DE
LA CONVENTION
DANS
LA TRAGÉDIE CLASSIQUE
ET DANS
LE DRAME ROMANTIQUE
rori OMMIERS. — TYP. p. BRODARD ET GALLOIS.
( y. \ ( Ci—
DE
LA CONVENTION
DANS
LA TRAGÉDIE CLASSIQUE
ET DA>'S
LE DRAME ROMANTIQUE
PAR
MAURICE SOURIAU
Maître de conférences à la Faculté des lettres de Caen,
Docteur es lettres.
/ /
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET G'«
79, BOCLEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1885
Se
A MA MÈRE
AVANT-PROPOS
La révolution littéraire de 1830 est maintenant assez
éloignée de nous pour qu'on puisse, sans passion,
l'étudier en elle-même et dans ses conséquences ;
l'apaisement s'est fait sur ces luttes lointaines. Nous
pouvons les raconter, les discuter avec autant de sang-
froid et de calme qui si nous parlions de la Querelle des
Anciens et des Modernes.
Dans cette question si vaste, nous n'avons choisi
({u'un seul point : le drame. Le romantisme, qui vou-
lait être une renaissance, a surtout été une réaction
contre la littérature classique, contre la tragédie.
Avant d'être original, d'être lui-même, le drame
romantique a voulu être et a été le contraire de la
tragédie. On a cherché à faire des pièces qui ne
fussent pas des tragédies, et cette tentative a duré
quinze ans, du 11 février 1829, date de la première
représentation d'Henri III, au 7 mars 1843 : ce soir-là,
les Burgraves échouèrent au Théâtre-Français.
VIII AVANT-PROPOS
Le romantisme, après avoir annoncé qu'il voulait
substituer aux conventions tragiques «. la nature et la
vérité ^ », ne fît que les remplacer par d'autres, direc-
tement contraires. Le côté négatif de cette révolution,
dans tous les genres, est très nettement marqué. Dans
le roman, par exemple, on ne cherche pas à innover,
mais à prendre le contre-pied d'un système : « Je pen-
sais, dira A. de Vigny, que les romans historiques de
Walter Scott étaient trop faciles à faire..., je cherchai à
faire le contraire de ce travail et à renverser sa
manière ^. » Ce fait est surtout sensible pour le
théâtre : A. de Vigny a reconnu en lui-même cet esprit
d'opposition, remarquable également chez les autres :
« Je m'essayais aussi à écrire.... des récits de tragédie;
mais tout cela était dans un goût qui se ressentait de ce
qui avait été fait dans notre langue par les grands écri-
vains classiques, et cette ressemblance me devenant
insupportable, je déchirais sur-le-champ ce que j'avais
écrit, sentant bien qu'il fallait faire autrement ^. »
Si l'on a essayé de trouver un nouveau genre, c'est
que l'ancien avait vieilli : c'est la décadence de
la tragédie à la fin du xviii'' siècle et au commence-
ment du xix' qui nous a valu la rénovation roman-
tique. Il ne semble pourtant pas nécessaire, heureu-
sement, de faire précéder cette étude sur le drame par
un essai sur la tragédie impériale. D'abord la chose a
d. Préface de Cromioell, p. 46 de l'édition ne varietur.
2. Journal d'un poète, p. 277, dans la petite bibliothèque Char-
pentier.
3. Journal, p. 273-274.
AVANT-PROPOS IX
été faite, et bien faite K Puis, si le vide et reniiui des
Gharleniagne ou des Charles IX ont rendu nécessaire la
révolution dramatique de 1830, ce n'est pas au système
de Népomucène Lemercier ou de M. J. Chenier (jue Ton
s'est attaqué, mais bien à la véritable tragédie classique.
Les romantiques ont fait une double tentative; ils ont
essayé de prouver que la tragédie contenait trop de con-
vention et trop peu de vérité pour s'imposer plus long-
temps ; puis ils ont voulu substituer à ce genre vieilli,
mort, un genre nouveau et vivant.
Avant d'aborder la théorie et la pratique de la nou-
velle école, il est bon de voir d'abord, rapidement, ce
fjui, dans la tragédie, prêtait en effet aux critiques. Nous
ne voulons ni faire l'apologie de la tragédie comme les
critiques classiques, ni reprendre contre elle les réquisi-
toires romantiques, mais essayer de dégager la part de
convention qu'elle renferme réellement. Gomme toute
œuvre d'art, la tragédie se compose de deux éléments :
l'un, le fond psychologique, durable parce qu'il est
humain, l'autre, au contraire, soumis à la mode du jour,
par conséquent périssable comme elle, destiné à vieilhr
vite, à faire vieillir avec lui la tragédie tout entière.
Ce n'est pas, bien entendu, dans le théâtre de Voltaire
que nous étudierons ce dernier élément, puisque Vol-
taire n'a pas été un créateur, puiscju'il n'a fait que
mettre, sans la perfectionner, la tragédie au service de
la philosophie. Il faut puiser à la source : c'est donc
1. Tableau de la littérature française de 1800 à 1815, par M. Mcrlet,
p. 206-280.
X AVANT-PROPOS
uniquement dans le théâtre de Corneille et de Racine
que nous étudierons les conventions tragiques.
Quant au romantisme dramatique, il se personnifie
dans A. de Vigny, A. Dumas et V. Hugo '. Sans doute,
ces trois écrivains eurent des génies différents, mais ils
avaient des idées communes. A. de Vigny a constaté un
des premiers celte unité du but, avec des divergences
personnelles • « Il se trouva quelques hommes, très
jeunes alors, épars, inconnus l'un à l'autre, qui médi-
taient une poésie nouvelle. Chacun d'eux, dans le
silence, avait senti sa mission dans son cœur. Aucun
d'eux ne sortit de sa retraite que son œuvre ne fût déjà
formée. Lorsqu'ils se virent mutuellement, ils mar-
chèrent l'un vers l'autre, se reconnurent pour frères et
se donnèrent la main ^. »
Dans la révolution romantique, A. de Vigny fut, sinon
l'initiateur, du moins le précurseur : a Le seul mérite
qu'on n'ait jamais disputé à ces compositions, c'est
d'avoir devancé en France toutes celles de ce genre dans
lesquelles une pensée philosophique est mise en scène
sous une forme épique ou dramatique^. » A Dumas
garda toujours son indépendance : « Je n'admets pas
en littérature de système, écrivait-il en 1831 ; je ne suis
1. Nous ne croyons pas qu'on puisse ranger Mérimée parmi les
créateurs du drame romantique, quoique Dumas le reconnaisse pour
un des fondateurs du genre [Théâtre complet, t. I, p. IIJJ, édit. Michel
Lévy, 1873). Sans doute, Mérimée a écrit la Jacquerie, et la Famille de
Carvajal, en 1828. Ce sont des œuvres bien sombres, dans le goût
romantique : mais ce sceptique exquis n'avait pas assez de chaleur
d'imagination pour en faire de vrais drames.
2. Journal, p. 498-479.
3. Poésies, p. 2.
AVANT-PROPOS XI
pas d'école; je n'arbore pas de bannière'. » Tout en
se reconnaissant le disciple de V. Hugo '\ il ne se crut
pas ol)ligé de persévérer dans le romantisme : il disait
bien haut : « Le théâtre est avant tout une chose de fan-
taisie; je ne comprends donc pas qu'on l'emprisonne
dans un système;... laissez chacun prendre son sujet à
sa guise, le tailler à sa fantaisie; accordez liberté entière
à tous, depuis les douze heures de Boileau jusqu'aux
trente ans de Shakspeare, etc. '^ »
Quant à V. Hugo, depuis Marion Delorme jusqu'aux
Burgraves, il resta fidèle aux théories qu'il avait expo-
sées dans la Préface de Gromwell. C'est dans ces
trois théâtres que nos exemples seront choisis; nous
accordons dans cette étude à chacun de ces trois auteurs
une importance proportionnée à leur valeur relative.
1. Thcdtre complet, t. II, p. 8.
2. « Je ne me déclarerai pas fondateur d'un iTouveau genre, parce
qu'eflectivement je n'ai rien fondé. MM. V. Hugo, Mérimée, etc., ont
fondé avant moi et mieux que moi; je les en remercie : ils m'ont fait
ce que je suis. » T. I, p. IIU.
3. T. U, p. 228.
ERRATA
l'aiïf 09. ii(j|ii 1, nu lieu do : t. 11. p. :Vo, lisez : p. :i'i.
— 72, — 8, — p. 181-190. — p. 181 i;l ,>iiiv.
— 90, li.Lrnc l'i, — à «, — « à
— 97, — \, — a loi, — la loi
Page 114, ligne 2, au lieu de : « toitmeur ot tenaiileur », lisez : « tor-
tureur » et « tenailleur »
Page 121, ligne 13, au lieu de : il mMvit avant, lisez : il m'avait ilil
avant
Page 2!io, note 1, au lieu de : tra<l. l'r. Victor ilngo. lisez : trad. Fran-
çois Victor Hugo.
i*age 204, ligne 23, au lieu de : fait à Didier, lisez : fait Didier
— 225, note 2, — ne sont pis, — ne sont plus
— 238, ligne 10, — en puissance.» — en puissance
— 2i2, — 28, — ui accorde. — lui accorde
— 2"J7, — 9, — ans ses drames, — dans ses drames
— 2(i4, — 6, — jeunessse — jeunesse
DE LA CONTENTION
DANS LA TRAGÉDIE CLASSIQUE
ET
DANS LE DRAME ROMANTIQUE
PREMIERE PARTIE
DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
CHAPITRE PREMIER
LES THÉORIES
Dans la tragédie, la convention la plus singulière est
;elle des théories. Le poète tragique n'est pas libre
l'intéresser, comme il le veut, son public. Il est obligé
le se conformer bon gré mal gré à des lois qu'on
croyait dictées par Aristote.
Chapelain est probablement le premier qui ait songé
L imposer la règle des vingt-quatre heures ^; c'est
'ncore un coup de son lourd marteau qu'il donne là
LU bon sens, et on lui pardonnerait plus volontiers
;on indigeste poème que cette malencontreuse idée.
"1 . Corneille, édition Marly-Laveaux, tome VI, page -449.
SOURIAU. 1
2 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
La mode s'en mêle, et Ton cause beaucoup de ces
règles; mais on ne les discute pas encore par écrit.
Dans ses Sentiments sur le Cid, publiés en 1638,
l'Académie n'en parle que par allusion ^ Corneille est
le premier, au xvn' siècle, qui ait fait la théorie de la
tragédie ". Il était donc bien libre de tracer les lois du
théâtre d'après les tendances mêmes de son génie;
il aurait pu faire sur son œuvre la meilleure critique, la
plus féconde, celle d'Aristote : étudier les modèles,
c'est-à-dire ses propres tragédies, puis en tirer des
principes généraux; sa modestie l'en empêche. Il pré-
fère s'incliner devant des règles vieilhes; il essaye
d'assujettir après coup ses pièces aux entraves qu'on
prétendait classiques : inutile besogne.
En effet Lessing, chez qui l'esprit de dénigrement
contre les Français est la forme naturelle, et bien alle-
mande, du patriotisme, a attaqué durement Corneille
sur ses théories : « De Corneille et de Racine, c'est
Corneille qui a fait le plus de mal, et qui a exercé sur
les poètes tragiques de son pays l'influence la plus per-
nicieuse. Car Racine ne les a égarés que par ses exem-
ples. Corneille l'a fait par ses exemples et par ses pré-
ceptes^». Et là-dessus Lessing reprend une à une les
1. Corneille « de crainte de pécher contre les règles de l'art a mieux
aimé pécher contre celles de la nature » .
"2. On peut négliger le fatras indigeste ded'Aubignac : esprit pesant,
livre plein d'erreurs.
3. Cornoille ne se doutait guère qu'il serait presque pi'is au mot
quand il écrivait : « Je voudrais que quelqu'un se voulût divertir à re-
toucher le Cid ou les Horaces. » (T. VI, p. 403.) Lessing s'est vanté « de
refaire mieux que lui une pièce du grand Corneille » {Dramriturgie,
Irad. Suckau, p. iOi^). Nous n'avons pas à nous arrêter à de pareilles
gageures. De l'esprit français, Lessing n'a su s'annexer que l'esprit
gascon. En parlant ainsi il n'est pas sérieux, et nous prévient charita-
LES THEORIES 3
explications de Corneille sur la Poétique d'Aristote, et
démontre victorieusement que l'auteur tragique n'y a
rien compris. Il est inutile de discuter pied à pied avec
Lessing et de défendre le poète français contre le criti-
que allemand. Ce serait imiter le défaut capital de
Lessing et faire de la littérature une question de natio-
nalité. Admettons même qu'il ait raison : à la traduc-
tion française « la tragédie est l'imitation de quelque
action sérieuse employant la crainte et la pitié pour
purifier les passions ' », préférons, s'il le faut, Tinter-
prétation de Lessing « pour purifier ces passions - ».
Lessing est certainement meilleur philologue que
notre poète -^ Il s'indigne de ce que, au lieu d'expli-
quer fidèlement Aristote, Corneille « énerve, émousse,
dissèque, et fait évanouir une à une » les règles du cri-
tique grec ^', cela, sous prétexte « de n'être pas o])ligé
de condamner beaucoup de poèmes que nous avons vu
réussir sur nos théâtres ^ ». Mais que voulait donc
Corneille? concilier la pratique de son théâtre avec les
théories d'Aristote, et répondre aux pédants comme
l'abbé d'Aubignac. Nous ne regrettons qu'une chose :
blenient que c'est « pour amuser les baleines delà critique allemande »
(Dramatw'fjie, p. 377). Laissons le critique de Hambourg- vider avec
ses compatriotes cette querelle d'Allemand.
1. Corneille, t. X, p. 485.
2. Dramaturgie^ introduction, p. xi.
3. Corneille avait dû apprendre peu de grec chez ses maîtres. .\
l'époque où il écrivait ses Discours, il avouait même que, de tout son
latin, il ne se rappelait plus que celui du plain-chant (t. X, p. 4851.
Corneille se sert surtout des traductions latines d'Aristote (t. 1, p. 33 .
11 traduit une seule fois sa pensée en grec, mais c'est dans une lettre
apprêtée (t. X, p. 4.47).
4. Dramaturgie, p. 377.
U. Corneille, l. 1, p. (33.
4 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
c'est qu'au lieu de perdre son temps à comprendre
l'incompréhensible, Corneille n'ait pas répondu à ses
adversaires :
Je prétends
Qu'Aristote n'a point d'autorité céans.
Au fond, c'est bien ce qu'il pense, et ce qu'il insinue
dans son Discours de la tragédie ^
Gomme Corneille, Racine eut beau voir la vérité, et
dire « la principale règle est de plaire et de toucher;
toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette
première ^ », en réalité il fit comme son siècle, et
accepta les théories des anciens. C'était un premier pas
dans la voie des conventions peu nécessaires. Si ces
règles en effet étaient fatales, imposées par la nécessité
de la raison, pas n'était besoin de les promulguer : ceux
qui ne s'y seraient pas conformés n'auraient pu faire
des pièces viables. On habitua donc le spectateur à
exiger des tragédies une régularité inutile; il y fallut
même du temps : en 1657, l'abbé d'Aubignac remarque
que « cette règle de l'unité de lieu commence mainte-
nant à passer pour certaine - » .
l.T. 1, p-72,
2. Éd. Mesnard, t. II, p. 368.
3. L. H. ch. VI.
CHAPITRE II
DU VERS, DU DIALOGUE, DU MONOLOGUE, DE LA NARRATION
Les théories sont donc empruntées aux anciens, et
l'on ne s'en tient pas là. Les anciens ont écrit leurs
tragédies en vers : la tragédie classique sera en vers.
— Mais l'ïambe convenait aussi bien à la comédie qu'à
la tragédie. Il pouvait être majestueux ou prosaïque : il
se prêtait aussi bien à la familiarité d'Euripide qu'à la
simplicité de Sophocle. — Nos tragiques empruntèrent
aux anciens les entraves du vers, et non ses libertés.
Pourquoi toujours le vers, et jamais de prose? Pour-
quoi ne trouvons-nous pas avant Diderot un seul effort
sérieux pour repousser cette convention ^? Parce qu'elle
semble naturelle aux spectateurs. Sans doute, dans la
vie réelle, ils parlent eux-mêmes en prose. Mais les
héros tragiques ne vivent pas dans la vie réelle. Du
reste l'éducation du public ne se fit que lentement.
Avant d'accepter l'alexandrin trop régulier, les specta-
1. Citons, pourtant, pour mémoire, VCEdipe en prose de Lamotte-
Houdard.
6 DE LA coxve:;tiox dans la tragédie
teurs avaient entendu des vers libres, presque romanti-
ques : dans Don Sanche, la reine vient d'anoblir Carlos
pour qu'il puisse s'asseoir au conseil. Don Manrique
proteste :
... Ce rang n'est dû qu'aux hautes dignités :
Tout autre qu'un marquis ou comte le profane.
DoNA Isabelle, à Carlos.
Eli bien! seyez-vous donc, marquis de Santiliane,
Comte de Pennafiel, gouverneur de Burgos ^
Ne vous senible-t-il pas entendre don Carlos dans
Hernani :
Allons! relevez-vous, duchesse de Segorho,
Comtesse Albatera, marquise de Monroy.
— Tes autres noms, don .Juan -?
Malheureusement l'alexandrin de Corneille , libre à
ses débuts, prosaïque au besoin, admettant l'enjanibe-
ment, négligeant l'hémistiche dans le Gid, devient de
plus en plus régulier dans Cinna^ dans Polyeucte,
jusqu'à ce que Racine lui donne déflnitivement sa per-
fection un peu uniforme. Sans doute ce vers, malgré
ses entraves rigoureuses, est encore susceptible d'une
grande variété de rythmes ■'. Son seul tort est d'être
exclusif; il a pris, à passer toujours par des bouches
de rois et de reines, des habitudes de noblesse, de
majesté; puis il a forcé les successeurs de Racine à
conserver aux personnages qui continuaient à parler
\. A. 1, se. m.
2. A. IV, se. IV.
3. M. Becq de Fouquières en compte jusqu'à trente-six. [TraiU
général de versification française, 1879, p. 88, sqq.)
DU VERS, DU DIALOGUE, DU MONOLOGUE, DE LA NARRATION 7
cette langue spéciale, la noblesse et la majesté qui lui
avaient donné naissance : l'alexandrin fut donc d'abord
un elFel, puis une cause.
Plus sa lenteur rythmée s'impose à la tragédie, plus
nous voyons disparaître les dialogues animés, coupés,
où les interlocuteurs, se répondant vers par vers,
hémistiche par hémistiche, se rapprochaient davantage
de la vraisemblance, de la réalité; aux répliques vives
du comte et de Rodrigue, à ce duel de paroles où l'on
risposte coup sur coup, succèdent de longues conversa-
tions, ou plutôt de sages délibérations, où Pyrrhus
répond par un discours savamment composé à la haran-
gue habilement étudiée d'Oreste.
Remarquons-le pourtant : cette éloquence, qui nous
paraît maintenant conventionnelle, semblait naturelle
alors. Nous trouvons ces héros plus éloquents que pas-
sionnés, et nous regardons cela comme un défaut. Les
tragédies où l'on parle beaucoup nous enchantent peu,
nous qui ne causons plus assez; nous ne tenons pas à
goûter au théâtre ce charme de la conversation, dont nous
avons, en général, perdu l'habitude dans la vie réelle.
Les dialogues tragiques ne ressendjlent nullement à
la causerie moderne, où personne ne veut se résigner
au rùle d'auditeur muet, de confident classique, où Ton
ne cède la parole à regret que pour la reprendre à l'ins-
tant, où l'on n'a même pas le droit d'être intéressant trop
longtemps. 11 nous manque une vertu mondaine qui di-
minuait déjà au xvu" siècle : « la patience d'écouter » '.
1. « On se plaint qu'il n'y ait plus de conV'Gi'sation de nos jours;
j'en sais bien la raison : la patience d'écouter diminue cliaque jour. »
(D'Argenson, Mémoires, t. V, p. 1G8. Bibiioth. Iilzéviricnno.)
8 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
Le xviif siècle, en effet, qui lit et agit plutôt qu'il ne
cause, trouvera déjà dans les discours de tragédie
quelque chose de factice, et réclamera par la plume de
Diderot, au lieu de ces longues discussions un peu arti-
ficielles, « le cri de nature ».
Au xvn« siècle au contraire, le développement oratoire
au théâtre semble une beauté, tout au moins pour la
partie la plus lettrée du public. Corneille, en introduisant
dans ses œuvres la tirade, les débats politiques ou juri-
diques, ne cédait pas à son goût particulier, mais
mettait en pratique son excellent axiome : « La poésie
dramatique a pour but le seul plaisir des spectateurs ^ »
Les précieux aiment en effet à retrouver sur la scène
des personnages habillés comme eux, causant comme
eux : rien de plus naturel. Les habitués de l'hôtel
de Rambouillet, au sortir d'une lente et noble con-
versation, trouvent tout simple que Pauline disserte
sur la vertu des femmes, comme l'incomparable Arthé-
nice elle-même. Ils conservent au théâtre la patience
d'écouter qu'ils montrent dans le Salon bleu, et ne
trouvent pas étonnant que les héros du poète en fassent
autant. Seulement ceci n'est plus étude générale sur
l'homme, vérité durable, éternelle. C'est une affaire de
mode : cela passera donc avec la mode.
Le second tort des tragiques est d'avoir négligé trop
fréquemment une excellente restriction de Corneille lui-
même : « Les discours généraux ont souvent grâce,
quand celui qui les prononce et celui qui les écoute ont
tous deux l'esprit assez tranquille pour se donner rai-
1. T. 1, p. 16.
DU VERS, DU DIALOGUE, DU MONOLOGUE, DE LA NARRATION 9
sonnablemeiit cette patience '. » Dans la tragédie l'ora-
teur est trop rarement interrompu par l'auditeur : qualitt''
parlementaire, déftiut dramatique. Corneille a donné
par pitié des sièges aux confidents d'Auguste dans la
longue délibération du second acte; on aurait pu en
accorder à tous les héros de tragédie : les acteurs, qui
ont à parler plutôt qu'à agir, pourraient jouer assis,
surtout lorsqu'ils font un monologue.
Dans la réalité on ne cause pas tout haut avec soi-même
à moins d'être malade : au théâtre, il est admis qu'un
personnage fort bien portant parlera seul et longtemps.
De toutes les conventions scéniques celle-ci paraît la
plus bizarre, et pourtant elle est assez naturelle ; à coup
sûr, elle est indispensable : nous la trouvons dans tous
les théâtres.
Corneille n'y voit qu'une question de mode : dans son
Examen de Clitandre, il constate que « les monologues
sont trop longs et trop fréquents dans cette pièce;
c'était une beauté en ce temps-là... la mode a si bien
changé que mes derniers ouvrages n'en ont aucun - ».
Que la mode s'en soit mêlée, que les comédiens de plus,
pour briller seuls, en aient exigé des auteurs^, tout cela
est certain : mais le monologue a d'autres raisons d'être.
Il est, dans la vie, de ces moments où l'on repousse
toute société pour rester seul avec sa pensée. Transpor-
tons cette situation au théâtre : que fera l'acteur? Peut-
il par ses gestes traduire son trouble ? A supposer que
1. T. I, p. 18.
2. T. I, p. 273.
3. « Ils les exigeaient des auteurs qui leur vendaient leurs pièces,
et une comédienne qui n'aurait point eu de monologue dans son rôle
n'aurait pas voulu réciter. » (Voltaire, Remarques sw Médée.)
10 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
Ton eût retrouvé l'art des mimes romains, comment le
public du xvn' siècle aurait-il accueilli un pareil spec-
tacle? Il faut donc que l'acteur se parle à lui-même tout
haut. Mais l'auteur ne doit jamais oublier ce qui nous
paraît la règle du genre : le monologue n'est intéressant
que quand il est nécessaire; sinon cet ornement inutile
ennuie; surtout le poète ne doit jamais faire du mono-
logue un moyen d'exposition.
On ne trouve pas dans Racine d'exemple de ce défaut.
Corneille seul a cédé à la tentation ; encore s'en excuse-
t-il : « Le monologue d'Emilie qui ouvre le théâtre dans
Cinna fait assez connaître qu'Auguste a fait mourir
son père, et que, pour venger sa mort, elle engage
son amant à conspirer contre lui; mais c'est par le
trouble ou la crainte que le péril où elle expose Cinna
jette dans son âme, que nous en avons connaissance ^ »
Corneille a donc voulu vivifier par un intérêt dramatique
ce monologue d'exposition. Mais a-t-il réussi? On voit
entrer sur la scène une personne inconnue; elle est en
proie à l'irrésolution : que nous importe? Nous ne nous
intéressons pas encore à cette femme. La suivons-nous
dans sa discussion avec elle-même? Voudrions-nous la
voir se décider pour ou contre Auguste? Emilie a beau
parler : la pièce ne semble pas encore commencée.
Toute la partie pathétique du monologue est perdue
pour nous, il ne reste plus qu'une exposition confuse
de la pièce.
Le monologue psychologique, au contraire, intéresse
le spectateur, lorsqu'un personnage important, placé
1. T. I, p. 45.
1>U VERS, DU DIALOGUE, DU MONOLOGUE, DE LA NARRATION' 11
dans une situation criti([nc, nous dévoile S(\s plus secrets
sentnnents. Don Diègue a été souffleté : il faut que le
vieillard reste seul un moment : quel effet produiraient
sur le spectateur ces mots si simples et si forts :
Ilodriguc, as-ta du cœur?
s'ds succédaient immédiatement à l'humiliante raillerie
du comte? L'action doit donc s'arrêter un moment. L'ou-
trage reçu a-t-il amoindri le vieillard? Avant d'avoir le
droit de confier, avec son épée, le soin de sa vengeance
à son fds, don Diègue doit se relever à nos yeux et
c'est ce qu'il fait dans ce magniflque transport de dou-
leur et de rai^e.
11 en est de même pour le long monologue d'Auguste,
qui paraît court. Deux fois l'empereur change d'avis;
mais, dans ces hésitations, il n'y a pas de redite insipide,
et l'intérêt va croissant. Peu à peu l'àme d'Octave revit
dans Auguste; la colère monte dans son cœur, jusqu'à
ce que, épuisé par sa fureur même, l'empereur retondje
dans ses hésitations. Sans doute, à la fin du monologue,
l'action n'a pas fait un pas en avant : nous venons d'as-
sister à une lutte dans l'àme d'Auguste, sans que nous
sachions encore ce que le maître a décidé. Et pourtant
ce morceau n'est pas un pur hors-d'œuvre, qui plaît
comme un bel intermède : c'est au contraire le centre
de la tragédie, le point autour duquel pivote l'action. Il
y a deux parties dans cette pièce : dans la première,
l'intérêt se porte sur Cinna; pendant la seconde, Au-
guste se relève, et le spectateur est avec lui. C'est dans
ce monologue qu'Auguste se transfigure.
12 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
Pour amener et rendre vraisemblable la scène où il
réduit au silence Cinna, où il le domine et l'écrase, il
faut que nous entendions Auguste parler en empereur;
il faut que nous voyions s'il est digne de son rang, et
supérieur à Cinna; enfin, pour qu'il ait le droit de par-
donner, il faut qu'il se fasse pardonner lui-même par
le spectateur, qu'il expie devant lui ses anciens crimes.
Tout cela est dans le monologue du quatrième acte; et
c'est ainsi que ce long morceau, beau en lui-même, bril-
lant comme développement oratoire, est encore plus
beau si on le replace à son rang dans l'enchaînement
dramatique de l'action.
Ainsi donc, que le personnage délibère sur une réso-
lution à prendre, comme Auguste, ou attende avec
anxiété un événement, comme Hermione au cinquième
acte d'Andromaque, le monologue est tout à fait en
situation. Sans doute pendant ce temps l'action ne
marche pas; mais ce n'est pas une faute : le danger,
-au théâtre, n'est pas que l'action s'arrête, mais que
l'intérêt diminue.
Outre ces couplets, longuement développés, on trou-
verait encore dans la tragédie des morceaux plus courts,
de simples cris du cœur, des confessions rapides : le
plus curieux est certainement le court monologue de
Narcisse :
La fortune l'appelle une seconde fois,
A'arcisse : voudrais-tu résister à sa voix?
Suivons jusques au bout ses ordres favorables,
Et, pour nous rendre heureux, perdons les misérables ' !
"1. Britannicus, a. III, se. viii.
DU VERS, DU DIALOGUE, DU MONOLOGUE, DE LA NARRATION IH
Fort mal vu du public ^ il nous paraît très naturel :
les romantiques l'appelleraient a un intérieur d'abîme
éclairé -. »
11 faut avouer pourtant que le monologue est une
beauté trop conventionnelle, lorsqu'il est exprimé dans
une forme lyrique; les stances, même cpiand elles sont
belles comme morceau détaché, produisent un effet
bizarre dans le corps de la pièce. L'abbé d'Aubignac
plaisante lourdement les stances du Cid , mais au
fond il a raison \ Les strophes de Polyeucte sont
sans doute belles, et même dramatiques, mais c'est
le triomphe d'un genre dangereux. La forme s'élève
avec la pensée, et devient lyrique comme elle : dans
ce seul cas, dans une prière à Dieu, la tragédie
peut emprunter à l'ode sa forme et son mouvement.
C'est ainsi que la prophétie lyrique de Joad semble
naturelle '.
Notre conclusion sera donc la même pour les
stances que pour le monologue : il y a, dans ce pro-
cédé d'exposition psychologique, quelque chose de
1. Racine, t. II, p. 289, note 1.
2. Les Travailleurs de la mer, 1. VI, ch. vi; tout ce passage pourrait
faire un commentaire des quatre vers de JNarcisse.
3. « Pour rendre vraisemblable qu'un homme récite des stances,
il faut qu'il y ait une couleur ou une raison pour justifier cecliangement
de langage. Or, la principale ou la plus commune est que l'acteur qui
les récite ait quelque temps suflisant pour y travailler ou y faire tra-
vailler... Dans le plus fumeux de nos j»oèmes nous avons vu un jeune
seigneur recevant un commandement qui le réduisait au point de ne
savoir que penser ni que dire ni que l'aire, faire des stances au lieu
même où il était, c'est-à-dire composer à l'improviste une chanson au
milieu d'une rue... on pourrait s'en tirer en supposant qu'une Cévre
chaude reût rendu poète, comme il est arrivé à quelques-uns. » [Pra-
tique, 1. IV, ch. I.)
i. Athalie^ a. III, se. vu.
14 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
factice : nous regretterons notre concession à la con-
vention, si ce sacrifice momentané de la stricte raison
n'est pas excusé par un accroissement d'intérêt. Le
monologue, du reste, a survécu, plus heureux que la
narration.
Le récit, relégué maintenant dans les anthologies,
pour lesquelles il semble fait, a plus vieilli que toute
autre convention tragique.
Corneille, qui en a usé et abusé, disserte sur les
qualités et avantages de la narration K II va même,
par une singulière méprise, jusqu'à prétendre qu'elle
fait partie de l'action -. Elle la diminue au contraire,
elle la supprime presque.
A ce point de vue, la plus belle, la plus intéressante
narration est sans contredit le récit tant raillé de Thé-
ramène : en effet, sauf un ou deux vers trop ornés,
ce morceau est dramatique. Thésée vient d'apprendre
que son fils est mort, mais ne sait pas s'il est bien
Fauteur de cette mort : chaque détail singulier ou
merveilleux lui enlève un doute : sa prière impru-
dente a été exaucée par Neptune : il est bien le meur-
trier de son fils. C'est la contenance de Thésée qui
doit nous faire écouter et comprendre le récit de Thé-
ramène; c'est le désespoir du père, et non pas la
douleur un peu verbeuse du gouverneur, qui doit
nous émouvoir.
Mais ces heureuses exceptions sont rares; le plus
souvent ces récits traînent : par exemple, celui de
1. T. IV, p. 24; t. ll,p. 33G, 337.
2. T. 1, 1). luy.
DU VERS, DU DIALOGUE, DU MONOLOGUE, DE LA NARRATION lo
Timagène, que son interlocuteur lui-même trouve par
trop long :
Sa tête sur un bras languissamment pencliéc,
Inniiobile et rêveur, en malheureux amant
Antiociil's
Enfin, que faisait-il? aclievez promptemcnt '.
En général on peut dire ({ue la narration est anti-
ilraniatique et n'offre tout, au plus (ju'un intérêt
épique : on dirait une des rares bonnes pages de Cha-
pelain ou de Desmarets ; seul le vers peut animer ces
récits languissants; encore est-il le plus souvent mal
débité, les rôles de confidents n'étant guère réclamés
par les grands artistes.
On le voit : la partie oratoire de la tragédie est trop
conventionnelle et ne laisse à l'action ({u'une place
restreinte, encore diminuée par les unités de temps et
de lien.
1. Rodogime, a. V, se. vi, v. 1618.
CHAPITRE III
DES UNITÉS
Notre intention n'est pas de discuter inabstracto cette
question épuisée. Quand bien même nous prouverions
que des règles, très raisonnables pour les Grecs, étaient
inutiles pour des Français, la question de fait resterait
intacte : ces règles ont eu une influence incontestable
sur la tragédie. Maintenant, cette influence a-t-elle été
bonne ou mauvaise? Pour répondre, nous sommes
obligés d'étudier séparément Corneille, puis Racine.
L'application des règles fut un véritable désastre pour
le premier, et nous n'avons même pas à nous poser
cette question : qu'aurait pu faire Corneille, libéré des
trois unités? Nous possédons une pièce qui nous permet
de dire, sans Tombre de paradoxe : si le succès du Cid,
tragédie complètement libre, conçue en dehors de toute
théorie dramatique connue, n'avait pas suscité contre
le génie la conspiration des médiocres. Corneille,
jouissant de cette féconde liberté qui avait fait la force
de Sophocle et d'Euripide, Corneille aurait été le
DES UNITÉS 17
Shakspeare français. Cet heureux esprit, qui aimait
tous les genres draniati([ues, tragédie, coniédie, drame,
féerie même, se serait librement développé en tous sens;
Corneille, forçant la routine à le suivre, aurait rendu
inutile la réforme romantique.
Ce fut à Toccasion de sa Mélile qu'il fit connaissance
avec la règle des vingt-quatre heures \ Il en parle avec
un peu d'irrévérence. Avant de s'incliner devant l'auto-
rité d'Aristote', « son unique docteur », comme il dira
plus tard -^ , il commence par protester, et compose une
pièce qui est une sorte de manifeste révolutionnaire.
Glitandre, maintenant négligé par les lecteurs, est,
chose plus curieuse encore, dédaigné par Corneille lui-
même; parvenu à sa maturité, fier de ses chefs-d'œuvre,
le poète revoit cette œuvre de jeunesse, et Corneille,
ingrat pour une de ses plus libres pièces, déclare qu'elle
ne vaut rien du tout K Pourtant, il y a dans cette pièce
romanesque autant d'action que dans toutes les autres
tragédies de Corneille réunies. Trois gentilshommes
s'habillent en paysans ^, puis reparaissent en costume
ordinaire; une femme se déguise en homme, sur la
scène '^; on la reconnaît à une aiguille qu'elle a laissée
dans ses cheveux ^ : armée de cette aiguille, elle crève
un œil à son persécuteur '^; elle arrête enfin un duel,
en faisant tomber un des combattants. Rien ne se passe
1. T. 1, p. 270.
'2. T. ni, p. 8o.
3. T. V, p. 140.
4. T. 1, p. 270.
0. T. 1, p. 282.
0. T. 1, p. 306.
7. T. I, p. 323.
8. T. I, p. 332.
SofiiiAU. 2
18 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
à la cantonade, et l'intention visible du poète est de
donner aux spectateurs l'illusion de la réalité : un cava-
lier descend de cheval sur la scène, ou, tout au moins, on
voit apparaître la tête du cheval \ Les duels, car il y
en a plusieurs, ont lieu sur la scène, et ne se terminent
pas dans la coulisse, comme pour le Gid, où déjà l'au-
dace du poète décroît; dans un seul de ces combats,
le héros tue un premier adversaire; son épée se brise
contre un arbre : il se sert du tronçon comme d'une
dague, ramasse une autre épée, et expédie son second
ennemi : le troisième se sauve. A ce moment Corneille
aurait représenté le combat des Horaces sur la scène.
A ce moment aussi, il trouve que sa pièce, tout irré-
gulière qu'elle est, paraît fort bonne -. Lorsque Ton
a fini de lire cette œuvre étrange, pleine de défail-
lances, sans doute, mais où Ton sent un talent novateur
et vivant, une réflexion presque triste s'élève dans
l'esprit, et l'on se dit, avec Corneille : « 11 est facile
aux spéculatifs d'être sévères, mais s'ils voulaient don-
ner dix ou douze poèmes de cette nature au public,
ils élargiraient peut-être les règles plus encore que je
ne fais, sitôt qu'ils auraient reconnu par expérience
{[uelle contrainte apporte leur exactitude, et combien de
belles choses elle bannit de notre théâtre \ »
En réalité Corneille n'élargit guère les règles : il
n'essaye ni de les expliquer ni de les discuter : d se
débat contre elles; et pourtant il ne se facilite pas la
besogne; car, "loin de voir dans la loi de^ unités une
4. T. I, p. 3on.
i>. T. 1, i). ^i.'iS.
:3. T. l, p. 12-2.
DES UNITÉS lt>
obligiitioii factice, devant tonte son antoiité au nom
crAristote, il avoue « en particulier pour l'unité de
temps que c'est la raison naturelle qui lui sert d'appui ' ».
Il reconnaît que, le poème dramatique étant une imi-
tation, |)lus cette imitation sera exacte, plus le poème
se rapprochera de la perfection.
Il est certain en effet que si, senijjlable au drame grec,
la trag-édie française se déroulait sans interruption, la
règle serait nécessaire ; mais nous avons des actes : de
quelle durée conventionnelle peut être l'entr'acte? Cor-
neille fixe une limite - : pendant que les violons jouent,
le spectateur se repose : le rideau relevé, il admettra que
deux heures ont pu s'écouler pour les personnages. —
Mais alors, pourquoi pas quatre heures, ou deux jours,
ou un an? Une fois la porte ouverte à la convention,
pourcjuoi la refermer si vite et se gêner sans raison? Le
seul juge, en pareil cas, c'est le spectateur. Or, quand
les personnages reparaissent, qui songe à se demander
ce qu'ils ont pu faire pendant l'entr'acte, où ils ont pu
aller, combien il a fallu de temps (reprenons l'exemple
du Gid), à Rodrigue, pour battre les Maures : u'a-t-il
employé que les deux heures réglementaires, ou un peu
plus? Corneille, qui s'en doute bien, ne discute pas avec
ses spectateurs : il est sur d'eux; il sait que l'aiistotéli-
cien le plus obstiné, s'il est de bonne foi, sera obligé de
s'écrier après une scène qui est en contradiction avec
la règle, mais qui, en revanche, est touchante : « J'ai
pleuré, me voilà désarmé. » Le poète discute avec ceux
qui veulent discuter, et défend pied à pied son terrain,
]. T. I, p. ll:i.
-2. T. I, p. lli.
20 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
battant en retraite de temps en temps, avouant, par
exemple, qu'il sacrifiera la vraisemblance à l'unité de
temps \ puis, revenant à la charge, et annonçant qu'il
abandonnera la règle des vingt-quatre heures, plutôt
qu'une beauté '~. Il compose une pièce, la plus émouvante
qu'il lui est possible, parce qu'il faut attacher le pubhc;
puis il l'étudié au point de vue des trois unités : il cherche
à apaiser les érudits, eu montrant qu'Aristote, s'il n'est
pas tout à fait satisfait, peut pourtant se contenter à la
rigueur.
Mais qu'est-il résulté de toutes ces subtilités? D'abord
Corneille a fait la part trop belle à ses adversaires, en
admettant non pas l'unité de temps presque absolue des
Grecs, mais même cette règle déjà conventionnelle des
vingt-quatre heures. En effet, disciple des Espagnols
anciens ou modernes, le poète surcharge sa pièce d'évé-
nements qui ne peuvent matériellement pas tenir dans
un jour entier. Une objection plus grave fut faite par
l'Académie : la règle des vingt-quatre heures, consentie
par Corneille, rend certaines situations impossibles,
immorales même, et Scudéry me semble irréfutable,
lorsqu'il accuse Ghimène d'être impudique, parricide :
ne reçoit-elle pas Rodrigue dans la maison de son père,
quand le cadavre est dans une pièce voisine, encore
chaud? Boileau aurait été fort en peine si on l'avait
prié de conciher son précepte
Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu'à la fin le tliéùlre renijili ^,
1. T. I. ]). 8i.
■2. T. 1, p. ;i.
;i. Art porliquc, ch. m. v. iô. U'k
DES UNITKS 21
et le passage où il se révolte, avec le public, contre les
censeurs du Cid ^ Mais Boileau s'inquiétait-il de cette
contradiction? Au témoignage de Boursaut, c'était le plus
sensible des spectateurs; au fond, il était de l'avis de
Molière, il laissait les règles à la porte du théâtre-. Mais
alors, à quoi bon édicter des lois qu'on n'appliquera pas,
et qui seront entre les mains de l'envie des armes dange-
reuses? Si nous donnons actuellement raison à Corneille,
le poète n'en a pas moins été obligé de se soumettre en
partie. Sous prétexte de se rapprocher ainsi davantage de
la vérité, en réalité on augmente la part de la conven-
tion; de plus, cette convention n'est pas claire, n'est pas
librement consentie et bien comprise par le spectateur.
Nous nous sentons dans une situation fausse, n'accordant
pas au poète une liberté qu'il refuse : nous n'osons pas
songer à la loi du temps qu'il élude plutôt qu'il ne la
respecte. Gette^ règle, destinée à préciser, augmente
donc la confusion. Corneille le voit, et, loin de remédier
à ce défaut par une solution bien nette, il fait de cette
confusion, qu'il n'a pas l'audace de supprimer chez lui,
une loi pour les auteurs à venir ^. 11 va plus loin, il se
reproche, comme une maladresse, d'avoir parlé du temps
une seule fois dans tout son théâtre K Beau résultat,
heureuse application des doctrines d'Aristote revues par
Chapelain! Voilà les premiers avantages que Corneille
retira de son orthodoxie littéraire : hors d'Aristote,
point de salut, répétait après l'Académie le trop soumis
1. Satire IX, V. 231-23i.
2. « Vous êtes déplaisantes gens avec vos règles, etc. » Critique de
VÉcole des Femmes, se. vu.
3. T. I, p. 9o.
4. T. 1, p. 06.
"22 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
poète \ sans désarmer ses persécuteurs. Après l'unité
de jour, ils le forcèrent à subir Tunité de lieu.
Sur ce fait Corneille est sans excuse : car il n'en
trouve, dit-il, aucun précepte dans Aristote ni dans
Horace : « C'est ce qui porte, ajoute-t-d, quelques-uns
à croire que la règle ne s'en est établie qu'en consé-
quence de l'unité de jour -. » C'est une erreur, mais
peu importe. Corneille donne, en acceptant cette loi
sans nécessité, la partie facile à ses critiques, et Lessing
a lieau jeu dans ses attaques : car que devrait-être,
même suivant Corneille, l'unité de lieu? La seule vraie,
la seule possible serait l'unité de lieu absolue. Au lieu
de cela. Corneille veut l'agrandir; sans doute il trouve
un peu (( licencieuse » l'opinion de ceux qui disent :
« On la peut étendre jusques où un homme peut aller
et revenir en vingt-quatre heures ^'. » Plaisante unité,
qui dépend de la rapidité des transports. Corneille
s'égaye doucement là-dessus, et pense que « ce qu'on
ferait passer en une seule ville aurait l'unité de lieu '' ».
Pourquoi une ville? Pourquoi pas une province, un
pays, un continent? Corneille néglige de nous apprendre
pourquoi on ne peut élargir davantage cette unité de
lieu. Mais enfin admettons-la telle quelle. La tragédie
y gagnera probablement en netteté, en vraisemblance?
Le but du poète ne peut être que celui-ci : éviter au
1. '( Il locrnrdo l'ait dramatique et l'épopée comme des genres défi-
nitivement lixés par les immortels exemples qu'il en avait sous les
yeux; illusion étrange dans un esprit de celte vigueur. » (M. Egger,
Histoire dr la critique^ cli. m.)
i2. T. I, p. 117.
?,. If>id.
A. T. 1, 1). lli).
DES UNITÉS '2'd
spectateiH' un trop grand effort d'iiiiafiiiiatioii pour
suivre les personnages partout oli les mènera le caprice
de l'auteur? Ce but est-il atteint? C'est le contraire qui
arrive; car, au lieu d'avoir un lieu bien marqué, ])ien
précis, nous restons dans un terrain vaLjue : d'un acte
à l'autre la scène se déplace, mais nous n'en savons
rien : le décor n'est pas modifié, aucun personnage
ne nous prévient du changement, et Corneille recom-
mande bien aux poètes de ne jamais préciser le lieu
dans leurs vers; en supposant le spectateur un peu
naïf, on n'a pas à craindre ({u'il se pose cette ques-
tion ; où sommes-nous '? Le poète normand tourne la
difficulté, ou plutôt il l'escamote, et, par ce qu'il appelle
une fiction de théâtre, il imagine une sorte de parloir
où tous les personnages se rendent à tour de rôle « par-
lant avec le même secret que s'ils étaient dans leur
chambre- ». Mais, dans de pareilles conditions, la tra-
gédie devient une sorte d'évocation des ombres : le
poète fait apparaître et disparaître ses acteurs sans
raison plausible ; que gagne-t-il à ces tours de passe-
passe? L'auditeur désorienté ne sait plus pourquoi les
|)ersonnages entrent ou sortent, pourquoi don Diègue
vient attendre Rodrigue dans la maison de Chimène 'K
J^es personnages savent peut-être oii ils sont, mais le
spectateur n'en sait lien. Déjà au xvu' siècle, le public
devenu délicat, gâté par Corneille lui-même, « se scan-
dalise '' » aux scènes détachées. Il est certain que le
1. T. 1, p. 1-20.
2. T. 1, p. 1-21.
n. Le CAd, a. UI, se. v,
-4. T. I, p. 102.
24 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
quatrième acte de Ginna, pour prendre l'exemple cité
par Corneille, est bizarre : Emilie parle de conspiration
juste dans la salle que vient de quitter Auguste. Mais
à qui la faute? au poète qui accepte l'unité de lieu.
Nous admettons la désunion des scènes dans un drame
de Shakspeare, parce que nous en sommes prévenus
par quelque signe, si simple qu'il soit; mais, dans les
tragédies de Corneille, on se demande avec une sorte
d'inquiétude ce que viennent faire devant nous des
personnages que rien n'appelle. Sur ce point Corneille
est d'une indulgence intéressée : « 11 faut, s'il se peut,
rendre raison de l'entrée et de la sortie de chaque
acteur; surtout pour la sortie je tiens cette règle indis-
pensable : je ne serais pas si rigoureux pour les
entrées ^ » C'est un tort, et, s'il est naturel que Cor-
neille ne se tienne pas rigueur, rien ne nous force à eu
faire autant. Conclusion : grâce aux deux unités de
temps et de lieu, il n'y a plus ni temps ni lieu dans la
tragédie de Corneille, et, comme les hommes ne vivent
jusqu'ici que dans le temps et l'espace, le spectateur a le
droit de se demander comment pourront donc agir les
personnages. La réponse est bien simple : ils n'agis-
sent pas, et ce qui nuit à l'action, c'est, sinon l'unité
d'action elle-même, du moins une conséquence que
Corneille en tire. Corneille dit, dans une excellente
définition : a Je tiens que l'unité d'action consiste....
en l'unité de péril dans la tragédie, soit que son héros
y succombe, soit qu'il en sorte '-. » Une tragédie, en
effet, est le récit d'une crise avec son commencement,
1. T. I, p. 108.
2. T. I, p. 08.
DES UNITÉS 2o
son milieu et sa fin. II peut donc y avoir plusieurs péri-
péties, c'est-à-dire plusieurs actes; mais combien doit-
il y en avoir? « Aristote n'en prescrit point le nombre;
Horace le borne à cinq '. » Il est regrettable que, snr
un simple vers d'Horace, le trop docile Corneille ait
donné à toutes ses tragédies une longueur uniforme :
tle là des faiblesses, des longueurs; on sent parfois que
l'auteur délaye plutôt qu'il ne développe, pour arriver
à son nombre fatal. Ainsi Corneille fait des fautes contre
l'unité d'action telle qu'il la comprend : par exemple,
« le second péril où tombe Horace après être sorti du
premier - » . Au fond l'unité d'action n'est que l'unité
d'intérêt : l'intérêt n'est nullement augmenté par les
règles, au contraire: au théâtre, il dépend avant tout de
la parfaite clarté du sujet : nous venons de voir que chez
Corneille une tragédie ne gagne rien en clarté, pour
être divisée en cinq actes, et représentée dans l'inté-
rieur d'une ville, dans l'espace de vingt-quatre heures.
Mais, dira-t-on, chez Racine, la règle des trois unités
est parfaitement suivie, dans des tragédies qui remplis-
sent aisément les cinq actes de rigueur '.
Sans doute, dès ses débuts, Racine atteignit presque,
dans les Frères ennemis, la perfection sur ce point ; la
durée delà pièce est identique à la durée de la repré-
sentation ''. De plus, toutes les scènes, sans exception,
i. T. I.p. 107.
2. T. m, p. 57;3.
3. Je laisse de côté Esthcr, puisqu'elle ne fut pas composée pour le
public.
i. Il n'y a dans tout Racine qu'une seule faute contre la vraisem-
blance du temps : Cl', dans Alludie à l'acte 11, vers 372, le commen-
taire de y\. A. Coquerel.
26 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
peuvent se jouer dans la même pièce du palais. Loin
de dépayser, comme Corneille, son spectateur, de lui
faire perdre la notion de l'espace, Racine insiste, au
contraire, sur l'importance et l'influence du lieu où se
passe l'action :
Considérez ces lieux où vous prîtes naissance :
Leur aspect sur vos cœurs n'a-t-il plus de puissance '?
Dans Alexandre, on peut signaler un progrès sérieux
pour l'unité et la continuité de Faction. Racine l'a con-
staté lui-même -. Non content de supprimer ces trous
qui dans Corneille divisent souvent un acte eu plusieurs
parties bien distinctes, Racine semble avoir voulu réunir
tous les actes l'un à l'autre, faire de sa pièce un tout. Ce
tour de force fut réalisé dans les deux premières tra-
gédies"^; Racine ne put le recommencer dans les sept
suivantes : il sacrifia une perfection que le spectateur
ne lui demandait pas, à l'intérêt psychologique. Et
pourtant il n'oubliait pas sa première tentative, car
il introduisit le chœur dans ses deux dernières pièces,
pour revenir à l'unité du théâtre grec '*.
Cet amour de la simplicité grecque ^ assure à ses
intrigues une dernière supériorité sur celles de Cor-
neille, un peu embrouillées parfois, à l'espagnole.
1. Thébaïde, v. 1(>2;5. — Britanniciis, v. 1033-1040.
2. T. I, p. :ji<).
3. Dans la Tlu'bakli', toujours un personnage de la dernière scène
apparaît au commencement de l'acte suivant. Il en est de même dans
AIrxandrc, ou tout au moins le i)ersonnage qui paraît au début d'un
acte est annoncé à la lin de l'acte précédent.
■i. T. III, p. iSÎJ.
V). T. Il, p. 3(;t), 307.
DES UNITÉS 27
Racine a donc })Oi'tc allèg-riMnent tli's chaînes (|ui
embariassaient Corneille : la conclusion à en tirer, c'est
qu'en fait de règles théâtrales, ce (jui convient à Tun
gêne l'autre; il ne faut donc pas imposer d(;s lois (pii
sont qu(>l(]uetbis très nuisibles, sans jamais servii' à
grand 'chose.
Mais, dira-t-on, elles servent à ({uelque chose : les
tragédies de Racine ont gagné à son respect absolu des
règles : elles sont peu chargées d'événements, et sui-
tout très claires, d'un plan facile à suivre. Soit, mais
cette clarté peut être aussi bien une (pialité naturelle à
Racine qu'une conséquence de l'application des unités.
De plus, les tragédies de Racine sont-elles plus scéni-
ques, plus émouvantes que celles de Corneille? Non,
sans doute. Donc, à quoi bon des règles qui ne rendent
pas forcément une pièce attrayante, sans lesquelles une
pièce peut intéresser? Elles n'ajoutent à la tragédie
que le mérite de la difficulté vaincue; mais condjien
sont vaincus par la difficulté? Racine a réussi : soit,
mais Corneille a échoué. Donc les règles, obstacles
dangereux même pour les génies, étaient infranchis-
sables pour les talents à venir. En somme, la tragédie
y a plus perdu que gagné; il y a au théâtre assez de
conventions indispensables, pour qu'on ne s'en impose
pas de gratuites.
CHAPITRE lY
DES CARACTERES
Tout cela, du reste, est relativement secondaire :
Corneille et Racine faisaient probablement bon marché
des moyens; le but important à atteindre était la
vérité psychologique : c'est là le fondement durable
de la tragédie classique; elle est fort artificielle dans
tout le reste, ici la nature apparaît; à la lecture ou au
théâtre, c'est là son côté saillant, qui attire avant tout
le spectateur ou le critique. Aussi les études abondent-
elles sur ce point. Les caractères créés par nos poètes
sont si vrais, qu'on peut faire sur eux des observations
psychologiques aussi bien que sur l'homme vivant K
Leur personnalité est si complète qu'ils semblent
parler et agir indépendamment de l'imagination de
leur créateur : étant donnés par exemple, dans Andro-
maque, quatre personnages animés uniquement par
l'amour, et placés dans une situation initiale, ils se
1. La Psycliologie dans les tragédies de Racine, par M. Janct. {Revue
des Deux-Mondes, 15 septembre 1875.)
DES CARACTÉUES 29
mettent à pcarler et agir, logiquement, fatalement pour
ainsi dire; ils ne prononcent pas des vers de Racine,
mais des paroles dictées par la jalousie ou par la
liaine. Les dilTérentes péripéties du drame sont amenées
non par le talent du poète, mais par le jeu interne
des passions dans l'àme de ses héros; il y a là plus
(|ue l'illusion de la vie : c'est une véritable création;
l'auteur et les acteurs disparaissent; les personnages
ne sont plus des marionnettes ou des automates, mais
des créatures vivant par elles-mêmes, malheureuse-
ment d'une vie trop surnaturelle.
En efîet le triomphe de l'art est trop complet :
la réalité humaine est dépassée : ce ne sont pas des
hommes que nous avons devant nous. Trop fidèle à
la théorie cartésienne, la tragédie ne nous présente
que de purs esprits sans corps. Chez ces êtres imma-
tériels, aucune enveloppe grossière ne nous empêche
d'admirer le jeu délicat des passions, unique élément
d'un organisme étrangement simplifié. De toutes les
fatalités du corps, les héros tragiques n'en ont gardé
qu'une : ils peuvent mourir. Mais devons-nous croire
à la mort de ce personnage qui doit être immortel
comme les passions qui l'animent? Britannicus périt-il
réellement, empoisonné au dernier acte? Non : l'amour
respectueux et la dignité dans la disgrâce ne peuvent
disparaître ainsi. Le poète a donné l'immortalité à
son héros, mais aux dépens de son humanité. La vérité,
partant l'intérêt, y perdent un peu. On aimerait à
voir ces héros reprendre pied par instants dans la
réalité : nous mesurerions plus facilement ainsi par
comparaison leur grandeur idéale. Jamais, dans tout
30 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
leur rôle, un mot qui semble indiquer une faiblesse-
humaine : ils ignorent, par exemple, la fatigue d'une
façon par trop surnaturelle. Gondé, au combat du
faubourg Saint-Antoine enlevait au moins sa cuirasse,
et se roulait dans Therbe fraîche pour se ranimer.
Rodrigue se repose d'une bataille en la racontant K
Plus la tragédie se rapproche du dernier terme de
son évolution, plus nous voyons disparaître les der-
nières traces de vérité humaine, plus ces âmes, qu'on
appelle Polyeucte ou Iphigénie, rompent les quelques
liens qui les attachaient à leurs corps.
Quand Cléopàtre s'empoisonne, on peut voir encore :
ses yeux
Déjù tout égarés, troublés et lurieux.
Cette affreuse sueur qui coui't sur son visage,
Cette gorge qui s'enfle ^.
Mais nous ne connaîtrions pas les ravages secrets-
du poison chez Phèdre, si la reine ne nous en prévenait
pas elle-même.
Sans doute, en cherchant bien, on pourrait décou-
vrir quelques traits isolés, oïli, par une sorte d'inadver-
tance, le poète indique un efTet physique d'une douleur
morale :
Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent '.
dit Phèdre, en proie du reste non pas à une fièvre
vulgaire, mais au trouble plus noble de l'amour. Le
1. SorLir d'une Ijataille, et combattre à l'instant.
— Rodrigue a pris haleine en vous la racontant.
(A. IV, se. V.)
2. Rodogiine, a. V, se. iv.
3. T. III, p. 313.
i)ES caractï;r!:s 'il
plus gnuiil iiiérile de ces tmits iiiituivls, chez nos
tragiques, est dans leur rareté. Enfin, si nos deux
poètes ont consenti ii montrer, comme à regret l'iii-
lluence de Tànie sur le corps, jamais ils n'ont iii(li([U(''
l'effet contraire '.
A quoi cela tient-il? est-ce au rang même de leurs
héros? Peut-être : les tragiques semblent admettre
({u'uu roi ne doit pas être soumis aux exigences de
son corps. Agamemnon pont ])ien éveiller hii-nième
son confident Arcas, mais non pas se faire réveiller
par lui.
On peut étendre à toute la tragédie la remai'que
que Corneille a faite sur son propre théâtre : presque
tons ses personnages sont des rois et des reines, ou.
(|ui mieux est, des Romains, c'est-à-dire des êtres
supérieurs en majesté même aux princes. C'est Emilie
(pii nous l'apprend -. Pourquoi toujours des rois, des
princes, des cjupereurs, des reines? Craignait-on de
faire déroger la tragédie, en présentant de simples
gentilshommes? Corneille, le seul (pii ait essayé d'expli-
({uer cette habitude, ne nous en donne pas des raisons
l)ien convaincantes : « La tragédie, dit-il dans la
préface de Don Sanche % ne peut se passer de
l'histoire, et l'histoire dédaigne de marquer les mal-
heurs qui n'arrivent pas à quelque grande tête. » Il
reconnaît pourtant lui-même, et par deux fois, que
■1. Sauf une seule exception, dans le monologue de don Diègue :
Mon bras Iraliit donc ma querelle
2. Corneille, t. IH, p. -427.
3. T. V, p. -4Uo.
32 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
rinfortune d'un simple paysan de Leuctres est aussi
émouvante que l'assassinat classique d'Agamemnon
par Glytemnestre \ Il va plus loin et avoue même que
des personnages plus rapprochés de nous par le rang,
nous intéresseront davantage, que nous éprouverons
plus de terreur ou de pitié pour mv malheur qui peut
nous arriver -. Tout cela est excellent, et l'on est tenté
de conclure : après la préface de Don Sanche à quoi
bon la préface de Gromwell?
Malheureusement Corneille n'avait que des demi-
audaces, en théorie. Racine ne fut pas plus courageux,
et la tragédie fut condamnée à la royauté à perpé-
tuité. Qu'y gagna-t-elle ? Plus de moralité, prétend
Corneille : « Le spectateur peut concevoir avec facilité
que si un roi, pour trop s'abandonner à l'ambition, à
l'amour, à la haine, à la vengeance, tombe dans un
malheur, si grand qu'il lui fait pitié, à plus forte raison
lui, qui n'est qu'un homme du commun, doit tenir
la bride à de telles passions , de peur qu'elles ne
l'abîment dans un pareil malheur ". »
Cette raison est vraiment trop ingénieuse : voici,
peut-être, la vérité. Tout le xvii^ siècle, auteurs et
spectateurs , veut que l'art dramatique soit majes-
tueux , comme l'art en général , comme la pein-
ture ou la sculpture : la dignité royale ajoute à
la majesté du personnage : un héros tragique ne
peut soupirer que pour une reine : une princesse
ne peut aimer qu'un roi, et ce que Jason dit de
1. T. 1, p. 1)1} ; (. V, p. -40G.
2. T. V, p. iO(i.
3. T. 1, p. IJi.
DES CARACTÈRES 33
lui-même est vrai de tous les autres princes de tra-
gédie :
Jason ne lit jamais de communes maîtresses;
Il est né seulement pour cliarmer les iirincesses,
Et haïrait l'amour, s'il avait sous sa loi
Rangé de moindres cœurs que des filles de roi '.
Voilà donc le parti que la tragédie tire de la royauté :
celle-ci ajoute à la pompe des vers et des sentiments;
quels que soient l'époque et le pays où se passe la pièce,
les héros ont tous la même dignité et le même senti-
ment de leur dignité. Gréon, dans Médée, parle comme
Mithridate, don Fernand, dans le Gid, comme Aga-
memnon dans Iphigénie. La nature, la simplicité y
perdent, la dignité tragique y gagne : triste compen-
sation. Si parfois un de ces personnages couronnés
s'oublie jusqu'à parler comme un homme, les commen-
tateurs sont ravis, et prennent pour une beauté singu-
lière ce qui n'est qu'une rareté. Lorsqu'Andromaque,
en parlant de son enfant, que la dignité tragique
relègue dans la coulisse, dit, comme une mère :
Je ne l'ai pas encore embrassé d'aujourd'hui, -,
on crie au miracle : si elle l'embrassait sur la scène,
ce serait un petit scandale : l'étiquette serait violée.
Forcés de garder la dignité de leur rang, les rois de
tragédie sont toujours en représentation : ils sacrifient
à leur majesté tout le reste, la simplicité de parole, et,
chose plus grave, la simplicité des sentiments. Aga-
4. Médée, t. II, p. 342.
SOURIAU. 3
34 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
memnon embrassait , paraît-il , Iphig-énie , avant la
pièce ^; mais, une fois en scène, voici tout ce que sa
tendresse paternelle lui inspire pour consoler sa fille
qu'il envoie à la mort :
Montrez, en expirant, de qui vous êtes née;
Allez; et que les Grecs, qui vont vous immoler.
Reconnaissent mon sang en le voyant couler.
C'est de l'héroïsme, dira-t-on : soit, mais on peut
répondre qu'il y a trop d'héroïsme dans la tragédie
classique. Sans doute, il est beau de montrer au théâtre
de grands sentiments trop rares dans la réahté. Lorsque
tant d'hommes sacrifient le devoir à la passion, le bien
à l'intérêt, il est bon de voir des héros sacrifiant l'intérêt
au bien, la passion au devoir. Mais la bonne action la
plus simple, la moins méritoire, constatée dans la rue,
produit bien plus d'impression que l'héroïsme le plus
raffiné, au théâtre. Les héros de tragédie sont héroïques,
c'est convenu ; ils sont grands et généreux, comme les
hommes sont petits et vulgaires, par nature, par habi-
tude prise : donc ils ne font plus d'effet. Un géant de
trois mètres, peint sur un tableau, me paraît moins
grand qu'un homme haut de six pieds, que je viens de
coudoyer. J'ai plaisir à causer avec une personne ou
très bonne ou très désintéressée, parce que l'exception
est toujours attrayante; de pareilles qualités empruntent
leur mérite à la médiocrité générale qui les entoure et
1. Moi, dit Iphigénie,
Pour qui tant de fois prodiguant vos caresses,
Vous n'avez point du sang dédaigné les faiblesses.
(A. IV, se. IV.)
DES CARACTÈRES 35
les fait valoir ; mais, au théâtre, dans une tragédie,
nous sommes certains d'avance que tous les person-
nages seront des perfections; leur héroïsme est mono-
tone. Les quelques monstres que la tragédie nous pré-
sente, par exception, ne servent pas môme de repoussoir ;
ces monstres, en effet, dans leur genre, sont des héros :
héros du crime, comme les autres sont des héros de la
vertu.
Ces derniers sont donc bien , suivant le mot de
Mme de Staël, « des marionnettes héroïques, sacrifiant
Famour au devoir, préférant la mort à l'esclavage, ins-
pirées par l'antithèse, dans leurs actions comme dans
leurs paroles, mais sans aucun rapport avec cette éton-
nante créature qu'on appelle l'homme ^ ».
Au point de vue psychologique même, la tragédie est
donc bien loin de la réalité, car nous ne pouvons
prendre au sérieux ce mot de d'Aubignac : « Dans ce
royaume, les personnes de qualité ne s'entretiennent
que de sentiments généreux... de sorte que leur vie a
beaucoup de rapport aux représentations du théâtre
tragique ^. » Les personnages de tragédie sont au
contraire si peu naturels qu'un caractère bien humain,
bien vrai, placé dans ce milieu conventionnel, paraîtrait
faux, par contraste.
Gela n'est pas une simple hypothèse. Nous trouvons
dans Corneille un personnage sur lequel on s'est long-
temps trompé, justement par cette illusion d'optique
que nous venons de signaler ^.
i. De r Allemagne, U^ partie, cli. xv, p. 191.
2. L. II, ch. I, p. 91. De la Pratique du théâtre.
3. Les lignes qui vont suivre étaient déjà écrites, lorsque je retrouvai
36 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
Félix n'est pas un personnage de la comédie, quoique
Voltaire lui reproche d'en parler souvent la langue. Tl
ne fait pas rire, mais il ne fait pas trembler non plus : il
n'y a en lui rien d'outré : c'est un homme fort ordi-
naire, comme nous en saluons à chaque instant dans
la rue. Mais il n'a rien d'assez bas pour exciter notre
haine, en un mot pour être tragique. Sans doute il
n'hésiterait pas à faire ce que dit Narcisse :
... Pour nous rendre heureux perdons les misérables!
