  de  sa  propre  doctrine,  se 
morceler  de  plus  en  plus  et  «  les  vieilles  puissances  quo- 
tidiennes du  parti  crouler  de  toutes  parts  »  {Le  Corres- 
pondant). Bcaucou|)  pensent  comme  M.  Chevalier  que  les 
j)rincipes  du  libéralisme  français  n'ont  qu'une  valeur  de 
désorganisation (i).  On  est  las  de  l'esprit  d'examen,  du 
scepticisme,  du  voltairianisme,  de  cet  esprit  de  discus- 
sion, d'opposition  et  de  négation  qui,  ainsi  que  le  recon- 
naissent les  contemporains,  est  devenu  l'esprit  dominant, 
le  ton  de  l'époque.  On  commence  à  s'apercevoir  que 
l'œuvre  du  xviii'^  siècle  a  été  purement  négative,  mais  que 
les  doctrines  négatives  ne  peuvent  pas  suffire,  car  l'huma- 
nité ne  vit  point  sur  des  négations(2).  «  Le  xviii"  siècle 
n'a  fait  que  détruire  ;  nous  ne  continuerons  pas  son  ou- 
vrage; ce  que  nous  entreprenons,  au  contraire,  c'est  de 
jeter  les  fondements  d'un  société  nouvelle  »  (Prospectus 
de  l'industrie^.  Les  jeunes  gens  commencent  à  «  sonder 
le  vide  et  à  sentir  la  stérilité  pour  leur  époque  de  la 
philosophie  critique  et  de  la  politique  révolutionnaire  » 
(Bazard,  Lettres  à  Enfantin')  qui  tend  à  perpétuer  le  siècle 
de  la  démolition.  Le  rôle  de  la  critique  —  qui  n'a  de 
puissance  que  pour  détruire  —  paraît  complètement 
épuisé.  De  toutes  parts  on  crie  que  la  société  tombe 
en  dissolution,  on  veut  travailler  à  la  restaurer.  Or  les 


(i)  Les  événements  tendent  ehaqne  jour  davantage  à  démontrer  cette  triste 
vérité  que  les  principes  du  libéralisme  français  sont  purement  nétjatifs  et  ne 
peuvent  produire  que  la  dissolution  et  la  ruine  de  toutes  les  institutions  sociales, 
que  surtout  ils  sont  impuissants  pour  satisfaire  le  sentiment  religieux  dont  sont 
animés  tous  les  cœurs  bien  nés  «  (Wamkœnig,  De  la  philosopbie  du  droit  en 
PVance,  3"  article.  Kritische  Zeitschrlft,  IV  vol.,   i"""^  livraison,  i83i). 

(2)  «  La  société  ne  vil  point  d'idées  négatives,  mais  d'idées  positives  »  (Saint- 
Simon,  Système  industriel). 

«  Croyez-vous  en  bonne  foi,  Messieurs,  que  la  critique  des  idées  tliéologiques 
et  féodales  faite  ou  du  moins  terminée  par  les  philosophes  du  xviii^  siècle  puisse 
tenir  lieu  d'une  doctrine  ?  »  (Saint-Simon,  Système  industrieiy 


—    29    — 

principes  et  les  dogmes  révolulionnaires  privés  de  base 
positive  ne  peuvent  fournir  de  règles  certaines  pour  re- 
construire. Que  faut-il  donc  faire  ?  Il  faut  terminer  la  crise 
révolutionnaire,  il  faut  mettre  un  frein  au  xviii^  siècle 
qui  dure  toujours  »  (de  Maistre  et  Enfantin)  (i).  Le 
xviii^  siècle  a  détruit  ;  il  appartient  au  xix*  de  reconstruire 
en  renonçant  aux  critiques  stériles,  en  ralliant  toutes  les 
bonnes  volontés  pour  mettre  fin  aux  conflits  de  Tindivi- 
vidualisme.  A  tous  le  problème  de  reconstruction  s'im- 
pose ;  on  ne  s'entend  pas  toujours  sur  le  plan  de  l'édi- 
fice mais  personne  ne  doute  qu'il  faille  chercher  le 
constructeur. 

Enfin,  après  «  l'ébranlement,  le  bouleversement  révo- 
lutionnaires, on  sent  le  besoin  et  l'impérieuse  nécessité 
d'un  nouvel  ordre.  »  On  reconnaît  que  la  «  société  ne 
peut  se  passer  de  moyens  d'ordre  ».  La  plupart  pensent 
qu'elle  ne  saurait  subsister  sans  une  autorité  morale  re- 
connue de  tous  qui  fasse  l'unité  des  consciences,  sans 
un  idéal  commun  ;  qu'en  tous  cas,  il  faut,  dans  tous  les 
ordres  de  connaissances  et  partout  une  unité  systémati- 
que, et  c'est  une  idée  sur  laquelle  Fourier  comme  Saint- 
Simon  ne  cessent  d'insister.  Partout  on  constate  un 
magnifique  elTort  pour  rétablir  l'ordre  dans  les  esprits 
et  dans  les  cœurs,  dans  les  vues  morales  et  intellectuelles 
—  effort  qui  ne  sera  pas  toujours  couronné  de  succès  — 
et  l'on  peut  penser,  notamment  en  ce  qui  concerne  Fou- 
rier et  les  Saint-Simoniens,  qu'ils  y  ont  particulièrement 
mal  réussi.  Mais  il  faut  bien  reconnaître  que  devant 
Fourier  et  Saint-Simon,  comme  devant  de  Maistre  et 
Comte,  se  dresse  ce  que  le  plus  grand  de  ces  penseurs  a 
appelé  «  la  grande  image  de  l'ordre.  »  Ce  ([ue  Fouriei', 
ce  que  Saint-Simon  veulent  découvrir  —  ils  le  répètent  à 
maintes  reprises  —  c'est  un  nouveau  priiuipe   d'ordre. 

(i)  GFr.  Lamemiiiis,  1 1  nov.  1828.  Il  faut  i(  arn'ter  le  ini>uvemenl  révolii- 
liorinaire  qui  de  (ciuti;  nécessite^  doit  conduire  l'Kurope  jusqu'aux  dernières  con- 
séquences lies  doctrines  qui  constituent  ce  que  j'appelle  le  lib^iMlisnu-  doij-ma- 
tique  )). 


—  3o  — 

Le  problème  de  l'ordre  est  posé  avec  force  et  clarté  par 
tout  ce  qui  est  digne  d'attention  à  cette  époque.  C'est 
un  temps  «  saturé  de  l'idée  d'organisation  »,  dit  très 
justement  Henri  Michel. 

On  commence  à  constater  l'insuffisance  de  la  politi- 
que (i),  l'impuissance  des  doctrines  les  plus  opposées. 
On  se  lasse  des  «  querelles  scholastiques  sur  l'égalité  », 
des  petits  combats  politiques  (Fourier,  U  Mouvements, 
p.  4i6)  (2),  des  luttes  engagées  entre  la  noblesse  et  la 
bourgeoisie,  ainsi  que  des  disputes  constitutionnelles 
dans  lesquelles  on  ne  voit  guère  que  de  simples  querelles 
de  mots.  Et  on  va  bientôt  s'en  détourner  tout  à  fait 
pour  se  préoccuper  d'études  sociales,  car  il  apparaît  qu'il 
y  a  des  préoccupations  plus  importantes  que  celle  de 
savoir  quelle  sera  la  couleur  de  la  cocarde.  Le  problème 
de  l'organisation  sociale  prend  peu  à  peu  la  place  de 
celui  de  l'organisation  politique  (3),  qui  avait  seul,  ou  à 
peu  près  seul,  occupé  les  esprits  pendant  la  Restaura- 
tion, et  qui  avait  d'ailleurs  reçu  des  solutions  diverses 
et  des  remaniements  nombreux. 

A  côté  de  la  crise  politique  se  produit  en  effet  un  élan 


(i)  La  France,  écrit  Fourier,  a  un  besoin  pressant  de  faire  diversion  à  la 
politique  {FavLSse  industrie,  t.  I,  p.  /io3). 

(a)  Je  voudrais,  écrit  Ozanam,  l'anéantissement  de  l'esprit  politique  au  profit 
de  l'esprit  social  ^Correspondance,  t.  I,  p.  io8).  «  La  question  qui  divise  les 
hommes  de  nos  jours  n'est  plus  une  question  de  forme  politique,  c'est  une  ques- 
tion sociale  :  c'est  de  savoir  qui  l'emportera  de  l'esprit  d'égoïsme  ou  de  i-elui 
de  sacrifice  :  si  la  société  ne  veut  qu'une  grande  exploitation  au  profit  des  plus 
forts  ou  une  consécration  de  chacun  pour  le  bien  de  tous  et  surtout  pour  la 
protection  des  faibles.  Il  y  a  beaucoup  d'hommes  qui  ont  trop  et  qui  veulent 
avoir  plus  encore  :  il  y  eu  a  beaucoup  d'autres  qui  n'ont  pas  assez,  qui  n'ont 
rien  et  qui  veulent  prendre  si  on  ne  leur  donne  pas.  Entre  les  deux  classes 
d'hommes  une  lutte  se  prépare  et  cette  lutte  menace  d'être  terrible  :  d'un  côté 
la  puissance  de  l'or,  de  l'autre  celle  du  désespoir  (Jbideiii). 

(3)  Les  vieux  liens  de  parti  et  l'attachement  aux  opinions  établies  ont  été 

tellement  affaiblis  parmi  les  classes  qui  lisent,  que  le  moment  semble  propice 
pour  lancer  de  nouvelles  opinions  et  principalement  celles  qui  ouvrent  assez 
d'espérances  de  bien  général  pour  enrôler  à  leur  profit  cet  enthousiasme  et  ce 
dévouement  qui  errent  aujourd'hui  de  par  le  monde  cherchant  un  objet  digne 
d'eux  (Stuart  Mill  à  d'Eichthal,  7  nov.    1827). 


—  3i  — 

des  cœurs  et  des  esprits  jeunes  et  enthousiastes,  une 
protestation  indignée  des  consciences  contre  les  ri- 
gueurs du  régime  industriel,  qu'on  commence  à  dénon- 
cer, contre  les  iniquités  sociales,  contre  la  misère  effroya- 
ble qui  règne,  une  attaque  de  front  pleine  d'audace  et 
d'entrain  contre  la  prétendue  fatalité  du  mal  ici-basque 
certains  économistes  déclarent  nécessaire,  que  d'autres 
analysent  en  spectateurs'sinon  désintéressés  du  moins 
impuissants  (i).  11  apparaît  qu'il  ne  suffit  plus  d'obser- 
ver le  mal,  ni  de  le  décrire,  ni  de  rechercher  sa  nature, 
mais  qu'il  faut  en  chercher  et  en  trouver  le  remède.  On 
voit  apparaître  des  préoccupations  morales  nouvelles,  se 
préciser  le  sentiment  des  injustices  sociales,  et  se  mani- 
fester le  souci  évident  d'une  plus  grande  et  plus  large 
distribution  de  justice.  Les  doctrines  économiques  dont 
le  but  exclusil  avait  été  jusqu'ici  d'étudier  scientifique- 
ment les  phénomènes  de  production  et  de  circulation 
des  richesses,  d'accroître  la  masse  des  biens,  sans 
tenir  compte  de  leur  répartition,  de  produire  en  grande 
quantité  et  en  toute  liberté  toutes  sortes  de  marchandises, 
de  les  laisser  circuler  avec  la  même  liberté  pleine  et 
entière,  commencent  à  se  préoccuper  de  ce  problème 
grave  et  complexe.  «  Je  ne  conçois  pas,  écrit  Bonald, 
soulignant  les  souffrances  qu'engendre  en  Angleterre 
«l'industrie  cosmopolite  »,  la  richesse  comme  une  chose 
abstraite  et  sans  application  à  une  très  grande  partie 
des   individus   »  (2).  Les  publicistes  s'inquiètent  de   ce 

(i)  Fourier  s'inclig-ne  de  ce  que  les  (économistes  ne  saclient  que  «  crier  sauve 
qui  peut  j  ainsi  fait  J.-B.  Say  dès  son  premier  chapitre,  où  il  nous  apprend  que 
sa  science  est  bornée  au  rôle  passiF,  qu'elle  est  spectatrice  du  mal,  qu'elle  ne 
doit  que  l'analyse  du  désordre  et  non  le  l'cmède  »  (Fausse  indiislric,  t.   I,  p.  i3). 

(2)  Observations  sur  la  Révolution  frani;aise  (i8i8y  Cf.  Isaac  Pereire. 

Il  y  aussi  en  Anjj-leterre,  malffi-i'^  la  richesse  nationale,  plus  de  misère  indi- 
viduelle que  partout  ailluurs,  et  M.  Moorton  Eden,  dans  son  Traité  de  mendi- 
cité etM.  Malthus  dans  son  Essai  sur  le  Principe  de  population  entrent  ;"!  cet 
égard  dans  des  détails  qui  paraissent  à  peine  croyables.  Je  sais  qu'une  philoso- 
phie libérale  traitera  cette  considération  de  superficielle,  et  qu'elle  m'opposera 

la  perfection  des  arts,  la    circulation  activer,  etc Mais  Je  ne  conçois  pas, 

je  l'avoue,  la   richesse   publique  comme  une   chose    abstraite   et  sans  npplica- 


—    32    — 

(jiTils  appellent  le  «  peuple  »,  c'est-à-dire  des  ouvriers, 
de  la  masse  des  travailleurs  manuels,  de  leur  bien-être. 
On  sent  le  besoin  d'un  ordre  social  nouveau,  qui  aurait 
pour  but  de  donner  à  tous  les  hommes  sans  exception 
le  bonheur  sur  la  terre  (J.  Lechevalier,  mai  i83i).  La 
nécessité  et  l'urgence  de  la  réforme  économique  sont 
reconnues  môme  par  les  écrivains  les  plus  modérés 
dans  leurs  vues  d'amélioratiofi  sociale.  Et  des  esprits 
d'origine,  déformation,  d'opinions  el  de  croyances  aussi 
diverses  que  Bonald,  F^ourier,  Isaac  Pereire  tombent  là 
aussi  d'accord  pour  dénoncer  l'amoralisme  de  l'écono- 
mie politique  et  demander,  presque  en  termes  identi- 
ques, sa  «  moralisation   »  (i). 

Enfin,  il  faut  signaler  dans  la  jeunesse  une  renaissance 
très  nette  de  l'état  d'esprit  religieux.  La  vieille  religion 
avait  été  remplacée  en  même  temps  que  la  vieille  mo- 
narchie; mais  les  innovations  religieuses:  athéisme  ou 
culte  de  l'Etre  suprême,  religion  naturelle  ou  théophi- 
lanthropie, n'ont  pas  eu  de  succès.  Sans  doute,  vers 
181A,  tout  l'Institut  est  voltairien,  mais  déjà  beaucoup  de 
jeunes  gens  ne  professent  que  du  dédain  pour  la  philo- 
sophie du  xviii''  siècle.  Ils  ne  font  plus  montre,  en  tout 
cas,  de  l'irréligion  badine  et  facétieuse  de  leurs  aînés, 
ni  de  leur  scepticisme  railleur  el  dégagé,  ils  méprisent 
«  l'incrédulité  frivole  et  ignorante  du  dernier  siècle  »  ; 


lion  à  une  très  grande  partie  des  individus et  le  devoir  d'un  gouverne- 
ment est  de  perfectionner  les  hommes  au  moral  comme  au  physique,  plutôt 
que  de  perfectionner  des  machines  (Bonald,  Observations  sur  la  Révolution 
française,  i8i8,  ch.  vi  de  l'Angleterre. 

(i)  «  Les  économistes  n'ont  vu  dans  ces  questions  vitales  de  capital  et  de 
revenu,  de  propriété  et  de  fermage,  de  salaire,  qu'un  équilibre  entre  des  inté- 
rêts également  dignes  de  sollicitude.  Ils  les  ont  toutes  réduites  à  la  loi  de 
l'offre  et  de  la  demande  :  triste  impartialité  entre  la  richesse  fainéante  et  la  mi- 
sère laborieuse.  Dans  ce  va-et-vient  de  produit,  de  richesses,  on  n'a  vu  qu'un 
ensemble  de  phénomènes  physiques  soumis  à  des  lois,  on  n'a  pas  vu  que 
l'homme  est  vivant  dans  ces  phénomènes,  qu'il  s'agit  de  lui  avant  tout  et  pas 
autre  chose.  L'économie  politique  n'a  pas  de  moralité,  l^our  elle  l'homme  n'est 
qu'un  moyen  ;  paur  la  morale  il  est  une  fin.  Moralisons  l'économie  politique  » 
(Isaac  Pereire,   i83i). 


—  33  — 

bien  plus,  une  inquiétude  mystérieuse,  une  angoisse 
métaphysique  les  agitent  (i),  ils  sont  comme  en  suspens, 
et  dans  l'attente  d'une  croyance,  d'une  foi  nouvelle  ou 
tout  au  moins  renouvelée.  C'est  le  moment  où  un  jeune 
émigré  rêve  sur  le  génie  du  christianisme,  et  où  un 
jeune  diplomate  savoisien  médite  sur  ses  grandeurs.  Vers 
i83o,  on  constate  chez  beaucoup  d'esprits  de  cette  gé- 
nération qui  «  habite  avec  un  cœur  plein  dans  un  monde 
vide  »  comme  un  efFroi  de  la  ruine,  comme  une  angoisse 
du  vide  qui  leur  fait  subitement  comprendre,  ou  plutôt 
sentir,  la  nécessité  sinon  d'une  religion  du  moins  d'un 
état  d'esprit  religieux  (2).  Tous  ou  presque  tous  arrivent 
à  cette  conclusion  qu'il  faut  se  rallier  à  quelque  chose, 
à  des  principes,  à  des  croyances,  à  une  foi,  et  ils  par- 
courent les   systèmes  de  philosophie  (3);   le   Kantisme 


(i)  «  La  géaf^ration  actuelle  a  fait  disparaître  de  nos  livres  et  de  notre  socitHé 
ce  ton  de  frivolité  et  de  plaisanterie  sur  les  croyances  religieuses  dont  la  géné- 
ration précédente  faisait  parade  »  (^OEiivres,  V,  p.  26,  Saint-Simon). 

(2)  Le  sentiment  religieux,  revenu  du  trouble  où  l'avail  jeté  le  triomphe 
rapide  et  bruyant  du  scepticisme  de  la  philosophie,  de  l'empirisme  athée  de  la 
science,  cherchait  de  toute  part  à  se  faire  jour  ;  mais  en  présence  du  chaos, 
de  l'histoire,  dans  l'entassement  désordonné  des  révolutions  sociales  qui  dans  cet 
état  n'apparaissaient  plus  que  comme  ant<int  de  cataslroplœs,  il  revenait  incessam- 
ment se  perdre  dans  le  doute  et  le  désespoir  (^Religion  saint-simonienne.  préface, 
p.  VII  Discussions  morales,  politiques  et  religieuses  qui  ont  amené  la  sépara- 
tion qui  s'est  effectuée  au  mois  de  novembre  i<S3l  dans  le  sein  de  la  société 
saint-simonienne.  La  préface  est  signée  Razard). 

(3)  Jeune,  sans  croyances  religieuses  bien  arrcti'-es,  sans  foi  dans  le  catho- 
licisme, les  idées  de  Dieu,  du  juste  et  du  beau  vinrent  me  distniire  de  mes 
études  scientifiques.  Je  crus  que  la  philosophie  dissiperait  toutes  mes  incerti- 
tudes   Les  premiers  ouvrages  que  je  rencontrais  furent ties  produits  de 

l'école  matérialiste.  Locke,  Gondillac  furent  mes  premiers  maîtres.  Loin  de  me 
satisfaire,  ils  ne  m'aigrirent  que  davantage,  et  enfin  ils  ne  m'inspirèrent  que  de 
l'horreur  quand  j'arrivais  comme  déduction  de  leurs  principes  J»  la  morale 
d'Helvétius,  à  la  négation  des  sentiments  généreux,  fi  la  consécration  de 
l'égoïsme.  Je  quittais  donc  celte  école  et  je  me  lançais  au  milieu  des  spirilua- 
listes  qui  étaient  plus  en  harmonie  avec  moi  sous  le  rapport  de  l'intelligence  et 
moral  ;  mais  cette  perpétuelle  contradiction  entre  la  conscience  de  la  matière 
et  celle  de  l'idée  m'empèclia  d'accepter  leur  système.  Knnt,  seul,  me  séduisit 
par  sa  foi,  sa  conviction  en  Dieu,  à  la  loi  du  devoir,  i^i  l'idée  du  beau,  du  su- 
blime. J'acceptai  toute  la  critique  de  la  raison  pure,  eu  regrelt.mt  loulofois 
plusieurs  points  de  la  (■riti(iuc   de  la   raison  pure  principalement  ceux   on  l'uni- 

3 


-  34  - 

les  séduira;  l'éclectisme  viendra  leur  apporter  quel- 
ques espérances  vagues  et  d'imparfaites  consolations. 
Les  âmes  douloureuses  et  désenchantées,  dérues  de 
ne  pas  trouver  dans  les  systèmes  de  philosophie  la  vérité 
qui  doit  dissiper  toutes  leurs  incertitudes,  les  sensibi- 
lités en  suspens,  les  cœurs  enthousiastes  excédés  de 
rationalisme  sont  avides  de  se  donner  à  une  foi.  Jamais 
le  besoin  de  croire  à  quelque  chose  n'a  été  aussi  grand. 
Qu'un  Enfantin  ou  un  Fourier,  qu'un  Michelet  ou  un 
Quinet  vienne  leur  prêcher  son  évangile,  ils  sont  tout 
prêts   à  l'entendre. 

Telles  sont  les  façons  de  sentir  et  de  penser  commu- 
nes à  la  plupart  de  ces  jeunes  gens  chez  qui  le  désarroi 
d'âme,  l'anarchie  sentimentale,  la  prédominance  de  la 
sensibilité  et  de  l'imagination,  l'exaltation  du  senti- 
ment, le  besoin  de  croire,  la  curiosité  intellectuelle 
et  la  sensibilité  généreuse  apparaissent  comme  des  traits 
distinctifs.  Tels  sont  les  courants  d'idées  dominants  dans 
cette  jeunesse  aux  ardeurs  passionnées  et  aux  espoirs 
illimités,  pleine  de  bouillonnements  et  de  révoltes  ;  ils 
aident  à  comprendre  la  nature  de  ce  mouvement  qui  sur 
tout  le  continent  de  l'Europe  agite  l'esprit  humain  (i). 
«  Une-  inquiétude  universelle,  écrit  Fourier,  atteste  que 
le  genre  humain  n'est  point  arrivé  où  la  nature  veut  le 
conduire,  et  cette  inquiétude  semble  présager  quelque 
grand  événement  qui  changera  notre  sort.  »  «  Un  étrange 
malaise  (2),  dit  un  contemporain,  nous  travaille  aujour- 
d'hui sans  relâche.  C'est  le  mal  de  l'avenir,  mal  aigu, 
sans  sommeil...  Ce  rien  est  déjà  quelque  chose  qui  pal- 
pite dans  notre  sein.  Nous  le  voyons,  nous  le  touchons, 
quoique  le  monde  l'ignore  encore.  L'humanité  est  sour- 


vers  est  réduit  à  une  vie  toute  subjective  et  ne  contient  plus  que  des  nou mènes 
pures  et  ahstractives  dans  l'existence.  Enfin,  j'élais  parvenu  à  une  morale  sèche, 
il  est  vrai,  mais  au  moins  à  une  loi  de  Dieu,  h  une  loi  qui  devait  dirifj-er  et 
soumettre  mon  activité.  (Signé)  H... 

(i)  Stuart  Mill,  Correspondance  avec  G.  d'Eichlhal. 

(2)  Cf.  «  L'humanité  attend,  elle  se   sent    mal  »   (Sainte-Beuve). 


—  35  — 

dément  travaillée  dans  ses  entrailles  comme  si  elle  allait 
enfanter  un  Dieu.  »  «  L'Univers  est  dans  l'attente  »,  écrit 
de  Maistre  ;  et  le  Globe  nous  prédit  que  «  les  temps 
sont  proches  où  une  rénovation  sociale  sera  opérée  (i)  ». 
Il  s'agit  d'une  rénovation  absolue,  d'une  transformation 
universelle.  Le  monde,  pense-t-on,  va  se  renouveler  de 
fond  en  comble.  «  La  société  »,  écrit  J.  Le  Chevalier  (P/i«- 
lanstère,  25  octobre  1882),  attend  un  renouvellement 
complet  de  toutes  ses  croyances  morales,  politiques  ou 
religieuses  »,  une  rénovation  entière  des  théories  socia- 
les, une  transformation  universelle  dans  l'organisation 
sociale  des  peuples.  Extraordinaire  unanimité.  Les  publi- 
cistes  de  toutes  nuances  n'ont  à  la  bouche  que  ce  mot 
magique  de  rénovation.  Tous  croient  à  un  renouvelle- 
ment fatal  du  monde,  à  une  palingénésie  (2). 


(i)  «  Enfin  le  lerme  des  malheurs  sociaux,  le  terme  fie  l'eiiPance  poliliqiie  du 
g-lobe  est  arrivi^  ;  nous  tombons  dans  la  grande  métamorphose  qui  sembhiit  s'an- 
noncer par  une  commotion  universelle.  C'est  vrainient  aujourd'hui  que  le  pré- 
sent est  gros  de  l'avenir,  et  que  l'excès  des  souffrances  doit  amener  la  crise  du 
salut.  A  voir  la  continuité  des  secousses  politiques,  on  dirait  que  la  nature 
fait  effort  pour  secouer  un  fardeîru  qui  l'oppresse.  Les  guerres,  les  révolutions, 
embrasent  incessamment  tous  les  points  du  globe  ;  les  orages  à  peine  conjurés 
renaissent  de  leurs  cendres.  Les  esprits  de  parti  s'enveniment  sans  nul  augure 
de  conciliation.  Le  corps  social  est  devenu  omlirageux,  délateur,  pétri  de  vices, 
familier  avec  toutes  les  monstruosités  jusqu'il  s'allier  aux  Barbares  pour  la  per- 
sécution des  chrétiens,  la  fortune  publique  n'est  plus  qu'une  proie  livrée  aux 
vampires  d'agiotage  ;  l'industrie  est  devenue  par  ses  monopoles  et  ses  excès 
une  punition  pour  les  peuples  réduits  au    supplice  de  Tantale,   et  affamés  au 

sein  de  leurs  trésors.  L'ambition  coloniale  a  fait  naître  un  nouveau  volcan 

le  commerce  émule  d(!S  Cannibales  raffine  les  atrocités  de  la  traite  et  insulte 
aux  décrets  bienfaisants  d'un  (Congrès  des  souverains.  L'esprit  mercantile  a 
étendu  la  sphère  des  crimes  ;  à  chaque  guerre  il  poitelcs  ravages  dans  les  deux 
hémisphères la  terre  n'offre  plus  qu'un  alTreux  chaos  d'immoralité,  et  la  ci- 
vilisation devient  plus  odieuse  aux  approches  de  sa  Hn  n  (^l)iialllc  du  Jt'slin 
social.  I*'ourier). 

(2)  Pour  quiconque  sait  voir  les  choses  d'un  peu  haut,  pour  ([uiconque  a  une 
certaine  intelligenc<!  du  développement  historique  de  l'humanité,  il  est  évident 
que  les  sociétés  civilisées  ont  atteint  une  de  ces  grandes  époques  palingénési- 
ques  où  une  transformation  fondamentale  dans  leur  constitution  est  imposée  par 

une  loi  absolument  invincible par  une  nécessilc  naturelle  ou  providentielle, 

comme  ou  voudra  dire,  mais  certainement  impossible  à  conjurer,  hilale.  » 
Considérant. 


—  36  — 

Aussi,  comme  l'écrit  Miiiron  à  Gréa  (lo  février  i83i), 
«  jamais  moment  ne  lut  j)ius  opportun  pour  faire  saisir 
et  désirer  des  idées  neuves.  »  Stuart  Mill,  au  môme 
moment,  écrit  à  d'Eichthal  que  «  le  jour  est  venu  d'an- 
noncer de  nouvelles  opinions,  celles-là  surtout  qui  pré- 
sentent à  l'humanité  une  brillante  perspective  d'ave- 
nir (i)  ».  «  Le  malaise  général  ç\\x\ travaille  la  société,  cette 
inquiétude  vague  qui  la  tourmente,  cette  attente,  on  pour- 
rait dire  cette  avidité  de  choses  nouvelles  qui  la  pousse 
vers  l'avenir,  ne  révèlent  que  trop  la  caducité  de  ses 
vieilles  institutions  et  le  besoin  qu'elle  a  de  s'en  donner 
de  nouvelles  »  {Loco  citato,  Secrétaire  de  Saint-Simon). 
Tout  le  monde  attend.  Quoi  ?  On  serait  bien  embarrassé 
de  le  dire  (2).  Du  nouveau.  Le  temps  est  favorable  à 
l'éclosion  des  prophètes.  Ne  nous  étonnons  donc  pas  de 
voir  pulluler  les  réformateurs  sociaux.  «  Aujourd'hui, 
écrit  Saint-Simon,  le  seul  objet  que  puisse  se  proposer 
un  penseur  est  de  travailler  à  la  réorganisation  du  sys- 
tème de  morale,  du  système  religieux,  du  système  poli- 
tique, en  un  mot,  du  système  des  idées  sous  quelque  face 
qu'on  l'envisage.  »  Et  tout  le  monde  se  croit  prédestiné 
à  révéler  l'avenir.  «  Depuis  l'hiver  de  1821...,  écrit 
Stuart  Mill...,  j'avais  un  objectif,  ce  qu'on  peut  appeler 
un  but  dans  la  vie  ;  je  voulais  travailler  à   réformer  le 

(i)  (c  Vous  me  dites  que  le  public  commence  à  être  dégoûté  de  ses  docteurs 
quotidiens:  que  les  vieux  préjugés,  les  attachements  de  partis  s'évanouissent; 
que  le  jour  est  venu  d'annoncer  de  nouvelles  opérations,  celles-là  surtout  qui 
présentent  à  l'humanité  une  brillante  perspective  d'avenir;  et  puis  qu'il  faut 
offrir  un  point  de  ralliement  à  cet  enthousiasme,  à  cet  esprit  de  dévouement  qui 
erre  maintenant  par  le  monde  sans  trouveroù  reposer  sa  tète  »  (G.  d'Eichthal  à 
Mill,  28  nov.  1829). 

(2)  «...Gomme  vous,  je  sens  que  la  pierre  tombe,  que  les  bases  du  vieil  édi- 
fice sont  ébranlées  et  qu'une  secousse  terrible  a  changé  la  face  de  la  terre. 
Mais  que  doit-il  sortir  de  ces  ruines  ?  La  société  doit-elle  rester  sous  les  décom- 
bres des  trônes  renversés  ?  ou  bien  doit-elle  reparaître  plus  brillante,  plus 
jeune  et  plus  belle  !  Verrons-nous  «  novos  caelos  et  novam  terram  »  ?  Voilà  la 
grande  question.  Moi  qui  crois  à  la  Providence  et  qui  ne  désespère  pas  de  mon 
pays  comme  Gharles  Nodier,  je  crois  à  une  sorte  de  pnlingénésie.  Mais  quelle 
en  sera  la  forme,  quelle  sera  la  loi  de  la  société  nouvelle  ?  Je  n'entreprends  pas 
de  le  décider  »  (Lettre  d'Ozanam  à  Forloul,   i5  décembre  i83i). 


-  37  - 

monde  »  (^Mes  Mémoires.  Stuart  Mill,  p.  126).  Au  milieu 
de  cette  société  désorientée,  sans  direction  et  sans  bous- 
sole, toutes  les  théories  peuvent  se  donner  carrière  et 
c'est  ce  qui  ne  manque  pas  d'arriver. 

On  voit  éclore  «  deux  ou  trois  doctrines  générales 
par  semaine  »  ;  qui  sont  à  la  fois  une  nouvelle  politique, 
une  nouvelle  doctrine  d'organisation  sociale,  un  nouveau 
système  économique,  une  nouvelle  méthode  philosophi- 
que, une  nouvelle  morale,  souvent  même  une  nouvelle 
religion,  et  toujours  une  recette  infaillible  pour  assurer 
«  à  tous  les  hommes  sans  exception  le  bonheur  sur  la 
terre (i)  ».  C'est  un  envahissement,  un  déluge  de  systè- 
mes et  de  doctrines  philosophiques.  A  côté  d'Aug. 
Comte,  de  Donald,  de  Maistre,  de  Saint-Simon,  de  Fou- 
rier,  de  Cousin,  Azaïs,  Wronski,  Coessin,  Ballanche, 
Aucar  ont  leur  système.  Les  journaux  eux-mêmes  ont 
une  doctrine  ;  c'est  la  doctrine  «  unitaire  »  de  la  Revue 
Encyclopédique,  c'est  «  la  synthèse  générale  »  de  l'Eu- 
ropéen, et  tant  d'autres. 

Ces  systèmes  ne  brillent  d'ailleurs  pas  tous  par  l'ori- 
ginalité. Et  beaucoup  d'entre  eux  sont  le  fi'uit  de  compi- 
lations un  peu  hâtives.  «  ...  A  force  de  travail,  dit  un 
Saint-Simonien,  prenant  par-ci  par-là  quelques  débris  de 
toutes  les  doctrines,  sans  principe  pour  les  choisir,  sans 
lien  pour  les  combiner,  nous  étions  à  peu  près  parve- 
nus... à  des  compilations  informes  que  nous  appelions 
des  doctrines  ;  et  ce  n'était  pas  celle  de  Descartes,  de 
Mallebranche,  de  Locke,  de  Coiidillac  ou  de  Kant  ;  ces 
grands  philosophes  n'étaient  plus  nos  maîtres  ;  tu  étais 
l'élève  de  ta  conscience,  moi  de  la  mienne  et  nous  pou- 
vions dire  ce  mot  si  doux  pour  l'égoïsme  :  tna  doc- 
trine (2).  »  Jamais,  je  crois,  on   n'a   assisté  à   une   telle 

(i)  J.  Lechevalier,  mai  i83i.  Science  sociale. 

(a)  Doctrine  saint-simonienne,  pag'e  /ioy. 

Et  Lerminier,  anoien  saint-simonien  repenti,  t^crit  ironiquement  :  «  Il  y  a  5 
ans,  je  commençais  de  professer  et  d'écrire,  .l'aurais  pu,  dès  cette  époque,  me 
l'aliriiiner  Cacilenieni   un  petit  système,  mes  études  m'en  fournissaieni  le^  maté- 


—  38  — 

fermentation  et  à  une  aussi  luxuriante  éclosion  de  sys- 
tèmes. «  C'est  un  débordement  journalier  des  |)lus 
extravagantes  illusions  (i)  »  ;  c'est  une  orgie  pliiloso- 
[)hique(2). 

On  verra  tous  ces  réformateurs,  dans  la  période  de 
fièvre  qui  suivra  les  journées  de  juillet,  perdre  de  plus  en 
plus  le  sens  du  réel  et  du  positif,  ne  juger  impossible 
aucune  nouveauté,  —  car  toutes  les  têtes  sont  écliauilees, 
la  jeunesse  est  surexcitée  ;  les  journaux,  les  événements 
ont  secoué  l'indolence  des  uns,  éveillé  l'ambition  des 
autres,  donné  à  tous  des  espoirs  illimités  ;  —  et  con- 
vaincus que  Dieu  est  en  eux,  (ju'ils  sont  prédestinés,  an- 
noncer avec  une  imperturbable  assurance  le  renouveau 
prochain,  vaticiner  comme  des  prophètes,  prêchera  leurs 
contemporains,  en  un  langage  apocalyptique,  l'évangile 
des  temps  nouveaux,  et  bâtir  dans  les  nuages  «  le  temple, 
l'atelier  et  la  cité  de  l'avenir  »,  Cet  évangile  n'est  pas  seu- 
lement religieux;  il  est  encore  moral,  politicpie,  philoso- 
phique, économique,  car  ces  systèmes  s'occupent  de 
tout;  ils  embrassent  tout:  le  monde  moral  comme  le 
monde  physique,  la  vie  individuelle  comme  la  vie  sociale  ; 
ils  comprennent  le  règlement  de  tous  les  rapports  indus- 
triels, civils,  politiques,  moraux  et  religieux.  Et  pour 
régler  tous  ces  rapports  un  seul  principe  suffît  la  plupart 
du  temps.  Ces  systèmes  ont  le  caractère  commun  de 
vouloir  fondre  en  un  seul  tout  harmonique  les  forces,  les 

ri;uix.  »  J';ii  déjà  liâti  viiig-t  systèmes,  écrit  à  ses  ;imis  le  jeune  Ozanain  qui  a 
i8  ans  (i83i). 

«  Un  des  traits  les  plus  caractéristiques  de  l'état  social  de  la  France  d'alors, 
c'est  cette  quantité  de  systèmes  généraux  et  de  plans.de  réforme  universelle 
qui  apparaissent  de  toutes  parts  et  qui  promettent  chacun  leur  remède  aux 
souffrances  évidentes  de   l'humanité  »  (Sainte-Beuve,    Premiers   lundis,    t.  II, 

P-  90- 

(i)  Aufjf.  Comte,  p.  4. 

(2)  Ce  n'est  pas,  écrit  un  contemporain,  qu'on  manquât  de  sauveurs  :  ils  pul- 
lulaient; de  plans  miraculeux  les  murs  de  la  ville  en  étaient  couverts.  Chaque 
jour  cent  individus  offraient  de  prendre  le  honlieur  de  la  société  h  l'entreprise. 
A  leurs  yeux  tant  de  souffrances  n'étaient  qu'un  malentendu  ;  ils  avaient  pour 
le  gfuérir  un  baume  sûr  et  des  mots  magiques. 


-  39  - 
sentiments  et  les  idées  du  genre  humain.  Peu  d'époques 
sont  plus  curieuses  à  étudier  que  les  années  1828  à  1882 
où  toute  nouveauté  attire  l'attention. 

Tous  ces  systèmes  et  toutes  ces  doctrines  eurent  des 
fortunes  différentes  mais  connurent  leur  heure  de  suc- 
cès. Et  le  secrétaire  de  Saint-Simon,  que  j'ai  déjà  cilé, 
en  donne  très  finement  les  raisons  :  «  Malgré  tous  leurs 
défauts,  écrit-il,  les  écrits  des  novateurs  furent  accueillis 
avec  une  faveur  qu'on  aurait  peine  à  comprendre  si  l'on 
perdait  de  vue  que  les  abus  étaient  si  multipliés,  si  cho- 
quants et  les  aspirations  de  la  société  vers  un  ordre 
meilleur  si  vivement  senties  que  tout  ce  qui  porte  le  nom 
de  réformes  était  ardemment  recherché.  On  se  préci- 
pitait au-devant  de  toute  idée  nouvelle  avec  l'espoir  d'y 
trouver  le  remède  du  malaise  dont  on  souffrait,  ou  du 
moins  un  soulagement  dont  on  ne  pouvait  se  passer. 
Dn  n'envisageait  que  le  but  sans  s'occuper  des  moyens, 
et  l'on  donnait  tète  baissée  dans  tous  les  projets  quelque 
étranges  qu'ils  fussent  sans  prendre  la  peine  d'y  réflé- 
chir et  d'en  faire  un  sérieux  examen,  ce  qu'il  eût  cepen- 
dant fallu  faire  pour  éviter  des  mécomptes  (i).  »  (Secré- 
taire de  Saint-Simon.  Op.  cital.^ 

Aussi  passait-on  de  l'un  à  l'autre  avec  une.  surpre- 
nante facilité.  Un  monsieur  G...,  chirurgien  militaire, 
qui  avait,  comme  pres(jue  tousses  contemporains,  passé 
de  la  philosophie  du  xviii"  siècle  à  celle  de  Kant,  puis  du 
Kantisme  à  l'éclectisme,  fatigué  d'études  philosophiques 
et  métaphysiques,  écrivait  dans  une  lettre  très  caracté- 
ristique oi^i  il  apportait  au  Globe  son  adhésion  au  Saint- 
Simonisme.  «  Fi'é((ucmmeiit  déçu  dans  le  plus  violent 
de  mes  désirs,  je  m'adresse  à  tout  ce  (jui  m'ollVe  ([ueh|uc 
espoir  —  comme    un  valétudinaire  à    un   remède    nou- 

(l)  lît  KoiiriiM- l'crit  :  Dans  cette  lliicluation  de  systèmes,  la  civilisalion  est 
connue  le  malade  (|iu  essaie  toutes  les  positions  pour  trouver  <|iu-l(|iic  soiila(fe- 
menl  ;  elle  aocu(Mll(!  tous  les  charlatans  qui  savent  en  style  ponipcuv  la  Hattei- 
d'un  ri'tahlissemenl  el  (|ui  en  piomeUaul  la  nouveauté  ne  font  naître  que  de 
nouvelles  calaniilt';s  (l'nilé  iinu't'rsfllr,  t.  Il,  p.    Il5). 


-  /,o  ~ 

veaii(i);  ni  faligué,  ni  rebuté  de  tant  d'efforts  infruc- 
tueux, je  soumets  avec  confiance  ma  raison  à  l'épreuve 
des  maximes  d'un  nouveau  système,  d'où  des  hommes, 
naguère  plongés  comme  moi  dans  le  crépuscule  du 
doute,  ont  tiré  des  lumièj'es  douces  et  consolantes. 
L'attrait  qu'offre  à  mon  esprit  la  prédiction  d'un  nouvel 
ordre  de  choses,  l'ouverture  d'une  nouvelle  voie,  dans 
laquelle  la  civilisation  marchera  sans  rencontrer  d'ob- 
stacles et  sans  tomber  dans  des  ornières  profondes  et 
fangeuses  ;  cette  espérance  si  douce  à  mon  cœur  de 
voir  un  jour  les  hommes  égaux  et  frères,  c'est-à-dire 
s'aimant  et  s'aidant  les  uns  les  autres.  Ce  style  pur,  élevé 
et  entraînant  dans  lequel  ces  prédictions  ont  été  -pro- 
clamées, la  force  de  raisonnement  et  de  logique  qui  est 
employée  pour  exposer  et  faire  sentir  la  vérité,  enfin  les 
progrès  rapides,  le  mérite  et  le  nombre  de  ses  disciples, 
tout  dans  cette  nouvelle  doctrine  me  séduit  et  m'attire  ». 

Telles  étaient  les  raisons  que  la  raison  ne  connaît  pas 
qui  le  poussaient,  lui  et  quantité  d'autres  de  ses  contem- 
porains, —  cherchant  ensemble  une  voie  à  travers  ce 
chaos  et  ce  pêle-mêle  de  doctrines  impuissantes,  — 
à  se  convertir  à  une  doctrine  à  laquelle  il  ne  croyait  pas. 
Il  le  dit  formellement  à  la  fin  de  sa  lettre  :  «  Ainsi  je 
l'avoue  sincèrement,  je  viens  à  vous  sans  croire,  mais  j'y 
viens  dégagé  de  ces  préventions  peu  bienveillantes  qu'ont 
les  hommes  pour  tout  système  nouveau  Est-ce  cu- 
riosité, est-ce  besoin  d'apprendre    ou   bien    est-ce   une 

heureuse  impulsion qui  me  portent  à  rechercher  et  à 

me  nourrir  de  votre  doctrine  ?  » 

La  lettre  est  datée  de  i83i.  Je  gagerais  que  deux  ans 
plus  tard,  son  auteur  était  devenu  fouriériste, 

(i)  Les  nations  harassées  par  le  malheur  s'attachent  avidement  à  toute 
rêverie  politique  ou  religieuse  qui  leur  l'ait  entrevoir  une  lueur  de  bien-être  ; 
elles  ressemblent  à  un  malade  désespéré  qui  compte  sur  une  miraculeuse  gué- 
rison.  Il  semble  que  la  nature  souPPIe  à  l'oreille  du  genre  humain  qu'il  est  ré- 
servé à  un  bonheur  dont  il  ig^nore  les  routes  et  qu'une  découverte  merveilleuse 
viendra  tout  à  coup  dissiper  les  ténèbres  de  la  civilisation  (F'ourier,  Quatre 
mouvements,  p.  21). 


—  4i  - 

Parmi  ce  chaos  de  théories,  cette  confusion  de  doctrines 
dont  quelques-unes  eurent  la  fortune  de  se  faire  écouter, 
comprendre  et  de  se  concilier  des  adhésions  et  même 
des  admirations  enthousiastes  et  passionnées,  il  en  est 
deux  qui,  apparues  presqueisjmultanément,  se  détachent 
très  nettement  des  autres  et  offrent  un  intérêt  tout  parti- 
culier au  point  de  vue  de  l'histoire  des  doctrines  écono- 
miques et  même  de  l'histoire  de  la  pensée  française  au 
xix^  siècle.  Elles  ont  exercé  sur  les  contemporains  une 
influence  certaine  et  durable  et  ont  eu  un  retentissement 
profond  sur  le  mouvement  des  idées  et  des  faits  par  les 
résultats  moraux  et  sociologiques  auxquels  elles  ont 
abouti.  Enfin  elles  ont  apporté  à  la  formation  du  socia- 
lisme français  et,  peut-être  aussi,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  à 
celle  du  socialisme  allemand,  une  contribution  des  plus 
importantes.  Nous  nous  proposons  de  les  étudier  —  mais 
comme  elles  nous  apparaissent  moins  comme  les  causes 
que  comme  les  effets  et  les  «  résultantes  »  si  je  puis  dire  de 
l'état  d'esprit  de  i83o,  nous  avons  cru  indispensable  avant 
de  commencer  cette  étude  d'indiquer  les  caractères  prin- 
cipaux de  cet  état  d'esprit. 

Une  bibliographie  complète  des  ouvrages,  opuscules, 
articles  de  journaux  ou  de  revues,  manuscrits,  corres- 
pondance de  Saint-Simon  et  des  Saint-Simoniens,  de 
Fourier  el  de  ses  disciples,  et  plus  encore  des  commen- 
taires qu'ils  ont  les  uns  et  les  autres  inspirés  et  des 
études  qui  leur  ont  été  consacrées,  remplirait  presque 
tout  un  volume.  Ces  derniers  temps,  et  depuis  une  di- 
zaine d'années  surtout,  ces  deux  mouvements  socialistes 
ont  été  l'objet  d'études  nombreuses,  et  les  publications 
ont  adhié.  Parmi  celles-ci,  il  convient  de  citer  sur  le 
Saint-Simonisme,  les  ouvrages  de  MM.  ^Vcill  et  Char- 
lety,  et  sur  Fou  rie  i*  la  thèse  très  documentée  do  M.  Hubert 
Bourgiii.  l)(î  nombreux  articles  de  revues  sur  le  Saint- 
Simonisme  surtout,  la  publication  intégrale  ou  fragmen- 
taire de  correspondances  privées  sont  venus  apporter 
d'intéressantes   coiiti'ibulions   de    détails   et    îles  clartfs 


-  k-l  — 

nouvelles  sur  l'iiistoire  de  ces  deux  doctrines  et  Ofràce  à 
eux  nous  possédons  actuellement  sur  les  maîtres  du  so- 
cialisme de  i83o  les  renseignements  indispensables  à 
l'intelligence  de  leurs  œuvres. 

Aussi  ne  nous  sommes-nous  pas  tant  proposés  dans  ce 
travail  d'apporter  des  documents  nouveaux,  et  des 
«  inédits  »,  que  de  tenter  une  étude  et  un  tableau  d'en- 
semble du  Saint-Simonisme  et  du  Fouriérisme,  bien  que 
nous  ne  nous  dissimulions  pas  que  des  mouvements 
d'idées  aussi  vastes  et  aussi  complexes  que  ceux-ci  ne 
soient  guère  de  ceux  qu'on  puisse  se  flatter  de  peindre 
dans  un  ouvrage  aussi  court. 

Nous  voudrions  ici  cependant  essayer  d'analyser  la 
pensée  de  ces  deux  doctrines  et  d'en  fournir  une  syn- 
thèse qui  permît  d'en  saisir  d'un  seul  coup  d'œil  une  vue 
d'ensemble  et  d'embrasser  toute  la  courbe  de  ce  mou- 
vement que  j'appellerai  le  socialisme  de  i83o. 

Nous  étudierons  donc  les  rapports  qui  existent  entre 
ces  deux  doctrines  tant  au  point  dogmatique  qu'histo- 
rique ;  nous  essaierons  notamment  d'apporter  une  pré- 
cision nouvelle  sur  l'histoire  des  relations  des  Saints-Si- 
moniens  et  de  Fourier.  Nous  nous  efforcerons  ensuite  de 
montrer  comment  ces  deux  doctrines  se  sont  interpéné- 
trées etde  déterminerles  raisons  qui  ont  fait  passernombre 
d'anciens  Saint-Simoniens  dans  les  ranos  des  Fouriéristes. 
Nous  verrons  quel  fut  le  rôle  de  ces  néophytes  dans  l'école 
fouriériste,  et  en  analysant  les  sentiments  d'où  dérivent 
ces  deux  doctrines,  l'influence  qu'elles  exercèrent,  l'im- 
pression qu'elles  laissèrent,  nous  tâcherons  de  voir  si 
elles  ne  présentent  pas  entre  elles  une  espèce  de  pa- 
renté par  leur  but,  leurs  moyens  d'action  et  leurs  ten- 
dances. 

Nous  nous  sommes  surtout  servis  pour  cette  étude  de 
la  correspondance  saint-simonienne  qui  est  à  la  biblio- 
thèque de  l'Arsenal,  à  laquelle  nous  avons  fait  de  très 
nombreux  emprunts,  et  de  la  correspondance  fouriériste 
qui  se  trouve  aux  Archives  sociétaires. 


—  43  — 

Qu'il  nous  soit  permis,  à  ce  propos,  de  dire  ici  toute 
la  reconnaissance  que  nous  gardons  à  M.  Kleine  pour 
avoir  bien  voulu  nous  permettre  d'examiner  le  trésor 
véritable,  abondant  et  confus,  que  constituent  les  archives 
sociétaires  (jui  sont  en  sa  possession,  et  de  lui  en 
exprimer  notre  bien  vive  gratitude. 

Toutes  ces  correspondances  jettent  une  précieuse  lu- 
mière sur  le  développement  des  écoles  fouriériste  et 
saint-simonienne  et  sur  ce  que  j'appellerai  l'état 
d'esprit  de  i83o.  Nous  puiserons  d'ailleurs  largement  à 
cette  source,  mais  tenons  à  signaler  que  plusieurs 
passages  des  correspondances  fouriéristes  que  nous 
citons  l'ont  déjà  été,  sinon  tout  entiers,  du  moins  en  partie, 
dans  le  livre  de  M.  Bourgin  auquel  nous  faisons  plus 
liant  allusion. 


CHAPITRE   PREMIER 

Deux  réformateurs  : 
Le  comte  de  Saint-Simon  et  Charles   Fourier. 


Si  le  parallèle  n'était  pas  un  genre  de  rhétorique  assez 
démodé  —  et  d'ailleurs  un  peu  superficiel  —  Claude- 
Henri  de  Rouvroy,  comte  de  Saint-Simon,  et  Charles  Fou- 
rier, les  deux  précurseurs  du  socialisme  français  du  xix* 
siècle,  en  fourniraient  un  beau  sujet.  On  a  d'ailleurs  sou- 
vent déjà  esquissé  la  comparaison  ;  mais  il  me  semble 
qu'on  a  toujours  été  enclin  jusqu'ici  à  accuser  avec  excès 
l'opposition  —  très  réelle  d'ailleurs  —  qu'il  y  a  entre 
eux,  et  qu'on  ait  transformé  avec  un  peu  de  complaisance 
et  d'exagération  en  un  abîme  le  fossé  profond,  il  est  vrai, 
qui  les  sépare.  Il  faut  avouer  du  reste  qu'au  premier 
abord  il  apparaît  qu'ils  n'ont  sinon  absolument  rien  de 
commun,  du  moins  que  peu  de  rapports  entre  eux  si  ce 
n'est  antithétiques  et  en("orc  pas  sui-  lous  les  points  ;  et  que 
entre  tous  les  réformalcurs  contemporains,  il  en  est  peu  de 
qui  Saint-Simon  dilfère  autant  que  de  Fourier,  par  sa  vie, 
sa  physionomie  morale,  son  caractère  et  son  éducation. 

Nous  voudrions  à  notre  tour,  et  après  beaucoup  d'au- 
tres, essayer  de  retracer  le  plus  nettement  possible,  et 
en  quelques  traits  caractéristiques  la  figure  morale  de 
Saint-Simon  et  celle  de  Fourier,  et  résumer  leur  doc- 
trine sociale,  voir  s'ils  oflrent  entre  eux  une  resseinblance 
quelconque,  si  leurs  docti'ines  ont  des  points  conununs 
et  quels  ils  sont;  et  si  l'on   ne  [)eiit  pas  découvrir  entre 


-  40  — 

eux,  un  air  de  famille,  une  parenté  plus  ou  moins  étroite. 

D'ail  leurs  si  (lés  II  et  qu'il  soit,  le  parallèle  est  une  méthode 
(|ui  n'est  peut-être  pas  mauvaise  ni  inutile  et  qui  peut  ap- 
porter des  résultats  intéressants  à  eondition  toutefois 
que  les  deux  tei-mes  de  la  comparaison  soient  bien  choi- 
sis :  ils  le  sont  excellemment  quand  on  rapproche  Saint- 
Simon  de  Fourier,  qui  d'ailleurs  s'en  serait  montré  fort 
indigné,  car  il  a  dit  cent  fois  —  et  même  davantage  — 
qu'il  ne  voulait  point  être  «  confondu  avec  les  sophistes 
qu'il  combattait  ». 

Ils  sont  contemporains  —  ou  à  peu  près  (Saint-Simon 
né  en  1760,  mort  en  1826  ;  Fourier  né  en  1772,  mort  en 
1837).  Ils  sont  tous  deux  animés  de  la  même  passion; 
ils  veulent  réorganiser  la  société  —  et  c'est  le  but  de 
toute  leur  vie.  Leur  existence  à  tous  deux  est  remplie 
d'échecs  matériels.  Presque  inconnus,  en  tout  cas  mé- 
connus de  leur  vivant,  ils  s'aperçoivent  l'un  et  l'autre, 
après  avoir  connu  l'indifférence  et  quelquefois  même  les 
railleries  de  la  foule,  qu'il  faut  plus  de  temps  qu'ils  ne 
l'ont  pensé  pour  que  l'intérêt  public  se  porte  sur  leurs 
travaux,  et  ils  meurent  sans  avoir  pu  assister  au  succès 
de  leurs  idées  et  à  leur  apothéose.  Leurs  destinées  pa- 
reilles semblent  donc  devoir  les  rapprocher  l'un  de  l'au- 
tre; ils  restèrent  pourtant  complètement  étrangers  l'un  à 
l'autre.  Ne  nous  en  étonnons  pas  trop. 

Ces  deux  révélateurs  sont  issus  de  deux  mondes  bien 
différents  :  Saint-Simon,  c'est  un  noble  de  vieille  race  ; 
petit-cousin  de  l'auteur  des  Mémoires,  il  descend  des 
comtes  de  Vermandois.  Toute  sa  vie,  bien  qu'il  ait  aban- 
donné son  titre  sous  la  Révolution,  il  conserve  son  or- 
gueil de  race,  et  sa  morgue  hautaine  de  grand  seigneur  (i); 
qu'il  soit  riche  et  opulent,  ou  bien  ruiné  et  dans  le  plus 
grand  dénuement,  il  vit,  il  pense,   et  écrit  toujours  en 


(i)  Ce  qu'il  y  a  de  plus  grand  de  fait,  de  plus  grand  de  dit  a  été  fait,  a  été 
dit  par  des  gentilshommes:  Copernic,  Galilée,  Bacon,  Descartes,  Newton  et 
Leibnitz  étaient  gentilshommes  (Jntrodiict.  aux  trav.  scienlijiques  du  xv<^  siècle'). 


-  hl  - 

grand  seigneur  (i),  malgré  le  débraillé  de  son  existence, 
il  est  et  restera  toujours  un  aristocrate  —  d'ailleurs 
souvent  déclassé. 

Fourier,  lui,  est  issu  d'une  famille  de  commerçants. 
Il  est  bourgeois  dans  Tànie,  et  obligé  pour  vivre  de  se 
faire  tour  à  tour  fonctionnaire,  caissier,  teneur  de  livres, 
rédacteur  de  correspondance  et  commis  voyageur,  il 
gardera  toujours  sou  caractère,  sa  physionomie,  ses  ma- 
nières et  ses  habitudes  de  petit  bourgeois. 

On  ne  peut  concevoir  deux  existences  plus  différentes  : 
celle  de  Saint-Simon  aventureuse,  incohérente,  heurtée 
et  romanesque,  —  celle  de  Fourier  calme,  réglée,  mono 
tome  et  méthodique.  Saint-Simon  a  mis  intégralement 
en  pratique  le  programme  de  vie  qu'il  s'était  tracé  : 
«  i"  mener  dans  la  vigueur  de  Tàge  la  vie  la  plus  origi- 
nale et  la  plus  active  ;  2"  prendre  connaissance  de  toutes 
les  théories  scientifiques,  particidièrement  des  théories 
anatomiques  et  physiologiques  ;  3"  parcourir  toutes  les 
classes  de  la  société  et  se  placer  personnellement  dans  le 
plus  grand  nombre  de  positions  sociales  différentes  et 
même  créer  pour  les  autres  et  pour  soi  des  relations  c|ui 
n'aient  point  existé  ;  /i"  employer  sa  vieillesse  à  résumer 
ses  observations  sur  les  effets  qui  ont  résulté  de  ces  expé- 
riences tant  pour  les  autres  que  pour  soi,  et  lier  ces  ob- 
servations de  manière  que  cela  forme  une  théorie  philo- 
sophique neuve.  )i  —  «  On  conçoit  aisément,  écrivait-il 
dans  son  autobiographie,  qu'il  a  dû  m'arriver  beaucoup 
de  choses  extraordinaires.  »  Et  en  effet,  sa  vie  qui  fut  un 
«  cours  d'expériences  psychologiques  »  n'est  qu'une  «  série 
de  chutes  »  (2).  Ce  réformateur  aristocrate,  en  qui  sccon- 


(r)  Miclielet  voyait  en  lui  «  le  ilernier  des  jyentilsliommes  el  le  premier  des 
socialistes  ».  La  phrase  est  d'ailleurs  plus  brillante  qu'exacte. 

(a)  Cependant  elle  n'est  pas  «  manquée  »,  car  «  loin  de  descendre  il  a  tou- 
jours monté  » «  il  a  eu  sur  le  champ  des  découvertes  l'action  de  la  mnrée 

montante  ;  il  a  descendu  souvent,  mais  la  force  asccnsive  l'a  toujours  emporte 

sur  la  force  opposée  » «  âçé  de  5o  ans,  c'-crit-il,  je  suis  i^  cetle  cpoquc  où 

on  prend  sa  retraite  et  j'entre  dans  la  carrière ma  position  morale  est  en- 


-  /,8  — 

rondcnt,  on  plutôt  se  déhaltoiit  et  s'agitent  en  un  bizai-re 
assetnl)lage,  l'aventurier,  le  financier,  Thomme  d'affaires 
paif'ois  lin  peu  téméraire,  le  philosophe  et  le  révélateur, 
a  connu  toutes  les  extrémités  de  la  destinée.  Peu  d'exis- 
tences sont  aussi  diverses  que  la  sienne.  Fort  riche  grâce 
à  des  spéculations  sur  les  biens  nationaux,  puis  complè- 
tement ruiné  en  i8o5,  après  avoir  dépensé  sans  compter 
Timniense  fortune  qu'il  a  acquise,  il  se  voit  forcé  d'ac- 
cepter pour  vivre  une  place  de  copiste  au  Mont-de-Piété, 
puis  de  devenir  l'hôte  de  son  ancien  domestique  ;  il  men- 
die presque  car  il  «  moeurt  de  faim  »,  tente  de  se  suici- 
der et  meurt  finalement  en  1826  au  grabat  commun. 

Autant  la  vie  de  Saint-Simon  est  agitée,  follement  se- 
couée, et  remplie  d'événements,  autant  celle  de  Fourier 
est  prosaïque,  unie,  sédentaire,  bien  qu'il  ait  toujours 
été  —  c'est  lui  qui  nous  le  confie  —  violemment  tour- 
menté par  le  goût  des  voyages,  et  tranquille,  extérieure- 
ment du  moins;  si  celle  de  Saint-Simon  est  un  roman 
d'aventures  où  l'on  peut  glaner  les  anecdotes,  il  serait 
impossible  au  contraire  de  signaler  dans  celle  de  Fourier 
le  moindre  événement  mémorable,  s'il  n'avait  été  empri- 
sonné pendant  la  Terreur  —  tout  comme  Saint-Simon 
d'ailleurs  — ,  s'il  n'avait  pas  dû,  encore  tout  comme 
Saint-Simon,  recourir  à  ses  parents  ou  amis  pour  ne 
pas  mourir  indigent,  et  s'il  n'y  avait  pas  enfin  cette 
anecdote  —  en  soi  peu  importante,  mais  grosse  de 
conséquences,  et  qu'il  a  bien  des  fois  racontée  —  de 
la  pomme  qui  lui  fit  découvrir  les  lois  du  mouvement 
universel  manquées  par  Newton,  et  qui  forme  avec  celles 
d'Adam,  de  Paris  et  de  Newton,  le  «  quadrille  des 
pommes  célèbres  »   dans  l'histoire. 

Leurs  caractères  diffèrent  presque  autant  que  leurs  vies  : 

core  plus  fâcheuse  que  ma  position  pécuniaire  ;  chaque  conseil  que  je  reçois 
tend  à  me  décourager  ;  eh  bien,  dans  cette  position  je  jouis,  je  me  trouve  heu- 
reux ;  j'ai  la  sensation  de  ma  force  et  cette  sensation  est  plus  agréable  pour 
moi  qu'aucune  autre  que  j'ai  éprouvée  dans  ma  vie  »  (Saint-Simon,  Histoire  de 
ma  vie,  p.  1 1). 


-  ^0  - 
l'un  désordonné  (i),  dépensier,  généreux,  voluptueux, 
Tautre  rangé  et  réglé,  minutieux  à  l'excès,  méticuleux  et 
maniaque,  aimant,  dit  M.  Gide,  «  l'arrangement,  la  symé- 
trie, l'étiquetage,  écrivant  avec  la  régularité  d'une  machine 
à  écrire  y^JOEiivres  choisies.  Introduct.,  p.  v,  vi  et  viii). 

Mais,  tous  deux  ont  le  goût  de  l'observation,  de  l'expé- 
rimentation ;  Fourier  ne  veut  s'étayer  que  sur  des  «  évé- 
nements récents  »,  ne  démontrer  que  «  par  application 
à  des  faits  connus  »  ;  quant  à  Saint-Simon  nous  avons 
vu  que  le  programme  de  sa  vie  n'était  basé  que  sur 
l'observation.  «  Même  les  affaires  et  les  femmes,  écrit 
Michelet  dans  son  portrait  d'après  de  Fourcy,  c'était 
visiblement  pour  lui  matière  à  l'observation,  aux  expé- 
riences hardies  »;  tout  en  combattant  en  Amérique,  il 
en  a  étudié  les  mœurs  et  l'état  social.  Ils  prétendent  l'un 
et  l'autre  ne  raisonner  jamais  que  d'après  des  faits  et 
non   des   principes. 

Ils  sont  l'un  et  l'autre  tenaces,  persévérants,  héroïques 
môme  à  l'occasion  ;  ils  ne  manquent  ni  l'un  ni  l'autre  — 
et  P^'ourier  moins  encore  que  Saint-Simon  —  de  sens 
pratique  ;  ils  ont  la  même  confiance  admirable  et  aveugle 
dans  les  événements,  dans  les  hommes  et  surtout  en  eux- 
mêmes,  la  même  candeur  surprenante  ;  ils  sont  tous  deux 
immensément    orgueilleux  (2),     également    convaincus 

(1)  «  J'ai  beaucoup  connu  leur  dieu  Saint-Simon.   Il  demeurait  alors  rue  de 

Uiclielieu,  où  il  vivait  très  retiré Son  appartement  était  un  modèle  parfait 

du  désordre  le  plus  complet.  Il  n'est  pas  une  chaise  pas  un  Fauteuil  qui  ne  Fût 

encombré Sur  son   bureau    on    voyait    les   choses    les  plus  dispai'ates  :  des 

livres,  des  papiers,  des  croûtes  de  pain,  du  linge  sale,  des  bouteilles  de  formes 
diverses.  Sa  conversation  roulait  toujours  sur  les  réformes  à  opérer,  les  amélio- 
rations à  faire,  et  sur  des  théories  gouvernementales Il  Faut  lui  rendre  la 

justice  qu'il  était  un  peu  moins  fou  qu'eux  (les  Saint-Simoniens)  »  (D''  Fournies 
de  la  Siboutie,  Souvenirs  d'un  médecin  de  Paris.  Revue  hebdomadaire,  8  jan- 
vier igio,  p.  236). 

(2)  M.  G.  Dumas,  qui  a  étudié  au  point  de  vue  de  la  psychologie  morbide 
Saint-Simon,  parle  de  son  «  immense  orgueil  »  (p.  120),  de  «  l'étendue  déme- 
surée de  son  orgueil  »  (p.  /Jg),  de  son  orgueil  de  race,  de  son  orgueil  de  phi- 
losophe et  de  réformateur  (p.  /jG)  {2  messies  positivistes).  Et  M.  Seillère  de 
i<  l'hypertrophie  du  moi  »  de  Fourier,  de  son  «  egocentrisme  »,  de  son  «  égo- 
tismc  pathologique  »,  de  sou  «  inilividualisme  sans  bouss(dcs  »  (p.  3o)  (^Lc  mal 


—  5o  — 

qu'ils  sont  des  révélateurs,  des  Messies  et  qu'ils  remplis- 
sent une  mission  divine. 

l^Enfin  ils  sont  guidés  et  menés  par  une  idée  uniquey\ 
ils  n'ont  qu'un  but  constant,  une  préoccupation  exclusive, 
celle  de  la  réforme  sociale,  et  la  vie  agitée  du  «  grand 
seigneur  sans  culottes  »  comme  celle  monotone  du  «  ser- 
gent de  boutique  »  présentent  une  magnifique  unité,  un 
seul  acte  ininterrompu  et  permanent,  ardent  et  tenace, 
le  développement  de  leur  système  et  sa  réalisation  qu'ils 
poursuivent,  et  à  laquelle  ils  se  donnent  corps  et  âme  tous 
deux  jusqu'au  jour  môme  de  leur  mort,  accablant  de  leurs 
lettres  et  de  leurs  mémoires  avec  une  aussi  inlassable  per- 
sévérance et  une  aussi  candide  naïveté  l'empereur  ou  le 
roi,  et  tous  les  grands  personnages.  Ils  ne  vivent  que 
pour  la  réforme  sociale  ;  ils  y  vouent  toutes  leurs  facultés, 
toutes  leurs  pensées,  tout  leur  argent  et  tout  leur  temps. 
Réformateurs,  ils  le  sont  de  la  tête  aux  pieds,  si  je  puis 
dire,  constamment  et  sans  relâche  jusqu'à  l'obsession, 
disons  même  jusqu'au  martyre.  Chez  l'un  comme  chez 
l'autre  se  retrouvent  la  même  domination,  la  même  tyran- 
nie de  l'idée  fixe,  qui  fait  que  Saint-Simon  quelques  heures 
avant  sa  mort  refuse  de  voir  ses  parents,  afin  de  pouvoir 
faire  une  dernière  fois  et  «  sans  être  troublé  »  le  résumé 
fidèle  de  sa  pensée  à  ses  disciples  —  et  qui  ramène  Fourier 
durant  dix  années  tous  les  jours  régulièrement  chez  lui  à 
la  même  heure  parce  qu'il  attend  le  capitaliste  intelligent 
qui  lui  procurera  les  moyens  de  tenter  son  essai  d'asso- 
ciation industrielle. 

Par  leur  exaltation  chimérique  ils  relèvent  non  seule- 

romantiqne).  «  Moi  SEUL,  f^crit  Fourier,  j'aurai  confondu  vingt  siècles  d'imbéci- 
lité  politique  et  c'est  à  moi  seul  que  les  générations  présentes  et  futures  devront 
l'initiative  de  leur  immense  bonheur.  Avant  moi  l'humanité  a  perdu  plusieurs 
I  ooo  ans  à  lutter  follement  contre  la  Nature  ;  moi  le  premier,  j'ai  fléchi  devant 
elle  en  étudiant  l'attraction,  organe  de  ses  décrets  :  elle  a  daigné  sourire  au  seul 
mortel  qui  l'eût  encensée,  elle  m'a  livré  tous  ses  Trésors.  Possesseur  du  livre 
des  Destins,  je  viens  dissiper  les  ténèbres  politiques  et  morales  et  sur  les  ruines 
des  sciences  incertaines,  j'élève  la  théorie  de  l'harmonie  universelle. 
«  Exegi  monumentum  aère  perennius.  » 


—  5i  — 

ment  de  la  psychologie,  mais  de  la  psychiatrie.  Un  patho- 
logiste  de  Fesprit,  M.  le  D""  G.  Dumas,  a  longuement 
étudié  la  folie  de  Saint-Simon  chez  lequel  il  diagno- 
stiquait une  «  mentalité  d'agité  »  (p.  121).  Celle  de 
Fourier,  qui  pourtant  a  non  seulement  été  mise  en 
doute  mais  formellement  contestée  par  des  admira- 
teurs passionnés,  apparaît  comme  très  probable,  mais 
certaine.  L'un  et  l'autre  d'ailleurs  ne  se  seraient  pas 
offensés  d'être  traités  de  fous  et  s'en  seraient  plutôt  fait 
gloire;  «  la  folie  n'est  pas  autre  chose,  écrivait  en  1810 
Saint-Simon  à  son  neveu  Victor,  qu'une  exallalion 
extrême  et  nécessaire  pour  faire  de  grandes  choses.  Il 
n'entre  dans  le  temple  de  la  gloire  que  des  échappés  des 
petites  maisons  »;  quanta  Fourier  il  ne  lui  déplaisait 
pas  d'être  traité  de  fou  car  «  les  orgueilleux  appellent 
fous  ceux  qui  en  savent  plus  qu'eux  ».  Leurs  folies  sem- 
blent d'ailleurs  différentes  à  M.  Janct,  Saint-Simon  lui 
paraissant  être  un  illuminé  et  Fourier  lui  donnant  bien 
(|ue  très  lucide  l'impression  d'un  halluciné.  Il  est  à  regret- 
ter d'ailleurs  que  nous  n'ayons  pas  sur  Fourier  (i)  une  mo- 
nographie analogue  à  celle  que  M.  Dumas  a  consacrée  à 
Saint-Simon,  elle  nous  fournirait  une  interprétation  mé- 
dico-psychologique utile.  Quoi  qu'il  en  soit,  Fourier  et 
Saint-Simon  furent  tous  deux  sinon  des  fous,  du  moins 
des  candidats  éventuels  de  la  folie.  11  faut  dire  quelques 
mots  de  leur  formation  qui  est  également  bien  différente. 
Le  comte  de  Saint-Simon  a  eu  son  éducation  dirigée 
par  d'Alembert,  «  éducation  (|ui  lui  a  tressé  un  filet 
métaphysique  si  serré  qu'aucun  fait  important  ne  peut 
passer  à  travers  »  (Saint-Simon)  ;  Condorcet  est  son 
«  père  spirituel  ».  Jeune  homme,  il  fut  le  contemporain 
de  Voltaire  et  de  Diderot,  il  admira  les  encyclopédistes  ; 

(i)  Sur  la  folie  de  l'^ourier,  voir  P.  Janet,  Revue  des  Deux  Mondes.  Hubert 
Bourgin,  loco  citato,  p.  5o  —  et  surtout  deux  articles  :  l'un  de  Villey.  CJuirles 
Fourier.  L'homme  et  son  œuvre  (Revue  d'économie  politique,  i8()8),  l'iiutre  de 
Limousin,  ibidem.  De  la  prétendue  folie  de  Fourier,  où  les  deux  thèses  con- 
traires sont  assez  longuement  exposées. 


—    52    — 

et  peiil-ctro  n'a-t-il  pas  dédaigné  Iiousseau  qu'à  19  ans 
il  allait  visiter  en  son  ermitage.  Mais  il  est  «  homme  de 
raison  plus  que  de  sentiment  »  suivant  le  mot  de  Jean 
Reynaud.  Il  a  constaté  au  début  du  xix®  siècle  l'extraor- 
dinaire développement  des  sciences,  et  il  a  pensé  que 
sa  mission  sociale  exigeait  des  connaissances  scientifi- 
ques complètes.  Aussi  a-t-il  pour  les  acquérir,  dans  le 
temps  de  sa  splendeur  et  de  son  opulence,  fréquenté 
les  cours  de  l'École  polytechnique  et  de  l'Ecole  de  méde- 
cine, et  même  convié  à  sa  table  les  Lagrange  et  les  Monge. 
On  comprend  dès  lors  que  son  éducation  scientifique 
ait  été  assez  décousue  et  ait  manqué  de  profondeur. 
«  Il  a  le  tort  de  se  croire  un  savant  »  disait  Carnot  ;  et  en 
efTet  il  ne  déplaisait  pas  à  Saint-Simon  de  se  faire  passer 
pourtel.  En  réalité  il  avait  reçu  la  culture  d'un  idéologue 
du  xviii*  siècle.  Fourier  au  contraire  se  complaît  à  répé- 
ter qu'il  est  un  «  illitéré  »  ;  peut  être  d'ailleurs  l'est-il 
un  peu  moins  qu'il  ne  voudrait  le  faire  croire  ;  il  a  été 
élevé  bourgeoisement,  il  a  reçu  l'éducation  du  collège, 
puis  il  a  cessé  d'étudier  lorsqu'il  en  est  sorti,  «  ses  oc- 
cupations mercantiles  ne  le  lui  permettant  pas  et  lui  «  in- 
terdisant de  songer  à  s'instruire.  »  «  Après  avoir,  écrit- 
il,  employé  mes  journées  à  revoir  les  fourberies  des 
marchands,  et  à  m'hébéler  ou  m'abrutir  dans  des  fonc- 
tions mensongères  ou  avilissantes,  je  ne  pouvais  pas 
employer  les  nuits  à  m'initier  aux  sciences  vraies  » 
(^Manuscrits,  i85i,  p.  28).  Aussi  n'a-t-il  que  des  connais- 
sances très  superficielles  dont  il  se  hâtera  d'ailleurs  de 
tirer  des  conclusions  générales. 

Mais  si  différents  qu'ils  soient  l'un  de  l'autre,  par  leur 
vie,  leur  tempérament,  leur  caractère,  leur  tour  d'es- 
prit et  leur  éducation,  ces  deux  «  concurrents  en  matière 
de  réformation  sociale  »  ont  de  nombreux  points  de  con- 
tact :  tous  deux,  issus  du  xviii*  siècle,  ils  ont  été  formés 
par  lui;  ils  sont,  comme  disait  O.  Rodrigues  de  Saint- 
Simon,  —  des  «  produits  intellectuels  de  la  Révolution  »  — 
bien  que,  comme  nous  le  verrons,  ils  ne  l'aimaient  ni  l'un 


—  53  — 

ni  l'autre;  c'est  au  xviii"  siècle  qu'ils  tiennent  par  les 
racines  de  tout  leur  être;  il  n'est  pas  une  de  leurs  idées 
qui  n'ait  son  origine  dans  la  philosophie  du  xyiii"  siè- 
cle ;  à  lui  ils  doivent  leur  optimisme,  leur  esprit  nova- 
teur, l'assurance  où  ils  sont  de  l'excellence  originelle  de 
la  nature  humaine,  leur  manie  de  systématisation,  leur 
désir  de  coordonner,  en  un  vaste  système,  les  résultats 
de  toutes  les  sciences,  leur  tendance  à  ramener  tout  à  la 
physique,  leur  haine  de  la  guerre,  et  leur  respect  pour  le 
travail  considéré  comme  base  de  toute  société  bien  or- 
ganisée; et  ils  lui  doivent  encore  l'idée  que  le  bonheur 
est  le  but  exclusif  de  l'organisation  sociale,  leur  cosmo- 
politisme, si  je  puis  dire,  leur  croyance  au  progrès,  leur 
aspiration  à  un  changement  radical  de  la  condition  hu- 
maine, leur  conviction  que  les  sociétés  peuvent  être  brus- 
quement refondues  et  la  certitude  où  ils  sont  qu'ils  vont 
pouvoir  exercer  une  action  immédiate  sur  la  société  où 
ils  vivent. 

Sans  doute,  on  retrouve  chez  Saint-Simon  —  et  on  l'a 
signalé  souvent — l'influence  prépondérantes  des  ency- 
clopédistes, et  chez  Fourier  celle  de  Rousseau,  qui  est 
avec  Hobbes  l'un  des  seuls  écrivains  qu'il  consente  à 
citer  avec  éloge  (i).  Une  des  idées  fondamentales  — 
l'idée  fondamentale  —  de  Saint-Simon  c'est  celle  du  pro- 
grès, c'est  sa  croyance  à  la  perfectibilité  indéfinie,  et 
c'est  une  idée  de  Condorcet.  —  Fourier  lui  part  de  ce 
principe,  que  «  tout  est  bien  sortant  des  mains  do  l'au- 
tour des  choses  »  (Rousseau,  L'Emile),  que  la  «  civilisa- 
tion s'est  trompée  »,  qu'elle  est  un  «  renversement  des 
vues  de  la  nature  »,  un  «  développement  de  tous  les 
vices  »  et  c'est  une  idée  de  Rousseau,  dont  il  partage  et 
développe  les  vues  sur  les  «  passions  »  qui  sont  «  le  plus 

(i)  «  On  a  iHouffé  la  voix  de  quelques  hommes  qui  inclinaient  à  la  sincérité 
(cls  que  Hobbes  et  Rousseau  et  qui  entrevoyaient  dans  la  civilisation  un  ren- 
versement des  vues  de  la  nature,  un  développement  de  tous  les  vices.  » 

M.  l'^aguet  dans  l'étude  qu'il  a  consacrée  à  Fourier  (Politiijiies  et  Moralistes 
(lu  xix" siècle)  le  considère  comme  «  le  vrai  héritier  de  Jean-Jacques  Rousseau  ». 


-  5/,  - 

sublime  des  œuvres  de  Dieu  ».  Mais  comme  l'a  déjà 
observé  M.  Georges  Renard,  il  ne  faut  peut-être  pas 
exagérer  le  contraste  entre  Rousseau  et  les  Encyclopé- 
distes qui  ne  diffèrent  pas  autant  qu'on  le  dit  d'ordinaire. 

Peut-être  semblcra-t-il  que  j'ai  insisté  un  peu  longue- 
ment sur  tout  ceci,  je  crois  pourtant  l'avoir  fait  dans  la 
mesure  seulement  où  cela  est  indispensable  à  l'intelli- 
gence complète  des  œuvres  que  nous  allons  maintenant 
étudier  :  par  la  différence  des  vies,  des  génies,  des  ca- 
ractères, des  formations,  on  peut  expliquer  les  diffé- 
rences des  œuvres  et  des  systèmes  qu'elles  comman- 
dent. S'il  est  vrai  que  les  œuvres  ne  se  peuvent  jamais 
comprendre  que  par  les  hommes,  cela  l'est  surtout 
pour  Fourier  et  Saint-Simon,  chez  qui  on  ne  peut  guère 
séparer  l'un  de  l'autre. 

Mais  avant  d'étudier  les  œuvres  en  elles-mêmes  il  faut 
dire  un  mot  des  méthodes,  et  les  comparer;  l'objet  des 
études  de  Saint-Simon  et  de  Fourier  est  le  même  ;  c'est  la 
question  sociale.  Tous  deux,  comme  ils  le  disent,  se  sont 
donnés  par  tâche  d'  «  éclaircir  la  question  de  l'organisation 
sociale  »  ;  ils  recherchent  les  moyens  de  réaliser  le  bien- 
être  sous  toutes  ses  formes  :  social  et  individuel,  —  phy- 
sique, moral  et  intellectuel.  Ce  qui  leur  semble  pré- 
dominant c'est  la  question  économique  :  la  réforme 
économique  leur  apparaît  comme  une  condition  indispen- 
sable de  toute  réforme  sociale;  le  nœud  de  la  question, 
c'est  l'organisation  du  travail  et  de  ses  conditions. 

Mais  si  la  question  économique  est  prédominante,  elle 
n'est  pas  exclusive:  il  y  a  la  question  morale,  la  question 
religieuse,  la  question  philosophique  :  un  seul  système 
devra  les  résoudre  toutes,  car  ils  veulent  l'un  et  l'autre 
donner  une  explication  générale  du  monde.  Pour  cela 
ils  fonderont  la  «  science  sociale  ».  Ils  prétendent  en 
effet  faire  œuvre  scientifique  et  leurs  doctrines  ont  ceci 
de  commun  qu'en  même  temps  qu'elles  sont  une  science, 
elles   sont   une  révélation. 

L'un  et  l'autre  sont  des  «  révélateurs  »  :  et  c'est  par  une 


—  55  — 

«  inspiration  de  génie  qu'ils  ont  fait  leurs  découvertes.  » 
Quant  à  la  méthode  —  qu'ils  jugent  également  indis- 
pensable —  elle  n'est  pas  dans  ses  grandes  lignes  du 
moins  très  différente  chez  Fourier  et  chez  Saint-Simon. 
On  pourrait  la  résumer  en  disant  qu'ils  se  proposent 
l'un  et  l'autre  d'unir  Tinvention  à  l'observation.  Ils 
n'aiment  ni  l'un  ni  l'autre  les  gens  «  nourris  d'abstractions 
et  d'idées  vagues  »,  ils  prétendent  se  baser  avant  tout  sur 
l'observation  et  sur  l'expérience  :  ils  veulent  faire  —  ils 
le  disent  à  maintes  reprises  —  de  la  science  positive (i), 
et  déclarent  se  soucier  l'un  et  l'autre  exclusivement  de 
la  pratique.  L'un  et  l'autre  sont  à  prioristes  :  ils  pensent 
que  tout  est  lié  dans  la  nature  et  que  le  monde  forme 
un  système  cohérent  dans  toutes  ses  parties  ;  c'est  ce 
système  qu'il  s'agit  de  trouver  ou  de  retrouver  en  appor- 
tant par  une  loi  générale,  par  une  théorie  unique  l'expli- 
cation du  mécanisme  de  l'univers  —  du   monde  physi- 

(i)  Il  faut  dit  Saint-Simon  «  organiser  sur  la  base  positive  de  l'expérience  ». 
Il  veut  baser  «  tous  ses  raisonnements  sur  des  faits  observés  et  discutés  ». 

Cf.  également  la  méthode  qu'indique  Fourier  —  et  qui  serait  presque  par- 
faite, si  seulement  Fourier  avait  bien  voulu  s'y  soumettre.  La  voici  d'ailleurs 
telle  qu'il  la  formule  lui-même. 

I.  Explorer  en  entier  le  domaine  de  la  science,  et  croire  qu'il  n'y  a  rien  de 
fait  tant  qu'il  reste  quelque  chose  à  faire. 

3.   Consulter  l'expérience  et  la  prendre  pour  guide. 

3.   Aller  du  connu  à  l'inconnu  par  analogie. 

!^.    Procéder  par  analyse  et  par  synthèse. 

5.   Ne  pas  croire  la  nature  bornée  aux  moyens  à  nous  connus. 

(").    Simplifier  les  ressorts  dans  toute  mécanique  industrielle  ou  sociale. 

".  Se  rallier  à  la  vérité  expérimentale,  et  n'admettre  que  la  vérité  confirmée 
par  l'expérience. 

8.   Se  rallier  à  la  nature. 

g.  Garder  que  les  erreurs  devenues  des  préjugés  ne  soient  prises  pour  des 
principes. 

lo.    Observer  les  choses  que  nous  voulons  curinaître  et   non  pas  les  imaginer. 

II.  Eviter  de  prendre  pour  raisonnements  l'abus  des  mots  qu'on  n'entend 
pas. 

12.  Oublier  ce  qu'on  a  appris,  reprendre  nos  idées  à  l'origine  et  refaire  l'en- 
tendement humain. 

Croire  que  tout  est  lié  dans  l'iinivors  et  qu'il  v  a  unité  entre  ses  parties. 
Spéculer  sur  l'unité  de  système. 

(Thcoric  de  i Unité  Univcrsellf.') 


—  r)fi  — 

que  comme  du  monde  moral.  Seulement,  alors  que  pour 
Saint-Simon  il  s'agit  de  perfectionner  les  théories  anté- 
rieures qui  ont  été  proposées  par  ses  devanciers  —  pour 
Fourier  il  s'agit  de  trouver,  d'inventer  une  théorie  nou- 
velle (|ue  n'ont  jamais  môme  entrevue  les  philosophes 
qui  l'ont  précédé. 

Quant  au  mode  d'exposition  des  deux  doctrines,  il  est 
bien  différent.  Celui  de  Saint-Simon  est  diffus  à  tel  point 
qu'on  ne  peut  vraiment  parler  de  son  système  lorsqu'il 
s'agit  de  son  œuvre,  mais  bien  plutôt  de  vues,  qu'il  jette 
à  pleines  mains  avec  une  extraordinaire  prodigalité.  Il 
manque  à  ses  ouvrages  l'ensemble,  l'ordonnance,  cette 
liaison  des  parties  qui  constitue  le  tout.  Il  y  a  dans  son 
œuvre  de  l'indécision  (i),  un  partage  de  tendances  con- 
traires et  non  pas  seulement  dans  les  parties  accessoires 
mais  dans  les  thèses  fondamentales.  Ses  idées  sont  une 
forêt  où  l'on  risque  parfois  de  s'égarer  ;  son  œuvre  est 
touffue,  sa  pensée  souvent  obscure  et  incertaine,  difficile 
à  suivre.  Ses  écrits  quelquefois  si  singuliers  nous  sont 
une  attestation  du  tohu-bohu  de  notions  diverses,  parfois 
presque  contradictoires  qui  se  débattent  et  s'agitent  dans 
cet  esprit  sincère  mais  mobile  et  inconstant.  Aussi  est-il 
malaisé  sinon  de  donner  une  vue  d'ensemble  des  idées 
de  Saint-Simon,  du  moins  de  les  serrer  de  près  et  d'exposer 
dans  un  corps  de  doctrine  rigoureusement  lié  les  vues 

(l)   M.  de  S;iiiit-Simon  n'avait    encore   ni  donné   ni  même  conrui  aucun 

système  particulier  d'org-anisaiion  sociale,  ou  même  scientifique  selon  son  expres- 
sion. Il  n'avait  fait  jusque-lîi  que  présenter  quelques  aperçus,  ou  soulever  des 
questions  détachées;  mais  il  n'avait  ni  lié  ses  matériaux,  ni  élevé  l'édifice.  Son 
plan  n'était  point  arrêté,  ses  idées  étaient  si  vag-ues  et  si  confuses  qu'il  lui  était 
impossible  de  les  exposer  clairement  et  de  faire  comprendre  ce  qu'il  n'entre- 
voyait lui-même  que  très  imparfaitement  ;  aussi  arrivait-il  presque  chaque  fois 
que  nous  l'eprenions  l'ouvrage  qu'après  m'avoir  fait  lire  ce  qu'il  avait  dicté 
dans  la  séance  précédente,  il  le  déchirait  ou  le  jetait  au  feu  en  me  disant  de 

prendre  une  autre  feuille C'est  cette  obscurité  de  ses  idées,  son  incertitude 

du  principe  auquel  il  disait  les  rattacher  qui  amenèrent  le  départ  de  M.  Augus- 
tin Thierry (quant  à  moi)  j'étais  trop  jeune  encore pour  m'occuper  de 

choses  si  sérieuses  et  entreprendre  d'éclaircir  et  de  tirer  [au  clair]  des  idées 
encore  si  embrouillées  dans  le  cerveau  du  maître  (^iWoiice  sur  Saint-Simon  et  sa 
doctrine^ 


-  ^1  - 

fugitives  qu'au  hasard  de  l'improvisation  (i)  il  a  semées 
dans  ses  brochures  et  dans  ses  livres.  Dans  aucune  de 
ses  œuvres  il  n'est  complet  :  ni  les  «  lelti^es  de  Genève  », 
ni  le  <(  mémoire  sur  la  science  de  l'homme  «,  ni  même  le 
«  Nouveau  Christianisme  »  ne  réussirait  à  donner  à  qui 
lirait  un  seul  de  ces  ouvrages  une  idée  même  approxi- 
mativement exacte  de  leur  auteur.  Cela  tient  sans  doute  à 
ce  que  Saint-Simon  a  toujours  été  préoccupé  d'exercer 
sur  ses  contemporains  une  action  immédiate. 

Plusieurs  phases  sont  à  distinguer  dans  sa  pensée, 
il  est  d'abord  enthousiaste  de  la  science  et  des  savants, 
et  veut  fonder  une  religion  de  Newton  (^lettres  de  Genève), 
puis  «  devient  enthousiaste  de  l'industrie  et  des  ban- 
quiers, et  veut  donner  aux  industriels  la  suprême  direc- 
tion de  la  société  ;  enfin  plus  tard  il  écrit  le  Nouveau 
Christianisme  «  toujours  influencé  par  le  milieu  politi- 
que du  jour,  par  les  sentiments  qui  agitent  la  société 
autour  de  lui  ou  plutôt  toujours  occupé  de  faire  tourner 
ces  sentiments  au  succès  de  la  reconstitution  sociale  ({ui 
le  possède  tout  entier  (2)  »  (,J.  Reynaud,  Revue  Ency- 
clop.,  i832,  p.  /io3-/io5). 

11  est  donc  difficile  de  ramener  à  l'unité  les  avatars 
de  la  pensée  de  Saint-Simon  bien  que  ses  disciples  l'aient 


(1)  Saint-Simon  prend  souvent  les  questions  du  jour  pour  point  de  départ  ; 
pendant  plusieurs  années  il  fait  des  journaux,  de  la  polémique  et  non  des  livres. 
Il  n'expose  jamais  sa  pliilosopliie  (fénérale  (jue  d'une  manière  frajjnu'iilaire. 
(Jean  lieynaud). 

(2)  Cf.  Jean  Reynaud  :  «  ...pénétré  comme  à  son  insu  de  l'esprit  qui  s'écliap- 

pail  des  masses il  songeait  sous  la  période  de  l'em[)ire  à  régénérer  la  société 

par  la  seience,  sous  celle  de  la  Restauration  il  proclamait  l'avènement  de  l'in- 
dustrie   au  terme  de  sa  longue  carrière  il  aperrut  enfin  l'immense  vérité  se 

dresser  complètement  dovani  lui  ;  Dieu  était  là  ;  il  écrivit  le  Nouveau  Christia- 
nisme »  (De  la  Société  Suiiit-Siinonienne') . 

Saint-Simon  après  avoir  dans  ses  premiers  écrits  essayé  do  réorganiser  la 
société  au  nom  de  la  science,  après  avoir  postérieurement  renouvcli'-  la  même 
tentative  au  nom  de  l'industrie  s'aperçoit  qu'il  a  pris  les  moyens  pour  la  /m  ; 
c'est  au  nom  de  leurs  sympathies  qu'il  faut  parler  aux  hommes,  et  surtout  au 
nom  des  sympathies  i-eligieuses  cjui  doivent  résumer  toutes  les  autres  (/,c///f  (/(• 
d'Eiclitlidl  à  Staarl  Mill.    i '^■''  décembre   l8a5). 


—  58  — 

souvent  tenté  (i)  :  tout  au  plus  peut-on  dégager  de  son 
œuvre  quelques  idées  directriees,  quelques  notions 
maîtresses  qui  dominent  sa  doctrine  et  qu'on  retrouve  dans 
tous  ses  ouvrages  :  l'idée  de  l'association  des  intérêts 
industriels  et  financiers,  du  bienfait  croissantde  lascience, 
du  rôle  social  de  l'industrie,  l'idée  de  la  nécessité  pour 
l'individu  comme  pour  la  société  de  fonder  sur  le  travail 
la  dignité  et  la  sécurité  de  la  vie,  l'oisiveté  flétrie  comme 
un  danger  public. 

Pour  Fourierau  contraire,  qui  a  lu  un  de  ses  ouvrages 
et  surtout (2)  «  l'association  domestique  et  agricole  »,  les  a 
tous  lus,  comme  le  fait  observer  M.  Gide;  Fourier  ne  se 
renouvelle  pas.  Chacun  de  ses  ouvrages  contient  l'expo- 
sition de  son  système  qui  ne  variera  guère,  qui  ne  se 
contredira  jamais,  et  dont  les  détails  se  précisent  de  plus 
en  plus,  au  fur  et  à  mesure  qu'il  perfectionne  sa  décou- 
verte. Sans  doute  ce  système  n'est-il  pas  toujours  très 
clair  dans  toutes  ses  parties,  à  cause  du  vocabulaire 
spécial  de  son  auteur,  mais  on  ne  peut  lui  refuser  la  pré- 
cision. Alors  que  Fourier  poursuit  des  analyses  très 
poussées  et  des  classifications  innombrables,  alors  qu'il 
ne  néglige  rien,  qu'il  ne  nous  fait  grâce  d'aucun  détail, 
si  menu  et  si  dépourvu  d'intérêt  qu'il  paraisse,  Saint- 
Simon  ne  nous  donne  que  des  principes  généraux,  que 
des  lignes  directrices  très  larges,  que  des  vues  qui  pour 
être  généralement  toujours  intéressantes  et  suggestives, 

(i)  Il  est  beau,  écrit  d'Eichthal  (loco  c'dalo)  de  voir  généraliser  le  principe 
fondamental  du  Christianisme  :  aime  ton  prochain  comme  toi-même  en  mettant 
Vinunanité  h  la  place  du  prochain  ;  et  à  ces  principes  ainsi  généralisés  rattacher 
tous  ses  travaux  précédents  parce  que  celui  qui  aimera  véritablement  travail- 
lera à  l'amélioration  des  conditions  des  hommes  par  le  perfectionnement  de  la 
science  et  le  perfectionnement  de  l'industrie.  «  Ayant  ainsi,  écrit  Jean  Rey- 
naud  (^loco  citalo),  au  fond  de  lui-même  une  admirable  unité  qui  dans  chacun 
de  ses  écrits  est  presque  toujours  obscurcie  et  blessée  par  la  préoccupation  trop 
forte  de  ses  idées  du  moment.    » 

(2)  Et  pourtant  il  a  varié  sui-  quelques  points  et  notamment  sur  la  liberté  de 
tester.  Il  a  fini  par  la  proclamer  mais  auparavant  il  avait  proposé  de  répartir 
les  successions  «  par  i/3  ou  1/2  aux  enfants  de  tous  degrés,  i/4  aux  adoptifs 
et  i/4  aux  amis,  épouses,  collatéraux   ». 


-  5o  - 

comme  on  dit,  n'en  sont  pas  moins  souvent  assez  diffici- 
lement conciliables  entre  elles.  —  «  M.  Fourier,  disait 
J.  Lechevalier  aux  Saint-Simoniens,  descend  aux  plus 
menus  détails  de  la  pratique  sans  négliger  pour  cela 
l'ensemble  et  sans  abandonner  un  seul  instant  toutes  les 
grandes  vues  de  cosmogonie  etd'analogie.  Saint-Simon  au 
contraire  dont  les  prétentions  étaient  pourtant  moins 
audacieuses  que  celles  de  M.  Fourier  estdemeuré  toute  sa 
vie  préoccupé  de  vues  générales,  n'a  jamais  précisé  aucun 
détail,  s'est  contenté  sur  plusieurs  points  de  vagues  pro- 
messes et  enfin  sur  un  aspect  capital  de  l'infiniment 
petit  sur  la  nature  de  I'individu  ou  microcosme  ou  petit 
monde  a  tout  laissé  à  faire.  »  (2*  séance,  dimanche  19 
février  1882.  Arsenal  7861.  Br.  9,  pages  79  et  80).  Disons 
d'ailleurs  qu'il  n'est  pas  beaucoup  plus  facile  de  donner 
brièvement  une  vue  d'ensemble  de  la  doctrine  de  Fourier 
que  de  celle  de  Saint-Simon  ;  cela  vient  de  ce  que  son 
œuvre  est  extrêmement  toufï'ue  et  de  ce  qu'il  décrit  avec 
une  complaisance  excessive  le  fonctionnement  du  monde 
qu'il  rêve. 

La  construction  de  Fourier  est  un  édifice  entièrement 
terminé,  tout  surchargé  de  décors  et  d'ornements 
variés  plus  ou  moins  ingénieux,  celle  de  Saint-Simon 
n'est  guère  composée  que  des  fondations  et  d'un  écha- 
faudage, dans  la  disposition  duquel  l'auteur  apporte  des 
modifications,  des  changements  et  des  transformations 
incessantes. 

Examinons  maintenant  les  œuvres  en  elles-mêmes. 

Et  d'abord  que  (;onstatent-ils  ?  —  Que  la  société  est  en 
désordre,  (pic  la  désorganisation  est  universelle,  que 
l'anarchie  se  manifeste  partout,  —  dans  le  commerce, 
dans  les  arts,  dans  les  sciences  et  même  dans  la  morale. 
Sur  ce  point  ils  sont  identicpiemenl  du  même  avis.  La 
société  actuelle,  disent-ils,  est  véritablement  «  le  monde 
renversé  »  ;  la  marche  du  siècle  est  «  celle  de  l'écrevisse 
qui  chemine  à  reculons  »  (Un.  Un.,  167).  Le  désordre 
est  général  ;  mais  le   [)lus  ap|)ar('nt   et   lo  plus  grave  est 


—  6o  — 

le  désordre  économique  ;  c'est  de  lui  que  découle  le 
désordre  social.  Sur  la  description  de  ce  désordre 
économique  et  social,  Fourier  s'étend  très  longue- 
ment :  il  analyse  avec  complaisance  et  avec  verve 
tous  les  vices  de  la  civilisation  :  il  dépeint  les  «  dis- 
grâces des  industrieux  »,  les  conditions  défectueuses 
I  du  travail  civilisé,  énumère  les  vices  innombrables 
du  commerce,  critique  le  sort  de  la  femme,  le  ma- 
riage, l'éducation.  Sa  critique  est  infiniment  plus  ri- 
goureuse, plus  détaillée,  plus  approfondie,  plus  com- 
plète et  plus  précise  que  celle  de  Saint-Simon,  lequel  ne 
fait  qu'indiquer  en  passant  quelques  critiques,  et  ne  trace 
que  de  courts  tableaux  delà  société  au  milieu  de  laquelle 
il  vit.  La  critique  de  Saint-Simon  n'est  qu'ébauchée;  celle 
de  Fourier  est  très  poussée  ;  mais  enfin  ils  constatent 
l'un  et  l'autre  le  même  état  de  choses,  la  même  crise. 

A  quoi  en  attribuent-ils  la  cause  ?  Pour  Fourier  il  n'y 
a  pas  de  doute  :  c'est  la  civilisation  qui  en  est  la 
seule  responsable  !  —  Elle  est  une  «  plaie  sociale  » 
pour  le  globe,  un  «  cercle  vicieux  d'abus  ».  Saint-Simon 
se  sépare  très  nettement  de  lui  sur  ce  point,  il  semble 
bien  qu'il  estime  que  cette  désorganisation  provient  de 
ce  qu'il  ne  s'exerce  pas  d'action  générale  et  combinée, 
de  ce  que  la  société  n'a  pas  de  but,  enfin  en  résumé  du 
défaut  d'idées  générales.  «  C'est  le  défaut  d'idées  géné- 
rales, de  la  théorie  générale,  dit-il,  qui  nous  a  perdus.  » 
Aussi  Saint-Simon  s'attache-t-il  bien  plus  à  la  criti- 
que des  idées  et  des  théories  qu'à  celle  des  faits,  laquelle 
occupe  chez  Fourier  une  place  importante,  comme  nous 
l'avons  dit.  En  ce  qui  concerne  les  sciences  sociales,  ils 
constatent  l'un  et  l'autre  leur  imperfection  (i)  ;  Fourier 
dit  même   leur  «  nullité  »  (2).    Il   faut,    dit  Saint-Simon, 

(i)  Par  quelle  fatalité  les  sciences  modernes  qui  ont  atteint  aune  perfection 
gigantesque  clans  la  physique  et  les  arts  sont-elles  restées  pygmées  dans  la 
science  bien  subalterne  de  la  politique  ?  (Fourier). 

(2)  Voir  sur  ce  point  l'article  de  M.  Halévy  {Reme  du  Mois,  lo  décembre 
1907),  en  ce  qui  concerne  Saint-Simon. 


—  6[  — 

les  rendre  positives,  comme  le  sont  déjà  l'astronomie, 
la  physique  et  la  chimie.  Pour  Fourier,  qui  les  appelle 
«  sciences  incertaines  »  et  qui  pense  que  non  seulement 
elles  n'ont  rien  fait  pour  le  bonheur  de  l'humanité, 
mais  qu'elles  n'ont  en  somme  abouti  qu'à  «  perpétuer 
et  à  accroître  l'indigence  et  les  perfidies  »,  il  ne  s'agit 
pas  tant  de  science  que  d'inventions  utiles,  «  car  à  quoi 
sert  la  raison  si  elle  ne  doit  nous  donner  que  de  la 
science  et  toujours  de  la  science  sans  nous  donner  les 
richesses  qui  nous  sont  nécessaires  avant  la  science  » 
(Qimtre  Mouvements,  p.  24). 

11  pense  pourtant  comme  Saint-Simon,  lequel  veut  réu- 
nir la  politique  aux  sciences  en  la  ramenant  comme  la 
morale  à  la  loi  même  des  sciences  physiques  (i),  que 
la  politique  devrait  être  une  science  ;  elle  devrait  être 
«  la  science  de  la  production  »  ;  l'économie  politique, 
disait  Saint-Simon,  est  le  «  véritable  et  unique  fonde- 
ment de  la  politique  (2)  ».  Aussi  Saint-Simon  s'en  occupe- 
t-il  assidûment:  il  vit  au  milieu  des  économistes,  il  se 
|)roclame  leur  disciple  ;  on  a  d'ailleurs  signalé  maintes 
fois  l'analogie  de  ses  théories  avec  celles  des  rédacteurs 
du  Censeur,  tandis  que  Fourier  maudit  l'économie  poli- 
tique (3)  et  les   économistes    parmi  lesquels   seuls,    les 


(i)  Pour  Saint-Simon  la  politique  doit  devenir  une  «  science  d'observation  ». 
Les  questions  qu'elle  comporte  doivent  être  traitées  un  jour  «  par  ceux  qui 
auront  étudié  la  science  positive  de  l'homme,  par  la  même  méthode  et  de  l;i 
même  manière  qu'on  traite  aujourd'hui  celles  relatives  aux  autres  phénomènes  » 
(Mémoire  sur  la  science  de  l'homme  (OEuvres  choisies),  t.  II,  p.   I05  et  sqq.). 

(2)  Fourier  n'aurait  certainement  pas  contresigné  celte  pensée  car  il  ne 
croyait  pas  qu'il  pût  y  avoir  quelque  chose  de  raisonnable  en  économie  i)oli- 
tique.  Mais  au  fond  il  est  bien  de  l'avis  de  Saint-Simon  :  lui-même  d'ailleurs 
écarte  tout  plan  de  réforme  administrative  et  relifjieuse  et  ne  prétend  s'oc- 
cuper que  de  la  réforme  industrielle  et  domestique.  Pour  lui  comme  pour 
Saint-Simon  c'est  la  question  économique  qui  est  de  beaucoup  la  plus  impor- 
tante. 

(3)  Aussi  quel  contraste  entre  vos  bévues  (celles  des  philosophes  et  des  éco- 
nomistes) et  les  succès  des  sciences  fixes  1  Chaque  jour,  vous  ajoutez  des  erreurs 
nouvelles  à  d'antiques  erreurs,  tandis  qu'on  voit  chaque  jour  les  sciences  phy- 
siques avancer  dans  les  roules  de  la   vérité  et  répandre  sur   l'ù^e  moderne  un 


—    62    — 

physiocrates  trouvent  grâce  devant  lui,  ou  tout  au  moins 
sont  jugés  moins  sévèrement. 

En  tous  cas,  Fourier  comme  Saint-Simon  ont  la  préoc- 
cupation très  nette,  le  souci  constant  d'écarter  la  ques- 
tion politique  au  sens  propre  du  mot.  «  Nous  attachons, 
écrit  Saint-Simon,  trop  d'importance  à  la  forme  des  gou- 
vernements »  (Vnes  sur  la  propriété,  p.  255,  édit.  Rodri- 
giies).  Ils  n'appartiennent  ni  l'un  ni  l'autre  à  un  parti 
politique  ;  ils  se  tiennent  et  veulent  rester  complètement 
en  dehors  de  la  lutte  des  partis  :  ils  se  désintéressent 
de  la  forme  du  régime  et  se  rallient  au  pouvoir  établi, 
dont  ils  attendent  l'aide  et  aux  dépositaires  duquel 
ils  prodiguent  à  l'envi  l'un  comme  l'autre  les  assu- 
rances et  les  garanties  les  plus  formelles  :  ils  cher- 
chent à  amener  à  eux  les  hommes  de  toutes  les  opi- 
nions. Bien  qu'aussi  résolument  pacifiques  l'un  que 
l'autre  ils  ne  craignent  pas  de  s'adresser  au  «  vain- 
queur de  l'Europe  ».  Saint-Simon  veut  mettre  le  roi 
de  France  à  la  tête  du  mouvement  industriel  et  Fourier 
invoque  l'intervention  et  sollicite  l'aide  du  ministère 
Polignac.  Ne  va-t-il  pas  jusqu'à  dire,  —  lui  qui  ne  veut 
d'aucune  contrainte,  d'aucun  gouvernement,  —  que  les 
libéraux  s'ils  avaient  voulu  frayer  les  voies  au  régime 
sociétaire  auraient  dû  se  concilier  avec  tout  gouverne- 
ment fût-ce  avec  l'Inquisition. 

Ce  ne  sont  pas  d'ailleurs  seulement  les  disputes  poli- 
tiques du  moment  qui  ne  les  intéressent  pas  ;  ce  sont 
même  les  questions  de  métaphysique  et  de  philosophie 
politique.  Et  les  «  chimères  connues  sous  le  nom  de 
liberté  et  d'égalité  »  (Fourier)  ainsi  que  les  principes 
révolutionnaires  trouvent  en  eux  des  critiques  sévères. 

C'est  d'abord  la  liberté,  ce  «  dogme  de  la  liberté  illi- 
mitée »  que  critique  Saint-Simon.  «  L'idée  vague  et  méta- 
physique de  liberté,  telle  qu'elle  est  en  circulation  aujour- 


luslre  égal   à   l'opprobre  qu'oui  répandu  sur   lui  les  visions  régénératrices  des 
sophistes  (Fourier). 


—  63  — 

d'hui,  écrit-il,  si  on  continuait  de  la  prendre  pour  base 
des  doctrines  politiques,  serait  contraire...  à  l'organisa- 
tion d'un  système  bien  ordonné  qui  exige  que  les  parties 
soient  fortement  liées  à  l'ensemble  et  dans  sa  dépen- 
dance »  (Saint-Simon,  Syst.  Ind.,  p.  i5).  Et  Fourier  — 
qu'on  fait  parfois  passer  pour  un  libertaire  —  proclame 
que  «  de  toutes  les  théories  du  siècle  il  n'en  est  pas  de 
plus  funeste  que  l'esprit  de  liberté  »  (Traité  de  libre  arbi- 
tre^. Il  n'a  d'ailleurs  que  du  mépris  pour  les  «  fictions  et  le 
sophisme  de  liberté  (i)  ))(f//izVet/??zu.^  t.  I,p.  182),  pour  ce 
«  fantôme  dont  on  ne  voit  éclore  aucun  remède  aux  misè- 
res du  peuple  »  (JUnité  Univ.,^.  157,  3"  vol.).  Les  «visions 
de  liberté  »,  écrit-il,  seront  des  «  niaiseries  tant  qu'elles 
ne  garantissent  pas  au  peuple  la  bonne  chère  et  l'insou- 
ciance (2)  »  (Fausse  Ind.,  t.  1,  p.  Sgi). 

Fourier  marque  d'ailleurs  dans  un  passage  peu  connu, 
mais  très  curieux,  avec  beaucoup  de  force  la  nécessité 
de  cette  interdépendance,  de  celte  liaison  des  parties  au 
tout  dont  parle  Saint-Simon  dans  le  passage  que  j'ai  cité 
et  sur  laquelle  il  a  souvent  insisté.  «  Dans  l'état  socié- 
taire, écrit-il,  les  divers  agents  s'aiment  et  se  soutiennent 
par  utilité  récipro({ue  et  sont  aussi  indispensables  les  uns 
aux  autres  que  le  bras  l'est  aux  doigts.  Ils  ne  peuvent  pas 
plus  songer  à  s'isoler  du  supérieur  que  nous  ne  songerions 
à  nous  couper  un  doigt  pour  le  rendre  indépendant  du 
bras.  Ils  sont  entre  eux  comme  une  chaîne  de  postes 
dont,  chacun  est  indispensable  à  la  sûreté  de  ses  deux 
voisins  et  de  la  ligue  entière  »  (Un.  Univ.,  livre  2,  p.  879). 


(1)  l'^ourier  écrit  même  :  «  Ij'oppi'ession  spéculative  peut  doveiiir  un  ressort 
plus  judicieux  que  ce  fantôme  de  liberté  dont  on  ne  voit  éclore  aucun  remède 
aux  misères  du  peuple  »  {Unité  Universelle.  3"  vol.,  p.  l57). 

(2)  Pour  indemniser  un  civilisé  de  la  perte  des  sept  droits,  nos  publicistes 
lui  garantissent  quelques  rêveries  et  {jascotinades  comme  l'orgueil  du  beau 
nom  d'homme  libre  et  le  bonheur  de  vivre  sous  la  charte.  Ces  niaisoiies  qui  ne 

méritent  même  pas   le   nom  d'illusions {Unité   Universelle,  t.   II,  p.   170). 

Et  encore  :  Nos  libertés  électorales  ont  produit  un  trio  de  vertus  neuves,  une 
noblesse  vandale,  une  bourgeoisie  calomnieuse  et  des  s;tvants  pétris  de  zoilisme 
{Nouveau  Monde,  p.  li2o). 


-  04  — 

L'égalité  n'est  pas  mieux  traitée  par  nos  deux  auteurs. 
Saint-Simon  parle  à  plusieurs  reprises  des  «  atrocités 
épouvantables  qu'entraîne  l'application  du  principe  de 
l'égalité  en  mettant  le  pouvoir  aux  mains  des  ignorants  » 
(lettres  d'un  habitant  de  Genève)  ;  il  se  montre  sévère 
pour  celte  «  bêtise  sanguinaire  :  l'égalité  ou  la  mort  »  et 
opj)ose  à  «  l'égalité  turque  (il  entend  par  là  l'égale  admis- 
sibilité à  l'exercice  du  pouvoir  arbitraire)  l'égalité  indus- 
trielle ». 

Fourier  est  tout  aussi  catégorique,  il  l'est  même  davan- 
tage. 11  se  moque  de  «  cette  égalité  et  de  cette  fraternité  » 
«  admissibles  chez  les  sauvages  mais  nullement  chez  les 
nations  policées  »;  «  aussi,  dit-il,  quel  résultat  obtient- 
on  de  ce  monstrueux  amalgame  ?  Une  fraternité  dont  les 
Coryphées  s'envoient  tour  à  tour  à  l'échafaud,  une  égalité 
où  le  peuple  qui  se  décore  du  nom  de  souverain  n'a  ni 
travail  ni  pain,  vend  sa  vie  à  5  sous  par  jour,  est  traîné 
à  la  boucherie  la  chaîne  au  cou  »  (JUn.  Un.,  t.  II,  p.  i6). 
Et  d'ailleurs  l'égalité,  la  «  sainte  égalité  »  lui  apparaît 
comme  un  «  poison  politique  en  association  »  {Un.  Un., 
t.  II,  p.  4),  elle  est  incompatible  avec  les  vues  de  Dieu,  et 
«  dans  le  régime  harmonien  tous  les  hommes  seront  «  très 
inégaux  en  fortune  »  {Un.  Univ.,  livre  2,  sect.  III,  p.  6)(i). 

Les  droits  de  l'homme,  la  souveraineté  du  peuple  ne 
sont  pas  mieux  jugés  :  Billevesées  que  tout  cela,  selon 
Fourier  ;  —  Désirs  vagues  et  indéfinis  d'un  bien  imagi- 
naire, selon  Saint-Simon.  —  «  C'est  persifler  le  peuple, 
écrit  Fourier,  que  de  lui  donner  des  droits  à  la  souverai- 
neté »  {Matiiiscrits,  t.  I,  p.  220).  —  Et  Saint-Simon  déclare 
que  «  le  peuple  sent  très  bien,  excepté  dans  les  moments 

(i)  Rien  de  moins  égnX  et  de  moins  fraternel  que  les  groupes  d'une  série 
passionnelle  (JJnilé  Unioerselle,  livre  2,  p.  161). 

Un  tel  rég-ime  sera  aussi  loin  de   la  fraternité  que  de  l'égalité  (^Ibidem). 

Le  régime  sociétaire  est  aussi  incompatible  avec  l'égalité  des  fortunes  qu'avec 
l'uniformité  des  caractères  :  il  veut  en  tout  sens  l'échelle  progressive,  la  plus 
grande  variété  des  fonctions  et  surtout  l'assemblage  des  contrastes  extrêmes 
comme  celui  de  l'iiomnie  opulent  avec  l'homme  sans  fortune  (JJnilé  Universelle, 
II,  35). 


—  Go- 
de délire  d'une  courte  durée  qu'il  n'a  j)as  le  loisir  d'être 
souverain  »  (OEuvres  de  Saiiit-Simoyi,  t.  V,  p,  210).  —  11 
lui  faut  travailler  pour  manger,  «  il  est  difficile,  écrit  Fou- 
rier,  de  comprendre  ce  que  c'est  qu'un  souverain  sans 
pain  »  (F.  Ind.,  t.  l,  p.  9)(i).  Le  droit  au  travail  lui  serait 
bien  plus  agréable  que  le  droit  de  vote.  «  Nous  avons 
passé  des  siècles  à  ergoter  sur  les  droits  de  l'homme 
sons  songer  à  reconnaître  le  plus  essentiel  »  (^Assoc.  do- 
mestique et  agricole,  t.  I,  p.  i38). 

Qu'on  ne  s'étonne  pas  après  cela  si  Fourier  n'aime  ni 
le  libéralisme  «  esprit  stationnaire  qui  ne  sait  point  avan- 
cer et  qui  se  passionne  pour  un  caractère  de  la  deuxième 
phase  pour  le  sijstème  représentatif,  gimblette  bonne  dans 
une  petite  république  mais  tout  à  fait  illusoire  dans  un 
empire  vaste  et  opulent  comme  la  France  »,  (A'^.  M., 
p.  388),  ni  les  libéraux,  «  enfileurs  de  mots  bâtissant 
sur  quelques  verbiages  des  constitutions  libérales  dont 
les  ressorts  nominaux  sont  la  liberté,  l'égalité,  la  frater- 
nité et  dont  les  ressorts  effectifs  sont  la  contrainte,  les 
sbires  et  les  gibets  »  (^Un.  Un.,  t.  II,  p.  i84),  car  l'esprit 
libéral  actuel  n'est  qu'un  «  égoïsme  travesti  et  maladroi- 
tement fardé  ».  Partout  d'ailleurs,  si  l'on  en  croit  Fourier 
et  Saint-Simon,  qui  jus([ue  vers  1816,  il  faut  le  noter,  ne  fut 
pas  très  éloigné  des  libéraux,  la  fortune  se  déclare  contre 
le  libéralisme.  «  Avis  à  lui,  déclare  Fourier,  de  quitter 
sa  position  qui  n'est  plus  tenable  et  de  recourir  aux  in- 
ventions de  progrès  réel  qui  lui  sont  apj)ortées  »  (A'.  M. 
Ind^,  p.  417). 

Ils  ont  également  de  l'antipathie  pour  la  Ilévolution, 
et  surtout  pour  les  révolutions.  Saint-Simon  a  traversé  la 
Révolution  avec  un  calme  divin  (2),  disent  ses  disciples 


(1)  Et  encore  :  le  pinisiint  souverain  qu'un  souvei':iiii  qui  meurt  de  Faim. 

(2)  Je  ne  voulais  pas  me  mêler  de  la  Révolution  pari'e  que  d'un  coti-  J'avais 
(le  l'aversion  pour  la  destruction  et  qu'il  n't'-tait  possible  de  se  lancer  dans  I.t 
carrière  politique  qu'en  s'attachant  au  parti  de  la  Cour  qui  voulait  aiu^antir  la 
rcprcsenlatiou  nationale  ou  au  parti  n'-volutionnaire  qui  voulait  anéantir  le 
pouvoir  royal  (JlEuvrcs  coinpl'ctes.  I,  p.  ."Sr),  note). 

5 


—  GG  — 

avec  un  peu  d'exagération.  Fouriern'a  pas  le  même  calme 
lorsqu'il  parle  de  la  «  catastrophe  de  1 798  »  et  des  «  vieilles 
chimères  qui  ont  ensanglanté  le  monde  ».  Il  est,  disait 
Considérant,  «  en  réaction  violente  contre  la  Révolution  »; 
il  n'est  pas  exagéré  de  dire  qu'il  a  pour  elle  de  la  haine. 
«  Il  déblatère  contre  elle  à  la  façon  d'un  épicier  mécon- 
tent, disait  P.  Leroux  »,  et  la  juge  «  au  point  de  vue  des 
marchands  de  denrées  coloniales  »  (i). 

Mais  quelle  que  soit  la  différence  des  appréciations  de 
Fourier  et  de  Saint-Simon  sur  la  Révolution  française,  ni 
l'un  ni  l'autre  ne  sont  des  révolutionnaires  ils  ont  la 
terreur  de  l'anarchie,  l'horreur  des  révolutions  que 
«  les  philosophes  provoquent  et  dont  le  peuple  est  l'éter- 
nelle victime  »  (voir  Fourier,  F.  Ind.,  t.  I,  p.  802)*  Ils  ne 
rêvent  pas  de  troubles  sociaux,  mais  au  contraire  ^e  con- 
corde et  d'harmonie.  Ce  qu'ils  veulent  c'est  asstfrer  la 
paix  sociale.  Dans  le  régime  harmonien  les  antipatlfies  de 
classe  à  classe  disparaîtront;  «  il  faudra  que  chaque  indi- 
vidu aime  passionnément  tous  les  autres  »  (Nouveau 
Monde,  p.  288).  Et  la  doctrine  de  Fourier  donne  d'ailleurs 
«  en  toutes  relations  sensuelles  ou  animiques  les  moyens 
de  ralliement  affectueux  entre  les  classes  extrêmes;  elle 
rend  le  riche  intime  ami  du  pauvre  et  le  pauvre  zélé  pour 
le  soutien  des  fantaisies  du  riche  »  {Un.  Un.,  3^  vol., 
p.  189).  C'est  le  même  conseil  évangélique  que  donne 
Sainl-Simon  quand  il  reprend  à  son  compte  la  parole  di- 
vine :  Aimez-vous  les  uns  les  autres. 

Ils  veulent  concilier  les  sentiments  et  les  intérêts  de 
tous.  Ils  ne  sont  démocrates  ni  l'un  ni  l'autre  (2)  et  Fou- 

(i)  Quel  contraste,  écrit  P.  Leroux,  entre  Fourier  et  Saint-Simon  relative- 
ment à  leur  appréciation  de  la  Révolution  française.  Saint-Simon  avait  prévu 
cette  Uévolution  et  lui-même  nous  apprend  combien  ce  grand  événement  le 
remua  profondément.  Mais  le  spectacle  d'une  époque  à  la  fois  dig'ne  d'horreur 
et  de  pitié  ce  n'est  pas  seulement  pour  lui  le  sujet  d'émotions  stériles  et  vides 
d'instruction  (^Lettres  sur  le  fouriérisme,  t.  I,  p.  182). 

(2)  L'erreur,  écrit  Fourier  en  1826,  où  sonttombés  nos  philosophes  civilisés 
c'est  de  croire  qu'il  faut  travailler  au  bonheur  des  pauvres  sans  rien  faire  pour 
les  riches.  On  est  loin  des  voies  de  la  nature  quand  on  ne  travaille  pas  pour 
tous  (Manuscrits,  1862,  p.  24)- 


-67- 

rier  moins  encore  peut-être  que  Saint-Simon.  Ils  ne  se 
donnent  pas  comme  les  représentants  des  intérêts  prolé- 
tariens ;  ce  n'est  pas  une  classe  déterminée,  mais  l'huma- 
nité entière  qu'ils  se  proposent  d'affranchir.  Ils  veulent 
le  bonheur  de  tous,  le  «  bonheur  universel  ».  «  11  faut, 
dit  Fourier,  enrichir  toutes  les  classes  de  ciloyens  sans 
en  appauvrir  ni  spolier  aucune  (i)  »  (Un.  Un.,  t.  II,  p.  388). 
Mais  M.  Gide  remarque  très  justement  que  «  Fourier 
s'adresse  presque  toujours  de  préférence  à  la  classe 
riche  plutôt  qu'à  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  la  classe 
ouvrière  »  (Introd.,  p.  xxm). 

Saint-Simon  au  contraire  dit  et  répète  que  «  toutes  les 
institutions  sociales  doivent  avoir  pour  objet  l'améliora- 
tion physique  et  morale  de  la  classe  la  plus  nombreuse 
et  la  plus  pauvre  (2)  »,  el  sur  la  fin  de  sa  vie  il  n'envisa- 
geait guère  que  la  classe  qui  n'a  pas  «  d'autre  moyen 
d'exis|:ence  que  le  travail  de  ses  bras  ».  —  C'est  d'ail- 
leiirs^sur  les  riches,  sur  les  classes  dirigeantes  que  Saint- 
Simon  compte  comme  Fourier  pour  ionder  la  société 
future. 

J'ai  dit  l'aversion  qu'avait  Fourier  pour  l'économie  po- 
litique et  les  révolutions.  11  y  a  quelque  chose  qu'il  dé- 
teste presque  également,  c'est  la  morale  (3):  elle  lui  est 
odieuse  ;  tous  les  systèmes  de  cette  prétendue  science 
ne  sont  que  «  fadaises  et  balivernes  ».  Saint-Simon  n'est 
pas  du  même  avis  :  pour  lui,  la  morale  compte  beaucoup, 
tellement  même  ((ue  dans  ses  derniers  ouvrages  il  con- 
sidère l'amélioration    morale    comme    plus    importante 


(1)  Fourier  condamne  fcirniellemeiit  les  «  chimères  dc'imocrntiques  ».  —  Il 
hait  les  (f  (l(''magO{fucs  troupes  de  gouvernauts  qui  en  cas  de  victoire  s'empare- 
ront du  butin  et  immoleront  les  libéraux  mêmes  ainsi  qu'on  l'a  vu  en  1794 
{Unité  Universelle.  2''  livre,  p.  Sga). 

(2)  CF.  dans  la  Théorie  des  4  Mouvements,  ce  i\uc.  doinandc  Fourier  c'est  une 
ce  opulence  j|radu(';e  (|ui  luctU;  à  l'abri  du  besoin  les  homnies  les  moins  riclies  » 

(p.    23). 

(.3)  ((  ...  (|u'((n  pût  le  prendre  |)Our  un  républicain  ou  un  philosophe  mora- 
liste, vuilà  ce  qui  le  (l(''sobli|;eait  par  dessus  tout  ».  l'ellarin  (^Tliéurie  dej'^oii- 
rier,  p.  28). 


—  i)H  — 

presque  que  l'amélioration  [)hysique  (i).  D'ailleurs  la 
question  morale  l'a  toujours  Ijcaucoup  préoccupé;  déjà 
les  /('t/res  de  Genève  s'en  occupaient,  pom-  chercher  à 
lui  donner  une  base  scientifique.  «  La  seule  digue,  écri- 
vait-il, que  les  propriétaires  puissent  opposer  aux  pro- 
létaires c'est  un  système  de  morale.  »  (^ar  Saint-Simon 
estime  —  comme  les  philosophes  qui  sont  les  ennemis 
personnels  de  Fourier —  qu'il  faut  «  combattre  les  pas- 
sions malfaisantes  »  ce  qui  suffirait  à  différencier  Fourier 
lequel  considère  qu'il  n'y  a  point  de  passions  malfaisantes, 
de  ce  philosophe  «  imbu  de  cette  doctrine  appelée  mo- 
rale qui  est  mortelle  ennemie  de  l'attraction  passionnée  » 
{N.M.,  p.  125). 

Voyons  maintenant  quel  but  Saint-Simon  et  Fourier  se 
proposent  :  ils  veulent  l'un  et  l'autre  «  réorganiser  »  (l'un 
des  traités  de  Saint-Simon  a  pour  titre  :  De  la  réorganisa- 
tion de  la  société  européenne,  [i8i/i])  —  et  cette  réorgani- 
sation qu'ils  rêvent  et  qu'ils  veulent  générale  et  univer- 
selle est  leur  préoccupation  dominante.  Ce  qu'il  leurfaut, 
c'est  l'unité,  Tordre  —  et  peut-être  même  se  soucient-ils 
moins  au  fond  de  faire  le  bonheur  du  peuple  que  de  le 
placer  dans  un  bel  organisme;  ils  ont  le  souci  de  faire 
disparaître  le  désordre  et  l'anarchie,  pour  les  remplacer 
par  l'ordre,  l'harmonie  et  l'unité.  «  Aujourd'hui,  écrit 
Saint-Simon,  le  seul  objet  que  puisse  se  proposer  un 
penseur  est  de  travailler  à  la  réorganisation  du  système 
de  morale,  du  système  religieux,  du  système  politique, 
en  un  mot  du  système  des  idées  sous  quelque  face  qu'on 
l'envisage,  w  Et  ils  veulent  en  second  lieu  assurer  le 
bonheur  du  peuple  et  des  individus.  Saint-Simon  dirait 
plutôt  l'utile  —  mais  cela  revient  au  même,  car  pour  lui 

(i)  Déjà  dans  VIndustrie  (1817),  Saint-Simon  écrit:  en  définitive  le  perfec- 
tionnement de  l'état  social  n'est  autre  chose  que  le  perfectionnement  du  sys- 
tème de  morale  positive.  Dans  le  Nouveau  Chrislianisme  i\  ajoute  que  «  la  doc- 
trine de  la  morale  sera  considérée  par  les  Nouveaux  Chrétiens  comme  plus 
importante  que  le  culte  et  le  dogme  qui  ne  seront  envisagés  que  comme  des 
accessoires  ayant  pour  objet  principal  de  fixer  sur  la  morale  l'attention  des 
fidèles  de  toutes  classes.  « 


-69- 

le  bonheur  se  conloncl  avec  rutilité  (i).  Or,  en  f|uoi 
consiste  le  bonheur  d'après  FoLirier  ?  Il  consiste  dans  la 
liberté  et  dans  «  Tessor  intégral  et  continu  des  passions  ». 
Là  encore  Fourier  ne  diffère  pas  beaucoup  de  Saint- 
Simon  qui  déclarait  en  mourant  que  toute  sa  vie  se  résu- 
mait dans  une  seule  pensée  :  assurer  à  tous  les  hommes 
la  plus  grande  latitude  pour  le  libre  développement  de 
leurs  facultés  ;  nous  verrons  d'ailleurs  que  les  mesures 
qu'il  préconise  ne  répondent  guère  à  ce  but. 

La  liberté  absolue  et  l'ordre  absolu,  tels  sont  les  deux 
rêves  de  Fourier;  ils  dépendent  d'ailleurs  l'un  et  l'autre, 
car  la  liberté  complète  ne  se  trouve,  s'il  faut  l'en  croire, 
que  dans  l'ordre  absolu,  et  inversement  l'ordre  parfait 
est  une  conséquence  de  la  liberté  absolue.  «  Dans  l'as- 
sociation domestique  agricole,  écrivait  Transon  exposant 
le  système  de  Fourier,  il  y  a  liberté,  liberté  absolue  ;  et 
cependant  il  y  a  ordre,  harmonie,  parce  qu'il  y  a  garantie 
mathématique  que  l'intérêt  général  sera  toujours  senti  et 
proclamé  par  des  voix  compétentes  et  que  l'intérêt  indi- 
viduel coïncidera  toujours  avec  lui.  » 

Chose  curieuse  :  leur  point  de  départ  est  le  même, 
Fourier  et  Saint-Simon  suspendent  l'un  et  l'autre  leur 
système  à  l'idée  d'attraction  (2).  «  L'idée  de  gravitation 
universelle,  écrit  Saint-Simon,  est  pour  le  physicien  ce 
que  l'idée  de  Dieu  est  pour  le  théologien.  Le  plus  grand 
recueillement  est  nécessaire  pour  examiner  cette  géné- 
ralité des  généralités  (Traité  de  la  gravitation  nniver- 
seiie). 'Tout  deux  ont  pour  Newton  —  tout  au  moins  au 
début  de  leur  vie  —  la  plus  grande  admiration.  Plus 
tard,  ils  lui  reprocheront  l'un  et  l'autre  de  n'avoir  pas 
étendu  sa  loi  d'attraction  aux  sciences  autres  que  l'astro- 
nomie, et  même  de  n'avoir  pas  compris  la  loi  qu'il  avait 

(i)  Du  reste  ils  sont  tous  deux  des  utilit;irisles,  ce  qu'ils  rêvent  c'est  un 
ordre  social  où  chacun  travaillei'ait  au  bien  de  tous  en  ne  olierciiant  ((uc  son 
bien  pi'opre  comme  il  l'entend. 

(2)  Il  faut  d'ailleurs  remarquer  que  ceUe  attraction  cousidi^r^e  en  elle-même 
comme  loi  universelle  n'osi  pas  une  idée  nouvelle.  VAlo  se  trouve  déji  formulée 
dans  Diderot  et  dans  d'Ilolbacli. 


—  70  — 

découverte  ou  du  moins  son  impoitance  (i),  en  ne  voyant 
pas  que  la  loi  de  la  gravitation  est  la  loi  unique  de  l'univers 
entier,  p]iysi(|ue  et  moral.  Là  était  le  grand  point.  Car 
tout  est  lié  dans  l'univers.  Mais  si  Fourier  comme  Saint- 
Simon  essaie  d'appliquer  aux  sociétés  humaines  la  loi 
physique  de  la  gravitation,  ils  didèrent  l'un  de  l'autre  en 
ce  que  Saint-Simon,  ((ui  déclare  qu'il  n'y  a  pas  deux 
ordres  de  choses,  mais  un  seul  :  le  monde  physique, 
croit  saisir  dans  la  gravitation  universelle  un  principe 
d'explication  générale;  aussi  bascra-t-il  sa  philoso[)hie 
tout  entière  sur  cette  idée  et  cherchera-t-il  à  ramener 
à  cette  grande  loi  physique,  toutes  celles  du  monde  bio- 
logique et  moral;  il  voit  là  le  nœud  de  la  science  générale 
qu'il  appelle  d'ailleurs  «  physique  »  sociale,  tandis  que 
Fourier  ne  doute  pas  lui  non  plus  qu'il  y  ait  «  unité  du 
système  du  mouvement  pour  le  monde  matériel  et  spiri- 
tuel »,  mais  il  surbordonne  les  sciences  de  la  matière,  les 
sciences  physiques  à  celle  de  l'homme,  et  l'attraction 
matérielle  que  Newton  a  découverte  à  l'attraction  pas- 
sionnelle dont  Fourier  lui-même  est  l'inventeur.  11  en 
résultera  que  Fourier  se  propose  non  pas  de  modifier 
l'homme,  mais  de  modifier  le  milieu  physique,  tandis 
que  le  Saint- Simonisme  se  proposera  la  réforme  morale.. 
Tous  deux,  ayant  le  même  but,  la  même  préoccupa- 
tion, le  même  point  de  départ,  aboutissent  à  la  même  con- 
clusion :  il  faut  reconstituer  la  société  sur  le  principe  de 
l'association  universelle,  parce  que  l'association  est  la 
forme  supérieure  de  l'organisation  productive;  mais  leur 
entente  se  borne  à  ce  point  :  ils  désirent  la  perfection  de 
l'ordre  social  —  mais  cette  perfection  ils  l'envisagent 
différemment  —  et  les   moyens  qu'ils   préconisent  sont 


(i)  «  Newton,  écrit  Fourier,  l'illustre  aveugle  qui  avait  la  main  sur  le  grand 
mystère  de  la  nature, qui  l'a  laissé  échapper  et  n'en  :i  saisi  que  l'ombre...»  il  a 
«  effleuré  le  secret  »,...  «  il  n'a  découvert  que  l'attraction  matérielle  la  moins 
importante  des  5  (matérielle,  anomale,  orjjauiqne,  inslincluelle,  sociale  ou 
passionnelle)  encore  en  a-t-il  expliqué  seulement  les  effets  et  non  les  causes.  » 
—  Il  a  «  pris  le  roman  par  la  queue.  » 


-Ti- 
trés dissemblables  :  l'association  induslrialisLe  de  Saint- \ 
Simon  et  l'association  sociétaire  de  Fourier  sont  deux!  / 
tyjDCs  d'association  très  éloignés  l'un  de  l'autre.  Ce  qui 
les  distingue  dès  l'abord  c'est  Ja  part  d'autorité  et  de  li- 
berté qu'elles  comportent.  «  Je  ne  conçois  pas,  écrivait 
Saint-Simon  à  l'historien  Aug.  Thierry  qui  fut  son  se- 
crétaire, d'association  scms  le  (jouvernement  de  quelqu'un  »  ; 
ce  à  quoi  Thierry  répondait  :  «  Et  moi  je  ne  conçois^ 
pas  d'association  sans  liberté  ».  Là  est  la  différence  abso- 
lue entre  Saint-Simon  et  Fourier.  L'idée  fondamentale 
de  Saint-Simon  —  c'est  qu'il  faut  «  un  nouveau  pouvoir 
spirituel  »,  une  autorité  souveraine  et  absolue  —  qu'il  a 
d'ailleurs  confiée  tantôt  aux  savants,  tantôt  aux  artistes  et 
aux  penseurs  avec  le  concours  des  propriétaires  et  tantôt 
aux  industriels,  —  il  a  très  souvent  varié  sur  ce  point 
comme  sur  beaucoup  d'autres,  —  et  il  est  inutile  de  faire 
ici  l'histoire  détaillée  de  ses  variations  à  cet  égard  qui 
furent  très  nombreuses;  une  seule  chose  importe  c'est 
que  sur  un  point  il  ne  varia  jamais,  et  que  des  «  lettres  de 
Genève,  y)  au  a  Nouveau  Christianisme  y)  il  affirme,  plus  ou 
moins  nettement  d'ailleurs  mais  toujours,  la  nécessité 
d'un  pouvoir  spirituel,  d'un  pouvoii-  fort  et  que  cette  idée 
pourrait  bien  être  à  travers  toutes  les  variations,  les 
transformations  successives  de  sa  pensée,  le  principe 
directeur  de  Saint-Simon  et  le  fil  constant  de  son  unité 
intellectuelle.  La  liberté  aux  yeux  de  Saint-Simon  n'a  pas 
de  valeur(i):  elle  n'est  rien  dans  un  univers  physique  et 
moral  qui  est  réglé,  comme  nous  l'avons  vu,  par  des  lois 
mathématiques  ou  physiques;  elle  n'est  rien  non  plus 
dans  un  univers  social  (pii  est  réglé  par  des  lois  non 
moins  fatales,  et  où  le  mouvement  des  idées  et  des  hom- 
mes suit  une  marche  irrésistible. 


(i)  El  |)()iirta[it  Saint-Simon  ne  disait-il  pas  du  tcnips  qu'il  fréquentait  los 
libéraux  :  «  Los  honinios  livrés  à  l'industrie  n'ont  qu'un  besoin  c'i'st  l.i  lilieitt^; 
et  la  liberté  |)our  eux  c'est  de  n'être  point  (fèiu'S  dans  le  travail  de  la  proiluolion  ; 
c'est  de  n'être  |)as  troublés  dans  la  jouissance  de  ce  qu'ils  produisent.  »  Saint- 
Simmi,  liuhislric,  t.  2,  p.   i3[. 


—  1^'  — 

Elle  est  tout  an  contraire  dans  le  système  de  Fourier 
chez  qui  l'autoiilé  «  dans  le  sens  attribué  jusqu'ici  à  ce 
mot  a  pleinement  disparu  w.^^'ourier  n'accepte  aucune 
contrainte,  aucune  entrave  d'aucune^sorte.  Ce  qu'il  veut 
c'est  le  «  règne  absolu  de  la  liberté  »  (i);  c'est,  comme 
disait  excellemment  Transon,  «Tordre  absolu  par  la  li- 
berté absolue  »  (2).  L'harmonie,  dans  sa  doctrine,  est 
spontanée  et  sans  contrainte.  Alors  que  la  doctrine  de 
Saint-Simon  implique  la  notion  de  discipline  et  de  liié- 
rarchie,  celle  de  Fouj^ier  implique  la  notion  de  liberté 
et  d'affranchissement. 

La  doctrine  harmonienne  n'admet  aucune  mesure  coer- 
citive  :  il  n'y  a  pas  besoin  de  gendarmes  dans  le  Phalans- 
tère, chacun  demeurant  pleinement  libre  dans  sa  façon 
d'agir  (3)  et  le  Phalanstère  assurant  à  tous  «  l'aisance,  le 
luxe,  les  plaisirs  et  par  suite  le  goût  du  bon  ordre  »  (4).  Il 
y  aura  seulement  dans  le  système  de  Fourier  une  admi- 
nistration du  travail,  administration  des  choses  —  admi- 
nistration purement  économique,  qui  sera  exercée  par 
des  conseils  dont  les  attributions  d'ailleurs  paraissent 
extrêmement  peu  importantes,  car  elle  est  réduite  à  son 
minimum.  Cette  idée-là  Saint-Simon  l'a  eue  également 
vers  le  temps  où  il  fréquentait  les  libéraux  —  et  où  ses 
idées  ne  semblaient  être  que  le  reflet  de  celles  exprimées 
par  les  économistes  et  les  écrivains  du  Censeur.  11  esti- 
mait alors  que  le  mot  «  gouvernemental  »  s'oppose  au  mot 

(i)  On  pourrait  faire  ol).server  l'analogie  de  l'association  de  Fourier  avec 
celle  que  J.-J.  Rousseau  entrevoyait  lorsqu'il  formulait  ainsi  dans  le  Contrat 
Social  le  problème  à  résoudre  :  trouver  une  forme  d'association  qui  défende  et 
protège  de  toute  la  force  commune  la  personne  et  les  biens  de  chaque  associé 
et  par  lequel  chacun  s'unissant  à  tous,  n'obéisse  pourtant  qu'à  lui-même  et 
reste  aussi  libre  qu'auparavant  ». 

(2)  Trauson,  Phalanstère,  t.  I,  p.   io8. 

(3)  On  a  pourtant  déjà  souvent  remarqué  l'abondance  des  règlements,  et 
des  sanctions  chez  Fourier. 

(/()  M.  Gide  a  pourtant  signalé  un  passage  de  Fourier  qui  semble  contredire  ab- 
solument les  théories  que  ce  dernier  expose  couramment,  ce  Tel  est  le  civilisé,  écrit- 
il,  être  sans  raison,  il  faut  pour  son  propre  bien  employer  avec  lui  les  voies  coer- 
citives  »  (Unité  Universelle,  3'-  vol.,  p.  1^7).  Mais  remarquons  qu'il  s'agit  là  du  ci- 
vilisé, «  être  sans  raison  ».  —  L'harmonien  n'aura  nullement  besoin  de  contrainte. 


-73- 

«  industriel  »  et  il  distinguait  le  régime  militaire  ou 
gouvernemental  du  régime  libéral  ou  industriel.  11  pro- 
clamait la  supériorité  du  «  régime  administratif  industriel 
et  pacifique  »  sur  le  régime  gouvernemental  féodal  et  mi- 
litaire et  annonçait  que  l'esprit  humain  était  destiné  à 
passer  du  second  de  ces  systèmes  au  premier;  il  deman- 
dait la  réduction  des  fonctions  gouvernementales  et  mili- 
taires (i),  et  supprimait  presque  complètement  l'organi- 
sation politique;  «  la  société  nouvelle,  disait-il,  ne  sera 
pas  gouvernée  mais  administrée  »  ;  le  gouvernement  ne 
devait  plus  être  que  «  le  chargé  d'affaires  de  la  société  »  ; 
«  son  seul  rôle  était  de  maintenir  le  liberté  et  la  sécurité 
de  la  production  »  (Voir  sur  ce  point  V Industrie^. 

Ce  que  cherche  Saint-Simon  c'est  à  diriger  les  esprits 
vers  la  recherche  des  moyens  propres  à  établir  le  ré- 
gime industriel.  Dans  ce  régime,  l'association  universelle 
supprimerait  les  guerres  et  la  direction  de  la  commu- 
nauté serait  confiée  aux  plus  capables.  Ce  que  Saint- 
Simon  rêve  c'est  le  triomphe  de  l'industrie,  dans  le  sens 
large  du  mot,  car  l'industrie  est  la  «  source  unique  de 
toutes  les  richesses  et  de  toutes  les  prospérités  »  ;  le  ré- 
gime qu'il  veut  établir,  c'est  «l'industrialisme»,  c'est-à- 
dire  une  sorte  d'organisation  industrielle  qui  serait  cal- 
quée sur  l'organisation  féodale,  un  régime  administratif 
et  pacifique  qui  constituerait  le  terme  vers  lequel  tend 
l'humanité  depuis  le  commencement  des  siècles. 

On  retrouve  chez  Fourier  la  glorification  de  l'industrie. 
Mais  Fourier  combat  avec  ardeur  cette  «  récente  chi- 
mère scientifi([ue  »  celte  «  manie  de  produire  confu- 
sément sans  aucune  nuHhodc  en  rétiibution  propor- 
tionnelle, sans  aucune  garantie  pour  le  producteur  ou 
salarié  de  participera  l'accroisseuu'nt  de  i-ichesse»;  et 
il  dénonce  la  féodalité  industrielle,  qui  serait,  s'il  faut 
l'en  croire,  «  aussi  funeste  que  le  militaiisMu^  ». 

(i)  liii  socit'U^,  écrit-il,  a  besoin  d'être  (jmiveniêe  le  moins  possible  et  pour 
cela  il  n'est  qu'un  moyen  c'est  d'en  venir  à  èlre  (jouvernê  au  meilleur  ni;iicbt^ 
possible  (Indiislrir,   1817). 


-  7'»- 

Saint-Simon  distingue  deux  termes  dans  l'évolution 
du  monde,  deux  pliascs  :  guerre  et  industrie  —  organi- 
sation féodale  et  organisation  pac:ifi(jue,  —  la  société 
moderne  n'ayant  plus  à  ses  yeux  comme  l'ancienne  la 
guerre  et  la  conquête  pour  objet,  mais  exclusivement 
la  production  et  l'industrie.  Fourier  au  contraire  formule 
ainsi  ces  deux  termes  :  incohérence  civilisée  et  ordre 
sociétaire,  industrie  morcelée  et  industrie  harmonienne. 

Nous  en  venons  ainsi  à  la  comparaison  des  idées  éco- 
nomiques de  nos  deux  auteurs. 

Tous  deux  pensent  que  le  bonheur  doit  être  cherché 
dans  le  bien-être  complet,  dans  l'abondance  de  la  pro- 
duction d'où  doit  résulter  l'abondance  des  jouissances 
surtout  matérielles.  La  politique,  dit  Saint-Simon,  est  pour 
nous  résumer  la  science  de  la  production  ;  et  le  premier 
journal  qui  sera  fondé  pour  répandre  les  idées  du  maître 
aura  pour  titre  le  «  Producteur  ».  P'ourier  est  d'accord 
sur  ce  point  avec  Saint-Simon  et  déclare  qu'il  faut  «  un 
ordre  social  plus  productif  que  le  nôtre  ».  C'est  donc  la 
production  qu'ils  assignent  comme  but  unique  à  la  so- 
ciété, et  la  production  la  plus  intense. 

Ce  qu'il  faut  tout  d'abord,  c'est  organiser  la  production, 
de  manière  à  assurer  complètement  la  satisfaction  des 
besoins;  c'est  la  question  de  l'organisation  du  travail.  11 
s'agit  de  combiner  et  de  distribuer  les  forces  productives. 
Et  Fourier  comme  Saint-Simon,  qui  constatent  et  déplo- 
rent l'un  comme  l'autre  l'abondance  des  improductifs, 
des  oisifs  (voir  dans  Saint-Simon  la  «  parabole  »  et  dans 
Fourier  Unité  Universelle,  1822,  I,  p.  167  et  sqq.)  et  qui 
déclarent  que  tout  oisif,  tout  a  agent  superflu  »  est  un 
spoliateur  de  la  société  dans  laquelle  il  consomme  sans 
rien  produire,  posent  en  principe  que  tout  le  monde  tra- 
vaillera ;  seulement  chez  Fourier  on  travaillera  par  plai- 
sir, par  attraction  (travail  attrayant)  tandis  que  chez 
Saint-Simon,  on  travaillera  par  devoir  (i). 

(i)  h'obUiiution  est  imposée  à   chacun  de  donner  constamment  à  ses  forces 


—  70  — 

Là  encore  Fourier  a  apporté  des  précisions  qu'on  ne 
retrouve  point  dans  Saint-Simom  et  l'organisation  du 
travail  se  fait  chez  lui  grâce  à  un  système  vraiment  ingé- 
nieux par  le  moyen  des  séries  passionnées  et  par  l'appli- 
cation poussée  presque  dans  ses  extrêmes  limites  du 
principe  de  la  division  du  travail  et  de  Talternance  et 
de  l'engrenage  des  travaux  (Séances  courtes  et  variées). 

Mais  le  problème  de  la  production  n'est  qu'une  des 
faces  du  problème  social;  il  faut  se  soucier  aussi  de 
l'attribution,  qui  est  la  question  la  plus  importante,  et 
qui  est  d'ailleurs  étroitement  liée  avec  celle  de  la  pro- 
duction. Elle  s'accomplit  chez  Fourier  sur  la  triple  base 
du  travail,  du  capital  et  du  talent  (il  accorde  5/i2  au  tra- 
vail, 4/ 12  au  capital  et  3/i2  au  talent).  Chez  Saint-Simon 
c'est  sur  la  même  base  que  s'opère  la  répartition:  Chacun 
doit  retirer  de  la  société  des  bénéfices  exactement  pro- 
portionnés à  sa  mise  sociale  c'est-à-dire  à  sa  capacité  po- 
sitive, à  l'emploi  qu'il  fait  de  ses  moyens  parmi  lesquels 
il  faut  comprendre  «  bien  entendu  ses  capitaux  ».  Telle 
est  la  conception  (|u'a  Saint-Simon  de  l'égalité  indus- 
trielle. On  voit  donc  que  ni  Saint-Simon  ni  Fourier  ne 
détruisent  le  revenu  capitaliste. 

Quant  à  la  propriété,  Fourier  n'en  conteste  pas  le 
principe  :  il  en  critique  certains  abus  mais  il  ne  l'abolit 
pas,  et  même  il  la  généralise  ;  car  l'esprit  de  propriété 
est  un  «  puissant  ressort  moral  »  ;  a  en  cadre  infiniment 
petit  comme  en  cadre  infiniment  grand  »  il  est  «  la  vé- 
ritable source  de  progrès  réel  vers  la  richesse  nationale 
et  la  moralité  générale»,  il  veut,  dit-il  dans  son  jargon, 
«  élever  le  peuple  au  rôle  de  propriétaire  »,  trans- 
former tous  les  salariés  en  [)ropriétaires  co-intéressés  et 
associés.  Ainsi  la  propriété  individuelle  ne  disparaît  pas 
chez  lui  ;   pas    de    propriété    en  commun  ;   la    propriété 

personnelles  uiu;  (lii-(M'lioM  utile  i'i   riiiiinMiiité  (Sitiut-Siinoii,  (llùu'res  roinplî-lcs. 

'.  I,  p-r)5). 

Tout  soci/'tiiire  se  pnssioiiiicrii  poiii-  le  Iraviiil  par  amour  du  liavail  lui-même 
(Foiii-ier). 


-76- 

clans  sa  méthode  s'établit  «  en  participation  échelon- 
née »  (Yo'iv  F.  Ind.,  t.  ^,  p.  270;  Un.  Un.,  t.  III,  p.  170). 
On  prétend  souvent  que  Saint-Simon  a  voulu  réformer 
la  propriété,  ce  qui  n'est  rien  moins  que  certain,  car 
les  textes  qu'on  trouve  chez  lui  à  ce  sujet  sont  assez 
vagues;  il  déclare  seulement  que  le  droit  individuel  de 
propriété  ne  peut  être  basé  que  sur  «  l'utilité  commune 
et  générale  de  l'exercice  de  ce  droit,  utilité  qui  peut 
varier  selon  les  temps  »  {Vues  sur  la  propriété  et  la  lé- 
gislation, p.  226). 

En  ce  qui  concerne  le  fonctionnement  de  l'associa- 
tion, Saint-Simon  n'a  pas  spécifié  quel  il  serait.  II  s'est 
contenté  de  dire  que  les  «  dispositions  principales  »  du 
système  devraient  «  avoir  pour  objet  d'établir  clairement, 
de  combiner  le  plus  sagement  possible  les  travaux  à  faire 
par  la  société  pour  améliorer  physiquement  et  morale- 
ment l'existence  de  tous  ses  membres  y>  ;  l'association 
nationale,  dit-il  encore,  doit  être  considérée  comme  une 
entreprise  industrielle:  la  France  deviendra  une  grande 
manufacture  et  la  nation  française  un  grand  atelier.  II 
faut  avouer  que  ces  indications  sont  un  peu  vagues.  L'as- 
sociation de  Fourier  au  contraire  n'est  pas  une  associa- 
tion quelconque  ;  c'est  une  association  très  nettement 
déterminée,  dont  Fourier  a  analysé  avec  sa  précision 
coutumière  tous  les  caractères,  et  tous  les  ressorts,  et 
dont  il  a  minutieusement  décrit  le  mode  de  fonctionne- 
ment dans  ses  moindres  détails  (i). 

Il  faudrait  enfin  signaler  qu'on  retrouve  chez  Fourier 
et  chez  Saint-Simon  le  principe  du  droit  à  l'existence  et 
au  travail,  une  conception  similaire  des  banques,  sur  la- 
quelle nous  n'insisterons  pas  ici,  notre  objet  étant  seu- 
lement de  déterminer  sommairement  dans  ce  chapitre 
les  caractères  principaux  des  deux  doctrines;  nous  aurons 

(i)  Il  ne  nous  f;iil  {fpàce  de  rien,  et  il  décrit  le  plan  et  la  distribution  des 
maisons,  la  forme  et  la  couleur  des  costumes  avec  autant  de  complaisance  et  de 
sérieux  que  les  programmes  à  ouvrir  entre  les  cuisiniers  pour  la  confection  des 
compotes  et  des  omelettes  soufflées. 


—  77  — 
d'ailleurs  dans  le  courant  de  cette  étude  l'occasion  de  reve- 
nir sur  plusieurs  des  différences  i|ue  nous  signalons  ici. 

On  voit  donc  qu'à  côté  de  contrastes,  et  de  différences 
essentielles,  capitales  même,  on  retrouve  chez  les  deux 
précurseurs  de  socialisme  des  relations  générales,  des 
analogies  curieuses,  et  des  concordances  singulières. 
Ils  ont  exercé  l'un  et  l'autre  une  action  commune  ; 
ils  appartiennent  trop  au  même  temps  pour  n'avoir 
pas  été  préoccupés  par  les  mêmes  questions.  Mais 
ils  sont  trop  différents  l'un  de  l'autre  pour  y  avoir 
apporté  les  mêmes  réponses  ;  ils  ont  deux  méthodes 
et  deux  conceptions  très  dissemblables  ;  ils  ne  parlent 
pas  la  même  langue.  On  reconnaît  bien  au  fond  qu'il  y  a 
quelque  chose  qui  les  rattache  —  et  même  assez  étroite- 
ment —  l'un  à  l'autre  et  que  ce  n'est  point^par  hasard 
qu'ils  ont  abouti  aux  mômes  conclusions.,  Mais  chacun 
d'eux  a  travaillé  selon  son  tempérament  et  ses  facultés  ; 
chacun  a  dit  à  sa  manière  ce  qu'il  avait  à  dire,  et  selon 
son  tempérament  :  iFourier  avec  plus  de  verve,  plus  de 
précision  et  de  minutie,  Saint-Simon  avec  plus  de  largeur, 
d'ampleur  et  de  philosophie,  l'un  avec  le  souci  de  la  pra- 
tique et  de  la  réalisation,  l'autre  avec  celui  des  théories 
et  des  idées  générales.  Car  c'est  bien  là  ce  qui  les  diffé- 
rencie le  plus  :  Saint-Simon,  très  à  son  aise  dans  le  do- 
maine de  l'histoire  et  de  la  philosophie  est  incertain  dès 
qu'il  s'agit  d'institutions  pratiques,  c'est  un  philosophe, 
un  économiste.  Quel  est  selon  lui  le  besoin  le  plus  grand, 
le  plus  immédiat  du  corps  social  ?  C'est  celui  d'une  «  doc- 
trine philoso[)hi(|uc  proportionnée  à  l'état  des  lumières  ». 
Il  est,  dit  Saint-Simon,  «  le  plus  fortement  senti  par  les 
tètes  pensantes  »  «  celui  qui  est  le  moins  susceptible 
d'ajournement  »  ÇOEuvres,  VI,  p.  /iS).  Il  pense  que  l'hu- 
manité posséderait  la  science  parfaite  et  par  conséquent 
le  parfait  bonheur  si  elle  avait  une  bonne  encyclopédie. 

Cela  (brait  soiu'ire  Fouricr,  si  Fourior  souriait  jamais; 
disons  plutôt  (pie  cela  lui  ferait  hausser  les  épaules  de 
colère,  et  qu'il  répondrait  avec  son  ton  bourru  tout   crû- 


--8- 

inent  <(ue  le  peuple  laborieux  ne  sent  aucunement  le 
jjosoin  d'une  nouvelle  encyclopédie,  qui  ne  serait  que 
duperie,  mais  tout  simplement  celui  «  de  manger  trois 
fois  par  jour  «. 

Saint-Simon  croit  que  l'histoire  peut  et  doit  nous 
apprendre  à  diriger  notre  activité  ;  et  il  lui  fait  dans  son 
système  une  place  importante  (i).  11  est  désireux  de  ré- 
nover sans  détruire  et  d'utiliser  «  toutes  les  forces  du 
passé  ».  Ce  dont  Fourier  no  se  soucie  guère  ;  et  alors  que 
Saint-Simon  se  considère  comme  le  continuateur  des  phi- 
losophes des  xvii"  et  xviii*  siècles,  de  Descartes,  de 
Voltaire  et  de  Condorcet,  dont  il  se  déclare  solidaire, 
alors  qu'il  veutcompléter  et  continuer  leur  œuvre,  et  que 
jusqu'en  1817  il  ne  s'occupe  que  de  philosophie  scienti- 
fique, P^ourier  veut  «jeter  à  terre  tous  les  livres  des  phi- 
losophes »  et  prétend  ne  rien  devoir  à  aucun  de  ses  pré- 
décesseurs. Je  me  trompe,  car  il  se  déclare  «  redevable 
en  quelque  façon  des  philosophes  anciens  »  puisque  c'est 
«  l'immensité  de  leurs  erreurs  qui  l'a  fait  soupçonner 
l'éofarement  général  et  l'a  enhardi  à  des  recherches  dont 
il  ne  prévoyait  pas  le  succès  ». 

Enfin  Saint-Simon  attribue  aux  savants,  aux  hommes 
de  lettres  et  aux  philosophes  comme  aux  artistes  une  part 
énorme  dans  l'œuvre  de  réorganisation  sociale  qu'il 
entreprend,  tandis  que  Fourier  s'en  méfie  et  même  les 
a  en  horreur.  Telles  sont  les  principales  différences  de 
points  de  vue  provenant  de  la  différence  des  tempéra- 
ments et  des  formations  de  nos  deux  auteurs.  —  Somme 
toute,  leurs  systèmes,  s'ils  les  rapprochent  l'un  de  l'autre 
comme  artisans  d'une  œuvre  commune,  les  éloignent 
comme  réformateurs. 

(1)  Il  faut  noter  que  Saint-Simon  fonde  la  science  de  l'homme  sur  l'histoire 
/   '         \       de  l'humanité,  tandis  que  Fourier  fonde  l'histoire  de  l'humanité  sur  la  science 
de  l'homme. 

'\  . 


CHAPITRE    II 
La  doctrine  des  Saint-Simoniens. 


Quand  Saint-Simon  mourut,  il  laissait  tout  à  faire  à  ses 
disciples:  il  avait  jeté  les  idées  à  pleines  mains  (i),  lais- 
sant à  d'autres  le  soin  d'élaborer,  de  perfectionner,  de 
réaliser  (2)  sa  conception  primitive  qui  devait  embrasser 
l'ensemble  des  relations  humaines.  Les  disciples  eurent 
donc  à  ordonner,  à  développer,  à  compléter,  à  systémati- 
ser ses  vues  pour  en  faire  une  doctrine.  Fourier,  au  con- 
traire, avait  laissé  à  ses  disciples  une  doctrine  arrêtée 
jusque  dans  ses  détails  les  plus  minimes,  tellement  pré- 
cise qu'elle  ne  pouvait  laisser  aucune  place  à  leur  inven- 
tion et  à  leur  initiative  ;  ici,  les  disciples  n'avaient  qu'à 
élaguer,  abréger,  vulgariser,  réduire  et  reléguer  dans 
l'ombre  les  parties  de  la  doctrine  ou  les  détails  qui  étaient 
de  nature  à  trop  étonner,  ou  à  choquer.  Aussi,  un  disci- 
ple de  Fourier,  Beaudet-Dulary,  pouvait-il  dire  en  1874 
que  la  théorie  sociétaire  était  alors  ce  qu'elle  était  en 
1882  :  elle  n'avait  point  varie. 

(i)   «  M.  de  Saint-Simon  ne  saurait  être  considi^ré  comme  restaurateur 

d'un  ordre  social  qu'il  n'a  point  donné  de  vrais  moyensde  faire  clianfjer  ;  il  en  a 
sig'nalé  les  abus  et  les  vices  ;  il  a  indiqué  certaines  conditions  à  remplir  dans  lo 
nouveau  système  qui  devra  rem|>laeer  l'ancien  :  il  a  planté  quelques  jalons  sur 
la  route  qui  mène  au  but,  mais  elle  reste  encore  h  faire.  «  (Secrétaire  de 
Saint-Simon,  Loco  cilatoi). 

(2)  Le  résumé  (des  idées  générales  qui  se  dégagèrent  lors  du  dépouillement 
des  œuvres  de  Saint-Simon)  formait  en  quelque  sorte  l'introduction  aux  travaux 
philosopliiques  du  19°  siècle;  c'est  l'annonce  d'une  doctrine  complète,  d'une 
doctrine  religieuse;  car  dans  son  genre  on  pourrait  entrevoir  déjit  l'accord 
définitif  du  sentiment  et  de  la  raison.  J.  lleynaud,  De  la  Société saint-sinwnicnnc 
et  des  causes  qui  ont  amené  sa  dissolution,  p.  20.  Paris,  i83u. 


Les  Saint-Simoniens  n'auraient  pu  en  dire  autant:  ils 
aboutirent  en  efletà  une  doctrine  toute  dillérenle  de  celle 
de  leur  inaitre,  à  une  doctrine  nouvelle,  qui  est  hal)ituel- 
lement  connue  sous  le  nom  de  saiiilsiiuonisme.  Le  saint- 
simonisnie  ne  fut  en  réalité  <|u'une  œuvre  posthume  des 
disciples  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  celle  du  maître, 
car  autre  chose  est  le  saint-simonisme  de  Saint-Simon, 
autre  chose  celui  des  Saint-Simoniens.  Il  convient  même 
de  distinguer  plusieurs  phases  dans  le  saint-simonisme 

^  des  Saint-Simoniens.  Au  début  leur  doctrine  est  scienti- 
fique et  positive.  C'est  «  l'ère  de  la  perfectibilité  de  Con- 
dorcet  revue  par  des  physiciens  modernes  »,  ainsi  qu'on 
la  définit  dans  le  Producteur,  puis  vient  une  ère  de  phi- 
losophie   et    d'abstraction    pure  ;    du    matérialisme    du 

^  i<.  Producteur  •»  on  passe  au  semi-panthéisme  de  «  l'Orga- 
nisateur »  pour  en  arriver  insensiblement  au  mysticisme 

A^  sensuel  du  «  Globe  y).  —  Mais  ce  qu'il  faut  observer  c'est 
qu'on  chercherait  vainement  dans  l'œuvre  de  Saint-Sftnon 
un  système  complet  d'organisation  sociale,  et  que  ce 
système  existe  dans  celle  de  ses  disciples. 

Le  saint-simonisme  des  Saint-Simoniens  est  donc  un 
développement  des  vues  exposées  par  Saint-Simon  — 
dont  il  s'éloigne  plus  ou  moins.  Mais  les  principes  es- 
sentiels du  saint-simonisme  de  1829-1880  se  trouvent 
déjà  dans  la  doctrine  de  Saint-Simon  et  ne  sont  que  des 
déductions  plus  ou  moins  subtiles  de  ceux  que  ce  der- 
nier a  posés. 

D'une  façon  générale,  les  Saint-Simoniens  ne  s'occupent 
pas  comme  Saint-Simon  de  philosophie  des  sciences  ni 
de  méthode  scientifique.  On  ne  retrouve  pas  chez  eux  les 
classifications  qui  figurent  dans  l'œuvre  de  Saint-Simon: 
l'objet  de  leurs  études  c'est  l'économie  politique  et  sociale 
—  à  laquelle  viendront  bientôt  s'ajouter  la  morale  et  la  reli- 
gion. Au  point  de  vue  de  la  méthode,  il  faut  signaler  que 
chez  les  Saint-Simoniens  les  préoccupations  de  leur  maî- 
tre tendant  à  rattacher  à  la  loi  de  Newton  tous  les  phé- 
nomènes de  quelque  nature  qu'ils  soient  ont  disparu  ;  on 


—  Si- 
ne retrouve  chez  eux  pour  ainsi  dire  aucune  trace  du 
«  physicisme  »  de  Saint-Simon.  Les  Saint-Simoniens  ne 
s'occupent  que  de  «  physique  sociale  ».  C'est  l'étude  de 
l'histoire  —  ou  plutôt  de  la  philosophie  de  l'histoire  — 
qui  prend  chez  eux  la  place  prépondérante,  car  l'histoire 
qui  présente  «  un  tableau  successif  des  états  physiologi- 
ques de  l'espèce  humaine,  considérée  dans  son  existence 
collective,  constitue  une  science  humaine,  qui  prend  le 
caractère  de  rigueur  des  sciences  exactes,  les  faits  y  étant 
classés  par  séries  de  termes  homogènes  enchaînés  par 
ordre  de  cjénéralisation  et  àe  particularisation  de  manière 
à  faire  ressortir  leur  tendance,  c'est-à-dire  à  montrer  la 
loi  de  croissance  et  de  décroissance  à  laquelle  ils  sont  sou- 
mis (voir  Exposit.  2,  ch.  m,  i'^  année). 

C'est  par  l'histoire,  considérée  comme  la  série  des  dé- 
veloppements de  l'espèce  humaine  qu'on  peut  arriver  à 
concevoir  la  direction  dans  laquelle  s'avancent  les  socié- 
tés ;  c'est  grâce  à  elle  qu'on  peut  apercevoir  le  lien  qui 
joint  le  présent  à  l'avenir  et  que  la  science  peut  hâter  la 
marche  de  l'humanité  vers  le  but  dont  elle  se  rapproche 
sans  cesse  (voir  le  Producteur,  IV,  p.  38o5).  Mais  les 
Saint-Simoniens  qui  prétendent  tout  d'abord  fonder  leur 
système  sur  l'observation  des  faits  présents  ou  passés  et 
qui  insistent  sur  le  caractère  scientifique  de  leur  doctrine, 
professeront  bientôt  que  «  contrairement  à  l'opinion  cou- 
rante qui  veut  que  l'esprit  humain  observant  successive- 
ment une  masse  d'objets  passe  de  l'un  à  l'autre  et  par- 
vienne ainsi  sans  interruption  des  faits  particuliers  au  fait 
général  »,  on  ne  peut  arriver  à  la  découverte  de  la  «  pen- 
sée créatrice  »,  comme  ils  disent,  que  par  l'inspiration  du 
génie  et  non  pas  au  moyen  d'une  méthode.  Déjà  dans  les 
premières  séances  de  leur  exposition,  ils  déclarent  que 
leurs  croyances  surl'avenir  de  l'humanité  leur  sont  révé- 
lées par  une  vive  sympathie,  par  un  ardent  désir  de  con- 
tribuer à  son  bonheur  et  sont  justifiées  par  l'observation 
la  plus  rigoureuse  des  faits.  L'utilité  de  l'histoire  ne  con- 
sistera plus  dès  lors  que  dans  la  vérification  des  concep- 

G 


tionsde  Saint-Simon  surlcdéveloppcmentdcrhurnanité  — 
et  c'est  ainsi  que  les  Saint-Simoniens  reprennent  les  ter- 
mes déjà  employés  par  Saint-Simon  d' «  époque  critique» 
et  «  époque  organique  »  ;  ils  en  précisent  le  sens  et  en  don- 
nent une  analyse  plus  rigoureuse  que  celle  de  Saint- 
Simon:  les  époques  critiques  sont  à  leur  avis  cara(;téri- 
sées  par  un  ensemble  de  faits  auxquels  correspondent  le 
désordre,  l'athéisme,  Tindix  idualisme  et  l'égoïsme  —  les 
époques  organiques  par  un  ensemble  de  faits  auxquels 
correspondent  l'ordre,  la  religion,  le  dévouement  et  l'as- 
sociation. Au  point  de  vue  critique  on  les  voit  repro- 
duire avec  plus  de  force  encore  les  critiques  que  Saint- 
Simon  a  formulées  contre  le  constitutionnalisme»  système 
bâtard  de  garanties  »,  —  contre  le  gouvernement  repré- 
sentatif «  bon  pour  répondre  aux  critiques  révolution- 
naires du  dernier  siècle  »,  —  contre  le  libéralisme,  (i)  doc- 
trine «  purement  négative  »  à  leurs  yeux,  qui  ne  sait 
guère  que  «  douter,  soupçonner,  craindre,  accuser,  gé- 
mir »,  et  contre  les  libéraux  qui  n'ont  pas  de  doctrine, 
qui  sont  «  dans  la  confusion  et  le  désordre  et  en  cela  su- 
bissent leur  destinée  »  (Globe,  20  février  i83i), — contre 
la  liberté  (2).  («  Le  fils  du  pauvre  est-il  libre  comme  celui 
du  riche?  Est-on  libre  quand  on  manque  de  pain  ?  Sont- 
ils  égaux  en  droits?  Lorsque  l'un  a  le  droit  de  vivre  sans 
travailler  et  que  l'autre  n'a  que  le  droit  de  mourir.  »)  Ils 
développent  l'idée  de  l'inégalité  naturelle  de  l'homme, 
qui  est  pour  eux  «  la  base  même  de  l'association  et  la 
condition  indispensable  de  l'ordre  social  »,  et  ce  sont 
là  presque  identiquement  les  termes  mêmes  dont  se 
servait  Fourier.   Ils  déclarent    que   la   souveraineté    du 

(i)  Pellarin  considérait  pourtant  le  saint-simonisme  «  comme  là  dernière 
déduction  des  principes  de  l'école  libérale  »  (Théorie  de  Fourier).  Il  expliquait 
sa  pensée  dans  la  2"  édition  de  son  livre  en  ajoutant:  «  par  exemple  en  tant 
qu'il  proclamait  l'abolition  de  tous  les  privilèges  de  naissance  sans  exception.  » 

(2)  La  liberté  des  cultes,  voilà  la  religion.  La  liberté  de  la  presse  voilà  la 
politique.  Liberté  de  conscience,  voilà  la  morale.  Liberté  de  commerce  et  de 
concurrence,  voilà  l'industrie  ;  égalité  devant  la  loi,  voilà  la  hiérarchie  sociale. 
Liberté  partout,  c'est-à-dire  anarchie  partout  (Adolphe  Guéroult). 


—  83  — 

peuple  est  «  incompatible  avec  toute  harmonie,  toute 
direction  sociale,  toute  distribution  et  combinaison 
bien  entendue  de  travaux  avec  tout  gouvernement  », 
et  qu'elle  est  «  seulement  compatible  avec  l'anarchie  » 
(G/obe),  que  le  suffrage  universel  est  vain,  et  que  «  le 
public  en  est  saturé,  car  on  en  a  mis  partout  »  (Michel 
Chevalier),  que  les  droits  politiques  sont  inutiles  (i).  On 
voit  que  sur  tous  ces  points  leurs  critiques  sont  identi- 
ques à  celles  de  leur  maître  et  sont  seulement  plus  nettes, 
plus  appuyées  et  plus  formelles. 

Mais  il  faut  ajouter  que  chez  eux  la  critique  des  faits  est 
bien  plus  complète,  plus  précise  et  plus  nourrie  que  chez 
Saint-Simon  ;  sur  ce  point  ils  se  rapprochent  absolument 
de  Fourier.  Ils  décrivent  et  analysent  le  désordre  de  la 
société  :  toute  communion  de  pensée,  toute  activité  d'en- 
semble, toute  coordination  a  cessé.  L'anarchie  est  par- 
tout :  dans  la  politique  qui  divise  au  nom  du  pouvoir  et 
de  la  liberté  ;  dans  les  sciences  qui  n'ont  aucun  lien  entre 
elles,  dans  l'industrie  «  où  une  concurrence  acharnée 
sacrifie  tant  de  victimes  et  élève  des  temples  brillants  à 
la  fraude,  à  la  mauvaise  foi  »  ;  dans  les  beaux-arts  enfin, 
qui  languissent,  privés  d'inspirations  larges  et  géné- 
reuses. Ils  dépeignent  sous  les  couleurs  les  plus  sombres 
tous  les  liens  d'affection  brisés,  «  la  défiance  et  la  haine, 
le  charlatanisme  et  la  ruse  présidant  aux  relations  géné- 
rales et  apparaissant  aussi  dans  les  relations  les  plus 
particulières  »  (voir  Exposition  de  la  doctrine  de  Saint- 
Simon,  I™  année,  i'*  séance:  De  la  nécessité  d'une  doc- 
trine générale  nouvelle). 

Au  point  de  vue  social,  on  retrouve  chez  eux  la  critique 
du  sort  des  femmes,  celle  du  mariage,  «  sorte  de  prosti- 
tution légale  »,  et  de  «  trafic  honteux  »  qui  «  consacre  si 
fréquemment  aujourd'hui  l'union  monstrueuse  du  dé- 
vouement et  de  l'égoïsmc,  des  lumières  et  de  Tignocance, 

(i)  l'euple,  nous  ne  deinandons  pas  pour  toi  le  tlroilile  vote  tiaiis  les  assem- 
blées électorales  mais  nous  voulons  que  tu  sois  bon,  sape  et  riche  (Cli.  Bcran- 
ger,  ouvrier  horloger,  Les  Saint-Simoniens ,  ce  qu'ils  ont  fait,  ce  qu'ils  vciilenl). 


