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Full text of "De la conventions dans la tragédie classique et dans le drame romantique"

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DE 

LA  CONVENTION 

DANS 

LA  TRAGÉDIE  CLASSIQUE 

ET    DANS 

LE    DRAME    ROMANTIQUE 


rori  OMMIERS.    —   TYP.    p.    BRODARD    ET   GALLOIS. 


(  y.  \  (  Ci— 

DE 

LA    CONVENTION 

DANS 

LA  TRAGÉDIE  CLASSIQUE 

ET   DA>'S 

LE  DRAME  ROMANTIQUE 


PAR 


MAURICE    SOURIAU 

Maître  de  conférences  à  la  Faculté  des  lettres  de  Caen, 
Docteur  es  lettres. 


/       / 


PARIS 

LIBRAIRIE  HACHETTE  ET  G'« 

79,    BOCLEVARD   SAINT-GERMAIN,   79 

1885 


Se 


A   MA   MÈRE 


AVANT-PROPOS 


La  révolution  littéraire  de  1830  est  maintenant  assez 
éloignée  de  nous  pour  qu'on  puisse,  sans  passion, 
l'étudier  en  elle-même  et  dans  ses  conséquences  ; 
l'apaisement  s'est  fait  sur  ces  luttes  lointaines.  Nous 
pouvons  les  raconter,  les  discuter  avec  autant  de  sang- 
froid  et  de  calme  qui  si  nous  parlions  de  la  Querelle  des 
Anciens  et  des  Modernes. 

Dans  cette  question  si  vaste,  nous  n'avons  choisi 
({u'un  seul  point  :  le  drame.  Le  romantisme,  qui  vou- 
lait être  une  renaissance,  a  surtout  été  une  réaction 
contre  la  littérature  classique,  contre  la  tragédie. 

Avant  d'être  original,  d'être  lui-même,  le  drame 
romantique  a  voulu  être  et  a  été  le  contraire  de  la 
tragédie.  On  a  cherché  à  faire  des  pièces  qui  ne 
fussent  pas  des  tragédies,  et  cette  tentative  a  duré 
quinze  ans,  du  11  février  1829,  date  de  la  première 
représentation  d'Henri  III,  au  7  mars  1843  :  ce  soir-là, 
les  Burgraves  échouèrent  au  Théâtre-Français. 


VIII  AVANT-PROPOS 

Le  romantisme,  après  avoir  annoncé  qu'il  voulait 
substituer  aux  conventions  tragiques  «.  la  nature  et  la 
vérité  ^  »,  ne  fît  que  les  remplacer  par  d'autres,  direc- 
tement contraires.  Le  côté  négatif  de  cette  révolution, 
dans  tous  les  genres,  est  très  nettement  marqué.  Dans 
le  roman,  par  exemple,  on  ne  cherche  pas  à  innover, 
mais  à  prendre  le  contre-pied  d'un  système  :  «  Je  pen- 
sais, dira  A.  de  Vigny,  que  les  romans  historiques  de 
Walter  Scott  étaient  trop  faciles  à  faire...,  je  cherchai  à 
faire  le  contraire  de  ce  travail  et  à  renverser  sa 
manière  ^.  »  Ce  fait  est  surtout  sensible  pour  le 
théâtre  :  A.  de  Vigny  a  reconnu  en  lui-même  cet  esprit 
d'opposition,  remarquable  également  chez  les  autres  : 
«  Je  m'essayais  aussi  à  écrire....  des  récits  de  tragédie; 
mais  tout  cela  était  dans  un  goût  qui  se  ressentait  de  ce 
qui  avait  été  fait  dans  notre  langue  par  les  grands  écri- 
vains classiques,  et  cette  ressemblance  me  devenant 
insupportable,  je  déchirais  sur-le-champ  ce  que  j'avais 
écrit,  sentant  bien  qu'il  fallait  faire  autrement  ^.  » 

Si  l'on  a  essayé  de  trouver  un  nouveau  genre,  c'est 
que  l'ancien  avait  vieilli  :  c'est  la  décadence  de 
la  tragédie  à  la  fin  du  xviii''  siècle  et  au  commence- 
ment du  xix'  qui  nous  a  valu  la  rénovation  roman- 
tique. Il  ne  semble  pourtant  pas  nécessaire,  heureu- 
sement, de  faire  précéder  cette  étude  sur  le  drame  par 
un  essai  sur  la  tragédie  impériale.  D'abord  la  chose  a 

d.  Préface  de  Cromioell,  p.  46  de  l'édition  ne  varietur. 

2.  Journal  d'un  poète,  p.   277,  dans  la  petite  bibliothèque  Char- 
pentier. 

3.  Journal,  p.  273-274. 


AVANT-PROPOS  IX 

été  faite,  et  bien  faite  K  Puis,  si  le  vide  et  reniiui  des 
Gharleniagne  ou  des  Charles  IX  ont  rendu  nécessaire  la 
révolution  dramatique  de  1830,  ce  n'est  pas  au  système 
de  Népomucène  Lemercier  ou  de  M.  J.  Chenier  (jue  Ton 
s'est  attaqué,  mais  bien  à  la  véritable  tragédie  classique. 
Les  romantiques  ont  fait  une  double  tentative;  ils  ont 
essayé  de  prouver  que  la  tragédie  contenait  trop  de  con- 
vention et  trop  peu  de  vérité  pour  s'imposer  plus  long- 
temps ;  puis  ils  ont  voulu  substituer  à  ce  genre  vieilli, 
mort,  un  genre  nouveau  et  vivant. 

Avant  d'aborder  la  théorie  et  la  pratique  de  la  nou- 
velle école,  il  est  bon  de  voir  d'abord,  rapidement,  ce 
fjui,  dans  la  tragédie,  prêtait  en  effet  aux  critiques.  Nous 
ne  voulons  ni  faire  l'apologie  de  la  tragédie  comme  les 
critiques  classiques,  ni  reprendre  contre  elle  les  réquisi- 
toires romantiques,  mais  essayer  de  dégager  la  part  de 
convention  qu'elle  renferme  réellement.  Gomme  toute 
œuvre  d'art,  la  tragédie  se  compose  de  deux  éléments  : 
l'un,  le  fond  psychologique,  durable  parce  qu'il  est 
humain,  l'autre,  au  contraire,  soumis  à  la  mode  du  jour, 
par  conséquent  périssable  comme  elle,  destiné  à  vieilhr 
vite,  à  faire  vieillir  avec  lui  la  tragédie  tout  entière. 

Ce  n'est  pas,  bien  entendu,  dans  le  théâtre  de  Voltaire 
que  nous  étudierons  ce  dernier  élément,  puisque  Vol- 
taire n'a  pas  été  un  créateur,  puiscju'il  n'a  fait  que 
mettre,  sans  la  perfectionner,  la  tragédie  au  service  de 
la  philosophie.  Il  faut  puiser  à  la  source  :  c'est  donc 

1.  Tableau  de  la  littérature  française  de  1800  à  1815,  par  M.  Mcrlet, 
p.  206-280. 


X  AVANT-PROPOS 

uniquement  dans  le  théâtre  de  Corneille  et  de  Racine 
que  nous  étudierons  les  conventions  tragiques. 

Quant  au  romantisme  dramatique,  il  se  personnifie 
dans  A.  de  Vigny,  A.  Dumas  et  V.  Hugo  '.  Sans  doute, 
ces  trois  écrivains  eurent  des  génies  différents,  mais  ils 
avaient  des  idées  communes.  A.  de  Vigny  a  constaté  un 
des  premiers  celte  unité  du  but,  avec  des  divergences 
personnelles  •  «  Il  se  trouva  quelques  hommes,  très 
jeunes  alors,  épars,  inconnus  l'un  à  l'autre,  qui  médi- 
taient une  poésie  nouvelle.  Chacun  d'eux,  dans  le 
silence,  avait  senti  sa  mission  dans  son  cœur.  Aucun 
d'eux  ne  sortit  de  sa  retraite  que  son  œuvre  ne  fût  déjà 
formée.  Lorsqu'ils  se  virent  mutuellement,  ils  mar- 
chèrent l'un  vers  l'autre,  se  reconnurent  pour  frères  et 
se  donnèrent  la  main  ^.  » 

Dans  la  révolution  romantique,  A.  de  Vigny  fut,  sinon 
l'initiateur,  du  moins  le  précurseur  :  a  Le  seul  mérite 
qu'on  n'ait  jamais  disputé  à  ces  compositions,  c'est 
d'avoir  devancé  en  France  toutes  celles  de  ce  genre  dans 
lesquelles  une  pensée  philosophique  est  mise  en  scène 
sous  une  forme  épique  ou  dramatique^.  »  A  Dumas 
garda  toujours  son  indépendance  :  «  Je  n'admets  pas 
en  littérature  de  système,  écrivait-il  en  1831  ;  je  ne  suis 

1.  Nous  ne  croyons  pas  qu'on  puisse  ranger  Mérimée  parmi  les 
créateurs  du  drame  romantique,  quoique  Dumas  le  reconnaisse  pour 
un  des  fondateurs  du  genre  [Théâtre  complet,  t.  I,  p.  IIJJ,  édit.  Michel 
Lévy,  1873).  Sans  doute,  Mérimée  a  écrit  la  Jacquerie,  et  la  Famille  de 
Carvajal,  en  1828.  Ce  sont  des  œuvres  bien  sombres,  dans  le  goût 
romantique  :  mais  ce  sceptique  exquis  n'avait  pas  assez  de  chaleur 
d'imagination  pour  en  faire  de  vrais  drames. 

2.  Journal,  p.  498-479. 

3.  Poésies,  p.  2. 


AVANT-PROPOS  XI 

pas  d'école;  je  n'arbore  pas  de  bannière'.  »  Tout  en 
se  reconnaissant  le  disciple  de  V.  Hugo  '\  il  ne  se  crut 
pas  ol)ligé  de  persévérer  dans  le  romantisme  :  il  disait 
bien  haut  :  «  Le  théâtre  est  avant  tout  une  chose  de  fan- 
taisie; je  ne  comprends  donc  pas  qu'on  l'emprisonne 
dans  un  système;...  laissez  chacun  prendre  son  sujet  à 
sa  guise,  le  tailler  à  sa  fantaisie;  accordez  liberté  entière 
à  tous,  depuis  les  douze  heures  de  Boileau  jusqu'aux 
trente  ans  de  Shakspeare,  etc.  '^  » 

Quant  à  V.  Hugo,  depuis  Marion  Delorme  jusqu'aux 
Burgraves,  il  resta  fidèle  aux  théories  qu'il  avait  expo- 
sées dans  la  Préface  de  Gromwell.  C'est  dans  ces 
trois  théâtres  que  nos  exemples  seront  choisis;  nous 
accordons  dans  cette  étude  à  chacun  de  ces  trois  auteurs 
une  importance  proportionnée  à  leur  valeur  relative. 


1.  Thcdtre  complet,  t.  II,  p.  8. 

2.  «  Je  ne  me  déclarerai  pas  fondateur  d'un  iTouveau  genre,  parce 
qu'eflectivement  je  n'ai  rien  fondé.  MM.  V.  Hugo,  Mérimée,  etc.,  ont 
fondé  avant  moi  et  mieux  que  moi;  je  les  en  remercie  :  ils  m'ont  fait 
ce  que  je  suis.  »  T.  I,  p.  IIU. 

3.  T.  U,  p.  228. 


ERRATA 


l'aiïf  09.  ii(j|ii     1,  nu  lieu  do  :  t.  11.  p.  :Vo,  lisez  :  p.  :i'i. 

—  72,      —       8,  —  p.  181-190.       —        p.  181  i;l   ,>iiiv. 

—  90,  li.Lrnc  l'i,         —  à  «,  —       «  à 

—  97,     —       \,  —  a  loi,  —       la  loi 

Page  114,  ligne  2,  au  lieu  de  :  «  toitmeur  ot  tenaiileur  »,  lisez  :  «  tor- 
tureur  »  et  «  tenailleur  » 

Page  121,  ligne  13,  au  lieu  de  :  il  mMvit  avant,  lisez  :  il  m'avait  ilil 
avant 

Page  2!io,  note  1,  au  lieu  de  :  tra<l.  l'r.  Victor  ilngo.  lisez  :  trad.  Fran- 
çois Victor  Hugo. 

i*age  204,  ligne  23,  au  lieu  de  :  fait    à  Didier,    lisez  :  fait  Didier 

—  225,  note    2,  —  ne  sont  pis,  —      ne  sont  plus 

—  238,  ligne  10,  —  en  puissance.»     —      en  puissance 

—  2i2,     —     28,  —  ui  accorde.  —      lui  accorde 

—  2"J7,     —      9,  —  ans  ses  drames,  —      dans  ses  drames 

—  2(i4,     —      6,  —  jeunessse  —      jeunesse 


DE  LA  CONTENTION 

DANS  LA   TRAGÉDIE   CLASSIQUE 

ET 

DANS    LE    DRAME    ROMANTIQUE 


PREMIERE  PARTIE 

DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 


CHAPITRE  PREMIER 

LES    THÉORIES 

Dans  la  tragédie,  la  convention  la  plus  singulière  est 
;elle  des  théories.  Le  poète  tragique  n'est  pas  libre 
l'intéresser,  comme  il  le  veut,  son  public.  Il  est  obligé 
le  se  conformer  bon  gré  mal  gré  à  des  lois  qu'on 
croyait  dictées  par  Aristote. 

Chapelain  est  probablement  le  premier  qui  ait  songé 
L  imposer  la  règle  des  vingt-quatre  heures  ^;  c'est 
'ncore  un  coup  de  son  lourd  marteau  qu'il  donne  là 
LU  bon  sens,  et  on  lui  pardonnerait  plus  volontiers 
;on  indigeste  poème  que  cette  malencontreuse   idée. 

"1 .  Corneille,  édition  Marly-Laveaux,  tome  VI,  page  -449. 

SOURIAU.  1 


2  DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

La  mode  s'en  mêle,  et  Ton  cause  beaucoup  de  ces 
règles;  mais  on  ne  les  discute  pas  encore  par  écrit. 
Dans  ses  Sentiments  sur  le  Cid,  publiés  en  1638, 
l'Académie  n'en  parle  que  par  allusion  ^  Corneille  est 
le  premier,  au  xvn'  siècle,  qui  ait  fait  la  théorie  de  la 
tragédie  ".  Il  était  donc  bien  libre  de  tracer  les  lois  du 
théâtre  d'après  les  tendances  mêmes  de  son  génie; 
il  aurait  pu  faire  sur  son  œuvre  la  meilleure  critique,  la 
plus  féconde,  celle  d'Aristote  :  étudier  les  modèles, 
c'est-à-dire  ses  propres  tragédies,  puis  en  tirer  des 
principes  généraux;  sa  modestie  l'en  empêche.  Il  pré- 
fère s'incliner  devant  des  règles  vieilhes;  il  essaye 
d'assujettir  après  coup  ses  pièces  aux  entraves  qu'on 
prétendait  classiques  :  inutile  besogne. 

En  effet  Lessing,  chez  qui  l'esprit  de  dénigrement 
contre  les  Français  est  la  forme  naturelle,  et  bien  alle- 
mande, du  patriotisme,  a  attaqué  durement  Corneille 
sur  ses  théories  :  «  De  Corneille  et  de  Racine,  c'est 
Corneille  qui  a  fait  le  plus  de  mal,  et  qui  a  exercé  sur 
les  poètes  tragiques  de  son  pays  l'influence  la  plus  per- 
nicieuse. Car  Racine  ne  les  a  égarés  que  par  ses  exem- 
ples. Corneille  l'a  fait  par  ses  exemples  et  par  ses  pré- 
ceptes^». Et  là-dessus  Lessing  reprend  une  à  une  les 

1.  Corneille  «  de  crainte  de  pécher  contre  les  règles  de  l'art  a  mieux 
aimé  pécher  contre  celles  de  la  nature  »  . 

"2.  On  peut  négliger  le  fatras  indigeste  ded'Aubignac  :  esprit  pesant, 
livre  plein  d'erreurs. 

3.  Cornoille  ne  se  doutait  guère  qu'il  serait  presque  pi'is  au  mot 
quand  il  écrivait  :  «  Je  voudrais  que  quelqu'un  se  voulût  divertir  à  re- 
toucher le  Cid  ou  les  Horaces.  »  (T.  VI,  p.  403.)  Lessing  s'est  vanté  «  de 
refaire  mieux  que  lui  une  pièce  du  grand  Corneille  »  {Dramriturgie, 
Irad.  Suckau,  p.  iOi^).  Nous  n'avons  pas  à  nous  arrêter  à  de  pareilles 
gageures.  De  l'esprit  français,  Lessing  n'a  su  s'annexer  que  l'esprit 
gascon.  En  parlant  ainsi  il  n'est  pas  sérieux,  et  nous  prévient  charita- 


LES   THEORIES  3 

explications  de  Corneille  sur  la  Poétique  d'Aristote,  et 
démontre  victorieusement  que  l'auteur  tragique  n'y  a 
rien  compris.  Il  est  inutile  de  discuter  pied  à  pied  avec 
Lessing  et  de  défendre  le  poète  français  contre  le  criti- 
que allemand.  Ce  serait  imiter  le  défaut  capital  de 
Lessing  et  faire  de  la  littérature  une  question  de  natio- 
nalité. Admettons  même  qu'il  ait  raison  :  à  la  traduc- 
tion française  «  la  tragédie  est  l'imitation  de  quelque 
action  sérieuse  employant  la  crainte  et  la  pitié  pour 
purifier  les  passions  '  »,  préférons,  s'il  le  faut,  Tinter- 
prétation  de  Lessing  «  pour  purifier  ces  passions  -  ». 
Lessing  est  certainement  meilleur  philologue  que 
notre  poète  -^  Il  s'indigne  de  ce  que,  au  lieu  d'expli- 
quer fidèlement  Aristote,  Corneille  «  énerve,  émousse, 
dissèque,  et  fait  évanouir  une  à  une  »  les  règles  du  cri- 
tique grec  ^',  cela,  sous  prétexte  «  de  n'être  pas  o])ligé 
de  condamner  beaucoup  de  poèmes  que  nous  avons  vu 
réussir  sur  nos  théâtres  ^  ».  Mais  que  voulait  donc 
Corneille?  concilier  la  pratique  de  son  théâtre  avec  les 
théories  d'Aristote,  et  répondre  aux  pédants  comme 
l'abbé  d'Aubignac.  Nous  ne  regrettons  qu'une  chose  : 


blenient  que  c'est  «  pour  amuser  les  baleines  delà  critique  allemande  » 
(Dramatw'fjie,  p.  377).  Laissons  le  critique  de  Hambourg-  vider  avec 
ses  compatriotes  cette  querelle  d'Allemand. 

1.  Corneille,  t.  X,  p.  485. 

2.  Dramaturgie^  introduction,  p.  xi. 

3.  Corneille  avait  dû  apprendre  peu  de  grec  chez  ses  maîtres.  .\ 
l'époque  où  il  écrivait  ses  Discours,  il  avouait  même  que,  de  tout  son 
latin,  il  ne  se  rappelait  plus  que  celui  du  plain-chant  (t.  X,  p.  4851. 
Corneille  se  sert  surtout  des  traductions  latines  d'Aristote  (t.  1,  p.  33  . 
11  traduit  une  seule  fois  sa  pensée  en  grec,  mais  c'est  dans  une  lettre 
apprêtée  (t.  X,  p.  4.47). 

4.  Dramaturgie,  p.  377. 
U.  Corneille,  l.  1,  p.  (33. 


4  DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

c'est  qu'au  lieu  de  perdre  son  temps  à  comprendre 
l'incompréhensible,  Corneille  n'ait  pas  répondu  à  ses 
adversaires  : 

Je  prétends 
Qu'Aristote  n'a  point  d'autorité  céans. 

Au  fond,  c'est  bien  ce  qu'il  pense,  et  ce  qu'il  insinue 
dans  son  Discours  de  la  tragédie  ^ 

Gomme  Corneille,  Racine  eut  beau  voir  la  vérité,  et 
dire  «  la  principale  règle  est  de  plaire  et  de  toucher; 
toutes  les  autres  ne  sont  faites  que  pour  parvenir  à  cette 
première  ^  »,  en  réalité  il  fit  comme  son  siècle,  et 
accepta  les  théories  des  anciens.  C'était  un  premier  pas 
dans  la  voie  des  conventions  peu  nécessaires.  Si  ces 
règles  en  effet  étaient  fatales,  imposées  par  la  nécessité 
de  la  raison,  pas  n'était  besoin  de  les  promulguer  :  ceux 
qui  ne  s'y  seraient  pas  conformés  n'auraient  pu  faire 
des  pièces  viables.  On  habitua  donc  le  spectateur  à 
exiger  des  tragédies  une  régularité  inutile;  il  y  fallut 
même  du  temps  :  en  1657,  l'abbé  d'Aubignac  remarque 
que  «  cette  règle  de  l'unité  de  lieu  commence  mainte- 
nant à  passer  pour  certaine  -  » . 

l.T.  1,  p-72, 

2.  Éd.  Mesnard,  t.  II,  p.  368. 

3.  L.  H.  ch.  VI. 


CHAPITRE  II 


DU    VERS,  DU    DIALOGUE,    DU    MONOLOGUE,    DE    LA   NARRATION 


Les  théories  sont  donc  empruntées  aux  anciens,  et 
l'on  ne  s'en  tient  pas  là.  Les  anciens  ont  écrit  leurs 
tragédies  en  vers  :  la  tragédie  classique  sera  en  vers. 
—  Mais  l'ïambe  convenait  aussi  bien  à  la  comédie  qu'à 
la  tragédie.  Il  pouvait  être  majestueux  ou  prosaïque  :  il 
se  prêtait  aussi  bien  à  la  familiarité  d'Euripide  qu'à  la 
simplicité  de  Sophocle.  —  Nos  tragiques  empruntèrent 
aux  anciens  les  entraves  du  vers,  et  non  ses  libertés. 

Pourquoi  toujours  le  vers,  et  jamais  de  prose?  Pour- 
quoi ne  trouvons-nous  pas  avant  Diderot  un  seul  effort 
sérieux  pour  repousser  cette  convention  ^?  Parce  qu'elle 
semble  naturelle  aux  spectateurs.  Sans  doute,  dans  la 
vie  réelle,  ils  parlent  eux-mêmes  en  prose.  Mais  les 
héros  tragiques  ne  vivent  pas  dans  la  vie  réelle.  Du 
reste  l'éducation  du  public  ne  se  fit  que  lentement. 
Avant  d'accepter  l'alexandrin  trop  régulier,  les  specta- 

1.  Citons,  pourtant,  pour  mémoire,  VCEdipe  en  prose  de  Lamotte- 
Houdard. 


6  DE  LA  coxve:;tiox  dans  la  tragédie 

teurs  avaient  entendu  des  vers  libres,  presque  romanti- 
ques :  dans  Don  Sanche,  la  reine  vient  d'anoblir  Carlos 
pour  qu'il  puisse  s'asseoir  au  conseil.  Don  Manrique 
proteste  : 

...  Ce  rang  n'est  dû  qu'aux  hautes  dignités  : 
Tout  autre  qu'un  marquis  ou  comte  le  profane. 

DoNA  Isabelle,  à  Carlos. 
Eli  bien!  seyez-vous  donc,  marquis  de  Santiliane, 
Comte  de  Pennafiel,  gouverneur  de  Burgos  ^ 

Ne  vous  senible-t-il  pas  entendre  don  Carlos  dans 
Hernani  : 

Allons!  relevez-vous,  duchesse  de  Segorho, 
Comtesse  Albatera,  marquise  de  Monroy. 
—  Tes  autres  noms,  don  .Juan  -? 

Malheureusement  l'alexandrin  de  Corneille  ,  libre  à 
ses  débuts,  prosaïque  au  besoin,  admettant  l'enjanibe- 
ment,  négligeant  l'hémistiche  dans  le  Gid,  devient  de 
plus  en  plus  régulier  dans  Cinna^  dans  Polyeucte, 
jusqu'à  ce  que  Racine  lui  donne  déflnitivement  sa  per- 
fection un  peu  uniforme.  Sans  doute  ce  vers,  malgré 
ses  entraves  rigoureuses,  est  encore  susceptible  d'une 
grande  variété  de  rythmes  ■'.  Son  seul  tort  est  d'être 
exclusif;  il  a  pris,  à  passer  toujours  par  des  bouches 
de  rois  et  de  reines,  des  habitudes  de  noblesse,  de 
majesté;  puis  il  a  forcé  les  successeurs  de  Racine  à 
conserver  aux  personnages  qui  continuaient  à  parler 

\.  A.  1,  se.  m. 

2.  A.  IV,  se.  IV. 

3.  M.  Becq  de  Fouquières  en  compte  jusqu'à  trente-six.  [TraiU 
général  de  versification  française,  1879,  p.  88,  sqq.) 


DU    VERS,  DU    DIALOGUE,  DU    MONOLOGUE,  DE   LA   NARRATION       7 

cette  langue  spéciale,  la  noblesse  et  la  majesté  qui  lui 
avaient  donné  naissance  :  l'alexandrin  fut  donc  d'abord 
un  elFel,  puis  une  cause. 

Plus  sa  lenteur  rythmée  s'impose  à  la  tragédie,  plus 
nous  voyons  disparaître  les  dialogues  animés,  coupés, 
où  les  interlocuteurs,  se  répondant  vers  par  vers, 
hémistiche  par  hémistiche,  se  rapprochaient  davantage 
de  la  vraisemblance,  de  la  réalité;  aux  répliques  vives 
du  comte  et  de  Rodrigue,  à  ce  duel  de  paroles  où  l'on 
risposte  coup  sur  coup,  succèdent  de  longues  conversa- 
tions, ou  plutôt  de  sages  délibérations,  où  Pyrrhus 
répond  par  un  discours  savamment  composé  à  la  haran- 
gue habilement  étudiée  d'Oreste. 

Remarquons-le  pourtant  :  cette  éloquence,  qui  nous 
paraît  maintenant  conventionnelle,  semblait  naturelle 
alors.  Nous  trouvons  ces  héros  plus  éloquents  que  pas- 
sionnés, et  nous  regardons  cela  comme  un  défaut.  Les 
tragédies  où  l'on  parle  beaucoup  nous  enchantent  peu, 
nous  qui  ne  causons  plus  assez;  nous  ne  tenons  pas  à 
goûter  au  théâtre  ce  charme  de  la  conversation,  dont  nous 
avons,  en  général,  perdu  l'habitude  dans  la  vie  réelle. 

Les  dialogues  tragiques  ne  ressendjlent  nullement  à 
la  causerie  moderne,  où  personne  ne  veut  se  résigner 
au  rùle  d'auditeur  muet,  de  confident  classique,  où  Ton 
ne  cède  la  parole  à  regret  que  pour  la  reprendre  à  l'ins- 
tant, où  l'on  n'a  même  pas  le  droit  d'être  intéressant  trop 
longtemps.  11  nous  manque  une  vertu  mondaine  qui  di- 
minuait déjà  au  xvu"  siècle  :  «  la  patience  d'écouter  »  '. 


1.  «  On  se  plaint  qu'il  n'y  ait  plus  de  conV'Gi'sation  de  nos  jours; 
j'en  sais  bien  la  raison  :  la  patience  d'écouter  diminue  cliaque  jour.  » 
(D'Argenson,  Mémoires,  t.  V,  p.  1G8.  Bibiioth.  Iilzéviricnno.) 


8  DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

Le  xviif  siècle,  en  effet,  qui  lit  et  agit  plutôt  qu'il  ne 
cause,  trouvera  déjà  dans  les  discours  de  tragédie 
quelque  chose  de  factice,  et  réclamera  par  la  plume  de 
Diderot,  au  lieu  de  ces  longues  discussions  un  peu  arti- 
ficielles, «  le  cri  de  nature  ». 

Au  xvn«  siècle  au  contraire,  le  développement  oratoire 
au  théâtre  semble  une  beauté,  tout  au  moins  pour  la 
partie  la  plus  lettrée  du  public.  Corneille,  en  introduisant 
dans  ses  œuvres  la  tirade,  les  débats  politiques  ou  juri- 
diques, ne  cédait  pas  à  son  goût  particulier,  mais 
mettait  en  pratique  son  excellent  axiome  :  «  La  poésie 
dramatique  a  pour  but  le  seul  plaisir  des  spectateurs  ^  » 
Les  précieux  aiment  en  effet  à  retrouver  sur  la  scène 
des  personnages  habillés  comme  eux,  causant  comme 
eux  :  rien  de  plus  naturel.  Les  habitués  de  l'hôtel 
de  Rambouillet,  au  sortir  d'une  lente  et  noble  con- 
versation, trouvent  tout  simple  que  Pauline  disserte 
sur  la  vertu  des  femmes,  comme  l'incomparable  Arthé- 
nice  elle-même.  Ils  conservent  au  théâtre  la  patience 
d'écouter  qu'ils  montrent  dans  le  Salon  bleu,  et  ne 
trouvent  pas  étonnant  que  les  héros  du  poète  en  fassent 
autant.  Seulement  ceci  n'est  plus  étude  générale  sur 
l'homme,  vérité  durable,  éternelle.  C'est  une  affaire  de 
mode  :  cela  passera  donc  avec  la  mode. 

Le  second  tort  des  tragiques  est  d'avoir  négligé  trop 
fréquemment  une  excellente  restriction  de  Corneille  lui- 
même  :  «  Les  discours  généraux  ont  souvent  grâce, 
quand  celui  qui  les  prononce  et  celui  qui  les  écoute  ont 
tous  deux  l'esprit  assez  tranquille  pour  se  donner  rai- 

1.  T.  1,  p.  16. 


DU   VERS,  DU    DIALOGUE,  DU    MONOLOGUE,  DE    LA   NARRATION        9 

sonnablemeiit  cette  patience  '.  »  Dans  la  tragédie  l'ora- 
teur est  trop  rarement  interrompu  par  l'auditeur  :  qualitt'' 
parlementaire,  déftiut  dramatique.  Corneille  a  donné 
par  pitié  des  sièges  aux  confidents  d'Auguste  dans  la 
longue  délibération  du  second  acte;  on  aurait  pu  en 
accorder  à  tous  les  héros  de  tragédie  :  les  acteurs,  qui 
ont  à  parler  plutôt  qu'à  agir,  pourraient  jouer  assis, 
surtout  lorsqu'ils  font  un  monologue. 

Dans  la  réalité  on  ne  cause  pas  tout  haut  avec  soi-même 
à  moins  d'être  malade  :  au  théâtre,  il  est  admis  qu'un 
personnage  fort  bien  portant  parlera  seul  et  longtemps. 
De  toutes  les  conventions  scéniques  celle-ci  paraît  la 
plus  bizarre,  et  pourtant  elle  est  assez  naturelle  ;  à  coup 
sûr,  elle  est  indispensable  :  nous  la  trouvons  dans  tous 
les  théâtres. 

Corneille  n'y  voit  qu'une  question  de  mode  :  dans  son 
Examen  de  Clitandre,  il  constate  que  «  les  monologues 
sont  trop  longs  et  trop  fréquents  dans  cette  pièce; 
c'était  une  beauté  en  ce  temps-là...  la  mode  a  si  bien 
changé  que  mes  derniers  ouvrages  n'en  ont  aucun  -  ». 
Que  la  mode  s'en  soit  mêlée,  que  les  comédiens  de  plus, 
pour  briller  seuls,  en  aient  exigé  des  auteurs^,  tout  cela 
est  certain  :  mais  le  monologue  a  d'autres  raisons  d'être. 

Il  est,  dans  la  vie,  de  ces  moments  où  l'on  repousse 
toute  société  pour  rester  seul  avec  sa  pensée.  Transpor- 
tons cette  situation  au  théâtre  :  que  fera  l'acteur?  Peut- 
il  par  ses  gestes  traduire  son  trouble  ?  A  supposer  que 

1.  T.  I,  p.  18. 

2.  T.   I,  p.  273. 

3.  «  Ils  les  exigeaient  des  auteurs  qui  leur  vendaient  leurs  pièces, 
et  une  comédienne  qui  n'aurait  point  eu  de  monologue  dans  son  rôle 
n'aurait  pas  voulu  réciter.  »  (Voltaire,  Remarques  sw  Médée.) 


10  DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

Ton  eût  retrouvé  l'art  des  mimes  romains,  comment  le 
public  du  xvn'  siècle  aurait-il  accueilli  un  pareil  spec- 
tacle? Il  faut  donc  que  l'acteur  se  parle  à  lui-même  tout 
haut.  Mais  l'auteur  ne  doit  jamais  oublier  ce  qui  nous 
paraît  la  règle  du  genre  :  le  monologue  n'est  intéressant 
que  quand  il  est  nécessaire;  sinon  cet  ornement  inutile 
ennuie;  surtout  le  poète  ne  doit  jamais  faire  du  mono- 
logue un  moyen  d'exposition. 

On  ne  trouve  pas  dans  Racine  d'exemple  de  ce  défaut. 
Corneille  seul  a  cédé  à  la  tentation  ;  encore  s'en  excuse- 
t-il  :  «  Le  monologue  d'Emilie  qui  ouvre  le  théâtre  dans 
Cinna  fait  assez  connaître  qu'Auguste  a  fait  mourir 
son  père,  et  que,  pour  venger  sa  mort,  elle  engage 
son  amant  à  conspirer  contre  lui;  mais  c'est  par  le 
trouble  ou  la  crainte  que  le  péril  où  elle  expose  Cinna 
jette  dans  son  âme,  que  nous  en  avons  connaissance  ^  » 
Corneille  a  donc  voulu  vivifier  par  un  intérêt  dramatique 
ce  monologue  d'exposition.  Mais  a-t-il  réussi?  On  voit 
entrer  sur  la  scène  une  personne  inconnue;  elle  est  en 
proie  à  l'irrésolution  :  que  nous  importe?  Nous  ne  nous 
intéressons  pas  encore  à  cette  femme.  La  suivons-nous 
dans  sa  discussion  avec  elle-même?  Voudrions-nous  la 
voir  se  décider  pour  ou  contre  Auguste?  Emilie  a  beau 
parler  :  la  pièce  ne  semble  pas  encore  commencée. 
Toute  la  partie  pathétique  du  monologue  est  perdue 
pour  nous,  il  ne  reste  plus  qu'une  exposition  confuse 
de  la  pièce. 

Le  monologue  psychologique,  au  contraire,  intéresse 
le  spectateur,  lorsqu'un  personnage  important,  placé 

1.  T.  I,  p.  45. 


1>U   VERS,  DU    DIALOGUE,  DU    MONOLOGUE,  DE   LA   NARRATION'     11 

dans  une  situation  criti([nc,  nous  dévoile  S(\s  plus  secrets 
sentnnents.  Don  Diègue  a  été  souffleté  :  il  faut  que  le 
vieillard  reste  seul  un  moment  :  quel  effet  produiraient 
sur  le  spectateur  ces  mots  si  simples  et  si  forts  : 

Ilodriguc,  as-ta  du  cœur? 

s'ds  succédaient  immédiatement  à  l'humiliante  raillerie 
du  comte?  L'action  doit  donc  s'arrêter  un  moment.  L'ou- 
trage reçu  a-t-il  amoindri  le  vieillard?  Avant  d'avoir  le 
droit  de  confier,  avec  son  épée,  le  soin  de  sa  vengeance 
à  son  fds,  don  Diègue  doit  se  relever  à  nos  yeux  et 
c'est  ce  qu'il  fait  dans  ce  magniflque  transport  de  dou- 
leur et  de  rai^e. 

11  en  est  de  même  pour  le  long  monologue  d'Auguste, 
qui  paraît  court.  Deux  fois  l'empereur  change  d'avis; 
mais,  dans  ces  hésitations,  il  n'y  a  pas  de  redite  insipide, 
et  l'intérêt  va  croissant.  Peu  à  peu  l'àme  d'Octave  revit 
dans  Auguste;  la  colère  monte  dans  son  cœur,  jusqu'à 
ce  que,  épuisé  par  sa  fureur  même,  l'empereur  retondje 
dans  ses  hésitations.  Sans  doute,  à  la  fin  du  monologue, 
l'action  n'a  pas  fait  un  pas  en  avant  :  nous  venons  d'as- 
sister à  une  lutte  dans  l'àme  d'Auguste,  sans  que  nous 
sachions  encore  ce  que  le  maître  a  décidé.  Et  pourtant 
ce  morceau  n'est  pas  un  pur  hors-d'œuvre,  qui  plaît 
comme  un  bel  intermède  :  c'est  au  contraire  le  centre 
de  la  tragédie,  le  point  autour  duquel  pivote  l'action.  Il 
y  a  deux  parties  dans  cette  pièce  :  dans  la  première, 
l'intérêt  se  porte  sur  Cinna;  pendant  la  seconde,  Au- 
guste se  relève,  et  le  spectateur  est  avec  lui.  C'est  dans 
ce  monologue  qu'Auguste  se  transfigure. 


12  DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

Pour  amener  et  rendre  vraisemblable  la  scène  où  il 
réduit  au  silence  Cinna,  où  il  le  domine  et  l'écrase,  il 
faut  que  nous  entendions  Auguste  parler  en  empereur; 
il  faut  que  nous  voyions  s'il  est  digne  de  son  rang,  et 
supérieur  à  Cinna;  enfin,  pour  qu'il  ait  le  droit  de  par- 
donner, il  faut  qu'il  se  fasse  pardonner  lui-même  par 
le  spectateur,  qu'il  expie  devant  lui  ses  anciens  crimes. 
Tout  cela  est  dans  le  monologue  du  quatrième  acte;  et 
c'est  ainsi  que  ce  long  morceau,  beau  en  lui-même,  bril- 
lant comme  développement  oratoire,  est  encore  plus 
beau  si  on  le  replace  à  son  rang  dans  l'enchaînement 
dramatique  de  l'action. 

Ainsi  donc,  que  le  personnage  délibère  sur  une  réso- 
lution à  prendre,  comme  Auguste,  ou  attende  avec 
anxiété  un  événement,  comme  Hermione  au  cinquième 
acte  d'Andromaque,  le  monologue  est  tout  à  fait  en 
situation.  Sans  doute  pendant  ce  temps  l'action  ne 
marche  pas;  mais  ce  n'est  pas  une  faute  :  le  danger, 
-au  théâtre,  n'est  pas  que  l'action  s'arrête,  mais  que 
l'intérêt  diminue. 

Outre  ces  couplets,  longuement  développés,  on  trou- 
verait encore  dans  la  tragédie  des  morceaux  plus  courts, 
de  simples  cris  du  cœur,  des  confessions  rapides  :  le 
plus  curieux  est  certainement  le  court  monologue  de 
Narcisse  : 


La  fortune  l'appelle  une  seconde  fois, 

A'arcisse  :  voudrais-tu  résister  à  sa  voix? 

Suivons  jusques  au  bout  ses  ordres  favorables, 

Et,  pour  nous  rendre  heureux,  perdons  les  misérables  '  ! 


"1.  Britannicus,  a.  III,  se.  viii. 


DU   VERS,  DU   DIALOGUE,  DU   MONOLOGUE,  DE  LA  NARRATION     IH 

Fort  mal  vu  du  public  ^  il  nous  paraît  très  naturel  : 
les  romantiques  l'appelleraient  a  un  intérieur  d'abîme 
éclairé  -.  » 

11  faut  avouer  pourtant  que  le  monologue  est  une 
beauté  trop  conventionnelle,  lorsqu'il  est  exprimé  dans 
une  forme  lyrique;  les  stances,  même  cpiand  elles  sont 
belles  comme  morceau  détaché,  produisent  un  effet 
bizarre  dans  le  corps  de  la  pièce.  L'abbé  d'Aubignac 
plaisante  lourdement  les  stances  du  Cid ,  mais  au 
fond  il  a  raison  \  Les  strophes  de  Polyeucte  sont 
sans  doute  belles,  et  même  dramatiques,  mais  c'est 
le  triomphe  d'un  genre  dangereux.  La  forme  s'élève 
avec  la  pensée,  et  devient  lyrique  comme  elle  :  dans 
ce  seul  cas,  dans  une  prière  à  Dieu,  la  tragédie 
peut  emprunter  à  l'ode  sa  forme  et  son  mouvement. 
C'est  ainsi  que  la  prophétie  lyrique  de  Joad  semble 
naturelle  '. 

Notre  conclusion  sera  donc  la  même  pour  les 
stances  que  pour  le  monologue  :  il  y  a,  dans  ce  pro- 
cédé d'exposition    psychologique,    quelque    chose    de 


1.  Racine,  t.  II,  p.  289,  note  1. 

2.  Les  Travailleurs  de  la  mer,  1.  VI,  ch.  vi;  tout  ce  passage  pourrait 
faire  un  commentaire  des  quatre  vers  de  JNarcisse. 

3.  «  Pour  rendre  vraisemblable  qu'un  homme  récite  des  stances, 
il  faut  qu'il  y  ait  une  couleur  ou  une  raison  pour  justifier  cecliangement 
de  langage.  Or,  la  principale  ou  la  plus  commune  est  que  l'acteur  qui 
les  récite  ait  quelque  temps  suflisant  pour  y  travailler  ou  y  faire  tra- 
vailler... Dans  le  plus  fumeux  de  nos  j»oèmes  nous  avons  vu  un  jeune 
seigneur  recevant  un  commandement  qui  le  réduisait  au  point  de  ne 
savoir  que  penser  ni  que  dire  ni  que  l'aire,  faire  des  stances  au  lieu 
même  où  il  était,  c'est-à-dire  composer  à  l'improviste  une  chanson  au 
milieu  d'une  rue...  on  pourrait  s'en  tirer  en  supposant  qu'une  Cévre 
chaude  reût  rendu  poète,  comme  il  est  arrivé  à  quelques-uns.  »  [Pra- 
tique, 1.  IV,  ch.  I.) 

i.  Athalie^  a.  III,  se.  vu. 


14  DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

factice  :  nous  regretterons  notre  concession  à  la  con- 
vention, si  ce  sacrifice  momentané  de  la  stricte  raison 
n'est  pas  excusé  par  un  accroissement  d'intérêt.  Le 
monologue,  du  reste,  a  survécu,  plus  heureux  que  la 
narration. 

Le  récit,  relégué  maintenant  dans  les  anthologies, 
pour  lesquelles  il  semble  fait,  a  plus  vieilli  que  toute 
autre  convention  tragique. 

Corneille,  qui  en  a  usé  et  abusé,  disserte  sur  les 
qualités  et  avantages  de  la  narration  K  II  va  même, 
par  une  singulière  méprise,  jusqu'à  prétendre  qu'elle 
fait  partie  de  l'action  -.  Elle  la  diminue  au  contraire, 
elle  la  supprime  presque. 

A  ce  point  de  vue,  la  plus  belle,  la  plus  intéressante 
narration  est  sans  contredit  le  récit  tant  raillé  de  Thé- 
ramène  :  en  effet,  sauf  un  ou  deux  vers  trop  ornés, 
ce  morceau  est  dramatique.  Thésée  vient  d'apprendre 
que  son  fils  est  mort,  mais  ne  sait  pas  s'il  est  bien 
Fauteur  de  cette  mort  :  chaque  détail  singulier  ou 
merveilleux  lui  enlève  un  doute  :  sa  prière  impru- 
dente a  été  exaucée  par  Neptune  :  il  est  bien  le  meur- 
trier de  son  fils.  C'est  la  contenance  de  Thésée  qui 
doit  nous  faire  écouter  et  comprendre  le  récit  de  Thé- 
ramène;  c'est  le  désespoir  du  père,  et  non  pas  la 
douleur  un  peu  verbeuse  du  gouverneur,  qui  doit 
nous  émouvoir. 

Mais  ces  heureuses  exceptions  sont  rares;  le  plus 
souvent  ces  récits  traînent  :   par  exemple,  celui  de 


1.  T.  IV,  p.  24;  t.  ll,p.  33G,  337. 

2.  T.  1, 1).  luy. 


DU   VERS,  DU    DIALOGUE,  DU   MONOLOGUE,  DE   LA  NARRATION     lo 

Timagène,  que  son  interlocuteur  lui-même  trouve  par 
trop  long  : 

Sa  tête  sur  un  bras  languissamment  pencliéc, 
Inniiobile  et  rêveur,  en  malheureux  amant 

Antiociil's 
Enfin,  que  faisait-il?  aclievez  promptemcnt  '. 

En  général  on  peut  dire  ({ue  la  narration  est  anti- 
ilraniatique  et  n'offre  tout,  au  plus  (ju'un  intérêt 
épique  :  on  dirait  une  des  rares  bonnes  pages  de  Cha- 
pelain ou  de  Desmarets  ;  seul  le  vers  peut  animer  ces 
récits  languissants;  encore  est-il  le  plus  souvent  mal 
débité,  les  rôles  de  confidents  n'étant  guère  réclamés 
par  les  grands  artistes. 

On  le  voit  :  la  partie  oratoire  de  la  tragédie  est  trop 
conventionnelle  et  ne  laisse  à  l'action  ({u'une  place 
restreinte,  encore  diminuée  par  les  unités  de  temps  et 
de  lien. 

1.  Rodogime,  a.  V,  se.  vi,  v.  1618. 


CHAPITRE  III 


DES    UNITÉS 


Notre  intention  n'est  pas  de  discuter  inabstracto  cette 
question  épuisée.  Quand  bien  même  nous  prouverions 
que  des  règles,  très  raisonnables  pour  les  Grecs,  étaient 
inutiles  pour  des  Français,  la  question  de  fait  resterait 
intacte  :  ces  règles  ont  eu  une  influence  incontestable 
sur  la  tragédie.  Maintenant,  cette  influence  a-t-elle  été 
bonne  ou  mauvaise?  Pour  répondre,  nous  sommes 
obligés  d'étudier  séparément  Corneille,  puis  Racine. 
L'application  des  règles  fut  un  véritable  désastre  pour 
le  premier,  et  nous  n'avons  même  pas  à  nous  poser 
cette  question  :  qu'aurait  pu  faire  Corneille,  libéré  des 
trois  unités?  Nous  possédons  une  pièce  qui  nous  permet 
de  dire,  sans  Tombre  de  paradoxe  :  si  le  succès  du  Cid, 
tragédie  complètement  libre,  conçue  en  dehors  de  toute 
théorie  dramatique  connue,  n'avait  pas  suscité  contre 
le  génie  la  conspiration  des  médiocres.  Corneille, 
jouissant  de  cette  féconde  liberté  qui  avait  fait  la  force 
de    Sophocle  et   d'Euripide,   Corneille  aurait   été   le 


DES    UNITÉS  17 

Shakspeare  français.  Cet  heureux  esprit,  qui  aimait 
tous  les  genres  draniati([ues,  tragédie,  coniédie,  drame, 
féerie  même,  se  serait  librement  développé  en  tous  sens; 
Corneille,  forçant  la  routine  à  le  suivre,  aurait  rendu 
inutile  la  réforme  romantique. 

Ce  fut  à  Toccasion  de  sa  Mélile  qu'il  fit  connaissance 
avec  la  règle  des  vingt-quatre  heures  \  Il  en  parle  avec 
un  peu  d'irrévérence.  Avant  de  s'incliner  devant  l'auto- 
rité d'Aristote',  «  son  unique  docteur  »,  comme  il  dira 
plus  tard  -^ ,  il  commence  par  protester,  et  compose  une 
pièce  qui  est  une  sorte  de  manifeste  révolutionnaire. 

Glitandre,  maintenant  négligé  par  les  lecteurs,  est, 
chose  plus  curieuse  encore,  dédaigné  par  Corneille  lui- 
même;  parvenu  à  sa  maturité,  fier  de  ses  chefs-d'œuvre, 
le  poète  revoit  cette  œuvre  de  jeunesse,  et  Corneille, 
ingrat  pour  une  de  ses  plus  libres  pièces,  déclare  qu'elle 
ne  vaut  rien  du  tout  K  Pourtant,  il  y  a  dans  cette  pièce 
romanesque  autant  d'action  que  dans  toutes  les  autres 
tragédies  de  Corneille  réunies.  Trois  gentilshommes 
s'habillent  en  paysans  ^,  puis  reparaissent  en  costume 
ordinaire;  une  femme  se  déguise  en  homme,  sur  la 
scène  '^;  on  la  reconnaît  à  une  aiguille  qu'elle  a  laissée 
dans  ses  cheveux  ^  :  armée  de  cette  aiguille,  elle  crève 
un  œil  à  son  persécuteur  '^;  elle  arrête  enfin  un  duel, 
en  faisant  tomber  un  des  combattants.  Rien  ne  se  passe 

1.  T.  1,  p.  270. 
'2.  T.  ni,  p.  8o. 

3.  T.  V,  p.  140. 

4.  T.  1,  p.  270. 
0.  T.  1,  p.  282. 
0.  T.  1,  p.  306. 

7.  T.  I,  p.  323. 

8.  T.  I,  p.  332. 

SofiiiAU.  2 


18  DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

à  la  cantonade,  et  l'intention  visible  du  poète  est  de 
donner  aux  spectateurs  l'illusion  de  la  réalité  :  un  cava- 
lier descend  de  cheval  sur  la  scène,  ou,  tout  au  moins,  on 
voit  apparaître  la  tête  du  cheval  \  Les  duels,  car  il  y 
en  a  plusieurs,  ont  lieu  sur  la  scène,  et  ne  se  terminent 
pas  dans  la  coulisse,  comme  pour  le  Gid,  où  déjà  l'au- 
dace du  poète  décroît;  dans  un  seul  de  ces  combats, 
le  héros  tue  un  premier  adversaire;  son  épée  se  brise 
contre  un  arbre  :  il  se  sert  du  tronçon  comme  d'une 
dague,  ramasse  une  autre  épée,  et  expédie  son  second 
ennemi  :  le  troisième  se  sauve.  A  ce  moment  Corneille 
aurait  représenté  le  combat  des  Horaces  sur  la  scène. 
A  ce  moment  aussi,  il  trouve  que  sa  pièce,  tout  irré- 
gulière qu'elle  est,  paraît  fort  bonne  -.  Lorsque  Ton 
a  fini  de  lire  cette  œuvre  étrange,  pleine  de  défail- 
lances, sans  doute,  mais  où  Ton  sent  un  talent  novateur 
et  vivant,  une  réflexion  presque  triste  s'élève  dans 
l'esprit,  et  l'on  se  dit,  avec  Corneille  :  «  11  est  facile 
aux  spéculatifs  d'être  sévères,  mais  s'ils  voulaient  don- 
ner dix  ou  douze  poèmes  de  cette  nature  au  public, 
ils  élargiraient  peut-être  les  règles  plus  encore  que  je 
ne  fais,  sitôt  qu'ils  auraient  reconnu  par  expérience 
{[uelle  contrainte  apporte  leur  exactitude,  et  combien  de 
belles  choses  elle  bannit  de  notre  théâtre  \  » 

En  réalité  Corneille  n'élargit  guère  les  règles  :  il 
n'essaye  ni  de  les  expliquer  ni  de  les  discuter  :  d  se 
débat  contre  elles;  et  pourtant  il  ne  se  facilite  pas  la 
besogne;  car, "loin  de  voir  dans  la  loi  de^  unités  une 


4.  T.  I,  p.  3on. 

i>.  T.  1,  i).  ^i.'iS. 
:3.  T.  l,  p.  12-2. 


DES    UNITÉS  lt> 

obligiitioii  factice,  devant  tonte  son  antoiité  au  nom 
crAristote,  il  avoue  «  en  particulier  pour  l'unité  de 
temps  que  c'est  la  raison  naturelle  qui  lui  sert  d'appui  '  ». 
Il  reconnaît  que,  le  poème  dramatique  étant  une  imi- 
tation, |)lus  cette  imitation  sera  exacte,  plus  le  poème 
se  rapprochera  de  la  perfection. 

Il  est  certain  en  effet  que  si,  senijjlable  au  drame  grec, 
la  trag-édie  française  se  déroulait  sans  interruption,  la 
règle  serait  nécessaire  ;  mais  nous  avons  des  actes  :  de 
quelle  durée  conventionnelle  peut  être  l'entr'acte?  Cor- 
neille fixe  une  limite  -  :  pendant  que  les  violons  jouent, 
le  spectateur  se  repose  :  le  rideau  relevé,  il  admettra  que 
deux  heures  ont  pu  s'écouler  pour  les  personnages.  — 
Mais  alors,  pourquoi  pas  quatre  heures,  ou  deux  jours, 
ou  un  an?  Une  fois  la  porte  ouverte  à  la  convention, 
pourcjuoi  la  refermer  si  vite  et  se  gêner  sans  raison?  Le 
seul  juge,  en  pareil  cas,  c'est  le  spectateur.  Or,  quand 
les  personnages  reparaissent,  qui  songe  à  se  demander 
ce  qu'ils  ont  pu  faire  pendant  l'entr'acte,  où  ils  ont  pu 
aller,  combien  il  a  fallu  de  temps  (reprenons  l'exemple 
du  Gid),  à  Rodrigue,  pour  battre  les  Maures  :  u'a-t-il 
employé  que  les  deux  heures  réglementaires,  ou  un  peu 
plus?  Corneille,  qui  s'en  doute  bien,  ne  discute  pas  avec 
ses  spectateurs  :  il  est  sur  d'eux;  il  sait  que  l'aiistotéli- 
cien  le  plus  obstiné,  s'il  est  de  bonne  foi,  sera  obligé  de 
s'écrier  après  une  scène  qui  est  en  contradiction  avec 
la  règle,  mais  qui,  en  revanche,  est  touchante  :  «  J'ai 
pleuré,  me  voilà  désarmé.  »  Le  poète  discute  avec  ceux 
qui  veulent  discuter,  et  défend  pied  à  pied  son  terrain, 

].  T.  I,  p.  ll:i. 
-2.  T.  I,  p.  lli. 


20  DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

battant  en  retraite  de  temps  en  temps,  avouant,  par 
exemple,  qu'il  sacrifiera  la  vraisemblance  à  l'unité  de 
temps  \  puis,  revenant  à  la  charge,  et  annonçant  qu'il 
abandonnera  la  règle  des  vingt-quatre  heures,  plutôt 
qu'une  beauté  '~.  Il  compose  une  pièce,  la  plus  émouvante 
qu'il  lui  est  possible,  parce  qu'il  faut  attacher  le  pubhc; 
puis  il  l'étudié  au  point  de  vue  des  trois  unités  :  il  cherche 
à  apaiser  les  érudits,  eu  montrant  qu'Aristote,  s'il  n'est 
pas  tout  à  fait  satisfait,  peut  pourtant  se  contenter  à  la 


rigueur. 


Mais  qu'est-il  résulté  de  toutes  ces  subtilités?  D'abord 
Corneille  a  fait  la  part  trop  belle  à  ses  adversaires,  en 
admettant  non  pas  l'unité  de  temps  presque  absolue  des 
Grecs,  mais  même  cette  règle  déjà  conventionnelle  des 
vingt-quatre  heures.  En  effet,  disciple  des  Espagnols 
anciens  ou  modernes,  le  poète  surcharge  sa  pièce  d'évé- 
nements qui  ne  peuvent  matériellement  pas  tenir  dans 
un  jour  entier.  Une  objection  plus  grave  fut  faite  par 
l'Académie  :  la  règle  des  vingt-quatre  heures,  consentie 
par  Corneille,  rend  certaines  situations  impossibles, 
immorales  même,  et  Scudéry  me  semble  irréfutable, 
lorsqu'il  accuse  Ghimène  d'être  impudique,  parricide  : 
ne  reçoit-elle  pas  Rodrigue  dans  la  maison  de  son  père, 
quand  le  cadavre  est  dans  une  pièce  voisine,  encore 
chaud?  Boileau  aurait  été  fort  en  peine  si  on  l'avait 
prié  de  conciher  son  précepte 

Qu'en  un  lieu,  qu'en  un  jour,  un  seul  fait  accompli 
Tienne  jusqu'à  la  fin  le  tliéùlre  renijili  ^, 

1.  T.  I.  ]).  8i. 
■2.  T.  1,  p.  ;i. 

;i.  Art  porliquc,  ch.  m.  v.  iô.  U'k 


DES    UNITKS  21 

et  le  passage  où  il  se  révolte,  avec  le  public,  contre  les 
censeurs  du  Cid  ^  Mais  Boileau  s'inquiétait-il  de  cette 
contradiction?  Au  témoignage  de  Boursaut,  c'était  le  plus 
sensible  des  spectateurs;  au  fond,  il  était  de  l'avis  de 
Molière,  il  laissait  les  règles  à  la  porte  du  théâtre-.  Mais 
alors,  à  quoi  bon  édicter  des  lois  qu'on  n'appliquera  pas, 
et  qui  seront  entre  les  mains  de  l'envie  des  armes  dange- 
reuses? Si  nous  donnons  actuellement  raison  à  Corneille, 
le  poète  n'en  a  pas  moins  été  obligé  de  se  soumettre  en 
partie.  Sous  prétexte  de  se  rapprocher  ainsi  davantage  de 
la  vérité,  en  réalité  on  augmente  la  part  de  la  conven- 
tion; de  plus,  cette  convention  n'est  pas  claire,  n'est  pas 
librement  consentie  et  bien  comprise  par  le  spectateur. 
Nous  nous  sentons  dans  une  situation  fausse,  n'accordant 
pas  au  poète  une  liberté  qu'il  refuse  :  nous  n'osons  pas 
songer  à  la  loi  du  temps  qu'il  élude  plutôt  qu'il  ne  la 
respecte.  Gette^  règle,  destinée  à  préciser,  augmente 
donc  la  confusion.  Corneille  le  voit,  et,  loin  de  remédier 
à  ce  défaut  par  une  solution  bien  nette,  il  fait  de  cette 
confusion,  qu'il  n'a  pas  l'audace  de  supprimer  chez  lui, 
une  loi  pour  les  auteurs  à  venir  ^.  11  va  plus  loin,  il  se 
reproche,  comme  une  maladresse,  d'avoir  parlé  du  temps 
une  seule  fois  dans  tout  son  théâtre  K  Beau  résultat, 
heureuse  application  des  doctrines  d'Aristote  revues  par 
Chapelain!  Voilà  les  premiers  avantages  que  Corneille 
retira  de  son  orthodoxie  littéraire  :  hors  d'Aristote, 
point  de  salut,  répétait  après  l'Académie  le  trop  soumis 

1.  Satire  IX,  V.  231-23i. 

2.  «  Vous  êtes  déplaisantes  gens  avec  vos  règles,  etc.  »  Critique  de 
VÉcole  des  Femmes,  se.  vu. 

3.  T.  I,  p.  9o. 

4.  T.  1,  p.  06. 


"22  DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

poète  \  sans  désarmer  ses  persécuteurs.  Après  l'unité 
de  jour,  ils  le  forcèrent  à  subir  Tunité  de  lieu. 

Sur  ce  fait  Corneille  est  sans  excuse  :  car  il  n'en 
trouve,  dit-il,  aucun  précepte  dans  Aristote  ni  dans 
Horace  :  «  C'est  ce  qui  porte,  ajoute-t-d,  quelques-uns 
à  croire  que  la  règle  ne  s'en  est  établie  qu'en  consé- 
quence de  l'unité  de  jour  -.  »  C'est  une  erreur,  mais 
peu  importe.  Corneille  donne,  en  acceptant  cette  loi 
sans  nécessité,  la  partie  facile  à  ses  critiques,  et  Lessing 
a  lieau  jeu  dans  ses  attaques  :  car  que  devrait-être, 
même  suivant  Corneille,  l'unité  de  lieu?  La  seule  vraie, 
la  seule  possible  serait  l'unité  de  lieu  absolue.  Au  lieu 
de  cela.  Corneille  veut  l'agrandir;  sans  doute  il  trouve 
un  peu  ((  licencieuse  »  l'opinion  de  ceux  qui  disent  : 
«  On  la  peut  étendre  jusques  où  un  homme  peut  aller 
et  revenir  en  vingt-quatre  heures  ^'.  »  Plaisante  unité, 
qui  dépend  de  la  rapidité  des  transports.  Corneille 
s'égaye  doucement  là-dessus,  et  pense  que  «  ce  qu'on 
ferait  passer  en  une  seule  ville  aurait  l'unité  de  lieu  ''  ». 
Pourquoi  une  ville?  Pourquoi  pas  une  province,  un 
pays,  un  continent?  Corneille  néglige  de  nous  apprendre 
pourquoi  on  ne  peut  élargir  davantage  cette  unité  de 
lieu.  Mais  enfin  admettons-la  telle  quelle.  La  tragédie 
y  gagnera  probablement  en  netteté,  en  vraisemblance? 
Le  but  du  poète  ne  peut  être  que  celui-ci  :  éviter  au 


1.  '(  Il  locrnrdo  l'ait  dramatique  et  l'épopée  comme  des  genres  défi- 
nitivement lixés  par  les  immortels  exemples  qu'il  en  avait  sous  les 
yeux;  illusion  étrange  dans  un  esprit  de  celte  vigueur.  »  (M.  Egger, 
Histoire  dr  la  critique^  cli.  m.) 

i2.  T.  I,  p.  117. 

?,.  If>id. 

A.  T.  1,  1).  lli). 


DES    UNITÉS  '2'd 

spectateiH'  un  trop  grand  effort  d'iiiiafiiiiatioii  pour 
suivre  les  personnages  partout  oli  les  mènera  le  caprice 
de  l'auteur?  Ce  but  est-il  atteint?  C'est  le  contraire  qui 
arrive;  car,  au  lieu  d'avoir  un  lieu  bien  marqué,  ])ien 
précis,  nous  restons  dans  un  terrain  vaLjue  :  d'un  acte 
à  l'autre  la  scène  se  déplace,  mais  nous  n'en  savons 
rien  :  le  décor  n'est  pas  modifié,  aucun  personnage 
ne  nous  prévient  du  changement,  et  Corneille  recom- 
mande bien  aux  poètes  de  ne  jamais  préciser  le  lieu 
dans  leurs  vers;  en  supposant  le  spectateur  un  peu 
naïf,  on  n'a  pas  à  craindre  ({u'il  se  pose  cette  ques- 
tion ;  où  sommes-nous  '?  Le  poète  normand  tourne  la 
difficulté,  ou  plutôt  il  l'escamote,  et,  par  ce  qu'il  appelle 
une  fiction  de  théâtre,  il  imagine  une  sorte  de  parloir 
où  tous  les  personnages  se  rendent  à  tour  de  rôle  «  par- 
lant avec  le  même  secret  que  s'ils  étaient  dans  leur 
chambre-  ».  Mais,  dans  de  pareilles  conditions,  la  tra- 
gédie devient  une  sorte  d'évocation  des  ombres  :  le 
poète  fait  apparaître  et  disparaître  ses  acteurs  sans 
raison  plausible  ;  que  gagne-t-il  à  ces  tours  de  passe- 
passe?  L'auditeur  désorienté  ne  sait  plus  pourquoi  les 
|)ersonnages  entrent  ou  sortent,  pourquoi  don  Diègue 
vient  attendre  Rodrigue  dans  la  maison  de  Chimène  'K 
J^es  personnages  savent  peut-être  oii  ils  sont,  mais  le 
spectateur  n'en  sait  lien.  Déjà  au  xvu'  siècle,  le  public 
devenu  délicat,  gâté  par  Corneille  lui-même,  «  se  scan- 
dalise ''  »  aux  scènes  détachées.  Il  est  certain  que  le 


1.  T.  1,  p.   1-20. 

2.  T.  1,  p.  1-21. 

n.  Le  CAd,  a.  UI,  se.  v, 
-4.  T.  I,  p.   102. 


24  DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

quatrième  acte  de  Ginna,  pour  prendre  l'exemple  cité 
par  Corneille,  est  bizarre  :  Emilie  parle  de  conspiration 
juste  dans  la  salle  que  vient  de  quitter  Auguste.  Mais 
à  qui  la  faute?  au  poète  qui  accepte  l'unité  de  lieu. 
Nous  admettons  la  désunion  des  scènes  dans  un  drame 
de  Shakspeare,  parce  que  nous  en  sommes  prévenus 
par  quelque  signe,  si  simple  qu'il  soit;  mais,  dans  les 
tragédies  de  Corneille,  on  se  demande  avec  une  sorte 
d'inquiétude  ce  que  viennent  faire  devant  nous  des 
personnages  que  rien  n'appelle.  Sur  ce  point  Corneille 
est  d'une  indulgence  intéressée  :  «  11  faut,  s'il  se  peut, 
rendre  raison  de  l'entrée  et  de  la  sortie  de  chaque 
acteur;  surtout  pour  la  sortie  je  tiens  cette  règle  indis- 
pensable :  je  ne  serais  pas  si  rigoureux  pour  les 
entrées  ^  »  C'est  un  tort,  et,  s'il  est  naturel  que  Cor- 
neille ne  se  tienne  pas  rigueur,  rien  ne  nous  force  à  eu 
faire  autant.  Conclusion  :  grâce  aux  deux  unités  de 
temps  et  de  lieu,  il  n'y  a  plus  ni  temps  ni  lieu  dans  la 
tragédie  de  Corneille,  et,  comme  les  hommes  ne  vivent 
jusqu'ici  que  dans  le  temps  et  l'espace,  le  spectateur  a  le 
droit  de  se  demander  comment  pourront  donc  agir  les 
personnages.  La  réponse  est  bien  simple  :  ils  n'agis- 
sent pas,  et  ce  qui  nuit  à  l'action,  c'est,  sinon  l'unité 
d'action  elle-même,  du  moins  une  conséquence  que 
Corneille  en  tire.  Corneille  dit,  dans  une  excellente 
définition  :  a  Je  tiens  que  l'unité  d'action  consiste.... 
en  l'unité  de  péril  dans  la  tragédie,  soit  que  son  héros 
y  succombe,  soit  qu'il  en  sorte  '-.  »  Une  tragédie,  en 
effet,  est  le  récit  d'une  crise  avec  son  commencement, 

1.  T.  I,  p.  108. 

2.  T.  I,  p.  08. 


DES   UNITÉS  2o 

son  milieu  et  sa  fin.  II  peut  donc  y  avoir  plusieurs  péri- 
péties, c'est-à-dire  plusieurs  actes;  mais  combien  doit- 
il  y  en  avoir?  «  Aristote  n'en  prescrit  point  le  nombre; 
Horace  le  borne  à  cinq  '.  »  Il  est  regrettable  que,  snr 
un  simple  vers  d'Horace,  le  trop  docile  Corneille  ait 
donné  à  toutes  ses  tragédies  une  longueur  uniforme  : 
tle  là  des  faiblesses,  des  longueurs;  on  sent  parfois  que 
l'auteur  délaye  plutôt  qu'il  ne  développe,  pour  arriver 
à  son  nombre  fatal.  Ainsi  Corneille  fait  des  fautes  contre 
l'unité  d'action  telle  qu'il  la  comprend  :  par  exemple, 
«  le  second  péril  où  tombe  Horace  après  être  sorti  du 
premier  -  » .  Au  fond  l'unité  d'action  n'est  que  l'unité 
d'intérêt  :  l'intérêt  n'est  nullement  augmenté  par  les 
règles,  au  contraire:  au  théâtre,  il  dépend  avant  tout  de 
la  parfaite  clarté  du  sujet  :  nous  venons  de  voir  que  chez 
Corneille  une  tragédie  ne  gagne  rien  en  clarté,  pour 
être  divisée  en  cinq  actes,  et  représentée  dans  l'inté- 
rieur d'une  ville,  dans  l'espace  de  vingt-quatre  heures. 

Mais,  dira-t-on,  chez  Racine,  la  règle  des  trois  unités 
est  parfaitement  suivie,  dans  des  tragédies  qui  remplis- 
sent aisément  les  cinq  actes  de  rigueur  '. 

Sans  doute,  dès  ses  débuts,  Racine  atteignit  presque, 
dans  les  Frères  ennemis,  la  perfection  sur  ce  point  ;  la 
durée  delà  pièce  est  identique  à  la  durée  de  la  repré- 
sentation ''.  De  plus,  toutes  les  scènes,  sans  exception, 


i.  T.  I.p.   107. 

2.  T.  m,  p.  57;3. 

3.  Je  laisse  de  côté  Esthcr,  puisqu'elle  ne  fut  pas  composée  pour  le 
public. 

i.  Il  n'y  a  dans  tout  Racine  qu'une  seule  faute  contre  la  vraisem- 
blance du  temps  :  Cl',  dans  Alludie  à  l'acte  11,  vers  372,  le  commen- 
taire de  y\.  A.  Coquerel. 


26  DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

peuvent  se  jouer  dans  la  même  pièce  du  palais.  Loin 
de  dépayser,  comme  Corneille,  son  spectateur,  de  lui 
faire  perdre  la  notion  de  l'espace,  Racine  insiste,  au 
contraire,  sur  l'importance  et  l'influence  du  lieu  où  se 
passe  l'action  : 


Considérez  ces  lieux  où  vous  prîtes  naissance  : 

Leur  aspect  sur  vos  cœurs  n'a-t-il  plus  de  puissance  '? 


Dans  Alexandre,  on  peut  signaler  un  progrès  sérieux 
pour  l'unité  et  la  continuité  de  Faction.  Racine  l'a  con- 
staté lui-même  -.  Non  content  de  supprimer  ces  trous 
qui  dans  Corneille  divisent  souvent  un  acte  eu  plusieurs 
parties  bien  distinctes,  Racine  semble  avoir  voulu  réunir 
tous  les  actes  l'un  à  l'autre,  faire  de  sa  pièce  un  tout.  Ce 
tour  de  force  fut  réalisé  dans  les  deux  premières  tra- 
gédies"^; Racine  ne  put  le  recommencer  dans  les  sept 
suivantes  :  il  sacrifia  une  perfection  que  le  spectateur 
ne  lui  demandait  pas,  à  l'intérêt  psychologique.  Et 
pourtant  il  n'oubliait  pas  sa  première  tentative,  car 
il  introduisit  le  chœur  dans  ses  deux  dernières  pièces, 
pour  revenir  à  l'unité  du  théâtre  grec  '*. 

Cet  amour  de  la  simplicité  grecque  ^  assure  à  ses 
intrigues  une  dernière  supériorité  sur  celles  de  Cor- 
neille, un  peu  embrouillées  parfois,  à  l'espagnole. 


1.  Thébaïde,  v.  1(>2;5.  —  Britanniciis,  v.  1033-1040. 

2.  T.  I,  p.  :ji<). 

3.  Dans  la  Tlu'bakli',  toujours  un  personnage  de  la  dernière  scène 
apparaît  au  commencement  de  l'acte  suivant.  Il  en  est  de  même  dans 
AIrxandrc,  ou  tout  au  moins  le  i)ersonnage  qui  paraît  au  début  d'un 
acte  est  annoncé  à  la  lin  de  l'acte  précédent. 

■i.  T.  III,  p.  iSÎJ. 
V).  T.  Il,  p.  3(;t),  307. 


DES    UNITÉS  27 

Racine  a  donc  })Oi'tc  allèg-riMnent  tli's  chaînes  (|ui 
embariassaient  Corneille  :  la  conclusion  à  en  tirer,  c'est 
qu'en  fait  de  règles  théâtrales,  ce  (jui  convient  à  Tun 
gêne  l'autre;  il  ne  faut  donc  pas  imposer  d(;s  lois  (pii 
sont  qu(>l(]uetbis  très  nuisibles,  sans  jamais  servii'  à 
grand 'chose. 

Mais,  dira-t-on,  elles  servent  à  ({uelque  chose  :  les 
tragédies  de  Racine  ont  gagné  à  son  respect  absolu  des 
règles  :  elles  sont  peu  chargées  d'événements,  et  sui- 
tout  très  claires,  d'un  plan  facile  à  suivre.  Soit,  mais 
cette  clarté  peut  être  aussi  bien  une  (pialité  naturelle  à 
Racine  qu'une  conséquence  de  l'application  des  unités. 
De  plus,  les  tragédies  de  Racine  sont-elles  plus  scéni- 
ques,  plus  émouvantes  que  celles  de  Corneille?  Non, 
sans  doute.  Donc,  à  quoi  bon  des  règles  qui  ne  rendent 
pas  forcément  une  pièce  attrayante,  sans  lesquelles  une 
pièce  peut  intéresser?  Elles  n'ajoutent  à  la  tragédie 
que  le  mérite  de  la  difficulté  vaincue;  mais  condjien 
sont  vaincus  par  la  difficulté?  Racine  a  réussi  :  soit, 
mais  Corneille  a  échoué.  Donc  les  règles,  obstacles 
dangereux  même  pour  les  génies,  étaient  infranchis- 
sables pour  les  talents  à  venir.  En  somme,  la  tragédie 
y  a  plus  perdu  que  gagné;  il  y  a  au  théâtre  assez  de 
conventions  indispensables,  pour  qu'on  ne  s'en  impose 
pas  de  gratuites. 


CHAPITRE  lY 


DES    CARACTERES 


Tout  cela,  du  reste,  est  relativement  secondaire  : 
Corneille  et  Racine  faisaient  probablement  bon  marché 
des  moyens;  le  but  important  à  atteindre  était  la 
vérité  psychologique  :  c'est  là  le  fondement  durable 
de  la  tragédie  classique;  elle  est  fort  artificielle  dans 
tout  le  reste,  ici  la  nature  apparaît;  à  la  lecture  ou  au 
théâtre,  c'est  là  son  côté  saillant,  qui  attire  avant  tout 
le  spectateur  ou  le  critique.  Aussi  les  études  abondent- 
elles  sur  ce  point.  Les  caractères  créés  par  nos  poètes 
sont  si  vrais,  qu'on  peut  faire  sur  eux  des  observations 
psychologiques  aussi  bien  que  sur  l'homme  vivant  K 

Leur  personnalité  est  si  complète  qu'ils  semblent 
parler  et  agir  indépendamment  de  l'imagination  de 
leur  créateur  :  étant  donnés  par  exemple,  dans  Andro- 
maque,  quatre  personnages  animés  uniquement  par 
l'amour,  et  placés  dans  une    situation  initiale,  ils  se 

1.  La  Psycliologie  dans  les  tragédies  de  Racine,  par  M.  Janct.  {Revue 
des  Deux-Mondes,  15  septembre  1875.) 


DES    CARACTÉUES  29 

mettent  à  pcarler  et  agir,  logiquement,  fatalement  pour 
ainsi  dire;  ils  ne  prononcent  pas  des  vers  de  Racine, 
mais  des  paroles  dictées  par  la  jalousie  ou  par  la 
liaine.  Les  dilTérentes  péripéties  du  drame  sont  amenées 
non  par  le  talent  du  poète,  mais  par  le  jeu  interne 
des  passions  dans  l'àme  de  ses  héros;  il  y  a  là  plus 
(|ue  l'illusion  de  la  vie  :  c'est  une  véritable  création; 
l'auteur  et  les  acteurs  disparaissent;  les  personnages 
ne  sont  plus  des  marionnettes  ou  des  automates,  mais 
des  créatures  vivant  par  elles-mêmes,  malheureuse- 
ment d'une  vie  trop  surnaturelle. 

En  efîet  le  triomphe  de  l'art  est  trop  complet  : 
la  réalité  humaine  est  dépassée  :  ce  ne  sont  pas  des 
hommes  que  nous  avons  devant  nous.  Trop  fidèle  à 
la  théorie  cartésienne,  la  tragédie  ne  nous  présente 
que  de  purs  esprits  sans  corps.  Chez  ces  êtres  imma- 
tériels, aucune  enveloppe  grossière  ne  nous  empêche 
d'admirer  le  jeu  délicat  des  passions,  unique  élément 
d'un  organisme  étrangement  simplifié.  De  toutes  les 
fatalités  du  corps,  les  héros  tragiques  n'en  ont  gardé 
qu'une  :  ils  peuvent  mourir.  Mais  devons-nous  croire 
à  la  mort  de  ce  personnage  qui  doit  être  immortel 
comme  les  passions  qui  l'animent?  Britannicus  périt-il 
réellement,  empoisonné  au  dernier  acte?  Non  :  l'amour 
respectueux  et  la  dignité  dans  la  disgrâce  ne  peuvent 
disparaître  ainsi.  Le  poète  a  donné  l'immortalité  à 
son  héros,  mais  aux  dépens  de  son  humanité.  La  vérité, 
partant  l'intérêt,  y  perdent  un  peu.  On  aimerait  à 
voir  ces  héros  reprendre  pied  par  instants  dans  la 
réalité  :  nous  mesurerions  plus  facilement  ainsi  par 
comparaison  leur  grandeur  idéale.  Jamais,  dans  tout 


30  DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

leur  rôle,  un  mot  qui  semble  indiquer  une  faiblesse- 
humaine  :  ils  ignorent,  par  exemple,  la  fatigue  d'une 
façon  par  trop  surnaturelle.  Gondé,  au  combat  du 
faubourg  Saint-Antoine  enlevait  au  moins  sa  cuirasse, 
et  se  roulait  dans  Therbe  fraîche  pour  se  ranimer. 
Rodrigue  se  repose  d'une  bataille  en  la  racontant  K 

Plus  la  tragédie  se  rapproche  du  dernier  terme  de 
son  évolution,  plus  nous  voyons  disparaître  les  der- 
nières traces  de  vérité  humaine,  plus  ces  âmes,  qu'on 
appelle  Polyeucte  ou  Iphigénie,  rompent  les  quelques 
liens  qui  les  attachaient  à  leurs  corps. 

Quand  Cléopàtre  s'empoisonne,  on  peut  voir  encore  : 

ses  yeux 

Déjù  tout  égarés,  troublés  et  lurieux. 

Cette  affreuse  sueur  qui  coui't  sur  son  visage, 

Cette  gorge  qui  s'enfle  ^. 

Mais  nous  ne  connaîtrions  pas  les  ravages  secrets- 
du  poison  chez  Phèdre,  si  la  reine  ne  nous  en  prévenait 
pas  elle-même. 

Sans  doute,  en  cherchant  bien,  on  pourrait  décou- 
vrir quelques  traits  isolés,  oïli,  par  une  sorte  d'inadver- 
tance, le  poète  indique  un  efTet  physique  d'une  douleur 
morale  : 

Que  ces  vains  ornements,  que  ces  voiles  me  pèsent  '. 

dit  Phèdre,  en  proie  du  reste  non  pas  à  une  fièvre 
vulgaire,  mais  au  trouble  plus  noble  de  l'amour.  Le 

1.  SorLir  d'une  Ijataille,  et  combattre  à  l'instant. 
—  Rodrigue  a  pris  haleine  en  vous  la  racontant. 

(A.  IV,  se.  V.) 

2.  Rodogiine,  a.  V,  se.  iv. 

3.  T.  III,  p.  313. 


i)ES  caractï;r!:s  'il 

plus  gnuiil  iiiérile  de  ces  tmits  iiiituivls,  chez  nos 
tragiques,  est  dans  leur  rareté.  Enfin,  si  nos  deux 
poètes  ont  consenti  ii  montrer,  comme  à  regret  l'iii- 
lluence  de  Tànie  sur  le  corps,  jamais  ils  n'ont  iii(li([U('' 
l'effet  contraire  '. 

A  quoi  cela  tient-il?  est-ce  au  rang  même  de  leurs 
héros?  Peut-être  :  les  tragiques  semblent  admettre 
({u'uu  roi  ne  doit  pas  être  soumis  aux  exigences  de 
son  corps.  Agamemnon  pont  ])ien  éveiller  hii-nième 
son  confident  Arcas,  mais  non  pas  se  faire  réveiller 
par  lui. 

On  peut  étendre  à  toute  la  tragédie  la  remai'que 
que  Corneille  a  faite  sur  son  propre  théâtre  :  presque 
tons  ses  personnages  sont  des  rois  et  des  reines,  ou. 
(|ui  mieux  est,  des  Romains,  c'est-à-dire  des  êtres 
supérieurs  en  majesté  même  aux  princes.  C'est  Emilie 
(pii  nous  l'apprend  -.  Pourquoi  toujours  des  rois,  des 
princes,  des  cjupereurs,  des  reines?  Craignait-on  de 
faire  déroger  la  tragédie,  en  présentant  de  simples 
gentilshommes?  Corneille,  le  seul  (pii  ait  essayé  d'expli- 
({uer  cette  habitude,  ne  nous  en  donne  pas  des  raisons 
l)ien  convaincantes  :  «  La  tragédie,  dit-il  dans  la 
préface  de  Don  Sanche  %  ne  peut  se  passer  de 
l'histoire,  et  l'histoire  dédaigne  de  marquer  les  mal- 
heurs qui  n'arrivent  pas  à  quelque  grande  tête.  »  Il 
reconnaît  pourtant  lui-même,  et  par    deux  fois,  que 

■1.  Sauf  une  seule  exception,  dans  le  monologue  de  don  Diègue  : 
Mon  bras Iraliit  donc  ma  querelle 

2.  Corneille,  t.  IH,  p.  -427. 

3.  T.  V,  p.  -4Uo. 


32  DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

rinfortune  d'un  simple  paysan  de  Leuctres  est  aussi 
émouvante  que  l'assassinat  classique  d'Agamemnon 
par  Glytemnestre  \  Il  va  plus  loin  et  avoue  même  que 
des  personnages  plus  rapprochés  de  nous  par  le  rang, 
nous  intéresseront  davantage,  que  nous  éprouverons 
plus  de  terreur  ou  de  pitié  pour  mv  malheur  qui  peut 
nous  arriver  -.  Tout  cela  est  excellent,  et  l'on  est  tenté 
de  conclure  :  après  la  préface  de  Don  Sanche  à  quoi 
bon  la  préface  de  Gromwell? 

Malheureusement  Corneille  n'avait  que  des  demi- 
audaces,  en  théorie.  Racine  ne  fut  pas  plus  courageux, 
et  la  tragédie  fut  condamnée  à  la  royauté  à  perpé- 
tuité. Qu'y  gagna-t-elle  ?  Plus  de  moralité,  prétend 
Corneille  :  «  Le  spectateur  peut  concevoir  avec  facilité 
que  si  un  roi,  pour  trop  s'abandonner  à  l'ambition,  à 
l'amour,  à  la  haine,  à  la  vengeance,  tombe  dans  un 
malheur,  si  grand  qu'il  lui  fait  pitié,  à  plus  forte  raison 
lui,  qui  n'est  qu'un  homme  du  commun,  doit  tenir 
la  bride  à  de  telles  passions  ,  de  peur  qu'elles  ne 
l'abîment  dans  un  pareil  malheur  ".  » 

Cette  raison  est  vraiment  trop  ingénieuse  :  voici, 
peut-être,  la  vérité.  Tout  le  xvii^  siècle,  auteurs  et 
spectateurs  ,  veut  que  l'art  dramatique  soit  majes- 
tueux ,  comme  l'art  en  général  ,  comme  la  pein- 
ture ou  la  sculpture  :  la  dignité  royale  ajoute  à 
la  majesté  du  personnage  :  un  héros  tragique  ne 
peut  soupirer  que  pour  une  reine  :  une  princesse 
ne   peut  aimer   qu'un    roi,   et   ce   que  Jason  dit  de 


1.  T.  1,  p.  1)1}  ;  (.  V,  p.  -40G. 

2.  T.  V,  p.  iO(i. 

3.  T.  1,  p.  IJi. 


DES    CARACTÈRES  33 

lui-même  est  vrai  de  tous  les  autres  princes  de  tra- 
gédie : 

Jason  ne  lit  jamais  de  communes  maîtresses; 
Il  est  né  seulement  pour  cliarmer  les  iirincesses, 
Et  haïrait  l'amour,  s'il  avait  sous  sa  loi 
Rangé  de  moindres  cœurs  que  des  filles  de  roi  '. 

Voilà  donc  le  parti  que  la  tragédie  tire  de  la  royauté  : 
celle-ci  ajoute  à  la  pompe  des  vers  et  des  sentiments; 
quels  que  soient  l'époque  et  le  pays  où  se  passe  la  pièce, 
les  héros  ont  tous  la  même  dignité  et  le  même  senti- 
ment de  leur  dignité.  Gréon,  dans  Médée,  parle  comme 
Mithridate,  don  Fernand,  dans  le  Gid,  comme  Aga- 
memnon  dans  Iphigénie.  La  nature,  la  simplicité  y 
perdent,  la  dignité  tragique  y  gagne  :  triste  compen- 
sation. Si  parfois  un  de  ces  personnages  couronnés 
s'oublie  jusqu'à  parler  comme  un  homme,  les  commen- 
tateurs sont  ravis,  et  prennent  pour  une  beauté  singu- 
lière ce  qui  n'est  qu'une  rareté.  Lorsqu'Andromaque, 
en  parlant  de  son  enfant,  que  la  dignité  tragique 
relègue  dans  la  coulisse,  dit,  comme  une  mère  : 

Je  ne  l'ai  pas  encore  embrassé  d'aujourd'hui,      -, 

on  crie  au  miracle  :  si  elle  l'embrassait  sur  la  scène, 
ce  serait  un  petit  scandale  :  l'étiquette  serait  violée. 
Forcés  de  garder  la  dignité  de  leur  rang,  les  rois  de 
tragédie  sont  toujours  en  représentation  :  ils  sacrifient 
à  leur  majesté  tout  le  reste,  la  simplicité  de  parole,  et, 
chose  plus  grave,  la  simplicité  des  sentiments.  Aga- 

4.  Médée,  t.  II,  p.  342. 

SOURIAU.  3 


34  DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

memnon  embrassait ,  paraît-il ,  Iphig-énie ,  avant  la 
pièce  ^;  mais,  une  fois  en  scène,  voici  tout  ce  que  sa 
tendresse  paternelle  lui  inspire  pour  consoler  sa  fille 
qu'il  envoie  à  la  mort  : 


Montrez,  en  expirant,  de  qui  vous  êtes  née; 
Allez;  et  que  les  Grecs,  qui  vont  vous  immoler. 
Reconnaissent  mon  sang  en  le  voyant  couler. 


C'est  de  l'héroïsme,  dira-t-on  :  soit,  mais  on  peut 
répondre  qu'il  y  a  trop  d'héroïsme  dans  la  tragédie 
classique.  Sans  doute,  il  est  beau  de  montrer  au  théâtre 
de  grands  sentiments  trop  rares  dans  la  réahté.  Lorsque 
tant  d'hommes  sacrifient  le  devoir  à  la  passion,  le  bien 
à  l'intérêt,  il  est  bon  de  voir  des  héros  sacrifiant  l'intérêt 
au  bien,  la  passion  au  devoir.  Mais  la  bonne  action  la 
plus  simple,  la  moins  méritoire,  constatée  dans  la  rue, 
produit  bien  plus  d'impression  que  l'héroïsme  le  plus 
raffiné,  au  théâtre.  Les  héros  de  tragédie  sont  héroïques, 
c'est  convenu  ;  ils  sont  grands  et  généreux,  comme  les 
hommes  sont  petits  et  vulgaires,  par  nature,  par  habi- 
tude prise  :  donc  ils  ne  font  plus  d'effet.  Un  géant  de 
trois  mètres,  peint  sur  un  tableau,  me  paraît  moins 
grand  qu'un  homme  haut  de  six  pieds,  que  je  viens  de 
coudoyer.  J'ai  plaisir  à  causer  avec  une  personne  ou 
très  bonne  ou  très  désintéressée,  parce  que  l'exception 
est  toujours  attrayante;  de  pareilles  qualités  empruntent 
leur  mérite  à  la  médiocrité  générale  qui  les  entoure  et 

1.  Moi,  dit  Iphigénie, 

Pour  qui  tant  de  fois  prodiguant  vos  caresses, 
Vous  n'avez  point  du  sang  dédaigné  les  faiblesses. 

(A.  IV,  se.  IV.) 


DES    CARACTÈRES  35 

les  fait  valoir  ;  mais,  au  théâtre,  dans  une  tragédie, 
nous  sommes  certains  d'avance  que  tous  les  person- 
nages seront  des  perfections;  leur  héroïsme  est  mono- 
tone. Les  quelques  monstres  que  la  tragédie  nous  pré- 
sente, par  exception,  ne  servent  pas  môme  de  repoussoir  ; 
ces  monstres,  en  effet,  dans  leur  genre,  sont  des  héros  : 
héros  du  crime,  comme  les  autres  sont  des  héros  de  la 
vertu. 

Ces  derniers  sont  donc  bien ,  suivant  le  mot  de 
Mme  de  Staël,  «  des  marionnettes  héroïques,  sacrifiant 
Famour  au  devoir,  préférant  la  mort  à  l'esclavage,  ins- 
pirées par  l'antithèse,  dans  leurs  actions  comme  dans 
leurs  paroles,  mais  sans  aucun  rapport  avec  cette  éton- 
nante créature  qu'on  appelle  l'homme  ^  ». 

Au  point  de  vue  psychologique  même,  la  tragédie  est 
donc  bien  loin  de  la  réalité,  car  nous  ne  pouvons 
prendre  au  sérieux  ce  mot  de  d'Aubignac  :  «  Dans  ce 
royaume,  les  personnes  de  qualité  ne  s'entretiennent 
que  de  sentiments  généreux...  de  sorte  que  leur  vie  a 
beaucoup  de  rapport  aux  représentations  du  théâtre 
tragique  ^.  »  Les  personnages  de  tragédie  sont  au 
contraire  si  peu  naturels  qu'un  caractère  bien  humain, 
bien  vrai,  placé  dans  ce  milieu  conventionnel,  paraîtrait 
faux,  par  contraste. 

Gela  n'est  pas  une  simple  hypothèse.  Nous  trouvons 
dans  Corneille  un  personnage  sur  lequel  on  s'est  long- 
temps trompé,  justement  par  cette  illusion  d'optique 
que  nous  venons  de  signaler  ^. 

i.  De  r Allemagne,  U^  partie,  cli.  xv,  p.  191. 