Et pourtant Félix n'est pas un scélérat comme
Narcisse. S'il nous semble bas, c'est à cause de son
entourage : à côté de caractères surhumains, comme
Pauline, Polyeucte, Sévère, Félix paraît petit, parce qu'il
n'a que la grandeur moyenne de l'humanité. Les autres
sont des héros, lui n'est qu'un homme, ou plutôt c'est
un fonctionnaire qui tient à sa place, et qui fera tout
pour la conserver, jusqu'à des lâchetés, s'il le faut.
Il est singulier de l'entendre se comparer aux vieux
Romains qui sacrifiaient leurs enfants à la patrie *.
Lui, sacrifie son gendre à sa position ; car ce n'est
certes point par fanatisme religieux qu'il fait mourir
Polyeucte : sans doute il parle de la majesté des dieux
violée; mais le crime, ou plutôt la maladresse, ce qui
est plus grave à ses yeux, consiste à l'avoir violée « en
pubhc ^ ». Il craint peut-être les dieux, mais surtout
cette idée développée dans une excellente chronique dramatique du
Temps, 0 octobre 188i.
1. Polyeucte, V. 1099.
2. Ibid., V. 860.
DES CARACTÈRES 37
l'empereur ^ C'est un ambitieux sans vergogne, qui va
jus(|a^à l)làmer Pauline de ne pas lui avoir résisté,
quand elle aimait Sévère. Il se reproche à lui-même
devant sa fille,
Do n'avoir pas aimé la vertu toute nue,
et pousse rindélicatesse jusqu'à préparer une entrevue
entre Pauline et Sévère : sans doute il connaît la vertu
de sa fille; mais ne serait-il pas un peu gêné lui-même
s'il devait préciser devant son gendre ce conseil vrai-
ment bien vague, et d'une délicatesse suspecte :
Ménage en ma faveur l'amour qui le possède 2.
Il ne voit qu'une chose, son avancement, et son
avancement par sa fille. Si Polyeucte mourait, se dit-il,
Et si par son trépas l'autre épousait ma fille,
J'acquerrais bien par là de plus puissants appuis ^.
Si au moins Félix sacrifiait délibérément Polyeucte
à son intérêt, il y aurait là quelque chose de tragique :
Félix serait un scélérat. Mais, au contraire, il est bon-
homme, au fond; non seulement il aime sa fille, mais il
chérit même son gendre, et trouve que ce nom a quel-
que chose de « doux ^ ». Il parle naturellement avec
une bonhomie comique ^. Si parfois il change de lan-
gage ''' pour riposter avec l'énergie fière d'un don
1. Polyeucte, v. 932.
2. Ibid., V. 337.
3. Ibid., V. 10o4.
4. Ihid., V. 869.
U. Ibid., V. 97G.
6. Ibid., V. 91o.
38 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
Diègiie ou d'un Horace, ce n'est plus le vulgaire Félix
qui parle, c'est le grand Corneille : ce n'est plus un
vers de caractère, c'est un vers de poète.
Félix est médiocre, et, comme toutes les médiocrités,
il ne peut comprendre la grandeur. Il méconnaît Po-
lyeucte, et croit que la peur de la mort le convertira K
Il méconnaît Sévère, et suppose que la générosité du
favori de l'empereur est un piège. Il méconnaît sa fille
en s'imaginant qu'elle pourra, Polyeucte mort, épouser
Sévère.
En revanche, tous trois le dédaignent ou le mépri-
sent % et ils ont raison parce qu'ils sont des héros;
mais les spectateurs, qui ne sont que des hommes, n'ont
pas le droit de mépriser Félix : ce serait imprudent.
Félix peut nous servir de point de comparaison pour
évaluer la distance qui sépare les héros tragiques de
l'humanité. De loin, il nous semble un nain, à côté
des autres; nous nous approchons : il est de notre
taille.
Cette vérité humaine, que nous cherchons en vain
dans les premiers rôles, se trouve, au contraire, si nous
en croyons un critique moderne, chez les confidents :
« ce confident tant raillé est un des personnages les
mieux imités du théâtre monarchique^^ ».
Dans deux pages fort brillantes, M. Taine prétend que
le confident du théâtre, c'est le complaisant de Ver-
sailles. Nous trouvons bien, en effet, dans Corneille^ des
ombres qui suivent silencieusement leur maître, parlent
d. Polyeucte, v. 879.
2. IbicL, V. 1S08, 1730, Um et 1747.
3. M. ïaiiie, JS'ouveuiix essais de critique et d'histoire, p. 224.
DES CARACTÈRES 39
et se taisent à volonté, et seml)lcnt ignorer l'existence
(les antres personnages. Sanf Stratonice, anssi vivante
qu'une servante dans Molière, tous ces confidents no
sont que des échos : ils n'ont ni volonté, ni intérêts per-
sonnels, et, à l'exception de deux scènes où deux con-
fidents se font des confidences ', aussitôt leur maître
disparu ils disparaissent ou se taisent.
Sans doute, dans Racine, on retrouve encore quel-
ques-uns de ces serviteurs dévoués qui poussent la
complaisance jusqu'à faire rimer leur nom avec celui
de leur maître. Les confidentes, un peu insignifiantes,
je l'avoue, sont sacrifiées : ce sont des utilités. Œnone,
par un artifice du poète, prend sur efie tout l'odieux qui
dans Euripide pesait sur Phèdre seule, et pourtant elle
agit, avec perfidie même ~. Gléone force sa maîtresse à
voir clair dans son cœur ^. C'est un miroir où Hermione
se regarde, et aperçoit la vérité qu'elle voudrait se
dissimuler. Au contraire, le confident de Racine ne
ressemble plus du tout au confident de Corneille : il
devient un personnage, secondaire, il est vrai, mais
enfin qui, s'il écoute beaucoup et parle peu, agit aussi
quelquefois. Pylade blâme respectueusement Oreste ''
et lit dans son àme ^. Pyrrhus rougit de sa faiblesse
devant Phœnix et n'ose céder en sa présence *^. Antio-
chus a des secrets pour Arsace, et ne lui avoue pas son
1. Rodogune, a. I, se. i et vi. Citons encore comme exception Lao-
nicc, qui, confidente de Cléopàtre, trahit sa maîtresse en faveur de
Rodogune.
2. Phrdre, a. IV, se. i.
3. Andromaque, a. W, se. i, v. 420.
4. Vous me trompiez, seigneur. V. 37.
5. Va-t'en. — Allons, seigneur, enlevons Hermione. V. 780.
6. Va m'attendre, Pliœnix. V. 947. ,
40 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
amour *. Narcisse, confident de Britannicus, le trahit,
et, confident de Néron, le dirige à son gré.
Le jugement de M. Taine ne peut donc s'appliquer
ni aux confidents de Corneille, puisque le courtisan de
Louis XIV n'existe pas encore, ni aux confidents de
Racine, puisqu'ils ont une certaine indépendance, une
certaine autonomie.
Nous pouvons donc conclure : la quantité de vérité
humaine que contiennent les caractères tragiques est
altérée par les nombreuses conventions, forcées ou
inutiles, que renferme la tragédie. C'était pour donner
à ces caractères un naturel qui leur manquait, que la
tragédie a essayé d'être historique : la vérité historique
devait corroborer la vérité psychologique, donner un
corps à ces passions, remédier à toutes ces conventions.
1. Bérénice, a. I, se. III.
CHAPITRE V
DE LA FIDÉLITÉ HISTORIQUE
Malheureusement le théâtre du xvif siècle ne copie
qu'imparfaitement l'histoire. Corneille et Racine l'ont
altérée tous deux, chacun à sa manière : Corneille, en
prenant des libertés avec la vérité des faits, en intro-
duisant l'amour dans les caractères; Racine, plus scru-
puleux sur les événements, en rendant modernes des
caractères anciens. Corneille voulait rester fidèle à l'his-
toire, qui lui fournit presque tous ses sujets parce que
« la tragédie a besoin de F appui de l'histoire pour les
événements qu'elle traite; et, comme ils n'ont d'éclat
que parce qu'ils sont hors de la vraisemblance ordi-
naire, ils ne seraient pas croyables sans son autorité,
qui agit avec empire ^ ». Corneille insiste sur cette
idée : sans vérité historique, point de vraisemblance au
théâtre, point d'intérêt, par conséquent •. Le drama-
turge doit être historien. Pourtant son respect pour
1. T. V, p. 406.
2. T. I, p. lu.
42 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
l'histoire n'est pas superstitieux. Sans doute il place en
tête de ses tragédies les plus importants passages des
auteurs qu'il a consultés ; mais ce n'est point par scru-
pule d'historien qui cite ses textes et veut faciliter à son
lecteur le contrôle, « ce n'a été que pour faire démêler
l'histoire d'avec la fable ^ ». Si, par hasard, la vérité
historique choque la vraisemblance, le poète, fort de
l'autorité d'Aristote, pense qu'il a le droit de choisir^.
Il a même le droit de « prendre quelque licence sur
l'histoire en tant qu'elle regarde les intérêts des parti-
cuhers, et leur attribuer des actions qu'ils n'ont pas
faites ^ )). Il ne change pas les grands faits, ce qu'il
appelle avec Aristote « les sujets reçus ^ ». Il ne se
reconnaît pas le droit de toucher aux événements
connus (et pourtant il ressuscite Sylla et en plaisante °),
aux « effets de l'histoire '^ », mais il peut modifier les
causes qui les préparent, les « acheminements ».
L'action principale, qui fait le fond de la tragédie,
ou plutôt son dénouement, est bien conforme à l'his-
toire; mais tout ce qui la précède ou la prépare,
c'est-à-dire en général les quatre premiers actes au
moins, reste à l'entière disposition du poète ~. Ainsi
comprise, la prétendue fidélité historique de Corneille
n'est plus qu'un mot. Un art « qui polit et orne la
vérité », comme dit Balzac à propos de Cinna ^, n'est
1. T. l,p. 4; X, p. -io.
± T. I, p. 82.
3. T. 1, p. 89.
4. T. I, p. 77.
5. T. X, p. 492.
G. T. IV, p. 410.
7. 'I'. 1, p. 77.
8. u L'empereur le fit consul et vous l'avez fait honnête homme,
DE LA FIDKLITi'; HISTORIQUE 43
}3as (le riiistoire, et Corneille l'avoue lui-même lorsqu'il
reconnaît que « le plus beau secret de la poésie est
ringénieuse tissure des fictions avec la vérité ' ». Mais
jusqu'où peut aller cette altération? Corneille est assez
embarrassé pour fixer des limites précises. Plus le
sujet est connu, plus on doit respecter l'histoire : si,
même alors, le poète croit devoir ajouter quelque chose
à la vérité des faits, il faut que ses inventions aient l'air
aussi vraies que la vérité elle-même ~. On ne doit pas
voir la soudure.
Par malheur^ non content d^accommoder aux besoins
de sa tragédie les événements secondaires, Corneille a
manqué plus gravement encore aux devoirs d'un véri-
table historien. Ce qu'il dit d'Héraclius, « une pièc(î
d'invention sous des noms véritables '^ » peut se dire de
presque tout son théâtre. Corneille est de l'avis de cer-
tains auditeurs '( qui mettent aisément l'histoire à
quartier pour se plaire à la représentation '' ». Aussi
aurait-il été fort surpris d'apprendre que « ce qui
frappe son esprit et attire sa prédilection, c'est avant
tout l'intérêt historique. Il met les grandes leçons poli-
tiques au-dessus des personnes, l'événement avec les
enseignements moraux au-dessus de l'homme, les idées
particulières d'un temps et d'un pays au-dessus des
passions générales et sans caractère déterminé ^. » S'il
mais vous l'avez pu faire par les lois d'un art qui polit et orne la
vérité. » Lettre du 17 janvier 1643.
1. T. III, p. 474.
2. T. I, p. 97.
3. T. V, p. 151.
4 T. I, p. 93.
5. Le Grand Corneille historien, p. 11, par M. E. Desjardins.
44 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
en était ainsi, Corneille serait bien un historien, mais il
ne serait pins un dramaturge, et nous y perdrions. Mais
« les idées particulières d'un temps et d'un pays » ne
sont pas plus fidèlement reproduites, dans son théâtre,
que les événements. Corneille reconnaît que « les mœurs
doivent être convenables. . . , le poète doit considérer. . . le
pays de ceux qu'il introduit ^ » ; il veut qu'un Romain
parle en Romain : dans Sophonisbe, il se loue surtout
d'avoir su observer « la fidélité avec laquelle nous de-
vons conserver, à ces vieux illustres, ces caractères de
leur temps, de leur nation et de leur humeur '' ».
Sans doute le peuple romain a eu son caractère,
variant un peu avec les époques ; avant que Montes-
quieu l'eût tracé. Corneille pouvait le connaître ; mais
l'a-t-il vu bien nettement? Ne s'en faisait-il pas une
idée subjective? Cette grandeur uniforme qu'il prête
à tous ses héros romains est plus cornélienne que
romaine. Corneille n'a reproduit ni le caractère général
des peuples, ni les caractères particuliers des person-
nages dont il suit l'histoire. Il se vante, lorsqu'il pré-
tend ne pas « efféminer ses héros par une docte et
sublime complaisance au goût de nos déhcats », dût-on
reprendre en lui « une ignorante et basse affectation de
les faire ressembler aux originaux qui en sont venus
jusqu'à nous^ ». Mais, tout en se vantant de conserver
les caractères tels qu'ils sont dans Tite-Live, il reconnaît
qu'il leur prête un peu d'amour ^ C'est là le vice fon-
1. T. 1, p. 36.
2. ï. X, p. 498.
3. T. VI, p. 469.
4. T. VI, p. 464.
DE LA FIDÉf.ITÉ IIISTORIQUR 45
dameiital, au point de vue historique, de presque tous
SCS personnages romains. Sans doute il y eut à Rome un
instant une société très raffinée, très élégante, divisée
en petites coteries ^ ; le tout Rome d'alors ressemblait un
peu à la haute société du xvu" siècle; comme elle, il
aime les causeries, les médisances et les anecdotes :
comme elle, il abrite mal plus d'une intrigue; l'indiscré-
tion est une demi-vertu mondaine, et les femmes
jouent dans cette société nouvelle, fondée par le désœu-
vrement politique, un rôle important; tel consul doit sa
fortune à la protection de grandes dames qui ne sont
plus des matrones : mais l'amour est loin d'avoir l'in-
fluence qu'il aura au xvu' siècle dans la vie réelle
et dans les tragédies de Corneille : la maxime d'Eu-
phorbe « l'amour rend tout permis- », suivie par
Turenne lui-même dans un moment d'égarement ,
n'est pas encore admise par les Romains du siècle
d'Au2ruste.
Corneille n'a donc pas fait ce qu'il voulait faire,
c'est-à-dire de l'histoire dramatisée. Il ne nous a pas
indiqué sa méthode de travail; mais d est bien à sup-
poser qu'd n'écrivait pas ses pièces l'œil fixé sur
les textes. Si d'abord le grand artiste essayait de re-
produire le type historique de son héros, bientôt il
cessait de copier d'après nature; la fougue l'empor-
tait , et sous son pinceau bientôt apparaissait une
nouvelle figure, tout originale, gardant du modèle
une ressemblance lointaine , affaiblie. Dans cette
métempsychose littéraire , le poète , comme il s'en
1. L'Opposition sous les Césars, de M. Boissier, p. 78,
2. Cinna, v. 735.
46 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
vante ^ ressuscite bien ses héros, mais c'est son âme^
sa grande àme, qu'il leur donne. Une tragédie de Cor-
neille n'est pas une page de Tite-Live ou de Tacite mise
en vers et divisée en cinq actes. Ne demandons pas au
poète plus de fidélité servile qu'au peintre.
Somme toute, écrivant pour une génération qui a fait
ses délices des romans de Mlle de Scudéry, Corneille ne
voit dans l'histoire qu'une matière fertile en développe-
ments psychologiques, en longues conversations. Boileau
aurait pu faire aussi un Dialogue des Héros de Tragédie.
Sans aller jusqu'au paradoxe, sans prétendre qu'il n'y a
pas plus de vérité historique dans Cinna que dans Cléhe,
nous pensons que le théâtre de Corneille est trop roma-
nesque ^ pour être sérieusement historique : comme on
disait au xvn*^ siècle, ces tragédies sont de belles infidèles.
La fidélité historique, au contraire, fut le souci con-
stant de Racine. A ses débuts, il dépasse presque la
mesure ^. Il pousse le scrupule jusqu'à la vérité archéo-
1. J'ai quelque art d'arracher les grands noms du tombeau. '
Le grand Auguste lui que j'ai fait revivre.
(T. X, p. 96.)
Quelque nom favori qu'il te plaise arracher
A la nuit de la tombe
(T. VI, p. 122.)
2. 11 est question du nom vrai d'une héroïne : « Plutarque et Appian
la nomment Antistie... un évèque espagnol la nomme Aristie. Je ne
doute point qu'il ne se méprenne; mais à cause que ce nom est plus
doux, je m'en suis servi... Aristie a plus de douceur, mais // sent ii lus \
le roman. Antistie est plus dur aux oreilles, mais il sent plus l'histoire \
et a plus de majesté! Quid juris? » (T. X, p. 491.) Il choisit, bien
entendu, Aristie.
3. Il va jusqu'à souligner la différence entre tûpawoç et paaiXsuç,
Vous serez un tyran haï de nos provinces.
— Ce nom ne convient pas aux légitimes princes .
(Thébaïdc, v. 483.)
DE LA FIDÉLITÉ HISTORIQUE 47
logique \ sans oublier que sur ce point la seule règle j
€st l'approbation du public, qu'un spectateur n'est pas
un lecteur, et qu'au théâtre il vaut mieux suivre la
légende, si elle est acceptée, que l'histoire, si elle
choque ^. Les personnages d'Andromaque sont « si
fameux » qu'il ne s'est permis « de rien changer à leurs
mœurs ^ ». Il a « adouci un peu la férocité de Pyrrhus »,
mais ce Pyrrhus adouci fait sur des spectateurs délicats
l'effet que produirait sur nous un Pyrrhus ressemblant à
son père, « sauvage, farouche, à la poitrine velue ' » . Pour
que Pyrrhus paraisse féroce, il n'a pas besoin de pousser
des hurlements; qu'd élève un peu la voix devant une
femme, que, devant la mère, il menace le fils de mort,
qu'il refuse de se laisser attendrir par l'humiliation d'une
reine ^, et le public du xvn° siècle devinera en lui le vain-
queur de Troie aux yeux étincelants *^. Mais il faut
deviner, comprendre à demi-mot, retrouver l'histoire un
peu cachée sous le vernis brillant des convenances. Com-
parons les préfaces de Britannicus àla pièce même. D'un
côté c'est Tacite, avec ses brutalités; de l'autre. Racine,
avec ses réticences : les éléments sont les mêmes, mais
le poète est un discret metteur en scène. La fidélité est
absolue ', mais la forme sauve le fond sans le déa^uiser.
1. T. ni, p. 390, V. 1K«; t. II, p. 387, v. 301.
2. « J'ai cru en cela me conformer à l'idée que nous avons mainte-
nant de cette princesse. » T. II, p. 38.
3. T. II, p. 34.
4. M. Taine, Nouveaux essais, p. 227.
n. V. 917.
6. V. 999.
7. « J'avais copié mes personnages d'après le plus grand peintre de
l'antiquité. » T. II, p. 250.. « C'est Agrippine surtout que je me suis
efforcé de bien exprimer. » IbicL, p. 252.
48 DE LA. CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
Agrippine s'était prostituée à Pallas : elle l'avoue sans
employer de gros mots ^ ; elle l'avoue à son fils; n'est-ce
pas indiquer suffisamment cette impudeur que Tacite
dévoile brutalement? « Néron n'est plus un sophiste »,
dira-t-on ~. Et toute son entrevue avec Junie? Et sa
réponse à Agrippine, que Sénèque, avec tout son esprit,
ne désavouerait pas? « Néron n'est plus artiste? » Et ce
couplet si curieux, qui vaut toutes les pages écrites sur
l'esthétique de l'empereur ^?
Trouve-t-on que Néron parle trop bien, « que- cet
art et ce tact du monde l'ont tout entier transformé ^? »
Nous avons déjà constaté à Rome l'existence d'une
société raffinée, d'une cour où l'art de bien dire a dû
paraître, puisque c'est une fleur de cour, si nous en
croyons M. Taine. Néron enfin n'est-il pas poète ^? His-
toire ancienne, ou histoire contemporaine, la préoccu-
pation de Racine est toujours la même ". Et, sans pous-
ser la finesse d'odorat aussi loin que Jules Janin, qui
« sent le Coran dans Rajazet, autant qu'il retrouve la
Rible dans Athalie ^ », on peut dire que la pièce ne
dément pas la préface \ Il n'est même pas nécessaire
d'écouter cette tragédie à côté d'une personne grave
par profession (comme Jules Janin près de Lamennais)
1. Je nécliis mon orgueil; j'allai trouver Pallas.
2. Nouveaux essais, p. 235.
3. A. II, se. II, V. 385, 750. — Cf. Y Antéchrist, de M. Renan, ch. vu.
i. Nouveaux essais, p. 245.
5. Perse, sat. Il, v. 89.
6. La principale chose à quoi je me suis attaché, c'a été de ne rien
changer ni aux mœurs ni aux coutumes de la nation. (Préface de
Bajazet, t. II, p. 473.)
7. liachel et la Tragédie (18C1), p. 270 sqq.
8. La principale chose, etc., t. II, p. 473.
DE LA FIDÉLITÉ HISTORIQUE 49
pour lui trouver un petit ragoût de sensualité orientale.
A quoi bon pousser plus loin ces remarques? Mithri-
date n'a-t-il pas la grandeur cornélienne avec la vérité
histori({ue en plus ^ ?
En résumé, il est également faux de prétendre que
les héros de Racine n'ont pas été un peth naturalisés
français^ et de soutenir que cette élégance raffinée de
langage et de mœurs leur enlève toute ressemblance
avec les originaux. Racine a tracé ses caractères anti-
ques avec une main moderne, mais c'est tout; et
M. Taine, qui va plus loin, semble introduire en littéra-
ture une sorte de déterminisme inconciliable avec la
liberté du génie. Sa théorie de l'influence du milieu
organique sur les esprits -, vraie pour les simples talents,
est fiiusse pour les génies : ceux-ci dominent leur époque,
ne subissent son influence pour ainsi dire que par leurs
racines. Dans cette résurrection qui s'appelle une tra-
gédie de Racine, les personnages reparaissent entiers;
mais, avant de les présenter à Versailles, le poète, d'une
main légère, essuie un peu la poussière des siècles sur
les armures, et donne quelques leçons de maintien à
ses héros, sans en faire des petits-maîtres. C'est comme
un vieux tableau dont on a ravivé les couleurs.
C'est fort suffisant pour la scène. Ne faisons pas la
faute d'écouter une tragédie comme nous lirions une
1. « Il n'y a guère d'aclions éclatantes dans la vie de Mitliridate, qui
n'aient trouvé place dans ma tragédie. » T. III, p. 16. iNous ne dirons
rien de l'exactitude de Racine, dans ses pièces religieuses; ce n'est
plus (idélilé d'iiistorien , mais scrupule de chrétien. Pour juger la
valeur historique iVEstlun' et cVAthalle, il faudrait d'abord critiquer
Jes textes que Racine a imités. Cela sort de notre compétence.
2. Philosophie de l'art, t. 1, p. 11.
SOURIAU. 4
50 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
page de Montesquieu. La critique dramatique n'est pas
la critique historique. Il est bien suffisant au théâtre
qu'on ne choque pas les notions générales d'histoire,
assez répandues pour que chaque spectateur puisse
immédiatement vérifier la chose de souvenir. Le public
veut être ému, même aux dépens de l'histoire ancienne.
Racine écrit comme Corneille pour a l'auditeur qui,
communément, n'a qu'une teinture superficielle de
l'histoire ^ ».
Tous deux modifient légèrement les caractères histo-
riques, mais, presque toujours, en les améliorant :
composée sous la royauté triomphante, la tragédie fait
l'apologie de la royauté. Cela ne pouvait guère avoir
d'inconvénient, tant qu'il s'agissait d'histoire ancienne.
Quant ;i l'histoire moderne et française, elle était inter-
dite à la tragédie -, pour deux raisons.
D'abord, si nos deux tragiques ont cherché unique-
ment dans le cercle forcément restreint de l'histoire
ancienne des sujets trop souvent traités avant eux, cela
tient à l'admiration toute naturelle mais trop servile de
leurs contemporains pour tout ce qui est antique : nous
retrouvons ainsi jusque dans la tragédie l'influence pro-
longée de la Renaissance. Le xvif siècle raille l'effort
gigantesque de la Pléiade, mais en subit le contre-coup.
De plus, l'histoire de France n'offrait pas à nos
poètes de sujet possible : on ne pouvait représenter nos
anciens rois comme des Louis XIV avant Versailles;
l'erreur eût été trop forte. D'un autre côté, les montrer
1. Coi-ncillc, t. VI, p. 301.
2. Bajazct n'est pas une cxcei)tioii : le rcculemcnl de l'espace su])-
plée à celui du temps.
DE LA FIDÉLITÉ HISTORIQUE 51
tels qu'ils étaient eût été plus qu'imprudent : en 1715,
Fréret est mis à la Bastille pour avoir osé dire que les
premiers rois francs avaient été heureux de recevoir des
Romains le titre de patrices. Peut-on concevoir Corneille
ou Racine faisant représenter sous Louis XIV une tra-
gédie comme Henri III, la Maréchale d'Ancre, ou le
Roi s'amuse?
CHAPITRE VI
DE l'iXTÉRÈT de la TRAGÉDIE POUR LES SPECTATEURS
AU XVif SIÈCLE
Nous avons essayé de dégager la part de la convention
dans la tragédie, pour montrer la partie faible de cet
art si puissant, pour expliquer les différentes tentatives
de révolutions littéraires, dont une seule, le Romantisme,
devait réussir. Nous en trouverons une dernière raison
dans ce chapitre : jusqu'à quel point la tragédie était-
elle intéressante pour les contemporains?
On ne peut se dissimuler toute la difficulté de cette
recherche, tout ce qu'elle a de problématique.
D'abord, nous devons essayer de dépouiller toutes nos
habitudes d'esprit actuelles, oublier ce que nous avons
appris au théâtre moderne, revenir en un mot à cette
fraîcheur d'impressions, à cette naïveté d'un public qui
n'avait pas lu Shakespeare, qui n'avait pas éprouvé les
fortes émotions du drame actuel.
Il est à peine besoin de parler de ceux qui maintenant
ti'ouvent nos classiques ennuyeux : c'est la faute du
IXTÉRKT UE I.A TRAGl'lDIE 53
lecteur rt non de rauteur. Quelijiie romantiques (ju'iueu.t
été nos chissu[ucs, on ne peut guère demander à Cor-
neille, surtout à Racine, l'intérêt immédiat d'un drame.
Mais nième ceux qui goûtent encore nos vieilles tra-
gédies, sont-ils sûrs, dans leur admiration consacrée, de
rencontrer juste? Notre sens critique individuel n'est-il
pas émoiissé par les observations et les éloges entassés
depuis plus de deux siècles sur chaque vers^ chaijue
mot de ces chefs-d'œuvre? Il est déjà difficile de juger
par soi-même une pièce moderne à la troisième ou ([ua-
trième représentation. Combien davantage nous est-il
malaisé d'admirer librement, spontanément, le Gid ou
Andromaque?
Oublions un instant que Polyeucte et Britannicns
sont des chefs-d'œuvre : tâchons de traiter nos deux
grands poètes comme de simple mortels. Corneille, qui
des deux semble le plus dramatique, condamne pourtant
absolument un procédé très scénique : le coup de théâ-
tre \ et lui préfère la lutte des sentiments. 11 ne dédaigne
pas, bien entendu, les situations fortes ; mais elles ne sont
pour lui qu'un moyen, et non un but. S'il imagine une
seconde entrevue entre Chimène et Rodrio-ue, c'est
qu'après la première, les amants ont encore quehjue
chose à se dire.
Mais a-t-il voulu réaliser ce rêve de tout auteur dra-
matique, rillusion? Je ne le crois pas. Il n'est personne.,
parmi ceux qui aiment vraiment le théâtre, qui ji'ait
connu ces moments d'illusion parfaite dont parle Sten-
dhal ^, qui n'ait ressenti cette émotion délicieuse : à de
1. T. I, p. 71.
2. Racine et Shakspeare. C. Lévy, 1882, p. 14-16.
54 liE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
certains instants la réalité disparaît, le rêve commence;
les acteurs font place aux personnages ; il n'y a plus ni
lustre ni rampe : un monde surnaturel vient de nous
apparaître.
Corneille a peut-être essayé de produire cette illusion
dans ses féeries; mais, dans ses tragédies, Ta-t-il tenté?
l'a-t-il voulu? Je ne sais, et il est bien difficile de le savoir.
Aurait-il réussi? C'était impossible. L'uniformité seule
des costumes empêche alors toute illusion. L'acteur se
ressemble trop d'une tragédie à l'autre. Actuellement,
lorsqu'une pièce commence, on cherche d'abord à recon-
naître les acteurs à un geste connn, au timbre de la
voix : puis, l'artiste reconnu, on l'oublie, pour ne plus
songer qu'au personnage. Au xvn' siècle, au contraire,
l'acteur ne peut se déguiser. Le rideau se sépare : deux
actrices sont en scène. Elles peuvent indifféremment
commencer le Cid, Horace ou Cinna : rien dans leur
costume n'indique la difTérence des pays ou des époques.
Voyons-nous apparaître deux acteurs? C'est peut-être
Polyeucte et Néarque : mais c'est aussi bien Phocas et
Crispe, ou Perpenna et Aufide.
De plus, on peut affirmer que les acteurs de Corneille
n'étaient pas ses interprètes. Propriétaires de la pièce,
ils la jouaient selon leur bon plaisir, sans prendre conseil
du poète K Je n'en veux pour preuves que l'entrée ridi-
cule del'acteur jouant Auguste-, et le passage si curieux
de l'Impromptu de Versailles, où Molière critique le
1. Sans doute d'Aubignac dit : « Nos poètes ont aocouliimé de faire
repasser leurs pièces en leur présence, et d'avertir les comédiens de
tout ce qu'il faut faire. » Mais Corneille ne savait pas lire ses vers.
2. T. m, 1). iOl. — Cf. la remarque de Voltaire.
iNTÉRirr Di: la tragédie oo
manque de naturel, l'emphase maladroite des comédiens
de l'Hôtel *. Sans doute ils essayaient quelquefois de
donner l'illusion, mais gauchement ~.
Enfin Molière, pour augmenter l'émotion, probable-
ment, allait jus([ii'à employer, dans son débit, certain
procédé dédaigné maintenant ". Le vers de Corneille y
prêtait un peu : il est très scénique '. Comment les
acteurs le disaient-ils? Il n'est guère possible de le savoir.
Quel effet produisaient-ils en le disant? Nous avons lii-
dessus quelques renseignements.
D'abord, écoutons avec confiance Cornedle, toujours
si plein de bonne foi dans ses confidences sur lui-même.
Il n'a malheureusement parlé qu'une seule fois de l'émo-
tion excitée par ses tragédies. Les spectateurs frémis-
saient, nous dit-il, à voir pour la seconde fois Rodrigue
et Chimène en présence. Mais pourquoi? Ils ne se
1. Montfleury ne manque jamais de faire remarquer tous les beaux
endroits de ses rôles. (D. de Visé, cilé par M. Marty-Laveaux, Cor-
neille, t. VI, p. 452.) n Mets la main au côté, fais les yeux furibonds.
Marche un peu en roi de théâtre. » Fourberies de Scapin, a. I, se. vu.
Molière était, quand il ne jouait pas lui-même la tragédie, de l'avis de
Shakspeare [llamlct, a. UI, se. ii).
2. Dufresne agitait son casque à plumes rouges pour souligner ce
vers :
Et sa tète à la inain, <lomandant son 'salaire...
(Corneille, t. UI, p. 393.}
Baron, suivant une anecdote assez improbable, pâlissait et rougis-
sait pour commenter (à contre-sens, du reste), les vers connus du
même récit, p. 392.
3. Molière...
...d'un hoquet éternel sépare ses paroles.
{Impromptu de Vhùtel de Condé, cité par M. Marty-Lavcaux, t. IV,
p. 6.)
4. Racine semble avoir reconnu cette supériorité de Corneille :
« Corneille fait des vers cent fois plus beaux que les miens. '> (T. I,
p. 293.)
S6 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
demandaient pas : que va-t-il se passer? mais, « que
vont-ils se dire? ^ ».
Le dialogue peu coupé, cet échange de discours qur
n'est pas tout à fait la vraie conversation, ne paraissait-
il pas un peu long, et, sans fatiguer l'attention, n'affai-
blissait-il pas l'émotion? Nous avons déjà parlé de cette
patience d'écouter qui distinguait les mondains d'alors :
sans doute on la retrouvait au théâtre chez le public,
chez les acteurs; ceux-ci devaient écouter comme on le
fait dans un salon, sans souligner, sans faire des gestes.
Le jeu moderne est un contre-sens, et Corneille aurait
peut-être protesté contre la façon dont Rachel écoutait
le récit de Valère.
Je me représente volontiers le public contemporain
de Corneille, attentif, mais calme; un murmure discret
aux beaux passages, quelques larmes chez les plus
exaltés, et c'est tout. Il faudrait se garder de prêter à
tous les spectateurs l'enthousiasme de Mme de Sévi-
gné ^. Remarquons que chez elle l'admiration grandit à
mesure que l'admiratrice vieillit. Corneille a été le poète
de sa jeunesse, elle a vécu un instant la vie de ses.
i. (c J'ai remarqué aux premières représentations qu'alors que ce
mallieureux amant se présentait devant elle, il s'élevait un certain
frémissement dans l'assemblée qui marquait une curiosité merveil-
leuse, et un redoublement d'attention pour ce qu'ils avaient à se dire
dans un état si pitoyable. « T. III, p. 94.
2. Voici pourtant un témoignage contraire : « Le spectateur espère-
et craint pour eux; il se réjouit et s'afflige avec eux... il ressent tou-
jours, quand ils paraissent, quelque émotion d'esprit ou quelque pas-
sion selon l'état présent des affaires. » (D'Aubignac, Pratique du théâtre,
1. IV, ch. 1.) Mais, tout cela, est-ce de l'émotion? IN'est-ce pas tout au-
plus l'intérêt qu'exciterait un roman? Ces spectateurs sont bien naïfs,
du reste : « J'ai vu dans cette occasion... une jeune fille dire à sa
mère qu'il fallait avertir Pyrame que sa maîtresse n'était pas morte,
quand il va se tuer, la croyant morte. » {Ibid., ch. vi.)
INTÉRÊT DE LA TRAGÉDIF] 57
héroïnes; elle se rappelait qu'elle avait été un instant
Chiniène, qui sait, Pauline même? (sa petite-fille
s'appelait ainsi \]. On comprend donc sa facilité d'émo-
tion aux pièces de Corneille.
Enfin, quels étaient ces passages qui a enlevaient »
le public? Est-ce ceux que nous applaudissons mainte-
nant, les tirades héroïques, les vers cornéliens? Écou-
tons la-dessus un auditeur plus calme et moins partial
«[ue Mme de Sévigné : le prince de Gonti écrit à
propos de Rodrigue : <( Si l'histoire le considère davan-
tage par le nom de Gid et par ses exploits contre les
Mores, la Gomédie l'estime beaucoup plus pour sa
passion pour Ghimène et par ses deux combats parti-
culiers : le récit mesme de la défaite des Mores y est
fort ennuyeux -. »
Pour Ginna la remarque est plus piquante encore :
« Y a-t-il personne qui ne songe plus tost à se récréer
en voyant jouer Ginna sur toutes les choses tendres et
passionnées qu'il dit à Emilie, et sur toutes celles qu'elle
luy respond, que sur la Glémence d'Auguste, à laquelle
on pense peu, et dont aucun des spectateurs n'a jamais
songé à faire l'éloge en sortant de la Gomédie'^ ».
Enfin un dernier renseignement très probant, puis-
qu'il est fourni par un dévot, donne raison à Voltaire '' :
« En vérité, y a-t-il rien de plus sec et de moins
agréable que ce qui est de saint dans cet ouvrage?
1. « Par élégance romanesque elle Tappelait Pauline.» Saint-Simon,
t. ni, p. 394 (coll. Hachette).
2. Traité de la comédie et des spectacles. Éd. K. Wollmoller, p. 19.
3. Ibid., p. 18.
4'. De Polyeucte la belle âme
Aurait faiblement attendri, etc.
58 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
Y a-t-il rien de plus délicat et de plus passionné que
ce qu'il y a de prophane ? Y a-t-il personne qui ne
soit mdle fois plus touché de l'affliction de Sévère
lorsqu'il trouve Pauline mariée, que du martyre de
Polieucte? Il ne faut qu'un peu de bonne foy pour
tomber d'accord de ce que je dis \ »
Trouve-t-on suspect, en matière de théâtre, le juge-
ment d'un dévot? Écoutons le sceptique Saint-Évre-
mond : « Ce qui eût fait un beau sermon, faisait une
misérable tragédie, si les entretiens de Pauhne et de
Sévère, animés d'autres sentiments et d'autres passions,
n'eussent conservé à l'auteur la réputation que les
vertus chrétiennes de nos martyrs lui eussent ôtée -. »
Ainsi donc, les spectateurs d'alors ne s'extasiaient
guère sur ce que nous trouvons aujourd'hui admirable
dans Corneille. Les analyses psychologiques leur plai-
saient plus que les coups de théâtre; ils préféraient
l'amour aux autres passions, et pour une raison très
simple : l'amour au théâtre émeut plus que tout le reste;
tandis qu'on lutte contrôles émotions fortes ou pénibles,
et que souvent on échappe aux larmes par un rire ner-
veux, on se laisse aller plus facilement à l'illusion, pour
une scène d'amour. Aussi, quand l'amour ardent et
jeune de Rodrigue, la passion forte et plus virile de
Sévère eurent fait place aux tirades froides d'un César ou
d'un Antiochus, le public devint fort tiède, et il fallait tout
l'aveuglement d'un vieux fidèle pour trouver dans le si-
lence attristé des spectateurs un enthousiasme contenu ^
1. Traité de la comédie et des spectacles, p. 18.
2. De la tragédie ancienne et moderne.
3. A la représentation de Sophonisbe, « les spectateurs sont sans
INTÉRÊT DE LA TRAGÉDIE 59
(( Au théâtre, a dit V. Hugo, un conte d'amour vaut
mieux que toute l'histoire K » Le mot est juste et
exphque pourquoi Racine allait modifier l'intérêt de ce
théâtre où l'on trouve trop d'histoire et trop peu
d'amour.
La passion, dans Racine, fait trop oublier l'intérêt
historique et dramatique. Il y a peu de pièces dans
Corneille qui soient aussi pathétiques que Phèdre. Mais
l'originalité de Racine consiste à avoir su cacher tant
de force sous tant de grâce. Sans aller jusqu'à la fadeur,
Racine ne force jamais les traits de ses personnages. Il
émeut rarement, mais il intéresse toujours à la lecture,
souvent au théâtre.
J'imagine que les lecteurs de la Princesse de Glève>
devaient être les grands admirateurs de Rérénice. Mêmes
observations fines et touchantes, même discrétion.
Presque chaque vers de Racine contient, je ne dirai pas
une idée, mais un sentiment. Les ennemis du poète eux-
mêmes reconnaissaient cette supériorité-, mais ils lui
contestaient la valeur des caractères. Pourtant il est
impossible que tous les vers d'un rôle soient intéressants,
et que le personnage soit ennuyeux. Sans doute on
a pu reprocher à ses créations une certaine ressem-
blance monotone ^. Le jeune premier de Corneille était
cesse dans radiniration et seiileiit une joie iiiiérieure qui les retient
dans un profond silence ». {Recueil de dissertations, par Granet, cité
par M. Marty-Laveaux, t. YI, p. 451.) Après tout, ne vaut-il pas mieux
se tromper ainsi, et tromper du même coup le grand poète, que d'at-
trister sa vieillesse?
1. Littérature et philosophie mêlées, p. 168.
2. « Il est impossible que M. Racine en fasse de méchants. <> (Bour-
sault, cité par M. .Marty-Laveaux, t. II, p. 226.)
3. Voltaire, Temple du goût.
60 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
avant tout un héros, amoureux par occasion ^; celui de
Racine est soupirant de son métier. Discrétion, respect,
attentions délicates, passion contenue, telles sont ses
qualités ordinaires. De la carte de Tendre, il ne connaît
que Soumission et Empressement.
Aussi n'est-ce pas dans les caractères d'hommes
qu'éclate tout le génie de Racine ; il triomphe dans
les rôles de femmes. Celles-ci donnent à bon droit leur
nom à nombre de ses tragédies; elles y tiennent le pre-
mier rang; ce ne sont plus, comme dans Corneille^
des héroïnes, hérissées de vertu : ce sont des femmes
aimantes, douces, et simplement réservées. Esprit
féminin par plus d'un côté. Racine s'est complu à tracer
surtout des caractères de femmes.
A travers les réticences respectueuses de Louis Ra-
cine, on devine nombre de romans dans la vie de son
père : c'était probablement pour expier ses erreurs de
jeunesse que le poète avait épousé une femme capable
elle aussi de confondre Andromaque et les Plaideurs ^.
Un psychologue froid n'aurait pu décrire ainsi les
passions et leurs nuances. Racine a dû faire des études
d'après nature, et c'est là ce qui fit le succès de soi>
œuvre.
Pour réussir comme il l'a fait, il fallait à notre auteur
un public spécial : môme au xvn' siècle, Racine n'a pu
être le poète de la foule. l\ s'est gardé de la froideur, de-
l'ennui, par la perfection de son génie. Sans doute, ses-
tableaux gagnent à être vus de près; mais^ même dans-
i. Corneille, du reste, a-t-il un autre amoureux que Rodrigue? Tous^
les autres ont quarante ans dans leurs déclarations.
2. T. I, p. 194.
INTÉRÊT DE LA TRAGÉDIE 61
le lointain de la scène, ils produisent encore de l'effet,
parce r{ue, outre les petits détails merveilleux comme
des miniatures, ils possèdent aussi les grandes lignes,
imposantes de loin. Mais cet effort devait rester stérile.
Racine, par la perfection même de son talent, ne devait
pas faire école.
Maintenant, une dernière réflexion : quel que soit le
génie de Corneille et de Racine, n'est-il pas surprenant
qu'ils aient épuisé la tragédie, qu'elle soit née avec
Corneille et morte avec Racine^? N'est-ce pas la con-
damnation de ce genre? Sans aller jusqu'au paradoxe,
sans dire que la tragédie n'était pas née viable, on doit
reconnaître que Corneille s'était laissé renfermer dans
des bornes trop étroites. Son génie robuste avait besoin
de pousser librement ses racines en tout sens : il n'a pu
se développer dans le terrain étroit qu'on lui mesurait au
jîom d'Aristote, et il est allé s'amoindrissant.
, Racine, outre la force, comme Corneille, avait une
souplesse admirable : il s'est plié à toutes les exigences,
il n'a même pas profité des libertés qu'on lui laissait.
Il a fiiit un prodige, un de ces miracles qui ne se re-
commencent pas. Il a porté à la perfection un genre
«étroit, conventionnel. Après Racine on ne pouvait pas
faire mieux; il fallait donc faire autre chose.
Racine avait porté avec tant d'aisance la chaîne des
trois unités qu'on avait cru découvrir dans cette gène
une grâce de [)lus. 11 fallait briser cette entrave inutile.
Racine, au lieu de s'engager dans la voie nouvelle
1. Grébilloii et Voltaire n'ont fait que se servir de rinstrumcnt, tel
■que le leur avaient légué les deux grands tragiques, et sont loin de
l'avoir perfectionné.
(3:2 DE LA CONVENTION DANS LA TRAGÉDIE
ouverte par Don Saiiche; avait condamné la tragédie à
n'admettre que les rois et les reines. Il fallait renoncer
à l'étiquette, et ouvrir les portes de ce palais un peu
désert à la foule des simples mortels, plus variés, et
tout aussi intéressants.
Racine, pour rendre moins invraisemblable la dignité
soutenue de ses personnages, avait eu besoin du recu-
lement du temps ou de l'éloignement de l'espace ^
La tragédie ne pouvait plus être nationale. Il fallait
abolir cette dignité tragique, bannir l'antiquité clas-
sique, ouvrir le théâtre à l'histoire française.
Enfin, et surtout, il fallait affranchir l'alexandrin,
dont Racine avait fait un si admirable usage, mais
qui à lui seul aurait empêché toute révolution de fond;
il était nécessaire de rapprocher le vers de la prose,
par instants.
En un mot, après les à-peu-près de Voltaire, dans
le même genre à peine modifié, après Favortement de
Diderot, après les pseudo-tragédies insipides de l'Empire,
il fallait la révolution romantique.
1. " A la vérité je ne conseillerai pas à un auteur de prendre pour
sujet d'une tragédie une action aussi moderne que celle-ci.., on peut
dire que le respect que l'on a pour les héros augmente à mesure qu'ils
s'éloignent de nous. » T. II, p. 477, préface de Bajazet.
DEUXIEME PARTIE
DU DRAME ROMANTIQUE
CHAPITRE PREMIER
LK ROMANTISME DK 1802 ET LE ROMANTISME DE 1830
Sans fiiire une liistoire complète du romantisme en
France, il est nécessaire de montrer comment le roman-
tisme de 1830 se rattache au mouvement littéraire et
religieux de 1802, et surtout comment il s'en sépare.
Le siècle avait deux ans lorsque parut le Génie du
Christianisme : ce livre est avant tout une Poétique
nouvelle, dont l'idée générale est indiquée au début de
l'œuvre : « Il est temps que l'on sache enfin à quoi se
réduisent ces reproches d'absurdité, de grossièreté, de
petitesse, qu'on fait tous les jours au christianisme; il
est temps de montrer que, loin de rapetisser la pensée,
il se prête merveilleusement aux élans de l'âme, et peut
enchanter l'esprit aussi divinement que les dieux de Vir-
gile et d'Homère '. » Le christianisme, suivant Chateau-
briand, est une religion plus littéraire que le Paganisme.
1. Génie, V° partie, liv. I, ch. l'=^
64 DU DRAME ROMANTIQUE
En effet, mieux que ce dernier, il fait comprendre la
grandeur delà nature jusque-là rapetissée par la mytho-
logie : « Les déserts ont pris, sous notre culte, un carac-
tère plus triste, plus grave, plus sublime; le dôme des
forêts s'est exhaussé : les fleuves ont brisé leurs petites
urnes, pour ne plus verser que les eaux de Fabîme, du
sommet des montagnes; le vrai Dieu en rentrant dans
son œuvre a donné son immensité à la nature K »
Outre le sentiment plus juste de la nature, de la
réalité, le christianisme fait aussi la part plus belle
à l'idéal, c'est-à-dire, d'après Chateaubriand, au besoin
que les poètes ont d'embeUir tout ce qu'ils voient :
<c Toujours cachant et choisissant^ retranchant ou
ajoutant^ ils se trouvèrent peu à peu dans des formes
qui n'étaient plus naturelles, mais qui étaient plus
parfaites que la nature; les artistes appelèrent ces
formes le « beau idéal ». On peut donc définir le
beauidéalVBYi de choisir et de cacher-. »
Chateaubriand sent bien la faiblesse et le convenu
d'une pareille théorie ; moins on sera obligé de
choisir et de cacher, plus l'art se rapprochera de
la nature : or, c'est encore le christianisme qui nous
fournira des hommes et des époques où Ton n'aura
rien à cacher, car rien ne sera honteux, rien à choisir,
car tout sera également bon : '<■ La chevalerie seule
offre le beau mélano^e de la vérité et de la fiction.
D'une part, vous pouvez offrir le tableau des mœurs
dans toute sa naïveté : un vieux château, un large
foyer, des tournois, des joutes, des chasses, le son du
1. Gcirie, \l'- |nu-(i(', liv. IV, cli. h''".
2. !l,id., I. Il, rli. M.
LE ROMANTISME 65
cor, le bruit des armes n'ont ricii qui heurte le goût,
rien qu'on doive ou choisir ou cacher.
« Et d'un autre côté le poète chrétien, plus heureux
qu'Homère, n'est point forcé de ternir sa peinture en
y plaçant l'homme barbare ou l'homme naturel : le
christianisme lui donne le parfait héros ^ »
Enfin le cœur humain lui-même subit, sinon Faction
directe, du moins le contre-coup du christianisme :
une passion est créée, ou plutôt un état d'esprit jusque-
là inconnu : la nouvelle religion est trisle ', et tout
le monde nii pas la force de supporter cette tristesse :
certaines âmes « dégoûtées par leur siècle, effrayées
par leur religion, sont devenues la proie de mille
chimères ; alors on a vu naître cette coupable mélan-
colie... ^ ». C'est là, pour le poète chrétien, une nou-
velle source d'inspiration.
De tous les genres littéraires, quel est celui que doit
préférer le christianisme? Chateaubriand les cherche
dans la Bible, et n'a que l'embarras du choix. Pour
lui, en effet, ce livre peut être considéré comme la
source de toute littérature : la partie historique elle-
même en est poétique : « Ses révolutions sont tour
à tour racontées avec la trompette, la lyre, et le
chalumeau ''. » Pourtant il n'hésite pas : « L'épopée
est la première des compositions poétiques. Aristote,
il est vrai, a prétendu que le poème épique est tout
entier dans la tragédie, mais ne pourrait-on pas croire.
1. Génie^ 1. H, ch. xi.
2. îUd., 1. IH, ch. IX.
3. Ibid.
4. Ibid., Ile partie, 1. V, cli. ii.
SOURIAU.
66 DU DRAME ROMANTIQUE
au contraire, que c'est le drame qui est tout entier dans
l'épopée?.... Toute espèce de ton, même le ton comi-
que, toute harmonie poétique, depuis la lyre jusqu'à la
trompette, peuvent se faire entendre dans l'épopée.
L'épopée a donc des parties qui manquent au drame :
elle demande donc un talent plus universel : elle est donc
une œuvre plus complète que la tragédie \ »
Rompant avec le paganisme littéraire du xvn^ siècle
et le scepticisme du xvni^ , le romantisme de Chateau-
briand est avant tout, pour le fond, une Restauration
religieuse. 11 indique plus résolument que Voltaire,
l'histoire nationale et le moyen âge, comme sujets
d'études littéraires.
Enfin, aux poètes chrétiens il montre que la nature,
bien comprise, peut fournir non pas des descriptions
mythologiques, mais des impressions subjectives et
chrétiennes; qu'il faut substituer aux analyses psycho-
logiques si précises de nos classiques, l'étude plus vague,
mais plus moderne, de la mélancolie : le tout sous
forme d'épopée.
Ce système, qui ne manquait pas de grandeur, eut
de l'influence sur toute une génération. Les premières
Méditations de Lamartine, le Livre Mystique d'A. de
Yigny, les Odes et Ballades de V. Hugo sont, avec les
Martyrs , les monuments poétiques du romantisme
chrétien. Mais bientôt les nouveaux venus, de disciples
allaient devenir maîtres à leur tour : à la restauration
religieuse allait bientôt succéder la seconde renaissance
littéraire, le romantisme de 1830.
1. Génie, 1. I, eh. i.
CHAPITRE II
LES THÉORICIENS DU ROMANTISME SCHLEGEL MADAME
DE STAËL MANZOM STENDHAL LES ARTICLES DE
REVUES ET DE JOURNAUX A. DE VIGNY LA PRÉ-
FACE DE CROMWELL
Chateaubriand avait tenté une réaction cou Ire le
xviif siècle, au nom de la religion : au nom de la
liberté littéraire, la génération suivante s'insurgeait
contre le xvif siècle, considéré comme représentant
du principe d'autorité, et disait : « Louis XIY a porté
le principe de l'autorité sous toutes ses formes à son
plus haut degré de splendeur. Je n'ai à parler ici que
du théâtre. Eh bien ! le théâtre du xvii' siècle eût
été plus grand sans la pression dn principe d'autorité.
Ce principe a arrêté l'essor de Corneille et froissé
son auguste génie '. » Pour cette révolution on chercha
des armes partout, même en Allemagne.
On aurait pu en trouver chez nous. Au wiii' siècle,
La Motte et Diderot avaient attaqué déjà le système
1. V. Hugo, Avilit rcœil, p. 580.
68 DU DRAME ROMANTIQUE
tragique ; mais leur insuccès dans la pratique éloi-
gnait de leurs théories. On aurait pu trouver tous les
arguments de la préface de Cromwell, dans l'Essai sur
Fart dramatique, de Mercier; mais ce livre si curieux
semble inconnu alors K On passa le Rhin. Là, les enne-
mis du x\if siècle français ne manquaient pas. Le pre-
mier en date, en acrimonie, c'est Lessing; mais son in-
justice, condamnée même par ses compatriotes -, devait
rebuter : il avait Tair d'attaquer la tragédie parce qu'elle
était française. On trouva les mêmes critiques, présen-
tées sans parti pris, dans le cours de littérature drama-
tique de Schlegel, signalé par Mme de Staël en 1813.
Les lecteurs français n'étaient pas dépayses : ils
retrouvaient chez Schlegel quelques idées de Cha-
teaubriand : l'influence du christianisme sur les pas-
sions humaines-^, sur la mélancolie ', la chevalerie nais-
\. Quelques citations : il vient de parler des partisans des règles :
" Il faudra rire de leur engouement, si toutefois cela est permis, quand
on songe qu'ils ont été dans tous les âges le fléau des arts, et les véri-
tables assassins du génie. » (Préface, p. xi). — « Le drame... à ce
mot (car les mots de tout temps ont causé de graves querelles), je vois
des journalistes le proscrire, ce mot qui, selon eux, outrage le goût. »
(P. 17.) — (( Ce que je trouve de pernicieux dans la tragédie... ce sont
ces vers orgueilleux qui, déifiant les rois, insultent à la misère de la
multitude. » (P. 37.) — « Ne point permettre à l'œil de cesser d'être
humide : faire naître enfin à de divers intervalles le sourire de
l'âme. » (P. 106.) — « 11 reste à imprimer au drame un caractère
d'utilité présente. » (P. 149.)
Tout en protestant contre les cinq actes (p. 252-2o4), contre les
unités (p. 145), tout en écrivant longtemps avant Stendhal et V. Hugo
(t mais, dira-t-on. Corneille a suivi ces régies qui vous paraissent
gênantes et inutiles, etc. » (p. 234), il était modéré : « 11 faut faire
parler la nature, et non la faire crier. » (P. 141.)
2. Schlegel, Cours de littérature dramatique, trad. Necker-Saussure,
•1814, t. II, p. 163, 218.
3. T. I, p. 23.
4. T. I, p. 27-30.
LES THÉORICIENS DU IlOMAXTISME 69
sant de la religion et donnant naissaiice à nne théorie
nouvelle de ranionr, de riionneiii-'; les unités elles-
mêmes modifiées par le christianisme, car le criti((ne,
ici un peu obscur, trouve que la poésie antique « sou-
met l'espace et le temps à l'empire de notre àme »,
tandis que la poésie moderne « consacre ces notions
mystérieuses qui tiennent à la partie la plus élevée
de nous-mêmes, et sont peut-être une révélation de
la Divinité - ». Schlegel est plus clair quand il atta([ue
la tragédie française. En général, il nous reproche
de nous incliner sans raison devant le principe d'auto-
rité^; il nous accuse de subir ainsi l'unité de temps \
l'unité de lieu ^, dont il montre les inconvénients *'.
V. Hugo dans la préface de Cromwell " ne fera que
développer cette phrase de Schlegel : «■ Plusieurs tra-
gédies françaises font naître aux spectateurs l'idée
confuse que de grands événements ont lieu peut-
être quelque part, mais qu'ils sont mal placés pour
en être les témoins *. »
Essayant de définir mieux qu'on ne l'avait fait jusque-
là l'unité d'action ■' , il reproche à la tragédie tantôt de
s'allonger démesurément et lentement pour remplir les
cinq actes de rigueur ^", tantôt d'aller trop vile et de ne
pas ménager assez souvent des « moments de repos et
1. Schlegel, t. I, p. 2o, 26.
2. T. 11, p. 12.J.
3. T. 11, p. m.
i. T. Il, p. lUS-lU.
5. T. 11, I). 117-119.
6. T. 11, I). 139-UO.
7. T. Il, |). 3o.
8. T. Il, p. 135.
9. T. Il, p. 8C-10S.
lu. T. II, p. 114.
70 DU DRAME ROMANTIQUE
de réflexion pour le spectateur ' » ; tous défauts amenés
par une foi aveugle dans les règles : « En France, le
zèle pour soutenir ces règles fameuses n'existe pas
seulement chez les érudits ; c'est l'affaire de la nation
entière. Tout homme Lien élevé qui a sucé son Boi-
leau avec le lait, se tient pour le défenseur-né des
unités dramatiques '. » Les Français, de plus, ont le
tort de confondre la froideur et la majesté dans la forme
comme dans le fond. L'alexandrin en est la cause ^, et
son pkis grand défaut est de fuir le mot propre pour
la périphrase ^. De là la froide éloquence des person-
nages '".
La psychologie tragique est gênée par le respect des
bienséances ^. On invente un personnage de pure con-
vention : le confident'. L'antique Fatalité ne dirige plus
ni les événements ni les esprits, et n'est pas remplacée
par l'idée moderne de la Providence.
L'histoire est faussée dans les événements et les ca-
ractères •'', et jamais la tragédie n'ose s'aventurer dans
l'histoire moderne ^.
Le ré({nisitoire est donc bien complet : de plus, après
avoir critiqué le passé du théâtre, Schlegel annonçait
son avenir, esquissait le drame nouveau^ romantique "^,
admettant le mélange de la familiarité et de la noblesse
1. Schlegel, 1. H, p. 16u.
2. T. Il, p. 87.
3. T. 11, p. l;J8,17.j.
.4. 1'. 11, p. 148, liO.
5. T. II, p. 158-160.
Cl. T. 11, p. 8o, 133-135, 156-160.
7. T. Il, p. 106, 167.
8. T. Il, p. 142-145.
'.). T. Il, p. UU-151.
10. T. II, p. 328-332.
LES THÉORICIENS DU ROMANTISME 71
dans le langage et l'esprit d'un seul personnage *, admet-
tant l'union du comique et du tragique dans la même
pièce -, l'emploi des fous de cour ■', recommandant la
fidélité historique, sans la faire consister dans la vérité
des costumes \ reconnaissant enfin dans Shakspeare le
maître du théâtre.
Trois choses pourtant ont nui, croyons -nous, à
l'intluence de Schlegel en France, et empêchent de
reconnaître en lui le vrai théoricien du romantisme.
Comme tous les étrangers, il ue peut comprendre com-
plètement notre théâtre. C'est ainsi qu'il refuse à
Corneille l'intelligence et le sentiment de l'amour-';
tout en reconnaissant en général la supériorité de
Racine sur Pradon '\ il trouve la Phèdre de ce dernier
supérieure en certains points au chef-d'œuvre de
Racine '. Il sent et comprend si peu une pièce fran-
çaise, qu'il dit à propos de Bérénice : « Le principal
défaut de la pièce est, selon moi, le rôle importun
d'Antiochus ^. »
On peut même dire qu'd ne comprend pas le théâtre,
qu'il n'en est pas un véritable amateur, puisque il ne
croit pas que l'illusion soit possible, fût-ce quelques
instants '^
Enfin, tout en reconnaissant quelques traces de
1. Schlegel, t. H. 399-402.
2. T. U, p. 391, 392.
3. T. H, p. 394-396.
4. T. n, p. 362, 363.
5. T. H, p. 178, 179, 188, 189.
6. T. II, p. 204.
7. T. H, p. 147, 148.
8. T. II, p. 201.
9. T. II, p. MO.
72 DU DRAME ROMANTIQUE
romantisme dans Corneille * et clans Voltaire ^, il ne se
fait pas l'apôtre du romantisme en général, et la con-
clusion de tout son cours est que les Allemands doivent
écrire des ])ièces allemandes, empreintes du génie
allemand, puisées dans l'histoire d'Allemagne. Tel est
le romantisme de Sclilegel ^.
Mme de Staël, qui fit connaître ce système en France,
répète plutôt qu'elle n'invente : empruntant à Ghateau-
^ briand quelques idées sur l'influence du christianisme '\
elle doit surtout beaucoup à Schlegel, qu'elle avait
entendu à Vienne '\ qu'elle cite souvent ^, dont elle s'ins-
pire ^. Grâce à lui, elle a compris l'inutihté et les incon-
vénients des règles, qu'elle raille avec esprit ^. Elle va
plus loin, et trouve la psychologie tragique incomplète,
conventionnelle : « On dirait que chez nous la logique
est le fondement des arts, et cette nature ondoyante,
dont parle Montaigne, est bannie de nos tragédies; on
n'y admet que des sentiments tout bons on tout mauvais,
et cependant il n'y a rien qui ne soit mélangé dans
l'âme humaine ^. »
1. Schlegel, t. H, p. 182.
2. T. Il, p. 154, 155.
3. Les classiques pourtant sentirent qu'un coup sérieux venait de
leur être porté, et ripostèrent : mais leur champion n'était pas de
taille à se mesurer avec Schlegel : ce fut l'inconnu Martine, de Genève,
qui répondit dans son Examen des tragédies anciennes et modernes,
dans lequel le système classique et le système romantique sont jugés
et comparés (1834) : « Mon examen des tragiques anciens est la contre-
partie du cours de M. Schlegel. » (Introduction, p. iv.)
4.. De l'Allemagne, Didot, 1878, p. 146, 148, 369.
5. P. 366.
6. P. 177, 201, 314, 328-329, 365-368.
7. Comme Schlegel (11, 172), elle n'apprécie pas dans la tragédie le
mérite de la difliculté vaincue.
__ 8. De V Allemagne, p. 181-199.
9. P. 212.
LES THÉORICIENS DU ROMANTISME 73
Lrt s'arrêtent les concessions et les théories claires.
Le l'esté est confus et présente bien des contradictions :
si elle admet qu'on doive présenter au théâtre dans un
même caractère ce mélange de grandes qualités et de
petits défauts qu'on voit dans la réalité; si elle écrit :
« Le vulgaire dans la nature se mêle souvent au sul)lime,
et quelquefois en relève l'effet^ », elle ne comprend
pas eu revanche que cette opposition de passions puisse
amener des oppositions de style, et ajoute : « Nous ne
supporterions pas en France le mélange du ton popu-
laire avec la dignité tragique \ » Elle n'admet même
pas que l'on présente des caractères bas : « La haine
et la perversité, dans une femme, sont au-dessous de
l'art; il se dégrade en les peignant ". » D'un coté elle
regrette que « la scène française soit la seule où les
limites des deux genres, du comique et du tragique,
soient très fortement prononcées ''■ » ; de l'autre, elle
prétend que les spectateurs français n'admettraient pas
le mélange : « C'est en vain qu'on les préviendrait
qu'une scène comique est destinée à faire ressortir une
situation tragique : ils se moqueraient de l'une sans
attendre l'autre^'. » Elle trouve enfin le drame inférieur
àla tragédie : <( Le drame est à la tragédie ce que les
figures de cire sont aux statues; il y a trop de vérité
et pas assez d'idéal ; c'est trop, si c'est de l'art, et
jamais assez pour que ce soit de la nature ". »
1. De rAllemagne, p. 188.
2. P. 260.
3. P. 233.
4-. P. 317.
b. P. 184.
6. P. 19G.
74 DU DRAME ROMANTIQUE
Ce livre manque d'idées fécondes. Mme de Staël con-
state les défauts sans indiquer les remèdes topiques : elle
voit, par exemple, les inconvénients de l'alexandrin \
et conclut : « Il serait donc à désirer qu'on pût sortir
de l'enceinte que les hémistiches et les rimes ont tracée
autour de l'art ^. » C'est revenir à la tragédie en })rose.
Mme de Staël ne devine pas le grand mouvement
qui va changer le but de l'artiste, et répudier la théorie
de l'art pour l'art : elle ne veut pas que le théâtre vise
à être utile ^. En somme, il ne devait rester de ce livre
qu'une bonne idée — « En faisant connaître un théâtre
fondé sur des principes très différents des nôtres, je ne
prétends assurément ni que ces principes soient meil-
leurs, ni surtout qu'on doive les adopter en France ; mais
des combinaisons étrangères peuvent exciter des idées
nouvelles '' », — et une bonne intention : Mme de Staël
désire qu'on trouve des pièces « qui puissent ébranler à
la fois l'imagination des hommes de tous les rangs ■' ».
Avec Manzoni, la discussion change de caractère;
jusqu'à lui elle avait été dogmatique et théorique :
fallait-il croire ou non aux unités? Manzoni se demande
si elles sont bonnes pour le public, et pour l'auteur.
Dans la préface du Comte de Carmagnola, et surtout
dans la « Lettre à M. Chauvet sur les Unités », Manzoni,
tout en s'inspirant souvent de Schlegel, expose des
théories originales.
Il se plaint qu'on gâte à plaisir l'esprit du pubhc,
4. Bc rAUcmayne, p. 139, 187, 188.
2. P. 190.
3. P. 193, 190.
4. P. 191.
5. P. 189.
LES THÉORICIENS DU ROMANTISME 75
qu'oïl lui (loiiue des besoins factices; reprenant les
arguments de Molière ', il montre que des spectateurs,
prévenus en faveur des règles, ne peuvent plus juger
impartialement, « car, recevoir l'impression pure et
franche des ouvrages de l'art, se prêter à ce qu'ils
peuvent offrir de vrai et beau, indépendamment de
toute théorie, est un effort bien difficile et bien rare
pour ceux qui en ont une fois adopté une ~ ».
Or, pourquoi sacrifier des beautés originales aux
avantages contestables des règles? On peut déjà se
demander si l'action profite des unités de temps et de
lieu. Mauzoni va plus loin, et prouve qu'elles nuisent
à la vérité historique, les événements réels se passant
rarement en vingt-quatre heures et en un seul lieu 'K
Elles faussent la vérité psychologique; car, pour ftiire
agir les héros de théâtre plus rapidement que les hom-
mes, il faut ou donner aux passions qui les animent une
énergie factice '', ou employer presque uniquement la
plus forte de toutes, l'amour, qu'il n'est pas nécessaire
d'exagérer, pour en faire une passion théâtrale ^\ Pour-
tant l'amour lui-même ne devient-il pas quelquefois, dans
la tragédie française, tyrannique jusqu'à la brutalité,
singulier jusqu'à la monstruosité? Et Manzoni le prouve
par une analyse extrêmement curieuse d'Andromaque*'.