-  84  — 

de  la  jeunesse  et  de  la  décrépitude  »  (Cf.  Fourier,  Unité 
Univ.,  t.  IV,  p.  24i,  2/i3,  2l^^,  /i62).  Au  point  de  vue  éco- 
nomique, ils  formulent  sur  les  oisifs,  sur  le  défaut  d'or- 
ganisalionindustrielle(i),  sur  la  production  qui  est  anar- 
chique    et   sur   la    répartition    qui     est    injuste,    sur    la 
concurrence  qui  «  laisse  sur  le  carreau  d'innombi'ables 
victimes  »  (Exposit.,    i""*  année,    p.    loi),  sur  le  sort  de 
l'ouvrier    qui    est    «    exploité   matériellement,    intellec- 
tuellement et  moralement  (2)  »,  sur  l'intérêt,  sur  la  pro- 
priété privée,  des  critiques  qui  ne  sont  point  dans  Saint- 
Simon  ou  du  moins,  sauf  en  ce  qui  concerne  les  oisifs, 
qui  n'y  sont  qu'à  l'état  embryonnaire  et  fragmentaire,  et 
auxquelles  ils  donnent  une  portée  beaucoup  plus  grande. 
Il  n'en  faut  pas  conclure  que  les  Saint-Simoniens  soient 
des  révolutionnaires  ;  ils  ont  l'horreur  de  la  lutte,  sous 
quelque  nom  qu'elle  se  déguise,  et  l'un  des  résultats  de 
l'association  qu'ils  rêvent  sera  de  faire  disparaître  tous 
les  antagonismes.  Ils  aiment  l'oindre,  ils  le  réclament  car 
«  la  société  ne  peut  exister  que  là  où  il  y  a  unité,  ordre, 
association,  hiérarchie  »,  et  ils  insistent  sur  cette  idée 
de  hiérarchie  ;  c'est  la  hiérarchie  la  plus  unitaire,  la  plus 
ferme  que  nous  appelons  pour  l'avenir  »  (Exposition  de 
la  doctrine,  p.  188).  «  Car  toute  société  véritable  est  une 
hiérarchie  ;  nous  croyons  que  plus  la  hiérarchie  sociale  est 

(i)  Chaque  individu  est  livré  à  ses  connaissances  personnelles  ;  aucune  vue 
d'ensemble  ne  préside  à  la  production  ;  elle  a  lieu  sans  discernement,  sans  pré- 
vovance  ;  elle  manque  sur  un  point,  sur  un  autre  elle  est  excessive  ;  c'est  à  ce 
défaut  d'une  vue  générale  des  besoins  de  la  consommotion,  des  ressources  de 
la  production  qu'il  faut  attribuer  les  crises  industrielles  sur  l'origines  desquelles 
tant  d'erreurs  ont  été  émises  et  le  sont  encore  journellement.  Si  dans  cette 
branche  importante  de  l'activité  sociale  on  voit  se  manifester  tant  de  perturba- 
tion, tant  de  désordre,  c'est  que  la  répartition  des  instruments  de  travail  est 
faite  par  des  individus  isolés  ignorant  à  la  fois  et  les  besoins  de  l'industrie  et 
les  hommes  et  les  moyens  capables  d'y  satisfaire  ;  la  cause  du  mal  n'en  est  point 
ailleurs  (Doctrine  de  Saint-Simon,  p.  191-192). 

(2)  Il  suffit  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  ce  qui  se  passe  autour  de  nous  poui' 
reconnaître  que  Vouvrler  sauf  l'intensité  est  exploité  matériellement,  intellectuel- 
lement et  moralement  comme  l'était  autrefois  l'esclave.  Il  est  évident  en  effet 
qu'il  peut  à  peine  subvenir  par  son  travail  à  ses  propres  besoins  et  qu'il  ne 
dépend  pas  de  lui  de  travailler  {Exposit.  doct.,  I,  io5). 


—  85  — 

complète,  que  plus  elle  est  prévoyante,  et  plus  aussi  il 
y  a  société  ;  que  là  où  il  n'y  a  pas  de  hiérarchie  il  n'y  a 
pas  de  société,  mais  seulement  une  agrégation  d'indivi- 
dus »  (Exposit.  de  la  doctr.,  p.  428)  (i).  Ils  reprennent  donc 
en  les  amplifiant  et  en  les  aggravant  les  idées  que  Saint- 
Simon  avait  exprimées  sur  la  nécessité  d'un  nouveau  pou- 
voir spirituel  et  d'une  hiérarchie  nouvelle.  Nous  avons 
vu  que  c'était  sur  ce  point  que  Saint-Simon  s'était  éloi- 
gné des  libéraux  ;  ses  disciples  s'en  éloignent  bien  davan- 
tage encore  en  proclamant  que  «  bien  loin  d'admettre  que 
l'on  doive  se  proposer  de  réduire  toujours  de  plus  en 
plus  l'action  directrice  dans  le  sens  des  sociétés  »,  ils 
pensent  qu'elle  «  doit  s'étendre  à  tout  et  qu'elle  doit  être 
toujours  présente  »  {Exp.  de  la  doctr.,  p.  343). 

Et  ils  en  arrivent  bientôt  à  une  théocratie  religieuse. 
«  Que  si  l'on  entend  par  théocratie  l'état  dans  lequel  la 
loi  politique  et  la  loi  religieuse  sont  identiques,  où  les 
chefs  de  la  société  sont  ceux  qui  parlent  au  nom  de  Dieu, 
assurément,  et  nous  n'hésitons  point  à  le  dire,  c'est  vers 
une  théocratie  nouvelle  que  l'humanité  s'achemine  » 
(Exposit.,  p.  478  et  193),  et  ils  conviennent  peu  à  peu 
de  prendre  pour  synonymes  les  mots  «  social  »  et  «  reli- 
gieux ».  Non  seulement  la  religion  dominera  l'ordre  poli- 
tique, mais  l'ordre  politique  sera  dans  son  ensemble  une 
institution  religieuse. 

Voyons  maintenant  quel  est  le  programme  des  Saint- 
Simoniens.  Ils  veulent  substituer  une  civilisation  paci- 
fique et  industrielle  visant  à  la  production,  à  l'exploita- 
tion industrielle  du  globe  (2),  à  une  civilisation  féodale 
visant  à  la   destruction,  et  ils  arrivent  ainsi  au  système 


(i)  «  Sans  les  idt^es  de  hiérarchie  el  de  pouvoir  il  n'y  a  point  de  société  pos- 
sible, point  de  progrès  à  faire  »,  disent-ils  encore. 

(2)  «  Une  innombrable  et  fraternelle  population  n'ayant  plus  qu'un  nicuie 
intérêt  et  qu'une  niènie  pensée  :  l'exploitation  complète  et  méthodique  de  la 
planète  »  (Prodiic,  I35),  une  exploitation  savante,  réçlce,  fraternelle  du 
globe.  L'idéal  serait  que  chaque  individu  ou  chaque  peuple  pût  dans  tous  les 
cas  ctre  livré  au  genre  d'aclivitc  auipiel  il  csi  le  plus  propre,  soit  [)ar  ses  dispo- 


—  80  — 

de  l'avenir,  à  l'association  pacifique,  universelle,  scien- 
tifique, religieuse  et  industrielle,  c'est-à-dire  à  un 
système  essenliellement  industriel,  qui  aura  de  plus 
en  plus  tendance  à  devenir  une  doctrine  religieuse. 
Ils  aboutiront  finalement  à  un  industrialisme  religieux, 
ou  plutôt  à  un  papisme  industriel,  ainsi  que  le  prévoyait 
Benjamin  Constant  dès  les  débuts  de  Técole.  Leur  but 
c'est  l'organisation  du  travail,  qui  sera  faite  de  telle 
sorte  que  chacun  trouvera  sa  place  dans  le  grand  atelier 
social  après  avoir  appris  à  le  remplir  et  qui  mettra  fin 
aux  résolutions.  Leur  principe  de  répartition,  ils  le  for- 
mulent ainsi:  «  A  chacun  selon  sa  capacité,  à  chaque 
capacité  selon  ses  œuvres  »  (le  Producteur  avait  dit  : 
chacun  sera  doté  suivant  son  mérite,  rétribué  selon  ses 
œuvres)  ;  il  résulte  de  ce  droit  nouveau,  substitué  à  celui 
de  la  conquête  et  de  la  naissance,  en  premier  lieu  l'abo- 
lition du  droit  d'héritage  (i),  qui  dans  le  nouvel  ordre  sera 
transporté  à  l'état  devenu  association  des  travailleurs  ; 
et  en  second  lieu,  Tabolitioii  de  la  propriété (2)  qui  ne 
sera  plus  seulement  individuelle  mais  deviendra  sociale. 
Ils  ont  gardé  le  principe  de  Saint-Simon,  disant  que 
toutes  les  institutions  sociales  doivent  avoir  pour  but 
l'amélioration  progressive  du  sens  moral  intellectuel  et 
physique  de  la  classe  la  plus  nombreuse  et  la  plus  pau- 

sitions  naturelles,  soit  par  ses  antécédents,  soit  par  les  circonstances  spéciales 
où  il  se  trouve  placé.  »  ConPer  sur  ce  point  encore  Fourler. 

(i)  Ils  (les  lég'istes  et  les  économistes)  prétendent  que  les  privilèges  de  la 
naissance  sont  détruits  :  EU  !  qu'est-ce  donc  que  l'hérédité  dans  le  sein  des 
familles  ?  Qu'est-ce  que  la  transmission  de  la  fortune  des  pères  aux  enfants  sans 
autre  raison  que  la  filiation  de  sang,  si  ce  n'est  le  plus  immoral  de  tous  les  pri- 
vilèges, celui  de  vivre  en  société  sans  travailler  ou  d'y  être  récompensé  au  delà 
de  ses  œuvres  (8«  séance). 

(2)  Ils  nous  répètent  sans  cesse  que  la  propriété  est  la  base  de  l'ordre  social; 
nous  aussi  nous  proclamons  cette  éternelle  vérité,  mais,  qui  sera  propriétaire  ? 
Est-ce  le  fils  oisif,  ignorant,  IMMORAL  du  défunt  ou  bien  est-ce  l'homme 
capable  de  remplir  dignement  sa  fonction  sociale  ?  Nous  aussi,  nous  répétons, 
si  l'on  veut,  que  la  propriété  est  la  base  de  l'ordre  politique,  mais  la  propriété 
est  un  fait  social,  soumis  comme  les  autres  faits  sociaux  à  la  loi  du  progrès  j 
elle  peut  donc  à  diverses  époques  être  entendue,  définie  et  réglée  de  diverses 
manières  (Bazard,  Doct.  saint-sinionienne,  Exposition,  p.  io8). 


-  87  - 

vre,  car  bien  que,  comme  Foiirier,  ils  veulent  assurer  à 
tous  les  homme»,  sans  exception  (i),  le  bonheur  sur  la 
terre,  c'est  surtout  à  la  classe  pauvre,  aux  travailleurs 
qu'ils  pensent,  et  ils  sont  même  dans  l'ensemble  bien 
plus  démocrates  que  Saint-Simon. 

Dans  un  article  du  Globe  du  g  février  i83o,  les  Saint- 
Simoniens  formulent  d'ailleurs  ainsi  leur  programme 
économique  :  «  Nous  voulons  l'abolition  de  tous  les  pri- 
vilèges héréditaires  sans  exception,  c'est-à-dire  l'aboli- 
tion de  l'hérédité,  l'émancipation  des  travailleurs  et  la 
déchéance  de  l'oisiveté  qui  les  ronge  ;  il  ne  peut  y  avoir 
honneur  et  abondance  que  pour  les  savants,  les  indus- 
triels et  les  artistes  ;  nous  voulons  que  celui  qui  sème 
récolte,  que  les  fruits  du  travail  des  classes  laborieuses 
ne  soient  pas  dévorés  par  les  oisifs:  à  chacun  selon  son 
travail,  à  chacun  selon  ses  œuvres.  » 

Maintenant  qui  fera  la  répartition  entre  les  associés  ? 
Ce  seront  les  chefs  suivant  les  besoins  du  travail  et  du 
travailleur. 

On  voit  donc  que  le  rôle  de  l'état,  —  dont  le  mot  ne 
tlgure  pas  chez  Fourier  qui  élimine  absolument  cette 
notion,  comme  les  Saint-Simoniens  éliminent  celle  de 
l'individu  pour  ne  voir  que  l'espèce  humaine,  et  qui, 
nous  l'avons  vu,  chez  Saint-Simon  avait  une  si  petite 
place, —  puisque  le  gouvernement  des  personnes  devait 
dans  son  système  être  remplacé  par  l'administration  des 
choses,  —  s'accroît  considérablement.  Les  Saint-Simo- 
niens proclament  qu'il  peut  exister  sur  la  terre  un  pou- 
voir légitime,  et  ils  préconisent  la  soumission  absolue  à 
ce  i)ouvoir,  dont  l'action  doit  s'étendre  à  tous,  être  tou- 
jours présente,  embrasser  l'ordre  social  tout  entier.  Ils 
élargissent  donc    considérablement   les  limites   du  do- 


(i)  Tous  les  hoinines  naissent  avec  le  droitde  di^velopper  et  d'employer  dans 
leur  plénitude  les  facultés  diverses  que  Dieu  leur  n  données.  Tous  doivent  rece- 
voir de  la  société  l'éducation  selon  la  vocation,  la  Ibuction  selon  la  capacité, 
la  rétribution  selun  les  œuvres.  Voilà  la  véritable  doctrine  démocratique,  l'éga- 
lité  véiitable,  les  véritables  droits  de  l'Iiommc   (Ibidem,  p.  x  (Pn'l'ace]). 


—  88  — 

maine  de  l'État,  transformé  en  une  vaste  association  des 
tiavaillours.  Non  seulement  lui  revient  la  répartition  des 
iiistr  iimonts,  du  travail  et  du  crédit,  et  l'autorité  écono- 
mique centrale,  mais  toutes  les  fonctions  et  tous  les 
métiers  vont  devenir  des  fonctions  publifjues  conférées 
et  rétribuées  par  l'État  qui  exerce  une  direction  de  tous 
les  instants  portant  sur  tous  les  modes  d'activité.  Un 
tel  régime  ne  peut  se  passer  d'autorité,  il  le  suppose,  il 
l'exige.  Il  faut  donc  reconstituer  une  autorité  très  forte  ; 
cette  autorité  sera  revêtue  d'un  caractère  théocratique 
et  la  partie  religieuse  de  la  doctrine  prédominera  de 
plus  en  plus.  Les  Saint-Simoniens  professent  d'ailleurs 
qu'il  n'y  a  pas  de  milieu  possible  entre  l'autorité  et  la 
liberté,  pas  de  conciliation  entre  la  centralisation  et 
l'anarchie.  La  liberté  existe  bien  sans  doute  dans  leur 
système  mais  elle  ne  consiste  à  leurs  yeux  que  dans  le 
fait  d'aimer  ce  qu'on  doit  faire.  On  voit  la  différence 
avec  Fourier  pour  qui  elle  consiste  dans  le  fait  d'ai- 
mer ce  qu'on  veut  faire,  ce  qui  est  bien  différent.  Les 
Saint-Simoniens  se  sont  d'ailleurs  énergiquement  défen- 
dus de  favoriser  le  despotisme  ;  ils  adjurent  les  hommes 
de  bénir  le  joug  qui  s'imposera  à  eux  par  la  conviction. 
Pour  rendre  applicables  tous  ces  principes,  il  faut  une 
transformation  absolue  et  radicale  des  mœurs,  des 
idées,  des  sentiments,  des  intérêts.  La  réforme  mentale 
doit  précéder  la  réforme  matérielle;  en  d'autres  termes, 
il  faut  d'abord  changer  l'homme.  C'est  ce  que  Fourier 
contredit  formellement  en  nous  disant  qu'il  ne  s'agit  pas 
de  changer  l'homme  pour  l'adapter  au  milieu,  mais  de 
changer  le  milieu  pour  l'adapter  à  l'homme.  Il  faut  ins- 
pirer à  tous  les  hommes,  développer,  «  cultiver  en  eux 
les  sentimejits,  les  connaissances,  les  habitudes  qui  doivent 
les  rendre  dignes  d'être  les  membres  d'une  société 
AIMANTE,  ordonnée  et  forte,  préparer  chacun  d'eux, 
selon  sa  vocatioji,  à  lui  apporter  son  tribut  d'AMOUR, 
d'intelligence  et  àe  force  ».  Il  faut  créer  entre  les  hommes 
cette  unité  d'action  et  de  pensée  que  seule  peut  donner 


-89  - 

une  croyance  religieuse  commune.  D'où  l'importance  du 
problème  de  l'éducation,  la  nécessité  d'une  éducation 
nouvelle,  qui  mettra  les  volontés  individuelles  en  har- 
monie avec  le  but  général  et  qui  est,  à  leurs  yeux,  l'un 
des  aspects  prépondérants  du  règlement  social  (i).  Et  ils 
distinguent  l'éducation  générale  qui  fait  l'homme,  qui 
développe  en  lui  l'amour,  c'est-à-dire  l'amour  de  l'ordre 
social  impliquant  l'obéissance  absolue  à  ceux  qui  com- 
mandent, et  l'éducation  spéciale  ou  professionnelle  qui 
fait  l'ouvrier  et  qui  dirige  chacun  selon  ses  aptitudes 
vers  les  fonctions  d'artiste,  de  savant  et  d'industriel. 

L'ère  saint-simonienne  sera  marquée  par  l'affranchis- 
sement complet  des  travailleurs.  Elle  sera  aussi  marquée 
par  l'affranchissement  des  femmes  qui  restent  «  frappées 
de  l'anathème  porté  contre  elles  autrefois  par  le  guer- 
rier», et  qu'il  faut  relever  de  la  tutelle  à  laquelle  elles 
sont  soumises.  «  L'individu  social  n'a  été  jusqu'ici  que 
l'homme;  il  doit  être  désormais  l'homme  et  la  femme  » 
(Lettre  à  M.  le  Président  de  la  Cham])re  des  députés, 
i"  octobre  i83o,  de  Bazard  et  Enfantin).  Eniin,  elle  sera 
marquée  par  la  réhabilitation  de  la  chair. 

Toutes  ces  idées  découlent  du  principe  de  la  perfecti- 
bilité infinie,  de  la  croyance  au  progrès  (2)  —  à  laquelle 
Saint-Simon  était  déjà  attaché  —  et  de  la  conviction 
qu'avaient  les  Saint-Simoniens  que  l'humanité  est  sou- 
mise à  une  loi  dont  la  formule  peut  se  réduire  à  ces 
termes  :  tendance  vers  l'unité  de  sentiment,  de  doctrine  et 
d'activité  (3).  «  L'unité  systémati(|ue  »,  (;e  qu'ils  appellent 


(i)  Foin-ier  dit  de  inpine  que  «  tout  serait  manqué  en  Hinnionie  si  on  man- 
quait l't'ducation  soit  en  matiriel  soit  en  passionnel  »  (Livre  II,  p.   i5.  S.  III). 

(2)  t'ouiier  a  vivement  critiqué  cette  idée  de  perfectibilité  indéfinie  des 
Saint-Simoniens.  —  Et  pourtant  on  retrouve  cliez  lui,  comme  chez  les  Saint- 
Simoniens,  la  notion  du  «  développement  successiF  de  l'humanité  ».  C'est 
Fouriei-  qui  nous  parle  du  «  mouvement  social  »  qui  «  répu^jne  <'i  l'état  sta- 
tionnaire  et  tend  au  progrès  »  {Xouveau  monde,  p.  !^\S),  et  qui  nous  dit  que 
«  notre  destinée  est  d'avancer  ». 

(3)  Fourier  aussi  croit  à  «  l'unité  universelle  »  (c'est  le  titre  d'un  de  ses 
ouvrages). 


—    <)0    — 

pompeusement  «  l'imilé  al)soliie  (1<;  l'ôlre  »,  est  le  prin- 
cipe général  de-  la  doctrine.  Cette  unité,  ils  veulent  l'intro- 
duire  partout  :  entre  l'homme  et  la  femme  formant  l'indi- 
vidu social  —  entre  la  chair  et  l'esprit  formant  Tindividu 
humain  —  entre  le  pouvoir  spirituel  et  temporel  —  entre 
la  religion  et  la  polili(jue,  entre  la  doctrine  et  l'action. 

Ainsi  les  resseml)lances  entre  les  Saint-Simoniens  et 
Fourier  sont  plus  grandes  sur  certains  points  ([ue  celles 
entre  Fourier  et  Saint-Simon;  sur  d'autres,  au  contraire, 
des  analogies,  ([ue  nous  avons  constatées,  qui  existaient 
entre  Fourier  et  Saint-Simon,  disparaissent  chez  les 
Saint-Simoniens.  Sur  la  critique  du  présent,  Fourier  et 
les  Saint-Simoniens  se  rencontrent,  ils  se  rapprochent, 
je  dirai  même  :  ils  se  confondent.  Mais  ils  s'éloignent 
sur  l'organisation  de  l'avenir  —  bien  plus  encore  que 
Saint-Simon  ne  s'éloignait  de  Fourier  —  en  aggravant  ce 
((ue  le  système  de  leur  maître  avait  déjà  d'autoritaire  et 
d'industrialiste. 

Les  deux  systèmes  présentent  pourtant  ce  caractère 
commun  qu'ils  ont  l'un  et  l'autre  comme  but  l'associa- 
tion. Mais,  comme  M.  Gide  le  fait  observer,  les  Saint- 
Simoniens  cherchent  la  solution  des  questions  sociales 
dans  la  socialisation  plutôt  que  dans  l'association  uni- 
verselle, ou,  comme  dit  Transon,  l'association  politique 
générale.  Fourier  leur  oppose  «  l'association  domesti- 
que »  ou  «  le  ménage».  Par  lequel  de  ces  deux  termes 
extrêmes  faut-il  aborder  le  problème  de  l'association  ?  En 
d'autres  termes,  l'unité  doit-elle  venir  d'en  bas  ou  d'en 
haut?  Là  est  la  divergence  fondamentale  entre  Fourier  et 
les  Saint-Simoniens  (i). 

(i)  Le  philosophe  Siiint-Siinon  prêche  l'association  universelle  ;  fadaise  sans 
portée.  La  vraie  association  humaine,  pratique  et  restreinte  à  un  petit  groupe, 
c'est  le  Phalanstère  (Fourier). 


CHAPITRE  III 
Les   relations  de   Fourier  avec  les    Saint-Simoniens. 


Fourier  et  Saint-Simon,  à  peu  près  contemporains  Tiin 
de  l'autre,  et  dont  le  but  était  le  même,  s'ignorèrent.  [1 
est  vraisemblable  que  Saint-Simon  n'entendit  jamais  par- 
ler de  Fourier  qui  passa  presque  inaperçu  jusque  vers 
1822.  Il  est  certain,  en  tout  cas,  qu'il  ne  prêta  jamais  la 
moindre  attention  à  son  système  :  quoi  qu'en  ail  dit  Engels 
Saint-Simon  ne  doit  rien  à  Fourier.  Quant  à  Fourier,  il 
n'ignore  pas  absolument  Saint-Simon.  Il  en  a  entendu 
parler,  il  a  lu  dans  les  journaux  des  résumés  et  des  ana- 
lyses de  ses  œuvres.  Et  l'on  trouve  parmi  les  manuscrits 
inédits  de  Fourier  des  notes  de  lecture  que  M.  Bourgin 
a  d'ailleurs  déjà  citées  (page  100  de  son  livre).  Fourier 
y  critique  les  idées  de  Saint-Simon  en  se  basant,  suivant 
sa  coutume,  sur  l'exposé  —  plus  ou  moins  exact  — 
qu'en  donne  le  Constitation?ieL  C'est  une  critique  de  la 
critique  du  Constitutionnel.  Il  en  cite  ou  résume  l'article, 
il  interrompt  ses  citations  de  ses  réflexions  et  de  ses 
boutades.  «  Mardi  19  septembre  1820.  Constitutionnel-Jour- 
nal du  Commerce.  Analyse  d'une  brochure  de  M.  de 
Saint-Simon.  Titre.  Considérations  sur  les  mesures  à 
j)rendre  pour  terminer  la  Révolution.  «  Ou  y  trouve,  dit- 
«  il  (Citation  de  l'article),  beaucoup  de  vérités,  beaucoup 
«  d'erreurs,  des  vues  originales  qui,  pour  n'être  pas 
((  applicables,  ne  manquent  ni  de  profondeur  ni  (\c 
«  justesse  ».  Je  ne  sais  trop  [réflexion  de  Fourier]  quelle 
peut  être  la  justesse  de  vues  qui  ne  sont  pas  applicables 


—    ()9.    — 

L'auteur  travaille-t-il  pour  (luclquc;  autre  monde  (|ue   le 
nôtre  ?  C'est  le  seul  cas    où    ses    vues    non   applical)les 
pourraient  ôtre  justes.   Mais  examinons-les   et    nous  y 
tiouverons,  selon  les  paroles  du  Conatitiilioiuiel,  les  illu- 
sions (l'un  honncMc  homme  c|ui  rôve.  M.  de    Saint-Simon 
pense  que  le  trône  a  pour  appuis  nécessaires  l'industrie, 
le  commerce  et   Tagriculture   qui   sont    aujouid  hui     les 
puissances  réelles  de  l'état...  El  les  propriétaires  ne  sont 
donc  rien  en  civilisation,  leur  condition   est   pourtant    le 
but  ultérieur  de  toute  la  classe  industrielle   et  agricole. 
Par  suite  de  cette  nullité  politi(|ue  assignée  aux  proprié- 
taires, M.  de  Saint-Simon  veut  que  le  pouvoir  en  France 
soit  exercé  par  les  seuls  négociants  et  les  seuls  manufac- 
turiers; il  n'appelle  qu'eux  à  la  Chambre  des  députés  et 
leur  distribue  tous  les  ministères.  Il  ne  saurait  souffrir 
un  légiste  dans  la  Chambre  des  communes  et  les  hautes 
administrations.  Le  journal  réfute  fort  sérieusement  les 
prétentions  de  M.   de  Saint-Simon.  Comme   journal  du 
commerce,  il  n'ose  pas  contredire  le   docte  avocat    des 
marchands  ;  il  ne  le  dément  qu'abstraitement  dans    cette 
dernière  phrase:  «  en  élaguant  de  cette  brochure...   nos 
«  hommes  d'état  ».  Mais  si  nos  hommes  d'état  se  rendent 
à  cet   avis,    s'ils    méditent   sérieusement   sur   cette   bro- 
chure, la   première   conclusion   qu'ils    en    tireront   c'est 
qu'ils     doivent    quitter     les    ministères    et    le    Conseil 
d'État  parce  qu'ils  ne  sont  pas  marchands  et  que    M.  de 
Saint-Simon  lui-même  n'est  admissible  à  aucune  fonction 
puisqu'il  n'est  ni  marchand,  ni  manufacturier,    ni   labou- 
reur, à  moins  qu'il  ne  veuille  compter  la  fabrique  de  sys- 
tèmes au  nombre    des    fabrications    utiles    à    l'état.    Le 
même  écrivain,  ajoute  Fourier,  futinquiété  peu  de  temps 
auparavant  (ceci  fait  allusion  au  procès  de    Saint-Simon, 
20  mars  1820)  pour  une  autre  brochure   qui    n'était   rien 
moins  qu'un  moyen  de  terminer  la  Révolution  et  qui  était 
accusée  d'opinions  jacobites.  » 

Telle  est  l'opinion  que  dès  l'abord  Fourier  a  de  Saint- 
Simon  ;  et  il  n'en  changera  pas,  car  il  n'est   pas  homme 


-93- 

à  varier  ses  points  de  vue.  Quand  il  lui  fera  allusion  dans 
ses  ouvrages  postérieurs  —  assez  rarement  d'ailleurs  — 
(car  il  s'intéresse  davantage  aux  Saint-Simoniens  —  qui 
sont  vivants  et  bien  vivants  —  qu'à  leur  maître  qui  est 
mort),  il  ne  le  nommera  que  «  l'économiste  Saint- 
Simon  »  (i)  ou  le  «  docte  avocat  des  marchands  ».  Il 
n'aura  même  pas  toujours  de  tels  ménagements  et  il  lui 
arrivera  de  traiter  le  «  bonhomme  Saint-Simon  »  de  «  ra- 
doteur économiste  ».  Une  fois  pour  toutes,  il  a  classé 
Saint-Simon  dans  la  catégorie  de  ces  «  faiseurs  de  sys- 
tèmes commerciaux  dont  le  talent  est  d'encenser  tous  les 
vices  de  l'hydre  mercantile  ». 

Quant  aux  Saint-Simoniens,  ils  n'ignoraient  pas  abso- 
lument Fourier,  puisque  dès  1826  le  Pf'odiicteiir  citait  son 
nom  et  son  œuvre  à  côté  de  ceux  de  Owen  et  de  Aucar(2). 

Ce  n'est  au  contraire  qu'au  début  de  l'année  1829  (3) 
que  Fourier  apprit  l'existence  des  Saint-Simoniens  ou 
tout  au  moins  leur  prêta  quelque  attention.  On  ne  pou- 
vait d'ailleurs  plus  ignorer  ce  mouvement  d'idées,  de 
propagande  et  d'action  dont  les  rapides  progrès  forçaient 
de  plus  en  plus  l'attention  de  tous  les  esprits,  —  ennemis 
ou  amis,  indifférents  ou  favorables — à  Paris  comme  en 
province  et  même  au  delà  des  frontières.  Au  mois  de 
mai  de  cette  année  1829,  Fourier  fut  mis  en  rapport  avec 
les  Saint-Simoniens  par  M.  de  Corcelles  tils  qui  le   con- 


(i)  Remarquons  d'ailleurs  que  pour  beaucoup  de  contemporains  Saint-Simon 
est  un  «  économiste  «.  Le  secrétaire  de  Saint-Simon  qu'on  n'a  pu  identifier  et 
que  j'ai  déjà  mentionné  parle  dans  son  manuscrit  de  «  la  tloctrinc  du  célèbre 
économiste  ». 

(2)  «  Si  à  ces  entreprises  scientifiques  et  littéraires  qui  se  soutiennent  par  un 
plus  ou  moins  g'rand  nomhre  d'écrivains  se  joint  l'expression  des  opinions 
purement   individuelles    ou    ;i    peu    près    telles  que   la  société    coopérative    de 

M.  Owen,  le  collectisme  de  M.  Aucar,  la  théorie  sociétaire  de  M.  l'ourier, 

on  aura  de  plus  en  plus  la  preuve  que  les  hommes  sentent  le  besoin  d'accroître 
les  moyens  qu'ils  ont  de  s'entendre,  les  niotiFs  qu'ils  ont  de  s'aimer.  »  l<]xanien 
(les  faits  qui  prouvent  la  tendance  de  la  société  à  s'orjjauiser,  par  J.  Allier. 
Le  Producteur,  1826,  t.  2. 

(3)  Dans  son  traité  du  Nouveau  Monde  publié'  en  1828,  l'ourier  fait  iillusimi 
aux  Saint-Simoniens  en  termes  assez  brefs  d'ailleurs  et  peu  pri'cis. 


duisit  à  une  de  ces  leçons  publiques  qu'ils  avaient  entre- 
prises pour  exposer  leur  doctrine.  Il  semble  bien  que 
Fourier  ne  les  connaissait  pas.  Dans  la  lettre  ({u'il 
adresse  à  Muiron,  —  son  disciple  et  son  ami  —  pour 
l'informer  de  celte  visite  il  ne  parle  des  Saint-Simoniens 
qu\>n  termes  très  vagues.  «  J'ai  difleré  à  vous  écrire  pour 
deux  raisons...  la  deuxième  est  que  je  voulais  conférer 
avec  quelques  membres  dune  société  oii  M.  de  Corcelles 
(ils  m'a  conduit  mercredi  soir,  jour  de  leur  séance  quin- 
zainale.  Ce  sont  les  disciples  de  feu  réconomiste  Saint- 
Simon  et  rédacteurs  du  Prfxlucteur,  journal  qui  est  sus- 
pendu et  qui  va  reprendre  (i).  » 

Pourtant,  il  s'inquiétait  déjà  de  cette  doctrine  qui 
n'avaitquc  quelques  années  d'existence,  mais  qui  gagnait 
sans  cesse  du  terrain  et  semblait  vouloir  bouleverser 
l'opinion,  et  dont  plusieurs  de  ses  amis  —  Considérant 
notamment  —  suivaient  avec  attention  et  intérêt  les  pro- 
grès (2).  Il  voulait  «  voir  ce  qu'était  la  doctrine  de  ces 
messieurs  et  si  on  pouvait  les  intéresser  à  la  sienne 
dubitativement  (3)  pour  les  deux  branches  déjà  certai- 
nes, avant  la  sanction  de  l'expérience,  l'économie  poli- 
tique et  machinique,  l'économie  instinctive  et  sociétaire 

(i)  Lettre  à  Muiron,  22  mai   1829. 

(2)  Je  voudrais  avoir  la  place  et  le  tems  de  vous  parler  d'un  journal  inti- 
tulé «  L'Or(janisaleur  »  et  dont  j'ai  lu  les  10  premiers  numéros.  On  doit  y  déve- 
lopper la  doctrine  de  Saint-Simon.  Jusqu'à  ce  moment  on  s'est  borné  à  l'attaque 
de  ce  qui  existe  et  à  Paire  ressortir  la  nécessité  d'un  nouvel  ordre  social.  Il  y  a 

des  pages  que  je  croirais  sorties  de  la  main  de  l'un  de  nous Ces  Messieurs 

ont  déjà  des  idées  très  fortes  mais  ils  sont  loin  d'être  entrés  dans  l'intérieur. 
Je  TOUS  en  dirai  plus  long  sur  cette  doctrine  si  je  vous  écris  de  Dieuze  et  si  j'ai 
le  temps  j'en  causerai  avec  M.  Just  [Muiron].  V.  Considérant  à  Clarisse  Vi- 
goureux. 

(3)  Pellarin,  qui  essaie  de  préciser,  écrit  :  «  L'auteur  de  la  théorie  sociétaire 
aurait  demandé  aux  Saint-Simoniens  de  professer  dubitativement  sa  doctrine,  ce 
qui  semble  assez  étrange.  Il  y  a  certainement  ici  quelque  inexactitude  dans  les 
termes.  Fourier  ne  demandait  pas  aux  Saiut-Siraouiens  de  professer  sa  doctrine, 
ce  qu'il  voulait  d'eux  c'est  qu'ils  l'aidassent,  de  leur  crédit,  de  leurs  movens 
divers,  à  monter  une  entreprise  d'association  ;  sans  partager  la  confiance  de 
l'inventeur  dans  son  système,  on  pouvait  raisonnablement  lui  prêter  son  assis- 
tance. Considérant  souscrivait  à  la  banque  d'écliange  de  Proudhon,  sans  adop- 
ter le  principe  sur  lequel  elle  repose.  Pellarin,  p.  iy8.  Théorie  de  Ch.  Fourier. 


—  9'^  — 
ou  emploi  de  tous  les  instincts,  leur  éclosion  précoce  et 
leur  application  à  l'équilibre  sociétaire  ».  Lettre  à    ]\Iui- 
ron  (22  mai  1829). 

La  première  impression  de  Fourier  fut,  à  n'en  pas 
douter,  très  nettement  défavorable  ;  la  doctrine  «  de  ces 
messieurs  «  ne  lui  plut  pas.  Leurs  dogmes  lui  parurent 
«  faibles,  taillés  à  coups  de  hache  ».  «  Pour  vous  donner 
une  idée  de  leur  faiblesse,  écrit-il,  ils  prétendent  que  feu 
l'économiste  Saint-Simon  est  un  inspiré  de  Dieu  et  qu'il 
y  a  trois  révélations  :  celle  de  Moïse,  celle  de  Jésus- 
Christ,  celle  de  l'économiste  Saint-Simon.  N'est-ce  pas 
faire  des  systèmes  à  coup  de  hache  ?  »  Les  Saint-Simo- 
niens,  ce  jour-là,  avaient  pris  pour  sujet  d'enseignement 
l'éducation  et  avaient  indiqué  la  distinction  qu'ils  for- 
mulaient :  éducation  générale  ou  morale,  et  éducation 
spéciale  ou  professionnelle.  Or,  leur  enseignement  a  été 
bien  pauvre,  s'il  faut  en  croire  Fourier.  «  Si  j'avais  argu- 
menté, écrit-il,  j'aurais  pu  leur  dire  :  comment,  avec  la 
méthode  civilisée  ou  division  par  familles,  pouvez-vous 
empêcher  que  l'enfant  ne  reçoive  une  douzaine  d'éduca- 
tions contradictoires  que  la  dernière,  la  mondaine  vient 
détruire.  Et  quant  à  l'éducation  spéciale  comment  par- 
viendrez-vous  à  mettre  l'homme  à  la  place  où  l'instinct 
l'appelle  ;  faire  éclore  dès  l'âge  de  3  à  5  ans  tous  ses  ins- 
tincts industriels  étouffés  souvent  toute  la  vie;  faire  de 
l'homme  ainsi  que  de  la  femme  des  industrieux  robustes 
et  adroits,  avant  d'en  faire  des  savants  ;  leur  donner  cette 
éducation  industrielle  et  sociétaire  à  l'âge  de  3  à  5  ans, 
où  ils  ne  sont  bons  à  rien  et  où  on  est  obligé  de  les  Ofar- 
der  à  vue  pour  les  empêcher  de  faire  le  mal.  » 

Mais,  Fourier  fut  surpris,  il  s'attendait  à  trouver  chez 
les  disciples  de  l'économiste  Saint-Simon  une  de  ces 
doctrines  économiques  qu'il  maudissait.  Et  il  y  trouvait 
une  religion.  Il  les  entendit  avec  stupeur  «  disserter  et 
argumenter  sur  la  confession  dont  ils  firent  l'apologie  ». 
Et  Fourier  de  s'indigner  :  «  Je  gagerais  bien  que  des 
quatre-vingts  assistants  [)as  un  m;  va  à  confesse  à  moins  de 


-  '.)<•  - 

spécLiIalion  en  liypocrisie  »(i).  11  ne  fit  d'ailleurs  part  de 
ses  réflexions  qu'à  son  ami  Aluiron  à  (|ui  il  avoue  qu'il 
se  serait  «  bien  gard6  de  heurter  en  rien  cette  société 
puisqu'il  venait  ()Our  ("aire  connaissance  avec  elle  )>. 

y\vec  l'admirable  naïveté  et  la  confiance  impertyrbable 
(|u'il  avait  en  soi,  il  ne  pouvait  pas  ne  pas  s'étonner,  lui 
rinv(înteur  méconnu,  le  docte  interprète  «  des  plans  di- 
vins »,  «  dont  seul  il  a  sondé  la  profondeur  »,  le  «  sage 
d'entre  les  sages  »,  (c'est  ainsi  qu'il  se  qualifie  modes- 
tement), que  dans  Paris  «  on  put  trouver  du  crédit  avec 
des  doctrines  aussi  faibles  ».  «  C'est  une  chose  pitoya- 
ble, écrivait-il,  que  leurs  dogmes  faits  à  coups  de  hache, 
et  pourtant  ils  ont  un  auditoire,  des  souscripteurs,  on 
y  argumente  le  bureau.  »  C'est  cela  surtout  qui  le  frappe, 
car  il  y  revient  souvent  dans  sa  correspondance. 

Il  y  avait  dans  la  société  saint-simonienne,  déjà  puis- 
sante, fondée  par  des  hommes  jeunes  et  actifs,  des 
moyens  d'action  réunis  qui  pouvaient  lui  être  d'un 
grand  secours.  Il  était,  lui,  isolé,  à  peu  près  inconnu, 
n'avait  pour  disciples  que  quelques  rares  amis  et  es- 
sayait d'attirer  l'attention  de  son  siècle  en  publiant  le 
Nouveau  monde  industriel  et  sociétaire.  11  se  décida  à  «  son- 
der celte  société  »  ;  peut-être  faudrait-il  dire  qu'on  l'y 
décida,  et  non  sans  peine  vraisemblablement.  Il  avait  en 
effet  toujours  eu  une  véritable  répugnance  pour  les  rap- 
prochements entre  sa  théorie  et  d'autres  doctrines. 
Depuis  longtemps,  ses  amis  lai  conseillaient  de  «  con- 
cilier sa  théorie  avec  celle  de  divei'ses  sectes  sans  com- 
promettre leurs  doctrines,  sans  supposer  une  rétracta- 
tion de  leur  part  ».  i6  février  1817  (2).  Mais  ces  conseils 
n'avaient  jusqu'ici  réussi  qu'à  irriter  et  agacer  Fourier 


(i)  Quelqu'un  me  conduisit  un  soir  à  leur  séiince  où  on  pérorait  en  faveur 
de  la  confession  ;  ce  sujet  me  parut  étrange  dans  un  auditoire  déjeunes  gens 
dont  pas  un  n'allait  à  confesse  ;  les  chefs  n'y  allaient  pas  davantage,  car  l'un 
est  juif,  l'autre  protestant, etc.  Pièges  et  Charlatanisme. 

(2)  Sur  tout  cela,  voir  Pellarin,  2'=  édition.  Théorie  de  Charles  Fourier, 
p.   25/(  et  sqq. 


-  97  — 
qui  répondait  avec  nervosité  que  «  toutes  les  que- 
relles de  dogmes  n'étaient  pas  le  point  essentiel  »  ; 
«  laissons  là  la  forme,  disait-il,  et  occupons-nous  du 
fond  ;  quels  sont  les  résultats  de  leur  science  depuis 
3  ooo  ans  ?  L'indigence,  la  fourberie,  l'oppression  et  le 
carnage;  dès  lors,  si  je  me  concilie  avec  cette  doctrine, 
je  donnerai  donc  les  mêmes  résultats.  11  n'en  sera  rien.  » 
Mais  son  intransigeance,  dédaigneuse  et  obstinée  au 
début,  s'amollit  peu  à  peu  et  Fourier  céda.  Depuis  plus 
de  dix  ans,  il  attendait  pour  bâtir  son  phalanstère  la  ve- 
nue du  capitaliste  généreux  et  intelligent  qui  lui  en  four- 
nirait les  moyens,  persuadé  que  dès  que  l'essai  aurait 
été,  je  ne  dirai  pas  tenté,  mais  fait,  et  aurait  par  consé- 
quent réussi,  ce  dont  il  ne  doutait  pas  un  seul  instant, 
tous  les  hommes  seraient  aussitôt  convertis  à  ses  idées, 
que  de  toutes  parts,  sur  toute  la  surface  de  la  terre,  on 
verrait  se  multiplier  les  phalanstères  et  qu'on  assisterait 
ainsi  en  moins  de  six  années  à  l'avènement  universel  et 
définitif  du  régime  harmonien.  Malgré  ces  magnifiques 
perspectives,  c'est  inutilement  qu'il  s'était  adressé  au 
roi,  aux  ministres,  aux  écrivains,  aux  banc|uiers,  à.tous 
les  grands  personnages  du  royaume.  11  n'avait  guère  eu 
plus  de  succès  auprès  d'Owen,  qui  avait  chargé  son  se- 
crétaire de  lui  envoyer  ses  félicitations.  Il  était  las  d'at- 
tendre, las  d'être  méconnu,  las  de  prêcher  sans  cesse 
dans  le  désert  de  la  civilisation.  H  voulait  faire  appel  à 
l'opinion  du  monde  civilisé  pour  qu'elle  proclamât  son 
génie.  Pour  cela,  il  se  serait  adressé  à  n'importe  qui, 
fût-ce  à  un  économiste  ou  à  un  professcui- de  morale  (i).. 

(i)  J'ai  vu  diinanclie  dernier...  le  moraliste  J...  directeur  de  la  Revue  cncy- 
clopcdujne.  Il  y  a  emmené  Canaris  et  d'autres  (jens  et  nous  a  communiqué  ^  Ions 
sa  méthode  morale  qui  a  occupé  une  séance  d'une  demi-heure.  Li't-dessus,  je  lui 
ai  prouve  qu'il  était  un  grand  philosophe  et  que  M.  .\d.  Garnicr  avait  eu  jfiand 
tort  de  ne  pas  le  compter  comme  6''  école  dans  le  nombre  dont  il  a  donné  récem- 
ment l'analyse  dans  la  revue  ou  tableau  des  productions  de  /<S'.-?.7.  Ensuite,  il  m'a 
fait  heaucou])  de  |)()litesses  et  voulait  ménH>  me  (aire  visite.  Mais  je  pensais  ii 
pari  moi  :  Vilain  matin,  tu  l'erais  bien  mieux  de  me  donner  un  anaivste  impar- 
tial, cela  me  serait  bien   plus  utile  qu'une  visite  et  des  paroles  mielleuses,    lou- 


-98- 

D'ailleurs  les  Saint-Sinioniens  étaient  riches  ;  ou  du 
moins  l'ourier  le  (-royait  ;  «  on  les  disait,  écrit-il.  proté- 
gés par  un  banquiei-  ()|)ulent.  »  Il  vit  donc  tout  n.ilurel- 
lement  en  eux  les  bailleurs  de  fonds,  sinon  certains 
du  moins  possibles,  de  Texpérience  phalanstérienne,  et, 
n'ayant  en  vue  que  la  réalisation  de  ses  doctrines,  il 
tenta  —  malgré  l'accueil  plutôt  froid  qu'il  avait  reçu 
d'Owen,  et  qui  n'était  point  fait  pour  l'encourager  à  con- 
tinuer à  sonder  ses  conIVèresen  utoj)ic  —  un  peu  à  contre- 
cœur, j'imagine  —  les  démarches  que  certains  de  ses  amis 
le  pressaient  de  faire  auprès  des  Saint-Simoniens,  en 
qui  lui-même  avait  déjà  tendance  à  voir  surtout  des 
rivaux. 

Dès  le  lendemain  de  la  réunion,  à  laquelle  il  a  assisté, 
il  envoie  à  Enfantin  le  Nouveau  monde  industriel.  «  Hier, 
jeudi,  écrit-il  à  Muiron,  j'ai  envoyé  un  exemplaire  à  l'un 
des  principaux  membres  de  cette  société  avec  une  note 
de  dix  pages  sur  les  avantages  qu'elle  trouverait  à  adop- 
ter en  partie  (c'est  Fourier  qui  souligne)  la  doctrine  so- 
ciétaire et  à  en  faire  l'essai.  »  Il  exposait  dans  cette  note 
sa  doctrine  et  l'intérêt  essentiel  qu'il  y  avait  pour  les 
Saint-Simoniens  à  la  connaître  et  à  en  tenir  compte.  «  Je 
désire,  écrivait-il,-  que  votre  société  après  en  avoir  pris 
connaissance  par  quelques  uns  de  ses  membres,  envi- 
sage les  moyens  de  célébrité  que  lui  fournirait  un  ral- 
liement à  cette  découverte.  »  Il  insinuait  que  «  des  hom- 
mes dans  la  force  de  l'âge  et  qui  doivent  désirer  de  faire 
un  coup  décisif,  s'ouvrir  une  ample  carrière  de  gloire  et 
"de  fortune,  pourraient  prêter  l'oreille  à  l'idée  de  chan- 
ger de  bannière  »  (i)  ;  car  «  quel  fruit  avaient-ils  à  espé- 

tefols,  je  pense  que  la  prochaine  fois  il  me  donnera  un  analyste  autre  que  l'erry. 
Fourier,  Paris,  5  avril  1826. 

(i)  Les  Saint-Simoniens  connaissent  mon  traité.  Je  leur  ai  envoyt^  il  y  ''  s"- 
viron  deux  ans  ;  ils  n'étaient  alors  que  novices,  ne  sachant  trop  quelle  bannière 
adopter.  Ils  avaient  d'abord  voulu  faire  une  nouvelle  philosophie  comme  on  en 
volt  tant  chaque  année;  ensuite,  ils  spéculèrent  sur  une  nouvelle  religion,  idée 
renouvelée  de  Laréveillère-I^épeaux  et  de  Robespierre.  Ne  comprenant  rien  à 
cette  comédie  ni  à  leur  amaljrame  d'idées  qui  n'ont  aucun  rapport,  association 


-  99  — 
rer  du  patrimoine  de  Saint-Simon  ?  C'était  chose  à  dis- 
cuter. »  Tandis  que  les  avantages  de  la  proposition  qu  il 
faisait  aux  Saint-Simoniens  étaient  certains  et  indé- 
niables, ou  du  moins  lui  apparaissaient  comme  tels.  Il 
supputait  tout  le  prix  qu'ils  recueilleraient  de  cette  al- 
liance, et  exposait»  le  rôle  sur  lequel  pouvait  spéculer  la 
société  saint-simonienne  en  intervenant  dubitativement 
sur  les  branches  de  la  théorie  qui  présentent  certitude 
matérielle  et  incontestable  même  avant  la  sanction  de 
l'expérience  ;  telles  sont  les  économies  d'extension  des 
machines  et  l'emploi  des  instincts  que  l'ordre  civilisé  ne 
sait  ni  faire  éclore  ni  employer  utilement.  »  Il  terminait 
en  disant  que  cette  communication  pourrait  être  le  sujet 
d'une  conférence,  et  demandait  un  rendez-vous  pour 
s'expliquer  et  donner  tous  les  éclaircissements  qu'on 
jugerait  utiles.  Il  ne  doutait  d'ailleurs  pas  qu'on  dut  arri- 
ver à  une  entente  et  que  «  l'inventeur  lèverait  en  un 
instant  tous  les  doutes  par  des  détails  qu'il  est,  disait-il, 
difficile  de  confier  au  papier  »  (i). 

Enfantin  ne  manifesta  pas  l'enthousiasme  ou  môme 
seulement  l'empressement  qu'escomptait  Fouricr,  et 
c'est  avec  une  légère  ironie  qu'il  accueillit  la  proposi- 
tion qui  lui  était  faite  de  «  changer  de  bannière  »  ;  il 
répondit  froidement  mais  poliment  en  remerciant  Fou- 
rier  de  «  la  communication  qu'il  avait  bien  voulu  lui 
faire  ».  «  Je  lirai,  écrivait-il,  l'ouvrage  que  vous  m'avez 
envoyé  avec  toute  l'attention  que  mérite  la  question  que 
vous  traitez,  attention  qui  a  été  donnée  à  vos  précédents 
ouvrages.  »  Faut-il  voir  là  la  preuve  certaine  que  déjà 
Enfantin  lisait  Fourier  ?ou  bien  faut-il  y  voir  simplement 

et  scliisme  relifjieux,  j'en  dus  conclure  qu'ils  u'av;iieiil  point  de  doctrine  fixe  et 
(ju'ils  en  chercliaient  une  (...ils  en  ont  clumjjé  sept  ii  huit  fois).  Je  me  suis 
présenté  à  un  de  leurs  chefs  et  le  lendemain  je  lui  adressais  mon  traité  de  l'as- 
sociation. J'y  joiyfnis  une  notice  et  je  lui  indiquais  le  parti  que  sa  compagnie 
pourrait  tirer  de  cette  découverte  si  elle  voulait  réellement  sonder  le  méca- 
nisme sociétaire,   le  noyau  île  démonstration.  Pihjcs  cl  Cluirlntonisinr. 

(i)  La  note  était  sijjnéc  :   b'ouri'ier,    Une   de    Iliclielieu,    llôlcl   de   llciilauiic, 
45  bis.  (Note  de  10  pa[;cs).  Archives  saint-simoniennes.  Arsenal. 


un  compliment  c|iiclcon({ue,  une  banale  formule  de  poli- 
tesse sans  sinnificalion  ni  portée  véritable  ?  (^est  cette 
dernière  interprétation  cpie  nous  aurions  tendance  à 
adopter. 

Mais  Enfantin  déclinait  l'offre  d'une  conférence,  esti- 
mant qu'il  était  «  nécessaire  avant  d'entreprendre  une 
discussion  ou  plutôt  môme  avant  de  demander  à  P'ourier 
quelques  éclaircissements  sur  la  noie  (ju'il  lui  avait 
remise,  qu'il  lût  le  Nouveau  monde  industriel  ».  «  Cette 
nécessité,  ajoutait-il,  est  d'autant  [)lus  indispensable 
qu'il  me  semble,  d'après  votre  lettre  d'envoi  et  votre  note, 
que  vous  ne  connaissez  de  votre  coté  la  doctrine  de 
Saint-Simon  que  par  une  ou  deux  séances  de  la  rue 
Taranne.  Ainsi  ai-je  cru  voir  en  parcourant,  il  est  vrai 
fort  rapidement  votre  livre,  (|ue  vous  n'y  faisiez  men- 
tion ni  de  Saint-Simon,  ni  des  ouvrages  de  son  école. 
Dans  cette  position,  une  controverse  aurait  peu  ou  point 
de  résultats  avantageux,  si  même  elle  ne  nous  portait 
point  les  uns  ou  les  autres  à  fixer  trop  promptement 
nos  opinions,  vous,  monsieur,  sur  les  idées  de  Saint- 
Simon  développées  par  nous,  et  nous  sur  les  vôtres.  Je 
prends  la  liberté  de  vous  adresser  quelques-uns  des 
ouvrages  de  Saint-Simon  et  de  son  école  que  j'ai  en  ce 
moment  sous  la  main,  en  vous  priant  d'en  prendre  con- 
naissance et  de  recevoir  l'assurance,  etc..  ». 

Fourier  se  montra  surpris  de  cette  froideur  et  quel- 
ques jours  après  il  faisait  remettre  rue  Taranne  une  lon- 
gue note  dans  laquelle  il  développait  ses  observations 
et  ses  objections  sur  la  doctrine  saint-simonienne. 
Enfantin  répondit  lui-même  aux  principaux  passages  de 
la  note  de  Fourier  par  une  lettre  très  étudiée  et  très 
sérieuse  dont  le  ton  de  courtoise  politesse  nuancée  d'iro- 
nie faisait  contraste  avec  l'âpreté  de  quelques-unes  des 
objections  et  des  critiques  de  F'ourier.  Il  répondait  en 
détail  «  et  môme  par  d'assez  bons  raisonnements,  écri- 
vait Jules  Lechevalier,  faits  au  point  de  vue  àe  la  méthode 
historique;  mais  ces  arguments  ne  reposant  que  sur  des 


lOI    — 


préjugés  saiiit-siinonieiis  étaient  simpleiiient  des  fins  de 
non  recevoir  et  ne  touchaient  nullement  au  fond  de  la 
théorie  de  Fourier  ».  Voyons,  d'ailleurs,  les  arguments 
des  deux  parties. 

Fourier  prétendait  que  «  c'est  par  le  physique  et  non 
par  le  moral  qu'il  faut  commencer  la  réforme  ».  11  oppo- 
sait à  «  l'entreprise  gigantesque  des  Saint-Simoniens  » 
la  «  petite  entreprise  qu'il  proposait  et  qui  n'exigeait 
qu'un  tiers  de  lieue  carrée  pour  l'exécution  »  et  à  la  «  ten- 
dance ploutocratique  »  des  Saint-Simoniens  —  qui  met- 
taient la  société  entre  les  mains  des  banquiers  et  des 
industriels  qu'il  raillait  —  sa  vieille  aversion  contre  les 
«  tripotiers  de  bourse  »,  contre  le  commerce  lequel 
«  subordonne  le  corps  social  à  une  classe  d'agents  para- 
sites et  improductifs  qui  sont  les  négociants  »,  contre 
ses  procédés  déloyaux,  contre  les  marchands  «  qui  ne 
s'occupent  que  de  tromper  l'acheteur  »  et  contre  toute 
féodalité  mercantile  ou  industrielle  en  général.  Telles 
sont  les  principales  objections  dévelopj)ées  par  Fourier; 
il  y  ajoutait  de  charitables  avertissements  aux  Saint- 
Simoniens  «  qui  faisaient  fausse  route  en  parodiant  le 
catholicisme  et  en  attaquant  pacifiquement  ou  non  la 
propriété,  la  religion  et  le  pouvoir  »;  il  terminait  en 
vantant  encore  une  fois  les  mérites  de  sa  méthode  qui 
«  opérerait  sans  chicaner  ni  ministres,  ni  prêtres,  sans 
s'emparer  des  finances  de  France,  sans  persécution  contre 
ceux  qui  l'emploieraient,  sans  irriter  la  cour  et  sa 
garde  ». 

En  somme,  Fourier  n'examinait  que  très  superficielle- 
ment et  sans  aller  au  fond  des  choses  la  doctrine  saint- 
simonienne  ;  il  parlait  des  Saint-Simoniens  sans  bien  les 
connaître  et  sans  les  avoir  sérieusement  étudiés. 

Frifaiitin  l'en  railla  d'ailleurs  dans  sa  réponse  qui  est 
plus  intéressante  et  (|ui  présente  avec  beaucoup  de  net- 
teté les  objections  des  Saint-Simoniens.  «  \'ous  avez 
laissé  passer,  écrivait-il  à  Fourier,  à  peu  près  toutes  les 
idées  capitales  d'organisation  sociale.  »  Il  insistait  notam- 


ment  sur  la  divergence  absolue  qui  séparait  Fourier  et 
les  Saint-Simoniens,  au  point  de  vue  de   leur  conception 
de   la  propriété   et  de  l'héritage.  «    Plus   d'héritage  par 
i]v(n[  de  îiaissance  mdiis  par  droit  de  capacité.  »  Il  consi- 
dérait comme  négligeable   l'idée    d'une    épreuve  locale 
susceptible  d'être  accomplie,  comme  le  prétendait  Fou- 
rier,   «  avec   des  gens  étrangers  à  hi  théorie  sociétaire, 
pourvu   toutefois  qu'ils    soient   mis  dans  des  condilions 
telles  qu'elles  entraînent  l'organisation  des  travailleurs 
par  groupes  et  par  séries  »,  suivant  la  méthode  qu'il  [)ré- 
conisait.    Il  repoussait  l'idée  de   tenter  une  expérience 
partielle.  Le  lieu  de  l'épreuve  ne  doit  pas  être  autre,  à 
ses  yeux,   que  le  Globe   tout  entier  ou  du  moins  qu'un 
territoire  pris  dans  son  ensemble.  Aussi  estimail-il  qu'il 
fallait  commencer  par  une   «  affiliation   de   prosélytisme 
avant  de  faire  une  association  industrielle  (i)».  Enfin  dans 
l'œuvre  de  réformation  sociale,  il  faut,  d'après  Enfantin, 
procéder  du  moral  au  physique  et  non  pas  en  suivant  la 
marche   inverse  comme  le  veut  Fourier,  qui    pense   au 
contraire   qu'il    faut  commencer  par    la   transformation 
industrielle    de   la   société.    11   reconnaissait    d'ailleurs, 
après  avoir  signalé  ces  divergences  essentielles,  qu'il  y 
avait  entre    eux  des   points  communs.  «  Vous  souffrez, 
monsieur^  la  société  où  vous  vivez  vous  pue,  la  position 
relative  des  oisifs  et  des  travailleurs  vous  irrite  ;  c'en  est 
assez  pour  que  de  grand  cœur  les  élèves  de  Saint-Simon 
vous  tendent  la  main.  »  11  écrivait,  un  peu  plus  loin  :  «  Le 
sentiment  dont  vous  êtes  animé,  le  dévouement  auquel 
vous    vous   abandonnez    établit    véritablement    un    lien 


(i)  C'est  d'ailleurs,  comme  nous  le  verrons,  ce  que  les  Saint-Simoniens  ont 
toujours  professé  :  Cfr.  «  Au  sein  de  l'existence  universelle,  nous  connaissons 
la  destinée  de  l'humanité.  C'est  l'humanité  tout  entière  que  nous  venons  ensei- 
gner et  convertir;  vous  pouvez  comprendre  pourquoi  nous  n'avons  pas  voulu 
organiser  saint-simoniennement  une  vallée,  un  canton.  »  Transon  ÇGlobe, 
12  fév.  i83i).  Barraull  écrivait  dédaigneusement  :  «  ?S'e  serait-ce  pas  l)ien  pré- 
luder à  l'association  universelle  que  d'aller  Fonder  une  association  mesquine, 
chétive,  minable,  et  dont  la  trivialité  ne  sera  pas  au-dessous  de  la  chose,  une 
association  de  ménage  et  de  pot-au-feu  ?  » 


—  io3  — 

entre  les  élèves  de  Saint-Simon  et  vous  ».  Mais  leur 
entente  se  bornait  à  la  partie  criticjLie;  ils  étaient,  quant 
au  reste,  en  parfait  désaccord...  «  Nous  adoptons  positi- 
vement le  sentiment  qui  vous  a  conduit  à  votre  doc- 
trine ;  nous  adoptons  positivement  une  grande  partie  de 
la  critique  que  vous  faites  de  ces  agglomérations  d'êtres 
hétéroclites,  hostiles,,  qu'on  ose  appeler  sociétés  aujour- 
d'hui, mais  nous  rejetons  tout  aussi  positivement  la  pres- 
que totalité  de  vos  vues  sur  l'avenir  destiné  à  l'huma- 
nité ;  nous  ne  les  voyons  appuyées  sur  aucune  tendance 
indiquée  par  l'épreuve  des  faits  humains...  ». 

Ainsi  Enfantin  et  Fourier  ne  se  comprirent  pas,  comme 
il  fallait  s'y  attendre  ;  et  sans  doute  ne  firent-ils  aucun 
effort  pour  chercher  à  se  comprendre.  La  correspon- 
dance qu'ils  échangèrent,  bien  loin  de  les  rapprocher, 
eut  plutôt  pour  résultat  de  les  éloigner  un  peu  plus  l'un 
de  l'autre,  et  ne  fit  qu'accuser  l'antagonisme  et  l'opposi- 
tion entre  les  idées,  le  tempôrainment,  le  tour  d'esprit 
des  deux  hommes  et  la  méthode  des  deux  doctrines  (i)  : 
il  paraissait  à  la  vérité  impossible  qu'on  pût  jamais  con- 
cilier des  principes  aussi  contradictoires  que  l'attraction 
universelle  de  Fourier  et  le  sacerdoce  universel  auquel 
visait  déjà  Enfantin. 

Fourier  fut  froissé  et  blessé  mais  surtout  surpris  de 
voir  refuser  ses  offres  que  très  sincèrement  il  considérait 
comme  avantageuses.  Tant  d'aveuglement  le  stupéfiait. 
Dans  une  lettre  du  5  juin  1829  son  ton  est  changé.  Ses 
illusions  sont  tombées,  il  est  découragé.  Il  écrit  à  Mui- 
ron:  «  Je  réponds  à  votre  lettre  du  2  juin  où  vous  parais- 
sez croire  qu'il  sera  aisé  de  manier  la  société  Saint- 
Simon.  Vous  tombez  à  cet  égard  dans  l'erreur  que  M.  Gréa 

(i)  Il  n'en  résulta,  écrit  Fourier,  i[u'un  éehanjjc  de  lettres  où  le  pape  répon- 
dit qu'il  trouvait  sa  docU'ine  sublime  cl  qu'il  y  persistait.  De  mon  côté,  je  u'in- 
sislais  pas.  «  On  se  contenta  de  lui  conseiller  (à  l''ourier)  l'étude  des  ouvrages 
de  Saint-Simon  et  il  ne  fut  plus  question  des  séries  passionnées  que  pour  rire 
des  détails  de  niénatje  et  d'économie  sociétaire  comme  la  Revue  fraiiraise  avait 
ri  des  détails  d'éducation  appliqués  aux  bambins  et  aux  latins.  >>  Pajfe  lu.  I^e- 
chevalier.  Science  sociale. 


—     lO^I    — 

reproche  à  ses  commettants  :  celle  de  prolonger  une 
marche  calculée  sur  des  possibilités  imaginaires  et  dont 
on  voit  le  contraire  «piand  on  est  sur  les  lieux.  »  Il  juge 
déjà  les  Saint-Simoniens  avec  moins  de  réserve  et  se 
montre  plus  sévère  à  leur  égard.  Il  les  accuse  d'hypo- 
crisie. «  Eux-mêmes  ne  croient  [)as  plus  à  Saint-Simon 
qu'à  l'Alcoran...  Si  j'avais  Tair  de  croire  aux  niaiseries 
de  son  système,  ces  messieurs  diraient  :  Voilà  un  hypo- 
crite qui  veut  nous  empaumer.  »  Et  dans  une  autre  lettre, 
où  il  expose  d'ailleurs  de  façon  fort  imprécise  et  inexacte 
les  doctrines  saint-simoniennes  :  «  Il  n'est  pas  possible 
de  penser  que  la  société  Saint-Simon  n'ait  ri  de  ces  sor- 
nettes comme  vous  en  rirez.  »  Ses  amis  lui  conseillaient 
plus  de  modération.  «  Gardez-vous  bien,  lui  écrivait 
Gabet,  de  les  supposer  de  mauvaise  foi  ;  dites  hautement 
que  Saint-Simon  est  entré  dans  la  voie  de  la  vérité.  » 
Mais  Fourier  continue  à  donner  libre  cours  à  son  humeur, 
et  dans  son  dépit  naïf,  il  nous  dévoile  son  but  et  le  rôle 
modeste  qu'il  a  l'ambition  de  jouer.  Il  se  contenterait  de 
celui  «  d'arrangeur  »  (il  nous  le  dit  en  termes  formels). 
«  Je  ne  leur  ai  fait  mes  propositions  que  par  les  voies 
les  plus  droites  et  à  titre  d'airaiigeur  en  leur  prouvant 
que  l'on  peut,  laissant  de  côté  la  partie  absurde  du  pré- 
dicant  Saint-Simon,  s'appuyer  de  tels  ou  tels  détails,  tels 
principes,  et  les  greffer  sur  une  doctrine  certaine  » 
(Notons  en  passant  la  différence  de  ton  de  cette  lettre 
avec  celle  de  1817  que  nous  avons  citée);  et  il  y  revient 
et  y  insiste  dans  une  autre  lettre  encore  plus  précise  : 
«  Je  n'ai  pu  leur  proposer  mon  intervention  qu'à  titre 
A'arrangeur,  qui  tirera  parti  de  ce  qu'il  pourra  greffer, 
amalgamer  avec  la  doctrine  sociétaire.  » 

Remarquons  d'ailleurs,  —  et  je  crois  qu'on  ne  peut  dou- 
ter sur  ce  point  de  la  sincérité  de  Fouriei*,  —  que  s'il  agit 
ainsi  c'est  dans  l'intérêt  des  Saint-Simoniens  qu'il  essaie 
de  «  détourner  de  la  voie  de  perdition  où  ils  s'engagent 
en  jouant  au  culte  et  au  sacerdoce.  »  «  Saint-Simon  lui- 
même  n'a-t-il  pas  prévu  l'écueil  où   échouerait    sa    pre- 


—  io5  — 

mière  proposition  :  celle  de  créer  un  nouveau  christia- 
nisme en  déclarant  hérétiques  le  pape,  les  catholiques  et 
les  protestants  ;  il  avoue  que  cela  pourra  attirer  des  per- 
sécutions à  ses  disciples.  C'est  ce  qui  ne  leur  manquerait 
pas  et  au  lieu  de  les  encourager  dans  cette  voie  de  per- 
dition, il  m'a  paru  bien  mieux  de  leur  dire  qu'on  pourrait 
négliger  ce  vicieux  ressort,  ce  brandon  de  guerre  civile 
et  religieuse  et  greffer  la  nouvelle  doctrine  sur  le  prin- 
cipe simoniste  qui  établit  le  droit  des  industriels  ou  sala- 
riés à  un  meilleur  sort.  »  «  Je  ne  pouvais,  continue-t-il, 
dire  à  ces  messieurs  que  le  temps  a  manqué  à  Saint- 
Simon,  puisqu'il  dit  avoir  travaillé  45  ans  à  son  risible 
projet  dont  le  deuxième  ressort  est  de  s'emparer  de  la 
gestion  des  finances,  déterminer  le  roi  à  congédier  la 
noblesse,  le  haut  clergé,  et  même  le  bas  clergé,  s'il  veut 
rester  dans  la  religion  existante;  congédier  aussi  les  mili- 
taires etles  légistes  et  remettre  les  finances  aux  industries 
qui  formeraient  un  conseil  superposé  aux  ministres,  au 
Conseil  d'Etat  et  autres  »  ;  «  ce  faisant.  Sa  Majesté,  dit  il,  se 
trouverait  avoiropéré  le  changement  radical  qu'ont  néces- 
sité les  progrès  de  la  civilisation».  ...«Voilà  un  plan  bien 
séduisant  pourla  cour,  la  noblesse,  le  clergé,  les  militaires 
et  la  judicature,  un  moyen  sûr  de  faire  remettre  les  finan- 
ces aux  industriels  des  rues  Saint-Denis,  la  Verrerie  et 
des  Bourdonnais  (il  désigne  ces  trois  quartiers  !)  il  ne 
se  soucie  pas  des  banquiers  de  la  Chaussée  d'Antin, 
parce  qu'ils  ne  remplissent  pas  leurs  salons  des  mar- 
chands de  ces  trois  rues,  ou  que  si  l'on  en  voit  parfois 
chez  eux,  ils  y  sont  placés  au  bout  de  la  table  !  !  !  Risi(/7i 
tenealis...  »  (i)  11  concluait:  «  C'est  donc  une  société  qui 
cherche  ses  dogmes  sans  savoir  oîi  en  prendre.  »  Aussi 
lui  proposait-il  les  siens,  en  insistant  copieusement  sur 
la  quantité  considérable  d'avantages  certains  (|u'eii  reti- 
reraient les  Saint-Simoniens,  celui  de  «  devenir  la  |)re- 
mière  société  de  Paris,  de  rallier  les  fractions   ib>  toutes 

(i)  Lettre  du  5  juin   1829. 


—   loG  — 

les  autres,  s'incorporer  peut-être  des  compagnies  formées 
comme  celle  des  treize  millions  pour  la  plantation  des 
landes  bretonnes,  Favantage  d'avoir  la  cour  dans  leur 
parli,  un  jouiiial  f|ui  serait  bientôt  le  plus  couru,  etc.,  » 

Fourier  avait  été,  nous  l'avons  dit,  étrangement  sur- 
pris de  voir  Bazard  et  Enfantin  refuser  tous  ces  avan- 
tages qu'il  leur  offrait  si  généreusement.  Il  imaginait 
d'ailleurs  très  bien  les  raisons  de  leur  refus  qu'il  expli- 
quait très  simplement  dans  une  lettre  à  Muiron.  «  Ce 
qu'ont  bien  entrevu  ces  aigrefins  c'est  que  je  serais  bien- 
tôt le  véritable  chef  et  que  la  doctrine  de  Saint-Simon 
irait  trop  vite  au  fleuve  d'oubli;  s'ils  n'avaient  pas  encore 
prêché  cette  doctrine,  peut-être  auraient-ils  consenti  à 
en  épouser  une  toute  nouvelle;  mais  à  présent  comment 
ramour-pro|)re  peut-il  se  prêter  à  une  chute  qu'ils  pres- 
sentent fort  bien  et  qu'aucune  phrase  mielleuse  ne  peut 
déguiser  »?  11  n'avait  pourtant  pas  perdu  tout  espoir. 
«  Je  ne  sais  ce  que  penseront  ultérieurement  ces  mes- 
sieurs, mais  je  crains  que  l'orgueil  ne  l'emporte  sur  l'in- 
térêt. » 

Peu  à  peu,  l'agacement  de  Fourier  et  son  dépit  se 
transforment  en  une  véritable  haine.  Dans  toutes  leurs 
lettres,  ses  amis,  Gabet,  Muiron,  Considérant  lui  parlent 
des  Saint-Simoniens,  font  allusion  à  leur  succès,  à  leur 
vogue.  C'est  Gabet  qui,  non  content  de  lui  exprimer  son 
admiration  pour  les  Saint-Simoniens  (i),  lui  déclare  que 
«la  doctrine  de  Saint-Simon  semble  se  rapprocher  beau- 
coup de  la  sienne  »  (2)(et  l'on  pense  bien  que  le  rapproche- 

(i)  On  dit  qu'il  se  forme  une  association  nouvelle  sous  le  nom  de  Saint-Si- 
monisme.  Je  ne  connais  ni  ses  principes  ni  ses  bases,  mais  d'après  ce  que  j'en 
ai  appris,  c'est  plutôt  une  secte  religieuse  qu'une  institution  sociale  et  le  mys- 
ticisme est  loin  d'être  à  l'ordre  du  jour.  Cependant,  elle  a,  dit-on,  un  fjrand 
nombre  d'affiliés  (i"^""  février  i83i). 

(2)  «  J'ai  ])u  me  procurer  les  œuvres  de  Saint-Simon  (i<^'' volume);  quoique  ce 
livre  ne  soit  encore  qu'une  introduction,  il  m'a  donné  une  baute  idt'-e  de  sa 
doctrine  qui  me  semble  se  rapprocher  beaucoup  de  la  vôtre  Mais  quel  est  le 
mode  d'organisation  ?  C'est  ce  que  doit  m'apprendre  le  2*^  volume  que  j'attends 
avec  la  plus  vive  impatience.  » 


—  I07  — 

ment  de  ses  théories  de  celles  de  «  l'économiste  Saint- 
Simon  »,  n'était  pas  de  nature  à  faire  plaisir  à  Fourier). 
C'est  Muiron  qui  lui  conseille  «  de  dire  hautement  que 
Saint-Simon  est  entré  dans  la  voie  de  la  vérité  »  et  qui 
cherche  à  le  rapprocher  des  Saint-Simoniens  et  à  le  per- 
suader de  leur  bon  vouloir.  Fourier  lui  répond  avec  mau- 
vaise humeur:  «  Quand  ils  voudront,  ils  formeront  une 
compagnie  actionnaire,  mais  il  faut  qu'ils  renoncent  à 
leur  morale  cosaque  de  s'emparer  des  successions;  au 
reste,  pour  confondre  leur  pathos  évasif,  leur  plein  senii- 
ment  de  l'humanité,  je  suis  toujours  prêt  à  entendre  toute 
proposition  d'opérer  mais  non  pas  d'adopter  leur  tar- 
tufferie »  [Lettre  à  Muiron,  3o  avril  i83o]. 

C'est  en  vain  que  Fourier  attendit  leurs  propositions; 
les  succès  de  l'école  grandissaient  d'ailleurs  de  jour  en 
jour(i);  deux  ans  s'étaient  à  peine  écoulés  depuis  (jue  les 
disciples  de  Saint-Simon  avaient  commencé  dans  les 
salles  de  la  l'ue  Taranne  devant  un  petit  nombre  de  per- 
sonnes la  première  exposition  puljlique  de  la  doctrine 
du  maître.  Maintenant,  sur  tous  les  points  de  la  France, 
à  Metz,  à  Bordeaux,  à  Toulouse,  à  Montpellier,  à  Limo- 
ges, à  Castres,  à  Lyon,  à  Rouen,  il  y  avait  des  centres  de 
propagation  ;  dans  l'Ouest  et  dans  le  Midi  les  enseigne- 
ments saint-simoniens  étaient  l'objet  d'expositions  régu- 
lières. A  Paris,  les  prédications  avaient  attiré  une  telle 
allluence  que  le  local  auparav^ant  destiné  aux  expositions 
dogmatiques  était  devenu  trop  étroit,  et  (pi'on  s'était 
vu  obligé  de  Iranspoiter  les  séances  dans  la  salle  plus 
vaste  du  Prado  et  d'instituer  un  deuxième  enseignement 
à  côté  de  celui  qui  existait  déjà.  «  Nous  avons  des  cor- 
respondants dans  plusieurs  villes  de  province  et  les 
séances  de  la  rue  Taranne  sont  extrêmement  frétpionlées. 
iNlaintenant  (pic  la  doctrine  a  été  sullisaninuMil  conqjlétée 

(l)  «  De|niis  3   mois  nos  |)r(>[frès  ont    t'-tt'  immenses,  noire  soi-iétô  esl  oonsti- 

luée,  c'est  une  associnlion  matériello    non  pas  sonlemenl  spirituelle A  Lo- 

(lève,  à  Castres,  à  Montpellier,  à  roiilousi-,  à  Metz  nc>iis  avi>ns  «les  suciMirsalcs 
or^janisées.  m  Lettre  d'Kiolitlial  l\  Slnart  Mill. 


—  io8  — 

pour  qu'on  puisse  sentir  sa  valeur  comme  application,  et 
qu'elle  a  été  coordonnée  au  point  d'en  rendre  l'exposi- 
tion simple  et  facile,  les  progrès  vont  être  d'une  extrême 
rapidité»,  écrivaitd'Eichthal,  28  novembre  i829,àStuart 
Mill.  C'est  en  efTel  ce  (pii  se  produisit  et  dans  l'au- 
tomne de  i83o,  l'impulsion  donnée  à  la  doctrine  par  la 
révolution  de  juillet  fut  telle  qu'elle  nécessita  un  grand 
développement  matériel  et  que  la  doctrine  prit  une  très 
grande  extension.  Le  Globe,  que  les  Saint-Simoniens 
avaient  pris  aux  mains  des  doctrinaires  et  qu'ils  avaient 
continué,  avait  été  fort  bien  accueilli;  d'ailleurs  les 
Saint-Simoniens  ne  reculaient  devant  aucun  sacrifice 
pour  accroître  le  nombre  de  leurs  adhérents.  Au  bout  de 
quelque  temps  on  avait  supprimé  l'abonnement  et  on 
envoyait  le  journal  à  quiconque  en  témoignait  le  désir. 
Des  brochures,  des  ouvrages  destinés  à  propager  la  doc- 
trine étaient  imprimés  et  distribués  gratuitement.  Des 
réunions  hebdomadaires  avaient  été  instituées;  puis 
d'hebdomadaires  elles  n'avaient  pas  tardé  à  devenir 
quotidiennes;  des  enseignements  avaient  lieu  à  Paris  à 
l'Athénée,  au  faubourg  Saint-Germain,  au  Grand  Centre, 
à  la  salle  Taitbout  et  chaque  branche  de  l'enseignement 
de  ladoctrine  avaitsonjourd'exposition.  Des  missionspar- 
couraient  les  provinces.  En  Belgique  même,  l'église  avait 
six  centres.  La  doctrine,  avait  grâce  à  cette  propagande 
extraordinairement  active  et  chaleureuse,  fait  des  progrès 
tels  que  les  plus  ardents  et  les  plus  convaincus  de  ses 
adeptes  n'avaient  jamais  osé  l'espérer.  «  Ils  se  croyaient 
à  la  veille  de  conquérir  le  monde  (1).  »  On  ne  s'étonnera 
donc  pas  qu'ils  n'aient  point  répondu  aux  appels  que 
Fourier  leur  adressait,  le  moment  était  vraiment  mal 
choisi.  Il  est  vraisemblable  que  ces  succès,  cette  vogue  du 
saint-simonisme  que  les  amis  de  Fourier  lui  signalaient,  et 
que  lui-même,  qui  avait  assisté  à  quelques  séances  saint- 


(i)  Carnot. 


—  log  — 

simoniennes,  avait  bien  été  obligé  de  constater  (i),  ne 
firent  qLraccroître  son  animosilé  contre  les  Saint-Simo- 
niens.  Il  s'irritait  devoir  que  «  sans  aucun  examen  on  ajou- 
tait foià  leurs  simagrées  de  pbilanthropie...  »  qu'on  leur 
fournissait  des  capitaux,  que  les  journaux  prônaient  leur 
doctrine,  ou  tout  au  moins  parlaient  d'eux,  ne  fût-ce 
que  pour  les  discuter  ou  les  combattre.  «  Notre  siècle  qui 
se  dit  positif,  écrivait-il,  accueille  gravement  toutes  les 
fadaises;  on  voit  la  jeunesse  aller  pendant  une  année  en- 
tière étudier  aux  prêches  saint-simoniens  la  nouvelle 
politique  de  donner  tout  son  bien  aux  prêtres  de  la  rétro- 
gradation(2).  Sans  doute,  les  dogmes  de  Saint-Simon 
étaient  absurdes,  «  en  attendant  la  secte  se  grossissait 
avec  facilité  (3)  ». 

Fourier  était  dégoûté  et  aigri;  sa  mauvaise  humeur 
s'était  changée  en  une  aversion  haineuse;  une  rancune 
s'amassait  en  lui,  une  bile  amère.  Ses  lettres  retentis- 
sent désormais  de  ses  plaintes  et  de  ses  récriminations; 
on  sent  à  chaque  ligne  le  parti  pris,  l'acrimonie,  l'accent 
de  rancune.  On  dirait  que  Fou  lier  a  des  injures  person- 
nelles à  venger.  En  réalité,  il  fait  expier  aux  Saint- 
Simoniens  les  espérances  trop  vives  et  trop  promptes  que 
naïvement  il  a  mises  en  eux. 

Ses  amis  cherchaient  à  le  consoler(^).  Mais  il  prenait  en 

(i)  «  Les  Saint-Slmoniens,  écrit-il,  ont  une  énorme  vogue  et  pourtant  ils 
n'ont  ni  moyens  ni  doctrine.    » 

(2)  Pièges  et  Charlatanisme,  p.  9. 

(3)  «  Pour  justifier  cet  accueil  fait  au  charlatanisme,  on  répond  :  I>e  siècle  a 
besoin  d'innovation  en  politique  industrielle  :  le  besoin  en  est  si  {fénéraiement 
senti  qu'on  incline  pour  tout  ce  qui  a  une  teinte  de  nouveauté,  mais  rien  n'est 
plus  éloigné  de  la  nouveauté  que  les  antiquailles  démagogiques  remises  en  scène 
pai'  Owen  et  Saint-Simon  qui  dévorés  de  l'envie  de  l'ormer  secte  et  ne  sachant 
rien  inventer  ont  réchauffé  et  replâtré  les  visions  les  plus  ridicules  des  anciens 
sophistes  et  des  athées  de  l'autre  siècle  »  (Manuscrits). 

(4)  «  Ne  vous  lassez  pas,  écrit  Gabet  à  t'onricr,  de  combattre  les  obstacles  et 
vous  les  surmonterez.  Regardez  les  peines  que  tous  les  hommes  de  génie,  quand 
ils  étaient  comme  vous  supérieurs  à  leur  siècle,  ont  eues  pour  se  Faire  com- 
prendre et  renverser  les  préjugés  qui  les  empêchaient  de  répandre  leurs  lumiè- 
res; mais  avec  la  patience  et  le  temps  ils  sont  venus  à  bout  de  leurs  desseins  » 
(12  juillet  i83o). 


I  1  o    


mauvaise  part  les  conseils  qiio  ceux-ci  lui  donnaient;  ils 
avaient  le  tort  de  lui  proposer  trop  souvent  les  Saint- 
Simoniens  pour  modèle.  A  Muiron  qui  l'exhortait  à  les 
imiter  dans  leur  piopagande,  il  répondait  avec  mépris  : 
«  Vous  voulez  que  j'imite  leur  ton,  leuis  capucinades 
sentiinenlales,  que  vous  nommez  efï'usion  de  cœur;  c'est 
le  ton  des  charlatans,  jamais  je  ne  pourrai  donner  dans 
cette  jonglerie.  Je  ne  m'attache  qu'aux  raisonnements 
péremploires  »  (20  janvier  i83i,  cité  par  Pellarin.  Vie  de 
Fourier,  p.  110-117).  Mais  ce  (jui  mit  le  comble  à  l'exas- 
pération de  Fourier,  c'est  l'idée  —  (jue  sans  doute  on 
lui  suggéra  —  mais  qu'il  ado{)ta  avec  empressement, 
que  les  chefs  de  la  secte  saint-simonienne  n'avaient 
en  vue  que  de  piller  sa  théorie  et  d'en  donner  les 
principales  vues  comme  émanant  d'eux-mêmes  ou  de 
leur  maître  Saint-Simon.  A  partir  de  i83i,  les  lettres 
concernant  les  Saint-Simoniens,  que  Fourier  adresse  à 
ses  amis,  répètent  cette  accusation  de  plagiat  (dont  nous 
examinerons  plus  loin  ce  qu'il  faut  penser);  il  attaque 
les  Saint-Simoniens  avec  une  vigueur  et  une  àpreté  de 
plus  en  plus  grandes;  c'est  d'ailleurs  à  peu  près  toujours 
les  mêmes  arguments,  les  mêmes  objections  que  Fourier 
leur  oppose,  il  n'y  a  guère  que  les  injures  et  les  épi- 
thètes  qui  changent  et  il  faut  bien  convenir  que  sur  ce 
point  son  vocabulaire  est  très  riche  et  presque  inépui- 
sable. 

C'est  alors  que  Fourier  en  vint  à  ce  que  Pellarin  lui- 
même,  biographe  respectueux  et  admirateur  passionné 
de  son  maître,  appelle  très  justement  une  «  agression  », 
et  qu'il  lança  contre  les  Saint-Simoniens  son  factum  inti- 
tulé :  «  Pièges  et  charlatanismes  des  2  sectes  :  Saint-Simon 
et  Owen  qui  fxromettent  l'association  et  le  progrès.  Moyen 
d'organiser  en  2  mois  le  progrès  réel,  la  ivraie  association  ou 
combinaison  de  travaux  agricoles  et  domestiques  donnant 
quadruple  produit  et  élevant  à  25  inilliards  le  revenu  de  la 
France  borné  aujourd'hui  à  6  inilliards  un  tiers  »  (Bos- 
sange  père,  Paris,  i83i,  in-8,  72  pages)  [Un   des  manus- 


II I 


crits  porte  en  sous-titre  «  protestation  contre  les  plagiats 
et  les  pièges  des  2  sectes]  (i). 

FoLirier  se  propose  clans  cette  brochure  d'exposer,  en 
regard  des  erreurs  et  de  l'absence  de  théorie  qu'il  si- 
gnale chez  ses  rivaux,  les  conditions  et  les  moyens  de 
l'association  véritable  «  de  l'association  intégrale  »  que 
lui  seul  connaît,  dont  il  a  seul  donné  une  «  théorie  régu- 
lière, pleine  et  sans  lacunes,  abordant  et  résolvant  tous 
problèmes,  posant  hardiment  ceux  devant  lesquels  ont 
reculé  tous  les  économistes.  »  Il  indique  d'ailleurs  lui- 
même  dans  une  lettre  à  Muiron  ce  qu'il  a  voulu  faire  : 
«...  j'expose  fort  gaiement  dans  un  court  préambule 
l'absurdité  de  leurs  bases  théocratie  et  mainmorte  et 
le  charlatanisme  de  leur  manière  ampoulée  ;  ensuite,  j'en 

viens  à  leur  plagiat avant  de  disséquer  leur  théorie 

et  leur  tactique,  j'ai  employé  trois  articles  à  faire  connaî- 
tre en  abrégé  les  deux  sciences  qu'ils  veulent  m'enlever  ; 
ensuite,  j'examine  leurs  astuces.  »  Tel  est  le  plan  géné- 
ral de  Fourier  ;  entrons  maintenant  dans  le  détail. 

«  Les  Saint-Simoniens  et  les  Owenistes  se  flattent  de 
savoir  associer  ;  ils  ignorent  que  pour  y  réussir,  il  est 
seize  problèmes,  seize  conditions  à  remplir.  Leurs  mé- 
thodes, leurs  doctrines,  loin  de  satisfaire  à  aucune  des 
seize  conditions  opèrent  toutes  à  contresens.  »  Ils  igno- 
rent la  solution  de  tous  ces  problèmes,  c'est-à-dire  le 
premier  mot   de  la  question,  ils  prétendent  qu'ils  veu- 

(i)  Cette  brochure  est  actuellement  presque  introuvable.  On  lit  dans  le  cata- 
logue raisonné  des  publications  de  l'école  sociétaire  :  «  P.  et  G.  des  Sectes  O. 
et  S'  S.  Br.  in-8",  Paris,  i83i.  Cet  écrit  entièrement  épuisé,  sera  réimprimé 
à  la  fin  du  dernier  volume  des  œuvres  complètes.  Ce  pamphlet  est  très  intéres- 
sant quant  aux  questions  de  science  et  de  doctrine;  mais  les  éditeurs  et  les  <lis- 
ciples  de  Fourier  n'entendent  point  épouser  certaines  exajférations  et  certaines 
accusations  dirigées  par  l'auteur  contre  les  intentions  d'hommes  aussi  recom- 
mandables  que  M.  Ovven  et  aussi  honorables  que  l'étaient  la  plupart  des  chois 
du  Saint-Simonisme.  L'auteur,  du  reste,  était  revenu  plus  lard  sur  ses  premiè- 
res opinions  h  ce  sujet  »  [ce  qui  d'ailleurs  est  tout  i\  fait  inexact).  Voici  la  liste 
des  chapitres  :  Préambule  sur  le  ressort  sociétaire  exposé  sur  le  faux  progrès 
—  association  intégrale  —  i)rogrès  réel,  son  échelle  —  résunié  sur  les  asiuccs 
des  2  sectes  —  proposition  d'une  société  de  progrès  réel. 


lent  foncier  Tassociation  ;  «  mais  ils  ne  disent  môme  pas 
laquelle  des  trois.  Est-ce  la  demie,  ou  la  simple  ou  la 
composée  ?  »  Ceci  indique  le  ton  général  de  l'ouvrage 
qui,  bien  que  dirigé  à  la  fois  contre  Owen  et  les  Saint- 
Siiuoniens,  ne  vise  guère  que  ces  derniers  ;  c'est  contre 
eux  (|iie  Fourier  s'acharne,  et  l'on  peut  dire  que  c'est  con- 
tre eux  que  l'ouvrage  est  fait(i).  Il  les  invective  avec  une 
merveilleuse  abondance.  Ce  sont  «  des  saltimbanques 
philanthropiques  »  (p.  5),  des  «  charlatans  ascétiques 
dignes  du  x''  siècle,  des  schismatiques  suspects  et  dan- 
gereux, des  captateurs  d'hoiries  et  de  patrimoines,  des 
plagiaires  dogmatiques  n'ayant  aucune  idée  de  leur  crû, 
des  caméléons  spéculatifs  changeant  dix  fois  de  systèmes, 
des  cosaques  scientifiques  pillant  et  travestissant  les 
idées  d'autrui  »  (p.  /i7),  des  frelons  scientifiques,  des 
«  hérésiarques  fardés  de  philanthropie,  trompant  mé- 
chamment le  siècle  en  lui  promettant  les  deux  bienfaits 
dont  il  a  besoin  »,  leurs  doctrines  ne  sont  guère  mieux 
traitées,  ce  sont  «  des  tartufferies  philanthropiques,  des  bil- 
levesées de  progrès  imaginaire,  des  jongleries,  des  lubies 
ascétiques,  des  caricatures  de  prophétie  »  (p.  m),  «  des 
oripeaux  d'hérésiarques  féconds  en  belles  phrases.  »  Ils 
ne  savent  pas  comment  s'y  prendre  pour  associer.  «  Ils 
tombent  à  chaque  pas  dans  des  erreurs  choquantes,  faute 
de  connaître  l'industrie  attrayante.  On  voit  leur  journal 
déclamer  trois  cent  soixante  fois  sur  ou  contre  les  oisifs 
(à  chaque  numéro  du  Globe)  (2),  et  ils  restent  eux-mê- 
mes dans  une  oisiveté  coupable,  ils  prétendent  connaître 
l'art  d'associer  les  travailleurs,  mais  ils  ne  veulent  faire 
aucun  essai,  aucune  démonstration  expérimentale  de  leur 
savoir.  Du  reste,  ils  n'ont  «  aucune  intention  de  fonder 


(1)  «  En  passant  d'Owen  à  Saint-Simon,  vous  tombez  de  Charybde  en  Scylla. 
Owen  essaie.  Saint-Simon  rien.  » 

(2)  «  Les  riches  ne  veulent  pas  travailler,  nous  dit  la  secte  simonienne  qui 
ne  saurait  écrire  une  phrase  contre  la  richesse  oisive.  Si  elle  est  oisive  c'est 
parce  que  nos  sciences  n'ont  pas  su  inventer  le  mécanisme  d'industrie  at- 
trayante... »  Bon  sens,   i838,  20  août. 


^  ii3  — 

rAssociation,  ni  d'opérer  le  progrès  )^.  S'ils  avaient  voulu 
associer,  ils  le  pouvaient  ;  et  même  s'ils  le  voulaient 
ils  le  pourraient  encore,  ils  y  gagneraient  «  brillante 
fortune  et  lustre  éclatant  »  (p.  ^']).  Ils  n'auraient  pour  cela 
qu'à  accepter  les  propositions  de  Fourier  qu'  «  il  leur 
a  plu  de  dédaigner  »  (i)  ;  «  au  lieu  d'accueillir  la  voix 
du  progrès  réel  qui  leur  était  offerte  »,  ils  ont  préféré  la 
carrière  banale  des  critiques  politiques,  des  captations 
d'hoiries,  leur  pathos  superstitieux,  leur  ascétisme  dé- 
magogique, leurs  schismes,  et  germes  de  guerre  civile  », 
et  ils  n'ont  rien  fait,  ils  n'ont  pas  «  opéré  »  comme  dit 
Fourier  ;  malgré  toutes  les  facilités  qu'ils  en  avaient,  ils 
n'ont  fait  «  aucun  bien  réel  »,  ils  n'ont  «  introduit  aucune 
grande  amélioration  généralementreconnue  ».  Owen,qui 
n'était  guère  plus  fort  qu'eux,  a  lui  du  moins  tenté  un 
essai,  essai  qui  n'a  pas  réussi,  et  qui  ne  pouvait  pas  réus- 
sir. Les  Saint-Simoniens  «  plus  rusés  »  avec  une  clien- 
tèle décuple  du  nécessaire  «  ont  eu  l'habileté  de  n'en 
rien  faire  et  d'esquiver  toute  épreuve  en  association  in- 
dustrielle »,  «  brillants  en  paroles,  ils  craignent  d'échouer 
en  action  »  au  lieu  d'aller  directement  au  but,  ils  gagnent 
du  temps,  ils  disent  qu'il  faut  avant  d'associer  prêcher 
la  doctrine  par  toute  l'Europe  (2)  (p.  27).  Mais  ce  n'est 
là  qu'un  prétexte.  La  vraie  raison  de  leur  inaction  est 
qu'ils  ignorent  tout  des  conditions  de  l'association. 
Aussi  se  contentent-ils  de  promettre  vaguement  une 
association  théocratico-démagogique  sans  dire  comment 
seront  distribués  les  travaux  agricoles  et  domestiques, 
c'est-à-dire  en  oubliant  l'essentiel,  la  base  qui  doit 
«  s'appliquer  avant  tout  aux  trois  fonctions  agricole, 
domestique    et    manufacturière,    amalgamées   combiné- 

(i)  D'ailleurs  [•'ourler  leur  pro|)Ose  de  mettre  au  concours  l'invention  du 
procédé.  «  Si  donc  les  Saint-Simoniens  et  les  Owenistes  ou  autres  sectaires 
avaient  voulu  faire  franchement  l'association,  ils  auraient  mis  au  concours 
l'invention  du  procédé,  le  mécanisme  des  passions  et  instincts,  attractions  et 
répug-nances,  accords  et  discords.. .  «(Manuscrits). 

(2)  Ils  veulent  fonder  la  cité  universelle  et  ne  savent  pas  fonder  le  petit  can- 
ton sociétaire  (Manuscrits). 

8 


—  II'l  — 

inent  oA  exercées  par  des  masses  très  nombreuses.  » 
Us  seraient  d'ailleurs  bien  embarrassés  de  le  faire,  car 
ils  sont  condamnés  à  cette  alternative  ou  bien  «  d'essayer 
une  association  industrielle  sans  suivre  la  méthode  de 
Fourier  »  — et  alors  «  ils  tomlxiront  à  plat  com  me  Owen  »  — , 
ou  bien  d'adopter  sa  méthode  ou  tout  au  moins  de  la  «  pil- 
ler en  toutou  on  partie  «  (i),  —  et  c'est  la  seule  façon  pour 
eux  de  réussir  car  il  n'existe  pas  deux  méthodes  d'asso- 
ciation mais  une  seule,  celle  que  Fourier  a  découveite, 
la  méthode  naturelle  dont  l'invention  lui  appartient.  ]\Iais 
Fourier  veille  :  il  signalera  le  plagiat,  qui  sera  «  confondu 
par  un  traité  publié  en  1822  avant  qu'il  n'existât  des  Saint- 
Simoniens,  et  un  plus  récent  de  1829  intitulé  le  Nouveau 
Monde  »  ;  Fourier  se  rassure  d'ailleurs  en  pensant  qu'  «  ils 
ne  manqueront  pas  s'ils  le  plagient  de  faire  beaucoup 
de  fautes  de  mécanisme,  d'attraction  industrielle  »,  à 
moins  qu'ils  ne  l'appellent  lui-même  «  pour  inspecter  les 
dispositions.  » 

Et  pourtant  il  est  inquiet.  Il  attribue  aux  Saint- Simo- 
niens  les  projets  les  plus  ténébreux  :  N'a-t-il  pas  en  effet 
reconnu  «  à  divers  indices  que  les  Saint-Simoniens  médi- 
tent de  s'emparer  de  la  théorie  d'industrie  attrayante  ou 

(i)  «  Mais  un  contre-tenis  les  gène  :  le  véritable  inventeur  du  n'-gime  so- 
ciétaire existe  L'impossibilité  de  travestir  sa  théorie  de  l'industrie  attrayante 
réduit  la  compag^nie  saint-simonienne  à  temporiser  tant  que  l'inventeur  exis- 
tera et  pourra  sig^naler  le  plag^iat.  Elle  gagne  du  tems  ;  elle  distrait  l'atteution 
par  une  intrigue  de  schisme  religieux,  par  des  doctrines  théocratico-démagogi- 
ques,  par  des  incursions  dans  la  politique  du  jour,  le  tout  en  attendant  la  mort 
de  l'inventeur.  Lorsqu'il  ne  pourra  plus  réclamer,  la  secte  simonienne  s'évertuera 
à  remanier  son  invention  et  s'approprier  la  théorie  du  mécanisme  sociétaire  et 
du  quadruple  produit.  De  là  vient  qu'ils  n'osent  pas  Faire  une  tentative  d'asso- 
ciation sur  un  canton  agricole  de  3oo  à  ^oo  familles  ni  même  proposer  cette 
épreuve  décisive  :  ils  seraient  dans  l'alternative  de  voir  leur  établissement  tom- 
ber comme  ceux  d'Owen,  qui  étaient  en  tous  points  à  contre-sens  de  la  nature 
ou  de  mettre  en  pratique  la  méthode  naturelle,  sa  distribution  en  séries  de  grou- 
pes contrastés,  méthode  dont  l'inventeur  les  confondrait  comme  plagiaires  d'un 
procédé  publié  avant  l'existence  de  leur  secte  et  annoncé  depuis  plus  de  20  ans 
(Extrait  d'un  manuscrit  intitulé  :  Réfutation  contre  les  plagiats  de  la  société 
saint-simonienne  et  proposition  d'une  société  de  réforme  industrielle  qui  réa- 
lisera les  biens  que  les  sophistes  n'osent  pas  promettre,  le  quadruple  produit  et 
l'industrie  attrayante,  fruits  de  la  véritable  association). 


—  ii5  — 

art  d'associer  dont  il  est  rinventeur...  c'est  une  mission 
de  piraterie;  ils  attendent  qu'un  accident  quelconque,  un 
décès  prémaluré  les  favorisent  dans  le  larcin  projeté  de  sa 
méthode  »  (p.  5).  Aussi  Fourier  veut-il  dès  maintenant  les 
démasquer;  «  entrevoyant  les  intentions  de  ces  corsaires 
je  proteste  contre  eux  et  vais  signaler  leurs  intrigues  » 
(p.  9).  Il  dénonce  donc  leur  plan  et  leurs  mobiles. 

«  Leur  but  secret  est  d'atta<[uer  la  religion  catholique  : 
c'est  là  ce  qui  rallie  leurs  partisans  »  (1)  (p.  10).  Le  plan 
des  Saint-Simoniens,  pour  arriver  à  leurs  fins,  peut  se 
diviser  en  deux  parties  :  l'une  politi(jue  et  l'autre  dogma- 
tique (p.  52).  Au  point  de  vue  politique,  le  but  des  Saint- 
Simoniens  serait  de  «  s'emparer  de  la  moitié  des  dona- 
tions et  legs  qu'obtenait  annuellement  le  clergé  de  France 
avant  juillet  i83o  »  (2),  «  les  donations  s'élevaient  de  qua- 


(i)  Leur  doctrine,  ou  plutôt  leur  sémillant  de  floctrine,  est  un  «  masque, 
une  intrigue  dont  le  plan  paraît  être  de  renverser  la  religion  catholique,  de  lui 
enlever  au  moins  la  moitié  de  ses  sectaires  et  par  suite  d'exciter  des  troubles 
qui  ménageraient  aux  prêtres  saint-simoniens  quelque  moyen  de  s'emparer  du 
gouvernement  ;  en  attendant,  ils  se  créent  des  places  d'évêque  bien  payées,  dit- 
on,  par  les  donations  de  quelques  dupes;  il  en  faut  de  riches  pour  subvenir  aux 
frais  énormes  de  cette  nouvelle  mission  »  (p.  1 1).  «  Les  patrons  secrets  de  la  secte, 
les  esprits  forts  ont  l'espoir  de  réaliser  le  vœu  des  encyclopédistes  :  écraser  l'in- 
fâme. Aussi  voit-on  que  cette  secte  est  poussée,  soutenue  par  des  personnages 
qui  gardent  l'incognito  »  (p.  6i)  et  encore  :  «  la  Religion  est  réellement  menacée 
par  le  Saint-Simonisnie  qui  ne  déguise  pas  son  projet  de  la  détruire.  Les  Saint- 
Simoniens  n'ont  rien  de  menaçant  pour  la  philosophie;  ils  en  remanient  les 
dogmes  et  c'est  une  philosophie  de  plus  »  (Réponse  à  la  Gazette  de  France^ 

(2)  «  Ladite  secte,  au  nom  de  son  dieu,  se  crée  des  fonctions  de  papes,  car- 
dinaux, évèques  et  curés  d'un  schisme  tendant  à  établir  le  plus  obscurant  des 
gouvernements  la  TIIKOCRA.TIE  et  ii  ressusciter  le  plus  odieux  des  rites  féo- 
daux, la  MAINMORTE,  générale  et  même  en  ligne  directe.  De  par  ce  nouveau 
Dieu,  la  secte,  dans  un  transport  d'amour  et  de  sympathie,  somme  les  l'arisiens 
de  lui  livrer  leur  fortune,  hoirie  ou  patrimoine,  peu  importe;  elle  prend  tout 
indistinctement  et  elle  accorde  une  petite  pension  viagère  à  tout  bénin  disciple, 
i\  tout  badaud  qui  lui  a  remis  sa  fortune.  Les  Saint-Simoniens  appellent  cela 
organiser  :  oui,  leur  bourse.  En  outre,  ils  veulent  s'emparer  du  gouvernement 
et  des  finances,  diriger  les  rois  et  peuples,  fournir  un  conseil  superposé  aux  mi- 
nistres. Ils  offrent  aux  savants  une  part  au  gâteau  de  cette  cupide  association. 
Préface,  p.  m.  Ils  se  créent  (les  Saint-Simoniens)  des  canonicats  oratoires,  des 
papautés  et  épiscopats  qu'il  faut  alimenter  par  dos  intrigues  peu  honorables  » 
(Manuscrits). 


—  Ilf,  — 

tro  à  cinq  millions  par  an  et  aujourd'hui  (|ue  le  clergé 
paraît  avoir  perdu  de  son  influence,  les  Saint-Simoniens 
ont  d'autant  plus  de  chances  pour  obtenir  chaque  année 
dans  la  seule  P'rance  deux  millions  et  plus  en  donations 
de  patrimoines  ou  d'hoiries  qui  ne  leur  coûteront  que 
du  pathos  oratoire,  qu'un  gonflement  d'amour  et  de 
sympathie  pour  les  bonnes  bourses  »  (p.  62)  (i). 

«  Leurs  moyens  sont  au  nombre  de  trois  »  (et  nous  re- 
trouvons ici  les  divisions  et  subdivisions  chères  à  Fou- 
rier)  ;  ils  veulent  séduire  les  femmes,  les  savants,  les 
artistes  et  les  industriels,  aussi  ne  sont-ils  occupés  qu'à 
les  flagorner;  en  réalité,  ils  leurrent  ces  trois  classes  et 
ils  n'ont  aucune  connaissance  de  ce  qui  peut  les  satis- 
faire. Ils  les  «  amorcent  par  quelques  perspectives 
d'émancipation  et  d'avènement  à  un  rôle  qu'on  ne  fait 
pas  entrevoir,  qu'on  dissimule  avec  soin.  »  Ils  veulent 
«  exalter  l'imagination  des  femmes  en  les  élevant  au  rôle 
de  papesses,  cardinales,  évôquesses,  rôle  à  l'appui  duquel 
une  jolie  femme  gonflée  d'amour  et  de  sympathie  (cette  plai- 
santerie revient  souvent  sous  la  plume  deFourier)  pourra 
facilement  capter  les  patrimoines  des  jeunes  héritiers 
majeurs  et  les  héritages  des  barbons  tombés  en  enfance.  » 
«Quand  ce  nouveau  ressort  de  moisson  sera  mis  en  jeu, 
la  récolte  annuelle  sera  peut-être  plus  copieuse  que  celle 
du  clergé  français  avant  juillet  ;  mais  la  secte  n'est  pas 
encore  assez  forte,  il  faut  temporiser ils  veulent  ga- 
gner du  temps,  bien  étayer  leur  intrigue  avant  de  mettre 


(i)  Fourier  va  même  plus  loin  dans  des  notes  manuscrites,  il  ne  s'agit  plus 
seulement  d'un  envaliissement  politique  mais  d'un  «  envahissement  universel  » 
que  la  secte  saint-simonienne  «  médite  sous  le  nom  d'association  ».  «  Elle  tend, 
écrit  Fourier,  à  la  quadruple  invasion  des  pouvoirs  existants  :  i° pécuniaire  (tout 
absorbé  en  3o  ans);  2"  politique  (conseil  superposé,  élections,  banques);  3°  in- 
dustrie (estimer  capacités  arbitrairement)  ;  4°  intellectuel  (sous  masque  de  hié- 
rarchie. »  Encore  Fourier  spécifie  t-il  que  «  dans  cet  exposé  du  plan  saint- 
simonien  »  il  se  borne  à  signaler  «  l'envahissement  notoire  »  et  qu'il  «  néglige 
les  on-dit  :  le  plan  de  bâillon  universel  »  —  «  l'accaparement  des  journaux 
a  été  assuré,  ne  garantis  pas;  seulement  on  connaît  l'esprit  théocratique  saiut- 
simonien  de  bâillon.  « 


—   117  — 

en  jeu  le  ressort  des  grands  miracles,  les  jeunes  prê- 
tresses »  (p.  53).  Et  pourtant  toutes  les  flatteries  qu'ils  pro- 
diguent aux  femmes  ne  servent  de  rien  ;  les  Saint-Simo- 
niens  ont  mal  jugé  de  ce  qui  peut  leur  plaire,  «  surtout 
quand  ilslesastreignentàsubir  une  inspection  sacerdotale 
dans  leurs  capacités  et  dans  leurs  œuvres  ;  cela  ne  favo- 
riserait que  le  petit  nombre,  que  les  plus  jolies  »  (p.  55). 

La  secte  saint-simonienne  n'a  pas  été  plus  habile  avec 
les  savants  et  les  artistes.  L'organisation  sociétaire  ré- 
servera au  monde  savant  «  des  perspectives  autrement 
brillantes  qu'un  triste  avenir  de  soumission  à  des  théo- 
crates  à  qui  il  devrait  de  viles  complaisances  pour  aider 
leur  machiavélisme,  et  de  basses  flatteries  sur  le  gaspil- 
lage des  hoiries  versées  entre  leurs  mains  »  (p.  56). 

Quant  aux  industriels,  ils  ne  sauraient  être  heureux 
en  dehors  du  mécanisme  de  travail  attrayant  que  le  régime 
saint-simonien  est  incapable  de  réaliser. 

Pour  ce  qui  est  de  la  partie  dogmatique,  Fourier,  qui, 
signale  le  goût  des  Saint-Simoniens  pour  les  «  trinités 
grotesques  »,  la  résume  sous  ces  trois  titres  :  «  théocra- 
tie fardée  de  sympathie  et  d'amour,  mainmorte  ressus- 
citée  et  généralisée,  loi  agraire  en  variation  en  mode 
consécutif»,  et  en  dénonce  la  misère  doctrinale.  D'abord, 
les  Saint-Simoniens  n'ont  pas  une  seule  idée  neuve  et 
personnelle  :  ils  sont  «  stériles  en  génie  personnel  et  en 
raison  ». 

«  Au  lieu  de  faire  des  recherches  exactes,  ils  ont  mis 
en  scène  quelques  antiquailles  démagogiques  replâtrées, 
quelques  haillons  d'athéisme  et  de  théocratie  qu'ils  ont 
donnés  pour  l'art  d'associer  »  (Manuscrits).  «  Sur  tous 
les  points  leur  doctrine  heurte  la  raison  et  la  nature  » 
(p.  62)  ;  «  alors  que  «  le  vrai  progrès  doit  faciliter  l'essor 
«  des  passions,  le  régime  saint-simonien  les  étouffe  en 
«  tous  sens  »;  c'est  ainsi  qu'en  voulant  supprimer  l'héri- 
tage ils  détruisent  l'affection  paternelle,  l'une  des  plus 
fortes  qui  existent  ;  ils  étoufl'ent  l'ambition  et  Témulalion, 
car  quel  stimulant  un  homme  âgé  trouvera-t-il  dans  ses 


—  ii8  — 

travaux  quand  il  ne  pourra  rion  léguer  à  ses  enfants  ou 
amis,  et  qu'il  n'aura  que  la  fâcheuse  perspective  d'enva- 
hissement de  sa  fortune  par  les  prêtres  du  progrès  en 
rapacitr  y^  (p.  25).  Ils  veulent  anéantir  l'esprit  de  pro- 
priété, qui  est  d'après  Fouricr  «  voie  des  bonnes  mœurs 
et  de  l'émulation  industrielle  »  ;  la  propriété  c'est  le 
«  palladium  du  bon  ordre»  et  la  vraie  association  ne  tend 
par  conséquent  qu'à  la  consolider.  Les  Saint-Simoniens 
commettent  d'ailleurs  bien  d'autres  erreurs  :  ils  veulent 
faire  de  leurs  sociétaires  une  famille  de  frères  tous  unis 
d'opinion  (p.  12)  ;  ils  ne  rêvent  que  «  fraternité,  qu'amour, 
effusion  de  cœur  et  débordement  sentimental  (i)  » 
(p.  16);  et  ils  ignorent  que  cette  uniformité  de  caractères 
à  laquelle  ils  aspirent  comme  à  un  idéal  est  absolument 
incompatible  avec  le  régime  sociétaire,  qui  s'efforcera 
non  pas  de  concilier,  mais  d'utiliser  les  discords    et    les 

(i)  «  Vous  avez  préféré  la  vieille  méthode  morale  de  détruire  ou  vouloir  dé- 
truire les  passions,  anéantir  l'ambition  en  paternité...  il  sera  prouvé  que  même 
la  classe  pauvre  voudra  dans  l'ordre  sociétaire  que  la  faculté  de  tester  soit  moins 
limitée  qu'aujourd'hui;  et  un  des  bénéfices  qu'elle  y  trouve  sera  celui  des  legs 
aux  adoptifs  continuateurs  d'industrie;  coutume  que  vous  avez  depuis  peu  incor- 
porée à  vos  dogmes  et  qui  est  tirée  des  miens  expliquée,  traité  (1822),  t.  2,  p.  628 
et  sqq.  (1839),  t.  2,  p.  Sgi  et  sqq.  (Manuscrits).  Un  préjugé  a  persuadé  que 
pour  associer  il  faudrait  mettre  les  sociétaires  en  plein  accord,  détruire  les  pas- 
sions, rendre  les  hommes  tous  frères,  tous  baignés  des  douces  larmes  de  la 
sympathie  philanthropique.  De  là  vient  que  les  faiseurs  de  système  qui  promet- 
tent l'association,  les  O.,  les  St-S.,  les  Béliers...  ne  roucoulent  que  tendres 
sympathies  et  douce  union  des  cœurs;  ces  fadeurs  décèlent  l'ignorance  et  le 
charlatanisme.  Il  faut  en  mécanique  sociétaire  une  balance  de  discords  et 
accords,  d'antipathies  et  sympathies,  de  répugnances  et  attractions;  une  réu- 
nion sociétaire  de  phalange  agricole  de  grande  échelle,  environ  i  800  person- 
nes, doit  faire  éclore  au  moins  3oooo  antipathies  et  600000  discords  pour  for- 
mer contrepoids  et  équilibre  sur  les  accords  qui  sont  de  même  en  grand  nombre. 
C'est  doue  une  sotte  rêverie  que  les  perspectives  de  douce  fraternité  morale, 
tendre  famille  de  frères  et  autres  fadaises  que  font  retentir  les  jongleurs  eu 
association.  Les  St-S.  veulent  apprendre  aux  hommes  à  s'aimer.  Eh  !  S'ils  s'ai- 
ment tous,  comment  développera-t  on  3oooo  antipathies  nécessaires  au  méca- 
nisme d'une  phalange  agricole  de  i  800  personnes.  Heureusement  la  nature 
y  a  mis  bon  ordre  et  le  régime  de  la  vraie  association  prouvera  qu'au  lieu  de 
ces  amours  simoniens  chaque  homme,  femme,  enfant  discernera  bien  vite  dans 
sa  phalange  une  vingtaine  d'antipathiques  qui  lui  déplairont  fortement,  qu'il 
raillera  et  évitera  de  fréquenter.  Si  les  antipathies  n'avaient  pas  un  emploi 
utile.   Dieu  ne  les  aurait  pas  créées  (Manuscrits). 


—  "9  — 
antipathies,  de  «  mécaniser  »,  comme  dit  Fourier,  et  que 
ces  «  fadeurs  morales  »  qu'ils  recommandent  ne  sont 
pas  —  bien  au  contraire  —  ressort  d'harmonie  ;  ils 
n'ont  à  la  bouche  que  le  mot  de  progrès,  de  perfectibi- 
lité, ce  dont  Fourier  les  raille  ;  car  ces  «  prédicants  du 
progrès  »  ne  savent  pas  distinguer  l'échelle  des  progrès 
à  venir  ;  d'ailleurs  leur  nouveau  dieu  Saint-Simon, 
«  qu'ils  associent  à  Jésus  et  à  Moïse  fort  étonnés  de  se 
trouver  en  pareil  trio  n  (Préface,  p.  m)  et  «  qu'ils  don- 
nent pour  dieu  de  l'avenir  »,  leur  »  divin  maître»  «  dans 
les  conceptions  de  qui  ils  veulent  tout  encadrer  »  et  dont 
Fourier  reconnaît  d'ailleurs  loyalement  qu'il  a  «souvent 
dit  tout  le  contraire  des  fadaises  que  lui  prêtent  ses 
disciples  »  (p.  2)  n'en  a  pas  eu  lui  non  plus  a  la  moindre 
notion  »  (i).  Et  pourtant  ils  n'ont  que  ce  mot  de  progrès  à 
la  bouche,  «  ils  ont  bonne  grâce  à  nous  le  chanter,  quand 
ils  sont  le  plus  obscurant  des  trois  partis  qui  nous  con- 
duisent à  rebours.  »  Enfin,  les  nouveaux  apôtres  du  pro- 
grès veulent  renverser  brusquement  les  institutions, 
sans  admettre  des  modifications  progressives,  ni  de  tran- 
sition (2),  et  méconnaissent  ainsi  les  conditions  de  toute 
transformation   sociale  (3).    Sans  doute,    ils    promettent 

(i)  Ses  conceptions  bizarres  de  former  les  industriels  en  conseil  superposé 
aux  ministres,  de  faire  congédier  de  la  cour  noblesse,  clergé,  magistrature  et 
militaires,  de  n'entourer  le  roi  que  de  Saint-Simoniens,  que  d'épiciers  et  bou- 
tiquiers des  rues  Verrerie  et  Saint-Denis  (Fourier  les  poursuit  toujours  de  sa 
haine,  voir  les  lettres  citées  précédemment  et  encore  Pihyes  et  Charlatanisme, 
p.  42).  «  Nos  oracles  de  l'avenir  ont  le  front  de  vanter  les  boutiquiers,  engeance 
malfaisante  qui  ne  s'exerce  qu'à  inventer  de  nouvelles  fraudes  »;  et  c'est  tou- 
jours le  même  refrain  :  Saint-Simon  veut  qu'on  leur  livre  les  finances,  qu'on 
leur  donne  à  table  et  dans  les  salons  la  place  d'honneur  (p.  ^2),  de  leur  confier 
exclusivement  la  gestion  des  finances,  toutes  ces  idées  saugrenues  cousues  à  un 
schisme  religieux,  à  un  phin  de  spoliation  des  riches,  à  un  retour  de  la  main- 
morte, à  une  morale  démagogique,  à  une  politique  il'anarcliie  mercantile;  ces 
monstruosités,  —  dis-jc,  —  sont  des  voies  de  rétrogradation  sociale,  n'eu  dé- 
pl-iise  à  leur  dieu  du  progrès  à  venir,  dieu  profondément  ignorant  sur  ce  qui 
touche  à  l'échelle  et  aux  caractères  du  progrès  (p.  9). 

(a)  Saint-Simon  veut  établir  subitement  la  mainmorte  el  la  théocratie  (p.  54). 

(3)  Il  faut  que  l'admission  de  ces  libertés  puisse  convenir  sous  le  rapport  de 
la  fortune  et  des  mœurs  et  quand  elle  pourra  convenir  on  «  ne  les  introduira 
que  par  degrés  ».  Pihjcs  et  Charlatanisme  (p.  53). 


—     120 


monts  cl  mcrvcnlles,  ils  (lis(!nl  (|ii'ils  veulent  supprimer 
raumône,  (pTils  vcMilcnl  supprimer  l;i  «rucrre,  trarislbr- 
nier  le  mariage;  ctrainoiir;  réliabililer  la  chair.  Mais  ils 
ne  savent  j)as  (pic  l'aiiinôiuî  ne  peut  pas  disjîaraîlre  avant 
(pi'on  ait  organisé  le  régime  d'attraction  industrielle,  ou 
bien  que  sa  suppression  ne  serait  obtenue  qu'en  prenant 
sur  la  part  des  riches  pour  donner  aux  pauvres,  c'est-à- 
dire  par  une  spoliation  des  riches  qui,  certes,  n'y  consen- 
tiraient pas,  et  que  cette  spoliation  ne  serait  qu'un  pal- 
liatif (l(!  <|uelques  jours  de  durée  (i).  Ils  ignorent  que  la 
guerre  est  inhérente  à  toutes  les  périodes  sociales  orga- 
nisées par  familles  comme  la  civilisation,  la  barbarie.  Ils 
veulent  donc  nous  élever  plus  haut  que  la  civilisation  et 
ils  ne  savent  pas  nous  enseigner  un  mécanisme  indus- 
triel autre  que  celui  des  familles  et  des  couvents  »  (p.  8). 
Ils  ne  savent  pas  qu'  «  avant  de  rien  changer  au  système 
établi  en  relations  d'amour,  il  faudra  bien  des  années 
pour  créer  ])lusieurs  garanties  qui  n'existent  pas  »  (2). 
Donc,  sur  tous  les  points  de  leur  doctrine,  les  Saint- 
Simoniens  font  fausse  route  ;  non  seulement  il  ne  se 
rapprochent  pas  de  l'association    mais    encore    ils   s'en 

(i)  Les  sectes  saint-simouiennes  et  owénistes  ne  sachant  pas  quadrupler  le 
])rofluit  veulent  |)rendre  sur  la  part  des  riches  pour  donner  aux  pauvres  les  biens 
en  communauté  iuoiiasti(]ue  [Manuscrits]  et  encore  :  Les  Saint-Simoniens  veu- 
lent (ou  f'eig'nent  de  vouloir)  donnera  la  classe  ouvrière  toute  la  portion  qu'ab- 
sorbent les  l'ermages,  loyers  et  agios.  Le  vrai  progrès  n'est  pas  de  prendre  aux 
riches  pour  donner  aux  pauvres,  mais  de  créer  par  régime  d'industrie  combi- 
née nouvelle  niasse  de  produits  suffisante  pour  satisfaire  à  la  fois  riches  et  pau- 
vres. Les  Saint-Simoniens  n'ont  rêvé  que  la  partie  qui  satisferait  les  pauvres  et 
n'ont  pas  su  la  mettre  à  exécution  [Manuscrits]. 

(2)  On  trouve  dans  les  manuscrits  de  Fourier  une  note  ainsi  conçue  :  railler 
Saint-Simon  :  leur  prouver  que  nous  seuls  pouvons  donner  réhabilitatit)n  de  la 
chair  et  liberté  réelle  des  femmes.  Chez  eux  tout  est  illusoire  sur  ces  deux 
points.  Ils  veulent,  dit-il,  réhabiliter  la  chair,  prétention  qui  rompt  en  visière 
:\  la  morale  toujours  répressive  de  la  chair.  Mais  savent-ils  faire  un  bon  em- 
ploi de  ces  sens  qu'ils  veulent  réhabiliter  (Phalanst.,  5  Juillet  i833).  Fourier 
reproche  d'ailleurs  dans  un  autre  passage  aux  Saint-Simoniens  de  «  vouloir  dépla- 
cer les  sens  en  voulant  les  réhabiliter.  C'est,  écrit-il,  dégrader  les  trois  classes 
de  passions  que  de  vouloir  prôner  les  uns  et  flétrir  et  comprimer  les  autres  » 
(Manuscrits).  Et  il  est  amusant  de  voir  Fourier  «  blâmer  la  licence  promise  par 
Saint-Simon.  » 


éloignent  (i).  Leur  système  est  plein  de  contradictions, 
de  lacunes,  d'erreurs,  d'incohérences  et  d'absurdités.  Ils 
n'ont  qu'un  principe  louable,  un  seul  (2),  rétribuer  cha- 
cun selon  sa  capacité  et  ses  œuvres  ;  encore  ce  principe 
n'est-il  pas  d'eux,  et  est  d'ailleurs  vieux  comme  le 
monde.  Quant  aux  choses  utiles  ou  désirables  qu'ils  pro- 
mettent, ils  les  ont  lues  dans  les  traités  de  Fourier,  mais 
n'osent,  du  vivant  de  l'inventeur,  proposer  les  moyens 
d'exécution,  grâce  auxquels  ils  pourraient  tenir  et  réa- 
liser leurs  promesses.  «  Ils  n'ont  fait,  dit  Fourier,  que 
réchauffer  les  vieilles  hérésies  démagogiques  tendant  à 
spolier  les  riches  pour  donner  aux  pauvres,  car  ils  n'ont 
pas  une  idée  de  leur  crû,  ce  sont  des  «  frelons  scienti- 
«  fiques  »  (p.  10),  «  riches  de  verbiage  et  pauvres  de 
génie,  ils  pillent  et  travestissent  toutes  les  idées  d'autrui  »  ; 
ils  «  maraudent  effrontément  »  sur  le  terrain  de  Fourier 
et  prétendent  établir  le  mécanisme  d'association  univer- 
selle publié  par  lui  dès  18:22  (p.  7).  «  Ce  ne  serait  pas  \in 
dommage  pour  le  public  —  (ajoutons:  ni  pour  Fourier)  — 
si  on  lui  communiquait  les  inventions  pillées,  mais  la 
secte  Saint-Simon  les  dénature  et  n'en  prend  que  le  mot 
sans  donner  la  chose  ».  La  caractéristique  des  Saint- 
Simoniens,  c'est  avec  le  jésuitisme,  le  caméléonisme  (3), 

(i)  La  doctrine  de  Saint-Simon  est  en  tous  points  en  contre-sens  ?i  la  na- 
ture; elle  est  toujours  opposée  aux  convenances  des  sens  et  de  l'âme,  conve- 
nances qu'on  ne  doit  jamais  séparer  et  que  la  secte  Saint-Simon  veul  toujours 
isoler  (Manuscrits). 

(2)  Fourier  dans  un  manuscrit  déclare  que  l'une  des  causes  qui  «  mettent 
en  crédit  les  Saiut-Simoniens  ))  est  que  «  ces  prédicants  ont  l'adresse  de  se 
rallier  h  un  principe  Ibrl  juste  qui  est  l 'in suffisance  du  salaire  alloué  à  la  classe 
ouvrière.  » 

(3)  Fourier  note  aussi  les  cliançenienls  et  les  transformations  du  Saint-Sinio- 
nisme  que  «  quelqu'un  lui  a  communiqués  ))  :  i "  Industriels  exclusifs  ne  comp- 
tant que  l'ouvrajje  des  mains.  2"  Industriels  liiérarcliiqnes  plaçant  banquiers 
en  tête  comme  souverains  niodnirs  du  monde  industriel.  3"  Philosophes  posi- 
tifs. 4°  Historiens  prétendus  divisant  en  époques  critiques  et  organiques.  5"  In- 
dividualistes reconnaissant  que  l'antagonisme  est  le  pivot  de  l'ordre  humain. 
6"  Religieux  chrétiens  et  ils  invectivent  maintenant  le  dieu  incomplet  des  chré- 
tiens. 7"  Physiologistes.  Cause  première,  sensibilité,  irritation.  8"  Prêchent 
maintenant  association  au  nom  de  Saint-Simon  qui  n'eu  dit  pas  un  jnot.  Après 


1  32    — 


car  les  Saint-Simoiii(;ns  n'ont  point  de  doctrine  fixe  ;  iJs 
en  cherclK.'nt  une;  et  sous  prétexte  de  niétlunles  transi- 
toires on  les  voit  luisaider  cent  paradoxes  (pi'ils  al)andon- 
nent  le  lendemain,  par  exem|)le  leur  dogrntî  piincipal  : 
mainmorte  directe  et  <;ollatérale.  Comment  donc,  avec 
de  telles  doctrines,  «  avec  des  dogmes  si  al),surdes,  réus- 
sissent-ils à  attirer  la  foule  ?  »  car  il  n'est  pas  niable  que 
«  la  Coule  grossit  sous  la  bannière  saint-simonienne  »  (i) 
(p.  6/i).  «  Les  uns  se  l'ont  Sainl-Simonicn  [)ar  intérêt,  parce 
cjue  les  dogmes  saints-simoniens  sont  des  «  voiles  d'in- 
«  térôt  personnel  »,  «.  les  épiciers  pour  obtenir,  quand 
la  secte  aura  triomphé,  une  recette  principale  à  Lyon,  à 
Rouen  ou  à  Lille  —  ce  qui  vaut  mieux  qu'une  boutique 
de  savon  »  (p.  6i);  les  badauds  «  pour  être  quelque 
chose  et  parce  qu'ils  se  croient  des  personnages  quand 
ils  ont  dit:  je  suis  Saint-Simonien  ;  les  autres  dans  des 
vues  d'ambition  pour  obtenir  une  fonction  lucrative  ou 
s'ouvrir  des  chances  de  révolution  ;  d'autres  enfin  j)ar 
lassitude,  parce  que  tout  va  si  mal  qu'on  voudrait  voir 
quelque  chose  de  nouveau,  parce  qu'un  besoin  de  nou- 
veauté travaille  les  esprits,  —  et  cette  dernière  raison 
est  exactement  observée. 

Fourier  ne  pense  point  qu'on  doive  négliger  le  saint- 
simonisme.  «  Il  est  à  craindre  plus  qu'on  ne  le  pense  » 
«  et  quoiqu'on  pense  ».  «  Il  faut  s'en  défier.  »  Il  a  de  nom- 
breux appuis,  il  jouit  de  la  protection  du  parti  anticatho- 
lique, il  a  le  projet  d'employer  les  femmes  dans  sa  poli- 
tique secrète  de  captation  d'hoiries,  et  d'exploitation   de 


avoir  dénoncé  les  banquiers  et  transcrit  en  mars  dans  le  Globe  la  diatribe  de 
Saint-Simon  conti'e  eux,  se  ravisent  en  avril  et  veulent  se  faire  banquiers,  créer 
beaucoup  de  banques  pour  le  peuple.  Quel  galimatias  de  doctrines  pour  élayer 
un  schisme  religieux  (p.  63).  Et  encore  :  Les  Saint-Simonieus  ont  changé  sou- 
vent de  bannière  ;  ils  ont  débuté  par  l'industrialisme  —  ensuite,  ils  ont  fabri- 
qué une  religion  —  maintenant,  ils  font  de  la  politique,  de  l'opposition,  ils  se 
disent  libéraux.  Lorsqu'on  a  une  invention  certaine,  on  s'y  tient,  sans  essayer 
lant  de  carrières  (Manuscrit). 

(i)  C'est  avec   ces  tirades  ampoulées  qu'on    obtient   l'héritage  des  crédules 
parisiens  !  (Manuscrit). 


—   laS  — 

donations  et  de  legs,  il  amalgame  pour  cela  tous  les  res- 
sorts :  démagogisme,  religion,  industrie  ;  le  caméléo- 
nisme  de  ses  doctrines  en  fait  un  Protée  qui  revêt  toutes 
les  formes.  Joignez  à  cela  la  chance  des  révolutions  fré- 
quentes qui  peuvent  rallier  à  lui  les  parties  faibles  et 
dans  certains  cas  une  fraction  du  gouvernement,  la  ten- 
dance des  esprits  aux  innovations  politiques  et  religieu- 
ses, et  vous  comprendrez  que  devant  le  péril  «  plus  grand 
qu'on  ne  l'imagine  »  que  fait  courir  le  sainl-simonisme 
au  monde  «  toutes  les  classes,  depuis  le  clergé  jusqu'aux 
libéraux,  et  le  gouvernement  soient  intéressées  à  ren- 
«  verser  leur  frêle  échafaudage.  » 

Mais  cette  destruction  facile  au  fond  ne  suffira  point, 
il  faut  songer  à  construire,  il  faut  fonder  le  régime  socié- 
taire. Et  F'ourier  fait  appel  pour  cette  grande  œuvre  à 
tout  le  monde,  car  le  siècle  doit  tenir  à  se  réhabi- 
liter, à  «  se  laver  de  sa  crédulité  aux  sectes  Owen  et 
Saint-Simon  qui  le  mystifient  depuis  dix  ans  »  (Manus- 
crits) et  aux  Saint-Simoniens  eux-mêmes,  à  ceux  là  du 
moins  qui  n'ont  pas  les  «  cardinalats,  évêchés,  et  le 
maniement  de  la  caisse  ».  «  Dans  toutes  les  sectes, 
écrit-il,  est  une  portion  mécontente,  c'est  à  elle  que 
j'adresse  quelques  détails  sur  le  triste  dénouement 
qui  attend  la  secte  saint-simonienne  et  sur  le  lustre 
qu'acquerront  ceux  qui  la  quitteront  à  temps  pour  agir 
au  lieu  de  parler,  pour  fonder  la  vraie  association  et  se 
rallier  à  cet  eftet  quelques  membres  de  diverses  socié- 
tés (i).  »  Tel  est  en  résumé  dans  ses  grandes  lignes  le 
pamphlet  de  Fourier. 

» 

(l)  l''oiiricr  clans  son  niaiiusorit  l'ait  appel  aux  Saint-Simoniens.  Il  écrit  : 
«  riàtez-vous  de  réparer  le  tiMiips  pertin  ;  sans  quiltcr  vos  clicfs  relujirux  (ceci 
est  intéressant)  réunisstîz-vons  à  nous  pour  la  réalisation...  et  quand  vous  verrez 
au  bout  de  G  semain('S  d'exercice  les  nombreux  prodijfcs  de  l'industrie  conjbi- 
née,  1(!  quadrupler  produit,  l'attraction  industrielle,  l'équilibre  des  passions  par 
l'afHiHînee  des  plaisirs,  vous  comprendrez  que  si  le  saint-sinionisnie  a  été  louable 
de  donner  l'impulsion  au  régime  sociétaire,  il  devient  coupable  aujourd'luii  de 
ne  pas  procéder  à  la  réalisation  et  de  retarder  l'avènement  de  l'humanité  aux 
destinées  heureuses.    Si  une  fraction  des  Saint-Simoniens  veut  coopérer  avec 


—     F  24    — 

Fourier  avait  sans  doute  grand  espoir  on  sa  brochure; 
elle  devait,  pensait-il,  écraser  ses  adversaires,  et  l'auteur 
était  si  salisl'ail,  ([u'il  coiriploit  bien  le  «  présenter  avec 
Idlrcs  cl  (b'ilails  (1<;  circouslances  à  ceux  dont  il  icclicr- 
chail  la  pi-oleclion,  cl  d'abord  au  roi  et  à  deux  ou  trois 
ministres  );.  Mais,  uial^-ré  sa  violence  —  et  peul-ôtre  à 
cause  de  sa  violence  —  le  pamphlet  de  l'ouricr  iréinut 
personne.  Il  ne  semble  pas  que  les  Saint-Simoniens  eux- 
mêmes  y  aient  prêté  grande  attention.  Le  Globe  n'y  fit 
(ju'une  brève  allusion  (i). 


nous,  leur  nonilireiise  clientèle  donnera  moyen  de  profiter  de  la  belle  saison 
pour  eilectuer  la  niiHamorpliose  sociale  sous  très  peu  de  temps  et  mettre  un 
terme  à  ces  misères.  Du  reste,  si  les  Saint-Simoniens  refusent  la  réunion,  notre 
noyau  n'en  grossira  pas  moins;  à  nous  seuls  nous  aurons  la  victoire  :  ils  regret- 
teront trop  tard  d'avoir  hésité  à  prendre  part  au  plus  beau  des  triomphes  quand 
on  leur  oflrait  d'en  partager  l'honneur.  »  —  Et  après  le  schisme,  il  renouvelle 
encore  son  offre  :  «  Vous  changez  de  marche  :  la  division  de  vos  chefs  ne  vous 
laisse  pour  héritage  qu'une  tour  de  Babel;  en  attendant  que  leur  quadruple 
schisme  soit  débrouillé,  essayez  de  venir  à  nous  condilionncllement  et  sans  renon- 
cer à  vos  opinions  religieuses,  aux(juelles  nous  ne  touchons  pas.  Liberté  à  tous 
en  conscience.  »  Et  il  leur  demande  de  réfléchir,  car  «  votre  position  devient 
précaire  :  déconsidérés  par  le  quadruple  schisme,  vous  l'êtes  encore  plus  par 
votre  budget  mensuel  de  i/joooo  fr.,  faisant  i  700000  par  an...  Vous  n'avez 
|)as  encore  de  dogmes  fixes  sur  différents  points,  pas  même  de  liturgie.  Votre 
nouveau  culte  est  borné  à  des  homélies  bâtardes,  h  des  bals  et  à  des  soirées.  » 
(i)  Il  avait  répondu  dans  son  numéro  du  2^  Juin  i83[  à  un  article  de  Vlin- 
purtial  de  Besançon  du  ig  juin  i8'6i  qui,  quelques  jours  avant  l'arrivée  des 
prédicateurs  Saint-Simoniens  dans  cette  ville,  reproduisait  textuellement,  ainsi 
que  les  saint-simoniens  s'en  aperçurent  plus  tard,  quelques-unes  des  critiques 
de  Pièc/es  et  Charlatanismes.  Le  Globe  recommandait  à  l'auteur  anonyme  de 
l'article  de  puiser  à  l'avenir  ses  renseignements  à  meilleure  source;  et  décla- 
rait que  sa  propre  bonne  foi  ne  pouvait  être  suspectée  en  aucun  cas  ni  par 
personne.  11  répondait  ensuite  au  passage  sur  les  «  ^  millions  du  clergé  ». 
«  Que  parlez-vous  des  quatre  millions  du  clergé.''  Notre  ambition  est  autrement 
plus  large,  nous  qui  avons  la  pensée  de  réunir  en  une  propriété  sociale  toutes 
les  propriétés  individuelles.  Nous  ne  faisons  pas  de  mystère,  nous  disons  tout 
haut  ce  que  nous  voulons.  »  Aux  re[)roches  qui  leur  étaient  faits  au  sujet  des 
donations,  les  Saint-Simoniens  répliquaient  en  avouant  qu'ils  consacraient  tout 
ce  ({u'ils  possédaient  à  l'entreprise  que  leur  maître  leur  avait  léguée.  Ils  énu- 
méraient  ensuite  tout  ce  qu'ils  avaient  fait  et  terminaient  en  déclarant  qu'ils 
étaient  tout  à  fait  d'accord  avec  le  journaliste  de  l'Impartial  lorsque  celui-ci 
déclarait  qu'il  fallait  améliorer  non  seulement  le  sort  de  la  classe  la  plus  nom- 
breuse, mais  de  toutes  les  classes  sans  eu  exclure  aucune.  Mais  ils  insistaient 
sur  ce  fait  que  c'est  la  classe  pauvre  qui  est  le  plus  à  plaindre.  Sans  doute,  di- 


«  Il  fut  à  peine  remarqué,  même  des  Saint-Siinoniens  », 
écrit  Jules  Lechevalier.  Lambert  en  dit  pourtant  un  mot 
dans  le  cours  sur  Fourier  qu'il  fit  aux  Saint-Simoniens, 
où  il  déclare  que  cette  brochure  est  «  absurde  »,  que 
c'est  la  «  seule  qualification  qu'on  puisse  lui  donner  », 
et  qu'elle  est  reconnue  comme  telle  par  Lechevalier  et 
les  amis  de  Fourier  ».  Peut-être  exagère-t-il  un  peu, 
mais  il  faut  avouer  que  Lechevalier  défend  bien  molle- 
ment Pièges  et  Charlatanismes.  Sans  doute,  il  reconnaît 
que  ce  livre  «  contient  les  meilleures  critiques  des 
Saint-Simoniens  »,  mais  il  se  rend  parfaitement  compte 
qu'elles  sont  dirigées  «  si  mal  à  propos  et  d'un  ton  si 
acerbe  et  en  vue  d'une  autre  théorie  si  peu  avancée  et  si 
mal  connue,  qu'elles  ne  peuvent  mordre  même  sur  des 
lecteurs  attentifs  et  bienveillants  ».  Pellarin  pensait  lui 
aussi  que  c'était  une  «  excellente  »  critique  mais  il  était 
bien  obligé  de  reconnaître  que  «  la  forme  en  était  dure; 
l'écrivain  n'épargnant  ni  les  injures,  ni  les  sarcasmes  ». 
Ce  qui  est  certain,  c'est  que  les  plus  impartiaux  et  les 
plus  zélés  des  disciples  de  Fourier  désapprouvèrent  au 
moins  tacitement  et  trouvèrent  inopportune  cette  publi- 
cation. Certains  d'entre  eux  craignaient  que  l'agression 
de  ce  pamphlet  ne  desservît  Fourier  plus  qu'elle  ne  lui 
serait  utile,  car  «  la  bile  et  le  fiel  semblaient  y  découler 

s;iient-ils,  il  peut  arriver  que  la  classe  riche  soit  ignorante  et  inimornle;  mais 
de  cela  on  ne  peut  lui  faire  un  reproche,  tandis  que  la  classe  pauvre  est  au  con- 
traire en  droit  d'accuser  l'ordre  social  qui  n'a  rien  prévu  ni  fait  pour  dévelop- 
per son  intelligence  et  sa  moralité.  Trois  jours  après,  le  27  juin,  le  Globe 
puhliait  cette  note  :  «  Dans  notre  numéro  du  aS  juin,  nous  avons  répondu  à  un 
article  de  l'Impartial  de  Besançon  dirigé  contre  notre  doctrine.  Nous  nous  som- 
mes aperçus  depuis  que  cet  article  avait  été  copié  dans  une  diatribe  récemment 
publiée  contre  nous  par  M.  Charles  Fouriez  (sic)  avec  ce  titre  :  Pièges  et  Char- 
latanismes des  deux  sectes  Saint-Simon  et  Owen.  Il  y  a  bien  peu  d'impartialité  Ji 
aller  chercher  des  renseignements  sur  notre  compte  dans  un  ouvrage  qui  s'an- 
nonce sous  un  titre  pareil.  »  Et  sans  doute  faut-il  voir  une  allusion  à  Fourier 
daus  ce  passage  d'une  critique  faite  par  le  Globe  d'un  ouvrage  du  baron  Mas- 
sias,  qui  était  un  adversaire  des  Saint-Simoniens,  où  il  est  dit  que  «  M.  Massias 
n'est  pas  de  ceux  qui  croient  devoir  déchirer  les  personnes  dans  l'espérance  de 
discréditer  leurs  idées  et  qui  pensent  que  le  public  |)eut  avoir  foi  h  des  raison- 
nements cherchés  sous  l'empire  de  la  colère.  » 


—    i:if)    - 

plus  que  l'indignation  honnête  et  pure  ».  Ils  estimaient 
que  Fourier  avait  «  tort  de  refuser  la  l)onne  foi  à  des 
tentatives  d'association  (i)  »  qui,  sans  doutiî,  n'étaient 
pas  étayées  «  d'uniî  vérilahic  docli-iiuî  »,  mais  fjui  n'en 
eonslituai(^nt  pas  moins  des  essais  intéi-essants  et  que 
«  les  attaques  (jui  portaient  sur  les  intentions  s'éga- 
raient complètement  »  (Pellarin,  p.  m).  Et  Pellarin 
nous  avoue  que  Fourier  eut  à  se  défendre  contre  le 
juste  blâme  de  ses  plus  intimes  amis.  Muiron  lui  fit 
des  représentations  sur  «  ses  déchirantes  invectives  » 
qui  «  repousseraient  les  Saint-Simoniens(y))).  Ne  voyez 
pas,  lui  conseillait-il,  dans  tous  les  hommes  des  en- 
nemis, défaites-vous  de  celte  peur  ridicule  des  pla- 
giaires; soyez  moins  exclusif;  profitez  des  travaux  de 
vos  devanciers  et  de  vos  contemporains,  soignez  votre 
style  ».  A  quoi  Fourier  répondait:  «  Vous  prétendez  que 
je  vois  des  ennemis  dans  tous  les  hommes;  non,  mais  je 
sais  que  ceux  qui  ne  font  qu'effleurer  mes  écrits  devien- 
nent hostiles  contre  moi,  en  m'opposant  leurs  préjugés 
et  en  me  rangeant  parmi  les  charlatans  et  les  intrigants. 
Ce  n'est  pas  leur  intention  qui  est  hostile,  c'est  leur 
faux  jugement.  Tel  est  le  sort  de  la  classe  qui  m'attribue 
le  projet  des  philosophes  de  vouloir  changer  les  hommes 
et  les  passions.  Et  j'ai  bien  le  droit  de  faire  entendre  ce 
reproche  puisque  les  neuf  dixièmes  de  mes  critiques 
tombent  dans  la  même  faute.  Il  parait   que    mon  débor- 


(i)  Transon.  Revue  Encyclopédique,  en  note,  p.  291-54  i832. 

(2)  Ce  à  quoi  Fourier  répondait  :  Vous  dites  qu'ils  sont  repoussés  par  mes 
déchirantes  invectives.  Qu'y  a-t-il  de  déchirant  d'entendre  dire  qu'on  se  trompe 
depuis  3ooo  ans;  que  ce  n'est  pas  dans  les  réformes  administratives  et  sacer- 
dotales qu'il  faut  chercher  les  voies  du  bien  mais  dans  la  réforme  industrielle. 
Le  principe  admis,  on  peut  admettre  la  conséquence,  celle  d'esprits  faussés,  de 
coutumes  vicieuses.  Gela  n'est  pas  flatteur,  mais  il  s'en  faut  que  cela  soit  déchi- 
rant. On  doit,  dites-vous,  avoir  pitié  des  malheureux  aveugles  qui  conduisent 
des  aveugles;  mais  quand  ils  les  conduisent  au  précipice,  ce  serait  une  pitié 
féroce  que  de  leur  dire  :  «  Vous  êtes  dans  une  bonne  direction,  continuez.  » 
D'ailleurs  je  n'exprime  contre  eux  ni  véhémente  colère  ni  colère  moyenne  :  je 
les  raille. 


dément  de  reproches  est  encore  trop  faible...  ».  «  Au 
préambule  je  commence  à  les  prendre  en  défaut  sur  le 
fond  en  ajoutant  à  leur  phrase  ampoulée  :  ils  ne  savent 
même  pas  associer  un  village  et  ils  veulent  opérer  l'associa- 
tion universelle.  Je  ne  leur  crée  pas  de  ridicules,  je  cite 
ceux  qu'eux-mêmes  se  créent,  et  quant  à  la  plaisanterie 
sur  [eur gonflement  d'amour,  il  faut  être  insidieux  comme 
M.  J...  (i)(Joufrroy  sans  doule)pour  voir  là  de  virulentes 
sorties  et  de  déchirantes  invectives(2)  »  (i8  juillet  i83i). 
D'ailleurs  Fourier  comprend  de  moins  en  moins  l'admi- 
ration que  nourrissent  ses  amis  à  l'endroit  des  Saint- 
Simoniens.  11  écrit  le  26  juillet  i83i  :  «  Vous  admirez  le 
talent  de  ces  MM.  (les  Saint-Simoniens)  à  charmer  leur 
auditoire,  c'est  précisément  l'écueil  contre  lequel  il  faut 
se  prémunir.  Tous  les  sophistes  ont  cet  art  et  en  abusent. 
Le  vice  du  public  est  de  les  tenir  quittes  pour  de  bonnes 
promesses  sans  exiger  des  moyens  de  succès  ».  «  Il  ne 
se  trouvera,  ajoule-t-il,  dans  Besançon  ni  dans  Paris 
personne  pour  leur  adresser  l'argument  sur  les  10  sous 
et  demi,  et  leur  prouver  par  là  qu'avec  un  vernis 
d'amis  du  peuple,  ils  en  sont  les  ennemis,  les  assassins, 
tant  qu'ils    refusent  de   fonder  l'association  donnant  le 


(i)  Jouffroy  était  en  correspondance  suivie  avec  Muiron.  Il  lisait  Fourier: 
«  ...Je  suis  d'accord  avec  vous  et  les  Saint-Sinioniens  sur  la  situation  actuelle 
de  l'humanité,  nous  ne  différons  que  sur  la  bonté  du  remède  que  vous  et  eux 
proposent,  c'est-à-dire  sur  la  doctrine  sociale  de  l'avenir.  Je  crois  h  un  dogme 
nouveau...  M.  Fourier  a-t-il  trouvé  un  dojjme  nouveau?  Les  Saint-Simoniens 
l'ont-ils  trouvé  ?  Je  pense  que  non.  Voilà  donc  ce  qu'il  y  a  de  commun  entre 
nous.  Du  reste,  je  ne  fais  pas  de  comparaison  entre  la  vaste  et  minutieuse  con- 
ception de  Fourier  et  l'éditice  à  peine  ébauché  des  Saint-Siuioniens.  M.  Fou- 
rier  est  infiniment  supérieur.  )>  (i/|  mars  1882). 

(2)  Et  encore  :  «  M.  Jouffroy  m'accuse  de  sorties  virulentes  et  injustes  contre 
des  hommes  qui  peuvent  se  tromper  :  ce  sont  deux  reproches  vides  de  sens.  » 
Et  Fourier  s'en  défend  :  «  Loin  d'user  de  diatribes  et  de  virulence  »  il  ne  fait 
«  qu'exposer  fort  gaiement  l'absurdité  et  le  charlatanisme  des  Saint-Simoniens; 
sans  doute  il  dénonce  leur  plagiat  «  mais  il  a  le  droit  de  dénoncer  qui  le  vole  «  ; 
enfin,  après  ses  démonstrations  il  a  «  bien  le  droit  de  dire  que  les  Saint-Simo- 
niens sont  hypocrites  et  dénués  d'invention  »  et  «  loin  de  donner  dans  la  viru- 
lence il  ne  sort  pas  du  ton  plaisant.  Mais  un  philosophe  comme  ^^.  J.  juge  cela 
comme  un  inquisiteur  juge  \  oltaire.  « 


—    138    — 

qiiodrnple  produit,  seule  voie  de  saliit  pour  le  peuple.  » 
Fourier  se  plaignait  que  les  Saint-Simoniens  ne  par- 
laient pas  de  lui  et  l'ignoraient,  et  qu'on  organisât 
autour  de  lui  la  plus  terrible  des  persécutions,  la  ligue 
et  la  conspiration  du  silence.  Mais  voici  qu'ils  commen- 
cent à  parler  do  lui  ;  il  apprend  par  un  de  ses  amis,  Gabet, 
qui  habite  Dijon,  et  qui  fait  de  la  propagande  pour  sa 
doctrine,  qu'un  «  acolyte  saint-simonien  de  Dijon  pré- 
tend qu'on  ne  trouve  pas  dans  son  traité  une  seule  idée 
sociale:  «  C'est,  dit-il,  un  type  bon  pour  ceux  qui  veu- 
lent organiser  un  ménage,  une  manufacture  »,  et  que 
son  ouvrage  est  «  purement  industriel  (i)».  «  Nous  aussi, 
a  dit  le  prédicateur  sainl-simonien,  nous  rendons  justice 
à  M.  Fourier  et  engageons  ceux  qui  s'occupent  d'idées 
sérieuses  à  le  lire.  Ils  y  trouveront  des  moyens  ingé- 
nieux d'organiser  un  ménage,  une  manufacture,  mais 
c'est  en  vain  qu'ils  y  chercheraient  une  idée  sociale 
capable  de  relier  les  hommes.  Le  système  de  M.  Fourier 
est  seulement  industriel.  Le  titre  de  ses  ouvrages  l'indi- 
que assez  (2).  «Fourier  s'emporte.  Cette  appréciation  lui 
est  une  nouvelle  raison  de  s'indigner.  11  soupçonne  les 
Saint-Simoniens  de  «  vouloir  avilir  sa  découverte  en  fei- 
gnant de  la  louanger  »  (3).  «  Ce  serait  une  ruse  adroite, 

(i)  Lettre  de  Fourier  au  Globe. 

(2)  Sous  la  signature  :  Un  Saint-Simonien.  Journal  de  la  Côte-d'Or  du 
22  juillet.  A  quoi  Fourier  répond  :  «  Ainsi  l'art  d'associer  n'est  pas  une  idée  so- 
ciale !  C'est,  dit-il,  un  livre  bon  pour  ceux  qui  veulent  organiser  un  ménage, 
UNE  manufacture,  un  et  une,  seulement  un  et  une,  quoique  j'enseigne  l'art  d'opé- 
rer la  fusion  des  mi^nages  inégaux,  d'en  élever  la  réunion  à  3  ou  /(OO  familles, 
et  non  pas  une  et  d'y  joindre  non  pas  une  mais  environ  5o  manufactures,  dont 
une  dizaine  en  genre  spéculatif  pour  la  vente  et  une  quarantaine  en  emploi  de 
ménage  et  culture.  Toutes  ses  assertions  sont  aussi  exactes.  Mon  ouvrage,  dit- 
il,  est  purement  industriel;  et  c'est  le  seul  depuis  qu'on  écrit  qui  ait  donné  un 
calcul  régulier  sur  l'essor  et  l'emploi  des  passions.  D'un  ton  tranchant  il  décide 
que  ce  qui  est  ignoré  des  Saint-Simoniens  ne  peut  pas  être  découvert  par  d'au- 
tres. (Lettre  au  Globe.) 

(3)  Les  Saint-Simoniens  avilissent  ma  théorie  en  disant  qu'elle  est  purement 
industrielle  et  passionnelle,  traitant  du  plein  développement  des  12  passions 
appliquées  à  l'industrie.  Ils  disent,  en  feignant  de  me  louer,  qu'on  trouve  dans 
mon   livre    des   moyens  ingénieux   d'organiser   un  ménage,   une  manufacture. 


—    129   — 

mais  si  la  ruse  est  trop  visible,  elle  dégénère  en  mala- 
dresse. Tel  est  le  tort  du  cercle  Saint-Simonien  de 
Dijon  (i)  ».  Muiron,  qui  essaie  de  répandre  la  théorie 
sociétaire  et  qui  a  fondé  à  cet  effet  V Impartial  de  Besan- 
çon, lui  signale  qu'à  Besançon  également,  le  prédicateur 
saint-simonien  a  parlé  de  Fourier,  dont  il  a  dit  qu'il  avait 
perdu  le  sentiment  de  Thumanité.  «  Vos  prédicateurs 
bisontins  (les  Saint-Simoniens  alors  en  mission  à  Besan- 
çon) disent  que  j'ai  perdu  le  sentiment  de  l'humanité. 
Mais  eux  ne  l'ont  pas  trouvé,  car  s'ils  avaient  quelque 
pitié  réelle  des  misères  humaines,  ils  fonderaient  l'as- 
socialion  au  lieu  de  la  promettre,  au  lieu  de  jouer  sur  le 
mot  pour  nous  priver  de  la  chose,  nous  donner  le 
change  sur  l'emploi  de  l'association  qui  ne  peut  s'établir 
que  dans  l'agriculture  »  (i3  août  i83i).  11  serait  d'ail- 
leurs trop  long-,  dit  Fourier,  de  réfuter  toutes  les  absur- 
dités qu'on  lui  attribue.  Ces  prétendus  amis  du  peuple 
(les  Saint-Simoniens)  inhabiles  à  faire  les  inventions 
qui  pourraient  servir  le  peuple,  s'empressent  de  les 
étouffer  quand  elles  sont  publiées;  ils  les  ridiculisent  en 
feignant  de  les  protéger  (2). 

Mais  il  ne  sulïit  pas  à  Fourier  d'être  trahi  par  ses  enne- 
mis, il  faut  encore  qu'il  le  soit  par  ses  amis  qui  lui  attri- 
buent des  «  absurdités  saint-simoniennes  ».  Gabet,  polé- 
miquant avec  le  cercle  saint-simonien  de  Dijon,  a  écrit 
que  «  Fourier  placerait  les  associés  d'après  leurs  pen- 
chants et  les  récompenserait  suivant  leurs  œuvres  »  (3). 

J'enseigne,  au  contraire,  à  opérer  la  fusion  de  4oo  ména^jes  et  d'une  dizaine 
de  manufactures  avec  l'agriculture  combinée.  Mais  c'est  en  vain,  ajoutent-ils, 
qu'on  y  chercherait  une  idée  sociale  capable  de  relier  les  hommes  ;  j'enseigne 
à  associer  et  non  pas  à  relier,  là  où  il  n'y  a  point  de  lien  antérieur.  (Paris, 
6  août  i83i.) 

(i)  D'ailleurs  «  les  menus  pbuiials  (laits  par  les  Saint-Sinuinit-ns)  conlrecli- 
sent  étrangement  votre  acolyte  de  Dijon  qui  prétend  qu'on  ne  trouve  pas  dans 
mon  traité  de  1829  une  seule  idée  sociale.  D'où  vient  donc  que  ses  chefs  y 
puisent  largement?  » 

(2)  Ceci  est  tiré  des  manuscrits  de  t'ourier  :  Projet  de  réplii/ae  à  l'article 
saint-simunicn  du  21  juillet,  qui  d'ailleurs  ne   fut  jamais  envoyé   par  b'ourier. 

(3)  Journal  de  la  Côle-d'Or,  22  juillet.  Voici  un  extrait  de  ccl  article  :  Mais 

9 


i3o  — 


Ceci  fait  Ijondir  Foiirier   (|ui  sermonne  ses   disciples  et 
écrit  à  Muiron  :  «  Si  vous  envoyez  des  articles  au   frlobe, 


pour  arriver  à  ce  résultat  |')iie  cliacun  soit  placi^  suiviinl  son  talent  cl  récom- 
pense suivant  son  travail]  l'aiit-11  inventer  une  relijfion  nouvelle?  Ne  peut-il  pas 
être  atteint  sans  détruire  la  propriété  iiidiviciuellc,  sans  attaquer  les  anciennes 
croyances  ?  Le  plus  grand  vice  de  ce  système  suivant  nous  est  qu'on  ne  voit 
pas  comment  on  parviendra  <i  classer  sans  erreur  les  capacités,  à  distribuer 
avec  impartialité  le  prix  du  travail,  à  organiser  la  sociélé  d'après  ces  nouvelles 
vues.  Une  seule  chose  est  connue,  c'est  que  tout  s'opérera  par  le  ministère  des 
prêtres;  mais  les  rotiages  qui  feront  mouvoir  l'association  sont  encore  un  pro- 
blème <t  résoudre  et  là  cependant  est  toute  l'institution.  Ce  que  les  Saint-Simo- 
niens  cherclient,  M.  Charles  Fourier  depuis  longtemps  l'a  trouvé  avec  un  rare 
bonheur,  sans  changer  la  religion  d'aucun  peuple,  ni  déranger  les  propriétés  de 
personne,  et  en  rendant  le  travail  attrayant  même  pour  le  plus  paresseux  des 
hommes;  Fourier  organise  la  société  universelle  de  manière  à  placer  les  associés 
d'après  leurs  penchants  Ji  les  récompenser  suivant  leurs  œuvres  et  <i  accroître 
les  richesses  dans  des  dimensions  inespérées,  ce  qui  est  établi  d'une  manière 
si  évidente  que  ses  calculs  sont  mis  à  la  portée  de  tout  le  monde.  Nous  invi- 
tons ceux  qui  ont  écouté  avec  intérêt  la  doctrine  de  Saint-Simon  à  lire  les 
ouvrages  de  M.  Fourier,  ils  y  trouveront  d'abondantes  émotions  de  surprise  et 
apprendront  avec  étonnement  qu'il  existe  des  moyens  simples,  faciles  et  prompts 
de  constituer  l'ordre  social  de  manière  à  procurer  aux  riches  comme  aux  pauvres 
un  bonheur  dont  jusqu'à  présent  on  n'avait  pas  l'idée  (Ces  ouvrages  de  M.  Fou- 
rier sont  le  Traité  d'association  domestique  et  agricole  et  le  Nouveau  Monde 
industriel.  Ils  se  trouvent  chez  MM.  Gaulard-Lapier  et  Tussac,  libraires).  Voici 
la  réponse  que  le  cercle  saint-simonien  établi  à  Dijon  y  a  faite  le  28. 

«   Le  Cercle   Saint-Simonien  établi  à  Dijon  à  Monsieur  le  Rédacteur  », 
Monsieur,  on  lit  dans  votre  numéro  du    2  2   un  article  saint-simonien  signé 
S.  J'attends  de  votre  impartialité  la  publication  de  cette  réponse. 

L'auteur  de  cet  article,  M.  G.  a  dit  que  les  nouveaux  apôtres  mes  pères  ont 
bien  mérité  de  l'humanité  en  apprenant  que  la  société  doit  être  constituée  sur  la 
capacité  et  les  œuvres  (je  souligne  ces  expressions  parce  que  ce  sont  celles  dont 
on  se  sert)  que  chacun  doit  être  placé  suivant  son  talent  et  récompensé  sui- 
vant son  travail;  mais,  ajoute-t-on,  pour  arriver  à  ce  résultat  faut-il  inventer 
une  religion  nouvelle  ?  Ne  peut-il  pas  être  atteint  sans  détruire  la  propriété 
individuelle,  sans  attaquer  les  anciennes  croyances.  Je  réponds  :  i"  que  pour 
parvenir  à  ce  but  du  classement  suivant  la  capacité  et  de  la  rétribution  suivant 
les  œuvres,  nous  Saint-Simoniens,  ne  voyons  qu'un  moyen,  le  seul  qui  existe, 
l'abolition  successive  mais  radicale  de  tous  les  privilèges  qui  se  transmettent 
par  droit  de  naissance  et  par  l'abolition  de  l'hérédité  de  la  fortune  qui  de  tous 
les  privilèges  est  le  plus  réel  et  le  seul  qui  subsiste  aujourd'hui.  Et  en  effet 
M.  G.  prétendrait-il  élever  au  même  degré  de  développement  intellectuel  et 
celui  qui  naîtra  sans  autre  moyen  tl'existence  que  la  mendicité,  par  exemple,  et 
celui  qui  naîtra  entouré  de  toutes  les  commodités  de  la  vie  et  en  possession  de 
tous  les  moyens  d'éducation  ?  Evidemment  non  !  Hé  bien  !  donc  !  comment 
pourra-t-il  apprécier  ces  différences  de  capacité  d'après  lesquelles  il  veut  d'ail- 
leurs que    la  sociélé  sait  hiérarchisée.    C'est   un  principe   vrai   suivant   M.  G. 


—  i3i  — 

veuillez  y  mettre  exactement  mes  opinions  et  ne  pas 
m'en  prêter  d'autres  :   Gabet  est  tombé  clans  cette  faute 

que  chacun  doit  être  rétribué  suivant  ses  œuvres,  mais  il  lui  répugne  de  porter 
atteinte  à  la  propriété  individuelle.  M.  G.  ne  voit-il  pas  qu'il  émet  une  pro- 
position contradictoire,  que  la  propriété  individuelle  que  nous  voulons  détruire 
est  celle  qui  n'a  d'autre  mode  de  transmission  que  la  succession  par  droit  de 
naissance  et  qu'en  même  temps  que  celle-ci  ne  peut  être  établie  la  rétribution 
suivant  les  œuvres  puisque  par  elle  certains  individus  naissent  rétribués  avant 
même  d'avoir  Fait  des  œuvres  et  avec  le  droit  de  n'en  jamais  faire.  M.  G. 
continue  :  «  Le  plus  grand  vice  de  ce  système  suivant  nous  est  que  l'on  ne  voit 
pas  comment  on  parviendra  à  classer  sans  erreur  les  capacités,  à  distribuer  avec 
impartialité  le  prix  du  travail,  h  organiser  la  société  d'après  ces  nouvelles  vues. 
Et  plus  bas  il  dit  :  «  Que  ce  que  les  Sainl-Simoniens  cherchent  (bien  que  nous 
ne  cherchions  plus)  M.  Fourier  l'a  trouvé  avec  un  rare  bonheur,  sans  changer  la 
religion  d'aucun  peuple,  sans  déranger  les  propriétés  de  personne  et  en  rendant 
le  travail  attrayant  même  pour  le  plus  paresseux  des  hommes,  il  organise  la 
société  universelle  de  manière  à  placer  les  associés  d'après  leur  penchant,  à  les 
récompenser  suivant  leurs  œuvres.  »  M.  Fourier  parviendra,  à  l'association  uni- 
verselle sans  rien  changer  à  la  religion  d'aucun  peuple,  et  celte  association  est 
fondée  sur  le  principe  de  classement  suivant  la  capacité!  Comment  s'associera- 
l-il  donc  sans  changer  sa  religion,  le  chrétien  qui  veut  rendre  à  César  ce  qui 
appartient  à  César,  car  ce  qui  appartient  au  même  César  ne  lui  appartient  pas 
le  plus  souvent  par  droit  de  capacité.  M.  Fourier  placera  chaque  associé  sui- 
vant ses  penchants  et  M.  G.  comprend  cela  :  nous,  Saint-Simoniens,  vou- 
lons les  classer  suivant  leur  degré  de  capacité  qui  selon  nous  est  déterminé  par 
la  force  de  leurs  penchants  et  M.  G.  ne  comprend  plus.  M.  l'ourier  rétribue 
ses  associés  suivant  leurs  œuvres,  et  il  consacre  le  principe  de  succession  éta- 
bli et  cependant  M.  G.  le  comprend.  Nous  aussi  nous  rendons  justice  à 
M.  Fourier  et  engageons  ceux  qui  s'occupent  d'études  sérieuses  à  le  lire.  Ils  y 
trouveront  des  moyens  ingénieux  d'organiser  un  ménage,  une  manufacture, 
mais  c'est  en  vain  qu'ils  y  chercheraient  une  idée  sociale  capable  de  relier 
les  hommes,  le  système  de  M.  F"ourier  est  seulement  industriel.  Le  titre  de 
ses  ouvrages  l'indique  assez.  Un  Sàint-Simonien. 

Gabet  réplique  : 

«    A  Monsieur  le  l\é(lacteur  du  Journal  de  In  Cùle-d'Or, 

Ce  n'est  pas  pour  répondre  à  ce  qui  m'est  personnel  dans  la  lettre  du  cercle 
saint-simonien  que  je  prends  la  plume.  Je  veux  seulement  observer  qu'il  ne 
connaît  pas  tous  les  ouvrages  de  M.  Fourier  et  qu'il  induit  le  public  en  erreur 
en  disant  que  c'e*'/  en  vain  que  ceux  (jui  s'occupent  d'éludés  sérieuses,  etc..  Le 
système  de  M.  I^ourier,  ajoute-t-il,  est  seulement  industriel...  .l'invite  le  cercle 
sainl-simonien  à  ne  pas  juger  ces  livres  par  leurs  titres  et  surtout  à  lire  le 
traité  d'Association  domestique  agricole.  Il  y  trouvera  en  abondance  des  idées 
sociales  capables  de  relier  les  hommes  et  il  se  convaincra  que  l'auteur  y  a  tracé 
un  plan  complet  d'organisation  sociale.  Si  un  jour  la  civilisation  change  sa 
forme  d'association,  ce  qui  doit  arriver  avant  peu,  ce  sera  pour  ad(>|)ter  celle 
de  M.  Fourier  et  les  Saint-Sinioniens  seront  les  premiers  à  l'embrasser  avec 
ardeur  car  ils  sont  sur  la  voie  qui  y  conduit.    » 


—     l32    — 

en  rc()li(|iiaMl  iiux  Sitiiil-Siiiioniciis.  Il  dit  (|ii(,' j(i  |)lac<;rai 
chacjiu;  associé  selon  ses  prnclianls.  .NDii,  je  u<t  placcr-ai 
personne,  .reiisci^ric  (|iic  le  iiiécanisnic  (nii  fera  é('lore 
tous  les  peiicliaiils  iiidiisliiels  Iciii'  roiiiniia  un  emploi 
luci-alil,  <'l  dans  ccl  ordre;  où  loul  liavail  sera  accessiljJe 
à  chacun,  *  Iiacun  aura  à  se  |)lacer  lui-iiu;ine  selon  ses 
penchants,  sans  (ju(!  moi  ni  aucun  direclcur  y  inter- 
vienne. Ce  serait  tonil)er  chms  l'arbitraire  des  prêtres 
saint-simoniens  qui  veulent  se  faire  juges  des  capacités 
et  déterminer  le  placement  de  l'individu  (i).  » 

INIuiion  continue  d'ailleurs  à  lui  reprocher  ses  «  pré- 
ventions excessives  »  contre  le  Saint  Simonisme.  Fourier 
lui  répond  :  «  A  ous  me  soupçonnez  de  colère  aveugle 
conti'C  les  Saint-Simoniens  ;  ce  n'est  pas  colère,  c'est 
mépris  fondé...  «  «  D'ailleurs,  ajoute-t-il,  je  les  at- 
tends ;  ils  me  trouveront  toujours  disposé  quand  ils 
voudront  faire  le  bien  ;  mais  il  sudît  de  leur  verbiage 
philanthropi([ue  pour  m'éclairer  sur  le  compte  de  ces 
histrions  qui  disent  que  j'ai  perdu  le  sentiment  de  rjiu- 
manité.  »  Malgré  tout,  Fourier  n'avait  pas  encore  aban- 
donné définitivement  l'idée  de  s'adresser  aux  Saint-Si- 
moniens. «  Je  m'adresserai  volontiers,  selon  votre  avis, 
écrivait-il,  à  M.  Michel  Chevalier,  mais  il  faut  voir 
auparavant  s'il  y  aura  quelque  chose  de  réel  dans  la 
promesse  faite  par  celui  de  Besançon  (2)  de  faire  valoir 
ma  théorie  et  s'il  ne  finira  pas,  comme  celui  de  Dijon, 
par  me  bafouer  en  feignant  de  me  protéger.  »  Mainte- 
nant, il  se  défiait  un  peu,  car  «  telle  est  la  tactique 
des  Saint-Simoniens:  toujours  un  masque  tutélaire,  une 
gasconnade  sympathique.  Si  on  les  laissait  aller,  si  l'on 
comptait    sur    leur    protection   simulée,    on    serait   bien 


(i)  [i3  août  i83i.]  Donc  dans  le  système  fourit^riste  comme  dans  celui  des 
Saint-Simoniens  c'est  le  règne  des  capacités.  Mais  Fourier  cliarjje  la  nature  qui 
les  a  produites  du  soin  de  les  mettre  à  leur  place. 

(2)  Nous  verrons  plus  loin  que  «  celui  de  Besancon  »  n'est  autre  que  Jules 
Lechevalier  qui  avait  promis  à  Muiron  d  examiner  sérieusement  les  ouvrages  de 
Fourier  et  d'en  rendre  compte  dans  le  Globe.  (Lettre  du  iG  janvier  iSSa). 


—  1.33  — 

vite  coulé  à  fond  par  cette    protection   même  qui  est  le 
baiser  de  Judas  »   (i). 

Fouriereut  d'ailleurs  bientôt  l'occasion  de  triompher. 
Le  Globe  du  3i  août,  exposant  en  effet  très  franchement 
et  très  nettement  la  situation,  avouait  que  l'état  actuel 
des  ressources  des  Saint-Simoniens  ne  leur  permettait 
de  continuer  que  jusqu'au  5  septembre  la  publication 
du  journal.  Celle-ci  n'avait  jamais  été  considérée  par 
les  Saint-Simoniens  comme  une  spéculation,  mais  comme 
une  œuvre  d'apostolat,  et  parmi  toutes  les  manifestations 
de  la  doctrine,  écrites  ou  orales,  elle  avait  joué  un  des 
rôles  les  plus  importants  ;  aussi  les  Saint-Simoniens  vou- 
laient-ils distribuer  au  public  l'enseignement  écrit  du 
Globe  aux  mêmes  conditions  que  l'enseignement  oral 
des  missions  et  prédications,  c'est-à-dire  gratuitement. 
Or,  depuis  le  mois  de  novembre  jusqu'au  3i  août,  le 
Globe  avait  coûté  120000  francs,  déduction  faite  des 
abonnements.  On  n'avait  pu  subvenir  à  ces  dépenses 
qu'en  réalisant  une  partie  des  propriétés  appartenant 
aux  membres  de  la  famille  saint-simonienne.  Mais,  d'après 
les  Saint-Simoniens,  des  retards  s'étaient  produits  dans 
la  réalisation  de  ces  propriétés,  ce  qui  avait  amené  de 
graves  diflicultés  à  la  continuation  du  Globe.  Aussi  les 
Saint-Simoniens  faisaient-ils,  sans  détour,  appel  aux 
personnes  qui  «  ayant  de  la  sympathie  pour  eux  et  leurs 
principes,  voudraient  bien  s'associer  à  leur  œuvre,  et 
particulièrement  à  celles  qui,  sentant  la  portée  de  leurs 
travaux  et  ne  pouvant  y  prendre  part  directement  et  per- 
sonnellement, pourraient  du  moins  y  contribuer  par  leurs 
capitaux.  »  Ils  olfraient  en  garantie  la  réalisation  succes- 
sive des  propriétés  immobilières  IcMir  appartenant  et  dont 
la  valeur  s'élevait  à  plusieurs  centaines  de  mille  francs. 


(1)  lis  110  sont  pas  encore  assez  Forts  pour  perséeiiter  et  ils  ont  pour  eonsigne 
ffénérale  <lc  flatter  l'homme  qu'ils  veulent  (^toulVer...  D'ailleurs,  ce  sont  des 
tlitU)crales  et  par  suite  des  cloaques  de  vice  et  d'hypocrisie.  (  )n  voit  qu'ils  ont 
hien  pillé  les  jésuites  dans  leur  tactique  de  s'attacher  à  capter  les  hoiries  et  de 
suivre  strictement  l'impulsion  des  chefs.  Erilis  sicut  baculus. 


