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Full text of "De la recherche de la vérité"

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RECHERCHE  DE  LA  VERITE 


SOCIÉTÉ   ANONYME    d'iMPHIMEKIE   DE    VILLEFRANCHE- DE- ROUERGUE 
Jules  Bardoux  Dircclaur 


MALEBRANCHK 


DE  LA  RECHERCHE 


DE  LA  VÉRITÉ 


LIVRE    SECOND 


DE  L'IMAGINATION 


AVEC      U^fE     INTRODUCTION      ET     DES     NOTES 


GEORGES   LYON 

Profor^r^cur  agrège  de  philosopliio  au  lyeéc  Henri  I\' 


PARIS 

LIBRAIRIE   GH.    DELAGRAYK 

4  5,    RUE    SOUFFLOT,     15 

1885 


5 


MALEBRANGHE 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

Le  P.  André  avait  coiiiposé  avec  une  minutie  pieuse 
la  biographie  de  Malebranche.  A  défaut  de  cette  vie, 
aux  détenteurs  de  laquelle  Victor  Cousin  a  adressé  un 
appel  aussi  inutile  qu'éloquent,  nous  avons  pour  nous 
renseigner  quelques  documents  précieux.  Les  extraits 
l'éunis  par  Cousin  dans  l'appendice  au  second  volume 
de  ses  fragments  de  Philosophie  moderne  et,  en  par- 
ticulier, les  inappréciables  Mémoires  du  P.  Lelong  ;  plus 
récemment,  V Elude  consacrée  à  Malebranche  par 
l'abbé  Blampignon,  d'après  les  deux  manuscrits  que 
cet  écrivain  a  eu  la  bonne  fortune  de  découvrir,  celui 
du  P.  Adry  aux  Archives  et  celui  de  Troyes,  comblent 
partiellement  cette  fâcheuse  lacune  historique*.  Con- 
tentons-nous de  tracer  rapidement  les  indications  in- 
dispensables. 

Nicolas  Malebranche  naquit  en  1G38.  La  délicatesse 

1.  M.  Ollé-Laprune  a  tiré  un  parti  excellent  de  ces  documents 
divers  dans  m  Philosophie  de  Malebranche  (t.  Icf,  l^c  partie,  ch.  1°^}, 
si  riche,  si  intéressante,  dont  on  ne  saurait  trop  recommander 
la  lecture  à  quiconque  étudie  et  aime  la  philosopliic  nationale. 


2  MALKiniANGlIE 

•îxlnhue  de  sa  coiislilution  fit  (lu'à  la  différence  de  ses 
frères,  il  acheva  dans  sa  famille  son  éducation  sco- 
laire, jusqu'à  la  philosophie  lîxclusivement.  Mais  déjî! 
brillaient  ses  magnifiques  facultés,  au  point,  nous  dit 
un  contemporain,  d'exciter  la  jalousie  de  ses  frères, 
pourtant  eux-mêmes  fort  heureux  dans  leurs  études.  Il 
se  sentit  pe»i  attiré  vers  la  vie  mondaine  et  refusa  un 
canonicat  qui  lui  était  offert.  Épris  de  [)i(Hé  et  de  nn'dj- 
tation,  son  attention  fut  appelée  par  un  de  ses  parents, 
chanoine  de  Notre-Dame,  vers  un  ordre  religieux  où  1;« 
discipline  était  sans  rigueurs,  et  où  les  exercices  de  la 
dévotion  étaient  distribués  avec  lassez  de  mesure  pour 
laisser  le  meilleur  des  journées  à  l'étude  et  à  la  ré- 
flexion. Cet  ordre  était  l'Oratoire,  où  il  entra  en  KîOO, 
huit  mois  après  la  mort  de  son  père. 

La  vocation  spéculative  de  Malebranche  ne  s'était 
pas  encore  annoncée.  De  philosophie,  il  possédait  celle 
(pi'il  avait  reçue  à  seize  ans  de  ses  maîtres,  au  collège 
de  la  Marche ,  une  scolastique  toute  baignée  de  péri- 
patétisme.  A  l'Oratoire,  il  se  nourrit,  comme  tout  le 
xvu®  siècle  ecclésiastique,  de  saint  Augustin.  Ce  fut  la 
lecture  fortuite  d'un  ouvrage  posthume  de  Descartes,  le 
Traité  de  rhommCy  qui,  le  ravissant  d'admiration,  lui 
révéla  son  propre  génie.  Il  en  reçut  une  illumination 
soudaine.  Méthode  et  mécanique,  tout  lui  en  parut  mer- 
veilleux. Dès  lors  sa  voie  lui  était  tracée.  11  entrera 
dans  la  métaphysique  du  maître  qu'il  s'est  choisi,  ac- 
ceptera ses  règles,  recevra  ses  axiomes;  mais  poussera 
les  conséquences,  élargira  la  doctrine.  Sa  philosophie 
ne  sera  qu'un  cartésianisme  enhardi.  Les  altérations 


MALKBUANCIIE  -i 

(piil  ;i[)iH  triera  ;>.  la  cosmologie  carli'sir'nnc  ami  ml 
beau  cire  considi'ral^lrs;  son  inailre,  il  ne  le  renon- 
cera jamais. 

l'^n  l(H>4,  il  avait  découvcrl  Dcscarlcs  '.  En  107 i,  il 
donnait  les  trois  premiers  livres  de  sa  Recherche  de  la 
rrrilé,  fruit  de  dix  années  de  travail  et  de  méditation, 
l.a  publication  rencontra  plus  d'un  obstacle  et  il  n"ob- 
linl  pas  sans  peine  son  privilège  d'imprimer.  Ce  livre 
d«Mneuré,  en  dépit  de  ses  préférences  propres  ,  son 
OMivre  maîtresse  et  comme  son  code  de  doctrine,  ob- 
tint un  succès  prodigieux.  Il  en  éditait  en  1775  la  se- 
conde moitié  suivie  des  Eclaircissements.  Ses  Conver- 
sations chrétiennes,  où  il  applique  à  la  théologie  et  à 
la  morale  religieuse  ses  principes  philosophiques,  sont 
de  1076.  En  1080,  il  terminait  son  Traité  de  la  nature 
et  de  la  grâce,  livre  très  combattu,  ([ui  lui  valut  les  at- 
taques d'Arnauld  comme  il  lui  attira  les  foudres  de 
Bossuet.  Au  sein  même  de  son  ordre,  il  rencontra  des 
adversaires  déclarés  ([ui,  tour  à  tour,  le  rangeaient 
parmi  les  jansénistes  ou  le  signalaient  comme  un 
émule  de  Spinoza.  Son  àme,  douce  et  contemplative, 
souffrit  de  ces  luttes.  Il  n'aimait  pas  la  polémique; 
pi'rsonne  ne  la  dut  subir  davantage  ({ue  lui.  Avec  Bos- 
suet (pu  le  presse,  il  ne  veut  controverser  que  pUune 
en  main;  contre  Arnauld,  sa  vie  ne  fut  qu'une  longue 


1.  C'est,  eu  effet,  cotte  annêe-lù  que  Clerselior  publia  le  Trailé 
de  l'llo)iniip.  Il  est  vrai  que  Clerselier  se  plaint  d'uue  contrefa- 
çon anticipée,  d'une  édition  latine  antérieure,  parue  en  dehors 
de  lui.  De  sorte  qu'à  l'extrême  rigueur,  cette  initiation  de  Male- 
hranche  au  cartésianisme  pourrait  remonter  un  peu  avant  IGGt. 


4  MALEBRANCHE 

ilisput»'  Mil,  par  intervalles,  sa  patience  se  hissait. 
Kl,  cependant,  ce  n'était  point  de  sa  part  intolérance 
ni  orgueil.  Sa  modestie  et  sa  sincérité  éclatent  assez 
dans  cette  lettre  à  Leibnitz,  que  V.  Cousin  a  raison 
d.idniirer,  où  le  métaphysicien  blanchi,  à  l'apogée  de 
sa  gloire,  s'avoiu'  si  ingénument  vaincu  et  convaincu 
par  snn  subtil  «•orie.spondant,  lui-uiéme  en  la  maturité 
de  son  géni»''.  Les  sp»'culatil"s  «'xcellent  rarement  à  ces 
joutes  de  logiciens. 

Ses  Méditations  chnHicnncs,  où  sont  reprises  et  am- 
jdi liées  les  d^-ductions  théologiques  et  morales  qui 
avaient  donné  lieu  aux  ConveHations,  paraissent  en 
1G83;  son  Traité  de  morale  est  de  1G84  ;  les  Entretiens 
sur  la  Métaphysique  y  le  plus  étudié  et  le  plus  choyé  de 
ses  ouvrages,  «.'st  j^ubli*'  en  KJHS.  Eu  1()07,  il  donne  son 
Traité  de  V Amour  de  Dieu;  en  1708,  cet  Entrelieu 
d'un  philosophe  chrétien  et  d\ui  philosophe  chinois 
dont  l'occasion,  si  l'on  en  croit  une  anecdote,  atteste- 
rait quel  degré  extraordinaire  avait  atteint  la  réputa- 
tion de  l'auteur-.   Kniin,  viennent  les  Réponses  à  Ar- 

1.  «...  J'ai  reconnu  qu'il  n'était  pas  possible  d'accorder  l'expé- 
rience avec  ce  principe  de  Descarte^j,  que  le  mouvement  absolu 
demeure  toujours  le  même.  J'ai  donc  tout  chanj^é  ce  traité  (De  la 
communication  des  mouvements  :  car  je  suis  maintenant  convaincii 
que  le  mouvement  absolu  se  perd  et  s'augmente  sans  cesse,  et 
qu'il  n'y  a  que  le  mouvement  de  nn'-me  part  qui  se  conserve 
toujours  le  m^me  dans  le  choc.  J'ai  donc  tout  corrigé  ce  traité.... 
Je  vous  dis  ceci,  Monsieur,  a6n  que  vous  continuiez  d'être  per- 
suadé que  je  cherche  sincèrement  la  vérité...  »  Lettre  du  i:]  déc. 
1098.) 

2.  ««  Sur  les  nouvelles  qu'il  avait  vues  de  lu  Chine,  d'où  Ion 
mandait  que  ses  ouvrages  y  étaient  fort  goûtés  et  qu'ils  pou- 


I 


MAI.EiniANCIII-:  5 

nauldy  longue  ri[)oslc  en  quatre  voluincs  au  Traité  des 
vraies  et  fausses  idées,  où  le  redoutable  janséniste  di- 
rij;eait  de  si  rudes  coups  contre  le  système  de  la  vision 
on  Dieu.  I.es  Réflexions  sur  la  prémotion  physique,  son 
dernier  ouvrage,  sont  écrites  en  1715,  pour  réfuter  les 
attaques  qu'avait  dirigées  contre  les  principes  établis 
dans  la  Recherche  de  la  vérité  l'auteur  d'un  livre  ré- 
cent :  L'action  de  Dieu  sur  ses.  créatures. 

Chacun  de  ces  ouvrages  suscita  à  son  auteur  de  nom- 
breuses et  ardentes  contradictions;  mais  il  se  sentit 
soutenu  et  encouragé  par  des  amitiés  illustres.  Ce  fut 
peut-être  au  sein  de  son  ordre  qu'il  obtint  le  moins  de 
justice,  bien  qu'après  le  magnifique  succès  de  la  Re- 
cherche  de  la  vérité  une  Assemblée  générale  lui  eut 
décerné  des  remerciements  «  de  l'honneur  que  son  tra- 
vail faisait  à  la  Congrégation  ^  ».  Le  général  de  l'Ordre, 
P.  de  Sainte-Marthe,  fut  parmi  ses  adversaires. Bossuet, 
qui  l'avait  d'abord  combattu,  se  rapprocha  bientôt  de 
lui.  Ainsi  fit  également  Fénelon.  Mais  au  nombre  de 
ses  admirateurs,  et  non  le  moins  fervent,  il  compta  ce 
grand  connaisseur  en  fait  de  gloires ,  le  prince  de 
Omdé,  qui  aimait  à  conférer  avec  lui  de  théologie  et 
de  philosophie.  Le  prince  professait  un  goût  plus  par- 

vaieiit  être  d'un  grand  secours  aux  missionnaires  qui  allaient 
prêcher  l'Evangile  dans  ce  royaume,  et  ù,  la  sollicitation  de  M.  de 
Lionne,  évoque  de  Rosalie,  qui  lui  exposa  les  sentiments  des 
Chinois,  il  composa  un  entretien  sur  la  religion,  où  il  introduit 
un  philosophe  chrétien  avec  un  philosophe  chinois  ».  {Mém.  du 
P.  Lelong.j 

1.  V.  Remarques  SU7'  la  Vie  du  I{.  P.  Malehvanche,  recueillies 
par  M.  Chauvin.  (Cousin,  Append.  II.) 


r.  M  au:  H  HANCHE 

linilirr  pnm-  relui  dr  -•-  «nivra^fs  4|iii  lut  le  )>lus  ludc- 
iiHMit  pris  n  p.n  lit-  :  Ir  1 1 n'ilo.  delà  nature  cl  delaffràci'. 
..  .).'  lui  ;ii  .Mil  .lin',  r;i|ip()rt<'  M.  (rAllrinans,  quo  !«' 
I\  .Mal«'l>r;m<'ln'  clail  le  plus  siihliiiic  im''tn]»liysi('i('n 
qui  fut  au  monde.    > 

M.ilelMaiieJie  iiioiinil  ;i   r.U'is,   le    I  II  oeh  du'e   ITIT). 

.MKTAI'IIYSIOI   !•:     hE     LA     VISION     EX     DIEU. 

Dr-( Ml  1.^.  d(.!i!  la  ^r.iiule  règle  do  distinction  et  dV- 
vidence  lui  reriu'  par  1«'  xvii"  siècle  entier  comme  le 
précepte  initial  d»'  toute  logique  et  de  toute  ontolof^ie, 
avait,  -iir  1111  |M.inl  peul-etre,  l'orrait  lui-même  ;i  son 
piMn('i[»e.  La  i)ensée  et  létendue  sont,  avait-il  dit,  les 
deux  preuïières  notions  (dnires  que  rencontre  notre 
ànu*  f'n  j,n--(--lM!i  et  d'elle  e;  de  Dieu.  Ces  deux  no- 
tions -'(.[iiiM^,!!'  riiiie  à  Tan'i-e  comme  deux  hétéro- 
frènes,  deux  coutiaiio  :  donc  les  deux  substances 
(pi'elles  dési^ment.  «duir.olenl  l'une  avec  l'autre  d'un 
contra-le  ail-. du:  eiilie  les  deux  nulle  Continuité,  nulle 
transition  possible.  Sur  celte  opposition  essenti(dle, 
les  Mt'ditatunis  fondaient  les  deux  démonstrations 
ie(pii-.-  .1  par  la  raison  et  par  la  foi  :  la  spiritualité, 
et  rimmorlaUte  de  l'a  me. 

.Tus«p!«'-là  Ion!  »'tait  au  mieux  et  il  sullisail  de  pour- 
sui\re  II-  d''ducti(tns  p(un"  (d)ténir  cette  c.in>!ruclion 
a  priori  i\\\  iii.itide  (prt'lah.tr.'iil  el  la  d.'rnière  partie  du 
Disriiuis,  r\  la  lin  i\i'>  Mrditafin/is.  Mais,  si  le  lojiicien 
était  -a!i-tail.  un  doute  pesait  >ur  le  mi-tapliysicien , 
doute  .l..nl  il  -erait  illt'iiilinii'  de  faire  ti.  piii-.pi'en  tin 


MALEliUANCHE  7 

)l«'  ((nnplc  c'est  sur  la  inétaphysiffiio  que  le  Discours 

•  '(lifie  la  science.  Cette  diffictilté  était  la  suivante  :  si  tout 
«'e  ([uc  nous  connaissons  et  concevons  est  ou  bien  attrihui 
ou  bien  modalité  de  l'une  ou  l'autre  de  ces  deux  sub- 
stances, la  pensée  et  l'étendue ,  ces  deux  substances 
elles-mêmes  entre  qui  se  partage  toute  la  réalité,  que 
sont-elles  vis-à-vis  l'une  de  l'autre?  Deux  hétérogènes, 
inrt  bien.  Mais  deux  hétérogènes  absolus,  constituant 
deux  choses  en  soi,  à  la  façon  du  double  principe  des 
Manichéens  ?  —  Ou  bien  deux  divers  sous  lesquels  se  dé- 
ploierait et  par  qui  se  manifesterait  un  absolu  unique, 
identité  des  contraires  et  substance  des  substances?  — 
Descartes  n'avait  pas  opté,  et  ses  continuateurs  purent 
cboisir  à  leur  gré.  La  première  solution  fut  en  gros,  et 
sous  la  réserve  de  la  transcendance  d'un  Dieu  domi- 
nant à  la  fois  étendue  et  pensée,  celle  qu'adoptera  le 
spiritualisme,  dont  le  vrai  nom  serait  bien  plutôt  le  dua- 
lisuie  ;  à  la  seconde  allait  s'arrêter  le  génie  de  Spinoza. 

Mais  un  parti  différent  s'offrait  :  au  lieu  de  mainte- 
nir entre  les  deux  substances  rivales  une  égale  dignité 
dans  l'absolu,  c'était  de  faire  évanouir  l'une  devant  la 
seconde,  comme  l'apparent  et  l'illusoire  devant  le  réel. 
Kn  ce  cas,  lacpielle  des  deux  sacrifier  à  l'autre? 
Point  d'hésitation  possible  :  «  Je  ne  suis  qu'une  chose 
qui  pense,  »  c'est  le  2  et  2  font  i  de  tout  Cartésien. 
Étendue ,  mouvement ,  matière  et  corps  ne  sont  que 

•  les  notions  ultérieures  et  médiates  :  penser,  c'est  être, 
telle  est  la  vérité  angulaire.  Si  donc  l'un  des  termes 
doit  s'évanouir  au  bé'néfice  de  l'autre,  le  choix  est 
d'avance  tracé.  La  substance  Etendue,  voilà  l'apparent. 


8  MALEBUANGIIK 

La  Mil».N|aii<t'  l'pnsi'C,  voilà  le  réel.  Cette  troisième  so- 
luti(m  correspond  au  Monisîne  idéaliste  :  c'est  celle  que 
Malehranche  a,  tout  au  moins  implicitement,  adoptée. 

linplicitomont  :  car  les  exigences  de  la  théologie  ne 
lui  prruu'Uaient  }>as  de  professer,  sous  sa  forme  expli- 
cite, la  doctrine  radicale  de  l'Idéalisme  absolu.  Mais  il 
«'st  aisé  de  se  convaincre  qu'à  cette  doctrine  va,  d'une 
pente  naturelle  ,  la  pensée  de  Malebranche.  Au  début 
de  sa  Recherche  de  la  vérité,  il  s'applique  à  nous  tenir 
en  garde  contre  l'erreur,  à  peu  près  de  même  que  Des- 
cartes inaugurait  son  Discours  par  l'énoncé  des  règles 
les  plus  propres  à  nous  mettre  en  la  possession  du  vrai. 
Or,  de  toutes  les  idoles  qui  abusent  et  captivent  la  rai- 
son humaine,  quelle  est,  selon  lui,  la  plus  pernicieuse, 
celle  qu'il  ne  se  lasse  pas  de  dénoncer,  qu'il  ne  croit  ja- 
mais avoir  suffisamment  abattue  ?  C'est  la  croyance 
instinctive  à  la  réalité  des  objets  de  nos  sens.  Mais 
alors,  si  nos  sens  ne  nous  font  connaître  que  leur  ma- 
nière d'être  aff'ectés,  il  n'y  a  donc  point  de  corps  exté- 
rieurs ?  Malebranche  nous  laisse  le  soin  de  tirer  cette 
conséquence;  mais  il  est  bien  près  de  la  déduire  lui- 
même,  puisque,  dès  le  dixième  chapitre  de  son  premier 
livre,  il  déclare  «  qu'il  est  très  difficile  de  prouver 
qu'il  y  a  des  corps  ».  Et,  dans  le  sixième  chapitre  de  la 
seconde  partie  de  sa  Méthode,  il  juge  cette  démonstra- 
tion des  moins  indispensables  :  «  Il  n'est  pas  absolument 
nécessaire  d'examiner  s'il  y  a  effectivement  au  dehors 
des  êtres  qui  répondent  à  ces  idées  :  car  nous  ne  rai- 
sonnons pas  sur  ces  êtres,  mais  sur  leurs  idées.  » 

Dans  son  sixième  Éclaircissement,  il  s'exprimera  en 


MALEBRANCUE  9 

<l«»s  termes  i)lus  décisifs.  Il  est  h  pn-siiiiKM-  qno  des  ol»- 
j(Hiions  lui  avaient  été  adressées  au  sujet  de  cette  im- 
puissance prétendue  où  nous  serions  d'établir  la  vé- 
rit(''  évidente,  ce  semble,  par-dessus  tout  :  l'existence 
iMM'lIc  de  la  inalière  et  des  C(U'ps.  Mais  lui,  <levonu  sur 
<'e  point  cartésien  dissident,  il  passe  au  crible  les  argu- 
ments rationnels  invo(pié's  en  faveur  de  cette  existence. 
«  Pourquoi,  demande-t-il,  jugerons-nous  positivement 
qu'il  y  a  au  dehors  un  mondé  matériel,  semblable  au 
monde  intelligible  que  nous  voyons?  »  Aucune  réponse 
ne  le  satisfait.  De  garantie  directe,  nous  n'en  avons  au- 
cune. Dieu  seul  ici  peut  nous  instruire  :  «  11  nous  est  im- 
possible de  savoir  d'autre  que  de  lui  s'il  va  effectivement 
h(U's  de  nous  un  monde  matériel,  semblable  à  celui  que 
nous  voyons  ;  parce  que  le  monde  matériel  n'est  ni  vi- 
sible ni  intelligible  par  lui-même.  »  Mais  pouvons-nous, 
rationnellement,  invoquer  ici  la  véracité  divine?  Male- 
branche  ne  le  croit  pas,  et  en  cela  il  se  sépare  de  Des- 
cartes qui ,  on  s'en  souvient ,  raisonnait  ainsi  (  6°  Mé- 
ditation) :  Dieu  n'est  pas  trompeur  et  sa  perfection 
atteste  la  vérité  de  nos  idées  claires;  or  nous  connais- 
sons clairement  et  distinctement  que  le  monde  matériel 
existe;  donc,  etc.  —  La  majeure  est  juste,  mais  non 
malheureusement  la  mineure  :  «  Il  est  vrai  que  nous 
avons  un  penchant  extrême  h  croire  qu'il  y  a  des  corps 
(|ui  nous  environnent,  je  l'accorde  à  M.  Descartes  ;  mais 
ce  penchant,  tout  naturel  qu'il  est,  ne  nous  y  force 
[)oint  par  évidence,  il  nous  y  incline  seulement  par  im- 
pression. »  Kn  dernière  analyse,  nous  ne  possédons 
point  de  démonstration  évidente  ;  l'argument  cartésien 

1. 


10  .M  AUinUANCIIE 

n'f-l  |i;i>  CMnclii.iiil  :  "  r,\r  ciiliii  D'u-ii  ii.'  nnii>  pousse 
point  iii\incil>hMiH'ii!  à  non-  y  irndir.  Si  nmi-  y  coii- 
sriitons,  «•'«*st  liluTim'iil  :  nous  pousoiis  iiy  pi«s  coii- 
st'iitir.  •>  I.M  raison  IaKpic,  si  l'on  jKMit  flirc,  finit  donc 
pri'inln-  -n\\  p,n  li  de  n'y  ririi  pnii\nii'  :  cllf  <•-!  irr(''sis- 
liMrmcnt  i(l«'alislt'.  »<  (^'rUiinciiient,  il  n'y  a  (pio  la  foi 
(|ni  puisse  non<  convaincic  (pi'il  y  a  ('n'octivcnicnl  d«'s 
rorps.  »  Par  l.i  t'ni  -fiilr  imu-  |.nii\()ii-  ;ic(|ii(''rii'  la 
••«'l'Iitude  que  le  niomlf  in.ilciirl  cxislc.  (ICsl  dire  (jue, 
cationnollement,  nous  y  dcMm-  icuoiucr. 

Aussi  l»i«'n  nous  ])r«'ndroii>  tarilciinrit  iiolic  parti  de 
rt'tfc  inipiii--imcc.  La  pliilosopliic  de  Ma  li-Uranclu'  n'a 
pas  besoin  de  l'exislencc  rcrilc  des  corps;  elle  a  tout 
avanlaucà  s'en  passer.  A  l'exemple  du  Platonisme,  elle 
ne  r.iil  consister  les  choses,  eel|e<-l;i  .m  moins  <|ne  non- 
connaissons  on  an\(|nelles  non>  [»onvonspen:-ei-.  r\-^\-h- 
dire  le-  <enle-  don!  non>  ayon>  droit  df  jtarler,  dans 
le-  id.c-  (|ui  imii-  |r>  pre-enlen'.  <  )r.  derrieic  ces  idées, 
pourquoi  >M|.|io-e|-  ;inl;inl  de  srihslrnln  ipii  Icni'  -eraieiil 
strictement  identiques  el  don!  elle-  (dlViraienl  la  lidèle 
copie?  A  quoi  bon  ce  dt'-eahpie  ;;  Tinllni?  VA  ne  serait-ce 
pas,  pour  reldiniier  contre  le  r<''alisme  la  pi'ofonde  ob- 
jr'clion  d'Ai  i-îm;.' ;iiix  Platoniciens,  donider  li's  choses 
en  vue  de  le-  mieux  comptei-? 

Il  ne  l;uidri  pas  (pu'  le  scej)li('isine  prt'tendc  tirer 
avantage  «!'•  ir'  .iven  d  i-evendi(pie  M;ilel>ranelie  ponr 
un  des  sien.-.  L.i  -cienee.  dans  cette  position  de  lidi-a- 
lisnie,  n'est  pa-  moin-  en  si'curité  que  dans  celle  du 
réalisme  c.nniin!.  Le-  idi'e-.  ;!  ijni  -e  ramènent  truites 
les  chose-,  ne  -nul  pas  des  espèce-  «'ini-e-  du  dehors, 


.M  A  LE  nil  ANC  HE  H 

iinii  plus  «|iH'  (les  lypcs  n(''s  avec  nous  et  en  nous;  ce 
u'esl  pas  (la\;uilj\j4e  noire  es[)rit  qui  les  crée  :  toutes, 
hypothèses  plus  nialsonnantes  Tune  que  l'aulre  et  qu'il 
f.nil  inipitoyablementécarter(V.l.in,  r°i)artie,ch.ii-v). 
Tne  seule  explication  est  acceptable,  qui  lève  toutes  les 
(lilïlcultés,  satisfait  à  toutes  les  objections  :  Dieu,  créa- 
teur de  tous  les  êtres,  les  voit  «  en  considérant  les  per- 
fections qu'il  renferme  auxquelles  ils  ont  rapport  ». 
Mais  nous  sommes  spirituellement  unis  à  Dieu  :  car  «  il 
est  le  lieu  des  esprits,  comme  l'espace  est  le  lieu  des 
corps  ».  11  est  «  le  monde  intelligible  ».  Dès  lors  il  suffit 
qu'il  veuille  nous  montrer  les  rapports  de  ses  perfec- 
tions à  ses  créatures,  pour  que  nous  ayons  ou  puissions 
avoir  les  idées  de  tout  ce  qui  est.  «  Vérités  éternelles,  » 
ou  «  choses  changeantes  et  corruptibles,  »  nous  ne  con- 
naissons rien  que  nous  ne  le  voyions  en  Dieu.  (lb.,ch.  vi.) 
(Juelle  garantie  plus  durable  pourrions-nous  ambition- 
ner pour  notre  science  ?  Quel  dogmatisme  a  jamais 
«''diii('^  sur  de  plus  solides  assises  un  système  de  vérités? 
Rien  n'est  que  par  son  idée  :  «  le  monde  et  les  beautés 
dont  il  brille  sont  un  monde  et  des  beautés  intelligi- 
bles. »  Et  chaque  idée  à  son  tour  vient  de  Dieu,  réside 
en  Dieu,  foyer  de  toute  vie,  source  de  toute  existence 
comme  de  toute  intelligibilité. 

De  là  cette  désignation  concise  et  brillante  de  la 
vision  en  Dieu,  par  laquelle  la  doctrine  du  grand  ora- 
torien  est  couramment  désignée.  Toutefois  cette  ex- 
pression pourrait,  sans  que  la  concision  de  la  formule 
y  perdit  trop,  être  complétée  avec  avantage.  La  vi- 
sion cl  l'action  en  Dieu,  serait-il  plus  juste  de  dire.  Les 


42  MALEBIUNCHE 

principes,  en  oflet,  qui  ont  inspiré  la  nu'taphysique  de 
Malebranche  présidiMit  également  à  sa  psycholoj^ie,  et 
sa  théorie  de  l'activité  et  des  passions  se  déduit  des 
mêmes  axiomes  d'où  dérive  sa  théorie  de  la  connais- 
sance. Si  nul  esprit  ne  connaît  qu'autant  qu'il  plaît  h 
Dieu  de  l'instruire,  nulle  volonté  ne  se  meut  qu'autant 
<pi*il  idait  à  Dieu  de  l'attirer  à  hii.  Ou  pUitùt  tout  ce  qui 
agit  avec  conscience  d'agir,  se  dirige  spontanément 
et  invinciblement  vers  Dieu,  suprême  bien,  but  mys- 
tique vers  lequel  tendent  à  l'envi  les  amours  et  les  dé- 
sirs. Une  action  qui  n'aurait  pas  Dieu  pour  objet  au 
moins  indirect,  serait  en  dehors  (le  l'intelligible  et  du 
possible,  une  contradiction  morale.  La  faute  même 
consiste  en  une  suspension,  en  un  arrêt  de  ce  mouve- 
ment; elle  n'a  qu'une  valeur  négative.  Proprement, 
«  le  péché  n'est  rien  ». 

Cette  loi  d'attraction  universelle  des  activités  vers 
Dieu  régit  le  monde  des  esprits  comme,  suivant  une 
découverte  prochaine,  une  autre  attraction  gouvernera 
l'univers  des  corps.  Le  principe  de  toute  connaissance 
est  aussi  la  lin  de  toute  liberté.  Ce  principe,  cette  fin  est 
Dieu.  «  Parce  que  sa  puissance  et  son  amour  ne  sont 
que  lui,  croyons,  avec  saint  Paul,  qu'il  n'est  pas  loin 
de  chacun  de  nous,  et  que  c'est  en  lui  que  nous  avons 
la  vie,  le  mouvement  et  l'être  :  Non  longé  est  ab  uno- 
fjuoque nostrum'jinipso enim  vivimus,  movemur  etsumus. 

UNION    DE    l'aME    ET    DU    CORPS. 

L'empire  de  Dieu  sur  nous  et  en  nous  va  s'élargir 


MALEBRANCHE  13 

,'ncor<\  11  no  sufïit  pas  à  raulcur  d(3s  choses  de  nous 
procurer  le  mirage  nécessaire  d'un  monde  matériel  di- 
rectement perru  par  nous;  de  proposer,  par  sa  pré'- 
s(Mice  immédiate  à  nos  esprits,  un  attrait  irrésistible  à 
nos  volontés.  C'est  également  lui  qui  fera  concorder 
entre  elles,  avec  une  impeccable  exactitude  et  en  vertu 
de  lois  éternellement  posées,  les  deux  chaînes  d'évé- 
nements entre  lesquelles  se  divise  la' vie  humaine.  Si 
nous  connaissons  notre  corps,  s'il  agit  sur  nous  et  si 
nous  réagissons  sur  lui;  si,  par  son  intermédiaire,  nous 
sommes  en  communication  avec  les  corps  étrangers , 
nous  en  sommes  redevables  à  Dieu  seul.  Car  l'union 
du  [diysique  et  du  moral  est  sa  chose;  il  l'a  décrétée  et 
il  la  réalise  en  chaque  instant  de  notre  existence.  Vérité 
essentielle  qui  jettera  un  jour  puissant  sur  la  psycho- 
logie de  Malebranche,  et  nous  expliquera  l'ampleur  et 
le  libéralisme  de  sa  méthode. 

(Jue,  dans  l'absolu,  toutes  choses  ne  soient  réelles 
que  d'une  réalité  intelligible  ;  qu'à  la  pensée,  ou  tout  au 
moins  à  des  déterminations  de  la  pensée  divine,  se  ré- 
iluisent,  en  soi,  les  existences  mêmes  que  nous  appelons 
matérielles  (et  telle  nous  a  paru  être  la  conclusion  de 
Malebranche,  sa  conviction  «  de  derrière  la  tête  »), 
l'inconciliable  dualité  de  l'esprit  et  de  la  matière  n'en 
persiste  pas  moins  dans  le  monde  du  relatif.  Là,  nulle 
rencontre  possible  entre  les  phénomènes  de  l'une  et  les 
manifestations  de  l'autre.  Les  deux  séries  se  longent, 
sans  se  toucher  jamais;  elles  s'accompagnent  en  se 
faisant  contraste  ;  elles  s'opposent  d'une  opposition  éter- 
nelle. S'il  nous  était  possible  de  concevoir  seulement 


il  MALEBRANCHE 

41111111  (Miiiit  (le  riiiic  «'(ïleurAt  un  ])()iiil  de  raiih'c,  loiitt,' 
croyance  en  la  distinction  do  l'àme  et  du  corps,  vn  la 
siirvivancjMli's  «'sprits,  sT'vnnouirait  aussitôt,  et  c'en  se- 
rait lait  (in  spiritualisme'  cart«''sien. 

Toiir  l»;  philosophe  et  même  le  théologien,  la  diniciilti* 
devient  donc  la  suivante  :  sans  frayer  aucun  |)assag(' 
entre  le  monde  de  la  pensée  et  le  monde  de  la  matière, 
puisque  toute  allée  directe  de  celui-ci  à  celui-là  est  in- 
terdite, rendre  cependant  compte  de  l'étroite  alliance 
que  nous  surprenons  en  nous,  durant  la  vie  actuelle , 
entre  ces  deux  mondes.  La  conscience  atïirme  qu'en 
nous  ils  coïncident;  la  raison vnie  que  nulle  part  ils 
puissent  s'atteindre  et  se  confondre.  Lequel  croire  de 
ces  deux  témoins? Peut-on  donner  tort  à  la  Conscience, 
(pii  est  l)ien  sûre,  elle,  de  voir  ce  qu'elle  voit?  Lt, 
d'autre  part,  comment  ne  donner  pas  raison  à  la  Raison  ? 

On  sait  de  quelle  manière  Leibnitz  se  tirera  de  cet 
embarras  :  en  donnant  satisfaction  entière  et  à  la  Rai- 
son et  à  la  Conscience.  C'est,  point  pour  point,  le  pro- 
cédé qu'a  suivi  Malebranche,  dont  les  causes  occasion- 
nelles pré'sentent  une  si  remarcpiable  ressemblance  avec 
Vharmonie  préétablie.  L'auteur  des  Entretiens  méta- 
phfjsi(/ws  et  celni  de  la  Monadolorjie  ont  pu  employer 
des  termes  diiférents,  mais  leur  manière  est  la  même 
de  concilier  le  fait  avec  le  droit,  le  raisonnement  avec 
l'expérience  * . 

1.  Leibnitz  avait  de  lui-même  fait  le  rapprochement,  si  nous; 
en  jugeons  par  ce  passage  d'une  lettre  qu'il  écrit  à  M.  do  Mont- 
mor  :  (  Je  ne  trouve  pas  que  les  sentiments  du  R.  P.  Malebran- 
che soient  trop  éloignés  des  miens  :  le  passage  des  causes  occa- 


I 


MALE  BRANCHE  i:> 

Kn  fait,  noire  (.'s{>rit  s<'  iJcrsiiMilc  (lu'il  es!  intiincincnl 
joint  rt  notre  corps;  il  croit  ressentir  le  clioc  innnédiat 
(les  choses  extérieures,  les  percevoir,  les  connaître 
elles-mêmes  comme  elles  sont,  être  véritablement 
liuichf'  à  leur  contact  et  afl'ecté  i)<vr  leur  action.  Illu- 
sion, sans  nul  doute,  mais  illusion  nécessaire,  au  [)rix 
(1<!  laipu'lle  nous  défendons  notre  inb'grité  et  nous  du- 
rons non  pas  comme  une  entit(''  spirituelle,  mais  comme 
un  vivant,  c'est-à-dire  comme  une  àme  unie  à  un  corps. 
«  Il  était  à  propos,  explique  Théodore  à  Ariste,  que 
Tesprit  sentit,  comme  dans  les  corps,  les  qualités  qu'ils 
n'ont  pas,  afin  qu'il  voulût  bien,  non  les  aimer  ou  les 
craindre,  mais  s'y  unir  ou  s'en  séparer  selon  les  besoins 
de  la  machine,  dont  les  ressorts  délicats  demandent  un 
jiardien  vigilant  et  prom})!.  »  (4"  Entretien,  XX.)  Éton- 
nons-nous après  cela  si  le  sentiment  intérieur  nous 
abuse  en  nous  faisant  éprouver,  dans  la  douleur  ou  le 
plaisir,  un  contact  matériel  qui  n'est  qu'imaginaire  1 
Cette  déception  indispensable  est,  pour  le  corps,  une 
condition  de  sécurité.  «  Il  ne  suffit  pas  de  dire  que  c'est  la 
piqûre  blessant  le  corps,  il  faut  ({ue  l'àme  en  soit  avertie 
[>ar  la  douleur,  afin  qu'elle  s'applique  à  le  conserver.  » 
(Ib.,  YIII.) 

Mais  si  la  conscience  est  justifiée  de  sentir  par  erreur 
i  •'  ({u'il  lui  semble  qu'elle  sent,  cette  vérité  demeure 
intacte  que  la  Raison  a  posée  comme  fondamentale  : 
«  Le  corps  par  lui-même  ne  peut  être  uni  à  l'esprit,  ni 
l'esprit  au  corps;  ils  n'ont  nul  rapport  entre  eux.  » 

sionnelles  à  rhannouic  préétablie  ne  paraît  pas  très  difficile.  » 
(Lettre  du  26  août  17 ii.) 


IG  MALEBIIANCIIE 

{Traité  de  Morale,  X.)  Comniont  anive-t-il  donc  que, 
dans  l'existence  présente,  ces  «Ir'iix  inconciliables  se 
<l<''v<*l(»piM'nt  d'un  iiK^iiveincnt  comimin,  sont  associés  à 
la  même  dcstim'-r,  au  point  qne  toiitrlum^onicnt  on  l'un 
retentisse  chez  l'autre,  et  qu'ils  exercent  i'ini  sur  r.'uiti'c 
une  aussi  persévérante  intluence  ?  Le  problème  com])ort«* 
une  solution  unique,  celle  qu'exi)ose  Théodore  : 
«  Puisque  vous  voyez  clairement  qu'il  ne  peut  y  avoir 
de  rapport  <ui  de  liaison  nécessaire  entre  les  ébranle- 
ments du  rcrvcau  et  tids  et  tels  sentiments  de  l'àme, 
il  est  évident  cpiil  faut  avoir  recours  à  une  puissance 
qui  ne  se  rencontre  point  dans  ces  deux  êtres.  »  (4°  Fn- 
tret.y  VllI.)  Cette  puissance,  quelle  sera-t-elle?  sinon 
celle-là  seulement  de  qui  ces  deux  êtres  dérivent  et 
leur  essence  et  leur  réalité.  «  Ainsi,  il  est  clair  que  dans 
l'union  de  l'àme  et  du  corps  il  n'y  a  point  d'autre  lien 
que  l'efficace  des  décrets  divins,  décrets  immuables, 
rificace  qui  n'est  jamais  privée  de  son  effet.  Dieu  a  donc 
voulu,  et  il  veut  sans  cesse  que  les  divers  ébranle- 
ments du  cerveau  soient  toujours  suivis  des  diverses 
pensées  de  l'esprit  qui  lui  est  uni.  Et  c'est  cette  volonté 
constante  et  efficace  du  Créateur  qui  fait  proprement 
l'union  de  ces  deux  substances.  »  (Ib.,  XI.) 

La  volonté  de  Dieu  n'a  pas  besoin  d'accomplir  un 
ïniracle  sans  cesse  renaissant  pour  que  persiste  l'asso- 
ciation des  deux  substances  hétérogènes.  Les  lois  gé- 
nérales établies  par  le  décret  divin,  lois  que  le  philo- 
sophe affirme,  bien  qu'il  en  ignore  le  détail,  y  suffisent 
pleinement  ;  elles  rendent  inutile  une  intervention  sur- 
naturelle de  tous  les  moments  dans  le  cours  du  monde 


MAI.KBUANCHi:  17 

l»h\sn[in'.  Mais  «'es  lois  ne  se  soutiennent  que  i)ar  la 
constante  décision  du  Créateur.  Il  est,  en  définitive,  la 
cause  véritable  d'une  union,  dont  tout  ce  qui  n'est  pas 
lui  peut  bien  devenir  le  prétexte,  même  la  condition, 
mais  non  la  raison  efl'ective  ni  l'agent.  A  cet  accord  in- 
time, à  cette  mutuelle  pénétration,  nous  ne  contribuons, 
nous,  qu'à  titre  de  causes  occasionnelles  ;  la  cause  effi- 
ciente en  est  Dieu.  Je  désire  et  je  veux  lever  le  bras  ; 
mon  désir  et  ma  volonté  sont  aux  lois  divines  une  oc- 
casion de  s'accomplir;  si  mon  bras  se  lève,  c'est  que 
ces  lois,  c'est-à-dire  Dieu,  l'ont  permis.  «  Tes  désirs  ou 
tes  efforts,  dit  à  l'àme  qui  l'implore  le  Verbe  éternel, 
ne  sont  donc  point  les  causes  véritables  qui  produisent 
par  leur  efTicace  le  mouvement  de  tes  membres,  puisque 
tes  membres  ne  se  remuent  que  par  le  moyen  de  ces 
esprits.  Ce  ne  sont  donc  que  des  causes  occasionnelles 
que  Dieu  a  établies  pour  déterminer  l'efficace  des  lois 
de  l'union  de  l'àme  et  du  corps,  par  lesquelles  tu  as  la 
puissance  de  remuer  les  membres  de  ton  corps.  » 
(  6"  Médit,  chrét.,  XI.) 

L'intime  présence  de  Dieu  en  nous  se  manifeste  ainsi 
par  une  triple  relation  :  il  préside  à  notre  connaissance 
des  objets,  puisqu'il  nous  en  fournit  les  idées;  il  meut 
notre  activité  en  offrant  un  appât  éternel  au  désir  ;  il 
allie  en  nous  deux  substances  ennemies,  car  ses  lois 
réalisent  l'union  du  corps  et  de  l'àme.  Or,  si  vivre  ne 
se  peut  que  moyennant  la  régularité  de  cette  union  ;  si 
ce  n'est  pas  véritablement  vivre  que  consister  en  un  or- 
ganisme tout  au  plus  apte  à  s'acquitter  de  ses  fonctions 
végétatives,  sans  nulle  unité'  de  conscience  qui  en  per- 


is  M  \  im;i;i;  ANCiiR 

cuis  (•  |t'>  tlal.->  ri  n  a  ^i  >.•>(',  par  son  iiilriiiKMiiaiiM',  cmiiIim' 
h's  impiM'ssioiis  du  dcliors,  ne  (iovifnt-il  pas  rxacl  de 
dii'f  <|ii<'.  -l'idii  \Ialc|)i  aiiclir,  iKMi-  lcii()ii<  (In  iiumiic  Au- 
tour, non  sculciiicnl  riiilclli^ciic».'  <'t  factis  ih-  vr^lontaire, 
mais  aussi  la  vie?  I"]|  ne  pouvons-nous,  donnant  à  nolrf^ 
l'orniiil»'  dt'  l(»iil  à  I  Immii'c  IoiiIc  xui  rxicnsion  .  appeler 
l<*  système  de  Malebi-anclie :  Dncli-inc  de  In  rls'inn,  (h- 
Vartiin}  cf  dr  la  rie  l'n  DIph? 

i'(»ssiiM  i.iTi;    n'r.NE  rs  yciio-pii  vsioiE. 

Une  pareille  (•(Mierplioii  de-  e|in-c>  c!  de  riiounno 
paraîtra  «inuidicreincn!  iiiduie  de  prt'jii.U''^  tl)<''oloni_ 
<pie<.  Le  leelciir  -iiperli(i(d  d(''daii:nei%(  celle  philoso- 
phie l'eodale  unies  liaiilr-  piiissanecs  siiprasensihles 
confisquent,  ce  semble,  an  dehinient  du  indi  l)uinain, 
toute  iiiîelliuenee,  toute  lilterli'  et  même  tonte  ('iiergie 
vitale,  il  es!  in('rr)ynhle,  ec|if'ndant .  cond)ie'n  cette 
diMlrine  (pi";!  première  \  ne  l'on  jnuerait  si  éloignée  de 
de  ni)n-.e>},au  Contraire ,  [»roche  de  notre  temps, 
combien  elle  s'adapte  à  nos  exigences,  je  dirais  volon- 
tiers à  nos  ])artis  pris  contem))orains  :  à  quel  [)oint  enfin 
le  mysticisme  dn  !li(''oloi;ien  ap])orte  d'indr'pendance 
au  physiologiste  et  an  p>ycli(dogue. 

S'il  e<l  mie  branche  de  la  philosophie  qui  ait  subi,  en 
ci'lîe  xM-nnde  nH>ili<''  de  siècle,  unc  rénovation  profonde, 
r  i'>\  la  p-\c|in|(ii:ie.  Tonr  ;;  Innr  pei'due  et  reconquise 
pai-  le  rationalisme  cartésien,  puis  ])ar  le  spiritualisnu' 
I  ijt'nni  de  Maine  deliiran;  disjud/M,'  ])ar  les  partisans 
d''  la    niellinde   d "inl  rnspecl ion  aux  disciples   du  criti- 


( 


MALi:iJUANCnE  19 

isiiic,  la  voici  mainlenant  n'claiiKM'  j)ar  une  noiivrllc 
le,  non  la  moins  intrépide  ni  la  moins  ardente,  celle 
des  psyclio-physiolognes,  selon  qui  l'explication  de 
toutes  les  énigmes  mentales  résiderait  exclusivement 
dans  les  ph(''nomènes  organiques.  Les  faits  que  la  psy- 
eho-physiologie  collectionne  ,  les  documents  qu'elle 
étale,  appellent  assurément  toute  l'attention  du  philo- 
sophe. 11  ne  saurait  ignorer  de  l'ohservation;  il  devra 
s'informer ,  apprendre ,  interpréter.  Si  spiritualiste 
«pi'il  puisse  être,  il  ne  doit  point  passer  outre  ni  demeu- 
rer sourd  au  déli  de  l'expérience.  Combien  ses  per- 
plexités sont  grandes  !  Ces  relations  causales,  chaque 
jour  aperçues  plus  nombreuses,  entre  la  vie  organique 
et  la  vie  mentale,  ne  laissent  plus,  semble-t-il,  subsister 
celle-ci  indépendamment  de  celle-là.  Pourtant  son 
dogme  fondamental  exige  que  le  principe  de  l'existence 
morale  soit  essentiellement  distinct  des  agents  de  la 
vie  physique.  S'il  maintient  immuable  ce  dogme ,  il  se 
heurte  aux  faits.  Et  s'il  en  croit  les  faits,  sa  raison  a 
pnoH  est  contredite,  sa  foi  philosophique  anéantie. 

Ces  doutes,  ces  oscillations  de  pensées,  ces  tâton- 
nements, ces  incertitudes  seraient  inconnus  à  Male- 
branche.  Ses  principes  métaphysiques  planent  si  haut 
((ue  nulle  déposition  ex[)érimentale  n'en  saurait  affai- 
blir l'autorité.  En  même  temps,  le  libéralisme  de  sa 
méthode  est  tel  qu'il  peut  d'avance  accepter  tous 
les  témoignages  des  faits  et  accorder  un  blanc-seing 
à  l'expérience.  A  cette  proposition,  «  base  de  la 
psycho-physiologie  (un  chef  éminent  de  cette  école 
lui-même  nous    <'n  avertit),  que   les  actions  psychi- 


(jnes,  «l'iiiu'  numiôre  générale,  s(jnt  Ini-cs  au  sy.slèiiit' 
c»';rébro-spinnl;...  que  tout  état  psychique  est  invaria- 
blement associé  à  un  état  nerveux;...  qu'enfin  tout  état 
psychique  déterminé  est  lié  à  un  ou  plusieurs  événe- 
ments physiques  déterminés  que  nous  connaissons 
bien  dans  beaucouj)  de  cas,  peu  ou  mal  dans  les  au- 
tres *  ;  »  à  CGi>  postulala  dont  s'efl'rayerait  le  s})iritua- 
lisme  classique,  l'auteur  des  Entretiens  métap/iysifjues 
et  des  Méditations  chrétiennes  souscrirait;  que  dis-je? 
il  y  a  expressément  par  avance  souscrit. 

«  Toutes  les  fois,  lisons-nous  au  début  du  second 
livre  de  la  Recherche  de  la  vérité j  qu'il  y  a  du  chan- 
gement dans  la  partie  du  cerveau  à  laquelle  les  nerfs 
aboutissent,  il  arrive  aussi  du  changement  dans  l'àme... 
et  l'àme  ne  peut  jamais  rien  sentir  ni  rien  imaginer  de 
nouveau,  qu'il  n'y  ait  du  changement  dans  les  fibres 
de  cette  même  partie  du  cerveau.  »  (II,  l""*"  partie,  ch.  i.) 
Point  d'opération  intellectuelle  qui  n'ait  comme  son 
schéma  organique.  «  Dès  que  l'àme  reçoit  quelques 
nouvelles  idées,  il  s'imprime  dans  le  cerveau  de  nou- 
velles traces,  et  dès  que  les  objets  produisent  de  nou- 
velles traces,  l'àme  reçoit  de  nouvelles  idées.  »  (Ib. 
ch.  V.)  D'ailleurs,  comment  pourrait-il  être  autrement  ? 
Ne  venons-nous  point  de  voir  que  les  lois  générales  de 
l'union  de  l'àme  avec  le  corps  ne  comportaient  point 
de  modification  limitée  à  un  seul  des  deux,  qu'elles  exi- 
geaient l'exacte  reproduction  en  chacun  de  ce  qui  se 
passerait  chez  l'autre  ?  Ce  sont  les  deux  horloges  de 

1.  La  psychologie  allemande  contemporaine.  Ribot,  i^'^  édit., 
Introd.,  p.  XI.  —  Ce  remarquable  ouvrage  vient  d'être  réédité. 


.MALEliUANGlIE  21 

lliiyglu'ns,  que  Leibnilz  aimait  à  donner  en  exemple  : 
le  synchronisme  en  est  si  irréprochable  que  les  ai- 
jfuilles  de  part  et  d'autre  iraient  à  jamais  (hi  même 
pas.  «  Toute  l'aUijinee  de  l'esprit  et  du  corps,  ({ui  nous 
est  connue,  lisons-nous  encore  dans  la  Recherche  de  la 
vêriléy  consiste  dans  une  correspondance  naturelle  et 
mutuelle  des  pensées  de  l'àme  avec  les  traces  du  cer- 
veau, et  des  émotions  de  1  ame  avec  les  mouvements 
des  esprits  animaux.  »  (Gh.  v.) 

Il  suit  de  là  (pie  c'est  le  devoir  du  philosophe  d'étu- 
dier cette  «  correspondance  naturelle  et  mutuelle  » , 
de  tenir  de  ces  «  traces  du  cerveau  »  très  attentivement 
compte;  de  suivre  dans  leurs  relations  constantes  avec 
les  «  mouvements  des  esprits  animaux  »  les  événements 
de  lame;  c'est-à-dire,  en  langage  plus  moderne,  de  ne 
jamais  faire  abstraction  au  cours  des  recherches  psy- 
chologiques des  droits  permanents  de  la  physiologie. 
Sinon,  il  ne  verra  qu'une  moitié  des  choses  ;  son  exa- 
men a  pour  objet  un  rapport;  mais  ce  rapport,  com- 
ment l'apercevrait-il,  si,  par  esprit  de  système,  il  re- 
jetait dans  l'ombre  l'un  des  facteurs?  La  métaphysique 
de  la  vision  en  Dieu  lui  fait  une  loi  d'interroger  la  na- 
ture matérielle  ;  elle  exige  que  le  psychologue  ait 
recours  à  l'expérience.  La  psycho-physique  se  déduit 
logiquement  du  principe  des  Causes  occasionnelles. 

Mais  Malebranche  ne  va  pas  plus  loin.  S'il  fait  à  la 
physiologie  une  très  large  part,  il  ne  lui  sacrifie  néan- 
moins pas  la  psychfdogie  elle-même  :  les  connnuns 
[)rincipes  qui  lui  ont  interdit  de  négliger  ou  d'amoin- 
drir le  rôle  de  l'organisme  ne  prohibent  pas  moins 


22  .MALEailANClIK 

la  siippressinii  «In  moral  et  de  riiilcllcehicl  an  piolil 
de  rorgani(iu<'.  II  faut  étudier  r«'ti'r  vivant  et  conscient 
sous  ses  deux  faces  avec  un  soin  jaloux,  car  la  consi- 
<I«*ration  de  l'un  ne  saurait  rien  nous  apprendre  de 
l'autre.  La  connaissance  du  dehors  n'accroîtra  point 
d'un  fétu  la  science  du  drdans.  I^es  deux  séries  fie 
faits  sont  isochrones,  voilà  tout.  (Juant  à  la  recherche 
«l'une  coordination  causale  de  l'une  à  l'autre,  outre  que 
n(»us  la  savons  a pr^o?'^  impossible,  les  deux  substances 
n'intrilV'rant  pas,  elle  serait  prafi([uenient  un  leurre, 
quelque  chose  comme  le  ridicule  puzzle  :  le({uel  est 
le  premier,  de  la  poule  ou  de  i'oMif? 

De  la  sorte  la  psychologie  est  sauvegardée,  en  sa 
place,  avec  ses  moyens  propres  de  déduction  ration- 
nelle ou  d'investigation  introspective  :  car  sur  son  ob- 
jetàelle  nulles  descriptions anatomiques  ne  procureront 
de  lumières.  «  11  n'y  a  nulle  métamorphose,  déclare 
excellemment  Théodore.  L'ébranlement  du  cerveau 
ne  peut  se  changer  en  lumière  ni  en  couleurs,  car 
les  modalités  des  corps  ne  sont  que  les  corps  mêmes 
de  telle  et  telle  façon.  »  [4"^  Entrct.  met.,  X.)  En  cela, 
Malebranche  se  séparerait  de  nos  modernes  psycho- 
physiologues,  pour  qui  la  méthode  de  réflexion  et  d'in- 
tuition intérieure  est  non  avenue.  Gomme  si  les  dépla- 
cements moléculaires,  les  actions  réflexes,  les  vibrations 
des  fibres,  les  ondes  nerveuses,  fluides,  processus,  etc., 
avaient  le  privilège  de  nous  rendre  compte  soit  de  ce 
qu'est  subjectivement,  en  son  étoffe^,  wmt  impression 

I.  Le  mot  est  de  Cournot.  (V.  le  chap.  vu  de  ce  chef-d'œuvre  : 


M  A  LE  BRANCHE  23 

(Icuincc,  sdil  (le  l'a^iMMiient  ou  du  (li'phiisii'  (juV'llc 
causp,  de  l'idée  qu'elle  évoque,  de  la  détermination 
volontaire  (jui  la  suit  I  II  y  a  plus.  Gomment  le  psycho- 
pi  lysiologue  est-il  lui-même  induit  à  rapprocher  un 
«'vénement  organique  quelconque  de  tel  ou  tel  état 
mental  qu'il  })rétend  expliquer  par  cet  événement  ?  Le 
poiu'rait-il  enlin,  s'il  n'avait  déjà,  lui-même  et  du  dedans, 
observé  cet  état  mental  de  manière  à  ne  le  confondre 
avec  nul  de  ses  congénères?  Et  cette  observation,  de 
quelle  manière  l'a-t-il  obtenue?  Ce  n'est  pas,  assuré- 
UKMit,  à  l'aide  du  microscope;  l'anatomie  n'en  est  pas 
là.  11  a  observé  tout  comme  aurait  fait  un  psychologue 
de  cette  «  ancienne  école  ^  »  tant  décriée  ou  dédaignée  : 
au  moyen  de  la  conscience. 

Pour  nous  résumer,  la  science  par  excellence,  savoir 
la  science  de  nous-mêmes,  emprunte  à  la  métaphysique 
sa  garantie  première.  C'est  parce  que  Dieu,  «  plus  pré- 
sent à  nous  que  nous-mêmes  ^,  »  •  traduit,  à  toutes  les 
luinutes  de  notre  existence  mortelle,  nos  actes  et  nos 
p<'ns(''es  en  faits  physiques,  nos  modifications  neuro- 
<M'rébrales  en  impressions  conscientes,  que  le  philo- 
sophe a  pour  devoir  d'étudier,  texte  à  texte,  ces  deux 
langages  d'une  si  exacte  concordance,  bien  que  d'une 
-i  infMuable  irréductibilité.  Et  l'auteur  de  la  Recherche 

l'K.ssai  sur  les  fondements  de  nos  connaissances  et  su?'  les  carac- 
tères de  la  critique  philosophique,  t.  I.) 