2.  L.  II,  ch.  I,  p.  91.  De  la  Pratique  du  théâtre. 

3.  Les  lignes  qui  vont  suivre  étaient  déjà  écrites,  lorsque  je  retrouvai 


36  DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

Félix  n'est  pas  un  personnage  de  la  comédie,  quoique 
Voltaire  lui  reproche  d'en  parler  souvent  la  langue.  Tl 
ne  fait  pas  rire,  mais  il  ne  fait  pas  trembler  non  plus  :  il 
n'y  a  en  lui  rien  d'outré  :  c'est  un  homme  fort  ordi- 
naire, comme  nous  en  saluons  à  chaque  instant  dans 
la  rue.  Mais  il  n'a  rien  d'assez  bas  pour  exciter  notre 
haine,  en  un  mot  pour  être  tragique.  Sans  doute  il 
n'hésiterait  pas  à  faire  ce  que  dit  Narcisse  : 

...  Pour  nous  rendre  heureux  perdons  les  misérables! 

Et  pourtant  Félix  n'est  pas  un  scélérat  comme 
Narcisse.  S'il  nous  semble  bas,  c'est  à  cause  de  son 
entourage  :  à  côté  de  caractères  surhumains,  comme 
Pauline,  Polyeucte,  Sévère,  Félix  paraît  petit,  parce  qu'il 
n'a  que  la  grandeur  moyenne  de  l'humanité.  Les  autres 
sont  des  héros,  lui  n'est  qu'un  homme,  ou  plutôt  c'est 
un  fonctionnaire  qui  tient  à  sa  place,  et  qui  fera  tout 
pour  la  conserver,  jusqu'à  des  lâchetés,  s'il  le  faut. 
Il  est  singulier  de  l'entendre  se  comparer  aux  vieux 
Romains  qui  sacrifiaient  leurs  enfants  à  la  patrie  *. 
Lui,  sacrifie  son  gendre  à  sa  position  ;  car  ce  n'est 
certes  point  par  fanatisme  religieux  qu'il  fait  mourir 
Polyeucte  :  sans  doute  il  parle  de  la  majesté  des  dieux 
violée;  mais  le  crime,  ou  plutôt  la  maladresse,  ce  qui 
est  plus  grave  à  ses  yeux,  consiste  à  l'avoir  violée  «  en 
pubhc  ^  ».  Il  craint  peut-être  les  dieux,  mais  surtout 


cette  idée  développée  dans  une  excellente  chronique  dramatique  du 
Temps,  0  octobre  188i. 

1.  Polyeucte,  V.  1099. 

2.  Ibid.,  V.  860. 


DES    CARACTÈRES  37 

l'empereur  ^  C'est  un  ambitieux  sans  vergogne,  qui  va 
jus(|a^à  l)làmer  Pauline  de  ne  pas  lui  avoir  résisté, 
quand  elle  aimait  Sévère.  Il  se  reproche  à  lui-même 
devant  sa  fille, 

Do  n'avoir  pas  aimé  la  vertu  toute  nue, 

et  pousse  rindélicatesse  jusqu'à  préparer  une  entrevue 
entre  Pauline  et  Sévère  :  sans  doute  il  connaît  la  vertu 
de  sa  fille;  mais  ne  serait-il  pas  un  peu  gêné  lui-même 
s'il  devait  préciser  devant  son  gendre  ce  conseil  vrai- 
ment bien  vague,  et  d'une  délicatesse  suspecte  : 

Ménage  en  ma  faveur  l'amour  qui  le  possède  2. 

Il  ne  voit  qu'une  chose,  son  avancement,  et  son 
avancement  par  sa  fille.  Si  Polyeucte  mourait,  se  dit-il, 

Et  si  par  son  trépas  l'autre  épousait  ma  fille, 
J'acquerrais  bien  par  là  de  plus  puissants  appuis  ^. 

Si  au  moins  Félix  sacrifiait  délibérément  Polyeucte 
à  son  intérêt,  il  y  aurait  là  quelque  chose  de  tragique  : 
Félix  serait  un  scélérat.  Mais,  au  contraire,  il  est  bon- 
homme, au  fond;  non  seulement  il  aime  sa  fille,  mais  il 
chérit  même  son  gendre,  et  trouve  que  ce  nom  a  quel- 
que chose  de  «  doux  ^  ».  Il  parle  naturellement  avec 
une  bonhomie  comique  ^.  Si  parfois  il  change  de  lan- 
gage '''  pour  riposter  avec  l'énergie   fière    d'un    don 


1.  Polyeucte,  v.  932. 

2.  Ibid.,  V.  337. 

3.  Ibid.,  V.  10o4. 

4.  Ihid.,  V.  869. 
U.  Ibid.,  V.  97G. 
6.  Ibid.,  V.  91o. 


38  DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

Diègiie  ou  d'un  Horace,  ce  n'est  plus  le  vulgaire  Félix 
qui  parle,  c'est  le  grand  Corneille  :  ce  n'est  plus  un 
vers  de  caractère,  c'est  un  vers  de  poète. 

Félix  est  médiocre,  et,  comme  toutes  les  médiocrités, 
il  ne  peut  comprendre  la  grandeur.  Il  méconnaît  Po- 
lyeucte,  et  croit  que  la  peur  de  la  mort  le  convertira  K 
Il  méconnaît  Sévère,  et  suppose  que  la  générosité  du 
favori  de  l'empereur  est  un  piège.  Il  méconnaît  sa  fille 
en  s'imaginant  qu'elle  pourra,  Polyeucte  mort,  épouser 
Sévère. 

En  revanche,  tous  trois  le  dédaignent  ou  le  mépri- 
sent %  et  ils  ont  raison  parce  qu'ils  sont  des  héros; 
mais  les  spectateurs,  qui  ne  sont  que  des  hommes,  n'ont 
pas  le  droit  de  mépriser  Félix  :  ce  serait  imprudent. 
Félix  peut  nous  servir  de  point  de  comparaison  pour 
évaluer  la  distance  qui  sépare  les  héros  tragiques  de 
l'humanité.  De  loin,  il  nous  semble  un  nain,  à  côté 
des  autres;  nous  nous  approchons  :  il  est  de  notre 
taille. 

Cette  vérité  humaine,  que  nous  cherchons  en  vain 
dans  les  premiers  rôles,  se  trouve,  au  contraire,  si  nous 
en  croyons  un  critique  moderne,  chez  les  confidents  : 
«  ce  confident  tant  raillé  est  un  des  personnages  les 
mieux  imités  du  théâtre  monarchique^^  ». 

Dans  deux  pages  fort  brillantes,  M.  Taine  prétend  que 
le  confident  du  théâtre,  c'est  le  complaisant  de  Ver- 
sailles. Nous  trouvons  bien,  en  effet,  dans  Corneille^  des 
ombres  qui  suivent  silencieusement  leur  maître,  parlent 


d.  Polyeucte,  v.  879. 

2.  IbicL,  V.  1S08,  1730,  Um  et  1747. 

3.  M.  ïaiiie,  JS'ouveuiix  essais  de  critique  et  d'histoire,  p.  224. 


DES    CARACTÈRES  39 

et  se  taisent  à  volonté,  et  seml)lcnt  ignorer  l'existence 
(les  antres  personnages.  Sanf  Stratonice,  anssi  vivante 
qu'une  servante  dans  Molière,  tous  ces  confidents  no 
sont  que  des  échos  :  ils  n'ont  ni  volonté,  ni  intérêts  per- 
sonnels, et,  à  l'exception  de  deux  scènes  où  deux  con- 
fidents se  font  des  confidences  ',  aussitôt  leur  maître 
disparu  ils  disparaissent  ou  se  taisent. 

Sans  doute,  dans  Racine,  on  retrouve  encore  quel- 
ques-uns de  ces  serviteurs  dévoués  qui  poussent  la 
complaisance  jusqu'à  faire  rimer  leur  nom  avec  celui 
de  leur  maître.  Les  confidentes,  un  peu  insignifiantes, 
je  l'avoue,  sont  sacrifiées  :  ce  sont  des  utilités.  Œnone, 
par  un  artifice  du  poète,  prend  sur  efie  tout  l'odieux  qui 
dans  Euripide  pesait  sur  Phèdre  seule,  et  pourtant  elle 
agit,  avec  perfidie  même  ~.  Gléone  force  sa  maîtresse  à 
voir  clair  dans  son  cœur  ^.  C'est  un  miroir  où  Hermione 
se  regarde,  et  aperçoit  la  vérité  qu'elle  voudrait  se 
dissimuler.  Au  contraire,  le  confident  de  Racine  ne 
ressemble  plus  du  tout  au  confident  de  Corneille  :  il 
devient  un  personnage,  secondaire,  il  est  vrai,  mais 
enfin  qui,  s'il  écoute  beaucoup  et  parle  peu,  agit  aussi 
quelquefois.  Pylade  blâme  respectueusement  Oreste  '' 
et  lit  dans  son  àme  ^.  Pyrrhus  rougit  de  sa  faiblesse 
devant  Phœnix  et  n'ose  céder  en  sa  présence  *^.  Antio- 
chus  a  des  secrets  pour  Arsace,  et  ne  lui  avoue  pas  son 

1.  Rodogune,  a.  I,  se.  i  et  vi.  Citons  encore  comme  exception  Lao- 
nicc,  qui,  confidente  de  Cléopàtre,  trahit  sa  maîtresse  en  faveur  de 
Rodogune. 

2.  Phrdre,  a.  IV,  se.  i. 

3.  Andromaque,  a.  W,  se.  i,  v.  420. 

4.  Vous  me  trompiez,  seigneur.  V.  37. 

5.  Va-t'en.  —  Allons,  seigneur,  enlevons  Hermione.  V.  780. 

6.  Va  m'attendre,  Pliœnix.  V.  947.      , 


40         DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

amour  *.  Narcisse,  confident  de  Britannicus,  le  trahit, 
et,  confident  de  Néron,  le  dirige  à  son  gré. 

Le  jugement  de  M.  Taine  ne  peut  donc  s'appliquer 
ni  aux  confidents  de  Corneille,  puisque  le  courtisan  de 
Louis  XIV  n'existe  pas  encore,  ni  aux  confidents  de 
Racine,  puisqu'ils  ont  une  certaine  indépendance,  une 
certaine  autonomie. 

Nous  pouvons  donc  conclure  :  la  quantité  de  vérité 
humaine  que  contiennent  les  caractères  tragiques  est 
altérée  par  les  nombreuses  conventions,  forcées  ou 
inutiles,  que  renferme  la  tragédie.  C'était  pour  donner 
à  ces  caractères  un  naturel  qui  leur  manquait,  que  la 
tragédie  a  essayé  d'être  historique  :  la  vérité  historique 
devait  corroborer  la  vérité  psychologique,  donner  un 
corps  à  ces  passions,  remédier  à  toutes  ces  conventions. 

1.  Bérénice,  a.  I,  se.  III. 


CHAPITRE  V 


DE    LA   FIDÉLITÉ    HISTORIQUE 


Malheureusement  le  théâtre  du  xvif  siècle  ne  copie 
qu'imparfaitement  l'histoire.  Corneille  et  Racine  l'ont 
altérée  tous  deux,  chacun  à  sa  manière  :  Corneille,  en 
prenant  des  libertés  avec  la  vérité  des  faits,  en  intro- 
duisant l'amour  dans  les  caractères;  Racine,  plus  scru- 
puleux sur  les  événements,  en  rendant  modernes  des 
caractères  anciens.  Corneille  voulait  rester  fidèle  à  l'his- 
toire, qui  lui  fournit  presque  tous  ses  sujets  parce  que 
«  la  tragédie  a  besoin  de  F  appui  de  l'histoire  pour  les 
événements  qu'elle  traite;  et,  comme  ils  n'ont  d'éclat 
que  parce  qu'ils  sont  hors  de  la  vraisemblance  ordi- 
naire, ils  ne  seraient  pas  croyables  sans  son  autorité, 
qui  agit  avec  empire  ^  ».  Corneille  insiste  sur  cette 
idée  :  sans  vérité  historique,  point  de  vraisemblance  au 
théâtre,  point  d'intérêt,  par  conséquent  •.  Le  drama- 
turge  doit  être  historien.  Pourtant  son  respect  pour 

1.  T.  V,  p.  406. 

2.  T.  I,  p.  lu. 


42  DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

l'histoire  n'est  pas  superstitieux.  Sans  doute  il  place  en 
tête  de  ses  tragédies  les  plus  importants  passages  des 
auteurs  qu'il  a  consultés  ;  mais  ce  n'est  point  par  scru- 
pule d'historien  qui  cite  ses  textes  et  veut  faciliter  à  son 
lecteur  le  contrôle,  «  ce  n'a  été  que  pour  faire  démêler 
l'histoire  d'avec  la  fable  ^  ».  Si,  par  hasard,  la  vérité 
historique  choque  la  vraisemblance,  le  poète,  fort  de 
l'autorité  d'Aristote,  pense  qu'il  a  le  droit  de  choisir^. 
Il  a  même  le  droit  de  «  prendre  quelque  licence  sur 
l'histoire  en  tant  qu'elle  regarde  les  intérêts  des  parti- 
cuhers,  et  leur  attribuer  des  actions  qu'ils  n'ont  pas 
faites  ^  )).  Il  ne  change  pas  les  grands  faits,  ce  qu'il 
appelle  avec  Aristote  «  les  sujets  reçus  ^  ».  Il  ne  se 
reconnaît  pas  le  droit  de  toucher  aux  événements 
connus  (et  pourtant  il  ressuscite  Sylla  et  en  plaisante  °), 
aux  «  effets  de  l'histoire  '^  »,  mais  il  peut  modifier  les 
causes  qui  les  préparent,  les  «  acheminements  ». 
L'action  principale,  qui  fait  le  fond  de  la  tragédie, 
ou  plutôt  son  dénouement,  est  bien  conforme  à  l'his- 
toire; mais  tout  ce  qui  la  précède  ou  la  prépare, 
c'est-à-dire  en  général  les  quatre  premiers  actes  au 
moins,  reste  à  l'entière  disposition  du  poète  ~.  Ainsi 
comprise,  la  prétendue  fidélité  historique  de  Corneille 
n'est  plus  qu'un  mot.  Un  art  «  qui  polit  et  orne  la 
vérité  »,  comme  dit  Balzac  à  propos  de  Cinna  ^,  n'est 

1.  T.  l,p.  4;  X,  p.  -io. 
±  T.  I,  p.  82. 

3.  T.  1,  p.  89. 

4.  T.  I,  p.  77. 

5.  T.  X,  p.  492. 
G.  T.  IV,  p.  410. 

7.  'I'.  1,  p.  77. 

8.  u  L'empereur  le  fit  consul  et  vous  l'avez  fait  honnête  homme, 


DE    LA    FIDKLITi';    HISTORIQUE  43 

}3as  (le  riiistoire,  et  Corneille  l'avoue  lui-même  lorsqu'il 
reconnaît  que  «  le  plus  beau  secret  de  la  poésie  est 
ringénieuse  tissure  des  fictions  avec  la  vérité  '  ».  Mais 
jusqu'où  peut  aller  cette  altération?  Corneille  est  assez 
embarrassé  pour  fixer  des  limites  précises.  Plus  le 
sujet  est  connu,  plus  on  doit  respecter  l'histoire  :  si, 
même  alors,  le  poète  croit  devoir  ajouter  quelque  chose 
à  la  vérité  des  faits,  il  faut  que  ses  inventions  aient  l'air 
aussi  vraies  que  la  vérité  elle-même  ~.  On  ne  doit  pas 
voir  la  soudure. 

Par  malheur^  non  content  d^accommoder  aux  besoins 
de  sa  tragédie  les  événements  secondaires,  Corneille  a 
manqué  plus  gravement  encore  aux  devoirs  d'un  véri- 
table historien.  Ce  qu'il  dit  d'Héraclius,  «  une  pièc(î 
d'invention  sous  des  noms  véritables  '^  »  peut  se  dire  de 
presque  tout  son  théâtre.  Corneille  est  de  l'avis  de  cer- 
tains auditeurs  '(  qui  mettent  aisément  l'histoire  à 
quartier  pour  se  plaire  à  la  représentation  ''  ».  Aussi 
aurait-il  été  fort  surpris  d'apprendre  que  «  ce  qui 
frappe  son  esprit  et  attire  sa  prédilection,  c'est  avant 
tout  l'intérêt  historique.  Il  met  les  grandes  leçons  poli- 
tiques au-dessus  des  personnes,  l'événement  avec  les 
enseignements  moraux  au-dessus  de  l'homme,  les  idées 
particulières  d'un  temps  et  d'un  pays  au-dessus  des 
passions  générales  et  sans  caractère  déterminé  ^.  »  S'il 


mais  vous  l'avez  pu  faire  par  les  lois  d'un  art  qui  polit  et  orne  la 
vérité.  »  Lettre  du  17  janvier  1643. 

1.  T.  III,  p.  474. 

2.  T.  I,  p.  97. 

3.  T.  V,  p.  151. 
4  T.  I,  p.  93. 

5.  Le  Grand  Corneille  historien,  p.  11,  par  M.  E.  Desjardins. 


44         DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

en  était  ainsi,  Corneille  serait  bien  un  historien,  mais  il 
ne  serait  pins  un  dramaturge,  et  nous  y  perdrions.  Mais 
«  les  idées  particulières  d'un  temps  et  d'un  pays  »  ne 
sont  pas  plus  fidèlement  reproduites,  dans  son  théâtre, 
que  les  événements.  Corneille  reconnaît  que  «  les  mœurs 
doivent  être  convenables. . . ,  le  poète  doit  considérer. . .  le 
pays  de  ceux  qu'il  introduit  ^  »  ;  il  veut  qu'un  Romain 
parle  en  Romain  :  dans  Sophonisbe,  il  se  loue  surtout 
d'avoir  su  observer  «  la  fidélité  avec  laquelle  nous  de- 
vons conserver,  à  ces  vieux  illustres,  ces  caractères  de 
leur  temps,  de  leur  nation  et  de  leur  humeur  ''  ». 

Sans  doute  le  peuple  romain  a  eu  son  caractère, 
variant  un  peu  avec  les  époques  ;  avant  que  Montes- 
quieu l'eût  tracé.  Corneille  pouvait  le  connaître  ;  mais 
l'a-t-il  vu  bien  nettement?  Ne  s'en  faisait-il  pas  une 
idée  subjective?  Cette  grandeur  uniforme  qu'il  prête 
à  tous  ses  héros  romains  est  plus  cornélienne  que 
romaine.  Corneille  n'a  reproduit  ni  le  caractère  général 
des  peuples,  ni  les  caractères  particuliers  des  person- 
nages dont  il  suit  l'histoire.  Il  se  vante,  lorsqu'il  pré- 
tend ne  pas  «  efféminer  ses  héros  par  une  docte  et 
sublime  complaisance  au  goût  de  nos  déhcats  »,  dût-on 
reprendre  en  lui  «  une  ignorante  et  basse  affectation  de 
les  faire  ressembler  aux  originaux  qui  en  sont  venus 
jusqu'à  nous^  ».  Mais,  tout  en  se  vantant  de  conserver 
les  caractères  tels  qu'ils  sont  dans  Tite-Live,  il  reconnaît 
qu'il  leur  prête  un  peu  d'amour  ^  C'est  là  le  vice  fon- 


1.  T.  1,  p.  36. 

2.  ï.  X,  p.  498. 

3.  T.  VI,  p.  469. 

4.  T.  VI,  p.  464. 


DE    LA    FIDÉf.ITÉ    IIISTORIQUR  45 

dameiital,  au  point  de  vue  historique,  de  presque  tous 
SCS  personnages  romains.  Sans  doute  il  y  eut  à  Rome  un 
instant  une  société  très  raffinée,  très  élégante,  divisée 
en  petites  coteries  ^  ;  le  tout  Rome  d'alors  ressemblait  un 
peu  à  la  haute  société  du  xvu"  siècle;  comme  elle,  il 
aime  les  causeries,  les  médisances  et  les  anecdotes  : 
comme  elle,  il  abrite  mal  plus  d'une  intrigue;  l'indiscré- 
tion est  une  demi-vertu  mondaine,  et  les  femmes 
jouent  dans  cette  société  nouvelle,  fondée  par  le  désœu- 
vrement politique,  un  rôle  important;  tel  consul  doit  sa 
fortune  à  la  protection  de  grandes  dames  qui  ne  sont 
plus  des  matrones  :  mais  l'amour  est  loin  d'avoir  l'in- 
fluence qu'il  aura  au  xvu'  siècle  dans  la  vie  réelle 
et  dans  les  tragédies  de  Corneille  :  la  maxime  d'Eu- 
phorbe «  l'amour  rend  tout  permis-  »,  suivie  par 
Turenne  lui-même  dans  un  moment  d'égarement  , 
n'est  pas  encore  admise  par  les  Romains  du  siècle 
d'Au2ruste. 

Corneille  n'a  donc  pas  fait  ce  qu'il  voulait  faire, 
c'est-à-dire  de  l'histoire  dramatisée.  Il  ne  nous  a  pas 
indiqué  sa  méthode  de  travail;  mais  d  est  bien  à  sup- 
poser qu'd  n'écrivait  pas  ses  pièces  l'œil  fixé  sur 
les  textes.  Si  d'abord  le  grand  artiste  essayait  de  re- 
produire le  type  historique  de  son  héros,  bientôt  il 
cessait  de  copier  d'après  nature;  la  fougue  l'empor- 
tait ,  et  sous  son  pinceau  bientôt  apparaissait  une 
nouvelle  figure,  tout  originale,  gardant  du  modèle 
une  ressemblance  lointaine  ,  affaiblie.  Dans  cette 
métempsychose   littéraire ,   le   poète ,   comme  il   s'en 

1.  L'Opposition  sous  les  Césars,  de  M.  Boissier,  p.  78, 

2.  Cinna,  v.  735. 


46  DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

vante  ^  ressuscite  bien  ses  héros,  mais  c'est  son  âme^ 
sa  grande  àme,  qu'il  leur  donne.  Une  tragédie  de  Cor- 
neille n'est  pas  une  page  de  Tite-Live  ou  de  Tacite  mise 
en  vers  et  divisée  en  cinq  actes.  Ne  demandons  pas  au 
poète  plus  de  fidélité  servile  qu'au  peintre. 

Somme  toute,  écrivant  pour  une  génération  qui  a  fait 
ses  délices  des  romans  de  Mlle  de  Scudéry,  Corneille  ne 
voit  dans  l'histoire  qu'une  matière  fertile  en  développe- 
ments psychologiques,  en  longues  conversations.  Boileau 
aurait  pu  faire  aussi  un  Dialogue  des  Héros  de  Tragédie. 
Sans  aller  jusqu'au  paradoxe,  sans  prétendre  qu'il  n'y  a 
pas  plus  de  vérité  historique  dans  Cinna  que  dans  Cléhe, 
nous  pensons  que  le  théâtre  de  Corneille  est  trop  roma- 
nesque ^  pour  être  sérieusement  historique  :  comme  on 
disait  au  xvn*^  siècle,  ces  tragédies  sont  de  belles  infidèles. 

La  fidélité  historique,  au  contraire,  fut  le  souci  con- 
stant de  Racine.  A  ses  débuts,  il  dépasse  presque  la 
mesure  ^.  Il  pousse  le  scrupule  jusqu'à  la  vérité  archéo- 


1.  J'ai  quelque  art  d'arracher  les  grands  noms  du  tombeau.  ' 
Le  grand  Auguste lui  que  j'ai  fait  revivre. 

(T.  X,  p.  96.) 

Quelque  nom  favori  qu'il  te  plaise  arracher 

A  la  nuit  de  la  tombe 

(T.  VI,  p.  122.) 

2.  11  est  question  du  nom  vrai  d'une  héroïne  :  «  Plutarque  et  Appian 
la  nomment  Antistie...  un  évèque  espagnol  la  nomme  Aristie.  Je  ne 
doute  point  qu'il  ne  se  méprenne;  mais  à  cause  que  ce  nom  est  plus 
doux,  je  m'en  suis  servi...  Aristie  a  plus  de  douceur,  mais  //  sent  ii lus  \ 
le  roman.  Antistie  est  plus  dur  aux  oreilles,  mais  il  sent  plus  l'histoire  \ 
et  a  plus  de  majesté!  Quid  juris?  »  (T.  X,  p.  491.)  Il  choisit,  bien 
entendu,  Aristie. 

3.  Il  va  jusqu'à  souligner  la  différence  entre  tûpawoç  et  paaiXsuç, 

Vous  serez  un  tyran  haï  de  nos  provinces. 

—  Ce  nom  ne  convient  pas  aux  légitimes  princes . 

(Thébaïdc,  v.  483.) 


DE    LA    FIDÉLITÉ    HISTORIQUE  47 

logique  \  sans  oublier  que  sur  ce  point  la  seule  règle  j 
€st  l'approbation  du  public,  qu'un  spectateur  n'est  pas 
un  lecteur,  et  qu'au  théâtre  il  vaut  mieux  suivre  la 
légende,  si  elle  est  acceptée,  que  l'histoire,  si  elle 
choque  ^.  Les  personnages  d'Andromaque  sont  «  si 
fameux  »  qu'il  ne  s'est  permis  «  de  rien  changer  à  leurs 
mœurs ^  ».  Il  a  «  adouci  un  peu  la  férocité  de  Pyrrhus  », 
mais  ce  Pyrrhus  adouci  fait  sur  des  spectateurs  délicats 
l'effet  que  produirait  sur  nous  un  Pyrrhus  ressemblant  à 
son  père,  «  sauvage,  farouche,  à  la  poitrine  velue  '  » .  Pour 
que  Pyrrhus  paraisse  féroce,  il  n'a  pas  besoin  de  pousser 
des  hurlements;  qu'd  élève  un  peu  la  voix  devant  une 
femme,  que,  devant  la  mère,  il  menace  le  fils  de  mort, 
qu'il  refuse  de  se  laisser  attendrir  par  l'humiliation  d'une 
reine  ^,  et  le  public  du  xvn°  siècle  devinera  en  lui  le  vain- 
queur de  Troie  aux  yeux  étincelants  *^.  Mais  il  faut 
deviner,  comprendre  à  demi-mot,  retrouver  l'histoire  un 
peu  cachée  sous  le  vernis  brillant  des  convenances.  Com- 
parons les  préfaces  de  Britannicus  àla  pièce  même.  D'un 
côté  c'est  Tacite,  avec  ses  brutalités;  de  l'autre.  Racine, 
avec  ses  réticences  :  les  éléments  sont  les  mêmes,  mais 
le  poète  est  un  discret  metteur  en  scène.  La  fidélité  est 
absolue  ',  mais  la  forme  sauve  le  fond  sans  le  déa^uiser. 


1.  T.  ni,  p.  390,  V.  1K«;  t.  II,  p.  387,  v.  301. 

2.  «  J'ai  cru  en  cela  me  conformer  à  l'idée  que  nous  avons  mainte- 
nant de  cette  princesse.  »  T.  II,  p.  38. 

3.  T.  II,  p.  34. 

4.  M.  Taine,  Nouveaux  essais,  p.  227. 
n.  V.  917. 

6.  V.  999. 

7.  «  J'avais  copié  mes  personnages  d'après  le  plus  grand  peintre  de 
l'antiquité.  »  T.  II,  p.  250..  «  C'est  Agrippine  surtout  que  je  me  suis 
efforcé  de  bien  exprimer.  »  IbicL,  p.  252. 


48  DE  LA.  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

Agrippine  s'était  prostituée  à  Pallas  :  elle  l'avoue  sans 
employer  de  gros  mots  ^  ;  elle  l'avoue  à  son  fils;  n'est-ce 
pas  indiquer  suffisamment  cette  impudeur  que  Tacite 
dévoile  brutalement?  «  Néron  n'est  plus  un  sophiste  », 
dira-t-on  ~.  Et  toute  son  entrevue  avec  Junie?  Et  sa 
réponse  à  Agrippine,  que  Sénèque,  avec  tout  son  esprit, 
ne  désavouerait  pas?  «  Néron  n'est  plus  artiste?  »  Et  ce 
couplet  si  curieux,  qui  vaut  toutes  les  pages  écrites  sur 
l'esthétique  de  l'empereur  ^? 

Trouve-t-on  que  Néron  parle  trop  bien,  «  que-  cet 
art  et  ce  tact  du  monde  l'ont  tout  entier  transformé  ^?  » 
Nous  avons  déjà  constaté  à  Rome  l'existence  d'une 
société  raffinée,  d'une  cour  où  l'art  de  bien  dire  a  dû 
paraître,  puisque  c'est  une  fleur  de  cour,  si  nous  en 
croyons  M.  Taine.  Néron  enfin  n'est-il  pas  poète  ^?  His- 
toire ancienne,  ou  histoire  contemporaine,  la  préoccu- 
pation de  Racine  est  toujours  la  même  ".  Et,  sans  pous- 
ser la  finesse  d'odorat  aussi  loin  que  Jules  Janin,  qui 
«  sent  le  Coran  dans  Rajazet,  autant  qu'il  retrouve  la 
Rible  dans  Athalie  ^  »,  on  peut  dire  que  la  pièce  ne 
dément  pas  la  préface  \  Il  n'est  même  pas  nécessaire 
d'écouter  cette  tragédie  à  côté  d'une  personne  grave 
par  profession  (comme  Jules  Janin  près  de  Lamennais) 


1.  Je  nécliis  mon  orgueil;  j'allai  trouver  Pallas. 

2.  Nouveaux  essais,  p.  235. 

3.  A.  II,  se.  II,  V.  385,  750.  —  Cf.  Y  Antéchrist,  de  M.  Renan,  ch.  vu. 
i.  Nouveaux  essais,  p.  245. 

5.  Perse,  sat.  Il,  v.  89. 

6.  La  principale  chose  à  quoi  je  me  suis  attaché,  c'a  été  de  ne  rien 
changer  ni  aux  mœurs  ni  aux  coutumes  de  la  nation.  (Préface  de 
Bajazet,  t.  II,  p.  473.) 

7.  liachel  et  la  Tragédie  (18C1),  p.  270  sqq. 

8.  La  principale  chose,  etc.,  t.  II,  p.  473. 


DE    LA    FIDÉLITÉ    HISTORIQUE  49 

pour  lui  trouver  un  petit  ragoût  de  sensualité  orientale. 

A  quoi  bon  pousser  plus  loin  ces  remarques?  Mithri- 
date  n'a-t-il  pas  la  grandeur  cornélienne  avec  la  vérité 
histori({ue  en  plus  ^  ? 

En  résumé,  il  est  également  faux  de  prétendre  que 
les  héros  de  Racine  n'ont  pas  été  un  peth  naturalisés 
français^  et  de  soutenir  que  cette  élégance  raffinée  de 
langage  et  de  mœurs  leur  enlève  toute  ressemblance 
avec  les  originaux.  Racine  a  tracé  ses  caractères  anti- 
ques avec  une  main  moderne,  mais  c'est  tout;  et 
M.  Taine,  qui  va  plus  loin,  semble  introduire  en  littéra- 
ture une  sorte  de  déterminisme  inconciliable  avec  la 
liberté  du  génie.  Sa  théorie  de  l'influence  du  milieu 
organique  sur  les  esprits  -,  vraie  pour  les  simples  talents, 
est  fiiusse  pour  les  génies  :  ceux-ci  dominent  leur  époque, 
ne  subissent  son  influence  pour  ainsi  dire  que  par  leurs 
racines.  Dans  cette  résurrection  qui  s'appelle  une  tra- 
gédie de  Racine,  les  personnages  reparaissent  entiers; 
mais,  avant  de  les  présenter  à  Versailles,  le  poète,  d'une 
main  légère,  essuie  un  peu  la  poussière  des  siècles  sur 
les  armures,  et  donne  quelques  leçons  de  maintien  à 
ses  héros,  sans  en  faire  des  petits-maîtres.  C'est  comme 
un  vieux  tableau  dont  on  a  ravivé  les  couleurs. 

C'est  fort  suffisant  pour  la  scène.  Ne  faisons  pas  la 
faute  d'écouter  une  tragédie  comme  nous  lirions  une 


1.  «  Il  n'y  a  guère  d'aclions  éclatantes  dans  la  vie  de  Mitliridate,  qui 
n'aient  trouvé  place  dans  ma  tragédie.  »  T.  III,  p.  16.  iNous  ne  dirons 
rien  de  l'exactitude  de  Racine,  dans  ses  pièces  religieuses;  ce  n'est 
plus  (idélilé  d'iiistorien  ,  mais  scrupule  de  chrétien.  Pour  juger  la 
valeur  historique  iVEstlun'  et  cVAthalle,  il  faudrait  d'abord  critiquer 
Jes  textes  que  Racine  a  imités.  Cela  sort  de  notre  compétence. 

2.  Philosophie  de  l'art,  t.  1,  p.  11. 

SOURIAU.  4 


50  DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

page  de  Montesquieu.  La  critique  dramatique  n'est  pas 
la  critique  historique.  Il  est  bien  suffisant  au  théâtre 
qu'on  ne  choque  pas  les  notions  générales  d'histoire, 
assez  répandues  pour  que  chaque  spectateur  puisse 
immédiatement  vérifier  la  chose  de  souvenir.  Le  public 
veut  être  ému,  même  aux  dépens  de  l'histoire  ancienne. 
Racine  écrit  comme  Corneille  pour  a  l'auditeur  qui, 
communément,  n'a  qu'une  teinture  superficielle  de 
l'histoire  ^  ». 

Tous  deux  modifient  légèrement  les  caractères  histo- 
riques, mais,  presque  toujours,  en  les  améliorant  : 
composée  sous  la  royauté  triomphante,  la  tragédie  fait 
l'apologie  de  la  royauté.  Cela  ne  pouvait  guère  avoir 
d'inconvénient,  tant  qu'il  s'agissait  d'histoire  ancienne. 
Quant  ;i  l'histoire  moderne  et  française,  elle  était  inter- 
dite à  la  tragédie  -,  pour  deux  raisons. 

D'abord,  si  nos  deux  tragiques  ont  cherché  unique- 
ment dans  le  cercle  forcément  restreint  de  l'histoire 
ancienne  des  sujets  trop  souvent  traités  avant  eux,  cela 
tient  à  l'admiration  toute  naturelle  mais  trop  servile  de 
leurs  contemporains  pour  tout  ce  qui  est  antique  :  nous 
retrouvons  ainsi  jusque  dans  la  tragédie  l'influence  pro- 
longée de  la  Renaissance.  Le  xvif  siècle  raille  l'effort 
gigantesque  de  la  Pléiade,  mais  en  subit  le  contre-coup. 

De  plus,  l'histoire  de  France  n'offrait  pas  à  nos 
poètes  de  sujet  possible  :  on  ne  pouvait  représenter  nos 
anciens  rois  comme  des  Louis  XIV  avant  Versailles; 
l'erreur  eût  été  trop  forte.  D'un  autre  côté,  les  montrer 


1.  Coi-ncillc,  t.  VI,  p.  301. 

2.  Bajazct  n'est  pas  une  cxcei)tioii  :  le  rcculemcnl  de  l'espace  su])- 
plée  à  celui  du  temps. 


DE    LA    FIDÉLITÉ    HISTORIQUE  51 

tels  qu'ils  étaient  eût  été  plus  qu'imprudent  :  en  1715, 
Fréret  est  mis  à  la  Bastille  pour  avoir  osé  dire  que  les 
premiers  rois  francs  avaient  été  heureux  de  recevoir  des 
Romains  le  titre  de  patrices.  Peut-on  concevoir  Corneille 
ou  Racine  faisant  représenter  sous  Louis  XIV  une  tra- 
gédie comme  Henri  III,  la  Maréchale  d'Ancre,  ou  le 
Roi  s'amuse? 


CHAPITRE  VI 


DE    l'iXTÉRÈT  de  la    TRAGÉDIE    POUR    LES    SPECTATEURS 
AU    XVif    SIÈCLE 


Nous  avons  essayé  de  dégager  la  part  de  la  convention 
dans  la  tragédie,  pour  montrer  la  partie  faible  de  cet 
art  si  puissant,  pour  expliquer  les  différentes  tentatives 
de  révolutions  littéraires,  dont  une  seule,  le  Romantisme, 
devait  réussir.  Nous  en  trouverons  une  dernière  raison 
dans  ce  chapitre  :  jusqu'à  quel  point  la  tragédie  était- 
elle  intéressante  pour  les  contemporains? 

On  ne  peut  se  dissimuler  toute  la  difficulté  de  cette 
recherche,  tout  ce  qu'elle  a  de  problématique. 

D'abord,  nous  devons  essayer  de  dépouiller  toutes  nos 
habitudes  d'esprit  actuelles,  oublier  ce  que  nous  avons 
appris  au  théâtre  moderne,  revenir  en  un  mot  à  cette 
fraîcheur  d'impressions,  à  cette  naïveté  d'un  public  qui 
n'avait  pas  lu  Shakespeare,  qui  n'avait  pas  éprouvé  les 
fortes  émotions  du  drame  actuel. 

Il  est  à  peine  besoin  de  parler  de  ceux  qui  maintenant 
ti'ouvent  nos  classiques  ennuyeux  :  c'est  la  faute  du 


IXTÉRKT    UE    I.A   TRAGl'lDIE  53 

lecteur  rt  non  de  rauteur.  Quelijiie  romantiques  (ju'iueu.t 
été  nos  chissu[ucs,  on  ne  peut  guère  demander  à  Cor- 
neille, surtout  à  Racine,  l'intérêt  immédiat  d'un  drame. 

Mais  nième  ceux  qui  goûtent  encore  nos  vieilles  tra- 
gédies, sont-ils  sûrs,  dans  leur  admiration  consacrée,  de 
rencontrer  juste?  Notre  sens  critique  individuel  n'est-il 
pas  émoiissé  par  les  observations  et  les  éloges  entassés 
depuis  plus  de  deux  siècles  sur  chaque  vers^  chaijue 
mot  de  ces  chefs-d'œuvre?  Il  est  déjà  difficile  de  juger 
par  soi-même  une  pièce  moderne  à  la  troisième  ou  ([ua- 
trième  représentation.  Combien  davantage  nous  est-il 
malaisé  d'admirer  librement,  spontanément,  le  Gid  ou 
Andromaque? 

Oublions  un  instant  que  Polyeucte  et  Britannicns 
sont  des  chefs-d'œuvre  :  tâchons  de  traiter  nos  deux 
grands  poètes  comme  de  simple  mortels.  Corneille,  qui 
des  deux  semble  le  plus  dramatique,  condamne  pourtant 
absolument  un  procédé  très  scénique  :  le  coup  de  théâ- 
tre \  et  lui  préfère  la  lutte  des  sentiments.  11  ne  dédaigne 
pas,  bien  entendu,  les  situations  fortes  ;  mais  elles  ne  sont 
pour  lui  qu'un  moyen,  et  non  un  but.  S'il  imagine  une 
seconde  entrevue  entre  Chimène  et  Rodrio-ue,  c'est 
qu'après  la  première,  les  amants  ont  encore  quehjue 
chose  à  se  dire. 

Mais  a-t-il  voulu  réaliser  ce  rêve  de  tout  auteur  dra- 
matique, rillusion?  Je  ne  le  crois  pas.  Il  n'est  personne., 
parmi  ceux  qui  aiment  vraiment  le  théâtre,  qui  ji'ait 
connu  ces  moments  d'illusion  parfaite  dont  parle  Sten- 
dhal ^,  qui  n'ait  ressenti  cette  émotion  délicieuse  :  à  de 

1.  T.  I,  p.  71. 

2.  Racine  et  Shakspeare.  C.  Lévy,  1882,  p.  14-16. 


54  liE    LA    CONVENTION    DANS   LA  TRAGÉDIE 

certains  instants  la  réalité  disparaît,  le  rêve  commence; 
les  acteurs  font  place  aux  personnages  ;  il  n'y  a  plus  ni 
lustre  ni  rampe  :  un  monde  surnaturel  vient  de  nous 
apparaître. 

Corneille  a  peut-être  essayé  de  produire  cette  illusion 
dans  ses  féeries;  mais,  dans  ses  tragédies,  Ta-t-il  tenté? 
l'a-t-il  voulu?  Je  ne  sais,  et  il  est  bien  difficile  de  le  savoir. 
Aurait-il  réussi?  C'était  impossible.  L'uniformité  seule 
des  costumes  empêche  alors  toute  illusion.  L'acteur  se 
ressemble  trop  d'une  tragédie  à  l'autre.  Actuellement, 
lorsqu'une  pièce  commence,  on  cherche  d'abord  à  recon- 
naître les  acteurs  à  un  geste  connn,  au  timbre  de  la 
voix  :  puis,  l'artiste  reconnu,  on  l'oublie,  pour  ne  plus 
songer  qu'au  personnage.  Au  xvn'  siècle,  au  contraire, 
l'acteur  ne  peut  se  déguiser.  Le  rideau  se  sépare  :  deux 
actrices  sont  en  scène.  Elles  peuvent  indifféremment 
commencer  le  Cid,  Horace  ou  Cinna  :  rien  dans  leur 
costume  n'indique  la  difTérence  des  pays  ou  des  époques. 
Voyons-nous  apparaître  deux  acteurs?  C'est  peut-être 
Polyeucte  et  Néarque  :  mais  c'est  aussi  bien  Phocas  et 
Crispe,  ou  Perpenna  et  Aufide. 

De  plus,  on  peut  affirmer  que  les  acteurs  de  Corneille 
n'étaient  pas  ses  interprètes.  Propriétaires  de  la  pièce, 
ils  la  jouaient  selon  leur  bon  plaisir,  sans  prendre  conseil 
du  poète  K  Je  n'en  veux  pour  preuves  que  l'entrée  ridi- 
cule del'acteur  jouant  Auguste-,  et  le  passage  si  curieux 
de  l'Impromptu  de  Versailles,  où  Molière  critique  le 


1.  Sans  doute  d'Aubignac  dit  :  «  Nos  poètes  ont  aocouliimé  de  faire 
repasser  leurs  pièces  en  leur  présence,  et  d'avertir  les  comédiens  de 
tout  ce  qu'il  faut  faire.  »  Mais  Corneille  ne  savait  pas  lire  ses  vers. 

2.  T.  m,  1).  iOl.  —  Cf.  la  remarque  de  Voltaire. 


iNTÉRirr  Di:  la  tragédie  oo 

manque  de  naturel,  l'emphase  maladroite  des  comédiens 
de  l'Hôtel  *.  Sans  doute  ils  essayaient  quelquefois  de 
donner  l'illusion,  mais  gauchement  ~. 

Enfin  Molière,  pour  augmenter  l'émotion,  probable- 
ment, allait  jus([ii'à  employer,  dans  son  débit,  certain 
procédé  dédaigné  maintenant  ".  Le  vers  de  Corneille  y 
prêtait  un  peu  :  il  est  très  scénique  '.  Comment  les 
acteurs  le  disaient-ils?  Il  n'est  guère  possible  de  le  savoir. 
Quel  effet  produisaient-ils  en  le  disant?  Nous  avons  lii- 
dessus  quelques  renseignements. 

D'abord,  écoutons  avec  confiance  Cornedle,  toujours 
si  plein  de  bonne  foi  dans  ses  confidences  sur  lui-même. 
Il  n'a  malheureusement  parlé  qu'une  seule  fois  de  l'émo- 
tion excitée  par  ses  tragédies.  Les  spectateurs  frémis- 
saient, nous  dit-il,  à  voir  pour  la  seconde  fois  Rodrigue 
et  Chimène  en  présence.  Mais  pourquoi?  Ils  ne  se 


1.  Montfleury  ne  manque  jamais  de  faire  remarquer  tous  les  beaux 
endroits  de  ses  rôles.  (D.  de  Visé,  cilé  par  M.  Marty-Laveaux,  Cor- 
neille, t.  VI,  p.  452.)  n  Mets  la  main  au  côté,  fais  les  yeux  furibonds. 
Marche  un  peu  en  roi  de  théâtre.  »  Fourberies  de  Scapin,  a.  I,  se.  vu. 
Molière  était,  quand  il  ne  jouait  pas  lui-même  la  tragédie,  de  l'avis  de 
Shakspeare  [llamlct,  a.  UI,  se.  ii). 

2.  Dufresne  agitait  son  casque  à  plumes  rouges  pour  souligner  ce 
vers  : 

Et  sa  tète  à  la  inain,  <lomandant  son  'salaire... 

(Corneille,  t.  UI,  p.  393.} 

Baron,  suivant  une  anecdote  assez  improbable,  pâlissait  et  rougis- 
sait pour  commenter  (à  contre-sens,  du  reste),  les  vers  connus  du 
même  récit,  p.  392. 

3.  Molière... 

...d'un  hoquet  éternel  sépare  ses  paroles. 

{Impromptu  de  Vhùtel  de  Condé,  cité  par  M.  Marty-Lavcaux,  t.  IV, 
p.  6.) 

4.  Racine  semble  avoir  reconnu  cette  supériorité  de  Corneille  : 
«  Corneille  fait  des  vers  cent  fois  plus  beaux  que  les  miens.  '>  (T.  I, 
p.  293.) 


S6  DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

demandaient  pas  :  que  va-t-il  se  passer?  mais,  «  que 
vont-ils  se  dire?  ^  ». 

Le  dialogue  peu  coupé,  cet  échange  de  discours  qur 
n'est  pas  tout  à  fait  la  vraie  conversation,  ne  paraissait- 
il  pas  un  peu  long,  et,  sans  fatiguer  l'attention,  n'affai- 
blissait-il  pas  l'émotion?  Nous  avons  déjà  parlé  de  cette 
patience  d'écouter  qui  distinguait  les  mondains  d'alors  : 
sans  doute  on  la  retrouvait  au  théâtre  chez  le  public, 
chez  les  acteurs;  ceux-ci  devaient  écouter  comme  on  le 
fait  dans  un  salon,  sans  souligner,  sans  faire  des  gestes. 
Le  jeu  moderne  est  un  contre-sens,  et  Corneille  aurait 
peut-être  protesté  contre  la  façon  dont  Rachel  écoutait 
le  récit  de  Valère. 

Je  me  représente  volontiers  le  public  contemporain 
de  Corneille,  attentif,  mais  calme;  un  murmure  discret 
aux  beaux  passages,  quelques  larmes  chez  les  plus 
exaltés,  et  c'est  tout.  Il  faudrait  se  garder  de  prêter  à 
tous  les  spectateurs  l'enthousiasme  de  Mme  de  Sévi- 
gné  ^.  Remarquons  que  chez  elle  l'admiration  grandit  à 
mesure  que  l'admiratrice  vieillit.  Corneille  a  été  le  poète 
de   sa  jeunesse,  elle  a  vécu  un  instant  la  vie  de  ses. 

i.  (c  J'ai  remarqué  aux  premières  représentations  qu'alors  que  ce 
mallieureux  amant  se  présentait  devant  elle,  il  s'élevait  un  certain 
frémissement  dans  l'assemblée  qui  marquait  une  curiosité  merveil- 
leuse, et  un  redoublement  d'attention  pour  ce  qu'ils  avaient  à  se  dire 
dans  un  état  si  pitoyable.  «  T.  III,  p.  94. 

2.  Voici  pourtant  un  témoignage  contraire  :  «  Le  spectateur  espère- 
et  craint  pour  eux;  il  se  réjouit  et  s'afflige  avec  eux...  il  ressent  tou- 
jours, quand  ils  paraissent,  quelque  émotion  d'esprit  ou  quelque  pas- 
sion selon  l'état  présent  des  affaires.  »  (D'Aubignac,  Pratique  du  théâtre, 
1.  IV,  ch.  1.)  Mais,  tout  cela,  est-ce  de  l'émotion?  IN'est-ce  pas  tout  au- 
plus  l'intérêt  qu'exciterait  un  roman?  Ces  spectateurs  sont  bien  naïfs, 
du  reste  :  «  J'ai  vu  dans  cette  occasion...  une  jeune  fille  dire  à  sa 
mère  qu'il  fallait  avertir  Pyrame  que  sa  maîtresse  n'était  pas  morte, 
quand  il  va  se  tuer,  la  croyant  morte.  »  {Ibid.,  ch.  vi.) 


INTÉRÊT    DE    LA    TRAGÉDIF]  57 

héroïnes;  elle  se  rappelait  qu'elle  avait  été  un  instant 
Chiniène,  qui  sait,  Pauline  même?  (sa  petite-fille 
s'appelait  ainsi  \].  On  comprend  donc  sa  facilité  d'émo- 
tion aux  pièces  de  Corneille. 

Enfin,  quels  étaient  ces  passages  qui  a  enlevaient  » 
le  public?  Est-ce  ceux  que  nous  applaudissons  mainte- 
nant, les  tirades  héroïques,  les  vers  cornéliens?  Écou- 
tons la-dessus  un  auditeur  plus  calme  et  moins  partial 
«[ue  Mme  de  Sévigné  :  le  prince  de  Gonti  écrit  à 
propos  de  Rodrigue  :  <(  Si  l'histoire  le  considère  davan- 
tage par  le  nom  de  Gid  et  par  ses  exploits  contre  les 
Mores,  la  Gomédie  l'estime  beaucoup  plus  pour  sa 
passion  pour  Ghimène  et  par  ses  deux  combats  parti- 
culiers :  le  récit  mesme  de  la  défaite  des  Mores  y  est 
fort  ennuyeux  -.  » 

Pour  Ginna  la  remarque  est  plus  piquante  encore  : 
«  Y  a-t-il  personne  qui  ne  songe  plus  tost  à  se  récréer 
en  voyant  jouer  Ginna  sur  toutes  les  choses  tendres  et 
passionnées  qu'il  dit  à  Emilie,  et  sur  toutes  celles  qu'elle 
luy  respond,  que  sur  la  Glémence  d'Auguste,  à  laquelle 
on  pense  peu,  et  dont  aucun  des  spectateurs  n'a  jamais 
songé  à  faire  l'éloge  en  sortant  de  la  Gomédie'^  ». 

Enfin  un  dernier  renseignement  très  probant,  puis- 
qu'il est  fourni  par  un  dévot,  donne  raison  à  Voltaire  ''  : 

«  En  vérité,  y  a-t-il  rien  de  plus  sec  et  de  moins 
agréable  que   ce  qui  est  de  saint  dans  cet  ouvrage? 


1.  «  Par  élégance  romanesque  elle  Tappelait  Pauline.»  Saint-Simon, 
t.  ni,  p.  394  (coll.  Hachette). 

2.  Traité  de  la  comédie  et  des  spectacles.  Éd.  K.  Wollmoller,  p.  19. 

3.  Ibid.,  p.  18. 

4'.  De  Polyeucte  la  belle  âme 

Aurait  faiblement  attendri,  etc. 


58  DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

Y  a-t-il  rien  de  plus  délicat  et  de  plus  passionné  que 
ce  qu'il  y  a  de  prophane  ?  Y  a-t-il  personne  qui  ne 
soit  mdle  fois  plus  touché  de  l'affliction  de  Sévère 
lorsqu'il  trouve  Pauline  mariée,  que  du  martyre  de 
Polieucte?  Il  ne  faut  qu'un  peu  de  bonne  foy  pour 
tomber  d'accord  de  ce  que  je  dis  \  » 

Trouve-t-on  suspect,  en  matière  de  théâtre,  le  juge- 
ment d'un  dévot?  Écoutons  le  sceptique  Saint-Évre- 
mond  :  «  Ce  qui  eût  fait  un  beau  sermon,  faisait  une 
misérable  tragédie,  si  les  entretiens  de  Pauhne  et  de 
Sévère,  animés  d'autres  sentiments  et  d'autres  passions, 
n'eussent  conservé  à  l'auteur  la  réputation  que  les 
vertus  chrétiennes  de  nos  martyrs  lui  eussent  ôtée  -.  » 

Ainsi  donc,  les  spectateurs  d'alors  ne  s'extasiaient 
guère  sur  ce  que  nous  trouvons  aujourd'hui  admirable 
dans  Corneille.  Les  analyses  psychologiques  leur  plai- 
saient plus  que  les  coups  de  théâtre;  ils  préféraient 
l'amour  aux  autres  passions,  et  pour  une  raison  très 
simple  :  l'amour  au  théâtre  émeut  plus  que  tout  le  reste; 
tandis  qu'on  lutte  contrôles  émotions  fortes  ou  pénibles, 
et  que  souvent  on  échappe  aux  larmes  par  un  rire  ner- 
veux, on  se  laisse  aller  plus  facilement  à  l'illusion,  pour 
une  scène  d'amour.  Aussi,  quand  l'amour  ardent  et 
jeune  de  Rodrigue,  la  passion  forte  et  plus  virile  de 
Sévère  eurent  fait  place  aux  tirades  froides  d'un  César  ou 
d'un  Antiochus,  le  public  devint  fort  tiède,  et  il  fallait  tout 
l'aveuglement  d'un  vieux  fidèle  pour  trouver  dans  le  si- 
lence attristé  des  spectateurs  un  enthousiasme  contenu  ^ 


1.  Traité  de  la  comédie  et  des  spectacles,  p.  18. 

2.  De  la  tragédie  ancienne  et  moderne. 

3.  A  la  représentation  de  Sophonisbe,  «  les  spectateurs  sont  sans 


INTÉRÊT   DE    LA   TRAGÉDIE  59 

((  Au  théâtre,  a  dit  V.  Hugo,  un  conte  d'amour  vaut 
mieux  que  toute  l'histoire  K  »  Le  mot  est  juste  et 
exphque  pourquoi  Racine  allait  modifier  l'intérêt  de  ce 
théâtre  où  l'on  trouve  trop  d'histoire  et  trop  peu 
d'amour. 

La  passion,  dans  Racine,  fait  trop  oublier  l'intérêt 
historique  et  dramatique.  Il  y  a  peu  de  pièces  dans 
Corneille  qui  soient  aussi  pathétiques  que  Phèdre.  Mais 
l'originalité  de  Racine  consiste  à  avoir  su  cacher  tant 
de  force  sous  tant  de  grâce.  Sans  aller  jusqu'à  la  fadeur, 
Racine  ne  force  jamais  les  traits  de  ses  personnages.  Il 
émeut  rarement,  mais  il  intéresse  toujours  à  la  lecture, 
souvent  au  théâtre. 

J'imagine  que  les  lecteurs  de  la  Princesse  de  Glève> 
devaient  être  les  grands  admirateurs  de  Rérénice.  Mêmes 
observations  fines  et  touchantes,  même  discrétion. 
Presque  chaque  vers  de  Racine  contient,  je  ne  dirai  pas 
une  idée,  mais  un  sentiment.  Les  ennemis  du  poète  eux- 
mêmes  reconnaissaient  cette  supériorité-,  mais  ils  lui 
contestaient  la  valeur  des  caractères.  Pourtant  il  est 
impossible  que  tous  les  vers  d'un  rôle  soient  intéressants, 
et  que  le  personnage  soit  ennuyeux.  Sans  doute  on 
a  pu  reprocher  à  ses  créations  une  certaine  ressem- 
blance monotone  ^.  Le  jeune  premier  de  Corneille  était 


cesse  dans  radiniration  et  seiileiit  une  joie  iiiiérieure  qui  les  retient 
dans  un  profond  silence  ».  {Recueil  de  dissertations,  par  Granet,  cité 
par  M.  Marty-Laveaux,  t.  YI,  p.  451.)  Après  tout,  ne  vaut-il  pas  mieux 
se  tromper  ainsi,  et  tromper  du  même  coup  le  grand  poète,  que  d'at- 
trister sa  vieillesse? 

1.  Littérature  et  philosophie  mêlées,  p.  168. 

2.  «  Il  est  impossible  que  M.  Racine  en  fasse  de  méchants.  <>  (Bour- 
sault,  cité  par  M.  .Marty-Laveaux,  t.  II,  p.  226.) 

3.  Voltaire,  Temple  du  goût. 


60  DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

avant  tout  un  héros,  amoureux  par  occasion  ^;  celui  de 
Racine  est  soupirant  de  son  métier.  Discrétion,  respect, 
attentions  délicates,  passion  contenue,  telles  sont  ses 
qualités  ordinaires.  De  la  carte  de  Tendre,  il  ne  connaît 
que  Soumission  et  Empressement. 

Aussi  n'est-ce  pas  dans  les  caractères  d'hommes 
qu'éclate  tout  le  génie  de  Racine  ;  il  triomphe  dans 
les  rôles  de  femmes.  Celles-ci  donnent  à  bon  droit  leur 
nom  à  nombre  de  ses  tragédies;  elles  y  tiennent  le  pre- 
mier rang;  ce  ne  sont  plus,  comme  dans  Corneille^ 
des  héroïnes,  hérissées  de  vertu  :  ce  sont  des  femmes 
aimantes,  douces,  et  simplement  réservées.  Esprit 
féminin  par  plus  d'un  côté.  Racine  s'est  complu  à  tracer 
surtout  des  caractères  de  femmes. 

A  travers  les  réticences  respectueuses  de  Louis  Ra- 
cine, on  devine  nombre  de  romans  dans  la  vie  de  son 
père  :  c'était  probablement  pour  expier  ses  erreurs  de 
jeunesse  que  le  poète  avait  épousé  une  femme  capable 
elle  aussi  de  confondre  Andromaque  et  les  Plaideurs  ^. 

Un  psychologue  froid  n'aurait  pu  décrire  ainsi  les 
passions  et  leurs  nuances.  Racine  a  dû  faire  des  études 
d'après  nature,  et  c'est  là  ce  qui  fit  le  succès  de  soi> 
œuvre. 

Pour  réussir  comme  il  l'a  fait,  il  fallait  à  notre  auteur 
un  public  spécial  :  môme  au  xvn'  siècle,  Racine  n'a  pu 
être  le  poète  de  la  foule.  l\  s'est  gardé  de  la  froideur,  de- 
l'ennui,  par  la  perfection  de  son  génie.  Sans  doute,  ses- 
tableaux  gagnent  à  être  vus  de  près;  mais^  même  dans- 


i.  Corneille,  du  reste,  a-t-il  un  autre  amoureux  que  Rodrigue?  Tous^ 
les  autres  ont  quarante  ans  dans  leurs  déclarations. 
2.  T.  I,  p.  194. 


INTÉRÊT   DE    LA   TRAGÉDIE  61 

le  lointain  de  la  scène,  ils  produisent  encore  de  l'effet, 
parce  r{ue,  outre  les  petits  détails  merveilleux  comme 
des  miniatures,  ils  possèdent  aussi  les  grandes  lignes, 
imposantes  de  loin.  Mais  cet  effort  devait  rester  stérile. 
Racine,  par  la  perfection  même  de  son  talent,  ne  devait 
pas  faire  école. 

Maintenant,  une  dernière  réflexion  :  quel  que  soit  le 
génie  de  Corneille  et  de  Racine,  n'est-il  pas  surprenant 
qu'ils  aient  épuisé  la  tragédie,  qu'elle  soit  née  avec 
Corneille  et  morte  avec  Racine^?  N'est-ce  pas  la  con- 
damnation de  ce  genre?  Sans  aller  jusqu'au  paradoxe, 
sans  dire  que  la  tragédie  n'était  pas  née  viable,  on  doit 
reconnaître  que  Corneille  s'était  laissé  renfermer  dans 
des  bornes  trop  étroites.  Son  génie  robuste  avait  besoin 
de  pousser  librement  ses  racines  en  tout  sens  :  il  n'a  pu 
se  développer  dans  le  terrain  étroit  qu'on  lui  mesurait  au 
jîom  d'Aristote,  et  il  est  allé  s'amoindrissant. 
,  Racine,  outre  la  force,  comme  Corneille,  avait  une 
souplesse  admirable  :  il  s'est  plié  à  toutes  les  exigences, 
il  n'a  même  pas  profité  des  libertés  qu'on  lui  laissait. 
Il  a  fiiit  un  prodige,  un  de  ces  miracles  qui  ne  se  re- 
commencent pas.  Il  a  porté  à  la  perfection  un  genre 
«étroit,  conventionnel.  Après  Racine  on  ne  pouvait  pas 
faire  mieux;  il  fallait  donc  faire  autre  chose. 

Racine  avait  porté  avec  tant  d'aisance  la  chaîne  des 
trois  unités  qu'on  avait  cru  découvrir  dans  cette  gène 
une  grâce  de  [)lus.  11  fallait  briser  cette  entrave  inutile. 

Racine,  au  lieu  de  s'engager  dans  la  voie  nouvelle 

1.  Grébilloii  et  Voltaire  n'ont  fait  que  se  servir  de  rinstrumcnt,  tel 
■que  le  leur  avaient  légué  les  deux  grands  tragiques,  et  sont  loin  de 
l'avoir  perfectionné. 


(3:2  DE  LA  CONVENTION  DANS  LA  TRAGÉDIE 

ouverte  par  Don  Saiiche;  avait  condamné  la  tragédie  à 
n'admettre  que  les  rois  et  les  reines.  Il  fallait  renoncer 
à  l'étiquette,  et  ouvrir  les  portes  de  ce  palais  un  peu 
désert  à  la  foule  des  simples  mortels,  plus  variés,  et 
tout  aussi  intéressants. 

Racine,  pour  rendre  moins  invraisemblable  la  dignité 
soutenue  de  ses  personnages,  avait  eu  besoin  du  recu- 
lement  du  temps  ou  de  l'éloignement  de  l'espace  ^ 
La  tragédie  ne  pouvait  plus  être  nationale.  Il  fallait 
abolir  cette  dignité  tragique,  bannir  l'antiquité  clas- 
sique, ouvrir  le  théâtre  à  l'histoire  française. 

Enfin,  et  surtout,  il  fallait  affranchir  l'alexandrin, 
dont  Racine  avait  fait  un  si  admirable  usage,  mais 
qui  à  lui  seul  aurait  empêché  toute  révolution  de  fond; 
il  était  nécessaire  de  rapprocher  le  vers  de  la  prose, 
par  instants. 

En  un  mot,  après  les  à-peu-près  de  Voltaire,  dans 
le  même  genre  à  peine  modifié,  après  Favortement  de 
Diderot,  après  les  pseudo-tragédies  insipides  de  l'Empire, 
il  fallait  la  révolution  romantique. 


1.  "  A  la  vérité  je  ne  conseillerai  pas  à  un  auteur  de  prendre  pour 
sujet  d'une  tragédie  une  action  aussi  moderne  que  celle-ci..,  on  peut 
dire  que  le  respect  que  l'on  a  pour  les  héros  augmente  à  mesure  qu'ils 
s'éloignent  de  nous.  »  T.  II,  p.  477,  préface  de  Bajazet. 


DEUXIEME  PARTIE 

DU      DRAME      ROMANTIQUE 


CHAPITRE  PREMIER 

LK    ROMANTISME    DK    1802    ET    LE    ROMANTISME    DE    1830 

Sans  fiiire  une  liistoire  complète  du  romantisme  en 
France,  il  est  nécessaire  de  montrer  comment  le  roman- 
tisme de  1830  se  rattache  au  mouvement  littéraire  et 
religieux  de  1802,  et  surtout  comment  il  s'en  sépare. 

Le  siècle  avait  deux  ans  lorsque  parut  le  Génie  du 
Christianisme  :  ce  livre  est  avant  tout  une  Poétique 
nouvelle,  dont  l'idée  générale  est  indiquée  au  début  de 
l'œuvre  :  «  Il  est  temps  que  l'on  sache  enfin  à  quoi  se 
réduisent  ces  reproches  d'absurdité,  de  grossièreté,  de 
petitesse,  qu'on  fait  tous  les  jours  au  christianisme;  il 
est  temps  de  montrer  que,  loin  de  rapetisser  la  pensée, 
il  se  prête  merveilleusement  aux  élans  de  l'âme,  et  peut 
enchanter  l'esprit  aussi  divinement  que  les  dieux  de  Vir- 
gile et  d'Homère  '.  »  Le  christianisme,  suivant  Chateau- 
briand, est  une  religion  plus  littéraire  que  le  Paganisme. 

1.  Génie,  V°  partie,  liv.  I,  ch.  l'=^ 


64  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

En  effet,  mieux  que  ce  dernier,  il  fait  comprendre  la 
grandeur  delà  nature  jusque-là  rapetissée  par  la  mytho- 
logie :  «  Les  déserts  ont  pris,  sous  notre  culte,  un  carac- 
tère plus  triste,  plus  grave,  plus  sublime;  le  dôme  des 
forêts  s'est  exhaussé  :  les  fleuves  ont  brisé  leurs  petites 
urnes,  pour  ne  plus  verser  que  les  eaux  de  Fabîme,  du 
sommet  des  montagnes;  le  vrai  Dieu  en  rentrant  dans 
son  œuvre  a  donné  son  immensité  à  la  nature  K  » 

Outre  le  sentiment  plus  juste  de  la  nature,  de  la 
réalité,  le  christianisme  fait  aussi  la  part  plus  belle 
à  l'idéal,  c'est-à-dire,  d'après  Chateaubriand,  au  besoin 
que  les  poètes  ont  d'embeUir  tout  ce  qu'ils  voient  : 
<c  Toujours  cachant  et  choisissant^  retranchant  ou 
ajoutant^  ils  se  trouvèrent  peu  à  peu  dans  des  formes 
qui  n'étaient  plus  naturelles,  mais  qui  étaient  plus 
parfaites  que  la  nature;  les  artistes  appelèrent  ces 
formes  le  «  beau  idéal  ».  On  peut  donc  définir  le 
beauidéalVBYi  de  choisir  et  de  cacher-.  » 

Chateaubriand  sent  bien  la  faiblesse  et  le  convenu 
d'une  pareille  théorie  ;  moins  on  sera  obligé  de 
choisir  et  de  cacher,  plus  l'art  se  rapprochera  de 
la  nature  :  or,  c'est  encore  le  christianisme  qui  nous 
fournira  des  hommes  et  des  époques  où  Ton  n'aura 
rien  à  cacher,  car  rien  ne  sera  honteux,  rien  à  choisir, 
car  tout  sera  également  bon  :  '<■  La  chevalerie  seule 
offre  le  beau  mélano^e  de  la  vérité  et  de  la  fiction. 
D'une  part,  vous  pouvez  offrir  le  tableau  des  mœurs 
dans  toute  sa  naïveté  :  un  vieux  château,  un  large 
foyer,  des  tournois,  des  joutes,  des  chasses,  le  son  du 

1.  Gcirie,  \l'-  |nu-(i(',  liv.   IV,  cli.  h''". 

2.  !l,id.,  I.  Il,  rli.  M. 


LE    ROMANTISME  65 

cor,  le  bruit  des  armes  n'ont  ricii  qui  heurte  le  goût, 
rien  qu'on  doive  ou  choisir  ou  cacher. 

«  Et  d'un  autre  côté  le  poète  chrétien,  plus  heureux 
qu'Homère,  n'est  point  forcé  de  ternir  sa  peinture  en 
y  plaçant  l'homme  barbare  ou  l'homme  naturel  :  le 
christianisme  lui  donne  le  parfait  héros  ^  » 

Enfin  le  cœur  humain  lui-même  subit,  sinon  Faction 
directe,  du  moins  le  contre-coup  du  christianisme  : 
une  passion  est  créée,  ou  plutôt  un  état  d'esprit  jusque- 
là  inconnu  :  la  nouvelle  religion  est  trisle  ',  et  tout 
le  monde  nii  pas  la  force  de  supporter  cette  tristesse  : 
certaines  âmes  «  dégoûtées  par  leur  siècle,  effrayées 
par  leur  religion,  sont  devenues  la  proie  de  mille 
chimères  ;  alors  on  a  vu  naître  cette  coupable  mélan- 
colie... ^  ».  C'est  là,  pour  le  poète  chrétien,  une  nou- 
velle source  d'inspiration. 

De  tous  les  genres  littéraires,  quel  est  celui  que  doit 
préférer  le  christianisme?  Chateaubriand  les  cherche 
dans  la  Bible,  et  n'a  que  l'embarras  du  choix.  Pour 
lui,  en  effet,  ce  livre  peut  être  considéré  comme  la 
source  de  toute  littérature  :  la  partie  historique  elle- 
même  en  est  poétique  :  «  Ses  révolutions  sont  tour 
à  tour  racontées  avec  la  trompette,  la  lyre,  et  le 
chalumeau  ''.  »  Pourtant  il  n'hésite  pas  :  «  L'épopée 
est  la  première  des  compositions  poétiques.  Aristote, 
il  est  vrai,  a  prétendu  que  le  poème  épique  est  tout 
entier  dans  la  tragédie,  mais  ne  pourrait-on  pas  croire. 


1.  Génie^  1.  H,  ch.  xi. 

2.  îUd.,  1.  IH,  ch.  IX. 

3.  Ibid. 

4.  Ibid.,  Ile  partie,  1.  V,  cli.  ii. 

SOURIAU. 


66  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

au  contraire,  que  c'est  le  drame  qui  est  tout  entier  dans 
l'épopée?....  Toute  espèce  de  ton,  même  le  ton  comi- 
que, toute  harmonie  poétique,  depuis  la  lyre  jusqu'à  la 
trompette,  peuvent  se  faire  entendre  dans  l'épopée. 
L'épopée  a  donc  des  parties  qui  manquent  au  drame  : 
elle  demande  donc  un  talent  plus  universel  :  elle  est  donc 
une  œuvre  plus  complète  que  la  tragédie  \  » 

Rompant  avec  le  paganisme  littéraire  du  xvn^  siècle 
et  le  scepticisme  du  xvni^  ,  le  romantisme  de  Chateau- 
briand est  avant  tout,  pour  le  fond,  une  Restauration 
religieuse.  11  indique  plus  résolument  que  Voltaire, 
l'histoire  nationale  et  le  moyen  âge,  comme  sujets 
d'études  littéraires. 

Enfin,  aux  poètes  chrétiens  il  montre  que  la  nature, 
bien  comprise,  peut  fournir  non  pas  des  descriptions 
mythologiques,  mais  des  impressions  subjectives  et 
chrétiennes;  qu'il  faut  substituer  aux  analyses  psycho- 
logiques si  précises  de  nos  classiques,  l'étude  plus  vague, 
mais  plus  moderne,  de  la  mélancolie  :  le  tout  sous 
forme  d'épopée. 

Ce  système,  qui  ne  manquait  pas  de  grandeur,  eut 
de  l'influence  sur  toute  une  génération.  Les  premières 
Méditations  de  Lamartine,  le  Livre  Mystique  d'A.  de 
Yigny,  les  Odes  et  Ballades  de  V.  Hugo  sont,  avec  les 
Martyrs ,  les  monuments  poétiques  du  romantisme 
chrétien.  Mais  bientôt  les  nouveaux  venus,  de  disciples 
allaient  devenir  maîtres  à  leur  tour  :  à  la  restauration 
religieuse  allait  bientôt  succéder  la  seconde  renaissance 
littéraire,  le  romantisme  de  1830. 

1.  Génie,  1.  I,  eh.  i. 


CHAPITRE  II 


LES    THÉORICIENS    DU    ROMANTISME    SCHLEGEL  MADAME 

DE    STAËL  MANZOM  STENDHAL  LES    ARTICLES  DE 

REVUES    ET    DE   JOURNAUX    A.     DE    VIGNY    LA    PRÉ- 
FACE   DE    CROMWELL 


Chateaubriand  avait  tenté  une  réaction  cou  Ire  le 
xviif  siècle,  au  nom  de  la  religion  :  au  nom  de  la 
liberté  littéraire,  la  génération  suivante  s'insurgeait 
contre  le  xvif  siècle,  considéré  comme  représentant 
du  principe  d'autorité,  et  disait  :  «  Louis  XIY  a  porté 
le  principe  de  l'autorité  sous  toutes  ses  formes  à  son 
plus  haut  degré  de  splendeur.  Je  n'ai  à  parler  ici  que 
du  théâtre.  Eh  bien  !  le  théâtre  du  xvii'  siècle  eût 
été  plus  grand  sans  la  pression  dn  principe  d'autorité. 
Ce  principe  a  arrêté  l'essor  de  Corneille  et  froissé 
son  auguste  génie  '.  »  Pour  cette  révolution  on  chercha 
des  armes  partout,  même  en  Allemagne. 

On  aurait  pu  en  trouver  chez  nous.  Au  wiii'  siècle, 
La  Motte  et  Diderot  avaient  attaqué  déjà  le  système 

1.  V.  Hugo,  Avilit  rcœil,  p.  580. 


68  DU   DRAME    ROMANTIQUE 

tragique  ;  mais  leur  insuccès  dans  la  pratique  éloi- 
gnait de  leurs  théories.  On  aurait  pu  trouver  tous  les 
arguments  de  la  préface  de  Cromwell,  dans  l'Essai  sur 
Fart  dramatique,  de  Mercier;  mais  ce  livre  si  curieux 
semble  inconnu  alors  K  On  passa  le  Rhin.  Là,  les  enne- 
mis du  x\if  siècle  français  ne  manquaient  pas.  Le  pre- 
mier en  date,  en  acrimonie,  c'est  Lessing;  mais  son  in- 
justice, condamnée  même  par  ses  compatriotes  -,  devait 
rebuter  :  il  avait  Tair  d'attaquer  la  tragédie  parce  qu'elle 
était  française.  On  trouva  les  mêmes  critiques,  présen- 
tées sans  parti  pris,  dans  le  cours  de  littérature  drama- 
tique de  Schlegel,  signalé  par  Mme  de  Staël  en  1813. 

Les  lecteurs  français  n'étaient  pas  dépayses  :  ils 
retrouvaient  chez  Schlegel  quelques  idées  de  Cha- 
teaubriand :  l'influence  du  christianisme  sur  les  pas- 
sions humaines-^,  sur  la  mélancolie  ',  la  chevalerie  nais- 


\.  Quelques  citations  :  il  vient  de  parler  des  partisans  des  règles  : 
"  Il  faudra  rire  de  leur  engouement,  si  toutefois  cela  est  permis,  quand 
on  songe  qu'ils  ont  été  dans  tous  les  âges  le  fléau  des  arts,  et  les  véri- 
tables assassins  du  génie.  »  (Préface,  p.  xi).  —  «  Le  drame...  à  ce 
mot  (car  les  mots  de  tout  temps  ont  causé  de  graves  querelles),  je  vois 
des  journalistes  le  proscrire,  ce  mot  qui,  selon  eux,  outrage  le  goût.  » 
(P.  17.)  —  ((  Ce  que  je  trouve  de  pernicieux  dans  la  tragédie...  ce  sont 
ces  vers  orgueilleux  qui,  déifiant  les  rois,  insultent  à  la  misère  de  la 
multitude.  »  (P.  37.)  —  «  Ne  point  permettre  à  l'œil  de  cesser  d'être 
humide  :  faire  naître  enfin  à  de  divers  intervalles  le  sourire  de 
l'âme.  »  (P.  106.)  —  «  11  reste  à  imprimer  au  drame  un  caractère 
d'utilité  présente.  »  (P.  149.) 

Tout  en  protestant  contre  les  cinq  actes  (p.  252-2o4),  contre  les 
unités  (p.  145),  tout  en  écrivant  longtemps  avant  Stendhal  et  V.  Hugo 
(t  mais,  dira-t-on.  Corneille  a  suivi  ces  régies  qui  vous  paraissent 
gênantes  et  inutiles,  etc.  »  (p.  234),  il  était  modéré  :  «  11  faut  faire 
parler  la  nature,  et  non  la  faire  crier.  »  (P.  141.) 

2.  Schlegel,  Cours  de  littérature  dramatique,  trad.  Necker-Saussure, 
•1814,  t.  II,  p.  163,  218. 

3.  T.  I,  p.  23. 

4.  T.  I,  p.  27-30. 


LES   THÉORICIENS    DU    IlOMAXTISME  69 

sant  de  la  religion  et  donnant  naissaiice  à  nne  théorie 
nouvelle  de  ranionr,  de  riionneiii-';  les  unités  elles- 
mêmes  modifiées  par  le  christianisme,  car  le  criti((ne, 
ici  un  peu  obscur,  trouve  que  la  poésie  antique  «  sou- 
met l'espace  et  le  temps  à  l'empire  de  notre  àme  », 
tandis  que  la  poésie  moderne  «  consacre  ces  notions 
mystérieuses  qui  tiennent  à  la  partie  la  plus  élevée 
de  nous-mêmes,  et  sont  peut-être  une  révélation  de 
la  Divinité  -  ».  Schlegel  est  plus  clair  quand  il  atta([ue 
la  tragédie  française.  En  général,  il  nous  reproche 
de  nous  incliner  sans  raison  devant  le  principe  d'auto- 
rité^; il  nous  accuse  de  subir  ainsi  l'unité  de  temps  \ 
l'unité  de  lieu  ^,  dont  il  montre  les  inconvénients  *'. 
V.  Hugo  dans  la  préface  de  Cromwell  "  ne  fera  que 
développer  cette  phrase  de  Schlegel  :  «■  Plusieurs  tra- 
gédies françaises  font  naître  aux  spectateurs  l'idée 
confuse  que  de  grands  événements  ont  lieu  peut- 
être  quelque  part,  mais  qu'ils  sont  mal  placés  pour 
en  être  les  témoins  *.  » 

Essayant  de  définir  mieux  qu'on  ne  l'avait  fait  jusque- 
là  l'unité  d'action  ■' ,  il  reproche  à  la  tragédie  tantôt  de 
s'allonger  démesurément  et  lentement  pour  remplir  les 
cinq  actes  de  rigueur  ^",  tantôt  d'aller  trop  vile  et  de  ne 
pas  ménager  assez  souvent  des  «  moments  de  repos  et 

1.  Schlegel,  t.  I,  p.  2o,  26. 

2.  T.  11,  p.  12.J. 

3.  T.  11,  p.  m. 

i.  T.  Il,  p.  lUS-lU. 

5.  T.  11,  I).  117-119. 

6.  T.  11,  I).  139-UO. 

7.  T.  Il,  |).  3o. 

8.  T.  Il,  p.  135. 

9.  T.  Il,  p.  8C-10S. 
lu.  T.  II,  p.  114. 


70  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

de  réflexion  pour  le  spectateur  '  »  ;  tous  défauts  amenés 
par  une  foi  aveugle  dans  les  règles  :  «  En  France,  le 
zèle  pour  soutenir  ces  règles  fameuses  n'existe  pas 
seulement  chez  les  érudits  ;  c'est  l'affaire  de  la  nation 
entière.  Tout  homme  Lien  élevé  qui  a  sucé  son  Boi- 
leau  avec  le  lait,  se  tient  pour  le  défenseur-né  des 
unités  dramatiques  '.  »  Les  Français,  de  plus,  ont  le 
tort  de  confondre  la  froideur  et  la  majesté  dans  la  forme 
comme  dans  le  fond.  L'alexandrin  en  est  la  cause  ^,  et 
son  pkis  grand  défaut  est  de  fuir  le  mot  propre  pour 
la  périphrase  ^.  De  là  la  froide  éloquence  des  person- 
nages '". 

La  psychologie  tragique  est  gênée  par  le  respect  des 
bienséances  ^.  On  invente  un  personnage  de  pure  con- 
vention :  le  confident'.  L'antique  Fatalité  ne  dirige  plus 
ni  les  événements  ni  les  esprits,  et  n'est  pas  remplacée 
par  l'idée  moderne  de  la  Providence. 

L'histoire  est  faussée  dans  les  événements  et  les  ca- 
ractères •'',  et  jamais  la  tragédie  n'ose  s'aventurer  dans 
l'histoire  moderne  ^. 

Le  ré({nisitoire  est  donc  bien  complet  :  de  plus,  après 
avoir  critiqué  le  passé  du  théâtre,  Schlegel  annonçait 
son  avenir,  esquissait  le  drame  nouveau^  romantique  "^, 
admettant  le  mélange  de  la  familiarité  et  de  la  noblesse 

1.  Schlegel,  1.  H,  p.  16u. 

2.  T.  Il,  p.  87. 

3.  T.  11,  p.  l;J8,17.j. 
.4.  1'.  11,  p.  148,  liO. 
5.  T.  II,  p.  158-160. 

Cl.  T.  11,  p.  8o,  133-135,  156-160. 

7.  T.  Il,  p.  106,  167. 

8.  T.  Il,  p.  142-145. 
'.).  T.  Il,  p.  UU-151. 
10.  T.  II,  p.  328-332. 


LES   THÉORICIENS    DU    ROMANTISME  71 

dans  le  langage  et  l'esprit  d'un  seul  personnage  *,  admet- 
tant l'union  du  comique  et  du  tragique  dans  la  même 
pièce  -,  l'emploi  des  fous  de  cour  ■',  recommandant  la 
fidélité  historique,  sans  la  faire  consister  dans  la  vérité 
des  costumes  \  reconnaissant  enfin  dans  Shakspeare  le 
maître  du  théâtre. 

Trois  choses  pourtant  ont  nui,  croyons -nous,  à 
l'intluence  de  Schlegel  en  France,  et  empêchent  de 
reconnaître  en  lui  le  vrai  théoricien  du  romantisme. 
Comme  tous  les  étrangers,  il  ue  peut  comprendre  com- 
plètement notre  théâtre.  C'est  ainsi  qu'il  refuse  à 
Corneille  l'intelligence  et  le  sentiment  de  l'amour-'; 
tout  en  reconnaissant  en  général  la  supériorité  de 
Racine  sur  Pradon  '\  il  trouve  la  Phèdre  de  ce  dernier 
supérieure  en  certains  points  au  chef-d'œuvre  de 
Racine  '.  Il  sent  et  comprend  si  peu  une  pièce  fran- 
çaise, qu'il  dit  à  propos  de  Bérénice  :  «  Le  principal 
défaut  de  la  pièce  est,  selon  moi,  le  rôle  importun 
d'Antiochus  ^.  » 

On  peut  même  dire  qu'd  ne  comprend  pas  le  théâtre, 
qu'il  n'en  est  pas  un  véritable  amateur,  puisque  il  ne 
croit  pas  que  l'illusion  soit  possible,  fût-ce  quelques 
instants  '^ 

Enfin,    tout   en    reconnaissant   quelques  traces   de 


1.  Schlegel,  t.  H.  399-402. 

2.  T.  U,  p.  391,  392. 

3.  T.  H,  p.  394-396. 

4.  T.  n,  p.  362,  363. 

5.  T.  H,  p.  178,  179,  188,  189. 

6.  T.  II,  p.  204. 

7.  T.  H,  p.  147,  148. 

8.  T.  II,  p.  201. 

9.  T.  II,  p.  MO. 


72  DU   DRAME    ROMANTIQUE 

romantisme  dans  Corneille  *  et  clans  Voltaire  ^,  il  ne  se 
fait  pas  l'apôtre  du  romantisme  en  général,  et  la  con- 
clusion de  tout  son  cours  est  que  les  Allemands  doivent 
écrire  des  ])ièces  allemandes,  empreintes  du  génie 
allemand,  puisées  dans  l'histoire  d'Allemagne.  Tel  est 
le  romantisme  de  Sclilegel  ^. 

Mme  de  Staël,  qui  fit  connaître  ce  système  en  France, 
répète  plutôt  qu'elle  n'invente  :  empruntant  à  Ghateau- 
^  briand  quelques  idées  sur  l'influence  du  christianisme  '\ 
elle  doit  surtout  beaucoup  à  Schlegel,  qu'elle  avait 
entendu  à  Vienne  '\  qu'elle  cite  souvent  ^,  dont  elle  s'ins- 
pire ^.  Grâce  à  lui,  elle  a  compris  l'inutihté  et  les  incon- 
vénients des  règles,  qu'elle  raille  avec  esprit  ^.  Elle  va 
plus  loin,  et  trouve  la  psychologie  tragique  incomplète, 
conventionnelle  :  «  On  dirait  que  chez  nous  la  logique 
est  le  fondement  des  arts,  et  cette  nature  ondoyante, 
dont  parle  Montaigne,  est  bannie  de  nos  tragédies;  on 
n'y  admet  que  des  sentiments  tout  bons  on  tout  mauvais, 
et  cependant  il  n'y  a  rien  qui  ne  soit  mélangé  dans 
l'âme  humaine  ^.  » 

1.  Schlegel,  t.  H,  p.  182. 

2.  T.  Il,  p.  154,  155. 

3.  Les  classiques  pourtant  sentirent  qu'un  coup  sérieux  venait  de 
leur  être  porté,  et  ripostèrent  :  mais  leur  champion  n'était  pas  de 
taille  à  se  mesurer  avec  Schlegel  :  ce  fut  l'inconnu  Martine,  de  Genève, 
qui  répondit  dans  son  Examen  des  tragédies  anciennes  et  modernes, 
dans  lequel  le  système  classique  et  le  système  romantique  sont  jugés 
et  comparés  (1834)  :  «  Mon  examen  des  tragiques  anciens  est  la  contre- 
partie du  cours  de  M.  Schlegel.  »  (Introduction,  p.  iv.) 

4..  De  l'Allemagne,  Didot,  1878,  p.  146,  148,  369. 

5.  P.  366. 

6.  P.  177,  201,  314,  328-329,  365-368. 

7.  Comme  Schlegel  (11,  172),  elle  n'apprécie  pas  dans  la  tragédie  le 
mérite  de  la  difliculté  vaincue. 

__    8.  De  V Allemagne,  p.  181-199. 
9.  P.  212. 


LES  THÉORICIENS   DU   ROMANTISME  73 

Lrt  s'arrêtent  les  concessions  et  les  théories  claires. 
Le  l'esté  est  confus  et  présente  bien  des  contradictions  : 
si  elle  admet  qu'on  doive  présenter  au  théâtre  dans  un 
même  caractère  ce  mélange  de  grandes  qualités  et  de 
petits  défauts  qu'on  voit  dans  la  réalité;  si  elle  écrit  : 
«  Le  vulgaire  dans  la  nature  se  mêle  souvent  au  sul)lime, 
et  quelquefois  en  relève  l'effet^  »,  elle  ne  comprend 
pas  eu  revanche  que  cette  opposition  de  passions  puisse 
amener  des  oppositions  de  style,  et  ajoute  :  «  Nous  ne 
supporterions  pas  en  France  le  mélange  du  ton  popu- 
laire avec  la  dignité  tragique  \  »  Elle  n'admet  même 
pas  que  l'on  présente  des  caractères  bas  :  «  La  haine 
et  la  perversité,  dans  une  femme,  sont  au-dessous  de 
l'art;  il  se  dégrade  en  les  peignant  ".  »  D'un  coté  elle 
regrette  que  «  la  scène  française  soit  la  seule  où  les 
limites  des  deux  genres,  du  comique  et  du  tragique, 
soient  très  fortement  prononcées  ''■  »  ;  de  l'autre,  elle 
prétend  que  les  spectateurs  français  n'admettraient  pas 
le  mélange  :  «  C'est  en  vain  qu'on  les  préviendrait 
qu'une  scène  comique  est  destinée  à  faire  ressortir  une 
situation  tragique  :  ils  se  moqueraient  de  l'une  sans 
attendre  l'autre^'.  »  Elle  trouve  enfin  le  drame  inférieur 
àla  tragédie  :  <(  Le  drame  est  à  la  tragédie  ce  que  les 
figures  de  cire  sont  aux  statues;  il  y  a  trop  de  vérité 
et  pas  assez  d'idéal  ;  c'est  trop,  si  c'est  de  l'art,  et 
jamais  assez  pour  que  ce  soit  de  la  nature  ".   » 


1.  De  rAllemagne,  p.  188. 

2.  P.  260. 

3.  P.  233. 
4-.  P.  317. 
b.  P.  184. 
6.  P.  19G. 


74  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

Ce  livre  manque  d'idées  fécondes.  Mme  de  Staël  con- 
state les  défauts  sans  indiquer  les  remèdes  topiques  :  elle 
voit,  par  exemple,  les  inconvénients  de  l'alexandrin  \ 
et  conclut  :  «  Il  serait  donc  à  désirer  qu'on  pût  sortir 
de  l'enceinte  que  les  hémistiches  et  les  rimes  ont  tracée 
autour  de  l'art  ^.  »  C'est  revenir  à  la  tragédie  en  })rose. 

Mme  de  Staël  ne  devine  pas  le  grand  mouvement 
qui  va  changer  le  but  de  l'artiste,  et  répudier  la  théorie 
de  l'art  pour  l'art  :  elle  ne  veut  pas  que  le  théâtre  vise 
à  être  utile  ^.  En  somme,  il  ne  devait  rester  de  ce  livre 
qu'une  bonne  idée  —  «  En  faisant  connaître  un  théâtre 
fondé  sur  des  principes  très  différents  des  nôtres,  je  ne 
prétends  assurément  ni  que  ces  principes  soient  meil- 
leurs, ni  surtout  qu'on  doive  les  adopter  en  France  ;  mais 
des  combinaisons  étrangères  peuvent  exciter  des  idées 
nouvelles  ''  »,  —  et  une  bonne  intention  :  Mme  de  Staël 
désire  qu'on  trouve  des  pièces  «  qui  puissent  ébranler  à 
la  fois  l'imagination  des  hommes  de  tous  les  rangs  ■'  ». 

Avec  Manzoni,  la  discussion  change  de  caractère; 
jusqu'à  lui  elle  avait  été  dogmatique  et  théorique  : 
fallait-il  croire  ou  non  aux  unités?  Manzoni  se  demande 
si  elles  sont  bonnes  pour  le  public,  et  pour  l'auteur. 
Dans  la  préface  du  Comte  de  Carmagnola,  et  surtout 
dans  la  «  Lettre  à  M.  Chauvet  sur  les  Unités  »,  Manzoni, 
tout  en  s'inspirant  souvent  de  Schlegel,  expose  des 
théories  originales. 

Il  se  plaint  qu'on  gâte  à  plaisir  l'esprit  du  pubhc, 

4.  Bc  rAUcmayne,  p.  139,  187,  188. 

2.  P.  190. 

3.  P.  193,  190. 

4.  P.  191. 

5.  P.  189. 


LES    THÉORICIENS    DU    ROMANTISME  75 

qu'oïl  lui  (loiiue  des  besoins  factices;  reprenant  les 
arguments  de  Molière  ',  il  montre  que  des  spectateurs, 
prévenus  en  faveur  des  règles,  ne  peuvent  plus  juger 
impartialement,  «  car,  recevoir  l'impression  pure  et 
franche  des  ouvrages  de  l'art,  se  prêter  à  ce  qu'ils 
peuvent  offrir  de  vrai  et  beau,  indépendamment  de 
toute  théorie,  est  un  effort  bien  difficile  et  bien  rare 
pour  ceux  qui  en  ont  une  fois  adopté  une  ~  ». 