—   i.V,  - 

Les  cvén(;jiieiil.s  donnaient  raison  à  Fourier  qui  pou- 
vait tirer  (jiiel(|iie  orj^ueil  de  cette  constatation.  «  Les 
Saint-Sinionicns,  éciil-il  joyeiisennent  à  Miiiron  (lettre 
du  19  septembre  1881),  ont,  coiuiiie  vous  l'ave/  pu  lire 
dans  le  Globe,  tiré  le  canon  d'alaiine  (i-^i  août)  disant  qu'à 
défaut  de  secours,  le  (}lolj(;  ne  paraîtrait  plus  passé  le 
5  septembre.  »  L'occasion  parut  bonne  à  Fourier  de  leur 
faire  la  leçon  et  il  leur  écrivit,  le  2  septembre,  une 
lettre  où  «  sans  leur  dire  aucune  chose  désobligeante  » 
il  présentait  un  «  [)arallèle  de  leur  situation  avec  celle 
oîi  ils  se  trouveraient  s'ils  avaient  fondé  l'association 
au  lieu  delà  prêcher  »  (i).  El  il  écrit  naïvement:  «A 
cette  lettre,  ils  n'ont  rien  répondu,  pas  môme  un  accusé 
de  réception  »  (Paris,  19  septembre  i83i). 

Les  Saint-Simoniens  firent  mieux,  ils  la  publièrent, 
tardivement  d'ailleurs,  plus  d'un  mois  après  l'avoir 
Pecue  —  dans  le  numéro  du  19  octobre  seulement. 
Fourier  y  reprenait  avec  plus  de  modération  ses  critiques 
habituelles  et  montrait  aux  Saint-Simoniens  la  situation 
où  ils  se  trouveraient  «  s'ils  avaient  tenu  au  lieu  àe  pro- 
mettre »  (2). 

Avec  sa  puissante  imagination  et  sa  précision  coutu- 
mière,  il  décrivait  aux  Saint-Simoniens,  dans  les  moin- 
dres détails,  ce  qui  serait  arrivé  s'ils  avaient  consenti  à 
écouter  ses  conseils  et  leur  faisait  le  tableau  des  «  suc- 
cès qu'ils  avaient  manques  »  par  leur  obstination  à  ne 
pas  vouloir  le  faire  (3).  S'ils  avaient  «  manœuvré  pendant 
l'hiver  de  manière    à  pouvoir  installer   au    premier  mai 


(i)  Lettre  à  Muiron  (19  septembre  i83i). 

(2)  Messieurs,  en  voyant  votre  journal  du  3i  août  faire  des  signaux  de  dé- 
tresse (je  ne  l'ai  lu  qu'aujourd'hui)  je  crois  devoir  vous  adresser  un  parallèle 
de  la  situation  où  vous  vous  trouveriez  si  vous  aviez  suivi  la  voie  droite  en 
prosélytisme  sociétaire;  si  vous  aviez  fondé  l'association  au  lieii  de  la  prêciier  ; 
si  vous  aviez  tinu  au  lieu  de  promettre. 

(3)  Gfr.  «  En  proposant  franchement  à  leur  nombreuse  clientèle  de  former 
une  compagnie  actionnaire  avec  hypothèque  sur  la  phalange  à  fonder,  ils  au- 
raient pu  déjà  entrer  en  exercice  au  printemps  de  i83i...  Mais  l'orgueil  les  a 
égarés  »  (Manuscrits). 


—  i35  - 

un  noyau  d'association,  un  germe  en  Ijasse  échelle  de 
63700  »  (la  moyenne  échelle  étant  de  11  à  1200  et  la 
grande  échelle  de  i  700  à  1800)  «  en  moins  de  deux  mois 
l'épreuve  eût  été  consommée  »  et  «  dès  le  mois  de  juil- 
let toute  l'Europe  aurait  été  informée  que  l'association 
industrielle  ou  réunion  des  trois  industries  productives  : 
culture,  fabrique  et  ménage,  est  possible,  que  la  richesse 
va  quadrupler,  que  les  travaux  seront  transformés  en 
plaisirs  ;  que  la  métamorphose  va  s'étendre  à  l'humanité 
toute  entière.  »  «  Aussitôt,  tous  les  propriétaires  de  do- 
maines auraient  demandé  la  paix,  se  seraient  ligués  pour 
forcer  les  souverains  au  désarmement  »  (i),  en  même 
temps  on  aurait  pu  «  annoncer  et  garantir  au  peuple, 
l'abolition  très  prochaine  de  tous  les  impôts   anciens   et 

malfaisants car  il   serait  avéré  que    le    produit  de   la 

France  qui  compte  aujourd'hui  pour  six  millions  un  tiers 
s'élèverait  à  six  milliards  et  plus,  par  la  suite...  Si  l'on 
prélève  au  budget  de  paix  un  milliard  sur  six,  le  fisc  en 
réduisant  l'impôt  de  moitié,  du  sixième  ou  douzième,  aura 
deux  milliards  plus  cent  millions  d'épargne  sur  la  percep- 
tion, et  davantage  sur  les  ministères  de  la  guerre  et  de 
la  marine.  Le  fisc  aurait  donc  un  milliard  deux  cents 
millions  de  superflu  à  employer:  un  tiers  à  la  compensa- 
tion des  impôts  supprimés  :  un  tiers  à  l'extinction  de  la 
dette,  un  tiers  aux  travaux  publics.  «  Avec  cette  pers- 
pective de  (juadruple  produit  et  doublement  de  revenu 
fiscal,  malgré  le  dégrèvement  de  moitié,  on  aurait  pu 
emprunter  et  anticiper  sur  le  revenu  futur  pour  suppri- 
mer, dès  cette  année,  les  droits  réunis  et  la  taxe  du  sel.  » 
Cette  bonne  aubaine  aurait  mis  en  crédit  la  religion 
sainl-simonienne  bien  mieux  que  ne  font  des  prédications 
stériles. 


(i)  «  Ceux  (le  Uiissie  el  i\v  lli)nj;i'ie,  qui  mit  heiiiii-oiip  de  terres  iiicultesau- 
raient  été  les  plus  iirdeiils  ;i  vouloir  la  paix,  elle  aurait  éti''  conclue  dès  le  mois 
d'août  même  par  la  l'olojfne,  rar  chacun  aurait  insisté  sur  la  nécessité  de  ces- 
ser le  massacre  au  moment  où  les  ouvriers  vont  devenir  si  nécessaires,  si  pré- 
cieux. » 


—  i3G  — 

'l'ous  (;es  rôsullats  iiicivoillciix  c'csl  aux  Saiiil-Simo- 
niens  qu'on  les  devrait  cl  «  leur  société  aurait  été  pro- 
clamée libératrice  des  peuples,  comblée,  accablée  des 
laveurs  de  tous  les  moriai'C|ues  ».  «  lis  auraient  déjà  un 
bénéfice  de  3ooooooo  rt'«/ùv'  sur  une  seule  branche  des 
piofits  attachés  au  rôle  de  fondation  du  germe  du  noyau 
sociétaire...  (i)  Leur  journal  aurait  5o  ooo  abonnes 
au  lieu  de  5oo  et  l'Europe  serait  forcée  de  le  lire... 
Enfin  ils  auraient  eu  le  roi,  la  cour  et  les  grands  pour 
souscripteurs...  »  On  aurait  fait  prendre  des  actions 
à  don  Pedro,  au  dey  d'Alger;  c'eût  été  un  bon  sti- 
mulant, ajoute  Fourier  qui  parsème  ses  vues  utopi- 
ques  de  remarques  judicieuses,  pour  faire  signer  les 
Français. 

Mais  les  Saint-Simoniens  n'ont  pas  voulu  «  suivre  la 
voie  droite  en  prosélytisme  sociétaire  (2)  ».  «  Au  lieu  de 


(i)  Voici,  <i  titre  de  curiosité,  coinment  Fourier  en  établit  le  calcul  :  «  Cette 
fondation  du  noyau  en  basse  échelle  exi^e  6000000,  mais  seulement  deux  en 
effectif  parce  qu'on  obtient  aisément  des  crédits  pour  ^oooooo  dans  une  affaire 
où  il  y  a  hypothèque  bien  solide.  Il  vous  resterait  donc  quatre  millions  d'ac- 
tions en  réserve  et  pour  élever  le  noyau  de  troisième  en  première  échelle,  vous 
auriez  encore  laoooooo  d'actions  à  émettre,  total  :  16000000  ou  16000  ac- 
tions de  réserve  à  placer.  Elles  seraient  enlevées,  soit  à  cause  de  la  certitude 
acquise  sur  le  quadruple  produit,  soit  parce  que  le  canton  de  fondation  aura 
pendant  trois  ans  des  avantages  notables  sur  les  autres,  et  d'abord  le  tribut  des 
curieux  payants.  Ainsi  vos  seize  mille  actions  de  réserve  (mille  francs  pièce)  se 
placeraient  aisément  à  trois  mille  francs,  ce  qui  donnerait  82000000  de  béné- 
fice. Or,  il  serait  déjà  réalisé  car  vous  auriez  commencé  le  placement  dès  le 
premier  juillet.  Ainsi,  au  lieu  d'un  appel  au  soutien  d'un  journal,  vous  auriez 
Sooooooo  en  portefeuille  et  de  plus,  une  recette  de  5 000  francs  par  jour, 
trois  cents  curieux  admis  à  un  louis.  Ladite  recette  serait  sextuplée,  octuplée 
en  mai  i832,  soit  i  800  curieux  par  jour  à  trois  louis,  à  l'époque  où  vous  ins- 
talleriez le  plein  mécanisme  à  1800  personnes.  Quant  à  votre  journal  qui 
pourrait  seul  rendre  compte,  jour  par  jour,  des  progrès  de  la  mécanique  socié- 
taire, au  lieu  de  décliner  à  5oo  abonnés,  il  en  aurait  eu  5oooo,  trois  fois  plus 
que  le  Constitutionnel,  car  toute  l'Europe  serait  forcée  de  le  lire,  vu  que  lui 
seul  donnerait  le  bulletin  journalier  de  rét.iblisseiuent  d'ciù  d('-pendrait  le  sort 
du  monde  entier.  » 

(2)  Fourier  revient  très  souvent  sur  le  refus  que  les  Saint-Simoniens  ont 
opposé  à  ses  offres.  «  Avec  moitié  de  leur  dépense  annuelle  estimée  1  200000  fr., 
avec  600000  francs  on  fonderait  une  réunion  sociétaire  en  bas  degré.  A  l'as- 
pect des   grands  bénéfices   qu'elle  donnerait  et  des  germes  d'attraction   indus- 


-  i37  - 

tenter  l'essai  de  ce  beau  mécanisme,  qui  satisferait  tout 
le  monde  »,  ils  ont  préféré  la  vieille  méthode  morale  de 
détruire  ou  de  vouloir  détruire  les  passions  ;  ils  ont 
adopté  une  doctrine  si  rebutante  qu'elle  n'a  pour  sec- 
taires que  des  spéculateurs  sur  la  fortune  d'autrui  «  et 
qu'ils  sont  obligés  d'avouer  que  le  public  abandonne  leur 
journal  et  que  leurs  élucubrations  ascétiques  ne  sont  pas 
goûtées.  Aussi  sont-ils  si  embarrassés  qu'ils  abjurentleur 
doctrine  pièce  à  pièce  (i). 

«  11  n'en  restera  rien  quand  elle  aura  été  réfutée  par  un 
parallèle  des  vrais  moyens  d'amélioration  et  de  progrès 
réel.  »  Et  Fourier  reprend  sous  une  forme  plus  modérée 
et  plus  atténuée  ses  critiques  du  Saint-Simonisme,  tou- 
jours les  mêmes. 

En  terminant,  il  leur  donne  paternellement  des  con- 
seils :  «  Quand  on  est  eno-ao-é  dans  une  aussi  mauvaise 
thèse,  le  seul  parti  sage  est  de  l'abandonner  :  vous  seriez 
encore  à  temps  de  mettre  la  main  à  l'œuvre,  agir  au  lieu 
de  parler...  Vous  n'avez  pas  voulu  faire  ce  que  les  pom- 
piers appellent  la  part  du  feu...  Vous  n'avez  pas  voulu 
faire  la  part  de  l'inventeur  et  vous  perdez  tout.  Il  vous 
eût  été  facile  d'essayer  la  méthode  naturelle,  les  séries 
passionnées  ;  vous  auriez  eu  pour  votre  part  le  bénéfice 
de  fondations  détaillées  précédemment  et  les  récompen- 
ses de  fondation  qui  seront  décernées  aussitôt  que  la 
hiérarchie   sphérique   sera   constituée.   Moi,  j'aurais  eu 

Irielle  tjni  s'y  développeraieni,  cluiciin  opineriiil  à  fonder  le  plus  haut  degré  : 
celui  de  plein  essor  des  passions  contri'balancres  par  l'aflluenoe  des  plaisirs. 
Un  seul  ('■cliantillon  de  ce  hel  ordre  qui  est  la  destinée  de  l'Iiuinanité  sufHrait 
pour  étendre  à  l'instant  cette  méthode  au  jflobc  entier,  métamorphoser  les  vil- 
lages et  cités  en  Sooooo  phalanges  d'harmonie  industrielle  et  sociétaire.  Telle 
est  la  |)aline  qui  s'ollVait  aux  Saint-Simoniens.  Us  seraient  parvenus  au  l'aîte 
de  l'opulence  et  de  la  gloire  :  ils  ont  préféré  ne  i-ien   faire  »   (Manuscrits). 

Cl)  Kourier  a  signalé  à  plusieurs  reprises  ces  «  abjurations  ».  On  trouve  dans 
ses  notes  manuscrites  :  «  les  2:!  juillet  et  7  août  i83i  les  Saint-Simoniens  ont 
abjuré  dans  le  Vilabe  leurs  dogtr.es  sui-  l'hérédité,  ils  ont  athnis  l'hér-édité  di- 
recte, l'eu  de  temps  après,  ils  ont  admis  l'hérédité  indirecte  en  prenant  sur  ma 
théorie  l'un  des  '|8  ressorts  de  ralliement,  celui  de  l'adoption  spi-ciale  au  litre 
de  continuateur  d'industrie  récompensé  par  un  legs.  » 


—  i38  — 

riioniiciir  (le  riiivenlion,  ce  n'est  ()as  tiop  piélendre  », 
mais  ils  courent  au  rnôine  déiKnieiiienl  (|irO\\ori.  L(Mir 
secte  va  à  des  écueils  ceitains. 

«  Quoi  qu'il  en  soit,  je  dois,  à  titre  (riiivcnlciir  <lii  méca- 
nisme sociétaire,  dénoncer  ceux  qui  spéculent  sur  le 
mot  pour  nous  priver  de  la  chose,  et  quand  j'ai  publié,  il 
y  a  trois  mois,  un  factum  sur  les  sectes  Owen  et  Saint- 
Simon,  loin  de  m'emportcr  (comme  vous  l'ave/  dil  \v. 
10  juillet)  j'ai  au  contraire  poussé  trop  loin  les  ména<^e- 
ments,  carj'aurais  pu  disséquer  vos  doctiines  avec    plus 

de  succès  que  le  baron  Massias il  est  trop  négatif  dans 

sa  critique;  c'est  le  vice  de  tous  les  journaux  qui  ont 
parlé  contre  votre  secte  :  si  j'avais  été  le  collaborateur  de 
l'un  d'entre  eux,  j'aurais  traité  l'affaire  au  sens  positif 
et  donné  le  moyen  de  faire  le  bien  promis  par  les  deux 
sectes  O...  et  S.-S...  ;  cela  ne  tardera  guère  (i).  » 

Les  Sainl-Simoniens  accueillirent  ironiquement  la 
lettre  de  Fourier.  Si  utopiques  que  fussent  leurs  projets 
et  bien  qu'ils  eussent  déjà  perdu  le  sens  du  réel,  les 
avantages  que  leur  promettait  Fourier  s'ils  appliquaient 
son  système,  leur  parurent  excessifs  et  déraisonnables  ; 
ils  étaient  nerveux,  un  peu  agacés  sans  doute  aussi  par 
les  accusations  de  plagiat  qu'on  commençait  à  lancer 
contre  eux.  Ils  publièrent  la  lettre  en  la  faisant  précéder 
d'une  note  (2)  où  ils  déclaraient  que  :  Pour  en  finir  soit 
avec  les  accusations  de  plagiat,  soit  avec  les  prétentions 
de  M.  Fourier  et  de  ses  disciples,  ils  publiaient  une  lettre 
adressée  par  M.  Fourier  aux  chefs  de  la  religion  saint- 
simonienne,  à  l'occasion  de  l'article  du  3i  août;  lettre 
dans  laquelle  se  trouvaient  indiqués  les  moyens  infailli- 


(i)  La  lettre  est  sijjnée  Ch.  Fourier,  rue  de  Richelieu,  l\5  bis. 

(2)  «  Quelques  personnes  qui  ne  pouvaient  plus  contester  la  Fupériorité  de 
nos  doctrines  nous  ont  aceusi''s  de  plagiat.  Suivant  elles,  nous  aurions  puisé 
les  éléments  dont  se  compose  le  système  social,  tel  que  nous  le  concevons,  à 
des  sources  que  nous  aurions  eu  grand  soin  de  cacher.  On  a  particulièrement 
signalé  M.  Fourier  comme  l'un  des  écrivains  auxquels  nous  aurions  fait  le  plus 
de  ces  emprunts  frauduleux  »  (Glohe,   19  octobre  i83i). 


—   iSg  — 

blés,  suivant  M.  Fourier,  pour  donner  un  immense  déve- 
loppement à  la  société  saint-simonienne,  pour  attirer 
une  trentaine  de  millions  dans  ses  coffres  et  pour  mettre 
les  Saint-Simoniens  à  même  de  sauver  la  Pologne,  »  Ils 
distribuaient  ensuite  quelques  éloges  à  Fourier,  recon- 
naissant qu'il  y  avait  chez  lui  «  une  grande  virtualité  » 
et  qu'il  avait  même  souvent  critiqué  l'organisation  sociale 
actuelle  avec  une  sagacité  rare  (i). 

Mais  dans  quel  but  avaient-ils  fait  cette  publication  ? 
Transon  et  Lechevalier  (2)  affirment  que  c'est  dans  le 
but  de  nuire  à  Fourier  et  de  le  ridiculiser.  C'est  possi- 
ble et  même  très  probable  ;  la  note  tendrait  à  le  prouver. 
Ce  qui  n'est  pas  douteux,  c'est  que  cette  lettre  n'était 
pas  écrite  pour  le  public.  Fourier  lui-même  le  déclare  (3). 
Et  Lechevalier  pense  que  «  la  publication  de  cette  pièce 
sous  le  voile  d'une  doucereuse  impartialité  cachait  le 
dessein  de  discréditer  les  idées  de  Fourier  ».  Néan- 
moins, plusieurs  des  amis  de  Fourier  accueillirent  avec 
joie  celte  publication.  Ce  cpi'ils  désiraient  depuis  long- 
temps, c'est  qu'on  parlât  de  leur  grand  homme,  qu'on 
s'occupât  de  sa  découverte  (4).    L'insertion  de  la   letltre 


(i)  Nous  reconnaissons,  au  reste,  écrivaieul-ils,  qu'il  y  a  cliez  M.  Fourier 
une  {irancte  virtualité.  Il  a  même  critiqué  souvent  l'organisation  sociale  actuelle 
avec  une  sagacité  rare  (en  note  :  voir  surtout  la  préface  du  Nouveau  Monde 
indus Irieï)  ;  mais  il  s'est  eng-agé  de  bonne  heure  dans  une  Fausse  voie  où  tou- 
jours il  a  été  plus  avant  parce  qu'il  a  toujours  travaillé  à  l'écart  des  hommes; 
et  aujourd'hui,  de  conséquence  en  conséquence,  il  est  arrivé  aux  rêves  les  plus 
bizarres  comme  il  s'en  trouve  dans  la  lettre  ci-dessous  (Le  Globe,  ig  octo- 
bre i83l). 

(2)  Miciiei  (Chevalier)  a  inséré  dans  son  journal  uni'  lellre  que  Fourier 
n'avait  pas  écrite  pour  h;  piihlic  et  cette  lettre  a  été  insérée  à  voire  connais- 
sance dans  l'intention  formelle  d'écraser  Fourier  par  le  ridicule  (Lettre  à 
Enfantin,  janvier  iSSa). 

(3)  «  Ils  ont  inséré  ma  lettre  pai'ce  qu'elle  les  compiomeltait  peu,  elle  n'élait 
pas  faite  pour  le  public  »  (I^ellre  à  Muiron,   lo  novendjre  iHi)i). 

(4)  Lettre  de  CcmsidéranI  à  l'Ourler:  «  Samedi  midi,  sans  date...  cl  remer- 
cions Dieu  de  ce  (|ne  les  ennemis  nous  fournissent  des  armes  pour  se  faire  bat- 
tre. Voici  la  gazette  qui  va  fonder  la  grande  publicité  de  vos  livres  et  de  vos 
idées.  Il  faudra  bien  mainlenani  que  le  gouveruemenl  \  |)ri'Miie  gai'dc  cl  s'en 
inquiète.  » 


(lu  2  se|)l('inl)i'c  (levait,  dans  h^iir  pensée,  donner  a  l'oii- 
rier  iin(;  grande  |)iil)licit(';  (;(  pai"  (.•onS(3qLienl  le  salisf'airc. 
((  Celle  lellie  ins(^;i(''e  dans  le  dlobt'  nous  a  fail  un  très 
grand  plaisir  et  (|uoi(|u'eJle  n'ait  [)as  (Hc;  faite  pour  le 
public  et  cpie  ceux  à  cpii  elle  était  adressée  l'aienl  pcul- 
élre  pour  cette  seule  raison  méchamment  insérée,  elle  a 
pourtant  un  heureux  efTet.  C'est  de  vous  donner  une 
grande  publicité,  et  (ju'il  arrive  (\v\v  ceux  cpii  le  lisent 
inclinent  fort  à  vous  donner  raison  el  ne  mettent  pas  en 
doute  votre  supéi'iorité.  Ainsi,  que  ce  soit  malice  des 
Saint-Sinu)niens  ou  embarras  de  leur  position,  le  succès 
nous  reste  (i).  » 

Mais  parmi  les  amis  de  Fourier  tout  le  monde  ne  pen- 
sait pas  comme  Clarisse  Vigoureux  et  ne  partageait  point 
son  enthousiasme.  Cette  lettre  que  Fourier  avait  envoyée 
«  particulièrement  aux  chefs  de  doctrine  »  ((  ne  pouvait 
avoir  quelque  valeur  que  pour  des  hommes  déjà  familia- 
risés ave(;  la  théorie  de  M.  Fourier;  à  tous  autres,  disait 
Lechevalier,  elle  doit  paraître  étrange  et  bizarre  »,  et  il 
avouaitque  (csans  doute  elle  sullirait  pour  détourner  même 
l'attention  des  hommes  consciencieux  et  éclairés...  (2)  ». 
Aussi,  dans  son  entourage,  certains  conseillaient-ils  à  F^ou- 
rier  de  répliquer,  de  préciser,  d'expliquer(3).  Mais  Fourier 
était  las  et  découragé  (/|).  11  fit  un  projet  de  réponse 
mais   qu'il  garda    pour  lui   parce    qu'il   ne   savait   à   qui 

(i)  Lettre  de  Clarisse  Vigoureux  à  Fourier.   i6  novembre. 

(2)  Jules  Lechevalier,  Science  sociale,  p.  i33. 

(3)  Voir  lettre  de  Clarisse  Vigoureux  :  «  Je  serais  fort  d'avis  que,  comme 
le  disait  M.  Muiron,  vous  fissiez  une  réplique  en  employant  le  moyen  qui  vous 
plaît.  » 

(4)  Vous  avez  pu  voir  dans  le  Globe  du  ig  une  insertion  de  ma  lettre  du 
2  septembre.  Ils  disent  qu'ils  l'insèrent  pour  en  finir,  pour  prouver  qu'ils  n'ont 
pillé  personne,  qu'on  est  étonné  de  la  supériorité  de  leur  doctrine...  Si  je  leur 
envoie  une  réfut;rtion  régulière  ils  ne  l'inséreront  pas...  Ils  vous  donnent  pour 
hiér;ircliie  leurs  dispositions  arbitraires,  tandis  que  je  donne  les  deux  distribu- 
tions fournies  par  les  mathématiques  :  1°  la  progression  ou  série  libre  et  illimitée 
en  groupes;  2°  la  proportion  ou  série  mesurée,  limitée  en  groupes.  D'ailleurs, 
je  donne  les  bases  pour  en  faire  l'application  à  l'industrie  à  toutes  les  rela- 
tions et  non  pour  créer  des  hiérarchies  distribuées  fantastiquement. 


—  i4i  - 

l'adresser.  «  Vous  m'engagez  à  répondre  aux  Saint- 
Simoniens,  écrivait-il  à  Muiron,  mais  dans  quel  journal? 
lis  ont  inséré  ma  lettre  parce  qu'elle  ne  les  compromet- 
tait pas;  elle  n'était  pas  faite  pour  le  public;  mais  si  je 
leur  riposte  de  la  bonne  encre,  ils  se  garderont  bien  de 
l'insérer.  Ce  qu'il  lui  aurait  fallu,  c'est  un  journal,  un 
journal  qui  fût  à  lui.  «  Si  je  peux  avoir  un  journal  quel- 
que jour,  écrivait-il,  je  donnerai  de  la  tablature  à  ces 
hypocrites  (i).  » 

Mais,  il  manquait  à  Fourier  de  l'argent;  il  ne  lui  en 
fallait  d'ailleurs  pas  beaucoup,  et  on  ne  peut  l'accuser 
d'être  exigeant  :  i  ooo  francs  lui  auraient  sufïi  ;  avec  ces 
mille  francs  il  pourrait  «  former  à  l'instant  une  société 
aussi  bien  établie  que  celle  des  Saint-Simoniens  ». 

Il  sentait  bien  en  efi'et  qu'il  ne  lui  fallait  plus  compter  sur 
aucun  appui  de  la  part  de  ces  derniers,  et  que  l'échec  de 
ses  tentatives  auprès  d'eux  était  définitif,  et  il  en  était 
profondément  affecté. 

Il  en  voulait  à  tout  le  monde  :  d'abord  aux  Saint- 
Simoniens  qu'il  accusait  d'avoir  par  leurs  fausses  doc- 
trines causé  à  l'humanité  un  préjudice  très  funeste  en 
retardant  l'avènement  de  la  vraie  association  (2).  Il  leur 
reprochait  d'avoir  «  prostitué  et  compromis  le  mot  d'as- 
sociation tellement  qu'il  était  devenu  «  synonime  (sic) 
de  rébellion   et  de    machination  désastreuse  »  ou  même 

(i)  Cfr.  Lettre  du  26  octobre  i83i.  «  Que  je  battrais  bieu  ces  bistrions  si 
j'avais  un  journal  !  »  et  :  «  Vous  me  dites  d'imiter  les  pbibintbropes  et  de  crier 
la  vérité  sur  les  toits  :  mais  il  faudrait  avoir  des  toits  où  je  puisse  les  crier.  Les 
toits  sont  les  journaux  qu'il  faudrait  acheter  eu  li^rnes  à  120  francs  le  cent,  quand 
on  peut  payer  il  est  bieu  aisé  de  crier  la  fausseté  sur  les  toits  !  »  (Lettre  ?i 
Muiron). 

(2)  «  Quel  est  votre  but,  hâbleurs  qui  ne  chantez  que  profjrès  et  association  ? 
Vous  cbercbez  insidieuseuieut  ;\  éloulîer  tout  essai  d'association  réelle  el  de  pro- 
grès réel.  Vous  ne  voulez  que  ilonner  le  ciiange,  faire  oublier  les  choses  par 
des  controverses  sur  le  mol  et  quand  vous  aurez  à  force  de  subtilités  alTadi  le 
public  sur  cette  question,  vous  prétendrc^z  que  tout  est  dit,  que  c'est  une  vision 
à  laquelle  il  faut  renoncer,  qu'oTi  ne  peut  pas  associer  des  masses  de  3  à  /|00 
familles  agricoles,  que  le  quadruplcnient  île  produit  est  une  chimère,  qu'il  faut 
se  défier  de  ces  illusions  et  s'en  tenir  aux  torrents  de  lumière  phih)S()pbi(iuc.  » 
(Les  torpilles  du  pnxjr'cs)  (Manuscrits). 


—     1^-2    — 

absolument  «  vide  de  sens  ».  Et  il  ne  leur  pardonnait  pas 
—  il  ne  leur  pardonnera  d'ailleurs  jamais  —  d'avoir 
voulu  «  lui  ôler  l'honneur  de  l'invention  au  lieu  de  s'en 
tenir  loyalement  à  l'honneur  de  fondation  qui  était  pour 
eux  une  assez  belle  proie  puisqu'ils  ne  savaient  rien 
inventer  »,  d'avoir  par  leur  orgueil  (i)  commis  la  sot- 
tise de  «  tout  perdre  en  voulant  tout  envahir  »,  et  le 
crime  de  détourner  les  esprits  de  l'œuvre  sociétaire  ou 
«  de  toute  recherche  sur  la  seule  association  qui  soit  utile 
et  urgente,  celle  des  travaux  agricoles  et  domestiques 
exercés  économicjuemenl  par  des  masses  de  i  8ooà2ooo 
personnes  inégales  en  fortunes  et   en  toutes  facultés  ». 

Les  Saint-Simoniens  s'étaient  dit  «  les  oracles  du 
régime  d'association  »  et  leur  doctrine  n'en  était 
qu'  «  éteignoir  et  antipode  (2)  ».  Mais  il  ne  leur  avait 
pas  suin  de  s'abstenir  de  toute  tentative  d'association,  de 
ne  rien  faire  pour  pi'ovoquer  la  découverte  du  mécanisme 
sociétaire.  Il  avait  encore  fallu  qu'ils  fissent  tous  leurs 
efforts  dès  qu'ils  avaient  pu  se  rendre  compte  que  cette 
découverte  était  faite  pour  l'avilir  (3)  et  pour  la  repous- 
ser parce  qu'elle  n'était  pas  de  leur  crû.  Aussi  longtemps 
que  cela  leur  a  été  possible  ils  ont  étouffé  l'idée  de 
t'ourier;    puis    dès   qu'elle    commença   de  se    produire 

(i)  «  Ce  sont  de  fttux  frères  qui  sacrifient  le  genre  humain  à  leur  orgueil.  » 
Pièges  et  Charlatanismes,  p.  27.  C'est  bien  peu  d'intelligence  et  de  moralité 
chez  des  apôtres  du  progrès  intellectuel  et  moral  de  ne  pas  accueillir  la  voie 
du  progrès  réel  qui  leur  est  offerte  par  ma  théorie.  Les  sophistes  aussi  nuisi- 
bles que  Robert  Owen  causent  ;i  l'humanité  un  préjudice  énorme,  un  retard 
d'avènement  au  bonheur,  au  quadruple  produit;  ignorant  la  chose  ils  nous 
leurrent  sur  le  mot  et  nous  privent  de  la  chose  dont  le  siècle  sent  de  plus  eu 
plus  le  besoin. 

(2)  Les  prédications  des  Sainl-Slmoniens  tendent  ti  nous  détourner  de  toute 
recherche  sur  la  seule  association  qui  soit  utile  et  urgente,  celle  des  travaux 
agricoles  et  domestiques  exercés  économiquement  par  des  masses  de  i  800  à 
2000  personnes  inégales  en  fortune  et  en  toute  faculté.  Pièges,  p.  20. 

(3)  La  secte  saint-simonienne  bien  pourvue  de  faconde  mais  dénuée  de  gé- 
nie inventif  croit  se  faire  valoir  en  avilissant  une  découverte  qu'elle  invoque 
par  le  fait  car  chaque  jour  elle  invoque  la  nécessité  d'établir  le  régime  socié- 
taire pour  remédier  aux  misères  des  classes  ouvrières  (Projet  de  réplique  à 
l'article  saint-simonien  du  28  juillet)  (Manuscrits). 


-  iZ,3  - 

malgré  tous  les  obstacles  qu'ils  lui  opposaient,  ils  Font 
mutilée,  calomniée,  dénigrée,  défigurée;  enfin,  ils  Tont 
pillée  sans  scrupules,  s'en  appropriant  des  fragments  et 
des  lambeaux  et  dérobant  même  au  vocabulaire  de 
Fourier  certaines  de  leurs  expressions,  sans  en  indiquer 
la  source, 

Il  en  voulait  aussi  au  public  qui  protégeait  tous  les 
«  charlatans  en  art  d'associer  »,  qui  avait  «  la  bonhomie 
d'entendre  de  sang-froid  leurs  risibles  doctrines  »,  qui 
prônait  les  sectes  Saint-Simon  et  autres  (i),qui  «se  con- 
fiait aveuglément  à  ces  charlatans  qui  ne  savent  rien 
inventer  et  qui  ne  proposent  que  des  monstruosités 
démagogiques  et  ihéocratiques  :  établir  la  communauté 
des  biens,  la  mainmorte  même  en  ligne  directe,  la  pro- 
miscuité des  femmes  et  la  suppression  des  cultes  et  du 
mariage,  l'absolutisme  théocratique  même  en  répartition 
des  bénéfices  (2)  »,  et  qui,  étourdi  par  une  cohue  d'asso- 
ciations politiques  et  pensant  que  tout  était  dit  sur  la 
matière,  négligeait  ou  même  dénigrait  le  véritable  inven- 
teur. 

Il  en  voulait  enfin  à  ses  amis  eux-mêmes  qui  lui  con- 
seillaient plus  de  modération  et  de  douceur.  Bien  que 
jNIuiron,  Gabet,  et  Mme  Clarisse  Vigoureux  montrassent 
un  admirable  dévouement  à  le  servir  et  à  rencourager(3), 

(i)  Loin  de  provoquer  cette  découverte  (du  mécanisme  sociétaire)  on 
accueille  efl'rontément  tous  ces  cliariatans  qui  se  vantent  de  savoir  associer;  on 
leur  fournit  des  capitaux  sans  exiger  aucune  preuve  de  leur  savoir,  de  leur 
compétence  ;  enfin  on  encouraye  sous  le  nom  d'association  loo  folles  entre- 
prises dont  on  prévoit  bien  la  chute,  comme  celles  de  Rob.  Owen,  et  on  s'ap- 
puie de  leur  insuccès  pour  persuader  que  l'art  d'associer  est  introuvable,  que 
tant  de  perfection  n'est  pas  faite  pour  les  hommes,  que  la  nature  est  couverte 
d'un  voile  d'airain,  que  les  destinées  sont  impénétrables,  que  l'homme  n'est  pas 
fait  pour  sonder  la  profondeur  des  décrets  divins,  etc.,  etc...  C'est  pour  étouf- 
fer les  recherches  qu'on  a  encouragé  depuis  30  ans  les  sectes  owéniennes  et 
saint-simoniennes  qui  sous  le  masque  d'association  et  progrès  accréditent  les 
doctrines  les  plus  opposées  au  mécanisme  sociétaire. 

(2)  Coup  d'œil  sur  les  lumières  en  vogue  au  XIX"  siècle.   l'^ourier. 

(3)  Gabet  indiquant  à  Fourier  ce  (ju'il  avait  écrit  dans  sa  polémique  avec  les 
Saint-Simoniens  de  Dijon  dont  j'ai  cité  des  extraits,  terminait  ainsi  sa  lettre  : 
«  Si,  Monsieur,  tout  ce  que  j'ai   dit  et  fait  peut  ne  pas  mériter  votre  approba- 


l'I'l  — 


il  se  croyait  desservi  par  (mix.  Ils  avaient  le  <^rave  tort 
à  SCS  yeux  de  ne  [)as  épouser  aveuglément  toutes  ses 
haines,  et  certains  d'entre  eux  se  montraient  trop  bien- 
veillants à  l'égard  des  Saint-Sin)oniens  (i)  (voir  lettres 
de  Clarisse  Vigouroux  et  Gabet  aux  archives  fouriéristes, 
notamment  m  juillet  i83o)  (2). 

Pour  conclure,  s'il  semble  exagéré  de  dire  que  les  Saint- 
Simoniens  ne  j)rôtèrent  pas  la  moindre  attention  à 
Fouricr,  ils  se  montrèrent  du  moins   polis  et  distants;  il 


tion,  il  sera  du  moins  <i  vos  yeux  le  témoijjnag-e  de  mon  z'ele  h  vous  servir  et 
l'expression  du  dévouement  sans  horne  de  votre  très  affeclionné.  »  Gabet. 
(?,  août  i83i). 

«  Je  ne  comptais  pas  vous  écrire...  mais  votre  dernière  lettre  à  M.  Miiiron 
et  dont  il  m'a  en  partie  donné  connaissance  me  cause  trop  de  peine  pour  que 
je  ne  cherche  pas  à  dissiper  celle  que  vous  avez  vous-même.  l'ourtjuoi  donc 
semblez-vous  si  triste  et  mécontent,  pourle  moment  où  il  y  a  de  si  belles  espé- 
rances, où  depuis  un  an  les  choses  ont  marché  mieux  qu'on  ne  pouvait  s'atten- 
dre. Vous  paraissez  mécontent  de  tous  vos  disciples,  vous  vous  plaignez  de  Vic- 
tor, et  pourtant  je  puis  vous  assurer  qu'ils   sont  bien  dévoués  à  vous-même  et 

à   l'humanité  entière Ce   qui  m'afflige  le   plus,  c'est  le  mal  et  la  tristesse 

que  vous  ressentez.  Cela  me  pèse  sur  le  cœur  et  presque  sur  la  conscience, 
comme  si  nous  étions  impérieusement  chargés  de  vous  rendre  heureux  jusqu'à 
ce  que  le  genre  humain  vous  ait  reconnu  pour  son  Messie  et  que  nous  man- 
quions à   notre  tâche Je  vous  en  supplie.   Monsieur,  ne  vous  exercez  pas  à 

vous  aigrir,  mais  bien  à  nous  croire,  quand  nous  vous  disons  que  tel  ou  tel 
moyen  convient  avec  les  civilisés.  Encore  une  fois  vous  êtes  trop  haut  pour 
qu'ils  puissent  en  tout  vous  comprendre,  et  vous  ne  pouvez  vous  mettre  à  leur 
niveau,  sans  perdre  de  la  dignité  nécessaire  au  succès.  C'est  pourquoi  les  inter- 
médiaires vous  ont  servi  depuis  que  vous  en  avez,  mais  au  nom  du  ciel,  n'allez 
pas  vous  égarer  au  point  de  croire  que  l'on  ait  la  pensée  de  vous  éloigner  ni 
du  journal  ni  de  rien  autre.  Votre  science  n'est-elle  pas  tout  ?  D'ailleurs  je  vous 
répondrais  que  vous  dites  cela  depuis  le  commencement  du  journal,  ce  qu'en 
résultat  personne  n'y  a  écrit  autant  (|ue  vous.  Clarisse  \  igoureux  à  Fourier. 
3  novembre.  Besancon. 

(i)  Malheureusement,  écrivait  Fourier,  ceux  qui  sont  avec  moi  voudraient 
que  j'adoptasse  pour  règle  de  conduite  de  me  laisser  calomnier  doucereusement 
par  toutes  les  vipères  Je  n'y  consentirai  jamais,  et  aucune  considération  ne  me 
décidera  à  me  laisser  traîner  dans  la  boue  sans  démentir  mes  diffamateurs... 
Vous  voudriez  donc  que  je  me  misse  à  leurs  genoux  en  leur  disant  :  Vous  avez 
peut-être  raison;  c'est  peut-être  moi  qui  ai  tort. 

(2)  Pour  moi,  non  seulement  je  les  juge  (les  Saint-Simoniens)  sans  courroux 
mais  je  vous  assure  que  je  suis  tout  près  d'être  reconnaissante  envers  eux  lors 
même  qu'ils  détesteraient  vous  et  tous  vos  disciples.  Clarisse  Vigoureux  à  Fou- 
rier (16  novembre  i83i) 


-  i45  - 

est  certain  qu'ils  ne  raccueillirent  que  froidement.  Pro- 
fitèrent-ils comme  on  l'a  dit,  et  autant  qu'on  Ta  dit,  de 
la  doctrine  qu'ils  repoussaient?  C'est  ce  que  nous  exami- 
nerons plus  loin.  Quoi  qu'il  en  soit  le  saint-simonisme 
fut  souvent  blâmé  par  ses  amis  mêmes  de  son  attitude 
dédaigneuse  envers  Fourier.  On  lui  reprochait  d'ailleurs 
son  exclusivisme  (i). 

Mais  si  on  peut  lui  faire  grief  d'avoir  méconnu  Fou- 
rier, si  l'attitude  des  Saint-Simoniens  n'est  pas  exempte 
de  tout  reproche,  celle  de  Fourier  ne  l'est  pas  davantage 
et  l'est  même  encore  moins.  Il  nous  apparaît  dans  cette 
polémique  avec  ses  insuffisances  d'information,  ses 
erreurs  d'optique,  ses  illusions,  sa  conviction  qu'on 
complote  pour  lui  nuire.  Il  est  victime  de  sa  propre  con- 
fiance dans  l'inévitable  succès  de  ses  doctrines  bien  plus 
que  des  machinations  des  Saint-Simoniens.  Il  se  trompe, 
fait  des  suppositions  et  des  hypothèses  que  les  événe- 
ments viennent  démentir  et  finalement  suspecte  des  hosti- 
lités, peut-être  pasabsolumentimaginaires,  mais  qu'à  coup 
sûr  il  s'exagère  considérablement.  Il  témoigne  —  selon 
l'aveu  de  ses  propres  amis  —  de  préventions  excessives 
et  la  profonde  amertume  qu'il  ressent  de  son  échec  lui 
inspire  les  jugements  les  plus  téméraires  et  les  calom- 
nies les  plus  injurieuses,  que  certes  les  Saint-Simoniens 
ne  méritaient  nullement. 


(i)  Et    d'abord   les    Saint-Simoniens   sont    ('•minemnient   sectaires Vous 

avez  toujours  <»  la  bouche  ces  mots,  l'Ecole,  la  doctrine,  notre  société,  notre 
maître,  initiation,  conversion...  Les  dojrmes,  le  langage  et  je  n'eu  doute  pas  les 
intentions  de  vous  et  de  vos  amis  Saint-Simoniens  sont  catholiques  dans  le  sens 
philosophique  de  ce  mot  ;  mais  votre  esprit  est  éminemment  sectaire,  c'est-à- 
dire  que  vous  ne  concevez  la  réalisation  de  vos  vues  que  par  le  moyen  des  ou- 
vrages de  votre  fondateur  et  de  ses  disciples  à  la  condition  d'adopter  les  for- 
mules de  leur  doctrine  et  de  leur  langage,  à  la  condition  d'une  affiliation  ou 
d'une  subordination  à  leur  direction,  tandis  que  vous  traitez  avec  un  seiiliniont 
de  dédain  ou  bien  approchant  du  dédain,  les  efforts  de  ceux  qui  lentlont  au 
même  but,  c'est-à-dire  au  bonheur  de  l'humanité  par  des  voies  différentes. 
Eyton  Tobke  à  d'Eichthal  (ig  janvier  i83oj. 


CHAPITRE  IV 
Les  accusations  de  plagiat. 


II  faut  maintenant  examiner  la  valeur  des  accusations 
de  plagiat  qui  furent  lancées  des  deux  camps,  mais  sur- 
tout du  camp  fouriériste,  et  voir  si  elles  sont  fondées. 


I.  —  Contre  les  Saint-Simoniens. 

C'est  pour  la  première  fois  dans  un  article  du  Mercure 
de  France  dit  XIX^  siècle  (i83o,  t.  28,  p.  453)  que  l'idée  du 
plagiat  de  Fourier  par  les  Saint-Simoniens  fut,  si  j'ose 
dire,  officiellement  lancée.  Le  Mercure  de  France  \i\\\A\dirvi\Q 
«  mnémonique  géographique  »  de  Fourier  l'avaitfait  précéder 
d'une  note  ainsi  conçue:  «  Monsieur  Charles  Fourier,  osons 
le  dire,  est  un  des  savants  les  plus  distingués  de  l'époque  ; 
il  n'est  cependant  pas  de  l'Institut,  car  il  a  autant  de  répu- 
gnance pour  l'intrigue  que  d'amour  pour  le  vrai  savoir. 
Nous  nous  proposons  de  prouver  que  tout  ce  qu'il  y  a  de 
raisonnable  dans  le  Saint-Simonisme  est  u?i  plagiat  fait  à 
la  découverte  de  l'attraction  passionnée  de  Charles  Fourier.  » 
Fourier  qui,  comme  nous  venons  de  le  voir,  ne  connais- 
sait guère  à  cette  époque  les  Saint-Simoniens,  se  laissa 
très  aisément  persuader  de  la  vérité  de  cette  accusation 
qu'il  reprit  lui-même  tout  aussitôt.  «  Ils  (les  Saint-Simo- 
niens) m'ont  pillé  quelques  idées,  écrivait-il  ;  le  Mercure 
en  a  parlé  ;  je  l'ai  su  par  M.  Monnier  fils  et  M.  Pichot 
me  l'a  répété,  en   me    disant    que   c'était   lui    qui    avait 


—  1^7  — 
dénoncé  le  plagiat  dans  le  Mercure.  Cela  est  bon  à  con- 
naître avant  d'aller  à  leurs  séances  ascétiques.  »  Il  ne 
cesse  dès  lors  de  dénoncer  les  plagiats  des  Saint-Simo- 
niens  et  chaque  jour  il  en  découvre  de  nouveaux  qu'il 
s'empresse  de  signaler,  de  sorte  qu'il  est  bientôt  con- 
vaincu que  les  «  chefs  de  la  secte  saint-simonienne  veulent 
piller  sa  théorie  et  en  donner  les  principales  vues  comme 
émanant  d'eux-mêmes  (i).  «  Quand  son  exaspération  fut 
portée  à  son  comble,  il  lança  son  pamphlet  qui  porte  en 
sous-titre  :  Protestation  contre  les  plagiats  et  les  pièges 
des  deux  sectes.  11  avait  adopté  d'ailleurs  l'accusation 
du  Mercure  et  l'avait  faite  sienne,  et  s'était  laissé  con- 
vaincre avec  d'autant  plus  de  facilité  qu'il  est  certain 
qu'il  avait  une  tendance  excessive  à  échafauder  des 
histoires  de  faux,  de  soupçons,  de  conspirations,  de 
combinaisons  et  à  voir  des  plagiats  partout.  Les  disciples 
eux-mêmes, — Muiron  notamment,  «  l'Olinde  Rodrigues 
du  fouriérisme  »  —  lui  reprochaient  cette  hantise  du  pla- 
giat, dont  le  maître  se  défendait  d'ailleurs  avec  son  habi- 
tuelle énergie  :  «  Vous  me  supposez  une  terreur  panique 
des  plagiaires.  11  serait  curieux  de  ne  pas  les  craindre 
puisqu'ils  existent...  On  doit  craindre  tout  mal  qui  existe 
et  se  précautionner  sans  avoir  des  craintes  à  en  perdre 
la  tète  comme  vous  me  les  supposez  »  (7  avril  i83i). 

Mais  Fourier  n'est  pas  le  seul  à  parler  du  plagiat  des 
Saint-Simoniens.  Dès  1827,  Victor  Considérant,  dont  la 
croyance  de  néophyte  en  la  doctrine  de  Fourier  s'alar- 
mait sans  doute  à  tort,  et  un  peu  trop  promptement,  re- 
connaissait dans  les  dix  premiers  numéros  de  VOrc/anisa- 
teur  qu'il  venait  de  lire  «  des  néologismes  de  Fourier  » 


(i)  Fourier  écrit  :  «  Ils  spéculeiil  (les  Saint-Simouiens)  sur  des  pl;i^i;ils  sur- 
cesslFs,  ils  me  spolient  pièce  à  pièce...  ils  méditent  quantité  de  ces  menus  pla- 
giats; j'en  vois  les  indices  bien  distincts  dans  le  Globe  et  quand  ils  auraient 
pillé  beaucoup  de  dispositions,  ils  essaieraient  de  prouver  que  la  méthode 
naturelle  est  leur  propriété.  «  Et  encore  :  «  Les  Saint-Simoniens  n'ayant  pas 
de  procédé  sont  oblijfés  de  prendre  le  mien  dont  ils  dérobent  parcelles  en  rail- 
lant pour  cacher  plagiat  »  (Manuscrits). 


(liCtlie  à  Clarisse  Vigoureux,  i*^'  nov.  1827)  (1).  Il  ne 
faisait  d'ailleurs  à  cette  époque  qu'une  timide  et  hési- 
tante allusion  au  plagiat.  «  Du  reste,  écrivait-il,  lors 
môme  qu'il  n'y  aurait  pas  plagiat,  etc...  »  Mais  il  précisa 
plus  tard  son  accusation.  Un  de  ses  amis,  Morel,  lui 
écrivait  d'ailleurs  le  4  décembre  i83o  :  «  J'ai  songé  à  ton 
système  parce  qu'on  l'attaque.  Que  sont  donc  ces  Saint- 
Simoniens  autres  que  des  voleurs  ou  des  plagiaires  ?  Tu 
devrais,  ce  me  semble,  leur  répondre  vigoureusement 
et  leur  montrer  que  ce  qu'ils  disent  et  prêchent  très  obs- 
curément et  sous  des  formes  plus  mystiques  et  plus 
séduisantes  pour  les  ignorants  est  écrit  depuis  longtemps 
par  un  homme  d'une  haute  érudition  dans  un  livre  dont 
la  forme  seule  est  diflicile  à  étudier.  Tu  feras  d'autant 
mieux  qu'ils  nuisent  à  vos  doctrines  en  se  couvrant  de 
ridicule.  »  De  son  côté,  G.  Laury  écrivait  à  Fourier  que 
le  Saint-Simonisme  avait  «  pris  toute  la  pensée  mère  »  de 
sa  doctrine  dont  il  n'était  que  «  la  caricature  «.Ces  accu- 
sations se  multiplièrent  d'ailleurs  au  point  que  les  Saint- 
Simoniens  eux-mêmes  s'en  émurent,  ainsi  que  le  prouve 
la  note  parue  dans  le  Globe  du  17  octobre  i83i,  où  ils  se 
plaignaient  d'avoir  été  et  d'être  accusés  de  plagiat  par 
«  quelques  personnes  qui  ne  pouvaient  plus  contester  la 
supériorité  de  leurs  doctrines  ».  «  Suivant  elles,  écri- 
vaient-ils, nous  aurions  puisé  les  éléments  dont  se  com- 
pose le  système  social,  tels  que  nous  le  concevons,  à 
des  sources  que  nous  aurions  eu  grand  soin  de  cacher. 
On  a  particulièrement  signalé  M.  Fourier  comme  l'un  des 
écrivains  auxquels  nous  aurions  fait  le  plus  de  ces 
emprunts  frauduleux.  »  Que  faut-il  penser  de  ces  accu- 
sations ?  Un  Saint-Simonien,  qui  devait  se  convertir  au 
Fouriérisme,  dont  il  allait  devenir  l'un  des  sectateurs 
les  plus  influents,  Pellarin,  estime  qu'elles  sont  pleine- 
ment justihées.  11  écrit  :  «  Les  chefs  de  la    société    saint- 


(i)  «  Il  y  a   des  pages  que  je   croirais  sorties   de   la  malu    de  quelqu'un  de 
nous,  il  y  a  même  des  néologismes  de  M.  Fourier.  « 


—  i49  — 

simonienne  avaient  essayé  de  s'approprier  quelques-unes 
des  dispositions  de  la  théorie  de  Fourier  en  se  gardant 
bien  de  faire  connaître  Tauteur  même  à  leurs  adhérents 
les  plus  élevés  dans  l'espèce  de  hiérarchie  qu'ils  avaient 
instituée  «(page  loo,  2*  édition,  i8l\3,  loco  citato).  L'accu- 
sation dans  la  bouche  d'un  homme  qui  fut  Saint-Simonien 
paraît  grave.  Il  est  vrai  que  Jules  Lechevalier  qui  fut  lui 
aussi  Saint-Simonien  —  et  qui  exerça,  comme  nous  le 
verrons,  sur  la  doctrine  saint-simonienne  la  plus  grande 
influence  —  écrit  dans  la  Science  sociale  (i)  que  le  pam- 
phlet contre  les  sectes  Saint-Simon  et  Owen  contient  contre 
les  Saint-Simoniens  des  «  accusations  de  plagiat  à  ses 
yeux  tout  à  fait  sans  fondement  ».  11  faut  d'ailleurs  ajou- 
ter qu'à  la  page  298  du  même  ouvrage,  il  accuse  «  les 
Saint-Simoniens  tout  en  attendant  la  femme»  de  «  s'amu- 
ser à  fureter  autour  des  livres  de  M.  Fourier  et  de  gri- 
gnotter  quelques  rognures  de  la  théorie  sociétaire  pour 
les  enseigner,  ensuite  en  balbutiant  au  nom  du  progrès», 
qu'il  leur  reproche  vivement  «  cet  étroit  système  de 
«  larcin  et  d'emprunt  sans  titre  ni  garantie  »  et  fina- 
lement n'hésite  pas  à  les  traiter  de  «  rafistoleurs  de 
«  systèmes  et  de  ravaudeurs  de  doctrines,  d'accom- 
«  modeurs.  »  Il  convient  au  surplus  de  signaler  qu'il 
écrivait  cette  phrase  au  plus  fort  de  sa  lutte  contre  le 
saint-simonisme  dont  il  venait  de  se  séparer,  et  qu'il 
revint  plus  tard  à  sa  première  opinion. 

On  voit  enfin  des  écrivains,  qu'on  ne  peut  accuser  de 
partialité  envers  aucune  de  ces  deux  doctrines  qu'ils  ont 
l'une  et  l'autre  plus  ou  moins  âprement  combattues, 
reprendre  l'accusation  de  plagiat  lancée  par  Fourier  con- 
tre les  Saint-Simoniens.  «  La  théorie  de  Fourier,  écrit 
Louis  Reybaud  —  (|ui  ne  peut  guère  être  taxé  d'indul- 
gence à  son  endroit  —  complète  dès  1808,  a  défrayé 
longtemps  des  théories  ([ui  la  désavouaient  en  la  dé- 
pouillant. Le  saint-simonisme,  pour  ne  citer  que  lui,  ne 

(i)  l'âge  i3G. 


—  i5o  — 

se  bornail-il  pas  à  traduire  Fourier?»  F^t  encore:  «  Le 
saint-sinionisine  né  à  peine  et  qui  avait  déjà  les  préten- 
tions d'un  parvenu,  refusa  son  concours  à  un  homme 
qu'il  dépouilla  de  ses  idées  »  (Louis  Heybaud,  p.  463); 
ce  qui  païaîl  fort  exagéré.  De  nos  jours,  M.  Lrnest  Seii- 
lère  a  écrit  (|u'  «  il  est  probable  que  Bazard  et  Enfantin 
ont  beaucoup  emprunté  aux  écrits  de  Fourier  pour  la 
mise  au  point  de  leurs  théories  »  {Lo  mal  romantique , 
p.  I  et  2). 

Notons  ici,  en  passant,  une  erreur.  Il  est  à  peu  près  cer- 
tain que  Bazard,  comme  d'ailleurs  Saint-Sinion,  n'a  pas, 
ou  du  moins  a  très  mal  connu  les  œuvres  de  Fourier  (i) 
(Voir  Laurenz  de  Stein).  C'est  seulement  sur  Enfantin 
que  Fourier  pourrait  et  paraît  avoir  exercé  quelque 
influence.  JSIais  celte  influence  s'est-elle  exercée  directe- 
ment ou  indirectement;  et  dans  quelles  conditions,  dans 
quelle  mesure,  comment  s'est-elle  exercée  ?  C'est  ce 
qu'on  ne  saurait  très  exactement  dire,  et  l'on  est  réduit 
sur  ces  différents  points  à  des  conjectures  plus  ou  moins 
hypothétiques.  Ce  qui  est  certain,  ce  qu'on  ne  peut  con- 
tester, c'est  que  certaines  parties  du  socialisme  enfan- 
tinien  présentent  des  analogies  frappantes  et  remarqua- 
bles avec  la  doctrine  de  Fourier.  Maintenant,  faut-il  voir 
là  des  emprunts,  des  réminiscences  plus  ou  moins  incon- 
scientes, des  plagiats  ou  de  simples  rencontres  (2)  ?  Il 
est  délicat  et  un  peu  hasardeux  d'en  décider.  Conten- 
tons-nous de  constater  ces  analogies  et  ces  ressemblan- 
ces, là  où  nous  les  trouvons,  et  de  signaler  l'antério- 
rité quand  il  est  possible  de  la  découvrir  ;  c'est  à  peu  près 
tout  ce  qu'on  peut  faire,  car  il  nous  semble  bien  diffi- 
cile, pour  ne   pas  dire  impossible,  de  déterminer  avec 


(i)  Transon  nous  dit  que  Fourier  a  été  personnellement  repoussé  par  Bazard. 
Lettre  à  Eufantin  (janvier  i832). 

(2)  Lors  même  qu'il  n'y  aurait  pas  plagfiat,  je  m'en  étonnerais  peu  (des  res- 
semblances des  Saint-Simoniens  avec  Fourier)  car  il  y  a  partout  un  instinct  qui 
crée  la  nécessité  d'un  changement  social.  Considérant  à  Clarisse  Vigoureux 
(Metz,   le""  novembre  1829). 


—  i5i  — 

certitude  et  avec  précision  dans  quelle  mesure  exacte 
Enfantin  a  subi  l'influence  de  Fourier.  Pour  Laurenz  de 
Stein  qui  s'est  occupé  de  la  question,  la  réponse  n'est 
pas  douteuse.  11  est  indubitable  pour  lui  «  que  la  partie 
religieuse  du  dogme  saint-simonien  n'appartient  ni  à 
Saint-Simon,  ni  à  Enfantin  mais  à  Fourier(i)  »  Il  n'est  pas 
douteux  qu'Enfantin  a  puisé  à  cette  source  et  «  tout  son 
système  n'est  en  somme  rien  autre  chose  que  la  tenta- 
tive d'une  application  pratique  des  principes  fondamen- 
taux que  Fourier  avait  émis  avant  lui  sur  l'opposition 
entre  le  plaisir  et  le  devoir,  entre  la  chair  et  l'esprit  »  (je 
traduis  littéralement  par  ne  pas  m'éloigner  du  texte)  (2). 
Et  il  ajoute,  —  ce  qui  est  plus  intéressant  que  les 
appréciations  personnelles  que  je  viens  de  citer  —  que 
«  Victor  Considérant  lui  disait  qu'Enfantin  avait  dans  sa 
bibliothèque  le  premier  ouvrage  de  Fourier,  la  théorie 
des  quatre  mouvements,  et  qu'Abel  Transon  l'avait 
retrouvé  plus  tard  parmi  ses  livres,  beaucoup  usagé. 
Abel  Transon  l'avait  d'ailleurs  surpris  maintes  fois  entrain 
de  lire  ce  livre,  mais  Enfantin  n'avait  jamais  voulu  recon- 
naître qu'il  lui  fût  redevable  de  quoi  que  ce  fût.  »  Enfan- 
tin avait  donc  lu  Fourier  —  ceci  est  établi  —  et  n'est  pas 
discutable  puisque  Enfantin  lui-même  le  reconnaît  (On 
trouve  encore  aujourd'hui  d'ailleurs  aux  archives  saint- 
simoniennes  de  l'Arsenal  quelques  ouvrages  de  Fourier) 
et  il  l'avait  lu  avec  attention,  et  il  se  l'était  assimilé.  Mais 
ce  n'est  qu'en  1829  qu'il  connut  les  œuvres  de  Fourier 
et  qu'il  les  lut.  Or,  à  cette  date,  presque  toute  la  partie 
économique  de  la  doctrine  saint-simonienne    est  formu- 


(i)  P.  I.eroiiv  écrit  de  même  :  «  Est-ce  que  la  théorie  d'Enfantin  n'est  pas 
le  système  de  Fourier  augmenté  de  tout  ce  qui  manque  à  ce  système  pour  être 
autre  cliosc  que  le  délire  d'un  esprit  malade?»  Pour  Pierre  Leroux,  EnPantin 
n'avait  fait  qu'it  ajouter  un  complément  »  au  fouriérisme  (Voir  Revue  sociale. 
juillet  iHu'iO,  2'^  lettre  sur  le  fouriérisme). 

(■2)  Aber  Enfantin  hat  ganz  unzwelfclliaft  ans  dieser  Quelle  (jescliopft  und 
sein  {fanzes  System  ist  in  VVarheit  niclils  Zweiter  als  der  Versucli  einer  prnk- 
tisclien  Aujjendiing  des  von  Fourier  zuerst  auf^jeslallten  Grund{;edankens  des 
Widers|)ruclis  zwiscliun  Lusl  und  Sollen  zwisclien  Fleisch  und  (îeist. 


—     I.)2    — 


lée  et  arrêtée,  et  sur  ce  point  la  doctrine,  peut-on  dire, 
ne  variera  guère.  Il  n'est  cependant  pas  impossible  que 
ce  soit  sous  rinfluent^e  des  lecluriîs  de  Fourier  qu'on  ait 
ajoute,  adapté  à  la  floctriuc  (|uel(|U('S  détails  nouveaux 
et  (juel(|ues  idées  nouv(dles. 

C'est  ainsi  (ju'on  voit  ap[)araiti'e  entre  Tannée  i83o  et 
l'année  i83i  dans  la  doctrine  saint-simonienne  l'idée  du 
«  travail  attrayant  (i)  »  que  sans  nul  doute  les  Saint- 
Sinioniens  ont  empruntée  à  Fourier.  («  La  rétribution 
des  œuvres  fait  qu'on  aime  ce  qu'on  doit  faire  »,  écrit 
Enfantin  en  i83i.)  De  même  on  retrouve  chez  les  Saint- 
Simoniens  les  «  armées  industrielles  »  qui  sont  une 
idée  fouriériste  (2).  Fourier  sur  ce  point  les  accuse  très 
nettement  de  plagiat.  «  Les  Saint-Simoniens  ont  rêvé 
les  armées  industrielles,  écrit-il;  c'est  une  idée  qu'ils 
m'ont  prise  avec  beaucoup  d'autres;  mais  peu  adroits  en 
plagiat  ils  ne  considèrent  pas  qu'avant  de  former  des 
armées  industrielles  il  faut  les  rendre  attrayantes  et  par 
suite  gratuites.  »  Il  y  aurait  peut-être  sur  ce  point  ma- 
tière à  discussion  (3).  Il  y  a  lieu  de  rappeler  en  effet  que 
s'il  est  vrai  que  Fourier  lance  dès  1808  l'idée  des 
«  armées  industrielles  »,  «  armées  attrayantes,  armées 
bienfaisantes  qui  élèveront  à  l'envi  de  superbes  monu- 
ments, qui  jetteront  des  ponts,  recouvriront  des  mon- 
tagnes effritées,  creuseront  des  canaux  d'irrigation, 
dessécheront  les  marécages  (/i)  »,  Saint-Simon  avait  déjà 
également  songé  à  l'utilisation  des  milices  pour  les 
grands  travaux,  et  qu'un  de  ses  désirs  notamment  était 
de  voir  creuser  le  canal  de  Madrid  à  la  mer  et  de 
l'isthme  mexicain  par  les  troupes  espagnoles. 

(i)  Fourier  (i8   décembre   iSSa)  :   «  (Les   armées    industrielles  des   Saint 
Simoniens)  et  encore  je  crois   bien   que   ce   dernier  système   ils  l'ont   un   peu 
puisé  chez  Ch.  Fourier  »  (Lemoyne). 

(2)  «  II  serait  bon,  écrivent  les  Saint-Simoniens,  de  former  au  lieu  de  régi- 
ments guerriers  des  régiments  de  travailleurs  pacifiques.  » 

(3)  P.  Leroux  prétend  que  le  principe  de  l'industrie  attrayante  appartient  à 
Saint-Simon. 

(/()  Fourier.  Quatre  mouvements,  p.  2^8-2^9. 


—  i53  — 

Il  est  incontestable  cependant  que  cette  idée  des 
milices  employées  à  des  travaux  industriels  n'est  qu'à 
l'état  d'ébauche  dans  Toeuvre  de  Saint-Simon,  tandis  que 
Fourier  lui  a  donné,  suivant  son  habitude,  une  bien  plus 
grande  précision.  11  n'est  pas  douteux  également  que  les 
Saint-Simoniens  à  partir  de  1882  insistent  beaucoup  sur 
cette  idée  de  V organisation  industrielle  de  l'armée,  sur  son 
importance,  sur  le  profit  qu'on  en  pourrait  tirer,  et  que 
lorsqu'on  lit  les  brochures  et  les  articles  nombreux 
qu'ils  y  consacrent  (i),  on  ne  peut  pas  ne  pas  être  frappé 
des  analo2:ies  et  des  ressemblances  entre  leurs  théories 
et  celle  de  Fourier,  et  souvent  même  par  l'identité  abso- 
lue des  termes  employés.  Lisons  Fourier  «...  par  oppo- 
sition à  l'ordre  civilisé  qui  enrôle  ses  héros  en  leur  met- 
tant la  chaîne  au  cou,  l'ordre  sociétaire  doit  enrôler  les 
siens  par  amour  de  fêtes  et  plaisirs  inconnus  dans  l'état 
actuel  où  une  armée  de  100 000  hommes  ne  connaît 
d'autre  plaisir  collectif  que  celui  de  détruire,  tuer,  incen- 
dier, piller,  violer,  etc..  »  (Unité  universelle,  111,  569). 
«  Comment  nos  faiseurs  d'utopies  n'ont-ils  pas  osé  rêver 
ceci?:  une  réunion  de  5oo 000  hommes  occupés  à  con- 
struire au  lieu  de  détruire  »  ?  (Ibidem).  — Lisons  mainte- 
nant Michel  Chevalier  :  «  On  ne  recrutera  plus  les 
hommes  pour  leur  enseigner  l'art  de  détruire  et  de 
tuer,  mais  pour  leur  apprendre  \ii  production,  la  création. 
Alors  s'organisera  l'industrie  attrayante  et  glorieuse  » 
(Globe  du  28  avril  1882).  Et'encore  dans  un  passage  de 
l'organisation  industrielle  :  «  Le  gouvernement  français 
tient  maintenant  enrégimentés,  casernes  ou  cantonnés, 
400000  hommes  pris  dans  la  partie  la  plus  robuste  de  la 
population.  On  a  souvent  tenté  d'appliquer  l'armée  aux 
travaux  publics  et  l'on  n'y  a  jamais  réussi.  C'est  que 
dans  toutes  ces  tentatives,  on  imposait  aux  soldats  des 

(i)  Voir  Globe,  4,  6,  i5  février,  3,  6,  8,  9  et  21  mars  1882,  notamment  un 
article  de  Michel  Chevalier  sur  «  les  armées  industrielles  »  et  un  article  de 
Delaporte  sur  «  l'application  de  l'armée  aux  travaux  pui)lics  et  la  nouvelle  or- 
ganisation de  l'armée  »  (i3  mars  1882). 


—  i54  — 

travaux  sans  nul  attrait  (i).  »  (Kl  cette  dernière  phrase 
est  à  souli<^ner  car  c'est  elle  qui  précise  et  révèle  à  mon 
avis  par  son  idée  de  «  travail  attrayant  »  (voir  également 
celle  citée  ci-dessus),  l'origine  nettement  fouriériste  du 
passage.)  «  Supposez,  continue-t-il,  qu'au  lieu  de  harasser 
la  fleurde  laicuncsse  pour  lui  apprendre  des  manœuvres 
qui  ne  produiront  jamais  r-ien  à  la  société,  on  profite  de 
sa  réunion  sous  les  drapeaux  pour  lui  donner  une  éduca- 
tion professionnelle,  il  y  aurait  alors  un  point  d'honneur 
industriel  (ceci  est  encore  une  idée  et  un  mol  de  Fou- 
rier),  source  de  jouissances  pour  le  travailleur  et  d'avan- 
tages pour  la  société  ».  Et  dans  un  autre  article  sur  le 
même  sujet  :  «  Les  régiments  avec  leur  costume,  leur 
musique,  leur  religion  du  drapeau  deviendraient  alors 
de  grandes  écoles  d'arts  et  métiers  où  les  travailleurs 
trouveraient  un  fonds  précieux  de  sentiment  et  d'hon- 
neur et  d'habitudes  de  ponctualité  (2).  »  Sur  ce  point 
donc,  l'influence  de  Fourier  ne  fait  aucun  doute.  Mais  il 
convient  de  noter  que  les  Saint-Simoniens  tirent  de 
cette  institution  de  l'armée  industrielle  des  conclusions, 
qui  sont  bien  à  eux,  qu'ils  rattachent  cette  idée  à  leur 
système  ;  ils  l'adaptent.  «  Les  régiments  tendant  à  s'assi- 
miler par  voie  d'engagement  tous  les  ouvriers,  il  y  aura 
tendance  à  ce  que  l'État  devienne  le  dispensateur  général 
du  travail  et  de  la  rétribution,  et  aussi  d'une  retraite 
accessible  à  tous  »  (Globe,  20  avril  i832)  (3). 

(i)  GP.  Doctrine,  I,  12/4:  «  Tous  travinllent  ;ivec  ardeur  car  celui  qui  pro- 
duit peut  aiuier  la  {jloire,  peut  avoir  de  Vhonnciir  aussi  bien  que  celui  qui  dé- 
truit. « 

(2)  Dans  un  autre  article  :  «  Nous  croyons  qu'il  est  temps  de  donner  à  l'ar- 
mée une  organisation  industrielle  qui  prt^pare  la  France  entière  à  l'org^anisa- 
tion  qu'elle-même  doit  bientôt  recevoir  et  dont  les  bases  soient  justes,  sages  et 
attrayantes.  »  (Remarquons  encore  une  fois  le  mot  attrayant  qui  trahit  bien  l'in- 
fluence fouriériste.)  Dans  la  suite  de  l'article  on  dit  qu'il  faut  «  passionner  (en- 
core un  mot  que  Fourier  pourrait  lég-itimement  revendiquer)  le  soldat  pour  des 
travaux  industriels.  » 

(3)  Et  encore  :  ...  Les  travailleurs  (des  armées  pacifiques)  conduits  par  des 
chefs  AIMANTS  (ceci  est  bien  Saint-Simonien)  et  gouvernés  non  par  les  règles 
bi-tilales  de  la  disci|)line  militaire  mais  par  des  lois  douces. paternelles,  accompli- 


—  i55  — 

Il  faudrait,  aussi  signaler  un  j)rétendu  plagiat,  de 
minime  importance  d'ailleurs,  mais  sur  lequel  Fourier 
revient  à  chaque  instant  :  c'est  celui  des  «  adoptifs  indus- 
triels »  ou  continuateurs  d'industrie,  coutume  qui,  selon 
Fourier,  consisterait  à  (f  titrer  d'adoption  les  enfants  qui 
seraient  continuateurs  »  (^Traité  de  1822  F,  t.  II,  p.  628. 
Traité  de  182g,  p.  890  et  suivantes).  Fourier  prétend  aussi 
que  l'idée  de  la  répartition  de  dividende  qui,  dans  le 
saint-simonisme,  aura  lieu,  on  le  sait,  suivant  la  capa- 
cité et  les  œuvres  et  qui  se  formule  «  à  chaque  capacité 
suivant  ses  œuvres  »  a  été  prise  dans  son  système.  «  J'ai 
dit,  observe-t-il,  au  talent  et  au  travail]  ce  sont  des  mots 
changés.  »  Mais  on  peut  lui  objecter  qu'il  entre  dans  la 
répartition  telle  qu'il  la  conçoit,  un  autre  élément:  le 
capital,  ce  qui  a  son  importance;  ce  à  quoi  Fourier,  qui 
n'est  pas  embarrassé,  répond  immédiatement,  que  l'omis- 
sion de  dividende  au  capital  est  faite  par  les  Saint-Simo- 
niens,  «  spéculativement  pour  n'avoir  pas  l'air  copistes 
de  sa  trinité  de  répartition  »,  et  que  «  s'il  était  mort,  les 
Saint-Simoniens  accommoderaient  sur  le  capital  comme 
ils  ont  accommodé  sur  les  successions  en  ligne  directe 
admises  les  22  juillet  et  7  août  au  Globe  ».  Mais  l'accusa- 
tion sur  ce  dernier  point  est  sans  aucun  fondement. 

11  y  a  au  point  de  vue  économique  une  analogie  autre- 
ment importante  à  indiquer.  Le  but  des  Saint-Simoniens 
est  do  constituer  industriellement  la  propriété  territo- 
riale. Pour  y  parvenir,  ils  proposent  le  moyen  suivant  : 
Obtenir  une  loi  qui  mettrait  les  industriels  agricoles 
(métayers  ou  fermiers)  à  l'égard  de  leurs  bailleurs  de 
fonds  —  les  propriétaires —  dans  la  même  position  que 
les  industriels  fabricants  et  commerçants  envers  les  per- 
sonnes dont  ils  font  valoir  les  capitaux,  ce  qui  aurait 
pour  résultat  de  faire  des  propriétaires  non  cultivateurs 
autant  de  commanditaires.  Or,  cela,  c'est  exactement  lo 

raient  des  travaux  considéiahles  et  formeraient  un  spectarle  pins  majpiilique 
que  celle  de  la  pUis  brillante  armée  ^fuerrière  (la  fin  de  la  phrase  pourrait  ^tre 
indifféremment  siynée  de  Fourier  ou  d'un  Saiiit-Simonien). 


—  i5G  — 

régime  de  la  propriété  actionnaire  de  Fourier,  dans  le- 
quel les  immeubles  peuvent  èti-e  réduits  immédiatement 
en  etTels  circulants  réalisables  à  volonté.  L'analogie  (;st 
évidente  mais,  il  v  a  là  ceiiaiiictncnl  bien  plutôt  une 
coïncidence  et  une  rencontre;  (pfun  plagiat,  cai-  cette 
idée  se  trouve  «léjà  exprimée  dans  Saint-Simon.  Somme 
toute,  je  ne  crois  pas  au  point  de  vue  économique  qu'on 
puisse  parler  sérieusement  de  plagiat,  ni  môme  d'em- 
prunts de  la  part  des  Saint-Simoniens. 

Au  point  de  vue  pliilosophi(|ue  les  analogies  sont  beau- 
coup j)lus  nombreuses  et  j)lus  nettes.  Fouric  accuse 
d'ailleurs  les  Saint-Simoniens  de  lui  avoir  volé  à  peu 
près  toute  sa  psychologie.  «  (^uant  aux  dogmes  qu'ils 
soutiennent,  comme  la  division  de  l'homme  en  moral, 
physique  et  intellectuel,  ces  dogmes  ne  sont  point  d'eux, 
ils  ne  sont  que  des  travestissements  de  ma  théorie  entre- 
mêlés de  jongleries  avec  lesquelles  je  n'ai  aucun  rap- 
port »  (Lettre  de  Fourier  à  Considérant).  Et  Fourier  se 
montre  spécialement  touché  de  ce  plagiat,  ou  tout  au 
moins  de  ce  prétendu  plagiat  (cette  division  n'étant  pas 
une  invention  propre  à  Fourier)  car  il  y  revient  fréquem- 
ment (i).  Les  Saint-Simoniens  auraient  encore  pris  à 
Fourier  sa  classification  des  passions  et  sa  distinction  de 
trois  ordres  de  facultés  primordiales  de  l'homme,  savoir  : 
Cinq  facultés  sensitives.  Quatre  affectives.  Trois  distri- 
butives  mécanisantes  (Le  Phalanstère,  5  juillet  iS33). 
Et  parmi  ces  dernières,  celle  qui  aurait  particulièrement 
retenu,  selon  M.  Halévy,  l'attention  des  Saint-Simoniens, 
serait  la  composite,  laquelle  est,  d'après  Fourier,  une 
«  espèce  de  longue  aveugle  »  qui  exige  dans  toute  fonc- 
tion l'amorce  composée  du  plaisir  de  l'àme  et  des  sens 
et,  par  suite,  l'aveugle  enthousiasme  qui  ne  naît  que  de 
l'assemblage  de  ces  deux  sortes  de  plaisir  (Fourier  5. 
N.  M.  p.  i2i).  Mais  là  encore,  bien  qu'il  y  ait  certainement 

(i)  «  Leur  division  de  l'homme  en  trois  facultés  :  le  physique,  le  mornl  et 
l'intellectuel,  est  encore  un  travestissement  d'une  division  en  trois  foyers  d'at- 
traction »  (Lettre  à  Considérant  non  datée). 


-   i57  - 

des  caractères  communs  à  la  composite  de  Fourier  et  à 
l'amour  et  au  sentiment  tels  que  le  comprennent  et  le 
définissent  les  Saint-Simoniens,  peut-on  dire  vraiment 
qu'il  y  ait  plagiat  ;  je  ne  le  crois  pas.  Les  expressions  des 
Saint-Simoniens  ne  sont  pas  les  mêmes  que  celles  de 
Fourier,  il  le  reconnaît  lui-même  (i),  et  leur  analyse 
est  beaucoup  moins  complète  que  la  sienne  (2).  Tout 
au  plus  peut-on  en  examinant  et  en  comparant  atten- 
tivement les  vues  de  Fourier  avec  celles  des  Saint- 
Simoniens,  saisir  une  analogie  générale  et  d'ensem- 
ble dans  les  deux  conceptions  ;  on  retrouverait  aussi 
des  ressemblances  certaines  entre  les  caractères  de  «  la 
constance  »  de  Fourier  et  de  la  «  fougue  réfléchie  »  des 
Saint-Simoniens  ;  on  pourrait  découvrir  des  analogies 
entre  sa  papillonne  et  leur  mobilité,  entre  l'opposition 
qu'on  rencontre  toujours  dans  Fourier  entre  les  sens  et 
l'âme  et  chez  les  Saint-Simoniens  entre  la  chair  et  l'es- 
prit. 11  ne  serait  pas  impossible  non  plus  de  trouver  des 
rapports  assez  étroits  entre  la  conception  fouriériste  de 
l'attraction  et  la  conception  saint-simonienne  qui  donne  à 
toute  chose  pour  princi[)e  l'amour,  pour  fin  l'harmonie,  et 
qui  reconnaît  pour  «  boussole  de  révélation  »  le  désir(3). 


(i)  Ils  (les  Saint-Siiiionieiis) ont  pu  puiser  ilaiis  mes  écrits  antérieurs  de  vinjjt 
ans  aux  leurs  une  distinction  de  trois  ordres  tie  facultés  primordiales  de  l'homme, 
savoir  :  cinq  facultés  sensitives,  quatre  affectives,  trois  distributives  ou  mécani- 
santes. Je  m'en  tiens  aux  expressions  que  j'ai  choisies  et  je  répudie  celles  des 
Saint-Simoniens  formant  équivoque  et  contresens. 

(2)  Ils  prétendent  avoir  étudié  l'homme  physique,  ils  ne  traitent  pas  de  ses 
instincts  et  goûts  ni  de  l'art  de  les  faire  éclore  et  les  utiliser  dès  le  bas  âge.  Au 
contraire,  ils  veulent  donner  à  chaque  enfant  une  éducation  professionnelle  ré- 
glée par  les  prêtres  et  bonne  à  une  seule  profession.  Ils  disent  avoir  étuilié 
l'homme  inteliectuel  et  n'ont  pas  eu  l'intelligence  de  comprendre  que  l'homme 
veut  en  industrie  les  courtes  séances  aidées  de  cabale  émulative  ce  double 
charme.  Ils  ont  étudié  l'homme  moral,  c'est  l'opposé  de  l'homme  naturel.  Il 
fallait  au  lieu  de  l'homme  moral  abstrait  et  par  suite  faux,  hypocrite,  étudier 
l'homme  passionnel  et  l'art  de  donner  aux  passions  un  essor  bienfaisant  quoi- 
que libre. 

(3)  Mais,  comme  le  remar(|uait  .1.  Lechevalier,  je  crois,  ce  n'a  jamais  été 
qu'une  notion  abstraite  chez  les  Saiiit-Sinicnicus  (jui  n\\\\{  fait  ni  l'analyse  ni 
la  synthèse  de  l'amour. 


—  i58  — 

Et  peut-être  en  comparant  attentivement  les  trois  proprié- 
lés  du  Dieu  de  Fourier,  providence  universelle,  justice 
distributivc  et  économie  de  ressorts,  aux  trois  termes  de 
la  Trinité  saint-simonienne,  ou  pomr.iil  découvrir  des 
analogies  plus  ou  moins  netlcunenl  apparentes. 
-  Ce  qui  attire  davantage  Tatlention  quand  on  compare 
les  deux  systèmes,  c'est  d'abord  l'importance  que  l'un 
et  l'autre  donnent  à  la  femme  et  au  féminisme.  «  L'exten- 
sion des  privilèges  des  femmes  est  le  principe  général 
de  tous  les  progrès  sociaux  »  (i)  écrit  Fourier  (Q.  M. 
p.  195)  (1808).  Et  encore  :  «  En  thèse  générale,  les  pro- 
grès sociaux  et  changements  de  période  s'opèrent  en 
raison  du  progrès  des  femmes  vers  la  liberté,  et  les 
décadences  d'ordre  social  s'opèrent  en  raison  du  décrois- 
sement  de  la  liberté  des  femmes  »  (Q.  M.  p.  igS).  Les 
Saint-Simoniens  ont  maintes  fois  exprimé  la  même  idée  (2). 
Mais  il  faut  dire  que  cette  idée  ils  l'avaient  trouvée  dans 
l'œuvre  de  leur  maître  qui,  bien  qu'il  ait  très  peu  parlé 
de  la  femme,  affirmait  lui  aussi  l'équivalence  économi- 
que et  sociale  de  Thomme  et  de  la  femme,  et  proclamait 
leur  égalité  politique  et  administrative,  au  moment  même 
où  Fourier  déclarait  qu'en  harmonie  il  n'est  pas  un  seul 
des  degrés  de  souveraineté  qui  n'ait  sa  titulaire  féminine 
comme  son   titulaire  masculin.  M.  Charléty,  dans  l'ou- 

(i)  Un  Saint-Simonien  semble  dire  que  B;iz;ird  et  Enfantin  ont  eniiiriinté 
cette  idée  à  Fourier  ou  du  moins  l'ont  trouvée  dans  son  œuvre.  «  Condorcet, 
écrit-il,  agite  plus  qu'il  ne  résout  la  question  de  l'homme  et  de  la  femme. 
Fourier  formule  en  i8o8  (^Quatre  Mouvements)  cet  axiome  que  l'extension  des 
privilèges  des  femmes...  etc..  et  de  nos  jours  Bazard,  Enfantin  s'incarnant 
cette  vérité  profonde  le  révèlent  au  monde  au  nom  de  Saint-Simon  et  prophéti- 
sent l'affranchissement  définitif  de  la  femme,  p.  9.  »  Le  Christianisme  temporel 
(adressé  aux  Saint-Simoniens  et  Saint-Simoniennes)  par  Bourgeois,  architecte, 
S*-'  édition,  augmentée  d'une  note  sur  l'église,   selon  Saint  Jean,  ou  réalisante. 

(2)  Enfin,  mon  ami,  voici  qui  vous  fera  plaisir  :  nous  croyons  que  la  femme 
est  appelée  à  une  parfaite  association  avec  l'homme  au  lieu  de  cette  demi-servi- 
tude, où  elle  est  aujourd'hui  :  après  que  la  Nouvelle  Héloïse  a  été  écrite,  qu'une 
de  Staël  et  une  Roland  ont  apparu  sous  notre  firmament,  après  enfin  que  les 
femmes  nous  ont  en  France  gouvernés  pendant  200  ans,  on  peut  croire  que 
leur  condition  sociale  doit  changer.  Letli-e  d'Eichthal  à  S.  Mill  (28  novembre 
1829). 


—  1^9  — 

vrage  qu'il  a  consacré  au  Saint-Simonisme,  prétend  que 
c'est  à  Fourier  que  les  Saint-Simoniens  empruntèrent 
leur  idée  que  «  l'individu  social  doit  être  un  couple, 
l'homme  et  la  femme  »  (i)  (Lettre  au  président  de  la 
Chambre  des  Députés).  Mais  cette  allégation  paraît  er- 
ronée, et  Considérant  protestait  déjà  contre  elle  avec 
véhémence  dans  une  lettre  qu'il  adressait  à  Fourier  le 
5  janvier  i832.  «  Les  voilà  aussi,  écrivait-il  en  parlant 
des  Saint-Simoniens,  qui  cherchent  à  vous  englober 
dans  leur  mouvement,  car  j'ai  lu  dans  le  Globe  du  2  ou 
3  janvier  une  prédication  de  Trançon  (sic)  terminée  par 
une  lecture  d'un  passage  des  Quatre-Mouvements,  sur  la 
femme.  Ils  ajoutaient  faussement  que  vous  proposiez 
une  organisation  industrielle  dans  laquelle  les  travaux 
s'exécuteraient  par  couples  ;  vous  savez  que  ça  été  leur 
première  rêvasserie  :  un  travail  quelconque  devait  être 
exécuté  par  le  groupe  conjugal.  Pourquoi  ?  Ah  !  c'est 
parce  qu'il  avait  plu  à  Saint-Simon  de  dire  en  mourant 
que  l'individu  social  c'est  l'homme  et  la  femme  »  (Metz, 
Lettre  à  Fourier,  5  janvier  1882).  Jules  Lechevalier  dé- 
clarait également  que  Fourier  repoussait  «  comme  faux 
et  non  scientifique  l'axiome  saint-simonien  :  L'individu 
social  c'est  l'homme  et  la  femme.  »  L'homme  «  et  la 
femme,  ajoutait-il,  ne  forment  qu'un  individu  humain  ; 
l'individu  social,  d'après  Fourier,  c'est  la  phalange  har- 
monienne  »  (Lechevalier,  p.  64).  Sur  ce  point,  il  semble 
donc  qu'on  ne  puisse  sérieusement  parler  de  plagiat  ni 


(i)  Siiint  Simon  n'avait  pas  prononcé  le  nom  de  la  femme.  Ses  disciples  du- 
rent s'occuper  d'elle.  Ils  prirent  à  Fourier  l'idée  que  l'individu  social  doit  ctrcun 
couple,  l'homme  et  la  femme  (voir  Exposition  de  la  Doctrine).  Dès  1808,  Fourier 
l'avait  exposée  dans  sa  théorie  des  Quatre  Mouvements  ;  en  1821,  Just  Muiron, 
son  disciple,  dans  un  livre  sur  les  vices  des  procédés  in<lustricls,  reproduisit  le 
plan  d'association  de  Fourier,  dans  lequel  toute  fonction  sociale  devait  être 
remplie  par  un  couple  (Les  Saint-Simoniens  reconnaissaient  qu'ils  devaient 
cette  idée  à  Fourier,  voir  Globe  du  2  janvier  i83a).  Mais  le  fouriérisnie  se  bor- 
nait cl  cette  affirmation.  Il  était  nécessaire  de  préciser  dans  quelles  coiidilions 
se  ferait  l'union  des  sexes  ?  Les  opinions  les  plus  divergentes  se  produisirent 
pendant  l'année  1829  (Cliarléty,  paye  i(")4)- 


—   iGo  — 

môme  d'emprunt  et  qu'il  faille  reconnaître  Toriginalité 
des  Saint-Simoniens.  l'\jutier  leur  attribue  d'ailleurs 
bien  assez  de  plagiats  pour  (pi'il  n'y  ait  pas  lieu  d'y  ajou- 
ter ceux  qui  ne  sont  que  douteux,  et  dont  lui-môme  n'a 
pas  parlé.  Ce  n'est  d'ailleurs  pas  plus  dans  Saint-Simon 
que  dans  Fouricr  qu'il  faudrait  chercher  l'origine  de 
cette  idée  saint-simonienne,  mais  bien  plutôt  dans  Rous- 
seau, qui  dit  que  Julie;  et  M.  de  Wolmar  ne  faisaient 
qu'une  seule  et  môme  personne  dont  M.  de  Wolmar  était 
l'entendement  et  Julie  la  volontr  (i). 

Mais  c'est  surtout  entre  l'idée  fouriériste  d'attraction 
passionnelle,  et  l'idée  saint-simonienne  de  réhabilitation 
delà  chair,  qui  peut  se  résumer  dans  la  satisfaction  des 
passions,  que  les  rapports  et  les  analogies  entre  les  deux 
doctrines  apparaissent  le  plus  clairement.  Certains  pas- 
sages de  Fourier  (2)  pourraient  à  ce  point  de  vue  servir 
d'épigraphe  au  développement  qu'Enfantin  fît  subir  à  la 
doctrine  saint-simonienne.  Est-ce  que,  en  effet,  ce  mélange 
du  divin  et  du  sensuel  qu'on  rencontre  dans  les  pas- 
sages où  Fourier  traite  de  sa  politique  galante  ne  sont 
pas  de  l'enfantinisme  avant  la  lettre  ?  Dans  le  Phalans- 
tère l'amour  est  «  le  ressort  de  toute  activité  humaine  ». 
Est-ce  qu'il  ne  l'est  pas  également  dans  la  doctrine 
saint-simonienne  ?  Mais  il  y  a  plus.  On  peut  dire  que 
Fourier  a  tracé  le  programme  du  Saint-Simonisme  enfan- 
tinien  dès  1808.  «  11  y  avait  avant  1789,  dit-il,  un  grand 

(i)  C'est  pour  cela,  écrit  d'Eiclulial  à  Stiiart  Mill  (letlie  du  aS  novembre  iSag 
déjà  citée),  qu'à  l'iiveuir  les  Femmes  appelées  à  prendre  part  à  toutes  les  fonc- 
tions sociales,  même  à  celles  du  youveriieincnt,  si  on  applique  ce  mot  profane 
à  une  œuvre  toute  de  perfectionnement,  décideront  lorsque  les  hommes  auront 
discuté. 

(2)  «  Si  Dieu,  dit  Fourier,  a  donné  aux  coutumes  amoureuses  tant  d'in- 
fluence sur  le  mécanisme  social  et  sur  les  métamorphoses  qu'il  peut  subir. . .  «  ((^. 
M.  i3i  (1808).  Et  encore  :  «  Il  y  a  dans  chaque  période  un  caractère  qui 
forme  PIVOT  de  mécanique  et  dont  la  présence  détermine  le  chang-ement  de 
période  ;  ce  caractère  est  toujours  tiré  de  Vamonr.  «  Et  enfin,  celui-ci  qui  est 
comme  le  plan  de  l'enfantinisme  :  «  Les  questions  relatives  à  la  g-alanterie... 
sont  traitées  facétieusement  parles  civilisés  qui  ne  connaissent  pas  l'importance 
que  Dieu  attache  à  nos  plaisirs  (Q,  M.,  p.  287). 


—  iGi  — 

coup  à  faire  en  matière  de  religion.  Les  esprits  étaient 
avides  d'innovations  et  une  secte  religieuse  qui  se  serait 
élevée  aurait  eu  en  sa  faveur  plus  de  chances  que  n'en 
eurent  Mahomet  et  Luther.  Il  eût  fallu  pour  convenir  à 
l'esprit  du  siècle  une  secte  amie  de  la  volupté.  »  Au  lieu 
de  cela  qu'a-t-on  créé?  Le  culte  de  la  Raison  et  la  théo- 
philanthropie, que  Fourier  accable  de  ses  railleries,  en. 
indiquant  ce  qu'aurait  dû  être  ce  culte  nouveau  pour 
vaincre  le  catholicisme,  et  il  décrit  avec  beaucoup  de  pré- 
cision ce  qu'Enfantin  tentera  en  i83i. 

Qu'aurait-il  donc  fallu  faire,  que  faudrait-il  faire  selon 
Fourier  ?  «  La  religion  (*atholique  divinise  les  privations, 
il  faut  «  diviniser  ^es  voluptés,  se  rallier  iranchement  à 
«  la  nature,  aux  passions  voluptueuses  qu'iY  faut  enfin 
«  tolérer  puisqu'on  ne  peut  pas  les  combattre  ;  il  fallait 
«  créer  un  culte  de  l'amour,  culte  dont  les  philosophes  se 
«  seraient  établis  prêtres  et  pontifes  »  (p.  276);  «  créer, 
une  «  secte  voluptueuse  et  religieuse  »  qui  donnerait  une 
«  teinte  religieuse  au  plaisir  sensuel  »,  une  secte  qui 
«  réduisant  les  voluptés  en  actes  religieux,  prouverait  que 
l'amour  des  plaisirs  est  très  compatible  avec  la  pro- 
bité, la  charité  et  les  passions  généreuses  ».  «  Le  culte 
de  la  volupté  aurait  cadré  merveilleusement,  ajoute- 
t-il,  avec  la  philosophie  moderne.  Les  systèmes  éco- 
nomiques trop  décharnés  et  prêchant  crûment  l'amour 
des  richesses  avaient  besoin  de  s'allier  à  une  secte  reli- 
gieuse pour  donner  de  l'âme  à  leurs  arides  préceptes,  » 
Fourier  ne  doutait  pas,  si  l'on  créait  la  «  religion 
passionnée  »  qu'il  rêvait,  qu'on  fût  «  assuré  de  réduire 
les  individus  en  faisant  agir  l'appât  des  voluptés  joint  à 
l'esprit  de  secte  et  de  prosélytisme  »  (i)  (Voir  Quatre- 


(i)  Et  encore  :  Ils  devaient  donc  renlrer  dans  la  seule  v<iie  d'élévation  qui 
leur  fût  connue,  maneuvrer  pour  se  réassocier  au  sacerdoce  ou  se  mettre  i\  sa 
place  par  un  nouveau  culte  de  leur  invention,  tj'est  ce  qu'ils  ont  tenté  sans 
avoir  su  le  faire,  sans  avoir  corn[)ris  qu'il  fallait  un  culte  voluptueux  pour  lequel 
la  IVanc-maconnerie  oUVait  des  foiulenients  déjà  tout  élevés.  Lu  tel  culte  au- 
rait ouvert  l'entrée  en  G^'  et  ■^«  périodes,  car  il  conduisait  à  la  libelle  amoureuse 


l62    

Mouvements^  p.  209-76-78-84).  î-^a  voluplé  n'est-elle  pas, 
en  effet,  pour  Fourier  «  la  seule  arme  dont  Dieu  puisse 
faire  usage  pour  nous  maîtriser  et  nous  amener  à  Texé- 
cution  de  ses  vues...  ainsi  les  jouissances  des  créatures 
sont  l'objet  le  plus  important  des  calculs  de  Dieu  » 
(Q.  M.  p.  237). 

Est-ce  qu'Enfantin  n'a  pas  créé  ce  culte  de  la  volupté, 
cette  religion  passionnée  dont  rêve  Fourier  en  venant 
prêcher  la  réhabilitation,  la  «  sainte  l'ésurrection  de  la 
chair  »,  «  la  sanctification  de  la  beauté,  la  direction  et  la 
règle  des  appétits  physiques  »  ?  Est-ce  que  les  Saint- 
Simoniens  ne  se  vantaient  pas  en  pleine  cour  d'assises, 
par  la  bouche  du  «  poète  de  Dieu  »,  Duveyrier,  qui  se 
croyait  «  plus  grand  que  saint  Jean  »  (défense  de  Duvey- 
rier) d'avoir  «  apporté  au  monde  cette  foi  qu'une  morale 
sensuelle  qui  érige  la  gloire  et  la  volupté  en  vertus 
saintes,  quand  elles  sont  charitables,  qui  sanctifie  la 
richesse  et  divinise  la  beauté,  peut  seule  ennoblir,  rendre 
bons,  laborieux  et  joyeux  les  peuples  »  (Jbidetri).  Dans  le 
saint-simonisme  enfantinien  comme  dans  le  fouriérisme, 
l'amour,  la  volupté  conduisent,  suivant  le  mot  de  Fou- 
rier, à  toutes  les  vertus,  à  toutes  les  merveilles  en  poli- 
tique sociale  (i)  (p.  /i63,  1.  II,  Un.  Un.).  Et  peut-on  n'être 
pas  frappé,  je  ne  dis  pas  des  rapports  et  de  l'analogie, 
mais  de  l'identité  absolue  sur  ce  point  de  la  doctrine 
dont  Fourier  rêvait  et  dont  il  indiquait  le  but  et  les 
moyens,  avec  celle  qu'Enfantin  a  créée  (2)?  Les  paroles 

qui  se  serait  bientôt  étendue  du  corps  maçonnique  à  la  civilisation  entière. 
Quatre  Mouvements,  p.  291  à  3o3.  III<=  Partie  (De  la  franc-maeonnerie  et  de 
ses  propriétés  encore  inconnues). 

(i)  «  Il  sera  curieux  de  voir  comment  les  divertissements,  entre  autres  les 
amours  qui,  aujourd'hui,  n'ont  aucun  rapport  avec  l'industrie  productive,  en 
deviennent  les  appuis  dans  l'état  sociétaire.  »  (L.  II,  S.  III,  p.  98,  Un-Un, 
Fourier). 

(2)  «  Les  jouissances  matérielles  ne  sont  plus  un  crime  ni  un  larcin.  Les  fils 
de  Dieu  verront  sans  péché  que  les  filles  des  hommes  sont  belles  et  la  terre 
ainsi  belle  et  parée  sera  la  couche  aux  mille  harmonies  où  se  formeront  les  joies, 
les  extases,  les  ravissements  de  l'humanité  progressant  dans  sa  chair  comme 
dans  son  esprit  »  (Globe,  2  mars  1882). 


—  iG3  — 

qu'on  a  tant  reprochées  aux  Saint-Simoniens  :  «  Nous 
ignorons  la  puissance  d'une  vertueuse  caresse...  c'est 
l'amour  qui  assure  le  pouvoir  du  prêtre,  et  l'obéissance 
de  l'inférieur...  L'autorité  deviendra  aimable  quand  la 
femme  y  participera  ;  le  prêtre  et  la  prêtresse  useront 
non  seulement  de  leur  intelligence  mais  de  leur  beauté  ; 
parfois  ils  modéreront  les  appétits  des  sens,  parfois  ils 
réchaufferont  les  sens  engourdis  »,  ne  sont-elles  pas  le 
commentaire  orné  mais  exact,  et  la  paraphrase  à  la  fois 
plus  mystique  et  plus  sensuelle,  plus  voilée  et  plus 
enveloppée,  moins  crûment  cynique  des  théories  de 
Fourier,  et  ne  sont-elles  pas  purement  et  simplement 
leur  adaptation  et  leur  mise  en  pratique? 

Observons  encore  l'importance  qu'ont,  dans  les  deux 
doctrines,  les  plaisirs  (i).  Chez  Fourier,  le  plaisir  simple, 
matériel,  s'allie  au  plaisir  spirituel.  Il  aime  les  réunions, 
la  table,  la  danse,  l'amour.  Chez  les  Saint-Simoniens,  la 
salle  des  fêtes  devient  la  maison  du  Seiofneur...,  «  le  bal 
sera  la  sainte-communion  où  sous  les  yeux  et  la  tendre 
inspiration  du  couple  sacerdotal,  la  légèreté  et  la  froide 
réserve  viendront  s'initier  ensemble  à  la  grâce  innomée 
de  l'amour  nouveau  »  {Globe,  12  mars  i832).  Au  pha- 
lanstère, comme  dans  la  société  saint-simonienne,  on 
aime  les  chants,  les  danses,  les  uniformes  de  parade,  les 
fêtes.  Il  faut  au  peuple  des  fêtes  splendides  qui  l'exaltent 
et  l'attachent  de /;rt55/o/i  à  l'accomplissement  d'immenses 
travaux  (^//o/j>/?^  11  avril  i832).  Et  certaines  descriptions 
présentent  chez  Fourier  et  les  Saint-Simoniens  de  telles 
analogies  que  même  quehju'un  de  très  averti  aurait 
parfois  du  mal  à  en  reconnaître  la  paternité.  Qu'on  lise 
le  passage  suivant  qu'on  pourrait  intituler  :  De  la  façon 
d'éviter  le  choléra  :  «  ...  Tous  les  corps  d'état  viendraient 
avec   leurs  enseignes   prêcher    d'exemple.  Le  roi   et  sa 


(i)  «  Là  où  les  plaisirs  sont  glorifiés,  à  la  contlitinn  qu'ils  soient  la  récom- 
pense des  œuvres,  ou  l'encouragement  à  des  œuvres  nouvelles,  le  délire  des 
sens  n'est  point  à  redouter.  » 


—  l(Jh  — 

famille,  les  minislrcs,  le  Conseil  (rÉtat,  la  Cour  de  Cas- 
sation, la  Cour  lioyale,  ce  (|iii  riîste  des  deux  Chambres 
y  apparaîtraient  i'récjueniment  et  manieraient  la  pelle  et 
la  pioche.  Le  vieux  La  Fai/clle  y  (issislcrti il  plusieurs  heures 
par  jour.  Les  régimenls  viendraient  y  faire  leur  service 
en  qrande  tenue  avec,  la  mumjne.  Les  escouades  de  tra- 
vailleurs seraient  commandées  par  les  ingénieurs  des 
Ponts  et  Chaussées  et  des  Mines,  parles  élèves  de  l'Ecole 
Polytechnique,  tous  en  grand  uniforme.  Le  canon  mar- 
querait le  commencement  et  la  fin  de  la  journée  et  son- 
nerait les  heures.  Les  femmes  les  plus  brillantes  se  mêle- 
raient aux  travailleurs  pour  les  encourager.  La  population 
devenue  ainsi  exaltée  et  fière  serait  certainement  invul- 
nérable au  choléra  »  (ii  avril  1882),  et  qu'on  nous  dise 
s'il  faut  l'attribuer  à  Fourier  ou  à  Chevalier?  Est-ce  que 
cette  musique,  ces  uniformes  brillants,  par  lesquels 
Enfantin  veut  remplacer  «  les  haillons  physiques,  intel- 
lectuels et  moraux  de  l'ouvrier  »  {Œuvres,  t.  II,  p.  55), 
ces  fêtes  splendides,  qui  doivent,  dans  Tesprit  de 
Chevalier,  détourner  la  pensée  du  peuple  du  fléau  dont 
il  est  frappé,  n'évoquent  pas  le  souvenir  des  des- 
criptions de  fêtes  harmoniennes?  (i).  Fourier  ne  la  désa- 
vouerait point.  D'ailleurs  les  contemporains  ne  s'y 
trompaient  pas,  ou  plutôt  s'y  trompaient  car  ils  prenaient 
les  projets  de  Michel  Chevalier  pour  «  des  rêves  à  la 
façon  de  Fourier  »  (J.  Simon). 

Je  crois  donc,  tout  compte  fait,  que  la  théorie  de  la 
«  réhabilitation  de  la  chair  »  et  tout  ce  qui  s'y  rattache, 
peuvent  être  considérés  comme  une  importation  du  fou- 
riérisme dans  le  saint-simonisme  comme  le  dit  P.  Leroux 
(3"  lettre  sur  le  fouriérisme).  Là  est  peut-être  le  vrai 
plagiat  des  Saint-Simoniens  dont  Fourier  aurait  pu  très 
légitimement  se  plaindre,  et,  chose  curieuse,  c'est  peut- 

(1)  «  Cette  jeunesse  d'élite   a  le   privilège  d'aller  aux  armées  industrielles 

qui  sont  de   magnifiques  rassemblements Chaque  jour,  l'armée  donne  à  la 

suite  de  ses  travaux  des  fêtes  d'autant  plus  brillantes  qu'elles  réunissent  l'élite 
de  la  jeunesse  en  beauté  et  en  talent  (O.  C.  t.  i,  p.  258.  Fourier). 


—  i65  — 

être  le  seul  dont  il  n'ait  jamais  soiifllé  mot.  Il  n'est  pas 
douteux  néanmoins  que  les  Saint-Simoniens  ont  beaucoup 
emprunté  à  ce  que  Fourier  appelait  «  l'organisation  des 
libertés  amoureuses  ».  Il  faut  d'ailleurs  ajouter  que  le  Père 
Enfantin  avait  apparemment  des  dispositions  évidentes 
à  penser  comme  Fourier  sur  la  politique  galante,  mais 
je  crois  qu'on  ne  peut  nier  ici  l'influence  de  Fourier, 
elle  est  très  nette.  P.  Leroux  nous  dit  d'ailleurs  —  mais 
est-ce  vrai,  car  c'est  le  seul  témoignage  que  j'aie  pu 
recueillir  sur  ce  point — que  les  enfantiniens  ne  cachaient 
pas  qu'ils  avaient  «  pris  la  moelle  de  Fourier,  sa  poli- 
tique galante  et  sa  liberté  amoureuse  (i)  »  (2*  lettre  sur 
le  fouriérisme). 

On  trouverait  si  on  le  voulait  beaucoup  d'autres 
points  de  comparaison  dans  les  détails  du  système  social. 
Le  «  damoisellat  »  de  Fourier  composé  d'hommes  ou  de 
femmes  qui  ne  veulent  s'attacher  qu'à  un  seul  amant,  ou 
à  une  seule  amante,  n'évoque-t-il  pas  la  théorie  saint- 
simonienne  de  la  nature  constante  ?  L'  «  omniphilie  »,  la 
«  phanérogamie  harmonienne  (2)», l'infidélité  composée  », 
r  «  inconstance  vertueuse  »,le  «  sympathisme  occasion- 
nel »,  on  les  retrouve  chez  les  Saint-Simoniens,  mais 
dépouillés  de  ces  dénominations  rébarbatives  et  avec  des 
apparences  plus  séduisantes.  Les  Saint-Simoniens  en 
parlent  moins  crûment,  d\ine  façon  plus  métaphysique 
ils  les  célèbrent  en  termes  religieux,  ils  les  enveloppent 

(i)  c<  Il  y  a  loiijflemps,  ('■crit  Pierre  I.ei'DUX',  que  je  connais  l'^ourier,  car  j'ai 
rencontré  ses  itiées  systcnialisées  par  des  tcles  plus  Forles  que  toutes  celles  qui 
ft)nt  de  lui  aujourd'liui  un  Dieu,  par  des  hommes  (jui  appelaient  ses  livres  leur  cui- 
sine et  qui  tout  en  profilant  dans  la  voie  de  l'erreur  où  ils  étaient  en(ja{fés,  de 
ses  méditations  sur  la  (jaslrosuphie  et  le  luxe  des  sens  n'auraient  pas  ilaifjm-  l'ap- 
peler leur  maîlre  tant  ils  le  trouvaient  dépourvu  d'une  science  quelconque.  » 

(a)  CFr.  On  verrait  sur  la  terre  ce  qu'on  n'a  jamais  vu...  on  verrait  des 
hommes  et  des  femmes  unis  par  un  amour  sans  exemple  et  sans  nom  puisqu'il 
ne  connaîtrait  ni  le  reFroidissoment  ni  la  jalousie;  des  honimes  et  des  Femmes 
qui  se  donneraient  h  plnsieuivs  sans  jamais  cesser  d'être  l'un  ^i  l'antre,  et  dont 
l'amour  serait  an  cimtraire  comme  un  divin  banquet  aujj'mentani  de  majfuiK- 
cence  en  raison  du  nombre  et  du  clioix  des  convives.  Duveyrier.  De  la  l-'emme. 
12  janvier  iSSa.  Le  Globe.  Voir  aussi  l'article  du  ifi  janvier. 


—   iC.G  — 

(l'un  niia^e  trcncens  derrière  l('(|ii(;l  la  léalilé  apparaît 
plus  ou  moins  vagucjuenl,  einbellie  et  poélisée.  Mais 
(|uellc(jue  soil  la  did'érenee  des  noms,  ou  des  manières, 
ce  sont  bien  les  mômes  rêveries  monstrueuses  cpTon 
retrouve.  De  môme,  Tomnilitre  de  Fourier  ({ui  a  par 
droit  de  nature  la  régie  pasùonnelle  de  sa  phalange,  qui 
en  sera  le  premier  personnage  en  hiérarcJiie  harmonique, 
et  jouira  de  dividendes  et  de  bénéfices  attachés  à  ce  rang, 
l'omnititre  qui  est,  au  dire  de  Fourier,  «  comme  un 
diamant  j)assionne]  et  le  foyer  de  toute  perfection  »,  «  le 
suromnititre  (|ui  a  la  singulière  propriété  de  découvrir 
pres(|ue  d'inspiration  les  lois  de  l'harmonie  »,  peut-être 
ne  serait-il  pas  dillicile  de  reconnaître  les  liens  d'étroite 
parenté  (jui  les  unissent  au  pape  saint-simonien,  dont 
l'omniarque  harmonien  qui  étend  son  autorité  sur  tout  le 
globe,  qui  est  le  commandant  suprême  des  armées  indus- 
trielles et  le  régulateur  de  la  production  ne  diffère  pas  non 
plus  beaucoup.  Les  hauts  titres  ou  âmes  susceptibles  de 
liens  giandioses  et  d'aptitudes  à  la  direction  générale 
rappellent  le  prêtre  saint-simonien.  Et  il  est  très  vrai- 
semblable que  les  Saint-Simoniens  n'ont  pas  ignoré  la 
«  noblesse  amoureuse  »(i)  de  Fourier,  et  que  le  prêtre 
confesseur  Enfantin,  prêtre  «  androgyne  »  qui  attire  et 
harmonise  les  hommes  par  Vattrait  des  sens  se  souvient 
du  confesseur  sympathiste  de  Fourier. 

Je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  contester  que  «  la  morale 
nouvelle  »  dont  rêve  Enfantin  est  empruntée  à  Fourier. 
La  critique  de  l'inviolabilité  du   mariage,   de  la  «  loi  de 

(l)  «  En  liarmonie  la  célébrité  en  amour  peut  conduire  au  trône  du  monde 
et  aux  fonctions  les  plus  brillantes  et  les  plus  lucratives.  On  appelle  en  harmo- 
nie noblesse  d'amour  la  classe  des  âmes  fortes  et  raffinées  qui  savent  subor- 
donner l'amour  aux  convenances  de  l'honneur,  de  l'amitié  et  des  affections 
indépendamment  du  plaisir.  Cette  classe...  se  considère  comme  noblesse  amou- 
reuse. Elle  envisage  comme  rotures  tous  ceux  qui  sont  assez  faibles  pour  ne 
pas  connaître  l'esprit  libéral  en  amour  et  rester  philos(»phiquemeut  éjfoïstes  pour 
sacrifier  à  l'amour  le  [ici  un  mot  illisible]  de  l'honneur  et  de  l'amitié  en  faveur 
de  qui  doit  pencher  la  balance  selon  la  loi  de  nature  énoncée,  prologue  ves- 
talique  5«  section.  Fragments  et  notes  sur  l'Amour,  p.  38^.  La  Phalamje, 
fe  série,  8. 


-  i67  - 

fidélité  »  qui  ne  lient  pas  compte  des  instincts  profonds 
de  la  nature  humaine,  qui  donne  naissance  à  l'adultère 
et  à  la  prostitution,  est  faite  en  termes  presque  identiques 
chez  les  Saint-Siinoniens  et  Fourier.  Des  unions  défini- 
tives ou  temporaires  que  rêvent  les  Saint-Simoniens, 
résulte  dans  leur  système,  —  comme  dans  celui  de  Fou- 
rier —  un  profit  pour  les  individus  comme  pour  la 
société  (i). 

11  est  donc  absolument  hors  de  doute  qu'on  rencontre 
dans  Fourier  et  les  Saint-Simoniens  de  très  nombreuses 
ressemblances.  Doit-on  pour  cela  crier  au  plagiat,  comme 
le  fait  Fourier,  à  chaque  instant.  Sont-ce  des  emprunts, 
c'est  bien  possible  —  et  c'est  même  probable,  mais  il  est 
difficile  de  l'assurer.  —  Ce  qui  est  sur,  c'est  qu'il  y  a 
d'évidentes  analogies.  11  est  possible  qu'il  y  ait  coïn- 
cidence ;  il  est  possible  également  qu'il  y  ait  réminis-\ 
cence  et  adaptation,  et  c'est  ce  qui  s'est  produit  presque 
certainement  pour  tout  ce  qui  concerne  l'amour,  les  fem- 
mes et  la  morale.  11  est  pas  niable  que  «  la  politique 
galante  »  de  Fourier  et  ses  «  lil)ertés  amoureuses  »,  ce 
que  P.  Leroux  appelle  «  la  moelle  de  Fourier  »  aient  eu 
la  ]dus  grande  influence  sur  la  transformation  du  saint- 
simonisme  par  Enfantin  ;  il  est  infiniment  moins  certain 
qu'on  doive  en  partie  à  l'influence  de  Fourier  la  transfor- 
mation du  positivisme  saint-simonien  du  Producteur  en 
panthéisme  métaphysique,  comme  le  déclare  également 
P.  Leroux.  Sur  ce  point  l'influence  de  la  philosophie  alle- 
mande est  à  mon  avis  beaucoup  plus  nette  que  celle  de 
Fourier. 

Que  queh(u'un  parmi  les  Enfaritinicns  —  Enfantin  ou 
bien  unaulrc,  —  ou  môme  plusieurs  autres  —  ait  lu  Fou- 


(i)  [Is  (les  passaifes  de  léguions  d'im  et  d'autre  sexe)  domieiil  lieu  à  tous 
les  couples  d'amants  de  CDiielure  des  trêves  Ag  quelques  jours,  lesquelles  trêves 
ne  seront  point  lêpulées  infidélili'',  pourvu  qu'elles  soient  rt^[fuiièros,  oousenlies 
réciproquement  après  tout  et  pnrejfislrt^cs,  dès  le  lendemain  de  la  variante,  en 
chancellerie  <lc  la  cour  d'anmiir  afin   de  démentir  l'intention  de  l'rande  cachée 

(p.  AHH). 


—  i68  — 

rier  et  s'en  soit  inspiré,  c'est  très  vraisemblal)Ie.  Ainsi 
donc,  les  emprunts  sainl-sinioiiiens,  dont  il  s'agit  s(!ule- 
nient  de  déliMiiler  l'inipoilance,  ne  sont  pas  doiiloiix. 
Mais  somme  toul(;,  ils  sont  assez  restreints,  ([luji  (iiTen 
dise  Fonrier,  et  si  le  maître  reconnaissait  souvent  chez 
les  antres  ses  idées,  elles  étaient  parfois  si  défigurées  que 
ses  disciples  eux-mêmes  se  refusaient  obstinément  à  les 
reconnaître.  Un  de  ces  derniers,  dont  on  ne  peut  suspec- 
ter l'orthodoxie,  écrivait  avec  ironie  :  «  Et  ces  hommes 
(les  Saint-Simoniens)  ont  la  bonhomie  de  croire  que 
leur  si/?7ipathie  c'est  Vattraction  de  Fourier.  11  y  en  a  bien 
qui  sont  allés  jusqu'à  dire  que  la  hiérarchie  de  Saint- 
Simon  c'était  la  série  de  Fourier.  »  Il  n'y  a  pas  que  les 
Saint-Simoniens  qui  le  disaient,  car  Fourier  se  plaint 
qu'on  ait  pillé  tout  cela  chez  lui.  «  Quant  aux  sympathies, 
écrit-il,  c'est  chez. les  Saint-Simoniens  travestissements 
de  mes  calculs  d'attraction...  ils  me  prennent  la  hiérar- 
chie au  lieu  de  série  (i). 

Ainsi,  Fourier  le  reconnaît  lui-même  :  les  Saint- 
Simoniens  travestissent  sa  doctrine,  ils  l'adaptent,  et  il 
avoue  d'ailleurs  naïvement  qu'il  ne  s'en  plaindrait  pas  si 
les  Saint-Simoniens  puisaient  dans  sa  théorie  des  «  doc- 
«  trines  complètes  »,  mais  ceux-ci,  qui  «  ne  cessent  de 
«  marauder  sur  ses  traités  »  y  prennent  «  des  lambeaux  », 
«  des  pierres  d'attente  »,  des  parcelles  qu'ils  amalgament 
«  avec  leurs  doctrines  tout  opposées  (2)  »  —  et  ceci  est 
parfaitement  exact. 

(i)  Fourier  écrit  le  i3  février  i83i  :  «  Les  Saint-Simoniens  dans  le  Globe 
d'iiier  s'émancipaient  déjà  à  parler  de  séries  ;  on  voit  qu'ils  voudraient  s'habi- 
tuer à  prendre  le  mot,  s'en  emparer  pour  ensuite  s'emparer  de  la  chose.  C'est 
dommage  pour  eux  que  j'en  aie  imprimé  la  théorie  en  1822  et  qu'il  existât  des 
Saint-Simoniens.    » 

(2)  Fourier  écrit  encore,  très  justement  :  «  Vos  doctrines  étant  l'opposé 
des  miennes,  les  vôtres  étant  doctrines  d'oppression,  de  statuts  répressifs, 
coercitifs,  moraux,  et  les  miennes  étant  méthode  d'attraction,  de  plaisir,  d'im- 
pulsion naturelle,  je  ne  peux  pas  avoir  dit  que  votre  système  d'éléments  sociaux 
soit  un  plagiat  fait  sur  moi  !  J'ai  déclaré  au  contraire  que  les  sectes  et  le 
théories  Owen,  Saint-Simon,  Béliers,  Combe,  Rapp,  Wright,  les  Secoueurs, 
les  quakers,    les   coopératifs,  étaient    en    hostilité    avec  la    nature.  C'est  assez 


—  169  — 

Que  font  les  Saint-Simoniens  ?  Ils  «  grapillent  »  des 
bribes  du  programme  de  Fourier  au  dire  même  de  celui- 
ci  (i),  mais  ce  sont  de  «  menus  plagiats  »  il  le  reconnaît 
lui-même,  comme  les  fouriéristes  le  reconnaissent  égale- 
ment; admettons  môme  qu'ils  lui  font  de  larges  emprunts 
mais  ceux-ci  de  l'aveu  même  de  Fourier  s'ils  sont  pleins 
d'impudence  le  sont  plus  encore  d'incohérence.  —  Dans 
l'innocence  de  leur  cœur  les  Saint-Simoniens  n'oublient 
qu'une  chose,  celle  que  Fourier  ne  voudrait  point  qu'ils 
oubliassent,  le  support  central  (2),  l'organe  vivant,  le  nœud 
du  système,  «  le  moteur  général  »  de  ces  pièces  diverses 

dire  que  je  m'isole  de  leurs  doctrines  bien  loin  de  les  revendiquer.  Ce  que 
je  vous  reproche  à  bon  droit,  c'est  d'avoir  emprunté  mes  titres  ce  association 
et  progrès    »    pour  les    appliquer   à   vos   méthodes    ennemies   de    l'association 

industrielle  et  du  progrès  réel Nos  pians,  nos   moyens  sont,    vous  le  voyez, 

si  différents  que  loin  de  réclamer  contre  vos  plag-iats,  je  serais  dans  le  cas  de 
les  désirer,  si  vous  vouliez  effectuer  l'association  industrielle,  celle  des  cultu- 
res, fabriques  ménafjères,  car  vous  ne  pourriez  y  réussir  qu'en  adoptant  ma 
métiiode  de  la  mécanique  d'industrie  attrayante;  il  me  resterait  l'honneur  d'in- 
vention et  h  vous  les  honneurs  et  bénéfices  d'exécution.  ...Tel  serait  l'effet  de 
ma  méthode  dont  vous  empruntez  certains  titres  et  parfois  quelques  ressorts. 
C'est  ce  que  vous  avez  fait  au  sujet  des  adoptifs  continuateurs  d'industrie,  cou- 
tume qui  n'est  pas  applicable  aux  sociétés  civilisées.  En  vous  l'appropriant, 
vous  commettez  un  |)lagiat  de  disposition  secondaire  mais  non  pas  élémentaire» 
(2  octobre  i83i).  Projet  de  réponse  de  Fourier  qui  ne  fut  jamais  envoyé. 

(i)  Vous  avez  vu  par  cette  lettre  combien  les  Saint-Simoniens  sont  plag-iai- 
res  de  mots,  d'idées,  et  de  rameaux  de  ma  théorie  qu'ils  veulent  calquer  par 
leur  barag-ouinag-e  de  sympathie  et  d'hiérarchie.  Ce  que  je  leur  reproche,  c'est 
de  ne  pas  piller  le  fond,  de  tâtonner  et  piécolter  sur  de  menus  plagiats  dénaturés, 
je  voudrais  qu'ils  s'emparassent  franchement  du  fond,  qu'ils  fissent  une  appli- 
cation de  l'agriculture  à  une  masse  vraiment  sociétaire.  Ils  verraient  bien  vite 
qu'elle  ne  réussit  que  dans  les  détails  où  elle  se  rapproche  de  ma  méthode. 
Lettre  du  2/j  septembre  i83l  à  Considérant. 

(2)  tjeclievalier  disait  aux  Saint-Simoniens  :  t^iiTiiiiportc  qu'eu  fucc  de  cette 
conception  si  large  et  si  complète,  les  Saint-Siriioniens,  tout  eu  attendant  la 
femme,  s'amusent  à  fureter  autour  des  livres  de  AI.  Fourier  et  grignotent  les  ro- 
gnures de  la  théorie  sociétaire  pour  les  enseigner  ensuite  en  balbutiant  au  nom 
du  progrès  ?  Qu'importe  cet  étroit  système  de  larcin  et  d'emprunt,  sans  titre  ni 
garantie.  Hommes  de  tâtonnements  cl  de  circuit,  rafistoleurs  de  systèmes  et 
ravaiideurs  de  doctrinc^s,  il  n'y  a  entre  nous  qu'UNE  question.  Acceptez-vous 
toute  la  méthode  de  M.  Fourier.'  ()ui  ou  non.  .Xccoininodciirs,  il  n'y  a  pas  de 
juste  milieu  ici.  Fntre  oui  et  non,  je  vous  le  dis,  il  y  a  la  nidlité  et  non  pas  le 
progrès.  Acceptez-vous  la  méthode'}  Alors  faites  un  progrès  cl  transformez-vous. 
Science  sociale,  p.  2y8. 


qui  isolées  sont  clans  l'impossibilité  absolue  de  marcher. 
Aussi  Foui'ier  déclare-t-il  que  sa  méthode  n'a  «  aucun 
rapport  avec  les  monstruosités  théocratiques  etdémago- 
giques  des  Saint-Simoniens  »  {Pif)gc's  et  Charlatanismes, 
p,  4  et  5  (i).  On  ne  peut  donc,  de  l'aveu  môme  de  Fou- 
rier,  que  parler  d'adaptation  et  il  ne  reste  véritablement 
pas  grand'chose  des  accusations  virulentes  qu'il  lançait 
contre  ses  concurrents. 

A  quoi  bon  dès  lors  tant  crier?  A  quoi  bon  un  tel  flot 
d'injures  (2)  ?  D'ailleurs  si  les  Saint-Simoniens  ont  pris 
quelque  chose  chez  Fourier  —  et  ça  ne  peut  élre  (jue  ce 
qui  concerne  les  femmes  et  l'amour  —  ils  en  ont  été  bien 
punis  car  c'est  là  ce  qui  les  a  perdus.  «  Si  vous  n'acceptez 
pas  la  doctrine  de  Fourier  tout  entière,  disait  J.  Lecheva- 
lier  dans  une  de  ses  conférences  aux  Saint-Simoniens, 
vous  n'avez  rien  à  prendre;  —  ce  que  vous  prendriez 
serait  un  poison  mortel  pour  vous-mêmes.  »  11  avait  rai- 
son ;  sans  doute  le  savait-il  par  expérience. 

II.  —  Contre  Fourier. 

L'accusation  de  plagiat  a  été  également  lancée  contre 
Fourier.  Elle  le  fut  par  Pierre  Leroux   dans  ses   lettres 


(i)  Les  faux  disciples  de  Saint-Simon  étaient  encore  des  hommes  de  con- 
naissance et  s'ils  pâturaient  dans  le  domaine  de  Fourier  c'était  avec  la  préten- 
tion d'apporter  leurs  emprunts  i\  une  science  générale;  ils  prétendaient  trans- 
former sérieusement  tous  les  dogmes  et  constituer  l'encyclopédie.  P.  Leroux, 
.V  Lettre  sur  le  fouriérisme. 

(3)  Pierre  Leroux  l'explique  très  simplement  :  ...Si  Saint-Simon  avait  eu  un 
système  complet,  personne  n'aurait  pensé  à  amalgamer  avec  lui  Hegel  et  Fou- 
rier!... Ce  qui  est  indubitable,  c'est  que  Fourier  lui-même  intervint  en  per- 
sonne, proposant  de  se  faire  l'arrangeur  du  composé,  du  mixte,  et  promettant 
d'utiliser  les  idées  de  celui  qu'il  appelait  l'économiste  saint-simonien,  de  s'étayer 
de  tels  ou  tels  détails,  de  conserver  tels  eu  tels  principes  sur  sa  propre  doctrine, 
qu'il  disait  être  certaine  (Curieuses  lettres  de  Fourier  en  mai-juin  1829,  rap- 
portées par  l^ellarin,  p.  2i5  de  la  2*  édition).  Enfantin  s'était  chargé  lui-même 
du  rôle  que  Fourier  a  voulu  prendre,  du  rôle  d'arrangeur.  Aussi  Fourier  l'ap- 
pelle-t-il  quelque  part  un  aigrefin.  5*"  Lettre  sur  le  fouriérisme. 


—  171  — 

sur  le  fouriérisme  (i),  et  je  crois  qu'il  est  le  seul  à  Tavoir 
soutenue  (2). 

P.  Leroux  accuse  formellement  Fouriei-  d'avoir  pris 
sans  en  rien  dire  sa  physique  et  sa  cosmogonie  dans 
Rétif  de  la  Bretonne,  sa  tnorale  dans  le  même  Rétif 
et  dans  Diderot,  et  enfin  d'avoir  pris  à  la  fois  dans 
Diderot  et  Saint-Simon  l'idée  générale  de  l'attraction, 
loi  universelle  (3)  sur  laquelle  il  fait  reposer  tout  son 
système.  Fou  rie  r  aurait  amalgamé,  mêlé  ces  "différents 
éléments,  et  le  résultat  de  ce  mélange  aurait  été  son  sys- 
tème. «  11  lui  a  plu,  dit-il,  de  ne  jamais  citer  un  seul  de 
ses  devanciers  et  de  tirer  pour  ainsi  dire  l'échelle  après 
lui  »  (2'' partie,  i'"  lettre,  Revue  sociale,  3' année,  mars  i85o). 
Mais,  c'est  de  beaucoup,  d'après  Pierre  Leroux,  Saint- 
Simon  qui  a  été  le  plus  pillé  (/|)  au  point  que  P.  Leroux 


(i)  Lettres  sur  le  fouriérisme.  Revue  sociale  ou  solution  pacifique  du  pro- 
blème du  prolétariat,  8  lettres  :  juin  i8/i6  à  avril  i847-  Voici  le  titre  des  cha- 
pitres :  !''<'  lettre  :  Fénelon  et  son  critique  (juin  i8/i6).  3''  :  Les  disciples  de 
Fourier  (intéressant)  (juillet).  3«  :  Saint-Simon  et  Fourier  (intéressant)  (aoiàt). 
4®  :  Leplagiat  de  Fourier  (intéressant)  (septembre).  5*^  :  La  morale  de  Fou- 
rier (octoJDre).  6<^  :  L'otaitisme  transcendental  (novembre).  7*^  :  L'Abbaye  de 
Thélème  (janvier  1847)- 

(2)  Il  faut  pourtant  signaler  que  le  secrétaire  de  Saint-Simon  à  qui  j'ai  déjà 
fait  allusion  parlant  des  ouvrag-es  «  qui  semblent  nés  de  ceux  de  Saint-Simon 
ou  inspirés  de  ses  idées  »  cite,  à  côté  des  ouvrages  de  Boyer  et  de  Cabet,  ceux 
de  Fourrier  (sic)^  qui  ne  lui  semblent  pas  très  différents  de  ceux  des  Saint-Si- 
moniens.  «  Toutes  les  hypothèses  du  Phalanstère,  écrit-il,  ne  sont  guère  plus 
raisonnables  que  la  promiscuité  des  femmes  que  voulaient  introduire  les  Saint- 
Simoniens  »  (Le  litre  du  manuscrit  est  :  Considérations  sur  la  doctrine  du 
célèbre  économiste  et  sur  quelques  ouvrages  qui  semblent  s'en  être  inspirés). 

(3)  Ayant  ainsi  altéré,  avec  l'éthique  et  l'esthétique  de  d'iloibacii  et  de 
Diderot  la  conception  d'une  organisation  nouvelle  do  riuinianiii''  cjuo  lui  aviiil 
fournie  Saint-Simon,  il  dut  rêver  aux  moyens  de  réaliser  cette  organisation  annon- 
cée mais  non  véritablement  exposée  par  Saint-Simon  et  de  la  réaliser  confor- 
mément aux  principes  de  la  Morale  îles  passinns  de  Diderot  et  do  d'Holbaoli, 
p.    18,  novembi'e  iS/'i'"»- 

(4)  «  Qni  <>  eu  le  premier  l'idée  ^l^'  l'altraclion,  loi  universelle  conçue  comme 
devant  régner  au  moral  ?  Qui  a  le  premier  élevé  cette  idée  à  la  hauteur  d'un 
système  pliilos{)piii(juc  en  soutenant  que  les  sciences  morales  ot  politiques  ac- 
tuelles par  cela  seul  qu'elles  n'avalent  pas  pour  point  de  départ  et  pour  but 
l'attraction,  n'étalent  pas  arrivées  ?i  l'état  de  certitude?  (^)ul  a  le  premier  pro- 
posé aux  hommes  de  passer   de   l'état  de  société    sous  la   loi  de  compression    à 


—  172  — 

ne  considère  le  fouriérisme  que  «  comme  une  grossière 
hérésie  entée  sur  une  idée  vraie  de  Sainl-Simon  »  (i). — 
«  Tout  ce  (jui  a  un  airde  génie  dans  ses  livres  (les  livres 
de  Fourier),  écrit-il,  ne  lui  appartient  pas  mais  appartient 
au  génie  véritable  (|ui  a  nom  Saint-Simon.  »  Mais  l'ou- 
rier,  non  content  de  puiser  et  de  piller  tout  ce  qu'il  y  a 
de  philosophique  dans  les  lettres  de  Genève,  aurait  de 
plus  défiguré  et  déformé  afin  de  les  rendre  méconnais- 
sables ou  difficilement  reconnaissables  les  idées  de  Saint- 
Simon  et  il  n'y  aurait  pas  un  mot  dans  ces  lettres  de 
Genève  qui  à  l'en  croire  ne  serait  devenu  «  l'origine 
d'une  déviation  incommensurable  de  la  part  de  Fourier» 
(p.  i85,  i3  septembre  i8/i6,  Revue  sociale^. 

C'est  ainsi  qu'en  partant  de  l'idée  d'attraction  telle 
que  l'avait  conçue  Saint-Simon,  idée  qui  chez  ce  dernier 
est  pleine  de  vérité  et  de  grandeur,  F'ourier  serait  arrivé 
à  élaborer  «  le  système  le  plus  faux  et  le  plus  absurde  » 
(oct.  iS/jô,  n"  I,  p.  1).  Telle  est  en  gros  l'accusation. 

Pierre  Leroux  précise  que  Fourier  a  pris  à  Saint- 
Simon  la  distinction  entre  les  sciences  certaines  et  incer- 
taines (2),  que  la  formule:  Les  attractions  sont  propor- 


celui  de  société  sous  la  loi  d'attraction  ?  Qui  a  le  premier  proposé  la  voie  de 
l'association  volontaire  pour  y  parvenir?  Qui  a  formulé  le  premier  la  compo- 
sition de  l'atelier  social  sous  le  rapport  de  la  connaissance  et  du  sentiment  ?  Qui 
a  donné  la  formule  septennaire  d'où  Fourier  a  déduit  l'ordre  sériaire  ?  » 

(i)  «  L'esprit  d'Enfantin  règne  encore  dans  cet  empire  imaginaire  où  ils 
veulent  introduire  Vidéal  de  Fourier;  mais  le  dieu  qu'on  y  adore  ne  s'appelle 
plus  Enfantin.  Il  s'appelle  Fourier  et  c'est  justice.  « 

(2)  Fourier  se  serait  emparé  de  la  théorie  de  Saint-Simon  d'après  laquelle 
toute  science,  de  science  incertaine  devient  plus  tard  science  fixe.  Il  repro- 
duit presque  textuellement  cette  phrase  de  Saint-Simon  qu'il  a  poussée  à 
l'absurde  :  ic  La  pliysiologie  se  trouve  encore  dans  la  position  par  laquelle 
ont  passé  les  sciences  astrologiques  et  chimiques.  Il  faut  que  les  physiologistes 
chassent  de  leur  société  les  philosopiies,  les  moralistes  et  les  métaphysiciens, 
comme  les  astronomes  ont  chassé  les  astrologues,  comme  les  chimistes  ont 
chassé  les  alchimistes'»,  p.   178,  tome  I. 

Fourier  écrit  :  «  Sous  le  nom  de  philosophes,  je  ne  comprends  ici  que  les  au- 
teurs de  sciences  incertaines,  les  politiques,  moralistes,  économistes  et  autres, 
dont  les  théories  ne  sont  pas  compatibles  avec  Vexpéricnce  et  n'ont  pour  règle 
que  la  fantaisie   des  auteurs.  On   se  rappellera  donc  lorsque  je   nommerai   les 


-  .73  - 
tionnelles  aux  destinées  qui  est  un  axiome  de  la  science 
fouriériste  —  serait  une  idée  prise  à  Saint-Simon.  Il 
l'accuse  encore  d'avoir  volé  Saint-Simon,  des  formules, 
des  mots,  la  formule  «  ordre  combiné  »  (i)  par  exemple, 
qu'il  donne  dans  son  ouvrage  aux  périodes  d'harmonie 
(v.  p.  i8,  novembre  i846)  et  non  seulement  de  s'être 
attribué  en  les  défigurant  et  même  en  les  rendant  mons- 
trueuses (2)  les  idées  philosophiques  de  Saint-Simon, 
mais  encore  certains  détails  d'application  et  de  mise  en 
pratique  de  ces  idées  et  de  ces  principes  (3)  (p.  184, 
tome  I,  septembre  i846). 

Il  faut   voir    maintenant    quelles   preuves    P.    Leroux 
apporte  à  l'appui  de  son  accusation. 


philosophes  que  je  n'entends  parler  que  de  ceux  de  la  classe  incertaine  et  non  pas 
des  auteurs  de  sciences  fixes.  »  Théorie  des  Quatre  Mouvements.  Disc,  prélim., 
page  2,  édlt.  1808.  Pierre  Leroux  dit  :  a  Voilà  qui  est  étrange.  Fourier  a 
décrit  la  célèbre  distinction  des  2  phases  successives  de  toute  science.  «  «...  On 
ne  trouve  pas  de  ces  idées-là  quand  on  ignore  les  premiers  éléments  de  la  ques- 
tion de  la  certitude  ;  el  quand  on  trouve  de  ces  idées-là  on  les  démontre. 
Quand  on  ne  les  démontre  pas,  c'est  qu'on  les  a  trouvées  démontrées  par  d'au- 
tres )),  p.  177,  lettre  IV,  septembre  i84'"). 

Et  encore  :  «  Nous  verrons  Fourier  s'emparer  de  ce  principe  de  Saint-Simon: 
«  mettre  un  homme  dans  une  position  telle  que  son  intérêt  personnel  et  l'inté- 
rêt général  se  trouvent  constamment  dans  la  même  direction  »  pour  le  cor- 
rompre en  reFusant  de  voir  autre  chose  dans  la  société  que  des  individus,  des 
intérêts  personnels  sans  intérêt  général  et  sans  unité  véritable  et  finir  par  en 
faire  ce  qu'il  appelle  la  substitution  absorbante  au  moyen  de  laquelle  il  détiuit 
la  morale  en  prétendant  la  rendre  inutile  »,  p.  172,  t.  I. 

(1)  «  Saint-Simon  a  donné  à  Fourier  l'idée  de  considérer  l'histoire  entière 
de  l'humanité  comme  divisée  en  deux  phases,  l'une  d'incohérence  et  de  déshar- 
monie,  l'antre  d'ordre  combiné  ou  harmonique...  Fourier  a  pris  dans  Saint- 
Simon  ce  terme  même  d'ordre  combiné  qu'il  donne  dans  son  ouvrage  aux  pério- 
des d'harmonie.  » 

(2)  Quand  j'aurai  prouvé  par  des  preuves  irrésistibles  que  Fourier  a  connu 
cette  œuvre  de  Saint-Siinon,  pourra-t-on  dire  que  le  pi'iticipe  de  Vindustric  at- 
trayante lui  appartienne?  H  n'y  aura  bien  de  lui  à  cet  égard  que  ce  qui  est 
bien  à  lui,  l'industrie  rendue  attrayante  par  la  promiscuité  des  sexes,  par  le 
renversement  de  toutes  les  lois  de  la  nature  humaine.  P.   17.^,  tome  I. 

(.3)  P.  Leroux  cite  comme  exemple  l'idée  de  souscription  devant  le  tombeau 
de  iNevvton  pour  «  assurer  aux  hommes  de  génie  une  récompense  digne  d'eux, 
les  investir  d'une  immense  consiilération  et  mettre  une  grande  force  pécuniaire 
à  leur  disposition  »  et  le  lustre  des  sciences  et  des  arts  dans  l'ordre  combiné. 
(^Théorie  des  Quatre  Mouvements'),  p.  i8/i,  tome  I,  septemlirt-   iS'ii». 


-  i-A  - 

llconstale  tl'ahoi'd  (|ii(;  le  système  de  Foiirier  n'exis- 
tait (\u'ii  Tétai  virtuel  en  1799,  et  n'a  vu  le  jour  qu'en 
1808.  Or,  les  lettres  d'un  hahitant  de  Genève  ont  paru 
en  i8oa  (i),  épo(jue  où  les  disciples  de  l'outier  allri- 
huenl  à  leur  maître  la  première  intuition  de  sa  décou- 
verte. l'\)uri(;r  était  à  ce  moment  rédacteur  du  Bulletin 
de  Lyon  dont  Ballanclic  était  imprimeur.  11  y  écrivit 
même  le  25  primaire  an  XII  (17  décembre  icSoB)  un 
article  intitulé  :  Triumvirat  continental  et  paix  perpé- 
tuelle dans  30  ans,  article  qui  ne  serait  (|ue  le  reflet 
légèrement  nuancé  des  idées  de  Saint-Simon,  et  où 
Fourier  se  contenterait  de  «  développer  ce  qu'il  vient 
de  prendre  dans  l'écrit  de  Saint-Simon.  »  C'est  donc, 
conclut  P.  Leroux,  que  Fourier  a  eu  connaissance  de 
la  brochure  de  Saint-Simon  et  il  l'explique  très  sim- 
plement en  supposant  que  Saint-Simon  a  dû  envoyer 
ses  lettres  de  Genève  au  journal  et  que  peut-être  Fourier 
les  a  eues  entre  les  mains  pour  les  lire  et  pour  en  rendre 
compte. 

P.  Leroux  tire  d'ailleurs  argument  contre  Fourier  de 
ce  que  celui-ci  voulait  dans  le  cours  de  sa  vie  supprimer, 
malgré  l'avis  de  bien  des  disciples,  la  Théorie  des  Quatre 
Mouvements,  de  ce  qu'il  la  refondit,  de  ce  qu'il  fit  dis- 
paraître de  son  vocabulaire  certains  mots,  certaines  for- 
mules,  celle  d'ordre  combiné  (2)   et  de  sectes  progres- 


(i)  A  quelle  époque  parurent  les  Lettres  d'un  habitant  de  Genève?  Précisé- 
ment à  l'époque  où  les  disciples  de  Fourier  attribuent  à  leur  maître  la  première 
intuition  de  sa  découverte.  S'il  s'agit  donc  d'une  aussi  sublime  trouvaille  que 
le  pensent  les  disciples  de  Fourier  la  priorité  de  l'invention  est  incontestable- 
ment acquise  à  Saint-Simon,  puisque  les  Lettres  de  Genève  sont  antérieures  de 
6  ans  à  la  Théorie  des  Quatre  Mouvements. 

(2)  Saint-Simon  parle  de  la  Combinaison  des  intérêts,  a  Nous  verrons  Fourier 
appeler  d'abord  son  système  l'ordre  combiné  et  faire  ensuite  disparaître  cette 
dénomination  qui  rappelait  trop  la  source  où  il  est  puisé.  »  Saint-Simon  écrit 
(Lettres  de  Genève^:  La  première  génération  de  l'humanité  a  été  celle  dans  la- 
quelle il  y  a  eu  le  plus  d'égoïsme  personnel,  puisque  les  individus  ne  combi- 
naient point  leurs  intérêts.  »  «  Nous  verrons  Fourier,  en  fournissant  cette 
idée  à  Saint-Simon,  caractériser  par  l'incohérence  l'état  primitif  nommé  par  lui 
sauvagerie,  et  appeler  combinaison  l'état  d'harmonie.  »  P.  172. 


-  175  - 

sives  par  exemple,  qui  à  l'en  croire  auraient  eu  le  tort 
de  trop  rappeler  Saint-Simon  (i). 

Mais  les  arguments  de  P.  Leroux  paraissent  bien 
hypothétiques  et  sont  tout  à  fait  insuffisants  pour  établir 
le  plagiat  de  Fourier  :  Une  remarque  d'ordre  général 
s'impose  tout  d'abord  :  c'est  que  Fourier  lisait  peu,  mé- 
prisait tous  les  écrivains,  philosophes,  économistes,  ceux 
du  passé  comme  ses  contemporains,  et  qu'il  ne  connais- 
sait guère  leurs  idées  que  par  les  résumés  et  les  criti- 
ques qu'en  publiaient  les  journaux  ;  il  ne  copiait  per- 
sonne, et  son  originalité  dont  il  était  si  jaloux  apparaît 
comme  indiscutable.  11  faut  aussi  observer  que  Saint- 
Simon  ne  commença  véritajjlement  à  écrire  et  à  exercer 
une  influence  réelle  qu'à  partir  de  i8i/|,  date  à  laquelle 
il  lance  ses  écrits  politiques.  Jusque-là  il  n'a  rien 
écrit  sur  l'ordre  social,  il  ne  s'est  guère  occupé  que  de 
philosophie  scientifique.  Ses  premiers  plans  de  réor- 
ganisation sociale  datent  de  1818.  Or,  à  cette  époque 
Ch.  Fourier  a  depuis  10  ans  {Quatre  Mouvement!^)  jeté  les 
bases  de  son  système  social,  qui  est  arrêté  non  seulement 
dans  ses  grandes  lignes  mais  encore  souvent  dans  ses 
plus  petits  détails,  et  il  va  exposer  le  tout  k  ans  plus  tard 
dans  le  plus  important  de  ses  ouvrages  le  Traité  de  l'as- 
sociation domestique  agricole  (2).  11  paraît  de  plus  très  dif- 
ficile à  M.  Bourgin,  qui  est  si  informé  de  la  vie  de  Fou- 
rier, que  ce  dernier  dans  les  conditions  où  il  se  trouvait 
alors  ait  connu  le  petit  livre  sans  éclat,  et  sans  lecteurs, 
qui  servit  de  début  à  Saint-Simon  dont  les  disciples 
l'ignoraient  eux-mêmes  2k  ans  après  sa  publication. 

(i)  «  Pourquoi  en  l8l8,  écrit-il,  préparnnt  son  traité  sur  l'Association  qui 
parut  en  1822,  essayait-il  de  reprendre  son  premier  livre  et  effaçait-il  soigneu- 
sement le  nom  de  sectes  en  le  remplaçant  partout  par  le  nom  de  séries?  (Ce 
nom  de  secte  qui  rappelait  la  relijjion  de  Newton  était  pourtant  bien  choisi), 
fourier  apparemment  le  troiivail  trop  siçrnificatif.  »  Septembre  l8.'|0,  pag-e  iga 
t.  I.  Lettre  IV. 

('i)  Deux  traités  ont  été  publiés  par  moi  sur  l'association  et  le  proifrès  réel, 
écrit  fourier.  L'un  des  traités  parut  en  i8?.3,  l'autre  en  iSaS.  Or,  il  n'existait 
pas  de  Saint-Simoniens  en  1822. 


-  176  - 

Quoi  (|u'il  en  soil  et  en  admettant  même  ce  qui  après  tout 
n'a  rien  criuipossible  mais  ce  (|ui  paraît  assez  invraisem- 
blable (|ue  l'fjuriei"  ail  connu  les  lettres  de  Genève  connue 
le  veul  1'.  Leroux,  et  (|U(!  ce  soit  cet  oj)uscule  qui  lui  ait 
fourni  l'idée  prejnic;re  de  la  doctrine  de  Tallraction  pas- 
sionnée sur  laquelle  il  a  bâti  tout  son  système,  on  est 
forcé  de  reconnaître  qu'il  y  a  loin  de  la  simple  énoncia- 
tion  du  principe  à  l'ensemble  des  déductions  et  des  ap- 
plications que  Fouricr  en  a  tirées,  et  non  seulement 
que  celles-ci  appartiennent  bien  en  pro[)re  à  Fourier 
mais  que  l'idée  dont  il  a  profité  il  l'a  si  profondément 
inar(|uée  de  son  empreinte  (ju'il  l'a  faite  sienne,  et 
qu'elle  est  bien  à  lui. 


CHAPITRE  V 
L'école  saint-simonienne.  Ses  variations.  Ses  schismes. 


Dans  une  de  ses  adjurations  passionnées  et  avec  la 
phraséologie  romantique  et  mystico-lyrique  dont  il  avait 
l'habitude,  Barrault  demandait  un  jour  aux  Saint-Simo- 
niens  ce  qu'ils  étaient  :  «  A  mon  tour,  s'écriait-il,  je  vous 
demanderai  qui  vous  êtes.  Hélas  !  le  savez-vous  ?  Etes- 
vous  des  chrétiens,  aveugles  adorateurs  de  la  croix  soli- 
taire ?  Etes-vous  des  philosophes  dévots  d'incrédulité  ? 
Etes-vous  des  partisans  obstinés  de  toutes  les  légitimi- 
tés surannées?  Etes-vous  des  libéraux  révoltés  à  la  seule 
pensée  d'une  hiérarchie  et  rêvant  les  chimériques  dou- 
ceurs de  l'individualisme  ?  Etes-vous  enfin  des  hommes 
qui  s'épouvantent  de  toute  idée  nouvelle  et  ont  sans  cesse 
le  frisson  du  progrès  ?  »  Personne  ne  répondit  à  cette 
apostrophe  à  laquelle,  je  pense,  il  eût  été  bien  difficile 
de  répondre. 

L'école  saint-simonienne  réunissait,  en  efïet,  sous  la 
même  bannière,  les  étiquettes  les  plus  opposées,  la  plus 
grande  diversité  d'opinions,  d'origine,  de  tradition  et  de 
formation,  des  hommes  venus  des  points  les  plus  extrê- 
mes de  l'horizon  politique.  Dans  l'état-major  même  du 
Saint-Simonisme,  si  j'ose  employer  ce  terme  militaire 
en  parlant  d'hommes  qui  fêlaient  si  peu  qu'ils  n'hési- 
tèrent pas  à  se  faire  condamner  parce  qu'ils  refusaient 
de  servir  dans  la  garde  nationale,  on  distingue  sans  poino 
des  divei'gences  très  nettes,  des  oppositions  absolues,  en 


—  178  — 

))olili(jii('  coiniiK!  en  r-eligioD.  Au  |)oiiil  (\it  vue  des  opi- 
nions confessionnelles,  à  côlé  de  (;alli()li(|U(;s  comme 
Margerin,  ou  d'esprits  à  tendance  calliolitjue  comme 
Bûchez,  on  voit  quelques  protestants,  dos  juifs  en  grand 
nombre  (Hodrigues,  Halôvy,  Pereyre),dcs  athées  voltai- 
riens  (i) comme  M.  Chevalier,  des  disciples  de  Kant,  des 
scepti(|ucs  ;  le  Saint-Simonisme  comprend  des  gens  de 
toute  croyance  et  de  toute  incroyance. 

Au  point  de  vue  des  opinions  politiques,  à  côté  de 
républicains  convaincus  comme  Bazard  ou  Bucliez,  qui 
avaient  été  «  entraînés  dans  les  écarts  du  libéralisme  le 
plus  violent  »  (d'Eichlhal)  et  qui  avaient  été  impliciués 
dans  les  conspirations  de  1820,  à  coté  de  Dugied  fonda- 
teur de  la  Charbonnerie  française,  à  côté  de  Carnot  el  de 
Laurent,  «  ancien  révolutionnaire,  ancien  athée,  vieux 
philosophe  qui  s'est  roulé  tant  qu'il  a  pu  dans  le  bourbier 
de  l'encyclopédie  »  (Enfantin),  il  y  a  des  légitimistes. 

On  ne  peut  lire  d'ailleurs  un  volume  de  la  correspon- 
dance saint-simonienne  sans  être  frappé  des  divergences 
qui  séparent  un  Enfantin  d'un  Bazard,  un  Michel  Cheva- 
lier d'un  Reynaud,  un  Jules  Lechevalier  d'un  Transon. 
Ce  contraste  entre  la  nature  des  esprits,  et  leur  forma- 
tion, il  apparaît,  il  éclate  à  tout  instant.  Ouvrons  au 
hasard  une  publication  saint-simonienne  à  deux  pages 
de  distance,  dans  V Organisateur,  on  voit  la  philosophie 
du  xYiii*^  siècle  portée  aux  nues,  puis  traînée  plus  bas 
que  terre.  (Voir  Organisateur,  p.  i  et  m).  Ainsi  le  Saint- 
Simonisme  a  réussi  à  réunir  dans  la  même  action  des 
esprits  que  séparaient  moralement  et  doctrinalement  des 
abîmes. 


(i)  Ceux-ci  étaient  très  nombreux.  A.  de  Pontmartin,  clans  ses  Mémoires 
d'enfance  et  de  jeunesse,  parle  longuement  de  Léonard-MoVse  Relouret  qui  fut 
Saint-Simonien.  Il  nous  décrit  «  sa  haine  contre  la    religion  et  le  parti  prêtre. 

Intelligence  excellemment  douée,  esprit  très  fin il  redescendait  au  niveau 

des  plus  fougueux  commis-voyageurs  ou  des  plus  vulgaires  lecteurs  du  Constitu- 
tionnel, dès  qu'il  s'agissait  de  déblatérer  contre  l'inquisition,  la  torture,  les 
autodafés,  les  dragonnades,  la  Saiut-Barthélemy  et  le  «  parti  prêtre  «. 


—  »79  — 

Quel  était  donc  le  caractère  commun  des  jeunes  gens 
qui,  entre  1828  et  i83o,  venaient  chaque  jour  en  plus 
grand  nombre  à  la  nouvelle  doctrine  ?  C'était  d'abord 
qu'il  «  ne  croyaient  plus  fortement  à  rien  »  (Barrault). 
Pour  la  plupart  esprits  fatigués  et  flottants,  âmes  inquiè- 
tes, tourmentées,  désemparées,  malades  de  scepticisme, 
leur  correspondance  est  pleine  de  gémissements  et  de 
confidences  sur  leur  ennui,  leur  incertitude,  sur  les 
«  amers  dégoûts  de  leur  âme  »  et  sur  les  «  nausées 
de  vie  »  qu'ils  éprouvent,  premières  atteintes  de  ce 
mal  du  siècle  qui  commençait  de  devenir  si  fort  à  la 
mode  ;  ces  tristes  jeunes  hommes  instruits  et  même 
presque  tous  d'esprit  cultivé,  gorgés  de  philosophie,  ont 
«  du  vague  au  cœur  »  (Charton)  ;  ils  sentent  se  creuser 
en  eux  «  un  vide  profond  comme  un  abîme  »  (J.  Rey- 
naud)  (i).  Ce  vide,  ils  veulent  le  combler  d'amour  et 
c'est  la  loi  d'amour  que  proclame  Saint-Simon  qui  les 
réunit  sous  sa  bannière.  Ce  dont  ils  souffrent,  en  effet, 
c'est  de  leur  inactivité,  de  l'absence  de  foi  religieuse  ; 
ils  sentent  se  réveiller  en  eux  le  besoin  d'action,  d'en- 
thousiasme, de  croyance,  de  sympathie,  d'affection  et 
d'amour. 

Telle  est  la  raison  générale,  et  unanime,  des  conver- 
sions. Elles  eurent  d'ailleurs  d'autres  causes,  indivi- 
duelles celles-là,  et  très  diverses,  que  nous  n'avons  pas  à 
signaler  ici.  Notons  seulement  la  remarque  que  fait 
d'Eichthal  qu'il  n'y  avait  «  peut-être  pas  dans  le  saint- 
simonisme  une  personne  qui  n'y  eût  été  poussée  par  des 
chagrins  de  famille  w  (Note  de  d'Eichthal  aux  archives 
saint-simoniennes,  1866),  et  que  la  plupart  y  vinrent 
rechercher  une  «  consolation  »  (Charton,  Dory  et  bien 
d'autres). 

Il  est  donc  bien  malaisé  de  donner  une  définition  pré- 


(i)  (]fr.   FÀI.  Cliiiriou,  lieviie  Encyrhtpédiijiie .  Mémoires  d'un  prédicateur  stiinl- 

simonicn,   i83i,  p.  658.  «  le  vide  aride  qu'aviiit  fait  autour  d'eux  un  lon(| 

désenchantement  de  toutes  choses  et  une  pai'csscuse  niéhincolic.  » 


—   iRo  — 

cise  de  ce  qu'étaient  les  Saint-Simoniens.  A  quelqu'un 
qui,  dans  une  réunion  puhlifjuc,  l'interrompait  pour  lui 
demander  de  dire  quel  était  leur  but,  Ha/ard  répondait  : 
Nous  sommes  tout  à  la  fois  les  héritiers  du  catholicisme 
et  les  continuateurs  de  la  Révolution  ;  nous  voulons 
achever  de  détruire  ce  qui  reste  du  trône  et  de  l'autel, 
et  sur  CCS  débris  reconstituer  la  société  et  l'autorité  (i). 
La  formule  manque  de  précision;  elle  est  très  large,  et 
ce  programme  n'était  pas  propre  au  saint-simonisme.  De 
plus,  elle  n'est  peut-être  pas  entièrement  exacte;  en 
tout  cas,  elle  est  incomplète.  Tel  fut  pourtant,  dans 
l'ensemble,  le  but  du  saint-simonisme.  Il  annonçait  la 
fin  de  la  guerre,  «  toutes  les  nations  devenues  sœurs 
parce  qu'elles  seront  toutes  filles  d'une  même  église  à 
la  fois  temporelle  et  spirituelle  (2)  »,  le  règne  de  la 
science,  des  arts  et  de  l'industrie,  l'association  univer- 
verselle  des  races  et  des  nations,  l'affranchissement  des 
femmes,  l'émancipation  des  prolétaires  ;  il  tournait  toutes 
les  forces  religieuses  scientifiques  et  industrielles  vers 
Faccomplissement  d'un  but  universel  :  l'amélioration  la 
plus  prompte  et  la  plus  rapide  possible  du  sort  de  la 
classe  la  plus  pauvre  et  la  plus  nombreuse  au  triple  point 
de  vue  physique,  intellectuel  et  moral  ;  il  réconciliait  la 
religion  avec  la  politique,  prêchait  un  nouveau  chris- 
tianisme qui  promettait  le  bonheur  à  l'homme  non  seu- 
lement dans  le  ciel,  mais  sur  la  terre,  où  il  devait 
réaliser  l'abolition  des  privilèges  de  naissance,  le  clas- 
sement suivant  la  capacité,  la  rétribution  suivant  les 
œuvres,  et  proclamait  la  nécessité  de  la  hiérarchie.  Tels 
sont  les  principaux  articles  du  credo  saint-simonien.  Tel 
fut  le  but  commun,  «  but  immense,  but  saint  qui  devait 
mettre  les  hommes  en  communauté  avec  l'humanité  tout 
entière,  qui  devait  les  conduire  à  l'accomplissement  des 
destinées  que  l'humanité  poursuit   depuis   tant  de   siè- 


(i)  Cité  par  la  Revue,  i855,  p.  270. 

(2)  D'Eichthal  à  Mill.  3o  avril  i83o.  Lettres. 


-  i8i  — 

clés  (i)  )).  Et  c'est  l'amour  de  ce  but  commun  qui  tint 
pendant  deux  ans  étroitement  unis  autour  de  la  même 
tâche  les  esprits  les  plus  diflférents.  Malgré  la  diver- 
gence d'opinions  et  de  croyances,  on  réussit,  en  vue  de 
cet  idéal  commun,  qu'on  se  proposait,  et  qu'on  voulait 
réaliser,  à  improviser  une  hiérarchie  ;  des  chefs  furent 
reconnus,  des  travaux  distribués  et  acceptés,  si  pénibles 
qu'ils  fussent,  avec  enthousiasme.  Le  succès  de  l'école 
fut  inespéré  (2).  C'est  en  termes  tout  frémissants  de 
lyrisme  que  les  Saint-Simoniens  célèbrent  la  jeunesse 
glorieuse  de  la  doctrine  qu'ils  élaborent  et  disent  leur 
enthousiasme  pour  leur  vie  nouvelle.  «  Lorsque  je  connus 
la  notion  du  progrès  indéfini  et,  comme  Dieu,  éternel, 
lorsque  j'eus  apprécié  l'idée  fondamentale  de  notre 
liberté  et  de  l'avenir  religieux  dans  cette  parole  du 
P.  Enfantin  :  Dieu,  père  et  mère  de  tous  et  de  toutes,  j'en 
éprouvais  comme  un  éblouissement,je  ressentis  une  joie 
immense  en  retrouvant  en  moi  la  pensée,  le  cœur  et 
l'action  libre  en  vertu  de  ces  saintes  formules.  »  Sincè- 
rement et  profondément  convaincus  qu'ils  travaillent  à 
«  l'œuvre  la  plus  belle  et  la  plus  grande  c[ui  fût  au 
monde  »  (Charton,  ibidem,  p.  663),  il  leur  semblait  qu'ils 
vivaient  corps  et  âme  plus  qu'il  ne  leur  avait  été  donné 
de  vivre  en  aucun  moment  de  leur  existence.  C'était 
une  régénérescence,  une  tranformation  absolue,  une 
véritable  convalescence  morale,  ou  plutôt  une  résurrec- 
tion (p.  665).  Tel  était  l'enthousiasme,  qu'on  vit  de  ces 
jeunes  gens,  hommes  ou  femmes,  sacrifier  pour  leur  idéal 
leur  situation  matérielle  ou  mondaine  (3),    leur  avenir, 

(i)  Ibidem. 

(2)  ((  Le  bruit  que  fnit  la  doctrine  est  prodig^ieux.  On  en  parle  partout.  Nous 
marchons  avec  une  rapidité  qui  nous  |)araîl  îl  nous-mêmes  extraordinaire.  » 
Enfantin,  août  i83o. 

(3)  Le  Producteur,  loin  de  rien  rajjportor  à  ceux  qui  l'ont  écrit  leur  a  coûté, 
au  contraire,  quoiqu'ils  ne  fussent  (juère  tous  ensemble  que  de  pauvres  diables, 
et  encore  aujourd'hui  toutes  les  dépenses  nécessaires  pour  la  propagation  de  la 
doctrine,  les  envois  de  livres  et  manuscrits,  le  loyer  de  la  salle  pour  nos  séan- 
ces publiques  de  la  rue  Taranne,    le  temps  très  considérable  qu'ils  consacrent 


—     l82    — 

leur  fortune,  leurs  amitiés  et  jusqu'à  leur  amour  (Jules 
Lcchevalier,  Moïse  Relouret  et  tant  d'autres),  et  (lu'on 
vit  les  plus  craintifs  et  les  [)lus  timides  de  ces  jeunes 
bourgeois  faire  bon  mar(;lié  de  l'opinion  publique. 

Un  grand  nombre  de  personnes  furent  enlevées  à  leurs 
occupations  pour  être  classées  dans  les  différents  servi- 
ces de  prédication,  missions,  propagande,  globe,  ensei- 
gnement (i).  Le  zèle  le  plus  pur,  le  plus  désintéressé  ins- 
pire et  dirige  leurs  efforts  ;  on  croirait  que,  détachés  du 
monde  extérieur  et  planant  bien  au-dessus  de  la  vie  mes- 
quine et  terre  à  terre  qu'ils  méprisent,  ils  vivent  unique- 
ment dans  la  contemplation  de  leur  idéal.  «  Il  semblait, 
dit  Charton,  qu'on  était  transporté  au  belvédère  élevé 
d'un  phare,  le  bruit  du  monde  ne  parvenait  pas  jusque- 
là.  »  «  Il  y  avait,  écrit  Dory,  dans  l'approche  des  Saint- 
Simoniens  quelque  chose  de  communatif  et  d'attrayant 
qu'on  ne  retrouvait  pas  ailleurs.  »  C'était  le  beau  temps 
de  l'école,  celui  des  soirées  familiales  'de  la  rue  Monsi- 
gny,  celui  des  fraternelles  effusions,  des  amitiés  enthou- 
siastes; «  quelle  plus  douce,  quelle  plus  vraie,  quelle 
plus  noble  amitié  peut-il  exister  que  celle  qui  résulte 
d'une  communauté  de  vues  et  de  travaux  sur  le  plus 
magnifique  sujet  qui  soit  donné  à  l'activité  humaine  ?(2))) 

Mais  ce  beau  temps  dura  peu.  La  communauté  de  vues 
et  l'unanimité  de  l'école  saint-simonienne  furent  cour- 
tes. Le  lien  d'affection,  de  doctrine  et  d'activité  qui 
devait  les  unir,  les  faire  marcher  en  paix  avec  ordre  et 
amour  vers  une  commune  destinée  et  donner  à  la  société 


chaque  semaine  aux  travaux  de  l'école.  Tout  cela  est  fourni  par  eux,  sans  au- 
cune compensa  lion  pécuniaire  quelconque,  bien  que  pour  la  plupart  d'entre  eux 
cela  soit  pour  ainsi  dire  pris  sur  leur  pain  et  sur  celui  de  leurs  enfants.  » 
D'Eichthal  à  Mill,  2  3  novembre  1829. 

(i)  «  Pour  prêcher  et  propag'er  leurs  chimères  rien  ne  leur  coûtait.  Des 
chefs  d'industrie  quittaient  leurs  affaires,  des  ingénieurs  donnaient  leur  démis- 
sion et  apportaient  leurs  économies,  des  Hls  de  famille  sacrifiaient  leur  fortune; 
en  deux  ans,  près  d'un  million  et  demi  fut  dépensé  en  missions,  en  journaux, 
en  frais  de  propagande.  »  Guéroult. 

(2)  D'Eichthal  à  Mill.  Correspondance,  28  novembre  1829. 


—  i83  — 

et  au  monde  tout  entier  le  caractère  d'union,  de  sagesse 
et  de  bonté,  qu'avait  rêvées  Saint-Simon,  se  relâcha  bien 
vite  et  puis  se  rompit  tout  à  fait. 

«  Le  premier  coup  d'œil  qu'on  jetait  sur  l'école  lui 
était  extrêmement  favorable.  On  la  trouvait  unie,  coura- 
geuse, ardente,  se  recrutant  sans  cesse,  disciplinée,  fai- 
sant recevoir  dans  son  sein  des  hommes  dévoués  corps 
et  âme  et  des  vocations  éclatantes,  présentant  un  front  et 
une  surface  de  doctrines  positives  symétriques  et  qu'à 
première  vue  on  pouvait  estimer  complètes  et  nouvel- 
les (i).  »  Mais  Lerminierajoute  aussitôt  que  «  le  premier 
éblouissement  passé,  la  réflexion  et  l'examen  venaient 
ternir  et  décolorer  les  apparences  et  les  impressions.  Si 
l'école  offrait  les  dehors  de  l'unité,  de  la  concorde  et  de 
l'obéissance,  considérée  de  plus  près  on  y  sentait  l'exis- 
tence d'un  despotisme  factice...  cette  association  si  com- 
pacte était  tendue  sans  rien  de  naturel.  »  Quand  on  était 
sorti  de  cette  «  atmosphère  de  dévouement  et  d'amour  » 
que  nous  décrit  Charton,  «  dans  laquelle  la  volonté  était 
entraînée  »,  et  où  il  semblait  qu'on  obéit  à  une  impul- 
sion, où  l'on  agissait  presque  sans  y  avoir  pensé,  quand 
on  n'était  plus  sous  le  charme  du  «  transport  délicieux 
de  cette  existence  nouvelle  (Dory)  »,  quand  la  chaleur 
d'âme  du  néophyte  «  douce  comme  le  merci  du  pauvre  » 
(Charton),  s'était  affaiblie,  que  cet  éblouissement  philan- 
thropique s'était  dissipé  et  que  cette  griserie  sentimentale 
et  romantique  était  passée,  il  arrivait  presque  fatalement 
que  «  les  doctrines  elles-mêmes  ne  soutenaient  pas  dans 
leur  ensemble  et  leurs  décorations  les  regards  d'un 
observateur  qu'un  premier  désenchantement  avait  pré- 
paré à  la  défiance  »  (Lerminier).  On  s'apercevait  alors 
qu'il  y  avait  dans  la  doctrine  saint-simonienne  plus 
d'efforts  individuels  que  d'unité  et  plus  de  tentatives  que 
d'ensemble.  «  Sous  une  harmonie  spécieuse  et  artifi- 
cielle, continue  Lerminier,  on  découvrait   les  pièces  de 

(i)  Lerminier,  Lettres  philosophiques  à  un  Berlinois. 


—   iR/l  — 

rapport,  les  jointures  mal  assorties,  les  placages  disfrra- 
cieusement  appliqués,  les  emprunts  érigés  en  inventions, 
les  contrefaçons  préméditées  données  j)our  descréalions 
de  première  venue  ;  on  démêlait  aussi  une  direction 
funeste  imprimée  à  des  principes  élémentaires  et  géné- 
rateurs. » 

Et  il  y  a  sans  doute  dans  cette  appréciation  de  Lermi- 
nier  un  peu  de  malveillance,  d'exagération  et  d'injustice. 
On  sent  trop  que  Lerminier,  dont  le  passage  dans  le  saint- 
simonisme  avait  été  trop  rapide  pour  qu'il  eût  le  temps 
d'en  faire  une  étude  approfondie,  n'est  pas  fâché  de  déni- 
grer la  doctrine  qui  n'a  pas  su  le  retenir,  et  qu'il  n'aime 
point  les  Sainl-Simoniens,  qui  d'ailleurs  le  lui  rendent 
bien  (i).  Mais  il  y  a  aussi  un  fond  très  certain  de  vérité. 
Ces  accusations,  d'ailleurs,  nous  les  retrouvons  non  seu- 
lement sous  la  plume  de  Fourier,  qui  est  extrêmement 
sujet  à  caution,  sous  celle  d'Aug.  Comte  qui  l'est  un  peu, 
sous  celle  de  Lechevallier  et  de  Transon,  dont  le  témoi- 
gnage pourrait  paraître  suspect  et  devoir  manquer  d'im- 
partialité, mais  encore  sous  celle  de  beaucoup  de  Saint- 
Simoniens  et  notamment  de  Jean  Reynaud  et  de  Pierre 
Leroux.  Pour  Jean  Reynaud,  la  doctrine  saint-simonienne 
n'était  qu'une  «  collection  d'idées  ».  Et  Jules  Lecheva- 
lier,  qui  a  sans  doute  d'excellentes  raisons  pour  le  savoir, 
ayant  été,  si  l'on  en  croit  l'affirmation  de  P.  Leroux  et  le 
témoignage  de  plusieurs  Saint-Simoniens,  l'un  des  col- 
laborateurs les  plus  immédiats  d'Enfantin,  voit  dans  le 
saint-simonisme  une  «  espèce  de  doctrine  d'alluvion  qui 
s'était  agglutinée  et  agglomérée  sous  le  nom  de  Saint- 
Simon  par  les  apporta  de  ses  principaux  disciples  »  (Science 
sociale,  p.  i8).  Les  adversaires  du  saint-simonisme  ne 
déclaraient-ils  d'ailleurs  pas  que  le  dogme  saint-simonien 
n'était  au  fond  qu'un  syncrétisme,  un  assemblage  plus  ou 

(i)  Voir  dans  les  notes  inédites  de  Laurent,  à  l'Arsenal  :  «  Lhermiuier  (sic) 
sonore  comme  une  cymbale,  lançant  de  grands  mots,  assez  vide  et  cependant 
très  chaud.  Voulait  prêcher  salle  Taitbout  sans  préparation.  Apprenez  donc  la 
doctrine,  lui  répondait-on.  Ne  savait  pas  le  dogme  du  tout.  » 


—  i85  — 

moins  confus,  plus  ou  moins  habile   de   doctrines  philo- 
sophiques diverses  ? 

Le  comte  Henri  de  Saint-Simon  avait  jeté  à  pleines 
mains  dans  ses  écrits,  dans  ses  conversations,  des  idées 
qui,  si  elles  étaient  nouvelles,  n'étaient  pas  toujours 
cohérentes  et  homogènes  et  parfois  même  étaient  con- 
tradictoires (i).  Bazard  et  Enfantin  appelèrent  leurs  dis- 
ciples en  consultation,  et  c'est  ainsi  que  la  doctrine 
fabriquée  pièce  à  pièce  pendant  six  ans  sous  les  yeux  du 
public,  se  forma  peu  à  peu,  s'élabora  lentement  et  que 
s'éleva  l'école  saint-simonienne  dont  Lamennais  disait 
malicieusement  qu'elle  était  un  «  club  sous  un  clocher  »  ; 
chacun  apporta  sa  pierre,  les  uns  au  club,  les  autres  au 
clocher.  Chacun  errait  dans  l'œuvre  de  Saint-Simon, 
ainsi  que  dans  une  contrée  diverse  et  mouvementée  ; 
prenait  dans  l'amas  de  ses  idées  ce  qui  était  à  sa  conve- 
nance, et  sous  prétexte  d'interprétation,  expliquait  et  tra- 
duisait à  sa  façon.  On  ajoutait,  on  retranchait,  on  aban- 
donnait certains  points  de  la  doctrine  (2).  On  en  modifiait 
d'autres,  cela  s'appelait,  en  langage  saint-simonien,  «per- 
fectionner ».  «  Modifier  une  doctrine,  la  moduler,  écrivait 
un  Saint-Simonien,  ce  n'est  pas  l'affaiblir  puisque  c'est 
la  faire  passer  de  l'abstrait  dans  le  concret,  de  la  contem- 
plation dans  l'action,  c'est  lui  donner  la  vie  »  (Bour- 
geois). On  se  mettait  d'ailleurs  à  l'aise  et  à  l'abri  de 
tout  reproche,  en  disant  que  «  sous  aucun  rapport  pos- 
sible la  parole  de  Saint-Simon  ne  pourrait  avoir  une 
valeur  absolue  »  (J.  Lechevalier.  Note  sur  le  ?wuveau 
christianisme).  Et  on  s'avisa  que  Saint-Simon  ne  pouvait 
parler  en  i83o  comme  (;n  1826,  que  lui  aussi  était  «  pro- 
gressif »  comme  la  doctrine  que   l'on  perfectionnait  (3). 

(i)  Il  n'y  cT  en  Sainl-Siin<in  qu'un  mi^laujfe  souvent  confus  de  toutes  les  doc- 
trines et  un  éclectisme  sans  (bnd  ni  rives  où  l'esprit  peut  errer  et  se  perdre  à 
l'aventure  comme  un  vaisseau  sans  boussole  sur  une  nier  sans  limite  (Boui-^j^eois, 
Le  Christ  temporel,  p.  xvi). 