1.  «  Pour  raiicienne  école,  le  gont  de  l'observation  intérieure 
et  l'esprit  de  finesse  étant  les  signes  exclusifs  de  la  vocation  du 
psychologue,  tout  le  programme  se  résume  en  deux  mots  ;  s'ob- 
server et  raisonner.  »  Ribot,  Psi/ch  ail.,  Introd. 

•2.  Morale,  X,  7. 


24  M  A  LEUR  ANCHE 

de  la  vérité  fni!  mieux  (juc  d»'  pruclaiiirr  le  devoir  :  il 

le  prati(|U('. 


1 


ESQ[   \^SK    D   l   NK     PSYCHOLOGIE. 

Djuis  l'expose  (pii  précède,  nous  nous  sommes  eon- 
lormés  à  l'ordre  en  quelque  sorte  ontologique,  allant  des^ 
vérités  fondamentales  aux  vérités  dérivées.  Or,  il  esf 
évident  que  la  descente  des  principes,  suivant  la  doctrine 
idéaliste  que  nous  avons  retracée ,  se  doit  plutôt  ainsi' 
tracer  :  vision  et  action  en  Dieu;  — union,  par  Dieu, 
de  l'Ame  avec  le  corps;  —  légitimité,  nécessité  mém^B 
d'une  ('tude  simultani'e  et  parallèle  de  ces  deux  sub- 
stances. Mais  l'ordre  historique  se  confond-il  avec  la 
suite  des  déductions  ?  La  plus  haute  vérité  suivant 
l'être  ne  s'impose  pas  forcément  la  première  selon  le 
temps.  Si  l'on  s'achemine,  conformément  à  la  règle 
cartésienne,  du  plus  simple  au  plus  complexe,  et  aussi 
du  plus  proche  au  plus  éloigné,  peut-être  sera-ce,  au 
contraire,  en  dernier  lieu  (pion  joindra  le  premier  des 
principes.  De  la  sorte,  l'exposition  méthodi([ue  du  sys- 
tème irait  en  sens  inverse  de  notre  résumé.  L'enchaî- 
nement a  priori  retourné  donnerait  le  processus  histo- 
rique. La  métaphysique  aurait  pour  propédeutique  la 
psychologie. 

Tel  est  bien,  à  peu  de  chose  près,  le  plan  que  s'est 
assigné  Malebranche,  attestant  une  fois  de  plus  la  sû- 
reté de  son  esprit  et  son  droit  sens  de  la  méthode. 
C'est  également  là  un  des  traits  caractéristiques  qui  le 
distinguent  de   Spinoza,  avec  qui,  dès  son  vivant,  on 


M  A  LE  HU  ANC  HE  2:; 

(limait  à  lui  (Ici'ouvrir  des  ressemblances'.  Ji'Kthiqiie 
s'ouvre  par  une  définition  de  la  substance,  nécessaire 
et  infinie,  plérônie  de  l'être  et  de  la  connaissance  :  le 
premier  objet  qu'elle  nous  propose  est  l'Absolu,  d'où 
sera  tiré,  more  geometrico,  le  relatif.  C'est  par  la  consi- 
dj'ration  de  ce  qu'il  y  a  au  monde  de  plus  relatif  que 
i\('h\\\.e\ii  Ih cherche  de  la  x^érité  :\\nn^c\\v  et  les  moyens 
de  l'éviter.  Et  le  plus  efficace  de  tous  ces  moyens  est 
sans  doute  de  se  bien  connaître  soi-même,  puisque  c'est  à 
la  science  de  soi  que  l'auteur  s'applique  immédiatement. 
11  aura  gardé  en  cela  plus  de  prudence  que  Descartes 
lui-même  :  car  enfin  ce  dernier,  satisfait  d'avoir  décou- 
vert dans  l'identité  de  sa  pensée  avec  son  existence  le 
primum  quid  inconcussum  dont  il  a  besoin,  s'est  élancé 
d'une  baleine  à  l'existence  de  Dieu,  sauf  à  mieux  déter- 
miner ensuite  sa  propre  nature.  Malebranclie,  avant  de 
s'élever  à  ce  suprême  terme,  dessine  toute  une  psycho- 
logie générale,  toute  une  psycho-physique,  décrit  trois 
de  nos  maîtresses  facultés  :  la  sensibilité  perceptive , 
l'imagination  et  l'intelligence-.  Il  aurait  donc,  en  toub? 
justice,  le  droit  d'inscrire  au  portique  de  sa  philoso- 
phie la  maxime  dont  Bossuet  fait  précéder  son  Trailé 
de  la  connaissance  de  Dieu  :  «  La  sacresse  consiste  à  côn- 


es' 


naître  Dieu  et  à  se  connaître  soi-même.  La  connais- 

1.  «  Le  P.  Tournemine,  jésuite,  fit  iiiipriiiier,  eu  171:],  un  livre 
dp  VExistence  de  Dieu,  composé  par  },W  l'archevêque  de  Cambrai, 
auquel  il  avait  ajouté  une  préface  de  sa  façon.  Il  accusait  dans 
cette  préface  le  P.  Malebranclie  d'être  spinosiste.  » 

2.  Toutes  les  trois  ne  font,  comme  on  va  le  voir,  qu'un  même 
f^ntendemont.  La  volonté  est  étudiée  dans  la  seconde  partie  du 
Trait.'-. 


•r,  .M  A  LE  BRANCHE 

sfince  de  lums-iunnes  nous  doit  rlevcr  à  In  rn/nmlssance 

de  Dieu.  » 

Ksquissons  succinctement  cette  psychologie.  I/ànie 
HMinlt  «'H  «'Ile  deux  facultés  générales,  X entendement 
rt  la  volonté,  celle  «  fie  recevoir  plusieurs  idées,  c'est- 
à-dire  d'apercevoir  plusieurs  choses  »,  et  «  celle  de 
recevoir  jdusieurs  inclinations  ou  de  vouloir  dirterenles 
choses  ».  Celle-ci  se  rapporte  à  l'activité;  celle-là  à  la 
connaissance.  Mais  dans  la  connais^^ance  il  faut  discer- 
ner. De  même  cpie  dans  la  matière  il  va  lieu  de  ne  pas 
confondre  la  fiffurey  «  celle  qui  est  extérieure  »,  avec  la 
configuration,  «  la  ligure  qui  est  intérieure  »,  de  même 
l'àme  a  de  ses  idées  deux  sortes  de  perceptions  :  «  les 
perceptions  pures,  pour  ainsi  dire  superficielles  à 
l'àme  »,  et  «  les  sensibles  qui  la  pénètrent  plus  ou  moins 
vivement.  Telles  sont  le  plaisir  et  la  douleur,  la  lu- 
mière et  les  couleurs,  les  saveurs,  les  odeurs,  etc.  ».  Ces 
dernières  se  doivent  appeler  les  modifications  de  l'esprit, 
comme  les  différences  de  configuration  sont  dites  mo- 
difications de  la  matière.  Or,  {'entendement  consiste 
«m  cette  faculté  que  possède  l'esprit  de  recevoir  difle- 
rentes  idées  et  différentes  modifications;  laquelle  «  est, 
entièrement  passive  et  ne  renferme  aucune  action  » 
au  contraire  de  la  volonté,  toute  active,  soit  qu'elle  in^ 
cline,  soit  qu'elle  meuve,  et  que  l'on  peut  distinguer  ei 
volcmté  proprement  dite  et  en  liberté  (I,  ch.  i,  §  2.) 
•  (  )n  peut  introduire  dans  l'entendement  une  subdi* 
vision  nouvelle,  selon  que  les  objets  connus  par  l'en- 
lendciuent  sont  présents  ou  absents.  Dans  le  premier 
eas,  il  1rs  perçoit;  dans  le  second,  il  est  dit  les  imagi- 


.MAI.EBUANCIIR  27 

11.  r  :  (lrii\  tond i( MIS (1«^  la  môme  laculli'  qui  iR'dinV'icnl 
qnr  du  |>lus  au  moins  et  n'impliiiuent  en  elle  nul  i)ar- 
taee  essentiel,  o  F.es  sens  et  X imagination  ne  sont  que 
rcntcndeiut'ul ,  apercevant  les  objets  par  les  organes 
du  corps.  ^> 

DE    l'imagination 

(I.i\ri-  II.  th'  ht  liochvrchc  de  la  orritr.  ) 

Le  livre  que  la  Recherche  de  la  vérité  consacre  à 
l'imajiination,  présente,  après  ce  que  nous  venons  de 
dire,  un  intt'rèt  particulier  :  nous  y  apercevons,  réalisée 
et  vivante,  la  méthode  de  dédoublement  (jne  nous 
avons  résunif'e.  Les  deux  enquêtes,  Tune  organique, 
l'autre  psychique,  y  sont  menées  de  front,  mais  sans 
aucune  interférence  même  accidentelle  :  tout  du  long 
elles  se  côtoient,  mais  ne  se  confondent  jamais.  Par- 
courez-vous la  première  partie  de  ce  livre  et  les  pre- 
miers chapitres  de  la  seconde,  vous  vous  trouvez  égaré 
en  pleine  physiologie,  et  vous  doutez  si  c'est  réellement 
un  philosophe  théologien  qui  parle.  Terminez-vous 
la  seconde  partie  et  lisez-vous  la  troisième,  c'est  bien 
un  psychologue  et  un  moraliste,  je  dirais  même  un 
essayiste  que  vous  avez  devant  vous.  Les  deux  études 
ne  sont  point  non  plus  étrangères  l'ime  à  l'autre, 
comme  ces  lambeaux  dont  parle  Horace,  cousus 
enseudde  on  ne  sait  trop  i)Ourqu<>i.  Quand  le  physi<d(>- 
giste  dê'crit,  fnVfuemment  un  rapide  trait  psycholo- 
gicpie  signale  la  valeur  interne  du  fait  dont  le  tracé  or- 
ganique a  seul(Muenl   marcpii'  le  dehors;  et  quand  le 


28  MALKHJIANCIIK 

psytliolu^iir  analyse,  il  nous  ra[)[)ollo  avec  iiissistancc.' 
les  conditions  physiologiques  dont  le  phénomène  men- 
tal est  escorté.  Parallélisme  ,  non  identité. 

Physiologie  de  l'imagination.  —  Et  d'ahord,  com- 
menl  assignei-  la  ligne  précise  où  l'imagination  coiii- 
inence?  C'est  le  physiologiste  qui  nous  le  dira.  A  ne 
juger  les  choses  que  du  dedans,  i>ar  la  conscience, 
('omme  nous  disons  aujourd'hui ,  la  faculté  d'imaginer 
se  comporte  comme  celle  de  sentir  et  l'image  ne 
tliffère  i)oint  de  la  perception.  Il  est  vrai  que,  dans  1 
le  premier  cas,  l'objet  perçu  est  absent  et  qu'il  est 
présent  dans  le  second.  Mais' cela  même,  nous  ne  le 
savons  que  grâce  à  un  jugement,  i)ar  ime  inférence  H 
ultérieure.  Nous  n'avons  donc  point  ainsi  de  distinction 
fondamentale.  Cette  distinction,  demandons-la  aux  con- 
comitants organiques.  Les  filets  nerveux  dont  le  branle 
cause  nos  perceptions,  ont  une  extrémité  dans  le  cer- 
veau, une  au  dehors.  Est-ce  le  bout  extérieur  qui  est 
a'gité  :  l'àme  sent  et  elle  juge  présent  l'objet  de  sa  per- 
ception. «  Mais  s'il  n'y  a  que  les  filets  intérieurs  qui 
soient  légèrement  ébranlés  par  le  cours  des  esprits  ani- 
maux ou  de  quelque  autre  manière ,  l'àme  imagine  et 
juge  que  ce  qu'elle  imagine  n'est  point  au  dehors,  mais 
au  dedans  du  cerveau,  c'est-à-dire  qu'elle  aperçoit  un 
i >bjet  comme  absent.  »  D'où  cette  conclusion  si  profonde, 
4ont  les  travaux  contemporains  sur  la  pathologie  de 
l'esprit  :  hallucinations,  hypnotisme,  suggestion,  attes- 
tent de  plus  en  plus  l'exactitude  :  «  à  l'égard  de  ce  qui 
«e  passe  dans  le  corps,  le  sens  et  l'imagination  ne  dif- 
fèrent que  du  ]dus  <'t  du  moins.  »  Bref,  l'esprit,  sous 


MAi.KiiUANcm:  2a 

linéiques  formes  (ju'il  iiiint-iiic,  obéit  slrictein<*iil  aux 
Jois  de  la  sensibilitr'. 

I/àine  a  ainsi  le  don  de  percevoir  à  vide,  vA  il  lui  suilil 
l»our  cela  d'agir  (oonforinénicnt,  cela  va  sans  dire,  aux 
lois  de  son  union  avec  le  corps)  sur  cette  partie  du 
cerveau  oùrébranlenient  des  nerfs,  dans  la  perception 
vraie,  apporte  les  sensations.  Mais  elle  n'y  réussit  pas 
à  elle  seule.  Son  vouloir  est  cause  occasionnelle  et  rien 
de  plus.  Dieu  est  la  cause  absolue.  Mais  la  cause  actuelle 
<*t  immédiate  réside  en  l'organisme.  Cette  cause  est 
<louble  :  1°  l'action  des  esprits  animaux,  c'est-à-dire  ce 
eourant  des  plus  subtiles  et  vives  parties  dégagées  de 
notre  sang  et  dont  le  circuit  des  artères  au  cerveau,  du 
<:erveau  aux  muscles,  etc.,  compose  la  vie  consciente 
^lle-méme  ;  —  2°  l'ébranlement  des  fibres  cérébrales 
sur  lesquelles  les  images  sont  imprimées  par  les  es- 
prits. Ceux-ci  sont  le  burin  ;  celles-là  le  cuivre  où  incise 
et  creuse  le  graveur. 

Assurément  ces  hypothèses  scientifiques  n'appartien- 
nent plus  qu'à  l'histoire;  c'était  là,  si  l'on  veut,  comme 
de  l'anatomie  a  jiriori.  Mais  Malebranche,  tout  le 
premier,  prend  soin  de  nous  avertir  qu'il  n'a  pas  en 
toutes  ces  explications  une  foi  aveugle  ;  le  rôle  attri- 
bué notamment  à  la  glande  pinéale  par  le  Maître,  le 
laisse  quelque  peu  sceptique.  Il  ne  tient  pour  invulné- 
rable que  le  principe  de  méthode,  selon  nous  aussi 
Jiors  de  conteste  :  qui  veut  connaître  scientifiquement 
•4't  i)]iil(jsophiquement  à  la  fois  l'imagination,  devra 
l'étudier  non  seulement  dans  la  conscience,  mais  aussi , 
mais  d'abord  dans  le  cerveau. 


yo  MALEBUANCHE 

Aussi  s'aj)pli(|ur-t-il  à  distinguer  les  diverses  in- 
lluences  sous  1  empire  desquelles  esprits  animaux  et 
lilu-es  (('n'I» raies  peuvent  varier  d'un  individu  à  l'autre 
«'t  dun  individu  à  lui-même.  Par  ee  moyen  seul  on 
s'i'xpliquera  celte  prodigieuse  diversité  qui  se  ren- 
contr»'  dans  les  imaginations  et  dans  les  caractères. 
11  faudra  déterminer  les  lois  qui  régissent  la  liaison 
des  «  traces  »  cérébrales  entre  elles  et  subsidiai- 
rement  des  images  avec  ces  traces.  Traduisez  ces  lois, 
vous  avez  celles  de  l'imagination.  Les  dissemblances  de 
cette  faculté,  suivant  les  sexes,  suivant  les  âges,  suivant 
les  milieux,  suivant  l'éducation,  se  réduiront  ainsi,  en 
dernière  analyse,  à  des  difî'érences  organicjues.  Le  phy- 
siologique est  la  condition  du  mental.  A  la  rigueur,  on  se 
représente  le  philosophe  de  la  Vision  et  de  TAction  en 
Dieu  écrivant  de  la  pathologie  mentale  et  composant, 
H  sa  manière,  un  trait(''  des  Maladies  de  l'Imagination. 

Psychologie  et  critique  rationnelle.  —  Les  filets  ner- 
veux, les  traces  et  les  esprits  animaux  ne  sont  pas  tout. 
I^oin  de  là,  Malebranche  a  pris  garde,  au  premier  cha- 
})itre  de  ce  livre,  de  prévenir  toute  méprise.  L'imagi- 
nation comprend,  a-t-il  dit,  deux  choses  :  «  l'une  qui 
dé[)end  de  l'àme  même  et  l'autre  qui  dépend  du  corps. 
La[)remière  est  l'action  et  le  commandement  de  la  vo- 
lonté. La  seconde  est  l'obéissance  que  lui  rendent  les 
esprits  animaux...  et  les  libres...  »  (I,  §  2.)  Comment 
s'accomplit  cette  action  ?  Comment  est  formulé  et  trans- 
mis ce  commandement?  L'auteur  ne  nous  le  dit  pas,  ou 
plutôt  il  nous  laisse  à  le  sous-entendre.  Autant  il  a  pro- 
digué les  détails,  puisant  à  jjleines  mains  dans  la  phy- 


.AIAI.EBllANCIIH  31 

sinlo^'h'  (In  l('iii[>s,  nini's  ([ii'il  di-crivait  la  face  oxlcnic 
vl  ()rf?ani(|U('  clr  la  l'aciill»'  (pi'il  «Hiidio,  aulanl  il  se 
nionlre  rrscrv»',  iiiys;lrrieux,  quand  il  retourne  rohjcl 
de  son  examen  pour  en  considérer  la  face  interne  el 
pro[)rement  i)sychologique.  Nous  devinons  cependant 
ce  qu'il  ne  nous  dit  pas.  La  volonté  agit,  comme  causf^ 
orcasionnelle  et  en  vertu  des  lois  d'union  instituées,  réa- 
lisées par  Dieu.  Le  mé'canisme  de  cette  efïicace,  à  titr<' 
d'occasion,  nous  ne  le  connaissons  pas;  de  même  nous 
ignorons  quelle  est,  psychologiquement,  l'essence  de 
Timagination,  parce  que  nous  n'avons  de  notre  àme 
qu'une  idée  vague  et  confuse.  Pour  cette  raison  même, 
Malebranche  a  traité  de  l'imagination  surtout  en  natura- 
liste ;  pour  cette  raison,  après  avoir  revendiqué  les  droits 
du  psychologue,  il  n'en  a  bénéficié  que  discrètement. 

Aussi  bien,  le  psychologue,  chez  Malebranche,  traite 
cette  faculté  a^ec  une  défaveur  qui  va  jusqu'à  l'injus- 
tice. Sur  elle  il  rejette  toutes  les  fautes  et  déverse 
tous  les  ridicules  :  elle  devient  véritablement  le  bouc- 
émissaire  chargé  de  tous  les  péchés  de  la  raison.  L'hu- 
manité a-t-elle  aveuglément  subi  durant  tant  de  siè- 
cles le  joug  du  principe  d'autorité,  dans  la  philosophie 
et  dans  la  science  :  il  faut  s'en  prendre  à  l'imagination. 
La  lecture  fausse-t-elle  le  plus  souvent  l'esprit  des  per- 
sonnes d'étude  :  la  faute  en  est  à  l'imagination.  Une 
«rudition  déplacée  jette-t-elle  nombre  d'auteurs  en  de 
puériles  recherches  :  l'imagination.  Les  commenta- 
teurs en  viennent-ils  à  décerner  les  honneurs  divins  à 
un  Platon  et  à  un  Aristote  :  l'imagination.  Lesi)rit  de 
système  fait-il  a[tercev(>ir  toutes  choses  sous  un  faux 


32  MALEBRANCHE 

Jour  :  liiimgination.  La  chimie  elles  expériences  expo- 
fçent-ellesàde  grands  mécomptes  ceux  qui  s  y  adonnent  : 
rimaginali(jn.  Enfin  subissons-nous,  au  grand  doni- 
niag(;  lUt  notre  raison,  l'ascendant  de  ces  prodigieux 
artificiers  littéraires,  Tertullien,  Sénèque  et  Montaigne: 
loujours  l'iuiagination. 

De  là  ce  réquisitoire  humoristique  et  mordant  ipie 
Malebranche  dirige  contre  la  critique  littéraire,  contre 
Té'rudition  et  l'histoire  :  sorte  de  pamphlet  satirique 
<m  est  prise  h  partie  toute  étude  qui  ne  poursuit  pas 
comme  son  objet  exclusif  la  démonstration  directe  des 
vérités  rationnelles.  Au  xvn*'vsiècle  même  et  aux  yeux 
^e  Malebranche  qui,  en  dépit  de  sa  satire,  était  bel  et 
bien  un  savant  et  un  érudit,  il  y  avait  paradoxe  à  pré- 
coniser ainsi  l'ignorance  historique.  Le  paradoxe  du 
moins  y  est  manié  avec  un  agrément  extrême.  Quelques 
^iudroits  de  ce  badinage  peuvent  passer,  littérairement, 
pour  des  modèles.  L'écrivain  qui  pourchasse  l'imagi- 
nation de  si  vive  manière  lui  emprunte  ses  pièges  les 
plus  ingénieux  [)our  la  mieux  surprendre  ;  désireux 
d'étaler  en  pleine  lumière  les  travers  de  la  trompeuse, 
il  lui  dérobe  d'abord  ses  plus  riantes  couleurs.  Le  lec- 
teur fera  donc  sagement  de  ne  point  tout  jjrendre  au 
l)ied  de  la  lettre  et  de  se  souvenir  (pie  Malebranche  ne 
dédaignait  pas  quelque  ironie. 

Mais  lors  même  que  le  satirique  badine ,  le  philoso- 
phe ne  quitte  point  du  regard  l'idée  directrice  de  tout 
■ce  livre  :  «  l'inuigination  est  la  maîtresse  cause  de  nos 
«erreurs.  »  Et  cette  accusation,  nous  aurions  pu  la  pré- 
dire avant  ([u<'  l'expérience  journalière  nous  eût  édifiés. 


MAl.KiniANGIlE  33 

ijii'rsl-cc  ([uc  l'iinafilnation?  Un  prolongement  de  In 
perception,  un  (l;in^er«Mix  privilège  de  percevoir,  en 
l'absence  de  ce  que  l'on  perçoit.  Or,  nous  avons  vu  que 
les  sens  étaient  nos  premiers  artisans  d'erreur  :  nous 
leur  devons  ce  perpétuel  éblouissement  qui  nous  fait 
attribuer  une  valeur  réelle  aux  peintures  de  notre  sen- 
sibilité. Que  ne  sera-ce  pas  de  l'imagination,  faculté  pla- 
uiaire  sinon  pis  encore,  et  ([ue  Ton  pourrait  définir  : 
une  aggravation  de  la  sensibilité?  Encore  le  sens 
percevait-il  réellement,  au  moment  où  l'esprit  af- 
iirmait l'existence  de  son  objet  de  perception;  nous  in- 
terprétions mal  les  témoignages  de  notre  sensibilité  :  au 
moins  ces  dépositions  étaient  réelles.  Au  lieu  que  l'ima- 
gination ne  peut  même  alléguer  cette  demi-excuse  :  non 
seulement  elle  interprète  de  travers  ses  propres  rap- 
ports, mais,  de  plus,  ces  rapports  sont  fictifs  et  menson- 
irers.  Elle  ne  perçoit  seulement  pas,  quand  elle  allègue 
-es  perceptions;  les  impressions  dont  elle  s*autoris<' 
sont  illusoires  ;  elle  est  ébranlée  par  le  vide;  elle  touche 
non  pas  même  une  ombre  et  sent  à  faux  ce  qui  n'est  pas. 
Si  telle  est  notre  coAdition  présente  que  l'erreur  nous 
assiège  de  toutes  parts,  soit  que  nous  percevions  réel- 
lement ,  soit  que  nous  nous  figurions  percevoir;  si  nous 
sommes  condamnés  à  faillir  quand  nous  en  croyons 
nos  sens  et  que  nous  le  soj'ons  plus  encore  lors([ue 
nous  suivons  notre  imagination,  cpielle  ressource  nous 
reste-t-il  pour  éviter  tant  d'embûches  tendues  à 
notre  croyance,  et  quel  moyen  d'entrer  jamais  en  pos- 
session de  la  vérité?  Ce  moyen,  cette  ressource,  ne 
nous  (»nl  pas  été  enviés  :  le  grand  cartésien  nous  en  a 


;{i  MALEBRANCHE 

in^lniils  *lr>  riilxu»!.  Ri'cusant  iiii<»f;iiwiti()ii  cl,  scii.-i- 
iHlitr,  soyons  attentifs  à  consulter  notre  seule  raison  f t 
|.,ii  .'II.-  rt"|tli(>ri>-ri(uisjiis(|u'n  ce  Verbe  divin  de  qui pro- 
tnlriit  fniilc  iiilclligence,  loute  liberté,  toute  force,  et 
qui  est  la  lumière  de  nos  Ames,  le  feu  vivant  de  nos 
Milniilt's.  I*iir  là  nous  soiiiiiics  liiim'iK- iiiix  principes 
qui  ouvrr'ut  à  la  fois  et  ferment  le  cercle  de  la  spc'culîi- 
lion.  La  |)sychologie  et  la  physiologie  ont  rempli  leur 
lâche  :  le  rôle  de  la  métaphysique  commence  ou  re- 
commcnci'.  Où  rim.i.uiii.ilion  e!  les  sens  ont  échoué» 
rentendeiiK'ii!,  ("ol-ji-dire  u  l'esprit  pur  »  réussira. 

(iEORGES   LYON. 


OBSERVATION. 

Tout  embarras  sur  le  choix  cTun  texte,  les  variantes  à  intro- 
duire, les  leçons  à  discuter,  nous  a  été  épargné  par  Malebranche 
lui-uiênie.  11  a  pris  soin,  en  effet,  de  faire  précéder  la  sixième 
édition  de  son  Traité,  celle  de  1712,  d'un  avertissement  cfui  dé- 
bute ainsi  :  «  Je  crois  devoir  avertir  le  lecteur  que  de  toutes  les 
éditions  de  la  Recherchk  de  la  vérité,  à  Paris  et  ailleurs,  celle-ci 
est  la  plus  exacte  et  la  plus  ample.  »  Nous  nous  sommes  donc 
strictement  r.Mit'niinr'  à  r('dition  de  1712,  notablement  différente 
de  «-elle  (il'  Hûi.  et  (|ue  Malebranclio  recommande  comme  l'ex- 
pression exacte  et  d'^tinitivr  <|r  >;i  ]m'iis.''''. 


1)K    LA 


REGIIERCHE  DE  LA  YÉmïË 


LIVRE   SECOND 
DE    L'IMAGINATION 


PREMIERE    PARTIE 


CHAPITRE   PREMIER 

L  IDÉE  GÉNÉRALE  DE  l'iMAGINATIOX.  —  II.  QU'eLLE  RENFERME 
DEUX  FACULTÉS  ,  l'uXE  ACTIVE  ET  l'aUTRE  PASSIVE.  — 
Ilï.  CAUSE  GÉNÉRALE  DES  CHANGEMENTS  QUI  ARRIVENT  A 
l'imagination  DES  HOMMES,  ET  LE  FONDEMENT  DE  CE  SECOND 
LIVRE. 

Dans  le  Livre  précédent  nous  avons  traité  des  Sens. 
\ous  avons  tâché  d'en  expliquer  la  nature,  et  de  mar- 
quer précisément  l'usage  que  Ton  en  doit  faire.  Nous 
avons  découvert  les  principes  et  les  plus  générales  er- 
reurs dans  lesquelles  ils  nous  jettent;  et  nous  avons 
tâché  de  limiter  de  telle  sorte  leur  puissance,  qu'on 
doit  beaucoup  espérer  d'eux,  et  n'en  rien  craindre,  si 
on  les  relient  toujours  dans  les  bornes  que  nous  leur 
avons  prescrites.  Dans  ce  second  Livre  nous  traiterons 
de  l'Imagination  :  Tordre  naturel  nous  y  oblige;  car  il 
y  a  un  si  grand  rapport  entre  les  Sens  et  l'Imagination, 
qu'on  ne  doit  pas  les  séparer.  On  verra  même,  dans  la 


36  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA  VÉRITÉ 

suite,  que  ces  deux  facultés  ne  difirTont  entre  elles  que 

tlu  plus  ou  cKi  moins'. 

Voici  Tonlre  que  nous  gardons  dans  ce  Traité.  H 
est  divisé  en  trois  Parties.  Dans  la  première  nous  ex- 
pliquons les  causes  physiques  du  dérèglement  et 
des  erreurs  de  l'imagination.  Dans  la  seconde  nous 
faisons  quelque  application  de  ces  causes  aux  erreurs 
les  plus  générales  de  l'Imagination;  et  nous  parlons 
aussi  des  causes  que  l'on  peut  appeler  morales  de  ces 
erreurs.  Dans  la  troisième  nous  parlons  de  la  commu- 
nication contagieuse  des  imaginations  fortes. 

Si  la  plupart  des  choses  que  ce  Traité  contient,  ne 
sont  pas  si  nouvelles  que  celles' que  l'on  a  déjà  dites,  en 
expliquant  les  erreurs  des  Sens,  elles  ne  seront  pas 
toutefois  moins  utiles.  Les  personnes  éclairées  recon- 
naissent assez  les  erreurs  et  les  causes  même  des  er- 
reurs dont  je  traite;  mais  il  y  a  très  peu  de  personnes 
qui  y  fassent  assez  de  réflexion.  Je  ne  prétens  pas 
instruire  tout  le  monde,  j'instruis  les  ignorans,  et 
j'avertis  seulement  les  autres,  ou  plutôt  je  tâche  ici  do 
m'instruire,  de  m'avertir  moi-môme. 

I.  Nous  avons  dit,  dans  le  premier  Livre,  que  les  orga- 
nes de  nos  sens  étaient  composés  de  petits  filets  qui,  d'un 
côté,  se  terminent  aux  parties  extérieures  du  corps  et 
à  la  peau,  et  de  l'autre  aboutissent  vers  le  miHeu  du 
cerveau.  Or  ces  petits  filets  peuvent  être  remués  en 
deux  manières  ,  ou  en  commençant  par  les  bouts  qui  se 
terminent  dans  le  cerveau,  ou  par  ceux  qui  se  terml- 

1,  Ainsi  qu'il  va  être  expliqué,  le  mécanisme  des  deux  facultés 
est  le  même  :  devant  l'une  l'objet  est  présent ,  au  lieu  qu'il  est 
absent  de  l'autre  :  telle  est  la  maitressc  ditfércncc.  Toutes  deux 
dépendent  du  même  entendement,  «  cette  faculté  passive  •>  qu'a 
r.^me  d'apercevoir.  (T.  liv.  ï'*'",  ch.  i«r,  1.) 


DE   L'IMAGINATION  'M 

nent  au  dehors.  L'agitation  de  ces  petits  filets  ik; 
pouvant  se  communiquer  jusqu'au  cerveau,  que  l'àmo 
n'aperçoive  quelque  chose  ;  si  l'agitation  commence 
par  l'impression  que  les  objets  font  sur  la  surface  exté- 
rieure des  filets  de  nos  nerfs,  et  qu'elle  se  communique 
jusqu'au  cerveau,  alors  l'âme  sent  et  juge  que  ce  qu'elhî 
sent  est  au  dehors',  c'est-à-dire  qu'elle  appercoit  un 
objet  comme  présent.  Mais  s'il  n'y  a  que  les  filets  inté- 
rieurs qui  soient  légèrement  ébranlés  par  le  cours  des 
esprits  animaux  ^  ou  de  quelqu'autre  manière,  l'âme 
imagine,  et  juge  que  ce  qu'elle  imagine  n'est  point  au 
deliors,  mais  au  dedans  du  cerveau,  c'est-à-dire  qu'elle 
appercoit  un  objet  comme  absent.  Voilà  la  différence 
qu'il  y  a  entre  sentir  et  imaginer. 

Mais  il  faut  remarquer  que  les  fibres  du  cerveau  sont 
beaucoup  plus  agitées  par  l'impression  des  objets  que 
par  le  cours  des  esprits  ;  et  que  c'est  pour  cela  que 
l'âme  est  beaucoup  plus  touchée  par  les  objets  exté- 

1.  «  Par  un  jugemeat  naturel  dont  j'ai  parlé  en  plusieurs  en- 
droits du  livre  précédent.  '>  (N.  de  Malebr.,  6e  édit.)  V.,  en  effet, 
liv.  I,  ch.  X,  XI,  XII  et  sqq.  Ce  jugement  naturel,  source,  selon 
notre  auteur,  des  erreurs  les  plus  répandues,  est  celui  par  lequel 
l'ànie  attribue  aux  choses  ses  propres  sensations  et  admet,  par 
exemple,  si  la  main  se  brûle,  que  «  ce  qu'elle  sent  est  dans  la 
main  et  le  feu  ».  De  cette  erreur  nous  sommes  responsables,  car 
«  ce  jugement  naturel  est  presque  toujours  suivi  d'un  autre  ju- 
gement libre,  que  l'àme  a  pris  une  si  grande  habitude  de  faire 
qu'elle  ne  peut  presque  plus  s'en  empêcher  ».  (Liv.  1er,  ch.  x,  §  G.) 
Ainsi  la  maîtresse  erreur  est  le  réalisme  du  sens  commun. 

2.  Le  chapitre  ii  sera  consacré  au  développement  de  la  célèbre 
théorie  physiologique  empruntée  par  Malebranche  à  Descartes 
et  dont  le  T7'aUé  des  Passions  nous  offre  un  abrégé  si  précis 
(I,  §  10).  «  Par  le  cours  des  esprits  animaux,  ou  de  quelque  autre 
manière,  »  dit  l'auteur  que  nous  étudions,  indiquant  assez  qu'il 
ne  désigne  par  ces  mots  qu'une  hypothèse.  Nous,  modernes,  nous 
disons  :  «  processus  nerveux  »,  «  fluide  neuro-spinal  »  ;  l'expression 


3S  DE   LA   UKCHKUCHE   DE   LA  VÉRITÉ 

rieurs,  qu'elle  jugo  connue  i)résens,  et  comme  ca[)aljles 
de  lui  faire  sentir  du  plaisir  ou  de  la  douleur,  que  par 
le  cours  des  esprits  animaux.  Cep«3n(lant  il  arrive  qu(îl- 
quefois  dans  les  personnes  qui  ont  les  esprits  animaux 
fort  agités  par  des  jeûnes,  par  des  veilles,  par  quelcpie 
lièvre  chaude  ou  par  quelque  [)assion  violente,  que 
ces  esprits  remuent  les  fibres  intérieures  de  leur  cer- 
veau avec  autant  de  force  que  les  objets  extérieurs, 
de  sorte  que  ces  personnes  sentent  ce  qu'ils  ne  dcr 
vraient  qu'imaginer,  et  croyent  voir  devant  leurs  yeux 
des  objets  qui  ne  sont  que  dans  leur  imagination.  Gela 
montre  bien  qu'à  l'égard  de  ce  qui  se  passe  dans  le 
corps,  les  sens  et  l'imaginalicm' ne  difï'èrent  que  du  plus 
et  du  moins,  ainsi  que  je  viens  de  l'avancer  K 

Mais  afin  de  donner  une  idée  plus  distincte  et  plus 
particulière  de  l'imagination,  il  faut  sçavoir  que  toutes 
les  fois  qu'il  y  a  du  changement  dans  la  partie  du  cer- 
veau à  laquelle  les  nerfs  aboutissent,  il  arrive  aussi  du 
changement  dans  l'àme  :  c'est-à-dire,  comme  nous 
avons  déjà  expliqué,  que  s'il  arrive  dans  cette  partie 
quelque  mouvement  des  esprits  qui  change  quelque 

1.  Combien  il  y  aurait  peu  à  retouchera  cette  analyse  pour  la 
rendre  vraie  d'une  vérité  en  quelque  sorte  contemporaine  !  — 
N'est-ce  pas,  toutes  proportions  fîardées,  suivant  une  méthode 
analogue  que  les  psycho-physiologistes  rendent  compte  de  Thal- 
lucination,  ce  cas  extrême  do  l'acte  Imaginatif?...  «  Vraisembla- 
blement, disent  à  ce  sujet  MAL  Binet  et  Féré ,  les  deux  phéno- 
mènes perception  et  hallucination  emploient  le  même  ordre 
d'éléments  nerveux.  En  d'autres  termes,  l'hallucination  se  pas- 
serait dans  les  centres  où  sont  reçues  les  impressions  des  sens; 
elle  résulterait  d'une  excitation  des  centimes  senso)'iels  ».  (Revue 
scientif.,  10  juin  188.).)  Excitation  causée  «  par  les  esprits  ani- 
maux »,  aurait  dit  un  cartésien  ;  «  par  un  trouble  fonctionnel 
de  l'écorce  cérébrale  »,  dit  plus  exactement  un  psycho-physio- 
logiste. Mais,  au  fond,  pour  tous  deux  l'interprétation  du  phé- 
nomène est  la  même. 


DE    1/ IMAGINAT  ION  39 

p(Mi  Tordre  de  ses  libres,  il  arrive  aussi  (jnelque  })er- 
i  t'ption  nouvelle  dans  l'àme;  elle  sent  nécessairement, 
(iii  elle  ima^^ine  ([uebfue  chosci  de  nouveau  :  et  l'àme  ne 
IM'ut  jamais  rien  seiilir,  ni  rien  iuia,i;iner  de  nouveau, 
(|u'il  n'y  ait  du  chauiicmenf  dans  les  fibres  de  cette 
iiitMne  partie  du  cerveau  '. 

De  sorte  que  la  l'acuité  d'imaginer,  ou  l'imagination 
ne  consiste  que  dans  la  puissance  qu'a  l'àme  de  se  for- 
mer des  iuiages  des  objets,  en  produisant  du  change- 
ment dans  les  libres  de  cette  partie  du  cerveau ,  ({ue 
l'on  peut  appeler  partie  principale ,  parce  qu'elle  ré- 
pond à  toutes  les  parties  de  notre  corps,  et  que  c'est 
le  lieu  où  notre  àme  réside  immédiatement,  s'il  est  per- 
mis de  parler  ainsi. 

II.  Gela  fait  voir  clairement  que  cette  puissance  qu'a 
lame  de  former  des  images  renferme  deux  choses  : 
l'une  qui  dépend  de  l'àme  même,  et  l'autre  qui  dépend 
du  corps.  La  première  est  l'action,  et  le  commande- 
ment de  la  volonté.  La  seconde  est  l'obéissance  que  lui 
iM.'ndent  les  esprits  animaux  qui  tracent  ces  images  ^, 

1.  Point  de  fait  mental  qui  n'ait  son  concomitant  organique 
Rien  en  l'àme  qui  ne  se  traduise  dans  le  cerveau.  Cette  déclara- 
tion, qu'exige  l'idéalisme  de  Malobranche,  sauvegarde  les  droits 
de  la  physiologie  et  de  l'expérience.  Seule  l'hypothèse  de  «  cette 
partie  du  cerveau  »,  sur  laquelle  on  va  revenir  plus  bas,  est  su- 
jette k  caution. 

2.  Ainsi  l'àme  veut  se  donner  l'illusion  de  percevoir;  les  esprits 
;iiiiuiaux  et  le  cerveau  obéissent  :  voilà  l'imagination.  Cette 
théorie  soulève,  onl'jiperçoit  sans  peine,  bien  dos  difficultés.  La 
plus  grave  est  une  n])jection  de  fait.  Rien  ne  prouve  que,  psy- 
chologiquement, les  thoses  se  passent  ainsi  ;  que  ce  ne  soient 
pas,  au  contraire,  <(  les  fibres  du  cerveau  >  qui  commandent  et 
la  volonté  qui  obéit,  celles-là  en  suscitant  des  images,  celle-ci 
en  s'y  plaisant  et  arrêtant.  Quant  à  l'objection  d'un  autre  ordre  : 
«  Comment  la  volonté  mettrait-elle  le  cerveau  en  branle  ?  »  il  y 
sera  implicitement  répondu  dans  une  autre  partie  de  l'ouvrage, 
à  propos  du  mode  d'action  de  l'àme  sur  le  corps. 


.11  ni;    I  A    I!  F,  CHERCHE   DE  LA  VÉRITÉ 

j'I  !«':>  liljiL'n  (hi  ct!i'veau  sur  lesquelles  elles  (Inivcul 
elre  gravées.  Dans  cet  ouvrage,  on  ai)pelle  indiliV-rein- 
menl  du  nom  d'imagifiation  Tune  et  l'autre  de  ces  deux 
choses,  et  on  ne  les  distingue  point  par  les  mots  (ïaclive 
et  de  passive  qu'on  leur  i)Ourrait  donner;  parce  que  le 
sens  de  la  chose  dont  on  p.irlc  marque  assez  dela([uelle 
des  deux  on  entend  ]),nl(i\  -i  r\^^iàiiVimagination  ac- 
tive de  l'àme  ou  de  ï'h//n>/i,/nh'>>/i  passive  du  corps  *. 

On  ne  détermine  })oint  encore  en  [xirticulier  (pielle 
est  cette  partie  principale  dont  on  vient  de  parler.  Pre- 
iiiicitiii(!il .  |f,irce  qu'un  le  ci'oil  assez  inutile.  Sec()n(l(.'- 
menl,  parer  ipie  cela  est  fort  incertain.  Et  enlin  parce 
que  n'en  [xuiv.uit  convaincre'  les  autres,  à  cause  que 
c'est  un  faitqui  ne  se  |mii!  prouver  ici,  quand  on  s<'rait 
très  assnn-  quelle  est  ei.'tle  partie  principale,  ou  croit 
qu'il  serai!  iiiieux  de  n'en  rien  dire. 

(Jwe  ce  soit  donc,  selon  le  sentiment  de  Willi-  -,  dans 
]('<  ilt'MX  petits  C(>r|)s  qu'il  appelle  corporastriala,  que 
i.-idc  II-  -.11  -  cnjjiniun  ^;  que  les  sinuosités  du  cerveau 
(•(in-fi'\  rnl  les  c-ikm-cs  de  la  mémoire;  et  que  le  corps 
calleux  soil  le  siège  de  l'imagination  '  ;  que  ce  soit  sui- 

1.  Le  physiologiste  et  le  psychologue  sont  donc  admis  à  étu- 
dier l'imagination  chacun  pour  son  compte  et  parallèlement  l'un 
à  l'autre.  Nulle  nécessité  de  sacrifier  l'un  des  deux.  C'est  un 
point  sur  lequel  on  ne  saurait  insister  trop. 

2.  Physiologiste  et  médecin  anglais  M022-167o)  qui,  l'un  des 
premiers,  pressentit  de  quel  secours  les  progrès  de  la  chimie 
naissante  seraient  à  la  science  de  la  vie.  Son  livre  Cerebri  Ana~^m 
tome,  pul)li('  eu  UiG4,  a  conservé  même  pour  des  modernes  uuq^H 
haute  val'iii".  ^"I 

3.  «...  In  (livi  rsis  organis  distinctis  sensionumactus  obeuntur^ 
iidemque  omnes,  utut  specie  ditïereutes ,  et  multifariam  accur- 
rentes,  iutra  idem  commune  sensorium,  scilicet,  corpora  striata 
exhibentur...  »  (Willis,  de  Anima  brutovum,  ch.  ^:de  Sensu  in 


A  via 


i  dire,  les  corps  striés  sont  pour  Willis  un  canal  où  les- 


DE    I/IMAGl  NATION  41 

v.iiil  le  >('nliiu('nl  de  FerneP  dans  la  pic-mère,  qui  cn- 
\  cloppe  la  substance  du  cerveau^  ;  que  ce  soit  dans  la 
Glande  pinéale  de  M.  Descartes  ;  ou  enfin  dans  quel- 
qu'autre  partie  inconnue  jusques  ici,  que  notre  àme 
exerce  ses  principales  fonctions,  on  ne  s'en  met  pas 
fort  en  peine.  11  suffit  qu'il  y  ait  une  partie  principale  ; 
et  cela  est  même  absolument  nécessaire  ^,  comme  aussi 

iiiiprossioiis  sensibles  se  rassemblent  et  s'unissent.  Mais  les  plus 
faibles  s'y  arrêtent  ;  au  contraire,  les  fortes  le  traversent  et  vont, 
jusque  dans  le  corps  calleux,  éveiller  l'imagination  et  la  mé- 
moire :«...  Sin  vcro  (quod  sa^pius  usu  venit)  objecti  impulsus 
sit  fortior,  sensus  ab  inde  cxcitatus,  tanquàm  vehemens  aqua- 
rum  in  obiceni  pcrforatum  undulatio,  tum  roj^pora  slriata '^nv- 
tim  trajicit,  atque  in  corpus  callosum  pergens ,  sjT'pè  duos  alios 
sensus  internos,  ncmpc  i/naginationem  et  memoynam,  scilicet  alte- 
rum,  aut  utrumque  ciet...  »  (Id.,  ib.) 

1.  Illustre  savant  français  (Ii97-l")y8)  qui  fut —  bien  malgré 
lui  et  contraint  par  la  confiance  du  prince  —  le  médecin  de 
Henri  II.  La  pratique  de  la  médecine  n'accaparait  point  son  ac- 
tivité. 11  consacra  à  la  cosmologie  d'importants  travaux.  C'est 
ainsi  qu'on  lui  a  fait  honneur  d'avoir,  le  premier  des  modernes, 
entrepris  de  mesurer  un  degré  du  méridien. 

2.  «  Sentiens  ea  et  cognoscens  anima  in  cercbri  quidem  cor- 
pore  tanquàm  in  arce  et  propria  sede  penitus  insedit,  quod 
inde  proprium  sentiendi  instrumentum  appellant.  Id  etiam  pri- 
marium  sensum  dixere,  quod  reliqui  sensus  externi  ei  omnes 
circumjecti  proximè  assideant,  in  quos  et  in  omne  corpus  ner- 
vorum  propagines  dispersœ  sunt,  quibus  anima  vires  suas  clfun- 
dit.  »    Kernel,  Medicina,  liv.  V,  ch.  vni.) 

3.  Cette  raison  péremptoire,  telle  que  la  donne  Descartes, 
est  la  suivante  :  «...  D'autant  que  nous  n'avons  qu'une  seule  et 
simple  pensée  d'une  même  chose  en  même  temps,  il  faut  né- 
cessairement qu'il  y  ait  quelque  lieu  où  les  deux  images  qui 
viennent  parles  deux  yeux,  où  les  deux  autres  impressions  qui 
viennent  d'un  seul  objet  parles  doubles  organes  des  autres  sens, 
se  puissent  assembler  en  une  avant  qu'elles  parviennent  à  l'âme, 
afin  qu'elles  ne  lui  représentent  pas  deux  objets  au  lieu  d'un.  » 
(/Vm.  I,  §  :}2.)  La  glande  pinéale,  n'étant  pas  un  organe  pair, 
avait  paru  réunir  les  conditions  favorablos  pour  jouer  ce  rAle 
de  sf'nsorium  physiologique.  Quant  aux  relations  de  la  glande 
avec  les  esprits  animaux,  les  nerfs  et  les  muscles  moteurs,  on 
eu  trouvera  le  détail  dans  le  Traité,  de  ilioutrue. 


42  DE   LA    IIKCIIEHCHK    DK    l.A    VKHITÉ 

que  lo  fond  du  Système  de  M.  Descartes  subsiste.  Car  il 
faut  remarquer  que  quand  il  se  serait  trompé,  comme  il 
y  a  bien  de  rai)i)arenee,  b)rsqu'il  a  assuri*  que  c'est  à  la 
(ilandc/3//R'a/eque  1  ame  est  immédiatement  unie;  cela 
toutefois  ne  pourrait  faire  de  tort  au  fond  de  son  Sys- 
tème, duquel  on  tirera  toujours  toutf^  l'utilité  qu'on 
peut  attendre  du  véritable,  pour  avancer  dans  la  con- 
naissance de  l'homme. 

m.  Puis  donc  que  Timagination  ne  consiste  que 
dans  la  force  qu'a  l'àme  de  se  former  des  images  des 
objets,  en  les  imprimant,  pour  ainsi  dire,  dans  les  libres 
de  son  cerveau  ;  plus  les  vestiges  des  esprits  animaux, 
qui  sont  les  traits  de  ces  images,  seront  grands  et  dis- 
tincts, plus  l'àme  imaginera  fortement  et  distinctement 
ces  objets.  Or  de  même  que  la  largeur,  la  profondeur 
et  la  netteté  des  traits  de  quelque  gravure  dépend  de 
la  force  dont  le  burin  agit,  et  de  l'obéissance  que  rend 
le  cuivre  :  ainsi  la  profondeur  et  la  netteté  des  vestiges 
de  l'imagination  dépend  de  la  force  des  esprits  ani- 
maux, et  de  la  constitution  des  fibres  du  cerveau  ;  et 
c'est  la  variété  qui  se  trouve  dans  ces  deux  choses  qui 
fait  presque  toute  cette  grande  différence  que  nous  re- 
marquons entre  les  esprits. 

Car  il  est  assez  facile  de  rendie  raison  de  tous  les 
différens  caractères  qui  se  rencontrent  dans  les  esprits 
des  hommes  :  d'un  cùté  par  l'abondance  et  la  disette , 
par  l'agitation  et  la  lenteur,  par  la  grosseur  et  la  pe- 
titesse des  esprits  animaux  ;  et  de  l'autre  par  la  déli- 
catesse et  la  grossièreté,  par  l'humidité  et  la  séche- 
resse, par  la  fiicilité  et  la  difficulté  de  se  ployer  des 
fibres  du  cerveau  ;  et  enfin  par  le  rapport  que  les  es- 
prits animaux  peuvent  avoir  avec  ces  fibres.  Et  il 
serait  fort  à  propos  que  d'abord  chacun  tachât  d'ima- 


DE   L'IMACINATION  43 

uinci-  Inules  les  dinVTentes  combinaisons  de  ces  choses, 
t'I  (jii'on  les  appliquât  soi-même  à  toutes  les  diflerences 
(|u'on  a  remarquées  entre  les  esprits^;  parce  qu'il  est 
toujours  plus  utile  et  même  plus  agréable  de  faire  usage 
de  son  esprit,  et  de  l'accoutumer  ainsi  à  découvrir  par 
lui-même  la  vérité,  que  de  le  laisser  corrompre  dans 
l'oisiveté,  en  ne  rappli(iuant  qu'à  des  choses  toutes 
digérées  et  toutes  développées.  Outre  qu'il  y  a  des 
«hoses  si  délicates  et  si  fines  dans  la  diflerence  des  es- 
prits, qu'on  peut  bien  quelquefois  les  découvrir  et  les 
sentir  soi-même ,  mais  on  ne  peut  pas  les  représenter 
ni  les  faire  sentir  aux  autres. 

Mais,  afin  d'expliquer  autant  qu'on  le  peut  toutes  ces 
différences  qui  se  trouvent  entre  les  esprits,  et  afin 
(pi'un  chacun  remarque  plus  aisément  dans  le  sien 
uiéme  la  cause  de  tous  les  changemens  qu'il  y  sent 
•  'u  difl'érens  tems,  il  semble  à  propos  d'examiner  en 
,i;ênéral  les  causes  des  changemens  qui  arrivent  dans 
les  esprits  animaux  et  dans  les  fibres  du  cerveau; 
parce  qu'ainsi  on  découvrira  tous  ceux  qui  se  trouvent 
dans  l'imagination. 

L'homme  ne  demeure  guères  longtems  semblable  à 
lui-même  ;  tout  le  monde  a  assez  de  preuves  intérieures 
de  son  inconstance  :  on  juge  tantôt  d'une  façon  et  tan- 
tôt d'une  autre  sur  le  même  sujet;  en  un  mot,  la  vie 
de  l'homme  ne  consiste  que  dans  la  circulation  du 

1.  Ce  serait  là  une  sorte  d'application  a  priori  de  la  physio- 
logie à  la  psychologie,  application  dépourvue  de  tout  contrôle 
expérimental.  Car,  s'il  y  a,  comme  on  va  le  dire,  «  des  choses  si 
délicates  et  si  Unes  dans  la  dilférence  des  esprits  »,  que  dirons- 
nous  de  la  ditîérence  des  libres  et  des  esprits  animaux?  Celle-là, 
nous  pouvons,  aidés  de  la  conscience,  la  deviner  et  l'induire; 
l)0ur  celle-ci,  que  pouvons-nous  sinon  l'imaginer,  et,  plus  exac- 
tement, la  supposer  ? 


a  DE   LA   HECIIERGHE   DE   LA  VÉRITÉ 

-an^,  et  dans  une  autre  circulation  de  pensées  et  de 
désirs;  et  il  semble  qu'on  ne  puisse  guère  mieux  em- 
ployer son  tems  qu'à  rechercher  les  causes  de  ces 
(!hangemens  qui  nous  arrivent,  et  apprendre  ainsi  à 
nous  connaître  nous-mêmes. 


CHAPITRES  II-IV 

Dans  les  trois  chapitres  qui  suivent  Malebranche  va,  se- 
lon le  plan  qu'il  s'est  tracé,  exposer  les  origines  physiologi- 
ques de  l'imagination,  afin  de  découvrir,  dans  la  diversité 
des  conditions,  l'explication  de  la  diversité  des  caractères. 
Naturellement,  il  n'a  pu  faire  usage  que  des  données  ou  in- 
suffisantes ou  fausses  dont  disposait  la  science  de  son  temps. 

Le  chapitre  ii  traite  des  esprits  animaux,  de  leur  forma- 
lion,  de  leurs  changements,  de  leur  passage  du  chyle  au 
sang,  du  sang  au  cœur,  des  artères  au  cerveau.  Il  compare 
leur  production  à  la  fermentation  du  vin.  «  Le  vin  est  si 
spiritueux  que  ce  sont  des  esprits  animaux  presque  tout 
formés,  mais  des  esprits  libertins...  »  Le  paragraphe  est 
joli. 

Le  chapitre  m  insiste  sur  les  changements  que  peut  ap- 
porter dans  les  esprits  animaux  la  nature  de  l'air  qu'on  res- 
pire. L'air,  en  effet,  se  mêle  au  sang,  et  contribue  par  con- 
séquent à  en  former  les  particules  subtiles  qui  ne  sont  autres 
que  les  esprits. 

Le  chapitre  iv  énumère  les  changements  qui  résultent 
pour  les  esprits  de  la  «  différente  agitation  des  nerfs  ».  Et, 
en  passant,  Tauteur  malmène  assez  vivement  Lucrèce  et  les 
théoriciens  du  hasard.  «  Tout  cela  ne  se  fait  que  par  ma- 
chine, »  sans  notre  volonté  et  notre  assentiment,  mais  non 
<à  l'aveugle  et  sans  un  suprême  dessein. 


DE    I/I.MA<;iNAT10N  io 


CHAPITHK   V 

I.  DE  LA  LIAISON  DES  IDÉKS  DE  l'esPRIT  AVEC  LES  TRACES  DU 
CERVEAU.  —  II.  DE  LA  LIAISON  RÉCIPROQUE  QUI  EST  ENTRE 
CES    TRACES.  —  lll.  —  DE   LA  MÉMOIRE.  —  IV.  DES  HABITUDES. 

De  toutes  les  choses  matérielles  il  n'y  en  a  point  de 
plus  digne  de  l'application  des  hommes  que  la  struc- 
ture de  leur  corps,  et  que  la  correspondance  qui  est 
entre  toutes  les  parties  qui  le  composent;  et  de  toutes 
les  choses  spirituelles  il  n'y  en  a  point  dont  la  connais- 
sance leur  soit  plus  nécessaire  que  celle  de  leur  àme, 
et  de  tous  les  rapports  qu'elle  a  indispensablementavec 
Dieu,  et  naturellement  avec  le  corps. 

Il  ne  suifit  pas  de  sentir  ou  de  connaître  confusément, 
que  les  traces  du  cerveau  sont  liées  les  unes  avec  les 
autres,  et  qu'elles  sont  suivies  du  mouvement  des  es- 
prits animaux  ;  que  les  traces  réveillées  dans  le  cer- 
veau réveillent  des  idées  dans  l'esprit,  et  que  des  mou- 
vemens  excités  dans  les  esprits  animaux  excitent  ces 
passions  dans  la  volonté.  Il  faut,  autant  qu'on  le  peut, 
sravoir  distinctement  la  cause  de  toutes  ces  liaisons  dif- 
férentes, et  principalement  les  effets  qu'elles  sont  ca- 
pables de  produire. 

Il  en  faut  connaître  la  cause,  parce  qu'il  faut  connaî- 
tre celui  qui  seul  est  capable  d'agir  en  nous,  et  de  nous 
rendre  heureux  ou  malheureux  ;  et  il  en  faut  connaî- 
tre les  effets,  parce  qu'il  faut  nous  connaître  nous- 
mêmes  autant  que  nous  le  pouvons,  et  les  autres  hom- 
mes avec  qui  nous  devons  vivre.  Alors  nous  scaurons  les 

3. 