Or,  pourquoi  sacrifier  des  beautés  originales  aux 
avantages  contestables  des  règles?  On  peut  déjà  se 
demander  si  l'action  profite  des  unités  de  temps  et  de 
lieu.  Mauzoni  va  plus  loin,  et  prouve  qu'elles  nuisent 
à  la  vérité  historique,  les  événements  réels  se  passant 
rarement  en  vingt-quatre  heures  et  en  un  seul  lieu  'K 
Elles  faussent  la  vérité  psychologique;  car,  pour  ftiire 
agir  les  héros  de  théâtre  plus  rapidement  que  les  hom- 
mes, il  faut  ou  donner  aux  passions  qui  les  animent  une 
énergie  factice  '',  ou  employer  presque  uniquement  la 
plus  forte  de  toutes,  l'amour,  qu'il  n'est  pas  nécessaire 
d'exagérer,  pour  en  faire  une  passion  théâtrale  ^\  Pour- 
tant l'amour  lui-même  ne  devient-il  pas  quelquefois,  dans 
la  tragédie  française,  tyrannique  jusqu'à  la  brutalité, 
singulier  jusqu'à  la  monstruosité?  Et  Manzoni  le  prouve 
par  une  analyse  extrêmement  curieuse  d'Andromaque*'. 

Sa  conclusion  est  qu'il  faut  se  défier  des  lois  géné- 


1.  Critique  de  V École  des  femmes,  se.  vu  :  «  Vous  êtes  de  plaisantes 
gens  avec  vos  règles,  etc.  » 

2.  Théâtre  (Cliarpentier  187i  ,  p.  ll.'J. 

3.  P.  13G-1;J0. 
A.  P.  i;>2-lo4. 
H.  P.  lo7. 

6.  P.  Io9-16o. 


76  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

raies;  que  chaque  sujet  a  besoin  de  règles  particu- 
lières^; qu'une  révolution  est  donc  nécessaire.  Tout 
en  préférant  pour  son  compte  personnel  la  tragédie  ~, 
il  prédit  le  drame  de  1830  :  «  Les  hommes  nés  avec 
du  génie  en  viendront  à  la  fin  à  s'indigner  des  en- 
traves qui  les  empêcheraient  de  rendre  fidèlement  les 
conceptions  où  ils  verraient  leur  gloire  et  les  progrès 
de  l'art  ^.  »  La  révolution  qu'il  pressentait  n'était  pas 
pour  l'effrayer  :  «  Où  s'arrêtera-t-on?  On  n'ira  pas 
trop  loin  ;  la  nature  y  a  pourvu;  elle  a  posé  des  bornes, 
et  l'art  du  poète  consiste  à  les  connaître  ''.  » 

Ces  idées,  exprimées  dans  un  excellent  style,  devaient 
se  répandre  en  France  pour  deux  raisons  :  elles  venaient 
d'un  étranger;  cet  étranger  témoignait,  pour  la  France 
et  sa  littérature,  une  admiration  sincère,  une  réelle 
affection  ^. 

Avec  Stendhal,  le  progrès  des  théories  romantiques 
s'arrête  un  instant  :  la  confusion  commence.  Le  livre 
d'H.  Beyle,  <(  Racine  et  Shakspeare  »,  appartient  à 
la  catégorie  des  livres  trop  loués  qui  ménagent  une 
déception  au  lecteur.  Son  moindre  défaut  est  d'être 
original.  Stendhal  se  vante  presque  de  n'être  qu'un 
traducteur  ^.  Assurément  il  a  beaucoup  emprunté  à 
Johnson  ",  à  Schlegel  ^,  à  Manzoni  ^. 


1.  Théâtre,  p.  114,  166-168. 

2.  P.  125. 

3.  P.  174. 

4.  P.  175. 

5.  P.  178. 

6.  Racine  et  Shakspeare,  p.  249. 

7.  P. 141. 

8.  P.  26. 

9.  P.  19,  40,  234. 


LES   THÉORICIENS    DU    ROMANTISME  77 

Certaines  théories  personnelles  à  Stendhal  sont  fort 
contestables.  11  serait  imprudent  de  prendre  au  sérieux 
sa  i;rande  définition  des  deux  genres  ennemis  :  «  Le 
romanticisme  est  l'art  de  présenter  aux  peuples  les 
œuvres  littéraires  qui,  dans  l'état  actuel  de  leurs  habi- 
tudes et  de  leurs  croyances,  sont  susceptibles  de  leur 
donner  le  plus  de  plaisir  possible.  Le  classicisme,  au 
contraire,  leur  présente  la  littérature  qui  donnait  le  plus 
grand  plaisir  à  leurs  arrière-grands-pères  '.» 

Stendhal  n'apporte  en  réalité  que  deux  idées  justes 
et  nouvelles  -  :  en  général,  <(  il  faut  que  chaque  peuple 
ait  une  littérature  particulière  et  modelée  sur  son  carac- 
tère particulier,  comme  chacun  de  nous  porte  un  habit 
modelé  pour  sa  taille  particulière  ^  »  ;  en  particulier, 
il  prétend  que  «  les  courts  moments  d'illusion  par- 
faite se  trouvent  plus  souvent  dans  les  tragédies  de 
Shakspeare  que  dans  les  tragédies  de  Racine  ''  »,  et 
que  l'on  doit  à  l'avenir  travailler  à  multiplier  ces  instants 
d'illusion  ■'. 

VoUà  quelque  chose,  mais  en  fin  de  compte  c'est 
bien  peu;  car  nous  n'avons  plus  à  signaler  que  des 
théories  fausses  ou  des  prophéties  manquées. 

Pour  le  passé,  Stendhal  attaque  la  psychologie  de 
Racine,  moins  finement  que  le  critique  italien  °;  pour 
l'avenir,  il  n'admet  pas  le  mélange  du  tragique  et  du 


1.  Racine  et  Shakspeare,  j).  33. 

2.  Encore  la  première  des  deux  pourrait-elle  être  rattachée  au  sys- 
tème de  Schlegel. 

3.  Racine  et  Shakspeare,  p.  247. 

4.  P.  16. 

5.  P.  3;  il  se  contredit  du  reste,  p.  236. 

6.  P.  89. 


78  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

comique  \  mais  prédit  que  «  notre  tragédie  nouvelle 
ressemblera  beaucoup  à  Pinto ,  le  chef-d'œuvre  de 
M.  Lemercier  -  ».  Il  ne  croit  pas  que  l'on  puisse  tirer 
des  tragédies  de  l'histoire  de  France,  tant  que  la  royauté 
subsistera  ^,  mais  rêve  des  pièces  sur  la  Mort  de  Jésus- 
Christ  ^,  sur  le  Retour  de  l'île  d'Elbe'',  tout  en  pro- 
clamant que  la  politique  est  impossible  au  théâtre,  et 
produit  l'elfet  «  d'un  coup  de  pistolet  au  milieu  d'un 
concert  '^'  » . 

Mais  la  plus  grande  erreur  de  Stendhal  est  d'avoir 
condamné  sans  réserve  les  pièces  en  vers  :  remarquant 
que  «  de  nos  jours,  le  vers  alexandrin  n'est  le  plus  sou- 
vent qu'un  cache-sottises  ~'  »,  au  lieu  d'en  conclure, 
comme  Lamartine,  qu'il  fallait  «  le  perfectionner,  l'as- 
souplir -  »,  il  propose  de  le  supprimer;  et  ce  n'est  pas 
une  boutade,  comme  chez  Mme  de  Staël  :  Stendhal 
répète  ses  anathèmes  à  chaque  page  '•',  c'est  l'idée  maî- 
tresse de  son  livre,  et  cela  seul  suffirait  à  montrer  la 
faiblesse  de  son  influence  ''\ 

Nous  ne  retrouverons  dans  la  préface  de  Cromwell 
que  trois  ou  quatre  idées  de  Stendhal  :  la  condamnation 

1.  Racine  et  Shakspeare,  p.  218. 

2.  P.  AO,  cf.  p.  157,  183. 

3.  P.  94,  95. 

4.  P.  219. 

5.  P.  225. 

6.  P.  185. 

7.  P.  2. 

8.  Lettre  de  Lamartine  à  propos  de  ((  Racine  et  Shaks2icare  », 
19  mars  1823,  citée  p.  120. 

9.  R<ici7ie  et  Shakspeare,  p.  10,  35,  36,  90,  91,  95,  109-1 U,  12(5, 
127,  150,  1()1,  16(5,  175,  178,  183,  195,  196,  199,  201,  202,  203,  201., 
220-222,  en  note,  225,  291,  202. 

10.  De  là  la  déception  qu'il  éprouva  à  Hernani,  p.  292,  293,  et  cer- 
taines plaisanteries  indirectes  contre  V.  Hugo,  p.  152-153. 


LES   THÉORICIENS    DU    ROMANTISME  79 

(le  l;i  tirade  ',  l'admiration  pour  la  facilité  avec  laquelle 
Racine  porte  les  chaînes  classiques  -,  cette  théorie  que 
Shakspeare  doit  être  un  exemple ,  mais  non  un 
modèle ',  enfin  une  protestation  contre  le  «  bégueulisme, 
puisqu'il  faut  l'appeler  par  son  nom  »,  ainsi  déflni  : 
((  l'art  de  s'offenser  pour  le  compte  des  vertus  (|u'on  n'a 
pas. . .  l'art  de  jouir  avec  des  goûts  qu'on  ne  sent  point  ''  » . 

Ce  livre  eut  pmirtant  de  rinfluence  sur  les  lecteurs 
déjà  excités  par  Chateaubriand,  Schlegel,  Mme  de  Staël, 
Manzoni. 

Désormais  on  peut  constater  en  France,  un  mouve- 
ment, déjà  politique  et  littéraire  chez  les  uns,  purement 
littéraire  encore  chez  les  autres  :  d'abord  simple  inquié- 
tude d'esprit,  ennui  du  connu,  désir  du  nouveau  :  «  On 
commence  en  effet  à  ressentir  de  tous  côtés  une  curio- 
sité vague  pour  tout  ce  qui  est  neuf  et  inconnu  ''  ». 

Une  école  nouvelle  se  forme,  ne  sachant  pas  encore 
ce  qu'elle  veut,  ce  qu'elle  croit,  troupe  sans  chefs,  par- 
tisans isolés,  escarmouchant  pour  une  cause  qu'ils  ne 
connaissent  pas  très  bien,  mais  n'attendant,  pour  devenir 
une  armée,  livrer  des  batailles,  et  remporter  la  victoire, 
que  d'avoir  un  général. 

On  ne  connaît  nettement  qu'une  seule  chose  :  l'en- 
nemi, le  ((  classicisme  »,  et,  comme  de  tous  les  genres 
classiques  la  tragédie  est  encore  le  plus  vivant,  c'est  sur 
elle  que  va  bientôt  se  concentrer  Teffort  des  assaillants  : 
le  théâtre  est  le  corps  même  de  la  place;  il  faut  l'em- 

1.  Racine  et  Shak^ipeare,  p.  Iu8. 

2.  P.  181. 

3.  P.  39,  p.  219  en  note. 
i:  P.  U6. 

5.  Revue  française,  t.  IV,  p.  97. 


80  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

porter  pour  pouvoir  crier  victoire  :  «  Ce  que  le  public 
veut,  c'est  une  pensée  dramatique  en  harmonie  avec 
le  moment  présent,  avec  la  disposition  des  esprits  '.  » 

Déjà  quelques  idées,  jusque-là  confuses,  commen- 
cent à  se  préciser  :  en  présence  de  l'art  pompeux  du 
xvn^  siècle,  on  éprouve  le  besoin  de  la  simplicité,  et 
même  on  rêve  déjà  le  mélange  des  deux  tons  :  «  La 
liberté  des  sentiments  et  des  idées,  celle  qui  permet  de 
s'élever  au  sublime  pour  redescendre  au  familier... 
d'unir  le  tragique  au  ridicule...  manque  plus  que  toute 
autre  à  l'école  française.  Ce  doit  être  sa  première  con- 
quête -.  »  On  pourrait  multiplier  les  citations  de  ce 
genre,  parce  que  les  idées  nouvelles  sont  alors  disper- 
sées partout  :  c'est  leur  force  et  leur  fai])lesse.  Elles  sont 
populaires,  mais  elles  ne  sont  pas  concentrées.  Tandis 
que  les  classiques  ont  un  corps  de  doctrine,  un  credo 
et  une  orthodoxie  littéraire,  l'Art  poétique  de  Boileau, 
les  romantiques  n'ont  que  des  articles  de  journaux, 
de  revues,  quelques  pages  de  livres.  Dans  ce  désarroi 
on  alla  jusqu'à  refaire  le  Uvre  de  Boileau  «  à  l'usage  du 
xix*"  siècle  ^  » . 

C'était  insuffisant  ;  de  plus  il  fallait  se  hâter  ;  en 
France,  la  foule  s'impatiente  vite;  elle  pourrait  se 
lasser  de  ces  apôtres  qui  s'agitent  et  n'aboutissent  pas  : 
((  Le  pubhc  attend,  peut-être  avec  plus  de  curiosité  que 
d'espérance  :  enfin  les  esprits  sont  en  mouvement.  La 
littérature  est  à  la  veille  d'un  dix-huit  Brumaire.  Mais 


i.  Rrviie  française^  t.  X,  p.  59. 

2.  Ibkl.,  t.  lY,  p.  100. 

3.  VArt  Poétique,  à  l'usage   du  A7Z<=  siècle,  par  Antoine  Giguet, 
cité  par  le  Globe,  12  août  1826. 


LES   THÉORICIENS    DU    ROMANTISME  81 

Dieu  sait  où  est  Bonaparte.  Exoriare  aliquis  !  ^  » 
Ce  quelqu'un  ne  fut  pas  A.  de  Vigny.  11  écrivit  en  1 827 , 
comme  préftice  de  Cinq-Mars,  des  «  Réflexions  sin-  lu 
Vérité  dans  l'Art  »,  qui  n'étaient  pas  destinées  à  faire 
époque.  En  effet,  loin  d'être  un  manifeste  romantique,  ces 
quelques  pages  contiennent  la  pure  doctrine  classique. 
En  psychologie,  il  n'admet  pas  les  caractères  mélangés 
de  bien  et  de  mal  :  «  Si  un  honuiie  me  paraît  un 
modèle  parfait  d'une  grande  et  noble  faculté  de  l'àme, 
et  que  l'on  vienne  m'apprendre  quelque  ignoble  trait  qui 
le  défigure,  je  m'en  attriste,  sans  le  connaître,  comme 
d'un  malheur  qui  me  serait  personnel,  et  je  voudrais 
presque  qu'il  fût  mort  avant  l'altération  de  son  carac- 
tère -.  »  Conséquence  :  la  «  Muse  »  doit  raconter  la  vie 
de  ce  personnage  «  selon  la  plus  grande  idée  de  vice  ou 
de  vertu  que  l'on  puisse  concevoir  de  lui,  réparant  les 
vides,  voilant  les  disparates  de  sa  vie,  et  lui  rendant 
cette  unité  parfaite  de  conduite  que  nous  aimons  à  nous 
représenter  même  dans  le  maP». 

En  histoire,  «  l'art  ne  doit  jamais  être  considéré  que 
dans  ses  rapports  avec  la  beauté  idéale.  Il  fiiut  le  dire  : 
ce  qu'il  y  a  de  vrai  n'est  que  secondaire,  c'est  seulement 
une  illusion  de  plus  dont  il  s'embelht,  un  de  nos  pen- 
chants qu'il  caresse.  Il  pourrait  s'en  passer,  car  la  vérité 
dont  il  doit  se  nourrir  est  la  vérité  d'observation  sur  la 
nature  humaine,  et  non  l'authenticité  du  fiiit.  Les  noms 
des  personnages  ne  font  rien  à  la  chose  '.  »  De  pareilles 


1.  Le  Globe^  17  mai  18-2y. 

2.  Cinq-Mars,  t.  I,  p.  13,  14. 

3.  Ibid.,  p.  14. 
•4.  Ibid.^  p.  10. 

SOLRI.^U. 


82  DU   DRAME    ROMANTIQUE 

théories  étaient  un  pas  en  arrière.  Enfin  parut  la  pré- 
face de  Gromwell,  «  et  tout  quatre-vingt-treize  éclata^  ». 
La  révolution  pouvait  commencer  en  effet  :  maintenant 
les  révolutionnaires  savaient  ce  qu'ils  voulaient. 

On  a  contesté  l'originalité  de  cette  préface  ;  on  a 
montré  que  ses  théories  se  trouvent  déjà  dans  Schlegel, 
dans  Mme  de  Staël,  dans  Manzoni,  dans  Stendhal  ~. 
L'énumération  est  loin  d'être  complète  :  il  y  manque 
par  exemple  Mercier,  Johnson  et  sa  vigoureuse  préface 
de  Shakspeare,  parmi  les  auteurs  déjà  anciens,  et, 
parmi  les  contemporains^  les  débutants,  qui  vont  se 
faire  connaître  dans  ces  luttes  ardentes^. 

Le  grand  mérite  de  la  préface,  ce  qui  fit  son  succès 
immédiat,  ce  qui  lui  donne  encore  de  la  valeur,  c'est 
justement  qu'elle  résume  d'une  façon  étincelante,  dans 
une  forme  superbe,  des  théories  éparses  et  mal  expri- 
mées :  toutes  ces  idées,  qui,  disséminées,  n'avaient 
aucune  force,  firent  balle. 

De  là  l'enthousiasme  de  la  nouvelle  école,  qui  prit 
pour  un  créateur  celui  qui  n'était  encore  qu'un  grand 
vulgarisateur.  N'est-ce  pas  du  reste  un  mérite  singu- 
lier? Et  que  sert  d'avoir  trouvé  une  idée  si  on  ne  sait 
pas  l'exprimer,  la  faire  comprendre?  «  La  préface  de 
Gromwell,  dit  Th.  Gautier ,  rayonnait  à  nos  yeux 
comme  les  tables  de  la  loi  sur  le  Sinaï  ''.  »  L'enthou- 


d.  Contemplations,  t.  V.  Réponse  à  un  acte  d'accusation. 

2.  M.  Biré,  Victor  Hugo  avant  1830,  p.  431,  sqq. 

3.  Sans  compter  les  esprits  de  transition,  comme  Nodier.  Le  Globe 
disait  excellemment  :  <'  C'est  l'exposition  d'une  nouvelle  poétique  de 
drame.  Je  dis  nouvelle,  quoique  beaucoup  d'idées  qui  sont  aujourd'hui 
à  la  mode,  s'y  trouvent  reproduites.  »  6  décembre  1827. 

A.  Histoii'e  du  romantisme  (Charpentier,  1884),  p.  5, 


LES    THÉORICIEXS    DU    ROMANTISME  83 

siasme  est  le  même  chez  les  plus  humbles  soldats  de 
l'armée  romantique  :  un  perruquier  se  suicide  en  lais- 
sant ce  testament  :  «  A  bas  les  Vêpres  siciliennes,  et 
vive  Gromwell  ^  » 

Un  lecteur  plus  calme  constatera  qu'il  y  a,  dans  la 
préface,  trois  parties  bien  distinctes  :  des  imitations, 
des  erreurs  originales,  des  vérités  nouvelles. 

Chateaubriand,  le  seul  contemporain  qni  soit  cité 
par  son  nom,  et  fort  respectueusement  -,  fait  encore 
sentir  son  influence  :  c'est  l'esprit  plein  du  Génie  du 
Christianisme,  que  V.  Hugo  écrit  :  «  La  Bible,  ce  divin 
monument  lyrique,  renferme,  comme  nous  l'indiquions 
tout  à  l'heure,  une  épopée  et  un  drame  en  germe,  les 
Rois,  et  Job  ^.  »  Le  sentiment  religieux  devient  pour 
V.  Hugo  comme  pour  Chateaubriand  la  source  de  la 
poésie  lyrique^;  et,  plus  spécialement,  le  christianisme 
donne  à  la  littérature  un  genre  nouveau,  le  drame  '';  un 
sentiment  nouveau,  la  mélancolie  ^.  Manzoni  peut  récla- 
mer comme  sienne  cette  idée  que,  «  il  n'y  a  ni  règles 
ni  modèles  ;  ou  plutôt  il  n'y  a  d'autres  règles  que  les 
lois  générales  de  la  nature  qui  planent  sur  l'art  tout 
entier,  et  les  lois  spéciales  qui,  pour  chaque  composi- 
tion, résultent  des  conditions  propres  à  chaque  sujet  ~  ». 
Le  poète  «  a  pour  habitude  de  suivre  à  tout  hasard 
ce  qu'il  prend  pour  son  inspiration  et  de  changer  de 

■1.  J.  Jaiiin,  Histoire  de  la  littémtwe  dvanvttique,  t.  ÏU,  p.  209. 

2.  «  On  quittera,  et  c'est  M.  de  Cliateaubriand  qui  parle  ici,  etc.  », 
p.  7o.  Magister  dixit. 

3.  Préface,  p.  28. 
i.  Ibid.,  p.  8,  9. 
a.  Ibid.,  p.  80,  31. 

6.  Ibid.,  p.  12-15. 

7.  Ibid.,  p.  U. 


84  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

moule  autant  de  fois  que  de  composition  ^  ».  Quant  à 
Stendhal,  il  a  légué  à  V.  Hugo,  outre  sa  haine  pour 
La  Harpe  ~,  quelques  plaisanteries  sur  les  périphrases 
de  la  tragédie  impériale  ^  une  protestation  contre  le 
«  bégueulisme  »  qui  devient  la  «  bégueulerie  "^  »,  et 
la  condamnation,  peu  sincère  au  fond,  de  la  tirade  ^. 
V.  Hugo  répétera  encore,  après  Stendhal,  qu'il  ne  faut 
imiter  personne,  pas  même  Shakspeare  ^  qu'il  faut  un 
théâtre  nouveau  pour  la  génération  qui  a  vu  Napoléon  : 
«  La  queue  du  xvnf  siècle  traîne  encore  dans  le  dix- 
neuvième;  mais  ce  n'est  pas  nous,  jeunes  hommes  qui 
avons  vu  Bonaparte,  qui  la  lui  porterons  ".  »  Seule- 
ment le  disciple  va  un  peu  plus  loin  que  le  maître,  et 
ne  semble  pas  éloigné  de  croire  que  Napoléon  a  été  un 
précurseur  du  romantisme  ^ 

Enfin,  V.  Hugo  reconnaît,  en  tète  de  son  étude  sur 
les  unités,  que  «  des  contemporains  distingués,  étran- 
gers et  nationaux,  ont  déjà  attaqué,  et  par  la  pratique, 
et  par  la  théorie,  cette  loi  fondamentale  du  code  pseudo- 
aristotélique ^  ».  Finalement,  V.  Hugo  doit  à  ses 
prédécesseurs  un  dernier  avantage  :  il  plaide  une 
cause  gagnée  d'avance  :  il  reconnaît  qu'il  écrit  pour 
«  ce  public  dont  l'éducation  est  si  avancée,  et  que 
tant  de  remarquables  écrits,  de  critique  ou  d'applica- 


1.  Préface,  p.  59. 

2.  Ibid.,  p.  18,  42,  46,  70. 

3.  îhid.,  p.  51,  82. 

4.  Ihid.,  p.  51. 

5.  Ihid.^  p.  55. 

6.  Ibid.,  p.  45. 

7.  îhid.,  p.  71. 

8.  Ibid.,  p.  33. 

9.  Ibid.,  p.  34. 


LES    THÉORICIENS    DU    ROMANTISME  85 

cation  ,    livres    ou   journaux  ,    ont    déjà    niùri   pour 
l'art  1  ». 

Même  quand  il  répète,  V.  Hugo  est  original,  par  sa 
forme  :  il  traduit  en  images  brillantes  des  idées  quel- 
quefois obscures;  et  l'on  peut  penser  de  cette  préface 
ce  que  Vigny  disait,  en  général,  à  propos  du  style  : 
«  La  société  sent  de  vagues  besoins  et  de  vagues  désirs. 
Si  une  pensée  nous  satisfait,  c'est  par  sa  forme  qu'elle 
-excite  l'enthousiasme  et  se  perpétue.  Cette  forme  est 
l'œuvre  et  la  propriété  de  l'auteur,  qui  lui  seul  est 
créateur  ^.  » 

V.  Hugo  fit  oublier  ses  prédécesseurs  :  la  Gazette  de 
France,  qui  s'indigne  de  l'éloge  de  Shakspeare,  inspiré 
par  Stendhal,  ajoute  :  «  Les  personnes  qui  ne  partage- 
ront pas  les  idées  émises  dans  ce  dernier  passage...  ne 
pourront  au  moins  en  contester  la  nouveauté.  C'est 
pour  la  première  fois,  sans  doute,  qu'on  a  imaginé  de 
mettre  l'auteur  de  quelques  drames  spirituels  et  liber- 
tins sur  la  même  ligne  que  Molière  et  Corneille  ^  » 
C'était  là  le  résultat  ordinaire  de  ses  préfaces,  écrites 
en  un  style  violent,  mais  superbe  :  «  Elles  lui  ont  joué 
le  mauvais  tour  de  ces  costumes  étranges  qui,  signa- 
lant dans  la  bataille  le  soldat  qui  les  porte,  lui  attirent 
tous  les  coups'*.  )) 

En  majeure  partie,  du  reste,  cette  préface  est  origi- 
nale. En  particulier,  quelques  erreurs  commises  par  le 
poète  encore  jeune  lui  sont  bien  personnelles.  Pour 


1.  Préface,  p.  70. 

2.  Vigny,  Journal,  p.  437,  438. 

3.  Article  cité  dans  Victor  Hugo  raconté,  t.  II,  p.  14-6. 

4.  Préface,  p.  6. 


86  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

prouver  deux  ou  trois  idées  générales,  fort  inutiles, 
V.  Hugo  invente  une  nouvelle  histoire  littéraire. 

Faut-il  démontrer  que  l'épopée  remplit  la  littérature 
antique?  Pindare  devient  «  plus  épique  que  lyrique  », 
Hérodote  «  est  un  Homère  ^  »,  le  chœur  n'est  plus 
qu'une  inutilité  dans  la  tragédie  grecque  ~. 

Pour  nous  convaincre  que  dans  tout  pays  le  lyrisme 
précède  toujours  l'épopée,  qui  est  toujours  suivie  du 
drame,  Chapelain  deviendra  un  véritable  poète  épique, 
et  la  Pucelle,  quoique  publiée  en  1656,  précédera 
le  Gid,  Horace,  Ginna  et  Polyeucte  :  «  En  France, 
Malherbe  avant  Ghapelain  ,  Chapelain  avant  Cor- 
neille ^.  » 

Pour  prouver  que  le  christianisme  est  bien  une  reli- 
gion littéraire,  qu'il  a  révélé  au  monde  le  comique,  le 
laid,  le  grotesque,  en  un  mot,  pour  escamoter  toute  la 
comédie  antique,  il  ne  faut  à  V.  Hugo  qu'une  méta- 
phore et  une  comparaison  :  «  A  côté  des  chars  olym- 
piques, qu'est-ce  que  la  charrette  de  Thespis?  Près  des 
colosses  homériques,  Eschyle,  Sophocle,  Euripide,  que 
sont  Aristophane  et  Plante?  Homère  les  emporte  avec 
lui,  comme  Hercule  emportait  les  Pygmées,  cachés 
dans  sa  peau  de  bon  ^  » 

Et  le  pire,  c'est  que  le  poète  croit  raisonner  :  il  trouve 
qu'il  serait  «  ridicule  de  mêler  les  fantasques  rappro- 
chements de  l'imaafination  aux  déductions  sévères  du 
raisonnement  ^  ». 

d.  Préface,  p.  ^0. 

2.  /6ù/.,  p.  10,  H. 

3.  Ibid.,  p.  :>7. 
i.lbid.,p.  \9. 
K.  Ibid.,  p.  28. 


LES   THÉORICIENS    DU    ROMWTISME  f^T 

Il  est  inutile  du  reste  créiiumérer  toutes  ces  eri'eurs  '  : 
V.  Tlugo,  en  écrivant  sa  préface,  a  été  plus  poète  (pie 
prosateur;  en  proie  à  une  sorte  de  fièvre  lyrique,  il  a 
rédigé,  en  style  d'oracle,  la  nouvelle  religion  littéraire  : 
bacchatur  vates. 

Cette  fougue  entraîne  Fauteur,  même  lorsqu'il  arrive 
à  la  partie  sérieuse  et  raisonnée  de  sa  préface  :  la  théorie 
du  grotesque. 

Qu'entend-il  parla?  Sans  définir  le  mot,  il  fait  com- 
prendre la  chose  :  «  D'une  part,  il  (le  grotesque)  crée 
le  difforme  et  l'horrible;  de  l'autre,  le  comique  et  le 
bouffon  -.  »  Je  ne  crois  pas  pourtant  que  l'on  puisse 
distinguer  ici  le  créateur  de  sa  création;  voici  plutôt  la 
vraie  pensée  du  poète  :  le  grotesque,  c'est  ou  le  difforme 
et  l'horrible,  ou  le  comique  et  le  bouffon. 

Sans  critiquer  l'histoire  du  grotesque  tentée  par 
V.  Hugo  (puisqu'il  s'agit  avant  tout  de  l'avenir  et  non 
du  passé  de  la  littérature),  voyons  quel  parti  il  prétend 
tirer  de  cet  élément  nouveau. 

Le  grotesque,  existant  dans  la  réalité,  doit  se  retrou- 
ver dans  le  drame,  parce  que  «  tout  ce  qui  est  dans  la 
nature  est  dans  l'art  "  ».  Cet  axiome  n'est  ni  d'un 
réaliste,  ni  d'un  «  naturiste  »  ;  car  Y.  Hugo  ajoute 
a  qu'il  faut  reconnaître,  sous  peine  de  l'absurde,  que 
le  domaine  de  l'art  et  celui  de  la  nature  sont  parfaite- 
ment distincts  ^  ».  Il  le  prouve,  sinon  par  une  idée,  du 


1.  Citons  pourtant  un  raisonnement  singulier  sur  les  règles  :  l'unité 
d'action  «  exclut  les  deux  autres.  II  ne  peut  pas  plus  y  avoir  trois 
unités  dans  le  drame  que  trois  horizons  dans  un  tableau  ».  (P.  38.) 

2.  Préface,  p.  19. 

3.  Ibid.,  p.  31. 

4.  Ibid.,  p.  -47. 


88  DU   DRAME    ROMANTIQUE 

moins  par  une  image  :  «  Le  drame  est  un  miroir  où  se 
réfléchit  la  nature.  Mais,  si  ce  miroir  est  un  miroir  ordi- 
naire, une  surface  plane  et  unie,  il  ne  renverra  des 
objets  qu'une  image  terne  et  sans  relief,  fidèle,  mais 
décolorée  :  on  sait  ce  que  la  couleur  et  la  lumière  per- 
dent à  la  réflexion  simple.  Il  faut  donc  que  le  drame  soit 
un  miroir  de  concentration  qui,  loin  de  les  affaiblir,  ra- 
masse et  condense  les  rayons  colorants,  qui  fasse  d'une 
lueur  une  lumière,  d'une  lumière  une  flamme  K  »  En 
d'autres  termes,  l'art  est  la  nature  modifiée  par  le  génie. 

D'après  ce  principe,  quelle  importance  le  grotesque 
doit-il  avoir  dans  le  drame? 

D'abord,  quelle  place  doivent  laisser  au  sublime  le 
difforme  et  l'horrible?  V.  Hugo  croit  qu'au  xvi*'  siècle 
on  est  allé  trop  loin  ~,  jusqu'à  faire  prédominer  le  gro- 
tesque sur  le  sublime  ;  mais  «  le  type  du  beau  reprendra 
bientôt  son  rôle  et  son  droit,  qui  n'est  pas  d'exclure 
l'autre  principe,  mais  de  prévaloir  sur  lui.  11  est  temps 
que  le  grotesque  se  contente  d'avoir  un  coin  du 
tableau  ^. . .  » 

Quant  au  comique  et  au  bouffon,  ils  ne  seront  plus 
relégués  dans  un  genre  à  part;  ils  feront  irruption  dans 
la  tragédie;  ainsi,  au  heu  d'avoir  d'une  part,  «  des 
abstractions  de  vices,  de  ridicules;  de  l'autre,  des 
abstractions  de  crime,  d'héroïsme  et  de  vertu  »,  on  aura 
«  quelque  chose  à  représenter,  l'homme;  après  ces 
tragédies  et  ces  comédies,  quelque   chose  à  faire,  le 


1.  Préface,  p.  47,  48. 

2.  V.  Hugo  cite  là-dessus,  dans  un   ordre  singulier,  Arioste,  dont 
l'œuvre  parait  en  lol6,  puis  Cervantes  (1604),  puis  Rabelais  (1532). 

3.  Préface,  p.  25,  20. 


LES    THÉORICIENS    DU    ROMANTISME  89 

drame  ^  ».  Le  spectateur  ne  perdra  rien  à  ce  mélange  : 
«  Que  fait-on,  en  effet,  maintenant?  On  divise  les  jouis- 
sances du  spectateur  en  deux  parts  bien  tranchées.  On 
lui  donne  d'aljord  deux  heures  de  plaisir  sérieux,  puis 
une  heure  de  plaisir  folâtre...;  que  ferait  le  drame 
romantique?  11  broierait  et  mêlerait  artistement  ces 
deux  plaisirs  ^.  » 

Ce  mélange  d'éléments  disparates  devient  une  règle, 
même  i)our  les  caractères  ;  au  lieu  de  chercher  l'intérêt 
psychologique  dans  la  simphcité,  d'imposer  au  besoin 
à  un  personnage  de  l'histoire  une  unité  morale  qu'il 
n'avait  pas,  le  dramaturge  romantique  doit  s'efforcer 
de  reproduire  la  complexité  des  caractères  réels,  avec 
leurs  contradictions,  leurs  faiblesses,  leur  mélange  de 
grandeur  et  de  petitesse,  «  car  les  hommes  de  génie,  si 
grands  qu'ils  soient,  ont  toujours  en  eux  leur  bête,  qui 
parodie  leur  intelligence.  C'est  par  là  qu'ils  touchent  à 
l'humanité,  car  c'est  par  là  qu'ils  sont  dramatiques  ^.  » 

Il  semble  que  V.  Hugo  recommande  cette  variété 
dans  les  caractères,  par  respect  pour  la  réalité  histo- 
rique. Ses  idées,  pourtant,  sur  la  fidélité  à  l'histoire 
sont  loin  d'être  arrêtées.  Sans  doute  il  prétend  que  le 
drame  doit  être  une  résurrection  :  il  faut  que  l'auteur 
«  interroge  les  chroniques,  s'étudie  à  reproduire  la 
réalité  des  faits,  surtout  celle  des  mœurs  et  des  carac- 
tères, bien  moins  léguée  au  doute  et  à  la  contradiction 
que  les  fixits  ^  » . 

1.  Préface,  p.  32. 

2.  IMcL,  p.  G9. 

3.  Ibid.,  p.  32,  33. 

4.  ((  Le  but  de  l'art  est  presque  divin  :  ressusciter  s'il  fait  de  l'his- 
toire; créer  s'il  fait  de  la  poésie.  »  Préface,  p.  48. 


90  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

Mais,  d'un  autre  côté,  nous  voyons  le  poète  préférer 
les  époques  obscures,  où,  nul  document  contemporain 
n'éclaircissant  les  choses,  «  la  liberté  du  poète  en  est 
plus  entière,  et  le  drame  gagne  à  ces  latitudes  que  lui 
laisse  l'histoire  ^  ».  Mêmes  contradictions  dans  les  notes 
de  la  préface  ;  elles  nous  apprennent  à  la  fois  que  «  il 
est  peu  de  vers  de  cette  pièce  qui  ne  puissent  donner 
lieu  à  des  extraits  d'histoire,  à  des  étalages  de  science 
locale  »,  et  que,  «  dans  les  œuvres  d'imagination,  il  n'est 
pas  de  2^^èces  justificatives  -  ».  Il  faut  se  garder,  dit 
V.  Hugo,  de  chercher  de  l'histoire  pure  dans  le  drame, 
fût-il  historique;  et  pourtant  «  on  est  étonné  de  lire 
dans  M.  Gœthe  les  lignes  suivantes  :  «  Il  n'y  a  point 
à  «  proprement  parler  de  personnages  historiques  en 
«  poésie.  »  —  On  sent  où  mènerait  cette  doctrine,  prise 
au  sérieux  :  droit  au  faux  et  au  fantastique  ".  » 

Ne  nous  étonnons  pas  de  ces  contradictions,  de  cette 
obscurité  sur  un  détail  :  dans  l'ensemble,  la  préface  est 
confuse,  lorsqu'elle  affirme;  elle  n'est  précise  que  dans 
ses  négations.  Nous  constatons,  pour  les  théories  du 
romantisme,  ce  que  nous  avons  annoncé  pour  sa  pra- 
tique :  les  romantiques  veulent  détruire,  faire  autre 
chose  que  ce  qui  existe.  Ont-ils  l'intention  de  composer 
une  poétique  nouvelle?  Non  pas  :  ils  veulent  surtout 
renverser  l'ancienne.  V.  Hugo  «  a  d'abord  eu  bien 
plutôt  l'intention  de  défaire  que  de  faire  des  poéti- 
ques '^  ».  a  Ce  qu'il  faut  détruire  avant  tout,  c'est  le 


d.  Préface,  p.  03. 

2.  Dramp,  t.  I,  p.  ^45,  546. 

3.  Ibid.,  p.  550  oo2. 
i.  Préface,  p.  59. 


LES    THÉORICIENS   DU    ROMANTISME  91 

vieux  faux  goût.  Il  faut  on  ch'rouiller  la  littérature 
actuelle  ^  »  Cette  préoccupai  ion  est  générale  :  «  Tout 
le  monde  était  d'accord  sur  un  point,  c'est  que,  si  l'on 
ne  savait  pas  encore  ce  qu'on  voulait,  on  savait  an 
moins  ce  dont  on  ne  voulait  plus  -,  » 

Sur  un  point  seulement  Victor  Hugo  se  sépare  du 
romantisme  naissant  :  son  instinct  de  poète  l'emporte 
sur  la  logique  du  système  négatif,  et,  (pioique  la  tragédie 
soit  en  vers,  Victor  Hugo  ne  conclut  pas  avec  Stendhal 
que  le  drame  doive  être  en  prose  :  «  Si  le  faux  règne  en 
effet  dans  le  style  comme  dans  la  conduite  de  certaines 
tragédies  françaises,  ce  n'était  pas  aux  vers  qu'il  fallait 
s'en  prendre,  mais  aux  versificateurs.  Il  fallait  con- 
damner non  la  forme  employée,  mais  ceux  qui  avaient 
employé  cette  forme;  les  ouvriers,  et  non  l'outil  ■'.  »        ' 

Sauf  cette  exception  unique,  la  préface  était  une  arme 
de  combat  ';  elle  pouvait  détruire,  mais  non  pas  fonder; 
car,  si  nous  essayons  de  condenser  ces  formules  nua- 
geuses, voici  quelle  doit  être,  pour  arriver  à  l'unité 
dramatique,  la  marche  à  suivre  :  en  parcourant  tout 
l'espace  nécessaire,  eu  vivant  devant  nous  tout  le 
temps  ({u'il  faudra,  des  personnages  nombreux,  ayant 
la  grandeur  épique  et  le  sonffle  lyri([ue,  unissant  les 
défauts  et  les  faiblesses  physiques  aux  qualités  et  aux 
beautés  morales,  mêlant  dans  leurs  propos  et  dans  leurs 


1.  Préface,  p.  71. 

2.  Alexandre  Dumas,  Th'ntre^  t.  I,  p.  2-2. 

3.  Préface,  p.  53. 

4.  Dans  celte  bataille,  personne,  je  crois,  ne  (it  remarquer  une  con- 
tradiction pourtant  singulière  entre  les  idées  de  la  préface  de  Cro)ii- 
wcll,  et  les  théories  de  la  préface  des  Odes  (février  1824),  préface  dans 
laquelle  V.  Hugo  se  posait  en  conciliateur. 


^2  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

actes  le  sublime  au  grotesque,  devront  collaborer  à  une 
action  simple  qui  donnera  aux  spectateurs  l'illusion  de 
la  nature,  de  la  réalité. 

Tel  est  le  drame  défini  par  le  poète  ;  sa  raison  vaut 
moins  que  son  imagination,  car  voici  le  drame  qu'il  rêve  : 
«  C'est  une  grande  et  belle  chose  que  de  voir  se  déployer 
avec  cette  largeur  un  drame  où  l'art  développe  puissam- 
ment la  nature,  un  drame  où  l'action  marche  à  la  con- 
clusion d'une  allure  ferme  et  facile,  sans  diffusion  et 
sans  étranglement;  un  drame  enfin  où  le  poète  remplisse 
pleinement  le  but  multiple  de  l'art,  qui  est  d'ouvrir  au 
spectateur  un  double  horizon,  d'illuminer  à  la  fois  l'inté- 
rieur et  l'extérieur  des  hommes  K  »  Mais  que  valent,  en 
matière  de  théâtre^  les  imaginations  ou  les  rêves?  Au 
fond,  Victor  Hugo  devait  se  rendre  compte  que  toutes 
les  poétiques  peuvent  se  résumer  dans  un  mot  :  ayez^du 
talent.  «  Dans  des  questions  de  ce  genre,  il  n'y  a  qu'une 
solution.  Il  n'y  a  qu'un  poids  qui  puisse  faire  pencher  la 
balance  de  l'art,  c'est  le  génie  '^  » 

i.  Préface,  p.  48,  49. 
2.  Ibid.,  p.  56. 


CHAPITRE  III 


HERNAXI    —   LE   VERS    —    LA    PROSE    —    LE    DLALOGUE 
LE    MONOLOGUE    —    LA    NARRATION 


Nous  ajouterons  :  une  œuvre  de  génie. 

En  effet,  les  classiques,  battus  clans  les  discussions 
théoriques,  pouvaient  se  retrancher  derrière  Corneille, 
Racine,  et  s'écrier  :  Faites-en  autant!  Leurs  adversaires 
étaient  forcés  de  répondre  :  «  Quel  dommage  que  ce 
drame  (Gromv\fell)  n'en  soit  pas  un  !  ce  serait  peut-être 
le  chef-d'œuvre  que  nous  attendons  tous  impatiem- 
ment K  »  Et,  pendant  que  les  romantiques  se  désolaient, 
ne  voyant  rien  venir,  les  classiques  triomphaient  dédai- 
gneusement, prenant  en  pitié  leurs  adversaires,  allant 
jusqu'à  dire  :  «  Le  romantisme  n'est  point  un  ridicule  : 
c'est  une  maladie,  comme  le  somnambulisme  ou  l'épi- 
lepsie  ~.  )) 

Sans  doute  on  avait  Shakspeare,  et  les  romantiques  ne 

1.  Revue  française^  t.  VU,  p.  237.  Le  Globe  le  juge  à  sa  valeur  : 
'(  Si  ce  n'est  pas  un  bon  ouvrage,  c'est  une  admirable  étude.  »  2  fé- 
vrier 1828. 

2.  Cyprien  Desmarais,  cité  par  le  Globe,  11  juin  182o. 


94  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

se  faisaient  pas  faute  de  le  vanter,  comme  le  seul  maître. 
C'est  même  à  ce  moment  que  commence  la  naturalisa- 
tion du  poète  anglais  en  France.  Mais  Shakspeare  n'était 
pas  encore  Français  :  c'était  un  fils  de  «  la  perfide 
Albion  ».  On  ne  pouvait  donc  tout  au  plus  que  le  mettre 
sur  le  même  rang  que  Racine.  Le  Globe  lui-même 
n'aurait  jamais  admis  qu'en  face  de  Shakspeare  Racine 
n'était  qu'un  polisson  :  «  Ne  sacrifions  point  Shakspeare 
à  Racine,  ni  Racine  à  Shakspeare  :  ce  sont  deux  puis- 
sants dieux.  Pourquoi  en  faire  des  dieux  ennemis  *?  » 
De  plus,  l'œuvre  de  Shakspeare  était  conçue  en  dehors 
des  règles  :  il  fallait  quelque  chose  qui  fût  fait  directe- 
ment contre  les  règles  :  «.  Dirigeons  tous  nos  efforts 
contre  ces  retranchements.  Que  la  règle  des  unités,  la 
séparation  des  genres...  s'écroulent  l'une  après  l'autre 
sous  les  coups  du  bon  sens;  et,  maîtres  de  la  place,  nous 
n'aurons  plus  qu'à  entonner  le  7e  Deum  d'usage.  Ce 
sera  au  génie  à  faire  le  reste  ~.  »  Mais  on  était  encore 
fort  loin  de  ce  Te  Deiun^  et  les  romantiques  avaient 
beau  se  demander  : 

Qui  de  nous,  qui  de  nous  va  devenir  un  dieu? 

Ou  encore  :  «  Ne  paraîtra-t-il  pas,  ce  réformateur  de 
la  scène  française?  ^  »  Rien  ne  paraissait.  En  attendant 
le  génie  espéré,  on  prit  ce  qu'on  trouva.  Pour  battre  en 
brèche  la  règle  des  vingt-quatre  heures,  on  fit  «  Julien 
ou  Vingt-cinq  ans  d'entracte  '.  »  A  ce  moment,  on  a 

1.  Globe  du  9  juillet  1825. 

2.  Ibid.,  27  octobre  182!J. 

3.  Revue  française,  t.  IV,  p.  MO. 
i.  Globe ^  14  janvier  182G. 


HERNANI  95 

tellement  besoin  d'un  drame  qui  fasse  époque,  que  le 
Globe  salue  «  Trente  ans  ou  la  Vie  d'un  joueur  » 
eomme  le  coup  de  grâce  de  la  tragédie  :  «  Le  mélo- 
drame la  tue,  le  mélodrame  libre  et  vrai,  plein  de  vie  et 
dÏMiergie,  tel  que  le  fait  M.  Ducange  \  »  Même  le 
Henri  III,  de  Dumas,  quoique  bien  supérieur,  ne  fut 
pas  le  coup  de  tonnerre  attendu  ~.  La  pièce  plut,  mais 
ne  fut  pas  un  succès  décisif^;  elle  était  en  prose  :  séduits 
par  la  préface  de  Gromwell,  les  jeunes  gens  voulaient 
un  drame  en  vers. 

Les  romantiques  en  étaient  encore  à  attendre  leur 
chef-d'œuvre.  C'est  au  milieu  de  cette  attente  générale 
des  amis,  des  ennemis,  qu'Hernani  apparut.  De  bonne 
ou  de  mauvaise  grâce  tout  le  monde  est  obligé  de  recon- 
naître le  succès  de  la  pièce  :  «  Les  spectateurs  étaient 
au  niveau  des  acteurs,  qui  ont  joué  comme  des  épi- 
leptiques  '*.  »  C'est  qu'en  effet  Hernani  était  le  sauveur 
promis  et  attendu  :  «  On  demandait  aux  romantiques 
un  succès  :  M.  Victor  Hugo  vient  de  répondre.  La 
carrière  est  ouverte  ^.  » 

L'enthousiasme  fut  tel  que  Ton  songea  à  comparer 
les  débuts  du  jeune  poète  à  ceux  de  Corneille  :  «.  Pour 
cette  génération,  Hernani  a  été  ce  que  fut  le  Cid  pour 

1.  GZo6e,  23  juin  1827. 

2.  «  Le  public  s'est  plu  à  cette  peinture  comme  à  tout  ce  qui  est 
dédain  du  passé...  Autrefois,  disait  l'autre  jour  quelqu'un,  la  tragédie 
représentait  les  infortunes  des  princes  et  les  ridicules  des  citoyens  : 
aujourd'hui,  il  nous  faut  les  drames  pour  les  infortunes  des  citoyens, 
et  les  pièces  historiques  pour  les  ridicules  des  princes.  »  {Revue  fran- 
çaise, t.  X,  p.  72.) 

3.  «  Tout  son  théâtre  est  ainsi  fait,  moitié  granit  et  moitié  sable.  » 
J.  Janin,  Litt.  dramut.,  t.  VI,  p.  281. 

4.  Gitzette  de  France,  citée  au  Moniteur  du  28  février  1880. 
.5.  Courrier  des  tribunaux,  ihid. 


96  DU    DRAME   ROMANTIQUE 

les  contemporains  de  Corneille  ^  »  Cette  comparaison 
de  Th.  Gautier,  pieusement  recueillie  par  P.  de  Saint- 
Victor  ,  est  une  erreur-. 

Le  Cid  a  été  une  révélation,  n\a  dû  son  succès  qu'à 
lui-même  :  personne  ne  s'y  attendait,  et  tout  le  monde 
a  suivi.  Hernani  a  été  l'aboutissement  de  tout  un  parti, 
la  délivrance  désirée;  il  a  dû  une  part  de  son  succès  à 
son  actualité;  il  est  arrivé  juste  à  temps,  je  dirai  pres- 
que :  juste  à  terme. 

Ils  n'ont  qu'un  point  de  commun  :  ils  furent  violem- 
ment attaqués. 

Pour  Hernani,  tout  l'effort  des  ennemis  porta  sur  le 
vers  nouveau.  On  sentait  que  c'était  là  le  point  impor- 
tant, la  clef  de  la  position. 

On  peut  étudier  la  réforme  de  l'alexandrin  dans  trois 
pièces  qui  parurent  presque  en  même  temps  :  Othello^ 
le  24  octobre  1829,  Hernani,  le  25  février  1830,  et 
Christine,  le  30  mars  1830. 

Il  n'y  a  pas  entre  le  vers  de  Racine,  que  l'on  peut 
prendre  comme  type  de  l'alexandrin,  et  le  vers  roman- 
tique, de  différence  essentielle  :  ce  dernier  est  plutôt  le 
terme  d'une  évolution  commencée  au  x\if  siècle. 

Un  vers  de  Racine  ne  se  coupe  pas  seulement  en  deux 
moitiés  :  chaque  hémistiche  se  subdivise  lui-même  en 
deux  parties  égales  ou  inégales,  terminées  chacune  par 
une  syllabe  rythmique  ou  accentuée.  On  peut  donc,  en 
étudiant  la  disposition  de  ces  quatre  syllabes  rythmi- 
ques, ramener  tous  les  vers  classiques  à  un  certain 


1.  Th.  Gauthier,  HifiL  du  Rom.,  p.  119. 

2.  «  Ce  que  le  Cid  fut  à  l'ancien  théâtre,  Hernani  le  fut  au  nou- 
veau. »  Victor  Hugo,  p.  32. 


HERNANI  9!7 

nombre  de  types.  M.  Becq  de  Fouquières  compte  jus- 
qu'à trente-six  de  ces  alexandrins  quaternaires  K 

Mais  il  faut  remarquer  que  souvent  le  sens  contrarie 
a  loi  de  l'hémistiche;  or,  au  théâtre,  le  sens  doit  primer 
l'harmonie  :  avant  d'être  un  alexandrin,  le  vers  est  une 
idée.  De  \k  la  nécessité  de  reconnaître  que,  quehiuefois, 
Racine  néglige  la  règle  de  l'hémistiche  : 

Tout  m'est  suspect  :  je  crains  que  tout  ne  soit  séduit  ^. 
Roi  sans  gloire,  j'irais  vieillir  dans  ma  famille  '. 

On  pourrait  nudtiplier  ces  exemples  :  en  pareil  cas 
l'alexandrin  devient  ternaire.  M.  Becq  de  Fouquières  a 
dressé  une  liste,  qu'il  croit  presque  complète,  de  ces 
singularités  \  Il  serait  facile  cependant  d'en  ajouter  un 
grand  nombre.  Rien  que  dans  la  liste  des  vers  que  l'on 
peut  prendre  comme  types  du  quaternaire  pur,  nous 
trouvons  un  certain  nombre  de  vers  qui  non  seulement 
peuvent,  mais  même  doivent  être  rangés  parmi  les 
alexandrins  ternaires  : 

Ryth.ve  n"     I.  Ah!  madnmr!  excusa;  un  aiwait  qui  s'égare. 
Ali!  madame!  excusez  un  amant  qui  s'égare. 

—  no     y.  Ce  jeune  enfant  ioujoitrs  tout  prêt  à  me  percer. 

Ce  jeune  enfant  toujours  tout  prêt  à  me  percer. 

—  n°     G.  Ai-je  done  é\evê  si  haut  voire  iovtune. 

Ai-je  donc  élevé  si  haut  voire  iovtune. 

—  n°  ÏV).  Seigneur,  sans  se  montrer  lâche,  ni  téméraire. 

Seigneur,  sans  se  montrer  /^?clie,  ni  [éméraii'e. 

—  n"  16.  Ah!  sans  doute,  il  lui  croit  Vâine  trop  généreuse. 

Ah!  sans  doute,  il  lui  croit  Whne  trop  généreuse. 

—  n"  19.  Ochosias  rest(nt  seul  avec  ses  en  fants. 

Ochosi(/.s  restait  seid  avec  ses  enfants. 

1.  Traité  général,  p.  88-97. 

2.  Britannicus,  v.  -1^37. 

3.  Iphigénie,  v.  78, 

4.  Traité  général,  p.  llu-121. 

SOURIAU.  7 


98  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

En  réalité,  l'alexandrin  de  Racine  présentait  donc  au 
moins  quarante-deux  combinaisons  de  rythmes  :  c'était, 
ce  semble,  une  flexibilité  suffisante  pour  qu'il  pût  suivre 
la  pensée  sans  la  gêner.  Pourtant  les  romantiques  le 
trouvèrent  trop  raide  encore,  et  le  brisèrent  pour  l'assou- 
plir. En  fin  de  compte,  la  révolution  accomplie,  on  put 
compter  jusqu'à  treize  rythmes  nouveaux  K 

Sur  ce  point,  la  victoire  des  romantiques  fut  décisive, 
parce  qu'elle  fut  modérée  :  ils  n'abusèrent  pas,  en  géné- 
ral, de  la  suppression  de  l'hémistiche. 

Le  plus  audacieux  fut  A.  de  Vigny,  qui,  dans  son 
More  de  Venise,  semble  éviter  de  se  soumettre  à  l'an- 
cienne loi  : 

L'île  a  de  bons  chefs;  mais  l'opinion  publique... 
Je  n'en  suis  pas  moins  tout  aux  ordres  de  Venise...  ^ 
Discipline  ou  rang,  tout  peut  être  votre  texte  3. 
Ma  barque  voguera  seule,  et  je  suis  sauvé  *,  etc. 

Dans  Hernani,  au  contraire,  il  y  a  plus  de  cent  pages 
où  l'on  ne  trouverait  pas  une  seule  infraction  à  la  règle 
de  l'hémistiche. 

Dans  Christine,  des  vers  comme  le  premier  de  la 
pièce  : 

Cher  Descartes,  je  suis  heureux,  sur  ma  parole, 

sont  de  rares  exceptions. 
L'effort  des  romantiques  porta  principalement  sur  la 


1.  Tv'dW'  (jénérul,  p.  136-141. 

2.  A.  I,  se.  IX. 

3.  A.  II,  se.  VI. 

4.  A.  II,  se.  X. 


HERNANI  90 

règle  lie  renjaiiibement.  Ce  fut  là  leur  plus  réelle  inno- 
vation. A.  de  Vigny  prétendait  que  si  Racine  «  eût  été 
forcé  de  mettre  sur  la  scène  tragique  un  sujet  tout 
moderne...,  il  eut  rompu  le  balancement  régulier  et 
monotone  du  vers  alexandrin  par  l'enjambement  d'un 
vers  sur  l'autre  ^  ». 

Ce  n'était  pas  seulement  pour  faire  autre  chose  que 
les  classiques  :  le  but  était  plus  positif.  Les  romanti- 
ques voulaient  pouvoir  tout  dire,  faire  annoncer  par 
exemple,  «  avec  un  seul  vers  alexandrin, 

Madame  la  duchesse  de  Montmorency  -.  » 

Il  ftillait  donner  au  vers  l'allure  libre  de  la  prose,  le 
naturel  du  style  parlé  :  «  Du  moment  où  le  naturel  s'est 
fait  jour  dans  le  langage  théâtral,  il  lui  a  fallu  un  vers 
qui  pût  se  parler  ^.  » 

Il  y  eut  même  d'abord  excès,  comme  il  arrive  dans 
toutes  les  réformes  qui  ne  sont  pas  instinctives,  mais 
voulues;  des  enjambements  trop  fréquents  font  des 
vers  une  prose  mal  coupée,  sans  harmonie  : 

Son  père  alors  m'aimait,  et  très  souvent 
M'invitait;  nous  pariions  de  ma  vie,  en  suivant 
Par  année  et  par  jour,  les  sièges,  les  batailles 
Les  désastres  sur  mer,  les  vastes  funérailles 


1.  Thc'Ure,  t.  U,  p.  8i. 

2.  Ihhl.,  ibld. 

3.  Lettre  de  V.  Hugo  à  Tennint.  Ces  idées  sont  justes  :  l'enjambe- 
ment donne  de  la  facilité  au  vers;  je  ne  vois  qu'une  restriction  à 
faire  :  l'enjambement  n'est  admissible  qu'avec  les  vers  se  terminant 
par  une  rime  masculine,  ou  par  une  rime  féminine  au  singulier  s'éli- 
danl  devant  le  vers  suivant  commençant  par  une  voyelle  :  sinon,  la 
syllabe  muette  de  la  rime  féminine  reprendrait  sa  valeur,  et  les  deux 
vers  réunis  auraient  vingt-cinq  pieds  et  non  vingt-quatre. 


100  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

OÙ  je  m'étais  trouvé  :  je  parcourai  les  temps 
De  mes  plus  grands  périls,  et  ces  rudes  instants 
Où  la  mort  en  passant  nous  effleure  la  tête; 
Je  lui  disais  comment  je  devins  la  conquête 
D'un  barbare  ennemi,  etc.  i 

Ou  mieux  encore,  dans  Christine  : 


Vous  êtes  cinq  en  tout;  cortège  respectable 

Pour  une  majesté  d'hier.  —  J'ai  sur  ma  table 

Oublié  mon  écrin;  allez  mêle  quérir, 

Paulo.  —  Voyons,  messieurs,  nous  allons  donc  courir 

Le  monde,  et  visiter  d'abord  Rome,  la  France 

Après  ^. 

Tout  cela  est  de  la  prose  rimée  ;  il  faut,  pour  éviter  ces 
excès,  une  oreille  de  poète.  Victor  Hugo,  par  exemple, 
n'a  pas,  dans  tout  Hernani,  employé  l'enjambement  plus 
de  soixante  fois.  Dans  de  pareilles  proportions,  ce  pro- 
cédé cesse  d'être  un  danger  pour  l'harmonie  du  vers; 
d'autre  part,  il  a  un  avantage  :  il  permet  de  supprimer 
presque  complètement  l'inversion. 

En  effet,  sauf  Dumas,  le  moins  poète  des  trois,  et  qui 
ne  craint  pas  d'écrire  : 

Mais  ce  que  n'ont  point  France,  Italie,  Angleterre, 
Voyez,  Steinberg,  ce  sont,  à  la  démarche  austère. 
Ces  quatre  grands  vieillards  qui  s'avancent  vers  moi  ^. 


OU  encore 


Je  suis  le  roi  Christine.  —  Et,  dites^moi,  plus  fort 
Mon  trône  a-t-il  pesé  sur  vous  de  cet  effort  *, 


i.  More  de  Vimisf,  a.  I,  se.  viii. 

2.  Act.  U,  se.  VIII. 

3.  Christine,  a.  I,  se.  i. 

A.  Ibid.,  a.  II,  se.  vi.  «  Nul  cœur  n'est  plus  exempt  d'envie  que  le 
mien.  J'écoutai  donc  ce  premier  acte  {Marion  Delorme),  avec  une  pro- 


HERNANI  401 

sauf  Dumas,  dis-je,  nous  voyons  A.  de  Vigny  et  Victor 
Hugo,  sans  proscrire  absolument  l'inversion,  l'éviter 
cependant;  leur  vers  est  «  plus  ami  de  l'enjambement 
(jui  allonge,  que  de  l'inversion  qui  embrouille  ^  ». 

Malheureusement  un  nouveau  danger  apparaît.  Un 
vers  qui  ne  présente  aucune  inversion,  qui  enjambe 
sur  son  voisin,  comme  une  ligne  de  prose  sur  la  ligne 
suivante,  est  facilement  «  escamoté  »  par  l'acteur,  au 
grand  désarroi  de  l'auditeur  peu  musicien  :  comment 
tîmpêcher  la  confusion?  Uniquement  par  la  rime. 

La  préface  de  Gromwell  est  un  peu  vague  là-dessus, 
et  se  contente  de  préconiser  un  vers  «  fidèle  à  la  rime, 
cette  esclave  reine,  cette  suprême  grâce  de  notre  poésie, 
ce  générateur  de  notre  mètre '^w.  Sainte-Beuve  est 
plus  précis,  quoiqu'en  vers  : 


Rime,  l'unique  harmonie 

Du  vers,  qui,  sans  tes  accents 

Frémissants 
Serait  muet  au  srénie  ^. 


En  effet,  puisque  à  la  monotonie  apparente  de 
l'alexandrin  succédait  la  variété  un  peu  déconcertante 
quelquefois  du  vers  romantique,  la  rime  devenait 
Tunique  harmonie  de  la  poésie.  Plus  le  rythme  était 
relâché,  plus  la  rime  devait  être  sévère.  Il  fallait  donc 
d'abord  que  la  rime  portât  sur  un  mot  important,  néces- 


fonde  admiration,  mêlée,  cependant,  de  quelque  tristesse  :  je  sentais 
que  j'étais  loin  de  cette  forme-là,  que  je  serais  longtemps  à  y  atteindre, 
si  j'y  atteignais  jamais.  »  Dumas,  Mémoires,  t.  V,  p.  2S8. 

1.  Préface,  p.  Ui. 

2.  Ibid. 

3.  Poésies  complètes  (Charpentier,  1877),  p.  29.    • 


102  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

saire  à  l'idée,  que  l'on  ne  pût  pas  escamoter  ;  ensuite, 
qu'elle  fût  sonore  et  riche. 

Dans  son  enthousiasme  pour  la  richesse  de  la  rime, 
le  romantisme  affecta  d'en  mépriser  la  pauvreté  chez 
les  classiques  :  «  Les  deux  tiers  des  rimes  masculines 
employées  par  Racine  sont  des  rimes  en  er  ou  en  é; 
toujours  ce  son  creux  et  sourd  revient;  chaque  fin  de 
vers  semble  tomber  dans  un  trou  \  » 

C'est  là  de  l'orgueil  de  nouvel  enrichi. 

Actuellement,  au  contraire,  on  prétend  que  la  rime 
riche  appauvrit  l'idée;  que  certains  mots  en  appellent 
forcément  d'autres  ;  que  V.  Hugo ,  en  particuHer, 
pour  rimer,  est  presque  obligé  d'employer  le  calem- 
bour -. 

Sans  partager  l'enthousiasme  de  Tennint,  qui  pré- 
tend que  «  la  rime  riche,  loin  d'être  une  entrave,  est 
plutôt  une  facihté  ^  »,  on  peut  affirmer  que  bien 
rarement  la  rime  a  l'air  d'être  une  gêne  pour  V.  Hugo. 
Deux  ou  trois  mots  seulement,  chez  lui,  ont  des  rimes 
prévues,  commme  ces  «  nuées  »  toujours  suivies  de 
«  huées  ».  En  doublant  presque,  d'un  seul  coup,  le 
vocabulaire  poétique,  V.  Hugo  a  facilité  les  rimes 
riches  '^.  Quant  aux  calembours,  s'il  y  en  a,  c'est  que 
le  poète  ne  les  déteste  pas. 

En  général,  la  rime  riche  n'a  pas  été  un  obstacle 
pour  les  romantiques,  parce  qu'ils  ne  l'ont  pas  acceptée 
comme  une  loi  absolue.  Jamais  Dumas,  A.  de  Vigny  ou 

\.  Wilhelm  Tennint,  Prosodh'  de  racole  romantiqw  (18i3),  p.  HO. 

2.  Esthétique  du  vei'S  moderne,  par  M.  Guyau.  Revue  philosophiqur, 
mars  1884. 

3.  Prosodie,  p.  88. 

4.  Poésie,  t.  V,  p.  28  sqq. 


HERNANI  103 

V.  Hiii(o,  n'ont  songé  à  la  loi  de  la  consonne  d'appui, 
promulguée  par  leurs  successeurs  *.  Loin  de  là,  ils 
admettent  certaines  rimes  faibles  pour  l'oreille,  et  font 
rimer  :  A.  de  Vigny,  chercher  avec  cher  ^',  début  avec 
but  "';  Dumas,  pardon  avec  donc  ',  alphabet  avec  Elisa- 
beth ^  :  V.  Hugo,  je  fis  avec  fils  ",  jaloux  et  tous  ',  tous 
et  genoux  ^,  trône  et  couronne  ",  patronne  et  trône  *'*,  ici 
et  choisi  *',  troubla  et  hélas  *-.  Ce  sont  là,  du  reste,  des 
exceptions  rares.  Leur  rime  est,  en  général,  juste  pour 
l'oreille  :  en  pareil  cas  ils  ne  se  préoccupent  pas  qu'elle 
soit  exacte  pour  l'œil.  On  a  prétendu  tirer  des  œuvres 
de  V.  Hugo  la  règle  que  «  un  mot  terminé  par  un  T  ne 
peut,  sans  faute  grossière,  rimer  avec  un  mot  qui  ne 
soit  terminé  par  un  T  '^  ».  C'est  une  erreur.  Dans  ses 
œuvres  dramatiques,  V.  Hugo,  comme  les  autres 
romantiques,  ne  se  préoccupe  que  de  la  richesse  du  son, 
et  fait  très  bien  rimer,  dans  huit  vers  qui  se  suivent  : 
nom,   compagnon;   êtes,  faites;  sacrés,  assassinerez; 

1.  '<  La  consonne  d'appui  est  la  consonne  qui,  dans  les  deux  mots 
qui  riment  ensemble,  se  trouve  placée  immédiatement  devant  la  dernière 
voyelle  ou  diphtongue  pour  les  mots  à  rime  masculine,  et  immédiate- 
ment devant  l'avant-dernière  voyelle  ou  diphtongue  pour  les  mots  à 
rime  féminine.  »  PtHit  traité  ch'  porùe  franmisi;,  par  M.  T.  de  Banville, 
p.  56.  Ainsi  Quinaut  ne  peut  pas  rimer  avec  défaut  «  puisqu'il  manque 
à  cette  rime  la  consonne  d'appui  », 

2.  Thnître,  t.  Il,  p.  i\d. 

3.  /(/.,  t.  II,  p.  422. 

4.  Id.,  t.  I,  p.  223. 

5.  Id.,  t.  I,  p.  213. 

6.  Id.,  t.  Il,  p.  17. 

7.  Id.,  t.  Il,  p.  18. 

8.  Id.,  t.  II,  p.  20. 

9.  Id.,  t.  H,  p.  30. 
40.  Id.,  t.  II,  p.  73. 

11.  W.,  t.  II,  p.  100. 

12.  Id.,  t.  II,  p.  128. 

13.  Petit  traité,  p.  75. 


104  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

viles,  villes  ^;  ou  encore  orgueil  et  deuil  ^;  de  même  que 
Dumas  fait  rimer  glissant  et  sang  ^,  savez  et  arrivés  *, 
Gromwell  et  lequel  ^;  et  A.  de  Vigny,  blancs,  san- 
glants*^'; crois,  froids';  puissants,  consens^;  temps  et 
instants  ^. 

En  un  mot,  ils  étaient  de  l'avis  de  leur  critique  pré- 
féré, qui  reprochait  à  Malherbe  d'avoir  oublié  «  que  la 
rime  relève  de  l'oreille  plutôt  que  des  yeux,  et  qu'il  est 
même  piquant  quelquefois  de  rencontrer  deux  sons 
parfaitement  semblables  sous  une  orthographe  diffé- 
rente ^°  » . 

Avec  toutes  ces  facilités,  le  vers  romantique  devait 
permettre  le  mot  propre,  et  supprimer  la  périphrase. 
En  général  il  y  a  réussi.  Sans  doute  on  pourrait  citer 
quelques  exceptions.  A.  Dumas,  par  exemple,  met  une 
savane  en  Egypte  ^^  et  une  lande  en  Hollande  '^;  il  s'ima- 
gine faire  un  vers  en  écrivant  : 

Il  te  faut  à  ton  tour  à  fouler  à  tes  pieds 
Quelqu'un  ^^ 


1.  Théâtre,  i.  II,  p.  50. 

2.  M.,  t.  II,  p.  64. 

3.  Id.,  t.  I,  p.  203. 

4.  Id.,  t.  I,  p.  222. 
ô.  Id.,  t.  I,  p.  253. 

6.  Id.,  t.  II,  p.  108. 

7.  H.,  t.  Il,  p.  126. 

8.  Id.,  t.  II,  133. 

9.  Il  était  plus  sévère  pour  autrui  :  «  Hédelmone,  nom  qui  rime 
commodément  (je  ne  dirai  pas  à  aumône  et  anémone,  ce  serait 
exact  et  difficile),  mais  à  soupçonne,  donne  et  ordonne,  etc.  »  Théâtre, 
t.  II,  p.  86. 

10.  Tableau  de  la  poésie  au  xvi^  siècle,  Sainte-Beuve,  p.  155. 

11.  Théâtre,  t.  Il,  p.  241. 

12.  Id.,  t.  I,  p.  200. 

13.  Id.,  t.  1,  p.  218. 


HERNANI  lOo 

Il  emprunte  à  la  tragédie  impériale  ses  formes  les 
plus  surannées  : 

Qui?  ma  sœur?  Noyée?  Où?  —  Dans  le  prochain  ruisseau  ». 

et  à  Delille  ses  périphrases  : 

EIi  bien!  l'heureux  Flaniel,  au  nom  partout  cilô, 
N'était  qu'un  écrivain  de  l'Université, 
Dont  la  main  mercenaire,  habile  à  la  peinture, 
Dans  la  souple  arabesque  encadrait  l'écriture  -. 

On  pourrait  trouver  même  dans  A.  de  Vigny  de  ces 
faiblesses  : 

Mais  qui  peut  du  destin  surmonter  les  grands  coups  3? 
La  brillante  couleur  de  sa  trame  est  formée 
Des  teintes  que  produit  la  momie  embaumée  *. 

La  périphrase  apparaît  encore  : 

Depuis  cinq  fois  sept  ans  ]k  promène  mes  yeux  «. 

quand  «  trente-cinq  ans  »  conviendrait  aussi  bien  au 
rythme  et  mieux  à  la  réforme  romantique  °. 


d.  T.  XI,  p.  218. 

2.  T.  VI,  p.  210. 

3.  Théâtre,  t.  M,  p.  2S0. 

4.  Id.,  t.  II,  p.  188. 

5.  Id.,  t.  Il,  p.  121. 

6.  De  Vigny,  qui  trouvait  en  1829  {Théâtre,  t.  II,  p.  80j  ridicule  chez 
autrui  ce  vers 

Ces  mortels  dont  l'État  gage  la  vigilance, 
oubliait  qu'il  avait  écrit  lui-même  en  1822  : 

C'est  un  de  ces  guerriers  dont  la  constante  veille 
Fait  qu'en  ces  palais  d'or  la  royauté  sommeille. 

(Poésies  complètes,  p.  1G6.) 


106  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

Nous  le  répétons  :  de  pareilles  taches  sont  rares  ; 
de  plus,  elles  sont  la  faute  du  yersifîcateur,  et  non  pas 
du  vers. 

A  tout  prendre,  le  vers  romantique  était  un  progrès. 
Sans  doute,  on  lui  a  reproché  d'être  plus  court  que 
levers  de  Racine  ^  Tous  les  calculs  numériques  du 
monde  ne  pourront  jamais  prouver  que  : 

Je  voulais  voir  Calciias  avant  que  de  partir 

est  plus  long  pour  l'esprit  ou  pour  l'oreille  que  : 

Un  rossignol  perdu  dans  l'ombre  et  dans  la  moussd  ^. 

W.  Tennint,  du  reste,  dès  1843,  comparant  «  ton  bras 
est  invaincu  mais  non  pas  invincible  »  au  vers  a  et  les 
immenses  nuits  des  pôles  étoiles  »,  remarque  que  «  le 
premier  vers,  quoique  magnifique,  est  petit,  et  le 
second  est  vaste,  spacieux,  infini...  on  dirait  qu'il  a 
vingt  syllabes  ^  » . 

Outre  cela,  ce  vers  est  plus  varié  que  celui  de  Racine, 
sans  cesser  d'être  harmonieux  :  seulement,  c'est  une 
harmonie  nouvelle  à  laquelle  l'oreille,  bercée  par  la 
régularité  classique,  eut  quelque  peine  à  s'habituer, 
gênée  par  les  rejets  et  les  enjambements.  Le  vers  ne 
se  chantait  plus  :  il  se  parlait.  Il  pouvait  être  lyrique 
ou  prosaïque,  selon  les  besoins  de  la  pensée.  Le  drame 
français  devenait  aussi  libre  que  le  drame  de  Shakspeare; 
avec  son  mélange  de  prose  et  de  vers,  impossible  chez 

i.  Traité  général,  p.  12o. 

2.  Hernani,  a.  V,  se.  m. 

3.  Prosodie,  p.  138. 


HERNANI  107 

nous  à  cause  de  la  rime.  Nous  pouvions  maintenant, 
nous  aussi,  introduire  ce  que  A.  de  Vigny  appelait,  d'un 
mot  assez  heureux,  le  mélange  du  récitatif  et  du  chant  : 
«  Un  drame  ne  présentera  jamais  au  peuple  que  des 
personnages  réunis  pour  se  parler  de  leurs  afïtiires  :  ils 
doivent  donc  parler.  Que  l'on  fasse  pour  eux  ce  réci- 
tatif simple  et  franc,  dont  Molière  est  le  plus  beau 
modèle  dans  notre  langue;  lorsque  la  passion  et  le 
malheur  viendront  animer  leur  cœur,  élever  leurs 
pensées,  que  le  vers  s'élève  un  moment  jusqu'à  ces 
mouvements  sublimes  de  la  passion  qui  semblent  un 
chanta  tant  ils  emportent  nos  âmes  hors  de  nous- 
mêmes  *.  »  Il  disait  encore  :  «  Il  fallait...  détendre  le 

t 

vers  alexandrin  jusqu'à  la  négligence  la  plus  familière 
(le  récitatif),  puis  le  remonter  jusqu'au  lyrisme  le  plus 
haut  (le  chant)  -.  » 

Les  exemples  heureux  de  ce  mélange  abondent  dans 
le  drame  romantique  :  pour  n'en  citer  qu'un  seul, 
prenons-le  dans  le  moins  lyrique  de  nos  trois  poètes  ^  : 

CUARLES    VU 

Alain  Chartier  souvent  m'a  parlé  d'un  pays 

A  l'Orient,  bien  loin,  où  le  roi  saint  Louis 

Est  allé  guerroyer....  tu  te  souviens,  esclave, 

D'un  roi  qui  vous  vainquit,  d'un  roi  pieux  et  brave? 

YAQOLB 

Mon  aïeul  à  mon  père  a  raconté  qu'un  jour 
Un  chef  nazaréen,  au  port  d'Abou-Mandour 

d.  Théâtre,  t.  II,  p.  82. 

2.  Ibid.,  p.  87. 

3.  ((  Vers  le  même  temps,  j'avais  lu  Quentin  Durward,  et  la  figure 
du  Mograbin  m'avait  frappé;  j'avais  pris  en  note  quelques-unes  de  ses 
phrases  pleines  de  poésie  orientale.  »  Dumas,  Mcmoires^  t.  VUI,  p.  19".). 
Ce  serait  une  élude  intéressante  (mais  qui  sortirait  de  notre  sujet),  de 
savoir  quelle  influence  W.  Scoit  a  eue  sur  la  litttérature  française. 


108  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

Débarqua,  conduisant  des  galères  aux  voiles 

Plus  nombreuses  qu'aux  cieux,  la  nuit,  sont  les  étoiles. 

Ils  voulaient,  disaient-ils,  conquérir  au  Saint  Lieu 

Le  tombeau  de  Jésus  qu'ils  nomment  fils  de  Dieu. 

Mais  Allah  seul  est  grand!  A  la  voix  du  Prophète 

Le  désert  à  son  aide  appela  la  tempête  : 

Le  simoun  s'élança  comme  un  lion  sur  eux, 

Et  les  enveloppa  de  ses  ailes  de  feux... 

Tout  fut  fait;  le  désert  immense,  infranchissable 

Couvrit  leurs  ossements  de  son  linceul  de  sable. 

Le  chef  nazaréen  y  périt  sans  renom. 

Et  l'écho  de  Tunis  ne  m'a  pas  dit  son  nom  M 


Tous  les  drames  romantiques,  malheureusement,  ne 
sont  pas  en  vers,  et  la  prose  convient  peu  à  l'exaltation 
de  leurs  personnages,  au  lyrisme  de  leurs  idées, ou  de 
leurs  images.  Nous  admettons  volontiers  qu'un  héros 
du  moyen  âge,  s'exprimant  en  vers,  pense  et  parle  en 
poète;  nous  consentons  même  à  ce  qu'un  simple  con- 
temporain, un  bourgeois  comme  nous,  soit  lyrique  par 
instants,  s'il  parle  par  hexamètres.  La  convention  du 
vers  une  fois  admise,  le  spectateur  ne  peut  pas  trouver 
invraisemblable  une  idée,  une  image  poétique,  puisque 
la  forme  l'est  déjà;  on  n'a  pas  le  droit  de  réclamer, 
comme  plus  naturel,  le  prosaïsme,  chez  un  personnage 
qui  débite  des  alexandrins. 

Mais,  si  le  héros  romantique  parle  en  prose,  s'il 
n'est  plus  séparé  de  nous  par  la  convention  du  vers, 


1.  Charles  Vil,  a.  111,  se.  m.  —  Cette  étude  doit  sembler  incomplète; 
mais  il  ne  m'a  point  paru  nécessaire  de  redire  ce  qu'avaient  écrit 
Wilhelm  Tennint,  Prosodie  de  l'école  romantique  (1843);  Th.  Gautier, 
Art  dramatique  m  France,  t.  UI,  p.  b9-61  ;  M.  Renouvier,  Critique  phi- 
losophique, 3«  année,  t.  I,  p.  193  sqq.,  2U8  sqq.,  337  sqq.;  t.  II,  p.  49 
sqq.  ;  M.  Jean  Aicard,  préface  de  Miette  et  Noré;  M.  Th.  de  Banville, 
Petit  traité  de  poésie  française;  M.  Becq  de  Fouquiéres,  Traité  général 
de  versification  française;  M.  Guyau,  VEsthétique  du  vers  moderne, 
Mevue  philosophique,  mars  1884. 


HERNANI  109 

nous  pouvons  exiger  de  lui  la  simplicité  d'une  conver- 
sation réelle.  Sans  être  forcément  prosaïque,  il  n'a  plus 
le  droit  d'être  lyrique  ;  pour  reprendre  les  mots  mêmes 
d'A.  de  Vig-ny,  le  chant  lui  est  interdit  :  il  ne  peut  pas 
s'élever  au-dessus  du  récitatif. 

Comme  le  dit  A.  Dumas,  faisant  plaider,  dans 
Antony,  sa  cause  par  un  poète,  «  la  ressemblance  entre 
le  héros  et  le  parterre  sera  trop  grande,  l'analogie  trop, 
intime;  le  spectateur  qui  suivra  chez  l'acteur  le  déve- 
loppement de  la  passion  voudra  l'arrêter  là  où  elle 
se  serait  arrêtée  chez  lui;  si  elle  dépasse  sa  faculté  de 
sentir  ou  d'exprimer,  à  lui,  il  ne  la  comprendra  plus,  il 
dira  :  c'est  faux  *.  »  Bien  entendu,  A.  Dumas  proteste 
contre  cette  condamnation  au  nom  «  de  ces  quelques 
hommes  qui,  plus  heureusement  ou  plus  malheureu- 
sement organisés  que  les  autres,  sentent  que  les  passions 
sont  les  mêmes  au  xv'  qu'au  xix*"  siècle,  et  que  le  cœur 
bat  d'un  sang  aussi  chaud  sous  un  frac  de  drap  que  sous 
un  corselet  d'acier  ».  Mais  un  drame  n'est  pas  écrit 
pour  quelques  êtres  surhumains  :  au  théâtre,  la  majorité 
fait  loi.  Un  héros  en  frac,  parlant  en  prose,  ne  peut 
exprimer  que  les  sentiments  ordinaires,  rien  ne  le 
séparant  plus  de  nous. 

Cette  distinction  entre  les  pièces  en  prose  et  les  pièces 
en  vers,  si  indispensable  pourtant,  ne  fut  pas  admise 
par  les  trois  grands  romantiques.  De  là  cette  forme 
souvent  bizarre,  ce  style  spécial,  qui,  plus  que  le  fond 
peut-être,  a  vieilli  si  vite  dans  leurs  drames. 

Une  visite  vient-elle  troubler  Antony  causant  avec 

1.  Antony,  a.  IV,  se.  vi. 


110  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

Adèle?  le  farouche  amoureux  s'exclame  :  «  Oh  !  malé- 
diction sur  le  monde  qui  vient  me  chercher  jusqu'ici!  ^  » 
A  une  aimable  coquette  qui  lui  demande  combien  de 
fois  il  a  aimé,  il  répond  :  «  Demandez  à  un  cadavre 
combien  de  fois  il  a  vécu...  ~  »,  ce  qui  n'empêche  pas 
son  interlocutrice  de  lui  trouver  le  caractère  gai.  Un 
notaire  lui  refuse  un  renseignement  :  «  Malédiction  sur 
.lui!  et  que  sa  mère  meure!  ^)>  —  «  Enfer!  »  s'écrie-t-il 
devant  une  porte  qui  ne  s'ouvre  pas  à  sa  convenance. 
Du  resle  ces  exclamations  ne  représentent  aucune  idée, 
car  le  même  sceptique  qui  vient  de  railler  les  «  rêves  » 
religieux  d'une  femme,  ajoute  dans  la  même  minute 
«  Béni  soit  Dieu!  »,  et  «  Perdre  mon  âme  pour  si  peu! 
Satan  en  rirait  !  '*  » 

Gennaro,  prié  de  dire  la  vérité,  et  n'ayant  qu'à 
répondre  oui  ou  non,  commence  par  une  tirade  :  «  Les 
pêcheurs  de  Galabre  qui  m'ont  élevé,  et  qui  m'ont 
trempé  tout  jeune  dans  la  mer  pour  me  rendre  fort  et 
hardi,  m'ont  enseigné  cette  maxime,  avec  laquelle  on 
peut  risquer  souvent  sa  vie,  jamais  son  honneur  :  Fais 
ce  que  tu  dis,  dis  ce  que  tu  fais  ^.  » 

Les  plus  minces  personnages  parlent  avec  la  même 
redondance  :  «  As-tu  un  poignard,  demande  le  duc  d'Esté 
à  un  spadassin.  —  H  y  a  deux  choses  qu'il  n'est  pas  aisé 
de  trouver  sous  le  ciel,  c'est  un  Italien  sans  poignard, 
et  une  Italienne  sans  amant  ^.  »  Pour  faire  comprendre 


1.  Antony,  a.  H,  se.  m. 

2.  Ihid.^  a.  II,  se.  IV. 

3.  Ibid.^  a.  H,  se.  v. 

4.  Ihid.^  a.  V,  se.  m. 

îi.  Lucrèce  Borgia,  a.  II,  li^e  partie,  se.  m. 
6.  Ibid.^  2<=  partie,  se.  i. 


HERNANI  111 

à  un  de  ses  camarades  qu'une  femme  jalouse  est  dange- 
reuse, le  sbire  Homodei  lui  dira  simplement  :  «  Quand  on 
a  une  idée  qui  peut  tuer  quelqu'un,  la  meilleure  lame  qu'on 
y  puisse  emmancher,  c'est  la  jalousie  d'une  femme  '.  » 
Chatterton,  pour  expliquer  ([u'il  ne  peut  se  condamner 
à  un  métier,  s'écrie  :  «  Jamais  je  ne  pus  enchaîner  dans 
des  canaux  étroits  et  réguliers  les  débordements  tumul- 
tueux de  mon  esprit,  qui  toujours  inondait  ses  rives, 
malgré  moi  -.  »  Sans  doute  on  pourrait  répondre  que 
Chatterton,  rimeur  de  son  métier,  et  exaspéré  par  la 
misère,  a  le  droit  d'être  poète  en  prose,  et  d'employer 
des  images  presque  lyriques.  Mais  pourquoi  le  très  pro- 
saïque Talbot  dit-il  :  «  Je  voudrais,  tant  cela  fait  honte 
au  pays,  je  voudrais  pouvoir  le  dire  si  bas,  que  l'air  ne 
pût  l'entendre  ^.  »  Pourquoi  Kitty  Bell,  au  cœur  grand, 
mais  à  l'esprit  simple,  dit-elle  :  «  Quelle  femme  sera 
honorée,  grand  Dieu,  si  je  n'ai  pu  l'être,  et  s'il  suffît  aux 
jeunes  gens  de  la  voir  passer  dans  la  rue  pour  s'emparer 
de  son  nom,  et  s'en  jouer  comme  d'une  balle  qu'ils  se 
jettent  l'un  à  l'autre  '.  »  Pourquoi  surtout  le  froid  et 
pacifique  quaker  dit-il  aux  enfants  de  John  Bell,  en  leur 
parlant  de  leur  père  :  «  Cet  homme-là  vous  tuera...  c'est 
une  espèce  de  vautour  qui  écrase  sa  couvée  ^  »  ;  à  John 
Bell  lui-même,  à  propos  de  ses  ouvriers  :  «  Le  bêlement 
de  tes  moutons  t'a-t-il  jamais  empêché  de  les  tondre  et 
de  les  manger  ®?  »  à  Chatterton  :  «  Tu  peux  perdre  ton 


1.  Angelo,  journée  Ul,  se.  i. 

2.  Chatterton^  a.  I,  se.  v. 

3.  Ibid.^  a.  ni,  se.  iv. 
A.  Ibid.,  a.  H,  se,  v. 

5.  Ibid.,  a.  I,  se.  i. 

6.  Ibld.^  a.  I,  se.  ii. 


112  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

âme,  mais  tu  n'as  pas  le  droit  d'en  perdre  deux.  Or, 
il  y  en  a  une  qui  s'est  attachée  à  la  tienne,  et  que  ton 
infortune  vient  d'attirer,  comme  les  Écossais  disent  que 
la  paille  attire  le  diamant  radieux  \  » 

Outre  ce  premier  défaut,  capital,  menaçant  pour 
l'immortalité  de  l'œuvre,  un  second  apparaît,  menaçant 
pour  le  genre  lui-même.  Si  l'on  traite  en  prose  un  sujet 
auquel  conviendrait  le  vers,  n'est-ce  pas  par  cette  fai- 
blesse qui  pousse  à  se  contenter  du  moindre  effort  ?  On 
préfère  la  prose  à  cause  de  sa  facilité  relative.  Les  négli- 
gences, les  incorrections,  les  fautes  de  français  même, 
insupportables  en  vers,  et  par  cela  môme  rares  en  poésie, 
passent  ainsi  plus  facilement,  surtout  à  l'audition  :  n'y 
a-t-il  pas  là  une  tentation  pour  le  dramaturge,  un  relâ- 
chement possible  dans  sa  sévérité  de  style?  Ces  faiblesses 
sont  sans  doute  rares  dans  les  drames  en  prose  de 
V.  Hugo  et  d'A.  de  Vigny,  écrivains  scrupuleux  ^.  Elles 
sont  déjà  plus  nombreuses  chez  A.  Dumas,  qui  com- 


1.  Chatterton,  a.  HI,  se.  ii.  Les  images  d'A.  de  Vigny  ne  sont  pas 
toujours  iieureuses  :  «  Ces  perles,  si  ieniement  formées,  et  si  peu  ache- 
tées, ne  sauraient  donc  faire  vivre  l'ouvrier  qui  les  couve  dans  son 
sein,  au  fond  de  ses  solitudes  sacrées.  »  (Journal^  p.  405.) 

2.  Dans  les  drames  en  prose  de  V.  Hugo,  je  n'ai  trouvé  qu'une  incor- 
rection M  A  peine  ai-je  été  tombée  »,  Brame,  t.  III,  p.  245,  et  dans  ses 
œuvres  en  vers  : 

Tenez,  c'est  à  ce  point  qu'il  n'est  rien  que  j'oublie. 

[Drame,  t.  II,  p.  144.) 

Être  choisi  d'un  peuple  à  venger  son  afTront. 

[Poésie,  t.  II,  p.  307.) 

11  y  grava  son  nom,  afin  qu'on  s'en  souvienne. 

[Poésie,  t.  VII,  p.  278.) 

Dans  A.  de  Vigny  :  «  Attendez  seulement  un  jour  pour  penser  à 
votre  àme.  »  —  «  Il  n'y  a  rien  que  je  n'aie  pensé.  »  {Théâtre^  \.  I, 
p.  131.) 