Sa conclusion est qu'il faut se défier des lois géné-
1. Critique de V École des femmes, se. vu : « Vous êtes de plaisantes
gens avec vos règles, etc. »
2. Théâtre (Cliarpentier 187i , p. ll.'J.
3. P. 13G-1;J0.
A. P. i;>2-lo4.
H. P. lo7.
6. P. Io9-16o.
76 DU DRAME ROMANTIQUE
raies; que chaque sujet a besoin de règles particu-
lières^; qu'une révolution est donc nécessaire. Tout
en préférant pour son compte personnel la tragédie ~,
il prédit le drame de 1830 : « Les hommes nés avec
du génie en viendront à la fin à s'indigner des en-
traves qui les empêcheraient de rendre fidèlement les
conceptions où ils verraient leur gloire et les progrès
de l'art ^. » La révolution qu'il pressentait n'était pas
pour l'effrayer : « Où s'arrêtera-t-on? On n'ira pas
trop loin ; la nature y a pourvu; elle a posé des bornes,
et l'art du poète consiste à les connaître ''. »
Ces idées, exprimées dans un excellent style, devaient
se répandre en France pour deux raisons : elles venaient
d'un étranger; cet étranger témoignait, pour la France
et sa littérature, une admiration sincère, une réelle
affection ^.
Avec Stendhal, le progrès des théories romantiques
s'arrête un instant : la confusion commence. Le livre
d'H. Beyle, <( Racine et Shakspeare », appartient à
la catégorie des livres trop loués qui ménagent une
déception au lecteur. Son moindre défaut est d'être
original. Stendhal se vante presque de n'être qu'un
traducteur ^. Assurément il a beaucoup emprunté à
Johnson ", à Schlegel ^, à Manzoni ^.
1. Théâtre, p. 114, 166-168.
2. P. 125.
3. P. 174.
4. P. 175.
5. P. 178.
6. Racine et Shakspeare, p. 249.
7. P. 141.
8. P. 26.
9. P. 19, 40, 234.
LES THÉORICIENS DU ROMANTISME 77
Certaines théories personnelles à Stendhal sont fort
contestables. 11 serait imprudent de prendre au sérieux
sa i;rande définition des deux genres ennemis : « Le
romanticisme est l'art de présenter aux peuples les
œuvres littéraires qui, dans l'état actuel de leurs habi-
tudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur
donner le plus de plaisir possible. Le classicisme, au
contraire, leur présente la littérature qui donnait le plus
grand plaisir à leurs arrière-grands-pères '.»
Stendhal n'apporte en réalité que deux idées justes
et nouvelles - : en général, <( il faut que chaque peuple
ait une littérature particulière et modelée sur son carac-
tère particulier, comme chacun de nous porte un habit
modelé pour sa taille particulière ^ » ; en particulier,
il prétend que « les courts moments d'illusion par-
faite se trouvent plus souvent dans les tragédies de
Shakspeare que dans les tragédies de Racine '' », et
que l'on doit à l'avenir travailler à multiplier ces instants
d'illusion ■'.
VoUà quelque chose, mais en fin de compte c'est
bien peu; car nous n'avons plus à signaler que des
théories fausses ou des prophéties manquées.
Pour le passé, Stendhal attaque la psychologie de
Racine, moins finement que le critique italien °; pour
l'avenir, il n'admet pas le mélange du tragique et du
1. Racine et Shakspeare, j). 33.
2. Encore la première des deux pourrait-elle être rattachée au sys-
tème de Schlegel.
3. Racine et Shakspeare, p. 247.
4. P. 16.
5. P. 3; il se contredit du reste, p. 236.
6. P. 89.
78 DU DRAME ROMANTIQUE
comique \ mais prédit que « notre tragédie nouvelle
ressemblera beaucoup à Pinto , le chef-d'œuvre de
M. Lemercier - ». Il ne croit pas que l'on puisse tirer
des tragédies de l'histoire de France, tant que la royauté
subsistera ^, mais rêve des pièces sur la Mort de Jésus-
Christ ^, sur le Retour de l'île d'Elbe'', tout en pro-
clamant que la politique est impossible au théâtre, et
produit l'elfet « d'un coup de pistolet au milieu d'un
concert '^' » .
Mais la plus grande erreur de Stendhal est d'avoir
condamné sans réserve les pièces en vers : remarquant
que « de nos jours, le vers alexandrin n'est le plus sou-
vent qu'un cache-sottises ~' », au lieu d'en conclure,
comme Lamartine, qu'il fallait « le perfectionner, l'as-
souplir - », il propose de le supprimer; et ce n'est pas
une boutade, comme chez Mme de Staël : Stendhal
répète ses anathèmes à chaque page '•', c'est l'idée maî-
tresse de son livre, et cela seul suffirait à montrer la
faiblesse de son influence ''\
Nous ne retrouverons dans la préface de Cromwell
que trois ou quatre idées de Stendhal : la condamnation
1. Racine et Shakspeare, p. 218.
2. P. AO, cf. p. 157, 183.
3. P. 94, 95.
4. P. 219.
5. P. 225.
6. P. 185.
7. P. 2.
8. Lettre de Lamartine à propos de (( Racine et Shaks2icare »,
19 mars 1823, citée p. 120.
9. R<ici7ie et Shakspeare, p. 10, 35, 36, 90, 91, 95, 109-1 U, 12(5,
127, 150, 1()1, 16(5, 175, 178, 183, 195, 196, 199, 201, 202, 203, 201.,
220-222, en note, 225, 291, 202.
10. De là la déception qu'il éprouva à Hernani, p. 292, 293, et cer-
taines plaisanteries indirectes contre V. Hugo, p. 152-153.
LES THÉORICIENS DU ROMANTISME 79
(le l;i tirade ', l'admiration pour la facilité avec laquelle
Racine porte les chaînes classiques -, cette théorie que
Shakspeare doit être un exemple , mais non un
modèle ', enfin une protestation contre le « bégueulisme,
puisqu'il faut l'appeler par son nom », ainsi déflni :
(( l'art de s'offenser pour le compte des vertus (|u'on n'a
pas. . . l'art de jouir avec des goûts qu'on ne sent point '' » .
Ce livre eut pmirtant de rinfluence sur les lecteurs
déjà excités par Chateaubriand, Schlegel, Mme de Staël,
Manzoni.
Désormais on peut constater en France, un mouve-
ment, déjà politique et littéraire chez les uns, purement
littéraire encore chez les autres : d'abord simple inquié-
tude d'esprit, ennui du connu, désir du nouveau : « On
commence en effet à ressentir de tous côtés une curio-
sité vague pour tout ce qui est neuf et inconnu '' ».
Une école nouvelle se forme, ne sachant pas encore
ce qu'elle veut, ce qu'elle croit, troupe sans chefs, par-
tisans isolés, escarmouchant pour une cause qu'ils ne
connaissent pas très bien, mais n'attendant, pour devenir
une armée, livrer des batailles, et remporter la victoire,
que d'avoir un général.
On ne connaît nettement qu'une seule chose : l'en-
nemi, le (( classicisme », et, comme de tous les genres
classiques la tragédie est encore le plus vivant, c'est sur
elle que va bientôt se concentrer Teffort des assaillants :
le théâtre est le corps même de la place; il faut l'em-
1. Racine et Shak^ipeare, p. Iu8.
2. P. 181.
3. P. 39, p. 219 en note.
i: P. U6.
5. Revue française, t. IV, p. 97.
80 DU DRAME ROMANTIQUE
porter pour pouvoir crier victoire : « Ce que le public
veut, c'est une pensée dramatique en harmonie avec
le moment présent, avec la disposition des esprits '. »
Déjà quelques idées, jusque-là confuses, commen-
cent à se préciser : en présence de l'art pompeux du
xvn^ siècle, on éprouve le besoin de la simplicité, et
même on rêve déjà le mélange des deux tons : « La
liberté des sentiments et des idées, celle qui permet de
s'élever au sublime pour redescendre au familier...
d'unir le tragique au ridicule... manque plus que toute
autre à l'école française. Ce doit être sa première con-
quête -. » On pourrait multiplier les citations de ce
genre, parce que les idées nouvelles sont alors disper-
sées partout : c'est leur force et leur fai])lesse. Elles sont
populaires, mais elles ne sont pas concentrées. Tandis
que les classiques ont un corps de doctrine, un credo
et une orthodoxie littéraire, l'Art poétique de Boileau,
les romantiques n'ont que des articles de journaux,
de revues, quelques pages de livres. Dans ce désarroi
on alla jusqu'à refaire le Uvre de Boileau « à l'usage du
xix*" siècle ^ » .
C'était insuffisant ; de plus il fallait se hâter ; en
France, la foule s'impatiente vite; elle pourrait se
lasser de ces apôtres qui s'agitent et n'aboutissent pas :
(( Le pubhc attend, peut-être avec plus de curiosité que
d'espérance : enfin les esprits sont en mouvement. La
littérature est à la veille d'un dix-huit Brumaire. Mais
i. Rrviie française^ t. X, p. 59.
2. Ibkl., t. lY, p. 100.
3. VArt Poétique, à l'usage du A7Z<= siècle, par Antoine Giguet,
cité par le Globe, 12 août 1826.
LES THÉORICIENS DU ROMANTISME 81
Dieu sait où est Bonaparte. Exoriare aliquis ! ^ »
Ce quelqu'un ne fut pas A. de Vigny. 11 écrivit en 1 827 ,
comme préftice de Cinq-Mars, des « Réflexions sin- lu
Vérité dans l'Art », qui n'étaient pas destinées à faire
époque. En effet, loin d'être un manifeste romantique, ces
quelques pages contiennent la pure doctrine classique.
En psychologie, il n'admet pas les caractères mélangés
de bien et de mal : « Si un honuiie me paraît un
modèle parfait d'une grande et noble faculté de l'àme,
et que l'on vienne m'apprendre quelque ignoble trait qui
le défigure, je m'en attriste, sans le connaître, comme
d'un malheur qui me serait personnel, et je voudrais
presque qu'il fût mort avant l'altération de son carac-
tère -. » Conséquence : la « Muse » doit raconter la vie
de ce personnage « selon la plus grande idée de vice ou
de vertu que l'on puisse concevoir de lui, réparant les
vides, voilant les disparates de sa vie, et lui rendant
cette unité parfaite de conduite que nous aimons à nous
représenter même dans le maP».
En histoire, « l'art ne doit jamais être considéré que
dans ses rapports avec la beauté idéale. Il fiiut le dire :
ce qu'il y a de vrai n'est que secondaire, c'est seulement
une illusion de plus dont il s'embelht, un de nos pen-
chants qu'il caresse. Il pourrait s'en passer, car la vérité
dont il doit se nourrir est la vérité d'observation sur la
nature humaine, et non l'authenticité du fiiit. Les noms
des personnages ne font rien à la chose '. » De pareilles
1. Le Globe^ 17 mai 18-2y.
2. Cinq-Mars, t. I, p. 13, 14.
3. Ibid., p. 14.
•4. Ibid.^ p. 10.
SOLRI.^U.
82 DU DRAME ROMANTIQUE
théories étaient un pas en arrière. Enfin parut la pré-
face de Gromwell, « et tout quatre-vingt-treize éclata^ ».
La révolution pouvait commencer en effet : maintenant
les révolutionnaires savaient ce qu'ils voulaient.
On a contesté l'originalité de cette préface ; on a
montré que ses théories se trouvent déjà dans Schlegel,
dans Mme de Staël, dans Manzoni, dans Stendhal ~.
L'énumération est loin d'être complète : il y manque
par exemple Mercier, Johnson et sa vigoureuse préface
de Shakspeare, parmi les auteurs déjà anciens, et,
parmi les contemporains^ les débutants, qui vont se
faire connaître dans ces luttes ardentes^.
Le grand mérite de la préface, ce qui fit son succès
immédiat, ce qui lui donne encore de la valeur, c'est
justement qu'elle résume d'une façon étincelante, dans
une forme superbe, des théories éparses et mal expri-
mées : toutes ces idées, qui, disséminées, n'avaient
aucune force, firent balle.
De là l'enthousiasme de la nouvelle école, qui prit
pour un créateur celui qui n'était encore qu'un grand
vulgarisateur. N'est-ce pas du reste un mérite singu-
lier? Et que sert d'avoir trouvé une idée si on ne sait
pas l'exprimer, la faire comprendre? « La préface de
Gromwell, dit Th. Gautier , rayonnait à nos yeux
comme les tables de la loi sur le Sinaï ''. » L'enthou-
d. Contemplations, t. V. Réponse à un acte d'accusation.
2. M. Biré, Victor Hugo avant 1830, p. 431, sqq.
3. Sans compter les esprits de transition, comme Nodier. Le Globe
disait excellemment : <' C'est l'exposition d'une nouvelle poétique de
drame. Je dis nouvelle, quoique beaucoup d'idées qui sont aujourd'hui
à la mode, s'y trouvent reproduites. » 6 décembre 1827.
A. Histoii'e du romantisme (Charpentier, 1884), p. 5,
LES THÉORICIEXS DU ROMANTISME 83
siasme est le même chez les plus humbles soldats de
l'armée romantique : un perruquier se suicide en lais-
sant ce testament : « A bas les Vêpres siciliennes, et
vive Gromwell ^ »
Un lecteur plus calme constatera qu'il y a, dans la
préface, trois parties bien distinctes : des imitations,
des erreurs originales, des vérités nouvelles.
Chateaubriand, le seul contemporain qni soit cité
par son nom, et fort respectueusement -, fait encore
sentir son influence : c'est l'esprit plein du Génie du
Christianisme, que V. Hugo écrit : « La Bible, ce divin
monument lyrique, renferme, comme nous l'indiquions
tout à l'heure, une épopée et un drame en germe, les
Rois, et Job ^. » Le sentiment religieux devient pour
V. Hugo comme pour Chateaubriand la source de la
poésie lyrique^; et, plus spécialement, le christianisme
donne à la littérature un genre nouveau, le drame ''; un
sentiment nouveau, la mélancolie ^. Manzoni peut récla-
mer comme sienne cette idée que, « il n'y a ni règles
ni modèles ; ou plutôt il n'y a d'autres règles que les
lois générales de la nature qui planent sur l'art tout
entier, et les lois spéciales qui, pour chaque composi-
tion, résultent des conditions propres à chaque sujet ~ ».
Le poète « a pour habitude de suivre à tout hasard
ce qu'il prend pour son inspiration et de changer de
■1. J. Jaiiin, Histoire de la littémtwe dvanvttique, t. ÏU, p. 209.
2. « On quittera, et c'est M. de Cliateaubriand qui parle ici, etc. »,
p. 7o. Magister dixit.
3. Préface, p. 28.
i. Ibid., p. 8, 9.
a. Ibid., p. 80, 31.
6. Ibid., p. 12-15.
7. Ibid., p. U.
84 DU DRAME ROMANTIQUE
moule autant de fois que de composition ^ ». Quant à
Stendhal, il a légué à V. Hugo, outre sa haine pour
La Harpe ~, quelques plaisanteries sur les périphrases
de la tragédie impériale ^ une protestation contre le
« bégueulisme » qui devient la « bégueulerie "^ », et
la condamnation, peu sincère au fond, de la tirade ^.
V. Hugo répétera encore, après Stendhal, qu'il ne faut
imiter personne, pas même Shakspeare ^ qu'il faut un
théâtre nouveau pour la génération qui a vu Napoléon :
« La queue du xvnf siècle traîne encore dans le dix-
neuvième; mais ce n'est pas nous, jeunes hommes qui
avons vu Bonaparte, qui la lui porterons ". » Seule-
ment le disciple va un peu plus loin que le maître, et
ne semble pas éloigné de croire que Napoléon a été un
précurseur du romantisme ^
Enfin, V. Hugo reconnaît, en tète de son étude sur
les unités, que « des contemporains distingués, étran-
gers et nationaux, ont déjà attaqué, et par la pratique,
et par la théorie, cette loi fondamentale du code pseudo-
aristotélique ^ ». Finalement, V. Hugo doit à ses
prédécesseurs un dernier avantage : il plaide une
cause gagnée d'avance : il reconnaît qu'il écrit pour
« ce public dont l'éducation est si avancée, et que
tant de remarquables écrits, de critique ou d'applica-
1. Préface, p. 59.
2. Ibid., p. 18, 42, 46, 70.
3. îhid., p. 51, 82.
4. Ihid., p. 51.
5. Ihid.^ p. 55.
6. Ibid., p. 45.
7. îhid., p. 71.
8. Ibid., p. 33.
9. Ibid., p. 34.
LES THÉORICIENS DU ROMANTISME 85
cation , livres ou journaux , ont déjà niùri pour
l'art 1 ».
Même quand il répète, V. Hugo est original, par sa
forme : il traduit en images brillantes des idées quel-
quefois obscures; et l'on peut penser de cette préface
ce que Vigny disait, en général, à propos du style :
« La société sent de vagues besoins et de vagues désirs.
Si une pensée nous satisfait, c'est par sa forme qu'elle
-excite l'enthousiasme et se perpétue. Cette forme est
l'œuvre et la propriété de l'auteur, qui lui seul est
créateur ^. »
V. Hugo fit oublier ses prédécesseurs : la Gazette de
France, qui s'indigne de l'éloge de Shakspeare, inspiré
par Stendhal, ajoute : « Les personnes qui ne partage-
ront pas les idées émises dans ce dernier passage... ne
pourront au moins en contester la nouveauté. C'est
pour la première fois, sans doute, qu'on a imaginé de
mettre l'auteur de quelques drames spirituels et liber-
tins sur la même ligne que Molière et Corneille ^ »
C'était là le résultat ordinaire de ses préfaces, écrites
en un style violent, mais superbe : « Elles lui ont joué
le mauvais tour de ces costumes étranges qui, signa-
lant dans la bataille le soldat qui les porte, lui attirent
tous les coups'*. ))
En majeure partie, du reste, cette préface est origi-
nale. En particulier, quelques erreurs commises par le
poète encore jeune lui sont bien personnelles. Pour
1. Préface, p. 70.
2. Vigny, Journal, p. 437, 438.
3. Article cité dans Victor Hugo raconté, t. II, p. 14-6.
4. Préface, p. 6.
86 DU DRAME ROMANTIQUE
prouver deux ou trois idées générales, fort inutiles,
V. Hugo invente une nouvelle histoire littéraire.
Faut-il démontrer que l'épopée remplit la littérature
antique? Pindare devient « plus épique que lyrique »,
Hérodote « est un Homère ^ », le chœur n'est plus
qu'une inutilité dans la tragédie grecque ~.
Pour nous convaincre que dans tout pays le lyrisme
précède toujours l'épopée, qui est toujours suivie du
drame, Chapelain deviendra un véritable poète épique,
et la Pucelle, quoique publiée en 1656, précédera
le Gid, Horace, Ginna et Polyeucte : « En France,
Malherbe avant Ghapelain , Chapelain avant Cor-
neille ^. »
Pour prouver que le christianisme est bien une reli-
gion littéraire, qu'il a révélé au monde le comique, le
laid, le grotesque, en un mot, pour escamoter toute la
comédie antique, il ne faut à V. Hugo qu'une méta-
phore et une comparaison : « A côté des chars olym-
piques, qu'est-ce que la charrette de Thespis? Près des
colosses homériques, Eschyle, Sophocle, Euripide, que
sont Aristophane et Plante? Homère les emporte avec
lui, comme Hercule emportait les Pygmées, cachés
dans sa peau de bon ^ »
Et le pire, c'est que le poète croit raisonner : il trouve
qu'il serait « ridicule de mêler les fantasques rappro-
chements de l'imaafination aux déductions sévères du
raisonnement ^ ».
d. Préface, p. ^0.
2. /6ù/., p. 10, H.
3. Ibid., p. :>7.
i.lbid.,p. \9.
K. Ibid., p. 28.
LES THÉORICIENS DU ROMWTISME f^T
Il est inutile du reste créiiumérer toutes ces eri'eurs ' :
V. Tlugo, en écrivant sa préface, a été plus poète (pie
prosateur; en proie à une sorte de fièvre lyrique, il a
rédigé, en style d'oracle, la nouvelle religion littéraire :
bacchatur vates.
Cette fougue entraîne Fauteur, même lorsqu'il arrive
à la partie sérieuse et raisonnée de sa préface : la théorie
du grotesque.
Qu'entend-il parla? Sans définir le mot, il fait com-
prendre la chose : « D'une part, il (le grotesque) crée
le difforme et l'horrible; de l'autre, le comique et le
bouffon -. » Je ne crois pas pourtant que l'on puisse
distinguer ici le créateur de sa création; voici plutôt la
vraie pensée du poète : le grotesque, c'est ou le difforme
et l'horrible, ou le comique et le bouffon.
Sans critiquer l'histoire du grotesque tentée par
V. Hugo (puisqu'il s'agit avant tout de l'avenir et non
du passé de la littérature), voyons quel parti il prétend
tirer de cet élément nouveau.
Le grotesque, existant dans la réalité, doit se retrou-
ver dans le drame, parce que « tout ce qui est dans la
nature est dans l'art " ». Cet axiome n'est ni d'un
réaliste, ni d'un « naturiste » ; car Y. Hugo ajoute
a qu'il faut reconnaître, sous peine de l'absurde, que
le domaine de l'art et celui de la nature sont parfaite-
ment distincts ^ ». Il le prouve, sinon par une idée, du
1. Citons pourtant un raisonnement singulier sur les règles : l'unité
d'action « exclut les deux autres. II ne peut pas plus y avoir trois
unités dans le drame que trois horizons dans un tableau ». (P. 38.)
2. Préface, p. 19.
3. Ibid., p. 31.
4. Ibid., p. -47.
88 DU DRAME ROMANTIQUE
moins par une image : « Le drame est un miroir où se
réfléchit la nature. Mais, si ce miroir est un miroir ordi-
naire, une surface plane et unie, il ne renverra des
objets qu'une image terne et sans relief, fidèle, mais
décolorée : on sait ce que la couleur et la lumière per-
dent à la réflexion simple. Il faut donc que le drame soit
un miroir de concentration qui, loin de les affaiblir, ra-
masse et condense les rayons colorants, qui fasse d'une
lueur une lumière, d'une lumière une flamme K » En
d'autres termes, l'art est la nature modifiée par le génie.
D'après ce principe, quelle importance le grotesque
doit-il avoir dans le drame?
D'abord, quelle place doivent laisser au sublime le
difforme et l'horrible? V. Hugo croit qu'au xvi*' siècle
on est allé trop loin ~, jusqu'à faire prédominer le gro-
tesque sur le sublime ; mais « le type du beau reprendra
bientôt son rôle et son droit, qui n'est pas d'exclure
l'autre principe, mais de prévaloir sur lui. 11 est temps
que le grotesque se contente d'avoir un coin du
tableau ^. . . »
Quant au comique et au bouffon, ils ne seront plus
relégués dans un genre à part; ils feront irruption dans
la tragédie; ainsi, au heu d'avoir d'une part, « des
abstractions de vices, de ridicules; de l'autre, des
abstractions de crime, d'héroïsme et de vertu », on aura
« quelque chose à représenter, l'homme; après ces
tragédies et ces comédies, quelque chose à faire, le
1. Préface, p. 47, 48.
2. V. Hugo cite là-dessus, dans un ordre singulier, Arioste, dont
l'œuvre parait en lol6, puis Cervantes (1604), puis Rabelais (1532).
3. Préface, p. 25, 20.
LES THÉORICIENS DU ROMANTISME 89
drame ^ ». Le spectateur ne perdra rien à ce mélange :
« Que fait-on, en effet, maintenant? On divise les jouis-
sances du spectateur en deux parts bien tranchées. On
lui donne d'aljord deux heures de plaisir sérieux, puis
une heure de plaisir folâtre...; que ferait le drame
romantique? 11 broierait et mêlerait artistement ces
deux plaisirs ^. »
Ce mélange d'éléments disparates devient une règle,
même i)our les caractères ; au lieu de chercher l'intérêt
psychologique dans la simphcité, d'imposer au besoin
à un personnage de l'histoire une unité morale qu'il
n'avait pas, le dramaturge romantique doit s'efforcer
de reproduire la complexité des caractères réels, avec
leurs contradictions, leurs faiblesses, leur mélange de
grandeur et de petitesse, « car les hommes de génie, si
grands qu'ils soient, ont toujours en eux leur bête, qui
parodie leur intelligence. C'est par là qu'ils touchent à
l'humanité, car c'est par là qu'ils sont dramatiques ^. »
Il semble que V. Hugo recommande cette variété
dans les caractères, par respect pour la réalité histo-
rique. Ses idées, pourtant, sur la fidélité à l'histoire
sont loin d'être arrêtées. Sans doute il prétend que le
drame doit être une résurrection : il faut que l'auteur
« interroge les chroniques, s'étudie à reproduire la
réalité des faits, surtout celle des mœurs et des carac-
tères, bien moins léguée au doute et à la contradiction
que les fixits ^ » .
1. Préface, p. 32.
2. IMcL, p. G9.
3. Ibid., p. 32, 33.
4. (( Le but de l'art est presque divin : ressusciter s'il fait de l'his-
toire; créer s'il fait de la poésie. » Préface, p. 48.
90 DU DRAME ROMANTIQUE
Mais, d'un autre côté, nous voyons le poète préférer
les époques obscures, où, nul document contemporain
n'éclaircissant les choses, « la liberté du poète en est
plus entière, et le drame gagne à ces latitudes que lui
laisse l'histoire ^ ». Mêmes contradictions dans les notes
de la préface ; elles nous apprennent à la fois que « il
est peu de vers de cette pièce qui ne puissent donner
lieu à des extraits d'histoire, à des étalages de science
locale », et que, « dans les œuvres d'imagination, il n'est
pas de 2^^èces justificatives - ». Il faut se garder, dit
V. Hugo, de chercher de l'histoire pure dans le drame,
fût-il historique; et pourtant « on est étonné de lire
dans M. Gœthe les lignes suivantes : « Il n'y a point
à « proprement parler de personnages historiques en
« poésie. » — On sent où mènerait cette doctrine, prise
au sérieux : droit au faux et au fantastique ". »
Ne nous étonnons pas de ces contradictions, de cette
obscurité sur un détail : dans l'ensemble, la préface est
confuse, lorsqu'elle affirme; elle n'est précise que dans
ses négations. Nous constatons, pour les théories du
romantisme, ce que nous avons annoncé pour sa pra-
tique : les romantiques veulent détruire, faire autre
chose que ce qui existe. Ont-ils l'intention de composer
une poétique nouvelle? Non pas : ils veulent surtout
renverser l'ancienne. V. Hugo « a d'abord eu bien
plutôt l'intention de défaire que de faire des poéti-
ques '^ ». a Ce qu'il faut détruire avant tout, c'est le
d. Préface, p. 03.
2. Dramp, t. I, p. ^45, 546.
3. Ibid., p. 550 oo2.
i. Préface, p. 59.
LES THÉORICIENS DU ROMANTISME 91
vieux faux goût. Il faut on ch'rouiller la littérature
actuelle ^ » Cette préoccupai ion est générale : « Tout
le monde était d'accord sur un point, c'est que, si l'on
ne savait pas encore ce qu'on voulait, on savait an
moins ce dont on ne voulait plus -, »
Sur un point seulement Victor Hugo se sépare du
romantisme naissant : son instinct de poète l'emporte
sur la logique du système négatif, et, (pioique la tragédie
soit en vers, Victor Hugo ne conclut pas avec Stendhal
que le drame doive être en prose : « Si le faux règne en
effet dans le style comme dans la conduite de certaines
tragédies françaises, ce n'était pas aux vers qu'il fallait
s'en prendre, mais aux versificateurs. Il fallait con-
damner non la forme employée, mais ceux qui avaient
employé cette forme; les ouvriers, et non l'outil ■'. » '
Sauf cette exception unique, la préface était une arme
de combat '; elle pouvait détruire, mais non pas fonder;
car, si nous essayons de condenser ces formules nua-
geuses, voici quelle doit être, pour arriver à l'unité
dramatique, la marche à suivre : en parcourant tout
l'espace nécessaire, eu vivant devant nous tout le
temps ({u'il faudra, des personnages nombreux, ayant
la grandeur épique et le sonffle lyri([ue, unissant les
défauts et les faiblesses physiques aux qualités et aux
beautés morales, mêlant dans leurs propos et dans leurs
1. Préface, p. 71.
2. Alexandre Dumas, Th'ntre^ t. I, p. 2-2.
3. Préface, p. 53.
4. Dans celte bataille, personne, je crois, ne (it remarquer une con-
tradiction pourtant singulière entre les idées de la préface de Cro)ii-
wcll, et les théories de la préface des Odes (février 1824), préface dans
laquelle V. Hugo se posait en conciliateur.
^2 DU DRAME ROMANTIQUE
actes le sublime au grotesque, devront collaborer à une
action simple qui donnera aux spectateurs l'illusion de
la nature, de la réalité.
Tel est le drame défini par le poète ; sa raison vaut
moins que son imagination, car voici le drame qu'il rêve :
« C'est une grande et belle chose que de voir se déployer
avec cette largeur un drame où l'art développe puissam-
ment la nature, un drame où l'action marche à la con-
clusion d'une allure ferme et facile, sans diffusion et
sans étranglement; un drame enfin où le poète remplisse
pleinement le but multiple de l'art, qui est d'ouvrir au
spectateur un double horizon, d'illuminer à la fois l'inté-
rieur et l'extérieur des hommes K » Mais que valent, en
matière de théâtre^ les imaginations ou les rêves? Au
fond, Victor Hugo devait se rendre compte que toutes
les poétiques peuvent se résumer dans un mot : ayez^du
talent. « Dans des questions de ce genre, il n'y a qu'une
solution. Il n'y a qu'un poids qui puisse faire pencher la
balance de l'art, c'est le génie '^ »
i. Préface, p. 48, 49.
2. Ibid., p. 56.
CHAPITRE III
HERNAXI — LE VERS — LA PROSE — LE DLALOGUE
LE MONOLOGUE — LA NARRATION
Nous ajouterons : une œuvre de génie.
En effet, les classiques, battus clans les discussions
théoriques, pouvaient se retrancher derrière Corneille,
Racine, et s'écrier : Faites-en autant! Leurs adversaires
étaient forcés de répondre : « Quel dommage que ce
drame (Gromv\fell) n'en soit pas un ! ce serait peut-être
le chef-d'œuvre que nous attendons tous impatiem-
ment K » Et, pendant que les romantiques se désolaient,
ne voyant rien venir, les classiques triomphaient dédai-
gneusement, prenant en pitié leurs adversaires, allant
jusqu'à dire : « Le romantisme n'est point un ridicule :
c'est une maladie, comme le somnambulisme ou l'épi-
lepsie ~. ))
Sans doute on avait Shakspeare, et les romantiques ne
1. Revue française^ t. VU, p. 237. Le Globe le juge à sa valeur :
'( Si ce n'est pas un bon ouvrage, c'est une admirable étude. » 2 fé-
vrier 1828.
2. Cyprien Desmarais, cité par le Globe, 11 juin 182o.
94 DU DRAME ROMANTIQUE
se faisaient pas faute de le vanter, comme le seul maître.
C'est même à ce moment que commence la naturalisa-
tion du poète anglais en France. Mais Shakspeare n'était
pas encore Français : c'était un fils de « la perfide
Albion ». On ne pouvait donc tout au plus que le mettre
sur le même rang que Racine. Le Globe lui-même
n'aurait jamais admis qu'en face de Shakspeare Racine
n'était qu'un polisson : « Ne sacrifions point Shakspeare
à Racine, ni Racine à Shakspeare : ce sont deux puis-
sants dieux. Pourquoi en faire des dieux ennemis *? »
De plus, l'œuvre de Shakspeare était conçue en dehors
des règles : il fallait quelque chose qui fût fait directe-
ment contre les règles : «. Dirigeons tous nos efforts
contre ces retranchements. Que la règle des unités, la
séparation des genres... s'écroulent l'une après l'autre
sous les coups du bon sens; et, maîtres de la place, nous
n'aurons plus qu'à entonner le 7e Deum d'usage. Ce
sera au génie à faire le reste ~. » Mais on était encore
fort loin de ce Te Deiun^ et les romantiques avaient
beau se demander :
Qui de nous, qui de nous va devenir un dieu?
Ou encore : « Ne paraîtra-t-il pas, ce réformateur de
la scène française? ^ » Rien ne paraissait. En attendant
le génie espéré, on prit ce qu'on trouva. Pour battre en
brèche la règle des vingt-quatre heures, on fit « Julien
ou Vingt-cinq ans d'entracte '. » A ce moment, on a
1. Globe du 9 juillet 1825.
2. Ibid., 27 octobre 182!J.
3. Revue française, t. IV, p. MO.
i. Globe ^ 14 janvier 182G.
HERNANI 95
tellement besoin d'un drame qui fasse époque, que le
Globe salue « Trente ans ou la Vie d'un joueur »
eomme le coup de grâce de la tragédie : « Le mélo-
drame la tue, le mélodrame libre et vrai, plein de vie et
dÏMiergie, tel que le fait M. Ducange \ » Même le
Henri III, de Dumas, quoique bien supérieur, ne fut
pas le coup de tonnerre attendu ~. La pièce plut, mais
ne fut pas un succès décisif^; elle était en prose : séduits
par la préface de Gromwell, les jeunes gens voulaient
un drame en vers.
Les romantiques en étaient encore à attendre leur
chef-d'œuvre. C'est au milieu de cette attente générale
des amis, des ennemis, qu'Hernani apparut. De bonne
ou de mauvaise grâce tout le monde est obligé de recon-
naître le succès de la pièce : « Les spectateurs étaient
au niveau des acteurs, qui ont joué comme des épi-
leptiques '*. » C'est qu'en effet Hernani était le sauveur
promis et attendu : « On demandait aux romantiques
un succès : M. Victor Hugo vient de répondre. La
carrière est ouverte ^. »
L'enthousiasme fut tel que Ton songea à comparer
les débuts du jeune poète à ceux de Corneille : «. Pour
cette génération, Hernani a été ce que fut le Cid pour
1. GZo6e, 23 juin 1827.
2. « Le public s'est plu à cette peinture comme à tout ce qui est
dédain du passé... Autrefois, disait l'autre jour quelqu'un, la tragédie
représentait les infortunes des princes et les ridicules des citoyens :
aujourd'hui, il nous faut les drames pour les infortunes des citoyens,
et les pièces historiques pour les ridicules des princes. » {Revue fran-
çaise, t. X, p. 72.)
3. « Tout son théâtre est ainsi fait, moitié granit et moitié sable. »
J. Janin, Litt. dramut., t. VI, p. 281.
4. Gitzette de France, citée au Moniteur du 28 février 1880.
.5. Courrier des tribunaux, ihid.
96 DU DRAME ROMANTIQUE
les contemporains de Corneille ^ » Cette comparaison
de Th. Gautier, pieusement recueillie par P. de Saint-
Victor , est une erreur-.
Le Cid a été une révélation, n\a dû son succès qu'à
lui-même : personne ne s'y attendait, et tout le monde
a suivi. Hernani a été l'aboutissement de tout un parti,
la délivrance désirée; il a dû une part de son succès à
son actualité; il est arrivé juste à temps, je dirai pres-
que : juste à terme.
Ils n'ont qu'un point de commun : ils furent violem-
ment attaqués.
Pour Hernani, tout l'effort des ennemis porta sur le
vers nouveau. On sentait que c'était là le point impor-
tant, la clef de la position.
On peut étudier la réforme de l'alexandrin dans trois
pièces qui parurent presque en même temps : Othello^
le 24 octobre 1829, Hernani, le 25 février 1830, et
Christine, le 30 mars 1830.
Il n'y a pas entre le vers de Racine, que l'on peut
prendre comme type de l'alexandrin, et le vers roman-
tique, de différence essentielle : ce dernier est plutôt le
terme d'une évolution commencée au x\if siècle.
Un vers de Racine ne se coupe pas seulement en deux
moitiés : chaque hémistiche se subdivise lui-même en
deux parties égales ou inégales, terminées chacune par
une syllabe rythmique ou accentuée. On peut donc, en
étudiant la disposition de ces quatre syllabes rythmi-
ques, ramener tous les vers classiques à un certain
1. Th. Gauthier, HifiL du Rom., p. 119.
2. « Ce que le Cid fut à l'ancien théâtre, Hernani le fut au nou-
veau. » Victor Hugo, p. 32.
HERNANI 9!7
nombre de types. M. Becq de Fouquières compte jus-
qu'à trente-six de ces alexandrins quaternaires K
Mais il faut remarquer que souvent le sens contrarie
a loi de l'hémistiche; or, au théâtre, le sens doit primer
l'harmonie : avant d'être un alexandrin, le vers est une
idée. De \k la nécessité de reconnaître que, quehiuefois,
Racine néglige la règle de l'hémistiche :
Tout m'est suspect : je crains que tout ne soit séduit ^.
Roi sans gloire, j'irais vieillir dans ma famille '.
On pourrait nudtiplier ces exemples : en pareil cas
l'alexandrin devient ternaire. M. Becq de Fouquières a
dressé une liste, qu'il croit presque complète, de ces
singularités \ Il serait facile cependant d'en ajouter un
grand nombre. Rien que dans la liste des vers que l'on
peut prendre comme types du quaternaire pur, nous
trouvons un certain nombre de vers qui non seulement
peuvent, mais même doivent être rangés parmi les
alexandrins ternaires :
Ryth.ve n" I. Ah! madnmr! excusa; un aiwait qui s'égare.
Ali! madame! excusez un amant qui s'égare.
— no y. Ce jeune enfant ioujoitrs tout prêt à me percer.
Ce jeune enfant toujours tout prêt à me percer.
— n° G. Ai-je done é\evê si haut voire iovtune.
Ai-je donc élevé si haut voire iovtune.
— n° ÏV). Seigneur, sans se montrer lâche, ni téméraire.
Seigneur, sans se montrer /^?clie, ni [éméraii'e.
— n" 16. Ah! sans doute, il lui croit Vâine trop généreuse.
Ah! sans doute, il lui croit Whne trop généreuse.
— n" 19. Ochosias rest(nt seul avec ses en fants.
Ochosi(/.s restait seid avec ses enfants.
1. Traité général, p. 88-97.
2. Britannicus, v. -1^37.
3. Iphigénie, v. 78,
4. Traité général, p. llu-121.
SOURIAU. 7
98 DU DRAME ROMANTIQUE
En réalité, l'alexandrin de Racine présentait donc au
moins quarante-deux combinaisons de rythmes : c'était,
ce semble, une flexibilité suffisante pour qu'il pût suivre
la pensée sans la gêner. Pourtant les romantiques le
trouvèrent trop raide encore, et le brisèrent pour l'assou-
plir. En fin de compte, la révolution accomplie, on put
compter jusqu'à treize rythmes nouveaux K
Sur ce point, la victoire des romantiques fut décisive,
parce qu'elle fut modérée : ils n'abusèrent pas, en géné-
ral, de la suppression de l'hémistiche.
Le plus audacieux fut A. de Vigny, qui, dans son
More de Venise, semble éviter de se soumettre à l'an-
cienne loi :
L'île a de bons chefs; mais l'opinion publique...
Je n'en suis pas moins tout aux ordres de Venise... ^
Discipline ou rang, tout peut être votre texte 3.
Ma barque voguera seule, et je suis sauvé *, etc.
Dans Hernani, au contraire, il y a plus de cent pages
où l'on ne trouverait pas une seule infraction à la règle
de l'hémistiche.
Dans Christine, des vers comme le premier de la
pièce :
Cher Descartes, je suis heureux, sur ma parole,
sont de rares exceptions.
L'effort des romantiques porta principalement sur la
1. Tv'dW' (jénérul, p. 136-141.
2. A. I, se. IX.
3. A. II, se. VI.
4. A. II, se. X.
HERNANI 90
règle lie renjaiiibement. Ce fut là leur plus réelle inno-
vation. A. de Vigny prétendait que si Racine « eût été
forcé de mettre sur la scène tragique un sujet tout
moderne..., il eut rompu le balancement régulier et
monotone du vers alexandrin par l'enjambement d'un
vers sur l'autre ^ ».
Ce n'était pas seulement pour faire autre chose que
les classiques : le but était plus positif. Les romanti-
ques voulaient pouvoir tout dire, faire annoncer par
exemple, « avec un seul vers alexandrin,
Madame la duchesse de Montmorency -. »
Il ftillait donner au vers l'allure libre de la prose, le
naturel du style parlé : « Du moment où le naturel s'est
fait jour dans le langage théâtral, il lui a fallu un vers
qui pût se parler ^. »
Il y eut même d'abord excès, comme il arrive dans
toutes les réformes qui ne sont pas instinctives, mais
voulues; des enjambements trop fréquents font des
vers une prose mal coupée, sans harmonie :
Son père alors m'aimait, et très souvent
M'invitait; nous pariions de ma vie, en suivant
Par année et par jour, les sièges, les batailles
Les désastres sur mer, les vastes funérailles
1. Thc'Ure, t. U, p. 8i.
2. Ihhl., ibld.
3. Lettre de V. Hugo à Tennint. Ces idées sont justes : l'enjambe-
ment donne de la facilité au vers; je ne vois qu'une restriction à
faire : l'enjambement n'est admissible qu'avec les vers se terminant
par une rime masculine, ou par une rime féminine au singulier s'éli-
danl devant le vers suivant commençant par une voyelle : sinon, la
syllabe muette de la rime féminine reprendrait sa valeur, et les deux
vers réunis auraient vingt-cinq pieds et non vingt-quatre.
100 DU DRAME ROMANTIQUE
OÙ je m'étais trouvé : je parcourai les temps
De mes plus grands périls, et ces rudes instants
Où la mort en passant nous effleure la tête;
Je lui disais comment je devins la conquête
D'un barbare ennemi, etc. i
Ou mieux encore, dans Christine :
Vous êtes cinq en tout; cortège respectable
Pour une majesté d'hier. — J'ai sur ma table
Oublié mon écrin; allez mêle quérir,
Paulo. — Voyons, messieurs, nous allons donc courir
Le monde, et visiter d'abord Rome, la France
Après ^.
Tout cela est de la prose rimée ; il faut, pour éviter ces
excès, une oreille de poète. Victor Hugo, par exemple,
n'a pas, dans tout Hernani, employé l'enjambement plus
de soixante fois. Dans de pareilles proportions, ce pro-
cédé cesse d'être un danger pour l'harmonie du vers;
d'autre part, il a un avantage : il permet de supprimer
presque complètement l'inversion.
En effet, sauf Dumas, le moins poète des trois, et qui
ne craint pas d'écrire :
Mais ce que n'ont point France, Italie, Angleterre,
Voyez, Steinberg, ce sont, à la démarche austère.
Ces quatre grands vieillards qui s'avancent vers moi ^.
OU encore
Je suis le roi Christine. — Et, dites^moi, plus fort
Mon trône a-t-il pesé sur vous de cet effort *,
i. More de Vimisf, a. I, se. viii.
2. Act. U, se. VIII.
3. Christine, a. I, se. i.
A. Ibid., a. II, se. vi. « Nul cœur n'est plus exempt d'envie que le
mien. J'écoutai donc ce premier acte {Marion Delorme), avec une pro-
HERNANI 401
sauf Dumas, dis-je, nous voyons A. de Vigny et Victor
Hugo, sans proscrire absolument l'inversion, l'éviter
cependant; leur vers est « plus ami de l'enjambement
(jui allonge, que de l'inversion qui embrouille ^ ».
Malheureusement un nouveau danger apparaît. Un
vers qui ne présente aucune inversion, qui enjambe
sur son voisin, comme une ligne de prose sur la ligne
suivante, est facilement « escamoté » par l'acteur, au
grand désarroi de l'auditeur peu musicien : comment
tîmpêcher la confusion? Uniquement par la rime.
La préface de Gromwell est un peu vague là-dessus,
et se contente de préconiser un vers « fidèle à la rime,
cette esclave reine, cette suprême grâce de notre poésie,
ce générateur de notre mètre '^w. Sainte-Beuve est
plus précis, quoiqu'en vers :
Rime, l'unique harmonie
Du vers, qui, sans tes accents
Frémissants
Serait muet au srénie ^.
En effet, puisque à la monotonie apparente de
l'alexandrin succédait la variété un peu déconcertante
quelquefois du vers romantique, la rime devenait
Tunique harmonie de la poésie. Plus le rythme était
relâché, plus la rime devait être sévère. Il fallait donc
d'abord que la rime portât sur un mot important, néces-
fonde admiration, mêlée, cependant, de quelque tristesse : je sentais
que j'étais loin de cette forme-là, que je serais longtemps à y atteindre,
si j'y atteignais jamais. » Dumas, Mémoires, t. V, p. 2S8.
1. Préface, p. Ui.
2. Ibid.
3. Poésies complètes (Charpentier, 1877), p. 29. •
102 DU DRAME ROMANTIQUE
saire à l'idée, que l'on ne pût pas escamoter ; ensuite,
qu'elle fût sonore et riche.
Dans son enthousiasme pour la richesse de la rime,
le romantisme affecta d'en mépriser la pauvreté chez
les classiques : « Les deux tiers des rimes masculines
employées par Racine sont des rimes en er ou en é;
toujours ce son creux et sourd revient; chaque fin de
vers semble tomber dans un trou \ »
C'est là de l'orgueil de nouvel enrichi.
Actuellement, au contraire, on prétend que la rime
riche appauvrit l'idée; que certains mots en appellent
forcément d'autres ; que V. Hugo , en particuHer,
pour rimer, est presque obligé d'employer le calem-
bour -.
Sans partager l'enthousiasme de Tennint, qui pré-
tend que « la rime riche, loin d'être une entrave, est
plutôt une facihté ^ », on peut affirmer que bien
rarement la rime a l'air d'être une gêne pour V. Hugo.
Deux ou trois mots seulement, chez lui, ont des rimes
prévues, commme ces « nuées » toujours suivies de
« huées ». En doublant presque, d'un seul coup, le
vocabulaire poétique, V. Hugo a facilité les rimes
riches '^. Quant aux calembours, s'il y en a, c'est que
le poète ne les déteste pas.
En général, la rime riche n'a pas été un obstacle
pour les romantiques, parce qu'ils ne l'ont pas acceptée
comme une loi absolue. Jamais Dumas, A. de Vigny ou
\. Wilhelm Tennint, Prosodh' de racole romantiqw (18i3), p. HO.
2. Esthétique du vei'S moderne, par M. Guyau. Revue philosophiqur,
mars 1884.
3. Prosodie, p. 88.
4. Poésie, t. V, p. 28 sqq.
HERNANI 103
V. Hiii(o, n'ont songé à la loi de la consonne d'appui,
promulguée par leurs successeurs *. Loin de là, ils
admettent certaines rimes faibles pour l'oreille, et font
rimer : A. de Vigny, chercher avec cher ^', début avec
but "'; Dumas, pardon avec donc ', alphabet avec Elisa-
beth ^ : V. Hugo, je fis avec fils ", jaloux et tous ', tous
et genoux ^, trône et couronne ", patronne et trône *'*, ici
et choisi *', troubla et hélas *-. Ce sont là, du reste, des
exceptions rares. Leur rime est, en général, juste pour
l'oreille : en pareil cas ils ne se préoccupent pas qu'elle
soit exacte pour l'œil. On a prétendu tirer des œuvres
de V. Hugo la règle que « un mot terminé par un T ne
peut, sans faute grossière, rimer avec un mot qui ne
soit terminé par un T '^ ». C'est une erreur. Dans ses
œuvres dramatiques, V. Hugo, comme les autres
romantiques, ne se préoccupe que de la richesse du son,
et fait très bien rimer, dans huit vers qui se suivent :
nom, compagnon; êtes, faites; sacrés, assassinerez;
1. '< La consonne d'appui est la consonne qui, dans les deux mots
qui riment ensemble, se trouve placée immédiatement devant la dernière
voyelle ou diphtongue pour les mots à rime masculine, et immédiate-
ment devant l'avant-dernière voyelle ou diphtongue pour les mots à
rime féminine. » PtHit traité ch' porùe franmisi;, par M. T. de Banville,
p. 56. Ainsi Quinaut ne peut pas rimer avec défaut « puisqu'il manque
à cette rime la consonne d'appui »,
2. Thnître, t. Il, p. i\d.
3. /(/., t. II, p. 422.
4. Id., t. I, p. 223.
5. Id., t. I, p. 213.
6. Id., t. Il, p. 17.
7. Id., t. Il, p. 18.
8. Id., t. II, p. 20.
9. Id., t. H, p. 30.
40. Id., t. II, p. 73.
11. W., t. II, p. 100.
12. Id., t. II, p. 128.
13. Petit traité, p. 75.
104 DU DRAME ROMANTIQUE
viles, villes ^; ou encore orgueil et deuil ^; de même que
Dumas fait rimer glissant et sang ^, savez et arrivés *,
Gromwell et lequel ^; et A. de Vigny, blancs, san-
glants*^'; crois, froids'; puissants, consens^; temps et
instants ^.
En un mot, ils étaient de l'avis de leur critique pré-
féré, qui reprochait à Malherbe d'avoir oublié « que la
rime relève de l'oreille plutôt que des yeux, et qu'il est
même piquant quelquefois de rencontrer deux sons
parfaitement semblables sous une orthographe diffé-
rente ^° » .
Avec toutes ces facilités, le vers romantique devait
permettre le mot propre, et supprimer la périphrase.
En général il y a réussi. Sans doute on pourrait citer
quelques exceptions. A. Dumas, par exemple, met une
savane en Egypte ^^ et une lande en Hollande '^; il s'ima-
gine faire un vers en écrivant :
Il te faut à ton tour à fouler à tes pieds
Quelqu'un ^^
1. Théâtre, i. II, p. 50.
2. M., t. II, p. 64.
3. Id., t. I, p. 203.
4. Id., t. I, p. 222.
ô. Id., t. I, p. 253.
6. Id., t. II, p. 108.
7. H., t. Il, p. 126.
8. Id., t. II, 133.
9. Il était plus sévère pour autrui : « Hédelmone, nom qui rime
commodément (je ne dirai pas à aumône et anémone, ce serait
exact et difficile), mais à soupçonne, donne et ordonne, etc. » Théâtre,
t. II, p. 86.
10. Tableau de la poésie au xvi^ siècle, Sainte-Beuve, p. 155.
11. Théâtre, t. Il, p. 241.
12. Id., t. I, p. 200.
13. Id., t. 1, p. 218.
HERNANI lOo
Il emprunte à la tragédie impériale ses formes les
plus surannées :
Qui? ma sœur? Noyée? Où? — Dans le prochain ruisseau ».
et à Delille ses périphrases :
EIi bien! l'heureux Flaniel, au nom partout cilô,
N'était qu'un écrivain de l'Université,
Dont la main mercenaire, habile à la peinture,
Dans la souple arabesque encadrait l'écriture -.
On pourrait trouver même dans A. de Vigny de ces
faiblesses :
Mais qui peut du destin surmonter les grands coups 3?
La brillante couleur de sa trame est formée
Des teintes que produit la momie embaumée *.
La périphrase apparaît encore :
Depuis cinq fois sept ans ]k promène mes yeux «.
quand « trente-cinq ans » conviendrait aussi bien au
rythme et mieux à la réforme romantique °.
d. T. XI, p. 218.
2. T. VI, p. 210.
3. Théâtre, t. M, p. 2S0.
4. Id., t. II, p. 188.
5. Id., t. Il, p. 121.
6. De Vigny, qui trouvait en 1829 {Théâtre, t. II, p. 80j ridicule chez
autrui ce vers
Ces mortels dont l'État gage la vigilance,
oubliait qu'il avait écrit lui-même en 1822 :
C'est un de ces guerriers dont la constante veille
Fait qu'en ces palais d'or la royauté sommeille.
(Poésies complètes, p. 1G6.)
106 DU DRAME ROMANTIQUE
Nous le répétons : de pareilles taches sont rares ;
de plus, elles sont la faute du yersifîcateur, et non pas
du vers.
A tout prendre, le vers romantique était un progrès.
Sans doute, on lui a reproché d'être plus court que
levers de Racine ^ Tous les calculs numériques du
monde ne pourront jamais prouver que :
Je voulais voir Calciias avant que de partir
est plus long pour l'esprit ou pour l'oreille que :
Un rossignol perdu dans l'ombre et dans la moussd ^.
W. Tennint, du reste, dès 1843, comparant « ton bras
est invaincu mais non pas invincible » au vers a et les
immenses nuits des pôles étoiles », remarque que « le
premier vers, quoique magnifique, est petit, et le
second est vaste, spacieux, infini... on dirait qu'il a
vingt syllabes ^ » .
Outre cela, ce vers est plus varié que celui de Racine,
sans cesser d'être harmonieux : seulement, c'est une
harmonie nouvelle à laquelle l'oreille, bercée par la
régularité classique, eut quelque peine à s'habituer,
gênée par les rejets et les enjambements. Le vers ne
se chantait plus : il se parlait. Il pouvait être lyrique
ou prosaïque, selon les besoins de la pensée. Le drame
français devenait aussi libre que le drame de Shakspeare;
avec son mélange de prose et de vers, impossible chez
i. Traité général, p. 12o.
2. Hernani, a. V, se. m.
3. Prosodie, p. 138.
HERNANI 107
nous à cause de la rime. Nous pouvions maintenant,
nous aussi, introduire ce que A. de Vigny appelait, d'un
mot assez heureux, le mélange du récitatif et du chant :
« Un drame ne présentera jamais au peuple que des
personnages réunis pour se parler de leurs afïtiires : ils
doivent donc parler. Que l'on fasse pour eux ce réci-
tatif simple et franc, dont Molière est le plus beau
modèle dans notre langue; lorsque la passion et le
malheur viendront animer leur cœur, élever leurs
pensées, que le vers s'élève un moment jusqu'à ces
mouvements sublimes de la passion qui semblent un
chanta tant ils emportent nos âmes hors de nous-
mêmes *. » Il disait encore : « Il fallait... détendre le
t
vers alexandrin jusqu'à la négligence la plus familière
(le récitatif), puis le remonter jusqu'au lyrisme le plus
haut (le chant) -. »
Les exemples heureux de ce mélange abondent dans
le drame romantique : pour n'en citer qu'un seul,
prenons-le dans le moins lyrique de nos trois poètes ^ :
CUARLES VU
Alain Chartier souvent m'a parlé d'un pays
A l'Orient, bien loin, où le roi saint Louis
Est allé guerroyer.... tu te souviens, esclave,
D'un roi qui vous vainquit, d'un roi pieux et brave?
YAQOLB
Mon aïeul à mon père a raconté qu'un jour
Un chef nazaréen, au port d'Abou-Mandour
d. Théâtre, t. II, p. 82.
2. Ibid., p. 87.
3. (( Vers le même temps, j'avais lu Quentin Durward, et la figure
du Mograbin m'avait frappé; j'avais pris en note quelques-unes de ses
phrases pleines de poésie orientale. » Dumas, Mcmoires^ t. VUI, p. 19".).
Ce serait une élude intéressante (mais qui sortirait de notre sujet), de
savoir quelle influence W. Scoit a eue sur la litttérature française.
108 DU DRAME ROMANTIQUE
Débarqua, conduisant des galères aux voiles
Plus nombreuses qu'aux cieux, la nuit, sont les étoiles.
Ils voulaient, disaient-ils, conquérir au Saint Lieu
Le tombeau de Jésus qu'ils nomment fils de Dieu.
Mais Allah seul est grand! A la voix du Prophète
Le désert à son aide appela la tempête :
Le simoun s'élança comme un lion sur eux,
Et les enveloppa de ses ailes de feux...
Tout fut fait; le désert immense, infranchissable
Couvrit leurs ossements de son linceul de sable.
Le chef nazaréen y périt sans renom.
Et l'écho de Tunis ne m'a pas dit son nom M
Tous les drames romantiques, malheureusement, ne
sont pas en vers, et la prose convient peu à l'exaltation
de leurs personnages, au lyrisme de leurs idées, ou de
leurs images. Nous admettons volontiers qu'un héros
du moyen âge, s'exprimant en vers, pense et parle en
poète; nous consentons même à ce qu'un simple con-
temporain, un bourgeois comme nous, soit lyrique par
instants, s'il parle par hexamètres. La convention du
vers une fois admise, le spectateur ne peut pas trouver
invraisemblable une idée, une image poétique, puisque
la forme l'est déjà; on n'a pas le droit de réclamer,
comme plus naturel, le prosaïsme, chez un personnage
qui débite des alexandrins.
Mais, si le héros romantique parle en prose, s'il
n'est plus séparé de nous par la convention du vers,
1. Charles Vil, a. 111, se. m. — Cette étude doit sembler incomplète;
mais il ne m'a point paru nécessaire de redire ce qu'avaient écrit
Wilhelm Tennint, Prosodie de l'école romantique (1843); Th. Gautier,
Art dramatique m France, t. UI, p. b9-61 ; M. Renouvier, Critique phi-
losophique, 3« année, t. I, p. 193 sqq., 2U8 sqq., 337 sqq.; t. II, p. 49
sqq. ; M. Jean Aicard, préface de Miette et Noré; M. Th. de Banville,
Petit traité de poésie française; M. Becq de Fouquiéres, Traité général
de versification française; M. Guyau, VEsthétique du vers moderne,
Mevue philosophique, mars 1884.
HERNANI 109
nous pouvons exiger de lui la simplicité d'une conver-
sation réelle. Sans être forcément prosaïque, il n'a plus
le droit d'être lyrique ; pour reprendre les mots mêmes
d'A. de Vig-ny, le chant lui est interdit : il ne peut pas
s'élever au-dessus du récitatif.
Comme le dit A. Dumas, faisant plaider, dans
Antony, sa cause par un poète, « la ressemblance entre
le héros et le parterre sera trop grande, l'analogie trop,
intime; le spectateur qui suivra chez l'acteur le déve-
loppement de la passion voudra l'arrêter là où elle
se serait arrêtée chez lui; si elle dépasse sa faculté de
sentir ou d'exprimer, à lui, il ne la comprendra plus, il
dira : c'est faux *. » Bien entendu, A. Dumas proteste
contre cette condamnation au nom « de ces quelques
hommes qui, plus heureusement ou plus malheureu-
sement organisés que les autres, sentent que les passions
sont les mêmes au xv' qu'au xix*" siècle, et que le cœur
bat d'un sang aussi chaud sous un frac de drap que sous
un corselet d'acier ». Mais un drame n'est pas écrit
pour quelques êtres surhumains : au théâtre, la majorité
fait loi. Un héros en frac, parlant en prose, ne peut
exprimer que les sentiments ordinaires, rien ne le
séparant plus de nous.
Cette distinction entre les pièces en prose et les pièces
en vers, si indispensable pourtant, ne fut pas admise
par les trois grands romantiques. De là cette forme
souvent bizarre, ce style spécial, qui, plus que le fond
peut-être, a vieilli si vite dans leurs drames.
Une visite vient-elle troubler Antony causant avec
1. Antony, a. IV, se. vi.
110 DU DRAME ROMANTIQUE
Adèle? le farouche amoureux s'exclame : « Oh ! malé-
diction sur le monde qui vient me chercher jusqu'ici! ^ »
A une aimable coquette qui lui demande combien de
fois il a aimé, il répond : « Demandez à un cadavre
combien de fois il a vécu... ~ », ce qui n'empêche pas
son interlocutrice de lui trouver le caractère gai. Un
notaire lui refuse un renseignement : « Malédiction sur
.lui! et que sa mère meure! ^)> — « Enfer! » s'écrie-t-il
devant une porte qui ne s'ouvre pas à sa convenance.
Du resle ces exclamations ne représentent aucune idée,
car le même sceptique qui vient de railler les « rêves »
religieux d'une femme, ajoute dans la même minute
« Béni soit Dieu! », et « Perdre mon âme pour si peu!
Satan en rirait ! '* »
Gennaro, prié de dire la vérité, et n'ayant qu'à
répondre oui ou non, commence par une tirade : « Les
pêcheurs de Galabre qui m'ont élevé, et qui m'ont
trempé tout jeune dans la mer pour me rendre fort et
hardi, m'ont enseigné cette maxime, avec laquelle on
peut risquer souvent sa vie, jamais son honneur : Fais
ce que tu dis, dis ce que tu fais ^. »
Les plus minces personnages parlent avec la même
redondance : « As-tu un poignard, demande le duc d'Esté
à un spadassin. — H y a deux choses qu'il n'est pas aisé
de trouver sous le ciel, c'est un Italien sans poignard,
et une Italienne sans amant ^. » Pour faire comprendre
1. Antony, a. H, se. m.
2. Ihid.^ a. II, se. IV.
3. Ibid.^ a. H, se. v.
4. Ihid.^ a. V, se. m.
îi. Lucrèce Borgia, a. II, li^e partie, se. m.
6. Ibid.^ 2<= partie, se. i.
HERNANI 111
à un de ses camarades qu'une femme jalouse est dange-
reuse, le sbire Homodei lui dira simplement : « Quand on
a une idée qui peut tuer quelqu'un, la meilleure lame qu'on
y puisse emmancher, c'est la jalousie d'une femme '. »
Chatterton, pour expliquer ([u'il ne peut se condamner
à un métier, s'écrie : « Jamais je ne pus enchaîner dans
des canaux étroits et réguliers les débordements tumul-
tueux de mon esprit, qui toujours inondait ses rives,
malgré moi -. » Sans doute on pourrait répondre que
Chatterton, rimeur de son métier, et exaspéré par la
misère, a le droit d'être poète en prose, et d'employer
des images presque lyriques. Mais pourquoi le très pro-
saïque Talbot dit-il : « Je voudrais, tant cela fait honte
au pays, je voudrais pouvoir le dire si bas, que l'air ne
pût l'entendre ^. » Pourquoi Kitty Bell, au cœur grand,
mais à l'esprit simple, dit-elle : « Quelle femme sera
honorée, grand Dieu, si je n'ai pu l'être, et s'il suffît aux
jeunes gens de la voir passer dans la rue pour s'emparer
de son nom, et s'en jouer comme d'une balle qu'ils se
jettent l'un à l'autre '. » Pourquoi surtout le froid et
pacifique quaker dit-il aux enfants de John Bell, en leur
parlant de leur père : « Cet homme-là vous tuera... c'est
une espèce de vautour qui écrase sa couvée ^ » ; à John
Bell lui-même, à propos de ses ouvriers : « Le bêlement
de tes moutons t'a-t-il jamais empêché de les tondre et
de les manger ®? » à Chatterton : « Tu peux perdre ton
1. Angelo, journée Ul, se. i.
2. Chatterton^ a. I, se. v.
3. Ibid.^ a. ni, se. iv.
A. Ibid., a. H, se, v.
5. Ibid., a. I, se. i.
6. Ibld.^ a. I, se. ii.
112 DU DRAME ROMANTIQUE
âme, mais tu n'as pas le droit d'en perdre deux. Or,
il y en a une qui s'est attachée à la tienne, et que ton
infortune vient d'attirer, comme les Écossais disent que
la paille attire le diamant radieux \ »
Outre ce premier défaut, capital, menaçant pour
l'immortalité de l'œuvre, un second apparaît, menaçant
pour le genre lui-même. Si l'on traite en prose un sujet
auquel conviendrait le vers, n'est-ce pas par cette fai-
blesse qui pousse à se contenter du moindre effort ? On
préfère la prose à cause de sa facilité relative. Les négli-
gences, les incorrections, les fautes de français même,
insupportables en vers, et par cela môme rares en poésie,
passent ainsi plus facilement, surtout à l'audition : n'y
a-t-il pas là une tentation pour le dramaturge, un relâ-
chement possible dans sa sévérité de style? Ces faiblesses
sont sans doute rares dans les drames en prose de
V. Hugo et d'A. de Vigny, écrivains scrupuleux ^. Elles
sont déjà plus nombreuses chez A. Dumas, qui com-
1. Chatterton, a. HI, se. ii. Les images d'A. de Vigny ne sont pas
toujours iieureuses : « Ces perles, si ieniement formées, et si peu ache-
tées, ne sauraient donc faire vivre l'ouvrier qui les couve dans son
sein, au fond de ses solitudes sacrées. » (Journal^ p. 405.)
2. Dans les drames en prose de V. Hugo, je n'ai trouvé qu'une incor-
rection M A peine ai-je été tombée », Brame, t. III, p. 245, et dans ses
œuvres en vers :
Tenez, c'est à ce point qu'il n'est rien que j'oublie.
[Drame, t. II, p. 144.)
Être choisi d'un peuple à venger son afTront.
[Poésie, t. II, p. 307.)
11 y grava son nom, afin qu'on s'en souvienne.
[Poésie, t. VII, p. 278.)
Dans A. de Vigny : « Attendez seulement un jour pour penser à
votre àme. » — « Il n'y a rien que je n'aie pensé. » {Théâtre^ \. I,
p. 131.)