(3)  Letti'C  de  Sluart  Mill  à  d'Eiolitlial  :  «Vous  me  dites  que  plusieurs  autres 
points  de  la  doctrine  sainl-simoniene  ont  été  abandonnés.  >•> 

(3)  «  Gloire,  gloire  à  ceux  des  disciples  qui  imitent  le  mieux  In  vie  de  leur 


—  ifiO  — 

«  On  ne  doit  pas  s'attendre,  écrivait  J.  Lechevalier,  à 
trouvei'  dans  le  nouveau  clirislianisnie  ni  un  dogmk  ni 
l'kvangilk  de  la  loi  saint-siirioriicnne.  »  Le  texte  véritable 
c'est  la  parole  vivante  de  l'églisk  (i).  On  devait  bientôt 
s'aperccîvoir  cpie  cette  parole  vivante  elle-même  n'avait 
[)as  une  inflexible  unité,  et  que  nombreuses  étaient  ses 
variations.  Ainsi  donc,  en  vertu  de  ses  principes  mêmes, 
par  une  nécessité  qu'il  portait  en  soi  et  si  je  puis  dire, 
inhérente  à  sa  nature,  le  sainl-simonisme  avait  changé 
et  était  condamné  à  changer  toujours  ;  —  il  apparaît 
avant  la  doctrine  de  M.  Bergson  comme  une  philosophie 
de  la  mobilité.  «  11  est  clair,  disait  un  Saint-Simonien, 
que  l'ambition  des  idées  neuves  nous  a  un  peu  trop  ani- 
més. »  On  comprend  dès  lors  que  l'école  saint-simo- 
nienne  était  loin  d'avoir  cette  exacte  homogénéité  de 
principes,  qu'Aug.  Comte,  dans  une  terminologie  qui 
rappelle  du  reste  celle  de  Saint-Simon,  et  dont  on  ne  peut 
dire  si  c'est  ce  dernier  (jui  la  lui  a  empruntée  ou  qui  la 
lui  a  donnée,  déclare  «  indispensable  à  toute  destination 
vraiment  organique  ».  C'est  ce  défaut  d'unité  qui  devait 
la  perdre. 

Sans  doute,  dans  la  doctrine,  tout  le  monde  était  parti 
du  même  point,  mais  le  chemin  que  chacun  avait  par- 
couru était  différent  ;  chacun,  selon  son  tempérament, 
sa  tournure  d'esprit,  ses  expériences,  concluait,  sans  se 
préoccuper  beaucoup  de  la  doctrine.  Plusieurs  Saint- 
Simoniens,  comme  Carnot  et  Roux,  donnaient  pourtant 
des  conseils  très  sages.  «  Je  voudrais,  messieurs,  écrivait 
ce  dernier,  que  chacun  de  nous,  avant  d'improviser  une 
opinion  nouvelle,  veuille  bien  penser  que  sa  création 
peut  jeter  des  sentiments  de  dissolution  dans  notre  asso- 


m;utre  mais  dans  sa  perfectibilité  et  non  dans  son  imperfection,  qui  partiront 
du  point  où  Saint-Simon  s'est  arrêté,  mais  pour  s'élancer  bien  au  delà,  non 
pour  retomber  jusqu'au  point  d'où  lui-même  est  parti  y>(Docl.  Saint-Simonienne, 
p.  33,  1828-1829). 

(i)  Les  Salnt-Simonlens  disaient  :  ic  Nous  sommes  en  communion  avec  Saint- 
Simon  mais  eu  progrès  sur  lui.  » 


cialion(i).  »  Mais  ils  n'étaient  [)as  écoutés.  Aussi,  le  sainl- 
simonisme  de  Bazard  ou  de  Michel  Chevalier,  n'était-il 
pas  le  même  que  celui  d'Enfantin  ou  de  Rodrigues,  pas 
plus  que  le  saint-simonisme  scientifique  et  pratique  de 
1827,  lequel  ne  défendait  que  des  idées  réalisables  et 
fortement  liées  les  unes  aux  autres,  ne  ressemblait  — 
sinon  de  très  loin  —  au  socialisme  religieux  et  utopique 
de  i83i-i832,  où  des  religiosités  plus  ou  moins  vagues 
avaient  remplacé  les  vues  industrielles  des  premiers 
temps,  et  où  tous  apercevaient  des  nécessités  analogues. 
Sans  doute  on  restait  vaguement  d'accord  sur  les 
bases  fondamentales  de  la  doctrine,  sur  le  but  géné- 
ral à  atteindre,  sur  la  manière  dont  les  questions  de- 
vaient être  posées,  mais  les  avis  différaient  sur  le  point 
de  savoir  comment  elles  seraient  définitivement  réso- 
lues. Le  point  de  vue  saint-simonien  était  errant  et  va- 
gue ;  il  n'était  pas  assez  étroitement  délimité  ;  il  en 
résultait  que  ses  déplacements  devaient  fatalement  deve- 
nir des  occasions  ou  des  prétextes  de  conflits.  Les  idées 
n'étaient  pas  formulées  assez  nettement  ;  elles  l'avaient 
été  plus  ou  moins  obscurément,  plus  ou  moins  éloquem- 
ment  dans  des  prédications  ou  des  conversations,  mais 
il  y  avait  peu  de  chose  d'écrit.  «  Piien  n'était  convenu, 
écrit  Jean  Re3'naud,  sur  la  manière  dont  l'humanité  pour- 
rait résoudre  les  grands  problèmes  et  chacun,  guidé 
seulement  par  la  voix  du  sentiment,  laissait  son  espérance 
flotter  vers  le  pouvoir  ou  vers  la  liberté.  »  Certains  qui, 
comme  Lerminier,  avaient  passé  plusieurs  mois  à  étu- 
dier la  doctrine,  n'y  avaient-ils  pas  vu  un  «  sentiment 
profond  de  h\  liberté  ?  »  ce  dont  on  peut  se  montrer  sur- 
pris. C'était  donc  affaire  de  sensibilité  personnelle.  Le 
Saint-Simonisme  ouvrait  des  perspectives  infinies  aux 
rêveries  individuelles.  Dans  cette  doctrine,  où  la  place 
prépondérante  venait  d'être  donnée  au  cœur,  où  la  rai- 
son était  honnie,  où  la  toute-|)uissance  appartenait    au 

(i)  Cette  brochure  a  l'-té  attribui^e  à  lîiicliez. 


—  i88  — 

sentiment,  et  dont  la  siil)stance  très  fluide  et  très  nébu- 
leuse, faite  d'appels  au  C(x>ur,  à  l'imagination  et  à  tous  les 
genres  de  sensibilité,  s'incorj)orait  assez  fac'ibînient  aux 
fantaisies  du  rêve,  eiKunin,  selon  son  t(Mn[)éi'ament,  ses 
irnpi'essions,  son  humeur  et  ses  capri(;es,  variait,  colo- 
rait, nuançait  la  vision  de  l'idéal  commun.  Et  les  nuances 
du  Saint-Simonisme  devenaient  peu  à  peu  presque  aussi 
nombreuses  que  les  adhérents  à  la  doctrine.  Chacun 
d'eux  conservait  son  allur'e  propre,  celui-ci  restant  un 
mystique  et  cet  autre  un  réaliste  ;  celui-là  restant  un  phi- 
losophe et  cet  autre  un  homme  religieux.  Enfantin,  d'ail- 
leurs, s'en  rendait  compte,  lorstju'il  écrivait  mélancoli- 
quement à  Arlès-Dufour  en  iS/j/i  :  «  Dans  son  temps  de 
prosélytisme  individuel,  le  Saint-Simonisme  n'a  pu  con- 
vertir ni  un  vrai  catholique,  ni  un  vrai  légitimiste.  Je 
n'ai  jamais  pu  détruire  entièrement  les  racines  révolu- 
tionnaires qui  entouraient  le  cœur  de  Bazard,  de  Dugied, 
de  Leroux  (i),  de  Reynaud  et  de  tant  d'autres,  ni  le 
judaïsme  de  Rodrigue,  tenace  comme  tout  ce  (|ui  carac- 
térise les  races  opprimées  »  (i/i  décembre).  «  Chacun  de 
nous,  écrit  S.  Voilquin,  règle  la  propagation  de  ses  idées 
selon  la  forme  qui  convient  le  mieux  à  sa  nature  »  {La 
Saint-Simonienne  en  Egypte,  p.  96).  Ajoutons  d'ailleurs 
que  la  doctrine  était  généralement  mal  connue  et  que 
les  conversions  étaient  la  plupart  du  temps  trop  rapides 
pour  être  elFicaces  et  pour  n'être  pas  fragiles  (2). 

Qu'était-ce  donc  que  le  Saint-Simonisme  ?  C'était  bien 
plutôt  qu'une  doctrine  unique;  plusieurs  doctrines,  éco- 
nomique, philosophique,  religieuse  et  morale,  animées 
du  même  esprit  ou  d'un  esprit  analogue  ;  c'était  un  en- 

(i)  Pierre  Leroux,  tout  en  admettant  le  dogme,  avait  conservé  son  caractère 
républicain;  les  formes  trouvées  pour  la  hiérarchie  le  révoltaient  mais  il  s'y 
était  soumis.  Notes  sur  Pierre  Leroux.  Lambert.  «  J'ai  rudement  combattu. .. 
écrivait  d'Eiehthal  à  Stuart  Mill,  le  28  novembre  1829,  j'ai  eu  des  répugnances 
à  vaincre,  des  obscurités  i\  dissiper  avant  de  me  rendre  complètement  maître 
de  la  doctrine  saint-simonienne.  » 

(2)  «  Nous  nous  donnâmes  corps  et  âme  à  cette  nouvelle  famille  dont  les  prin- 
cipes sociaux  et  religieux  furent  nôtres  dès  le  premier  instant.  » 


-    iScj   - 

semble  de  conceptions  et  d'aspirations  qui  se  rattachaient 
à  un  ou  deux  principes  sur  lesquels  l'accord  s'était  fait.  11 
estévidentque  le  Saint-Simonisme  de  Bazard  et  celuid'En- 
fantin  forment  plutôt  deux  doctrines  de  tendances  sem- 
blables animées  d'un  esprit  analogue,  qu'une  doctrine 
unique.  Mais  il  ne  suffit  pas  de  dire,  comme  on  le  fait  ; 
il  y  a  le  Saint-Simonisme  de  Bazard  et  il  y  a  celui  d'En- 
fantin. Il  y  en  a  bien  d'autres,  et  dans  chacune  de  ces 
sous-doctrines,  dans  chacune  de  ces  catégories,  si  je 
puis  dire,  sans  parler  des  oppositions  et  des  divergen- 
ces qui  tiennent  à  la  nature  même  et  à  la  singularité  des 
tempéraments,  mille  nuances  d'un  Saint-Simonisme  qui, 
pour  l'observateur  superficiel  semble  le  môme,  distin- 
guent les  adeptes  d'une  même  catégorie.  Le  Saint-Simo- 
nisme devint  ainsi,  selon  le  mot  très  juste  de  Jean  Rey- 
naud,  «  un  ensemljle  insaisissaJjle,  variant  de  nuance  de 
l'un  à  l'autre  »  (i)  et,  pourrait-on  ajouter,  d'un  moment 
à  l'autre.  Bien  plus  qu'une  doctrine,  c'était  un  état  d'es- 
prit (2),  dont  les  variations  étaient  assez  nombreuses, 
un  élan  confus  quant  à  ses  moyens  possibles  d'action 
et  d'expression. 

Cette  variété  des  opinions  et  des  croyances,  cette  di- 
versité, ces  divergences  de  vue,  ce  défaut  d'homogénéité 
et  d'unité,  le  Globe  lui-même,  organe  officiel  de  la  doc- 
trine, le  trahissait  publiquement.  «  Il  changeait  de  cou- 
leur suivant  que  la  main  de  l'un  ou  de  l'autre  des  deux 
chefs  avait  pesé  plus  ou  moins  sur  celle  du  rédacteur  » 
(.Jean  Reynaud),  Mais  c'était  surtout  dans  les  missions 
de  province,  loin  des  regards  des  chefs,  quand  chaque 
prédicateur  livré  à  ses  propres  inspirations,  emporté 
par  la  chaleur  de  l'improvisation,  obéissant  aux  mouve- 
ments désordonnés  de  sa  sensibilité,  laissait,  au  milieu 
des  interruptions  et  des  apostrophes,  dans  l'excitation 
de  réunions   le  plus  souvent  mouvementées  et  agitées, 

(i)  Jean  lîeynaud,  Revue.  Encyclopéilujiic.   iSSa,  p.  27. 

(3)  Voir  P.  Leroy-Beaiilieu,  Leçon  d'ouverture  au  Collège  de  Franco:  Saint 
Simon  le  réi'orinateur  (^lieviie  Bleue,  7  janvier  191 1). 


—  «o»  — 

apparaître  sa  personnalité  et,  pour  me  servir  (rune 
expression  saint-simonienne,  «  témoignait  consciencieu- 
sement de  sa  propre  personne  et  de  sa  propre  pensée  » 
que  la  diversité  éclatait. 

«  En  Belgique,  la  première  partie  de  la  mission  était 
toute  philosophi(|ue  et  positive,  la  deuxième  toute  mys- 
tique et  religieuse  ;  à  Paris,  dans  la  même  enceinte,  où 
une  dévotion  toute  catholique  à  la  sainteté  du  révélateur 
ressuscitait  avec  emphase  les  formules  d'adoration  de 
l'église  ou  de  la  synagogue,  des  discours  politiques  sur 
la  guerre  étrangère  ou  la  législation  intérieure,  rame- 
naient énergiquement  la  réalité  et  transformaient  pério- 
diquement en  un  club  populaire  le  tabernacle  pontifi- 
cal »  (i).  A  Lyon,  Thérésie  était  prêchée  au  nom  de 
Saint-Simon,  et  les  journaux  libéraux  eux-mêmes  en 
étaient  presque  venus  à  réclamer  pour  les  révélateurs 
hardiment  ramenés  au  rang  des  philosophes.  Jean  Rey- 
naud  ne  faisait  d'ailleurs  aucune  difficulté  pour  recon- 
naître que  les  doctrines  qu'il  avait  professées  avec  Pierre 
Leroux  à  Lyon  et  à  Grenoble  si  elles  étaient  «  d'accord 
sur  les  bases  fondamentales  avec  celles  qui  étaient 
enseignées  par  le  Globe  sous  le  nom  général  de  Saint- 
Simon,  du  moins  en  différaient  sur  plusieurs  points  «(a). 
«  Leroux  et  moi,  écrivait-il,  nous  n'avons  reçu  à  Lyon  de 
direction  que  de  nous-mêmes  »  (3). 

Ainsi  la  doctrine  se  trouvait  abandonnée  aux  divaga- 
tions et  aux  improvisations  de  chacun.  Elle  n'était  pas 
assez  systématique,  assez  rigide,  elle  était  trop  diffuse  et 
trop  fluide  pour  qu'on  dût  l'accepter  ou  la  refuser  tout 

(i)  Voir  Louis  Blanc,  p.  449,   1882.  Histoire  de  10  ans. 

(2)  J.  Reynaud,  De  la  société  saint-simonienne  et  des  causes  qui  amenèrent  sa 
dissolution,  p.  27  et  28. 

(3)  Le  Précurseur,  dans  un  article  écrit  avec  beaucoup  d'amertume  et  d'ai- 
greur... dévoilant  la  tactique  ambitieuse  des  chefs  de  la  doctrine,  prenait  acte 
contre  les  Saint-Simoniens  de  ce  que  leurs  missionnaires  avaient  enseigné  à 
Lyon  que  pour  eux  la  révélation  était  l'opinion  particulière  d'un  philosophe. 
Le  Journal  du  commerce  se  plaignait  également  de  ne  pas  rencontrer  dans  les 
discours  des  Saint-Simoniens  le  plagiat  de  l'ancienne  forme  religieuse. 


—  igi  — 
entière,  et  pour  qu'il  fut  impossible  d'en  détacher  à  sa 
guise  des  éléments  constitutifs  pour  les  remplacer  par 
d'autres.  «  Aussi  la  doctrine  saint-simonienne  avait-elle 
en  elle-même  son  terme  »,  comme  l'écrit  Jean  Reynaud. 
Il  était  en  effet  presque  fatal  que  le  Saint-Simonisme  vît 
son  sens  relâché  jusqu'à  la  dispersion  par  l'abus  de  ce 
que  l'on  appelait  un  commentaire,  une  interprétation,  et 
par  l'abondance  des  perfectionnements  qu'on  lui  fit  su- 
bir. Le  germe  de  dissolution  se  développait  à  mesure 
que  grandissait  la  puissance  de  la  doctrine  ou  du  moins 
que  s'accroissait  le  nombre  de  ses  adhérents;  l'action 
centrale  du  collège  pouvait  de  moins  en  moins  se  faire 
sentir  efficacement,  il  manquait  la  coordination  étroite 
qui  aurait  été  indispensable  entre  les  Saint-Simoniens 
de  province  et  le  centre  de  Paris;  l'école  avait  fini  par 
échapper  à  toute  direction.  Et  voici  d'ailleurs  que  dans 
le  sein  même  du  collège  l'anarchie  allait  éclater. 

Aussi  longtemps  qu'il  avait  été  possible  de  concentrer 
les  discussions  sur  les  points  qui  leur  étaient  communs, 
et  qu'on  l'avait  limitée  à  ces  points  seuls,  on  avait  pu 
maintenir  l'accord,  au  moins  relativement,  car  pour  la 
plupart  des  Saint-Simoniens  l'entente  ne  fut  jamais  com- 
plète et  absolue  et  il  est  aisé  de  constater  de  nombreuses 
divergences  sur  des  points  fondamentaux  de  la  philo- 
sophie ou  de  la  religion.  «  On  put  ajourner  après  le 
succès  quand  la  marche  de  la  propagation  serait  bien 
engagée,  les  contestations  relatives  aux  développements 
et  aux  perfectionnements  ultérieurs  de  la  doctrine.  »  Mais 
de  graves  questions  s'étaient  posées,  qui  allaient  faire 
éclater  les  dissentiments  latents. 

Déjà  la  constitution  de  la  classe  directrice  et  de  la 
hiérarchie  (i),  avait  donné  lieu  dans  le  sein  de  l'école  à 
de  vifs  débats.  Le  classement  des  disciples  selon  leurs 
capacités  (2)  qu'avaient  fait   liazard  et  Enfantin,  seuls, 

(l)  Carnot  n'avait  acceplt^  «  ces  :irraii{jements  qu'avec  regret  ». 
(u)  «  On  a  promis  la  rétribution  selon  les  œuvres  mais  qui  ri'tribuera  ?  celui 
qui  aura  fait  les   plus  {fraudes  œuvres.    Ou   a   promis  le  classement  suivant   la 


—  192  — 

n'avait  pas  été  sans  provoquer  des  surprises  et  même 
des  mécontentements.  Et  pourtant  on  n'avait  pas  encore 
touché  aux  problèmes  les  plus  délicats  et  les  plus  dif- 
ficiles, aux  institutions  les  |)lus  anciennes,  aux  senti- 
ments les  plus  intimes,  aux  problèmes  les  plus  angois- 
sants: on  ne  s'était  encore  occupé  ni  du  mariage,  ni  de 
la  famille,  ni  de  la  vie  sociale,  ni  de  la  vie  future  (i),  ni 
de  la  religion.  Duveyrier,  le  poète  de  Dieu,  comme  on 
l'appelait,  reconnaissait  que  «  la  foi  des  Saint-Simoniens 
n'était  pas  précisée  »  qu'on  n'avait  pas  «  pénétré  le 
mystère  profond  ».  On  s'était  débarrassé  des  idées  de 
création  et  de  mort  en  disant  que  «  ces  deux  inconnues 
étaient  supérieures  à  l'intelligence  humaine,  d'où  il 
résultait  qu'elles  devaient  rester  obscures  et  vagues  » 
(Enfantin,  lettre  1829).  Mais  d'autres  questions  qu'il  était 
impossible  d'éluder,  celles  du  bien  et  du  mal,  de  la  loi 
morale,  des  relations  individuelles  d'homme  à  femme  et 
de  supérieur  à  inférieur  étaient  restées  bien  obscures.  Sur 
tous  ces  points  d'ailleurs,  Enfantin  avait  une  théorie  com- 
plète en  désaccord  avec  celle  que  professait  Bazard.  Il 
avait  d'ailleurs  plusieurs  fois  semblé  y  renoncer,  et 
notamment  lors  de  la  lettre  qu'il  avait  écrite  avec  lui 
dans  les  premiers  jours  d'octobre  i83o  à  la  Chanibre  des 
députés  (2).  Mais  il  revenait  toujours  avec  une  ténacité 

capacité.  Mais  qui  classera  la  capacité  ?  La  capacité.  C'est  un  cercle  vicieux. 
Aussi  toute  question  importante  en  hiérarchie  s'est-elle  jusqu'ici  terminée 
par  une  désassociation.  Le  fait  est  général  et  constant  dans  l'histoire  du  Saint- 
Simonisme.  »  P.  i55.  Lechevalier,  Science  sociale. 

(i)  L'école  saint-simonienne  n'a  pas  encore  bien  formulé  cette  croyance  (à 
la  vie  éternelle).  D'Eichthal  à  Mill,   i^"'  décembre  1829. 

(2)  Dans  le  cours  de  nos  long-ues  discussions,  il  arriva  plusieurs  fois  qu'En- 
jantin  parut  renoncer  à  ses  théories  et  notamment  lors  de  la  lettre  que  nous  écri- 
vîmes dans  les  premiers  jours  d'octobre  i83o  à  la  Chambre  des  Députés,  lettre  que 
je  rédigeai,  qu'il  signa  avec  moi  et  dans  laquelle  en  disant,  en  termes  géné- 
raux, comment  nous  entendions  le  mariage,  nous  repoussions  hautement  l'accu- 
sation de  communauté  des  femmes  qui  avait  été  portée  contre  nous  dans  cette  en- 
ceinte par  MM.  Manguin  et  Dupuis.  Mais  les  moments  de  silence  et  de  résignation 
étaient  employés  par  Enfantin  à  élaborer,  à  perfectionner  sa  conception;  et 
chaque  fois  qu'il  crovait  avoir  trouvé  en  sa  faveur  un  argument  nouveau,  il  le 
reproduisait  avec  plus  de   force  que  jamais.   J'affirme  entîn  qu'il  m'a  déclaré 


-   nj3  - 

inlassable  aux  premières  idées  (i).  Les  discussions 
devaient  fatalement  éclater  lorsqu'il  s'agirait  de  préciser 
et  de  mettre  au  point  la  doctrine  sociale  et  religieuse  du 
saint-simonisme  que  le  Producteur  de  1826  avait  sage- 
ment «  réservé  pour  des  temps  meilleurs  (2)  ».  D'ail- 
leurs des  schismes  s'étaient  déjà  produits.  Des  défec- 
tions avaient  eu  lieu  :  Cerclet,  Dubochet,  Rouen,  Blanqui, 
Senty,  Périn,  Garnier,  Halévy,  Armand  Carrel,  Artaud, 
Rey  (de  Grenoble),  Decaen  du  temps  à\\  Producteur:,  puis 
à  partir  du  moment  où  la  hiérarchie  avait  été  fondée  : 
Bucheu,  Alisse,  Bouland,  Lerminier,  Margerin  (je  ne 
cite  que  les  principaux)  ;  mais  on  peut  dire  qu'à  cha- 
que mouvement  hiérarchique  de  quelque  importance, 
correspond  une  division,  un  schisme  plus  ou  moins  grave. 
Ce  n'était  là  d'ailleurs  qu'un  début  et  le  prodrome  de 
la  crise  terrible  de  novembre  i83i,  que  je  n'ai  pas  à 
raconter  ici  mais  sur  laquelle  il  faut  au  moins  donner 
quelques  explications  générales,  Saint-Simon  mourant 
avait  dit  à  Rodrigues  en  lui  remettant  le  Nouveau  chris- 
iianistne,  que,  de  l'aveu  même  de  d'Eichthal,  les  Saint- 
Simoniens  restèrent  deux  ans  sans  comprendre  :  «  Toute 
la  doctrine  est  là  ».  Enfantin  s'autorisa  de  cette  parole 
pour  donner  au  saint-simonisme  un  caractère  religieux  qui 
se  précisa  peu  à  peu.  Certains  s'en  montrèrent  surpris. 
Auguste  Comte  écrivait  à  d'Eichthal  dès  le  6  décembre 
1828  :  «  Imaginez-vous  que  leurs  tètes  se  sont  peu  à 
peu  exaltées  à  ce    point  qu'il  ne  s'agit  rien   moins  que 

plusieurs  fols,  et  cela  de  la  miiiiière  la  plus  formelle,  encore  peu  do  jours  avant 
notre  séparation,  qu'elle  n'était  pour  lui  l'objet  d'aucun  doute,  l'.  aO.  lia/.ard. 

(i)  iV.  Garnot  (qui  l'ut  Saint-Sinionien)  écrit  dans  le  Producteur  :  «  Nous 
n'avons  usé  qu'ayec  une  extrême  sobriété  des  pensées  échappées  à  cette  ànie  dévorée 
du  besoin  d'être  utile.  ÎNous  avons  distiujjué  celles  des  opinions  de  Saint-Simon 
d<mt  l'application  est  déjà  possible,  ou  celles  qu'une  prévision  trop  active, 
n'a  pu  entourer  de  certitude,  et  dont  la  réalisation  apparllenl  à  une  époque 
beaucoup  plus  éloignée  de  nous  .>)  (^Producteur,  n"  lo). 

(•i)  Jules  me  disait  un  jour  :  J'aime  mieux  être  écrasé  par  lia/.ard  qui  est 
une  pierre,  mais  dont  on  peut  au  moins  détacher  une  partie  que  d'avoir  alîaire 
à  Enfantin.  On  l'entame  un  jour  et  le  lendemain  on  le  retrouve  tout  entier  : 
c'est  un  morceau  de  yomine  élastique.  Lambert.  Papiers  personnels. 

i3 


—    «9/4    — 

d'une  véritable  religion  nouvelle,  d'une  sorte  d'incar- 
nation de  la  divinité  en  Saint-Simon,  Enfin,  il  ne  reste 
plus  (ju'à  dire  la  nouvelle  messe  et  cela  ne  tardera  pas 
au  train  que  prennent  les  choses.  «  Cela  ne  tarda  guère 
en  effet.  On  ajouta  le  panthéisme  au  système  de  physio- 
logie sociale  de  Saint-Simon  ;  on  revêtit  la  nouvelle 
science  d'une  forme  religieuse,  on  couvrit  le  dogme  maté- 
rialiste d'une  couche  de  mysticisme  ou  plutôt  de  mysticité  ; 
et  après  avoir  professé  pendant  plusieurs  années  que  la 
théologie  et  ses  institutions,  qui  devraient  être  considé- 
rées comme  des  œuvres  de  l'enfance  de  l'esprit  humain, 
feraient  j)lace  dans  l'avenir  à  une  pliilosophie  organique 
positive  et  à  des  institutions  déduites  de  cette  nouvelle 
doctrine,  tout  à  coup  les  Saint-Simoniens  revinrent 
au  langage  théologique.  Ils  parlèrent  de  Dieu  et  de  la 
Providence  et  ces  mots  revinrent  même  avec  insis- 
tance sur  leurs  lèvres;  l'école  se  transforma  en  église, 
la  doctrine  positive  et  scientifique  en  religion  et  les  dis- 
ciples du  philosophe  et  de  l'économiste  Saint-Simon  en 
prêtres  qui  laissaient  à  Aug.  Comte  tout  le  soin  d'éla- 
borer, de  préciser  et  de  développer  leur  ancienne  théorie 
sur  les  passages  successifs  de  l'esprit  humain  de  la  con- 
ception théologique  à  la  philosophie  métaphysique  et  de 
cette  dernière  à  la  philosophie  positive,  théorie  dont 
Aug.  Comte  était  d'ailleurs,  sans  doute,  l'inventeur. 

Quant  à  Enfantin,  il  devint  tout  simplement  Père  de 
l'Humanité. 

«  La  doctrine  qui  d'abord,  écrivait  Claire  Bazard  à 
Transon,  avait  été  à  l'état  de  philosophie  politique,  après 
de  rudes  travaux  et  une  immense  élaboration  des  idées 
en  était  arrivée,  après  une  crise  épouvantable,  à  l'état 
religieux;  cette  crise  nous  a  coûté  Bûchez  et  quelques 
autres  »  (Lettre  à  Transon  de  Claire  Bazard,  7  décembre 
i83i). 

Enfantin  fut  aidé  dans  sa  tâche  par  E.  Rodrigues  qui 
proclamait  dans  ses  lettres  la  supériorité  de  la  religion 
sur  la  philosophie  et  la  science.  Dès  lors,  le  caractère  de 


—  19=^  — 
la  doctrine  fut  profondément  modifié;  non  seulement  la 
religion  domina  l'ordre  politique,  mais  Tordre  politique 
devint,  dans  son  ensemble,  une  institution  religieuse. 
Le  sentiment,  la  sensibilité  furent  considérés  non  seule- 
ment comme  une  force  sociale,  mais  devinrent  la  force 
sociale  par  excellence,  la  seule  qui  comptât.  Et  Ton 
prêcha  aux  mathématiciens,  aux  ingénieurs  et  aux  philo- 
phes  qui  composaient,  sinon  la  totalité,  du  moins  la  plus 
grande  partie  de  l'école,  la  subordination  absolue  du 
raisonnement  aux  mouvements  individuels  de  la  sensi- 
bilité. Il  ne  s'agissait  plus  de  comprendre  ni  de  raison- 
ner, (Claire  Bazard,  si  fine  et  si  sensible,  écrivait  à 
Transon  ce  mot  surprenant  :  cf  On  veut  trop  raisonner!  ») 
mais  simplement  de  sentir  et  d'aimer  (i). 

La  doctrine  avait  complètement  abandonné  son  carac- 
tère scientifique  et  philosophique  pour  devenir  une  reli- 
gion à  laquelle  il  fallait  croire  ou  ne  pas  croire  (2).  Mais 
cela  ne  s'était  pas  fait  brutalement  et  d'un  seul  coup;  la 
transition  s'était  effectuée  graduellement;  le  saint-simo- 
nisme  était  passé  de  la  physiologie  sociale  de  Saint- 
Simon  au  panthéisme  mystique  d'Enfantin,  insensible- 
ment et  presque  sans  qu'on  s'en  aperçût,  par  des  phases 
nombreuses:  phase  positive  d'abord,  puis  philosophi([ue 
et  d'abstraction  pure  puis  scientifique  et  mécani({ue  ; 
du  matérialisme  des  écrivains  du  Producteur  on  avait 
insensiblement  glissé  au  semi-panthéisme  de  Vorgani- 
sateur,  puis  au  panthéisme  du  Globe,  et  enfin  à  la  mys- 
tique enfantinienne  ;  tout  naturellement  le  glissement 
allait  se  prolonger  et  de  la  mystique  enfantinienne  la  doc- 

(1)  Dans  les  conditions  n/îcessaires  poiii-  embrasser  la  Foi  saint-simonienne, 
vous  donnez  beaucoup  trop  (l'importance  à  l'instruction  tandis  que  vous  mécon- 
naissez celle  de  l'amour  (D'Eiclitlial  h  Mill,  3o  avril  i83o). 

(2)  On  croit  généralement  aujourd'liui  que  c'est  par  la  science  qu'on  mèniî 
les  hommes  et  la  lecture  du  système  de  politique  positiue  a  pu  vous  confirmer 
dans  cette  croyance.  Rien  n'est  moins  vrai  cependant.  C'est  par  le  sentiment 
seul,  c'est  par  une  loi  d'amour,  comme  je  vous  le  disais  au  commencement  de 
cette  lettre,  que  les  hommes  ont  toujours  été  conduits.  Le  sentiment  seul  indique 
el  fait  aimer  le  but  ;  la  science  ne  lait  que  réfjulariser  les  moyens  de  l'atteindre 
(D'Kichlbal  à  Mill,  3<)  avril   i.Sik)). 


—  1 9^'  — 

Irinc  allait  tomber  dans  la  scnsualilù  (;t  y  sombrer, 
cet  amalgame  du  mysticisme  avec  la  sensualité  aboutis- 
sant aux  scandaleuses  aberrations  que  l'on  connaît  sur 
le  couple  futur.  Tels  sont  les  stades  de  la  pensée  sainl- 
simonienne.  Telles  sont  les  étapes  de  sa  transformation 
qui  fut  voulue,  conduite  et  dirigée  par  Enfantin. 

C'était  donc  une  doctrine  toute  nouvelle  qu'il  prêchait. 
Or,  disait-il,  «  pour  un  dogme  nouveau,  il  faut  une 
morale  nouvelle,  il  faut  une  loi  morale  ».  C'est  pour 
la  recherche  de  cette  loi  morale  que  les  discussions 
s'engagèrent  dans  le  courant  de  l'année  i83i.  O. 
Rodrigues  et  Claire  Bazard  furent  seuls  admis  à  ces 
graves  débats  où  les  pontifes  espéraient  se  mettre 
d'accord;  mais  dans  le  courant  de  l'été,  comme  on 
ne  parvenait  pas,  depuis  près  de  six  mois,  à  s'en- 
tendre, les  questions  furent  portées  devant  le  col- 
lège (i). 

On  tenta  inutilement  tous  les  moyens  qui  paraissaient 
propres  à  retenir  ou  à  retarder  une  scission  qui  de  plus 
en  plus  s'imposait  et  que  l'imprécision  de  la  doctrine  et 
sa  nature  même,  les  oppositions  de  caractère  et  de  tem- 
pérament, les  désaccords,  sinon  de  cœur  du  moins 
d'esprit,  les  dissentiments  profonds  des  chefs  sur  les 
points  les  plus  importants,  le  succès  et  les  progrès  des 


(i)  Lettre  de  Cl.  Bazard  à  Transon  (elle  doit  être  de  septembre  i83i.  Cela 

est  inscrit  en  marge  des  archives  saint-simoniennes).  « Aujourd'hui,  une 

sourde  souffrance  circule  parmi  les  enfants  de  Saint-Simon.  Abel,  tel  est  notre 
état  :  La  loi  morale  qui  doit  nous  régir  tous,  qui  doit  nous  enchaîner  si  douce- 
ment les  uns  aux  autres,  qui  doit  nous  tirer  de  toute  incertitude  sur  ce  qui  est 
bien  ou  sur  ce  qui  est  mal,  cette  loi  morale  ne  nous  est  point  donnée  et  nous 
sommes  tous  comme  des  aveugles  cherchant  à  tâtons  un  chemin  qu'un  voyant, 
un  Saint-Simon,  nous  a  signalé.  Cher  enfant,  tous  nous  avons  senti  cette  pré- 
caire, cette  inquiétante  position,  nous  avons  élevé  nos  voix,  nos  pères  nous  ont 
répondu  et  tous,  nous  nous  occupons  de  trouver  cette  loi  divine  qui  doit  compléter 
la  doctrine,  cette  loi  avec  laquelle  nous  nous  présenterons  enfin  forts,  puis- 
sants, forts  comme  des  anges  devant  un  monde  aux  accusations  duquel  nous 
n'avons  pu  répondre  encore  qu'en  niant  et  non  en  affirmant.  Mais  ce  ne  sera 
pas  sans  travail,  sans  peine,  peut-être  même  sans  amère  douleur  que  nous  arri- 
verons au  but  de  nos  efforts » 


—  '97  — 
dernières    années,    rendaient    inévitable    (i).    ]Mais    ils 
étaient  tous  épuisés. 

II  n'est  pas  dans  notre  dessein  de  raconter  ici,  puisque 
nous  ne  faisons  qu'esquisser  l'histoire  des  idées,  les 
incidents  violents  et  les  épisodes  dramatiques  qui  mar- 
quèrent ce  conflit  d'àmes  exaltées  et  de  sensibilités  fré- 
missantes et  exacerbées,  ni  non  plus,  de  signaler  les 
constrastes  violents  qu'offrirent  ces  scènes  agitées  au 
cours  desquelles  se  révélèrent  parmi  les  transports  et 
les  divagations  enthousiastes,  mais  pauvres,  des  géné- 
rosités, des  grandeurs,  des  héroïsmes  réels,  à  côté  de 
débilités,  de  névroses  et  d'hystéries  véritables  et  peut- 
être  même  de  supercheries.  Les  Saint-Simoniens  ont 
d'ailleurs,  dans  de  très  nombreuses  brochures,  raconté 
tout  au  long  l'histoire  extraordinaire  de  cette  phase  du 
saint-simonisme  (2),  où  les  intelligences  dévient,  où 
l'extase,  l'enthousiasme  et  la  folie  finissent  par  s'imposer 
aux  cerveaux  les  plus  lucides  et  les  plus  solides,  désé- 
quilibrés sous  l'action  d'un  rêve  mélangé  d'éléments 
malsains  et  généreux,  par  détourner  des  voies  saines  et 
droites  les  plus  nobles  entraînements,  et  par  jeter  hors 
d'eux-mêmes  des  esprits  déjà  prédisposés  par  une  phra- 
séologie mystico-lyrique,  pleine  de  couleur  et  d'une 
sorte  d'harmonie  vide  de  sens,  par  l'éloquence  sonore 
et  les  phrases  à  effet. 

Enfantin  exposa  d'abord  ses  théories  dans  le  sein  du 
collège,  puis  les  résuma  devant  la  famille  entière.  La 
rupture  définitive  eut  lieu  le  21  novembre  i83i,dans  une 
séance  publique  qui  fut  particulièrement  orageuse. 
«  Chacun  des  deux  papes,  frappant  d'analhème  la  tête  de 

(1)  .Iiisqu'ici  nous  avions  marcli<''  d'une  manière  vraiment  miraculeuse  :  ac- 
cord, amour,  unit/',  tout  allait  au  mieux;  mais,  vous  le  sentez,  il  tétait  impossible 
que  par  l'action  d'hommes  si  étroitement  serrés  les  uns  contre  les  autres,  cl 
enclins  par  conséquent  à  s'isoler  et  à  se  ti'ancher  par  rapport  au  milieu  social 
qui  les  entoure,  il  résultât  un  mouvement  d'association  large,  plein,  et  de  na- 
ture à  satisfaire  toutes  les  sympathies (Jean  Reynaud.  p.   '17). 

(2)  Voir  notamment  ;  Réunion  générale  de  la  famillo.  Séances  des  II)  et 
2  1  novembre  i83i  (chez  Everat). 


-  '98- 
son  ancien  collègue,  se  posait  chef  suprême  et  révéla- 
teur de  la  loi  nouvelle  par  droit  d'hérédité  saint-simo- 
nienne.  Ce  fut  le  signal;  les  membres  du  collège, 
noyau  primitif  de  l'ancienne  école,  reprirent  aux  yeux 
de  tous  leur  liberté  civile  et  leurs  droits  individuels  » 
(Jean  Reynaud,  p.  82;  Revue  encyclopédique,  p.  53,  iSSa). 
Jean  Reynaud,  Pierre  Leroux,  Jules  Lechevalier,  Gazeaux, 
Garnot,  Charton,  Dugied,  Glaire  Bazard,  Gécile  Fournel 
et  plusieurs  autres  se  séparaient  du  saint-simonisme, 
ou  plutôt  d'Enfantin,  qui  à  leurs  yeux  représentait  dans 
toutes  ses  conséquences  ce  qu'on  nomme  le  saint-simo- 
nisme (i). 

Le  Globe  du  29  novembre  i83i  publia  la  protestation 
collective  des  19  (2)  et  les  dissidents  les  plus  notoires 


(i)  C'est  Enfantin  qui  à  mes  yeux  représente  dans  toutes  ses  conséquences 
ce  qu'on  nomme  le  sai.nt-simonisme,  c'est-à-dire  la  doctrine  qui  donne  le 
gouvernement  à  un  homme  au  nom  du  progrès,  qui  abolit  l'iiéritage  et  remet 
par  conséquent  l'investiture  de  la  propriété  et  de  la  fonction  au  pouvoir  social, 
la  doctrine  qui  proclame  que  la  société  doit  se  composer  de  deux  corps  spé- 
ciaux (savants  et  industriels)  liés  par  un  corps  universel,  le  sacerdoce;  la  doc- 
trine qui  unissant  le  temporel  et  le  spirituel,  et  superposant  la  famille  sociale 
à  la  famille  consang-uine,  confond  en  la  personne  du  prêtre  la  direction  de  tou- 
tes les  affections  individuelles  et  l'ordination  de  toutes  les  fonctions.  Voilà  ce 
qu'on  appelle  le  Saint-Simonisme,  quoique  les  textes  et  les  paroles  de  Saint- 
Simon  ne  puissent  justifier  catégoriquement  aucune  des  formules  employées  par 
ceux  qui  parlent  en  son  nom.  ...Or,  je  le  répète,  Enfantin  est  le  seul  qui  pro- 
fesse rigoureusement  et  logiquement  cette  doctrine.  3"  séance,  26  février  iBSa. 
Le  Fouriérisme  et  le  Saint-Simonisme.  J.  Lechevalier,  1861,  Br.  9.  Arsenal, 
p.   i38. 

(2)  Le  Globe  accompagnait  d'ailleurs  la  publication  de  cette  protestation 
d'une  note  ainsi  conçue  :  «  Nous  recevons  des  19  personnes  qui  se  sont  sépa- 
rées de  la  hiérarehie  saint-simonienne  la  pièce  suivante  qui  caractérise  très  bien 
la  situation  de  protestantisme  dans  lacjuelle  ces  personnes  se  sont  placées  vis-à- 
vis  de  nous.  » 

A  Messieurs  les  Rédacteurs  du  Globe.  Paris,  28  novembre. 
Vous  avez  fait  un  appel  au  public  dans  le  but,  selon  l'expression  de  vos  ora- 
teurs, de  fonder  le  crédit  saint-simonien,  la  puissance  morale  de  l'argent.  Nous 
PROTESTONS  Contre  cet  appel  et  ses  suites,  en  attendant,  ce  qui  ne  tardera 
point,  que  nous  fassions  connaître  publiquement  le  grave  dissentiment  de  doc- 
trine qui  existe  entre  vous  et  nous  et  qui  justifie  notre  opposition  présente  à  vos 
projets  de  finances.  Le  crédit  saint-simonien  ne  peut-être  fondé,  l'argent  ne 
peut  revêtir  la  puissance  que  vous  prétendez  lui  attribuer  qu'autant  que  la  nou- 


—  199  — 
exposèrent  dans  différentes  brochures  les  raisons  de 
leur  séparation,  que  nous  examinerons  plus  loin.  Le  len- 
demain, il  publiait  la  protestation  individuelle  de  Jean 
Reynaud,  qui  ne  s'était  pas  retiré  en  même  temps  que  les 
autres  (i).  Enfantin  lui  ayant  donné  à  la  réunion  du 
19  novembre  la  mission  de  haut  protestantisme,  Reynaud 
protesta  effectivement  à  la  séance  suivante.  Mais  Enfan- 
tin déclara  que  la  mission  de  J.  Reynaud  était  inconci- 
liable avec  la  dignité  du  temple,  et  Reynaud  se  sépara 
lui  aussi  de  la  doctrine.  Peu  de  temps  après,  ce  fut  le 
tour  de  Laurent  et  de  Transon. 

«  L'œuvre  était  terminée.  Les  hommes  qui  pour  l'ac- 
complir avaient  momentanément  réuni  leurs  voix  et 
leurs  efforts  devaient  rentrer  dans  l'indépendance  de  la 
vie  et  le  silence  du  travail  philosophique  »  écrivait  Jean 
Reynaud.  Et  il  ajoutait:  «  Les  découvertes  scientifiques 
ne  se  font  pas  de  compagnie (2)»,  Les  dissidents  s'en  allè- 

velle  loi  mokale,  celle  qui  doit  enfanter  la  conception  religieuse  de  Saint-Si- 
mon aura  été  proclamée  ;  or,  cette  loi  vous  ne  l'avez  point.  La  participation 
que  nous  avons  prise  au  progrès  de  la  doctrine  de  Saint-Simon  jusqu'à  ce  jour, 
la  responsabilitc  qu'elle  fait  peser  sur  nous,  nous  donnent  le  droit  de  vous  de- 
mander l'insertion  de  cette  réclamation  et  vous  imposent  le  devoir  de  satisfaire 
à  noire  demande  :  L.  Banet,  Bazard,  Claire  Bazard,  I^almyre  Bazard,  J.  Bû- 
chez, H.  Carnot,  P.  Gazeaux,  Cliarton,  Dugied,  Adèle  Eudes,  Cécile  l'ournel, 
H.  Fournel,  A.  Leroux,  J.  Leroux,  Pierre  Leroux,  Maurize,  J.  Reynaud,  A. 
Saint-Cliéron,  Glaire  Saint-Chéi'on  (Globe,  ag  novembre  i83i). 

(i)  Elle  était  précédée  de  la  note  suivante  :  «  On  a  pu  juger  de  l'état  de 
faiblesse  où  des  hommes  qui  furent  puissants  tant  qu'ils  furent  soutenus  par  le 
lien  hiérarchique  sont  tombés,  aussitôt  qu'ils  sont  rentrés  dans  le  pêle-mêle. 
C'est  là  une  des  faces  du /)ro<es/a«/is7ne.  La  protestation  individuelle  de  J.  Rey- 
naud est  empreinte  d'un  caractère  de  personnalité  démesurée  qui  est  l'autre 
face  du  protestantisme.  C'est  toujours  le  je  et  le  moi  en  scène.  Nous  sommes 
d'ailleurs  déterminés  à  clore  là  cette  [)olémique  dans  l'intérêt  des  personnes 
qui  se  sont  séparées  de  nous.  Notre  rôle  à  nous  n'est  pas  de  discuter  contre  le 
passé,  c'est  de  fonder  l'avenir.  Nous  ne  voulons  plus  de  lutte;  le  but  que  nous 
nous  proposons  est  d'attirer  la  société  à  nous  par  notre  puissance  pacifique. 
Nous  n'avons  rien  de  mieux  à  faire  [)our  hâter  le  rapprochement  des  dissidents 
que  de  les  tenir  pendant  quelque  temps  à  l'écart  de  nous,  afin  cju'ils  méditent 
sur  les  faits  de  notre  apostolat. 

(2)  Aujourd'hui  voilà  la  division  du  travail  établie  dans  notre  sein.  (?est 
d'abord  un  chaos,  mais  avant  la  création  le  chaos.  Jean  Reynaud,  loco  cilato, 
p.  li']  et  48. 


rent,  chacun  de  son  côte.  Presque  tous  ils  pensaient, 
comme  Jules  Lechevalier,  que  la  scission  qui  avait  eu 
lieu  pourrait  n'avoir  pour  effet  que  de  «  poser  les  indivi- 
dualil(!s  de  la  grande  famille,  c'est-à-dire  des  hommes 
capables  d'élaborer  et  de  perfectionner  »,  et  croyaient 
continuer  dans  la  vraie  voie  saint-simonienne.  Ceux 
(|ui  restaient  auprès  d'Enfaiilin  estimaient  eux  aussi  que 
celte  scission  temporaire  allait  être  pour  la  doctrine 
l'occasion  d'un  grand  progrès.  Ils  croyaient  à  l'utilité 
pour  l'école  des  modifications  survenues:  maintenant 
qu'ils  ne  travailleraient  plus  à  propager  leurs  idées,  ils 
allaient  pouvoir  élaborer. 

L'élite  saint-simonienne,  peut-on  dire,  sauf  (juelques 
exceptions,  se  séparait  d'Enfantin.  Il  restait  pourtant  au- 
tour du  père  quelques  membres  de  l'ancienne  école,  un 
petit  noyau  d'exaltés  :  Duveyrier  qui  se  dévouait  à  Enfan- 
tin, O.  Rodrigues  pour  peu  de  temps,  d'Eichthal,  Barrault, 
Fournel,  M.  Chevalier,  Talabot,  Lambert,  Hoart,  Aglaé 
Saint-Hilaire  et  Bouffard,  mais  parmi  ceux-là  même  qui 
ne  l'abandonnaient  pas,  il  n'en  était  pas  un  qui  ne  repous- 
sât, avec  des  nuances  différentes,  certaines  de  ses  idées 
et  la  conception  morale  qu'il  proposait;  et  on  peut  dire 
qu'ils  se  rangeaient  moins  à  son  opinion  qu'à  sa  personne  ; 
Enfantin  était  le  seul  qui  professât  rigoureusement  et 
logiquement  sa  doctrine;  ils  demeuraient  pourtant  sous 
son  autorité,  parce  qu'ils  le  regardaient  comme  accom- 
plissant l'œuvre  la  plus  importante  pour  le  progrès  de  la 
doctrine  et  s'efforçaientde  croire  davantage  encore,  redou- 
blant de  certitude  ostensible.  Certains  même  qui,  comme 
Vinçard,  partageaient  dans  le  fond  de  leur  pensée  la  ré- 
pugnance des  dissidents  pour  la  nouvelle  forme  donnée 
à  la  doctrine  et  les  théories  émises  par  Enfantin,  restaient 
cependant  avec  ce  dernier  par  un  entraînement  presque 
instinctif  et  parce  qu'ils  avaient  aveuglément  confiance 
dans  la  sagesse,  la  science  et  la  bonté  de  celui  qu'ils  ap- 
pelaient «  Le  Père  de  l'Humanité  ». 

On  avait  beau  dire  que  les  dissidents  avaient  eu  d'ex- 


cellents  remplaçants,  Cavel,  Delaporle  et  Lagarmitle, 
qui  n'étaient  «  rien  moins  que  des  hommes  ordinaires  » 
(lettre  du  3o  mai  1882,  Stuart  Mill  à  d'Eichthal).  Presque 
tout  ce  qui  comptait  dans  le  Saint-Simonisme,  —  ceux 
qui  avaient  le  plus  marqué  dans  l'enseignement,  les  pré- 
dications et  les  missions  —  abandonnait  Enfantin  ;  mais 
celui-ci  ralliait  autour  de  lui  la  majeure  partie  des  mem- 
bres de  la  doctrine,  particulièrement  dans  les  degrés 
inféiieurs,  et  se  consolait  de  la  défection  de  la  plupart 
des  membres  de  l'ancien  collège,  en  déclarant  qu'à  une 
période  nouvelle  il  fallait  des  hommes  nouveaux.  On  ne 
peut  nier,  en  tous  cas,  que  la  scission  n'ait  affaibli  beau- 
coup le  Saint-Simonisme. 

Quant  aux  dissidents,  ils  allaient  marcher  dans  des 
voies  bien  différentes.  Chacun,  en  suivant  son  inspiration, 
allait  travailler  au  perfectionnement  de  la  doctrine  dont 
aucun  d'eux  ne  doutait  que  le  vague  et  l'ampleur  ne  de- 
mandassent de  nouveaux  remaniements.  Bazard,  qui  se 
croyait  le  véi-itable  successeur  de  Saint-Simon  et  appelait 
à  lui  les  dissidents,  voulait  essayer  de  fonder  une  hiérar- 
chie sur  des  bases  plus  libérales.  J.  Reynaud  et  quelques 
autres  retournèrent  au  spiritualisme,  Pierre  Leroux  a 
l'utopie  démocratique  (i),  d'autres  même  au  catholi- 
cisme ;  il  en  est  qui  s'attachèrent  au  positivisme. 
Enfin,  Lechevalier  et  Transon  vinrent  à  Fourier,  à  qui  ils 
amenèrent  d'assez,  nombreux  Saint-Simoniens.  Cette  der- 
nière évolution  est  sans  doute  la  plus  imprévue  et  celle 
qui  surprend  le  plus.  L'école  saint-simonienne  se  disper- 
sait ainsi  avant  de  se  dissoudre  tout  à  fait.  Mais  tous  les 
liens  qui  rattachaient  les  dissidents  à  la  doctrine  n'étaient 

(l)  Pierre  Leroux,  Clarnot  et  Je;iii  Roynaïul  inil)lièreiit  la  Revue  Encyclopé- 
diqnc.  Ils  avaient  la  prétention  d'org'aniser  entre  les  nuinéros  de  leur  recueil 
une  doctrine  nouvelle.  Mais  leurs  principes  étaient  assez  flottants  et  leur  iloc- 
trine  manque  d'unité.  Les  idées  {générales  les  plus  fréquemment  exprimées 
Turent  en  pi)Iiti({ue  l'avènement  du  |)rolétariat  et  en  reli(jion  l'appel  <i  un  pan- 
Uiéisme  confus.  On  y  retrouve  un  reflet  assez  prononcé  des  idées  saint-simonien- 
nes  (Voir  sur  la  Revue  Encyclopédique  un  article  do  Sainte-Beuve,  Premiers 
Lundis,  t.  2,  p.  91-100). 


pas  rompus   ainsi  que  le  constatait  l'article  intitulé  :   A 
nos  amis,  publié  dans  le  dernier  numéro  du  Globe  (i). 

Le  Saint-Simonisme  conservait  toujours,  à  leurs  yeux, 
une  grande  importance  et  ils  gardaient  plus  ou  moins  et 
avec  des  nuances  difTérentes  les  principes  généraux  de 
sa  foi  sociale  et  religieuse  à  laquelle  ils  apportaient  seu- 
lement des  corrections,  des  additions  et  des  modifica- 
tions. La  plupart  d'entre  eux,  un  Bazard,  un  Reynaud, 
un  P.  Leroux,  un  Lechevalier  même  restèrent  Saint- 
Simonicns  par  bien  des  côtés  et  ne  réussirent  pas  à  se 
détacher  complètement  de  la  doctrine.  Le  Saint-Simo- 
nisme allait  ainsi  avoir  divers  appendices  et,  s'il  faut  en 
croire  P.  Leroux,  l'histoire  de  Fourier  et  du  fouriérisme, 
ne  serait  que  l'un  d'entre  eux  (2). 

(i)  Dans  le  dereier  numéro  du  Globe  (20  avril  1882).  «  A  nos  amis.  » 
«  ...Beaucoup  sont  venus  et  peu  sont  restés  ;  mais  aucun  n'est  parti  si  subitement 
qu'il  n'emportât  une  portion  du  Trésor  que  notre  Père  amassait,  et  nul  n'est  allé 
si  loin  que  nous  ne  le  sentissions  rattaché  par  un  lien  invisible  au  centre  où  il  avait 
cherché  la  vie.  N'est-ce  pas  pour  nous  un  sujet  d'action  de  grâce,  ô  mon  Dieu, 
que  de  nous  rappeler  avec  g-loire  les  noms  de  ceux  qui  se  sont  ainsi  dispersés 
et  d'en  compter  fièrement  le  nombre  et  la  valeur.  Du  jour  où  le  Producteur 
cessa  :  Cerclet,  Dubochet,  Rouen,  Blanqui,  Senty,  Peisse,  Garnier,  Halévy, 
A.  Garrel,  Artaud,  Rey  (de  Grenoble),  Decaen.  Depuis  le  jour  où  la  liiérar- 
cliie  fut  fondée:  Bûchez  Alisse,  Bouland,  Lerminier,  Marg-erin.  Depuis  le  jour 
de  l'avènement  de  notre  Père,  Bazard,  J.  Lechevalier,  Transon,  Leroux,  Ray- 
naud,  Carnot,  Dugied,  Cazeaux,  Rességuier,  Borrel,  Charton,  Laurent,  Ro- 
drigues,  Renouvier,  Ribes.  Or,  aujourd'hui  tous  ces  hommes  actifs  et  puissants 
préparent  par  mille  voies  l'établissement  de  votre  règne  :  pliilosophes,  savants  ou 
poètes,  dans  les  chaires  des  écoles,  les  livres  et  les  journaux,  ils  enseignent  à 
épeler  l'écriture  de  voire  Evangile  nouveau;  ils  ouvrent  les  yeux  bien  que  ce  soit 
pour  les  détourner  de  nous;  mais  les  yeux  ouverts  le  monde  nous  regarde.  Et 
chaque  fois  le  lien  de  votre  amour  fut  plus  fortement  senti  entre  nous  qui  con- 
tinuerons de  creuser  le  sillon  du  maître,  et  ceux  qui  s'en  allaient  semant  au  de- 
hors ce  qu'ils  ont  glané  de  sa  parole.  Chaque  fois  la  masse  des  idées  communes 
s'élargissait,  et  aujourd'hui  nous  en  sommes  arrivés  à  ce  point  que  là  où  il  y 
aurait  eu  scission,  il  n'y  en  a  pas.  Chacun  reçoit  sa  place,  et  tous  demeurent 
unis,  apôtres  et  disciples...  A  nos  amis.  Charles  Duveyrier,  apôtre.  Le  Globe 
du  20  avril  1882. 

(3)  «  Je  soupçonne  pour  ma  part  que  l'histoire  de  Fourier  et  du  fouriérisme 
pourrait  bien  dans  ce  plan  venir  se  réunir  comme  un  simple  appendice  à  cette 
série  de  naufrages  «  (.?''  Lettre  sur  le  fouriérisme,  t.  I,  p.  166). 


CHAPITRE  VI 
Les  effets  du  schisme  Bazard, 


L'effet  produit  par  la  nouvelle  du  schisme  de  Bazard 
avait  été  considérable  :  les  églises  en  avaient  été  infor- 
mées par  le  Globe  et  par  une  circulaire  envoyée  aux  mem- 
bres de  la  famille.  Pour  tous  ces  Saint-Simoniens,  pres- 
que tous  convertis  récemment,  ignorant  tout  des 
discussions  de  la  rue  Monsigny  et  qui  apprenaient  brus- 
quement, en  même  temps  que  le  schisme,  les  désaccords 
qui  pendant  près  d'un  an  avaient  existé  au  sein  de  la 
doctrine,  ce  fut  un  coup  de  massue  terriblement  rude. 
Tous  ressentirent  un  véritable  déchirement,  il  leur  sem- 
bla que  leur  vie  venait  de  se  briser.  «  Un  jour,  écrit  Char- 
ton,  dans  un  style  qui  rappelle  qu'on  est  en  pleine  crise 
romantique,  devant  moi  quelques  voiles  brillants  se  sont 
détachés,  j'ai  été  effrayé  les  voyant  tomber  ainsi,  car 
d'abord  j'ai  cru  follement  que  c'était  l'azur  même  du  ciel 
qui  se  déchirait  »  (i).  Il  suffit  d'ailleurs,  pour  se  faire 
une  idée  de  leur  état  d'âme,  qu'on  a  peine  à  imaginer, 
et  pour  connaître  leur  «  état  de  souffrance  »  (2)  et  «  le 


(i)  Charton,  Mémoires  d'un  prcdicalenr  sa'ml-simonicn  (Revue  Encyclopédi- 
que, i83i,  p.  655-6(39). 

(a)  Charton.  Lettre  à  Souvestre,  nj  dt'H'emljie  i83i.  Gahors,  le  6  décem- 
bre i83i,  au  Père  Olivier,  Auijustc  Bonainy.  Mon  bon  Olivier,  que  je  vous  suis 
gré  d'avoir  pensé  à  moi,  au  milieu  d'événements  si  graves  qui  viennent  de 
s'accomplir.  Votre  lettre  m'a  fait  grand  bien,  mais  le  coup  a  été  terriblement 
rude,  et  j'en  ressens  encore  la  commotion.  Je  n'ai  douté  un  seul  instant  ni  de 
Dieu,  ni  de  Saint-Simon,  ni  de  l'humanité  ;    mais  au   jilus   fort  de   l'agonie  de 


—  o.olx  — 

serrement  douloureux  »  qu'ils  éj)rouvèrent  à  «  voir  ainsi 
dé(;hirer,  salir  leur  bel  avenir,  leur  beau  ciel  »,  de 
parcourir  la  correspondance  nombreuse  qui  est  à  l'Arse- 
nal. Elle  est  pleine  de  lamentations  et  de  gémissements, 
et  bien  dans  le  ton  du  romantisme  de  i83o. 

Le  scntiiiicnt  qui  domina  tout  d'abord  ce  fut  la  sur- 
prise :  La  pluj)ait  ne,  s'expliquaient  pas  ou  s'expliquaient 
mal  les  causes  de  la  crisi;  ;  ils  n'étaient  informés  que 
d'une  manière  fort  incomplète  de  ce  qui  s'était  passé  et 
la  circulaire  qu'on  leur  avait  fait  parvenir  était  si  vague 
que  certains  d'entre  eux  avaient  pu  s'imaginer  que  le 
Père  Bazard  se  retirait  dans  la  vie  privée.  Ils  crurent 
qu'il  ne  s'agissait  que  de  luttes  d'intérêt  personnel  ou 
d'amours-propres  froissés.  «  Comme  tout  cela  me  parais- 
sait mesquin,  écrit  Bonamy,  incompréhensible  en  regard 
de  la  grandeur  de  la  conduite  antérieure  de  nos  pères, 
en  regard  de  l'humanité  à  sauver  !  »  (Aug.  Bonamy  au 
Père  Olivier,  6  décembre  i83i).  Aucun  d'eux  ne  pensait 
qu'il  pût  s'agir  de  dissidences  sur  les  points  fondamen- 
taux de  la  doctrine  et  de  dissentiments  profonds  sur  les 
principes  les  plus  importants  de  leur  foi.  Et  ceux-là 
même  qui  connaissaient  vaguement  le  fond  du  débat  ne 
se  rendaient  que  très  imparfaitement  compte  de  son  im- 
portance (i). 

Mais  bientôt  les  lettres  des  Saint-Simoniens  de  Paris, 
les  brochures  des  dissidents,  celle  de  Jules  Lechevalier 
surtout  qui  fut  le  plus  lue,  parce  que  son  auteur,  qui 
avait  évangélisé  une  grande  partie  de  la  France,  était  le 
membre  du  collège  le  plus  connu  personnellement  et 
qu'il  s'était  acquis  partout  la  plus  grande  confiance  et  la 
plus  grande  affection  (Voir  lettre  de  Renaud  à  J.  Leche- 

la  vieille  sociéti^,  à  la  naissance  de  celle  de  l'avenir,  cette  dissidence,  cette  sé- 
paration entre  les  denx  iionimes  en  qui  j'avais  une  confiance  sans  bornes  m'a 
causé  une  vive  douleur. 

(i)  «  Lors  de  celte  séparation  des  deux  chefs  suprêmes,  beaucoup  d'adeptes, 
comme  moi  très  attachés  à  la  société,  ne  se  rendaient  pas  .plus  compte  que  je 
ne  faisais  de  l'importance  du  sujet  du  litifje  »  (\incard,  j).  âo).  Mémoires  d'un 
vieux  chansonnier  sainl-simonien. 


—    2O0    — 


valier,  26  mai  i832);  enfin  les  déclarations  d'Enfantin  qui 
exposa  dans  différents  enseignements  ses  idées  morales 
contenues  notamment  dans  l'appel  aux  femmes  publié  le 
7  décembre  i83i,  vinrent  apporter  des  éclaircissements 
sur  la  théorie  d'Enfantin,  préciser  les  divergences  de 
vues  et  exposer  les  critiques  des  schismatiques.  C'est  à 
ce  moment-là  seulement  qu'on  put  en  province  se  rendre 
un  compte  exact  de  l'importance  de  la  crise,  de  ses 
causes  et  des  conséquences  qu'elle  pouvait  avoir  (i).  Ce 
fut  alors  une  véritable  stupeur,  un  étonnement  doulou- 
reux. On  connaissait  généralement  mal  les  théories  mo- 
rales d'Enfantin  (2),  qui  n'avait  pas  avant  la  crise  exposé 
publiquement  ses  idées  sur  les  rapports  des  sexes  et  le 
mariage  (3),  et  qui  s'était  même  bien  gardé  de  les  dévoiler 
publiquement  aux  personnes  qui  l'entouraient  directe- 
ment ;  la  plupart  ignoraient  même  absolument  ses  essais 
de  morale  théorique.  Le  Globe  démolissait  et  critiquait 
avec  ardeur  mais  ne  se  montrait  pas  d'une  précision  ni 
d'une  clarté  excessives  sur  l'organisation  future  et  no- 
tamment sur  la  morale  de  l'avenir.  Il  couvrait  d'un  voile 
l'édifice  qu'Enfantin  bâtissait  en  secret.  La  révélation  qui 
en  fut  brusquement  faite  choqua  et  alarma  bien  des  Saint- 
Simoniens  fervents  (4).  Presque  tous   furent    effrayés  et 

(i)  Depuis  lors,  une  lettre  de  mon  frère  Euf^^èue,  la  vôtre,  la  protestation 
(le  Reynauil,  la  protestation  des  ig  sont  venues  me  secouer  d'une  rude  façon; 
ainsi  donc  dissidence  profonde  sur  des  questions  fondamentales;  double  centre 
(l'action;  unité  brisée  au  moins  aux  yeux  du  monde  extérieur. 

(2)  Je  ne  connaissais  encore  rien  de  la  tliéorie  morale,  avoue  Aug.  Bonaniy 
(lettre  au  Père  Bouffard  du  21  mars  1882),  n'éprouvant  ni  sympathie,  ni  répu- 
gnance pour  elle,  prenant  à  la  lettre  les  paroles  du  l^ère  Enfantin  je  regardais 
le  tout  comme  provisoire.  J'admirais  la  sainte  audace  de  notre  Père  Suprême 
donnant  ainsi  table  rase  à  la  femme.  Il  marchait  plein  de  confiance  en  Uieu 
sûr  qu'il  saurait  bien  marcjuer  la  femme  élue  du  sceau  divin,  et  que  cette  der- 
nière aurait  puissance  de  modifier,  de  transformer,  s'il  y  avait  lieu,  le  Père 
Enfantin  selon  les  vues  de  la  Providence. 

(3)  P.  Leroux  était  parti  en  Belgique  avec  quelques  saint-siniouiens  pour  y 
prêcher  la  doctrine.  Chemin  faisant,  l'un  d'eux  lui  révéla  quelques  points 
secrets  du  dogme.  P.  Leroux  indigné  regagna  Paris  pour  demander  des  explica- 
tions h  Enfantin  qui  désavoua  les  propos  tenus  à  P.  Leroux  (\'oir  Eugène  de 
Mirecourt.  Pierre  Leroux). 

(4)  J'ai  eu   un   instant  d'hésitation  et  de  doute  :    les  paroles   étranges  de  la 


—  2o6    — 

repoussèrent  avec  indignation  la  débauche  d'imagination 
et  l'immoralité  des  théories  qu'Enfantin  leur  proposait. 
D'autres  y  virent  moins  d'immoralité  que  d'erreur  et 
d'aberration.  «  Leurs  espérances  sont  monstrueuses, 
disait  Charton,  je  ne  crois  pas  que  sérieusement  (juand 
ils  invoqueront  publiquement  les  principes  de  leur  auto- 
rité rusée  et  voluptueuse,  ils  ne  paraissent  fous.  » 

Pour  tout  le  monde  ce  fut  une  véritable  stupeur  lors- 
qu'on apprit  le  schisme  et  qu'on  en  connut  les  causes; 
le  désarroi  fut  grand  dans  l'église  saint-simonienne  (i). 
Les  Saint-Simoniens  de  province  correspondaient  entre 
eux  ;  des  entrevues  avaient  lieu  ;  aucun  d'eux  n'avait 
une  idée  bien  nette  de  la  voie  qu'il  fallait  suivre.  Cer- 
tains marchaient  avec  Enfantin  provisoirement  parce 
qu'il  «  continuait  l'œuvre  »,  et  «  ils  le  faisaient  sans  com- 
bat, sans  arrière-pensée,  mais  avec  un  enthousiasme 
bien  refroidi  »  (Bonamy).  Chacun  des  deux  pères  se  pro- 
clamait d'ailleurs  le  seul,  le  vrai  continuateur  de  Saint- 
Simon  ;  bientôt  même  Olin  de  Rodrigues  prétendit  lui 
aussi  à  la  direction  suprême  de  l'humanité,  ce  qui  ne  fit 
que  compliquer  la  situation  et  aggraver  le  trouble  des 
âmes  :  on  doutait  de  la  doctrine.  «  Ce  n'est  pas  tout,  car 
je  dois  tout  vous  dire  :  Je  ne  douterai  jamais  que  Saint- 
Simon  ait  révélé  à  l'humanité  le  but  vers  lequel  elle 
s'avance  sans  cesse.  Mais  êtes-vous  la  meilleure  voie  de 
réalisation  ?  Je  n'en  suis  plus  certain,  surtout  depuis 
qu'une  partie  des  vôtres  s'est  séparée  de  vous,  depuis 
que  des  hommes  qui  m'inspiraient  tant  de  confiance,  ceux 

lettre  de  Reynaud  publiée  dans  le  Globe  ont  jeté  le  trouble  dans  mon  âme  (Pa- 
get,  9  janvier  i832,  au  Père  Suprême). 

(i)  «  A  Metz,  Enfantin  ne  compte  plus  que  deux  ou  trois  partisans  qui  sont 
des  élèves  de  l'école  d'application.  Quant  aux  autres  Saint-Simoniens  de  cette 
ville,  il  leur  arrivé  ce  que  nous  avons  vu  se  produire  pour  plusieurs  autour  de 
nous;  les  uns  sont  tombés  dans  le  décourag^ement  et  les  autres  se  sont  rejetés 
dans  le  christianisme  ou  le  républicanisme,  phénomène  qui  peut  bien  nous  affli- 
ger sans  doute,  mais  qui  ne  saurait  nous  surprendre,  attendu  que  jusqu'à  ce 
jour  il  a  eu  son  analogue  dans  toutes  les  crises  sociales  et  celle  que  nous  ve- 
nons de  subir  est  bien  assez  grave  assurément  pour  avoir  momentanément  porté 
le  trouble  dans  quelques  existences...  (Bazard  à  Rességuier,  i6  février  1882). 


—    207    — 

mêmes  qui  m'ont  converti  à  la  nouvelle  religion,  déclarent 
que  vous  n'êtes  pas  dans  la  ligne  du  progrès.  Cependant, 
je  suis  bien  loin  de  leur  donner  raison  contre  vous  ;  je 
ne  possède  aucun  des  éléments  nécessaires  pour  juger, 
mais  je  doute  (i)  et  ce  doute  m'est  pénible,  vous  me  ren- 
driez un  immense  service  si  vous  pouviez  me  rendre 
toute  ma  confiance  en  vous  »  (Hippolyte  Renaud,  lieute- 
nant d'artillerie,  Strasbourg,  lo  novembre  i83i). 

Ils  sont  irrésolus  et  ne  savent  à  quel  parti  s'arrêter. 
Les  dissidents,  après  avoir  abandonné  Enfantin,  se 
sont  divisés.  Certains  en  concluent  que  «  la  doc- 
trine n'est  pas  en  eux  car  la  vie  n'est  pas  en  eux  ». 
II  en  est  qui,  tout  en  désapprouvant  les  vues  d'Enfan- 
tin, «  se  plaisent  à  reconnaître  ses  bonnes  intentions,  sa 
puissance  »;  ceux-ci  trouvent  Bazard  et  Rodrigues  mes- 
quins et  haineux  dans  leurs  procédés  (Rességuier). 
Enfantin  les  attire,  ils  se  sentent  irrésistiblement  entraî- 
nés vers  lui  :  «  Lors  de  la  séparation  des  Pères  Enfantin 
et  Bazard,  avoue  Aug.  Bonamy  au  Père  Bouffard  (lettre 
du  21  mars  iSSa),  mon  co^ur  me  porta  irrésistiblement 
vers  le  premier  :  instinct,  amour  pour  sa  personne,  besoin 
absolu    d'hiérarchie    m'entraînaient  là    »    (2).   Vinçard, 

(i)  Je  cloutais,  j'enviais  son  bonheur  et  sa  foi.  Et  pourtant  plus  je  réfléoliis- 
sais  à  la  conception  morale,  plus  j'en  entendais  parler,  soit  contre,  soit  pour, 
et  plus  le  doute  m'assiéyeait.  Sur  ces  entrefaites,  la  brocliure  de  Jules  vint 
augmenter  le  trouble  de  mon  àme.  De  retour  à  Caliors,  je  réfléchissais  sur  ma 
position,  je  cherchais  à  formuler  mon  malaise  et  mes  doutes  pour  vous  les  sou- 
mettre, quand  votre  lettre  m'est  parvenue.  Sachez  donc  où  j'en  suis  :  la  retraite 
successive  des  personnes  qui  n'avaient  pas  la  foi  à  la  théorie  du  P.  l'enfantin, 
la  lettre  du  Globe,  une  conversation  avec  le  Père  Iloart,  Jules  et  mon  propre 
raisonnement  m'ont  appris  que  la  tlivision  en  calmes,  mobiles  et  constants,  ou 
plutôt  en  prêtres,  savants  et  industriels  (car  dans  ces  derniers  termes  au  moins 
l'harmonie  est  un  peu  plus  concevable  entre  des  fonctions  qui  indiquent  une 
division  du  travail)  que  cette  base,  dis-je,  découle  logiquement,  nécessairement 
du  dogme,  que  c'est  une  partie  essentielle  du  dogme  lui-même;  eh  bien  !  ma 
confiance  en  cette  base  est  chancelante  »  (Aug.  Bonamy  au  l^ère  lîoufl'ard). 

(a)  L'amour,  la  confiance,  l'instinct  m'entraînent  vers  le  l-*ère  l'Jnfantin. 
Mais,  vous  l'avouerai  je,  mon  cher  Olivier,  entre  le  présent  et  l'avenir  je  vois 
un  abîme,  j'ignore  comment  le  franchir;  je  ne  conçois  pas  (pie  le  Père  l'enfan- 
tin le  sache  plus  que  moi.  Quand  je  cherche  à  raisonner,  .\  faire  de  la  liigi<|ue, 
je  le  trouve  inconsiWpient .  Je  le  suis  en  quelque  sorte,  endormi,  suk  de  m'éveil- 


—    20.S    — 

qui  avoue  quMl  a  partagé  dans  le  fond  de  sa  pensée  la 
répugnance  des  dissidents  pourla  nouvelle  forme  donnée 
à  la  doctrine,  a  cependant  une  si  grande  confiance  dans 
la  sagesse,  la  science  et  la  grande  bonté  du  Père  Enfan- 
tin, qu'il  reste  dans  le  groupe  qui  l'entoure  (i).  D'une 
façon  générale,  on  peut  dire  que  les  membres  de 
l'école  qui  restaient  groupés  autour  d'Enfantin  se  ran- 
geaient beaucoup  plus  à  sa  personne  qu'à  ces  théories (2). 
Certains  demeurent  à  ses  côtés,  comme  Rigaud,  parce 
qu'ils  n'envisagent  que  le  besoin  d'unité  de  la  doctrine, 
ou  bien  comme  Paget  parce  que  le  succès  de  la  foi  leur 
semble  exiger  l'union  et  l'orthodoxie  et  qu'ils  s'aperçoi- 
vent qu'ils  ne  peuvent  cesser  d'avoir  foi  en  Enfantin, 
sans  renier  aussi  le  saint-simonisme  (3).  Et  cela  ils  ne 


1er  au  port.  D'autres  auront  le  mérite  de  rester  constamment  éveillés,  cher- 
chant eux-mêmes  la  route  au  milieu  des  écueils  et  ne  se  rallieront  au  vaisseau 
amiral  que  quand  ils  comprendront  sa  marche.  Secourez-moi,  mes  Pères,  car  si 
l'état  que  je  viens  de  vous  dépeindre  me  suffit  à  peine  pour  moi-même,  vous 
sentez  qu'il  me  met  dans  une  situation  tout  à  fait  pénible  vis-à-vis  des  person- 
nes auxquelles  je  parle  doctrine  (Bonaray). 

(i)  (c  Chacun  des  membres  a  senti  décupler  son  amour  pour  le  Père  Suprême 
parce  qu'il  a  apparu  à  tous  cent  fois  plus  moral  et  meilleur,  cent  fois  plus 
grand  et  plus  profond,  cent  fois  plus  puissant  et  plus  beau,  cent  fois  plus  prê- 
tre qu'il  ne  s'était  révélé  à  eux.  «  Globe,  27  novembre  i83i. 

(2)  «  Je  me  suis  laissé  guider  par  mon  cœur  et  il  m'a  conduit  à  vous.  Père 
Enfantin.  »  Gapella.  Voici  d'ailleurs  un  extrait  d'une  lettre  que  le  même  Ga- 
pella  envoyait  au  Père.  Elle  est  très  significative.  «  De  ce  jour,  vous  avez  été 
pour  moi.  Père  Enfantin,  le  père  de  l'humanité  ;  car  vous  avez  senti  la  vie 
tout  entière  avec  ses  deux  faces  actuelles:  vous  avez  ay^^rmé et  expliqué  lepro- 
testantisme,  eux  ont  nié  sans  comprendre  le  mouvement  et  quand  au  milieu  de  ces 
travaux  où  vos  fils  étaient  plus  ou  moins  découragés,  je  vous  ai  aperçu  confiant  et 
calme,  j'ai  espéré,  j'ai  cru  en  vous;  car  c'est  l'homme  confiant  et  calme  que  Dieu 
a  plus  particulièrement  marqué  au  front  ;  alors  je  vous  ai  aimé  davantage,  je 
vous  ai  reconnu  avec  transport,  alors  aussi  j'ai  aimé  la  loi  vivante,  car  sans 
vous  je  ne  voyais  autour  de  moi  qu'un  vide  immense  avec  toute  son  obscurité. 
J'aurais  été  bien  faible  si  je  n'avais  pas  été  fort  de  votre  confiance,  bien  irrésolu 
si  je  n'avais  pas  espéré  de  vos  espérances,  et  si  je  n'avais  senti  sur  mon  front  un 
reflet  de  votre  calme.    »  Gapella  au  Père  Enfantin,  21  décembre. 

(3)  Lettre  de  l^aget  (ler  janvier  1882),  Globe,  9  janvier  1882,  p.  8/1.  xVu 
Père  Suprême,  le  i^''  janvier  1882.  J'ai  eu  un  instant  d'hésitation  et  de  doute  : 
les  paroles  étranges  de  la  lellre  de  Reynaud  publiées  dans  le  Globe  ont  jeté  le 
trouble  dans  mon  àme  ;  mais  je  me  suis  bientôt  aitereu  que  je  ne  pouvais  cesser 
d'avoir  foi  en  vous  sans  renier  aussi  la  doctrine.  Où  se  fût  trouvée  la  continuité 


—  209  — 

peuvent  se  résoudre  à  le  faire;  se  séparer  de  cette  reli- 
gion saint-simonienne,  à  laquelle  ils  se  sont  donnés 
parce  qu'  «  en  elle  seule  ils  ont  trouvé  la  vie  »  est  un 
sacrifice  au-dessus  de  leurs  forces  ;  ils  ne  peuvent  plus 
ne  plus  croire  à  rien,  ils  ne  veulent  à  aucun  prix  retom- 
ber dans  le  scepticisme  d'où  le  saint-simonisme  les  a 
arrachés,  dans  cet  état  de  doute  qu'ils  fuient  par-dessus 
tout,  dans  l'isolement,  car  «  l'isolement  c'est  l'impuis- 
sance et  la  mort  (i)  ».  Or,  ils  veulent  vivre,  ils  veulent 
croire  et  ils  se  raccrochent  de  toutes  leurs  forces  à  la 
doctrine  saint-simonienne.  «  Tirez-moi  du  doute,  écrit 
Bonamy,  dans  une  lettre  suppliante  et  angoissée,  ren- 
dez-moi la  foi  et  ma  vie  vous  appartient.  »  Et  certains 
restent  auprès  d'Enfantin,  malgré  leur  répugnance, 
parce  qu'ils  ont  besoin  de  confiance,  de  sympathie  et 
d'amour.  «  Mes  Pères,  écrit  un  autre  Saint-Simonien,  je 
suisà  vous  car  vous  me  parlerez  encore  de  Dieu,  d'amour, 
et  les  autres  ne  m'en  parlent  plus  (2)  ».  Ainsi,  d'assez 
nombreux  Saint-Simoniens  tout  en  déplorant  la  scission 


de  l'œuvre  saint-simonienne  ?  et  si  elle  est  vraiment  l'œuvre  de  Dieu  ainsi  que 
cela  est  écrit  au  fond  de  mon  cœur,  elle  ne  peut  être  un  seul  moment  interrom- 
pue ;  un  seul  anneau  de  sa  chaîne  ne  saurait  être  brisé  ;  car  en  elle  tout  doit 
se  tenir  et  se  suivre  selon  la  loi  éternelle  du  prog'rès  ;  l'unité  détruite,  il  eût 
fallu  la  recommencer  ;  et  Dieu  se  recommence-t-ll  ?  Il  n'y  avait  donc  point  de 
terme  moyen,  point  de  voie  intermédiaire.  Il  fallait  aller  avec  vous  bu  renier 
Saint-Simon,  quitter  la  route  qu'il  a  tracée,  car  seul  vous  êtes  le  continuateur 
de  son  œuvre.  Père,  je  ne  saurais  plus  me  détacher  de  vous.  Je  porterai  aussi 
votre  bannière.  Je  vous  aime  et  j'ai  foi  en  vous...  Père,  j'ai  reçu  plusieurs  de 
vos  lettres  autographiées  que  vous  avez  fait  adresser  à  vos  enfants.  Rien  au 
monde  ne  m'est  aujourd'hui  un  plaisir  plus  dou.K  que  celte  communication; 
hélas  !  encore  bien  imparfaite,  avec  une  famille  que  je  sens  être  la  mienne 
plus  que  jamais  et  dont  je  ne  me  séparerais  pas  sans  la  plus  vive  et  la  plus  pro- 
fonde douleur. 

(i)  «  Je  ne  m'étais  pas  détaché  aussitôt  que  vous  du  centre  de  la  rue  Monsi- 
gny.  Les  idées  nouvelles  que  vous  le  premier  aviez  fait  naître  en  moi,  me 
tenaient  tellement  au  cœur,  qu'il  me  paraissait  horrible  de  retomber  dans  le 
scepticisme  dont  vous  m'aviez  arraché  »  (Renaud  à  J.  Lechevalier,  20  mai 
1882).  (Voir  encore  Capella)  :  «  L'attente  et  le  proteslanlismc  c'était  pour  moi 
l'isolement,  la  mort.  » 

(3)  ((  Je  m'étais  attaché  à  lùil'antin,  écrit  Jaenjfer,  parce  que  ni  Hodri^fucs 
ni  Bazard  ne  disaient  rien  qui  puisse  m'attirer  à  eux.  » 


210 


qui  s'était  produite  (i)  restaient  auprès  d'Knfantin, 
momentanément  du  moins,  car  plusieurs  qui,  comme 
Paget  ou  Pellarin,  écrivaient  au  Père  dans  des  lettres 
enthousiastes  qu'ils  ne  sauraient  se  détacher  de  lui,  quit- 
tèrent quelque  mois  plus  tard  la  doctrine  pour  passer 
au  l'ouricrisme.  D'autres  ne  prenaient  aucune  résolu- 
tion, ils  se  refusaient  à  conclure  (2);  ils  se  tenaient  à 
l'écart  «  ne  voulant  |)lus  avancer  avec  au('une  congréga- 
tion d'hommes  sans  cire  sûrs  qu'ils  ne  donneraient  plus 
leurs  mains  pour  élever  un  pouvoir  d'autocrate  et  placer 
une  tiare  sur  un  front,  »  ou  se  réfugiaient  dans  l'indiffé- 
rence. D'autres,  enfin,  prétendaient  simplement  rester 
fidèles  à  l'ancienne  doctrine  et  suivre  la  voie  tracée  par 
Saint-Simon.  Beaucoup  étaient  désillusionnés,  décou- 
ragés, désemparés.  Puisque  des  hommes  dont  les  criti- 
ques étaient  si  précises  et  les  vues  si  larges,  l'en- 
thousiasme si  ardent  et  si  généreux,  le  dévouement 
si  aveugle,  l'intelligence  si  pénétrante  et  si  vigoureuse, 
étaient  incapables  de  réaliser  leurs  propres  conceptions, 
quelle  espérance  restait-il  pour  le  reste  de  l'humanité? 
A  quoi  bon  tous  ces  efforts,  ces  sacrifices,  puisqu'ils 
échouaient  si  misérablement? 


(i)  «  Avant-hier,  ma  bonne  Anaïs,  j'écrivais  à  Marie  que  tout  en  acceptant 
comme  théories  de  morale  celles  du  Père  Enfantin,  je  lui  exprimais  aussi  toutes 
les  craintes  que  je;  ressentais  à  l'approche  des  souffrances  et  des  désordres  que 
pourrait  occasionner  dans  le  monde  cette  lumière  que  nous  allions  jeter  dans 
les  cœurs  troublés  et  déjà  flétris.  On  aurait  dit  que  je  pressentais  quelque  chose 
de  nouveau  et  je  ne  me  suis  pas  trompée  car  hier  matin annonce  une  nou- 
velle dissidence.  »  Hortense  Cazeaux  à  Anaïs  (Cazeaux)  (22  février  iSSa). 

(2)  Auguste  Bonamy  écrivait  au  Père  Bouffard,  le  21  mars  1882  :  «  Votre 
lettre  m'a  mis  dans  un  état  de  souffrance  bien  pénible.  Vous  m'appelez  à  l'œu- 
vre et  je  refuse,  et  dans  quel  moment!  Quand  l'orafje  s'amoncèle  (sjc)  sur  vos 
têtes,  quand  le  monde  vous  abreuve  de  mépris  et  d'injures.  Ah  !  je  suis  bien 
malheureux!  »  Et  encore  :  «  Mon  Père,  vous  voyez  dans  quel  triste  état  je  me 
trouve.  Jusqu'ici  j'ai  fait  bien  peu  pour  mes  semblables.  Peu  puissant,  mais  sûr 
de  mes  intentions  et  de  mon  cœur,  il  y  a  deux  mois,  à  l'appel  de  mes  pères 
j'aurais  volé  dans  leurs  bras  sans  hésiter,  tout  en  pleurant  amèrement  sur  ma 
pauvre  mère  qui  a  sacrifié  toute  sa  vie  à  ses  enfants  et  concentré  en  eux  seuls 
ce  qui  lui  reste  d'existence.  Aujourd'hui  ma  conscience  m'a  empêché  d'aller  à 
vous.    )) 


«  Cette  séparation,  écrivait  Bonamy,  a  porté  dans  mon 
cœur  un  découragement,  une  défiance  des  hommes  dont 
je  m'étais  délivré  à  tout  jamais.  »  Beaucoup  de  Saint- 
Simoniens  furent  pris  de  misanthropie  et  de  pessi- 
misme; pour  phisieurs,  ce  fut  une  vraie  crise  morale  sur 
la  gravité  de  laquelle  des  lettres,  d'une  douleur  aussi 
sincère  que  celles  de  Charton,  dont  de  larges  extraits 
ont  paru  dans  la  Revue  de  Paris  du  i5  mars  191  j,  ne  lais- 
sent aucun  doute.  Celle  qu'il  adressait  à  son  ami  Sou- 
vestre,  le  20  décembre  1882  (plus  d'un  après  la  sépara- 
tion) est  d'un  accent  encore  plus  désespéré  et  donne 
l'impression  de  la  plus  grande  misère  intellectuelle  et 
morale.  «  Moralement,  écrit-il,  je  suis  paralysé...  J'espé- 
rais que  mes  plaies  se  ranimeraient.  Non,  la  douleur  est 
trop  au  fond.  C'est  la  plaie  incurable  que  m'a  laissée 
Enfantin.  Je  suis  dans  un  doute  complet  sur  les  plus 
simples  notions  de  vertu  et  de  devoir...  Une  seule  chose 
me  retient  à  la  vie  :  c'est  l'idée  de  mon  père  et  de  ma 
mère;  s'ils  meurent,  je  les  suivrai...  si  je  pense  encore 
longtemps,  gare  à  moi.  Incertitude  absolue,  ténèbres, 
isolement,  souvenirs  qui  me  déchirent,  aucune  espérance. 
Le  fond  de  ma  maladie  c'est  le  man([ue  absolu  de 
croyance  morale.  J'ai  fait  tout  ce  que  j'ai  pu  croyant 
surmonter  ma  langueur...  rien  n'a  changé  ma  disposition 
au  marasme  le  plus  complet...  Je  n'ai  ni  c(eur  ni  âme  et 
mon  corps  vous  ferait  peine  à  voir.  Je  me  dis  que  plus 
tard  peut-être  il  renaîtra  quel([ue  enthousiasme,  que 
quelque  corde  rompue  se  rattachera  d'elle-même.  Oh! 
cela  n'est  pas  vrai.  »  Et  il  terminait  :  «  Personne  ne  sait 
ce  que  je  souffre  (i).  » 


(i)  lu  tians  une  ;iutre  lettre  de  Cliartoii  :  «  J'ai  le  cœur  tiésenoliaiité  et  flé- 
tri... j'ai  juré  un  adieu  h  tout  espoir,  à  tout  amour...  n'ayant  pas  assez  de  foi 
dans  une  tête  pour  rester  dévoué  à  l'art...  pour  moi  tout  est  fini...  Je  me  traîne 
comme  je  peux...  incroyable  torpeur...  Mon  Dieu  pas  une  étoile  ii  mon  ciel. 
Si  elle  tarde  ;i  percer,  que  devicndrai-je?  Je  ne  puis  pas,  je  ne  veux  pas  être 
un  Escousse  :  j'ai  un  vieux  père  el  une  mère  adorée,  uu  IVtM-e  cln'i'i,  un  ami  et 
j'ai  foi  dans  le  prog-rès.  » 


Mais  Charton  revint  au  monde  et  à  la  vie  pratique  où  il 
connut,  comme  tant  de  Saint-Simoniens,  du  succès. 
Chez  d'auti-es,  la  crise  fut  plus  grav(;  ;  elle  bouleversa 
complèlenienl  leur  existence;  les  ressorts,  pour  ceux-ci, 
n'avaient  pas  seulement  été  détendus  ou  amollis,  mais 
s'étaient  cassés  net.  Des  Ames  faibles  furent  brisées  par 
«  le  scandale  que  les  Saint-Simoniens  avaient  étalé  au 
monde  ».  La  banqueroute  du  sainl-simonisme  fit  som- 
brer dans  le  dégoût  et  le  désespoir,  dans  le  scepti- 
cisme et  le  nihilisme  absolus,  des  esprits  trop  exaltés, 
des  sensibilités  trop  aiguës,  des  âmes  faibles  et  fémi- 
nines, au  point  que  plusieurs  en  arrivèrent  au  suicide  : 
Glaire  Demare,  Escousse,  Jules  Mercier  et  beaucoup 
d'autres. 

Mais  il  y  en  eut  qui  ne  désespérèrent  pas  et  ce  fut,  sinon 
la  majorité,  du  moins  l'élite  ;  ceux-ci  indomptables, obsti- 
nés et  patients  n'abandonnèrent  pas  le  grand  travail 
de  régénération  sociale  auxquels  ils  s'étaient  consacrés, 
ils  ne  se  laissèrent  pas  décourager  par  un  échec.  Ils  pen- 
saient que  tout  ce  qui  avait  été  fait  par  eux  ne  pouvait 
pas  être  entièrement  perdu  et  bien  que  la  chute  de  leurs 
espérances  leur  ait  été  douloureuse,  ils  se  remirent  à 
l'ouvrage  afin  de  poursuivre  l'œuvre  commencée.  L'éner- 
gie de  certains  fut  même  retrempée  par  cette  crise.  L'ex- 
périence saint-simonienne  avait  manqué;  ils  allaient  con- 
tinuer leurs  travaux,  mieux  informés,  croyaient-ils,  et 
chercher,  avec  un  enthousiasme  presque  aussi  aveugle, 
une  foi  à  peine  moins  ardente,  une  autre  solution  au  pro- 
blème social.  La  forme  de  leur  dessein  pourra  changer 
mais  leur  dessein  restera  toujours  le  même.  D'autres 
les  suivront,  perpétuellement  en  quête  de  nouvelles 
croyances.  Ils  ont  pourtant  été  «  déçus  dans  le  plus  vio- 
lent de  leurs  désirs  »  ;  les  espoirs  magnifiques  qu'on  a 
fait  luire  à  leurs  yeux  se  sont  brusquement  effacés,  mais 
ils  s'adressent  à  tout  ce  qui  leur  offre  quelque  espé- 
rance, «  comme  un  valétudinaire  à  un  remède  nou- 
veau »,  «  ni  fatigués,  ni  rebutés  de  tant  d'efforts  infruc- 


—     2l3     — 

tueux,  ils  soumettent  avec  confiance  leur  raison  à  l'épreuve 
des  maximes  d'un  nouveau  système  d'où  des  hommes, 
naguère  plongés  comme  eux  dans  le  crépuscule  du 
doute,  ont  tiré  des  lumières  douces  et  consolantes  » 
(Lettre  de  C...,   chirurgien   militaire). 


CHAPITRE  VII 

Les  raisons  théoriques  et  pratiques  du  schisme  de  Bazard 
et   des  conversions  au  fouriérisme. 


Nous  verrons  plus  loin  les  conditions  dans  lesquelles 
Jules  Lechevalier  et  Transon  se  séparèrent  du  Saint- 
Simonisme  ;  ils  développèrent  et  précisèrent  les  raisons 
de  leur  scission  dans  deux  brochures  :  la  «  lettre  sur  la 
division  survenue  dans  l' association  saint-simonienne  y>,  et 
le  «  simple  écrit  yy,  qui  parurent  presque  en  même  temps 
que  les  brochures  de  Bazard  {Discussions  morales  et  poli- 
tiques) et  de  Jean  Reynaud  {De  la  société  Saiîit-Simonieîine) 
et  qui  forment  avec  celle-ci  le  réquisitoire  complet  des 
dissidents  du  schisme  Bazard  contre  Enfantin. 

Nous  allons  analyser  rapidement  les  critiques  qu'ils 
adressaient  au  Saint-Simonisme,  ou  plutôt  à  Enfantin. 
Mais  il  convient  auparavant  de  dire  quelques  mots  de  la 
tournure  nouvelle  qu'avaient  pris  les  enseignements 
saint-simoniens,  au  lendemain  même  du  schisme.  La 
société,  dirigée  par  Enfantin,  entrait  dans  une  ère  qui 
différait  complètement  de  celle  que  les  dissidents  avaient 
parcourue  avec  lui  :  jusqu'alors,  les  hautes  questions 
d'économie  politique,  d'histoire  et  de  religion  sociale 
avaient  été  l'objet  principal  des  travaux  saint-simoniens  ; 
l'exposition  doctorale  des  théories  morales  d'Enfantin 
succéda  à  celle  des  principes  politi(|ues  et  industriels.  Il 
ne  s'agissait  d'ailleurs  plus  d'enseigner.  «  Jusqu'ici, 
disait  Enfantin,  nous  avons  été  des  publicistes  et  des  phi- 
losophes. Nous  avons  sapé  l'ordre  politique  ancien  fondé 


-    2l5    — 

sur  la  transmission  par  droit  de  naissance  et  posé  les  fon- 
dements de  l'ordre  politique  de  l'avenir  fondé  sur  l'asso- 
ciation hiérarchique  par  ordre  de  capacité...  Jusqu'ici 
le  Saint-Simonisme  a  été  une  doctrine  et  nous  avons  été 
des  docteurs.  Nous  avons  enseigné,  nous  allons  réaliser... 
nous  ùWons  pratiquer  àe  toutes  nos  forces...  l'émancipa- 
tion MORALE  intellectuelle  et  physique  de  l'individu.,  c'est-à- 
dire  des  industriels.  Nous  allons  fonderie  culte  (i)  (Cé- 
rémonie du  27  novembre).  Il  reconnaissait  d'ailleurs  qu'il 
y  avait  urgence  à  opérer  cette  réalisation.  «  Le  temps 
presse,  disait-il,  et  il  faut  plus  que  des  leçons  aux  masses 
qui  souffrent  et  à  la  bourgeoisie  qui  se  troujjle  ou  se 
roidit  d'effroi (2).  »  O.  Rodrigues  fut  promu  à  la  dignité  de 
chef  du  culte  et  fut  donc  appelé  à  représenter  la  partie 
politique  et  industrielle  de  la  doctrine.  11  fallait  organi- 
ser l'association  des  travailleurs  et  fonder  la  puissance 
morale  de  l'argent,  après  quoi  le  culte,  c'est-à-dire  l'in- 
dustrie nouvelle,  allait  naître.  Ce  fut  l'objet  de  la  réu- 
nion de  la  famille  du  27  novembre  et  le  i'^''  janvier  1882 
eut  lieu  l'inauguration  de  la  phase  nouvelle  où  entrait  le 
Saint-Simonisme.  0.  Rodrigues  exposa  les  bases  d'un 
projet  financier  qui  devait,  dans  son  esprit,  inaugurer  la 
puissance  morale  de  l'argent  (3).  L'association  financière 

(i)  Nous  n'enseignerons  plus  seulement  par  des  p;ir()les  mais  par  des 
œuvres,  disait  Transon.  Et  Enfantin,  à  cette  même  cérémonie  du  27  novembre 
déclarait  :  «  Jusqu'ici  nous  avons  été  des  publicistes  et  des  philosophes;  nous 
avons  sapé  l'ordre  politique  ancien,  fondé  sur  la  transmission  par  droit  de  nais- 
sance et  posé  les  fondements  de  l'ordre  politique  de  l'avenir,  fondé  sur  l'asso- 
ciation hiérarchique  par  ordre  de  capacité.  Grâce  à  nos  efforts  le  monde  est 
maintenant  en  possession  d'un  nouveau  principe  socm/...  ÎNous  allons  faire  pour 
la  morale  ce  que  nous  avons  fait  pour  la  politique;  les  liens  individuels  de  la 
vieille  société  sont  devenus  des  chaînes  pesantes.  Liens  du  supérieur  avec  l'in- 
férieur, liens  de  famille,  liens  de  l'homme  avec  la  femme,  nous  allons  succes- 
sivement tout  délier  et  tout  relier. 

(2)  Les  prédications  du  Globe  ne  parlent  donc  que  de  réalisation.  Bûchez, 
membre  du  3''  degié,  fait  h  l'Athéuée  des  enseiyuements  à  ce  sujet  (20  no- 
vembre). 

(.3)  t.'aele  passé  devant  notaire  devait  cire  signé  par  tous  les  membres  de  la 
famille  saint-simonienne  dont  les  biens  réunis  formaient  le  fonds  social  et  (jui 
tous  répondaient  des  engagements  contractés  envers  les  tiers. 


saint-simonienne  avait  pour  objet  de  travailler,  par  un 
ensemble  de  mesures  exclusivement  pacifiques,  à  l'amé- 
lioration physique,  morale  et  intellectuelle  de  la  classe 
la  plus  nombreuse  et  la  plus  pauvre,  d'organiser  des 
maisons  d'éducation  où  les  enfants  des  Saint-Simoniens 
seraient  élevés  sans  distinction  de  fortune  ou  de  nais- 
sance, de  fonder  des  maisons  d'associations  indusli-ielles 
pour  les  travailleurs  convertis  au  Saint-Simonisme  ;  de 
subvenir  transitoirement  aux  besoins  de  ces  associations, 
et  enfin  de  propager  la  doctrine  de  manière  à  remplacer 
l'anarchie  industrielle  par  l'association  religieuse  des 
travailleurs.  Elle  avait,  en  un  mot,  pour  but  «  la  réalisa- 
tion de  la  doctrine  ».  Si  nous  insistons  sur  ce  point,  c'est 
que  cette  question  de  réalisation  tiendra  une  grande 
place  dans  les  revendications  et  les  griefs  des  dissidents. 
Voyons,  d'ailleurs,  quelles  étaient  leurs  critiques  et 
leurs  objections,  et  d'abord  celles  de  Bazard.  Voici  son 
point  de  vue:  Enfantin  a  dit  qu'il  fallait  créer  l'industrie 
saint-simonienne.  Mais  qu'entend-il  par  ce  mot  «  Indus- 
trie saint-simonienne  »  ?  Il  ne  faut  pas  qu'il  y  ait  de  con- 
fusion ;  créer  l'industrie  saint-simonienne,  cela  ne  veut 
pas  dire  «  imaginer  et  pratiquer  quelques  expédients 
pour  nourrir  les  apôtres  et  subvenir  aux  frais  de  leur 
parole  »  ;  cela  veut  dire  «  réunir  en  un  fonds  commun 
une  masse  de  capitaux,  d'instruments  de  travail  pour  les 
appliquer  à  des  entreprises  agricoles,  manufacturières 
ou  commerciales  dirigées  et  exploitées  par  des  travail- 
leurs saint-simoniens  ayant  pour  tâche,  en  servant  de 
modèle  au  monde  industriel,  de  pourvoir  à  l'existence 
matérielle  de  la  société,  comme  les  artistes  et  les  savants 
ont  pour  tâche  de  lui  donner  la  vie  morale  et  intellec- 
tuelle, en  moralisant  et  en  instruisant.  »  Tel  est,  selon 
Bazard,  le  vrai  point  de  vue  saint-simonien  ;  et  Bazard 
reconnaît  que  cette  œuvre  de  réalisation  est  extrêmement 
importante  et  nécessaire.  C'est  pour  cela  justement  qu'il 
déclare  qu'il  est  indispensable  pour  le  Saint-Siriionisme, 
avant  de  la  tenter,  de  «  donner  foi  au  monde  en  la  mora- 


—  217  — 
lité  et  en  Vavenir  de  la  doctrine  ».  Il  faut  donc  que  la  loi 
MORALE,  la  loi  de  l'individu  traitant  dans  l'ordre  physi- 
que des  rapports  d'inférieur  à  supérieur  et  dans  l'ordre 
moral  des  relations  privées  et  des  affections  intimes,  ins- 
pire confiance.  Or,  cette  loi  morale,  elle  n'existe  pas  ;  il 
n'y  en  a  pas  encore  parmi  les  Saint-Simoniens,  il  faut 
d'abord  la  produire  et  lorsqu'e-lle  le  sera,  alors,  mais 
alors  seulement,  on  pourra  entreprendre  de  fonder  l'in- 
dustrie saint-simonienne.  Cette  question  de  la  loi  mo- 
rale, c'est  celle  qui  divise  Enfantin  et  Bazard. 

Mais  dans  cette  question  de  la  loi  morale,  c'est  sur  la 
solution  à  donner  au  problème  des  relations  individuel- 
les des  hommes  et  des  femmes,  que  le  dissentiment 
entre  eux  est  absolu  ;  sur  ce  point  comme  sur  les  droits 
réciproques  des  époux,  la  pudeur  et  la  chasteté,  la  fidé- 
lité dans  le  mariage,  les  divergences  de  vues  entre  les 
deux  papes  sont  irréductibles.  Enfantin,  qui  voit  partout 
une  dualité,  a  découvert  deux  sortes  de  natures  :  les 
natures  «  mobiles  »,  les  Don  Juan  qui  trouvent  leur  gloire 
et  leur  bonheur  dans  une  ardente  mobilité,  et  les  natu- 
res «  i?nmohiles  »,  les  Othello  qui  mettent  leur  gloire  et 
leur  bonheur  dans  la  constance,  correspondant  aux  deux 
sortes  d'affections  :  les  affections  vives  et  les  affections 
passagères.  La  fidélité,  dont  on  fait  si  grand  cas,  ne  tient 
aucun  compte  des  instincts  profonds  de  la  nature  hu- 
maine. Ce  qu'il  faut  donc,  c'est  élargir  la  loi  du  mariage 
et  réhabiliter  la  chair.  Dans  la  doctrine  saint-simonienne 
la  matière  étant  en  effet  essence  de  Dieu  au  même  titre  que 
l'esprit,  il  en  résulte  qu'il  n'y  a  pas  lieu  de  condamner 
les  satisfactions  sensuelles,  ni  non  plus  de  les  renfermer 
dans  les  limites  étroites  du  mariage  «  si  elles  demandent 
une  sphère  plus  étendue  ».  L'intimité  entre  les  sexes, 
considérée  comme  n'ayant  pas  de  légitimité,  de  sainteté, 
d'élévation,  si  ce  n'est  dans  le  mariage,  ne  devrait  plus 
désormais  être  exclusive  entre  les  époux  :  c'est  à-dire 
que  le  supérieur  (f|ue  ce  soit  le  prêti-e  ou  la  prêtresse) 
lequel  doit  agir  non  seulement  sur  rintelligence  et  l'es- 


—    2l8    — 

prit  mais  encore  sur  les  sens,  pourrait  et  môme  devrait, 
établir  celte  intimité  enti'e  lui  et  ses  inférieurs,  «  soit 
comme  moyen  de  satisfaction  poui-  lui-même,  soit  dans 
le  j^ut,  en  déterminant  de  la  part  des  inférieurs  un  plus 
grand  attrait  pour  sa  personne,  d'exercer  une  influence 
plus  directe  et  plus  vive  sur  leurs  sentiments,  leurs  pen- 
sées, leurs  actes  et  par  Gonsé(iuent  leurs  progrès.  »  Ceux 
à  alTections  vives  et  profondes,  avides  de  constance,  im- 
mobiles dans  leurs  afï'eclions,  ont  jjesoin  de  «  l'éperon  », 
les  autres,  légers  et  changeants  dans  leurs  désirs,  dans 
leurs  jouissances,  avides  d'infidélité,  impatients,  mobi- 
les, ont  besoin  du  «  frein  ».  Enfantin  proclame  donc  les 
mariages  a  temporaires  ou  successifs  »  aussi  légitimes 
que  les  autres.  D'ailleurs  en  introduisant  dans  la  loi 
morale  la  mobilité,  en  légitimant  cet  aspect  de  la  vie,  il 
ne  prétend  nullement  apporter  de  modification  aux  sen- 
timents et  aux  penchants  de  l'espèce  humaine  :  bien  au 
contraire  ;  il  ne  fait  que  substituer,  —  telle  est  du  moins 
sa  prétention,  —  l'ordre  au  désordre,  la  vérité  au  men- 
songe, la  loyauté  à  l'hypocrisie,  en  consacrant  et  en  légi- 
timant ce  qui  existe  dans  la  réalité.  Il  reconnaît  pourtant 
la  nécessité  de  poser  certaines  limites  à  cette  mobilité,  à 
cause  des  difficultés  qui  en  pourraient  résulter  au  sujet 
de  l'incertitude  de  la  paternité.  Mais  sur  ce  point.  En- 
fantin ne  s'explique  pas  :  c'est,  en  effet,  à  la  femme  qu'il 
appartient,  diaprés  lui,  de  poser  ces  limites. 

Telles  sont,  brièvement  résumées  les  idées  d'Enfantin 
sur  les  relations  individuelles  des  hommes  et  des  fem- 
mes, sur  les  droits  réciproques  des  époux,  sur  le  rôle 
du  prêtre  et  sur  la  fidélité  dans  le  mariage;  ces  idées 
ont,  dans  le  courant  des  années  i83o  et  i83i,  varié  sin- 
gulièrement dans  les  formes  sous  lesquelles  elles  ont 
été  exposées  ainsi  que  dans  la  systématisation  et  les  jus- 
tifications qu'il  leur  a  données,  mais  elles  n'ont  jamais 
dans  le  fond  subi  de  modifications  importantes. 

A  cela,  Bazard  répond,  suivant  l'habitude  saint-simo- 
nienne,  par  une  discussion  critique  ou  négative  et  par 


—  219  — 
une  discussion  organique  ou  positive.  Voyons  d'abord 
la  partie  critique  de  sa  réponse  :  Mobilité  et  immobilité, 
dit-il  en  substance,  sont  deux  états  inférieurs  et  maladifs 
de  la  vie  correspondant  à  l'agitation  et  à  l'engourdisse- 
ment, qui  ne  peuvent  vraiment  servir  de  base  à  une 
classification  morale  ;  en  admettant  d'ailleurs  que  cela 
fût  possible,  il  y  aurait  deux  lois  morales  et  même  trois, 
celle  du  prêtre  y  compris;  il  n'y  aurait  donc  plus  de 
notion  commune,  plus  d'unité  (Et  Ton  sait  combien 
l'unité  est  chère  au  saint-simonisme  ;  elle  est  un  des 
principes  fondamentaux  de  la  doctrine);  et  l'on  arriverait 
fatalement  à  la  promiscuité.  Il  insiste  enfin  sur  l'inter- 
prétation fausse  donnée  par  Enfantin  du  principe  sainl- 
simonien  de  la  réhabilitation  de  la  matière,  —  à  laquelle 
il  attribue  une  portée  beaucoup  moins  grande  qu'Enfan- 
tin,—  en  lui  faisant  dire  simplement  que  l'élément  indus- 
triel méconnu  sera  glorifié  et  sanctifié  sous  la  loi  nou- 
velle, et  recevra  de  cette  dernière  le  caractère  reli- 
gieux et  social  qui  jusqu'alors  lui  a  été  refusé. 

Quanta  la  partie  organique  de  la  théorie  de  Bazard, 
elle  se  réduit  à  ceci  :  Il  est  vrai  que  le  mariage  chrétien 
a  fait  son  temps,  mais  le  mariage  doit  être  et  rester  indis- 
soluble ;  du  jour  oi^i  les  peuples  et  les  individus  supérieurs 
seront  associés  selon  la  loi  de  leurs  destinations  réci- 
proques, alors  l'association  universelle  sera  fondée  et  le 
mariage  de  l'avenir  sera  institué.  Mais  en  attendant  cette 
époque  heureuse,  l'individu  tout  en  se  rapprochant  de 
plus  en  plus  du  type  qu'il  doit  trouver,  j)eut  se  tromper, 
alors  le  divorc;e  est  légitime  «  car  il  y  a  désharmonie 
sociale;  mais  le  divorce  doit  disparaître  et  disparaîtra 
graduellement,  à  (-ause  du  progrès  de  la  société  des 
individus  ». 

Il  faut  ajouter  que  Bazard  reproche  aux  idées  d'Enfan- 
tin sur  k^  bien  et  le  mal,  de  justifier  tous  les  penchants, 
d'anéantir  toute  notion  du  juste  et  de  l'injuste,  et  tout 
sentiment  du  tlevoir;  et  à  ses  théoiies  sur  l'autorité  d'être 
la   négation    de    toute    spontanéité,    de  toute  liberté,  de 


—    220    — 


toute  diernité  de  Tindividii,  et  de  fonder  le  ofouvernement 
des  hommes  sur  la  séduction,  la  corruption  et  la  fraude. 

Telles  sont  les  objections  principales  faites  à  Enfantin 
par  Bazard  et  si  ce  dernier  n'approuve  pas  les  émissions 
de  rente  de  Rodrigues  et  les  opérations  et  spéculations 
financières  (|ui  se  font  sous  Tautorilé  d'Enfantin,  ce  n'est 
pas  seulement  parce  qu'il  en  trouve  le  «  mode  vicieux 
et  les  formes  repoussantes  »,  mais  encore  et  surtout  parce 
les  ressources  qu'elles  produiraient  ne  devraient  servir 
qu'à  la  mise  en  œuvre  des  doctrines  dangereuses,  fausses 
et  révoltantes  qu'il  combat. 

L'attaque  de  Reynaud  est  plus  ardente,  et  est  faite  dans 
un  esprit  un  peu  différent.  Il  proteste  contre  la  doctrine 
d'Enfantin  parce  qu'il  la  juge  «  perverse  »,  parce  qu'elle 
lui  a  paru  contraire  à  celle  qu'il  avait  «  sentie  »  (nous 
retrouvons  ce  mot  sous  la  plume  et  dans  la  bouche  de 
tous  les  Saint-Simoniens)  et  parce  qu'elle  lui  a  paru 
destructive  de  toute  liberté  et  de  toute  dignité  (i).  Il 
repousse  avec  indignation  ce  «  monde  nouveau,  cette 
humanité  en  trois  castes  et  en  trois  morales,  ces  prêtres 
androgynes  reliant  leurs  sujets  par  l'attrait  d'une  volupté 
sans  limites,  ces  lois  vivantes  devant  lesquelles  le  Saint- 
Simonien  se  tient  comme  l'homme  devant  son  Dieu,  cette 
adoration  et  cette  promiscuité  universelles  ».  II  dénonce 
enfin  l'acte  financier  par  lequel  les  Saint-Simoniens  s'as- 
socient solidairement  et  collectivement  sous  la  direction 
de  O.  Rodrigues.  D'après  lui,  jusqu'à  ce  que  la  femme 
ait  apporté  la  parole  révélatrice  de  la  morale  nouvelle, 
la  doctrine  est  dans  l'impossibilité  absolue  de  réaliser. 
Enfantin  a  sans  doute  proclamé  que  toute  loi  imposée 
par  l'homme  à  la  femme  était  impie  ;  que  les  femmes 
étaient  libres,  que  de  la  voix  de  la  femme  ainsi  affranchie, 

(i)  Si  nous  avons  appelé  de  tous  nos  vœux  l'amélioration  des  classes  prolé- 
taires, nous  n'avons  jamais  pensé  qu'elle  pût  être  le  prix  d'une  dégradante  sou- 
mission, et  l'accroissement  de  leur  dig-nité  et  de  leur  indépendance  nous  a 
toujours  paru  chose  plus  précieuse  encore  que  l'accroissement  de  leurs  jouis- 
sances physiques  et  de  leur  bien-être  matériel.  Jean  Reynaud,  p.  3o. 


unie  à  celle  de  l'homme,  que  de  la  bouche  du  couple, 
du  PRÊTRE  sortirait  la  révélation  de  la  morale  de  l'avenir; 
que  jusque-là,  la  société  demeure  dans  un  état  d'anarchie 
morale  dont  on  ne  peut  sortir  qu'à  condition  de  briser  la 
servitude  où  la  morale  chrétienne  retient  encore  la  femme. 
Mais  il  a  prudemment  ajouté,  à  la  réunion  du  19  novembre, 
que  ce  n'était  point  là  une  «  loi  »  qu'il  donnait,  ni  même 
une  «  doctrine  »,  mais  que  c'était  seulement  l'opinion 
d'un  homme  qu'il  exprimait,  car  la  «  loi  morale  ne  peut 
être  révélée  sans  la  femme  ».  Jusqu'à  cette  révélation, 
tout  acte  qui,  dans  le  sein  de  la  doctrine,  serait  de  nature 
à  être  réprouvé  par  les  mœurs  et  les  idées  morales  con- 
temporaines serait  un  acte  d'immoralité  (i)  »• 

Telle  est  la  thèse  d'Enfantin.  Et  alors,  dit  Jean 
Reynaud,  en  présence  de  ces  idées,  à  quoi  bon  vos  pré- 
tentions d'organiser  des  maisons  d'éducation,  des  mai- 
sons d'association  d'ouvriers,  de  réunir  des  hommes; 
qu'allez-vous  donc  enseigner  à  ces  enfants  puisque  vous 
n'avez  pas  de  morale  ?  Qu'allez-vous  apprendre  sur  leurs 
rapports  intimes  à  ces  ouvriers?;  quelle  loi  allez-vous 
leur  proposer  pour  «  les  faire  vivre  dans  une  harmonie 
préférable  à  celle  du  vieux  monde  »  ?  Et  d'ailleurs,  est- 
ce  que  l'amélioration  morale  des  ouvriers  qui,  ne  l'ou- 
blions pas,  est  une  partie  essentielle  sinon  la  partie 
principale  du  programme  saint-simonien,  ne  sei-a  pas 
ajournée  au  jour  problématique  de  l'arrivée  de  la  femme  ? 

Mais  un  autre  point  préoccupe  Pieynaud,  ce  sont  les 
projets  financiers  de  Rodrigues,  et  c'est  même   à  cause 


(i)  Gfr.  La  manière  dont  Enfantin  présente  le  mouvement  nouveau  est  assez 
adroite;  il  dit:  La  loi  morale  est  encore  à  l'aire;  le  f'ail  l'ondamenlal  de  la 
morale  indwiduelle  c'est,  d'une  part,  les  relations  d'hommes  ?t  femmes  ;  d'autre 
part,  les  relations  de  supi^rieurs  à  inférieurs.  Nous  annonçons  que  la  femme  est 
libre,  qu'elle  est  désormais  l'éjjalc  de  l'iiomme;  donc  nous  ne  pouvons  faire  la 
loi  morale  sans  entendre  sa  voix  (Lcclievalier).  Et  encore  :  Enfantin  affirme 
aujourd'liui  qu'il  abandonne  toutes  les  idées  qu'il  a  émises;  qu'elles  n'ont  de 
valeur  que  pour  délier  la  langue  do  la  femme,  que  c'est  de  la  femme  seule  qu'il 
alleud  la  rrvélntion.  Evidemment  ce  n'est  là  qu'un  vain  subterfuge,  un  moyeu 
transitoire,  un  atcnnoieiacnt.  Lecbevalier  (/.<•///•(•  sur  In  dlrislon,  p.  nu). 


d'eux  qu'il  s'est  décidé  à  se  séparer  du  saint-simonisnie. 
O.  Rodrigues,  qui  a  «proclamé  que  sa  mission  commen- 
çait »  veut  fonder  la  «  puissance  morale  de  l'argent  ». 
J.  Reynaud  ne  nie  pas  ([ue  l'argent  puisse  avoir  une 
puissance  morale,  si  on  le  consacre  à  l'amélioration 
morale  du  peuple.  Mais  il  reprend  le  même  argument  : 
Vous  n'avez  pas  de  morale  définitive  et  c'est  vous-même 
qui  l^avez  reconnu;  vous  avez  détruit  l'ancienne  et  vous 
n'avez  pas  encore  la  nouvelle.  En  vertu  de  quelle  morale 
s'opérera  donc  la  transformation  religieuse  de  l'argent? 
Et  Jean  Reynaud  proteste  contre  un  acte  qui  ne  tend, 
selon  lui,  qu'à  «  fonder  Tassociation  religieuse  sans 
morale  et  à  substituer  à  la  conscience  de  l'homme  la 
volonté  du  prêtre  ». 

C'est  donc  à  cause  du  défaut  de  morale  (i)  que  Jean 
Reynaud  proteste.  J.  Lechevalier,  qui  reprend  d'ailleurs 
une  partie  de  ses  arguments,  et  qui  estime  comme  lui 
que  les  vues  d'Enfantin  sur  l'avenir  de  la  femme  et  le 
mariage  ne  sont  qu'un  détail,  va  beaucoup  plus  loin. 
Pour  lui,  le  point  fondamental  c'est  la  question  de  la  loi 
vivante  et  de  la  hiérarchie  (voir  p.  21).  Ce  n'est  pas  à 
cause  de  l'appel  de  la  femme  qu'il  a  pris  la  résolution 
par  laquelle  il  déclarait  «  se  séparer  momentanément 
de  toute  hiérarchie  «  car  il  croit,  lui  aussi,  à  a  la  néces- 
sité d'appeler  la  femme  »  et  que  «  l'homme  et  la  femme 
unis  peuvent  seuls  donner  la  loi  de  l'avenir  ».  Il  accepte 
donc  pleinement  la  négation  de  la  morale  chrétienne,  et 
il  se  sépare  sur  ce  point  des  autres  dissidents.  Mais  il 
estime,  comme  Jean  Reynaud,  que  la  grave  erreur  d'En- 
fantin fut  «  d'avoir  cru  à  la  possibilité  de  constituer  une 
famille  et  d'avoir  travaillé  à  la  réalisation  d'une  société, 
avant  que  la  loi  morale  fût  trouvée  ».  «  Oui,  écrit-il,  je 
pars  de  ce  principe...  que  le  problème  social  de  l'ave- 
nir dont  l'expression   est   l'association  la  plus  complète, 

(i)  «  Vous  êtes  encore,  avait  écrit  le  Père  Enfantin  à  Jean  Reynaud  et  à 
P.  Leroux,  trop  imbus  des  préjugés  du  christianisme  pour  comprendre  le  saint- 
sinionisme  et  pour  vivre  dans  sa  communion.  » 


223    

l'abolition  de  toute  exploitation ,  la  constitution  de  l'huma- 
nité par  le  progrès  ne  peut  êlre  résolu  que  par  l'établis- 
sement d'une  loi  vivante.  J'admets  que  cette  loi  vivante 
ne  pourra  exister  que  par  l'union  de  l'homme  et  de  la 
femme.  Je  dis  alors  qu'il  n'est  pas  possible  de  songer  à 
constituer  la  famille  saint-simonienne  tant  que  cette  loi 
vivante  ne  sera  pas  trouvée,  et  que  même  jusque-là,  la 
religion  q\.  la  politique  tout  aussi  bien  que  la  morale  dewont 
rester  à  l'état  d'élaboration  puisque  la  femme  est  l'égale 
de  l'homme.  »  Car  si  Enfantin  attend  la  femme  pour  la 
morale,  il  n'y  a  aucune  raison  valable  pour  qu'on  ne 
l'attende  pas  également  pour  la  politique  et  la  religion, 
(^ue  faudrait-il  donc  faire  pour  ramener  la  doctrine 
saint-simonienne  dans  la  voie  droite?  Il  faudrait,  dit-il, 
«  reconnaître  comme  une  erreur  la  réalisation  précoce 
que  nous  avons  commencée,  arrêter  tout  mouvement  de 
réalisation  intérieure  jusc[u'à  la  production  de  la  loi 
nouvelle;  séparer  de  nous  sans  douleur  et  sans  froisse- 
ment tout  homme  et  toute  femme  non  susceptibles  par 
leurs  capacités,  par  leur  position  sociale,  par  leur  âge, 
de  dévouement  apostolique,  c'est-à-dire  total  ;  continuer 
pendant  ce  temps  par  la  presse  et  par  la  parole  la  propa- 
gation de  ce  que  nous  avons  formulé  pour  l'avenir,  »  car  il 
faudrait  «  ne  plus  chercher  des  sujets  mais  des  a[)ôtrcs  » 
(p.  ig  et  20).  11  faudrait  enfin  procéder  à  un  remaniement 
complet  des  vues  antérieures  et  remonter  jusqu'au  dogme 
lui-même;  mais  cela,  Enfantin  ne  le  voudra  jamais.  «  La 
théorie  d'Enfantin  étant  complète  et  bien  systématisée, 
un  homme  de  cette  force  ne  peut  la  mettre  de  côté  sans 
se  nier  lui-même,  sans  s'anéantir,  et  surtout  sans  ren- 
verser la  conception  de  Dieu  qu'il  a  donnée  dans  la 
communion  générale  de  la  famille  saint-simonienne  ».  11 
perdra  donc  la  do("trine.  Quant  à  Ha/ard  lui-même  «  qui 
aujourd'hui  pi'oteste  et  recule  effrayé  et  qui  a  dej)uis 
longtemps  perdu  dans  notre  gouvernement  l'initiative 
ou  même  le  veto,  il  ne  pourra  entrer  dans  une  voie 
opposée  à  celle  où  marcdie  Enfantin  sans  nier  ce  (|u'il  a 


—    22/j    

enseigné  naguère  ».  Car  Enfantin  ne  fait  que  tirer  logi- 
quement toutes  les  conséquences  des  principes  qu'ils 
ont  eiiseinhle  enseignés  d'accord  sur  la  réliabilitalion  de 
la  iiialiî'i'e  cl  l'avenir  rcligi(!ux  de  l'hunianilé. 

Le(  liovalier  concluait  (|ue  la  sainl-sinionisme,  C|ui  allait 
continuer  dans  la  mauvaise  voie  où  il  s'était  engagé,  y 
échouerait  fatalement  :  «  r  parce  qu'Enfantin  voulait 
trôner  avant  le  temps  et  qu'il  marchait  vers  le  pontificat 
avant  que  cette  question  fût  éclairée;  2°  parce  que  les 
vSaint-Simoniens  n'étaient  pas  encore  en  mesure  soit  en 
hommes,  soit  en  doctrines,  soit  en  capitaux,  de  réaliser 
sur  une  grande  échelle;  3"  parce  que  les  théories  sur  la 
femme  et  le  pouvoir  indiquaient  par  les  dernières  consé- 
quences du  dogme  posé,  que  tout  devait  être  de  nouveau 
élaboré  et  modifié;  4"  parce  que  l'appel  de  la  femme 
n'était  point  fait  d'une  manière  convenable  et  avec  une 
conception  morale  acceptable  \  Enfin,  parce  que  la  liberté 
humaine  et  la  dignité  personnelle  seraient  complète- 
ment anéanties  si  pareilles  idées  étaient  jamais  adop- 
tées ))  (lettre,  p.  28  et  29). 

On  sent  nettement  déjà  dans  ces  critiques  l'influence 
de  Fourier.  Jules  Lechevalier  ne  cache  d'ailleurs  pas 
que  sa  brochure  a  surtout  pour  but  de  faire  connaître 
Fourier  aux  Saint-Simoniens  (i). 

Le  simple  écrit  de  Transon  aux  Saint-Simoniens  (à 
Paris,  chez  Everat,  i*^'  fév.  1882,  broch.  de  32  p.)  a  un 
caractère  encore  plus  nettement  et  plus  directement 
fouriérisle.  Transon  n'a  pas  quitté  le  saint-simo- 
nisme  en  môme  temps  que  Lechevalier.  Il  en  est  parti 
parce  qu'ayant  assisté  aux  premiers  essais  de  réalisation 
et  ayant  constaté  leur  peu  d'efficacité,  il  est  convaincu  que 

(i)  Si  je  n'avais  voulu  qu'écouter  mon  propre  désir,  et  même  obéir  à  la  loi 
de  mon  esprit,  je  me  serais  voué  long-temps  à  la  méditation  et  à  l'élaboration 
des  idées  que  je  vous  expose  aujourd'hui  ;  mais  l'urg-ence  de  la  situation  saint- 
simonienne  m'a  décidé  à  vous  parler  et,  je  vous  le  répète,  c'est  parce  que  j"ai 
vu  dans  le  système  de  M.  Fourier,  même  pour  ceux  qui  ne  l'adopteraient  pas, 
une  raison  suffisante  de  se  détourner  des  préoccupations  saint-simoniennes,  que 
j'ai  voulu  immédiatement  vous  les  faire  connaître  et  attirer  sur  lui  votre  attention. 


—    220    — 


la  doctrine  saint-simonienne  est  impuissante  à  réaliser 
l'association.  Il  énumère  les  raisons  de  cette  impuissance 
et  indique  ensuite  la  vérification  scientifique  très  simple 
et  très  facile  à  laquelle  doit  satisfaire  toute  doctrine  d'as- 
sociation ;  il  termine  en  montrant  comment  les  Sainl- 
Simoniens  pourraient  commencer  immédiatement  à  réa- 
liser l'association.  Tel  est  le  plan  général  de  la  brochure. 
Entrons  maintenant  dans  le  détail. 

La  plupart  des  critiques  de  Transon  portent  sur  la 
question  de  réalisation.  «  Aussi  longtemps  que  nous 
n'avons  eu  rien  autre  chose  à  faire  que  à' annoncer  une 
transformation  religieuse  de  l'humanité,  j'ai  donné  en 
plein  dans  l'erreur  générale  qui  nous  faisait  croire  à  tous 
que  Saint-Simon  nous  avait  légué  la  science  universelle, 
l'organisation  de  Yindustrie  et  la  religion  définitive,  mais 
depuis  que  nous  sommes  entrés  dans  Vère  de  réalha- 
tion,  mon  illusion  s'est  nécessairement  dissipée,  soit  par 
l'éveil  que  m'avait  donné  J.  Lechevalier ,  soit  par  l'hnpuis- 
sance  où  est  la  doctrine  «^'associer  réellement  les  hommes, 
impuissance  qui  devenait  chaque  jour  plus  manifeste  pour 
moi.  »  Ce  qu'il  faut  faire  c'est  organiser  le  travail  pacifi- 
que ;  or,  comme  l'a  dit  Transon  à  Enfantin  en  se  sépa- 
rant du  saint-simonisme  :  Saint-Simon  n'a  produit  aucune 
idée  neuve  sur  la  nature  et  les  destinées  de  Vindividu, 
non  plus  que  sur  les  relations  intimes  de  l'homme  et  de 
la  femme,  sa  doctrine  ne  peut  donc  fournir  aucun  pro- 
cédé nouveau,  aucune  conception  originale  d'associa- 
tion (i);  «  elle  nous  laisse  dans  l'impuissance  de  rien 
réaliser  comme  association  qui  ne  soil  une  copie  du 
passé  »  (p.  5).  D'ailleurs,  les  Saint-Simoniens  ont-ils  des 
travaux  industriels  communs  '.'  «  Il  est  trop  clair  (pi'ils 
n'en  ont  pas  et  pourtant  ils  se  croient  associés.  »  La 
vérité  est  que  l'industrie  est  comme  la  femme  «  sous 
le  joug  abrutissant  de  la  morale  chrétienne  »,  de  celle 
morale  qui  fait  de  la  constance  un  devoir  essentiel  el  uni- 

(i)  Phrase  qui  sert  ci'i'pifjraplie  i'i  la  brochure. 


2'J.G    — 

versel(i)  (on  sent  ici  rinHuence  de  Foiirier  très  nette- 
ment). Et  Transon  développe  cette  analogie (2)  en  s'in- 
spirant  de  la  théorie  des  instincts  fondamentaux  :  con- 
stance et  mobilité  qu'Enfantin,  dans  une  lettre  à  sa  mère 
du  mois  d'août  i83i,  avait  formulée  :  «  Le  même  homme 
avec  la  même  femme  toute  la  vie,  voilà  une  des  formes 
de  la  religion  ;  le  divorcée  et  une  nouvelle  union  avec  un 
nouvel  époux,  voilà  une  seconde  forme  de  la  religion.  » 
Sans  doute  Enfantin  cherche  à  réaliser  et  ce  souci  est 
louable.  «  Mais  vous  allez  fonder,  lui  dit  Transon,  des 
ateliers  de  tailleurs  et  de  cordonniers,  et  vous  croirez 
avoir  affrancJù  ces  ouvriers  parce  que  vous  les  aimerez 
comme  vos  enfants  et  vos  frères;  ...  montrez-moi  donc 
l'homme  ou  la  femme  des  classes  privilégiées,  fût-il 
Saint-Simonien,  qui  ne  croirait  pas  entrer  en  servitude 
s'il  lui  fallait  se  résigner  au  travail  de  vos  ateliers.  » 
Les  ateliers  saint-simoniens  ne  différeront  en  rien  des 
autres.  Ils  auront  «  nécessairement  »  l'uniformité  «  mo- 
nastico-chrétienne  qui  est  aujourd'hui  le  caractère  géné- 
ral et  spécifique  de  tous  les  travaux  industriels  »  (p.  6 
et  7).  On  constate  ici  très  nettement  l'influence  de  Fou- 
rier  sur  la  critique  de  Transon  qui  reconnaît  d'ailleurs 
l'exactitude  sur  ce  point  des  objections  et  des  cri- 
tiques du  pamphlet  :  Pièges  et  Charlatanismes.  Relati- 
vement à  la  femme,  dit  Transon,  il  ne  suffit  pas  de  ré- 
péter après  Saint-Simon,  Vindividu  social  c'est  l'homme 
et   la  femme,    car   on    pourrait    très    bien    accommoder 

(i)  Le  cordonnier,  le  tailleur,  etc..  sont  mariés  chrétiennement,  c'est-à-dire 
sans  divorce  possible  à  I'uniqtje  métier  qu'ils  ont  une  fois  épousé. 

(2)  On  voit  ici  que  Transon  n'est  pas  de  ces  dissidents  dont  parle  S.  Voil- 
quin  qui  quittèrent  la  doctrine  parce  qu'ils  étaient  «  placés  plus  spécialement 
sous  l'influence  du  spiritualisme  chrétien  ».  Enfantin  a  nié  la  morale  chrétienne 
et  celle  des  philosophes  ;  il  a  annoncé  hautement  que  tout  est  naturellement 
bon  dans  l'homme,  qu'il  faut  donner  satisfaction  h  la  chair  comme  à  l'esprit  et 
que  le  problème  social  de  l'avenir  consiste  uniquement  fi  savoir  dirig-er,  ordon- 
ner, combiner  les  appétits  des  sens  et  les  appétits  intellectuels.  Ces  principes, 
Transon  les  a  acceptés.  «  Pour  moi,  écrit-il,  acceptant  complètement  la  solu- 
tion du  problème  social,  d'ailleurs  n'iinuginant  pas  d'autre  solution  que  celle 
du  Père  Enfantin,  je  le  suivais.  » 


ce  grand  principe  avec  ceux  du  christianisme  et  du 
mariage.  De  même,  relativement  à  l'industrie,  il  ne 
suffit  pas,  comme  on  Ta  fait,  d'ériger  le  travail  indus- 
triel au  rang  de  fonction  sociale,  car  cela  n'empêcherait 
point  l'industrie  de  conserver  son  caractère  «  d'uni- 
formité répugnante  et  abrutissante  »  de  travail  monas- 
tique. Ce  qu'il  faut  donc,  c'est  rendre  les  travaux  indus- 
triels attrayants  et  c'est  ce  dont  Fourier  a  trouvé  et 
indiqué  depuis  longtemps  les  moyens. 

Nous  avons  vu  l'analogie  qu'établit  Transon  entre  la 
question  de  l'industrie  et  celle  de  la  femme.  Mais  il  y  a 
plus  qu'une  analogie,  il  y  a  entre  les  deux  questions  une 
dépendance  certaine  :  l'organisation  de  l'industrie  est 
étroitement  liée  à  la  condition  sociale  de  la  femme  parce 
que  la  règle  du  travail  aussi  bien  que  la  loi  morale  du 
mariage  découle  toujours  de  la  conception  morale  sur 
la  nature  et  les  destinées  de  Viyidividu.  C'est  cette  loi 
morale,  cette  théorie  nouvelle  sur  les  relations  intimes 
de  l'homme  ou  de  la  femme  qu'il  faut  produire  ou  accep- 
ter, faute  de  quoi,  on  sera  dans  l'impossibilité  de  rien 
faire  et  on  sera  condamné  à  ne  réaliser  que  de  l'indus- 
trie chrétienne  el  Juive  (p.  lo).  On  ne  peut  pas  dire  qu'En- 
fantin ait  produit  cette  théorie  nouvelle.  11  n'a  fait  que 
propose?'  une  nouvelle  théorie  morale,  et  nous  avons  vu 
qu'il  ne  l'a  pas  proposée  comme  une  doctrine,  comme 
une  LOI,  mais  simplement  comme  une  opinion  person- 
nelle ayant  pour  unique  objet  de  provoquer  la  femme  à 
parler  librement  et  à  exprimer  ses  désirs  ;  il  l'a  fait  sim- 
plement, ainsi  qu'il  l'a  dit  lui-même  «  pour  enhardir  la 
femme  »,  pour  lui  «  délier  la  langue  »  et  «  lui  apprendre 
à  ne  pas  rougir  devant  lui  ».  Il  attend  la  femme  pour 
trouver  avec  l'homme  la  loi  dédnitive  sous  laquelle  l'un 
et  l'autre  s'uniront  et  vivront  dans  une  sainte  égalité'  et, 
en  attendant,  il  impose  à  la  famille  saint-simonienne  la 
morale  du  monde  extérieur.  On  peut  donc  dire  que  le 
saint-simonisine  n'est  pas  plus  dans  l'cre  de  réa/isation 
qu'avant  le  schisme  de  Bazard.  Enfantin  n'a  fait  (|uo  don- 


—    228    — 

ner  un  |)cii  plus  d'extension  à  ce  que  Transon  appelle 
ses  œuvres  «  (;hréti(;nnes  (;l  juives  ».  D'ailleurs,  en  elle- 
même,  la  doctrine  saint-siinonienne  présente  de  graves 
imperfections,  de  grossières  erreurs  de  méthode  parmi 
les(|uelles  il  faut  signaler  celle-ci  :  Après  avoir  reconnu 
que  Dieu  n'ayant  rien  fait  en  vain  (encore  une  idée  de 
Fourier),  un  ordre  social  vraiment  conforme  aux  vues 
providentielles  devra  donner  satisfaction  à  toutes  les 
passions  humaines,  il  semble  que  la  première  chose  à 
faire  était  (ïénumérer  les  passions,  (ïanalyspr  le  cœur  de 
l'homme,  en  un  mol  de  détailler  la  nature  de  PiiyDiviDU 
afin  d'être  à  même  de  trouver  les  conditions  d'associa- 
tion, d'harmonie,  à^eiigrenage  de  tous  les  individus.  Or, 
ce  n'est  pas  I'individu  que  le  père  Enfantin  a  étudié, 
décomposé,  analysé,  c'est  I'humânité  (p.  i3  et  i/i). 

Et  Transon  conclut  qu'au  point  de  perfectionnement 
où  elle  en  est  arrivée  entre  les  mains  d'Enfantin  et  sous 
son  impulsion,  la  doctrine  saint-simonienne  ne  présente 
pas  le  caractère  de  la  véritable  doctrine  de  l'association, 
«  qui,  déclare  Transon,  étant  la  science  du  mouvement 
social,  doit,  à  cause  de  l'unité  du  plan  providentiel,  don- 
ner la  raison  de  tous  les  phénomènes,  rendre  facile  et 
simple  la  science  du  mouvement  universel  »  (on  retrouve 
ici  les  termes  mêmes  de  Fourier)  (p.  20). 

Mais  un  homme  sur  lequel  les  Saint-Simoniens  ont 
porté  depuis  deux  ans  «  les  jugements  les  plus  inconsi- 
dérés »  a,  d'après  Transon,  découvert  cette  véritable 
doctrine  d'association.  Il  a,  dès  l'année  1808,  proclamé 
Vunité,  V harmonie,  V association  universelle...,  dès  cette 
époque,  il  a  eu  la  vigueur  peu  commune  de  poser  ce 
large  principe  auquel  la  Société  saint-simonienne  n'ar- 
rive en  1882  qu'à  grand'peine  et  à  travers  une  crise  dou- 
loureuse (i)  ».  Pourquoi  les  Saint-Simoniens   n'adopte- 

(i)  Je  trouve  que  dès  cette  époque  (1808)  un  homme  proposait  le  plan  d'un 
ordre  social  où  les  passions  humaines  qui  étant  g'enéralement  faussées  sont 
aujourd'hui  une  cause  de  désordre  pour  la  société  et  de  ruine  pour  les  individus 
deviendraient  les  ressorts  les  plus  puissants  de  Vassociation  et  les  voies  les  plus 


—    239    — 

raient-ils  pas  ses  idées?  «  Enfantin  pourrait,  avec  les 
ressources  pécuniaires  et  l'influence  dont  il  dispose  en 
raison  des  travaux  antérieurs  de  l'apostolat,  en  suivant 
les  idées  de  M.  Fourier  former  des  associations  qui 
auraient  de  grands  avantages  (charmes  des  travaux,  béné- 
fice par  économie  de  l'association  élevant  les  produits 
dans  une  proportion  énorme  ;  le  grand  problème  du 
classement  selon  la  capacité  et  de  la  rétribution  selon 
les  œuvres  serait  résolu  très  facilement).  Et  Transon 
adjure  Enfantin,  en  terminant,  de  ne  pas  se  borner  à 
s'aflilier  des  gens  de  toutes  classes  quand  on  lui  apporte 
les  moyens  de  les  associer  et  quand  P^ourier  lui  présente 
les  moyens  de  réaliser  de  véritables  associations  » 
(p.   25). 

On  voit  que  le  simple  éci^it  était  presque  une  adhésion 
à  la  doctrine  de  Fourier,  bien  que  Transon  y  déclare  qu'il 
a  pris  des  ouvrages  de  ce  dernier  une  «  connaissance 
trop  imparfaite  encore  »  pour  être  en  état  d'accepter 
entièrement  sa  doctrine,  mais  sa  connaissance  des 
œuvres  de  Fourier  est  suffisante  au  moins  pour  lui  faire 
sentir  a  toute  la  pauvreté  du  saint-simonisme  comme 
doctrine  d'association  (i)  »  (p.  i3). 


sûres  de  bonheur,  de  richesse  et  de  santé.  Je  trouve  que  cet  lioiiimc  a  présenté 
ses  idées  dans  un  ordre  systématique  et  dans  le  plus  {jrand  détail  en  1823 
(^Traité  de  l'association  domestique  et  agricole)  et  sous  une  autre  forme  en  1829 
(^Nouveau  Monde  industriel),  que  dans  ces  divers  ouvragées  il  offre  des  solutions 
sur  plusieurs  questions  qui  sont  capitales  en  fait  d'association,  questions  dont 
Saint-Simon  ne  s'est  jamais  occupé  (moyens  de  répandre  le  charme  dans  les 
travaux  de  toute  sorte,  répartition  des  produits  ou  rétribution  proportionnelle 
avec  {i-arantie  de  satisfaire  tous  les  associés,  éducation  attrayante),  p.  12  et  i3. 
(l)  Il  faut  sig'naler  aussi  une  autre  critique  de  Transon  qui,  bien  qu'elle  n'ait 
pas  la  même  importance  au  point  de  vue  doctrinal  que  celles  que  nous  venons 
d'exposer,  ne  manque  pas  d'intérêt  au  point  de  vue  de  l'histoire  intérieure  du 
Saint-Simonisnie.  Abel  Transon  s'était  plaint  amèrement,  à  la  séance  du  i3  no- 
vembre i83i,  de  l'abus  que  le  l'ère  Suprême  avait  cru  devoir  l'aire,  dans  l'in- 
térêt de  la  dojtrine,  des  confessions  particulières  qu'il  avait  eu  la  puissance  de 
provo(|uer.  h^nlantin  avait,  en  effet,  proposé  que  chacun  des  membres  de  la 
secte  racontât  sa  vie  devant  ses  frères;  les  confessions  furent  faites  par  chacun 
dés  membres  des  trois  dejyrés,  hommes  ou  femmes,  personne  n'avait  pu  s'en 
dispenser;  mais  non  content  de  ces  confessions  i)ubliques,  qui  ne  firent  qu'aç- 


—    23o    

Nous  avons  vu  les  critiques  adressées  au  Saint-Simo- 
nismc  d'Enrantiii  par  les  principaux  dissidents  du 
schisme  Bazard.  Il  est  indéniable  qu'elles  eurent  une 
influence  considérable  sur  la  décision  prise  par  beau- 
coup de  Saint-Simoniens  de  se  séparer  de  la  doctrine. 
Mais  les  objections  que  nous  avons  exposées  ne  sont  pas 
les  seules  qui  aient  été  formulées  contre  le  Saint-Simo- 
nisme  et  Enfantin  :  depuis  i83o,  bien  des  protestations 
s'étaient  élevées  dans  les  églises  de  province,  bien  des 
observations  avaient  été  adressées,  des  modifications 
proposées.  Elles  ont  un  caractère  moins  doctiiaal,  moins 
dogmatique,  moins  philosophique  ou  dialectique,  que 
les  critiques  de  Bazard,  de  Jean  Reynaud,  de  Lecheva- 
lier  et  de  Transon,  elles  sont  infiniment  plus  pratiques  et 
plus  positives.  Nous  allons  maintenant  les  résumer. 

L'état  d'esprit  saint-simonien  avait  ses  nuances  et  ses 
degrés.  Tous  les  Saint-Simoniens  n'avaient  pas  pour  la 
doctrine  la  même  foi  aveugle,  absolue  et  sans  restric- 
tion :  il  y  avait  des  fanatiques,  des  pratiquants,  des 
croyants,  des  hérétiques,  des  indépendants,  des  tièdes, 
des  hésitants,  des  demi-croyants.  Les  adhésions  que  le 
Saint-Simonisme  recevait  étaient  «  plus  ou  moins  com- 
plètes »  écrit  Pereire  dans  un  intéressant  rapport  paru 
dans  le  Globe  du  i'^'  novembre  i83i.  On  adoptait  telle  ou 
telle  partie  de  la  doctrine,  on  faisait  certaines  réserves, 
on  adoptait  tel  principe  et  on   rejetait  tel  autre  (i).  Les 

graver  la  division  dt'-jà  profonde  des  esprits,  il  avait,  sous  prétexte  de  connaître 
la  moralité  de  tous  ceux  qui  l'enlouraienl,  provoqué  «  dans  le  sein  de  la  famille 
des  confidences  sur  leur  vie  antérieure.  Beaucoup  s'y  étaient  prêtés  dans  l'in- 
térêt général  »,  déclare  Suzanne  Voilquin,  qui  ajoute  «  qu'elle  trouvait  cette 
mesure  très  logique  de  la  part  du  Père  »  (p.  83,  Souvenirs  d'une  fille  du  peu- 
ple'). Or,  Enfantin  dévoila  ces  contidences.  «  Le  Père,  écrit  Louis  Blanc,  sut 
par  le  seul  effet  de  son  ascendant,  pénétrer  dans  le  seciet  des  ménages;  il 
engagea  des  femmes  à  une  confession  publique  et  se  fit  faire  des  confidences 
redoutables  dont  il  usa  de  façon  à  prouver  le  mérite  de  ses  théories,  prêt  à  se 
justifier  du  choix  des  moyens  par  la  sincérité  du  but  «i  (Histoire  de  lo  ans, 
p.  Z,55). 

(i)  Gay,  qui  avait  suivi  les  réunions  du  soir  de  J.  Lechevalier,  lui  écrivait  : 
«  L'abolition   de    l'héritage  et  la  liberté   des    femmes  dans  les    rapports  avec 


—    23l    — 

uns  étaient  plus  lrai)[)és  par  le  côté  pratique  et  industriel 
de  la  doctrine,  les  autres  par  son  caractère  religieux  et 
social;  les  uns  plaçaient  Saint-Simon  parmi  les  philoso- 
phes entre  Hegel  et  Rover  CoUard,  les  autres  le  consi- 
déraient plus  volontiers  comme  un  économiste  et  le  met- 
taient à  coté  de  Malthus  et  de  A.  Smith.  Certains  étaient 
séduits  par  la  rigueur  de  la  critique  philosophique,  sociale 
ou  économique  du  Saint-Simonisme,  d'autres  l'étaient 
par  l'ampleur  des  promesses  et  des  vues  qu'il  ouvrait 
sur  l'avenir.  Et  parmi  ceux-là  même  qui  étaient  séduits  (i) 
par  le  Saint-Simonisme,  par  sa  doctrine  d'association 
qui  leur  représentait  quelque  chose  de  neuf  et  d'ori- 
ginal, tous  n'avaient  pas  la  foi  (2).  Ces  Saint-Simoniens 
incomplets  étaient  de  beaucoup  les  plus  nombreux.  Beau- 
coup d'entre  eux  avaient  vu  avec  étonnement  et  avec 
peine  le  Saint-Simonisme  s'engager  dans  la  voie  nou- 
velle où  le  conduisait  Enfantin,  ils  pensaient  qu'il  com- 
promettait la  doctrine  de  Saint-Simon  :  «  Tout  cela 
m'intéresse  beaucoup,  écrit  Vinçard,  mais  ne  m'inspire 
aucune  confiance.  »  «  Mon  opinion,  écrivait  Lautour  à 
Jules  Lechevalier,  est  que  le  plus  grand  malheur  que  les 
Saint-Simoniens  aient  éprouvé,  c'est  de  s'être  éloignés  des 
principes  professés  par  Saint-Simon  lui-môme.  »  «  Cepen- 
dant bien  des  choses  m'apparaissaient  dans  le  Globe  qui, 
si  elles  ne  me  choquaient  pas,  ne  parlaient  pas  à  mon  cœur 
(notons  encore  ce  mot  qui  est  bien  caractéristique)  comme 
la  première  parole  que  j'ai  entendu  prononcer  au  nom  de 
Saint-Simon.  »  (Renaud  à  .J.  Lechevalier,  28  maii832)(3). 


l'iiomme  sont  des  |)riiici|jes  saiiit-siiiioiiieiis  (jne  je  parlaye,  bien  que  je  n'aie  pas 
la  foi  en  une  relijfion  ni  une  liiérarehie  motrice  de  toute  impulsion.  » 

(i)  «  Sotil  mon  ccnir  i^tait  tourlié,  (^orit  un  Saint-Sinionien,  et  je  me  sentais 
entraîné  pliilôt  yr.w  sympal  liie  |)oiir  Umits  discours  que  par  conviction  pour  leurs 
principes.   « 

('j)  Je  me  suis  mis  pciidiiiil  (|iiclqiic  temps  en  relalious  avec  les  Saint-Simo- 
niens parce  que  leurs  théories  jjénéreuscs  m'avaient  siHluit  ;  mais  je  n'ai  jamais 

eu  la  foi  qu'ils  réussiraieul J'ai  constamment  senti  que  je  n'avais  pas  la  foi 

dans  leur  doctrine.  Lemoyne  (lettre,  32  juin  i8.'>a). 

(3)  Voir  llollard.   Letlrc  à  MM.    les  Disciples  de   SaiiU-Siinon   sur  quelques 


—   a.'b   — 

La  partie  religieuse  de  la  doclrine  avait  été  le  plus  grand 
obstacle  à  son  (lévelopp(!inenl,  la  pierre  d'acliopjjeinent 
plus  ou  moins  didicile  à  user,  selon  les  tempéranienls(i). 
Les  effusions  mystiques  des  Saint-Simoniens,  leurs  «  ver- 
beuses homélies  »  (G.  Laury,  lettre  du  i3  février  i833) 
elfrayaient,  inquiétaient  (2)  ou  excitaient  les  railleries (3). 
A  ce  mot  de  religion  «  les  uns  hochaient  la  tète,  les 
autres   haussaient   les    épaules,   quchpies    autres    enfin 

points  de  leur  doctrine.  «  ...Tout  cela  Fermentait  clans  ma  tète,  ét-ril  \inçar(l 
—  qui,  par  la  suite,  devait  devenir  un  Saint-Simonien  très  fervent  el  le  rester 
jusqu'à  sa  mort  —  et  luttait  contre  mes  doutes  d'une  manière  terrible;  seul 
mon  cœur  était  touché  et  je  me  sentais  entraîné  plutôt  [lar  quelque  sympalliie 
pour  leurs  discours  que  par  conviction  pour  leurs  principes...  L'application  de 
ces  théories  si  attrayantes  me  semblait  un  rêve  et  l'idée  que  l'on  pût  jamais 
les  mettre  en  pratique  me  laissait  dans  le  doute  sur  leur  valeur  sociale...  Cepen- 
dant j'osai  affirmer  publiquement  ma  foi,  et  peu  après  mon  initiation,  je  com- 
posai même  un  chant Mais  l'avais-je  cette  foi  que  je  chantais?  Hélas  I  non 

(p.  /49,  Mémoires  épisodiques  d'un  vieux  chansonnier  saint- simonien~) . 

(i)  Souvent  même  les  vues  que  nous  avions  présentées...  quelque  radicale- 
ment opposées  qu'elles  fussent  aux  idées  reçues  avaient  été  accueillies  dès  leur 
début  avec  une  faveur  marquée.  Tel  n'a  pas  été  le  sort  de  nos  prévisions  reli- 
gieuses. (17"  séance,  Doct.  de  Saint-Simon,  i""^  année). 

(2)  «  La  j)lupart  de  ceux  qui,  ainsi  que  moi,  venaient  de  prendre  connais- 
sance de  ce  manifeste  en  entier,  s'accordaient  à  considérer  cet  appel  publié  à 
des  enseignements  religieux  comme  une  manœuvre  de  jésuites  et  à  penser  que 
c'était  le  parti  prêtre  qui  faisait  un  essai  de  son  influence  sur  le  peuple  de  Pa- 
ris »  (\inçard,  Loco  citato,  p.  36).  Après  être  allé  à  plusieurs  reprises  à  leur 
enseignement,  il  écrit  :  <c  Je  me  fortifiais  davantage  dans  cette  idée  que  ces 
hommes  poussés  par  les  Jésuites  ou  appartenant  eux-mêmes  h  cette  secte,  pro- 
pageaient des  principes  excentriques  dans  l'espoir  de  capter  la  confiance  aveu- 
gle et  crédule  des  masses  »  (Vinçard,  Loco  citato,  p.  Sg).  Et  encore:  «  Moi, 
qui  avais  tant  redouté  dans  mon  esprit  défiant  de  rencontrer  là  (aux  séances 
saint-simoniennes)  le  juste  milieu  doublé  de  jésuites,  etc.  (Suzanne  Voilquinj 
p.  78,  Souvenirs  d'une  fille  du  peuple).  Et  encore  :  «  Une  religion  nouvelle, 
surgissant  pour  ainsi   dire   des  pavés  qui  venaient   d'écraser   le    droit  divin... 

n'était  pas  faite  pour  inspirer  tout  d'abord  une  confiance  sans  borne j'étais 

porté  à  croire  que  ne  pouvant  plus  s'imposer  ouvertement,  le  parti  vaincu 
s'était  résigné  à  dominer  sous  le  couvert  d'une  liberté  religieuse.  Le  soupçon 
pénétrait  chaque  jour  plus  avant  dans  mon  esprit  «  (Massol,  p.  106,  Le  Monde 
maçonnique,   t.  VII). 

(3)  Nos  révélateurs  sont  en  retraite.  Oui,  Enfantin,  le  Dieu  nouveau  et  son 
chœur  d'anges  ont  pris  leur  essor  vers  les  cieux  d'où  ils  descendront  pour  juger 
les  vivants  et  les  morts.  Ils  sont  mor^s  juste  le  vendredi-saint.  Est-ce  incitation, 
est-ce  hasard...  Vraiment,  ils  sont  fous  !  à  quel  titre  veulent-ils  faire  une  reli- 
gion, une  politique,  tout  enfin? (Laisné  à  J.  Lechevalier,  5  mai  i832). 


—  233  — 

riaient  aux  éclats  »  (i)  (Massol,  p.  io6).  Pereyre  était  bien 
obligé  de  constater  dans  son  rapport  du  i*""  novembre 
i83i  que  «  l'identité  de  la  religion  et  de  la  politique 
vivement  sentie  par  quelques-uns  n'était  pas  encore  com- 
prise par  la  majorité  des  lecteurs  du  Globe  ». 

Bien  plus,  certains  Saint-Simoniens  estimaient  que  le 
mot  «  religion  »  —  appliqué  à  la  doctrine  n'avait  aucun 
fondement  sérieux,  et  ne  se  rendirent  compte  de  son 
exactitude  et  de  sa  légitimité  qu'après  le  schisme  de 
Bazard. 

Certains  d'entre  eux,  comme  Bûchez,  «  à  qui  le  mouve- 
ment religieux  n'allait  pas  »  s'étaient  séparés  dès  qu'ils 
l'avaient  vu  s'ébaucher  ;  d'autres,  comme  Carnot,  «  étaient 
restés  pour  ne  pas  paraître  lâches,  fuyant  une  crise  » 
(2),  et  aussi  peut-être  un  peu  par  curiosité  pour  en  voir 
l'issue.  Les  transports  d'adoration  dont  on  entourait  le 
Père  Enfantin,  qui  s'était  promu  lui-même  à  la  dignité  de 
PÈRE  de  l'Humamté  (3),  n'étaient  pas  non  plus  vus  très 
favorablement.  La  hiérarchie,  les  idées  sur  l'autorité 
sacerdotale  (4),  relevant  non  du  vote  de  tous,  mais  de 
l'inspiration  d'un  seul  qui  s'en  proclame  digne,  celles  sur 
le  classement  des  capacités  révoltaient  l)ien  des  gens  (5). 


(i)  Vineard  raconte  que  la  [ilupai'l  de  ceux  qui  venaient  de  prendre  connais- 
sance d'un  manifeste  saint-simonien  en  entier  s'accordaient  à  considérer  cet 
appel  public  à  des  enseignements  religieux  comme  une  manœuvre  des  jésuites, 
et  à  penser  que  c'était  le  parti  prêtre  qui  Faisait  un  essai  de  son  influence  sur 
le  peuple  de  Paris  (Vinçard,  p.  36j. 

(a)  Lambert.  Papiers  personnels. 

('S)  F^nfantin  disait  h  ses  discijdes  :  «  Je  vous  ai  dit  que  je  n'étais  pas  pour 
vous  un  président  d'assemblée  ni  même  un  tuteur,  un  eusei(;nant.  Je  ne  suis 
pas  même  un  prêtre.    Je  suis  le  pfciuc  de  l'iiumamti':  ». 

('1)  Malgré  mon  initiation  et  ma  profession  de  foi  cpie  j'ai  présentée  au  col- 
lège des  Saint-Simoniens,  je  ne  pouvais  me  dissimuler  que  certains  de  leurs 
principes  me  répugnaient  :  Ainsi  leurs  itiées  sur  l'autorité  sacerdotale  (^Loco 
cilato,  p.  /|6-/iiS,  Yineanl). 

(5)  Lu  Saint-Simouien  nous  parle  île  «  rim|)ressi(in  ràclieuse  ((ue  produi- 
saient sur  lui  certaines  formes  surannées  »  ;  «  mais  lorS(|ue  eus  formes  préva- 
lurent définitivement  et  prirent  le  caractère  d'une  religion  nouvelle,  lorsqu'aveo 
des  éléments  disparates  ou  tenta  de  réaliser  une  liiéi-areliie  nouvelle,  la  eliosc 
cessa  de  convenii'  ;\  mes  goûts,  je  ne  voulus  pas  m'en  occuper.   >i 


—  2.34  — 

Enfin  la  partie  philosophique  et  morale  de  la  doctrine 
avait  aussi  ses  détraeteiirs.  On  lui  faisait  griei"  de  son 
caractère  théorique,  sans  application  pour  le  |)résent. 
Renaud,  Lenmoyne  et  beaucoup  d'autres  ne  pouvaient  com- 
prendre «  pourquoi  on  agitait  avec  tant  de  complaisance 
des  questions  sur  la  morale  de  l'avenir  sans  aj)plication 
pour  le  présent  dans  des  articles  dont  les  auteurs  ne 
donnaient  aux  lecteurs  que  leur  rêveries  puisque, 
d'après  eux,  cette  morale  n'était  pas  et  ne  pouvait  pas 
être  trouvée  (i)  ».  Enfin,  le  fond  même  de  la  doctrine 
morale  du  Saint-Simonisme  révoltait  (2).  «  La  loi  vivante, 
le  chef  de  la  religion  toujours  enfermé  dans  un  calme 
parfait  me  répugnait  »  (Renaud  à  J.  L.  C.  28  mai  i832). 
Certains  Saint-Simoniens  accusaient  le  Saint-Simonisme 
d'avoir  soulevé  sans  nécessité  la  répugnance  et  le  dé- 
goût (3). 

Au  point  de  vue  social,  on  reprochait  au  Saint-Simo- 
nisme sa  témérité,  ses  vues  «  trop  vastes,  trop  grandio- 
ses et  trop  boursoufflées  )>,  dont  l'emphase  paraissait 
aussi  ridicule  que  nuisible  aux   bonnes  idées  qu'il  con- 


(i)  Renaud  à  Jules  Lechevalier,  28  mai  1882. 

(2)  (<  ...Malgré  mon  initiation  à  une  profession  de  Poi  que  j'ai  présentée  au 
collège  des  Sainl-Simoniens,  je  ne  pouvais  me  dissimuler  que  certains  de  leurs 
principes  me  répugnaient  »  (Vinçard,  Loco  citato,  p.  46). 

(3)  V.  Lettre  de   Didion  en  réponse  à    une  lettre  de  Pecqueur  :    «  Moulins, 

7  octobre  i83i,  à  Michel  Chevalier Résumons  vos  longs  griefs  ;  vous  avez 

soulevé  sans  nécessité  des  répugnances  et  des  haines  violentes  qui  vous  retar- 
deront. Vous  vous  êtes  posés  en  face  de  la  société  de  telle  manière  qu'on  ne 
peut  à  mon  avis  prendre  rang  parmi  vous  sans  dénouer  de  fait  à  peu  près  tous 
les  liens  qui  nous  rattachent  à  la  hiérarchie  ancienne.  Je  suis  tout  prêt  à  me 
porter  aux  derniers  rangs  si  je  vis  encore  quand  l'organisation  de  l'avenir  sera 
au  moment  de  devenir  sociale.  Jusque-là  c'est  un  camp  au  milieu  de  la  France; 
il  sera  attaqué  et  dans  la  lutte  vous  aurez  contre  vous  ceux-là  même  que  vous 
voulez  émanciper,  car  ils  ne  peuvent  vous  comprendre.  Ainsi  votre  marche 
aura  provoqué  des  malheurs  inutiles  au  progrès.  Cette  opinion  n'est  pas  seule- 
ment la  mienne,  mais  elle  est  celle  de  tous  nos  amis.  Qu'elle  pèse  peu  dans 
l'esprit  de  vos  pères,  je  le  crois;  ils  ont  réfléchi  avant  de  brûler  leurs  vaisseaux 
et  vous  tous,  exaltés  par  les  puissantes  sympathies  qui  vous  environnent,  vous 
ne  concevez  pas  qu'au  dehors  il  reste  longtemps  des  yeux  fermés  et  des  cœurs 
endurcis.  » 


—  235  — 

tenait  (i).  On  trouvait  vaine  sa  prétention  de  tout 
embrasser  (2).  On  ne  comjDrenait  pas  la  nécessité  qu'il 
y  avait  de  créer  une  religion,  une  politique,  une  morale, 
une  esthétique.  Pourquoi  tant  d'ambition  ?  «  Vraiment, 
ils  sont  fous  ;  écrivait  Laisné  à  Jules  Chevalier.  A  quel 
titre  veulent-ils  faire  une  religion,  une  politique,  tout 
enfin  ?  Suffît-il  pour  cela  d'un  vague  préambule,  d'une 
simple  déclaration  des  droits  de  la  femme  ?  (3)  »  L'essai 
d'organisation  sociale  universelle  tenté  par  Enfantin  était 
trouvé  prématuré,  et  nous  avons  vu  que  dans  le  sein 
même  du  collèj^e,  certains  membres  avaient  fait  leurs 
réserves  sur  un  mouvement  qu'ils  trouvaient  trop  hâtif 
et  trop  précipité  (4). 

Sur  ce  point  encore,  on  se  plaignait  de  ce  que  la  doc- 
trine faisait  fausse  route,  «  les  articles  que  j'ai  lus  dans 
le  Globe  concernant  cette  théorie  (la  théorie  nouvelle 
d'Enfantin)  m'ont  convaincu  que  les  directeurs  actuels 
de  la  doctrine  saint-simonienne  se  fourvoyaient  dans  une 
voie  diamétralement  opposée  à  celle  du  progrès  »  (Le 
Basteur,  lieutenant  d'artillerie  à  Jules  Lechevalier,  24 
mars  iSSa). 

On  reorettait  de  voir  le  Saint-Simonisme  «  s'éloigner 
chaque  jour  davantage  du  praticable  »  des  simples  amé- 
liorations (5)  «  tendant  à  obtenir  plus  d'ordre  et  de  justice 
dans  notre  pavs,  pour  parler  du  moment  où  l'humanité 
serait  dirigée  unitairement  par  le  couple  androgyne  pon- 
tife-roi »  (Lemoyne  à  X***,   \k  juillet   i832).    Des   efforts 


(i)  Lemoyne,  i4. juillet  1882,  à  X 

(2)  Renaud  à  Jules  Lechevalier,  aS  tnai  i833. 

(3)  Lettre  du  5  mai   i832. 

(4)  Voir  Didion. 

(5)  Le  journal  Le  National  du  f\  septemjjre  i8'\i  icjfrclle  «  iju'au  lieu  de 
prêcher  une  rcli[jion  incomprt'iiensible  et  une  morale  fort  extraordinaire,  les 
Saint-Simonieus  n'applicjnent  pas  leur  talent  et  leur  volonté  à  développer  les 
progfiès  de  la  politique  industrielle;  qu'ils  rentrent  dans  celte  voie  dont  ils 
n'auraient  pas  dû  sortir  ils  y  trouveront  plus  de  jfloir-e  et  la  société  plus  de 
profit.  »  l^ércire  était  entré  au  iS'alluiuit  un  il  di'IVudaii  les  idées  saint-siuio- 
nienucs. 


—  236  — 

nombreux  avaient  clé  faits  auprès  (l'pjnfatilin  [)()iir  le 
détOLirner  des  spéciilalions  méla|)hysi{|ues  cl  (lo;^inali- 
qucs,  et  Tatlirer  paiticulici'enicnt  vers  les  améliorations 
spéciales  d'ordre  économique  ou  industriel  prochaine- 
ment réalisables(i).  Beaucoup  pensaient  qu'Enfantin  per- 
dait son  temps  en  paroles  ou  [)lutôt  en  discours,  en 
homélies  et  en  ])énédictions,  et  (ju'une  expérience  ferait 
bien  plus  de  prosélytes  que  toutes  les  phrases  du  monde. 
Ils  sont  nombreux  ceux  (jui,  comme  Lanet,  écrivent  : 
<(  Mais  fondez  (|uelque  chose,  ayez  des  fabriques,  faites 
de  l'agriculture»  (22  juin  i832). 

Ce  n'était  pas  les  propositions  qui  mancpiaient.  «  De 
toutes  parts;  on  nous  sollicite,  écrit  un  Saint-Simonien, 
pour  fonder  des  établissements  industriels  et  agricoles. 
Des  propositions  nous  sont  faites  de  divers  points,  et  no- 
tamment du  Berri  et  de  la  Bretagne  par  des  propriétaires 
qui  voudraient  réaliser  sur  leurs  terres  une  exploitation 
saint-simonienne.  Dans  le  Bas-Rhin  on  est  prêt  à  fonder 
des  ateliers  sous  notre  patronage.  »  Lautour  et  quelques 
autres  désiraient  qu'on  fit  particulièrement  un  essai  agri- 
cole. «  Depuis  un  an,  écrit-il  à  J.  Lechevalier(sans  date), 
j'avais  désiré  que  l'association  saint-simonienne  com- 
mençât un  centre  d'association  agricole.  Je  fis  même 
l'offre  de  mes  services  comme  vétérinaire  mais  il  me 
fut  répondu  |)ar  Torgane  de  M.  Paul  Justin  que  malgré 
ses  rapides  progrès  la  doctrine  n'était  pas  en  mesure  de 
songer  à  la  réalisation  d'un  pareil  projet.  »  Enfantin, 
qui  accueillait  ces  offres  avec  un  mépris  non  dissimulé, 
les  trouvait  mesquines  et  puériles.  Il  ne  tenait  aucun 
compte  des  avertissements  qu'on    lui   prodiguait  et  des 


(i)  Barrault  parlant  à  la  cérémonie  du  4  décembre  du  «  conseil  que  quel- 
ques hommes  curieux  amateurs  de  la  doctrine,  sincèrement  émerveillés  de  la 
beauté  de  ses  plans  mais  inquiets  de  la  possibilité  de  sa  réalisation  ont  souvent 
donné  aux  Saint-Simoniens  de  se  transporter  dans  une  vallée,  dans  une  île 
déserte,  afin  d'y  tenter  une  expérience  qui  pût  décider  ensuite  la  société  à 
adopter  leur  relig^ion  »  «  déclare  que  la  relig'ion  saint-simonienne  est  plus  réali- 
sable sur  une  vaste  échelle  que  dans  ces  étroites  dimensions.  « 


—  287  — 

protestations  qui  s'élevaient  de  tous  côtés:  Il  s'était  déi- 
fié et  fermait  l'oreille  à  tout  avis,  le  cœur  à  toute  prière. 
La  religion  saint-simonienne  n'était  réalisable  que  sur 
une  vaste  échelle  et  ne  pouvait  se  contenter  des  étroites 
dimensions  d'une  vallée  ou  d'une  île  déserte  qu'on  lui 
offrait  afin  de  tenter  une  expérience.  «  Il  ne  s'agit  pas 
pour  nous,  disait-il,  de  faire  une  fabrique  ou  un  che- 
min à  ornières,  ni  même  de  fonder  un  phalanstère 
quand  bien  même  nous  aurions  les  instruments  de  tra- 
vail pour  fonder  l'une  ou  l'autre  de  ces  œuvres.  Aussi 
m'inquiété-je  peu  du  règlement  des  fonctions  fixes  et 
variables,  d'ordonner  les  occupations  et  les  plaisirs,  le 
travail  et  le  loisir  d'un  atelier  pacifique  qui  nous  fasse 
connaître  des  travailleurs  »  (Enfantin  à  Capella,  3o  avril 
i832).  (Voir  encore  prédications  de  Barrault  du  4  dé- 
cembre). 

Ainsi  les  Saint-Simoniens,  bien  qu'ils  aient  dit  et  répété 
depuis  le  mois  de  novembre  i83i  que  «  la  phase  des  doc- 
teurs était  finie,  que  celle  des  praticiens  commençait  « 
n'avaient  rien  fait  de  pratique,  malgré  toutes  les  récla- 
mations et  les  exhortations  qu'on  leur  adressait  de  divers 
côtés.  ((  C'est  là,  écrivait  Lanet  à  Jules  Lechevalier,  l'ob- 
jection misérable,  contre  laquelle  est  venu  se  briser  le 
Saint-Simonisme.  » 

Telle  est  la  critique  qu'on  retrouve  le  plus  générale- 
ment sous  la  plume  de  presque  tous  les  Saint-Simoniens 
incomplets  qui  bornaient  leur  assentiment  aux  vues 
industrielles  et  financières  de  la  doctrine  et  (pii  n'en 
acceptaient  que  la  partie  scientifique.  Telle  est  leur  objec- 
tion fondamentale,  —  ayant  un  caractère  avant  tout  pra- 
tique — ,  qui,  vers  le  milieu  de  l'année  1882,  quand  ils 
voient  après  la  séparation  de  Hazard,  après  celle  du  clief 
du  culte,  O.  Rodrigues,  l'élément  industriel  languissant 
dans  la  doctrine,  le  j)rol)lcmo  du  prolétariat  rentrant 
dans  l'ombre,  les  prédications  n'ayant  plus  aucun  1  ap- 
port avec  la  p()lili(|ue  industrielle,  le  Père  Enfantin 
absorbé   dans   la  ((uestion  de  ralfranchissement  des  fem- 


—  3.38  — 

mes  et  dans  l'attentfi  de  la  mère,  et  tous  les  actes  des 
Saiiit-Simoniens  conçus  sons  cette  inspiration  presque 
exclusive  :  que  diront  les  femmes  ?  Comment  nous  faire 
connaître  d'elles  ?  —  décide  de  nombreux  jeunes  gens, 
presque  tous  ingénieurs,  anciens  élèves  de  TEcole  poly- 
technique, ou  des  Ponts  et  Chaussées,  à  se  séparer  du 
Saint-Simonisme  :  ils  ont  subi  son  empreinte,  ils  ont 
approuvé  sa  critique  sinon  entièrement,  du  moins  en 
grande  partie  ;  ils  ont  adopté  ses  vues  sur  l'antagonisme 
du  passé  et  du  présent,  sur  la  désunion  des  sciences,  sur 
l'état  de  guerre  de  l'industrie,  sur  le  vide  et  l'anarchie 
de  l'éducation  ;  ils  ont  accepté  quelques-unes  de  ses  con- 
structions, mais  non  le  diadème  ou  plutôt  la  mitre  qui 
couronne  l'édifice. 

Ce  qu'ils  cherchaient,  c'était  un  «  plan  d'associa- 
tion »,  un  moyen  de  réaliser  leurs  vœux  philanthropi- 
ques et  leurs  espérances  généreuses  et  «  d'améliorer  le 
sort  de  la  classe  la  plus  nombreuse  et  la  plus  pauvre  » 
(Imbert  à  Jules,  i6  août  iSSa).  Le  but  qu'ils  poursui- 
vaient c'était  de  «  remédier  aux  douleurs  qui  résultaient 
de  l'état  de  morcellement  et  de  duplicité  en  toutes  rela- 
tions ijbideiii).  Or,  ce  plan  d'association,  ils  avaient  cru 
le  trouver;  ce  but,  ils  avaient  cru  pouvoir  le  réaliser  en 
adhérant  au  Saint-Simonisme,  dont  les  moyens  avaient 
paru  sinon  toujours  excellents,  du  moins  bons  faute  de 
mieux  ».  Ils  s'aperçurent  bientôt,  quand  leur  griserie 
sentimentale  et  romantique  se  fut  dissipée,  qu'ils  étaient 
«  illusoires»  et  qu'il  y  avait  une  barrière  infranchissable 
entre  l'objet  de  leur  désir,  leur  rêve  d'association  uni- 
verselle et  les  moyens  qu'on  leur  proposait  (Jaenger,  5 
juillet  1832).  Et  comprenant  que  le  Saint-Simonisme  était 
impuissant  à  satisfaire  leur  raison,  leur  aspiration  vers 
l'harmonie  sociale  et  leurs  espérances  généreuses,  ils 
passèrent  à  d'autres  doctrines,  impatients  de  trouver  au 
problème  social  qu'ils  s'étaient  posé  une  solution  immé- 
diate. Il  leur  semblait,  en  venant  au  fouriérisme,  qu'ils 
optaient  pour  une  fin  certaine  contre  les  moyens  illusoi 


—    23(J    — 

res,  et  qu'ils  sacrifiaient  leur  sentimentalisme  aux   réa- 
lités sûres. 