4Û  DE   LA   RECHEUCIIK    l)K   LA   VEIUTE 

moyens  de  nous  conduire  et  de  nous  conserver  nous- 
mêmes  dans  l'étal  le  plus  heureux  et  le  plus  i)arfait  où 
l'on  puisse  parvenir,  selon  l'ordre  de  la  nature  et  selon 
les  r«>gles  de  l'Évangile;  et  nous  pourrons  vivre  avec 
les  autres  hommes,  en  connaissant  exactement  et  les 
moyens  de  nous  en  servir  dans  nos  hc^oins,  et  ceux 
de  les  aider  dans  leurs  misères  *. 

Je  ne  [)r«''tens  pas  explicjucr  dans  ce  Chapitre  un 
sujet  si  vaste  et  si  étendu.  Je  ne  prétens  pas  même  de 
le  faire  entièrement  dans  tout  cet  ouvrage.  Il  y  a  beau- 
coup de  clioses  que  je  ne  connais  pas  encore,  et  que  je 
n'espère  pas  de  bien  connaître  ;  et  il  y  en  a  quelques- 
unes  que  je  crois  sçavoir,  et  Vjue  je  ne  puis  expliquer. 
Car  il  n'y  a  point  d'esprit,  si  petit  qu'il  soit,  qui  ne  puisse, 
en  méditant,  découvrir  plus  de  vérités  que  l'homme  du 
monde  le  plus  éloquent  n'en  pourrait  déduire  ^. 

1.  11  ne  faut  pas  s'imaginer,  comme  la  plupart  des 
Philosophes,  que  resj)rit  devient  corps  lorsqu'il  s'unit 
au  corps  ,  et  que  le  corps  devient  esprit  lorsqu'il  s'unit 
à  l'esprit.  L'àme  n'est  point  répandue  dans  toutes  les 
parties  du  corps,  alin  de  lui  donner  la  vie  elle  mouve- 
ment, comme  l'imagination  se  le  figure;  et  le  corps  ne 
devient  point  capable  de  sentiment  par  l'union  qu'il  a 
avec  l'esprit,  comme  nos  sens  faux  et  trompeurs  sem- 
bhmt  nous  en  convaincre.  Chaque  substance  demeure 
ce  qu'elle  est,  et  comme  l'àme  n'est  point  capable  d'éten- 
due et  de  mouvement,  le  corps  n'est  point  capable  de 


1.  Ce  n'est  donc  pas  seulement  la  psychologie,  c'est  encore  la 
morale  elle-même  qui  exige  une  connaissance  exacte  des  antécé- 
dents et  conditions  organiques  auxquels  l'activité  mentale  est 
assujettie. 

2.  Cf.  le  début  du  Discoio^s  de  la  Méthode.  Mais  ici  le  «  bon 
sens  »  ne  sufUt  pas  ;  il  faut  aussi  la  méditation. 


DE    L'IMACiliNAïlON  47 

sentiment  et  d'inclination  '.  Toute  l'alliance  de  l'esprit 
et  du  corps  cpii  nous  est  connue,  consiste  dans  une 
correspondance  naturelle  et  mutuelle  ^  des  pensées  de 
l'àme  avec  les  traces  du  cerveau ,  et  des  émotions  de 
lame  avec  les  mouvemens  des  esprits  animaux. 

Dès  que  1  ame  reçoit  quelques  nouvelles  idées,  il 
s'imprime  dans  le  cerveau  de  nouvelles  traces,  et  dès 
«pie  les  objets  produisent  de  nouvelles  traces,  l'àme 
reçoit  de  nouvelles  idées.  Ce  n'est  pas  qu'elle  considère 
ces  traces,  puisqu'elle  n'en  a  aucune  connaissance  ;  ni 
(pie  ces  traces  renferment  ces  idées,  puisqu'elles  n'y 
ont  aucun  rapport  ;  ni  enfin  qu'elle  reçoive  ses  idées 
de  ces  traces  :  car,  comme  nous  expliquerons  dans  le 
troisième  Livre,  il  n'est  pas  concevable  que  l'esprit  re- 
çoive quelque  chose  du  corps,  et  qu'il  devienne  plus 
éclairé  qu'il  n'est,  en  se  tournant  vers  lui,  ainsi  que  les 
Philosophes  le  prétendent,  qui  veulent  que  ce  soit  par 
conversion  aux  fantômes  ou  aux  traces  du  cerveau, 
per  conversionem  ad  phantasmata ,  que  l'esprit  apper- 
çoive  toutes  choses^.  Mais  tout  cela  se  fait  en  consé- 
quence des  lois  générales  de  l'union  de  l'àme  et  du 
corps,  ce  que  j'expliquerai  au  même  endroit. 

1.  C'est  là,  comme  Ton  sait,  un  des  axiomes  de  la  philosophie 
cartésienne. 

2.  Nous  voilà  bien  près  de  l'harmonie  préétablie  de  Leibniz. 

3.  Comment  nous  avons  des  idées,  en  quoi  elles  consistent, 
d'où  elles  procèdent ,  c'est  ce  que  nous  apprendra  la  seconde 
partie  du  livre  III,  métaphysiquementla  plus  importante  de  tout 
l'ouvrage.  Nos  idées  ne  nous  viennent  pas  des  objets,  puisque 
l'esprit  ne  peut  rien  recevoir  des  choses  (ch.  ii)  ;  elles  ne  sont  pas 
davantage  façonnées  par  l'àme  elle-même,  à  qui  une  telle  puis- 
sance créatrice  n'est  évidemment  pas  dévolue  (ch.  \\i).  Une  éli- 
mination méthodique  ayant  de  la  sorte  écarté  tous  les  modes 
d'explication  qui  s'offraient  à  nous,  il  reste  une  dernière  hypo- 
thèse, désormais  acquise  :  que  nous  voyons  toutes  choses  en 
Dieu. 


48  DE   LA   RECHERCHE   UE   LA  VÉRITÉ 

De  même,  dès  que  l'àme  veut  que  le  bras  soit  mû, 
(funiqu'elle  ne  srache  pas  seulement  ce  qu'il  faut  faire 
pour  le  remuer ,  et  dès  que  les  esprits  animaux  sont  agi- 
tés, Tàme  se  trouve  émue,  quoiqu'elle  ne  ne  sçache  pas 
seulement  s'il  y  a  dans  son  corps  des  esprits  ani- 
maux*. 

Lorsque  je  traiterai  des  passions,  je  parlerai  de  la 
liaison  qu'il  y  a  entre  les  traces  du  cerveau  et  les  mou- 
vemens  des  esprits,  et  de  celle  qui  est  entre  les  idées 
et  les  émotions  de  l'àme,  car  toutes  les  passions  en  dé- 
pendent ^.  Je  dois  seulement  parler  ici  de  la  liaison  des 
idées  avec  les  traces,  et  de  la  liaison  des  traces  les  unes 
avec  les  autres.  v 

Il  y  a  trois  causes  fort  considérables  de  la  liaison  des 
idées  avec  les  traces.  La  première,  et  que  les  autres 
supposent,  est  la  nature,  ou  la  volonté  constante  et  im- 
muable du  Créateur.  11  y  a,  par  exemple,  une  liaison 
naturelle,  et  qui  ne  dépend  point  de  notre  volonté,  en- 
tre les  traces  que  produisent  un  arbre  ou  une  monta- 
gne que  nous  voyons,  et  les  idées  d'arbre  et  de  monta- 
gne ;  entre  les  traces  que  produisent  dans  notre  cerveau 
le  cri  d'un  homme  ou  d'un  animal  qui  souffre  et  que 
nous  entendons  se  plaindre,  lair  du  visage  d'un  homme 
qui  nous  menace  ou  qui  nous  craint,  et  les  idées  de 
douleur,  de  force,  de  faiblesse,  et  même  entre  les  sen- 


1.  Nous  voyons  en  Dieu  les  corps;  nous  les  connaissons  donc 
par  leurs  idées.  Au  contraire,  nous  ne  voyons  pas  notre  âme  en 
Dieu  ;  «  nous  ne  la  connaissons  que  par  conscience,  et  c'est  pour 
cela  que  la  connaissance  que  nous  en  avons  est  imparfaite...  Si 
nous  avions  une  idée  de  l'àme  aussi  claire  que  celle  que  nous 
avons  du  corps,  cette  idée  nous  l'eût  trop  fait  considérer  comme 
séparée  de  lui.  Ainsi  elle  eût  diminué  l'union  de  notre  àmeavec 
notre  corps...  ».  (Liv.  III,  2^  partie,  ch.  vu.) 

2.  C'est  l'objet  du  livre  V. 


DE    L'IMAGINATION  49 

timens  de  compassion,  de  civainle  et  de  courage  qui  se 
produisent  en  nous  *. 

Ces  liaisons  naturelles  sont  les  plus  fortes  de  toutes; 
elles  sont  semblables  généralement  dans  tous  les 
hommes,  et  elles  sont  absolument  nécessaires  h  la 
conservation  de  la  vie.  C'est  pourquoi  elles  ne  dépen- 
dent point  de  notre  volonté.  Car,  si  la  liaison  des  idées 
avec  les  sons  et  certains  caractères  est  faible,  et  fort 
différente  dans  différents  pays,  c'est  qu'elle  dépend  de 
la  volonté  faible  et  changeante  des  hommes  :  et  la  rai- 
son pour  laquelle  elle  en  dépend,  c'est  parce  que  cette 
liaison  n'est  point  absolument  nécessaire  pour  vivre, 
mais  seulement  pour  vivre  comme  des  hommes  qui 
doivent  former  entr'eux  une  société  raisonnable. 

La  seconde  cause  de  la  liaison  des  idées  avec  les 
traces,  c'est  Videntité  du  temps.  Car  il  suffit  souvent 
que  nous  ayons  eu  certaines  pensées  dans  le  tems 
qu'il  y  avait  dans  notre  cerveau  quelques  nouvelles 
traces,  afin  que  ces  traces  ne  puissent  plus  se  produire 
sans  que  nous  ayions  de  nouveau  ces  mêmes  pensées. 
Si  l'idée  de  Dieu  s'est  présentée  à  mon  esprit  dans  le 
même  temps  que  mon  cerveau  a  été  frappé  de  ja  vue 
de  ces  trois  caractères  iah,  ou  du  sonde  ce  même  mot, 
il  suffira  que  les  traces  que  ces  caractères,  ou  leur 
son  ,  auront  produites,  se  réveillent  afin  que  je  pense 
à  Dieu;  et  je  ne  pourrai  penser  à  Dieu  qu'il  ne  se  pro- 
duise dans  mon  cerveau  quelques  traces  confuses  des 
caractères,  ou  des  sons  qui  auront  accompagné  les 
pensées  que  j'aurai  eues  de  Dieu  :  car  le  cerveau  n'étant 

1.  Ainsi  nos  sensations  sont  des  signes  naturels  auxquels  tous 
les  hommes  attachent  d'instinct  le  même  sens.  A  peu  près  de 
même  Berkeley  fera  des  couleurs  et  autres  qualités  dites  secondes 
un  langage  dans  lequel  l'Auteur  du  monde  dit  sa  création. 


50  DE   LA   RECJIEUCIIE   DE   LA   VÉRITÉ 

jamais  sans  traces,  il  a  toujours  celles  qui  ont  (|iic]que 
rapport  à  ce  que  nous  pensons,  (]uoique  souvent  ces 
traces  soient  fort  imparfaites  et  fort  confuses. 

La  troisième  cause  de  la  liaison  des  idées  avec  les 
traces,  et  qui  su[)pose  toujours  les  doux  autres,  c'est 
la  volonté  des  hommes.  Cette  volonté  est  nécessaire 
afin  que  cette  liaison  des  idées  avec  les  traces  soit  ré- 
glée et  accommodée  à  l'usage.  Car,  si  les  hommes  n'a- 
vaient pas  naturellement  de  l'inclination  à  convenir 
entre  eux  pour  attacher  leurs  idées  à  des  signes  sensi- 
hles,  non  seulement  cette  liaison  des  idées  serait  entiè- 
rement inutile  pour  la  société,  mais  elle  serait  encore 
fort  déréglée  et  fort  imparfaite .v 

Premièrement,  parce  que  les  idées  ne  se  lient  forte- 
ment avec  les  traces  que  lorsque,  les  esprits  étant  agi- 
tés, ils  rendent  ces  traces  profondes  et  durables.  De 
sorte  que  les  esprits  n'étant  agités  que  par  les  passions, 
si  les  hommes  n'en  avaient  aucune  pour  communiquer 
leurs  sentimens  et  pour  entrer  dans  ceux  des  autres, 
il  est  évident  que  la  liaison  exacte  de  leurs  idées  à  cer- 
taines traces  serait  bien  faible,  puisqu'ils  ne  s'assujet- 
tissent à  ces  liaisons  exactes  et  régulières  que  pour  se 
communiquer  leurs  pensées. 

Secondement,  la  répétition  de  la  rencontre  des  mêmes 
idées  avec  les  mêmes  traces  étant  nécessaire  pour  for- 
mer uneli  aison  qui  se  puisse  conserver  longtems,  puis- 
qu'une première  rencontre ,  si  elle  n'est  accompagnée 
d'un  mouvement  violent  d'esprits  animaux,  ne  peut 
faire  de  fortes  liaisons,  il  est  clair  que  si  les  hommes 
ne  voulaient  pas  convenir,  ce  serait  le  plus  grand  ha- 
sard du  monde,  s'il  arrivait  de  ces  rencontres  des 
mêmes  idées  et  des  mêmes  traces.  Ainsi  la  volonté  des 
hommes  est  nécessaire  pour  régler  la  liaison  des  mêmes 


DE   L'IMAGINATION  51 

idi't's  avec  les  moines  traces;  quoique  cette  volonté  de 
convenir  ne  soit  pas  tant  un  effet  de  leur  choix  et  de 
leur  raison  qu'une  impression  de  l'Auteur  de  la  nature 
(pii  nous  a  tous  faits  les  uns  pour  les  autres,  et  avec 
une  inclination  très  forte  à  nous  unir  par  l'esprit,  au- 
tant que  nous  le  sommes  par  le  corps  K 

11  fiiut  bien  remarquer  ici  que  la  liaison  des  idées 
qui  nous  représentent  des  choses  spirituelles  distin- 
liur'cs  de  nous  avec  les  traces  de  notre  cerveau,  n'est 
point  naturelle  et  ne  le  peut  être  ;  et  par  conséquent 
({u'elle  est,  ou  qu'elle  peut  être  différente  dans  tous  les 
hommes,  puisqu'elle  n'a  point  d'autre  cause  que  leur 
volonté  et  l'identité  du  tems^  dont  j'ai  parlé  aupara- 
vant. Au  contraire ,  la  liaison  des  idées  de  toutes  les 
choses  matérielles  avec  certaines  traces  particulières 
est  naturelle ,  et  par  conséquent,  il  y  a  certaines  traces 
qui  réveillent  la  même  idée  dans  tous  les  hommes.  On 
ne  peut  douter,  par  exemple,  que  tous  les  hommes 
n'aient  l'idée  d'un  quarré  à  la  vue  d'un  quarré,  parce 
que  cette  liaison  est  naturelle.  Mais  ils  n'ont  pas  tous 
l'idée  d'un  quarré  lorsqu'ils  entendent  prononcer  ce 
mot  quarré,  parce  que  cette  liaison  est  entièrement  vo- 

1.  11  faut  bien  avouer  que  la  pensée  de  l'auteur  ne  laisse  pas 
d'être  embarrassée  et  indécise.  Car  enfin,  si  les  liaisons  des  idées 
avec  les  traces  sont  naturelles  et  formées  de  Dieu,  en  quoi  ont- 
elles  besoin  de  la  volonté  de  l'homme  pour  les  fortifier?  Il  est 
vrai  que  la  volonté  dont  il  s'agit  n'a  rien  d'un  libre  arbitre  in- 
différent. De  même  que  nous  percevons  et  concevons  en  Dieu, 
nous  voulons  ve7^s  Dieu,  si  l'on  peut  ainsi  parler.  Dieu  se  sert 
sans  doute  de  nos  vouloirs  pour  all'ermir  encore  les  liaisons  qu'il 
a  lui-même  produites.  Ainsi  peut-on  interpréter  ces  derniers 
passages. 

2.  A  ce  second  ordre  de  liaisons  manque  donc  celle  des  trois 
causes  qui  donnait  au  premier  sa  valeur  réelle,  son  «  objecti- 
vité »,  dirions-nous  aujourd'hui,  savoir  la  «  volonté  constante 
et  immuable  de  Dieu  ». 


52  DK   LA  IlECHERGHE   DE  LA  VÉRITÉ 

lontairc.  11  faut  penser  la  même  chose  de  toutes  les 
traces  qui  sont  liées  avec  les  idées  des  choses  spiri- 
tuelles. 

Mais,  parce  que  les  traces  qui  ont  une  liaison  natu- 
relle avec  les  idées  touchent  et  appliquent  l'esprit,  et 
le  rendent  par  conséquent  attentif,  la  plupart  des 
hommes  ont  assez  de  facilité  pour  comprendre  et  rete- 
nir les  vérités  sensibles  et  palpables,  c'est-à-dire  les 
rapports  qui  sont  entre  les  corps.  Et  au  contraire, 
parce  que  les  traces  qui  n'ont  point  d'autre  liaison  avec 
les  idées  que  celle  que  la  volonté  y  a  mises ,  ne  frap- 
pent point  vivement  l'esprit;  tous  les  hommes  ont 
assez  de  peine  à  comprendre,  et  encore  plus  à  retenir 
les  vérités  abstraites,  c'est-à-dire  les  rapports  qui  sont 
entre  les  choses  qui  ne  tombent  point  sous  l'imagina- 
tion. Mais  lorsque  ces  rapports  sont  un  peu  composés, 
ils  paraissent  absolument  incompréhensibles,  princi- 
palement à  ceux  qui  n'y  sont  point  accoutumés;  parce 
qu'ils  n'ont  point  fortifié  la  liaison  de  ces  idées  abs- 
traites avec  leurs  traces  par  une  méditation  continuelle. 
Et  quoique  les  autres  les  ayent  parfaitement  comprises, 
ils  les  oublient  en  peu  de  tems,  parce  que  cette  liaison 
n'est  presque  jamais  aussi  forte  que  les  naturelles. 

Il  est  si  vrai  que  toute  la  difficulté  que  l'on  a  à  com- 
prendre et  à  retenir  les  choses  spirituelles  et  abstraites, 
vient  de  la  difficulté  que  l'on  a  à  fortifier  la  liaison  de 
leurs  idées  avec  les  traces  du  cerveau,  que  lorsqu'on 
trouve  moyen  d'expliquer  par  les  rapports  des  choses 
matérielles  ceux  qui  se  trouvent  entre  les  choses  spi- 
rituelles, on  les  fait  aisément  comprendre  ;  et  on  les 
imprime  de  telle  sorte  dans  l'esprit  que  non  seulement 
on  en  est  fortement  persuadé,  mais  encore  qu'on  les 
retient  avec  beaucoup  de  facilité.  L'idée  générale  que 


DE   L'IMAGINATION  -''S 

l'on  a  donnée  de  l'esprit  dans  le  premier  chapitre  de 
<('t  ouvrage  est  peut-être  une  assez  bonne  preuve  de 

Au  contraire,  lorsqu'on  exprime  les  rapports  qui  se 
Irouvent  entre  les  choses  matérielles,  de  telle  manière 
(|u"il  n'y  a  point  de  liaison  nécessaire  entre  les  idées 
de  ces  choses  et  les  traces  de  leurs  expressions,  on  a 
beaucoup  de  peine  à  les  comprendre,  et  on  les  oublie 
facilement^. 

Ceux,  par  exemple,  qui  commencent  l'étude  de  TAl- 
-èbre  ou  de  l'Analyse  ne  peuvent  comprendre  les  dé- 
monstrations algébriques  qu'avec  beaucoup  de  peine  : 
t't  lorsqu'ils  les  ont  une  fois  comprises,  ils  ne  s'en 
souviennent  pas  longtems  :  parce  que  les  quarrés, 
par  exemple,  les  parallélogrammes,  les  cubes,  les  so- 
lides, etc.,  étant  exprimés  par  aa,  ab,  a%  abc,  etc., 
dont  les  traces  n'ont  point  de  liaison  naturelle  avec 
leurs  idées,  l'esprit  ne  trouve  point  de  prise  pour  s'en 
fixer  les  idées  et  pour  en  examiner  les  rapports. 

Mais  ceux  qui  commencent  la  Géométrie  commune 
conçoivent  très  clairement  et  très  promptement  les  pe- 
(ites  démonstrations  qu'on  leur  explique,  pourvu  qu'ils 
entendent  très  distinctement  les  termes  dont  on  se  sert  : 
[larce  que  les  idées  de  quarré,  de  cercle,  etc.,  sont  liées 
naturellement  avec  les  traces  des  figures  qu'ils  voyent 


1.  r.  liv.  1er,  ch.  icr,  §  1,  OÙ  sont  énuiiiéréos  les  «  convenances 
ffui  se  trouvent  entre  la  faculté  qu'a  la  matière  de  recevoir  ditfé- 
rentes  figures  et  ditfércntes  confiqur citions ,  et  celle  qu'a  r<àme  de 
recevoir  différentes  idées  et  différentes  modifications  ".  L'une  et 
l'autre  faculté  «  est  entièrement  passive  et  ne  renferme  aucune 
action  ».  D'où  il  suit  évidemment  que  moins  seront  abstraites 
les  idées,  plus  aisément  et  plus  fortement  elles  se  lieront  avec 
les  traces  du  cerveau. 

2.  Toute  cette  analyse  demeure  d'une  parfaite  exactitude. 


54  DE    LA   RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ 

(levant  leurs  yeux.  11  arrive  même  souvent  que  la  seule 
exposition  de  la  figure  qui  sert  à  la  démonstration,  la 
leur  fait  plutôt  comprendre  que  les  discours  (jui  Tex- 
plifpient  :  par(*e  que  les  mots  n'étant  liés  aux  idées  que 
par  une  institution  arbitraire,  ils  ne  réveillent  pas  ces 
idées  av«îc  assez  de  promptitude  et  de  netteté  pour  en 
reconnaître  facilement  les  rapports ,  car  c'est  i)rinci- 
palement  à  cause  de  cela  qu'il  y  a  de  la  difficulté  à  ap- 
prendre les  sciences. 

On  peut  en  passant  reconnaître,  par  ce  que  je  viens 
de  dire,  que  ces  écrivains  qui  fabriquent  un  grand 
nombre  de  mots  et  de  caractères  nouveaux  pour  expli- 
quer leurs  sentimens,  font  souvent  des  ouvrages  assez 
inutiles.  Ils  croyent  se  rendre  intelligibles,  lorsqu'on 
cfl'et  ils  se  rendent  incompréhensibles.  Nous  définissons 
tous  nos  termes  et  tous  nos  caractères,  disent-ils,  et  les 
autres  en  doivent  convenir  *.  Il  est  vrai  :  les  autres  en 
conviennent  de  volonté;  mais  leur  nature  y  répugne. 
Leurs  idées  ne  sont  point  attachées  à  ces  termes  nou- 
veaux, parce  qu'il  faut  pour  cela  de  l'usage  et  un  grand 
usage.  Les  auteurs  ont  peut-être  cet  usage,  mais  les 
lecteurs  ne  l'ont  pas.  Lorsqu'on  prétend  instruire  l'es- 
prit, il  est  nécessaire  de  le  connaître,  parce  qu'il  faut 
suivre  la  nature,  et  ne  pas  l'irriter  ni  la  choquer. 

1.  Toutefois,  si  le  néologisme  est  quelque  part  excusable,  c'est 
certainement  dans  les  sciences  jeunes,  chez  qui  des  découvertes 
et  des  connaissances  nouvelles  réclament  des  termes  nouveaux. 
Au  contraire,  importé  dans  l'expression  littéraire  de  nos  senti- 
ments et  de  nos  pensées,  il  devient  plutôt  un  dissolvant.  Un  des 
maîtres  de  notre  langue  disait  d'une  personne  qui  a  exercé  sur 
son  art  d'écrire  une  action  décisive  :  «  Elle  me  convainquit  qu'on 
peut  tout  dire  dans  le  style  simple  et  correct  des  bons  auteurs, 
et  que  les  expressions  nouvelles,  les  images  violentes  viennent 
toujours  ou  d'une  prétention  déplacée  ou  de  l'ignorance  de  nos 
richesses.  » 


DK   L'IMAGINATION  55 

On  110  doit  pas  cependant  condamner  le  soin  cpie 
jirennent  les  Mathématiciens  de  définir  leurs  termes, 
car  il  est  évident  qu'il  les  faut  définir  pour  otcr  les  équi- 
voques. Mais  autant  qu'on  le  })eut  il  faut  se  servir  de 
termes  qui  soient  reçus,  ou  dont  la  signification  ordi- 
naire ne  soit  pas  fort  éloignée  de  celle  qu'on  prétend 
iniroduire,  et  c'est  ce  qu'on  n'observe  pas  toujours 
dans  les  Mathématiques. 

On  ne  prétend  pas  aussi  par  -ce  qu'on  vient  de  dire, 
condamner  l'Algèbre,  telle  principalement  que  M.  Des- 
cartes l'a  rétablie  ^  :  car  encore  que  la  nouveauté  de 
quelques  expressions  de  cette  science  fasse  d'abord 
(juehjue  peine  à  l'esprit,  il  y  a  si  peu  de  variété  et  de 
confusion  dans  ces  expressions,  et  le  secours  que  l'es- 
prit en  reçoit  surpasse  si  fort  la  difficulté  qu'il  y  a 
trouvée,  qu'on  ne  croit  pas  qu'il  se  puisse  inventer  une 
manière  de  raisonner  et  d'exprimer  ses  raisonnemens 
qui  s'accommode  mieux  avec  la  nature  de  l'esprit,  et 
qui  puisse  le  porter  plus  avant  dans  la  découverte  des 
vérités  inconnues.  Les  expressions  de  cette  science  ne 
partagent  point  la  capacité  de  l'esprit,  elles  ne  char- 
gent point  la  mémoire ,  elles  abrègent  d'une  manière 
merveilleuse  toutes  nos  idées  et  tous  nos  raisonne- 
mens, et  elles  les  rendent  même  en  quelque  manière 
sensibles  par  leur  usage.  Enfin  leur  utilité  est  beaucoup 
plus  grande  que  celle  des  expressions,  quoique  natu- 
relles, des  figures  dessinées  de  triangles,  de  quarrés  et 

1.  En  fondant  la  géométrie  analytique  et  par  l'application  de 
l'algèbr»'  à  la  géométrie.  Cette  réforme  soumettait  lignes  et  fi- 
gures aux  rapports  généraux  qui  régissent  les  nombres  et  la  qua^ 
lité  môme  à  la  loi  des  quantités.  D'après  un  récent  interprète  de 
sa  pensée,  Descartes  voulait  plus  encore; il  rêvait  une  mathé- 
matique universelle  dont  sa  réforme  de  l'algèbre  n'aurait  été 
qu'une  application  particulière.  (T.  Liard,  Descartes,  liv.  II,  eh.  i".) 


rJO  DE   LA  RECHERCHE   DE   LA  VÉRITÉ 

autres  semblables  qui  ne  peuvent  servir  à  la  recherche 
et  k  l'exposition  des  vérités  un  peu  cachées.  Mais 
c'est  assez  parler  de  la  liaison  des  idées  avec  les  traces 
du  cerveau  :  il  est  à  propos  de  dire  quelque  chose  de  la 
liaison  des  traces  les  unes  avec  les  autres,  et  par  con- 
séquent de  celle  qui  est  entre  les  idées  qui  répondent  à 
ces  traces ^ 

II.  Cette  liaison  consiste  en  ce  que  les  traces  du  cer- 
veau se  lient  si  bien  les  unes  avec  les  autres,  qu'elles  ne 
peuvent  plus  se  réveiller  sans  toutes  celles  qui  ont  été 
imprimées  dans  le  même  tems.  Si  un  homme,  par 
exemple,  se  trouve  dans  quelque  cérémonie  publique, 
s'il  en  remarque  toutes  les  circonstances  et  toutes  les 
principales  personnes  qui  y  assistent,  le  tems,  le  lieu, 
le  jour  et  toutes  les  autres  particularités,  il  suffira  qu'il 
se  souvienne  du  lieu,  ou  même  d'une  autre  circons- 
tance moins  remarquable  de  la  cérémonie  pour  se  re- 
présenter toutes  les  autres.  C'est  pour  cela  que  quand 
nous  ne  nous  souvenons  pas  du  nom  principal  d'une 
chose ,  nous  le  désignons  suffisamment  en  nous  servant 
d'un  nom  qui  signifie  quelque  circonstance  de  cette 
chose  comme  ne  pouvant  pas  nous  souvenir  du  nom 
propre  d'une  Eglise,  nous  pouvons  nous  servir  d'un 
autre  nom  qui  signifie  une  chose  qui  y  a  quelque  rap- 
port. Nous  pouvons  dire  :  c'est  cette  Eglise,  où  il  y  avait 
tant  de  presse,  où  Monsieur prêchait,  où  nous  al- 
lâmes dimanche.  Et,  ne  pouvant  trouver  le  nom  propre 
d'une  personne,  ou  étant  plus  à  propos  de  le  désigner 
d'une  autre  manière,  on  le  peut  marquer  par  ce  visage 
picotté  de  vérole,  ce  grand  homme  bien  fait,  ce  petit 

1.  En  vertu  du  parallélisme  de  cette  double  circulation  du 
sang  et  de  pensées  ou  désirs  en  laquelle  on  a  vu  précédemment 
que  consistait  la  vie  de  l'homme.  (Liv.  H,  l'^  partie,  ch.  !««•.) 


DE    LLMAGINAÏIOiN  57 

bossu,  selon  les  inclinations  qu'on  a  pour  lui ,  (luoiquc 
on  ait  tort  de  se  servir  de  paroles  de  mépris. 

Or  la  liaison  mutuelle  des  traces ,  et  par  conséquent 
des  idées  les  unes  avec  les  autres,  n'est  pas  seulement 
le  fondement  de  toutes  les  figures  de  la  Rhétorique  : 
mais  encore  d'une  infinité  d'autres  choses  de  plus 
grande  conséquence  dans  la  Morale,  dans  la  Politique, 
et  généralement  dans  toutes  les  sciences  qui  ont 
quelque  rapport  à  l'homme,  et  par  conséquent  de  beau- 
coup de  choses  dont  nous  parlerons  dans  la  suite. 

La  cause  de  cette  liaison  de  plusieurs  traces  est 
l'identité  du  tems  auquel  elles  ont  été  imprimées  dans 
le  cerveau  ;  car  il  suffit  que  plusieurs  traces  ayent  été 
produites  dans  le  même  tems ,  afin  qu'elles  ne  puissent 
l)lus  se  réveiller  que  toutes  ensemble ,  parce  que  les 
esprits  animaux  trouvant  le  chemin  de  toutes  les  traces 
qui  se  sont  faites  dans  le  même  tems,  entr 'ouvert,  ils 
y  continuent  leur  chemin  k  cause  qu'ils  y  passent 
plus  facilement  que  par  les  autres  endroits  du  cerveau. 
C'est  là  la  cause  de  la  mémoire  et  des  habitudes  cor- 
porelles qui  nous  sont  communes  avec  les  bétes. 

Ces  liaisons  des  traces  ne  sont  pas  toujours  jointes 
avec  les  émotions  des  esprits ,  parce  que  toutes  les 
choses  que  nous  voyons,  ne  nous  paraissent  pas  tou- 
jours ou  bonnes  ou  mauvaises.  Ces  liaisons  peuvent 
aussi  changer  et  se  rompre,  parce  que,  n'étant  pas  tou- 
jours nécessaires  à  la  conservation  de  la  vie,  elles  ne 
doivent  pas  toujours  être  les  mêmes  ^ 

Mais  il  y  a  dans  notre  cerveau  des  traces  qui  sont 


1.  Contribuer  à  la  conservation  de  la  vie,  tel  est  le  rôle  carac- 
téristique de  nos  instincts.  A  ce  critérium  unique  se  fait  recon- 
naître et  distinguer  ce  qui  en  nous  est  primitif,  d'avec  ce  qui  est 
acquis. 


ns  DE  LA  RECHERCHE  DE  LA  VÉRITÉ 

liées  naturellement  les  unes  avec  les  autres,  et  encore 
avec  certaines  émotions  des  esprits,  parce  que  cela  est 
nécessaire  h  la  conservation  de  la  vie  :  et  leur  liaison 
ne  peut  se  rompre,  ou  ne  peut  se  rompre  facilement, 
parce  qu'il  est  bon  qu'elle  soit  toujours  la  même.  Par 
exemple,  la  trace  d'une  grande  hauteur  que  l'on  voit 
au-dessous  de  soi  et  de  laquelle  on  est  en  danger  de 
tomber,  ou  la  trace  de  quelque  grand  corps  qui  est 
prêt  à  tomber  sur  nous  et  à  nous  écraser,  est  naturelle- 
ment liée  avec  celle  qui  nous  représente  la  mort  et  avec 
une  émotion  des  esprits  qui  nous  dispose  à  la  fuite  et  au 
désir  de  fuir*.  Cette  liaison  ne  change  jamais,  parce 
qu'il  est  nécessaire  qu'elle  soit  toujours  la  même  ;  et  elle 
consiste  dans  une  disposition  des  fibres  du  cerveau  que 
nous  avons  dès  notre  naissance. 

Toutes  les  liaisons  qui  ne  sont  point  naturelles  se 
peuvent  et  se  doivent  rompre,  parce  que  les  différentes 
circonstances  des  tems  et  des  lieux  les  doivent  chan- 
ger, afin  qu'elles  soient  utiles  h  la  conservation  de  la 
vie.  11  est  bon  que  les  perdrix,  par  exemple,  fuyent  les 
hommes  qui  ont  des  fusils,  dans  les  lieux  ou  dans  les 
tems  où  l'on  leur  fait  la  chasse  ;  mais  il  n'est  pas  né- 
cessaire qu'elles  les  fuyent  en  d'autres  lieux  et  en  d'au- 
tres tems.  Ainsi,  pour  la  conservation  de  tous  les  ani- 
maux, il  est  nécessaire  qu'il  y  ait  de  certaines  liaisons 
de  traces  qui  se  puissent  former  et  détruire  facilement , 
qu'il  y  en  ait  d'autres  qui  ne  se  puissent  rompre  que 

1.  Ici,  nous  surprenons  la  déduction  psychologique  en  contra- 
diction flagrante  avec  les  témoignages  de  l'expérience.  Les  liai- 
sons que  l'on  nous  donne  pour  innées  sont,  en  réalité,  acquises. 
Des  associations  accumulées  ont  rivé  la  crainte  du  danger  et  le 
désir  de  s'y  soustraire  à  la  vue  des  objets  qui  mettent  en  danger 
notre  vie.  Je  ne  sens  pas  a  priori  que,  si  je  mets  le  pied  dans  le 
vide,  je  serai  précipité. 


DE    L  IMAt.lNATION  fJ9 

(lilïicileincnt ,  lit  d'autres  enfin  (|iii  ne  s(î  {missent  ja- 
mais rompre  *. 

11  est  très  utile  do  rechercher  avec  soin  les  dillV'rens 
clVels  (|ue  cvyi  diirerentes  liaisons  sont  capables  de  pro- 
duire :  e.ir  ces  effets  sont  en  très  grand  nombre  et  de 
Irès  granrhr  conséquence  pour  la  connaissance  de 
l'homme. 

m.  Pour  l'explication  de  la  mémoire,  il  suffit  de  bien 
comprendre  cette  vérité  :  que  toutes  nos  différentes  per- 
ceptions sont  attachées  aux  changemens  qui  arrivent 
aux  fibres  de  la  partie  principale  du  cerveau  dans  la- 
quelle l'àme  réside  plus  particulièrement;  parce  que 
ce  seul  principe  supposé,  la  nature  de  la  mémoire  est 
expliquée.  Car  de  même  que  les  branches  d'un  arbre 
qui  ont  demeuré  quelque  tems  ployées  d'une  certaine 
façon  conservent  quelque  facilité  pour  être  ployées  de 
nouveau  de  la  même  manière  :  ainsi  les  fibres  du  cer- 
veau ayant  une  fois  reçu  certaines  impressions  par  le 
•  ours  des  esprits  animaux,  et  par  l'action  des  objets, 
gardent  assez  longtemps  quelque  facilité  pour  recevoir 
•ces  mêmes  dispositions.  Or  la  mémoire  ne  consiste  que 
dans  cette  facilité,  puisque  l'on  pense  aux  mêmes 
choses  lorsque  le  cerveau  reçoit  les  mêmes  impres- 
sions^. 

(]omme  les  esprits  animaux  agissent  tantôt  plus  et 
i.intot  moins  fort  sur  la  substance  du  cerveau,  et  que 

1.  Cos  liuisous  agissent  sur  l'apparente  volonté  de  l'animal 
comme  des  leviers  qui  la  soulèvent  et  la  meuvent.  La  bête  est 
une  machine  dont  les  associations  de  traces  sont  les  ressorts. 

2.  En  conséquence,  la  mémoire  n'est  due  qu'à  la  liaison  des 
idées,  ou,  plus  exactement,  à  la  liaison  des  traces  et  au  mou- 
vement des  esprits  dans  le  cerveau.  —  La  vérité  serait  donc 
non  pas  même  du  côté  de  l'associationnisme,  mais  de  celui  de  la 
psycho-physiologie. 


60  DE   LA  RECHERCHE   DE  LA  VÉRITÉ 

les  objets  sensibles  font  des  impressions  bien  plus 
grandes  que  l'imagination  toute  seule ,  il  est  facile  de 
là  de  reconnaître  pourquoi  on  ne  se  souvient  pas  éga- 
lement de  toutes  les  choses  que  l'on  a  apperçues;  pour- 
quoi, par  exemple,  ce  que  l'on  a  apperçu  plusieurs  fois 
se  présente  à  l'àme  plus  nettement  que  ce  que  l'on  n'a 
appercu  qu'une  ou  deux  fois  ;  pourquoi  on  se  sou- 
vient plus  distinctement  des  choses  que  l'on  a  vues  que 
de  celles  qu'on  a  seulement  imaginées  ;  et  ainsi  pour- 
quoi on  sraura mieux,  par  exemple,  la  distribution  des 
veines  dans  le  foye,  après  l'avoir  vue  une  seule  fois  dans 
la  dissection  de  cette  partie,  qu'après  l'avoir  lue  plu- 
sieurs fois  dans  un  livre  d'anàtomie  et  d'autres  choses 
semblables. 

Que  si  on  veut  faire  réflexion  sur  ce  qu'on  a  dit  au- 
paravant de  l'imagination,  et  sur  le  peu  que  l'on  vient 
de  dire  de  la  mémoire,  et  si  l'on  est  délivré  de  ce  pré- 
jugé :  que  notre  cerveau  est  trop  petit  pour  conserver 
des  vestiges  et  des  impressions  en  fort  grand  nombre, 
on  aura  le  plaisir  de  découvrir  la  cause  de  tous  ces  ef- 
fets surprenans  de  la  mémoire,  dont  parle  saint  Au- 
gustin avec  tant  d'admiration  dans  le  dixième  livre  de 
ses  Confessions,  Et  l'on  ne  veut  pas  expliquer  ces  choses 
plus  au  long,  parce  que  l'on  croit  qu'il  est  plus  à  pro- 
pos que  chacun  se  les  explique  à  soi-même  par  quel- 
que eft'ort  d'esprit,  à  cause  que  les  choses  qu'on  dé- 
couvre par  cette  voye  sont  toujours  plus  agréables,  et 
font  davantage  d'impression  sur  nous  que  celles  qu'on 
apprend  des  autres. 

IV.  Pour  l'explication  des  habitudes,  il  est  nécessaire 
de  sçavoir  la  manière  dont  on  a  sujet  de  penser  que 
l'àme  remue  les  parties  du  corps  auquel  elle  est  unie. 
La  voici.  Selon  toutes  les  apparences  du  monde,  il  va 


( 


DE   LIMAGINATION  Gl 

toujours  dans  quelques  endroits  du  cerveau,  quels 
qu'ils  soient,  un  assez  grand  nombre  d'esprits  animaux 
très  agités  par  la  chaleur  du  cœur  d'où  ils  sont  sortis, 
t't  tous  prêts  découler  dans  les  lieux  où  ils  trouvent  le 
passage  ouvert.  Tous  les  nerfs  aboutissent  au  réser- 
voir de  ces  esprits,  et  l'àme  a  le  pouvoir  de  détermi- 
ner leur  mouvement  et  de  les  conduire  par  ces  nerfs 
dans  tous  les  muscles  du  corps.  Ces  esprits  y  étant  en- 
trés, ils  les  enflent,  et  par  conséquent  ils  les  raccourcis- 
sent. Ainsi  ils  remuent  les  parties  ausquelles  ces  mus- 
cles sont  attachés. 

On  n'aura  pas  de  peine  à  se  persuader  que  l'àme  re- 
mue le  corps  de  la  manière  qu'on  vient  d'expliquer,  si 
on  prend  garde,  que  lorsqu'on  a  été  longtems  sans 
manger,  on  a  beau  vouloir  donner  de  certains  mouve- 
mens  à  son  corps,  on  n'en  peut  venir  à  bout,  et  même 
l'on  a  quelque  peine  à  se  soutenir  sur  ses  pieds.  Mais 
si  on  trouve  moyen  de  faire  couler  dans  son  cœur  quel- 
(pie  chose  de  fort  spiritueux,  comme  du  vin  ou  quelque 
autre  pareille  nourriture,  on  sent  aussitôt  que  le  corps 
obéit  avec  beaucoup  plus  de  facilité,  et  l'on  se  remue 
en  toutes  les  manières  qu'on  souhaite.  Car  cette  seule 
expérience  fait,  ce  me  semble,  assez  voir  que  l'àme  ne 
pouvait  donner  de  mouvement  à  son  corps  faute  d'es- 
prits animaux,  et  que  c'est  par  leur  moyen  qu'elle  a  re- 
couvré son  empire  sur  lui. 

Or  les  enflures  des  muscles  sont  si  visibles  et  si  sen- 
sibles dans  les  agitations  de  nos  bras  et  de  toutes  les 
parties  de  notre  corps ,  et  il  est  si  raisonnable  de  croire 
que  ces  muscles  ne  se  peuvent  enfler  que  parce  qu'il 
V  entre  quelque  corps,  de  même  qu'un  ballon  ne  peut 
se  grossir  ni  s'enfler  que  parce  qu'il  y  entre  de  lair  ou 
autre  chose,  qu'il  semble  qu'on  ne  puisse  douter  que  les 

4 


62  DE   LA   UKGHERCIIE   DE   LA  VÉRITÉ 

esprits  animaux  ne  soient  poussés  du  cerveau  par  les 
nerfs  jusques  dans  les  muscles  pour  les  enfler,  et  pour  y 
produire  tous  les  mouvemens  que  nous  souhaitons.  Car 
un  muscle  étant  [)lein,  il  est  nf'cessairement  plus  court 
{\ue  s'il  était  vuide;  ainsi  il  tire  et  remue  la  partie  à  la- 
(juclle  il  est  attaché,  comme  on  le  peut  voir  expliqué 
phis  au  lon^  dans  les  livres  des  Passions  et  de  V Homme 
de  M.  Descartes.  On  ne  donne  pas  cependant  cette  ex- 
plication comme  parfaitement  démontrée  dans  toutes 
ses  parties.  Pour  la  rendre  entièrement  évidente,  il  y  a 
encore  plusieurs  choses  à  désirer,  desquelles  il  est 
presque  impossible  de  s'éclair(;ir.  Mais  il  est  aussi  assez 
inutile  de  les  scavoir  pour  notre  sujet,  car  que  cette  ex- 
plication soit  vraie  ou  fausse  S  elle  ne  laisse  pas  d'être 
«'gaiement  utile  pour  faire  connaître  la  nature  des  ha- 
bitudes; parce  que  si  l'àme  ne  remue  point  le  corps  de 
cette  manière,  elle  le  remue  nécessairement  de  quelque 
autre  qui  lui  est  assez  semblable  ^ ,  pour  en  tirer  les 
conséquences  que  nous  en  tirons. 

Mais  afin  de  suivre  notre  explication,  il  faut  remar- 
4[uer  que  les  esprits  ne  trouvent  pas  toujours  les  che- 
mins par  où  ils  doivent  passer,  assez  ouverts  et  assez 
libres  ;  et  que  cela  fait  que  nous  avons,  par  exemple,  de 
la  ditïiculté'  à  remuer  les  doigts  avec  la  vitesse  qui  est 
nécessair»'  pour  jouer  des  instruments  de  musique,  ou 


1,  Toutes  ces  restrictions  et  bien  d'autres  que  Ton  a  pu  précé- 
<leniment  remarquer  prouvent  combien  peu  l'admiration  du 
<lisciple  i»our  le  maître  était  exempte  de  critique;  elles  dénotent 
aussi  que,  dès  avant  1G7  4,  la  physiologie  cartésienne  avait  perdu 
bien  du  terrain. 

2.  Écartons,  en  effet,  l'hypothèse  de  ces  esprits  animaux,  de 
leur  va-et-vient  et  de  leurs  poussées;  l'explication,  en  ce  qu'elle 
a  de  général,  c'est-à-dire  en  son  principe  de  causalité  méca- 
nique, peut  être  retenue. 


DE   L  IMAGINATION  63 

I.'s  imiscles  qui  servent  h  la  prononciation,  pour  pro- 
noncer les  mots  d'une  langue  étrangère;  mais  que  peu 
à  peu  les  esprits  animaux  par  leur  cours  continuel  ou- 
vient  et  applanissent  ces  chemins,  en  sorte  qu'avec  le 
temps  ils  n'y  trouvent  plus  de  résistance.  Or  c'est  dans 
cette  facilitfV  que  les  esprits  animaux  ont  de  passer 
dans  les  membres  de  notre  corps  que  consistent  les 
habitudes^. 

Il  est  très  facile,  selon  cette  explication,  de  résoudre 
une  infinité  de  questions  qui  regardent  les  habitudes, 
comme,  par  exemple,  pourquoi  les  enfans  sont  plus 
capables  d'acquérir  de  nouvelles  habitudes  que  les  per- 
sonnes plus  âgées;  pourquoi  il  est  très  difficile  de  per- 
dre de  vieilles  habitudes;  pourquoi  les  hommes  à  force 
(le  parler  ont  acquis  une  si  grande  facilité  à  cela,  qu'ils 
prononcent  leurs  paroles  avec  une  vitesse  incroyable, 
et  même  sans  y  penser  :  comme  il  n'arrive  que  trop 
souvent  à  ceux  qui  disent  des  prières  qu'ils  ont  accou- 
tumé de  faire  depuis  plusieurs  années.  Cependant  pour 
prononcer  un  seul  mot,  il  faut  remuer  dans  un  certain 
It'ms,  et  dans  un  certain  ordre,  plusieurs  muscles  à  la 
lois,  comme  ceux  de  la  langue,  des  lèvres,  du  gosier 
et  du  diaphragme.  Mais  on  pourra,  avec  un  peu  de  mé- 
ditation, se  satisfaire  sur  ces  questions  et  sur  plusieurs 
autres  très  curieuses  et  assez  utiles,  et  il  n'est  pas  né- 
cessaire de  s'y  arrêter. 

Il  est  visible,  par  ce  que  Von  vient  de  dire,  qu'il  y  a 


i.  La  même  méthode  qui  a  conduit  à  l'explication  de  la  mé- 
moire est  employée  à  rendre  compte  des  habitudes.  Toute  l'ana- 
lyse qui  suit,  où  mémoire  et  habitude  sont  présentées  comme 
convertibles  l'une  dans  l'autre,  est  d'une  justesse  extrême,  sauf 
en  ce  qui  a  trait  au  paradoxe  inévitable  des  bêtes  machines,  ou 
plutôt  des  bêtes  vieilles  machines. 


64  DE   LA   RECHERCHE   DE    LA   VÉRITÉ 

beaucoup  do  rapport  nntro  la  mémoire  ai  lorikaOiludes^ 
et  qu'en  un  sens  la  mémoire  peut  passer  pour  une  es- 
pèce d'habitude.  Car  de  même  que  les  habitudes  cor- 
porelles consistent  dans  la  facilité  que  les  esprits  ont 
acquise  de  passer  par  certains  endroits  de  notre  corps  : 
ainsi  la  mémoire  consiste  dans  les  traces  que  les  mêmes 
esprits  ont  imprimées  dans  le  cerveau,  lesquelles  sont 
causes  de  la  fiicilité  que  nous  avons  de  nous  souvenir 
des  choses.  De  sorte  que  s'il  n'y  avait  point  de  percep- 
tions attachées  au  cours  des  esprits  animaux,  ni  à  ces 
traces,  il  n'y  aurait  aucune  difTérence  entre  la  mémoire 
et  les  autres  habitudes.  Il  n'est^pas  aussi  plus  difficile 
de  concevoir  que  les  bêtes,  quoique  sans  âme  et  inca- 
pables d'aucune  perception,  se  souviennent  en  leur 
manière  des  choses  qui  ont  fait  impression  dans  leur 
cerveau,  que  de  concevoir  qu'elles  soient  capables  d'ac- 
quérir difl'érentes  habitudes.  Et,  après  ce  que  je  viens 
de  dire  des  habitudes,  je  ne  vois  pas  qu'il  y  ait  beau- 
coup plus  de  difficulté  à  se  représenter  comment  les 
membres  de  leur  corps  acquièrent  peu  à  peu  différentes 
habitudes,  qu'à  concevoir  comment  une  machine  nou- 
vellement faite  ne  joue  pas  si  facilement  que  lorsqu'on 
en  a  fait  quelque  usage  ^ 

1.  Cette  théorie  ne  vaut,  selon  son  auteur,  que  pour  les  habi- 
tudes physiques,  pour  celles-là  du  moins  qui  mettent  en  jeu 
Tactivité  musculaire  ;  elle  ne  s'étend  pas  à  la  mémoire  et  aux 
habitudes  «  spirituelles  ».  De  celles-ci  nous  ne  savons  rien  de 
précis,  puisque  «  nous  n'avons  point  d'idée  claire  de  notre  àme  ••. 
Cependant,  à  défaut  d'idée  claire,  il  reste  une  hypothèse,  celle 
que  propose  Malebranche  dans  son  Septième  Édaircissement  : 
Dieu,  par  amour  de  l'ordre,  ferait  que  les  esprits  pensent  aux 
mêmes  choses  de  plus  on  plus  facilement,  et,  puisque  nous 
voyons  en  lui  nos  idées,  il  suffirait  que  sa  volonté  représentât 
aux  esprits,  <(  dès  qu'ils  le  souhaitent  »,  l'idée  claire  et  vive  de 
l'objet  auquel  ils  ont  plus  souvent  pensé. 


I 


DE   i;i.MA(ilNAT10N  05 


CHAPITRE  Vl-IX 

Le  chapitre  vi  explique  les  dilîeiences  que  présente  l'ima- 
ginalion  aux  divers  âges  par  les  ditférences  des  fibres  du 
cerveau  chez  l'enfant,  Tadulte  et  le  vieillard. 

Le  chapitre  vu  rend  compte,  à  l'aide  des  principes  psycho- 
physiologiques énoncés  dans  les  pages  précédentes,  de  cer- 
taines anomalies  biologiques  et  aussi  de  certain  dogme  reli- 
gieux. La  naissance  de  iDien  des  monstres  provient  de  ce  que 
l'imagination  de  la  mère  a  été  accidentellement  frappée  et 
qu'elle  a  transmis  ses  propres  esprits  animaux  à  son  enfant 

3ui,  lui,  a  des  os  et  des  chairs  bien  plus  tendres  et  malléables, 
e  sorte  que  l'idée  monstrueuse  chez  la  mère  pétrit  à  son 
image  les  membres  de  l'enfant.  Le  péché  originel  devient  éga- 
lement intelligible  sans  peine  :  «  11  y  a  toutes  les  apparences 
possibles  que  les  hommes  gardent  encore  aujourd'hui  dans 
leur  cerveau  des  traces  et  des  impressions  de  leurs  premiers 
parents...  Ainsi  nous  devons  naître  avec  la  concupiscence  et 
le  péché  originel...  C'est  parle  corps,  par  la  génération,  que 
le  péché  originel  se  transmet;...  l'amené  s'engendre  pas...  » 
Le  chapitre  viii  tire  de  la  théorie  générale  que  l'on  a  vue 
quelques  règles  pour  l'éducation  des  enfants.  La  plus  im- 
portante est  celle  qui  prescrit  de  les  détacher  d'aussi  bonne 
heure  que  possible  des  choses  sensibles.  «  Les  plus  petits  en- 
fants ont  de  la  raison  aussi  bien  que  les  hommes  faits...  11 
faut  donc  les  accoutumer  à  se  conduire  par  la  raison.  » 


4. 


SECONDE   PARTIE 


CHAPITRK   PREMIER 

I.     DE   l'imagination    DES    FEMMES.   —  II.    DE   CELLE   DES    HOMMES. 
III.    DE    CELLE  DES    VIEILLARDS. 

Nous  avons  donné  quelque  idée  des  causes  phy- 
siques du  dérèglement  de  l'imagination  des  hommes 
dans  l'autre  Partie;  nous  tâcherons  dans  celle-ci  de 
faire  quelque  application  de  ces  causes  aux  erreurs  les 
plus  générales,  et  nous  parlerons  encore  des  causes  de 
nos  erreurs  que  Ton  peut  appeler  morales. 

On  a  pu  voir  par  les  choses  qu'on  a  dites  dans  le 
(Chapitre  précédent,  que  la  délicatesse  des  fibres  du 
cerveau  est  une  des  principales  causes  qui  nous  empê- 
chent de  pouvoir  apporter  assez  d'application  pour  dé- 
couvrir les  vérités  un  peu  cachées. 

I.  Cette  délicatesse  des  fibres  se  rencontre  ordinaire- 
ment dans  les  femmes,  et  c'est  ce  qui  leur  donne  cette 
grande  intelligence  pour  tout  ce  qui  frappe  les  sens. 
C'est  aux  femmes  à  décider  des  modes,  à  juger  de  la 
langue,  h  discerner  le  bon  air  et  les  belles  manières. 
Elles  ont  plus  de  science ,  d'habileté  et  de  finesse  que 
les  hommes  sur  ces  choses.  Tout  ce  qui  dépend  du  goût 
est  de  leur  ressort  ;  mais  pour  l'ordinaire  elles  sont  inca- 
pables de  pénétrer  les  vérités  un  peu  difficiles  à  décou- 


DE   L'IMAGINATION  67 

vrir.  Tout  co  ciui  est  al)strait  leur  est  incompréhensible. 
Elles  ne  peuvent  se  servir  de  leur  imagination  pour  (1(3- 
v<'l(>pi)er  des  questions  composées  et  embarrassées. 
Klles  ne  considèrent  que  IVcorce  des  choses,  et  leur 
imagination  n'a  })oint  assez  de  force  et  d'étendue  pour 
en  percer  le  fond,  et  pour  en  comparer  toutes  les  par- 
ties sans  se  distraire.  Une  bagatelle  est  capable  de  les 
détourner  :  le  moindre  cri  les  effraye,  le  plus  petit 
mouvement  les  occupe.  Enlin  la  manière,  et  non  la  réa- 
lité des  choses,  suffit  pour  remplir  toute  la  capacité  de 
leur  esprit  :  parce  que  les  moindres  objets  produisant 
de  grands  mouvemens  dans  les  fibres  délicates  de  leur 
cerveau,  elles  excitent,  par  une  suite  nécessaire  dans 
leur  àme,  des  sentimens  assez  vifs  et  assez  grands 
pour  l'occuper  toute  entière  ^ 

S'il  est  certain  que  cette  délicatesse  des  libres  du 
cerveau  est  la  principale  cause  de  tous  ces  effets,  il 
n'est  pas  de  même  certain  qu'elle  se  rencontre  géné- 
ralement dans  toutes  les  femmes.  Ou  si  elle  s'y  rencon- 
tre, leurs  esprits  animaux  ont  quelquefois  une  telle 
proportion  avec  les  libres  du  cerveau  ^  qu'il  se  trouve 
des  femmes  qui  ont  plus  de  solidité  d'esprit  que  quel- 
ques hommes^.  C'est  dans  un  certain  tempérament  de 
la  grosseur  et  de  l'agitation  des  esprits  animaux  avec 


1.  Cette  piquante  satire  delà  femme  se  déduit  rigoureusement 
des  prémisses  physiologiques  posées  dans  la  précédente  partie  de 
ce  livre.  N'y  avons-nous  pas  vu  (ch.  vi)  que  «  les  fibres  du  cer- 
veau dans  l'enfance  sont  molles,  tlexibles  et  délicates  »?  D'où  il 
suit  que  la  vie  intellectuelle  de  la  femme  serait  une  longue  en- 
fance. 

2.  Elle  devait  bien  être  au  nombre  des  exceptions,  cette  sa- 
vante prinoossc  Elisabeth  dont  l'admiration  toucha  si  profondé- 
ment, au  dire  du  P.  André,  le  cœur  de  Malebranche.  C'est,  comme 
l'on  sait,  à  sa  requête  qu'il  composa  le  Iraité  de  Morale. 