HERXANI  113 

mence  la  décadence  littéraire  du  loiiuuitisme.  On  re- 
grette de  trouver  trop  souvent  dans  son  théâtre  des 
phrases  comme  celles-ci  :  «  De  tous  ceux  qui  s'abreu- 
vent du  sein  d'une  majesté,  la  favorite  est  la  plus  à 
plaindre  ^  »  ;  «  Le  duc  est  bien  puissant,  madame... 
cependant  mes  actions  sont  une  monnaie  que  je  défie 
de  frapper  au  coin  de  sa  volonté  lorsque  cette  volonté 
ne  sera  pas  la  mienne  -  »  ;  —  «  Il  y  a  une  région  de 
mon  cœur  où  n'a  jamais  retenti  le  nom  de  mon  père  ^  »  ; 
—  «  Dix-huit  ans!  Oh!  c'est  bien  cela!.,  la  première 
pulsation  de  l'amour...  le  premier  éveil  de  la  pas- 
sion..., le  premier  son  argentin  du  bonheur  dans  le 
clavier  vierge  de  l'imagination  ''  »  ;  —  «  Si  j'étais  sûr 
que  la  Providence  ne  prît  quelquefois  le  nom  de 
hasard,  je  me  fierais  à  cette  sainte  fille  de  notre  reli- 
gion... ^  » 

Quelquefois  l'incorrection  va  jusqu'à  la  faute  de  fran- 
çais :  «  Vous  me  paraissiez  né  pour  tous  les  rangs... 
je  n'osais  rien  spécialiser  à  l'homme  qui  me  paraissait 
capable  de  parvenir  à  tout  *^  »  ;  —  a  Oh  !  si  vous  n'avez 
pas  amour  de  moi,  ayez  pitié  de  moi  "  »  ;  —  «  Celle 
dont  le  prince  a  fait  choix  est,  à  ce  qu'il  paraît,  de 
mœurs  très  sévères...  le  prince  en  résulte  qu'il  faut 
sauver  les  apparences  *.  » 


1.  Théâtre,  t.  X,  p.  216. 

2.  Ibid.,  t.  X,  p.  224. 

3.  Ibid.,  t.  X,  p.  238. 

4.  Ibid.,  t.  X,  p.  279. 

5.  Ibid.,  t.  XXV,  p.  81. 

6.  Ibid.,  t.  H,  p.  179. 

7.  Ibid.,  t.  II,  p.  189. 

S.  Ibid.,  t.  X,  p.  204.  Peut-être  est-ce  une  faute  d'impression. 

SOURIAU.  8 


114  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

Enfin,  A.  Dumas  a  proposé,  sans  succès,  deux  mots  : 
«  tortureur  et  tenailleur  '  » . 

Des  drames  qui  présentent  de  pareilles  taches  sont  peu 
durables.  Quand  ils  ont  lassé  le  public  et  ne  trouvent  plus 
de  spectateurs  (ce  qui  arrive  fatalement  à  toute  œuvre 
de  théâtre),  ils  ne  peuvent  retenir  le  lecteur  par  la  pureté, 
l'honnêteté  du  style.  Enfin,  troisième  et  dernier  incon- 
vénient de  la  prose  dans  le  drame  :  si  l'on  traite  un 
sujet  auquel  le  vers  ne  peut  s'adapter,  auquel  la  prose 
seule  convient,  il  faut  en  conclure  que  dans  ce  sujet, 
situation,  personnages,  idées,  tout  est  prosaïque.  C'est 
donc  faire  descendre  l'art,  et  l'auteur  de  la  préface  de 
Cromwell  l'avait  bien  compris  :  «  L'idée  trempée  dans 
le  vers  prend  soudain  quelque  chose  de  plus  décisif  et 
de  plus  éclatant.  C'est  le  fer  qui  devient  acier.  »  —  La 
prose  «  a  les  ailes  bien  moins  larges.  Elle  est  ensuite 
d'un  beaucoup  plus  facile  accès  ;  la  médiocrité  y  est  à 
l'aise;  et,  pour  quelques  ouvrages  distingués,  comme 
ceux  que  ces  derniers  temps  ont  vu  paraître,  l'art  serait 
bien  vite  encombré  d'avortons  et  d'embryons  -.  »  En  un 
mot,  il  redoutait  pour  le  romantisme  ce  qu'on  a  appelé 
d'un  mot  qui  manquait  à  la  langue  :  l'invasion  de  la 
Pambéotie.  Il  ajoutait,  du  reste,  avec  une  indulgence 


1.  Théâtre,  t.  X,  p.  262  ;  t.  XX,  p.  179.  Uumas  reconnaissait,  avec  une 
bonne  foi  parfaite,  l'infériorité  de  son  style;  il  disait  en  parlant  de  sa 
pièce  de  Heiiri  III  :  h  Qu'un  critique  consciencieux  la  prenne  et  la  sou- 
mette au  plus  sévère  examen  :  il  y  trouvera  tout  à  reprendre  comme 

style »  Mémoires,  t.  V,  p.  81.  On  pourrait  trouver  même  dans  ses 

vers  certaines  incorrections  : 

Il  est  en  attendant 

Le  combat  que  l'Anglais  oifre... 

(T.  Il,  p.  270.) 


2.  Préface,  p-  56. 


HERNAXI  115 

aimable  pour  ses  émules  :  «  Que  le  drame  soit  écrit  en 
prose,  ce  n'est  là  qu'une  question  secondaire  *.  » 

A  l'introduction  de  la  prose  ou  du  vers  plus  libre  h' 
dialogue  a  incontestablement  gagné.  Il  peut  passer  faci- 
lement des  familiarités  de  la  causerie  aux  sublimités  du 
dialogue  cornélien.  De  jeunes  Romains  peuvent  dis- 
cuter avec  le  «  tonsor  Bil)ulus  »  ,  sur  la  coiffure  à  la 
mode. 


Bibulus,  donne-moi  la  piiico  et  le  miroir, 
Et  je  m'épilerai  moi-inêinc.  —  Sans  rasoir? 
—  Sans  l'asoir.  cic.  - 


Ce  vers  brisé  qui  peut  être  familier,  spirituel,  et  qui 
fait  rire,  devient  noble,  passionné,  et  nous  émeut  dans 
les  Burgraves. 

Si  j'étais  cet  enfant,  si  vous  étiez  mon  père"?  — 

(àpart.)  Dieu  !  (haut.)  La  douleur,  Otbert,  l'égaré  et  t'exaspère. 

Tu  n'es  pas  cet  enfant!  Je  te  le  dis  !  —  Pourtant 

Souvent  vous  m'appelez  «  mon  fils!  »  —  .le  t'aime  tant! 

C'est  riiabitudc;  et  puis,  c'est  le  mot  le  plus  tendre,  etc.  * 

On  ne  trouve  pas  uniquement  dans  le  drame  ce  dia- 
logue coupé,  ces  répliques  brèves.  Souvent  la  pensée  du 
personnage  dramatique  se  développe  longuement,  len- 
tement, comme  la  pensée  du  héros  tragique.  Sur  ce 
point  le  drame  recommence  la  tragédie. 

La  condamnation  de  la  tirade,  prononcée  par  Stendhal 
et  ratifiée  par  la  Préface,  n'est  admise  dans  la  pratique 


1.  Préface,  p.  06. 

2.  Caligula,  prologue,  se.  v. 

3.  Burgraves,  III^  partie,  se.  m. 


116  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

ni  par  A.  de  Vigny,  ni  par  Dumas,  ni  par  V.  Hugo  lui- 
même.  Seulement  la  tirade  n'est  plus  un  discours  ou 
plutôt  une  dissertation  psychologique  sur  des  nuances 
de  passion.  Sauf  de  rares  situations,  où  il  est  naturel  que, 
l'un  des  deux  interlocuteurs  préférant  se  taire,  l'autre 
parle  longtemps  d'une  passion  qui  déborde  en  lui,  par 
exemple  le  couplet  du  vieillard  amoureux  et  jaloux,  dans 
Hernani  ',  et  peut-être  l'invocation  du  proscrit  à  ses 
compagnons  morts  -;  sauf  enfin  la  prière  de  Marion 
Delorme  à  Louis  XIII  ",  nous  ne  voyons  pas  dans  tout 
le  drame  romantique  une  seule  tirade  qui  ne  soit  aussi 
conventionnelle  que  celles  de  la  tragédie.  Ce  sont  de  fort 
beaux  morceaux  oratoires,  très  brillants,  mais  qui  ne 
perdraient  rien  à  être  transportés  dans  une  anthologie  : 
ils  ne  font  pas  corps  avec  la  pièce.  Nous  citerons  la 
conférence  faite  par  la  reine  de  Suède  sur  les  droits  du 
génie  '\  la  mercuriale  de  don  Ruy  Gomez  à  don  Carlos 
et  à  Hernani  ^,  sa  philippique  au  même  Hernani  '^,  le 
réquisitoire  d'Antony  contre  la^société  ',  la  harangue  de 
maître  Picard  ^.  Le  défaut  de  ces  longs  discours  est  leur 
invraisemblance  :  ils  supposent  chez  l'interlocuteur  une 
patience  que  le  spectateur  n'a  pas  lui-même;  surtout, 

1.  Écoute,  on  n'est  pas  maître 

De  soi-même,  amoureux  comme  je  suis  de  toi, 
Et  jaloux,  etc. 

(A.  III,  se.  I.) 

5.  Monts  d'Aragon  !  Galice,  Estramadoure,  etc. 

(A.  III,  se.  IV.) 

3.  Marion  Delorme^  a.  IV,  se.  vu. 
4-.  Christine^  a.  I,  se.  i. 
Ij.  Herncini,  a.  I,  se.  m. 

6.  Ihid.,  a.  III,  se.  v. 

7.  Antony,  a.  II,  se.  v. 

8.  Mavvchule  cVAiicrc,  a.  Il,  se.  iv. 


IIERXAXl  117 

lorsqu'il  s'agit  de  faire  la  leçon  à  un  roi,  la  tirade  s'al- 
lon2:e  étoinianiment.  Le  vieux  duc  énumérant  ses  aïeux 
au  roi  Charles  '  ;  le  marquis  de  Nangis  prêchant  la  clé- 
mence à  Louis  XIII  ~;  M.  de  Saint-Vallier  donnant  à 
F'rançois  I"  une  leçon  d'honneur-',  parlent  avec  autant  de 
longueur  et  d'invraisemblance  que  le  plus  loquace  des 
orateurs  tragiques. 

Il  faut  pourtant  noter  sur  ce  point  un  progrès  : 
quelquefois  ces  longs  couplets,  que  le  mutisme  de  l'au- 
diteur fait  ressembler  trop  souvent  à  un  monologue, 
s'animent  et  deviennent  dramatiques,  grâce  à  de  brus- 
ques et  fréquents  changements  dans  l'esprit  de  celui 
qui  parle;  ce  sera  la  prière  de  la  maréchale  à  Isabella  '^  ; 
les  imprécations  de  Triboulet  contre  les  courtisans  ^;  le 
grand  discours  de  Ruy  Blas  aux  ministres  ^. 

Citons  enfm,  pour  être  complet,  une  dernière  inno- 
vation. La  foule  elle-même  parle  ',  rarement,  il  est  vrai  : 
deux  fois  dans  Cromwell  '',  une  fois  dans  la  Maréchale 
d'Ancre^.     .•*•«-  r^#uo«< 

En  somme^  nous  constatons  une  modification  plutôt 
qu'un  progrès;  sans  doute  le  drame  conserve  le  dia- 
logue tragique  avec  ses  nuances;  il  en  ajoute  même 
quelques-unes;  mais  l'intérêt  psychologique  est  moins 
recherché  :  très  souvent,  trop  souvent,  le  dramaturge 

i.  Hcrnani,  a.  III,  se.  vi. 

2.  Marion  Delonne,  a.  IV,  se.  vu. 

3.  Lf  roi  s'amuse,  a.  I,  se.  v. 

4.  Maréchale  d'Ancre,  a.  IV,  se.  ix. 
U.  Le  roi  s'amuse,  a.  III,  se.  m. 

6.  Rwj  Blas,  a.  111,  se.  ii. 

7.  M.  Biré  a  remarqué  que  eelte  innovation  n'appartient  pas  aux 
romantiques  purs,  à  eeux  de  1830  :  Victor  Hugo  avant  1830,  p.  443. 

8.  A.  V,  se.  X,  XI. 

9.  A.  I,  se.  I. 


118  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

ne  vise  qu'à  l'effet  oratoire.  Il  en  est  de  même  pour  le 
monologue. 

On  retrouve  dans  le  drame  tous  les  types  du  mono- 
logue classique,  jusqu'au  monologue  d'exposition  \  jus- 
qu'au monologue  purement  psychologique  '. 

Mais  ici  encore  l'amour  de  la  rhétorique  l'emporte 
quelquefois  sur  l'instinct  dramatique  des  romantiques, 
et  le  monologue  devient  un  soliloque,  où  nous  n'appre- 
nons rien,  où  le  personnage  a  trop  l'air  de  ne  parler 
que  pour  lui-même  et  pour  le  plaisir  du  poète  :  tel 
fiernani,  à  la  fin  du  premier  acte. 

A  peu  près  dans  ce  genre,  il  faut  encore  citer  le 
monologue-conférence,  dans  lequel  le  poète  suspend 
l'action  pour  placer  quelques  idées  générales  sur  la  po- 
litique ou  l'histoire.  Ce  sera  l'interminable  couplet  de 
don  Carlos  devant  le  tombeau  de  Gharlemagne  ^,  ou 
plutôt  (la  beauté  des  vers  pouvant  faire  illusion  dans  ce 
premier  exemple),  la  pâle  imitation  de  ce  morceau  par 
A.  Dumas ^.  La  grande  innovation  des  romantiques,  ou, 
pour  mieux  dire,  leur  véritable  supériorité  sur  le  mono- 
logue classique  toujours  un  peu  froid,  trop  abstrait, 
consiste  dans  ce  que  j'appellerai,  faute  de  mieux,  le 
monologue  d'action,  c'est-à-dire  les  scènes  où  un  per- 
sonnage resté  seul,  non  seulement  pense  tout  haut, 
mais  encore  agit.  Dans  le  monologue  tragique,  en  effet, 
nous  avons  déjà  fait  remarquer  que  l'intérêt  est  pure- 
ment psychologique,  que  le  spectateur  s'intéresse  uni- 

d.  Tour  de  Nesle,  Vie  tableau,  se.  i. 

2.  Antnny,  a.  HI,  se.  vi;  —  Le  mi  s'amuse,  a.  II,  se.  ii;  —  Maréchale 
d'Ancre,  a.  H,  se.  ix  ;  a.  IV,  se.  i. 

3.  Hernani,  a.  IV,  se.  n. 
•i.  Christine,  a.  Il,  se.  ii. 


IIEUXAXI  119 

quement  à  l'évolution  des  idées,  qu'il  observe  chez  le 
héros  en  scène  une  suite  de  raisonnements  contradic- 
toires, une  lutte  intérieure  réglée  par  ce  qu'on  a  appelé 
«  la  loi  de  fluctuation  '»  .  Tantôt  deux  passions  se  com- 
battent et  triomphent  alternativement;  tantôt  une  seule 
passion  est  analysée,  devant  nous,  jusque  dans  ses 
nuances  les  plus  délicates;  mais  toujours  ces  différentes 
oscillations  de  l'àme  ne  dépendent  que  de  l'âme  elle- 
même,  ne  sont  dues  qu'à  des  défaillances  de  la  volonté, 
qui  finit  régulièrement  par  triompher.  Dans  le  mono- 
logue dramatique,  au  contraire,  les  causes  extérieures 
agissent  sur  l'àme,  la  dominent  souvent,  la  guident 
toujours;  et  les  différentes  étapes  parcourues  devant 
nous  par  la  pensée  du  héros  ont,  comme  points  de 
départ,  non  plus  des  retours  alternatifs  de  passions, 
mais  des  faits  matériels  indépendants  de  sa  volonté.  La 
duchesse  de  Guise,  anxieuse,  écoute  tous  les  bruits  du 
dehors,  et  le  simple  bruit  d'une  porte  qui  se  ferme 
change  son  désespoir  en  joie  ~.  Triboulet  triomphe,  le 
pied  sur  le  sac  où  il  croit  François  I'""  enfermé,  et  fait 
moins  un  monologue  qu'un  dialogue  avec  le  cadavre 
de  son  ennemi  '''.  Nous  voyons  enfin  les  pensées  déso- 
rientées de  Chatterton  dirigées  par  l'heure  qui  sonne, 
par  le  froid  de  la  nuit,  par  le  brouillard,  «  écris  plutôt 
sur  ce  brouillard  qui  s'est  logé  à  ta  fenêtre,  comme  à  celle 
de  ton  père  » ,  par  le  bruit  de  sa  voix,  par  ce  mot  «  père  », 
([ui  éveille  aussitôt  en  lui  un  nouvel  ordre  d'idées  "'. 


1.  M.  Janet,  article  cité. 

2.  Henri  III,  a.  V,  se.  i. 

3.  Roi  s'amuse,  a.  V,  se.  m. 

4.  Chatterton,  a.  III,  se.  i. 


120  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

Ce  nouveau  procédé,  moins  régulièrement  logique 
que  l'ancien,  est  aussi  plus  scénique,  plus  vivant;  il  prête 
à  l'imprévu,  il  plaît  à  l'imagination  du  spectateur.  Ici 
le  drame  est  en  progrès  sur  la  tragédie  ;  ne  dissimulons 
pas  ces  supériorités  :  elles  sont  rares. 

La  dernière  à  signaler  est  la  diminution  du  nombre 
des  récits.  On  en  trouvait  de  trois  sortes  dans  la  tra- 
gédie :  la  narration  du  premier  acte,  mettant  le  specta- 
teur au  courant  de  la  situation,  des  événements  anté- 
rieurs; la  narration  du  milieu,  racontant  les  différentes 
péripéties  ;  et  enfin,  presque  toujours  au  cinquième  acte, 
le  récit  de  la  catastrophe. 

Le  romantisme  n'a  guère  conservé  que  la  narration 
du  début.  Quelquefois,  nous  retrouvons  purement  et 
simplement  le  récit  classique,  fait  par  un  comparse 
quelconque  K  D'ordinaire  les  romantiques  modifient  un 
peu  l'ancienne  narration  :  mais  ils  la  déguisent  plutôt 
qu'ils  ne  la  transforment.  Ce  n'est  plus  un  confident, 
mais  un  inconnu,  un  personnage  sombre,  et  fort  au 
courant  des  secrets  les  plus  mystérieux^  qui  se  dresse 
tout  à  coup  devant  nous,  et  débite  une  longue  tirade. 
Dans  Marie  Tudor  «  un  homme  coiffé  d'un  bonnet  jaune  » 
raconte  ainsi  des  événements  vieux  de  seize  ans  ^.  Dans 
Angelo,  Homodeï  jusque-là  muet  surgit  près  de 
Rodolfo  :  «  Vous  ne  vous  appelez  pas  Rodolfo.  Vous 
vous  appelez  Ezzelino  da  Romana,  etc.  ^  »  Cette  façon 
de  raconter  à  quelqu'un  sa  propre  histoire  est  un  pro- 
cédé très  commode  pour  l'auteur,  très  instructif  pour 

1.  Burgraves,  lf«  partie,  se.  ii. 

2.  Journée  I,  se.  iv. 

3.  Journée  I,  se.  iv. 


HEUXANl  1:21 

le  spectateur;  mais  le  mutisme  du  second  personnage 
est  aussi  peu  vraisemblable  que  le  long  silence  de 
Thésée,  pendant  le  récit  de  Théramène. 

Dans  le  corps  même  des  drames,  on  trouve  peu  de 
récits:  ou,  s'il  s'en  rencontre  un,  l'auteur  tâche  de  lui 
donner  une  allure  familière,  qui  ne  sente  pas  la  dignité 
tragique.  Dans  la  Maréchale  d'Ancre,  Picard  s'adresse 
au  juif  Samuel  :  «  Je  montais  ma  garde  bourgeoise 
avec  mes  ouvriers  serruriers  à  la  porte  Bussy.  Je  parlais 
à  M.  le  prévôt  des  marchands  et  à  MM.  les  échevins 
qui  me  connaissent  bien,  et  depuis  longtemps.  Je  lui  dis 
(c'est  à  M.  le  prévôt)  je  lui  dis  :  «  Soyez  tranquille  ». 
Parce  que,  voyez-vous,  il  m'avit  avant,  etc.  ^  » 

Enfin  la  narration  du  dénouement  est  absolument 
supprimée  :  condamnée  par  allusions,  dans  la  préface 
de  Gromwell  -,  elle  avait  été  trop  vivement  attaquée 
et  ridiculisée  dans  l'intimité  des  conversations,  pour 
qu'un  seul  des  trois  'grands  romantiques  osât  s'en 
servir  encore  ^.  La  catastrophe  finale  devait  se  passer 
sous  nos  yeux.  Le  spectateur,  au  lieu  d'une  narration 
toujours  apprêtée,  et  qui  refroidit  l'intérêt  des  quatre 
premiers  actes,  éprouve  l'émotion  la  plus  vive  juste  à  la 
fin  de  la  pièce.  L'intérêt  grandit,  et  arrive  à  son  apogée 
à  la  dernière  scène.  Le  drame  ici  est  encore  incontes- 
tablement supérieur  à  la  tragédie,  car  il  est  plus 
scénique.  Supposons  les  dénouements  d'Henri  IIÏ, 
d'Hernani,  ou  de  Chatterton,  remplacés  par  une  narra- 


1.  A.  II,  se.  II. 

2.  Préface,  p.  3o,  51. 

3.  «  Le  récit  de  Théramène  avec  les  commentaires  de  Tliésée  )>, 
parodie  en  vers,  par  Méry. 


122  'du  drame  romantique 

tion  :  ces  drames  n'existeraient  pour  ainsi  dire  plus. 
Dans  la  tragédie,  en  général,  l'intérêt  se  soutient  jusque 
vers  la  moitié  du  cinquième  acte,  pour  faiblir  un  peu 
au  dénouement;  dans  le  drame,  au  contraire,  les  quatre 
premiers  actes  sont  sacrifiés,  c'est-à-dire  consacrés  à 
rendre  possible  une  situation  finale  très  forte  qui  se 
dénoue  juste  au  moment  où  le  rideau  tombe. 

Ajoutons,  pour  être  complet,  que  nous  trouvons 
dans  le  drame  un  genre  de  narration  inconnu  à  la  tra- 
gédie, la  narration  psychologique.  V.  Hugo  est  le  seul 
qui  l'ait  employée  ;  encore  n'en  découvrons- nous  qu'un 
seul  exemple.  Dans  Marie  Tudor,  l'homme  au  bonnet 
jaune  raconte  ce  qui  se  passe  dans  l'âme  de  Fabiani  à 
Fabiani  lui-même  :  «  Vous  n'en  étiez  pas  amoureux.  — 
Je  n'était  pas  amoureux  de  Jane?  —  Pas  plus  que  de  la 
Reine.  Amour,  non;  calcul,  oui.  —  Ah  ça,  drôle,  tu 
n'es  pas  un  homme,  tu  es  ma  conscience  habillée  en  juif? 
—  Je  vais  vous  parler  comme  votre  conscience,  milord. 
Voici  toute  votre  affaire,  etc.  ^  »  Suit  toute  une  longue 
narration  qui  nous  fait  voir  à  nu  le  cœur  de  l'Italien.  Ce 
procédé  trop  ingénieux  n'a  servi  qu'une  fois.  Guidé  par 
son  instinct  dramatique,  le  poète  dut  se  rendre  compte 
que  rien  n'était  plus  insipide.  Ce  qui  sauve  le  mono- 
logue tragique  de  la  froideur,  c'est  la  passion  qui  anime 
le  personnage  en  scène.  Rien  de  pareil  ici  :  la  passion 
a  beau  être  violente  dans  l'âme  de  Fabiani,  le  juif  ne 
peut  que  la  raconter  froidement. 

i.  Journée  I,  se.  vi. 


CHAPITRE  IV 


UNITÉ    DE    TEMPS    —    UNITÉ    DE    LIEU    —    DÉCORS 


Il  ne  faudrait  pas  juger  l'audace  des  romantiques 
d'après  la  «  Réponse  à  un  acte  d'accusation  *  ».  Pour 
reprendre  le  mot  du  poète,  ce  n'est  pas  un  quatre-vingt- 
treize  qui  commence  pour  la  littérature,  mais  un  pai- 
sible quatre-vingt-neuf. 

En  effet,  après  s'être  égayé  de  ceux  qui  veulent  sou- 
mettre toutes  les  pièces  à  l'unité  de  temps,  comme 
«  un  cordonnier  qui  voudrait  mettre  le  même  soulier 
à  tous  les  pieds  '  »,  l'auteur  de  la  Préface  reconnaît 
que  si  un  poète  ne  doit  pas  se  gêner  à  priori  pour 
trouver  un  sujet  qui  aille  aux  unités,  il  n'est  pas  mau- 
vais qu'une  fois  la  pièce  faite,  les  unités  s'y  trouvent  : 
à  intérêt  égal,  il  aime  mieux  «  un  sujet  concentré 
qu'un  sujet  éparpillé  ''  ».  Il  est  même  si  modéré  sur 
ce  point  que  son   premier  drame,   pourtant  le   plus 

d   Contemplations,  t.  I,  p.  27. 

2.  Préface,  p.  37. 

3.  Ibid.,  p.  65. 


124  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

démesurément  long  de  tous,  est  aussi  régulier  qu'une 
tragédie  classique  K 

Dans  ses  pièces  jouées,  Y.  Hugo  profite  largement 
de  la  liberté  qu'il  conseille  aux  autres,  et  ses  drames, 
délivrés  de  la  mesure  étroite  des  vingt-quatre  heures, 
s'étalent  à  l'aise  dans  des  mois  entiers,  sans  que  le 
poète,  du  reste,  aille  jusqu'à  l'abus  :  un  entr'acte  d'un 
mois,  c'est  là  tout  ce  qu'il  se  permet. 

En  effet,  le  théoricien  du  romantisme,  tout  en  pro- 
clamant bien  haut  les  défauts  de  l'unité  de  temps,  devait 
au  fond  en  saisir  l'utilité  :  elle  empêche  d'  «  éparpiller  » 
l'action.  Si,  dans  ce  cadre  étroit.  Corneille  a  pu  placer 
quelquefois  deux  actions  -,  que  sera-ce  quand  le  jour 
deviendra  un  an,  et  plus  ^?  Exagérez  la  longueur  d'une 
pièce, et  l'unité  d'action,  c'est-à-dire  d'intérêt,  disparaîtra. 

Il  est  incontestable,  du  reste,  que,  dans  la  mesure 
où  les  romantiques  en  ont  profité,  la  liberté  de  temps 
qu'ils  s'accordent  est  sage.  Quand  le  rideau  se  relève, 
pourvu  que  rien  ne  vienne  immédiatement  indiquer 
que  les  jours  ont  passé  par  trop  vite  de  l'autre  côté 
de  la  toile,  le  spectateur  admet  fort  bien  que  l'auteur 
se  mette  à  l'aise  avec  la  loi  du  temps  ^  Mais  nous  ne 


4.  Préface,  p.  60. 

"2.  Dans  Cinna,  par  exemple. 

3.  Dans  sa  Guette  de  Cent  mis,  pièce  animée  des  meilleures  inten- 
tions, mais  peu  dramatique,  M.  Coppée  n'a  pas  employé  tout  le  siècle. 
auquel  il  avait  droit.  11  s'est  contenté  de  vingt-quatre  ans.  Mais  toute 
unité  d'action,  c'est-à-dire  d'intérêt,  disparaît.  Cette  œuvre  a  tout  au 
plus  l'unité  d'action  épique. 

4.  Il  arrive  quelquefois  à  V.  Hugo  de  négliger  la  réalité  du  temps 
dans  le  corps  même  d'un  acte.  Ainsi,  au  premier  acte  de  Rwj  Blas,  la 
Reine,  qui  doit,  a  dit  Salluste,  passer  au  bout  de  deux  heures,  appa- 
raît, à  peine  une  lieure  après.  Ce  sont  là  du  reste  des  vétilles,  visibles 
à  la  lecture,  inappréciables  au  théâtre. 


UNITÉ    DE   TEMPS   —    UXITÉ    DE   LIEU   —    DÉCORS  125 

pensons  pas  que,  dans  une  pièce  sérieuse,  on  puisse 
jouer  impunément  avec  la  complaisance  du  spectateur. 
Si  le  premier  acte  se  passe  au  beau  soleil  de  l'été,  à 
l'acte  suivant  un  décor  de  neige  ne  serait  pas  le  bien- 
venu. On  peut  en  tirer  cette  conclusion  :  le  public  ne 
songe  même  plus  à  réclamer  l'unité  de  temps  :  mais 
il  ne  faudrait  pas  la  lui  fiiire  regretter.  S'il  vous  fait 
crédit  là-dessus,  c'est  à  condition  que  rien  ne  vienne 
préciser  la  durée  de  l'entr'acte. 

Nous  voici  donc  revenus,  pour  cette  unité,  à  la  pra- 
tique de  Corneille.  Ne  parlez  pas  du  temps  qui  s'écoule 
entre  deux  actes  :  c'est  inutile.  Le  spectateur  vous 
laisse  toute  liberté.  Sur  ce  point  donc,  les  romantiques 
se  sont  peut-être  fait  illusion,  et  ont  exagéré  l'impor- 
tance du  progrès  réalisé. 

L'unité  de  lieu,  pour  la  tragédie  qui  cherche  l'in- 
térêt dans  le  drame  intérieur,  Tunité  de  lieu  était  un 
bien,  quand  elle  n'était  pas  une  gêne.  Lorsque  l'au- 
teur n'était  pas  obhgé  de  se  mettre  à  la  torture  pour 
imaginer  des  prétextes  plausibles  aux  entrées  et  aux 
sorties,  lorsque  le  spectateur  n'était  pas  choqué  de 
l'apparition  d'un  personnage,  n'était  pas  forcé  de  se 
demander  :  «  Mais  où  donc  sommes-nous?  »  lors- 
qu'enfin  la  tragédie,  ramenée  à  l'antique  simplicité 
grecque,  se  mouvait  librement  entre  ses  barrières 
étroites,  l'unité  de  lieu  ajoutait  au  charme,  pour  des 
esprits  français  amoureux  de  simplicité.  La  pièce  y 
gagnait  en  clarté,  en  intérêt,  par  conséquent.  L'intérêt 
de  plus  n'était  pas  divisé  entre  le  plaisir  des  yeux  et 
le  plaisir  des  oreilles  ;  on  pouvait  goûter  des  joies  plus 
simples,  plus  abstraites.  Mais,  outre  que  cette  unité  de 


126  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

lieu  était  souvent  une  gêne,  quelquefois  une  impos- 
sibilité, il  faut  avouer  qu'une  grande  partie  du  public, 
même  au  xvn''  siècle,  devait  rester  insensible  à  ce  plaisir 
par  trop  spirituel. 

L'émotion  entre  par  les  yeux  plus  fortement  que  par 
les  oreilles.  Telle  scène  dramatique  de  la  vie  réelle, 
qui  nous  semble  froide,  à  distance,  racontée  par  un 
témoin  oculaire,  prend,  lorsqu'on  voit  le  lieu  où  elle 
s'est  passée,  un  tout  autre  relief  ^  De  là,  nécessité 
de  substituer  au  décor  vague  de  la  tragédie,  un  décor 
plus  précis  :  de  là  aussi,  nécessité  de  changer  le  décor, 
lorsque  la  scène  se  déplace.  Nous  admettons. aujour- 
d'hui que  «  la  localité  exacte  est  un  des  premiers 
éléments  de  la  réalité  »,  vérité  que  l'on  commençait 
seulement  à  comprendre,  aux  premiers  temps  du 
romantisme  '^ 

En  théorie  donc,  les  romantiques  avaient  pleinement 
raison;  n'y  a-t-il  pas  quelque  chose  à  reprendre  dans 
leur  pratique? 

Nous  ne  parlerons  par  des  décors  machinés  qui 
jouent  pour  ainsi  dire  un  rôle  dans  la  pièce.  Ce  pro- 
cédé, bon  dans  les  féeries,  paraît  enfantin  pour  un 
drame.  Dans  Henri  III,  le  rideau  se  lève  sur  le  labo- 
ratoire d'un  magicien  :  est-ce  une  raison  pour  esca- 
moter les  difficultés  scéniques?  Ruggieri  doit  montrer  à 
Saint-Mégrin  la  duchesse  de  Guise  :  «  Viens,  et  regarde 
dans  cette  glace...  on  l'appelle  le  miroir  de  réflexion... 
Quelle  est  la  personne  que  tu  désires  y  voir  ?  — 
Elle,  mon   père  !    »  Pendant   qu'il  regarde,   l'alcôve 

1.  Préface,  p.  36. 

2.  Ibid. 


UNITÉ    DE   TEMPS   —    UNITÉ    DE    LIEU    —   DÉCORS  127 

s'ouvre  derrière  lui  et  laisse  apercevoir  la  duchesse 
de  Guise  endormie.  Ruggieri,  qui,  pour  ouvrir  l'alcôve, 
a  pressé  un  bouton  caché  dans  le  cadre  du  miroir  : 

u  Regarde »  L'alcôve  se  referme.  Saint-Mégrin  se 

retourne  et  ne  voit  plus  rien.  Ruggieri  consent  alors 
à  «  transporter  »  la  duchesse  dans  son  cabinet  :  pendant 
que  Saint-Mégrin  regarde  un  livre  de  grimoire  «  l'alcôve 
s'ouvre  derrière  lui;  un  ressort  fait  avancer  le  sofa 
dans  la  chambre,  et  la  boiserie  se  referme'  ».  Le 
procédé  est  certainement  commode  :  si  commode 
même  que  le  mélodrame  l'emploie  encore  :  un  per- 
sonnage géne-t-il?  une  trappe  s'ouvre  sous  ses  pieds. 
Pourtant  les  romantiques  laissèrent  à  Dumas  sa  trou- 
vaille, comme  bonne  tout  au  plus  pour  l'opéra,  et  se 
contentèrent  de  décors  immobiles,  simples  cadres  pour 
leurs  tableaux. 

Écrivant  au  moment  où,  en  peinture,  la  fidélité 
absolue,  archéologiquement  vraie  des  costumes,  des 
ornements,  devenait  un  dogme,  où  l'on  cherchait  des 
effets  de  pittoresque  surtout  dans  le  moyen  âge,  il 
n'est  pas  étonnant  qu'ils  aient  cédé  à  cet  engouement 
général,  qu'ils  aient  même  contribué  à  l'entretenir. 

Le  premier  acte  d'flernani,  d'après  une  indication 
fort  brève  du  poète,  doit  se  passer  dans  une  «  chambre 
à  coucher,  la  nuit.  Une  lampe  sur  la  table.  »  Il  n'en 
faut  pas  plus.  Qu'il  y  ait  sur  la  scène  un  lit  de  forme 
assez  ancienne,  que  la  lampe  ne  ressemble  pas  à  celles 
dont  nous  nous  servons  chaque  jour,  et  le  spectateur  se 
déclare  satisfait. 

i,  Henri  III,  a,  I,  se.  iv. 


128  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

Dans  le  château  de  Silva,  l'auteur  ne  veut  que  quel- 
ques portraits  d'ancêtres,  en  nombre  suffisant  pour  la 
longue  énumération  qui  suivra  '.  «  Entre  chaque  portrait, 
une  panoplie  complète,  toutes  ces  armures  de  siècles 
différents.  »  Le  décor^  déjà  plus  compliqué,  est  pourtant 
fort  simple  :  on  n'a  pas  besoin  d'un  coup  d'oeil  exercé 
pour  reconnaître  que  ces  armes  sont  de  diverses  épo- 
ques, qu'elles  ont  dû  être  portées  par  les  aïeux  du  duc  ; 
puis,  cette  inspection  faite  rapidement,  le  spectateur  ne 
fait  plus  attention  au  décor  :  il  constate  que  le  cadre 
est  bien  approprié  au  tableau;  chaque  allusion  du  duc 
à  ses  ancêtres,  devient  plus  sensible  pour  nous;  nous 
sentons  que  les  portraits  sont  là,  sans  avoir  besoin  de 
les  regarder.  L'œil  est  satisfait  ,  vaguement  ,  sans 
que  la  curiosité  du  détail  vienne  partager  l'inté- 
rêt que  nous  portons  à  ce  qui  se  dit,  à  ce  qui  se 
tait. 

Mais  le  poète,  malheureusement,  est  allé  trop  loin 
dans  cette  voie  :  entraîné  par  son  amour  du  pittoresque, 
et  par  sa  vaste  érudition,  V.  Hugo  a  cessé  de  voir  dans 
le  décor  un  accessoire;  à  ce  simple  cadre,  il  a  fini  par 
accorder  l'importance  du  premier  plan,  et  a  réglé  la 
mise  en  scène  avec  un  soin  excessif  de  l'infiniment 
petit. 

Lorsqu'au  troisième  acte  de  Marion  Delorme ,  il 
demande  au  décorateur  «  un  parc  dans  le  goût  de 
Henri  IV  »,  c'est  richesse  prodiguée  en  pure  perte; 
le  spectateur  distinguerait  bien  un  jardin  anglais  d'un 
jardin  à  la  française;  mais  qui  donc,  dans  le  public, 

d.  Cette  scène  était  chez  V.  Hugo  un   souvenir  d'enfant.  Cl'.  Victcû' 
Hugo  raconté,  t.  I,  p.  V6S. 


UNITÉ    DE   TEMPS   —   UNITÉ    DE   LIEU    —    DÉCOUS  129 

pourra  s'écrier  avec  satisfaction  :  Gomme  ce  parc  est 
bien  dans  le  goût  Henri  IV  *? 

Se  trouvera-t-on  toujours  près  d'un  architecte  com- 
plaisant qui  pourra  nous  expliquer  que  ce  que  nous 
prenons  pour  du  plein  cintre  roman,  au  quatrième  acte 
d'Hernani,  est  en  réalité  une  «  voûte  d'architecture 
lombarde  »?  Victor  Hugo  pourrait  nous  taxer  d'igno- 
rance, et  nous  renvoyer  à  son  cours  d'architecture, 
dans  Notre-Dame  de  Paris,  où  la  chose  est  traitée  tout 
au  long  '^.  Mais  le  simple  spectateur,  qui  venait  cher- 
cher un  amusement,  tout  au  plus  un  divertissement, 
n'a-t-ii  pas  le  droit  de  réclamer,  et  de  rappeler  que  le 
Théâtre-Français  n'est  pas  l'École  des  Beaux-Arts? 

Pourtant,  admettons  que  la  faute  soit  toute  à  nous; 
que,  repentants,  nous  revenions  au  drame  en  état  de 
soutenir  une  discussion  sur  toutes  les  architectures 
connues  :  ou  bien  notre  science  ne  nous  servira  de  rien, 
et  nous  nous  contenterons  d'écouter;  ou  bien  nous 
prendrons  un  certain  plaisir  à  étudier  l'ensemble  du 
décor,  et  à  vérifier  les  moindres  détails  de  l'ameuble- 
ment. Quand  don  César  de  Bazan  entre  par  la  cheminée, 
nous  remarquons  avant  tout  qu'elle  est  du  temps  de 
Philippe  II;  lorsqu'il  s'assied  dans  un  fauteuil,  nous  cons- 
tatons avec  plaisir  que  ce  fauteuil  date  de  Philippe  III. 


1.  Les  enthousiastes  de  la  première  heure  pourtant  admiraient  ces 
détails  :  a  Nous  restions  à  notre  place  émerveillés,  attentifs,  bouche 
béante,  et  tout  occupés  pendant  cinq  heures  à  nous  rappeler  le  moindre 
détail...  quel  armurier  a  damasquiné  ces  armures,  a  fourbi  ces  épées.  » 
.1.  Janin,  Hist.  de  la  litt.  dramat.,  t.  IH,  p.  163.  «  La  salle  tout  entière 
a  les  yeux  fixés  sur  la  décoration  :  chacun  donne  son  avis  sur  l'exactitude 
archéologique  d'une  chambre  sculptée  ou  d'une  portière  damassée.  » 
Gustave  Planche,  Revue  des  Deux-Mondes,  \^'  décembre  1834. 

2.  Liv.  111,  ch.  I. 

SOURIAU.  9 


130  DU   DRAME    ROMANTIQUE 

Cette  exactitude  absolue  des  détails  semble  tout  à  fait 
inutile  au  théâtre.  Que  la  décoration  soit  belle  et  plaise 
à  l'œil,  rien  de  mieux  ;  qu'elle  soit  suffisamment  exacte 
pour  ne  pas  choquer  un  connaisseur,  soit  encore;  mais 
nous  ne  voyons  pas  pourquoi,  de  gaieté  de  cœur,  le  poète 
partage  son  succès,  son  public,  avec  le  peintre  de  décors 
et  le  tapissier.  Pour  cette  «  illustration  »  de  leurs  dra- 
mes, les  romantiques  auraient  dû  imiter  la  discrétion  de 
ce  peintre,  dont  nous  parle  Th.  Gautier,  qui  peignait  les 
cadres  de  certains  tableaux,  appropriant  ses  ornements 
au  sujet  traité  sur  la  toile  :  «  L'artiste  a-t-il  traité  une 
scène  de  luxe  et  de  bonheur?  Van  Kessel  fait  reluire  les 
splendides  orfèvreries,  entr'ouvre  les  coffrets  à  bijoux, 
suspend  à  des  fils  de  perles  les  médailles  d'or  ^  »  La 
décoration  ne  doit  être  qu'un  accompagnement  discret 
du  drame,  et  ne  doit  pas  Fétouffer.  C'est  au  romantisme 
que  nous  devons  reprocher  les  abus  actuels  sur  ce  point. 
Ceux  qui  voient  dans"  l'art  dramatique  autre  chose  qu'un 
plaisir  de  badauds,  protestent  contre  les  excès  de  nos 
metteurs  en  scène.  La  dernière  reprise  du  Roi  s'amuse 
était  une  véritable  trahison.  Sur  une  simple  indication 
du  poète,  «  l'orage  a  éclaté  depuis  quelques  instants; 
il  couvre  tout  de  pluie  et  d'éclairs  ^  »  ;  le  tonnerre  gron- 
dait d'une  façon  insupportable,  à  couvrir  la  voix  des 
acteurs.  Des  éclairs,  fort  bien  faits  du  reste,  sillonnaient 
la  toile  du  fond,  illuminant  Notre-Dame  (au  lieu  du 
château  de  Saint-Germain,  qu'on  devrait  apercevoir)  et 
donnant  au  public  blasé  sur  ce  détail  le  spectacle  de 
Paris  inondé  par  un  orage.  Ce  n'est  plus  là  de  l'art,  c'est 

i.  Souvenirs  de  théâtre,  p.  318. 
2.  Roi  s'amuse,  a.  IV,  se.  iv. 


UNITÉ    DE   TEMPS    —    UNITÉ    DE    LIEU    —    DÉCORS  131 

de  la  fausse  réalité,  si  sévèrement  et  si  justement  con- 
damnée par  l'auteur  lui-même  '.  Ne  nous  plaignons 
pourtant  pas  trop  :  on  a  fait  grâce  aux  acteurs  de  la 
pluie  qui  devrait  les  transpercer  jusqu'aux  os  -. 

Toutes  ces  exagérations,  toutes  ces  erreurs  sur  le 
véritable  intérêt  du  drame,  viennent,  en  partie  du  moins, 
du  mépris  des  romantiques  pour  l'unité  de  lieu.  Sans 
doute  la  révolution  littéraire  de  1830  a  ûiit  beaucoup  de 
bien  en  général  au  théâtre,  et,  pour  ce  point  spécial, 
elle  était  incontestablement  nécessaire.  Mais,  parmi  tous 
les  excès  qu'elle  devait  amener  avec  elle,  celui-ci  était 
un  des  plus  dangereux  pour  l'avenir  du  théâtre.  Le 
romantisme  est  allé  trop  loin,  consacrant  à  une  préoccu- 
pation très  secondaire,  à  une  sorte  de  rancune  contre 
les  unités  de  temps  et  de  lieu,  une  partie  de  ses  efforts. 
Nous  aurons  plus  d'une  fois  l'occasion  de  constater  que 
les  quelques  taches  du  drame  romantique  tiennent  à  sou 
peu  de  spontanéité.  Il  semble  que  les  auteurs,  avant  de 
songer  à  atteindre  le  beau,  cherchent  surtout  la  nou- 
veauté. Au  lieu  de  vouloir  faire  un  drame,  ils  veulent 
d'abord  ne  pas  faire  une  tragédie.  Peut-être  ont-ils  trop 
songé  à  rompre  avec  les  deux  unités  condamnées,  et  ne 
se  sont-ils  pas  assez  préoccupés  de  l'unité  d'action. 

1.  Préface,  p.  iO  sqq. 

2.  Blanche,  grelottant  sous  la  pluie  : 

Je  suis  glacée! 

(A.  IV,  se.  XV.) 

Parlerai-je  aussi  du  morceau  d'orgue,  qui.  sans  aucune  indication  (!ii 
poète,  accompagne  la  reine  au  premier  acte  de  Ruy  BUi$?  On  se  croi- 
rait à  rOpéra,  et  c'est  un  tort. 


CHAPITRE  V 

UNITÉ    d'action  —  INTRIGUE  —    LE    ROMANESQUE 


L'unité  d'action  chez  les  romantiques,  c'est-à-dire  la 
charpente  même  de  leurs  drames,  l'entrelacement  des 
scènes,  est  la  partie  faible  de  leur  théâtre.  Dans  la  tra- 
gédie, le  poète,  déjà  restreint,  volontairement  ou  non, 
par  les  unités  de  temps  et  de  lieu,  doit  arriver  presque 
forcément  à  l'unité  d'action.  Les  situations,  en  effet, 
c'est-à-dire  les  différentes  péripéties,  ne  sont  pas  dues  à 
l'imagination  du  poète  ;  elles  ne  lui  servent  pas  à  déve- 
lopper des  caractères  :  au  contraire,  ce  sont  les  carac- 
tères, prêtés  par  le  poète  à  ses  personnages,  qui  amènent 
fatalement  des  coups  de  théâtre  attendus  par  le  specta- 
teur. Étant  donnés  une  situation  initiale  et  des  person- 
nages obéissant  à  une  ou  deux  passions,  la  tragédie  se 
développe  avec  une  logique  presque  mathématique. 
C'est  une  sorte  de  problème  moral  dont  nous  entre- 
voyons  la  solution  dès  le  début;  aussi  n'est-ce  pas  cette 
solution  qui  nous  intéresse,  mais  l'élégance  de  la  démons^ 
tration.  -^r,«w/ 

Les  romantiques,  au  contraire,  abandonnant  cette 


UXITÉ   d'action   —   INTRIGUE   —   LE   ROMANESQUE         133 

tradition  ',  renversent  complètement  la  marche  suivie 
jusqu'à  eux.  Le  dénoûment,  relativement  secondaire 
dans  la  tragédie,  devient  le  seul  but  du  drame.  Ce  n'est 
plus  le  commencement  ni  le  milieu  de  l'action  qui  nous 
occupent,  mais  sa  fin.  Pour  arriver  à  une  situation 
finale  très  forte,  très  émouvante,  le  poète  fera  appel 
non  à  sa  raison,  mais  à  son  imagination.  Les  quatre 
premiers  actes,  qui  ne  sont  plus  que  la  préparation  du 
cinquième  ~,  sont  bourrés  de  scènes  et  d'actions  épisodi- 
ques,  dans  lesquelles  la  «  maîtresse  d'erreur  »  se  donne 
carrière. 

A  cette  observation  générale,  nous  ne  voyons  qu'une 
seule  exception  :  Chatterton.  Pour  la  simplicité  de  l'in- 
trigue, pour  la  suite  logique  des  scènes,  pour  la  concen- 
tration de  l'intérêt  sur  un  caractère,  sur  une  passion, 
cette  pièce  est  presque  classique  \  L'unité  de  lieu  est 
rigoureuse,  l'unité  de  temps  absolue.  Gomme  le  dit  A.  de 
Vigny,  a  une  idée,  qui  est  l'examen  d'une  blessure  de 
l'àme,  devait  avoir  dans  sa  forme  l'unité  la  plus  com- 
plète, la  simplicité  la  plus  sévère.  S'il  existait  une  intrigue 
moins  compliquée  que  celle-ci,  je  la  choisirais.  L'action 
matérielle  est  assez  peu  de  chose  pourtant.  Je  ne  crois 


1.  Corneille  avait  déjà  donné  un  exemple  de  cette  intrigue  romanti- 
que. Dans  Rodoijiine,  en  effet,  nous  trouvons  quelques  invraisemblances, 
rachetées  par  le  cinquième  acte.  C'était  la  pièce  favorite  du  poète  :  Cf. 
VExamen  de  Rodogune. 

2.  Remarquons-le  en  passant  :  de  tout  l'ancien  système,  les  roman- 
tiques n'ont  conservé  que  le  détail  le  plus  conventionnel  :  leur  drame 
a  scrupuleusement  cinq  actes.  Lucrèce  Borgia,  en  effei,  semble  divisée 
en  trois  actes;  mais  les  deux  premiers,  divisés  chacun  en  deux  parties, 
valent  en  réalité  quatre  actes.  Marie  Tiidor  et  Angelo  seuls  comptent 
quatre  actes. 

3.  Sauf  deux  situations  sur  lesquelles  nous  reviendrons  au  chapitre 
suivant. 


134  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

pas  que  personne  la  réduise  à  une  plus  simple  expres- 
sion que  moi-même  je  ne  le  vais  faire  :  c'est  l'histoire 
d'un  homme  qui  a  écrit  une  lettre  le  matin  et  qui  attend 
la  réponse  jusqu'au  soir;  elle  arrive,  et  le  tue  K  »  Mais 
cette  simplicité  d'action  qu'on  ne  trouve  pas  autre  part, 
dans  son  œuvre,  est   également  unique  dans  tout  le 
théâtre  romantique;  car,  comme  le  remarquait  A.  de 
Vigny,  dès  1832  :  «  Les  drames...  tendent  à  présent  à 
faire  de  l'intérêt  et  des  rencontres  surprenantes,   en 
inventant  des  rapports   accumulés,  inimaginables  ''  ». 
Des  trois  romantiques,  A.  Dumas  est  celui  qui  a  le 
plus  sacrifié  la  vraisemblance  à  l'intérêt,  la  raison  à 
l'imagination.  Certes,  c'est  un  habile  ouvrier  en  matière 
de  scénario,  et  Scribe,  qui  passe  pour  avoir  le  mieux 
connu  les  petits  côtés  de  l'habileté  scénique,  n'a  jamais 
composé  intrigue  plus  compHquée  et  plus  claire,  pièce 
plus  embrouillée  et  plus  simple  à  la  fois,  que  le  Laird  de 
Dumbiky  ^.  Paul  Jones  encore  %  est  une  œuvre  où  l'in- 
géniosité de  l'auteur  se  joue  des  difficultés.  Dans  ses 
drames  comme  dans  ses  romans,  A.  Dumas,  merveilleux 
tacticien   dramatique,   sait  faire  évoluer  à  l'aise  une 
armée  de  personnages  ayant  chacun  leur  mission  et 
concourant  tous  au  résultat  final.  Il  osera  par  exemple, 
montrer  sur  la  scène  une  élection  en  Angleterre,  c'est- 
à-dire  un  vrai  drame,  sérieux  et  grotesque,  où  l'on  voit 
les  deux  adversaires  lutter  à  coups  d'arguments,  et  leurs 
partisans  à  coups  de  poing  :  c'est  Richard  Darlington  ^. 

\.  ThàUre,  t.  I,  p.  18. 

2.  Journal^  p.  (52. 

3.  Théâtre,  t.  IX. 
A.  Ibid.,  t.  VI. 

5.  Ibid.,  t.  ni,  p.  59  :  «  Toute  la  foule  est  en  mouvement,  on  s'arrache 


UNITÉ   d'action   —   INTRIGUE   —   LE   ROMANESQUE        135 

Ou  bien,  avec  quelques  personnages  seulement,  il  forme 
une  intrigue  bien  enchevêtrée,  "pour  la  dénouer  comme 
par  miracle  :  exemple,  son  drame  de  Teresa  '  où  il  s'était 
rappelé  probablement  (sans  la  rappeler  au  spectateur), 
la  donnée  de  Phèdre  "^  Ou  bien,  puisant  à  une  source 
plus  romantique,  pour  son  drame  de  Catherine  Howard, 
Dumas  fera  descendre  dans  un  tombeau  (dans  le  tombeau 
de  Juliette)  Catherine,  puis  Ethelwood.  Pour  exciter 
l'intérêt,  tous  les  moyens  lui  sont  bons;  du  reste,  il 
arrive  à  son  but;  car  rien  n'est  plus  intéressant  que  les 
drames  de  Dumas,  si  ce  n'est  ses  romans. 

Ce  n'est  pourtout  pas  dans  son  théâtre  que  nous  pour- 
rons choisir  une  pièce  type,  pour  étudier  l'action  dans 
le  drame  romantique.  Ce  n'est  certes  pas  que  l'action 
manque  chez  lui,  mais  elle  ne  mène  à  rien.  Nous  voyons 
passer  sous  nos  yeux  des  événements  multiples,  inat- 
tendus, qui  remphssent  largement  au  besoin  un  pro- 
logue, cinq  actes  et  un  épilogue;  mais  rarement  toutes 
ces  péripéties  nous  conduisent  à  un  véritable  dénoue- 
ment. On  est  tenté  de  se  dire,  en  écoutant  le  mot  de  la 
fin  :  la  suite  au  prochain  drame.  Il  semble  que  le  dra- 
maturge, obéissant  à  son  tempérament  de  romancier, 
place  à  la  fin  de  son  œuvre  un  mot  de  transition, 
une  pierre  d'attente  :  après  avoir  constaté  la  mort  de 
Saint-Mégrin ,  le  duc  de  Guise  ajoute  :  «  Bien,  et 
maintenant  que  nous  avons  fini  avec  le  valet,   occu- 


Ics  bannières   au    milieu  d'une  lutte  presque    générale  à  coups  de 
poing.  » 

1.  Théâtre,  t.  Ilï. 

2.  Déjà  dans  Chcuies  VII,  il  reconnaissait  avoir  emprunté  le  dénoue- 
ment d'Andromaque,  t.  M,  p.  230,  et  bien  d'autres  choses  encore.  Cf. 
Mémoires,  t.  VIII,  p.  189-206. 


136  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

pons-nous  du  maître  ^  »,  et  malgré  cette  promesse  d'un 
sixième  acte,  le  rideau  tombe  pour  ne  plus  se  relever. 
«  Elle  me  résistait,  je  l'ai  assassinée  »,  s'écrie  Antony, 
et  la  pièce  en  reste  là.  Nous  ne  demandons  pas  la  tête 
d'Antony  ^,  mais,  à  ce  qu'il  nous  semble,  une  étude 
morale,  une  analyse  de  passion  n'est  complète,  au 
théâtre,  que  quand  le  spectateur  a  vu  toutes  les  consé- 
quences de  la  crise  amenée  par  cette  passion.  Que 
diraient  les  spectateurs  si  Horace,  après  avoir  tué 
Camille,  jetait  son  glaive  aux  pieds  de  Procule,  et, 
pour  tout  dénouement,  se  contentait  de  répondre  à  sa 
question  «  Que  venez-vous  de  faire?  » 

Un  acte  de  justice  ! 

Les  drames  de  Dumas  finissent  habilement  sur  un 
tableau,  sur  un  mot  à  effet  :  il  tranche  la  situation,  mais 
il  ne  la  dénoue  pas  :  le  spectateur  est  obligé  de  partir 
avec  la  sensation  de  l'inachevé. 

Prenons  donc  comme  modèle  Ruy  Blas,  où  le  poète 
a  développé,  aussi  bien  que  dans  Hernani,  ses  qualités 
lyriques,  et  que  de  plus  il  a  écrit  connaissant  mieux  son 
métier,  d'une  main  rendue  plus  habile  par  ses  trois 
drames  en  prose  ^ 

Pour  étudier  le  développement  de  l'idée  dramatique, 

1.  Heiiri  III  et  sa  cour,  a.  V,  se.  m. 

2.  A.  Dumas  nous  l'abandonnerait  du  reste  :  «  Un  homme  qui,  surpris 
par  le  mari  de  sa  maîtresse,  la  tuerait  en  lui  disant  qu'elle  lui  résistait, 
et  qui  mourrait  sur  l'échafaud  à  la  suite  de  ce  meurtre,  sauverait 
l'honneur  de  cette  femme  et  expierait  son  crime.  »  Mémoires,  t.  VI,  p.  4. 

3.  Enfin,  dernière  raison,  c'est  la  pièce  qu'il  a  le  plus  travaillée,  sans 
renouveler  ses  prodiges  de  rapidité  :  «  Ce  fut  de  tous  ses  drames  celui 
qui  lui  prit  le  plus  de  temps.  »  Victor  Hugo  raconté,  t.  II,  p.  384. 


UNITÉ    d'action   —   INTRIGUE    —    LE    ROMANESQUE         ^37 

dans  Roy  Blas,  il  nous  manque  un  élément  impor- 
tant :  comment  V.  Hugo  compose-t-il  ?  c'est  son 
secret  \  et  les  poètes  là-dessus  sont  assez  mystérieux. 
Quand,  par  hasard,  ils  parlent  de  leur  méthode  de  tra- 
vail, ils  ont  l'air  de  se  moquer  un  peu  du  lecteur  -.  Pour 
Ruy  Blas,  en  particulier,  qu'a  fait  le  poète?  A-t-il 
fini  par  condenser  en  réalité  dramatique  les  idées  phi- 
losophiques un  peu  nuageuses  de  sa  préface?  A-t-il 
procédé  du  général  au  particulier? 

Après  avoir  rêvé  sur  la  noblesse  espagnole,  avoir 
remarqué  que,  au  xvm"  siècle,  épuisée,  elle  se  divise 
fatalement  en  deux  classes,  les  politiques  qui  veulent 
épuiser  l'État  à  leur  profit,  les  fous  qui  ne  ruinent 
qu'eux-mêmes,  et  se  font  gueux,  presque  bandits,  a-t-il 
précisé  son  rêve,  et  créé  César  et  Salluste?  Ce  procédé 
serait  curieux,  mais  il  est  plus  vraisemblable  chez  un 
philosophe  que  chez  un  poète.  Quoique  V.  Hugo  pré- 
tende surtout  être  un  penseur,  le  poète  domine  chez 
lui,  heureusement.  V.  Hugo  est  un  poète-peintre  ^.  Les 
idées  doivent  se  présenter  à  lui  sous  une  forme  concrète, 
puisqu'il  pense  surtout  par  images  :  «  La  foule,  dit-il 
lui-même,  ne  voit  dans  Ruy  Blas  que  le  sujet  drama- 
tique, le  laquais,  et  elle  a  raison  K  »  Ce  qui  prouve 

i.  Un  disciple  a  essayé  de  le  découvrir,  à  propos  des  Burgraves  : 
a  Le  poète  a,  comme  la  Pythonisse  d'Eiidor,  la  puissance  de  faire  appa- 
raître et  parler  les  ombres.  Hatto  se  sera  présenté  le  premier,  puis 
Magnus  son  jière,  puis  Job  l'aïeul,  le  cercle  de  la  rêverie  s'élargissant 
et  se  reculant  toujours.  »  Th.  Gautier,  VArt  dramatique  en  France, 
t.  III,  p.  G. 

2.  Exemple,  la  Genèse  d'un  poème,  d'E.  Poë;  exemple  encore  tout  ce 
que  dit  M.  Th.  de  Banville  dans  son  curieux  Petit  traité  de  poésie  fran- 
çaise, sur  la  rime,  ch.  m. 

3.  Cf.  M.  Girard,  Revue  des  Deux-Mondes,  15  avril  1881.  _ 
A.  Préface  de  Ruy  Blas,  p.  84. 


138  DU   DRAME  ROMANTIQUE 

encore  qu'elle  a  raison,  c'est  que  V.  Hugo  songeait 
d'abord  à  commencer  sa  pièce  par  ce  qui  fait  actuelle- 
ment le  troisième  acte,  à  frapper  de  suite  l'esprit  du 
spectateur  par  la  vue  d'un  ministre-laquais  K  II  est  donc 
probable  que  le  poète  a  vu  ainsi  sa  pièce  d'un  seul  coup  : 
un  laquais  aimant  une  reine,  aimé  d'elle,  contraste  qui 
devait  plaire  à  son  esprit  antithétique.  Avant  que  le 
poète  pût  songer  à  mettre  cette  idée  en  drame,  cer- 
taines nécessités  s'imposaient  aux  caractères.  Il  fallait 
que  le  laquais  fût,  sinon  un  homme  de  génie  mal  servi 
par  la  naissance,  du  moins  un  rêveur  ardent,  âme 
généreuse  éprise  de  chimères,  de  régénération  sociale. 
Jusqu'ici  nous  ne  voyons  rien  que  de  très  possible. 
La  Bruyère  constate  déjà  l'existence  de  ces  déclassés, 
dont  quelques-uns  parviennent  *.  Au  xvnp  siècle,  ils 
sont  une  des  ressources  de  la  société.  Or,  Ruy  Blas 
se  passe  à  la  fin  du  xvn^  siècle  ^. 

La  reine  doit  être  femme  avant  tout,  assez  romanes- 
que pour  s'éprendre  d'im  inconnu,  assez  amie  du  bien 
pour  aimer  ce  parvenu  qui  veut  faire  quelque  chose, 
seule  enfin,  sans  défense  contre  son  cœur  :  le  tout, 
pour  que  nous  puissions  l'aimer,  et  ne  pas  songer  un 
instant  qu'elle  déchoit. 

Maintenant,  qui  sera  le  trait  d'union,  qui  rapprochera 
le  laquais  de  la  reine?  Sera-ce  l'amour,  un  amour 
héroïque  l'élevant  jusqu'à  celle  qu'il  aime?  V.  Hugo 
reprendra-t-il  le  Don  Sanche  de  Corneille,  en  laissant 
Carlos  fils  de  pêcheur  jusqu'au  bout?  C'était  possible. 


4.  Victor  Hugo  raconté,  t.  Il,  p.  393. 

2.  Des  liicm  de  fortune,  §  viii,  xv,  xviii. 

3.  En  1G9....  écrit  V.  Hugo. 


UNITÉ    d'action    —    INTRIGUE   —   LE    ROMANESQUE         139 

mais  un  peu  long.  Le  drame  moderne  va  plus  vite.  La 
haine  réfléchie  trouvera  dans  le  laquais  un  instrument; 
l'amour  imprudent  fera  le  reste  :  voilà  le  joint  trouvé. 

Quant  à  la  haine,  plus  d'une  raison  était  bonne  pour 
la  faire  germer  dans  le  cœur  du  traître  ;  mais  celle  que 
le  poète  a  trouvée  est  excellente  :  elle  ajoute  au 
caractère  odieux  de  Salluste,  à  la  bonté  de  la  reine. 
Avec  de  pareils  éléments,  V.  Hugo  a  composé  une  pièce 
qui  serait  parfaite  en  quatre  actes  :  don  Salluste,  la 
Reine,  Ruy  Blas,  le  Tigre  et  le  Lion.  Malheureusement 
le  drame  a  cinq  actes  :  examinons-les. 

Si  les  soldats  d'Hernani  s'étaient  trouvés  à  leur 
poste  le  8  novembre  1838  ',  ils  auraient  été  fort  sur- 
pris de  voir  le  rideau  se  lever  sur  une  scène  de  tra- 
gédie :  un  personnage  de  drame  s'entretenant  avec  un 
confident  aussi  discret  et  plus  silencieux  que  ce  Théra- 
mène  tant  raillé.  C'était  presque  audacieux.  Du  reste  le 
confident  Gudiel  disparaît  vite,  pour  faire  place  à 
Zafari,  personnage  de  Callot,  pour  le  costume.  Salluste 
veut  se  venger  :  il  a  compté  sur  son  triste  cousin,  qu'il 
croit,  non  sans  fondement,  médiocrement  scrupuleux  : 
la  scène  est  longue,  amusante,  mais  un  peu  épisodique, 
inutile,  par  conséquent  :  tout  au  plus  sert-elle  à  éclairer, 
par  contraste,  le  caractère  de  Salluste  :  un  demi-voleur 
a  plus  de  délicatesse  que  ce  grand  d'Espagne.  Pendant 
qu'il  travaille  à  se  débarrasser  de  cet  aventurier  trop 
timoré.  César,  confident  dramatique,  fournit  à  Ruy  Blas 
l'occasion  de  conter  au  public  sa  biographie,  que  son 
ami  Zafari  doit  connaître  depuis  longtemps.  Un  détail 

1.  Victor  Hugo  raconl(',  t.  II,  p.  398. 


140  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

semble  avoir  de  Timportauce  :  ils  se  ressemblent  comme 
deux  frères. 

Don  César  disparu,  Salluste  songe  à  profiter  de 
cette  heureuse  ressemblance,  et  combine  à  l'instant  un 
plan  bien  machiavélique  pour  être  improvisé  ainsi  d'un 
seul  coup  :  il  fait  signer  à  Ru  y  Blas  un  premier  petit 
papier,  qui,  dans  quelques  mois,  fera  tomber  la  reine 
dans  un  piège,  et  un  autre  petit  papier,  qui  rend 
impossible  toute  résistance  de  Ruy  Blas.  Gela  fait,  il  lui 
montre  la  reine  et  lui  ordonne 

De  plaire  à  cette  femme  et  d'être  son  amant, 

puis  il  disparaît. 

Telle  est  l'exposition  du  drame,  fort  bonne,  malgré 
quelques  petits  défauts.  Sans  doute  un  romantique  peut 
critiquer  le  confident  classique  :  sans  doute  un  classi- 
que peut  blâmer  le  confident  romantique;  sans  doute 
on  peut  trouver  romanesques  la  ressemblance  des  deux 
amis,  et  ce  coup  de  chance  pour  Salluste  que  Ruy  Blas 
aime  précisément  celle  qu'on  veut  lui  faire  aimer.  Mais 
qu'importe?  Le  public,  juge  souverain  de  la  vraisem- 
blance, ne  crie  pas  à  l'invraisemblance  ^  Il  sent  que  ce 
début  promet  un  drame  intéressant  ;  et  le  spectateur  est 
bon  prince,  quand  on  l'intéresse. 

Au  deuxième  acte,  nous  sommes  chez  la  reine,  dans 
une  cour  espagnole  :  l'étiquette  nous  en  paraît  amu- 


i.  Le  soir  de  la  première,  «  le  froid  de  novembre  glaçait  les  specta- 
teurs.... la  pièce  dégela  le  public.  Les  trois  premiers  actes,  très  bien 
joués,  et  plus  que  très  bien  par  M.  Frederick,  saisirent  la  salle.  » 
Victor  Hugo  raconté,  t.  II,  p.  398,  399. 


UNITÉ   d'action   —   INTRIGUE  —   LE   ROMANESQUE         141 

santé  \  et  l'on  plaint  avec  un  sourire  cette  gracieuse 
jeune  fille,  qui  n'a  gardé  de  son  Allemagne  que  les 
qualités  :  rêveuse  sans  fadeur,  mélancolique  et  non 
sentimentale.  Arrachons-nous  au  charme  pour  constater 
que  son  ravissant  monologue  -  est  peu  vraisemblable 
devant  toute  une  cour  et  des  duègnes  revêches;  que 
les  pressentiments  de  la  reine 

En  même  temps  qu'un  ange,  un  spectre  affreux  me  suit,  etc.  ^ 

sont  bien  le  résumé  du  drame,  mais  que  les  «  pres- 
sentiments »  rarement  justes  dans  la  vie  réelle,  sont 
ici  d'une  précision  invraisemblable.  V.  Hugo  aurait 
dû  les  abandonnner  au  mélodrame,  avec  la  «  voix 
du  sang  ».  Ils  se  réalisent  du  reste  aussitôt  :  l'ange 
apparaît  :  c'est  Ruy  Blas,  en  écuyer.  Malheureusement 
pour  lui,  don  Guritan  veille  :  avec  une  facilité  d'intui- 
tion surprenante,  même  chez  un  jaloux,  don  Guritan 
devine  que  ce  jeune  homme  aime  la  reine,  qu'il  doit 
donc  être  jaloux  du  roi,  et  il  lui  rappelle  que  sa  charge 
l'oblige  à  veiller 


Dans  la  chambre  prochaine, 
Afin  d'ouvrir  au  roi,  s'il  venait  chez  la  reine! 


1.  G.  Planche  {Revue  des  Deux-Mondes,  15  novembre  1838)  reproche 
à  V.  Hugo  d'avoir  copié  Schiller  (Don  Carlos,  a.  I,  se.  ni),  comme  il 
lui  reprochait  d'avoir  copié  dans  le  monologue  de  Charles-Quint  le 
monologue  de  Fiesque.  Mais  ces  rapprochements,  où  se  complaît  l'éru- 
dition du  critique,  ne  prouvent  pas  qu'il  y  ait  eu  imitation.  Des  trois 
romantiques,  A.  Dumas  est  le  seul  qui  ait  réellement  emprunté  aux 
théâtres  étrangers,  et  en  particulier  au  Don  Carlos  de  Schiller. 

2.  Théâtre,  t.  IV,  p.  131. 

3.  Ibid.,  p.  135. 


142  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

Il  est  vrai  que  le  poète  atteint  son  but  :  Ruy  Blas  s'éva- 
nouit de  jalousie,  puis  les  deux  amants  sans  le  savoir  se 
reconnaissent  à  la  vue  d'un  morceau  de  dentelle  ensan- 
glanté. Certes  ce  procédé  est  plus  neuf  que  les  anneaux 
ou  les  armures  de  tragédie.  Mais  est-il  bien  vraisem- 
blable que  Ruy  Blas  écuyer,  «  magnifiquement  vêtu  », 
porte  les  mêmes  dentelles  que  Ruy  Blas  domestique? 
que  la  reine,  toute  femme,  toute  amie  des  dentelles 
qu'elle  puisse  être,  le  reconnaisse  à  la  similitude  du 
point?  Passe  encore  pour  ce  détail,  qui  échappe  dans  la 
confusion  de  la  scène  :  mais  que  signifie  la  provocation 
si  peu  attendue  de  don  Guritan?  Est-ce  pour  nous 
montrer  le  courage  de  Ruy  Blas  ^?  C'est  bien  inutile. 
Est-ce  pour  préparer  la  première  scène  du  quatrième 
acte,  dans  laquelle  Ruy  Blas,  pour  sauver  la  reine, 
envoie  son  page  présenter  des  excuses  à  don  Guritan  ^? 
Nous  pourrions,  en  effet,  nous  rappeler  alors  qu'en  un 
cas  presque  pareil  don  Guritan  avait  fait  disparaître  le 
messager  sans  l'écouter  ^  Mais  l'on  ne  peut  raisonna- 
blement demander  au  spectateur  de  prêter  une  oreille 
attentive  à  tout  ce  que  dit  don  Guritan.  Est-ce  enfin 
pour  intercaler  bon  gré  mal  gré  une  scène  de  comédie? 
C'est  probable;  mais  il  fîiudrait  au  moins  que  la  scène 
fût  comique,  que  la  figure  de  don  Guritan  fût  «  grave- 
ment boufTon  ne  »,  qu'il  rappelât,  autant  que  le  voudrait 
le  poète,  «  don  Quichotte  inimitable  ^  ».  Du  reste, 
V.  Hugo  escamote  à  la  fin  don  Guritan  avec  la  même 


1.  Théâtre,  t.  IV,  p.  149. 

2.  Ibid.,  t.  IV,  p.  18o. 

3.  Jbid.,  t.  IV,  p.  146. 

4.  Notes  sur  Ruy  Blas,  Théâtre,  t.  IV,  p.  381. 


UNITÉ    d'action    —   INTRIGUE   —   LE    ROMANESQUE         143 

dextérité  que  don  César  au  premier  acte.  Ce  sont  là 
des  longueurs,  et  le  spectateur  a  hâte  d'arriver  au 
drame.  L'action  ne  s'engage  vraiment  qu'au  troisième 
acte.  Il  est  superbe.  Après  une  exposition  facile,  qui 
nous  apprend  la  fortune  rapide  de  Ruy  Blas,  nous 
assistons  à  la  curée  des  places  et  de  l'argent.  Peut-être 
le  poète  a-t-il  forcé  la  note  :  ces  conseillers  d'État  volent 
l'Etat  avec  un  cynisme  exagéré.  Sans  doute  ce  sont  des 
voleurs,  mais  des  voleurs  de  bonne  maison  ;  et  pourtant 
le  discours  de  Govadenga  '  ne  serait  pas  déplacé  dans 
un  office  où  les  domestiques  discuteraient  la  meilleure 
façon  de  voler  leur  maître.  Sans  doute  cette  invraisem-. 
blance  nous  vaut  la  magnifique  tirade  de  Ruy  Blas. 
Mais  le  coup  de  théâtre  est  un  peu  rudement  amené. 
Cette  réserve  faite,  constatons  que  le  résultat  de  cette 
invraisemblance  est  merveilleux,  et  que  V.  Hugo,  après 
avoir  donné  à  son  héros  une  éloquence  incomparable, 
qui  fait  paraître  court  un  discours  plus  long  que  celui 
de  Cinna,  lui  préte^  pour  finir,  un  élan  merveilleux 
de  lyrisme,  où  les  images  s'accumulent  sans  désordre, 
pour  aboutir  à  une  dernière  métaphore  d'une  brutalité 
saisissante. 

Ce  long  discours  est  vraisemblable  dans  la  bouche  du 
ministre  :  est-il  aussi  naturel  que  ses  collègues  écoutent 
toutes  ces  injures  sans  mot  dire?  Leur  résignation 
humble  est  très  commode  pour  le  poète,  qui,  ayant 
besoin  de  laisser  Ruy  Blas  en  tète-à-tête  avec  la  reine, 
lui  fait  mettre  les  ministres  à  la  porte  d'une  façon  un 
peu  cavalière.  Le  duc  d'Olmedo  n'est  pas  un  président  de 

1.  ThéiUre,  t.  IV,  p.  159. 


144  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

conseil  :  il  parle  à  ses  collègues  comme  un  majordome 
à  des  laquais. 

Tout  le  monde  sorti,  la  reine  apparaît.  Il  est  regret- 
table que,  pour  amener  la  belle  scène  qui  va  suivre,  le 
poète  se  soit  servi  d'un  artifice  trop  simple  :  la  reine 
sort  d'un  cabinet  secret  que  personne  ne  connaît,  je 
ne  sais  pourquoi.  Ces  ministres  sont  bien  distraits,  et 
bien  plus  imprudents  que  Ginna  et  Maxime  parlant  de 
conjuration  dans  le  palais  d'Auguste.  Dans  cette  salle, 
où  ils  causent  d'affaires  si  délicates,  ils  n'ont  jamais 
songé  à  soulever  une  tapisserie,  à  regarder  dans  un 
cabinet  peu  dissimulé?  V.  Hugo  en  a  besoin  :  c'est  une 
raison  pour  lui,  ce  n'est  pas  une  excuse  pour  nous.  Quand 
Molière  emploie,  pour  confondre  Tartufe,  un  cabinet 
semblable,  il  prévient  le  public  à  l'avance.  Ici  la  surprise 
est  peu  préparée.  Cette  restriction  faite,  il  n'y  a  plus 
qu'à  admirer  le  dialogue  si  chaste  et  si  passionné,  et  le 
monologue  qui  suit,  un  des  plus  vraisemblables  de  notre 
théâtre,  un  des  plus  dramatiques,  grâce  au  coup  de 
théâtre  qui  le  termine. 

Ce  coup  de  théâtre  n'est  pas  le  résultat  fatal  d'une 
passion.  Il  est  inférieur  au  coup  de  théâtre  psycholo- 
gique que  Corneille  savait  préparer  ou  faire  éclater 
tout  à  coup,  le  «  Sors  vainqueur  d'un  combat  dont  Chi- 
mène  est  le  prix  »  ;  le  «  Soyons  amis,  Cinna  ».  —  Pour- 
quoi Salluste  arrive-t-il  juste  au  bon  moment,  comme  si 
le  personnage  attendait,  lui  aussi,  son  entrée  en  scène? 
Parce  que  le  poète  le  veut.  S'il  apparaissait  cinq  minutes 
plus  tôt,  le  drame  finirait  brusquement;  cinq  minutes 
plus  tard,  la  scène  serait  impossible  en  présence  des 
conseillers.  L'adage  «  sit  pro  ratione  voluntas  »  ne  peut 


UNITÉ   d'action    —    INTRIGUE   —    LE    ROMANESQUE         145 

faire  loi  au  théâtre...  Cette  surprise  est  donc  violente, 
soit,  mais  de  mauvais  aloi. 

Après  tout,  la  scène  est  dramatique  :  cette  agonie 
morale  de  Ruy  Blas,  vaincu  malgré  ses  résistances,  ter- 
mine bien  ce  troisième  acte,  malheureusement  séparé  de 
la  fin  par  un  hors-d'œuvre  bizarre.  Le  quatrième  acte  est 
la  grande  faiblesse  du  drame  au  point  de  vue  de  l'unité 
d'action.  Le  poète  nous  présente  brusquement  une  nou- 
velle pièce,  ayant  son  commencement,  son  milieu  et  sa  fin, 
reliée  au  drame  uniquement  par  la  scène  du  début.  C'est 
un  divertissement  qui  fait  rire  quelquefois  ^  :  mais  il 
fait  encore  moins  corps  avec  le  drame  qu'un  ballet  avec 
son  opéra. 

Nous  y  retrouvons,  du  reste,  les  mêmes  faiblesses 
d'exécution  que  dans  les  trois  premiers.  L'imagination 
du  poète  se  substitue  encore  une  fois  à  la  logique  des 
faits  et  des  caractères.  Si  Zafari  tombait  une  seconde 
plus  tôt  par  sa  cheminée,  si  don  Salluste  entrait  avant 
la  sortie  de  César  et  de  Guritan,  la  pièce  s'arrêterait 
brusquement.  Le  poète  se  donne  carrière.  Il  lance  à 
travers  la  trame  de  sa  pièce,  si  délicate  que,  un  seul  fil 
rompant,  tout  serait  perdu,  «■  à  travers  ses  toiles  d'arai- 
gnée ~  »,  un  personnage  de  pantomime  :  puis,  quand  ce 
gracioso  a  bien  fait  ses  tours,  quand  on  croit  (pie  toutes 
les  combinaisons  de  Salluste  sont  compromises,  le  poète 
enlève  délicatement  César,  et  l'intrigue  reparaît  intacte  : 
ce  n'est  pas  de  la  magie,  c'est  de  la  prestidigitation. 


1.  Pas  toujours  :  A  la  première  re|iréscntation,  «  le  quatrième,  que 
M.  Saint-Firmin  dit  avec  une  verve  spirituelle,  fut  moins  heureux  »  que 
les  trois  premiers.  Victor  Hugo  raconte,  t.  Il,  p.  39i). 

2.  Théâtre,  t.  IV,  p.  21i. 

Souri  AU.  10 


146  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

Si  encore  ces  tours  de  passe-passe  étaient  indispen- 
sables au  cinquième  acte,  on  pourrait  se  résigner.  Mais, 
sans  faire  disparaître  l'intérêt  (car  il  est  amusant,  après 
tout),  cet  intermède  arrête  l'action  plutôt  qu'il  ne  la 
ralentit,  et  substitue  un  intérêt  de  curiosité  à  l'intérêt 
dramatique  qui  reprend  enfin  '. 

Les  comparses  ont  disparu,  pour  ne  plus  revenir.  Les 
trois  personnages  principaux,  jusque-là  séparés,  vont 
se  trouver  en  présence  :  l'action  devient  simple,  grande; 
l'intérêt  va  croissant.  Ce  cinquième  acte  à  lui  seul  est 
toute  la  pièce  :  nous  avons  vu  que  c'est  la  règle  absolue 
du  drame  romantique. 

Dans  tout  ce  théâtre,  en  effet,  on  remarque  une 
intensité  d'émotion  finale  vraiment  extraordinaire.  En 
ce  genre,  le  chef-d'œuvre  du  romantisme  est  le  dénoue- 
ment de  Lucrèce  Borgia,  mais  non  pas  celui  qu'on  joue 
à  la  scène,  et  qui,  au  point  de  vue  moral,  est  manqué. 
Le  cri  de  Lucrèce  «  Je  suis  ta  mère  !  »  fait  de  Gennaro, 
jusque-là  justicier,  un  parricide  innocent.  A  quoi  bon 
reprendre  au  théâtre  de  Sophocle  ces  effets  monstrueux 
et  pénibles  inutilement?  Nous  trouvons,  au  contraire, 
dans  les  variantes  ^  une  autre  fin  incomparablement 
plus  belle.  Lucrèce  meurt  en  pardonnant,  en  consolant 
Gennaro  :  Lucrèce,  transfigurée  par  la  maternité,  par  la 
mort,  fait  venir  les  larmes  aux  yeux  du  lecteur;  pour 

4.  «  Ce  fut  pendant  un  temps  le  défaut  dominant  de  V.  Hugo  de 
faire  des  qualrièmes  actes  qui  pouvaient  s'enlever  comme  des  tiroirs... 
mais  de  ce  que  ce  quatrième  acte  est  inutile  à  l'ouvrage,  s'onsuit-il 
qu'une  fantaisie  merveilleuse  doive  être  supprimée?  De  ce  qu'une 
femme  est  belle,  est-il  absolument  nécessaire  de  jeter  ses  diamants 
à  l'eau,  quand  surtout  elle  en  a  pour  un  million.  »  Dumas,  Mrinoirt's, 
V,  259. 

2.  Théâtre,  t.  III,  p.  133. 


UNITÉ    d'action   —   INTRIGUE   —   LE    ROMANESQUE         147 

trouver  un  équivalent  à  cette  scène,  nous  sommes  obligés 
de  remonter  jusqu'à  l'Alceste  d'Euripide. 

Il  faut  avouer  que  cette  beauté  du  dénouement  est, 
en  général,  assez  chèrement  payée.  Les  quatre  pre- 
miers actes,  qui  préparent  l'action  plutôt  qu'ils  ne  la 
contiennent,  sont  sacrifiés  :  comme  ils  sont  destinés 
à  amener  une  situation  difficile,  ils  doivent  renfermer 
toutes  les  invraisemblances  nécessaires.  Gonmie  ils  sont 
vides  d'action  véritable,  au  profit  du  cinquième  acte, 
ils  sont  remplis  tant  bien  que  mal  par  des  événements 
purement  épisodiques,  des  hors-d'œuvre  ;  c'est  ce  que 
nous  appellerons  le  romanesque  dans  le  drame. 

Lorsque  les  règles  dramatiques  s'élargissent  déme- 
surément, le  drame  touche  en  effet  au  roman,  et  n'en 
est  plus  séparé  que  par  la  partie  matérielle,  par  ce  fait 
que  nous  écoutons  les  personnages  parler,  au  lieu  de 
lire  leur  conversation. 

Le  roman  est  le  plus  libre  des  genres  littéraires;  sa 
seule  loi  est  :  intéresser,  et  être  vrai.  Gomme  on  lui 
demande  surtout  des  caractères,  de  la  passion,  la  seule 
vérité  qu'on  puisse  exiger  de  lui  est  la  vérité  psycholo- 
gique. Quant  aux  événements,  peu  importe  l'ordre  dans 
lequel  on  nous  les  présente  :  le  lecteur  est  d'une  com- 
plaisance absolue,  et  ne  proteste  jamais,  même  contre 
le  procédé  trop  commode  :  «  Mais  remontons  de  vingt 
ans  en  arrière.  » 

Quant  au  plus  ou  moins  de  vraisemblance  des  faits, 
c'est  une  question  secondaire  ;  le  romancier  partant 
toujours  de  cette  convention  que  le  fait  qu'il  raconte 
«  est  arrivé  »,  le  vrai  peut  être  invraisemblable,  sans 
qu'on  songe  à  protester.  Au  point  de  vue  donc  des 


148  DU    DRAME   ROMANTIQUE 

événements,  de  l'action,  le  romancier  n'a  besoin  que 
d'imagination. 

Justement  il  se  trouve  que  nos  trois  romantiques 
sont,  chacun  dans  son  genre,  des  maîtres  romanciers  : 
A.  de  Vigny,  burinant  jusqu'à  la  perfection  de  délicates 
silhouettes  mihtaires,  ou  tâchant  à  s'élever  jusqu'au 
roman  historique;  Dumas,  faisant,  avec  une  habileté 
singulière,  courir  dans  la  trame  de  l'histoire  de  France 
les  iils  de  deux  ou  trois  intrigues  à  la  fois;  V.  Hugo 
enfin,  créant  un  genre  :  le  roman  épique  :  tous  trois, 
mais  le  dernier  surtout,  ont  montré  dans  leurs  drames 
leur  talent  de  romancier.  Ils  dédaignent,  en  efTet,  la  dis- 
tinction des  genres  :  «  Le  germe  de  la  grandeur  d'une 
œuvre  est  dans  l'ensemble  des  idées  et  des  sentiments 
d'un  homme,  et  non  pas  dans  le  genre  qui  leur  sert  de 
forme  ^  »  Ils  sont  même  allés  jusqu'à  prétendre  que 
drame  et  roman  sont  ])ien  près  d'être  la  même  chose, 
car  «  quand  la  peinture  du  passé  descend  jusqu'aux 
détails  de  la  science,  quand  la  peinture  de  la  vie  des- 
cend jusqu'aux  finesses  de  l'analyse,  le  drame  devient 
roman  "  ». 

Mais  est-ce  l'intérêt  d'un  roman  que  le  spectateur 
cherche  dans  un  drame?  Au  théâtre,  nous  demandons 
à  une  pièce  le  plus  de  vraisemblance  possible  dans  les 
événements,  et  surtout  une  logique  rigoureuse  dans  leur 
enchaînement.  Si  l'on  ne  pouvait  attribuer  ces  exigences 
qu'à  notre  éducation  classique,  à  des  habitudes  d'esprit 
prises  à  la  lecture  des  tragiques,  notre  critique  porterait 
à  faux  :  nous  n'avons  pas  le  droit  de  juger  le  drame  au 

1.  Allred  de  Vigny,  Cinq-Mars,  t.  I,  p.  39. 

2.  V.  Hugo,  préface  des  Rayons  et  des  Ombixs. 


UNITÉ    d'action   —    INTRIGUE   —   LE    ROMANESQUE         149 

nom  des  lois  de  la  tragédie.  Mais  les  romantiques  man- 
quent ici  à  une  loi  fondamentale  de  tout  théâtre  :  ils 
vont  contre  la  volonté  très  raisonnable  du  public.  Que 
demande-t-il  à  une  pièce?  le  maximum  de  l'illusion. 
Tous  les  détails  qu'on  nous  présente  doivent  concourir 
à  cet  effet;  et  si  le  spectateur  est  quelquefois  sévère 
pour  un  accroc  matériel,  c'est  qu'il  sent  qu'on  lui  gâte 
tout  son  plaisir.  Un  changement  à  vue  peut  surprendre 
et  plaire  ;  mais  si  nous  apercevons  un  machiniste  cou- 
rant derrière  le  décor,  adieu  l'illusion.  Qu'un  personnage 
manque  son  entrée,  et  voilà  le  public  impatienté;  il  siffle 
quelquefois,  et  il  a  presque  raison;  ce  n'est  pas  le  per- 
sonnage qui  a  failli,  c'est  l'acteur  :  nous  sommes  rame- 
nés brusquement  à  la  réalité.  Dans  un  théâtre  qui  se 
respecte,  l'acteur,  fût-il  interrompu  par  les  applaudisse- 
ments, ne  doit  jamais  saluer  car  nous  nous  apercevrions 
alors  que  ce  n'était  pas  Hernani  ou  Chatterton  qui  nous 
émouvait,  mais  tel  ou  tel  acteur.  Même  l'acte  fini,  le 
rideau  toml)é,  on  n'aime  pas  toujours  à  entendre  rap- 
peler la  victime  et  son  assassin,  qui  reviennent  en  se 
donnant  la  main,  comme  deux  bons  camarades.  Mais  il 
ne  faut  pas  demander  trop  d'héroïsme  à  un  acteur^  une 
fois  l'acte  terminé.  De  même,  l'auteur  doit  se  montrer 
le  moins  possible,  sous  peine  de  détruire  toute  illusion. 
Voltaire  apparut  un  jour  sur  la  scène,  comme  caudataire 
d'un  de  ses  personnages.  Cette  plaisanterie  ne  devrait 
jamais  se  faire  sérieusement  au  théâtre.  Or  nous  avons 
déjà  remarqué,  à  propos  de  Ruy  Blas,  qu'à  chaque 
instant  l'auteur  intervient  dans  l'œuvre,  et  invente  des 
événements  ou  des  combinaisons,  nécessaires  sans  doute 
pour  que  la  pièce  continue,  mais  qui  ne  se  succèdent  pas 


150  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

spontanément.  Je  comparerais  une  pièce  de  théâtre  à 
un  automate.  Une  fois  le  mécanisme  remonté,  il  doit 
fonctionner  de  lui-même,  sans  que  le  mécanicien  inter- 
vienne :  les  romantiques  interviennent  trop  souvent. 

Sur  ce  point,  A.  Dumas  est  d'une  regrettable  ingé- 
niosité. Faut-il  éveiller  la  jalousie  du  duc  de  Guise? 
«  Il  laisse  tomber  sa  main  avec  découragement.  Elle  se 
pose  sur  le  mouchoir  oublié  par  la  duchesse  :  Qu'est 
cela?....  mille  damnations!  Ce  mouchoir  appartient  à  la 
duchesse  de  Guise  !  Voilà  les  armes  réunies  de  Glèves  et 

de  Lorraine Elle  serait  venue  ici!....  Saint-Mégrin ! 