La  lecture  des  brochures  des  dissidents  du  Saint- 
Simonisme  et  surtout  de  Jules  Lechevalier  et  de  Tran- 
son,  qui  les  avaient  presque  tous  amenés  au  Saint-Simo- 
nisme  et  qui  s'étaient  eux-mêmes  convertis  au  fouriérisme, 
leurs  enseignements,  leur  correspondance,  la  lecture 
même  des  ouvrages  de  Fourier,  du  journal  le  Phalans- 
tère, et  des  diverses  publications  fouriéristes,  achevèrent 
de  détacher  les  hésitants  du  Saint-Simonisme(i)  et  leur 
révélèrent  dans  la  doctrine  de  Fourier  une  doctrine  qui, 
bien  loin  d'être  comme  le  Saint-Simonisme,  «  en  forma- 
tion »,  en  perpétuel  devenir,  si  je  puis  dire,  était  une 
«  science  fixe»,  fortement  constituée  en  ses  parties,  nette 
et  précise,  et  qui  laissait  loin  derrière  elle  les  vagues  et 
nébuleuses  aspirations  du  Saint-Simonisme.  Ceci  déjà 
n'était  pas  un  mince  mérite  aux  yeux  de  ces  dissidents 
impatients  de  réalisation.  «  Au  moins  Fourier  a  un  sys- 
tème, une  constitution,  une  charte  d'humanité  toute  écrite, 
si  bien  que  chacun  n'a  plus  qu'à  prendre  sa  place  »  (2). 
Les  moyens  de  Fourier  paraissaient  supérieurs,  et  plus 
faciles,  que  ceux  du  Saint-Simonisme.  «  Le  système  de 
Fourier,  écrivait  Eugène  Niboyer  à  Jules  Le  Chevalier 
(16  juillet  1882)  est  un  et  indivisible,  et  l'on  conçoit  la 
possibilité  de  son  application.  »  Et  il  semblait  à  Lemoyne 
({ue  «  de  toutes  les  issues  de  la  civilisation,  la  plusprompte, 
la  plus  certaine,  celle  qui  doit  nous  conduire  à  l'échelon 
le  plus  élevé  »  était  l'association  agricole  (3  juillet  1882). 

Les  Saint-Simoniens  avaient  reconnu  que  l'individua- 
lisme était  intolérable,  que  seule  l'association  pouvait 
faire  cesser  le  malaise  général,  mais  ils  n'avaient  voulu 
ou  su  présenter  que  «  le  plan  d'une  association,  absolue. 


(i)  «  De  suite,  j'ai  C(iiii|)ris  combien  était  vaine  la  |)rétention  du  Saint-Si- 
monisme (le  tout  embrasser,  puisqu'ils  laissaient  en  deiiors  d'eux  tant  de  don- 
nées, larges,  fécondes  et  selon  moi  de   la  dernière  évidence (l\enaud  ii  J. 

Lechevalier,  aS  mai  i832). 

(2)  Laisné,  lettre  à  Jules,  5  mai   1882. 


—   a/io  — 

universelle  »,  et  qui  par  conséquent  ne  serait  réalisable 
que  bien  loin  dans  l'avenir  si  jamais  elle  l'était,  ou  bien 
que  présenter  des  moyens  de  transition  légaux.  Ils  avaient 
prêché  que  rien  ne  pouvait  être  entrepris  sans  une 
conception  i-cligiouse,  seul  lien  capal)le  d'unir  et  d'ac- 
corder ces  hommes,  seule  force  assez  puissante  pour 
concilier  l'intérêt  individuel  avec  l'intérêt  collectif;  ils 
avaient  compté  pour  réaliser  l'association  sur  la  seule 
puissance  de  la  foi  religieuse  commune  (i).  Il  fallait 
donc,  avant  de  songer  à  réaliser,  avoir  des  individus 
préalablement  imbus  de  la  foi  saint-simonienne  et  rendus 
disciplinables  par  elle,  qui  devenait  ainsi  un  élément  pré- 
pondérant et  indispensable  de  la  réalisation  du  système. 
On  devrait  donc  commencer,  avant  toute  autre  chose, 
par  inculquer  les  DOGMES  à  tous  les  individus  qu'on  vou- 
lait associer;  il  fallait  enseigner,  prêcher,  convertir,  car 
on  ne  pouvait  associer  saint-simoniennement  que  des 
hommes  déjà  Saint-Simoniens  de  cœur  et  d'àme.  Pour 
associer  phalanstériennement,  au  contraire,  il  n'était  pas 
besoin  de  croire.  Il  importait  peu  que  les  associés  fussent 
ou  non  des  sectaires  de  la  doctrine  fouriériste,  eussent 
ou  non  la  foi  phalanstérienne.  On  n'avait  pas  besoin  d'un 
schisme  religieux,  d'un  nouveau  dieu  ou  d'une  religion 
nouvelle  a  procédant  plus  ou  moins  à  la  manière  du  chris- 
tianisme »  et  d'ailleurs  on  ne  demandait  point  aux  nou- 
veaux adhérents  un  acte  de  foi  mais  une  adhésion  com- 
plètement réfléchie  et  même  on  ne  leur  demandait  que 
d'accepter  la  doctrine  sous  bénéfice  d'inventaire.  «  Que 
deviendrions-nous,  écrivait  Paget  (i6  juin  i832)  grand 
Dieu  !  s'il  nous  fallait  passer  par  les  interminables  lon- 


(i)  Paget.   Lettre «  J'ai  trouvé  les   Saint-Siinoniens   à   Dijon  disputant 

sur  la   dualité  ;  ils  sont  toujours   préoccupés  de  l'idée  que   rien   ne  peut   être 

entrepris  sans  une  conception   religieuse J'avais  cru  comme  eux,   mais  je 

m'aperçois  aujourd'hui  que  cette  manie  de  conciliation  ne  se  concilie  guère 
avec  le  principe  de  l'unité.  Aussi  suis-je  totalement  revenu  de  la  foi  que  j'avais 
de  la  nécessité  d'une  religion  nouvelle  procédant  plus  ou  moins  à  la  manière 
de  celle  du  christianisme » 


. —   oA I    — 


24  I 

gueurs  de  l'établissement  d'une  religion  pour  opérer  la 
réforme  des  vices  sans  nombre  qui  rongent  la  société  ? 
Vingt  fois  peut-être  celle-ci  périrait  de  misère  avant 
qu'on  ne  fût  parvenu  à  en  convertir  moitié  à  la  nouvelle 
croyance.  Mais  heureusement  nous  n'en  sommes  pas 
réduits  là.  Une  autre  route  est  ouverte  qui  nous  con- 
duira, je  l'espère,  plus  sûrement  et  plus  promptement 
au  but  que  nous  avons  en  vue.  »  Grâce  à  la  conception 
de  Fourier  «  l'organisation  industrielle»  n'avait  pas  besoin 
«  pour  s'harmoniser  »  de  passer  «  par  une  filière  reli- 
gieuse »  (1).  Il  est  inutile  dans  la  théorie  sociétaire  de 
remplacer  les  croyances  et  les  cultes  qui  existent. 

Et  il  était  inutile  aussi  de  remplacer  aucune  coutume, 
ni  aucune  loi.  Les  Saint-Simoniens  avaient  présenté  des 
moyens  de  transition  :  projets  de  banques,  destinés  à 
fournir  des  instruments  de  travail  aux  ouvriers,  réfor- 
mation du  code  hypothécaire  et  mobilisation  de  la  pro- 
priété foncière,  abolition  des  successions  en  ligne  colla- 
térale et  établissement  d'un  impôt  sur  les  successions, 
abolition  des  impôts  directs,  formation  d'armées  indus- 
trielles, projets  sur  l'éducation,  etc..  Mais  ce  programme 
provisoire  et  minimum,  combien  de  temps  leur  faudrait-il 
pour  le  faire  adopter  ?  Où  trouver  une  chambre  des  pairs 
qui  consente  à  les  voter  ou  même  à  les  discuter,  et  à 
adopter  quelques-unes  seulement  de  ces  mesures  ?  Les 
Saints-Simoniens  eux-mêmes  se  rendaient  si  bien  compte 
de  leur  difiiculté  d'application  —  et,  pourtant  ces  mesures 
étaient  bien  modestes  eu  égard  à  leur  rêve  d'association 
—  qu'ils  avaient  prêché  le  «  coup  d'Etat  industriel  »  favo- 
rable à  «  l'amélioration  du  sort  de  la  classe  la  plus  nom- 
breuse, qu'ils  avaient  annoncé  ensuite  qu'il  fallait  un 
«  Napoléon  pacifique  ».  Tous  ces  moyens  étaient  mauvais 
parce  que  leur  réussite  n'était  pas  certaine,  parce  qu'elle 


(i)  Eujjénie  ^<iboyet  à  J.  Leclievalier,  iG  juillet  i832.  «  Cuiniiie  M.  l'affcl, 
je  crois  que  l'organisation  industrielle  n'a  pas  besoin  pour  s'harmoniser  de  pas- 
ser par  une  filière  religieuse.  » 

i6 


était  peu  probable.  Il  semblait  que  Fourier  eût  mieux  que 
cela  à  offrir  «  car  il  ne  comptait  [)as,  lui,  sur  un  pouvoir 
quelconque  pour  instituer  l'association,  »  <<  pour  nous 
sortir  delà  société  civilisée  ))(i);  «c'est  en  cela  qu'il  est 
admirable;  qu'une  phalange  soit  fondée,  par  souscription 
ou  autrement,  c'est  tout  ce  qu'il  faut,  et  qui  a  intérêt  à 
s'opposer  à  cette  institution  ?  Personne  »  (Lemoyne 
Rochefort,  22 juin  1882,  aux  Red.  de  «  La  Phalange»). 

La  réforme  économique  proposée  par  Fourier  et  l'école 
sociétaire  n'exigeait  aucune  modification,  elle  adoptait  les 
formes  gouvernementales  actuelles,  respectait  toute  posi- 
tion sociale  ;  elle  ne  portait  pas  atteinte  à  la  propriété  ;  loin 
de  l'attaquer  elle  prétendait  s'efforcer  delà  répandre  chez 
le  peuple  même  par  le  régime  actionnaire  ;  elle  ne  por- 
tait pas  non  plus  atteinte  à  ce  que  Fourier  appelle  les 
sentiments  naturels;  elle  ne  visait  pas  à  changer  la 
nature  humaine  mais  se  contentait  modestement  d'em- 
ployer les  hommes  tels  qu'ils  sont.  Ce  n'est,  en  effet, 
qu'aux  passions  que  Fourier  fait  appel.  Sa  théorie  n'est 
pas  à  proprement  parler  une  théorie  d'organisation  du 
travail;  elle  est  avant  tout  une  organisation  des  passions. 
Fourier  ne  se  propose  pas  comme  les  Saint-Simoniens 
de  faire  une  conversion  morale  (2),  de  faire  prendre  à  ses 
disciples  des  habitudes  de  corps  et  d'esprit  qui  leur  soient 
propres,  qui  les  caractérisent.  La  méthode  de  Fourier 


(i)  «  Sur  ce  terrain,  écrivait  un  Saint-Simonien  qui  venait  de  se  convertir 
au  fouriérisme,  on  ne  rencontre  au  moins  ni  partis,  ni  sectes,  ni  pouvoir  à 
combattre  et  sans  qu'ils  le  soupçonnent  ou  s'en  défient,  on  marche  à  la  con- 
version d'une  manière  plus  sûre  que  par  la  voie  sans  fin  du  prosélytisme.  » 

(2)  l^aget  à  J.  L.  C.  (i6  juin  1882),  Le  Phalanstère,  p.  56.  «  Naguère 
encore  je  croyais  qu'aucune  grande  réforme  sociale  ne  pouvait  avoir  lieu  que 
préalablement  il  n'y  eût  eu  conversion  morale  des  masses  à  quelque  croyance 
nouvelle  sur  l'ordre  des  relations  individuelles.  Cette  méthode,  qu'employaient 
les  Saint-Simoniens,  me  semblait  loi  de  l'humanité  ;  c'était  à  mes  yeux  la  seule 
qu'on  pût  suivre.  Je  n'imaginais  pas  qu'il  fût  possible  de  réaliser  avec  les  hom- 
mes tels  qu'ils  sont  aujourd'hui  un  ordre  de  chose  tout  nouveau  qui  serait  lui- 
même  moyen  direct  de  conversion  des  masses  et  de  réforme  des  idées  politi- 
ques et  morales  de  notre  époque.  Grâce  à  la  conception  de  M.  Fourier,  je 
pense  tout  différemment  aujourd'hui.  » 


—  043  — 

n'exige  aucun  changement  important  dans  les  condi- 
tions de  vie.  Fourier  «  ne  transforme  pas,  il  ne  refait 
pas  ce  qui  est,  car  selon  lui  tout  ce  qui  est  a  son  uti- 
lité ))  (i).  Il  s'agit  seulement  de  savoir  utiliser  les  pas- 
sions. Or,  la  manière  dont  Fourier  en  tire  parti  est 
«  admirable  »  (Lemoyne)  (2).  «  ...Avec  quelques  ac- 
tionnaires, le  peuple,  pris  comme  il  est,  avec  ses 
vices  et  ses  mauvaises  passions,  comme  on  dit,  il  y  a 
de  quoi  changer  la  face  du  monde,  aussi  bien  sous  le 
rapport  moral  que  sous  le  rapport  matériel  et  cela  sans 
secousses,  sans  bouleversements.  Pour  cela,  que  faut-il 
faire  ?  Tourner  un  moment  le  dos  à  la  politique  et  à  la 
religion  pour  aller  à  l'industrie.  C'est  de  la  réforme 
industrielle  que  dépend  le  sort  de  l'humanité.  Cette 
réforme  commencée  —  et  c'est  par  elle  qu'on  doit  com- 
mencer —  tout  change  de  soi-même  »  (3).  Du  moins, 
Paget,  ni  les  Fouriéristes,  ni  surtout  Fourier,  n'en  dou- 
taient pas  un  seul  instant.  La  doctrine  de  Fourier  paraît 
donc  infiniment  moins  complexe,  infiniment  plus  simple, 
plus  naturelle  que  le  système  saint-simonien.  Elle  est 
aussi  plus  large  et  pl'us  complète,  plus  claire  et  plus  pré- 
cise. Le  principe  que  les  Saints-Simoniens  ont  proposé 
comme  base  de  l'association,  à  savoir  que  celle-ci  doit 
avoir  pour  but  l'amélioration  morale  intellectuelle  et 
physique  de  la  classe  la  plus  nombreuse,  paraît  vague, 
imprécis,  et  infécond  (j4).  Il  ne  jette  aucun  jour  nouveau 
sur  la  question  de  l'association.  Le  principe  de  l'attrac- 
tion passionnée  lui  est  certainement  supérieur  et  semble 
devoir  aboutir  à  des  conséquences  plus  pratiques.  Il  doit 
faciliter  la  solution  de  la  question  de  hiérarchie.  «J'ai 
senti,  écrit  Renaud  à  J.  Lechevalier,  combien  parmi  des 
hommes  travaillant  passionnellement  se  trouvait  sim- 
plifiée la  question  si  épineuse  de  la  hiérarchie.  Enfin  je 

(i)  Eugénie  Niboyet  ;\  Jules  Leclievalier,  i6  juillet  1882 . 

(2)  Lettre  h.  B 

(3)  Lettre  de  Paget  à  J.  Lechevalier,   i6  juin  iSSa. 

(4)  Cfr.  Transoii,  Revue  Encyclopédiijue,  1882,  p.   279. 


—  o.hh  — 

suis  convaincu  que  la  nature  ou  la  providence  avait  en 
vue  en  formant  l'humanité  une  société  où  toutes  les 
passions  seraient  le  ressort  indispensable  et  servi- 
raient toutes  à  procurer  aux  hommes  l'abondance  et  le 
bonheur»  (i).  Dans  l'association  harmonienne,  ce  n'était 
plus  le  prêtre  qui  liait  comme  dans  le  système  d'Enfantin 
mais  l'essor  des  diverses  passions.  Le  système  de  Fou- 
rier  devait  de  plus  rendre  le  travail  attrayant  et  c'est  le 
grand  point;  c'est  le  nœud  de  la  question.  «  Les  mœurs 
du  Phalanstère  devaient  rendre  le  travail  aimable,  néces- 
saire à  l'individu  «(a).  Dès  lors,  les  attaques  incessantes 
que  les  Saint-Simoniens  avaient  dirigées  contre  les  oisifs 
apparaissaient  comme  absolument  inutiles  ;  il  n'était  plus 
besoin  de  la  moralisation  de  quelques  oisifs  puisque 
tout  le  monde  travaillerait  par  plaisir. 

Enfin  la  méthode  de  Fourier  paraissait  de  réalisation 
beaucoup  plus  facile  que  le  programme  saint-simonien. 
«  Avant  de  commencer  une  seule  réalisation  pratique  les 
Saint-Simoniens  demandaient  un  royaume  et  presque  la 
terre  entière;  ils  chantaient  l'association  universelle  de 
tous  les  peuples;  nous,  disait  Fourier,  nous  ferons  ache- 
ter ou  louer  par  une  compagnie  d'actionnaires  une  lieue 
carrée  de  terrains  et  même  un  espace  moins  étendu. 
Nous  y  réaliserons  l'association  domestique  agricole  et 
manufacturière  afin  d'attirer  de  proche  en  proche  à  l'imi- 
tation et  nous  ne  disons  pas  comme  les  Saint-Simoniens  : 
apportez-nous  votre  argent  pour  que  nous  fondions  un 
journal  ou  des  enseignements,  pour  que  nous  fassions 
des  conférences  par  toute  la  France  ;  nous  disons  même  : 
ne  confiez  à  personne  votre  fortune,  régissez  vous-même, 
par  des  syndics  de  votre  choix,  l'établissement  d'épreuve 
sociétaire —  et  tenez-vous-en  à  la  religion  de  vos  pères, 
car  le  mécanisme  sociétaire  ne  réprouve  que  les  reli- 
gions qui  admettent  le   sacrifice  de   victimes  humaines. 


(i)  Lettre  à  J.  Leclievalier,  aS  mai  iSSa. 

(2)  Lettre  de  Gay  à  J.  Lechevalier,   12  août  1882. 


—  245   - 

Tels  sont  les  principaux  arguments  dogmatiques, —  et 
surtout  pratiques  —  en  faveur  de  Tassociation  phalans- 
térienne,  émis  dans  la  correspondance  des  Saint-Simo- 
niens  dissidents  qui  venaient  au  fouriérisme,  et  qui,  s'ils 
ne  trouvaient  pas  tous  la  doctrine  d'association  de  Fourier 
parfaite  à  tous  égards,  l'estimaient  du  moins  supérieure 
à  celles  qui  avaient  été  proposées  jusque-là  (i)  ;  il  leur 
semblait  que  Fourier  exposait  les  vues  «  les  plus  lumi- 
neuses et  les  plus  ingénieuses  »  qu'on  eût  encore  vues, 
sur  un  système  d'association. 

«  Nous  nous  sommes  ralliés  à  Fourier,  écrivaient  J. 
Lechevalier  et  Abel  Transon  (J.e  Phalanstère,  p.  69"),  parce 
qu'il  nous  représente  pour  ce  but  le  plus  Saint-Simonien 
et  le  plus  noble  qu'on  puisse  se  proposer  (remédier  aux 
douleurs  qui  résultent  de  l'état  de  morcellement  et  de 
duplicité  en  toutes  relations)  des  moyens  incontestable- 
ment supérieurs  et  incomparablement  plus  faciles,  plus 
sensés,  plus  actuels.  »  C'était,  s'il  faut  les  en  croire,  pour 
«  tenir  la  sainte  promesse  »  qu'ils  avaient  faite  de  l'asso- 
ciation, de  la  liberté,  du  progrès,  de  l'amélioration  du 
sort  de  la  classe  la  plus  pauvre  et  la  plus  nombreuse 
qu'ils  s'étaient  convertis  (2). 

Eux  aussi,  comme  Bazard,  comme  Reynaud,  comme 
tous  les  dissidents  étaient  persuadés  qu'ils  continuaient 
Saint-Simon,  et  ils  en  persuadaient  quelques-uns,  con- 
vaincus comme  Didion,  «  qu'au  génie  original  de  Fou- 
rier devait  appartenir  la  réalisation  des  promesses  géné- 
rales faites  par  le  saint-simonisme  (3)  »  (Didion  à 
Transon,  2  juillet  i832). 


(i)  «  L'intérêt  que  m'inspire  votre  entreprise  va  toujours  en  s'accroissant. 
Je  ne  vols  que  cela  à  faire  dans  le  présent;  il  n'y  a  pas  d'autre  œuvre  d'utilité 
publique  dans  laquelle  il  me  paraisse  y  avoir  de  l'avenir  »  (l'eiffer  à  Transon, 
22  décembre  iSSa). 

(2)  Je  sais,  —  écrivait  J.  Lechevalier  à  Fourier,  lO  janvier  1882,  —  que 
vous  avez  (ionné  au  monde  ce  que  je  lui  avaispromis  au  nom  de  Saint-Simon.   » 

(3)  «  Ils  ont  promis  l'association,  la  liberté,  le  progrès,  l'amélioration  du 
pauvre,  l'émantipation  de  la  capacité  et  c'est  pour  tenir  enfin  cette  sainte 
promesse  (ju'ils  se  rallient  à  M.  Charles  Fourier»  (Introductimi  au  Phalanstèrey 


—    2^C)     — 

La  réalisation,  c'est  le  grand  mot.  Les  fonriéristes  l'at- 
tendent comme  Enfantin  attend  sa  femme  libre,  disait 
spirituellement  Lemoyne  à  Pellarin,(;l j'ajoute:  avec  beau- 
coup plus  d'impatience.  Ce  qui  tentait  ces  ingénieurs, 
CCS  élèves  de  l'échoie  des  mines  ou  des  ponts,  et  de  l'école 
polytechni(pie,  dont  l'instinct  positif,  déçu  par  le  saint- 
simonisme  trop  vague,  trop  ample  et  trop  lointain, 
faisait  mesurer  les  efforts,  c'est  cet  essai  de  réalisa- 
tion qui  était  peut-on  dire  l'unique  idée  de  Fourier.  11 
était  d'ailleurs  facile,  car  que  fallait-il  pour  le  tenter? 
Fourier  l'avait  dit:  un  hameau,  loo  familles  agricoles, 
un  tiers  de  lieue  carrée  et  2  mois  d'expériences  y  suffi- 
ront (i)  ». 

Considérant,  Lechevalier,  Transon  et  les  nouveaux  con- 
vertis comprirent  d'ailleurs  si  bien  que  c'était  là  l'énorme 
avantage  de  la  doctrine,  qu'ils  en  firent,  si  je  puis  dire,  le 
point  central,  le  nœud  de  leur  propagande.  L'Introduc- 
tion du  i*"^  numéro  du  journal  le  Phalanstère  était  à  cet 
égard  particulièrement  significative,  et  insistait  très  net- 
tement sur  le  caractère  pratique  delà  nouvelle  doctrine  : 
«  Ce  n'est  pas,  disait-elle,  une  théorie  abstraite  que  nous 
venons  enseigner,  c'est  une  fondation  dont  nous  exposons 
les  devis,  nous  apportons  un  fait  aux  hommes  avides  de 
faits  et  de  réalités  ;  aux  théoriciens  intrépides  chercheurs 
de  vérités  nous  présentons  un  résultat  qui  sans  doute 
fera  diversion  à  leurs  préoccupations  métaphysiques  et 
mettra  fin  à  leurs  incertitudes;  assez  de  systèmes  ont  été 
proposés,  discutés,  assez  de  belles  paroles  jetées  au  vent 
Toutes  ces  conceptions  ont  échoué  au  contact  de  la  réa- 
lité... Aussi  bien  l'agitation  au  milieu  de  laquelle  nous 


(i)  Lettre  de  Billaut  à  J.  Lechevalier.  Nantes,  ()  juin  i832.  «  Je  t'ai  vu 
avec  un  vif  plaisir  abandonner  la  méthode  saint-sinionienne;  comme  tu  le  pro- 
fesses fort  bien  maintenant,  ce  n'est  point  une  doctrine  de  progrès.  Celle  de 
M.  Fourier  m'a  étonné  pai'  la  profondeur  de  sa  combinaison  et  je  t'avoue  que 
je  suis  fort  curieux  de  voir  la  réalisation  expérimentale  de  cette  théorie;  et  ce 
n'est  pas  un  petit  avantagée  que  de  pouvoir  pratiquer  immédiatement  sur  une 
petite  échelle  cette  expérimentation...    » 


l 

vivons  est  très  défavorable  à  l'élaboration  et  même  à 
la  propagation  des  idées  »  (Introduction  du  Phalanstère, 
t.  I,  p.  2).  C'était  le  meilleur  moyen  de  faire  naître  le 
désir  d'une  étude  sérieuse  de  la  doctrine  dans  l'esprit 
de  ces  jeunes  hommes  «  positifs  »  à  qui  l'introduction 
du  Phalanstère  faisait  appel.  «  Nous  ne  voulons  aujour- 
d'hui que  provoquer  l'expérience  delà  méthode  de  Fou- 
rier  appliquée  à  l'art  d'associer  les  travaux  d'industrie 
et  de  ménage  ;  nous  désirons  qu'on  néglige  tout  autre 
aspect  de  nos  vues.  »  Et  le  journal  insistait  sur  le  fait 
que  c'était  une  «  entreprise  industrielle  qu'on  montait  » 
et  pour  laquelle  on  appelait  des  actionnaires  aux  condi- 
tions strictes  usitées  dans  les  affaires.  Il  n'avait  d'ail- 
leurs pas  été  fondé  pour  exposer  la  théorie  de  Fourier, 
mais  uniquement  pour  rendre  compte  de  l'expérience 
qui  allait  être  faite.  Et  le  premier  numéro  du  Phalan- 
stère se  bornait  à  publier  le  programme  de  la  fonda- 
tion proposée  ainsi  que  les  statuts  de  la  société  de 
fondation.  Ainsi  pour  aboutir  à  la  réforme  universelle 
la  doctine  de  Fourier  prenait  l'humanité  où  elle  en  était  : 
aux  sociétés  en  commandite  et  au  désir  de  gros  dividen- 
des. Plus  de  «  roucoulements  de  sympathie  »,  disaient 
les  phalanstériens  ;  nous  parlons  à  des  intérêts  matériels. 
Et  vous  n'avez  aucun  danger  à  courir.  Nous  ne  vous  de- 
mandons pas  comme  les  Saint-Simoniens  de  nous  confier 
vos  capitaux.  Nous  achetons  une  lieue  carrée  de  terrain, 
pour  laquelle  nous  créons  des  actions  ;  nous  appelons 
pour  l'exploiter  des  familles  pauvres,  et  nous  organisons 
cette  colonie  d'après  les  règles  de  la  science  sociétaire. 
Le  caractère  pratique  et  réaliste  du  programme  phalan- 
stérien  était  donc  très  net.  Et  il  ne  semblait  point  que 
ce  fût  à  une  secte  religieuse  ni  politique  qu'on  adhérât 
en  se  convertissant  au  fouriérisme,  parce  que  au  rebours 
du  saint-simonisme,  il  ne  faisait  dépendre  la  réforme 
sociale  d'aucune  innovation  religieuse  quelle  qu'elle  fut, 
puisque  la  doctrine  de  Fourier  prenait  son  point  d'appui 
en  dehors  de  toutes  opinions  politiques  ou  religieuses; 


-     2/18    — 

ce  n'était  pas  davantage  à  une  secte  sociale,  piiisfjue 
Fourier  ne  songeait  pas  —  comme  Enfantin  —  à  former 
des  partisans  de  ses  idées  une  corporation,  une  commu- 
nion vivant  d'une  vie  spéciale  au  sein  de  la  société  ; 
c'était  purement  et  simplement,  disait  le  PhaUmstère,  à 
une  école  scientifique  qui,  dans  le  domaine  des  faits 
intellectuels,  exposait  ses  idées  sur  Dieu,  sur  l'Homme 
et  sur  l'Univers,  idées  sur  lesquelles  on  pouvait  faire  des 
réserves  (i),  et  qui,  dans  le  domaine  des  faits  pratifjues, 
dans  le  doniaine  social,  se  proposait  de  faire  l'application 
de  son  principe  scientifique  à  une  opération  uniquement 
économique (2)  et  industrielle. 

Cet  appel  fut  entendu  par  ceux  des  Saint-Simoniens 
dissidents  qui  se  souciaient  peu  des  discussions  théolo- 
giques qui  s'étaient  élevées  dans  les  conciles  de  la  rue 
Monsigny;  ne  voulant  plus  admettre  que  des  données 
précises,  ils  demandaient  seulement  qu'on  tentât  l'ex- 
périmentation locale  de  la  seule  théorie  de  progrès  et  de 
réforme  qui  put  être  présumée  réalisable  (3).  «  Enfin 
voici  du  vrai  et  du  positif»,  écrivait  Lanet  à  Jules  Leche- 

(i)  Vous  dire,  déclarait  Jules  Lechevalier  dans  sa  première  leçon  aux  Saint- 
Simoniens,  que...  je  les  adopte  ou  même  que  je  les  comprenne  entièrement 
(les  vues  de  Fourier);  vous  dire  que...  tout  m'a  paru  clair,  serré,  prouvé, 
voire  même  probable,  ce  serait  passer  bien  loin  au  delà  de  ma  conviction 
actuelle.  A  part  ces  vues  sur  les  passions,  sur  l'association,  sur  l'ordre  socié- 
taire en  général  qui  pour  la  plupart  sont  vraies,  fécondes  et  plus  facilement 
réalisables  que  le  Saint-Simonisme,  toutes  les  inductions  cosmologiqucs  et  ana- 
logiques  ne  me   paraissent  encore  qu'étranges,  i^^  Leçon. 

(2)  Cela  est  si  vrai  que  le  journal  la  Réforme  Industrielle  ou  le  PItalanstere 
(i832-i833)  n'était  pas  considéré  comme  un  journal  politique  par  le  ministère 
public  ni  soumis  comme  tel  au  dépôt  d'un  cautionnement. 

(3)  ...Je  me  suis  contenté  longtemps  d'espérer  que  tout  au  plus  la  France 
profiterait  de  quelques  parcelles  des  idées  saint-simoniennes,  l'association  uni- 
verselle me  semblait  une  sorte  de  limite  théorique  ;  je  voyais  des  raisons  pour 
s'en  tenir  toujours  à  une  distance  finie  lout  en  s'en  approchant  sans  cesse 
(c'était  donc  non  pas  une  asymptote  mais  une  parallèle  de  l'asvmptote  de  la 
civilisation)  et  je  trouvais  maladroit  d'en  parler  comme  si  elle  était  réalisable. 
Aujourd'hui  je  vois  autrement  (Lemoyne  à  B...,  i^  juillet  iSSa).  L'ordre  civi- 
lisé ne  peut  pas  conduire  à  l'association  universelle;  j'avais  raison  en  cela; 
mais  un  autre  ordre  social  peut  y  conduire  et  y  conduira  ]jroniptement  ;  c'est 
l'oi-dre  HAR.MOMEX  de  Fourier  (/6if/em). 


—  249  — 
valier(i).  Il  ne  s'agissait  plus  comme  l'écrivait  Peiffer  à 
Transon  (lettre  du  22  décembre  i833),  «  de  discuter  sur 
les  doctrines  »,  il  s'agissait  «  de  faire  une  expérimenta- 
tion qui  avancerait  plus  le  bonheur  de  toutes  les  classes 
et  la  science  même  que  toutes  les  discussions  auxquelles 
il  était  facile  de  se  livrer  ».  On  voyait  enfin  dans  la  doc- 
trine phalanstérienne  «  l'aurore  d'une  prochaine  réalisa- 
tion sociale  dans  l'intérêt  de  cette  classe  la  plus  pauvre 
et  la  plus  nombreuse  pour  laquelle  on  n'avait  encore  fait 
que  des  discours  «  (J.  Lechevalier,  p.  i56). 

Tel  était  le  mérite  essentiel  de  la  théorie  de  Fourier  : 
elle  offrait  la  possibilité  d'une  réalisation  quasi-immé- 
diate. Qu'est-ce  que  Fourier  demandait?  à  «  prouver 
que  Tordre  sociétaire  est  la  destinée  normale  de 
l'homme  »,  et  qu'il  avait  trouvé  les  conditions  de  cet 
ordre.  Pourquoi  ne  pas  permettre  à  cet  inventeur,  ne  pas 
lui  donner  les  moyens  de  faire  la  preuve  qu'il  sollicitait, 
puisque  d'ailleurs  son  essai  devait  s'accomplir  sans  léser 
aucun  intérêt  matériel,  sans  blesser  aucune  conscience  ? 
11  ne  s'agissait  que  d'une  expérience, d'une  vérification  de 
théorie.  C'est  ce  qui  intéressait  avant  tout,  et  la  plupart  du 
temps  c'est  cela  seul  (\m  intéressait  —  car  sur  bien  des 
points  de  la  doctrine,  nous  verrons  que  l'accord  entre  le 
maître  et  les  néophytes  était  loin  d'être  absolu.  «Voilà  com- 


(i)  Lauet  à  J.  Lechevalier:  «  J'ai  lu  tes  leçons  et  le  début  du  Phalanstère. 
Enfin  voici  du  vrai  et  du  positiC.  Quand  tu  étais  Saint-Simonien  et  qu'en  par- 
tageant vos  désirs  de  transformation  pour  notre  misérable  liumanité  je  vous 
écoutais  avec  ravissement,  je  te  disais  toujours  :  Mais  fondez  quelque  chose, 
ayez  des  fabriques,  faites  de  l'agriculture,  etc  ..  et  c'est  l'objection  misérable 
contre  laquelle  est  venu  se  briser  le  Saint-Simonisme.  Voici   Fourier  et  dès  les 

pages  de  Transon  j'ai  applaudi  et  partagé  vos  louables  désirs  de  réalisation 

Tu  as  pu  voir  à  Paris  qu'en  suivant  liabilucllement  les  séances  Taitbout  et 
Monsigny,  moi,  homme  d'imagination  pourtant,  je  n'ai  jamais  pu  me  faire  illu- 
sion au  point  de  me  penser  et  de  me  dire  Saint-Simonien  et  cependant  j'avoue 
encore  que  parmi  les  hommes  que  j'ai  vus  et  connus  vous  étiez  les  seuls  qui 
m'inspiriez  réellement  de  la  sympathie.  Mais  les  mots  me  mettaient  en  haleine 
comme  un  coursier  que  le  clairon  anime.  La  prédication  ou  la  conversation 
terminée  et  seul  avec  moi-même  je  rentrais  dans  le  doute  et  je  me  disais:  il  faut 
attendre » 


5>5o    — 

ment  je  vous  suis  acquis,  écrivait  PeifTer  à  Transon, 
quoique  à  vrai  dire,  il  n'y  ait  pas  conformité  parfaite  (i) 
entre  ma  pensée  et  celle  de  l'inventeur  de  la  théorie 
sociétaire  »  (lettre  du  22  décembre  i832), 

La  question  de  réalisation  était  donc  la  grosse  question, 
mais  il  y  en  avait  une  autre  :  celle  de  la  liberté  et  de  l'au- 
torité, elle  aussi  très  importante.  Enfantin  l'avait  bien 
compris,  puisqu'il  la  considérait  comme  fondamentale. 
«  Depuis  i83o,  disait-il,  le  problème  politique  est  ainsi 
posé:  quelle  est  la  mesure  de  liberté  et  (|uelle  est  la  me- 
sure d'ordre  (jue  comporte  la  société  actuelle?»  Le  Saint- 
Simonisme  avait  cru  le  résoudre  en  prétendant  essayer  de 
concilier  l'autorité  et  laliberté  par  l'amour  sacerdotal.  Mais 
cette  solution  n'avait  pas  été  du  goût  de  tout  le  monde; 
elle  avait,  comme  la  question  de  la  hiérarchie,  de  l'attribu- 
tion des  pouvoirs,  et  la  manière  dont  les  Saint-Simoniens 
l'avaient  posée,  suscité  dans  l'école  de  nombreux  mécon- 
tentements (2).  Cette  question  de  l'autorité  et  de  la  liberté 
avait-elle  été  une  autre  cause  de  discorde  :  elle  avait 
été  le  motif  de  la  scission  de  Transon,  qui  abandonna  le 
Saint-Simonisme  lorsqu'il  lui  fut  prouvé  qu'il  n'y  avait 
«  pas  de  milieu  possible  entre  le  despotisme  et  la 
liberté  »  (3).  Sur  ce  point  encore  la  doctrine  de  Fou- 
rier  apportait  une  réponse  franche  et  nette  en  prétendant 
qu'il  ne  s'agissait  pas  de  concilier  ces  deux  termes: 
autorité  et  liberté,   mais     de  choisir    entre    eux  ;   et   en 

(i)  Lemoyne,  dans  une  lettre  du  22  juin  iSSa,  adressée  aux  rédacteurs  du 
Phalanstère,  écrivait  :  «  Je  crois  qu'il  y  a  des  choses  bizarres  qui  nuisent  plus 
qu'elles  ne  servent  aux  bonnes  idées  de  M.  Fourier,  et  certainement  je  n'adop- 
terai jamais  les  analogies  g-énérales  qu'il  voit  entre  toutes  choses,  ni  son  sys- 
tème cosmog'Onique.  » 

(2)  Transon,  p.   107,  Le  Phalanstère. 

(3)  Beaucoup  de  Saint-Simoniens  tout  en  «  approuvant  entièrement  le  but 
dont  il  s'agissait  ainsi  que  presque  tous  les  dogmes  qui  étaient  mis  en  avant, 
avouaient  Francliement  qu'il  leur  semblait  qu'on  pouvait  atteindre  l'objet  qu'on 
avait  en  vue  par  des  formes  qui  offriraient  une  plus  vaste  latitude  à  la  liberté, 
à  la  volonté  des  individus  et  qu'on  éviterait  parla  une  hiérarchie  funeste  peut- 
être  tôt  ou  tard  au  bien-être  de  la  réunion  »  (G.  H.  Stokholm,  19  novem- 
bre i83i). 


choisissant  la  liberté,  et  non  pas  celle  «  abstraite  et 
vide  qui  n'est  qu'une  caricature,  qu'un  mensonge  de 
liberté  »,  mais  la  liberté  absolue  d'où  devait  résulter  la 
réalisation  du  bien  général,  et  qui  nulle  part  n'avait  été 
obtenue  avec  les  moyens  connus.  Cette  solution  d'en- 
semble présentait  un  intérêt  considérable  par  les  solu- 
tions plus  simples  et  plus  naturelles  qu'elle  imposait  à 
chaque  problème  particulier.  Prenons  par  exemple  la 
question  de  l'éducation.  Le  Saint-Simonisme,  qui  s'en  était 
longuement  occupé,  avait  professé  que  c'est  au  corps 
enseignant  à  apprécier  les  aptitudes  et  les  penchants  de 
l'enfant,  à  révéler  la  capacité,  à  indiquer  la  fonction.  Dans 
le  régime  sociétaire  au  contraire  les  enfants  manifes- 
taient eux-mêmes  leur  penchant  par  le  désir  et  l'exer- 
cice libre  et  le  prouvaient  ensuite  auprès  de  leurs  anciens 
par  leurs  œuvres  et  les  examens  qu'ils  passaient.  De  même 
en  ce  qui  concerne  la  solution  de  la  femme  :  Enfantin 
avait  voulu  lui  faire  dire  ce  qu'elle  voulait.  Dans  le  pha- 
lanstère la  femme  était  simplement  mise  à  même  défaire 
ce  q  u'elle  voulait.  Ainsi  la  solution  fouriériste  du  problème 
social  apparaissait  comme  plus  intelligible,  plus  acces- 
sible, plus  visible  à  tous,  plus  libérale  et  en  même  temps 
plus  naturelle  et  plus  pratique,  plus  facilement  réalisable 
que  celle  du  Saint-Simonisme.  Telles  furent  les  princi- 
pales raisons  des  conversions,  j'entends  les  raisons 
intellectuelles,  car  en  ce  qui  concerne  les  ouvriers  qui 
vinrent  au  fouriérisme,  ils  y  vinrent,  sauf  quelques-uns 
qui  étudièrent  la  doctrine  (i),  comme  ils  avaient  été  au 
Saint-Simonisme  parce  que  la  nouvelle  doctrine  tout 
comme  l'ancienne  leur  promettait  un  plus  grand  bien- 
être  (2). 


(i)  Voir  sur  ce  point  le  rapport  de  Lcsbazeilles  sur  l'état  moral  des  ou- 
vriers: «  La  plupart  des  conversions  étaient  fragiles  et  reposaient  sur  de  sin- 
guliers motifs  :  l'espoir  d'un  plus  grand  bien-être  et  la  liaine  du  prêtre,  voilà 
les  deux  sentiments  les  plus  frcijueniment  exprimés  dans  la  correspondance 
ouvrière.  » 

(2)  Paris,   18  avril  i833.  A  Fourier.  «  J'ai   appris  par  un    journal  que   vous 


—    202 


Ajoutons  enfin  aux  raisons  de  ces  conversions  celles 
infiniment  pins  sentiinenlales  (|n'inteilecliielles  qui  firent 
que  beaucoup  allèrent  au  fouriérisme  comme  d'autres 
au  christianisme,  parce;  qu'ils  avaient  besoin  de  croire 
à  quelque  chose,  parce  qu'ils  voulaient  fuir  cet  état  de 
doute  oii  les  avait  jetés  la  séparation  de  Bazard  et  d'En- 
fautin,  ou  même  parce  que  tel  de  leurs  amis  y  allait  lui- 
même  et  les  y  appelait  (i).  Quelles  que  fussent  d'ailleurs 
les  raisons  des  conversions,  tous  désiraient  l'essai,  et 
l'appelaient  de  tous  leurs  vœux.  «  11  est  facile,  écrivait 
Eugénie  Niboyet,  de  parler  des  théories  de  M.  Charles 
Fourier  et  de  leur  application.  Tout  le  monde  la  désire: 
nul  n'y  répugne.  »  Et  Considérant  déclarait:  «  Somme 
toute  chacun  souhaite  que  nous  ayions  raison,  chacun 
désire  l'essai  »  (5  janvier  1882)  (2).  Celui  de  Condé-sur- 
Vesgres  allait  être  pour  les  transfuges  du  saint-simo- 
nisme  une  nouvelle  désillusion. 


vous  disposiez  à  former  près  de  Paris  une  colonie  industrielle.  Je  connais  peu 
vos  procédés.  J'ai  assisté  à  six  ou  sept  soirées  chez  M.  Considérant  à  Metz. 
J'étais  encore  tout  épris  du  Saint-Simonisme.  Et  j'écoutais  les  développements 
de  M.  Considérant  avec  trop  de  prévention.  Cependant  il  m'en  reste  le  désir 
de  mieux  connaître.  «  Brune/- ouvrier. 

(i)  Bonamy,  dont  j'ai  plus  haut  cité  deux  lettres,  écrivait  à  Jules  :  «  Ce  que 
vous  avez  dit  du  Sainl-Simonisme  (dans  les  leçons  sur  Fourier),  sa  marche 
actuelle,  mes  propres  réflexions  m'ont  conduit  à  un  état  de  doute  bien  pénible 
dans  lequel  je  végète  depuis  plusieurs  mois;  indiquez-moi,  je  vous  prie,  les 
moyens  d'entrer  plus  à  fond  dans  le  système  auquel  vous  venez  de  vous  vouer, 
les  ouvrages  qui  m'édaireront  le  mieux  »  (Bonamy,  i8  juin  1882).  Dans  la 
même  lettre,  Bonamy  souscrivait  aux  leçons  de  Jules  Lechevalier  et  aujoutait  : 
«  Je  ne  vois  point  le  mobile  qui  imprime  le  mouvement  au  système  [de  Fou- 
rier] et  pourtant  j'ai  grand  besoin  de  me  rattacher,  d'avoir  confiance  en  quel- 
que chose  »  (^Ibidem). 

(2)  Je  ne  connais  que  superficiellement  le  système  de  M.  Fourier,  mais  ce  que 
j'ai  pu  en  apprendre  i)ar  le  Phalanstère  m'a  rempli  d'admiration  pour  ce  grand 
homme  ainsi  que  pour  les  personnes  qui  travaillent  à  la  réalisation  de  ses  idées. 
Je  désire  de  tout  mon  cœur  que  l'essai  que  vous  vous  proposez  de  faire  soit 
couronné  d'un  plein  succès  (Carnau  à  Jules,  i3  décembre  iSSa). 


CHAPITRE  VIII 
Deux  transfuges  :    Lechevalier  et  Transon. 


Nous  voudrions  esquisser  rapidement  la  figure  des 
deux  principaux  transfuges  du  saint-simonisme  qui  pas- 
sèrent au  fouriérisme  :  Jules  Lechevalier  et  iVbel  Tran- 
son; et  dire  un  mot  de  la  place  qu'ils  occupèrent  dans  la 
doctrine  saint-simonienne  et  des  conditions  dans  les- 
quelles ils  se  séparèrent  d'Enfantin  pour  venir  à  Fourier. 
Beaucoup  d'autres  Saint-Simoniens,  nous  le  verrons,  les 
suivirent  dans  leur  évolution,  mais  nous  n'étudierons 
spécialement  que  Jules  et  Abel  qui  ont  joué  un  rôle 
important  dans  les  deux  doctrines.  Ils  sont,  en  effet, 
dans  les  galeries  saint-simonienne  et  fouriériste,  qui 
contiennent  tant  de  figures  intéressantes,  deux  des  plus 
originales;  en  eux  sont  venus  se  condenser  avec  toute 
leur  force  les  traits  épars  autour  d'eux.  Sans  doute,  il  y 
eut,  parmi  les  sectateurs  saint-simoniens  ou  fouriéristes, 
des  hommes  qui  les  égalèrent  par  le  talent,  l'éloquence 
ou  le  dévouement,  mais  il  n'y  en  eut  pas,  je  crois,  qui 
incarnèrent  de  façon  plus  complète  ce  que  j'appellerai 
l'état  d'âme  socialiste  de  i83o.  Et  à  ce  point  de  vue,  leur 
biographie  intellectuelle  et  morale  est  du  plus  haut 
intérêt. 

Cette  étude  aura  de  plus  l'avantage  de  nous  per- 
mettre de  jeter  un  coup  d'œil  rapide  sur  l'histoire  in- 
térieure du  saint-simonisme:  chacun  d'eux  personnifie 
d'ailleurs  avec  une  intensité  particulière  Tune  des  deux 
faces  de  cette  doctrine  :    l'un,  la  face  religieuse,  l'autre 


—  254  — 

la  face  philosophique,  et  ils  nous  en  offrent,  si  je  puis 
dire,  deux  images  symétriques  et  complémentaires.  Ils 
présentent  comme  une  synthèse,  comme  une  léalisation 
en  deux  esprits  de  l'état  d'âme  du  socialisme  romanti- 
que. 

I 

Jules  Lechevalier. 

Il  naquit  àlaMartiniquele  21  avril  1806,  et  non  en  1800, 
comme  l'écrivent  plusieurs  de  ses  biographes  (i)  (Voir 
le  Calendrier  saint-simonien).  C'était  un  homme  d  ini- 
tiative, très  actif,  généreux,  mais  d'humeur  inconstante, 
un  peu  capricieux  et,  suivant  son  propre  aveu,  de  «  carac- 
tère désordonné  (2)  »,  imprévoyant  et  prodigue,  aimant 
le  confort  et  la  vie  large,  qui  connut  toute  sa  vie  les 
embarras  d'argent  (voir  Pellarin,  page  cV histoire).  Doué 
d'une  organisation  intellectuelle  que  tous  ceux  qui  l'ont 
approché  ont  déclarée  admirable,  d'une  étonnante  faci- 
lité à  saisir  et  s'assimiler  rapidement  les  idées  d'autrui, 
d'une  flexibilité  (3),  d'une  malléabilité  d'esprit,  grâce  à 
quoi  il  se  convertit  à  une  doctrine  aussi  vite  qu'il  en 
quitte  une  autre,  touchant  à  tout,  prenant  toutes  les 
impressions,  au  demeurant  plus  imitateur,  adaptateur  ou 
vulgarisateur  qu'inventeur.  Esprit  complexe,  «  génie 
trop  mobile  »  (le  mot  est  de  P.  Leroux  :  Lettre  sur  le 
fouriérisme,  p.  io3,  tome  1),  que  sa  complexité,  sa 
curiosité  placent  au  passage  de  toutes  les  influences 
intellectuelles  et  morales  de  son  siècle,    on   le   considé- 

(1)  Il  était  avocat  et  n'était  pas  sorti  de  Polyteciinique  comme  le  dit  Cliar- 
lety. 

(2)  Lettre  à  Clarisse  Vig-oureiix  (20  août  i832). 

(3)  J.  Lechevalier,  esprit  simple  et  caractère  Facile  jusqu'à  la  faiblesse  — 
porté  au  sensualisme.  Ce  qui  le  disting'uait,  c'était  surtout  sa  dialectique  sub- 
tile et  habile  et  sa  connaissance  de  la  philosophie  allemande.  Massol. 


—  255  - 

rait,  dans  l'école,  comme  d'esprit  exalté,  mais  de  «-  cœur 
froid  ».  De  fait,  il  était  dépourvu  de  ces  solides  attache- 
ments de  cœur  qu'Enfantin  prisait  au  plus  haut  prix  et 
qu'il  exigeait  de  tous  ses  disciples.  «  C'est  un  homme  que 
l'idée  pousse,  écrivait  P.  Leroux  {lettre  sur  le  fouriérisme, 
p.  6i).  Enfantin  disait  que  chez  lui  «  la  tète  emportait  le 
cœur  (i)  »,  et  Gazeaux  «  que  sa  science  était  plus  éten- 
due que  son  sentiment  »  (lettre  à  Jules  Lechevalier, 
2/i  juin  1832). 

Tout  jeune,  il  a  lu  Rousseau,  en  qui  il  a  admiré  «  le 
premier  des  philosophes  qui  ait  senti  la  civilisation  dans 
toute  sa  hideur  ;  le  premier  qui  se  soit  insurgé  contre 
l'hypocrisie  et  la  perversité  de  ses  mœurs  »  {Le  Phalans- 
tère, t.  1,  p.  6^).  Puis,  il  a  essayé,  comme  Saint-Simon, 
de  se  donner  des  connaissances  scientifiques  complètes 
et  a  étudié  pendant  huit  ans  à  la  Faculté  de  droit,  à  celle 
des  lettres  et  des  sciences  et  à  l'École  de  médecine  (voir 
un  article  de  V Organisateur,  p.  i85,  i83i).  Mais  ce  sont 
les  études  philosophiques  et  métaphysiques  qui  l'attirent 
surtout;  il  torture,  dans  une  frénésie  de  curiosité  intel- 
lectuelle, toutes  les  doctrines,  tous  les  systèmes  pour  les 
forcer  de  répondre  au  besoin  de  certitude  qui  le  ronge, 
comme  tous  ses  contemporains.  «  La  vérité,  écrivait-il, 
fut  toujours  le  but  de  ma  vie  »  {Organisateur ^  ibidem).  Cette 
vérité,  il  la  cherche  tout  jeune  dans  la  philosophie  du 
xvm*  siècle  et  surtout  chez  les  sensualistes,  chez  Con- 
dillac  et  Destut  de  Tracy  ;  puis  (lorsqu'il  se  fut  mis  au  cou- 
rant de  tous  leurs  travaux  philosophiques),  chez  Cousin, 
dont  il  fut  quelque  temps  l'élève  et  qui  cherchait  alors  à 
fonder  une  religion  «  qui  eût  les  conclusions  du  chris- 
tianisme sans  être  le  christianisme(2)  »  :  c'était  une  bonne 


(1)  «  Enfantin  m'a  outragé  souvent  sur  le  point  le  plus  sensible  de  mon  âme  ; 
il  se  permettait  chaque  jour  de  me  jujjer  et  de  me  présenter  comme  un  iiomme 
dont  la  tète  emporte  le  cœur Je  repousse  ce  ju^jemenl  comme  une  calom- 
nie. »  Dimanche  26  Février  1882.  (^Le  Fouriérisme  et  le  Saint-Siinonisme,  Leche- 
valier, 78G1,  Br.). 

(2)  Faguet,  Politiques  et  Moralistes.  1.  II,  p.  268. 


—  a56  — 

préparation  au  saint-simonisme.  L'éclectisme  qui  pour- 
suivait alors  «  le  but  décevant  d'amalgamer  ensemble 
les  contraires  »  fit  sur  lui  une  impression  profonde  et, 
peut-on  dire,  inefFaçable,  (;ar  j^ien  qu'il  ait  médit  plus 
tard  des  «  bouflissures  »  (^Science  sociale)  de  cette 
«  quasi-doctrine  (i)  »  il  restera  au  fond  toute  sa  vie  un 
éclectique.  Dans  l'école  saint-simonienne  on  l'appelait 
un  «  homme  de  juste  milieu  ». 

Victor  Cousin,  après  avoir  étudié  la  philosophie  écos- 
saise, s'était  hâté  de  passer  en  Allemagne  en  1817  et  en 
1818.  11  avait  vu  Hegel  et  Schelling  et  avait  contribué  à 
mettre  à  la  mode  la  pensée  allemande.  C'est  sans  doute 
ce  qui  décida  Jules  Lcchevalier  à  y  aller  lui  aussi.  Il  par- 
tait pour  l'Allemagne  «convaincu,  disait-il,  que  le  vérita- 
ble mouvement  des  idées  était  en  France  et  devait  s'opérer 
en  continuant  à  un  point  de  vue  plus  élevé  et  en  ordre 
inverse  les  travaux  du  xviii*  siècle  »  ;  il  y  resta  deux  ans, 
puis  revint  en  France,  ayant  visité  les  principales  uni- 
versités, étudié  les  doctrines,  s'étant  lié  avec  les  hommes, 
«  persuadé  qu'il  n'y  avait  chez  nos  voisins  que  d'immen- 
ses matériaux  accumulés,  mais  que  le  principe  destiné  à 
les  mettre  en  œuvre  manquait  complètement  ».  «  11  y  a, 
ajoutait-il,  entre  l'Allemagne  et  la  P'rance  aussi  bien 
dans  l'ordre  intellectuel  que  dans  l'ordre  politique,  la 
grande  distance  que  la  révolution  française  a  mise  entre 
la  France  et  toutes  les  nations  rivales.  » 

La  philosophie  allemande  l'impressionna  pourtant  vive- 
ment :  il  avait  lu  Kant,  Fichte,  Schelling  et  Hegel,  — qui 
devait  avoir  sur  lui  une  très  réelle  influence,  —  et  était 
devenu  «  zélé  sectaire  de  la  philosophie  allemande  » 
qu'il  s'était  assimilée  parfaitement  [Voir  Lambert,  Papiers 
personnels  aux  archives  saint-simoniennes]. 

A  son  retour  à  Paris,  en  1826,  il  entendit  parler,  chez 
quelques  jeunes  gens  où  il  fréquentait,  d'une  école  phi- 
losophique encore  peu  connue  mais  dontles  initiés  disaient 

(i)  Phalanstère,  p.  63. 


—  ao-j  — 

et  promettaient  merveille.  Elle  avait  depuis  un  an  un 
journal  Le  Producteur  qui  avait  pour  but  de  «  répandre 
les  principes  d'une  philosophie  nouvelle  ».  Cette  philo- 
sophie, basée  sur  une  nouvelle  conception  de  la  nature 
humaine,  disait  l'introduction  du  journal,  reconnaissait 
que  la  destination  de  l'espèce  sur  le  globe  était  «  d'ex- 
ploiteretde  modifier  à  son  plus  grand  avantage  la  nature 
extérieure  ».  Elle  déclarait  donc  que  l'avenir  était  à  l'état 
industriel.  Mais  cette  doctrine  ne  s'occupait  pas  seule- 
ment d'éconojTiie  politique,  elle  répondait  à  tout,  embras- 
sait tout;  elle  pensait  accomplir  une  révolution  aussi 
bien  dans  la  conception  des  idées  que  dans  la  satisfac- 
tion des  besoins,  et  s'occupait  de  l'industrie,  delà  science 
et  des  beaux-arts,  «  comme  des  trois  facultés  :  physiques, 
intellectuelles  et  morales    qui   constituaient    l'homme  ». 

L'introduction  du  Producteur  déclarait  enfin  que  «  ses 
travaux  dans  cette  direction  suivraient  une  progression 

toujours    constante parce   que  des  notions  toujours 

plus  exactes  de  ses  destinées  et  de  ses  forces  le  condui- 
saient à  améliorer  incessamment  l'association:  un  de  ses 
moyens  les  plus  puissants  ». 

Jules  Lechevalier  fut  séduit  par  ce  programme.  11  lut 
\e  Producteur  avec  intérêt,  puis  sur  la  recommandation  de 
ce  journal  les  ouvrages  de  Saint-Simon  à  qui  0.  Rodri- 
gues  consacrait  une  série  d'articles,  et  qui  «  révélait  à  la 
jeunesse  qui  avait  été  élevée  dans  les  écoles  muettes  de 
l'Empire  toutes  les  idées  qui  avaient  été  agitées  dans 
les  années  qui  avaient  précédé  la  Révolution  et  dans  les 
jours  de  son  triomphe  »  [Bûchez,  bitroduction  à  la 
science  de  l'histoire,  t.  1,  p.  i3G].  Il  fut  frappé  des  idées 
et  des  préoccupations  qu'exprimaient  ces  dill'ércnts 
ouvrages  et  bientôt  un  de  ses  amis,  métaj)hysicien 
comme  lui,  Charles  Duveyrier,  le  convertit  au  Saint- 
Simonisme.  C'est  ainsi  que  Jules  Lechevalier  forma  avec 
Cazeaux,  Transon  et  Enfantin,  (|ui  habitaient  alors  avec 
lui  l'ancien  hôtel  de  Gcsvres  près  du  passage  Choiscul, 
le  premier  noyau  de  la  rue  Monsigny. 

17 


—  258  — 

Il  est  heureux;  il  croit  (Hre  à  l'abri  du  doute.  11  pense 
avoir  trouvé  dans  le  Saint-Simonisme  «  une  pensée  et 
un  but  dignes  de  la  génération  qui  a  à  accomplir  l'œuvre 
que  les  vrais  grands  hommes  du  dernier  siècle  ont  entre- 
vue dans  toute  sa  grandeur  »,  et  être  désormais  en 
possession  de  ces  principes  directeurs  qu'il  a  cherchés 
dans  la  philosophie  allemande,  où  il  ne  les  a  pas  trou- 
vés, ce  qui  l'a  empêché  de  s'y  rallier  complètement,  et 
dans  l'éclectisme  qui  n'a  pas  réussi  non  plus  à  le  satisfaire 
pleinement.  Et  tout  de  suite,  avec  son  habituelle  mobi- 
lité, et  son  enthousiasme  pour  les  idées  nouvelles,  il 
s'enflamme  pour  cette  doctrine.  11  n'hésite  pas  à  annon- 
cer c(  une  ère  nouvelle  pour  la  France  et  pour  l'huma- 
nité ».  Il  ne  s'agit  rien  moins  que  d'une  «  réorganisation 
intégrale  de  la  société  parmi  les  hommes  en  donnant  à 
chaque  humain  le  droit  et  les  moyens  de  développer  tou- 
tes ses  facultés.  Ce  qu'on  veut,  c'est  réaliser,  organiser, 
faire  passer  dans  la  pratique  les  résultats  les  plus  impor- 
tants de  la  science  sociale  ».  Tout  de  suite,  à  peine  né 
à  la  doctrine,  il  écrit  des  articles  et  comme  il  a  la  voca- 
tion et  le  besoin  de  faire  des  prosélytes,  de  convertir,  en 
mars  i83o  il  a  déjà  «  à  ses  trousses  une  dizaine  de  néo- 
phytes qu'il  endoctrine  chaudement(Lettre  d'Enfantin)». 
Nous  avons  fait  en  Jules,  écrit  Enfantin  qui  s'en  félicite, 
une  bonne  acquisition  ».  Et  en  effet  l'école  n'a  qu'à  se 
louer  de  ce  catéchumène  dévoué,  enthousiaste  et  actif; 
cependant,  il  encourt  un  léger  reproche  :  ses  pères 
—  et  surtout  Enfantin  —  le  trouvent  encore  trop  impré- 
gné de  philosophie  et  pas  assez  religieux.  Mais  les  der- 
nières vapeurs  de  philosophie  qui  obnubilent  encore 
l'esprit  de  Lechevalier  vont  bientôt  se  dissiper  complè- 
tement (du  moins  les  Pères  le  croient).  Au  mois  de  mai 
i83o,  Enfantin  écrit  avec  joie  :  «  La  métaphysique  de  J.  Le- 
chevalier est  décidément  enfoncée  ;  nous  avons  l'autre 
jour,  Bazard  et  moi,  retourné  le  portrait  de  Hegel  qui 
était  dans  sa  chambre  et  écrit  sur  le  dos  :  Saint-Simon, 
religion,  science  et  industrie.  »  Et  dans  une  autre  lettre  : 


«  La  séance  d'hier  a  été  bonne.  Jules  Lechevalier  a  enterré 
tous  les  métaphysiciens,  Bazard,  Rodrigues  et  Margerin 
l'entendaient  de  ma  chambre.  »  Aussi  gravit-il  rapide- 
ment le  cursus  honorum  et  les  degrés  de  la  hiérarchie. 
Le  24  décembre,  il  entre  au  collège  avec  Carnot  ;  peu 
après,  la  direction  du  deuxième  degré  lui  est  accordée, 
ainsi  qu'à  Duveyrier.  Cet  avancement  rapide  ne  fut  d'ail- 
leurs pas  vu  d'un  très  bon  œil  par  tous  les  sectateurs  (i), 
et  c'est  sans  doute  pour  celte  raison  et  non  pour  celle 
qu'il  en  donna,  que  Lechevalier  se  démit  tout  aussitôt  de 
ses  fonctions  de  directeur  du  deuxième  degré  (2). 

On  voit  donc  qu'il  occupait  un  rang  fort  important  dans 
la  doctrine.  Les  historiens  du  Saint-Simonisme  n'ont 
pourtant  parlé  de  lui  que  brièvement.  Et  il  y  a  lieu  de 
s'en  étonner  d'autant  plusque  l'influence  de  Jules  Leche- 
valier sur  la  formation  du  Saint-Simonisme  est  très  réelle 
et  très  certaine.  Sa  science  philosophique  avait,  en  effet, 
fait  tout  de  suite  de  lui  un  des  métaphysiciens  les  plus 
écoutés  de  la  doctrine  qui  comptait  encore  dans  ses  rangs 
Duveyrier,  Hoart  et  plusieurs  autres.  Et  ici  le  témoignage 
que  nous  apporte  Pierre  Leroux  est  formel.  Pierre 
Leroux,  espritfumeux  sur  lequel  l'Allemagne  et  les  idées 
allemandes  exercèrent  aussi  une  grande  influence,  qui 
assista  à  la  confection  et  à  l'élaboration  de  la  doctrine 
saint-simonnienne,  n'hésite  pas  à  dénoncer  en  Jules 
Lechevalier  «  un  homme  dont  le  génie  trop  mobile  après 
avoir  gravité  dans  l'orbite  de  Hegel  s'attacha  malheureu- 
sement pour  Saint-Simon  à  l'école  de  ce  philosophe  » 
(Lettres  sur  le  Fouriérisme).  Nous  avons  vu  plus  haut 
que  P.  Leroux  accusait  Enfantin  d'avoir  «  accouplé  la 
doctrine  de  Fourier  et  la  métaphysique  de  Hegel,  par  un 


(i)  Ce  classement  était  l'œuvre  des  deux  chefs  de  la  doctrine,  le  colièjje  en 
avait  ignoré  la  préparation  et  n'en  fut  instruit  que  dans  la  réunion  générale. 
Enfantin  «  constate  lui-même  l'impression  peu  favorable  que  celte  création 
inattendue  produisit  sur  plusieurs  membres  de  la  famille  saint-simoniennc  ». 

(■()  «  Mais  en  réalité,  je  n'ai  jamais  pu  le  diriger;  convaincu  île  mon  insuf- 
fisance, je  nie  démis  de  cette  fonction.  »  J.   Lechevalier. 


—   aOo  — 

étrange  ainalganic,  aux  vérilùsdc  Saiiil-Siiuon  n.  Ce  sciait, 
s'il  faut  l'en  croire,  Jules  Lechevalier  qui  se  serait  chargé 
de  fournira  J^iCanlin  «  une  partie  des  ressoui'ces  néces- 
saires à  ce  mélange  »,  et  (|ui  se  serait  fait  son  collabora- 
teur ou  plutôt  son  complice  dans  cet  arrangement  et 
dans  la  préparation  de  cette  «  olla  podiida  ».  Telle  est 
rallirmalion  de  Pierre  [jcroux  ;  il  n'}'  a  aucune  raison 
sérieuse  de  la  mettre  en  doute  et  il  n'est  pas  téméraire 
de  j)enser,  étant  donnée  la  formation  philosopiiique  de 
Lechevalier  (Victor  Cousin  et  Allemagne)  (|u'il  eut  une 
part  sinon  prépondérante  du  moins  importante  dans 
l'élaboration  de  la  religion  et  de  la  métaphysique  saint- 
simoniennes,  et  tout  spécialement  dans  celle  de  l'espèce 
de  mysticisme  philosophique  qui  est  le  fond  de  la  doc- 
trine et  du  panthéisme  c|ui  en  est  une  des  caractéristi- 
ques. Jules  Lechevalier  ne  se  défendait  (Tailleurs  que 
mollement  d'avoir  joué  ce  rôle.  «On  m'a  classé  comme 
théologieij,  disait-il,  le  jour  où  il  se  sépara  définitivement 
du  Saint-Simonisme  :  je  veux  bien  n'avoir  élé  qu'un  théo- 
logien. »  11  serait  d'ailleurs  intéressant,  mais  délicat  et 
difficile,  pour  ne  pas  dire  impossible,  d'essayer  de  démê- 
ler dans  le  Saint-Simonisme  l'apport  personnel  de  cha- 
cun des  principaux  disciples,  de  délimiter  leur  influence 
propre  et  leur  action  individuelles,  de  déterminer  avec 
précision  en  quoi  et  comment  par  exemple,  Enfantin  a 
introduit  la  philosophie  sensualiste  dans  la  doctrine  et 
Jules  Lechevalier  les  idées  allemandes,  —  comment 
E.  Rodrigues,  Lambert  et  Duveyrier  ont  influé  sur  le 
développement  théologique  du  dogme  nouveau. 

Ce  qu'on  ne  saurait,  en  tous  cas,  exagérer,  ce  qui  est 
formellement  établi  c'est  Timportance  du  rôle  de  Jules 
Lechevalier  dans  la  propagation  de  la  doctrine.  Esprit 
brillant,  alerte  et  fin,  «  l'un  des  plus  subtils  de  notre 
époque  »,  dit  Pierre  Leroux,  dialecticien  vigoureux,  logi- 
cien et  raisonneur,  expert  à  la  discussion,  il  se  distinguait 
très  nettement  des  autres  prédicateurs  habituels  du  saint- 
simonisme  :  il  n'avait  certes  pas  l'éloquence  vibrante  et 


26l    

pathétique  d'un  Barrault,  ni  l'élévation  de  Jean  Reynaud, 
ni  le  charme  grave  et  féminin  de  Transon,  ni  la  rudesse 
de  Baud  ;  ses  prédications  contiennent  moins  de  médi- 
tations lyriques  et  d'invocations  mystiques,  moins  de 
tirades  ampoulées  ou  brillantes,  moins  d'emphase  et  de 
«  morceaux  »  à  effet  ;  en  un  mot,  elles  sont  moins  reli- 
gieuses et  moins  romantiques,  de  forme  tout  au  moins. 
Ayant  une  élocution  assez  simple,  une  «  facilité  inta- 
rissable »,  dit  Pellarin,  une  aptitude  indéniable  à  présen- 
ter les  idées  des  autres,  de  telle  façon  qu'elles  semblaient 
sortir  de  sa  tète  et  lui  appartenir  en  propre,  à  exposer 
avec  une  clarté  relative  des  idées  très  nuageuses,  il  avait 
toutes  les  qualités  qu'il  faut  à  un  vulgarisateur,  et  il  en 
fut  un  merveilleux,  résumant  avec  verve  le  dogme  saint- 
simonien  pour  ceux  qui  n'étaient  pas  encore  initiés  ; 
aussi  Temploya-t-on  surtout  dans  les  missions  de  pro- 
vince bien  plus  qu'à  Paris.  Il  y  obtint  d'ailleurs  du  suc- 
cès et  beaucoup  de  lettres  des  archives  saint-simonien- 
nes  proclament  son  talent.  Truitt  vante  «  l'irrésistible 
puissance  de  sa  parole  prenante  »  (voir  aussi  lettres  de 
Bardin  à  Michel,  et  de  Paul  de  Boureulles),  et  Vinçard 
parle  avec  admiration  de  celui  qu'il  appelle  le  «  savant 
enseigneur  ». 

Ajoutons  qu'il  faisait  preuve  de  talent  dans  la  discus- 
sion (i)  et  qu'il  n'était  pas  dépourvu  d'esprit.  «  Souvent, 
écrit  Pellarin,  lorsqu'il  y  avait  plusieurs  prédicateurs  on 
le  réservait  pour  la  réplique  aux  contradicteurs  qu'il  don- 
nait piquante.  » 

Il  avait  à  Bordeaux  fondé  avec  Rigaud  un  enseigne- 
ment où  il  avait  par  des  expositions  et  des  conférences 
multipliées  réussi  à  pr()[)agcr  la  connaissance  de  la  reli- 
gion nouvelle  ;  puis,  il  s'était  rendu  à  Toulouse  pour  y 
faire  l'ouverture  de  l'enseignement  saint-simonien.  Le 
20  janvier  i83i,  il  avait  commencé  l'enseignement  ccn- 


(t)  «  Jules  a  été  superbe  dans  la  discussion  »  (Enfantin  h  l\essé(juiei-,  3f)  jan- 
vier i83i). 


2G'.>.    — 

Irai  (|ui  devait  ôlre  fait  |)ar  lui  et  Carnot  une  fois  par 
semaine.  l\iis,  an  prinl(ïmj)s  de  cette  niènnc  année  i83i, 
il  avait  dirigé  avec-  (juéroult  la  mission  de  l'Ouest  qui 
avait  parcouru  lîoucm,  le  Havre,  Dieppe,  où  il  avait  obtenu 
de  gT'ands  succès,  et  pendant  l'été  la  mission  de  VKsl  au 
cours  de  laquelle  il  avait  visité,  avec-  Capella  et  Rol)inet, 
Dijon,  Besançon,  Arbois,  Salins,  Mulhouse,  Coliuar, 
Strasbourg  et  Metz.  —  Dans  tous  ces  voyages,  il  avait 
fait  de  très  nombreuses  conversions,  et  avait  contracté 
des  amitiés  fidèles.  Il  faut  ajouter  pour  être  complet  que 
c'est  surtout  à  Jules  Lechevalier,  ainsi  (ju'à  quek|ues-uns 
de  ses  camarades,  j)armi  lesquels  je  dois  citer  Carnot  et 
Lagarmitte,  qui  avaient  des  relations  en  Allemagne, 
que  le  saint-simonisme  doit  d'y  avoir  été  étudié  avec 
beaucoup  de  sympathie  (i),  et  qu'il  attira  à  la  doctrine 
saint-simonienne  (pielques  jeunes  gens  qui,  comme  lui, 
s'étaient  intéressés  à  la  philosophie  allemande  (2). 

Si  j'ai  insisté  un  peu  longuement  sur  toutes  ces  péré- 
grinations de  Lechevalier,  c'est  pour  montrer  l'activité 
énorme  qu'il  dépensa  au  service  de  la  doctrine,  surtout 
en  l'année  i83i.  Mais  il  convient  de  noter  ici  un  incident 
important,  —  non  seulement  pour  Lechevalier,  mais 
encore  par  les  conséquences  qu'il  devait  avoir  sur 
l'histoire  générale  du  saint-simonisme,  —  qui  se  pro- 
duisit au  début  de  cette  année  i83i.  Jules  Leche- 
valier, qui  avait  alors  25  ans  à  peine,  s'était  épris  d'une 
jeune  et  célèbre  actrice,  Léontine  Fay,  dont  il  voulait 
demander  la  main.  Ce  dessein,  qu'il  avait  communiqué 
au  collège,  avait  soulevé  une  très  vive  discussion.  C'est 
même  lui  qui  fit  éclater  visiblement  et  publiquement 
pour  la  première  fois   la  mésintelligence  de   Bazard  et 


(i)  On  avait  envoyé  aux  principaux  professeurs  des  universités  allemandes 
le  Nouveau  Christianisme  avec  une  note  explicative  où  J.  Lechevalier  exposait 
le  but  et  les  progrès  de  l'école,  en  ajoutanl  qu'elle  deviendrait  lilentôl  une 
société  religieuse,  scientifique  et  industrielle. 

(2)  «  Jules  a  beaucoup  contribué  à  la  venue  de  Lherminier  (sic)  par  le  lien 
commun  de  l'Allemagne.  »  Lambert,  papiers  personnels  (i835). 


—  263  — 

crEnfantin  (i).  Ce  dernier  consentait  au  mariage  contre  le- 
quel Bazard  et  sa  femme  élevaient  des  objections  ([ui  fina- 
lement prévalurent.  Glaire  Bazard  surtout  avait  comljattu 
le  projet  de  Lechevalier  avec  énergie,  et  même  avec  àpreté 
et  avait  écrit  à  cette  occasion  une  lettre  curieuse  par  les 
doléances  qu'elle  y  exprimait  sur  l'admission  à  Tapostolat 
saint-simonien  des  femmes  mondaines  et  déclassées.  On 
ne  se  borna  pas  d'ailleurs  à  discuter  sur  le  mariage  de  Jules 
Lechevalier.  Le  débat  fut  étendu  et  considérablement 
amplifié  ;  la  question  fut  généralisée  :  en  parlant  du 
théâtre  on  parla  du  mensonge,  et  du  mensonge  on  en 
vint  à  la  morale.  En  discutant  du  projet  de  mariage  de 
Jules  Lechevalier,  on  posa  la  question  du  mariage,  des 
relations  sexuelles  et  de  la  femme  en  général.  C'est 
ainsi  que  débuta  la  dissidence  qui  devait  amener  la  rup- 
ture définitive  entre  les  deux  pontifes.  Finalement,  Jules 
Lechevalier  renonça  au  mariage  comme  Eugène  Rodri- 
gues  l'avait  déjà  fait  sur  le  désir  d'Enfantin,  et  il  com- 
mença de  nouvelles  tournées  de  propagande.  Il  avoua 
plus  tard,  le  19  novembre  i83i,  le  jour  de  la  scission, 
que  «  depuis  le  moment  oii  il  s'était  avoué  missionnaire 
et  où  il  avait  préféré  cette  fonction  à  toute  autre,  il  avait 
commencé  de  douter  ».  On  a  en  effet  l'impression  qu'il 
essaie  par  l'activité  débordante  qu'il  déploie  en  cette 
année  i83i  de  s'étourdir,  de  se  griser,  et  qu'il  entreprend, 
en  s'efforçant  de  convaincre  les  autres,  la  tâche  plus  dif- 
ficile de  se  convaincre  soi-même.  C'est  dans  cet  état 
d'esprit,  qu'il  entendit  parler  pour  la  première  fois,  au 
cours  d'une  de  ses  missions,  au  mois  de  juin  i83o,  de 
Fourier  et  de  ses  œuvres  qu'il  ignorait  complètement  ; 
mais  ce  qu'on  lui  en  dit  ne  parvint  pas  à  exciter  sa  curio- 
sité ;  il  demanda  |)ourtant  aux  chefs  de  la  doctrine  s'ils 
les  connaissaient.  Ceux-(ù  se  contentèrent  de  lui  répon- 
dre qu'ils  «  avaient  vu  Fourier,  que   dans  ses  ouvrages 


(i)  La    première  discussion   sur  les    feinines  eut    lieu   au    sujet  du    projet  de 
visite  de  Leclievalier  à  l'actrice. 


—   ■aÇ)\  — 

TcHal  acliirl  de  la  c\\  \\\s',\\\()\\  cAd'il  as.sez  bien  Critiqué,  iriais 
(jiic  ses  vues  sur  l'avenir  étaient  sans  aucune  impoi- 
tance  et  étroites,  mesquines,  perdues  clans  de  menus 
détails;  qu'il  n'avait  fait  (|ue  coordonner  et  régulariser 
les  passions  telles  (|ii(!  la  société  les  présentait  aujour- 
d'hui ».  Jules  Lechevaiici-  passa  outre;  ([uelque  temps 
après  /e  Nouvemi  Monde  hnhistvielUù  tomba  sous  la  main  ; 
mais  la  terminologie  nouvelle  et  le  vocabulaire  de  Fou- 
rier  le  «  rebutèrent  au  lieu  de  le  frapper  par  leur  rigueur, 
leur  justesse,  leur  précision...  »  (i).  Quelques  mois  plus 
tard,  au  mois  de  mai  i83i,  il  prit  pourtant  connaissance 
des  ouvrages  de  Fourier,  mais  «  préoccupé  d'autres 
idées  et  plein  de  foi  (du  moins,  il  le  dit),  dans  un  mou- 
vement dont  il  ne  sentait  pas  encore  le  vice  mortel  »,  il 
glissa  légèrement  sur  une  première  lecture  ;  il  acceptait 
«  le  préjugé  sainl-simonien  sur  la  valeur  de  la  théorie 
sociétaire  ».  C'est  sur  ces  entrefaites  qu'il  partit  en  mis- 
sion dans  l'Est  de  la  France.  A  Dijon,  il  fit  la  connais- 
sance de  Gabet,  l'un  des  premiers  fouriéristes.  Gal>et  lui 
parla  beaucoup  de  Fourier,  le  pressa  d'étudier  ses 
œuvres,  lui  assurant  que  quand  il  les  connaîtrait  il  renon- 
cerait au  saint-simonisme  pour  adopter  le  système  de 
F'ourier  (lettre  de  Gabet  à  Fourier).  Mais  Jules  Leche- 
valier  «  rejetait  bien  loin  de  lui  une  pareille  apostasie  ». 
Il  se  permettait  de  «  trancher  légèrement  sur  la  décou- 
verte de  Fourier  ».  11  avouait  déjà  pourtant  que  ce  der- 
nier était  «  doué  d'un  grand  talent  et  qu'il  y  avait  dans 
ses  écrits  des  choses  excellentes,  qu'il  serait  bien  aise 
de  le  connaître  et  qu'il  ferait  tous  ses  efforts  pour  le  voir 
à  son  retour  »  (Lettre  de  Gabet  à  Fourier,  2  août  i83i)  (2). 

(i)  Lettre  de  Lechevalier  à  Fourier  (Paris,  i6  janvier  1882). 

(2)  «  Quoiqu'il  y  ait  peu  de  temps  que  j'ai  eu  l'iionneur  de  vous  écrire,  je 
crois  ne  pas  devoir  différer  à  vous  instruire  de  ce  qui  s'est  passé  ici  à  votre 
ég-ard.  J'ai  eu  de  nouveaux  entretiens  avec  J.  Lechevalier,  père  Saint-Simo- 
nien,  à  votre  sujet.  N'est-ce  pas,  me  disait-il  un  jour,  que  notre  svstème  est 
bien  plus  g-rand,  tellement  supérieur  au  vôtre  que  je  suis  convaincu  que  lorsque 
vous  le  connaîtrez  bien  vons-raèine,  vous  serez  de  mon  avis.  —  Cela  me  paraît 
bien  difficile Malheureusement,  notre  conversation  a  été  interrompue.  Mais 


—  265  — 

A  Besançon,  où  il  alla  ensuite  prêcher  le  saint-simo- 
nisme  il  rencontra  J.  Muiron,  le  premier  disciple  de 
Fourier  (i8i^)  qui  avait  écrit  en  1824  un  ouvrage  intitulé 
Aperçus  sur  les  procédés  indiistinels,  dans  lequel  il  voulait 
faire  connaître  et  vulgariser  la  théorie  sociétaire.  Muiron 
fit  sur  Lechevalier  une  très  forte  impression.  «  Pour  la 
première  fois  depuis  longtemps,  écrit-il  à  Fourier,  je 
rencontrais  un  homme  fort,  il  me  parut  enthousiaste, 
ardent,  dévoué  ;  ce  fut  un  premier  éveil  pour  mon  cœur 
et  pour  mon  esprit.  De  longs  entretiens  avec  M.  Muiron 
et  M™*  Clarisse  Vigoureux  me  firent  enfin  sentir  la  haute 
portée  de  vos  vuesl  Je  me  liais  d'affection  avec  votre 
disciple  :  nous  nous  reconnûmes  pour  des  hommes 
dévoués  destinés  à  marcher  dans  la  même  voie  et  à  nous 
rencontrer  un  jour.  »  Jules  Lechevalier  croyait  alors  que 
Muiron  viendrait  «  apporter  le  tribut  de  son  talent  au 
saint-simonisme  et  enseigner  aux  Saint-Simoniens  les 
idées  de  Fourier  ».  11  lui  promit  d'examiner  sérieuse- 
ment les  ouvrages  de  Fourier  et  d'en  rendre  compte  dans 
le  Globe,  et  préluda  en  effet  par  une  annonce  qui  parut 
dans  lejournal.  Il  était  cette  fois  décidé  à  une  étude  appro- 
fondie, et  commença  par  lire  tout  d'un  trait  les  deux  gros 
volumes  du  traité  d'association.  «  Je  fus  saisi,  écrit-il  à 
Fourier,  de  ce  que  ce  livre  contient  de  neuf,  de  profond, 
d'immense  et  pourtant  je  ne  songeais  encore  à  vous  con- 
sidérer que  comme  un  des  satellites  de  l'astre  saint- 
simonien.  J'écrivis  aux  chefs  de  la  doctrine  que  je  vous 
regardais  comme  le  savant  perfectionnant  dont  nous  avions 
besoin  :  c'était  encore  une  application  de  notre  absurde 
méthode  de  classement,  (i)  »  Il  ne  reçut  des  Pères  aucune 
réponse.  De  mauvaises  nouvelles  lui  arrivaient  d'ailleurs 


le  lendemain,  elle  reprit,  non  sur  le  môme  sujet,  mais  sur  votre  personne.  Il 
m'avoua  qu2  vous  élie/.dou6  d'un  g-rand  talent,  etc..  »  (IjCUre  de  (îabet  à  Fou- 
rier, 2  août  l83i). 

(i)  Voir  sur  toute  cette  partie  la  lettre  dcJ.  Lechevalier  à  l'^ourier  du 
lO  janvier  i83'.i,  à  laquelle  sont  empruntés  les  ch^nients  d'une  partie  de  ce 
récit. 


—  .'M  — 

de  Paris.  Chaque  jour,  les  discussions  et  les  dissenti- 
ments devenaient  plus  àpies  et  s'ao-^ravaient  ;  et,  de 
guerre  lasse,  les  questions  avaient  dû  être  portées  au 
sein  du  collège.  A  Strasbourg,  Leclievali(;r  aj)pren(l  la 
maladie  de  Bazard  causée  par  les  orages  et  les  violences 
du  débat.  11  aj)[)rend  en  même  temps  la  suspension  du 
Globe  ou  du  moins  la  probabilité  de  cette  suspension;  il 
se  décide  aloi-s  à  partir  pour  Paris.  INIais  au  moment  de 
partir,  il  reçoit  une  lettre  de  Duveyi'ier  lui  annonçant 
que  Hazard  et  Enfantin  se  sont  enfin  mis  d'accord,  (jifen 
présence  de  lout  le  collège,  ils  se  sont  embrassés  et 
que  les  fils  ont  suivi  l'exemple  des  pères.  Transporté 
de  joie,  Jules  Lechevalier  écrit  alors  aux  Pères  une 
lettre  enthousiaste,  et  accourt  à  Paris  pour  les  em- 
brasser. Mais  Taccord  avait  été  bref.  Déjà  les  discus- 
sions avaient  recommencé  ;  elles  étaient  dans  toute  leur 
force  quand  il  arriva.  Désolé  de  ce  qu'il  appelait  «  la 
résurrection  du  bas-empire  »,  persuadé  qu'il  avait  à 
«  remplir  une  oeuvre  de  missionnaire  et  d'annonciateur 
et  qu'il  en  savait  assez  long  pour  faire  beaucoup  de 
bien  à  ses  semblables  »,  il  repart  alors  et  recommence 
ses  courses  apostoliques  —  jugeant  inutile  d'insister 
pour  faire  adopter  par  Enfantin  les  idées  qu'il  avait 
émises  sur  Fourier  et  sur  son  traité  d'association.  Le 
moment  était  mal  choisi.  Mais  il  n'abandonnait  pas  cette 
idée  qui  le  hantait  depuis  quelques  mois  qu'on  pouvait 
«  harmoniser  Fourier  et  Saint-Simon  (i)  ».  Ceci  ressort 
très  clairement  des  lettres  de  Victor  Considérant  à 
Fourier  et  de  celles  de  Lechevalier  lui-même  qui  écrit: 
«  J'étais  arrivé  à  avoir  la  plus  haute  idée  des  vues  pra- 
tiques du  traité  de  l'association  et  de  profit  que  le  saint- 
simonisme  pourrait  en  tirer...  »  Et  il  avoue  un  peu  plus 
loin  qu'il  ne  «  songeait  qu'à  absorber  la  science  positive 
et  fixe  dans  le  nuage  du   progrès    ». 

C'est  dans  ces  dispositions  d'esprit  que  Jules  Leche- 

(i)  Considérant.  Lettre  du  i3. 


-  .67  - 

valier  rencontra  Victor  Considérant  à  Metz.  Il  le  vit  sou- 
vent, et  se  lia  avec  lui  (i). 

Considérant  n'aimait  point  le  Saint-Simonisme.  Il  faisait 
depuis  quelque  temps  déjà  des  réunions  contradictoires 
dans  lesquelles  il  exposait  le  système  de  Fourier  et  s'était 
heurté  dans  sa  propagande  au  petit  groupe  Saint-Simonien 
de  Metz  (2).  Il  eut  néanmoins  la  meilleure  impression  de 
Jules  Lechevalier  qui  lui  parut  un  «  homme  loyal,  un 
homme  d'intelligence  et  de  cœur,  un  homme  de  foi  et 
d'espérance  et  d'amour  et  dont  l'intelligence  était 
ouverte,  la  tète  bonne.  »  (Lettre  de  Fourier.)  II  avait  vu 
d'ailleurs  Lechevalier  à  la  tâche,  et  comprenant  le  parti 
qu'on  pouvait  tirer  d'une  telle  recrue,  il  fit  tous  ses 
elïorts  pour  hâter  et  achever  la  conversion  du  prédicateur 
Saint-Simonien  qui,  d'ailleurs,  «  marchait  à  grands  pas 
vers  le  fouriérisme.  »  Le  moment  était  opportun.  Il  le 
voyait,  en  effet  «  désabusé  et  dégoûté  du  bagout  saint- 
simonien.  »  Jules  Lechevalier  ne  lui  avait  pas  caché  la 
fâcheuse  situation  dans  laquelle  se  trouvait  le  saint- 
simonisme,  les  difficultés  au  milieu  desquelles  il  se 
débattait,  les  discussions  qui  l'épuisaient.  «Jules Leche- 
valier, écrivait  Considérant  tout  joyeux  à  Clarisse  Vigou- 
reux, m'a  fait  des  révélations  uniques  ;  il  y  a  détresse 
dans  la  doctrine,  détresse  d'argent,  division  du  sacré 
collège.  Cela  finira  mal.  »  Et  encore  :  «  Nous  avons  déjà 
les  Sairft-Simoniens  et  les  Saint-Simonistes  ;  nous 
aurons  bientôt  un  nouveau  schisme,  et  par  le  fait  il 
existe.  Jules  Lechevalier  lui  a  déjà  donné  un  nom  ;  il 
appelle  les  non  divorcistes  catholi(|ucs  et    les  divorcistes 

(i)  «  A  son  voyage  à  Metz,  écrit  Lambert,  il  a  t'té  rudemenl  frotté  par  Con- 
sidérant. ))  Papiers  personnels. 

(2)  «  Quelques-uns  de  mes  camarades  [de  l'école  d'application]  ont  été  acca- 
parés par  les  Saint-Sinioniens  de  Paris.  Ils  ont  ici  formé  une  petite  secte  qui 
s'apprête  aussi  à  faire  son  développement  et  à  bien  m'écouter  pour  me  combat- 
tre. Je  prévois  que  la  question  de  liicrarcliie  sera  vivement  débattue  ;  car  c'est 
là  toute  leur  affaii'c  sociale  à  eux;  elle  n'est  pas  difficile  à  attaquci-  la  Icui! 
Mais  je  voudrais  ètie  tout  à  fait  en  état  d'établir  la  nôtre  sans  qu'il  n'y  ait 
rien  de  louche  ni  d'arbitraire  dans  son  organisation  ».  Metz,  2*7  septembre 
l83l,  Considérant  à  fourier. 


—  26.S  — 

païens.  »  Lechevalier  penchait  vers  Foiiricr  mais  il  hési- 
tait encore.  L'ancien  élève  de  Cousin  élait  toujours 
oljsédé  par  Tidée  qu'il  y  avait  une  œuvre  niat^nilicjue  à 
faire  en  alliant,  en  «  harmonisant  »  Saint-Sinion  et 
Fourier.  «  M'est  avis,  écrivait  (Considérant  à  Fouricr, 
qu'il  changerait  de  drapeau  dès  aujourd'hui  s'il  n'était 
pas  si  lancé  et  s'il  n'avait  pas  l'idée  qu'on  put  harmoniser 
P^ourier  et  Saint-Simon.  »  Il  ajoutait  :  «  Il  m'a  promis 
pour  bientôt  une  étude  sérieuse  et  profonde.  11  m'a  dit 
que  s'il  avait  une  foi  nouvelle,  il  tâcherait  de  la  faire  pas- 
ser che/,  ses  pères  et  les  f|uitlefait  plutôt  s'il  n  y  [)ouvait 
réussir».  «  Je  crois  bien,  concluait-il,  que  nous  l'aurons.  » 

Les  événements  qui  se  déroulaient  à  Paris,  les  dis- 
cussions enflammées  de  la  rue  Monsigny,  dont  l'écho  par- 
venait jusqu'à  lui,  entamaient  de  plus  en  plus  la  foi  de 
.Jules  Lechevalier  dans  la  doctrine  et  «  détruisirent 
môme  entièrement  la  confiance  »  déjà  fort  ébranlée  qu'il 
avait  encore  dans  ses  chefs  (Lettre  à  Fourier).  Consi- 
dérant le  «  frottait  rudement  »  et  Lechevalier  faiblissait 
de  plus  en  plus.  «  Dans  la  discussion,  écrivait  Considé- 
rant, je  ne  lui  ai  pas  fait  une  concession,  il  m'en  a  fait  de 
puissantes  et  même  de  décisives  parce  qu'elles  contien- 
nent des  déductions  opposées  à  son  salmis  social  et  reli- 
gieux  je  crois  que   nous  l'aurons  bientôt  »  (Lettre  à 

Clarisse  Vigoureuxdu  i3,  sans  autre  date).  Le  lendemain, 
il  écrivait  :  «  .J'ai  revu  ce  matin  Jules  Lechevalier.  Je  le 
regarde  comme  un  homme  à  nous;  c'est  inmanquable,  il  en 
admet  parfaitement  la  possibilité  ;  voire  même  il  en  étale 
le  désir  »  (Lettre  à  Clarisse  Vigoureux).  Quand  Jules 
Lechevalier  partit  de  Metz  pourrevenir  à  Paris,  «  Consi- 
dérait le  regardait  ouvertement  devant  beaucoup  de 
monde  comme  entièrement  gagné  au  fouriérisme.  Il 
n'y  avait  plus  que  quelques  liens  à  rompre  dans  le  Saint- 
Simonisme  et  il  répondait  du  reste  »  (i). 

A  son  retour  à  Paris,  Jules  Lechevalier  parla  peu  de  ses 

(i)  Lambert.  Notes  manuscrites. 


—  269  — 

entrevues  avec  Considérant  ;  mais  «  il  déclara  fortement 
la  valeur  de  Fourier  »  ;  il  dit  qu'il  serait  bon  d'exposer 
ses  idées  aux  Saint-Simoniens,  et  demanda  à  en  être 
chargé  (Lambert).  Mais  cet  accès  de  fouriérisme  parut 
intempestif  et  on  le  lui  refusa;  quelques  jours  après 
(c'est  Lambert  qui  le  raconte  dans  ses  papiers  person- 
nels, d'après  un  récit  qui  lui  aurait  été  fait  par  Jean 
Reynaud),  Lechevalier  alla  trouver  Leroux  et  Reynaud 
et  leur  proposa  purement  et  simplement  de  se  mettre  à 
la  tête  de  la  doctrine.  «  Vous  êtes  fou,  lui  dit  Reynaud,  il 
faut  quelque  chose  de  neuf  pour  cela,  un  principe,  une 
révélation.  0  «  S'il  n'y  a  que  cela  qui  vous  gêne,  aurait 
alors  répondu  Jules  Lechevalier,  al  tendez  une  heure  et 
je  reviens  avec  une  proclamation.  »  On  crut  alors,  rue 
Monsigny,  que  Jules  Lechevalier  voulait  se  poser  comme 
pape  et  révélateur  (i).  Lechevalier  protesta  d'ailleurs 
toujours  avec  force  contre  cette  accusation.  «  C'est  un 
enfantillage,  disait-il,  je  ne  veux  de  papauté  ni  pour  moi, 
ni  pour  personne,  encore  moins  de  révélation  (2)  .» 
J'ignore  si  son  intention  était  de  se  poser  comme  pape; 
mais  il  n  est  pas  téméraire  de  supposer  que  Lechevalier 
songeait  peut-être  alors,  en  bon  élève  de  Victor  Cousin, 
à  réaliser  son  fameux  projet  de  conciliation  et  d'harmo- 
nisation. 

Le  19  novembre  eut  lieu  une  réunion  générale  de  la 
famille.  Quand  Enfantin  eut  exposé  les  raisons  de  la 
retraite  de  Bazard,  Leroux,  Carnot  et  J.  Lechevalier 
déclarèrent  qu'ils  se  séparaient  de  la  famille.  Lecheva- 
lier protesta  en  termes  mesurés  mais  énergiques.  Il 
déclara  :  «  J'ai  dit,  le  jour  où  j'ai  été  converti  à  la  doc- 
trine, qu'au  nom  de  Dieu  je  mettais  ma  destinée  entre 
les    mains    de  Bazard   et  Enfantin....  ;  ils  ne  sont   plus 

d'accord  — ,  je  me  retire ;  je  ne  reconnais  plus  la  famille 

saint-simonicnne.    (3ui,  je    doute.    J'avoue   que   je  suis 

(i)  Olivier...  a  eu  la  t(M'ril)lc  manie  do  croire  à  la  iiapaiitt^  |)(>ni-  lui    [I  a  t^té 
écrasé  comme  .Iules  et  Dugied  (l^ufautin). 

(3)  1'.  3(j  el  fiO  de  sa  broebure  ;  Lellre  sur  lu  ilii'isinn . 


'2']0    

arrivé  au  doutp:,  au  doute  complet  sur  toute  la  doctrine, 
à  l'état  où  je  me  trouvais  avant  d'être  Saint-Simonicn. 
Je  doute  môme  de  Saint-Simon.  Je   doute  de   ceux    ({ui 

l'ont  continué  ;  je  doute  de  tout je  suis    encore    une 

fois  seul  dans  le  inonde.  »  Puis  Lech(;valier  expliqua 
longuement  les  causes  de  sa  séparation  qui  diOeraient, 
comme  nous  l'avons  vu,  sensiblement  de  celles  des 
autres  dissidents  (Voir  :  Réunion  générale  de  la  fa- 
mille. Séance  des  19  et  2 1  novembre  i83i).  Enfantin 
lui  répondit:  «J'accepte  ta  défection,  Jules;  tu  raisonnes 
trop,  tu  es  trop  positif  pour  nous  suivre  dans  la  voie  où 
nous   entrons.  » 

Le  lundi  21  novembre,  Jules  Lechevalier  alla  à  la 
deuxième  réunion.  Le  soir,  il  alla  trouver  Enfantin  et 
«  faire,  comme  il  disait,  une  dernière  tentative  ».  «  Le 
Père  le  secoua  trop  rudement,  sans  doute  sur  sa  faculté 
de  théologien;  il  ne  revint  plus  »  (Lambert).  Comme 
tous  les  dissidents,  il  envoya  au  Globe  sa  déclaration  de 
séparation,  en  même  temps  qu'une  lettre  curieuse  qu'il 
adressait  à  Enfantin  (i).  Mais  la  sienne  ne   fut  pas  insé- 

(i)  Cette  lettre  a  été  insérée  à  la  fin  de  la  brochure  de  Jules  Lechevalier. 
Lettre  sur  la  division,  mais  le  véritable  texte  de  la  lettre  qui  est  à  l'Arsenal 
diffère  un  peu  de  celui  de  la  brochure.  Voici  à  titre  de  curiosité  la  lettre  inté- 
grale : 

Au  Père  Enfantin,  son  fils  Jules, 

Ions  que  j'aimerai  loujours.yous  auquel  je  vais  porter  peut-être  un  coup  cruel, 
ne  repoussez  ni  par  le  dédain,  ni  par  la  préoccupation  de  votre  œuvre  actuelle, 
les  lignes  que  je  livre  aujourd'hui  à  la  Pamille  saint-simonienne.  Depuis  plu- 
sieurs jours,  j'ai  écrit  une  partie  de  ce  que  vous  lirez;  j'ai  changé  [modifié]  quel- 
que chose,  mais  je  n'ai  pu  xour  effacer  [malgré  les  émotions  que  j'ai  ressen- 
ties], malgré  cette  journée  de  dimanche  [qui  m'avait  entraîné  si  fatalement 
vers  vous.  Si,  dans  l'intimité,  vous  étiez  demeuré  tel  que  je  vous  avais  vu  devant 
le  monde,  malgré  ce  pauvre  Transon  qui  de  toutes  ses  forces  m'attirait  vers  vous... 
Adieu,  je  travaillerai  quelque  temps  loin  de  vous...  Je  m'isole,  ce  n'est  pas 
votre  influence  que  je  fuis;  ce  sont  ces  frères  et  sœurs,  ces  fils  et  ces  filles  qui 
de  leur  amour  aveugle  m'euipècheraieut  de  les  servir  en  vous  arrêtant, 
malgré  cette  journée  de  dimanche]  qui  m'avait  entraîné  si  fatalement  vers 
vous,  et  dont  votre  conversation  intime  a  détruit  l'effet,  malgré  ce  pauvre  Abel 
dont  la  souffrance  m'afflige  et  qui  de  toute  sa  douleur  et  de  toute  ma  responsa- 
bilité personnelle  m'attirait  à  vous. 

Si  je  ne  partais  aujourd'hui,  il   serait  trop  tard  demain,  car  je  ne  veux  être 


—    271    — 

rée.  Peut-être  espérait-on  qu'il  ferait  amende  honorable 
et  qu'il  reviendi'ait  à  la  doctrine.  Peut-être  aussi  crai- 
gnait-on l'effet  ((ue  pouvait  avoir  sa  déclaration  sur 
les  nombreux  néophytes  qu'il  avait  convertis  dans  ses 
missions  de  province  et  qu'il  avait  amenés  à  la  doctrine. 

confondu  avec  personne  de  ceux  qui  sortent  ou  de  ceux  qui  restent.  Bazard 
rappelé  à  l'ordre  par  Pé;'e(Ve  !  Bankt  et  Bazard  I  Oli  !  c'est  trop  fort  que  cet 
oubli  de  toute  convenance,  de  tout  amour,  de  toute  religion  !  C'est  trop  fort 
que  le  protestantisme  alphabétique  ! 

Ecoutez-moi,  je  vous  supplie  ;  vous  m'entendrez  toujours  avec  une  parole 
d'amour,  mais  vous  ne  m'entendrez  plus  sous  la  forme  de  lettre  privée  et  de 
quelques  jours  vous  ne  me  verrez  pas.  Je  vous  l'ai  dit  dimanche  :  Mon  bonheur 
et  mon  malheur  c'est  d'avoir  aimé  tout  le  monde  et  d'avoir  cru  long-temps  à  la 
sincérité  de  chacun,  du  moins  quant  aux  articles  fondamentaux  de  notre  foi. 
Ce  qui  me  sépare  aujourd'hui  de  tous,  c'est  que  des  deux  parts  je  sens  la  haine 
cachée  sous  les  formes  mensongères  et  mortelles  ou  de  I'amour  ou  de  la  for- 
mule. 

\  ous  croyez  que  je  n'ai  jamais  été  religieux,  et  qu'est-ce  donc  que  d'avoir 
obéi  si  longtemps  à  deux  hommes  radicalement  divisés  et  de  les  avoir  UMsdans 
mon  amour?  C'est  vous  qui  n'avez  jamais  été  religieux  et  qui  ne  pourrez  plus 
ni  l'un  ni  l'autre  prétendre  <t  la'  religion  avant  de  vous  être  embrassés  et  con- 
fonduschacun  pour  votre  part  dans  le  même  mea  cu//3a  et  devant  tous;  voire  part 
à  vous  I-*.  Enfantin  sera  et  devra  être  la  plus  lourde,  si  vos  prétentions  actuel- 
les sont  vraies  et  datent  du  jour  même  où  vous  avez,  dites-vous,  appelé  l'homme 
irreligieux  à  vos  côtés.  Ah  !  puisque  depuis  deux  ans  votre  vie  a  été  un  effort 
de  ruse  et  de  finesse,  pour  arriver  à  vous  montrer  tels  que  vous  êtes,  mon  Père, 
je  crains  cette  habitude  pour  vous,  et  sur  mes  pères,  sur  mes  fils,  sur  moi-même, 
j'en  sens  chaque  jour  les  reflets.  Mon  l-'ère,  mon  Père,  Dieu  n'est  pas  avec 
vous  !  Dieu  se  retire  des  hommes  qui  ont  osé  donner  pour  l'association  l'anta- 
gonisme, pour  la  vie  la  mort.  Dieu  est  la  vérité,  Dieu  est  l'amour  !  Et  s'il 
n'est  pas  donné  à  l'homme  de  tout  aimer,  de  tout  connaître,  il  est  ordonné  à 
l'homme  de  dire  toujours  où  il  en  est,  où  il  en  veut  venir. 

Dimanche,  j'ai  eu  encore  un  moment  d'illusion,  non  sur  le  fond  des  choses 
puisque  vous  n'avez  touché  à  rien  de  ce  qui  m'embarrasse  mais  tons  ces  mem- 
bres de  la  famille  qui  m'entouraient,  tous  les  actes  de  dévouement  dont  j'étais 
témoin  m'ont  enivré  jusqu'aux  larmes.  Ma  volonté  allait  fléchir  pour  leur  mal- 
heur, pour  le  vôtre,  pour  le  mien?  Ma  conversation  intime  avec  vous  a  été  un 
utile  et  dernier  avertissement,  non  que  j'aie  tout  vu  en  cet  instant,  mais  après 
de  longues  réflexions  que  vos  paroles  ont  soulevées  en  moi  et  cet  avertissement 
je  l'ai  tiré  plutôt  de  tout  le  mystèie  (|ui  est  resté  entre  vous  et  moi,  après 
tous  les  efforts  de  mon  cœur  et  de  ma  tête,  plutôt  de  tout  ce  mystère!  que 
de  ce  que  vous  m'avez  dit  explicitement  et  que  je  suis  loin  d'avoir  trouvé  bon. 
Oui,  de  toute  mon  àme,  j'aurais  voulu  contribuer  ii  Vnction  que  vous  entrepre- 
nez. Si  l'acte  d'Olinde  eût  été  signé  de  tous  les  hommes  auxquels  j'ai  cru  et  si 
encore  je  croyais  enth^rement  à  la  force  et  à  la  clairvoyance  des  hommes  qui 
signent  aujourd'hui  j'aurais  voulu   mettre  ma   vie  au  bas.  C'est    là  ce  que  je 


(«  On  vous  laisse  ignorer  ce  qui  se  passe  à  Bordeaux,  dont 
l'Eglise  est  mainl<Miant  dissoute  ;  on  refuse  à  plusieurs 
reprises  de  faire  connaîlre  à  douze  villes  où  j'ai  porté  la 
parole  que  je  me  suis  séparé  de  la  hiérarchie.  «)  Jules 
Leclievalicr,  pour  mettre  au  courant  des  événements  qui 


(lemaiid;iis  depuis  longtern|)S.  Non  plus  des  leçons  ni  des  articles  de  journaux, 
mais  des  actes,  fussenl-ils  passés  deyant  nolaircl  Ce  qui  me  paraissait  grand  il 
y  a  six  mois  rn'efPraie  aujourd'hui  parce  que  je  suis  certain  de  l'effroi  <|ue  va 
produire  sur  le  public  la  divuljjalion  de  ce  que  vous  appelez  vos  idées  nou- 
velles. 

D'ailleurs  je  n'en  connais  pas  même  l'ensemble  de  ces  idées  nouvelles.  Je  ne 
puis  croire  qu'elles  s'effacent  jamais  de  votre  têle  et  je  n'attends  pas  grand 
chose  de  ceUe  femme  que  vous  appelez  pour  tout  dire  et  tout  faire,  même  pour 
vous  attirer  l'amour  de  ceux  que  vous  avez  manques  et  qui  pourtant  n'ont  jamais 
désiré  que  de  pouvoir  se  livrer  entièrement  à  vous,  autant  du  moins  qu'ils  pen- 
sent POUVOIR  et  DEVOIR  se  livrer  à  une  loi  vivante;  loi  vivante  qui  vit  au  jour 
le  jour,  loi  vivante  qui  cherche  la  vje,  la  voie,  la  vérité  !  Non,  vous  n'avez  qu'un 
désir  et  partant  sous  vos  doigts  et  sous  vos  pas,  je  ne  vois  qu'un  effroyable 
tâtonnement  et  ce  désir  même  que  vous  avez,  ce  désir,  votre  seule  révélation,  je 
ne  saurais  l'éprouver  comme  vous  car  je  me  méfie  et  de  votre  vie  passée  et  de 
la  mienne. 

Vous  avez  eu,  ce  me  semble,  un  entêtement  bien  coupable,  si  comme  je  pense 
vous  marchez,  ne  voyant  l'humanité  qu'à  travers  une  nature  peu  humaine,  aussi 
bien  dans  sa  force  que  dans  ses  faiblesses.  Vous  êtes  un  Cyclope  ! 

Oliiide  croit  pouvoir  vous  retenir  ou  vous  modifier,  il  se  trompe  !  il  est 
préoccupé  d'une  seule  œuvre  bien  digne  de  sa  capacité,  mais  il  ne  voit  pas  qu'à 
mesure  qu'il  essaie  d'appeler,  vous  allez  détourner  !  Pour  moi  vous  avez  re- 
fusé de  m'eutendre  et  vous  ne  pouviez  le  faire  car  je  ne  suis  à  vos  yeux  qu'un 
enfant,  un  enfant  perdu  de  science,  un  hydrocéphale  et  vous  qui  voulez  de  l'ac- 
tion vous  êtes  à  vous  même  votre  seule  sagesse  et  vous  vous  passez  volontiers 
d'hommes  qui  ont  quelque  chose  à  vous  dire.  Vous  êtes  un  faux  Christ,  car 
vous  ne  laissez  pas  venir  les  enfants  vers  vous  et  vous  ne  recherchez  pas  en  eux 
vos  révélations.  Il  ne  vous  faut  que  des  agents  (P)  et  moi  je  n'aurais  pu  vivre 
avec  vous  qu'à  condition  de  vous  mouvoir  un  peu. 

Seul  pour  cette  œuvre  je  suis  trop  faible  !  Adieu,  je  travaillerai  quelque 
tems  loin  de  vous,  mais  pour  vous,  mais  pour  tous.  Aimez-moi  comme  un 
homme  sincère  et  dévoué,  si  enfin  de  voire  œil  de  cyclope  vous  pouvez  me 
sentir  et  me  voir  tel  que  je  suis. 

Je  m'isole;  ce  n'est  pas  vous  que  je  crains  ni  que  je  fuis.  Ce  sont  ces  frères 
ei  sœurs,  ces  fils  et  filles  qui  de  leur  amour  aveugle  abuseraient  de  mon  cœur 
et  m'empêcheraient  de  les  servir  en  vous  arrêtant. 

J.  Lechevalier. 

Je  vous  prie  de  vouloir  bien  expédier  ma  déclaration  avec  le  Globe  de 
demain.  Je  n'ai  pas  de  quoi  en  payer  le  port,  ag  novembre  i83l.  /lu  Père  En- 
fantin, son  fils  Jules.  [Papier  à  en-lête  :  Religion  Saint- Simonienne .] 


-  2-?,  - 

venaient  de  se  passer,  ses  amis  elles  disciples  qu'il  venait 
de    convertir,     publia    alors    une    lettre   sur   la    division 
survtnue    dans    l'association    saint -simonieiine    qu'il    avait 
adressée  le  20  décembre  iS3i  à  Curie,  apôtre  saint-simo- 
nien  à  Mulhouse.  Cette  lettre   qui,  s'il  faut    Ten    croire, 
n'avait  pas  été  écrite  pour  le  public  (i),  mais  qui  parut  en 
librairie   chez  Everat  (2)  quelques  jours  après  avoir  été 
écrite,  est,  avec  les  brochures   de  Bazard  et  notamment 
ses   «  discnssiofis  morales  et  politiques  »,    et  de  Reynaud 
«  de   la   société   Saint-Simonienne ,    causes    de  sa   sépara- 
tion »   ce  qui  a    été    écrit  de    plus   intéressant   sur    cette 
phase  du  Saint-Simonismc.    Jules    Lèche valier  y  expose 
son  état  d'àme  et  sa  position  personnelle  :  il  reprend  et 
réédite,  dans  une  forme  plus  étudiée  et  en  les  dévelop- 
pant, les    raisons   qu'il  a  de  se  séparer  du  Saint-Simo- 
nisme  —   et  que    nous   avons  exposées.  Mais  J.  Leche- 
valier  n'était  point  découragé,  comme  l'étaient  plusieurs 
des  dissidents.  De  nouveau,  il   «  se  vouait  à  rechercher 
la    solution  du  problème  social  ».  Et  il  concluait:    «  Je 
vais  m'occuper  de  présenter   mes  idées  d'une  manière 
plus  ferme,  plus  étendue  et  d'entrer  au  fond  des  ques- 
tions. Mais,  ajoutait-il,  avant  de  continuer  di?rcte?nent  dans 
la  voie  saint-simonie nne ,  je  veux  m' arrêter  devant  un  tionune 
inconnu  encore  qui  me  parait  avoir  apporté  une  grande  et 
belle  part  à  l'œuvre  de  l'avenir  :  cet  homme  est   Charles 
Fourrier   (.s/c)  de    Besançon,    auteur   de  la  Théorie   des 
quatre  mouvements  publiée  en  1808  et  d'un  Traité  d'asso- 
ciation publié  en  1822.  La  valeur  du  système  exposé  dans 
ces  ouvrages  a  été  fort  mal  appréciée  jusqu'ici,  même  par  les 
Saint-Simoniens.  J'ai  promis  aux  disciples  de  rendre  hom- 
mage et  justice  à  leur  maître,  et  de  réparer  la  l'auto  des 
hommes    du  progrès.    Mon   premier  écrit  sera   donc  un 
examen  détaillé  du  système  social  et  cosmogonique   de 

(i)  «  La  principale  valeur  de  ce  travail,  écrit-il,  est  de  ne  i)as  avoir  été  écrit 
pour  paraître  au  grand  jour;  c'est  ma  conscience  prise  sur  le  fait  »,  p.  7. 

(2)  Lettre  sur  la  dicision  surueime  dans  l'association  sainl-sinionicimc ,  in-8,  l^a- 
ris,  Everat,   i83i.  Br.  56  pages. 

18 


-      27'l    — 


Charles  Fourier.  Je  n'ignore  pas  qu'en  prononçant  ici 
ce  non),  je  puis  diminuer  ou  même  détruire  sur  un  grand 
nombre  d'entre  vous  l'efTet  de  cette  lettre  (i),  mais  ;>  ne 
sais  pas  reculer  devant  nn  devoii'  pour  ohéir  à  vn  pi'rji(fp\ 
Attendez  palicmiiient  ».  Le  lo  janvier,  ilécrivil  au  l'ère 
Enfantin  une  lettre  d'un  ton  violent  (^)  (jui  brisa  défini- 


(i)  Je  sais  que  d'avoii-  pris  le  nom  de  Saiiit-Siinonien  el  de  me  laisser  don- 
ner par  qui  voudra  et  tant  qu'on  voudra  le  nom  de  fouriérislc,  ce  sera  sur  mon 
front  un  signe  ind/'lébile,  de  quoi  ies  vrais  pliilosuplies  me  prodijjuent  cliaque 
jour  leurs  condoléances.  Jules  I^eclievalier,  Science  sociale,  p.  x,  Introduclion. 

(2)  Nancy,  10  janvier  1882.  A  celui  que  j'ai  appelé  l'ère.  Jules  Leclie- 
valier. 

^  ous  venez  de  me  Caire  autant  de  mal  que  vous  m'avez  Pail  de  bien  et 
pourtant  je  ne  vous  refuse  rien  de  Im  reconnaissance  que  je  vous  dois, 
et  que  je  conserverai  toujour.?,  pour  votre  passé,  quel  que  puisse  être  votre 
avenir  ! 

Vous  m'aviez  demandé  à  Paris  si  je  regrettais  d'avoir  donné  mon  patri- 
moine. Alors  votre  position  était  celle  d'un  malade.  Vous  aviez  mal  parlé 
mais  vous  n'aviez  pas  encore  mal  ag'i.  Je  vous  répondis  de  manière  à  vous 
faire  sentir  que  je  n'étais  pas  capable  de  me  repentir  jamais  d'un  acte  de 
dévouement. 

Aujourd'hui  la  position  n'est  plus  la  même.  Vous  avez  fait  en  même  tems 
un  mauvais  livre  et  une  mauvaise  action  ;  aussi  je  ne  puis  résister  au  désir  com- 
primé longtems  de  vous  dire  que  si  j'ai  le  cœur  trop  élevé  pour  rien  reg-retler 
de  mon  action,  pourtant  j'avoue  que  j'aimerais  mieux  que  vous  y  fussiez  resté 
élrang-er,  parce  que  je  ne  vous  considère  plus  comme  ayant  été  à  aucun  instant 
de  notre  existence  commune  assez  religieux  pour  vous  trouver  autorisé  à  pro- 
voquer un  pareil  acte.  Réfléchissez-y  et  demandez-vous  s'il  a  tenu  à  vous  que 
tous  dans  la  famille  ne  s'en  montrassent  aussi  peu  dignes  que  vous  lorsque  vous 
lui  prêchiez  la  H...  (un  mol  illisible). 

Je  vous  parle  sévèrement  et  j'en  ai  le  droit.  Je  vous  ai  donné  avec  joie  le 
nom  de  Père.  C'était  alors  mon  sentiment  qui  parlait.  Aujourd'hui,  au  nom  de 
mon  sentiment,  je  me  constitue  votre  juge,  car  mon  cœur  est  plus  infaillible 
que  votre  tête  et  mon  amour  de  l'humanité  m'élève  au-dessus  de  votre  méta- 
physique dédaigneuse.  Je  suis  du  nombre  de  ces  enfants  que  voire  logique  a  vus 
dans  tous  les  degrés  de  la  hiérarchie  et  je  m'en  fais  gloire  puisque  vous  ne  voyez 
d'hommes  que  parmi  ceux  dont  la  têle  est  monstrueusement  démesurée. 

Tant  que  vous  n'avez  été  que  faible  je  vous  ai  plaint.  Aujourd'hui  vous  êtes 
vicieux,  je  vous  blâme,  non  pour  vous  flétrir  (je  me  montrerais  aussi  irreligieux 
que  vous)  mais  pour  vous  relever.  L'aiguillon  dans  les  mains  d'un  enfant  peut 
relever  le  bœuf  qui  a  failli.  C'est  votre  cœur  que  j'interroge  car  il  y  en  a 
encore  chez  vous,  et  c'est  pour  vous  que  je  vous  invile  à  y  descendre,  pour 
vous  qui  n'avez  pas  su  vous  rattacher  un  seul  homme,  pas  même  Capella  ou 
moi,  pour  vous. qui  avez  la  volonté,  j'ose  le  dire,  mais  non  la  puissance  de  nuire. 
Jugez-vous  vous-même,  mesurez  de  l'œil  de  votre  conscience   toute  l'cnormité 


tivement  tout  lien  entre  lui  et  le  Saint-Simonisme.  Il 
acheva  de  lire  les  ouvrages  de  Fourieret  se  rendit  compte 
de  la  «  supériorité  incomparable  »  de  ses  moyens  sur 
tous  ceux  que  les  Saint-Sinioniens  avaient  proposés  (i). 
11  poussait  déjà  même  tous  les  Saint-Simoniens  qu'il 
croyait  capables  de  les  comprendre,  à  étudier  les  œuvres 
de  Fourier. 

Le  16  janvier,  il  écrivait  à  Fourier,  à  qui  il  avait  envoyé 
sa  lettre  sur  la  division  et  à  qui  il  pouvait  déjà  «  rendre 
hommage  de  toutes  les  crili(|ucs  qu'il  avait  à  faire  des 
Saint-Simoniens  »  une  lettre  où  il  lui  exposait  les  raisons 
de  sa  retraite  et  lui  donnait  son  adhésion  définitive  à  la 
doctrine.  «  Pour  moi,  ainsi  que  vous  avez  dû  l'apprendre 
par  jNI.  de  Précorbin,  je  fais  chaque  jour  de  nouveaux  pas 
vers  vous.  Les  nuages  se  dissipent,  mes  idées  se  coor- 
donnent et  déjà  l'admiration  la  plus  vive  a  suc(;édé  au 
doute.  Je  sens  que  vous  avez  donné  au  monde  ce  que  je 
lui  axais projnis  au  nom  de  H.  Saint-Simon:  le  bonheur, 


de  votre  faute,  jugez  de  la  profondeur  de  votre  chute  puisque  moi  je  vous 
refuse  le  nom  de  Père,  et  que  je  me  crois  votre  supérieur  en  moralité. 

Je  disais  à  Dijon  en  répondant  à  quelqu'un  qui  me  parlait  de  la  division  : 
Pour  se  faire  suivre  il  faut  de  la  moralité  et  l'homme  moral  ne  se  sépare  pas. 
Je  ne  suis  pas  un  profond  penseur,  mais  mon  sentiment  cette  fois  ne  m'a  point 
trompé.  Osez  dire  que  j'ai  eu  tort.  Vous  consentiez  à  obéir  à  deux  chefs;  et 
vous  vous  séparez  parce  qu'il  n'y  en  a  plus  qu'un  seul.  Vous  fussiez-vous  retiré 
si  l'un  d'eux  fût  mort  ou  reconnu  incapable.  ^  ous  raillez  la  loi  vivante,  et  vous 
l'avez  enseijjnée  telle  qu'elle  a  été  formulée,  âpre  et  despolicjiie,  et  vous  la 
refusez  lorsqu'elle  s'incarne  dans  la  personne  de  l'homme  qui  a  su  adoucir  sa 
rudesse  primitive. 

Homme  religieux,  vous  descendez  au  sarcasme  !  vous  vous  moquez  de  celui 
que  vous  appelez  l-'ère,  de  celui  qui  a  pour  fils  tous  les  enfants  de  la  famille 
saint-simonienne  !  Vous  vous  moquez  de  vous-même  et  votre  présent  qui  csl  si 
digne  de  compassion  insulte  à  votre  passé  qui  mérite  l'admiration  des  hommes. 

Encore  une  fois,  jugez-vous  vous-même,  ou  si  vous  êtes  pai'tial  envei's  vous, 
acceptez  la  jusle  condamnation  portée  contre  vous  par  ces  liomincs  t|uc  vo:is 
avez  naguère  éclairés  et  dont  pas  un  n'a  pu  échapper  à  cette  pitié  qu'ins|)ir(> 
l'état  d'abaissement  dans  le([iiel  vous  vous  êtes  jetés. 

Je  vous  ai  parlé  du  fond  du  cœur  en  vous  livrant  à  vous-même.  Le  jour  de 
votre  résurrection  sera  pour  moi  un  jour  de  joie.  Jusque-là  croyez  que  je  ne 
suis  pas  ingrat. 

(i)  Science  sociale,  p.  fj-aS. 


-  .7<J  - 
l'associiilioii.  l.i  lil)Cit('!,  l;i  \i',itrii:,  l;i  v('îritc  siirlniit  et 
r;il)()lilioii  du  iiiensoiigtî  cl  de,  la  loiirhcric,  rc-siimc  de 
Ions  les  vices  (le  la  sociclc  .S7//'?.V'r.s/rY^  yXiissitôl  (|ih;  je  me 
suis  sciili  clans  c<!tlc ci'oyaiice,  j»;  nie  suis  empressé  d'en 
l'aire  part  à  M.  J.  Muiron,  aucpiel  je  dois  d'avoir  pu  mar- 
cher si  vite  dans  une  voie  meilleure  que  (;elle  où  jT'lais 
entré  tout  d'aljord.  Ma  lellre  est  parlie  aujouiiriiui. 
Maintenant  j  ose  venii'  droit  à  vous.  Monsieur,  je  suis 
bien  jeune;,  mais  ma  vie  tout  entière  est  vouée  au 
bonheur  de  mes  semblables  et  au  culte  du  génie  qui  tra- 
vaille poui-  riiumanité.  Saisi  de  vos  grandes  idées,  con- 
vaincu de  leur  puissance;,  je  veux  employer  tous  les  fai- 
bles moyens  (|ue  je  puis  avoir  à  vous  l'aire  i-endre  justice 
par  le  monde  cjui  vous  a  si  longtemps  méconnu.  Je  v(mix 
lever  le  voile  (pie  l'ambition  sacerdotale  a  jeté  sur  les 
yeux  d'hommes  pleins  de  mérite  et  de  dévouement.  Je  suis 
très  loin  d'adopter  toutes  vos  idées,  puisque  vous-même 
n'avez  pas  ex|)osé  directement  votre  méthode,  votre 
théorie  transcendante,  non  plus  que  rècheUe  des  caractè- 
res, mais  parce  que  j'ai  appris  déjà,  je  suis  persuadé  que 
l'œuvre  sociale  la  plus  importante  en  ce  moment  c'est  de 
faire  connaître  votre  do(;trine.  En  conséquence,  je  mets 
à  votre  disposition  ma  parole  et  ma  plume.  J'arriverai  à 
réparer  envers  vous  les  torts  de  mes  anciens  maîtres  ; 
mon  dévouement  s'accroît  de  cette  injustice  dont  vous 
avez  été  l'objet.  J'ai  beaucoup  de  questions  à  vous 
adresser;  si  ma  lettre  vous  inspire  quelque  bienveillance, 
je  serais  heureux  de  m'entrelenir  quelquefois  avec  vous. 
Recevez,  Monsieur,  l'assurance  de  ma  profonde  admi- 
ration et  de  mon  dévouement  sincère  »  (La  lettre  est 
signée:  Lechevalier,  rue  du  Porl-Mahon  n"  g). 

Fourier  et  plus  encore  ses  amis  (i)  furent  ravis  de  cette 

(i)  En  appreiiiiiU  la  conversion  de  J.  Leclievalier,  Gabet  écrivait  de  Dijon  à 
Fourier  pour  lui  dire  toute  la  joie  qu'il  éprouvait  de  ce  ce  triomphe  ».  «  J'ai 
pressé  Jules  L.  G.  d'étudier  vos  écrits  et  je  lui  ai  annoncé  que  quand  il  les 
connaîtrait  il  renoncerait  au  Saint-Simonisine  pour  adopter  votre  système. 
Apôtre  de  Saint-Simon,  il  a  rejeté  loin  de  lui  une  pareille  apostasie  et  au,our- 


■// 


conquête.  Le  21  janvier,  Fourier  écrivait  à  Considérant: 
((  J'ai  reçu  une  lettre  fort  honnête  de  J.  Lechevalier.  Il 
paraît  bien  désabusé  du  Sainl-Simonisme.  J'ai  remis  ma 
réponse  à  son  portier  ce  matin  et  je  lui  dis  en  terminant 
que  je  lui  ferai  une  visite  demain  pour  lui  donner,  ainsi 
(pril  le  désire,  les  éclaircissements  un  peu  étendus 
qu'exige  sa  lettre.  »  Il  y  avait  deux  mois  à  peine  que 
Lechevalier  s'était  séparé  du  Saint-Simonisme  ;  il  était 
déjà  fouriériste. 

Quelques  jours   après  la  conversion  de    Lechevalier, 
une  deuxième  conversion  avait  lieu  :  celle  de  Transon. 


II 


Abel  Transon. 

«  Je  me  trouve  depuis  plus  d'un  an  en  relations  très 
intimes  avec  un  des  membres  de  la  doctrine.  —  Il  m'a 
nommé  son  ami,  son  protecteur.  11  a  voulu  attacher  sa 
vie  à  la  mienne.  Dans  tous  ses  moments  de  souffrance, 
c'est  à  moi  qu'il  a  eu  recours.  Je  me  suis  toujours  efforcé 

de  l'aider  et  de  le  servir »  C'est  d'Abel  Transon  (i) 

que  Jules  Lechevalier  parlait  en  ces  termes  dans  la 
d(''claration  qu'il  tit  le  jour  de  la  scission.  —  Il  est  difficile 
d  imaginer  deux  hommes  plus  dillérents  l'un  de  l'autre 
(|ue  Lechevalier  et  Transon.  Ils  étaient  pourtant  unis 
d'un  attachement  réciproque,  —  lien  d'amitié,  d'une 
amitié  enthousiaste  et  presfjue  maladive  de  la  part  de 
Transon,  dont  radmii-atiou  pour  Lechevalier  s'exaltait 
jusf|u'à  tlevtuiir  prescpic;  de  l'adoration  et  de  l'idolâtrie. 
Depuis  le  jour  oii  ils  se  connurent  nu;  Monsigny,  oi'itous 
deux  habitaient  l'hôtel  de  Gesvres  (a),  en  compagnie  de 


d'iiiii  ce|ieii(l;iiil  il  iiroiivoio  liii-im-me  de  Paris  sa  lettre  ilans   lii(|iiellc  il  in'aii- 
luiiiee  (iii'il  (juillc  sciii  aiicieii  maître  pour  (''coiiter  vos  leçons.  »  ii  Février  iSivf. 

(i)  A.  Transon  était  né  à  Versailles  le  'if)  (lécenibre  i8o5.  (l'était  un  in{rénieur. 

(2)   «  C'est  là    qu'avait   eoinnieiieé    cet    amour    siujfulier    de    Transon    pour 


_  2-H- 

Cazeaux  et  d'Knfanlin,  leurs  vies  avaient  été  étroite- 
ment mêlées.  I^]trange  nature,  et  pleine  de  contradictioiiS, 
que  celle  de  ce  savant,  de  ce  mathématicien  à  l'a  âme 
presque  féminine  »  (i),  sensible  et  nerveux  jusqu'à  la 
maladie,  afleclé  d'une  «  misantliropi(|ue  s(;ntimeulalité  », 
(le  mot  est  de  Jean  Reynaud  (|u'il  convej'lit  à  la  dochine) 
—  dévoré  d'un  éternel  désir  de  certitude,  cpii  [)ar  beau- 
coup de  traits  rappelle  Pascal,  un  Pascal  c| n'auraient  con- 
taminé le  mal  du  siècle  et  la  «  mélancolie  »  romantiques. 
Il  était  de  santé  très  faible  et  son  organisme  morbide,  sa 
débilité  pourraient  expli{|uer,  en  partie  du  moins,  sa 
perpétuelle  incpiiétude,  ses  fréquentes  langueurs,  ses 
ci'ises  d'extrême  sensibilité,  ses  ])izarreries  de  caractère 
dont  il  souffrait  tout  le  premier,  et  le  défaut  d'équilibre 
de  son  esprit.  Incapable  plus  qu'aucune  autre  Saint-Simo- 
nien  —  et  nous  avons  vu  qu'ils  l'étaient  tous,  de  suppor- 
ter les  mortifications  et  la  monotonie  de  la  vie  banale  et 
ordinaire,  brûlé  de  fièvre,  «  rongé  du  besoin  d'agir  sur 
les  hommes  »  (2),  hanté  d'un  rêve  de  gloire  qu'il  déses- 
père d'atteindre  jamais,  «  se  dépitant  au  moindre  obsta- 
cle comme  un  enfant  gâté  »  suivant  le  mot  de  Claire 
Bazard  qui  semble  l'avoir  beaucoup,  très  tendrement  et 
très  maternellement  aimé,  il  cultive  la  solitude  morale  et 
les  susceptibilités  silencieuses,  il  se  montre  irritable  et 
ombrageux  ;  il  est  extrêmement  sensible  à  toute  piqûre, 
souvent  aigri  et  blessé,  toujours  déçu,  les  moindres  con- 
trariétés lui  sont  de  réelles  souffrances,  et  chaque  diffi- 
(udté  à  laquelle  il  se  heurte  le  fait  gémir.  C'est  un  pas- 
sionné et  un  nerveux,  tantôt  violent  et  emporté,  exigeant 
et   volontaire,  sec  et  cassant,  impérieux  et  dominateur, 


J.  Lechevalier,  ci;iiis  les  accès  duquel  JiMiisoii  était  comme  fou,  qui  n'aila 
jamais  jusqu'où  ou  pourrait  le  croire  el  pour  lequel  Trauson  redoutait  si  fort 
l'œil  perçant  de  Cazeaux  »  (Laniliert). 

(()  Transon,  la  plus  charmante  nature  qu'il  fût  possible  de  rencontrer,  esprit 
net,  facile  et  plein  de  jjràce,  caràctèie  teniire  et  en  quelque  sorte  l'émiiiin. 
Massol. 

(2)  Enfantin.  Lettre  à  Transon  ji  août  i83i.  Dans  la  même  lettre,  il  parle 
de  «  son  front  brûlant  ». 


—  279  - 
tantôt  découragé  et  repentant,  humble  et  soumis,  timide 
et  sans  volonté,  tantôt  ambitieux  et  tantôt  modeste,  hési- 
tant entre  le  suicide  et  Faction,  passant,  et  presque  sans 
transition,  de  l'exaltation  la  plus  frémissante  à  la  dépres- 
sion la  j)lus  profonde,  à  rabattement,  à  la  prostration,  au 
découragement,  et  de  l'enthousiasme  le  plus  vibrant  et 
presque  du  fanatisme  à  Tindifférence  et  à  la  négation. 
11  se  dévoue  corps  et  àme  à  la  cause  qu'il  défend  ;  puis  à 
ces  fougues  insensées  succèdent  des  moments  de  faiblesse 
et  de  désespoir,  de  doute  et  d'angoisse,  des  accès  de 
mélancolie,  des  crises  de  larmes;  sa  correspondance  est 
remplie  de  plaintes  douloureuses,  d'un  accent  triste  et 
frémissant. 

Portant  en  lui  d'inquiètes  tendresses,  ayant  besoin 
d'amitiés,  d'effusions  sentimentales,  il  faut  qu'il  aime  et 
plus  encore  qu'il  soit  aimé;  il  ne  vit  que  d'affection,  il  a 
besoin  de  douceur,  de  soutien,  de  confidences.  «  Ce 
corps  usé,  cette  tête  si  belle  et  si  monstreuse  d'intelli- 
gence avaient  besoin  de  caresses,  d'animation,  des  con- 
seils de  chacpte  jour;  et  souvent  un  rien  suffisait  pour  le 
ressusciter:  une  parole  de  Jules  surtout»  (Lambert, 
Papiers  personnels). 

D'abord  incapable  de  parler  en  public,  il  était  très  vite 
devenu  l'un  des  prédicateurs  les  plus  écoutés  (il  fit  neuf 
prédications  sur  cinquante  et  une)  et  les  plus  acclamés 
de  la  salle  Taitbout  :  «  Transon  a  tellement  remué  un 
auditoire  nonibreux,  hier,  écrit  Enfantin  le  ii>  juillet 
i83o,  il  a  été  si  grand  et  si  beau  qu'il  est  monté  le  jour 
môme  au  collège  »  (i).  Sa   parole  était  éloquente  et  per- 

(i)  Voici  à  ce  propos  quelques  exiraits  d'une  lellre  bien  curieuse  de  Claire 
Bazard.  «  Nous  avons  (ail  un  grand  pas  depuis  votre  dépari,  nous  sommes 
admises  an\  pn''clic;ilions  de  M.  Traiison,  et  quelles  prédications,  ma  fille,  et 
quel  prédicateur  1  il  f.iul  l'avoir  vu,  il  faut  l'avoir  entendu  pour  s'en  faire  une 
juste  idée  ;  tout  ce  ([iie  je  pourrais  vous  en  dire  serait  tellement  au-dessous  de 
lui  que  je  ne  l'essayerai  même  pas;  je  me  bornerai  tout  simplement  i\  vous  par- 
ler de  l'impression  qu'il  a  produite  sur  moi  et  sur  tous  ceux  qui  étaient  là  ei  celte 
impression  je  l'aiïaiblirai  pourtiint  encore  en  cherchant  ?i  vous  la  faire  com- 
prendre :  (•'('■liiil   lin   véritable  délire  et   jamais  vous  n'avez  l'ien  vu  de  semblable. 


2<So    

suasive  ;  elle  avait  qiiel(|iie  chose  de  grave,  de  religieux, 
de  l(mdre  et  d'enthousiaste  qui  charmait;  Enfantin  Taj)- 
|)çhiit  en  phiisanlant  «  Tapolre  des  dames  »  (Les  dames 
viendront  enliMidre  Transon  diniaiH'he  [7  juillet  1  8.'3o].)  Sa 
paiole  émouvante  et  j>renante  eut  une  gi-and  part  dans  le 
succès  de  l'apostolat  saint-simonien  en  i83o. 

Sa  foi  était  pourtant  par  moment  singulièrement  chan- 
celante et  ce  fut  un  disciple  bien  intermittent.  Il  se  livra 
à  soi-même  de  rudes  combats  pour  acquérir  et  suitout 
pour  garder  la  foi  saint-simonienne,  et  toute  sa  corres- 
j)ondance  (exprime  la  douleur  qu'il  ressent  de  n'en  pou- 
voir goûter  tous  les  charmes  et  les  délices  et  de  voir 
entraver  par  sa  débiUlé,  par  les  luttes  perpétuelles  de 
son  intelligence  en  révolte  et  de  sa  sensibilité  délicate, 
l'essor  et  la  libre  expansion  de  tout  son  être  vers  les 
jouissances  sublimes,  qu'il  en  attend.  Le  4  janvier  i83i, 
il  écrivait  de  Versailles  aux  Pères  un  lettre  bizarre  où  il 
annonçait  qu'il  se  retirait.  «  Je  me  retire,  disait-il,  parce 
qu'il  n'y  a  plus  de  force  en  moi,  parce  que  je  succombe 
à  l'obéissance,  comme  auparavant  j'ai  succombé  à  l'au- 
torité que  vous  m'aviez  donnée,  parce  que  je  suis  trop 
faible  et  trop  vicieux  et  que  je  sens  trop  et  ai  trop  mon- 
tré cpie  je  ne  pouvais  rien  faire  de  bon Oui  la  mission 

que  Jules  m'avait  donnée   était  Joëlle  et  je  devais  obéir 

entièrement  et  je  devais  obéir  sur   un  simple  geste 

Je  supplie  celle  qui  est  sa  sœur  dans  la  hiérarchie  d'ai- 

Toiis  éttiieut  magnétisés  par  cette  figure  dont  l'émotion  n'excluait  pas  le  c;ilme, 
par  cette  voix  un  peu  voilée  et  dont  chaque  inl-lexion  était  un  appel  d'amour 
même  lorsqu'elle  s'adressait  à  ces  hommes  qui  sont  tout  souillés  encore  et  de 
haine  et  de  sang...  Mais  toute  la  joie  de  cette  prédication  a  été  doublée  encore 
parce  qui  l'a  suivi:  nos  pères  ont  appelé  immédiatement  dans  le  collège  le 
jeune  prédicateur  et  celui  qui  hier  encore  avait  couvert  toutes  les  femmes  de 
gloire  en  s'adressant  d'une  manière  si  louchante  ;i  une  mère  et  à  des  sœurs,  dans 
la  prédication  prochaine  n'aura  plus  à  s'adresser  qu'à    une   sœur  et  à   des  filles 

non  moins  glorieuses  de  lui  appartenir;!  ces  titres  nouveaux Je  regrette  bien 

de  ne  pouvoir  vous  l'apporter  tout  ce  qu'il  y  avait  de  beau,  de  grand,  de  su- 
blime dans  cette  prédication  (de  Barrault)  mais  je  suis  encore  tout  étourdie, 
tout  étonnée  de  celle  d'hier  el  je  sens  qu'il  faut  défendre  un  peu  ma  tête  car 
elle  finira  par  n'être  pas  la  plus  forte.  »  Claire  Bazard  à  M™<=  Salnt-Hilaire. 


—    28l    — 

nier  Jules,  qui  mérite  un  meilleur  fils  que  moi.  »  INIais 
rinlliience  du  Père  p]n(antin  était  sur  lui  très  grande. 
(]e  dernier  exerçait  sur  lui  comme  sur  plusieurs  Saint- 
Simoniens  une  véritable  suggestion,  une  sorte  de  fasci- 
nation. Il  lui  répondit  par  une  lettre  se  terminant  ainsi  : 
«  Viensdonc  chercherta  condamnation  ou  ton  absolution, 
là  seulement  où  Dieu  absout  et  condamne.  Viens  me  réveil- 
ler demain  en  m'embrassant.  »  Et  Transon,  repentant, 
contrit,  répond  tout  de  suite  la  lettre  suivante  qui  est 
une  prière  :  «  J'ai  péché,  car  j'ai  manqué  de  foi  envers 
vous  qui  m'aviez  déjà  une  fois  donné  la  vie.  Je  me  suis 
trouvé  bien  faible  en  présence  des  événements  qui  m'ont 
pris  au  dépourvu  dans  la  politique  et  surtout  dans  ceux 
qui  m'attendaient  dans  une  autre  famille  ;  mais  je  sens 
bien  que  ma  véritable  faute  c'est  d'avoir  oublié  que  vous 
pouviez  me  donner  la  force  dont  j'ai  besoin.  Quand  vous 
m'appeliez,  quand  vous  me  tendiez  les  bras,  je  me  suis 
éloigné  de  vous.  Mon  Père,  je  reviens  à  vous,  que  votre 
cœur  ne  me  soit  pas  fermé.  J'ai  manqué  de  confiance  et 
de  soumission.  J'embrasserai  avec  joie  tous  les  moyens 
que  vous  me  donnerez  d'effacer  mes  torts.  »  «  Vous 
pouvez  disposer  de  moi  tout  entier,  car  je  n'attends  plus 
le  bonheur  d'autre  part  et  il  n'y  a  plus  rien  qui  puisse 
me  tenir  attaché  en  dehors  de  votre  famille.  »  En  août 
i83i,  il  eut  pourtant  un  nouvel  accès  de  doute.  Il  sentait 
sa  foi  s'ébranler.  «  11  partit  un  beau  jour,  raconte  Enfan- 
tin (note  de  Sainte  Pélagie,  i833),  sans  rien  dire,  trom- 
pant même  ses  frères  et  particulièrement  Talabot  qui  le 
veillait  de  près  et  qui  ne  put  pourtant  l'atteindre  qu'au 
moment  où  il  montait  dans  sa  voiture  pour  Bruxelles, 
au  laubourg.  Il  ne  vouhit  i)as  faire  d'esclandre,  il  hî  laissa 
partir.  Abel  alfecla  de  nous  écrire  une  lettre  très  posée 
contenant  une  argumentation  froide  mais  forte  sur  la  vie 
future,  comme  pour  nous  rassurer  sur  l'état  de  sa  tète. 
Je  luis  répondis  la  lettre  suivante  que  Bazard  désira  ne 
pas  voii-  pai'tir,  (M-aignnnt  très  faussement  selon  moi, 
(pi'elle     ne    (h'terniinàl    Transon    à    [)rendre    les   armes. 


—  a.S2  — 

J'étais  sûr  du  contraire,  rien  qu'en  songeant  à  l'efTet  que 
produirait  la  dernière  phrase.  »  (Voici  cette  dernière 
phrase  :  «  mais  n'oul)Iie  ])as  surtout  ((ue  si  lu  vas  là  pour 
te  faire  tuer,  tu  as  (;nlre|)ris  Finipossible.  ^^n  fils  de 
Saint-Simon  ne  se  suicide  pas  et  il  ne  se  fait  j)as  non  plus 
sacrifier  ;  il  meurt,  sa  vie  est  à  Dieu,  il  la  donne  et  ne 
l'abandonne  point  sans  hetouh.  Tu  sortiras  du  combat 
peut-être  blessé,  mutilé  ;  mais  tu  n'y  auras  point  laissé 
la  vie.  Dieu  ne  se  retire  pas  ainsi  de  ses  envoyés  »  [ii 
août  i83i].)  Comme  Enfantin  l'avait  espéré,  Transon  ne 
prolongea  pas  son  séjour  en  Belgique  et  revint  bientôt  à 
Paris  où  il  eut  de  nouveaux  succès  salle  Taitbout.  Mais  sa 
foi  était  très  chancelante.  Dans  une  lettre,  qui  doit  dater 
de  septembre  i83i  (indication  portée  sur  les  registres 
des  Archives  saint-simoniennes)  Claire  Bazard  lui  fai- 
sait un  pressant  appel,  elle  le  su[)pliait  de  revenir  au 
collège,  (c  Abel,  des  discussions  vives,  brûlantes,  ont  eu 
lieu  déjà.  Nous  fuirez-vous  quand  vous  pourriez  nous 
aider?  Est-ce  au  moment  du  danger  que  le  soldat  aban- 
donne son  poste.  Oh  !  non  !  non  !  Je  vous  ai  trop  aimé, 
je  vous  aime  trop  poui*  que  vous  soyiez  capable  de  celte 
lâcheté  ;  mon  ami,  mon  Abel,  je  vous  en  supplie,  je  vous 
en  conjure.  Venez  où  Thonneur  vous  appelle,  où  votre 
mère  vous  attend,  où  elle  est  sûre,  parfaitement  sûre,  que 
vous  êtes  nécessaire.  Oui,  cher  enfant,  vos  idées,  vos 
douces  sympathies  nous  sont  indispensables.  On  veut 
trop  raisonner  (i).  Abel,  venez,  venez,  qu'on  entende 
sortir  de  votre  cœur  un  cri  tout  synipathique.  »  11  reçut 
aussi  d'Enfantin  des  lettres  alfeclueuses  et  pressantes 
dans  lesquelles  celui-ci  faisait  appel  à  son  sentiment 
religieux.  Ses  amis,  Eugène  Human  et  d'autres  (2),  s'in- 

(1)  Retenons  ce  mol  de  Cîtiiire  Iîa/,;ird  :  il  est  trt'S  syniptoinalique,  il  n'indi- 
que pas  seulement  l'état  d'esprit  instinctil'  de  la  (enime  trè^  distinj'iiée  et  très 
fine  qu'elle  était.  Il  a  une  portée  plus  g-énérale  :  Il  pourrait  servir  d'épij-raplie 
à  une  histoire  du  Saint  Simonisme  depuis  Enfantin.  Il  dénonce  la  subordina- 
tion de  la  raison  au  sentiment  et  la  confiance  absolue  et  illimitée  dans  les  ins- 
pirations de  la  sensibilité. 

(2)  «  Que  fait  Transon  ?  a-t-il  repris  la   bannière  dont-il  se  disait  dernière- 


—  2S3  — 

qiiiétaient  à  son  sujet.  Transon  était  désespéré,  angoissé  ; 
il  ne  croyait  plus  à  la  vérité  des  dogmes  sainl-simoniens. 
Le  7  octobre,  il  écrivait  de  Versailles  au  Père  une  lettre 
découragée  :   «  Mon  bon  père,  je  ne  vous  ai  pas  encore 

écrit  parce  que  je  suis  toujours   dans  le  même    état 

Je  sens  que  je  suis  coupable,  ayant  une  œuvre  si  grande 
à  accomplir,  de  n'y  être  pas  tout  entier,   de  n'être  pas 

soutenu  par  elle, mais  voilà  je  crois  i8  mois  d'épreuve 

à  mon   impuissance,  n'est-ce  pas  assez  ?  Je  ne  sais  que 

devenir je  suis  un  prédicateur  ! Mais  pourquoi  suis- 

je  vide  et  inutile  le  lendemain  d'une  prédication. — 
L'œuvre  du  collège  est  fort  belle  ;  mais  ce  que  vous 
m'avez  dit  de  moi  m'étonne.  Quelle  mission  puis-je  rem- 
plir n'ayant  aucune  foi,  aucune  conviction  intime  sur  ce 
qui  s'y  discute.  Le  jour  où  j'aurai  senti  profondément 
une  vérité  nouvelle,  je  crois  que  je  serai  fort Par- 
donnez-moi d'être  si  peu  Saint-Simonien.  Pourtant,  je  ne 
puis  vivre  que  par  vous  et  par  Jules,  mais  je  suis  sans 
courage.   Adieu,   mon  Père,  je  vous  aime,  w 

Quand  J.  Lechevalier  se  fut  décidé  à  quitter  le  saint- 
simonisme,  il  en  informa  Transon  et  lui  fit  connaître  les 
motifs  de  sa  résolution  a  lui  disant  où  il  n'allait  pas  »  et  lui 
demandant  où  «  il  voulait  aller  y>.  Transon  lui  répondit  : 
«  Puisque  vous  n'êtes  plus  avec  le  Père  Enfantin,  je  me 
sépare  de  lui  mais  je  ne  puis  pas  vous  suivre  »  (J.  Le- 
chevalier). 11  alla,  comme  Jules,  à  la  séance  du  19  novem- 
bre (séance  de  la  scission)  et  parla  après  lui.  «  Moi, 
dit  il,  je  ne  suis  pas  philosophe,  je  suis  un  homme  reli- 
gieux ;  (;'est  vous.  Père  Enfantin,  ([ui  me  l'avez  aj)pris. 
Oui,  je  suis  un  homme  religieux  et  c'est  précisément 
parce  que  je  ne  vois  pas  de  religion  ni  en  Bazard  ni  en 
vous  que  je  me  retire...  j'irai  où  je  verrai  une  reli- 
gion. »  Et  il  (exposait  les  raisons  de  sa  dissidence: 
«  Tout  ce  qui  m'a   répugné,   tout   ce   qui    a   fait  que  je 


meut  le  porteur  ou  iiic-l-il    qu'il    existe   une    Ijiiri'iùre    sur   l:i(|ucllc    l'aveuir  île 
riiuu);iuilé  soit  iusciit?  «  (à  M.  Chevalier). 


—    28/i    — 

me  sépare  d<;  vous,  c'est  f|iraynnt  eu  la  puissance  de  pi'o- 
vo(|uei"  (les  conlcssions  j)arliculières,  vous  les  ave/,  diviil- 
<^uées  ;  vous  en  ave/  l'ail  usa;^"e  sans  h;  cons(;r»teMi(Mil  d<î 
ceux  (pii  l(!s  ont  lailcs  ;  il  y  a  là  nu-pris  (h;  la  di^nih' 
luunaine...  ("'est  parce  <|U(;  rindividualisnu'  u  est  pas 
asse/  respecté  (juc  je  me  relire  (i).   » 

On  essaya  de  retenir  Transon,  (|u\)n  ainiail.  (|u\)n 
regrettait  (2)  eUpi'on  savait  de  volonté  faible.  Des  émis- 
saires lui  furent  envoyés.  Barrault  le  suppliait  elle  pres- 
sait de  revenir  à  la  doctrine.  «  .\on,  Transon,  ta  [)lace  est 
auj)rèsdu  Père  iMifanlin,  auprès  demoi.Jerai  senti,  tu  ne 
saurais  nous  (piitter  ;  car  lu  es  religieux,  tu  ne  suivras  pas 
Jules,  car  Jules  a  dit  que  la  doctrine  est  à  l'état  de  faillite  et 
de  liquidation.  Tu  voudrais  nous  quitter,  non,  tu  ne  le 
pourrais  pas.  »  Et  il  essayait  de  le  prendre  par  les  senti- 
ments :  «  Tu  aimes  les  ouvriers,  les  petits  enfants,  ceux 
qui  souffrent.  Tu  viendras  avec  le  P.  Enfantin,  car  il  nous 
porte  dans  son  co'ur  ;  il  veul  réaliser  la  doctrine  et  ne 
pas  faire  de  mysticisme  philosophique.  »  Transon  était 
tout  près  de  se  laisser  fléchii'  mais  la  séparation  de  Jules 
Lechevalier  l'avait  brisé  ;  il  avait  inutilement  essayé  de 
le  retenir  et  de  le  ramener  à  la  doctrine.  Le  26  novembre, 
il  écrivait  au  Père:  «  Je  vous  en  prie,  n'abandonne/  pas 
Jules,  car  c'est  vrai  qu'on  n'a  pas  senti  combien  il  a  fait 
dans  ses  missions...  si  vous  avez  le  temps,  écrivez-moi 
un  simple  mot;  car,  lui,  il  me  laisserait,  je  crois,  sans  y 
penser.  »  11  était  déchiré  parées  tiraillements,  mais  il  finit 
par  céder  aux  adjurations  passionnées  de  Barrault  et  à 
ses  supplications  et  il  revint  encore  une  fois  à  Enfantin. 

Sa  foi  s'affermit  et  s'exalta.  Il  écrivait  au   Père  Enfan- 

(i)  Notons  d'.iillcur.i  que  c'était  là  une  opinion  nljsolumenl  individuelle  qui 
n'était  pas  partng;ée  par  les  dissidents,  et  que  le  théolog-ien  .1.  Lechevalier 
notamment  prétendait  que  «  ces  confessions  ayant  été  faites  au  l'ère  par  des 
hommes  qui  avaient  accepté  son  autorité,  celui-ci  avait  le  droit  d'en  faire  ce 
qu'il  voulait  ». 

(2)  Voir  de  nombreuses  lettres  aux  Archives  saint  simoniennes.  c  Ce  n'est 
pas  sans  une  vive  douleur  que  j'ai  vu  Transon,  le  porte-bannière  de  la  doc- 
trine, h  côté  duquel  j'ai  marché,  se  séparer  de  nous.  » 


tin  :  «  Mon  père,  j'ai  été  remué  jusqu'aux  entrailles  sur 
ce  que  vous  m'avez  dit  sur  le  crime  de  lèse-majesté.  Je 
ne  vous  avais  pas  encore  aimé  comme  je  vous  aime,  car 
je  sens  que  c'est  la  vie  que  je  vous  dois.  Je  m'en  mon- 
trerai digne...  adieu,  père.  »  Et  il  terminait  avec  allé- 
gresse :  «  Je  suis  en  bon  train.  Je  vous  embrasse  de  tout 
mon  cœur.  Je  sais  bien  que  vous  n'abandonnerez  pas 
mon  cher  Jules  »  (8  décembre  i83i). 

Il  acceptait  les  doctrines  nouvelles  et  les  théories 
d'Enfantin.  Le  ii  décembre,  il  fit  une  prédication  sur 
«  le  nouveau  caractère  de  l'apostolat  saiiit-simonien  et 
la  morale  nouvelle  »  qui  fut  suivie  d'une  allocution  de 
Laurent.  11  y  faisait  sa  confession,  il  avouait  f|ue  «  sa  foi 
comme  celle  des  dissidents  un  instant  s'était  trouvée  en 
défaut  »,  c(ue  comme  eux  il  avait  renié  celui  à  qui  il 
devait  plus  qu'aucun  d'eux  peut-être  »,  et  il  trouvait  des 
accents  religieux  pour  le  célébrer:  «  car  je  lui  dois  tout 
ce  que  je  sais  de  Dieu  et  ce  que  je  puis  valoir  aujour- 
d'hui pour  l'humanité,  caria  vie  m'échappait  et  il  me  l'a 
rendue  et  il  m'en  a  donné  une,  pleine  de  gloire  et  de 
bonheur.  .  Et  c'est  pourcpioi  je  vous  dois,  mon  Père^  et 
je  dois  à  tous  ceux  de  voire  famille  ici  présents,  à  ceux 
surtout  f|ui  malgré  leur  présence  nous  sont  encore 
absents  de  cœurs,  je  dois  à  tous  et  je  dois  à  moi-même 
de  montrer  comment  aujourd'hui  j)ltis  cpie  jamais  ma  con- 
science est  assurée.  »  Et  il  expliquait  la  dernière  évolu- 
tion de  la  doctrine. 

Mais  les  dissentiments  ne  tardèrent  pas  i\  recommen- 
cer. Transon,  timide,  hésitant  et  incertain,  était  devenu 
ambitieux  et  volontaire.  Il  reconnaissait  de  «  graves  im- 
perfections dans  la  doctrine  »  et  voulait  modifier  «  la  direc- 
tion théorique  et  pratique  de  la  société  saint-simonienne  » 
dans  les  points  où  cette  direction  lui  pai-aissail  «  fac- 
tice ».  11  écrivait  au  l'ère  le  20  décembre  i83i  :  «  Mon 
Père,  vous  êtes  fatigué  de  nous  entend r-e  Laurent  et  moi 
critiquer  sans  cesse  ce  qui  se  fait  dans  la  doctrine.  Je 
vous  assure  que  pour  ma  part  je    suis   aussi  1res  fatigué 


—  9.86  — 

d'un  tel  rôle  et  si  vous  ne  pouvez  pas  marcher  quand  vos 
fils  vous  poursuivent  de  leurs  doléances,  cioyez  bien 
que  je  ne  pourrais  pas  tenir  longtemps  une  paieille  vie, 
et  que  les  dix  jours  qui  viennent  de  s'écouler  m'ont  plus 
usé  que  l'auraient  fait  six  mois  d'un  travail  assidu  et 
actif...  Ceux  (|ui  ne  savent  qu'écrire  n'ont  pas  à  se  mêler 
de  l'ajjostolat  ((ui  se  fait  par  la  parole,  de  la  prédication, 
mais  ceux  qui  savent  écriie  et  parler  ont  le  droit  de  par- 
ler ET  d'écrire.  Ils  peuverjt  se  mèlei'  de  la  prédication  kt 
du  Globe.  Ceci  n'est  pas  pour  vous  demander  la  permis- 
sion d'écrire  des  articles  au  Globe.  C'est  pour  vous  en 
demander  la  direction.  Car  nous  ne  pouvons  pas  juxta- 
poser notre  action  et  la  subordonner  à  ceux  dont  la  ma- 
nière de  sentir  est  très  différente  de  la  nôtre  (Notons  ici, 
encore  une  fois,  en  passant,  le  mot  de  «  sentir  »  ;  pour 
un  Saint-Simonien,  pour  un  Transon,  la  politique  est  bien 
en  effet  une  affaire  de  sensibililé,  je  dirais  presque 
d'humeui).  Transon  ex|)Osail  ensuite  comment  Laurent 
et  lui,  car  la  lettre  était  contresignée  par  Laurent,  «  enten- 
daient \e  Globe  de  1882  ».  Et  il  demandait  en  terminant 
que  Stéphane  Flachat  leur  fût  associé.  Peut-être  bien  aussi 
que  Transon,  romantique,  religieux  et  sentimental, 
n'aimait  pas  beaucoup  le  vieux  «  voltairien  »  |)ositif 
qu'était  M.  Chevalier. 

Enfin,  il  pensait  qu'on  ne  faisait  pas  droit  à  sa  capa- 
cité, comme  on  n'avait  pas  fait  droit  à  celle  de  Jules  et. 
il  exprimait  cette  idée  dans  un  jargon  bien  saint-simo- 
nien  :  «  Puisqu'il  faut  que  cdiacun  s'aflirme  et  se  j)ose, 
disait-il,  je  vais  aussi  me  poser  et  m'aflirmer.  La  raison 
de  ma  puissance  comme  orateur  c'est  que  j'ai  le  don  de 
sentir  (notons  encore  une  fois  ce  mot)  et  d'exprimer  ce 
qui  convient  à  tous.  D'oîi  il  résulte  pour  moi,  c'est-à- 
dire  de  la  volonté  de  Dieu  (puisque  nul  de  nous  n'est 
hors  de  lui)  le  besoin  de  m'inspirer  du  mouvement  social 
et  le  droit  de  me  mettre  à  la  tète  de  l'action  politique  de 
la  doctrine  »  (Cité  par  Charléty,  p.  194  et  196). 

Bientôt  les  discussions  s'envenimèrent.  «  Quand  Lau- 


reiit  et  Transon  parlèrent  au  Père  de  la  fausse  direction 
du  Globe,  selon  eux,  le  Père  répondit  qu'il  avait  alors 
l'œil  plus  sur  la  morale  que  sur  la  politique  qui  d'ailleurs 
lui  paraissait  aller  bien.  Les  discussions  s'allongèrent, 
d'Eichthal  survint.  Après  quelque  temps,  d'Eichthal  dit  : 
«  Père,  je  vous  demanderai  de  dire  quelque  chose  qui 
pourra  abréger  cette  discussion  et  la  rendre  nette.  Je  ne 
conçois  pas  que  les  choses  puissent  aller  quand  deux 
hommes  qui  vous  appellent  père  sont  tous  dQwx  dans 
votre  chambre,  devant  vous,  le  chapeau  sur  la  tète.  Tran- 
son très  vexé,  sortit».  (Journal  de  Lambert,  i835.  Papiers 
personnels.  Notes  biographiques.  Arsenal.) 

Enfantin  fut  cassant  et  sec.  Le  Père  n'avait  jamais  aimé 
la  discussion  ;  maintenant  qu'il  était  le  père  de  rhiima- 
nité,  adoré  de  ses  sujets,  il  ne  pouvait  plus  la  supporter. 
Transon  lui  écrivit:  «  Mon  Père,  si  l'émotion  que  m'a 
causée  la  parole  d'Eichthal  ne  m'avait  pas  l'ait  vous  c|uit- 
ter,  j'aurais  eu  quelques  mots  à  vous  dire  sur  (-e  sujet. 
Je  vous  plains,  mon  Père,  si  vous  ne  pouvez  plus  enten- 
dre la  vérité  sur  ce  qui  vous  manque.  Je  vous  plains  si 
vos  fils  ne  peuvent  plus  approcher  qu'avec  des  paroles 
d'admiration  dans  la  bouche.  Entre  ces  hommes  et  nous, 
vous  avez  choisi  »  (Lettre  non  datée,  décembre  i83i). 

Le  T"  janvier  iSSa,  Transon  fit  une  prédication  très 
applaudie  sur  «  l'affranchissement  des  femmes  ».  Ce  de- 
vait être  la  dernière.  11  y  annonçait»  la  loi  nouvelle,  basée 
à  la  fois  sur  l'égalité  sociale  de  l'homme  et  de  la  femme 
et  de  la  réhabilitation  des  besoins  et  de  la  jouissance  de 
la  chair  (i)  »,  et  se  montrait   respectueux   de   la   «  divine 

(i)  ...  J';ii  liâle  de  niDiitrcr  toiU  ce  que  l;i  coiulilioii  aeluello  île  la  femme 
produit  dai)s  la  socii'lé  :  de  douleur  et  de  désordre,  de  tyraiiiiie  et  de  men- 
songe ;  j'ai  liàte  de  vous  Faire  pressentir  comment  la  noblesse,  la  loyauté,  la 
pureté,  le  bonheur  reparaîtront  dans  toutes  les  relations  des  deux  sexes,  aus- 
sitôt que  la  loi  du  mariage  établie  par  le  Christ  et  ses  successeurs  aura  été 
modifiée  en  ce  qu'elle  a  de  contraii-e  à  la  nature  humaine  et  remplacée  par 
une  loi  nouvelle  basée  à  la  fois  sur  l'égalité  sociale  de  l'homme  et  de  la  femme 
et  sur  la  réhabilitation  des  besoins  et  des  jouissances  de  la  chair.  I.e  Glubr. 
lundi  2  janvier  i832.  Prcdlcaliun  du  j'''  janvier. 


—  :.,.S8  — 

orthodoxie  »  du  saint-siiiionisme  le  plus  récent  ;  mais  il 
lut  un  récit  de  Fourier  renfermant  des  vues  très  avancées 
sur  la  môme  question,  ce  qui,  paraît-il,  ne  fut  pas  vu 
d'un  très  bon  œil. 

.1.  Lechevalier  qui  pressait  Transon  d'étudier  Fourier 
et  s'efforçait  de  le  convertir,  écrivit  à  Fourier:  «Transon 
a  commencé  à  vous  rendre  justice;  il  a  eu  à  cet  égard 
quelques  difïicullés  avec  ses  chefs  »  (J.  Lechevalier, 
lettre  à  Fourier).  Un  dernier  incident  survint,  que,  Lam- 
bert raconte  ainsi  :  «  Je  ne  sais  si  les  dernières  circon- 
stances déterminantes  de  la  sortie  de  Transon  ont  été 
écrites,  je  v.3ux  dire  ses  relations  avec  Mme  Hubault(i) 
et  son  désir  de  diriger  le  Globe  avec  Laurent.  En  voici 
les  traits  principaux  :  Jallat  vint  dire  un  jour  au  Père  que 
Mme  Hubault  avait  exercé  à  l'égard  de  Transon  la  fonc- 
tion de  prêtresse;  elle-même  le  lui  annonça  quelques 
jours  après;...  quand  Mme  Hubault  donna  ces  détails  au 
Père,  elle  reçut  un  sermon  serré;  puis  vint  le  tour  de 
Transon  à  qui  le  Père  rappela  les  paroles  de  la  salle 
Taitboutp(2)  ;  il  le  traita  rudement.  » 

Transon  quitta  la  doctrine;  il  en  donna  comme  motif 
qu'il  avait  éprouvé  depuis  deux  mois  qu'en  restant  sous 
l'autorité  d'Enfantin,  il  était  «  impuissant  à  modifier  la 
direction  théorique  et  pratique  de  la  société  saint-simo- 
nienne  dans  les  points  où  cette  doctrine  lui  paraissait 
factice  ».  Il  lui  était  devenu  «  évident  qu'il  ne  pouvait  plus 
rester  dans  la  hiérarchie  ni  continuer  de  prendre  part  à 
ses  travaux  »  (simple  écrit,  p.  2.3). 

Cette  fois  encore,  on  essaya  de  le  retenir.  On  lui  pro- 
posa même  de  partir  en  mission  en  Angleterre  |)our  y 
prêcher  le  saint-simonisme.  Il  refusa  ;  «  ce  qui  cessait 
d'être  vrai  pour  lui  à  Paris,  ne  pouvant  pas  être  vrai  à 
Londres  » 

(i)  Cette  (lame  Hiiiiaiilt  iHait  directrice  du  degré  des  ouvriers  dans  le  I2<^ 
arrondissement. 

(2)  Ceci  fait  allusion  à  la  tlit^orie  d'Enfantin  suivant  laquelle  jusqu'h  la 
révélation  tout  acte  de  nature  h  être  réprouvé  par  les  mœurs  et  les  idées 
morales  contemporaines  serait  un  acte  d'immoralité. 


—   3!^9  — 

Au  début  de  janvier  i832,  il  écrivit  au  Père  une  lettre 
très  ferme,  très  froide  et  très  mesurée  :  «  Je  reçois  à  l'ins- 
tant la  lettre  (|ue  vous  m'avez  adressée  à  Versailles  et  je 
suis  profondément  touché  de  ce  dernier  témoignage  de 
votre  affection,  mais  je  ne  puis  répondre  à  votre 
question  qu'une  chose  :  c'est  que  vous  ne  me  compre- 
nez plus  du  tout  J'ai  bien  souvent  manqué  de  force 
pour  pratiquer  ce  qui  me  paraissait  bien  ;  mais  quoi  qu'il 
puisse  m'arriver  aujourd'hui,  je  ne  me  rallierai  pas  à 
vous,  n'ayant  plus  de  foi  dans  votre  œuvre...  »  Et  il  ajou- 
tait :  ...  «  Si  en  retour  de  l'affection  que  vous  venez 
d'avoir  pour  moi,  vous  me  permettez  de  vous  adresser 
un  bon  et  franc  conseil,  je  vous  prie  de  songer  que 
n'ayant  pas  une  vraie  doctrine  sociale,  possédant  une  éco- 
nomie politique  qui,  pour  être  supérieure  à  celle  des 
libéraux,  n^en  sera  pas  moins  trouvée  bientôt  quelque 
chose  de  très  faible,  je  dis  que  je  vous  prie  dans  l'intérêt 
de  votre  gloire  de  songer  que  Fourier  a  été  personnelle- 
ment repoussé  par  Bazard  lorsque  vous  étiez  chef  avec 
lui  et  plus  que  lui,  de  songer  que  Michel  a  inséré  dans 
son  journal  une  lettre  que  Fourier  n'avait  pas  écrite 
pour  le  public,  et  que  cette  lettre  a  été  insérée  (à  votre 
connaissance^  dans  l'intention  personnelle  d'écraser  Fou- 
rier par  le  ridicule.  Je  vous  prie  enfin  de  songer  que 
Rodrigues  a  dit  au  public  devant  vous,  et  imprimé  dans 
le  Globe  que  Fourier  était  courbé  sous  le  joug  des  sciences 
mathématiques.  Je  vous  supplie  dans  l'intérêt  de  votre 
gloire  de  réparer,  pendant  c|ue  vous  le  pouvez  encore, 
les  déplorables  effets  de  votre  préoccupation.  S'être 
mépris  sur  les  destinées  de  l'humanité,  ce  ne  sera  (ju'une 
erreur,  mais  avoir  repoussé  la  lumière,  ce  serait  quel- 
(|ue  chose  de  plus  grave  devant  Dieu  et  devant  les 
hommes.  » 

La  rupture  de  Transon  avec  le  saint-si monisme  était 
définitive  et  J.  Le  Chevalier  pouvait  écrire  à  Fourier  : 
«  Je  vous  annonce  avec  plaisir  que  séparé  de  ses  chefs  à 
cause    de   leur    aveuglement,     sur    la    valeur    de   votre 

19 


—  290  — 

système,  il  piil>lic  un  écrit  où  il  combat  rindiistrie  ?nonas- 
tique  et  le  mariage  selon  Enfantin,  au  moyen  des  vues 
nouvelles  ([u'il  tient  de  vous  »  (Le  Cdiovalier.  Lettre  à 
Fourier). 

Transon  d'ailleurs  n'abandonnait  le  saint-simonisme 
qu'à  regret.  «  Vous  savez,  écrivait-il  à  Aglaé  Saint- 
Hilaire  le  i/i  mars,  que  ce  n'est  pas  sans  douleur 
et  sans  combat  que  j'ai  quitté  la  doctrine.  y\ussi  je 
regretterai  toujours  de  n'avoir  pu  continuer  de  vivre 
avec  ceux  qui  sont  à  la  rue  Monsigny;  au  reste  ma  con- 
viction est  de  les  voir  très  prochainement  ralliés  à  la 
vérité.  Seulement  j'ai  de  la  peine  en  voyant  à  quelles 
conditions  ils  risquent  d'acheter  cette  vérité.  Vous  vous 
étonnez  que  j'aie  pu  abandonner  tels  ou  tels  qui  m'ai- 
inaient.  «  Cependant  il  me  semble  d'abord  qu'il  ne 
s'agissait  pas  avant  tout  d'une  œuvre  personnelle;  puis 
j'ai  eu  l'occasion  depuis  3  ou  4  mois  d'apprécier  et  de 
mesurer  certaines  puissances,  certaines  loyautés  et  cer- 
taines amitiés.  En  fait  de  frères  et  sœurs,  il  y  a  de  bons 
cœurs  comme  vous  etTalabot,  que  je  ne  cesserai  jamais 
d'aimer. 

«  Pour  ceux  qui  m'ont  appelé  leur  père,  s'ils  ont  pour 
moi  quelque  sentiment  de  fils,  ils  auront  sans  doute  tenu 
quelque  compte  de  l'avertissement  que  je  leur  ai  donné. 
Je  leur  prouverai  la  continuation  de  mon  affection  en 
m' efforçant  autant  qu'Usera  en  tnon  pouvoir  de  prévenir  les 
déboires  que.  leur  préparent  l'obstination  et  l'impéritie  d'En- 
fantin. »  Et  il  terminait  ainsi  sa  lettre:  «  Adieu,  je  vous 
embrasse  et  je  vous  aime  !  Soyez  sûre  que  mon  opposi- 
tion sera  très  franche  et  que  je  n'y  emploierai  rien  qui 
ressemble  aux  lâches  et  frauduleuses  manœuvres  du 
Globe  (i).  » 

(i)  Bazard  et  Jean  Reynaud  se  plaignaient  comme  Lechevalier  et  Transon 
des  attaques  qu'Enfantin  dirigeait  contre  eux;  Bazard  répondait  à  Rességuier  : 
«  Tout  ce  qui  rend  aujourd'liui  la  violence  détestable  ne  peut-il  pas  se  retrouver 
sous  d'autres  formes  et  d'une  manière  plus  dangereuse,  plus  détestable  encore? 
Relisez  par  exemple  les  articles  du  Globe  où    Enfantin  parle   ou   fait   parler  de 


—  agi  — 

Quelque  temps  après,  ayant  appris  la  nouvelle  du 
décès  de  la  mère  d'Rnfantin  qui  mourut  le  20  avril,  le 
jour  même  où  paraissait  le  dernier  numéro  du  Globe,  il 
adressait  au  Père  Enfantin  des  lettres  affectueuses  et 
écrivait  à  cette  même  Aglaé  :  «  Versailles,  lundi  matin 
23  avril  1882,  ma  chère  Aglaé,  je  viens  d'apprendre  le 
malheur  qui  est  arrivé  à  Enfantin.  Je  sens  qu'il  doit 
bien  souffrir  el  vous  aussi.  Je  sens  que  en  dehors 
de  toutes  les  questions  qui  mont  éloigné  de  lui,  il  reste  un 
lien  pour  moi  qui  durera...  Pourquoi  mon  Dieu  tant  d'illu- 
sions ont-elles  été  détruites?  Je  sens  que  nos  regrets 
d'être  ainsi  dispersés  seront  cuisants  à  chaque  douleur 
qui  affligera  l'un  de  nous.  Mais  sans  doute  tous  ceux  qui 
sont  de  bonne  foi  se  retrouveront  un  jour.  Adieu, je  vous 
embrasse  et  je  vous  aime.  » 


«  Les  dissidents,  déclarait  Enfantin,  après  la  crise  n'ont 
jamais  senti  qui  je  suis  ;  tous  sont  susceptibles  du  plus 
généreux  dévouement  pour  les  principes  et  les  idées, 
mais  ils  auraient  honte  de  confesser  le  même  amour  pour 
les  hommes  comme  si  Dieu  n'incarnait  pas  son  verbe. 
Aucun  d'eux  n'a  jamais  été  religieux  »  (Œuvres  de  Saint- 
Simon  et  d'Enfantin,  livre  XVII,  p.  i36.  Enseignements 
d'Enfantin).  Et  il  disait  encore  :  «  Parmi  les  dissidents 
nous  n'avons  pas  vu  seulement  des  défenseurs  de  la  foi 
ancienne,  des  légitimistes  de  l'ordre  moral,  nous  avons 
vu  aussi  nos  hommes  de  mouvement,  nos  républicains (i), 
nos  révolutionnaires  qui  trouvent  dans  nos  théories  un 
DESPOTISME,  une  sacerdoterie  qui  les  a  repoussés.  Ils  re- 


ce  qu'il  appelle  les  dissidents  et  demandez-vous  si  son  doucereux  langage,  ses 
insinuations,  ses  réticences  à  leur  égard,  si  la  manière  larmoyanle  et  palernelle 
dont  il  les  caractérise  ne  sont  pas  de  nature  à  produire  mille  fois  plus  de  mal 
que  ne  pourraient  le  faire  les  injures  les  plus  grossières,  les  accusations  les  plus 
violentes.    « 

(i)  Jules  Lechevalier  le   reconnaissait  :    (•'l'-laienl    l'-crivait-il    les  rrpublicoins 
qui  se  retiraient. 