C8      DE  LA  RECHERCHE  DE  LA  VERITK 

liis  (ibrosdu  cerveau,  que  consiste  la  force  de  l'esprit,  et 
les  femmes  ont  (luelcjuefois  ce  juste  tempérament.  11  y 
a  des  femmes  fortes  et  constantes,  et  il  y  a  des  hommes 
faibles  et  inconstans.  Il  y  a  des  femmes  sçavantes,  des 
femnu?s  courageuses,  des  femmes  capables  de  tout;  et  il 
se  trouve  au  contraire  des  hommes  mous  et  efféminés, 
incapables  de  rien  pénétrer  et  de  rien  exécuter.  Enfin, 
quand  nous  attribuons  quelques  défauts  à  un  .sexe,  à 
certains  âges,  à  certaines  conditions,  nous  ne  l'enten- 
dons que  pour  l'ordinaire,  en  supposant  toujours  qu'il 
n'y  a  point  de  règle  générale  sans  exception. 

Car  il  ne  faut  pas  s'imaginer  que  tous  les  hommes, 
ou  toutes  les  femmes  de  même  âge,  ou  de  même  pais, 
ou  de  même  famille,  ayent  le  cerveau  de  même  consti- 
tution. Il  est  plus  il  propos  de  croire  que,  comme  on  ne 
peut  trouver  deux  visages  qui  se  ressemblent  entière- 
ment, on  ne  peut  trouver  deux  imaginations  tout  à  fait 
semblables ,  et  que  tous  les  hommes,  les  femmes  et  les 
enfants  ne  diffèrent  entre  eux  que  du  plus  et  du  moins 
dans  la  délicatesse  des  fibres  de  leur  cerveau.  Car,  de 
même  qu'il  ne  faut  pas  supposer  trop  vite  une  identité 
essentielle  entre  des  choses  entre  lesquelles  on  ne  voit 
point  de  différence  il  ne  faut  pas  mettre  aussi  des  dif- 
férences essentielles  où  on  ne  trouve  pas  de  parfaite 
identité.  Car  ce  sont  là  des  défauts  où  Ton  tombe  ordi- 
nairement. 

Ce  qu'on  peut  donc  dire  des  libres  du  cerveau,  c'est 
que  d'ordinaire  elles  sont  très  molles  et  très  délicates 
dans  les  enfans ;  qu'avec  lage  elles  se  durcissent  et  se 
fortilient  ;  que  cependant  la  plupart  des  femmes  et  quel- 
ques hommes  les  ont  toute  leur  vie  extrêmement  déli- 
cates. On  ne  sçaurait  rien  déterminer  davantage.  Mais 
c'est  assez  parler  des  femmes  et  des  enfans  :  ils  ne  se 


I 


DE   L'IMAGINATION  69 

nit'lent  pas  do  rochnrchcr  la  vôritô  et  d'en  instruire  les 
autres  ;  ainsi  leurs  erreurs  ne  portent  pas  beaucoup  de 
préjudice,  car  on  ne  les  croit  guères  dans  les  choses 
qu'ils  avancent.  Parlons  des  hommes  faits,  de  Ceux 
dont  l'esprit  est  dans  sa  force  et  dans  sa  vigueur,  et  que 
l'on  pourrait  croire  capables  de  trouver  la  vérité  et  de 
l'enseigner  aux  autres. 

II.  Le  tems  ordinaire  de  la  plus  grande  perfection 
de  l'esprit  est  depuis  trente  jusqu'à  cinquante  ans.  Les 
fibres  du  cerveau  en  cet  âge  ont  acquis  pour  l'ordinaire 
une  consistance  médiocre.  Les  plaisirs  et  les  douleurs 
des  sens  ne  font  plus  sur  nous  tant  d'impression.  De 
sorte  qu'on  n'a  plus  à  se  défendre  que  des  passions  vio- 
lentes qui  arrivent  rarement  et  desquelles  on  peut  se 
mettre  à  couvert,  si  on  en  évite  avec  soin  toutes  les  oc- 
casions. Ainsi  l'àme  n'étant  plus  divertie  par  les  choses 
sensibles,  elle  peut  contempler  facilement  la  vérité. 

Un  homme  dans  cet  état,  et  qui  ne  serait  point  rem- 
pli des  préjugés  de  l'enfance;  qui,  dès  sa  jeunesse,  au- 
rait acquis  de  la  facilité  pour  la  méditation  ;  qui  ne  vou- 
drait s'arrêter  qu'aux  notions  claires  et  distinctes  de 
l'esprit;  qui  rejetterait  soigneusement  toutes  les  idées 
!  confuses  des  sens ,  et  qui  aurait  le  temps  et  la  volonté 
de  méditer,  ne  tomberait  sans  doute  que  difficilement 
i  dans  l'erreur.  Mais  ce  n'est  pas  de  cet  homme  dont 
il  faut  parler,  c'est  des  hommes  du  commun,  qui  n'ont 
pour  l'ordinaire  rien  de  celui-ci. 

Je  dis  donc  que  la  solidité  et  la  consistence  qui  se 
rencontre  avec  l'âge  dans  les  libres  du  cerveau  des 
hommes,  fait  la  solidité  et  la  consistence  de  leurs  er- 
reurs, s'il  est  permis  de  parler  ainsi.  C'est  le  sceau  qui 
scelle  leurs  préjugés,  et  toutes  leurs  fausses  opinions,  et 
qui  les  met  à  eouvert  de  la  force  de  la  raison.  Enfin 


10  DE   LA   UEGIIEIICIIE   DE   LA   VÉRITÉ 

autant  cette  constitution  des  fibres  du  cerveau  est 
avantageuse  aux  personnes  bien  élevées,  autant  est- 
elle  désavantageuse  à  la  plus  grande  partie  des  hom- 
mes, puis([u'clle  confirme  les  uns  et  les  autres  dans 
les  pensées  où  ils  sont. 

Mais  les  hommes  ne  sont  pas  seulement  confirmés 
dans  leurs  erreurs  quand  ils  sont  venus  à  l'âge  de  qua- 
rante ou  de  cinquante  ans;  ils  sont  encore  plus  sujets 
à  tomber  dans  de  nouvelles  :  parce  que,  se  croyant  alors 
capables  de  juger  de  tout,  comme  en  efl'et  ils  le  de- 
vraient être,  ils  décident  avec  présomption,  et  ne  con- 
sultent que  leurs  prcîjugés  ;  car  les  hommes  ne  raison- 
nent des  choses  que  par  rapport  aux  idées  qui  leur  sont 
les  plus  familières.  Quand  un  Chymiste  veut  raisonner 
de  quelque  corps  naturel,  ses  trois  principes  lui  vien- 
nent d'abord  en  l'esprit  ^  Un  Péripatéticien  pense 
d'abord  aux  quatre  élémens  et  aux  quatre  premières 
qualités  -  ;  et  un  autre  Philosophe  rapporte  tout  à 
d'autres  principes.  Ainsi ,  il  ne  peut  entrer  dans  l'esprit 

1.  La  doctrine  de  trois  principes«  principiants,  »  et  non  «  prin- 
cipiés  »,  constants  et  invariables  dans  les  mixtes,  était  une  sorte 
de  dogme  pour  la  chimie  naissante.  Paracolse  ne  contribua  pas 
médiocrement  à  la  répandre  :  ces  trois  pinncipes  étaient  le  sel , 
le  soufre  et  le  mercure ,  composant  ce  que  l'on  appelle  le  «  ter- 
naire »  paracelsique.  Bêcher,  sous  un  nom  nouveau,  celui  des 
trois  terres,  ne  désigna  pas  autre  chose.  Le  ternaire  fut  enrichi 
par  Willis  de  deux  principes  supplémentaires  :  le  phlegme,  ou 
eau,  et  la  terre  damnée,  ou  caput  mortuum. 

2.  La  théorie  des  quatre  éléments,  mise  en  si  grand  honneur 
par  Aristote,  semble  aussi  ancienne  que  la  philosophie  elle-même. 
On  la  retrouve  chez  les  Égyptiens  et  dans  l'antiquité  indienne. 
En  Grèce,  Pythagore  cherche  à  ces  éléments,  selon  la  loi  de  sa 
méthode,  des  équivalents  géométriques  :  la  terre  devint  le  cube,, 
le  feu  la  pyramide ,  l'air  l'octaèdre  ,  l'eau  l'icosaèdre.  De  même 
Empédocle  appelle  le  feu  Jupiter,  la  terre  Junon,  l'air  Pluton  et 
l'eau  Nestis.  Ces  quatre  principes,  passant  par  des  alternatives 
sans  nombre  du  mouvement  au  repos,   du  repos  au  mouve- 


DE  L'IMAGINATION  71 

d'un  homme  rien  qui  ne  soit  incontinent  infecté  des  er- 
reurs ausquelles  il  est  sujet,  et  (|ui  n'en  augmente  le 

Cette  citu^islenee  des  libres  du  cerveau  a  encore  un 
très  mauvais  eflet,  principalement  dans  les  personnes 
plus  âgées,  qui  est  de  les  rendre  incapables  de  m<3dita- 
tion.  Ils  ne  peuvent  apporter  d'attention  à  la  plupart 
des  choses  qu'ils  veulent  sçavoir,  et  ainsi  ils  ne  peuvent 
pénétrer  les  vérités  un  peu  cachées.  Ils  ne  peuvent 
goûter  les  sentimens  les  plus  raisonnables ,  lorsqu'ils 
sont  appuyés  sur  des  principes  qui  leur  paraissent  nou- 
veaux, quoiqu'ils  soient  d'ailleurs  fort  intelligens  dans 
les  choses  dont  l'âge  leur  a  donné  beaucoup  d'expé- 
rience. Mais  tout  ce  que  je  dis  ici  ne  s'entend  que  de  ceux 
qui  ont  passé  leur  jeunesse  sans  faire  usage  de  leur  es- 
})rit  et  sans  s'appliquer. 

Pdur  éclaircir  ces  choses,  il  faut  sçavoir  que  nous  ne 
pouvons  apprendre  quoi  que  ce  soit,  si  nous  n'y  appor- 
tons de  l'attention;  et  que  nous  ne  scaurionsguèresêtre 
attentifs  à  quelque  chose,  si  nous  ne  l'imaginons,  et  nous 
ne  la  représentons  vivement  dans  notre  cerveau.  Or 
afin  que  nous  })uissions  imaginer  quelques  objets,  il  est 
nécessaire  que  nous  fassions  plier  quelque  partie  de 
notre  cerveau ,  ou  que  nous  lui  imprimions  quelque  au- 
tre mouvement  pour  pouvoir  former  les  traces,  aus- 


meut,  et  se  prêtant  ainsi  à  des  combinaisons  indéfinies,  per- 
mettront à  Aristote  d'édifier  sa  cosmologie.  (F.  notamment  cZ<' 
Cœfo,  IV,  i.)  Quel  sera  l'agent  de  ces  combinaisons?  Ce  seront  les 
■quatre  qualités  :  le  chaud,  le  sec,  le  froid  et  l'humide.  Leur  rôle 
consistera  (Macrobe,  Somm.  Sdp.,  I,  0)  à  rapprocher  les  éléments 
«t  à  les  maintenir  en  équilibre.  —  On  sait  de  reste  qu'à  ces 
quatre  éléments  devait,  selon  Aristote,  s'en  ajouter  un  cin- 
quième .-réther,  cette  quinte  essence  dont  ou  a  tant  abusé,  après 
Jui. 


72  DE   LA   UECIIEUCllE   DE  LA  VERITE 

quelles  sont  attachées  les  idées,  qui  nous  représentent 
ces  objets.  De  sorte  que  si  les  libres  du  cerveau  se  sont 
un  [)eu  durcies,  elles  ne  seront  capables  que  de  l'inclina- 
tion et  des  niouvemens  qu'elles  auront  eues  autrefois. 
i:t  ainsi  lïime  ne  pourra  imaginer,  ni  par  conséquent 
être  attentive  à  ce  qu'elle  voulait,  mais  seulement  aux 
choses  qui  lui  sont  familières. 

De  là  il  faut  conclure  qu'il  est  très  avantageux  de 
s'exercer  à  méditer  sur  toutes  sortes  de  sujets,  afin 
d'acquérir  une  certaine  facilité  de  penser  h  ce  qu'on 
veut.  Car  de  même  que  nous  acquérons  une  grande  fa- 
cilité de  remuer  les  doigts  de  nos  mains  en  toutes 
manières,  et  avec  une  très  grande  vitesse,  par  le  fré- 
quent usage  que  nous  en  faisons  en  jouant  des  ins- 
trumens  :  ainsi  les  parties  de  notre  cerveau  dont  le 
mouvement  est  nécessaire  pour  imaginer  ce  que  nous 
voulons,  acquièrent  par  l'usage  une  certaine  facilité  à 
se  plier,  qui  fait  (pie  l'on  imagine  les  choses  que  l'on 
veut  avec  beaucoup  de  facilité,  de  promptitude,  et  même 
de  netteté  ^ 

Or  le  meilleur  moyen  d'acquérir  cette  habitude  qui 
fait  la  principale  différence  d'un  homme  d'esprit  d'avec 
un  autre,  c'est  de  s'accoutumer  dès  sa  jeunesse  à  cher- 
cher la  vérité  des  choses  même  fort  difficiles,  parce 
qu'à  cet  âge  les  fibres  du  cerveau  sont  capables  de 
toutes  sortes  d'inflexions. 

Je  ne  prétens  pas  néanmoins  que  cette  facilité  se 


1.  Ces  conséquences  sont  autant  de  préceptes  d'une  sagesse 
pratique  indéniable.  C'est  une  vérité  banale  que  la  mémoire 
s'assouplit  et  s'accroît  par  son  exercice  même  ;  Malebrancho  veut 
qu'il  en  soit  de  même  de  l'imagination.  Quoi  d'étonnant,  puisqu "a. 
ses  yeux  imagination,  mémoire,  dépendent  l'une  et  l'autre  de 
l'habitude  ? 


I 
I 


DE   L'IMAGI.NATION  73 

puisse  acquérir  par  ceux  qu'on  appelle  gens  d'étude,  qui 
ne  s'appliquent  qu'à  lire  sans  méditer,  et  sans  recher- 
cher par  eux-mêmes  la  résolution  des  questions  avant 
que  de  la  lire  dans  les  Auteurs  ^  11  est  assez  visible 
([ue  par  cette  voye  l'on  n'acquiert  que  la  facilité  de  se 
souvenir  des  choses  qu'on  a  lues.  On  remarcjue  tous 
les  jours  que  ceux  qui  ont  beaucoup  de  lecture,  ne 
peuvent  apporter  d'attention  aux  choses  nouvelles  dont 
on  leur  parle ,  et  que  la  vanité  de  leur  érudition  les 
portant  à  en  vouloir  juger  avant  que  de  les  concevoir, 
les  fait  tomber  dans  des  erreurs  grossières,  dont  les 
autres  hommes  ne  sont  pas  capables. 

Mais  quoique  le  défaut  d'attention  soit  la  principale 
cause  de  leurs  erreurs,  il  y  en  a  encore  une  qui  leur 
est  particulière.  C'est  que  trouvant  toujours  dans  leur 
mémoire  une  inlinité  d'espèces  confuses,  ils  en  pren- 
nent d'abord  quelqu'une  qu'ils  considèrent  comme 
celle  dont  il  est  question  ;  et  parce  que  les  choses  qu'on 
dit  ne  lui  conviennent  point,  ils  jugent  ridiculement 
qu'on  se  trompe.  Quand  on  veut  leur  représenter  qu'ils 
se  trompent  eux-mêmes,  et  qu'ils  ne  sçaventpas  seule- 
irient  l'état  de  la  question,  ils  s'irritent,  et,  ne  pouvant 
concevoir  ce  qu'on  leur  dit,  ils  continuent  de  s'attacher 
à  cette  fausse  espèce  que  leur  mémoire  leur  a  présentée. 
Si  on  leur  en  montre  trop  manifestement  la  fausseté, 
ils  en  substituent  une  seconde  et  une  troisième,  qu'ils 
delîendent  quelquefois  contre  toute  apparence  de  vé- 
rité, et  même  contre  leur  propre  conscience;  parce 
qu'ils  n'ont  guères  de  respect  ni  d'amour  pour  la  vé- 
rité, et  qu'ils  ont  beaucoup  de  confusion  et  de  honte  à 

1.  Ceux-là  vont  être,  un  peu  plus  bas,  très  fortement  mal 
menés.  {V.  ch.  v  et  vi.) 

5 


74  DE   LA  RECHEHCHE    DE   LA    VÉRITÉ 

reconnaître  (lu'il  y  a  des  choses  qu'on  sçait  mieux 
qu'eux*. 

111.  Tout  ce  qu'on  a  dit  des  personnes  de  ([uaranic 
et  de  cinquante  ans  se  doit  encore  entendre  avec  i)lus 
de  raison  des  vieillards  ;  parce  que  les  fibres  de  leur  cer- 
veau sont  encore  plus  inflexibles,  et  que  manquant 
d'esprits  animaux  pour  y  tracer  de  nouveaux  vestiges, 
leur  imagination  est  toute  languissante.  Et  comuio 
d'ordinaire  les  libres  de  leur  cerveau  sont  mélfies  avec 
beaucoup  d'humeurs  superflues,  ils  perdent  peu  à  peu 
la  mémoire  des  choses  passées,  et  tombent  dans  les 
faiblesses  ordinaires  aux  enfans.  Ainsi  dans  lage  dé- 
crépit ils  ont  les  défauts  qui  (lépendent  de  la  consti- 
tution des  fibres  du  cerveau,  lesquels  se  rencontrent 
dans  les  enfans  et  dans  les  hommes  faits  :  quoique 
l'on  puisse  dire  qu'ils  sont  plus  sages  que  les  uns  et 
les  autres,  à  cause  qu'ils  ne  sont  plus  si  sujets  à 
leurs  passions,  qui  viennent  de  l'émotion  des  esprits 
animaux. 

On  n'expliquera  pas  ces  choses  davantage,  parce  qu'il 
est  facile  de  juger  de  cet  âge  par  les  autres  dont  on  a 
parlé  auparavant,  et  de  conclure  que  les  vieillards  ont 
encore  plus  de  difficulté  que  tous  les  autres  à  concevoir 
ce  qu'on  leur  dit,  qu'ils  sont  plus  attachés  à  leurs  pré- 
jugés et  à  leurs  anciennes  opinions  ;  et  par  conséquent, 
qu'ils  sont  encore  plus  confirmés  dans  leurs  erreurs  et 
dans  leurs  mauvaises  habitudes,  et  autres  choses  sem- 
blables. On  avertit  seulement  que  l'état  du  vieillard  n'ar- 


1.  On  pressent,  par  ce  passage,  ce  que  sera  Malebranche  dans 
la  polémique.  Quelle  impatience  de  la  contradiction  !  Et,  à  la 
date  où  il  écrit,  les  luttes  dialectiques  lui  sont  chose  inconnue! 
Que  sera-ce  quand  Arnauld,  après  tant  d'autres,  attaquera  ses 
doctrines  do  la  vision  en  Dieu  ou  de  la  grâce  ? 


DE   L'IMAGINATION  7" 

I  iN«'  |>as  précisément  à  soixante  ou  à  soixant(3-dix.  ans; 
que  tous  les  vieillards  ne  radotent  pas;  que  tous  ceux 
qui  ont  passé  soixante  ans  ne  sont  pas  toujours  délivres 
des  passions  des  jeunes  gens ,  et  ([u'il  ne  faut  pas  tirer 
des  conséquences  trop  générales  des  principes  que  l'on 
.'tnhiis. 


CHAPITRE  II 

nUK  LES  ESPRITS  ANIMAUX  VONT  d'oRDINAIRE  DANS  LES  TRACES 
DES  IDÉES  QUI  NOUS  SONT  LES  PLUS  FAMILIÈRES,  CE  QUI  FAIT 
qu'on   ne  JUGE   POINT   SAINEMENT   DES   CHOSES. 

Je  croi  avoir  suffisamment  expliqué  dans  les  chapi- 
tres précédens  les  divers  changemens  qui  se  rencon- 
trent dans  les  esprits  animaux,  et  dans  la  constitution 
des  fibres  du  cerveau,  selon  les  diff'érens  âges.  Ainsi, 
pourvu  qu'on  médite  un  peu  ce  que  j'en  ai  dit,  on  aura 
bientôt  une  connaissance  assez  distincte  de  l'imagina- 
tion, et  des  causes  physiques  les  plus  ordinaires  des 
différences  que  l'onremarque  entre  les  esprits;  puisque 
tous  les  changemens  qui  arrivent  à  l'imagination  et  à 
l'esprit,  ne  sont  que  des  suites  de  ceux  qui  se  rencon- 
trent dans  les  esprits  animaux  et  dans  les  fibres  dont 
le  cerveau  est  composé. 

Mais  il  y  a  plusieurs  causes  particulières ,  et  qu'on 
jKuirrait  appeler  morales,  des  changemens  qui  arrivent 
à  l'imagination  des  hommes  ;  sçavoir  leurs  différentes 
conditions,  leurs  diff'érens  emplois;  en  un  mot  leurs 
différentes  manières  de  vivre,  à  la  considération  des- 
<pielles  il  faut  s'attacher  :  parce  que  ces  sortes  de  chan- 


76  DE   LA  RECHERCHE   DE  LA   VÉRITÉ 

geinens  sont  causes  d'un  nombre  presqu'infini  d'er- 
reurs, chaque  personne  jugeant  des  choses  par  rapport 
à  sa  condition.  On  ne  croit  pas  devoir  s'arret(;r  à  ex))li- 
(pier  les  effets  de  quelques  causes  moins  ordinaires, 
comme  des  grandes  maladies,  des  malheurs  surpre- 
nans,  et  des  autres  accidens  inopinés  qui  font  des  im- 
pressions très  violentes  dans  le  cerveau,  et  même  qui  le 
bouleversent  entièrement,  parce  que  ces  choses  arrivent 
rarement;  et  que  les  erreurs  où  tombent  ces  sortes  de 
personnes  sont  si  grossières,  qu'elles  ne  sont  i)oint  con- 
tagieuses, puisque  tinit  le  monde  les  reconnaît  sans 
peine. 

Afin  de  comprendre  parfaitement  tous  les  change- 
mens  que  les  diflerentes  conditions  produisent  dans 
l'imagination,  il  est  absolument  nécessaire  de  se  sou- 
venir que  nous  n'imaginons  les  objets  qu'en  nous  en 
formant  des  images,  et  que  ces  images  ne  sont  autre 
chose  que  les  traces  que  les  esprits  animaux  font  dans 
le  cerveau;  que  nous  imaginons  les  choses  d'autant 
plus  fortement  que  ces  traces  sont  plus  profondes  et 
mieux  gravées,  et  que  les  esprits  animaux  y  ont  passé 
plus  souvent  et  avec  plus  de  violence  ;  et  que  lorsque 
les  esprits  y  ont  passé  plusieurs  fois,  ils  y  entrent  avec 
plus  de  facilité  que  dans  d'autres  endroits  tout  proches, 
par  lesquels  ils  n'ont  jamais  passé,  ou  par  lesquels  ils 
n'ont  point  passé  si  souvent.  Ceci  est  la  cause  la  plus 
ordinaire  de  la  confusion  et  de  la  fausseté  de  nos  idées. 
Car  les  esprits  animaux  qui  ont  été  dirigés  par  l'action 
des  objets  extérieurs,  ou  même  par  les  ordres  de  l'àme, 
pour  produire  dans  le  cerveau  de  certaines  traces,  en 
produisent  souvent  d'autres,  qui,  à  la  vérité,  leur  res- 
semblent en  quelque  chose,  mais  qui  ne  sont  point 
tout  à  fait  les  traces  de  ces  mêmes  objets,  ni  celles  que 


DE   L'IMAGINATION  77 

dt'sirait  l'àmo  de  ro  représenter  :  parce  que  les  esprits 
animaux  trouvant  quelque  résistance  dans  les  endroits 
(lu  cerveau  par  où  il  fallait  passer,  ils  se  détournent 
l'acilement  pour  entrer  en  foule  dans  les  traces  pro- 
fondes des  idées  qui  nous  sont  plus  familières.  Voici 
des  exemples  fort  grossiers  et  très  sensibles  de  tout  ceci. 
Lorsque  ceux  qui  ont  la  vue  un  peu  courte  regardent 
la  Lune,  ils  yvoyent  ordinairement  deux  yeux,  un  nez, 
une  bouche;  en  un  mot  il  leur  semble  qu'ils  y  voyent 
un  visage.  Cependant  il  n'y  a  rien  dans  la  Lune  de  ce 
qu'ils  pensent  y  voir.  Plusieurs  personnes  y  voyent  toute 
autre  chose.  Et  ceux  qui  croyent  que  la  Lune  est  telle 
qu'elle  leur  parait,  se  détrompent  facilement  s'ils  la  re- 
gardent avec  des  lunettes  d'approche  si  petites  qu'elles 
soient,  ou  s'ils  consultent  les  descriptions  qu'IIevelius  * , 
Riccioli  ^  et  d'autres  en  ont  données  au  public.  Or  la 
raison  pour  laquelle  on  voit  ordinairement  un  visage 
dans  la  Lune  et  non  pas  les  taches  irrégulières  qui  y 
sont,  c'est  que  les  traces  du  visage  qui  sont  dans  notre 
cerveau  sont  très  profondes,  à  cause  que  nous  regar- 
dons souvent  des  visages  et  avec  beaucoup  d'attention. 
De  sorte  que  les  esprits  animaux  trouvant  de  la  résis- 
tance dans  les  autres  endroits  du  cerveau,  ils  se  dé- 


1.  Astronome  de  haute  valeur,  né  à  Dantzig  en  1611,  m.  en  1687. 
Il  fut  au  nombre  de  ces  savants  étrangers  que  Colbert  fit  pen- 
sionner par  Louis  XIV.  Une  de  ses  premières  publications  fut 
une  Sdenofpmphia  (IG47),  que  vise  évidemment  ce  passage. 

2.  De  beaucoup  l'aîné  de  Hévélius,  Riccioli  (1598-1671)  s'était 
adonné  à  la  science  sur  l'ordre  de  ses  supérieurs  de  la  Com- 
piignie  de  Jésus.  Il  dépassa  cependant  son  émule  par  l'importance 
de  ses  travaux  astronomiques,  bien  que,  par  ordre  aussi,  il  se 
soit  donné'  le  ridicule  de  réfuter  les  découvertes  de  Copernic 
et  de  Kepler.  Ses  observations  sur  la  lune  comptent  parmi  le 
meilleur  de  son  œuvre  ;  sa  nomenclature  des  tacïies  de  la  lune 
est  encore  estimée  aujourd'tiui. 


-8  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ 

lournont  facilement  do  la  direction  que  la  lumière  de 
la  Lune  leur  imprime  quand  on  la  regarde,  pour  entrer 
dans  ces  traces  ausquelles  les  id«''es  de  visage  sf)nt  nt- 
lacti«'es  par  la  nature.  Outre  que  la  grandeur  ai)parenle 
de  la  Lune  n'étant  pas  fort  différente  de  celle  d'une 
tète  ordinaire  dans  ime  certaine  distance,  elle  forme 
par  son  impression  des  traces  qui  ont  beaucoup  de 
liaison  avec  celles  qui  représentent  un  nez,  une  bouche 
et  des  yeux,  et  ainsi  elle  détermine  les  esprits  à  pren- 
dre leur  cours  dans  les  traces  d'un  visage.  11  y  en  a 
qui  voyent  dans  la  Lune  un  homme  à  cheval,  ou  quel- 
([u'autre  chose  qu'un  visage;^ parce  que  leur  imagina- 
tion ayant  été  vivement  frappée  de  certains  objets,  les 
traces  de  ces  objets  se  r'ouvrent  par  la  moindre  chose 
qui  y  a  rapport. 

C'est  aussi  pour  cette  raison  (pie  nous  nous  imaginons 
voir  des  chariots,  des  hommes,  des  lions ,  ou  d'autres 
animaux  dans  les  nues ,  quand  il  y  a  quelque  peu  de 
rapport  entre  leurs  figures  et  ces  animaux,  et  que  tout  le 
monde,  et  principalement  ceux  qui  ont  coutume  de  des- 
siner, voyent  quelquefois  des  têtes  d'hommes  sur  des 
murailles,  oii  il  y  a  plusieurs  taches  irrégulières. 

C'est  encore  pour  cette  raison  que  les  esprits  de  vin 
entrans  sans  direction  de  la  volonté  dans  les  traces  les 
plus  familières,  font  découvrir  les  secrets  de  la  plus 
grande  importance,  et  que  quand  on  dort,  on  songe 
ordinairement  aux  objets  que  l'on  a  vus  pendant  le 
jour,  qui  ont  formé  de  plus  grandes  traces  dans  le  cer- 
veau, parce  que  l'àme  se  représente  toujours  les  choses 
d(mt  elle  a  des  traces  plus  grandes  et  plus  profondes. 
Voici  d'autres  exemples  plus  composés. 

Une  maladie  est  nouvelle  :  elle  fait  des  ravages  qui 
surprennent  le  monde.  Cela  imprime  des  traces  si  pro- 


DE   L'IMAGINATION  ig 

foinles  dans  le  cerveau,  que  cette  maladie  est  toujours 
présente  à  l'esprit.  Si  cette  maladie  est  appelée,  par 
exemple,  le  scorbut,  toutes  les  maladies  seront  le  scor- 
but. Le  scorbut  est  nouveau,  toutes  les  maladies  nou- 
velles seront  le  scorbut.  Le  scorbut  est  accompagné 
dune  douzaine  de  symptômes,  dont  il  y  en  aura  beau- 
coup de  communs  à  d'autres  maladies  :  cela  n'importe. 
S'il  arrive  qu'un  malade  ait  quelqu'un  de  ces  symptô- 
mes, il  sera  malade  du  scorbut;  et  on  ne  pensera  pas 
seulement  aux  autres  maladies,  qui  ont  les  mêmes  symp- 
tômes. On  s'attendra  que  tous  les  accidens  qui  sont 
arrivés  à  ceux  qu'on  a  vu  malades  du  scorbut,  lui  arri- 
veront aussi.  On  lui  dcmnera  les  mêmes  médecines  ; 
et  on  sera  surpris  de  ce  qu'elles  n'ont  pas  le  même  effet 
(ju'on  a  vu  dans  les  autres. 

Un  Auteur  s'applique  à  un  genre  d'étude,  les  traces 
du  sujet  de  son  occupation  s'impriment  si  profondé- 
ment et  rayonnent  si  vivement  dans  tout  son  cerveau, 
qu'elles  confondent  et  qu'elles  effacent  quelquefois  les 
traces  des  choses  même  fort  différentes.  Il  y  en  a  eu  un, 
par  exemple,  qui  a  fait  plusieurs  volumes  sur  la  Croix  : 
cela  lui  a  fait  voir  des  croix  partout;  et  c'est  avec  rai- 
son que  le  Père  Morin*  le  raille  de  ce  qu'il  croyait 
(ju'une  médaille  représentait  une  croix,  quoiqu'elle  re- 
présentât toute  autre  chose.  C'est  par  un  semblable  tour 
d'imagination  que  Gilbert  ^  et  plusieurs  autres,  après 

1.  Erudit  français  (1591-1659),  qui,  né  de  parents  réformés, 
abjura  le  calvinisme  et  entra  à  l'Oratoire.  Tenu  en  haute  estime 
par  les  princes  de  l'Église,  notamment  par  Urbain  VllI  qui,  en 
des  circonstances  solennelles,  lit  appel  à  son  savoir,  il  s'adonna 
aux  travaux  d'exégèse  et  de  théologie  historique.  En  ce  dernier 
ordre  d'étude  il  a  composé  de  précieux  ouvrages. 

2.  Savant  anglais  d'une  grande  réputation  (loiO-ifiO^).  L'un 
des  premiers  il  pressentit  quel  rôle  étaient  appelés  à  jouer  dans 


RO  DE   LA   RECHERCHE    DE  LA   VÉRITÉ 

avoir  (Hudié  l'Aiman  et  admiré  ses  propriétés,  oui 
A'oulu  rapporter  à  des  qualités  magnétiques  un  très 
errand  nombre  d'effets  naturels  qui  n'y  ont  pas  le 
moindre  rapport. 

Les  exemples  qu'on  vient  d'apporter  suffisent  pour 
prouver  que  cette  grande  facilité  qu'a  l'imagination  a 
se  représenter  les  objets  qui  lui  sont  familiers,  et  la 
difficulté  qu'elle  éprouve  à  imaginer  ceux  qui  lui  sont 
nouveaux ,  fait  que  les  hommes  se  forment  presque 
toujours  des  idées  qu'on  peut  appeler  mixtes  et  im- 
pures ;  et  que  l'esprit  ne  juge  des  choses  que  par  rap- 
port h  soi-même  et  à  ses  premières  pensées.  Ainsi  les 
différentes  passions  des  hommes,  leurs  inclinations, 
leurs  conditions,  leurs  emplois,  leurs  qualités,  leurs 
études,  enfin  toutes  les  différentes  manières  de  vivre, 
mettent  de  fort  grandes  différences  dans  leurs  idées, 
cela  les  fait  tomber  dans  un  nombre  infini  d'erreurs 
que  nous  expliquerons  dans  la  suite.  Et  c'est  ce  qui 
a  fait  dire  au  Chancelier  Bacon  ces  paroles  fort  judi- 
cieuses :  Omnes  perceptiones  tam  sensiis  quam  mentis 
sunt  ex  analogia  hominis,  non  ex  analogia  universi  : 
estque  intellectus  humanus  instar  speculi  inœqualis  ad 
radios  rerum  qui  suam  naturam  naturœ  rerum  immiscet, 
eamque  distorquet^  et  inficit  ^ 

la  science  de  l'univers  physique  les  phénomènes  d'électricité.  Ses 
observations,  ses  théories  sur  l'aimant  ont  conservé  une  haute 
valeur,  et  les  railleries  de  Malebranche  tombent  ici  bien  à  faux. 
11  a  consigné  son  système  dans  son  important  ouvrage  De  Ma- 
gnete  magneticisque  corporibus.    (Londres,  1600.) 

1.  Cette  citation  est  empruntée  au  début  du  Novum  Organum. 
Dans  ce  célèbre  passage.  Bacon  énumère  les  quatre  classes  d'ido- 
les qui  assiègent  la  pensée  humaine  et  sont  les  causes  de  nos  er- 
reurs. En  premier  lieu  viennent  «  les  idoles  de  la  tribu,  qui  ont 
leur  fondement  dans  la  nature  humaine  (  dans  la  tribu  ou  la 
race  des  hommes).  On  assure,  en  effet,  faussement  que  le  sens 


DE    L'IMAGINATION  81 


CHAPITHE   ni 

I.  OLE  LKS  PERSONNES  d'ÉTL'DE  SONT  LES  PLUS  SUJETTES  A 
l'erreur.  —  II.  RAISONS  POUR  LESQUELLES  ON  AIME  MIEUX 
SUIVRE   l'autorité    QUE   DE    FAIRE    USAGE    DE    SON    ESPRIT. 

Les  différences  qui  se  trouvent  dans  les  manières  de 
vivre  des  hommes,  sont  presque  infinies.  11  y  en  a  un 
très  grand  nombre  de  différentes  conditions,  de  diffé- 
rens  emplois,  de  différentes  charges,  de  différentes 
communautés.  Ces  différences  font  que  presque  tous  les 
hommes  agissent  pour  des  desseins  tout  différens,  et 
qu'ils  raisonnent  sur  de  différens  principes.  Il  serait 
même  assez  difficile  de  trouver  plusieurs  personnes  qui 
eussent  entièrement  les  mêmes  vues  dans  une  même 
communauté,  dans  laquelle  les  particuliers  ne  doivent 
avoir  qu'un  même  esprit  et  que  les  mêmes  desseins. 
Leurs  différens  emplois  et  leurs  différentes  liaisons 
mettent  nécessairement  quelque  différence  dans  le  tour 
et  la  manière  qu'ils  veulent  prendre,  pour  exécuter  les 
choses  même  dont  ils  conviennent.  Cela  fait  bien  voir 
que  ce  serait  entreprendre  l'impossible,  que  de  vouloir 
expliquer  en  détail  l^s  causes  morales  de  l'erreur; 
mais  aussi  il  serait  assez  inutile  de  le  faire  ici.  On  veut 
seulement  parler  des  manières  de  vivre  qui  portent 

humain  est  la  mesure  des  choses,  alors  que,  bien  au  contraire, 
"  toutos  les  perceptions,  tant  du  sens  que  delà  pensée,  sont  rela- 
tives ù.  l'homme,  et  non  à  l'univers.  Et  l'entendement  humain  res- 
semble à  un  miroir  trompeur  qui,  recevant  les  rayons  des 
rhoses,  y  mêle  sa  nature  à  la  nature  des  choses,  qu'elle  déforme 
et  altère.  » 

5. 


82  DE   LA   UEGIIEKCHE  DE    LA   VERITE 

à  un  plus  grand  ncjnihre  d'erreurs,  et  à  des  erreurs  de 
plus  grande  importance.  Quand  on  les  aura  expliquées, 
«>n  aura  donné  assez  d'ouverture  à  l'esprit  pour  aller 
plus  loin  ;  et  chacun  pourra  voir  tout  d'une  vue,  et  avec 
grande  facilité,  les  causes  très  cachées  de  plusieurs  er- 
reurs particulières,  qu'on  ne  pourrait  expliquer  qu'avec 
heaucou[)  de  teuis  et  de  peine.  Quand  l'esprit  voil 
clair,  il  se  plait  à,  courir  à  la  vérité  ;  et  il  y  court  d'unes 
vitesse  qui  ne  se  peut  exprimer. 

1.  L'emploi  duquel  il  semhle  le  plus  nécessaire  de 
parler  ici  à  cause  qu'il  produit  dans  l'imagination  des 
hommes  des  changemens  plus  considérables,  et  qui 
conduisent  davantage  à  l'erreur,  c'est  l'emploi  des  per- 
sonnes d'étude,  qui  font  plus  d'usage  de  leur  mémoire 
que  de  leur  esprit.  Car  l'expérience  a  toujours  fait 
connaître  que  ceux  qui  se  sont  appliqués  avec  plus 
d'ardeur  à  la  lecture  des  livres,  et  à  la  recherche  de  la 
vérité,  sont  ceux-là  même  qui  nous  ont  jettes  dans  un 
plus  grand  nombre  d'erreurs. 

Il  en  est  de  même  de  ceux  qui  étudient,  que  de  ceux 
qui  voyagent.  Quand  un  voyageur  a  pris  par  malheur 
un  chemin  pour  un  autre,  plus  il  avance,  plus  il  s'éloigne 
du  lieu  où  il  veut  aller.  Il  s'égare  d'autant  plus  qu'il 
est  plus  diligent,  et  qu'il  se  hâte  davantage  d'arriver 
au  lieu  qu'il  souhaite.  Ainsi  ces  désirs  ardens  qu'ont 
les  hommes  pour  la  vérité,  fonfqu'ils  se  jettent  dans  la 
lecture  des  livres  où  ils  croyent  la  trouver  :  ou  bien  ils 
se  forment  un  système  chimérique  des  choses  qu'ils 
souhaitent  de  sçavoir,  duquel  ils  s'entêtent;  et  qu'ils 
tachent  même ,  par  de  vains  eft'orts  d'esprit,  de  faire 
goûter  aux  autres,  afin  de  recevoir  l'honneur  qu'on 
rend  d'ordinaire  aux  inventeurs  des  systèmes.  Expli- 
quons ces  deux  défauts. 


DE   L'IMAGINATION  83 

11  est  assez  difticile  de  comprendre  comment  il  se 
peut  faire  que  des  gens  qui  ont  de  l'esprit  aiment 
ini«'ux  se  servir  de  l'esprit  des  autres  dans  la  recherche 
de  la  vérité,  que  de  celui  que  Dieu  leur  a  donné.  Il  y  a 
sans  doute  infiniment  plus  de  plaisir  et  plus  d'honneur 
H  se  conduire  par  ses  propres  yeux  que  par  ceux  des 
autres,  et  un  homme  qui  a  de  bons  yeux  ne  s'avise 
jamais  de  se  les  fermer,  ou  de  se  les  arracher,  dans 
l'espérance  d'avoir  un  conducteur.  Sapientis  oculi  in 
capite  ejuSyStultus  in  tenebris  ambulat.  Pourquoi  le  fou 
marche-t-il  dans  les  ténèbres  ?  C'est  qu'il  ne  voit  que  par 
les  yeux  d'autrui,  et  que  ne  voir  que  de  cette  manière, 
à  proprement  parler,  c'est  ne  rien  voir.  L'usage  de 
l'esprit  est  à  l'usage  des  yeux  ce  que  l'esprit  est  aux 
yeux  ;  et  de  même  que  l'esprit  est  infiniment  au-dessus 
des  yeux,  l'usage  de  l'esprit  est  accompagné  de  satisfac- 
tions bien  plus  solides,  et  qui  le  contentent  bien  autre- 
ment que  la  lumière  et  les  couleurs  ne  contentent  la 
vue.  Les  hommes  toutefois  se  servent  toujours  de  leurs 
yeux  pour  se  conduire  et  ils  ne  se  servent  presque 
jamais  de  leur  esprit  pour  découvrir  la  vérité. 

IL  Mais  il  y  a  plusieurs  causes  qui  contribuent  à  ce 
renversement  d'esprit.  Premièrement,  la  paresse  natu- 
relle des  hommes,  qui  ne  veulent  pas  se  donner  la 
peine  de  méditer. 

Secondement,  rincaf)acité  de  méditer  dans  laquelle 
on  est  tombé,  pour  ne  s'être  pas  appliqué  dans  la  jeu- 
nesse, lorsque  les  fibres  du  cerveau  étaient  capables  de 
toutes  sortes  d'inflexions. 

En  troisième  lieu,  le  peu  d'amour  qu'on  a  pour  les 
vérités  abstraites,  qui  font  le  fondement  de  tout  ce  que 
l'on  peut  connaître  ici-bas. 

Ln  quatrième  lieu,  la  satisfaction  qu'on  reçoit  dans 


84      DE  LA  RECHERCHE  DE  LA  VÉRITÉ 

la  connaissance  des  vraisemblances,  qui  sont  fort  agréa- 
bles et  fort  touchantes ,  parce  qu'elles  sont  appuyées 
sur  les  notions  sensibles. 

Kn  cinquième  lieu,  la  sotte  vanité  quinous  fait  souhai- 
ter d'être  estimés  sçavans;  car  on  appelle  sçavans  ceux 
qui  ont  le  plus  de  lecture.  La  connaissance  des  opi- 
nions estbien  plus  dusage  pour  la  conversation,  et  pour 
étourdir  les  esprits  du  commun,  que  la  connaissance 
de  la  véritable  Philosophie  qu'on  apprend  en  méditant. 

En  sixième  lieu,  parce  qu'on  s'imagine  sans  raison 
que  les  Anciens  ont  été  plus  éclairés  que  nous  ne  pou- 
vons l'être,  et  qu'il  n'y  a  rien  à  faire  où  ils  n'ont  pas 
réussi. 

En  septième  lieu,  parce  qu'un  respect  mêlé  d'une 
sotte  curiosité  fait  qu'on  admire  davantage  les  choses 
les  plus  éloignées  de  nous,  les  choses  les  plus  vieilles, 
celles  qui  viennent  de  plus  loin,  ou  de  pais  plus  incon- 
nus, et  même  les  livres  les  plus  obscurs.  Ainsi  on  esti- 
mait autrefois  Heraclite  pour  son  obscurité  ^  On  re- 
cherche les  médailles  anciennes  quoique  rongées  de  la 
rouille,  et  on  garde  avec  grand  soin  la  lanterne  et  la 
pantoufle  de  quelque  Ancien,  quoique  mangée  de  vers  : 
leur  antiquité  fait  leur  prix.  Des  gens  s'appliquent  à  la 
lecture  des  Rabbins  ^  parce  qu'ils  ont  écrit  dans  une 
langue  étrangère,  très  corrompue  et  très  obscure.  On 


1.  «  Clarm  oh  ol/scitram  linguam.  »  Lucr.  (N.  de  Maleb.) 

2.  Allusion  à  l'étude  du  Talmud,  corps  de  doctrine  civile  et 
religieuse,  théologique  et  sociale  de  la  Synagogue.  Par  défiuition, 
le  Talmnd  désigne  la  tradition  orale,  loi  commentée  à  côté  de 
la  Loi.  On  distingue  dans  le  Talmud  une  partie  primitive,  Mischna, 
une  partie  complémentaire,  Ghemara,  elle-même  divisée  en 
Ghemara  babylonienne  (ii  Ghemara  de  Je  rusai  etn.  Cette  compilation 
rabbinique,  si  précieuse  pour  l'histoire  des  religions,  est  renom- 
mée justement  pour  son  obscurité. 


DE   L'IMAGINATIOxN  85 

ejîtime  davantage  les  opinions  les  plus  vieilles,  parce 
qu'elles  sont  les  plus  éloignées  de  nous.  Et  sans  doute, 
si  Nenibrot  avait  écrit  l'Histoire  de  son  Règne,  toute  la 
politique  la  plus  fine,  et  même  toutes  les  autres  sciences 
y  seraient  contenues,  de  même  que  quelques-uns  trou- 
vent qu'IIomêre  et  Virgile  avaient  une  connaissance  par- 
faite de  la  nature.  Il  faut  respecter  l'antiquité,  dit-on; 
quoi!  Aristote,  Platon,  Épicure,  ces  grands  hommes,  se 
seraient  trompés?  On  ne  considère  pas  qu'Aristote, 
Platon,  Epicure  étaient  hommes  comme  nous  et  de 
même  espèce  que  nous  :  et  de  plus,  qu'au  tems  où 
nous  sommes,  le  monde  est  plus  âgé  de  deux  mille 
ans,  qu'il  a  plus  d'expérience  \  qu'il  doit  être  plus 
éclairé,  et  que  c'est  la  vieillesse  du  monde  et  l'expé- 
rience qui  font  découvrir  la  vérité. 

En  huitième  lieu,  parce  que  lorsqu'on  estime  une 
opinion  nouvelle,  et  un  Auteur  du  tems,  il  semble  que 
leur  gloire  efface  la  notre,  à  cause  qu'elle  en  est  trop 
proche  ;  mais  on  ne  craint  rien  de  pareil  de  l'honneur 
qu'on  rend  aux  Anciens. 

En  neuvième  lieu,  parce  que  la  vérité  et  la  nouveauté 
ne  peuvent  pas  se  trouver  ensemble  dans  les  choses  de 
la  foi.  Car  les  hommes,  ne  veulant  pas  faire  le  discer- 
nement entre  les  vérités  qui  dépendent  de  la  raison  et 
celles  qui  dépendent  de  la  tradition,  ne  considèrent 
pas  qu'on  doit  les  apprendre  d'une  manière  toute  dif- 
férente. Ils  confondent  la  nouveauté  avec  l'erreur,  et 
l'antiquité  avec  la  vérité.  Luther,  Calvin  et  les  au- 
tres ont  innové  et  ils  ont  erré  :  donc,  Galilée^,  Har- 

1.  «  Veritas  filia  temporis,  non  audorilatis.  »  (N.  de  M.)  C'est 
là  une  pensée  que  Bacon  et  Pascal  avaient  déjà  magnifiquement 
exprimée.  (Aou.  Ovrjan.,  I,  i.xxxiv.) 

2.  L'un  des  plus  grands  hommes,  le  plus  grand  peut  être  des 


86  UE    LA   RECHERCHE   DE    LA   VÉRITÉ 

vée  *,  Descartes,  se  trompent  dans  ce  qu'ils  disent  de  nou- 
veau. I/inipanalion  de  Luther^  est  nouvelle,  et  elle  est 
fausse  :  donc  la  circulation  d'IIarvée  est  fausse  puis- 
qu'elle est  nouvelle.  C'est  pour  cela  aussi  qu'ils  appcl- 
l«mt  indifféromment  du  nom  odieux  de  novateur  les 
Hérétiques  et  les  nouveaux  Philosophes.  Les  idées  et 
les  mots  de  vérité  et  d'antiquité,  de  fausseté  et  de  nou- 
veauté ont  été  liés  les  uns  avec  les  autres  :  c'en  est  fait, 
le  commun  des  hommes  ne  les  sépare  })lus,  et  les  gens 
d'esprit  sentent  même  quelque  peine  à  les  bien  séparer. 

En  dixième  lieu,  parce  qu'on  est  dans  im  tems  au- 
quel la  science  des  opinions  anciennes  est  encore  en 
vogue  ,  et  qu'il  n'y  a  que  ceux  qui  font  usage  de  leur 
esprit  qui  puissent,  par  la  force  de  leur  raison,  se  mettre 
au-dessus  des  méchantes  coutumes.  Quand  on  est  dans 
la  presse  et  dans  la  foule,  il  est  difficile  de  ne  pas  céder 
au  torrent  qui  nous  emporte. 

En  dernier  lieu,  parce  que  les  hommes  n'agissent  que 
par  intérêt  :  et  c'est  ce  qui  fait  que  ceux  même  qui  se 
détrompent,  et  qui  reconnaissent  la  vanité  de  ces  sortes 


temps  modernes  (15G4-l(;i2).  Il  ne  sest  pas  contenté,  comme  Ba- 
con, de  mettre  en  formules  la  méthode  expérimentale,  il  Ta  ap- 
pliquée, réalisée,  à  coups  de  découvertes.  «  Galilée,  dit  M.  Re- 
nan, est  vraiment  le  grand  fondateur  de  la  science  moderne.  » 
{\ouvellcs  Etudes  d'histoire  reWjieuse,  p.  iol.) 

1.  Guillaume  Harvej^  (l.j78-16;J8),  l'immortel  auteur  de  la  dé- 
couverte qui  a  renouvelé  la  physiologie  :  la  circulation  du  sang, 
déjà  pressentie,  mais  partiellement,  par  Servet  et  Césalpin.  Har- 
vey  en  expliquait  le  mécanisme  général  en  1619,  et  il  publiait 
en  1028  le  résultat  de  ses  recherches  dans  son  Exercitatio  ana- 
tomica  de  motii  cordis.  On  sait,  ne  serait-ce  que  par  Molière, 
quelle  opposition  la  découverte  souleva. 

2.  Expression  théologique  employée  pour  désigner  le  point  de 
dogme  spécial  à  Luther,  selon  qui  dans  l'Eucharistie  la  présence 
réelle  de  Jésus-Christ  n'exclut  point  la  persistance  du  pain  et 
du  vin  après  la  consécration. 


DE   LlMAGINATIOxN  87 

d'études,  no  laissent  pas  do  s'y  api^liquer  ;  parce  {[uo 
les  honneurs,  les  dignités,  et  même  les  bénéfices  y  sont 
attachés,  et  cpie  ceux  ipii  y  excellent  les  ont  toujours 
plutôt  que  ceux  qui  Uir>  ignorent. 

Toutes  ces  raisons  fcuit,  ce  me  semble,  assez  com- 
prendre j)Ourquoi  les  hommes  suivent  aveuglenient  les 
opinions  anciennes  comme  vrayes,  et  pourijuoi  ils  re- 
jettent sans  discernement  toutes  les  nouvelles  comme 
fausses  ;  enfin,  pourquoi  ils  ne  font  point,  ou  presque 
lH)int  d'usage  de  leur  esprit.  11  y  a  sans  doute  encore 
un  fort  grand  nombre  d'autres  raisons  plus  particu- 
lières qui  contribuent  à  cela  ;  mais  si  l'on  considère 
avec  attention  celles  que  nous  avons  rapportées,  on 
n'aura  pas  sujet  d'être  surpris  de  voir  l'entêtement  de 
certaines  gens  pour  l'autorité  des  Anciens  K 


CHAPITRE   IV 

DKIX    MAUVAIS    EFFETS    DE   LA    LKCTLRE    SUR    l'iMAGIXATIOX. 

Ce  faux  et  lâche  respect  que  les  hommes  portent 
aux  Anciens,  produit  un  très  grand  nombre  d'efl'ets 
très  pernicieux  qu'il  est  à  propos  de  remarquer. 

Le  premier  est  que ,  les  accoutumant  à  ne  pas  faire 

1.  Si  Malebrauche  s'en  tenait  à  combattre  le  principe  d'auto- 
rité qui  a  si  longtemps  enchaîné  philosophie  et  science,  il  ferait 
simplement  cause  commune  avec  tous  les  grands  novateurs  du 
xvi«  et  du  xvii«  siècle.  Mais  il  va  plus  loin  qu'eux,  puisque  c'est  à 
la  science  même  de  l'antiquité,  à  toute  érudition  profane  qu'ici, 
et  dans  les  chapitres  suivants,  il  s'attaque.  Nous  voyons  percer 
déjà  ce  dédain  de  l'histoire  et  des  faits  sur  lequel  ses  biographes 
nous  ont  d'ailleurs  édifiés. 


88  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA   VERITE 

usage  de  leur  esprit,  il  les  met  peu  à  peu  dans  une  vé- 
ritable impuissance  d'en  faire  usage.  Car  il  ne  faut  pas 
s'imaginer  que  ceux  qui  vieillissent  sur  les  livres 
d'Aristôte  et  do  Platon,  fassent  beaucoup  d'usage  de 
leur  esprit.  Ils  n'employent  ordinairement  tant  de 
temps  à  la  lecture  de  ces  livres,  que  pour  tâcher  d'en- 
trer dans  les  sentiments  de  leurs  Auteurs  ^  ;  et  leur  but 
principal  est  de  sçavoir  au  vrai  les  opinions  qu'ils  ont 
tenues,  sans  se  mettre  beaucoup  en  peine  de  ce  qu'il 
en  faut  tenir,  comme  on  le  prouvera  dans  le  Chapitre 
suivant.  Ainsi  la  science  et  la  Philosopliie  qu'ils  ap- 
prennent, est  proprement  une  science  de  mémoire,  et 
non  pas  une  science  d'esprit.  Ils  ne  sçavent  que  des 
Histoires  t^t  des  faits,  et  non  pas  des  vérités  évidentes  ; 
et  ce  sont  plutôt  des  Historiens  que  de  véritables  Phi- 
losophes, des  hommes  qui  ne  pensent  point ,  mais  qui 
peuvent  raconter  les  pensées  des  autres. 

Le  second  efl'et  que  produit  dans  l'imagination  la 
lecture  des  Anciens,  c'est  qu'elle  met  une  étrange  con- 
fusion dans  toutes  les  idées  de  la  plupart  de  ceux  qui 
s'y  appliquent.  11  y  a  deux  diflerentes  manières  de  lire 
les  Auteurs  :  Tune  très  bonne,  et  très  utile ,  et  l'autre 
fort  inutile,  et  même  dangereuse.  11  est  très  utile  de  lire, 
quand  on  médite  ce  qu'on  lit  :  quand  on  tâche  de  trou- 
ver par  quelque  effort  d'esprit  la  résolution  des  ques- 
tions, que  l'on  voit  dans  les  titres  des  Chapitres,  avant 
même  que  de  commencer  à  les  lire  ^  ;  quand  on  ar- 
range, et  quand  on  confère  les  idées  des  choses  les 


1.  Y  a-t-il,  cependant,  une  meilleure  manière  de  les  bien 
lire? 

2.  Sans  doute  à  l'exemple  de  Descartes,  qui  ne  voulait  jeter 
les  yeux  sur  les  solutions  de  difficultés  ou  de  problèmes  qu'après 
les  avoir  cherchées  lui-même  et  trouvées. 


DE   L'IMAGINATION  89 

unes  avec  les  autres  :  en  un  mot ,  quand  on  use  de  sa 
raison.  Au  contraire,  il  est  inutile  de  lire  quand  on 
n'entend  pas  ce  qu'on  lit;  mais  il  est  dangereux  de 
lire,  et  de  concevoir  ce  qu'on  lit,  quand  on  ne  l'examine 
})as  assez  pour  en  bien  juger,  principalement  si  l'on  a 
assez  de  mémoire  pour  retenir  ce  qu'on  a  conçu,  et 
assez  d'imprudence  pour  y  consentir.  La  première  ma- 
nière éclaire  l'esprit  :  elle  le  fortifie ,  et  elle  en  aug- 
mente l'étendue.  La  seconde  en  diminue  l'étendue,  et 
elle  le  rend  peu  à  peu  faible,  obscur  et  confus. 

Or  la  plupart  de  ceux  qui  font  gloire  de  sçavoir  les 
opinions  des  autres,  n'étudient  que  de  la  seconde  ma- 
nière. Ainsi,  plus  ils  ont  de  lecture,  plus  leur  esprit 
devient  faible  et  confus.  La  raison  en  est  que  les  traces 
de  leur  cerveau  se  confondent  les  unes  les  autres, 
parce  qu'elles  sont  en  très  grand  nombre,  et  que  la 
raison  ne  les  a  pas  rangées  par  ordre  ;  ce  qui  empêche 
l'esprit  d'imaginer  et  de  se  représenter  nettement  les 
choses  dont  il  a  besoin.  Quand  l'esprit  veut  ouvrir 
certaines  traces,  d'autres  plus  familières  se  rencontrent 
•<  la  traverse  :  il  prend  le  change.  Car  la  capacité  du 

rveau  n'étant  pas  infinie,  il  est  presque  impossible 
que  ce  grand  nombre  de  traces  formées  sans  ordre  ne 
se  brouillent,  et  n'apportent  de  la  confusion  dans  les 
idées.  C'est  pour  cette  même  raison  que  les  personnes 
de  grande  mémoire  ne  sont  pas  ordinairement  capables 
de  bien  juger  des  choses,  où  il  faut  apporter  beaucoup 
'l'attention. 