HERXANI 113
mence la décadence littéraire du loiiuuitisme. On re-
grette de trouver trop souvent dans son théâtre des
phrases comme celles-ci : « De tous ceux qui s'abreu-
vent du sein d'une majesté, la favorite est la plus à
plaindre ^ » ; « Le duc est bien puissant, madame...
cependant mes actions sont une monnaie que je défie
de frapper au coin de sa volonté lorsque cette volonté
ne sera pas la mienne - » ; — « Il y a une région de
mon cœur où n'a jamais retenti le nom de mon père ^ » ;
— « Dix-huit ans! Oh! c'est bien cela!., la première
pulsation de l'amour... le premier éveil de la pas-
sion..., le premier son argentin du bonheur dans le
clavier vierge de l'imagination '' » ; — « Si j'étais sûr
que la Providence ne prît quelquefois le nom de
hasard, je me fierais à cette sainte fille de notre reli-
gion... ^ »
Quelquefois l'incorrection va jusqu'à la faute de fran-
çais : « Vous me paraissiez né pour tous les rangs...
je n'osais rien spécialiser à l'homme qui me paraissait
capable de parvenir à tout *^ » ; — a Oh ! si vous n'avez
pas amour de moi, ayez pitié de moi " » ; — « Celle
dont le prince a fait choix est, à ce qu'il paraît, de
mœurs très sévères... le prince en résulte qu'il faut
sauver les apparences *. »
1. Théâtre, t. X, p. 216.
2. Ibid., t. X, p. 224.
3. Ibid., t. X, p. 238.
4. Ibid., t. X, p. 279.
5. Ibid., t. XXV, p. 81.
6. Ibid., t. H, p. 179.
7. Ibid., t. II, p. 189.
S. Ibid., t. X, p. 204. Peut-être est-ce une faute d'impression.
SOURIAU. 8
114 DU DRAME ROMANTIQUE
Enfin, A. Dumas a proposé, sans succès, deux mots :
« tortureur et tenailleur ' » .
Des drames qui présentent de pareilles taches sont peu
durables. Quand ils ont lassé le public et ne trouvent plus
de spectateurs (ce qui arrive fatalement à toute œuvre
de théâtre), ils ne peuvent retenir le lecteur par la pureté,
l'honnêteté du style. Enfin, troisième et dernier incon-
vénient de la prose dans le drame : si l'on traite un
sujet auquel le vers ne peut s'adapter, auquel la prose
seule convient, il faut en conclure que dans ce sujet,
situation, personnages, idées, tout est prosaïque. C'est
donc faire descendre l'art, et l'auteur de la préface de
Cromwell l'avait bien compris : « L'idée trempée dans
le vers prend soudain quelque chose de plus décisif et
de plus éclatant. C'est le fer qui devient acier. » — La
prose « a les ailes bien moins larges. Elle est ensuite
d'un beaucoup plus facile accès ; la médiocrité y est à
l'aise; et, pour quelques ouvrages distingués, comme
ceux que ces derniers temps ont vu paraître, l'art serait
bien vite encombré d'avortons et d'embryons -. » En un
mot, il redoutait pour le romantisme ce qu'on a appelé
d'un mot qui manquait à la langue : l'invasion de la
Pambéotie. Il ajoutait, du reste, avec une indulgence
1. Théâtre, t. X, p. 262 ; t. XX, p. 179. Uumas reconnaissait, avec une
bonne foi parfaite, l'infériorité de son style; il disait en parlant de sa
pièce de Heiiri III : h Qu'un critique consciencieux la prenne et la sou-
mette au plus sévère examen : il y trouvera tout à reprendre comme
style » Mémoires, t. V, p. 81. On pourrait trouver même dans ses
vers certaines incorrections :
Il est en attendant
Le combat que l'Anglais oifre...
(T. Il, p. 270.)
2. Préface, p- 56.
HERNAXI 115
aimable pour ses émules : « Que le drame soit écrit en
prose, ce n'est là qu'une question secondaire *. »
A l'introduction de la prose ou du vers plus libre h'
dialogue a incontestablement gagné. Il peut passer faci-
lement des familiarités de la causerie aux sublimités du
dialogue cornélien. De jeunes Romains peuvent dis-
cuter avec le « tonsor Bil)ulus » , sur la coiffure à la
mode.
Bibulus, donne-moi la piiico et le miroir,
Et je m'épilerai moi-inêinc. — Sans rasoir?
— Sans l'asoir. cic. -
Ce vers brisé qui peut être familier, spirituel, et qui
fait rire, devient noble, passionné, et nous émeut dans
les Burgraves.
Si j'étais cet enfant, si vous étiez mon père"? —
(àpart.) Dieu ! (haut.) La douleur, Otbert, l'égaré et t'exaspère.
Tu n'es pas cet enfant! Je te le dis ! — Pourtant
Souvent vous m'appelez « mon fils! » — .le t'aime tant!
C'est riiabitudc; et puis, c'est le mot le plus tendre, etc. *
On ne trouve pas uniquement dans le drame ce dia-
logue coupé, ces répliques brèves. Souvent la pensée du
personnage dramatique se développe longuement, len-
tement, comme la pensée du héros tragique. Sur ce
point le drame recommence la tragédie.
La condamnation de la tirade, prononcée par Stendhal
et ratifiée par la Préface, n'est admise dans la pratique
1. Préface, p. 06.
2. Caligula, prologue, se. v.
3. Burgraves, III^ partie, se. m.
116 DU DRAME ROMANTIQUE
ni par A. de Vigny, ni par Dumas, ni par V. Hugo lui-
même. Seulement la tirade n'est plus un discours ou
plutôt une dissertation psychologique sur des nuances
de passion. Sauf de rares situations, où il est naturel que,
l'un des deux interlocuteurs préférant se taire, l'autre
parle longtemps d'une passion qui déborde en lui, par
exemple le couplet du vieillard amoureux et jaloux, dans
Hernani ', et peut-être l'invocation du proscrit à ses
compagnons morts -; sauf enfin la prière de Marion
Delorme à Louis XIII ", nous ne voyons pas dans tout
le drame romantique une seule tirade qui ne soit aussi
conventionnelle que celles de la tragédie. Ce sont de fort
beaux morceaux oratoires, très brillants, mais qui ne
perdraient rien à être transportés dans une anthologie :
ils ne font pas corps avec la pièce. Nous citerons la
conférence faite par la reine de Suède sur les droits du
génie '\ la mercuriale de don Ruy Gomez à don Carlos
et à Hernani ^, sa philippique au même Hernani '^, le
réquisitoire d'Antony contre la^société ', la harangue de
maître Picard ^. Le défaut de ces longs discours est leur
invraisemblance : ils supposent chez l'interlocuteur une
patience que le spectateur n'a pas lui-même; surtout,
1. Écoute, on n'est pas maître
De soi-même, amoureux comme je suis de toi,
Et jaloux, etc.
(A. III, se. I.)
5. Monts d'Aragon ! Galice, Estramadoure, etc.
(A. III, se. IV.)
3. Marion Delorme^ a. IV, se. vu.
4-. Christine^ a. I, se. i.
Ij. Herncini, a. I, se. m.
6. Ihid., a. III, se. v.
7. Antony, a. II, se. v.
8. Mavvchule cVAiicrc, a. Il, se. iv.
IIERXAXl 117
lorsqu'il s'agit de faire la leçon à un roi, la tirade s'al-
lon2:e étoinianiment. Le vieux duc énumérant ses aïeux
au roi Charles ' ; le marquis de Nangis prêchant la clé-
mence à Louis XIII ~; M. de Saint-Vallier donnant à
F'rançois I" une leçon d'honneur-', parlent avec autant de
longueur et d'invraisemblance que le plus loquace des
orateurs tragiques.
Il faut pourtant noter sur ce point un progrès :
quelquefois ces longs couplets, que le mutisme de l'au-
diteur fait ressembler trop souvent à un monologue,
s'animent et deviennent dramatiques, grâce à de brus-
ques et fréquents changements dans l'esprit de celui
qui parle; ce sera la prière de la maréchale à Isabella '^ ;
les imprécations de Triboulet contre les courtisans ^; le
grand discours de Ruy Blas aux ministres ^.
Citons enfm, pour être complet, une dernière inno-
vation. La foule elle-même parle ', rarement, il est vrai :
deux fois dans Cromwell '', une fois dans la Maréchale
d'Ancre^. .•*•«- r^#uo«<
En somme^ nous constatons une modification plutôt
qu'un progrès; sans doute le drame conserve le dia-
logue tragique avec ses nuances; il en ajoute même
quelques-unes; mais l'intérêt psychologique est moins
recherché : très souvent, trop souvent, le dramaturge
i. Hcrnani, a. III, se. vi.
2. Marion Delonne, a. IV, se. vu.
3. Lf roi s'amuse, a. I, se. v.
4. Maréchale d'Ancre, a. IV, se. ix.
U. Le roi s'amuse, a. III, se. m.
6. Rwj Blas, a. 111, se. ii.
7. M. Biré a remarqué que eelte innovation n'appartient pas aux
romantiques purs, à eeux de 1830 : Victor Hugo avant 1830, p. 443.
8. A. V, se. X, XI.
9. A. I, se. I.
118 DU DRAME ROMANTIQUE
ne vise qu'à l'effet oratoire. Il en est de même pour le
monologue.
On retrouve dans le drame tous les types du mono-
logue classique, jusqu'au monologue d'exposition \ jus-
qu'au monologue purement psychologique '.
Mais ici encore l'amour de la rhétorique l'emporte
quelquefois sur l'instinct dramatique des romantiques,
et le monologue devient un soliloque, où nous n'appre-
nons rien, où le personnage a trop l'air de ne parler
que pour lui-même et pour le plaisir du poète : tel
fiernani, à la fin du premier acte.
A peu près dans ce genre, il faut encore citer le
monologue-conférence, dans lequel le poète suspend
l'action pour placer quelques idées générales sur la po-
litique ou l'histoire. Ce sera l'interminable couplet de
don Carlos devant le tombeau de Gharlemagne ^, ou
plutôt (la beauté des vers pouvant faire illusion dans ce
premier exemple), la pâle imitation de ce morceau par
A. Dumas ^. La grande innovation des romantiques, ou,
pour mieux dire, leur véritable supériorité sur le mono-
logue classique toujours un peu froid, trop abstrait,
consiste dans ce que j'appellerai, faute de mieux, le
monologue d'action, c'est-à-dire les scènes où un per-
sonnage resté seul, non seulement pense tout haut,
mais encore agit. Dans le monologue tragique, en effet,
nous avons déjà fait remarquer que l'intérêt est pure-
ment psychologique, que le spectateur s'intéresse uni-
d. Tour de Nesle, Vie tableau, se. i.
2. Antnny, a. HI, se. vi; — Le mi s'amuse, a. II, se. ii; — Maréchale
d'Ancre, a. H, se. ix ; a. IV, se. i.
3. Hernani, a. IV, se. n.
•i. Christine, a. Il, se. ii.
IIEUXAXI 119
quement à l'évolution des idées, qu'il observe chez le
héros en scène une suite de raisonnements contradic-
toires, une lutte intérieure réglée par ce qu'on a appelé
« la loi de fluctuation '» . Tantôt deux passions se com-
battent et triomphent alternativement; tantôt une seule
passion est analysée, devant nous, jusque dans ses
nuances les plus délicates; mais toujours ces différentes
oscillations de l'àme ne dépendent que de l'âme elle-
même, ne sont dues qu'à des défaillances de la volonté,
qui finit régulièrement par triompher. Dans le mono-
logue dramatique, au contraire, les causes extérieures
agissent sur l'àme, la dominent souvent, la guident
toujours; et les différentes étapes parcourues devant
nous par la pensée du héros ont, comme points de
départ, non plus des retours alternatifs de passions,
mais des faits matériels indépendants de sa volonté. La
duchesse de Guise, anxieuse, écoute tous les bruits du
dehors, et le simple bruit d'une porte qui se ferme
change son désespoir en joie ~. Triboulet triomphe, le
pied sur le sac où il croit François I'"" enfermé, et fait
moins un monologue qu'un dialogue avec le cadavre
de son ennemi '''. Nous voyons enfin les pensées déso-
rientées de Chatterton dirigées par l'heure qui sonne,
par le froid de la nuit, par le brouillard, « écris plutôt
sur ce brouillard qui s'est logé à ta fenêtre, comme à celle
de ton père » , par le bruit de sa voix, par ce mot « père »,
([ui éveille aussitôt en lui un nouvel ordre d'idées "'.
1. M. Janet, article cité.
2. Henri III, a. V, se. i.
3. Roi s'amuse, a. V, se. m.
4. Chatterton, a. III, se. i.
120 DU DRAME ROMANTIQUE
Ce nouveau procédé, moins régulièrement logique
que l'ancien, est aussi plus scénique, plus vivant; il prête
à l'imprévu, il plaît à l'imagination du spectateur. Ici
le drame est en progrès sur la tragédie ; ne dissimulons
pas ces supériorités : elles sont rares.
La dernière à signaler est la diminution du nombre
des récits. On en trouvait de trois sortes dans la tra-
gédie : la narration du premier acte, mettant le specta-
teur au courant de la situation, des événements anté-
rieurs; la narration du milieu, racontant les différentes
péripéties ; et enfin, presque toujours au cinquième acte,
le récit de la catastrophe.
Le romantisme n'a guère conservé que la narration
du début. Quelquefois, nous retrouvons purement et
simplement le récit classique, fait par un comparse
quelconque K D'ordinaire les romantiques modifient un
peu l'ancienne narration : mais ils la déguisent plutôt
qu'ils ne la transforment. Ce n'est plus un confident,
mais un inconnu, un personnage sombre, et fort au
courant des secrets les plus mystérieux^ qui se dresse
tout à coup devant nous, et débite une longue tirade.
Dans Marie Tudor « un homme coiffé d'un bonnet jaune »
raconte ainsi des événements vieux de seize ans ^. Dans
Angelo, Homodeï jusque-là muet surgit près de
Rodolfo : « Vous ne vous appelez pas Rodolfo. Vous
vous appelez Ezzelino da Romana, etc. ^ » Cette façon
de raconter à quelqu'un sa propre histoire est un pro-
cédé très commode pour l'auteur, très instructif pour
1. Burgraves, lf« partie, se. ii.
2. Journée I, se. iv.
3. Journée I, se. iv.
HEUXANl 1:21
le spectateur; mais le mutisme du second personnage
est aussi peu vraisemblable que le long silence de
Thésée, pendant le récit de Théramène.
Dans le corps même des drames, on trouve peu de
récits: ou, s'il s'en rencontre un, l'auteur tâche de lui
donner une allure familière, qui ne sente pas la dignité
tragique. Dans la Maréchale d'Ancre, Picard s'adresse
au juif Samuel : « Je montais ma garde bourgeoise
avec mes ouvriers serruriers à la porte Bussy. Je parlais
à M. le prévôt des marchands et à MM. les échevins
qui me connaissent bien, et depuis longtemps. Je lui dis
(c'est à M. le prévôt) je lui dis : « Soyez tranquille ».
Parce que, voyez-vous, il m'avit avant, etc. ^ »
Enfin la narration du dénouement est absolument
supprimée : condamnée par allusions, dans la préface
de Gromwell -, elle avait été trop vivement attaquée
et ridiculisée dans l'intimité des conversations, pour
qu'un seul des trois 'grands romantiques osât s'en
servir encore ^. La catastrophe finale devait se passer
sous nos yeux. Le spectateur, au lieu d'une narration
toujours apprêtée, et qui refroidit l'intérêt des quatre
premiers actes, éprouve l'émotion la plus vive juste à la
fin de la pièce. L'intérêt grandit, et arrive à son apogée
à la dernière scène. Le drame ici est encore incontes-
tablement supérieur à la tragédie, car il est plus
scénique. Supposons les dénouements d'Henri IIÏ,
d'Hernani, ou de Chatterton, remplacés par une narra-
1. A. II, se. II.
2. Préface, p. 3o, 51.
3. « Le récit de Théramène avec les commentaires de Tliésée )>,
parodie en vers, par Méry.
122 'du drame romantique
tion : ces drames n'existeraient pour ainsi dire plus.
Dans la tragédie, en général, l'intérêt se soutient jusque
vers la moitié du cinquième acte, pour faiblir un peu
au dénouement; dans le drame, au contraire, les quatre
premiers actes sont sacrifiés, c'est-à-dire consacrés à
rendre possible une situation finale très forte qui se
dénoue juste au moment où le rideau tombe.
Ajoutons, pour être complet, que nous trouvons
dans le drame un genre de narration inconnu à la tra-
gédie, la narration psychologique. V. Hugo est le seul
qui l'ait employée ; encore n'en découvrons- nous qu'un
seul exemple. Dans Marie Tudor, l'homme au bonnet
jaune raconte ce qui se passe dans l'âme de Fabiani à
Fabiani lui-même : « Vous n'en étiez pas amoureux. —
Je n'était pas amoureux de Jane? — Pas plus que de la
Reine. Amour, non; calcul, oui. — Ah ça, drôle, tu
n'es pas un homme, tu es ma conscience habillée en juif?
— Je vais vous parler comme votre conscience, milord.
Voici toute votre affaire, etc. ^ » Suit toute une longue
narration qui nous fait voir à nu le cœur de l'Italien. Ce
procédé trop ingénieux n'a servi qu'une fois. Guidé par
son instinct dramatique, le poète dut se rendre compte
que rien n'était plus insipide. Ce qui sauve le mono-
logue tragique de la froideur, c'est la passion qui anime
le personnage en scène. Rien de pareil ici : la passion
a beau être violente dans l'âme de Fabiani, le juif ne
peut que la raconter froidement.
i. Journée I, se. vi.
CHAPITRE IV
UNITÉ DE TEMPS — UNITÉ DE LIEU — DÉCORS
Il ne faudrait pas juger l'audace des romantiques
d'après la « Réponse à un acte d'accusation * ». Pour
reprendre le mot du poète, ce n'est pas un quatre-vingt-
treize qui commence pour la littérature, mais un pai-
sible quatre-vingt-neuf.
En effet, après s'être égayé de ceux qui veulent sou-
mettre toutes les pièces à l'unité de temps, comme
« un cordonnier qui voudrait mettre le même soulier
à tous les pieds ' », l'auteur de la Préface reconnaît
que si un poète ne doit pas se gêner à priori pour
trouver un sujet qui aille aux unités, il n'est pas mau-
vais qu'une fois la pièce faite, les unités s'y trouvent :
à intérêt égal, il aime mieux « un sujet concentré
qu'un sujet éparpillé '' ». Il est même si modéré sur
ce point que son premier drame, pourtant le plus
d Contemplations, t. I, p. 27.
2. Préface, p. 37.
3. Ibid., p. 65.
124 DU DRAME ROMANTIQUE
démesurément long de tous, est aussi régulier qu'une
tragédie classique K
Dans ses pièces jouées, Y. Hugo profite largement
de la liberté qu'il conseille aux autres, et ses drames,
délivrés de la mesure étroite des vingt-quatre heures,
s'étalent à l'aise dans des mois entiers, sans que le
poète, du reste, aille jusqu'à l'abus : un entr'acte d'un
mois, c'est là tout ce qu'il se permet.
En effet, le théoricien du romantisme, tout en pro-
clamant bien haut les défauts de l'unité de temps, devait
au fond en saisir l'utilité : elle empêche d' « éparpiller »
l'action. Si, dans ce cadre étroit. Corneille a pu placer
quelquefois deux actions -, que sera-ce quand le jour
deviendra un an, et plus ^? Exagérez la longueur d'une
pièce, et l'unité d'action, c'est-à-dire d'intérêt, disparaîtra.
Il est incontestable, du reste, que, dans la mesure
où les romantiques en ont profité, la liberté de temps
qu'ils s'accordent est sage. Quand le rideau se relève,
pourvu que rien ne vienne immédiatement indiquer
que les jours ont passé par trop vite de l'autre côté
de la toile, le spectateur admet fort bien que l'auteur
se mette à l'aise avec la loi du temps ^ Mais nous ne
4. Préface, p. 60.
"2. Dans Cinna, par exemple.
3. Dans sa Guette de Cent mis, pièce animée des meilleures inten-
tions, mais peu dramatique, M. Coppée n'a pas employé tout le siècle.
auquel il avait droit. 11 s'est contenté de vingt-quatre ans. Mais toute
unité d'action, c'est-à-dire d'intérêt, disparaît. Cette œuvre a tout au
plus l'unité d'action épique.
4. Il arrive quelquefois à V. Hugo de négliger la réalité du temps
dans le corps même d'un acte. Ainsi, au premier acte de Rwj Blas, la
Reine, qui doit, a dit Salluste, passer au bout de deux heures, appa-
raît, à peine une lieure après. Ce sont là du reste des vétilles, visibles
à la lecture, inappréciables au théâtre.
UNITÉ DE TEMPS — UXITÉ DE LIEU — DÉCORS 125
pensons pas que, dans une pièce sérieuse, on puisse
jouer impunément avec la complaisance du spectateur.
Si le premier acte se passe au beau soleil de l'été, à
l'acte suivant un décor de neige ne serait pas le bien-
venu. On peut en tirer cette conclusion : le public ne
songe même plus à réclamer l'unité de temps : mais
il ne faudrait pas la lui fiiire regretter. S'il vous fait
crédit là-dessus, c'est à condition que rien ne vienne
préciser la durée de l'entr'acte.
Nous voici donc revenus, pour cette unité, à la pra-
tique de Corneille. Ne parlez pas du temps qui s'écoule
entre deux actes : c'est inutile. Le spectateur vous
laisse toute liberté. Sur ce point donc, les romantiques
se sont peut-être fait illusion, et ont exagéré l'impor-
tance du progrès réalisé.
L'unité de lieu, pour la tragédie qui cherche l'in-
térêt dans le drame intérieur, Tunité de lieu était un
bien, quand elle n'était pas une gêne. Lorsque l'au-
teur n'était pas obhgé de se mettre à la torture pour
imaginer des prétextes plausibles aux entrées et aux
sorties, lorsque le spectateur n'était pas choqué de
l'apparition d'un personnage, n'était pas forcé de se
demander : « Mais où donc sommes-nous? » lors-
qu'enfin la tragédie, ramenée à l'antique simplicité
grecque, se mouvait librement entre ses barrières
étroites, l'unité de lieu ajoutait au charme, pour des
esprits français amoureux de simplicité. La pièce y
gagnait en clarté, en intérêt, par conséquent. L'intérêt
de plus n'était pas divisé entre le plaisir des yeux et
le plaisir des oreilles ; on pouvait goûter des joies plus
simples, plus abstraites. Mais, outre que cette unité de
126 DU DRAME ROMANTIQUE
lieu était souvent une gêne, quelquefois une impos-
sibilité, il faut avouer qu'une grande partie du public,
même au xvn'' siècle, devait rester insensible à ce plaisir
par trop spirituel.
L'émotion entre par les yeux plus fortement que par
les oreilles. Telle scène dramatique de la vie réelle,
qui nous semble froide, à distance, racontée par un
témoin oculaire, prend, lorsqu'on voit le lieu où elle
s'est passée, un tout autre relief ^ De là, nécessité
de substituer au décor vague de la tragédie, un décor
plus précis : de là aussi, nécessité de changer le décor,
lorsque la scène se déplace. Nous admettons. aujour-
d'hui que « la localité exacte est un des premiers
éléments de la réalité », vérité que l'on commençait
seulement à comprendre, aux premiers temps du
romantisme '^
En théorie donc, les romantiques avaient pleinement
raison; n'y a-t-il pas quelque chose à reprendre dans
leur pratique?
Nous ne parlerons par des décors machinés qui
jouent pour ainsi dire un rôle dans la pièce. Ce pro-
cédé, bon dans les féeries, paraît enfantin pour un
drame. Dans Henri III, le rideau se lève sur le labo-
ratoire d'un magicien : est-ce une raison pour esca-
moter les difficultés scéniques? Ruggieri doit montrer à
Saint-Mégrin la duchesse de Guise : « Viens, et regarde
dans cette glace... on l'appelle le miroir de réflexion...
Quelle est la personne que tu désires y voir ? —
Elle, mon père ! » Pendant qu'il regarde, l'alcôve
1. Préface, p. 36.
2. Ibid.
UNITÉ DE TEMPS — UNITÉ DE LIEU — DÉCORS 127
s'ouvre derrière lui et laisse apercevoir la duchesse
de Guise endormie. Ruggieri, qui, pour ouvrir l'alcôve,
a pressé un bouton caché dans le cadre du miroir :
u Regarde » L'alcôve se referme. Saint-Mégrin se
retourne et ne voit plus rien. Ruggieri consent alors
à « transporter » la duchesse dans son cabinet : pendant
que Saint-Mégrin regarde un livre de grimoire « l'alcôve
s'ouvre derrière lui; un ressort fait avancer le sofa
dans la chambre, et la boiserie se referme' ». Le
procédé est certainement commode : si commode
même que le mélodrame l'emploie encore : un per-
sonnage géne-t-il? une trappe s'ouvre sous ses pieds.
Pourtant les romantiques laissèrent à Dumas sa trou-
vaille, comme bonne tout au plus pour l'opéra, et se
contentèrent de décors immobiles, simples cadres pour
leurs tableaux.
Écrivant au moment où, en peinture, la fidélité
absolue, archéologiquement vraie des costumes, des
ornements, devenait un dogme, où l'on cherchait des
effets de pittoresque surtout dans le moyen âge, il
n'est pas étonnant qu'ils aient cédé à cet engouement
général, qu'ils aient même contribué à l'entretenir.
Le premier acte d'flernani, d'après une indication
fort brève du poète, doit se passer dans une « chambre
à coucher, la nuit. Une lampe sur la table. » Il n'en
faut pas plus. Qu'il y ait sur la scène un lit de forme
assez ancienne, que la lampe ne ressemble pas à celles
dont nous nous servons chaque jour, et le spectateur se
déclare satisfait.
i, Henri III, a, I, se. iv.
128 DU DRAME ROMANTIQUE
Dans le château de Silva, l'auteur ne veut que quel-
ques portraits d'ancêtres, en nombre suffisant pour la
longue énumération qui suivra '. « Entre chaque portrait,
une panoplie complète, toutes ces armures de siècles
différents. » Le décor^ déjà plus compliqué, est pourtant
fort simple : on n'a pas besoin d'un coup d'oeil exercé
pour reconnaître que ces armes sont de diverses épo-
ques, qu'elles ont dû être portées par les aïeux du duc ;
puis, cette inspection faite rapidement, le spectateur ne
fait plus attention au décor : il constate que le cadre
est bien approprié au tableau; chaque allusion du duc
à ses ancêtres, devient plus sensible pour nous; nous
sentons que les portraits sont là, sans avoir besoin de
les regarder. L'œil est satisfait , vaguement , sans
que la curiosité du détail vienne partager l'inté-
rêt que nous portons à ce qui se dit, à ce qui se
tait.
Mais le poète, malheureusement, est allé trop loin
dans cette voie : entraîné par son amour du pittoresque,
et par sa vaste érudition, V. Hugo a cessé de voir dans
le décor un accessoire; à ce simple cadre, il a fini par
accorder l'importance du premier plan, et a réglé la
mise en scène avec un soin excessif de l'infiniment
petit.
Lorsqu'au troisième acte de Marion Delorme , il
demande au décorateur « un parc dans le goût de
Henri IV », c'est richesse prodiguée en pure perte;
le spectateur distinguerait bien un jardin anglais d'un
jardin à la française; mais qui donc, dans le public,
d. Cette scène était chez V. Hugo un souvenir d'enfant. Cl'. Victcû'
Hugo raconté, t. I, p. V6S.
UNITÉ DE TEMPS — UNITÉ DE LIEU — DÉCOUS 129
pourra s'écrier avec satisfaction : Gomme ce parc est
bien dans le goût Henri IV *?
Se trouvera-t-on toujours près d'un architecte com-
plaisant qui pourra nous expliquer que ce que nous
prenons pour du plein cintre roman, au quatrième acte
d'Hernani, est en réalité une « voûte d'architecture
lombarde »? Victor Hugo pourrait nous taxer d'igno-
rance, et nous renvoyer à son cours d'architecture,
dans Notre-Dame de Paris, où la chose est traitée tout
au long '^. Mais le simple spectateur, qui venait cher-
cher un amusement, tout au plus un divertissement,
n'a-t-ii pas le droit de réclamer, et de rappeler que le
Théâtre-Français n'est pas l'École des Beaux-Arts?
Pourtant, admettons que la faute soit toute à nous;
que, repentants, nous revenions au drame en état de
soutenir une discussion sur toutes les architectures
connues : ou bien notre science ne nous servira de rien,
et nous nous contenterons d'écouter; ou bien nous
prendrons un certain plaisir à étudier l'ensemble du
décor, et à vérifier les moindres détails de l'ameuble-
ment. Quand don César de Bazan entre par la cheminée,
nous remarquons avant tout qu'elle est du temps de
Philippe II; lorsqu'il s'assied dans un fauteuil, nous cons-
tatons avec plaisir que ce fauteuil date de Philippe III.
1. Les enthousiastes de la première heure pourtant admiraient ces
détails : a Nous restions à notre place émerveillés, attentifs, bouche
béante, et tout occupés pendant cinq heures à nous rappeler le moindre
détail... quel armurier a damasquiné ces armures, a fourbi ces épées. »
.1. Janin, Hist. de la litt. dramat., t. IH, p. 163. « La salle tout entière
a les yeux fixés sur la décoration : chacun donne son avis sur l'exactitude
archéologique d'une chambre sculptée ou d'une portière damassée. »
Gustave Planche, Revue des Deux-Mondes, \^' décembre 1834.
2. Liv. 111, ch. I.
SOURIAU. 9
130 DU DRAME ROMANTIQUE
Cette exactitude absolue des détails semble tout à fait
inutile au théâtre. Que la décoration soit belle et plaise
à l'œil, rien de mieux ; qu'elle soit suffisamment exacte
pour ne pas choquer un connaisseur, soit encore; mais
nous ne voyons pas pourquoi, de gaieté de cœur, le poète
partage son succès, son public, avec le peintre de décors
et le tapissier. Pour cette « illustration » de leurs dra-
mes, les romantiques auraient dû imiter la discrétion de
ce peintre, dont nous parle Th. Gautier, qui peignait les
cadres de certains tableaux, appropriant ses ornements
au sujet traité sur la toile : « L'artiste a-t-il traité une
scène de luxe et de bonheur? Van Kessel fait reluire les
splendides orfèvreries, entr'ouvre les coffrets à bijoux,
suspend à des fils de perles les médailles d'or ^ » La
décoration ne doit être qu'un accompagnement discret
du drame, et ne doit pas Fétouffer. C'est au romantisme
que nous devons reprocher les abus actuels sur ce point.
Ceux qui voient dans" l'art dramatique autre chose qu'un
plaisir de badauds, protestent contre les excès de nos
metteurs en scène. La dernière reprise du Roi s'amuse
était une véritable trahison. Sur une simple indication
du poète, « l'orage a éclaté depuis quelques instants;
il couvre tout de pluie et d'éclairs ^ » ; le tonnerre gron-
dait d'une façon insupportable, à couvrir la voix des
acteurs. Des éclairs, fort bien faits du reste, sillonnaient
la toile du fond, illuminant Notre-Dame (au lieu du
château de Saint-Germain, qu'on devrait apercevoir) et
donnant au public blasé sur ce détail le spectacle de
Paris inondé par un orage. Ce n'est plus là de l'art, c'est
i. Souvenirs de théâtre, p. 318.
2. Roi s'amuse, a. IV, se. iv.
UNITÉ DE TEMPS — UNITÉ DE LIEU — DÉCORS 131
de la fausse réalité, si sévèrement et si justement con-
damnée par l'auteur lui-même '. Ne nous plaignons
pourtant pas trop : on a fait grâce aux acteurs de la
pluie qui devrait les transpercer jusqu'aux os -.
Toutes ces exagérations, toutes ces erreurs sur le
véritable intérêt du drame, viennent, en partie du moins,
du mépris des romantiques pour l'unité de lieu. Sans
doute la révolution littéraire de 1830 a ûiit beaucoup de
bien en général au théâtre, et, pour ce point spécial,
elle était incontestablement nécessaire. Mais, parmi tous
les excès qu'elle devait amener avec elle, celui-ci était
un des plus dangereux pour l'avenir du théâtre. Le
romantisme est allé trop loin, consacrant à une préoccu-
pation très secondaire, à une sorte de rancune contre
les unités de temps et de lieu, une partie de ses efforts.
Nous aurons plus d'une fois l'occasion de constater que
les quelques taches du drame romantique tiennent à sou
peu de spontanéité. Il semble que les auteurs, avant de
songer à atteindre le beau, cherchent surtout la nou-
veauté. Au lieu de vouloir faire un drame, ils veulent
d'abord ne pas faire une tragédie. Peut-être ont-ils trop
songé à rompre avec les deux unités condamnées, et ne
se sont-ils pas assez préoccupés de l'unité d'action.
1. Préface, p. iO sqq.
2. Blanche, grelottant sous la pluie :
Je suis glacée!
(A. IV, se. XV.)
Parlerai-je aussi du morceau d'orgue, qui. sans aucune indication (!ii
poète, accompagne la reine au premier acte de Ruy BUi$? On se croi-
rait à rOpéra, et c'est un tort.
CHAPITRE V
UNITÉ d'action — INTRIGUE — LE ROMANESQUE
L'unité d'action chez les romantiques, c'est-à-dire la
charpente même de leurs drames, l'entrelacement des
scènes, est la partie faible de leur théâtre. Dans la tra-
gédie, le poète, déjà restreint, volontairement ou non,
par les unités de temps et de lieu, doit arriver presque
forcément à l'unité d'action. Les situations, en effet,
c'est-à-dire les différentes péripéties, ne sont pas dues à
l'imagination du poète ; elles ne lui servent pas à déve-
lopper des caractères : au contraire, ce sont les carac-
tères, prêtés par le poète à ses personnages, qui amènent
fatalement des coups de théâtre attendus par le specta-
teur. Étant donnés une situation initiale et des person-
nages obéissant à une ou deux passions, la tragédie se
développe avec une logique presque mathématique.
C'est une sorte de problème moral dont nous entre-
voyons la solution dès le début; aussi n'est-ce pas cette
solution qui nous intéresse, mais l'élégance de la démons^
tration. -^r,«w/
Les romantiques, au contraire, abandonnant cette
UXITÉ d'action — INTRIGUE — LE ROMANESQUE 133
tradition ', renversent complètement la marche suivie
jusqu'à eux. Le dénoûment, relativement secondaire
dans la tragédie, devient le seul but du drame. Ce n'est
plus le commencement ni le milieu de l'action qui nous
occupent, mais sa fin. Pour arriver à une situation
finale très forte, très émouvante, le poète fera appel
non à sa raison, mais à son imagination. Les quatre
premiers actes, qui ne sont plus que la préparation du
cinquième ~, sont bourrés de scènes et d'actions épisodi-
ques, dans lesquelles la « maîtresse d'erreur » se donne
carrière.
A cette observation générale, nous ne voyons qu'une
seule exception : Chatterton. Pour la simplicité de l'in-
trigue, pour la suite logique des scènes, pour la concen-
tration de l'intérêt sur un caractère, sur une passion,
cette pièce est presque classique \ L'unité de lieu est
rigoureuse, l'unité de temps absolue. Gomme le dit A. de
Vigny, a une idée, qui est l'examen d'une blessure de
l'àme, devait avoir dans sa forme l'unité la plus com-
plète, la simplicité la plus sévère. S'il existait une intrigue
moins compliquée que celle-ci, je la choisirais. L'action
matérielle est assez peu de chose pourtant. Je ne crois
1. Corneille avait déjà donné un exemple de cette intrigue romanti-
que. Dans Rodoijiine, en effet, nous trouvons quelques invraisemblances,
rachetées par le cinquième acte. C'était la pièce favorite du poète : Cf.
VExamen de Rodogune.
2. Remarquons-le en passant : de tout l'ancien système, les roman-
tiques n'ont conservé que le détail le plus conventionnel : leur drame
a scrupuleusement cinq actes. Lucrèce Borgia, en effei, semble divisée
en trois actes; mais les deux premiers, divisés chacun en deux parties,
valent en réalité quatre actes. Marie Tiidor et Angelo seuls comptent
quatre actes.
3. Sauf deux situations sur lesquelles nous reviendrons au chapitre
suivant.
134 DU DRAME ROMANTIQUE
pas que personne la réduise à une plus simple expres-
sion que moi-même je ne le vais faire : c'est l'histoire
d'un homme qui a écrit une lettre le matin et qui attend
la réponse jusqu'au soir; elle arrive, et le tue K » Mais
cette simplicité d'action qu'on ne trouve pas autre part,
dans son œuvre, est également unique dans tout le
théâtre romantique; car, comme le remarquait A. de
Vigny, dès 1832 : « Les drames... tendent à présent à
faire de l'intérêt et des rencontres surprenantes, en
inventant des rapports accumulés, inimaginables '' ».
Des trois romantiques, A. Dumas est celui qui a le
plus sacrifié la vraisemblance à l'intérêt, la raison à
l'imagination. Certes, c'est un habile ouvrier en matière
de scénario, et Scribe, qui passe pour avoir le mieux
connu les petits côtés de l'habileté scénique, n'a jamais
composé intrigue plus compHquée et plus claire, pièce
plus embrouillée et plus simple à la fois, que le Laird de
Dumbiky ^. Paul Jones encore % est une œuvre où l'in-
géniosité de l'auteur se joue des difficultés. Dans ses
drames comme dans ses romans, A. Dumas, merveilleux
tacticien dramatique, sait faire évoluer à l'aise une
armée de personnages ayant chacun leur mission et
concourant tous au résultat final. Il osera par exemple,
montrer sur la scène une élection en Angleterre, c'est-
à-dire un vrai drame, sérieux et grotesque, où l'on voit
les deux adversaires lutter à coups d'arguments, et leurs
partisans à coups de poing : c'est Richard Darlington ^.
\. ThàUre, t. I, p. 18.
2. Journal^ p. (52.
3. Théâtre, t. IX.
A. Ibid., t. VI.
5. Ibid., t. ni, p. 59 : « Toute la foule est en mouvement, on s'arrache
UNITÉ d'action — INTRIGUE — LE ROMANESQUE 135
Ou bien, avec quelques personnages seulement, il forme
une intrigue bien enchevêtrée, "pour la dénouer comme
par miracle : exemple, son drame de Teresa ' où il s'était
rappelé probablement (sans la rappeler au spectateur),
la donnée de Phèdre "^ Ou bien, puisant à une source
plus romantique, pour son drame de Catherine Howard,
Dumas fera descendre dans un tombeau (dans le tombeau
de Juliette) Catherine, puis Ethelwood. Pour exciter
l'intérêt, tous les moyens lui sont bons; du reste, il
arrive à son but; car rien n'est plus intéressant que les
drames de Dumas, si ce n'est ses romans.
Ce n'est pourtout pas dans son théâtre que nous pour-
rons choisir une pièce type, pour étudier l'action dans
le drame romantique. Ce n'est certes pas que l'action
manque chez lui, mais elle ne mène à rien. Nous voyons
passer sous nos yeux des événements multiples, inat-
tendus, qui remphssent largement au besoin un pro-
logue, cinq actes et un épilogue; mais rarement toutes
ces péripéties nous conduisent à un véritable dénoue-
ment. On est tenté de se dire, en écoutant le mot de la
fin : la suite au prochain drame. Il semble que le dra-
maturge, obéissant à son tempérament de romancier,
place à la fin de son œuvre un mot de transition,
une pierre d'attente : après avoir constaté la mort de
Saint-Mégrin , le duc de Guise ajoute : « Bien, et
maintenant que nous avons fini avec le valet, occu-
Ics bannières au milieu d'une lutte presque générale à coups de
poing. »
1. Théâtre, t. Ilï.
2. Déjà dans Chcuies VII, il reconnaissait avoir emprunté le dénoue-
ment d'Andromaque, t. M, p. 230, et bien d'autres choses encore. Cf.
Mémoires, t. VIII, p. 189-206.
136 DU DRAME ROMANTIQUE
pons-nous du maître ^ », et malgré cette promesse d'un
sixième acte, le rideau tombe pour ne plus se relever.
« Elle me résistait, je l'ai assassinée », s'écrie Antony,
et la pièce en reste là. Nous ne demandons pas la tête
d'Antony ^, mais, à ce qu'il nous semble, une étude
morale, une analyse de passion n'est complète, au
théâtre, que quand le spectateur a vu toutes les consé-
quences de la crise amenée par cette passion. Que
diraient les spectateurs si Horace, après avoir tué
Camille, jetait son glaive aux pieds de Procule, et,
pour tout dénouement, se contentait de répondre à sa
question « Que venez-vous de faire? »
Un acte de justice !
Les drames de Dumas finissent habilement sur un
tableau, sur un mot à effet : il tranche la situation, mais
il ne la dénoue pas : le spectateur est obligé de partir
avec la sensation de l'inachevé.
Prenons donc comme modèle Ruy Blas, où le poète
a développé, aussi bien que dans Hernani, ses qualités
lyriques, et que de plus il a écrit connaissant mieux son
métier, d'une main rendue plus habile par ses trois
drames en prose ^
Pour étudier le développement de l'idée dramatique,
1. Heiiri III et sa cour, a. V, se. m.
2. A. Dumas nous l'abandonnerait du reste : « Un homme qui, surpris
par le mari de sa maîtresse, la tuerait en lui disant qu'elle lui résistait,
et qui mourrait sur l'échafaud à la suite de ce meurtre, sauverait
l'honneur de cette femme et expierait son crime. » Mémoires, t. VI, p. 4.
3. Enfin, dernière raison, c'est la pièce qu'il a le plus travaillée, sans
renouveler ses prodiges de rapidité : « Ce fut de tous ses drames celui
qui lui prit le plus de temps. » Victor Hugo raconté, t. II, p. 384.
UNITÉ d'action — INTRIGUE — LE ROMANESQUE ^37
dans Roy Blas, il nous manque un élément impor-
tant : comment V. Hugo compose-t-il ? c'est son
secret \ et les poètes là-dessus sont assez mystérieux.
Quand, par hasard, ils parlent de leur méthode de tra-
vail, ils ont l'air de se moquer un peu du lecteur -. Pour
Ruy Blas, en particulier, qu'a fait le poète? A-t-il
fini par condenser en réalité dramatique les idées phi-
losophiques un peu nuageuses de sa préface? A-t-il
procédé du général au particulier?
Après avoir rêvé sur la noblesse espagnole, avoir
remarqué que, au xvm" siècle, épuisée, elle se divise
fatalement en deux classes, les politiques qui veulent
épuiser l'État à leur profit, les fous qui ne ruinent
qu'eux-mêmes, et se font gueux, presque bandits, a-t-il
précisé son rêve, et créé César et Salluste? Ce procédé
serait curieux, mais il est plus vraisemblable chez un
philosophe que chez un poète. Quoique V. Hugo pré-
tende surtout être un penseur, le poète domine chez
lui, heureusement. V. Hugo est un poète-peintre ^. Les
idées doivent se présenter à lui sous une forme concrète,
puisqu'il pense surtout par images : « La foule, dit-il
lui-même, ne voit dans Ruy Blas que le sujet drama-
tique, le laquais, et elle a raison K » Ce qui prouve
i. Un disciple a essayé de le découvrir, à propos des Burgraves :
a Le poète a, comme la Pythonisse d'Eiidor, la puissance de faire appa-
raître et parler les ombres. Hatto se sera présenté le premier, puis
Magnus son jière, puis Job l'aïeul, le cercle de la rêverie s'élargissant
et se reculant toujours. » Th. Gautier, VArt dramatique en France,
t. III, p. G.
2. Exemple, la Genèse d'un poème, d'E. Poë; exemple encore tout ce
que dit M. Th. de Banville dans son curieux Petit traité de poésie fran-
çaise, sur la rime, ch. m.
3. Cf. M. Girard, Revue des Deux-Mondes, 15 avril 1881. _
A. Préface de Ruy Blas, p. 84.
138 DU DRAME ROMANTIQUE
encore qu'elle a raison, c'est que V. Hugo songeait
d'abord à commencer sa pièce par ce qui fait actuelle-
ment le troisième acte, à frapper de suite l'esprit du
spectateur par la vue d'un ministre-laquais K II est donc
probable que le poète a vu ainsi sa pièce d'un seul coup :
un laquais aimant une reine, aimé d'elle, contraste qui
devait plaire à son esprit antithétique. Avant que le
poète pût songer à mettre cette idée en drame, cer-
taines nécessités s'imposaient aux caractères. Il fallait
que le laquais fût, sinon un homme de génie mal servi
par la naissance, du moins un rêveur ardent, âme
généreuse éprise de chimères, de régénération sociale.
Jusqu'ici nous ne voyons rien que de très possible.
La Bruyère constate déjà l'existence de ces déclassés,
dont quelques-uns parviennent *. Au xvnp siècle, ils
sont une des ressources de la société. Or, Ruy Blas
se passe à la fin du xvn^ siècle ^.
La reine doit être femme avant tout, assez romanes-
que pour s'éprendre d'im inconnu, assez amie du bien
pour aimer ce parvenu qui veut faire quelque chose,
seule enfin, sans défense contre son cœur : le tout,
pour que nous puissions l'aimer, et ne pas songer un
instant qu'elle déchoit.
Maintenant, qui sera le trait d'union, qui rapprochera
le laquais de la reine? Sera-ce l'amour, un amour
héroïque l'élevant jusqu'à celle qu'il aime? V. Hugo
reprendra-t-il le Don Sanche de Corneille, en laissant
Carlos fils de pêcheur jusqu'au bout? C'était possible.
4. Victor Hugo raconté, t. Il, p. 393.
2. Des liicm de fortune, § viii, xv, xviii.
3. En 1G9.... écrit V. Hugo.
UNITÉ d'action — INTRIGUE — LE ROMANESQUE 139
mais un peu long. Le drame moderne va plus vite. La
haine réfléchie trouvera dans le laquais un instrument;
l'amour imprudent fera le reste : voilà le joint trouvé.
Quant à la haine, plus d'une raison était bonne pour
la faire germer dans le cœur du traître ; mais celle que
le poète a trouvée est excellente : elle ajoute au
caractère odieux de Salluste, à la bonté de la reine.
Avec de pareils éléments, V. Hugo a composé une pièce
qui serait parfaite en quatre actes : don Salluste, la
Reine, Ruy Blas, le Tigre et le Lion. Malheureusement
le drame a cinq actes : examinons-les.
Si les soldats d'Hernani s'étaient trouvés à leur
poste le 8 novembre 1838 ', ils auraient été fort sur-
pris de voir le rideau se lever sur une scène de tra-
gédie : un personnage de drame s'entretenant avec un
confident aussi discret et plus silencieux que ce Théra-
mène tant raillé. C'était presque audacieux. Du reste le
confident Gudiel disparaît vite, pour faire place à
Zafari, personnage de Callot, pour le costume. Salluste
veut se venger : il a compté sur son triste cousin, qu'il
croit, non sans fondement, médiocrement scrupuleux :
la scène est longue, amusante, mais un peu épisodique,
inutile, par conséquent : tout au plus sert-elle à éclairer,
par contraste, le caractère de Salluste : un demi-voleur
a plus de délicatesse que ce grand d'Espagne. Pendant
qu'il travaille à se débarrasser de cet aventurier trop
timoré. César, confident dramatique, fournit à Ruy Blas
l'occasion de conter au public sa biographie, que son
ami Zafari doit connaître depuis longtemps. Un détail
1. Victor Hugo raconl(', t. II, p. 398.
140 DU DRAME ROMANTIQUE
semble avoir de Timportauce : ils se ressemblent comme
deux frères.
Don César disparu, Salluste songe à profiter de
cette heureuse ressemblance, et combine à l'instant un
plan bien machiavélique pour être improvisé ainsi d'un
seul coup : il fait signer à Ru y Blas un premier petit
papier, qui, dans quelques mois, fera tomber la reine
dans un piège, et un autre petit papier, qui rend
impossible toute résistance de Ruy Blas. Gela fait, il lui
montre la reine et lui ordonne
De plaire à cette femme et d'être son amant,
puis il disparaît.
Telle est l'exposition du drame, fort bonne, malgré
quelques petits défauts. Sans doute un romantique peut
critiquer le confident classique : sans doute un classi-
que peut blâmer le confident romantique; sans doute
on peut trouver romanesques la ressemblance des deux
amis, et ce coup de chance pour Salluste que Ruy Blas
aime précisément celle qu'on veut lui faire aimer. Mais
qu'importe? Le public, juge souverain de la vraisem-
blance, ne crie pas à l'invraisemblance ^ Il sent que ce
début promet un drame intéressant ; et le spectateur est
bon prince, quand on l'intéresse.
Au deuxième acte, nous sommes chez la reine, dans
une cour espagnole : l'étiquette nous en paraît amu-
i. Le soir de la première, « le froid de novembre glaçait les specta-
teurs.... la pièce dégela le public. Les trois premiers actes, très bien
joués, et plus que très bien par M. Frederick, saisirent la salle. »
Victor Hugo raconté, t. II, p. 398, 399.
UNITÉ d'action — INTRIGUE — LE ROMANESQUE 141
santé \ et l'on plaint avec un sourire cette gracieuse
jeune fille, qui n'a gardé de son Allemagne que les
qualités : rêveuse sans fadeur, mélancolique et non
sentimentale. Arrachons-nous au charme pour constater
que son ravissant monologue - est peu vraisemblable
devant toute une cour et des duègnes revêches; que
les pressentiments de la reine
En même temps qu'un ange, un spectre affreux me suit, etc. ^
sont bien le résumé du drame, mais que les « pres-
sentiments » rarement justes dans la vie réelle, sont
ici d'une précision invraisemblable. V. Hugo aurait
dû les abandonnner au mélodrame, avec la « voix
du sang ». Ils se réalisent du reste aussitôt : l'ange
apparaît : c'est Ruy Blas, en écuyer. Malheureusement
pour lui, don Guritan veille : avec une facilité d'intui-
tion surprenante, même chez un jaloux, don Guritan
devine que ce jeune homme aime la reine, qu'il doit
donc être jaloux du roi, et il lui rappelle que sa charge
l'oblige à veiller
Dans la chambre prochaine,
Afin d'ouvrir au roi, s'il venait chez la reine!
1. G. Planche {Revue des Deux-Mondes, 15 novembre 1838) reproche
à V. Hugo d'avoir copié Schiller (Don Carlos, a. I, se. ni), comme il
lui reprochait d'avoir copié dans le monologue de Charles-Quint le
monologue de Fiesque. Mais ces rapprochements, où se complaît l'éru-
dition du critique, ne prouvent pas qu'il y ait eu imitation. Des trois
romantiques, A. Dumas est le seul qui ait réellement emprunté aux
théâtres étrangers, et en particulier au Don Carlos de Schiller.
2. Théâtre, t. IV, p. 131.
3. Ibid., p. 135.
142 DU DRAME ROMANTIQUE
Il est vrai que le poète atteint son but : Ruy Blas s'éva-
nouit de jalousie, puis les deux amants sans le savoir se
reconnaissent à la vue d'un morceau de dentelle ensan-
glanté. Certes ce procédé est plus neuf que les anneaux
ou les armures de tragédie. Mais est-il bien vraisem-
blable que Ruy Blas écuyer, « magnifiquement vêtu »,
porte les mêmes dentelles que Ruy Blas domestique?
que la reine, toute femme, toute amie des dentelles
qu'elle puisse être, le reconnaisse à la similitude du
point? Passe encore pour ce détail, qui échappe dans la
confusion de la scène : mais que signifie la provocation
si peu attendue de don Guritan? Est-ce pour nous
montrer le courage de Ruy Blas ^? C'est bien inutile.
Est-ce pour préparer la première scène du quatrième
acte, dans laquelle Ruy Blas, pour sauver la reine,
envoie son page présenter des excuses à don Guritan ^?
Nous pourrions, en effet, nous rappeler alors qu'en un
cas presque pareil don Guritan avait fait disparaître le
messager sans l'écouter ^ Mais l'on ne peut raisonna-
blement demander au spectateur de prêter une oreille
attentive à tout ce que dit don Guritan. Est-ce enfin
pour intercaler bon gré mal gré une scène de comédie?
C'est probable; mais il fîiudrait au moins que la scène
fût comique, que la figure de don Guritan fût « grave-
ment boufTon ne », qu'il rappelât, autant que le voudrait
le poète, « don Quichotte inimitable ^ ». Du reste,
V. Hugo escamote à la fin don Guritan avec la même
1. Théâtre, t. IV, p. 149.
2. Ibid., t. IV, p. 18o.
3. Jbid., t. IV, p. 146.
4. Notes sur Ruy Blas, Théâtre, t. IV, p. 381.
UNITÉ d'action — INTRIGUE — LE ROMANESQUE 143
dextérité que don César au premier acte. Ce sont là
des longueurs, et le spectateur a hâte d'arriver au
drame. L'action ne s'engage vraiment qu'au troisième
acte. Il est superbe. Après une exposition facile, qui
nous apprend la fortune rapide de Ruy Blas, nous
assistons à la curée des places et de l'argent. Peut-être
le poète a-t-il forcé la note : ces conseillers d'État volent
l'Etat avec un cynisme exagéré. Sans doute ce sont des
voleurs, mais des voleurs de bonne maison ; et pourtant
le discours de Govadenga ' ne serait pas déplacé dans
un office où les domestiques discuteraient la meilleure
façon de voler leur maître. Sans doute cette invraisem-.
blance nous vaut la magnifique tirade de Ruy Blas.
Mais le coup de théâtre est un peu rudement amené.
Cette réserve faite, constatons que le résultat de cette
invraisemblance est merveilleux, et que V. Hugo, après
avoir donné à son héros une éloquence incomparable,
qui fait paraître court un discours plus long que celui
de Cinna, lui préte^ pour finir, un élan merveilleux
de lyrisme, où les images s'accumulent sans désordre,
pour aboutir à une dernière métaphore d'une brutalité
saisissante.
Ce long discours est vraisemblable dans la bouche du
ministre : est-il aussi naturel que ses collègues écoutent
toutes ces injures sans mot dire? Leur résignation
humble est très commode pour le poète, qui, ayant
besoin de laisser Ruy Blas en tète-à-tête avec la reine,
lui fait mettre les ministres à la porte d'une façon un
peu cavalière. Le duc d'Olmedo n'est pas un président de
1. ThéiUre, t. IV, p. 159.
144 DU DRAME ROMANTIQUE
conseil : il parle à ses collègues comme un majordome
à des laquais.
Tout le monde sorti, la reine apparaît. Il est regret-
table que, pour amener la belle scène qui va suivre, le
poète se soit servi d'un artifice trop simple : la reine
sort d'un cabinet secret que personne ne connaît, je
ne sais pourquoi. Ces ministres sont bien distraits, et
bien plus imprudents que Ginna et Maxime parlant de
conjuration dans le palais d'Auguste. Dans cette salle,
où ils causent d'affaires si délicates, ils n'ont jamais
songé à soulever une tapisserie, à regarder dans un
cabinet peu dissimulé? V. Hugo en a besoin : c'est une
raison pour lui, ce n'est pas une excuse pour nous. Quand
Molière emploie, pour confondre Tartufe, un cabinet
semblable, il prévient le public à l'avance. Ici la surprise
est peu préparée. Cette restriction faite, il n'y a plus
qu'à admirer le dialogue si chaste et si passionné, et le
monologue qui suit, un des plus vraisemblables de notre
théâtre, un des plus dramatiques, grâce au coup de
théâtre qui le termine.
Ce coup de théâtre n'est pas le résultat fatal d'une
passion. Il est inférieur au coup de théâtre psycholo-
gique que Corneille savait préparer ou faire éclater
tout à coup, le « Sors vainqueur d'un combat dont Chi-
mène est le prix » ; le « Soyons amis, Cinna ». — Pour-
quoi Salluste arrive-t-il juste au bon moment, comme si
le personnage attendait, lui aussi, son entrée en scène?
Parce que le poète le veut. S'il apparaissait cinq minutes
plus tôt, le drame finirait brusquement; cinq minutes
plus tard, la scène serait impossible en présence des
conseillers. L'adage « sit pro ratione voluntas » ne peut
UNITÉ d'action — INTRIGUE — LE ROMANESQUE 145
faire loi au théâtre... Cette surprise est donc violente,
soit, mais de mauvais aloi.
Après tout, la scène est dramatique : cette agonie
morale de Ruy Blas, vaincu malgré ses résistances, ter-
mine bien ce troisième acte, malheureusement séparé de
la fin par un hors-d'œuvre bizarre. Le quatrième acte est
la grande faiblesse du drame au point de vue de l'unité
d'action. Le poète nous présente brusquement une nou-
velle pièce, ayant son commencement, son milieu et sa fin,
reliée au drame uniquement par la scène du début. C'est
un divertissement qui fait rire quelquefois ^ : mais il
fait encore moins corps avec le drame qu'un ballet avec
son opéra.
Nous y retrouvons, du reste, les mêmes faiblesses
d'exécution que dans les trois premiers. L'imagination
du poète se substitue encore une fois à la logique des
faits et des caractères. Si Zafari tombait une seconde
plus tôt par sa cheminée, si don Salluste entrait avant
la sortie de César et de Guritan, la pièce s'arrêterait
brusquement. Le poète se donne carrière. Il lance à
travers la trame de sa pièce, si délicate que, un seul fil
rompant, tout serait perdu, «■ à travers ses toiles d'arai-
gnée ~ », un personnage de pantomime : puis, quand ce
gracioso a bien fait ses tours, quand on croit (pie toutes
les combinaisons de Salluste sont compromises, le poète
enlève délicatement César, et l'intrigue reparaît intacte :
ce n'est pas de la magie, c'est de la prestidigitation.
1. Pas toujours : A la première re|iréscntation, « le quatrième, que
M. Saint-Firmin dit avec une verve spirituelle, fut moins heureux » que
les trois premiers. Victor Hugo raconte, t. Il, p. 39i).
2. Théâtre, t. IV, p. 21i.
Souri AU. 10
146 DU DRAME ROMANTIQUE
Si encore ces tours de passe-passe étaient indispen-
sables au cinquième acte, on pourrait se résigner. Mais,
sans faire disparaître l'intérêt (car il est amusant, après
tout), cet intermède arrête l'action plutôt qu'il ne la
ralentit, et substitue un intérêt de curiosité à l'intérêt
dramatique qui reprend enfin '.
Les comparses ont disparu, pour ne plus revenir. Les
trois personnages principaux, jusque-là séparés, vont
se trouver en présence : l'action devient simple, grande;
l'intérêt va croissant. Ce cinquième acte à lui seul est
toute la pièce : nous avons vu que c'est la règle absolue
du drame romantique.
Dans tout ce théâtre, en effet, on remarque une
intensité d'émotion finale vraiment extraordinaire. En
ce genre, le chef-d'œuvre du romantisme est le dénoue-
ment de Lucrèce Borgia, mais non pas celui qu'on joue
à la scène, et qui, au point de vue moral, est manqué.
Le cri de Lucrèce « Je suis ta mère ! » fait de Gennaro,
jusque-là justicier, un parricide innocent. A quoi bon
reprendre au théâtre de Sophocle ces effets monstrueux
et pénibles inutilement? Nous trouvons, au contraire,
dans les variantes ^ une autre fin incomparablement
plus belle. Lucrèce meurt en pardonnant, en consolant
Gennaro : Lucrèce, transfigurée par la maternité, par la
mort, fait venir les larmes aux yeux du lecteur; pour
4. « Ce fut pendant un temps le défaut dominant de V. Hugo de
faire des qualrièmes actes qui pouvaient s'enlever comme des tiroirs...
mais de ce que ce quatrième acte est inutile à l'ouvrage, s'onsuit-il
qu'une fantaisie merveilleuse doive être supprimée? De ce qu'une
femme est belle, est-il absolument nécessaire de jeter ses diamants
à l'eau, quand surtout elle en a pour un million. » Dumas, Mrinoirt's,
V, 259.
2. Théâtre, t. III, p. 133.
UNITÉ d'action — INTRIGUE — LE ROMANESQUE 147
trouver un équivalent à cette scène, nous sommes obligés
de remonter jusqu'à l'Alceste d'Euripide.
Il faut avouer que cette beauté du dénouement est,
en général, assez chèrement payée. Les quatre pre-
miers actes, qui préparent l'action plutôt qu'ils ne la
contiennent, sont sacrifiés : comme ils sont destinés
à amener une situation difficile, ils doivent renfermer
toutes les invraisemblances nécessaires. Gonmie ils sont
vides d'action véritable, au profit du cinquième acte,
ils sont remplis tant bien que mal par des événements
purement épisodiques, des hors-d'œuvre ; c'est ce que
nous appellerons le romanesque dans le drame.
Lorsque les règles dramatiques s'élargissent déme-
surément, le drame touche en effet au roman, et n'en
est plus séparé que par la partie matérielle, par ce fait
que nous écoutons les personnages parler, au lieu de
lire leur conversation.
Le roman est le plus libre des genres littéraires; sa
seule loi est : intéresser, et être vrai. Gomme on lui
demande surtout des caractères, de la passion, la seule
vérité qu'on puisse exiger de lui est la vérité psycholo-
gique. Quant aux événements, peu importe l'ordre dans
lequel on nous les présente : le lecteur est d'une com-
plaisance absolue, et ne proteste jamais, même contre
le procédé trop commode : « Mais remontons de vingt
ans en arrière. »
Quant au plus ou moins de vraisemblance des faits,
c'est une question secondaire ; le romancier partant
toujours de cette convention que le fait qu'il raconte
« est arrivé », le vrai peut être invraisemblable, sans
qu'on songe à protester. Au point de vue donc des
148 DU DRAME ROMANTIQUE
événements, de l'action, le romancier n'a besoin que
d'imagination.
Justement il se trouve que nos trois romantiques
sont, chacun dans son genre, des maîtres romanciers :
A. de Vigny, burinant jusqu'à la perfection de délicates
silhouettes mihtaires, ou tâchant à s'élever jusqu'au
roman historique; Dumas, faisant, avec une habileté
singulière, courir dans la trame de l'histoire de France
les iils de deux ou trois intrigues à la fois; V. Hugo
enfin, créant un genre : le roman épique : tous trois,
mais le dernier surtout, ont montré dans leurs drames
leur talent de romancier. Ils dédaignent, en efTet, la dis-
tinction des genres : « Le germe de la grandeur d'une
œuvre est dans l'ensemble des idées et des sentiments
d'un homme, et non pas dans le genre qui leur sert de
forme ^ » Ils sont même allés jusqu'à prétendre que
drame et roman sont ])ien près d'être la même chose,
car « quand la peinture du passé descend jusqu'aux
détails de la science, quand la peinture de la vie des-
cend jusqu'aux finesses de l'analyse, le drame devient
roman " ».
Mais est-ce l'intérêt d'un roman que le spectateur
cherche dans un drame? Au théâtre, nous demandons
à une pièce le plus de vraisemblance possible dans les
événements, et surtout une logique rigoureuse dans leur
enchaînement. Si l'on ne pouvait attribuer ces exigences
qu'à notre éducation classique, à des habitudes d'esprit
prises à la lecture des tragiques, notre critique porterait
à faux : nous n'avons pas le droit de juger le drame au
1. Allred de Vigny, Cinq-Mars, t. I, p. 39.
2. V. Hugo, préface des Rayons et des Ombixs.
UNITÉ d'action — INTRIGUE — LE ROMANESQUE 149
nom des lois de la tragédie. Mais les romantiques man-
quent ici à une loi fondamentale de tout théâtre : ils
vont contre la volonté très raisonnable du public. Que
demande-t-il à une pièce? le maximum de l'illusion.
Tous les détails qu'on nous présente doivent concourir
à cet effet; et si le spectateur est quelquefois sévère
pour un accroc matériel, c'est qu'il sent qu'on lui gâte
tout son plaisir. Un changement à vue peut surprendre
et plaire ; mais si nous apercevons un machiniste cou-
rant derrière le décor, adieu l'illusion. Qu'un personnage
manque son entrée, et voilà le public impatienté; il siffle
quelquefois, et il a presque raison; ce n'est pas le per-
sonnage qui a failli, c'est l'acteur : nous sommes rame-
nés brusquement à la réalité. Dans un théâtre qui se
respecte, l'acteur, fût-il interrompu par les applaudisse-
ments, ne doit jamais saluer car nous nous apercevrions
alors que ce n'était pas Hernani ou Chatterton qui nous
émouvait, mais tel ou tel acteur. Même l'acte fini, le
rideau toml)é, on n'aime pas toujours à entendre rap-
peler la victime et son assassin, qui reviennent en se
donnant la main, comme deux bons camarades. Mais il
ne faut pas demander trop d'héroïsme à un acteur^ une
fois l'acte terminé. De même, l'auteur doit se montrer
le moins possible, sous peine de détruire toute illusion.
Voltaire apparut un jour sur la scène, comme caudataire
d'un de ses personnages. Cette plaisanterie ne devrait
jamais se faire sérieusement au théâtre. Or nous avons
déjà remarqué, à propos de Ruy Blas, qu'à chaque
instant l'auteur intervient dans l'œuvre, et invente des
événements ou des combinaisons, nécessaires sans doute
pour que la pièce continue, mais qui ne se succèdent pas
150 DU DRAME ROMANTIQUE
spontanément. Je comparerais une pièce de théâtre à
un automate. Une fois le mécanisme remonté, il doit
fonctionner de lui-même, sans que le mécanicien inter-
vienne : les romantiques interviennent trop souvent.
Sur ce point, A. Dumas est d'une regrettable ingé-
niosité. Faut-il éveiller la jalousie du duc de Guise?
« Il laisse tomber sa main avec découragement. Elle se
pose sur le mouchoir oublié par la duchesse : Qu'est
cela?.... mille damnations! Ce mouchoir appartient à la
duchesse de Guise ! Voilà les armes réunies de Glèves et
de Lorraine Elle serait venue ici!.... Saint-Mégrin !
0 Mayenne ! Mayenne ! tu ne t'étais donc pas
trompé M » Et comme il ne suffît pas d'imiter Shaks-
peare ^ qu'il faut aller encore plus loin que lui, ce
mouchoir se retrouve au dénouement, et sert à étrangler
Saint-Mégrin. Mais, d'ordinaire, à cette époque, ce n'est
pas le moyen usité pour se débarrasser d'un ennemi?
Pour rendre le procédé vraisemblable : « Tiens, dit le
roi à son favori qui va se battre, voici un talisman sur
lequel Ruggieri a prononcé des charmes; celui qui le
porte ne peut mourir ni par le fer ni par le feu ^ »
Aussi, au dénouement, Saint-Paul, qui ne peut tuer le
jeune homme, s'écrie-t-il : « Il faut qu'il ait quelque
talisman contre le fer et contre le feu... » ce qui permet
au duc de faire la réponse célèbre : « Eh bien ! serre-
lui la gorge avec ce mouchoir : la mort lui sera plus
douce ; il est aux armes de la duchesse de Guise. »
1. Henri Hl, a. I, se. vu.
2. Dumas reconnaît [Théâtre, t. I, p. 1-i, 15) que Shakspeare lui a
révélé le vrai théâtre. Il s'en inspire directement quelquefois : t. I,
p. 1G3, \6i, 198; t. IV, p. 141, 235, 240-245; t. V, p. 184, 185.