21)2    

jettent  la  loi  vivantk  dans  l'ordre  mohal  comme  les  autres 
l'avaient  rejelée  dans  l'ordre  politique  et  ils  rêvent  une 
indépendance  d'amour  qui  leur  fait  mériter  ce  reproche  de 
PHOMiscLiTÉ  (jue  le  monde  nous  adresse.  Transon  et  Jules 
en  sont  là  et  c'est  pou rcjuoi  ils  se  sont  rattachés  aux  idées 
de  M.  Fourier  »  (Œuvres,  t.  17,  p.  G5).  Duveyrier  don- 
nait d'autres  raisons  à  la  scission  de  Lechevalier  et  de 
Transon  dans  une  lettre  écrite  du  ton  apocalyptique  qui 
était  habituel  au  «  poète  de  Dieu  ».  «  ...  Fiazard  est  évi- 
demment en  retraite  ;  mais  Jules,  Transon  et  Laurent 
sont  pleins  d'avenir  et  le  principe  de  leur  séparation  tient 
beaucoup  plus  à  l'absence  de  certains  hommes  et  de  cer- 
taines femmes  autour  de  vous  (|u'à  vos  paroles  et  à  vos 
actes,  qui  sont  en  vérité  à  leur  insu  ce  qu'il  y  a  de  mieux 
pour  grossir  la  famille  des  capacités  qui  lui  manquent. 
Il  est  évident  même  que  ce  qui  trouble  les  trois  frères, 
car  jamais  je  ne  pourrai  leur  donner  un  autre  nom,  c'est 
d'être  en  réalité  plus  enfantiniens  qu'Enfantin.  Vous  leur 
avez  révélé  que  l'apostolat  devait  spécialement  élever 
l'industrie  et  la  femme  et  agir  sur  le  présent,  et  l'un 
d'eux  s'(^n  est  allé  à  Fourier,  l'autre  au  mouvement  et 
celui  que  vous  aimez  tant:  Dieu  sait  où...  »  (Duveyrier 
au  Père.  Londres,  janvier  i832). 

Enfantin  souffrit  beaucoup  de  la  séparation  des  dissi- 
dents (i).  Celles  de  Jules  Lechevalier  et  surtout  de  Tran- 
son lui  furent  particulièrement  sensibles.  «  Transon, 
écrivait-il  à  Cécile  Fournel,  plus  d'un  an  après  la  scis- 
sion   de    celui-ci    (3    mars     i833),  m'a    délaissé,   renié, 


(i)  Le  Père  ;■  Lechevalier.  Ménilmontant  3i  juillet  1882  (en  réponse  à  la 
lettre  que  Lechevalier  lui  avait  écrite  le  20  juillet  pour  le  dissuader  d'assister 
aux  obsèques  de  Bazard).  «  Jules,  je  t'envoie  copie  d'une  lettre  que  j'écrivais,  il 
y  a  quelquesjours  à  mon  père.  Peut-être  te  fera-t-elle  comprendre  la  nature  du 
/no/ que  Bazard  m'a  fait;  à  ce  mal  je  n'ai  pas  su  et  ne  saurai  pas  succomber 
car  je  ne  succombe  à  rien  ni  au  bien  ni  au  mal,  mais  je  veux  que  tu  y  réflé- 
chisses car  tu  as  besoin  d'en  prendre  ta  part,  et  de  connaître,  aussi  celui  que 
toi,  que  Transon.  que  Reynaud  m'avez  fait,  Toi  qui  dis  que  je  sacrifie  et  ne 
sais  point  me  sacrifier,  et  Transon  qui  m'a  écrit  qu'il  y  avait  aussi  l'infanticide, 
et  Re\ naud  I    » 


—  29.3  — 

repoussé  »,  et  le  pape  faisant  son  examen  de  conscienee 
écrivait  :  .«  J'ai  pu  être  dur  avec  Bazard,  avec  Rodrigues 
même  et  encore  avec  Raynaud,  lorsque  celui-ci  brisa 
publiquement  les  vitres  de  notre  foi,  mais  je  ne  Tai 
jamais  été  ni  avec  Transon  ni  avec  Jules  »  (Lettre  à  Hol- 
stein). 

D'ailleurs  le  vide  causé  par  leur  absence,  et  parti- 
culièrement par  celle  de  Jules  Lechevalier  était  difticile 
à  combler,  et  Jules  Lechevalier  et  Abel  Transon  furent 
unanimement  regrettés  : 

«  Une  place  est  vide  :  celle  de  Jules,  de  mon  bon  frère; 
je  l'aime  beaucoup  car  il  m'a  beaucoup  donné;  je  m'étais 
développé  à  ses  ("ôtés  et  quoique  sa  vie  puissante  eût 
quelque  temps  absorbé  ma  vie  native,  je  recueillais 
aujourd'hui  le  fruit  de  ses  leçons.  J'entendais  sortir  de 
ma  bouche  des  paroles  qui  étaient  à  moi,  que  je  lui  rap- 
portais avec  plaisir.  Et  maintenant  qu'il  n'est  plus  dans 
notre  sein,  il  me  semble  qu'il  emporte  avec  lui  une  par- 
tie de  mon  existence  ;  il  me  semble  qu'il  m'arrache  vio- 
lemment tout  ce  qu'il  m'avait  donné.  Voilà  mes  peines, 
Père  Enfantin,  elles  vous  révèlent  mes  vœux.  Jules  vous 
aime  bien,  il  reviendra,  et  si  je  m'étais  trompé  je  sens 
que  j'aurais  plus  qu'un  autre  besoin  de  vos  consolations 
car  je  serais  plus  malheureux  »  (Gapella). 


CHAPITRE  ÏX 
La  propagande  de   Lechevalier  et  de  Transon. 


On  imagine  aisément  la  joie  avec  laquelle  les  foiirié- 
ristes  accueillirent  la  nouvelle  du  schisme  Bazard.  «  Le 
moment  est  venu  de  frapper  fort,  écrivait  Considérant  à 
Fourier,  et  la  publication  intégrale  de  votre  système  est 
je  crois  le  meilleur  moyen  de  réussir  et  d'écraser  ces 
pirates  saint-simoniens.  »  Déjà  ils  escomplaient  la  dispa- 
rition complète  du  saint-simonisme  et  de  ses  adeptes; 
ils  l'annonçaient  partout.  «  Le  National,  écrivait  —  de 
Metz  —  Devoluels  à  Olivier  {p.!x  février  1882),  m'avait 
appris  la  scission  survenue  à  la  tête  de  la  doctrine  et  une 
lettre  d'un  phalanstérien  de  Paris  annonçait  que  lout 
était  perdu  pour  les  Sainl-Simoniens,  que  le  matériel  du 
Globe  allait  devenir  la  proie  de  Fourrier  (sic),  etc..  »  En 
tous  cas,  les  fouriéristes,  comprenant  que  le  moment  était 
opportun,  s'agitaient  pour  recruter  des  disciples  :  «je  ne 
peux  pas  absolument  quitter  Paris  dans  ce  moment  écri- 
vait Considérant  à  sa  sœur  Julie  ;  nous  devons  concen- 
trer tous  nos  efforts  dans  ce  moment  que  nous  saurons 
bientôt  rendre  décisif.  »  Le  phalanstère  allait  enfin  naître  ; 
du  moins  les  fouriéristes  le  croyaient.  Mais  ils  se  hâtaient 
un  peu  trop  de  triompher.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  conver- 
sion de  Lechevalier  suivie  de  peu  de  celle  de  Transon 
leur  fit  concevoir  les  plus  belles  espérances. 

Quek[ues  jours  après  avoir  adressé  à  Fourier  son  adhé- 
sion, .1.  Lechevalier  lui  écrivait  la  lettre  suivante  (samedi 
28  janvier)  :  «  Je  songe  plus  que  jamais  à  l'exposition  de 


—  29Ô  — 

votre  doctrine  en  présence  des  Saint-Simoniens.  Ils  sont 
tous  fort  avides  de  l'entendre.  Le  Père  Suprême  est,  je 
crois,  embarrassé  de  ce  petit  obstacle  que  nous  allons  lui 
mettre  entre  les  jambes,  mais  comme  ce  n'est  pas  l'adresse 
qui  lui  manque,  il  fait  semblant  d'être  parfaitement  con- 
tent et  m'oftre  un  local.  Je  ne  donnerai  pas  dans  ce  piège  ; 
nous  aurons,  je  l'espère,  la  salle  de  M.  Cassin,  rue 
Taranne,  qui  contient  200  personnes.  Je  commencerai 
dès  que  ma  voix  me  le  permettra.  »  On  voit  cju'il  ne  per- 
dait pas  de  temps.  Il  estimait,  en  effet,  qu'il  y  avait 
urgence  à  faire  connaître  Fourier  aux  Saint-Simoniens. 
Et  puis,  sans  doute,  il  n'était  pas  fâché  d'ennuyer  un 
peu  Enfantin.  Il  fait  donc,  à  la  hâte,  toutes  les  démar- 
ches, prépare  ses  leçons  et,  le  3  février,  il  écrit  à  Fou- 
rier pour  lui  annoncer  que  tout  est  prêt  et  que  le  cours 
commencera  le  5  février  (i).  L'ouverture  en  fut  retardée 


(i)  Parisj  vendredi  3  février  l832. 

Monsieur, 

Je  vous  annonce  avec  plaisir  que  dimanche  5  février,  nous  pourrons  commencer 
l'exposition  que  j'ai  promis  de  faire  aux  Saint-Simoniens  et  à  quelques-unes  des 
personnes  les  plus  avancées  de  la  société  actuelle.  J'ai  refusé  le  local  du  père 
suprême.  M.  Cassin  n'a  pas  consenti  à  nie  prêter  la  salle  de  la  rue  Taranne 
heureusement  nous  en  avons  trouvé  une  autre  à  louer,  cour  des  fontaines.  On 
ne  sera  admis  à  la  réunion  que  sur  billets  que  nous  distribuerons. 

Je  travaille  à  un  plan  général  que  j'espère  vous  transmettre  avant  la  i'^'^ 
séance.  Voici  au  reste  le  sujet  de  la  leçon  de  dimanche  : 

Ma  position  par  rapport  aux  Saint-Simoniens.  Ma  position  vis-à-vis  de  vous 
comme  simple  annonciateur  de  votre  découverte,  laquelle  est  à  mes  yeux  pluslarjje, 
plus  complète  plus  facilement  réalisable  que  le  Sainl-Simonisme,  promet  tous 
les  avantages  moins  les  inconvénients,  enfin  résout  le  problème  de  la  destinée  de 
l'individu  sur  lequel  nous  barbotions  de|)nis  si  long-temps  sans  rien  produire. 
Après  je  ferai  connaître  votre  but,  l'ensemble  de  vos  vues  et  de  vos  movens 
mais  je  résumerai  tout  dans  la  fondation  de  l'association,  de  la  phalange  indus- 
trielle, que  vous  résumez  si  bien  Vàine  intégrale.  Ce  sera  là  l'objet  spécial  et 
primordial  de  mon  enseignetncnt.  il  sera  donc  intitulé  :  Leçons  sur  l'art 
d'associer  les  individus  et  les  masses.  Exposition  du  procédé  découvert  par 
Ch.  Fourier.  Les  Saint-Simoniens  et  autres  personnes  qui  se  feront  connaîlre 
pourront  demander  des  éclaircissements. 

Deux  de  mes  amis  sti'-nographes  se  proposent  de  recueillir  le  cours,  s'il  vous 
paraît  bon  et  si  le  résumé  est  bien  fait,  nous  pourrons  essayer  de  le  faire  paraî- 
tre par  voie  de  la  presse,  afin  de  nous  ein|)arer  en  même  temps  des  pivivinccs. 
Je  ne  ferai  rien  sans  votre  agri'iiiciit  et  vo/.   conseils  cl  j'ai  le  plus  \if  di'^irde 


—    2()0    — 

d'une  semaine  et  n'(Mit  lieu  que  le  12  février  i832.  .1. 
Leehevalier  en  inf'oiiria  les  Sainl-Simoniens  par  une  noie 
très  courte  qu'il  adressa  à  Lambert  et  qui  est  ainsi  con- 
çue :  «  Je  préviens  les  Saint-Simoniens  et  les  Saint-Simo- 
niennes,  que  je  commence  d(nnain  à  midi  précis  l'expo- 
sition des  vues  de  M.  Fourier  sur  I'Association.  Je  ferai 
12  séances.  Elles  auront  lieu  à  l'amphithéâtre  Guesneville, 
rue  du  Colombier,  n"  28.  Je  les  prie  de  vouloir  bien  y 
assister  avec  attention  et  je  leur  témoigne  le  vif  désir 
qu'ils  étudient  avec  soin  les  ouvrages  de  M.  Fourier(i)  » 
(J.  Lechevalier.  Paris,  11  février  i832). 

L'enseignement  fut  suspendu  après  la  cinquième  leçon 
le  26  mars  1882,  à  cause  de  quelques  difficultés  avec  la 
police  et  surtout  de  l'épidémie  de  choléra  qui  sévissait 
alors   sur   Paris  (ces   cinq   premières  leçons  (2)   furent 

causer  avec  vous  quelques  instants.  Je  vous  serais  bien  reconnaissant  si  vous 
aviez  la  bonté  de  venir  demain  :  je  ne  sortirai  pas  de  toute  la  matinée.  J'ai 
copié  votre  tableau  du  progrès  passé  et  à  venir  qui  sera  de  la  plus  grande  uti- 
lité pour  le  cours.  Je  vous  serais  bien  obligé  si  vous  vouliez  bien  me  confier  le 
tableau  qui  représente  les  divers  ralliements.  Je  ne  doute  pas,  Monsieur,  que 
d'ici  un  mois  nous  ne  soyons  en  état  de  bien  marcher. 

Je  crois  que  vous  approuverez  mon  idée  de  ne  donner  vos  principes  gi'-né- 
raux  et  votre  synthèse  universelle  que  superficiellement  :  il  sera  meilleur  de 
n'aborder  cette  partie  ardue  que  dans  une  autre  série  de  leçons.  J'avoue 
d'ailleurs  que  sur  ce  point  je  ne  suis  pas  aussi  ferme  que  sur  les  autres. 

Agréez,  Monsieur,  l'assurance  de  mon  respect  et  mon  dévouement.  Leche- 
valier. 

(i)  Transon  de  son  côté  insistait  beaucoup  auprès  des  Saint-Simoniens  avec 
lesquels  il  était  resté  en  correspondance  pour  qu'ils  étudiassent  Fourier  :  il 
écrivait  à  Aglaé  Saint-Hilaire  :  (i/i  mars)  je  vous  invite  toujours  à  étudier 
Fourier  j  parce  que  je  n'ai  pu  en  une  heure  vous  le  Faire  comprendre  ce  n'est 
pas  une  raison  à  donner...  Mais  encore  une  fois  au  nom  de  Dieu  et  dans  l'in- 
térêt de  ceux  que  vous  aimez  rendez-vous  un  peu  compte  de  ce  que  c'est  que 
Fourrier  (sic). 

(2)  Cinq  leçons  sur  l'art  d'associer,  ou  réfutation  du  Sainl-Simonisme  au 
moyen  de  la  théorie  sociétaire  de  Ch.  Fourier. 

«  Ces  leçons  ont  été  écrites  dans  toute  la  première  chaleur  de  mon  enthou- 
siasme par  la  science  d'association.  Elles  appartiennent  à  un  moment  de  crise 
intellectuelle  où  je  brisais  en  mille  pièces  le  fallacieux  système  au  moyen  duquel 
le  Saint-Simonisme  voulait  confisquer  à  son  profit  la  liberté  et  le  progrès  de  l'es- 
prit humain.  En  détrônant  l'usurpation  et  réintégrant  dans  tous  ses  droits  de 
supériorité  et  d'initiative  celui  qui,  dès  1808,  avait  produit  une  théorie  homo- 
gène et  compacte,  je  remplissais  un    double   devoir  pour   lequel  je  n'ai  aucune 


—  207  — 
publiées    par    livraisons,    puis    réunies    en    volume    en 
i832)(i). 

Le  Phalanstère  (t.  I,  p.  a^)  déclarait  que  «  les  leçons 
reprendraient  mais  que  Touvrage  ne  serait  plus  publié 
en  livraisons.  «  La  publication,  ajoutait-il,  trop  dispen- 
dieuse et  trop  hâtive,  ne  nous  a  été  utile  que  pour  le 
temps  où  les  idées  de  M.  Fourier  n'avaient  pas  encore 
d'organe  périodique  et  tant  que  le  saint-simonisme  avait 
conservé  le  sien.  »  Mais  l'interruption  qui  devait  d'ail- 
leurs être  de  courte  durée  se  prolongea,  Jules  Lecheva- 
lier  ayant  dû  s'occuper  d'organiser  le  journal  et  de  pré- 
parer la  fondation  de  la  société. 

Ces  leçons  furent  faites  «  devant  un  assez  nombreux 
auditoire  »  et  furent  suivies  spécialement  par  des  Saint- 
Simoniens.  C'est  d'ailleurs  à  eux  qu'elles  étaient  desti- 
nées; Lechevalier  déclare  qu'il  les  entreprenait  surtout 
pour  attaquer  les  solutions  proposées  par  le  saint-simo- 
nisme (2).  Elles  paraissent  avoir  eu  le  plus  grand  succès. 
Gabet  et  Muiron,  ainsi  que  presque  tous  les  amis  de  Fou- 
rier, étaient  enchantés  de  leur  nouvelle  recrue.  «  J'ai  reçu 
vos  deux  leçons  qui  ont  rempli  mon  attente,  car  connais- 
sant le  talent  oratoire  de  M.  J.  Lechevalier,  je  m'atten- 
dais à  être  pleinement  satisfait...  Mais  ce  qui  est  pour 
vous  d'un  grand  intérêt,  c'est  que  pour  bien  se  pénétrer 
de  votre  magnifique  système,  il  faut  en  répéter  les  leçons 


rrcolupense  à  ileiiuinder  ;  ni:iis  les  causes  de  ce  cliangemeut  auraienl  dû  empê- 
cher qu'on  impulùl,  chez  moi,  à  une  inobUilé  capricieuse  et  inconséquenle,  ce  qui 
était  un  pas  de  plus  et  un  degré  plus  avancé  dans  une  même  route  où  beaucoup 
sont  restés  en  chemin.  »  Sommaire  erplicatif,  pages  xiv  et  xv. 

(i)  (Eludes  sur  la  science  sociale.  Cet  ouvrage  donnait  pour  hi  première 
fois,  sous  une  forme  acccssihle  à  tous,  un  ex|iosé  mélhodi(|ue  de  hi  doctrine 
de  Fourier  ;  réédité  en  i83^,  mais  épuisé  depuis  lon|;temps,  souvent  rede- 
mandé.) Toutefois,  J.  Leclievalier  avait  déjfagé  la  réimpression  de  ses  leçons 
de  beaucoup  de  détails  et  de  controverses  qui  n'avaient  d'intérêt  qu'an  point 
de  vue  polémique  «  qui  avaient,  dit-il,  leur  ii|i|i(iiluiiilé  en  1(S3:!  mais  claicnl 
aujourd'hui  sans  valeur  ». 

(:i)  «  J'ai  attaqué  écrivait-il  le  i3  (léccuibrc  iS'A:>.  bien  rudement  la  l'amillc 
saint-slmonienne.  (^e  sont  les  prin<'i|)es  ([uc  j'ai  atlaqués  et  non  pas  les 
hommes.  » 


-  ^-9«  - 
clans  lo  siloii(!(î  du  cahiiiel,  et  si  votre;  aiidiloiicî  est  noiu- 
])rcux,  1(!  débit  (!n  doit  èlr-e  considérable  »  ((jabel).  Miii- 
i-on  (i'-'  mai  iH'.\'.>.)  ii'élait  pas  moins  enthousiaste  :  «  Le  livre 
de  Jules  m'est  parvenu  hier;  on  ne  j)eut  mieux  dire  ni 
mieux  faire.  J'ai  été  enchanté  ;  je  suis  coulent  môme  de 
ses  réserves,  de  ce  (ju'il  ne  se  présente  point  comme 
admettant  tout.  11  o.sl  bien  positivement  dans  la  bonne 
voie,  il  écrit  à  ravir...  »  El  dans  une  autre  lettre  :  «  Les 
leçons  de  Jules  font  merveille  ici  »  (à  Clarisse  Vigoureux, 
lo  mars  1882).  Seul,  Gréa  n'était  pas  dithyrambique  et  ne 
partageait  pas  Tenthousiasme  général.  «  Gréa  m'a  écrit 
(jue  le  bel  orateur  parle  très  bien  mais  (pi'il  est  long  et 
qu'il  y  a  troj)  de  vague  dans  ses  discours,  (pi'on  sent  trop 
qu'il  ne  connaît  pas  à  fond  ce  (|ii'il  professe  »  (Muiron  à 
C.  Vigoureux,  10  mai  1882). 

A  la  vérité,  ces  leçons  écrites  avec  verve,  011  Lechevalier 
exposait  le  duel  entre  les  doctrines  de  l'école  saint-simo- 
nienne  et  de  l'école  sociétaire,  avaient  le  tort  de  déve- 
lopper peut-être  trop  exclusivement,  sous  leur  aspect 
métaphysique,  les  principes  de  Fourier  (1).  Il  se  tenait 
peut-être  un  peu  trop  sur  le  terrain  de  l'abstraction (2). 

Il  est  bien  certain  néanmoins  que  l'influence  person- 
nelle de  J.  Lechevalier  sur  la  propagande  fouriériste  fut 
énorme.  «  Ses  leçons,  écrit  Pellarin,  contribuèrent  beau- 
coup à  dissiper  les  idées  saint-simoniennes.  »  Il  apporta 
d'ailleurs  dans  son  nouveau  rôle  avec  son  talent  d'expo- 
sition, sa  clarté,  sa  forme  incisive,  sa  «  dialectique  fine  et 
puissante  »  (Pellarin),  une  activité  plus  grande  (3)  encore 


(1)  L'Ii  li'otliii-tioii  ;ni  Phalanslcre  qui  est  duc  à  la  plume  de  Leclievalier  a 
un  caractèio  -"ULMuent  plus  pratique 

(2)  Je  Youdr;:  pouvoir  vous  montrer  Imiiiédiateinent  ce  qu'il  y  a  de  social, 
de  vraiment  réalisable  dans  les  vues  de  M.  Fourier.  Mais  par  la  nature  de  vos 
préoccupations  el  par  les  liabiludes  de  votre  esprit  qui  sont  beaucoup  plus 
scientifiques  c|U(ï  les  hommes  à  sympathie  ne  les  croient,  je  suis  oblijjé  encore 
aujourd'hui  de  me  tenir  exclusivement  sur  le  terrain  de  l'abstraction...  Séance 
du  7  février  i832. 

(3)  «  Je  sais,  actif  ami,  que  vous  vous  surpassez  dans  le  saint  courtage.  Succès, 
succès,  succès,  vous  en  méritez  tant  !  »  Muiron  à  J.  Le  Chevalier  20  juin  1882. 


—  299  — 
que  celle  qu'il  avait  dépensée  au  service  chi  Saint-Simo- 
nisme.  Et  c'est  avec  une  ardeur  pleine  d'allégresse  qu'il 
prêche  le  fouriérisme,  qu'il  organise  lejournal  (i),  qu'il 
prépare  la  fondation  des  sociétés.  «  A  aucune  époque  de 
ma  vie,  écrivait-il  à  Clarisse  Vigoureux  (20  août  1882) 
la  réalisation  n'a  cessé  d'êlre  mon  œuvre  favorite...  La 
meilleure  harmonie  sociale  règne  entre  nous.  Fourier 
est  charmant  depuis  quelques  jours.  Abel  et  Victor  s'ai- 
ment et  se  conviennent  et  moi  je  m'entends  très  bien 
avec  eux,  ma  position  pécuniaire  est  tout  à  fait  changée 
et  me  permet  enfin  de  travailler  au  Phalanstère  d'une 
manière  tout  à  fait  désintéressée.  « 

Son  zèle,  la  publicité  qui  s'était  attachée  à  son  nom,  et 
sans  doute  aussi  les  sympathies  dont  il  était  entouré, 
amenèrent  au  l'ouriérisme  de  nombreux  Saint-Simoniens. 
Beaucoup  de  ces  derniers  qu'il  avait  convertis,  et  qui 
lui  en  avaient  conservé  des  sentiments  d'affection  et  de 
reconnaissance,  le  suivirent  dans  son  évolution  et  on  peut 
dire  ([u'il  entraîna  avec  lui  une  grande  partie  des  débris 
du  Saint-Siinonisme  en  déroute.  Toutcom[)le  fait,  il  eut, 
dans  la  constitufion  de  l'école,  le  rôle  le  plus  aclil".  Jus- 
qu'alors la  propagande  de  la  doctrine  de  Fourier  avait  été 
très  peu  importante  et  même  nulle.  Fendant  28  ans,  pri- 
vée de  journal,  elle  avait  été  seulement  renfermée  dans 
les  livres  de  Fourier  qui  rebutaient,  et  dans  ceux  de 
Muiron  (qui  était  depuis  i8i4  son  disciple),  lesquels 
étaient  méconnus.  La  |)resse,  sauf  ((uelques  très  rares 
journaux,  n'en  avait  pas  soufflé  mot.  Des  tentatives  nom- 
br(;uses  avaient  pourtant  été  faites  auj)rès  des  publi- 
cistes  et  des  principaux  journaux  pour  obtenir  un  examen, 
une  critique,  ou  tout  au  moins  un  résumé  ou  une 
annonce.  Mais  ces  démarches  avaient  été  infructueuses, 
et  on  peut  dire  que  pendant  28  ans  la  doctrine  n'avait  pas 
gagné  un  pouces  do  terrain  dans  le  domaine  de  la  publi- 
cité.   Ce    n'est  (|u'à    partir   de   i88i>,     loi'S(|ue    Fourier  a 

(i)  Il  en  (lc\iiU  dlreclfiir  le  ^^■.>.  iinvemi)re   i8,Sa. 


—  3<»o  — 

recueilli  iin(!  paiiie  des  déhi-is  du  naufrage  sainl-siino- 
nien,  que  sa  doeliiuc,  entre;  en  pit^ine  aclivilé  et  en  pl(;ine 
propagation,  cl  que  daleiil  les  prcmiei-s  succès  d(;  l'écolcî 
sociétaire,  (^esl  suiloul  a  .1.  Lcclievalier  cpTelie  les 
doit. 

«  11  y  a  dix  ans,  lui  écrit  luilx-rt —  que  la  théorie  des 
quatre  moiwemenls  était  pour  moi  un  sujet  de  rire  et  de 

plaisanterie grâce  h  vous,  j'y  vois   à  présent  un  des 

ouvrages  les  plus  étonnants  qui  soient  sortis  d'un  cer- 
veau humain.  Il  avait  besoin  d'être  traduit  et  commenté. 
^^ous  vous  êtes  chargé  de  (;e  l'ôle  ingrat  et  vous  vous  en 
êtes  acquitté  avec  le  talent  dont  vous  avez  déjà  donné 
tant  de  preuves.  »  Lyon,  16  août  1882.  Inibert  à  Jules  (i). 

L'inaptitude  de  Fourier  à  exposer  sa  doctrine  était  en 
effet  remarquable.  Julien,  directeur  de  la  Revue  encyclo- 
pédique, qui  «  connaissait  depuis  longtemps  M.  Fourier» 
et  appréciait  tout  le  mérite  de  ses  travaux  «  sentait  qu'il 
avait  besoin  de  s'associer  des  interprètes  et  des  propa- 
gateurs pour  populariser  sa  docrine,  la  rendre  facile- 
ment intelligible  et  immédiatement  pratique  »  [Lettre  à 
J.  Lechevalier,  18  juin  1882]. 

Ces  propagateurs  et  ces  interprètes  il  les  trouva 
dans  Jules  Lechevalier,  Transon  et  aussi  dans  Consi- 
dérant qui  furent  pour  lui  des  auxiliaires  très  dévoués, 
et  qui  eurent  le  mérite  de  chercher  dans  leur  propagande 
à  attirer  l'attention  sur  les  moyens  d'association  de  Fou- 
rier et  sur  ce  qui  parmi   ceux-ci   paraissait   d'une    utilité 

(i)  Béranger  écrit  :  «  M.  Jules  Leclievalier  dans  un  cours  public  a  expliqué 
et  propag'é  les  idées  de  M.  Charles  Fourier,  et  sans  lui  peut-être  ne  saurions 
nous  pas  encore  ce  que  l'inventeur  a  entendu  par  Phalanstère  (groupe,  fonc- 
tions attrayantes)  etc..  et  il  ajoute  :  «  Sans  M.  Leclievalier  et  Transon  j'au- 
rais été  condamné  à  ne  pouvoir  me  rendre  compte  de  la  portée  scientifique  de 
son  œuvre.  » 

Danrio  écrivait  à  Muiron  :  vous  savez  que  la  doctrine  de  Fourier  n'est  entrée 
réellement  dans  le  monde  que  par  les  efforts  de  J.  LC.  Et  Eugénie  Niboyer 
écrivait  à  Jules  :  Maçon,  iG  juillet  1882  :  «  Toutefois,  il  (Fourier)  est  bien 
heureux  d'avoir  un  vulgarisateur  tel  que  vous  ;  cela  le  fait  marcher  à  pas  de 
géant  et  je  ne  doute  pas  que  vous  fassiez  des  prosélytes  partout  où  vous  irez 
faire  entendre  une  parole  dont  l'esprit   et  le  cœur  sont  également  satisfaits.  » 


—  3oi  — 

incontestable  et  d'une  application  immédiate.  Mais  Leche- 
valier  déploya  une  telle  activité  et  un  tel  zèle  que  beau- 
coup de  gens  le  considéraient  comme  le  chef  de  l'école 
fouriériste  (i).  L'activité  de  Transon  fut  moins  grande. 
Néanmoins  le  simple  Écrit  eut  du  succès  auprès  des 
Saint-Simoniens.  Borel  et  Rességuier  le  trouvaient  «  très 
bien  (2)  ».  Il  faut  de  plus  signaler  qu'il  écrivit  en  février  et 
en  mai  1882  dans  la  Revue  Encyclopédique  de  Jean  Rey- 
naud  dont  il  avait  été  l'initiateur  au  Saint-Simonisme  et 
qui  sans  admettre  les  vues  fouriéristes  avait  pourtant 
consenti  à  leur  prêter  le  concours  de  sa  publicité  une 
exposition  succincte  de  la  théorie  sociétaire  qui  était  regar- 
dée par  Fourier  comme  la  meilleure  analyse  qu'on  ait 
donnée  de  son  système,  et  dans  lequel  l'auteur  cher- 
chait à  donner  un  aperçu  des  éléments  de  la  science 
sociale  et  à  en  présenter  les  principales  applications. 
Cette  exposition  résumée  delà  théorie  sociétaire,  claire, 
élégante  et  précise  est  restée  dit  Pellarin  «  l'une  des 
meilleures  qu'on  ait  faite  (3)  ». 

Il  faut  d'ailleurs  ajouter  que  si  Lechevalier  et  Transon 
montraient  beaucoup  de  zèle  dans  la  propagation  de  la 
doctrine,  les  nouveaux  convertis  ne  restaient  pas  inac- 
tifs. Lautour  écrivait  à  J.  Lechevalier  :  «  Je  vous  pro- 
mets autant  de  zèle  que  j'en  déployais  pour  la  propaga- 
tion du  Saint-Simonisme,  car  celui-là  s'étendit  autant 
que  mes  forces  et  les  occasions  le  permirent.  )>  Et  Eugé- 
nie Niboyet  :  «  Pour  moi  qui  ai  suivi  de  très  loin  et 
longtemps  la  môme  route  (|ue  vous,  disposée  à  l'œuvre 
nouvelle,  vous  me  trouverez  prête  quand  ma  participa- 
tion pourra  vous  être  utile  ;  déjà  j'ai  fait  un  bon  usage 

(i)  Voir  l^V.iiKARi,  L'école  de  [•'ourier.  Reouc  des  Deux  Mondes,  i'""  iioùt  i8/|5. 

(2)  IjCtti'C  (le  Borel  26  octobre  i833.  Et  le  S;iint-Siiiioiiien  Boiir^yi'ois,  arclii- 
Iccte  h  I^;i[[iiy,  écrivait  iui  fouriériste  Rudes  aroliiti'clc  à  Paris  :  «  J'ai  enfin  la 
l)rocliiire  de  Transon.  I']lle  esl  fort  bien  ;  mais  elle  ne  donne  qu'une  idée  tout 
à  lait  imparfaite  de  l'Oiiricr.  (loinnie  elle  est,  elle  est  eependani  indispensable 
pour  coniniencer  avi^c  fruit  la  lecture  de  l'Ourler.    » 

(3)  Transon  avait  été  désijjné  coninie  [féi'anl  du  journal,  l'.l  il  l'einplit  ,\ 
{J(jn(lé-sur-Yes(fres  les  lonetions  (riujn'nicur. 


—  3o:i   — 

des  joui'iiaiix  et  des  livres —  je  eompte  vous  amener 
M.  Arles,  jeune  Sainl-Sinionien  très  distingué,  ri(;lie  et 
(jui  habite  I^yon il  n'a  jamais  été  hiérarchisé  dans  la  doc- 
trine, c'est  un  avantage  pour  porter  la  nouvelle  parole.... 
Je  vais  tâcher  d'enrégimenter  mes  sœurs  que  j'ai  ren- 
dues saint-simoniennes  zélées  et  je  me  trompe  fort  ou 
elles  vous  seront  un  jour  acquises  ».  E.  Nihoyet  [à 
J.  Lechevalier,  iG  juillet  iSSa].  «  Soyez  assuré,  écrivait- 
elle  (sans  date)  (|u'à  Lyon  el  à  Màcon  nous  ferons  tout 
ce  qu'il  sera  humainement  possible  de  faire  pour  servir 
une  cause  qui  est  aussi  la  notre.  » 

11  faut  reconnaître  d'ailleurs  que  Fourier  ne  facilita 
pas  la  lâche  de  ses  disciples.  Les  diatribes  violentes 
et  les  injures  qu'il  avait  lancées  contre  les  Saint-Simo- 
niens  et  continuait  de  lancer  presque  chaque  jour  contre 
eux  dans  le  Phalanstère  portèrent  un  grand  préjudice 
à  la  propagande  de  la  doctrine.  De  nombreux  Saint- 
Simoniens,  qui  ne  voyaient  pas  d'un  mauvais  œil  les 
doctrines  de  Fourier  et  qui,  à  moitié  détachés  du  saint- 
simonisme,  les  auraient  volontiers  étudiées,  en  étaient 
empêchés  par  l'indignation  réelle  qu'ils  éprouvaient  de 
l'attitude  de  ce  dernier  vis-à-vis  des  Saint-Simoniens.  «  Ce 
que  Fourier  a  écrit  contre  eux  est  infâme  et  m'a  profon- 
dément indigné,  s'écriait  Gérardin  »  (Besançon,  28  juil- 
let 1882).  Les  plus  modérés  pensaient  avec  Lautour, 
vétérinaire  à  Laigle,  «  que  l'auteur  de  la  théorie  des  qua- 
tre mouvements  supposait  aux  Saint-Simoniens  des  torts 
qu'ils  n'avaient  réellement  pas  »  (Sans  date.  Lettre  à 
J.  Lechevalier).  D'autres,  comme  Rességuier,  sou- 
riaient de  la  rage  violente  de  Fourier  :  «  ...  Fourier  nous 
amuse  beaucoup  par  sa  rage  atrabilaire  contre  le  saint- 
simonisme  et  les  Saint-Simoniens.  Il  nous  fait  passer  des 
moments  assez  gais  ;  cet  homme  sent  instinctivement 
que  malgré  la  crise  qu'il  subit,  le  saint-simonisme  est 
encore  puissant.  11  a  raison,  mais  il  a  tort  de  s'en  dépi- 
ter. Cela  ne  changera  rien  au  cours  des  événements  » 
(Lettre  à  Jules). 


—  3o3  — 

La  scission  des  Saint-Simoniens  et  la  désagrégalion 
de  la  doctrine  n'avaient,  en  effet,  pas  désarmé  Fourier 
qui  répétait,  en  les  aggravant  dans  ses  articles,  les  inju- 
res de  ses  premiers  écrits.  Cela  gênait,  retardait  ou 
même  empêchait  les  conversions.  «  Il  est  un  peu  pénible 
pour  d'anciens  Saint-Simoniens,  qui  sont  justement  les 
hommes  les  plus  disposés  à  vous  comprendre,  d'enten- 
dre anathémiser  si  fort  les  doctrines  qu'ils  ont  professées 
et  pour  lesquelles  il  ne  leur  est  guère  possible  de  ne  pas 
conserver  une  véritable  affection  »,  écrivait  de  Lyon  le 
i8  juin  1882  Peifferà  Jules.  11  leur  était  douloureux  «  de 
voir  »  des  imputations  de  fourberie  tomber  sur  la  tête 
«  d'hommes  qu'ils  avaient  aimés  et  suivis  »,  et  «  le  saint- 
«  siinonisme  traité  avec  une  rigueur  et  un  mépris  tout  à 
«  fait  injustes.  » 

«  La  lecture  de  votre  journal  que  je  poursuis  avec 
intérêt  m'a  néanmoins  fait  éprouver  déjà  plusieurs  fois 
un  sentiment  bien  pénible.  L'article  intitulé  «  Utopies 
«  du  XIX"  siècle  »  qui  paraît  dans  les  derniers  numéros 
n'a  su  ni  me  plaire,  ni  m'altacher,  ni  me  convaincre  et 
je  ne  puis  vous  dissimuler  que  le  dernier  article  surtout 
a  achevé  de  me  ravir  toute  estime  pour  M.  Fourier  et 
toute  la  confiance  que  j'avais  en  lui...  Est-ce  par  un  lan- 
gage aussi  hostile  qu'on  fait  connaître  les  grands  nova- 
teurs ?  Sans  parler  du  jugement  qu'il  porte  sur  le  saint- 
simonisme  et  les  chefs  de  cette  association  (i)>  qui  est 
logiquement  faux  sous  plus  d'un  rapport,  cette  aigreur 
qu'il  y  exprime,  cet  acharnement  qu''il  y  manifeste  contre 
tout  ce  qui  n'est  pas  lui,  ne  peuvent  que  vous  faire  dou- 
ter de  la  mission  de  M.  Fourier  »  (20  juillet  1882). 

On  reconnaissait  généralement  qu'il  était  vrai  que  les 
Saint-Simoniens  avaient  eu  le  grand  tort  de  repousser 
Fourier,  «  mais  du  moins  ne  |)ouvait-on    leur  reprocher 


(i)  «  M.  b'()url(M'  allaciLie  le  Siiinl-Siiiionismc  sans  lui  reomiiaîtri-  aiicime 
hoiiiK'  (ace  et  mes  opinions  soiil  Idiilc-.  dillV-rfnIcs  »  (I.finov  ne  à  Transon, 
lO  juillel    l8oa). 


—  3o/|  — 

celui  d'avoir  avili  (!l  li-aîiié  dans  la  lange  ceux  qui  dif- 
féraient d'opinion  par  leurs  principes  et  leurs  sentiments. 
Au  contraire,  écrivait  Fanny  Sclimalzigang,  «  ce  qui 
«  m'attache  à  eux,  c'est  surtout  un  esprit  de  paix  et  de 
«  conciliation  envers  tous  les  partis  et  tous  les  indivi- 
«  dus.  »  Et  comme  Brisbane,  elle  reprochait  à  Fourier 
«  son  principe  d'exclusivité  »  (Cfr.  Lettre  de  Brisbane 
à  Lechevalier,  juin  i83y).  Les  plaintes  sur  ce  point,  et  je 
n'en  cite  c|ue  quelques-unes  au  hasard,  sont  unanimes, 
et  il  est  liors  de  doute  que  l'attitude  de  Fourier  nuisait 
aux  conversions.  Ceux  qui  faisaient  de  la  propagande 
pour  lui  s'en  plaignaient.  «  Je  vous  donne  l'adresse  d'un 
M.  Gérault  que  je  connais  de  réputation  seulement.  Il 
désire  l'association  la  plus  prompte  et  la  plus  eiïiéace 
pour  le  bien  des  masses.  La  personne  dont  je  vous  par- 
lais tout  à  rheure  lui  a  annoncé  la  nouvelle  œuvre  de 
Fourier  qu'il  désire  connaître.  Je  vous  invite  à  lui 
envoyer  le  pros[)ectus  et  non  le  dernier  numéro  du  PJia- 
lanstère  qui  pourrait  ne  pas  faire  bon  effet  sur  son  esprit 
saint-simonien  (le  numéro  8)  (Thomas  à  Transon  i8 juil- 
let 1882).  »  Et  PeifFer  écrivait  à  Jules  et  à  Transon  que 
a  peut-être  il  serait  préférable  pour  la  cause  qu'ils  avaient 
embrassée  d'apprécier  le  saint-simonisme  que  de  le 
déprécier  ». 

J.  Lechevalier  s'était  déjà  expliqué  sur  son  attitude,  — 
et  celle  des  fouriéristes  sortis  comn^e  lui  du  saint-simo- 
nisme, —  vis-à-vis  de  la  doctrine,  dans  un  passage  de  l'in- 
troduction du  Phalanstère.  «  Pour  le  fond  des  idées,  écri- 
vait-il, le  i'''  juin  1882,  nous  admettons  la  critique  de 
Fourier  et  la  condamnation  dont  il  frappe  et  la  doctrine 
de  M.  Owen  et  celle  des  Saint-Siinoniens.  Mais  sur  plu- 
sieurs points,  nous  accordons  à  ces  derniers  une  valeur 
qui  leur  est  déniée  par  celui  que  nous  servons  comme 
notre  maître  en  science  et  en  association  et  qui  ne  s'ar- 
roge point  pour  cela  la  mainmorte  de  nos  principes  et 
de  nos  sentiments.  »  «  Qu'il  nous  suffise  de  dire  que 
plusieurs  d'entre  nous  sont  sortis  du  saint-simonisme  et 


que  pour  avoir  reconnu  la  supériorité  et  l'antériorité  là 
où  elles  sont  éclatantes  et  sans  réplique,  ils  sont  loin  de 
répudier  la  responsabilité  des  premières  paroles  qu'ils  ont 
portées  »  (Le  Phalanstère ,  t.  I,  p.  vi.  L'inlroduction  est 
signée  J.  Lechevalier  et  Y.  Considérant,  membres  de  la 
Commission  de  propagation). 

Il  avail  été  encore  plus  net  dans  son  exposition  aux 
Saint-Simoniens  où  il  avail  déclaré  {?f  séance,  26  février 
1882)  que  le  saint-simonisme  conservait  toujours  à  ses 
yeux  une  grande  importance.  «  Les  principes  généraux 
de  la  foi  sociale  et  religieuse  de  tous  ces  hommes  sont 
encore  les  miens.  Toujours  association,  Ijberté,  pro- 
grès ;  en  adoptant  les  vues  de  M.  Fourier,  je  suis  per- 
suadé de  n'avoir  fait  qu'étendre  et  préciser  la  signification 
de  ces  grandes  idées  qui  sont  la  vie  de  notre  siècle.  Loin 
de  vouloir  détruire  le  saint-simonisme,  je  cherche  à  sau- 
ver ce  qu'il  a  de  vraiment  bon,  je  cherche  à  le  pousser 
dans  les  conséquences  extrêmes  de  son  dogme  favori  en 
lui  faisant  faire  un  progrès  qui  en  ce  moment  de  disso- 
lution doit  être  une  transformation  ladicale.  »  P.  182, 
7861,  Br.  9(1). 

Les  protestations  unanimes  des  Saint-Simoniens  bles- 
sés par  les  attaques  de  Fourier  décidèrent  Lechevalier 
et  Transon  à  désavouer  formellement  et  publiquement 
Fourier.  Déjà,  au  cours  de  la  3"  séance  (du  26  février 
1882),  Fourier  ayant  pris  la  parole  suivant  son  usage 
pour  expliquer  certains  points  spéciaux  de  la  doctrine, 
avait  entremêlé  et  parsemé  son  discours  de  quelques 
critiques  sévères  sur  Saint-Simon  et  sur  ses  disciples; 
Jules  Lechevalier  avait  cru  devoir  s'en  expli(|ucr:  «.J'ai 
besoin  de  vous  dire,  avait-il  dit,  que  je  suis  loin  d'ac- 
cepter les  opinions  de  M.  Fourier  touchant  les  doc- 
trines ou  les  hommes  du  saint-simonisme...  l^a  posi- 
tion de  M.  Fourier  n'est  point  la  même  que  la  mienne. 
11  est,  il  veut  rester  un  homme  sui  generis.  Il  apporte  une 

(i)  Fouric riante  el  Hdint-tSiiiuinisine. 


—  3o()  — 

clo(;lrinc  qu'il  regarde  comme  très  siipéii(>iiic  aux  autres, 
il  critique  sévèromenl  ceux  qui  l'ont  méconnu  et  dédai- 
gné ;  il  proclame  hautement  et  sans  réserve  que  les  Saint- 
Simoniens  n'ont  l'ait  que  des  promesses  et  qu'ils  n'ont  pas 
de  moyens  pour  les  réaliser...  Sur  le  fond,  je  partage  son 
opinion,  et  pour  la  forme  je  l'excuse  parfaitement  ;  car  à 
cet  égard  les  Saint-Simoniens  n'ont  rien  à  revendiquer 
envers  M.  l'ourier  (|uoi(|u'ils  se  prétendent  des  a[)ôtres 
d'amour  et  de  justice...  »  (Le  fouriérisme  et  le  saint- 
simonisme.  r.onférenc^e  de  .1.  Lechovalier,  3*  séance). 

Mais  ces  déclarations  manquaient  encore  de  netteté. 
Elles  ménageaient  la  chèvre  fouriériste  et  le  chou  saint- 
simonien  ;  seulement,  elles  montraient  un  peu  plus  d'in- 
dulgence pour  la  chèvre.  Et  pourtant,  J.  Lechevalier,  au 
cours  de  ses  conférences  sur  le  saint-simonisme,  l'avait 
traité  sans  aucun  ménagement  et  n'avait  pas  été  tendre 
pour  ses  adhérents.  Il  en  reçut  lui  aussi  des  reproches 
nombreux  (i).  «  J'ai  lu  les  leçons  de  Jules...  elles  m'ont 
fait  plaisir,  sauf  le  ton  qu'il  a  pris  à  l'égard  des  Saint- 
Simoniens  (ou  plutôt  des  Enfantinistes),  que  je  ne  saurais 
approuver  même  en  tenant  compte  des  griefs  qu'il  peut 
avoir  contre  eux  »  (Borel  à  Transon,  5  juillet  i832).  Car- 
nau,  Brisbane  écrivaient  la  môme   chose  (2).     Et  Ressé- 

(i)  3<=  séance.  Diraauclie  26  Février  1882.  «  A  la  fin  de  la  3''  séance,  Lam- 
bert, membre  du  collège  de  la  religion  saint-simonienne  s'est  levé  pour  témoi- 
gner de  sa  douleur  et  de  sa  surprise  d'entendre  J.  Lechevalier  attaquer  avec 
chaleur  et  en  termes  peu  relùjieux  des  principes  que  lui-même  avait  naguère 
professés  et  enseignés.  Lambert  a  déclaré  de  plus  que  J.  L.  lui  paraissait  avoir 
oublié  le  Saint-Simonisme  et  qu'il  aurait  l'occasion  de  le  faire  remarquer  dans 
la  discussion  publique  qui  s'engagerait  entre  les  Saint-Simoniens  et  les  partisans 
da  système  de  M.  Fourier...  J.  L.  a  annoncé  qu'il  ferait  appel  à  la  discussion 
publique,  aussitôt  que  ses  leçons  rédigées  et  imprimées  pourraient  présenter  la 
seule  base  solide  sur  laquelle  il  soit  possible  d'asseoir  un  jugement,  la  parole 
fixée  par  l'écriture...  « 

(2)  Carnau  à  Jules  «...  J'ai  lu  vos  vives  attaques  dirigées  contre  le  Saint- 
Simonisme  et  principalement  contre  les  hommes  généreux  qui  sont  à  notre  tête. 
Je  trouve  beaucoup  de  talent  dans  vos  écrits,  mais  aussi  un  peu  de  méchanceté. 
J'aurais  mieux  aimé  entendre  des  paroles  de   conciliation  que  de  critique.  « 

Et  Brisbane.  Lettre  h  Lechevalier,  juin  1882  :  (t  ^  ous  les  attaquez  (ceux 
qui    représentent    le  Saint-Simonisme,  le    parti  d'Enfanlin)  de  temps  en  temps 


—  3o7  — 

guier  désapprouvait  très  nettement  Lechevalier  à  qui 
il  envoyait  même  une  lettre  de  reproches  assez  vifs  : 
«  Vos  écrits  sur  le  saint-simonisme  et  surtout  sur  les 
Saint- Simoniens  étaient  maladroits  et  peu  convenables  ; 
vous  avez  voulu  prouver  le  contraire,  vous  n'y  avez  pas 
réussi  ;  je  ne  comprends  même  pas  votre  aveuglement 
à  ce  sujet;  vous  reconnaissez  une  grande  valeur  à  l'œu- 
que  vous  avez  accomplie  ensemble.  Saint-Simon  est  pour 
vous  un  homme  de  génie.  Vous  déclarez  sans  détour  que 
vous  devez  à  Enfantin  bon  nombre  de  vérités  ;  vous 
avez  même  pris  rengagement  dans  une  lettre  de  conser- 
ver toujours  pour  lui  des  sentiments  de  reconnaissance 
et  d'affection  et  néanmoins  vous  traitez  le  saint-simo- 
nisme comme  le  font  ceux  qui  n'y  ont  jamais  vu  que  des 
folies,  et  l'homme  dont  je  vous  ai  vu  solliciter  la  bien- 
veillance et  les  faveurs,  celui  que  vous  avez  nommé  long- 
temps votre  père  et  qui  l'était  en  effet,  vous  le  traitez 
avec  injustice,  légèreté,  aigreur  et  mépris,  et  vous  vou- 
driez encore  légitimer  votre  conduite.  Jules,  cela  devient 
ditlicile.  »  Ces  reproches  furent  sans  doute  sensibles  à 
J.  Lechevalier  car  il  devint  bientôt  plus  réservé  et  parla 
du  saint-simonisme  et  des  Saint- Simoniens  en  termes 
plus  mesurés.  Il  reconnut  môme  dans  une  lettre  à  Lau- 
tour  que  Fourier  supposait  aux  Saint-Simoniens  des 
«  torts  ([u'ils  n'avaient  réellement  pas   ». 

Enfin,  il  fit  paraîti-e  dans  le  Phahinslh'e,  à  la  suite  d'un 
article  sur  les  Saint-Simoniens  intitulé:  Revue  des  uto- 
pies du  xix*^  siècle  (S''  article)  où  Fourier  se  montrait  par- 
ticulièrement violent  (i),  une  note   signée  do    lui  et    de 


avec  fiiiiertunie  ;  voih'i  ce  (jui  me  fait  de  la  peine.  Cola  montre  cralxud  qu'il  y 
a  un  principe  d'exclusivité  (juelque  pari  chez  vous,  etd'ailleurs  iLnl-'anlin  et  ceux 
qui  sont  avec  lui  travaillent  sans  aucun  doute  avec  la  plus  grande  purelé  de 
sentiment  pour  le  plus  çrand  des  buts  (jui  esi  aussi  le  \ôlre,  qui  est  celui  do 
l'iuimunité  ;  vous  dill'ére/.  en  détails  de  systèmes.  Mais  le  parti  d'I^nfaiitin  a 
le  bon  sens  de  ne  pas  attaquer  les  autres.  » 

(i)  Voici  ce  que  i'^ourier  y  écrivait:  «  Mais  leurs  clioFs,  au  lieu  de  spéculer 
sur  l'ai't  (l'associer  des  masses  de  i  boo  à  2  ooo  personnes  en  travaux  de  culture, 
ménajjeet  fabrique,  n'étaient  préoccupés  {[uc  de  cette  utopie  reli(;ionnaire  dans 


—  3o8  — 

Transon  dans  laquelle  ils  protestaient  eontre  les  termes 
de  Tarticle  de  Fourier  (i)  ».  Celle-ci    est  beau('oii|)  plus 

laquelle  ils  ont  persisté  jusqu'au  bout.  Il  eût  ('■!('•  curnniode  à  eux  de  se  dislri- 
buer  des  prélatures,  des  archevâclics  simoniens  ;  ce  projet  perçait  daus  toute 
leur  tactique,  ils  voulaient  çrelîer  le  jésuitisme  sur  le  jacobinisme  ;  car  ils  se 
disaient  triblks  ;  ces  prétentions  n'étaient  qu'un  vacarme  étudié  pour  attirer 
la  foule  par  une  teinte  d'orijrliiaiité,  de  romantisme,  de  grandiose  démocratie.,. 
—  ...  Ils  flattaient  les  femmes  pour  mettre  à  profit  l'influence  du  sexe  en  intri- 
gues de  schisme  religieux...  —  ...  11  n'existe  dans  la  politique  des  Saint-Simo- 
niens  qu'une  seule  utopie  celle  de  renverser  la  religion  chrétienne  et  de  l'in- 
troniser à  sa  place  ;  amener  à  eux  les  donations  qui  dans  la  France  catholique 
s'élèvent  à  l\  millions  par  an,  et  se  former  une  église  bien  dotée,  bien  pour- 
vue... (p.  66).  —  ...  C'était  un  aliment  qu'on  donnait  au  vulgaire,  un  os  à 
ronger,  [l'abolition  de  la  propriété,  la  distribution  des  revenus,  etc...]  — 
...  Un  grain  d'analyse  suffit  à  la  faire  crouler  [la  doctrine  saint-simonienne] 
comme  un  château  de  cartes.  Sur  quoi  repose-t-elle?  Sur  la  prétention  de  tout 
prendre,  tout  envahir,  l'autorité,  les  revenus,  les  propriétés  et  mêmes  les  fem- 
mes :  un  congrès  de  cosaques  et  de  bédouins  n'aurait  pas  mieux  opiné.  —  Les 
hyperjésuites  (c'est  le  vrai  nom  des  chefs  saint-simoniens).  —  ...  Le  projet 
d'une  nouvelle  religion  qui  aurait  nanti  ses  chefs  de  bonnes  prélatures.  — 
Quel  est  donc  le  «  vice  »  de  cette  doctrine,  et  de  celle  d'Owen  ?  «  Toutes 
deux  ont  empêché  l'examen  et  l'essai  de  la  vraie  théorie  sociétaire,  elles  ont 
favorisé  la  pliilosophle  obscurante,  qui  redoutant  une  invention  de  l'art  d'as- 
socier, machine  en  secret  pour  étouffer  ma  découverte,  et  accrédite  sous  le  nom 
d'association  cent  jongleries  scientifiques,  afin  de  dégoûter  de  la  chose  par 
abus  du  mot  et  de  détourner  toute  recherche  exacte  sur  ce  problème,  le  seul 
important,  l'unique  planche  de  salut  pour  les  riches  et  les  pauvres  ».  Fourier 
reconnaît  d'ailleurs  ce  leur  vogue  passagère  »,  mais  «  Le  Saint-Simonisme  est 
une  bulle  de  savon  brillante  qu'une  chiquenaude  fait  évanouir.  »  —  «  Eux- 
mêmes  ne  croient  pas  un  mot  de  leur  doctrine,  qu'ils  ont  fort  bien  nommée 
transitoire,  car  elle  varie  comme  la  girouette.  »  —  Cosaques  dans  toute  leur 
carrière  dogmatique,  ils  n'ont  jamais  eu  une  idée  de  leur  crû,  tout  est  d'em- 
prunt chez  eux  ;  ils  n'ont  eu  que  l'art  des  rhapsodes  et  arrangeurs.  Ils  ont 
pris  de  ma  théorie  beaucoup  de  pierres  d'attente,  comme  l'idée  d'armées  in- 
dustrielles, abolition  de  la  guerre  et  de  l'aumône...  —  Le  caractère  le  plus 
visible  de  leur  secte  est  l'incapacité  en  fait  d'invention;  stériles  en  ce  genre, 
ils  ont  bonne  grâce  à  s'ériger  en  juges  suprêmes  de  toutes  les  capacités,  eux 
qui  nient  la  mienne  en  invention  (p.  68).  —  On  prétend  qu'ils  ont  donné  à 
l'oyjinion  une  Impulsion  qui  favorise  ma  découverte,  et  que  je  leur  en  dois  de 
la  gratitude  :  ils  ont  au  contraire  donné  la  direction  la  plus  vicieuse  en  ren- 
forçant les  antiques  préjugés  qui  supposent  la  providence  limitée,  Incomplète, 
impuissante,  et  qui  placent  la  voie  du  progrès  dans  l'attaque  des  gouvernements, 
des  religions  et  de  la  propriété,  au  lieu  de  spéculer  sur  la  réforme  des  quatre 
industries,  culture,  fabrique,  ménage  et  commerce  (p.  69). 

(i)  Après  avoir  vainement  essayé  de  ramener  M.  Fourier  à  de  meilleures 
dées  sur  la  doctrine  saint-simonienne  et  sur  la  personne  de  ses  chefs,  nous 
croyons  devoir  déclarer  en  notre   nom  comme    en  celui  de   tous    les  saint-simoniens 


—   nof)  — 

nette  :  elle  contient  un  désaveu  formel  de  Fourier,  et 
indique  avec  beaucoup  de  précision  les  divergences  de 
vues  qui  existaient  déjà  entre  ce  dernier  et  ses  disciples 
(Phalanstère,  19  juillet  1882). 

En  tous  cas  elle  reçut  le  meilleur  accueil  et  fit  une  excel- 
lente impression  :  «  J'ai  vu  avec  jjien  de  la  satisfaction, 
écrit  Fanny  Schmalzigang,  que  ni  vous  ni  Transon 
n'acclamiez  la  manière  de  voir,  d'agir  et  de  juger  de  Fou- 
rier...  »  (26  juillet  1882).  Et  Peiffer  :  «  Je  vous  remercie 


qui  se  sont  unis  à  nous,  que  nous  n'acceptons  en  aucune  façon  les  termes  de  l'ar- 
ticle (jui  précède.  Comme  appréciation  de  doctrine,  la  critique  de  M.  Fourier 
nous  paraît  bien  inférieure  à  celle  qui  peut  être  faite  au  moyen  de  toutes  les 
grandes  idées  émises  dans  le  Traité  d'association  et  le  Nouveau  Monde  Indus- 
triel. Comme  jugement  sur  les  hommes  et  sur  leurs  intentions  nous  afBrmons 
que  M.  Fourier  est  dans  la  plus  grantle  erreur. 

La  scission  qui  a  éclaté  dans  le  sein  de  l'association  saint-siraonienne,  au 
moment  où  son  mouvement  extérieur  était  le  plus  prospère,  et  quia  eu  lieu  au 
grand  détriment  de  l'aisance  et  du  bien-être  des  chefs  du  Saint-Simonisme 
atteste  bien  évidemment  que  pour  eux  il  s'açiissait  aoant  tout  de  principes  de 
vérité,  de  bien  et  de  mal.  A  ce  titre  de  conscience  et  de  haute  bonne  foi, 
jamais  doclrine  ne  mérita  mieux  le,  nom  de  religion  que  le  Saint-Sinionisme. 
Les  ciiefs,  suprêmes  ou  non,  ont  pu  manifester  des  prétentions  exorbitantes, 
bien  au-dessus  de  leur  valeur  personnelle,  bien  au-dessus  même  de  l'humanité, 
el  à  cet  égard  leur  conduite  envers  AL  Fourier  infirme  honteusement  le 
droit  qu'ils  s'arrogeaient  de  classer  tous  les  hommes  et  de  gouverner  pour  le 
progrès.  Mais  s'ils  ont  été  injustes  envers  M.  Fourier,  celui-ci  le  leur  rend  à 
usure  et  à  outrance.  C'est  un  fait  que  nous  recommandons  à  l'atteatiori  de  ceux 
qui  seraient  tenlés  de  croire  à  V universalité  d'un  homme  quelconque. 

Pour  nous,  ce  n'est  point  i\  ce  que  l'auteur  du  nouveau  monde  industriel 
comprit  ou  ne  comprit  pas  le  Saint-Simonisme  que  nous  avons  attaché  quel- 
((ue  importance.  Il  ne  s'agit  pas  du  tout  en  ce  moment  de  se  bénir  ou  de  se 
glorifier  les  uns  les  autres.  Il  .s'agit  de  mettre  fin  à  la  crise  violente  où  se  trou- 
vent les  Peu|)les,  il  s'agit  de  remédier  le  plus  directement,  le  plus  prompte- 
ment  possible  aux  douleurs  qui  résultent  de  l'état  de  morcellement  et  de  dupli- 
cité en  toutes  relations.  Nous  nous  sommes  ralliés  à  Fourier  parce  qu'il  nous 
présente  pour  ce  but  le  plus  saint  et  le  plus  noble  qu'on  puisse  se  proposer,  des 
moyens  incontestablement  supérieurs  et  incomparablement  plus  faciles,  plus  sensés, 
plus  actuels.  Quant  au  reste,  nous  prions  de  noter  une  fois  pour  toutes  que 
nous  faisons  les  plus  larges  réserves.  Lorsqu'on  cherche  à  nous  rendre  solidaires 
de  ce  qu'on  tionve  d'amer  et  de  faux  dans  les  critiques  de  M.  Fourier  sur  tous 
les  partis  el  sur  toutes  les  opinions,  nous  croyons  que  l'on  doit  nous  savoir  gré 
de  sacriliii-  ainsi  quelques  sentiments  personnels  aux  grands  intéiêts  de  l'Iiu- 
manité  (|ui  nous  sont  encore  plu.;  chers. ..  Signé  :  Jules  Lcchcvalicr,  \bcl 
Transon. 


—  3io  — 

des  explications  que  vous  m'avez  données  dans  votre 
dernière  lettre  et  je  vois  avec  plaisir  que  vous  avez  com- 
pris combien  il  est  pénible  de  voir atta(|uer  avec  rigueur 
et  sans  ménagement  des  doctrines  que  Ton  a  propagées 
soi-même  »  (Juillet  1882).  Rességuier  lui  aussi  le  félici- 
tait lui  et  les  fouriéristes  «  de  bien  bon  cœur  d'avoir 
enfin  abandonné  ce  ton  d'aigreur,  de  malveillance  qui 
les  avait  trop  longtemps  dominés  et  qui  n'était  pas  pro- 
pre à  attirer  à  eux  ». 


CHAPITRE  X 
L'état  d'esprit  des  Saint-Simoniens  convertis. 


L'efFet  de  la  propagande  extrêmement  active  de  Jules 
Lechevalier  et  d'Abel  Transon  ne  tarda  pas  à  se  faire 
sentir.  Quoi  qu'en  dise  M.  G.  Weill,  les  conversions  au 
fouriérisme  furent  nombreuses  dans  les  rangs  saint-simo- 
nieas(i)  à  partir  du  mois  de  mai  1882  ;  je  dirai  même  que 
c'est  presque  uniquement  dans  les  rangs  saint-simo- 
niens  qu'elles  eurent  lieu.  Les  disciples  de  Fourier  et  ce 
dernier  lui-même  le  reconnaissaient  d'ailleurs  et  dans 
une  note  du  Phalanstère  précédant  la  publication  d'une 
lettre  d'Amédée  Paget,  on  peut  lire  la  déclaration  sui- 
vante :  «  11  faut  le  dire  à  la  louange  des  hommes  qui  se 
montrent  fidèles  au  principe  du  progrès  et  de  l'amélio- 
ration effective  des  classes  pauvres  (2)  :   Presque  toutes 

(i)  Le  Phalanstère,  p.  55.  Le  5  juillet  1802,  le  Phalanstère  écrit  trioniplia- 
lenieiit  :  «  Ine  fois  désabusés,  bon  nombre  de  Saint-Simoniens  sont  venus  re- 
trouver parmi  nous  d'anciens  amis  dont  ils  n'avaient  pas  d'abord  compris  les 
avertissements,  et  ils  reconnaissent  dans  M.  Fourier  l'homme  qui  semble  destiné 
à  résoudre  au  profit  de  la  liberté  et  par  des  moyens  tout  à  fait  inoffensifs  de 
grandes  questions  qui  d'autre  part  n'(jnt  été  encore  que  soulevées  avec  fracas  et 
même  fort  mal  posées.  » 

(2)  ^  oir  Revue  îles  utopies  du  XIX"  siècle.  5^  article.  Les  Saint-Simoniens. 
...La  masse  des  Saint-Simoniens,  écrit  Fourier,  ne  connaissait  point  le  plan 
des  chefs;  elle  avait  de  très  bonnes  intentions;  nous  en  avons  chaque  jour  la  preuve; 
surtout  dans  les  provinces,  ils  se  réunissent  franchement  à  nous,  et  écrivent  :  «  iSous 
voyons  que  vous  avez  un  procédé  neuf  pour  réaliser  le  mécanisme  sociétaire 
que  d'autres  nous  promettaient  sans  moyen  de  l'établir,  sans  aucun  ressort  pour 
aller  au  hul,  au  quadruple  produit  et  à  l'industrie  attrayante.  »  t'n  tel  langage 
prouve  ((ue  ceux  qui  se  i-allient  à  nous  ont  l'intention  sincère  d'agir,  de  ne  pas 
perdre  des  années  en  prédications  qui  ne   réalisent  rien,  l'âge  00. 


—    3l2    — 

nos  adhésions  nous  viennent  de  personnes  qui  avaient 
naguère  étudié  et  en  partie  embrassé  le  Saint-Sinionisnie, 
adoptant  le  but  mais  faisant  pour  l'avenir  de  grandes 
réserves  quant  aux  moyens  proposés.  » 

C'est  surtout  parmi  les  officiers  —  ceux  du  génie  ou 
de  l'artillerie  —  et  aussi  dans  le  corps  des  ingénieurs  des 
ponts  et  des  mines  (|ue  l'école  fit  la  plupart  de  ses 
recrues  les  plus  sérieuses  (i).  J.  Lechevalier  se  félic^ilait 
pour  l'avenir  de  la  doctiine  que  l'école  ne  renfermât 
aucun  littérateur  ou  pliilosophe,  et  en  eiï'et  elle  n'en 
comptait  aucun,  sauf  lui-même  (2).  On  peut  s'étonner 
tout  d'abord  de  ce  que  le  plus  fantaisiste  et  le  plus  baro- 
que des  sociologues  ait  justement  recruté  presque  tous 
ses  disciples  parmi  des  esprits  formés  aux  dures  disci- 
plines des  sciences  exactes.  Mais  rappelons  que  l'Ecole 
Polytechnique  avait  déjà  été  la  grande  pépinière  de  disci- 
ples pour  le  Saint-Simonisme  (3)  :  c'est  d'elle  que  lui 
étaient  venus  M.  Chevalier,  Jean  Reynaud,  Fournel, 
Lambert,  les  frères  Talabot,  Transon,  tous  ingénieurs. 
Enfantin  lui-même  était  un  ancien  Polytechnicien.  C'est 
l'esprit  mathématique  (4),  c'est  la  méthode  mathémati- 
que, qu'ils  avaient  apportés  dans  l'étude  des  faits  sociaux. 
«  C'est  l'abus  de  la  méthode  mathématique  en  matière 
sociale  qui  a  amené  l'école  à  des  erreurs  graves  »,  disait 
M.  Chevalier  en  i838.  Il  en  fut  de  même  pour  le  fourié- 
risme; s'il  est  peut-être,  s'il  est  certainement  exagéré  de 
dire  que  la  théorie  fouriériste  a  dans  ses  parties  essen- 


(1)  Il  y  avait  aussi  beaucoup  de  médecins. 

(2)  «  Nous  nous  félicitons  de  compter  un  j^riiiui  nombre  de  disciples  dnns  des 
rangs  où  on  est  babitué  de  trouver  réunis  l'esprit  positif,  le  courag-e  et  le  dé- 
vouement ?i  l'bumanité.  C'est  nommer  l'école  polytecbnique. 

(3)  Il  faut,  avait  dit  Enfantin,  que  l'école  polytechnique  soit  le  canal  par  lequel 
nos  idées  se  répandront  dans  la.  société.  C'est  le  lait  que  nous  avons  sucé  à  notre 
chère  Ecole  qui  doit  nourrir  les  générations  :  Nous  y  avons  appris  la  lançjue  po- 
sitive et  les  méthodes  de  recherches  et  de  démonstrations  qui  doivent  aujourd'hui  faire 
marcher  les  sciences  politiques.  » 

(^)  Sur  l'esprit  mathématique  dans  le  Saint-Sinioiiisme.  \oir  Revue  de  Paris, 
i5  mai  1894  :  L'Ecole  polytechnique  et  les  Saint-Simoniens,  par  Pinet. 


—  3i8  — 

tielles  le  caractère  d'une  science,  du  moins  en  a-t-elle 
les  apparences  ;  ces  mathématiciens  devaient  être 
séduits  par  l'appareil  scientifique  que  revêtait  cette 
«  science  du  mouvement  social  »  et  par  son  caractère 
synthétique,  et  leur  curiosité,  tout  au  moins,  devait  être 
éveillée  par  des  titres  comme  celui  de  «  Théorie  des  quatre 
mouvements  »  par  ces  séries,  ces  échelles,  ces  tonalités, 
ces  ressorts,  mécanismes,  pivots  et  contre-pivots,  dont 
était  pleine  la  doctrine  de  celui  qui  prétentait  être  l'in- 
venteur du  «  calcul  mathématique  des  destinées  »  (i). 
Enfin  Fourier  procédait,  ou  tout  au  moins  prétendait 
procéder  «  à  la  manière  des  savants  et  des  ingénieurs  qui 
apportent  une  découverte,  et  en  demandent  la  vérifica- 
tion expérimentale  »  (p.  90  du  manifeste  de  l'école  pha- 
lanstérienne)  «  et  non  à  la  manière  des  réformateurs 
politiques  ou  religieux  qui  ont  agi  ou  prétendu  agir  sur 
la  société  en  formulant  des  lois,  des  croyances,  des  obli- 
gations, un  culte,  des  droits,  des  devoirs  nouveaux  et  en 
imposant  leurs  réformes  par  une  législation  ou  une  foi 
nouvelle  y)  {Ibidem^  (jï).  En  moins  de  trois  ans,  on  devait 
arriver  à  des  données  expérimentales  et  certaines  sur 
tous  les  menus  détails  d'équilibre  (Fourier,  OEiivres  com- 
plètes, p.  552,  t.  IV).  Fourier  insistait  sur  le  caractère 
scientifique  et  mathématique  de  sa  découverte.  Son  ambi- 
tion était,  disait-il,  d'apporter  la  précision  mathématique 


(i)  Un  calcul  qui  est  inconnu  et  qui  s'annonce  revêtu  de  théories  géométri- 
ques et  d'application  aux  sciences  pliysiques. 

(2)  «  C'est  de  la  nécessité  d'une  réforme  universelle  et  entière  que  nous  par- 
tons —  bien  que  nous  différions  radicalement  de  tous  sur  la  manière  de  l'ac- 
complir et  sur  le  fait  le  plus  capital  :  le  point  par  où  il  faut  la  commencer. 
Nous  aussi  nous  avons  senti  toutes  les  doulei'rs  du  pauMc  et  du  riche,  etc.. 
Mais  nous  serons  sobres  de  lamentations  et  de  déclamations  !  Assez  de  Jérémies 
|)leurant  sur  les  ruines  de  Jérusalem  ;  assez  d'autres  prophètes  rejjardant  la  Jcrii- 

salem  nouvelle  suspendue  dans   les  airs   le  premier  .sentiment  de  notre  iime 

c'est  le  dédain  pour  tout  ce  parlage  d'amour  et  de  svmpatliie  qui  ne  décèle 
qu'ifjnoi-ance  et  impuissance.  »  Le  Pluilanslcrr.  Introduction.  «  (^)nand  n<»us 
parlerons  nous  ferons  de  la  science  positive  et  rig'oiirensc.  (Juand  nous  ajfirons, 
nous  fonderons  un  établissement  productif  organisé  sui\anl  le  piocédi'-  dont 
nous  provoquons  l'application.  Ibidem. 


—  3i',  - 

dans  le  monde  social.  Il  faisait  «  le  calcul  analytique  et 
synthétique  de  l'attraction  passionnée  »,  «  l'emploi  de 
tous  les  ressorts  »  se  trouvant  déterminé  dans  son  sys- 
tème avec  une  «  rigueur  analogue  à  celle  des  sciences 
mathématiques  »  ;  il  prétendait,  en  «  fournissant  les  preu- 
ves malhématiques  de  sa  découverte,  n'apporter  que  de 
la  justesse  arithmétique.  «  Dans  cette  nouvelle  science, 
écrivait-il,  on  verra  toujours  l'arithmétique  en  alliance 
avec  le  merveilleux(i).  » 

La  science  sociale  qu'il  avait  découverte  était  «  géomé- 
trique »,  «  mathématique  ».  11  n'y  a  donc  pas  lieu  de  se 
montrer  surpris  de  l'enthousiasme  des  polytechniciens. 
Ce  qui  les  séduisait  dans  Fourier,  c'était  ses  théories 
générales  touchant  à  toutes  les  sciences  :  l'histoire,  les 
mathématiques,  Tinduslrie,  les  lettres,  la  philosophie,  sa 
méthode  de  recherche  suivant  une  règle  analogue  à  celle 
d'un  problème  mathématique.  Ils  étaient  convaincus 
comme  lui  que  si  l'humanité  ne  marchait  pas  bien  c'est 
qu'on  s'obstinait  à  lui  donner  une  impulsion  contraire  à 
l'impulsion  divine,  «  laquelle  veut  laisser  à  tous  les  pen- 
chants même  mauvais  un  emploi  nécessaire  à  la  destina- 
tion générale  des  êtres...  »  Ils  regardaient  l'homme  et 
son  organisme  comme  la  donnée  d'un  problème,  la  forme 
sociale  comme  l'inconnue  qui  devait  être  déterminée;  par 
les  conditions  de  l'action  des  passions  considérées 
comme  des  forces  (G.  Pinet) 

Voyons  maintenant  quels  sont  les  principaux  convertis. 
C'est  d'abord  Pellarin  (2),  qui  occupe  une  place  impor- 


(i)   Traité  universelle,  v.  I.,  p.  âg.  Avant-propos. 

(3)  Il  collabora  successivement  au  Phalanstère,  à  VImpartial.  à  la  Réforme 
Industrielle,  à  la  Phalange,  à  la  Démocratie  pacifique  et  à  la  Science  sociale. 
Parmi  ses  ouvrages,  il  faut  citer  :  Fourier,  sa  vie  et  sa  tltéorie.  dont  la  !''<=  édi- 
tion parut  en  1889  et  la  5"=  en  1871.  Sur  le  droit  de  propriété  avec  épigraphe  : 
«  Le  Capital,  c'est  le  travail  accompli  »  (i84o,  brochure).  Allocutions  d'un  so- 
cialiste (1847)-  ^^^c^  critique  sur  la  philosophie  positive  (i864)-  Souvenirs  anec- 
dotiques  (1868).  Qu'est-ce  que  la  civilisation  (1867).  Idée  que  le  fouriérisme  met 
sous  le  nom  de  civilisation.  Critique  du  déterminisme  ethnique  absolu  de  certains 
anthropoloqistes.  Considérations  sur  le  progrès  et  la  classification  des  sociétés  (1872). 


—  3(5  — 

tante  clans  la  doctrine  qu'il  n'abandonna  jamais.  11  était 
chiruroien  de  la  marine.  Il  avait  assisté  en  i83i  aux 
leçons  qui  avaient  été  faites  a  Brest  parE.  Charton  et  le 
D"^  Rigaud.  Le  i"  avril  1882,  Talabot,  dans  une  lettre 
enthousiaste,  avait  annoncé  au  Père  sa  conversion  : 
«  ...Mes  pressentiments  sur  Pellarin  se  vérifièrent.  La 
vie  nouvelle  venait  de  pénétrer  en  lui  el  l'agitait  d'un 
saint  enthousiasme.  11  était  décidé  qu'il  partirait  pour 
Brest  dans  la  soirée.  Il  vint  vers  moi  avec  émotion  et  me 
dit  :  «  Père,  je  ne  partirai  pas  sans  vous  avoir  ouvert  mon 
cœur.  »  Sa  face,  sur  laquelle  il  y  a  tant  de  bonté,  de 
mobilité  et  de  finesse,  mais  sur  laquelle  était  encore  jeté 
un  voile  de  tristesse  et  de  défiance,  s'était  épanouie  de 
franchise  et   de  bonheur.  Sa   confession  suivit.    11  vous 

écrit  son  acte  d'amour »   (Ker.  Emma,  i*'"'  avril  1882). 

Le  Globe  du  i5  avril  1882  annonçait  que  Pellarin  et  Rous- 
seau avaient  été  consacrés  à  Brest  par  Talabot  (i).  Pella- 
rin était  très  convaincu.  Il  donna  sa  démission  de  chi- 
rurgien de  la  marine,  vendit  une  petite  ferme  qu'il  avait 
héritée  de  sa  mère  et  vint  en  offrir  le  produit  aux  Saint- 
Simoniens.  Il  fut  quelque  temps  à  Ménilmontant  où  il  alla 
malgré  les  efforts  que  fit,  pour  l'en  empêcher,  Charton 
qui  repoussait  les  théories  morales  d'Enfantin  (2),  et 
où  ij  retrouva  Talabot   et  Rigaud  qui  l'avaient  converti. 


Tous  ces  volnmes  ou  brochures  contiennent  les  vues  de  l'école  sociétaire.  Il 
faut  citer  aussi  les  discours  et  allocutions  que  prononçait  Pellarin  à  chaque 
anniversaire  de  Fourier. 

(i)  De  la  profession  de  foi  de  Pellarin,  j'extrais  ces  lignes  :  «  Dieu  est  tout 
ce  qui  est.  Il  se  manifeste  en  moi  par  mes  désirs.  ...L'harmonie  règne  aujour- 
d'hui dans  tout  mon  être.  Je  ne  serai  plus  en  proie  aux  tiraillements  doulou- 
reux que  tout  homme  éprouve  à  des  degrés  différents  dans  la  société  actuelle  » 
(Profession  de  foi,   19  avril  1882). 

(3)  ...Lambert,  que  sa  douceur  luisait  noniinec  lu  lucre  de  la  l'aniille  saint- 
simonienuc,  me  fut  à  raison  de  celte  disposition  donné  pour  directeur  spiri- 
tuel. Il  avait  dans  sa  cellule  un  exemplaire  du  traité  de  Vassocialion  iloincsliquc 
agricole  de  Foui'ier  qui  me  tomba  entre  les  mains.  .le  dévorai  l'ouvrage  et  après 
deux  jours  d'une  lecture  ininterrompue,  je  pris  congé  des  moines  de  Ménilmon- 
tant guéri  à  tout  jamais  de  la  manie  sacerdotale,  j'ellarin.  Essai  rritii/itc  sur  In 
philosophie  posilioe,  p.  i33. 


—  3i6  - 

Mais  il  ne  tarda  pas  à  inquiéter  ses  pères.  Michel  Cheva- 
lier écrivait  à  Rousseau  de  Brest  pour  lui  recommander 
de  veiller  sur  Pcllarin  qui  avait  (juitté  Ménilmontant.  «  Je 
recommande  Pcllarin  à  votre  surveillance  paternelle. 
Songez  qu'il  y  a  peu  de  temps  vous  l'appeliez  avec  orgueil 
«  mon  fils  »  ;  chez  lui  le  cœur  est  excellent  mais  la  lèle 
est  faihle.  »  Les  pressentiments  de  Chevalier  devaient 
en  effet  bientôt  se  réaliser,  car  Pellarin  quitta  peu  après 
le  Saint-Simonisme  pour  se  convertir  au  fouriérisme. 
Plusieurs  de  se  amis  suivirent  son  évolution:  Foucaut, 
le  maire  de  Guipavaii,  qui  possédait  une  petite  exploita- 
tion près  de  Brest  et  dont  la  mission  saint-simonienne 
avait  changé  la  direction  de  la  vie  en  le  convertissant  au 
Saint-Simonisme  en  même  temps  que  Pellarin  ;  —  Mor- 
cellet,  un  des  combattants  de  juillet  qui  s'était  épris 
comme  lui  de  la  doctrine  saint-simonienne,  l'abandon- 
nèrent bientôt  l'un  et  l'autre  pour  le  fouriérisme  (i). 
C'est  Paget,  lui  aussi  docteur  en  médecine  (2)  ;  —  Pec- 


(i)  D'une  lettre  de  Brisbane  publiée  au  n°  102  de  la  Démocratie  pacifique 
«  sur  les  progrès  de  la  théorie  de  l'association  aux  Etats-Unis»...  C'est  en 
i83i  qu'après  avoir  examiné  divers  systèmes  en  France  et  en  Allema(jne,j'ai  décou- 
vert les  ouvrages  de  Fourier.  Je  fus  profondément  frappé  de  cette  haute  raison, 
de  cette  grandeur  de  vues  qui  se  trouvent  réunies  en  Fourier  à  ce  bon  sens  qu'on 
pourrait  appeler  la  simplicité  du  génie;  je  crus  trouver  dans  ses  découvertes  les 
principes  fondamentaux,  la  véritable  base  d'une  nouvelle  organisation  sociale.  « 
lO  octobre  i844.  —  Vincennes,  2  juillet  (832,  à  Jules  :  ...J'ai  écrit  une  let- 
tre à  d'Eichthal  avant  de  quitter  Paris,  le  26  dernier,  lettre  d'explication  sur 
ma  position  actuelle-vis-à-vis  du  Saint-Simonisme.  Je  lui  ai  fait  connaître  posi- 
tivement que  je  quitte  définitivement  cette  voie  pour  suivre  celle  du  Phahnstere. 
...  Aujourd'hui  je  suis,  comme  vous  voyez,  suffisamment  satisfait  et  convaincu 
que  vous  êtes  dans  la  voie  du  progrès  puisque  j'ai  pris  la  détermination  de  nie 
séparer  de  mon  premier  chef  de  file  pour  suivre  le  v(Mre.  »  Delatour  (2). 

(2)  Il  est  mort  le  28  juillet  iS'ii  Sous  des  dehors  un  peu  froids,  A.  Paget 
cachait  un  cœur  bienveillant,  affectueux  où  dominait  une  exquise  délicatesse. 
Là  régnait  aussi  l'enthousiasme,  le  signe  divin  des  créatures  immortelles,  sui- 
vant la  belle  expression  de  M'""^  de  Staël  ;  mais  profond  autant  qu'énergique, 
ce  noble  feu  pouvait  échapper  aisément  à  un  observateur  superficiel.  Caractère 
habituellement  calme  et  égal,  Paget  n'était  pas  cependant  sans  souffrir  lui 
aussi  de  ce  mal  d'isolement  si  bien  exprimé  par  un  poète,  notre  ami,  sorte  de 
nostalgie  sentimentale  à  laquelle  succombent  tant  d'âmes  d'élite  au  milieu  de 
notre  société  morcelée  et  méfiante...  Ce  n'est  point  à  dire  qu'il  n'ait  point  eu 


-3,7- 

qiieiir,  qui  fui  d'abord  Saint-Simonien,  puis  fouiiérisle 
pendant  deux  ans,  et  qui  collabora  au  Phalanstère  avant 
d'élaborer  lui-même  une  doctrine  d'association.  Gérar- 
din,  dont  Renaud  annonçait  à  Lechevalier  au  mois  de 
mars  1882  qu'il  «  tournait  au  fouriérisme  »  ;  Jaenger, 
Renaud,  Capella,  Didion,  Lemoyne,  Thomas,  Delatour, 
l'Américain  Brisbane  (i),  Rousseau,  Imbert,  Bayle,  de 
BoureuUes,  Lanet,  Gay,  Lautour,  PeilFer,  de  l'église  de 
Montpellier,  Berbrugger,  Billaud,  Bonamy,  Guillemin, 
Tamisier,  Husson,  Bureau,  DeV'oluets,  tous  ou  presque 
tous  anciens  élèves  de  l'Ecole  Polytechnique  ou  des 
Ponts  et  Chaussées,  tous  Saint-Simoniens  (2).  Parmi  les 
femmes  qui  se  convertirent,  il  faut  citer  Eugénie  Ni- 
boyet  (3),  dont  la  correspondance  fouriériste  est  inté- 
ressante, Fanny  Schmalzigang,  Désirée  Veret,  Marie- 
Reine    Guindorf(4),   presque   toutes    collaboratrices   de 

ses  heures  d'épreuve  où  le  cour.Tg-e  et  l'espérant-e  étaienl  sur  le  point  de  l'aban- 
donner. Démocratie  pacifique,  20  juillet  i844-  Article  signé  Pellarin. 

(i)  Brisbane.  ...«  à  qui  l'on  vient  d'oFfrir  200  000  francs  d'un  petit  carré 
de  100  pieds  sur  aoo,  qui  lorsqu'il  partit  pour  l'Europe,  il  y  a  9  ans,  ne  valait 
que  i5  à  20000  francs,  Brisbane  a  refusé  et  va  prendre  immédiatement  des 
mesures  pour  bâtir  sur  ce  terrain  un  théâtre,  six  magasins  immenses,  dont  il 
i-etirera  une  rente  de  3o  OOO  francs  tous  frais  payés.  Brisbane  est  tout  entier  à 
vos  principes.  Toute  sa  pensée  ne  roule  que  sur  un  phalanstère  d'essai  en  deçà  de 
l'Atlantique  et  si  tôt  que  ses  moyens  le  lui  permettront,  il  mettra  le  fer  au  feu, 
et  nous  l'aiderons  de  tout  notre  pouvoir.  J.  Manesca.  tévrier  i835,  iNevv-\ork. 
Lettre  à  Fourier.  Le  3o  janvier  i836  le  même  Manesca  écrivait  à  Fourier  : 
«  Brisbane  s'enrichit  tous  les  jours...  il  m'écrivait  l'autre  jour  .  je  n'ai  qu'une 
seule  pensée,  je  ne  tends  qu'à  un  seul  but,  c'est  de  me  mettre  à  même  de 
transmettre  la  pensée  de  Charles  Fourier  à  mes  compatriotes:  je  passerais 
marché  à  n'avoir  que  dix  années  à  vivre  pourvu  que  je  puisse  réussir  dans 
cette  entreprise.  » 

(2)  Il  faul  encore  citer  un  ronianliqiie  convaincu^  poète  de  talent,  Ansone 
de  Chance),  qui  toucdia  au  Saint-Simonisme  puis  au  Fouriérisme  et  qui  ne  pou- 
vant s'assimiler  les  doctrines  nouvelles  retombait  dans  des  accès  de  dévotion 
et  des  crises  morales,  dont  il  sortait  avec  éclat. 

(3)  Eugénie  ÏNiboyet  avait  fondé  en  1802  un  juihèkiI  féministe  la  Mosaïque 
des  Femmes.  En  i848,  elle  dirigeait  un  autre  journal  iV-ministe  :  La  ]  oi.r  des 
Femmes.  Elle  fonda  également  un  «  Club  des  femmes  >i. 

(/()  Marie-Reine  avait  collaboré  au  journal  féministe  (Jui  s'appela  successi- 
vement la  Femme  libre  et  la  Tribune  des  femmes.  Elle  s'était  mai-iée  avec  un 
Saint-Simonien,  Fléchi,  (|iii  avait  suivi  en  i833  la  mission  de  Barrault  il  Cons- 
lauliiiuplc.  Il    fut  eut  l'aîné  |iar  sa   femnie,  plus  forte  de  volonté   et   plus  inlolli- 


—  3i8  — 
journaux  féiniiiislos,  imbus  des  idées  saint-simoniennes. 

Je  jrie  contente  de  citer  ici  les  nonns  des  f)rincipaux 
correspondants  de  Leclievalier  et  de  Transon,  dont  les 
lettres  figurent  aux  archives  fouriéristes.  Mais  il  y  eut 
bien  d'autres  conversions  plus  hunii)les.  Dans  certaines 
villes,  à  Besançon,  à  Metz  par  exemple,  et  dans  certaines 
régions  presque  tous  les  anciens  Saint-Simoniens  passè- 
rent au  iburiérisme.  M.  Bourgin  cite  d'ailleurs  dans  son 
livre  (p.  437)  une  lettre  de  M.  Paul  Mûller  qui  écrit  :  «  Je 
crois  que  dans  le  Haut-Rhin  on  a  commencé  par  le  saint- 
simonisme  et  terminé  par  le  fouriérisme.  En  tout  cas, 
M.  Scheurer  père  et  mon  oncle  ont  lait  l'évolution  ».  Ils 
lurent  loin  d'être  les  seuls  et  cette  évolution  fut  extrême- 
ment  fréquente  (i). 

Les  conditions  des  conversions  furent  très  variées.  Il 
en  y  eut  d'immédiates,  et,  si  je- puis  dire,  instantanées, 
comme  celle  de  Lanet,   et  de  plusieurs  autres  qui  pas- 

jrente  que  lui,  vers  le  système  social  de  Fourier.  Suzanne  Vollquin,  qui  fut 
l'amie  et  la  collal)oratricc  de  Marie-Reine  nous  raconte  sa  vie  :  «  Marie-Reine 
était  dominée  par  un  homme  intelligent,  beau  parleur,  mais  sans  foi  et  sans 
conscience,  littérateur  assez  médiocre,  lorsqu'il  était  livré  à  ses  propres  for- 
ces j  M.  R...  B...  était  à  ce  moment  un  ardent  disciple  de  Fourier;  il  faisait 
chez  lui  des  conférences  afin  de  vulgariser  les  théories  du  maître.  Ce  qui  ani- 
mait son  zèle,  c'était  surtout  l'espoir  de  faire  partie  du  premier  phalanstère  ; 
l'ardeur  des  fouriéristes  ayant  converti  à  cette  foi  des  capitalistes,  un  essai 
d'organisatiou  sen:ljlail  prochain,  et  M.  R...  B...  se  voyait  déjà  lui  et  sa  nom- 
breuse famille  [il  était  marié  et  père  de  famille],  débarrassés  des  préoccu- 
pations de  la  vie  matérielle;  mais  lorsque  le  premier  phalanstère  eut  échoué, 
l'on  vit  clairement  à  quoi  tenaient  ses  convictions  ;  il  se  hâta  de  passer  aux 
jésuites  et  d'écrire  sous  leur  inspiration,  au  grand  mépris  des  fouriéristes  et  de 
ses  amis  de  la  presse.  Dès  mon  installation  chez  elle,  la  bonne  Marie-Reine  me 
parlait  chaque  jour  de  cet  homme  avec  admiration.  Je  voulus  savoir  comment 
il  justifiait  ce  sentiment.  Je  me  laissai  donc  entraîner  plusieurs  fois  aux  confé- 
rences qu'il  dirigeait  avec  esprit  et  gaieté.  En  raison  de  la  papillonne  (terme 
fouriériste)  qu'il  disait  avoir  en  dominante,  M.  R...  B...  faisait  une  cour  très 
prononcée  à  tout  son  auditoire  féminin;  n'aimant  personne  que  lui-même,  il 
cherchait  à  se  faire  aimer  de  toutes  ».  Quelques  mois  plus  tard,  Marie-lieine 
quitta  son  mari  el  se  suicida  (^Souvenirs  d'une  fille  du  peuple). 

(1)  Ballanche  racontait  qu'un  maître  ouvrier  qui  demeurait  près  de  l'arsenal 
à  Paris  avait  pris  l'habitude  de  réunir  chez  lui  un  certain  nombre  de  ses 
ouvriers  et  de  leur  faire  là  une  sorte  de  cours  de  philosophie  à  leur  usage.  Il 
avait  commencé  par  le  Saint-Simonisme,  dont  il  n'avait  pas  tardé  à  se  séparer, 
et  s'était  mis  à  professer  la  doctrine  de  Fourier. 


-  :^'u  - 

sèrent  au  fouriérisme  tout  de  go,  qui  y  furent  comme 
projetés,  mais  ces  conversions  rapides  et  entières,  d'ail- 
leurs infinimentmoins  enthousiastes  presque  toujours  que 
les  conversions  au  Saint-Simonisme  furent  rares (i).  La 
plupartn'y  vinrent  quelentement,  avec  précaution,  rendus 
méfiants  par  l'épreuve  saint-simonienne.  Fanny  Schmal- 
zigang  et  Hyppolite  Renaud  hésitaient,  louvoyaient.  «  Je 
ne  comprends  rien  à  ma  position  actuelle  :  d'une  part,  je 
me  sens  attirée  par  les  Saint-Simoniens,  de  l'autre  vers 
Fourier  »  (à  Jules,  20  mai  i83i,  Fanny).  «  Cependant,  quoi- 
que je  ne  sois  plus  Saint  Simonien,  quoique  le  traité  d'as- 
sociation m'ait  souvent  pénétré  d'admiration,  je  ne  puis 
pas  me  dire  fouriériste  »  (à  Jules,  25  mai  1882 .  H,  Re- 
naud). Presque  tous  trouvent  dès  l'abord  «  des  choses 
remarquables  dans  le  fouriérisme  »  (2)  ou  tout  au  moins 
intéressantes.  Le  Saint-Simonien  Drouot  écrivait  à 
Michel  Chevalier  :  «  Je  lis  en  ce  moment  Fourrier  (.sic)  et 
j'y  trouve  du  bon  et  des  suppositions  bien  gratuites  » 
(23  février  1882).  Lemoyne  écrivait  à  Transon  (3  juillet 
1832):  «A  mes  yeux  Fourier  est  double;  il  y  a  en  lui  un 
homme  doué  d'une  immense  sagacité,  un  homme  qui  a 
raison  de  s'assimiler  à  Christophe  Colomb,  mais  il  y  a 
aussi  un  autre  homme,  celui  aux  analogies,  que  je  serai 
tenté  d'appeler  nouveau  poète  fantastique,  un  créateur 
de  poésie.  » 

Ils  ne  comprennent  pas  tout.  Certaine  partie  du  sys- 
tème les  étonne  et  les  surprend.  Bonamy,  qui  souscrit 
aux  leçons  de  Jules  Lechevalier  et  à  qui  on  a  envoyé  les 

(i)  «  Sans  embrasser  le  système  de  t'ourior  ('crivait-il  ihnis  son  ensemble, 
dans  l'impossibilité  d'en  saisir  les  détails,  je  vois  qu'une  route  se  trace  et  que 
les  obstacles  seront  vaincus  dès  son  commencement  ..  »  Lanet  déclarait  dans 
la  même  lettre  :  Voici  t'ourier  et  dès  les  paj^es  de  Transon  j'ai  applaudi  et  j'ai 
partagé  vos  louables  désirs  de  réalisation  sinon  avec  l'enthousiasme  luiaffeux 
du  sectaire  saint-simonien  du  moins  avec  ini  comnirnci'nii'nt  de  conviction  ipii 
de  suite  a  poussé  racine  »  (2  3  Juin  iJSo'j). 

(2)  J'ai  communiqué  à  diverses  personnes  tes  leçons  successives  et  s'il  n'y  a 
point  eu  de  conviction  immédiate  et  entière,  du  moins  n'a-l-on  pn  s'empèclier 
de  convenir  qu'il  y  avait  des  clioses  remarquables  (Uilland  à  .1.  Lechevalier,  de 
Nantes,  9  juin  i833). 


—  3^0  — 

premiers  numéros  du  Pkalansthe,  éciil  à  Jules  Leche- 
valier:  «  J'ai  reçu  en  double  exemplaire  le  nujuéro  pre- 
mier du  Plialanslère  dont  je  vous  remercie  bien.  Vos 
leçons  m'onl  vivemenl  iriLéressé.  Je  n'ai  pas  tout  bien 
compris  sans  doulc.  Je  ne  sens  pas  encore  l'unité  du 
système  ;  les  détails  de  la  machine  me  semblent  ingé- 
nieux et  beaux  ;  mais  je  ne  sens  point  la  liaison  qui  existe 
entre  les  rouages.  Je  ne  vois  point  le  moteurqui  imprime 
le  mouvement  au  système  «(Bressuire,  18  juin  1882)  (i). 
Certains,  bien  qu'Usaient  quitté  le  Saint-Simonisme,  con- 
servent pourtant  encore  des  principes  saint-simoniens 
et  sont  préoccupés  de  les  mettre  d'accord  avec  la  nou- 
velle doctrine.  C'est  ainsi  que  Gérardin  écrit  qu'il  a  été 
«  arrêté  quelque  temps  sur  un  point  capital  de  la  théo- 
rie de  M.  Fourier,  —  la  dualité  d'essor,  —  parce  qu'il 
était  en  opposition  directe  avec  la  religion  du  progrès 
telle  qu'elle  avait  été  formulée  par  Saint-Simon.  »  D'au- 
tres retrouvent  avec  surprise  et  avec  plaisir  dans  le  fourié- 
risme des  principes  saint-simoniens.  «  ...  Quant  à  l'idée 
de  voir  dans  la  passion  une  révélation  permanente,  il  me 
semble  que  cette  idée  est  saint-simonienne  et  je  Tai  tou- 
jours eue  étant  Saint-Simonien;  j'ai  même  fait  un  ensei- 
gnement là-dessus  »  (Borel  à  Transon).  La  plupart  discu- 
tent, font  des  objections,  demandent  des  éclaircissements, 
ajoutent  des  correctifs  (2).  Mais  à  mesure  qu'ils  étudient 
Fourier  et  le  comprennent  mieux,  les  dililcultés  s'apla- 
nissent et  la  conversion  paraît  plus  facile.  Fanny  Schmal- 
zigang,  comme  Jaenger  «  apprécient  de  plus  en  plus  le 
système  de  Fourier  et  sentent  de  plus  en  plus  la  valeur 
des  remèdes  qu'il  offre  pour  guérir  le  mal  qui  ronge  la 

(i)  Votre  attraction  industrielle  est  une  très  belle  chose,  mais  je  ne  vois  pas 
fonctionner  votre  machine,  mon  esprit  n'est  pas  satisfait  (Borel  à  franson). 

(2)  «  Vos  idées  sur  les  passions  (révélation  permanente)  je  les  adopterais 
pourvu  que  vous  admettiez  avec  moi  qu'il  y  a  beaucoup  de  passions  qui  dispa- 
raîtront et  qu'JZ  jaal  faire  disparaître,  parce  qu'elles  tiennent  à  une  organisa- 
tion sociale  vicieuse,  et  qu'elles  seraient  des  obstacles  puissants  et  gêneraient 
la  marche  d'une  organisation  nouvelle...  Vous  me  trouverez  peut-être  bien 
arriéré,  je  vous  prie  de  m'éclairer  r>  (Borel  à  Transon.  Toulouse,  5  juillet  i832). 


—    32t     — 

société  »  (25  juillet  i832.  Lettre  de  Fanny  Schmalzigang). 
«  A  mesure  que  j'avance,  écrit  Jaenger,  dans  l'étude  de 
la  théorie  sociétaire,  je  reprends  espoir  et  confiance  dans 
le  succès  de  la  cause  de  l'association  et  de  la  liberté  » 
(17  juin  iSSa).  D'ailleurs  Transon  et  surtout  Lechevalier 
leur  adressent  des  appels  réitérés  et  pressants  dans  leurs 
lettres  comme  dans  le  journal  (i).  Ils  exigent  des  répon- 
ses immédiates  (2).  Les  uns,  comme  Gérardin,  arrivent 
à  concilier  les  débris  de  leur  credo  saint-simonien  avec 
les  doctrines  fouriéristes  :  «  Aujourd'hui,  je  regarde  l'er- 
reur comme  une  loi  universelle  qui  s'applique  à  l'enfance, 
la  vérité  n'est  la  loi  que  des  âges  subséquents.  Voilà  les 
deux  formes  du  dualisme  »  (3)  (Lettre  à  Jules  28  juillet 
1832).  D'autres  viennent  au  i'ouriérisme,  ce  qui  ne  les 
empêche  point  de  conserver  encore  des  principes  saint- 
simoniens  en  contradiction  avec  les  principes  essentiels 
de  la  doctrine  qu'ils  embrassent  :  Gay,  par  exemple,  qui 
avait  suivi,  les  réunions  du  soir  de  J.  Lechevalier  lui 
écrivait  :    «   L'abolition  de   l'héritage   et   la    liberté   des 


(i)  El  maintenant  j'ose  en  appeler  directement  à  la  bonne  foi  de  tous  ceux 
qui  sur  divers  points  de  la  France  ont  ré|)ondu  aux  appels  du  Saint-Simonisme 
en  témoig'nant  par  des  actes  qu'ils  veulent  travailler  directement  à  une  trans- 
formation sociale.  Que  ceux-là  méditent  profondément  sur  les  travaux  d'un 
homme  qui,  dès  l'année  1808,  prévoyait  et  nommait  (bien  nommer,  c'est  juger) 
la  déception  qui  devait  entraîner  tant  d'esprits  consciencieux.  Extrait  d'un 
article  :  «  Vice  radical  de  la  politique  saint-siraonienne  »,  par  A.  Transon. 
Page  4o,  Le  Phalanstère,  tome  IV. 

(2)  «  Vous  paraissez  fâché  de  ce  que  je  n'ai  pas  répondu  plus  tôt  <i  la  lettre 
que  vous  m'avez  écrite  sur  Fourier  et  sa  doctrine.  J'avais  prié  Jules  de  vous 
expliquer  mon  silence  qui  durera  tant  que  je  ne  verrai  pas  plus  clair  dans  l'or- 
ganisation de  l'industrie  attrayante.  Ce  problème  résolu  pour  vous  me  paraît 
encore  une  belle  promesse.  Vous  ne  trouverez  plus  étonnant  que  dans  cette  po- 
sition j'attende  de  j)lus  amples  développements  pour  me  prononcer  pour  ou 
contre...  »  (Lettre  de  Borel). 

(3)  Certains  arrivent  à  Fourier  par  un  principe  saint-simonien  :  celui  de 
l'unité  notamment  (F.  Niboyel  et  Paget).  «  Soyons  païens,  déistes  ou  chrétiens 
quel  que  soit  notre  culte,  nous  honorons  le  même  Dieu  et  celui  qui  le  com- 
prend le  mieux  est  celui  qui  se  rapproche  le  plus  de  /'unité  d'action.  M.  Fou- 
rier a  donc  ce  me  semble  saisi  mieux  qu'aucun  autre  la  pensée  divine  en  travail- 
lant à  développer  dans  leur  plus  grande  étendue  toutes  les  facultés  humaines.  >' 
E.  Niboyet,  iG  juillet  i832.  Lettre  à  Jules,  Màcon. 


322    

femmes  clans  les  rapports  avec  l'homme  sont  des  prin- 
cipes saint-simoniens  que  je  partage  (jiioique  je  n'aie  pas 
la  foi  en  une  i-eligion  ni  une  hiérarchie  motrice  de  toute 
impulsion  »  (12  août  1882.  Lettre  à  .1.  Le  Chevalier). 
C'est  un  des  écueils  de  ces  conversions  un  peu  hâtives 
et  si  j'ose  dire  approximatives.  D'ailleurs  le  Saint-Simo- 
nisme  devait  toujours  être  un  sujet  de  mésentente  entre 
Fourier  et  ses  nouveaux  disciples. 

Enfin  certains,  qui  ne  comprennent  pas  tout,  qui  n'ad- 
mirent pas  tout,  troublés  par  certains  détails  ou  certaines 
parties  de  la  théorie,  en  font  pourtant  bon  marché  et, 
estimant,  comme  Marie  Reine,  que  «  nier  l'ensemble  à 
cause  des  détails,  ce  n'est  pas  faire  preuve  de  jugement  >) 
se  convertissent  pourtant  au  fouriérisme  dont  ils  n'envi- 
sagent que  le  but.  Plusieurs  de  ces  néophytes  voient 
dans  le  système  de  Fourier  un  appendice,  un  complément 
au  système  de  Saint-Simon.  «  Et  je  reviens  sans  cesse  à 
dire  que  le  système  de  Fourier  pourrait  servir  de  com- 
plément au  Saint-Simonisme.  Il  a  su  analyser  et  résoudre 
clairement  là  où  ce  dernier  n'a  fait  que  des  questions  et 
nous  a  laissés  pour  ainsi  dire  en  suspens...  »  Ils  repro- 
chent aux  Sainl-Simoniens  d'avoir  été  trop  exclusifs.  Le 
fouriérisme,  pensent-ils,  aurait  pu  leur  apporter  d'utiles 
matériaux.  «  M.  H.  Lagarmitte,  avec  lequel  j'ai  eu  le 
plaisir  de  m'entrelenir  pendant  son  court  séjour  en  cette 
ville,  a  été  tout  à  fait  d'accord  avec  moi  sur  ce  point  ; 
comme  moi,  il  blâmait  les  Sainl-Simoniens  d'avoir  re- 
poussé Fourier  au  lieu  de  chercher  à  le  comprendre  et  à 
s'en  servir  »  (1).  Rességuier  estime,  lui  aussi,  qu'il  y  a 
des  lacunes  dans  le  Saint-Simonisme,  que  notamment 
une  des  deux  faces  «  la  face  individuelle  »  est  encore  à 
élaborer,  et  que  «  Fourier  par  ses  habiles  critiques,  et 
par  quelques  vues  justes  et  profondes  »  pouvait  lui  four- 
nir «  d'utiles  matériaux  »  (2).   Mais    Fourier    encourt  le 

(i)  (Faiiny  Schuialzigang  à  .Tules,  Strasbourg,  20  mai  iSSa).  ^  oir  aussi 
Renaud. 

(2)  Je  suis  d'ailleurs  disposé  à  reconnaître  que  le  fouriérisme  peut  être  considéré 


—  323  — 

même  reproche  que  les  Saint-Simoniens.  Comme  eux, 
il  est  «  trop  exclusif  ».  «  Il  croit  qu'il  a  découvert  seul 
toute  la  vérité  et  que  dans  l'application  l'expérience 
même  n'apportera  à  son  plan  aucune  modification,.,  il 
pourrait  prendre  même  quelques  idées  aux  Saint-Simo- 
niens qui  dans  quelques  cas  rares  me  paraissent  encore 
supérieurs  à  lui  »  (Renaud  à  Jules.  Strasbourg  28  mai 
iSSa).  Le  Moyne  de  Rochefort  pense  la  môme  chose  et 
le  22  juin  i832  il  écrit  aux  rédacteurs  du  «  Phalanstère  »: 
«  Je  vous  en  avertis,  je  crois  que  vous  avez  aussi  quelque 
chose  à  prendre  chez  eux  (les  Saint-Simoniens)».  Ainsi 
se  prépare  déjà  une  sorte  de  fusion  des  deux  doctrines. 
Certains  Saint-Simoniens  pensaient  que  le  fouriérisme, 
dans  lequel  ils  voyaient  uniquement  un  système  industriel, 
conformément  à  l'orthodoxie,  ne  serait  mis  en  valeur  et 
appliqué  que  par  le  Saint-Simonisme  dans  lequel  ils 
voyaient  avant  tout  une  religion.  «  J'ai  sur  lui  (Fourier) 
et  Saint-Simon,  sur  nous  Saint-Simoniens  une  idée  mère, 
j'attends  pour  la  mettre  au  jour  le  résultat  de  la  ferme 
de  Condé.  Car  je  ne  puis  appeler  ce  qui  va  être  fondé 
un  Phalanstère.  Le  véritable  Phalanstère  sera  fondé  au 
nom  de   Saint-Simon,   il  sera  le   phalanstère  saint-simo- 

nien,  comme  il  y  eut  autrefois  le  monastère  chrélien 

C'est  la  foi  nouvelle  qui  fera  passer  le  fouriérisme  de 
l'état  public  et  politique  à  l'état  religieux  sans  lequel  on 
ne  bâtit  rien  de  solide...  Un  jour  viendra  oi^iles  disciples 
de  Fourier  étonnés  du  vide  immense  que  le  sentiment 
religieux  laisse  dans  la  conception  de  leur  maître,  revien- 
dront à  la  foi  nouvelle  et  lui  prêteront  un  nouvel  ap- 
pui  (i) «    La    découverte   de    Fourier,    absolument 

comme  la  contre-partie  du  Saint-Simonisme;  en  effet  les  Saint-Simoniens  ayant 
été  jusqu'à  ce  jour  presque  exclusivement  absorbés  par  la  face  sociale  ont  beau- 
coup plus  senti  l'importance  de  l'autorité  que  celle  de  la  liberté,  t'ourier,  au 
contraire,  ayant  presque  entièrement  méconnu  la  valeur  de  ce  bienfait  pour 
donner  une  grande  extension  à  l'autre,  on  peut  dire  avec  quelque  raison  que 
sa  doctrine  est  sous  ce  rapport  la  contre-partie  de  la  nôtre  (^Rcsscijuicr,  réponse 
à  J.  L.,  4  août  i832). 

(i)  Confer.  Lettre  au   «  Père  Cazeaux  ». 


—  324   - 

autochtone,  est  un  immense  instrument,  mais  instrument 
qui  ne  sera  mis  en  valeur  que  par  des  hommes  i^eli- 
gieux  (i).   » 

C'est  pour  démontrer  cette  vérité  qui  lui  paraissait 
indiscutable  que  le  Saint-Simonien  Cognai  de  Lyon,  qui 
appréciait  surtout  le  caractère  positif  et  réaliste  du  fou- 
riérisme demandait  à  entrer  dans  l'organisation  phalans- 
térienne.  Il  écrivait  à  Transon  (12  février  i833)  :  «  Je  suis 
Saint-Simonien,  mais  comme  je  crois  me  rappeler  que 
les  doctrines  religieuses  ne  sont  pas  un  obstacle  pour 
entrer  dans  l'organisation  phalanstérienne  je  viens  vous 
prier  de  me  dire  si  je  ne  pourrais  pas  compter  parmi  les 
colons  associés,  quoique  je  sois  dans  l'intention  de  con- 
server ma  foi  et  mon  costume,  qui  l'indique  à  tous  les 
yeux...  Je  désire,  tout  en  me  conformant  avec  fidélité 
aux  règlements  divers,  faire  sentir  à  chaque  instant  qu'il 
manque  chez  vous  un  lien  nécessaire  pour  harmoniser 
les  différentes  natures,  et  que  la  femme  n'a  pas  encore 
toute  l'émancipation  qui  lui  est  due  selon  Dieu.  »  J'ignore 
si  Cognât  fut  reçu  au  Phalanstère,  mais  la  Saint-Simo- 
nienne  Julie  Fanfernol  alla  dans  la  même  intention  s'ins- 
taller à  Condé-sur-Vesgres  où  elle  demeura  quel- 
ques mois.  «  J'ai  été  assez  heureuse,  écrivait-elle  au 
Saint-Simonien  Vincard,  pour  convaincre  tous  ces  mes- 
sieurs que  le  dévouement,  le  sentiment  religieux  seuls 
enfantaient  de  grandes  choses,  et  que  n'étant  point  invo- 
qués par  eux,  leur  organisation  n'était  qu'un  amas  de 
machines  sans  mouvement  et  frappées  d'impuissance.  » 
Mais  toutes  ces  illusions  devaient  bientôt  s'envoler  et  elle 
quittait  peu  après  le  Phalanstère,  qu'elle  n'avait  pas  eu 
comme  elle  l'espérait  la  puissance  de  régénérer  et  de 
modifier,  pleine  de  mépris  pour  ces  hommes  qui  avaient 
prétendu  «  qu'avec  le  sentiment  au  lieu  d'argent,  le  pha- 
lonstère    serait  une    œuvre   avortée  ».    Plusieurs  Saint- 


(i)  Lettre  de  Bourgeois,  saint-siinonien,  arcliitecte  à  L;igny,  à  Eudes,  Pourii^- 
riste,  arcliitecte  à  Paris. 


--    320    — 

Simoniens,  parmi  lesquels,  Desrochers-Latif  ingénieur 
des  mines  à  Rodez,  eurent  l'idée  et  proposèrent  d'amal- 
gamer les  deux  systèmes.  «  Charles  Fourier,  écrivait 
ce  dernier  à  Transon  (8  juillet  1882),  est  éminemment 
un  homme  d'exécution  ;  il  entre  fort  avant  dans  les  petits 
détails  ;  il  semble  être  le  ministre  du  «  pontife-roi  »  Saint- 
Simon.  On  ne  saurait  les  séparer.  L'un  a  certainement 
des  vues  d'ensemble  plus  vastes,  l'autre  est  plus  riche  sans 
doute  en  moyens  d'exécution  variés.  Mais  tous  deux  doi- 
vent marcher  de  pair  :  il  faut  marier  leur  système  dans 
un  même  ouvrage  qui  se  pourrait  intituler  le  «  concilia- 
it teiir  ».  Les  Saint-Simoniens  essentiellement  religieux  et 
qui  soupirent  après  une  prompte  réalisation  ne  sauraient 
manquer  à  l'appel  de  Ch.  Fourier.  »  Ceci  n'est  point 
d'ailleurs  une  opinion  isolée.  Presque  tous,  Saint-Simo- 
niens comme  Rességuier,  Cazeaux  ou  Tourneux,  ou  fou- 
riéristes  comme  Renaud  et  Le  Moyne,  voient  dans  le 
Saint-Simonisme  et  le  fouriérisme  des  matériaux,  des  élé- 
ments épars,  qu'il  s'agit  de  réunir,  d'arranger,  d'amalga- 
mer afin  d'en  composer  un  tout.  Presque  tous,  ils  atten- 
dent pour  constituer  la  doctrine  de  l'avenir  le  puissant 
génie  qui  révélera  le  meilleur  mode  de  combinaison  et 
de  réalisation  de  tous  ces  travaux  préparatoires,  qui 
réunira  avec  art  ces  fragments  ne  demandant  qu'un 
habile  arrangement  pour  former  un  seul  tout,  et  qui  les 
fondra  dans  un  vaste  corps  de  doctrine,  en  les  rattachant 
au  principe  commun  que  tous  ils  proclament,  et  sur 
lequel  l'accord  est  fait,  l'association  universelle  des  indi- 
vidus et  des  pensées,  lequel  est  à  leurs  yeux  le  but  social 
le  plus  élevé  et  le  plus  raisonnable  qu'il  soit  possible  à 
l'intelligence  humaine  de  poursuivre  sur  la  terre. 

Beaucoup  de  Saint-Simoniens,  sans  embrasser  le  fou- 
riérisme et  sans  y  adhérer  complètement,  lui  étaient 
pourtant  très  sympathiques  et  regardaient  avec  curiosité 
et  parfois  même  dans  un  état  d'esprit  manifestement 
bienveillant  les  efforts  de  la  nouvelle  doctrine  que  quel- 
ques-uns même  encourageaient.  Ils  pensaient,  comme  la 


—  3p.B  — 

Saint-Simonienne,  Marie  Reine,  laquelle  devait  d'ailleurs 
devenir  fouriériste,  qu'il  était  «  du  devoir  de  tout  homme 
qui  a  entrepris  cette  grande  lâche  de  procurer  au  peu- 
ple les  moyens  de  sortir  de  l'état  de  misère  et  d'incerti- 
tude où  il  est,  d'examiner  tous  les  systèmes  qui  tendent 
au  même  but  »  et  se  déclaraient  «  disposés  à  encourager 
et  à  suivre  toute  entreprise  qui  leur  paraîtrait  de  nature 
à  les  pousser  vers  le  but  généreux  qu'ils  se  proposaient 
tous  »  (Rességuier).  Pénétrés  de  ces  idées,  ils  estiment 
que  Fourier  a  droit  «  à  un  libre  examen  sérieux  »  (Marie 
Reine.  Lettre  au  Phalanstère,  i'*  année,  p.  208).  Ils  lisent 
donc  ses  œuvres,  les  brochures  et  les  ouvrages  de  ses 
disciples,  s'abonnent  même  au  PlialanslPre  comme  Borel 
et  Rességuier.  Ils  entretiennent  avec  leurs  amis  Transon 
et  Lechevalier  qui,  les  sentant  déjà  un  peu  détachés  du 
saint-simonisme,  font  les  plus  grands  efforts  pour  les 
en  séparer  tout  à  fait  et  les  convertir  au  fouriérisme, 
une  correspondance  suivie  dans  laquelle  ils  exposent 
leur  état  d'âme,  leur  doute  et  leurs  critiques.  Jules 
Lechevalier  et  Transon  discutent  leurs  objections,  dissè- 
quent les  arguments;  leurs  réponses,  la  lecture  journa- 
lière des  ouvrages  de  l'école  sociétaire  font  qu'ils  se 
rapprochent  insensiblement  des  opinions  fouriéristes. 
Certains  d'entre  eux  allèrent  même  jusqu'au  seuil  de  la 
doctrine,  on  peut  les  considérer  comme  des  demi-fourié- 
ristes.  La  correspondance  de  Borel,  de  Cazeaux  et  sur- 
tout celle  de  Rességuier,  qu'on  trouve  aux  archives 
fouriéristes,  est  à  cet  égard  tout  particulièrement  intéres- 
sante. Les  lettres  de  Rességuier  notamment  peuvent 
servir  à  déterminer  ce  que  fut  à  Tégard  du  fouriérism'é 
l'opinion  de  ces  demi-dissidents  du  saint-simonisme,  qui 
sont  comme  en  marge  du  fouriérisme  ;  ils  ne  se  sont 
éloignés  ou  plutôt  écartés  de  la  doctrine  de  Saint-Simon 
qu'à  regret,  ils  en  conservent  les  principes  généraux  et 
gardent  la  plus  grande  amitié  pour  ceux  qui  la  leur  ont 
révélée  ;  tout  en  ne  comprenant  plus  Enfantin  et  les  qua- 
rante qui  l'ont  suivi,  ils  «  désirent  encore  avoir  de  leurs 


—  337  — 

nouvelles  »  ;  ils  correspondent  avec  les  Saint  Simoniens 
de  Ménilmontant,  mais  ils  suivent  en  même  temps  l'ex- 
périence fouriériste  avec  toute  la  curiosité  inquiète  et 
la  sollicitude  anxieuse  d'hommes  qui  y  rattachent  toutes 
leurs  espérances  d'une  prompte  et  rapide  amélioration 
de  la  nature  humaine  ;  et  ils  cheminent  à  mi-voie  entre 
ces  deux  doctrines. 

C'est  Rességuier(i)  qui,  «  de  tous  les  Saint-Simoniens 
qu'il  connaît  dans  le  Midi,  accorde  le  plus  de  valeur  à 
Fourier  ».  11  expose  dans  ses  premières  lettres  son  état 
d'esprit,  ses  doutes,  les  raisons  pour  lesquelles  il  étudie 
Fourier,  et  est  disposé  à  encourager  la  tentative  de  réa- 
lisation phalanstérienne.  Tout  d'abord,  il  reconnaît  (dans 
wne  lettre  écrite  quelques  jours  après  la  mort  de  Bazard) 
que  la  doctrine  saint-simonienne  ne  le  satisfait  pas  entiè- 
rement ;  il  expose  ses  lacunes  et  ses  imperfections  et 
les  modifications  qu'elle  doit  subir.  «  La  doctrine  saint- 
simonienne  n'étant  pas  complète,  toute  tentative  d'orga- 
nisation devait  échouer  ;  notre  société  a  donc  dû  se  dis- 
soudre dès  qu'on  a  voulu  dépasser  le  but  provisoire  que 
nous  aurions  dû  simplement  nous  proposer.  Aujour- 
d'hui, nous  avons  à  nous  expliquer,  à  préciser,  à  déve- 
lopper la  plupart  de  nos  idées,  à  en  modifier  quelques- 
unes,  peut-être,  à  produire  celles  sans  lesquelles  tout 
essai  de  réalisation  sera  chimérique.  Selon  moi  de  nom- 
breux travaux  d'élaboration  sont  encore  à  faire,  car  je 
n'aperçois  ni  dans  Fourier  ni  ailleurs  tout  ce  qui  nous 
manque  avant  de  pouvoir  réaliser.  Bazard,  Enfantin,  les 
dissidents  de  toutes  nuances,  Fourier  et  d'autres  peut- 
être  fourniront  d'utiles  matériaux  ;  quand  la  tâche  sera 
assez  avancée  viendra  l'homme  puissant  qui  saura  unir 
tous  les  travaux  divers,  ébranler  les  masses  et  entrer 
avec  elles  dans  la  voie  spacieuse  de  l'avenir.  »  Mais  en 
se  déclarant   «    pénétré  de   ces   idées  »,  il  craint   d'être 

(i)  Il  avilit  été  un  des  premiers  abonnés  du  Producteur  et  s'était  biiMitôt 
converti  complètement  au  Saint-Sinionismo  à  qui  il  avait  amené  tout  un  jfmupe 
de  ses  amis. 


—  3p.8  — 

accusé  d'éclcc'tisme,  et  s'en  défend  en  analysant  son  étal 
d'esprit  :  «  Vous  êtes  donc  éclectique,  me  diiez-vous.  Je 
suis  surtout  un  homme  qui  ne  s'effraie  pas  des  épithètes. 
Si  [)ar  éclectique  vous  entendez  désigner  celui  qui, 
dépourvu  de  toute  conception  générale,  amalgame  sans 
discernement  pèlc-méle  des  fragments  confus  de  divers 
systèmes  opposés  se  heurtant  et  se  contrariant,  se  détrui- 
sant l'un  l'autre,  je  ne  suis  point  éclectique.  iNIais  si  pour 
éviter  cette  épithète,  il  fallait  comme  Fourier  anathémiser 
tout  ce  qui  a  été  fait  jusqu'à  ce  jour,  refuser  toute  valeur 
aux  travaux  des  savants,  aux  spéculations  des  philoso- 
phes, voir  des  plagiats  partout  où  se  trouve  une  idée  qui 
se  rapproche  des  nôtres  et  nier  qu'en  dehors  de  la  sphère 
où  je  me  trouve  il  puisse  y  avoir  quelques  vues  justes  et 
grandes,  je  déclare  que  je  suis  éclectique  et  que  je  tiens 
à  honneur  de  mériter  cette  qualification.  »  Et  il  conclut: 
«  J'ai  un  but  fixé  devant  moi  ;  quant  aux  moyens  de  l'at- 
teindre, je  me  trouve  heureux  de  posséder  une  concep- 
tion générale  qui  me  permette  d'apprécier  les  efforts  qui 
se  font  dans  cette  direction,  de  recueillir  et  de  classer 
toutes  les  vues  nouvelles  de  quelque  importance  qui 
peuvent  hâter  l'accomplissement  de  mes  vœux.  » 

C'est  donc  à  un  point  de  vue  purement  pratique,  au 
point  de  vue  positif  de  la  réalisation  que  se  place  surtout 
Rességuier.  Et  à  cet  égard,  ce  qui  l'intéresse  avant  tout 
dans  le  fouriérisme,  ce  qui  l'intéresse  uniquement  dans 
le  fouriérisme,  pourrais-je  dire,  c'est  l'entreprise  indus- 
trielle «  sur  laquelle  repose  tout  le  bagage  des  fou- 
riéristes  et  qui  est  l'objet  principal  de  leurs  travaux 
actuels  »  et  sur  laquelle  roulent  ses  discussions  avec 
Lechevalier.  Aussi  désiret-il  qu'on  en  fasse  une  fois  pour 
toutes  l'expérience  (i)  dont  il  attend  les  résultats  avec 
une  impatience  non  dissimulée. 

Il  est  d'ailleurs  loin  d'envisager  cette  expérience 
comme  aussi  décisive  et  triomphale  que  la  prévoient  les 

(i)  Je  désire  autant  que  vous  qu'elle  puisse  avoir  lieu  ne  fût-ce  que  pour 
mettre  fin  à  une  bonne  partie  de  nos  diseussions. 


fouriéristes  (i).  II  craint,  il  redoute  sinon  un  insuccès 
complet,  et  Tavortement  de  la  tentative,  du  moins  des 
résultats  médiocres,  dont  il  donne  les  raisons.  Sans 
doute  il  reconnaît  que  «  les  fouriéristes  pourront  obtenir 
une  grande  économie  dans  la  consommation,  et  quelque 
léger  accroissementde  la  production  double  l'avantage  qui 
doit  résulter  de  tout  mode  d'association  »,  «  mais  ces 
résultats  seront  compensés  par  de  graves  inconvénients 
provenant  de  l'agglomération  confuse  et  désordonnée 
qui  est  la  conséquence  inévitable  du  système  de  Fou- 
rier  ».  Et  il  prévoit  l'essai  malheureux  de  Condé-sur-Ves- 
gres.  «  Votre  phalange,  si  elle  s'organise  et  se  soutient 
quelque  temps,  vivra  languissante  et  stationnaire  sans 
trouver  des  imitateurs.  »  Voilà  le  résultat  qu'il  redoute 
bien  plus  qu'il  ne  l'espère,  «  ce  n'est  pas,  écrit-il,  un 
désir  que  j'exprime.  Je  voudrais  au  contraire  que  toutes 
vos  espérances  fussent  dépassées,  que  l'âge  d'or  naquit 
pour  votre  Phalanstère,  et  ce  que  je  souhaite  par-dessus 
tout  c'est  l'amélioration  des  classes  nombreuses  dont  je 
puis  mieux  qu'un  autre  apprécier  la  misère  et  l'abrutis- 
sement ».  Il  termine  cette  première  lettre  en  disant  que 
«  s'il  ne  se  joint  pas  aux  fouriéristes,  c'est  qu'il  ne  croit 
ni  à  leur  théorie  ni  à  leur  art  ».  Et  il  résume  son  état  d'es- 
prit :  «  Vous  savez  à  présent  où  j'en  suis  :  sans  foi  dans 
votre  œuvre  en  tant  qu'œuvre  générale  et  définitive,  mais 
plein  d'entrain  pour  elle  et  d'affection  pour  vous  »  (lettre 
sans  date).  La  correspondance  ne  s'arrêta  pas  là  ;  Ressé- 
guier  «  étudiait  sans  cesse  Fourier  ».  J.  Lechevalier  ten- 
tait de  le  convertir,  et  lui  reprochait  ses  préjugés  saint- 
simoniens.  A  quoi  Rességuier  lui  répondait,  non  sans 
impatience  :  «  Vous  me  parlez  de  mes  préjugés  saint- 
simoniens  qui  sont  un  obstacle,  dites-vous,  à  rap|)récia- 
tion  complète  de  vos  idées,  et  vous  ne  dites  rien  de  vos 
préjugés   fouriéristes  qui  vous   entretiennent   dans  les 

(i)  Vous  comprendrez  sans  peine  que  je  suis  loin  de  l'envisnfjer  sons  le  même 
;ispect  que  vous. 


—  33o  — 

inexcusables  illusions  qui  vous  absorbent.  Sentons  une 
fois  pour  toutes  que  ce  langage  n'aboutit  à  rien.  Vous  et 
moi  cherchons  la  vérité.  Où  est-elle  ?  Avec  Fourier,  avec 
Saint-Simon,  ou  ailleurs,  voilà  loute  la  (|uestion.  »  Néan- 
moins, le  ton  do  Rességuier  dcvienl  plus  bicnveillanl  au 
fur  et  à  mesure  qu'il  avance  dans  l'étude  de  Fourier.  Sans 
doute  ses  idées  n'ont  pas  changé  sur  le  fond,  et  il  croit 
toujours  à  la  stérilité  et  à  l'impuissance  de  la  doctrine 
fouriériste  en  tant  que  conception  sociale  complète  et 
définitive.  Mais  il  avoue  que  le  Phalanstère,  dont  il 
demande  un  abonnement  de  six  mois  (lettre  du  26  juin 
1802)  lui  «  plaît  »,  «  qu'il  développe  avec  habileté  les 
avantages  matériels  de  l'association  (i),  qu'ime  partie  de 
ce  que  les  Saint-Simoniens  apprenaient  au  monde  depuis 
deux,  ans  s'y  trouve  exposé  avec  plus  de  précision  et 
d'étendue  ».  «  Aujourd'hui  qu'il  connaît  un  peu  mieux 
Fourier  »  (lettre  du  26  juin  1882),  il  reconnaît  que  c'est 
un  homme  de  mérite  qui  apportera  «  d'utiles  matériaux 
à  la  grande  œuvre  qui  se  prépare  »  et  que   «  Bazard  et 


(l)  (c  Quant  aux  détails  puremenl  économiques  de  l'association  domestique  el 
agricole  nous  reconnaissons  volontiers  qu'ils  partent  d'un  esprit  ingénieux  et 
délié  en  déclarant  toutefois  que  nous  ne  prenons  pas  l'ampleur  pour  de  la  gran- 
deur, ni  la  richesse  d'imagination  pour  de  la  richesse  de  pensée.  L'idée  de 
l'industrie  attrayante  par  séances  variées  et  de  courte  durée  nous  paraît  neuve  et 
d'une  portée  fort  étendues!  elle  conduit  effectivement  à  d'heureux  résultats  dans 
la  pratique.  L'idée  de  liherté  peut  assurément  se  concilier  avec  l'idée  de  tra- 
vail si  la  peine  de  la  production  est  équilibrée  ou  dépassée  par  le  plaisir  de  la 
consommation  qu'elle  procure;  mais  organiser  la  production  de  manière  à  en 
changer  la  peine  en  plaisir  serait  certainement  ouvrir  à  l'industrie  une  carrière 
toute  nouvelle  d'activité  et  de  jouissance,  nous  approuvons  donc  comme  une 
des  entreprises  industrielles  les  plus  importantes  de  notre  époque,  l'essai  que 
M.  Fourier  veut  faire  du  procédé  dont  il  est  l'inventeur,  persuadés  que  la 
nature  d'esprit  de  ce  philosophe  le  met  à  même  plus  que  tout  autre  de  cons- 
truire el  de  diriger  un  étahlissement  de  ce  genre,  et  persuadés  en  outre  que 
toute  tentative  ayant  pour  but  de  faire  travailler  les  prolétaires  sous  la  loi  de 
l'association  au  lieu  de  les  faire  travailler  uniquement  sous  la  loi  de  la  propriété 
ne  peut  être  que  fort  avantageuse  pour  le  succès  et  la  propagation  des  théories 
de  l'économie  politique  nouvelle.  Nous  acceptons  et  nous  encourageons  l'expé- 
rience du  phalanstère,  couvai  ncus  que  tout  perfectionnement  dans  la  construction 
des  villages  et  la  disposition  des  travaux  agricoles  se  trouve  placé  sur  la  voie 
du  progrès  social.  » 


—  33i  — 

Enfantin  ont  eu  le  tort  de  ne  pas  lui  aceorder  assez  de 
valeur  ».  Sans  doute  il  juge  toujours  aussi  sévèrement  la 
théorie  sociale  de  Fourier  qui  «  lui  paraît  après  long  et 
mûr  examen  aussi  creuse  qu'il  soit  possible  de  l'imagi- 
ner »  et  il  s'étonne  de  l'enthousiasme  excessif  que  J. 
Lechevalier  semble  manifester  à  son  endroit.  «  Votre 
aveuglement  m'étonne.  Le  temps,  ce  grand  correcteur, 
vous  désillusionnera  lorsque  vous  aurez  fait  tout  ce  qu'il 
y  a  à  faire  encore  pour  répandre  la  partie  saine  des  tra- 
vaux de  Fourier.  »  Il  reconnaît  d'ailleurs  qu'il  y  a  dans 
ces  travaux  certaines  vues  du  plus  haut  intérêt.  Mais  il 
n'a  pas  changé  d'avis  sur  les  mérites  de  l'entreprise 
industrielle  fouriériste.  «  Quant  à  votre  entreprise  in- 
dustrielle, sur  laquelle  vous  faites  reposer  votre  bagage, 
je  ne  serais  point  étonné,  si  vous  parveniez  à  l'orga- 
niser, qu'elle  donnât  quelques  résultats  matériels  satis- 
faisants, car  le  principe  d'association  pour  la  produc- 
tion et  la  consommation  sur  lequel  elle  repose,  étant 
évidemment  juste  et  fécond,  il  doit  se  produire  quel- 
ques avantages.  Mais  le  gâchis  qui  doit  nécessairement 
naître  dévoilera  bientôt  la  stérilité  et  l'impuissance 
de  votre  théorie  en  tant  que  conception  sociale  com- 
plète (i).  » 

Son  admiration  grandit  à  mesure  qu'il  entre  plus  avant 
dans  l'étude  de  Fourier  et  qu'il  compète  ses  études  sur 
le  fouriérisme  par  la  lecture  des  œuvres  de  ce  dernier  et 
notamment  du  Nouveau  Monde  Industriel,  des  diverses 
brochures  des  fouriéristes  et  de  la  Réforme  industrielle, 
qu'il  suit  très  exactement  et  qui  lui  apprennent  tout  ce 
que  les  fouriéristes  enseignent.  «  Fourier,  écrit-il,  est 
un  homme  prodigieux  qui  a,  plus  nettement  que  nous 
ne  l'avons  fait,  posé  la  question  industrielle  ;  il  aura  une 
grande  part  à  la  grande  (inivre  qui  se  prépara,  mais  il 
n'a  pas  puissance  d'engendrer  la  société  future.  11  appor- 
tera seulement  d'utiles  matériaux.  » 

(i)  Rességuier  à  Jules,  a6  juin  i832 


—  332  — 

Mais  si  ses  sentiments  sont  devenus  plus  sympathiques 
et  plus  enthousiastes,  ses  idées  n'ont  ])as  suivi  la  môme 
progression.  «  ...Vos  travaux  faits  consciencieusement 
et  avec  soin  n'ont  presque  rien  changé  à  ma  manière  d'ap- 
précier votre  doctrine.  »  Il  est  tout  aussi  persuadé  qu'au- 
paravant que  l'issue  de  la  tentative  d'expérience  phalans- 
térienne  sera  malheureuse,  mais  il  la  désire  néanmoins 
et  l'appelle  de  toutes  ses  forces  car  «  l'essai  que  vous  allez 
tenter,  écrit-il,  fera  faire  un  pas  de  plus;  il  fournira  d'utiles 
données  positives  ou  négatives.  »  Sans  partager  la 
croyance  de  Transon  et  de  Lechevalier  sur  la  valeur  intrin- 
sèque du  système  sociétaire  et  sur  la  facilité  de  sa  réali- 
sation, il  reconnaît  qu'il  contient  des  choses  excellentes 
et  il  désire  qu'on  en  fasse  l'essai  et  que  l'expérience  pra- 
tique tire  de  la  théorie  et  révèle  tout  ce  que  celle-ci  peut 
avoir  d'heureux,  de  bienfaisant  et  tout  ce  qui  peut  servir 
à  améliorer  le  sort  des  malheureux.  «  Membre  du  parti 
nouveau,  relié  à  jamais  à  la  bannière  de  l'association,  je 
suis  disposé  à  favoriser  toute  entreprise  qui  aura  pour 
objet  direct  ou  indirect  de  nous  tirer  de  l'état  de  mor- 
cellement et  d'individualité  où  nous  croupissons.  Je 
n'aperçois  encore  nulle  part  dans  ce  parti  nouveau  le 
flambeau  qui,  suivant  Déranger,  doit  guider  le  monde  ; 
mais  convaincu  que  de  toutes  les  lumières  éparses  qui 
brillent  plus  ou  moins  aujourd'hui  doit  sortir  prochaine- 
ment le  météore  régénérateur,  je  suis  disposé,  en  atten- 
dant qu'il  paraisse,  à  favoriser  de  tous  mes  moyens  les 
tentatives  partielles  ou  complètes  ou  préparatoires  qui 
auront  pour  objet  de  hâter  son  avènement  »  (à  Jules 
Sorrèze,  i5  février  i833).  Aussi  voudrait-il  apporter  au 
fouriérisme  à  défaut  de  sa  conversion,  du  moins  son  con- 
cours moral  et  surtout  pécuniaire,  et  regrette-t-il  très 
sincèrement  de  ne  pas  pouvoir  le  faire  (i).  Tel  est  l'état 
d'esprit  de  Rességuier. 

(i)  «  Je  regrette  d'être  complètement  épuisé  par  les  sacrifices  antérieurement 
faits.  Si  j'avais  disposé  de  quelques  fonds,  je  les  aurais  envoyés  non  pour  faire 
un  bon  placement  mais  une  bonne  œuvre.   » 


—  333  — 

Mais,  c'est  avec  des  nuances  l'état  d'esprit  de  bien 
d'autres  qui  cheminent  à  mi-voie  entre  le  Saint-Simo- 
nisme  et  le  fouriérisme.  C'est  l'état  d'esprit  de  Borel,qui 
écrit  à  Transon  en  termes  presque  identiques  à  ceux  de 
son  ami  Rességuier  :  «...  Je  vous  prie  de  nous  abonner  au 
Phalanatère  Rességuier  et  moi...  Fourier,  malgré  ses 
défauts,  me  paraît  un  homme  prodigieux.  Sa  cosmogonie, 
si  elle  ne  dénote  pas  autre  chose,  dénote  une  imagination 
sans  égale,  et  une  originalité  qui  a  bien  sa  valeur.  Je  lis 
avec  plaisir  les  articles  qu'il  met  dans  Le  Phalanstère. 
Comme  critique  de  l'ordre  actuel  je  le  trouve  parfait.  Il  est 
souvent  injuste  et  surtout  envers  nous,  mais  sa  critique 
delà  civilisation  me  paraît  très  bonne...  Où  en  est  votre 
entreprise  du  Phalanstère,  que  je  voudrais  bien  voir  se 
réaliser  quoiqu'à  dire  vrai  je  ne  pense  pas  que  vous  réus- 
sissiez aussi  bien  que  vous  l'espérez...  J'ai  vu  Rességuier 
qui  s'occupe  de  votre  système.  Xous  avons  beaucoup 
parlé  de  vous  et  de  Jules  et  nous  sommes  enchantés  que 
vous  nous  ayiez  fait  connaître  un  homme  de  la  trempe  de 
Fourier  (i)  (Borel  à  Transon,  26  octobre  iSSa).  C'est  celui 
de  la  saint-simonienne  Marie-Reine  qui  écrit  dans  La 
Femme  nouvelle  pour  recommander  la  lecture  des  œuvres 
de  Fourier.  «  Je  ne  crois  pas  pourtant  que  ce  système 
soit  tout  ce  qu'il  faut  à  l'humanité,  car  en  cela  je  ne  par- 
tage pas  les  idées  de  M.  Fourier  ni  de  ceux  qui  les  ensei- 
gnent   Je  suis  Saint-Simonienne.  Mais  c'est  précisé- 

.rnent  pour  cela,  ajoute-t-elle,  que  je  voudrais  attirer 
l'attention  sur  un  système  dont  on  s'est  occupé  si  peu 
jusqu'à  présent  »  (2)  (Cité  par  Le  Phalanstère,  p.  208).  Et 

(i)  Dans  une  lettre  non  datée  niais  écrite  quelques  jours  a|)i'ès  la  mort  de  Ba- 
zard  (2g  juillet  iSSa),  Rességuier  écrivait  :  «  Je  dois  vous  dire  que  de  tous  les 
Saint-Simoniens  que  je  connais  dans  le  Midi,  je  suis  celui  qui  accorde  le  plus 
de  valeur  à  Fourier.  Il  faut  en  excepter  pourtant  l'in^jénieur  Borel  qui  me  parais- 
sait incliner  vers  vous  la  dernière  fois  que  je  le  vis.  J'ignore  ce  qu'il  est  ilevenu 
depuis.  Mais  je  sais  qu'il  a  une  grande  propension  à  aller  là  où  est  Transon.   » 

(2)  Cfr.  Silberling.  Lettre  à  Jules  Leclievalier  du  i3  décembre  iSSa  :  «  Je 
vous  dirai  que  la  formation  du  Phalanstère  me  fera  grand  plaisir  :  il  a  beau- 
coup d'analogie  avec  le  plan  d'association  que  je  me  suis  fait  sur  les  bases  énii- 


—  33',  — 

c'est  aussi  celui  de  la  Revue  Encyclopédique  qui,  bien 
qu'estimant  que  les  doctrines  cosmogoniqiies  de  Fourier 
sont  complètement  étrangères  à  l'esprit  scientifique  actuel, 
qu'elles  ne  sont  pas  basées  sur  l'observation  des  faits, 
mais  déduites  d'un  principe  général  arbitrairement  posé, 
que  sa  méthode  le  conduit  à  des  aberrations  singulières, 
que  ses  doctrines  historiques  ne  sont  pas  plus  sérieuses 
que  ses  doctrines  cosmogoniques,  se  déclare  pourtant 
toute  prête  à  encourager  l'essai  d'association  que  veut 
tenter  la  société  constituée  par  Fourier.  «  Nous  voyons 
bien  plutôt,  écrit  la  Revue  Encyclopédique ,  dans  l'inten- 
tion des  actionnaires,  l'application  de  l'attraction  indus- 
trielle que  l'application  delà  théorie  universelle  ou  même 
passionnelle.  Nous  sommes  convaincus  que  le  phalans- 
tère, par  la  nécessité  de  sa  conservation,  sérail  incessam- 
ment obligé  de  dévier  sa  ligne  théorique  pour  finir  par 
se  rapprocher  plus  ou  moins  des  sociétés  coopératives 
d'Angleterre  (i).  » 

Mais  les  phalanstériens  n'eurent  pas  seulement  ces 
encouragements  et  ces  approbations.  Ce  que  ses  res- 
sources ne  permettaient  pas  à  Rességuier  de  faire  en 
faveur  de  la  doctrine  fouriériste,  d'autres  Saint-Simo- 
niens  le  firent,  qui  n'étaient  pas  plus  convaincus  que 
Rességuier  de  la  vérité  du  fouriérisme  —  et  qui  même 
ne  s'étaient  pas  comme  lui  séparés  du  Saint-Simonisme, 
et  étaient  restés  des  enfantiniens  convaincus  et  même 
pratiquants.  «  Le  Père  Cazeaux,  tout  absolutiste  qu'il  • 
est  en  enfantinisme,  écrivait  Lanet  à  Fourier,  est  fort 
séduit  par  la  lecture  de  vos  idées,  n  Pour  lui,  il  ne 
voit  qu'une  chose,  c'est  que  le  but  des  doctrines  de 
Fourier  est  identique  à  celui  des  Saint-Simoniens,  qu'il 


ses  par  vous  de  concert  avec  les  autres  disciples  de  Saint-Simon  et  que  j'enten- 
dais pour  la  première  fois  de  votre  bouclie  lors  de  votre  mission  à  Strasbourg'. 
Je  suis  encore  Saint-Siraonien.  Le  système  de  M.  Fourier  ne  me  paraît  pas 
encore  supérieur  à  la  religion.  Il  est  vrai  que  je  n'en  connais  que  la  partie 
industrielle.  >' 

(i)  Revue  Encyclopédique,  i83i,  p.  Oo. 


—  335  — 

-est  «  tout  à  fait  Saint-Siinonien  »  [il  le  répète  dans  toutes 
ses  lettres]  (i). 

Dans  une  lettre  du  28  juillet  i832,  adressée  au  Père 
Rigaud,  il  essayait  de  calmer  l'inquiétude  que  les  Saint- 
Simoniens  de  Paris  éprouvaient  au  sujet  de  son  ortho- 
doxie. «  La  doctrine  de  Saint-Simon  est  complètement 
incarnée  en  moi,  et  il  n'y  a  plus  moyen  de  m'en  dépouiller. 
Il  est  bien  vrai  que  j'ai  pris  trois  actions  de  propagation  du 
Phalanstère,  mais  c'est  précisément  dans  un  but  tout  saint- 
simonien,  puisque  l'association  que  ce  journal  provoque 
est  une  des  faces  saint-simoniennes.  Dites  à  Hortense  de 
vous  dire  ce  que  j'écrivais  à  Jules  en  lui  demandant  ces 
trois  actions  (2)  ;  qu'elle  vous  communique  aussi  ce  que 


(i)  «  Jules  est  venu  prèelier  ici  [à  Bordeaux]  les  doctrines  de  Fourier,  dont 
le  but  est  identique  avec  le  nckre.  Mais  il  n'a  pas  fait  de  prosélytes.  Lorsqu'il 
est  parti  pour  Paris  je  lui  ai  prédit  et  j'ai  grande  foi  à  celte  prédiction  qu'avant 
six  mois,  lui  et  tous  les  dissidents  demanderaient  à  rentrer  au  giron  »  (Gazeaux 
père  il  ïioart,   17  octobre  i833). 

(2)  Voici  la  lettre  de  Gazeaux  à  Jules  à  laquelle  il  est  fait  allusion.  «  Quoi- 
que vous  soyez  séparé  de  la  bannière  sous  laquelle  vous  m'avez  rangé  vous- 
même,  mon  cher  Jules,  je  ne  vous  en  aime  pas  moins  que  par  le  passé  et  si 
j'ose  dire  je  vous  en  estime  davantage  puisque  vous  avez  su  sacrifier  aux  inspi- 
rations de  votre  conscience  (selon  moi  pourtant  mal  éclairée)  des  amis  parmi 
lesquels  vous  brilliez  au  premier  rang.  Votre  science  plus  étendue  que  votre 
sentiment  avec  lequel  l'équilibre  a  été  rompu  par  l'effet  de  votre  individualité 
plus  ou  moins  liée  à  telles  ou  telles  individualités  du  monde  extérieur  vous  a 
seule  arraché  à  l'aposlolat  saint-simonien.  La  séparation  de  Bazard,  d'Olinde 
Rodrigues,  de  Transon,  d'Euryale  et  de  tous  mes  autres  enfants  n'a  pas  d'autre 
motif  à  mes  yeux,  de  sorte  qu'au  lieu  de  m'en  alarmer  je  me  plais  au  contraire 
à  la  considérer  comme  un  événement  providentiel  propre  à  hâter  la  réalisation 
du  but  qui  a  été  indiqué  par  Saint-Simon  et  que  nul  de  nous  n'a  pas  un  ins- 
tant perdu  de  vue.  La  conception  de  Dieu,  esprit  et  matière  tout  ;\  la  fois  et 
seule  Individualité  infinie  dans  laquelle  toutes  les  individualités  se  confondent 
et  se  perfectionnent  incessamment,  l'unité  de  la  famille  humaine  méconnue  et 
brisée  dans  le  passé,  révélée  dans  le  présent  et  inévitablement  assurée  dans  l'avC' 
nir  ;  l'extinction  de  tous  les  privilèges  de  la  naissance  sans  exception,  le  classe- 
ment selon  la  vocation,  la  capacité  et  le  sentiment,  la  récompense  selon  les 
œuvres  et  l'amélioration  successive  sous  le  rapport  moral  intellectuel  et  physi- 
que de  la  classe  la  plus  nombreuse  et  la  plus  pauvre  sont  des  vérités  et  des 
espérances  que  tous  les  dissidens  et  vous  surtout,  mon  cher  ami,  vous  partagez 
avec  moi  et  tous  les  orthodoxes;  plus  que  moi  et  avec  non  moins  de  puissance 
que  les  autres,  il  vous  est  malheureusement  donné  de  faire  comprendre  les  unes 
et  de  préparer  la  réalisation  des  autres.  Voilà  pourquoi  je  suis  enchanté  de  voir 


je  lui  ai  écrit  à  elle-mômc  concernant  Fourier  et  vous  ver- 
rez, j'en  suis  sûr,  que  nous  sympathisons  toujours  fort 
bien,  car  nous  sommes  l'un  et  l'autre  également  religieux, 
et  l'un  et  l'auti'c  également  convaincus  (|ue  le  Père  Su- 
prême et  les  apôtres  sont  pleins  de  la  foi  la  plus  digne  et 
la  plus  consciencieuse.  Cette  foi  finira  par  embraser, 
soyez-en  sûr,  et  tous  les  premiers  dissidens  que  la  science 
a  égarés  et  tous  les  gentils  plus  ou  moins  liés  par  leurs 
préjugés,  leur  personnalité,  leur  égoïsme  et  même  leur 
vertu  au  monde  ancien  qui  s'écroule.  Fourrier  lui-même 
et  ses  disciples  nous  viendront  car  le  sentiment  seul,  la 
religion  a  puissance  d'exciter  et  d'harmoniser  l'intelli- 

o-ence  et  la  force  ou  en  d'autres  termes  la  science  et  l'in- 
o 

dustrie;  il  m'est  démontré  qu'avec  tout  son  fatras,  Fou- 
rier ne  pourra  jamais  associer  puisque  ce  n'est  qu'un 
mécanisme  inintelligible  à  tous  autres  qu'à  lui.  Mais, 
comme  ce  /a^r«5  s'appuie  admirablement  bien  surles  incon- 
gruités de  V ordre  social  ou  plutôt  du  désordre  social  actuel 
il  met  à  jour  de  la  manière  la  plus  pittoresque  et  la  plus 
originale  les  fausses  bases  de  l'ancienne  morale  faite  au 
préjudice  de  tous  pour  le  bonheur  partiel  de  quelques- 
uns.  La  lecture  de  ses  ouvrages  me  rend  chaque  jour 
plus  Saint-Simonien,  et  je  ne  conçois  pas  comment  lui- 
même  et  surtout  Jules  et  Transon  ne  s'aperçoivent  pas 
que  la  solution  de  leur  problème  est  seulement  facile  au 
moyen  de  la  Religion  née  de  la  Révélation  de  Saint-Si- 
mon, car  je  le  répète,  il  n'y  a  que  le  sentiment  qui  puisse 
entraîner  les  hommes  (i).  » 


par  le  prospectus  du  journal  Le  Phalanstère  que  vous  et  Transon  êtes  les 
principaux  rédacteurs  de  ce  journal  destiné  à  Faire  valoir  la  Uiéorie  socié- 
taire de  M.  Ch.  Fourier  et  à  provoquer  la  fondation  d'une  phalan^je  agricole 
et  manufacturière.  Comme  ce  but  est  tout  à  fait  saint-siinonien,  je  me 
hâte  de  vous  annoncer  que  je  veux  m'intéresser  à  la  société  de  propag-ation 
et  je   viens  vous  prier  en  conséquence   de   me  faire  inscrire  pour  trois  actions 

de   loo  francs indépendamment  de  ces  trois  actions,  je  désire  être  abonné 

au  journal » 

(i)  Cazeaux   écrit  au   Père  Enfantin  le  ag  mars  i834  :  «  Les  ouvrag-es  cini- 
ques  (sic)  et  bizarres  de  Fourrier  sont  pleins  d'un  nombre  infini  de  pierres  pré- 


-  337  - 
Ainsi  sans  partager  la  foi  de  Transon  et  de  J.  Lecheva- 
lier  dans  l'œuvre  de  l'ourier,  trouvant  môme  parfois  cer- 
taines parties  de  son  système  dépourvues  de  sens  com- 
mun, les  Saint-Simoniens  reconnaissent  pourtant  qu'elle 
n'est  pas  dépourvue  de  mérites.  Sans  doute  ils  ne  sont  pas 
entièrement  convaincus  de  la  justesse  de  ses  vues,  ils  ne 
sont  pas  persuadés  de  la  vérité  de  son  corps  de  doctrine, 
mais  ils  pensent  que  la  vérification  de  ses  propositions  est 
de  la  plus  haute  importance  ;  ils  regardent  les  principes 
généraux  de  Fourier  comme  capables  d'exercer  une  heu- 
reuse influence  et  non  seulement  ils  ne  refusent  pas  de 
collaborer  avec  les  fouriéristes,  mais  encore  ils  contri- 
buent au  développement  de  l'œuvre,  ils  s'associent  même 
pécuniairement  à  la  propagation  de  la  théorie,  ils  «  aident 
dubitativement»,  et  en  faisant  leurs  réserves  relativement 
aux  points  de  la  doctrine  sur  lesquels  ils  ne  sont  pas  suffi- 
samment édifiés  ou  qui  leur  apparaissent  comme  erronés  ; 
et  ceux  qui  ne  vont  pas  aussi  loin  portent  tout  au  moins  in- 
térêt aux  travaux  des  fouriéristes,  comme  Stuart  Mill  qui 
écrivait  à  d'Eichthal  en  i83i  (i'^'  mars)  :  «  Bien  que  je  ne 
sois  pas  Saint-Simonien,niprobablementsur  le  point  de  le 
devenir,  je  tiens  bureaude  Saint-Simonisme  chez  moi  )),et 
leSo  novembre  i83i  :  «Bien  que'je  sois  loin  d'être  entiè- 
rement d'accord  avec  vous,  je  me  suis  habitué  à  consi- 
dérer l'œuvre  de  Saint-Simon  comme  l'œuvre  de  régéné- 
ration sociale  sans  contredit  la  plus  importante  qui  se 
poursuive  aujourd'hui.  »  Certains  Saint-Simoniens  firent 
plus  et  ne  se  contentèrent  pas  de  'ces  manifestations,  si 
j'ose  dire,  platoniques.  J'ai  dit  déjà  que  Julie  Fanfernot 
vécut  quelques  mois  au  Phalanstère.  D'autres  Saint-Simo- 
niens y  furent  avec  elle.  Certains  même  y  restèrent  (i). 


cieuses  qui  dans  leurs  formes  brutes  servent  merveilleusement  h  faire  ressortir 
l'éclat  et  à  confirmer  la  solidité  et  la  pureté  des  diamants  que  les  publications 
saint-simonienncs  présentent  à  foison.  Aussi  Ions  les  fouriéristes  disent-ils  qu'ils 
adoptent  les  vnesdes  Saint-Simoniens,  sauf  leur  ridicule  et  inutile  relijjion. ..  » 
(i)  Vinçard,  qui  faisait  partie  du  voyajje,  nous  a  raconté,  et  l'anecdote  vaut 
d'être  citée,  le  départ  ()()ur  Gondé-sur-\  esg-rc  de  Julie  Fanfernot  accompa(fiiée 


—  338  — 

D'autres  enfin,  comme  (iuéroiill,  (jui  s'atlachent  surtout 
au  respect  de  la  personnalité  humaine  et  de  la  liberté, 
—  tout  en  trouvant  son  système  social  ridicule,  pro- 
fessent pour  Fourier  la  plus  grande  admiration  parce 
qu'ils  sont  séduits  par  «  cette  merveille  de  la  liberté 
au  nom  de  larpielle  tout  est  permis  ».  Guéroull  qui 
s'était  séparé  des  Saint-Simoniens  à  la  scission  et  était 
journaliste  au  Temps,  écrivait  à  Lambert  :  «  Pour  ne 
pas  toujours  respirer  l'air  de  cette  caverne  (le  journal 
Le  Tc??ips)  yà'i  été  voir  Carnol  qui  me  prendra  de  mes 
articles  dans  sa  revue.  H  y  a  chez  lui  une  odeur  d'honnête 
homme  qui  m'a  fait  du  bien.  Ce  brave  Jules  aussi  je  l'ai 
vu  en  compagnie  de  Considérant  qui  a  entrepris  de  me 
convertir  à  Fourrier  (sic).  C'est  un  brave  et  dignejeune 
homme.  Nous  avons  causé  ensemble  cinq  heures  en  deux 
fois.  Son  ay^tème  social  comme  système  n'a  pas  le  sens 
commun,  mais  en  réalité  ily  a  chez  ce  diable  de  Fourrier 
de  belles  idées:  ce  qui  me  plaît  surtout  c'est  cette  exai- 


de cinq  ou  six  Saint-Simoniens  «  curieux  ou  amateurs  «  et  son  arrivée  :  «  Je 
me  rappelle  encore  la  profonde  déceptii)n  que  nous  éprouvâmes  à  l'aspect  morne 
et  glacial  du  lieu  et  des  gens  qui  l'habitaient;  le  terrain  nouvellement  défriché 
était  nu  et  noir,  comme  si  l'incendie  y  eût  passé.  Pendant  le  repas,  auquel  nous 
assistâmes,  un  silence  profond  régnait  chez  tous;  point  de  causeries,  point  de 
rire,  point  d'abandons  entre  tous  ces  travailleurs  réunis.  A  la  fin  du  dîner, 
Julie  m'engagea  <i  chanter  quelques  couplets  de  nos  chants  habituels  :  je  ne  me 
fis  pas  prier;  j'étais  agacé  de  cette  réserve  austère  et  j'avais  le  désir  de  provo- 
quer des  épanchements  réciproques,  ce  qui  ne  fut  pas  difficile.  Je  chantai  le 
Bon  Ange  et  tout  le  monde  sortit  de  sa  léthargie  :  on  causa,  on  me  fit  répéter 
ma  chanson,  et  on  m'applaudit  à  outrance.  J'avais  remarqué  que  pendant  le 
cours  de  ma  chanson,  M.  Baudet  Dulary,  propriétaire  et  directeur  de  la  colo- 
nie, était  resté  les  deux  coudes  appuyés  sur  le  table,  là  tète  dans  ses  mains  et 
réfléchissant  profondément  ;  lorsque  j'eus  terminé  il  se  leva  et  dit  avec  émotion  : 
Voilà  ce  qui  nous  manque  ici,  c'est  l'entrain,  l'expansion.  —  Eh  quoi,  lui  dis- 
je,  vous  n'avez  donc  pas  d'hommes  et  d'heures  de  plaisir,  de  musiciens  pour 
faire  danser  le  dimanche,  quelques  joyeux  refrains  pour  donner  du  cœur  au 
travail  ?  Mais  alors,  vous  lutterez  vainement  contre  le  vieux  monde  qui  dispense 
tant  de  jouissances  aux  oisifs  qu'ils  en  sont  rassasiés  et  qu'il  n'en  donne  pas 
aux  travailleurs  !  Laborieux  pionnier  de  l'association,  vous  mourrez  à  la  peine  1  « 
«...  C'est  ce  qui  arriva  plus  tard  après  bien  des  essais  et  de  longues  tribula- 
tions. »  Voir  Mémoires  d'un  vieux  cliannunnicr  saint-simonien.  ^  inçard  aîné, 
p.  i58  i6o. 


-  339  - 

tation,  cette  apothéose  audacieuse  de  la  liberté  humaine; 
en  ma  qualité  de  libéral  ccXol  me  touche  beaucoup,  j'aime 
beaucoup  comme  poésie  le  vagabondage  d'une  person- 
nalité sans  limites,  qui  prend  son  caprice  pour  loi, 
qui  vexe  les  étoiles  et  leur  fait  faire  la  cabriole  dans 
le  ciel    dans    des    rêves  d'astronomie    fantastique.   Pour 

cela,    mon    cher    ami,    c'est    superbe Plaisanterie    à 

part,  il  a  cet  homme  un  sentiment  de  la  liberté  que  je 
voudrais  vous  voir  méditer.  C'est  le  seul  moyen  de 
rendre  votre  atmosphère  respirable  aux  hommes  de 
votre  trempe  pour  lesquels  je  professe,  tu  le  sais,  une 
estime  toute  particulière.  Or,  je  crains  toujours  que 
vous  ne  tourniez  au  catholicisme  »  (1882,  sans  autre 
date). 

Ainsi  donc,  beaucoup  de  Saint-Simoniens  furent  impres- 
sionnés d'ailleurs  plus  ou  moins  vivement  par  les  idées  de 
Fourier,  et  c'est  surtout  parmi  eux  que  se  recrutèrent  les 
premiers  adhérents  au  fouriérisme.  Peut-être  leurs  conver- 
sions furent-elles  un  peu  tropbrusques  ;  leurc-royanceétait 
trop  récente  pour  être  profonde;  beaucoup  faisaient  des 
réserves,  plus  ou  moins  importantes  sur  des  théories  parti- 
culières ou  même  sur  l'ensemble  delà  doctrine  ;  ils  y  ajou- 
taient des  principes  s«int-simoniens  (i);  ils  en  suppri- 
maient d'essentiels  quiles  gênaient  et  montraient  en  un  mot 
laplusgrande  liberté  de  critique.  Us  déclaraient  en  secon- 
vertissant  (ju'ils  étaient  «  bien  loin  de  répudier  la  respon- 
sabilité des  premières  paroles  qu'ils  avaient  portées  »  et 
que  Fourier  ne  «  s'arrogeait  point  la  mainmorte  de  leurs 
pensées  et  de  leurs  sentiments  ».  Ils  ne  l'auraient  d'ail- 
leurs pas  souffert.  Aussi,  dès  les  débuts,  l'accord  est-il 
loin  d'être  absolu.  Le  fouriérisme  perdit  tout  de  suite  sa 
précision  et  sa  netteté  en  se  mêlant  d'éléments  saint-simo- 
niens,  malgré  toutes  les  précautions  que  V.  Considérant 
avait  prises  pour  conserver   une    ligne   de  démarcation 


(l)  «  J'aime  toujours  à    penser  i|u'nu  J<mii-   lous   los  privilè|;es   de    u;iiss;iiu'i 
doivent  dispiu-aître.  » 


-   3/io  — 

très  nette  entre  les  deux  doctrines  (i)  ;  ajoutons  (jue  les 
nouveaux  convertis  emhrassaienl  avec  tant  de  hatc  les 
idées  de  Fourier  que  pour  la  plupart  ils  les  étreignaient 
fort  mal  ;  c'est  (;e  qui  explique,  que  beaucoup  d'eTilre 
eux  ne  firent  que  passer  dans  l'école  fouriériste  qu'ils 
abandonnèrent  après  l'essai  malheureux  de  Condé-sur- 
Yeso-res. 


"O' 


(i)  Considérant  insistait  pour  qu'on  ne  fît  aucune  concession  aux  anciens 
Saint-Simoniens.  «  ...Toutefois  Je  crois  qu'il  ne  faut  faire  avec  les  transfug-es 
simoniens  (s/c)  aucune  concession  et  conserver  une  lig-iie  de  déincircation  entre 
le  Sinionisnie  et  la  science  du  mouvement  aussi  distincte  dans  les  apparences 
qu'elle  l'est  dans  la  réalité.  Il  faut  bien  se  garder  de  nous  laisser  eng'lober  dans 
leur  ridicule.  »  Metz,  5  janvier  1882.   Considérant. 


CHAPITRE    XI 
La  riposte   des   enfantiniens. 


La  scission  de  Jules  Lechevalier  et  de  Transon,  leur 
adhésion  complète  à  la  doctrine  de  Fourier,  les  confé- 
rences qu'ils  entreprirent  pour  sa  propagation  et  surtout 
les  conversions  noml)reuses  qui  en  résultèrent,  émurent 
les  Saint-Simoniens.  Certains  d'entre  eux,  au  début,  ne 
voyaient  pas  d'un  trop  mauvais  œil  les  sympathies  fou- 
riéristes  et  estimaient  que  les  «  petits  mouvements  tbu- 
riéristes  »  n'oflVaient  pas  grand  danger;  mais  encore  fal- 
lait-il qu'ils  fussent  arrêtés  à  temps  (i).  On  avait  fait  des 
efforts  pour  essayer  de  rattraper  Transon,  incertain 
comme  toujours  (2).  Et  l'on  essayait  aussi  de  retenir 
ceux  que  l'on  voyait  hésitants,  à  moitié  détachés  de  la 
doctrine  et  qu'on  sentait  capables  de  sympathies  fourié- 
ristes.  Le  Père  Enfantin,  répondant  le  3o  avril  1882  à  une 
lettre  que  CapcUa  avait  écrite  à  Bouffard,  et  qui   «  avait 

(i)  D'Eichtlial  à  Talabot.  Paris  2^  mars  1882 —  J'ai  vu  Anaïs  (c'est  Anaïs 
Cazeaux)  hier  ;  elle  avait  assez  bonne  mine,  elle  continue  de  se  promener  tous 
les  jours.  Il  me  semble  qu'Euryale  [son  frère]  exerce  quelque  ascendant,  sur  son 
esprit  de  manière  à  l'attirer  un  peu  au  Jouriérisme  et  qu'Hortense  même  n'i^cliappe 
pas  entièrement  à  cette  inHuence.  Les  sœurs  de  Michel  le  trouvent  aussi.  Anaïs 
m'a  dit  entre  autres  clioses  qu'il  y  avait  certainement  des  lacunes  dans  la 
doctrine,  delà  est  vrai  dans  plus  d'un  sens  mais  il  faut  bien  en  prendre  son 
parti.  Ce  petit  mouvement  Jouriériste  ne  saurait  avoir  d'inconvénient  pourvu  qu'il 
soit  arrêté  à  temps... 

(2)  «  Une  aimable  lettre  de  Transon  vient  de  m'arriver.  Retrempez  son 
courage  de  toutes  vos  Forces  ;  ce  qui  lui  arrive  m'est  arrivt^  à  son  àjje.  Les 
forces  ne  s'acquièrent  que  graduellement;...  qu'il  tienne  bon  envers  losenPan- 
-linistes.  »  a/j  février  1883.  Muiron  h  Cl.  Vigoureux. 


—  y^i  — 

affligé  la  famille  »  lui  écrivait  :  «  Tu  es  préoccupé  d'un 
besoin  de  réalisaliori  industi'ielle  soit  par  .le  souvenirde 
nos  séances  d'ouvriers  de  la  salle  Taitbout  et  de  ce  (jui 
s'y  rattachait,  soit  [)ai-  l'influence  des  idées  de  Fourier  et 
de  la  correspondance  de  Jules.  Tu  as  même  tant  soit  peu 
pris  la  langue  de  ceux-ci  :  Vliarmonie,  Vaccord,  le  concert 
social,  la  variété  des  fonctions.  Avant  d'examiner  ta  lettre 
en  détail,  je  suis  bien  aise  de  te  demander  si  tu  connais 
dans  le  monde  une  fonction  plus  variée  que  celle  de  nos 
apôtres  et  surtout  que  la  mienne.  Je  te  demanderai 
encore  avec  quels  instimments  de  travail  iw  voudrais  que 
nous  fissions  une  œuvre  industrielle.  Je  désirerais  aussi, 
si  tu  connais  de  meilleurs  moyens  que  les  nôtres  pour  se 
procurer  des  instruments  de  travail,  que  tu  nous  les 
indiquasses,  car  c'est  ce  qui  manque  totalement  à  Fou- 
rier, à  Jules,  aussi  bien  qu'à  Coessin..  Prends  garde  en 
te  creusant  la  tête  d'accoucher  d'un  Phalanstère...  Tu 
veux  que  nous  complétions  notre  marche  en  donnant  au 
principe  industriel  le  rang  qu'il  mérite,  en  l'entourant  du 
prestige  des  arts.  Ce  prestige  coûte  cher,  et  je  te  le 
répète  :  les  millions  n'abondent  pas  ;  leurs  possesseurs 
sont  difficiles  à  convertir;  tu  en  sais  quelque  chose  car  je 
ne  sache  pas  que  tu  aies  encore  converti  un  seul  pro- 
priétaire. Fourier  et  Jules  n'en  convertissent  pas  beau- 
coup non  plus  »  (3o  avril  iSSa).  Et  quelques  jours  plus 
tard,  comme  Capella  tendait  de  plus  en  plus  vers  le  fou- 
riérisme :  «  Pauvre  garçon,  tu  souffres,  j'en  suis  sur  et 
dans  quelques  instants  de  rêve  solitaire  tu  fais  des  plans 
d'organisation  industrielle,  tu  descends  jusqu'au  plus 
petit  détail  des  jardins  et  de  la  cuisine,  tu  vois  les  peu- 
ples transformés  en  un  clin  d'œil  du  monde  civilisé  au 
monàe  sociétaire -.,  tu  ne  songes  pas  à  ce  qu'il  faut  qu'on 
dise  à  Rome  et  à  Constantinople  et  à  Tombouctou  et  à 
New-York  pour  que  les  écosseurs  de  pois  puissent  for- 
mer un  groupe  harmonique...  Songe  que  tu  me  quittes 
parce  que  tu  ne  me  vois  plus  marcher  et  que  tu  attends 
quelqu'un  qui  marchera.  Or,  je  te  demande  qui  te  pré- 


—  3',3  — 

sente  plus  que  nous  des  chances  de  course  glorieuse.  Je 
ne  pense  pas  que  tu  en  soies  à  croire  que  Transon  et 
même  Jules  aient  meilleures  jambes  que  moi.  Ce  serait 
trop  fort  !  Si  tu  crois  les  avoir  meilleures,  à  la  bonne 
heure  !  que  si  tu  penses  à  Fourier,  rappelle-toi  que  Jules 
qui  certes  s'y  est  jeté  à  corps  perdu,  ne  se  déclare  pas 
même  le  disciple  de  cet  homme  de  génie  ;  tires-en  la 
conclusion  pour  l'homme  et  la  doctrine  »  (6  mai  1882). 

Dès  le  mois  de  janvier  1882  d'ailleurs,  certains  Saint- 
Simoniens  se  montrèrent  bons  joueurs.  Ils  firent  contre 
mauvaise  fortune  bon  cœur  et  annoncèrent  dans  le 
Globe  les  leçons  de  J.  Lechevalier,  à  qui  nous  avons  vu 
qu'Enfantin  avait  offert  une  salle  pour  y  exposer  la  doc- 
trine de  Fourier  tout  comme  Owen  l'avait  fait  au  mois  de 
septembre  précédent  en  mettant  à  la  disposition  de  la 
mission  saint-simonienne  le  local  de  son  institution. 
Espéraient-ils  comme  M.  Chevalier  que  celui-ci  ferait 
pour  les  Saint-Simoniens  «  l'effet  d'un  repoussoir»  [lettre 
à  Brisbane,  24  mai  1882]  (i).  Au  fond,  je  pense  que  le 
Père  Enfantin  et  les  Saint-Simoniens  ne  s'attendaient  pas 
au  succès  de  la  doctrine;  aussi  commencèrent-ils  à  s'in- 
quiéter quand  ils  virent  les  premiers  effets  des  conféren- 
ces de  Lechevalier,  l'intérêt  qu'elles  éveillèrent  chez  les 
Saint-Simoniens  et  les  conversions  nombreuses  à  la  doc- 
trine qu'il  prêchait  qui  en  résultèrent  (2). 


(i)  Cette  lettre  est  curieuse  .  il  faut  au  moins  citer  le  début  :  Michel  Che- 
valier à  Brisbane,  citoyen  des  Etats-Unis  à  Berlin,  a/j  mai  1882.  «  ...  Il  n'est 
pas  hors  de  propos  que  la  société  cuve  un  peu  dans  le  mystère  la  pâture  dont 
nous  l'avons  gorg-ée  :  la  révélation  morale  lui  est  resiée  dans  le  gosier  mais 
elle  passera...  L'indissolubilité  du  mariage  constitue  les  deux  époux  en  un 
déplorable  état  d'atonie  et  d'indifférence...  Heureusement  Fourier  est  venu  juste 
exprès  pour  faire  paraître  très  modestes  les  prétentions  de  la  morale  nouvelle. 
Fourier  n'a  compris  qu'un  des  faits  de  la  morale  la  mobilité  et  il  l'exalte 
exclusivement.  De  là  les  relations  éminemment  licencieuses  des  hommes  et 
des  femmes.  Fourier  fera  pour  nous  l'effet  d'un  repoussoir.  » 

(a)  «  Fourier  n'est  pas  sans  prendre  aujourd'hui  quelque  importance,  aulaiit 
qu'en  peut  acquérir  son  bizarre  système  bùli  en  l'air.  «  Lettre  de  M.  Chevalier 
à  BrisbaiH!  3^  "'ai  l83i!. 