Mais  ce  qu'il  faut  principalement  remarquer,  c'est 
<Iiie  les  connaissances  qu'acquièrent  ceux  qui  lisent 
-ins  méditer,  et  seulement  pour  retenir  les  opinions 
des  autres  ;  en  un  mot,  toutes  les  sciences  qui  dépen- 
dent de  la  mémoire,  sont  proprement  de  ces  sciences 


90  l)i;    LA    KECIIERCHE   DE    I.A    VEUIÏE 

(iui  e/i/h-iii  ',  à  cause  qu'elles  ont  de  l'éclat  et  qu'elles 
donnent  bccaucoup  de  vanité  à  ceux  qui  les  possèdent. 
Ainsi  ceux  qui  sont  sravans  en  cette  manière,  étant  d'or- 
dinaire remplis  d'orgueil  et  de  présomption,  préten- 
dent avoir  droit  de  juger  de  tout,  quoiqu'ils  en  soient 
très  peu  capables  ;  ce  qui  les  fait  tomber  dans  un  très 
grand  nombre  d'erreurs. 

Mais  cette  fausse  science  fait  encore  un  jibis  grand 
mnl.  Car  ces  personnes  no  tombent  ])as  seules  dans 
rciTt'iir,  elles  y  entraînent  avec  flics  presque  tous  les 
es})rits  du  commun,  et  un  fort  grand  nombre  déjeunes 
gens,  qui  croyent  comme  des  articles  de  foi  toutes  leurs 
décisions.  Ces  faux  scavans  les  ayant  souvent  accablés 
par  le  poids  de  leur  profonde  érudition,  et  étourdis 
tant  par  des  opinions  extraordinaires  que  par  fies  noms 
d'Auteurs  anciens  et  inconnus,  se  sont  acquis  imc  au- 
torité si  puissante  sur  leurs  esprits  ,  qu'ils  respectent 
et  qu'ils  admirent  comme  des  oracles  tout  ce  qui  sort 
de  leur  bouche,  et  qu'ils  entrent  aveuglément  dans 
tous  leurs  sentimens.  Des  personnes  même  beaucouj) 
plus  spirituelles  et  plus  judicieuses,  qui  ne  les  auraient 
jamais  connus,  et  qui  ne  scauraient  point  d'autre  part 
ce  qu'ils  sont,  les  voyant  parler  d'une  manière  si  dé- 
cisive, et  d'un  air  si  fier,  si  impérieux  et  si  grave,  au- 
raient quelque  peine  à  manquer  de  respect  et  d'estime 
pour  ce  qu'ils  disent,  parce  qu'il  est  très  difficile  de  ne 
rien  donner  à  l'air  et  aux  manières.  Car  de  même  qu'il 
ai  l'ivc  souvent  qu'un  homme  fier  et  hardi  en  maltraite 
d'autres  plus  forts,  mais  plus  judicieux  et  plus  retenus 
que  lui  :  ainsi  ceux  qui  soutiennent  des  opinions  qui  ne 
sont  ni  vrayes  ni  même  vraisemblables ,  font  souvent 

1.  «  Srientia  inflat.  »  I  Cor.  8,  1.  (N.  de  M.) 


DE   L'IMAGINATION  91 

pcnlro  la  parole  à  loiirs  adversaire?;,  en  leur  parlîinl 
crune  manière  inip«''rieuse,  Itère  ou  grave  qui  les  sur- 
prend. 

Or  ceux  de  ([ui  nous  parlons  ont  assez  d'estime  d'eux- 
mêmes  et  de  mépris  des  autres,  pour  s'être  fortifiés 
dans  un  certain  air  de  fierté,  mêlé  de  gravité  et  d'une 
feinte  modestie,  qui  préoccupe  et  qui  gagne  ceux  qui 
les  écoutent. 

Car  il  faut  remarquer  que  toiis  les  difîf'rens  airs 
des  personnes  de  différentes  conditions  ne  sont  que 
des  suites  naturelles  de  l'estime  que  chacun  a  de  soi- 
même  par  rapport  aux  autres,  comme  il  est  facile  de 
le  reconnaître  si  Ton  y  fait  un  peu  de  réflexion.  Ainsi 
l'air  de  fierté  et  de  brutalité  est  l'air  d'un  homme  qui 
s'estime  beaucoup ,  et  qui  néglige  assez  l'estime  des 
autres.  L'air  modeste  est  l'air  d'un  homme  qui  s'estime 
peu,  et  qui  estime  assez  les  autres.  L'air  grave  est  l'air 
d'un  homme  qui  s'estime  beaucoup,  et  qui  désire  fort 
d'être  estimé;  et  l'air  simple,  celui  d'un  homme  qui  ne 
s'occupe  guères  de  soi  ni  des  autres.  Ainsi  tous  les  dif- 
tV'rens  airs,  qui  sont  presque  infinis,  ne  sont  que  des  ef- 
fets (pie  les  difi'érens  degrés  d'estime  que  l'on  a  de  soi 
et  de  ceux  avec  qui  l'on  converse,  produisent  naturel- 
h'uient  sur  notre  visage,  et  sur  toutes  les  parties  exté- 
rieures de  notre  corps.  Nous  avons  déjà  parlé,  dans  le 
(chapitre  IV,  de  cette  correspondance  qui  est  entre  les 
nerfs  qui  excitent  les  passions  au  dedans  de  nous,  et 
ceux  qui  les  témoignent  au  dehors  par  l'air  qu'ils  im- 
]>riment  sur  le  visage. 


92  DE    LA   RECHERCHE   DE    LA  VÉRITÉ 


CHAPITRE  V 

QUE  LES  PERSONNES  d'ÉTUDE  s'eNTÉTKNT  ORDINAIREMENT  DE 
QUELQUE  AUTEUR,  DE  SORTE  QUE  LEUR  BUT  PRINCIPAL  EST  DE 
SAVOIR  CE  qu'il  A  CRU,  SANS  SE  SOUCIER  DE  CE  QU'iL  FAUT 
CROIRE. 

Il  y  a  encore  un  défaut  de  tn^s  grande  conséquence, 
dans  lequel  les  gens  d'étude  tombent  ordinairement  : 
c'est  qu'ils  s'entêtent  de  quelque  Auteur.  S'il  y  a  quelque 
chose  de  vrai  et  de  bon  dans  un  livre,  ils  se  jettent 
aussitôt  dans  l'excès  :  tout  en  est  vrai,  tout  en  est  bon, 
tout  en  est  admirable.  Ils  se  plaisent  même  à  admirer 
ce  qu'ils  n'entendent  pas,  et  ils  veulent"  que  tout  le 
monde  l'admire  avec  eux.  Ils  tirent  leur  gloire  des 
louanges  qu'ils  donnent  à  ces  Auteurs  obscurs,  parce 
qu'ils  persuadent  par  là  aux  autres  qu'ils  les  entendent 
parfaitement,  et  cela  leur  est  un  sujet  de  vanité.  Ils 
s'estiment  au-dessus  des  autres  hommes,  à  cause  qu'ils 
croient  entendre  une  impertinence  d'un  ancien  Auteur 
ou  d'un  homme  qui  ne  s'entendait  peut-être  pas  lui- 
même.  Combien  de  sçavans  ont  sué  pour  éclair cir  des 
passades  obscurs  des  Philosophes  et  même  de  quel- 
ques Poètes  de  l'antiquité  :  et  combien  y  a-t-il  en- 
core de  beaux  esprits  qui  font  leurs  délices  de  la  cri- 
tique d'un  mot  et  du  sentiment  d'un  Auteur*  I  Mais  il 

1.  Ce  sont  là,  en  dépit  de  la  thèse  soutenue,  de  hieu  jolies 
pages,  qui  forment  une  oasis  dans  le  sévère  traité.  ^lalebranche 
s'y  révèle  un  Essayist  spirituel  et  fin.  Il  assaisonne  un  évident 
paradoxe  de  ce  guid  salis  qui  prête  à  tous  ces  chapitres  comme 


DE  L'IMAGINATION  93 

est  à  propos  d'apporter  quelque  preuve  de  ce  que  je 
dis. 

La  question  de  rimniortalit('î  de  rame  est  sans  doute 
une  question  très  importante.  On  ne  peut  trouver  à  re- 
dire que  des  Philosophes  fassent  tous  leurs  efforts  pour 
la  résoudre;  et  quoiqu'ils  composent  de  gros  Volumes 
|)0ur  prouver  d'une  manière  assez  faible  une  vérité 
qu'on  peut  démontrer  en  peu  de  mots,  ou  en  peu  de 
pages  S  cependant  ils  sont  excusables.  Mais  ils  sont 
bien  plaisans  de  se  mettre  fort  en  peine  pour  décider 
ce  qu'Aristote  en  a  cru.  Il  est,  ce  me  semble,  assez  inu- 
tile à  ceux  qui  vivent  présentement  de  scavoir  s'il  y  a 
jamais  eu  un  homme  qui  s'appelât  Aristote  ^;  si  cet 
homme  a  écrit  les  livres  qui  portent  son  nom;  s'il  en- 
tend une  telle  chose  ou  une  autre  dans  un  tel  endroit 
de  ses  ouvrages  ;  cela  ne  peut  faire  un  homme  ni  plus 
sage  ni  plus  heureux  ;  mais  il  est  très  important  de  sa- 
voir si  ce  qu'il  dit  est  vrai  ou  faux  en  soi  ^. 

Il  est  donc  très  inutile  de  scavoir  ce  qu'Aristote  a  cru 


une  pointe  d'enjouement  et  lui  obtiendra  l'indulgence   des  fer- 
vents de  l'érudition. 

1.  Cette  toute  simple  démonstration  est  celle  que  Descartes  a 
fondée  sur  le  principe  de  la  différence  essentielle  qui  sépare  le 
Corps,  chose  étendue,  d'avec  l'Ame,  chose  pensante. 

2.  Ne  pas  souscrire  d'avance  à  ce  qu'Aristote  a  pu  dire,  fort 
bien.  Mais  ne  pas  s'inquiéter  qu'un  homme  ait  existé  du  nom 
d'Aristote,  c'est  là  une  exagération  d'avocat,  que  ne  se  fût  même 
point  permise  le  Dorante  de  Molière,  dans  sa  dispute  contre  le 
péripatéticien  de  la  Critique  de  l'École  des  Femmes,  M.  Lysidas. 

3.  Est-ce  bien  sûr?  Un  Pyrrhonien  viendra  me  prouver,  ses 
Epoques  en  main ,  que  je  n'en  puis  rien  savoir  et  il  ne  me 
restera  qu'à  m'endormir  sur  cet  oreiller  «  d'mcuriosité  »  où  se 
reposait  Montaigne.  S'il  ne  veut  qu'être  sage  et  heureux,  l'homme 
laissera  là  l'histoire;  oui,  sans  doute,  mais  aussi  il  laissera  là  toute 
métaphysique.  11  ne  songera  ni  à  ce  qui  fut  ni  à  ce  qui  doit  être 
11  cultivera  sou  jardin. 


94  DE   LA   UEGHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ 

de  riminortalité  de  l'àme,  quoiqu'il  soit  très  utile  de  sça- 
voir  que  lïime  est  immortelle.  Cependant  on  ne  craint 
point  d'assurer  qu'il  y  a  plusieurs  scavans  qui  se  sont 
mis  plus  (m  peine  de  sravoir  le  sentiment  d'Aristote  sur 
ce  sujet,  que  la  vérité  de  la  chose  en  soi  ;  puisqu'il  y  en 
a  qui  ont  fait  des  Ouvrages  exprès  pour  expliquer  ce 
que  ce  philosophe  en  a  cru  et  qu'ils  n'en  ont  pas  tant 
fait  pour  sçavoir  ce  qu'il  en  fallait  croire. 

Mais  quoiqu'un  très  grand  nombre  de  gens  se  soient 
fort  fatigué  l'esprit  pour  résoudre  quel  a  été  le  senti- 
ment d'Aristote,  ils  se  le  sont  fatigué  inutilement,  puis- 
qu'on n'est  point  encore  d'accord  sur  cette  question  ridi- 
cule. Ce  qui  fait  voir  que  les  sectateurs  d'Aristote  sont 
bien  malheureux  d'avoir  un  homme  si  obscur  pour  les 
éclairer,  et  qui  même  affecte  l'obscurité,  comme  il  le 
témoigne  dans  une  lettre  qu'il  a  écrite  à  Alexandre  ^ 

Le  sentiment  d'Aristote  sur  l'immortalité  de  l'àme  a 
donc  été  en  divers  tems  une  fort  grande  question  et 
fort  considérable  entre  les  personnes  d'étude.  Mais,  alin 
qu'on  ne"s 'imagine  pas  que  je  le  dise  en  l'air  et  sans 
fondement,  je  suis  obligé  de  rapporter  ici  un  passage 
de  La  Cerda^  un  peu  long  et  un  peu  ennuyeux,  dans 

1.  Il  s'agit  du  fragment  de  lettre  que  cite  dans  ses  Nuits  at- 
tiques  Aulu-Gelle  {XX,  oj.  Alexandre  s'étant  plaint  qu'Aristotc 
eût  publié  ses  leçons  acroamatiques,  au  lieu  de  les  garder  secrè- 
tes, Aristote  lui  aurait  répondu,  pour  le  consoler  :  «  Sache  bien 
qu'elles  sont  ù  la  fois  publiées  et  inédites  :  car  elles  restent 
lettre  close  à  quiconque  ne  nous  a  pas  entendus.  »  Est-il  besoin 
d'ajouter  que  l'authenticité  de  cette  lettre  est  des  moins  établies, 
dût  cette  observation  nous  faire  prendre  notre  part  du  ridicule 
que  Malebranche  répand  sur  ces  sortes  d'investigations. 

2.  Jésuite  espagnol  (1560?- 1043)  qui  professa  la  théologie  et 
l'éloquence.  Il  est  surtout  connu  par  son  volumineux  commen- 
taire de  Virgile.  Il  donna  également  une  grande  édition  de 
Tertullien  (1024-1630  -,  de  cette  édition  est  tirée  la  longue  réfé- 
rence que  l'on  va  lire.  Le  de  Resurrectione  carnis  est  un  ouvrage 


DE   L'IMAGINATION  9Ï 

ItMjin'l  cet  Auteur  a  ramass»'  difl'érenles  autorités  sur  ce 
sujet,  coninie  sur  une  question  bien  importante.  Voici 
ses  paroles  sur  le  second  Chapitre  de  Resurrcctione  car- 
nisy  de  Tertullien. 

Qun'Stio  hwc  in  sckolis  utrimque  validis  suspicionibus 
afjitalur,  mon  animam  imrnortaleni,  moj'talrmve  fecerit 
Aî^isloteles.  Et  quidem  phllosophi  haud  ignobiles  asse- 
veraverunt  Aristotelem  posuisse  nostros  animos  ab  inte- 
ritu  aliénas.  Ht  sunt  è  Grœcis  et  Laiinis  interpretibua 
Ammonius  uterque ,  OlympiodoruSy  Philoponus,  Sim- 
plicius,  Avicenna,  uti  memorat  Mirandula  l.  4,  De  exa- 
mine vanitntis,  cap.  9  ;  Theodorus ,  MetochyteSy  Themis- 
tius,  S.  Thomas,  2  Contra  génies,  cap.  79,  etPhys.  lect. 
12,  et  prœterea  12  Metap.  lect.  3,  et  qiiodlib.  10, 
qu.  5,  art.  i ;  Albertns,  tract.  2  De  anima,  cap.  20,  et 
tract.  3,  cap.  1 3  ;  ^Egidius,  lib.  3  De  anima,  ad  cap.  4; 
Durandus  in  2,  dist.  4  8,  qu.  3;  Ferrarius,  loco  citato , 
Contra  gentes,  et  late  Eugubinus,  l,  9,  De  perenni  phi- 
losophia,  cap.  i  S,  et  quod pluris  est,  discipulus  Aristo- 
telis  Theophrastus,  magistri  mentem  et  oreet  calamo  no- 
visse  penitus  qui  poterat. 

In  contrariam  factionem  abiere  nonnulli  Patres,  nec 
infiimd  philosophi  :  Justinius  in  sua  Parœnesi,  Origenes 
in  4»'.Xoaooo;j.ivoj,  et  ut  fertur  Nazianz.  in  disp.  contra 
Eunom.  Et.  Nyssenus,p.  2,  De  anima,  cap.  4;  Theodore- 
ius.  De  curandis  Gnecorum  affeclibus,  l.  3  ;  Galenus  in 
historia  philosophica,  Pomponatius,  L  de  immortalitate 

qui  fait  suite  au  de  Carne  Christi  et  dans  lequel  Tertullien  s'ef- 
force d'établir  contre  les  Marcionites,  au  nom  de  la  foi  comme 
au  nom  de  la  raison,  le  dogme  de  l'immortalité  de  l'àme.  Dans  le 
chapitre  II  il  avait  mentionné  incidemment  Aristote  :  ce  qui 
donne  à  La  Cerda  l'occasion  d'étendre  cette  longue  liste  d'opi- 
nions et  de  commentaires  à  propos  de  ce  qu'Aristotc  a  cru  ou 
paru  croire. 


96  DE   LA   RECHERCHE   DE  LA  VÉRITÉ 

animœ;  Simon  Portius,  l.  de  inente  humana;  Caieianus, 
3  de  anima,  cap.  2.  In  eum  sensum,  ut  caducum  animuni 
nostrum  putaret  Aristoteles ,  sunt  pariim  adducti  ah 
Alexandro  Aphrodls  auditore,  qui  sic  solitus  erat  inter- 
pretari  Aristotelicam  mentem;  quamvis  Eugubinu^i, 
cap.  .21  et  22,  eum  excuset.  Et  quidem  unde  collegisse 
videtur  Alexander  moiH alitât em,  nempeex  12  Metap/i., 
inde  S.  Thomas^,  Theodorus,  Metochytes  immorlalitateui 
collegerunt. 

Porro  TertuUianum  neuiram  hanc  opinionem  ample- 
xum  credo ^  sed  putassein  hac parte ambiguum  Aristote- 
lem.  Itaque  ita  citât  illumpro  utraque.  Nam  eum  hicad- 
scribat  Aristoteli  mortalitatem  animœ,  tamen  L  de  anima, 
c.  6,pro  contraria  opinione  immortalitatis  citât.  Eadem 
mente  fuit  Plutarchus,  pro  utraque  opinione  advocans 
eundem  philosophum  in  l.  5  de  placitis  philosop.  Nam 
cap,  1  mortalitatem  tribuit,  et  cap.  25  immor t alitât em. 
Ex  Scolasticis  etiam,  qui  in  neutram  partem  Aristote- 
lem  constantem  judicant,  sed  dubium  et  ancipitem,  sunt 
Scotus  in  4,  dist.  43 ,  qu.  2,  art.  2  ;  Harveus,  quodlib. 
qu.  j  i  et  i  senten.jdist.  i ,qu.i ;NiphusinOpusculode 
immortalitate  animœ,  cap.  i ,  et  récentes  alii  interprètes  : 
quam  mediam  existimationem  credo  veriorem,  sed  scholii 
lex  vetat,  ut  auctoritatum  pondère  librato  illud  suadeam. 

On  donne  toutes  ces  citations  pour  vraies  sur  la  foi 
de  ce  Commentateur,  parce  qu'on  croirait  perdre  son 
tems  à  les  vérifier,  et  qu'on  n'a  pas  tous  ces  beaux  li- 
vres d'où  elles  sont  tirées.  On  n'en  ajoute  point  aussi 
de  nouvelles,  parce  qu'on  ne  lui  envie  point  la  gloire  de 
les  avoir  bien  recueillies  ;  et  que  l'on  perdrait  encore 
bien  plus  de  tems,  si  on  le  voulait  faire,  quand  on  ne 
feuilleterait  pour  cela  que  les  tables  de  ceux  qui  ont 
commenté  Aristote. 


DE   L'IMAGINATION  97 

On  voit  dune  dans  ce  passage  de  La  Corda  que  des 
personnes  d'étude  qui  passent  pour  habiles,  se  sont 
Uicn  donné  de  la  peine  pour  scavoir  ce  qu'Aristote 
•  loyait  de  Tinimortalité  de  l'ànie  ;  et  qu'il  y  en  a  qui  ont 
M(';  capables  de  faire  des  livres  exprès  sur  ce  sujet, 
comme  Pomponace  :  car  le  principal  but  de  cet  Auteur 
dans  son  livre  est  de  montrer  qu'Aristote  a  cru  que 
l'àme  était  mortelle.  Et  peut-être  y  a-t-il  des  gens  qui 
ne  se  mettent  pas  seulement  en  peine  de  scavoir  ce 
qu'Aristote  a  cru  sur  ce  sujet  ;  mais  regardent  même 
comme  une  question  qu'il  est  très  important  de  scavoir, 
si,  par  exemple,  ïertuUien,  Plutarque  ou  d'autres  ont 
cru  ou  non  que  le  sentiment  d'Aristote  fut  que  l'àme 
était  mortelle,  comme  on  a  grand  sujet  de  le  croire  de 
La  Cerda  même,  si  on  fait  réflexion  sur  la  dernière 
partie  du  passage  qu'on  vient  de  citer  :  Porro  Tertullia- 
num,  et  le  reste. 

S'il  n'est  pas  fort  utile  de  scavoir  ce  qu'Aristote  a  cru 
de  l'immortalité  de  l'àme,  ni  ce  que  Tertullien  et  Plu- 
tarque ont  pensé  qu'Aristote  en  croyait,  le  fond  de  la 
(juestion,  l'immortalité  de  l'àme,  est  au  moins  une  vé- 
lité  qu'il  est  nécessaire  de  scavoir.  Mais  il  y  a  une  infi- 
nité de  choses  qu'il  est  fort  inutile  de  connaître,  et  des- 
quelles, par  conséquent,  il  est  encore  plus  inutile  de 
savoir  ce  que  les  Anciens  en  ont  pensé  ;  et  cependant 
on  se  met  fort  en  peine  pour  deviner  les  sentimens  des 
Philosophes  sur  de  semblables  sujets.  On  trouve  des 
livres  pleins  de  ces  examens  ridicules ,  et  ce  sont  ces 
bagatelles  qui  ont  excité  tant  de  guerres  d'érudition  *. 

1.  Si  l'on  prenait  cette  condamnation  au  pied  de  la  lettre, 
c'en  serait  fait  de  toute  histoire  de  la  philosophie.  Mais,  alors, 
pourquoi  perdre  notre  temps  à  nous  demander  ce  que  Male- 
branche  a  dit  et  ce  qu'il  a  cru?  il  écrivait  donc  pour  n'être  point  lu 


<J8  DE   LA   RECHERCHE    DE   LA  VÉRITÉ 

08  questions  vaines  et  impertinentes,  ces  Généalogies 
ricHciiles  d'opinions  inutiles,  sont  des  sujets  importans 
<le  critiijue  aux  sravans.  Us  croyent  avoir  droit  de  mé- 
priser ceux  ({ui  méprisent  ces  sottises,  et  de  traiter 
4i*if^norans  ceux  qui  l'ont  gloire;  de  les  ignorer.  Ils 
s'imaginent  posséder  parlaitiMuent  l'Histoire  g<'n<*alo- 
gique  des  formes  substantielles  S  et  le  siècle  est  ingrat 
s'il  ne  reconnaît  leur  mérite.  Oue  ces  choses  font  bien 
voir  la  faiblesse  et  la  vanité  de  l'esprit  de  l'homme;  et 
que  lorsque  ce  n'est  point  la  raison  qui  règle  les  études, 
non  seulement  les  études  ne  perfectionnent  point  la 
raison,  mais  même  qu'elles  l'obscurcissent,  la  corrom- 
pent et  la  pervertissent  entièrement. 

H  est  à  propos  de  remar(pier  ici  (jue,  dans  les  ques- 
tions de  la  foi,  ce  n'est  pas  un  défaut  de  chercher  ce 
qu'en  a  cru,  par  exemple.  Saint  Augustin  ou  un  autre 
Père  de  l'Église, ni  même  de  rechercher  si  Saint  Augus- 
tin a  cru  ce  que  croyaient  ceux  qui  l'ont  préc('dé,  parce 
<]ue  les  choses  ide  la  fo  ne  s'apprennent  que  par  latra- 

même  de  la  postérité,  et  ce  serait  sottise  à  nous  de  l'étudier  I 
<juelles  conséquences  pour  un  auteur  ! 

1.  Cette  histoire  serait  longue  on  etiet.  Depuis  Aristote,  qui  a 
inauguré  dans  la  philosophie  classique  Tantithèse  de  la  matière 
ot  de  la  forme  jusqu'aux  derniers  représentants  de  la  scolastique 
qui  ont  multiplié  à  l'envi  les  classitications  de  formes,  ces  entités 
métaphysiques  ont  subi  toutes  les  péripéties.  L'une  des  plus  ri- 
dicules et  des  plus  décriées  applications  des  formes  substantiel- 
les est  relative  à  l'àmedes  bêtes.  «  La  philosophie  de  l'École,  dit 
avec  moquerie  le  rédacteur  de  V Encyclopédie  du  dix-huitième 
nècle,  n'a  pu  trouver  à  cette  difficulté  d'autre  réponse,  sinon 
que  l'àme  des  bètes  était  matérielle  sans  être  matière,  au  lieu 
que  l'àme  de  l'homme  était  spirituelle;  comme  si  une  absur- 
dité pouvait  servir  à  résoudre  une  objection,  et  comme  si 
nous  pouvions  concevoir  un  être  spirituel  sous  une  autre  idée 
que  sous  l'idée  négative  d'un  ét7'e  qui  n'est  point  matière.  »  — 
On  sait  ce  qui!  en  a  coûté  à  Jean  d'Olive  d'avoir  nié  que  l'àme 
raisonnable  fût  la  forme  substantielle  du  corps  humain. 


DE    L'IMAGINATION  91) 

(lilion  vl  que  la  raison  no  peut  pas  les  découvrir.  J.a 
croyance  la  plus  ancienne  étant  la  plus  vraie,  il  faut  tA- 
chrr  (le  sravoir  (|uel1r  ('tnit  ('«'lie  des  Anciens;  et  cela 
nr  se  peut  qu'en  examinant  le  sentiment  de  plusieurs 
personnes  qui  se  sont  suivies  en  difl'érens  tems.  Mais 
it's  choses  (pii  dépendent  de  la  raison  leur  sont  toutes^ 
(qq)osées,  et  il  ne  faut  pas  se  mettre  en  peine  de  ce  qu'en 
ont  cru  les  Anciens,  pour  sçavoir  ce  qu'il  en  faut  croire, 
('•'pendant,  je  ne  sçais  par  quel  renversement  d'esprit 
certaines  gens  s'efl'arouchent,  si  l'on  i)arle  en  Philoso- 
phie autrement  qu'Aristote  ;  et  ne  se  mettent  point  en 
peine  si  l'on  parle  en  Théologie  autrement  que  l'Évan 
gile,  les  Pères  et  les  Conciles.  Il  me  semble  que  ce  sont 
d'ordinaire  ceux  qui  crient  le  plus  contre  les  nouveautés 
de  Philosophie  qu'on  doit  estimer,  qui  favorisent  et  qui 
dt'fendent  même  avec  plus  d'opiniâtreté  certaines  nou- 
veautés de  Théologie  qu'on  doit  détester.  Car  ce  n'est 
point  leur  langage  que  l'on  n'approuve  pas;  tout  in- 
connu qu'il  ait  été  à  l'antiquité,  l'usage  l'autorise  :  ce 
sont  les  erreurs  qu'ils  répandent  ou  qu'ils  soutiennent 
à  la  faveur  de  ce  langage  équivoque  et  confus. 

En  matière  de  Théologie,  on  doit  aimer  l'antiquité,. 
parce  (pi'on  doit  aimer  la  vérité,  et  que  la  vérité  se 
trouve  dans  l'antiquité.  11  faut  que  toute  curiosité  cesse 
lorsqu'on  tient  une  fois  la  vérité.  Mais  en  matière  de 
T*hilosoi)hie  on  doit  au  contraire  aimer  la  nouveauté^ 
I)ar  la  même  raison  ([u'il  faiit  toujours  aimer  la  vérité^ 
cpi'il  faut  la  rechercher,  et  qu'il  faut  avoir  sans  cesse  de 
la  curiosité  pour  elle.  Si  l'on  croyait  qu'Aristote  et  Pla- 
ton fussent  infaillibles,  il  ne  faudrait  peut-être  s'appli- 
(pier  qu'à  les  entendre;  mais  la  raison  ne  permet  pas 
qu'on  le  croïe.  La  raison  veut,  au  contraire,  que 
nous  les  jugions  plus  ignorans  que  les  nouveaux  Phi- 


100  DE   LA  RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ 

losoplies,  puisque  dans  le  tenis  où  nous  vivons,  le 
monde  est  plus  vieux  de  deux  mille  ans,  et  qu'il  a  plus 
d'expérience  que  dans  le  tems  d'Aristote  et  de  Platon, 
comme  l'on  a  d(''jà  dit  ;  et  que  les  nouveaux  Philosophes 
peuvent  sçavoir  toutes  les  vérités  que  les  anciens  nous 
ont  laissées,  et  en  trouver  encore  plusieurs  autres.  Tou- 
tefois la  raison  ne  veut  pas  qu'on  croie  encore  ces 
nouveaux  Philosophes  sur  leur  parole ,  plutôt  que  les 
Anciens.  Ii]lle  veut,  au  contraire,  qu'on  examine  avec 
attention  leurs  pensées,  et  qu'on  ne  s'y  rende  que  lors- 
qu'on ne  pourra  plus  s'empêcher  d'en  douter,  sans  se 
préoccuper  ridiculement  de  Içur  grande  sciene,  ni  des 
autres  qualités  de  leur  esprit. 


CHAPITRE  VI 

DE   LA   PRÉOCCUPATION    DES    COMMENTATEURS. 

Cet  excès  de  préoccupation  paraît  bien  plus  étrange 
dans  ceux  qui  commentent  quelque  Auteur  ;  parce  que 
ceux  qui  entreprennent  ce  travail,  qui  semble  de  soi 
peu  digne  d'un  homme  d'esprit,  s'imaginent  que  leurs 
Auteurs  méritent  l'admiration  de  tous  les  hommes.  Ils 
se  regardent  aussi  comme  ne  faisant  avec  eux  qu'une 
même  personne;  et,  dans  cette  vue,  l'amour-propre  joue 
admirablement  bien  son  jeu.  Ils  donnent  adroitement 
des  louanges  avec  profusion  à  leurs  Auteurs,  ils  les  en- 
vironnent de  clartés  et  de  lumière,  ils  les  comblent  de 
gloire,  sçachant  bien  que  cette  gloire  rejaillira  sur  eux- 
mêmes.  Cette  idée  de  grandeur  n'élève  pas  seulement 
Aristote  ou  Platon  dans  l'esprit  de  beaucoup  de  gen> . 


DE   L'IMAGINATION  101 

elle  imprime  aussi  du  respect  pour  tous  ceux  qui  W^ 
ont  commentés,  et  tel  n'aïu-ait  pas  fait  l'apothéose  (U; 
son  Auteur,  s'il  ne  s'était  imaginé  comme  enveloppé 
dans  la  même  gloire. 

Je  ne  prétens  pas  toutefois  que  tous  les  Gommenta- 
■curs  donnent  des  louanges  à  leurs  Auteurs  dans  l'espé- 
rance du  retour;  plusieurs  en  auraient  quelque  horreur 
s'ils  y  faisaient  réflexion  :  ils  les  louent  de  bonne  foi  et 
>ans  y  entendre  finesse,  ils  ny  pensent  pas;  mais 
l'amour-propre  y  pense  pour  eux  et  sans  qu'ils  s'en  ap- 
j)ercoivent.  Les  hommes  ne  sentent  pas  la  chaleur  qui 
est  dans  leur  cœur,  quoiqu'elle  donne  la  vie  et  le  mou- 
vement à  toutes  les  autres  parties  de  leur  corps  ;  il  faut 
(ju'ils  se  touchent  et  qu'ils  se  manient  pour  s'en  con- 
vaincre, parce  que  cette  chaleur  est  naturelle.  Il  en  est 
<le  même  de  la  vanité,  elle  est  si  naturelle  à  l'homme 
({u'il  ne  la  sent  pas;  et  quoique  ce  soit  elle  qui  donne, 
poiy  ainsi  dire,  la  vie  et  le  mouvement  à  la  plupart  de 
ses  pensées  et  de  ses  desseins;  elle  le  fait  souvent 
d'une  manière  qui  lui  est  imperceptible.  Il  faut  se  tà- 
'er,  se  manier,  se  sonder,  pour  sçavoir  qu'on  est  vain. 
On  ne  connait  point  assez  que  c'est  la  vanité  qui  donne 
le  branle  à  la  plupart  des  actions  ;  et  quoique  l'amour 
propre  le  sçache,  il  ne  le  sçait  que  pour  le  déguiser  au 
reste  de  l'homme. 

Un  Commentateur  ayant  donc  quelque  rapport  et 
quelque  liaison  avec  l'Auteur  qu'il  commente,  son 
amour-propre  ne  manque  pas  de  lui  découvrir  de 
grands  sujets  de  louange  en  cet  auteur,  afin  d'en  profi- 
ter lui-même.  Et  cela  se  fait  d'une  manière  si  adroite, 
si  fine  et  si  délicate  qu'on  ne  s'en  apperçoit  point.  Mais 
ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  découvrir  les  souplesses  de 
l'amour-propre. 

6. 


102  1)K   LA    UEGHEUGHE   DE   LA   VÉIUTÉ 

Les  Commentateurs  no  louent  pas  seulement  leurs 
Auteurs  parce  (pi'ils  sont  prévenus  d'estime  pour  eux, 
et  qu'ils  se  font  honneur  à  eux-mêmes  en  les  louant; 
mais  encore  parce  que  c'est  la  coutume,  et  qu'il  semble 
(fu'il  en  faille  ainsi  user.  Il  se  trouve  des  personnes  cpii, 
n'ayant  pas  beaucoup  d'estime  pour  certaines  sciences 
ni  pour  certains  Auteurs,  ne  laissent  pas  de  commenter 
ces  Auteurs,  et  de  s'appliquer  à  ces  sciences,  parce  que 
leur  emploi,  le  hazard,  ou  même  leur  caprice  les  a 
engagés  à  ce  travail  ;  et  ceux-ci  se  croyent  obligés  de 
louer,  d'une  manière  hyperbolique,  les  sciences  et  les 
Auteurs  sur  lesquels  ils  travaillent,  quand  même  ce 
seraient  des  Auteurs  impertiiiens  et  des  sciences  très 
basses  et  très  inutiles. 

En  efl'et,  il  serait  assez  ridicule  qu'un  homme  entre- 
prit de  commenter  un  Auteur  qu'il  croiraît  être  imper- 
tinent, et  qu'il  s'appliquât  sérieusement  à  écrire  d'une 
matière  qu'il  penserait  être  inutile.  11  faut  donc,  pour 
conserver  sa  réputation,  louer  son  Auteur  et  le  sujet  de 
son  livre,  quand  l'un  et  l'autre  serait  méprisable,  et 
(pie  la  faute  qu'on  a  faite  d'entreprendre  un  méchant 
ouvrage  soit  réparée  par  une  autre  faute.  C'est  ce  qui 
fait  que  des  personnes  doctes,  qui  commentent  diflé- 
rens  Auteurs,  disent  souvent  des  choses  qui  se  contre- 
disent. 

C'est  aussi  pour  cela  que  presque  toutes  les  Préfaces 
ne  sont  point  conformes  à  la  vérité  ni  au  bon  sens.  Si 
l'on  commente  Aristote,  c'est  le  génie  de  la  nature.  Si 
l'on  écrit  sur  Platon,  c'est  le  divin  Platon.  On  ne  com- 
mente guères  les  Ouvrages  des  hommes  tout  court  :  ce 
sont  toujours  les  Ouvrages  d'hommes  tout  divins , 
d'hommes  qui  ont  été  l'admiration  de  leur  siècle,  et 
qui  ont  reçu  de  Dieu  des  lumières  toutes  particulières. 


DE   L'IMAGINATION  lOÎ 

Il  on  est  de  nuMiie  «le  la  uiniière  que  Ton  traite  :  c'est 
loujours  la  plus  belle,  la  })liis  relevée,  celle  qu'il  est 
iit'cessaire  de  scavoir. 

Mais,  afin  qu'on  ne  me  croie  pas  surina  parole,  volet 
Il  manière  dont  un  commentateur  fameux  entre  les  sra- 
vans  i)arle  de  l'Auteur  qu'il  commente.  C'est  Averroës  ^ 
qui  parle  d'Aristote.  Il  dit,  dans  sa  Préface  sur  la  Phy- 
sique de  ce  Philosophe,  qu'il  a  et*'  l'inventeur  de  la  I.o- 
iri([ue,  de  la  Morale  et  de  la  Métaphysique,  et  qu'il  les 
,1  mises  dans  leur  perfection.  Complevit ,  dit-il,  quia 
nullus  eorum,  qui  secuti  sunf  eum  usque  ad  hoc  tempns, 
quod  est  mille  et  quingentoriun  annorum,  quidquam 
(iddidif ,  nec  inventes  in  ejus  vcrhis  errorem  alicujus 
quantitalisy  et  talent  esse  virtutem  in  individuo  uno  mi- 
raculosum  et  extranewn  existit ,  et  luec  dispositio  cum 
in  uno  homine  reperitur^  dignus  est  esse  divinus  magis 
qiiam  humanus.  En  d'autres  endroits,  il  lui  donne  des 
louanges  bien  plus  pompeuses  et  bien  plus  magniii- 
ques,  comme  1  De  generatione  animalium.  Laudemus 
Deum  qui  separavit  hune  virum  ab  aliis  in  perfectione, 
appropriavitque  ei  ultimam  dignitatem  humanani,  quam 
non  omnis  homo  potest  in  quacumque  œtate  attingere. 
I.p  même  dit  aussi  1.  1  Destruc. y  disp.   3  :  Aristotelis 


\.  Averroës,  transformation  espagnole  d'Ibn-Roschd,  est  le  nom 
latin  du  plus  grand  des  philosophes  arabes  (né  à  Cordoue  vers 
le  milieu  du  xu«  siècle,  mort  en  1198j,  Averroës  parcourut  toutes 
les  branches  du  savoir  humain:  grammaire,  jurisprudence,  théo- 
logie, astronomie,  médecine,  physique,  etc.  L'œuvre  que  l'on 
a  de  lui  soit  publiée,  soit  manuscrite,  est  énorme.  La  partie  la 
plus  considérable  de  sa  philosophie  est  composée  de  ses  com- 
mentaires sur  les  (Huvres  d'Aristote.  Le  texte  du  maître  et  les 
commentaires  de  l'interprète  seront,  dans  d'innombrables  édi- 
tions du  xvic  siècle,  inséparables.  Sur  la  préférence  qu'entre  les 
grands  anciens  la  philosophie  arabe  a  donnée  à  Aristote,  v.  E. 
Renan,  Averroès  et  V Averroïsme  (Irc  partie,  ch.  n). 


104  DE    LA   RECHERCHE  DE    LA   VÉRITÉ 

doctrina  est  Summa  Veritas,  quoniam  ejus  intellectm 
fuit  finis  humani  intellectus  :  quare  benedicilur  de  illo, 
qitod  ipse  fuit  creaius,  et  datus  nobis  divina providentiel, 
ut  non  ignorcmus  possibilia  sciri. 

Kn  vérité  ne  faut-il  pas  être  fou  pour  parler  ainsi; 
et  ne  faut-il  pas  que  l'entêtement  de  cet  Auteur  soit 
dégénéré  en  extravagance  et  en  folie  ?  La  doctrine 
d'Aristoie  est  la  Souveraine  Yérité.  Personne  ne  peut 
avoir  de  science  qui  égale  ni  même  qui  approche  de  la 
sienne.  C'est  lui  qui  nous  est  donné  de  Dieu  pour  ap- 
prendre tout  ce  qui  ne  peut  être  connu.  Cest  lui  qui  rend 
tous  les  hommes  sages,  et  ils  sont  d'autant  plus  scavans 
quils  entrent  mieux  dans  sci'pensée,  comme  il  le  dit  en 
un  autre  endroit  ^  Aristoteles  fuit  princeps ,  per  quem 
perficiuntur  omnes  sapientes,  qui  fuerunt post  eum  :  iicet 
différant  inter  se  in  intelligendo  verba  ejus,  et  in  eo  quod 
seqnitur  exeis.  Cependant  les  Ouvrages  de  ce  Commen- 
tateur se  sont  répandus  dans  toute  l'Europe ,  et  même 
en  d'autres,  pais  plus  éloignés.  Ils  ont  été  traduits  d'A- 
rabe en  Hébreu,  d'Hébreu  en  Latin  et  peut-être  en- 
core en  bien  d'autres  langues,  ce  qui  montre  assez  l'es- 
time que  les  Scavans  en  ont  fait;  de  sorte  qu'on  n'a 
pu  donner  d'exemple  plus  sensible  que  celui-ci  de  la 
préoccupation  des  personnes  d'étude.  Car  il  fait  assez 
voir  que  non  seulement  ils  s'entêtent  souvent  de  quel- 
que Auteur,  mais  aussi  que  leur  entêtement  se  commu- 
nique à  d'autres,  k  proportion  de  l'estime  qu'ils  ont 
dans  le  monde  ;  et  qu'ainsi  les  fausses  louanges  que  les 

1.  Cf.  La  Bruyère  :  «  Ou  ue  vous  demande  pas,  Zéloies,  de  vous 
récrier  ;  C'est  un  chef-d'œuvre  de  l'esprit;  l'humanité  ne  va  pas 
plus  loin;  c'est  jusqu'où,  la  parole  humaine  peut  s'élever;  on  ne 
jugera  à  l'avenir  du  goût  de  quelqu'un  qu'à  proportion  qu'il  en 
aura  pour  cette  pièce.  »  {Des  Ouvr.  de  l'esprit.) 


DE   L'IMAGINATION  105 

Coninicnlaleurs  lui  donnent,  sont  souvent  cause  que  des 
personnes  peu  éclairées,  qui  s'adonnent  à  Ja  lecture, 
se  préoccupent  et  tombent  dans  luie  infinii/'  d'erreurs. 
Voici  un  autre  exemple. 

Un  illustre  entre  les  Scavaus,  qui  a  fondé  des  Chai- 
res de  Géométrie  et  d'Astronomie  dans  l'université 
d'Oxford  S  commence  un  Livre  qu'il  s'est  avisé  de  faire 
sur  les  huit  premières  propositions  d'Euclide ,  par  ces 
l>aroles^  :  Consilium  meuiriy  audilores,  si  vires  et  vale- 

1.  Le  «  savant  illustre  »  que  Malcbranchc  va  railler  ?i  plai- 
samment sans  le  nommer  n'est  autre  que  sir  Henry  Savile,  1549- 
1022.  Brillant  élève  d'Oxford,  il  était  à  l'âge  de  vingt  et  un  ans  élu 
proctoràa  l'université.  La  reine  Elisabeth  le  prit  pour  son  profes- 
seur de  grec.  En  1585,  il  était  nommé  directeur  du  collège  de  Mer- 
ton,  et  en  1596  prévôt  de  celui  d'Eton.  Après  la  mort  de  son  fils 
unique,  il  emploj^a  sa  fortune  à  des  fondations  scientifiques.  C'est 
ainsi  qu'en  1019  il  institua  à  Oxford  les  deux  chaires  de  géomé- 
trie et  d'astronomie,  maintenues  même  de  nos  jours. 

2.  Ce  livre,  qu'il  nous  a  paru  intéressant  de  rechercher,  a  été 
]Miblié  à  Oxford,  en  1621.  11  a  pour  titre  :  Prœlectiones  tresdecim 
in  principium  elementorum  Eiiclidis,  Oxonii  habit/e  M.  DC.  XX. 
Savile  avait  alors  soixante  et  onze  ans.  L'ouvrage  se  compose 
(le  treize  conférences  où,  parlant  ici  de  la  vie  d'Euclide,  là  de  la 
,i:éométrie  chez  les  anciens,  là  des  définitions  et  premières  pro- 
positions de  cette  science,  l'écrivain  dépense  à  tout  propos  et 
hors  de  tout  propos  cette  érudition  lleurie  dont  s'amusera  le 
philosophe  oratorien.  Ce  n'est  pas  présomption  de  sa  part,  exa- 
gération naïve  de  la  tâche  qu'il  commence  :  car,  dans  sa  préface, 
il  s'excuse  auprès  de  son  lecteur  du  chétif  objet  auquel  il  va 
s'appliquer  :  «  Eléments,  ou  plutôt  éléments  d'éléments,  bons 
pour  des  conscrits.  »  Il  demande,  confus,  pitié  pour  sa  vieillesse: 
■(  Tu,  lector,  seni,  àxv  tJ/t,  àa/T,;xovouvTt,  da  veniam.  «Non;  mais 
il  cède  à  la  passion  du  joliment  dire.  Nomme-t-il  la  géométrie, 
il  l'appellera  avec  Philon  «  la  métropole  de  tous  les  arts  ma- 
thématiques, sorte  de  cité  mère  d'où  sont  dérivées  ces  nobles 
colonies,  l'Optique,  l'Astronomie.  »  iLect.  //.)  Fait-il  allusion  aux 
arguments  pvrrhoniens  contre  les  principes  de  la  géométrie,  il 
"Uipare  les  Éphectiques  à  <(  des  ennemis  qui  ravagent  lesmois- 

iis  de  la  fertile  philosophie.....  et  qui,  arrachant  de  nos  es- 
(iiits,  comme  de  l'univers  le  soleil,  non  seulement  toutes  les 
branches  mais  jusqu'aux  racines  de  la  science,  détruisent  la  phi- 


lOtî  DE   LA  IIEGHEUCIIE   DE   LA   VÉRITÉ 

tudo  suffecerint,  explicare  definitioneSy  petitiones,  com- 
munes sententias,  et  octo  priores  propositiones  primi  li^ 
hri  elementorum y  cietera  post  me  venientibus  relinquere ; 
et  il  finit  par  celles-ci  :  Exolci  per  Dei  gratiam,  domini 
audit  ores,  promissum ,  liljrravi  fidem  meam,  explicavi 
pro  modulo  meo  definitiones,  petitioties,  communes  sen- 
tentias  et  octo  priores  propositiones  Elementorum  Eu-' 
clidis.  Hic  annis  fcssus  cychts  artemque  repono.  Succè- 
dent in  hoc  munus  alii  fortasse  magis  vegeto  corporCy  vi- 
vido  ingenio,  etc.  Il  ne  faut  pas  une  heure  à  un  esprit 
médiocre  pour  apprendre  ])ar  lui-même,  ou  par  le  se- 
cours du  i)lus  petit  géomètre  qu'il  y  ait,  les  définitions, 
les  demandes,  les  axiomes  et  les  huit  premières  propo- 
sitions d'Euclide  :  à  peine  ont-ils  besoin  de  quelque  ex- 
plication, et  cependant  voici  un  Auteur  qui  parle  de 
cette  entreprise,  comme  si  elle  était  fort  grande  et  fort 
difïicile.  Il  a  peur  que  les  forces  lui  manquent,  si  vires 
et  valetudo  suffecerint.  Il  laisse  à  ses  successeurs  à 
pousser  ces  choses  :  Cietera  post  me  venientibus  relin- 
quere.Il  remercie  Dieu  de  ce  que,  par  une  grâce  parti- 
culière, il  a  exécuté  ce  qu'il  avait  promis  :  Exolvi  per 
Dei  gratiam  promissum;  liberavi  fidem  meam;  explicavi 
pro  modulo  meo.  Quoi?  la  quadrature  du  cercle'?  la 
duplication  du  cube  2?  Ce  grand  homme  a  expliqué 

losophie  entière.  »  {Lect.  VIIl.)  Bref,  c'est  un  chef-d'œuvre  d'in- 
géniosité dans  le  mauvais. 

1.  Fameux  problème  où  se  sont  inutilement  consumés  les  ma- 
thématiciens et  qui  se  réduit,  en  lin  de  compte,  à  ces  termes  : 
déterminer  le  rapport  du  diamètre  à  la  circonférence  ;  propre- 
ment ce  serait  «  la  manière  de  faire  un  carré  dont  la  surface 
soit  parfaitement  et  géométriquement  égale  à  celle  d'un  cercle  ». 

2.  Autre  casse-tète  qui  renchérit  encore  sur  le  précédent.  «  La 
duplication  du  cube  consiste,  dit  d'Alembert,  à  trouver  le  côté 
d'un  cube  qui  soit  double  en  solidité  d'un  cube  donné...  On 
prétend   que  ce    problème  fut    d'abord    proposé    par    l'oracle 


DE   L'IMAGINATION  107 

j)ro  inodulo  suo  les  délinitions,  les  demandes,  les  axio- 
mes et  les  huit  premières  propositions  du  premier  livre 
<les  Elémcns  d'J'Suclidc,  Peut-être  qu'entre  ceux  qui 
lui  succéderont,  il  s'en  trouvera  qui  auront  plus  de 
santé  et  plus  de  force  que  lui  pour  continuer  ce  bel  Ou- 
vrage. Succèdent  in  hoc  munus  alii  fortasse  magis  ve- 
l/cto  covpore,  et  vivido  ingenio.  Mais  pour  lui,  il  est 
trmps  qu'il  se  repose,  hic  annis  fessus  cyclos  artemque 
repono. 

Euclide  ne  pensait  pas  être  si  obscur,  ou  dire  des 
<'hoses  si  extraordinaires,  en  composant  ses  Élémens, 
qu'il  fût  nécessaire  de  faire  un  livre  de  près  de  trois 
<'ens  pages*  pour  expliquer  ses  définitions,  ses  axio- 
mes, ses  demandes  et  ses  huit  premières  propositions. 
Mais  ce  sçavant  Anglais  soait  bien  relever  la  science 
<rEuclide,  et  si  Fàge  le  lui  eût  permis,  et  qu'il  eût  con- 
tinué de  la  même  force,  nous  aurions  présentement 
ilouze  ou  quinze  gros  volumes  sur  les  seuls  élémens 
de  Géométrie,  qui  seraient  fort  utiles  à  tous  ceux  qui 
veulent  apprendre  cette  science ,  et  qui  feraient  bien 
i\it  l'honneur  à  Euclide. 

Voilà  les  desseins  bizarres  dont  la  fausse  érudition 
iKHis  rend  capables.  Cet  homme  sçavait  du  grec,  car 
nous  lui  avons  l'obligation  de  nous  avoir  donné  en  grec 
les  ouvrages  de  Saint  Chrysostome^.  Il  avait  peut-être 
iu  les  anciens  Géomètres.  Il   sçavait  historiquement 

<!' Apollon  à  Delphes,   lequel,  étant  consulté  sur   le  moyen  de 
faire  cesser  la  peste  qui  désolait  Athènes,  répondit  qu'il  fallait 
•  doubler  l'autel  d'Apollon  qui  était  cubique.  C'est  pourquoi,  dit-on, 
on  l'appela,  dans  la  suite  le  problème  déliaque,  » 

1.  «  In-quarto.  »  (N,  de  M.) 

2.  En  effet,  Savile  lit  imprimer  ù  ses  frais  cette  magnifique  édi- 
tion (Eton,  1612),  qui  lui  coûta,  assure-t-on,  8,000  livres,  environ 
^00,000  francs  de  notre  monnaie. 


108  DE   LA  RECHERCHE  DE  LA  VÉRITÉ 

leurs  propositions,  aussi  bien  que  leur  généalogie.  Il 
avait  pour  l'antiquité  tout  le  respect  que  l'on  doit  avoir 
j)0ur  la  v«'rité.  Kt  que  produit  (*etto  disjiosition  d'esprit? 
Un  Commentaire  des  délinitions  de  nom,  des  demandes, 
des  axiomes,  et  des  huit  premières  propositions  d'Eu- 
clide,  beaucoup  plus  difficile  à  entendre  et  à  retenir,  je 
ne  dis  pas  que  ces  propositions  qu'il  commente,  mais 
que  tout  ce  qu'Euclid^  a  écrit  de  géométrie. 

11  y  a  bien  des  gens  que  la  vanité  fait  parler  grec,  et 
même  quelquefois  d'une  langue  qu'ils  n'entendent  pas; 
car  les  Dictionnaires ,  aussi  bien  que  les  tables  et  les 
lieux  communs,  sont  d'un  gr^nd  secours  à  bien  des  Au- 
teurs; mais  il  y  a  peu  de  gens  qui  s'avisent  d'entasser 
leur  grec  sur  un  sujet  où  il  est  si  mal  à  propos  de  s'en 
servir  ;  et  c'est  ce  qui  me  fait  croire  que  c'est  la  préoc- 
cupation, et  une  estime  déréglée  pour  Euclide^  qui  a 
formé  le  dessein  de  ce  Livre  dans  l'imagination  de 
son  Auteur. 

Si  cet  homme  eût  fait  autant  d'usage  de  sa  raison 
que  de  sa  mémoire,  dans  une  autre  matière  où  la  seule 
raison  doit  être  employée ,  ou  s'il  eût  eu  autant  de  res- 
pect et  d'amour  pour  la  vérité,  que  de  vénération  pour 
l'Auteur  qu'il  a  commenté;  il  y  a  grande  apparence, 
qu'ayant  employé  tant  de  tems  sur  un  sujet  si  petite  il 


1.  C'est  ce  dont  une  critique  moins  prévenue  ne  conviendrait 
pas.  Savile  aurait  eu  beau  jeu,  s'il  eût  été  là,  à  répondre  que  le 
sujet  n'est  point  «  si  petit  »  ;  qu'il  y  a  un  intérêt  même  philoso- 
phique à  savoir  comment  des  propositions,  d'une  évidence  au- 
jourd'hui banale,  ont  été  dans  les  hauts  temps  conçues  et  expo- 
sées. La  science  a  son  histoire.  Mais  le  sujet  Mt-il  en  effet  «  petit  »,. 
la  longue  durée  qui  nous  sépare  d'Euclide  en  rehausserait  la  va- 
leur. La  perspective  historique  est  à  l'inverse  de  la  perspective 
physique  :  les  moindres  choses  y  grandissent  à  proportion  [de 


DE    L'IMAGINATION  109 

«M'ait  toiulx'  d'accord,  que  les  définitions  que  donne 
Kuclide  de  l'angle  plan*  et  des  lignes  parallèles-  sont 
•il(''fectueuses,  et  qu'elles  n'en  expliquent  point  assez  la 
nature;  et  que  la  seconde  proposition  est  impertinente, 
puisqu'elle  ne  se  peut  prouver  que  par  la  troisième  de- 
mande ,  laquelle  on  ne  devrait  pas  sitôt  accorder  que 
cette  seconde  proposition^,  puisqu'en  accordant  la  troi- 
sième demande,  qui  est  que  Ton  puisse  décrire  de  cha- 
que point  un  cercle  de  l'intervalle  qu'on  voudra,  on 
n'accorde  pas  seulement  que  Ton  tire  d'un  point  une 
ligne  égale  à  une  autre,  ce  qu'Euclide  exécute  par  de 
urands  détours*  dans  cette  seconde  proposition,  mais 


1.  '(  Planus  aiifi'ulus  ost  duaruui  linoarum  in  piano  ^esc  tan- 
iientium  et  non  in  directum  jacentium  alterius  ad  alteram 
iuclinatio.  »  {Pj\tL,  lect.  V.)  —  C'est  la  huitième  définition  d'Eu- 
'lide.  (Œuvres  d'Eucl.,  édit.  Pcyrard,  t.  1^"^,  p.  2.;  Il  faut  bien  con- 
venir que  parler  de  V inclinaison  mutuelle  de  deux  lignes  qui,  se 
louchant  dans  un  même  plan,  ne  suivent  pas  la  môme  direction, 
l'st  recourir  ù  une  métaphore,  au  défaut  d'une  définition. 

2.  '(  Parallelfe  seu  fequidistantes  rectfp  linete  sunt  quiv,  cùm 
jn  eodem  sint  piano  et  ex  utraque  parte  in  intinitum  producan- 
tur,  in  neutram  partem  inter  se  concurrunt.  »  (Pr/el.,  lect.  VIL 
Trente-cinquième  définition  d'Euclide.  —  Op.  cit.,  1. 1,  p.  5.)  La  dé- 
finition est  ici  négative  et  non  positive,  en  ce  que  dire  que  deux 
parallèles  auront  beau  être  prolongées  à  l'infini  dans  le  même 
plan,  elles  ne  se  rencontreront  jamais,  c'est  nous  apprendre  ce 
qu  elles  ne  sont  pas,  non  ce  qu'elles  sont.  Aussi  bien  pour  '<  ex- 
pliquer la  nature  »  d'un  angle  ou  d'une  ligne,  la  logique  est  im- 
puissante; une  intuition  dans  l'espace  est  nécessaire.  Définir  ce 
n'est  pas  savoir,  encore  moins  percevoir. 