3. Henri m, a. IV, se. vu.
UNITÉ d'action — INTRIGUE — LE ROMANESQUE loi
Avec de pareils procédés^ tout devient facile : comment
faire pénétrer Antony chez Mme d'Hervey? Les chevaux
d'Adèle s'emportent, Antony est blessé en les arrêtant :
le moyen de ne pas le recevoir en récompense ^ ?
A. de Vigny, lui-même, plus sobre pourtant d'ima-
gination, n'hésite par à user de semblables moyens.
Pour changer un ange de douceur en furie, et obtenir
ainsi un faux témoignage contre la maréchale d'Ancre,
il lui suffit d'un portrait qui apparaît à la scène ni du
troisième acte, disparaît à la scène vni, et reparaît
enfin à la huitième scène de l'acte IV.
De tous les drames romantiques, le plus romanesque,
à coup sur, est Angelo.
Et pourtant, en tête de cette pièce, où son imagina-
tion se donne trop libre carrière, le poète parle juste-
ment de ce que nous cherchons en vain dans ce théâtre
« une action toute résultante du cœur -».
L'idée du drame, c'est l'opposition entre « la femme
dans la société, la femme hors de la société -^ ». Le
ressort de la pièce, c'est la vengeance d'fiomodeï. Le
sbire, repoussé jadis par Gatarina, introduit Rodolfo
chez la femme du Podestat, et prévient la Tisbe ({ue son
amant la trompe. C'est là toute la pièce. Mais pouniuoi
Rodolfo se fie-t-il si facilement à ce sombre person-
nage? Parce qu'il lui a autrefois sauvé la vie '. C'est
très possible^ mais le public n'en savait rien, et apprend
1. Dans Charles VU, Bérangère, chassée par son mari, et préférant
rester, fait sortir à sa place « une femme voilée portant un costume
exactement pareil à celui de Bérangère. » T. il, p. 299.
2. Théâtre, t. III, p. 283. Nous en exceptons bien entendu Chatterton.
3. Ifjid.
4. IbkL, p. 328.
152 DU DRAME ROMANTIQUE
ce fait juste au moment où il est indispensable à l'in-
trigue. Le spectateur commence à se défier un peu :
est-ce qu'à chaque situation peu vraisemblable nous
apprendrons aussi un petit fait, possible sans doute,
mais qui a le tort d'arriver trop à point? L'intrigue, en
effet, se. développe de cette manière. La première tenta-
tive d'Homodeï a manqué : la Tisbe a sauvé les deux
amants. Homodeï pourrait écrire à Angelo la vérité
qu'on lui cache; mais, par malheur, les agents des
Dix n'ont pas le droit de correspondre directement avec
le Podestat. Que faire? C'est très simple, grâce à la
complaisance du poète. Reginella, suivante de Gata-
rina, passera juste devant la maison où se tient
Homodeï. On la fait entrer de force, on lui prend une
lettre de Rodolfo à Gatarina ^ : la générosité de Tisbe
est ainsi rendue inutile : le podestat sera prévenu. A pré-
sent, Homodeï est inutile et même gênant. Gomment le
faire disparaître? Justement, par le plus commode des
hasards, Rodolfo regarde par la croisée, reconnaît
Homodeï, et le tue quand il sort.
Puis, grâce à un faux poison, dont V. Hugo a trouvé
la recette dans Shakspeare ^, Gatarina échappe à la ven-
geance du Podestat; Tisbe, se dévouant jusqu'au bout,
se fait poignarder par Rodolfo, et meurt en résumant
ainsi la situation : « Morte pour le Podestat. Vivante
pour toi. Trouves-tu cela bien arrangé ainsi? » —
« Gouci, couci, » serait tenté de répondre le specta-
4. Théâtre, t. III, p. 360.
2. Citons, comme restriction à cette critique, le mot de J. Janin sur
le poison classique : « Ce n'est pas tout de l'emprunter, il faut savoir
la manière de s'en servir. » Hist. de la litt. dram., t. VI, p. 198.
UNITÉ D ACTION — INTRIGUE — LE ROMANESQUE 153
teiir. Tout cela est par trop ingénieux et manque un
peu de cette simplicité qui nous était promise dans la
Préface de Gromwell *.
En présence de pareils procédés pour développer
l'intrigue, ce n'est plus « drame romantique » qu'il
faut dire, mais « drame romanesque ».
1. p. 48.
CHAPITRE VI
UNITÉ d'intérêt DU GROTESQUE DANS LES SITUATIONS
Dans notre étude de la Préface de Gromwell, nous
avons constaté que le romantisme au fond est moins
révolutionnaire qu'il ne paraît tout d'abord. Il ne veut
pas reproduire le grotesque pour lui-même; il veut en
faire un simple repoussoir : le sublime doit toujours
prédominer ^; si bien que cette théorie, qui semble
d'abord si provocante, peut s'exprimer très pacifique-
ment par le vers de Boileau : « c'est une ombre au
tableau qui lui donne du lustre. »
Cette loi du contraste, avant d'être adoptée en littéra-
ture, l'était depuis longtemps dans les arts : « Rubens le
comprenait sans doute ainsi, lorsqu'il se plaisait à mêler
à ses déroulements de pompes royales, à des couronne-
ments, à d'éclatantes cérémonies, quelque hideuse
figure de nain de cour ^. » L'introduction du grotesque
dans le drame fut une réaction contre la dignité tra-
gique. La tragédie ayant été toujours noble, quelque-
1. Préface, p. 21, 25.
2. Ibid., p. 21.
UNITÉ d'intérêt — DU GROTESQUE DANS LES SITUATIONS lao
ibis guindée, le drame devait être familier, trivial
même par endroits.
Reconnaissons-le pourtant : les romantiques peuvent
invoquer autre chose qu'un prétexte : ils ont une
raison. Ils veulent augmenter l'intérêt, éviter la mono-
tonie, défaut capital de la tragédie, même dans Corneille
et Racine, en introduisant le grotesque : « Grâce à lui,
point d'impressions monotones '. » Le spectacle « per-
drait... sa longueur et sa monotonie actuelles » ; au lieu
de donner « d'abord deux heures de plaisir sérieux,
puis une heure de plaisir folâtre, il broierait et mêlerait
artistement ces deux espèces de plaisir ' ».
On peut introduire le grotesque, soit dans une situa-
tion, par des détails comiques contrastant avec l'en-
semble, soit dans un caractère. Nous ne parlerons, dans
ce chapitre, que du grotesque dans les situations.
Il occupe moins de place dans les drames des roman-
tiques que dans leurs préfaces. Gela tient à ce que,
sauf les mots comiques, que l'on peut toujours amener
plus ou moins naturellement, les scènes comiques ne
se présentent pas pour ainsi dire d'elles-mêmes, dans
une intrigue fortement conçue. S'il y a réellement
unité d'action, il est difficile que cette action soit à la
fois ridicule et terrible : aussi pourrait-on constater
plus d'une fois dans le drame que cette difficulté est
tournée, mais non vaincue.
Le grotesque, en pareil cas, ne fait pas corps avec
l'action : ce n'est plus une combinaison , c'est un
mélange.
1. Préface, p. 33.
2. Ibid., p. GO.
156 DU DRAME ROMANTIQUE
Le grotesque apparaît rarement, mais alors il remplit
la moitié d'un acte, ou même un acte tout entier : on
sent alors que l'auteur veut réparer un oubli et con-
former sa pratique à la théorie de l'école : un per-
sonnage épisodique se jette au travers de l'action, la
suspend un instant, se démène dans l'intrigue, puis dis-
paraît, et la pièce reprend son cours. Le quatrième acte
de Ruy Blas, nous l'avons vu, est rempli de cette façon.
On pourrait encore citer, au deuxième acte de Chatter-
ton, l'invasion tumultueuse des six jeunes lords en
habits de chasse, ou même l'entrée solennelle de
M. Beckford, au troisième acte : que l'intervention du
lord-maire soit nécessaire, rien déplus certain, puisque
nous devons connaître la réponse à la lettre de Chatter-
ton : mais que ce magistrat se dérange lui-même, pour
venir offrir au poète une place de premier valet de
chambre, c'est tout à fait invraisemblable; nous n'en
voyons pas la raison, ou plutôt nous la voyons trop : il
faut, coûte que coûte, faire apparaître le grotesque :
car, avant d'être dramaturge, on doit être romantique.
C'est là une faute incontestable : ajoutons qu'elle est
rare, et que le grotesque, d'ordinaire, est assez étroite-
ment uni à l'action. Dans un certain nombre de drames,
et surtout dans Hernani , la Maréchale d'Ancre ,
Marion Delorme, la Tour de Nesle, nous constatons un
procédé déjà plus habile que le premier signalé :
chaque acte débute comme une comédie, et se ter-
mine comme une tragédie. L'émotion finale est ainsi
toujours dramatique, et le contraste de la fin avec les
scènes plaisantes du début empêche la monotonie;
l'unité d'intérêt est moins altérée, et l'attention du
UNITÉ d'intérêt — DU GROTESQUE DANS LES SITUATIONS dST
spectateur est tenue en éveil, sans être trop brusque-
ment contrariée par des émotions difTérentcs.
De plus, à mesure que la pièce se déroule, et que
nous approchons du cinquième acte, nous pouvons
remarquer, principalement dans Henri III, Marion
Delorme, Christine, Loreuzino, que le grotesque tend
à diminuer graduellement, que les scènes comiques
deviennent de plus en plus rares. Par exemple, dans
Christine, après un prologue de pure comédie (car la
chute de Christine dans la mer, se passant dans la cou-
hsse, n'est pas pour nous faire trembler), après trois
actes où les scènes plaisantes alternent presque égale-
ment avec des situations plus fortes, le quatrième acte
ne nous présente plus qu'un épisode plus ou moins
comique ^; le cinquième acte et l'épilogue ne contien-
nent pas le moindre mot, la moindre situation, qui
puissent égayer le spectateur.
Remarquons en effet que les drames romantiques,
presque sans exception, se terminent par un cinquième
acte purement tragique, où rien ne vient modifier un
instant l'unité d'émotion. Sans compter Lucrèce Borgia,
Angelo et Marie Tudor^ où le grotesque n'apparaît pour
ainsi dire pas dans tout le cours de la pièce, le drame
même le plus enchevêtré, le plus encombré de situa-
tions comiques ou de mots plaisants, se dénoue tou-
jours par une situation simple : simplicité finale achetée
souvent, nous l'avons vu, par des comphcations au
début, mais enfin, si chèrement payée qu'elle soit,
obtenue.
1. Se. V, Sentinelli et les deux bravi.
158 DU DRAME ROMANTIQUE
Voilà comment les romantiques ont su triompher de
la difficulté : ils embrouillent d'abord l'intrigue, et
compromettent quelquefois l'unité d'action ; mais ils
arrivent à l'unité d'intérêt, malgré la présence de deux
éléments disparates, le grotesque et le sublime, par
une progression constante, le premier élément dimi-
nuant de plus en plus, jusqu'à ce qu'enfin il cède entiè-
rement la place au second.
Pour confirmer ce qui pourrait sembler des géné-
ralités par quelques citations précises, prenons nos
exemples dans celui des trois romantiques qui possédait
peut-être le moins le don du comique : nous pourrons
d'autant mieux étudier le procédé, que chez lui le
grotesque n'est qu'un procédé. V. Hugo, en effet, est
un homme de génie, mais ce n'est pas un homme
d'esprit, ou plutôt, il n'a pas l'esprit du théâtre K
Il s'est établi de nos jours une confusion complète
sur le mot et sur la chose. On prend pour de l'esprit
scénique de purs jeux de mots, des nouvelles à la main,
de l'esprit de journaliste. On croirait volontiers que
certains auteurs, une fois leur pièce faite, y ajoutent
des mots spirituels, tant ces traits semblent peu naturels
chez celui qui les prononce. Quand une comédie va
paraître, on nous en cite à l'avance les mots : on en
1. L'esprit de V. Hugo, car il en a beaucoup, mais d'une certaine
espèce, surprend : tout est énorme en lui :
Le ciel s'inquiétait de Job :
On entendait Dieu, dès l'aurore,
Dire : As-tu déjeuné, Jacob?
{Chanson des Rues et des Bois, p. 83.)
Le mouton disait : Notre père,
Que votre sainfoin soit béni.
[Ibid., p. 307.)
UNITÉ d'intérêt — DU GROTESQUE DANS LES SITUATIONS 159
fait une petite exposition à part. Or le vérita!)le esprit,
au théâtre, ne peut pas se séparer du nMe ([ui le con-
tient : les mots de Molière ne sont pas spirituels quand
on les détache de l'ensemble qui les fait valoir.
V. Hugo n'a pas ce genre d'esprit : aussi chez lui le
grotesque, ou le comique, est-il pénible : on sent l'effort.
Souvent ses plaisanteries ne sont qu'une opposition de
mots, où manifestement le premier interlocuteur ne
parle que pour amener la réponse du second ; un
prédicant un peu nuageux, dans Gromwell, s'écrie :
Mon âme voit le jour!
Uniquement pour qu'on lui riposte :
Fais donc cesser l'écIipse '.
Y a-t-il rien de moins comique que les plaintes de
dame Gugghgoy, épouse délaissée de lord Rochester -?
Dans Hernani, les ripostes de don Carlos ^, les com-
i. A. 1, se. V.
2. A. ni, se. XII.
3. Que faisiez-vous là? — Moi, mais à ce qu'il parait,
Je ne chevauchais pas à travers la forêt.
Ajoutons ces deux vers que Dumas [Mémoires^ t. V, p. 281, 282) lit sup-
primer :
Le duc ouvre en entrant cette boite où nous sommes,
Pour y prendre un cigare; il y trouve deux hommes.
(Drame, t. II, p. .504.)
M. de Rémusat était plein d'indulgence pour ce vers, qui lui inspirait
la réfle.xion suivante : « Avec quel bonheur le poète a fait descendre de
ses échasses le langage tragique de nos jours.... Il n'y a pas jusqu'au
goût de la plaisanterie, un peu insolite sur notre scène, qui ne rappelle
celui de l'imbroglio espagnol. Plusieurs traits de ce genre, accueillis
par un rire improbateur, ne nous semblent pas du tout l'avoir mérité...
Ces sortes de réponses ah absitrdo sont fort communes sur le théâtre
160 DU DRAME ROMANTIQUE
pliments de condoléance du duc au roi \ l'habileté avec
laquelle don Ricardo a ramasse » le titre de comte,
puis de grand d'Espagne ^ le ton familier poussé jusqu'à
la trivialité ^, tout cela semble ajouté après coup. Le
poète a l'air de réparer un oubli. Aussitôt que la situa-
tion devient réellement forte, le grotesque disparaît sans
qu'on le regrette.
Dans Marion Delorme, outre la pénible élaboration
de mots plus ou moins plaisants \ nous remarquons
encore un manque de naturel, un effort inutile pour
mêler le comique et le sérieux, dans tout le début du
troisième acte, dans l'arrivée surprenante des comédiens
au milieu d'un enterrement, — souvenir d'Hamlet,
peut-être, — à coup sûr, idée malheureuse. Une rémi-
niscence de Molière (qui, du reste, n'est peut-être aussi
qu'une rencontre fortuite) ne semble pas plus heureuse :
Gassé, ripostant à toutes les questions sur le roi par
des réponses sur le cardinal °, nous rappelle trop la scène
d'Orgon et de Dorine.
D'autres fois, certains détails seront réellement comi-
ques, mais nuiront à un intérêt plus sérieux : Dame
espagnol. Il y a quelque part dans Calderon : « Un homme ne doit pas
être jaloux de sa femme. — Voulez-vous qu'il le soit de celle du curé? »
— Le tour de la plaisanterie est le même. » Revue française, t. XIV,
p. 155, 156.
1. A. I, se. m.
2. A. II, se. i; a. IV, se. i.
3. La tête d'un Silva! vous êtes dégoûté!
(A. III, se. VI.)
4. Brichanteau à un bateleur qui est mêlé à la foule et qui porte un
singe sur son dos :
Mon bon ami, lequel de vous deux fait voir l'autre?
(A. II, se. II.)
5. A. II, se. I.
TNITÉ d'intérêt — DU GROTESQUE DANS LES SITUATIONS 161
Bérarde empêche le public de prêter une attention
suffisante au rôle charmant de Blanche, à ses mots
j)artis du cœur K
Les détails grotesques mêlés au drame produisent
donc peu d'effet : il n'en est pas de même des scènes
entières de comédie, que les romantiques ont su intro-
duire, avec une habileté incontestable, dans leurs
intrigues. Voilà ce qui réellement écarte la monotonie,
voilà ce qui repose le spectateur de l'émotion drama-
tique, le rend plus apte, par conséquent, à ressentir
ensuite une impression plus forte. Un dramatique con-
tinu finirait par épuiser chez les auditeurs les sources de
l'émotion. Le romantisme revenait du reste, sans s'en
douter, à un procédé tragique extrêmement rare, sans
doute, mais dont on pourrait citer au moins un exemple.
Polyeucte, tragédie si émouvante, commence par trois
scènes de comédie. Avant que l'action s'engage vérita-
blement et nous émeuve, sa préparation nous intéresse,
sans dépasser le genre d'intérêt qu'excite la comédie. 11
en est de même pour plus d'un drame. Tout le premier
acte de Marion Delorme, malgré la sombre figure de
Didier, malgré ce combat dont l'issue n'inquiète pas le
spectateur, tout ce début, dis-je, ne sort pas des limites
de la comédie, et le vers charmant qui termine :
Rose, il ne m'a pas même
Baisé la main. — Alors qu'en faites-vous? — Je raimc.
ne prépare pas aux horreurs qui vont suivre : le con-
traste est plus violent : donc Teffet scénique est plus fort.
1. Roi s'iimuse^ a. Il, se. iv.
SOURIAU. , II
10:2 DU DRAME ROMANTIQUE
V. Hugo surtout excelle dans ces oppositions : citons
encore le bal, qui ouvre d'une façon si naturelle le cin-
quième acte d'Hernani, et le duo d'amour exquis qui
le suit; le charmant couplet du vieux Job ', où le poète
a su prêter à son Titan un sourire malicieux, presque
jeune, qui éclaire un instant cette sombre figure sans
que le spectateur soit choqué du contraste ^, la scène de
séduction où Lucrèce essaye, pour sauver Gennaro, de
rallumer l'amour du duc de Ferrare ", enfin la conversa-
tion de Saltabadil '' avec Maguelonne qui, tout en recou-
sant le sac, prie son frère de n'y pas mettre celui qu'elle
aime. Mais déjà cette scène sort un peu du genre de
celles que nous venons de citer. C'est un nouveau
genre de grotesque, bien original cette fois : Shakspeare
n'en offre aucun exemple; V. Hugo a introduit dans
le drame des effets d'ensemble, réservés jusqu'à lui à
l'opéra, où le comique n'est destiné qu'à augmenter
l'émotion par un contraste immédiat. Citons d'abord
tout le quatrième acte du Roi s'amuse, qui, bien mis
en scène, devrait produire un effet saisissant; ces deux
intrigues qui se développent parallèlement, et qui ne
causeraient aucune émotion, si l'une des deux succédait
à l'autre, tandis que l'mtérêt dramatique naît de leur
juxtaposition ; ce merveilleux quatuor ^ n'est dépassé,
1. Burgravcs, Ile partie, se. iv.
2. Citons ici un jugement bien curieux de M. P. de Saint- Victor sur
le vieux Burgrave : « Le ridicule n'oserait pas plus approcher de lui
que le singe d'un vieux lion rêvant dans son antre. » Victor Hugo,
p. 36.
3. Lucrèce Borgia, a. Il, se. iv.
4. Roi s'amuse, a. IV, se. v.
5. Lamartine n'aimait pas que l'on mît en musique ses Méditations.
Je ne crois pas que V. Hugo non plus goûte beaucoup le quatuor de
UNITÉ d'intérêt — DU GROTESQUE DANS LES SITUATIONS IG)^
coimiie effet musical, c'est-à-dire comme effet d'en-
semble, que par le finale avec chœurs de Lucrèce Bors^ia.
A la chanson bachique de Gubetta répond un chant
higubre, au rire des jeunes gens, franc d'abord, puis
tbrcé, enfin glacé par l'épouvante, le De p/'ofandis des
pénitents. V. Hugo, le jour où il imagina cette scène,
reculait véritablement les limites de son art. De pareils
effets, inconnus jusque-là, peuvent être discutés au nom
de la simplicité; ils sont d'un art plus compliqué que
la tragédie; mais aussi, reconnaissons-les comme plus
puissants.
En somme, nous pouvons conclure que l'introduc-
tion du grotesque dans les situations n'a pas nui à
l'unité d'intérêt : en est-il de même pour l'élément fon-
damental de toute œuvre scénique : la psychologie, les
caractères.
IHyolctto. nos ego versiculos feci, tulit nller honores. H est incontestable
(lue la musique ajoute au dramatique de la situation :
Car la musique est douce.
Fait l'àuie harmonieuse, et. comme un divin chœur,
Éveille mille voix qui chantent dans le cœur.
(Ilernani.)
CHAPITRE VII
DES CARACTÈRES
I. Multiplicité des rôles. — Le peuple. — L'action. — Le détermi-
nisme de la passion. — Monotonie des caractères. — L'auteur appa-
raît trop dans ses personnages. — Le lyrisme dans le drame. — La
vérité psychologique sacrifiée à l'effet. — Le pessimisme.
H. Le scepticisme chez les personnages. — Le corps. — Complexité des
caractères. — Le grotesque. — Caractères de femmes.
I
Nous ne pouvons demander au drame des caractères
aussi parfaits que ceux de la tragédie : l'intérêt psycho-
logique n'est plus le but presque unique du dramaturge.
De plus, au lieu de deux ou trois personnages princi-
paux — suivis de leur ombre, le confident, dans Cor-
neille; escortés par un ou deux personnages secondaires,
dans Racine — nous nous trouvons en présence d'une
véritable foule. Le romantisme a tenu la promesse de
V. Hugo : « Au lieu d'une individualité comme celle dont
le drame abstrait de la vieille école se contente, on en aura
vingt, quarante, cinquante, ([ue sais-je? de tout relief,
de toute proportion. Il y aura foule dans le drame '. »
i . Préface, p. G8.
DES CARACTÈUES 165
Fort bien, mais aurons-nous, dans ces cinquante per-
sonnages, la monnaie de deux ou trois héros tragiques?
Un drame n'est guère plus long qu'une tragédie : si au
lieu d'une seule « individualité » vous m'en montrez
(juarante, chacune d'elles n'aura, en moyenne, qu'un
(]uarantième du temps de la représentation, et surtout,
qu'un quarantième de l'attention du public. On a beau
nous garantir <( qu'il n'en résultera pas fatigue pour le
spectateur ou papillotage dans le drame », que Shak-
speare a réussi malgré cela, et même « à cause de cela,
comme un chêne qui jette une ombre immense avec des
milliers de feuilles exiguës et découpées » ; nous répon-
di'ons qu'une image n'est pas un argument, que là où
Shakspeare a réussi, un autre peut très bien échouer.
Il y a vingt-deux personnages dans Henri III, vingt-
trois dans la Maréchale d'Ancre, quinze dans Marion
Delorme, sans compter la foule, le peuple, des ouvriers,
des comédiens, etc. ' En admettant même que les lignes
principales de leurs caractères, au lieu d'être à peine
esquissées, soient vigoureusement gravées, que, à côté
des bustes principaux, les médaillons aient assez de
relief pour qu'on les distingue, à quoi bon fatiguer inu-
tilement le spectateur? Est-ce pour innover, pour faire
autrement que les tragiques? Nous ne voyons pas d'autre
raison, et cette raison nous paraît faible.
Mais à quoi bon? Le spectateur ne cherche môme
pas à retrouver le nom ou le caractère des comparses. II
1. Pour le Xapoléon, de Dumas, a quand on arriva au théâtre on
s'aperçut qu'il y avait cent et quelques rôles. Pendant cinq ou six jours
ce fut comme un chaos à débrouiller. Tous les rôles fondus, pressés,
réunis, nous donnèrent, non compris les comparses, quatre-vingts ou
quatre-vingt-dix personnages parlants. » Mémoires, t. VII, p. lOG.
16G DU DRAME ROMANTIQUE
les distingue tout au plus par leur costume, ou par le
nom de Facteur. Ainsi, dans le Roi s'amuse, sauf M. de
Gossé « un des quatre plus gros gentilshommes de
France^ », on ne reconnaît les courtisans qu'à la figure
des acteurs.
Pourtant, si les caractères secondaires ne se dégagent
pas assez, leur réunion forme un personnage collectif
assez net.
C'est ainsi que, dans la Maréchale d'Ancre, les gentils-
hommes dévoués à la favorite sont trop nombreux et
apparaissent trop rarement pour qu'on distingue chacun
d'eux; mais si, individuellement^ ils se confondent,
réunis, ils contribuent à donner au spectateur une im-
pression précise : la noblesse de ce temps, sans négliger
son intérêt personnel, sait se dévouer à l'occasion, par
désintéressement chevaleresque. Les cinq Vénitiens de
Lucrèce Borgia ne peuvent fixer leurs noms dans notre
mémoire : mais nous nous rappelons qu'ils sont, en gé-
néral, rancuniers, insolents, imprudents, gtais, braves-.
D'après tout ce que disent et font les Burgraves, nous
ne distinguons qu'un caractère commun à tous : le noble
allemand vit des vols de ses soldats ^
Nous voyons même apparaître sur la scène une masse
plus compacte, innombrable : la foule \ qui joue « le
1. Drame, t. H, p. 356.
2. T. ni, p. H.
3. T. IV, p. 292.
A. M. Biré prétend (p. -443) que « dans sa rage d'imitation l'auteur
de Cromiccll va jusqu'à emprunter à Népomucène Lemercier le procédé
dont celui-ci s'était servi dans la Panhypocrisiade pour rendre le mou-
vement d'une foule sur le passage de François 1". » Une ressemblance
n'implique pas toujours une imitation. On pourrait attribuer cette
remarque à une « rage de dénigrement ».
DES CARACTÈRES 167
rùle d'un acteur, le rùlc cFun homme », sorte de nouveau
chœur avec coryphée, imaginé par les romantiques. La
foule ne joue pas souvent un beau rôle : malgré ses
rancunes contre Gromwell, elle lui rend en un instant
toute sa faveur \ crie : « Vive Elisabeth! » et Tinstant
d'après : « Vive Marie ^! » Dans la Tour de Nesle, dix
manants se précipitent sur un seul gentilhomme pour
l'assassiner ^.
Dans la Maréchale d'Ancre, nous voyons se dégager
de la foule, toujours lâche, un élément généreux, le
peuple; il tient, suivant une comparaison d'A. de Vigny,
« le juste miheu entre la noblesse et la populace, entre
la lie de la nation et la mousse légère qui flotte à la sur-
face ' ». Le peuple, représenté d'abord par Picard'', fait
lui-même entendre « sa grande voix » à la cantonade '',
enfin envahit le palais du maréchal :
PICARD
IS'c versons pas une goutte de sang et ne prenez pas une pièce d'oi'.
HOMMES DU PEUPLE
Mettez le feu à leur palais '^.
Le peuple joue déjà le beau rôle : par la main de son
chef, il rend dédaigneusement une somme énorme à
son ennemi ^ et termine le drame par une question
redoutable :
i. Drame, t. I, p. iOi, -iOG.
2. T. ni, p. SyO, 2y9.
3. I'' tableau, scène r<^.
4-. Maréchale cl Ancre, a. II. se. iv.
5. A. II, se. II et se. iv.
6. A. III, se. vu.
7. A. III, se. IX.
8. A. V, se. IV.
168 DU DRAME ROMANTIQUE
VITRY
Messieurs, allons faire notre cour à Sa Majesté le roi Louis Treizième.
SCÈNE XVIII
PICARD, aux ouvriers qui se regardent et restent autour du corps
de Borgia.
Et nous?
Dans Marie Tudor également, nous trouvons la même
distinction entre la populace et le peuple ' : « On voit
remuer dans l'ombre quelque chose de grand, de sombre
et d'inconnu; c'est le peuple. Le peuple, qui a l'avenir,
et qui n'a pas le présent; le peuple orphelin, pauvre,
intelligent et fort, placé très bas et aspirant très haut -. »
Ne pouvant le mettre tout entier sur la scène ^, V. Hugo
lui donne deux ou trois représentants; c'est Gilbert, si
grand dans sa colère, que Jane humilie à ses pieds,
dans sa personne, toute la noblesse ''; c'est la Tisbe,
éprouvant pour Gatarina la haine de la fille du peuple
contre la grande dame^; enfin, et surtout, c'est le peuple
« ayant sur le dos les marques de la servitude, et dans
le cœur les préméditations du génie; le peuple, valet des
grands seigneurs, et amoureux dans sa misère et dans
son abjection de la seule figure qui, au milieu de cette
société écroulée, représente pour lui, dans un divin
rayonnement, l'autorité, la charité et la fécondité. Le
peuple, ce serait Ruy Blas ^ » ; le peuple, qui four-
1. Drame, t. lli, p. 2y4.
± T. IV, p. 81.
3. Il nous montre pourtant les ouvriers, mais dans deux scènes épi-
sodiques, t. I, p. 436; t. II, p. 299.
4.. Drame, t. III, p. Ifi6 sqq., 205, 222, 247.
n. T. III, p. 342. Cf. Poésie, t. III, p. 57.
0. T. IV, p. 81.
DES CARACTÈRES 109
mille d'hommes d'Etat, utopistes ou pratiques, se
perdant
En méditations sur le sort des humains ',
le peuple, devant qui le poète fait incliner la royauté,
lorsque la reine s'agenouille devant le laquais -. C'est
l'apothéose finale.
Personnage individuel ou personnalité collective, le
peuple, avec la foule, avec la multitude des rôles secon-
daires, encombre la scène, et laisse peu de place aux
protagonistes. Nous sommes trop loin du
Nec quarta loqui persona laboret.
Les premiers rôles, relativement sacrifiés, n'ont plus la
même étendue que dans la tragédie. Le développement
psychologique en souffre. La tragédie avait multiplié,
quelquefois au détriment de l'action, les moyens de
mettre le spectateur au courant des luttes intérieures.
On ne trouve même plus dans le drame ce que Guizot
appelait « de simples développements de caractères,
savamment donnés par le personnage lui-même, au lieu
d'être naturellement provoqués par les événements^ ».
L'action a envahi le drame, aux dépens des développe-
ments psychologiques \
\. Drame, t. IV, p. lOu.
2. Permettez, ô mon Dieu, justice souveraine,
Que ce pauvre laquais bénisse cette reine.
T. IV, p. 239.
3. Corneille et son temps.
i. Je ne vois rien dans ces drames qui justille le mot de Sainte-
Beuve : a Ce Sylphe transi, qui frappe aux vitres de la Châtelaine,
s'anatomise lui-même avec une complaisance par trop mignarde. L'au-
teur n'échappe jamais à ce défaut. » {Premiers Lundis, t. I, p. 172.)
170 DU DRAME ROMANTIQUE
Nous pouvons prendre comme exemple le duel de
Concini et de Borgia ', c est-k-dire le moment où va
agir la passion qui les a fait parler jusqu'ici : la haine.
En pareil cas, que fait la tragédie? Elle laisse les deux
adversaires se répandre en paroles devant nous -; puis,
au moment de tirer i'épée, ils rentrent dans la coulisse.
Le drame fait juste le contraire : les deux ennemis ne
sont réunis pour la première fois en notre présence,
qu'au moment suprême. Qu'y gagnons-nous? Le déve-
loppement oratoire de leur haine est nécessairement
très froid, car ils n'ont pu en parler qu'à des tiers.
Quant à l'action qui se passe sous nos yeux, pouvons-
nous porter quelque intérêt à un simulacre de duel? Le
spectateur, qui écoute avec attention les ripostes de
Rodrigue et de don Gormas, regard era-t-il avec effroi
deux acteurs ferrailler gauchement? Nous pouvons
admettre, par convention, que la haine anime véritahle-
ment les deux personnages qui luttent d'éloquence
devant nous; c'est trop compter sur notre naïveté que
de vouloir nous faire trembler au choc de deux flam-
berges de théâtre.
Très souvent, il est vrai, l'action dramatique ne
dépasse pas les limites de la convention : la vraisem-
blance est suffisante, et l'illusion peut naître. En pareil
cas, dira-t-on, l'action ne peut-elle servir à nous révéler
les caractères? Au lieu de nous montrer longuement les
diverses passions qui agitent un héros, et de consacrer
peu de temps à les faire agir, ne peut-on faire surtout
agir les personnages, et nous permettre ainsi deremon-
1. Maréchale d'Ancre^ a. V, se. xii.
2. Exemple, le Cid, a. IH, se. ii.
DES CARACTÈRES 171
ter de leurs actions à leurs intentions, en concluant de
l'effet à la cause?
Sans doute, les personnages de drame agissent beau-
coup; mais, malheureusement, comme nous ravonsdéjà
constaté en étudiant l'unité d'action, Fauteur se substitue
trop souvent à ses personnages, et, suivant les besoins
de son intrigue, modifie l'acte qu'ils accompliraient, s'ils
n'obéissaient qu'à leur caractère. Ily a du reste là autre
chose qu'une faiblesse d'exécution : il y a encore une
erreur théorique. D'après A. de Vigny, les hommes
dans la vie réelle n'obéissant pas à la logique, les héros
de théâtre doivent être illogiques : a Les passions seules
intéressent les hommes toujours agités par des passions.
Les pendules seules se meuvent par des principes:
les hommes font des principes, et agissent contre ces
principes mêmes '. » Dans le drame romantique, eu
effet, chez V. Hugo surtout, les personnages agissent
autrement qu'ils ne pensent et qu'ils ne parlent.
Gennaro, personnage assez doux, voire même senti-
mental, est pris tout à coup d'un accès de fureur, et
insulte une femme qui ne lui a fait que du bien. Gennaro
agit comme un possédé, et l'est bien en réalité : car la
volonté de l'auteur, qui a besoin de cette insulte pour
son drame, s'est substituée à la volonté de son héros.
On sent que les personnages sont toujours dans la
main du poète, qu'il les dirige, les fait agir, parler,
penser à volonté. Il en tire sans doute des effets drama-
tiques. Mais ce procédé, déjà nuisible à l'action, nuit
encore à la réalité des caractères, à leur indépendance.
1. Journal, p. 80.
172 DU DRAME ROMANTIQUE
Quand on voit, par exemple, le vieux Job apparaître
silencieux , et rester silencieux pendant une longue
scène, le marquis de Nangis, muet pendant tout un
acte, sortir de son mutisme pour prononcer un grand
discours, nous sommes obligés d'oublier la beauté des
vers et de protester contre un procédé qui, dans l'en-
fance du théâtre, semblait déjà bien puéril aux Grecs K
Il est vrai que V. Hugo repousse à priori cette cri-
tique et prétend que ses personnages ont le droit
d'être invraisemblables : « A ceux qui trouvent que
Gennaro se laisse trop candidement empoisonner par
le duc au second acte, il pourrait demander si Gennaro,
personnage construit par la fantaisie du poète, est tenu
d'être plus vraisemblable et plus défiant que l'histo-
rique Drusus de Tacite, « ignarus et juveniliter hau-
riens ~. » Nous ne croyons pas qu'une incontestable
erreur théorique justifie une erreur pratique : elle
ne fait que l'aggraver. C'est une erreur commise à bon
escient. Les romantiques ont eu beau conserver pieu-
sement cette théorie, dire comme Th. Gautier : « Pour
nous ce qui est beau est toujours vraisemblable ^, » on
est forcé d'étendre au drame romantique tout entier
ce que Goethe disait du théâtre de V. Hugo : « Ses
personnages principaux ne sont pas des êtres de chair
1. « On voyait un personnage assis et voilé, un Acliille, une Niobé,
qui se pavanaient sur la scène, mais ne découvraient pas leur visage,
et ne soufflaient mot. — Bacclius : C'est ma foi vrai. — Euripide :
Le cliœur cependant débitait jusqu'à quatre tirades de suite sans
s'arrêter et eux se taisaient toujours. — Bacchus : J'aimais leur si-
lence... mais quel était son but?^ Euripide : Pur cliarlatanisme, etc. »
{Grenouilles, trad. Poyard, p. -4:^0.)
2. Drame, t. UI, p. G.
3. Souvenirs de th'dtre, p. -130.
DES CARACTÈRES 173
et de sang; ce sont de misérables marionnettes (|iril
manie à son caprice, et auxquelles il fait faire toutes les
contorsions et toutes les grimaces qui sont nécessaires
aux effets qu'il veut produire K » La comparaison est
si juste, qu'elle s'impose même aux fanatiques -. Si
pourtant elle paraît irrévérencieuse, contentons-nous
de dire que, dans le drame romantique, les personnages
n'agissent pas, mais soîit agis.
A ce premier empiétement sur l'indépendance des
personnages vient s'en ajouter un second, sur lequel
nous serons plus réservé, nous contentant de le cons-
tater, sans oser décider si c'est une qualité ou un
défaut : la liberté n'existe pas pour les héros roman-
tiques : ils sont soumis au déterminisme de la pas-
sion. Est-ce un bien ou un mal? Avant de répondre,
il faudrait d'abord savoir au juste si le déterminisme,
dans la vie réelle, est vrai. Ce qui est incontestable,
c'est que les personnages de drame obéissent à une
y-va^xr. qu'A, de Vigny, A. Dumas et V. fiugo semblent
considérer comme le dernier mot de la philosophie
dramatique. « Dieu a jeté, écrivait A. de Vigny en 1824,
la terre au milieu de l'air, et de même l'homme au
milieu de la destinée. La destinée l'enveloppe et l'em-
porte vers le but toujours voilé \ » Il ajoute, il est vrai, à
propos d'une tragédie : « J'y veux représenter la destinée
et l'homme tels que je les conçois. L'une l'emportant
1. Conversations de Gœthe et d'Eckermann, t. U, p. 303. (Cliarpen-
lier, 1863.)
2. a H écrivit un mélodrame en prose, Inès de Castro, qui ressemble
à un drame de Calderon, joué par des marionnettes. » P. de Saint-
Victor, Victor Hugo, p. 12.
3. Journal, p. 23.
174 DU DRAME ROMANTIQUE
comme la mer, et l'autre grand parce qu'il la devance,
ou grand parce qu'il lui résiste ^ » Mais, dans la pra-
tique, nous voyons que, pour A. de Vigny, la destinée
est irrésistible; car, dans la Maréchale d'iVncre, « un
regard sûr peut entrevoir la Destinée contre laquelle
nous luttons toujours, mais qui l'emporte sur nous
dès que le caractère s'affaiblit ou s'altère ~ ». Or, ce
sont des caractères affaiblis ou altérés qu'il nous
montre : son héros le plus vivant s'écrie : (( Je suis
devenu indifférent à ma vie... la Providence... n'avait-
elle pas son but en me créant? Ai-je le droit de me
roidir contre elle pour réformer la nature? Est-ce à
moi de démentir Dieu?^ » Il a une ennemie : laquelle?
« Nommez-la comme vous voudrez, la Fortune, la
Destinée, que sais-je, moi? ^ »
A une mère, qui lui reproche d'avoir fait son malheur
et celui de sa fille, un héros de Dumas répond tranquil-
lement : « Oui, je sais que la fatalité nous pousse "'. »
Un émigré a été pris :
Mairice. — Il faul qu'il paye.
Geneviève. — C'est-à-dire qu'il meure?
Maurice. — Oui.
Geneviève. — Et c'est vous qui me dites cela, vous, Maurice?
Maurice. — Ce n'est pas moi, c'est la fatalité ^.
Maurice aime Geneviève d'un amour irréfléchi. Un
de ses amis lui montre son imprudence : « Lorin,
1. Journal, p. 40.
2. Avant propos, p. IG.
!}. Chatterton, a. I, se. v.
A. A. H, se. 1.
li. Angde, a. V, se. iii.
(3. Le Chevalier de Maison-Rouge, tableau VII, se. vi.
DES CARACTÈRES 175
Lorin, je sens que tu as raisou; mais je suis entraîné,
je glisse sur la pente M'en veux-tu parce que la
fatalité m'entraîne? ' » — « Ce n'est pas moi qui l'ai
tué, dit Atliûs qui vient de frapper son ennemi, c'est
le destin ! - »
Ce ne sont pas là des paroles en l'air, isolées : l'auteur
n'a pas voulu mettre là, en romancier qu'il est, un mol
de la fin. C'est toute une doctrine, qui apparaît dans
son œuvre entière. La fatalité l'attire. S'il veut adapter
au théâtre moderne une tragédie antique, c'est l'Orestie
qu'il traduit; comme Athos poignardant Mordaunt,
Oreste s'écrie, en frappant sa mère :
Femme, ce n'est pas moi qui conlre toi décide,
C'est le destin ^!
Cette force inéluctable, dont on parle tant chez les
romantiques, apparaît dans les drames de V, Hugo
sous la forme d'une passion, surtout de l'amour. Chez
ses héros, la passion est la règle de conduite et leur
excuse quand ils faiblissent. L'amour est une fatalité
contre laquelle ils ne cherchent pas à lutter. Ils sem-
blent même se complaire dans l'aveu de leur faiblesse :
« Jane s'est donnée à un autre, à un misérable, je le
sais : eh bien, c'est égal, je l'aime! J'ai le cœur brisé,
mais je l'aime! Je baiserais le bord de sa robe et je lui
demanderais pardon, si elle voulait de moi; elle serait
d. Le Chevalier de Maison-Rouf/r , tableau VIII, se. ii.
2. ].es Mousquetaires^ tabl. XU. Firmiii ne pouvait jouer Antony parce
que « il lui manquait la fatalité qui fait les Orestes de tous les temps. »
Dumas, Mémoires, t. VII, p. 177.
3. Orestv', a. II, se. xi.
476 DU DRAME ROMANTIQUE
dans le ruisseau de la rue avec celles qui y sont, que
je la ramasserais là, et que je la serrerais sur mon
cœur '. )) Et les femmes de ces drames sont hommes
sur ce point : l'une d'elles s'écrie : Je manque à ma
parole « parce que je suis femme, parce que je suis
faible, parce que je suis folle, parce que j'aime cet
homme, pardieu! ^ »
L'amour n'a pas besoin d'être expliqué : il a sa raison
d'être en lui-même-. L'amour excuse tout, jusqu'à une
lâcheté : Hernani, recueilh par le duc, viole son
hospitalité, en lui enlevant sa fiancée. Il est impos-
sible d'écarter un rapprochement qui s'impose à l'es-
prit ; dans une situation à peu près analogue. Sévère,
après un moment de faiblesse, reprend possession de
lui-même ; il s'éloigne en faisant des vœux pour celle
qu'il aime, et même pour son rival ^.
Cette faiblesse des caractères est le trait caractéris-
tique du théâtre romantique. Tous ces personnages
désirent puissamment, et montrent, quand il faut agir,
une impuissance étrange :
Que n'ai-je un monde!
Je le le donnerais!
1. Drame, t. III, p. 230. Cf. A. de Vigny, Journal, p. 71.
2. T. m, p. 235.
3. Je l'aime.
0 pauvre cœur de femme! mais explique
Tes raisons de l'aimer.
Je ne sais.
C'est unique.
C'est étrange !
Oli non pas! c'est bien cela qui fait
Justement que je l'aime, etc.
(T. Il, p. 444.)
'i. Pulijeucle, a. II, se. u.
DES CARACTÈRES 177
s'écrie Hernani, devant les larmes de dona Sol ', et il
faiblit au même moment, quand il devrait montrer sa
force. Ruy Blas surtout offre un contraste bizarre entre
ses désirs et ses actes. Cet homme, qui voulait autrefois
remuer le monde, par ambition, maintenant, entraîné
par l'amour, succombe connue un enfant aux premiers
obstacles, sans résistance, et ne trouve de solution que
dans la mort. Il semble que quelque chose soit brisé
dans ces âmes débiles, et ce quelque chose, c'est la
volonté : ils ne savent pas vouloir.
De ces deux causes de faiblesse dans les caractères,
la dernière tout au moins semble discutable. — Corneille
a fait autrement que V. Hugo, et a montré le triomphe
de la volonté sur la passion. — Même en admettant que
la théorie de V. Hugo soit plus conforme à la réalité, il
est incontestable que ses personnages plus humains
sont moins dramatiques. La lutte de la passion contre
le devoir, et le triomphe constant de la vertu, sont peut-
être faux, mais ils nous émeuvent; au contraire, pou-
vons-nous porter autre chose qu'un intérêt languissant
à des personnages qui se laissent aller comme nous le
ferions à leur place? Il ne s'agit donc pas de savoir si
les romantiques ont eu raison au fond, philosophique-
ment : ils ont tort dans la forme, au point de vue dra-
matique. Leurs héros sont faibles : de plus, et surtout,
ils sont monotones.
La raison en est fort simple : les romantiques n'ont
plus ce don que possédaient si pleinement Corneille et
Racine : ils ne peuvent dépouiller leur personnalité et
1. A. ni, se. IV.
SOURIAU. 12
178 DU DRAME ROMANTIQUE
prendre un instant le rôle et l'esprit de leur personnage :
en un mot leurs différents héros ne sont pas des créa-
tions, mais des incarnations de l'auteur, qui, pour chan-
ger de nom, ne change ni d'esprit ni de caractère, et
reste lui-même, sous différents déguisements. A. de
Vigny et Y. Hugo, principalement, ne peuvent modifier
que d'une façon presque insensible leurs propres pas-
sions pour les communiquer à leurs héros.
A. Dumas, qui a ses défauts (et nous verrons tout à
l'heure qu'il en possède un tout spécialement, au point
de vue psychologique), Dumas a du moins une supério-
rité sur ses deux amis : il sait inventer des caractères
variés, et donner à ses personnages une vie propre.
Sans doute, il s'est beaucoup servi de l'histoire, et
dans un drame historique il n'y rien d'étonnant à ce
que les caractères soient variés; mais, même dans ses
pièces d'imagination, Dumas sait faire penser et agir
ses personnages par eux-mêmes, et non par lui.
Et pourtant, son drame le plus romantique, Antony,
est une sorte d'autobiographie ^ Son épigraphe est un
mot de Byron : « Ils ont dit que Ghilde Harold c'était
moi... peu m'importe! » Sa préface est une pièce de
vers toute personnelle, où nous apprenons que Dumas
a les idées d'Antony, et que tous deux sont d'accord
pour s'écrier : « Tue-la ! »
A. de Vigny a beau exposer la théorie contraire,
interdire au poète de se représenter lui-même -, son seul
drame vraiment romantique, et de pure imagination,
Chatterton, c'est toujours, sous une autre forme, les
1. Cf. Mémoires, t. VUI, p. 117-119.
2. Journal, p. 3Gi.
DES CARACTÈRES 179
discussions de Stello et du Docteur Noir sur le sort des
poètes, le Plaidoyer en fîiveur de Mlle Sedainc et de la
propriété littéraire, le Journal d'un poète, où plus d'nne
fois il revient sur ce sujet qui lui tient au cœur. 11 le
reconnaît du reste : « J'ai dit par la bouche de Stello ce
que je vais répéter bientôt par celle de Chatterton *. »
Ainsi donc^ prêter à ses personnages ses propres sen-
timents, c'est ce qu'ont fait A. de Vigny et A. Dumas
dans leurs pièces romantiques. C'est ce qu'a toujours
fait Y. Hugo.
Peut-être, avec son génie puissant, le poète aurait-il
pu acquérir cette qualité créatrice qui lui manque, s'il
n'y avait eu chez lui un parti pris contraire ^. 11 semble
que Y. Hugo n'ait pas voulu apprendre le théâtre, mais
ait prétendu forcer l'art dramatique à se plier à son
caprice. Car nous trouvons dans la préface de Cromwell
une théorie qui exphque cette faiblesse du poète, et en
fait une faute voulue : « Le drame est la poésie com-
plète. L'ode et l'épopée ne le contiennent qu'en germe;
il les contient l'une et l'autre en développement; il les
résume et les enserre toutes deux ^ »
Cette idée semble d'abord obscure, et la comparaison
que le poète a trouvée pour la faire mieux comprendre
est une image tout aussi peu claire : cette poésie lyrique
que doit contenir le drame est sendilable « à un lac
paisible qui reflète les nuages et les étoiles du ciel '' ».
1. Théâtre, t. I, p. 3.
2. « On peut dire que le genre de déviation propre à M. Hugo, depuis
dix ans, c'est sa persistance. » Sainte-Beuve, Revue des Deux-Mondes,
1" mars 1840.
3. Préface, p. 28.
4. Ibid., p. 29.
180 DU DRAME ROMANTIQUE
Certainement Y. Hugo ne voulait pas dire que son
drame, semblable à la tragédie d'Eschyle, devait ren-
fermer des odes et des fragments d'épopées ; ce n'est pas
du reste ce qu'il a fait. Yoici, pensons-nous, quelle est
au fond la pensée du poète : le drame doit admettre le
lyrisme dans les images et dans les passions.
Ne prenons que cette seconde idée K V. Hugo a
manifestement cédé à la tentation de tout artiste : il a
voulu faire de sa qualité maîtresse l'élément important
du genre qu'il traite. Or, V. Hugo était, avant tout et en
tout, poète lyrique : son drame est lyrico-dramatique.
Le Ivrisme de V. Hugo, abstraction faite de la forme
qu'il lui donne, consiste à ressentir, plus vivement que
son lecteur, les impressions que peuvent causer soit un
grand spectacle de la nature, soit un événement poli-
tique, soit un accident particulier, heureux ou malheu-
reux ; à vibrer^ pour lui emprunter un mot très carac-
téristique ", et à nous communiquer cette vibration. Par
exemple, plus d'un a vu, du haut d'une coUine, s'al-
lumer peu à peu les fenêtres d'un village perdu dans le
crépuscule, sans songer comme l'auteur de la préface
des Burgraves, à établir une comparaison « entre les
étoiles de Dieu, qui s'allument splendidement au-dessus
de notre tête, et les pauvres étoiles de l'homme, qui
s'allument aussi, elles, derrière la vitre misérable des
cabanes, dans l'ombre, sous nos pieds ».
\. Nous avons déjà vu au cli. m ce qu'il faut penser du lyrisme
dans les images.
2. Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal,
Fait reluire et vibrer mon àuie de cristal,
ilon âme aux mille voix.
{Feuilles d'automne, I.)
DES CARACTÈRES 181
Eh bien, ces qualités merveilleuses de son propre
esprit, ces lueurs qui l'illuminent tout à coup, et surtout
cette intensité des émotions, des vil)rations (jui l'agitent,
il les prête généreusement à tous ses héros. 11 n'y a pas
dans tous ses drames un seul personnage important,
qui ne porte pour ainsi dire au front une étoile, qui ne
soit une irradiation du génie même de V. Hugo ^
Mais aussi, dans tous ses héros, nous remarquons
quelque chose de désordonné, de fiévreux : ils semblent
vivre comme en rêve, ils éprouvent des désirs furieux;
leur volonté est d'autant plus excitée qu'elle est impuis-
sante, ou contrariée : ainsi, lorsque dans un songe on
veut fuir, sans pouvoir avancer d'un pas, il semble
que jamais on n'a fait un effort aussi puissant^ aussi
désespéré.
Leurs passions sont d'autant plus vibrantes, que pres-
que tout leur effort est employé à ressentir l'émotion,
et ne se dépense pas dans l'action. Les personnages de
V. Hugo sont plus lyriques que le poète lui-même,
parce qu'ils n'éprouvent jamais ce soulagement que le
poète ressent lorsqu'il a fait passer dans ses vers le trop-
plein de son émotion. Ils sont dans un perpétuel état de
surexcitation. Dans un drame isolé cela produit un
charme étrange : ce n'est plus l'héroïsme, placide même
dans ses luttes, des personnages de Corneille. Mais cette
tension, toujours identique, devient monotone quand
on embrasse l'œuvre dans sou ensemble.
I. II l'avoue du reste :
Si j'entrechoque aux yeux d'une foule choisie
D'autres hommes comme eux, vivant tous à la fois
De mon souffle, et parlant au peuple avec ma voix.
{Feuilles d'automne, I.)
182 DU DRAME ROMANTIQUE
Beauté ou défaut, c'est là la partie la plus originale
du drame. Puisque les romantiques n'ont pas essayé
d'emprunter à Corneille et à Racine le secret de leurs
créations, puisqu'ils ont voulu rester u eux-mêmes »
en composant leurs drames, nous ne pourrons trouver
dans les personnages que les propres passions des
auteurs.
Cette tendance des romantiques à parler par la bouche
de leurs héros, sensible surtout chez V. Hugo, n'est pas
le défaut capital de leur psychologie.
Plus préoccupés de l'effet à produire que de la façon
de le produire, plaçant des mots retentissants à la fin
d'une scène ou d'un acte, sans que ces mots soient
l'explosion finale d'une passion développée dans l'acte
ou la scène, nos trois romantiques, mais surtout
A. Dumas, ont trop souvent sacrifié le fond à la forme :
leurs drames ont l'air d'être solidement bâtis, mais les
fondations manquent.
Un fait curieux nous permet d'apprécier la faiblesse
psychologique de ces drames, sans même les comparer
à la tragédie. A. Dumas, en 1842, refit dans son Loren-
zino le Lorenzaccio de Musset, composé en 1834. Dans
ce dernier drame, qui est loin de mériter les anathèmes
lancés par la troisième génération romantique \ Musset
n'a pas essayé d'écrire pour le théâtre : il n'a pas cherché
des effets saisissants, mais il a minutieusement fouillé
les caractères de ses héros. Tandis que Dumas se con-
tente d'une étude superficielle, et ne prête à ses person-
nages que des attitudes déclamatoires, Musset scrute
1. M. Vacquerie, Profils et drimaces, article sur A. de Musset.
DES CARACTÈRES 183
profondément le cœur humain : au lieu de fantoches
aux gestes désordonnés, il nous montre des hommes
agissant humainement. Dans Lorenzaccio , Philippe
Strozzi conspire contre le duc : deux de ses fils vien-
nent d'être emprisonnés; au milieu d'un repas sa fille
tombe et meurt à ses côtés, empoisonnée par les Médicis ;
les convives crient : « Vengeance, liberté, que cette
enfant soit notre Lucrèce ! etc. » ; l)ref tous les cris que
doivent pousser en pareil cas des comparses de drame.
Quant au père, terrifié, il ne pense plus à sa patrie; il
songe à sa famille, à lui-même, et sa réponse, pour
n'être pas une tirade, n'en est que })lus touchante :
(( Liberté, vengeance, voyez-vous, tout cela est beau.
J'ai deux fils en prison, et voilà ma fille morte. Si je
reste ici, tout va mourir autour de moi. L'important,
c'est que je m'en aille, et que vous vous teniez tran-
quilles. Quand ma porte et mes fenêtres seront fermées,
on ne pensera plus aux Strozzi. Si elles restent ouvertes,
je m'en vais vous voir tomber tous les uns après les
autres. Je suis vieux, voyez-vous : il est temps que je
ferme ma boutique. Adieu, mes amis, restez tranquilles;
si je n'y suis plus, on ne vous fera rien. Je m'en vais
de ce pas à Venise K »
Dans Lorenzino, le même Strozzi voit que sa fille
aime encore Lorenzo son fiancé : il n'ose pas entrer
chez elle : « Non, pas ce soir... demain! ce soir, je la
tuerais M » et le rideau tombe sur cette behe explosion
d'amour paternel.
Ce même Strozzi, du reste, conserve dans sa prison
1. A. ni, se. VII.
2. A. I, se. XV.
184 DU DRAME ROMANTIQUE
assez de liberté d'esprit pour écrire en deux vers assez
plats, ce que Voltaire dit dans une si bonne prose :
Dieu! garde-moi de ceux à qui mon cœur se fie,
Et je me garderai de qui je me défie i!
De son côté, Lorenzino conserve dans le vice un cœur
chaste, et, nouveau Brutus, joue jusqu'au bout son
rôle^ sans jamais le prendre au sérieux : débauché par
calcul, il croit à la vertu; courtisan du tyran par patrio-
tisme, il croit à la liberté, et, à côté du cadavre de
Luisa, lance le mot de la fin : « Je n'avais que deux
amours : Florence et elle... je n'ai plus qu'une reli-
gion : la liberté ! ~ »
A ces tirades creuses, faites pour être applaudies par
la claque, à cette étude superficielle du cœur humain,
combien est supérieure cette confession de Lorenzac-
cio : « Je me suis fait à mon métier. Le vice a été pour
moi un vêtement; maintenant il est collé à ma peau.
Je suis vraiment un ruffian, et, quand je plaisante sur
mes pareils, je me sens sérieux comme la mort, au
milieu de ma gaieté. Brutus a fait le fou pour tuer
Tarquin, et, ce qui m'étonne en lui, c'est qu'il n'y ait
pas laissé sa raison, etc. ^ »
Quant au dénouement, il est, comme tout le drame,
plus profond que la fin de Lorenzino : le meurtrier est
tué, puis jeté à l'eau par le peuple qu'il voulait déli-
vrer ^ Lorenzaccio fait penser le lecteur ; Lorenzino
1. A. IV, se. I.
2. A. V, se. VII.
3. A. ni, se. III.
A. A. V, se. vu.
DES CARACTÈRES 18o
est, pour reprendre un mot de son frùi-e aîné « plus
creux et plus vide qu'une statue de fer-blanc '. »
Malheureusement, il n'est pas seul de son espèce dans
le théâtre romantique.
Enfin, dernier trait de faiblesse psychologique, il n'y
a pas là d'étude générale du cœur humain; les héros
de drame ne sont d'aucun pays, mais ils sont d'une
époque : encore ne représentent-ils pas l'homme vrai
de cette époque, mais un être factice, une poupée de
mode. Le jeune premier du théâtre romantique est le
Jeune-France des cénacles : « Il était de mode alors
dans l'école romantique, d'être pàle^ verdàtre, un
peu cadavéreux, s'il était possible. Gela donnait l'air
fatal, byronien, giaour, dévoré par les passions et les
remords ~. » Th. Gautier réalisait cet idéal :
J'élais sombre et farouche;
Mon sourcil se tordait sur mon front soucieux
Ainsi qu'une vipère en fureur, et mes yeux
Dardaient entre mes cils un regard fauve et louche.
Un sourire infernal crispait ma paie bouche ^.
Et ce n'était pas exagération poétique; il ajoutait, en
se raillant : « Gomme je suis naturellement olivâtre et
fort pâle, les dames me trouvent d'un satanique et d'un
désillusionné adorable \ »
Goethe, Byron et Ghateaubriand avaient fait école :
Werther, don Juan et René couraient les rues de Paris,
1. A. V, se. II.
2. Th. Gautier, Histoire du Romnnlisme, p. 31.
3. Poésies complètes, t. I, p. 103.
4. Les Jeunes-France, préface, p. xvii. Firmin était trop sanguin pour
bien incarner Antony : « La pâleur est pour ces personnages un des pre-
miers besoins du drame moderne. » Dumas, Mémoires^ t. VII, p. 177.
186 DU DRAME ROMANTIQUE
Werther surtout : « Werther, disait alors Nodier, est
le type essentiel et complet de l'homme jeune des nou-
veaux siècles ^ » Sceptique et dégoûté de la vie, voilà
ce que l'on essayait de paraître, quand on ne l'était pas
réellement :
J'ai lu Werther, René, son frère d'alliance,
Ces livres, vrais poisons du cœur,
Qui déflorent la vie et nous dég-oùtent d'elle,
Dont chaque mot vous porte une atteinte mortelle,
Byron et son don Juan moqueur ^.
Il y avait alors, dans la vie réelle, la tristesse de
vivre : le théâtre refléta la vie réelle, et tous les jeunes
gens sombres de la nouvelle école purent se reconnaître
et s'admirer dans trois héros encore plus sombres
qu'eux.
Antony, le premier en date, a lu le poète pessimiste
de l'Angleterre : « Il y avait quelque chose qui flottait en
l'air, — le dernier soupir de Byron, peut-être, — et qui
jetait une incertitude profondé dans les esprits, un doute
mortel dans le cœur ^. » Antony, en effet, doute, mais
n'est pas affermi dans son scepticisme. Il ne croit guère
à l'immortalité de l'àme : « La mort sépare... Penses-tu
que je croie à tes rêves, moi... et que sur eux j'aille
risquer ce qu'il me reste de vie et de bonheur? '' » En
revanche, il croit peut-être en Dieu, du moins il en
parle : « Béni soit Dieu qui m'a fait une vie isolée...
béni soit Dieu qui a permis qu'à l'âge de l'espoir
\. Revue de Paris, t. VU, p. iO.
2. Th. Gautier, Poésies, t. I, p. 259.
3. Dumas, Théâtre, t. XVI, p. 109.
4. Antony, a. V, se. m.
DES CARACTÈRES 187
j'eusse tout épuisé! ^ » A coup sûr il croit ;i l'enfer :
« Je prends tout sur moi, et que Dieu m'en punisse ^)) ;
il est môme sûr de l'existence du diabl<î : « Perdre
mon àme pour si peu? Satan en rirait! '^ » La théologie
d'Antony n'est pas très claire ; du reste, on ne peut guère
demander de logique à un pareil exalté. Jamais rôle
ne fut plus romantique que le sien. Il reçoit sur sa poi-
trine des chevaux emportés, déchire l'appareil de sa bles-
sure, enlève, avec effraction, une femme, en insulte une
autre, finalement poignarde sa maîtresse. Et quelle lan-
gue, quelles figures! l'imagination méridionale de l'au-
teur de Mireille n'a pu trouver mieux que le mot d'An-
tony : « Je ne veux pas que tu meures seule... je serais
jaloux du tombeau qui te renfermerait ' » ; et, surtout,
le triomphe du genre : « Si la voiture m'eût brisé le
front (?) contre la muraille, elle eût laissé le corps mu-
tilé à la porte, de i:)eiir qu'en entrant chez elle ce
cadavre ne la compromit. ^ » En vérité, on ne peut
mieux juger Antony que ne le fit Dumas lui-même dix-
huit ans plus tard : « Antony, c'est le rêve du fou ". »
Le succès de la pièce fut immense '^ : les acteurs
1. Antony, a. V, se. m.
2. A. IV, se. VIII.
3. A. V, se. III.
4. A. V, se. m.
5. A. \\\, se. III.
G. Draine, t. XVI, p. 200. Cf. Mcmoircs, t. VII, p. 177, « la divagation
])hilosopîiique du earaelère d'Antony ». Plus tard, A. Dumas, eaimé,
écrivait : « Je vous ferai un drame simple, intime et passionné, comme
Antony et comme Anijèle; seulement les passions ne seront plus les
mêmes..., parce que Vîxgo. où j'écris est différent, parce que j'ai passé à
travers ces passions que j'ai décrites, parce que j'en ai mesuré le vide,
parce que j'en ai sondé la folie, parce qu'à cette heure, enfin, je revois
la vie de l'autre coté de l'horizon. » Drame, t. XVI, p. 19'.).
7. Th. Gautier, Histoire du Romantisme^ [). 1G7, 168.
188 DU DRAME ROMANTIQUE
jouaient les deux rôles principaux presque au naturel ^
La jeunesse se partagea en deux camps : les uns
tenaient pour Dumas, les autres pour V. Hugo : trois
mois après parut Marion Delorme.
Dans ce drame, composé avant Antony ^, nous trou-
vons le modèle des Jeunes-France du dix-neuvième
siècle, égaré au début du dix-septième.
Didier porte jusqu'au costume de son caractère : il
est tout en noir ^. Dès le commencement, nous sommes
prévenus : il est funeste et maudit; son souffle est
impur; il vit dans la brume et la nuit ''. Et comme
Marion ne comprend guère, il précise et raconte sa
vie : enfant trouvé, bien entendu, voyageant avec neuf
cents livres de rente, Didier est devenu misanthrope en
perdant ses illusions sur l'homme : à quoi est-il bon?
tout au plus à débarrasser Marion « de l'homme ou de
l'objet qui vous est importun ». Conclusion : il met aux
pieds de Marion ses désillusions, son épée, et ses neuf
cents livres de rente.
Vous êtes singulier, mais je vous aime ainsi ^,
répond la courtisane qui, malgré sa profonde expérience
du cœur humain, n'a jamais encore vu amoureux ainsi
fait. De ses études sur l'homme, Didier a gardé un
1. Histoire du Romantisme, p. IGO.
2. « La lecture de Marion... m'avait donné l'idée première d'An-
tony. Dès le lendemain de la lecture de Marion Delorme., ']Q m'étais donc
mis au travail avec un courage inouï. » Dumas, Mémoires^ t. V,
p. 287.
3. Brame, t. II, p. 180.
4. T. II, p. 181.
5. T. II, p. 180.
DES CARACTÈRES 189
mépris sombre pour la police \ quelques idées philoso-
})hiques dont il endort son auditeur, et un profond
dégoût pour les courtisanes, qu'il maudit, poussé par le
besoin qu'a le poète de faire bumilier Marion par son
amant même; être à la fois René et Grandisson, c'est
trop '. De plus, comme A. Ghénier, Didier, sur le point
de mourir, se frappe le front en s'écriant :
Pourtant j'étais né bon, l'avenir m'était beau,
J'avais peut-être même une céleste flamme
Un esprit dans le cœur ^.
Ce qui distingue le sombre Didier de ses sombres
frères, Hernani, Otbert, Rodolfo, c'est qu'il est un pen-
seur, comme Chatterton.
La désespérance de Chatterton a une cause précise :
nous savons pourquoi il se plaint; il personnifie un mal
étudié par Mme de Staël, « la susceptibilité souffrante
des hommes de lettres...; la société est rude à beau-
coup d'égards pour qui n'y est pas fait dès son enfance,
et l'ironie du monde est plus funeste aux gens à talent
qu'à tous les autres^. » Chatterton remonte ainsi jusqu'à
Rousseau.