0  Mayenne  !  Mayenne  !  tu  ne  t'étais  donc  pas 
trompé  M  »  Et  comme  il  ne  suffît  pas  d'imiter  Shaks- 
peare  ^  qu'il  faut  aller  encore  plus  loin  que  lui,  ce 
mouchoir  se  retrouve  au  dénouement,  et  sert  à  étrangler 
Saint-Mégrin.  Mais,  d'ordinaire,  à  cette  époque,  ce  n'est 
pas  le  moyen  usité  pour  se  débarrasser  d'un  ennemi? 
Pour  rendre  le  procédé  vraisemblable  :  «  Tiens,  dit  le 
roi  à  son  favori  qui  va  se  battre,  voici  un  talisman  sur 
lequel  Ruggieri  a  prononcé  des  charmes;  celui  qui  le 
porte  ne  peut  mourir  ni  par  le  fer  ni  par  le  feu  ^  » 
Aussi,  au  dénouement,  Saint-Paul,  qui  ne  peut  tuer  le 
jeune  homme,  s'écrie-t-il  :  «  Il  faut  qu'il  ait  quelque 
talisman  contre  le  fer  et  contre  le  feu...  »  ce  qui  permet 
au  duc  de  faire  la  réponse  célèbre  :  «  Eh  bien  !  serre- 
lui  la  gorge  avec  ce  mouchoir  :  la  mort  lui  sera  plus 
douce  ;  il  est  aux  armes  de  la  duchesse  de  Guise.  » 

1.  Henri  Hl,  a.  I,  se.  vu. 

2.  Dumas  reconnaît  [Théâtre,  t.  I,  p.  1-i,  15)  que  Shakspeare  lui  a 
révélé  le  vrai  théâtre.  Il  s'en  inspire  directement  quelquefois  :  t.  I, 
p.  1G3,  \6i,  198;  t.  IV,  p.  141,  235,  240-245;  t.  V,  p.  184,  185. 

3.  Henri  m,  a.  IV,  se.  vu. 


UNITÉ    d'action    —    INTRIGUE    —   LE    ROMANESQUE         loi 

Avec  de  pareils  procédés^  tout  devient  facile  :  comment 
faire  pénétrer  Antony  chez  Mme  d'Hervey?  Les  chevaux 
d'Adèle  s'emportent,  Antony  est  blessé  en  les  arrêtant  : 
le  moyen  de  ne  pas  le  recevoir  en  récompense  ^  ? 

A.  de  Vigny,  lui-même,  plus  sobre  pourtant  d'ima- 
gination, n'hésite  par  à  user  de  semblables  moyens. 
Pour  changer  un  ange  de  douceur  en  furie,  et  obtenir 
ainsi  un  faux  témoignage  contre  la  maréchale  d'Ancre, 
il  lui  suffit  d'un  portrait  qui  apparaît  à  la  scène  ni  du 
troisième  acte,  disparaît  à  la  scène  vni,  et  reparaît 
enfin  à  la  huitième  scène  de  l'acte  IV. 

De  tous  les  drames  romantiques,  le  plus  romanesque, 
à  coup  sur,  est  Angelo. 

Et  pourtant,  en  tête  de  cette  pièce,  où  son  imagina- 
tion se  donne  trop  libre  carrière,  le  poète  parle  juste- 
ment de  ce  que  nous  cherchons  en  vain  dans  ce  théâtre 
«  une  action  toute  résultante  du  cœur  -». 

L'idée  du  drame,  c'est  l'opposition  entre  «  la  femme 
dans  la  société,  la  femme  hors  de  la  société  -^  ».  Le 
ressort  de  la  pièce,  c'est  la  vengeance  d'fiomodeï.  Le 
sbire,  repoussé  jadis  par  Gatarina,  introduit  Rodolfo 
chez  la  femme  du  Podestat,  et  prévient  la  Tisbe  ({ue  son 
amant  la  trompe.  C'est  là  toute  la  pièce.  Mais  pouniuoi 
Rodolfo  se  fie-t-il  si  facilement  à  ce  sombre  person- 
nage? Parce  qu'il  lui  a  autrefois  sauvé  la  vie  '.  C'est 
très  possible^  mais  le  public  n'en  savait  rien,  et  apprend 


1.  Dans  Charles  VU,  Bérangère,  chassée  par  son  mari,  et  préférant 
rester,  fait  sortir  à  sa  place  «  une  femme  voilée  portant  un  costume 
exactement  pareil  à  celui  de  Bérangère.  »  T.  il,  p.  299. 

2.  Théâtre,  t.  III,  p.  283.  Nous  en  exceptons  bien  entendu  Chatterton. 

3.  Ifjid. 

4.  IbkL,  p.  328. 


152  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

ce  fait  juste  au  moment  où  il  est  indispensable  à  l'in- 
trigue. Le  spectateur  commence  à  se  défier  un  peu  : 
est-ce  qu'à  chaque  situation  peu  vraisemblable  nous 
apprendrons  aussi  un  petit  fait,  possible  sans  doute, 
mais  qui  a  le  tort  d'arriver  trop  à  point?  L'intrigue,  en 
effet,  se. développe  de  cette  manière.  La  première  tenta- 
tive d'Homodeï  a  manqué  :  la  Tisbe  a  sauvé  les  deux 
amants.  Homodeï  pourrait  écrire  à  Angelo  la  vérité 
qu'on  lui  cache;  mais,  par  malheur,  les  agents  des 
Dix  n'ont  pas  le  droit  de  correspondre  directement  avec 
le  Podestat.  Que  faire?  C'est  très  simple,  grâce  à  la 
complaisance  du  poète.  Reginella,  suivante  de  Gata- 
rina,  passera  juste  devant  la  maison  où  se  tient 
Homodeï.  On  la  fait  entrer  de  force,  on  lui  prend  une 
lettre  de  Rodolfo  à  Gatarina  ^  :  la  générosité  de  Tisbe 
est  ainsi  rendue  inutile  :  le  podestat  sera  prévenu.  A  pré- 
sent, Homodeï  est  inutile  et  même  gênant.  Gomment  le 
faire  disparaître?  Justement,  par  le  plus  commode  des 
hasards,  Rodolfo  regarde  par  la  croisée,  reconnaît 
Homodeï,  et  le  tue  quand  il  sort. 

Puis,  grâce  à  un  faux  poison,  dont  V.  Hugo  a  trouvé 
la  recette  dans  Shakspeare  ^,  Gatarina  échappe  à  la  ven- 
geance du  Podestat;  Tisbe,  se  dévouant  jusqu'au  bout, 
se  fait  poignarder  par  Rodolfo,  et  meurt  en  résumant 
ainsi  la  situation  :  «  Morte  pour  le  Podestat.  Vivante 
pour  toi.  Trouves-tu  cela  bien  arrangé  ainsi?  »  — 
«  Gouci,  couci,  »  serait  tenté  de  répondre  le  specta- 


4.  Théâtre,  t.  III,  p.  360. 

2.  Citons,  comme  restriction  à  cette  critique,  le  mot  de  J.  Janin  sur 
le  poison  classique  :  «  Ce  n'est  pas  tout  de  l'emprunter,  il  faut  savoir 
la  manière  de  s'en  servir.  »  Hist.  de  la  litt.  dram.,  t.  VI,  p.  198. 


UNITÉ    D  ACTION    —    INTRIGUE   —   LE    ROMANESQUE         153 

teiir.  Tout  cela  est  par  trop  ingénieux  et  manque  un 
peu  de  cette  simplicité  qui  nous  était  promise  dans  la 
Préface  de  Gromwell  *. 

En  présence  de  pareils  procédés  pour  développer 
l'intrigue,  ce  n'est  plus  «  drame  romantique  »  qu'il 
faut  dire,  mais  «  drame  romanesque  ». 

1.  p.  48. 


CHAPITRE  VI 

UNITÉ    d'intérêt    DU    GROTESQUE    DANS    LES     SITUATIONS 


Dans  notre  étude  de  la  Préface  de  Gromwell,  nous 
avons  constaté  que  le  romantisme  au  fond  est  moins 
révolutionnaire  qu'il  ne  paraît  tout  d'abord.  Il  ne  veut 
pas  reproduire  le  grotesque  pour  lui-même;  il  veut  en 
faire  un  simple  repoussoir  :  le  sublime  doit  toujours 
prédominer  ^;  si  bien  que  cette  théorie,  qui  semble 
d'abord  si  provocante,  peut  s'exprimer  très  pacifique- 
ment par  le  vers  de  Boileau  :  «  c'est  une  ombre  au 
tableau  qui  lui  donne  du  lustre.  » 

Cette  loi  du  contraste,  avant  d'être  adoptée  en  littéra- 
ture, l'était  depuis  longtemps  dans  les  arts  :  «  Rubens  le 
comprenait  sans  doute  ainsi,  lorsqu'il  se  plaisait  à  mêler 
à  ses  déroulements  de  pompes  royales,  à  des  couronne- 
ments, à  d'éclatantes  cérémonies,  quelque  hideuse 
figure  de  nain  de  cour  ^.  »  L'introduction  du  grotesque 
dans  le  drame  fut  une  réaction  contre  la  dignité  tra- 
gique. La  tragédie  ayant  été  toujours  noble,  quelque- 

1.  Préface,  p.  21,  25. 

2.  Ibid.,  p.  21. 


UNITÉ  d'intérêt  —  DU  GROTESQUE  DANS  LES  SITUATIONS     lao 

ibis  guindée,  le  drame  devait  être  familier,  trivial 
même  par  endroits. 

Reconnaissons-le  pourtant  :  les  romantiques  peuvent 
invoquer  autre  chose  qu'un  prétexte  :  ils  ont  une 
raison.  Ils  veulent  augmenter  l'intérêt,  éviter  la  mono- 
tonie, défaut  capital  de  la  tragédie,  même  dans  Corneille 
et  Racine,  en  introduisant  le  grotesque  :  «  Grâce  à  lui, 
point  d'impressions  monotones  '.  »  Le  spectacle  «  per- 
drait... sa  longueur  et  sa  monotonie  actuelles  »  ;  au  lieu 
de  donner  «  d'abord  deux  heures  de  plaisir  sérieux, 
puis  une  heure  de  plaisir  folâtre,  il  broierait  et  mêlerait 
artistement  ces  deux  espèces  de  plaisir  '  ». 

On  peut  introduire  le  grotesque,  soit  dans  une  situa- 
tion, par  des  détails  comiques  contrastant  avec  l'en- 
semble, soit  dans  un  caractère.  Nous  ne  parlerons,  dans 
ce  chapitre,  que  du  grotesque  dans  les  situations. 

Il  occupe  moins  de  place  dans  les  drames  des  roman- 
tiques que  dans  leurs  préfaces.  Gela  tient  à  ce  que, 
sauf  les  mots  comiques,  que  l'on  peut  toujours  amener 
plus  ou  moins  naturellement,  les  scènes  comiques  ne 
se  présentent  pas  pour  ainsi  dire  d'elles-mêmes,  dans 
une  intrigue  fortement  conçue.  S'il  y  a  réellement 
unité  d'action,  il  est  difficile  que  cette  action  soit  à  la 
fois  ridicule  et  terrible  :  aussi  pourrait-on  constater 
plus  d'une  fois  dans  le  drame  que  cette  difficulté  est 
tournée,  mais  non  vaincue. 

Le  grotesque,  en  pareil  cas,  ne  fait  pas  corps  avec 
l'action  :  ce  n'est  plus  une  combinaison ,  c'est  un 
mélange. 

1.  Préface,  p.  33. 

2.  Ibid.,  p.  GO. 


156  DU    DRAME   ROMANTIQUE 

Le  grotesque  apparaît  rarement,  mais  alors  il  remplit 
la  moitié  d'un  acte,  ou  même  un  acte  tout  entier  :  on 
sent  alors  que  l'auteur  veut  réparer  un  oubli  et  con- 
former sa  pratique  à  la  théorie  de  l'école  :  un  per- 
sonnage épisodique  se  jette  au  travers  de  l'action,  la 
suspend  un  instant,  se  démène  dans  l'intrigue,  puis  dis- 
paraît, et  la  pièce  reprend  son  cours.  Le  quatrième  acte 
de  Ruy  Blas,  nous  l'avons  vu,  est  rempli  de  cette  façon. 
On  pourrait  encore  citer,  au  deuxième  acte  de  Chatter- 
ton, l'invasion  tumultueuse  des  six  jeunes  lords  en 
habits  de  chasse,  ou  même  l'entrée  solennelle  de 
M.  Beckford,  au  troisième  acte  :  que  l'intervention  du 
lord-maire  soit  nécessaire,  rien  déplus  certain,  puisque 
nous  devons  connaître  la  réponse  à  la  lettre  de  Chatter- 
ton :  mais  que  ce  magistrat  se  dérange  lui-même,  pour 
venir  offrir  au  poète  une  place  de  premier  valet  de 
chambre,  c'est  tout  à  fait  invraisemblable;  nous  n'en 
voyons  pas  la  raison,  ou  plutôt  nous  la  voyons  trop  :  il 
faut,  coûte  que  coûte,  faire  apparaître  le  grotesque  : 
car,  avant  d'être  dramaturge,  on  doit  être  romantique. 

C'est  là  une  faute  incontestable  :  ajoutons  qu'elle  est 
rare,  et  que  le  grotesque,  d'ordinaire,  est  assez  étroite- 
ment uni  à  l'action.  Dans  un  certain  nombre  de  drames, 
et  surtout  dans  Hernani ,  la  Maréchale  d'Ancre , 
Marion  Delorme,  la  Tour  de  Nesle,  nous  constatons  un 
procédé  déjà  plus  habile  que  le  premier  signalé  : 
chaque  acte  débute  comme  une  comédie,  et  se  ter- 
mine comme  une  tragédie.  L'émotion  finale  est  ainsi 
toujours  dramatique,  et  le  contraste  de  la  fin  avec  les 
scènes  plaisantes  du  début  empêche  la  monotonie; 
l'unité  d'intérêt  est  moins   altérée,  et  l'attention  du 


UNITÉ  d'intérêt  —  DU  GROTESQUE  DANS  LES  SITUATIONS    dST 

spectateur  est  tenue  en  éveil,  sans  être  trop  brusque- 
ment contrariée  par  des  émotions  difTérentcs. 

De  plus,  à  mesure  que  la  pièce  se  déroule,  et  que 
nous  approchons  du  cinquième  acte,  nous  pouvons 
remarquer,  principalement  dans  Henri  III,  Marion 
Delorme,  Christine,  Loreuzino,  que  le  grotesque  tend 
à  diminuer  graduellement,  que  les  scènes  comiques 
deviennent  de  plus  en  plus  rares.  Par  exemple,  dans 
Christine,  après  un  prologue  de  pure  comédie  (car  la 
chute  de  Christine  dans  la  mer,  se  passant  dans  la  cou- 
hsse,  n'est  pas  pour  nous  faire  trembler),  après  trois 
actes  où  les  scènes  plaisantes  alternent  presque  égale- 
ment avec  des  situations  plus  fortes,  le  quatrième  acte 
ne  nous  présente  plus  qu'un  épisode  plus  ou  moins 
comique  ^;  le  cinquième  acte  et  l'épilogue  ne  contien- 
nent pas  le  moindre  mot,  la  moindre  situation,  qui 
puissent  égayer  le  spectateur. 

Remarquons  en  effet  que  les  drames  romantiques, 
presque  sans  exception,  se  terminent  par  un  cinquième 
acte  purement  tragique,  où  rien  ne  vient  modifier  un 
instant  l'unité  d'émotion.  Sans  compter  Lucrèce  Borgia, 
Angelo  et  Marie  Tudor^  où  le  grotesque  n'apparaît  pour 
ainsi  dire  pas  dans  tout  le  cours  de  la  pièce,  le  drame 
même  le  plus  enchevêtré,  le  plus  encombré  de  situa- 
tions comiques  ou  de  mots  plaisants,  se  dénoue  tou- 
jours par  une  situation  simple  :  simplicité  finale  achetée 
souvent,  nous  l'avons  vu,  par  des  comphcations  au 
début,  mais  enfin,  si  chèrement  payée  qu'elle  soit, 
obtenue. 

1.  Se.  V,  Sentinelli  et  les  deux  bravi. 


158  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

Voilà  comment  les  romantiques  ont  su  triompher  de 
la  difficulté  :  ils  embrouillent  d'abord  l'intrigue,  et 
compromettent  quelquefois  l'unité  d'action  ;  mais  ils 
arrivent  à  l'unité  d'intérêt,  malgré  la  présence  de  deux 
éléments  disparates,  le  grotesque  et  le  sublime,  par 
une  progression  constante,  le  premier  élément  dimi- 
nuant de  plus  en  plus,  jusqu'à  ce  qu'enfin  il  cède  entiè- 
rement la  place  au  second. 

Pour  confirmer  ce  qui  pourrait  sembler  des  géné- 
ralités par  quelques  citations  précises,  prenons  nos 
exemples  dans  celui  des  trois  romantiques  qui  possédait 
peut-être  le  moins  le  don  du  comique  :  nous  pourrons 
d'autant  mieux  étudier  le  procédé,  que  chez  lui  le 
grotesque  n'est  qu'un  procédé.  V.  Hugo,  en  effet,  est 
un  homme  de  génie,  mais  ce  n'est  pas  un  homme 
d'esprit,  ou  plutôt,  il  n'a  pas  l'esprit  du  théâtre  K 

Il  s'est  établi  de  nos  jours  une  confusion  complète 
sur  le  mot  et  sur  la  chose.  On  prend  pour  de  l'esprit 
scénique  de  purs  jeux  de  mots,  des  nouvelles  à  la  main, 
de  l'esprit  de  journaliste.  On  croirait  volontiers  que 
certains  auteurs,  une  fois  leur  pièce  faite,  y  ajoutent 
des  mots  spirituels,  tant  ces  traits  semblent  peu  naturels 
chez  celui  qui  les  prononce.  Quand  une  comédie  va 
paraître,  on  nous  en  cite  à  l'avance  les  mots  :  on  en 


1.  L'esprit  de  V.  Hugo,  car  il  en  a  beaucoup,  mais  d'une  certaine 
espèce,  surprend  :  tout  est  énorme  en  lui  : 

Le  ciel  s'inquiétait  de  Job  : 
On  entendait  Dieu,  dès  l'aurore, 
Dire  :  As-tu  déjeuné,  Jacob? 

{Chanson  des  Rues  et  des  Bois,  p.  83.) 

Le  mouton  disait  :  Notre  père, 
Que  votre  sainfoin  soit  béni. 

[Ibid.,  p.  307.) 


UNITÉ  d'intérêt —  DU  GROTESQUE  DANS   LES  SITUATIONS    159 

fait  une  petite  exposition  à  part.  Or  le  vérita!)le  esprit, 
au  théâtre,  ne  peut  pas  se  séparer  du  nMe  ([ui  le  con- 
tient :  les  mots  de  Molière  ne  sont  pas  spirituels  quand 
on  les  détache  de  l'ensemble  qui  les  fait  valoir. 

V.  Hugo  n'a  pas  ce  genre  d'esprit  :  aussi  chez  lui  le 
grotesque,  ou  le  comique,  est-il  pénible  :  on  sent  l'effort. 
Souvent  ses  plaisanteries  ne  sont  qu'une  opposition  de 
mots,  où  manifestement  le  premier  interlocuteur  ne 
parle  que  pour  amener  la  réponse  du  second  ;  un 
prédicant  un  peu  nuageux,  dans   Gromwell,  s'écrie  : 

Mon  âme  voit  le  jour! 

Uniquement  pour  qu'on  lui  riposte  : 

Fais  donc  cesser  l'écIipse  '. 

Y  a-t-il  rien  de  moins  comique  que  les  plaintes  de 
dame  Gugghgoy,  épouse  délaissée  de  lord  Rochester  -? 
Dans  Hernani,  les  ripostes  de  don  Carlos  ^,  les  com- 


i.  A.  1,  se.  V. 

2.  A.  ni,  se.  XII. 

3.  Que  faisiez-vous  là?  —  Moi,  mais  à  ce  qu'il  parait, 
Je  ne  chevauchais  pas  à  travers  la  forêt. 

Ajoutons  ces  deux  vers  que  Dumas  [Mémoires^  t.  V,  p.  281,  282)  lit  sup- 
primer : 

Le  duc  ouvre  en  entrant  cette  boite  où  nous  sommes, 
Pour  y  prendre  un  cigare;  il  y  trouve  deux  hommes. 

(Drame,  t.  II,  p.  .504.) 

M.  de  Rémusat  était  plein  d'indulgence  pour  ce  vers,  qui  lui  inspirait 
la  réfle.xion  suivante  :  «  Avec  quel  bonheur  le  poète  a  fait  descendre  de 
ses  échasses  le  langage  tragique  de  nos  jours....  Il  n'y  a  pas  jusqu'au 
goût  de  la  plaisanterie,  un  peu  insolite  sur  notre  scène,  qui  ne  rappelle 
celui  de  l'imbroglio  espagnol.  Plusieurs  traits  de  ce  genre,  accueillis 
par  un  rire  improbateur,  ne  nous  semblent  pas  du  tout  l'avoir  mérité... 
Ces  sortes  de  réponses  ah  absitrdo  sont  fort  communes  sur  le  théâtre 


160  DU    DRAME   ROMANTIQUE 

pliments  de  condoléance  du  duc  au  roi  \  l'habileté  avec 
laquelle  don  Ricardo  a  ramasse  »  le  titre  de  comte, 
puis  de  grand  d'Espagne  ^  le  ton  familier  poussé  jusqu'à 
la  trivialité  ^,  tout  cela  semble  ajouté  après  coup.  Le 
poète  a  l'air  de  réparer  un  oubli.  Aussitôt  que  la  situa- 
tion devient  réellement  forte,  le  grotesque  disparaît  sans 
qu'on  le  regrette. 

Dans  Marion  Delorme,  outre  la  pénible  élaboration 
de  mots  plus  ou  moins  plaisants  \  nous  remarquons 
encore  un  manque  de  naturel,  un  effort  inutile  pour 
mêler  le  comique  et  le  sérieux,  dans  tout  le  début  du 
troisième  acte,  dans  l'arrivée  surprenante  des  comédiens 
au  milieu  d'un  enterrement,  —  souvenir  d'Hamlet, 
peut-être,  —  à  coup  sûr,  idée  malheureuse.  Une  rémi- 
niscence de  Molière  (qui,  du  reste,  n'est  peut-être  aussi 
qu'une  rencontre  fortuite)  ne  semble  pas  plus  heureuse  : 
Gassé,  ripostant  à  toutes  les  questions  sur  le  roi  par 
des  réponses  sur  le  cardinal  °,  nous  rappelle  trop  la  scène 
d'Orgon  et  de  Dorine. 

D'autres  fois,  certains  détails  seront  réellement  comi- 
ques, mais  nuiront  à  un  intérêt  plus  sérieux  :  Dame 

espagnol.  Il  y  a  quelque  part  dans  Calderon  :  «  Un  homme  ne  doit  pas 
être  jaloux  de  sa  femme.  —  Voulez-vous  qu'il  le  soit  de  celle  du  curé?  » 
—  Le  tour  de  la  plaisanterie  est  le  même.  »  Revue  française,  t.  XIV, 
p.  155,  156. 

1.  A.  I,  se.  m. 

2.  A.  II,  se.  i;  a.  IV,  se.  i. 

3.  La  tête  d'un  Silva!  vous  êtes  dégoûté! 

(A.  III,  se.  VI.) 

4.  Brichanteau  à  un  bateleur  qui  est  mêlé  à  la  foule  et  qui  porte  un 
singe  sur  son  dos  : 

Mon  bon  ami,  lequel  de  vous  deux  fait  voir  l'autre? 

(A.  II,  se.  II.) 

5.  A.  II,  se.  I. 


TNITÉ  d'intérêt  —  DU  GROTESQUE  DANS  LES  SITUATIONS     161 

Bérarde  empêche  le  public  de  prêter  une  attention 
suffisante  au  rôle  charmant  de  Blanche,  à  ses  mots 
j)artis  du  cœur  K 

Les  détails  grotesques  mêlés  au  drame  produisent 
donc  peu  d'effet  :  il  n'en  est  pas  de  même  des  scènes 
entières  de  comédie,  que  les  romantiques  ont  su  intro- 
duire, avec  une  habileté  incontestable,  dans  leurs 
intrigues.  Voilà  ce  qui  réellement  écarte  la  monotonie, 
voilà  ce  qui  repose  le  spectateur  de  l'émotion  drama- 
tique, le  rend  plus  apte,  par  conséquent,  à  ressentir 
ensuite  une  impression  plus  forte.  Un  dramatique  con- 
tinu finirait  par  épuiser  chez  les  auditeurs  les  sources  de 
l'émotion.  Le  romantisme  revenait  du  reste,  sans  s'en 
douter,  à  un  procédé  tragique  extrêmement  rare,  sans 
doute,  mais  dont  on  pourrait  citer  au  moins  un  exemple. 
Polyeucte,  tragédie  si  émouvante,  commence  par  trois 
scènes  de  comédie.  Avant  que  l'action  s'engage  vérita- 
blement et  nous  émeuve,  sa  préparation  nous  intéresse, 
sans  dépasser  le  genre  d'intérêt  qu'excite  la  comédie.  11 
en  est  de  même  pour  plus  d'un  drame.  Tout  le  premier 
acte  de  Marion  Delorme,  malgré  la  sombre  figure  de 
Didier,  malgré  ce  combat  dont  l'issue  n'inquiète  pas  le 
spectateur,  tout  ce  début,  dis-je,  ne  sort  pas  des  limites 
de  la  comédie,  et  le  vers  charmant  qui  termine  : 

Rose,  il  ne  m'a  pas  même 
Baisé  la  main.  —  Alors  qu'en  faites-vous?  —  Je  raimc. 

ne  prépare  pas  aux  horreurs  qui  vont  suivre  :  le  con- 
traste est  plus  violent  :  donc  Teffet  scénique  est  plus  fort. 

1.  Roi  s'iimuse^  a.  Il,  se.  iv. 

SOURIAU.  ,  II 


10:2  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

V.  Hugo  surtout  excelle  dans  ces  oppositions  :  citons 
encore  le  bal,  qui  ouvre  d'une  façon  si  naturelle  le  cin- 
quième acte  d'Hernani,  et  le  duo  d'amour  exquis  qui 
le  suit;  le  charmant  couplet  du  vieux  Job  ',  où  le  poète 
a  su  prêter  à  son  Titan  un  sourire  malicieux,  presque 
jeune,  qui  éclaire  un  instant  cette  sombre  figure  sans 
que  le  spectateur  soit  choqué  du  contraste  ^,  la  scène  de 
séduction  où  Lucrèce  essaye,  pour  sauver  Gennaro,  de 
rallumer  l'amour  du  duc  de  Ferrare  ",  enfin  la  conversa- 
tion de  Saltabadil  ''  avec  Maguelonne  qui,  tout  en  recou- 
sant le  sac,  prie  son  frère  de  n'y  pas  mettre  celui  qu'elle 
aime.  Mais  déjà  cette  scène  sort  un  peu  du  genre  de 
celles  que  nous  venons  de  citer.  C'est  un  nouveau 
genre  de  grotesque,  bien  original  cette  fois  :  Shakspeare 
n'en  offre  aucun  exemple;  V.  Hugo  a  introduit  dans 
le  drame  des  effets  d'ensemble,  réservés  jusqu'à  lui  à 
l'opéra,  où  le  comique  n'est  destiné  qu'à  augmenter 
l'émotion  par  un  contraste  immédiat.  Citons  d'abord 
tout  le  quatrième  acte  du  Roi  s'amuse,  qui,  bien  mis 
en  scène,  devrait  produire  un  effet  saisissant;  ces  deux 
intrigues  qui  se  développent  parallèlement,  et  qui  ne 
causeraient  aucune  émotion,  si  l'une  des  deux  succédait 
à  l'autre,  tandis  que  l'mtérêt  dramatique  naît  de  leur 
juxtaposition  ;  ce  merveilleux  quatuor  ^  n'est  dépassé, 


1.  Burgravcs,  Ile  partie,  se.  iv. 

2.  Citons  ici  un  jugement  bien  curieux  de  M.  P.  de  Saint- Victor  sur 
le  vieux  Burgrave  :  «  Le  ridicule  n'oserait  pas  plus  approcher  de  lui 
que  le  singe  d'un  vieux  lion  rêvant  dans  son  antre.  »  Victor  Hugo, 
p.  36. 

3.  Lucrèce  Borgia,  a.  Il,  se.  iv. 

4.  Roi  s'amuse,  a.  IV,  se.  v. 

5.  Lamartine  n'aimait  pas  que  l'on  mît  en  musique  ses  Méditations. 
Je  ne  crois  pas  que  V.  Hugo  non  plus  goûte  beaucoup  le  quatuor  de 


UNITÉ  d'intérêt  —  DU  GROTESQUE  DANS  LES  SITUATIONS     IG)^ 

coimiie  effet  musical,  c'est-à-dire  comme  effet  d'en- 
semble, que  par  le  finale  avec  chœurs  de  Lucrèce  Bors^ia. 
A  la  chanson  bachique  de  Gubetta  répond  un  chant 
higubre,  au  rire  des  jeunes  gens,  franc  d'abord,  puis 
tbrcé,  enfin  glacé  par  l'épouvante,  le  De  p/'ofandis  des 
pénitents.  V.  Hugo,  le  jour  où  il  imagina  cette  scène, 
reculait  véritablement  les  limites  de  son  art.  De  pareils 
effets,  inconnus  jusque-là,  peuvent  être  discutés  au  nom 
de  la  simplicité;  ils  sont  d'un  art  plus  compliqué  que 
la  tragédie;  mais  aussi,  reconnaissons-les  comme  plus 
puissants. 

En  somme,  nous  pouvons  conclure  que  l'introduc- 
tion du  grotesque  dans  les  situations  n'a  pas  nui  à 
l'unité  d'intérêt  :  en  est-il  de  même  pour  l'élément  fon- 
damental de  toute  œuvre  scénique  :  la  psychologie,  les 
caractères. 


IHyolctto.  nos  ego  versiculos  feci,  tulit  nller  honores.  H  est  incontestable 
(lue  la  musique  ajoute  au  dramatique  de  la  situation  : 

Car  la  musique  est  douce. 
Fait  l'àuie  harmonieuse,  et.  comme  un  divin  chœur, 
Éveille  mille  voix  qui  chantent  dans  le  cœur. 

(Ilernani.) 


CHAPITRE  VII 


DES    CARACTÈRES 


I.  Multiplicité  des  rôles.  —  Le  peuple.  —  L'action.  —  Le  détermi- 
nisme de  la  passion.  —  Monotonie  des  caractères.  —  L'auteur  appa- 
raît trop  dans  ses  personnages.  —  Le  lyrisme  dans  le  drame.  —  La 
vérité  psychologique  sacrifiée  à  l'effet.  —  Le  pessimisme. 

H.  Le  scepticisme  chez  les  personnages.  —  Le  corps.  —  Complexité  des 
caractères.  —  Le  grotesque.  —  Caractères  de  femmes. 


I 

Nous  ne  pouvons  demander  au  drame  des  caractères 
aussi  parfaits  que  ceux  de  la  tragédie  :  l'intérêt  psycho- 
logique n'est  plus  le  but  presque  unique  du  dramaturge. 
De  plus,  au  lieu  de  deux  ou  trois  personnages  princi- 
paux —  suivis  de  leur  ombre,  le  confident,  dans  Cor- 
neille; escortés  par  un  ou  deux  personnages  secondaires, 
dans  Racine  —  nous  nous  trouvons  en  présence  d'une 
véritable  foule.  Le  romantisme  a  tenu  la  promesse  de 
V.  Hugo  :  «  Au  lieu  d'une  individualité  comme  celle  dont 
le  drame  abstrait  de  la  vieille  école  se  contente,  on  en  aura 
vingt,  quarante,  cinquante,  ([ue  sais-je?  de  tout  relief, 
de  toute  proportion.  Il  y  aura  foule  dans  le  drame  '.  » 

i .  Préface,  p.  G8. 


DES  CARACTÈUES  165 

Fort  bien,  mais  aurons-nous,  dans  ces  cinquante  per- 
sonnages, la  monnaie  de  deux  ou  trois  héros  tragiques? 
Un  drame  n'est  guère  plus  long  qu'une  tragédie  :  si  au 
lieu  d'une  seule  «  individualité  »  vous  m'en  montrez 
(juarante,  chacune  d'elles  n'aura,  en  moyenne,  qu'un 
(]uarantième  du  temps  de  la  représentation,  et  surtout, 
qu'un  quarantième  de  l'attention  du  public.  On  a  beau 
nous  garantir  <(  qu'il  n'en  résultera  pas  fatigue  pour  le 
spectateur  ou  papillotage  dans  le  drame  »,  que  Shak- 
speare  a  réussi  malgré  cela,  et  même  «  à  cause  de  cela, 
comme  un  chêne  qui  jette  une  ombre  immense  avec  des 
milliers  de  feuilles  exiguës  et  découpées  »  ;  nous  répon- 
di'ons  qu'une  image  n'est  pas  un  argument,  que  là  où 
Shakspeare  a  réussi,  un  autre  peut  très  bien  échouer. 

Il  y  a  vingt-deux  personnages  dans  Henri  III,  vingt- 
trois  dans  la  Maréchale  d'Ancre,  quinze  dans  Marion 
Delorme,  sans  compter  la  foule,  le  peuple,  des  ouvriers, 
des  comédiens,  etc.  '  En  admettant  même  que  les  lignes 
principales  de  leurs  caractères,  au  lieu  d'être  à  peine 
esquissées,  soient  vigoureusement  gravées,  que,  à  côté 
des  bustes  principaux,  les  médaillons  aient  assez  de 
relief  pour  qu'on  les  distingue,  à  quoi  bon  fatiguer  inu- 
tilement le  spectateur?  Est-ce  pour  innover,  pour  faire 
autrement  que  les  tragiques?  Nous  ne  voyons  pas  d'autre 
raison,  et  cette  raison  nous  paraît  faible. 

Mais  à  quoi  bon?  Le  spectateur  ne  cherche  môme 
pas  à  retrouver  le  nom  ou  le  caractère  des  comparses.  II 

1.  Pour  le  Xapoléon,  de  Dumas,  a  quand  on  arriva  au  théâtre  on 
s'aperçut  qu'il  y  avait  cent  et  quelques  rôles.  Pendant  cinq  ou  six  jours 
ce  fut  comme  un  chaos  à  débrouiller.  Tous  les  rôles  fondus,  pressés, 
réunis,  nous  donnèrent,  non  compris  les  comparses,  quatre-vingts  ou 
quatre-vingt-dix  personnages  parlants.  »  Mémoires,  t.  VII,  p.  lOG. 


16G  DU    DRAME   ROMANTIQUE 

les  distingue  tout  au  plus  par  leur  costume,  ou  par  le 
nom  de  Facteur.  Ainsi,  dans  le  Roi  s'amuse,  sauf  M.  de 
Gossé  «  un  des  quatre  plus  gros  gentilshommes  de 
France^  »,  on  ne  reconnaît  les  courtisans  qu'à  la  figure 
des  acteurs. 

Pourtant,  si  les  caractères  secondaires  ne  se  dégagent 
pas  assez,  leur  réunion  forme  un  personnage  collectif 
assez  net. 

C'est  ainsi  que,  dans  la  Maréchale  d'Ancre,  les  gentils- 
hommes dévoués  à  la  favorite  sont  trop  nombreux  et 
apparaissent  trop  rarement  pour  qu'on  distingue  chacun 
d'eux;  mais  si,  individuellement^  ils  se  confondent, 
réunis,  ils  contribuent  à  donner  au  spectateur  une  im- 
pression précise  :  la  noblesse  de  ce  temps,  sans  négliger 
son  intérêt  personnel,  sait  se  dévouer  à  l'occasion,  par 
désintéressement  chevaleresque.  Les  cinq  Vénitiens  de 
Lucrèce  Borgia  ne  peuvent  fixer  leurs  noms  dans  notre 
mémoire  :  mais  nous  nous  rappelons  qu'ils  sont,  en  gé- 
néral, rancuniers,  insolents,  imprudents,  gtais,  braves-. 

D'après  tout  ce  que  disent  et  font  les  Burgraves,  nous 
ne  distinguons  qu'un  caractère  commun  à  tous  :  le  noble 
allemand  vit  des  vols  de  ses  soldats  ^ 

Nous  voyons  même  apparaître  sur  la  scène  une  masse 
plus  compacte,  innombrable  :  la  foule  \  qui  joue  «  le 

1.  Drame,  t.  H,  p.  356. 

2.  T.  ni,  p.  H. 

3.  T.  IV,  p.  292. 

A.  M.  Biré  prétend  (p.  -443)  que  «  dans  sa  rage  d'imitation  l'auteur 
de  Cromiccll  va  jusqu'à  emprunter  à  Népomucène  Lemercier  le  procédé 
dont  celui-ci  s'était  servi  dans  la  Panhypocrisiade  pour  rendre  le  mou- 
vement d'une  foule  sur  le  passage  de  François  1".  »  Une  ressemblance 
n'implique  pas  toujours  une  imitation.  On  pourrait  attribuer  cette 
remarque  à  une  «  rage  de  dénigrement  ». 


DES  CARACTÈRES  167 

rùle  d'un  acteur,  le  rùlc  cFun  homme  »,  sorte  de  nouveau 
chœur  avec  coryphée,  imaginé  par  les  romantiques.  La 
foule  ne  joue  pas  souvent  un  beau  rôle  :  malgré  ses 
rancunes  contre  Gromwell,  elle  lui  rend  en  un  instant 
toute  sa  faveur  \  crie  :  «  Vive  Elisabeth!  »  et  Tinstant 
d'après  :  «  Vive  Marie  ^!  »  Dans  la  Tour  de  Nesle,  dix 
manants  se  précipitent  sur  un  seul  gentilhomme  pour 
l'assassiner  ^. 

Dans  la  Maréchale  d'Ancre,  nous  voyons  se  dégager 
de  la  foule,  toujours  lâche,  un  élément  généreux,  le 
peuple;  il  tient,  suivant  une  comparaison  d'A.  de  Vigny, 
«  le  juste  miheu  entre  la  noblesse  et  la  populace,  entre 
la  lie  de  la  nation  et  la  mousse  légère  qui  flotte  à  la  sur- 
face '  ».  Le  peuple,  représenté  d'abord  par  Picard'',  fait 
lui-même  entendre  «  sa  grande  voix  »  à  la  cantonade  '', 
enfin  envahit  le  palais  du  maréchal  : 

PICARD 

IS'c  versons  pas  une  goutte  de  sang  et  ne  prenez  pas  une  pièce  d'oi'. 

HOMMES   DU   PEUPLE 

Mettez  le  feu  à  leur  palais  '^. 

Le  peuple  joue  déjà  le  beau  rôle  :  par  la  main  de  son 
chef,  il  rend  dédaigneusement  une  somme  énorme  à 
son  ennemi  ^  et  termine  le  drame  par  une  question 
redoutable  : 


i.  Drame,  t.  I,  p.  iOi,  -iOG. 

2.  T.  ni,  p.  SyO,  2y9. 

3.  I''  tableau,  scène  r<^. 

4-.  Maréchale  cl  Ancre,  a.  II.  se.  iv. 

5.  A.  II,  se.  II  et  se.  iv. 

6.  A.  III,  se.  vu. 

7.  A.  III,  se.  IX. 

8.  A.  V,  se.  IV. 


168  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

VITRY 

Messieurs,  allons  faire  notre  cour  à  Sa  Majesté  le  roi  Louis  Treizième. 

SCÈNE  XVIII 

PICARD,  aux  ouvriers  qui  se  regardent  et  restent  autour  du  corps 

de  Borgia. 
Et  nous? 

Dans  Marie  Tudor  également,  nous  trouvons  la  même 
distinction  entre  la  populace  et  le  peuple  '  :  «  On  voit 
remuer  dans  l'ombre  quelque  chose  de  grand,  de  sombre 
et  d'inconnu;  c'est  le  peuple.  Le  peuple,  qui  a  l'avenir, 
et  qui  n'a  pas  le  présent;  le  peuple  orphelin,  pauvre, 
intelligent  et  fort,  placé  très  bas  et  aspirant  très  haut  -.  » 
Ne  pouvant  le  mettre  tout  entier  sur  la  scène  ^,  V.  Hugo 
lui  donne  deux  ou  trois  représentants;  c'est  Gilbert,  si 
grand  dans  sa  colère,  que  Jane  humilie  à  ses  pieds, 
dans  sa  personne,  toute  la  noblesse  '';  c'est  la  Tisbe, 
éprouvant  pour  Gatarina  la  haine  de  la  fille  du  peuple 
contre  la  grande  dame^;  enfin,  et  surtout,  c'est  le  peuple 
«  ayant  sur  le  dos  les  marques  de  la  servitude,  et  dans 
le  cœur  les  préméditations  du  génie;  le  peuple,  valet  des 
grands  seigneurs,  et  amoureux  dans  sa  misère  et  dans 
son  abjection  de  la  seule  figure  qui,  au  milieu  de  cette 
société  écroulée,  représente  pour  lui,  dans  un  divin 
rayonnement,  l'autorité,  la  charité  et  la  fécondité.  Le 
peuple,  ce  serait  Ruy  Blas  ^  »  ;  le  peuple,  qui  four- 

1.  Drame,  t.  lli,  p.  2y4. 
±  T.  IV,  p.  81. 

3.  Il  nous  montre  pourtant  les  ouvriers,  mais  dans  deux  scènes  épi- 
sodiques,  t.  I,  p.  436;  t.  II,  p.  299. 
4..  Drame,  t.  III,  p.  Ifi6  sqq.,  205,  222,  247. 
n.  T.  III,  p.  342.  Cf.  Poésie,  t.  III,  p.  57. 
0.  T.  IV,  p.  81. 


DES   CARACTÈRES  109 

mille  d'hommes  d'Etat,  utopistes  ou  pratiques,  se 
perdant 

En  méditations  sur  le  sort  des  humains  ', 

le  peuple,  devant  qui  le  poète  fait  incliner  la  royauté, 
lorsque  la  reine  s'agenouille  devant  le  laquais  -.  C'est 
l'apothéose  finale. 

Personnage  individuel  ou  personnalité  collective,  le 
peuple,  avec  la  foule,  avec  la  multitude  des  rôles  secon- 
daires, encombre  la  scène,  et  laisse  peu  de  place  aux 
protagonistes.  Nous  sommes  trop  loin  du 

Nec  quarta  loqui  persona  laboret. 

Les  premiers  rôles,  relativement  sacrifiés,  n'ont  plus  la 
même  étendue  que  dans  la  tragédie.  Le  développement 
psychologique  en  souffre.  La  tragédie  avait  multiplié, 
quelquefois  au  détriment  de  l'action,  les  moyens  de 
mettre  le  spectateur  au  courant  des  luttes  intérieures. 
On  ne  trouve  même  plus  dans  le  drame  ce  que  Guizot 
appelait  «  de  simples  développements  de  caractères, 
savamment  donnés  par  le  personnage  lui-même,  au  lieu 
d'être  naturellement  provoqués  par  les  événements^  ». 
L'action  a  envahi  le  drame,  aux  dépens  des  développe- 
ments psychologiques  \ 

\.  Drame,  t.  IV,  p.  lOu. 

2.  Permettez,  ô  mon  Dieu,  justice  souveraine, 
Que  ce  pauvre  laquais  bénisse  cette  reine. 

T.  IV,  p.  239. 

3.  Corneille  et  son  temps. 

i.  Je  ne  vois  rien  dans  ces  drames  qui  justille  le  mot  de  Sainte- 
Beuve  :  a  Ce  Sylphe  transi,  qui  frappe  aux  vitres  de  la  Châtelaine, 
s'anatomise  lui-même  avec  une  complaisance  par  trop  mignarde.  L'au- 
teur n'échappe  jamais  à  ce  défaut.  »  {Premiers  Lundis,  t.  I,  p.  172.) 


170  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

Nous  pouvons  prendre  comme  exemple  le  duel  de 
Concini  et  de  Borgia  ',  c  est-k-dire  le  moment  où  va 
agir  la  passion  qui  les  a  fait  parler  jusqu'ici  :  la  haine. 
En  pareil  cas,  que  fait  la  tragédie?  Elle  laisse  les  deux 
adversaires  se  répandre  en  paroles  devant  nous  -;  puis, 
au  moment  de  tirer  i'épée,  ils  rentrent  dans  la  coulisse. 
Le  drame  fait  juste  le  contraire  :  les  deux  ennemis  ne 
sont  réunis  pour  la  première  fois  en  notre  présence, 
qu'au  moment  suprême.  Qu'y  gagnons-nous?  Le  déve- 
loppement oratoire  de  leur  haine  est  nécessairement 
très  froid,  car  ils  n'ont  pu  en  parler  qu'à  des  tiers. 
Quant  à  l'action  qui  se  passe  sous  nos  yeux,  pouvons- 
nous  porter  quelque  intérêt  à  un  simulacre  de  duel?  Le 
spectateur,  qui  écoute  avec  attention  les  ripostes  de 
Rodrigue  et  de  don  Gormas,  regard era-t-il  avec  effroi 
deux  acteurs  ferrailler  gauchement?  Nous  pouvons 
admettre,  par  convention,  que  la  haine  anime  véritahle- 
ment  les  deux  personnages  qui  luttent  d'éloquence 
devant  nous;  c'est  trop  compter  sur  notre  naïveté  que 
de  vouloir  nous  faire  trembler  au  choc  de  deux  flam- 
berges  de  théâtre. 

Très  souvent,  il  est  vrai,  l'action  dramatique  ne 
dépasse  pas  les  limites  de  la  convention  :  la  vraisem- 
blance est  suffisante,  et  l'illusion  peut  naître.  En  pareil 
cas,  dira-t-on,  l'action  ne  peut-elle  servir  à  nous  révéler 
les  caractères?  Au  lieu  de  nous  montrer  longuement  les 
diverses  passions  qui  agitent  un  héros,  et  de  consacrer 
peu  de  temps  à  les  faire  agir,  ne  peut-on  faire  surtout 
agir  les  personnages,  et  nous  permettre  ainsi  deremon- 

1.  Maréchale  d'Ancre^  a.  V,  se.  xii. 

2.  Exemple,  le  Cid,  a.  IH,  se.  ii. 


DES    CARACTÈRES  171 

ter  de  leurs  actions  à  leurs  intentions,  en  concluant  de 
l'effet  à  la  cause? 

Sans  doute,  les  personnages  de  drame  agissent  beau- 
coup; mais,  malheureusement,  comme  nous  ravonsdéjà 
constaté  en  étudiant  l'unité  d'action,  Fauteur  se  substitue 
trop  souvent  à  ses  personnages,  et,  suivant  les  besoins 
de  son  intrigue,  modifie  l'acte  qu'ils  accompliraient,  s'ils 
n'obéissaient  qu'à  leur  caractère.  Ily  a  du  reste  là  autre 
chose  qu'une  faiblesse  d'exécution  :  il  y  a  encore  une 
erreur  théorique.  D'après  A.  de  Vigny,  les  hommes 
dans  la  vie  réelle  n'obéissant  pas  à  la  logique,  les  héros 
de  théâtre  doivent  être  illogiques  :  a  Les  passions  seules 
intéressent  les  hommes  toujours  agités  par  des  passions. 
Les  pendules  seules  se  meuvent  par  des  principes: 
les  hommes  font  des  principes,  et  agissent  contre  ces 
principes  mêmes  '.  »  Dans  le  drame  romantique,  eu 
effet,  chez  V.  Hugo  surtout,  les  personnages  agissent 
autrement  qu'ils  ne  pensent  et  qu'ils  ne  parlent. 

Gennaro,  personnage  assez  doux,  voire  même  senti- 
mental, est  pris  tout  à  coup  d'un  accès  de  fureur,  et 
insulte  une  femme  qui  ne  lui  a  fait  que  du  bien.  Gennaro 
agit  comme  un  possédé,  et  l'est  bien  en  réalité  :  car  la 
volonté  de  l'auteur,  qui  a  besoin  de  cette  insulte  pour 
son  drame,  s'est  substituée  à  la  volonté  de  son  héros. 

On  sent  que  les  personnages  sont  toujours  dans  la 
main  du  poète,  qu'il  les  dirige,  les  fait  agir,  parler, 
penser  à  volonté.  Il  en  tire  sans  doute  des  effets  drama- 
tiques. Mais  ce  procédé,  déjà  nuisible  à  l'action,  nuit 
encore  à  la  réalité  des  caractères,  à  leur  indépendance. 

1.  Journal,  p.  80. 


172  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

Quand  on  voit,  par  exemple,  le  vieux  Job  apparaître 
silencieux ,  et  rester  silencieux  pendant  une  longue 
scène,  le  marquis  de  Nangis,  muet  pendant  tout  un 
acte,  sortir  de  son  mutisme  pour  prononcer  un  grand 
discours,  nous  sommes  obligés  d'oublier  la  beauté  des 
vers  et  de  protester  contre  un  procédé  qui,  dans  l'en- 
fance du  théâtre,  semblait  déjà  bien  puéril  aux  Grecs  K 
Il  est  vrai  que  V.  Hugo  repousse  à  priori  cette  cri- 
tique et  prétend  que  ses  personnages  ont  le  droit 
d'être  invraisemblables  :  «  A  ceux  qui  trouvent  que 
Gennaro  se  laisse  trop  candidement  empoisonner  par 
le  duc  au  second  acte,  il  pourrait  demander  si  Gennaro, 
personnage  construit  par  la  fantaisie  du  poète,  est  tenu 
d'être  plus  vraisemblable  et  plus  défiant  que  l'histo- 
rique Drusus  de  Tacite,  «  ignarus  et  juveniliter  hau- 
riens  ~.  »  Nous  ne  croyons  pas  qu'une  incontestable 
erreur  théorique  justifie  une  erreur  pratique  :  elle 
ne  fait  que  l'aggraver.  C'est  une  erreur  commise  à  bon 
escient.  Les  romantiques  ont  eu  beau  conserver  pieu- 
sement cette  théorie,  dire  comme  Th.  Gautier  :  «  Pour 
nous  ce  qui  est  beau  est  toujours  vraisemblable  ^,  »  on 
est  forcé  d'étendre  au  drame  romantique  tout  entier 
ce  que  Goethe  disait  du  théâtre  de  V.  Hugo  :  «  Ses 
personnages  principaux  ne  sont  pas  des  êtres  de  chair 


1.  «  On  voyait  un  personnage  assis  et  voilé,  un  Acliille,  une  Niobé, 
qui  se  pavanaient  sur  la  scène,  mais  ne  découvraient  pas  leur  visage, 
et  ne  soufflaient  mot.  —  Bacclius  :  C'est  ma  foi  vrai.  —  Euripide  : 
Le  cliœur  cependant  débitait  jusqu'à  quatre  tirades  de  suite  sans 
s'arrêter  et  eux  se  taisaient  toujours.  —  Bacchus  :  J'aimais  leur  si- 
lence... mais  quel  était  son  but?^  Euripide  :  Pur  cliarlatanisme,  etc.  » 
{Grenouilles,  trad.  Poyard,  p.  -4:^0.) 

2.  Drame,  t.  UI,  p.  G. 

3.  Souvenirs  de  th'dtre,  p.  -130. 


DES    CARACTÈRES  173 

et  de  sang;  ce  sont  de  misérables  marionnettes  (|iril 
manie  à  son  caprice,  et  auxquelles  il  fait  faire  toutes  les 
contorsions  et  toutes  les  grimaces  qui  sont  nécessaires 
aux  effets  qu'il  veut  produire  K  »  La  comparaison  est 
si  juste,  qu'elle  s'impose  même  aux  fanatiques  -.  Si 
pourtant  elle  paraît  irrévérencieuse,  contentons-nous 
de  dire  que,  dans  le  drame  romantique,  les  personnages 
n'agissent  pas,  mais  soîit  agis. 

A  ce  premier  empiétement  sur  l'indépendance  des 
personnages  vient  s'en  ajouter  un  second,  sur  lequel 
nous  serons  plus  réservé,  nous  contentant  de  le  cons- 
tater, sans  oser  décider  si  c'est  une  qualité  ou  un 
défaut  :  la  liberté  n'existe  pas  pour  les  héros  roman- 
tiques :  ils  sont  soumis  au  déterminisme  de  la  pas- 
sion. Est-ce  un  bien  ou  un  mal?  Avant  de  répondre, 
il  faudrait  d'abord  savoir  au  juste  si  le  déterminisme, 
dans  la  vie  réelle,  est  vrai.  Ce  qui  est  incontestable, 
c'est  que  les  personnages  de  drame  obéissent  à  une 
y-va^xr.  qu'A,  de  Vigny,  A.  Dumas  et  V.  fiugo  semblent 
considérer  comme  le  dernier  mot  de  la  philosophie 
dramatique.  «  Dieu  a  jeté,  écrivait  A.  de  Vigny  en  1824, 
la  terre  au  milieu  de  l'air,  et  de  même  l'homme  au 
milieu  de  la  destinée.  La  destinée  l'enveloppe  et  l'em- 
porte vers  le  but  toujours  voilé  \  »  Il  ajoute,  il  est  vrai,  à 
propos  d'une  tragédie  :  «  J'y  veux  représenter  la  destinée 
et  l'homme  tels  que  je  les  conçois.  L'une  l'emportant 


1.  Conversations  de  Gœthe  et  d'Eckermann,  t.  U,  p.  303.  (Cliarpen- 
lier,  1863.) 

2.  a  H  écrivit  un  mélodrame  en  prose,  Inès  de  Castro,  qui  ressemble 
à  un  drame  de  Calderon,  joué  par  des  marionnettes.  »  P.  de  Saint- 
Victor,  Victor  Hugo,  p.  12. 

3.  Journal,  p.  23. 


174  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

comme  la  mer,  et  l'autre  grand  parce  qu'il  la  devance, 
ou  grand  parce  qu'il  lui  résiste  ^  »  Mais,  dans  la  pra- 
tique, nous  voyons  que,  pour  A.  de  Vigny,  la  destinée 
est  irrésistible;  car,  dans  la  Maréchale  d'iVncre,  «  un 
regard  sûr  peut  entrevoir  la  Destinée  contre  laquelle 
nous  luttons  toujours,  mais  qui  l'emporte  sur  nous 
dès  que  le  caractère  s'affaiblit  ou  s'altère  ~  ».  Or,  ce 
sont  des  caractères  affaiblis  ou  altérés  qu'il  nous 
montre  :  son  héros  le  plus  vivant  s'écrie  :  ((  Je  suis 
devenu  indifférent  à  ma  vie...  la  Providence...  n'avait- 
elle  pas  son  but  en  me  créant?  Ai-je  le  droit  de  me 
roidir  contre  elle  pour  réformer  la  nature?  Est-ce  à 
moi  de  démentir  Dieu?^  »  Il  a  une  ennemie  :  laquelle? 
«  Nommez-la  comme  vous  voudrez,  la  Fortune,  la 
Destinée,  que  sais-je,  moi?  ^  » 

A  une  mère,  qui  lui  reproche  d'avoir  fait  son  malheur 
et  celui  de  sa  fille,  un  héros  de  Dumas  répond  tranquil- 
lement :  «  Oui,  je  sais  que  la  fatalité  nous  pousse  "'.  » 

Un  émigré  a  été  pris  : 

Mairice.  —  Il  faul  qu'il  paye. 

Geneviève.  —  C'est-à-dire  qu'il  meure? 

Maurice.  —  Oui. 

Geneviève.  —  Et  c'est  vous  qui  me  dites  cela,  vous,  Maurice? 

Maurice.  —  Ce  n'est  pas  moi,  c'est  la  fatalité  ^. 

Maurice  aime  Geneviève  d'un  amour  irréfléchi.  Un 
de  ses  amis  lui  montre    son  imprudence  :  «  Lorin, 

1.  Journal,  p.  40. 

2.  Avant  propos,  p.  IG. 
!}.  Chatterton,  a.  I,  se.  v. 
A.  A.  H,  se.  1. 

li.  Angde,  a.  V,  se.  iii. 

(3.  Le  Chevalier  de  Maison-Rouge,  tableau  VII,  se.  vi. 


DES    CARACTÈRES  175 

Lorin,  je  sens  que  tu  as  raisou;  mais  je  suis  entraîné, 

je  glisse  sur  la  pente M'en  veux-tu  parce  que  la 

fatalité  m'entraîne?  '  »  —  «  Ce  n'est  pas  moi  qui  l'ai 
tué,  dit  Atliûs  qui  vient  de  frapper  son  ennemi,  c'est 
le  destin  !  -  » 

Ce  ne  sont  pas  là  des  paroles  en  l'air,  isolées  :  l'auteur 
n'a  pas  voulu  mettre  là,  en  romancier  qu'il  est,  un  mol 
de  la  fin.  C'est  toute  une  doctrine,  qui  apparaît  dans 
son  œuvre  entière.  La  fatalité  l'attire.  S'il  veut  adapter 
au  théâtre  moderne  une  tragédie  antique,  c'est  l'Orestie 
qu'il  traduit;  comme  Athos  poignardant  Mordaunt, 
Oreste  s'écrie,  en  frappant  sa  mère  : 


Femme,  ce  n'est  pas  moi  qui  conlre  toi  décide, 
C'est  le  destin  ^! 


Cette  force  inéluctable,  dont  on  parle  tant  chez  les 
romantiques,  apparaît  dans  les  drames  de  V,  Hugo 
sous  la  forme  d'une  passion,  surtout  de  l'amour.  Chez 
ses  héros,  la  passion  est  la  règle  de  conduite  et  leur 
excuse  quand  ils  faiblissent.  L'amour  est  une  fatalité 
contre  laquelle  ils  ne  cherchent  pas  à  lutter.  Ils  sem- 
blent même  se  complaire  dans  l'aveu  de  leur  faiblesse  : 
«  Jane  s'est  donnée  à  un  autre,  à  un  misérable,  je  le 
sais  :  eh  bien,  c'est  égal,  je  l'aime!  J'ai  le  cœur  brisé, 
mais  je  l'aime!  Je  baiserais  le  bord  de  sa  robe  et  je  lui 
demanderais  pardon,  si  elle  voulait  de  moi;  elle  serait 


d.  Le  Chevalier  de  Maison-Rouf/r ,  tableau  VIII,  se.  ii. 

2.  ].es  Mousquetaires^  tabl.  XU.  Firmiii  ne  pouvait  jouer  Antony  parce 
que  «  il  lui  manquait  la  fatalité  qui  fait  les  Orestes  de  tous  les  temps.  » 
Dumas,  Mémoires,  t.  VII,  p.  177. 

3.  Orestv',  a.  II,  se.  xi. 


476  DU    DRAME   ROMANTIQUE 

dans  le  ruisseau  de  la  rue  avec  celles  qui  y  sont,  que 
je  la  ramasserais  là,  et  que  je  la  serrerais  sur  mon 
cœur  '.  ))  Et  les  femmes  de  ces  drames  sont  hommes 
sur  ce  point  :  l'une  d'elles  s'écrie  :  Je  manque  à  ma 
parole  «  parce  que  je  suis  femme,  parce  que  je  suis 
faible,  parce  que  je  suis  folle,  parce  que  j'aime  cet 
homme,  pardieu!  ^  » 

L'amour  n'a  pas  besoin  d'être  expliqué  :  il  a  sa  raison 
d'être  en  lui-même-.  L'amour  excuse  tout,  jusqu'à  une 
lâcheté  :  Hernani,  recueilh  par  le  duc,  viole  son 
hospitalité,  en  lui  enlevant  sa  fiancée.  Il  est  impos- 
sible d'écarter  un  rapprochement  qui  s'impose  à  l'es- 
prit ;  dans  une  situation  à  peu  près  analogue.  Sévère, 
après  un  moment  de  faiblesse,  reprend  possession  de 
lui-même  ;  il  s'éloigne  en  faisant  des  vœux  pour  celle 
qu'il  aime,  et  même  pour  son  rival  ^. 

Cette  faiblesse  des  caractères  est  le  trait  caractéris- 
tique du  théâtre  romantique.  Tous  ces  personnages 
désirent  puissamment,  et  montrent,  quand  il  faut  agir, 
une  impuissance  étrange  : 

Que  n'ai-je  un  monde! 
Je  le  le  donnerais! 


1.  Drame,  t.  III,  p.  230.  Cf.  A.  de  Vigny,  Journal,  p.  71. 

2.  T.  m,  p.  235. 

3.  Je  l'aime. 

0  pauvre  cœur  de  femme!  mais  explique 
Tes  raisons  de  l'aimer. 

Je  ne  sais. 

C'est  unique. 
C'est  étrange  ! 

Oli  non  pas!  c'est  bien  cela  qui  fait 
Justement  que  je  l'aime,  etc. 

(T.  Il,  p.  444.) 

'i.  Pulijeucle,  a.  II,  se.  u. 


DES    CARACTÈRES  177 

s'écrie  Hernani,  devant  les  larmes  de  dona  Sol  ',  et  il 
faiblit  au  même  moment,  quand  il  devrait  montrer  sa 
force.  Ruy  Blas  surtout  offre  un  contraste  bizarre  entre 
ses  désirs  et  ses  actes.  Cet  homme,  qui  voulait  autrefois 
remuer  le  monde,  par  ambition,  maintenant,  entraîné 
par  l'amour,  succombe  connue  un  enfant  aux  premiers 
obstacles,  sans  résistance,  et  ne  trouve  de  solution  que 
dans  la  mort.  Il  semble  que  quelque  chose  soit  brisé 
dans  ces  âmes  débiles,  et  ce  quelque  chose,  c'est  la 
volonté  :  ils  ne  savent  pas  vouloir. 

De  ces  deux  causes  de  faiblesse  dans  les  caractères, 
la  dernière  tout  au  moins  semble  discutable.  —  Corneille 
a  fait  autrement  que  V.  Hugo,  et  a  montré  le  triomphe 
de  la  volonté  sur  la  passion.  —  Même  en  admettant  que 
la  théorie  de  V.  Hugo  soit  plus  conforme  à  la  réalité,  il 
est  incontestable  que  ses  personnages  plus  humains 
sont  moins  dramatiques.  La  lutte  de  la  passion  contre 
le  devoir,  et  le  triomphe  constant  de  la  vertu,  sont  peut- 
être  faux,  mais  ils  nous  émeuvent;  au  contraire,  pou- 
vons-nous porter  autre  chose  qu'un  intérêt  languissant 
à  des  personnages  qui  se  laissent  aller  comme  nous  le 
ferions  à  leur  place?  Il  ne  s'agit  donc  pas  de  savoir  si 
les  romantiques  ont  eu  raison  au  fond,  philosophique- 
ment :  ils  ont  tort  dans  la  forme,  au  point  de  vue  dra- 
matique. Leurs  héros  sont  faibles  :  de  plus,  et  surtout, 
ils  sont  monotones. 

La  raison  en  est  fort  simple  :  les  romantiques  n'ont 
plus  ce  don  que  possédaient  si  pleinement  Corneille  et 
Racine  :  ils  ne  peuvent  dépouiller  leur  personnalité  et 


1.  A.  ni,  se.  IV. 

SOURIAU.  12 


178  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

prendre  un  instant  le  rôle  et  l'esprit  de  leur  personnage  : 
en  un  mot  leurs  différents  héros  ne  sont  pas  des  créa- 
tions, mais  des  incarnations  de  l'auteur,  qui,  pour  chan- 
ger de  nom,  ne  change  ni  d'esprit  ni  de  caractère,  et 
reste  lui-même,  sous  différents  déguisements.  A.  de 
Vigny  et  Y.  Hugo,  principalement,  ne  peuvent  modifier 
que  d'une  façon  presque  insensible  leurs  propres  pas- 
sions pour  les  communiquer  à  leurs  héros. 

A.  Dumas,  qui  a  ses  défauts  (et  nous  verrons  tout  à 
l'heure  qu'il  en  possède  un  tout  spécialement,  au  point 
de  vue  psychologique),  Dumas  a  du  moins  une  supério- 
rité sur  ses  deux  amis  :  il  sait  inventer  des  caractères 
variés,  et  donner  à  ses  personnages  une  vie  propre. 

Sans  doute,  il  s'est  beaucoup  servi  de  l'histoire,  et 
dans  un  drame  historique  il  n'y  rien  d'étonnant  à  ce 
que  les  caractères  soient  variés;  mais,  même  dans  ses 
pièces  d'imagination,  Dumas  sait  faire  penser  et  agir 
ses  personnages  par  eux-mêmes,  et  non  par  lui. 

Et  pourtant,  son  drame  le  plus  romantique,  Antony, 
est  une  sorte  d'autobiographie  ^  Son  épigraphe  est  un 
mot  de  Byron  :  «  Ils  ont  dit  que  Ghilde  Harold  c'était 
moi...  peu  m'importe!  »  Sa  préface  est  une  pièce  de 
vers  toute  personnelle,  où  nous  apprenons  que  Dumas 
a  les  idées  d'Antony,  et  que  tous  deux  sont  d'accord 
pour  s'écrier  :  «  Tue-la  !  » 

A.  de  Vigny  a  beau  exposer  la  théorie  contraire, 
interdire  au  poète  de  se  représenter  lui-même  -,  son  seul 
drame  vraiment  romantique,  et  de  pure  imagination, 
Chatterton,  c'est  toujours,  sous  une  autre  forme,  les 

1.  Cf.  Mémoires,  t.  VUI,  p.  117-119. 

2.  Journal,  p.  3Gi. 


DES   CARACTÈRES  179 

discussions  de  Stello  et  du  Docteur  Noir  sur  le  sort  des 
poètes,  le  Plaidoyer  en  fîiveur  de  Mlle  Sedainc  et  de  la 
propriété  littéraire,  le  Journal  d'un  poète,  où  plus  d'nne 
fois  il  revient  sur  ce  sujet  qui  lui  tient  au  cœur.  11  le 
reconnaît  du  reste  :  «  J'ai  dit  par  la  bouche  de  Stello  ce 
que  je  vais  répéter  bientôt  par  celle  de  Chatterton  *.  » 

Ainsi  donc^  prêter  à  ses  personnages  ses  propres  sen- 
timents, c'est  ce  qu'ont  fait  A.  de  Vigny  et  A.  Dumas 
dans  leurs  pièces  romantiques.  C'est  ce  qu'a  toujours 
fait  Y.  Hugo. 

Peut-être,  avec  son  génie  puissant,  le  poète  aurait-il 
pu  acquérir  cette  qualité  créatrice  qui  lui  manque,  s'il 
n'y  avait  eu  chez  lui  un  parti  pris  contraire  ^.  11  semble 
que  Y.  Hugo  n'ait  pas  voulu  apprendre  le  théâtre,  mais 
ait  prétendu  forcer  l'art  dramatique  à  se  plier  à  son 
caprice.  Car  nous  trouvons  dans  la  préface  de  Cromwell 
une  théorie  qui  exphque  cette  faiblesse  du  poète,  et  en 
fait  une  faute  voulue  :  «  Le  drame  est  la  poésie  com- 
plète. L'ode  et  l'épopée  ne  le  contiennent  qu'en  germe; 
il  les  contient  l'une  et  l'autre  en  développement;  il  les 
résume  et  les  enserre  toutes  deux  ^  » 

Cette  idée  semble  d'abord  obscure,  et  la  comparaison 
que  le  poète  a  trouvée  pour  la  faire  mieux  comprendre 
est  une  image  tout  aussi  peu  claire  :  cette  poésie  lyrique 
que  doit  contenir  le  drame  est  sendilable  «  à  un  lac 
paisible  qui  reflète  les  nuages  et  les  étoiles  du  ciel  ''  ». 


1.  Théâtre,  t.  I,  p.  3. 

2.  «  On  peut  dire  que  le  genre  de  déviation  propre  à  M.  Hugo,  depuis 
dix  ans,  c'est  sa  persistance.  »  Sainte-Beuve,  Revue  des  Deux-Mondes, 
1"  mars  1840. 

3.  Préface,  p.  28. 

4.  Ibid.,  p.  29. 


180  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

Certainement  Y.  Hugo  ne  voulait  pas  dire  que  son 
drame,  semblable  à  la  tragédie  d'Eschyle,  devait  ren- 
fermer des  odes  et  des  fragments  d'épopées  ;  ce  n'est  pas 
du  reste  ce  qu'il  a  fait.  Yoici,  pensons-nous,  quelle  est 
au  fond  la  pensée  du  poète  :  le  drame  doit  admettre  le 
lyrisme  dans  les  images  et  dans  les  passions. 

Ne  prenons  que  cette  seconde  idée  K  V.  Hugo  a 
manifestement  cédé  à  la  tentation  de  tout  artiste  :  il  a 
voulu  faire  de  sa  qualité  maîtresse  l'élément  important 
du  genre  qu'il  traite.  Or,  V.  Hugo  était,  avant  tout  et  en 
tout,  poète  lyrique  :  son  drame  est  lyrico-dramatique. 

Le  Ivrisme  de  V.  Hugo,  abstraction  faite  de  la  forme 
qu'il  lui  donne,  consiste  à  ressentir,  plus  vivement  que 
son  lecteur,  les  impressions  que  peuvent  causer  soit  un 
grand  spectacle  de  la  nature,  soit  un  événement  poli- 
tique, soit  un  accident  particulier,  heureux  ou  malheu- 
reux ;  à  vibrer^  pour  lui  emprunter  un  mot  très  carac- 
téristique ",  et  à  nous  communiquer  cette  vibration.  Par 
exemple,  plus  d'un  a  vu,  du  haut  d'une  coUine,  s'al- 
lumer peu  à  peu  les  fenêtres  d'un  village  perdu  dans  le 
crépuscule,  sans  songer  comme  l'auteur  de  la  préface 
des  Burgraves,  à  établir  une  comparaison  «  entre  les 
étoiles  de  Dieu,  qui  s'allument  splendidement  au-dessus 
de  notre  tête,  et  les  pauvres  étoiles  de  l'homme,  qui 
s'allument  aussi,  elles,  derrière  la  vitre  misérable  des 
cabanes,  dans  l'ombre,  sous  nos  pieds  ». 


\.  Nous  avons  déjà  vu  au  cli.  m  ce  qu'il  faut  penser  du  lyrisme 
dans  les  images. 

2.  Tout  souffle,  tout  rayon,  ou  propice  ou  fatal, 

Fait  reluire  et  vibrer  mon  àuie  de  cristal, 
ilon  âme  aux  mille  voix. 

{Feuilles  d'automne,  I.) 


DES   CARACTÈRES  181 

Eh  bien,  ces  qualités  merveilleuses  de  son  propre 
esprit,  ces  lueurs  qui  l'illuminent  tout  à  coup,  et  surtout 
cette  intensité  des  émotions,  des  vil)rations  (jui  l'agitent, 
il  les  prête  généreusement  à  tous  ses  héros.  11  n'y  a  pas 
dans  tous  ses  drames  un  seul  personnage  important, 
qui  ne  porte  pour  ainsi  dire  au  front  une  étoile,  qui  ne 
soit  une  irradiation  du  génie  même  de  V.  Hugo  ^ 

Mais  aussi,  dans  tous  ses  héros,  nous  remarquons 
quelque  chose  de  désordonné,  de  fiévreux  :  ils  semblent 
vivre  comme  en  rêve,  ils  éprouvent  des  désirs  furieux; 
leur  volonté  est  d'autant  plus  excitée  qu'elle  est  impuis- 
sante, ou  contrariée  :  ainsi,  lorsque  dans  un  songe  on 
veut  fuir,  sans  pouvoir  avancer  d'un  pas,  il  semble 
que  jamais  on  n'a  fait  un  effort  aussi  puissant^  aussi 
désespéré. 

Leurs  passions  sont  d'autant  plus  vibrantes,  que  pres- 
que tout  leur  effort  est  employé  à  ressentir  l'émotion, 
et  ne  se  dépense  pas  dans  l'action.  Les  personnages  de 
V.  Hugo  sont  plus  lyriques  que  le  poète  lui-même, 
parce  qu'ils  n'éprouvent  jamais  ce  soulagement  que  le 
poète  ressent  lorsqu'il  a  fait  passer  dans  ses  vers  le  trop- 
plein  de  son  émotion.  Ils  sont  dans  un  perpétuel  état  de 
surexcitation.  Dans  un  drame  isolé  cela  produit  un 
charme  étrange  :  ce  n'est  plus  l'héroïsme,  placide  même 
dans  ses  luttes,  des  personnages  de  Corneille.  Mais  cette 
tension,  toujours  identique,  devient  monotone  quand 
on  embrasse  l'œuvre  dans  sou  ensemble. 

I.  II  l'avoue  du  reste  : 

Si  j'entrechoque  aux  yeux  d'une  foule  choisie 
D'autres  hommes  comme  eux,  vivant  tous  à  la  fois 
De  mon  souffle,  et  parlant  au  peuple  avec  ma  voix. 
{Feuilles  d'automne,  I.) 


182  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

Beauté  ou  défaut,  c'est  là  la  partie  la  plus  originale 
du  drame.  Puisque  les  romantiques  n'ont  pas  essayé 
d'emprunter  à  Corneille  et  à  Racine  le  secret  de  leurs 
créations,  puisqu'ils  ont  voulu  rester  u  eux-mêmes  » 
en  composant  leurs  drames,  nous  ne  pourrons  trouver 
dans  les  personnages  que  les  propres  passions  des 
auteurs. 

Cette  tendance  des  romantiques  à  parler  par  la  bouche 
de  leurs  héros,  sensible  surtout  chez  V.  Hugo,  n'est  pas 
le  défaut  capital  de  leur  psychologie. 

Plus  préoccupés  de  l'effet  à  produire  que  de  la  façon 
de  le  produire,  plaçant  des  mots  retentissants  à  la  fin 
d'une  scène  ou  d'un  acte,  sans  que  ces  mots  soient 
l'explosion  finale  d'une  passion  développée  dans  l'acte 
ou  la  scène,  nos  trois  romantiques,  mais  surtout 
A.  Dumas,  ont  trop  souvent  sacrifié  le  fond  à  la  forme  : 
leurs  drames  ont  l'air  d'être  solidement  bâtis,  mais  les 
fondations  manquent. 

Un  fait  curieux  nous  permet  d'apprécier  la  faiblesse 
psychologique  de  ces  drames,  sans  même  les  comparer 
à  la  tragédie.  A.  Dumas,  en  1842,  refit  dans  son  Loren- 
zino  le  Lorenzaccio  de  Musset,  composé  en  1834.  Dans 
ce  dernier  drame,  qui  est  loin  de  mériter  les  anathèmes 
lancés  par  la  troisième  génération  romantique  \  Musset 
n'a  pas  essayé  d'écrire  pour  le  théâtre  :  il  n'a  pas  cherché 
des  effets  saisissants,  mais  il  a  minutieusement  fouillé 
les  caractères  de  ses  héros.  Tandis  que  Dumas  se  con- 
tente d'une  étude  superficielle,  et  ne  prête  à  ses  person- 
nages que  des  attitudes  déclamatoires,  Musset  scrute 

1.  M.  Vacquerie,  Profils  et  drimaces,  article  sur  A.  de  Musset. 


DES   CARACTÈRES  183 

profondément  le  cœur  humain  :  au  lieu  de  fantoches 
aux  gestes  désordonnés,  il  nous  montre  des  hommes 
agissant  humainement.  Dans  Lorenzaccio ,  Philippe 
Strozzi  conspire  contre  le  duc  :  deux  de  ses  fils  vien- 
nent d'être  emprisonnés;  au  milieu  d'un  repas  sa  fille 
tombe  et  meurt  à  ses  côtés,  empoisonnée  par  les  Médicis  ; 
les  convives  crient  :  «  Vengeance,  liberté,  que  cette 
enfant  soit  notre  Lucrèce  !  etc.  »  ;  l)ref  tous  les  cris  que 
doivent  pousser  en  pareil  cas  des  comparses  de  drame. 
Quant  au  père,  terrifié,  il  ne  pense  plus  à  sa  patrie;  il 
songe  à  sa  famille,  à  lui-même,  et  sa  réponse,  pour 
n'être  pas  une  tirade,  n'en  est  que  })lus  touchante  : 
((  Liberté,  vengeance,  voyez-vous,  tout  cela  est  beau. 
J'ai  deux  fils  en  prison,  et  voilà  ma  fille  morte.  Si  je 
reste  ici,  tout  va  mourir  autour  de  moi.  L'important, 
c'est  que  je  m'en  aille,  et  que  vous  vous  teniez  tran- 
quilles. Quand  ma  porte  et  mes  fenêtres  seront  fermées, 
on  ne  pensera  plus  aux  Strozzi.  Si  elles  restent  ouvertes, 
je  m'en  vais  vous  voir  tomber  tous  les  uns  après  les 
autres.  Je  suis  vieux,  voyez-vous  :  il  est  temps  que  je 
ferme  ma  boutique.  Adieu,  mes  amis,  restez  tranquilles; 
si  je  n'y  suis  plus,  on  ne  vous  fera  rien.  Je  m'en  vais 
de  ce  pas  à  Venise  K  » 

Dans  Lorenzino,  le  même  Strozzi  voit  que  sa  fille 
aime  encore  Lorenzo  son  fiancé  :  il  n'ose  pas  entrer 
chez  elle  :  «  Non,  pas  ce  soir...  demain!  ce  soir,  je  la 
tuerais  M  »  et  le  rideau  tombe  sur  cette  behe  explosion 
d'amour  paternel. 

Ce  même  Strozzi,  du  reste,  conserve  dans  sa  prison 


1.  A.  ni,  se.  VII. 

2.  A.  I,  se.  XV. 


184  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

assez  de  liberté  d'esprit  pour  écrire  en  deux  vers  assez 
plats,  ce  que  Voltaire  dit  dans  une  si  bonne  prose  : 

Dieu!  garde-moi  de  ceux  à  qui  mon  cœur  se  fie, 
Et  je  me  garderai  de  qui  je  me  défie  i! 

De  son  côté,  Lorenzino  conserve  dans  le  vice  un  cœur 
chaste,  et,  nouveau  Brutus,  joue  jusqu'au  bout  son 
rôle^  sans  jamais  le  prendre  au  sérieux  :  débauché  par 
calcul,  il  croit  à  la  vertu;  courtisan  du  tyran  par  patrio- 
tisme, il  croit  à  la  liberté,  et,  à  côté  du  cadavre  de 
Luisa,  lance  le  mot  de  la  fin  :  «  Je  n'avais  que  deux 
amours  :  Florence  et  elle...  je  n'ai  plus  qu'une  reli- 
gion :  la  liberté  !  ~  » 

A  ces  tirades  creuses,  faites  pour  être  applaudies  par 
la  claque,  à  cette  étude  superficielle  du  cœur  humain, 
combien  est  supérieure  cette  confession  de  Lorenzac- 
cio  :  «  Je  me  suis  fait  à  mon  métier.  Le  vice  a  été  pour 
moi  un  vêtement;  maintenant  il  est  collé  à  ma  peau. 
Je  suis  vraiment  un  ruffian,  et,  quand  je  plaisante  sur 
mes  pareils,  je  me  sens  sérieux  comme  la  mort,  au 
milieu  de  ma  gaieté.  Brutus  a  fait  le  fou  pour  tuer 
Tarquin,  et,  ce  qui  m'étonne  en  lui,  c'est  qu'il  n'y  ait 
pas  laissé  sa  raison,  etc.  ^  » 

Quant  au  dénouement,  il  est,  comme  tout  le  drame, 
plus  profond  que  la  fin  de  Lorenzino  :  le  meurtrier  est 
tué,  puis  jeté  à  l'eau  par  le  peuple  qu'il  voulait  déli- 
vrer ^  Lorenzaccio  fait  penser  le  lecteur  ;  Lorenzino 


1.  A.  IV,  se.  I. 

2.  A.  V,  se.  VII. 

3.  A.  ni,  se.  III. 
A.  A.  V,  se.  vu. 


DES    CARACTÈRES  18o 

est,  pour  reprendre  un  mot  de  son  frùi-e  aîné  «  plus 
creux  et  plus  vide  qu'une  statue  de  fer-blanc  '.  » 

Malheureusement,  il  n'est  pas  seul  de  son  espèce  dans 
le  théâtre  romantique. 

Enfin,  dernier  trait  de  faiblesse  psychologique,  il  n'y 
a  pas  là  d'étude  générale  du  cœur  humain;  les  héros 
de  drame  ne  sont  d'aucun  pays,  mais  ils  sont  d'une 
époque  :  encore  ne  représentent-ils  pas  l'homme  vrai 
de  cette  époque,  mais  un  être  factice,  une  poupée  de 
mode.  Le  jeune  premier  du  théâtre  romantique  est  le 
Jeune-France  des  cénacles  :  «  Il  était  de  mode  alors 
dans  l'école  romantique,  d'être  pàle^  verdàtre,  un 
peu  cadavéreux,  s'il  était  possible.  Gela  donnait  l'air 
fatal,  byronien,  giaour,  dévoré  par  les  passions  et  les 
remords  ~.  »  Th.  Gautier  réalisait  cet  idéal  : 

J'élais  sombre  et  farouche; 
Mon  sourcil  se  tordait  sur  mon  front  soucieux 
Ainsi  qu'une  vipère  en  fureur,  et  mes  yeux 
Dardaient  entre  mes  cils  un  regard  fauve  et  louche. 
Un  sourire  infernal  crispait  ma  paie  bouche  ^. 

Et  ce  n'était  pas  exagération  poétique;  il  ajoutait,  en 
se  raillant  :  «  Gomme  je  suis  naturellement  olivâtre  et 
fort  pâle,  les  dames  me  trouvent  d'un  satanique  et  d'un 
désillusionné  adorable  \  » 

Goethe,  Byron  et  Ghateaubriand  avaient  fait  école  : 
Werther,  don  Juan  et  René  couraient  les  rues  de  Paris, 


1.  A.  V,  se.  II. 

2.  Th.  Gautier,  Histoire  du  Romnnlisme,  p.  31. 

3.  Poésies  complètes,  t.  I,  p.  103. 

4.  Les  Jeunes-France,  préface,  p.  xvii.  Firmin  était  trop  sanguin  pour 
bien  incarner  Antony  :  «  La  pâleur  est  pour  ces  personnages  un  des  pre- 
miers besoins  du  drame  moderne.  »  Dumas,  Mémoires^  t.  VII,  p.  177. 


186  DU    DRAME   ROMANTIQUE 

Werther  surtout  :  «  Werther,  disait  alors  Nodier,  est 
le  type  essentiel  et  complet  de  l'homme  jeune  des  nou- 
veaux siècles  ^  »  Sceptique  et  dégoûté  de  la  vie,  voilà 
ce  que  l'on  essayait  de  paraître,  quand  on  ne  l'était  pas 
réellement  : 

J'ai  lu  Werther,  René,  son  frère  d'alliance, 

Ces  livres,  vrais  poisons  du  cœur, 
Qui  déflorent  la  vie  et  nous  dég-oùtent  d'elle, 
Dont  chaque  mot  vous  porte  une  atteinte  mortelle, 

Byron  et  son  don  Juan  moqueur  ^. 

Il  y  avait  alors,  dans  la  vie  réelle,  la  tristesse  de 
vivre  :  le  théâtre  refléta  la  vie  réelle,  et  tous  les  jeunes 
gens  sombres  de  la  nouvelle  école  purent  se  reconnaître 
et  s'admirer  dans  trois  héros  encore  plus  sombres 
qu'eux. 

Antony,  le  premier  en  date,  a  lu  le  poète  pessimiste 
de  l'Angleterre  :  «  Il  y  avait  quelque  chose  qui  flottait  en 
l'air,  —  le  dernier  soupir  de  Byron,  peut-être,  —  et  qui 
jetait  une  incertitude  profondé  dans  les  esprits,  un  doute 
mortel  dans  le  cœur  ^.  »  Antony,  en  effet,  doute,  mais 
n'est  pas  affermi  dans  son  scepticisme.  Il  ne  croit  guère 
à  l'immortalité  de  l'àme  :  «  La  mort  sépare...  Penses-tu 
que  je  croie  à  tes  rêves,  moi...  et  que  sur  eux  j'aille 
risquer  ce  qu'il  me  reste  de  vie  et  de  bonheur?  ''  »  En 
revanche,  il  croit  peut-être  en  Dieu,  du  moins  il  en 
parle  :  «  Béni  soit  Dieu  qui  m'a  fait  une  vie  isolée... 
béni  soit  Dieu  qui   a  permis    qu'à  l'âge  de  l'espoir 


\.  Revue  de  Paris,  t.  VU,  p.  iO. 

2.  Th.  Gautier,  Poésies,  t.  I,  p.  259. 

3.  Dumas,  Théâtre,  t.  XVI,  p.  109. 

4.  Antony,  a.  V,  se.  m. 


DES    CARACTÈRES  187 

j'eusse  tout  épuisé!  ^  »  A  coup  sûr  il  croit  ;i  l'enfer  : 
«  Je  prends  tout  sur  moi,  et  que  Dieu  m'en  punisse  ^))  ; 
il  est  môme  sûr  de  l'existence  du  diabl<î  :  «  Perdre 
mon  àme  pour  si  peu?  Satan  en  rirait!  '^  »  La  théologie 
d'Antony  n'est  pas  très  claire  ;  du  reste,  on  ne  peut  guère 
demander  de  logique  à  un  pareil  exalté.  Jamais  rôle 
ne  fut  plus  romantique  que  le  sien.  Il  reçoit  sur  sa  poi- 
trine des  chevaux  emportés,  déchire  l'appareil  de  sa  bles- 
sure, enlève,  avec  effraction,  une  femme,  en  insulte  une 
autre,  finalement  poignarde  sa  maîtresse.  Et  quelle  lan- 
gue, quelles  figures!  l'imagination  méridionale  de  l'au- 
teur de  Mireille  n'a  pu  trouver  mieux  que  le  mot  d'An- 
tony :  «  Je  ne  veux  pas  que  tu  meures  seule...  je  serais 
jaloux  du  tombeau  qui  te  renfermerait  '  »  ;  et,  surtout, 
le  triomphe  du  genre  :  «  Si  la  voiture  m'eût  brisé  le 
front  (?)  contre  la  muraille,  elle  eût  laissé  le  corps  mu- 
tilé à  la  porte,  de  i:)eiir  qu'en  entrant  chez  elle  ce 
cadavre  ne  la  compromit.  ^  »  En  vérité,  on  ne  peut 
mieux  juger  Antony  que  ne  le  fit  Dumas  lui-même  dix- 
huit  ans  plus  tard  :  «  Antony,  c'est  le  rêve  du  fou  ".  » 
Le  succès  de  la  pièce  fut  immense  '^  :  les  acteurs 

1.  Antony,  a.  V,  se.  m. 

2.  A.  IV,  se.  VIII. 

3.  A.  V,  se.  III. 

4.  A.  V,  se.  m. 

5.  A.  \\\,  se.  III. 

G.  Draine,  t.  XVI,  p.  200.  Cf.  Mcmoircs,  t.  VII,  p.  177,  «  la  divagation 
])hilosopîiique  du  earaelère  d'Antony  ».  Plus  tard,  A.  Dumas,  eaimé, 
écrivait  :  «  Je  vous  ferai  un  drame  simple,  intime  et  passionné,  comme 
Antony  et  comme  Anijèle;  seulement  les  passions  ne  seront  plus  les 
mêmes...,  parce  que  Vîxgo.  où  j'écris  est  différent,  parce  que  j'ai  passé  à 
travers  ces  passions  que  j'ai  décrites,  parce  que  j'en  ai  mesuré  le  vide, 
parce  que  j'en  ai  sondé  la  folie,  parce  qu'à  cette  heure,  enfin,  je  revois 
la  vie  de  l'autre  coté  de  l'horizon.  »  Drame,  t.  XVI,  p.  19'.). 

7.  Th.  Gautier,  Histoire  du  Romantisme^  [).  1G7,  168. 


188  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

jouaient  les  deux  rôles  principaux  presque  au  naturel  ^ 
La  jeunesse  se  partagea  en  deux  camps  :  les  uns 
tenaient  pour  Dumas,  les  autres  pour  V.  Hugo  :  trois 
mois  après  parut  Marion  Delorme. 

Dans  ce  drame,  composé  avant  Antony  ^,  nous  trou- 
vons le  modèle  des  Jeunes-France  du  dix-neuvième 
siècle,  égaré  au  début  du  dix-septième. 

Didier  porte  jusqu'au  costume  de  son  caractère  :  il 
est  tout  en  noir  ^.  Dès  le  commencement,  nous  sommes 
prévenus  :  il  est  funeste  et  maudit;  son  souffle  est 
impur;  il  vit  dans  la  brume  et  la  nuit  ''.  Et  comme 
Marion  ne  comprend  guère,  il  précise  et  raconte  sa 
vie  :  enfant  trouvé,  bien  entendu,  voyageant  avec  neuf 
cents  livres  de  rente,  Didier  est  devenu  misanthrope  en 
perdant  ses  illusions  sur  l'homme  :  à  quoi  est-il  bon? 
tout  au  plus  à  débarrasser  Marion  «  de  l'homme  ou  de 
l'objet  qui  vous  est  importun  ».  Conclusion  :  il  met  aux 
pieds  de  Marion  ses  désillusions,  son  épée,  et  ses  neuf 
cents  livres  de  rente. 

Vous  êtes  singulier,  mais  je  vous  aime  ainsi  ^, 

répond  la  courtisane  qui,  malgré  sa  profonde  expérience 
du  cœur  humain,  n'a  jamais  encore  vu  amoureux  ainsi 
fait.  De   ses  études  sur  l'homme,  Didier  a  gardé  un 


1.  Histoire  du  Romantisme,  p.  IGO. 

2.  «  La  lecture  de  Marion...  m'avait  donné  l'idée  première  d'An- 
tony.  Dès  le  lendemain  de  la  lecture  de  Marion  Delorme., ']Q  m'étais  donc 
mis  au  travail  avec  un  courage  inouï.  »  Dumas,  Mémoires^  t.  V, 
p.  287. 

3.  Brame,  t.  II,  p.  180. 

4.  T.  II,  p.  181. 

5.  T.  II,  p.  180. 


DES   CARACTÈRES  189 

mépris  sombre  pour  la  police  \  quelques  idées  philoso- 
})hiques  dont  il  endort  son  auditeur,  et  un  profond 
dégoût  pour  les  courtisanes,  qu'il  maudit,  poussé  par  le 
besoin  qu'a  le  poète  de  faire  bumilier  Marion  par  son 
amant  même;  être  à  la  fois  René  et  Grandisson,  c'est 
trop  '.  De  plus,  comme  A.  Ghénier,  Didier,  sur  le  point 
de  mourir,  se  frappe  le  front  en  s'écriant  : 

Pourtant  j'étais  né  bon,  l'avenir  m'était  beau, 
J'avais  peut-être  même  une  céleste  flamme 
Un  esprit  dans  le  cœur  ^. 