3.  Voici  le  postulat  et  la  proposition,  tels  que  les  donne  Eu- 
clide  :  .V^  Demande  :  «  D'un  point  quelconque,  et  avec  un  inter- 
valle quelconque,  décrire  une  circonférence  de  cercle.  «  —  .?o  p,,q_ 
position  :  «  A  un  point  donné ,  placer  une  droite  égale  à  une 
droite  donnée.  »  (Op.  cit.,  1,  p.  8.) 

i.  Donnons,  littéralement  tradiiite,  cette  démonstration. 
•<  Soit  A  le  point  donné,  et  Br  la  droite  donnée.  Il  faut  au  point 
A  placer  une  droite  égale  à  la  droite  donnée  Br. 

'<  .Menons  du  point  A  au  point  B  la  droite  AB  (demande  1);  sur 


110 


i)i:  LA   iiij.iii'.iiciiK  i)i;  LA  \Li;iTi: 


on    .iccdldr    (|llt'    Inll    Ml'c    ilc    cluKIlIC    point    ||||    IKUllItrt" 

iiiiini  (If  li,L:iic>  «li-  l;i  hmuin'iii"  tiin'  I  nii  seul  '. 


\ 


cette  droite  construisons  l^' 
menons  les  droites  AE,  IJZ 


Il  i.iii,-l'>  équilatéral  AAB  (propos.  1,; 
huis  la  direction  de  AA,  AB;  du  cen- 
tre B  et  de  rintervallc  BP  décri- 
vons le  cercle  riIB  (demande  3;; 
et,  de  plus,  du  centre  A  et  de  l'in- 
tervalle Ail  décrivons  le  cercle 
HKA. 

«  Puisque  le  point  B  est  le  cen- 
tre du  cercle  rilH,  BT  est  égal  à 
BH  (déf.  l'j  .  De  plus,  puisque  le 
point  A  est  le  centre  du  cercle 
HKL,  la  droite  AA  est  égale  à  la 
droite  AH;  mais  AA  est  égal  à 
AB  ;  donc  le  reste  AA  est  égal  au 
reste  BH  (  notion  commune  o  ;. 
Mais  on  a  démontré  que  Br  est  égal  à  BH  ;  donc  chacune  des 
droites  AA,  Br,  est  égale  à  BH.  Mais  les  grandeurs  qui  sont 
égales  à  une  même  grandeur  sont  égales  entre  elles  (not. 
comm.  l).'Donc  AA  est  égal  à  BF.  —  Donc,  au  point  donné  À,  on 
a  placé  une  droite  AA  égale  à  la  droite  donnée  Br,  Ce  qu'il  fallait 
faire.  » 

1.  11  semble  à  première  vue  que  le  géomètre  grec  ait  en  efTet 
employé  de  grands  détours  et  de  bien  gratuites  complications 
pour  établir  une  propositon  qui  dérive  immédiatement  du  troi- 
sième postulat,  et,  faudrait-il  ajouter,  de  la  i:je  déiinition.  En 
etfet,  si  d'un  point  donné  on  peut  (3^  post. i  décrire  une  circon- 
férence d'un  rayon  quelconque;  s'il  est  posé  il.jc  déf.)  que  les 
rayons  d'une  même  circonférence  sont  égaux,  ne  suffît-il  pas, 
pour  mener  d'un  point  donné  une  ligne  égale  à  une  ligne  donnée, 
de  décrire,  de  ce  point  comme  centre,  une  circonférence  d'un 
rayon  égal  à  la  ligne  donnée?  —Ce  semble  indiscutable,  et  pour- 
tant il  est  certain  que  volontairement  Euclide  s'est  interdit  cette 
toute  simple  construction.  Quel  scrupule  de  logicien  méticuleux 
l'a  arrêté?  Ne  serait-ce  pas  qu'il  aurait  considéré  cette  construc- 
tion comme  entachée  de  pétition  de  principe  ?  Expliquons-nous. 
Pour  décrire  d'un  point  une  circonférence  de  cercle  d'un  rayon 
égal  à  une  droite  donnée,  encore  faut-il  mener  ce  rayon,  c'est- 
à-dire,  en  lin  de  compte,  placer  au  point  donné  cette  droite  égale 
à  la  droite  donnée,  opération  que  la  proposition  2  a  précisément 
pour  objet  de  justiiier.  Dans  le  théorème  qu'il  emploie,  il  est 
très  vrai  que  lui-même,  Euclide,  construit  des  circonférences  de 


DE    L'IMAGINATION  111 

Mais  le  (It'ssein  de  la  plupart  des  Commentateurs, 
n'est  pas  d'éclaircir  leurs  Auteurs,  et  de  chercher  la 
vt'rité;  c'est  de  faire  montre  de  leur  érudition,  et  de 
•  IctVndro  aveuglément  les  défauts  même  de  ceux  qu'ils 
commentent.  Ils  ne  parlent  pas  tant  pour  se  faire  en- 
tendre ni  pour  faire  entendre  leur  Auteur,  que  pour  le 
taire  admirer  et  pour  se  faire  admirer  eux-mêmes  avec 
lui.  Si  celui  dont  nous  parlons  n'avait  rempli  son  Livre 
de  passages  Grecs,  de  plusieurs  noms  d'Auteurs  peu 
«'onnus,  et  de  semblables  remarques  assez  inutiles  pour 
entendre  des  notions  communes,  des  définitions  de  nom 
t't  des  demandes  de  Géométrie,  qui  aurait  lu  son  livre, 
qui  l'aurait  admiré,  et  qui  aurait  donné  à  son  Auteur 
la  qualité  de  sçavant  homme  et  d'homme  d'esprit? 

Je  ne  croi  pas  que  l'on  puisse  douter,  après  ce  que 
fon  a  dit,  que  la  lecture  indiscrète  des  Auteurs  ne 
préoccupe  souvent  l'esprit.  Or,  aussitôt  qu'un  esprit  est 
préoccupé,  il  n'a  plus  tout  à  fait  ce  qu'on  appelle  le 
sens  commun.  Il  ne  peut  plus  juger  sainement  de  tout 
ce  qui  a  quelque  rapport  au  sujet  de  sa  préoccupation; 
il  en  infecte  tout  ce  qu'il  pense.  Ilnepeutméme  guères 
s'appliquer  à  des  sujets  entièrement  éloignés  de  ceux 
dont  il  est  préoccupé.  Ainsi  un  homme  entêté  d'Aristote 
ne  peut  goûter  qu'Aristote  ;  il  veut  juger  de  tout  par 
rapport  à  Aristote  ;  ce  qui  est  contraire  à  ce  Philosophe 
lui  paraît  faux;  il  aura  toujours  quelque  passage 
il  Aristote  à  la  bouche  ;  il  le  citera  en  toutes  sortes  d'oc- 


cercles,  mais  des  circonférences  de  centres  donnés  et  de  ratjons 
donnés,  et  non  des  circonférences  de  centres  donnés  et  de  rayons 
égaux  à  des  rayons  donnés  :  en  quoi  il  évite  la  pétition  de  prin- 
cipe. De  là  son  insistance  à  éviter  un  transfert  de  ligne  qui  siui- 
pliuerait  tout.  11  a  préféré  compliquer  les  choses  plut«')t  que 
d'affaiblir  la  rigueur  de  ses  démonstrations  initiales. 


U2  DE   LA   1U:C11EKGIIE   DE    LA   VÉRITÉ 

(iisions  et  pour  toutes  sortes  de  sujets,  pour  prouver  des 
choses  obscures  et  que  personne  ne  conçoit,  pour  prou- 
ver aussi  des  choses  très  évidentes  et  desquelles  des  en- 
fans  même  ne  pourraient  pas  douter,  parce  que  Aristotc 
lui  est  ce  que  la  raison  et  l'évidence  sont  aux  autres. 

De  même  si  un  homme  est  entêté  d'Euclide  et  de  Géo- 
métrie, il  voudra  rapporter  à  des  lignes  et  à  des  pro- 
positions de  son  Auteur  tout  ce  que  vous  lui  direz.  Il 
ne  vous  parlera  que  par  rapport  à  sa  science.  Le  tout 
ne  sera  plus  grand  que  sa  partie  que  parce  que  Euclide 
Ta  dit,  et  il  n'aura  point  de  honte  de  le  citer  pour  le  prou- 
ver, comme  je  l'ai  remarqué  quelquefois.  Mais  cela  est 
encore  bien  plus  ordinaire  à  ceux  qui  suivent  d'autres 
Auteurs  que  ceux  de  Géométrie,  et  on  trouve  très  fré- 
quemment dans  leurs  livres  de  grands  passages  Grecs, 
Hébreux,  Arabes,  pour  prouver  des  choses  qui  sont 
dans  la  dernière  évidence. 

Tout  cela  leur  arrive  à  cause  que  les  traces  que  les 
objets  de  leur  préoccupation  ont  imprimées  dans  les 
libres  de  leur  cerveau,  sont  si  profondes  qu'elles  de- 
meurent toujours  entrouvertes,  et  que  les  esprits  ani- 
maux, y  passant  continuellement,  les  entretiennent  tou- 
jours sans  leur  permettre  de  se  fermera  De  sorte  que 
l'àme  étant  contrainte  d'avoir  toujours  les  pensées  qui 
sont  liées  avec  ces  traces,  elle  en  devient  comme  esclave  ; 
et  elle  en  est  toujours  troublée  ou  inquiétée,  lors  même 
que,  connaissant  son  égarement,  elle  veut  tâcher  d'y 
remédier.  Ainsi  elle  est  continuellement  en  danger  de 
tomber  dans  un  très  grand  nombre  d'erreurs,  si  elle  ne 
demeure  pas  toujours  en  garde  et  dans  une  résolution 


1.  Toute  cette  digression  satirique  ne  fait  point  perdre  de 
vue  à  l'auteur  l'explication  générale  de  sa  psycho-physiologie. 


DE    L'IMAGINATION  H3 

(ébranlable  d'observer  la  règle  dont  on  a  parlf*  nu 
imencement  de  cet  ouvrage,  c'est-à-dire  de  ne  don- 
un  consentement  entier  ((u'à  dos  choses  entière- 
ïnt  évidentes. 

Je  ne  parle  point  ici  du  mauvais  choix  que  font  la 

lupart  du  genre  d'étude  auquel  ils  s'appliquent.  Cela 

doit  traiter  dans  la  morale,  quoique  cela  se  puisse 

lussi  rapporter  à  ce  qu'on  vient  de  dire  de  la  préoccu- 

l»ation.  Car  lorsqu'un  homme  se  jette  à  corps  perdu 

•  lans  la  lecture  des  Rabbins  et  des  livres  de  toutes  sortes 

•  le  langues  les  plus  inconnues,  et,  par  conséquent,  les 
l>his  inutiles,  et  qu'il  y  consume  toute  sa  vie,  il  le  fait 
sans  doute  par  préoccupation,  et  sur  une  espérance 
imaginaire  de  devenir  sçavant;  quoiqu'il  ne  puisse  jamais 
acquérir  par  cette  voye  aucune  véritable  science.  Mais 
comme  cette  application  à  une  étude  inutile  ne  nous 
jette  pas  tant  dans  l'erreur  qu'elle  nous  fait  perdre  no- 
tre tems,  le  plus  précieux  de  nos  biens,  pour  nous 
remplir  d'une  sotte  vanité,  on  ne  parlera  point  ici  de 
«•eux  qui  se  mettent  en  tète  de  devenir  sçavans  dans 
toutes  ces  sortes  de  sciences  basses  ou  inutiles,  des- 
quelles le  nombre  est  fort  grand,  et  que  l'on  étudie 
(l'ordinaire  avec  trop  de  passion. 


CHAPITRE   VII 

l.    DKS    I.NVKNTP:IRS    de    NOLVKAIX    SYSTKMKS.    —    II.    DKRMi^:RF: 
ERREl'R    DKS    PERSONNES    DETLDE. 

1.  NuLis  venons  de  faire  voir  l'état  de  l'imagination  de^ 
i     personnes  d'étude,  qui  donnent  tout  à  l'autorité  de  cer- 


n4  DE    LA    KEC:nFJU:ilE    HE    LA   VERITE 

tains  Auh'iirs  :  il  y  en  ;i  rncdir  (iautres  qui  leur  -nul 
Mcn  n|()M)st'>.  (lrii\-(i  ne  rcspcclcnt  jamais  les  Auteurs, 
(juelque  ostiiiif  «jii'ils  aycnt  i)arnii  les  sçavans.  listes 
ont  estimés,  ils  mil  bien  changé  depuis;  ils  s'érigent 
eux-mêmes  en  auteurs.  Ils  veulent  être  les  inventeuis 
de  quelque  opinion  nouvelle,  afin  d'acquérir  par  là 
quelque  réputation  dans  le  monde,  et  ils  s'assurent 
qu'en  disant  quelque  chose  qui  n'ait  point  encore  été 
dite,  ils  ne  manqueront  pas  d'admirateurs. 

Ces  sortes  de  gens  ont  d'ordinaire  l'imagination  assez 
forte  :  les  fibres  de  leur  cerveau  sont  de  telle  nature 
qu'elles  conservent  longtems  les  traces  qui  leur  ont 
été  imprimées.  Ainsi,  lorsqu'ils  ont  une  fois  imaginé  un 
système  qui  a  quelque  vraisemblance,  on  ne  peut  plus 
les  en  détromper.  Ils  retiennent  et  conservent  très  chè- 
rement toutes  les  choses  qui  peuvent  servir  en  quelque 
manière  à  le  confirmer  ;  et,  au  contraire,  ils  napperçoi- 
vent  presque  pas  toutes  les  objections  qui  lui  sont  op- 
posées, ou  bien  ils  s'en  d(''l(iiil  ])ar  quelque  distinction 
frivole  K  Ils  se  plaisent  intérieurement  dans  la  vue  de 
leur  ouvrage  et  de  l'estime  qu'ils  espèrent  en  recevoir. 
Ils  ne  s'appliquent  qu'à  considérer  l'image  de  la  vérité 
que  portent  leurs  opinions  vraisemblables  :  ils  arrêtent 
cette  image  fixe  devant  leurs  yeux,  mais  ils  ne  regar- 
dent jamais  d'une  vue  arrêtée  les  autres  faces  de  leurs 
sentimens,  lesquelles  leur  en  découvriraient  la  fausseté. 

11  faut  de  grandes  qualités  pour  découvrir  quelque 

1.  Ces  préventions  inspirées  par  l'esprit  (!•■  système  rentrent 
dans  cette  quatrième  classe  d'illusions  que  Bacon  appelait  d'un 
nom  pittoresque  ;  idola  theatri.  Ces  idoles  sont  nées  «  des  fables, 
des  théories  et  des  lois  perverties  de  la  démonstration  ».  Et 
Bacon  ajoute,  prédiction  que  l'avenir  a  vérifiée:  «  Elles  sont 
nombreuses;  elles  peuvent  Tétre  heauroup  plus,  et  peut-être  le 
deviendront.  »  iNov.  Organ.,  I,  62. 


1)1-:    L'IiMAGlNATlON  Ho 

vôrilable  système,  car  il  ne  sufïitpas  d'avoir  beaucoup 
(le  vivacité  et  de  pénétration,  il  faut  outre  cela  une  cor- 
laine  grandeur  et  une  certaine  étendue  d'esprit,  (jui 
puisse  envisager  un  très  grand  nombre  de  choses  à  la 
l'ois.  Les  petits  esprits,  avec  toute  leur  vivacité  et  toute 
Iciur  délicatesse,  ont  la  vue  trop  courte  pour  voir  tout 
ce  qui  est  nécessaire  à  l'établissement  de  quelque  sys- 
tème. Ils  s'arrêtent  à  de  petites  difficultés  qui  les  rebu- 
lent,  ou  à  quelques  lueurs  qui  lès  éblouissent:  ils  n'ont 
pas  la  vue  assez  étendue  pour  voir  tout  le  corps  d'un 
grand  sujet  en  même  tems. 

Mais  quelque  étendue  et  quelque  pénétration  qu'ail 
l'esprit,  si  avec  cela  il  n'est  exemt  de  passion  et  de 
préjugés,  il  n'y  a  rien  à  espérer.  Les  préjugés  occupent 
une  partie  de  l'esprit,  et  en  infectent  tout  le  reste.  Les 
passions  confondent  toutes  les  idées  en  mille  manières, 
et  nous  font  presque  toujours  voir  dans  les  objets  toul 
ce  que  nous  désirons  d'y  trouver.  La  passion  même  que 
nous  avons  pour  la  vérité  nous  trompe  quelquefois, 
lorsqu'elle  est  trop  ardente;  mais  le  désir  de  paraître 
scavant  est  ce  qui  nous  empêche  le  plus  d'acquérir  une 
science  véritable. 

Il  n'y  a  donc  rien  de  plus  rare  que  de  trouver  des 
personnes  capables  de  faire  de  nouveaux  systèmes; 
cependant  il  n'est  pas  fort  rare  de  trouver  des  gens 
<|ui  s'en  soient  formé  quelqu'un  à  leur  fantaisie  :  on  ne 
voit  que  fort  peu  de  ceux  qui  étudient  beaucoup,  rai- 
sonner selon  les  notions  communes;  il  y  a  toujours 
<[uelque  irrégularité  dans  leurs  idées;  et  cela  marque 
assez  qu'ils  ont  quelque  système  particulier  qui  ne  nous 
est  pas  connu.  Il  est  vrai  que  tous  les  Livres  ([u'ils  com- 
posent ne  s'en  sentent  pas  :  car,  quand  il  est  question 
d'écrire  pour  le  public,  on  prend  garde  de  plus  près  à 


IK.  DE   LA   IIEGIIEUCIIE   DE   LA   VEIUTE 

••('  4u'un  dit,  et  l'attention  toute  seule  suffît  assez  sou- 
vent pour  nous  détromper.  On  voit  toutefois  de  teni> 
♦Ml  loins  (|uelfjuos  livres  qui  prouvent  assez  ce  que  Ton 
vient  (le  dire  :  car  il  y  a  morne  des  personnes  qui  font 
gloire  de  marquer  dès  le  commencement  de  leurs 
livres  qu'ils  ont  inventé  quelque  nouveau  système. 

Le  nombre  des  inventeurs  de  nouveaux  systèmes 
s'augmente  encore  beaucoup  par  ceux  qui  s'étaient 
préoccupés  de  quelque  Auteur  :  parce  qu'il  arrive  sou- 
vent que  n'ayant  rencontré  rien  de  vrai  ni  de  solide  dans 
les  opinions  des  Auteurs  qu'ils  ont  lus,  ils  entrent  pre- 
mièrement dans  un  grand  dég^oût  et  un  grand  mépris 
de  toutes  sortes  de  livres ,  et  ensuite  ils  imaginent  une 
opinion  vraisemblable  qu'ils  embrassent  de  tout  leiu^ 
cœur,  et  dans  laquelle  ils  se  fortifient  de  la  manière 
qu'on  vient  d'expliquer. 

Mais  lorsque  cette  grande  ardeur  qu'ils  ont  eue  pour 
leur  opinion  s'est  ralentie,  ou  que  le  dessein  de  lafain' 
paraître  en  public  les  a  obligés  à  l'examiner  avec  une 
attention  plus  exacte  et  plus  sérieuse,  ils  en  découvrent 
la  fausseté  et  ils  la  quittent;  mais  avec  cette  condition, 
qu'ils  n'en  prendront  jamais  d'autres,  et  qu'ils  con- 
damneront absolument  tous  ceux  qui  prétendront  avoir 
découvert  quelcpie  vérité. 

IL  De  sorte  que  la  dernière  et  la  plus  dangereus(^" 
erreur  où  tombent  plusieurs  personnes  d'étude,  c'est 
qu'ils  prétendent  qu'on  ne  peut  rien  sçavoir  ^  Ils  ont  hi 
beaucoup  de  Livres  anciens  et  nouveaux,  où  ils  n'ont 

1.  Abus  d'une  value  érudition  ;  —  esprit' de  système  ;  —  complet 
scepticisme,  telles  seraient  les  trois  phases  de  Terreur  où  leur 
imagination  entraîne  <(  les  gens  d'étude  ».  Montaigne  répondrait 
assez  à  ce  signalement,  à  la  condition  toutefois  que  l'on  taxe  de 
système  son  pyrrhonisme.  ce  que  Malebranche  fera  sans  hésita- 
tion. ]'.  ci  dessous,  IIK'  partie,  ch.  v. 


I 


DE    L'IMAGINATION  HT 

(loiiil  tiMuiv»'  la  vi'i'il)';  ils  oui  eu  plusieurs  belles  pcn- 
si'os  qu'ils  ont  trouvé  fausses,  après  les  avoir  exanii- 
ni'es  avec  attention.  De  là  ils  concluent  que  tous  les 
hommes  leur  ressemblent,  et  que  si  ceux  qui  croient 
avoir  (h'couvert  quelques  vérités  y  faisaient  une  ré- 
tlexion  })lus  sérieuse,  ils  se  détronii)eraient  aussi  bien 
ipi'eux.  Gela  le^^ir  suffît  pour  les  condamner  sans  entrer 
dans  un  examen  plus  particulier;  parce  que  s'ils  ne  les 
condanmaientpas,  ce  serait,  en  quelque  manière,  tom- 
ber d'accord  qu'ils  ont  plus  d'esprit  qu'eux,  et  cela  ne 
leur  paraît  pas  vraisemblable. 

Ils  regardent  donc  comme  opiniâtres  tous  ceux  (jui 
assurent  quelque  chose  comme  certain  ;  et  ils  ne  veu- 
lent pas  qu'on  parle  des  sciences  comme  des  vérités 
ividentes,  desquelles  on  ne  peut  pas  raisonnablement 
'louter,  mais  seulement  comme  des  opinions  qu'il  est 
bon  de  ne  pas  ignorer.  Cependant  ces  personnes  de- 
vraient considérer  que  s'ils  ont  lu  un  fort  grand  nombre 
de  livres,  ils  ne  les  ont  pas  néanmoins  lus  tous,  ou 
qu'ils  ne  les  ont  pas  lus  avec  toute  l'attention  néces- 
saire pour  les  bien  comprendre;  et  que  s'ils  ont  eu 
beaucoup  de  belles  pensées  qu'ils  ont  trouvé  fausses 
dans  la  suite,  néanmoins  ils  n'ont  pas  eu  toutes  celles 
(|u'on  peut  avoir;  et  qu'ainsi  il  se  peut  bien  faire  que 
d'autres  auront  mieux  rencontré  qu'eux.  Et  il  n'est  pas 
nt'cessaire ,  absolument  parlant,  que  ces  autres  ayent 
plus  d'esprit  qu'eux,  si  cela  les  choque,  car  il  suffît 
t|u'ils  ayent  été  plus  heureux.  On  ne  leur  fait  point  de 
tort,  (juand  on  dit  qu'on  sait  avec  évidence  ce  qu'ils 
iunorent,  puisqu'on  dit,  en  même  tems,  que  plusieurs 
siècles  ont  ignoré  les  mêmes  vérités ,  non  pas  faute  de 
bons  esprits,  mais  parce  que  ces  bons  esprits  n'ont  pas 
bien  rencontré  d'abord. 


118  DI-:    LA    KECHEHGIIE    1)K    LA   VKIUTÉ 

Onils  ne  se  choquent  donc  point,  si  on  voit  clair  «l 
si  on  ])ar]e  comme  l'on  voit.  Qu'ils  s'applicjuent  à  ce 
qu'on  leur  dit,  si  leur  esj)rit  est  encore  capable  d'ap- 
plication après  tous  les  égaremens,  et  qu'ils  jugent  en- 
suite, il  leur  est  permis  ;  mais  qu'ils  se  taisent  s'ils  ne 
veulent  rien  examiner.  Qu'ils  fassent  un  peu  quelque 
réflexion,  si  cette  réponse  qu'ils  font  d'ordinaire  sur  la 
plupart  des  choses  qu'on  leur  demande  :  On  ne  sçaitpas 
cela;  personne  ne  scait  comment  cela  se  fait,  n'est  pas 
une  réponse  peu  judicieuse,  puisque,  pour  la  faire,  il 
faut  de  nécessité  qu'ils  croient  savoir  tout  ce  que  les 
hommes  sçavent ,  ou  tout  ce  que  les  hommes  peuvent 
sçavoir.  Car,  s'ils  n'avaient  pas  cette  pensée-là  d'eux- 
mêmes,  leur  réponse  serait  encore  plus  impertinente. 
Et  pourquoi  trouvent-ils  tant  de  difTiculté  à  dire  :  Je  n'en 
sçai  rien,  puisqu'en  certaines  rencontres  ils  tombent 
d'accord  qu'ils  ne  sçavent  rien  ;  et  pourquoi  faut-il  con- 
clure que  tous  les  hommes  sont  des  ignorans ,  à  cause 
qu'ils  sont  intérieurement  convaincus  qu'ils  sont  eux- 
méme  des  ignorans? 

Il  y  a  donc  de  trois  sortes  de  personnes,  qui  s'appli- 
quent à  l'étude.  Les  uns  s'entêtent  mal  à  propos  de 
quelque  Auteur  ou  de  quelque  science  inutile,  ou 
fausse.  Les  autres  se  préoccupent  de  leurs  propres 
fantaisies.  Enfin  les  derniers,  qui  viennent  d'ordinaire 
des  deux  autres,  sont  ceux  qui  s'imaginent  connaître 
tout  ce  qui  peut  être  connu  :  et  qui,  persuadés  qu'ils  ne 
sçavent  rien  avec  certitude,  concluent  généralement 
qu'on  ne  peut  rien  sçavoir  avec  évidence,  et  regardent 
toutes  les  choses  qu'on  leur  dit  comme  de  simples 
opinions. 

11  est  facile  de  voir  que  tous  les  défauts  de  ces  trois 
sortes  de  personnes  dépendent  des  propriétés  de  l'ima- 


DE   L'IMAGINATION  119 

yinalion  quOn  a  (3xpliquées  dans  les  Chapitres  pré- 
('('(Icns  et  que  tout  cela  ne  leur  arrive  que  par  des 
prc-jugés,  qui  leur  bouchent  l'esprit ,  et  qui  ne  leur 
permettent  pas  d'appercevoir  d'autres  objets  que  ceux 
d<'  leur  préoccupation.  On  peut  dire  que  leurs  préjugés 
l'ont  dans  leur  esprit  ce  que  les  Ministres  des  Princes 
font  à  l'égard  de  leurs  Maîtres.  Car  de  même  que  ces 
personnes  ne  permettent  autant  qu'ils  peuvent  qu'à 
reux  qui  sont  dans  leurs  intérêts,  ou  qui  ne  peuvent 
les  déposséder  de  leur  faveur,  de  parler  à  leurs  Maîtres  : 
ainsi  les  préjugés  de  ceux-ci  ne  permettent  pas  que 
leur  esprit  regarde  fixement  les  idées  des  objets  toutes 
pures  et  sans  mélange;  mais  ils  les  déguisent,  ils  les 
couvrent  de  leurs  livrées ,  et  ils  les  lui  présentent  ainsi 
toutes  masquées;  de  sorte  qu'il  est  très  difficile  qu'il 
se  détrompe  et  reconnaisse  ses  erreurs. 


CHAPITRE  VIII 

1.  DES  ESPRITS  EFFÉMINÉS.  —  II.  DP:S  ESPRITS  SUPERFICIELS. 
—  III.  D?:S  PERSONNES  d'aUTORITÉ.  —  IV.  DE  CEUX  QUI 
FONT   DES   EXPÉRIENCES. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  suffit,  ce  me  semble,  pour 
reconnaître  en  général  quels  sont  les  défauts  d'imagi- 
nation des  personnes  d'étude ,  et  les  erreurs  auxquelles 
ils  sont  le  plus  sujets  ^  Or  comme  il  n'y  a  guèfes  que 

1.  Ce  n'est  donc  pas  des  erreurs  communes  que  l'on  peut 
commettre  dans  la  vie  journalière,  qu'il  est  ici  question,  mais 
bien  de  Terreur  scientitique  ou  philosophique,  de  celle  qui  re- 
tentit dans  la  spéculation  et  nous  su}j;gèrc  une  conception  men- 
songère de  la  réalité. 


120  DE    LA   HECllEJtCJIE   DE   LA   VERITE 

ces  personnes-là  qui  se  mettent  en  peine  de  chercher 
la  vérité,  et  même  que  tout  le  monde  s'en  rapporte  à 
eux,  il  semble  qu'on  pourrait  linir  ici  cette  seconde 
Partie.  Cependant  il  est  à  propos  de  dire  encore  (pu'hjuc 
chose  des  erreurs  des  autres  hommes;  parce  qu'il  ne 
sera  pas  inutile  d'en  être  averti. 

I.  Tout  ce  qui  flatte  les  sens  nous  touche  extrême- 
ment, et  tout  ce  qui  nous  touche  nous  applique  à  pro- 
portion (pi'ihKJUs  touche.  Ainsi  ceux  qui  s'abandonnent 
à  toutes  sortes  de  divertissemens  très  sensibles  et  très 
agréables,  ne  sont  pas  capables  de  pénétrer  des  vérités 
«pii  renferment  quelque  difficulté  considérable  ;  parce 
que  la  capacité  de  leur  esprit  "qui  n'est  pas  infinie  est 
toute  remplie  de  leurs  plaisirs,  ou  du  moins  elle  en  est 
fort  partagée. 

La  plupart  des  Grands,  des  gens  de  Cour,  des  per- 
sonnes riches,  des  jeunes  gens,  et  de  ceux  qu'on  ap- 
pelle beaux  esprits,  étant  dans  des  divertissemens  con- 
tinuels, et  n'étudiant  que  l'art  de  plaire  par  tout  ce  qui 
flatte  la  concupiscence  et  les  sens,  ils  acquièrent  peu  à 
peu  une  telle  délicatesse  dans  ces  choses ,  ou  une  telle 
mollesse,  qu'on  peut  dire  fort  souvent  que  ce  sont  plu- 
tôt des  esprits  efféminés  que  des  esprits  Ans,  comme 
ils  le  prétendent.  Car  il  y  a  bien  de  la  diff'érence  entre 
la  véritable  flnesse  de  l'esprit  et  la  mollesse,  quoique 
l'on  confonde  ordinairement  ces  deux  choses. 

Les  esprits  fins  S  sont  ceux  qui  remarquent  par  la- 
raison  jusques  aux  moindres  difl'érences  des  choses  ; 
qui  prévoient  les  effets  qui  dépendent  des  causes  ca- 
chées, peu  ordinaires  et  peu  visibles  ;  enfin  ce  sont  ceux 


i.  Cf.  Pascal,  Pensées,  art.  vu.  Différence  entre  l'esprit  de  géo- 
métrie et  l'esprit  de  finesse.  (Havet,  n,  p.  96.) 


DE    L'IMAGINATION  121 

qui  pénètnMit  (Idvantage  lés  sujets  qu'ils  considèrenl. 

lais  les  esprits  uious  n'ont  qu'une  fausse  délicatesse , 
h  ne  sont  ni  vifs  ni  percans  ;  ils  ne  voyent  pas  les 
^effets  des  causes  même  les  plus  grossières  et  le  plus 
palpables  :  enfin  ils  ne  peuvent  rien  embrasser  ni  rien 
pénétrer,  mais  ils  sont  extrêmement  délicats  pour  les 
manières.  Vn  mauvais  mot,  un  accent  de  Province, 
une  petite  grimace  les  irrite  infiniment  plus  qu'un 
amas  confus  de  méchantes  raisons.  Ils  ne  peuvent  re- 
connaître le  défaut  d'un  raisonnement,  mais  ils  sentent 
parfaitement  bien  une  fausse  mesure  et  un  geste  mal 
réglé.  En  un  mot,  ils  ont  une  parfaite  intelligence  des 
choses  sensibles ,  parce  qu'ils  ont  fait  un  usage  conti- 
nuel de  leurs  sens;  mais  ils  n'ont  point  la  véritable 
intelligence  des  choses  qui  dépendent  de  la  raison, 
parce  qu'ils  n'ont  presque  jamais  fait  usage  de  la  leur. 

Cependant  ce  sont  ces  sortes  de  gens  qui  ont  le  plus 
d'estime  dans  le  monde ,  et  qui  acquièrent  plus  facile- 
ment la  réputation  de  bel  esprit.  Car  lorsqu'un  homme 
parle  avec  un  air  libre  et  dégagé ,  que  ses  expressions 
sont  pures  et  bien  choisies ,  qu'il  se  sert  de  figures 
qui  flattent  les  sens  et  qui  excitent  les  passions  d'une 
manière  imperceptible,  quoiqu'il  ne  dise  que  des  sot- 
tises et  qu'il  n'y  a  rien  de  bon ,  ni  rien  de  vrai  sous 
ces  belles  paroles  ,  c'est,  suivant  l'opinion  commune, 
^n  bel  esprit,  c'est  un  esprit  fin,  c'est  un  esprit  délié. 
ne  s'apperçoit  pas  que  c'est  seulement  un  esprit 

lou  et  efféminé,  qui  ne  brille  que   par  de  fausses 

leurs,  et  qui  n'éclaire  jamais  ;  qui  ne  persuade  que 
parce  que  nous  avons  des  oreilles  et  des  yeux,  et  non 
point  parce  que  nous  avons  de  la  raison. 

Au  reste,  l'on  ne  nie  pas  (pie  tous  les  hommes  ne  se 
sentent  de  cette  faiblesse,  que  l'on  vient  de  remarquer 


122  DE    LA   IIECHERCIIE    DE    LA   VÉRITÉ 

«Il  ([iielqiies-uns  d'entr  eux.  11  n'y  en  a  point  dont  l'es- 
prit ne  soit  touché  par  les  impressions  de  leurs  sens  et 
de  leurs  passions,  et  par  conse'quent  qui  ne  s'arrête 
quelque  peu  aux  manières.  Tous  les  hommes  ne  diffè- 
rent en  cela  que  du  plus  ou  du  moins.  Mais  la  raison 
l)Our  laquelle  on  a  attribué  ce  défaut  à  quelques-uns 
en  particulier,  c'est  qu'il  y  en  a  qui  voyent  bien  que 
c'est  un  défaut,  et  qui  s'appliquent  à  s'en  corriger.  Au 
lieu  que  ceux  dont  on  vient  de  parler,  le  regardent 
comme  une  qualité  fort  avantageuse.  Bien  loin  de  re- 
connaître que  cette  fausse  délicatesse  est  l'effet  d'une 
mollesse  efféminée,  et  l'origine  d'un  nombre  infini  de 
maladies  d'esprit,  ils  s'imagihent  que  c'est  un  effet  et 
une  marque  de  la  beauté  de  leur  génie. 

II.  On  peut  joindre  à  ceux  dont  on  vient  de  parler 
un  fort  grand  nombre  d'esprits  superficiels  qui  n'ap- 
profondissent jamais  rien,  et  qui  n'appercoivent  que 
confusément  les  différences  des  choses  :  non  par  leur 
faute,  comme  ceux  dont  on  vient  de  parler,  car  ce  ne 
sont  point  les  divertissemens  qui  leur  rendent  l'esprit 
petit,  mais  parce  qu'ils  l'ont  naturellement  petit.  Cette 
petitesse  d'esprit  ne  vient  pas  de  la  nature  de  l'àme, 
comme  on  pourrait  se  l'imaginer:  elle  est  causée  quel- 
quefois par  une  grande  disette  ou  par  une  grande  len- 
teur des  esprits  animaux,  quelquefois  par  l'inflexibilité 
des  fibres  du  cerveau,  quelquefois  aussi  par  une  abon- 
dance immodérée  des  esprits  et  du  sang,  ou  par  quel- 
«lu'autre  cause  qu'il  n'est  pas  nécessaire  de  sçavoir. 

Il  y  a  donc  des  esprits  de  deux  sortes.  Les  uns  re- 
marquent aisément  les  différences  des  choses,  et  ce   ■ 
sont  les  bons  esprits.  Les  autres  imaginent  et  supposent 
de  la  ressemblance  entr 'elles,   et  ce  sont  les  esprits 
superficiels.  Les  premiers  ont  le  cerveau  propre  à  re- 


DE    i; I M A(JI NATION  123 

revoir  dos  traces  nettes  et  distinctes  des  objets  qu'ils 
considèrent ,  et  parce  qu'ils  sont  fort  attentifs  aux  idées 
de  ces  traces,  ils  voyent  ces  objets  comme  de  près ,  et 
rien  ne  leur  échappe.  Mais  les  esprits  superiiciels  n'en 
reçoivent  que  des  traces  faibles  ou  confuses.  Ils  ne  les 
voyent  que  comme  en  passant,  de  loin  et  fort  confusé- 
ment; de  sorte  qu'elles  leur  paraissent  semblables, 
comme  les  visages  de  ceux  que  Ton  regarde  de  trop 
loin  :  parce  que  l'esprit  suppose  toujours  de  la  ressem- 
blance et  de  l'égalité  où  il  n'est  pas  obligé  de  recon- 
naître de  différence  et  d'inégalité  pour  les  raisons  que 
je  dirai  dans  le  troisième  Livre. 

La  plupart  de  ceux  qui  parlent  en  public ,  tous  ceux 
qu'on  appelle  grands  parleurs ,  et  beaucoup  même  de 
ceux  qui  s'énoncent  avec  beaucoup  de  facilité,  quoiqu'ils 
parlent  fort  peu,  sont  de  ce  genre.  Car  il  est  extrême- 
ment rare  que  ceux  qui  méditent  sérieusement  puissent 
bien  expliquer  les  choses  qu'ils  ont  méditées.  D'ordi- 
naire ils  hésitent  quand  ils  entreprennent  d'en  parler, 
parce  qu'ils  ont  quelque  scrupule  de  se  servir  de  termes 
qui  réveillent  dans  les  autres  une  fausse  idée  *.  Ayant 
honte  de  parler  simplement  pour  parler,  comme  font 
beaucoup  de  gens  qui  parlent  cavalièrement  de  toutes 
choses,  ils  ont  beaucoup  de  peine  à  trouver  des  paroles 
(fui  expriment  bien  des  pensées  qui  ne  sont  pas  ordi- 
naires. 

m.  Quoiqu'on  honore  infiniment  les  personnes  de 


1.  Malebraiichc  pensait-il  à  lui-même?  Le  portrait  ne  serait 
alors  qu'à  demi  ressemblant.  «  Il  ne  contait  pas  bien  une  his- 
toire, dit  le  P.  Lelong,  il  ne  parlait  pas  môme  aisément,  il  cher- 
chait souvent  ses  mots  ;  mais  lorsqu'on  le  mettait  sur  les  ma- 
tières qu'il  avait  méditées,  alors  il  les  expliquait  aussi  noblement 
qu'il  le  fait  dans  ses  livres,  et  alors  il  n'hésitait  point.  » 


\-2't  DE    L\   UKGHEUCIIE    DE    LA   VÉIUÏÉ 

piété,  les  Tliéologiens,  les  vieillards,  et  généralrmrnl 
tous  ceux  qui  ont  acquis  avec  justice  beaucoup  d'auto- 
rité sur  les  autres  hommes ,  cependant  on  croit  être 
obligé  de  dire  d  eux  qu'il  arrive  souvent  qu'ils  se  croyent 
infiiiilibles,  à  cause  que  le  monde  les  écoute  avec  res- 
pect ;  qu'ils  font  peu  d'usage  de  leur  esprit  pour  décou- 
vrir les  vérités  spéculatives ,  et  qu'ils  condamnent  trojv 
librement  tout  ce  qu'il  leur  plait  de  condamner,  sans 
l'avoir  consid«''ré  avec  assez  d'attention.  Ce  n'est  pas 
qu'on  trouve  à  redire,  qu'ils  ne  s'appliquent  pas  à  beau- 
coup de  sciences  qui  ne  sont  pas  fort  nécessaires  :  il  leur 
est  permis  de  ne  s'y  point  appliquer  et  même  de  les  mé- 
priser ;  mais  ils  n'en  doivent  pas  juger  par  fantaisie,  et 
sur  des  soupçons  mal  fondés.  Car  ils  doivent  considérer 
({ue  la  gravité  avec  laquelle  ils  parlent,  l'autorité  qu'ils 
ont  acquise  sur  l'esprit  des  autres,  et  la  coutume  qu'ils 
ont  de  confirmer  ce  qu'ils  disent  par  quelque  passage 
de  la  Sainte  Ecriture,  jetteront  infailliblement  dans  l'er- 
reur ceux  qui  les  écoutent  avec  respect,  et  qui  n'étant 
pas  capables  d'examiner  les  choses  à  fond,  se  laissent 
surprendre  aux  manières  et  aux  apparences. 

Lorsque  l'erreur  porte  les  livrées  de  la  vérité,  elle 
est  souvent  plus  respectée  que  la  vérité  même  et  ce 
faux  respect  a  des  suites  très  dangereuses.  Pessima  res 
est  errorum  apotheosis,  et  'pro  peste  intellectus  habenda 
est  y  si  vanis  accédât  vcneratio  ^  Ainsi  lorsque  certaines 
personnes,  ou  par  un  faux  zèle ,  ou  par  l'amour  qu'ils 
ont  eu  pour  leurs  propres  pensées,  se  sont  servis  (ie 
l'Ecriture  Sainte  pour  établir  de  faux  principes  de  Phy- 
sique ou  de  Métaphysique,  ils  ont  été  souvent  écoutés 
comme  des  oracles  par  des  gens  qui  les  ont  crus  sur 

1.  «  Le  chancelier  Bacou.  »  (N.  de  M.) 


DE   L'IMAGINATION  \r, 

leur  parole,  à  cause  du  respect  qu'ils  devaient  à  l'auln- 
rité  sainte  ;  mais  il  est  aussi  arrivé  que  quelques  es- 
prits mal  faits  ont  pris  sujet  de  là  de  mépriser  la  Reli- 
gion. De  sorte  que,  par  un  renversement  étrange, 
l'Écriture  Sainte  a.  été  cause  de  l'erreur  de  quelques 
uns  ;  et  la  vérité  a  été  le  motif  et  l'origine  de  Fimpiété' 
de  quelques  autres.  11  faut  donc  bien  prendre  garde,  dit 
l'Auteur  que  nous  venons  de  citer,  de  ne  pas  chercher 
les  choses  mortes  avec  les  vivantes,  et  de  ne  pas  pré- 
tendre par  son  propre  esprit  découvrir  dans  la  Sainte 
Ecriture  ce  que  le  Saint-Esprit  n'a  pas  voulu  déclarer. 
Ex  divinorum  et  hwnanorum  malesana  admixtione,  con- 
tinue-t-il,  non  solum  educitur  Philosophia  phantaslica^ 
sedetiam  Religlo  liivrelica.  Itaque  salutare  admodum  est 
si  mente  sobria  fidel  tantum  dentur,qux  fidei  sunt.  Tou- 
tes les  personnes  donc  qui  ont  autorité  sur  les  autres, 
ne  doivent  rien  décider  qu'après  y  avoir  d'autant  plus 
pensé,  que  leurs  décisions  sont  plus  suivies  ;  et  les  Théo- 
logiens principalement  doivent  bien  prendre  garde  à  ne 
point  mépriser  la  Religion  par  un  faux  zèle,  ou  pour 
se  faire  estimer  eux-mêmes  et  donner  cours  à  leurs 
opinions.  Mais  parce  que  ce  n'est  pas  à  moi  à  leur  dire 
ce  qu'ils  doivent  faire,  qu'ils  écoutent  Saint  Thomas  \ 
leur  Maître,  qui  étant  interrogé  par  son  Général,  pour 
savoir  son  sentiment  sur  quelques  articles,  lui  répond 
par  Saint  Augustin  en  ces  termes  : 

Multum  aiitem  nocet  tallu  11  est  bien  dangereux  de  par- 

qux  ad  pletatis  doctrinam  1er  décisivcment  sur  des  matiè- 

7ion  spectant,  vel  assercre  res  qui  ne  sont  point  de  la  foi, 

velner/arc,  quasi  pertinen-  comme  si  elles  en  étaient.  S.  Au- 

//(/  ad  sacram  doctrinam.  gustin  nous   l'apprend  dans  le 

1.  .  Opmc.  9  >.  (N.  do  M. 


DE   LA   IlECIIEllCIIE   DE   LA  VÉIIITÉ 


126 

cinquième  livre  de  ses  Confes- 
sioufi  :  •<  Lorsque  je  vol,  dit-il, 
un  (ilirétien  qui  ne  sçait  pas  le 
sentiment  des  Philosophes  tou- 
chant les  Cieux ,  les  étoiles,  et 
les  mouvements  du  Soleil  et  de 
la  Lune,  et  qui  prend  une  chose 
pour  une  autre,  je  le  laisse  dans 
ses  opinions  et  dans  ses  doutes; 
car  je  ne  voi  pas  que  l'igno- 
rance oi^i  il  est  de  la  situation 
des  corps  et  des  diiférens  ar- 
rangemens  de  la  matière  lui 
puisse  nuire,  pourvu  qu'il  n'ait 
pas  des  sentiments  indignes  de^ 
vous,  ô  Seigneur,  qui  nous  avez 
lous  créés.  Mais  il  se  fait  tort 
s'il  se  persuade  que  ces  choses 
touchent  la  Religion ,  et  s'il  est 
assez  hardi  pour  assurer  avec 
opiniâtreté  ce  qu'il  ne  sçait 
point.  ))  Le  même  Saint  explique 
encore  plus  clairement  sa  pen- 
sée sur  ce  sujet,  dans  le  premier 
livre  de  l'explication  littérale  de 
la  Genèse,  en  ces  termes  :  <.<■  Vn 
Chrétien  doit  bien  prendre  garde 
à  ne  point  parler  de  ces  choses 
comme  si  elles  étaient  de  la 
Sainte  Écriture  ;  car  un  Infidèle 
qui  lui  entendrait  dire  des  ex- 
travagances, qui  n'auraient  au- 
cune apparence  de  vérité,  ne 
pourrait  pas  s'empêcher  d'en 
rire.  Ainsi  le  Chrétien  n'en  rece- 
vi'ait  que  de  la  confusion,  et 
rinfidèle  en  serait  mal  édifié. 
Toutefois,  ce  qu'il  y  a  de  plus 
fâcheux  dans  ces  rencontres 
n'est  pas  que  l'on  voye  qu'un 


Dlcit  cnim  Aitg.  in  3  Con- 
t'css  :  <(  Cum  midio  Chris- 
tianum  aliquem.  f  rat  rem 
hta ,  qux  Philosophi  de 
cœIo,  aiU  stellis,  et  de  solis 
et  lunx  motibus  dixcrunt, 
nescientem,  et  aliud  pro 
alto  sentientem ,  patienter 
intueor  opinantem  homi- 
nem;  nec  illi  obesse  video, 
cum  de  te,  Domine,  Creator 
omnium  nostriim,  non  cre- 
dat  indigna,  si  forte  situs 
ethabitus  creaturx  corpora- 
lis  ignoret.  Obest  autem,  si 
hxc  ad  ipmm  doctrinam 
pietatis  pertinere  arbitre- 
tur,  etpertinacius  affirmare 
audeat  quod  ignorât.  » 
Quod  autem  obsit,  manifes- 
tât Aug.  in  4  super  Génies. 
ad  litteram.  <(  Turpe  est,  in- 
quit,  nimis,  et  perniciosum, 
ac  maxime  cavendum  ut 
Christlanum  de  his  i^ebus 
quasi  secundum  christlanas 
litteras  loquentem,  ita  de- 
lirare  quilibet  infidelis  au- 
diat ,  ut  quemadmodum 
dicitur  toto  cœlo  errare 
conspiciens ,  rlsum  tenere 
vix  posslt.  Et  non  tamen 
molcstum  est,  quod  errans 
homo  videatur  :  sed  quod 
Auctores  nostrl  ab  eis  qui 
foris  sunt,  talia  sensisse 
creduntur,  et  cum  magno 
eorum  exitio,  de  quorum 
sainte  satagimus,  tanquam 
indocti  reprehenduntur,  at- 


DE   L'IMAGINATION 


127 


que  reapmintur.  Unde  mihi 
vidcfur  tudns  rssc,  tit  hwc 
quiv  Ph  ilnsoph  i  co  m  m  u  uch 
senscvunt ,  et  nostrx  fidei 
non  répugnant,  neque  e^^se 
sic  aasercnda,  nt  dogmata 
fidei,  lieet  (diquando  mh 
nom  i  ne  Philosophorum  in- 
ti'odueantnr,  neqne  aie  esse 
neganda  tanquam  fidei  con- 
traria, ne  sapientibus  hnjns 
mundi  contemnendi  doclri- 
nani  fidei  occasio  prxhea- 
tur.  » 


homme  s'est  trompé  ;  mais  c'est 
que  les  Infidèles  ([lie  nous  tâ- 
chons de  convertir  s'imaginent 
faussement,  et  pour  leur  perle 
inévitable,  que  nos  Auteurs  ont 
des  sentimens  aussi  exlrava- 
gans;  de  sorte  qu'ils  les  condam- 
nent et  les  méprisent  comme  des 
ignorans.  Il  est  donc,  ce  me 
semble,  bien  plus  à  propos  de 
ne  point  assurer  comme  des 
dogmes  de  la  foi  des  opinions 
communément  reçues  des  Phi- 


losophes ,  lesquelles  ne  sont 
point  contraires  à  noire  foi ,  quoiqu'on  puisse  se  servir 
quelquefois  de  l'autorité  des  Philosophes  pour  les  faire  rece- 
voir. 11  ne  faut  pas  aussi  rejeter  ces  opinions  comme  étant 
contraires  à  notre  foi,  pour  ne  point  donner  de  sujet  aux 
Sages  de  ce  monde  de  mépriser  les  vérités  saintes  de  la  Re- 
ligion Chrétienne.  » 


La  plupart  des  hommes  sont  si  négligens  et  si  dérai- 
sonnables, qu'ils  ne  font  point  de  discernement  entre 
la  parole  de  Dieu  et  celle  des  hommes,  lorsqu'elles 
sont  jointes  ensemble  :  de  sorte  qu'ils  tombent  dans 
Terreur  en  les  approuvant  toutes  deux,  ou  dans  l'im- 
piété en  les  méprisant  indifféremment.  Il  est  encore 
bien  facile  de  voir  la  cause  de  ces  dernières  erreurs, 
et  qu'elles  dépendent  de  la  liaison  des  idées  expliquées 
dans  le  chapitre  v,  et  il  n'est  pas  nécessaire  de  s'arrê- 
ter à  l'expliquer  davantage. 

IV.  Il  semble  à  propos  de  dire  ici  quelque  chose  des 
Chymistes,  et  généralement  de  tous  ceux  qui  emploient 
leur  tems  à  faire  des  expériences.  Ce  sont  des  gens 
qui  cherchent  la  vérité  :  on  suit  ordinairement  leurs 
opinions  sans  les  examiner.  Ainsi  leurs  erreurs  sont 


128  DE    LA   UKCliEUCIlE    DE   LA   VÉRITÉ 

(l'aillant  jjIus  dangereuses  qu'ils  les  roniniiinifjiH'ul 
aux  autres  avec  plus  de  facilité. 

Il  vaut  mieux  sans  doute  étudier  la  natur(;  i[\ut  li's 
livres  :  les  expériences  visibles  et  sensibles  prouvent 
certainement  beaucoup  plus  que  les  raisonnemens  des 
hommes;  et  on  ne  peut  trouver  h  redire  que  ceux  qui 
sont  engagés  par  leur  condition  à  1  étude  de  la  Physi- 
que, tâchent  de  s'y  rendre  habiles  par  des  expériences 
continuelles,  pourvu  qu'ils  s'appliquent  encore  davan- 
tage aux  sciences  qui  leur  sont  encore  plus  nécessaires. 
On  ne  blâme  donc  point  la  Philosophie  expérimentale  \ 
ni  ceux  qui  la  cultivent,  mais  .seulement  leurs  défauts. 

Le  premier  est  que  pour  l'ordinaire  ce  n'est  point 
la  lumière  de  la  raison  qui  les  conduit  dans  Tordre  de 
leurs  expériences,  ce  n'est  que  le  hazard  :  ce  qui  fait 
qu'ils  n'en  deviennent  guères  plus  éclairés  ni  plus  sça- 
vans,  après  y  avoir  employé  beaucoup  de  tems  et  de 
bien. 


1.  Il  importe  de  retenir  cette  première  et  sérieuse  concession, 
pour  ne  pas  s'exagérer  les  conclusions  du  réquisitoire  qui  va 
suivre.  Malebranchc,  loin  de  nourrir  des  préjugés  hostiles  contre 
les  sciences  d'observation,  les  avait  lui-même  étudiées  avec  beau- 
coup de  goût.  Le  P.  Lelong  va  jusqu'à  dire  :  «  S'il  avait  suivi  son 
inclination  naturelle,  il  se  serait  jeté  dans  la  physique...  11  esti- 
mait beaucoup  l'étude  de  l'anatomie  et  il  la  croyait  d'un  grand 
secours  pour  connaître  l'homme  selon  son  être  moral...  Une  des 
choses  qui  attiraient  le  plus  son  application  dans  la  physique, 
c'était  la  connaissance  des  insectes...  11  connaissait  assez  bien  les 
plantes,  et  il  savait  assez  de  chymie.  »  Mais  ces  sciences  ne  lui 
semblent  pas  tenir  leur  prix  et  leur  dignité  d'elles-mêmes.  H  ne 
les  conçoit  que  comme  des  propédeutiques  à  une  science  supé- 
rieure, dont  l'objet  est  proprement  moral  et  métaphysique. 
L'utilité  pratique  de  la  physique  et  de  la  chimie  était  des  moins 
évidentes  à  ses  yeux  :  «  Il  ne  croyait  pas,  poursuit  sou  biographe, 
qu'on  pût  retirer  rien  de  bien  avantageux,  soit  pour  la  conser- 
vation de  la  santé,  soit  pour  la  guérison  des  maladies,  de  ces 
deux  sciences.  >• 


DE   L'IMAGINATION  12î) 

Le  second  est  qu'ils  s'arrêtent  plutôt  à  des  exp«''- 
riences  curieuses  et  extraordinaires,  qua  celles  qui 
sont  les  plus  communes.  Cependant,  il  est  visible  que 
les  plus  communes  étant  les  plus  simples,  il  faut  s'y 
arrêter  d'abord  avant  que  de  s'appliquer  à  celles  qui 
sont  plus  composées  et  qui  dépendent  d'un  plus  grand 
nombre  de  causes. 

Le  troisième  est  qu'ils  cherchent  avec  ardeur  et  avec 
assez  de  soin  les  expériences  qui  apportent  du  profit, 
et  qu'ils  négligent  celles  qui  ne  servent  qu'à  éclairer 
Fesprit. 

Le   quatrième  est  qu'ils   ne  remarquent  pas   avec 
assez  d'exactitude   toutes  les  circonstances  particu- 
lières, comme  du  tems,  du  lieu,  de  la  qualité  des  dro- 
gues dont  ils  se  servent  ;  quoique  la  moindre  de  ces 
circonstances  soit  quelquefois  capable  d'empêcher  l'ef- 
fet qu'on   espère.   Car  il  faut   observer  que   tous  les 
termes  dont  les  Physiciens  se  servent  sont  équivoques: 
et  que  le  mot  de  vin,  par  exemple,  signifie  autant  de 
choses  différentes  qu'il  y  a  de  différens  terroirs,  de 
différentes  saisons,  de  différentes  manières  de  faire  le 
vin  et  de  le  garder.  De  sorte  qu'on  peut  même  dire  en 
général  qu'il  n'y  en  a  pas  deux  tonneaux  tout  à  fait  sem- 
blables ,  et  qu'ainsi  quand  un  Physicien  dit  :  Pour  faire 
telle  expérience  prenez  du  vin,  on  ne  scait  [que  très 
ionfusément  ce  qu'il  veut  dire.  C'est  pourquoi  il  faut 
iser  d'une  très  grande  circonspection  dans  les  expé- 
'iences ,  et  ne  descendre  point  aux   composées   que 
lorsqu'on  a  bien  connu  la  raison  des  plus  simples  et 
les  plus  ordinaires. 
Le  cinquième  est  que  d'une  seule  expérience  ils  en  ti- 
ittrop  de  conséquences.  Il  faut,  au  contraire,  presque 
toujours  plusieurs  expériences  pour  bion  conclure  une 


130  DE   LA   UECilEUCUE   DE   LA    VEUITE 

seule  chose,  ([uoiqii'iine  seule  expérience  puisse  ai(l<'r 
h  tirer  plusieurs  conclusions. 