Déplus, il a, pour un héros romantique, une singu-
larité : il a connu son père, et se trouve soutenu dans
ses défaillances par le respect de son nom ^.
L'amour enfin le relève un instant °, et métamor-
1. Bmmc, t. II, p. 2:>2. 255.
2. P. 309, 312 sqq., p. 187.
3. P. 308.
4. De l'Allemagne, p. 2G6.
5. Chatterton, a. HI, se. i.
0. A. m, se. II.
190 DU DRAME ROMANTIQUE
phose presque son caractère ^ ; et cet amour ne ressemble
pas à la passion romantique : Chatterton, exalté pour
tout le reste, n'est timide qu'en amour. Mais il est bien
1830, par sa misanthropie, son pessimisme. A. de Vigny
disait en 1833 : « Cinq-Mars, Stello, Servitude et
Grandeur militaires sont... les chants d'une sorte de
poème épique sur la désillusion ^. » Chatterton est le
dernier livre de cette épopée.
Pendant les répétitions de Chatterton, A. de Vigny
écrivait cette réflexion, probablement inspirée par le
drame, à coup sûr s'y appliquant fort bien : « L'ennui
est la maladie de la vie. Pour la guérir, il suffît de
peu de chose : aimer, ou vouloir. C'est ce qui manque
le plus généralement. Et cependant il suffirait d'aimer
quelque chose, n'importe quoi, ou de vouloir avec
suite un événement quelconque, pour être en goût
de vivre, et s'y maintenir quelques années ^ » Chat-
terton, relevé un instant par l'amour, retombe vite, la
volonté lui manque. A dix-huit ans, il est déjà « épuisé
de veilles et de pensées », et n'a plus que l'apparence de
l'énergie * ; il n'a même plus la force de haïr ses ennemis :
<' On me trahit de tout côté; je le vois, et me laisse
tromper par dédain de moi-même, par un ennui de
prendre ma défense. J'envie quelques hommes, en
voyant le plaisir qu'ils trouvent à triompher de moi par
des ruses grossières ; je les vois de loin en ourdir les
fils, et je ne me baisserais peut-être pas pour en rompre
1. Chatterton, a. IH, se. v et vi.
2. Journal, p. 81. En cherchant bien, on trouve déjà dans Horace
{Épitrcs, I. Il, ép. i, V. 220) les idées de Chatterton.
3. Journal, p. 113.
4. Théâtre, t. I, p. 20.
DES CARACTÈRES 191
un seul, tant je suis devenu indifTérent à ma vie '. » Il
se sait en proie à la fatalité : « Je sens autour de moi
quelque malheur inévitable. J'y suis tout accoutumé, je
n'y résiste plus ~. »
De son ancienne bravoure ^ il n'a gardé que le cou-
rage de mourir K Chatterton était la dernière incarnation
des étranges jeunes gens de l'époque : « Cette exaltation
peut sembler bizarre à la génération qui a maintenant
l'âge que nous avions alors, écrivait Th. Gautier en 1857,
mais elle était sincère, et plusieurs l'ont prouvé, sur qui,
depuis longtemps, l'herbe pousse, épaisse et verte. Le
parterre devant lequel déclamait Chatterton était plein
de pâles adolescents aux longs cheveux ^. »
A. de Vigny a dit un mot qui a été pensé par les
deux autres : « On a fait des satires gaies; je veux
faire au théâtre des satires sombres et mélanco-
liques... si j'étais peintre, je voudrais être un Raphaël
noir, forme angélique, couleur sombre °. » Cette idée
avait déjà été exprimée par Gœthe, mais sous forme
de critique : « C'est une littérature de désespoir ^. »
II
(( Les pâles adolescents aux longs cheveux » ne rem-
plissent plus le parterre, et, devant un public froid et
1. Chatterton, a. I, se. v.
2. A. U, se. I.
3. « George, souviens-toi de Primerose Uill. — Ah ! si tu veux encore
jouer du pistolet, comme tu voudras. » A. M, se. m.
4. Que le quai^er déllnit ainsi : « U est atteint, etc. », p. 83.
5. Histoire du Romantisme, p. 1Î33.
6. Journal, p. 9u, 96.
7. Conversations, t. H, p. 30i.
492 DU DRAME ROMANTIQUE
blasé, les héros romantiques se démènent plutôt qu'ils
n'agissent, n'excitant guère en nous que la curiosité
qui s'attache à de vieilles gravures de mode.
Reconnaissons-le pourtant : dans cette mélancolie de
convention^ tout n'est pas factice : un de ses éléments,
le scepticisme, est quelquefois sincère. Sans parler de
A. Dumas, très profondément religieux au fond, mais
qui, pour suivre la mode, reniait Dieu, et croyait à
Satan \ il est certain que les deux poètes romantiques
ont prêté à leurs personnages des sentiments dont ils
avaient souffert eux-mêmes. A. de Vigny et V. Hugo
ne sont pas des esprits passifs, n'ayant que les préjugés
et les passions de leurs contemporains. Le génie n'est
pas une résultante, un effet; c'est aussi une cause.
Le poète n'est pas un simple miroir, où viennent
se refléter les lueurs de son temps; il a sa lumière
propre.
Nos deux poètes avaient atteint l'âge du doute et tra-
versé cette crise terrible dont on ne se remet que long-
temps après. Plus tard le sceptique peut reconquérir
la sérénité de l'âge de la foi en travaillant, en aimant.
Mais la transition est dure, et inchne l'âme au pessi-
misme.
C'est cette irréligion, d'abord éprouvée personnelle-
ment par les poètes, puis communiquée à leurs créa-
1. Viens donc, ange du mal, dont la voix me convie;
Car il est des instants où, si je te voyais.
Je pourraispour son sang l'abandonner ma vie
Et mon âme si j'y croyais!
Préface d'Antony. Cf. Théâtre, t. I, p. i :
« La répétition s'acheva. A. de Vigny était présent, et me donna quel-
ques bons conseils. J'avais fait d'Antony un alliée; il me lit effacer cette
nuance du rôle. » Cf. Mcmoircs, t. IX, p. 133.
DES CARACTÈRES 193
tions, (|iii échappe k la l)analité de la mode. Il y a là
quelque chose d'hiiinaiu, de diii'able, par conséquent,
et qui empêche toute cette psychologie vieillie d'avoir
l'air trop vieillotte. Môme dans cette partie incontes-
tablement faible du drame romantique, on sent un effort
vers la réalité, vers la véi'ité humaine.
Le romantisme, en effet, peut opposer à toutes les
critiques une réponse victorieuse : vos héros de tragédie
n'avaient qu'une âme, je leur ai donné un corps; au
lieu de montrer une ou deux passions pures revêtues
d'un péplum ou d'une toge, je fais vivre devant vous,
d'une vie concrète, des hommes qui, comme vous, souf-
frent dans leur corps lorsque leur esprit souffre, qui,
comme vous, imposent à leur corps les volontés de
leur esprit.
Ce procédé, presque entièrement ignoré au x\if siè-
cle ', inconnu depuis, malgré les adaptations et traduc-
tions de Shaksp.eare, a été la plus importante innovation
du romantisme. Il donne plus de naturel, plus de réalité
aux caractères; les héros, plus humains, éprouvent le
contre-coup physique de leurs émotions. Lorsque Chat-
terton descend de sa chambre, son ami le quaker ne
s'inquiète pas seulement, comme le ferait un confident
tragique, de l'état de son esprit : « Ton âme te ronge le
corps. Tes mains sont brûlantes, et ton visage est pâle.
Combien de temps espères-tu vivre ainsi? ~ » Quand
Chatterton est troublé par les reproches de Kitty Bell,
(( son visage est renversé » et le f[uaker « lui prenant
1. Je n'en trouve que deux exemples : une scène dans Racine,
{Phcdre, a. I, se. m); trois vers dans Corneille (Rodor/unc^ a. V).
~2. Chatterton, a. I, se. v.
SOLRIAU. 13
194 DU DRAME ROMANTIQUE
la tète : Tais-toi, ami, tais-toi, arrête... Galiue, calme
ta tête brûlante '. » — « Fermerai-je cette fenêtre,
madame, » dit Dafné à sa maîtresse, désespérée de
n'avoir pas vu Rodolfo depuis un mois. — Gatarina :
Non, ne ferme pas la fenêtre. Gela me rafraîchit un
peu. J'ai la tête brûlante Touche ~. »
La faiblesse physique peut même vaincre la force
morale. La duchesse de Guise, qui a bravé la mort
pour ne pas trahir Saint-Mégrin, ne peut résister à la
souffrance. Le duc lui saisit le poignet avec son gant
de fer.
La duchesse, essayant de dégager son bras. — Vous me faites mal,
Henri,
Le duc. — Écrivez, vous dis-je!
La duchesse. — Vous me faites bien mai, Henri, vous me faites
horriblement mal... Grâce! Grâce! ah!
Le DUC. — Écrivez donc!
La DUCHESSE. — Oui! oui! j"obéis! Mon Dieu! tu le sais, j'ai bravé la
mort... la douleur seule m'a vaincue... elle a été au delà de mes forces 3.
Les plus vives émotions laissent aux héros tragiques
le sang-froid nécessaire pour les bien exprimer; dans
le drame, les troubles du cœur amènent la fatigue du
cerveau, et, par suite, l'égarement des idées : Ruy Blas,
comprenant qu'il a perdu la reine, veut la sauver, et ne
trouve rien :
Je suis fou, je n'ai plus une idée en son lieu,
Ma raison, dont j'étais si vain, mon Dieu! mon Dieu!
Prise en un tourbillon d'épouvante et de rage,
N'est plus qu'un pauvre jonc, tordu par un orage.
i. Chatterton, a. Il, se. v.
2. Angelo, journée H, se. m.
3. Henri III, a. III, se. v.
DES CARACTÈRES d95
Que faire? Pensons bien. D'abord empc-ciions-la
De sortir du palais. — Oh! oui, le piège est là,
Sans doute. Autour de moi tout est nuit, tout est gouffre,
Je sons le piège, mais je ne vois i)as. — Je souffre • !
Ou bien encore une crainte morale se complique
d'une crainte physique : Monaldeschi va mourir : il a
peur dans son esprit et dans son corps :
Je me souviens du mal que fait une blessure!
Dans un duel, un jour, un spadassin adroit
Me frappa de son fer ce fer entra si froid!
Et je serais promis à ce supplice horrible!
Je sentirais vingt fois Oh! non, c'est impossible -l
Protestant contre cet effort pour rendre au corps sa
place, un critique écrivait à propos de l'agonie phy-
sique de Lucrèce Borgia : « L'instinct a remplacé le
sentiment, l'àme a cédé au corps. Eloignons-nous en
répétant ce beau vers de Térence : Horao siim^
hiimani nil a me alienum puto. Je suis homme et je
ne me laisse toucher qu'à ce qui est humain ^ » Pour-
quoi donc affecter ce dédain superbe pour le corps et
pour l'émotion physique? La prière de Marion Delorme
à Louis XIII ^ est aussi pathétique, dans son désordre,
que les tirades de tragédie, où la douleur semble avoir
fait d'abord le plan de son discours.
Ce qu'on pourrait plutôt reprocher aux romantiques,
ce serait d'avoir cherché à augmenter ainsi ce qu'il y a
quelquefois de pénible dans les émotions au théâtre.
1. Drame, t. IV, p. 18o. Cf. p. 186, 223, 22o. Cf. t. III, p. 237, 349;
t. Il, p. 309.
2. Christine, a. V, se. i.
3. Saint-Marc Girardin, Littérature dramatique, t. I, p. 53.
•4. Marion Delorme, a. IV, se. vu.
196 DU DRAME ROMANTIQUE
Pourtant, ils ont tiré souvent de ce procédé des effets
gracieux : par exemple, ce mot charmant de naturel
de dona Sol à Hernani,
Comme vous êtes grand ^ !
et surtout le délicieux couplet de Rodolfo à Gatarina :
« Comme tout est calme et charmant autour de toi!
A quelque chose de sacré qui est répandu dans l'air de
cette chambre, Gatarina, on sent que tu l'habites jour
et nuit. Gette chambre est pleine de tous les parfums de
ton âme ^. » Le romantisme cherche donc la vérité
des caractères dans l'union de l'âme et du corps. Gette
dualité dans l'unité morale d'un personnage a un autre
résultat : « Les hommes et les événements, mis en
jeu par ce double agent, passent tour à tour bouff'ons
et terribles, quelquefois terribles et bouff'ons tout en-
semble... les hommes de génie, si grands qu'ils soient,
ont toujours en eux leur bête, qui parodie leur intel-
ligence ^ »
Gette théorie, discutable dans sa forme exagérée, est
vraie au fond : tout homme, si grand qu'il soit, a ses
moments de défaillance; la tragédie nous montrait des
héros toujours en représentation : le drame nous les
présente avec leurs faiblesses, leurs petitesses môme "*.
Gette idée, émise par V. Hugo, était si juste qu'elle
1. Brame, t. U, p. 10.
2. T. ni, p. 471.
3. Préface, j). 32.
4. Lu complexité de plus en plus grande des caractères, dans la réalité,
est une preuve de i)rogrès, d'après M. Herbert Spencer, Essais sur le
progrès (traduction Burdeau), p. 0 sqq., p. iO, 7-4.
DES CARACTÈRES 197
fut adoptée dans la pratique par A. de Vigny qui ne
l'admettait pas en théorie; dans ses Rétlexions sur la
vérité dans l'art, nous trouvons en effet ceci : « Si
un homme me paraît un modèle parfait d'une grande
et noble fiiculté de l'âme, et que l'on vienne m'ap-
prendre quelque ignoble trait qui le défigure, je m'en
attriste, sans le connaître, comme d'un malheur qui me
serait personnel ^ » Et pourtant, cédant au mouvement
général, A. de Vigny nous présente dans la Maréchale
d'Ancre un de ces caractères complexes, pleins de con-
tradictions ; l'auteur le reconnaît lui-même, dans l'analyse
qu'il en fait : « Femme d'un caractère ferme et mâle,
mère tendre et amie dévouée ; calculée et dissimulée à la
façon des Médicis dont elle est l'élève; manières nobles,
mais un peu hypocrites*. » Ce caractère est plus com-
plexe encore dans la pièce même ; car cette femme, qui ne
tremble ni devant les balles ^ ni devant l'échafaud \ est
supertitieuse : « J'ai tiré trois fois les cartes qui annon-
cent un retour inquiétant, etc. ^ », et ce qu'elle dit, elle
le fait sur la scène, avant de faire arrêter le prince de
Gondé : « Voyons si le sort est pour lui [elle tire fur-
tivement un jeu de cartes de sa poché). Ceci veut
dire retard; parlons lui [elle regarde son jeu à la
dérobée). Succès! succès! (elle serre lyrécipitarn-
ment son jeu., et., i^lus libre et jdus confiante^ elle
s'avance ^. »
1. Théâtre, t. I, p. 13, U.
2. P. 165.
3. P. 277.
4. P. 3ol.
5. Maréchale d'Ancre, a. I, se. m.
6. Peut-être y a-t-il là un souvenir des Barricades de Vitet (1826)
198 DU DRAME ROMANTIQUE
A. de Vigny s'en est tenu là. A. Dumas et V. Hugo
sont allés plus loin, et, non contents de montrer dans
un même caractère des qualités et des défauts, ils ont
imaginé une combinaison nouvelle, certains assemblages
de vices et de vertus; par exemple, dans une âme mons-
trueuse, tous deux ont montré l'amour maternel survi-
vant aux autres passions, et triomphant à la fin.
A. Dumas, le premier en date, est loin d'avoir le mieux
réussi.
S'autorisant fort mal à propos de Sophocle, Dumas
nous montre, dans le cœur de Marguerite de Bour-
gogne, le plus abominable mélange de passion que
jamais feuilletoniste ait pu inventer. C'est l'intrigue
d'Œdipe roi, mais plus répugnante encore; car, au heu
d'un seul Œdipe, nous en avons deux, et Laïus n'est
pas mort. Que dire de cette scène où Buridan reproche
à Marguerite d'avoir pris son fils pour amant : « Oh !
non; grâce au ciel, cela n'est pas, et j'en remercie
Dieu, je l'en remercie à genoux Non, non, je puis
encore appeler Gaultier mon fils, et Gaultier peutm'ap-
peler sa mère. — Dis-tu vrai? — Par le sang du martyr
qui a coulé là, je te le jure! Oh! oui, oui, c'est la main
de Dieu qui a dirigé tout cela, qui m'a mis au cœur cet
amour bizarre, tout de mère, et pas d'amante! c'est
Dieu.... ^ » On ne s'attendait guère à voir le doigt de
Dieu dans toutes ces horreurs. A. Dumas s'est quelque-
fois trompé, mais jamais plus complément; ce n'est plus
la duchesse de Montpensier « tire successivement plusieurs cartes :
— Bravo!.... à merveille!.... bravissimo!.... valet de cœur! roi de
pique!.... m'y voilà : tout est dit, nous le tenons! etc. » {Le Retour de
Vincennes^ Introduction aux Barricades, p. 4.)
\. Tour de Nesle, tableau IX, se. m.
DES CARACTÈRES 109
de l'art, c'est de la littérature de cauchemar, et ([iii
pis est, c'est maladroit. A. Dumas a échoué, là où
V. Hugo a su se tirer d'affaire : l'amour maternel est
sali dans Marguerite de Bourgogne; il transfigure
Lucrèce Borgia.
V. Hugo a donné, d'une fiiçon originale, la recette
de ce caractère : « Prenez la difformité morale la plus
hideuse, la plus repoussante, la plus complète; placez-la
là où elle ressort le mieux, dans le cœur d'une femme,
avec toutes les conditions de beauté physique et de gran-
deur royale, qui donnent de la saillie au crime; et main-
tenant mêlez à toute cette difformité morale un senti-
ment pur, le plus pur que le femme puisse éprouver,
le sentiment maternel ; dans ce monstre, mettez une
mère, et le monstre fera pleurer, et cette créature qui
faisait peur fera pitié, et cette àme difforme deviendra
presque belle à vos yeux ^ » Ce caractère, dont la
puissance n'a été contestée par personne, a été discuté
au nom d'un art un peu mièvre, qui a ses nerfs, et ne
veut pas d'émotions fortes : le contraste éclatant du
vice et de la vertu éblouit ces yeux délicats habitués
au demi-jour de la tragédie. Le sentiment maternel
est tellement incontestable qu'on le trouve trop fort, ne
pouvant le nier, et qu'on dit : « Dans Lucrèce Borgia
l'amour maternel est, non plus une passion inspirée
d. Drame, t. III, p. l'y. Cf. T. Gautier, VArt dramatique en Francr,
t. II, p. 3ii. « Quelle étrange destinée que celle de Lucrèce! Lord
Byron raconte avoir trouvé dans une bibliothèque d'Italie, nous ne
savons plus si c'est à Ravenne ou à Ferrare, un recueil de lettres auto-
graphes de Lucrèce Borgia, entre les feuillets desquelles était placée
une boucle de ses cheveux. Ces lettres parlaient d'amour platonique, de
tendresse idéale; les cheveux étaient doux, pâles et soyeux; on eût dit
le rayon de l'auréole d'un ange. »
200 DU DRAME ROMANTIQUE
par la nature, approuvée par la morale, et qui devient
la plus ardente vertu des femmes, mais une passion
aveugle et violente , qui agit par fougue et par
caprice ^ » Réservons, comme le critique que nous
venons de citer, la question de moralité, et ne parlons
que de la question artistique ; ces reproches ne portent
pas. Il n'y a pas, dans tout le long rôle de Lucrèce, un
seul mot qui ne soit dicté par l'amour maternel le plus
pur. Lui reprocliera-t-on son indulgence pour la liaison
de son fils avec Fiammelta? Une mère, fût-elle la plus
rigide des femmes, ajoutât-elle la dévotion à la moralité,
ne sera-t-elle pas presque toujours indulgente pour les
faiblesses d'un grand fils? Pourra-t-elle trouver mauvais
qu'une femme lui ait cédé? N'a-t-il pas toutes les quali-
tés : n'est-il pas son fils? — Mais l'amour de Lucrèce
pour Gennaro a quelque chose d'iuslinctif, de bestial
presque. — Qu'esl-donc que l'amour maternel, sinon un
instinct, le plus pur, le plus noble des instincts, sans
doute, mais enfin un instinct? Et, ce qui le prouve,
c'est que la femme légitime, qui, d'un mari qu'elle aime,
a eu un enfant modèle, n'aime pas toujours plus son
fils que la femme coupable qui, d'un amant de ren-
contre, a eu un enfant vicieux.
Pourtant le caractère de Lucrèce Borgia, tout puis-
sant, tout intéressant qu'il est, ne remplit pas exactement
les intentions du poète. V. Hugo n'a pas du tout prouvé
dans j^ucrèce la vérité de cette thèse indulgente qu'un
seul bon sentiment purifie tous les vices. Car il ne fait
agir devant nous que le sentiment bon; quant à la
\. Saint-Marc Girardin, Littérature dramatique^ t. I, p. 320.
DES CARACTÈRES 201
« dilTorinité morale » on en parle dans la pièce, mais
nous ne la voyons pas agissante. Lucrèce était débau-
chée, incestueuse : on nous parle de ses amants, de
son frère ; mais, lorsque Jeppo s'écrie : « Inceste
à tous les degrés ! Inceste avec ses deux frères, qui se
sont entretués pour l'amour d'elle ' », nous ne songeons
pas au crime connnis autrefois par la femme, mais à
la douleur de la mère insultée devant son fils. Lucrèce
est empoisonneuse ; elle a, dit-on, fait mourir ainsi
Zizimi ~ ; mais elle se repent, mais elle est obligée
de verser du poison à son fils, et la punition semble
assez forte. Enfin, si elle empoisonne les cinq Véni-
tiens, c'est à peine si nous songeons à remarquer
que c'est un crime. Lucrèce, offensée dans son orgueil
de mère, se venge et punit. Sans doute, ce n'est pas
d'une morale très pure, c'est la loi du talion; mais
c'est un peu la morale de toute une époque , en
Italie.
Donc, V. Hugo n'a pas rempli tout son programme;
sans doute, il a réalisé un tour de force; mais la
magie du poète consiste en ceci : il a su métamor-
phoser un caractère légendaire, et prouver qu'un ancien
monstre qui faisait peur pouvait devenir une mère qui
fait pitié. Après avoir vu la pièce, si on relit la préface
on trouve un abîme entre la pratique et la théorie : il
faudrait bien peu de réflexion pour admettre comme
formule définitive de son jugement l'image saisissante
qui termine la préface : « A la chose la plus hideuse
mêlez une idée religieuse , elle deviendra sainte et
1. Drame, t. UI, p. 38.
2. P. 47.
202 DU DRAME ROMANTIQUE
pure. Attachez Dieu au gibet, vous aurez la croix. »
Maintenant, si l'on prend le drame en lui-même, sans
scruter les intentions du poète, on peut se demander
si ce mélange dans une même âme, du crime et de la
vertu, est bien vraisemblable. Non, sans doute, dans
la proportion que lui donne V. Hugo. Mais, à ce compte,
la vertu parfaite des héros de tragédie n'est pas non plus
une réalité. La tragédie exagérait la pureté morale,
qui se trouve le plus souvent à l'état de simple honnê-
teté chez nous. Le drame exagère le contraste qui existe
en nous entre les qualités et les défauts; il en fait une
opposition entre des vices et des vertus : ce n'est plus
la pure et simple réalité; mais le théâtre, classique ou
romantique, est toujours de la vérité exagérée ; seule-
ment le romantisme exagère en laid : c'est encore un
des effets de cette réaction, déjà signalée, contre la tra-
gédie.
C'est à cette opposition constamment cherchée que
que nous devons un des éléments les plus curieux de la
psychologie romantique. La tragédie nous présentait
des héros toujours nobles, même dans le mal : le drame
nous montre le grotesque.
Nous avons déjà vu quel rôle il joue dans l'action.
Dans les caractères, il tient une place plus importante
encore. Pour reprendre la classification qui en est
faite dans la Préface de Gromwell, « quelquefois il
arrive par masses homogènes, par caractères complets :
Dandin, Prusias, Trissotin, Brid'oison, la nourrice
de Juliette; quelquefois empreint de terreur, ainsi :
Richard III, Bégéars, Tartuffe, Méphistophélès ; quel-
quefois même voilé de grâce et d'élégance, comme
DES CARACTÈRES 203
Figaro, Osrick ', Mercutio, don Juan 2. » Je comprends
que le rêve d'un poète soit de trouver une nouvelle
incarnation de don Juan; mais cet idéal, mélange de
grâce et d'impertinence, de passion et de scepticisme,
à la fois séduisant et répulsif, où le trouver dans le
nombreux personnel des drames? A coup sûr, ce n'est
pas dans le Don Juan de Marana ou la Chute d'un
ange, mystère en cinq actes d'A. Dumas. Gallus s'en
rapprocherait peut-être \ Mais peut-on appeler drame
ce marivaudage du poète?
Figaro paraît avoir tenté davantage les romantiques.
Dans Cromwell, lord Rochester rappelle, en effet, le
Barbier de Séville même par son entrée en scène. Rien
n'y manque, ni la chanson dans la coulisse, ni les cou-
plets écrits sur le genou ; mais la ressemblance '' s'ar-
rête là, et le Figaro anglais tourne vite à l'Oronte.
Le théâtre de Dumas, qui avait le don de la gaieté, et
qui disait : « Amuser et intéresser, voilà les seules
règles ^ », fourmille de personnages gais, mais la plu-
part sont des utilités plutôt que des caractères : tels.
Joyeuse, dans Henri III; Steinberg neveu, dans Chris-
tine; Jules Raymond, dans Angèle; Pistol, dans Kean;
Lepidus, dans Caligula, etc.
Quant aux caractères plus complexes, Mac-Allan,
dans le Laird de Dumbiky; Lorin, dans le Chevalier de
1. Osi'ick est assez mal clioisi. C'est d'abord un personnage fort peu
connu. De plus, il joue le rùie d'un sot. Second Hamlet, se. xx, Irad. fr.
Victoi' Hugo, p. 3:20 sqq.
2. Préface, p. 33.
3. Les Quatre Vents de l'espvH, t. I, Margarita, Esca.
4. Déjà indiquée dans Victor Hugo avant 1830, p. -443.
5. Théâtre, t. II, p. 8.
204 DU DRAME ROMANTIQUE
Maison-Rouge, et Halifax, le premier. Gascon d'Ecosse,
est fort amusant, mais c'est un personnage comique
dans une comédie; le second, le gai et vertueux Lorin,
a le tort d'être un gracioso de mélodrame, se changeant
au dernier acte en vengeur du crime ^ Quant à Halifax,
caractère complexe, plein de contradictions, de con-
trastes, son seul tort est d'être une pure et simple copie
de Fio-aro.
C'est dans A. de Vigny que nous étudierons le modèle
du genre, puisque son Fiesque, supérieur à Joyeuse
ou à Steinberg, est antérieur au Saverny de Marion
Delorme ~. « Blanc, blond, frais, rose, de joyeuse
humeur et de vie heureuse, l'air ouvert, franc, étourdi,
l'allure légère et gracieuse, le nez au vent, le poing sur
la hanche... bon et spirituel garçon'^ », Fiesque passe
rapidement dans le drame, comme un éclair de bonne
humeur. 11 remplit de sa gaieté tout le début, impertinent
avec le juif Samuel, avec Borgia, à qui il veut enlever
sa maîtresse ; du reste fort respectueux pour une femme
qu'il a aimée sans retour ''; s'éprenant d'une belle ten-
dresse pour l'homme avec qui il vient de se battre, et
le persécutant de ses protestations, comme Saverny fait
à Didier. Chevaleresque jusqu'à venir faire sa cour à la
Maréchale, quand la disgrâce s'annonce ^, jusqu'à tra-
verser le peuple soulevé pour apporter des nouvelles, il
d. Tableau XI, se. ii.
2. 11 est vrai qu'avant de composer son drame, A. de Vigny avait
entendu V. Hugo lire sa Marion Delorme. (A. Dumas, Mémoires, t. V,
p. 238.)
3. Théâtre, t. 1, p. 166.
4. P. 180.
ij. A. 111, se. VI.
DES CARACTÈRES 205
perd une main dans la l)agarre, ce qui ne l'empêche
pas de vouloir arracher la Maréchale au bûcher; esprit
bouillant, courage froid, il ne se fait pas d'ilhision et
sait s'avouer vaincu avec bonne grâce : « Tout cela va
mal..., le vin est tiré, il faut...
viTUY sais^ismnt Firsque et lui mettant le pistolet sur la joue.
.... le boire. Mais à la santé du Uoi, monsieur.
— Pas un cri, ou vous êtes morts. i\ous sommes trois cents, et vous
êtes dix.
riEsnii;. — Il n'y a rien à dire à cela. Il ne faut que compter, au fait '.
11 est incontestable que le grotesque, ainsi compris,
est une excellente innovation. Il peut, sans nuire à
l'émotion, se mêler aux scènes les plus sombres : un
peu de jeunesse et de gaieté ne peut pas faire mal, dans
ces drames à qui l'on pourrait reprocher de tendre
trop au sombre.
Cette remarque est surtout vraie pour les grotesques
purs. Très nombreux, dans V. Hugo surtout, ils
n'occupent pas, en général, trop de place dans le
drame. Dame Rose, Scaramouche, doua Josefa, dame
Bérarde, M. de Cossé, Gaboardo, Orfeo, la duchesse
d'Albuquerque, dame Oliva, don Guritan lui-même,
ne sont que des comparses.
Dans A. de Vigny, nous ne trouvons qu'un seul per-
sonnage de cette espèce, le lord-maire. Son rôle est
assez important ;nialheureusement on ne sait pas assez
si M. Beckford est odieux ou simplement ridicule.
Dans Dumas, le baron deSteinberg, Lorrain ^ André,
1. A. V, se. V et VI.
2. yupoléon Bonaparte.
206 DU DRAME ROMANTIQUE
Balthazar ^ le citoyen Agésilas-, Buvat^ Gorenflot \ n'ap-
paraissent que clans les scènes de pure comédie. Leur
présence n'a donc rien qui puisse choquer, et il est inu-
tile d'entrer dans le détail des citations pour prouver
que le drame a su tirer bon parti de ces bouffons. L'un
d'eux surtout est vraiment amusant, et permet à Dumas
de jouer à ses ennemis littéraires un tour de bonne
guerre : c'est le « baron de Marsanne, abonné du Cons-
titutionnel ^, » dont tout le rôle consiste à lancer aux
romantiques quelques traits émoussés tirés de son
journal. Pourquoi la nouvelle école ne parle-t-elle que
du moyen âge? — « Oh! c'est qu'il est bien plus facile
de prendre dans les chroniques que dans son imagina-
tion; on y trouve des pièces à peu près faites » —
(( Oui, à peu près. » — « Dame! voyez plutôt ce que le
Constitutionnel disait à propos de.... » — « Est-ce que
vous faites une préface? » demande la maîtresse de la
maison au champion des romantiques. » — « Les roman-
tiques font tous des préfaces... Le Constitutionnel les
plaisantait l'autre jour là-dessus avec une grâce.,. "^ »
Le seul reproche qu'on puisse adresser au grotesque
ainsi compris, c'est de ne pas faire corps avec l'œuvre,
de ne pas se mêler avec l'action vraiment dramatique.
Quant au grotesque terrible, nous ne voyons pas dans
A. de Vigny un seul personnage qui fasse rire et
trembler à la fois. Dans A, Dumas, nous ne trouvons
1. Charles VIL
2. Chevalier de Maison-Rouge.
3. Chi'valicr d'Harmental.
4-. Darne de Monsoreau.
5. Théâtre, t. II, p. ICI.
6. Antony, a. IV, se. vi.
DES CARACTÈRES 207
guère qu'un pâle reflet de Triboulet, non pas même
clans une scène, mais dans un récit d'événements anté-
rieurs au drame ^ C'est à Y. Hugo que revient l'hon-
neur (ou la responsabilité) d'avoir montré sur le théâtre
du xix" siècle ce genre de grotesque qu'il trouvait per-
sonnifié dans Richard 111.
Nous ne citerons que pour mémoire Rustighello et
Saltabadil, simples comparses, et Gubetta, (pii n'est pas
assez original : V. Hugo a pris deux scélérats, lago et
Narcisse, pour en faire un coquin.
Sa création la plus puissante, et la plus originale,
c'est Triboulet.
Y. Hugo est arrivé, par des audaces progressives, à
cette conception étrange. Dans Cromwell les quatre
fous semblent un souvenir, une parodie des sorcières
de Macbeth. Ce chœur d'un nouveau genre ne joue pas
un rôle très brillant. Il aurait fallu, pour fiiire accepter
leurs mtermèdes, une fantaisie étincelante dans leurs
actes, leurs paroles. Mais leurs traits d'esprit sont trop
visiblement puisés à une source commune. Un mot de
Gramadoch ressemble à une plaisanterie de Trick,
comme une plaisanterie de GirafFà un mot d'Elespuru.
Rien de spontané chez ces bouffons « fous par prin-
cipe ' ».
Au lieu de ces quatre fous, qui tâchent au moins
d'être gais, nous n'en retrouvons plus, dans Marion
Delorme, qu'un seul, mais triste, tout habillé de noir,
i. Lorenzino, a. II, se. iv. J'ai déjà trop parlé de la Tour de Nesle ;
sans doute Buridan et Landry sont parfois de plaisants coquins, mais
la Tour de Nesle ne fait pas partie des pièces littéruircs de Dumas :
nous le verrons au dernier chapitre.
-2. Tels sont fous par instinct, nous par principe. (A. III, se. i.)
208 DU DRAME ROMANTIQUE
parlant « d'une Yoix lugubre, » jetant la consternation
chez tous ceux qui l'entendent, même chez celui qu'il
est chargé d'amuser ^ Plus spirituel après tout que le
quatuor de Gromwell tout en se permettant des jeux de
mots pesants, honnête homme, du reste, ennemi des
cruautés, obligeant à l'occasion ~, presque grand sei-
gneur, portant au Heu de la batte de Gramadoch l'épée
de gentilhomme ^, et oubliant si bien son rôle par mo-
ments qu'il donne au roi une leçon de royauté en
termes presque lyriques :
Bouffon, où veux-tu donc en venir? — A ceci,
Que les rois ici-bas font sentinelle aussi;
Au lieu de pique ils ont un sceptre qui les charge.
Quand ils ont tout leur temps trôné de long en large,
La mort, ce caporal des rois, met en leur lieu
Un autre porte-sceptre, et de la part de Dieu
Lui donne le mot d'ordre, et ce mot, c'est : Clémence '*.
L'Angély est le précurseur de Triboulet.
Triboulet n'est pas seulement un fou, c'est aussi un
homme : il a un rôle et un caractère ^.
Ses folies ne sont pas très bouffonnes. Elles rappel-
lent, sans les dépasser, les plaisanteries des fous de
Gromwell. L'esprit lui manque, et l'on est étonné, au
théâtre, de voir les courtisans accueillir par des éclats
de rire cette lourde et longue plaisanterie :
A pro]30s du sieur de Saint-Vallier,
Quelle idée avait-il, ce vieillard singulier,
De mettre dans un lit nuptial sa Diane,
•1. Brcwip, t. II, p. 201, 202, 203, 287.
2. Marion Delorme, a. IV, se. v.
3. A. IV, se. vin.
4: A. IV, se. VIII.
t). Cf. A. de Vigny, Journal, p. -109.
DES CARACTÈRES 209
Sa (ille, une beauté choisie et diapliarie,
Un ange, que du ciel la terre avait reçu,
Tout pêle-mêle avec un sénéchal bossu !
Ses plaisanteries courtes ne sont pas meilleures :
LE ROI
Je veux mettre des ailes
A mon donjon royal.
TRIBOULET
C'est en faire un moulin.
V. Hugo a voulu surtout développer en lui un défaut
et un vice, Tinsolence, la méchanceté. Insolent envers
tous, même le roi ^ et méchant; joignant d'une façon
même un peu forcée, l'insolence à la méchanceté contre
Saint-Vallier, Triboulet devient une sorte de Galiban
déchaîné, maître de Prospero : « Le roi, dans les mains
de Triboulet, n'est qu'un pantin tout-puissant qui brise
toutes les existences au milieu desquelles le bouffon le
fait jouer -. » D'un mot on peut faire l'analyse de ce
rôle : François I" s'agite et Triboulet le mène.
Quant à son caractère, il est également très simple
et ne se compose que de deux passions : la haine pour
ceux qui le pervertissent tous les jours :
Ah ! la nature et les hommes m'ont fait
Bien méchant, bien cruel, et bien lâche en effet, etc. *
et un amour paternel exalté, que l'on a accusé d'exagé-
1. Qu'il fait bon vivre,
Quel bonheur! — Je crois bien, Sire, vous êtes ivre.
(P. 362; cf. p. 371.)
2. Préface du Roi s'amitse, p. 341.
3. A. II, se. II.
SOURIAU. 14
210 DU DRAME ROMANTIQUE
ration. Un critique a prétendu queV. Hugo n'avait pas
compris l'amour paternel, et l'avait représenté, dans
Triboulet, entaché d'égoïsme. Pour les besoins de sa
thèse, le même critique ajoutait que Y. Hugo « avait
voulu faire de ce personnage le type de cet amour ^ ».
Si cette dernière remarque était vraie, le reproche
serait fondé. Mais Job, dans les Burgraves, n'a-t-il pas
autant de droits que Triboulet à personnifier l'amour
paternel? L'affection qu'il porte à Otbert n'est-elle pas
pure de tout égoïsme? Le vieux burgrave sacrifie toute
sa joie au bonheur de ses enfants :
U faut me dire
Un dernier mot d'amour dans un dernier sourire.
Que deviendrai-je, hélas ! quand vous serez partis? ^
Il va même jusqu'à donner sa vie pour que son fils
soit heureux ^.
Le poète a droit de peindre toute la réalité : il y a tel
père qui chérit ses enfants pour eux, et tel autre qui
les aime pour lui. V. Hugo a représenté le premier
dans les Burgraves, et le second dans le Boi s'amuse.
Ceci dit, il est incontestable qu'il y a beaucoup
d'égoïsme dans l'amour que Triboulet porte à sa fille :
Comme vous êtes bon, mon père! — Non, je l'aime,
Voilà tout. IV'es-tu pas ma vie, et mon sang même?
Si je ne t'avais point, qu'est-ce que je ferais,
Mon Dieu! *
1. Saint-Marc Girardin, Littcrature dramatique, t. I, p. 158 sqq. I.a
restriction du début n'est que précaution oratoire, courtoisie littéraire.
2. Drame, t. IV, p. 32i.
3. P. 362.
4. T. II, p. 393.
DES CARACTÈRES 211
Plus loin, Tdboulet prie Dieu de
Garder de toute haleine impure, même en rêve,
Pour qu'un malheureux père, à ses heures de trêve,
En puisse respirer le parfum abrité,
Cette rose de ji:ràce et de virginité *.
Le sentiment paternel chez le bouffon est un peu
déformé par le moule étrange dans lequel le poète Ta
jeté. Chez lui, cet amour est la revanche et le sou-
lagement du cœur oppressé par la haine qui le
remplit -.
Quand sa fille lui est enlevée, on reproche à Triboulet
d'être aveuglé, dans sa douleur et dans sa colère : « Il
devrait ne songer qu'au déshonneur de sa fille, il
devrait pleurer sa vertu profanée \ » Mais il ne croit
pas son malheur aussi complet : il ne songe qu'au rapt
et non pas au viol ^. Aussi est-il tout naturel, « quand sa
fille s'élance hors de la chambre du roi, éperdue,
égarée, en désordre », que le premier sentiment de
Triboulet soit la joie de la retrouver. Cet amour, loin
d'avoir la brutalité de l'instinct, a des délicatesses ex-
quises ■*. Triboulet aime dans sa fille le souvenir de la
femme qu'il a perdue *^, et trouve dans sa passion, de
1. Dniinr, t. H, p. 30/.
2. OhJ je t'aime pour tout ce que je hais au monde. — P. 3'.)5.
3. Saint-Marc Girardin, Littérature dramatique, p. 1G3.
4. P.endez-moi mon enfant, raesseigneurs, rendez-moi
Ma fille qu'on me cache en la chambre du roi. — P. 43o.
5. Ma fille! oh! mets tes bras à l'eatour de mon cou!
Sur mon cœur! etc. — P. 392.
6. Ne me rappelle pas qu'autrefois j'ai trouvé —
Et si tu n'étais là, je dirais : « J'ai rêvé >> —
Une femme, etc. — P. 3'Ji.
Oui, c'est toute ta mère. — P. 3'.)G.
212 DU DRAME ROMANTIQUE
ces mots du cœur qui ne sont plus des mots d'au-
teur :
Oh ! les beaux cheveux noirs ! enfant, vous étiez blonde,
Oui le croirait? i
souvenir charmant d'abord, et qui lui revient, terrible
cette fois, devant le cadavre de sa fille :
Oh! si vous l'aviez vue! Oh! je la vois encor
Quand elle avait deux ans, avec ses cheveux d'or!
Elle était blonde alors ^.
L'amour paternel donne même à Triboulet la divi-
nation du cœur : le monstre devient chaste :
Que je t'épargne au moins la honte de tout dire!
Je devine le reste! ^
Le seul reproche qu'on pourrait adresser plus vrai-
semblablement à ce caractère, c'est d'être double : le
bouffon et le père semblent d'abord réunis violemment
par le poète, sans que ces deux personnalités se fon-
dent en une seule : ou plutôt Triboulet joue son rôle de
bouffon, et éprouve réellement ses sentiments de père.
Mais Triboulet, peu amusant, nous l'avons vu, ne
garde, du rôle qu'il joue, que le sentiment de son
humiliation, la haine ^. Ces deux passions, la haine et
1. Drame, t. II, p. 396; cf. p. 483 :
Que n'es-tu morte, hélas, toute petite encor.
Le jour où des enfants en jouant te blessèrent.
2 P. 48[j.
3. P. 439.
4. P. 389 sqq.
DES CARACTÈRES 213
l'amour, sont réunies dans son cœur, pendant toute une
scène :
C'est ma lille ! oui, riez maintenant! '
Ce caractère a donc, un instant au moins, une unité
parfaite. Et cette haine ne se perd plus, comme chez
Hernani, dans un flux de paroles : elle agit, elle rend
Triboulet ingénieux dans son piège ~, et, ce qui vaut peut-
être mieux encore, elle lui arrache des mots vrais et
puissants :
Cette porte... Oii! tenir et toucher sa vengeance!
C'est bien par là qu'ils vont me l'apporter, je pense.
Il n'est pas Theure encor. Je reviens cependant.
Oui, je regarderai la jiorte en attendant :
Oui, c'est toujours cela.
Pour toutes ces qualités réunies, Triboulet nous
semble le véritable héros romantique. Sa grandeur, sa
puissance, sa vérité étonnent, surtout quand on pense
que ce drame n'a été écrit qu'en vingt jours ^. Le seul
inconvénient de ce rôle, c'est qu'il est écrasant. Le seul
défaut de ce caractère, c'est qu'il ne peut avoir toute
son unité que dans l'esprit du poète et du lecteur. Un
acteur ne peut forcément montrer au spectateur qu'un
des deux côtés du rôle : le père ou le bouffon; il fau-
drait toutes les forces d'un homme pour jouer seule-
ment le cinquième acte. La plus belle création du poète
est celle qui convient le moins à la scène : il n'a pas
{. Drame ^ t. II, p. i31 sqq.
2. P. Uo-ii8.
3. T. 11, p. 556.
214 DU DRAME ROMANTIQUE
songé en écrivant son drame que ce rôle serait trop
lourd pour les épaules d'un simple mortel.
On sent même, par ce seul détail, que V. Hugo est
un grand lyrique, plutôt qu'un grand dramaturge. Tri-
boulet dépasse les proportions du drame : ce qui ne
nous empêche pas de trouver original, intéressant, le
procédé du poète pour composer ce caractère.
Pour Triboulet, comme pour Lucrèce Borgia, le
poète nous donne sa recette : « Prenez la difformité
physique la plus hideuse, la plus repoussante, la plus
complète; placez-la où elle ressort le mieux, à l'étage le
plus infime, le plus souterrain et le plus méprisé de
l'édifice social; éclairez de tous côtés, par le jour
sinistre des contrastes, cette misérable créature ; et
puis, jetez-lui une àme, et mettez dans cette àme le
sentiment le plus pur qui soit donné à l'homme, le sen-
timent paternel. Qu^arrivera-t-il? C'est que ce senti-
ment sublime, chauffé selon certaines conditions, trans-
formera sous vos yeux la créature dégradée ; c'est que
l'être petit deviendra grand; c'est que l'être difforme
deviendra beau ^ »
La théorie est-elle justifiée par la pratique? Ce Tri-
boulet, mélange d'horrible et d'exquis, ce contraste
vivant, ce monstre, est-il émouvant? — Oui. — Mais
ces caractères sont-ils la règle? — Ils sont l'exception.
— L'art doit-il reproduire les exceptions, les monstruo-
sités? — On est tenté de répondre : à quoi bon? Seul
le côté humain nous intéresse. Un Triboulet, une fois en
passant, soit, mais pas deux. On ne refait pas le Petit
1. Brame, t. III, p. 4.
DES CARACTÈRES 215
Mendiant de Murillo. Triboulet ne doit pas faire école.
L'homme, nous l'avons vu, n'est guère flatté dans
cette psychologie. Le romantisme avait réservé le beau
r(Me à la fenmie ; prenant « la Belle et la Bête comme
type de l'humanité », il laissait à l'homme le rôle de la
Bête, et destinait galamment l'autre à la femme : « Le
premier type, dégagé de tout alliage impur aura en
apanage tous les charmes, toutes les grâces, toutes les
beautés; il faut qu'il puisse créer un jour Juliette, Des-
demona, Ophelia \ » Quand nous aurons dit que dans
aucun drame nous n'avons trouvé de Desdemona, c'est-
à-dire de femme aimant son mari, toutes nos réserves
seront faites ~; car, des critiques que nous avons adres-
sées jusqu'ici aux caractères, aucune ne peut porter
contre les héroïnes romantiques, contre ces très sim-
ples femmes, qui n'ont plus rang de princesses et qui,
quoique petites bourgeoises, nous intéressent, nous
émeuvent.
<( La figure de Kitty Bell, cette... terrestre sœur
d'Eloa, est dessinée avec la plus idéale pureté^ », mais
aussi avec un certain réalisme. Kitty Bell, en effet, si
idéalisée qu'elle soit, touche à terre pourtant : elle
n'éprouve pas seulement des douleurs morales ; elle
souffre aussi physiquement dans son cœur : c'est une
àme troublée dans un corps souffrant; sa douleur est
donc doublement touchante :
KITTY BELL, effrcujée. « Oh! mon Dieu! encore en
1. Préface, p. 23.
2. Bien entendu, nous ne parlons dans ce cliapitre qu'au point de vue
de l'art : la question de moralité viendra ensuite.
3. Histoire du Romantisme, p. 160, IGl.
216 DU DRAME ROMANTIQUE
colère. La voix de leur père me répond là! {Elle porte
la main à son cœur.) Je ne puis plus respirer. Cette
voix me brise le cœur. [Elle tombe sur un fauteuil.)
J'ai besoin d'être assise. N'est-ce pas comme un orage
qui vient? et tous les orages tombent sur mon pauvre
cœur \ -»
Quant à son caractère, il est, d'après le procédé nou-
veau que nous avons déjà signalé, complexe, contradic-
toire au besoin. C'est une femme d'un esprit grave,
religieux. Th. Gautier l'appelait « cette angélique
puritaine ^ ». Elle condamne chez ses enfants le goût
de la parure : « N'essayez pas ce petit collier ,
Rachel ; ce sont des vanités du monde que nous ne
devons pas même toucher ^. » Pour son propre compte,
elle n'a jamais « daigné porter » de bijoux ^. Comme
ses sentiments, son langage est quelquefois biblique :
« J'avais étendu sur moi la solitude comme un voile, et
ils l'ont déchiré ^. » Mais, si quelque gros chagrin la
surprend, elle dira : « Oui, il y a des moments où je
voudrais être catholique, à cause de leur confession.
Enfin! ce n'est autre chose que la confidence, mais la
confidence divinisée... j'en aurais besoin^. »
Malgré ses hésitations sur le dogme, son caractère
est à coup sûr mûri, afTermi par la rehgion, et pourtant
elle a des vivacités, des irréflexions d'enfant, si bien que
le vieux quaker peut dire à Rachel et à son frère :
1. Théâtre, t. I, p. 28; cf. p. 50, 80.
2. Histoire du Jiomantisme , p. 161.
3. Théâtre, t. I, p. 26.
4. P. 84.
b. P. 75.
6. P. 76.
DES CARACTÈRES 217
« Vous allez dire à votre bonne petite mère que
son cœur est simple, pur et véritablement chrétien,
mais qu'elle est plus entant que vous dans sa con-
duite ' . »
Enfin, pour compléter sa caractéristique, elle n'a rien
d'héroïque ni dans l'esprit ni dans l'attitude, « élégante
par nature plus que par éducation, réservée ^, timide
dans ses manières ^, tremblante devant son mari "', expan-
sive et abandonnée seulement dans son amour mater-
nel ^ ». A cette analyse d'A. de Vigny nous n'avons qu'à
ajouter un dernier trait, bien bourgeois : elle est igno-
rante, n'a dans sa maison qu'un seul livre, la Bible,
et ne connaît les œuvres de Chatterton que par ouï-
dire ^.
Gomment, dans cette femme qui n'a que la distinction
du cœur, qu'une exquise et calme bonté, le drame, c'est-
à-dire la passion, va-t-il amener ses troubles? « Sa pitié
pour Chatterton va devenir de l'amour; elle le sent, elle
en frémit '. » D'abord elle reste très pure, et devient plus
scrupuleuse encore : « Pourquoi, lorsque j'ai touché la
main de mon mari, me suis-je reproché d'avoir gardé
ce livre? La conscience ne peut avoir tort. Je le
rendrai \ » Le charme pénétrant de ce caractère, c'est
l'innocence, prolongée jusqu'à la naïveté, dans cet
amour qui s'ignore. Elle verse des larmes à voir seule-
1. Théâtre, t. I, p. 27.
2. P. 0-2-09.
3. P. 09-78.
4. P. 28, 38.
li. P. 21.
6. P. lOS.
7. P. 21.
8. P. U.
218 DU DRAME ROMANTIQUE
ment Chatterton \ ne comprend pas pourquoi elle
pleure, ou croit que c'est de la pitié. Elle veut soulager
discrètement sa misère, et pense n'obéir qu'à la cha-
rité ^. Le quaker essaye-t-il de la prémunir contre cette
inconscience dangereuse? Elle fuit, troublée, mais non
éclairée^. Son amour, avant d'éclater par lui-même, n'est
d'abord qu'un redoublement d'affection maternelle :
apprenant une bonne nouvelle pour Chatterton, « la
mère donne à ses enfants un baiser d'amante, sans le
savoir '' » .
Mais la passion la transfigure enfin, après lui avoir
donné la force de cacher un secret à John ^. Kitty Bell
se révolte contre l'autorité de son mari : « A présent,
quand toute la terre m'attendrait, je resterais '^. » Sur-
tout, dernier triomphe de l'amour, elle va, pour sauver
Chatterton, jusqu'à lui révéler presque son secret : « Et
si je vous aime, moi! ' » Elle meurt avant d'être cou-
pable : elle meurt d'amour et de remords.
Comme Mrs Bell, Mme d'Hervey, dans Antony,
est une très honnête femme, qui n'aime pas son mari.
Comme Kitty également, Adèle est bonne; elle n'admet
pas les médisances ^; elle est indulgente pour ceux que
la société punit des fautes qu'ils n'ont pas commises;
elle plaint les enfants trouvés^; un peu romanesque,
1. Théâtre, t. I, p. 77.
2. P. 101-103.
3. P. 8y-86.
4. P. iiy.
5. P. m-u.
6. p. 128.
7. P. 131.
8. Thcdtre, t. II, p. 162.
9. P. 182.
DES CARACTÈRES 219
elle croit aux pressentiments du cœur ' ; outre cette
disposition dangereuse, elle est désarmée contre toute
attaque sérieuse, car M. d'Hervcy occupe peu de place
dans sa vie; quant à sa fille, elle n'y songe guère qu'au
dernier moment; les préjugés de la société, ([u'elle
respecte ~, sont bien une barrière, mais assez faible.
Aussi est-ce par pure honnêteté, par simple respect
pour elle-même, qu'elle s'indigne de l'audace d'Antony,
qui « ose » lui écrire \ Elle refuse de le voir ''; et, quand
elle est obligée d'ouvrir sa porte à son sauveur, blessé
pour elle, elle voudrait le forcer à sortir de sa maison •'.
Pendant les cinq jours qu'il passe chez elle, Adèle
refuse de le voir, elle le prend presque en haine : «■ S'il
est permis à notre mauvais ange de se rendre visible,
Antony est le mien ^. »
D'où vient cette exagération dans la vertu? C'est que,
comme Pauline, elle aimait celui qu'elle n'a pu épouser;
comme Pauline à sa confidente, et presque dans les
mêmes termes, elle confesse à sa sœur son ancien
amour : « 11 m'aimait autant qu'un cœur profond et
fier peut aimer; et, s'il est parti, c'est qu'il y avait sans
doute, pour qu'il restât, des obstacles qu'une volonté
humaine ne ' pouvait surmonter... Oh! si tu l'avais
suivi comme moi au milieu du monde où il semblait
étranger, parce qu'il lui était supérieur, etc. ^ » Mais,
1. Théâtre, t. H, p. 1G4.
2. P. 187.
3. P. 163.
4. P. 16S.
5. P. 173.
6. P. 175.
7. P. 163.
220 DU DRAME ROMANTIQUE
moins forte que Pauline, Adèle sent bien que revoir
Antony, c'est s'abandonner, vaincue d'avance, à la
passion; et, tandis que Pauline calme, à force de rai-
son. Sévère, Adèle se laisse entraîner par la passion
d'Antony jusqu'à s'écrier : « Antony! mon Antony,
oui, je t'aime ' ! »
Désormais elle a beau le quitter, le fuir même : elle
est perdue. Désormais aussi tout rapprochement entre
les deux pièces est impossible : Adèle a succombé à la
violence; le mauvais ange du début devient un dieu, à
qui elle sacrifie tout. Elle est insultée publiquement à
cause d'Antony, et ne l'en rend pas responsable ~. Elle
se voit, entrant dans un bal les yeux rougis. . . « Ils diront :
Ah! elle a pleuré... mais il la consolera, lui : c'est sa
maîtresse ^. » Et elle se console en effet aussitôt dans les
bras de son amant ^. Le souvenir de sa fille peut l'empê-
cher de fuir avec Antony, mais non pas de mourir. Toute
résistance, toute force de volonté est brisée en elle.
Adèle est vaincue par l'amour; l'amour coupable ne la
relève pas, comme Ghimène, mais l'abat comme Camille.
Gomme Kitty Bell, et plus encore qu'Adèle, Blanche
s'oubhe, pour ne songer qu'à celui qu'elle aime :
l'amour fait d'une simple enfant une héroïne qui reste
femme : elle se dévoue en tremblant.
C'est d'abord une jeune fille, aimant son père et
tâchant de remplacer sa mère auprès de lui ^, éprouvant
1. Théâtre, t. II, p. 190.
2. P. 213.
3. P. 216.
4. P. 217.
5. Drame, t. Il, p. 394-396.
DES CARACTÈRES 221
des remords, parce qu'elle lui cache un secret, bien
innocent \ pure amourette d'enfant :
Comme il est noble et fier,
Bérarde! et qu'à clieval il doit avoir bon air! -
Blanche en est encore aux candeurs du début : elle
rêve son inconnu tout semblable à elle-même :
J'y songe nuit et jour! De son coté, vois-tu,
L'amour qu'il a pour moi l'absorbe. Je suis sûre,
Que toujours dans son âme il porte ma figure.
C'est un homme ainsi fait, oh ! cela se voit bien '.
Et, après une scène où la pauvre enfant n'a guère rien
à se reprocher, ce cri du cœur :
Ah ! vous me tromperez, car je trompe mon père * !
A quoi sert, pourrait-on se demander, ce début vir-
ginal, presque enfantin? A provoquer le contraste, tou-
jours recherché par le poète, entre la jeune fille, frêle,
timide, presque enfant encore^ et l'héroïne du dénoue-
ment, contraste rappelé, pour que le spectateur n'en
ignore, par Blanche elle-même :
Moi qui naguère
Ignorant l'avenir, le monde et les douleurs,
Pauvre fille, vivais cachée avec les fleurs,
Me voir soudain jetée en des choses si sombres s.
1. Drame, t. II, p. 401
2. P. 4-02.
3. P. 404.
4. P. 409.
5. P. 460.
222 DU DRAME ROMANTIQUE
D'où vient la métamorphose? De l'amour, mais d'un
amour fort compatible avec la désillusion \ le mépris.
Toujours naïve ^, Blanche doute un instant de son
propre cœur ^, lorsque le roi lui parle doucement, et,
violée par lui_, lui rend tout son amour ^.
Quand Triboulet s'en étonne, et demande à Blanche
ses raisons, elle ne peut en donner :
Lui ne m'a fait, je croi,
Que du mal, et je l'aime, et j'ignore pourquoi °.
Son père lui montre son amant dans les bras d'une
fdle; elle le voit, l'écoute, et s'écrie:
Mais, c'est abominable, il dit à cette femme
Des choses qu'il m'avait déjà dites à moi.
Elle abandonne pourtant son père '^, elle veut mourir
parce qu'elle n'est plus aimée, et meurt en plaignant
le roi, en répétant une dernière fois qu'elle l'aime^,
après avoir pu constater que toutes ses croyances
1. Comuie il rit! ô mon Dieu, je voudrais être morte.
0 mes illusions! Qu'il est peu ressemblant!
2. Tu seras la reine!
— La reine! et votre femme?
— Innocence, o vertu !
(P. 422.)
3. Je ne sais même plus, vous que j'ai cru si doux,
Si je vous aime encore 1
(P. 423.)
4. 0 Dieu! n'écoutez pas, car je l'aime toujours.
5. Draim', t. H, p. U4.
6. J'ai mon père à soigner, à consoler.
7. P. 468.
DES CARACTÈRES 223
étaient des illusions, qu'il dit à une Maguelonne aussi
facilement qu'à elle-même
De ces choses d'amour qui vous prennent au cœur i,
qu'il fait « des yeux si doux » à la première venue, que
son roi « brave, illustre et beau » s'enivre au cabaret,
et passe la nuit dans des maisons borgnes. « 0 pauvre
cœur de femme ! »
Il n'y a qu'à constater, et non à critiquer : ce carac-
tère est vrai, vraisemblable, émouvant. Mais un pareil
amour, dira-t-on, n'est plus qu'un instinct déraisonna-
ble, comme l'amour maternel de Lucrèce? Certaine-
ment. L'amour n'est fort souvent qu'un instinct. Le
xvn' siècle l'avait déjà remarqué, et La Bruyère ne
pensait pas autrement lorsqu'il disait : « Les femmes
s'attachent aux hommes par les faveurs qu'elles leur
accordent... à juger de cette femme par sa beauté, sa
jeunesse, sa fierté et ses dédains, il n'y a personne qui
doute que ce ne soit un héros qui doive un jour la
charmer. Son choix est fait : c'est un petit monstre qui
manque d'esprit -. » Blanche a meilleur goût.
Et pourtant, malgré son charme, ses illusions enfan-
tines, son malheur, et la réalité vivante de son caractère,
Blanche ne semble pas plus que Kitty Bell et Adèle la
véritable héroïne romantique. Il lui faudrait un peu plus
de romanesque, sinon dans l'esprit, du moins dans le
caractère. Elle manque trop de cette allure princière né-
cessaire à la grandeur du drame, suivant V. Hugo ^; c'est
1. Drame, t. II, p. Ho.
2. Des femmes, § 16 et 27.
3. Drame, t. III, p. 28o.
224 DU DRAME ROMANTIQUE
une pauvre petite bourgeoise égarée dans un drame : la
véritable héroïne du théâtre nouveau, c'est dona Sol.
Il semble que, dans ce caractère, V. Hugo cède
encore à la tentation de faire autrement que les tragi-
ques. L'héroïne du drame aime en bas. Entre le roi et
le bandit, elle n'hésite pas. C'est le monde de la tragédie
renversé. C'est PauUne, à l'entrée de Sévère et de
Fabian, n'ayant d'yeux que pour le confident.
De plus, le poète modifie le type convenu de la prin-
cesse, qui n'est d'aucun pays ^; dans dona Sol, il a
voulu peindre « la jeune Catalane, simple, grave,
ardente, concentrée ^ ». Cette innovation me semble
peu intéressante. Est-ce qu'en général les jeunes Cata-
lanes sont graves, ardentes et concentrées? Le specta-
teur ne songe guère à se poser ces questions; peu
importe que dona Sol soit, ou non, Catalane; ce qu'il
faut, c'est qu'elle nous intéresse par des qualités
humaines, et que le poète sache donner une unité indi-
viduelle aux quaHtés générales qu'il lui prêtera.
Comme pour Blanche, le poète a ménagé un con-
traste frappant entre le début et la fin de dona Sol.
C'est d'abord une jeune fille empressée, aux petits
soins pour celui qu'elle aime, et qui pourrait faire pour
Hernani une excellente ménagère :
Jésus! votre manteau ruisselle! Il pleut donc bien.
Vous devez avoir froid Otez donc ce manteau!.
Mais dites-moi si vous avez froid....
Josefa, fais sécher le manteau ^!
i. Sauf Monime et Esther.
2. Drame, t. H, p. 490.
3. T. H, p. U, 15, 16.
DES CARACTÈRES 225
Mais bientôt nous voyons que cette affection n'est
pas bourgeoise : dona Sol éprouve ce genre d'amour
que connaissent toutes les héroïnes de V. Hugo, amour
instinctif, qu'elles ne peuvent raisonner. Moins bonnes
psychologues que Ghimène ou Bérénice, elles dissertent
peu sur l'état de leur cœur (ce qui, du reste, est beau-
coup plus naturel) et se contentent de constater en
elles-mêmes un amour inexplicable :
Étes-vous mon démon ou mon ange?
Je ne sais, mais je suis votre esclave. Ecoutez,
Allez où vous voudrez, j'irai. Restez, partez,
Je suis à vous. Pourquoi fais-je ainsi? Je l'ignore.
J'ai besoin de vous voir et de vous voir encore.
Et de vous voir toujours i.
Quiconque n'est pas celui qu'elle aime, n'existe pas
pour dona Sol :
DON CARLOS
Donc VOUS me haïssez?
DONA SOL
Je ne vous aime pas 2.
Quant à celui qu'elle aime, il peut tout se permettre
envers elle, sans l'offenser. Hernani vient de l'insulter
1. Drame, t. II, p. 19, 20.
2. P. 2o; cf. p. 141 :
Vous vîtes avant moi le roi mis de la sorte.
— Je n'ai pas remarqué. Tout autre, que m'importe.
« Les idées et les sentiments ne sont pis des mouvements de l'esprit...
ce sont des mouvements d'instinct. » Telle est l'objection de Saint-Marc
Girardin {Littéral, dramat., t. I, p. 319), et voici la réponse du poète :
Est-on maître d'aimer? Pourquoi deux êtres aiment?....
Le cœur éperdu crie : est-ce que je sais, moi?
Cette femme a passé : je suis fou. C'est l'histoire.
(Contemplations, 1. III, se. x.)
SOURIAU. 13
226 DU DRAME ROMANTIQUE
longuement, froidement ^ Elle le remarque d'un mot
et ajoute aussitôt :
Hernani ! je vous aime et vous pardonne, et n'ai
Que de l'amour pour vous 2.
différente en cela des princesses de tragédie, qui n'ou-
blient jamais que la première qualité d'un amant doit
être la confiance et le respect absolus ^. Comme le
remarque Hernani '\ dona Sol se fait une religion de
l'amour; et le culte dévotieux qu'elle a pour son dieu
ne lui permet pas de se plaindre, même avec raison.
Gomme Gatarina, elle mourrait s'il lui fallait renoncer
à l'amour de celui qu'elle aime ^. Et ce n'est pas un
vain mot chez elle, car elle place un poignard dans sa
corbeille de noces, voulant mourir fidèle à Hernani, et
elle s'empoisonne pour le suivre, par amour, et non
par devoir, quoi qu'efie en dise *''.
Garactère étrange donc, Dona Sol est plutôt une
jeune femme qu'une jeune fille. La pudeur que le
poète lui prête au cinquième acte ' contraste avec le
i. Drame, t. l\, p. 72.
2. P. 73.
3. Dans un temps plus heureux, ma juste impatience,
Vous ferait repentir de votre défiance.
[Brilannicus, a. III, se. vu.)
4. P. 76.
8. P. 77.
Ne m'en veux pas de fuir, être adoré !
— Je ne vous en veux pas, seuleuient j'en mourrai,
Voilà tout!
6. P. 155.
Toi, tu n'as pas le cœur d'une épouse chrétienne.
7. P. 139, 140. Idée malencontreuse, du reste, car on voit quelquefois
le public rire niaisement.
DES CARACTÈRES 227
manque de réserve qui la caractérise pendant toute la
pièce '. Tandis que les héroïnes de Corneille et de
Racine osent à peine s'avouer qu'elles aiment, le révè-
lent à leur confidente comme à un confesseur, et surtout
ne s'en font jamais gloire en public, dona Sol éprouve
le besoin singulier de le crier tout haut, devant une
foule, au milieu d'un sacre :
Sire, soyez clément,
Ou frappez-nous tous deux, car il est mon amant! -
Mais voici la plus grande différence entre dona Sol
et une princesse de tragédie : le poète tragique ne donne
à son héroïne que les qualités indispensables à l'action ;
V. Hugo, qui veut montrer des caractères complets,
comme dans la réalité, lui prête des vertus épisodiques,
inutiles à l'intrigue ^.