Des  efîoits  avaient  d'ailleurs  déjà  été  faits,  dès  le 
début,  par  les  Saint-Simoniens  pour  prévenir  l'offensive 
des  nouveaux  fouriéristes  (i).  C'est  ainsi  que  le  28  jan- 
vier 1882,  Félix  Tourneux,  le  chef  de  l'église  de  .Metz, 
écrivait  au  Père  suprême  :  «  iNous  recevons  de  Jules  une 
lettre  par  laquelle  il  nons  annonce  son  intention  de 
prêcher  le  système  de  Fourier.  Il  nous  déclare  que  ce 
savant  lui  paraît  plus  grand  que  Saint-Simon  et  ses 
enfants  et  que  sa  part  dans  l'histoire  de  l'humanité  sera 
probablement  beaucoup  plus  belle  que  la  nôtre...  Comme 
ses  travaux  sur  ce  sujet  devront  nécessairement  embras- 
ser comme  œuvre  principale  la  comparaison  de  notre 
religion  avec  le  système  de  Fourier,  il  m'a  paru  bon  de 
le  prévenir  dans  cette  voie  en  nous  pressant  plus  que  lui; 
c'est  pourquoi  je  vais  m'occuper  immédiatement  de  cette 


(i)  A  la  céréinouie  du  i^""  janvier  i832,  O.  Rodrigues  avait  cité  Fourier 
pour  le  comparer  à  Saint-Simon.  «  Saint-Simon  avait  appelé  à  la  fois  les 
savants,  les  artistes,  les  industriels,  et  ainsi  que  Fourier  et  Coessin  courbé  un 
moment  sous  le  joug  des  sciences  physiques  et  mathématiques  il  n'avait  placé 
et  compris  le  sentiment  (ju'en  deuxième  ligne.  Dans  le  Nouveau  Chrislianisme,  il 
place  en  tète  du  clergé  saint-simonien  des  hommes  qui  éprouvent  et  font  éprou- 
ver des  émotions  morales.  Aussi  a-t-il  fondé  une  société  et  une  religion  ce  que 
n'ont  pu  faire  ni  Coessin,  ni  Fourier(Gto6e  1882,  3  janvier,  page  3).  Le  même 
jour  dans  sa  prédication  sur  les  femmes  la  dernière  qu'il  ait  faite  chez  les 
Saint-Simoniens,  Transon  parlait  également  de  Fourier  «  ...  C'est  l'occasion 
de  vous  faire  connaître  un  homme  dont  le  nom  est  encore  assez  obscur  dans  le 
monde  qui  nous  entoure,  et  que  même  la  plupart  d'entre  nous  ont  ignoré  jus- 
qu'ici et  méconnu.  Je  veux  parler  de  Ch.  Fourier  (sic).  Dans  un  ouvrage  publié 
en  1808  et  qui  a  pour  titre  Théorie  des  quatre  mouvements  et  des  destinées  géné- 
rales M.  CU.  Fourier  a  fait  la  critique  la  plus  vigoureuse  de  la  condition  des 
femmes  dans  les  sociétés  civilisées.  De  plus  il  annonce  dans  cet  ouvrage  une 
ère  sociale  nouvelle  dans  laquelle  la  femme  sera  l'égale  de  l'homme.  En  1822 
M.  Ch.  Fourier  développa  ses  idées  dans  un  autre  ouvrage,  et  M.  Just  Mui- 
ron  les  reproduisit  dans  une  forme  plus  simple  et  beaucoup  plus  facile  à  saisir. 
L'ouvrage  de  M.  Just  Muiron  (sur  les  vices  des  procédés  industriels  publié  en 
1824  et  du  vivant  de  Saint-Simon)  offre  un  plan  d'association  dans  lequel  toute 
fonction  principale  est  remplie  par  un  couple  homme  et  Jemme.  Ce  n'est  pas  ici 
le  lieu  d'examiner  et  d'apprécier  les  idées  de  M.  Fourier.  J'aurai  l'occasion  d'y 
revenir  dans  une  autre  circonstance.  Je  me  contenterai  de  vous  lire  un  passage 
de  son  livre  qui  pourra  vous  mettre  à  même  déjuger  la  force  de  ses  pensées  et 
de  ses  expressions...  »  {Globe,  lundi  2  janvier  1882)  «  Transon  eut  à  cet  égard 
quelques  difficultés  avec  ses  chefs  «  (Lechevalier,  16  janvier  i832). 


—  345  — 

comparaison...  D'ici  à  i5  jours  au  plus,  mon  travail  peut 
être  fait  et  imprimé,  il  sera  court...,  soyez  sur  que 
si  j'avais  le  moindre  doute  sur  quelques  points,  je  vous 
soumettrais  le  tout  avant  de  l'émettre.  Mais  je  crois 
aujourd'hui  savoir  assez  la  doctrine  de  Fourier  pour  faire 
voir  quels  sont  les  points  de  contact  et  les  différences 
toutes  à  notre  avantage  entre  les  deux  systèmes  »  (Let- 
tre du  23  janvier  i832.  Tourneux  à  Enfantin). 

Considérant  était  précisément  à  celte  époque  à  jNIetz 
oi^i  s'engagèrent  des  réunions  contradictoires  dans  les- 
quelles fouriéristes  et  saint-simoniens  bataillèrent  pour 
leur  Dieu,  ou  tout  au  moins  pour  leur  prophète.  —  Le 
2^  février,  il  écrivait  à  Cl.  Vigoureux  :  «  Je  dois  assister  ce 
soir  à  une  séance  dans  laquelle  un  élève  saint-simonien 
appelé  Tourneux  doit  juger  Fourier.  Il  m'a  ditque  ses  pa- 
roles seraient  orthodoxes,  et  qu'il  croyait  qu'elles  étaient 
réellement  l'expression  de  la  pensée  saint-simonienne  à 
son  égard.  Nous  verrons  Ijien,  il  est  probable  que  je  ferai 
une  réponse.  Une  très  grande  quantité  d'élèves  se  pro- 
pose de  venir  dans  l'espérance  de  voir  s'engager  le  com- 
bat ».  Il  semble  bien  qu'à  Paris  on  n'ait  pas  vu  d'un  très 
bon  œil  l'initiative  qu'avait  prise  Tourneux.  Peut-être 
craignait-on  que  V.  Considérant  exerçât  sur  lui  et  le 
groupe  Saint-Simonien  de  Metz,  assez  important,  l'in- 
fluence qu'il  avait  eue  sur  Lechevalier,  et  qu'il  gagnât 
encore  dans  ces  conférences  contradictoires  quelques 
adeptes.  Peut-être  avait-on  des  doutes  ou  des  craintes 
sur  l'orthodoxie  de  Tourneux,  «  ({ui  avait  de  fâcheuses 
dispositions  à  la    rébellion  (i),  »    «   au  protestantisme  » 


(l)  Tourneux  discutait,  il  était  mécontent  :  «  Encore  deux  mots,  je  ne  suis 
pas  dans  mon  jour  de  flatteries  ;  l'état  d'oppression  permanente  dans  lequel 
me  tient  ma  position  et  celui  de  la  doctrine  ii  Metz,  ont  rendu  ?i  mon  cœur  un 
peu  de  son  àpreté  républicaine.  Je  veux  donc  faire  ici  acte  d'opposition  et  vous 
dire  que  moi  personnellement  je  n'acclame  point  ii  la  proclamation  qui  vient 
d'atlirer  plusieurs  membres  du  :>,'-'  degré  au  sein  du  collèjfc.  (le  n'est  pas  ainsi 
qu'on  rem|)lace  les  Jules,  les  Transon,  les  Uaviiaiid.  cic...  Mn  {général,  à  la 
tète  de  la  doctrine  se  trouvent  des  boinnios  faibles  ;    par    la  seule   composition 


—  3^)6  — 

comme  disait  Enfantin.  Peut-ôtre  voulait-on  ne  pas  atti- 
rer l'altenlion  sur  Fourier.  Quoi  qu'il  en  soit,  Tourneux 
fit  quelques  conférences  sur  Fourier  (i). 

Je  n'ai  pas  eu  connaissance  de  leur  texte  ;  mais,  Tourneux 
indique  dans  ses  lettres  quel  en  fut  l'esprit,  et  les  idées 
principales  qu'il  y  développa.  Il  montrait  aux  fouriéristes 
que  la  différence  entre  eux  et  les  saint-siinoniens  consis- 
tait en  ce  qu'il  n'y  avait  pas  chez  eux  de  place  pour  le 
dévouement,  ni  pour  la  constance,  qu'en  conséquence 
leur  analyse  passionnelle  était  incomplète.  «  Ils  ne  veu- 
lent point,  ajoutait-il,  de  l'abolition  de  l'héritage,  leur 
dogme  est  spiritualiste.  Ils  prennent  l'association  par  la 
queue  lorsqu'ils  s'imaginent  de  commencer  par  l'organi- 
sation de  la  commune  et  non  point  par  celle  du  Globe. 
Enfin  ils  négligent  le  développement  historique  de  l'hu- 
manité et  mieux  parla  virtuellement  la  Providence  ». 

Il  fait  d'ailleurs  dans  une  lettre  qu'il  adresse  aux  Pères 
un  aveu  qu'il  faut  retenir  :  «...  du  reste  leur  loi  de  la  série, 
leurs  travaux  attrayants  et  tout  ce  qui  s'ensuit  est  bon 
à  prendre;  nous  l'avons  déjà  en  germe  au  moins  et  il 
ne  s'agira  que  d'appliquer  lorsque  les  matériaux  seront 
entre  nos  mains.  «  Voilà,  disait-il,  comment  j'envisage 
Fourier,  voilà  (gomment  il  m'est  toujours  apparu.  » 

Telles  furent  les  idées  que  développa  Tourneux  dans 
ses  conférences.  Les  fouriéristes  lui  répondirent  que  ces 
leçons  prouvaient  qu'il  ne  connaissait  pas  Fourier,  qu'il 
ignorait  tout  de  lui,  et  ajoutèrent  qu'en  «  leur  faisant  du 
reste  si  belle  part,  il  était  loin  de  l'orthodoxie  saint-simo- 
nienne  »  ;  reproche  qui  indigna  fort  Tourneux  :  «  A  qui 
cependant,  disait-il,  doivent-ils  s'en  rapporter  à  Metz 
au  sujet  de  la  doctrine?  —  A  nous  probablement  qui  la 
représentons  »  (lettre  du  2  mars  i832). 

Dans  la  même  lettre,  Tourneux  qui  vient  de  recevoir  la 

de  notre  collègue  nous    pouvons  écarter  des  hommes  de    mérite  et  ce  sont  ceux 
dont  nous  avons  besoin  »  (12  mars  1882,  au  Père). 

(i)  «  J'ai  fait  vendredi  dernier  une  séance  aux  fouriéristes  sur  leur  doctrine 
et  la  nôtre  »  (4  avril  i832j. 


—  347  — 
première  leçon  de  Lechevalicr  reproche  très  vivement 
aux  Saint-Sinioniens  leur  attitude  à  Tégard  de  Fourier- 
«  De  tous  côtés  en  ce  moment  pleuvent  sur  la  doctrine 
les  accusations  de  mauvaise  foi  à  l'égard  de  Fourier  et 
des  dissidents.  Sans  y  croire,  je  vous  dirai  hautement 
que  beaucoup  d'entre  nous  me  semblent  à  l'égard  de 
Fourier  dupes  d'une  prévention  que  je  n'ai  jamais  par- 
tagée :  Je  retrouve  cette  prévention  dans  le  silence  du 
Globea.  l'égard  de  ce  gra.nd  homme.  Us  me  semblent  se 
conduire  vis-à-vis  de  lui  comme  les  libéraux  vis-à-vis  de 
nous,  conspiration  de  taciturnité  (izV)...  C'est  en  partie 
pour  faire  cesser  ces  clameurs  que  je  me  suis  cru  obligé 
de  consacrer  il  y  a  huit  jours  une  séance  au  fouriérisme 
malgré  que  je  sente  tout  ce  que  ma  science  et  mon  dis- 
cours avaient  d'incomplet  ». 

Sont-ce  les  lettres  de  Tourneux  qui  émurent  les  Saint- 
Simoniens  de  Paris?  ou  bien  les  accusations  auxquelles 
il  faisait  allusion  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  Globe  répara  bientôt  l'oubli,  ou 
l'omission  dont  se  plaignait  le  chef  de  l'église  de  Metz, 
et  parla  de  Fourier,  comme  nous  le  verrons  tout  à 
l'heure  (i).  Et  Lambert  entreprit  à  Paris  sur  l'ordre 
d'Enfantin  un  cours  sur  le  fouriérisme  ;  j'ignore  quel  fut 
le  noml)re  des  leçons  qu'il  y  consacra,  mais  la  leçon 
d'ouverture,  dont  j'ai  pu  retrouver  les  notes  aux  ai'chives 
saint-simoniennes,  est  du  20  février  (Papiers  personnels 
de  Lambert,  7  feuillets,  fonds  Enfantin,  7808,  1822.  En- 
seignement de  Fourier). 

«  Le  Père  Enfantin,  dit-il  en  commençant,  vous  a 
prévenus  que  nous  nous  réunirions  dorénavant  tous  les 
samedis  pour  que  je    vous    entretienne  du  système  de 


(i)  «...  J'ai  prononcé  tout  à  l'heure  le  nom  de  Fourier,  La.muiht  nous  fera 
une  instruction  sur  ses  ouvra^jes,  car  il  est  nécessaire  que  vous  compreniez  bien 
comment  des  lionimes  qui  ont  eu  un  nom  parmi  vous,  des  hommes  tels  que 
Jui.KS  et  Transon  se  sont  rattachés  aux  idées  de  M.  Foukiku  et,  de  toutes 
manières  il  est  bon  que  vous  connaissiez  ses  travaux.  Févi-iei-  i83a  rue  Mon- 
si{fny  (OFuvres  de  Sainl-Simou  cl  l'enfantin,  p.  ^."i  et  7(1,  I.    17,  vol.  lil). 


—  H/|8  — 

Fourier.  La  chose  devient  tout  à  fait  urgente.  Il  se  passe 
des  faits  qui  rendent  indispensable  une  connaissance 
générale  des  idées  de  Fourier.  «  Lambert  ne  précise  pas 
quels  sont  ces  faits.  Mais  il  reconnaît  «  l'importance  que 
prend  en  ce  moment  dans  les  esprits  le  système  de  Fou- 
rier ))  et  ne  cache  pas  que  le  but  de  ses  leçons  est  avant 
tout  «  d'ompôcher  quelques-uns  d'entre  les  Saint- 
Simoniens  de  tomber  trop  vite  comme  cela  est  arrivé  à 
nos  commarades  des  ponts  ».  Cette  première  opposition 
est  d'ailleurs  vague,  imprécise,  et  un  peu  incohérente. 
Elle  donne  l'impression  que  Lambert  ne  connaît  que  très 
superficiellement  la  doctrine  de  Fourier,  et  que  sa  pré" 
paration  est  un  peu  hâtive.  Lambert,  que  le  Père  Enfantin 
avait  chargé  de  «  clarifier  son  eau  trouble  »,  n'avouait-il 
pas  d'ailleurs  dans  des  conversations  familières  qu'il 
avait  étudié  Fourier  pour  toute  la  famille,  sans  y  rien  com- 
prendre (i)?  Mais  malgré  le  caractère  nuageux  de  cette 
leçon,  elle  est  du  plus  grand  intérêt  parce  qu'elle  exprime 
l'opinion  officielle  et  indubitablement  orthodoxe  des 
Saint-Simoniens  sur  Fourier  (2).  Lambert  commence  par 
déclarer  qu'il  sera  juste  et  impartial,  qu'il  ne  fera  pas 
œuvre  de  polémiste,  et  qu'  «  il  aura  soin  de  faire  remar- 
quer les  beautés  qui  se  trouvent  dans  les  ouvrages  de  Fou- 
rier aussi  bien  que  ce  qu'ils  ont  de  ridicule  ».  Les  beautés 
de  l'œuvre  de    Fourier,    c'est   surtout  selon  lui  la  partie 


(i)  M.  Chevalier  déclarait  qu'il  n'avait  jamais  pu  «  lire  quatre  paçes  de 
son  bizarre  système  iiâti  en  l'air.  » 

(2)  CFr.  ce  que  disait  Enfantin  :  «  J'ai  prononcé  tout  à  l'heure  le  nom  de 
Fourier,  je  vous  l'ai  déjà  dit  ;  vous  y  trouverez  de  grandes  choses  ;  par  exemple 
sa  critique  du  monde  actuel  sous  le  rapport  économique,  son  analyse  du  temps 
perdu  par  suite  de  la  concurrence  et  sa  mordante  satire  contre  la  morale  chré- 
tienne vous  seront  très  profitables.  Et  vous  verrez  d'ailleurs  toute  l'exagéra- 
tion du  sentiment  de  la  mobilité  et  cela  vous  fixera  davantage  sur  la  légitime 
part  ([ue  ce  .sentiment  prendra  dans  la  morale  de  l'avenir  »  (février  1882, 
rue  Monsiguy)  Saint-Simon  et  Enfantin,  p.  75-7(3,  t.  ^7,  vol.  III.  ■ — •  M.  Fou- 
RiFR  au  reste  est  une  tète  très  puissante,  ses  facultés  cVanaljsc  sont  prodi- 
gieuses, ses  prétentions  colossales,  mais  il  ignore  complètement  ce  que  c'est 
qu'un  prêtre  il  ne  sait  pas  ce  qui  constitue  le  lien  harmonique  entre  deux 
natures  distinctes  ni  surtout  qui  est  ce  lien. 


—  3/,9  — 

critique:  il  reconnaît  que  dans  «  la  théorie  des  Quatre 
Moiivetyients,  Fourier  critique  d'une  manière  assez  éner- 
gique et  très  amère  les  désordres  moraux  actuellement 
existant  dans  la  société  :  dès  1808  il  a  critiqué  avec  une 
puissance  prodigieuse  le  mariage  chrétien.  11  signale 
d'une  manière  très  remarquable  les  inconvénients  et  les 
anomalies  que  peut  présenter  cette  sorte  d'union  lors- 
qu'elle a  lieu  par  exemple  entre  deux  êtres  qui  ne 
se  conviennent  pas.  Il  a  traité  fortement  et  énergique- 
ment  la  question  de  l'aliVanchissement  des  femmes  II 
présente  encore  dans  le  môme  ouvrage  une  critique 
large  et  vigoureuse  du  système  commercial,  de  l'indus- 
trie morcelée.  » 

Puis  Lambert  essaie  de  situer  par  rapport  aux  Saint- 
Simoniens  avec  lesquels  il  le  compare,  d'apprécier  par 
rapporta  Saint-Simon,  Fourier, en  qui  il  voit  un  «  homme, 
qui  est  au  milieu  de  la  société  dans  une  position  analo- 
gue à  celle  oi^i  est  Saint-Simon.  »  On  remarque  d'ailleurs 
dans  toute  cette  leçon  le  souci  évident  et  constant  de 
rattacher  Fourier  à  Saint-Simon,  et  à  son  école.  «  Fou- 
rier, dit  Lambert,  se  rattache  pour  ainsi  dire  à  l'un 
des  pôles  du  saint-simonisme,  à  la  partie  mobile,  à  la 
partie  où  la  mobilité  trouve  son  développement  et  sa 
spontanéité  dans  la  variation  des  affections  et  des  fonc- 
tions, mais  il  s'est  mis  par  ra|)port  à  nous  dans  l'autre 
extrémité  de  la  balance  et  en  voulant  critiquer  le  mariage 
chrétien  il  n'a  pas  tenu  compte  de  ce  qu'il  avait  de  bon, 
il  l'a  détruit  complètement  dans  son  système.  » 

Ce  qui  le  frappe,  ce  qui  lui  apparaît  comme  la  carac- 
téristique de  la  doctrine  de  F'ourier,  c'est  la  liberté,  la 
mobilité.  «  On  peut  dire  que  le  caractère  permanent  de 
Fourier  c'est  la  liberté,  la  mobilité  ;  c'est  une  exaltation 
de  la  liberté,  de  l'ambition  et  de  l'amour,  exaltation  qui 
va  pres([ue  jusqu'à  l'absurdité.  » —  Lambert  s'explique 
ensuite  sur  l'objection  si  souvent  faite  aux  Sainl-Simo- 
niens  de  la  réalisation.  «  Certainement  nous  sommes 
arrivés  à  une  époque  où  nous  osons  désirer  une  réalisa- 


lion  proclKiiiie.  Cepondiinl  nous  (l(;vons  avoir  égard  à 
rélétnonl  de  tefus.  Il  faiil  un  certain  Ifms  pour  réaliser, 
tandis  qu'il  faut  des  hommes  pressés  de  jouir,  des  hom- 
mes mobiles;  le  fouriérisme  est  dans  ce  cas.  Il  voudrait 
réaliser  en  3  semaines  l'association  universelle.  »  11  re- 
pi'oche  à  Fourier  d'  «  oublier  toujours  complètement  la 
contre-partie  de  la  passion  sur  la(|uelle  il  raisonne 
comme  j)ar  exemple  dans  le  papillonne,  il  oublie  toujours 
la  constance  et  la  fidélité...  il  s'ensuit  (ju'il  y  a  exclusion 
d'une  face  de  la  vie  par  l'autre  »  ;  il  lui  fait  un  autre 
reproche;  «  il  a  réellement  (|uoique  dise  Jules  de  sa  pré- 
tention à  ne  s'être  occupé  que  de  l'infiniment  grand,  il 
a  réellement  le   défaut   de  s'être  occupé  de   l'infiniment 

petit ses  exemples  sont  tous  tirés  de  la  botanique  ». 

On  voit  que  ces  critiques  ne  sont  pas  très  profondes. 
Et  il  conclut  que  «  le  système    est   exclusif  par  rapport 

au    Saint-Simonisme ,    parce    qu'il    exalte    les    goùls 

mobiles,  la  spontanéité  et  la  liberté  absolues  que  notre 
foi  et  notre  raison  nous  apprennent  à  satisfaire  dans  le 
saint-simonisme,  mais  par  une  coordination....;  dans 
le  saint-simonisme  la  mobilité  ne   seia  satisfaite  que  par 

l'intervention  du  prêtre ,  dans  Fourier,  cette  idée  fait 

tomberdans  l'anarchie  au  lieu  de  la  liberté,  le  déverffon- 
dage  au  lieu  de  la  spontanéité  amoureuse.  » 

Lambert  s'émerveillait  en  terminant  de  voir  «  com- 
ment le  Saint-Simonisme  fournissait  lui-même  les  chefs 
des  partis  nouveaux  dans  la  société  )>.  11  prévoyait  que 
cette  doctrine  chercherait  «  dans  un  avenir  prochain 
à  concilier  les  partis  »,  qui  auraient  «  développé  à 
part  leur  aspect  exclusif  »  en  leur  faisant  voir  que 
«  leurs  prétentions  exclusives  seraient  encore  mieux 
remplies  dans  le  sein  de  la  doctrine  qu'elles  ne  le  seraient 
si  elles  se  mettaient  en  état  d'hostilité  l'une  par  rapport 
à  l'autre.  » 

Enfin  le  Globe  du  27  mars  1882  publiait  un  article  inti- 
tulé :  «  Système  de  M.  Charles  Fourrier  (.s?c)  »  signé  de 
Guéroult.  Après  avoir,  dans  l'introduction  de  cet  article. 


—  35 1  — 

résumé  l'histoire  des  trente  premières  années  du  xix" 
siècle,  qui  d'après  lui  avaient  été  employées  à  propager 
d'une  part  les  principes  révolutionnaires  du  siècle  pré- 
cédent et  d'autre  part  à  rechercher  les  bases  d'un  ordre 
social  nouveau  il  décrivait  l'extraordinaire  floraison  de 
systèmes  éclos,  au  milieu  de  laquelle  s'élevait  le  plus 
grand  d'entre  eux,  celui  de  Saint-Simon  bien  entendu. 
«  En  France,  écrivait-il,  de  nombreuses  idées  fermentent  ; 
tandis  que  Saint-Simon  animé  dans  tous  ses  travaux  du 
besoin  démettre  un  terme  à  la  crise  européenne  provoque 
inutilement  dans  la  science  une  rénovation  capitale  par  sa 
conception  sur  la  méthode,  produit  sur  l'industrie,  la  poli- 
tique et  l'histoire  les  vues  les  plus  hautes  et  les  plus  fécon- 
des, remue  les  hommes  et  les  idées  et  se  prépare  ainsi 
à  ébaucher  dans  le  Noiwemi  christianisme  une  solution 
du  passé  et  de  l'avenir  religieux  de  l'humanité,  d'autres 
hommes  placés  moins  haut  que  lui,  mais  préoccupés 
du  besoin  de  rénovation,  taillent  déjà  quelques-unes  des 
pierres  qui  doivent  entrer  dans  la  constitution  du  nouvel 
édifice.  »  Parmi  eux,  il  cite  Azaïs,  Wronski,  Ancar,  Coes- 
sin,  Senancour,  et  enfin  Charles  Fourier  qui  «  met  au 
jour  dans  la  théorie  des  h  mouvements  le  système  remar- 
quable sur  lequel,  disait-il,  nous  attirons  aujourd'hui 
l'attention  de  nos  lecteurs  ».  Il  déplorait  que  «  la  plupart 
de  ces  hommes  fussent  restés  incompris,  que  de  plusieurs 
on  eut  admiré  le  talent,  puis  qu'on  les  eût  laissés  là  ». 
«  Les  autres,  stigmatisés  du  litre  de  rêveurs  par  le 
positivisme  du  siècle  ont  à  peine  trouvé  grâce  auprès 
de  quel(|ues  esprits  éclairés  avides  de  nouveauté  et  d'in- 
vention. De  ce  nombre  est  M.  Charles  Fourier.  »  Et  il 
concluait:  «  Le  jour  est  venu  pour  nous,  disciples  d'un 
homme  qui  vécut  et  mourut  méconnu  si  ce  n'est  de 
quelques-uns,  d'appeler  la  lumière  et  la  justice  sur  les 
écrits  d'un  homme  dont  les  idées  ont  un  rôb*  im|iortant 
à  jouer  dans  l'cxuivro  f|U('  nous  acc()nq)lissons  aujourtlhui  ; 
[reconnaissons  ici  en  passant  l'opinion  de  Tcmuiumix  (jue 
certains  principes  de  Fourier  sont  bons  à   j)riMulre,  et  le 


—  35a  — 

désir  de  conciliation  de  Lambert].  Si  nous  ne  nous  som- 
mes pas  plus  tôt  occupés  de  M.  Fourier,  c'est  parce  que 
l'examen  de  ses  ouvrages  n'était  ni  utile  ni  possible  pour 
nous.  Avant  defaii'e  connaître,  d'apprécier,  déjuger,  de 
classer  les  hommes  par  rapport  au  mouvement  qui  s'ac- 
complit aujourd'hui  dans  la  société,  nous  avions  nous- 
mêmes  à  nous  faire  connaître,  à  constater  nettement  aux 
yeux  de  tous  les  partis  notre  valeur  politique,  morale, 
religieuse,  à  prendre  un  caractère,  une  altitude,  un  nom; 
maintenant  que  cette  tâche  est  suflisamment  avancée,  il 
nous  sera  permis  d'appeler  sur  d'autres  la  publicité  que 
nous  avons  eue  à  conquérir  pour  nous  ».  Guéroult  annon- 
çait qu'il  commencerait  dans  un  prochain  article  «  l'exa- 
men du  système  de  M.  Charles  Fourier.  Nous  nous  bor- 
nerons aujourd'hui,  disait-il,  à  l'annonce  de  ses  ouvrages 
(voir  les  annonces)  »  (i). 

Ce  serait  mal  connaître  Fourier  que  de  penser  que 
l'article  de  Guéroult  le  satisfit;  il  lui  déplut  même.  «  Les 
Saint-Simoniens,  écrivait-il,  ont  gasconne  dans  leur  jour- 
nal cette  semaine  un  article  insidieux  en  deux  fortes 
colonnes  signé  Guéroult.  Il  a  pour  titre  :  système  de 
M.  Fourier.  On  n'y  voit  pas  un  mot  de  moi.  Au  con- 
traire, on  passe  en  revue  tous  les  sophistes  modernes 
et  à  la  suite  de  cette  galerie  à  la  fin  des  deux  colonnes, 
on  articule  enfin  mon  nom  comme  pour  le  colloquer  dans 
la  kyrielle  de  ces  sophistes  et  insinuer  que  j'ai  ajouté 
un  système  de  rapsodies  (sic)  et  controverses  métaphysi- 
ques ou  économiques  à  leurs  nombreux  et  inutiles  sys- 
tèmes. »  On  sait  le  mépris  et  la  haine  que  Fourier  nour- 
rissait à  l'endroit  des  économistes  et  des  métaphysiciens  ; 
Rien  ne  pouvait  lui  être  plus  désagréable  que  d'être  cité 


(i)  Dans  les  annonces,  on  lit  :  «  Ouvrages  de  M.  Cli.  Fourrier.  Théorie  des 
Quaire-Moiivements  (i8o8).  Traité  d'association  domestique  agricole  (1822).  Le 
Nouveau  Monde  Industriel  (1829),  à  Paris,  chez  Bossang^e  ». 

ce  Tous  les  dimanches,  h  midi  enseig-nement  sur  les  doctrines  de  M.  Fourrier 
par  M.  J.  Lechevalier.  Salle  de  la  Redoute,  rue  de  Grenelle  Saint-IIonoré, 
n»  45.  » 


—  353  — 

en  leur  compagnie.  Il  se  méfiait  donc  pour  la  suite  de 
l'étude  annoncée.  «  Je  les  vois  bien  venir.  Après  avoir 
imbu  de  cette  opinion  leurs  4  ooo  lecteurs,  ils  donneront 
sur  ma  doctrine  un  simulacre  d'analyse  —  où  ils  traves- 
tiront tout  et  prouveront  que  leur  nouveau  Dieu  Saint- 
Simon  avait  tout  prévu,  que  je  ne  suis  qu'un  de  ses  échos 
et  qu'ils  daigneront  m'agréger  au  Saint-Simonisme  si  je 
fais  mes  soumissions »  Il  attendait  donc  avec  curio- 
sité et  impatience  les  travestissements  que  Guéroult 
allait  apporter  à  sa  doctrine.  Mais  c'est  bien  à  tort  qu'il 
se  méfiait.  Car,  je  ne  sais  pour  quelle  raison,  la  suite  de 
l'article  de  Guéroult  ne  devait  jamais  paraître. 

Les  amis  de  Fourier  jugèrent  différemment  cet  article 
dont  le  mai  Ire  s'indignait  si  fort.  Muiron  en  fut  tout 
heureux.  «  L'article  signé  Guéroult  dans  le  Globe  du  27 
mars  m'a  beaucoup  plu,  moins  parce  qu'il  annonçait  les 
œuvres  de  Fourier  que  par  la  manière  fort  judicieuse  dont 
il  s'exprime  (i).  C'est  parler  fort  pertiîiemment  sauf  les 
adorations  Saint-Simoniennes  qu'il  faut  bien  passer  quel- 
que temps  encore  à  ces  Messieurs »  Il  se  réjouissait, 

il  croyait  à  la  conversion  en  masse  des  Saint-Simoniens, 
ou  tout  au  moins  à  leur  évolution  vers  le  fouriérisme. 
«  Voilà  bien  le  rôle  que  vous  leur  avez  depuis  longtemps 
assigné.  La  transition  est,  ce  me  semble,  en  train.  J'aime 
autant  les  voir  ainsi  passer  de  notre  côté  graduellement 
que  de  les  y  voir  tout  à  coup.  La  marche  progressive  est 
encore  la  meilleure  »  (Muiron,  21  mars  1882). 

Il  est  vraisemblable  que  Muiron  se  faisait  des  illusions 
sur  l'état  d'esprit  des  Sainl-Simoniens  vis-à-vis  de  Fou- 
rier, en  leur  attribuant  des  dispositions  bienveillantes  et 
favorables  à  l'égard  de  ce  dernier. 

La  vérité  c'est  que  la  doctrine  de  Fourier  commen- 
çait à  être  connue,  que  Lechevalier  faisait  une  propa- 
gande acharnée,  qu'on    reprochait  aux  Saint-Simoniens 

(i)  On  voit  que  mémo  les  meilleurs  amis  et  les  plus  vieux  (.liseiples  do 
Fourier  cUaient  loin  d'être  toujours  de  sou  avis. 

a3 


—  ,S54  — 

leur  silence  vis-à-vis  de  Fourier,  et  (jircnfin  ils  ne  pou- 
vaient plus  ne  pas  en  parler.  Quoi  (|u'il  en  soil,  et  quel 
qu'ait  été  d'ailleurs  le  but  des  Saint-Siuioniens,  il  est  cer- 
tain que  celte  publicité  que  donnait  le  Glohe  aux  idées 
de  Fourier,  et  qui  est  d'autant  plus  intéressante  (ju'elle 
vient  d'un  adversaire,  l'ut  loin  de  nuire  à  Fourier.  «  Les 
Saints-Simoniens  publient  enfin  que  Jules  fait  des  leçons: 
ils  lui  envoient  du  monde  »,  écrivait  Muiron,  tout  heu- 
reux, le  3i  mars  1882,  et  Lemoyne,  dans  une  lettre  aux 
rédacteurs  du  Phalanstère  (22  juin  i832),  signalait  que 
c'était  «  d'après  la  recommandation  des  Saint-Simoniens, 
qu'il  s'était  procuré  les  ouvrages  de  Fourier  »  que  «  quel- 
ques-uns des  derniers  écrits  des  Saints-Simoniens  avaient 
signalés  comme  1res  remarquables  ».  Consciemment  ou 
non,  les  Saint-Simoniens  servirent  donc  Fourier,  de  l'aveu 
même  des  phalanstériens. 


CHAPITRE   XII 

Jules   Lechevalier  et    Transon    abandonnent 
le  fouriérisme. 


Le  caractère  de  Fourier  était  plutôt  difficile  :  il  n'avait 
pas  comme  Enfantin  le  don  de  se  faire  aimer  (i).  Fanny 
Schmalzigang  lui  reprochait  «  beaucoup  d'absolutisme 
dans  le  caractère  »  (26  juillet  1882,  lettre  à  Jules  Leche- 
valier), et  ses  disciples  ne  faisaient  aucune  difficulté  pour 
reconnaître  l'amertume  de  ses  critiques,  son  intolérance, 
sa  rudesse,  ses  façons  brus([ues  et  peu  expansives,  sa 
verve  misanthropique,  auxquelles  d'ailleurs  l'indulgence 
de  quelques-uns  cherchait  et  trouvait  des  excuses.  «  C'est 
un  Epiménide  d'harmonie,  disaient-ils  avec  l)ienveillance, 
tout  à  fait  dépaysé  en  civilisation.  »  Fourier  avouait  d'ail- 
leurs lui-même  que  la  nature  ne  lui  avait  pas  donné  la 
«  souplesse  des  caméléons  littéraires  »  et  ne  faisait  aiu-uno 
difficulté  pour  reconnaîti-e  «  la  bizarrerie  qui  lui  était  natu- 
relle ».  Aussi  les  dissentiments  ne  tardèrent-ils  pas  à  s'éle- 
ver entre  Fourier  et  ses  nouveaux  disciples;  les  uns  na- 
quirent à  propos  du  saint-simonisme,  les  autres  à  propos 
du  jouri-yil  et  de  sa  rédaction.  Quel  ton,  (|uel  aspect  fallail-il 

(i)  liOmoyne  (''orivait  à  Jules  Lechevalier  :  «  Je  drsire  Ijeaiiooiip  vous  aller 
tous  voir  et  surtout  venir  eonteuipler  la  fiji'ure  de  celui  ([u'on  |i(iMrrait  bien 
appeler  le  vrai  rédeni{)leur  de  l'Iunnanili'.  Ne  croyez  pas  à  ces  mots  (jue  j'aille 
l'adorer.  Je  ni'iniajfinc  d'après  vos  rt^cils  que  tout  en  l'admirant,  c'est  un  liunune 
que  sous  beaucoup  de  rapports  j'aurai  en  antipathie...  »  «  Je  ni'inia(finc,  —  ajon- 
tait-il,  —  que  quand  nous  serons  comme  je  l'espère  tous  au  l'iialanstèrc,  je  serai 
plus  souvent  (jroiipt^  contre  que  poui'  l*'oui'ier  »  (a  juillet  i83.'»). 


—  x^(\  — 

lui  donner?  Fallait-il  prendre  les  formes  de  publicilr  aux- 
quelles on  était  généralement  habitué?  Fallait-il  ne  faire 
que  de  la  théorie  sociétaire  |)ro|)i-ein(;nl  dite?  et  ne  traiter 
que  des  sujets  de  théorie  j)ure  ?  ou  bien  fallail-il  ne  traiter 
que  des  sujets  accessibles  au  public?  faire  de  l'actualité, 
donner  des  nouvelles,  suivre  le  cours  des  discussions  pu- 
bliques, rendre  compte  des  événements  et  se  contenter 
d'appliquer  le  principe  de  la  théorie  sociétaire  à  l'élucida- 
tion  de  toutes  les  questions  qui  préoccupaient  l'opinion? 
1^'ourier  voulait  unjoui'nal  dépure  théorie,  et  ses  amis 
l'en  bh\inaient.  Ils  lui  reprochaient  de  ne  pas  se  mettre 
sullisamment  à  la  portée  du  lec.'teur,  de  l'entraîner  dans 
la  région  de  la  théorie,  de  l'effrayer  par  un  appareil  trop 
technique,  trop  nouveau  et  trop  systématique,  de  le  rebu- 
ter par  un  vocaljulaire  rébarbatif  et  bizarre.  Ils  auraient 
voulu  parlerau  peuple  sa  langue,  aller  sur  le  terrain  où 
le  j)ublic  se  trouve,  et  à  propos  des  questions  de  tous 
ordres  que  les  événements  posent  chaf|ue  jour,  et  qui 
l'occupent,  lui  montrer  par  une  solution  ou  une  critique 
appropriées  la  valeur  d'application  du  principe  sociétaire. 
Certains,  —  des  ingénieurs,  —  auraient  même  voulu  faire 
du  Phalanstère  un  journal  «  riche  de  littérature  et  de 
poésie  »  (i).  Mais  Fourier  ne  voulait  consentir  aucune 
concession  aux  idées  vulgaires,  et  ses  principes  théori- 
ques et  doctrinaires  prédominaient  dans  le  journal  sur 
les  idées  pratiques. 


(i)  Lettre  de  Lemoyne  ;i  J.  Lecliev.-ilier,  qui  lui  avait  demandé  des  articles 
pour  le  Phalanstère  :  «  ...J'ai  l'esprit  essentiellement  jjéométrique,  ce  n'est 
pas  ce  qui  va  le  mieux  a  un  journal.  Les  Saint-Simoniens  n'ont  jamais  été  si 
brillants  que  dans  leur  dernière  période  sous  l'inspiration  d'EnPantin.  Jamais 
aussi  ils  ne  se  sont  moins  piqués  de  raisonner,  de  suivre  un  dogme,  d'enseigner 
quelque  chose  de  scientifique.  J^es  trois  natures  se  plaquaient  comme  une  feuille 
d'acajou  sur  un    mauvais  assemblage;    sondez  leurs  ouvrages  écrits   sous  cette 

inspiration;  c'est  faux,  c'est  mauvais quel  pitoyable  centre  que  la  mobilité, 

l'immobilité,  le  CALME  pour  y  ramener  bon  gré,  mal  gré  l'orient,  l'occident, 
les  chemins  de  fer  et  le  système  méditerranéen  !  mais  au  dehors  cela  est  très 
brillant.  Il  est  fâcheux  que  notre  Phalanstère  ne  puisse  pas  être  comme  l'a  été 
Le  Globe  un  journal  riche  de  littérature  et  de  poésie.  »  Lemoyne  déclarait  le 
journal  «  iudigestible  w. 


-  35;  - 

Les  principaux  des  articles  étaient  du  maître  qui  y 
écrivait  chaque  semaine.  Beaucoup  avaient  des  titres 
baroques  :  (Les  torpilles  du  progrès.  —  Guerre  des  qua- 
tre sciences  rebelles  contre  les  quatre  sciences  fidèles. 
—  85  fermes   modèles    et    85   folies.    —  Le  concert  des 

hauts   aveugles.  —  Les    épiciers    détrônés,   etc )   qui 

n'étaient  pas  de  nature  à  attirer  les  lecteurs.  Tout  le 
monde  reconnaissait  d'ailleurs  l'inaptitude  de  Fourier  à 
exposer  sa  propre  doctrine  à  des  lecteurs  ou  à  des  audi- 
teurs qui  ne  fussent  pas  déjà  à  moitié  convertis  (i).  «Je 
connaissais  depuis  longtemps  F'ourier  et  j'appréciais 
tout  le  mérite  de  ses  travaux,  mais  je  sentais  qu'il  avait 
besoin  de  s'associer  des  interprètes  et  des  propagateurs 
pour  populariser  sa  doctrine,  la  rendre  facilement  intel- 
ligible et  immédiatement  pratique  »,  écrivait  le  i8  juin 
i832,  Jullien  directeur  de  la  Revue  Encj/clopédiqiie  à  Jules 
Lechevalier  et  Considérant.  Les  meilleurs  et  les  plus  vieux 
amis  de  Fourier  s'en  étaient  rendus  compte  depuis  long- 
temps :  «  Je  suis  tenté  de  croire  qu'autant  M.  Fourier  est 
habile  à  découvrir  de  savantes  combinaisons  dans  les 
sciences  mises  par  lui  en  lumière,  autant  il  laisse  à  désirer 
en  pratique  et  appréciation  pour  leur  faire  faire  du  chemin 
dans  notre  monde  civilisé.  Personne  mieux  que  lui  ne 
fait  voir  qu'il  faut  mener  les  gens  du  connu  à  l'inconnu, 
leur  faire  goûter  le  vrai,  le  beau,  le  bien,  par  le  charme 
et  par  l'attraction,  et  personne  peut-être  ne  s'écarte  davan- 
tage de  cette  voie  si  naturelle  et  si  sage.  »A^oilà  ce  qu'écri- 
vait en  termes  mesurés  Muiron  à  Gréa.  Les  jeunes  dis- 
ciples, les  dissidents  du  saint-simonisine  se  montraient 
infiniment  plus  sévères  dans  leurs  appréciations. 

Ainsi,  les  disci[)lcs  de  Fourier,  jeunes  ou  vieux,  ne  se 
faisaient  pas  d'illusion  sur  les  talents  de  propagandiste 
et  (le    vidgarisateur  de    leur   maître.    Ils  pensaient   tous 


(l)  Sa  |)eriS('e,  ('crivMit  un  (ntii'i('ris(e,  est  lolk'mcMil  iiicriisli'o  (•(  iiloiilirn'-c  à 
lui,  qu'il  faut  l'avoir  saisie  d'ensemble  et  sV-tre  liieu  acoflinialr  dans  l'aiiuci- 
splière  nouvelle  pour  eu  apprécier  la  forme. 


—  358  — 

coin  me  Géraidin  ([iie  «personne  n'était  moins  propre  que 
lui  à  la  pi-opai^ation  de  ses  pi()()rcs  idées  »  (i).  Avec  un 
tel  état  d'esprit,  ils  en  arrivèrent  vile  à  croire  que  Fou- 
rier  leur  nuisait,  ou  tout  au  moins  nuisait  à  la  propaga- 
tion de  sa  doctrine,  et  au  développement  de  l'école,  bien 
plus  qu'il  ne  leur  servait.  «  :\ous  ne  pouvons,  nous  ne 
devons  pas  agir  sans  Fourier  et  souvent  Fourier  nous 
nuit  »,  écrivait  à  Pcdiarin  Lemoyne  tout  rraîcliement  con- 
verti. Ils  incriminaient  son  vocabulaire  baroque,  la 
bouffonnerie  de  son  style,  sa  phraséologie  inusitée,  la 
bizarrerie  des  titres  de  ses  articles,  ses  violences  de 
lano-aofe.  «  Je  n'ose  montrer  à  personne  le  dernier 
journal,  à  cause  des  articles  de  Fourier  et  ce|)endant 
ce  journal  est  un  des  plus  remarquables.  Jules  s'y  est 
surpassé.  Victor  et  Dulary  y  parlent  parfaitement  bien. 
Mais  la  note  de  Fourier  sur  les  épiciers,  bien  qu'on  ne 
puisse  lui  reprocher  que  du  mauvais  goût  littéraire, 
lévoltera  beaucoup  de  susceptibilités.  L'article  sur  la 
tragédie  en  ko  actes  est  une  bouffonnerie  qui  ne  con- 
vient pas  à  notre  grave  journal.  Enfin  quelques  pas- 
sages de  l'article  de  Fourier  sont  incompréhensibles 
pour  tous  autres  que  ses  disciples  (2)  »  (Lemoyne  à 
Pellarin,  sans  date).  Aussi  voit-on  bientôt  cette  chose 
admirable  :  les  disciples  de  Fourier  faisant  tous  leurs 
efforts  poui"  empêcher  le  maître  d'écrire,  tout  au  moins 
dans  le  journal.  «  J'avais  écrit  à  M.  Fourier,  mais  mécon- 
tent de  ma  lettre,  je  l'ai  déchirée;  unissant  mes  efforts 
aux  vôtres,  je  voulais  le  dissuader  d'écrire  dans  le  Pha- 
lanstère »  (3)  (Gérardin   à  Jules  Lechevalier,    21  juillet 


(i)  Gérardin  à  Jules  Leclievalier.  Besnnoon,  a8  juillet  1883.  «  A  l'égard  des 
civilisés  comme  il  les  appelle,  il  est  plus  civilisé  qu'eux-mêmes.  » 

(a)  Et  encore  :  a  Je  suis  très  fort  d'avis  qu'il  faut  soutenir  le  journal,  mais 
il  n'aura  jamais  d'autres  abonnés,  même  d'autres  lecteurs  que  les  disciples,  les 

fervents  disciples,  tant  qu'il  sera  indig-estible Sa  lecture  est  un  travail  qui 

n'a  un  peu  d'aUrait  que  pour  celui  déjà  un  peu  passionné  pour  le  Phalanstère.  » 

(3)  Qu'il  soit  donc  l'inspirateur  du  journal,  écritLemoyne  à  Transou  (18  juil- 
let i832),  mais  qu'il  écrive  moins  qu'il  ne  fait. 


—  ^^d  — 

1832).  Ainsi  les  disciples  morigènent  le  maître,  qui  ne 
les  satisfait  que  trop  rarement  (i). 

On  comprend  que  Fourier  —  le  chef  d'école  —  surtout 
quand  on  connaît  son  caractère,  ait  eu  quelque  difficulté 
à  supporter  ces  prétentions  un  peu  anormales  de  ses 
disciples.  Ceux-ci  impatientaient  pour  le  moins  autant  le 
maître  que  ce  dernier  les  impatentiait  eux-mêmes.  Aussi 
ce  sont  des  froissements  continuels,  des  dissentiments 
incessants.  Un  jour,  Fourier  ayant  «  jugé  à  propos  » 
comme  disent  ses  disciples,  de  protester  contre  un 
article  de  Pellarin  sur  la  doctrine  phrénologique  de  Gall, 
les  rédacteurs  de  la  Réforme  Industrielle  publient  dans  le 
Phalanstère  du  29  mars  i832  une  note  dans  laquelle  ils 
tiennent  à  préciser  certains  principes  «  qu'il  est  impor- 
tant que  les  lecteurs  du  journal  ne  perdent  jamais  de 
vue  ».  «  Il  est  fort  bien,  écrivent-ils,  que  Fourier  use, 
comme  il  l'entend,  du  droit  de  distinguer  ses  vues  de 
toutes  les  autres  et  de  manifester  les  différences  qui 
existent  entre  lui,  l'invenleur  du  procédé  sociétaire,  et 
ceux  qui  s'efforcent  de  faire  entrer  cette  grande  décou- 
verte dans  le  domaine  de  la  réalité.  »  Ils  signalent 
ensuite  qu'ils  se  font  —  eux  les  disciples —  un  «  religieux 
devoir  »  de  publier  tel  quel  (et  ils  soulignent  ces  mots) 
tout  ce  qui  sort  de  la  plume  de  Fourier.  «  Quand  nous 
pensons  avoir  quelques  observations  à  faire  à  M.  Fou- 
rier, dans  l'intérêt  de  l'œuvre  de  réalisation  rpii  nous  est 
commune  avec  lui  (2),  nous  les  lui  adressons;  s'il  n'y 
obtempère  pas,  ce  n'est  point  à  nous  de  lui  demander 
compte  de  sa  volonté.  De  même  quand  nous  ne  cédons 
pas  aux  désirs  qu'il  nous  témoigne,  c'est  que  nous  avons 
par  devers  nous  de  bonnes  raisons,  et  que  nous  voulons 

(1)  t^oinoyiie  ('crll  do  lloclicl'orl,  lo  1"  jiilllol  l833;  «  ic  suis  Itieii  aise  (|Ii'om 

ait  rédiiil  le  joiinial je  n'ai  plus  tie   mauvaise  iiuiueur  coiilit'    la   rédaelioii 

depuis  quel([ue  temps.  Notre  maître  ne  nous  inip;iliente  plus;  il  apprend  à  se 
retenir,  à  s'accommoder  au  gfoût  des  civilisés;  s'il  avait  toujours  été  ainsi,  il 
aurait  bien  des  partisans  qu'il  n'a  pas;  mais  se  maintiendra-t-il  dans  celle  Miie.' 
J'en  doute.  »  Leinoyne  avait  raison  d'en  douter. 

(2)  Ces  mots  ne  sont  pas  soulignés  dans  le  texte. 


—  300  — 

remplir  los  devoirs  qui  tiennent  à  notre  position.  »  Et 
ils  déclarent:  i"  Qu'ils  ont  «  un  rôle  inverse  de  Fourier 
«  ayant  pour  mission  de  renouer  la  chaîne  solidaire  qui 
«  rattache  les  œuvres  du  grand  liomme  aux  travaux  anté- 
«  rieurs  de  rhumanité  »  (ce  qui  devait  faire  l)ondir  b'ou- 
ricr  qui  repoussait,  comme  on  sait,  toute  solidarité  avec 
les  sciences  fausses  et  mensongères),  «  d'ajouter,  s'ils  le 
«  peuvent,  de  nouveaux  anneaux  à  la  chaîne  continue 
«  de  \dL  science  humanitaire  »  ;  2°  Que  chacun  d'eux,  pour 
tout  ce  dont  ils  ne  demandent  pas  l'exécution  et  la  pra- 
tique actuelle,  a,  sous  la  garantie  de  sa.  signature  indi- 
viduelle, la  parole  entièrement  libre.  «  Nous  ne  sommes 
pas  une  association  mais  un  groupe  isolé  qui  piovoque 
V expérience  du  procédé  d'association  et  qui  veut  donner 
à  l'inventeur  le  moyen  de  faire  ses  preuves.  »  «  Cette 
explication,  déclarent-ils,  est  nécessaire  à  la  liberté  de 
notre  association  et  à  notre  liberté  personnelle,  et  surtout 
à  la  liberté  personnelle  de  M.  Fourier.  » 

Cette  notice  était  d'ailleurs  suivie  d'un  article  inti- 
tulé «  les  Alliés  malencontreux  »  dans  lecpiel  Fourier 
rappelait  l'histoire  de  l'ours  et  de  l'amateur  de  jar- 
dins (l'amateur  de  jardins,  c'était  bien  entendu  lui- 
même)  qui  se  terminait  ainsi  :  «  Tel  est  le  genre  de 
service  que  me  rendent  certains  amis  malencontreux 
qui  m'assassinent  en  croyant  me  faire  valoir.  »  «  Je 
dispense,  écrivait-il,  tout  oflicieux  personnage  de  faire 
fraterniser  ma  doctrine  avec  celle  des  sciences  conjec- 
turales et  incertaines.  » 

Une  autre  fois,  c'est  un  article  encore  plus  violent  inti- 
tulé :  «  Les  disciples  aventureux  »  {Plialanstcre  du  5  juil- 
let i833)  à  propos  d'articles  parus  dans  le  Phalanstère 
sous  la  signature  de  deux  nouveaux  fouriéristes  anciens 
Saint-Simoniens  :  Bucellati  et  Paget  (i).  Ces  deux  arti- 
cles ne  sont  d'ailleurs  pas  seuls  à  encourir  le   blâme  de 


(i)  L'Hilicle  de   Bucellali   était   intitulé  :    A  quoi    faut-il   attribuer  ce  qu'on 
appelle  perversité  humaine?  Celui  de  Paget  :  Le  bonheur  du  peuple. 


—  30 1  — 

Foiu'ier  qui  en  vise  }3ien  d'autres  parus  dans  le  Phalans- 
tère (i).  Fourier  y  gourmande  ses  disciples  avec  rudesse. 
Il  se  plaint  de  «  l'irrégularité  des  articles  insérés  ».  «La 
plupart,  écrit-il,  compromettent,  dénaturent  notre  théo- 
rie et  ne  servent  qu'à  prêter  le  flanc  aux  détracteurs.  » 
Et  il  signale  impitoyablement  les  théories  de  ses  disci- 
ples aventureux  chez  qui  il  croit  reconnaître  à  tort  ou 
à  raison  des  vestiges  et  des  relents  de  saint-simo- 
nisme. 

«  Si,  au  lieu  d'aller  droit  au  but,  écrit-il,  par  une  voie 
large,  un  procédé  facile  et  neuf,  on  s'engage  dans  la 
phraséologie  morale,  ainsi  que  M.  B...,  on  finit  par  deve- 
nir l'écho  des  sophistes  et  dénaturer  une  doctrine  au  lieu 
d'en  être  l'organisateur.  C'est  ce  qui  arrive  à  Isl.  J.  B... 
tout  imbu  de  formules  saint-simoiriennes  ;  il  veut  m'y  asso- 
cier, y  appliquer  ma  théorie  en  disant  qu'elle  doit  amé- 
liore)' le  sort  physique,  intellectuel  et  moral  de  l'espèce 
humaine.  Ces  expressions  sont  celles  du  grimoire  sainl- 
simonien  dont  je  ne  veux  pas  m'affubler  ;  je  sais  bien 
exposer  ma  théorie  sans  recourir  à  des  sophistes  qui 
attaquent  la  propriété,  l'hérédité,  les  religions,  les  gou- 
vernements ;  je  ne  veux  rien  de  commun  avec  eux.  )>  Et 
Fourier  explicjue  qu'il  ne  peut  «  laisser  sans  répliqueces 
travestissements  de  sa  doctrine  »  «  car  les  lecteurs  du 
journal  n'y  comprendraient  plus  rien  au  bout  de  quelque 
temps  ».  Il  annonce  même  en  terminant  ([ue  désormais 
il  sera  plus  sévère  et  plus  scrupuleux  sur  l'admission 
des   articles  :   il  vaut   mieux,    écrit-il,    en    donner   quel- 


(i)  «  Nous  (levons  des  remercieineiils  à  ceux  de  nos  partisans  qui  commen- 
tent notre  doctrine  et  s'efforcent  de  l;i  ri^pandre  par  l'insertion  de  quelques 
articles  dans  notre  journal  ou  autres.  C'est  pour  les  favoriser  que  vous  avez 
depuis  six  mois  ajouté  une  demi  feuille  à  notre  journal;  mais  elle  est  devenue 
une  source  d'abus  par  i'irréyularité  des  articles  recommandés  et  insérés... 
Je  prends  au  hasard  et  sans  choix  les  plus  récents,  ceux  contenus  aux  n"*  a5 
et  ai),  sous  les  noms  I'...  et  B...,  le  premier  en  demi-aherralion,  le  deuxième 
en  pleine  erreur.  Ces  deux  écrivains  ne  devront  pas  s'étonner  ijne  le  chef  de  la 
doctrine  ii^e  de  son  droit  de  siijiKder  les  liérésies  ;  ce  sera  une  jflose  inslrui-li\e 
pour  des  adeptes  moins  exercés.   » 


—  30?.  — 

qiies-uns  de  moins  f|iie  d'être  dans  le  cas  de  les  réfu- 
ter (i). 

Ce  nouvel  incident  émut  les  disciples  (|iii  jugèrent 
maladroite  et  inopportune  cette  philippique  du  maître. 
«  Peut-être  apprendrez-vous  avec  étoiinement,  écrit  un 
disciple  à  Fourier,  qu'un  des  écrivains  (jui  se  font  le 
mieux  comprendre  du  public  (je  parle  ici  des  lecteurs 
non  initiés  ou  peu  initiés)  c'est  ce  même.  M.  A.  Paget 
aucjuel  vous  avez  cru  devoir,  dans  l'intérêt  de  l'ortho- 
doxie du  journal,  adresser  des  reproches  en  public, 
reproches  (|ui,  je  dois  le  dire,  ont  paru  uti  peu  durs  et 
qui  ont  produit  un  mauvais  effet  (2).  » 

Une  autre  fois,  c'est  un  disciple  ({ui  se  plaint  de  ce 
(jue  Fourier  a  corrigé  et  modifié  sans  l'en  prévenir  un 
de  ses  articles  et  qui  proteste  vivement  :  «  11  faut  que 
je  vous  dise  que  je  ne  veux  pas  que  M.  Fourier  change 
ce  que  je  vous  enverrai  désormais  »  (Guillemin  à  Tran- 
son,  7  juillet).  11  y  eut  bien  d'autres  dissentiments  à  pro- 
pos du  journal,  mais  il  serait  sans  intérêt  de  les  citer  tous. 
Bientôt  l'expérience  de  Gondé-sur-Vesgre  dont  on  sait 


(i)  Le  journal  fut  en  effet  réduit  d'une  demi-Peuiile.  Mais  pour  effacer  sans 
doute  la  mauvaise  impression  produite  par  cet  article  de  Fourier,  J.  Lecheva- 
lier  écrivait  dane  le  Phalanstère  du  ig  juillet  i883  :  «  Nos  amis  peuvent  errer 
quelquefois  sur  la  manière  de  comprendre  ou  de  présenter  la  théorie  de  M.  Fou- 
rier. Mais  nous  pensons  qu'il  faut  dire  comme  Jésus  que  toute  œuvre  faite  au 
nom  du  vrai  principe  d'association  est  un  acheminement  h  notre  but.  Nous 
accepterons  donc  toujours  avec  empressement  ce  qui  nous  sera  présenté,  et 
quand  nous  refuserons  une  insertion  c'est  qu'elle  contredira  formellement  notre 
manière  de  procéder  et  qu'elle  tendra  à  nous  faire  aborder  des  questions  dont 
le  jour  n'est  pas  venu.  »  Il  rendait  compte  eu  même  temps  des  changements 
qui  s'étaient  opérés  dans  le  journal  et  sa  rédaction  ainsi  que  des  raisons  qui  les 
avaient  déterminés.  La  publication  du  journal  était  restreinte  parce  que  les  fou- 
riéristes  croyaient  avoir  tout  dit  de  ce  qu'il  fallait  dire,  au  moins  jusqu'à  la 
démonstration  expérimentale.  D'ailleurs  le  Phalanstère  ne  faisait  pas  ses  frais 
et  il  était  préférable,  pensait-on,  d'employer  le  surplus  des  fonds  qui  lui  étaient 
destinés  à  la  colonie  —  qui  n'était  pa^  très  brillante;  enfin  u  pour  ce  qui 
n'est  pas  de  g-enre  science  et  théorie,  écrivait-il,  plusieurs  d'entre  nous  ont 
trouvé  issue  à  leurs  travaux  dans  des  feuilles  où  la  publicité  est  i)lus  éten- 
due.  « 

(2)  Signé  J...  à  1^'ourier.  2\  juin  i833  (je  pense  que  la  lettre  est  de  Leclie- 
valier). 


—  3r)3  — 

qu'elle  n'aboutil  point,  donna  naissance  à  de  nouvelles 
dillicultés  et  fut  un  autre  sujet  de  discorde  qui  vint 
s'ajouter  aux  précédents  (i). 

On  ne  s'étonnera  point  que  l'humeur  plutôt  indépen- 
dante de  Jules  Lechevalier  ou  de  Transon  ait  supporté 
avec  difïiculté  l'inflexibilité  rigoureuse  de  la  nouvelle 
«  loi  vivante  ».  Ces  perpétuels  tiraillements,  ces  désac- 
cords continuels,  ces  dissentiments  presque  jiermanents 
firent  ([u'ils  se  détachèrenl  peu  à  peu  de  Fourier.  Jules 
Lechevalier  prêchait  le  Iburiérisme  avec  sa  fougue,  et 
son  dévouement,  mais  aussi  avec  son  indépendance  habi- 
tuelle, et  sans  doute  en  le  défigurant  quelque  peu  (2). 
Fourier  voyait-il  cette  indépendance  d'un  bon  œil  ?  Il  est 
permis  d'en  douter.  On  peut  croire  qu'entre  le  maître  et  le 
disciple  l'accord  ne  fut  pas  toujours  parfait  et  il  faut  sans 
doute  lire  avec  le  «  cum  grano  salis  »  cette  phrase  de  l'in- 
troduction de  la  Science  sociale  de  Lechevalier  :  «  j'aban- 
donne désormais  l'exposition  directe  d'une  théorie  que 
son  auteur  seul  peut  enseigner  dans  toute  son  origina- 
lité. » 

Jules  Lechevalier  aurait  désiré  qu'on  lui  laissât  un  peu 
de  liberté  d'allures.  «  Que  tous  ceux,  écrivait-il,  qui 
apprécient  nos  travaux  veuillent  bien  avoir  confiance  en 
notre  activité  et  nous  laisser  un  peu  libres  sur  les  moyens 
d'action.  Pourquoi  nous  faut-il  par  des  explications  rassu- 
rer quelques  amis  dont  les  fausses  alarmes  voient  une 
absence  de  zèle  dans  ce  qu'ils  n'auraient  dû  considérer 
que  comme  la  division  en  rôles  divers  d'un  plus  grand 
travail  ?  »    Ses    amis,    connaissant    sa    mobilité,    avaient 


(i)  «  Telle  est  la  Farce  qu'on  me  prépare,  écrivait  l'^ourier  (ui  juillet  i833), 
mais  j'ai  vu  clair  avant  même  qu'on  eût  levé  le  masque Mes  collèjfues  Tran- 
son et  Lechevalier,  Considérant  et  l'ellarin  sont  sur  ce  point  des  aveujfles  qui 
ne  voient  pas  à  quatre  pas  d'eux.  » 

(2)  «  lin  un  mot,  écrit  Tourneux,  il  se  montre  aussi  Pouriérisic  qu'il  peut  l'être, 
c'est-à-dire  conservant  toujours  ses  sentiments  d'indépendance  et  Faisant  de 
l'éclectisme.  ))  «  Lechevalier  expose  avec  simplicité,  d'une  Façon  persuasive  et 
sympathique  la  doctrine  de  l'\)urier  que  d'ailleurs  il  altère  en  hlcn  des  points.  » 
l''errari,  Revue  des  Deux  Mondes,   i"''  août  i(S/|5. 


—  36/,  — 

prévu  d'ailleurs  que  son  séjour  ou  plutôt  son  passage  clans 
l'école  fouriéristc  ne  serait  que  de  courte  durée.  «  Jules, 
lui  écrivait  Rességuier  le  /(  août  1882,  vous  avez  prêché 
le  saiiil-siinonisme  avec;  autant  d'ardeur  que  vous  ensei- 
gne/ aujourd'hui  le  l'onriérisMic.  Vous  vous  èl(;s  néan- 
moins détaché  de  la  prcmièie  de  ces  doctrines.  Qui 
oserait  allii-nier  (ju'avaiil  peu  vous  ne  renierez  pas  la 
deuxième  ?  »  Cela,  en  effet,  ne  tarda  guère.  A  partir  de 
juin  i833  (i),  il  n'écrit  pres(|ue  plus  au  journal,  comme 
Transon  d'ailleurs  (2). 

Le  19  juillet  i833.  Le  Phalanstère  contenait  une  note 
ainsi  conçue  :  «  Depuis  quelcpie  temps,  il  s'est  opéré  cer- 
taines modifications  dans  la  rédaction  du  Pha/anstfh'e.hef^ 
noms  qui  paraissaient  si  souvent  dans  la  prejnière  année 
sont  devenus  plus  rares.  Transon  et  Jules  Leclievalier 
écrivent  très  rarement.  Le  journal  repose  principalement 
sur  Fourier  et  Pellarin  maintenant.  Jules  Lechevalier  a 
trouvé  pour  organe  de  nos  idées  un  journal  répandu 
dans  un  monde  de  lecteurs  où  les  nouvelles  doctrines 
produiront  d'immenses  résultats,  dès  qu'on  lesaura  com- 
prises et  qu'on  aura  vu  qu'elles  travaillent  aussi  bien  pour 
les  riches  que  pour  les  pauvres.  »  Il  adressait  alors  de 
préférence  ses  travaux  à  VEurope  littéraire. 

Le  16  août  i833(3),  JulesLechevalierécrivait  :  «  Aujour- 


(i)  Le  dernier  article  doctrinal  de  Lechevalier  est  du  21  juin  i833. 

(2)  Le  Phalanstère  du  17  mai  i833  annonçait  que  J.  Leclievalier  se  portait 
candidat  à  la  chaire  d'Economie  politique  vacante  par  suite  du  décès  de  .T.-B. 
Say.  J.  Lechevalier  avait  puhlié  un  programme  adressé  par  lui  au  ministre  de 
l'Listruction  publique.  Le  Phalanstère  recommandait  la  candidature  de  J.  Le- 
chevalier «  car  les  vues  émises  dans  son  prog-ramme  sont  à  la  fois  dans  l'inté- 
rêt de  la  société  à  laquelle  le  professeur  demande  la  parole,  et  dans  l'intérêt 
de  nos  propres  convictions.  »  Il  avait  fait  quelque  temps  auparavant  un  cours 
sur  la  Science  de  l'humanité  (qui  comprenait  deux  parties  :  l'homine  et  l'associa- 
tion). «  Ce  n'est  pas,  disait-il,  une  encyclopédie  que  je  prétends  l'aire,  c'est  un 
plan  d'étude  »  (i^"  février  i833). 

(3)  Le  même  jour,  Fourier  annonçait  la  transformation  du  joui'nal  lielnlo- 
niadaire  en  mensuel.  Il  parut  alors  dans  le  journal  la  note  suivante  de  Leclie- 
valier. 

«  Le  chang-ement  survenu  dans  la  publication  de  notre  feuille  exige  de  notre 


—  365  — 

cl'hui  que  la  société  après  avoir  eu  quelque  vent  du 
monde  sociétaire  vous  appelle  à  lui  en  parler,  selon  sa 
langue  usuelle,  nous  avons  tout  avantage  à  nous  servir 
des  instruments  de  publicité  déjà  constitués  (i).  »  Quel- 
ques mois  après  (21  novembre  i833)  il  écrivait  dans  la 
préface  de  la.  Science  sociale  (page  ix)  :  «  11  y  a  deux  ans, 
j'identifiais  la  théorie  de  Fourier  avec  la  science  sociale. 
Aujourd'hui,  conservant  au  grand  homme  son  droit  de 
premier  occupant,  je  place  ses  travaux  dans  le  domaine 
général  de  l'esprit  humain.  »  Il  ajoutait  d'ailleurs  que 
c'était  là  ('  l'ordre  naturel  des  idées».  Sa  conviction  n'avait 
pas  changé  ;  mais  sa  vue  s'était   étendue  par  l'exercice. 

part  quelques  réflexions  qui  ne  se  rattaclient  pas  seulement  aux  nécessités  maté- 
rielles. L'n  moment  nous  avons  cru  pouvoir  et  devoir  continuer  aux  mêmes  con- 
ditions que  celles  de  l'année  précédente,  et  c'est  alors  que  fut  insérée  dans  le 
journal  une  note  sur  le  mouvement  g-énéral  de  nos  travaux,  note  dans  laquelle 
je  promettais  en  mon  propre  nom  une  nouvelle  série  d'articles.  D'autres  cir- 
constances ont  fait  changer  ma  détermination  mais  le  fond  de  la  note  demeure 
vrai  et  valable  :  l'œuvre  de  propacjalion  ne  sera  pas  discontinuée  ni  interrompue. 
Seulement  nous  irons  chercher  ailleurs  une  publicité  plus  large  pour  les  mêmes 
doctrines.  Les  travaux  du  Phalanstère  et  de  la  Réforme  Industrielle  n'eussent-ils 
eu  pour  résultat  que  de  nous  conduire  à  ce  point  auraient  déjà  beaucoup  servi 
la  cause  de  Vyissociation. 

Ce  n'est  en  effet  pas  seulement  en  raison  des  travaux  de  (]ondé  ni  par  défaut 
de  ressources  financières  que  nous  changeons  la  période  hebdomadaire  du  jour- 
nal, c'est  parce  que  le  premier  effet  qu'il  devait  produire  est  accompli,  c'est 
parce  qu'il  a  parcouru  la  sphère  de  publicité  qu'il  pouvait  atteindre  sous  cette 
forme.  » 

(i)  Lechevalier  déclarait  que  la  publicité  qu'avait  pu  se  procurer  jusqu'ici 
la  Réforme  Industrielle,  journal  tout  ;\  fait  spécial,  dont  les  masses  ne  s'occu- 
paient pas  encore  avec  grand  intérêt,  étaient  assez  restreinte.  «  Si  Transon, 
(Considérant  et  moi,  écrivait-il,  nous  écrivons  moins  fréquemment,  il  faut  bien 
croire  que  ce  silence  a  pour  causes  d'autres  occupations.  Après  avoir  essayé 
de  poser  clairement  les  questions  et  d'exposer  les  principes,  je  pcnirsuis  h  l'ex- 
térieur les  voies  et  moyens  d'exécution  qui  sont  en  rapport  avec  mou  caractère... 
'J'ranson  est  occupé  à  la  colonie...  Maintenant  le  journal  repose  principale- 
ment sur  MM.  Fourier  et  l'ellarin...  J'ai  trouvé  pour  oi-gane  de  nos  idées  sur 
les  questions  du  présent  el  les  diverses  manifestations  du  mouvement  social  un 
joui'nal  répandu  dans  un  monde  de  lecteurs  où  les  nouvelles  doctrines  produi- 
ront d'immenses  résultats  dès  qu'on  les  aura  comprises  et  qu'on  aura  vu  qu'elles 
travaillent  |)Our  les  riches  aussi  bien  que  ])our  les  pauvres,  pour  les  puissants 
aussi  bien  que  pour  les  faibles  P  J'adresse  de  préférence  mes  travaux  de  transi- 
tion à  l'Europe  littéraire »  Il  annonçait  ensuilc   une  série  d'articles  sons  le 

titre  d'Etudes  spéciales  sur  l'Association. 


—  :iOG  — 

«  L'hori/ori  s'est  élargi  devant  iikh  <'l  je  puis  l(!vei-  la  lôte, 
regarder  en  avant,  à  côté,  en  arrière,  tandis  ({n'autre- 
Ibis,  plié  sous  mon  fardeau,  je  ne  sentais  et  voyais  que 
lui.  »  «  Le  temps,  la  réflexion,  la  continuelle  rumination 
de  ces  nouvelles  idées,  le  contact  avec  les  hommes 
et  les  choses  ont  tellement  modifié  mes  pensées  et 
mes  sentiments  (pTil  me  serait  impossible  de  conti- 
nuer sous  la  même  forme,..,  les  grands  principes  do  la 
théorie  de  Fourieront  définitivement  |)énétré  mon  esprit, 
ils  se  sont  assimilés  à  ma  propre  sujjstance  et  je  suis 
bien  moins  préoccupe  d(i  les  enseigner  tels  (juels  que 
d'en  déduire  les  applications  et  les  consé<|uences  ulté- 
rieures »  (p.  XI,  Ibidem). 

Ainsi,  encore  une  fois,  (;et  excellent  disciple  de  (Cou- 
sin, (|ui  était  bien  mal  venu  à  <(  mcdii-e  des  boulPissures 
de  Téclectisme  »,  redevenait  [)hilosophe.  De  l'amalgame 
des  idées  allemandes,  de  celles  de  Hegel,  de  Saint-Simon, 
d'Enfantin  et  de  Fourier  il  allait  composer  ses  études  sur 
la  science  sociale.  Il  venait  à  peine  de  quitter  Fourier 
que  déjà  il  exposait  ses  idées  personnelles  dans  de  nou- 
velles conférences.  Un  fouriériste,  Guillaud,  en  infor- 
mait Fourier  dans  une  lettre  indignée  :  «  Voici  qu'aujour- 
d'hui un  économiste,  M.  Jules  Lechevalier,  qui  se  dit 
avoir  été  naguère  zélé  sectaire  de  la  philosophie  alle- 
mande de  Kant,  Fichte,  Schellinget  puis  de  Saint-Simon 
et  enfin  de  votre  doctrine  dont  il  a  donné  l'exposé  suc- 
cinct dans  le  Phalanstère,  se  présente  dans  nos  murs 
pour  nous  inculquer  si  faire  se  peut  5^5  propres  idées  sur 
la  science  sociale  ;  ce  sont  ses  propres  termes  »  (Guillaud 
à  Fourier.  Nantes,  2  décembre  i833).  Déjà  il  ne  considé- 
rait les  cinq  ou  six  années  qu'il  avait  passées  parmi  les 
Saint-Simcyiiens  et  les  fouriéristes  que  comme  une 
période  d'élaboration  théorique,  d'ex|Dériences  et  d'inno- 
vations. Là  d'ailleurs  ne  ne  devait  pas  s'arrêter  l'histoire 
des  pérégrinations  intellectuelles  de  ce  philosophe  capri- 
cieux et  mobile.  Lorsqu'il  se  fut  séparé  de  Fourier,  il 
écrivit  au  Journal  des  Connaissances  utiles,  puis  à  la  Revue 


—  367  — 

du  progrès  social,  au  Moniteur  du  Commerce,  à  La  Paix, 
au  Journal  de  Paris  doctrinaire,  à  \di  Presse.  Il  s'occupa  suc- 
cessivement d'économie  sociale,  puis  de  questions  colo- 
niales, et  enfin  de  travaux  pratiques  d'économie  com- 
merciale, de  finances,  d'institutions  de  crédit  et  de 
questions  monétaires  (La /V/rt/rtm/p,  t.  2,  p.  283,  août  i84o). 
El  il  erra  de  système  en  système.  Un  ancien  Saint- 
Simonien,  Guéroult,  avec  (|ui  il  était  resté  en  relations, 
lui  écrivait  en  iSSy  :  «  Es-tu  Saint-Simonien,  proudho- 
nien,  anglican  ou  catholiciue  ?  Je  ne  suis  pas  ennemi  des 
changements,  mais  tu  conviendras  que  ces  changements 
absolus,  radicaux  de  fond  en  comble  de  toutes  tes  opi- 
nions passées,  n'offrent  pas  pour  le  présent  de  bien 
grandes  garanties  do  rectitude.  En  i836,  tu  céléljrais 
jNI.  Guizot;  en  48,  tu  marchais  à  la  suite  de  Pioudhon;  en 
i852  tu  m'as  fait  cadeau  d'une  bible  prolestante  et  lu  m'as 
(  conduit  aux  offices  de  l'église  anglicane.  Aujourd'hui 
tu  me  prêches  le  catholicisme.  Je  ne  t'ai  pas  suivi  à  ces 
diverses  époques  dans  tes  pérégrinations  intellectuelles 
et  tu  dois  trouver  aujourd'hui  que  je  n'ai  pas  eu  tort.  Je 
ne  puis  davantage  te  suivre  aujourd'hui  dans  une  évolu- 
tion que  tu  désavoueras  probablement  demain...  Toi- 
même,  permets-moi  de  te  le  dire,  tu  n'es  pas  plus  catho- 
lique aujourd'hui  que  tu  n'étais  anglican  hier  ou  proudho- 
nien  avant-hier  et  sous  les  costumes  si  divers  que  tu  as 
revêtus,  si  je  te  trouve  fidèle  à  quelque  chose,  c'est  à 
quelques  lambeaux  de  saint-simonisme  qui  seul  l'a  donné 
force  et  valeur  auprès  des  divers  partis  que  tu  as  tra- 
versés, et  auquel  tu  reviendras,  je  l'espère,  comme  à  ton 
point  de  départ.  »  11  levint  en  elVet  sinon  au  sainl-sinu)- 
nismc  du  moins  aux  Sainl-Simouiens. 

11  iréquenta  à  nouveau  chez  eux  et  renoua  des  rela- 
tions avec  le  Père  Enfantin  à  qui  il  écrivait  amicale- 
ment. 11  avait  passé  par  bien  des  vicissitudes.  Il  avait 
fait  en  1838-1889  un  voyage  aux  Antilles  et  à  la  Guyane, 
avait  été  nommé  secrétaire  de  la  Commission  colo- 
niale en  18/13,  puis  avait  élé  rédacteur  en  chef  tle  dif- 


—  3GS  — 

férents  journaux.  Obligé  de  se  réfugier  en  Angleterre 
après  les  événements  du  i3  juin  i8/jÇ),  il  y  était  devenu 
surintendant  d'une  asso(Malion  de  tailleurs  organisée 
d'après  la  méthode  de  Louis  Hlaiic.  Ayant  deniaiulé  sa 
grâce  le  i5  décembre;  i85u,  il  ne  robtint(|ue  le  'jô  novem- 
bre 1867  et  revint  en  France.  Il  mourut  à  Paris  le  10  juin 
18G2  d'une  maladie  de  C(ïMir.  Il  était  dans  une  grande 
détresse.  Emile  Pereire  dut  faire  les  frais  de  sa  der- 
nière maladie  et  de  ses  funérailles.  Il  suivit  le  convoi 
avec  Enfantin,  Barrault,  Félicien  David,  (juéroult, 
Cazeaux,  Fournel  et  plusieurs  autres  Saint-Simoniens. 
Les  fouriéristes  étaient  beaucoup  moins  nombreux  ;  ils 
n'étaient  que  deux  ou  trois  dont  l^ellarin,  lui-même 
ancien  Saint-Simonien. 

Transon,  lui  aussi,  se  sépara  du  fouriérisme.  Il  avait 
eu  des  diiïicultés  avec  Fourier  à  propos  du  journal  : 
«  C'est  une  chose  que  nous  déplorons  loi/s,  lui  écri- 
vait-il (sans  date),  et  moi  en  particulier,  de  noy.s  trouver 
si  souvent  en  opposition  avec  vous...  Je  sais  que  vous  avez 
peu  de  confiance  en  ceux  dont  le  plus  grand  désir  est  de 
vous  faire  rendre  justice  par  vos  contemporains  et  qui 
même  attachent  à  celte  œuvre  toute  la  gloire  personnelle 
qu'ils  peuvent  ambitionner  en  ce  moment.  Depuis  un  mois 
les  trois  collaborateurs  du  journal,  ainsi  que  M.  Dulary, 
ont  reconnu  unanimement  qu'il  y  avait  lieu  de  vous  mar- 
quer comme  limite  un  espace  de  4  colonnes  par  semaine.  » 
Et  voici  le  tableau  que  donnait  Transon  : 


Fourier..     . 
Lechevalier.    . 
Considérant.   . 
Transon. 
Beaudet-Dulary. 
Pellarin. 
Pecqueur.  . 

Total. 


4 
3 
3 
3 
2 
2 
2 

20 


-  369  - 
«  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  faire  remarquer,  ajou- 
tait-ii,  que  l'indication  précédente  ne  peut  entraîner  de 
limite  fixe  que  pour  vous  puisque  vous  êtes  le  seul  qui 
écriviez  régulièrement  toutes  les  semaines.  Mes  articles 
à  moi  ou  ceux  des  autres  collaborateurs  peuvent  bien 
dépasser  les  proportions  indiquées  sans  que  les  indications 
marquées  ci-contre  soient  réellement  transgressées, 
attendu  que  nous  n'écrivons  pas  chaque  semaine (i).  »  A 
ces  discussions  au  sujet  du  journal  s'ajoutèrent  les  dis- 
sentiments au  sujet  de  l'expérience  de  Gondé-sur-Ves- 
gres.  Transon  s'y  était  rendu  avec  Considérant  pour  s'y 
occuper  des  travaux  d'ingénieur.  L'échec  de  cette  ten- 
tative lui  fit  perdre  son  illusion  des  premiers  temps  de 
sa  conversion  sur  la  facilité  et  la  rapidité  d'application  de 
la  théorie  fouriériste.  Et  il  abandonna  Fourier.  Sa  der- 
(  nière  manifestation  phalanstérienne  eut  lieu  dans  l'hiver 
i833-i834  où  il  fit,  à  la  Société  de  civilisation  qui  siégeait 
à  l'abbaye,  cinq  conférences  sur  les  avantages  que  pro- 
curerait, au  point  de  vue  économique,  l'annexion  à  l'agri- 
culture de  certains  travaux  de  fabrique. 

Au  fond,  Transon  était,  comme  il  le  dit  lui-même,  une 
nature  essentiellement  religieuse  ;  il  avait  exposé  aux 
polytechniciens  la  religion  saint-simonienne,  et  nul  mieux 
que  lui,  s'il  faut  en  croire  Enfantin,  n'avait  «  démontré 
l'existence  d'un  Dieu  infini  par  la  double  autorité  de  la 
foi  et  de  la  science,  de  la  conviction  et  du  talent  ».  Dans 
une  prédication  du  ii  décembre  i83i  il  avait  déclaré 
qu'en  dehors  du  sentiment  religieux  la  science  est  sans 
appui  pour  remuer  le  monde.  La  question  religieuse  avait 
toujours  inquiété  ce  savant  :  il  avait  entretenu  des  rela- 
tions avec  Goessin  (2),  avait  étudié  les  ouvrages  d'iluet, 
de  Bordas,  de  Dumoulin  et  de  Wronski. 


(t)  Ce  proyriimme  semble  traillciirs  avoir  (Ht''  appliqiit^.  On  lil  ilaiis  le  Plui- 
lanslcrc  du  27  décembre  1862  :  «  L'article  que  M.  Charles  t\iuriei- donne  habi- 
tuellement pour  chaque  numéro  n'a  pu  trouver  place  anjourd'luii  ;  l'espace  qui 
était  réservé  dans  la  mise  en  pajje  n'étant  pas  siilïisant     » 

(2)  Coessin,  ancien  polytechnicien,  enseifjuail  un  système  théoloyico-scienti- 


—  3-0  — 

En  i835,  peu  de  temps  après  qu'il  se  fut  séparé  du 
fouriérisme,  et  alors  qu'il  était  déjà  un  peu  dégoûté  de 
réforme  sociale,  survint  la  inorl  de  sa  mère.  C'était  une 
femme  d'une  grande  distinction,  et  [)ieuse,  qu'il  aimait 
tendrement.  11  en  fut  très  douloureusement  affecté  et 
c'est  peut-ôlre  ce  qui  détermina  sa  conversion.  Il  revint 
donc  au  christianisme  comme  Pascal  de  qui  parfois  ce 
savant  romantique  et  inquiet  évoque  l'image.  Il  ne  devait 
plus  le  quitter.  C'était  là  pour  Transon  le  terme  néces- 
saire et  presque  fatal  d'une  évolution.  De  lui  aussi  on 
pourrait  dire  ce  que  M""*  de  Staël  écrivait  au  sujet 
d'un  de  ses  amis  qui  venait  de  se  convertir  :  «  Son  imagi- 
nation (et  j'ajouterais  pour  Transon  :  son  inquiétude 
et  sa  mobilité)  lui  rendait  la  religion  catholique  indis- 
pensable. Il  avait  besoin  d'être  appuyé  de  toutes 
parts.  » 

A  partir  de  ce  moment,  Transon  a  trouvé  un  refuge 
Invertit  portiim.  Le  calme  et  le  repos  succèdent  à  l'agita- 
tion et  à  l'inquiétude  perpétuelles  ;  ses  doutes,  ses  hési- 
tations sont  définitivement  envolés.  Sur  la  fin  de  sa  vie, 
il  avait  même,  dit  Pellarin,  des  tendances  à  incriminer 
son  passé  socialiste.  Il  se  reprochait  la  part  qu'il  avait 
prise  à  la  propagation  des  idées  saint-simoniennes  et 
fouriéristes,  et  en  conservait  des  remords.  Il  fit  même  des 
efforts  nombreux  et  inutiles  pour  arracher  a  ces  deux 
écoles  ses  anciens  camarades,  et  notamment  Pellarin  et 
Renaud  (i). 

fiqne  dans  lequel  il  s'efforçait  de  réconcilier  la  science  et  la  foi.  Il  était  allé  à 
Rome  pour  tàter  le  Sacré-Collège  et  en  était  revenu  excommunié. 

(i)  Il  avait  en  i8/ii  été  nommé  répétiteur  général  d'analyse  à  l'Ecole  Poly- 
technique. En  i858,  il  succéda  à  Aug.  Comte  dans  la  place  d'examinateur 
d'admission.  Il  mourut  d'une  maladie  de  cœur  et  de  l'aorte. 


CHAPITRE  XIII 

Relations  de  Fourier  et  des  fouriéristes 
avec  les  Saint-Simoniens  à  partir  de  1832. 


Le  Phalanstère  salua  d'un  article,  un  peu  vague  et 
emphatique,  mais  bienveillant  et  élogieux,  les  Saint- 
Simoniens  «  morts  ou  du  moins  entrés  vivants  dans  un 
tombeau  ».  L'auteur,  Aynard  de  la  Tour  du  Pin,  recon- 
naissait les  «  incontestables  mérites  de  ceux  qui  venaient 
de  disparaître  ».  Et  il  concluait  :  «  Si  l'on  faisait  leur 
inventaire  pour  arrêter  la  balance  de  leur  avoir  et  de  leur 
doit  envers  la  société,  on  ne  trouverait  dans  les  deux 
colonnes  que  quelques  erreurs  de  chiffres,  peut-être,  qui 
se  sont  introduites  dans  la  solution  de  leurs  beaux  et 
grands  problèmes.  Dans  le  premier,  le  dévouement,  le 
désintéressement,  l'éloquence,  la  capacité  et  les  hautes 
conceptions  formeraient  encore  un  brillant  héritage. 
C'est  une  riche  succession  qu'ils  lèguent  î|ux  hommes 
les  plus  actifs  et  les  plus  habiles  dans  les  recherches 
sociales.  S'ils  ont  travaillé  avec  ardeur  et  amour  au  bien- 
être  de  leurs  semblables,  c'est  là  un  mérite  qui  leur 
appartient  en  propre  et  qui  ne  peut  leur  être  ravi.  S'ils 
n'ont  pas  rempli  complètement  la  tâche  qu'ils  s'étaient 
proposée,  que  ceux  qui  ont  tenté  autant,  et  mieux  réussi, 
leur  jettent  la  première  pierre  »  (le  Plialansthe,  5  avril 
i833,  p.  i6i-i6^). 

On  comprend  que  Fourier  n'ait  pu  sup|)ortor  un 
tel  éloge  des  Saint-Simoniens  dans  son  journal.  «  L'écla- 
tant   naufrage     du    saint-simonisme     »     ne    l'avait     pas 


—  872  — 

désarmé  et  n'avait  pas  diminué  sa  verve  Ijalailleuse. 
Il  répondit  à  l'arlicle  de  son  disciple  par  un  article 
intitulé  :  «  Sur  un  éloge  de  la  théocratie  et  de  la  main- 
morte »  du  12  avril  i833,  où  il  reprenait  contre  lesSaint- 
Simoniens  les  critiques  qu'il  avait  tant  de  fois  formu- 
lées (i),  «  Une  apologie  des  Saint-Siinoniens,  écrivait-il, 
a  figuré  au  n"  i/i,  elle  ne  doit  pas  rester  sans  réplique... 
Du  reste,  c'est  bien  mal  placer  l'encens  que  d'en  donner 
à  une  secte  stérile  qui  n'a  su  que  réchauffer  les  vieilles 
hérésies  démagogiques  tendant  à  spolier  les  riches  pour 
doter  les  pauvres.  Lorsque  de  tels  prédicans  sont  tom- 
bés, ils  ne  méritent  plus  de  critique  sérieuse,  et  je  n'en 
ferais  pas  le  sujet  d'un  article  si  je  n'étais  obligé  de 
démentir  ceux  qui  accusent  ma  théorie  de  contact  avec 
le  saint-simonisme,  et  qui  pourraient  croire  à  un 
rapport  en  voyant  une  apologie  des  Saint-Simoniens 
insérée  dans  notre  journal,  sans  aucune  réplique  »  (le 
Phalanstère,  p.  176  et  177).  La  rédaction  du  Phalanstère 
s'excusa  presque  dans  une  note  d'avoir  publié  l'article. 
«  En  insérant  l'article  de  M.  la  Tour  du  Pin,  disait-elle, 


(i)  «  Leur  secte  à  qui  on  suppose  du  désintéressement  et  de  hautes  concep- 
tions n'a  pas  eu  une  seule  idée  neuve  ;  elle  n'a  dû  sa  vogue  éphémère  qu'au 
besoin  de  nouveauté  qui  .travaille  les  esprits,  et  qui  les  pousse  comme  le  noyé 
à  se  cramponner  à  ce  qu'ils  peuvent  saisir.  C'est  ce  qui  mit  en  crédit  tant  de 
novateurs  qui  n'ont  que  de  l'esprit  sans  génie,  qu'un  talent  banal  de  contro- 
verse, et  pas  une  invention  praticable.  ...C'est  à  leurs  œuvres  qu'il  faut  les 
juger.  Eh  !  qu'a  fait  la  secte  de  Saint-Simon  ?  Rien,  pas  le  moindre  essai  de 
ses  dogmes,  pas  une  tentative  d'association  sur  un  millier  de  villageois,  elle  ne 

l'a  même  pas  proposée Ces   prédicans   de  philosophie    (Saint-Simon)    qui 

n'apportant  aucune  idée  neuve,  remanient  sans  cesse  leurs  doctrines,  changent 
de  système  et  de  dogme  selon  les  chances  du  moment  ;  Les  Saint-Simoniens.. 
c'était  une  réunion  qui  tâtonnait,  sondait  sur  tous  les  points  pour  trouver  des 
idées  neuves,  des  moyens  de  se  mettre  en  scène.  Ils  ne  surent  que  tout  traves- 
tir. Leur  système  est  l'habit  d'Arlequin  cousu  de  toutes  pièces j  en  bons  camé- 
léons, ils  abjurent  au  besoin  leurs  dogmes.  Certains  articles  du  Globe,  adres- 
sés au  roi  et  aux  députés,  admettaient  la  transmission  héréditaire.  Puis  la  semaine 
suivante  ils  proscrivaient  de  nouveau  l'hérédité,  ensuite  ils  la  rétablissaient  en 
prenant  de  ma  théorie  les  adoptions  et  legs  en  continuation  d'industrie;  bref 
ils  cherchaient  une  doctrine  et  n'ont  qu'un  salmigondis  de  plagiats.  »  11  faut 
signaler  que  Fourier  avait  félicité  le  gouvernement  des  poursuites  qu'il  avait 
intentées  contre  les  Saint-Simoniens. 


—  373  — 

nous  n'avons  entendu  remplir  qu'un  devoir  de  publicité 
et  donner  une  leçon  de  justice  à  la  presse  obscurante.  » 
Elle  reconnaissait  pourtant  aux  Saint-Simoniens  «  la 
bonne  volonté,  le  courage  et  le  mérite  d'une  grande  et 
malheureuse  tentative  de  rénovation  sociale.  » 

Mais  il  est  très  certain  qu'il  se  produisit  peu  à  peu  un 
rapprochement  entre  les  deux  doctrines.  Les  Saint-Simo- 
niens disaient  en  effet  être  frappés  plus  que  personne 
de  la  coïncidenee  des  vues  de  Fourier  avec  celles  que 
leur  maître  émettait  vers  la  même  époque.  «  Plusieurs 
Saint-Simoniens,  loin  de  nous  être  hostiles,  nous  témoi- 
gnent des  sympathies  »,  écrit  un  fouriériste.  Et  Berbrug- 
ger  en  mission  en  Angleterre,  déclare  (lettre  de  Londres, 
12  mai  i834)  :  «  J'assiste  assez  régulièrement  aux  séances 
''saint-simoniennes  et  avec  d'autant  plus  d'intérêt  qu'ils 
gravitent  maintenant  vers  votre  théorie  sociétaire,  plan- 
che de  salut  qu'il  leur  a  bien  fallu  saisir  dans  leur  nau- 
frage, et  à  laquelle  ils  ne  manqueront  jamais  d'avoir 
recours  toutes  les  fois  qu'ils  voudront  sortir  du  vague 
indéfinissable  de  leurs  doctrines  primitives  ».  Et  il  con- 
cluait :  «  Je  pense  que  le  moment  n'est  pas  éloigné  où 
les  disciples  de  Saint-Simon  et  les  vôtres  se  rencontre- 
ront sur  une  même  route  où  ils  seront  arrivés  par  des 
sentiers  différents.  » 

C'est  un  premier  pas  vers  le  «  rapprochement  des  parti- 
sans chaque  jour  plus  nombreux  des  réformes  pacifi- 
ques »,  et  vers  l'union  des  réformateurs  qu'on  verra  peu 
à  peu  se  dessiner.  Mais  Fourier,  quoi  qu'en  disent  ses 
disciples,  qui  prétendent  qu'à  la  fin  de  sa  vie  il  revint  à 
de  meilleurs  sentiments  sur  le  compte  des  Saint-Simo- 
niens, ne  changea  nullement  sa  manière  de  voir.  Et 
pourtant  «  à  ses  funérailles  les  disciples  de  Saint-Simon 
se  faisaient  remarquer  par  la  vraie  douleur  qu'ils  témoi- 
gnaient de  la  perte  d'un  philosophe  dont  les  idées  pro- 
gressives se  rattachaient  aux  idées  de  toutes  les  éco- 
les»... Ils  étaient,  écrit  un  autre  fouriériste,  amenés  par  un 
sentiment  élevé  et  pieux  sur  la  tombe  du  grand  hkvkl.v- 


-  374  - 

TEUR  social  que  Saint-Simon  avait  invoqué,  et  qui  vivait 
à  côté  de  lui,  inconnu  de  lui,  dans  la  grande  cité  qui  a 
un  jjoisseau  pour  toute  lampe  de  vérité.  »  Pellarin, 
p.  277,  André  Delrieu  (voir  les  discours  ou  invitations 
pour  les  banquets  anniversaires  de  la  naissance  de 
Fourier). 

Les  anciens  Saint-Simoniens,  préoccupés  avant  tout 
de  l'urgence  d'une  rénovation  sociale  pacifiquement  pour- 
suivie par  difïerentes  écoles,  virent  peu  à.  peu  dans  les 
novateurs  contemporains  de  Saint-Simon  leur  maître  ou 
d'eux-mèmes,plutôt  des  auxiliaires  possibles  que  des  adver- 
saires irréconciliables.  Enfantin  lui-même,  qui  avait,  après 
le  licenciement  de  l'apostolat  de  Ménilmontant  et  la  dis- 
persion des  disciples,  gardé  l'intégrité  de  sa  foi  sur  la 
mission  rénovatrice  qu'il  s'était  assignée  depuis  1825,  com- 
prenait que  le  monde  ne  pouvait  être  transformé  aussi  vite 
que  l'aurait  voulu  son  enthousiasmereligieux.  Et  il  portait 
désormais  ses  préoccupations  sur  la  conversion  graduelle 
des  nouvelles  générations  aux  idées  de  réforme  sociale. 
Il  s'intéressait  aux  efforts  des  fouriéristes,  et  il  écrivait 
à  leur  sujet  à  Arles  Dufour  en  i838  une  lettre  un  peu  désa- 
busée (i).  Deux  ans  après,  il  écrit  :  «  Nous  ne  pouvons  faire 
que  la  société  soit  prête  aujourd'hui  pour  s'organiser  saint- 
simoniennement,  aussi  personne  de  nous  ne  fait-il  plus 
un  saint-simonisme  typique  d'apostolat.  Mais  nous  cher- 


(i)  A  Arles,  i5  janvier  i838.  (f  J'ai  bien  reçu  les  papiers  de  M.  Lape- 
rière...  Il  désire  que  je  lui  communique  par  votre  intermédiaire  ma  pensée 
sur  ce  qu'il  m'a  envoyé.  Remerciez-le,  je  vous  prie,  d'abord  de  son  attention 
à  répondre  à  ma  demande  et  à  me  mettre  au  courant  de  ce  que  font  lui  et  ses 
amis.  Quant  à  mon  opinion  particulièrement  sur  la  tentative  qu'ils  font  pour 
continuer  par  une  espèce  d'association  intellectuelle  l'élaboration  et  la  propa- 
gation des  idées  de  Fourier,  la  voici  :  Je  crois  que  pour  eux  comme  pour  nous 
en  1882,  V élaboration  est  assez  avancée  par  voie  iV association  et  que  ce  qui  le 
prouve  c'est  la  scission  qui  a  eu  lieu  ;  que  pour  la  propagation,  leur  associa- 
tion semi-mystérieuse  est  un  faible  et  même  un  mauvais  moyen  ;  enfin,  je  les 
crois  arrivés  comme  nous  en  i833  à  la  nécessité  de  la  dispersion  et  par  suite  au 
retour  à  la  vie  pratique  du  monde,  aux  carrières  qu'il  offre  à  chaque  capacité 
afin  d'arriver  fi  prévoir  celle  qui  pourrait  savoir  ce  qu'il  faut  faire  pour  le  bon- 
heur de  l'humanité.  » 


-  375  - 

chons  les  moyens  de  faire  marcher  avec  le  moins  de 
désordre  possible  la  société  vers  cette  organisation,  et 
pour  cela  nous  voudrions  imposer...  non  pas  l'amour  du 
but  complet  que  nous  désirons,  ce  serait  trop  beau,  mais 
au  moins  l'envie  de  quelques-unes  des  mesures  qui  nous 
paraissent  les  plus  capables  de  conduire  le  peuple  vers 
ce  but.  »  11  constatait  avec  satisfaction  qu'il  était  «  géné- 
ralement reçu  aujourd'hui  que  Fourier  et  Saint-Simon 
étaient  deux  fameux  gaillards  »  (à  Arles,  17  octobre  i84o) 
et  il  adoptait  même  quelques-unes  des  vues  de  Fou- 
rier (i). 

M.  Gharléty  (p.  36 1)  écrit  :  «  On  comprend  l' indiffé- 
rence d'Enfantin  pour  le  fouriérisme  ressuscité.  »  C'est 
une  erreur.  Le  fouriérisme  n'était  point  indifterent  à 
Enfantin  qui  suivait  sa  marche  avec  intérêt  ainsi  que  le 
prouve  sa  correspondance.  En  i84i,  dans  une  lettre  à 
Arles,  il  discute  encore  une  fois  cette  question  de  la 
liberté  de  tester  qui  sépare  les  deux  doctrines  :  «  A  pro- 
pos du  fouriérisme,  il  prend,  ce  me  semble,  quelque 
consistance  à  s'approcher  assez  de  son  fameux  essai 
pratique.  Je  m'étonne  toujours  que  le  nombre  et  la  qua- 
lité des  hommes  qu'il  a  acquis  ne  lui  aient  pas  permis 
encore  de  faire  cette  tentative,  ou  plutôt  je  comprends 
très  bien  que  la  foi  qu'il  inspire  ne  détermine  pas  d^assez 
grands  aventuriers  à  risquer  tout  ce  qu'ils  possèdent 
dans  cette  entreprise,  à  commencer  par  Gonsi  [Con- 
sidérant] et  sa  belle-mère  Vigoureux.  Quoiqu'il  en  soit, 
l'article  de  la  Presse  qui  recommande  cet  essai,  me  paraît 
représenter  une  opinion  déjà  assez  répandue  qui  serait 
favorable  à  la  formation  d'un  Phalanstère.  Il  y  aura  bonne 


(i)  ((D'un  autre  côté,  je  dirai  un  peu  comme  les  fourii^ristes;  il  y  a  pourtant 
dans  cette  écume  (élément  de  ce  que  l<\nirier  appelait  ses  hordes  de  salops)  des 
qualités,  une  valeur  qui  tournent  au  mal  tandis  qu'elles  pourraient  tourner  au 
bien  si  elles  étaient  employées  avec  art,  et  surtout  si  l'on  |)arlc  de  Former  un 
corps  de  ces  individualités  qui  sont  d'autant  plus  mauvaises  qu'elles  sont  isolées 
et  d'autant  meilleures  qu'elles  sont  réunies  (Enfantin,  I-cttre  i\  X...,  S  octobre 

î84o). 


—  876  — 

occasion  pour  que  les  grands  problèmes  économiques  et 
moraux  soient  repris  tlK'oriquemcnt  à  propos  d'un  fait  (pii 
les  soulèvera  tous  d'une  façon  [)al[)itante.  C'est  surtout 
sous  le  rapport  religieux  et  moral  ([ue  ce  sera  immédia- 
tement très  drôle,  car  pour  la  question  d'héritage  il 
faudrait  plusieurs  générations  pour  juger  des  inconvé- 
niens  propres  à  la  solution  de  Fourier,  inconvéniens 
d'ailleurs  beaucoup  moindres  que  ceux  de  la  constitution 
actuelle  de  la  propriété  puisqu'en  définitive  il  n'y  a  pas 
dans  le  Phalanstère  propriété  personnelle  et  directe  du 
sol  et  de  l'habitation  et  que  les  capitalistes  sont  seulement 
des  actionnaires.  Sur  ce  dernier  point  de  vue,  la  solution 
de  Fourier  est  une  escobarderie  fort  ingénieuse  ou 
même  un  acheminement  progressif  fort  adroit,  auquel  je 
ne  donnerais  certes  pas  la  main,  mais  que  je  suis  bien 
aise  de  voir  propager  et  pratiquer  parce  que  cela  est  très 
supérieur  à  la  propriété /"oncipre  personnelle  et  directe 
de  nos  jours,  cela  correspond  même  très  bien  au  but  que 
nous  nous  proposions  dans  le  Producteur  et  le  Globe 
quand  nous  traitions  de  la  mobilisation  de  la  propriété  et 
de  la  baisse  progressive  de  Tintérêt  des  capitaux...  Pro- 
cédé, etbénin,  pour  enfoncerprogressivement  leshommes 
qui  POSSÈDENT  les  ateliers  de  travail,  ne  les  administrent 
pas  et  n'usent  de  \Q,v\vdroit  que  pour  exploiter  les  travail- 
leurs... On  les  réduit  en  un  mot  à  la  fonction  d'oisifs  par 
excellence.  » 

Dans  une  autre  lettre,  il  soulevait  un  autre  sujet  de 
division  entre  les  deux  doctrines  :  la  question  du  capital 
(A  Arles,  Enfantin,  26  avril  i84i  :)  «  ...Vous  aurez  pro- 
bablement dans  le  congrès  des  fouriéristes  qui  diront  : 
prenez  mon  ours.  Je  vous  engage  à  vous  tenir  en  mesure 
de  les  faire  s'expliquer  sur  une  question  que  vos  deux 
termes  :  maîtres  et  ouvriers  ne  soulèvent  pas  directement 
mais  qui  jouent  pourtant  un -rôle  c»/9«^«/dansle  fait  indus- 
triel :  c'est  celle  du  capitaliste  un  peu  directeur  de  tra- 
vail. »  u  Vous  savez  que  les  fouriéristes  veulent  que  le 
capital  produise  revenu  à  son   propriétaire  indépendam- 


-  377  - 
ment  de  loute  espèce  de  travail  et  de  talent  de  la  part 
dudit  propriétaire  par  cela  seul  qu'il  est  propriétaire  ; 
d'où  par  conséquent  oiseveté  ignorante  et  l'iche  et  d'où 
aussi  héritage...  C'est  là  où  les  fouriéristes  commettent 
leur  plus  grosse  erreur  industrielle  ;  de  ce  qu'il  y  a  dans 
l'industrie  une  fonction  indispensable  qui  consiste  à  dis- 
tribuer, à  placer  le  capital  (c'est  à-dire  les  instruments  et 
ateliers)  ils  en  concluent  que  c'est  le  capital  qui  mérite 
salaire  et  attribuent  ce  salaire  à  l'homme  qu'ils  conti- 
nuent à  appeler  capitaliste.  Ils  ont  donc  trois  rétribu- 
tions :  celle  du  capital,  du  talent,  du  travail,  trois  termes 
mystiques  qui  cachent  une  grosse  erreur  et  qui  devraient 
être  remplacés  par  ceux-ci  :  rétribution  au  distributeur 
C  des  instruments  et  ateliers,  au  directeur  de  travail  ou 
maître,  et  enfin  à  l'ouvrier.  » 

Mais  malgré  ces  divergences  les  saint-simoniens  et  les 
fouriéristes  ne  faisaient  pas  mauvais  ménage  ;  entre  eux  la 
paix  était  faite.  Ils  se  voyaient,  ils  se  fréquentaient.  «  Char- 
les Duveyrier  est  plein  d'activité,  d'enirain,  etremuebeau- 
coup  d'hommes  et  d'idées  ;  il  voit  assez  les  fouriéristes  et  ce 
contact  est  bon  »  (ig  octobre  i8/i3,  à  Arles).  D'ailleurs  les 
divergences  entre  les  systèmes  s'atténuèrent.  P.  Leroux 
remarquait  du  reste  la  tendance  de  tous  les  systèmes  de  son 
temps  à  fusionner  comme  les  Compagnies  de  finances,  «à 
faire  en  un  mot  du  syncrétisme.  »  C'était  ce  que  rêvait 
Lechevalier  (r).  L'union  des  réformateurs  s'accomplit 
bientôt  pour  former  le  parti  social.  «  11  existe  actuellement, 
écrivait  Lechevalier,  dans  la  société  françaisedeux  opinions 
parfaitement  tranchées  et  présentant  (.'hacune  plusieurs 
nuances.  Ces  deux  opinions  sont  représentées  l'une  par 
les  divers  partis  politiques,  l'autre  par  un  parti  qui  se 
forme  à  peine  :  le  parti  (|uia  posé  la  question  sociale.  De 
ce  côté  se  trouvent  les  hommes,  qui  ci'oient  à  une  trans- 
formation intégrale  de    la   société   et  qui  donnent    jjour 

(i)  Dès  juillet  i8o3,  J.  Leclic\ aliur  riiisaiu  au  Coiijjrès  .scientifique  de  Caeii 
un  rapport  «  sur  l'état  actuel  des  théories  scientifiques  n  demandait  «  l'union 
de  tontes  les  forces  de  l'intelliffence  pour  le  perfecliounemeut  social  ». 


—  378  — 

base  à  la  forme  nouvelle  :  l'association  (^5  octobre  1882, 
J.  Lechevalier,  Parti  social'). 

En  termes  généraux  et  sauf  des  différences  plus  ou 
moins  considérables  sur  les  voies  et  les  moyens  à  met- 
tre en  usage  pour  la  réalisation,  Fourier  et  ses  disciples, 
«  Enfantin  et  sa  sainte  famille  »,  la  Revue  encyclopédique  et 
V Européen  étaient  d'accord  entre  eux  ;  ils  demandaient 
la  même  chose  :  le  bonheur  pour  l'individu  et  l'ordre  pour 
la  société,  et  proposaient  comme  moyen  l'association.  De 
tous  les  éléments  si  divers  que  représentaient  ces  doc- 
trines il  se  forma  une  sorte  de  compromis  et  un  état  d'es- 
prit moyen  qui  aboutit  au  socialisme  de  18/48. 


CHAPITRE  XIV 
Le  fouriérisme  a-t-il  nui  ou  été  utile  au  Saint-Simonisme  ? 


Les  fouriéristes  ont  souvent  prétendu  que  le  Saint- 
Simonisme  avait  nui  à  la  doctrine  de  leur  maître  et  qu'il 
avait  fait  «  plus  de  mal  que  de  bien  »  (i).  P.  Leroux  pré- 
tend, au  contraire,  que  «  sans  Saint-Simon,  Fourier  n'exis- 
terait pas»,  et  que  sans  les  disciples  d'Enfantin  il  n'y 
aurait  jamais  eu  d'école  sociétaire.  On  a  beaucoup  dis- 
cuté sur  la  question  de  savoir  ce  que  le  Saint-Simonisme 
peut  devoir  au  fouriérisme,  ou  celui-ci  à  celui-là.  Nous 
voudrions  examiner,  pour  conclure,  ce  qu'il  y  a  de  fondé 
dans  ces  assertions,  voir  si  le  Saint-Simonisme  a  été 
nuisible,  ou  au  contraire  s'il  a  été  utile  au  fouriérisme, 
et  essayer  de  déterminer  dans  quelle    mesure  il  l'a  été. 

D'abord  que  reproche-t-on  au  Saint-Simonisme  ?  Sur- 
tout, d'avoir  mis  la  société  en  défiance  des  novateurs, 
quels  qu'ils  fussent,  d'avoir  créé  contre  eux  des  préven- 
tions qui  auraient  été  longues  à  se  dissiper,  et  d'avoir  dé- 
considéré les  doctrines  au  profit  desquelles  il  prétendait 
se  dévouer.  Sans  doute  le  Saint-Simonisme  avait  inspiré 
de  vives  alarmes  à  la  propriété,  dans  les  milieux  bour- 
geois. Sa  prétention  de  fonder  une  religion  et  d'établir 
une  théocratie,  ses  divagations  extatiques  et  religieuses, 
son  caractère  mystique  avaient  inquiété  et  écarté  de  lui 
beaucoup  de  gens,  dans  le   monde  ouvrier  surtout  (2). 


(i)  Jules  Leclievalier,  Science  sociale,  p.  laS. 

(2)  «  Les  dogmes  religieux  et  jusqu'au  costume  adopté  parles  adeptes  avaient 


—  38o  — 

«  Ils  ont  beau  matérialiser  leur  soi -disante  religion,  écri- 
vait G.  Laury  à  Ch.  Fourier  (Toulon,  i3  février  i833),  ce 
seul  mot  m'épouvante,  car  il  m'est  impossible  de  ne  pas 
attacher  à  ce  mol  le  sens  que  le  vulgaire  y  attache.  » 

Mais  c'est  peut-être  la  position  ultra-féministe  qu'avait 
prise  le  saint-simonisme,  proclamant  que  c'est  par  l'af- 
franchissement complet  des  femmes  que  serait  signalée 
l'ère  Saint-Simonienne,  qui  avait  jeté  sur  lui  le  plus  de 
discrédit.  On  lui  reprochait  d'ailleurs  d'avoir  lui-même 
porté  un  grave  préjudice  à  la  cause  du  féminisme  naissant. 
«  Parlamanièredont  en  dernierlieu  sous  la  direction  d'En- 
fantin il  parla  de  l'émancipation  des  femmes,  le  Saint- 
Simonisme  a  rendu  ridicule  un  des  aspects  de  la  ques- 
tion sociale  et  ce  n'est  pas  le  moindre  de  ses  torts  »  (i) 

fait  du  Saint-Sinionisme  une  secte  en  dehors  de  la  société  )>  (Souvenirs  d'un 
prolétaire,  cité  par  BufTenoir.  Revue  bleue,   i8  septembre  1909). 

(i)  Cfr.  «  En  i83o,  les  prédications  des  Saint-Simoniens  surtout  réveil- 
lèrent chez  un  certain  nombre  de  femmes  des  idées  d'émancipation.  Malheu- 
reusement les  vérités  contenues  dans  la  doctrine  sainl-simonienne  furent  rapi- 
dement perverties  par  l'influence  personnelle  de  quelques  sectaires,  qui 
confondaient  toutes  les  lois  naturelles  et  sociales  dans  un  mysticisme  de  volup- 
tés inacceptable  pour  la  conscience  moderne.  Les  femmes  qui  s'étaient  jetées 
dans  le  Saint-Simonisnie  sans  bien  comprendre  le  sens  mystérieux  de  certaines 
formules  se  troublèrent  ;  leur  imagination  exaltée  par  des  rites  et  des  céré- 
monies, où  le  magnétisme  jouait  un  rôle  principal,  entra  en  lutte  avec  leur  rai- 
son et  la  délicatesse  de  leurs  instincts.  Beaucoup  d'entre  elles  après  des  com- 
bats intérieurs  douloureux,  rentrèrent  dans  le  sein  de  l'Eglise  catholique, 
d'autres  plus  faibles  ou  plus  intrépides  se  donnèrent  la  mort.  I^e  discrédit  dont 
furent  frappés  les  mystères  du  Saint-Simonisme  rejaillit  pour  longtemps  sur 
toutes  les  idées  favorables  à  l'amélioration  du  sort  des  femmes  »  (M'"<' d'Agoult) 
Histoire  de  la  révolution  de  4^.  Daniel  Slern,  p.   167,   i58,  t.  2. 

«  Les  Saint-Simoniens  seuls  ou  plutôt  les  enfantinistes  ont  abordé  pleine- 
ment le  sujet  de  la  condition  actuelle  des  femmes  mais  autant  ils  se  sont  mon- 
trés justes  et  solides  dans  la  partie  critique  de  leurs  théories,  autant  ils  se  sont 
montrés  inhabiles  etgrossiers  dans  la  partie  créatrice  et  affirmative  ;  leurs  princi- 
pes n'ont  abouti  qu'à  faire  monter  la  rougeur  au  front  des  femmes  et  à  leur 
faire  souhaiter  qu'on  ne  s'occupât  point  de  leur  sort  plutôt  que  de  s'en  occuper 
pour  un  tel  scandale  »  (Condition  sociale  des  femmes  au  xix"  siècle  par  Marie 
de  G...  i83i.  Revue  encyclopédique.)  L'auteur  ajoute  d'ailleurs  que  «  les  théo- 
ries absurdes  de  M.  Enfantin  avaient  du  moins  servi  à  fixer  l'attention  d'un 
grand  nombre  sur  la  question  toute  nouvelle  de  l'amélioration  du  sort  des  fem- 
mes ».  La  féministe  Hortense  Allart  elle-même  écrit  :  «  Je  crois  que  les  fem- 
mes doivent   beaucoup  de  reconnaissance  aux  Saint-Simoniens  quoiqu'ils  aillent 


—  38i  — 

(Pellarin,  p.  m).  On  se  faisait  d'ailleurs  dans  ce  qu'on 
est  convenu  d'appeler  le  grand  public  une  idée  pas  tou- 
jours précise  et  assez  fantaisiste  des  Saint-Simoniens 
qui  passaient  pourdesphilosophespolitiques,  oupourdes 
agitateurs  professionnels,  et  de  la  doctrine  qu'ils  profes- 
saient, qui  était  soumise  à  des  altérations  importantes  et 
à  laquelle  on  attribuait  gratuitement  les  pires  extrava- 
gances. «  Ce  que  j'ai  pu  en  saisir,  écrit  le  D"^  Poumiès 
de  la  Siboutie  (Souvenirs  d'un  médecin  de  Paris)  m'a 
paru  être  une  réalisation  de  la  République  de  Platon 
combinée  avec  un  retour  à  la  vie  primitive,  naturelle  et 
sauvage.  » 

Telle  était  l'invraisemblable  conception  que  se  faisait 
du  Saint-Simonisme  un  homme  cultivé,  —  qui  prétendait 
avoir  assisté  à  plusieurs  séances  saint-simoniennes.  Ne 
nous  étonnons  pas  dès  lors  que  la  foule  de  ceux  que  les 
Saint-Simoniens  appelaient  des  cœurs  froids,  des  égoïstes, 
des  «  bourgeois  »  comme  on  disait  alors,  qui  ne  lisaient 
pas  le  G/o^^^'^etnes'aventuraientpas  aux  prédications  saint- 
simoniennes,  qui  ne  connaissaient  la  doctrine  que  par 
leurs  journaux  —  catholiques  ou  libéraux — ,  dans  les- 
quels elle  était  criblée  de  railleries  et  d'invectives  (i), 
en  aient  eu  une  notion  qui  les  effrayait  d'autant  plus 
qu'elle  était  plus  confuse. 

De  quoi  n'accusait-on  pas  le  Saint-Simonisme,  et  les 
Saint-Simoniens?  De  vouloir  en  abolissant  la  jjropriété, 
dépouiller  les  familles,  de  demander  la  loi  agraire  et  de 
ne  pas  se  contenter  de  la  communauté  des  biens  mais 
d'exiger  encore  celle  des  femmes.  La  doctrine  nouvelle, 
disait-on,  glorifiait  l'inconstance  et  ne  tendait  rien  moins 


peut-être  plus  loin  qu'elles  ne  voiulraieiit.  f.;i  voix  des  femmes  si  on  l'i^conte 
sera  là  ponr  les  retenir  ».  Dans  la  même  lettre  adressée  à  I^ifanlin,  Mortense 
Allart  écrit  :  «  Vous  le  dirais-je,  je  ne  sais  si  vous  avez  beaucoup  envie  de 
trouver  la  femme  libre  ?  » 

(i)  Certains  journaux  n'allaient-ils  pas  jusqu'à  accuser  le  Saiut-Siu)ouisnie 
de  vouloir  «  soulever  le  peuple  contre  les  riches  »  pour  les  forcer  «  le  poignard 
sur  la  çorfje  à  partager  avec  eux  leurs  biens  et  leur  argent  ». 


—  382  — 

par  la  réhabilitation  de  la  chair  qu'à  établir  le  règne  du 
plaisir,  elle  soumellail  le  mariage  à  l'exercice  d'un  droit 
(jui  rappelait  le  droit  du  seigneur  et  confiait  au  phkthe  la 
mission  de  régulariser  et  de  développer  les  appétits 
intellectuels  et  charnels.  Telles  étaient  les  «  idées  inquié- 
tantes »,  les  «  doctrines  perverses  »,  les  «  conceptions 
hideuses  »  que  professait  le  Saint-Simonisme  sur  l'ave- 
nir des  sociétés  et  sur  celui  des  individus  —  ou  tout  au 
moins  qu'on  lui  attribuait  ce  qui  revient  au  même  —  et 
que  M.  l'avocat  général  Delapalme  dénonçait  dans  son 
réquisitoire  au  nom  de  la  société  qu'il  représentait,  et 
de  l'opinion  publique  dont  il  était  le  très  fidèle  interprète, 
pour  justifier  l'accusation  d'outrage  à  la  morale  publi- 
que et  aux  bonnes  mœurs  qui  avait  été  lancée  contre  les 
Saint-Simoniens.  11  n'est  donc  pas  surprenant  que  le 
Saint-Simonisme,  peut  être  mal  expliqué  et  déformé  par 
s€s  adeptes,  et  peut-être  mal  compris  par  ses  auditeurs, 
ait  répandu  dans  certains  milieux,  catholiques  ou  conser- 
vateurs ou  même  libéraux  une  épouvante  et  un  affo- 
lement qui  dans  quelques  villes  de  province  affectaient 
une  forme  légèrement  comique  (i).  «Quand  on  dit: 
voilà  un  Saint-Simonien  ;  chacun  Texorcise,  fait  le  signe 
de  la  croix  en  disant  damnation,  tandis  que  d'autres 
moins  superstitieux  mais  non  moins  crédules  se  croient 
dépouillés  de  leur  patrimoine  ou  pensent  voir  arriver  à 
grand  pas  la  Loi  agraire,  la  promiscuité,  que  sais-je  ? 
Enfin  tous  les  maux  dont  Dieu  dans  sa  colère  peut  selon 
eux  nous  gratifier  »  (2).  Et  Victor  Considérant  écrivait 
que  «beaucoup  de  gens  feraient  volontiers  «  le  coup  de 
fusil  contre  le  Saint-Simonisme  »  (3).  Il  exagérait  peut- 

(i)  La  Saint-Simonienne  Dt^sirée  Véret  déclare  dans  une  lettre  que  son 
père  ne  «  veul  pas  croire  au  choléra  »  (c'était  le  moment  où  sévissait  à  Paris 
l'épidémie).  Il  est  «  persuadé  dit-elle  qu'on  empoisonne  ».  Il  me  dit  que  «  je 
soutiens  les  empoisonneurs,  que  les  Saint-Simoniens  sont  complices,  etc..  » 
(lettre  i6  avril   i832). 

(2)  Eugénie  Niboyet,  lettre  sans  date  à  Jules  Lechevalier. 

(3)  «  ...  On  repousse  et  baFoue  le  Saint-Simonisme  contre  lequel  on  ferait 
volontiers  le  coup  de  fusil,  s'il  devenait  fort,  ce  qui  n'est  pas  à  craindre,  vu  le 


—  383  — 

être  un  peu,  mais  pas  énormément,  et  si  les  prédicateurs 
saints-simoniens  qui  parcouraient  la  France  ne  furent 
que  rarement  accueillis  à  coups  de  fusil,  du  moins  leur 
arriva-t-il  souvent  de  l'être  à  coups  de  pierres  (i).  11  est 
certain  que  le  Saint-Simonisme  s'était  attiré  l'animosité 
et  l'aversion,  souvent  même  la  haine  violente  de  bien 
des  gens.  Plusieurs  Saint-Simoniens  le  reconnaissaient 
eux-mêmes  en  se  séparant  de  la  doctrine.  «  Le  Saint- 
Simonisme,  écrivait  Didion  à  Pecqueur,  a  soulevé  sans 
nécessité  des  répugnances  et  des  haines  violentes  »  (17 
octobre  i83i). 

11  avait  fait  peur.  Il  fit  rire,  ce  qui  est  plus  grave  (2). 
L'exode  solennel  du  Père  vers  Ménilmontant,  la  vie 
emphatique  et  baroque  qu'y  menaiant  les  fidèles,  l'atti- 
tude singulière  du  Père  Enfantin  surles  bancs  de  la  Cour 
d'assises,  les  incidents  du  voyage  de  Barrault  et  de  ses 
frères  partis  vers  Gonstantinople  à  la  recherche  de  la 
mère,  semblèrent  les  épisodes  plus  comiques  qu'héroï- 
ques d'un  véritable  roman,  bons  tout  au  plus  à  servir 
de  matière  à  la  verve  satirique  des  caricaturistes  et  des 
chansonniers.  On  tourna  le  Saint-Simonisme  en  dérision, 
et  c'est  finalement  parmi  les  railleries  et  les  risées  des 
uns  et  sous  le  sourire  ironique  des  autres  que  sombra 
la  doctrine. 

Il  semble  donc  que  le  saint-simonisme  ait  rendu  par 
ses  outrances  le  plus  mauvais  service  à  la  cause  de  la 
réforme  sociale  en  alarmant  inutilement  les  esprits, 
en  rendant  ridicules  certains  aspects  de  la  question 
sociale,  le  féminisme  notamment  (3)  et  j'ajoute   en  cau- 


ridicule  dont  il  vient  de  se  couvrir  et  l'extrême  confusion  qui  doit  bien  faire 
désirera  ces  Messieurs  Papes  et  (lardinaux  d'être  débarrassés  du  fatras  absurde 
de  leurs  créations  philosophiques  ou  religieuses  »    5  janvier  i83a. 

(i)  Voir  dans  Vinçard,  le  récit  de  l'échalfourée  de  Cliarenton,  p.  85  et  sqd. 
Mémoires  d'un  vieux  chansonnier  sainl-simonien. 

(a)  «  Bref,  je  ris  des  Saint-Simoniens  en  voyant  qu'autour  de  moi  tout  le 
monde  en  riait.  »  G.  Laury  à  C.  Fouricr. 

(3)  Personne  n'ignore,  écrit  le  secrétaire  de  Saint-Simon  de  quelle  défaveurj 


—  384  — 

sant  parfois  le   plus   grave   tort   à  ceux   qui   s'y    étaient 
fourvoyés  (i). 

De  plus  son  insuccès,  sa  faillite  retentissante  nedevaient 
certes  pas  faciliter  la  tâche  des  réformateurs  qui  brigue- 
raientsa  succession.  Lesaint-simonismeavait  en  effet  ins- 
piré confiance  à  beaucoup  déjeunes  hommes  avides  de  pro- 
grès. L'éloquence  et  le  zèle  de  ses  disciples  avaient  fini  par 
avoir  raison  deTindifférence  railleuse  ou  hostile  delà  foule 
et  avaient  obtenu  du  crédit  pour  la  nouvelle  doctrine  qui, 
d'abord  accueillie  avec  un  étonnement  mêlé  de  curiosité, 
avait  bientôt  éveillé  l'attention  sérieuse  de  tous  ceux  qui 
désiraient  «  autre  chose  »  et  qui  avait  excité  chez  une 
élite  de  jeunes  gens  instruits  et  cultivés  la  plus  grande 
sympathie  et  même  un  réel  enthousiasme.  «  Le  saint- 
simonisme,  s'écriait  avec  admiration  un  néophyte,  accom- 
plit tout  ce  que  depuis  des  siècles  la  religion,  la  phi- 
losophie, l'éducation,  la  politique  ont  tenté  en  vain  :  il 
porte  un  remède  à  nos  maux  et  nous  laisse  entrevoir  un 
avenir  tel  que  nos  rêves  les  plus  ambitieux  n'eus- 
sent pas  cru  l'espérer...  »  (Globe,  p.  227,  année  1882). 
Pour  les  croyants  et  peut-être  davantage  encore  pour 
les  nouveaux  convertis,  qui  montraient  dans  leur  ar- 
deur de  néophyte  le  plus  grand  dévouement,  qui  sacri- 
fiaient leur  fortune,  leur  situation,  qui  renonçaient  à 
l'affection  de  personnes  qui  leur  étaient  chères,  brisaient 
des  liens  qui  leur  étaient  précieux  pour  se  livrer  à  la  pro- 
pagande de  la  nouvelle  doctrine,  pour  ceux-là  qui  avaient 
la  foi,  qui  attendaient  la  réalisation  promise  avec  une 
impatience  d'autant  plus  grande  que  leurconviction  était 
plus  récente,  la  déception  fut  immense  de  voir  le  Saint- 


de    quel    ridicule   cette    doctrine  a    été   frappée    par    les  extravag'ances  de  ces 
enthousiastes  connus  sous  le  nom  de  Saint-Simoniens. 

(i)  Les  quelques  ouvriers  qui  avaient  fait  partie  de  l'école  saint-simonienne 
seplaignaient  dupréjudice  qui  leur  avait  été  causé  parleur  adhésionà  la  doctrine: 
«  depuis  que  je  me  suis  déclaré  Saint-Simonien  écrivait  l'ouvrier  Baron  qu'en 
résnite-t-il  ?  j'ai  perdu  toute  la  confiance  deî  personnes  qui  me  faisaient  gag-ner 
le  peu  de  moyens,  et  présentement  je  me  vois  abandonné  de  toutes  parts.  » 


—  385  — 

Simonisme  se  dissoudre.  Et  il  faut  lire  la  correspondance 
de  Gharton,  de  Dorj  et  de  tant  d'autres  pour  se  rendre 
un  compte  exact  de  la  poignante  émotion,  de  la  sensation 
d'écroulement  qu'ils  éprouvèrent  lorsqu'ils  apprirent  la 
scission  de  Bazard.  «  Quand  on  a  vu  tous  ces  colosses 
devenir  nains,  quand  là  où  on  croyait  saisir  quelque  chose, 
on  n'a  vu  qu'une  ombre  s'évanouir,  le  découragement  et 
la  défiance  se  sont  emparés  de  tous  les  cœurs,  et  chacun 
s'est  demandé  :  où  donc  est  Dieu  ?  puisqu'il  n'est  pas 
avec  ces  hommes  (i)  ?  »  La  désillusion  et  l'abattement 
furent  d'autant  plus  grands  chez  certains  que  leurs 
espérances  etleur  enthousiasme  avaient  été  plus  ardents. 
Comme  Bazard  l'avait  prévu,  le  scepticisme  et  le  dédain 
contre  lesquels  le  saint-simonisme  avait  eu  tant  de  peine  à 
luttera  ses  débuts  se  reproduisirentavecplusde  force(2). 
«  Le  zèle  est  bien  refroidi,  écrivait  de  Ne  vers  Drouet 
à  Michel  Chevalier  (28  février  i832),  tout  le  monde  doute 
et  moi-même  je  suis  toujours  de  ce  nombre.  »  Dans 
certaines  régions  on  ne  voulait  plus  entendre  parler  du 
saint-simonisme  (3)  ;  et  Eugénie  Niboyet  nous  dit  qu'il 
fallait  «  un  véritable  courage  pour  le  défendre  »  (4)  ; 
ce  n'était  d'ailleurs  pas  seulement  du  saint-simonisme 
qu'on  ne  voulait  plus  entendre   parler,    mais    de    toute 

(1)  Eugénie  Niboyet.  Màcoa  à  J.  Lecbevalier,  i6  juillet  i832. 

(a)  Le  secrétaire  de  Saint-Simon  écrit  très  exactement  :  «  Lorsqu'on  eut 
signalé  les  défauts  (des  nouvelles  théories),  démontré  les  inconvénients,  le  bon 
sens  et  la  raison  égarés  ou  surpris  retrouvèrent  leur  action  un  moment  suspendue 
et  ces  élucubratlous  d'esprits  prévenus  ou  d'imaginations  surexcitées  perdirent 
bientôt  leur  crédit  :  la  plupart  de  leurs  partisans  s'en  détachèrent  ;  à  l'engoue- 
ment succéda  le  dégoût,  la  réaction  fut  complète  ;  elle  fut  excessive  comme 
l'opinion  à  laquelle  elle  succédait,  comme  le  sont  toutes  les  opinions  soudaines 
et  irréfléchies.  » 

(3)  Eugénie  Niboyet.  «  On  ne  veut  plus  que  je  parle  du  Salnt-Simonisme  » 
[Eugénie  Niboyet  avait  été  directrice  du  degré  des  ouvriers  dans  le  /(''  et  le  5'' 
arrondissement.  Elle  était  membre  du  3*=  degré].  Voir  la  liste  dos  membres 
de  la  famille  dressée  par  d'Elchthal  (Arsenal). 

(4)  «  Je  jouis  ici  par  moi-même  et  par  la  position  de  mon  mari  de  l'estime 
et  de  la  considération  générales  ;  malgré  tout  cela  on  ne  me    pardonne   pas  de 

défendre  un  ami  vaincu on  livre  guerre  ouverte  à   M.    Enfantin    et  H  faut 

l'avoir  aimé  beaucoup  pour  aujourd'hui  le  soutenir  encore  ». 


—  380  — 

doctrine  do  l'éroniic  sociale.  «  La  plupart  des  hommes, 
écrivait  Bureau,  si  souvent  leurrés....  par  les  philosophes 
ne  veulent  voir  maintenant  qu'illusion  et  rêverie  dans 
tout  ce  qui  a  trait  à  une  amélioration  du  sort  de  la  so- 
ciété...; une  résignation  morne  a  fait  place  à  l'espérance.  » 
Il  semble  donc,  comme  l'écrivait  Lerminier  en  1882, 
au  début  d'une  étude  déjà  citée  sur  le  saint-simonisme, 
que  ce  soit  avec  raison  qu'on  l'ait  accusé  d'avoir 
«  décrié  les  idées  qu'il  prétendait  servir,  d'avoir  par 
ses  folles  exubérances,  répandu  dans  les  cœurs  le  scep- 
ticisme et  le  dégoût,  si  bien  que  les  sentiments  et  les 
opinions  en  pleine  déroute  n'auraient  plus  su  où  se 
rallier  ». 

Les  fouriéristes  en  venant  prêcher  une  nouvelle  doc- 
trine de  réforme  sociale  pouvaient  donc  redouter  légitime- 
ment qu'on  confondît  dans  le  même  discrédit  la  doctrine 
qui  venait  d'échouer  si  malheureusement  avec  celle  qui 
naissait.  Ils  s'en  rendaient  d'ailleurs  bien  compte  et  écri- 
vaient dans  \q  Phalanstère  au  premier  numéro  :  «  En  venant 
encore  parler  d'association,  nous  avons  à  craindre  d'être 
confondus  avec  ceux  qui  l'ont  prêchée  sans  la  réaliser  et 
qui  faute  de  la  bien  comprendre  eux-mêmes  n'ont  pas 
su  la  faire  comprendre  à  leurs  contemporains  »  (i).  Là 
en  effet  était  l'écueil,  et  ce  qui  faisait  l'objet  de  leur 
crainte  ne  manqua  pas  d'ailleurs  de  se  réaliser.  On  accusa 
la  théorie  de  Fourierde  contact  avec  le  saint-simonisme. 
Eugénie  Niboyet  se  plaignait  de  ce  qu'elle  avait  «  grand 
mal  à  faire  comprendre  que  l'école  de  Fourier  n'avait 
aucun  rapport  avec  la  doctrine  saint-simonienne.  Cha- 
cun veut  y  trouver  des  rapprochements  »  ajoutait-elle 
(16  juillet  1882,  à  Jules  Lechevalier).  Et  Fourier  lui- 
même  reconnaît  qu'on  faisait  dans  le  public  couramment 
cette  confusion,  qui  le  désespérait(2),  et  qu'on  fit  long- 

(i)  Cfr.  «  J'eus  peur  que  dans  leur  naufrage  ils  n'entraînassent  toute  votre 
belle  doctrine  dont  ils  avaient  pris  toute  la  pensée  mère.  »  G.  Laury  à  Fourier. 

(2)  Voir  le  Phalanstère,  t.  2,  p.  76  et  177  :  Sur  un  éloge  de  la  théocratie 
et  de  la  mainmorte. 


—  387  — 
temps(i).  Bien  plus,  il  arriva  qu'on  prit  Fourier  pour  un 
dissident  du  saint  simonisme^  pourle  chef  d'une  des  sectes 
hétérodoxes  de  la  doctrine,  écrit  un  fouriériste  (2).  Cela 
se  disait  et  s'écrivait.  «  Après  i83o,  j'entendis  parler  de 
M.  Fourier  et  de  son  école,  mais  dans  le  public  on  disait 
qu'il  était  le  chef  d'une  secte  hétérodoxe  du  saint-simo- 
nisrne  et  je  ne  fus  pas  tenté  de  lire  ses  écrits  et  ceux  de 
ses  disciples  car  le  saint-simonisme  me  répugnait  extrê- 
mement »  (lettre  non  signée)  (3).  Ainsi  donc,  la  confusion 
que  craignaient  les  fouriéristes  fut  faite  :  et  elle  n'était 
certes  pas  de  nature  à  accroître  le  nombre  des  phalansté- 
riens,  elle  détourna  môme  bien  des  gens  d'étudier 
la  doctrine  de  Fourier,  qu'ils  prenaient  pour  un  Saint- 
Simonien.  «  Les  Saint-Simoniens  avec  leur  Globe  et  leurs 
séances  mystiques  n'étaient  parvenus  qu'à  m'effrayer  sur 
l'avenir  de  votre  doctrine,  écrit  G.  Laury  à  Fourier  (Tou- 
lon, i3  février  i833)  (A).  — C'est  d'ailleurs  ce  qui  mettait 
Fourier  si  fort  en  colère  ;  «  on  s'appuie,  s'écriait-il,  sur 
l'insuccès  de  cent  folles  entreprises  pour  persuader  (jue 
l'art  d'associer  est  introuvable,  que  tant  de  perfection 
n'est  pas  fait  par  les  hommes,  que  la  nature  est  couverte 
d'un  voile  d'airain,  que  les  destinées  sont  impénétrables, 
que  l'homme  n'est  pas  fait  pour  sonder  la  profondeur 
des  décrets  divins,  etc..  (5)  ».  Et  il  redoutait  tellement 
qu'on  le  confondît  avec  la  «  coterie  saint-simonienne  » 
qu'il    modifia   son    vocabulaire.    «    Ce  mot  d'association 

(i)  En  18/10,  dans  une  disrussion  sur  la  réForme  électorale,  Arago  confon- 
dait dans  une  tnAme  répiobalion,  et  sans  les  distinguer  les  uns  des  autres,  les 
Saint-Simoniens  et  les  fouriéristes,  et  dans  une  lettre  aux  Débats  du  5  février 
i8l\o,  les  rédacteurs  de  la  P/i(iZan(/e  déclaraient  que  «  beaucoup  de  personnes 
qui  n'avaient  pas  étudié  la  théorie  sociétaire  étaient  portées  h  la  confondre  et 
la  confondaient  avec  celle  des  Saint-Simoniens  ». 

(3)  De  nos  jours  il  arrive  encore  frécjuemmenl  de  voir  b'ouricr  pris  ()our  un 
disciple  de  Saint-Simon.  M.  Abensoui'  a  commis   tout  récemmeiil  cette   erreur. 

(3)  Voir  aux  archives  fouriéristes  plusieurs  lettres  en  ce  sens. 

(4)  «  Les  malheureux-,  me  disais-je,  ils  nous  jr;\(cnt  toute  cette  be'le  doctrine 
de  Fourier  :  ils  nous  la  travestissent  protcsqnement  avec  leur  papj  et  leurs 
prêtres  grand  dénicheurs  et  déclarateurs  de  capacité.  » 

(5)  l^'ourier.  Notes  manuscrites. 


—  388  — 

est  Uîlleniont  prostitué  et  compromis  qu'il  est  devenu 
synonyme  de  rébellion  et  de  machination  désastreuse 
(grâce  aux  coteries  philosophiques  qui  ont  discrédité  et 
déshonoré  l'esprit  sociétaire).  On  ne  peut  plus  en  faire 
usage  et  après  l'avoir  employé  dans  mon  traité  de  1822 
je  suis  obligé  d'y  renoncer  et  de  la  remplacer  par  le 
mot  «  combinaison  »(i). 

On  pourrait  donc  au  premier  abord  être  tenté  de  voir 
avec  Eugénie  Niboyet  dans  l'avortement  de  la  tentative 
saint-simonienne  «  le  plus  fâcheux  antécédent  pour  Fou- 
rier  ».  Mais  cène  serait  (ju'à  moitié  exact.  Le  saint-simo- 
nisme  nuisit  au  fouriérisme  ;  cela  est  incontestable.  Mais 
il    le  seYvil    sans    doute    plus    encore. 

«  Trop  de  questions  ont  été  soulevées,  trop  de  pro- 
blèmes jetés  au  milieu  de  la  société  française.  Trop  de 
jeunes  esprits  émus,  réveillés  pour  ne  pas  estimer  con- 
sidérable l'influence  du  saint-simonisme.  »  Ces  lignes 
sont  de  Lerminier,  qui  n'est  pas  suspect  de  partialité 
en  faveur  des  Saint-Simoniens  mais  qui  est  bien  forcé 
de  reconnaître  ce  qui  est.  Tous  les  efforts  des  Saint- 
Simoniens  s'ils  n'avaient  pas  abouti  n'avaient  pas  du 
moins  été  absolument  perdus  ;  tout  n'avait  pas  été  vain 
et  stérile  dans  le  saint-simonisme.  Qu'en  restait-il  donc  ? 
Les  questions  qu'il  avait  formulées,  les  problèmes 
qu'il  avait  posés  et  les  idées  qu'il  avait  agitées.  On 
pouvait  penser  comme  M.  de  Rémusat  que  les  Saint- 
Simoniens  étaient  «  stupides  »,  qu'ils  n'indiquaient  «  que 
des  remèdes  insensés  »,  mais  on  était  bien  obligé 
d'avouer  avec  lui  qu'  «  ils  étaient  dans  la  question  ». 
L'école  saint-simonienne  avait  contribué  à  éclairer 
la  position  de  la  société,  et  à  préciser  les  questions  à 
résoudre  ;  elle  était  arrivée  à  donner  une  règle  aux 
recherches  de  l'esprit  humain  en  les  dirigeant  vers  la 
solution   de    ces    problèmes    (2).    Le    saint-simonisme 


(i)  Fourier.  Manuscrits. 

(2)  Jean  Reynaud.  De  la  société  saint-simonienne,   p.    ig.  «  Quelque  opinion 


-  389  - 
avait  «  fixé  l'attention  d'un  bon  nombre  sur  la  nécessité 
d'une  large  réforme  »  (Thomas  à  Transon,  28  juillet  iSSa) 
et  provoqué  la  «  curiosité  de  tous(i)»  (Lerminier). 
Sans  doute,  il  n'avait  pas  apporté  au  problème  social 
qu'il  avait  cru  pouvoir  résoudre  la  solution  définitive 
qu'il  rêvait  qu'il  avait  promis  et  que  tout  le  monde 
attendait.  Mais  les  enseignements  et  les  prédications, 
les  missions,  les  écrits  divers  des  Saint-Simoniens  et 
surtout  le  Globe  écrit  avec  un  talent  auquel  ses  adver- 
saires eux-mêmes  rendaient  hommage,  avaient  déposé 
le  germe  des  idées  saint-simoniennes  dans  beaucoup 
d'esprits  et  provoqué  l'intérêt;  ils  avaient  jeté  dans  la 
circulation  beaucoup  d'idées  nouvelles.  Ils  avaient 
fait  accepter  l'idée  d'association  universelle  qu'ils  avaient 
indiquée  comme  la  destination  de  l'humanité.  «  Bien 
des  cœurs  sont  préoccupés  des  sentiments  d'association 
que  nous  avons  répandus  »  (Z^e  Globe,  20  avril  1822, 
M.  Chevalier);  celle  de  transformation  sociale  ;  ils  avaient 
excité  la  sympathie  pour  les  classes  malheureuses  ;  ils 
avaient  analysé  avec  force  les  vices  de  l'organisation 
sociale  contemporaine;  ils  les  avaient  dépeints  avec  élo- 
quence ;  ils  avaient  porté  les  coups  les  plus  rudes  aux 
croyances  superstitieuses  du  libéralisme  et  de  l'écono- 
misme  sur  la  critique  du  laissez  faire  et  du   morcelle- 


qu'on  puisse  se  former  des  travaux  de  l'école,  écrivait  très  justement  le  Saint- 
Simonien  d'Eichtlial  à  son  ami  Stuait  Mill  le  28  novembre  1829,  du  moins  ne 
peut-on  pas  lui  contester  le  mérite  d'avoir  dans  les  six  années  écoulées  depuis 
1828,  abordé  successivement  tous  les  problèmes  philosophiques  d'une  véritable 
importance,  soit  dans  les  publications  de  Saint-Siinou  et  de  Comte,  soit  dans 
le  Producteur,  soit  dans  les  discussions  hehtloiiKulaires  et  les  travaux  manuscrits 
qui  en  sont  résultés.  » 

(i)  «  J'ai  été  à  Dieuze...  j'y  ai  passé  i5  jours  :  en  revenant  j'ai  trouvé  la  mis- 
sion saint-simonieniie...  il  y  avait  dans  la  salle  du  spectacle  une  afflucnce  énoime  ; 
elle  était  ouverte  h  tout  venant  et  présentait  l'aspect  le  plus  plein,  le  p  us 
étouH'ant  et  le  plus  bizarre  possible,  car  le  bonnet  graisseux  de  la  cuisinière 
luisait  tout  près  du  chapeau  élégant  de  la  dame,  les  autorités  militaires  A  l;i 
grosse  épaulelte  montraient  leur  tcte  Ji  côté  de  celles  des  soldats  et  des  scieurs 
de  bois...  Lcchevalier  et  Iloarl  élaienl  seuls  sur  hi  scène  |  lettre  de  (lonsiilé- 
rant,  samedi  i3  sans  autre  dale.J 


—  Sgo  — 

ment;  enfin,  plus  (|ii(;  toute  autre  doctrine,  ils  avaient 
j)e)-suaclé  le  public;  de  l'insuffisance  radicale  et  de  Tim- 
puissancc  absolue  de  tous  les  [)artis  politicjues,  quels 
qu'ils  fussent,  à  porter-  r(Mnède  aux  maux  (|u'ils  signa- 
laient; ils  avaient  eu  le  mérite  de  faire  saisir  la  nécessité 
d'une  réforme  sociale  compienant  l'organisation  du  tra- 
vail et  de  l'industrie  et  de  concevoir,  d'indiquer  et  de 
proposer  certaines  réformes  morales  religieuses  ou  men- 
tales qui,  malgré  les  erreurs  qu'on  a  pu  et  qu'on  peut 
leur  reprocher,  n'étaient  pas  toujours  dépourvues  de 
mérite  ni  d'opportunité.  Tels  étaient  en  un  mot  les  thèmes 
que  les  Saint-Simoniens  avaient  fait  connaître  dans 
toute  la  France  et  qui  grâce  à  eux  étaient  entrés  entre 
i83o  eti832  dans  la  discussion  publique  ;  ils  avaient  pro- 
fondément modifié  les  termes  des  disputes  polili([ues, 
philosophiques,  économiques  et  historiques;  la  presse 
périodique  s'en  était  emparée  (i),  les  discours  de  la 
tribune  politique  s'étaient  eux  mêmes  empreints  des 
préoccupations  que  la  doctrine  avait  jetées  dans  les  esprits. 
Les  missions  saint-simoniennes  avaient  au  point  de  vue 
social  provoqué  à  certains  égards  une  sorte  d'éveil,  disons 
plutôt  d'excitation  intellectuelle;  elles  avaient  remué  les 


(i)  Cazeaux  au  l'ère  Enl'autin.  Bordeaux,  25  mars  i834-..  «  Tous  ceux  de 
vos  puissants  disciples  que  des  nécessitc^s  individuelles  ou  familiales  ont  détour- 
nés de  votre  voie  active,  n'ont  pas  pu  se  dépouiller  entièrement  de  leurs 
convictions,  et  chacun  d'eux  selon  sa  capacité  et  ses  [joûts  répand  dans  le 
monde  qui  l'entoure  la  portion  de  doctrine  dont  il  est  imbu,  et  cette  doctrine 
est  d'autant  plus  appréciée  qu'elle  n'est  plus  reçue  comme  la  perfide  combinaison 
d'une  Société  prêchant  la  communauté  des  biens  et  des  femmes,  mais  bien 
comme  le  produit  d'une  conviction  personnelle  jalouse  de  détruire  toute  idée 
d'immoralité.  La  Revue  encyclopédique  de  Carnet  et  Leroux,  VHisloire  du  peuple 
en  France,  par  Gavel,  le  Magasin  pittoresque,  par  Euryale  [Cazeaux]  etCbarton, 
les  Archives  littéraires  et  politiques,  par  J.  Lechevalier,  les  lettres  du  journal 
des  débats,  par  M.  Chevalier,  les  articles  financiers  d'Emile  Pereire  dans  le 
National,  mille  autres  publications  périodiques  à  la  rédaction  desquelles  quelques 
Saint-Simoniens  contribuent,  et  enfin  le  Plialanslere  de  Fourrier  imprègnent 
incessamment  l'atmosphère  d'un  g-rand  nombre  d'idées  prrjgressives  qui,  sans  être 
complètement  orthodoses  ne  laissent  pas  que  d'ébranler  les  intelligences  et  de 
les  pousseï'  par  l'inévitable  effet  d'une  rigoureuse  logique  vers  l'orthodoxie  de 
nos  doctrines.   » 


—  Sqi  — 

idées,  créé  un  courant  d'opinion,  un  état  d'âme,  et  pré- 
paré les  esprits  à  «  un  changement  nécessaire  ».  Fou- 
rier  lui-même  le  reconnaît,  le  saint-simonisme  avait 
«  façonné  le  siècle  à  reconnaître  qu'il  faut  un  change- 
ment dans  l'ordre  industriel  ».  Il  avait,  ajoute  Transon, 
«  posé  le  problème  social  et  préparé  les  esprits  à  sa 
solution  (i)  »  ;  il  avait  prédisposé  toute  une  partie  du 
public  —  et  la  plus  cultivée  —  à  accepter  la  vue  géné- 
rale et  la  position  des  questions  sociales.  C'est  de  cet 
état  d'esprit  —  dont  le  saint-simonisme  est  le  seul  auteur 
—  que  l'école  de  Fourier  allait  profiter. 

La  parole  ardente  du  saint-simonisme  avait  mis  le  feu 
à  des  esprits  déjà  surexcités.  Parmi  tousces  jeunes  hom- 
mes qui  n'avaient  pu  se  défendre  d'une  longue  préoccu- 
pation ou  d'émotion  secrète  aux  discours  enflammés  de  la 
salle  Taitbout,  qui  avaient  assisté  aux  soirées  et  aux  fêtes 
de  la  rue  Monsigny,  qui  avaient  chanté  les  hymnes  de 
F.  David  à  ?iIénilmontant,  quelques-uns  sans  doute  furent 
découragés  par  le  retentissant  échec  de  la  doctrine  en 
laquelle  ils  avaient  mis  toutes  leurs  espérances,  et  désem- 
parés, las  se  réfugièrent  dans  la  religion  ou  le  scepti- 
cisme ;  mais  la  plupart  de  ceux-là  qui  avaient  désiré 
l'amélioration  du  sort  moral,  physique  et  intellectuel  de 
la  classe  la  plus  nombreuse  et  la  plus  pauvre  ne  se  lais- 
sèrent pas  abattre  par  cet  échec  ;  ni  fatigués,  ni  rebutés 
de  leurs  efforts  infructueux,  ils  ne  bornèrent  pas  leurs 
efforts  à  cette  première  tentative  de  construction  si  mal- 
heureusement avortée  et  n'abandonnèrent  pas  leur  rêve 
de  transformation  sociale;  et  même  ceux-là  qui  comme 
Charton  avaient  désespéré  de  la  vie  en  voyant  s'écrouler 
leur  rêve  gardaient  encore  au  fond  de  leur  cœur  leur 
amour  des  classes  malheureuses  (2).  Et  puis  ils  avaient 


(i)  Revue  Encyclopédique,  t.  54,  i83a,  en  note,  p.  2()i. 

(:j)  IMus  ma  conviction  est  devenue  vague  cl  gt'néralc,  plus  les  dt^lails  du 
Saint-Siuionisuic  se  sont  otTaet^s  do  ma  tôle  et  plus  j'ai  senti  le  besoin  de  me 
inainlcnii'  dans  une  tendance  d'où  s'tMoignent  peu  à  peu  les  écarts  de  mon  ima- 


—  89?,  — 

besoin  de  croiin;  (i),  de  se  dévouer,  ils  (''laicnl  impa- 
tients d'a<^ir(:^).  Ca  fiircnl  eux  f|ui  suivircint  ](;s  j)rciniè- 
rcs  expositions  qu'on  fit  de  la  doctrine  d(;Fourier;  «  qu'il 
est  heureux  écrivait  Gahet  à  I^'ourier  (i3  mars  1882)  que 
votre  cours  soit  suivi  principalement  par  les  Saint-Simo- 
niens  accoutumés  à  réfléchir  sur  les  f^^randes  questions 
d'intérêt  social.  »  Et  Thomas  écrivait  à  Transon  :  «  11 
est  fâcheux  (|ue  M.  Fourier  soit  si  peu  connu  de  ces 
amis  du  progrès  qui  seuls  peut-être  sont  faits  j)our  le 
comprendre  (3).  » 

Somme  toute,  la  chute  de  l'utopie  saint-simonienne 
ne  découragea  pas  de  l'esprit  d'utopie  ces  jeunes  hom- 
mes dont  les  prédications  saint-simoniennes  avaient 
enflammé  l'esprit  ;  elle  ne  leur  servit  aucunement  de 
leçon  comme  on  pourrait  le  penser.  Ils  crurent  qu'on 
s'y  était  mal  pris,  qu'on  s'était  trompé  sur  la  solution,  et, 
ne  songeant  qu'à  recommencer,  qu'il  fallait  en  trouver 
une  autre,  sans  tarder.  Et  comme  une  solution  toute 
prête  s'offrait  à  eux,  qu'on  la  leur  faisait  voir  susceptible 
de  réalisation  presque  immédiate,  ils  passèrent  de  l'une 
à  l'autre  presque  sans  transition.  C'est  ainsi  que  la  déca- 
dence de  l'association  industrielle  des  Saint-Simoniens 
attira  à  Fourier  nombre  de  personnes  curieuses  de  solu- 
tions immédiates  du  grand  problème  social.  Ces  croyants, 
qui  embrassèrent  le  fouriérisme  avec  la  même  confiance 


gination.  Pitié  pour  les   misères  humaines  ;    Pitié   même   pour  l'ég-oïsrae  et  le 
privilège.  C'est  un  cercle  immense.  Lettre  de  Charton,  il  août  1882. 

(i)  «  Et  puis  j'ai  grand  besoin  de  me  rattacher,  d'avoir  confiance  en  quel- 
que chose  «.  Bonamy  à  Jules  Lechevaller,  18  juin  1882. 

(2)  J'ai  pris  une  part  trop  active  à  l'œuvre  saint-simonienne  pour  ne  pas 
embrasser  avec  empressement  toute  doctrine  d'amélioration  sociale.  Saint-Simon 
a  mis  sur  la  voie  et  éveillé  l'attention  de  tout  ce  qui  porte  un  cœur  généreux. 
C'est  déjà  une  belle  tâche  :  n'en  perdons  pas  le  souvenir.  Mâcon,  16  juillet 
i832.  Eugénie  Niboyet  à  Jules  Lechevalier. 

(3)  «  J'étais  hier  chez  un  ami  auquel  je  communiquai  le  numéro  8  du  Pha- 
lanstère ;  mais  de  grâce  qu'avais-je  à  lui  répondre  lorsqu'il  me  dit  au  sujet  de 
l'article  du  numéro  (je  cite  les  expressions):  Quoi  est-il  vrai  que  M.  Fourier 
courtise  la  robe  noire  et  qu'il  réprouve  l'habit  bleu,  barbeau,  les  hommes  qui 
peuvent  le  mieux  lui  être  utiles.  »  Thomas  à  Transon  (sans  date). 


-  3q3- 

qu'ik  avaient  embrassé  deux  ou  trois  années  auparavant 
et  quelquefois  moins  le  saint-simonisme,  mais  qui  l'em- 
brassèrent avec  seulement  un  peu  moins  d'enthou- 
siasme,—  car  le  fouriérisme  n'exerça  jamais  la  presti- 
gieuse influence  du  saint-simonisme,  —  avec  un  état 
d'esprit  assagi  si  je  puis  dire,  furent  suivis  par  les 
esprits  curieux,  les  cœurs  larges,  «  prompts  à  accueillir, 
à  comprendre  et  à  embrasser  »  ou  tout  au  moins  à 
accepter  et  à  encourager  tous  les  essais  de  réformation 
sociale,  toutes  les  transitions  possibles  du  vieux  monde 
dont  ils  ne  voulaient  plus  au  nouveau  qui  leur  était 
annoncé  et  qui  pour  cela  s'ouvraient  à  toutes  les  philoso- 
phies,  à  tous  les  systèmes  où  ils  cro3^aient  pouvoir  décou- 
vrir etretenirla  moindre  parcelle  de  vérité.  Ils  n'avaient 
pas  partagé  toutes  les  erreurs  du  saint-simonisme  mais 
en  avaient  partagé  les  nobles  aspirations,  ou  tout  au  moins 
s'étaient  passionnés  avec  lui  pour  la  justice  et  le  progrès, 
s'étaient  intéressés  à  la  doctrine  et  avaient  subi  plus 
ou  moins  son  influence.  Ceux-ci  devaient  tout  naturel- 
lement s'attacher  volontiers  à  tout  mouvement  d'idées 
nouveau  pourvu  qu'il  fût  généreux,  f[u'il  aspirât  à  la 
justice  et  à  la  paix  sociale.  Le  saint-simonisme  avait  en 
somme  préparé  un  public  au   fouriérisme. 

Mais  ce  ne  sont  pas  là  les  seuls  profits  que  Fourier  tira 
du  saint-simonisme.  11  est  très  certain  que  lorsque  Leche- 
valier  et  Transon,  ainsi  que  [)lusieurs  autres  transfuges 
du  saint-simonisme,  reconnaissant  la  supériorité  de  Fou- 
rier, commencèrent  de  prêcher  sa  doctrine,  la  publicité 
qui  était  attachée  à  leur  nom  de  propagateurs  du  saint- 
simonisme  et  leur  autorité  personnelle  servirent  beau- 
coup à  l^\)urier  à  (|ui  ils  apportaient  avec  leur  adhésion 
non  pas  seulement  leur  talent  mais  ItMirs  noms  (|ui  étaient 
connus  du  public,  la  notoriété  dont  ils  jouissaient, 
l'influence  (|u'ils  avaient  sur  un  cei'tain  milieu  t^t  aussi 
leur  expérience.  Et  il  est  très  certain  (jik^  si  ce  n'avait  pas 
été  Lechevalier  qui  eût  prêché  la  doctrine  fou  ri  ('ri  si  e, 
les    conversions     saint-simoniennes  eussent    ele   inlini- 


ment  moins  nom])reuses  ;  et  Transon  peiil-(^tre  n'aurait 
jamais  ét6  fouriériste.  L'un  et  l'autre  firent  bénéficier  le 
fouriérisme  du  prestige  de  leur  nom. 

Enfin,  il  n'est  pas  douteux  que  le  saint-simonisme  ser- 
vit le  fouriérisme  en  ce  qu'il  l'avait  pré(;édé  —  et  en  ce 
que  les  fouriéristes  qui  venaient  de  [)asser  par  le  saint- 
simonisme  cherchèrent  dans  la  propagande  de  la  nou- 
velle doctrine  à  utiliser  les  leçons  de  l'expérience.  Ils 
mirent  à  profil  l'exemple  du  saint-simonisme,  cherchè- 
rent à  l'imiter  dans  ce  c|u'il  avait  eu  de  bon,  évitèrent 
de  tomber  dans  ses  erreurs,  de  commettre  les  fautes 
qu'il  avait  commises  et  surent  se  garder  des  outrances 
et  des  témérités  qui  l'avaient  perdu.  Les  fouriéristes  dans 
leur  propagande  furent  certainement  beaucoup  plus 
habiles,  plus  accommodants,  que  ne  l'avaient  été  les  Saint- 
Simoniens.  Enfantin  s'en  rendait  bien  compte,  el  il  l'écri- 
vait à  Arles  Dufour,  —  en  i8/j3  il  est  vrai  —  :  «  Le  fou- 
riérisme n'a  pas  eu  envers  la  propriété  et  la  religion  nos 
prétentions  novatrices;  après  i83o,  son  langage  a  été 
plus  aimable  que  le  nôtre  pour  la  noblesse  et  le  clergé.  » 
De  même,  pour  les  théories  qui  pourraient  paraître  au 
public  choquantes  ou  immorales,  les  disciples  de  Fou- 
rier  les  élaguent,  les  négligent  ou  en  tous  cas  se  gardent 
bien  d'y  insister.  Et  le  fouriérisme  qui  n'était  pas  moins 
immoral  que  le  saint-simonisme  —  mais  qui  sut  être 
plus  prudent  —  évita  les  démêlés  avec  la  justice  qui 
avaient  causé  au  saint-simonisme  un  si  grand  préjudice. 
Il  est  assez  curieux  d'observer  dans  la  correspondance 
fouriériste  combien  les  nouveaux  convertis  sont  obsédés 
par  les  souvenirs  du  Globe.  Ils  veident  l'imiter.  ((  Il  est 
fâcheux,  écrit  Lemoyne  à  J.  Lechevalier,  que  noivepha- 
lanstère  ne  puisse  pas  être  comme  l'a  été  le  Globe  un  jour- 
nal riche  de  littérature  et  de  poésie.  »  Transon  dans  une 
note  manuscrite  trace  ainsi  le  programme  de  ce  que 
devra  être  la  Réforme  industrielle  :  «  Notre  but  doit  être  de 
donner  au  journal  de  la  réforme  industrielle  le  même 
rang  dans  l'opinion  que  l'ancien  Globe  avec  toute  la  supé- 


-395  - 

riorité  que  nous  donne  une  théorie  régulière  appuyée 
d'un  essai  pratique...  Nous  avons  au  mois  autant  de  points 
de  contact,  autant  de  moyens  d'engrenage  avec  le  public, 
qu'en  avait  l'ancien  Globe.  Nous  arrivons  à  notre  temps 
comme  lui  au  sien  (Note  de  Transon).  »  Il  n'est  pas 
niable  que  ce  fut  le  saint-simonisme  qui  prépara  le 
terrain  aux  différentes  écoles  socialistes  et  surtout  à 
Fourier. 

Victor  Considérant  lui-même  reconnaît  d'ailleurs  dans 
une  lettre  à  Fourier  que  «  la  mission  saint-simonienne  a 
été  comme  une  manœuvre  qui  a  changé  la  position  des 
esprits  ».  Et  il  est  bien  forcé  d'avouer  les  services  positifs 
que  lui  rend  la  propagande  saint-simonienne.  Dans  une 
autre  lettre  il  écrit:  «  La  mission  saint-simonienne  est 
très  utile  pour  nous,  elle  a  remué  les  idées,  piqué  la 
curiosité  ;  on  veut  savoir  ce  que  c'est  que  le  Phalanstère, 
et  on  repousse  le  saint-simonisme  (Considérant  à  Fourier, 
samedi  i3,  sans  autre  date).  Et  Gréa  déclare  également 
dans  une  lettre  à  Fourier  que  les  Saint-Simoniens  ont 
«bien  mérité  de  l'humanité  (i)  ».  C'est  en  profitant  de 
l'impulsion  donnée  parleurs  prédications  que  Considé- 
rant, Gabet  et  quelques  autres  essaient  de  commencer  à 
faire  connaître  Fourier.  C'est  si  je  puis  dire  à  l'ombre  du 
saint-simonisme  que  débute  leur  timide  propagande. 
«  C'est  la  mission  (saint-simonienne)  qui  m'a  fait  naître 
l'idée  de  profiter  de  l'impulsion  qu'ils  avaient  donnée  par 
leurs  prêches  pour  faire  connaître  votre  Nouveau  Monde 
Industriel,  et  le  22  juillet  j'ai  inséré  dans  le  journal  de  la 


(i)  «  Les  Suiiil-Simuiiiens  en  vcn;int  diins  iioli'e  ville  professer  «wc  un  grand 
<a/<?nneur  doctrine  au  milieu  d'un  concours  produjicux  d'auditeurs  généralement 
éclairés  ont  produit  le  plus  grand  bien  en  soulevant  de  hautes  questions  d'intérêt 
public  et  en  les  plaçant  sur  un  terrain  okjusiju'à  présent  on  n'est  pas  accoutumé  à 
les  cJiercher.  Ce  n'est  piis  en  effet  île  la  seule  manière  dont  sont  orjjanisi^es  les 
autorités  que  peut  découler  la  itrospérité  d'une  nation  mais  tie  celle  dont  les 
ménages  peuvent  s'y  conduire  poui-  opérer  leur  hien-cire,  ol  sous  ce  rapport  ces 
nouveaux  apôtres  ont  bien  mérité  de  l'humanité  en  nous  apprenant  que  la  société 
doit  être  constituée  sur  le  travail  et  sur  les  œuvres,  que  ciiaciiii  doit  y  «'lie 
placé  suivant  son  talent  et  récompensé  suivant  son  travail.  » 


-  396- 

Côte-d'Or  la  lettre  siiivanle...  »,  écrit  Gréa  à  Fourier. 
Tels  sont  donc  les  avantages  que  l'^ourier  a  tirés  de  la 
propagande  de  ses  prédécesseurs,  avantages  que  la  plu- 
part de  ses  amis  ne  nient  point.  Mais  Fourier  se  met  fort 
en  colère:  il  n'admet  point  qu'on  ose  écrire  que  lui,  Fou- 
rier, doit  quelque  chose  à  ses  ennemis.  «  On  prétend, 
écrit-il,  qu'ils  ont  donné  à  l'opinion  une  impulsion 
(jui  favorise  ma  découverte  et  que  je  leur  en  dois  de 
la  gratilude.  Ils  ont  au  contraire  donné  la  direction  la 
plus  vicieuse  en  renforçant  les  antiques  préjugés  ([ui 
supposent  la  Providence  limitée,  incomplète,  impuis- 
sante, et  qui  placent  la  voie  du  progrès  dans  l'attaque 
des  gouvernements,  des  religions  et  de  la  propriété, 
au  lieu  de  spéculer  sur  la  réforme  des  industries  »  (19  juil- 
let 1882). 

On  pourrait  faire  observer  que  ces  lignes  sont  écrites 
en  1882,  c'est-à-dire  au  plus  fort  de  la  bataille,  et  penser 
que  quelques  années  après,  Fourier  revint  à  une  plus 
saine  appréciation  du  rôle  des  Saint-Simoniens,  et  se 
rendit  un  compte  plus  exact  de  ce  qu'il  leur  devait. 
C'est  du  moins  ce  qu'écrivent  ses  disciples.  Mais  c'est 
une  erreur;  et  en  i83/i,  Fourier  se  plaint  en  termes 
aussi  amers  de  la  prédominance  et  de  la  survivance 
de  l'esprit  saint-simonien  qui  subsiste  encore  à  cette 
date  dans  certains  milieux,  et  de  l'empreinte  inef- 
façable qu'il  a  laissée  sur  l'opinion  publique  :  «  ici,  on 
ne  voit  surgir  dans  toutes  les  assemblées  que  l'esprit 
saint-simonien,  la  manie  d'abolition  de  la  propriété  », 
écrit-il  le  (x  janvier  à  Muiron  (i).  Ceci  est  exact  d'ailleurs  ; 
et  nous  avons  sur  ce  point  des  témoignages  précis  qui 


(i)  «  Malcjré  cette  prédominance  du  Saint- Sinionisme ,  disait  Fourier,  les  audi- 
teurs reviennent  en  grand  nombre  à  moi.  Je  m'en  suis  convaincu  à  ma  leçon 
d'hier.  Déjà  les  deux  zoïles  principaux  D...  et  L...  n'ergotent  plus  contre  moi, 
et,  pour  les  intimider,  j'ai  hier  fait  une  dénonciation  rég-ulière  de  l'économie 
politique,  et  prouvé  que  sur  neuf  conditions  dont  se  composait  sa  tàclie,  elle 
n'a  satisfait  à  aucune  ».  Pellarin,  Page  d'histoire  du  Saint-Simonisme  et  du 
Fouriérisme. 


—  ^97  — 
nous  montrent  clairement  que  les  effets  du  saint-simo- 
nisme  pourtant  agonisant  n'étaient  pas  arrêtés,  «  que  le 
feu  qu'il  avait  allumé  dans  les  esprits  et  dans  les  cœurs 
n'étaitpas  encore  éteint  ».  Son  influence  pour  longtemps 
encore  devait  rester  active  et  sensible  (i):  «  On  a  pro- 
posé, écrit  Transon  (5  avril  i833),  une  organisation 
sociale  dans  laquelle  la  propriété  individuelle  aura  dis- 
paru. Cette  dernière  opinion  survit  au  sainl-simonisme.  » 
—  A  la  même  date  presque  (19  avril  i833),  Paget  écrit: 
«...  Mais  ces  hommes  dont  nous  nous  empressons  de 
reconnaître  les  vues  progressives  sont  tous  plus  ou  moins 
enclins  à  une  erreur  grave  :  à  des  degrés  divers,  ils  incli- 
nent presque  tous  vers  la  politique  industrielle  et  finan- 
cière qu'ont  enseignée  les  Saint-Simoniens  comme  moyens 
de  transition  à  un  ordre  social  plus  régulier.  »  Et  la  Revue 
encyclopédique,  qui  n'était  ni  saint-simonienne,  ni  Iburié- 
riste,  le  constatait  aussi  :  «  Chose  étrange,  il  est  encore 
des  hommes  qui  professent  publiquement  la  doctrine 
économique  saint-simonienne  bien  qu'ils  en  aient 
repoussé  les  prémisses  (2).  » 

11  est  possible,  il  est  même  certain  que  Fourier  a  eu  à 
souffrir  de  ces  vestiges  du  saint-simonisme.  Plusieurs 
des  opinions  que  cette  doctrine  avait  propagées  diri- 
geaient vers  i832-i8341a  presse  périodiqueà  Paris  comme 
en  province.  Les  idées  qu'elle  avait  exposées  se  sont 
infiltrées  un  peu  {)artout.  «  Plus  de  12  journaux  de  pro- 
vince marchent  dans  les  voies  que  nous  avons  ouvertes, 
écrivait  fièrement  Enfantin  à  Thérèse  Nugues,  sa  cousine. 
La  Revue  encyclopédique  y  conànii.  LeTemps  :\  trois  rédac- 
teurs anciens  saint-simonicns,  Pereire,  Ijagarniitte  et 
Guéroult.  La  Tribune  est  dirigée  par  des  hommes  qui 
glissent  tant  (pi'ils  peuvent  des   idées  écouomif|ues  aux 

(i)  S'il  est  bien,  l'ci'it  tourier,  ([uc  Ui  llicse  ties  jinirnalistes  suit  au jourti'liui 
changée  et  qu'elle  porte  sur  l'objet  essentiel,  encore  ftuil-il  (|u'ellc  soit  bonne. 
Tel  n'est  pas  le  caractère  de  la  thèse  sainl-sinionienne  qui  perce  plus  ou  moins 
dans  tous  les  journaux  dans  ceux  de  l'opposition  snrtont.   l'i  n)ars  i833. 

(2)  Reçue  encyclopëdinue,  mars  i833. 


-  3.j8  - 

idées  saint-simoniennes.  »  Mais  il  n'en  reste  pas  moins 
que  l'^oiiiicr  doit  lM'niicoii[)  aux  Sainl-Sinioni(;ns. 

Ce  sont  des  Saiiil-Siinoiiiciis  qui  ont  donné  à  l'école 
iouriéristc;,  avant  iS.'îi,  si  faible,  si  fragmentée  —  presque 
inexistante,  —  si  terne  et  si  incolore,  sa  force  et  sa  cohé- 
sion et  aussi  son  brillant,  et  sans  aller  aussi  loin  que 
r*.  Leroux  et  dire  avec  lui  que  le  fouriérisme  n'est  qu'un 
appendice,  qu'une  hérésie  du  saint-simonisme,  — ce  qui 
est  un  peu  exagéré,  —  il  n'est  pas  téméraire  dédire  que 
sans  Tébranlement  causé  par  le  saint-simonisnio,  l^'ourier 
avec  l'impuissance  que  nous  lui  connaissons  à  exposer 
sa  doctrine,  serait  resté  toute  sa  vie  dans  son  isolement, 
petit  vieillard  aigri  entouré  de  quelques  disciples,  ne 
laissant  après  lui  que  la  réputation  d'un  utopiste  mania- 
que à  moitié  fou,  d'un  penseur  bizarre  et  solitaire,  connu 
seulement  de  quelques  curieux  ;  si  la  foule  eût  retenu 
quelque  chose  de  son  système,  c'aurait  été  sans  doute 
ses  bizarreries  :  ses  océans  de  limonade,  ses  antibalei- 
nes et  ses  anti-hippopotames,  ses  hommes  affublés  d'une 
queue  armée  d'un  œil,  ses  aurores  boréales  éternelle- 
ment lumineuses. 

«  Fourier  devrait  reconnaître  que  sans  les  Saints-Simo- 
niens  on  ne  s'occuperait  pas  de  lui.  Leur  mission  a  été 
de  lui  préparer  la  voie  :  cette  mission  est  remplie  »,  écri- 
vait Le  Moyne  à  Transon.  C'est  en  effet  le  saint-simo- 
nisme qui  a  déclanché  le  mouvement  de  réforme  sociale  ; 
si  Fourier  a  pu  créer  une  école  c'est  aux  Saint-Simo- 
niens  qu'il  le  doit,  aux  Saint-Simoniens  qui  avaient 
changé  l'orientation  des  esprits,  qui  avaient  su  créer  un 
mouvement  d'opinion,  un  état  d'esprit,  qui  avaient  inté- 
ressé les  gens  à  la  discussion  des  problèmes  sociaux, 
qui  avaient  obligé  quiconque  les  lisait  ou  les  écoutait  à 
réfléchir,  à  faire  son  examen  de  conscience,  qui  avaient 
chauffé  l'enthousiasme  de  toute  une  partie  de  la  jeu- 
nesse, qui  avaient  formé  des  hommes  très  sincèrement 
et  très  profondément  animés  de  l'esprit  de  réforme,  qui 
avaient  vulgarisé  l'idée   que   l'association   est  le  grand 


—  399  — 
moyen  d'action  pour  les  travailleurs  et  avaient  jeté  avec 
éloquence  à  tous  les  coins  de  l'horizon  la  semence  et  le 
ferment  nécessaires  pour  secouer  Tapathie  et  Tégoïsme 
des  masses  qu'ils  habituèrent  à  l'idée  de  rénovation 
sociale.  C'est  en  un  mot  de  la  ruine  et  de  la  débâcle  du 
saint-simonisme  qu'est  née  l'école  de  Fourier. 


CHAPITRE  XV 

Le  Saint-Simonisme  et  le  fouriérisme,  doctrines 
religieuses  et  romantiques. 


Essayons  maintenant  de  déterminer  quels  sont  les 
caractères  communs  à  ces  deux  doctrines  et  l'état  d'es- 
prit qui  les  inspira. 