Enfin  la  plupart  des  Physiciens  et  des  (^hyinistes  ne 
considèrent  que  les  eft'ets  particuliers  de  la  nature  :  ils 
ne  remontent  jamais  aux  premières  notions  des  choses 
qui  composent  les  corps.  Cependant  il  est  indubitahie 
qu'on  ne  peut  connaître  clairement  et  distinctement 
les  choses  particulières  de  la  Physique ,  si  on  ne  pos- 
sède bien  ce  qu'il  y  a  de  plus  général,  et  si  on  ne  s'élève 
même  jusqu'au  Métaphysique.  Entin,  ils  manquent  sou- 
vent de  courage  et  de  constance,  ils  se  lassent  à  cause 
de  la  fatigue  et  de  la  dépense  ^  Il  y  a  encore  beaucoup 


1.  Sans  nul  doute,  bon  nombre  des  griefs  formulés  dans  ce 
chapitre  portent  à  faux,  parce  qu'ils  ne  visent  qu'une  chimie  en- 
fantine et  populaire  ;  celle  qui,  longtemps  encore,  prêtera  à  tant 
de  préjugés.  «  Quelques  autres,  dira  d'Alembert,  restreignent 
l'idée  de  la  Chimie  à  ses  usages  médicinaux  :  ce  sont  ceux  qui 
demandent  du  produit  d'une  opération  :  De  quoi  cela  guérit-il  ?  » 
Malebranche  n'était  pas  de  ceux-là  et  quelques-uns  des  reproches 
qu'il  dirige  contre  une  chimie  aventureuse,  alors,  par  exemple, 
qu'il  condamne  les  abus  de  généralisation,  les  inférences  ou  pré- 
maturées ou  illégitimes,  enfermaient  de  très  sages  préceptes. 
Restent  les  desiderata  qui  lui  tenaient  particulièrement  à  cœur, 
à  lui  métaphysicien  :  les  chimistes  <  ne  remontent  jamais  aux 
premières  notions  des  choses,  n  11  n'a  pas  été  le  seul  à  tenir  ce 
langage.  «  L'esprit  de  Chimie  est  plus  confus,  plus  enveloppé, 
lisait-on  dans  les  Mémoii^es  de  V Académie  des  sciences  l(iy9i; 
il  ressemble  plus  aux  mixtes,  où  les  principe^  sont  plus  embar- 
rassés les  uns  avec  les  autres  ;  l'esprit  de  Physique  est  plus  net, 
plus  simple,  plus  dégagé,  eniîn  il  remonte  jusqu'aux  premières 
origines;  l'autre  ne  va  pas  jusqu'au  bout.  »  Et  d'Alembert,  qu'on 
ne  soupçonnera  pas  de  complaisance  pour  la  spéculation  api-iori, 
exprimera  le  même  regret  :  qu'il  n'y  ait  pas  «.  une  Chimie  vrai- 
ment philosophique,  une  Chiinie  raisonnée,  profonde,  transcen- 
dante; des  chimistes  qui  osent  porter  la  vue  au  delà  des  objets 
purement  sensibles ,  qui  aspirent  à  des  opérations  d'un  ordre 
plus  relevé,  et  qui,  sans  s'échapper  au  delà  des  bornes  de  leur 
art,  voient  la  route  du  grand  physique  tracée  dans  son  en- 
ceinte ». 


UK    L'IMAGINATION  131 

d'autres  défauts  dans  les  personnes  dont  nous  venons 
(le  parler,  mais  on  ne  prétend  pas  tout  dire. 

Les  causes  des  fautes  qu'on  a  remarquées  sont  le 
|MHi  d'application,  les  propriétés  de  l'imagination  ex- 
l>Ii([U(''es  dans  le  Chapitre  v  da  la  première  partie  de 
ce  Livre,  et  dans  le  u  de  celle-ci,  et  surtout  de  ce  qu'on 
ne  juge  de  la  diflerence  des  corps  et  du  changement 
(|ui  leur  arrive  que  par  les  sensations  qu'on  en  a, 
>tdon  ce  qu'on  a  expliqué  dans  le  premier  Tàvre. 


Tl^OISIÈME    PAllTIE 

De  la  communication  contagieuse  des  imaginations  fortes. 


CHAPITRE   PREMIER 

I.  DE  LA  DISPOSITION  QUE  NOIS  AVONS  A  IMITKR  LKS  AITRF.S 
EN  TOUTES  CHOSKS,  LAQUELLE  EST  l'oRIGIXE  DE  LA  COM- 
MUNICATION DUS  KRRKURS  OUI  DÉPENDKNT  DE  LA  PUISSANCE 
DE  l']MA(.LNATION.  —  II.  DUIX  CAUSES  PRIXi  IF'ALKS  QUI  AUC- 
MKNTENT    (KTTE    DISPOSITION.    —    111.    CK     QUI'.     (  "kST     QU'iMAGI- 

NATION     FORTE.    IV.    QU'iL    Y    EN     A     DE    ILU-IKURS     SORTES. 

DES  FOUS  ET  DE  CEUX  QUI  ONT  l'iMACINATION  FORTE  DANS  LE 
SENS  qu'on  l'entend  ICI.  —  V.  DEUX  DÉFAUTS  CONSIDÉRA- 
BLES T)K  (FUX  QUI  ONT  l' IMAGINATION  FORTE.  —  YI.  DE  LA 
PUISSANCF.    qu'ils    ONT    DE    PERSUADER    ET    d'iMPOSER. 

Après  avoir  expliqué  la  nature  de  l'imagination,  les 
défauts  auxquels  elle  est  sujette,  et  comment  notre 
propre  imagination  nous  jette  dans  l'erreur,  il  ne  reste 
plus  à  parler  dans  ce  second  Livre  que  de  la  communi- 
cation contagirMi>c  des  imaginations  fortes,  je  veux  dire 
de  la  force  que  certains  esprits  ont  sur  les  autres  pour 
les  enpa^er  dans  leurs  erreurs. 

1.  I.i's  imaginations  fortes  sont  extr»"'mement  conta- 
gieuses :  elles  dominent  sur  celles  (|iii  sont  faibles  ; 
elles  leur  donnent  peu  à  peu  leurs  un  nies  tours,  et 
leur  impriment  leurs  mêmes  caractùics.  Ainsi  ceux  qui 


DE    LIMAGINATION  13.] 

ont  riniagination  forte  et  vigoureuse,  étant  tout  à  fait 
déraisonnables,  il  y  a  très  peu  de  causes  plus  générales 
<los  erreurs  des  hommes,  que  cette  communication 
dangereuse  de  l'imagination. 

Pour  concevoir  ce  que  c'est  que  cette  contagion,  et 
comment  elle  se  transmet  de  l'un  à  l'autre,  il  faut  scavoir 
que  les  hommes  ont  besoin  les  uns  des  autres,  et  qu'ils 
sont  faits  pour  composer  ensemble  plusieurs  corps, 
dont  toutes  les  parties  ayent  cntr 'elles  une  mutuelle 
correspondance.  C'est  pour  entretenir  cette  union  que 
Dieu  leur  a  commandé  d'avoir  de  la  charité  les  uns 
pour  les  autres.  Mais  parce  que  l'amour-propre  pou- 
vait peu  à  peu  éteindre  la  charité  et  rompre  ainsi  le 
no'ud  de  la  société  civile ,  il  a  été  à  propos  pour  la  con- 
server que  Dieu  unît  encore  les  hommes  par  des  liens 
naturels  qui  subsistassent  au  défaut  de  la  charité,  et 
qui  intéressassent  l'amour-propre  ^ 

Ces  liens  naturels,  qui  nous  sont  communs  avec  les 
bétes,  consistent  dans  une  certaine  disposition  du  cer- 
veau qu'ont  tous  les  hommes  pour  imiter  quelques- 
uns  de  ceux  avec  lesquels  ils  conversent,  pour  former 
les  mêmes  jugemens  qu'ils  font ,  et  pour  entrer  dans 
les  mêmes  passions  dont  ils  sont  agités.  Et  cette  dispo- 
sition lie  d'ordinaire  les  hommes  les  uns  avec  les  autres 
beaucoup  plus  étroitement  qu'une  charité  fondée  sur  la 
raison,  laquelle  charité  est  assez  rare. 

Lors(|u*un  homme  n'a  pas  cette  disposition  du  cer- 


I.  Ce  que  font  nos  sens  pour  notre  corps,  dont  ils  inainticn- 
nent  Tintégrité  et  surveillent  l'activité,  ces  «  liens  naturels  » 
l'accomplissent  à  leur  tour  dans  l'intérêt  de  ce  plus  vaste  orga- 
nisme :  la  société  civile.  Ils  la  conservent  homofi:ène  et  concor- 
dante avec  elle-même.  L'imagination,  par  là,  généralise  l'fHuvre 
de  la  sensibilité. 


134  DK    LA    JIKUIIEKCIIE   DE    LA   VERITE 

veau  pour  entrer  dans  nos  sentimens  et  dans  nos  pas- 
sions, il  est  incapable  par  sa  nature  de  se  lier  avec  nous 
et  de  faire  un  même  corps  :  il  ressemble  h  ces  pierres 
irr(''guli(M*(\s  qui  ne  peuvent  trouver  leur  place  dans  un 
bâtiment,  parce  qu'on  ne  peut  les  joindre  avec  les 
autres. 

Oderunt  hilarem  tristes,  tristemque  jocosi, 
Sedatum  celeres,  agilem  gnavumque  remissiK 

Il  faut  plus  de  vertu  qu'on  ne  pense  pour  ne  pas 
rompre  avec  ceux  qui  n'ont  point  d'égard  à  nos  pas- 
sions, et  qui  ont  des  sentimens  contraires  aux  nôtres. 
Et  ce  n'est  pas  tout  à  fait  sans  raison;  car  lorsqu'un 
homme  a  sujet  d'être  dans  la  tristesse  ou  dans  la 
joie,  c'est  lui  insulter  en  quelque  manière  que  de  ne 
pas  entrer  dans  ses  sentimens.  S'il  est  triste,  on  ne 
doit  pas  se  présenter  devant  lui  avec  un  air  gai  et  en- 
joué, qui  marque  de  la  joie,  et  qui  en  imprime  les 
mouvemens  avec  effort  dans  son  imagination,  parce 
que  c'est  le  vouloir  ôter  de  l'état  qui  lui  est  le  plus  con- 
venable et  le  plus  agréable  ,  la  tristesse  même  étant  la 
plus  agréable  de  toutes  les  passions  à  un  homme  qui 
souffre  quelque  misère. 

II.  Tous  les  hommes  ont  donc  une  certaine  disposi- 
tion de  cerveau  qui  les  porte  naturellement  à  se  com- 
poser de  la  même  manière  que  quelques-uns  de  ceux 
avec  qui  ils  vivent.  Or  cette  disposition  a  deux  causes 
principales  qui  l'entretiennent  et  qui  l'augmentent. 
L'une  est  dans  Tàme,  et  l'autre  dans  le  corps.  La  pre- 
mière consiste  principalement  dans  l'inclination  qu'ont 
tous  les  hommes  pour  la  grandeur  et  pour  l'élévation, 

1.  Horace,  Épili^e  à  LoUius.  (L.  I,  Èp.  xviii,  v.  89.) 


DE    i; IMAGINATION  135 

pour  obtenir  dans  l'esprit  des  autres  une  place  hono- 
rable. Car  c'est  cette  inclination  qui  nous  excite  secrè- 
tement à  ]mrler,  à  marcher,  à  nous  habiller  et  à 
prendre  Tair  des  personnes  de  qualité.  C'est  la  source 
des  modes  nouvelles,  de  l'instabilité  des  langues  vi- 
vantes, et  même  de  certaines  corruptions  générales  des 
mœurs.  Entin  c'est  la  principale  origine  de  toutes  les 
nouveautés  extravagantes  et  bizarres,  qui  ne  sont  point 
appuyées  sur  la  raison,  mais  seulement  sur  la  fantaisie 
des  hommes. 

L'autre  cause  qui  augmente  la  disposition  que  nous 
avons  à  imiter  les  autres,  de  laquelle  nous  devons 
principalement  parler  ici,  consiste  dans  une  certaine 
impression  que  les  personnes  d'une  imagination  forte 
font  sur  les  esprits  faibles  et  sur  les  cerveaux  tendres 
et  délicats. 

III.  J'entends  par  imagination  forte  et  vigoureuse 
cette  constitution  du  cerveau  qui  le  rend  capable  de 
vestiges  et  de  traces  extrêmement  profondes,  et  qui 
remplissent  tellement  la  capacité  de  l'àme,  qu'elles 
l'empêchent  d'apporter  quelque  attention  à  d'autres 
choses  qu'à  celles  que  ces  images  représentent. 

IV.  Il  y  a  deux  sortes  de  personnes  qui  ont  l'ima- 
iiination  forte  dans  ce  sens.  Les  premières  reçoivent 
ces  profondes  traces  par  l'impression  involontaire  et 
déréglée  des  esprits  animaux;  et  les  autres,  desquels  on 
veut  principalement  parler,  les  reçoivent  par  la  dispo- 
sition qui  se  trouve  dans  la  substance  de  leur  cer- 
veau. 

Il  est  visible  que  les  premiers  sont  entièrement  fous, 
puisqu'ils  sont  contraints,  par  l'union  naturelle  qui  est 
entre  leurs  idées  et  ces  traces,  de  penser  à  des  choses 
ausquelles  les  autres,  avec  qui  ils  conversent,  ne  pen- 


\:\C>  l)K    LA    UECHERCIIE   DE   LA   VÉRITÉ 

.st'ul  pas  :  ce  (|iii  les  rend  incapables  de  parler  à  propo-, 
et  de  répondre  juste  aux  demandes  qu'on  leur  fait. 

H  y  «m  a  d'une  infinité  de  sortes,  qui  ne  difï'èrent  cpir 
du  plus  ou  du  moins;  et  l'on  peut  dire  que  tous  ceux 
qui  sont  agités  de  quelque  passion  violente  sont  de  leur 
nombre,  puisque,  dans  le  teins  de  leur  émotion ,  les 
esprits  animaux  impriment  avec  tant  de  force  les 
traces  et  les  images  de  leur  passion,  qu'ils  ne  sont  pas 
capables  de  penser  à  autre  chose  ^ 

Mais  il  faut  remarquer  que  toutes  ces  sortes  de  per- 
sonnes ne  sont  pas  capables  de  corrompre  l'imagina- 
tion des  esprits  mêmes  les  plu^  faibles,  et  des  cerveaux 
les  plus  mous  et  les  plus  délicats,  pour  deux  raisons 
principales.  La  première,  parce  que,  ne  pouvant  ré- 
pondre conformément  aux  idées  des  autres,  ils  ne  peu- 
vent leur  rien  persuader;  et  la  seconde,  parce  que  le 
dérèglement  de  leur  esprit  étant  tout  h  fait  sensible,  on 
n'écoute  qu'avec  mépris  tous  leurs  discours. 

Il  est  vrai,  néanmoins,  que  les  personnes  passionnées 
nous  passionnent,  et  qu'elles  font  dans  notre  imagina- 
tion des  impressions  qui  ressemblent  à  celles  dont  elles 
sont  touchées  ;  mais  comme  leur  emportement  est  tout 
à  fait  visible,  on  résiste  à  ces  impressions  et  l'on  s'en 
défait  d'ordinaire  quelque  tems  après.  Elles  s'efl'acent 
d'elles-mêmes,  lorsqu'elles  ne  sont  point  entretenues 
par  la  cause  qui  les  avait  produites  :  c'est-à-dire  lors- 
que ces  emportés  ne  sont  plus  en  notre  présence,  et 


1.  Ira,  furoi"  brevis.  Aujourd'hui  comme  autrefois,  c'est  ainsi 
que  l'on  définit  et  que  l'on  explique  la  passion.  Dans  la  très  fine 
théorie  de  Malebranche,  la  folie  est  une  passion  qui  ne  se  se 
communique  point,  parce  que  le  dérè^dement  s'en  laisse  aperce- 
voir aux  moins  clairvoyants  ,*^  au  contraire,  la  passion  dissimule 
mieux  ses  discordances  :  c'est  une  folie  qui  se  communique. 


DE    i/lMAGINATlON  137 

(jue  la  vue  sensible  des  traits  (jiie  la  passion  formait 
sur  leur  visage,  ne  produit  jdus  aucun  changement 
dans  les  fibres  de  notre  cerveau  ni  aucune  agitation 
dans  nos  esprits  animaux. 

,1e  n'examine  ici  que  cette  sorte  d'inuigination  forte 
et  vigoureuse,  qui  consiste  dans  une  disposition  du 
cerveau  propre  pour  recevoir  des  traces  fort  pro- 
fondes des  objets  les  plus  faibles  et  les  moins  agissants. 

Ce  n'est  pas  un  défaut  que  d'avoir  le  cerveau  propre 
pour  imaginer  fortement  les  choses,  et  recevoir  des 
images  très  distinctes  et  très  vives  des  objets  les  moins 
(M)nsidérables,  pourvu  que  1  ame  demeure  toujours  la 
maîtresse  de  l'imagination,  que  ces  images  s'impriment 
par. ses  ordres  et  qu'elles  s'effacent  quand  il  lui  plaît  : 
c'est  au  contraire  l'origine  de  la  finesse,  et  de  la  force 
de  l'esprit.  Mais  lorsque  l'imagination  domine  sur 
l'àme ,  et  que,  sans  attendre  les  ordres  de  la  volonté, 
ces  traces  se  forment  par  la  disposition  du  cerveau  et 
par  l'action  des  objets  et  des  esprits,  il  est  visible  que 
c'est  une  très  mauvaise  qualité  et  une  espèce  de  folie. 
Nous  allons  tâcher  de  faire  connaître  le  caractère  de 
ceux  qui  ont  l'imagination  de  cette  sorte. 

11  faut  pour  cela  se  souvenir  que  la  capacité  de  l'es- 
[)rit  est  très  bornée  ;  qu'il  n'y  a  rien  qui  remplisse  si  fort 
sa  capacité  que  les  sensations  de  l'àme,  et  généralement 
toutes  les  perceptions  des  objets  qui  nous  touchent 
beaucoup;  et  que  les  traces  profondes  du  cerveau  sont 
toujours  accompagnées  de  sensations,  ou  de  ces  autres 
perceptions  qui  nous  appliquent  fortement.  Car  par  là 
ril  est  facile  de  reconnaître  les  véritables  caractères  de 
'l'esprit  de  ceux  qui  ont  l'imagination  forte. 

Y.  Le  premier,  c'est  que  ces  personnes  ne  sont  pas 
capables  de  juger  sainement  des  choses  qui  sont  un 


i:is  i)i:  I. A   li  Kcii  i:i;(:ii  I-:  dk  la  VERITE 

|n'u  «lillicilcs  cl  ciiiliiiri  M>MTs.  rnrcc  (juc  la  capacit»'  de 
leur  cspril  fl.iiil  rriiiplic  i\{'^  i(l('es  (jui  sont  liées  par  la 
n.ilnrt'  à  ers  Ir.icrs  trop  profondes,  ils  n'ont  pas  la 
liltcrh-  «le  |)('ii-fi' ;i  plii>it'iirs  choses  en  même  tems*. 
(  U\  (i;iii>  les  (pit'>ii(iii>  composées  il  faut  que  l'esprit  par- 
(•(Miic.  p.ir  1111  iiiniiN  t'iiicnt  prompt  cl  ?;ul)it,  les  idées  de 
hcnicdiip  (le  cliii-o.  r!  (pTil  t'ii  l'i'coiiii.'iisHe  d'une  simple 
vue  tous  les  ]\t]>p(ijts  cl  Idulcs  les  ji.iisons  qui  sont 
nécessaires  pour  jm-soiuIi-c  cc<  questions. 

Tout  le  monde  sc.nl.  p.ii'  sa  propre  expérience,  qu'on 
u'f'st  j)as  capable  de  s'appliquer  à  quelque  vérité  dans 
le  Icms  que  l'on  est  agité  de  quelque  passion,  ou  que 
l'on  sent  quelque  douleur  un  peu  forte,  parce  qu'alors  il 
y  a  dans  le  cerveau  de  ces  traces  profondes  qui  occnpent 
la  capacité  de  l'esprit.  Ainsi  ceux  de  qui  nous  parlons, 
ayant  des  traces  plus  profondes  des  mêmes  objets  que 
les  autres,  comme  nous  le  supposons,  ils  ne  peuvent  pas 
avoir  autant  d'étendue  d'esprit,  ni  embrasser  autant  de 
choses  qu'eux.  Le  premier  défaut  de  ces  personnes  est 
donc  d'avoir  l'esprit  petit,  et  d'autant  plus  petit  que 
leur  cerveau  reçoit  des  traces  plus  profondes  des  objets 
les  moins  considérables. 

Le  second  défaut,  c'est  qu'ils  sont  visionnaires,  mais 
d'une  manière  délicate  et  assez  difficile  à  reconnaître. 
Le  commun  des  hommes  ne  les  estime  pas  visionnaires  ; 
il  n'y  a  que  les  esprits  justes  etéclairés  qui  s'apperçoivent 
de  leurs  visions  et  de  l'égarement  de  leur  imagination. 

Pour  concevoir  l'origine  de  ce  défaut,  il  faut  encore  se 
souvenir  de  ce  que  nous  avons  dit  dès  le  commence- 

1.  Or,  être  capable  de  penser  ù  la  fois  à  bien  des  choses  di- 
verses est,  nous  nous  en  souvenons,  une  des  caractéristiques 
de  l'esprit  de  linesse,  —  nous  pourrions  dire  même  :  de  l'esprit 
do  justesse. 


DE    L'IM.V  MINAT  ION  139 

mont  de  co  second  Livre,  qu'à  IT^gard  de  co  (lui  se  passe 
dans  le  cerveau,  les  sens  et  rimaffination  ne  din'èrent 
que  du  plus  et  du  moins,  et  que  c'est  la  grandeur  et  la 
profondeur  des  traces  qui  font  que  1  ame  sent  les  objets  ; 
qu'elle  les  juge  comme  présens  et  capables  de  la  tou- 
cher, et  enfin  assez  proches  d'elle  pour  lui  faire  sentir 
du  plaisir  et  de  la  douleur.  Car  lorsque  les  traces  d'un 
objet  sont  petites,  Tàme  imagine  seulement  cet  objet  : 
elle  ne  juge  pas  qu'il  soit  présent,  et  même  elle  ne  le 
regarde  pas  comme  fort  grand  et  fort  considérable. 
-Mais  à  mesure  que  ces  traces  deviennent  plus  grandes 
<'t  plus  profondes,  1  ame  juge  aussi  que  l'objet  devient 
plus  grand  et  pins  considérable,  qu'il  s'approche  da- 
vantage de  nous,  et  enfin  qu'il  est  capable  de  nous 
toucher  et  de  nous  blesser. 

Les  visionnaires  dont  je  parle  ne  sont  pas  dans  cet 
<Hat  de  folie  de  croire  voir  devant  leurs  yeux  des  objets 
(jui  sont  absens  :  les  traces  de  leur  cerveau  ne  sont 
[>as  encore  assez  profondes;  ils  ne  sont  fous  qu'à  demi, 
t't  s'ils  l'étaient  tout  à  fait,  on  n'aurait  que  faire  de 
parler  d'eux  ici,  puisque  tout  le  monde  sentant  leur 
'.^rarement,  on  ne  pourrait  pas  s'y  laisser  tromper.  Ils 
lie  sont  pas  visionnaires  des  sens,  mais  seulement  vi- 
sionnaires d'imagination.  Les  fous  sont  visionnaires 
lies  sens,  puisqu'ils  ne  voient  pas  les  choses  comme 
«Iles  sont,  et  qu'ils  en  voj'ent -souvent  qui  ne  sont  point; 
mais  ceux  dont  je  parle  ici,  sont  visionnaires  d'imagi- 
nation, puisqu'ils  s'imaginent  les  choses  tout  autrement 
qu'elles  ne  sont  et  qu'ils  en  imaginent  même  qui  ne 
sont  point.  Cependant  il  est  évident  que  les  visionnaires 
des  sens  et  les  visionnaires  d'imagination  ne  diffèrent 
entre  eux  que  du  plus  et  du  moins,  et  que  l'on  passe 
souvent  de  l'état  des  uns  à  celui  des  autres.  Ce  qui  fait 


140  DE    LA   IIECIIEUCIIE    DE    LA   VEUITE 

(luoii  se  doit  repré.senter  la  maladie  de  l'esprit  des 
derniers  par  comparaison  à  celle  des  premiers,  laquelle 
est  plus  sensible,  et  fait  davantage  d'impression  sur 
l'esprit  :  puis'que  dans  des  choses  ([ui  ne  difïèrent  (|u<' 
du  plus  et  du  moins,  il  faut  toujours  expliquer  les 
moins  sensibles  par  les  plus  sensibles. 

Le  second  défaut  de  ceux  qui  ont  l'imagination  forte 
et  vigoureuse,  est  donc  d'être  visionnaires  d'imagination, 
ou  simplement  visionnaires  :  car  on  appelle  du  terme] 
de  fou  ceux  qui  sont  visionnaires  des  sens.  Voici  doncj 
les  mauvaises  qualités  des  esprits  visionnaires. 

Ces  esprits  sont  excessifs  en  toutes  rencontres:  ilsj 
relèvent  les  choses  basses  ;  ils  agrandissent  les  petites  ; 
ils  approchent  les  éloignées.  Rien  ne  leur  paraît  tell 
qu'il  est.  Ils  admirent  tout,  ils  se  récrient  sur  tout  sans 
jugement,  et  sans  discernement.  S'ils  sont  disposés  à] 
la  crainte  par  leur  complexion  naturelle  ;  je  veux  dire 
si  les  libres  de  leur  cerveau  étant  extrêmement  délicates, 
leurs  esprits  animaux  sont  en  petite  quantité,  sans 
force  et  sans  agitation,  de  sorte  qu'ils  ne  puissent  com- 
muniquer au  reste  du  corps  les  mouvemens  néces- 
saires ,  ils  s'effrayent  à  la  moindre  chose  et  ils  tremblent 
à  la  chute  d'une  feuille.  Mais  s'ils  ont  abondance  d'es- 
prits et  de  sang,  ce  qui  est  plus  ordinaire,  ils  se  re- 
paissent de  vaines  espérances,  et,  s'abandonnant  à  leur 
imagination  féconde  en  idées,  ils  bâtissent,  comme  l'on 
dit,  des  châteaux  en  Espagne  avec  beaucoup  de  satisfac- 
tion et  de  joye.  Ils  sont  véhémens  dans  leurs  passions, 
entêtés  dans  leurs  opinions,  toujours  pleins  et  très  sa- 
tisfaits d'eux-mêmes.  Quand  ils  se  mettent  dans  la  tête 
de  passer  pour  beaux  esprits,  et  qu'ils  s'érigent  en  Au- 
teurs; car  il  y  a  des  Auteurs  de  toutes  espèces,  vision- 
naires et  autres:  que  d'extravagances,  que  d'emporté- 


DE   LIMAGINATION  141 

iin'iis,  (juc  de  iiioiivemens  irréguliers!  llt^  n'iinitenl 
jamais  la  nature,  tout  est  affecté,  tout  est  forcé,  tout 
«'st  guindé.  Ils  ne  vont  que  par  bonds,  ils  ne  marchent 
(ju'en  cadence;  ce  ne  sont  que  ligures  et  qu'li\perboles. 
liorsqu'ils  se  veident  mettre  dans  la  piété,  et  s'y  con- 
duire par  leur  fantaisie,  ils  entrent  entièrement  dans 
r«'sprit  Juif  et  Pharisien.  Ils  s'arrêtent  d'ordinaire  à 
IV'Corce,  à.  des  cérémonies  extérieures  et  à  de  petites 
pratiques,  ils  s'en  occupent  tout  entiers.  Ils  deviennent 
M'rui)uleux,  timides,  superstitieux.  Tout  est  de  foi;  tout 
rst  essentiel  chez  eux,  hormis  ce  qui  est  véritablement 
(le  foi  et  ce  qui  est  essentiel  :  car  assez  souvent  ils  né- 
liligent  ce  qu'il  y  a  de  plus  important  dans  l'Evangile, 
la  justice,  la  miséricorde  et  la  foi,  leur  esprit  étant  oc- 
cupé par  des  devoirs  moins  essentiels.  Mais  il  y  aurait 
Irop  de  choses  à  dire.  Il  suffit  pour  se  persuader  de 
leurs  défauts  et  pour  en  remarquer  plusieurs  autres, 

•  le  faire  quelque  réflexion  sur  ce  qui  se  passe  dans  les 
conversations  ordinaires. 

Les  personnes  d'une  imagination  forte  et  vigoureuse 
ont  encore  d'autres  qualités,  qu'il  est  très  nécessaire  de 
Itien  expliquer.  Nous  n'avons  parlé  jusqu'à  présent  que 
<le  leurs  défauts:  il  est  très  juste  maintenant  de  parler 

•  le  leurs  avantages.  Ils  en  ont  un  entr 'autres  qui  regarde 
l»rincipalement  notre  sujet  :  parce  que  c'est  par  cet 
avantage  qu'ils  dominent  sur  les  esprits  ordinaires, 
(|u*ils  les  font  entrer  dans  leurs  idées,  et  qu'ils  leur 
c(»mmuniquent  toutes  les  fausses  impressions  dont  ils 
><>nt  touchés. 

YI.  Cet  avantage  consiste  dans  une  facilité  de  s'ex- 
primer d'une  manière  forte  et  vive,  quoiqu'elle  ne  soit 
pas  naturelle.  Ceux  qui  imaginent  fortement  les  choses, 
les  expriment  avec  beaucoup  de  force,  et  persuadent 


142  DE   LA   RECHERCHE  DE    LA   VÉRITÉ 

tous  ceux  qui  se  convainquent  plutôt  par  l'air  et  par 
l'impression  sensible  que  par  la  force  des  raisons.  Car 
le  cerveau  de  ceux  qui  ont  l'imagination  forte,  rece- 
vant, comme  Ton  a  dit,  des  traces  profondes  des  sujets 
qu'ils  imaginent,  ces  traces  sont  naturellement  suivies 
d'une  grande  émotion  d'esprits,  qui  dispose  d'une  ma- 
nière prompte  et  vive  tout  leur  corps  pour  exprimer 
leurs  pensées.  x\insi  l'air  de  leur  visage,  le  ton  de  leur 
voix  et  le  tour  de  leurs  paroles,  animant  leurs  expres- 
sions, préparent  ceux  qui  les  écoutent  et  qui  les  regar- 
dent à  se  rendre  attentifs  et  à  recevoir  machinalement 
l'impression  de  l'image  qi\i  les  agite.  Car  enfin  un 
homme  qui  est  pénétré  de  ce  qu'il  dit,  en  pénètre  ordi- 
nairement les  autres,  un  passionné  émeut  toujours  et, 
«pioique  sa  rhétorique  soit  souvent  irrégulière,  elle  ne 
laisse  pas  d'être  très  persuasive  S  parce  que  l'air  et  la 
manière  se  font  sentir,  et  agissent  ainsi  dans  l'imagi- 
nation des  hommes  plus  vivement  que  les  discours  les 
plus  forts,  qui  sont  prononcés  de  sang-froid  :  à  cause 
que  ces  discours  ne  flattent  point  leurs  sens,  et  ne  frap- 
pent point  leur  imagination. 

Les  personnes  d'imagination  ont  donc  l'avantage  de 
plaire,  de  toucher  et  de  persuader,  à  cause  qu'ils  for- 


1.  A  rapprocher  du  joli  passage  de  Descartos,  dans  la  première 
partie  des  Discours  :  u  Ceux  qui  ont  le  raisonnement  le  plus 
fort,  et  qui  digèrent  le  mieux  leurs  pensées  afin  de  les  rendre 
claires  et  intelligibles,  peuvent  toujours  le  mieux  persuader  ce 
qu'ils  proposent,  encore  qu'ils  ne  parlassent  que  le  bas  breton  et 
qu'ils  n'eussent  jamais  appris  la  rhétorique.  »  Le  maître  et  le 
disciple  font  avant  tout  de  l'éloquence  un  don  de  la  nature, 
^ïais  pour  le  premier,  la  force  et  l'évidence  des  pensées  contri- 
buent surtout  à  la  faculté  de  persuader;  pour  le  second,  c'est 
bien  plutôt  une  imagination  ardente  et  la  puissance  de  la 
passion.  Tous  deux  ne  se  font  pas  de  l'éloquence  un  même 
idéal. 


DE   LIMAGINATION  \v.>, 

ment  des  images  très  vives  et  très  sensibles  de  Irnrs 
fpensées.  Mais  il  y  a  encore  d'cautres  causes  qui  contri- 
buent à  cette  facilita'  «pTils  ont  de  gagner  l'esprit.  Car 
ils  ne  parlent  d'ordinaire  que  sur  des  sujets  faciles,  et 
qui  sont  de  la  portée  des  esprits  du  commun.  Ils  ne  se 
servent  que  d'expressions  et  de  ternies  qui  ne  réveillent 
que  les  notions  confuses  des  sens,  lesquelles  sont  tou- 
jours très  fortes  et  très  touchantes;  ils  ne  traitent 
des  matières  grandes  et  difficiles  que  d'une  manière 
vague  et  par  lieux  communs,  sans  se  bazarder  d'entrer 
dans  le  détail  et  sans  s'attacher  aux  principes,  soit 
.parce  qu'ils  n'entendent  pas  ces  matières,  soit  parce 
qu'ils  appréhendent  de  manquer  de  termes,  de  s'em- 
barrasser et  de  fatiguer  l'esprit  de  ceux  qui  ne  sont 
pas  capables  d'une  forte  attention. 

Il  est  maintenant  facile  de  juger  par  les  choses  que 
[nous  venons  de  dire,  que  les  dérèglemens  d'imagination 
[sont  extrêmement  contagieux,  et  qu'ils  se  glissent  et  se 
[répandent  dans  la  plupart  des  esprits  avec  beaucoup 
'de  facilité.  Mais  ceux  qui  ont  l'imagination  forte  étant 
fd'ordinaire  ennemis  de  la  raison  et  du  bon  sens,  à  cause 
^de  la  petitesse  de  leur  esprit  et  des  visions  auxquelles 
Is  sont  sujets  ,  on  peut  aussi  reconnaître  qu'il  y  a  très 
jeu  de  causes  plus  générales  de  nos  erreurs  que  la  com- 
lunication  contagieuse  des  dérèglemens  et  des  matâ- 
tes de  l'imagination.  Mais  il  faut  encore  prouver  ces 
frites  par  des  exemples,  et  des  expériences  connues 
tout  le  monde  '. 


1.  La  moralité  de  ce  chapitre,  comme  de  ceux  qui  vont  suivre, 
est  que  plus  un  auteur  a  d'imagination,  plus  nous  devons  l'esti- 
mer un  guide  dangereux.  Cette  faculté,  sans  doute,  Malebranche 
la  possédait  trop  a  son  gré,  et  il  se  croyait,  comme  on  dit,  payé 
pour  en  médire.  Ici  encore  écoutons  le  P.  Lclong  :  «  Son  imagi- 


144  DE    LA    RECUKUCIIK    ])E   LA   VÉRITÉ 


CIIAIMTIU:    Il 

F.XKMl'LKS    (iK.NKISAlX     DH    LA    VORi.K    hK    l/l  M  Ai.l.NATloN. 

Il  se  hoiivt'  des  exemples  lurl  ordinaires  de  cette 
communication  d'imagination  dans  les  enfans  à  l'égard 
de  leurs  pères,  et  encore  plus  dans  les  fdles  à  l'égard 
de  leurs  mères  ;  dans  les  serviteurs  à  l'égard  de  leurs 
maîtres,  et  dans  les  servantes  à  l'égard  de  leurs  maî- 
tresses ;  dans  les  écoliers  à  l'égard  de  leurs  précepteurs; 
dans  les  courtisans  à  l'égard  des  Rois,  et  généralement 
dans  tous  les  inférieurs  à  l'égard  de  leurs  supérieurs , 
pourvu  toutefois  que  les  pères,  les  maîtres  et  les  autres 
supérieurs  aient  quelque  force  d'imagination;  car  sans 
cela  il  pourrait  arriver  que  des  enfans  et  des  serviteurs 
ne  recevraient  aucune  impression  considérable  de 
l'imagination  faible  de  leurs  pères  ou  de  leurs  maîtres. 

11  se  trouve  encore  des  effets  de  cette  communication 
dans  les  personnes  dune  condition  égale;  mais  cela 
n'est  pas  si  ordinaire,  à  cause  qu'il  ne  se  rencontre  pas 
entr'elles  un  certain  respect,  qui  dispose  les  esprits  à 
recevoir  sans  examen  les  impressions  des  imaginations 
fortes.  Enfin,  il  se  trouve  de  ces  effets  dans  les  supé- 
rieurs à  l'égard  même  de  leurs  inférieurs ,   et  ceux-ci 

nation  était  si  fertile  qu'il  disait  quelquefois  que  s'il  avait  voulu 
faire  des  contes,  il  en  aurait  fait  de  plus  plaisants  que  la  plupart 
de  ceux  qu'on  a.  Il  en  fournissait  quelquefois  des  exemples  dans 
ses  conversations.  11  reconnaissait  que  l'imagination,  selon  son 
expression,  était  la  plus  méchante  pièce  de  notre  sac,  et  qu'il 
fallait  la  mater,  lorsqu'elle  voulait  se  révolter,  et  l'assujettir 
toujours  à  la  raison.  » 


DE   L'IMAGINATION  li;; 

(»nl  (iu(.»l([iu't'()is  une  imagination  si  vivo  et  si  dominante, 
([u'ils  tournent  l'esprit  de  leurs  maîtres  et  de  leurs  su- 
HÔrieurs,  comme  il  leur  plaît. 

Il  ne  sera  pas  mal  aisé  de  comprendre  comment  les 
|)ères  et  les  mères  font  des  impressions  tçès  fortes  sur 
rimai<ination  de  leurs  enfans,  si  l'on  considère  que  ces 
dispositions  naturelles  de  notre  cerveau,  qui  nous  por- 
tent à  imiter  ceux  avec  qui  nous  vivons,  et  à  entrer 
dans  leurs  sentiments  et  leurs  passions,  sont  encore 
I)ien  plus  fortes  dans  les  enfans  à  1  égard  de  leurs  pa- 
rens  que  dans  tous  les  autres  hommes.  L'on  en  peut 
donner  plusieurs  raisons.  La  première,  c'est  qu'ils  sont 
de  même  sang.  Car  de  même  que  les  parens  transmet- 
tent très  souvent  dans  leurs  enfans  des  dispositions  à 
certaines  maladies  héréditaires,  telles  que  la  goutte, 
la  pierre,  la  folie,  et  généralement  toutes  celles  qui  ne 
leur  sont  point  survenues  par  accident,  ou  qui  n'ont 
point  pour  cause  seule  et  unique  quelque  fermentation 
extraordinaire  des  humeurs,  comme  les  fièvres  et  quel- 
ques autres  (car  il  est  visible  que  celles-ci  ne  se  peuvent 
•  ommuniquer),  ainsi  ils  impriment  les  dispositions  de 
leur  cerveau  dans  celui  de  leurs  enfans,  e'tils  donnent  à 
leur  imagination  un  certain  tour,  qui  les  rend  tout  à 
fait  susceptibles  des  mêmes  sentimens  ^ 

La  seconde  raison,  c'est  que  d'ordinaire  les  enfans 
n'ont  que  très  peu  de  commerce  avec  le  reste  des  hom- 
mes, qui  pourraient  quelcjuefois  tracer  d'autres  vestiges 
dans  leur  cerveau,  et  rompre,  en  quelque  façon,  l'efTort 
continuel  de  l'impression  paternelle.  Car  de  même  (|u'un 

1.  Généralisez  ces  observations;  <le  ce  qui  n'est  donné  que 
comme  une  série  de  cas  isolés  et  remarquables,  faites,  au  con- 
traire, la  règle  :  vous  avez  l'hérédité,  conséquence  devant  la- 
quelle l'auteur  n'aurait  pas  reculé. 

9 


146  DE   LA   RECHERCHE   DE   LX  VÉRITÉ 

liomme  (jui  n'est  jamais  sorti  de  son  pais ,  s'imagine 
ordinairement  que  les  mœurs  et  les  coutumes  des  étran- 
gers sont  tout  à  fait  contraires  à  la  raison,  parce  qu'elles 
sont  contraires  à  la  coutume  de  sa  ville,  au  torrent  de 
laquelle  il  se  laisse  emporter  * ,  ainsi,  un  enfant  qui  n'est 
jamais  sorti  de  la  maison  paternelle,  s'imagine  que  les 
sentimens  et  les  manières  de  ses  parens  sont  la  raison 
universelle  ;  ou  plutôt  il  ne  pense  pas  qu'il  puisse  y  avoir 
([uelques  autres  principes  de  raison  ou  de  vertu  que  leur 
imitation.  Il  croit  donc  tout  ce  qu'il  leur  entend  dire,  et 
il  fait  tout  ce  qu'il  leur  voit  faire. 

Mais  cette  impression  des  parens  est  si  forte,  quelle 
n'agit  pas  seulement  sur  l'imagination  des  enfans,  elle 
agit  même  sur  les  autres  parties  de  leur  corps.  Un 
jeune  garçon  marche,  parle  et  fait  les  mêmes  gestes 
([ue  son  père.  Une  fille  de  même  s'habille  comme  sa 
jnère,  marche  comme  elle,  parle  comme  elle;  si  la 
mère  grassaïe,  la  fille  grassaïe;  si  la  mère  a  quelque 
tour  de  tête  irrégulier,  la  fille  Je  prend.  Enfin  les  en- 
fans  imitent  les  parens  en  toutes  choses,  jusques  dans 
leurs  défauts  et  dans  leurs  grimaces,  aussi  bien  que 
dans  leurs  erreurs  et  dans  leurs  vices. 

Il  y  a  encore  plusieurs  autres  causes  qui  augmentent 
refl"et  de  cette  impression.  Les  principales  sont  l'auto- 
rité des  parents ,  la  dépendance  des  enfants  et  l'amour 
mutuel  des  uns  et  des  autres  ;  mais  ces  causes  sont 
communes  aux  courtisans,  aux  serviteurs,  et  générale- 

1.  Cf.  Montesquieu,  Lettres  persanes,  XXX,  :  «...  Je  demeurais 
quelquefois  une  heure  dans  une  compagnie  sans  qu'on  m'eût  re- 
gardé, et  qu'on  m'eût  mis  en  occasion  <rouvrir  la  bouche;  mais, 
si  quelqu'un  par  hasard  apprenait  à  la  compagnie  que  j'étais  Per- 
san, j'entendais  aussitôt  autour  de  moi  un  bourdonnement  : 
'<  Ah  !  ah  !  Monsieur  est  Persan  !  C'est  une  chose  bien  extraordi- 
naire! Comment  peut-on  être  Persan  ?  >» 


DE   L'IMAGINATION  J47 

ment  à  tous  l(^s  inférieurs  îiussi  hicn  nuaux  enfans. 
Nous  les  allons  expliquer  ])ar  Tcxcmplo  des  gens  de 
rour 

Il  y  a  des  liomuies  (jui  jugent  de  et)  qui  ne  parait 
point  par  ce  qui  paraît  :  de  la  grandeur,  de  la  force  et 
de  la  capacité  de  l'esprit  qui  lenr  sont  cachées,  par  la 
noblesse,  les  dignités  et  les  richesses  qui  leur  sont 
«'onnues.  On  mesure  souvent  l'un  par  l'autre  :  et  la  dé- 
pendance où  l'on  est  des  Grands,  le  désir  de  participer 
à  leur  grandeur  et  l'éclat  sensible  qui  les  environne, 
portent  souvent  les  hommes  à  rendre  à  des  hommes  les 
lionneurs  divins,  s'il  m'est  permis  de  parler  ainsi.  Car 
si  Dieu  donne  aux  Princes  l'autorité,  les  hommes  leur 
donnent  rinfaillibilité  :  mais  ime  infaillibilité  qui  n'est 
point  limitée  dans  quelques  sujets  ni  dans  quelques 
rencontres,  et  qui  n'est  point  attachée  à  quelques  cé- 
lémonies.  Les  grands  sçavent  naturellement  toutes 
clioses  :  ils  ont  toujours  raison ,  quoiqu'ils  décident 
des  questions  desquelles  ils  n'ont  aucune  connais- 
sance. C'est  ne  sçavoir  pas  vivre  que  d'examiner  ce 
(pi'ils  avancent  ;  c'est  perdre  le  respect  que  d'en 
<louter;  c'est  se  révolter,  ou  pour  le  moins  c'est  se 
<léclarer  sot,  extravagant  et  ridicule  que  de  les  con- 
damner. 

Mais  lorsque  les  Grands  nous  tont  l'honneur  de  nous 
aimer,  ce  n'est  plus  alors  simplement  opiniâtreté,  en- 
têtement, rébellion,  c'est  encore  ingratitude  et  perfidie 
que  de  ne  se  rendre  pas  aveuglément  à  toutes  leurs 
opinions  :  c'est  une  faute  irréparable  qui  nous  rend 
|)0ur  toujours  indignes  de  leurs  bonnes  grâces.  Ce  qui 
fait  que  les  gens  de  cour,  et  par  une  suite  nécessaire 
presiiue  tous  les  peuples  s'engagent  sans  délibérer 
dans  tous  les  sentimens  de  leur  souvriniu,  jnsques-là 


148  DE   LA   RECllEllGllE   DE   LA   VEIllTE 

môme  que  dans  les  vérités  de  la  Religion  ils  se  ren- 
dent très  souvent  à  leur  fantaisie  et  à  leur  caprice  *. 

L'Angleterre  et  l'Allemagne  ne  nous  fournissent  (|ue 
trop  d'exemples  de  ces  soumissions  déréglées  des 
peuples  aux  volontés  impies  de  leurs  Princes.  Les  his- 
toires de  ces  derniers  tems  en  sont  toutes  remplies  , 
et  l'on  a  vu  quelquefois  des  personnes  avancées  en 
i\ge,  avoir  changé  quatre  ou  cinq  fois  de  Religion  à 
cause  des  divers  changemens  de  leurs  Princes. 

Les  Rois  et  même  les  Reines  ont,  dans  l'Angleterre, 
le  gouvernement  de  tous  les  Etats  de  leurs  Royaumes, 
soit  ecclésiastiques  ou  civils  en  toutes  causes^. 

Ce  sont  eux  qui  approuvent  les  liturgies,  les  Offices 
des  Fêtes,  et  la  manière  dont  on  doit  administrer  et  re- 
cevoir les  Sacremens.  lis  ordonnent,  par  exemple, 
(pie  l'on  n'adore  point  Jésus-Christ  lorsque  l'on  com- 
munie, quoiqu'ils  ohligent  encore  de  le  recevoir  à  ge- 
noux, selon  l'ancienne  coutume.  En  un  mot,  ils  changent 
toutes  choses  dans  leurs  liturgies  pour  la  conformer  aux 
nouveaux  Articles  de  leur  Foi,  et  ils  ont  aussi  le  droit 
de  juger  de  ces  Articles  avec  leur  Parlement,  comn-.e 


1.  Un  pur  etFet  de  l'esprit  de  courtisanerie,  telle  serait  la  rai- 
son unique  des  succès  de  la  Réforme.  C'est  là,  en  vérité,  une 
explication  bien  étroite.  Mais  nous  savons  et  Malebranche  nous 
a  lui-même  appris  quel  é-tait  son  dédain  pour  l'histoire,  fût-ce 
la  contemporaiue  :  «  J'aime  bien  mieux,  disait-il,  que  les  livres 
qui  contiennent  la  science  des  faits  soient  dans  notre  biblio- 
thèque que  dans  ma  tète.  »  Le  biographe  qui  rapporte  cette  bou- 
tade dit  ensuite  :  «  11  avait  un  si  grand  dégoût  pour  l'histoire  et 
la  science  des  faits  que,  lorsqu'il  voulait  plaisanter,  il  disait  qu'il 
ne  voulait  pas  être  plus  savant  qu'Adam,  qui  ne  savait  ni  histoire, 
ni  géograpliie,  ni  chronologie.  ->  Comment  s'étonner,  après  cela, 
que  l'écrivain  apprécie  avec  une  telle  insuffisance  les  graves 
événements  historiques  auxquels  il  fait  allusion  dans  ce  cha- 
pitre ? 

2i  «  Art.  37  de  la  Relif/ion  de  VKçjlisc  anijlicinc.  »  (N.  de  M.) 


DE  L'IMAGINATION  1.9 

le  Pape  avrc  le  Concilr',  ainsi  (jiic  rem  |M'nl  voir  dans 
les  Statuts  (l'An^leloirc  et  d'Irlande  laits  au  commen- 
eement  du  règne  de  la  reine  Elisabeth.  Enfin,  on  peut 
dire  que  les  Unis  d'Angleterre  ont  nu'me  plus  de  pou- 
voir sur  le  spirituel  que  sur  le  temporel  de  leurs  sujets, 
parce  cpie  ces  misérables  peuples  et  ces  enfans  de  la 
terre,  se  souciant  bien  moins  de  la  conservation  de  la 
foi  que  de  la  conservation  de  Ipurs  biens,  ils  entrent 
facilement  dans  tous  les  sentimens  de  leurs  Princes, 
]»ourvu  que  leur  int<''rét  temporel  n'y  soit  point  con- 
traire. 

Les  révolutions  qui  s(uit  arrivées  dans  la  Religion  en 
Suède  et  en  Uanemarc  ^ ,  nous  pourraient  encore  ser- 
\  ir  de  preuve  de  la  force  que  quelques  esprits  ont  sur 
les  autres,  mais  toutes  ces  révolutions  ont  encore  eu 
jdusieurs  autres  causes  très  considérables.  Ces  chan- 
gemens  surprenans  sont  bien  des  preuves  de  la  com- 
munication contagieuse  de  l'imagination;  mais  des 
preuves  trop  grandes  et  trop  vastes.  Elles  étonnent  et 
elles  éblouissent  plutôt  les  esprits  qu'elles  ne  les  éclai- 
rent, parce  qu'il  y  a  trop  de  causes  qui  concourent  h 
la  production  de  ces  grands  événemens. 

Si  les  courtisans  et  tous  les  autres  hommes  aban- 
donnent souvent  des  vérités  certaines,  des  vérités  es- 
sentielles,  des  vérités  qu'il   est  nécessaire  de  soute- 

1.  Allusion  au  rôle  prépouflérant  que  jouèrent  Gustave  Vasa 
<t  Christian  III  dans  rétablissement  du  luttirranisme  en  ces  deux 
pays.  Le  premier,  par  le  décret  connu  dans  l'histoire  de  Suède 
sous  le  nom  de  veccs  de  Vesteras  (1"»27  ,  rendit  irrévocable  sa 
rupture  avec  l'Église,  et  son  règne  fut  contre  le  liant  clergé  ca- 
tholique une  longue  persécution.  Christian  III,  monté  sur  le  trône 
de  Danemark  en  l.")34,  fils  lui-même  <lu  luthé-ranicn  Frédé- 
ric ]<^r,  procédait,  en  lo36,  à.  l'abolition  du  catholicisme  en  ses 
Ktats  par  l'arrestation  des  prélats  et  la  confiscation  des  biens  du 
.•IPrir,'.. 


loO  DE    LA  UECIIERGHE   DE   LA   VÉRITÉ 

nir,  OU  de  se  perdre  pour  une  éternité;  il  est  visible 
(ju'ils  ne  se  IiasardercMit  pas  de  di'fendre  des  vérités 
abstraites,  peu  certaines  et  peu  utiles.  Si  la  Religion 
du  Prince  fait  la  Religion  de  ses  sujets,  la  raison  du 
Prince  sera  aussi  la  raison  de  ses  sujets.  Et  ainsi  les 
sentimens  du  prince  seront  toujours  h  la  mode  :  ses 
plaisirs,  ses  passions,  ses  yeux,  ses  paroles,  ses  habits, 
et  g('néralement  toutes  ses  actions  seront  à  la  mode  : 
car  le  Prince  est  lui-même  comme  la  mode  essentielle, 
et  il  ne  se  rencontre  presque  jamais  qu'il  fasse  quelque 
chose  qui  ne  devienne  pas  à  la  mode.  Et  comme  toutes 
les  irrégularités  de  la  mode  ne  sont  que  des  agri'mens 
et  des  beautés,  il  ne  faut  pas  s'étonner  si  les  Princes 
agissent  si  fortement  sur  l'imagination  des  autres 
hommes. 

Si  Alexandre  penche  la  tète ,  ses  courtisans  penchent 
la  tète.  Si  Denis  *  le  Tyran  s'applique  à  la  Géométrie  à 
l'arrivée  de  Platon  dans  Syracuse,  la  Géométrie  devient 
aussitôt  à  la  mode,  et  le  Palais  de  ce  Roi,  dit  Plutarque, 
se  remplit  incontinent  de  poussière  par  le  grand 
nombre  de  ceux  qui  tracent  des  figures.   Mais  dès  que 

1.  Ce  Dcnys  était  le  fils  de  Denys  rAncien.  Platon,  qui  avait  été 
introduit  à  la  cour  de  Syracuse  par  le  beau-frère  de  celui-ci,  Dion, 
n'eut  pas  à  se  louer  de  ce  voyage.  Disgracié,  vendu  comme  un 
esclave,  il  ne  fut  rendu  à  Athènes  que  par  la  bonté  du  Cyréuéen 
Annicéris.  Vingt  ans  plus  tard,  en  368,  à  la  mort  de  Denys  l'An- 
cien, il  n'en  revenait  pas  moins  à  Syracuse,  sur  l'appel  de  Dion 
et  des  pythagoriciens,  qui  comptaient  sur  son  autorité  et  ses 
conseils  pour  diriger  vers  le  bien  l'ànie  du  jeune  tyran.  Platon 
était  trop  séduit  par  cette  offre  pour  résister:  l'occasion  ne  s'of- 
frait-ellc  pas  à  lui  de  réaliser  son  idéal  de  gouvernement,  où  les 
rois  seraient  philosophes?  C'est  ainsi  que  l'étude,  la  méditation, 
les  sciences  et  en  particulier  la  géométrie  furent  un  instant  très 
à  la  mode  à  la  cour  de  Syracuse  ;  l'amitié  du  philosophe  et  du 
tyran  eut  sa  lune  de  miel.  A  cette  trop  courte  période  se  rap- 
porte l'anecdote  de  Pbitarque. 


1)K    L'IMAGINATION  l.JI 

IMaton  se  inct  on  colère  contre  lui  et  que  ce  Prince  se 
dégoûte  de  l'étude  et  s'abandonne  de  nouveau  à  ses 
plaisirs ,  ses  courtisans  en  font  aussitôt  de  même. 
11  semble,  continue  cet  Auteur,  qu'ils  soient  enchantés 
et  qu'une  Circé  les  transforme  en  d'autres  hommes. 
Ils  passent  de  l'inclination  pour  la  Philosophie  à  l'in- 
clination pour  la  débauche,  et  de  l'horreur  de  la  dé- 
bauche à  l'horreur  de  la  Philosophie.  C'est  ainsi  que 
les  Princes  peuvent  changer  les  vices  en  vertus,  et  les 
vertus  en  vices,  et  qu'une  seule  de  leurs  paroles  est 
capable  d'en  changer  toutes  les  idées.  Il  ne  faut  d'eux 
qu'un  mot,  qu'un  geste,  qu'un  mouvement  des  yeux  ou 
des  lèvres  pour  faire  passer  la  science  et  l'érudition 
pour  une  basse  pédanterie;  la  témérité,  la  brutalité, 
la  cruauté,  pour  grandeur  de  courage;  et  l'impiété  et 
le  libertinage,  pour  force  et  pour  liberté  d'esprit. 

Mais  cela ,  aussi  bien  que  tout  ce  que  je  viens  de 
dire,  suppose  que  ces  Princes  ayent  l'imagination 
forte  et  vive  :  car  s'ils  avaient  l'imagination  faible  et 
languissante,  ils  ne  pourraient  pas  animer  leurs  dis- 
cours, ni  leur  donner  ce  tour  et  cette  force  qui  soumet 
et  qui  abbat  invinciblement  les  esprits  faibles. 

Si  la  force  de  l'imagination  toute  seule  et  sans  aucun 
secours  de  la  raison  peut  produire  des  effets  si  surpre- 
nans,  il  n'y  a  rien  de  si  bizarre  ni  de  si  extravagant 
qu'elle  ne  persuade ,  lorsqu'elle  est  soutenue  par 
quelques  raisons  apparentes.  En  voici  des  preuves. 

Un  ancien  Auteur  *  rapporte  qu'en  Ethiopie  lés  gens 
de  cour  se  rendaient  boiteux  et  difformes,  qu'ils  se  cou- 
paient quelques  membres,  et  qu'ils  se  donnaient  même 
la  mort  pour  se  rendre  semblables  à  leurs  Princes.  On 

1.  «  Diodore  de  Sicile,  Bibl.  hisl.,  1.  3.  »  (N.  de  M.) 


11)2  DE   LA   IIEGIIEIICIIE   DE    LA   VÉRITÉ 

avait  Iionte  de  paraître  avec  deux  yeux,  et  de  march<'i' 
droit  à  la  suite  d'un  Hoi  horgne  et  boiteux;  de  mènir 
((u'on  n'oserait  à  ])résent  paraître  à  la  Cour  avec  la 
fraise  et  la  toque,  ou  avec  des  bottines  blanches  et  des 
éperons  dorés.  Cette  mode  des  Éthiopiens  était  fort 
bizarre  et  fort  incommode,  mais  cependant  c'était  la 
mode.  On  la  suivait  avec  joie  et  on  ne  songeait  pas 
tant  k  la  peine  qu'il  fallait  soufl'rir  qu'à  l'honneur 
qu'on  se  faisait  de  paraître  plein  de  générosité  et  d'af- 
fection pour  son  Roi.  Enfin  cette  fausse  raison  d'amitié, 
soutenant  l'extravagance  de  la  mode,  l'a  fait  passer  en 
coutume  et  en  loi  qui  a  été  obf^ervée  fort  longtems. 