Voilà la psychologie romantique : nous avons essayé
d'en montrer le faible et le fort.
En résumé, il est certain que les personnages sont
trop nombreux pour ne pas être un peu confus.
Les phrases à effet qu'ils lancent ont l'air d'une leçon
récitée; dans ces drames, il y a plus souvent des mots
d'auteur que des cris du cœur. De plus, ces person-
nages ont entre eux un air de famille trop prononcé :
faciès omnibus una. Enfin, le Français de la cour de
Louis XIII et l'Anglais du xvni' siècle pensent, parlent
et agissent comme le Parisien de 1830.
Mais, en revanche, ces mêmes personnages nous
1. Drame, t. Il, p. U, iO, loG, lo8.
2. P. 126. Elle ajoute, il est vrai, « mon époux ».
3. La fierté, p. 44, l'orgueil patriotique, i). 90.
228 DU DRAME ROMANTIQUE
émeuvent et nous charment plus que les héros clas-
siques. Les procédés sont violents, brutaux même, mais
le but final est atteint; le spectateur est si vivement ému
que les adversaires mêmes de la première heure, ne
pouvant nier la puissance de l'effet produit, crient à
l'exagération : « Vers la fin, on a une certaine secousse
de nerfs de quelques minutes ' ; — ce n'est pas d'une tête
médiocre que sont sorties... six scènes dans six drames,
qui afTectent le système nerveux, mais qui ne disent
rien à l'âme? - » Admettons ce dernier mot, quoique
trop sévère; si ces drames ne disent rien à l'âme, ils
parlent au cœur. Il n'y a pas que des émotions exces-
sives dans les pièces les plus sombres; on y trouve
toujours quelque jolie scène de comédie amoureuse,
joie de l'oreille et des yeux.
Même en supposant que, dans ces drames, toute la
psychologie soit condamnée décidément par la postérité,
spectateurs et lecteurs, il restera toujours, pour les
sauver de l'oubli, de superbes duos d'amour.
l.M.D. Nisard, lettre au directeur de la Revue de Paris, Mélanges, t. II.
2. Id., Mélanges, t. II, p. 85.
CHAPITRE VIll
DE L HISTOIRE
Exactitude absolue des détails matériels. — Mo;urs. — Événements.
Institutions.
Les tragiques avaient vu l'histoire ancienne et étran-
gère en beau : les romantiques voient l'histoire moderne
et nationale en laid. C'est la seule différence, car, en
fait de vérité historique, leurs œuvres se valent à peu
près.
Il est un point pourtant sur lequel les romantiques
triomphent : l'exactitude absolue dans les détails maté-
riels. A. Dumas, le premier, dans son Henri III, donna
le modèle du genre ', et du même coup en signala la
■1. Remarquons pourtant que, dans ses Barricades (18^6), Vitet a déjà
le souci du costume exact : « Voici le costume d'un élégant de cour au
mois de mai 1588 : pourpoint de soie brochée, boutonné depuis la
ceinture jusqu'au col, et découpé par bandelettes larges de deux doigts,
traversées de distance en distance par d'autres bandelettes de même
largeur, ce qui forme une espèce de grillage; manches bouffantes,
matelassées ou garnies de baleines ; fraise de quatre à cinq pieds de cir
conférence, composée de trois grands rangs de gros plis réguliers, etc. »
(Préface, p. lxiii sqq. Cf. p. 71.) A en croire le trop reconnaissant
Dumas, Vitet serait un des fondateurs du drame romantique, aussi
bien que V. Hugo {Théâtre, t. I, p. llo). Plus tard, il dira plus juste-
ment : « Ceux qui ont oublié les Etats de Blois et la .Mort d'Henri 111
230 DU DRAME ROMANTIQUE
faiblesse : tout ce qui, dans un drame, est fidélité maté-
rielle à l'histoire, est rarement l'œuvre de Fauteur :
comme il est difficile à un dramaturge d'être en même
temps archéologue, il faut se faire aider, et partager son
succès avec le costumier, le directeur et les acteurs.
A. Dumas, avec une bonne foi parfaite, reconnaît que ses
interprètes « ont concouru par des études savantes au
succès de son drame. Ils ont étudié les mœurs... jus-
qu'aux attitudes des personnages qu'ils étaient appelés
à représenter; secondés par l'habile mise en scène de
M. Albertin, et la profonde érudition de M. Duponchel,
ils ont ressuscité des hommes, et ont rebâti un siècle ^ »
Si cela est vrai, que reste-t-il donc à l'auteur? Les indi-
cations du texte. Ruggieri regarde l'heure à un sabher-,
peuvent relire ces deux ouvrages, qui ont eu une grande influence sur
la renaissance littéraire de 1830. » [Mémoires, t. VIH, p. 279.) Mais le
critique qui me semble avoir le plus nettement jugé Vitet, est
M. G. Brandes, dans son étude sur « l'École romantique en France ».
Pleine justice y est rendue à Vitet : « Ces caractères sont si excellem-
ment dessinés qu'ils supportent la comparaison avec les héros des drames
royaux de Shakspeare, Henri IV et Richard III exceptés » (p. 390).
Vitet, de plus, est un fort bon historien, puisqu'il a mis l'histoire en
scènes dramatiques « sans y rien ajouter ». « On croit vivre l'histoire
heure par heure quand on lit ses livres » (p. 389), Mais il est plus his-
torien qu'artiste : » Rarement poète a osé, dans un drame historique,
écarter à ce point tout procédé poétique » (p. 390) ; « ces scènes ne sont
faites que pour la lecture. Vitet manquait aussi bien de passion créa-
trice que de talent artistique » (p. 392).
Si Vitet a si vite abandonné ce genre, c'est que « cet esprit si puis-
sant n'était pas absolument libre, ni dans l'observation, ni dans l'exécu-
tion : il était alourdi par l'érudition et la poussière des archives.... ce
pégase si beau, si ardent, était attaché au râtelier dans une biblio-
thèque » ( p. 392).
En somme, quelle est la part de Vitet dans le romantisme? Il a
montré qu'on |)ouvait trouver dans l'histoire nationale des sujets de
drames très intéressants : mais il n'a pas su en traiter un lui-même.
Il a frayé la voie où les autres ont marché librement.
1. Théâtre, t. I, p. 118.
2. P. 119.
DE l'histoire 231
faute d'argent pour acheter une horloge d'Italie^; ce
détail intéressant nous apprend (jue les horloges coû-
taient encore fort cher ^.
Nous voyons aussi que le bilboquet vient d'être in-
venté et fait fureur \ ou encore « que la noble-rose
n'est pas démonétisée comme l'écu sol et le ducat polo-
nais, et qu'elle vaut douze livres '', » que les fraises gau-
dronnées sont abandonnées pour les collets renversés à
l'Italienne ^.
Ce souci de la précision dans Tinfiniment petit est tel
que dans Caligula nous voyons les jeunes Romains lire
les Actes Diurnaux ^' dans la boutique d'un barbier, ou
plutôt d'un tondeii?' "; on lit au-dessus de sa porte :
« Bibulus tonsor ^ », et l'on pourrait même s'étonner
qu'on parle français devant une boutique si scrupuleu-
sement latine, ou que Lépidus parle d'aller prendre un
bain dans des balnea ^.
Cette préoccupation excessive de l'archéologie éclate
surtout dans le costume. Dans l'étude des caractères,
placée en tête de la Maréchale d'Ancre, A. de Vigny
insiste autant sur les vêtements que sur les qualités du
comte de Fiesque : « Habit de courtisan recherché, atti-
tude de raffiné d'honneur. Rubans et nœuds galants de
couleurs tendres. Une aiguillette zinzolin jaune et noire,
1. Théâtre, t. I, p. 12S.
2. Vitet, lit. cit., insiste déjà sur l'importance des horloges, p. 214-217.
3. Théâtre, t. I, p. 143. Vilot, Ub. cit., p. xlv et G8.
4. P. 129.
5. P. 143.
6. T. VI, p. 23.
7. P. 16.
8. P. 8.
9. P. 8.
DU DRAME ROMANTIQUE
comme tous les gentilshommes du parti de Concini. »
V. Hugo, tout en ayant l'air de dédaigner cette fidé-
lité dans les détails, ne néglige pas de nous apprendre à
propos de Gromwell qu' « il est peu de vers dans cette
pièce qui ne puissent donner lieu à des extraits d'his-
toire, à des étalages de science locale ^ ». Nous croyons,
sans même éprouver le besoin de vérifier, que « il n'y
a pas dans Ruy Blas un détail de vie privée ou publique,
d'intérieur, d'ameublement, de blason, d'étiquette, de
biographie, de chiffre ou de topographie, qui ne soit
scrupuleusement exact..., les petits détails d'histoire et
de vie domestique doivent être scrupuleusement étudiés
et reproduits par le poète ~ ». Et, pour convaincre les
sceptiques que son érudition est de bon aloi, V. Hugo
nous énumère tous les textes qu'il a étudiés avant
d'écrire Marie Tudor : cette liste est imposante ^.
Nous avons donc la satisfaction de nous dire que
lorsque la duègne tend une lettre à don César, elle la
tire, non pas de son corsage, mais de son garde-
infante ^. Nous sommes persuadés, sans même éprou-
ver le besoin de contrôler ce détail avec méfiance, qu'en
1638 on ne portait plus des aiguillettes et des boutons,
mais des nœuds et des rubans ^. « L'auteur pourrait
multiplier à l'infini ce genre d'observations, mais on
comprendra qu'il s'arrête ici. Toutes ses pièces pour-
raient être escortées d'un volume de notes, dont il se
dispense, et dont il dispense le lecteur. Il Fa déjà
1. Brame, t. I, p. 545.
2. T. IV, p. 380.
3. T. 111, p. 447-450.
4. T. IV, p. 203.
5. T. II, p. 195.
DE L HISTOIRE 233
dit ailleurs, et il espère qu'on s'en souvient peut-être :
à défaut de talent, il a la conscience '. » N'est-ce pas de
la conscience inutile? Si ces détails passent inaperçus,
voilà bien de la besogne perdue : s'ils sont assez frap-
pants pour attirer l'attention, ce genre d'intérêt n'est
guère dramatique : nous l'avons déjà vu pour la vérité
des décors. A quoi bon faire ressembler la scène à un
cabinet d'archéologue? On vos trésors nous laisseront
froids, et nous ne nous occuperons que des caractères;
ou nous oublierons les caractères pour regarder les
costumes -.
V. Hugo sentait bien que cette précision des détails
était inutile, et même dangereuse. Aussi l'atténuait-il
dans la pratique. Il craignait par exemple que « quel-
ques spectateurs peu lettrés » ne sussent pas ce que
voulait dire « noble du roi » en Espagne : « Gomme au
théâtre deux ou trois personnes qui ne comprennent
pas se croient parfois le droit de troubler deux mille
personnes qui comprennent, l'auteur a fait dire à Ruy
Blas sujet du roi pour noble du roi^ comme il avait
déjà fait dire à Angelo Malipieri la croix rouge au lieu
de la croix de gueules ^. » C'était sage et prudent.
Mais alors pourquoi acquérir une science dont on ne
peut pas toujours faire étalage? Au fond, pour faire
autrement et mieux que les tragiques : un peu aussi
pour une raison plus spécieuse. « Les petits détails d'his-
toire et de vie domestique doivent être scrupuleusement
1. Drame, t. IV, p. 380.
2. Ajoutons que l'exactitude du costume a quelquefois son danger :
Cf. la cliute de la visière du casque de Charles Vil, Dumas, Mémoires,
t. Vni, p. 299, 300.
3. Drame, t. IV, p. 381 .
234 DU DRAME ROMANTIQUE
étudiés et reproduits par le poète, mais uniquement
comme des moyens d'accroître la réalité de l'ensemble
et de faire pénétrer jusque dans les coins les plus
obscurs de l'œuvre cette vie générale et puissante, au
milieu de laquelle les personnages sont plus vrais et les
catastrophes par conséquent plus poignantes. Tout doit
être subordonné à ce but. L'homme sur le premier
plan, le reste au fond ^ » Certes, cette théorie est
excellente, et le drame serait incontestablement supé-
rieur à la tragédie s'il en était ainsi dans la pratique.
Mais si des détails précis ajoutent à la vérité de l'en-
semble, seuls ils ne peuvent pas faire qu'une pièce, fausse
dans son ensemble, soit vraie. En pareil cas même, la
précision des détails est dangereuse : elle pourrait faire
passer pour véritable une œuvre où l'imagination du
poète dépasserait son érudition. C'est justement ce qui
est arrivé, tantôt par faiblesse irréfléchie, et tantôt par
principe, pour les caractères, les événements et les
institutions.
A. Dumas travaillait trop vite pour avoir le temps
d'approfondir les mœurs : les recherches historiques
lui prenaient peu de temps. Pour faire une « trilogie
dramatique en cinq actes, en vers, avec prologue et
épilogue ^ », il ne lui faut qu'une révélation rapide et
quatre mois de travail : « Au moment où je passai des
salons de peinture à l'exposition de sculpture, un cercle
s'était formé autour d'un petit bas-rehef d'un pied
de haut à peu près, sur dix-huit pouces de large; il
représentait Christine faisant assassiner Monaldeschi...
1. Drame, t. IV, p. 380.
2. Théâtre, t. I, p. 199.
DE l'histoire 235
Ce joiir-là, comme la Françoise de Rimini du Dante,
je n'allai pas plus avant; quatre mois après j'avais
sculpté aussi ma Christine faisant assassiner son Monal-
deschi K »
De même, nous devons Henri III à une vengeance
de garçon de bureau qui avait laissé Dumas manquer de
papier: « Comme j'avais encore trois ou quatre rapports
à expédier, je montai à la comptabilité pour en emprun-
ter quelques feuilles. Un volume d'Anquetil se trouvait
fortuitement égaré sur un bureau; il était ouvert, j'y
jetai machinalement la vue, et j'y lus le passage relatif
à l'assassinat de Saint-Mégrin. Trois mois après^
Henri III était reçu au Théâtre-Français -. »
Dans de pareilles conditions, A. Dumas devait com-
mettre des erreurs : il les reconnaît avec une bonne
grâce parfaite : « Quelques légers reproches ont été
adressés à M. Michelot sur la manière dont il a composé
son rôle. C'est à moi que ces reproches sont dus, et je
les réclame. J'avais cru voir en Valois un prince faible
et puéril, ne sortant de ce caractère que par des traits
1. Théâtre, t. I, p. 13. Cf. le môme récit, un peu modifié dans les
Mémoires d'A. Dumas, t. IV, p. :281-287. Cf., t. V, p. 30, p. 185, 186.
2. T. I, p. 31. Cf. Mémoires, t. V, p. 79 sqq. On n'a, en effet,
qu'à lire Anquelil pour y retrouver toute l'érudition de Henri III.
A. Dumas est pourtant original sur un point : il a fait une scène drama-
tique avec une anecdote assez gaie. Dans la pièce (a. 111, se. v), le duc
de Guise menace sa femme de l'empoisonner; dans l'iiistoire, il la force
à avaler une simple tasse de bouillon, et, pendant une heure, lui laisse
croire qu'elle est empoisonnée {Histoire de France, p. 72()).
Cf. l'amusant passage de ses Mémoires, où Dumas raconte qu'après
avoir fait bon nombre de ses drames historiques, il se décida à apprendre
l'histoire, et dans quel livre! un exemple suffira :
Francs, Bourguignons et Goths triomphent d'Attila,
Chilpéric fut chassé, mais on le rappela.
[Mémoires, t. IX, p. 134 sqq.)
236 DU DRAME ROMANTIQUE
d'éloquence et des soudainetés de courage ; j'ai en
quelque sorte forcé M. Michelot à jouer le rôle d'après
des documents que la critique a trouvés faux ; depuis, il
lui a donné une autre physionomie, la même qu'il lui
avait fait prendre d'abord, et il y a été applaudi; le pro-
cès est jugé : j'avais tort; il est donc juste que je paye
les frais ^ »
A. Dumas avait-il le droit de se vanter plus tard
d'avoir fait « du drame historique avec Henri III? ~ »
Il n'est guère plus heureux pour le caractère d'une
époque ou d'un peuple, pour les mœurs en général.
Quand il voulut faire une incursion sur le domaine de
la tragédie, il songea à « réhabiliter » l'histoire romaine.
Il l'avait oubliée; un autre l'aurait rapprise : « La
lecture des auteurs latins me parut insuffisante; et je
partis pour l'Itahe, afin de voir Rome, car, ne pouvant
étudier le cadavre, je voulais au moins visiter le tom-
beau ^. » Triomphe de l'archéologie, et surtout de
l'imagination : « Alors la nation logée commença pour
moi à descendre de son piédestal, à revêtir une forme
palpable, à prendre une allure vivante; je peuplai ces
maisons vides de leurs habitants disparus, depuis le
palais du patricien jusqu'à la boutique du marchand
d'huile; et tous les degrés de l'échelle immense qui
commençait à l'empereur pour ne s'arrêter qu'à l'es-
clave, m'apparurent, dans un rêve pareil à celui de
1. Théâtre, t. I, p. 117.
2. T. IV, p. 207. On connaît son mot cavalier : « Il y a longtemps que
j'ai dit qu'en matière de tliéàtre surtout, il me paraissait permis de
violer l'histoire, pourvu qu'on lui fit un enfant. » Mémoires^ t. VllI,
p. 172.
3. T. VI, p. 2.
DE l'histoire 237
Jacob, distinctement remplis d'êtres semblables à nous,
qui montaient et qui descendaient '. » Ce jonr-là il avait
trouvé son chemin de Damas, car il devina l'explication
de cette société « en abandonnant la philosophie pour
la foi, et en regardant le monde païen au point de vue
providentiel ^. » Que Bossuet altère l'histoire pour ins-
truire son élève, passe encore : mais que Dumas, pour
amuser son public, mette quelques pages de Bossuet
en drame, et mélange l'histoire et la religion, non.
La religion n'y gagne rien, et l'histoire y perd toute
vérité.
V. Hugo, qui se faisait de l'histoire une idée plus
haute, disait : « Le but de l'art est presque divin :
ressusciter... s'il fait de l'histoire ^. » Pour que le
drame soit une résurrection, il faut qu'il a interroge
les chroniques, s'étudie à reproduire la réalité des faits,
surtout celle des mœurs et des caractères, bien moins
léguée au doute et à la contradiction K » Mais, en
revanche, nous voyons plus loin le poète préférer les
époques obscures où , nul document contemporain
n'éclaircissant les choses, « la liberté du poète en est
plus entière, et le drame gagne à ces latitudes que lui
laisse l'histoire ^ ». « Souvent les fables du peuple font
la vérité du poète ^. » V. Hugo pensait en effet que « si
le poète avait le droit, pour peindre l'époque, d'emprun-
ter à l'histoire ce qu'elle enseigne, il avait également le
1. Théâtre, t. VI, p. 2
2. P. 3.
3. Drame, t. I, p. 48.
4. P. 48.
5. P. 63.
6. T. m, p. 6.
238 DU DRAME ROMANTIQUE
droit d'employer, pour faire mouvoir ses personnages,
ce que la légende autorise ^ »
C'étaient là les idées d'A. de Vigny, qui ne voyait 1
dans l'histoire que l'humble servante du drame : quel
doit être son rôle? « Doubler l'intérêt en y ajoutant le
souvenir-? » Pour lui aussi, « l'histoire est un roman |
dont le peuple est l'auteur ^, » son imagination travaille
à déformer la réalité, et les personnages historiques
transformés en héros légendaires perdent en vérité ce
qu'ils gagnent en puissance ^ »
L'artiste doit improviser à lui seul ce travail que tout
un peuple met longtemps à élaborer ; A. de Vigny se
déclare parfaitement satisfait de la vérité historique
d'une œuvre, « lorsque la muse vient raconter dans ses
formes passionnées les aventures d'un personnage que
je sais avoir vécu, et qu'elle recompose ses événe-
ments selon la plus grande idée de vice ou de vertu que
l'on puisse concevoir de lui, réparant les vides, voilant
les disparates de sa vie, et lui rendant cette unité
parfaite de conduite que nous aimons à voir repré-
sentée même dans le mal ^. » Les tragiques avaient bien
un peu suivi cette méthode « selon la plus grande idée
de vertu » : les romantiques choisirent la seconde alter-
native, et le meilleur exemple qu'il soit possible d'en
donner est un drame qu'on pourrait dire écrit en colla-
boration parjes deux plus grands : Marion Delorme ^\
1. Drame, t. IV, p. 250,
2. Cinq-Mars^ t. I, p. 2.
3. P. 9.
L P. 7-13.
o. P. U.
G. « Au moment où Hugo avait lu Marion Delorme, de Vigny avait
DE l'histoire 239
Non seulement, en effet, cette pièce a été composée
après Cinq-Mars, mais encore il n'y a pas dans le
drame une situation, un caractère historique, (jui n'ait
dans le roman un précédent, ou, pour mieux dire, un
modèle K
Pour nous borner aux deux caractères principaux,
Richelieu, dans Cinq-Mars, est représenté comme un
bourreau : (( Une bouche presque sans lèvres^ et nous
sommes forcé d'avouer que Lavater regarde ce signe
comme indiquant la méchanceté, à n'en pouvoir dou-
ter-. » Il n'est pas jusqu'à son innocente passion pour
les chats qui ne soit représentée comme un signe de
férocité : « Voyez comme il lui enfonce ses griffes dans
le côté! il le tuerait, je crois, il le mangerait, s'il était
plus fort! C'est très plaisanta » Son rôle politique est
jugé avec le même parti pris : le romancier ne voit en
lui qu'un ambitieux ^.
Dans Marion Delorme, Richelieu donne son nom au
laissé dire à ses amis (ce sont toujours les amis qui disent ces sortes de
choses) que Didier et Saverny, les deux principaux personnages du
drame, étaient une imitation de Cinq-Mars et de Tliou. Je suis convaincu
qu'en écrivant sa pièce, Hugo n'avait pas même pensé au romande de
Vigny. » Dumas, Mémoires, t. V, p. 283.
1. Pour n'en citer qu'un exemple, la théorie morale qui fait le fond
de la pièce « ton amour m'a fait une virginité » (t. II, p. 304) se trouve
déjà tout au long dans Cinq-Mars : Milton vient de déclamer un passage
de son Paradis perdu : « De douces larmes bien involontaires coulaient
des yeux de la belle Marion Delorme; la nature avait ^saisi son cœur
malgré son esprit; la poésie la remplit de pensées graves et religieuses
dont l'enivrement des plaisirs l'avait toujours détournée, l'idée de
l'amour dans la vertu lui apparut pour la première fois avec toute sa
beauté, et elle demeura comme frappée d'une baguette magique et
changée en une pâle et belle statue. » (T. II, p, 187, 188.)
2. T. I, p. 174.
3. T. Il, p. 299.
4. Journal, p. 278.
240 DU DRAME ROMANTIQUE
dernier acte du drame : il ne fait pourtant qu'y appa-
raître, sans qu'on le voie \ et ne prononce qu'un mot :
« Pas de grâce ». Sans doute, Richelieu a été impitoya-
ble; mais il avait ses raisons pour cela. Le poète a-t-il le
droit de nous montrer uniquement le côté odieux de sa
sévérité? Supposons un spectateur qui ne sache presque
rien en histoire, et c'est à ceux-là surtout que l'auteur
semble s'adresser. L'impression finale qui lui restera
est celle-ci : « l'homme rouge » a été un bourreau. —
On ne peut considérer cela comme un jugement défi-
nitif sur le cardinal.
De même pour Louis XIII. A. de Vigny lui fait jouer
auprès du cardinal un rôle grotesque : « Sire, si j'osais
dire ma pensée, je voudrais que Votre Majesté eût pour
agréable d'attaquer dans un quart d'heure... — Oui,
oui, c'est bon, monsieur le cardinal; je le pensais aussi;
je vais donner mes ordres moi-même; je veux faire tout
moi-même, etc. ^ »
Dans le drame, il est aussi effacé, aussi impuissant ; et
la chose est même plus curieuse : chaque détail est
juste, mais l'ensemble est faux : « C'est Louis XIII qu'il
avait voulu peindre dans sa bonne foi d'artiste ^, » c'est
donc avec une bonne foi parfaite qu'il s'est trompé
entièrement. Ce qui le prouve, c'est que tous les mots
du roi, ses moindres actions sont parfaitement con-
formes à la vérité historique. Certains détails même,
qui semblent bizarres dans le drame, se trouvent dépassés
1. « Lorsque M. Hugo composa Marion Delorme, la censure inter-
disait formellement sur le théâtre l'entrée de tout personnage à robe
rouge ou noire. » Revue des Deux-Mondes, 1837, t. III, p. 387.
2. Cinq- Mars, t. I, p. 276.
3. Drame, t. II, p. 166.
DE l'histoire 2M
dans la réalité. V. Hiig-o nous présente dans Louis XIII
un grand enfant à cheveux gris, ennuyé et boudeur :
n'est-ce pas là l'impression générale que nous laissent
les historiens? Et pourtant l'esprit n'est pas complète-
ment satisfait : le poète insiste sur la dépendance du
roi : nulle part il ne nous en indique les raisons, ou
plutôt le spectateur emporte cette conviction que le roi
est dominé par l'ascendant du cardinal, que cette
dépendance est affaire de faiblesse et non de volonté,
qu'il ne veut pas résister parce qu'il ne le peut pas. Or,
à moins d'être aveuglé par le parti pris et même par
l'esprit de parti, comme Michelet ', il est assez facile de
voir la vraie raison de ce vasselage. Louis XIII n'eut
qu'un mérite, laissons-le-lui : il comprit Richelieu -, sut
lui sacrifier toutes ses amitiés, même ses froides amours,
même son affection pour sa mère, parce qu'il sentait
que Richelieu était indispensable : roi de nom, il
abdiqua toute sa vie pour le roi de mérite. Cette triste
figure s'ennoblit singulièrement, ainsi considérée : s'il
n'eut pas la grandeur d'esprit, il eut la grandeur de
caractère, qui vaut mieux.
C'est ce que n'ont pas compris V. Hugo et A. de
Vigny.
La vérité des faits est forcément plus exacte. On
peut différer d'avis sur le caractère d'un homme. Mais
ses actions importantes, ou bien les grands faits d'un
peuple, ne peuvent subir de modification. C'est cette
1. « On voit que Richelieu avait ensorcelé le roi. Par talisman, philtre
ou breuvage? Par l'anneau enchanté qui, dit-on, troubla Gharlemagne?
Non, par la caisse des finances. Louis XIII n'avait jamais vu d'argent,
et Richelieu lui en fit voir. » Hist. de Fnmce, t. XI, p. 26i.
2. CL Henri Martin, t. XI, p. 587.
SOURIAU. 16
242 DU DRAME ROMANTIQUE
partie de l'histoire à laquelle s'intéresse surtout A. de
Vigny : « L'esprit humain ne me semble se soucier du
vrai que dans le caractère général d'une époque; ce qui
lui importe surtout, c'est la masse des événements, et
les grands pas de l'humanité qui emportent les indivi-
dus K » Malheureusement, dans ce théâtre, l'histoire
n'est pas seule, et le roman apparaît. Toutes les pièces
historiques du romantisme ont une double intrigue :
les personnages réels jouent leur drame à part, et nous
en connaissons d'avance la fin par l'histoire. Les per-
sonnages d'imagination mêlent leurs aventures parti-
culières aux événements historiques, et retardent de
toutes leurs forces un dénouement qu'ils ne peuvent
empêcher. Pour conserver l'image du poète « il fallait
que la tragédie du roman tournât autour de tous ces
personnages et les enveloppât de ses nœuds, comme le
serpent de Laocoon, sans déranger l'authenticité des
faits- ».
Et, si l'on objecte aux romantiques qu'un pareil pro-
cédé est dangereux, non pas seulement pour l'histoire,
mais encore pour l'unité du drame; comme ils ne sont
jamais à court, sinon d'idées, du moins d'images, ils
répondront : « L'action que l'on croit double, est sim-
ple. Le tissu et la broderie qui l'enjolive ne font point
deux étoffes : Yaqoub, Bérengère, le comte, voilà le
tissu ; Charles VII et Agnès, voilà la broderie. Le roi
vient demander l'hospitalité au vassal; le vassal la
ui accorde, et c'est tout. L'arrivée inattendue de
Charles VII complique l'action, mais ne la détourne
\. Cinq-Mars, t. I, p. 9, 10.
2. Journal, p. 278.
DE l'histoire 243
pas de son but, et, malgré la présence de son hôte
royal, les affaires de ménage du comte vont toujours
leur train *. » L'histoire n'est plus alors qu'un prétexte,
ou qu'un épisode; A. Dumas, toujours de bonne foi, le
reconnaît : « Catherine Howard est un drame extra-
historique, une œuvre d'imagination procréée par ma
fantaisie; Henri YIII n'a été pour moi qu'un clou,
auquel j'ai attaché mon tableau -. » Ce qu'il dit là
d'une seule de ses pièces, on peut le penser de tout
son théâtre.
Dans Une Fille du Régent, A. Dumas s'amuse autour
de rhistoire. Dans Urbain Grandier, ce n'est pas le
rôle de Richelieu dans toute cette sombre afïtiire qui
l'attire. Il trouve plus piquant de nous faire assister à
une séance d'hypnotisme :
GRANDIER
Jeanne !
dormez...
JEANNE
A.... à..
.. à moi! ^
Enfin, même dans une époque plus récente, et pour
des personnages mieux connus, A. Dumas s'accorde les
mêmes libertés. Dans la Jeunesse de Louis XIV, nous
voyons le grand roi lui-même reprendre la faction de
Gromwell "". Mais voici le triomphe du genre, dans
l'asservissement de l'histoire au roman : si Louis XIV
1. Dumas, Théâtre, t. II, p. 228. Cf. Mémoires, t. VIII, p. 198 sqq.
2. T. IV, p. 207. II aime cette image : A propos de Charles VII, quand
l'intrigue d'amour fut trouvée, « je me mis alors à feuilleter les chro-
niques du xv^ siècle, pour trouver un clou où accrocher mon tableau ».
Mémoires, t. VUI, p. 199.
3. IXe tableau, se. vu
4. A. IV, se. ix-xxii.
244 DU DRAME ROMANTIQUE
devient un grand roi, s'il ose être lui-même, c'est à son
bon génie qu'il le doit, à un profond politique, à un
homme d'État inconnu : à Molière ^ !
V. Hugo a été aussi franc que les deux autres : il
reconnaît implicitement que la vérité des faits est quel-
quefois un peu altérée dans ses drames : selon lui,
« les œuvres de théâtre doivent toujours être, par les
mœurs sinon par les événements, des œuvres d'his-
toire ^. » Il avoue même, explicitement, que « il faut se
garder de chercher de l'histoire dans le drame, fict-il
historique ^ ». Devant un pareil aveu, est-il nécessaire
d'insister? Les preuves ne manqueraient pas; la plus
concluante est certainement le Roi s'amuse. Malgré la
vérité des détails, et même des caractères, quelque
chose sonne faux dans ce drame. On sent que le but
de V. Hugo n'a pas été simplement de faire une pièce
historiquement vraie. L'histoire sans doute est là, mais
gâtée par le roman qui s'y mêle trop intimement.
Nous avons déjà signalé, sous forme de prétérition
peut-être trop prudente, l'analogie au point de vue his-
torique des tragédies de Corneille et des romans de
Mlle de Scudéry. N'existe-t-elle pas aussi entre le
drame et le roman? Tout au moins n'y a-t-il pas une
ressemblance étrange de méthode, de procédé, entre
le Roi s'amuse et les Trois Mousquetaires? Dans ce
roman, d'où vient l'intérêt? De ce que A. Dumas fait
agir tous ses personnages historiques comme des
hommes, ou, du moins, comme des héros de roman
1. A. I, se. xviii; a. III, se. xvi.
2. Brame, t. III, p. 464.
3. T. I, p. 550.
DE l'histoire 245
ordinaires. La surface extérieure de l'histoire, pour
ainsi dire, n'étant pas modifiée, le romancier en change
à sa fantaisie l'intérieur. Les effets restent les mêmes,
les causes varient. Après que les quatre héros ont
traversé de leur mieux les combinaisons du cardinal,
on est tout étonné de voir le résultat historique repa-
raître intact.
De même dans le Roi s'amuse, Triboulet, presque
inconnu jusqu'à V. Hugo, grandit au point d'éclipser
un instant le roi, de le supprimer même, et la pièce
touche à son apogée au moment où le bouffon porte la
main sur l'histoire. Mais, au dernier acte du drame,
comme au dernier chapitre du roman, l'histoire, un
instant suspendue, reprend son cours, et le personnage
historique s'éloigne en chantant, sauvé par la réalité
des faits, tandis que les personnages inventés tombent,
sacrifiés par la volonté du poète. Donc, ni vérité dans
les faits, ni vérité dans les mœurs.
Quant aux institutions, les deux plus importantes en
France, la Royauté et l'Église, n'apparaissent, bien en-
tendu, que sous une forme concrète : dès 1829, A. de
Vigny proclamait qu'il faudrait, si la censure le per-
mettait, « approfondir les deux caractères sur les-
quels repose toute la civilisation moderne, le prêtre
et le roi ^ ». Jusqu'à la révolution de 1830, on ne put
mettre de prêtre sur la scène : le roi seul y apparut.
Pour prouver qu'ici encore toute préoccupation scien-
tifique est loin de l'esprit de nos dramaturges, nous
n'avons même pas à discuter le rôle du roi dans le
\. Théâtre, t. II, p. 71.
246 DU DRAME ROMANTIQUE
drame, nous n'avons qu'à l'exposer. Le choix des rois,
le rôle et le caractère qui leur sont donnés, suffisent à
montrer que les romantiques ne veulent pas faire de
l'histoire.
Le premier en date, Louis X, joue un rôle piteux
dans la Tour de Nesle. Trompé avant même son
mariage, trompé après, il laisse pendant son absence
le pouvoir à sa femme : elle en use si bien qu'un des
courtisans résume ainsi la situation : « On croirait que
Dieu joue aux dés avec Satan ce beau royaume de
France ^ » Le roi revient; sa seule action dans le
drame est un acte d'hypocrisie :
Pour vous aider à faire les frais de la campagne, messieurs, je vais
donner l'ordre qu'une taxe soit levée sur la ville de Paris à l'occasion
de ma rentrée.
LE PEUPLE, au-dessous de la croisée.
Vive le roi ! Vive le roi !
LE ROI, allant au balcon.
Oui, mes enfants, je m'occupe de diminuer les impôts, je veux que
vous soyez heureux, car je vous aime ^.
Charles VI, dans la Tour Saint-Jacques, n'a qu'un
éclair de raison et de courage ^; le reste du temps, il
est fou, il a froid, il a peur ^; c'est la reine qui gou-
verne, c'est Isabeau, poursuivant les jeunes gens de son
amour ^, livrant la France aux Anglais*^. Et si le Dau-
d. Dumas, Théâtre, t. IV, p. 70.
2. Ibid. « Les spectateurs trouvèrent comme Harel, que le roi Louis
le Hulin était un drôle de corps. » A. Dumas, Mémoires, t. IX, p. 181.
3. Dumas, t. XX, p. 324-332.
A. kl., p. 222, p. 262 sqq.
5. W., p. 223, 320.
6. Id., p. 209-220.
DE l'histoire 247
phin montre quelque bravoure ^ (juelque amour pour
son royaume, nous le retrouvons, dans Charles \'I1 chez
ses grands vassaux, traité comme un petit garçon par
un de ses fidèles-, préférant l'amour d'Agnès au salut
de la France ^ , partant pour la chasse quand le canon
tonne ''; s'il redevient un instant roi, c'est pour recon-
quérir l'estime de sa maîtresse ^, et son seul acte
d'énergie consiste à briser une épée °. François P'",
dans le Roi s'amuse, garde quelques-unes de ses qua-
lités : chevaleresque ^ séduisant; le souvenir de Mari-
gnan vient même illuminer un instant le drame \ Mais
ce n'est qu'un éclair, et c'est plutôt le vaincu de Pavie
qui nous apparaît, s'enivrant au Louvre ° et au cabaret "^,
débauché et grossier, disant cyniquement à Blanche :
« Ah! ma femme n'est pas ma maîtresse, vois-tu! ^^ »
parlant à la courtisane le même langage qu'à la jeune
fille ^■'; enfin, s'il n'est plus « automate dans la main
de sa mère '^ », il est en revanche « dans la main de
Triboulet un pantin tout-puissant ^''»:
Charles IX n'a qu'une scène importante, dans la
Reine Margot : il voit roufje, veut assassiner son
1. Dumas, t. XX, p. 21 o, 216.
2. Id., t. Il, p. 238.
3. /'/., p. 267.
A. Id., p. 279-28-2.
5. Id., p. 289-292.
6. Id., p. 291.
7. V. Hugo, (. II, p. 423.
8. Id., p. 473.
9. Id., p. 361, 362.
10. Id., p. ii7-4îjl.
M. Id., p. 422.
12. /'/., p. 4a2.
13. Miclielet, t. VII, p. 337.
14. V. Hugo. t. II, p. 341.
248 DU DRAME ROMANTIQUE
beau-frère, et, faute de mieux, tire sur son peuple ^
Henri III, raillé et rossé par son fou ^, suit pourtant
en politique les conseils de Chicot ^. Gomme trait de
mœurs, il est jaloux de la femme d'un de ses mignons*.
Plus tard, il apparaît, dominé par sa mère^, préférant
ses plaisirs aux affaires de la France '^, portant des
habits de femme \ protégeant une seconde génération
de mignons, pour eux devenant déloyal, conseillant une
félonie à Saint-Mégrin ^.
Si Henri III apparaît trop, en revanche Henri IV se
montre trop peu : il n'est encore que roi de Navarre;
il est fin ^, dissimulé ^°, brave", plus libéral, dans la
pièce que dans la réalité ^^; digne de remplir tout un
drame, mais relégué au second plan.
La régence de Marie de Médicis, dans la Maréchale
d'Ancre, n'est pas brillante : à la place de la reine de
nom, nous voyons la reine de fait, Léonora Galigaï,
abuser du pouvoir royal « pour assurer la grandeur fu-
ture de ses enfants ^^ » , pour venger ses insultes person-
nelles ". La maréchale est « la reine de la régente ^^ » et
1. Dumas, t. X, p. -46.
2. Id., t. XXIIl, p. U4-151,
3. W., p. 170.
4. Ici, p. 145, 1S7.
î>. Id., t. I, p. 157-161.
6. Id., p. 153.
7. Id., p. U7.
8. Id., p. 187, 188.
9. /(/., t. X, p. 29-33.
10. M., p. 51-54.
11. 7^., p. 46.
12. /(/., p. 182.
13. Vigny, t. I, p. 195.
14. Id., p. 208.
15. U., p. 187, 188.
DE l'histoire ^49
se vante de gouverner l'esprit de la reine « par l'ascen-
dant d'un esprit fort sur le plus ftiible K »
C'est là l'histoire de Louis XIII, sur lequel les roman-
tiques se sont acharnés : A. de Vigny, dans Cinq-Mars,
V. Hugo, dans Marion Delorme, A. Dumas, dans la
Jeunesse des Mousquetaires, ce dernier portant le coup
final : le pauvre roi est trompé par tout le monde,
surtout par sa femme ^.
Pour Louis XIV, ce n'est pas, bien entendu, le Roi
Soleil que l'on nous montre. Dans la Jeunesse de
Louis XIV, nous ne trouvons guère, en fait d'histoire,
que l'acte d'audace contre le Parlement ^ et la légende
de l'en-cas "". Mais la comédie humiliante que le roi
joue devant Mazarin ^, et, en revanche, la hauteur qu'il
montre envers son ministre^, sa douleur en voyant qu'il
va être roi ', et surtout sa clémence pour Condé sur le
conseil de Mohère ^, tout cela mérite qu'on applique
à Dumas le mot final de sa pièce : « Voilà pourtant
comme on écrit l'histoire » dans ce théâtre.
Le Régent, on ne sait trop pourquoi, est presque
peint en beau; sans doute, nous le voyons, dans le
\, Vig-ny, t. 1, p. 301. « L'absence de Louis XllI, dans le di-anie de
A. de Vigny, tient peut-être plus à une opinion politique qu'à une com-
binaison littéraire. L'auteur, royaliste, comme Je l'ai dit, aura mieux
aimé laisser la royauté dans la coulisse, que de montrer au public sa
face pâle et tachée de sang. » (Dumas, Mémoires, t. VIII, p. 171.) C'est,
croyons-nous, une erreur. Dumas ne connaissait pas le Journal d'un
Poète.
2. Dumas, t. XIV, p. 120-128, 178.
3. T. XIX, p. 80.
4. M., p. 225.
5. Id., 120-126.
6. Id., p. 207.
7. Id., p. 198.
8. Id., p. 159.
250 DU DRAME ROMANTIQUE
Chevalier d'Harmental, déguisé, au bal de l'Opéra,
tourné en ridicule par des masques \ ou bien, après
une orgie, se promenant ivre sur les toits ~. Mais il est
généreux^; les calomnies le font pleurer^. Il pratique
le pardon des injures ^ ; il pousse même la grandeur
d'âme jusqu'à admirer son assassin ^\ et dépasse la
clémence d'Auguste \ Il est vrai que Dumas l'a trans-
figuré, suivant la recette romantique : il en fait le plus
délicat des pères dans Une fille du Régent.
Louis XV lui-même semble d'abord embelli : c'est
un chaste jeune homme. Chérubin grandi, qui ne sait
si oui ou non il aime sa femme : une jeune fille^ qu'il
croit aimer, lui prouve qu'il est amoureux de la reine ^,
et Richelieu supprime l'obstacle qui sépare les deux
époux '^
Mais attendons : le roi, pour un caprice, déshonore
toute une famille; le général de Ruffé, pour venger
l'honneur des siens, manque de respect à la reine, et
brave son roi ^^. Le petit-fils de Louis XÏV « commence
à s'étourdir » ^^ dans un repas de chasse.
Enfin Louis XVI est désavoué par sa noblesse, parce
qu'il est trop républicain ^~ ; et si le chevalier de Maison-
1. Dumas, t, IX, p. 227-230.
2. Id., p. 205.
3. Id., p. 318.
4. Id., p. 299.
5. Id., p. 300.
6. M., p. 223-224.
7. Id., p. 2ii-248.
8. Id., t. XXI, p. 79-84.
9. Le Verrou de la reine.
dû. Dumas, t. XXI, p. 71-74.
11. Id., p. 31.
12. Id., t. VI, p. 128, Paul Jours.
DE l'histoire 251
Rou^^e se dévoue pour sauver la reine, c'est par amour
pour Marie-Antoinette K
Le rôle du prêtre n'est guère plus brillant : quand le
romantisme peut emprunter un personnage à l'Église,
c'est un bourreau, un grotesque, ou un Machiavel. Pour
n'en citer qu'un exemple, c'est un machiavélisme
suspect que Dumas prête au cardinal Fleury dans le
Verrou de la reine -.
Notre triumvirat romantique a-t-il jeté sur la royauté
le coup d'oeil de l'historien? Ici encore il faut répondre :
non. Sauf les détails matériels, toute cette histoire, —
faits, mœurs, institutions, — est fausse, ou plutôt
faussée par des préoccupations politiques et religieuses.
1. Dumas, t. XI, p. 112, 113.
2. M., t. XXI.
CHAPITRE IX
LA POLITIQUE LA MORALITÉ
Scepticisme des romantiques. — Libéralisme. — Tliéâtre démocra-
tique. — Tiièses socialistes. — Thèses morales. — Erreur sur le
public.
Écrivant à une époque troublée, pour un public qui
prévoyait ou préparait une révolution, les roman-
tiques ne voulurent plus faire de l'art pour l'art K Ils
ouvrirent le théâtre aux passions politiques, mais ce ne
fut pas simplement pour retenir la foule : leur but était
plus noble. Ils sentaient que l'artiste n'a pas le droit
d'être un rêveur inutile, qu'il a charge d'âmes. « Il a
surtout, disait A. de Vigny, besoin d'ordre et de clarté,
ayant toujours en vue la voie où il conduit ceux qui
croient en lui ^. » Son drame doit instruire : « Il faut
qu'il fasse, dans une scène d'histoire, la leçon du
passé ^. » Et ce passé doit être « ressuscité au profit
du présent : ce serait l'histoire que nos pères ont faite,
confrontée avec l'histoire que nous faisons^ ». Ce ne
1. Cf. M. Vacquerie, Profils et Grimaces, p. '2iA.
2. Théâtre, t. I, p. 7.
3. V. Hugo, Drame, t. H, p. 168.
4. Id., t. m, p. \m.
LA POLITIQUE — LA MORALITÉ 253
sont pas là paroles do poètes, mots en l'air. V. Hugo se
rend compte de la gravité de cette tentative : « Il s'in-
terroge avec sévérité et recueillement sur la portée
philosophique de son œuvre; car il se sait responsable,
et il ne veut pas que cette foule puisse lui demander
compte un jour de ce qu'il lui aura enseigné K »
Dieu le veut : dans les temps contraires,
Chacun travaille, et chacun sert;
Malheur à qui dit à ses frères :
Je retourne dans le désert.
Malheur à qui prend ses sandales,
Quand les haines et les scandales
Tourmentent le peuple agité;
Honte au penseur qui se mutile,
Et s'en va, chanteur inutile,
Par la porte de la cité ^.
Vers 1830, les idées du triumvirat romantique étaient
celles de la jeunesse libérale. En matière de religion, le
scepticisme, affaire de mode, nous l'avons vu, chez Du-
mas, était plus raisonné chez les deux autres. V. Hugo
y avait été amené par son éducation : « Son royalisme
était le royalisme voltairien de sa mère : le trône sans
l'autel \ »
A. de Vigny constate que la religion est abandonnée,
qu'elle ne peut plus fournir de sujets à l'art : « Les chefs
des partis catholiques prennent aujourd'hui le catholi-
cisme comme un mot d'ordre et un drapeau; mais
quelle foi ont-ils dans ses merveilles, et comment sui-
vent-ils sa loi dans leur vie? » — « Les artistes le mettent
en lumière comme une précieuse médaille et se plon-
1. V. Hugo, Drame, t. III, p. 8.
2. /d., Poésies, t. III, p. 388; cf. Victor Hugo raconté, t. II, p. 410.
3. Victor Hugo raconté, t. I, p. 2G1.
254 DU DRAME ROMANTIQUE
gent dans ses dogmes comme dans une source épique
de poésie ; mais combien y en a-t-il qui se mettent à
genoux dans l'église qu'ils décorent? ^ » Le poète
n'est pas attristé par cette constatation : car il voit appa-
raître une autre religion : « Ce n'est pas une foi neuve,
un culte de nouvelle invention, une pensée confuse;
c'est un sentiment né avec nous, indépendant des
temps, des lieux, et même des religions : un senti-
ment fier, inflexible^ un instinct d'une incomparable
beauté qui n'a trouvé que dans les temps modernes un
nom digne de lui... Cette foi qui me semble rester à
tous encore, et régner en souveraine dans les armées
est celle de VHoniieur'^. »
Ce nouveau culte remplaça si bien l'ancien dans le
cœur du chantre d'Eloa, que A. de Vigny finit par
écrire :
s'il est vrai qu'au jardin sacré des Écritures,
Le fils de l'homme ait dit ce qu'on voit rapporté,
Muet, aveugle et sourd au cri des créatures,
Si le ciel nous laissa comme un monde avorté,
Le juste opposera le dédain à l'absence,
Et ne répondra plus que par un froid silence.
Au silence éternel de la Divinité ^!
L'indifférence en matière de foi se changea vite chez
les romantiques en hostilité contre la religion, et les
amena à donner dans leurs drames le mauvais rôle à
rÉghse. Leur libéralisme en politique devint bientôt
de la haine pour la royauté.
1. Servitude et grandeur, p. 361.
2. Id., p. 363, 3C4.
3. Poésies, p. 285, 286.
LA POLITIQUE — LA MORALITÉ 2o5
Tous trois arrivèrent au tliéàtre démocratique par
des voies différentes.
L'ancien gendarme de la garde conunença par atta-
quer dans le passé les ministres qui perdent la royauté :
Richelieu est rendu responsable de quatre-vingt-treize,
parce qu'il a préparé une monarchie sans base \
Louis XIV aura beau être absolu : « Richelieu a rompu
le faisceau d'armes qui le soutenait : ce faisceau-là
c'était la vieille noblesse qu'il a décimée -. » On sent
qu'avant d'être royaliste, A. de Vigny est gentil-
homme : « J'avais le désir de faire une suite de romans
historiques qui seraient comme l'épopée de la noblesse ^. »
Malheureusement pour lui, il se vit obligé d'en écrire
l'éloge funèbre ^. Ce n'était pas en Espagne seulement
que les rois laissaient sacrifier leur noblesse ■' : « Étant
né gentilhomme, j'ai fait l'oraison funèbre de la noblesse,
la noblesse écrasée
Entre les rois ingrats et les bourgeois jaloux ^.
Tout en se préparant à se dévouer pour la royauté,
il la jugeait sévèrement : « J'ai préparé mon vieil uni-
forme. Si le roi appelle tous les officiers, j'irai. Et sa
cause est mauvaise, il est en enfance ainsi que toute sa
famille ; en enfance pour notre temps qu'il ne comprend
pas. » Toute sa sympathie va au peuple : « Depuis ce
1. Cinq-Mars, t. II, p. 43.
2. Irf., p. 92.
3. Journal, p. 279.
4. Stello, p. 406, 407.
5. Poésies, p. 161.
6. Journal, p. 314.
256 DU DRAME ROMANTIQUE
matin on se bat. Les ouvriers sont d'une bravoure de
Vendéens; les soldats, d'un courage de garde impé-
riale : pauvre peuple, grand peuple, tout guerrier ^ »
Il ne garde plus, après cette crise, qu'un penchant à
la commisération pour la royauté : « La vue des
Bourbons me donne toujours un sentiment mélan-
colique ^. » Et son amour même pour la noblesse, déjà
affaibli par l'éducation paternelle^, finit par disparaître,
absorbé par un sentiment plus noble encore :
Si l'orgueil prend ton cœur, quand le peuple me nomme,
Que de mes livres seuls te vienne ta fierté !
J'ai mis sur le cimier doré du gentilhomme,
Une plume de fer qui n'est pas sans beauté! *
V. Hugo et A. Dumas, qui n'avaient pas les mêmes
raisons pour bouder ou aimer la royauté, vinrent à la
démocratie par un autre chemin ; tous deux fils de géné-
raux, ils furent séduits, comme tant d'autres alors, par
la légende qui commençait, et qui devait aboutir au
bonapartisme démocratique de Béranger; ils prirent
leur part de « ce qu'il inspirait d'idolâtrie au peuple,
qui ne cessa de voir en lui le représentant de l'éga-
lité victorieuse '" » .
Nous retrouvons longtemps après, en 1831, un sou-
venir de cet enthousiasme romantique et populaire
dans Dumas : « Peut-être demandera-t-on pourquoi
j'ai mis dans la bouche de Napoléon des pensées de
1. Journal, p. 46, 47.
2. îd., p. 249.
3. Ici., p. 269, 270.
4. Poésies, p. 319.
5. Béranger, Préface des Chaiisons nouvelles et dernières.
LA POLITIQUE — LA MORALITÉ i>o7
liberté qu'il n'avait pas dans son cœur. A cela je
répondrai que le théâtre n'est pas un cours d'histoire,
mais une tribune par laquelle le poète répand et pro-
page ses propres idées; — que mes idées^ à moi, idées
que je crois bonnes selon l'égalité démocratique comme
je l'entends, acquièrent une nouvelle puissance dans la
bouche de l'homme dont le peuple a foit un demi-dieu '.»
Chez V. Hugo ces idée prirent une autre forme ;
ans ses drames, de tous les monarques, seul Vempe-
reur joue un beau rôle : Gharlemagne apparaît grandi,
et personnifiant la clémence - ; Barberousse sort pr(»s-
que de la tombe pour venir sauver son pays ^, et par-
donne, lui aussi ^. Enfin don Carlos se transfigure : le
roi méchant devient bon, parce qu'il devient empereur :
Ai-je bien dépouillé les misères du roi,
Gharlemagne? Empereur, suis-je bien un autre homme"? "
Donc, par sympathie pour un empire qui devenait
libéral à distance, ou pour la noblesse sacrifiée par la
royauté, nos trois romantiques devinrent démocrates.
Ils réalisaient ainsi un souhait de Mme de Staël (jui
disait : « La poésie française, étant la plus classique de
toutes les poésies modernes, est la seule qui ne soit pas
répandue parmi le peuple... nos poètes français sont
admirés par tout ce qu'il y a d'esprits cultivés chez nous
et dans le reste de l'Europe, mais ils sont tout à fait
inconnus aux gens du peuple, et aux bourgeois même
1. Dumas, t. XVIII. p. 150.
"2. Drame, t. II, p. 130.
3. kl, t. IV. p. 309-311.
i. Id., p. 36G-3()8.
5. M., t. II, p. 130.
SOURIAU. 17
258 DU DRAME ROMANTIQUE
des villes ^; en Angleterre toutes les classes sont
également attirées par les pièces de Shakspeare. Nos
plus belles tragédies en France n'intéressent pas le
peuple... nous possédons peu de tragédies qui puissent
ébranler à la fois l'imagination des hommes de tous les
rangs -. » C'est une erreur, en etTet, pour l'auteur dra-
matique, de mépriser la foule, et de ne prétendre écrire
que pour une élite, une infime minorité d'esprits
délicats. Corneille n'a-t-il pas été grand surtout quand
il déplaisait à une coterie, pourtant fort bien composée,
l'hôtel de Rambouillet? Il travaille pour la foule, c'est
là son vrai but ^; ce doit être le but de tout dramaturge.
Il est incontestable que V. Hugo a voulu faire un
théâtre démocratique "^, imprégné des idées politiques
de son temps. « Au siècle où nous vivons, l'horizon de
l'art est bien élargi. Autrefois le poète disait « le
public »; aujourd'hui le poète dit : « le peuple '" ». La
Revue des Deux-Mondes, constatant le fait, ajoutait :
a Face à face désormais avec la foule^ il est de taille
à l'ébranler, à l'enlever dans la lutte *'\ »
La foule retrouvait dans ces drames ses propres
passions agrandies, et certains vers sonnaient d'une
étrange façon, comme celui-ci :
Crois-tn donc que les rois, à moi, me sont sacrés '.
i. De l'Allemagne, p. 147.
2. Id., p. 189.
3. Épitre sur la Suivante, t. II, p. 119. Ce qu'il dit au cardinal, t. III,
p. 259, est pure flatterie.
A. Le mot est de M. Taine, Nouveaux mélanges, p. 221.- —
5. Drame, t. III, p. 287.
6. 1831, t. III, p. 2o9.
7. Drame, t. Il, p. liO.
LA POLITIQUE — LA MORALITÉ 259
Le poète sacrifie la royauté au peuple : son parti
pris est si bien arrêté qu'il veut faire de Corneille
l'apologiste de la royauté, un révolutionnaire anticipé :
« Lorsque Corneille dit :
Pour être plus qu'un roi tu te crois quelque chose,
Corneille, c'est Mirabeau K » Le contre-sens littéraire
est évident : le nMe du roi dans son drame est-il un
contre-sens historique? Peu importe. Je ne juge pas,
je constate. Le roi devient un traître de mélodrame, et
le protagoniste, c'est l'ouvrier Gilbert, c'est surtout le
laquais Ruy Blas : « On voit remuer dans l'ombre
quelque chose de grand, de sombre et d'inconnu. C'est
le peuple... ayant sur le dos les marques de la servitude,
et dans le cœur les préméditations du génie -. »
A. de Vigny, qui ne s'est enfermé qu'assez tard dans
sa tour d'ivoire, a commencé par écrire lui aussi pour
la foule « ayant toujours en vue le peuple auquel il
parle ^ ». Il embrasse ses idées, son bon sens polititjue
[ui voit gros, mais juste : «. On se donne la peine aux
luileries de penser à une régence pour le petit comte
ie Paris et à constituer u?ie branche aînée dans la
branche cadette. Eh! bon Dieu, qu'importent ces
3ranches et branchages à la plus démocratique des
lations? ^ » Le peuple, dans les drames d'A. de Vigny, a
out poiu' lui, la supériorité de la force : « Ah! courti-
>ans, ah ! vous avez mêlé le peuple à nos affaires ; il vous
1. Drame, t. HI, p, 7.
2. M., t. IV, p. 81.
3. Théâtre, t. I, p. 7.
4. Journal, p. 179.
260 DU DRAME ROMANTIQUE
mènera loin * » ; — la générosité : « Vous m'avez suivie,
vous, dit la maréchale d'Ancre à ses femmes, et de
plus grandes dames m'ont abandonnée ^ ». Tandis que
les grands font le mal, quelquefois sans le savoir, et
s'en excusent, a si vous avez eu à vous plaindre de moi,
en vérité, je ne l'ai pas su. C'est là le malheur des
pauvres femmes qu'on nomme de grandes dames ^ », le
peuple, personnifié dans Picard, leur fait dédaigneuse-
ment l'aumône de leur fortune : « Vous êtes à M. le
maréchal d'Ancre... je vous prie de lui rendre ce por-
tefeuille qu'il a laissé tomber. Voici ce qu'il contient...
dix-neuf cent mille livres!... J'aurais travaillé dix-neuf
cents ans avant de les gagner... Toutefois voici le
portefeuille. Si vous savez où est Goncini, vous lui ren-
drez ça K »
Il est inutile de chercher le fort et le faible d'un
pareil système. Lamartine les a déjà trouvés :
« Le drame populaire, destiné aux classes illettrées,
n'aura pas de longtemps une expression assez noble,
assez élégante, assez élevée pour attirer la classe lettrée;
la classe lettrée abandonnera donc le drame, et quand
le drame populaire aura élevé son parterre jusqu'à la
hauteur de la langue d'élite, cet auditoire le quittera
encore, et il lui faudra sans cesse redescendre pour être
senti. Des hommes de génie tentent en ce moment
même de faire violence à cette destinée du drame. Je
fais des vœux pour leur triomphe, et, dans tous les cas,
i. Théâtre, t. I, p. 317.
2. Id., p. 299.
3. Id., p. 310.
4. M., p. 331.
LA POLITIQUE — LA MORALITÉ 2G1
il restera de glorieux monuments de leur lutte...; des
talents d'un ordre élevé se sont abaissés pour tendre la
main au peuple... ; mais, cependant, il fluitle déplorer,
la poésie n'a guère popularisé que des passions, des
haines ou des envies ^ »
Pourtant, il y a dans les drames romantiques autre
chose que des provocations politiques. S'élevant au-
dessus des intérêts des partis, nos poètes s'adressent
directement à la société, et plaident auprès d'elle la
cause des malheureux. Tout au plus pourrait-on repro-
cher à leur plaidoyer d'être quelquefois un réquisitoire.
De Vigny, le plus modéré des trois dans la forme,
était au fond un véritable « socialiste ». S'il écrit, ce
n'est ni pour la gloire, ni pour l'argent : « Mais je sens
en moi le besoin de dire à la société les idées que j'ai
en moi, et qui veulent sortir ~. » On trouve dans son
œuvre « l'esprit de l'humanité, l'amour entier de l'hu-
manité et de l'amélioration de nos destinées ^ ». Il prend
en pitié le sort des ouvriers écrasés par leur maître :
ils font deux lieues pour demander la grâce d'un des
leurs renvoyés : « Non, non, non, non! Vous travail-
lerez davantage, voilà tout. — Un Ouvrier, à ses cama-
rades : Et vous gagnerez moins, voilà tout ^ » Ce n'est
pas seulement à l'homme riche, au spéculateur heu-
reux, à l'égoïste par excellence, au juste selon la loi,
que A. de Vigny s'attaque. Il regarde plus haut : il
craint que la société ne fasse comme l'individu : « La
1. Premières Méditations, p. GG, GO (Hachette, 1880).
2. Journal, p. i04.
3. /(/., p. 202.
4. Théâtre, t. I, p. 29, 30.
262 DU DRAME ROMANTIQUE
société, dit le quaker à John Bell, deviendra comme
ton cœur, elle aura pour dieu un lingot d'or, et pour
souverain pontife un usurier juif K » Ceux qu'elle
néglige, ceux qu'elle laisse mourir de faim, ce sont les
ouvriers de la pensée. « J'ai voulu montrer l'homme
spiritualiste étouffé par une société matérialiste, où le
calculateur avare exploite sans pitié l'intelligence et le
travail. Je n'ai point prétendu justifier les actes déses-
pérés des malheureux, mais protester contre l'indiffé-
rence qui les y contraint. Y a-t-il un autre moyen de
toucher la société que de lui montrer la torture de ses
victimes? ~ »
Il va même jusqu'cà justifier la mort volontaire ; lors-
qu'un poète se tue, « est-il donc Suicide? c'est la société
qui le jette dans le hrasier ^ ». Et ce n'est pas telle ou
telle forme de société contre laquelle il s'indigne : toutes
se valent : « Des trois formes du pouvoir possibles, la
première nous craint, la seconde nous dédaigne comme
inutiles, la troisième nous hait et nous nivelle comme
supériorités aristocratiques '*. » Stello veut défendre le
poète contre l'indifférence de la société, c'est-à-dire
contre la misère : a Oui, dit Stello, je la hais, je hais la
misère, non parce qu'elle est la privation^ mais parce
qu'elle est la saleté!... quand la misère est un grenier
avec une sorte de lit à rideaux sales, des enfants dans
des berceaux d'osier, une soupe sur un poêle, et du
beurre sur les draps dans un papier, — la bière et le
1. Théâtre, p. 36.
2. M., p. 18, 19.
3. Id., p. 13.
/i. Sldlo, p. 378.
LA POLITIQUE — LA MORALITÉ 263
cimetière nie semblent préférables '. » Le poète, dans
la société moderne, n'a qu'à suivre le conseil que lui
donne le loup traqué :
Gémir, pleurer, prier, est également lâche,
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu l'appeler,
Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler -.
Quel est le remède? Il est très simple, en théorie :
« Ne prendrons-nous pas, sur les palais et sur les mil-
liards que nous donnons, une mansarde et un pain pour
ceux qui tentent sans cesse d'idéaliser leur nation malgré
elle?-' » Pour sortir de l'utopie, voici comme A. de
Vigny rédigerait son projet de loi en faveur des écri-
vains : « Si un poète a produit une œuvre qui obtienne
l'admiration générale, il recevra une pension alimen-
taire de deux mille francs. Si, après cinq ans, il produit
une œuvre égale à la première, sa pension lui sera
allouée pour sa vie entière. S'il n'a rien produit dans
l'espace de cinq années, elle sera supprimée ' ». La
proposition du poète était inadmissible pour plusieurs
raisons. D'abord, comment apprécier qu'un livre a
obtenu « l'admiration générale »? Il ne peut être ques-
tion d'un plébiscite littéraire. Ce sera donc un jury qui
décidera. Pour rester dans l'époque même d'A. de
Vigny, ce jury sera-t-il romantique ou classique? S'il
est l'un ou l'autre, il refusera sans pitié les œuvres de
1. Jourwd, p. lo4, \iP6.
2. Poésies, p, 269.
;{. Théâtre, t. I, p. 16.
4. Journal, p. 143,144.
264 DU DRAME ROMANTIQUE
l'école contraire. S'il est mixte, l'admiration ne sera
jamais « générale ».
Quant à la plaidoierie du poète, elle est inacceptable ;
car, dans l'espèce, son client a tous les torts : il était
riche, et a gaspillé sa fortune^; la société n'est pas
chargée de réparer les folies de jeunessse. De plus,
la partie adverse est tellement attaquée qu'on est tenté
de prendre sa défense ~. « Il faudrait, comme lui disait
M. de Barante, être impartial, et, par exemple, dans
cette cause, on pourrait accuser les ouvriers de bien
des torts. — Le sermon, répond A. de Vigny, la satire,
la comédie ne doivent pas avoir d'impartialité! Le
devoir, à mon sens, d'un poète, d'un écrivain,
d'un orateur, est d'être partial ^. » Nous voilà donc
prévenus, ce n'est pas la vérité que nous entendrons
dans les drames romantiques (car ici, en réahté, A. de
Vigny parle pour tous), nous n'y verrons tout au plus
que la moitié de la vérité : le poète n'est pas un juge,
c'est un avocat. Nous trouvons la même partialité dans
V. Hugo et A. Dumas.
Toutes les thèses que V. Hugo a développées autre
part, il les a au moins rappelées, et quelquefois soute-
nues dans son drame : en particulier, l'idée à laquelle
il s'est longtemps dévoué, l'abolition de la peine de
mort, indiquée en passant par A. de Vigny ^ chez
V. Hugo ou bien remplit tout un drame ou bien appa-
1. Théâtre, t. I, p. 6i.
-2. A la reprise de décembre 18'J7, Th. Gautier est obligé de constater
que le public trouve John Bell « le seul personnage raisonnable de la
pièce ». {Histoire du Homantisme, p. 158.)
3. Journal, p. 223.
4. Théâtre, t. I, p. 302.
LA POLITIQUE — LA MORALITÉ 265
raît tout à coup comme i)ar surprise ^ Y. Hugo a doue
lui aussi traité des questions sociales; mais son goût
dominant le porte ailleurs ; il a étudié de préférence les
problèmes moraux.
V. Hugo a semblé quelquefois douter, par modestie,
de la valeur littéraire de son théâtre, mais jamais de sa
valeur morale : « Quant aux plaies et aux misères de
l'humanité, toutes les fois qu'il les étalera dans le
drame^ il tâchera de jeter sur ce que ces nudités-là
auraient de trop odieux le voile d'une idée consolante
et grave ~. » On comprend bien vite, en effet, que dans
certains de ses drames le poète ne cherche pas unique-
ment l'intérêt psychologique, et qu'il développe une
thèse, la thèse des Misérables : la courtisane innocente,
sacrifiée par celui qui l'a séduite, se sacrifiant pour sa
fille. Y. Hugo a vu l'occasion de plaider une cause, de
discuter une question sociale : «■ On n'a pas beaucoup
de pitié pour nous autres, dit la Tisbe, on a tort. On
ne sait pas tout ce que nous avons souvent de vertu et
de courage... A seize ans, je me suis trouvée sans pain.