La  lecture  de  la  correspondance  saint-simonienne  et 
des  lettres  d'adhésion  à  la  doctrine  ne  laisse  aucun 
doute  à  cet  égard.  Ce  qu'elles  expriment  toutes,  c'est  le 
besoin  de  croire  et  d'aimer  (i).  Le  Saint-Simonisme  y 
répondait  parfaitement.  Ce  n'est  pas  seulement  l'attrait 
de  la  nouveauté  qui  avait  attiré  à  ses  enseignements  ; 
ses  doctrines  «  répondaient,  écrivait  Warnkœnig,  à  un 
besoin  moral  qui  au  milieu  des  agitations  de  l'époque  se 
faisait  tous  les  jours  sentir  de  plus  en  plus  dans  la  par- 
tie éclairée  de  la  nation  française  (2)».  11  semble  que  la 
doctrine  de  Fourier  avec  son  vocabulaire  rébarbatif,  ses 
conceptions  avant. tout  pratiques,  ses  «détails  de  ménage  », 
son  minutieux  formalisme,  et  les  bizarreries  dont  four- 


(i)  «  Je  ne  demande  plus  une  conviction  scientifique  ;  mon  esprit  est  satis- 
fait depuis  longtemps  :  c'est  de  sentiment,  c'est  d'amour,  c'est  cette  charité  qui 
coulait  avec  tant  d'ardeur  du  sein  des  saint  Jean,  des  saint  Paul,  des  saint  Chry- 

sostome,  etc »  Organisateur,  p.  3,  2/i  juin  i83o,  de  H...,  lettre  à   C...  — 

Deux  vieillards,  le  jour  de  leur  initiation  à  la  foi  saint-simonienne,  s'écriaient: 
Nous  avons  plus  besoin  que  les  jeunes  de  croire  à  quelque  chose  ;  nous  voulons 
mourir  tranquilles.   Globe,   17  décembre  i83i . 

(2)  Krilische  Zeitschrift,  IV^  vol.,  f^  livraison,  i83i  :  De  la  philosophie  du 
droit  en  France,  3^  article. 


/jOl    

mille  sa  construction,  n'ait  pas  fourni  à  ses  sensibilités 
exacerbées,  à  ces  âmes  de  jeunes  gens,  en  quête  d'une 
croyance,  l'élément  mysticfue  qu'elles  recherchaient,  et 
qu'elle  ait  dû  bien  plutôt  les  rebuter.  «  Il  aurait  fallu 
à  Fourier,  disait  Jules  Simon,  le  style  de  Bernardin  de 
Saint-Pierre  pour  populariser  ce  qui  dans  ses  rêveries 
répondait  aux  besoins  religieux  de  ses  contemporains. 
Car  c'était  un  besoin  religieux  plus  encore  qu'un  besoin 
philosophique  qui  agitait  toutes  les  âmes  »  (Notice  sur 
M.  Chevalier). 

«  La  grande  question  qui  travaille  le  monde  est  toute 
religieuse  et  n'est  que  cela  »,  écrivait  Lamennais  en 
1827  (Lettre  à  Cottu)  (i).  iXous  avons  vu  que  vers  1796, 
de  nombreux  esprits  furent  repris  du  désir  de  croire. 
Chateaubriand  allait  bientôt  publier  le  Génie  du  Christia- 
tianisme  — ,  et  comme  écrit  Jules  Lemaitre  :  «  Tout  le 
monde  portait  en  soi  le  Génie  du  Christianisme  en  atten- 
dant qu'un  seul  l'écrivît  (2).  »  Peut-être  serait-il  plus 
exact  de  dire  que  tout  le  monde,  sentant  que  l'absence 
d'une  foi  religieuse  faisait  un  vide  profond  dans  les 
âmes,  aspirait  à  la  croyance,  éprouvait  le  besoin  d'une 
religion  (3).  Le  Saint-Simonisme  et  le  fouriérisme  sont 
un  témoignage  de  ce  besoin  de  croyance  qui  se  ré- 
veille   et    auquel    ils    cherchent    à    répondre.     «    Il    me 

(i)  «  Le  vide  laissé  par  cette  iininense  destruction  (celle  du  oluislianisme), 
ce  vide  est  partout,  il  est  dans  tous  les  cœurs,  il  est  obscurément  senti  par  les 
masses,  comme  il  est  plus  clairement  senti  par  les  esprits  distingués.  Ce  vide  il 
faut  le  remplir,  tant  qu'il  ne  sera  pas  rempli  je  prétends  que  la  société  ne  sera 
pas  calmée...  Telle  est  la  profonde,  la  véritable  cause  de  l'intiuiélude  sociale.  » 
Discours  de  Joubert.  «  Le  sentiment  vrai  c'est  le  sentiment  du  vide  ;  c'est  un 
besoin  inquiet  de  croyance,  c'est  une  sorte  d'étonnement  et  d'effroi,  à  la  vue 
de  l'isolement  où  la  pliiloso|)Uie  du  xyiii*-"  siècle  a  laissé  l'homme  et  la  société  : 
l'homme  aux  prises  avec  ses  passions  sans  rèjjle  qui  les  domine,  aux  prises  avec 
les  chances  de  la  vie,  sans  appui  qui  le  soutienne,  sans  llambeau  qui  l'éclairé; 
la  société  aux  prises  avec  les  révolutions  sans  une  Coi  publique  qui  les  tempère 
et  les  ramène  du  moins  à  quelques  principes  immuables.  »  De  Sacy. 

(2)  5°  conférence  sur  Chateaubriand. 

(3)  «  Nous  étions  à  l'aflut  de  toutes  les  nianifcstaticuis  philosopliiqiic-i  ayant 
une  tendance  reli^jleuse.  »  Carnot;  sur  le  Saint-Simonisnic,  Sciences  inorulcs  cl 
politiques,  année  1887,  p.  ia5,  t.  128. 

aO 


—    402    — 

semble  — ,  (lit  (le  Maislie,  —  (|ue  t<Mil  vrai  philosophe 
(loil  opl(M-  entre  ces  deux  hypothèses  :  ou  (jiril  va  se 
foriiier  une  nouvelh;  i-cii^rjon,  ou  (|ue  le  chrisliariisnie 
sera  rajeuni  de  (|ii<d(|ue  iii.iiii(jr<;  extraordinaire.  C'est 
entre  ces  deux  suppositions  (pi'il  faut  choisir  suivant 
le  parti  qu'on  a  pris  sur  la  vd'rité  du  christianisme  (i).  » 
Le  Saint-Simonismc  et  le  fouriérisme  furent  bien  en 
effet  de  ((  nouvelles  religions  »  ;  ils  eurent  leurs  fidèles, 
leurs  hêrétifpies,  leurs  fanatiques,  leurs  dupes,  leurs 
pontifes,  leurs  dogmes,  et  môme  à  l'occasion  leur  inqui- 
sition. 

Sur  le  caractère  religieux  du  Sainl-Simonisme,  il  est 
inutile,  je  crois,  d'insister  longuement.  H.  Carnot  décla- 
rait qu'il  était  «  né  du  besoin  qu'éprouvent  le  cœur  et 
l'esprit  des  hommes  de  se  rattacher  à  une  pensée  reli- 
gieuse »  (2).  Dès  1802,  Saint-Simon  considérait  la  religion 
comme  ((l'institution  la  plus  générale  qui  tende  à  orga- 
niser l'humanité  »  (3).  «  Elle  est,  disait-il,  sous  quelque 
rapport  qu'on  l'envisage,  la  principale  institution  poli- 
tique ».  Dans  le  Nouveau  Christianisme  il  avait  adapté, 
traduit,  la  ((  haute  loi  morale  de  l'Évangile  dans  le  langage 
de  l'industrialisme.  »  A  son  lit  de  mort,  il  avait  prononcé 
la  parole  fameuse  :  ((  On  s'est  trompé,  la  religion  ne  peut 
disparaître  du  monde,  elle  ne  fait  que  se  transformer... 
Rodrigues,  ne  l'oubliez  pas.  »  Les  Saint-Simoniens  sui- 
virent, religieusement  si  j'ose  dire,  le  conseil  du  maître; 
ils  ne  finirent  pas  comme  lui  par  la  religion,  ils  com- 
mencèrent par  elle.  Dès  1829,  la  rénovation  religieuse 
est  leur  but  avoué;  c'est  le  problème  qui  englobe  tous 
les  autres  et  dont  la  solution  donnera  à  tous  les  faits 
humains  un  nouvel  aspect;  le  Saint-Simonisme  à  cette 
époque  est  déjà  une  religion  ;  il  ne  tarda  pas  à  vouloir 

(i)  Consul ér allons  sur  la  France,  cli.  v  (^  .  édit.  i/çG'). 

(2)  Sur  le  Salnt-Simonisme  (3"  lettre,  1802).  Académie  des  Sciences  morales, 
1887,  t.  128,  p.  122. 

(3)  «  La  religion,  écrit-il  encore,  seule  nature  d'institution  |>olitique  ([ui 
tende  à  Torg'anisiition  g-énérale  de  riuimanité.  » 


—  4'>3  — 

devenir  une  église  (i)  —  et  c'est  ce  qui  le  perdit;  les 
Saint-Simoniens  fondèrent  une  théocratie  nouvelle  dont 
ils  se  sacrèrent  les  prêtres.  11  suffît  d'ailleurs  pour  se 
rendre  un  compte  exact  de  l'importance  qu'eut  dès  le  prin- 
cipe la  face  religieuse  du  saint-simonisme  de  lire  les  dis- 
cours que  Transon  adressait  aux  élèves  de  l'école  poly- 
technique. «  L'association  humaine,  leur  disait-il,  ne  sera 
pas  scientifique,  pas  industrielle,  elle  sera  religieuse  »; 
et  encore  :  «  en  dehors  du  sentiment  religieux,  la  science 
est  sans  appui  pour  remuer  le  monde  »  (Prédication, 
II  décembre  i83o),  paroles  qui  peuvent  sembler  étranges 
venant  d'un  mathématicien  et  s'adressantà  des  jeunes  gens 
accoutumés  aux  disciplines  des  sciences  exactes  et  qui  ont 
eu  pour  maîtres  les  philosophes  de  la  fin  du  xviii*  siècle. 
Le  Saint-Simonisme  dédaigne  d'être  une  conception 
philosophique;  il  est  une  conception  religieuse  et  il 
n'est   que    cela;    et   il   s'en   fait  gloire  (2).    Et  cela   est 


(i)  «  Le  seul  temple  béni  de  Dieu  est  celui  où  nous  prêclions,  la  seule  hié- 
rarchie bénie  de  Dieu  celle  qui  nous  inspire  l'obéissance  pour  nos  supérieurs, 
et  pour  nos  inférieurs  une  douce  autorité,  nos  réunions  intérieures  sont  des 
solennités  saintes  ;  nos  paroles  sont  une  liturgie,  nos  actes  des  sacrements.  » 
Ch.  Duveyrier. 

(2)  «  Vous  vous  faites  une  fausse  idée,  mon  cher  Stuart  Mill,  de  la  nature 
de  l'entreprise  où  nous  nous  sommes  engagés;  vous  ne  concevez  pas  que  ce 
soit  autre  chose  que  la  propagation  d'une  théorie  philosophique  et  dans  cette 
hypothèse  vous  nous  recommandez  avec  raison  de  procéder  avec  beaucoup  de 
réserve  et  de  ménagements,  de  prendre  bien  garde  à  ne  point  choquer  les  pré- 
jugés, à  ne  point  heurter  les  amours-propi-es,  d'entamer  les  hommes  par  leurs 
propres  idées  afin  de  leur  insinuer  doucement  nos  doctrines  à  la  suite  des 
leurs  etc..  Tout  cela,  je  vous  le  répète,  peut  être  fort  sage  pour  la  propaga- 
tion d'une  doctrine  piiiiosophique,  mais  pour  nous  ce  n'est  pas  notre  affaire. 
Sans  négliger  les  précautions  que  nous  commandent  en  chaque  occasion  le  tact 
et  les  convenances,  l'idée  que  nous  avons  de  la  sainteté,  de  la  grandeur,  de 
l'infaillibilité  de  notre  mission  nous  oi)lige  à  aller  plus  droit  au  but.  JNons  ve- 
nons dire  aux  hommes  ce  que  leur  ont  dit  tous  ceux  (|iii  leur  ont  fait  faire  un 
pas  dans  la  voie  du  progrès,  ce  ((ue  leur  ont  dit  tous  les  léjjjislatonrs  païens 
mais  surtout  les  législateurs  énuVu'Himcni p;ouù/e/i</c/s,  Moise,  Jésus-Cluisi  ;  nous 
leur  disons  :  «  Aiinez-uous  les  uns  les  autres  ;  car  c'est  là  tonte  la  loi  et  les  pro- 
phètes. »  Et  ces  mots  dans  notre  bouche  ne  veulent  plus  dire  seulement  comme 
autrefois  :  (c  .\imez  votre  famille,  aimez  votre  cité,  ;iime/  vo(rt>  patrie,  aiiiu'z 
votre  église  »,  ils  veulent  dire  :  aime/.  riuMii;iuili''  lnui  l'iilièi'c,  i-t  réalise/, 
votre  amour;  accomplisse/,  ce  que  MoVse  a   iirmitis,  ce    que  .l^'■sn^-( '.liilsl  a  jirr- 


—  Z,(4  — 

si  vrai  c|u'aiissi  longtemps  (|iic  la  solution  (jik;  les  Saint- 
Sinionicns  ont  donnée  du  pi-ohlènu!  religieux  ne  sera 
pas  admise,  ils  estiment  (|u'il  n'y  aura  ri<în  de  défini- 
tivement établi  (|uanl  aux  idées  cpTils  ont  exposées, 
parce  que  celles-ei  ne  sauraient  être  comprises  dans 
tonte  leur  étendue  qu'en  les  rapportant  précisément  à 
cette  solution  qu'ils  proposent  et  qui  en  forme  le  lien 
et  la  sanction  (Voir  17"  séance.  Doctrine  Saint-Sitno- 
nienne,  r*  année,  p.  /li/i.) 

Mais  il  est  inutile  d'insister  plus  longuement  sur  ce 
qu'a  de  religieux  le  Saint-Simonisme,  on  l'a  maintes  fois 
signalé.  On  a  au  contraire  très  peu  parlé  du  caractère 
religieux  de   la  doctrine  de  Fourier  (i).    Il  est  pourtant 


paré,  ('ommencez  avec  nous  l'association  universelle  qui  doit  un  jour  couvrir 
la  face  entière  du  globe;  organisez-vous  pour  les  travaux  de  la  paix;  qu'une 
corporation  religieuse  s'alliant  à  une  corporation  scientifique  et  à  une  corpora- 
tion industrielle  fasse  mouvoir  l'un  et  l'autre  dans  le  but  d'anif^liorer  chaque 
jour  les  sentiments  des  hommes  par  les  progrès  de  la  science  et  ceux  de  Vindus- 
trie;  que  l'église  et  l'état  deviennent  identiques,  que  tout  bien  soit 
BIEN  d'église;  que  toute  propriété  particulière  ne  soit  qu'un  bénéfice; 
que  la  femme  devienne  l'égale  de  l'homme;  que  chacun  soit  récompensé  selon 
ses  œuvres.  Pour  annoncer  de  pareilles  choses,  mon  cher  Mill,  de  longs  détours 
ne  sont  pas  nécessaires;  on  fait  comme  Jésus  le  disait  à  ses  apôtres  :  on  va  prê- 
cher sur  les  toits  ce  que  l'on  vous  a  dit  à  l'oreille  ;  on  sent  que  les  doctrines 
d'amour  dont  on  est  l'apôtre  vous  donnent  un  tel  ascendant  sur  ceux  qui  vous 
écoutent  qu'on  ne  craint  pas  de  leur  faire  voir  en  face  tout  le  néant  de  leur 
existence  actuelle  ;  on  ne  craint  pas  que  le  sentiment  de  leur  défaite,  pour  me 
servir  de  vos  expressions,  s'allie  chez  eux  avec  l'adoption  d'une  vérité,  car  on  a 
puissance  de  leur  faire  chérir  leur  défaite  même  et  c'est  quand  ils  viennent 
nous  la  raconter  avec  des  larmes  de  joie  que  nous  connaissons  qu'ils  sont  véri- 
tablement convertis.  D'ailleurs  le  succès  justifie  notre  foi  par  delà  même  tout 
ce  que  nous  avions  espéré »  G.  d'Eichthal  parle  ensuite  des  a  reliijieux  trans- 
ports des  réunions,  et  des  résultats  inespérés  de  la  propagande  «. 

(i)  Il  faut  pourtant  signaler  que  le  philosophe  Renouvier  qui  a  consacré  à 
Fourier  une  longue  étude  dans  la  Critique  Pliilosopidque  déclare  que  celui-ci 
n'est  pas  «  aussi  absolument  écarté  qu'il  le  paraît  à  première  vue  des  idées 
fondamentales  qui  ont  guidé  les  spéculations  des  penseurs  religieux...  Sa  con- 
ception, dit-il,  est  du  genre  de  celles  qu'on  a  coutume  d'appeler  mystiques  » 
(^Critique  Philosophique,  p.  217,  t.  12,  i883).  Et  M.  Seillère  écrit  que  «  deux 
influences  semblent  s'être  emparées  à  son  insu  de  ses  facultés  mentales,  et 
d'abord  la  plus  dominante,  la  plus  universelle  de  toutes  dans  notre  civilisation 
européenne,  l'idée  chrétienne  avec  son  finalisme  providentiel  et  les  attraits  de 
son  mysticisme  attendri  »  (Le  Mal  romantique,  p.  28). 


—  V)5  — 

impossible  de  n'en  être  pas  frappé  pour  peu  qu'on  l'étu- 
dié. Sans  doute,  Fourier  ne  rêve  point,  comme  les  Saint- 
Simoniens,  d'un  «  Nouveau  Christianisme  »  (ou  tout  au 
moins,  s'il  y  rêve,  il  ne  donne  pas  le  même  sens  à  l'ex- 
pression). Il  n'a  pas  tenlé  comme  eux  de  fonder  une 
religion  nouvelle  ;  je  ne  dis  pas  qu'il  n'en  ait  jamais  eu 
l'idée,  mais  enfin  la  réforme  religieuse  lui  paraît  inutile: 
«  Il  n'en  est,  dit-il,  aucun  besoin.  »  Je  présente,  ajoute- 
t-il,  la  méthode  opposée  (à  celle  des  Sainl-Simoniens) 
qui  est  d'écarter  tout  plan  de  réforme  administrative  et 
de  ne  s'occuper  que  de  la  réforme  industrielle  et  domes- 
tique ».  Mais  il  faut  pour  cette  réforme  «  un  retour  à 
l'esprit  religieux,  à  la  défiance  des  dogmes  philosophi- 
ques, à  la  confiance  aux  promesses  de  Jésus-Christ  »  (i), 
car  «  le  christianisme  s'allie  à  toute  doctrine  d'harmonie, 
pourvu  qu'on  accepte  la  prédiction  des  saintes  écritures 
et  qu'on  pratique  selon  le  droit  sens  les  trois  vertus  théo- 
logales »  (2).  Fourier,  qui  ne  cesse  de  répéter  qu'il  ne 
veut  pas  du  «  rôle  banal  de  chef  de  secte  »(3),  et  n'a  qu'une 
crainte:  celle  d'être  «  confondu  avec  les  fabricateurs  de 
systèmes  et  de  religions»  (entendez  les  Saint-Simoniens), 
fait,  tout  comme  eux,  concourir  la  puissance  du  senti- 
ment religieux  à  l'harmonie  sociale  »  et  professe  que 
«  toute  doctrine  sociale  pour  se  mettre  d'accord  avec  le 
système  du  monde  doit  être  une  doctrine  religieuse.  » 
L'idée  de  Dieu,  il  le  dit  lui-même,  est  sans  cesse 
présente  dans  ses  écrits  et  à  sa  pensée.  Cette  idée,  il  la 
considère  comme  indémontrable  on  plus  exactement  il 
tient  pour  certain  qu'il  n'y  a  pas  besoin  de  la  démon- 
trer (/j),  qu'elle  est  indiscutable.  La  notion  de  Dieu  est 
la  clef  de  voûte,  ou  pour  employer  une  expression  qui 
lui  est  chère,  le  pivot  de  son  système.  C'est  de  Dieu  (|uo 


(i)  F.  lad.,  t.  II,  |).  ôiS. 

(2)  F.  Ind.,  t.  II,  p.  457-016. 

(3)  F.  /«fi.,  t.  II,  p.  387. 

(/l)  «   ^ous  ne  pouvons  avoir  la  prétenlicui.. .    do   loin    driiiontrer  i-e  t|iii  ne 
se  démontre  pas,  Texistence  de  Uicu.  n 


—  ^I()6  — 

vient  rattraction,  c'est  de  lui  (jue  viennent  les  passions. 
Or  Dieu  fait  bien  lout  ce  qu'il  (ail.  Il  faut  clone  reelicrcher 
les  dispositions  soeiab^s  eonfornies  à  ses  vu(;s.  'i'el  est 
le  raisonnement  de  J^'ouricM-,  (|ui  p.irl  du  piiiicip»!  de 
l'universalité  de  la  Providenc-e  et  dont  toute  la  science, 
comme  celle  des  Saint-Simoniens,  ne  se  présente  que 
comme  «  le  moyen  donné  à  l'esprit  humain  de  connaître 
les  lois  par  lesquelles  Dieu  gouverne  le  monde  »,  de  con- 
naître en  d'autres  termes  «  le  plan  de  la  Providence  ». 
Cela  Fourier  et  les  Saint-Simoniens  l'ont  dit  cent  fois, 
en  termes  al)solumenl  identiques. 

Aussi  Fourier  pense-t-il  qu'il  est  absurde  de  ne  pas 
croire  en  Dieu  ;  il  considère  que  c'est  l'esprit  irréligieux 
qui  est  l'une  des  causes  de  l'impuissance  et  de  l'inertie 
sociales;  il  a  horreur  de  l'athéisme  et  il  n'est  pas  éloigné 
de  croire,  comme  les  Saint-Simoniens  que  l'athéisme 
conduit  à  l'immoralité  (i);  il  qualifie  le  matérialisme  et 
les  dictionnaires  d'athées  «  d'immondices  très  moder- 
nes »  (2),  avec  aussi  peu  de  ménagements  qu'Enfantin 
lorsqu'il  parlait  de  la  philosophie  athée  et  voltairienne  du 
xviii*  siècle,  «  de  la  bave  de  Voltaire  et  des  ordures  de 
ses  sales  successeurs  »  (3).  Dans  le  régime  harmonien 
d'ailleurs  les  athées  disparaîtront  :  «  Les  harmoniens 
aimeront  Dieu  dès  le  jeune  âge  en  reconnaissance  du 
bonheur  dont  ils  jouiront  et  du  bel  ordre  qu'ils  verront 
régner  dans  les  conceptions  sociales  divines.  Ils  l'aimeront 
dans  l'âge  déclinant  par  conviction  des  nouveaux  biens 
qu'il  nous  prépare  en  migration  ultra-mondaine (/t)  ».  Et 
Fourier  tient  pour  assuré  que  dès  que  l'épreuve  de  l'as- 
sociation aura  été  faite  sur  un  village,  les  athées,  les 
matérialistes,  ou  les  indifférents  en  matière  de  religion 
seront  tellement  «  convaincus  de  la  générosité  divine  et 
de  l'harmonisabilité  des  passions  »  (ju'on   les  verra  tout 

(i)  Doctrine  des  Saint-Simoniens,  i''^  année,  p.  Sga. 

(2)  Fourier,  Unité  universelle,  p.  83,  2"  volume. 

(3)  Enfantin.  Lettre  à  Arles  Dufour,  25  octobre  i835. 

(4)  P.  3^3.  Prolégomènes.   Un.  Un.,  t.  II. 


—  4o7  — 

aussitôt  transformés  en  pieux  et  fervents  admirateurs  de 
Dieu,  et  «  s'honorant  de  cet  esprit  religieux  qu'on  les 
voyait  quelques  instants  auparavant  repousser  et  ba- 
fouer »  (Voir  Unité  Universelle ,  t.  II,  p.  46)  (i). 

Pour  Fourier,  l'intervention  active  de  Dieu  dans  «  le 
Code  social  »  n'est  donc  pas  niable  (2)  et  le  secours  prin- 
cipal qui  a  manqué  aux  philosophes  et  aux  réformateurs 
qui  l'ont  précédé,  c'est  «  l'esprit  religieux,  la  confiance  en 
la  Providence  »  (3).  La  théorie  de  Fourier,  elle,  «  marche 
en  tous  point  dans  le  sens  de  la  religion  »  (J\).  La  science 
qu'il  a  créée  est  «  voie  de  Dieu,  La  «  vraie  association  », 
—  celle  de  Fourier,  bien  entendu  — ,  sera  donc  «  reli- 
gieuse par  passion  ;  le  culte  public  sera  pour  elle  un 
besoin  (5)  ». 

On  ne  peut  guère  contester,  après  ces  citations,  prises 
un  peu  au  hasard  de  la  lecture  dans  l'œuvre  de  Fourier, 
le  caractère  religieux  de  sa  doctrine.  Mais  il  y  a  lieu  de 
rappeler  aussi  qu'il  a  utilisé  —  et  largement —  dans  son 
système  le  «  ressort  »  religieux,  et  qu'il  s'est  proposé 
d'employer  «  l'esprit  religieux»,  qui  engendre  le  «  dé- 
vouement de  charité  générale  »  selon  les  convenances 
du  nouvel  ordre.  On  n'ignore  pas  que  Fourier  érige  en 
philanthropie  religieuse  l'exercice  des  fonctions  triviales 
qui  excitent  une  répugnance  directe.  «  Quelques  fonc- 
tions domestiques,  écrit-il,  nous  semblent  ignobles,  avi- 
lissantes, comme  l'enlèvement  des  boues,  immondices, 
ce  service  devient  dans  l'harmonie  une  œuvre  pie,  exercée 

(i)  L'athée  voyant  le  bel  ordre  de  l'harmonie  sociétaire,  saisi  d'un  piciix 
enthousiasme,  courra  an  temple  s'écrier  avec  Siinéon  :  «  Seijjnenr,  j'ai  assez 
vécu  puisque  j'ai  vu  le  clioP-d'uMu  rc  de  votre  sa^jessc.  Unitc  itidvcrseUc,  I.  II, 
p.  ()(). 

(3)  Un.   Un.,  [).  70. 

(3)  Un.  Un.,  t.  1,  p.  182. 

(f\)  Ol'jivres  cuniiilrli's,   t.  VF,  p.   i()3. 

(5)  P^'onrcau  Monile.  \k  f\-j[].  Loin  de  suppiinicr  les  cultes,  il  l'iuulr.i  lui'ine 
leur  donner  plus  de  lustre  «  parce  (|ue  l'esprit  relijficux  deviendra  inia.iiun  et 
non  devoir  chez  des  peuples  (|ui  vei-roni  l'inlervention  active  (\o  Oieu  pour  le 
bonheur  de  l'homme  et  qui  recucillcrfuil  à  chaque  instant  les  IVnils  do  sa  pro- 
vidence... »  p.  55. 


—  /,o8  — 

par  une  série  d'enfants  des  deux  sexes,  enfants  voués 
par  relie/ion  aux  passions  les  plus  répugnantes  (i),  » 
Et  Fourier  ne  se  lasse  pas  de  célébrer  son  invention 
des  pelilcs  «  liordes  »,  «  congrégation  de  philanthropie 
unitaire  »,  leur  zèle  religieux  pour  toutes  les  fondions 
répugnantes.  Il  nous  les  décrit  «  courant  frénétique- 
ment au  travail  qui  est  exécuté  comme  œuvre  pie,  actede 
charité,  envers  la  Phalange,  service  de  Dieu  et  de  l'Unité.  » 
Et  il  exalte  leur  vertu  (car  «  les  petites  hordes  sont  le 
foyer  de  toutes  les  vertus  sociales  aii  sens  religieux  et 
civique  »).  J'ai  cité  l'exemple  des  petites  hordes;  maison 
en  pourrait  citer  d'autres.  D'une  façon  générale  on  peut 
dire  que  toutes  les  fois  que  dans  son  système  Fourier 
désire  donner  plus  de  relief  à  un  exercice  quelconque, 
fut-ce  à  la  «  fonction  d'opéra  »,  il  en  fait  immédiatement 
un  «  accessoire  du  culte  religieux  »  (2). 

La  vie  au  Phalanstère  sera  d'ailleurs  une  vie  religieuse: 
la  déité,  c'est-à  dire  en  termes  civilisés  le  repas  matinal, 
est  suivie  de  parade  et  d'hymne  à  Dieu  ;  après  quoi  les 
groupes  partent  au  travail  —  Certains  groupes — les  ves- 
tales par  exemple  — sont  l'objet  d'un  culte  semi  religieux, 
d'une  «  idolâtrie  générale  »  (3).  11  faudrait  ici  examiner 
plus  à  fond  cette  organisation  religieuse  et  sociale  «  d'où 
naîtra,  si  l'on  en  croit  Fourier,  l'enthousiasme  pour  Dieu 
auteur  d'un  si  bel  ordre  »  et  décrire  d'après  le  tableau  en- 
chanteur qu'il  en  a  tracé  les  délices  de  la  vie  des  harmo- 
niens  où  s'entremêleront  à  tous  les  plaisirs  et  à  toutes  les 
voluptés  de  perpétuelles  louanges  à  Dieu.  Maints  détails 
seraient  intéressants  à  analyser.  11  y  aurait  lieu  notam- 
ment d'étLidier  «  la  régie  passionnelle  »  qu'exerce  la 
«  noblesse  amoureuse  »  par  u  droit  dénature  »,  l'institu- 
tion du  «  confesseur  sympathiste  »,  —  dont  Fourier  parle 
dans  ses  manuscrits,  sans  y  insister  longuement.  En  ana- 


(i)  Un.  Un.,  t.  III,  p.  35i. 

(2)  Unité  universelle,  livre  2,  t.  III,  p.  79. 

(3)  Œuvres,  vol.  IV,  p.  286. 


—  4o9  — 

lysant  ces  détails,  et  en  allant  au  fond  des  choses,  on 
arriverait  sans  doute  à  penser  que  la  doctrine  de  Fourier 
n'est  pas  aussi  différente  et  aussi  éloignée  de  celle  des 
Saint-Simoniens  qu'on  le  croit  souvent  (i).  Elles  ont  Tune 
et  l'autre  ce  caractère  commun  d'être  d'essence  religieuse. 
Il  faut  d'abord  constater  que  l'idée  de  Dieu  ne  diffère 
guère  chez  les  Saint-Simoniens  et  chez  Fourier.  Celui- 
ci,  comme  ceux-là,  rejette  toute  intervention  surna- 
turelle de  la  divinité.  Dieu,  pour  les  disciples  de  Saint- 
Simon  «  c'est  cet  être  infini  qui  nous  enserre,  nous 
embrasse,  réagit  sur  nous  dans  tous  les  sens,  qui  se 
manifeste  à  nous  par  cette  apparence  matérielle  qu'on 
appelle  ordinairement  l'univers,  comme  ?inus  nous  mani- 
festons nous-mêmes  les  uns  aux  autres/?^;'  nos  apparences 
matérielles...;  tout  ce  qui  nous  entoure,  les  corps  inanimés, 
nous-mêmes,  nos  semblables,  sommes  une  portion  de 
Dieu  (2)  »,  (décembre  1829,  Lettre  de  d'Eichthal  à  Stuart 
Mill).  Sans  doute,  Fourier  n'exprime  pas  dans  une  lan- 
gue aussi  philosophique  sa  conception.  Son  Dieu  n'a  pas 
une  forme  aussi  métaphysique.  «  Chez  Fourier,  écrit 
j\I.  Seillère  (p.  60),  c'est  encore  le  Dieu  du  christianisme 
vu  à  travers  Jean-Jacques  et  son  vicaire  savoyard,  le 
Dieu  du  déisme  diminué  et  mis  à  la  mesure  du  petit 
bourgeois  maniaque  qui  l'invoque  ;  c'est  presque  le  Dieu 

(1)  Voir  par  exemple  comment  les  eliefs  se  décideront  à  «  opérer  pour  la 
masse,  à  lui  sacrifier  leurs  intérêts  personnels.  »  Ils  le  feront  «  soit  par  raison  » 
soit  «  par  inspiration  divine  »  (Fourier,  OEuvres  complètes,  t.  IV,  p.  58 1). 

(2)  »  Dieu  est  un,  disent  les  Saint-Simouiens  ;  Dieu  est  tout  ce  qui  est,  tout 

est  lui; Dieu  c'est  l'être  infini,  l'amour  infini  se  manifestant  comme  esprit 

et  matière,  inlellig-ence  et  force,  sagesse  et  beauté.  »  Pereyre  écrit  :  «  Dieu 
vit  aussi  dans  la  matière  car  tout  est  Lur,  c'est  la  manifestation  matérielle  de 
Dieu  lui-même  qui  par  I'industrie  est  embellie.  »  L'univers,  l'immensité  des 
mondes  qui  remplissent  l'espace,  et  dans  ces  mondes,  tout  ce  qui  aime,  pense 
et  ag-it,  cette  terre  et  sur  elle  toute  la  famille  humaine,  et  vous  qui  m'écnutcz, 
et  moi  (|ui  vous  parle,  tojut  cela,  tout  n'est  qu'un  seul  être,  qu'un  être  intlni, 
immuable,  éternel,  siniide,  unique,  indivisible,  vivant,  vivant  d'une  vie  qui  lui 
est  piopre,  et  c'est  lui  que  nous  a|)pelons  Diku.  »  (H. r position,  i'"'' année,  |).  30.) 
Et  .Iules  Leclievalier  disait  à  l'enseignement  central  que  «  l'Iiumanité  et  le 
monde  étaient  en  Dieu  »  ;  (c'est  presque  dans  les  mêmes  termes  que  V.  Cousin 
—  son  ancien  maître  —  avait  exposé  le  spinozisme  dans  son  cours  de  iHui)). 


—   /l  I <>  — 

(les  bonnes  gens  de  Déranger.  »  Cela,  je  ne  le  crois  pas, 
car  qu'est-ce  que  Dieu  pour  Fourier?  C'est  riiarmonie 
des  douze  passions,  leur  développement  complet  et  sans 
aucun  conflit.  Dieu,  c'est  l'unité  sociétaire.  I']t  l'amour 
de  Dieu  chez  Fourier,  comme  chez  les  Saint-Simoniens, 
se  confond  avec  l'atnour  du  genre  humain,  l^n  réalité, 
P^ourier  a  professé  comme  les  Saint-Simoniens  ce  que 
ceux-ci  appelaient  d'un  mot  forgé  par  eux  et  à  la  création 
duquel  Fourier  n'était  peut-être  pas  entièrement  étranger, 
«  le  panthéisme  d'harmonie  ». 

Leur  conception  de  Dieu  est  donc  sinon  la  même,  du 
moins  très  voisine  ;  leur  conception  de  la  religion  est 
identique  (i).  C'est  une  religion  sans  surnaturel,  sans 
prière,  sans  culte  presque  (2),  sans  paradis  et  sans 
enfer,  faisant  abstraction  de  toute  cause  première.  «  La 
religion  (3),  disent  les  Saint  Simoniens,  n'est  plus  pour 
nous  ce  lien  vague  et  mystique  qui  attache  l'individu  à 
un  Dieu  pur  esprit,  cherche  à  le  séparer  du  monde  et 
lui  fait  envisager  la  magnificence  et  la  beauté  que  la 
nature  déploie  incessamment  devant  lui  comme  les 
pompes  de  Satan.  Notre  conception  de  la  religion  est 
bien  plus  élevée.  La  religion  c'est  ce  qui  lie  les  hommes 
entre  eux  et  avec  le  monde  extérieur.  Or,  tout  progrès 
vers  Vassociation,  tout  progrès  dans  l'exploitation  du 
globe  terrestre  est  un  progrès  éminemment  religieux  » 
(Pere^'re).  La  religion  est  un  lien  puissant  qui  combine 
en  un  faisceau  indissoluble  les  volontés,  les  idées  et  les 

(i)  La  religion  de  l'avenir  ne  doit  pas  être  conçue  comme  étant  seulement 
pour  chaque  homme  le  résultat  d'une  contemplation  intérieure  et  purement 
individuelle,  comme  un  sentiment,  comme  une  idée,  isolés  dans  l'ensemble  des 
idées  et  des  sentiments  de  chacun;  elle  doit  être  l'expression  de  la  pensée  collec- 
tive de  l'humanité,  la  synthèse  de  toutes  ses  conceptions,  la  règle  de  tous  les  arts. 
Doctrine,  p.  /ii6,  17"^  séance,  i^e  année. 

(2)  Le  meilleur  culte,  c'est  celui  que  les  hommes  peuvent  pratiquer  le  plus 
facilement  sans  faire  violence  à  leur  nature.  J.  Lechevalier,  Exposition  saint- 
simonienne.  Rouen,  mai  i83i. 

(3)  Sur  la  relig-iou  saint-siuionienne,  voir  Carlyle  et  le  Saint-Simonisine ,  par 
Eugène  d'Eichthal,  qui  contient  des  lettres  de  Carlyle  à  d'Eichthal,  du  ç)  août 
l83o  et  du  l'j  mai  i83i,  très  intéressantes. 


—  Ail  — 

actes  de  tous.  Ainsi  donc,  pour  les  Saint-Siinoniens,  la 
religion  est  un  sentiment  social  (i),  exactement  comme 
pour  Fourier,  aux  yeux  de  qui  la  foi  sociale  se  confond 
presque  avec  la  foi  religieuse,  le  sentiment  religieux  avec 
l'unitéisme,  et  qui  écrit  presque  indifféremment  les  trois 
mots  :  social,  passionnel  et  religieux,  M.  Bourgin  écrit  très 
justement  :  «  Cette  religion  (de  Fourier)  sera  tout  intel- 
lectuelle et  sentimentale  ;  elle  ne  connaîtra  pas  de  pra- 
tiques; elle  ne  connaîtra  pas  d'autre  culte  matériel  que 
celui  des  hommes  qui  ont  servi  l'humanité  en  perfec- 
tionnant l'industrie,  l'économie,  la  société  »  (p.  366). 
Les  Saint-Simoniens  et  Fourier  entendent  donc  le  mot 
religion  dans  le  sens  où  l'entendait  Fénelon  ;  la  religion 
c'est  ce  qui  rattache  ;  leur  religion  a  les  caractères  que 
J.-J.  Rousseau  donnait  à  la  religion  civile  qu'il  rêvait: 
Ce  n'est  pas,  disait-il,  un  dogme  de  religion  métaphysi- 
que ou  surnaturelle  mais  des  sentiments  -de  sociabilité 
sans  lesquels  il  est  impossible  d'être  fidèle  citoyen;  telle 
qu'ils  l'entendent,  elle  est  presque  une  organisation 
administrative,  elle  fait  office  de  religion  plutôt  qu'elle 
n'est  une  religion.  Ils  envisagent  les  croyances  religieu- 
ses d'une  façon  très  sensiblement  analogue  (2),  au  point 
de  vue  de  Futilité  sociale  qu'on  en  peut  tirer  (3).  Au  fond, 
comme  les  Saint-Simoniens,  c'est  bien  d'une  organisation 
religieuse  que  Fourier  rêve,  et  c'est  presque  une  théo- 
cratie religieuse  que,  sans  qu'il  s'en  vante,  (car  enfin  il  l'a 
trop  souvent  reproché  aux  Saint-Simoniens),  il  veut  ins- 
taurer.   M.     F.    Strowski    prétend    ((ue    lui    font  défaut 

(i)  Le  fait  primordial  essentiel  de  toute  religion,  c'est  la  production  d'une 
conception  qui  établisse  un  lien  commun  entre  l'homme  et  ce  qui  l'entoure. 
Transon  aux  Elèves  de  l'Ecole  I^olytechnique,  p.  8. 

(3)  L'amour,  disent  les  Saint-Simoniens,  ne  sera  ]>lus  un  sentiment  purement 
individuel,  mais  social,  par  conséquent  religieux. 

(3)  «  ...Si  les  croyances  relijfienses,  écrit  d'l*]iflitluil  à  Mil!  (i'^'''  déoenibi-c 
1828)  n'ajoutent  rien  à  nos  connaissances,  elles  iiiHuent  sur  nos  sentiments  ;  elles 
nous  donnent  une  énerffie,  une  activité,  un  aplnnih  (|ue  nous  n'aurions  pas  sans 
elles  et  c'est  pour  cela  que  sans  être  l'inslrumenl  immi''dial  de  ims  prnjfrès  de 
toute  espèce,  elles  en  sunt  iiéaiinidiiis  lu  ciiiuliliiiii  nu'ilialc  iiulispciisiihlc.  Ibi- 
dem, 


—    /h  2    — 

l'instinct  religieux,  le  mysticisme.  Je  crois  que  c'est  une 
orosse  erreur.  Presque  tous  les  commentateurs  d(i  l'^ou- 
rier  ont  pai-lé  de  son  «  culte  mysti(|uc  pour  la  liberté  », 
«  (lu  lîiysticisnu*  matérialiste  (ju'il  appelle  la  théorie  des 
accords  »  (P.  Leroux,  8*  lettre),  lîenouvier  parle  dans  la 
Critique  philosophique  (i883,  p.  12)  de  la  philosophie 
théiste,  optimiste,  et  easentiellement  mystique  de  Fourier 
(p.  212).  Enfin  M.  Seillère  a  consacré  tout  un  chapitre  de 
son  étude  sur  Fourier  à  son  mysticisme  social  qu'il 
appelle  «  le  mysticisme  de  l'harmonie  naturelle  «.Je  crois 
quanta  moi  que  Fourier  n'a  rien  à  envier  au  mysticisme  des 
Saint-Simonicms  les  plus  religieux;  il  est  comme  eux  —  et 
peut-ùlre  plus  qu'eux  —  un  mystique  du  matérialisme. 

D'ailleurs  Fourier  est  convaincu,  au  moins  autant  {|ue 
Saint-Simon  et  qu'Enfantin,  qu'il  accomplit  une  mission 
divine.  Visionnaires  passionnés  et  intraitables,  ils  ins- 
pirenttous  trois  à  leur  entourage,  à  leurs  disciples  une  foi 
absolue  en  leur  mission  et  leur  personne  (i).  Ces  réforma- 
teurs se  considèrent  comme  des  révélateurs.  Gela  a  été 
contesté  souvent  pour  Saint-Simon  (2);  plusieurs  de  ses 
élèves, quin'avaient  pas  voulu  suivre  Enfantin, déclarent  en 
effet  que  Saint-Simon  s'était  contenté  de  se  poser  a  comme 
l'analogue  de  So(;rate  »,  et  font  observer  que  du  vivant  de 
leur  maître  il  n'y  eut  pas  de  religion  saint-simonienne  — ; 
sans  doute,  mais  on  ne  peut  nier  que  Saint-Simon  n'ait 
dit  en  termes  exprès  dès  1802  :  «  c'est  Dieu  qui  m'a 
paillé  :  un  homme  aurait-il  pu  inventer  une  religion  supé- 
rieure à  toutes  celles  qui  ont  existé  ?  »,  (3*  lettre,  1802) 
et  un  peu  plus  loin:    «  Regardez  comme  le  précepte  est 

(1)  Fourier  conteste  d'ailleurs  ce  titre  h  Saint-Simon  avec  la  plus  grande 
énergie.  Les  Saint-Simoniens  nomment  «  Saint-Simon  révélateur  divin  ».  «On 
est  révélateur  divin  quand  on  découvre  une  des  lois  de  Dieu  sur  le  mécanisme 
de  l'univers,  sur  les  vérité  sphvsiques  et  mathématiques ,  je  le  suis  sur  le  cal- 
cul des  destinées  sociales,  des  causes  et  des  fins  du  mouvement  universel.  » 

(2)  Nous  avons  eu  l'honneur  de  connaître  M.  de  Saint-Simon  comme  un 
homme  d'esprit  très  supérieur  et  visant  peut-être  un  peu  à  l'originalité.  Nous 
pouvons  affirmer  que  de  son  vivant  il  n'eut  jamais  la  moindre  prescience  de  son 
apostolat  posthume,  E.  de  Girardin,  La  république  et  les  républicains. 


—  4i3  — 

clair  dans  la  religion  qui  m'a  été  révélée  »  (Ibidem).  On 
exagère  donc  quand  on  dit  que  ce  sont  les  élèves  de 
Saint-Simon  qui  ont  seuls  «  révélé  le  dogme  prétendu 
saint-sinionien  ».  Ce  qui  est  exact  c'est  qu'ils  l'ont  con- 
sidérablement amplifié.  Enfantin,  dès  1828  (t.  XXV,  95. 
Lettre  du  i5  nov.),  écrivait:  «  nous  parlerons  au  nom  de 
Dieu....  et  sa  parole  dans  notre  bouche  sera  aussi  mira- 
culeuse, plus  miraculeuse  mille  fois  que  ne  Ta  jamais  été 
aucune  de  ses  paroles  révélées  jusqu'à  nous  par  la  bou- 
che des  prophètes  et  des  apôtres.  »  Notez  bien  qu'à  cette 
date  le  caractère  religieux  de  la  doctrine  n'était  qu'à 
peine  ébauché.  Enfantin  n'était  pas  encore  monté  sur  le 
Sinaï;  il  n'avait  pas  contemplé  face  à  face  la  majesté  du 
Très-Haut.  Il  ne  s'était  pas  encore  proclamé  le  «  chef,  le 
roi,  le  pontife  de  la  Jérusalem  nouvelle  »  (janvier  i83o)(i). 
Quant  à  Fourier,  il  a  proclamé  maintes  fois  sa  mission 
divine.     Il   est    un   «  serviteur  de    Dieu  »,   de    Dieu   qui 

«  a  voulu que  la  théorie  du  mouvement  universel  échût 

en  partage  à  un  illitéré  »  (sic).  Et  il  ajoute  modestement 
cette  réflexion  :  «  Eh  !  ce  n'est  pas  la  première  fois  que  Dieu 
se  sert  de  l'humble  pour  rabaisser  le  superbe  et  qu'il 
fait  choix  de  l'homme  le  plus  obscur  pour  apportei*  au 
monde  le  plus  important  message  »  (quatre  mouvemejits). 
Il  est  un  serviteur  de  Dieu,  il  se  baptise  «  l'Augu&tin 
social  »  expression  qui  revient  souvent  sous  sa  plume 
(Voir  Nouveau  monde,  p.  /i23-45o);  Unité  universelle,  t.  i, 
p.'iSy).  Il  est  le  révélateur  annoncé  et  promis  par  Jésus- 
Christ  lui-môme  j)our  la  partie  industrielle  (2).  Comme 
Saint-Simon,  comme  Enfantin,  il  est  un  révélateur,  un  pro- 
phète, —  un  prophète  qui  n'est  [)as  loin  de  se  croir»'  un 


(1)  Il/iifantin  est  «  coliii  que  Dieu  aimo  par-dessus  tous  les  lioiniues,  parée 
qu'il  est  le  plus  aimant  de  tous...  le  eliel",  le  roi,  le  poiitile  de  la  Ji'-i-usalein 
nouvelle,  celui  par  lequel  Dieu  donne  la  vie  au  monde  »  (Lettre  à  Tliérèse 
Nugues). 

(2)  Le  ti'aité  d'attraction  de  l'Ourier  est  «  intci'prctc  divin  sur  les  liai'inonics 
sociales  comme  la  révélation  est  oi-acle  divin  sur  les  choses  rcli|fienses.  »  Vnilé 
universelle,  t.  I,  p.  187. 


.'ll/t  — 


Dieu.  Sans  dout(;,  il  a  piolesté  (|iril  n'était  pas  «  divin  » 
connue  Enfantin  qu'il  laillail  de  ses  prétentions.  Il  n'est 
môme  pas  un  messie  comme  Saint-Simon.  Il  se  contente 
modestement  du  titre  de  sous-messie,  «  d'hypomessie  », 
de  vice-messie  qu'il  s'attribue. 

\je  messie  Saint-Simon  (i),  le  pape  Enfantin,  Ihypo- 
inessie  Fourierse  considèrent  comme  les  continuateurs 
de  Jésus  et  de  Moïse  ou  du  moins  se  présentent  comme 
les  apôlres  d'un  nouveau  messie  envoyé  à  l'humanité 
pour  lui  révéler  sa  destinée.  L'évangile  de  Jésus  n'est 
qu'une  «  sublime  préface  ».  «  Le  règne  de  Dieu  sur  la 
terre  a  été  préparé  par  Jésus,  attendu  par  toute  l'huma- 
nité et  réalisé  par  Saint-Simon.  »  Voilà  ce  qu'écrit  Enfan- 
tin à  Thérèse  Nugues  en  janvier  i83o.  Et  Fourier  dit  la 
même  chose  en  remplaçant  seulement  le  nom  de  Saint- 
Simon  par  le  sien  propre.  Aussi  Enfantin  et  Fourier  se 
croient-ils  autorisés  à  «  transfigurer  (2)  la  parole  chré- 
tienne »  (ils  emploient  tous  deux  ces  mêmes  mots).  Peut- 
être  serait-il  plus  exact  de  dire  qu'ils  la  défigurent.  Ils 
commentent  les  évangiles,  ils  en  donnent  de  nouvelles 
interprétations,  car  l'Écriture,  dit  Fourier  (t.  YI,  p.  867) 
dans  certains  passages  mystérieux  a  «  besoin  d'un  inter- 
prète guidé  par  des  connaissances  nouvelles (3)  ».  Ils  s'y 
cherchent  des  justifications.  Le  véritable  christianisme, 
disent-ils,  doit  rendre  les  hommes  heureux  non  seule- 
ment dans  le  ciel  mais  sur  la  terre.  Le  royaume  de  Dieu  est 
hors  de  ce  monde,  mais  il  est  aussi  dans  ce  monde,  et 
c'est  ce  que  l'Evangile  a  enseigné  en  disant  que  la 
volonté  de  Dieu  doit  se  faire  sur  la  terre  comme  dans  le 


(i  j  Ce  serait  une  curieuse  étude  à  faire  pour  un  patliologiste  de  l'esprit  que 
celle  de  la  confiance  qu'eurent  en  eux-mêmes  un  Saint-Simon,  un  Enfantin,  un 
Fourier  et  en  général  tous  les  réformateurs  de  i83o  à  i848,  de  la  foi  absolue 
qu'ils  eurent  que  leur  mission  était  providentielle,  et  de  la  hantise  qui  les  obséda 
de  leur  messianisme. 

(2)  Ma  théorie  se  rallie  en  tous  points  aux  principes  de  Jésus-Christ  que  je 
vais  extraire  de  l'Evangile.  F.  Ind.,  t.  I,  p.  ^63. 

(3)  «  Qu'est  ce  que  l'Esprit  Saint  ou  Justice  mathématique,  dit  Fourier  ?  C'est 
la  connaissance  du  mécanisme  sociétaire.   »  La  Pholançie,  i848,  p.  Scji-Sya. 


—  4iâ  — 

ciel.  Enfantin  pense  que  Jésus  a  dit  :  Mon  royaume  n'est 
pas  maintenant  de  ce  monde  (Cfr.  Enfantin  et  Isaac 
Pereire).  Quant  à  Fourier,  il  déclare  en  propres  termes 
que  c'est  la  destinée  sociétaire  que  Jésus-Christ  a  annon- 
cée, paraboliquement  sous  le  nom  de  royaume  des 
cieux  (^Nouveau  Monde,  p.  36i)  (i).  C'est  Jésus-Christ 
qui,  selon  lui,  a  prédit  et  «  provoqué  la  découverte  du 
mécanisme  d'industrie  combinée  et  attrayante  »  ;  c'est 
Jésus-Christ  lui-même  qui  «  prend  la  défense  de  Fou- 
rier »  {F.  Industrie,  t.  I,  p.  464).  Enfantin  et  Fourier  se 
vantent  d'ailleurs,  l'un  comme  l'autre,  d'avoir  été  «  les 
seuls  qui  aient  rigoureusement  suivi  les  instructions  de 
Jésus-Christ  »  (F.  t.  Il,  p.  479)  (2);  ils  se  proposent  tous 
deux  d'étaijlir  le  christianisme  «  général  et  définitif  ». 
D'ailleurs,  les  disciples  de  Fourier  ne  s'y  trompèrent 
pas.  Ils  n'ont  pas  voulu  créer  une  secte  religieuse  à  la 
façon  des  élèves  de  Saint-Simon,  ils  n'ont  pas  proposé 
l'adoption  d'un  nouveau  culte,  ils  n'ont  fait  dépendre  la 
religion  sociale  d'aucune  innovation  religieuse,  quelles 
que  soient  les  religions  admises  dans  le  pays  où  elle  se 
développe,  et  quelles  que  puissent  être  les  opinions  des 
membres  de  l'Ecole  sur  les  dogmes  de  telle  ou  telle  de  ces 
religions  (voir  le  manifeste  de  l'Ecole  sociétaire);  cela  est 
certain;  mais  ils  regardèrent  leur  maître  avec  une  véri- 
table vénération.  Fourier,  c'était  pour  eux  le  messie  lui- 
môme  (lettre  de  Clarisse  Vigoureux  à  Fourier).  «  Cesl  le 
vrai  rédempteur  du  monde  et  de  riiumanilé  »  (Lemoyne  à 


-  (i)  «  J'essaie  de  dessiller  leurs  yeux  dans  celte  lionu'-lie  où  j'expliquerai  le 
sens  mystérieux  d'une  parabole  non  comprise  jusqu'à  ce  jour,  celle  du  roy.vumk 
des  CIEUX  que  le  Messie  conçoit  en  double  sens;  il  annonce  le  royaume  de 
Justice  en  l'autre  monde  et  celui-ci.  n  (H'Awrcs  complètes,  t.  \  1,  p.  3.)8.  Con- 
firmation tirée  des  Saints-Kvanjples.  (Ifr.  I\'oin'cau  Moiuic  industriel,  p.  357  ^^ 
suiv. 

(2)  Sur  ce  point,  voir  le  l'Iiapilre  inlilulc  :  l)octrine  de  Jésns-(!lirist,  p.   177 
Fausse  industrie.   «   Cesl   vi-aimcnt  par   l'harmonie  sociétaire   (jne   Dieu    nous 
manifesle  l'immensité  de  sa  pi'ovidence  et  que  le  Sauveur,  selon  sa  prophétie, 
vient  à  nous  dans  tonte  la  (gloire  de  sou  père,  (l'est  le  ri'tfuc  du  (Ihrisl.  »  AoH- 
i"<'((/(  Monde,  p.  3S(). 


—  ^iG  — 

Jules,  2  juillet  i833),  et  c'est  encore  de  nos  jours  pour 
quelques  fouriéristes  atlai'tlés  le  révélateur  qui  a  apporté 
la  vérité  (voir  Limousin).  C'est  en  termes  religieux 
(pTils  célèbrent  en  lui  «  l'inventeur  des  lois  d'harmonie 
et  des  destinées  universelles,  l'architecte  du  bonheur  sur 
la  terre  ».  Et  il  faut  lire  les  qualificatifs  dithyrambi- 
ques (i)  que  lui  décernent  ses  disciples,  les  litanies  et  les 
invocations  mystiques  (2)  qu'ils  lui  consacrent,  pour  se 
rendre  compte  qu'il  ne  fut  pas  moins  adoré  que  le  Père 
Eidantin.  Un  adveisaire  de  Fourier  pouvait,  sans  exagé- 
rer, écrire  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes,  dans  un  article 
sur  l'Ecole  de  Fourier  en  parlant  des  phalanstériens  de 
son  temps  «  que  ce  n'était  pas  des  disciples,  c'était  des 
croyants  égarés  aux  yeux  desquels  Fourier  apparaissait 
comme  une  créature  toute  spéciale,  «ne  Divinité  venue 
sur  terre  pour  enlever  aux  hommes  la  cataracte  qui  leur 
couvrait  les  yeux  »  (Ferrari,  i"  août  i845).  Et  un  fourié- 
riste  convaincu  et  pratiquant  nous  avoue  qu'il  y  eut  une 
véritable  «  église  phalanstérienne  )j(Gh.  Limousin,  Le  fou- 
riérisme^. Il  y  eut  donc  autour  de  Fourier  aussi  bien  qu'au- 
tour d'Enfantin  et  de  Saint-Simon  (3)  un  véritable  culte. 
C'est  précisément  à  cause  de  cette  partie  religieuse 
qui  occupe  une  place  prédominante  dans  la  doctrine 
saint-simonienne,  et  presque  aussi  importante,  nous 
venons  de  le  voir,  dans  la  doctrine  fouriériste,  où  elle 
est  moins  connue,  —  parce  que  les  disciples  dans  leur  vul- 

(i)  «  Fourier...  g-énie  de  premier  ordre...  possesseur  d'une  lumière  nou- 
velle... etc...  »  OEuvres  complcics  de  Fourier,  t.  I,  p.  3,  préface. 

(2)  «  Fourier,  verbe  de  l'homme. ..  roi  des  intelligences...  prince  des  g-énies... 
Dieu  d'un  monde  inconnu.  » 

(3)  Saint-Simon  est  l'tt  homme  divin  »,  «  l'homme  Dieu  )>  ;  il  a  été  élu  Dieu 
pour  devenir  l'organe  d'une  révélation  nouvelle,  il  est  le  continuateur  du  Christ  » 
(et  ce  n'est  pas  dans  le  Globe  comme  on  pourrait  le  croire  qu'on  lit  ce  dithy- 
rambe, mais  dans  V Organisateur  du  17  mai  i83o  :  A  un  catholique).  La  vie  de 
Saint-Simon  est  pour  nous  un  type,  un  emblème  de  sa  doctrine  car  elle  est  le 
type,  Vcmbleme  de  la  perFectibilité,  base  de  notre  religion  nouvelle.  —  En  ce  qui 
concerne  Enfantin,  il  suffit  de  rappeler  que  son  disciple  Jourdan  l'appelait  «  mon 
Christ  bien  aimé  ».  Lambert,  écrivait  M.  du  Camp,  parlait  d'Enfantin  «  comme 
un  dévot  parle  de  son  Dieu  ». 


-4.7  - 
garisation  n'insistent  guère  sur  ce  point,  —  que  beaucoup 
de  réformateurs  Saint-Simoniens  ou  fouriéristes  désa- 
busés, revinrent  au  catholicisme.  Il  serait  extrêmement 
curieux  d'étudier  les  emprunts  faits  par  le  saint-simo- 
nisme  à  de  Maistre  et  à  la  philosophie  catholique  contem- 
poraine, leurs  rapports  et  leurs  relations  (i).  L'organisa- 
teur manifestait  «  sa  prédilection  pour  l'institution  catho- 
lique ».  On  sait  qu'Enfantin  ne  faisait  aucune  difficulté 
pour  reconnaître  que  c'était  dans  Maistre  et  les  Pères  de 
l'Eglise  qu'il  avait  trouve  «  à  peu  près  tout  ce  qu'il  avait 
enseigné  et  même  pratiqué  sur  l'autorité  et  la  liberté  (2)  » 
(Enseignement,  p.  116).  0.  Rodrigues  recommandait 
vivement  la  lecture  de  de  Maistre.  Les  Saint-Simoniens 
avaient  eu  pour  lecteurs  des  disciples  de  Bonald  et  de  de 
Maistre  (3).  Sans  doute,  il  n'y  avait  pas  identité  entre  les 
deux  doctrines  et  l'on  ne  peut  sérieusement  soutenir  que 
tout  ce  qu'ont  écrit  les  Saint-Simoniens  soit  conforme  à 
l'orthodoxie  romaine;  c'est  même  loin  de  l'être  ;  mais  du 
moins  une  pensée  hostile  à  l'institution  catholique  ne 
saurait  leur  être  attribuée,  et  ils  penchent  même  vers  elle 
de  bien  des  manières  et  sur  bien  des  points.  Sans  doute 
ils  ne  dissimulent  pas  ce  qu'il  y  eut  de  défectueux  et 
d'imparfait  par  rapport  à  l'avenir  dans  les  institutions  du 
Christianisme  ;  mais  ils  exaltent  ce  qu'il  eut  de  grand  dans 
le  passé.  Ils  estiment  que  «  le  point  de  vue  catholique  est 
arriéré,  incomplet  (4)  »;  mais  ils  reconnaissent  qu'il  est 

(i)  Il  faut  aussi  sig-naler  l'Influence  très  profonde  et  très  réelle  au  point  de 
vue  religieux  des  écrits  de  Ballanche.  C'est  la  lecture  de  ses  prolégomènes  qui, 
vers  1828,  contribua  fortement  à  inspirer  le  souffle  religieux  h  l'école  saint- 
simonienne  encore  matérialiste  (Voir  Sainte-Beuve,  Porlralts  conlemporains. 
t.  1,  p.  829). 

(2)  Plusieurs  Saint-Simoniens  se  plaignaient  vivement  de  «  ronvaliisscincnt 
exagéré  des  pensées  de  Maistre  et  de  jjamenuais  ». 

(3)  ce  D'autres  le  lisent  plus  sérieusement  (voire  journal)  notamment  M.  \  a- 
lette,  lieutenant  de  frégate,  ancien  élève  de  l'école,  qui  trouve  votre  système 
U'ès  intéressant,  la  plupart  de  vos  idées  fort  Justes.  Ses  doctrines  sont  cepen- 
dant celles  de  M.  de  Maistre  et  de  Honald  »  (Levesque,  ingénieur  ilc  la  maiine. 
La  Galypso  en  station  au  I^evant,  19  décendire  i83i,  à  M.  I^eclievalicr). 

(4)  En  effet  «  les   eluétiens  ont  divinisé  Dieu    et   n'ont  adoré  ([u'une  de  ses 

37 


—  l^lH  — 

«  le  seul  (|iii  puisse  satisfaire  des  co'urs  aimants,  et  les 
esprits  éclairés  auxquels  la  loi  nouvelle  n'a  pas  encore 
été  annoncée  (i)  »  (Lellres  à  un  prèlic  <  allioli(|ue,  3 
novembre  1829.  II.  F.).  Aussi  paiciil-ils  an  (  allKtlicisme 
«  l(nir  tribul  d'amour  et  d'admir-alion  ».  Ils  ont  avec  les 
<;allioli(|ucs  des  sentiments  et  des  principes  communs  (2)  : 
la  haine  de  l'anarchie  individualiste,  l'idée  que  l'égoïsme 
tue  les  sociétés  dont  la  religion  ne  lait  plus  la  vie,  et  ils  ont 
aussi  le  sentiment  profond  de  la  nécessité  absolue  d'un 
morne  but,  d'une  foi  religieuse  commune  et  d'une  disci- 
pline im|)rimant  aux  volontés  individuelles  une  direclion 
commune  pour  que  l'ordre  et  l'harmonie  s'étaljlissent ; 
ils  ont  le  sentiment  profond  qu'il  faut  effacer,  faire  dispa- 
raître, tuer  en  soi  la  personnalité;  ils  ont  comme  eux  le 
sens  social,  c'est-à-dire  le  sens  de  la  suboi'dination  néces- 
saire du  bien  individuel  au  bien  collectif,  le  sentiment  très 


deux  faces  ».  Le  Cliristianisine  ne  voyait  clans  l'iiomnie  que  la  face  esprit,  et 
détournait  les  yeux  de  la  face  matière,  et  si,  quoi  qu'il  pût  faire,  il  se  trouvait 
malgré  lui  ramené  à  elle,  il  criait  anathème  aussitôt  qu'il  l'apercevait.  Ce  dédain 
de  la  matière  se  retrouvait  dans  tous  les  ordres  des  conceptions  humaines:  dans 
la  politique,  dans  la  morale  individuelle,  dans  la  poésie.  (D'Eichtlial  à  Mill, 
i"""  décembre  182g).  La  doctrine  religieuse  des  Saint-Sinioniens  a  ce  caractère 
unitaire  qui  doit  rallier  autour  d'elle  les  hommes  de  l'avenir.  Elle  ne  met  ni 
Vesprit  au-dessus  de  la  matière  ni  la  matière  au-dessus  de  Vesprit.  Elle  les 
regarde  comme  entièrement  unis  l'un  à  l'autre,  comme  étant  la  condition  l'un 
de  l'autre,  comme  étant  les  deux  modes  par  lesquels  se  manifeste  Vétre,  l'être 
vivant,  l'être  sympathique...  Elle  pense  que  dans  V ordre  poUti</ue  comme  dans 
l'ordre  poétique  nous  devons  également  tenir  compte  des  facultés  spirituelles  et 
matérielles  de  l'humanité  afin  de  produire  son  bien-être  moral  (Eicbtbal  à  Mill, 
I""  décembre  182g). 

(i)  Pour  pratiquer  Saint-Simon  il  faut  avoir  été  chrétien  et  ne  plus  l'être.  Il 
faut  avoir  puisé  dans  les  instructions  d'un  ministre  de  l'Evangile,  à  quelque 
secte  qu'il  puisse  d'ailleurs  appartenir,  ce  besoin  d'amour,  de  fraternité  que  la 
parole  chrétienne  fait  naître  dans  le  cœur  des  hommes  et  auquel  aucune  des 
sectes  chrétiennes  existantes  ne  donne  aujourd'hui  satisfaction. 

(2)  «  Le  SaintSimonisme  c'est  une  religion  moins  un  Dieu,  c'est  le  christia- 
nisme moins  la  foi  qui  en  est  la  vie  ;  c'est  l'Évangile  moins  la  raison  et  la  con- 
naissance de  l'homme  ».  (Lamartine).  Ozanam  dans  l'étude  qu'il  consacre  aux 
Saint-Simoniens  déclare  qu'ils  se  rattachent  sur  plus  d'un  point  aux  traditions 
chrétiennes  et  qu'ils  veulent  seulement  donner  de  nouveaux  noms  à  d'anciennes 
vertus,  changer  les  conseils  de  l'Evangile  en  préceptes  et  fixer  sur  terre  l'idéal 
du  ciel. 


—  /ii9  — 
profond  des  responsabilités  que  tous  ont  dans  le  bonheur 
ou  le  malheur  du  prochain,  le  souci  d'une  distribution  des 
biens  telle  que  nul  n'en  soit  dépourvu  et  que  le  partage 
en  soit  de  plus  en  plus  équitable  ;  le  désir  de  l'accroisse- 
ment continu  de  Tordre,  de  l'égalité  réalisable,  de  la  paix 
entre  les  peuples  et  de  la  confraternité  des  hommes,  et  la 
même  sympathie  pour  la  misère  des  pauvres,  le  même 
dévouement  pour  leur  amélioration  morale.  Ils  compren- 
nent que  dans  la  société,  telle  que  les  événements,  et  les 
doctrines  l'ont  faite,  on  ne  peut  exercer  d'action  que  si  on 
porte  au  cœur  ce  goût,  cet  amour,  cette  intelligence  du  peu- 
ple, et  que  l'on  ne  peut  résoudre  le  grand  problème  social 
que  si  l'on  est  profondément  religieux.  Sur  tous  ces  points, 
catholiques  et  Saint-Simoniens  ne  diffèrent  que  par  des 
nuances (i).  Aussi  les  Saint-Simoniens,  qui  étaient  d'ail- 
leurs attaqués  très  violemment  par  certains  journaux  ca- 
tholiques, critiqués  sérieusement  par  d'autres  qui,  tout 
en  ne  méconnaissant  pas  la  générosité  de  leurs  illusions, 
en  voyaient  le  danger,  étaient-ils  jugés  avec  plus  d'indul- 
gence par  ceux  qui  catholiques  (2)  et  libéraux,  partagés 

(i)  «  L'église,  écrit  uq  Saint-Simonien,  c'est  une  institution  qui  est  fondée 
sur  la  prétention  à  l'universalité  et  par  un  charpentier;  qui  ne  prati(|ue  pas 
la  conscription  ;  qui  ne  reconnaît  pas  de  castes  ni  même  de  race  parmi  ses 
membres  ;  qui  n'admet  ni  l'hérédité  des  Fonctions  ni  l'hérédité  de  fortune,  ni 
même  la  propriété  privée  ;  qui  ;i  réalisé  l'association  de  travaux  et  de  vie  ; 
c'est  cette  association  qui  nous  a  donné  le  gfoùt  de  toutes  les  bonnes  cho- 
ses. » 

(2)  Montalenibert  écrit  dans  V Avenir:  «  n'est-ce  pas  la  foi^inconiplète,  incer- 
taine, égarée,  mais  toujours  elle,  qui  reparaît  dans  ce  groupe  d'hommes  nou- 
veaux, parmi  ces  Saint-Simoniens  qui  tout  bafoués  qu'ils  sont  et  quelque  répu- 
gnance qu'ils  nous  inspirent,  méritent  au  moins  notre  étonnement  puisqu'ils 
viennent  parler  au  monde  de  foi  et  qu'ils  se  disent  prêts  ;\  affronter  le  martyre, 
oui  le  martyre,  le  cuisant  et  impitoyable  martyre  de  notre  société:  le  ridi- 
cule. ».  Avenir,  3  août  i83i.  N'est-ce  pas  en  effet  le  ton  d'un  apôtre  que  celui 
d'Enfantin  ?  Il  écrivait  :  «  Non,  le  ridicule,  la  honte  même,  que  dis-je,  la  di- 
minution de  l'affection  des  personnes  qui  nous  aimaient  et  que  nous  chéi-issons 
toujours  quelle  que  soit  leur  froideur  pour  nous,  ne  nous  feraient  pas  gai'dcr 
dans  le  secret  de  notre  pensée  le  nouvel  Evangile  qui  doit  sauver  tons  les  hom- 
mes, ceux  mêmes  qui  nous  la|)ideront.  ...I^es  stuiciens  na({uirent  par  une  admi- 
rable lassitude  de  Dieu  qui  ne  parlait  pas,  des  hommes  qui  se  disputaient  entre 
le  despotisme  et  l'anarchie  un  vil  pouvoir.    Or,    la  même  misère  qui  les   a  pro- 


entre  deux  amours,  eclui  de  la  religion  et  de  la  liljerlé, 
voulaient  comme  Monlalembert  les  concilier,  et  montrer 
que  «  leur  union  est  non  seulement  chose  possible,  mais 
chose  nécessaire  »,  et  qui  étaient  intéressés  ou  étonnés  par 
le  saint-simonisme  etses  progrès.  Certains  même,  comme 
l'abbé  Jacques,  ancien  professeur  de  l'Université,  com- 
prenaient et  expliquaient  fort  bien  les  causes  de  son 
succès  f|ui  venait,  selon  lui,  «  d'une  magnificiue  cou- 
leur de  [)liilanthropie,  des  idées  de  progrès,  de  perfec- 
tionnement de  l'espèce  humaine  qui,  à  les  en  croire,  ne 
pouvaient  se  réaliser  que  par  leur  système  »  (Cité  par 
BufFenoir,  Les  Saint- Simonieiis  à  Lyon,  i83i-i83/i.  H.  bleue, 
i8  septembre  1906). 

Les  analogies  entre  la  doctrine  catholicjue  vA  celle  des 
Saint-Simoniens  «  ces  pieux  ajusteurs  de  l'église  catho- 
lique aux  besoins  de  la  philosophie  nouvelle  »,  comme 


duits  autrefois  a  créé  aujourd'hui  les  libéraux  de  Saint-Simon.  Comme  les  stoï- 
ciens, ceux-ci  ont  désespéré  de  Dieu  et  de  la  république  ;  ils  ont  Pait  un  schisme 
avec  tout  ce  qui  a  été,  tout  ce  qui  est,  tout  ce  que  le  xix*^  siècle  espère;  ils  ont 
compris  que  cette  triple  cause  était  perdue  et  laissant  la  foule  s'enivrer  des 
mensonjjes  d'une  société  finie,  ils  se  sont  réfug-iés  dans  leur  cœur  pour  y  cher- 
cher quelque  chose  qui  fût  puissance  et  vérité.  Mais  au  lieu  que  les  stoïciens 
ne  crurent  pas  possible  un  dieu  nouveau  ni  une  société  nouvelle,  les  libéraux 
de  Saint-Simon  éclairés  par  le  miracle  du  christianisme  ont  conçu  le  dessein  de 
retremper  leur  œuvre  en  refaisant  Dieu.  C'est-à-dire  qu'ils  ont  compris  juste 
ce  qui  manque  à  la  société  moderne  pour  être  une  société,  la  foi.  Curieux  évé- 
nement sans  doute.  Pendant  qu'on  sonne  partout  les  funérailles  de  Dieu,  voici 
de  nos  contemporains,  des  jeunes  gens  comme  nous,  dont  l'incrédulité  mal  à 
l'aise  soupire  après  la  foi  jusqu'à  s'en  faire  une,  jusqu'à  se  soumettre  à  une  hié- 
rarchie religieuse  et  à  prêcher  des  dogmes  au  peuple.  Lacordaire,  i3  novem- 
bre i83o.  h' Avenir. 

Toutefois  ils  ne  travaillent  pas  pour  eux.  Ils  séduiront  peut-être  beaucoup 
d'âmes,  car  des  temps  approchent  où  quiconque  parlera  de  Dieu  aux  hommes 
les  fera  pleurer  tant  le  cœur  humain  sera  las  des  hommes.  Mais  un  obstacle 
plus  invincible  encore  dans  les  temps  éclairés  qu'aux  époques  d'ignorance  empê- 
chera toujours  la  propagation  d'une  foi  fondée  sur  le  seul  raisonnement.  Le 
libéralisme  de  Saint-Simon  n'est  trop  visiblement  qu'une  philosophie,  qu'une 
politique  recouverte  de  prétentions  religieuses  qui  ne  subsisteront  pas  devant 
l'examen  et  qui  prouvent  seulement  la  nécessité  de  la  foi  semblable  à  ces  astres 
longtemps  l'effroi  du  monde,  dont  la  lumière  errante  laisse  entrevoir  celle  de 
l'étoile  immobile.  Lacordaire,  Ibidem.  «  Ce  qu'ils  sont  et  ce  que  nous  som- 
mes ».  h'Avenir. 


^2  1    

dit  spirituellement  M.  Dolléans,  étaient  telles  que  des 
Saint-Simoniens  restés  libéraux  s'en  inquiétaient  :  «  je 
crains  toujours,  écrivait  Guéroult  à  Lambert,  en  i832, 
que  vous  ne  tourniez  au  catholicisme.  »  Lamartine  avait 
prédit  que  le  saint-simonisme  «  hardi  plagiat  qui  sortait 
de  Tévangile  y  reviendrait  (i)  ».  C'est  ce  qui  arriva  du 
moins  en  partie  :  lorsque  plusieurs  Saint-Simoniens  se 
rendirent  compte  après  le  schisme  de  Bazard  de  l'im- 
possibilité qu'il  y  avait  à  fonder  quelque  chose  sans  la 
tradition  et  contre  elle,  ils  se  convertirent  au  christia- 
nisme; les  uns  allèrent  à  un  christianisme  vague,  les 
autres  à  un  catholicisme  fervent.  C'est  le  saint-simonisme 
qui  les  y  conduisait;  c'est  lui  qui  amena  Bûchez  à  son 
seuil  —  et  qui  ramena  avec  éclat  dans  le  giron  de 
l'église  catholique  le  carbonaro  Dugied.  «  Nous  sommes 
passés  près  de  la  demeure  de  M.  Dugied  fervent 
Saint-Simonien  sous  le  règne  de  M.  Bazard,  écrivait  la 
Saint-Simonienne  Suzanne  Voilquin  partant  en  Egypte 
pour  y  retrouver  le  Père  ;  aujourd'hui  on  nous  le  fait 
remarquer  sombre  et  recueilli  ;  il  revenait  de  l'église 
entendre  la  messe  ainsi  qu'il  le  fait  chaque  jour.  Est-ce 
une  pose?  est-ce  une  co}ivictw?i  ?  me  suis-je  demandé  en 
voyant  cet  ex-apôtre  ?...»  Il  y  eut  d'ailleurs  parmi  les  Saint- 
Simoniens  bien  d'autres  conversions  :  celle  de  Margc- 
rin  (2),  celle   de  Claire   Bazard,   et  celle  de   son  gendre 


(i)  Tout  ce  qu'il  y  a  en  lui  de  sincère,  d'tHevé,  d'aspiialion  ;\  un  ordre 
terrestre  plus  parfait  et  plus  divin,  s'apercevra  bientôt  qu'il  ne  peut  marcher 
sans  base,  qu'il  faut  toucher  au  ciel  par  ses  désirs,  mais  à  la  réalité  humaine 
par  les  faits,  et  reviendra  au  principe  qui  donne  à  la  fois  la  vérité  spéculative 
et  la  force  pratique,  l'espérance  indéfinie  du  perfectionnement  des  sociétés 
civiles,  et  la  rè^jle,  la  morale  et  la  mesure,  qui  peuvent  seules  les  y  diri{|er  ; 
ce  principe  d'où  nous  émanons  tous,  croyants  ou  sceptiques,  amis  ou  enne- 
mis. C'est  le  christianisme  1...  (Lamartine,  Poliliqiie  ralionncllc,  cité  par  Dory, 
p.  a. '16-3/1 7). 

(•>,)  «  Marjjeriu  écrit  dans  V  Unlvcrsilr  calholiiiiw.  espèce  d'eiiscijfucmoiil  ency- 
clopédique publié  par  l'abbé  rîcrbet,  Montalcmbcrt,  Ca/.alis  et  autres,  .lai  vu 
Marjfcrin  plusieurs  fois  :  son  attitude  comme  catlioli(|ue  m'a  paru  écpiivoqnc  et 
diplomatique.  Il  n'a  pas  reculé,  m'a-t-il  dit,  sur  aucun  des  points  capitaux  de 
SCS  anciennes  convictions  et  il  croit  y  arriver  plus  vivement  par  le  catholicisme 


/j2  2    

Saint-Chéron,  qui  devint  rédacteur  à  VUnivers  religieux, 
celle  de  Dory  qui  pujjlia  une  brochure  {i^elour  au  Christia- 
nisme de  la  part (V un  ^a\ut-Sinionien,  par  A.  Dory,  avocat, 
Marseille,  i83/i)  —  celle  de  Chéruel  et  de  tant  d'autres. 
D'autres,  sans  revenir  au  calholicisnie  |)rali(|uant  devin- 
rent des  admirateurs  du  catholicisme,  a  Disons-le  une 
fois  pour  toutes,  écrivait  un  Saint-Simonien:  par  la  doc- 
trine de  Saint-Simon,  nous  avons  compris  tout  ce  qu'il  y 
avait  eu  de  grand,  de  sublime  dans  les  institutions  <jue 
notre  éducation  nous  avait  fait  méconnaître,  liemplis 
d'une  admiration  sainte,  nous  avons  senti  toute  la  valeur 
des  mythes  chrétiens,  nous  avons  compris  (pic  par  eux 
seulement  la  divine  morale  du  Christ  avait  pu  se  réali- 
ser (i).  »  Ce  respect  et  cette  admiration  du  catholicisme, 
la  compréhension  de  son  rôle  historique  et  social  furent 
pour  plusieurs  une  étape  sur  la  voie  du  retour  à  la  reli- 
gion catholique. 

Il  semble  bien  que  l'individualisme  de  Fourier  n'avait 
pas  avec  le  catholicisme  l'affinité  qu'avait  le  sens  social 


qui  professait  depuis  longtemps  in  petto  toutes  ces  nouveautés  !  (Guéroult  à 
Lambert,  5  mai  i836).  Margerin  devint  l)ientot  professeur  dans  une  université 
catliolique  en  Belgique.   » 

(i)  «  Aucun  de  ceux  qui  ont  passé  par  le  Saint-Simonisme  ou  qui  y  ont 
touclié  d'un  peu  près  n'y  ont  passé  impunément,  dit  Sainte-Beuve. 

En  dehors  de  la  direction  industrielle  et  économique,  il  donna  li  plus  d'un 
qui  en  manquait  l'idée  d'une  religion  et  le  respect  de  cette  forme  sociale  la 
plus  haute  de  toutes.  «  Sainte-Beuve,  Nouveaux  lundis,  IV,  i/jô. 

Ayant  passé  moi-même  en  si  peu  de  temps  grâce  au  saint-simonisme  de 
l'athéisme  à  un  sentiment  contraire.  D'Eichthal  à  Mill,   i*"'  décembre  1829. 

J'ai  vu  20  jeunes  Français  qui,  d'antagonistes  moqueurs  du  christianisme, 
sont  devenus  grâce  à  l'influence  de  Saint-Simon  des  admirateurs  sincères  de 
cette  noble  religion.  Du  Saiiit-Simonisme.  Gazette  d'Augsbonrg. 

D'ailleurs  tout  le  monde  constate  entre  1882  et  i835  la  renaissance  du  senti- 
ment religieux.  «  Il  se  passe,  écrit  Dupanloup  en  i835,  et  s'accomplit  depuis 
un  certain  temps  que](|ue  chose  d'admiral)le  parmi  nous;  les  influences  religieuses 
ont  repris  leur  empire,  au  fond  il  y  a  toujours  un  mouvement  religieux,  vague 
pour  plusieurs,  mais  irrésistible  et  de  plus  un  retour  certain  et  sérieux  pour  un 
grand  nombre.  «  Et  déjà  en  1882  le  philosophe  rationaliste  Jouffroy  constatait 
avec  surprise  le  changement  d'orientation  des  esprits,  .v  Messieurs,  disait-il  à  ses 
élèves,  11  y  a  5  ans  je  ne  recevais  que  des  objections  dictées  par  le  matérialisme... 
ujourd'hui  les  esprits  ont  bien  changé  :  l'opposition  est  toute  catholique.  « 


-      ^23     — 

des  Saint-Simoniens.  Les  disciples  de  Fourier  préten- 
daient pourtant  que  la  théorie  de  leur  maître  tout  en 
n'étant  «  hostile  à  aucune  religion  »  a  impliquait  sympa- 
thie et  vénération  toutes  spéciales  pour  le  christia- 
nisme »,  car  il  existe  une  concordance  magnifique  entre 
l'enseignement  évangélique  et  l'unité  harmonienne  de 
Fourier  [Victor  Hennequin].  La  Phalange  allait  plus 
loin  encore  en  constatant  «l'identité  du  but  de  l'école  socié- 
taire avec  celui  du  christianisme  ».  Peut-être  y  a-t-il  là  un 
peu  d'exagération  —  mais  ce  que  le  fouriérisme  avait  de 
commun  avec  le  christianisme,  ainsi  que  ^L  Charles  Gide 
l'a  signalé,  c'est  surtout  sa  foi  dans  l'existencô  d'un  plan 
providentiel  préétabli  dont  l'homme  s'est  éloigné  et  qu'il 
s'agit  de  retrouver.  Plusieurs  fouriéristes  déçus  et  désabu- 
sés et  qui  avaient  un  «  besoin  impérieux  de  culte»  devin- 
rent d'ailleurs  des  catholiques  pratiquants.  La  conversion 
la  plus  notoire  futcelle  d'Abel  Transon  en  i835.  Il  annon- 
çait à  .Julie  Considérant  son  retour  au  christianisme,  et 
l'attribuait  à  ses  convictions  fouriéristes  :  «  Je  suis  devenu 
chrétien.  La  foi  religieuse  m'a  été  rendue  ;  et  quand  on 
est  phalanstérien,  on  ne  peut  être  que  catholique.  L'église 
est  le  foyer  même  de  cette  idée  de  l'imité  universelle  que 
Fourier  a  ramenée  au  monde  philosophique,  et  quant  à 
l'espérance  d'une  harmonie  sociale  elle  n'est  dans  aucune 
des  autres  opinions,  puisque  aucune  d'elles  n'a  de  pivot 
terrestre.  L'église  catholique  seule  a  l'idée  de  bâtir  pour 
l'éternité  »  (sans  date). 

Plusieurs  fouriéristes  le  suivirent  d'ailleurs  dans  son 
évolution  :  d'Eyzalguier,  Veran  Sabran,  Laverdant,  et 
d'autres  (i)  encore.  Laverdant,  bien  que  redevenu  catho- 
Ii(|ue,  se    réclamait   toujours    de    Fourier  :    «    Si  jailore 


(l)  Laverdant  écrivait  «  qu'il  y  avait  dans  l'tk-ole  un  petit  imnibie  de  plia- 
lanstériens  qui  tendaient  au  calholicisuie  s'ils  n'y  étaient  déjà  comme  (lirol, 
AHVed  /Vdiran,  Le  Morvonnais,  Mary^olin.  »  T,e  Mnrvonnais  était  venu  tl'ail- 
leurs  au  l'ouriérisnie  pour  un  uiotiF,  éciivail-il  aux  rédacteurs  du  Phnlumjc. 
qui  pourrait  «  sembler  à  beaucoup  i)ien  clran{fc...  pari'C  que  jcsuis  cbi'cticu  c( 
que  vous  êtes  harmonieus.  » 


désormais  ce  que  j'ai  brnlé,  ce  Christ  que  j'avais  oublié, 
cependant  je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  brùlenl  ce  (ju'ils 
ont  honoré.  Fourier  reste  mon  maître  naturel  et  res- 
pecté et  je  vois  en  lui  1(î  |)his  vigr)ureux  génie  qui  se  soit 
hors  de  la  loi  sacrée  lancé  vers  l'éternelle  vérité  ;  quoi 
qu'on  ait  pu  dire,  les  attractio)is  sont proporlionnelles  aux 
destinées  dans  le  sens  large  et  profond  de  ces  mots,  ta 
série  ne  cesse  pas  de  distribuer  les  harmonies,  l^nfin  F  analo- 
gie universelle  coni[)lèle  cette  triple  et  féconde  méthode 
d'intéo-rale  investif^ation.  » 

Certains  membres  de  l'école  phalanstérienne  auraient 
souhaité  qu'on  cherchât  à  concilier  les  dogmes  du  catho- 
licisme avec  la  théorie  harmonienne.  Varin,  ingénieur 
des  mines,  écrivait  à  Considérant  en  iSSy  :  «  dans  l'inté- 
rêt de  la  réalisation  y  anrtns  désiré  vivement  que  ([uolqu'un 
de  vos  collaborateurs  eût  dirigé  ses  recherches  vers  le 
but  de  concilier  en  tout  la  conception  de  Fourier  avec  les 
dogmes  précis  du  catholicisme  et  qu'il  en  eût  montré  la 
connexité  avec  une  religion  à  laquelle  les  uns  (et  je  suis 
du  nombre)  croient  d'une  manière  religieuse,  et  à 
laquelle  les  autres  rendent  justice  comme  au  plus  vaste 
et  au  meilleur  système  qui  ait  depuis  l'origine  réuni  les 
hommes  dans  des  pensées  et  des  actions  communes.  » 
Il  est  d'ailleurs  remarquable  que  le  fouriérisme  inclinait 
vers  le  christianisme  (i).  Déjà  Fourier  s'était  engagé  à 
assurer  aux  prêtres  une  situation  considérable  dans  l'ordre 
nouveau  qu'il  rêvait,  ce  qui  faisait  dire  à  certains  qu'il 
«  courtisait  la  robe  noire  »  (voir  lettre  de  Thomas  à  Tran- 
son,  sans  date).  Mais  l'école  fouriériste  s'était  rappro- 
chée de  plus  en  plus  du  catholicisme.  La  Pltalange  (2) 
cherchait  des  analogies  entre  la  Doctrine  de  Jésus  et  celle 
de  Fourier:  «  ce  que  Jésus   a  réprouvé  sous  le   nom  de 


(i)  Nous  pouvons  citer  beaucoup  d'ytliées  que  la  conversion  à  nos  idées  a 
ramenés  ?i  la  foi  (Phalange,  i^'-  novembre  i838).  Le  même  numéro  contient 
une  lettre  de  curé  qui  porte  ce  titre  un  peu  surprenant  :  conversion  d'un  curé 
à  la  croyance  en  Dieu  par  la  lecture  de  Fourier. 

(2)  Voir  n""  48,  53,  07,  62  bis,  68. 


—    '|3i)  — 

civilisation  ;  ce  que  nous  voulons  avec  Jésus  c'est  ce  que 
Jésus  a  voulu  sous  le  nom  de  royaume  de  Dieu  et  àcV établis- 
sement de  sa  justice  {Phalange,  3*  série,  t.  VII,  p.  2002). 
«  Chaque  jour,  lit-on  dans  la  Démocratie  pacifique,  l'é- 
cole arrive  à  des  solutions  évidemment  chrétiennes 
sinon  catholiques.  »  Le  même  journal  publiait  des  arti- 
cles dont  les  titres:  «  les  disciples  de  Fourier  sont-ils 
chrétiens?  »  ou  bien  encore  «  accord  de  l'évangile  avec 
la  théorie  de  Fourier  »  indiquent  très  nettement  la  nature 
religieuse  des  préoccupations  des  phalanstériens.  «  Si  la 
théorie  sociétaire  se  réalise,  écrivaient-ils,  c'est  la  réali- 
sation universelle  du  royaume  de  Dieu  et  de  sa  justice, 
c'est  la  réalisation  universelle  de  la  véritable  et  sainte 
pensée  du  christianisme,  l'union,  l'association  des 
hommes  entre  eux  sur  la  terre  et  I'union  de  l'humanité 
avec  Dieu  par  l'amour  de  Dieu  et  la  pratique  de  ses  lois  » 
(Manifeste  de  l'école  sociétaire^  ;  et  encore  :  «  C'est  un 
devoir  pour  chaque  homme  vraiment  religieux de  con- 
tribuer en  proportion  de  ses  moyens  à  l'acte  décisif  (jui 
peut  mettre  un  terme  à  toutes  souffrances  individuelles 
et  à  toutes  misères  sociales  »  (Manifeste  de  l'école  socié^ 
taire').  Certains  passages  de  la  Démocratie  pacifique  pour- 
raient presque  être  considérés  comme  du  socialisme  chré- 
tien. «  Nous  avons  à  réaliser  une  démocratie  chrétienne 
où  la  liberté,  l'égalité,  la  fraternité  ne  soient  pas  de  vains 
mots,  où  l'accomplissement  de  ces  principes  évangéliques 
constitue  l'unité  »  (Démoc,  pacif.,  t.  II,  p.  i33). 

Ala  même  époque,  l'architecte  Bourgeois,  ancien  Saint- 
Simonien,  dans  une  brochure  intitulée  le  Christianisme 
temporel  oi\  figure  une  note  sur  «l'église  selon  saint 
Jean  »  ou  «  réalisante  »  s'adi-cssait  aux  Saint-Simoniens 
et  aux  Saint-Simoniennes  pour  leur  faire  part  de  la  néces- 
sité et  de  la  possiljilité  (pril  y  avait  de  ralh'er  la  (h)ctiine 
de  Saint-Simon  à  la  foi  chrétienne,  au  chrisliaiiismc 
temporel  et  aux  éciitures  (i). 

(i)   «  l/auteiii'j  r-L'rlviiit-il,    ne  cherche  pas  à  l'aire  scclc  ;  c'est  au  coiiiraire 


Ainsi  les  doctrines  saint-simonienne  et  fouriériste  se 
rapprochaient  très  nettement  et  très  sensiijlcnient  du 
christianisme.  D'un  autre  cÀAi^,  rèjile  des  catholicpies 
tendait  à  évohicr  sous  riniprcssioTi  (l<;s  dcjclrines  saint- 
simonienne  et  Couriérisle,  et  sul)issail  j)eiit-ètie  incons- 
ciemment l(nir  inlliiencc.  «  Le  Vroductcur,  écrivait 
M.  (]h(;vaIioi',  pièchail  hi  baisse  de  l'intérêt,  la  déconsi- 
dération sociale  des  oisifs  et  la  prééminence  de  l'indus- 
trie. Les  écrivains  des  journaux  cathoii(|ues  sont  entrés 
en  rapport  avec  nous,  ils  nous  étudient  avec  curiosité, 
avec  étonnement,  ils  modifient  insensiblement  leuis 
idées  par  les  nôtres.  »  Le  fouriériste  Considérant  se 
rencontrait  en  i833  avec  le  saint-simonien  Lerminier 
chez  le  catholicjue  Montalembert  où  il  fréquentait,  et  où 
ils  discutaient  tous  trois  des  solutionsà  donnera  la  ques- 
tion sociale,  et  s'entretenaient  de  la  «  misère  actuelle  du 
peuple  »,  dont  ils  tiraient  «  de  sinistres  présages  pour 
l'avenir  ».  Tout  le  monde  d'ailleurs  constate  ce  rappro- 
chement du  christianisme  et  des  doctrines  des  diffé- 
rentes écoles  socialistes. 

Le  5  mai  i836  Guéroult  écrivait  à  Lambert  :  «  Il  se  fait 
un  mouvement  dans  l'opinion  qui  semble  annoncer  du 
nouveau.  En  religion  par  exemple  il  s'opère  un  grand 
rapprochement  entre  les  catholiques  et  nous  et  ceux  qui 
ont  été  teintés  de  nos  idées.  Les  prédicateurs  catholiques 
donnent  aujourd'hui  en  chaire  une  deuxième  édition  sous 
une  forme  beaucoup  plus  philosophique  des  prédications 

pour  meUre  fin  à  la  secte  saint-simonienne  qu'il  a  écrit  ce  petit  ouvrage  en  le 

faisant   rentrer  quant   aux  données  principales  clans  la  doctrine  du   Clirist 

Nous  voudrions  voir  les  Saint-Simoniens  complètement  ralliés  à    la  doctrine  du 

Christ  qui  délivre  de  toute  erreur  et  rachète  toute  chair,  p.  xiii Car  c'esj 

seulement  par  celte  doctrine  qui  pose  pour  base  du  progrès  social  la  loi  de 
l'existence  simultanée  du  verbe  et  de  la  chair,  manifestée  dans  l'humanité 
par  l'Eglise  et  l'Etat  que  les  Saint-Sinioniens  parviendront  au  but  qu'ils  s'étaient 
proposés  d'associer  respectivement  (et  sans  les  confondre  ni  les  subalterniser 
exclusivement  l'une  à  l'autre)  la  puissance  des  intérêts  matériels  à  la  direction 
bien  entendue  de  l'intelligence,  ou  comme  disent  les  Saint-Simoniens  de  réhabi- 
liter la  CHAIR  pour  l'unir  harmonieusement  et  pacifiquement,  religieuseinenj 
avec  I'esprit.   » 


"  ^^7  - 
de  Barrault,  Laurent  etTranson  et  obtiennent  un  succès  de 
surface  parce  moyen.  Le  clergé  d'ailleurs  par  ses  mem- 
bres éclairés  travaille  beaucoup.  »  Quelques  années  plus 
tard,  Michel  Ciievalier,  «  vieux  voltairien  »  comme  disait 
Enfantin,  s'apercevant  que  «  sans  l'intervention  de  la 
religion  il  sortirait  du  système  manufacturier  un  régime 
d'anarchie  brutale  »,  constatait  avec  joie  que  «  l'église 
catholique  était  au  moment  de  se  réconcilier  avec  les  ten- 
dances novatrices  de  l'époque...  »,  et  que  «  le  clergé 
français  dirigeait  son  attention  et  ses  efforts  du  côté  de 
l'industrie  »  (i).  Enfantin  accentua  d'ailleurs  ce  rap- 
prochement vers  le  catholicisme.  Il  écrivait  en  i8^3 
(i"  novembre)  à  Arles  Dufour,  son  disciple  :  «  Il  faut 
faire  prêcher  le  saint-simonisme  de  i8/i3  aux  nobles  et 
aux  curés  puisque  les  bourgeois  qui  ont  entendu  celui 
de  i83o  n'osent  pas  le  pratiquer  »,  et  lui  recommandait 
de  suivre  avec  soin  le  mouvement  du  clergé  vers  les 
idées  populaires. 

Il  serait  intéressant  d'étudier  plus  à  fond  ces  mouve- 
ments qui  jetteraient  un  jour  nouveau  sur  les  origines  de 
ce  qu'on  appelle  le  socialisme  chrétien.  Mais  ceci  nous 
écarterait  un  peu  de  l'oljjet  (|ue  nous  nous  étions  pro- 
posé, lequel  était  strictement  de  montrer  que  les  doctri- 
nes que  nous  avons  étudiées  avaient  au  fond  un  carac- 
tère religieux  bien  (pie,  comme  nous  l'ayions  vu,  les 
phalanstériens  n'aient  généralement  pas  envisagé  le 
fouriérisme  sous  cet  aspect  et  n'aient  pas  même  entrevu 
son  caractère  religieux.  On  a  dit  souvent  (pio  le  socia- 
lisme était  une  religion  (Gustave  Le  Bon)  et  M.  T)ol- 
léans  a  écrit  que  lorsqu'on  voulait  ranuMier  à  l'unilé 
ses  vai'ianles,  on  pouvait  dii'o  (pTclh^s  préscnlaicnl  avant 
tout  un  caractère  religieux  (Owen,  p.  G).  Cela  est  par- 
faitement exact  et  j)cut  être  vérifié  sur  le  socialisme 
de  iS/jS  notamment,  lequel  a  un  caractère  très  nettement 
religieux;    c'est    encore    plus    vrai    (hi    sainl-sinionisnie 

(l)  OrjjiiiiisiitMHi  lia  cliciniii  de  iVr  do  Stiashoiiii;  à   lî;\lo  (J"  lettre,   I^^.'il). 


-  /,.,s  — 

et  du  fouriérisme.  Il  faut  d'ailleurs  remarquer  que  vers 
i83o,  toutes  les  doctrines  —  et  non  pas  seulement  les 
doctrines  socialistes  —  ont  un  caractère  religieux  : 
Wronsky  (i),  A/,aïs,  Cocssin,  aboutissent  à  des  religions, 
et  Auguste  Comte  lui-même  (|ui,  après  avoir  déclaré  à 
propos  des  Sainl-Siinoniens  ([ue  le  retour  à  la  théologie 
de  la  part  de  gens  qui  en  étaient  sortis  était  à  son  avis  un 
sisfue  irrémédiable  de  médiocrité  intellectuelle  et  peut- 
être  môme  un  manque  de  véritable  énergie  morale,  finira, 
par  créer  la  religion  positive,  après  avoir  tenté  une 
alliance  avec  les  catholiques. 

Mais  ces  doctrines,  dans  lesquelles  se  manifestent  net- 
tement une  religiosité  et  un  mysticisme  qui  répondent 
aux  aspirations  sentimentales  et  constituent  ce  qu'on  a 
appelé  le  socialisme  utopique  et  sentiiTiental  ont  de  plus 
une  valeur,  une  signification  documentaire  ;  elles  sont  le 
témoignage  de  leur  époque  ;  et  leur  caractère  commun, 
celui  qui  les  oppose  à  celle  des  réformateurs  de  l'époque 
suivante  ou  tout  au  moins  les  en  distingue  nettement, 
c'est  d'être  romantiques. 

Cette  aberration  orgueilleuse,  cette  hypertrophie  du 
moi  que  nous  avons  signalées  au  cours  de  cette  étude 
chez  Saint-Simon,  Fourier  et  Enfantin,  —  ce  messia 
nisme  social,  qui  leur  est  commun,  cette  religiosité 
plus  ou  moins  vague,  plus  ou  moins  confusément  pan- 
théistique,  ce  matérialisme  mystique,  ces  plagiats  évan- 
géliques  adultérés  de  rêveries  utopiques  de  paradis  ou 
d'Edens  sensualistes,  ces  débordements  de  sensibilité, 
ces  dérèi^flements  moraux,  cette  «  omnigamie»  comme  dit 
Proudhon,  que  sont-ils  sinon  les  symptômes  caractéris- 
tiques, aisément  reconnaissables  et  qui  ne  trompent  point, 
du  romantisme,  tels  que  ses  plus  récents  et  plus  lucides 
historiens,  au  tout  premier  rang  desquels  il  faut  citer 
M.  Pierre  Lasserre,  nous  les  ont  dé(u-its.  Tout  le  roman- 

(i)  Wronsky  est  un  n'vélnteur.  Il  expose  «  reiïroyahie  .intinomie  sociale  », 
et  promet  la  destruction  finale  (il  attaquait  d'ailleurs  avec  violence  le  Saint- 
Simonisme).  Voir  Bulletin  union  antinomienne,  Messianisme  (i 833). 


—    429    — 

tisme  social  et  philosophique  est   dans  ces  doctrines  et 
tous  ses  traits  y  sont  très  fortement  marqués. 

Mais  c'est  sans  doute  chez  Fourier  qu'ils  le  sont  le 
plus  nettement  et  le  plus  profondément.  M.  Seillère, 
dans  son  livre  intitulé  le  Mal  roinantique ,  a  étudié  Fou- 
rier comme  le  représentant  d'un  des  aspects  essentiels 
selon  lui  de  la  psychologie  romantique,  qui  lui  semble 
incarner  dans  toute  sa  perfection  ce  qu'il  appelle  «  l'im- 
périalisme irrationnel  des  pauvres  ».  VA  M.  Fortunat 
Strowski  analysant  cette  année  le  Romantisme  îiumani- 
taire  et  philosophique,  choisissait  comme  représentant  de 
Ce  grand  mouvement  Fourier  parce  qu'  «  en  lui  l'utopie 
sociale  apparaît,  disait-il,  plus  pure,  plus  radicale  et  en 
même  temps  plus  poétique.  »  —  C'est  peut-être  lui  faire 
beaucoup  d'honneur,  —  bien  qu'il  se  soit  dans  un  pas- 
sage de  ses  œuvres  proclamé  «  le  suzerain  du  roman- 
tisme »,  que  de  faire  de  Fourier  «  le  grand  vulgarisateur 
de  tous  les  excès  de  la  psychologie  romantique  au 
XIX*  siècle  »  (Seillère,  p.  228).  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est 
qu'on  retrouve  chez  lui,  et  dans  son  œuvre,  comme  chez  les 
Sainl-Simoniensetdans  leurs  œuvres,  les  caractéristiques 
les  plus  essentielles,  les  symptômes  du  romantisme  (i); 
nous  avons  déjà  signalé  leur  égotisme,  leur  émotivité  mys- 
tique :  mais  le  trait  principal  qui  apparaît  chez  eux,  c'est  la 
suprématie  de  la  passion,  et  de  l'affectivité  sur  la  raison. 
Chez  Fourier  comme  chez  les  Saint-Simoniens,  le  senti- 
ment et  la  passion  sont  glorifiés.  Ne  sont-ils  pas  tout, 
en  effet,  puisque  la  production  économique  elle-même 
exigera  pour  atteindre  son  maximum  «  le  plus  haut  degré 
de  sentiment!  »  Fouriéristes  et  Saint-Simoniens  se 
disputent  la  paternité  de  l'idée  que  «  la  passion  est  une 
révélation  permanente  ».  Et  la  raison  est  presque  aussi 
maltraitée  par  les  Saint-Siinonicns,  qui  sont  des  hommes 

(i)  «  On  est  de  ftiit  partisan  de  la  tlirorie  sooie^laire,  disait  l'\)uricr,  si  on  est 
partisan  du  genre  romantiqne.  »  Les  Saiiit-Sinioniens  se  proclament  aussi  roman- 
tiques. «  Le  Saint-Simonisme  c'est  le  romantisme  des  savants  »  (N  oir  Exposition, 
l''«  année,  p.  3y6). 


—  43u  — 

de  science  ne  l'oiiljlions  pas  que  par  Fourier.  «  On 
veut  trop  raisonner  »  écrit  à  plusieurs  reprises  Claire 
Ba/.ard  qui  combat  cette  «  manie  de  philosophie,  ce 
désir  de  tout  creuser,  de  tout  approfondir  »  ;  et  cela 
n'esl  point  une  o|)inion  individuollo.  Enfantin,  Transon, 
E.  Rodi'igues,  Jean  Reynaud  le  répètent  sur  tous  les 
tons;  et  l'ex-Saint-Simonien  Pierre  Leroux  a  viaiment 
mauvaise  grâce  à  reprocher  à  Fourier  «  de  nier  la  rai- 
son et  de  ne  connaître  que  ce  qu'il  a|)pclle  les  passions  », 
reproche  exact  d'ailleurs,  car  l'ourier  proclame  (pie  «  la 
raison  est  ennemie  de  Dieu  »  (^Harmonie  universelle,  l,  25), 
et  constate  avec  joie  que  «  dans  tout  cas  c'est  la  pas- 
sion qui  triomphe,  et  jamais  la  raison  qu'elle  bat  partout  à 
plate  couture  »  mais  qu'il  n'appartenait  guère  à  un  dis- 
ciple d'Enfantin  de  formuler  —  car  le  saint-simonisme 
tout  comme  Fourier  subordonne  à  la  sensibilité  l'intelli- 
gence, à  l'imagination  la  raison,  à  l'instinct  la  réflexion 
et  à  la  sympathie  la  science  (i).  Ainsi  les  deux  doctrines 
affaiblissent,  suppriment  le  contrôle  de  la  raison  au 
profit  des  passions  (2);  il  en  résulte  une  exaspération 
de  l'individualisme  fondamental  de  la  nature  humaine. 
M.  Espinas  professe  que  le  socialisme  est  l'expression 


(i)  «  Nous  avons  vu...  le  principe  le  plus  général  et  le  plus  vulgaire  de  la 
simple  morale  individuelle,  la  subordination  nécessaire  des  passions  à  la  raison, 
directement  dénié  par  de  prétendus  novateurs  qui,  sans  s'arrêter  à  l'expérience 
universelle  rationnellement  sanctionnée  par  l'étude  positive  de  la  nature 
humaine,  ont  tenté  au  contraire  d'établir  comme  dogme  fondamental  de  leur 
morale  régénérée,  la  systématique  domination  des  passions,  dont  l'activité 
spontanée  ne  leur  a  point  paru  sans  doute  assez  encouragée  par  la  simple 
démolition  philosophique  des  barrières  destinées  à  en  contenir  l'impétueux 
essor  puisqu'ils  ont  cru  devoir  en  outre  la  développer  artificiellement  par  l'ap- 
plication continue  des  stimulants  les  plus  énergiques.  »  Aug.  Comle,  p.  69, 
t.  IV.  Cours  de  philosophie  positive. 

(2)  Ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu'il  n'y  ait  rien  de  raisonnable  ni  même  de 
rationnel  chez  eux.  On  retrouve  dans  leurs  œuvres  non  seulement  les  «  velléités 
rationnelles  »  que  M.  Seillère  constate  chez  tous  les  romantiques  et  leurs 
sophismes,  mais  encore  très  souvent  une  dialectique  habile  et  ingénieuse  à 
laquelle  Fourier  et  surtout  les  Saint-Simonlens  ont  souvent  recours  pour  don- 
ner à  leurs  vues  les  plus  chimériques  et  à  leurs  rêveries  les  plus  audacieuses 
une  apparence  rationnelle. 


-  43i  - 

suprême  de  l'individualisme  révolutionnaire.  Et  cela 
est  si  vrai  que  M.  Jaurès  lui-même  déclare  dans  un  arti- 
cle de  la  Revue  de  Pains  que  :  tous  les  penseurs  socia- 
listes ont  afTirmé  la  liberté  nécessaire  de  l'individu 
(Socialisme  e\.\\he,v\é.  Revue  de  Paris,  i"  décembre  1S98). 
11  déclare  d  ailleurs  que  malgré  l'apparence  autoritaire 
de  leur  doctrine  les  Saint-Simoniens  étaient  «  hautement 
individualistes  ».  «  Sans  doute,  écrit-il,  ils  combattaient 
l'anarchie  bourgeoise,  le  désordre  de  la  production  et  de 
l'échange  et  ilsvoulaienty  substituer  l'harmonie  de  la  pro- 
duction collective  sous  l'autorité  des  plus  savants  et  des 
plus  sages,  mais  cette  autorité  ne  pouvait  avoir  son  fonde- 
ment que  dans  la  libre  volonté  des  associés  et  elle  ne 
pouvait  avoir  d'autre  effet  que  l'entier  développement  de 
toutes  les  facultés  individuelles.  Transfigurant,  comme 
dit  le  Producteur ,  la  parole  évangélique,  ils  disaient  :  tous 
seront  appelés,  et  tous  seront  élus,  mais  élus  à  une  vie 
d'action  et  de  liberté,  »  Ainsi  le  fouriérisme  et  le  saint- 
simonisme  sont  des  produits  de  l'individualisme  révolu- 
tionnaire. Ce  n'est  donc  pas  par  pure  coïncidence  que 
Saint-Simon  qui  d'ailleurs  est  selon  le  mot  de  ses  dis- 
ciples «  homme  de  raison  beaucoup  plus  que  de  senti- 
ment »  et  dont  l'œuvre  a  un  caractère  beaucoup  moins 
nettement  romantique  que  celui  de  ses  disciples,  fitappcl 
à  M"'"  de  Staël  dans  les  termes  étranges  que  l'on  sait  — 
et  que  les  Saint-Simoniens  firent  offrir  par  A.  Guéroult 
à  (jeorge  Sand,  qui  d'ailleurs  refusa  un  tel  honneur,  de 
l'élever  à  la  dignité  de  «  Mère  »;  de  même  que  ce  n'est 
point  par  l'effet  d'un  merveilleux  hasard  (jue  l'ourier 
admirait  Rousseau  —  dont  il  est  indubitablement  l'héri- 
tier et  le  continuateur  —  et  (juc  ses  théories  offraient 
avec  les  vues  sociales  de  Senancour  une  analouie  telle 
que  les  contemporains  la  signalaient  plusieurs  fois  à 
l'auteur  des  Mouvements  lequel  contre  son  habitude  vou- 
lut bien  reconnaître  et  admirer  u  la  précision  »  avec 
laquelle  l'écrivain  romantique  —  dont  entre  |)areiilhèses 
il  n'avait  jamais  entendu  parler —  «  avait  défini  le  régime 


—  432  — 

d'harmonie  passionnelle  ».  Car  ce  n'est  pas  seulement 
dans  la  littérature  que  se  manifeslent  les  sentiments  et  les 
idées  qu'on  s'accorde  à  qualifier  de  romantiques  mais 
aussi  dans  la  philosophie,  la  |)()lili(iue  et  la  sociologie. 
Les  théories  sociales,  [)liilosophiques  et  littéraires  de 
i83o  procèdent  du  même  état  d'esprit.  Et  c'est  ce  (|ui  fait 
qu'un  Hugo,  une  Sand,  un  Vigny  (i),  un  Senancour,  un 
Béranger,  sont  tout  prêts,  à  comprendre,  à  admirer,  et 
môme  à  se  faire  les  interprètes,  les  traducteurs  élo- 
quents ou  lyriques  de  ces  utopistes  avec  lesquels,  dit 
M.  Fortunat  Strowski,  ils  sont  «  de  plein  pied  ».  Chez  les 
uns  comme  chez  les  autres  on  retrouve  le  même  dédain 
du  réel,  le  môme  désir  de  vivre,  et  de  faire  vivre  l'hu- 
manité tout  entière,  malgré  elle  s'il  le  faut,  dans  un 
monde  irréel  et  harmonieux  qu'ils  créent  eux-mêmes  de 
toutes  pièces  par  la  force  de  leur  imagination  et  de  leur 
cogur —  ou  si  l'on  préfère,  qui  leur  a  été  révélé  et  dont 
ils  prophétisent  l'avènement,  car  eux  aussi,  les  poètes 
romantiques,  sont  des  prophètes;  et  Hugo  est  comme 
Fourier  et  Enfantin  la  «   bouche    de   Dieu    »  ;   écrivains 

(i)  Vieny  a  consacré  aux  Saint-Slmoniens  dans   «  l'Elévation  »    qui  a  pour 
titre  «  Paris  »  quelques  vers  qui  ne  sont  pas  d'ailleurs  parmi  ses  meilleurs 

...Derrière  eux,  s'est  groupée  une  famille  forte, 

Qui  les  ronge  et  du  pied  pile  leur  œuvre  morte. 

Écrase  les  débris  qu'a  faits  la  Liberté, 

Y  roule  le  rouleau  qu'on  nomme  Egalité  (?) 

Et  veut  les  mettre  en  cendre,  afin  que  pour  sa  tète 

L'homme  n'ait  d'autre  abri  que  celui  qu'elle  apprête. 

Et  c'est  un  temple  :  un  temple  immense,  universel, 

Où  l'homme  n'offrira  ni  l'encens,  ni  le  sel. 

Ni  le  sang,  ni  le  pain,  ni  le  vin,  ni  l'hostie, 

Mais  son  temps  et  sa  vie  en  œuvre  convertie. 

Mais  son  amour  de  tous,  son  abnégation 

De  lui,  de  l'héritage  et  de  la  nation. 
•  Seuls  sans  père  et  sans  fils  soumis  à  la  parole 

L'union  est  son  but  et  le  travail  son  rôle 

Et  selon  celui-là  qui  parle  après  Jésus, 

Tous  seront  appelés  et  tous  seront  élus. 
Quant  à  George  Sand,  elle  a  exposé  dans  plusieurs  de  ses  romans  (voir 
notamment  :  la  comtesse  de  Radolstaclt  et  le  péché  de  M.  Antoine  une  sorte 
de  socialisme  religieux  qui  s'inspire  à  la  fois  du  Saint-Simonisme,  du  fourié- 
risme —  et  surtout  de  la  doctrine  de  P.  Leroux  —  qui  est  elle-mcme  un  semi- 
Sainl-Sl  monisme. 


—  433  - 

ou  réformateurs,  ils  ont  la  même  prétention  d'imposer 
—  par  la  force  ou  la  persuasion  —  au  monde,  à  la 
société,  à  la  nature  même  les  caractères,  les  lois  et 
l'ordonnance  des  créations  poétiques  que  leur  imagina- 
tion plus  ou  moins  déréglée  a  rêvées  (i).  Leur  doctrine, 
ces  réformateurs  la  prouvent  par  des  élans  de  sensibilité 
ou  par  des  peintures  poétiques.  «  S'il  nous  était,  écrit 
sérieusement  Fourier,  donné  d'entrevoir  le  nouveau 
monde  sociétaire  dans  toute  sa  gloire,  il  est  hors  de  doute 
que  beaucoup  de  personnes  tomberaient  frappées  de 
mort  par  la  violence  de  leur  extase,  beaucoup  d'autres 
tomberaient  malades  de  saisissement  et  de  regret  en 
voyant  subitement  tout  le  bonheur  dont  elles  auraient 
pu  jouir  et  dont  elles  n'auraient  pas  joui  ». 

En  des  temps  réguliers,  ces  doctrines  en  admettant  du 
moins  qu'elles  se  fussent  produites  eussent  passé  sinon 
aperçues,  du  moins  n'auraient  vraisemblablement  pas  eu 
l'extraordinaire  destinée  qui  était  réservée  au  saint-simo- 
nisme  et  au  fouriérisme.  Mais  dans  une  période  agitée, 
comme  le  fut  ce  commencement  du  xix*  siècle,  dans  la 
fermentation  d'un  monde  nouveau  qui  s'élabore,  où  l'in- 
dividu qui  a  reçu  le  même  ébranlement  que  le  corps 
social  tout  entier,  est  en  quête  de  croyances,  où  les  doc- 
trines les  plus  folles  et  qui  promettent  parmi  les  choses 
les  plus  merveilleuses  le  bonheur  absolu,  se  produisent 
à  la  fois,  où  les  remèdes  les  plus  miraculeux  sont  en 
même  temps  proposés  aux  infirmités  sociales,  des  sys- 
tèmes comme  le  saint-simonisme  ou  le  fouriérisme  ont 
un  public  tout  prêt  pour  les  comprendre,  disons  plutôt 
pour  les  sentir,  car,  comme  nous  l'avons  vu,  les  Jean 
Reynaud,  les  Pierre  Leroux,  les  Jules  Lechevalier  ne  se 


(i)  Karl  Marx  ftiisait  de  ces  «  inventeurs  de  systèmes  socialistes  «  une  critique 
sévère  :  «  T^'activité  sociale  doit  céder  la  place  à  leur  activité  cérébrale  person- 
nelle, les  conditions  historiques  de  l'éuiaucipalion  h  des  conditions  fantastiques, 
l'organisation  g^raduelle  et  si)ontauée  du  prolétariat  en  classe  à  une  or{;anisatioii 
fabriquée  de  toute  pièce  par  eux-mcnies.  L'histoire  du  monde  se  résout  poui-eux 
dans  la  propajjanile  et  la  mise  en  pratique  de  leurs  plans  di;  Société.  » 

a8 


—  ^I.v,  — 

servent  que  de  ce  mot  :  «  sentir  »  la  doctrine.  Et  il  est 
indéniable  que  le  saint-simonisme  el  le  fouriérisme,  non 
seulement  forcèrent  l'attention,  eurent  du  succès  mais 
encore  firent  fureur,  et  qu'ils  inspirèrent  des  enthou- 
siasmes prodi<^ieux,  voire  ménie  apocalyptiques, —  le  saint- 
simonisme  surtout,  car  la  fortune  du  fouriérisme  si  elle 
fut  plus  durable  fut  certainement  infiniment  moins  bril- 
lante. «  Ceux  qui  s'en  défendent  le  mieux,  écrit  un  con- 
temporain, leur  abandonnent  encore  quelque  chose...,  il 
y  a  foule,  peu  de  clients,  beaucoup  de  curieux,  si  on  ne 
se  livre  pas,  on  écoute.  C'est  un  pas  de  fait.  Ce  succès 
serait  plus  grand  encore  sans  la  lutte  qui  s'établit  d'or- 
chestre à  orchestre,  de  tréteau  à  tréteau.  Le  bruit  de  l'un 
couvre  la  voix  de  l'autre;  il  y  a  conflit  d'élixirs,  c'est-à- 
dire  de  systèmes.  Le  public  n'échappe  au  tribut  qu'à 
la  faveur  de  cette  rivalité.  »  Il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner 
outre  mesure  de  cette  emprise  de  ces  systèmes  :  la  révo- 
lution avait  permis  aux  esprits  de  penser  qu'on  pouvait 
d'un  seul  coup  et  facilement  renverser  de  fond  en  com- 
ble l'organisation  sociale  pour  la  refaire  à  son  gré  sui- 
vant un  plan  idéal  ;  aussi  les  innombrables  révélateurs 
ou  réformateurs,  qui  surgissaient  alors,  croyaient-ils  per- 
cevoir au  fond  d'eux-mêmes  un  pouvoir  mystérieux  et 
divin  au  nom  duquel  ils  répandaient  la  vérité  sociale 
économique,  philosophique  et  religieuse  qui,  tombant 
en  coup  de  foudre,  les  avait  illuminés,  éblouis,  et  sou- 
vent même  complètement  aveuglés. 

Ainsi  ces  deux  doctrines  — fouriérisme  et  saint-simo- 
nisme —  qui  se  firent  l'une  à  l'autre  l'âpre  concurrence, 
qu'elles  blâmaient,  sont  intimement  parentes,  bien  qu'el- 
les paraissent  au  premier  abord  très  éloignées  l'une  de 
l'autre,  et  qu'elles  semblent  aboutir  à  deux  formes  con- 
tradictoires également  monstrueuses  qui,  d'ailleurs,  se 
confondent  l'une  avec   l'autre  (i):   l'anarchisme  indivi- 


(i)  «  Pour  certains  centralisateurs,  écrit  Proudhon —  qui  a  porté  de  si  rudes 
coups  à  ses  amis  comme  à  ses  ennemis  (et  qui  n'a  point  ménagé  Fourier  notara- 


—  /,35  — 

dualiste,  et  le  despotisme  d'état  (i),  ce  qiii  pratiquement 
revient  fatalement  au  môme.  On  a  parlé  de  l'anarchie  de 
Fourier  ;  on  a  dit  que  «  nul  n'était  plus  libéral  que  ce  socia- 
liste-là. »  «  Ce  n'est  pas,  écrit  M.  DoWéans  (Revue  d'écon. 
polit. ,1^.  436,  année  1906),  del'anarchiede  Fourierqu'ilcon- 
vient  déparier,  mais  de  son  «  omniarchie,  c'est-à-dire  d'un 
régime  où  l'autorité  est  partout  ».  Non  seulement  dans  la 
phase  transitoire  du  garantisme  Fourier  fait  appel  à  des 
mesures  coercitives,  miais  môme  l'organisation  harmo- 
nienne  ne  pourrait  subsister  que  par  un  constant  appel  à  la 
contrainte,  et  en  réalité  sous  les  premières  apparences 
d'un  régime  où  tout  est  liberté,  on  se  trouve  en  présence 
d'un  régime  où  tout  est  autorité.  »  De  môme  M.  Cauwès 
pense  que  le  «  despotisme  gouvernemental  est  en  germe 
dans  ladoctrine  de  Fourier  )).  En  réalité  lefouriérisme  etle 
saint-simonien  sont  des  doctrines  destructives,  et  cette 
assertion  eût  bien  surpris  Saint-Simon  etFourier,  etEnfan- 
tin  lui-même,  car  ils  avaient  très  nettement  senti  l'impé- 
rieuse nécessité  de  l'ordre,  et  l'avaient  très  formellement 
exprimée  ;ils  avaient  l'ambition  d'être  des  constructeurs, 
etilsse  prenaientde  trèsbonne  foi  pour  tels. Ils  ont  prisde 
la  destruction  pour  de  la  création,  de  la  régression,  comme 


ment)  la  société  ou  l'Etat  est  tout,  l'iudividu  rien  ;  la  première  absorbe  le 
second.  —  Pour  vous  la  société  n'est  rien  ;  l'individu  seul  existe,  mâle  ou 
femelle  ;  la  société  est  un  mot  qui  sert  Ji  désigner  l'ensemble  des  rapports  des 
individus  entre  eux,  comme  si  des  individus  pouvaient  soutenir  des  rapports  et 
ne  pas  créer  ipso  facto  un  tout  concret,  une  réalité  supérieure  qui  les  dépasse. 
Les  premiers  aboutissent  au  communisme,  ce  qui  est  la  même  cliose  que  le 
despotisme  ;  les  autres  à  l'anarchie  ou  à  la  fantaisie  ;  mais  comme  l'anarchie 
et  la  fantaisie  sont  impralicables  dans  leur  nature,  force  est  à  ces  nominalistes 
de  faire  appel  k  la  force  ;  c'esl  ainsi  que  partant  des  deux  points  extrêmes  de 
l'horizon,  on  arrive  à  la  tyrannie.  Toujours  le  pêle-mêle,  toujours  la  promis- 
cuité, g'ouvernée  par  les  jouissances,  par  l'idéalisme  des  voluptés,  appuyée  au 
besoin  de  la  force.  » 

(1)  Nous  avons  vu  surtout  une  secte  éphémère  (lisez  le  Saint-Simonisini>| 
dans  ses  vains  projets  de  régénération  ou  plutôt  de  domination  universelle 
offrir  pendant  quelques  années  i\  l'observateur  attentif  par  un  concours  tl'abei"- 
ration  qu'on  avait  cru  juscjn'alors  impossible  l'étrange  conciliation  fondamen- 
tale de  la  plus  licencieuse  anarchie  avec  le  plus  di''gradanl  ilfs^otisnic  (Aug. 
(]omte.   Philosophie  positirc,  l.  VV .  p.  Gy). 


_  /,36  — 

Fourier  (|iii  nio  la  civilisation  et  veut  la  supprimer, 
pour  du  progrès  —  et  de  la  servitude  comine  les  Saint- 
Siinoniens  pour  de  l'affranchissement.  «  En  rôvant  la  réor- 
ganisation..., ces  sectes  insensées  n'ont  su  dans  leur 
superbe  médiocrité  développer  réellement  que  la  plus 
dangereuse  anarchie  »,  écrit  très  justement  Aug.  Comte 
(Cours  de  Philosophie  positive,  t.  II,  p.  69). 

Cesréformateurs  ontcru  àla  nécessité  non  pasd'innover 
dans  telleoutellepartie,  d'apporter  à  l'organisationsociale 
tel  ou  tel  perfectionnement  sur  un  point  particulier,  limité 
et  défini,  ce  qui  leur  eût  paru  mesquin  et  indigne  d'eux, 
mais  de  tout  remettre  en  question,  de  tout  bouleverser, 
le  monde  moral  (Saint-Simoniens)  et  le  monde  physique 
(Fourier),  et  qu'ils  pourraient  ensuite  reconstruire  d'un 
seul  coup  et  de  toutes  pièces  l'édifice  social  qu'ils  bri- 
saient avec  une  si  joyeuse  allégresse  ;  ils  croyaient  pou- 
voir organiser  après  avoir  procédé  avec  leur  chimérique 
enthousiasme  à   la    désorganisation.    Tâche  impossible, 
comme  le  leur  montrèrent  durement  les  insuccès  et  les 
échecs  de  leurs  expérimentations.  Aussi  le  règne  de  ces 
utopies  fut-il  court  ;  et  l'on  vit  beaucoup  de  Saint-Simo- 
niens et  de  fouriéristes  abjurerleurs  illusionsdejeunesse, 
mettre  un    frein   à  leurs  espérances  illimitées,  déclarer 
qu'ils  s' étaient  trompés  en  croyant,  avec  une  sincérité  incon- 
testable dans  un  grand  effort  d'idéalisme,  il  faut  le  recon- 
naître, et  dans  un  bel  élan  de  générosité,  à  la  réalisation 
actuelle  et  absolue  de  l'œuvre  pour  laquelle  ils  s'étaient 
dévoués.  Ils  avaient  levé  les  bras  et  les  yeux  vers  l'absolu, 
et  guéris  de  leur  chimère  —  on  peutmêmedire  de  leurfolie 
puisqu'Enfantin  lui-même  le  disait,  —  ils  les  ramenèrent 
vers  la  terre,  ils  renoncèrent  à  ces  doctrines,  qui  parlaient 
au  moins  autant  sinon  plus  à  leur  cœur  qu'à  leur  esprit,  pour 
s'en  tenir  à  l'opinion  commune  ;  sortis  du  tourbillon  où 
quelques-uns  d'après  l'aveu  d'un  Saint-Simonien  avaient 
failli  «  perdre  la  cervelle  (i)  »,  ils  se  résignèrent  à  reve- 

(i)  ^I.  du  Camp  raconte  dans  ses  souvenirs  que  lorsqu'il    parlait  à  Enfantin 


—  ^?>l  — 

nir  à  la  vie,  à  l'activité  utile,  au  bon  sens,  fort  surpris 
de  ce  qu'ils  venaient  de  faire  (i).  Et  chose  surprenante, 
ces  rêveurs,  ces  utopistes  devinrent  presque  instantané- 
ment des  hommes  d'action  ;  c'est  ainsi  que  d'anciens 
Saint-Simoniens  devinrent  de  grands  entrepreneurs  ;  ils 
fondèrent  des  banques,  des  institutions  de  crédit,  des 
compagnies  de  chemin  de  fer  et  de  navigation  donnant 
un  peu  raison  à  la  prédiction  de  Fourier(2).  Les  fourié- 
ristes  ne  se  distinguèrent  pas  autant  dans  les  affaires  ; 
mais  ils  portèrent  leur  attention  sur  le  mouvement  coo- 
pératif et  sur  des  œuvres  de  coopération  pratique  comme 
Godin  qui  fonda  en  18^6  le  familistère  de  Guise,  où  il 
tenta  d'appliquer  quelques-uns  des  principes  de  l'écono- 
mie sociétaire  (3).  Il  y  eut  donc  un  saint-simonisme  pra- 
tique et  il  y  eut  aussi  un  fouriérisme  pratique,  et  l'on  pour- 
rait croire,  chose  curieuse,  que  ce  bain  d'utopie  et 
d'idéalisme  avait  été  pour  les  disciples  de  l'un  et  de 
l'autre  système  la  meilleure  des  préparations  à  la  vie 
pratique  et  à  l'action. 

Tout  n'était  d'ailleurs  pas  chimérique  dans  les  doctri- 
nes où  ils  avaient  passé  et  que  nous  nous  sommes  effor- 
cés d'étudier  impartialement.  Elles  renferment  à  côté 
d'extravagances,  d'erreurs,  de  sophismes,  d'idées  trop 
absolues,  des  vues  générales  exactes,  des  critiques  judi- 

vieilli  de  Méiiilmontant  celui-ci  lui  disait  :  «  Tais  toi,  ma  folie  va  me  repren- 
dre. )) 

(i)  Lorsque  j'y  réfléchis  et  qu'aujourd'hui  je  me  trouve  si  dilférent  de  ce 
que  j'étais,  je  ne  puis  m'empècher  de  croire  qu'il  y  avait  en  moi  quelque  chose 
de  plus  que  moi.  J'obéissais  à  une  impulsion  plus  Forte  que  tout  ;  ma  volonté 
était  entraînée,  j'agissais  presque  sans  y  avoir  pensé,  p.  ^3  (/fc/our  au  Christia- 
nisme de  la  part  d'un  Sainl-S inionien,  Dory). 

(2)  «  Si  le  génie  saint-simonien  s'organisait,  disait  Fourier,  on  n'est  point  du 
tout  sûr  que  l'amélioralion  de  la  classe  laborieuse  en  résulterait.  Le  seul  efTet 
certain  serait  de  concentrer  au  bout  d'un  demi-siècle,  toutes  les  propriétés 
capitaux,  domaines,  usines,  fabriques  entre  les  mains  d'un  nouveau  prêtre. 
Quand  les  Saint-Simoniens  tiendraient  tout  ils  sauraient  bien  traiter  le  |)euple 
comme  l'ont  traité  tous  les  théocratcs.    « 

(3)  En  ce  qui  concerne  notamment  la  répartition  des  bcuélices  il  accordait  : 
5o  pour  lOO  au  capital  et  au  travail  ;  26  pour  ii)0  à  la  capacité  et  à  la  dirci'- 
tion  ;  20  pour  lOO  au  l'onds  de  réserve. 


—   '.HS 


cieuses  et  pénétrantes,  des  projets  féconds.  Si  elles  ont 
échoue,  l'ûme  de  vérité  qu'elles  portaient  en  elles  a  sur- 
vécu à  leur  naufrage  ;  el  il  faut  reconnaître  que  sur  bien 
des  points  l'évolution  économique  contemporaine  a  donné 
une  confirmation  certaine  à  plusieurs  de  leurs  prévisions  ; 
c'est  ainsi  que  les  Saint-Simoniens  avaient  prévu  les 
transformations  de  la  société  industrielle  qui  se  sont  opé- 
rées dans  le  cours  du  xix"  siècle,  l'étatisation  croissante 
de  l'industrie,  l'accroissement  constant  du  domaine  de 
l'État,  et  que  la  coopération  de  production  ou  de  con- 
sommation, la  participation  aux  bénéfices,  les  banques 
populaires  sont  des  applications  plus  ou  moins  éloignées 
des  idées  de  Fourier  qui,  sur  beaucoup  de  points,  mérite 
presque  le  titre  de  «  prophète  de  notre  temps  »  que  lui 
donna  Renan  ;  M.  Gide  n'a-t-il  d'ailleurs  pas  parlé  «  des 
prophéties  de  Fourier»  ?  Et  il  serait  injuste  de  ne  pas 
reconnaître  aussi  la  noblesse  des  intentions,  la  sincérité 
et  le  désintéressement  des  hommes  qui  se  dévouèrent  à 
ces  deux  doctrines. 


INDEX  DES  OUVRAGES  CONSULTÉS 


I.  _  OUVRAGES  COMMUNS  AU   SAINT-SIMONISME 
ET  AU  FOURIÉRISME 

Adam,  La  philosophie  en  France,  P^  moitié  du  xix«  siècle  (1898), 

8*=  édition.  , 
Blanc  (Louis),  Histoire  de  10  ans  (1882). 
Considérant  (Victor),  Le  socialisme  devant  le  vieux  monde  ou  les 

vivants  devant  les  morts  (iSl\8). 
CouRsoN  (A.  de).  Les  réformateurs  des  temps  modernes  (18A8). 
DoLLiÏANS  (Edouard),  Le  caractère  religieux  du  socialisme  (Fievue 

d'économie  politique,  1906)  (existe  également  en  brochure). 
Faguet  (Emile),  Politiques  et  moralistes  du  xix'^  siècle,  2^  série 

(articles  sur  Saint-Simon  et  sur  Fourier)  (1898). 
FtRRAz,  Études  sur  la  philosophie  en  France  au  xix*'  siècle:  Le 

socialisme,  le  naturalisme,  le  positivisme  (^i8'j~y 
FouRNiÈRE,  Théories  socialistes  au  xix*^  siècle  de  Babœuf  à  Prou- 

dhon  (1904). 
Gide  et  Rist,  Histoire  des  doctrines  économiques  Çigoçy). 
IsAMBERT  (Gaston),    Les  idées  socialistes   en   France  de   1S15    à 

ISUS. 
Jaurès,  Histoire  socialiste  1789-1900  (i^""  volume)  (1901). 
Le  Bon  (Gustave),  Psychologie  du  socialisme  (1898). 
Levasseur,  Les  études  sociales  sous  la  Restauration  (1909)  (broch.) 

(Extrait  de  la  Revue  internationale  de  sociologie  (\[)02). 
Lomî:nie  (Louis  de),  Saint-Simon  et  Fourier  (extrait  de    la    Gale- 
rie des  contemporains  illustres  par  un  homme  de  rien,  t.  X). 
Louis  (Paul),  Histoire  du  socialisme  français  (1901). 
Mai.on  (Benoît),  Histoire  du  socialisme  (1882). 
Michel  (Henry),  L'idée  de  l'état  (189.")). 


-   i'.o  — 

Hf.vhaud  (I>ouis),  Eliulcs  sur  les  rêfornialeiirs  aocialiales  /;iof/er- 

ne.9(i837)(i). 
Tiiureau-Dangin,    Ilisloire    de   la  monarchie    île   juillel,   i    vol. 

(i883). 


II.  _  OUVRAGES  SUR  SAINT-SIMON  ET  LE 
SAINT-SIM0NISME(2) 

A.  —  Ouvrages  de  Saint-Simon. 

Lettres  d'un  hahitani  de  Genève  à  ses  contemporains  (1802). 

Introduction  au  travaux  scientifiques  du  xix'^  .vtèc/e  (1808),  2   vol. 

Lettres  au  bureau  des  longitudes  (2  parties)  (1808). 

Nouvelle  encyclopédie  (Prospectus  et  i"""  livraison)  (18 10). 

Mémoire  sur  l'encyclopédie  (18 10). 

Mémoire  sur  la  science  de  l'homme  (181 1). 

Mémoire  sur  la  gravitation  (iSi  i). 

De  la  réorganisation  de  la  société  européenne  ou  de  la  nécessité 


(i)  Je  ne  cite  que  les  ouvrages  qui  ni'npparaissent  comme  les  plus  intéres- 
sants parmi  ceux  dont  il  m'a  été  possible  de  prendre  connaissance.  Une  biblio- 
graphie qui  voudrait  être  complète  devrait  d'ailleurs  comprendre  de  très  nom- 
breux ouvrages  étrangers.  Mais  je  n'ai  consulté  parmi  ceux-ci  —  et  encore  en 
partie  —  que  Geschichte  der  socialen  Bewegung  in  Frankreich  de  Lorenz  von 
Stein  (1801)  dont  il  n'existe  pas  de  traduction. 

(2)  Il  est  également  impossible  ici  de  donner  une  bibliographie  qui  ait  la 
prétention  d'être  complète.  Une  bibliographie  saint-slmonienne  dressée  par  le 
Saint-Simonien  Fournel  (Paris,  Johanneau,  in-8,  i833)  comprend  l'énuméra- 
tion  de  tous  les  ouvrages  relatifs  à  la  doctrine  de  1802  à  la  fin  de  l'année 
1882.  La  bibliothèque  de  l'Arsenal  possède,  outre  de  nombreuses  brochures  et 
plaquettes  concernant  le  Saint-Simonisme,  tous  les  registres  formés  de  copies 
exécutées  pendant  la  période  saint-simonienne  ou  de  pièces  détachées  qui  ont 
été  reliées  à  une  époque  postérieure  (notamment  9  voltimes  de  la  Correspon- 
dance du  Globe,  7  volumes  contenant  des  lettres  de  Saint-Simoniens,  les  regis- 
tres fondamentaux  de  la  religion  [livres  des  enseignements  et  grand  livre  de 
la  doctrine]  ;  elle  renferme  également  5  volumes  des  archives  contenant  des 
pièces  diverses  que  les  Saiut-Simoniens  considéraient  comme  la  base  de  la  doc- 
trine, et  8  volumes  de  correspondance  des  principaux  Saint-Simoniens  de  1882 
à  1845.  Il  existe  d'ailleurs  un  catalogue  très  utile  (catalogue  des  manuscrits 
de  la  Bibliothèque  de  l'Arsenal,  fonds  Enfantin,  par  Henry-René  d'Allemagne, 
Pion,  igoS,  12G  pages).  Il  faut  également  signaler  que  la  Bibliothèque  Natio- 
nale possède  de  très  nombreuses  brochures  saint-simoniennes  (21^).  \oir  le 
grand  catalogue  de  l'Histoire  de  France,   i858,  t.  5.  Histoire  religieuse. 


—    k'A\    — 

et  des  moyens  de  rassembler  les  peuples  de  l'Europe  en  un  seul 

corps  politique  en  conservant   à  chacun    sa  nationalité,    par 

Henri  Saint-Simon  et  Aug.  Thierry  (i8i4). 
Lettre  de  Henri  de  Saint-Simon  à  M.  Comte  et  Dunoyer  (t.  HI,  du 

Conteur  européen)  (i8i4)- 
Prospectus  d'un    ouvrage  ayant  pour   titre:  le   défenseur   des 

propriétaires  des  domaines  nationaux  (i8i5). 
Professions  de  foi  des  auteurs  de  l'ouvrage  annoncé  sous  le  titre  : 

Le  défenseur  des  propriétaires  des  domaines  nationaux  (i8i5). 
Opinions   sur   les  mesures   à  prendre  sur  la  coalition  de  1815 

(i8i5). 
Profession  de  foi  du  comte  de  Saint-Simon  au  sujet  de  l'invasion 

du  territoire  français  par  Napoléon  Bonaparte  (i8i5). 
Quelques  idées  soumises  par  M.   de  Saint-Simon  à  l'assemblée 

générale  de  la  Société  d'instruction  primaire  (1816). 
L'industrie  ou  discussions  politiques,  morales  et  philosophiques 

dans  l'intérêt  de  tous  les  hommes  livrés  à  des  travaux  utiles 

et  indépendants  (épigraphe  :  Tout  par  l'industrie,  tout  par  elle), 

1817. 
La  politique  par  une  société  de  gens  de  lettres  (12  livraisons 

parues  de  janvier  à  avril  1819). 
L'organisateur,  par  H.  de  Saint-Simon  (dans  la  i"^*^  livraison  :  «pa- 
rabole de  Saint-Simon  »)(i8i9  et  1820). 
Lettres  de  Henri  Saint-Simon  aux  jurés  qui  devaient  prononcer 

sur  l'accusation  intentée  contre  /jh  (1820). 
Système  industriel,  par  H.  Saint-Simon  (182 i),   i""'  partie. 

—  —  (182 1),  2*^  partie. 

—  —  (182 1),  3*^  partie. 
Des  Bourbons  et  des  Stuarts  (182 1). 

Catéchisme  des  industriels  (1822-1828),  4  cahiers. 

Opinions  littéraires,  philosophiques  et  industrielles  (i82('t). 

Nouveau  christianisme  (1826). 

Œuvres  complètes  (CoWeciwn  Enfantin),  1868-1875,  10  vol. 

Due  grande  édition  des  œuvres  de  Saint-Simon  et  d'Enfantin  a 
été  faite  dans  un  but  de  propagande  par  le  comité  exécutif  des 
dernières  volontés  d'Enfantin  institué  après  lui.  La  publication 
a  été  dirigée  par  Laurent  (de  l'Ardèche),  ^7  vol.  in-8,  Paris, 
i865. 


—  /I^IU  — 


B.  —  Ouvrages  des  Saint-Simoniens. 

Exposilion  de  la  doctrine  de  Sainl-Simon  (3'-  édition),  août  i83o, 
déc.  i83o,  août  i832  (i''''  année), 

Exposilion  de  la  doclrine  de  Saint-Simon  (2''  année),  a*"  édition. 

Lettre  au  Président  de  la  Chambre  des  députés  (i'""  oct.  i83o). 

Résumé  du  i®''  volume  de  l'exposition  par  Carnot  (^Revue  encyclo- 
pédique). 

Economie  politique  et  politique,  par  Enfantin  (i83o). 

Enfantin,  Morale  (i832). 

Œuvres  concernant  le  schisme  Bazard  (toutes  très  intéressantes): 

Enfantin,  Réunion  générale  de  la  famille,  br.  (i83i-i832). 

Discussions  morales  el  politiques  par  Bazard  (br.). 

Leciievalier,  Lettre  aux  Saint-Simoniens  sur  la  division  survenue 
dans  l'association  saint-simonienne,  20  décembre  i83i  (br.). 

Transon(A.),  Simple  écrit. 

Revnaud  (Jean),  Cérémonie  du  27  novembre. 

—  De  la  société  saint-simonienne  ÇRevue  encyclo- 

pédique, ^Hnx'ier  i832). 

Charton,  Mémoires  d'un  prédicateur  saint-simonien  [anecdoti- 
que],  i832. 

A  ces  brochures,  il  faut  ajouter  : 

Bazard,  Saint-Simon  (extrait  de  la  Biographie  des  contempo- 
rains, 1829). 

Bourgeois,  Aux  Saints-Simoniens  et  Saint-Simoniennes.  Sur  la 
nécessité  et  le  possibité  de  rallier  la  doctrine  de  Saint-Simon  à 
la  foi  chrétienne  et  au  christianisme  temporel  annoncé  dans 
les  écritures  (1837)  (br.). 

Garnot,  Sur  le  Saint-Simonisme  (lecture  à  l'Académie  des  scien- 
ces morales  et  politiques  (1887). 

Cognât,  Les  Saints-Simoniens  !!!  (i832)  (br.). 

DoRY,  Retour  au  Christianisme  de  la  part  d'un  Saint-Simonien 
(i834). 

Demar  (Claire),  Appel  d'une  femme  du  peuple;  sur  l'affran- 
chissement de  la  femme  (i833,  br.). 

Duguet,  Adieux  au  Saint-Simonisme,  2  brochures  (i834). 

Hollard,  Lettres  à  MM.  les  disciples  de  Saint-Simon  sur  quel- 
ques points  de  leur  doctrine  (i83i)(br.). 


-  443  — 

Lambert,   Notes  manuscrites   d'un   Saint-Simonien    rédigées  en 

Egypte  en  1835  (Biblioth.  de  l'Arsenal)  [très  intéressant.] 
Massol,  Le  monde  maçonnique  (souvenirs)   t.   VIT  [intéressant, 

anecdotique]. 
R...  (P. -G.)  (attribué  à  Roux;    —  le  Globe  Tattribue  à  Bûchez), 

Lettre  d'un  disciple  de  la  science  nouvelle  aux  religionnaires 

prétendus  sainl-simoniens,    de    l'Organisateur    et    du    Globe, 

i83i  (br.). 
VixçARD   aîné,   Mémoires  épisodiques   d'un     vieux    Chansonnier 

saint-simonien  (1877),  vol. 
VoiLQiiN  (Suz.),  Souvenirs  d'une  fille  du  peuple,  ou  la  saini-simo- 

nienne  en  Êgijpte  (i865)  vol.  (i). 

^'oir  aussi  les  journaux  :  Le  Producteur  (1825-1826). 

L'Orf/anisfl/eur(i829-i83o)(i83o-i83i). 
Le  Globe  (i83o-i832). 

C.  —  Auteurs  non  saint-simoniens. 

Charléty,  Histoire  du  saint-simonisme  (thèse,   Faculté    des   let- 
tres) [très  intéressant;  indispensable]. 
M.  GoiGNET,  Saint-Simon  elles  Saint-Simoniens (Nouvelle  revue, 

XX,  p.  125). 
Dubedal,  Le  procès  des  Saint-Simoniens  (br.). 
Du  Camp  (Maxime),  Souvenir  Zjï/f'ratre  (i 832-1 833). 
Dumas  (G.),  Psychologie  de  deux  messies  positivistes  :  Saint-Simon 

elAug.  Comfe  (igoS)  (intéressant). 
F1DA0,  La  portée  actuelle  de  la  doctrine  de  Saint-Simon  (Revue  : 

La  quinzaine,  i^'juin  1902). 
G.  GovAU,  Le  catholicisme  social  (r"  série),  1898. 
GvÉnovLT,  Saint-Simon  et  le  saint-simonisme  (Revue,    XXII,  p. 

292). 
Halévy  (E.),  La  doctrine  économique  de  Saint-Simon  (Hevue  du 

Mois,  10  octobre  1907  (intéressant). 

—     La  doctrine  économique  des  Saint-Simoniens.    Ilevuc    du 

Mois,  10  juillet  1908  (intéressant). 
Hubbaro,  Saint-Simon,  sa  vie  et  ses  travaux  (1857). 
Janet  (Paul),  Saint-Simon  et  le  saint-simonisme  (1878). 

(r)  Il  faut  voir  aussi  à  l'Arsenal  la  i-oirespniulaiice  saiiit-simonieniic  et  les 
copies  des  lettres  écrites  par  de  iii>iid)rtMix  Saint-Simoiiicns  cnirc  i8uS  et 
i83».,  très  intéressantes  an  point  de  vne  de  l'histoire  de  la  doctrine. 


—  W\  — 

Lerminier,  Lettres  philosophiques  adressées  à  un  Berlinois  (i833). 
Leroy-Beaulieu,  Cours  du  GoUèf^e  de  France  sur  Saint-Simon    et 

les  Saint-Simoniens,  1910-1911.  Leçon  d'ouverture  (/feuue  6/eue, 

3i  décembre  iQio). 
Pereire  (Alfred),  Autour  de  Saint-Simon,  191 2. 
PiCAVET,  Saint-Simon  et  son  œuvre  {Revue  de  la  Société  des  élu- 
des historiques  (juillet  189/1). 
Pinet(G.),  L'école  polytechnique  et  les  Saint-Simoniens  (/?ef'ue  t/e 

Paris,  i5  mai  189/1). 
Sainte-Beuve,  Nouveaux  lundis,  t.  2  et  4- 
Simon  (Jules),  Notices  sur  M.  Chevalier  et  Charton. 
Stuart  Mill,    Correspondance  inédile  avec  G.  d'Eichlhal,    1898 

(intéressant). 
Weill  (Georf,^es),    Un  précurseur  du  socialisme.  Saint-Simon  et 

son  œuvre,  1894  (intéressant). 
Weill    (Georges),    L'école  saint-simonienne,    son     histoire,   son 

influence  jusqu'à  nos  jours,  1896  (intéressant). 
VViTT  (de),  Saint-Simon    et  le  système  industriel    (thèse).    Paris, 

Faculté  de  droit. 


IIL  —  OUVRAGES  SUR  FOURIER  ET  LE  FOURIÉRISME 

A.  —  Ouvrages  de  Fourier  (i). 

7'héorie  des  quatre  mouvements  et  des  destinées  qénérales,  pros- 
pectus et  annonce  de  la  découverte  (1808). 

Traité  de  l'association  domestique  agricole  (iSg^^ 

Le  nouveau  monde  industriel  ou  sociétaire  ou  invention  du  pro- 
cédé d'industrie  attrayante  et  naturelle  distribuée  en  séries 
passionnées  (1829) (2). 

Pièges  et  charlatanismes  des  deux  sectes  Saint-Simon  et  Owen 
qui  promettent  l'association  et  le  progrès  (Paris,   i83i)  (br.). 

Lettre  aux  rédacteurs  du  journal  le  Globe. 

Collaboration  au  Phalanstère,  où  il  publie  de  très  nombreux  arti- 
cles (i832-i83/i). 

(i)  Fourier  a  écrit  jusqu'en  1808  un  assez  j^rand  nombre  d'articles  et  de 
brochures  que  je  ne  cite  pas  parce  qu'ils  sont  à  peu  près  sans  intérêt. 

(2)  Toutes  ses  publications  sont  précédées,  accompagnées  et  suivies  de  pros- 
pectus, livret  d'annonces,  instructions,  appendices  ou  suppléments  qu'il  est 
inutile  d'énumérer. 


—  ^5  — 

La  fausse  industrie  morcelée,  mensongère  et  Vantidote,  l'indus- 
trie naturelle,  combinée,  attraijanle,  véridique  (i835-i836), 
2  volumes. 

Publication  des  manuscrits  (i85i-i858),  4  volumes. 

Œuvres  complètes  (i8Zn-i845)  6  volumes  (manque  le  pamphlet  : 
pièges  et  charlatanismes). 

Œuvres  choisies,  par  Ch.  Gide. 

Le  socialisme  sociétaire  (exlvdil  des  œuvres  complètes).  Bourgin. 

B.  —  Ouvrages  des  fouriéristes. 

Alhaiza  (A.),  Historique  de  l'école  sociétaire  fondée  par  Ch.  Fou- 
rier  suivi  d'un  résumé  de  la  doctrine  fouriériste  et  du  sommaire 
du  garanlisme  élucidé  par  H.  Destrem  (iSq/i). 

Considérant  (F.),  Destinée  .soc/a/e  (inléressant),   i836. 

—  Exposition  abrégée  du  système  phalanstérien  de  Fourier, 
Défense  du  fouriérisme  (sans  nom  d'auteur),  i84i  (br.). 

Lechevalirr (.Iules),  Cinq  leçons  sur  l'art  d'associer  les  individus 
et  les  masses.  Exposition  du  système  social  de  Ch.  Fourier 
(intéressant). 

—  Le  fouriérisme  et  le  saint-simonisme.   2    br.    (à    Tarsenal 
7861,  Br.  9). 

Limousin  (Gh.-M.),  Science  sociale.  Le  fouriérisme,  bref  exposé. 

La  prétendue  folie  de  Fourier..  Br.  1898. 
Paget  (Amédée),  Introduction   à  l'étude    de   la    science    sociale 

(i838). 
Pellarin  (Charles),  Charles  Fourier,  sa  vie  et   sa    théorie  (voir 

surtout  la  2^  édition  et  la  5"  plus  complètes),  1 843  (intéressant). 
Transon  (Abel),   Théorie  sociétaire  de   Charles   Lhurier  ou  art 

d'établir  en  tout  pays  des  associations   domestiques    agricoles 

de  quatre  à  cinq  cent  familles,  i832  (intéressant). 
Journaux:  La  réforme  industrielle  ou  /e  P/ja/an,s/(Ve(i833-i834). 
—        La  Phalange  (i836i84o). 

C.  —  Auteurs  non  fouriéristes. 

BouRGiN,  Fourier.  Contribution  à  l'élude  du  socialisme  français. 
Thèse.  F'aculté  des  Lettres),  1905.  [Très  documenté,  indis- 
pensable]. 

Dessignoi.e,  Le  féminisme  d'après  la  doctrine  socialiste  de  Fou- 
rier (Thèse  (Lyon),  1903. 


—  m  — 

Fehrari,  Fourier  el  son  école  depuis  1830  ÇBevue  des  Deux  Mon- 
des, !'"■  août  i845). 

Gide  (Gh.),  Les  prophéties  de  Fourier  Çcxlnùl,  coopéralion,  kjOo). 

Janet  (Paul),  Philosophie  de  Ch.  Fourier  (^Revue  des  Deux  Mon- 
des, \"  octobre  i87()). 

Lafontaine  (A.),  Charles  Fourier,  kjii  (exposé  philosophique). 

J^ERMiNiER,  Fourier  el  son  école  (Tablelles  européennes^,   i85o. 

Leroux  (Pierre),  Lettres  sur  le  fouriérisme.  Revue  sociale,  iS/jC- 
1847. 

Leroy-Beaumeu,  Gours  sur  Fourier  igoQ-Kjio.  Leçon  d'ouver- 
ture. Revue  bleue,  aS  décembre  1909. 

Massias,  Note  sur  l'école  de  Charles  Fourier  (Souveraineté  du 
peuple,  i833,  p.  211-291). 

Renouard  (Pierre),  Saint-Pierre,  Fourier  et  Charles  Fourier. 
Contribution  à  l'étude  des  origines  de  la  mutualité.  Thèse. 
(Paris),  1904. 

Renouvier,  Philosophie  de  Fourier.  Gritique  philosophique,  t.  28 
et  24,  i883. 

Sambuc,  Le  socialisme  de  Fourier.  Thèse  ÇAis.,    Marseille),    1899. 

Seillijre,  Le  mal  romantique  (1908). 

S1LBERLING,  Dictionnaire  de  sociologie  phalanstêrienne,  191  ï. 

Villey  (E.),  Ch.  Fourier,  l'homme  et  son  œuvre.  Revue  d'écono- 
mie politique,  1897  et  1898. 


TABLE    DES    MATIERES 


PREFACE 


L'esprit  de   i83o. 


La  crise  du  début  du  xix*'  siècle,  p.  7  :  politique,  p.  9;  religieuse,  p.  18;  mo- 
rale (égoïsme),  p.  12;  la  révolution  économique,  p.  l4;  la  question  sociale, 
p.  16. 

L'état  des  esprits,  p.  19;  le  besoin  de  nouveauté,  p.  28;  l;i  jeunesse  de  i83o, 
p.  24;  les  tendances  nouvelles:  réaction  contre  le  rationalisme,  p.  26;  le 
libéralisme,  p.  2";  les  |)réoccupalions  morales,  p.  29;  moralisalion  de  l'éco- 
nomie politique,  p.  3i;  religieuses,  p.  82;  attente  d'une  rénovation,  |).  34; 
l'abondance  des  systèmes,  p.  30;  leur  succès,  p.  39. 


CHAPITRE  PREMIER 

Deux  réformateurs  :   le  comte  de  Saint-Simon  et  Charles  Fourier. 

Fourler  et  Saint-Simon.  Différences  des  origines,  p.  46;  des  existences,  p.  4/; 
des  caractères,  p.  48;  mais  l'idée  fixe  de  la  réforme,  p.  5o  ;  la  différence 
des  formations,  p.  5i  ;  et  de  leur  éducation,  p.  02. 

Leur  point  de  contact:  ce  sont  des  hommes  du  xviii^  siècle,  p.  53;  les  mé- 
thodes, p.  54  ;  les  modes  d'exposition,  p.  56  (les  variations  de  Saint-Simon 
et  l'unité  de  Fourier,  p.  58). 

Les  œuvres,  p.  5g;  ce  qu'ils  constatent:  le  désordre  économique  et  social, 
p.  60;  à  quelle  cause  ils  l'attribuent,  p.  60;  la  critique  des  idées  et  des 
faits  chez  Saint-Simon  et  Fourier,  analogies  et  différences,  p.  61  ;  leur  mé- 
pris de  la  politique,  p.  62  ;  leur  critique  des  principes  révolutionnaires, 
p.  63;  et  des  révolutions,  p.  65;  ils  sont  des  hommes  d'ordre,  p.  66;  ils 
veulent  le  bonheur  universel,  p.  O7  ;  leur  différence  de  conception  au  sujet 
de  la  morale,  p.  68. 

Leur  but  :  réorganiser,  p.  ()8  ;  leur  (loint  do  départ:  l'altiaction,  p.  (u)  ;  un 
seul  ordre  de  choses  :  l'ordre  physique,  p.  70;  leur  onclusion  :  l'association 
universelle,  p.  70;  l'idée  du  pouvoir  spirituel  de  Sainl-Siuion,  p.  71  ;  (liberté 
n'existe  pas  dans  Saint-Simon,  p.  71);  elle  es!  tout,  dans  l''i>urier,  p.  7a; 
analogies  du  gouvernement  de  Fouriei- et  de  Saint  Simon,  au  moment  où  ce 


—  448  — 

dernier  fiéquente  les  libéraux,  p.  72  ;  l'industrialisme  de  Saint-Simon, 
p.  78;  comparaison  des  idi'-es  économiques,  p.  7/1;  politique:  science  <le  la 
production,  p.  7^1;  le  problème  de  l'orjfanisalion  du  travail  et  de  la  produc- 
tion, p.  76;  la  répartition,  p.  76;  la  projiriélé,  p.  76;  le  fonctionnement 
de  l'association,  p.  76;  ressemblances  et  différences,  p.  77;  le  rôle  de  l'his- 
toire dans  Saint-Simon,  p.  78;  il  est  un  philosophe  et  prétend  continuer 
les  philosophes,  p.  78;  contre  Fourier,  p.  78. 


CHAPITRE  II 
La  doctrine  des  Sai^t-Simomens. 

Le  saint-simnnisme  est  un  développement  des  vues  de  Saint-Simon,  p.  79; 
l'importance  de  l'histoire  dans  la  doctrine  des  Saint-Simoniens,  p.  81  ;  la 
critique,  p.  82  ;  a)  des  idées,  p.  82  ;  b)  des  faits,  p.  83  ;  la  construction  : 
la  notion  d'ordre  et  de  hiérarchie,  p.  85;  les  Saint-Simoniens  en  arrivent  à 
une  théocratie,  p.  85;  leur  programme  économique,  p.  86;  suppression  de 
la  propriété  et  de  l'hérédité,  p.  86;  l'amélioration  des  classes  les  plus  pau- 
vres, p.  87;  le  rôle  de  l'état  chez  les  Saint-Simoniens,  p.  87;  et  de  l'auto- 
rité, p.  88;  l'importance  de  l'éducation,  p.  88;  l'affranchissement  des  tra- 
vailleurs et  des  femmes,  p.  89;  la  perfectibilité,  p.  90;  comparaison  avec 
Fourier,  p.  90. 

CHAPITRE  ni 

Les  relations   de  Fourier  avec  les  Saint-Simoniexs   avant  le  schisme 

DE  Bazard. 

Saint-Simon  ignore  Fourier,  p.  91;  appréciation  de  Fourier  sur  Saint-Simon, 
p.  92;  débuts  des  relations  de  Fourier  avec  les  Saint-Simoniens,  p.  98  ;  son 
impression,  p.  96;  ses  espérances,  p.  97;  la  note  à  Enfantin,  p.  98;  la 
réponse  d'Enfantin,  p.  99;  échange  de  lettres,  p.  iOO;les  arguments, 
p.  ICI  ;  la  correspondance  de  Fourier  avec  ses  amis  sur  les  Saint-Simoniens, 
p.  10/4;  le  succès  du  saint-simonisme,  p.  107;  le  pamphlet,  p.  iio;  son 
but,  p.  m;  analyse,  p.  iii;  l'effet  du  pamphlet  auprès  des  Saint-Simo- 
niens, p.  124  et  des  amis  de  Four-ler,  p.  125;  les  incidents  de  Dijon  et  de 
Besancon,  p.  128;  lettre  de  Fourier  au  Globe  du  1 5  septembre  i83i,  p.  i38; 
son  insertion  dans  le  Globe,  p.  i8/i;  le  découragement  de  Fourier,  p.  i/jo; 
l'attitude  des  Saint-Simoniens  et  de  Fourier,  p.  i44 


CHAPITRE  IV 

Les  accusations  de  plagiat. 

I.    Contre  les  Saint-Simoniens. 

L'article  du  Jl/erci(re,  p.   i46;    les  accusations   de   Considérant  et   de   ses  amis, 
p.  1/17;  l'opinion  des  anciens  Saint-Simoniens,  p.   1^9;   Enfantin  lisait  Fou- 


rier,  p.  i5i  ;  peu  de  plagiat  en  matière  économique,  p.  i52;  cependant 
l'idée  des  armées  industrielles,  p.  i52;  du  travail  attrayant,  p.  i54;  les 
adoptifs  industriels,  p.  i55  ;  le  plagiat  de  la  psyehologfie,  les  facultés  et  les 
passions,  p.  i56;  importance  du  féminisme  dans  les  deux  doctrines,  p.  i58; 
l'idée  que  i<  l'individu  social  doit  être  un  couple  »,  p.  169;  l'attraction  pas- 
sionnelle, p.  160  ;  le  programme  de  la  religion  saint-simonienne  élaboré 
par  Fourier,  p.  i<ii  ;  l'importance  des  plaisirs  cliez  Fourier  et  chez  les 
Saint-Simoniens,  p.  i63;  l'origine  fouriériste  de  la  «réhabilitation  de  la 
chair»,  p.  i64;  Damoisellat,  omniphilie,  etc.  et  théories  saint-simoniennes, 
p.  i65;  coïncidences  ou  plagiats?,  p.  167;  en  réalité  ce  sont  de  «menus 
plagiats  »  de  l'aveu  même  de  Fourier,  p.  168. 

II.   Contre  Fourier. 

Les  accusations  de  P.  Leroux,   p.  170;  sur   quoi    elles  reposent,  p.    i-^;  elles 
paraissent  injustifiées,  p.   i^S. 


CHAPITRE  V 

L'ÉCOLE    SAINT-SIMONIEXNE,     SES    VARIATIONS    ET    SES    SCHIS.MES. 

Ce  qu'étaient  les  Saint-Simoniens,  p.  177;  difficulté  d'une  définition,  p.  177; 
variétés  des  opinions  et  des  croyances,  p.  178;  les  princi|)aux  articles  du 
Credo  Saint-Simonien,  p.  180;  l'enthousiasme  et  le  dévouement  des  Saint- 
Simoniens,  p.  181;  la  doctrine  saint-simonienne  n'est  qu'une  collection 
d'idées,  p.  i84  ;  comment  s'est  fait  le  saint-simonisme,  p.  io5;  le  saint- 
sinronisme  «progressif»,  p.  186;  le  point  de  vue  saint-sinionien  n'est  pas 
délimité,  p.  187  ;  chacun  conserve  son  allure  propre,  188;  le  saint-simonisnie 
est  plutôt  un  état  d'esprit  qu'une  doctrine,  p.  189;  la  diversité  dans  les 
missions,  p.  190;  nécessité  de  schismes,  p.  191;  les  premiers  schismes, 
p.  198;  transformation  de  la  doctrine  sous  l'influence  d'Enfantin,  p.  190  ; 
le  schisme  de  Bazard,  p.  198;  les  dissidents  s'en  vont  dans  des  voies  dilîé- 
renles,  p.  201 . 

CHAPITRE  VI 

Les  EFFETS   DU  SCHISME  Bazakd. 

Un  véritable  dcchireinent,  p.  3o3  ;  la  surprise,  p.  ao'i  ;  l'incertitude,  |).  307; 
le  découragemeni,  p.  209;  certains  se  remettent  à  l'ouvrage,  |>.  312. 

CHAPITRE  VU 
Les  RAISONS  théoriques   et  pratiques  du  schisme  de  Bazard   kt  des 

CONVERSIONS    AU    FOURIÉRISME. 

La  nécessité  de  la  réalisation,  p.  2 1 '1  ;  le  projet  linancier  de  lloilrigues, 
p.   3 1 5  ;  objections  de   Ha/,iid,   p.     :n  ()  ;     di'     lleviiaud,   p.    '!•!();  de   Leclicva- 


—  Yoo  — 

lier,  |).  22'J  ;  (le  Transon,  p.  22^;  les  protestations  et  objections  ayant  un 
caractère  pratique,  leur  importance,  p.  23o;  objections  contre  la  rolijj-ion, 
p.  280;  contre  les  vues  trop  vastes  ilu  saint-simonisme,  p.  28/1;  le  d^sir  des 
rt^foiincs  pratiques,  p.  235;  les  avantages  du  fouriérisme,  p.  23(j;  moyens 
de  Fouiier  plus  faciles,  plus  sensés,  plus  actuels,  p.  289;  inutilité  de  la  foi 
et  de  la  religion,  p.  2^0;  inutilité  des  modifications  légales,  p.  'jJti  ;  l'utili- 
sation des  passions,  p.  2/12  ;  le  travail  attrayant,  p.  2{\t\  ;  le  côté  «  pratique  » 
dans   la  propagande,    p.    2/i()  ;  la    question    de   l'autorité   et    de    la    liberté, 

p.  25o. 

CHAPITRE  VIII 
Deux  transfuges  du   saint-simonisme.   Jules    Lechevaliek  et  Tuanson. 

Utilité  de  cette  monographie,  p.  253. 

I.  Jules  Lechevalicr. 

Son  tour  d'esprit  et  son  caractère,  p.  25/i  ;  sa  formation  (Cousin  et  Allemagne), 
p.  255;  son  adhésion  au  saint-sinonisme,  p.  257;  le  rang  qu'il  y  occupe, 
p.  259;  son  rôle  dans  la  formation  de  la  doctrine  saint-simonienne,  p.  260; 
dans  les  missions,  p.  261  ;  l'incident  de  son  mariage,  p.  262;  il  prend  con- 
naissance des  ouvrages  de  Fourier,  p.  263;  les  relations  avec  les  amis  de 
Fourier,  p.  26/4;  avec  Considérant,  p.  267;  la  séparation  du  saint-simonisme, 
p.  268  ;  il  rend  hommage  à  Fourier  de  ses  critiques  contre  le  saint-simo- 
nisme, p.  2']h. 

II.    Transon. 

Son  caractère,  p.   277;  ses  prédications,  p.  279;  sa   foi    chancelante,  p.  280; 

ses  accès  de  doute,  p.  281  ;  il  se    sépare   du  saint-simonisme,  p.  288;  causes 

et  motifs  de  la  séparation  de  Transon,  p.  287. 
La   scission    de    Lechevalier   et   Transon   jujjée    par    Enfantin,   p.    292;  et  les 

Saint-Simoniens,  p.  298. 

CHAPITRE  IX 
La  propagande  de  Jules  Lechevalier  et  de  Transon. 

I.   La  propagande. 

Lettres  de  J.  Lechevalier  à  Fourier,  p.  296;  les  leçons  de  Lechevalier, 
p.  296;  l'influence  personnelle  de  Lechevalier  sur  la  propagande,  p.  298; 
celle  de  Transon  dans  la  propagande,  p.  3oi;  l'activité  fourriériste  des 
nouveaux  convertis,  p.  802. 

II.   Les  obstacles  aux  conversions. 

Les  injures  de  Fourier  contre  les  Saint-Simoniens,  p.  802  ;  l'attitude  de 
Lechevalier  et  ses  déclarations,  p.  3o/|  ;  protestation  de  Lechevalier  et 
Transon,  p.  3o8. 


^toi 


CHAPITRE  X 

L'ÉTAT    d'esprit    DES    SaINT-SiMONIENS   CONVERTIS. 

Conversions  surtout  p;irnii  les  élèves  de  Polytechnique  et  des  Mines,  p.  3ir; 
le  caractère  scientifique  ou  tout  au  moins  p?eudo-scientifique  de  la  doctrine 
de  Fourier,  p.  3i3;  les  principaux  convertis,  p.  3i4;  caractères  différents 
des  conversions,  p.  3i8  ;  ceux  qui  désirent  l'amalgame  du  saint-siinonisme 
et  du  fouriérisme,  p.  323  ;  ceux  qui  sont  en  marge  du  fouriérisme,  p.  326  ; 
Résséguier,  son  état  d'esprit,  p.  327;  ce  qui  intéresse  le  caractère  pra- 
tique, p.  328;  le  Père  Cazeaux,  p.  334;  Guéroult,  son  admiration  de  la 
liberté  chez  Fourier,  p.  338. 


CHAPITRE  XI 

La  riposte  des  enfantimens. 

'embarras  des  Snint-Simoniens,  p.  Sfio;  lettres  d'Enfantin  à  Capella,  p.  3/|2  ; 
l'initiative  de  Tourneux,  p.  ^li\;  l'opinion  officielle  des  Saint-Simoniens  sur 
Fourier:  le  cours  de  Lambert  aux  Saint-Simoniens,  p.  3^7;  l'article  de 
Guéroult  dans  le  Globe  du  27  mars  i832,  p.  35o  ;  l'impression  de  Fourier, 
p.  352;  et  de  ses  amis,  p.  353i 


CHAPITRE  XII 

Jules  Lechevalier   et  Transon  abandonnent  le  eouriéris.me. 

Le  caractère  de  Fourier,  plutôt  difficile,  p.  355  ;  les  dissentiments  avec  ses 
disciples,  p.  356;  au  sujet  du  journal,  p.  357;  ''^^  prétentions  des  nouveaux 
disciples,  p.  358;  les  «  disciples  aventureux  »,  p.  36o;  Lechevalier  cesse 
sa  collaboration  au  Phalanstère,  p.  363  ;  il  exprime  ses  idées  person- 
nelles sur  la  science  sociale,  p.  366  ;  ses  pérégrinations  intellectuelles, 
p.  367;  la  séparation  de  Transon,  p.  368;  sa  conversion  au  catholicisme, 
p.  370. 

CHAPITRE  XIII 

Relations  de  Fourier  et  dis  fouriéristes  avec  les  Saint-Si.momens 
A   partir    de    l833. 

L'article  de  la  Tour  du  Pin  sur  les  Saint-Simonions  dans  le  Phalanslrrc. 
p.  371,  la  riposte  de  Fourier,  373;  le  rapprochomeni  des  deux  doctrines  ii 
partir  de  i83/t,  p.  373  ;  Fnfantin  et  les  fouriéristes,  |i.  37'i  ;  raclicmincmcnt 
vers  «l'union  des  réformateurs»,  p.  377. 


Z,5î! 


CHAPITRE  XIV 

Le   FOUKIlîlUSME   A-T-IL    NUI  OU   ÉTÉ  UTII.E   AU    SAI.NT-SIMOMS.ME  !' 

On  l'eproclie  au  saint-simonisme  d'avoif  mis  la  sociéti'  en  «liTiance  des  nova- 
teurs, p.  879;  d'avoir  jeti'  le  dlsci'édil  sur  la  question  fi'minisle,  p.  3So  ; 
l'opinion  qu'on  avait  dans  le  publit;  du  saint-simonisme  et  la  terreur  qu'il 
inspirait,  p.  '681  ;  le  ridicule  dont  il  se  couvre,  p.  383;  mais,  il  inspire  con- 
fiance il  beaucoup  de  jeunes  lioninies,  p.  384;  leur  désillusion  devant  la  fail- 
lite saint-simonienne,  p.  385;  Fourier  craint  d'être  confondu  avec  les 
Saint-Simoniens  et  il  l'est  en  effet,  p.  386;  les  questions  agitées  par  le  sâint- 
siinonisme,  p.  388;  l'éveil  intellectuel  qu'il  provoque,  p.  Sgo  ;  la  chute  de 
l'utopie  saint-simonienne  ne  décourage  pas  de  l'idée  d'utopie,  p.  892  ;  le 
fouriérisme  profite  aussi  de  la  publicité  qui  s'attache  aux  noms  de  Leclie- 
valier  et  de  Transon,  p.  898  et  de  leur  expérience,  p.  89^;  mais,  Fourier 
se  heurte  dans  sa  propagande  à  la  survivance  de  l'esprit  saint-simonien, 
p.  897;  somme  toute,  sans  le  saint-simonisme,  l'école  fouriériste  n'aui'ait 
pas  existé,  ou  tout  au  moins  ne  se  serait  pas  fait  connaître,  p.  898. 


CHAPITRE  XV 

Le  saint-simonisme  et  le  fouriérisme,   doctrines  religieuses 

ET    romantiques. 

Caractère  commun  des  deux  doctrines,  p.  899;  ce  sont  des  doctrines  reli- 
gieuses, p.  4oi  ;  le  saint-simonisme,  doctrine  religieuse,  p.  4o2  ;  la  doctrine 
de  Fourier,  doctrine  religieuse,  p.  /io5;  le  conception  de  Dieu  dans  les  deux 
doctrines,  p.  /io6;  de  la  religion,  p.  407;  Enfantin  et  Fourier  sont  des 
révélateurs,  p.  4i2  ;  ils  transfigurent  la  parole  chrétienne,  p.  4i4;  le  retour 
au  catholicisme  de  plusieurs  Saint-Simoniens  après  le  schisme  de  Bazard, 
p.  417;  le  retour  de  plusieurs  fouriéristes  au  catholicisme,  p.  424;  le  rap- 
prochement des  doctrines  saint-simonienne  et  fouriériste  avec  le  christia- 
nisme, p.  424;  fe  sont  des  doctrines  romantiques,  p.  428;  leur  caractère 
romantique,  p.  429;  conclusion,  p.  486. 


CHARTRES.     —     IMPRIMERIE    DURAND,    RUE    FULBERT. 


tr. 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


HX  Louvancour,   Henri 

265  De  Henri   de  Saint  Simon  à 

L68  Charles  Fourier