Ce  qui  distingue  le  sombre  Didier  de  ses  sombres 
frères,  Hernani,  Otbert,  Rodolfo,  c'est  qu'il  est  un  pen- 
seur, comme  Chatterton. 

La  désespérance  de  Chatterton  a  une  cause  précise  : 
nous  savons  pourquoi  il  se  plaint;  il  personnifie  un  mal 
étudié  par  Mme  de  Staël,  «  la  susceptibilité  souffrante 
des  hommes  de  lettres...;  la  société  est  rude  à  beau- 
coup d'égards  pour  qui  n'y  est  pas  fait  dès  son  enfance, 
et  l'ironie  du  monde  est  plus  funeste  aux  gens  à  talent 
qu'à  tous  les  autres^.  »  Chatterton  remonte  ainsi  jusqu'à 
Rousseau. 

Déplus,  il  a,  pour  un  héros  romantique,  une  singu- 
larité :  il  a  connu  son  père,  et  se  trouve  soutenu  dans 
ses  défaillances  par  le  respect  de  son  nom  ^. 

L'amour  enfin  le  relève  un  instant  °,    et  métamor- 


1.  Bmmc,  t.  II,  p.  2:>2.  255. 

2.  P.  309,  312  sqq.,  p.  187. 

3.  P.  308. 

4.  De  l'Allemagne,  p.  2G6. 

5.  Chatterton,  a.  HI,  se.  i. 
0.  A.  m,  se.  II. 


190  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

phose  presque  son  caractère  ^  ;  et  cet  amour  ne  ressemble 
pas  à  la  passion  romantique  :  Chatterton,  exalté  pour 
tout  le  reste,  n'est  timide  qu'en  amour.  Mais  il  est  bien 
1830,  par  sa  misanthropie,  son  pessimisme.  A.  de  Vigny 
disait  en  1833  :  «  Cinq-Mars,  Stello,  Servitude  et 
Grandeur  militaires  sont...  les  chants  d'une  sorte  de 
poème  épique  sur  la  désillusion  ^.  »  Chatterton  est  le 
dernier  livre  de  cette  épopée. 

Pendant  les  répétitions  de  Chatterton,  A.  de  Vigny 
écrivait  cette  réflexion,  probablement  inspirée  par  le 
drame,  à  coup  sûr  s'y  appliquant  fort  bien  :  «  L'ennui 
est  la  maladie  de  la  vie.  Pour  la  guérir,  il  suffît  de 
peu  de  chose  :  aimer,  ou  vouloir.  C'est  ce  qui  manque 
le  plus  généralement.  Et  cependant  il  suffirait  d'aimer 
quelque  chose,  n'importe  quoi,  ou  de  vouloir  avec 
suite  un  événement  quelconque,  pour  être  en  goût 
de  vivre,  et  s'y  maintenir  quelques  années  ^  »  Chat- 
terton, relevé  un  instant  par  l'amour,  retombe  vite,  la 
volonté  lui  manque.  A  dix-huit  ans,  il  est  déjà  «  épuisé 
de  veilles  et  de  pensées  »,  et  n'a  plus  que  l'apparence  de 
l'énergie  *  ;  il  n'a  même  plus  la  force  de  haïr  ses  ennemis  : 
<'  On  me  trahit  de  tout  côté;  je  le  vois,  et  me  laisse 
tromper  par  dédain  de  moi-même,  par  un  ennui  de 
prendre  ma  défense.  J'envie  quelques  hommes,  en 
voyant  le  plaisir  qu'ils  trouvent  à  triompher  de  moi  par 
des  ruses  grossières  ;  je  les  vois  de  loin  en  ourdir  les 
fils,  et  je  ne  me  baisserais  peut-être  pas  pour  en  rompre 

1.  Chatterton,  a.  IH,  se.  v  et  vi. 

2.  Journal,  p.  81.  En  cherchant  bien,  on  trouve  déjà  dans  Horace 
{Épitrcs,  I.  Il,  ép.  i,  V.  220)  les  idées  de  Chatterton. 

3.  Journal,  p.  113. 

4.  Théâtre,  t.  I,  p.  20. 


DES   CARACTÈRES  191 

un  seul,  tant  je  suis  devenu  indifTérent  à  ma  vie  '.  »  Il 
se  sait  en  proie  à  la  fatalité  :  «  Je  sens  autour  de  moi 
quelque  malheur  inévitable.  J'y  suis  tout  accoutumé,  je 
n'y  résiste  plus  ~.  » 

De  son  ancienne  bravoure  ^  il  n'a  gardé  que  le  cou- 
rage de  mourir  K  Chatterton  était  la  dernière  incarnation 
des  étranges  jeunes  gens  de  l'époque  :  «  Cette  exaltation 
peut  sembler  bizarre  à  la  génération  qui  a  maintenant 
l'âge  que  nous  avions  alors,  écrivait  Th.  Gautier  en  1857, 
mais  elle  était  sincère,  et  plusieurs  l'ont  prouvé,  sur  qui, 
depuis  longtemps,  l'herbe  pousse,  épaisse  et  verte.  Le 
parterre  devant  lequel  déclamait  Chatterton  était  plein 
de  pâles  adolescents  aux  longs  cheveux  ^.  » 

A.  de  Vigny  a  dit  un  mot  qui  a  été  pensé  par  les 
deux  autres  :  «  On  a  fait  des  satires  gaies;  je  veux 
faire au  théâtre  des  satires  sombres  et  mélanco- 
liques... si  j'étais  peintre,  je  voudrais  être  un  Raphaël 
noir,  forme  angélique,  couleur  sombre  °.  »  Cette  idée 
avait  déjà  été  exprimée  par  Gœthe,  mais  sous  forme 
de  critique  :   «  C'est  une  littérature  de  désespoir  ^.  » 


II 

((  Les  pâles  adolescents  aux  longs  cheveux  »  ne  rem- 
plissent plus  le  parterre,  et,  devant  un  public  froid  et 

1.  Chatterton,  a.  I,  se.  v. 

2.  A.  U,  se.  I. 

3.  «  George,  souviens-toi  de  Primerose  Uill.  —  Ah  !  si  tu  veux  encore 
jouer  du  pistolet,  comme  tu  voudras.  »  A.  M,  se.  m. 

4.  Que  le  quai^er  déllnit  ainsi  :  «  U  est  atteint,  etc.  »,  p.  83. 

5.  Histoire  du  Romantisme,  p.  1Î33. 

6.  Journal,  p.  9u,  96. 

7.  Conversations,  t.  H,  p.  30i. 


492  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

blasé,  les  héros  romantiques  se  démènent  plutôt  qu'ils 
n'agissent,  n'excitant  guère  en  nous  que  la  curiosité 
qui  s'attache  à  de  vieilles  gravures  de  mode. 

Reconnaissons-le  pourtant  :  dans  cette  mélancolie  de 
convention^  tout  n'est  pas  factice  :  un  de  ses  éléments, 
le  scepticisme,  est  quelquefois  sincère.  Sans  parler  de 
A.  Dumas,  très  profondément  religieux  au  fond,  mais 
qui,  pour  suivre  la  mode,  reniait  Dieu,  et  croyait  à 
Satan  \  il  est  certain  que  les  deux  poètes  romantiques 
ont  prêté  à  leurs  personnages  des  sentiments  dont  ils 
avaient  souffert  eux-mêmes.  A.  de  Vigny  et  V.  Hugo 
ne  sont  pas  des  esprits  passifs,  n'ayant  que  les  préjugés 
et  les  passions  de  leurs  contemporains.  Le  génie  n'est 
pas  une  résultante,  un  effet;  c'est  aussi  une  cause. 
Le  poète  n'est  pas  un  simple  miroir,  où  viennent 
se  refléter  les  lueurs  de  son  temps;  il  a  sa  lumière 
propre. 

Nos  deux  poètes  avaient  atteint  l'âge  du  doute  et  tra- 
versé cette  crise  terrible  dont  on  ne  se  remet  que  long- 
temps après.  Plus  tard  le  sceptique  peut  reconquérir 
la  sérénité  de  l'âge  de  la  foi  en  travaillant,  en  aimant. 
Mais  la  transition  est  dure,  et  inchne  l'âme  au  pessi- 
misme. 

C'est  cette  irréligion,  d'abord  éprouvée  personnelle- 
ment par  les  poètes,  puis  communiquée  à  leurs  créa- 

1.                Viens  donc,  ange  du  mal,  dont  la  voix  me  convie; 
Car  il  est  des  instants  où,  si  je  te  voyais. 
Je  pourraispour  son  sang  l'abandonner  ma  vie 
Et  mon  âme si  j'y  croyais! 

Préface  d'Antony.  Cf.  Théâtre,  t.  I,  p.  i  : 
«  La  répétition  s'acheva.  A.  de  Vigny  était  présent,  et  me  donna  quel- 
ques bons  conseils.  J'avais  fait  d'Antony  un  alliée;  il  me  lit  effacer  cette 
nuance  du  rôle.  »  Cf.  Mcmoircs,  t.  IX,  p.  133. 


DES    CARACTÈRES  193 

tions,  (|iii  échappe  k  la  l)analité  de  la  mode.  Il  y  a  là 
quelque  chose  d'hiiinaiu,  de  diii'able,  par  conséquent, 
et  qui  empêche  toute  cette  psychologie  vieillie  d'avoir 
l'air  trop  vieillotte.  Môme  dans  cette  partie  incontes- 
tablement faible  du  drame  romantique,  on  sent  un  effort 
vers  la  réalité,  vers  la  véi'ité  humaine. 

Le  romantisme,  en  effet,  peut  opposer  à  toutes  les 
critiques  une  réponse  victorieuse  :  vos  héros  de  tragédie 
n'avaient  qu'une  âme,  je  leur  ai  donné  un  corps;  au 
lieu  de  montrer  une  ou  deux  passions  pures  revêtues 
d'un  péplum  ou  d'une  toge,  je  fais  vivre  devant  vous, 
d'une  vie  concrète,  des  hommes  qui,  comme  vous,  souf- 
frent dans  leur  corps  lorsque  leur  esprit  souffre,  qui, 
comme  vous,  imposent  à  leur  corps  les  volontés  de 
leur  esprit. 

Ce  procédé,  presque  entièrement  ignoré  au  x\if  siè- 
cle ',  inconnu  depuis,  malgré  les  adaptations  et  traduc- 
tions de  Shaksp.eare,  a  été  la  plus  importante  innovation 
du  romantisme.  Il  donne  plus  de  naturel,  plus  de  réalité 
aux  caractères;  les  héros,  plus  humains,  éprouvent  le 
contre-coup  physique  de  leurs  émotions.  Lorsque  Chat- 
terton descend  de  sa  chambre,  son  ami  le  quaker  ne 
s'inquiète  pas  seulement,  comme  le  ferait  un  confident 
tragique,  de  l'état  de  son  esprit  :  «  Ton  âme  te  ronge  le 
corps.  Tes  mains  sont  brûlantes,  et  ton  visage  est  pâle. 
Combien  de  temps  espères-tu  vivre  ainsi?  ~  »  Quand 
Chatterton  est  troublé  par  les  reproches  de  Kitty  Bell, 
((  son  visage  est  renversé  »  et  le  f[uaker  «  lui  prenant 


1.  Je  n'en  trouve  que   deux  exemples   :    une   scène   dans   Racine, 
{Phcdre,  a.  I,  se.  m);  trois  vers  dans  Corneille  (Rodor/unc^  a.  V). 
~2.  Chatterton,  a.  I,  se.  v. 

SOLRIAU.  13 


194  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

la  tète  :  Tais-toi,  ami,  tais-toi,  arrête...  Galiue,  calme 
ta  tête  brûlante  '.  »  —  «  Fermerai-je  cette  fenêtre, 
madame,  »  dit  Dafné  à  sa  maîtresse,  désespérée  de 
n'avoir  pas  vu  Rodolfo  depuis  un  mois.  —  Gatarina  : 
Non,  ne  ferme  pas  la  fenêtre.  Gela  me  rafraîchit  un 

peu.  J'ai  la  tête  brûlante Touche  ~.  » 

La  faiblesse  physique  peut  même  vaincre  la  force 
morale.  La  duchesse  de  Guise,  qui  a  bravé  la  mort 
pour  ne  pas  trahir  Saint-Mégrin,  ne  peut  résister  à  la 
souffrance.  Le  duc  lui  saisit  le  poignet  avec  son  gant 
de  fer. 


La  duchesse,  essayant  de  dégager  son  bras.  —  Vous  me  faites  mal, 
Henri, 

Le  duc.  —  Écrivez,  vous  dis-je! 

La  duchesse.  —  Vous  me  faites  bien  mai,  Henri,  vous  me  faites 
horriblement  mal...  Grâce!  Grâce!  ah! 

Le  DUC.  —  Écrivez  donc! 

La  DUCHESSE.  —  Oui!  oui!  j"obéis!  Mon  Dieu!  tu  le  sais,  j'ai  bravé  la 
mort...  la  douleur  seule  m'a  vaincue...  elle  a  été  au  delà  de  mes  forces  3. 


Les  plus  vives  émotions  laissent  aux  héros  tragiques 
le  sang-froid  nécessaire  pour  les  bien  exprimer;  dans 
le  drame,  les  troubles  du  cœur  amènent  la  fatigue  du 
cerveau,  et,  par  suite,  l'égarement  des  idées  :  Ruy  Blas, 
comprenant  qu'il  a  perdu  la  reine,  veut  la  sauver,  et  ne 
trouve  rien  : 


Je  suis  fou,  je  n'ai  plus  une  idée  en  son  lieu, 
Ma  raison,  dont  j'étais  si  vain,  mon  Dieu!  mon  Dieu! 
Prise  en  un  tourbillon  d'épouvante  et  de  rage, 
N'est  plus  qu'un  pauvre  jonc,  tordu  par  un  orage. 


i.  Chatterton,  a.  Il,  se.  v. 

2.  Angelo,  journée  H,  se.  m. 

3.  Henri  III,  a.  III,  se.  v. 


DES   CARACTÈRES  d95 

Que  faire?  Pensons  bien.  D'abord  empc-ciions-la 

De  sortir  du  palais.  —  Oh!  oui,  le  piège  est  là, 

Sans  doute.  Autour  de  moi  tout  est  nuit,  tout  est  gouffre, 

Je  sons  le  piège,  mais  je  ne  vois  i)as.  —  Je  souffre  •  ! 

Ou  bien  encore  une  crainte  morale  se  complique 
d'une  crainte  physique  :  Monaldeschi  va  mourir  :  il  a 
peur  dans  son  esprit  et  dans  son  corps  : 

Je  me  souviens  du  mal  que  fait  une  blessure! 
Dans  un  duel,  un  jour,  un  spadassin  adroit 

Me  frappa  de  son  fer ce  fer  entra  si  froid! 

Et  je  serais  promis  à  ce  supplice  horrible! 

Je  sentirais  vingt  fois Oh!  non,  c'est  impossible  -l 

Protestant  contre  cet  effort  pour  rendre  au  corps  sa 
place,  un  critique  écrivait  à  propos  de  l'agonie  phy- 
sique de  Lucrèce  Borgia  :  «  L'instinct  a  remplacé  le 
sentiment,  l'àme  a  cédé  au  corps.  Eloignons-nous  en 
répétant  ce  beau  vers  de  Térence  :  Horao  siim^ 
hiimani  nil  a  me  alienum  puto.  Je  suis  homme  et  je 
ne  me  laisse  toucher  qu'à  ce  qui  est  humain  ^  »  Pour- 
quoi donc  affecter  ce  dédain  superbe  pour  le  corps  et 
pour  l'émotion  physique?  La  prière  de  Marion  Delorme 
à  Louis  XIII  ^  est  aussi  pathétique,  dans  son  désordre, 
que  les  tirades  de  tragédie,  où  la  douleur  semble  avoir 
fait  d'abord  le  plan  de  son  discours. 

Ce  qu'on  pourrait  plutôt  reprocher  aux  romantiques, 
ce  serait  d'avoir  cherché  à  augmenter  ainsi  ce  qu'il  y  a 
quelquefois  de  pénible  dans  les  émotions  au  théâtre. 

1.  Drame,  t.  IV,  p.  18o.  Cf.  p.  186,  223,  22o.  Cf.  t.  III,  p.  237,  349; 
t.  Il,  p.  309. 

2.  Christine,  a.  V,  se.  i. 

3.  Saint-Marc  Girardin,  Littérature  dramatique,  t.  I,  p.  53. 
•4.  Marion  Delorme,  a.  IV,  se.  vu. 


196  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

Pourtant,  ils  ont  tiré  souvent  de  ce  procédé  des  effets 
gracieux  :  par  exemple,  ce  mot  charmant  de  naturel 
de  dona  Sol  à  Hernani, 


Comme  vous  êtes  grand  ^  ! 


et  surtout  le  délicieux  couplet  de  Rodolfo  à  Gatarina  : 
«  Comme  tout  est  calme  et  charmant  autour  de  toi! 
A  quelque  chose  de  sacré  qui  est  répandu  dans  l'air  de 
cette  chambre,  Gatarina,  on  sent  que  tu  l'habites  jour 
et  nuit.  Gette  chambre  est  pleine  de  tous  les  parfums  de 
ton  âme  ^.  »  Le  romantisme  cherche  donc  la  vérité 
des  caractères  dans  l'union  de  l'âme  et  du  corps.  Gette 
dualité  dans  l'unité  morale  d'un  personnage  a  un  autre 
résultat  :  «  Les  hommes  et  les  événements,  mis  en 
jeu  par  ce  double  agent,  passent  tour  à  tour  bouff'ons 
et  terribles,  quelquefois  terribles  et  bouff'ons  tout  en- 
semble... les  hommes  de  génie,  si  grands  qu'ils  soient, 
ont  toujours  en  eux  leur  bête,  qui  parodie  leur  intel- 
ligence ^  » 

Gette  théorie,  discutable  dans  sa  forme  exagérée,  est 
vraie  au  fond  :  tout  homme,  si  grand  qu'il  soit,  a  ses 
moments  de  défaillance;  la  tragédie  nous  montrait  des 
héros  toujours  en  représentation  :  le  drame  nous  les 
présente  avec  leurs  faiblesses,  leurs  petitesses  môme  "*. 

Gette  idée,  émise  par  V.  Hugo,  était  si  juste  qu'elle 


1.  Brame,  t.  U,  p.  10. 

2.  T.  ni,  p.  471. 

3.  Préface,  j).  32. 

4.  Lu  complexité  de  plus  en  plus  grande  des  caractères,  dans  la  réalité, 
est  une  preuve  de  i)rogrès,  d'après  M.  Herbert  Spencer,  Essais  sur  le 
progrès  (traduction  Burdeau),  p.  0  sqq.,  p.  iO,  7-4. 


DES    CARACTÈRES  197 

fut  adoptée  dans  la  pratique  par  A.  de  Vigny  qui  ne 
l'admettait  pas  en  théorie;  dans  ses  Rétlexions  sur  la 
vérité  dans  l'art,  nous  trouvons  en  effet  ceci  :  «  Si 
un  homme  me  paraît  un  modèle  parfait  d'une  grande 
et  noble  fiiculté  de  l'âme,  et  que  l'on  vienne  m'ap- 
prendre  quelque  ignoble  trait  qui  le  défigure,  je  m'en 
attriste,  sans  le  connaître,  comme  d'un  malheur  qui  me 
serait  personnel  ^  »  Et  pourtant,  cédant  au  mouvement 
général,  A.  de  Vigny  nous  présente  dans  la  Maréchale 
d'Ancre  un  de  ces  caractères  complexes,  pleins  de  con- 
tradictions ;  l'auteur  le  reconnaît  lui-même,  dans  l'analyse 
qu'il  en  fait  :  «  Femme  d'un  caractère  ferme  et  mâle, 
mère  tendre  et  amie  dévouée  ;  calculée  et  dissimulée  à  la 
façon  des  Médicis  dont  elle  est  l'élève;  manières  nobles, 
mais  un  peu  hypocrites*.  »  Ce  caractère  est  plus  com- 
plexe encore  dans  la  pièce  même  ;  car  cette  femme,  qui  ne 
tremble  ni  devant  les  balles  ^  ni  devant  l'échafaud  \  est 
supertitieuse  :  «  J'ai  tiré  trois  fois  les  cartes  qui  annon- 
cent un  retour  inquiétant,  etc.  ^  »,  et  ce  qu'elle  dit,  elle 
le  fait  sur  la  scène,  avant  de  faire  arrêter  le  prince  de 
Gondé  :  «  Voyons  si  le  sort  est  pour  lui  [elle  tire  fur- 
tivement un  jeu  de  cartes  de  sa  poché).  Ceci  veut 

dire  retard;  parlons  lui [elle  regarde  son  jeu  à  la 

dérobée).  Succès!  succès!  (elle  serre  lyrécipitarn- 
ment  son  jeu.,  et.,  i^lus  libre  et  jdus  confiante^  elle 
s'avance  ^.  » 


1.  Théâtre,  t.  I,  p.  13,  U. 

2.  P.  165. 

3.  P.  277. 

4.  P.  3ol. 

5.  Maréchale  d'Ancre,  a.  I,  se.  m. 

6.  Peut-être  y  a-t-il  là  un  souvenir  des  Barricades  de  Vitet  (1826) 


198  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

A.  de  Vigny  s'en  est  tenu  là.  A.  Dumas  et  V.  Hugo 
sont  allés  plus  loin,  et,  non  contents  de  montrer  dans 
un  même  caractère  des  qualités  et  des  défauts,  ils  ont 
imaginé  une  combinaison  nouvelle,  certains  assemblages 
de  vices  et  de  vertus;  par  exemple,  dans  une  âme  mons- 
trueuse, tous  deux  ont  montré  l'amour  maternel  survi- 
vant aux  autres  passions,  et  triomphant  à  la  fin. 
A.  Dumas,  le  premier  en  date,  est  loin  d'avoir  le  mieux 
réussi. 

S'autorisant  fort  mal  à  propos  de  Sophocle,  Dumas 
nous  montre,  dans  le  cœur  de  Marguerite  de  Bour- 
gogne, le  plus  abominable  mélange  de  passion  que 
jamais  feuilletoniste  ait  pu  inventer.  C'est  l'intrigue 
d'Œdipe  roi,  mais  plus  répugnante  encore;  car,  au  heu 
d'un  seul  Œdipe,  nous  en  avons  deux,  et  Laïus  n'est 
pas  mort.  Que  dire  de  cette  scène  où  Buridan  reproche 
à  Marguerite  d'avoir  pris  son  fils  pour  amant  :  «  Oh  ! 
non;  grâce  au  ciel,  cela  n'est  pas,  et  j'en  remercie 

Dieu,  je  l'en  remercie  à  genoux Non,  non,  je  puis 

encore  appeler  Gaultier  mon  fils,  et  Gaultier  peutm'ap- 
peler  sa  mère.  —  Dis-tu  vrai?  —  Par  le  sang  du  martyr 
qui  a  coulé  là,  je  te  le  jure!  Oh!  oui,  oui,  c'est  la  main 
de  Dieu  qui  a  dirigé  tout  cela,  qui  m'a  mis  au  cœur  cet 

amour  bizarre,  tout  de  mère,  et  pas  d'amante! c'est 

Dieu....  ^  »  On  ne  s'attendait  guère  à  voir  le  doigt  de 
Dieu  dans  toutes  ces  horreurs.  A.  Dumas  s'est  quelque- 
fois trompé,  mais  jamais  plus  complément;  ce  n'est  plus 

la  duchesse  de  Montpensier  «  tire  successivement  plusieurs  cartes  : 
—  Bravo!....  à  merveille!....  bravissimo!....  valet  de  cœur!  roi  de 
pique!....  m'y  voilà  :  tout  est  dit,  nous  le  tenons!  etc.  »  {Le  Retour  de 
Vincennes^  Introduction  aux  Barricades,  p.  4.) 
\.  Tour  de  Nesle,  tableau  IX,  se.  m. 


DES   CARACTÈRES  109 

de  l'art,  c'est  de  la  littérature  de  cauchemar,  et  ([iii 
pis  est,  c'est  maladroit.  A.  Dumas  a  échoué,  là  où 
V.  Hugo  a  su  se  tirer  d'affaire  :  l'amour  maternel  est 
sali  dans  Marguerite  de  Bourgogne;  il  transfigure 
Lucrèce  Borgia. 

V.  Hugo  a  donné,  d'une  fiiçon  originale,  la  recette 
de  ce  caractère  :  «  Prenez  la  difformité  morale  la  plus 
hideuse,  la  plus  repoussante,  la  plus  complète;  placez-la 
là  où  elle  ressort  le  mieux,  dans  le  cœur  d'une  femme, 
avec  toutes  les  conditions  de  beauté  physique  et  de  gran- 
deur royale,  qui  donnent  de  la  saillie  au  crime;  et  main- 
tenant mêlez  à  toute  cette  difformité  morale  un  senti- 
ment pur,  le  plus  pur  que  le  femme  puisse  éprouver, 
le  sentiment  maternel  ;  dans  ce  monstre,  mettez  une 
mère,  et  le  monstre  fera  pleurer,  et  cette  créature  qui 
faisait  peur  fera  pitié,  et  cette  àme  difforme  deviendra 
presque  belle  à  vos  yeux  ^  »  Ce  caractère,  dont  la 
puissance  n'a  été  contestée  par  personne,  a  été  discuté 
au  nom  d'un  art  un  peu  mièvre,  qui  a  ses  nerfs,  et  ne 
veut  pas  d'émotions  fortes  :  le  contraste  éclatant  du 
vice  et  de  la  vertu  éblouit  ces  yeux  délicats  habitués 
au  demi-jour  de  la  tragédie.  Le  sentiment  maternel 
est  tellement  incontestable  qu'on  le  trouve  trop  fort,  ne 
pouvant  le  nier,  et  qu'on  dit  :  «  Dans  Lucrèce  Borgia 
l'amour  maternel  est,   non  plus   une  passion   inspirée 

d.  Drame,  t.  III,  p.  l'y.  Cf.  T.  Gautier,  VArt  dramatique  en  Francr, 
t.  II,  p.  3ii.  «  Quelle  étrange  destinée  que  celle  de  Lucrèce!  Lord 
Byron  raconte  avoir  trouvé  dans  une  bibliothèque  d'Italie,  nous  ne 
savons  plus  si  c'est  à  Ravenne  ou  à  Ferrare,  un  recueil  de  lettres  auto- 
graphes de  Lucrèce  Borgia,  entre  les  feuillets  desquelles  était  placée 
une  boucle  de  ses  cheveux.  Ces  lettres  parlaient  d'amour  platonique,  de 
tendresse  idéale;  les  cheveux  étaient  doux,  pâles  et  soyeux;  on  eût  dit 
le  rayon  de  l'auréole  d'un  ange.  » 


200  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

par  la  nature,  approuvée  par  la  morale,  et  qui  devient 
la  plus  ardente  vertu  des  femmes,  mais  une  passion 
aveugle  et  violente ,  qui  agit  par  fougue  et  par 
caprice  ^  »  Réservons,  comme  le  critique  que  nous 
venons  de  citer,  la  question  de  moralité,  et  ne  parlons 
que  de  la  question  artistique  ;  ces  reproches  ne  portent 
pas.  Il  n'y  a  pas,  dans  tout  le  long  rôle  de  Lucrèce,  un 
seul  mot  qui  ne  soit  dicté  par  l'amour  maternel  le  plus 
pur.  Lui  reprocliera-t-on  son  indulgence  pour  la  liaison 
de  son  fils  avec  Fiammelta?  Une  mère,  fût-elle  la  plus 
rigide  des  femmes,  ajoutât-elle  la  dévotion  à  la  moralité, 
ne  sera-t-elle  pas  presque  toujours  indulgente  pour  les 
faiblesses  d'un  grand  fils?  Pourra-t-elle  trouver  mauvais 
qu'une  femme  lui  ait  cédé?  N'a-t-il  pas  toutes  les  quali- 
tés :  n'est-il  pas  son  fils?  —  Mais  l'amour  de  Lucrèce 
pour  Gennaro  a  quelque  chose  d'iuslinctif,  de  bestial 
presque.  —  Qu'esl-donc  que  l'amour  maternel,  sinon  un 
instinct,  le  plus  pur,  le  plus  noble  des  instincts,  sans 
doute,  mais  enfin  un  instinct?  Et,  ce  qui  le  prouve, 
c'est  que  la  femme  légitime,  qui,  d'un  mari  qu'elle  aime, 
a  eu  un  enfant  modèle,  n'aime  pas  toujours  plus  son 
fils  que  la  femme  coupable  qui,  d'un  amant  de  ren- 
contre, a  eu  un  enfant  vicieux. 

Pourtant  le  caractère  de  Lucrèce  Borgia,  tout  puis- 
sant, tout  intéressant  qu'il  est,  ne  remplit  pas  exactement 
les  intentions  du  poète.  V.  Hugo  n'a  pas  du  tout  prouvé 
dans  j^ucrèce  la  vérité  de  cette  thèse  indulgente  qu'un 
seul  bon  sentiment  purifie  tous  les  vices.  Car  il  ne  fait 
agir  devant  nous   que  le  sentiment  bon;  quant  à  la 

\.  Saint-Marc  Girardin,  Littérature  dramatique^  t.  I,  p.  320. 


DES   CARACTÈRES  201 

«  dilTorinité  morale  »  on  en  parle  dans  la  pièce,  mais 
nous  ne  la  voyons  pas  agissante.  Lucrèce  était  débau- 
chée, incestueuse  :  on  nous  parle  de  ses  amants,  de 
son  frère  ;  mais,  lorsque  Jeppo  s'écrie  :  «  Inceste 
à  tous  les  degrés  !  Inceste  avec  ses  deux  frères,  qui  se 
sont  entretués  pour  l'amour  d'elle  '  »,  nous  ne  songeons 
pas  au  crime  connnis  autrefois  par  la  femme,  mais  à 
la  douleur  de  la  mère  insultée  devant  son  fils.  Lucrèce 
est  empoisonneuse  ;  elle  a,  dit-on,  fait  mourir  ainsi 
Zizimi  ~  ;  mais  elle  se  repent,  mais  elle  est  obligée 
de  verser  du  poison  à  son  fils,  et  la  punition  semble 
assez  forte.  Enfin,  si  elle  empoisonne  les  cinq  Véni- 
tiens, c'est  à  peine  si  nous  songeons  à  remarquer 
que  c'est  un  crime.  Lucrèce,  offensée  dans  son  orgueil 
de  mère,  se  venge  et  punit.  Sans  doute,  ce  n'est  pas 
d'une  morale  très  pure,  c'est  la  loi  du  talion;  mais 
c'est  un  peu  la  morale  de  toute  une  époque  ,  en 
Italie. 

Donc,  V.  Hugo  n'a  pas  rempli  tout  son  programme; 
sans  doute,  il  a  réalisé  un  tour  de  force;  mais  la 
magie  du  poète  consiste  en  ceci  :  il  a  su  métamor- 
phoser un  caractère  légendaire,  et  prouver  qu'un  ancien 
monstre  qui  faisait  peur  pouvait  devenir  une  mère  qui 
fait  pitié.  Après  avoir  vu  la  pièce,  si  on  relit  la  préface 
on  trouve  un  abîme  entre  la  pratique  et  la  théorie  :  il 
faudrait  bien  peu  de  réflexion  pour  admettre  comme 
formule  définitive  de  son  jugement  l'image  saisissante 
qui  termine  la  préface  :  «  A  la  chose  la  plus  hideuse 
mêlez  une  idée  religieuse  ,   elle    deviendra  sainte  et 

1.  Drame,  t.  UI,  p.  38. 

2.  P.  47. 


202  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

pure.  Attachez  Dieu  au  gibet,  vous  aurez  la  croix.  » 
Maintenant,  si  l'on  prend  le  drame  en  lui-même,  sans 
scruter  les  intentions  du  poète,  on  peut  se  demander 
si  ce  mélange  dans  une  même  âme,  du  crime  et  de  la 
vertu,  est  bien  vraisemblable.  Non,  sans  doute,  dans 
la  proportion  que  lui  donne  V.  Hugo.  Mais,  à  ce  compte, 
la  vertu  parfaite  des  héros  de  tragédie  n'est  pas  non  plus 
une  réalité.  La  tragédie  exagérait  la  pureté  morale, 
qui  se  trouve  le  plus  souvent  à  l'état  de  simple  honnê- 
teté chez  nous.  Le  drame  exagère  le  contraste  qui  existe 
en  nous  entre  les  qualités  et  les  défauts;  il  en  fait  une 
opposition  entre  des  vices  et  des  vertus  :  ce  n'est  plus 
la  pure  et  simple  réalité;  mais  le  théâtre,  classique  ou 
romantique,  est  toujours  de  la  vérité  exagérée  ;  seule- 
ment le  romantisme  exagère  en  laid  :  c'est  encore  un 
des  effets  de  cette  réaction,  déjà  signalée,  contre  la  tra- 
gédie. 

C'est  à  cette  opposition  constamment  cherchée  que 
que  nous  devons  un  des  éléments  les  plus  curieux  de  la 
psychologie  romantique.  La  tragédie  nous  présentait 
des  héros  toujours  nobles,  même  dans  le  mal  :  le  drame 
nous  montre  le  grotesque. 

Nous  avons  déjà  vu  quel  rôle  il  joue  dans  l'action. 
Dans  les  caractères,  il  tient  une  place  plus  importante 
encore.  Pour  reprendre  la  classification  qui  en  est 
faite  dans  la  Préface  de  Gromwell,  «  quelquefois  il 
arrive  par  masses  homogènes,  par  caractères  complets  : 
Dandin,  Prusias,  Trissotin,  Brid'oison,  la  nourrice 
de  Juliette;  quelquefois  empreint  de  terreur,  ainsi  : 
Richard  III,  Bégéars,  Tartuffe,  Méphistophélès ;  quel- 
quefois même  voilé  de  grâce  et  d'élégance,  comme 


DES   CARACTÈRES  203 

Figaro,  Osrick  ',  Mercutio,  don  Juan  2.  »  Je  comprends 
que  le  rêve  d'un  poète  soit  de  trouver  une  nouvelle 
incarnation  de  don  Juan;  mais  cet  idéal,  mélange  de 
grâce  et  d'impertinence,  de  passion  et  de  scepticisme, 
à  la  fois  séduisant  et  répulsif,  où  le  trouver  dans  le 
nombreux  personnel  des  drames?  A  coup  sûr,  ce  n'est 
pas  dans  le  Don  Juan  de  Marana  ou  la  Chute  d'un 
ange,  mystère  en  cinq  actes  d'A.  Dumas.  Gallus  s'en 
rapprocherait  peut-être  \  Mais  peut-on  appeler  drame 
ce  marivaudage  du  poète? 

Figaro  paraît  avoir  tenté  davantage  les  romantiques. 
Dans  Cromwell,  lord  Rochester  rappelle,  en  effet,  le 
Barbier  de  Séville  même  par  son  entrée  en  scène.  Rien 
n'y  manque,  ni  la  chanson  dans  la  coulisse,  ni  les  cou- 
plets écrits  sur  le  genou  ;  mais  la  ressemblance  ''  s'ar- 
rête là,  et  le  Figaro  anglais  tourne  vite  à  l'Oronte. 

Le  théâtre  de  Dumas,  qui  avait  le  don  de  la  gaieté,  et 
qui  disait  :  «  Amuser  et  intéresser,  voilà  les  seules 
règles  ^  »,  fourmille  de  personnages  gais,  mais  la  plu- 
part sont  des  utilités  plutôt  que  des  caractères  :  tels. 
Joyeuse,  dans  Henri  III;  Steinberg  neveu,  dans  Chris- 
tine; Jules  Raymond,  dans  Angèle;  Pistol,  dans  Kean; 
Lepidus,  dans  Caligula,  etc. 

Quant  aux  caractères  plus  complexes,  Mac-Allan, 
dans  le  Laird  de  Dumbiky;  Lorin,  dans  le  Chevalier  de 


1.  Osi'ick  est  assez  mal  clioisi.  C'est  d'abord  un  personnage  fort  peu 
connu.  De  plus,  il  joue  le  rùie  d'un  sot.  Second Hamlet,  se.  xx,  Irad.  fr. 
Victoi'  Hugo,  p.  3:20  sqq. 

2.  Préface,  p.  33. 

3.  Les  Quatre  Vents  de  l'espvH,  t.  I,  Margarita,  Esca. 

4.  Déjà  indiquée  dans  Victor  Hugo  avant  1830,  p.  -443. 

5.  Théâtre,  t.  II,  p.  8. 


204  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

Maison-Rouge,  et  Halifax,  le  premier.  Gascon  d'Ecosse, 
est  fort  amusant,  mais  c'est  un  personnage  comique 
dans  une  comédie;  le  second,  le  gai  et  vertueux  Lorin, 
a  le  tort  d'être  un  gracioso  de  mélodrame,  se  changeant 
au  dernier  acte  en  vengeur  du  crime  ^  Quant  à  Halifax, 
caractère  complexe,  plein  de  contradictions,  de  con- 
trastes, son  seul  tort  est  d'être  une  pure  et  simple  copie 
de  Fio-aro. 

C'est  dans  A.  de  Vigny  que  nous  étudierons  le  modèle 
du  genre,  puisque  son  Fiesque,  supérieur  à  Joyeuse 
ou  à  Steinberg,  est  antérieur  au  Saverny  de  Marion 
Delorme  ~.  «  Blanc,  blond,  frais,  rose,  de  joyeuse 
humeur  et  de  vie  heureuse,  l'air  ouvert,  franc,  étourdi, 
l'allure  légère  et  gracieuse,  le  nez  au  vent,  le  poing  sur 
la  hanche...  bon  et  spirituel  garçon'^  »,  Fiesque  passe 
rapidement  dans  le  drame,  comme  un  éclair  de  bonne 
humeur.  11  remplit  de  sa  gaieté  tout  le  début,  impertinent 
avec  le  juif  Samuel,  avec  Borgia,  à  qui  il  veut  enlever 
sa  maîtresse  ;  du  reste  fort  respectueux  pour  une  femme 
qu'il  a  aimée  sans  retour '';  s'éprenant  d'une  belle  ten- 
dresse pour  l'homme  avec  qui  il  vient  de  se  battre,  et 
le  persécutant  de  ses  protestations,  comme  Saverny  fait 
à  Didier.  Chevaleresque  jusqu'à  venir  faire  sa  cour  à  la 
Maréchale,  quand  la  disgrâce  s'annonce  ^,  jusqu'à  tra- 
verser le  peuple  soulevé  pour  apporter  des  nouvelles,  il 


d.  Tableau  XI,  se.  ii. 

2.  11  est  vrai  qu'avant  de  composer  son  drame,  A.  de  Vigny  avait 
entendu  V.  Hugo  lire  sa  Marion  Delorme.  (A.  Dumas,  Mémoires,  t.  V, 
p.  238.) 

3.  Théâtre,  t.  1,  p.  166. 

4.  P.  180. 

ij.  A.  111,  se.  VI. 


DES    CARACTÈRES  205 

perd  une  main  dans  la  l)agarre,  ce  qui  ne  l'empêche 
pas  de  vouloir  arracher  la  Maréchale  au  bûcher;  esprit 
bouillant,  courage  froid,  il  ne  se  fait  pas  d'ilhision  et 
sait  s'avouer  vaincu  avec  bonne  grâce  :  «  Tout  cela  va 
mal...,  le  vin  est  tiré,  il  faut... 

viTUY  sais^ismnt  Firsque  et  lui  mettant  le  pistolet  sur  la  joue. 
....  le  boire.  Mais  à  la  santé  du  Uoi,  monsieur. 
—  Pas  un  cri,  ou  vous  êtes  morts.  i\ous  sommes  trois  cents,  et  vous 
êtes  dix. 

riEsnii;.  —  Il  n'y  a  rien  à  dire  à  cela.  Il  ne  faut  que  compter,  au  fait  '. 

11  est  incontestable  que  le  grotesque,  ainsi  compris, 
est  une  excellente  innovation.  Il  peut,  sans  nuire  à 
l'émotion,  se  mêler  aux  scènes  les  plus  sombres  :  un 
peu  de  jeunesse  et  de  gaieté  ne  peut  pas  faire  mal,  dans 
ces  drames  à  qui  l'on  pourrait  reprocher  de  tendre 
trop  au  sombre. 

Cette  remarque  est  surtout  vraie  pour  les  grotesques 
purs.  Très  nombreux,  dans  V.  Hugo  surtout,  ils 
n'occupent  pas,  en  général,  trop  de  place  dans  le 
drame.  Dame  Rose,  Scaramouche,  doua  Josefa,  dame 
Bérarde,  M.  de  Cossé,  Gaboardo,  Orfeo,  la  duchesse 
d'Albuquerque,  dame  Oliva,  don  Guritan  lui-même, 
ne  sont  que  des  comparses. 

Dans  A.  de  Vigny,  nous  ne  trouvons  qu'un  seul  per- 
sonnage de  cette  espèce,  le  lord-maire.  Son  rôle  est 
assez  important  ;nialheureusement  on  ne  sait  pas  assez 
si  M.  Beckford  est  odieux  ou  simplement  ridicule. 

Dans  Dumas,  le  baron  deSteinberg,  Lorrain  ^  André, 


1.  A.  V,  se.  V  et  VI. 

2.  yupoléon  Bonaparte. 


206  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

Balthazar  ^  le  citoyen  Agésilas-,  Buvat^  Gorenflot  \  n'ap- 
paraissent que  clans  les  scènes  de  pure  comédie.  Leur 
présence  n'a  donc  rien  qui  puisse  choquer,  et  il  est  inu- 
tile d'entrer  dans  le  détail  des  citations  pour  prouver 
que  le  drame  a  su  tirer  bon  parti  de  ces  bouffons.  L'un 
d'eux  surtout  est  vraiment  amusant,  et  permet  à  Dumas 
de  jouer  à  ses  ennemis  littéraires  un  tour  de  bonne 
guerre  :  c'est  le  «  baron  de  Marsanne,  abonné  du  Cons- 
titutionnel ^,  »  dont  tout  le  rôle  consiste  à  lancer  aux 
romantiques  quelques  traits  émoussés  tirés  de  son 
journal.  Pourquoi  la  nouvelle  école  ne  parle-t-elle  que 
du  moyen  âge?  —  «  Oh!  c'est  qu'il  est  bien  plus  facile 
de  prendre  dans  les  chroniques  que  dans  son  imagina- 
tion; on  y  trouve  des  pièces  à  peu  près  faites »  — 

((  Oui,  à  peu  près.  »  —  «  Dame!  voyez  plutôt  ce  que  le 
Constitutionnel  disait  à  propos  de....  »  —  «  Est-ce  que 
vous  faites  une  préface?  »  demande  la  maîtresse  de  la 
maison  au  champion  des  romantiques.  »  —  «  Les  roman- 
tiques font  tous  des  préfaces...  Le  Constitutionnel  les 
plaisantait  l'autre  jour  là-dessus  avec  une  grâce.,.  "^  » 
Le  seul  reproche  qu'on  puisse  adresser  au  grotesque 
ainsi  compris,  c'est  de  ne  pas  faire  corps  avec  l'œuvre, 
de  ne  pas  se  mêler  avec  l'action  vraiment  dramatique. 
Quant  au  grotesque  terrible,  nous  ne  voyons  pas  dans 
A.  de  Vigny  un  seul  personnage  qui  fasse  rire  et 
trembler  à  la  fois.  Dans  A,  Dumas,  nous  ne  trouvons 


1.  Charles  VIL 

2.  Chevalier  de  Maison-Rouge. 

3.  Chi'valicr  d'Harmental. 
4-.  Darne  de  Monsoreau. 

5.  Théâtre,  t.  II,  p.  ICI. 

6.  Antony,  a.  IV,  se.  vi. 


DES   CARACTÈRES  207 

guère  qu'un  pâle  reflet  de  Triboulet,  non  pas  même 
clans  une  scène,  mais  dans  un  récit  d'événements  anté- 
rieurs au  drame  ^  C'est  à  Y.  Hugo  que  revient  l'hon- 
neur (ou  la  responsabilité)  d'avoir  montré  sur  le  théâtre 
du  xix"  siècle  ce  genre  de  grotesque  qu'il  trouvait  per- 
sonnifié dans  Richard  111. 

Nous  ne  citerons  que  pour  mémoire  Rustighello  et 
Saltabadil,  simples  comparses,  et  Gubetta,  (pii  n'est  pas 
assez  original  :  V.  Hugo  a  pris  deux  scélérats,  lago  et 
Narcisse,  pour  en  faire  un  coquin. 

Sa  création  la  plus  puissante,  et  la  plus  originale, 
c'est  Triboulet. 

Y.  Hugo  est  arrivé,  par  des  audaces  progressives,  à 
cette  conception  étrange.  Dans  Cromwell  les  quatre 
fous  semblent  un  souvenir,  une  parodie  des  sorcières 
de  Macbeth.  Ce  chœur  d'un  nouveau  genre  ne  joue  pas 
un  rôle  très  brillant.  Il  aurait  fallu,  pour  fiiire  accepter 
leurs  mtermèdes,  une  fantaisie  étincelante  dans  leurs 
actes,  leurs  paroles.  Mais  leurs  traits  d'esprit  sont  trop 
visiblement  puisés  à  une  source  commune.  Un  mot  de 
Gramadoch  ressemble  à  une  plaisanterie  de  Trick, 
comme  une  plaisanterie  de  GirafFà  un  mot  d'Elespuru. 
Rien  de  spontané  chez  ces  bouffons  «  fous  par  prin- 
cipe '  ». 

Au  lieu  de  ces  quatre  fous,  qui  tâchent  au  moins 
d'être  gais,  nous  n'en  retrouvons  plus,  dans  Marion 
Delorme,  qu'un  seul,  mais  triste,  tout  habillé  de  noir, 

i.  Lorenzino,  a.  II,  se.  iv.  J'ai  déjà  trop  parlé  de  la  Tour  de  Nesle ; 
sans  doute  Buridan  et  Landry  sont  parfois  de  plaisants  coquins,  mais 
la  Tour  de  Nesle  ne  fait  pas  partie  des  pièces  littéruircs  de  Dumas  : 
nous  le  verrons  au  dernier  chapitre. 

-2.  Tels  sont  fous  par  instinct,  nous  par  principe.  (A.  III,  se.  i.) 


208  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

parlant  «  d'une  Yoix  lugubre,  »  jetant  la  consternation 
chez  tous  ceux  qui  l'entendent,  même  chez  celui  qu'il 
est  chargé  d'amuser  ^  Plus  spirituel  après  tout  que  le 
quatuor  de  Gromwell  tout  en  se  permettant  des  jeux  de 
mots  pesants,  honnête  homme,  du  reste,  ennemi  des 
cruautés,  obligeant  à  l'occasion  ~,  presque  grand  sei- 
gneur, portant  au  Heu  de  la  batte  de  Gramadoch  l'épée 
de  gentilhomme  ^,  et  oubliant  si  bien  son  rôle  par  mo- 
ments qu'il  donne  au  roi  une  leçon  de  royauté  en 
termes  presque  lyriques  : 

Bouffon,  où  veux-tu  donc  en  venir?  —  A  ceci, 

Que  les  rois  ici-bas  font  sentinelle  aussi; 

Au  lieu  de  pique  ils  ont  un  sceptre  qui  les  charge. 

Quand  ils  ont  tout  leur  temps  trôné  de  long  en  large, 

La  mort,  ce  caporal  des  rois,  met  en  leur  lieu 

Un  autre  porte-sceptre,  et  de  la  part  de  Dieu 

Lui  donne  le  mot  d'ordre,  et  ce  mot,  c'est  :  Clémence  '*. 

L'Angély  est  le  précurseur  de  Triboulet. 

Triboulet  n'est  pas  seulement  un  fou,  c'est  aussi  un 
homme  :  il  a  un  rôle  et  un  caractère  ^. 

Ses  folies  ne  sont  pas  très  bouffonnes.  Elles  rappel- 
lent, sans  les  dépasser,  les  plaisanteries  des  fous  de 
Gromwell.  L'esprit  lui  manque,  et  l'on  est  étonné,  au 
théâtre,  de  voir  les  courtisans  accueillir  par  des  éclats 
de  rire  cette  lourde  et  longue  plaisanterie  : 

A  pro]30s  du  sieur  de  Saint-Vallier, 
Quelle  idée  avait-il,  ce  vieillard  singulier, 
De  mettre  dans  un  lit  nuptial  sa  Diane, 


•1.  Brcwip,  t.  II,  p.  201,  202,  203,  287. 

2.  Marion  Delorme,  a.  IV,  se.  v. 

3.  A.  IV,  se.  vin. 
4:  A.  IV,  se.  VIII. 

t).  Cf.  A.  de  Vigny,  Journal,  p.  -109. 


DES    CARACTÈRES  209 

Sa  (ille,  une  beauté  choisie  et  diapliarie, 
Un  ange,  que  du  ciel  la  terre  avait  reçu, 
Tout  pêle-mêle  avec  un  sénéchal  bossu  ! 

Ses  plaisanteries  courtes  ne  sont  pas  meilleures  : 

LE   ROI 

Je  veux  mettre  des  ailes 
A  mon  donjon  royal. 

TRIBOULET 

C'est  en  faire  un  moulin. 

V.  Hugo  a  voulu  surtout  développer  en  lui  un  défaut 
et  un  vice,  Tinsolence,  la  méchanceté.  Insolent  envers 
tous,  même  le  roi  ^  et  méchant;  joignant  d'une  façon 
même  un  peu  forcée,  l'insolence  à  la  méchanceté  contre 
Saint-Vallier,  Triboulet  devient  une  sorte  de  Galiban 
déchaîné,  maître  de  Prospero  :  «  Le  roi,  dans  les  mains 
de  Triboulet,  n'est  qu'un  pantin  tout-puissant  qui  brise 
toutes  les  existences  au  milieu  desquelles  le  bouffon  le 
fait  jouer  -.  »  D'un  mot  on  peut  faire  l'analyse  de  ce 
rôle  :  François  I"  s'agite  et  Triboulet  le  mène. 

Quant  à  son  caractère,  il  est  également  très  simple 
et  ne  se  compose  que  de  deux  passions  :  la  haine  pour 
ceux  qui  le  pervertissent  tous  les  jours  : 

Ah  !  la  nature  et  les  hommes  m'ont  fait 
Bien  méchant,  bien  cruel,  et  bien  lâche  en  effet,  etc.  * 

et  un  amour  paternel  exalté,  que  l'on  a  accusé  d'exagé- 

1.  Qu'il  fait  bon  vivre, 
Quel  bonheur!  —  Je  crois  bien,  Sire,  vous  êtes  ivre. 

(P.  362;  cf.  p.  371.) 

2.  Préface  du  Roi  s'amitse,  p.  341. 

3.  A.  II,  se.  II. 

SOURIAU.  14 


210  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

ration.  Un  critique  a  prétendu  queV.  Hugo  n'avait  pas 
compris  l'amour  paternel,  et  l'avait  représenté,  dans 
Triboulet,  entaché  d'égoïsme.  Pour  les  besoins  de  sa 
thèse,  le  même  critique  ajoutait  que  Y.  Hugo  «  avait 
voulu  faire  de  ce  personnage  le  type  de  cet  amour  ^  ». 
Si  cette  dernière  remarque  était  vraie,  le  reproche 
serait  fondé.  Mais  Job,  dans  les  Burgraves,  n'a-t-il  pas 
autant  de  droits  que  Triboulet  à  personnifier  l'amour 
paternel?  L'affection  qu'il  porte  à  Otbert  n'est-elle  pas 
pure  de  tout  égoïsme?  Le  vieux  burgrave  sacrifie  toute 
sa  joie  au  bonheur  de  ses  enfants  : 

U  faut  me  dire 
Un  dernier  mot  d'amour  dans  un  dernier  sourire. 
Que  deviendrai-je,  hélas  !  quand  vous  serez  partis?  ^ 

Il  va  même  jusqu'à  donner  sa  vie  pour  que  son  fils 
soit  heureux  ^. 

Le  poète  a  droit  de  peindre  toute  la  réalité  :  il  y  a  tel 
père  qui  chérit  ses  enfants  pour  eux,  et  tel  autre  qui 
les  aime  pour  lui.  V.  Hugo  a  représenté  le  premier 
dans  les  Burgraves,  et  le  second  dans  le  Boi  s'amuse. 

Ceci  dit,  il  est  incontestable  qu'il  y  a  beaucoup 
d'égoïsme  dans  l'amour  que  Triboulet  porte  à  sa  fille  : 


Comme  vous  êtes  bon,  mon  père!  —  Non,  je  l'aime, 
Voilà  tout.  IV'es-tu  pas  ma  vie,  et  mon  sang  même? 
Si  je  ne  t'avais  point,  qu'est-ce  que  je  ferais, 
Mon  Dieu!  * 


1.  Saint-Marc  Girardin,  Littcrature  dramatique,  t.  I,  p.  158  sqq.  I.a 
restriction  du  début  n'est  que  précaution  oratoire,  courtoisie  littéraire. 

2.  Drame,  t.  IV,  p.  32i. 

3.  P.  362. 

4.  T.  II,  p.  393. 


DES    CARACTÈRES  211 

Plus  loin,  Tdboulet  prie  Dieu  de 

Garder  de  toute  haleine  impure,  même  en  rêve, 
Pour  qu'un  malheureux  père,  à  ses  heures  de  trêve, 
En  puisse  respirer  le  parfum  abrité, 
Cette  rose  de  ji:ràce  et  de  virginité  *. 

Le  sentiment  paternel  chez  le  bouffon  est  un  peu 
déformé  par  le  moule  étrange  dans  lequel  le  poète  Ta 
jeté.  Chez  lui,  cet  amour  est  la  revanche  et  le  sou- 
lagement du  cœur  oppressé  par  la  haine  qui  le 
remplit  -. 

Quand  sa  fille  lui  est  enlevée,  on  reproche  à  Triboulet 
d'être  aveuglé,  dans  sa  douleur  et  dans  sa  colère  :  «  Il 
devrait  ne  songer  qu'au  déshonneur  de  sa  fille,  il 
devrait  pleurer  sa  vertu  profanée  \  »  Mais  il  ne  croit 
pas  son  malheur  aussi  complet  :  il  ne  songe  qu'au  rapt 
et  non  pas  au  viol  ^.  Aussi  est-il  tout  naturel,  «  quand  sa 
fille  s'élance  hors  de  la  chambre  du  roi,  éperdue, 
égarée,  en  désordre  »,  que  le  premier  sentiment  de 
Triboulet  soit  la  joie  de  la  retrouver.  Cet  amour,  loin 
d'avoir  la  brutalité  de  l'instinct,  a  des  délicatesses  ex- 
quises ■*.  Triboulet  aime  dans  sa  fille  le  souvenir  de  la 
femme  qu'il  a  perdue  *^,  et  trouve  dans  sa  passion,  de 


1.  Dniinr,  t.  H,  p.  30/. 

2.  OhJ  je  t'aime  pour  tout  ce  que  je  hais  au  monde.  —  P.  3'.)5. 

3.  Saint-Marc  Girardin,  Littérature  dramatique,  p.  1G3. 

4.  P.endez-moi  mon  enfant,  raesseigneurs,  rendez-moi 

Ma  fille  qu'on  me  cache  en  la  chambre  du  roi.  —  P.  43o. 

5.  Ma  fille!  oh!  mets  tes  bras  à  l'eatour  de  mon  cou! 
Sur  mon  cœur!  etc.  —  P.  392. 

6.  Ne  me  rappelle  pas  qu'autrefois  j'ai  trouvé  — 
Et  si  tu  n'étais  là,  je  dirais  :  «  J'ai  rêvé  >>  — 
Une  femme,  etc.  —  P.  3'Ji. 

Oui,  c'est  toute  ta  mère.  —  P.  3'.)G. 


212  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

ces  mots  du  cœur  qui  ne  sont  plus  des  mots  d'au- 
teur : 


Oh  !  les  beaux  cheveux  noirs  !  enfant,  vous  étiez  blonde, 
Oui  le  croirait?  i 


souvenir  charmant  d'abord,  et  qui  lui  revient,  terrible 
cette  fois,  devant  le  cadavre  de  sa  fille  : 


Oh!  si  vous  l'aviez  vue!  Oh!  je  la  vois  encor 
Quand  elle  avait  deux  ans,  avec  ses  cheveux  d'or! 
Elle  était  blonde  alors  ^. 


L'amour  paternel  donne  même  à  Triboulet  la  divi- 
nation du  cœur  :  le  monstre  devient  chaste  : 


Que  je  t'épargne  au  moins  la  honte  de  tout  dire! 
Je  devine  le  reste!  ^ 


Le  seul  reproche  qu'on  pourrait  adresser  plus  vrai- 
semblablement à  ce  caractère,  c'est  d'être  double  :  le 
bouffon  et  le  père  semblent  d'abord  réunis  violemment 
par  le  poète,  sans  que  ces  deux  personnalités  se  fon- 
dent en  une  seule  :  ou  plutôt  Triboulet  joue  son  rôle  de 
bouffon,  et  éprouve  réellement  ses  sentiments  de  père. 
Mais  Triboulet,  peu  amusant,  nous  l'avons  vu,  ne 
garde,  du  rôle  qu'il  joue,  que  le  sentiment  de  son 
humiliation,  la  haine  ^.  Ces  deux  passions,  la  haine  et 

1.  Drame,  t.  II,  p.  396;  cf.  p.  483  : 

Que  n'es-tu  morte,  hélas,  toute  petite  encor. 
Le  jour  où  des  enfants  en  jouant  te  blessèrent. 

2   P.  48[j. 

3.  P.  439. 

4.  P.  389  sqq. 


DES    CARACTÈRES  213 

l'amour,  sont  réunies  dans  son  cœur,  pendant  toute  une 
scène  : 

C'est  ma  lille  !  oui,  riez  maintenant!  ' 

Ce  caractère  a  donc,  un  instant  au  moins,  une  unité 
parfaite.  Et  cette  haine  ne  se  perd  plus,  comme  chez 
Hernani,  dans  un  flux  de  paroles  :  elle  agit,  elle  rend 
Triboulet  ingénieux  dans  son  piège  ~,  et,  ce  qui  vaut  peut- 
être  mieux  encore,  elle  lui  arrache  des  mots  vrais  et 
puissants  : 

Cette  porte...  Oii!  tenir  et  toucher  sa  vengeance! 
C'est  bien  par  là  qu'ils  vont  me  l'apporter,  je  pense. 
Il  n'est  pas  Theure  encor.  Je  reviens  cependant. 
Oui,  je  regarderai  la  jiorte  en  attendant  : 
Oui,  c'est  toujours  cela. 

Pour  toutes  ces  qualités  réunies,  Triboulet  nous 
semble  le  véritable  héros  romantique.  Sa  grandeur,  sa 
puissance,  sa  vérité  étonnent,  surtout  quand  on  pense 
que  ce  drame  n'a  été  écrit  qu'en  vingt  jours  ^.  Le  seul 
inconvénient  de  ce  rôle,  c'est  qu'il  est  écrasant.  Le  seul 
défaut  de  ce  caractère,  c'est  qu'il  ne  peut  avoir  toute 
son  unité  que  dans  l'esprit  du  poète  et  du  lecteur.  Un 
acteur  ne  peut  forcément  montrer  au  spectateur  qu'un 
des  deux  côtés  du  rôle  :  le  père  ou  le  bouffon;  il  fau- 
drait toutes  les  forces  d'un  homme  pour  jouer  seule- 
ment le  cinquième  acte.  La  plus  belle  création  du  poète 
est  celle  qui  convient  le  moins  à  la  scène  :  il  n'a  pas 


{.  Drame ^  t.  II,  p.  i31  sqq. 

2.  P.  Uo-ii8. 

3.  T.  11,  p.  556. 


214  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

songé  en  écrivant  son  drame  que  ce  rôle  serait  trop 
lourd  pour  les  épaules  d'un  simple  mortel. 

On  sent  même,  par  ce  seul  détail,  que  V.  Hugo  est 
un  grand  lyrique,  plutôt  qu'un  grand  dramaturge.  Tri- 
boulet  dépasse  les  proportions  du  drame  :  ce  qui  ne 
nous  empêche  pas  de  trouver  original,  intéressant,  le 
procédé  du  poète  pour  composer  ce  caractère. 

Pour  Triboulet,  comme  pour  Lucrèce  Borgia,  le 
poète  nous  donne  sa  recette  :  «  Prenez  la  difformité 
physique  la  plus  hideuse,  la  plus  repoussante,  la  plus 
complète;  placez-la  où  elle  ressort  le  mieux,  à  l'étage  le 
plus  infime,  le  plus  souterrain  et  le  plus  méprisé  de 
l'édifice  social;  éclairez  de  tous  côtés,  par  le  jour 
sinistre  des  contrastes,  cette  misérable  créature  ;  et 
puis,  jetez-lui  une  àme,  et  mettez  dans  cette  àme  le 
sentiment  le  plus  pur  qui  soit  donné  à  l'homme,  le  sen- 
timent paternel.  Qu^arrivera-t-il?  C'est  que  ce  senti- 
ment sublime,  chauffé  selon  certaines  conditions,  trans- 
formera sous  vos  yeux  la  créature  dégradée  ;  c'est  que 
l'être  petit  deviendra  grand;  c'est  que  l'être  difforme 
deviendra  beau  ^  » 

La  théorie  est-elle  justifiée  par  la  pratique?  Ce  Tri- 
boulet,  mélange  d'horrible  et  d'exquis,  ce  contraste 
vivant,  ce  monstre,  est-il  émouvant?  —  Oui.  —  Mais 
ces  caractères  sont-ils  la  règle?  —  Ils  sont  l'exception. 
—  L'art  doit-il  reproduire  les  exceptions,  les  monstruo- 
sités? —  On  est  tenté  de  répondre  :  à  quoi  bon?  Seul 
le  côté  humain  nous  intéresse.  Un  Triboulet,  une  fois  en 
passant,  soit,  mais  pas  deux.  On  ne  refait  pas  le  Petit 

1.  Brame,  t.  III,  p.  4. 


DES   CARACTÈRES  215 

Mendiant  de  Murillo.  Triboulet  ne  doit  pas  faire  école. 

L'homme,  nous  l'avons  vu,  n'est  guère  flatté  dans 
cette  psychologie.  Le  romantisme  avait  réservé  le  beau 
r(Me  à  la  fenmie  ;  prenant  «  la  Belle  et  la  Bête  comme 
type  de  l'humanité  »,  il  laissait  à  l'homme  le  rôle  de  la 
Bête,  et  destinait  galamment  l'autre  à  la  femme  :  «  Le 
premier  type,  dégagé  de  tout  alliage  impur  aura  en 
apanage  tous  les  charmes,  toutes  les  grâces,  toutes  les 
beautés;  il  faut  qu'il  puisse  créer  un  jour  Juliette,  Des- 
demona,  Ophelia  \  »  Quand  nous  aurons  dit  que  dans 
aucun  drame  nous  n'avons  trouvé  de  Desdemona,  c'est- 
à-dire  de  femme  aimant  son  mari,  toutes  nos  réserves 
seront  faites  ~;  car,  des  critiques  que  nous  avons  adres- 
sées jusqu'ici  aux  caractères,  aucune  ne  peut  porter 
contre  les  héroïnes  romantiques,  contre  ces  très  sim- 
ples femmes,  qui  n'ont  plus  rang  de  princesses  et  qui, 
quoique  petites  bourgeoises,  nous  intéressent,  nous 
émeuvent. 

<(  La  figure  de  Kitty  Bell,  cette...  terrestre  sœur 
d'Eloa,  est  dessinée  avec  la  plus  idéale  pureté^  »,  mais 
aussi  avec  un  certain  réalisme.  Kitty  Bell,  en  effet,  si 
idéalisée  qu'elle  soit,  touche  à  terre  pourtant  :  elle 
n'éprouve  pas  seulement  des  douleurs  morales  ;  elle 
souffre  aussi  physiquement  dans  son  cœur  :  c'est  une 
àme  troublée  dans  un  corps  souffrant;  sa  douleur  est 
donc  doublement  touchante  : 

KITTY  BELL,  effrcujée.  «  Oh!  mon  Dieu!  encore  en 


1.  Préface,  p.  23. 

2.  Bien  entendu,  nous  ne  parlons  dans  ce  cliapitre  qu'au  point  de  vue 
de  l'art  :  la  question  de  moralité  viendra  ensuite. 

3.  Histoire  du  Romantisme,  p.  160,  IGl. 


216  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

colère.  La  voix  de  leur  père  me  répond  là!  {Elle porte 
la  main  à  son  cœur.)  Je  ne  puis  plus  respirer.  Cette 
voix  me  brise  le  cœur.  [Elle  tombe  sur  un  fauteuil.) 
J'ai  besoin  d'être  assise.  N'est-ce  pas  comme  un  orage 
qui  vient?  et  tous  les  orages  tombent  sur  mon  pauvre 
cœur  \  -» 

Quant  à  son  caractère,  il  est,  d'après  le  procédé  nou- 
veau que  nous  avons  déjà  signalé,  complexe,  contradic- 
toire au  besoin.  C'est  une  femme  d'un  esprit  grave, 
religieux.  Th.  Gautier  l'appelait  «  cette  angélique 
puritaine  ^  ».  Elle  condamne  chez  ses  enfants  le  goût 
de  la  parure  :  «  N'essayez  pas  ce  petit  collier  , 
Rachel  ;  ce  sont  des  vanités  du  monde  que  nous  ne 
devons  pas  même  toucher  ^.  »  Pour  son  propre  compte, 
elle  n'a  jamais  «  daigné  porter  »  de  bijoux  ^.  Comme 
ses  sentiments,  son  langage  est  quelquefois  biblique  : 
«  J'avais  étendu  sur  moi  la  solitude  comme  un  voile,  et 
ils  l'ont  déchiré  ^.  »  Mais,  si  quelque  gros  chagrin  la 
surprend,  elle  dira  :  «  Oui,  il  y  a  des  moments  où  je 
voudrais  être  catholique,  à  cause  de  leur  confession. 
Enfin!  ce  n'est  autre  chose  que  la  confidence,  mais  la 
confidence  divinisée...  j'en  aurais  besoin^.  » 

Malgré  ses  hésitations  sur  le  dogme,  son  caractère 
est  à  coup  sûr  mûri,  afTermi  par  la  rehgion,  et  pourtant 
elle  a  des  vivacités,  des  irréflexions  d'enfant,  si  bien  que 
le  vieux  quaker  peut  dire  à  Rachel  et  à  son  frère  : 


1.  Théâtre,  t.  I,  p.  28;  cf.  p.  50,  80. 

2.  Histoire  du  Jiomantisme ,  p.  161. 

3.  Théâtre,  t.  I,  p.  26. 

4.  P.  84. 
b.  P.  75. 
6.  P.  76. 


DES    CARACTÈRES  217 

«  Vous  allez  dire  à  votre  bonne  petite  mère  que 
son  cœur  est  simple,  pur  et  véritablement  chrétien, 
mais  qu'elle  est  plus  entant  que  vous  dans  sa  con- 
duite ' .  » 

Enfin,  pour  compléter  sa  caractéristique,  elle  n'a  rien 
d'héroïque  ni  dans  l'esprit  ni  dans  l'attitude,  «  élégante 
par  nature  plus  que  par  éducation,  réservée  ^,  timide 
dans  ses  manières  ^,  tremblante  devant  son  mari  "',  expan- 
sive  et  abandonnée  seulement  dans  son  amour  mater- 
nel ^  ».  A  cette  analyse  d'A.  de  Vigny  nous  n'avons  qu'à 
ajouter  un  dernier  trait,  bien  bourgeois  :  elle  est  igno- 
rante, n'a  dans  sa  maison  qu'un  seul  livre,  la  Bible, 
et  ne  connaît  les  œuvres  de  Chatterton  que  par  ouï- 
dire  ^. 

Gomment,  dans  cette  femme  qui  n'a  que  la  distinction 
du  cœur,  qu'une  exquise  et  calme  bonté,  le  drame,  c'est- 
à-dire  la  passion,  va-t-il  amener  ses  troubles?  «  Sa  pitié 
pour  Chatterton  va  devenir  de  l'amour;  elle  le  sent,  elle 
en  frémit  '.  »  D'abord  elle  reste  très  pure,  et  devient  plus 
scrupuleuse  encore  :  «  Pourquoi,  lorsque  j'ai  touché  la 
main  de  mon  mari,  me  suis-je  reproché  d'avoir  gardé 
ce  livre?  La  conscience  ne  peut  avoir  tort.  Je  le 
rendrai  \  »  Le  charme  pénétrant  de  ce  caractère,  c'est 
l'innocence,  prolongée  jusqu'à  la  naïveté,  dans  cet 
amour  qui  s'ignore.  Elle  verse  des  larmes  à  voir  seule- 

1.  Théâtre,  t.  I,  p.  27. 

2.  P.  0-2-09. 

3.  P.  09-78. 

4.  P.  28,  38. 
li.  P.  21. 

6.  P.  lOS. 

7.  P.  21. 

8.  P.  U. 


218  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

ment  Chatterton  \  ne  comprend  pas  pourquoi  elle 
pleure,  ou  croit  que  c'est  de  la  pitié.  Elle  veut  soulager 
discrètement  sa  misère,  et  pense  n'obéir  qu'à  la  cha- 
rité ^.  Le  quaker  essaye-t-il  de  la  prémunir  contre  cette 
inconscience  dangereuse?  Elle  fuit,  troublée,  mais  non 
éclairée^.  Son  amour,  avant  d'éclater  par  lui-même,  n'est 
d'abord  qu'un  redoublement  d'affection  maternelle  : 
apprenant  une  bonne  nouvelle  pour  Chatterton,  «  la 
mère  donne  à  ses  enfants  un  baiser  d'amante,  sans  le 
savoir  ''  » . 

Mais  la  passion  la  transfigure  enfin,  après  lui  avoir 
donné  la  force  de  cacher  un  secret  à  John  ^.  Kitty  Bell 
se  révolte  contre  l'autorité  de  son  mari  :  «  A  présent, 
quand  toute  la  terre  m'attendrait,  je  resterais  '^.  »  Sur- 
tout, dernier  triomphe  de  l'amour,  elle  va,  pour  sauver 
Chatterton,  jusqu'à  lui  révéler  presque  son  secret  :  «  Et 
si  je  vous  aime,  moi!  '  »  Elle  meurt  avant  d'être  cou- 
pable :  elle  meurt  d'amour  et  de  remords. 

Comme  Mrs  Bell,  Mme  d'Hervey,  dans  Antony, 
est  une  très  honnête  femme,  qui  n'aime  pas  son  mari. 
Comme  Kitty  également,  Adèle  est  bonne;  elle  n'admet 
pas  les  médisances  ^;  elle  est  indulgente  pour  ceux  que 
la  société  punit  des  fautes  qu'ils  n'ont  pas  commises; 
elle  plaint  les  enfants  trouvés^;  un  peu  romanesque, 


1.  Théâtre,  t.  I,  p.  77. 

2.  P.  101-103. 

3.  P.  8y-86. 

4.  P.  iiy. 

5.  P.  m-u. 

6.  p.  128. 

7.  P.  131. 

8.  Thcdtre,  t.  II,  p.  162. 

9.  P.  182. 


DES  CARACTÈRES  219 

elle  croit  aux  pressentiments  du  cœur  '  ;  outre  cette 
disposition  dangereuse,  elle  est  désarmée  contre  toute 
attaque  sérieuse,  car  M.  d'Hervcy  occupe  peu  de  place 
dans  sa  vie;  quant  à  sa  fille,  elle  n'y  songe  guère  qu'au 
dernier  moment;  les  préjugés  de  la  société,  ([u'elle 
respecte  ~,  sont  bien  une  barrière,  mais  assez  faible. 
Aussi  est-ce  par  pure  honnêteté,  par  simple  respect 
pour  elle-même,  qu'elle  s'indigne  de  l'audace  d'Antony, 
qui  «  ose  »  lui  écrire  \  Elle  refuse  de  le  voir  '';  et,  quand 
elle  est  obligée  d'ouvrir  sa  porte  à  son  sauveur,  blessé 
pour  elle,  elle  voudrait  le  forcer  à  sortir  de  sa  maison  •'. 
Pendant  les  cinq  jours  qu'il  passe  chez  elle,  Adèle 
refuse  de  le  voir,  elle  le  prend  presque  en  haine  :  «■  S'il 
est  permis  à  notre  mauvais  ange  de  se  rendre  visible, 
Antony  est  le  mien  ^.  » 

D'où  vient  cette  exagération  dans  la  vertu?  C'est  que, 
comme  Pauline,  elle  aimait  celui  qu'elle  n'a  pu  épouser; 
comme  Pauline  à  sa  confidente,  et  presque  dans  les 
mêmes  termes,  elle  confesse  à  sa  sœur  son  ancien 
amour  :  «  11  m'aimait  autant  qu'un  cœur  profond  et 
fier  peut  aimer;  et,  s'il  est  parti,  c'est  qu'il  y  avait  sans 
doute,  pour  qu'il  restât,  des  obstacles  qu'une  volonté 
humaine  ne  '  pouvait  surmonter...  Oh!  si  tu  l'avais 
suivi  comme  moi  au  milieu  du  monde  où  il  semblait 
étranger,  parce  qu'il  lui  était  supérieur,  etc.  ^  »  Mais, 


1.  Théâtre,  t.  H,  p.  1G4. 

2.  P.  187. 

3.  P.  163. 

4.  P.  16S. 

5.  P.  173. 

6.  P.  175. 

7.  P.  163. 


220  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

moins  forte  que  Pauline,  Adèle  sent  bien  que  revoir 
Antony,  c'est  s'abandonner,  vaincue  d'avance,  à  la 
passion;  et,  tandis  que  Pauline  calme,  à  force  de  rai- 
son. Sévère,  Adèle  se  laisse  entraîner  par  la  passion 
d'Antony  jusqu'à  s'écrier  :  «  Antony!  mon  Antony, 
oui,  je  t'aime  '  !  » 

Désormais  elle  a  beau  le  quitter,  le  fuir  même  :  elle 
est  perdue.  Désormais  aussi  tout  rapprochement  entre 
les  deux  pièces  est  impossible  :  Adèle  a  succombé  à  la 
violence;  le  mauvais  ange  du  début  devient  un  dieu,  à 
qui  elle  sacrifie  tout.  Elle  est  insultée  publiquement  à 
cause  d'Antony,  et  ne  l'en  rend  pas  responsable  ~.  Elle 
se  voit,  entrant  dans  un  bal  les  yeux  rougis. . .  «  Ils  diront  : 
Ah!  elle  a  pleuré...  mais  il  la  consolera,  lui  :  c'est  sa 
maîtresse  ^.  »  Et  elle  se  console  en  effet  aussitôt  dans  les 
bras  de  son  amant  ^.  Le  souvenir  de  sa  fille  peut  l'empê- 
cher de  fuir  avec  Antony,  mais  non  pas  de  mourir.  Toute 
résistance,  toute  force  de  volonté  est  brisée  en  elle. 
Adèle  est  vaincue  par  l'amour;  l'amour  coupable  ne  la 
relève  pas,  comme  Ghimène,  mais  l'abat  comme  Camille. 

Gomme  Kitty  Bell,  et  plus  encore  qu'Adèle,  Blanche 
s'oubhe,  pour  ne  songer  qu'à  celui  qu'elle  aime  : 
l'amour  fait  d'une  simple  enfant  une  héroïne  qui  reste 
femme  :  elle  se  dévoue  en  tremblant. 

C'est  d'abord  une  jeune  fille,  aimant  son  père  et 
tâchant  de  remplacer  sa  mère  auprès  de  lui  ^,  éprouvant 


1.  Théâtre,  t.  II,  p.  190. 

2.  P.  213. 

3.  P.  216. 

4.  P.  217. 

5.  Drame,  t.  Il,  p.  394-396. 


DES    CARACTÈRES  221 

des  remords,  parce  qu'elle  lui  cache  un  secret,  bien 
innocent  \  pure  amourette  d'enfant  : 

Comme  il  est  noble  et  fier, 
Bérarde!  et  qu'à  clieval  il  doit  avoir  bon  air!  - 

Blanche  en  est  encore  aux  candeurs  du  début  :  elle 
rêve  son  inconnu  tout  semblable  à  elle-même  : 


J'y  songe  nuit  et  jour!  De  son  coté,  vois-tu, 
L'amour  qu'il  a  pour  moi  l'absorbe.  Je  suis  sûre, 
Que  toujours  dans  son  âme  il  porte  ma  figure. 
C'est  un  homme  ainsi  fait,  oh  !  cela  se  voit  bien  '. 


Et,  après  une  scène  où  la  pauvre  enfant  n'a  guère  rien 
à  se  reprocher,  ce  cri  du  cœur  : 

Ah  !  vous  me  tromperez,  car  je  trompe  mon  père  *  ! 

A  quoi  sert,  pourrait-on  se  demander,  ce  début  vir- 
ginal, presque  enfantin?  A  provoquer  le  contraste,  tou- 
jours recherché  par  le  poète,  entre  la  jeune  fille,  frêle, 
timide,  presque  enfant  encore^  et  l'héroïne  du  dénoue- 
ment, contraste  rappelé,  pour  que  le  spectateur  n'en 
ignore,  par  Blanche  elle-même  : 


Moi  qui  naguère 
Ignorant  l'avenir,  le  monde  et  les  douleurs, 
Pauvre  fille,  vivais  cachée  avec  les  fleurs, 
Me  voir  soudain  jetée  en  des  choses  si  sombres  s. 


1.  Drame,  t.  II,  p.  401 

2.  P.  4-02. 

3.  P.  404. 

4.  P.  409. 

5.  P.  460. 


222  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

D'où  vient  la  métamorphose?  De  l'amour,  mais  d'un 
amour  fort  compatible  avec  la  désillusion  \  le  mépris. 
Toujours  naïve  ^,  Blanche  doute  un  instant  de  son 
propre  cœur  ^,  lorsque  le  roi  lui  parle  doucement,  et, 
violée  par  lui_,  lui  rend  tout  son  amour  ^. 

Quand  Triboulet  s'en  étonne,  et  demande  à  Blanche 
ses  raisons,  elle  ne  peut  en  donner  : 


Lui  ne  m'a  fait,  je  croi, 
Que  du  mal,  et  je  l'aime,  et  j'ignore  pourquoi  °. 


Son  père  lui  montre  son  amant  dans  les  bras  d'une 
fdle;  elle  le  voit,  l'écoute,  et  s'écrie: 


Mais,  c'est  abominable,  il  dit  à  cette  femme 
Des  choses  qu'il  m'avait  déjà  dites  à  moi. 


Elle  abandonne  pourtant  son  père  '^,  elle  veut  mourir 
parce  qu'elle  n'est  plus  aimée,  et  meurt  en  plaignant 
le  roi,  en  répétant  une  dernière  fois  qu'elle  l'aime^, 
après    avoir   pu   constater   que  toutes  ses  croyances 


1.  Comuie  il  rit!  ô  mon  Dieu,  je  voudrais  être  morte. 
0  mes  illusions!  Qu'il  est  peu  ressemblant! 

2.  Tu  seras  la  reine! 
—  La  reine!  et  votre  femme? 

—  Innocence,  o  vertu  ! 
(P.  422.) 

3.  Je  ne  sais  même  plus,  vous  que  j'ai  cru  si  doux, 
Si  je  vous  aime  encore  1 

(P.  423.) 

4.  0  Dieu!  n'écoutez  pas,  car  je  l'aime  toujours. 

5.  Draim',  t.  H,  p.  U4. 

6.  J'ai  mon  père  à  soigner,  à  consoler. 

7.  P.  468. 


DES    CARACTÈRES  223 

étaient  des  illusions,  qu'il  dit  à  une  Maguelonne  aussi 
facilement  qu'à  elle-même 

De  ces  choses  d'amour  qui  vous  prennent  au  cœur  i, 

qu'il  fait  «  des  yeux  si  doux  »  à  la  première  venue,  que 
son  roi  «  brave,  illustre  et  beau  »  s'enivre  au  cabaret, 
et  passe  la  nuit  dans  des  maisons  borgnes.  «  0  pauvre 
cœur  de  femme  !  » 

Il  n'y  a  qu'à  constater,  et  non  à  critiquer  :  ce  carac- 
tère est  vrai,  vraisemblable,  émouvant.  Mais  un  pareil 
amour,  dira-t-on,  n'est  plus  qu'un  instinct  déraisonna- 
ble, comme  l'amour  maternel  de  Lucrèce?  Certaine- 
ment. L'amour  n'est  fort  souvent  qu'un  instinct.  Le 
xvn'  siècle  l'avait  déjà  remarqué,  et  La  Bruyère  ne 
pensait  pas  autrement  lorsqu'il  disait  :  «  Les  femmes 
s'attachent  aux  hommes  par  les  faveurs  qu'elles  leur 
accordent...  à  juger  de  cette  femme  par  sa  beauté,  sa 
jeunesse,  sa  fierté  et  ses  dédains,  il  n'y  a  personne  qui 
doute  que  ce  ne  soit  un  héros  qui  doive  un  jour  la 
charmer.  Son  choix  est  fait  :  c'est  un  petit  monstre  qui 
manque  d'esprit  -.  »  Blanche  a  meilleur  goût. 

Et  pourtant,  malgré  son  charme,  ses  illusions  enfan- 
tines, son  malheur,  et  la  réalité  vivante  de  son  caractère, 
Blanche  ne  semble  pas  plus  que  Kitty  Bell  et  Adèle  la 
véritable  héroïne  romantique.  Il  lui  faudrait  un  peu  plus 
de  romanesque,  sinon  dans  l'esprit,  du  moins  dans  le 
caractère.  Elle  manque  trop  de  cette  allure  princière  né- 
cessaire à  la  grandeur  du  drame,  suivant  V.  Hugo  ^;  c'est 

1.  Drame,  t.  II,  p.  Ho. 

2.  Des  femmes,  §  16  et  27. 

3.  Drame,  t.  III,  p.  28o. 


224  DU   DRAME    ROMANTIQUE 

une  pauvre  petite  bourgeoise  égarée  dans  un  drame  :  la 
véritable  héroïne  du  théâtre  nouveau,  c'est  dona  Sol. 

Il  semble  que,  dans  ce  caractère,  V.  Hugo  cède 
encore  à  la  tentation  de  faire  autrement  que  les  tragi- 
ques. L'héroïne  du  drame  aime  en  bas.  Entre  le  roi  et 
le  bandit,  elle  n'hésite  pas.  C'est  le  monde  de  la  tragédie 
renversé.  C'est  PauUne,  à  l'entrée  de  Sévère  et  de 
Fabian,  n'ayant  d'yeux  que  pour  le  confident. 

De  plus,  le  poète  modifie  le  type  convenu  de  la  prin- 
cesse, qui  n'est  d'aucun  pays  ^;  dans  dona  Sol,  il  a 
voulu  peindre  «  la  jeune  Catalane,  simple,  grave, 
ardente,  concentrée  ^  ».  Cette  innovation  me  semble 
peu  intéressante.  Est-ce  qu'en  général  les  jeunes  Cata- 
lanes sont  graves,  ardentes  et  concentrées?  Le  specta- 
teur ne  songe  guère  à  se  poser  ces  questions;  peu 
importe  que  dona  Sol  soit,  ou  non,  Catalane;  ce  qu'il 
faut,  c'est  qu'elle  nous  intéresse  par  des  qualités 
humaines,  et  que  le  poète  sache  donner  une  unité  indi- 
viduelle aux  quaHtés  générales  qu'il  lui  prêtera. 

Comme  pour  Blanche,  le  poète  a  ménagé  un  con- 
traste frappant  entre  le  début  et  la  fin  de  dona  Sol. 

C'est  d'abord  une  jeune  fille  empressée,  aux  petits 
soins  pour  celui  qu'elle  aime,  et  qui  pourrait  faire  pour 
Hernani  une  excellente  ménagère  : 


Jésus!  votre  manteau  ruisselle!  Il  pleut  donc  bien. 
Vous  devez  avoir  froid Otez  donc  ce  manteau!. 

Mais  dites-moi  si  vous  avez  froid.... 

Josefa,  fais  sécher  le  manteau  ^! 


i.  Sauf  Monime  et  Esther. 

2.  Drame,  t.  H,  p.  490. 

3.  T.  H,  p.  U,  15,  16. 


DES    CARACTÈRES  225 

Mais  bientôt  nous  voyons  que  cette  affection  n'est 
pas  bourgeoise  :  dona  Sol  éprouve  ce  genre  d'amour 
que  connaissent  toutes  les  héroïnes  de  V.  Hugo,  amour 
instinctif,  qu'elles  ne  peuvent  raisonner.  Moins  bonnes 
psychologues  que  Ghimène  ou  Bérénice,  elles  dissertent 
peu  sur  l'état  de  leur  cœur  (ce  qui,  du  reste,  est  beau- 
coup plus  naturel)  et  se  contentent  de  constater  en 
elles-mêmes  un  amour  inexplicable  : 

Étes-vous  mon  démon  ou  mon  ange? 
Je  ne  sais,  mais  je  suis  votre  esclave.  Ecoutez, 
Allez  où  vous  voudrez,  j'irai.  Restez,  partez, 
Je  suis  à  vous.  Pourquoi  fais-je  ainsi?  Je  l'ignore. 
J'ai  besoin  de  vous  voir  et  de  vous  voir  encore. 
Et  de  vous  voir  toujours  i. 

Quiconque  n'est  pas  celui  qu'elle  aime,  n'existe  pas 
pour  dona  Sol  : 

DON    CARLOS 

Donc  VOUS  me  haïssez? 

DONA   SOL 

Je  ne  vous  aime  pas  2. 

Quant  à  celui  qu'elle  aime,  il  peut  tout  se  permettre 
envers  elle,  sans  l'offenser.  Hernani  vient  de  l'insulter 


1.  Drame,  t.  II,  p.  19,  20. 

2.  P.  2o;  cf.  p.  141  : 

Vous  vîtes  avant  moi  le  roi  mis  de  la  sorte. 

—  Je  n'ai  pas  remarqué.  Tout  autre,  que  m'importe. 

«  Les  idées  et  les  sentiments  ne  sont  pis  des  mouvements  de  l'esprit... 
ce  sont  des  mouvements  d'instinct.  »  Telle  est  l'objection  de  Saint-Marc 
Girardin  {Littéral,  dramat.,  t.  I,  p.  319),  et  voici  la  réponse  du  poète  : 

Est-on  maître  d'aimer?  Pourquoi  deux  êtres  aiment?.... 
Le  cœur  éperdu  crie  :  est-ce  que  je  sais,  moi? 
Cette  femme  a  passé  :  je  suis  fou.  C'est  l'histoire. 

(Contemplations,  1.  III,  se.  x.) 

SOURIAU.  13 


226  DU  DRAME  ROMANTIQUE 

longuement,  froidement  ^  Elle  le  remarque  d'un  mot 
et  ajoute  aussitôt  : 

Hernani  !  je  vous  aime  et  vous  pardonne,  et  n'ai 
Que  de  l'amour  pour  vous  2. 

différente  en  cela  des  princesses  de  tragédie,  qui  n'ou- 
blient jamais  que  la  première  qualité  d'un  amant  doit 
être  la  confiance  et  le  respect  absolus  ^.  Comme  le 
remarque  Hernani  '\  dona  Sol  se  fait  une  religion  de 
l'amour;  et  le  culte  dévotieux  qu'elle  a  pour  son  dieu 
ne  lui  permet  pas  de  se  plaindre,  même  avec  raison. 
Gomme  Gatarina,  elle  mourrait  s'il  lui  fallait  renoncer 
à  l'amour  de  celui  qu'elle  aime  ^.  Et  ce  n'est  pas  un 
vain  mot  chez  elle,  car  elle  place  un  poignard  dans  sa 
corbeille  de  noces,  voulant  mourir  fidèle  à  Hernani,  et 
elle  s'empoisonne  pour  le  suivre,  par  amour,  et  non 
par  devoir,  quoi  qu'efie  en  dise  *''. 

Garactère  étrange  donc,  Dona  Sol  est  plutôt  une 
jeune  femme  qu'une  jeune  fille.  La  pudeur  que  le 
poète  lui  prête  au  cinquième  acte  '  contraste  avec  le 


i.  Drame,  t.  l\,  p.  72. 

2.  P.  73. 

3.  Dans  un  temps  plus  heureux,  ma  juste  impatience, 
Vous  ferait  repentir  de  votre  défiance. 

[Brilannicus,  a.  III,  se.  vu.) 

4.  P.  76. 
8.  P.  77. 

Ne  m'en  veux  pas  de  fuir,  être  adoré  ! 
—  Je  ne  vous  en  veux  pas,  seuleuient  j'en  mourrai, 
Voilà  tout! 

6.  P.  155. 

Toi,  tu  n'as  pas  le  cœur  d'une  épouse  chrétienne. 

7.  P.  139,  140.  Idée  malencontreuse,  du  reste,  car  on  voit  quelquefois 
le  public  rire  niaisement. 


DES    CARACTÈRES  227 

manque  de  réserve  qui  la  caractérise  pendant  toute  la 
pièce  '.  Tandis  que  les  héroïnes  de  Corneille  et  de 
Racine  osent  à  peine  s'avouer  qu'elles  aiment,  le  révè- 
lent à  leur  confidente  comme  à  un  confesseur,  et  surtout 
ne  s'en  font  jamais  gloire  en  public,  dona  Sol  éprouve 
le  besoin  singulier  de  le  crier  tout  haut,  devant  une 
foule,  au  milieu  d'un  sacre  : 


Sire,  soyez  clément, 
Ou  frappez-nous  tous  deux,  car  il  est  mon  amant!  - 


Mais  voici  la  plus  grande  différence  entre  dona  Sol 
et  une  princesse  de  tragédie  :  le  poète  tragique  ne  donne 
à  son  héroïne  que  les  qualités  indispensables  à  l'action  ; 
V.  Hugo,  qui  veut  montrer  des  caractères  complets, 
comme  dans  la  réalité,  lui  prête  des  vertus  épisodiques, 
inutiles  à  l'intrigue  ^. 