J'ai été ramassée dans la rue par des grands seigneurs.
Je suis tombée d'une fange dans l'autre, la faim ou
l'orgie. Je sais bien qu'on vous dit : mourez de faim !
mais j'ai bien souffert, va! ^ »
Sa première tentative de réhabilitation fut Marion
Delorme.
Cette idée n'est pas un caprice chez Y. Hugo; c'est
une obsession, et les rapprochements abondent dans
1. Drame, t. III, p. 384. Cf. tout Marion Delorme.
2. Ib., t. III, p. 8.
3. Id., t. III, p. 414.
266 DU DRAME ROMANTIQUE
son œuvre : on songe, en lisant Marion Delorme, au
passage des Chants du Crépuscule, qui, écrit en 1835,
l'année d'Angelo, contient pourtant aussi tout le plan
de Marion Delorme :
Cette fange, d'ailleurs, contient l'eau pure encore.
Pour que la goutte d'eau sorte de la poussière.
Et redevienne perle en sa splendeur première,
II suffit, c'est ainsi que tout remonte au jour,
D'un rayon de soleil, ou d'un rayon d'amour.
Mais, si l'étude psychologique est bien faite, si le poète
sait nous montrer, avec une connaissance délicate du
cœur féminin, les premières hésitations de Marion
Delorme devant un sentiment dont elle n'a connu
encore que la comédie S puis la passion purifiée et
forte, la thèse me semble discutable; faire de Marion
un instrument de Dieu -, c'est abuser un peu du « spiritus
flat ubi vult », et, quant au fameux vers qui contient
l'idée de la pièce :
. ton amour m'a fait une virginité ',
le spectateur reste un peu sceptique : on comprend
que l'amour fdial ou l'amour maternel puissent purifier
une àme souillée; mais comment l'amour de Marion,
qui ne va pas sans hypocrisie, pourrait-il effacer les
1. Drame, t. II, p. 181.
Çà, je crois qu'il me fait de la théologie.
Serait-ce un huguenot?
Cf. p. 192, 235,
2. P. 217.
0 mon Didier! je suis indigne, vile, infâme!
Mais ce que Dieu peut faire avec des mains de femme,
Je te le montrerai.
3. P. 304.
LA POLITIQUE — LA MORALITÉ 267
traces d'autres amours? C'est de rhomœopathie en
matière de passion ; mais le principe « similia similibus
curantur » ne semble pas topique : quoi que fasse
Marion, elle est obligée de répéter à Didier des mots
qu'elle a déjà dits à d'autres. La comédie de l'amour,
qu'elle jouait par métier, est devenue la réalité, mais
une réalité souillée ;i l'avance. L'idée de ce drame est
donc généreuse, mais fausse.
De même pour Antony : l'idée générale est fort accep-
table, mais l'application particulière n'en vaut rien. Qu'on
ne rende pas un enfant responsable de la faute de ses
parents, rien de mieux; mais qu'Antony ait raison dans
ses déclamations contre la société, c'est autre chose.
« J'ai voulu, dit -il, forcer les préjugés à céder devant
l'éducation.... Arts, langues, science, j'ai tout étudié,
tout appris.... Dons naturels ou sciences acquises, tout
s'effaça devant la tache de ma naissance : les carrières
ouvertes aux hommes les plus médiocres se fermèrent
devant moi : il fallait dire mon nom, et je n'avais pas de
nom \ » Antony aurait deux fois raison, s'il pouvait
nous citer une carrière qui soit fermée aux enfants
naturels. Dans le drame, au contraire, nous le voyons
accueilli partout, et, dans les salons de la vicomtesse
de Lacy, on annonce fort bien « Monsieur Antony- ».
Mais on le calomnie, on lui dit : « Honte à toi qui ne
peux pas avouer à la face de la société d'où te vient
ta fortune! ^ » Mme de Camps le dit tout haut : « N'est-
1. Drame, t. U, p. 187.
-2. Id., p. 209. Cf. la réponse de Dumas à celte critique. Mémoires,
t. VHI, p. 123, 12i. Elle est faible.
3. Jd., p. 187.
268 DU DRAME ROMANTIQUE
ce point un problème... vivant au milieu de la société,
qu'un homme riche, dont on ne connaît ni la famille, ni
l'état ^ »
Tout cela n'est-il pas très raisonnable? La société doit
s'inquiéter de l'honorabilité de ses membres. Le grand
tort d'Antony n'est pas d'être un enfant naturel, mais
d'accepter une pension d'une famille qui le désavoue.
a II existe un homme chargé, je ne sais par qui, de me
jeter tous les ans de quoi vivre un an^. » Pourquoi ra-
masse-t-il l'argent qu'on lui jette? « A vos parents, dit-il
à Adèle, il fallait un nom... et quelle probabilité qu'ils
préférassent à l'honorable nom d'Hervey le pauvre
Antony?^ » Mais justement il n'est pas pauvre : il vit
comme un homme riche, et cela est suspect : de
pareilles ressources sont fort aléatoires, et peut-être
déshonnêtes. Pour que la thèse d'A. Dumas fût discu-
table, il faudrait nous montrer Antony vivant de son
travail, et cela lui serait facile, puisqu'il a « tout appris ».
Alors il aurait le droit d'attaquer une société qui le
repousserait par un injuste préjugé ^
Lamartine avait donc raison de protester, de rappeler
les romantiques à la bonne voie, et de leur dire : « C'est
à populariser des vérités, de l'amour, de la raison, des
sentiments exaltés de religion et d'enthousiasme, que
ces génies populaires doivent consacrer leur puissance
à l'avenir ^. »
Les romantiques, reconnaissons-le, s'étaient trompés
1. Drame, t. II, p. 206.
2. ht, p. 186.
3. Id.
4. Cf. la même théorie, t. III, p. 33.
lî. Premières Méditations, p. 60. .
LA rOLITIQUE — LA MORALITÉ 269
de la meilleure foi du monde. Tous trois pensaient ce
qu'A, de Vigny écrivait en 1833 : « Ce ne sera (|ue des
choses sociales et fousses que je ferai perdre et que je
foulerai aux pieds les illusions : j'élèverai sur ces débris,
sur cette poussière, la sainte beauté de l'enthousiasme,
de l'amour, de l'honneur, de la bonté, la miséricor-
dieuse et universelle indulgence qui remet toutes les
fautes, et d'autant plus étendue que l'intelligence est
plus grande ^ » S'ils se sont trompés quelquefois, et
c'est incontestable, si leur drame, loin de mener à la
vertu, a paru à quelques-uns d'une moralité douteuse
par instants ^, c'est une erreur de fait et non d'in-
tention :
Du corps et non de l'ùme, accusons Tindigence.
Des organes mauvais servent l'intelligence....
En traducteurs grossiers de quelque auteur céleste,
Ils parlent... Elle chante et désire le reste.
Et pour vous faire ici quelque comparaison,
Regardez votre flûte, écoutez-en le son.
Est-ce bien celui-là que voulait faire entendre
La lèvre? Était-il pas ou moins rude, ou moins tendre?
Eh bien! c'est au bois lourd que sont tous les défauts,
Votre souffle était juste, et votre chant est faux *.
Leur erreur la plus grave en conséquences a porté
sur le public; ils l'ont pris beaucoup trop au sérieux
le théâtre devient une église, et le spectateur un fidèle
« Il y a quelque chose de grand, de grave et presque
religieux dans cette alliance contractée avec l'assemblée
1. Journal, p. 81.
2. « Tel excellait dans l'ode... qui s'est attelé à je ne sais quel drame
sans vergogne. » M. D. IVisard, Manifeste contre la littérature facile,
décembre 1833.
3. De Vigny, Poésies, p. 276.
270 DU DRAME ROMANTIQUE
dont on est entendu K » « Les hommes sérieux et les
familles honorables... pourront revenir à cette tribune
et à cette chaire ~. » V. Hugo se trompait aussi quand
il affirmait que les « susceptibilités inqualifiables » ne
se trouvent que dans « la portion la moins respectable
du public ». Il croyait à un « public grave, sincère, et
pénétré de la pureté sereine de l'art, qui sait écouter
des paroles chastes avec de chastes oreilles ^ ». Mais
cette croyance est un rêve. Rêve encore^ que cette des-
cription des spectateurs de Galigula par Dumas : « Le
public a compris instinctivement qu'il y avait sous cette
enveloppe visible une chose mystérieuse et sainte...; il
a écouté pendant quatre heures avec recueillement et
religion le bruit de ce fleuve roulant des pensées qui lui
ont paru nouvelles et hasardées peut-être, mais chastes
et graves : puis il s'est retiré la tête inclinée ^. »
Même en admettant qu'une minorité infime ait mérité
un instant ces éloges, et ceux d'un témoin plus impar-
tial, mais flatteur, Walter Scott ^, à coup sûr cela n'a
pas duré. Le pubhc est ainsi fait qu'il peut tirer d'une
pièce une toute autre conclusion que celle de l'auteur.
Par exemple, la théorie soutenue dans Marion Delorme
est fort admissible, puisque nous la trouvons déjà tout au
long dans les Décrétâtes ^. Mais elle peut produire un
1. De Vigny, ThéiUre, t. I, p. 135. Dans Consuelo, G. Sand com-
parait la scène elle-même à la nef d'une église.
2. kl., p. 139.
3. Drame, t. 11, p. 517.
A. T. VI, p. 7.
5. « Voire public est charmant, il est lui-même un spectacle joli à
voir : il a l'air de s'amuser et d'étudier à la fois..., il écoute comme un
juge, et il s'émeut comme un enfant. * {Revue Française, t. IV, p. lOS.")
0, Canon XX, Décrétale de Grégoire IX, De sponsalibus et matri-
LA POLITIQUE — LA MORALITÉ '2~i
effet malheureux : car il ne suffit pas qu'une pièce soit
morale dans l'intention du poète, et en elle-même; il
faut encore qu'elle s'adapte aux dispositions du puhlic.
Croire que le public s'amuse à chercher la moralité dans
un drame est une étrange illusion; lorsque l'on veut des
enseignements sérieux, ce n'est pas au théâtre que l'on
va; on ne lui demande que des émotions, du plaisir;
prêcher sur la scène, c'est s'exposer à prêcher dans le
désert : le public s'en irait vite si le rideau se levait sur
un sermon en cinq actes. Tout ce que l'on peut deman-
der au poète, tout ce que le poète doit s'imposer à lui-
même, c'est le respect de la morale ; ou plutôt, pour
nous servir d'un barbarisme usité, une pièce ne doit
être ni morale ni immorale, mais amorale '. Le poète
n'a besoin d'être scrupuleusement sévère que pour les
mots qu'il emploie : le public passe tout, situations,
conversations, idées plus que légères, pourvu qu'un mot
scabreux ne l'offusque pas. Au théâtre, chaque specta-
teur dépose sa moralité personnelle et la remplace par
un décorum collectif. Ce n'est pas par chasteté que
moniis, IV, 1. Conlraclus matrimonii cum peccatrice volente se corri-
gere, proficit ad remissionem peccatorum.
Inter opéra caritatis, qua* imitanda nobis auctorilate sacrte pagina*
proponuntur, sicut evangelica testatur auctoritas. non minimum est
errantem ab erroris sui semita revocare, ac prteseriim muiieres volup-
luose viventcs et admitlentes quoslibct ad commercium carnis. ut caste
vivant, ad legilimum tori consortium invilare. Hoc igitur attendentes,
auctoritate apostolica.
Statuimus, ut omnibus, qui publicas muiieres de lupanari extraxerint
et duxerint in uxores, quod agiint in remissionem proliciat peccatorum.
Dat. Rom., ap. S, Petr. III, Kal. Maii Pont, noslr. A. I.
Dumas a repris cette situation, t. X, p. 2:27-:230.
1. « Traiter la question de la moralité ou de l'immoralité du théâtre,
ne serait-ce pas se mettre au-dessous des Prudhomme, qui en font une
question. » Balzac, préface de Vautrin.
C'est trancher bien vite la question.
:272 DU DRAME ROMANTIQUE
l'on proteste au théâtre contre des mots qu'on lirait
sans scrupule, qu'on prononcerait au besoin : c'est par
respect humain, pour ne pas avoir l'air moins délicat
que son voisin : se sentant surveillé, on se surveille
soi-même.
Si l'auteur respecte prudemment ces scrupules, un
peu hypocrites, il a toute liberté pour le fond; on lui
demande uniquement, suivant le cas, d'amuser ou d'in-
téresser. Quant aux pièces sérieuses, où l'on pourrait,
en cherchant bien, découvrir des enseignements philo-
sophiques, le pubhc les goûte peu.
V. Hugo lutta contre cette frivolité du public jus-
qu'en 1843, et, « après les Burgraves^ s'éloigna du
théâtre... Il ne lui convenait plus de livrer sa pensée à
ces insultes faciles et à ces sifflets anonymes que vingt
ans n'avaient pas désarmés. Il avait d'ailleurs moins
besoin du théâtre : il allait avoir la tribune \ » Son seul
tort avait été de croire trop longtemps que l'un pouvait
remplacer l'autre.
De Vigny brûla, lui aussi, ce qu'il avait adoré : « Dans
l'état actuel des théâtres, et tel qu'est le public, j'ai peu
d'estime pour une pièce qui réussit : c'est signe de
médiocrité ; il faut au public quelque chose d'un peu
grossier ^. » L'élite n'a pas le temps, comme pour le
livre, de convertir « la masse idiote ^ ». Reniant son
ancienne foi, il dit adieu à la démocratie « dont l'en-
nuyeux niveau a tout enseveli et tout rasé'' », et, sui-
1. Vidor Hugo raconté, t. II, p. 410.
2. Journal, p. 99.
3. W.; cf. p. 41.
4. Id., p. 300-302.
LA POLITIQUE — LA MORALITÉ 273
vaut enfin rordonnance prescrite à Stello par le Docteur
noir, (( séparer la vie poétique de la vie politique ^ », il
a])audonne le théâtre aux « anuiseurs ». « La majorité
des publics grossiers, en France, cherche dans les arts
Vcunusruit et jamais le beaic. De là les succès de la
médiocrité -. »
En écrivant ces mots, A. de Vigny ne songeait pas,
je pense, à Dumas, son ami l II est certain pourtant
que, pour se maintenir au théâtre, ce dernier fit bien
des sacrifices à la médiocrité, bien des pièces médiocres.
Moins romantique militant que les deux autres^ il s'ima-
ginait que, pour faire une tragédie, il suffisait d'écrire
une pièce en vers, en cinq actes, avec l'unité de temps
et de lieu ''. Il abandonna le drame historique pour
le drame de mœurs contemporaines comme Angèle,
Thérésa, Mme de Ghamblay, pour des pièces de cirque,
comme la Barrière de Glichy, pour des drames fantas-
tiques comme le Vampire.
1. stello, p. 413.
2. Journal, p. 94.
3. « INous n'avons pas le temps de nous voir, nous nous lisons, dit-il.
Et nous nous aimons, ajoutai-je. » Journal, p. 230.
4. Théâtre, t. II, p. 228.
SOURUU.
CHAPITRE X
INFLEENCE DU ROMANTISME SUR LE THÉÂTRE
Près de deux générations ont vécu depuis la révo-
lution littéraire de 1830. Le reculement nécessaire à
toute œuvre d'art paraît suffisant. Nous pouvons appré-
cier maintenant ce mouvement en lui-même et dans ses
conséquences.
L'influence du romantisme a été multiple; on l'a
exagérée quelquefois à dessein. Il faut essayer de la
réduire à ses justes limites.
Sous prétexte que nos romantiques ont essayé de
donner à leurs œuvres un intérêt religieux et poli-
tique, on a voulu les rendre responsables des excès
antireligieux, antisociaux qui ont suivi ^ Le Jésuite,
1. Cela est injuste : nul n'a songé à reprocher à Corneille et à Racine
l'ennuyeuse médiocrité de leurs successeurs (excepté Lessing, bien
entendu). II faut être pour les romantiques aussi impartial qu'ils l'ont
été pour les tragiques; la nouvelle école ne faisait pas aux vrais clas-
siques un procès de tendance; elle disait : <( Delille a passé dans la
tragédie. 11 est le père (lui et non Racine, grand Dieu!) d'une pré-
tendue école d'élégance et de bon goût qui a flori récemment. » (Préface
de Cromwell, p. 51 .)
J
INFLUENCE DU ROMANTISME SUR LE THEATRE 275
le Gongréganiste, les Dragons et les Bénédictins, les
Victimes cloîtrées, le Dominicain, l'Abbesse des Ursu-
lines, la Papesse Jeanne, Fra Ambrosio, le Curé Min-
grat, l'Incendiaire ou la Cure et l'Archevêché ' sont
dus, non au romantisme, mais à la réaction antica-
tholique qui sévit après 1830 ^. On retrouve dans les
drames vraiment romantiques quelques traces de ces
préoccupations religieuses : ce sont donc deux effets
ayant la même cause, mais le romantisme n'est pas
responsable des excès commis à côté de lui : ce n'est
pas lui qui a surexcité les esprits, c'est la surexcitation
générale qui l'entraîne, lui aussi.
De même en politique : nous avons trouvé dans nos
drames un écho du libéralisme antiroyaliste, des théo-
ries sociales d'alors : mais parce que le romantisme a
attaqué la royauté sur le théâtre, devons-nous compter à
son passif toutes les révoltes contre la royauté, voir dans
l'Ango, de lAI. F. Pyat, et la Mort de François I",
d'Arvers, la conséquence fatale du Roi s'amuse ', enfin,
pour dire un mot de l'influence morale, reprocher à
Chatterton les suicides qui ont suivi, à la Tour de Nesle
des crimes jugés à huis clos? L'œuvre d'art n'a d'in-
fluence malsaine que sur les esprits malsains.
De plus, au point de vue politique, les romantiques
n'ont jamais fait de personnalités dans leur drame.
C'était la royauté en général qu'ils attaquaient, et non
1. Cf. Dumas, Mémoires, t. VI, p. 27.
2. Histoire de la Monarchie de Juillet, par M. P. Thureau-Dangin,
1884, t. 1, p. 206-21!).
3. Mes heures perdues, Fournicr, 1833, Cinqualbre, 1878. La pièce
il'Arvers est de 1831; le Roi s'amuse, de 1832.
i. Histoire de la Monarchie de Juillet, j). 310-313.
276 DU DRAME ROMANTIQUE
pas l'homme qui la jDersonnifiait. « Louis Xtll, c'est
Charles X, même situatiou \ » est un mot vite dit; mais
cela ne prouve pas du tout que le poète ait voulu ridicu-
liser sur le trône le roi à qui il adressait dans son exil
ces beaux vers :
Oli ! laissez-moi pleurer sur cette race morte, etc. -,
Craignant les allusions, il ne voulut pas, pour sa
Marion Delorme, d'un succès de réaction politique, et
défendit qu'on jouât sa pièce aussitôt après la chute des
Bourbons : « Il comprit qu'un succès politique à propos
de Charles X tombé, permis à tout autre, lui était
défendu à lui ^. »
L'attrait politique de ces drames fut donc un intérêt
d'actuahté, mais non pas de scandale. La responsabi-
hté des excès politiques au théâtre remonte plus loin
que le romantisme : déjà, le 15 décembre 1789, dans
sou Épitrc dédicatoire à la Nation française, pour
a Charles IX ou l'École des Rois, » M. J. Chénier
disait : « Femmes, sexe timide et sensible, fait pour
être la consolation d'un sexe qui fait votre appui, ne
craignez point cette austère et tragique peinture des
forfaits politiques. Le théâtre est d'une influence incal-
culable sur les mœurs générales. Il fut longtemps une
école d'adulation...., il faut en faire une école de vertu
et de liberté! » Il faisait applaudir des allusions comme
celle-ci :
i. Jules Janin, t. IV. p. 161.
i>. Poésies, t. 111. p. 20; cf. p. 209.
3. Drame, t. 11, p. 165.
INFLUENCE DU ROMANTISME SUR LE THÉÂTRE 277
Ces murs, baignés sans cesse et de sang et de pleurs,
Ces tombeaux des vivants, ces l)astilles allVcusos
S'écrouleront bientôt sous des mains généreuses '.
Enfin, si le romantisme a essayé quelquefois, trop
souvent même, non pas d'intéresser par des études
psychologiques sérieuses, mais d'amuser, grâce à des
intrigues embrouillées, des situations forcées, des coups
de théâtre romanesques, il serait injuste pour cela d'ins-
crire dans son répertoire les pièces où, sans auciuie
préoccupation artistique, auteurs et directeurs n'ont
cherché qu'une seule chose : l'argent.
Leur drame n'est pas père du mélodrame, qui existait
avant eux. Pixérécourt en avait déjà donné des modèles
dès 1793 ■-.
La véritable influence du romantisme est pins
grande : il a renouvelé le théâtre, en rendant désormais
impossible tout retour à la formule classique. A pai'tir
de 1830, nous ne trouvons plus de tragédie véritalde.
Ceux même qui protestent contre la révolution littéraire
subissent pourtant Tinfluence de ses doctrines.
Casimir Delavigne n'a jamais appartenu au Cénacle,
et pourtant nous pouvons noter dans son théâtre un
acheminement progressif vers le drame •\ Dans ses
1. A. ni, se. I.
û. Un des plus curieux mélodrames de Guilbert est bien la Fille de
CExilé, ou Hait mois en deux heures, mélodrame historique en trois
l)arties, représenté à la Gaîté le 13 mars 1819. La lille de l'exilé est
sauvée dans une inondation par le tombeau de la fdle de l'ennemi de
son père, Ile partie, se. xi et xii. Les romantiques se sont, au contraire,
séparés du mélodrame; à quinze ans, V. Hugo compose //«e- de Castro,
mélodrame en trois actes avec deux intermèdes. {Victor Hugo ra-
conté, t. I, p. 265.)
3. A. Dumas n'est pas tendre pour « ces œuvres mixtes, semi-clas-
278 DU DRAME ROMANTIQUE
Vêpres Siciliennes (25 octobre 1819), C. Delavigne ne
peut être considéré comme un précurseur du roman-
tisme : sa pièce n'est qu'une tragédie; pourquoi? Est-
ce parce qu'elle est conforme aux unités? Non : on
peut faire un drame régulier. Mais parce que la vrai-
semblance y est sacrifiée aux unités. Procida conspire
dans le palais de Montfort, dans la chambre même que
le gouverneur vient de quitter, comme Ginna chez
Auguste. Le vers aussi est classique; le poète connaît
son Corneille :
Viens, mon flis, viens, mon sang! '
Le Paria (1" décembre 1821), pièce intéressante, con-
tient des chœurs, comme Esther : mais le lyrisme de
Racine n'y est pas. Stendhal avait raison de dire, en
parlant de ces deux tentatives : « Ces pièces font beau-
coup de plaisir, mais elles ne font pas un plaisir drama-
tique.... Quoi de plus ridicule que la fable du Paria,
par exemple? Gela ne résiste pas au moindre examen -. »
Marino Faliero, représenté le 30 mai 1829, après
la Préface de Gromwell, après Henri III et sa cour,
n'est pas encore une œuvre décidément romantique.
Tout en se déclarant novateur, G. Delavigne n'ose
pas se prononcer formellement contre les classiques. Il
intitule sa pièce « tragédie », mais il ajoute : « Deux
siques, semi-romantiques, qui n'appartiennent à aucun genre; herma-
phrodites littéraires, qui sont aux productions de l'esprit, ce qu'en
histoire naturelle les mulets, c'est-à-dire les animaux qui ne peuvent
se reproduire, sont aux productions de la matière : ils font une espèce,
mais ne font pas une race. » Mémoires, t. IX, p. li, 6.
4. Théâtre, t. I, p. 32. (F. Didot, 1881.)
2. Racine et Shakespeare, p. 6.
INFLUENCE DU ROMANTISME SUR LE THÉÂTRE T!i)
systèmes partagent la littérature. Dans lequel des deux
cet ouvrage a-t-il été composé? C'est ce que je ne déci-
derai pas, et ce qui, d'ailleurs, me paraît être de peu
d'importance '. »
Louis XI, joué le 11 février 1832 comme tragédie,
est presque entièrement un drame romantique. Le choix
même du héros indique que G. Delavigne ne vise pas
seulement à l'histoire, mais encore à la politique-. Dans
la lettre d'Etienne Pasquier, qui sert de préface à la
pièce, nous remarquons surtout ces mots sur la mort du
roi : « Geste-cy est une belle leçon que je souhaite estre
emprainte aux cœurs des Roys, à fin de leur enseigner
de mettre frain et modestie en leurs actions ^. » G'est là
la moralité du drame, expliquée au dénouement pai'
François de Paule :
Considérez sa fin, méditez ses avis
Et n'oubliez jamais sous votre diadème
Qu'on est roi pour son peuple, et non pas pour soi-même.
Le grotesque même apparaît ''. Il n'y manque qu'une
chose : le vers romantique. G. Delavigne n'ose pas
encore ouvrir ses hexamètres aux formules officielles
de l'histoire, et le quasi-vers de la dernière scène :
Le roi est mort... le roi est mort... vive le roi!
n'est qu'une demi-audace : c'est une ligne de prose
intercalée dans les vers dont elle rompt la me-
4. T. II, p. d.
2. A tous les défauts des rois, dans le drame romantique, Louis XI
ajoute l'hypocrisie, t. II, p. 224, 225, 239.
3. T. II, p. 426.
4. P. 248, 200-259.
280 DU DRAME ROMANTIQUE
sure *. G. Delavigne franchit le dernier pas dans les
Enfants d'Edouard, le 18 mai 1833; car, si l'on peut
dans ce drame trouver encore un songe de tragédie -,
toute la scène du début est gracieuse et vraie, et l'en-
trevue de Tyrrel et de Glocester ^ ressemble d'une façon
frappante à celle de don Salluste et de César ^. Enfin, le
poète qui subissait encore en 1823 les entraves de
l'alexandrin prosaïque, comme celui-ci :
Je perçois les deniers d'un arrondissement ^,
a décidément adopté la liberté de l'hexamètre :
Vous êtes
Décrié pour vos mœurs, écrasé pour vos dettes,
Sans principes, sans frein s,
A. Soumet fit plus que Delavigne : il se sépara de la
nouvelle école après avoir été rédacteur du Conserva-
teur et de la Muse Française. Mais il subit malgré lui
cette influence dont, du reste, il avait besoin. Dans sa tra-
gédie de Clytemnestre, du 7 novembre 1822, le songe
de la reine rappelait singulièrement celui d'Athalie \
1. T. Il, p. 278.
2. P. 367, 368.
3. P. 331-337.
A. Bien entendu, je ne veux pas du tout laisser entendre que V. Hugo
a copié C. Delavigne. C'est une rencontre.
5. T. I, p. 269.
6. T. II, p. 322. C. Delavigne a un dernier mérite, mais qui lui est
personnel : il est plus franc que les romantiques sur la valeur histo-
rique de son théâtre : « Ce que Montesquieu a dit des histoires, peut
servir de préface à toutes les comédies historiques : les histoires sont
des faits faux composés sur des faits vrais, ou bien à l'occasion des
vrais. » T. II, p. 410.
7. Œuvres complètes (Imprimeurs-unis), 1845, Clytemnestre, a. I, se. iv
INFLUENCE DU ROMANTISME SUR LE THEATRE :281
Sans doute, Pylade tutoie Oreste; c'est un progrès sur
Androniaque; mais la source classique est décidément
tarie : il n'a pu y puiser que des vers comme ceux-ci :
Ce forfait inouï manquait à nos climats,
Et le soleil demain ne s'y lèvera pas! ^
Dans le Secret de la Confession, du 2 mai 1828,
Soumet passe presque à l'ennemi, et imite Schiller; mais
son Carlos prononce des stances -, et le décor, pour être
plus compliqué que le salon tragique, est encore d'une
simplicité un peu naïve : au cinquième acte « le théâtre
représente la salle de justice du palais. Une lampe de fer
est suspendue à la voûte. Cette décoratio7i, cViui as-
pect sombre, doit inspirer la terreur ».
Le souci du décor est poussé plus loin dans Une fête
de Néron (28 décembre 1829). Ce n'est plus une tra-
gédie, et ce n'est pas encore un drame. C'est la
Suite de Britannicus. Mais déjà, dans cette œuvre
bâtarde, Finfluence du romantisme se fait sentir :
Locuste apparaît, pour satisfaire au vœu de Y. Hugo
dans la préface de Cromwell •'.
11 aura beau ensuite protester contre les excès du
drame, écrire dans la préface de Saiil, en 1831 :
<( Lorsque tant de déplorables efforts se multiplient
pour amoindrir l'art dramatique, on me pardonnera,
j'espère, d'avoir cherché à rendre à Melpomène quel-
(jues-unes de ses colossales proportions. » Il a beau
rester fidèle au romantisme religieux et royaliste de
1. A. V, se. VII.
2. A. I, se. III.
3. P. 41.
:282 DU DRAME ROMANTIQUE
Chateaubriand, supprimer ce qui, dans sa pièce, pour-
rait paraître une allusion politique *, respecter les
unités : il est plus romantique que classique, lorsqu'il
montre au troisième acte une colline couverte de lé-
vites jouant de la harpe. Sa Pythonisse ressemble aux
sorcières de Macbeth -.
Dans Norma (6 avril 1831), malgré le confident Fla-
vius et la confidente Glotilde, malgré le « songe » du
deuxième acte, et le « récit » du cinquième, nous ne
pouvons découvrir une tragédie, puisque « des appari-
tions fantastiques traversent la scène jusqu'à l'entrée
des deux Romains ».
Enfin, dans le Gladiateur (24 avril 1841], quoique
la Revue de Paris déclarât que Soumet « chastement
drapé dans sa robe classique, a vu passer sans le suivre
le torrent du drame moderne ^ », le poète, fidèle jusque-
là à l'alexandrin, l'abandonne décidément pour l'hexa-
mètre nouveau, et écrit des vers sans hémistiche, comme
ceux-ci :
Mais mon nom d'esclave est plus noble et plus flatteur '.
Prends-y garde : il est très dangereux de lui plaire ^.
Oui, son bonheur... et vous seule pouvez le faire '^
Ou avec enjambement :
Albin de vous servir est trop préoccupé
Pour se méprendre '.
d. Notamment a. III, se. vi.
2. A. IV, se. III.
3. Article cité par l'éditeur, p. 218.
•4. A. I, se. IV.
5. A. II, se. I.
6. A. II, se. VI.
7. A. I, se. VI.
INFLUENCE DU ROMANTISME SUR LE THÉÂTRE 283
L'exemple le plus frappant de rinfluence irrésistible
des novateurs, nous le trouvons chez celui dont on fit
le rival, dont on voulut feire le vainqueur du roman-
tisme, pour qui l'on inventa une école nouvelle, l'école
du bon sens, c'est-à-dire, dans la pensée de la réac
tion classique, juste le contraire du romantisme.
Ponsard était, au contraire, romantique dès sa jeu-
nesse : il avait été enthousiaste, non seulement des idées
nouvelles, mais encore de leurs représentants : « Celui de
nous qui aurait pu voir Lamartine ou V. Hugo, celui
qui aurait parlé à Dumas, à Mme Sand, à Balzac, à
Janin, à A. de Musset, à Alphonse Karr, à toutes ces
nouvelles gloires qui croissaient si vigoureusement sous
les ardentes sympathies de la jeunesse, celui-là en aurait
eu pour un mois entier à raconter sa merveilleuse
aventure : « Tu l'as vu! il t'a parlé! que t'a-t-il dit?
comment est-il fait? ' »
Aussi sa première œuvre n'a-t-elle de tragique que le
titre. Elle était empruntée à l'histoire romaine comme
les tragédies classiques : là s'arrêtait la ressemblance,
et A. de Vigny avait raison de dire : « Toute la presse
vient de louer Lucrèce pour ses qualités classiques,
tandis que son succès vient précisément de ses qualités
romantiques. Détails de la vie intime, et simplicité de
langage •. » N'importe : Ponsard fut accaparé par les
classiques, placé bon gré mal gré à leur tête, et poussé
en avant contre le romantisme. Les partisans de V. Hugo
crièrent à la coterie, à la réaction : Ponsard se décida
alors à rompre avec les théories romantiques : « Je
1. T. ni, p. 360, 361. (C. Lcvy, 1877.)
i2. Journal, p. 181.
284 DU DRAME ROMANTIQUE
n'admets que la souveraineté du bon sens ^ » Il alla
même plus loin : il prétendit qu'en fait de fétichisme et
de routine, les romantiques n'avaient rien à envier aux
classiques : « L'art poétique est remplacé par la préface
de Gromwell; voilà tout ~. »
Séduit par les avances des uns, écarté par les rebuf-
fades des autres, classique d'intention et romantique
malgré lui, Ponsard continua à intituler tragédies des
œuvres où l'intérêt était évidemment dii aux procédés
de la nouvelle école.
Dans Agnès de Méranie, nous trouvons bien les
deux unités, la lutte psychologique intérieure, mais nous
voyons surtout la royauté et la papauté aux prises. Dans
Charlotte Gorday, les invités de Mme Roland passent
de la salle à manger au salon : la scène se déplace de
Paris à Gaen, et réciproquement. Au milieu du second
acte, le décor change : Charlotte Gorday se promenait
en lisant dans une prairie à la scène ni : dans la
scène iv, elle fait les honneurs du salon de Mme de
Bretteville, joue au boston, etc.
Enfin le Lion amoureux, quoi qu'en dise Ponsard,
n'est pas une comédie, mais un drame, et un fort beau
drame d'histoire contemporaine.
A. de Vigny avait donc le droit de dire, en pleine j
Académie ^, à l'honneur de l'école nouvelle : « Dans
les œuvres d'art, tout ce qui passionne aujourd'hui la
nation a puisé la vie à ses sources. Il est arrivé que
1. T. ni, p. 352.
2. p. 353.
3. Il ne connaissait encore de Ponsard que Lucrèce et Agnès de
Méranie.
INFLUENCE DU ROMANTISME SUR LE THÉÂTRE 285
ceux qui semblaient combattre l'iiinovation prenaient
involontairement sa marche, et lors même que des réac-
tions ont été tentées, elles n'ont eu quel(|ue succès qu'à
la condition d'emprunter la plus essentielle de ses
formes ' . »
Si l'influence du romantisme sur le théâtre de 1830
à 1840 est indéniable, il n'en est pas de môme depuis,
semble-t-il; on pourrait se demander si le drame a tenu
ses promesses et rempli les espérances de ses p;u'tisans ;
le Moniteur, très sagement, faisait^ à propos d'Her-
nani, des réserves sur l'avenir du nouveau système :
(( C'est au temps seul à décider si l'ouvrage, de tout point
remarquable, dont il s'agit, n'excitera qu'une curiosité
passagère, ou si, prenant place parmi les modèles, il
est destiné à devenir modèle à son tour -. »
Avant de répondre à cette question, il est nécessaire
d'en poser une autre : l'art doit-il être indéfiniment l'imi-
tation d'un type particulier du beau, une fois trouvé?
Le but de l'artiste doit-il être de faire école? Kien n'est
plus pernicieux pour l'art. Le génie est essentiellement
créateur. Le chef-d'œuvre doit sortir des règles con-
nues, être énorme, au sens étymologique du mot.
Pourquoi foire du Corneille, refaire du Racine? Nous
avons les originaux : à quoi bon les copies? Si Ton se
sert du moule créé par Corneille et perfectionné par
Racine, on aura beau en tirer de nouvelles épreuves
à l'infini, on n'aura que des reproductions de moins
en moins délicates du type primitif. Admettons
qu'un homme de talent comme Grébillon ait du se con-
1. Journal, p. liOl, UOû.
2. Article du l'^-- mars 1S30.
286 DU DRAME ROMANTIQUE
tenter de la tragédie telle que l'avaient faite ses deux
prédécesseurs; qu'avons-nous gagné à ce qu'un homme
de génie comme Voltaire n'ait rien voulu créer? Son
imitation ressemble à ses modèles, comme la Bourse,
ou tout au plus la Madeleine, au Parthénon. Il est diffi-
cile de ne pas accepter sur ce point la théorie roman-
tique : « Il y a deux espèces de modèles, ceux qui sont
faits d'après les règles, et, avant eux, ceux d'après les-
quels on fait les règles. Or, dans laquelle de ces deux
catégories le génie doit-il se chercher une place? * »
Mais, enfin, admettons que la valeur d'un chef-
d'œuvre se mesure au nombre d'imitations que l'on
en fait. Le Cid nous a valu près de deux siècles de
tragédies. Combien de temps Hernani a-t-il été ou
sera-t-il considéré comme un modèle ? Nous avons
constaté son influence immédiate sur les contempo-
rains. Ne semble-t-il pas qu'elle a cessé maintenant?
Sans doute la comédie de mœurs^ qui avait remplacé,
faute de mieux, le drame romantique^ domine encore.
Il est pourtant à remarquer que les quelques pièces
historiques sérieuses qui ont paru dans ces dernières
années appartiennent au système romantique par leurs
qualités et leurs défauts. Quant au théâtre de l'avenir,
que sera-t-il? Les prophéties littéraires ne prouvent
rien. — Certains écrivains, regrettant probablement
d'être nés si tôt, travaillent, paraît-il, pour nos arrière-
neveux, sans même pouvoir trop compter sur leur re-
connaissance; leurs œuvres ne sont certainement pas ro-
mantiques. Mais tenons-nous-en au présent. Le théâtre
1. Préface de Cromwell, p. 4^2.
INFLUENCE DU ROMANTISME SUR LE THEATRE :287
moderne, s'il ne copie pas le drame romantique, a
accepté du moins une partie de son héritag(î : il profite
de libertés conquises parfois au prix de certains excès.
11 en est des réformes littéraires comme des révolutions
politiques. Les révoltés vont trop loin d'abord et sont
désavoués ensuite. Mais le sacrifice qu'ils font ainsi de
leur intérêt personnel profite à ceux-là même qui les
Itlàment. Et Dieu sait que le blâme n'a pas été épargné
aux romantiques.
CHAPITRE XI
LE ROMANTISME DEVANT LA CRITIQUE
Les romantiques n'ont ni compris ni admis la cri-
tique. Pour A. Dumas, le grand défaut de la critique, à
part l'ignorance et la mauvaise foi ', est de juger tou-
jours l'œuvre qui vient de paraître en l'isolant du ftiis-
ceau littéraire dont elle fait partie ~. « Si Dieu m'avait
donné, au lieu de la faculté de produire, la capacité de
juger, au lieu de faire ce que ces messieurs font, voici,
je crois, ce que je ferais : à défaut d'ailes assez puis-
santes pour m'élever au-dessus de l'idée du poète,
j'aurais des jambes assez robustes pour en faire le tour;
ne pouvant calculer quelles forces sont enfermées dans
la ville que je voudrais assiéger, j'examinerais avec soin
les murailles qui l'environnent ^. » Si nous comprenons
bien l'idée contenue dans cette image, le rôle du criti-
que consisterait, d'après Dumas, à s'incliner avec respect
devant le poète, « à se tenir hors de portée du feu de la
i. Il était payé pour ne pas l'aimer. Il raconte là-dessus un certain
nombre d'anecdotes : la plus curieuse se trouve dans ses Mémoires,
t. V, p. 287-289.
2. Théâtre, t. IV, p. 20o.
3. T. IV, p. 206.
LE ROMANTISME DEVANT LA CRITIQUE 280
citadelle. Fréroii a été tué devant l'Écossaise '. » Quant
à A. de Vigny, la criti(|ue lui était personnellement
insupportable : « J'ai remarqué que l'habitude de voir
le défaut de chaque œuvre tourne à l'accroissement de
l'ennui -. » De plus, « la plus élevée est mesquine,
presque toujours, parce qu'elle s'attache à la surface et
non au fond ^. » Si au contraire elle essaye d'aller au
fond, de retrouver l'homme dans l'œuvre, il l'accuse
d'erreur '', et ajoute : « 11 ne faut disséquer que les
morts. Cette manière de chercher à ouvrir le cerveau
d'un vivant, est fausse et mauvaise •'. » Quel rcMe fait-il
jouer au seul critique qui apparaisse dans son théâtre?
Celui d'un calomniateur : « Baie? Qu'est-ce que cela? Que
lui ai-je foit? — De quel égout sort ce serpent? Quoi!
mon nom est étouffé! ma gloire éteinte! mon honneur
perdu! — Voilà le juge*^. » Et, trouvant l'image heu-
reuse, A. de Vigny voulait la reprendre, la développer,
car, dans la liste de ses « poèmes à faire" », nous trouvons
ce plan assez curieux : « Si un serpent s'attache à un
cygne, le cygne s'envole et emporte son ennemi roulé à
son col et sous son aile... Ainsi l'impuissant Zoile est
porté dans l'azur du ciel et dans la lumière par le poète
créateur, qu'il déchire en s'attachant h ses flancs poui'
laisser, fût-ce en lettres de sang, son nom empreint sur
le cœur du pur immortel ^. » Ce jugement est sévère :
1. Théâtre, t. IV, p. 207.
2. Journal, p. 108.
3. Ibid., p. 148.
i. Ibid., p. 78,79.
n.lbid., p. 80.
6. Théâtre, t. I, p. 123, 12i.
7. Journal, p. 283.
8. Ibid., p. 299,300.
SOURIAU. 19
290 DU DRAME ROMANTIQUE
est-il juste? Il est certain que les romantiques n'avaient
guère eu à se louer du rôle et de l'attitude des critiques
à leur égard. Au début, la critique était affolée. Ceux
qui prétendaient rester impartiaux mêlaient à des
vérités de bon sens des erreurs singulières. On faisait,
par exemple, de V. Hugo un disciple déguisé de Cor-
neille. A propos d'Hernani, on prétendait que « les
incontestables beautés de la nouvelle tragédie appar-
tiennent essentiellement à l'ancienne école de Cor-
neille K » Et ce mot ti^agédie pour drame, n'était pas
un lapsus de journaliste, mais une théorie de critique,
car Philarète Chastes, dans un article de revue, insistait
sur l'identité du drame et de la tragédie : « Rien de
plus fidèle, quant au fond, à la méthode classique et au
système ancien, que sa nouvelle tragédie... Le drame
nouveau a-t-il donc déplacé ou reculé les bornes de
l'art dramatique français? Non..., il ne l'a point changée
(la tragédie], il l'a multipliée par elle-même -. » Et cette
formule bizarre, de moins en moins intelligible à mesure
qu'on l'étudié, fait fortune, passe pour spirituelle ^.
Un point seulement est bien vu, et nettement indi-
qué : ce premier drame n'a pas l'air d'avoir été créé
par un génie indépendant ; il est voulu, et par une
volonté qui n'est pas libre : « C'est l'œuvre d'une
volonté puissante, qui s'astreint à une création labo-
rieuse, plutôt que d'un génie marchant dans sa force
et dans sa hberté '^, » remarque juste, que la Revue
1. Courrier français, cité par le Moniteur du 28 février 1830.
2. Revue de Paris, t. XI, p. 210.
3. « Comme on l'a dit assez spirituellement, etc. » Ibid., t. XIV,
p. 144, article de M. de Rémusat.
4. Revue de Paris, t. VII, p. 213.
LE ROMANTISME DEVANT LA CRITK^UE !29l
Française formulait ainsi à son tour : « Il a cherché le
triomphe de l'art, non le sien '. » V. Hugo, dès la Pré-
face de Cromwell, pressentait l'avenir, et manifestait
déjà une certaine défiance pour la critique : se rappe-
lant la querelle du Gid -, il sentait bien qu'il ne serait
pas plus épargné que Corneille; tout en faisant une
avance polie aux critiques, il leur traçait ainsi leur
devoir : a On comprendra bientôt généralement que les
écrivains doivent être jugés... d'après les lois spéciales
de leur organisation personnelle. On consentira, pour
se rendre compte d'un ouvrage, à se placer au point de
vue de l'auteur, à regarder le sujet avec ses yeux ^. »
Cette théorie de V. Hugo fut pleinement acceptée par
les romantiques qui disaient : « Une pareille œuvre ne
relève pas du sens commun, mais du sens poétique.
Placez-vous au point de vue du poète..., laissez votre
imagination subir le charme de la sienne, vous serez
alors compétents pour le juger, vous l'admirerez ''. »
J. Janin lui-même écrivait, à propos d'Angelo : « C'est
du Shakspeare, dit la louange; — c'est du Pixérécourt!
dit la critique... ; — c'est du V. Hugo! reprend la vraie
et sage critique ^. »
Après tout, n'avaient-ils pas raison? La critique ne
consiste-t-elle pas, d'abord à comprendre soi-même,
ensuite à faire comprendre aux autres les défauts et
les beautés d'une œuvre? Ne faut-il pas aussi avant
1. Revue de Paris, t. XIV, p. 13o.
± Préface, p. 39.
' 3. Ibid., p. 72.
4. C'est ainsi que M. de Rémusat résume l'opinion courante des
romantiques dans la Revue française, t. XIV, p. 137.
ti. Liv. cit., t. IV, p. 367.
292 DU DRAME ROMANTIQUE
tout tenir compte de la personnalité de l'écrivain, de ses
qualités et de ses défauts? Sinon, ne s'expose-t-on pas
à cette raillerie d'un romantique : « Une des maladies
de la critique, c'est de ne vouloir d'un poète que les
qualités qu'il n'a pas. Que de critiques se désolent de ne
pas pouvoir cueillir les raisins aux pêchers M » La cri-
tique doit être un enseignement : elle est féconde quand
elle s'adresse au public, stérile quand elle s'adresse à
l'auteur, quand elle le morigène et lui fait la leçon.
G. Planche, pour ne prendre que cet exemple, fit la
leçon à y. Hugo.
G. Planche a été fort malmené par les disciples du
maître ^, avec quelque raison; esprit très solide, mais
tout d'une pièce, il s'était mépris du tout au tout sur le
rôle du critique : et, prenant fort mal à propos le ton
d'un pédagogue, il avait corrigé comme un devoir les
drames de Y. Hugo; l'indocilité de l'élève excita l'indi-
gnation du professeur.
Tandis que les autres protestaient au nom de la mo-
rale ^, G. Planche s'indignait au nom du goût, de son
goût à lui. V. Hugo, au Heu de croire le critique,
préférait-il le jugement de ses amis? « Le poète qui se
résout à l'apothéose, qui se réfugie dans la divinité, ne
relève pas de la critique qui le plaint sans le juger K »
1. Profils et grimaces, p. 144.
2. Profils et grimaces^ p. 149, et par A. Dumas : « Planche.... que
le chien de la haine n'avait pas encore mordu, et qui n'avait que des
dispositions à devenir enragé plus tard. » Mémoires, t. VI, p. 2y.
3. « Ses drames, révoltants de cynisme et d'impureté. » Moniteur
du 8 novembre 1833. A propos du Roi s'amuse, le Moniteur accuse
V. Hugo « de prostituer la scène française par une orgie de mauvais
lieu », 25 novembre 1832.
4. Revue des Deux- M ondes, 15 mars 1838.
LE ROMANTISME DEVANT LA CRITIQn- 293
Hugo se laisse-t-il aller à une colère bien explicable?
« S'il était sincèrement pénétré de l'injustice des atta-
({ues dirigées contre lui, il abandonnerait au temps, à la
vérité, le soin de le venger \ » Et pourtant Tindignation
n'était-elle pas très naturelle contre un écrivain qui,
dans un article fourmillant d'erreurs, osait, à propos de
Ruy Blas, écrire : « Contre une telle bévue, il n'y a rien
à dire. Le blâme hésite, la colère balbutie ; on se résigne
à la pitié. » Enfin, perdant toute retenue : « De cet or-
gueil démesuré à la folie, il n'y a qu'un pas, et ce pas,
M. Hugo vient de le franchir, en éci'ivant lluy Blas -. »
Sans doute, on pourrait retourner contre le cri-
tique une de ses phrases, et répondre qu'il parlait de
V. Hugo « avec une légèreté qui pourrait s'appeler
dédain, si elle ne méritait pas le nom d'ignorance » '\
Mais c'est trop peu : ces mauvais articles étaient de
mauvaises actions; une pareille critique, inutile au fond,
aurait dû être au moins inoffensive dans la forme, et elle
ne l'était pas : elle exaspérait le poète. On ne s'étonne
pas qu'après de telles injures, Y. Hugo en vînt à nier
absolument toute critique, à écrire la célèbre formule :
« J'admire tout comme une brute ''. »
La critique dogmatique, répétons-le, est bonne si
elle veut exposer ses dogmes au public, elle est mau-
vaise si elle veut les imposer aux auteurs. Elle a souvent
découragé les poètes, a Au Gid persécuté, Ginna doit
sa naissance, » dit Boileau. Peut-être. A coup sûr, aux
1. Revue des Deux-Mondes, lo mars 1838.
2. Ibid., lo novembre 1838.
3. Ibid., lîJ mars 1838, p. 748.
4. Philosophie, t. H, p. 20p.
294 DU DRAME ROMANTIQUE
critiques de Scudéry , Corneille répondait par trois
années de silence, trois années dans sa pleine maturité,
au moment où il composait presque un chef-d'œuvre
par an. Peut-être, ajoutait Boileau pour consoler Racine,
Ta plume, aux censeurs de Pyrrhus
Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus.
En revanche, nous devons aux attaques contre Phèdre
les douze années d'inaction qui suivirent.
Les romantiques se résignèrent moins facilement;
aux attaques violentes ils répondirent violemment. On
ne peut que le regretter. Les observations avaient été
des provocations : les réponses furent des ripostes. Nous
n'avons pas à décider de quel côté dans ce duel étaient
les torts; mais nous serions assez de l'avis de Ponsard :
(( Quelle raison a-t-on d'outrager un homme qui a passé
victorieusement par les douleurs de la composition, et de
le traiter un peu plus mal que s'il avait manqué à sa
parole, ou ruiné deux ou trois familles? ^
1. Œuvres, t. III, p. 361.
CHAPITRE XII
LE ROMANTISME DEVANT LE PUBLIC
Les spectateurs, du reste, ont consolé les auteurs
des sévérités des critiques. Nous ne parlons pas, bien
entendu, des premières représentations. Ce n'étaient pas
des parties de plaisir, mais des affaires d'honneur entre
classiques et romantiques. Prenons, en effet, la plus
célèbre, la première d'Hernani. On en connaît tous les
incidents : ce que l'on connaît moins, c'est l'opinion
intime des spectateurs. Chacun était allé là, décidé à
pousser, qui des cris d'indignation, qui des cris d'adnii-
ratioH : « On ne pouvait lui jurer une haine modérée,
on ne pouvait pas l'aimer d'un tiède amour! Ah! le
monstre! ah! le grand homme! ahl le poète! ah! le
misérable! ' »
L'admiration était peut-être plus vive que l'indigna-
tion, parce que les amis étaient plus jeunes que les
ennemis; J. Janin écrivait presque tristement, plus
tard : « Qui nous les rendra, ces fêtes poétiques? Qui
nous les rendra, ces heures fébriles de l'attente au
1. ,1. Janin, liv. cit., t. IV, p. 160. Cf. Dumas, Mémoires^ t. VI, p. 17.
296 DU DRAME ROMANTIQUE
premier rendez-vous que nous donnait le drame nou-
veau^? » Et, dans ce retour d'émotion, justifiant le
mot de Sainte-Beuve, le critique redevient poète : « 0
larmes que nous versions quand nous étions jeunes,
à ces scènes pathétiques : 0 blanches visions de ce
drame enchanté ~\ »
Les classiques, de leur côté, ne cachaient pas leur
fureur et leur mépris. Mais ces emportements, très
sincères sur le moment, duraient-ils? Le romantique,
sorti du théâtre, ne devait-il pas faire ses réserves? Le
classique ne devait-il pas s'avouer à lui-même ce qu'il
n'aurait jamais reconnu en discutant : qu'il y avait des
beautés étranges et neuves dans ce fatras?
Quant au vrai spectateur, qui n'allait pas à Hernani
comme à une bataille, mais comme à un plaisir, il
devait se trouver un peu désorienté. Osait-il avoir une
opinion moyenne entre les deux extrêmes? Pouvait-il
trouver tout bonnement intéressant et émouvant, un
drame que son voisin de droite déclarait exécrable, et
son voisin de gauche sublime? Du reste, ce spectateur
de bonne foi aura bientôt sa revanche. En somme, au
théâtre, c'est à la foule qu'appartient le dernier mot.
Or justement, à partir d'Hernani, on peut constater
à chaque représentation, soit reprise, soit drame nou-
veau, un triple mouvement dans le public. La critique
ne désarme pas, au contraire; les admirateurs a priori
se dispersent peu à peu; la foule, au contraire, vient au
drame.
Parmi les fidèles, quelques-uns disparaissaient : Sainte-
1. Liv. cit., t. ni, p. 102.
2. Ibid., t. IV, p. 157.
LE ROMANTISME DEVANT LE PUBLIC 207
Beuve se retirait. La jeunesse se refroidissait, ou mt^me,
chose plus grave, désertait. Ponsard se voyait applaudi
à son tour presque comme Y. Hugo : « On est toujours
bien aise de saper un homme de génie avec un homme
de talent K » Les ateliers où V. Hugo avait recruté les
fidèles du hierro ne renfermaient plus d'enthousiastes,
et Gélestin Nanteuil, prié par M. Yacquerie d'enrôler des
soldats pour la bataille des Burgraves, répondait triste-
ment : « Jeune homme, allez dire à votre maître qu'il
n'y a plus de jeunesse. Je ne puis fournir les trois cents
jeunes gens -. »
Au fond, les jeunes gens avaient raison : ils s'étaient
battus jusqu'à la victoire; la première victoire gagnée,
ils se désintéressaient de la lutte. On trouvera toujours
en France des enthousiastes pour faire à^^ journées,
et c'est là le nom qui convient aux premières représen-
tations romantiques; mais une fois la révolution faite,
l'ancien régime littéraire renversé, on laissait le poète se
tirer d'affaire tout seul, et s'entendre avec le public.
Le public, du reste, se ftimiharisait peu à peu lui-
même avec le drame nouveau.
On s'habituait aux audaces de forme et de fond.
L'oreille, longtemps bercée à l'harmonie monotone de
l'alexandrin, commençait à saisir le rythme plus varié
du vers nouveau. Des mots, qui avaient excité aux pre-
mières représentations des fureurs bizarres, passaient ou
étaient applaudis : « La phrase de Gubetta sur la queue
du diable, tournée et retroussée d'une façon si triom-
phante et si cavalière, qui faisait siffler autrefois chaque
1. Th. Gautier, Art dramatique, t. 111, [). il.
2. Th. Gautier, Histoire du Romantisme, p. 59.
298 DU DRAME ROMANTIQUE
loge comme un nœud de vipères, a été accueillie
par de vifs applaudissements et de francs éclats de
rire, » à la reprise du 4 décembre 1837 '. L'erreur de
Gennaro, croyant que Lucrèce est sa tante, ce mot qui
était souligné jadis comme une maladresse de Fauteur,
prenait, dans la bouche de Frederick Lemaître, quelque
chose d'effrayant : « Vous rappelez-vous ce rôle de
Gennaro dans Lucrèce Borgia, et comme il criait ce
mot terrible : « Ah ! vous êtes ma tante ! " »
Le vers qui excitait les scrupules littéraires de
Mlle Mars :
Vous êtes mon lion superbe et généreux !
passait : pourquoi siffler chez V. Hugo ce qu'on applau-
dissait chez Racine ^?
Enfin et surtout, on prêtait plus d'attention au fond
même du drame, aux doctrines politiques, démocra-
tiques.
Trente ans après ces luttes, jugeant d'un esprit calme
la révolution qu'il avait dirigée, V. Hugo écrivait :
« 1830 a ouvert un débat, httéraire à la surface, social
et humain au fond. Le moment est venu de conclure.
Nous concluons à une littérature ayant ce but : le
peuple ''. »
Le peuple sentit que ce théâtre était en partie fait
1. Th. Gautier, Art dramatique, t. III, p. 47.
2. J. Janin, Hist. de la litt. dram., t. VI, p. 171.
3. Accompagne mes pas
Devant ce fier lion qui ne te connaît pas.
iEsther.)
A. Philosophie, t. II, p. 323.
LE ROMANTISME DEVANT LE PUHLIC 299
poiii' lui : Uiiy Blas, presque tombé à la Renaissance,
se relevait à la Porte-Saint-Martin : « On comprend ([\\r
la bonne compagnie repoussa avec dégoût cette reine
se roulant à terre devant ce cadavre de laquais en livrée,
tandis qu'un public en blouses et en casquettes est
émerveillé d'entendre un valet régenter, insulter de
grands seigneurs, et de le voir devenir l'amant d'une
reine : effet d'optique! Tout change suivant le point de
vue K »
C'était donc à la foule, à la jeunesse libérale que
s'adressaient les tirades antiroyalistes des ces drames,
et tandis que Hernani s'écriait :
Crois-tu donc que les rois à moi me sont sacrés?
(( on rassasiait sa vue du drapeau tricolore ([ui tom-
bait en faisceaux sur l'ancienne loge royale, maintenant
déserte, dépouillée de ses draperies de pourpre et de
ses fleurs de lis. Quant au spectacle en lui-même, il
fallait qu'il offrît quelque analogie avec les événements
arrivés la veille, il fallait qu'il remuât quelques fibres
patriotiques, pour empêcher l'impatience et l'ennui'. »
1. T. Sauvage, dans le Moniteur du 30 août 1840. Cf. encore cette
ligne : « Là-bas, on sifflait :
.\fTreuse compagnonne,
Dont le menton fleurit et dont le nez trognonne; »
sans comprendre l'allusion. Cf. Y. Hugo avant 1830, p. IJOl.
2. Revue Française, t. XVI, p. 2ul.
CONCLUSION
Maintenant que ces luttes sont loin de nous, il sem-
ble possible d'apprécier la valeur littéraire du drame
romantique. C'est ce que nous avons essayé de faire
dans le courant de cette étude, tout en établissant entre
la tragédie et le drame une comparaison provoquée par
les novateurs eux-mêmes.
Nous avons constaté que, pour toutes les questions de
forme, le romantisme triomphe : il délivre le théâtre
d'entraves subies et non imaginées par les créateurs
de la tragédie : il rend le vers libre, en supprimant
la nécessité de l'hémistiche, et la loi de l'enjambement;
il rend l'action libre, en négUgeant les unités de temps
et de lieu.
En revanche, le fond même du drame est plus discu-
table : l'action manque de logique; elle est dirigée, non
par la raison du dramaturge, mais par son imagination.
Les caractères sont monotones, dans leur ressem-
blance avec l'esprit même de l'auteur. La vérité psycho-
logique est sacrifiée aux coups de théâtre, aux mots à
efTet. Mais les personnages sont moins héros et plus
CONCLUSION 301
hommes dans le drame (jne dans la tragédie. Les doii-
leiirs de leur àme retentissent jiis(}iie dans leur corps.
Le côté réellement faible du drame est l'histoire : la
vérité historique est sacrifiée au roman, à la politi({ue.
Le drame n'est pas plus fidèle, au fond, à l'histoire, (jue
ne l'avait été la tragédie; il a même Tair de Tètre
encore bien moins; car la convention dans les événe-
ments et dans les caractères historiques forme un con-
traste déplaisant avec la vérité des détails matériels. On
ne pouvait guère, au wif siècle, demander à des
Romains en pourpoints et en hauts-de-chausses, coiffés
d'une grande perruque, et parlant dans nn salon banal,
ce que l'on est en droit d'exiger de Romains en laticlaves
se promenant dans le Ghamp-de-Mars. — Mais le roman-
tisme a remplacé ces Grecs et ces Romains qui n'inté-
ressaient plus, par des modernes, par des Français? —
Alors il a eu tort de ne prendre dans notre histoire natio-
nale que les désastres et les hontes. A parti pris égal,
nous préférons l'histoire en beau à l'histoire en laid.
Tous ces défauts, sensibles à la lecture, disparaissent,
il est vrai, à la représentation : or, c'est au point de vue
de la scène qu'il faut juger une œuvre scénique; elle
n'a pas été composée pour qu'on l'étudié dans ses
éléments : l'analyse est donc un procédé dangereux ; on
perd le sens du tout.
Vu dans son ensemble, le drame fait encore bonne
figure. Sans doute, un certain nombre de pièces ont
disparu du répertoire courant, et la popularité de leurs
auteurs ne gagnerait rien à des exhumations trop
nombreuses.
D'Alfred de Vigny, on ne connaît plus que Chatter-
302 CONCLUSION
ton. Des soixante-six pièces d'A. Dumas, six ou sept tout
au plus se jouent encore, quelques-unes clans les petits
théâtres de banlieue, ou en province, le dimanche K
Le théâtre de V. Hugo a mieux résisté : des huit
drames composés pour la scène, six continuent à vivre.
Marie Tudor même a été jouée en 1873, et l'on parle
de reprendre les Burgraves.
Ces pièces elles-mêmes, il faut bien le reconnaître,
ont beaucoup vieilli. Vivant à une époque relativement
calme, nous sourions un peu de la turbulence des
héros romantiques. On a beau accuser la génération
actuelle de « névrose », elle est bien calme, comparée
à la jeunesse de 1830. Pour comprendre ce théâtre,
nous sommes obligés de faire un effort d'adaptation : le
drame semble, en cinquante ans, avoir autant vieilli que
la tragédie classique en deux siècles et demi.
Cette tragédie a été conservée surtout par la pureté
de sa forme. C'est aussi ce qui préservera de l'oubli les
quelques drames que nous avons signalés. Celui des
trois romantiques qui a le plus perdu, est celui qui a
le moins surveillé son style. Les drames écrits en beaux
vers dureront aussi longtemps que l'on sera sensible à
l'harmonie de l'hexamètre.
Ce qui surtout assurera longtemps encore des spec-
tateurs et des lecteurs aux romantiques de 1830, c'est
la forme nouvelle qu'ils ont su donner à l'ancien, à
1. Dumas tomba vite, au point de vue de l'art pur, élevé, sitôt qu'il
ne fut plus soutenu par la fièvre romantique. Il a mérité que M. G.
Brander écrivît sur lui ce jugement, presque définitif : « Il ne fut
artiste que dans sa première jeunesse; dans la période romantique, il
écrivit en romantique; dans celle de l'industrie, il écrivit en indus-
triel... » {L'Ecole Romantiqar en France p. 393.)
CONCLUSION 30.'{
l'éternel duo d'amour. Nous sommes déjà blasés sur le
côté sombre de leurs drames, sur leur lugubre cin-
quième acte, sur les coups de théâtre trop connus
maintenant. Mais les beaux vers de Dona Sol :
Viens voir la belle nuit, mon duc, rien qu'un moment, etc. ',
retentiront longtemps encore comme une vibration par-
faite, inconnue à la tragédie.
Que reste-t-il donc, en somme, de tout cet effort? Un
affranchissement incontestable pour quelques entraves
de détail, pour quelques conventions étroites ou naïves.
Le fond même du drame est presque aussi conventionnel
que celui de la tragédie. Une seule chose a manqué
à cet art nouveau : la délicatesse, la recherche du fini.
La tragédie classique gagne à être examinée de près,
tandis qu'une étude approfondie (si le mot ne paraît pas
trop ambitieux) du drame romantique force le lecteur
critique à se dire :
Restons loin des objets dont !a vue est eharmée,
L'arc-en-ciel est vapeur; le nuage est fumée 2.
1. Drame, t. II, p. 142.
2. V. Hago, Poésie, t. II, p. 3u4.
FIN
TABLE DES MxVTlÈRES
Avant-propos vu
PREMIÈRE PARTIE
De la convention dans la tragédie.
Chapitre I". — Les théories 1
— II. — Du vers. — Du dialogue. — Du mouologue. — De
la narrât ion 5
— II). — Des unités - l'i
— IV. — Des caractères S'f
— V. — De la fidélité historiciue ''»!
— VI. — De l'intérêt de la tragédie pour les spectateurs au
xvii= siècle ïi-
DEUXIÈME PARTIE
De la convention dans le drame romantique
Chapitre I". — Le romantisme de 1802 et le romantisme de 1830. fi.i
— II. — Les théoriciens du romantisme : Schlegel, Mme de
Staël, Manzoni, Stendhal. — Articles de revues
et de journaux. — A. de Vigny. — La préface
de Cromwell ^\
— III. — Hernaai. —Le vers. — La prose. — Dialogue. —
Monologue. — Récits 93
— IV. — Unité de temps. — Unité de lieu. — Décors 123
— V. — Unité d'action. — Intrigue. —Le romanesque 132
— VI. —Unité d'intérêt. — Du grotesciuc dans les situations. lo'»
SOURIAU. 20
306 TABLE DES MATIÈRES
Chapitre Vil. — Des caractères 164 '
I. — Multiplicité desrôles, — Le peuple. — L'ac-
tion. — Le déterminisme de la passion. — Mo-
notonie des caractères. — L'auteur apparaît
trop dans ses personnages. — Le lyrisme dans
le drame. — La vérité psychologique sacrifiée
à l'efTet. — Le pessimisme 164
IL — Le scepticisme chez les personnages. —
Le corps. — Complexité des caractères. — Le
grotesque. — Caractères de femmes 191
— VIII. — De l'histoire. — Exactitude absolue des détails
matériels. — Mœurs. — Événements. — Insti-
tutions 229
— IX. — La politique. — La moralité. — Scepticisme des
romantiques. — Liljéralisme. — Théâtre démo-
cratique. — Thèses socialistes. — Thèses mo-
rales. — Erreur sur le public 252
— X. — Influence du romantisme sur le théâtre. — C. De-
lavigne. — Soumet. — Ponsard 274
— XI. — Le romantisme devant la critique 288
— XII. — Le romantisme devant le public 295
Conclusion 300
V^"/
\{{u^f
COULOMMIEBS. — Typog, 1'. BRODARD et GALLOIS.
36l 4
ù
PN Souriau, Marice Anatole
1663 De la convention
36
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TOROIMTO LIBRARY