Voilà  la  psychologie  romantique  :  nous  avons  essayé 
d'en  montrer  le  faible  et  le  fort. 

En  résumé,  il  est  certain  que  les  personnages  sont 
trop  nombreux  pour  ne  pas  être  un  peu  confus. 

Les  phrases  à  effet  qu'ils  lancent  ont  l'air  d'une  leçon 
récitée;  dans  ces  drames,  il  y  a  plus  souvent  des  mots 
d'auteur  que  des  cris  du  cœur.  De  plus,  ces  person- 
nages ont  entre  eux  un  air  de  famille  trop  prononcé  : 
faciès  omnibus  una.  Enfin,  le  Français  de  la  cour  de 
Louis  XIII  et  l'Anglais  du  xvni'  siècle  pensent,  parlent 
et  agissent  comme  le  Parisien  de  1830. 

Mais,  en   revanche,   ces  mêmes  personnages   nous 

1.  Drame,  t.  Il,  p.  U,  iO,  loG,  lo8. 

2.  P.  126.  Elle  ajoute,  il  est  vrai,  «  mon  époux  ». 

3.  La  fierté,  p.  44,  l'orgueil  patriotique,  i).  90. 


228  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

émeuvent  et  nous  charment  plus  que  les  héros  clas- 
siques. Les  procédés  sont  violents,  brutaux  même,  mais 
le  but  final  est  atteint;  le  spectateur  est  si  vivement  ému 
que  les  adversaires  mêmes  de  la  première  heure,  ne 
pouvant  nier  la  puissance  de  l'effet  produit,  crient  à 
l'exagération  :  «  Vers  la  fin,  on  a  une  certaine  secousse 
de  nerfs  de  quelques  minutes  '  ;  —  ce  n'est  pas  d'une  tête 
médiocre  que  sont  sorties...  six  scènes  dans  six  drames, 
qui  afTectent  le  système  nerveux,  mais  qui  ne  disent 
rien  à  l'âme?  -  »  Admettons  ce  dernier  mot,  quoique 
trop  sévère;  si  ces  drames  ne  disent  rien  à  l'âme,  ils 
parlent  au  cœur.  Il  n'y  a  pas  que  des  émotions  exces- 
sives dans  les  pièces  les  plus  sombres;  on  y  trouve 
toujours  quelque  jolie  scène  de  comédie  amoureuse, 
joie  de  l'oreille  et  des  yeux. 

Même  en  supposant  que,  dans  ces  drames,  toute  la 
psychologie  soit  condamnée  décidément  par  la  postérité, 
spectateurs  et  lecteurs,  il  restera  toujours,  pour  les 
sauver  de  l'oubli,  de  superbes  duos  d'amour. 

l.M.D.  Nisard,  lettre  au  directeur  de  la  Revue  de  Paris,  Mélanges,  t.  II. 
2.  Id.,  Mélanges,  t.  II,  p.  85. 


CHAPITRE  VIll 


DE   L  HISTOIRE 


Exactitude  absolue  des  détails  matériels.  —  Mo;urs.  —  Événements. 

Institutions. 


Les  tragiques  avaient  vu  l'histoire  ancienne  et  étran- 
gère en  beau  :  les  romantiques  voient  l'histoire  moderne 
et  nationale  en  laid.  C'est  la  seule  différence,  car,  en 
fait  de  vérité  historique,  leurs  œuvres  se  valent  à  peu 
près. 

Il  est  un  point  pourtant  sur  lequel  les  romantiques 
triomphent  :  l'exactitude  absolue  dans  les  détails  maté- 
riels. A.  Dumas,  le  premier,  dans  son  Henri  III,  donna 
le  modèle  du  genre  ',  et  du  même  coup  en  signala  la 

■1.  Remarquons  pourtant  que,  dans  ses  Barricades  (18^6),  Vitet  a  déjà 
le  souci  du  costume  exact  :  «  Voici  le  costume  d'un  élégant  de  cour  au 
mois  de  mai  1588  :  pourpoint  de  soie  brochée,  boutonné  depuis  la 
ceinture  jusqu'au  col,  et  découpé  par  bandelettes  larges  de  deux  doigts, 
traversées  de  distance  en  distance  par  d'autres  bandelettes  de  même 
largeur,  ce  qui  forme  une  espèce  de  grillage;  manches  bouffantes, 
matelassées  ou  garnies  de  baleines  ;  fraise  de  quatre  à  cinq  pieds  de  cir 
conférence,  composée  de  trois  grands  rangs  de  gros  plis  réguliers,  etc.  » 
(Préface,  p.  lxiii  sqq.  Cf.  p.  71.)  A  en  croire  le  trop  reconnaissant 
Dumas,  Vitet  serait  un  des  fondateurs  du  drame  romantique,  aussi 
bien  que  V.  Hugo  {Théâtre,  t.  I,  p.  llo).  Plus  tard,  il  dira  plus  juste- 
ment :  «  Ceux  qui  ont  oublié  les  Etats  de  Blois  et  la  .Mort  d'Henri  111 


230  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

faiblesse  :  tout  ce  qui,  dans  un  drame,  est  fidélité  maté- 
rielle à  l'histoire,  est  rarement  l'œuvre  de  Fauteur  : 
comme  il  est  difficile  à  un  dramaturge  d'être  en  même 
temps  archéologue,  il  faut  se  faire  aider,  et  partager  son 
succès  avec  le  costumier,  le  directeur  et  les  acteurs. 
A.  Dumas,  avec  une  bonne  foi  parfaite,  reconnaît  que  ses 
interprètes  «  ont  concouru  par  des  études  savantes  au 
succès  de  son  drame.  Ils  ont  étudié  les  mœurs...  jus- 
qu'aux attitudes  des  personnages  qu'ils  étaient  appelés 
à  représenter;  secondés  par  l'habile  mise  en  scène  de 
M.  Albertin,  et  la  profonde  érudition  de  M.  Duponchel, 
ils  ont  ressuscité  des  hommes,  et  ont  rebâti  un  siècle  ^  » 
Si  cela  est  vrai,  que  reste-t-il  donc  à  l'auteur?  Les  indi- 
cations du  texte.  Ruggieri  regarde  l'heure  à  un  sabher-, 

peuvent  relire  ces  deux  ouvrages,  qui  ont  eu  une  grande  influence  sur 
la  renaissance  littéraire  de  1830.  »  [Mémoires,  t.  VIH,  p.  279.)  Mais  le 
critique  qui  me  semble  avoir  le  plus  nettement  jugé  Vitet,  est 
M.  G.  Brandes,  dans  son  étude  sur  «  l'École  romantique  en  France  ». 

Pleine  justice  y  est  rendue  à  Vitet  :  «  Ces  caractères  sont  si  excellem- 
ment dessinés  qu'ils  supportent  la  comparaison  avec  les  héros  des  drames 
royaux  de  Shakspeare,  Henri  IV  et  Richard  III  exceptés  »  (p.  390). 

Vitet,  de  plus,  est  un  fort  bon  historien,  puisqu'il  a  mis  l'histoire  en 
scènes  dramatiques  «  sans  y  rien  ajouter  ».  «  On  croit  vivre  l'histoire 
heure  par  heure  quand  on  lit  ses  livres  »  (p.  389),  Mais  il  est  plus  his- 
torien qu'artiste  :  »  Rarement  poète  a  osé,  dans  un  drame  historique, 
écarter  à  ce  point  tout  procédé  poétique  »  (p.  390)  ;  «  ces  scènes  ne  sont 
faites  que  pour  la  lecture.  Vitet  manquait  aussi  bien  de  passion  créa- 
trice que  de  talent  artistique  »  (p.  392). 

Si  Vitet  a  si  vite  abandonné  ce  genre,  c'est  que  «  cet  esprit  si  puis- 
sant n'était  pas  absolument  libre,  ni  dans  l'observation,  ni  dans  l'exécu- 
tion :  il  était  alourdi  par  l'érudition  et  la  poussière  des  archives....  ce 
pégase  si  beau,  si  ardent,  était  attaché  au  râtelier  dans  une  biblio- 
thèque »  (  p.  392). 

En  somme,  quelle  est  la  part  de  Vitet  dans  le  romantisme?  Il  a 
montré  qu'on  |)ouvait  trouver  dans  l'histoire  nationale  des  sujets  de 
drames  très  intéressants  :  mais  il  n'a  pas  su  en  traiter  un  lui-même. 
Il  a  frayé  la  voie  où  les  autres  ont  marché  librement. 

1.  Théâtre,  t.  I,  p.  118. 

2.  P.  119. 


DE  l'histoire  231 

faute  d'argent  pour  acheter  une  horloge  d'Italie^;  ce 
détail  intéressant  nous  apprend  (jue  les  horloges  coû- 
taient encore  fort  cher  ^. 

Nous  voyons  aussi  que  le  bilboquet  vient  d'être  in- 
venté et  fait  fureur  \  ou  encore  «  que  la  noble-rose 
n'est  pas  démonétisée  comme  l'écu  sol  et  le  ducat  polo- 
nais, et  qu'elle  vaut  douze  livres  '',  »  que  les  fraises  gau- 
dronnées  sont  abandonnées  pour  les  collets  renversés  à 
l'Italienne  ^. 

Ce  souci  de  la  précision  dans  Tinfiniment  petit  est  tel 
que  dans  Caligula  nous  voyons  les  jeunes  Romains  lire 
les  Actes  Diurnaux  ^'  dans  la  boutique  d'un  barbier,  ou 
plutôt  d'un  tondeii?'  ";  on  lit  au-dessus  de  sa  porte  : 
«  Bibulus  tonsor  ^  »,  et  l'on  pourrait  même  s'étonner 
qu'on  parle  français  devant  une  boutique  si  scrupuleu- 
sement latine,  ou  que  Lépidus  parle  d'aller  prendre  un 
bain  dans  des  balnea  ^. 

Cette  préoccupation  excessive  de  l'archéologie  éclate 
surtout  dans  le  costume.  Dans  l'étude  des  caractères, 
placée  en  tête  de  la  Maréchale  d'Ancre,  A.  de  Vigny 
insiste  autant  sur  les  vêtements  que  sur  les  qualités  du 
comte  de  Fiesque  :  «  Habit  de  courtisan  recherché,  atti- 
tude de  raffiné  d'honneur.  Rubans  et  nœuds  galants  de 
couleurs  tendres.  Une  aiguillette  zinzolin  jaune  et  noire, 


1.  Théâtre,  t.  I,  p.  12S. 

2.  Vitet,  lit.  cit.,  insiste  déjà  sur  l'importance  des  horloges,  p.  214-217. 

3.  Théâtre,  t.  I,  p.  143.  Vilot,  Ub.  cit.,  p.  xlv  et  G8. 

4.  P.  129. 

5.  P.  143. 

6.  T.  VI,  p.  23. 

7.  P.  16. 

8.  P.  8. 

9.  P.  8. 


DU   DRAME   ROMANTIQUE 

comme  tous  les  gentilshommes  du  parti  de  Concini.  » 
V.  Hugo,  tout  en  ayant  l'air  de  dédaigner  cette  fidé- 
lité dans  les  détails,  ne  néglige  pas  de  nous  apprendre  à 
propos  de  Gromwell  qu'  «  il  est  peu  de  vers  dans  cette 
pièce  qui  ne  puissent  donner  lieu  à  des  extraits  d'his- 
toire, à  des  étalages  de  science  locale  ^  ».  Nous  croyons, 
sans  même  éprouver  le  besoin  de  vérifier,  que  «  il  n'y 
a  pas  dans  Ruy  Blas  un  détail  de  vie  privée  ou  publique, 
d'intérieur,  d'ameublement,  de  blason,  d'étiquette,  de 
biographie,  de  chiffre  ou  de  topographie,  qui  ne  soit 
scrupuleusement  exact...,  les  petits  détails  d'histoire  et 
de  vie  domestique  doivent  être  scrupuleusement  étudiés 
et  reproduits  par  le  poète  ~  ».  Et,  pour  convaincre  les 
sceptiques  que  son  érudition  est  de  bon  aloi,  V.  Hugo 
nous  énumère  tous  les  textes  qu'il  a  étudiés  avant 
d'écrire  Marie  Tudor  :  cette  liste  est  imposante  ^. 

Nous  avons  donc  la  satisfaction  de  nous  dire  que 
lorsque  la  duègne  tend  une  lettre  à  don  César,  elle  la 
tire,  non  pas  de  son  corsage,  mais  de  son  garde- 
infante  ^.  Nous  sommes  persuadés,  sans  même  éprou- 
ver le  besoin  de  contrôler  ce  détail  avec  méfiance,  qu'en 
1638  on  ne  portait  plus  des  aiguillettes  et  des  boutons, 
mais  des  nœuds  et  des  rubans  ^.  «  L'auteur  pourrait 
multiplier  à  l'infini  ce  genre  d'observations,  mais  on 
comprendra  qu'il  s'arrête  ici.  Toutes  ses  pièces  pour- 
raient être  escortées  d'un  volume  de  notes,  dont  il  se 
dispense,  et  dont  il  dispense  le  lecteur.    Il   Fa  déjà 

1.  Brame,  t.  I,  p.  545. 

2.  T.  IV,  p.  380. 

3.  T.  111,  p.  447-450. 

4.  T.  IV,  p.  203. 

5.  T.  II,  p.  195. 


DE   L  HISTOIRE  233 

dit  ailleurs,  et  il  espère  qu'on  s'en  souvient  peut-être  : 
à  défaut  de  talent,  il  a  la  conscience  '.  »  N'est-ce  pas  de 
la  conscience  inutile?  Si  ces  détails  passent  inaperçus, 
voilà  bien  de  la  besogne  perdue  :  s'ils  sont  assez  frap- 
pants pour  attirer  l'attention,  ce  genre  d'intérêt  n'est 
guère  dramatique  :  nous  l'avons  déjà  vu  pour  la  vérité 
des  décors.  A  quoi  bon  faire  ressembler  la  scène  à  un 
cabinet  d'archéologue?  On  vos  trésors  nous  laisseront 
froids,  et  nous  ne  nous  occuperons  que  des  caractères; 
ou  nous  oublierons  les  caractères  pour  regarder  les 
costumes  -. 

V.  Hugo  sentait  bien  que  cette  précision  des  détails 
était  inutile,  et  même  dangereuse.  Aussi  l'atténuait-il 
dans  la  pratique.  Il  craignait  par  exemple  que  «  quel- 
ques spectateurs  peu  lettrés  »  ne  sussent  pas  ce  que 
voulait  dire  «  noble  du  roi  »  en  Espagne  :  «  Gomme  au 
théâtre  deux  ou  trois  personnes  qui  ne  comprennent 
pas  se  croient  parfois  le  droit  de  troubler  deux  mille 
personnes  qui  comprennent,  l'auteur  a  fait  dire  à  Ruy 
Blas  sujet  du  roi  pour  noble  du  roi^  comme  il  avait 
déjà  fait  dire  à  Angelo  Malipieri  la  croix  rouge  au  lieu 
de  la  croix  de  gueules  ^.  »  C'était  sage  et  prudent. 

Mais  alors  pourquoi  acquérir  une  science  dont  on  ne 
peut  pas  toujours  faire  étalage?  Au  fond,  pour  faire 
autrement  et  mieux  que  les  tragiques  :  un  peu  aussi 
pour  une  raison  plus  spécieuse.  «  Les  petits  détails  d'his- 
toire et  de  vie  domestique  doivent  être  scrupuleusement 

1.  Drame,  t.  IV,  p.  380. 

2.  Ajoutons  que  l'exactitude  du  costume  a  quelquefois  son  danger  : 
Cf.  la  cliute  de  la  visière  du  casque  de  Charles  Vil,  Dumas,  Mémoires, 
t.  Vni,  p.  299,  300. 

3.  Drame,  t.  IV,  p.  381 . 


234  DU  DRAME   ROMANTIQUE 

étudiés  et  reproduits  par  le  poète,  mais  uniquement 
comme  des  moyens  d'accroître  la  réalité  de  l'ensemble 
et  de  faire  pénétrer  jusque  dans  les  coins  les  plus 
obscurs  de  l'œuvre  cette  vie  générale  et  puissante,  au 
milieu  de  laquelle  les  personnages  sont  plus  vrais  et  les 
catastrophes  par  conséquent  plus  poignantes.  Tout  doit 
être  subordonné  à  ce  but.  L'homme  sur  le  premier 
plan,  le  reste  au  fond  ^  »  Certes,  cette  théorie  est 
excellente,  et  le  drame  serait  incontestablement  supé- 
rieur à  la  tragédie  s'il  en  était  ainsi  dans  la  pratique. 
Mais  si  des  détails  précis  ajoutent  à  la  vérité  de  l'en- 
semble, seuls  ils  ne  peuvent  pas  faire  qu'une  pièce,  fausse 
dans  son  ensemble,  soit  vraie.  En  pareil  cas  même,  la 
précision  des  détails  est  dangereuse  :  elle  pourrait  faire 
passer  pour  véritable  une  œuvre  où  l'imagination  du 
poète  dépasserait  son  érudition.  C'est  justement  ce  qui 
est  arrivé,  tantôt  par  faiblesse  irréfléchie,  et  tantôt  par 
principe,  pour  les  caractères,  les  événements  et  les 
institutions. 

A.  Dumas  travaillait  trop  vite  pour  avoir  le  temps 
d'approfondir  les  mœurs  :  les  recherches  historiques 
lui  prenaient  peu  de  temps.  Pour  faire  une  «  trilogie 
dramatique  en  cinq  actes,  en  vers,  avec  prologue  et 
épilogue  ^  »,  il  ne  lui  faut  qu'une  révélation  rapide  et 
quatre  mois  de  travail  :  «  Au  moment  où  je  passai  des 
salons  de  peinture  à  l'exposition  de  sculpture,  un  cercle 
s'était  formé  autour  d'un  petit  bas-rehef  d'un  pied 
de  haut  à  peu  près,  sur  dix-huit  pouces  de  large;  il 
représentait  Christine  faisant  assassiner  Monaldeschi... 

1.  Drame,  t.  IV,  p.  380. 

2.  Théâtre,  t.  I,  p.  199. 


DE  l'histoire  235 

Ce  joiir-là,  comme  la  Françoise  de  Rimini  du  Dante, 
je  n'allai  pas  plus  avant;  quatre  mois  après  j'avais 
sculpté  aussi  ma  Christine  faisant  assassiner  son  Monal- 
deschi  K  » 

De  même,  nous  devons  Henri  III  à  une  vengeance 
de  garçon  de  bureau  qui  avait  laissé  Dumas  manquer  de 
papier:  «  Comme  j'avais  encore  trois  ou  quatre  rapports 
à  expédier,  je  montai  à  la  comptabilité  pour  en  emprun- 
ter quelques  feuilles.  Un  volume  d'Anquetil  se  trouvait 
fortuitement  égaré  sur  un  bureau;  il  était  ouvert,  j'y 
jetai  machinalement  la  vue,  et  j'y  lus  le  passage  relatif 
à  l'assassinat  de  Saint-Mégrin.  Trois  mois  après^ 
Henri  III  était  reçu  au  Théâtre-Français  -.  » 

Dans  de  pareilles  conditions,  A.  Dumas  devait  com- 
mettre des  erreurs  :  il  les  reconnaît  avec  une  bonne 
grâce  parfaite  :  «  Quelques  légers  reproches  ont  été 
adressés  à  M.  Michelot  sur  la  manière  dont  il  a  composé 
son  rôle.  C'est  à  moi  que  ces  reproches  sont  dus,  et  je 
les  réclame.  J'avais  cru  voir  en  Valois  un  prince  faible 
et  puéril,  ne  sortant  de  ce  caractère  que  par  des  traits 


1.  Théâtre,  t.  I,  p.  13.  Cf.  le  môme  récit,  un  peu  modifié  dans  les 
Mémoires  d'A.  Dumas,  t.  IV,  p.  :281-287.  Cf.,  t.  V,  p.  30,  p.  185,  186. 

2.  T.  I,  p.  31.  Cf.  Mémoires,  t.  V,  p.  79  sqq.  On  n'a,  en  effet, 
qu'à  lire  Anquelil  pour  y  retrouver  toute  l'érudition  de  Henri  III. 
A.  Dumas  est  pourtant  original  sur  un  point  :  il  a  fait  une  scène  drama- 
tique avec  une  anecdote  assez  gaie.  Dans  la  pièce  (a.  111,  se.  v),  le  duc 
de  Guise  menace  sa  femme  de  l'empoisonner;  dans  l'iiistoire,  il  la  force 
à  avaler  une  simple  tasse  de  bouillon,  et,  pendant  une  heure,  lui  laisse 
croire  qu'elle  est  empoisonnée  {Histoire  de  France,  p.  72()). 

Cf.  l'amusant  passage  de  ses  Mémoires,  où  Dumas  raconte  qu'après 
avoir  fait  bon  nombre  de  ses  drames  historiques,  il  se  décida  à  apprendre 
l'histoire,  et  dans  quel  livre!  un  exemple  suffira  : 

Francs,  Bourguignons  et  Goths  triomphent  d'Attila, 
Chilpéric  fut  chassé,  mais  on  le  rappela. 

[Mémoires,  t.  IX,  p.  134  sqq.) 


236  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

d'éloquence  et  des  soudainetés  de  courage  ;  j'ai  en 
quelque  sorte  forcé  M.  Michelot  à  jouer  le  rôle  d'après 
des  documents  que  la  critique  a  trouvés  faux  ;  depuis,  il 
lui  a  donné  une  autre  physionomie,  la  même  qu'il  lui 
avait  fait  prendre  d'abord,  et  il  y  a  été  applaudi;  le  pro- 
cès est  jugé  :  j'avais  tort;  il  est  donc  juste  que  je  paye 
les  frais  ^  » 

A.  Dumas  avait-il  le  droit  de  se  vanter  plus  tard 
d'avoir  fait  «  du  drame  historique  avec  Henri  III?  ~  » 
Il  n'est  guère  plus  heureux  pour  le  caractère  d'une 
époque  ou  d'un  peuple,  pour  les  mœurs  en  général. 
Quand  il  voulut  faire  une  incursion  sur  le  domaine  de 
la  tragédie,  il  songea  à  «  réhabiliter  »  l'histoire  romaine. 
Il  l'avait  oubliée;  un  autre  l'aurait  rapprise  :  «  La 
lecture  des  auteurs  latins  me  parut  insuffisante;  et  je 
partis  pour  l'Itahe,  afin  de  voir  Rome,  car,  ne  pouvant 
étudier  le  cadavre,  je  voulais  au  moins  visiter  le  tom- 
beau ^.  »  Triomphe  de  l'archéologie,  et  surtout  de 
l'imagination  :  «  Alors  la  nation  logée  commença  pour 
moi  à  descendre  de  son  piédestal,  à  revêtir  une  forme 
palpable,  à  prendre  une  allure  vivante;  je  peuplai  ces 
maisons  vides  de  leurs  habitants  disparus,  depuis  le 
palais  du  patricien  jusqu'à  la  boutique  du  marchand 
d'huile;  et  tous  les  degrés  de  l'échelle  immense  qui 
commençait  à  l'empereur  pour  ne  s'arrêter  qu'à  l'es- 
clave, m'apparurent,  dans  un  rêve   pareil  à  celui  de 


1.  Théâtre,  t.  I,  p.  117. 

2.  T.  IV,  p.  207.  On  connaît  son  mot  cavalier  :  «  Il  y  a  longtemps  que 
j'ai  dit  qu'en  matière  de  tliéàtre  surtout,  il  me  paraissait  permis  de 
violer  l'histoire,  pourvu  qu'on  lui  fit  un  enfant.  »  Mémoires^  t.  VllI, 
p.  172. 

3.  T.  VI,  p.  2. 


DE  l'histoire  237 

Jacob,  distinctement  remplis  d'êtres  semblables  à  nous, 
qui  montaient  et  qui  descendaient  '.  »  Ce  jonr-là  il  avait 
trouvé  son  chemin  de  Damas,  car  il  devina  l'explication 
de  cette  société  «  en  abandonnant  la  philosophie  pour 
la  foi,  et  en  regardant  le  monde  païen  au  point  de  vue 
providentiel  ^.  »  Que  Bossuet  altère  l'histoire  pour  ins- 
truire son  élève,  passe  encore  :  mais  que  Dumas,  pour 
amuser  son  public,  mette  quelques  pages  de  Bossuet 
en  drame,  et  mélange  l'histoire  et  la  religion,  non. 
La  religion  n'y  gagne  rien,  et  l'histoire  y  perd  toute 
vérité. 

V.  Hugo,  qui  se  faisait  de  l'histoire  une  idée  plus 
haute,  disait  :  «  Le  but  de  l'art  est  presque  divin  : 
ressusciter...  s'il  fait  de  l'histoire  ^.  »  Pour  que  le 
drame  soit  une  résurrection,  il  faut  qu'il  a  interroge 
les  chroniques,  s'étudie  à  reproduire  la  réalité  des  faits, 
surtout  celle  des  mœurs  et  des  caractères,  bien  moins 
léguée  au  doute  et  à  la  contradiction  K  »  Mais,  en 
revanche,  nous  voyons  plus  loin  le  poète  préférer  les 
époques  obscures  où ,  nul  document  contemporain 
n'éclaircissant  les  choses,  «  la  liberté  du  poète  en  est 
plus  entière,  et  le  drame  gagne  à  ces  latitudes  que  lui 
laisse  l'histoire  ^  ».  «  Souvent  les  fables  du  peuple  font 
la  vérité  du  poète  ^.  »  V.  Hugo  pensait  en  effet  que  «  si 
le  poète  avait  le  droit,  pour  peindre  l'époque,  d'emprun- 
ter à  l'histoire  ce  qu'elle  enseigne,  il  avait  également  le 


1.  Théâtre,  t.  VI,  p.  2 

2.  P.  3. 

3.  Drame,  t.  I,  p.  48. 

4.  P.  48. 

5.  P.  63. 

6.  T.  m,  p.  6. 


238  DU   DRAME    ROMANTIQUE 

droit  d'employer,  pour  faire  mouvoir  ses  personnages, 
ce  que  la  légende  autorise  ^  » 

C'étaient  là  les  idées  d'A.  de  Vigny,  qui  ne  voyait  1 
dans  l'histoire  que  l'humble  servante  du  drame  :  quel 
doit  être  son  rôle?  «  Doubler  l'intérêt  en  y  ajoutant  le 
souvenir-?  »  Pour  lui  aussi,  «  l'histoire  est  un  roman  | 
dont  le  peuple  est  l'auteur  ^,  »  son  imagination  travaille 
à  déformer  la  réalité,  et  les  personnages  historiques 
transformés  en  héros  légendaires  perdent  en  vérité  ce 
qu'ils  gagnent  en  puissance  ^  » 

L'artiste  doit  improviser  à  lui  seul  ce  travail  que  tout 
un  peuple  met  longtemps  à  élaborer  ;  A.  de  Vigny  se 
déclare  parfaitement  satisfait  de  la  vérité  historique 
d'une  œuvre,  «  lorsque  la  muse  vient  raconter  dans  ses 
formes  passionnées  les  aventures  d'un  personnage  que 
je  sais  avoir  vécu,  et  qu'elle  recompose  ses  événe- 
ments selon  la  plus  grande  idée  de  vice  ou  de  vertu  que 
l'on  puisse  concevoir  de  lui,  réparant  les  vides,  voilant 
les  disparates  de  sa  vie,  et  lui  rendant  cette  unité 
parfaite  de  conduite  que  nous  aimons  à  voir  repré- 
sentée même  dans  le  mal  ^.  »  Les  tragiques  avaient  bien 
un  peu  suivi  cette  méthode  «  selon  la  plus  grande  idée 
de  vertu  »  :  les  romantiques  choisirent  la  seconde  alter- 
native, et  le  meilleur  exemple  qu'il  soit  possible  d'en 
donner  est  un  drame  qu'on  pourrait  dire  écrit  en  colla- 
boration parjes  deux  plus  grands  :  Marion  Delorme  ^\ 


1.  Drame,  t.  IV,  p.  250, 

2.  Cinq-Mars^  t.  I,  p.  2. 

3.  P.  9. 

L  P.  7-13. 

o.  P.  U. 

G.  «  Au  moment  où  Hugo  avait  lu  Marion  Delorme,  de  Vigny  avait 


DE  l'histoire  239 

Non  seulement,  en  effet,  cette  pièce  a  été  composée 
après  Cinq-Mars,  mais  encore  il  n'y  a  pas  dans  le 
drame  une  situation,  un  caractère  historique,  (jui  n'ait 
dans  le  roman  un  précédent,  ou,  pour  mieux  dire,  un 
modèle  K 

Pour  nous  borner  aux  deux  caractères  principaux, 
Richelieu,  dans  Cinq-Mars,  est  représenté  comme  un 
bourreau  :  ((  Une  bouche  presque  sans  lèvres^  et  nous 
sommes  forcé  d'avouer  que  Lavater  regarde  ce  signe 
comme  indiquant  la  méchanceté,  à  n'en  pouvoir  dou- 
ter-. »  Il  n'est  pas  jusqu'à  son  innocente  passion  pour 
les  chats  qui  ne  soit  représentée  comme  un  signe  de 
férocité  :  «  Voyez  comme  il  lui  enfonce  ses  griffes  dans 
le  côté!  il  le  tuerait,  je  crois,  il  le  mangerait,  s'il  était 
plus  fort!  C'est  très  plaisanta  »  Son  rôle  politique  est 
jugé  avec  le  même  parti  pris  :  le  romancier  ne  voit  en 
lui  qu'un  ambitieux  ^. 

Dans  Marion  Delorme,  Richelieu  donne  son  nom  au 


laissé  dire  à  ses  amis  (ce  sont  toujours  les  amis  qui  disent  ces  sortes  de 
choses)  que  Didier  et  Saverny,  les  deux  principaux  personnages  du 
drame,  étaient  une  imitation  de  Cinq-Mars  et  de  Tliou.  Je  suis  convaincu 
qu'en  écrivant  sa  pièce,  Hugo  n'avait  pas  même  pensé  au  romande  de 
Vigny.  »  Dumas,  Mémoires,  t.  V,  p.  283. 

1.  Pour  n'en  citer  qu'un  exemple,  la  théorie  morale  qui  fait  le  fond 
de  la  pièce  «  ton  amour  m'a  fait  une  virginité  »  (t.  II,  p.  304)  se  trouve 
déjà  tout  au  long  dans  Cinq-Mars  :  Milton  vient  de  déclamer  un  passage 
de  son  Paradis  perdu  :  «  De  douces  larmes  bien  involontaires  coulaient 
des  yeux  de  la  belle  Marion  Delorme;  la  nature  avait  ^saisi  son  cœur 
malgré  son  esprit;  la  poésie  la  remplit  de  pensées  graves  et  religieuses 
dont  l'enivrement  des  plaisirs  l'avait  toujours  détournée,  l'idée  de 
l'amour  dans  la  vertu  lui  apparut  pour  la  première  fois  avec  toute  sa 
beauté,  et  elle  demeura  comme  frappée  d'une  baguette  magique  et 
changée  en  une  pâle  et  belle  statue.  »  (T.  II,  p,  187,  188.) 

2.  T.  I,  p.  174. 

3.  T.  Il,  p.  299. 

4.  Journal,  p.  278. 


240  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

dernier  acte  du  drame  :  il  ne  fait  pourtant  qu'y  appa- 
raître, sans  qu'on  le  voie  \  et  ne  prononce  qu'un  mot  : 
«  Pas  de  grâce  ».  Sans  doute,  Richelieu  a  été  impitoya- 
ble; mais  il  avait  ses  raisons  pour  cela.  Le  poète  a-t-il  le 
droit  de  nous  montrer  uniquement  le  côté  odieux  de  sa 
sévérité?  Supposons  un  spectateur  qui  ne  sache  presque 
rien  en  histoire,  et  c'est  à  ceux-là  surtout  que  l'auteur 
semble  s'adresser.  L'impression  finale  qui  lui  restera 
est  celle-ci  :  «  l'homme  rouge  »  a  été  un  bourreau.  — 
On  ne  peut  considérer  cela  comme  un  jugement  défi- 
nitif sur  le  cardinal. 

De  même  pour  Louis  XIII.  A.  de  Vigny  lui  fait  jouer 
auprès  du  cardinal  un  rôle  grotesque  :  «  Sire,  si  j'osais 
dire  ma  pensée,  je  voudrais  que  Votre  Majesté  eût  pour 
agréable  d'attaquer  dans  un  quart  d'heure...  —  Oui, 
oui,  c'est  bon,  monsieur  le  cardinal;  je  le  pensais  aussi; 
je  vais  donner  mes  ordres  moi-même;  je  veux  faire  tout 
moi-même,  etc.  ^  » 

Dans  le  drame,  il  est  aussi  effacé,  aussi  impuissant  ;  et 
la  chose  est  même  plus  curieuse  :  chaque  détail  est 
juste,  mais  l'ensemble  est  faux  :  «  C'est  Louis  XIII  qu'il 
avait  voulu  peindre  dans  sa  bonne  foi  d'artiste  ^,  »  c'est 
donc  avec  une  bonne  foi  parfaite  qu'il  s'est  trompé 
entièrement.  Ce  qui  le  prouve,  c'est  que  tous  les  mots 
du  roi,  ses  moindres  actions  sont  parfaitement  con- 
formes à  la  vérité  historique.  Certains  détails  même, 
qui  semblent  bizarres  dans  le  drame,  se  trouvent  dépassés 

1.  «  Lorsque  M.  Hugo  composa  Marion  Delorme,  la  censure  inter- 
disait formellement  sur  le  théâtre  l'entrée  de  tout  personnage  à  robe 
rouge  ou  noire.  »  Revue  des  Deux-Mondes,  1837,  t.  III,  p.  387. 

2.  Cinq- Mars,  t.  I,  p.  276. 

3.  Drame,  t.  II,  p.  166. 


DE  l'histoire  2M 

dans  la  réalité.  V.  Hiig-o  nous  présente  dans  Louis  XIII 
un  grand  enfant  à  cheveux  gris,  ennuyé  et  boudeur  : 
n'est-ce  pas  là  l'impression  générale  que  nous  laissent 
les  historiens?  Et  pourtant  l'esprit  n'est  pas  complète- 
ment satisfait  :  le  poète  insiste  sur  la  dépendance  du 
roi  :  nulle  part  il  ne  nous  en  indique  les  raisons,  ou 
plutôt  le  spectateur  emporte  cette  conviction  que  le  roi 
est  dominé  par  l'ascendant  du  cardinal,  que  cette 
dépendance  est  affaire  de  faiblesse  et  non  de  volonté, 
qu'il  ne  veut  pas  résister  parce  qu'il  ne  le  peut  pas.  Or, 
à  moins  d'être  aveuglé  par  le  parti  pris  et  même  par 
l'esprit  de  parti,  comme  Michelet  ',  il  est  assez  facile  de 
voir  la  vraie  raison  de  ce  vasselage.  Louis  XIII  n'eut 
qu'un  mérite,  laissons-le-lui  :  il  comprit  Richelieu  -,  sut 
lui  sacrifier  toutes  ses  amitiés,  même  ses  froides  amours, 
même  son  affection  pour  sa  mère,  parce  qu'il  sentait 
que  Richelieu  était  indispensable  :  roi  de  nom,  il 
abdiqua  toute  sa  vie  pour  le  roi  de  mérite.  Cette  triste 
figure  s'ennoblit  singulièrement,  ainsi  considérée  :  s'il 
n'eut  pas  la  grandeur  d'esprit,  il  eut  la  grandeur  de 
caractère,  qui  vaut  mieux. 

C'est  ce  que  n'ont  pas  compris  V.  Hugo  et  A.  de 
Vigny. 

La  vérité  des  faits  est  forcément  plus  exacte.  On 
peut  différer  d'avis  sur  le  caractère  d'un  homme.  Mais 
ses  actions  importantes,  ou  bien  les  grands  faits  d'un 
peuple,  ne  peuvent  subir  de  modification.  C'est  cette 

1.  «  On  voit  que  Richelieu  avait  ensorcelé  le  roi.  Par  talisman,  philtre 
ou  breuvage?  Par  l'anneau  enchanté  qui,  dit-on,  troubla  Gharlemagne? 
Non,  par  la  caisse  des  finances.  Louis  XIII  n'avait  jamais  vu  d'argent, 
et  Richelieu  lui  en  fit  voir.  »  Hist.  de  Fnmce,  t.  XI,  p.  26i. 

2.  CL  Henri  Martin,  t.  XI,  p.  587. 

SOURIAU.  16 


242  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

partie  de  l'histoire  à  laquelle  s'intéresse  surtout  A.  de 
Vigny  :  «  L'esprit  humain  ne  me  semble  se  soucier  du 
vrai  que  dans  le  caractère  général  d'une  époque;  ce  qui 
lui  importe  surtout,  c'est  la  masse  des  événements,  et 
les  grands  pas  de  l'humanité  qui  emportent  les  indivi- 
dus K  »  Malheureusement,  dans  ce  théâtre,  l'histoire 
n'est  pas  seule,  et  le  roman  apparaît.  Toutes  les  pièces 
historiques  du  romantisme  ont  une  double  intrigue  : 
les  personnages  réels  jouent  leur  drame  à  part,  et  nous 
en  connaissons  d'avance  la  fin  par  l'histoire.  Les  per- 
sonnages d'imagination  mêlent  leurs  aventures  parti- 
culières aux  événements  historiques,  et  retardent  de 
toutes  leurs  forces  un  dénouement  qu'ils  ne  peuvent 
empêcher.  Pour  conserver  l'image  du  poète  «  il  fallait 
que  la  tragédie  du  roman  tournât  autour  de  tous  ces 
personnages  et  les  enveloppât  de  ses  nœuds,  comme  le 
serpent  de  Laocoon,  sans  déranger  l'authenticité  des 
faits-  ». 

Et,  si  l'on  objecte  aux  romantiques  qu'un  pareil  pro- 
cédé est  dangereux,  non  pas  seulement  pour  l'histoire, 
mais  encore  pour  l'unité  du  drame;  comme  ils  ne  sont 
jamais  à  court,  sinon  d'idées,  du  moins  d'images,  ils 
répondront  :  «  L'action  que  l'on  croit  double,  est  sim- 
ple. Le  tissu  et  la  broderie  qui  l'enjolive  ne  font  point 
deux  étoffes  :  Yaqoub,  Bérengère,  le  comte,  voilà  le 
tissu  ;  Charles  VII  et  Agnès,  voilà  la  broderie.  Le  roi 
vient  demander  l'hospitalité  au  vassal;  le  vassal  la 
ui  accorde,  et  c'est  tout.  L'arrivée  inattendue  de 
Charles  VII  complique  l'action,  mais  ne  la  détourne 

\.  Cinq-Mars,  t.  I,  p.  9,  10. 
2.  Journal,  p.  278. 


DE  l'histoire  243 

pas  de  son  but,  et,  malgré  la  présence  de  son  hôte 
royal,  les  affaires  de  ménage  du  comte  vont  toujours 
leur  train  *.  »  L'histoire  n'est  plus  alors  qu'un  prétexte, 
ou  qu'un  épisode;  A.  Dumas,  toujours  de  bonne  foi,  le 
reconnaît  :  «  Catherine  Howard  est  un  drame  extra- 
historique, une  œuvre  d'imagination  procréée  par  ma 
fantaisie;  Henri  YIII  n'a  été  pour  moi  qu'un  clou, 
auquel  j'ai  attaché  mon  tableau  -.  »  Ce  qu'il  dit  là 
d'une  seule  de  ses  pièces,  on  peut  le  penser  de  tout 
son  théâtre. 

Dans  Une  Fille  du  Régent,  A.  Dumas  s'amuse  autour 
de  rhistoire.  Dans  Urbain  Grandier,  ce  n'est  pas  le 
rôle  de  Richelieu  dans  toute  cette  sombre  afïtiire  qui 
l'attire.  Il  trouve  plus  piquant  de  nous  faire  assister  à 
une  séance  d'hypnotisme  : 


GRANDIER 

Jeanne  ! 

dormez... 

JEANNE 

A....  à.. 

..  à  moi!  ^ 

Enfin,  même  dans  une  époque  plus  récente,  et  pour 
des  personnages  mieux  connus,  A.  Dumas  s'accorde  les 
mêmes  libertés.  Dans  la  Jeunesse  de  Louis  XIV,  nous 
voyons  le  grand  roi  lui-même  reprendre  la  faction  de 
Gromwell  "".  Mais  voici  le  triomphe  du  genre,  dans 
l'asservissement  de  l'histoire  au  roman  :  si  Louis  XIV 


1.  Dumas,  Théâtre,  t.  II,  p.  228.  Cf.  Mémoires,  t.  VIII,  p.  198  sqq. 

2.  T.  IV,  p.  207.  II  aime  cette  image  :  A  propos  de  Charles  VII,  quand 
l'intrigue  d'amour  fut  trouvée,  «  je  me  mis  alors  à  feuilleter  les  chro- 
niques du  xv^  siècle,  pour  trouver  un  clou  où  accrocher  mon  tableau  ». 
Mémoires,  t.  VUI,  p.  199. 

3.  IXe  tableau,  se.  vu 

4.  A.  IV,  se.  ix-xxii. 


244  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

devient  un  grand  roi,  s'il  ose  être  lui-même,  c'est  à  son 
bon  génie  qu'il  le  doit,  à  un  profond  politique,  à  un 
homme  d'État  inconnu  :  à  Molière  ^  ! 

V.  Hugo  a  été  aussi  franc  que  les  deux  autres  :  il 
reconnaît  implicitement  que  la  vérité  des  faits  est  quel- 
quefois un  peu  altérée  dans  ses  drames  :  selon  lui, 
«  les  œuvres  de  théâtre  doivent  toujours  être,  par  les 
mœurs  sinon  par  les  événements,  des  œuvres  d'his- 
toire ^.  »  Il  avoue  même,  explicitement,  que  «  il  faut  se 
garder  de  chercher  de  l'histoire  dans  le  drame,  fict-il 
historique  ^  ».  Devant  un  pareil  aveu,  est-il  nécessaire 
d'insister?  Les  preuves  ne  manqueraient  pas;  la  plus 
concluante  est  certainement  le  Roi  s'amuse.  Malgré  la 
vérité  des  détails,  et  même  des  caractères,  quelque 
chose  sonne  faux  dans  ce  drame.  On  sent  que  le  but 
de  V.  Hugo  n'a  pas  été  simplement  de  faire  une  pièce 
historiquement  vraie.  L'histoire  sans  doute  est  là,  mais 
gâtée  par  le  roman  qui  s'y  mêle  trop  intimement. 

Nous  avons  déjà  signalé,  sous  forme  de  prétérition 
peut-être  trop  prudente,  l'analogie  au  point  de  vue  his- 
torique des  tragédies  de  Corneille  et  des  romans  de 
Mlle  de  Scudéry.  N'existe-t-elle  pas  aussi  entre  le 
drame  et  le  roman?  Tout  au  moins  n'y  a-t-il  pas  une 
ressemblance  étrange  de  méthode,  de  procédé,  entre 
le  Roi  s'amuse  et  les  Trois  Mousquetaires?  Dans  ce 
roman,  d'où  vient  l'intérêt?  De  ce  que  A.  Dumas  fait 
agir  tous  ses  personnages  historiques  comme  des 
hommes,  ou,  du  moins,  comme  des  héros  de  roman 


1.  A.  I,  se.  xviii;  a.  III,  se.  xvi. 

2.  Brame,  t.  III,  p.  464. 

3.  T.  I,  p.  550. 


DE  l'histoire  245 

ordinaires.  La  surface  extérieure  de  l'histoire,  pour 
ainsi  dire,  n'étant  pas  modifiée,  le  romancier  en  change 
à  sa  fantaisie  l'intérieur.  Les  effets  restent  les  mêmes, 
les  causes  varient.  Après  que  les  quatre  héros  ont 
traversé  de  leur  mieux  les  combinaisons  du  cardinal, 
on  est  tout  étonné  de  voir  le  résultat  historique  repa- 
raître intact. 

De  même  dans  le  Roi  s'amuse,  Triboulet,  presque 
inconnu  jusqu'à  V.  Hugo,  grandit  au  point  d'éclipser 
un  instant  le  roi,  de  le  supprimer  même,  et  la  pièce 
touche  à  son  apogée  au  moment  où  le  bouffon  porte  la 
main  sur  l'histoire.  Mais,  au  dernier  acte  du  drame, 
comme  au  dernier  chapitre  du  roman,  l'histoire,  un 
instant  suspendue,  reprend  son  cours,  et  le  personnage 
historique  s'éloigne  en  chantant,  sauvé  par  la  réalité 
des  faits,  tandis  que  les  personnages  inventés  tombent, 
sacrifiés  par  la  volonté  du  poète.  Donc,  ni  vérité  dans 
les  faits,  ni  vérité  dans  les  mœurs. 

Quant  aux  institutions,  les  deux  plus  importantes  en 
France,  la  Royauté  et  l'Église,  n'apparaissent,  bien  en- 
tendu, que  sous  une  forme  concrète  :  dès  1829,  A.  de 
Vigny  proclamait  qu'il  faudrait,  si  la  censure  le  per- 
mettait, «  approfondir  les  deux  caractères  sur  les- 
quels repose  toute  la  civilisation  moderne,  le  prêtre 
et  le  roi  ^  ».  Jusqu'à  la  révolution  de  1830,  on  ne  put 
mettre  de  prêtre  sur  la  scène  :  le  roi  seul  y  apparut. 

Pour  prouver  qu'ici  encore  toute  préoccupation  scien- 
tifique est  loin  de  l'esprit  de  nos  dramaturges,  nous 
n'avons  même  pas  à  discuter  le  rôle  du  roi  dans  le 

\.  Théâtre,  t.  II,  p.  71. 


246  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

drame,  nous  n'avons  qu'à  l'exposer.  Le  choix  des  rois, 
le  rôle  et  le  caractère  qui  leur  sont  donnés,  suffisent  à 
montrer  que  les  romantiques  ne  veulent  pas  faire  de 
l'histoire. 

Le  premier  en  date,  Louis  X,  joue  un  rôle  piteux 
dans  la  Tour  de  Nesle.  Trompé  avant  même  son 
mariage,  trompé  après,  il  laisse  pendant  son  absence 
le  pouvoir  à  sa  femme  :  elle  en  use  si  bien  qu'un  des 
courtisans  résume  ainsi  la  situation  :  «  On  croirait  que 
Dieu  joue  aux  dés  avec  Satan  ce  beau  royaume  de 
France  ^  »  Le  roi  revient;  sa  seule  action  dans  le 
drame  est  un  acte  d'hypocrisie  : 

Pour  vous  aider  à  faire  les  frais  de  la  campagne,  messieurs,  je  vais 
donner  l'ordre  qu'une  taxe  soit  levée  sur  la  ville  de  Paris  à  l'occasion 
de  ma  rentrée. 

LE  PEUPLE,  au-dessous  de  la  croisée. 
Vive  le  roi  !  Vive  le  roi  ! 

LE  ROI,  allant  au  balcon. 
Oui,  mes  enfants,  je  m'occupe  de  diminuer  les  impôts,  je  veux  que 
vous  soyez  heureux,  car  je  vous  aime  ^. 

Charles  VI,  dans  la  Tour  Saint-Jacques,  n'a  qu'un 
éclair  de  raison  et  de  courage  ^;  le  reste  du  temps,  il 
est  fou,  il  a  froid,  il  a  peur  ^;  c'est  la  reine  qui  gou- 
verne, c'est  Isabeau,  poursuivant  les  jeunes  gens  de  son 
amour  ^,  livrant  la  France  aux  Anglais*^.  Et  si  le  Dau- 


d.  Dumas,  Théâtre,  t.  IV,  p.  70. 

2.  Ibid.  «  Les  spectateurs  trouvèrent  comme  Harel,  que  le  roi  Louis 
le  Hulin  était  un  drôle  de  corps.  »  A.  Dumas,  Mémoires,  t.  IX,  p.  181. 

3.  Dumas,  t.  XX,  p.  324-332. 
A.  kl.,  p.  222,  p.  262  sqq. 

5.  W.,  p.  223,  320. 

6.  Id.,  p.  209-220. 


DE  l'histoire  247 

phin  montre  quelque  bravoure  ^  (juelque  amour  pour 
son  royaume,  nous  le  retrouvons,  dans  Charles  \'I1  chez 
ses  grands  vassaux,  traité  comme  un  petit  garçon  par 
un  de  ses  fidèles-,  préférant  l'amour  d'Agnès  au  salut 
de  la  France  ^ ,  partant  pour  la  chasse  quand  le  canon 
tonne  '';  s'il  redevient  un  instant  roi,  c'est  pour  recon- 
quérir l'estime  de  sa  maîtresse  ^,  et  son  seul  acte 
d'énergie  consiste  à  briser  une  épée  °.  François  P'", 
dans  le  Roi  s'amuse,  garde  quelques-unes  de  ses  qua- 
lités :  chevaleresque  ^  séduisant;  le  souvenir  de  Mari- 
gnan  vient  même  illuminer  un  instant  le  drame  \  Mais 
ce  n'est  qu'un  éclair,  et  c'est  plutôt  le  vaincu  de  Pavie 
qui  nous  apparaît,  s'enivrant  au  Louvre  °  et  au  cabaret  "^, 
débauché  et  grossier,  disant  cyniquement  à  Blanche  : 
«  Ah!  ma  femme  n'est  pas  ma  maîtresse,  vois-tu!  ^^  » 
parlant  à  la  courtisane  le  même  langage  qu'à  la  jeune 
fille  ^■';  enfin,  s'il  n'est  plus  «  automate  dans  la  main 
de  sa  mère  '^  »,  il  est  en  revanche  «  dans  la  main  de 
Triboulet  un  pantin  tout-puissant  ^''»: 

Charles  IX  n'a    qu'une  scène  importante,  dans   la 
Reine  Margot  :  il   voit  roufje,  veut   assassiner  son 

1.  Dumas,  t.  XX,  p.  21  o,  216. 

2.  Id.,  t.  Il,  p.  238. 

3.  /'/.,  p.  267. 

A.  Id.,  p.  279-28-2. 

5.  Id.,  p.  289-292. 

6.  Id.,  p.  291. 

7.  V.  Hugo,  (.  II,  p.  423. 

8.  Id.,  p.  473. 

9.  Id.,  p.  361,  362. 

10.  Id.,  p.  ii7-4îjl. 
M.  Id.,  p.  422. 

12.  /'/.,  p.  4a2. 

13.  Miclielet,  t.  VII,  p.  337. 

14.  V.  Hugo.  t.  II,  p.  341. 


248  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

beau-frère,  et,  faute  de  mieux,  tire  sur  son  peuple  ^ 

Henri  III,  raillé  et  rossé  par  son  fou  ^,  suit  pourtant 
en  politique  les  conseils  de  Chicot  ^.  Gomme  trait  de 
mœurs,  il  est  jaloux  de  la  femme  d'un  de  ses  mignons*. 

Plus  tard,  il  apparaît,  dominé  par  sa  mère^,  préférant 
ses  plaisirs  aux  affaires  de  la  France  '^,  portant  des 
habits  de  femme  \  protégeant  une  seconde  génération 
de  mignons,  pour  eux  devenant  déloyal,  conseillant  une 
félonie  à  Saint-Mégrin  ^. 

Si  Henri  III  apparaît  trop,  en  revanche  Henri  IV  se 
montre  trop  peu  :  il  n'est  encore  que  roi  de  Navarre; 
il  est  fin  ^,  dissimulé  ^°,  brave",  plus  libéral,  dans  la 
pièce  que  dans  la  réalité  ^^;  digne  de  remplir  tout  un 
drame,  mais  relégué  au  second  plan. 

La  régence  de  Marie  de  Médicis,  dans  la  Maréchale 
d'Ancre,  n'est  pas  brillante  :  à  la  place  de  la  reine  de 
nom,  nous  voyons  la  reine  de  fait,  Léonora  Galigaï, 
abuser  du  pouvoir  royal  «  pour  assurer  la  grandeur  fu- 
ture de  ses  enfants  ^^  » ,  pour  venger  ses  insultes  person- 
nelles ".  La  maréchale  est  «  la  reine  de  la  régente  ^^  »  et 


1.  Dumas,  t.  X,  p.  -46. 

2.  Id.,  t.  XXIIl,  p.  U4-151, 

3.  W.,  p.  170. 

4.  Ici,  p.  145,  1S7. 

î>.  Id.,  t.  I,  p.  157-161. 

6.  Id.,  p.  153. 

7.  Id.,  p.  U7. 

8.  Id.,  p.  187,  188. 

9.  /(/.,  t.  X,  p.  29-33. 

10.  M.,  p.  51-54. 

11.  7^.,  p.  46. 

12.  /(/.,  p.  182. 

13.  Vigny,  t.  I,  p.  195. 

14.  Id.,  p.  208. 

15.  U.,  p.  187,  188. 


DE  l'histoire  ^49 

se  vante  de  gouverner  l'esprit  de  la  reine  «  par  l'ascen- 
dant d'un  esprit  fort  sur  le  plus  ftiible  K  » 

C'est  là  l'histoire  de  Louis  XIII,  sur  lequel  les  roman- 
tiques se  sont  acharnés  :  A.  de  Vigny,  dans  Cinq-Mars, 
V.  Hugo,  dans  Marion  Delorme,  A.  Dumas,  dans  la 
Jeunesse  des  Mousquetaires,  ce  dernier  portant  le  coup 
final  :  le  pauvre  roi  est  trompé  par  tout  le  monde, 
surtout  par  sa  femme  ^. 

Pour  Louis  XIV,  ce  n'est  pas,  bien  entendu,  le  Roi 
Soleil  que  l'on  nous  montre.  Dans  la  Jeunesse  de 
Louis  XIV,  nous  ne  trouvons  guère,  en  fait  d'histoire, 
que  l'acte  d'audace  contre  le  Parlement  ^  et  la  légende 
de  l'en-cas  "".  Mais  la  comédie  humiliante  que  le  roi 
joue  devant  Mazarin  ^,  et,  en  revanche,  la  hauteur  qu'il 
montre  envers  son  ministre^,  sa  douleur  en  voyant  qu'il 
va  être  roi  ',  et  surtout  sa  clémence  pour  Condé  sur  le 
conseil  de  Mohère  ^,  tout  cela  mérite  qu'on  applique 
à  Dumas  le  mot  final  de  sa  pièce  :  «  Voilà  pourtant 
comme  on  écrit  l'histoire  »  dans  ce  théâtre. 

Le  Régent,  on  ne  sait  trop  pourquoi,  est  presque 
peint  en  beau;  sans  doute,  nous  le  voyons,  dans  le 

\,  Vig-ny,  t.  1,  p.  301.  «  L'absence  de  Louis  XllI,  dans  le  di-anie  de 
A.  de  Vigny,  tient  peut-être  plus  à  une  opinion  politique  qu'à  une  com- 
binaison littéraire.  L'auteur,  royaliste,  comme  Je  l'ai  dit,  aura  mieux 
aimé  laisser  la  royauté  dans  la  coulisse,  que  de  montrer  au  public  sa 
face  pâle  et  tachée  de  sang.  »  (Dumas,  Mémoires,  t.  VIII,  p.  171.)  C'est, 
croyons-nous,  une  erreur.  Dumas  ne  connaissait  pas  le  Journal  d'un 
Poète. 

2.  Dumas,  t.  XIV,  p.  120-128,  178. 

3.  T.  XIX,  p.  80. 

4.  M.,  p.  225. 

5.  Id.,  120-126. 

6.  Id.,  p.  207. 

7.  Id.,  p.  198. 

8.  Id.,  p.  159. 


250  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

Chevalier  d'Harmental,  déguisé,  au  bal  de  l'Opéra, 
tourné  en  ridicule  par  des  masques  \  ou  bien,  après 
une  orgie,  se  promenant  ivre  sur  les  toits  ~.  Mais  il  est 
généreux^;  les  calomnies  le  font  pleurer^.  Il  pratique 
le  pardon  des  injures  ^  ;  il  pousse  même  la  grandeur 
d'âme  jusqu'à  admirer  son  assassin  ^\  et  dépasse  la 
clémence  d'Auguste  \  Il  est  vrai  que  Dumas  l'a  trans- 
figuré, suivant  la  recette  romantique  :  il  en  fait  le  plus 
délicat  des  pères  dans  Une  fille  du  Régent. 

Louis  XV  lui-même  semble  d'abord  embelli  :  c'est 
un  chaste  jeune  homme.  Chérubin  grandi,  qui  ne  sait 
si  oui  ou  non  il  aime  sa  femme  :  une  jeune  fille^  qu'il 
croit  aimer,  lui  prouve  qu'il  est  amoureux  de  la  reine  ^, 
et  Richelieu  supprime  l'obstacle  qui  sépare  les  deux 
époux  '^ 

Mais  attendons  :  le  roi,  pour  un  caprice,  déshonore 
toute  une  famille;  le  général  de  Ruffé,  pour  venger 
l'honneur  des  siens,  manque  de  respect  à  la  reine,  et 
brave  son  roi  ^^.  Le  petit-fils  de  Louis  XÏV  «  commence 
à  s'étourdir  »  ^^  dans  un  repas  de  chasse. 

Enfin  Louis  XVI  est  désavoué  par  sa  noblesse,  parce 
qu'il  est  trop  républicain  ^~  ;  et  si  le  chevalier  de  Maison- 


1.  Dumas,  t,  IX,  p.  227-230. 

2.  Id.,  p.  205. 

3.  Id.,  p.  318. 

4.  Id.,  p.  299. 

5.  Id.,  p.  300. 

6.  M.,  p.  223-224. 

7.  Id.,  p.  2ii-248. 

8.  Id.,  t.  XXI,  p.  79-84. 

9.  Le  Verrou  de  la  reine. 
dû.  Dumas,  t.  XXI,  p.  71-74. 

11.  Id.,  p.  31. 

12.  Id.,  t.  VI,  p.  128,  Paul  Jours. 


DE  l'histoire  251 

Rou^^e  se  dévoue  pour  sauver  la  reine,  c'est  par  amour 
pour  Marie-Antoinette  K 

Le  rôle  du  prêtre  n'est  guère  plus  brillant  :  quand  le 
romantisme  peut  emprunter  un  personnage  à  l'Église, 
c'est  un  bourreau,  un  grotesque,  ou  un  Machiavel.  Pour 
n'en  citer  qu'un  exemple,  c'est  un  machiavélisme 
suspect  que  Dumas  prête  au  cardinal  Fleury  dans  le 
Verrou  de  la  reine  -. 

Notre  triumvirat  romantique  a-t-il  jeté  sur  la  royauté 
le  coup  d'oeil  de  l'historien?  Ici  encore  il  faut  répondre  : 
non.  Sauf  les  détails  matériels,  toute  cette  histoire,  — 
faits,  mœurs,  institutions,  —  est  fausse,  ou  plutôt 
faussée  par  des  préoccupations  politiques  et  religieuses. 

1.  Dumas,  t.  XI,  p.  112,  113. 

2.  M.,  t.  XXI. 


CHAPITRE  IX 


LA   POLITIQUE  LA    MORALITÉ 


Scepticisme  des  romantiques.  —  Libéralisme.  —  Tliéâtre  démocra- 
tique. —  Tiièses  socialistes.  —  Thèses  morales.  —  Erreur  sur  le 
public. 


Écrivant  à  une  époque  troublée,  pour  un  public  qui 
prévoyait  ou  préparait  une  révolution,  les  roman- 
tiques ne  voulurent  plus  faire  de  l'art  pour  l'art  K  Ils 
ouvrirent  le  théâtre  aux  passions  politiques,  mais  ce  ne 
fut  pas  simplement  pour  retenir  la  foule  :  leur  but  était 
plus  noble.  Ils  sentaient  que  l'artiste  n'a  pas  le  droit 
d'être  un  rêveur  inutile,  qu'il  a  charge  d'âmes.  «  Il  a 
surtout,  disait  A.  de  Vigny,  besoin  d'ordre  et  de  clarté, 
ayant  toujours  en  vue  la  voie  où  il  conduit  ceux  qui 
croient  en  lui  ^.  »  Son  drame  doit  instruire  :  «  Il  faut 
qu'il  fasse,  dans  une  scène  d'histoire,  la  leçon  du 
passé  ^.  »  Et  ce  passé  doit  être  «  ressuscité  au  profit 
du  présent  :  ce  serait  l'histoire  que  nos  pères  ont  faite, 
confrontée  avec  l'histoire  que  nous  faisons^  ».  Ce  ne 

1.  Cf.  M.  Vacquerie,  Profils  et  Grimaces,  p.  '2iA. 

2.  Théâtre,  t.  I,  p.  7. 

3.  V.  Hugo,  Drame,  t.  H,  p.  168. 

4.  Id.,  t.  m,  p.  \m. 


LA   POLITIQUE   —   LA  MORALITÉ  253 

sont  pas  là  paroles  do  poètes,  mots  en  l'air.  V.  Hugo  se 
rend  compte  de  la  gravité  de  cette  tentative  :  «  Il  s'in- 
terroge avec  sévérité  et  recueillement  sur  la  portée 
philosophique  de  son  œuvre;  car  il  se  sait  responsable, 
et  il  ne  veut  pas  que  cette  foule  puisse  lui  demander 
compte  un  jour  de  ce  qu'il  lui  aura  enseigné  K  » 

Dieu  le  veut  :  dans  les  temps  contraires, 
Chacun  travaille,  et  chacun  sert; 
Malheur  à  qui  dit  à  ses  frères  : 
Je  retourne  dans  le  désert. 
Malheur  à  qui  prend  ses  sandales, 
Quand  les  haines  et  les  scandales 
Tourmentent  le  peuple  agité; 
Honte  au  penseur  qui  se  mutile, 
Et  s'en  va,  chanteur  inutile, 
Par  la  porte  de  la  cité  ^. 

Vers  1830,  les  idées  du  triumvirat  romantique  étaient 
celles  de  la  jeunesse  libérale.  En  matière  de  religion,  le 
scepticisme,  affaire  de  mode,  nous  l'avons  vu,  chez  Du- 
mas, était  plus  raisonné  chez  les  deux  autres.  V.  Hugo 
y  avait  été  amené  par  son  éducation  :  «  Son  royalisme 
était  le  royalisme  voltairien  de  sa  mère  :  le  trône  sans 
l'autel  \  » 

A.  de  Vigny  constate  que  la  religion  est  abandonnée, 
qu'elle  ne  peut  plus  fournir  de  sujets  à  l'art  :  «  Les  chefs 
des  partis  catholiques  prennent  aujourd'hui  le  catholi- 
cisme comme  un  mot  d'ordre  et  un  drapeau;  mais 
quelle  foi  ont-ils  dans  ses  merveilles,  et  comment  sui- 
vent-ils sa  loi  dans  leur  vie?  »  —  «  Les  artistes  le  mettent 
en  lumière  comme  une  précieuse  médaille  et  se  plon- 

1.  V.  Hugo,  Drame,  t.  III,  p.  8. 

2.  /d.,  Poésies,  t.  III,  p.  388;  cf.  Victor  Hugo  raconté,  t.  II,  p.  410. 

3.  Victor  Hugo  raconté,  t.  I,  p.  2G1. 


254  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

gent  dans  ses  dogmes  comme  dans  une  source  épique 
de  poésie  ;  mais  combien  y  en  a-t-il  qui  se  mettent  à 
genoux  dans  l'église  qu'ils  décorent?  ^  »  Le  poète 
n'est  pas  attristé  par  cette  constatation  :  car  il  voit  appa- 
raître une  autre  religion  :  «  Ce  n'est  pas  une  foi  neuve, 
un  culte  de  nouvelle  invention,  une  pensée  confuse; 
c'est  un  sentiment  né  avec  nous,  indépendant  des 
temps,  des  lieux,  et  même  des  religions  :  un  senti- 
ment fier,  inflexible^  un  instinct  d'une  incomparable 
beauté  qui  n'a  trouvé  que  dans  les  temps  modernes  un 
nom  digne  de  lui...  Cette  foi  qui  me  semble  rester  à 
tous  encore,  et  régner  en  souveraine  dans  les  armées 
est  celle  de  VHoniieur'^.  » 

Ce  nouveau  culte  remplaça  si  bien  l'ancien  dans  le 
cœur  du  chantre  d'Eloa,  que  A.  de  Vigny  finit  par 
écrire  : 


s'il  est  vrai  qu'au  jardin  sacré  des  Écritures, 

Le  fils  de  l'homme  ait  dit  ce  qu'on  voit  rapporté, 

Muet,  aveugle  et  sourd  au  cri  des  créatures, 

Si  le  ciel  nous  laissa  comme  un  monde  avorté, 

Le  juste  opposera  le  dédain  à  l'absence, 

Et  ne  répondra  plus  que  par  un  froid  silence. 

Au  silence  éternel  de  la  Divinité  ^! 


L'indifférence  en  matière  de  foi  se  changea  vite  chez 
les  romantiques  en  hostilité  contre  la  religion,  et  les 
amena  à  donner  dans  leurs  drames  le  mauvais  rôle  à 
rÉghse.  Leur  libéralisme  en  politique  devint  bientôt 
de  la  haine  pour  la  royauté. 


1.  Servitude  et  grandeur,  p.  361. 

2.  Id.,  p.  363,  3C4. 

3.  Poésies,  p.  285,  286. 


LA   POLITIQUE   —    LA    MORALITÉ  2o5 

Tous  trois  arrivèrent  au  tliéàtre  démocratique  par 
des  voies  différentes. 

L'ancien  gendarme  de  la  garde  conunença  par  atta- 
quer dans  le  passé  les  ministres  qui  perdent  la  royauté  : 
Richelieu  est  rendu  responsable  de  quatre-vingt-treize, 
parce  qu'il  a  préparé  une  monarchie  sans  base  \ 
Louis  XIV  aura  beau  être  absolu  :  «  Richelieu  a  rompu 
le  faisceau  d'armes  qui  le  soutenait  :  ce  faisceau-là 
c'était  la  vieille  noblesse  qu'il  a  décimée  -.  »  On  sent 
qu'avant  d'être  royaliste,  A.  de  Vigny  est  gentil- 
homme :  «  J'avais  le  désir  de  faire  une  suite  de  romans 
historiques  qui  seraient  comme  l'épopée  de  la  noblesse  ^.  » 
Malheureusement  pour  lui,  il  se  vit  obligé  d'en  écrire 
l'éloge  funèbre  ^.  Ce  n'était  pas  en  Espagne  seulement 
que  les  rois  laissaient  sacrifier  leur  noblesse  ■'  :  «  Étant 
né  gentilhomme,  j'ai  fait  l'oraison  funèbre  de  la  noblesse, 
la  noblesse  écrasée 

Entre  les  rois  ingrats  et  les  bourgeois  jaloux  ^. 

Tout  en  se  préparant  à  se  dévouer  pour  la  royauté, 
il  la  jugeait  sévèrement  :  «  J'ai  préparé  mon  vieil  uni- 
forme. Si  le  roi  appelle  tous  les  officiers,  j'irai.  Et  sa 
cause  est  mauvaise,  il  est  en  enfance  ainsi  que  toute  sa 
famille  ;  en  enfance  pour  notre  temps  qu'il  ne  comprend 
pas.  »  Toute  sa  sympathie  va  au  peuple  :  «  Depuis  ce 


1.  Cinq-Mars,  t.  II,  p.  43. 

2.  Irf.,  p.  92. 

3.  Journal,  p.  279. 

4.  Stello,  p.  406,  407. 

5.  Poésies,  p.  161. 

6.  Journal,  p.  314. 


256  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

matin  on  se  bat.  Les  ouvriers  sont  d'une  bravoure  de 
Vendéens;  les  soldats,  d'un  courage  de  garde  impé- 
riale :  pauvre  peuple,  grand  peuple,  tout  guerrier  ^  » 
Il  ne  garde  plus,  après  cette  crise,  qu'un  penchant  à 
la  commisération  pour  la  royauté  :  «  La  vue  des 
Bourbons  me  donne  toujours  un  sentiment  mélan- 
colique ^.  »  Et  son  amour  même  pour  la  noblesse,  déjà 
affaibli  par  l'éducation  paternelle^,  finit  par  disparaître, 
absorbé  par  un  sentiment  plus  noble  encore  : 

Si  l'orgueil  prend  ton  cœur,  quand  le  peuple  me  nomme, 
Que  de  mes  livres  seuls  te  vienne  ta  fierté  ! 
J'ai  mis  sur  le  cimier  doré  du  gentilhomme, 
Une  plume  de  fer  qui  n'est  pas  sans  beauté!  * 

V.  Hugo  et  A.  Dumas,  qui  n'avaient  pas  les  mêmes 
raisons  pour  bouder  ou  aimer  la  royauté,  vinrent  à  la 
démocratie  par  un  autre  chemin  ;  tous  deux  fils  de  géné- 
raux, ils  furent  séduits,  comme  tant  d'autres  alors,  par 
la  légende  qui  commençait,  et  qui  devait  aboutir  au 
bonapartisme  démocratique  de  Béranger;  ils  prirent 
leur  part  de  «  ce  qu'il  inspirait  d'idolâtrie  au  peuple, 
qui  ne  cessa  de  voir  en  lui  le  représentant  de  l'éga- 
lité victorieuse  '"  » . 

Nous  retrouvons  longtemps  après,  en  1831,  un  sou- 
venir de  cet  enthousiasme  romantique  et  populaire 
dans  Dumas  :  «  Peut-être  demandera-t-on  pourquoi 
j'ai  mis  dans  la  bouche  de  Napoléon  des  pensées  de 


1.  Journal,  p.  46,  47. 

2.  îd.,  p.  249. 

3.  Ici.,  p.  269,  270. 

4.  Poésies,  p.  319. 

5.  Béranger,  Préface  des  Chaiisons  nouvelles  et  dernières. 


LA   POLITIQUE   —    LA    MORALITÉ  i>o7 

liberté   qu'il   n'avait  pas  dans   son   cœur.   A   cela   je 
répondrai  que  le  théâtre  n'est  pas  un  cours  d'histoire, 
mais  une  tribune  par  laquelle  le  poète  répand  et  pro- 
page ses  propres  idées;  —  que  mes  idées^  à  moi,  idées 
que  je  crois  bonnes  selon  l'égalité  démocratique  comme 
je  l'entends,  acquièrent  une  nouvelle  puissance  dans  la 
bouche  de  l'homme  dont  le  peuple  a  foit  un  demi-dieu  '.» 
Chez  V.  Hugo  ces  idée  prirent  une  autre  forme  ; 
ans  ses  drames,  de  tous  les  monarques,  seul  Vempe- 
reur  joue  un  beau  rôle  :  Gharlemagne  apparaît  grandi, 
et  personnifiant  la  clémence  -  ;  Barberousse  sort  pr(»s- 
que  de  la  tombe  pour  venir  sauver  son  pays  ^,  et  par- 
donne, lui  aussi  ^.  Enfin  don  Carlos  se  transfigure  :  le 
roi  méchant  devient  bon,  parce  qu'il  devient  empereur  : 

Ai-je  bien  dépouillé  les  misères  du  roi, 

Gharlemagne?  Empereur,  suis-je  bien  un  autre  homme"?  " 

Donc,  par  sympathie  pour  un  empire  qui  devenait 
libéral  à  distance,  ou  pour  la  noblesse  sacrifiée  par  la 
royauté,  nos  trois  romantiques  devinrent  démocrates. 
Ils  réalisaient  ainsi  un  souhait  de  Mme  de  Staël  (jui 
disait  :  «  La  poésie  française,  étant  la  plus  classique  de 
toutes  les  poésies  modernes,  est  la  seule  qui  ne  soit  pas 
répandue  parmi  le  peuple...  nos  poètes  français  sont 
admirés  par  tout  ce  qu'il  y  a  d'esprits  cultivés  chez  nous 
et  dans  le  reste  de  l'Europe,  mais  ils  sont  tout  à  fait 
inconnus  aux  gens  du  peuple,  et  aux  bourgeois  même 

1.  Dumas,  t.  XVIII.  p.  150. 
"2.  Drame,  t.  II,  p.  130. 
3.  kl,  t.  IV.  p.  309-311. 
i.  Id.,  p.  36G-3()8. 
5.  M.,  t.  II,  p.  130. 

SOURIAU.  17 


258  DU    DRAME    ROMANTIQUE 

des  villes ^;  en  Angleterre  toutes  les  classes  sont 

également  attirées  par  les  pièces  de  Shakspeare.  Nos 
plus  belles  tragédies  en  France  n'intéressent  pas  le 
peuple...  nous  possédons  peu  de  tragédies  qui  puissent 
ébranler  à  la  fois  l'imagination  des  hommes  de  tous  les 
rangs  -.  »  C'est  une  erreur,  en  etTet,  pour  l'auteur  dra- 
matique, de  mépriser  la  foule,  et  de  ne  prétendre  écrire 
que  pour  une  élite,  une  infime  minorité  d'esprits 
délicats.  Corneille  n'a-t-il  pas  été  grand  surtout  quand 
il  déplaisait  à  une  coterie,  pourtant  fort  bien  composée, 
l'hôtel  de  Rambouillet?  Il  travaille  pour  la  foule,  c'est 
là  son  vrai  but  ^;  ce  doit  être  le  but  de  tout  dramaturge. 

Il  est  incontestable  que  V.  Hugo  a  voulu  faire  un 
théâtre  démocratique  "^,  imprégné  des  idées  politiques 
de  son  temps.  «  Au  siècle  où  nous  vivons,  l'horizon  de 
l'art  est  bien  élargi.  Autrefois  le  poète  disait  «  le 
public  »;  aujourd'hui  le  poète  dit  :  «  le  peuple  '"  ».  La 
Revue  des  Deux-Mondes,  constatant  le  fait,  ajoutait  : 
a  Face  à  face  désormais  avec  la  foule^  il  est  de  taille 
à  l'ébranler,  à  l'enlever  dans  la  lutte  *'\  » 

La  foule  retrouvait  dans  ces  drames  ses  propres 
passions  agrandies,  et  certains  vers  sonnaient  d'une 
étrange  façon,  comme  celui-ci  : 

Crois-tn  donc  que  les  rois,  à  moi,  me  sont  sacrés  '. 


i.  De  l'Allemagne,  p.  147. 

2.  Id.,  p.  189. 

3.  Épitre  sur  la  Suivante,  t.  II,  p.  119.  Ce  qu'il  dit  au  cardinal,  t.  III, 
p.  259,  est  pure  flatterie. 

A.  Le  mot  est  de  M.  Taine,  Nouveaux  mélanges,  p.  221.-   — 

5.  Drame,  t.  III,  p.  287. 

6.  1831,  t.  III,  p.  2o9. 

7.  Drame,  t.  Il,  p.  liO. 


LA   POLITIQUE   —   LA    MORALITÉ  259 

Le  poète  sacrifie  la  royauté  au  peuple  :  son  parti 
pris  est  si  bien  arrêté  qu'il  veut  faire  de  Corneille 
l'apologiste  de  la  royauté,  un  révolutionnaire  anticipé  : 
«  Lorsque  Corneille  dit  : 

Pour  être  plus  qu'un  roi  tu  te  crois  quelque  chose, 

Corneille,  c'est  Mirabeau  K  »  Le  contre-sens  littéraire 
est  évident  :  le  nMe  du  roi  dans  son  drame  est-il  un 
contre-sens  historique?  Peu  importe.  Je  ne  juge  pas, 
je  constate.  Le  roi  devient  un  traître  de  mélodrame,  et 
le  protagoniste,  c'est  l'ouvrier  Gilbert,  c'est  surtout  le 
laquais  Ruy  Blas  :  «  On  voit  remuer  dans  l'ombre 
quelque  chose  de  grand,  de  sombre  et  d'inconnu.  C'est 
le  peuple...  ayant  sur  le  dos  les  marques  de  la  servitude, 
et  dans  le  cœur  les  préméditations  du  génie  -.  » 

A.  de  Vigny,  qui  ne  s'est  enfermé  qu'assez  tard  dans 
sa  tour  d'ivoire,  a  commencé  par  écrire  lui  aussi  pour 
la  foule  «  ayant  toujours  en  vue  le  peuple  auquel  il 
parle  ^  ».  Il  embrasse  ses  idées,  son  bon  sens  polititjue 
[ui  voit  gros,  mais  juste  :  «.  On  se  donne  la  peine  aux 
luileries  de  penser  à  une  régence  pour  le  petit  comte 
ie  Paris  et  à  constituer  u?ie  branche  aînée  dans  la 
branche  cadette.  Eh!  bon  Dieu,  qu'importent  ces 
3ranches  et  branchages  à  la  plus  démocratique  des 
lations?  ^  »  Le  peuple,  dans  les  drames  d'A.  de  Vigny,  a 
out  poiu'  lui,  la  supériorité  de  la  force  :  «  Ah!  courti- 
>ans,  ah  !  vous  avez  mêlé  le  peuple  à  nos  affaires  ;  il  vous 

1.  Drame,  t.  HI,  p,  7. 

2.  M.,  t.  IV,  p.  81. 

3.  Théâtre,  t.  I,  p.  7. 

4.  Journal,  p.  179. 


260  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

mènera  loin  *  »  ;  —  la  générosité  :  «  Vous  m'avez  suivie, 
vous,  dit  la  maréchale  d'Ancre  à  ses  femmes,  et  de 
plus  grandes  dames  m'ont  abandonnée  ^  ».  Tandis  que 
les  grands  font  le  mal,  quelquefois  sans  le  savoir,  et 
s'en  excusent,  a  si  vous  avez  eu  à  vous  plaindre  de  moi, 
en  vérité,  je  ne  l'ai  pas  su.  C'est  là  le  malheur  des 
pauvres  femmes  qu'on  nomme  de  grandes  dames  ^  »,  le 
peuple,  personnifié  dans  Picard,  leur  fait  dédaigneuse- 
ment l'aumône  de  leur  fortune  :  «  Vous  êtes  à  M.  le 
maréchal  d'Ancre...  je  vous  prie  de  lui  rendre  ce  por- 
tefeuille qu'il  a  laissé  tomber.  Voici  ce  qu'il  contient... 
dix-neuf  cent  mille  livres!...  J'aurais  travaillé  dix-neuf 
cents  ans  avant  de  les  gagner...  Toutefois  voici  le 
portefeuille.  Si  vous  savez  où  est  Goncini,  vous  lui  ren- 
drez ça  K  » 

Il  est  inutile  de  chercher  le  fort  et  le  faible  d'un 
pareil  système.  Lamartine  les  a  déjà  trouvés  : 

«  Le  drame  populaire,  destiné  aux  classes  illettrées, 
n'aura  pas  de  longtemps  une  expression  assez  noble, 
assez  élégante,  assez  élevée  pour  attirer  la  classe  lettrée; 
la  classe  lettrée  abandonnera  donc  le  drame,  et  quand 
le  drame  populaire  aura  élevé  son  parterre  jusqu'à  la 
hauteur  de  la  langue  d'élite,  cet  auditoire  le  quittera 
encore,  et  il  lui  faudra  sans  cesse  redescendre  pour  être 
senti.  Des  hommes  de  génie  tentent  en  ce  moment 
même  de  faire  violence  à  cette  destinée  du  drame.  Je 
fais  des  vœux  pour  leur  triomphe,  et,  dans  tous  les  cas, 


i.  Théâtre,  t.  I,  p.  317. 

2.  Id.,  p.  299. 

3.  Id.,  p.  310. 

4.  M.,  p.  331. 


LA   POLITIQUE   —   LA   MORALITÉ  2G1 

il  restera  de  glorieux  monuments  de  leur  lutte...;  des 
talents  d'un  ordre  élevé  se  sont  abaissés  pour  tendre  la 
main  au  peuple...  ;  mais,  cependant,  il  fluitle  déplorer, 
la  poésie  n'a  guère  popularisé  que  des  passions,  des 
haines  ou  des  envies  ^  » 

Pourtant,  il  y  a  dans  les  drames  romantiques  autre 
chose  que  des  provocations  politiques.  S'élevant  au- 
dessus  des  intérêts  des  partis,  nos  poètes  s'adressent 
directement  à  la  société,  et  plaident  auprès  d'elle  la 
cause  des  malheureux.  Tout  au  plus  pourrait-on  repro- 
cher à  leur  plaidoyer  d'être  quelquefois  un  réquisitoire. 

De  Vigny,  le  plus  modéré  des  trois  dans  la  forme, 
était  au  fond  un  véritable  «  socialiste  ».  S'il  écrit,  ce 
n'est  ni  pour  la  gloire,  ni  pour  l'argent  :  «  Mais  je  sens 
en  moi  le  besoin  de  dire  à  la  société  les  idées  que  j'ai 
en  moi,  et  qui  veulent  sortir  ~.  »  On  trouve  dans  son 
œuvre  «  l'esprit  de  l'humanité,  l'amour  entier  de  l'hu- 
manité et  de  l'amélioration  de  nos  destinées  ^  ».  Il  prend 
en  pitié  le  sort  des  ouvriers  écrasés  par  leur  maître  : 
ils  font  deux  lieues  pour  demander  la  grâce  d'un  des 
leurs  renvoyés  :  «  Non,  non,  non,  non!  Vous  travail- 
lerez davantage,  voilà  tout.  —  Un  Ouvrier,  à  ses  cama- 
rades :  Et  vous  gagnerez  moins,  voilà  tout  ^  »  Ce  n'est 
pas  seulement  à  l'homme  riche,  au  spéculateur  heu- 
reux, à  l'égoïste  par  excellence,  au  juste  selon  la  loi, 
que  A.  de  Vigny  s'attaque.  Il  regarde  plus  haut  :  il 
craint  que  la  société  ne  fasse  comme  l'individu  :  «  La 


1.  Premières  Méditations,  p.  GG,  GO  (Hachette,  1880). 

2.  Journal,  p.  i04. 

3.  /(/.,  p.  202. 

4.  Théâtre,  t.  I,  p.  29,  30. 


262  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

société,  dit  le  quaker  à  John  Bell,  deviendra  comme 
ton  cœur,  elle  aura  pour  dieu  un  lingot  d'or,  et  pour 
souverain  pontife  un  usurier  juif  K  »  Ceux  qu'elle 
néglige,  ceux  qu'elle  laisse  mourir  de  faim,  ce  sont  les 
ouvriers  de  la  pensée.  «  J'ai  voulu  montrer  l'homme 
spiritualiste  étouffé  par  une  société  matérialiste,  où  le 
calculateur  avare  exploite  sans  pitié  l'intelligence  et  le 
travail.  Je  n'ai  point  prétendu  justifier  les  actes  déses- 
pérés des  malheureux,  mais  protester  contre  l'indiffé- 
rence qui  les  y  contraint.  Y  a-t-il  un  autre  moyen  de 
toucher  la  société  que  de  lui  montrer  la  torture  de  ses 
victimes?  ~  » 

Il  va  même  jusqu'cà  justifier  la  mort  volontaire  ;  lors- 
qu'un poète  se  tue,  «  est-il  donc  Suicide?  c'est  la  société 
qui  le  jette  dans  le  hrasier  ^  ».  Et  ce  n'est  pas  telle  ou 
telle  forme  de  société  contre  laquelle  il  s'indigne  :  toutes 
se  valent  :  «  Des  trois  formes  du  pouvoir  possibles,  la 
première  nous  craint,  la  seconde  nous  dédaigne  comme 
inutiles,  la  troisième  nous  hait  et  nous  nivelle  comme 
supériorités  aristocratiques  '*.  »  Stello  veut  défendre  le 
poète  contre  l'indifférence  de  la  société,  c'est-à-dire 
contre  la  misère  :  a  Oui,  dit  Stello,  je  la  hais,  je  hais  la 
misère,  non  parce  qu'elle  est  la  privation^  mais  parce 
qu'elle  est  la  saleté!...  quand  la  misère  est  un  grenier 
avec  une  sorte  de  lit  à  rideaux  sales,  des  enfants  dans 
des  berceaux  d'osier,  une  soupe  sur  un  poêle,  et  du 
beurre  sur  les  draps  dans  un  papier,  —  la  bière  et  le 


1.  Théâtre,  p.  36. 

2.  M.,  p.  18,  19. 

3.  Id.,  p.  13. 

/i.  Sldlo,  p.  378. 


LA  POLITIQUE    —   LA    MORALITÉ  263 

cimetière  nie  semblent  préférables  '.  »  Le  poète,  dans 
la  société  moderne,  n'a  qu'à  suivre  le  conseil  que  lui 
donne  le  loup  traqué  : 


Gémir,  pleurer,  prier,  est  également  lâche, 

Fais  énergiquement  ta  longue  et  lourde  tâche 

Dans  la  voie  où  le  sort  a  voulu  l'appeler, 

Puis,  après,  comme  moi,  souffre  et  meurs  sans  parler  -. 


Quel  est  le  remède?  Il  est  très  simple,  en  théorie  : 
«  Ne  prendrons-nous  pas,  sur  les  palais  et  sur  les  mil- 
liards que  nous  donnons,  une  mansarde  et  un  pain  pour 
ceux  qui  tentent  sans  cesse  d'idéaliser  leur  nation  malgré 
elle?-'  »  Pour  sortir  de  l'utopie,  voici  comme  A.  de 
Vigny  rédigerait  son  projet  de  loi  en  faveur  des  écri- 
vains :  «  Si  un  poète  a  produit  une  œuvre  qui  obtienne 
l'admiration  générale,  il  recevra  une  pension  alimen- 
taire de  deux  mille  francs.  Si,  après  cinq  ans,  il  produit 
une  œuvre  égale  à  la  première,  sa  pension  lui  sera 
allouée  pour  sa  vie  entière.  S'il  n'a  rien  produit  dans 
l'espace  de  cinq  années,  elle  sera  supprimée  '  ».  La 
proposition  du  poète  était  inadmissible  pour  plusieurs 
raisons.  D'abord,  comment  apprécier  qu'un  livre  a 
obtenu  «  l'admiration  générale  »?  Il  ne  peut  être  ques- 
tion d'un  plébiscite  littéraire.  Ce  sera  donc  un  jury  qui 
décidera.  Pour  rester  dans  l'époque  même  d'A.  de 
Vigny,  ce  jury  sera-t-il  romantique  ou  classique?  S'il 
est  l'un  ou  l'autre,  il  refusera  sans  pitié  les  œuvres  de 


1.  Jourwd,  p.  lo4,  \iP6. 

2.  Poésies,  p,  269. 

;{.  Théâtre,  t.  I,  p.  16. 
4.  Journal,  p.  143,144. 


264  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

l'école  contraire.  S'il  est  mixte,  l'admiration  ne  sera 
jamais  «  générale  ». 

Quant  à  la  plaidoierie  du  poète,  elle  est  inacceptable  ; 
car,  dans  l'espèce,  son  client  a  tous  les  torts  :  il  était 
riche,  et  a  gaspillé  sa  fortune^;  la  société  n'est  pas 
chargée  de  réparer  les  folies  de  jeunessse.  De  plus, 
la  partie  adverse  est  tellement  attaquée  qu'on  est  tenté 
de  prendre  sa  défense  ~.  «  Il  faudrait,  comme  lui  disait 
M.  de  Barante,  être  impartial,  et,  par  exemple,  dans 
cette  cause,  on  pourrait  accuser  les  ouvriers  de  bien 
des  torts.  —  Le  sermon,  répond  A.  de  Vigny,  la  satire, 
la  comédie  ne  doivent  pas  avoir  d'impartialité!  Le 
devoir,  à  mon  sens,  d'un  poète,  d'un  écrivain, 
d'un  orateur,  est  d'être  partial  ^.  »  Nous  voilà  donc 
prévenus,  ce  n'est  pas  la  vérité  que  nous  entendrons 
dans  les  drames  romantiques  (car  ici,  en  réahté,  A.  de 
Vigny  parle  pour  tous),  nous  n'y  verrons  tout  au  plus 
que  la  moitié  de  la  vérité  :  le  poète  n'est  pas  un  juge, 
c'est  un  avocat.  Nous  trouvons  la  même  partialité  dans 
V.  Hugo  et  A.  Dumas. 

Toutes  les  thèses  que  V.  Hugo  a  développées  autre 
part,  il  les  a  au  moins  rappelées,  et  quelquefois  soute- 
nues dans  son  drame  :  en  particulier,  l'idée  à  laquelle 
il  s'est  longtemps  dévoué,  l'abolition  de  la  peine  de 
mort,  indiquée  en  passant  par  A.  de  Vigny  ^  chez 
V.  Hugo  ou  bien  remplit  tout  un  drame  ou  bien  appa- 


1.  Théâtre,  t.  I,  p.  6i. 

-2.  A  la  reprise  de  décembre  18'J7,  Th.  Gautier  est  obligé  de  constater 
que  le  public  trouve  John  Bell  «  le  seul  personnage  raisonnable  de  la 
pièce  ».  {Histoire  du  Homantisme,  p.  158.) 

3.  Journal,  p.  223. 

4.  Théâtre,  t.  I,  p.  302. 


LA   POLITIQUE    —   LA    MORALITÉ  265 

raît  tout  à  coup  comme  i)ar  surprise  ^  Y.  Hugo  a  doue 
lui  aussi  traité  des  questions  sociales;  mais  son  goût 
dominant  le  porte  ailleurs  ;  il  a  étudié  de  préférence  les 
problèmes  moraux. 

V.  Hugo  a  semblé  quelquefois  douter,  par  modestie, 
de  la  valeur  littéraire  de  son  théâtre,  mais  jamais  de  sa 
valeur  morale  :  «  Quant  aux  plaies  et  aux  misères  de 
l'humanité,  toutes  les  fois  qu'il  les  étalera  dans  le 
drame^  il  tâchera  de  jeter  sur  ce  que  ces  nudités-là 
auraient  de  trop  odieux  le  voile  d'une  idée  consolante 
et  grave  ~.  »  On  comprend  bien  vite,  en  effet,  que  dans 
certains  de  ses  drames  le  poète  ne  cherche  pas  unique- 
ment l'intérêt  psychologique,  et  qu'il  développe  une 
thèse,  la  thèse  des  Misérables  :  la  courtisane  innocente, 
sacrifiée  par  celui  qui  l'a  séduite,  se  sacrifiant  pour  sa 
fille.  Y.  Hugo  a  vu  l'occasion  de  plaider  une  cause,  de 
discuter  une  question  sociale  :  «■  On  n'a  pas  beaucoup 
de  pitié  pour  nous  autres,  dit  la  Tisbe,  on  a  tort.  On 
ne  sait  pas  tout  ce  que  nous  avons  souvent  de  vertu  et 
de  courage...  A  seize  ans,  je  me  suis  trouvée  sans  pain. 
J'ai  été  ramassée  dans  la  rue  par  des  grands  seigneurs. 
Je  suis  tombée  d'une  fange  dans  l'autre,  la  faim  ou 
l'orgie.  Je  sais  bien  qu'on  vous  dit  :  mourez  de  faim  ! 
mais  j'ai  bien  souffert,  va!  ^  » 

Sa  première  tentative  de  réhabilitation  fut  Marion 
Delorme. 

Cette  idée  n'est  pas  un  caprice  chez  Y.  Hugo;  c'est 
une  obsession,   et  les  rapprochements  abondent  dans 

1.  Drame,  t.  III,  p.  384.  Cf.  tout  Marion  Delorme. 

2.  Ib.,  t.  III,  p.  8. 

3.  Id.,  t.  III,  p.  414. 


266  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

son  œuvre  :  on  songe,  en  lisant  Marion  Delorme,  au 
passage  des  Chants  du  Crépuscule,  qui,  écrit  en  1835, 
l'année  d'Angelo,  contient  pourtant  aussi  tout  le  plan 
de  Marion  Delorme  : 

Cette  fange,  d'ailleurs,  contient  l'eau  pure  encore. 
Pour  que  la  goutte  d'eau  sorte  de  la  poussière. 
Et  redevienne  perle  en  sa  splendeur  première, 
II  suffit,  c'est  ainsi  que  tout  remonte  au  jour, 
D'un  rayon  de  soleil,  ou  d'un  rayon  d'amour. 

Mais,  si  l'étude  psychologique  est  bien  faite,  si  le  poète 
sait  nous  montrer,  avec  une  connaissance  délicate  du 
cœur  féminin,  les  premières  hésitations  de  Marion 
Delorme  devant  un  sentiment  dont  elle  n'a  connu 
encore  que  la  comédie  S  puis  la  passion  purifiée  et 
forte,  la  thèse  me  semble  discutable;  faire  de  Marion 
un  instrument  de  Dieu  -,  c'est  abuser  un  peu  du  «  spiritus 
flat  ubi  vult  »,  et,  quant  au  fameux  vers  qui  contient 
l'idée  de  la  pièce  : 

.     ton  amour  m'a  fait  une  virginité  ', 

le  spectateur  reste  un  peu  sceptique  :  on  comprend 
que  l'amour  fdial  ou  l'amour  maternel  puissent  purifier 
une  àme  souillée;  mais  comment  l'amour  de  Marion, 
qui  ne  va  pas  sans  hypocrisie,  pourrait-il   effacer  les 


1.  Drame,  t.  II,  p.  181. 

Çà,  je  crois  qu'il  me  fait  de  la  théologie. 
Serait-ce  un  huguenot? 
Cf.  p.  192,  235, 

2.  P.  217. 

0  mon  Didier!  je  suis  indigne,  vile,  infâme! 

Mais  ce  que  Dieu  peut  faire  avec  des  mains  de  femme, 

Je  te  le  montrerai. 

3.  P.  304. 


LA   POLITIQUE   —   LA   MORALITÉ  267 

traces  d'autres  amours?  C'est  de  rhomœopathie  en 
matière  de  passion  ;  mais  le  principe  «  similia  similibus 
curantur  »  ne  semble  pas  topique  :  quoi  que  fasse 
Marion,  elle  est  obligée  de  répéter  à  Didier  des  mots 
qu'elle  a  déjà  dits  à  d'autres.  La  comédie  de  l'amour, 
qu'elle  jouait  par  métier,  est  devenue  la  réalité,  mais 
une  réalité  souillée  ;i  l'avance.  L'idée  de  ce  drame  est 
donc  généreuse,  mais  fausse. 

De  même  pour  Antony  :  l'idée  générale  est  fort  accep- 
table, mais  l'application  particulière  n'en  vaut  rien.  Qu'on 
ne  rende  pas  un  enfant  responsable  de  la  faute  de  ses 
parents,  rien  de  mieux;  mais  qu'Antony  ait  raison  dans 
ses  déclamations  contre  la  société,  c'est  autre  chose. 
«  J'ai  voulu,  dit -il,  forcer  les  préjugés  à  céder  devant 
l'éducation....  Arts,  langues,  science,  j'ai  tout  étudié, 
tout  appris....  Dons  naturels  ou  sciences  acquises,  tout 
s'effaça  devant  la  tache  de  ma  naissance  :  les  carrières 
ouvertes  aux  hommes  les  plus  médiocres  se  fermèrent 
devant  moi  :  il  fallait  dire  mon  nom,  et  je  n'avais  pas  de 
nom  \  »  Antony  aurait  deux  fois  raison,  s'il  pouvait 
nous  citer  une  carrière  qui  soit  fermée  aux  enfants 
naturels.  Dans  le  drame,  au  contraire,  nous  le  voyons 
accueilli  partout,  et,  dans  les  salons  de  la  vicomtesse 
de  Lacy,  on  annonce  fort  bien  «  Monsieur  Antony-  ». 

Mais  on  le  calomnie,  on  lui  dit  :  «  Honte  à  toi  qui  ne 
peux  pas  avouer  à  la  face  de  la  société  d'où  te  vient 
ta  fortune!  ^  »  Mme  de  Camps  le  dit  tout  haut  :  «  N'est- 


1.  Drame,  t.  U,  p.  187. 

-2.  Id.,  p.  209.  Cf.  la  réponse  de  Dumas  à  celte  critique.  Mémoires, 
t.  VHI,  p.  123,  12i.  Elle  est  faible. 
3.  Jd.,  p.  187. 


268  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

ce  point  un  problème...  vivant  au  milieu  de  la  société, 
qu'un  homme  riche,  dont  on  ne  connaît  ni  la  famille,  ni 
l'état  ^  » 

Tout  cela  n'est-il  pas  très  raisonnable?  La  société  doit 
s'inquiéter  de  l'honorabilité  de  ses  membres.  Le  grand 
tort  d'Antony  n'est  pas  d'être  un  enfant  naturel,  mais 
d'accepter  une  pension  d'une  famille  qui  le  désavoue. 
a  II  existe  un  homme  chargé,  je  ne  sais  par  qui,  de  me 
jeter  tous  les  ans  de  quoi  vivre  un  an^.  »  Pourquoi  ra- 
masse-t-il  l'argent  qu'on  lui  jette?  «  A  vos  parents,  dit-il 
à  Adèle,  il  fallait  un  nom...  et  quelle  probabilité  qu'ils 
préférassent  à  l'honorable  nom  d'Hervey  le  pauvre 
Antony?^  »  Mais  justement  il  n'est  pas  pauvre  :  il  vit 
comme  un  homme  riche,  et  cela  est  suspect  :  de 
pareilles  ressources  sont  fort  aléatoires,  et  peut-être 
déshonnêtes.  Pour  que  la  thèse  d'A.  Dumas  fût  discu- 
table, il  faudrait  nous  montrer  Antony  vivant  de  son 
travail,  et  cela  lui  serait  facile,  puisqu'il  a  «  tout  appris  ». 
Alors  il  aurait  le  droit  d'attaquer  une  société  qui  le 
repousserait  par  un  injuste  préjugé  ^ 

Lamartine  avait  donc  raison  de  protester,  de  rappeler 
les  romantiques  à  la  bonne  voie,  et  de  leur  dire  :  «  C'est 
à  populariser  des  vérités,  de  l'amour,  de  la  raison,  des 
sentiments  exaltés  de  religion  et  d'enthousiasme,  que 
ces  génies  populaires  doivent  consacrer  leur  puissance 
à  l'avenir  ^.  » 

Les  romantiques,  reconnaissons-le,  s'étaient  trompés 

1.  Drame,  t.  II,  p.  206. 

2.  ht,  p.  186. 

3.  Id. 

4.  Cf.  la  même  théorie,  t.  III,  p.  33. 

lî.  Premières  Méditations,  p.  60.  . 


LA    rOLITIQUE   —   LA   MORALITÉ  269 

de  la  meilleure  foi  du  monde.  Tous  trois  pensaient  ce 
qu'A,  de  Vigny  écrivait  en  1833  :  «  Ce  ne  sera  (|ue  des 
choses  sociales  et  fousses  que  je  ferai  perdre  et  que  je 
foulerai  aux  pieds  les  illusions  :  j'élèverai  sur  ces  débris, 
sur  cette  poussière,  la  sainte  beauté  de  l'enthousiasme, 
de  l'amour,  de  l'honneur,  de  la  bonté,  la  miséricor- 
dieuse et  universelle  indulgence  qui  remet  toutes  les 
fautes,  et  d'autant  plus  étendue  que  l'intelligence  est 
plus  grande  ^  »  S'ils  se  sont  trompés  quelquefois,  et 
c'est  incontestable,  si  leur  drame,  loin  de  mener  à  la 
vertu,  a  paru  à  quelques-uns  d'une  moralité  douteuse 
par  instants  ^,  c'est  une  erreur  de  fait  et  non  d'in- 
tention : 

Du  corps  et  non  de  l'ùme,  accusons  Tindigence. 

Des  organes  mauvais  servent  l'intelligence.... 

En  traducteurs  grossiers  de  quelque  auteur  céleste, 

Ils  parlent...  Elle  chante  et  désire  le  reste. 

Et  pour  vous  faire  ici  quelque  comparaison, 

Regardez  votre  flûte,  écoutez-en  le  son. 

Est-ce  bien  celui-là  que  voulait  faire  entendre 

La  lèvre?  Était-il  pas  ou  moins  rude,  ou  moins  tendre? 

Eh  bien!  c'est  au  bois  lourd  que  sont  tous  les  défauts, 

Votre  souffle  était  juste,  et  votre  chant  est  faux  *. 

Leur  erreur  la  plus  grave  en  conséquences  a  porté 
sur  le  public;  ils  l'ont  pris  beaucoup  trop  au  sérieux 
le  théâtre  devient  une  église,  et  le  spectateur  un  fidèle 
«  Il  y  a  quelque  chose  de  grand,  de  grave  et  presque 
religieux  dans  cette  alliance  contractée  avec  l'assemblée 


1.  Journal,  p.  81. 

2.  «  Tel  excellait  dans  l'ode...  qui  s'est  attelé  à  je  ne  sais  quel  drame 
sans  vergogne.  »  M.  D.  IVisard,  Manifeste  contre  la  littérature  facile, 
décembre  1833. 

3.  De  Vigny,  Poésies,  p.  276. 


270  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

dont  on  est  entendu  K  »  «  Les  hommes  sérieux  et  les 
familles  honorables...  pourront  revenir  à  cette  tribune 
et  à  cette  chaire  ~.  »  V.  Hugo  se  trompait  aussi  quand 
il  affirmait  que  les  «  susceptibilités  inqualifiables  »  ne 
se  trouvent  que  dans  «  la  portion  la  moins  respectable 
du  public  ».  Il  croyait  à  un  «  public  grave,  sincère,  et 
pénétré  de  la  pureté  sereine  de  l'art,  qui  sait  écouter 
des  paroles  chastes  avec  de  chastes  oreilles  ^  ».  Mais 
cette  croyance  est  un  rêve.  Rêve  encore^  que  cette  des- 
cription des  spectateurs  de  Galigula  par  Dumas  :  «  Le 
public  a  compris  instinctivement  qu'il  y  avait  sous  cette 
enveloppe  visible  une  chose  mystérieuse  et  sainte...;  il 
a  écouté  pendant  quatre  heures  avec  recueillement  et 
religion  le  bruit  de  ce  fleuve  roulant  des  pensées  qui  lui 
ont  paru  nouvelles  et  hasardées  peut-être,  mais  chastes 
et  graves  :  puis  il  s'est  retiré  la  tête  inclinée  ^.  » 

Même  en  admettant  qu'une  minorité  infime  ait  mérité 
un  instant  ces  éloges,  et  ceux  d'un  témoin  plus  impar- 
tial, mais  flatteur,  Walter  Scott  ^,  à  coup  sûr  cela  n'a 
pas  duré.  Le  pubhc  est  ainsi  fait  qu'il  peut  tirer  d'une 
pièce  une  toute  autre  conclusion  que  celle  de  l'auteur. 
Par  exemple,  la  théorie  soutenue  dans  Marion  Delorme 
est  fort  admissible,  puisque  nous  la  trouvons  déjà  tout  au 
long  dans  les  Décrétâtes  ^.  Mais  elle  peut  produire  un 


1.  De  Vigny,  ThéiUre,  t.  I,  p.  135.  Dans  Consuelo,  G.  Sand  com- 
parait la  scène  elle-même  à  la  nef  d'une  église. 

2.  kl.,  p.  139. 

3.  Drame,  t.  11,  p.  517. 
A.  T.  VI,  p.  7. 

5.  «  Voire  public  est  charmant,  il  est  lui-même  un  spectacle  joli  à 
voir  :  il  a  l'air  de  s'amuser  et  d'étudier  à  la  fois...,  il  écoute  comme  un 
juge,  et  il  s'émeut  comme  un  enfant.  *  {Revue  Française,  t.  IV,  p.  lOS.") 

0,  Canon  XX,  Décrétale  de  Grégoire  IX,  De  sponsalibus  et  matri- 


LA    POLITIQUE   —    LA   MORALITÉ  '2~i 

effet  malheureux  :  car  il  ne  suffit  pas  qu'une  pièce  soit 
morale  dans  l'intention  du  poète,  et  en  elle-même;  il 
faut  encore  qu'elle  s'adapte  aux  dispositions  du  puhlic. 
Croire  que  le  public  s'amuse  à  chercher  la  moralité  dans 
un  drame  est  une  étrange  illusion;  lorsque  l'on  veut  des 
enseignements  sérieux,  ce  n'est  pas  au  théâtre  que  l'on 
va;  on  ne  lui  demande  que  des  émotions,  du  plaisir; 
prêcher  sur  la  scène,  c'est  s'exposer  à  prêcher  dans  le 
désert  :  le  public  s'en  irait  vite  si  le  rideau  se  levait  sur 
un  sermon  en  cinq  actes.  Tout  ce  que  l'on  peut  deman- 
der au  poète,  tout  ce  que  le  poète  doit  s'imposer  à  lui- 
même,  c'est  le  respect  de  la  morale  ;  ou  plutôt,  pour 
nous  servir  d'un  barbarisme  usité,  une  pièce  ne  doit 
être  ni  morale  ni  immorale,  mais  amorale  '.  Le  poète 
n'a  besoin  d'être  scrupuleusement  sévère  que  pour  les 
mots  qu'il  emploie  :  le  public  passe  tout,  situations, 
conversations,  idées  plus  que  légères,  pourvu  qu'un  mot 
scabreux  ne  l'offusque  pas.  Au  théâtre,  chaque  specta- 
teur dépose  sa  moralité  personnelle  et  la  remplace  par 
un  décorum  collectif.  Ce  n'est  pas  par  chasteté  que 

moniis,  IV,  1.  Conlraclus  matrimonii  cum  peccatrice  volente  se  corri- 
gere,  proficit  ad  remissionem  peccatorum. 

Inter  opéra  caritatis,  qua*  imitanda  nobis  auctorilate  sacrte  pagina* 
proponuntur,  sicut  evangelica  testatur  auctoritas.  non  minimum  est 
errantem  ab  erroris  sui  semita  revocare,  ac  prteseriim  muiieres  volup- 
luose  viventcs  et  admitlentes  quoslibct  ad  commercium  carnis.  ut  caste 
vivant,  ad  legilimum  tori  consortium  invilare.  Hoc  igitur  attendentes, 
auctoritate  apostolica. 

Statuimus,  ut  omnibus,  qui  publicas  muiieres  de  lupanari  extraxerint 
et  duxerint  in  uxores,  quod  agiint  in  remissionem  proliciat  peccatorum. 

Dat.  Rom.,  ap.  S,  Petr.  III,  Kal.  Maii  Pont,  noslr.  A.  I. 

Dumas  a  repris  cette  situation,  t.  X,  p.  2:27-:230. 

1.  «  Traiter  la  question  de  la  moralité  ou  de  l'immoralité  du  théâtre, 
ne  serait-ce  pas  se  mettre  au-dessous  des  Prudhomme,  qui  en  font  une 
question.  »  Balzac,  préface  de  Vautrin. 

C'est  trancher  bien  vite  la  question. 


:272  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

l'on  proteste  au  théâtre  contre  des  mots  qu'on  lirait 
sans  scrupule,  qu'on  prononcerait  au  besoin  :  c'est  par 
respect  humain,  pour  ne  pas  avoir  l'air  moins  délicat 
que  son  voisin  :  se  sentant  surveillé,  on  se  surveille 
soi-même. 

Si  l'auteur  respecte  prudemment  ces  scrupules,  un 
peu  hypocrites,  il  a  toute  liberté  pour  le  fond;  on  lui 
demande  uniquement,  suivant  le  cas,  d'amuser  ou  d'in- 
téresser. Quant  aux  pièces  sérieuses,  où  l'on  pourrait, 
en  cherchant  bien,  découvrir  des  enseignements  philo- 
sophiques, le  pubhc  les  goûte  peu. 

V.  Hugo  lutta  contre  cette  frivolité  du  public  jus- 
qu'en 1843,  et,  «  après  les  Burgraves^  s'éloigna  du 
théâtre...  Il  ne  lui  convenait  plus  de  livrer  sa  pensée  à 
ces  insultes  faciles  et  à  ces  sifflets  anonymes  que  vingt 
ans  n'avaient  pas  désarmés.  Il  avait  d'ailleurs  moins 
besoin  du  théâtre  :  il  allait  avoir  la  tribune  \  »  Son  seul 
tort  avait  été  de  croire  trop  longtemps  que  l'un  pouvait 
remplacer  l'autre. 

De  Vigny  brûla,  lui  aussi,  ce  qu'il  avait  adoré  :  «  Dans 
l'état  actuel  des  théâtres,  et  tel  qu'est  le  public,  j'ai  peu 
d'estime  pour  une  pièce  qui  réussit  :  c'est  signe  de 
médiocrité  ;  il  faut  au  public  quelque  chose  d'un  peu 
grossier  ^.  »  L'élite  n'a  pas  le  temps,  comme  pour  le 
livre,  de  convertir  «  la  masse  idiote  ^  ».  Reniant  son 
ancienne  foi,  il  dit  adieu  à  la  démocratie  «  dont  l'en- 
nuyeux niveau  a  tout  enseveli  et  tout  rasé''  »,  et,  sui- 


1.  Vidor  Hugo  raconté,  t.  II,  p.  410. 

2.  Journal,  p.  99. 

3.  W.;  cf.  p.  41. 

4.  Id.,  p.  300-302. 


LA   POLITIQUE   —   LA   MORALITÉ  273 

vaut  enfin  rordonnance  prescrite  à  Stello  par  le  Docteur 
noir,  ((  séparer  la  vie  poétique  de  la  vie  politique  ^  »,  il 
a])audonne  le  théâtre  aux  «  anuiseurs  ».  «  La  majorité 
des  publics  grossiers,  en  France,  cherche  dans  les  arts 
Vcunusruit  et  jamais  le  beaic.  De  là  les  succès  de  la 
médiocrité  -.  » 

En  écrivant  ces  mots,  A.  de  Vigny  ne  songeait  pas, 
je  pense,  à  Dumas,  son  ami  l  II  est  certain  pourtant 
que,  pour  se  maintenir  au  théâtre,  ce  dernier  fit  bien 
des  sacrifices  à  la  médiocrité,  bien  des  pièces  médiocres. 
Moins  romantique  militant  que  les  deux  autres^  il  s'ima- 
ginait que,  pour  faire  une  tragédie,  il  suffisait  d'écrire 
une  pièce  en  vers,  en  cinq  actes,  avec  l'unité  de  temps 
et  de  lieu  ''.  Il  abandonna  le  drame  historique  pour 
le  drame  de  mœurs  contemporaines  comme  Angèle, 
Thérésa,  Mme  de  Ghamblay,  pour  des  pièces  de  cirque, 
comme  la  Barrière  de  Glichy,  pour  des  drames  fantas- 
tiques comme  le  Vampire. 

1.  stello,  p.  413. 

2.  Journal,  p.  94. 

3.  «  INous  n'avons  pas  le  temps  de  nous  voir,  nous  nous  lisons,  dit-il. 
Et  nous  nous  aimons,  ajoutai-je.  »  Journal,  p.  230. 

4.  Théâtre,  t.  II,  p.  228. 


SOURUU. 


CHAPITRE  X 


INFLEENCE    DU    ROMANTISME    SUR   LE    THÉÂTRE 


Près  de  deux  générations  ont  vécu  depuis  la  révo- 
lution littéraire  de  1830.  Le  reculement  nécessaire  à 
toute  œuvre  d'art  paraît  suffisant.  Nous  pouvons  appré- 
cier maintenant  ce  mouvement  en  lui-même  et  dans  ses 
conséquences. 

L'influence  du  romantisme  a  été  multiple;  on  l'a 
exagérée  quelquefois  à  dessein.  Il  faut  essayer  de  la 
réduire  à  ses  justes  limites. 

Sous  prétexte  que  nos  romantiques  ont  essayé  de 
donner  à  leurs  œuvres  un  intérêt  religieux  et  poli- 
tique, on  a  voulu  les  rendre  responsables  des  excès 
antireligieux,  antisociaux  qui  ont  suivi  ^  Le  Jésuite, 

1.  Cela  est  injuste  :  nul  n'a  songé  à  reprocher  à  Corneille  et  à  Racine 
l'ennuyeuse  médiocrité  de  leurs  successeurs  (excepté  Lessing,  bien 
entendu).  II  faut  être  pour  les  romantiques  aussi  impartial  qu'ils  l'ont 
été  pour  les  tragiques;  la  nouvelle  école  ne  faisait  pas  aux  vrais  clas- 
siques un  procès  de  tendance;  elle  disait  :  <(  Delille  a  passé  dans  la 
tragédie.  11  est  le  père  (lui  et  non  Racine,  grand  Dieu!)  d'une  pré- 
tendue école  d'élégance  et  de  bon  goût  qui  a  flori  récemment.  »  (Préface 
de  Cromwell,  p.  51 .) 


J 


INFLUENCE   DU    ROMANTISME    SUR   LE   THEATRE  275 

le  Gongréganiste,  les  Dragons  et  les  Bénédictins,  les 
Victimes  cloîtrées,  le  Dominicain,  l'Abbesse  des  Ursu- 
lines,  la  Papesse  Jeanne,  Fra  Ambrosio,  le  Curé  Min- 
grat,  l'Incendiaire  ou  la  Cure  et  l'Archevêché  '  sont 
dus,  non  au  romantisme,  mais  à  la  réaction  antica- 
tholique qui  sévit  après  1830  ^.  On  retrouve  dans  les 
drames  vraiment  romantiques  quelques  traces  de  ces 
préoccupations  religieuses  :  ce  sont  donc  deux  effets 
ayant  la  même  cause,  mais  le  romantisme  n'est  pas 
responsable  des  excès  commis  à  côté  de  lui  :  ce  n'est 
pas  lui  qui  a  surexcité  les  esprits,  c'est  la  surexcitation 
générale  qui  l'entraîne,  lui  aussi. 

De  même  en  politique  :  nous  avons  trouvé  dans  nos 
drames  un  écho  du  libéralisme  antiroyaliste,  des  théo- 
ries sociales  d'alors  :  mais  parce  que  le  romantisme  a 
attaqué  la  royauté  sur  le  théâtre,  devons-nous  compter  à 
son  passif  toutes  les  révoltes  contre  la  royauté,  voir  dans 
l'Ango,  de  lAI.  F.  Pyat,  et  la  Mort  de  François  I", 
d'Arvers,  la  conséquence  fatale  du  Roi  s'amuse ',  enfin, 
pour  dire  un  mot  de  l'influence  morale,  reprocher  à 
Chatterton  les  suicides  qui  ont  suivi,  à  la  Tour  de  Nesle 
des  crimes  jugés  à  huis  clos?  L'œuvre  d'art  n'a  d'in- 
fluence malsaine  que  sur  les  esprits  malsains. 

De  plus,  au  point  de  vue  politique,  les  romantiques 
n'ont  jamais  fait  de  personnalités  dans  leur  drame. 
C'était  la  royauté  en  général  qu'ils  attaquaient,  et  non 


1.  Cf.  Dumas,  Mémoires,  t.  VI,  p.  27. 

2.  Histoire  de  la  Monarchie  de  Juillet,  par  M.  P.  Thureau-Dangin, 
1884,  t.  1,  p.  206-21!). 

3.  Mes  heures  perdues,  Fournicr,  1833,  Cinqualbre,  1878.  La  pièce 
il'Arvers  est  de  1831;  le  Roi  s'amuse,  de  1832. 

i.  Histoire  de  la  Monarchie  de  Juillet,  j).  310-313. 


276  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

pas  l'homme  qui  la  jDersonnifiait.  «  Louis  Xtll,  c'est 
Charles  X,  même  situatiou  \  »  est  un  mot  vite  dit;  mais 
cela  ne  prouve  pas  du  tout  que  le  poète  ait  voulu  ridicu- 
liser sur  le  trône  le  roi  à  qui  il  adressait  dans  son  exil 
ces  beaux  vers  : 

Oli  !  laissez-moi  pleurer  sur  cette  race  morte,  etc.  -, 

Craignant  les  allusions,  il  ne  voulut  pas,  pour  sa 
Marion  Delorme,  d'un  succès  de  réaction  politique,  et 
défendit  qu'on  jouât  sa  pièce  aussitôt  après  la  chute  des 
Bourbons  :  «  Il  comprit  qu'un  succès  politique  à  propos 
de  Charles  X  tombé,  permis  à  tout  autre,  lui  était 
défendu  à  lui  ^.  » 

L'attrait  politique  de  ces  drames  fut  donc  un  intérêt 
d'actuahté,  mais  non  pas  de  scandale.  La  responsabi- 
hté  des  excès  politiques  au  théâtre  remonte  plus  loin 
que  le  romantisme  :  déjà,  le  15  décembre  1789,  dans 
sou  Épitrc  dédicatoire  à  la  Nation  française,  pour 
a  Charles  IX  ou  l'École  des  Rois,  »  M.  J.  Chénier 
disait  :  «  Femmes,  sexe  timide  et  sensible,  fait  pour 
être  la  consolation  d'un  sexe  qui  fait  votre  appui,  ne 
craignez  point  cette  austère  et  tragique  peinture  des 
forfaits  politiques.  Le  théâtre  est  d'une  influence  incal- 
culable sur  les  mœurs  générales.  Il  fut  longtemps  une 
école  d'adulation....,  il  faut  en  faire  une  école  de  vertu 
et  de  liberté!  »  Il  faisait  applaudir  des  allusions  comme 
celle-ci  : 


i.  Jules  Janin,  t.  IV.  p.  161. 

i>.  Poésies,  t.  111.  p.  20;  cf.  p.  209. 

3.  Drame,  t.  11,  p.  165. 


INFLUENCE   DU   ROMANTISME   SUR   LE  THÉÂTRE  277 

Ces  murs,  baignés  sans  cesse  et  de  sang  et  de  pleurs, 
Ces  tombeaux  des  vivants,  ces  l)astilles  allVcusos 
S'écrouleront  bientôt  sous  des  mains  généreuses  '. 

Enfin,  si  le  romantisme  a  essayé  quelquefois,  trop 
souvent  même,  non  pas  d'intéresser  par  des  études 
psychologiques  sérieuses,  mais  d'amuser,  grâce  à  des 
intrigues  embrouillées,  des  situations  forcées,  des  coups 
de  théâtre  romanesques,  il  serait  injuste  pour  cela  d'ins- 
crire dans  son  répertoire  les  pièces  où,  sans  auciuie 
préoccupation  artistique,  auteurs  et  directeurs  n'ont 
cherché  qu'une  seule  chose  :  l'argent. 

Leur  drame  n'est  pas  père  du  mélodrame,  qui  existait 
avant  eux.  Pixérécourt  en  avait  déjà  donné  des  modèles 
dès  1793  ■-. 

La  véritable  influence  du  romantisme  est  pins 
grande  :  il  a  renouvelé  le  théâtre,  en  rendant  désormais 
impossible  tout  retour  à  la  formule  classique.  A  pai'tir 
de  1830,  nous  ne  trouvons  plus  de  tragédie  véritalde. 
Ceux  même  qui  protestent  contre  la  révolution  littéraire 
subissent  pourtant  Tinfluence  de  ses  doctrines. 

Casimir  Delavigne  n'a  jamais  appartenu  au  Cénacle, 
et  pourtant  nous  pouvons  noter  dans  son  théâtre  un 
acheminement  progressif  vers  le   drame  •\  Dans  ses 

1.  A.  ni,  se.  I. 

û.  Un  des  plus  curieux  mélodrames  de  Guilbert  est  bien  la  Fille  de 
CExilé,  ou  Hait  mois  en  deux  heures,  mélodrame  historique  en  trois 
l)arties,  représenté  à  la  Gaîté  le  13  mars  1819.  La  lille  de  l'exilé  est 
sauvée  dans  une  inondation  par  le  tombeau  de  la  fdle  de  l'ennemi  de 
son  père,  Ile  partie,  se.  xi  et  xii.  Les  romantiques  se  sont,  au  contraire, 
séparés  du  mélodrame;  à  quinze  ans,  V.  Hugo  compose //«e- de  Castro, 
mélodrame  en  trois  actes  avec  deux  intermèdes.  {Victor  Hugo  ra- 
conté, t.  I,  p.  265.) 

3.  A.  Dumas  n'est  pas  tendre  pour  «  ces  œuvres  mixtes,  semi-clas- 


278  DU   DRAME  ROMANTIQUE 

Vêpres  Siciliennes  (25  octobre  1819),  C.  Delavigne  ne 
peut  être  considéré  comme  un  précurseur  du  roman- 
tisme :  sa  pièce  n'est  qu'une  tragédie;  pourquoi?  Est- 
ce  parce  qu'elle  est  conforme  aux  unités?  Non  :  on 
peut  faire  un  drame  régulier.  Mais  parce  que  la  vrai- 
semblance y  est  sacrifiée  aux  unités.  Procida  conspire 
dans  le  palais  de  Montfort,  dans  la  chambre  même  que 
le  gouverneur  vient  de  quitter,  comme  Ginna  chez 
Auguste.  Le  vers  aussi  est  classique;  le  poète  connaît 
son  Corneille  : 

Viens,  mon  flis,  viens,  mon  sang!  ' 

Le  Paria  (1"  décembre  1821),  pièce  intéressante,  con- 
tient des  chœurs,  comme  Esther  :  mais  le  lyrisme  de 
Racine  n'y  est  pas.  Stendhal  avait  raison  de  dire,  en 
parlant  de  ces  deux  tentatives  :  «  Ces  pièces  font  beau- 
coup de  plaisir,  mais  elles  ne  font  pas  un  plaisir  drama- 
tique.... Quoi  de  plus  ridicule  que  la  fable  du  Paria, 
par  exemple?  Gela  ne  résiste  pas  au  moindre  examen  -.  » 

Marino  Faliero,  représenté  le  30  mai  1829,  après 
la  Préface  de  Gromwell,  après  Henri  III  et  sa  cour, 
n'est  pas  encore  une  œuvre  décidément  romantique. 

Tout  en  se  déclarant  novateur,  G.  Delavigne  n'ose 
pas  se  prononcer  formellement  contre  les  classiques.  Il 
intitule  sa  pièce  «  tragédie  »,  mais  il  ajoute  :  «  Deux 


siques,  semi-romantiques,  qui  n'appartiennent  à  aucun  genre;  herma- 
phrodites littéraires,  qui  sont  aux  productions  de  l'esprit,  ce  qu'en 
histoire  naturelle  les  mulets,  c'est-à-dire  les  animaux  qui  ne  peuvent 
se  reproduire,  sont  aux  productions  de  la  matière  :  ils  font  une  espèce, 
mais  ne  font  pas  une  race.  »  Mémoires,  t.  IX,  p.  li,  6. 

4.  Théâtre,  t.  I,  p.  32.  (F.  Didot,  1881.) 

2.  Racine  et  Shakespeare,  p.  6. 


INFLUENCE    DU   ROMANTISME   SUR   LE   THÉÂTRE  T!i) 

systèmes  partagent  la  littérature.  Dans  lequel  des  deux 
cet  ouvrage  a-t-il  été  composé?  C'est  ce  que  je  ne  déci- 
derai pas,  et  ce  qui,  d'ailleurs,  me  paraît  être  de  peu 
d'importance  '.  » 

Louis  XI,  joué  le  11  février  1832  comme  tragédie, 
est  presque  entièrement  un  drame  romantique.  Le  choix 
même  du  héros  indique  que  G.  Delavigne  ne  vise  pas 
seulement  à  l'histoire,  mais  encore  à  la  politique-.  Dans 
la  lettre  d'Etienne  Pasquier,  qui  sert  de  préface  à  la 
pièce,  nous  remarquons  surtout  ces  mots  sur  la  mort  du 
roi  :  «  Geste-cy  est  une  belle  leçon  que  je  souhaite  estre 
emprainte  aux  cœurs  des  Roys,  à  fin  de  leur  enseigner 
de  mettre  frain  et  modestie  en  leurs  actions  ^.  »  G'est  là 
la  moralité  du  drame,  expliquée  au  dénouement  pai' 
François  de  Paule  : 

Considérez  sa  fin,  méditez  ses  avis 

Et  n'oubliez  jamais  sous  votre  diadème 

Qu'on  est  roi  pour  son  peuple,  et  non  pas  pour  soi-même. 

Le  grotesque  même  apparaît  ''.  Il  n'y  manque  qu'une 
chose  :  le  vers  romantique.  G.  Delavigne  n'ose  pas 
encore  ouvrir  ses  hexamètres  aux  formules  officielles 
de  l'histoire,  et  le  quasi-vers  de  la  dernière  scène  : 

Le  roi  est  mort...  le  roi  est  mort...  vive  le  roi! 

n'est  qu'une  demi-audace  :  c'est  une  ligne  de  prose 
intercalée    dans    les    vers    dont   elle   rompt  la  me- 


4.  T.  II,  p.  d. 

2.  A  tous  les  défauts  des  rois,  dans  le  drame  romantique,  Louis  XI 
ajoute  l'hypocrisie,  t.  II,  p.  224,  225,  239. 

3.  T.  II,  p.  426. 

4.  P.  248,  200-259. 


280  DU   DRAME    ROMANTIQUE 

sure  *.  G.  Delavigne  franchit  le  dernier  pas  dans  les 
Enfants  d'Edouard,  le  18  mai  1833;  car,  si  l'on  peut 
dans  ce  drame  trouver  encore  un  songe  de  tragédie  -, 
toute  la  scène  du  début  est  gracieuse  et  vraie,  et  l'en- 
trevue de  Tyrrel  et  de  Glocester  ^  ressemble  d'une  façon 
frappante  à  celle  de  don  Salluste  et  de  César  ^.  Enfin,  le 
poète  qui  subissait  encore  en  1823  les  entraves  de 
l'alexandrin  prosaïque,  comme  celui-ci  : 

Je  perçois  les  deniers  d'un  arrondissement  ^, 

a  décidément  adopté  la  liberté  de  l'hexamètre  : 

Vous  êtes 
Décrié  pour  vos  mœurs,  écrasé  pour  vos  dettes, 
Sans  principes,  sans  frein  s, 

A.  Soumet  fit  plus  que  Delavigne  :  il  se  sépara  de  la 
nouvelle  école  après  avoir  été  rédacteur  du  Conserva- 
teur et  de  la  Muse  Française.  Mais  il  subit  malgré  lui 
cette  influence  dont,  du  reste,  il  avait  besoin.  Dans  sa  tra- 
gédie de  Clytemnestre,  du  7  novembre  1822,  le  songe 
de  la  reine  rappelait  singulièrement  celui  d'Athalie  \ 


1.  T.  Il,  p.  278. 

2.  P.  367,  368. 

3.  P.  331-337. 

A.  Bien  entendu,  je  ne  veux  pas  du  tout  laisser  entendre  que  V.  Hugo 
a  copié  C.  Delavigne.  C'est  une  rencontre. 

5.  T.  I,  p.  269. 

6.  T.  II,  p.  322.  C.  Delavigne  a  un  dernier  mérite,  mais  qui  lui  est 
personnel  :  il  est  plus  franc  que  les  romantiques  sur  la  valeur  histo- 
rique de  son  théâtre  :  «  Ce  que  Montesquieu  a  dit  des  histoires,  peut 
servir  de  préface  à  toutes  les  comédies  historiques  :  les  histoires  sont 
des  faits  faux  composés  sur  des  faits  vrais,  ou  bien  à  l'occasion  des 
vrais.  »  T.  II,  p.  410. 

7.  Œuvres  complètes  (Imprimeurs-unis),  1845,  Clytemnestre,  a.  I,  se.  iv 


INFLUENCE   DU   ROMANTISME   SUR  LE   THEATRE  :281 

Sans  doute,  Pylade  tutoie  Oreste;  c'est  un  progrès  sur 
Androniaque;  mais  la  source  classique  est  décidément 
tarie  :  il  n'a  pu  y  puiser  que  des  vers  comme  ceux-ci  : 

Ce  forfait  inouï  manquait  à  nos  climats, 
Et  le  soleil  demain  ne  s'y  lèvera  pas!  ^ 

Dans  le  Secret  de  la  Confession,  du  2  mai  1828, 
Soumet  passe  presque  à  l'ennemi,  et  imite  Schiller;  mais 
son  Carlos  prononce  des  stances  -,  et  le  décor,  pour  être 
plus  compliqué  que  le  salon  tragique,  est  encore  d'une 
simplicité  un  peu  naïve  :  au  cinquième  acte  «  le  théâtre 
représente  la  salle  de  justice  du  palais.  Une  lampe  de  fer 
est  suspendue  à  la  voûte.  Cette  décoratio7i,  cViui  as- 
pect sombre,  doit  inspirer  la  terreur  ». 

Le  souci  du  décor  est  poussé  plus  loin  dans  Une  fête 
de  Néron  (28  décembre  1829).  Ce  n'est  plus  une  tra- 
gédie, et  ce  n'est  pas  encore  un  drame.  C'est  la 
Suite  de  Britannicus.  Mais  déjà,  dans  cette  œuvre 
bâtarde,  Finfluence  du  romantisme  se  fait  sentir  : 
Locuste  apparaît,  pour  satisfaire  au  vœu  de  Y.  Hugo 
dans  la  préface  de  Cromwell  •'. 

11  aura  beau  ensuite  protester  contre  les  excès  du 
drame,  écrire  dans  la  préface  de  Saiil,  en  1831  : 
<(  Lorsque  tant  de  déplorables  efforts  se  multiplient 
pour  amoindrir  l'art  dramatique,  on  me  pardonnera, 
j'espère,  d'avoir  cherché  à  rendre  à  Melpomène  quel- 
(jues-unes  de  ses  colossales  proportions.  »  Il  a  beau 
rester  fidèle  au  romantisme  religieux  et  royaliste  de 


1.  A.  V,  se.  VII. 

2.  A.  I,  se.  III. 

3.  P.  41. 


:282  DU   DRAME  ROMANTIQUE 

Chateaubriand,  supprimer  ce  qui,  dans  sa  pièce,  pour- 
rait paraître  une  allusion  politique  *,  respecter  les 
unités  :  il  est  plus  romantique  que  classique,  lorsqu'il 
montre  au  troisième  acte  une  colline  couverte  de  lé- 
vites jouant  de  la  harpe.  Sa  Pythonisse  ressemble  aux 
sorcières  de  Macbeth  -. 

Dans  Norma  (6  avril  1831),  malgré  le  confident  Fla- 
vius et  la  confidente  Glotilde,  malgré  le  «  songe  »  du 
deuxième  acte,  et  le  «  récit  »  du  cinquième,  nous  ne 
pouvons  découvrir  une  tragédie,  puisque  «  des  appari- 
tions fantastiques  traversent  la  scène  jusqu'à  l'entrée 
des  deux  Romains  ». 

Enfin,  dans  le  Gladiateur  (24  avril  1841],  quoique 
la  Revue  de  Paris  déclarât  que  Soumet  «  chastement 
drapé  dans  sa  robe  classique,  a  vu  passer  sans  le  suivre 
le  torrent  du  drame  moderne  ^  »,  le  poète,  fidèle  jusque- 
là  à  l'alexandrin,  l'abandonne  décidément  pour  l'hexa- 
mètre nouveau,  et  écrit  des  vers  sans  hémistiche,  comme 
ceux-ci  : 

Mais  mon  nom  d'esclave  est  plus  noble  et  plus  flatteur  '. 
Prends-y  garde  :  il  est  très  dangereux  de  lui  plaire  ^. 
Oui,  son  bonheur...  et  vous  seule  pouvez  le  faire  '^ 

Ou  avec  enjambement  : 

Albin  de  vous  servir  est  trop  préoccupé 
Pour  se  méprendre  '. 

d.  Notamment  a.  III,  se.  vi. 

2.  A.  IV,  se.  III. 

3.  Article  cité  par  l'éditeur,  p.  218. 
•4.  A.  I,  se.  IV. 

5.  A.  II,  se.  I. 

6.  A.  II,  se.  VI. 

7.  A.  I,  se.  VI. 


INFLUENCE   DU    ROMANTISME    SUR   LE   THÉÂTRE  283 

L'exemple  le  plus  frappant  de  rinfluence  irrésistible 
des  novateurs,  nous  le  trouvons  chez  celui  dont  on  fit 
le  rival,  dont  on  voulut  feire  le  vainqueur  du  roman- 
tisme, pour  qui  l'on  inventa  une  école  nouvelle,  l'école 
du  bon  sens,  c'est-à-dire,  dans  la  pensée  de  la  réac 
tion  classique,  juste  le  contraire  du  romantisme. 

Ponsard  était,  au  contraire,  romantique  dès  sa  jeu- 
nesse :  il  avait  été  enthousiaste,  non  seulement  des  idées 
nouvelles,  mais  encore  de  leurs  représentants  :  «  Celui  de 
nous  qui  aurait  pu  voir  Lamartine  ou  V.  Hugo,  celui 
qui  aurait  parlé  à  Dumas,  à  Mme  Sand,  à  Balzac,  à 
Janin,  à  A.  de  Musset,  à  Alphonse  Karr,  à  toutes  ces 
nouvelles  gloires  qui  croissaient  si  vigoureusement  sous 
les  ardentes  sympathies  de  la  jeunesse,  celui-là  en  aurait 
eu  pour  un  mois  entier  à  raconter  sa  merveilleuse 
aventure  :  «  Tu  l'as  vu!  il  t'a  parlé!  que  t'a-t-il  dit? 
comment  est-il  fait?  '  » 

Aussi  sa  première  œuvre  n'a-t-elle  de  tragique  que  le 
titre.  Elle  était  empruntée  à  l'histoire  romaine  comme 
les  tragédies  classiques  :  là  s'arrêtait  la  ressemblance, 
et  A.  de  Vigny  avait  raison  de  dire  :  «  Toute  la  presse 
vient  de  louer  Lucrèce  pour  ses  qualités  classiques, 
tandis  que  son  succès  vient  précisément  de  ses  qualités 
romantiques.  Détails  de  la  vie  intime,  et  simplicité  de 
langage  •.  »  N'importe  :  Ponsard  fut  accaparé  par  les 
classiques,  placé  bon  gré  mal  gré  à  leur  tête,  et  poussé 
en  avant  contre  le  romantisme.  Les  partisans  de  V.  Hugo 
crièrent  à  la  coterie,  à  la  réaction  :  Ponsard  se  décida 
alors  à  rompre  avec  les  théories  romantiques  :  «  Je 

1.  T.  ni,  p.  360,  361.  (C.  Lcvy,  1877.) 
i2.  Journal,  p.  181. 


284  DU  DRAME   ROMANTIQUE 

n'admets  que  la  souveraineté  du  bon  sens  ^  »  Il  alla 
même  plus  loin  :  il  prétendit  qu'en  fait  de  fétichisme  et 
de  routine,  les  romantiques  n'avaient  rien  à  envier  aux 
classiques  :  «  L'art  poétique  est  remplacé  par  la  préface 
de  Gromwell;  voilà  tout  ~.  » 

Séduit  par  les  avances  des  uns,  écarté  par  les  rebuf- 
fades des  autres,  classique  d'intention  et  romantique 
malgré  lui,  Ponsard  continua  à  intituler  tragédies  des 
œuvres  où  l'intérêt  était  évidemment  dii  aux  procédés 
de  la  nouvelle  école. 

Dans  Agnès  de  Méranie,  nous  trouvons  bien  les 
deux  unités,  la  lutte  psychologique  intérieure,  mais  nous 
voyons  surtout  la  royauté  et  la  papauté  aux  prises.  Dans 
Charlotte  Gorday,  les  invités  de  Mme  Roland  passent 
de  la  salle  à  manger  au  salon  :  la  scène  se  déplace  de 
Paris  à  Gaen,  et  réciproquement.  Au  milieu  du  second 
acte,  le  décor  change  :  Charlotte  Gorday  se  promenait 
en  lisant  dans  une  prairie  à  la  scène  ni  :  dans  la 
scène  iv,  elle  fait  les  honneurs  du  salon  de  Mme  de 
Bretteville,  joue  au  boston,  etc. 

Enfin  le  Lion  amoureux,  quoi  qu'en  dise  Ponsard, 
n'est  pas  une  comédie,  mais  un  drame,  et  un  fort  beau 
drame  d'histoire  contemporaine. 

A.  de  Vigny  avait  donc  le  droit  de  dire,  en  pleine   j 
Académie  ^,  à  l'honneur  de  l'école  nouvelle  :  «  Dans 
les  œuvres  d'art,  tout  ce  qui  passionne  aujourd'hui  la 
nation  a  puisé  la  vie  à  ses  sources.  Il  est  arrivé  que 


1.  T.  ni,  p.  352. 

2.  p.  353. 

3.  Il  ne  connaissait  encore  de  Ponsard  que  Lucrèce  et  Agnès  de 
Méranie. 


INFLUENCE    DU    ROMANTISME    SUR   LE   THÉÂTRE  285 

ceux  qui  semblaient  combattre  l'iiinovation  prenaient 
involontairement  sa  marche,  et  lors  même  que  des  réac- 
tions ont  été  tentées,  elles  n'ont  eu  quel(|ue  succès  qu'à 
la  condition  d'emprunter  la  plus  essentielle  de  ses 
formes  ' .  » 

Si  l'influence  du  romantisme  sur  le  théâtre  de  1830 
à  1840  est  indéniable,  il  n'en  est  pas  de  môme  depuis, 
semble-t-il;  on  pourrait  se  demander  si  le  drame  a  tenu 
ses  promesses  et  rempli  les  espérances  de  ses  p;u'tisans  ; 
le  Moniteur,  très  sagement,  faisait^  à  propos  d'Her- 
nani,  des  réserves  sur  l'avenir  du  nouveau  système  : 
((  C'est  au  temps  seul  à  décider  si  l'ouvrage,  de  tout  point 
remarquable,  dont  il  s'agit,  n'excitera  qu'une  curiosité 
passagère,  ou  si,  prenant  place  parmi  les  modèles,  il 
est  destiné  à  devenir  modèle  à  son  tour  -.  » 

Avant  de  répondre  à  cette  question,  il  est  nécessaire 
d'en  poser  une  autre  :  l'art  doit-il  être  indéfiniment  l'imi- 
tation d'un  type  particulier  du  beau,  une  fois  trouvé? 
Le  but  de  l'artiste  doit-il  être  de  faire  école?  Kien  n'est 
plus  pernicieux  pour  l'art.  Le  génie  est  essentiellement 
créateur.  Le  chef-d'œuvre  doit  sortir  des  règles  con- 
nues, être  énorme,  au  sens  étymologique  du  mot. 
Pourquoi  foire  du  Corneille,  refaire  du  Racine?  Nous 
avons  les  originaux  :  à  quoi  bon  les  copies?  Si  Ton  se 
sert  du  moule  créé  par  Corneille  et  perfectionné  par 
Racine,  on  aura  beau  en  tirer  de  nouvelles  épreuves 
à  l'infini,  on  n'aura  que  des  reproductions  de  moins 
en  moins  délicates  du  type  primitif.  Admettons 
qu'un  homme  de  talent  comme  Grébillon  ait  du  se  con- 

1.  Journal,  p.  liOl,  UOû. 

2.  Article  du  l'^--  mars  1S30. 


286  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

tenter  de  la  tragédie  telle  que  l'avaient  faite  ses  deux 
prédécesseurs;  qu'avons-nous  gagné  à  ce  qu'un  homme 
de  génie  comme  Voltaire  n'ait  rien  voulu  créer?  Son 
imitation  ressemble  à  ses  modèles,  comme  la  Bourse, 
ou  tout  au  plus  la  Madeleine,  au  Parthénon.  Il  est  diffi- 
cile de  ne  pas  accepter  sur  ce  point  la  théorie  roman- 
tique :  «  Il  y  a  deux  espèces  de  modèles,  ceux  qui  sont 
faits  d'après  les  règles,  et,  avant  eux,  ceux  d'après  les- 
quels on  fait  les  règles.  Or,  dans  laquelle  de  ces  deux 
catégories  le  génie  doit-il  se  chercher  une  place?  *  » 

Mais,  enfin,  admettons  que  la  valeur  d'un  chef- 
d'œuvre  se  mesure  au  nombre  d'imitations  que  l'on 
en  fait.  Le  Cid  nous  a  valu  près  de  deux  siècles  de 
tragédies.  Combien  de  temps  Hernani  a-t-il  été  ou 
sera-t-il  considéré  comme  un  modèle  ?  Nous  avons 
constaté  son  influence  immédiate  sur  les  contempo- 
rains. Ne  semble-t-il  pas  qu'elle  a  cessé  maintenant? 

Sans  doute  la  comédie  de  mœurs^  qui  avait  remplacé, 
faute  de  mieux,  le  drame  romantique^  domine  encore. 
Il  est  pourtant  à  remarquer  que  les  quelques  pièces 
historiques  sérieuses  qui  ont  paru  dans  ces  dernières 
années  appartiennent  au  système  romantique  par  leurs 
qualités  et  leurs  défauts.  Quant  au  théâtre  de  l'avenir, 
que  sera-t-il?  Les  prophéties  littéraires  ne  prouvent 
rien.  —  Certains  écrivains,  regrettant  probablement 
d'être  nés  si  tôt,  travaillent,  paraît-il,  pour  nos  arrière- 
neveux,  sans  même  pouvoir  trop  compter  sur  leur  re- 
connaissance; leurs  œuvres  ne  sont  certainement  pas  ro- 
mantiques. Mais  tenons-nous-en  au  présent.  Le  théâtre 

1.  Préface  de  Cromwell,  p.  4^2. 


INFLUENCE   DU   ROMANTISME   SUR  LE  THEATRE  :287 

moderne,  s'il  ne  copie  pas  le  drame  romantique,  a 
accepté  du  moins  une  partie  de  son  héritag(î  :  il  profite 
de  libertés  conquises  parfois  au  prix  de  certains  excès. 
11  en  est  des  réformes  littéraires  comme  des  révolutions 
politiques.  Les  révoltés  vont  trop  loin  d'abord  et  sont 
désavoués  ensuite.  Mais  le  sacrifice  qu'ils  font  ainsi  de 
leur  intérêt  personnel  profite  à  ceux-là  même  qui  les 
Itlàment.  Et  Dieu  sait  que  le  blâme  n'a  pas  été  épargné 
aux  romantiques. 


CHAPITRE  XI 


LE    ROMANTISME   DEVANT   LA   CRITIQUE 


Les  romantiques  n'ont  ni  compris  ni  admis  la  cri- 
tique. Pour  A.  Dumas,  le  grand  défaut  de  la  critique,  à 
part  l'ignorance  et  la  mauvaise  foi  ',  est  de  juger  tou- 
jours l'œuvre  qui  vient  de  paraître  en  l'isolant  du  ftiis- 
ceau  littéraire  dont  elle  fait  partie  ~.  «  Si  Dieu  m'avait 
donné,  au  lieu  de  la  faculté  de  produire,  la  capacité  de 
juger,  au  lieu  de  faire  ce  que  ces  messieurs  font,  voici, 
je  crois,  ce  que  je  ferais  :  à  défaut  d'ailes  assez  puis- 
santes pour  m'élever  au-dessus  de  l'idée  du  poète, 
j'aurais  des  jambes  assez  robustes  pour  en  faire  le  tour; 
ne  pouvant  calculer  quelles  forces  sont  enfermées  dans 
la  ville  que  je  voudrais  assiéger,  j'examinerais  avec  soin 
les  murailles  qui  l'environnent  ^.  »  Si  nous  comprenons 
bien  l'idée  contenue  dans  cette  image,  le  rôle  du  criti- 
que consisterait,  d'après  Dumas,  à  s'incliner  avec  respect 
devant  le  poète,  «  à  se  tenir  hors  de  portée  du  feu  de  la 

i.  Il  était  payé  pour  ne  pas  l'aimer.  Il  raconte  là-dessus  un  certain 
nombre  d'anecdotes  :  la  plus  curieuse  se  trouve  dans  ses  Mémoires, 
t.  V,  p.  287-289. 

2.  Théâtre,  t.  IV,  p.  20o. 

3.  T.  IV,  p.  206. 


LE   ROMANTISME   DEVANT   LA   CRITIQUE  280 

citadelle.  Fréroii  a  été  tué  devant  l'Écossaise  '.  »  Quant 
à  A.  de  Vigny,  la  criti(|ue  lui  était  personnellement 
insupportable  :  «  J'ai  remarqué  que  l'habitude  de  voir 
le  défaut  de  chaque  œuvre  tourne  à  l'accroissement  de 
l'ennui  -.  »  De  plus,  «  la  plus  élevée  est  mesquine, 
presque  toujours,  parce  qu'elle  s'attache  à  la  surface  et 
non  au  fond  ^.  »  Si  au  contraire  elle  essaye  d'aller  au 
fond,  de  retrouver  l'homme  dans  l'œuvre,  il  l'accuse 
d'erreur  '',  et  ajoute  :  «  11  ne  faut  disséquer  que  les 
morts.  Cette  manière  de  chercher  à  ouvrir  le  cerveau 
d'un  vivant,  est  fausse  et  mauvaise  •'.  »  Quel  rcMe  fait-il 
jouer  au  seul  critique  qui  apparaisse  dans  son  théâtre? 
Celui  d'un  calomniateur  :  «  Baie?  Qu'est-ce  que  cela?  Que 
lui  ai-je  foit?  —  De  quel  égout  sort  ce  serpent?  Quoi! 
mon  nom  est  étouffé!  ma  gloire  éteinte!  mon  honneur 
perdu!  —  Voilà  le  juge*^.  »  Et,  trouvant  l'image  heu- 
reuse, A.  de  Vigny  voulait  la  reprendre,  la  développer, 
car,  dans  la  liste  de  ses  «  poèmes  à  faire"  »,  nous  trouvons 
ce  plan  assez  curieux  :  «  Si  un  serpent  s'attache  à  un 
cygne,  le  cygne  s'envole  et  emporte  son  ennemi  roulé  à 
son  col  et  sous  son  aile...  Ainsi  l'impuissant  Zoile  est 
porté  dans  l'azur  du  ciel  et  dans  la  lumière  par  le  poète 
créateur,  qu'il  déchire  en  s'attachant  h  ses  flancs  poui' 
laisser,  fût-ce  en  lettres  de  sang,  son  nom  empreint  sur 
le  cœur  du  pur  immortel  ^.  »  Ce  jugement  est  sévère  : 

1.  Théâtre,  t.  IV,  p.  207. 

2.  Journal,  p.  108. 

3.  Ibid.,  p.  148. 
i.  Ibid.,  p.  78,79. 
n.lbid.,  p.  80. 

6.  Théâtre,  t.  I,  p.  123, 12i. 

7.  Journal,  p.  283. 

8.  Ibid.,  p.  299,300. 

SOURIAU.  19 


290  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

est-il  juste?  Il  est  certain  que  les  romantiques  n'avaient 
guère  eu  à  se  louer  du  rôle  et  de  l'attitude  des  critiques 
à  leur  égard.  Au  début,  la  critique  était  affolée.  Ceux 
qui  prétendaient  rester  impartiaux  mêlaient  à  des 
vérités  de  bon  sens  des  erreurs  singulières.  On  faisait, 
par  exemple,  de  V.  Hugo  un  disciple  déguisé  de  Cor- 
neille. A  propos  d'Hernani,  on  prétendait  que  «  les 
incontestables  beautés  de  la  nouvelle  tragédie  appar- 
tiennent essentiellement  à  l'ancienne  école  de  Cor- 
neille K  »  Et  ce  mot  ti^agédie  pour  drame,  n'était  pas 
un  lapsus  de  journaliste,  mais  une  théorie  de  critique, 
car  Philarète  Chastes,  dans  un  article  de  revue,  insistait 
sur  l'identité  du  drame  et  de  la  tragédie  :  «  Rien  de 
plus  fidèle,  quant  au  fond,  à  la  méthode  classique  et  au 
système  ancien,  que  sa  nouvelle  tragédie...  Le  drame 
nouveau  a-t-il  donc  déplacé  ou  reculé  les  bornes  de 
l'art  dramatique  français?  Non...,  il  ne  l'a  point  changée 
(la  tragédie],  il  l'a  multipliée  par  elle-même  -.  »  Et  cette 
formule  bizarre,  de  moins  en  moins  intelligible  à  mesure 
qu'on  l'étudié,  fait  fortune,  passe  pour  spirituelle  ^. 

Un  point  seulement  est  bien  vu,  et  nettement  indi- 
qué :  ce  premier  drame  n'a  pas  l'air  d'avoir  été  créé 
par  un  génie  indépendant  ;  il  est  voulu,  et  par  une 
volonté  qui  n'est  pas  libre  :  «  C'est  l'œuvre  d'une 
volonté  puissante,  qui  s'astreint  à  une  création  labo- 
rieuse, plutôt  que  d'un  génie  marchant  dans  sa  force 
et  dans  sa  hberté  '^,   »  remarque  juste,  que  la  Revue 

1.  Courrier  français,  cité  par  le  Moniteur  du  28  février  1830. 

2.  Revue  de  Paris,  t.  XI,  p.  210. 

3.  «  Comme  on  l'a  dit  assez  spirituellement,  etc.  »  Ibid.,  t.  XIV, 
p.  144,  article  de  M.  de  Rémusat. 

4.  Revue  de  Paris,  t.  VII,  p.  213. 


LE    ROMANTISME    DEVANT    LA    CRITK^UE  !29l 

Française  formulait  ainsi  à  son  tour  :  «  Il  a  cherché  le 
triomphe  de  l'art,  non  le  sien  '.  »  V.  Hugo,  dès  la  Pré- 
face de  Cromwell,  pressentait  l'avenir,  et  manifestait 
déjà  une  certaine  défiance  pour  la  critique  :  se  rappe- 
lant la  querelle  du  Gid  -,  il  sentait  bien  qu'il  ne  serait 
pas  plus  épargné  que  Corneille;  tout  en  faisant  une 
avance  polie  aux  critiques,  il  leur  traçait  ainsi  leur 
devoir  :  a  On  comprendra  bientôt  généralement  que  les 
écrivains  doivent  être  jugés...  d'après  les  lois  spéciales 
de  leur  organisation  personnelle.  On  consentira,  pour 
se  rendre  compte  d'un  ouvrage,  à  se  placer  au  point  de 
vue  de  l'auteur,  à  regarder  le  sujet  avec  ses  yeux  ^.  » 

Cette  théorie  de  V.  Hugo  fut  pleinement  acceptée  par 
les  romantiques  qui  disaient  :  «  Une  pareille  œuvre  ne 
relève  pas  du  sens  commun,  mais  du  sens  poétique. 
Placez-vous  au  point  de  vue  du  poète...,  laissez  votre 
imagination  subir  le  charme  de  la  sienne,  vous  serez 
alors  compétents  pour  le  juger,  vous  l'admirerez  ''.  » 
J.  Janin  lui-même  écrivait,  à  propos  d'Angelo  :  «  C'est 
du  Shakspeare,  dit  la  louange;  —  c'est  du  Pixérécourt! 
dit  la  critique...  ;  —  c'est  du  V.  Hugo!  reprend  la  vraie 
et  sage  critique  ^.  » 

Après  tout,  n'avaient-ils  pas  raison?  La  critique  ne 
consiste-t-elle  pas,  d'abord  à  comprendre  soi-même, 
ensuite  à  faire  comprendre  aux  autres  les  défauts  et 
les  beautés  d'une  œuvre?  Ne  faut-il  pas  aussi  avant 

1.  Revue  de  Paris,  t.  XIV,  p.  13o. 

±  Préface,  p.  39. 
'     3.  Ibid.,  p.  72. 

4.  C'est  ainsi  que  M.  de  Rémusat  résume  l'opinion   courante   des 
romantiques  dans  la  Revue  française,  t.  XIV,  p.  137. 

ti.  Liv.  cit.,  t.  IV,  p.  367. 


292  DU    DRAME   ROMANTIQUE 

tout  tenir  compte  de  la  personnalité  de  l'écrivain,  de  ses 
qualités  et  de  ses  défauts?  Sinon,  ne  s'expose-t-on  pas 
à  cette  raillerie  d'un  romantique  :  «  Une  des  maladies 
de  la  critique,  c'est  de  ne  vouloir  d'un  poète  que  les 
qualités  qu'il  n'a  pas.  Que  de  critiques  se  désolent  de  ne 
pas  pouvoir  cueillir  les  raisins  aux  pêchers  M  »  La  cri- 
tique doit  être  un  enseignement  :  elle  est  féconde  quand 
elle  s'adresse  au  public,  stérile  quand  elle  s'adresse  à 
l'auteur,  quand  elle  le  morigène  et  lui  fait  la  leçon. 

G.  Planche,  pour  ne  prendre  que  cet  exemple,  fit  la 
leçon  à  y.  Hugo. 

G.  Planche  a  été  fort  malmené  par  les  disciples  du 
maître  ^,  avec  quelque  raison;  esprit  très  solide,  mais 
tout  d'une  pièce,  il  s'était  mépris  du  tout  au  tout  sur  le 
rôle  du  critique  :  et,  prenant  fort  mal  à  propos  le  ton 
d'un  pédagogue,  il  avait  corrigé  comme  un  devoir  les 
drames  de  Y.  Hugo;  l'indocilité  de  l'élève  excita  l'indi- 
gnation du  professeur. 

Tandis  que  les  autres  protestaient  au  nom  de  la  mo- 
rale ^,  G.  Planche  s'indignait  au  nom  du  goût,  de  son 
goût  à  lui.  V.  Hugo,  au  Heu  de  croire  le  critique, 
préférait-il  le  jugement  de  ses  amis?  «  Le  poète  qui  se 
résout  à  l'apothéose,  qui  se  réfugie  dans  la  divinité,  ne 
relève  pas  de  la  critique  qui  le  plaint  sans  le  juger  K  » 


1.  Profils  et  grimaces,  p.  144. 

2.  Profils  et  grimaces^  p.  149,  et  par  A.  Dumas  :  «  Planche....  que 
le  chien  de  la  haine  n'avait  pas  encore  mordu,  et  qui  n'avait  que  des 
dispositions  à  devenir  enragé  plus  tard.  »  Mémoires,  t.  VI,  p.  2y. 

3.  «  Ses  drames,  révoltants  de  cynisme  et  d'impureté.  »  Moniteur 
du  8  novembre  1833.  A  propos  du  Roi  s'amuse,  le  Moniteur  accuse 
V.  Hugo  «  de  prostituer  la  scène  française  par  une  orgie  de  mauvais 
lieu  »,  25  novembre  1832. 

4.  Revue  des  Deux- M  ondes,  15  mars  1838. 


LE    ROMANTISME    DEVANT    LA   CRITIQn-  293 

Hugo  se  laisse-t-il  aller  à  une  colère  bien  explicable? 
«  S'il  était  sincèrement  pénétré  de  l'injustice  des  atta- 
({ues  dirigées  contre  lui,  il  abandonnerait  au  temps,  à  la 
vérité,  le  soin  de  le  venger  \  »  Et  pourtant  Tindignation 
n'était-elle  pas  très  naturelle  contre  un  écrivain  qui, 
dans  un  article  fourmillant  d'erreurs,  osait,  à  propos  de 
Ruy  Blas,  écrire  :  «  Contre  une  telle  bévue,  il  n'y  a  rien 
à  dire.  Le  blâme  hésite,  la  colère  balbutie  ;  on  se  résigne 
à  la  pitié.  »  Enfin,  perdant  toute  retenue  :  «  De  cet  or- 
gueil démesuré  à  la  folie,  il  n'y  a  qu'un  pas,  et  ce  pas, 
M.  Hugo  vient  de  le  franchir,  en  éci'ivant  lluy  Blas  -.  » 

Sans  doute,  on  pourrait  retourner  contre  le  cri- 
tique une  de  ses  phrases,  et  répondre  qu'il  parlait  de 
V.  Hugo  «  avec  une  légèreté  qui  pourrait  s'appeler 
dédain,  si  elle  ne  méritait  pas  le  nom  d'ignorance  »  '\ 
Mais  c'est  trop  peu  :  ces  mauvais  articles  étaient  de 
mauvaises  actions;  une  pareille  critique,  inutile  au  fond, 
aurait  dû  être  au  moins  inoffensive  dans  la  forme,  et  elle 
ne  l'était  pas  :  elle  exaspérait  le  poète.  On  ne  s'étonne 
pas  qu'après  de  telles  injures,  Y.  Hugo  en  vînt  à  nier 
absolument  toute  critique,  à  écrire  la  célèbre  formule  : 
«  J'admire  tout  comme  une  brute  ''.  » 

La  critique  dogmatique,  répétons-le,  est  bonne  si 
elle  veut  exposer  ses  dogmes  au  public,  elle  est  mau- 
vaise si  elle  veut  les  imposer  aux  auteurs.  Elle  a  souvent 
découragé  les  poètes,  a  Au  Gid  persécuté,  Ginna  doit 
sa  naissance,  »  dit  Boileau.  Peut-être.  A  coup  sûr,  aux 


1.  Revue  des  Deux-Mondes,  lo  mars  1838. 

2.  Ibid.,  lo  novembre  1838. 

3.  Ibid.,  lîJ  mars  1838,  p.  748. 

4.  Philosophie,  t.  H,  p.  20p. 


294  DU  DRAME   ROMANTIQUE 

critiques  de  Scudéry ,  Corneille  répondait  par  trois 
années  de  silence,  trois  années  dans  sa  pleine  maturité, 
au  moment  où  il  composait  presque  un  chef-d'œuvre 
par  an.  Peut-être,  ajoutait  Boileau  pour  consoler  Racine, 

Ta  plume,  aux  censeurs  de  Pyrrhus 
Doit  les  plus  nobles  traits  dont  tu  peignis  Burrhus. 

En  revanche,  nous  devons  aux  attaques  contre  Phèdre 
les  douze  années  d'inaction  qui  suivirent. 

Les  romantiques  se  résignèrent  moins  facilement; 
aux  attaques  violentes  ils  répondirent  violemment.  On 
ne  peut  que  le  regretter.  Les  observations  avaient  été 
des  provocations  :  les  réponses  furent  des  ripostes.  Nous 
n'avons  pas  à  décider  de  quel  côté  dans  ce  duel  étaient 
les  torts;  mais  nous  serions  assez  de  l'avis  de  Ponsard  : 
((  Quelle  raison  a-t-on  d'outrager  un  homme  qui  a  passé 
victorieusement  par  les  douleurs  de  la  composition,  et  de 
le  traiter  un  peu  plus  mal  que  s'il  avait  manqué  à  sa 
parole,  ou  ruiné  deux  ou  trois  familles?  ^ 

1.  Œuvres,  t.  III,  p.  361. 


CHAPITRE  XII 


LE    ROMANTISME    DEVANT    LE    PUBLIC 

Les  spectateurs,  du  reste,  ont  consolé  les  auteurs 
des  sévérités  des  critiques.  Nous  ne  parlons  pas,  bien 
entendu,  des  premières  représentations.  Ce  n'étaient  pas 
des  parties  de  plaisir,  mais  des  affaires  d'honneur  entre 
classiques  et  romantiques.  Prenons,  en  effet,  la  plus 
célèbre,  la  première  d'Hernani.  On  en  connaît  tous  les 
incidents  :  ce  que  l'on  connaît  moins,  c'est  l'opinion 
intime  des  spectateurs.  Chacun  était  allé  là,  décidé  à 
pousser,  qui  des  cris  d'indignation,  qui  des  cris  d'adnii- 
ratioH  :  «  On  ne  pouvait  lui  jurer  une  haine  modérée, 
on  ne  pouvait  pas  l'aimer  d'un  tiède  amour!  Ah!  le 
monstre!  ah!  le  grand  homme!  ahl  le  poète!  ah!  le 
misérable!  '  » 

L'admiration  était  peut-être  plus  vive  que  l'indigna- 
tion, parce  que  les  amis  étaient  plus  jeunes  que  les 
ennemis;  J.  Janin  écrivait  presque  tristement,  plus 
tard  :  «  Qui  nous  les  rendra,  ces  fêtes  poétiques?  Qui 
nous  les  rendra,  ces  heures  fébriles  de  l'attente  au 

1.  ,1.  Janin,  liv.  cit.,  t.  IV,  p.  160.  Cf.  Dumas,  Mémoires^  t.  VI,  p.  17. 


296  DU   DRAME   ROMANTIQUE 

premier  rendez-vous  que  nous  donnait  le  drame  nou- 
veau^? »  Et,  dans  ce  retour  d'émotion,  justifiant  le 
mot  de  Sainte-Beuve,  le  critique  redevient  poète  :  «  0 
larmes  que  nous  versions  quand  nous  étions  jeunes, 
à  ces  scènes  pathétiques  :  0  blanches  visions  de  ce 
drame  enchanté  ~\  » 

Les  classiques,  de  leur  côté,  ne  cachaient  pas  leur 
fureur  et  leur  mépris.  Mais  ces  emportements,  très 
sincères  sur  le  moment,  duraient-ils?  Le  romantique, 
sorti  du  théâtre,  ne  devait-il  pas  faire  ses  réserves?  Le 
classique  ne  devait-il  pas  s'avouer  à  lui-même  ce  qu'il 
n'aurait  jamais  reconnu  en  discutant  :  qu'il  y  avait  des 
beautés  étranges  et  neuves  dans  ce  fatras? 

Quant  au  vrai  spectateur,  qui  n'allait  pas  à  Hernani 
comme  à  une  bataille,  mais  comme  à  un  plaisir,  il 
devait  se  trouver  un  peu  désorienté.  Osait-il  avoir  une 
opinion  moyenne  entre  les  deux  extrêmes?  Pouvait-il 
trouver  tout  bonnement  intéressant  et  émouvant,  un 
drame  que  son  voisin  de  droite  déclarait  exécrable,  et 
son  voisin  de  gauche  sublime?  Du  reste,  ce  spectateur 
de  bonne  foi  aura  bientôt  sa  revanche.  En  somme,  au 
théâtre,  c'est  à  la  foule  qu'appartient  le  dernier  mot. 

Or  justement,  à  partir  d'Hernani,  on  peut  constater 
à  chaque  représentation,  soit  reprise,  soit  drame  nou- 
veau, un  triple  mouvement  dans  le  public.  La  critique 
ne  désarme  pas,  au  contraire;  les  admirateurs  a  priori 
se  dispersent  peu  à  peu;  la  foule,  au  contraire,  vient  au 
drame. 

Parmi  les  fidèles,  quelques-uns  disparaissaient  :  Sainte- 

1.  Liv.  cit.,  t.  ni,  p.  102. 

2.  Ibid.,  t.  IV,  p.  157. 


LE  ROMANTISME  DEVANT  LE  PUBLIC  207 

Beuve  se  retirait.  La  jeunesse  se  refroidissait,  ou  mt^me, 
chose  plus  grave,  désertait.  Ponsard  se  voyait  applaudi 
à  son  tour  presque  comme  Y.  Hugo  :  «  On  est  toujours 
bien  aise  de  saper  un  homme  de  génie  avec  un  homme 
de  talent  K  »  Les  ateliers  où  V.  Hugo  avait  recruté  les 
fidèles  du  hierro  ne  renfermaient  plus  d'enthousiastes, 
et  Gélestin  Nanteuil,  prié  par  M.  Yacquerie  d'enrôler  des 
soldats  pour  la  bataille  des  Burgraves,  répondait  triste- 
ment :  «  Jeune  homme,  allez  dire  à  votre  maître  qu'il 
n'y  a  plus  de  jeunesse.  Je  ne  puis  fournir  les  trois  cents 
jeunes  gens  -.  » 

Au  fond,  les  jeunes  gens  avaient  raison  :  ils  s'étaient 
battus  jusqu'à  la  victoire;  la  première  victoire  gagnée, 
ils  se  désintéressaient  de  la  lutte.  On  trouvera  toujours 
en  France  des  enthousiastes  pour  faire  à^^  journées, 
et  c'est  là  le  nom  qui  convient  aux  premières  représen- 
tations romantiques;  mais  une  fois  la  révolution  faite, 
l'ancien  régime  littéraire  renversé,  on  laissait  le  poète  se 
tirer  d'affaire  tout  seul,  et  s'entendre  avec  le  public. 

Le  public,  du  reste,  se  ftimiharisait  peu  à  peu  lui- 
même  avec  le  drame  nouveau. 

On  s'habituait  aux  audaces  de  forme  et  de  fond. 
L'oreille,  longtemps  bercée  à  l'harmonie  monotone  de 
l'alexandrin,  commençait  à  saisir  le  rythme  plus  varié 
du  vers  nouveau.  Des  mots,  qui  avaient  excité  aux  pre- 
mières représentations  des  fureurs  bizarres,  passaient  ou 
étaient  applaudis  :  «  La  phrase  de  Gubetta  sur  la  queue 
du  diable,  tournée  et  retroussée  d'une  façon  si  triom- 
phante et  si  cavalière,  qui  faisait  siffler  autrefois  chaque 

1.  Th.  Gautier,  Art  dramatique,  t.  111,  [).  il. 

2.  Th.  Gautier,  Histoire  du  Romantisme,  p.  59. 


298  DU  DRAME   ROMANTIQUE 

loge  comme  un  nœud  de  vipères,  a  été  accueillie 
par  de  vifs  applaudissements  et  de  francs  éclats  de 
rire,  »  à  la  reprise  du  4  décembre  1837  '.  L'erreur  de 
Gennaro,  croyant  que  Lucrèce  est  sa  tante,  ce  mot  qui 
était  souligné  jadis  comme  une  maladresse  de  Fauteur, 
prenait,  dans  la  bouche  de  Frederick  Lemaître,  quelque 
chose  d'effrayant  :  «  Vous  rappelez-vous  ce  rôle  de 
Gennaro  dans  Lucrèce  Borgia,  et  comme  il  criait  ce 
mot  terrible  :  «  Ah  !  vous  êtes  ma  tante  !  "  » 

Le  vers  qui  excitait  les  scrupules  littéraires  de 
Mlle  Mars  : 

Vous  êtes  mon  lion  superbe  et  généreux  ! 

passait  :  pourquoi  siffler  chez  V.  Hugo  ce  qu'on  applau- 
dissait chez  Racine  ^? 

Enfin  et  surtout,  on  prêtait  plus  d'attention  au  fond 
même  du  drame,  aux  doctrines  politiques,  démocra- 
tiques. 

Trente  ans  après  ces  luttes,  jugeant  d'un  esprit  calme 
la  révolution  qu'il  avait  dirigée,  V.  Hugo  écrivait  : 
«  1830  a  ouvert  un  débat,  httéraire  à  la  surface,  social 
et  humain  au  fond.  Le  moment  est  venu  de  conclure. 
Nous  concluons  à  une  littérature  ayant  ce  but  :  le 
peuple  ''.  » 

Le  peuple  sentit  que  ce  théâtre  était  en  partie  fait 


1.  Th.  Gautier,  Art  dramatique,  t.  III,  p.  47. 

2.  J.  Janin,  Hist.  de  la  litt.  dram.,  t.  VI,  p.  171. 

3.  Accompagne  mes  pas 
Devant  ce  fier  lion  qui  ne  te  connaît  pas. 

iEsther.) 

A.  Philosophie,  t.  II,  p.  323. 


LE  ROMANTISME  DEVANT  LE  PUHLIC  299 

poiii'  lui  :  Uiiy  Blas,  presque  tombé  à  la  Renaissance, 
se  relevait  à  la  Porte-Saint-Martin  :  «  On  comprend  ([\\r 
la  bonne  compagnie  repoussa  avec  dégoût  cette  reine 
se  roulant  à  terre  devant  ce  cadavre  de  laquais  en  livrée, 
tandis  qu'un  public  en  blouses  et  en  casquettes  est 
émerveillé  d'entendre  un  valet  régenter,  insulter  de 
grands  seigneurs,  et  de  le  voir  devenir  l'amant  d'une 
reine  :  effet  d'optique!  Tout  change  suivant  le  point  de 
vue  K  » 

C'était  donc  à  la  foule,  à  la  jeunesse  libérale  que 
s'adressaient  les  tirades  antiroyalistes  des  ces  drames, 
et  tandis  que  Hernani  s'écriait  : 

Crois-tu  donc  que  les  rois  à  moi  me  sont  sacrés? 

((  on  rassasiait  sa  vue  du  drapeau  tricolore  ([ui  tom- 
bait en  faisceaux  sur  l'ancienne  loge  royale,  maintenant 
déserte,  dépouillée  de  ses  draperies  de  pourpre  et  de 
ses  fleurs  de  lis.  Quant  au  spectacle  en  lui-même,  il 
fallait  qu'il  offrît  quelque  analogie  avec  les  événements 
arrivés  la  veille,  il  fallait  qu'il  remuât  quelques  fibres 
patriotiques,  pour  empêcher  l'impatience  et  l'ennui'.  » 

1.  T.  Sauvage,  dans  le  Moniteur  du  30  août  1840.  Cf.  encore  cette 
ligne  :  «  Là-bas,  on  sifflait  : 

.\fTreuse  compagnonne, 
Dont  le  menton  fleurit  et  dont  le  nez  trognonne;  » 

sans  comprendre  l'allusion.  Cf.  Y.  Hugo  avant  1830,  p.  IJOl. 

2.  Revue  Française,  t.  XVI,  p.  2ul. 


CONCLUSION 


Maintenant  que  ces  luttes  sont  loin  de  nous,  il  sem- 
ble possible  d'apprécier  la  valeur  littéraire  du  drame 
romantique.  C'est  ce  que  nous  avons  essayé  de  faire 
dans  le  courant  de  cette  étude,  tout  en  établissant  entre 
la  tragédie  et  le  drame  une  comparaison  provoquée  par 
les  novateurs  eux-mêmes. 

Nous  avons  constaté  que,  pour  toutes  les  questions  de 
forme,  le  romantisme  triomphe  :  il  délivre  le  théâtre 
d'entraves  subies  et  non  imaginées  par  les  créateurs 
de  la  tragédie  :  il  rend  le  vers  libre,  en  supprimant 
la  nécessité  de  l'hémistiche,  et  la  loi  de  l'enjambement; 
il  rend  l'action  libre,  en  négUgeant  les  unités  de  temps 
et  de  lieu. 

En  revanche,  le  fond  même  du  drame  est  plus  discu- 
table :  l'action  manque  de  logique;  elle  est  dirigée,  non 
par  la  raison  du  dramaturge,  mais  par  son  imagination. 

Les  caractères  sont  monotones,  dans  leur  ressem- 
blance avec  l'esprit  même  de  l'auteur.  La  vérité  psycho- 
logique est  sacrifiée  aux  coups  de  théâtre,  aux  mots  à 
efTet.  Mais  les  personnages  sont  moins  héros  et  plus 


CONCLUSION  301 

hommes  dans  le  drame  (jne  dans  la  tragédie.  Les  doii- 
leiirs  de  leur  àme  retentissent  jiis(}iie  dans  leur  corps. 

Le  côté  réellement  faible  du  drame  est  l'histoire  :  la 
vérité  historique  est  sacrifiée  au  roman,  à  la  politi({ue. 
Le  drame  n'est  pas  plus  fidèle,  au  fond,  à  l'histoire,  (jue 
ne  l'avait  été  la  tragédie;  il  a  même  Tair  de  Tètre 
encore  bien  moins;  car  la  convention  dans  les  événe- 
ments et  dans  les  caractères  historiques  forme  un  con- 
traste déplaisant  avec  la  vérité  des  détails  matériels.  On 
ne  pouvait  guère,  au  wif  siècle,  demander  à  des 
Romains  en  pourpoints  et  en  hauts-de-chausses,  coiffés 
d'une  grande  perruque,  et  parlant  dans  nn  salon  banal, 
ce  que  l'on  est  en  droit  d'exiger  de  Romains  en  laticlaves 
se  promenant  dans  le  Ghamp-de-Mars.  —  Mais  le  roman- 
tisme a  remplacé  ces  Grecs  et  ces  Romains  qui  n'inté- 
ressaient plus,  par  des  modernes,  par  des  Français?  — 
Alors  il  a  eu  tort  de  ne  prendre  dans  notre  histoire  natio- 
nale que  les  désastres  et  les  hontes.  A  parti  pris  égal, 
nous  préférons  l'histoire  en  beau  à  l'histoire  en  laid. 

Tous  ces  défauts,  sensibles  à  la  lecture,  disparaissent, 
il  est  vrai,  à  la  représentation  :  or,  c'est  au  point  de  vue 
de  la  scène  qu'il  faut  juger  une  œuvre  scénique;  elle 
n'a  pas  été  composée  pour  qu'on  l'étudié  dans  ses 
éléments  :  l'analyse  est  donc  un  procédé  dangereux  ;  on 
perd  le  sens  du  tout. 

Vu  dans  son  ensemble,  le  drame  fait  encore  bonne 
figure.  Sans  doute,  un  certain  nombre  de  pièces  ont 
disparu  du  répertoire  courant,  et  la  popularité  de  leurs 
auteurs  ne  gagnerait  rien  à  des  exhumations  trop 
nombreuses. 

D'Alfred  de  Vigny,  on  ne  connaît  plus  que  Chatter- 


302  CONCLUSION 

ton.  Des  soixante-six  pièces  d'A.  Dumas,  six  ou  sept  tout 
au  plus  se  jouent  encore,  quelques-unes  clans  les  petits 
théâtres  de  banlieue,  ou  en  province,  le  dimanche  K 

Le  théâtre  de  V.  Hugo  a  mieux  résisté  :  des  huit 
drames  composés  pour  la  scène,  six  continuent  à  vivre. 

Marie  Tudor  même  a  été  jouée  en  1873,  et  l'on  parle 
de  reprendre  les  Burgraves. 

Ces  pièces  elles-mêmes,  il  faut  bien  le  reconnaître, 
ont  beaucoup  vieilli.  Vivant  à  une  époque  relativement 
calme,  nous  sourions  un  peu  de  la  turbulence  des 
héros  romantiques.  On  a  beau  accuser  la  génération 
actuelle  de  «  névrose  »,  elle  est  bien  calme,  comparée 
à  la  jeunesse  de  1830.  Pour  comprendre  ce  théâtre, 
nous  sommes  obligés  de  faire  un  effort  d'adaptation  :  le 
drame  semble,  en  cinquante  ans,  avoir  autant  vieilli  que 
la  tragédie  classique  en  deux  siècles  et  demi. 

Cette  tragédie  a  été  conservée  surtout  par  la  pureté 
de  sa  forme.  C'est  aussi  ce  qui  préservera  de  l'oubli  les 
quelques  drames  que  nous  avons  signalés.  Celui  des 
trois  romantiques  qui  a  le  plus  perdu,  est  celui  qui  a 
le  moins  surveillé  son  style.  Les  drames  écrits  en  beaux 
vers  dureront  aussi  longtemps  que  l'on  sera  sensible  à 
l'harmonie  de  l'hexamètre. 

Ce  qui  surtout  assurera  longtemps  encore  des  spec- 
tateurs et  des  lecteurs  aux  romantiques  de  1830,  c'est 
la  forme  nouvelle  qu'ils  ont  su  donner  à  l'ancien,  à 


1.  Dumas  tomba  vite,  au  point  de  vue  de  l'art  pur,  élevé,  sitôt  qu'il 
ne  fut  plus  soutenu  par  la  fièvre  romantique.  Il  a  mérité  que  M.  G. 
Brander  écrivît  sur  lui  ce  jugement,  presque  définitif  :  «  Il  ne  fut 
artiste  que  dans  sa  première  jeunesse;  dans  la  période  romantique,  il 
écrivit  en  romantique;  dans  celle  de  l'industrie,  il  écrivit  en  indus- 
triel... »  {L'Ecole  Romantiqar  en  France  p.  393.) 


CONCLUSION  30.'{ 

l'éternel  duo  d'amour.  Nous  sommes  déjà  blasés  sur  le 
côté  sombre  de  leurs  drames,  sur  leur  lugubre  cin- 
quième acte,  sur  les  coups  de  théâtre  trop  connus 
maintenant.  Mais  les  beaux  vers  de  Dona  Sol  : 

Viens  voir  la  belle  nuit,  mon  duc,  rien  qu'un  moment,  etc.  ', 

retentiront  longtemps  encore  comme  une  vibration  par- 
faite, inconnue  à  la  tragédie. 

Que  reste-t-il  donc,  en  somme,  de  tout  cet  effort?  Un 
affranchissement  incontestable  pour  quelques  entraves 
de  détail,  pour  quelques  conventions  étroites  ou  naïves. 
Le  fond  même  du  drame  est  presque  aussi  conventionnel 
que  celui  de  la  tragédie.  Une  seule  chose  a  manqué 
à  cet  art  nouveau  :  la  délicatesse,  la  recherche  du  fini. 
La  tragédie  classique  gagne  à  être  examinée  de  près, 
tandis  qu'une  étude  approfondie  (si  le  mot  ne  paraît  pas 
trop  ambitieux)  du  drame  romantique  force  le  lecteur 
critique  à  se  dire  : 

Restons  loin  des  objets  dont  !a  vue  est  eharmée, 
L'arc-en-ciel  est  vapeur;  le  nuage  est  fumée  2. 

1.  Drame,  t.  II,  p.  142. 

2.  V.  Hago,  Poésie,  t.  II,  p.  3u4. 


FIN 


TABLE  DES  MxVTlÈRES 


Avant-propos vu 

PREMIÈRE  PARTIE 
De  la  convention  dans  la  tragédie. 

Chapitre  I".  —  Les  théories 1 

—  II.  —  Du  vers.  —  Du  dialogue.  —  Du  mouologue.  —  De 

la  narrât  ion 5 

—  II).  —  Des  unités - l'i 

—  IV.  —  Des  caractères S'f 

—  V.  — De  la  fidélité  historiciue ''»! 

—  VI.  —  De  l'intérêt  de  la  tragédie  pour  les  spectateurs  au 

xvii=  siècle ïi- 

DEUXIÈME  PARTIE 
De  la  convention  dans  le  drame  romantique 

Chapitre  I".  —  Le  romantisme  de  1802  et  le  romantisme  de  1830.        fi.i 

—  II.  —  Les  théoriciens  du  romantisme  :  Schlegel,  Mme  de 

Staël,  Manzoni,  Stendhal.  —  Articles  de  revues 
et  de  journaux.  —  A.  de  Vigny.  —  La  préface 
de  Cromwell ^\ 

—  III.  —  Hernaai.  —Le  vers.  —  La  prose.  —  Dialogue.  — 

Monologue.  —  Récits 93 

—  IV.  —  Unité  de  temps.  —  Unité  de  lieu.  —  Décors 123 

—  V.  —  Unité  d'action.  —  Intrigue.  —Le  romanesque 132 

—  VI.  —Unité  d'intérêt.  —  Du  grotesciuc  dans  les  situations.       lo'» 
SOURIAU.  20 


306  TABLE   DES   MATIÈRES 

Chapitre  Vil.  —  Des  caractères 164  ' 

I.  —  Multiplicité  desrôles,  —  Le  peuple.  —  L'ac- 
tion. —  Le  déterminisme  de  la  passion.  —  Mo- 
notonie des  caractères.  —  L'auteur  apparaît 
trop  dans  ses  personnages.  —  Le  lyrisme  dans 
le  drame.  —  La  vérité  psychologique  sacrifiée 

à  l'efTet.  —  Le  pessimisme 164 

IL  —  Le  scepticisme  chez  les  personnages.  — 
Le  corps.  —  Complexité  des  caractères.  —  Le 
grotesque.  —  Caractères  de  femmes 191 

—  VIII.  —  De  l'histoire.  —    Exactitude  absolue   des  détails 

matériels.  —  Mœurs.  —  Événements.  —  Insti- 
tutions        229 

—  IX.  —  La  politique.  —  La  moralité.  —  Scepticisme  des 

romantiques.  —  Liljéralisme.  —  Théâtre  démo- 
cratique. —  Thèses  socialistes.  —  Thèses  mo- 
rales. —  Erreur  sur  le  public 252 

—  X.  —  Influence  du  romantisme  sur  le  théâtre.  —  C.  De- 

lavigne.  —  Soumet.  —  Ponsard 274 

—  XI.  —  Le  romantisme  devant  la  critique 288 

—  XII.  —  Le  romantisme  devant  le  public 295 

Conclusion 300 


V^"/ 


\{{u^f 


COULOMMIEBS.  —  Typog,  1'.  BRODARD  et  GALLOIS. 


36l   4 


ù 


PN  Souriau,  Marice  Anatole 

1663  De  la  convention 

36 


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