Les  relations  de  ceux  qui  ont  voyagé  dans  le  Levant, 
nous  apprennent  que  cette  coutume  se  garde  dans  plu- 
sieurs pays,  et  encore  quelques  autres  aussi  contraires 
au  bon  sens  et  à  la  raison.  Mais  il  n'est  pas  nécessaire 
de  passer  deux  fois  la  ligne,  pour  voir  observer  reli" 
gieusement  des  loix  et  des  coutumes  déraisonnables, 
ou  pour  trouver  des  gens  qui  suivent  des  modes  incom- 
modes et  bizarres  :  il  ne  faut  pas  sortir  de  la  France, 
pour  cela.  Partout  où  il  y  a  des  hommes  sensibles  aux, 
passions,  et  où  l'imagination  est  maîtresse  de  la  raison 
il  y  a  de  la  bizarrerie  et  une  bizarrerie  incompréhen- 
sible. Si  l'on  ne  souffre  pas  tant  de  douleur  à  tenir  son 
sein  découvert  pendant  les  rudes  gelées  de  l'hyver,  et 
à  se  serrer  le  corps  durant  les  chaleurs  excessives  de 
l'été,  qu'à  se  crever  un  œil  ou  à  se  couper  un  bras,  on 
devrait  souffrir  davantage  de  confusion.  La  peine  n'est 
pas  si  grande,  mais  la  raison  qu'on  a  de  l'endurer  n'est 
pas  si  apparente  :  ainsi  il  y  a  pour  le  moins  une  égale 
bizarrerie.  Un  Éthiopien  peut  dire  que  c'est  par  géné- 
rosité qu'il  se  crève  un  œil;  mais  que  peut  dire  une^ 
Dame  Chrétienne  qui  fait  parade  de  ce  que  la  pudeui 


DE    1/IMAGlNATION  i:;3 

naturrllo  et  la  H«Mi^l(>n  l'obligent  de  cacher  ?  (Jue  c'est 
la  mode  et  rien  davantage.  Mais  cette  mode  est  bizarre, 
incommode,  malhonnête,  indigne  en  toutes  manières  ; 
elle  n'a  point  d'autre  source  qu'une  manifeste  corrui)- 
tion  de  la  raison,  et  qu'une  secrette  corruption  du  cœur  ; 
on  ne  la  peut  suivre  sans  scandale  :  c'est  prendre  ou- 
vertement le  parti  du  dérèglement  de  l'imagination 
contre  la  raison,  de  l'impureté,  contre  la  pureté,  de 
l'esprit  du  monde  contre  l'esprit  de  Dieu  :  en  un  mot, 
c'est  violer  les  loix  delà  raison  et  lesloix  de  l'Evangile 
que  de  suivre  cette  mode.  N'importe,  c'est  la  mode  : 
c'est-à-dire  une  loi  plus  sainte  et  plus  inviolable  que 
celle  que  Dieu  avait  écrite  de  sa  main  sur  les  Tables  de 
Moïse,  et  que  celle  qu'il  grave  avec  son  esprit  dans  le 
C(pur  des  Chrétiens. 

Kn  vérité,  je  ne  sçai  si  les  Français  ont  tout  à  fait 
droit  de  se  moquer  dés  Éthiopiens  et  des  Sauvages.  Il 
est  vrai  que  si  on  voyait  pour  la  première  fois  un  Roi 
borgne  ou  boiteux  n'avoir  à  sa  suite  que  des  boiteux 
et  des  borgnes,  on  aurait  peine  à,  s'empêcher  de  rire. 
Mais  avec  le  tems  oti  n'en  rirait  plus ,  et  l'on  admire- 
rait peut-être  davantage  la  grandeur  de  leur  courage 
et  de  leur  amitié  qu'on  ne  se  raillerait  de  la  faiblesse 
de  leur  esprit.  Il  n'est  pas  de  même  des  modes  de 
France.  Leur  bizarrerie  n'est  point  soutenue  de  quelque 
raison  apparente  ;  et  si  elles  ont  l'avantage  de  n'être  pas 
>i  fâcheuses,  elles  n'ont  pas  toujours  celui  d'être  aussi 
raisonnables.  En  un  mot,  elles  portent  le  caractère  d'un 
-iècle  encore  plus  corrompu,  dans  lequel  rien  n'est 
><sez  puissant  pour  mod^Ter  le  diTèglement  de  l'ima- 
-ination. 

Ce  qu'on  vient  de  dire  des  gens  de  cour,  se  doit  aussi 
•  iitcnflrc  dr'  In    pins  grande    pnrlie  <]i^<   serviteurs  à 

9. 


loi  DE    LA    UKCIIKUCIIE   DE    LA   VERITE 

l'égard  de  leurs  maîtres,  des  servantes  h  l'égard  dt' 
leurs  maîtresses,  et  pour  ne  pas  faire  un  dénombrement 
assez  inutile,  cela  se  doit  entendre  de  tous  les  inférieurs 
à  l'égard  de  leurs  supérieurs  :  mais  principalement  des 
enfans  à  l'égard  de  leurs  parens,  parce  que  les  enfans 
sont  dans  une  dépendance  toute  particulière  de  leurs 
parens  :  que  leurs  parens  ont  pour  eux  une  amitié  et 
une  tendresse,  qui  ne  se  rencontre  pas  dans  les  autres  , 
et,  en(in,  parce  que  la  raison  porte  les  enfants  à  des  sou- 
missions et  à  des  respects  que  la  même  raison  ne  règle 
pas  toujours. 

Il  n'est  pas  absolument  nécessaire,  pour  agir  dans 
l'imagination  des  autres,  d'avoir  quelque  autorité  sur 
eux,  et  qu'ils  dépendent  de  nous  en  quelque  manière  : 
la  seule  force  d'imagination  suffit  quelquefois  pour  cela. 
Il  arrive  souvent  que  des  inconnus ,  qui  n'ont  aucune 
réputation,  et  pour  lesquels  nous  ne  sommes  prévenus 
d'aucune  estime,  ont  une  telle  force  d'imagination,  et, 
par  conséquent,  des  expressions  si  vives  et  si  touchan- 
tes, qu'ils  nous  persuadent  sans  que  nous  sçachions  ni 
pourquoi  ni  même  de  quoi  nous  sommes  persuadés. 
11  est  vrai  que  cela  semble  fort  extraordinaire,  mais 
cependant  il  n'y  a  rien  de  plus  commun. 

Or  cette  persuasion  imaginaire  ne  peut  venir  que  de 
la  force  d'un  esprit  visionnaire,  qui  parle  vivement 
sans  sçavoir  ce  qu'il  dit,  et  qui  tourne  ainsi  les  esprits 
de  ceux  qui  l'écoutent,  à  croire  fortement  sans  sçavoir 
ce  qu'ils  croyent.  Car  la  plupart  des  hommes  se  lais- 
sent aller  à  l'effort  de  l'impression  sensible  qui  les 
étourdit  et  les  éblouit,  et  qui  les  pousse  à  juger  par  pas- 
sion de  ce  qu'ils  ne  conçoivent  que  fort  confusément. 
On  prie  ceux  qui  liront  cet  ouvrage  de  penser  à  ceci,^ 
d'en  remarquer  des  exemples  dans  les  conversations 


DE   L'IMAGINATION  155 

où  ils  se  trouveront,  et  de  faire  quelque  réflexion  sur 
ce  qui  se  passe  dans  leur  esprit  en  ces  occasions.  Gela 
leur  sera  beaucoup  plus  utile  qu'ils  ne  peuvent  se 
Tiuia^iner. 

Mais  il  faut  bien  considérer  qu'il  y  a  deux  choses  qui 
contribuent  merveilleusement  à  la  force  de  l'imagina- 
tion des  autres  sur  nous.  La  première  est  un  air  de 
piété  et  de  gravité  ;  l'autre  est  un  air  de  libertinage  et 
de  fierté.  Car,  selon  notre  disposition  à  la  piété  ou  au 
libertinage,  les  personnes  qui  parlent  d'un  air  grave 
et  pieux,  ou  d'un  air  fier  etlibertin,  agissent  fort  diver- 
sement sur  nous. 

11  est  vrai  que  les  uns  sont  bien  plus  dangereux  que 
les  autres  ;  mais  il  ne  faut  jamais  se  laisser  persuader 
par  les  manières  ni  des  uns  ni  des  autres ,  mais  seu- 
lement par  la  force  de  leurs  raisons.  On  peut  dire 
gravement  et  modestement  des  sottises ,  et  d'une  ma- 
nière dévote  des  impietés  et  des  blasphèmes.  Il  faut 
donc  examiner  si  les  esprits  sont  de  Dieu,  selon  le  con- 
seil de  saint  Jean  S  et  ne  pas  se  fier  à  toutes  sortes  d'es- 
prits. Les  démons  se  transforment  quelquefois  en  Anges 
de  lumière,  et  l'on  trouve  des  personnes  à  qui  l'air  de 
piété  est  comme  naturel,  et  par  conséquent  dont  la  ré- 
putation est  d'ordinaire  fortement  établie,  qui  dispen- 
sent les  hommes  de  leurs  obligations  essentielles,  et 
même  de  celle  d'aimer  Dieu  et  le  prochain,  pour  les 
rendre  esclaves  de  quehpu^  pratique  et  de  quelque  cé- 
rémonie pharisienne  -. 


1.  «  Ire  Éiiitre,  ch.  iv.  >»  (N.  de  M.j 

2.  Souvenir  direct  des  Provinciales.  V.  notamment  la  fin  de  la 
Xc,  relative  à  l'amour  de  Dieu  :  «  On  viole  lef/mnd  commandement 
qui  comprend  la  loi  et  le!<  prophètes  :  on  attaque  la  piété  dans  le 
eœiir;  on  en  ôte  l'esprit  qui  donne  la  vie;  on  dit  que  l'amour  de 


156  DE   LA  RECHERCHE    DE    LA   VÉRITÉ 

Mais  les  imaginations  fortes  desquelles  il  faut  éviter 
avec  soin  l'impression  vÀ  la  contagion,  sont  certains 
esprits  par  le  monde  qui  affectent  la  ([ualité  d'esprits 
forts;  ce  qui  ne  leur  est  pas  diflicile  d'acquérir.  Car  il 
n'y  a  maintenant  ({u'à  nier  d'un  certain  air  le  péché 
originel,  rimniortalitc  de  l'àme,  ou  se  railler  de  quelque 
sentiment  reçu  dans  l'Église,  pour  acquérir  la  rare  qua- 
lité d'esprit  fort  parmi  le  commun  des  hommes. 

Ces  petits  esprits  ont  d'ordinaire  beaucoup  de  feu, 
et  un  certain  air  libre  et  fier  qui  domine,  et  qui  dispose 
les  imaginations  faibles  à  se  rendre  à  des  paroles  vives 
et  spécieuses,  mais  qui  ne  signifient  rien  à  des  esprits 
attentifs.  Ils  sont  tout  à  fait  heureux  en  expressions, 
quoique  très  malheureux  en  raisons.  Mais  parce  que 
les  hommes,  tout  raisonnables  qu'ils  sont,  aiment  beau- 
coup mieux  se  laisser  toucher  par  le  plaisir  sensible 
de  l'air  et  des  expressions,  que  de  se  fatiguer  dans 
l'examen  des  raisons  ;  il  est  visible  que  ces  esprits  doi- 
vent l'emporter  sur  les  autres,  et  communiquer  ainsi 
leurs  erreurs  et  leur  malignité,  par  la  puissance  qu'ils 
ont  sur  l'imagination  des  autres  hommes. 


Dieu  n'est  pas  nécessaire  au  salut;  et  on  va  même  jusqu'à  pré- 
tendre que  cette  dispense  d'aimer  Dieu  est  l'avantage  que  Jésus- 
Christ  a  apporté  au  monde.  C'est  le  comble  de  l'impiété.  Le  prix 
du  sang  de  Jésus-Ciirist  sera  de  nous  obtenir  la  dispense  de 
l'aimer  !...  Étrange  théologie  de  nos  jours  !  »  —  Cf.  également 
l'anecdocte  que  contera  M™e  de  Sévigné  dans  sa  lettre  du  lo  jan- 
vier i690  à  Mme  tie  Grignan:  «..,  Despréaux  s'échauffe,  et  criant 
comme  un  fou  ;  «  Quoi,  mon  Père,  direz-vous  qu'un  des  vôtres 
n'ait  pas  fait  imprimer  dans  un  de  ses  livres  qu'un  chrétien  n'est 
pas  obligé  d'aimer  Dieu?  Osez-vous  dire  que  cela  est  faux?  — 
Monsieur,  dit  le  Père  en  fureur,  il  faut  distinguer.  —  Distinguer, 
dit  Despréaux ,  distinguer,  morbleu!  distinguer,  distinguer  si 
nous  sommes  obligés  d'aimer  Dieu  !  » 


DE   L  IMAGINATION  loi 


CHAPITUK    III 

I.    —    DK    LA    FORCE    DE   l'iMAGINATION    DH    CKRTAINS    AITELRS.  — 
II.    DE    TERT ILLIEN. 

1.  Une  des  plus  grandes  et  des  plus  remarquables 
preuves  de  la  puissance  que  les  imaginations  ont  les 
unes  sur  les  autres,  c'est  le  pouvoir  qu'ont  certains  Au- 
teurs de  persuader  sans  aucunes  raisons.  Par  exemple, 
le  tour  des  paroles  de  Tertullien,  de  Sénèque,  de  Mon- 
tagne et  de  quelques  autres  a  tant  de  charmes,  et  tant 
d'éclat,  qu'il  éblouit  l'esprit  de  la  plupart  des  gens, 
(pioiqiie  ce  ne  soit  qu'une  faible  peinture ,  et  comme 
l'ombre  de  l'imagination  de  ces  Auteurs.  Leurs  paro- 
les, toutes  mortes  qu'elles  sont,  ont  plus  de  vigueur 
(jue  la  raison  de  certaines  gens.  Elles  entrent,  elles 
l)énètrent,  elles  dominent  dans  l'àme  d'une  manière 
si  impérieuse,  qu'elles  se  font  obéir  sans  se  faire  en- 
tendre et  qu'on  se  rend  à  leurs  ordres  sans  les  sça- 
voir.  On  veut  croire,  mais  on  ne  sait  que  croire;  car 
lorsqu'on  veut  sçavoir  précisément  ce  qu'on  croit,  ou 
ce  qu'on  veut  croire ,  et  qu'on  s'approche ,  pour  ainsi 
dire,  de  ces  fantômes  pour  les  reconnaître,  ils  s'en 
vont  souvent  en  fumée  avec  tout  leur  appareil  et  tout 
leur  éclat. 

Quoique  les  livres  des  Auteurs  que  je  viens  de  nom- 
mer, soient  très  propres  pour  faire  remarquer  la  puis- 
sance que  les  imaginations  ont  les  unes  sur  les  autres, 
«'t  que  je  les  propose  pour  exemple,  je  ne  prétends  pas 
toutefois  les  condamner  en  toutes  choses.  Je  ne  puis 


l.iS  DE    LA   RECHEUGIIE   DE   LA   VEIUTE 

m'(MM|MMli('r  devoir  (1<;  l'estime  pour  certaines  beautés 
(jui  s'y  r«^ncunlront,  et  de  la  déférence  pour  rap[)ro- 
hation  universelle  (pi 'ils  ont  eue  pendant  plusieurs  siè- 
cles. Je  proteste  encore  que  j'ai  beaucoup  de  respect 
pour  quelques  ouvrages  de  Tertullien,  principalement 
pour  son  Apologie  contre  les  Gentils,  et  pour  son  livre 
des  Prescriptions  contre  les  hérétiques ,  et  pour  quel- 
ques endroits  des  Livres  de  Sénè(iue,  quoique  je  n'aye 
pas  beaucoup  d'estime  pour  tout  le  livre  de  la  Mon- 
tagne. 

II.  Tertullien^  était,  à  la  vérité,  un  homme  d'une  pro- 
fonde érudition,  mais  il  avait  plus  de  mémoire  que  de 
jugement,  plus  de  pénétration  et  plus  d'étendue  d'imagi- 
nation que  de  pénétration  et  d'étendue  d'esprit.  On  ne 
peut  douter  enfin  (pi'il  ne  fût  visionnaire  dans  le  sens  que 
j'ai  expliqué  auparavant,  et  qu'il  n'eût  presque  toutes 

1.  Tertullien,  l'une  des  gloires  de  l'Église  latine,  et  à  coup  sur 
l'un  de  ses  plus  grands  docteurs  (né  à  Carthage  vers  160,  m.  vers 
245).  Après  avoir  embrassé  le  christianisme,  à  la  défense  duquel 
il  composa  son  livre  le  plus  important  :  VApologeticus  adversus 
génies,  il  s'éloigna  à  la  longue  de  l'orthodoxie,  au  point  de  té- 
moigner de  la  faveur  aux  doctrines  du  célèbre  hérésiarque  Mon- 
tauus,  fait  affirmé  et  à  demi  excusé  par  saint  Jérôme  (rfe  Vir.iU., 
o3).  Ces  doctrines,  il  les  rejeta  enfin,  mais  n'en  demeura  pas 
moins  dogmatiquement  séparé  de  l'Église.  Séparation  sans  haine 
ni  malveillance  :  car,  même  alors,  il  polémisait  avec  son  éloquence 
accoutumée  contre  les  hérésies  nouvelles  qui  surgissaient  en 
Afrique.  De  là  cette  position  incertaine  que  Tertullien  occupe 
dans  les  annales  du  catholicisme  ;  revendiqué  par  les  uns,  re- 
noncé par  les  autres,  objet  à  la  fois  d'admiration  et  de  défiance. 
Bossuet  le  cite  à  tout  propos  ;  et  nous  voyons  ici  que  Male- 
branche  inclinerait  plutôt  à  le  tenir  en  suspicion.  «  Ce  même  Ter- 
tullien, écrivait  dès  le  v"  siècle  Vincent  de  Lérins,  peu  fidèle 
au  dogme  catholique,  c'est-à-dire  à  la  croyance  ancienne  et  uni- 
verselle, et  moins  heureux  qu'éloquent,  a  changé  de  sentiments  ; 
il  a  vérifié  enfin  ce  que  saint  Hilaire  a  dit  de  lui,  que,  par  ses 
dernières  erreurs,  il  a  ôté  lautorité  à  ceux  de  ses  écrits  que  l'on 
approuvait  le  plus.  «  (Commonitorium,  c.  xvmi.) 


DE    L'I. M  A  (il  NATION  159 

les  (jualitrs  que  j'ai  attribuées  aux  esprits  visionnaires'. 
Le  respect  qu'il  eut  pour   les  visions  [de  Montanus  ^ 

et  \)(n\v  SOS  Proi)h«''tessos  =*   ost  une   prejivf    ineont«'s- 

1.  Ce  sont  les  visionnaires  d'imagination,  ceuv  en  qui  ((  l'ima- 
gination domino  sur  l'ànie  »  et  dont  les  traces  n'attendent  pas 
<>  les  ordres  de  la  volonté  »  ;  ces  demi-fous  enfin  dont  il  a  été 
question  ch.  I,  i. 

■2.  Si  un  personnage  mérita  le  nom  de  visionnaire,  ce  fut  bien 
on  elîet  Montan,  illuminé  du  ne  siècle,  né  en  Mysie,  sur  la  fron- 
tière de  la  Phrygie,  le  chef  d'une  des  sectes  les  plus  redoutables 
au  christianisme  adolescent.  Ses  contradicteurs  ont  expliqué  par 
les  déceptions  de  son  finie  ambitieuse  sa  défection  à  l'Église. 
«  L'admiration  qu'il  excita  en  Phrygie  fut  extraordinaire.  Tel  de 
ses  disciples  prétendait  avoir  plus  appris  dans  ses  livres  que 
dans  la  loi,  les  prophètes  et  les  évangélistes  réunis.  On  croyait 
qu'il  avait  reçu  la  plénitude  du  Paraclet;  parfois  on  le  prenait 
pour  le  Paraclet  lui-même,  c'est-à-dire  pour  le  Messie.  On  alla 
jusqu'à  dire  ;  «  Le  Paraclet  a  révélé  de  plus  grandes  choses  par 
Montanus  que  le  Christ  par  l'Évangile.  «  La  loi  et  les  prophètes 
furent  considérés  comme  l'enfance  de  la  religion  ;  l'Évangile  en 
fut  la  jeunesse  ;  la  venue  du  Paraclet  fut  censr'C  être  le  signe  de 
sa  maturité.  »(E.  Renan,  ,l/«rc-4i«'è/e,  ch.  xni.)  Montan  aurait  vécu 
jusqu'en  212,  sous  le  règne  do  Caracalla  :  suivant  un  dire  on  ne 
peut  plus  problématique,  il  se  serait  pendu.  Pour  comprendre 
qu'il  ait  pu  un  moment  séduire  un  esprit  tel  que  Tertullien,  al- 
léguer ses  «  visions  »  serait  peu  suffisant.  11  faut  se  rappeler  le 
rigorisme  extrême  de  Tertullien.  Or  le  montanisme  était  de  na- 
ture à  l'attirer  par  son  affectation  de  sévérité.  Voici  ce  que  nous 
dit  un  écrivain  ecclésiastique  autorisé  :  <  Montan  et  ses  premiers 
disciples  ne  changèrent  rien  à  la  foi  renfermée  dans  le  symbole; 
mais  ils  prétendirent  que  leur  morale  était  beaucoup  plus  par- 
faite que  celle  des  apôtres  ;  elle  était  en  effet  plus  austère  :  1»  Ils 
refusaient  pour  toujours  la  pénitence  et  la  communion  à  tous 
les  pécheurs  qui  étaient  tombés  dans  de  grands  crimes...  2»  Ils 
imposaient  à  leurs  sectateurs  de  nouveaux  jeûnes  et  des  absti- 
nences extraordinaires...  3"  lis  condamnaient  les  secondes  noces 
comme  des  adultères...  4°  Us  prétendaient  qu'il  n'était  pas  per- 
mis de  fuir  pour  éviter  la  persécution...  »  (Dictionnaire  de  Théo- 
logie par  l'abb»'  Bergier,  art.  Montanistes.)  Cette  morale  surtout 
dut  plaire  à  l'auteur  de  V Apologétique,  sorte  de  janséniste  en 
avance  de  l,.'iOO  ans. 

3.  Ce  sont  deux  dames  romaines,  considérables  par  leur  nais- 
sance et  qui  embrassèrent  le  Montanisme  avec  une  incroyable 


IGO  DK    LA   HFCHERCIIE   DE    LA   VÉRITÉ 

table  de  la  faiblesse  de  son  jugement.  Ce  feu,  ces  nn- 
portcinens,  ces  entlu>usiasmes  sur  de  petits  sujets, 
luanjuent  sensildement  le  dérèglement  de  son  imagi- 
nation. Combien  de  mouvements  irréguliers  dans  ses 
hyperboles  et  dans  ses  figures?  Combien  de  raisons 
pompeuses  et  magnifiques,  qui  ne  prouvent  ([ua  \)i\v 
leur  éclat  sensible,  et  qui  ne  persuadent  qu'en  étour- 
dissant et  qu'en  éblouissant  l'esprit. 

A  quoi  sert,  par  exemple,  à  cet  Auteur,  qui  veut  se 
justifier  d'avoir  pris  le  manteau  de  Philosophe,  au  lieu 
de  la  robe  ordinaire,  de  dire  que  ce  manteau  avait  au- 
trefois été  en  usage  dans  la  ville  de  Carthage?  Est-il 
permis  présentement  de  prendre  la  toque  et  la  fraise, 
à  cause  que  nos  pères  s'en  sont  servis?  Et  les  femmes 
peuvent-elles  porter  des  vertugadins  et  des  chaperons, 
si  ce  n'est  au  carnaval,  lorsqu'elles  veulent  se  déguiser 
en  masque  ? 

Que  peut-il  conclure  de  ces  descriptions  pompeuses 
et  magnifiques  des  changements  qui  arrivent  dans  le 
monde,  et  que  peuvent-elles  contribuer  à  sa  justifica- 
tion? La  Lune  est  différente  dans  ses  phases,  l'année 
dans  ses  saisons,  les  campagnes  changent  de  face  Ihy- 
veret  l'été.  Il  arrive  des  débordemens  d'eaux  qui  noient 
des  provinces  entières ,  et  des  tremblemens  de  terre 
qui  les  engloutissent.  On  a  bâti  de  nouvelles  villes  ;  on 
a  establi  de  nouvelles  colonies  ;  on  a  vu  des  inonda- 
tions de  peuples  qui  ont  ravagé  des  pais  entiers  ;  enfin 
toute  la  nature  est  sujette  au  changement.  Donc  il  a  eu 

ferveur  :  Priscille  et  Maximille.  «  Elles  avaient  dû  quitter  l'état 
de  mariage  pour  embrasser  la  carrière  prophétique...  Maximille 
anuonrait  d'atroces  guerres,  des  catastrophes,  des  persécutions. 
Elle  survécut  à  Priscille,  et  mourut  en  soutenant  qu'après  elle  il 
n'y  aurait  plus  d'autre  prophétie  jusqu'à  la  fin  des  temps.  »  (E. 
Renan,  loc  cit.\ 


DE    L'IMAGliNATlON  101 

raison  de  iiuiltor  la  robbc  pour  prendre  le  manteau. 
Oiiel  rapport  entre  ce  qu'il  doit  prouver  et  entre  tous 
CCS  cliMMiieniens,  et  plusieurs  autres  fpi'il  recherche 
avec  ^rand  soin,  et  (pi'il  décrit  avec  des  expressions 
forcées,  obscures  et  guindées.  Le  Paon  se  change  à 
rlwupie  pas  qu'il  fait,  le  serpent,  entrant  dans  quehjue 
Irou  étroit,  sort  de  sa  propre  peau,  et  se  renouvelle  : 
donc  il  a  raison  de  changer  d'habit?  Peut-on  de  sang- 
IVoid  et  de  sens  rassis  tirer  de  pareilles  conclusions, 
t't  pouri>ait-on  les  voir  tirer  sans  rire,  si  cet  Auteur 
n'étourdissait  et  ne  troublait  l'esprit  de  ceux  qui  le 
lisent^? 

Presque  tout  le  reste  de  ce  i)etit  livre  de  Pallia  est 
plein  de  raisons  aussi  éloignées  de  son  sujet  que  celles- 
ci,  lesquelles  certainement  ne  prouvent  qu'en  étour- 
dissant, lorsqu'on  est  capable  de  se  laisser  étourdir  ; 
mais  il  serait  assez  inutile  de  s'y  arrêter  davantage. 
11  sufTit  de  dire  ici  que  si  la  justesse  de  l'esprit,  aussi 
bien  que  la  clarté  et  la  netteté  dans  le  discours,  doivent 

1.  Ce  petit  ouvrage  est  avec  son  de  UalAtu  muliebri,  sou  de 
Monogamia,  son  de  Jejuniis,  et  quelques  autres,  un  de  ceux  où 
se  tratiissent  le  mieux  ses  goiits  pour  la  morale  rigoriste  de  Mon- 
tau.  11  fut,  de  Tavis  des  critiques,  composé  pour  les  Carthaginois 
c'est  à  eux  qu'il  s'adresse  :  Principes  semper  Africx,  viri  Carthagi- 
/lienses,  vetustate  nohiles,  etc.  )  à  l'époque  de  sa  vie  où  il  s'était 
jeté  dans  la  pénitence  et  se  tenait  systématiquement  éloigné  du 
monde  de  Pall.,  V;.  Il  avait  quitté  la  toge  pour  le  pallium,  vête- 
ment do  la  modestie  et  de  la  pauvreté.  11  symbolisait  par  là  son 
abandon  de  la  vie  aimable  pour  l'humilité  et  la  retraite.  Sans  doute 
ses  concitoyens  lui  avaient  témoigné  quelque  surprise  de  ce 
changement.  C'est  pour  se  justifier  auprès  d'eux  qu'il  composa 
rot  opuscule  si  plein  d'une  érudition  ingénieuse  et  déplacée,  et 
dans  lequel  il  est  très  vrai  que  le  plaidoyer  est  par  trop  dispro- 
l)ortionné  à  la  cause  :  tous  les  bouleversements  de  la  nature  et 
•  le  Ihumauité  allégués  pour  s'excuser  de  vêtir  désormais  un 
manteau  !  Quelle  démonstration  énorme  pour  une  aussi  mince 
conclusion  ! 


162  DE    LA    UECHEUGIIE   DE    LA  VERITE 

toujours  i)araitre  en  tout  ce  qu'on  écrit,  puisqu'on  no 
doit  écrire  que  pour  faire  connaître  la  vérité,  il  n'est 
pas  possible  d'excuser  cet  Autour,  qui,  au  rapport  mèm«' 
de  Saumaise*,  le  plus  grand  Critique  de  nos  jours,  a 
fait  tous  ses  efforts  pour  se  rendre  obscur  ;  et  qui  a  si 
bien  réussi  dans  son  dessein,  que  ce  Commentateur 
était  prêt  de  jurer  qu'il  n'y  avait  i)ersonno  qui  l'entendit 
parfaitement^.  Mais  quand  le  génie  de  la  nation,  la 
fantaisie  de  la  mode  qui  régnait  en  ce  tems-là,  et 
enfin  la  nature  de  la  satire  ou  do  la  raillerie  seraient 
capables  de  justifier  en  quelque  manière  ce  beau  des- 
sein de  se  rendre  obscur  et  incompréhensible  ;  tout 
cela  ne  pourrait  excuser  les  méchantes  raisons  et  Téga- 
rement  d'un  Auteur  qui,  dans  plusieurs  autres  de  ses 
ouvrages,  aussi  bien  que  dans  celui-ci,  dit  tout  ce  qui 
lui  vient  dans  l'esprit;  pourvu  que  ce  soit  quelque 
pens»'*'  «'xlra(»rdinaire,  et  qu'il  ait  quelque  expression 

1.  Claude  de  Saumaise,  l'un  des  plus  grands  critiques  français 
(lo88-16;J3),  le  plus  adulé  à  coup  sûr.  Balzac  le  proclama  infailli- 
ble; la  reine  Christine  de  Suède  brigua  longtemps  l'honneur  de 
l'avoir  à  sa  cour,  et  l'Académie  de  Leyde  où  lui  fut  offerte  et 
donnée  la  place  illustrée  par  Scaliger,  déclara  un  jour  ne  pas 
plus  pouvoir  «  se  passer  de  Saumaise  que  le  monde  ne  peut 
se  passer  du  soleil  ».  ~  Même  de  Saumaise,  dit  h  dessein  et  ma- 
licieusement Alalebranche  :  car  l'édition  que  le  grand  érudit 
donna  du  de  Paliio  (Paris,  16^2)  lui  fut  à  lui-même  une  occasion 
de  renchérir  encore  sur  Tertullien  et  de  faire  montre  de  son  sa- 
voir, en  s'étendant  avec  complaisance  sur  ce  que  l'on  connais- 
sait des  vêtements  des  Romains. 

2.  «  Multos  etiam  vidi  postquam  bcnc  a^stuussent  ut  eum  as- 
sequerentur,  nihil  prreter  sudorem  et  iuanem  animi  fatigatio- 
nemlucratos,  ab  ejus  lectione  discessisse.  Sic  qui  Scotinus  haberi 
viderique  dignus,  qui  hoc  cognomentum  haberet,  voluit,  adeo 
quod  voluit  a  semetipso  impetravit,  et  effîcere  id  quod  optabat 
valuit,  ut  liquido  jurare  ausim  neminem  ad  hoc  tempus  extitisse, 
qui  possit  jurare  liunclibellum  a  capite  ad  calcem  usque  totuma 
se  non  minus  bene  intcUectum  quam  lectum.  »  {Salm.,  in  epist. 
ded.  Comm.  in  Trrt.)   N.  de  M.) 


DE    L  IMAGINATION  1G;{ 

liardie  par  laquelle  il  es[>ère  lîiire  parade  de  la  forée, 
ou  pour  mieux  dire,  du  dérèglement  de  son  imagi- 
nation. 


CHAPITRE  IV 

DK    L'iM.VflINATION    DR    SÉNKQL'K. 

f/iniagination  de  Sénèque^  n'est  quelquefois  pas 
mieux  réglée  que  celle  de  Tertullien.  Ses  mouvemens 
impétueux  l'emportent  souvent  dans  des  pais  qui  lui 
sont  inconnus,  où  néanmoins  il  marche  avec  la  même 
assurance  que  s'il  scavait  où  il  est  et  où  il  va.  Pourvu 
(ju'il  fasse  de  grands  pas,  des  pas  figurés,  et  dans  une 
juste  cadence,  il  s'imagine  qu'il  avance  beaucoup;  mais 
il  ressemble  à  ceux  qui  dansent,  qui  finissent  toujours 
où  ils  ont  commencé. 

Il  faut  bien  distinguer  la  force  et  la  beauté  des  pa- 
roles de  la  force  et  de  l'évidence  des  raisons.  Il  y  a 
sans  doute  beaucoup  de  force  et  quelque  beauté  dans 
les  paroles  de  Sénèque,  mais  il  y  a  très  peu  de  force 
rt  d'«''vidence  dans  ses  raisons.  Il  donne  par  la  force  de 


1.  L'exemple  de  Séiièqne  est  heureusement  choisi  comme 
preuve  des  fautes  et  de  raison  et  de  goût  où  fait  tomber  le  trop 
d'imagination.  L.  Annœus  Seneca,  dont  hi  vie  s'olfre  à  nous 
comme  un  tissu  de  vertus  réelles,  de  faiblesses  et  de  contradic- 
tions; tour  à  tour  conseiller  sévère  de  Néron  son  élève,  etappro- 
bateur  du  meurtre  d'Agrippine,  ami  de  la  pauvreté  etcou7ert  de 
richesses,  sans  doute  acquises  par  la  banque;  auteur  de  Tr&,ités 
sublimes  et  d'oraisons  funèbres  déplorables,  comme  la  Consola- 
tion H  Polybe,  mérite  cependant  cette  justice ,  qu'on  ne  l'estime 
pas  un  charlatan  :  non  sum  sapiens,  disait-il  avec  modestie.  Ses 
(Ruvres,  elles  aussi,  offrent  une  contradiction  perpétuelle  :  le  cou- 


ir.4  I)K    I.A    liKCIIFJlCIlE    DE    LA   VEIUÏE 

son  ima,i;iii.i!i<iii  ni)  ci-rl.iiii  hmi-  à  ses  paroles,  (]ui 
touche,  (|iii  .t-ilr,  ('!  (jiii  |MM-ii;i(l(' par  impression  ;  mais 
il  ne  Iciii"  (Iniinc  pa-.  criic  iicllch'  t'I  Cette  lumière  pur»; 
(jui  «'claiic  (•!  (|iii  iit'i'siiadc  par  ('vidence.  Il  Convainc 
liarcc  (pi'il  tincii'  c!  pa  icc  (ju'il  plail  :  mais  je  ne  crois 
pas  (pTil  lui  airi\t'  (h'  pn-siindci'  cciix  (jui  le  peuvent 
lire  (le  sanu-lVoid,  ipii  pirmit'iil  .^ardoàla  surpris*', 
el  «pii  <ml  coiiUiiiH'  fie  ne  se  irndre  qu'à  la.  clarté 
et  à  l'évidence  dos  raisons,  hji  un  mr»!,  pourvu  qu'il 
parle  et  qu'il  parle  bien,  il  se  jnet  |)('u  en  peine  de 
ce  qu'il  dit,  comme  si  on  pouvait  bien  parler  sans 
sçavoir  ce  qu'on  dit  :  et  aussi  il  parle  sans  que  l'on 
sçache  souvent  ni  de  quoi  ni  comment  on  est 
persuad('\  comme  si  on  devait  jamais  se  laisser  per- 
suader de  quelque  chose  sans  la  concevoir  distinc- 
tement, et  sans  avoir  examiné  les  preuves  qui  la  dé- 
montrent. 

Qu'y  a-t-il  de  plus  pompeux  et  de  plus  magni- 
lique  que  l'idi'c  qu'il  nous  donne  de  son  Sage,  mais 
qu'y  a-t-il  au  fond  de  plus  vain  et  de  plus  imagi- 
naire? Le  portrait  qu'il  fait  de  Caton  est  trop  beau 
pour  être  naturel;  ce  n'est  que  du  fard  et  que  du 
plâtre  (pii  ne  donne  dans  la  vue  que  de  ceux  qui 
n'étudient  et  qui  ne  connaissent  point  la  nature.  Ca- 
ton était  un  homme  sujet  à  la  misère  des  hommes  : 

trastc  est  permanent  entre  l'enflure  du  style  et  la  pauvreté  des 
raisons.  Le  Stoïcisme,  doctrine  déjà  si  mal  assise  par  elle-même, 
s'affaiblit  encore  en  passant  par  ses  mains.  L'éducation  que  Sé- 
nèque  avait  reçue  à  Rome  fut  d'ailleurs  bien  plus  littéraire  quo 
philosophique.  On  rapporte  que  ses  débuts  éclatants  d'orateur 
lui  valurent  la  jalousio  do  Caligula  et  faillirent  lui  coûter  la  vir. 
A  Rome,  la  philosnphi,-  ('tait  alors  principalement  une  prépara- 
tion à  l'éloquencf.  Aussi,  w  faut-il  pas  s'étonner  que  Sénèque, 
mêuie  quand  il  touchait  la  métaphysique  et  la  morale,  soit  tou- 
jours deuieuré  orateur. 


DE    J/1.MA(;1NAT1()N 


in: 


Uaqur  non  refort  qiiam  milita 
in  illiim  tda  conjichmtitr,  cum 
sit  nullipcnftrabilis.  Qitomodo 
>liioriimd<im  Inpidiim  inea^m- 
t/nabllis  fi'rro  diirUia  est,  ncc 
sccari  adamas,  mit  cxdi  vel 
tcripotest,  sed  inciirrentla  ul- 
tra retundit  :  quemwlmodum 
projecti  in  altum  scopuli  mare 
f'rangunt,nec  ipsixilla  sœvitiœ 
rcstiijia  tôt  verberatt  sœculis 
orientant  :  ita  sapientis  animus 
^olidiis  est,  et  id  roboris  colle- 
i/it,  ut  tam  tutus  sit  ab  injuria 
quam  illa  qux  extuli.  (Sen., 
cap.  V.,  Tract,  quod  in  sapien- 
tem  non  cadit  injuria  2.) 


Il  iiNHait'  point  iiivuliiria- 
l)lo,  c'est  une  idée;  ceux  ([ui 
le  frappaient,  le  blessaient. 
Il  n'avait  ni  la  dureté  du  dia- 
mant, que  le  fer  ne  peut  bri- 
ser, ni  la  fermeté  des  ro- 
chers, r[uc  les  flots  ne  peuvent 
ébranler,  comme  Sénèque  le 
prétend.  En  un  mol,  il  n'é- 
tait point  insensible;  et  le 
même  Sénèque  se  trouve 
obligé  d'en  tomber  d'accord, 
lorsque  son  imagination  s'est 
un  peu  refroidie,  et  qu'il  fait 
davantage  de  réflexion  à  ce 
qu'il  dit. 


Mais  quoi  donc!  n  accordera-t-il  pas  que  son  Sage  ^ 
peut  devenr  misérable,  puisqu'il  accorde  qu'il  n'est 
pas  insensible  à  la  douleur  ?  Non,  sans  doute,  la  douleur 
ne  touche  pas  son  Sage  ;  la  crainte  de  la  douleur  ne 
l'inquiète  pas  ;  son  Sage  est  au-dessus  de  la  fortune  et 


1.  Nous  gardons  la  disposition  typographique  adoptéo  dans 
la  Gc  édition,  par  conséquent,  celle  qu'a  approuvée  Malebranche. 

2.  C'est  le  Traité  adressé  par  Sénèque  àSerenus  et  plus  connu 
sous  le  titre  :  de  Constaniia  Sapientis. 

3.  Ce  Sage  était  l'idéal  que  le  Stoïcisme  proposait  à  la  volonté 
liuuiaiue  :  la  condition  essentielle  pour  y  atteindre  était  l'abdi- 
•  ■ation  radicale  de  la  sensibilité.  Réduit  i  n'être  plus  qu'une  rai- 
son, mieux  encore  une  liberté,  le  Sage  se  mettait  ])ien  au-des- 
sus des  vicissitudes  de  la  fortuuo,  n'avait  qu'iudiiîérence  pour 
tout  ce  que  l'on  appell»*  douleur  ou  i)iaisir,  bonheur  ou  adver- 
sité. Un  pareil  état  paraît  sublime  ;  mais  nous  avons  en  nous- 
mêmes  une  foret'  qui  peut  nous  y  élever:  la  volonté  libre.  Tout»- 
victoire  qu<;  nous  rf'nq)ortons  sur  nos  sens  et  sur  nos  passions 
nous  en  rapproche  d'un  degré.  Et  le  jour  où  l'un  de  nous  se 
st'i-ait  pleinement  affranchi  de  ses  instincts  et  de  sa  sensibi- 
lité, l<î  miracle  serait  aeconqdi  :  on  le  pourrait  saluer  du  nom 
de  Sase. 


166 


DE   LA    U  ECU  Elle  HE   DE    LA   VÉRITÉ 


«le  la  malice  des  hommes  : 
l'inquitHer. 

Il  n'y  a  point  de  mniailles 
rt  de  lours  dans  les  plus 
forles  places  que  les  béliers 
et  les  autres  machines  ne  fas- 
sent trembler,  et  ne  renver- 
sent avec  le  tems.  —  Mais 
il  n'y  a  point  de  machines 
assez  puissantes  pour  ébran- 
ler l'esprit  de  son  Sage.  Ne 
lui  comparez  pas  les  murs 
de  Babylone  qu'Alexandre  a 
forcés,  ni  ceux  de  Carlhage 
et  de  Numance  qu'un  même 
bras  a  renversés,  ni  entîn  le 
Capitole  et  la  citadelle  qui 
<j;ardent  encore  à  présent 
des  marques  que  les  enne- 
jnis  s'en  sont  rendus  les 
maîtres.  Les  flècJies  que  l'on 
tire  contre  le  soleil  ne  mon- 
tent pas  jusqu'à  lui.  Les  sa- 
crilèges que  l'on  commet, 
lorsque  l'on  renverse  les  tem- 
ples, et  qu'on  en  brise  les 
images,  ne  nuisent  pas  à  la 
divinité.  Les  Dieux  mêmes  ^ 
peuvent  être  accablés  sous 
les  ruines  de  leurs  temples  : 
mais  son  Sage  n'en  sera  pas 


ils  ne  sont  pas  capables  (1< 


Adsum  hoc  volts  prohalu- 
ri(s  :  siib  isto  tôt  cwitnlum 
rvertiore  munhnenta  incursu 
arktis  labefieri ,  et  turrium 
altUiidincm  cunkulis  ac  la- 
tentibus  fossis  repente  resi- 
dere,  et  sequaturum  editlssi- 
mas  arces  aggerem  crescere.  At 
nulla  machinamenta  posse  re- 
perlri,  qux  bene  fundatum 
animum  agitent.  Et  plus  bas  : 
Non  Babylonis  muros  illi  con- 
tuleris,  qiiod  Alexander  in- 
travlt;  non  Carthaginis  aut 
Numantiœ  mœnia  una  manu 
capta;  non  Capitolhtm  ar- 
cemve:  habent  ista  hostile  vesti- 
gium.  (Ch.  vi.) 

Quid  tu  putas  cum  stolidus 
ille  Rex  multitudine  telonun 
diem  obscurasset ,  lUlam  sa- 
gittam  in  solem  incidisse  ?  Ut 
cœlestia  humanas  manus  effu- 
giunt  et  ab  his  qui  templa 
diruunt  aut  simulacra  con- 
fiant, nihil  divinitati  nocetur, 
ita  quldqitid  fit  in  sapientem 
protervè,  pelulanter ,  super- 
be, frusta  tentatur.  (Ch.  iv.) 


1.  Chrysippe  s'était  contenté  de  prétendre  que  Jupiter  n'est 
<'u  rien  supérieur  au  Sage  :  il  en  avait  fait  deux  égaux  qui 
se  rendent  mutuellement  service.  (Plutarque,  adv.  Sioïc,  33.) 
Séiièque  ne  trouve  pas  que  ce  soit  assez.  A  la  suite  de  Q.  Sex- 
tius,  il  prétend  plus  encore  :  il  met  le  Sage  au-dessus  des 
dieux.  Ceux-ci,  en  effet,  font  le  bien  par  nature  :  le  beau  mé- 
rite! celui-là  par  volonté:  à  la  bonne  heure!  voilà  la  vraie 
vertu  ! 


DE   L'IMACJINATION 


un 


Intcv  fvagvrcm  templorum 
snprr  Deos  suos  cadcntium  uni 
/lombiipiix  fuit.  (Cli.  v.)  Xon 
est  ut  dicas  ita  ut  soles,  hune 
siipientem  uostvum  nusquum 
iiivcniri.  Non  fingimus  istud 
hunvoii  ingcnii  vanum  dccus, 
ucc  ingcntem  imagincm  rei 
falsx  concipimus  :  sed  qualem 
rn)ifirmamus,  exhibuimus,  et 
iwhibi'bimus.  Cwterum  hic 
ipse  M.  Cato  vereor  ne  supra 
nostrum cxemplar  sit .  (Ch.  vu.) 

Vidcor  mihi  intwri  animum 
tuum  incensum,  et  e/fei'vescen- 
ti'in;  paras  acclamare  :  Hipc 
sunt,  quw  auctoritatem  2)>\t- 
ri'ptis  vestris  detrahant.  Ma- 
>jna  promittitis,  et  qux  ne  op- 
(ari  quidem,  nedum  credi 
possunt.  Et  plus  bas  :  Ita  su- 
blato  alte  supercilio  in  eadem, 
quœcseteri,  descenditis  mutât is 
icrum   nominibus:   taie    ita- 


accablé;  ou  plutùl,  .s'il  en 
est  accal)lé,  il  n'est  pas  [tos- 
sible  qu'il  en  soit  blessé. 

«  Mais  ne  croyez  pas,  dit 
Sénèque,  que  ce  Sage  que  je 
vous  dépeins  ne  se  trouve 
nulle  pari.  Ce  n'est  pas  une 
fiction  pour  élever  sottement 
l'esprit  de  l'homme.  Ce  n'est 
pas  une  grande  idée  sans 
réalité  et  sans  vérité*;  peut- 
être  même  que  Caton  ^  passe 
cette  idée. 

«  Mais  il  me  semble,  conti- 
nue-t-il,  que  je  vois  que  votre 
esprit  s'agite  et  s'échauffe. 
Vous  voulez  dire  peut-être 
que  c'est  se  rendre  méprisa- 
ble que  de  promettre  des 
choses  qu'on  ne  peut  ni 
croire  ni  espérer;  et  que  les 
Stoïciens  ne  font  que  chan- 
ger le  nom  des  choses,  afin 
de   dire   les  mêmes  vérités 


1.  A-t-il  oxii^té  réelloiuent  dos  hommes,  ou  seulement  uu 
homme  doué  d'une  telle  perfection?  A  cet  égard,  les  Stoïciens 
varient.  Sénèque,  ami  de  l'hyperbole,  n'hésite  pas  :  il  veut  que 
Catou  ait  même  dépassé  l'Idéal,  qu'il  ait  possédé  plus  de  sagesse 
que  le  Sage.  C'est  là,  qu'on  nous  passe  le  mot,  une  gasconnade 
de  rhéteur.  La  plupart  des  maîtres  de  l'école  s'étaient  montrés 
moins  affîrmatif<.  'EttI  oè  ojtoî  ouSafioy  yr,^,  oùôk  yiyovcv,  dé- 
clare Plutarque.  Et  Cicérou  :  «  Quis  Sapiens  sit,  aut  fuerit,  nec 
ipsos  Stoïcos  solere  dicere.  »  (Acad.,  iv.)  Selon  d'autres,  il  se  peut 
<iue  ce  que  l'on  nomme  un  Sage  ait  existé,  mais  en  tout  cas 
c'était  dans  les  hauts  tonqjs  (xaTà  to'j;  -pwTou;  /povou;)  et  en 
<les  conditions  telles  que  lui-même  ne  s'en  doutait  pas  (Stob. 
KcL,  ni.  V.  aussi  sur  ce  point  la  discussion  de  Juste-Lipse  {Manud. 
ad  Sloïc.phil.,  1.  II,  Disc.  vni). 

2.  Caton,  par  l'austérité  fière  de  sa  vie  et  la  sublimité  de  sa 
mort,  était  naturellement  désij^né  pour  personuitier  aux  yeux 
<les  libéraux  de  la  Rome  inqiériah*  l'idéal  du  Portique. 


1G8  DK    LA    lUlCllEHCnK    DIILA    VKIMTK 

(l'une    iiiaiiiric   |tlii.s    ^M.iinlr  i/if  'ili'/ni'l  et  in  hoc  esse  SUS- 

et    plus     ni;if,'nili<[ue.    Mais  picor,  rpuid  prima  specie  iml- 

vons    vous    trompez  :  je  ne  chrum  atque  mognificitm  est, 

prélens  pas  élever  le  Sage  nec  injurlam,  nec  conlumeitam 

par  ces  paroles  magnifiques  acceptunim  esse  Sapientem.  Et 

et    spécieuses.    Je    prétends  \)\u's,  h^s  :  Ego  vero  Sapienlem 

seulement  «lu'il  est  dans  un  non  imaginavin  honore  verbo- 

lieu  inaccessible  et  dans  le-  rum  exornare  consiUui,  sed  co 

([uel  on  ne  peut  le  blesser.  »  lucoponere,  quo  nidla  perve- 

ni'il  hijnrni. 

Yoilà  jiisipi'où  riiiiauinalioii  vi,i4(jureLise  de  Sénèqiie 
emporte  sa  faible  raison.  Mais  se  peut-il  faire  que  des 
hommes  qui  sentent  continuellement  leurs  misères  et 
leurs  faibless(,'<  \  puissent  tdmlx'r  dans  des  sentimens 
si  tiers  et  si  vain-  ?  l'n  homme  raisunnable  peut-il  ja- 
mais se  persu.Hlcr  ipic  sa  douleur  ne  le  touche  et  ne  le 
blesse  ?  et  Gaton,  tout  sage  et  tout  fort  qu'il  était,  pou- 
vait-il souflrir  sans  ({uelque  inquiétude,  ou  au  moins 
sans  (pielque  distraction,  je  ne  dis  pa-  le-  injures 
atroces  d'un  peuple  enragé'  (pii  le  traine,  qui  le  dé- 
pouille, et  qui  le  maltraite  de  coups,  mais  les  piqûres 
d'une  simple  mouche  -?  iju'y  a-t-il  de  plus  faible  con- 
tre des  preuves  aussi  fortes  et  aussi  convaincantes  que 
sont  celles  d*;  notre  propre  expi-rience,  que  cette  belle 

1.  Selon  le  Stoïcisme,  le  Sage  ne  sentait  ni  misères,  ni  fai- 
blesses, puisqu'en  lui  toute  sensibilité  avait  abdiqué  devant  la 
volonté  et  la  raison.  —  On  objectera  que  la  nature  ne  se  prête 
pas  à  une  telle  ataraxi<\  —  Sans  doute,  mais  s"accommode-t-elle 
mieux  d'une  vertu  parfaite?  Nullement  :  ce  qui  n'empêche  pas 
lemoralist"'  d'encriurager  riionuii''  à  la  vertu. 

2.  Dans  tnus  les  cas,  ce  que  Ton  nssure.  e'fst  que  Brutus,  dont 
les  Stoïciens  romains  aimaient  à  .issHcier  lo  nom  à  celui  de  Ca- 
ton,  n'aurait  pas  gardé  jusqu'au  jjnut  C'H''  magnitique  impassi- 
bilité. Près  de  se  tuer,  il  pronniieu.  <lit-nii.  les  vers  désespérés 
d'Euripide  : 


1  i 


rai>on  de  Si'iil'(|lu',  liKfii 
principales  preuves  ? 

yulidius  débet  esse  quod 
livdit,  co  quod  Ixditur.  — 
Xon  est  aulein  fortior  nc- 
quitia  virtute.  Non  pot  est 
rrgo  Ixdi  Sapiens.  Injuria 
in  bonos  non  tentatur  nisi 
a  maliSy  bonis  inter  se  pax 
l'st.  Quod  si  lœdi  nisi  infir- 
mior  non  potest.  malus  au- 
tem  bono  injîrniior  est,  nec 
injuria  bonis  nisi  a  dispa- 
ri verenda  est,  injuria  in 
mpientemvirum  non  cadit. 
Cil.  VII.) 


DE    l/l.MA(iiiNATI(>N  IfiO 

II«'   osf   ('f'p«Ml(l;m!   iiiic  de  ses 


<>  Celui  qui  blesse,  dil-il,  doit 
être  plus  fort  que  celui  qui  est 
blessé.  Le  vice  n'est  pas  plus 
fort  que  la  vertu.  Donc  le  Sage 
ne  peut  être  blessé.  »  Car  *  il  n'y 
a  qu'à  répondre  ou  que  tous  les 
bomnies  sont  pécheurs  et  par 
conséquent  dignes  de  la  misère 
qu'ils  soulfrent  :  ce  que  la  Reli- 
gion nous  apprend  ;  ou  que  si  le 
vice  n'est  pas  plus  fort  que  la 
vertu,  les  vicieux  peuvent  avoir 
quelquefois  plus  de  force  que  les 
gens  de  bien,  comme  l'expé- 
rience nous  le  fait  connaître. 


Epicuro  avait  raison  de  dire  que  les  offenses  étaient 
supportables  à  un  homme  sage  ^  mais  Sénèque  a  tort 
de  dire  que  les  sages  ne  peuvent  pas  même  être  offensés  -. 
La  vertu  des  Stoïques  ne  pouvait  pas  les  rendre 
invulnérables,  puisque  la  véritable  vertu  n'empêche 
l)as  qu'on  ne  soit  misérable  et  digne  de  compassion 
dans  le  temps  qu'on  souffre  quelque  mal.  Saint  Paul 
et  les  premiers  Chrétiens  avaient  plus  de  vertu  que 
('aton  et  que  les  Stoïciens.  Ils  avouaient  néanmoins 
qu'ils  étaient  misérables  par  les  peines  qu'ils  endu- 


1.  Cost  M;il''braiiche  qui  prend  ici  la  parole. 

2.  «  Epicuru.s  ait  injurias  tolerabiles  er^se  sapieuti,  non  injurias 
non  esse,  c.  i'j  »  —  (  N.  de  M.)  —  Eu  ctl'et,  rÉpicuricn  aussi  cher- 
•  hait  à  étoulf'T  en  lui  les  passions  rt  il  so  proposait  (ratttùiuln' 
ù  la  félicitr.  Epicuro  s'»''tait  donué  pour  un  Sage.  Celui  rpii  pos- 
sède la  sagessr'  peut,  quelques  ('preuves  qu'il  traverse,  jouir  <lii 
bonheur  des  dieux.  Mais,  à  la  différence  du  Sage  de  Ghrysippc  et 
df  Séiièquo,  il  sent  la  douleur,  bien  qu'il  la  tolère  et  ne  la  juge 
pas  v»'rital)loiiifnl  nii  mal. 

10 


no  DE    LA    KEGIIEIIGIIE    DE    LA    VERITE 

raient,  quoiqu'ils  fussent  lu'ureux  dans  l'esixTan»»' 
4i'une  récompense  éternelle.  Si  tantum  in  hac  vita  spe- 
rantes  siimus,  miserabiliores  sumus  omnibus  hominihus, 
<llt  saint  Paul. 

Comme  il  nV  a  que  Dieu  qui  nous  puisse  donner 
par  sa  grâce  une  véritable  et  solide  vertu,  il  n'y  a  aussi 
que  lui  qui  nous  puisse  faire  jouir  d'un  bonheur  solide 
4't  véritable;  mais  il  nô  le  [)romet  et  ne  le  donne  pas  en 
cette  vie.  C'est  dans  l'autre  qu'il  faut  l'espérer  de  sa 
justice,  comme  la  récompense  des  misères  qu'on  a 
souffertes  pour  l'amour  de  lui.  Nous  ne  sommes  pas  à 
l)résent  dans  la  possession  de  cette  paix  et  de  ce  repos 
(pie  rien  ne  peut  troubler.  La  grâce  même  de  Jésus- 
Christ  ne  nous  donne  pas  une  force  invincible  :  elle 
nous  laisse  d'ordinaire  sentir  notre  propre  faiblesse, 
pour  nous  faire  connaître  qu'il  n'y  a  rien  au  monde 
(pii  ne  nous  puisse  blesser;  et  pour  nous  faire  soufl'rir 
avec  une  patience  humble  et  modeste  toutes  les  in- 
jures que  nous  recevons,  et  non  pas  avec  une  patience 
tière  et  orgueilleuse,  semblable  à  la  constance  du  su- 
perbe Gaton. 

Lorsqu'on  frappa  Caton  au  visage  ^  il  ne  se  fiicha 
point,  il  ne  se  vengea  point  ;  il  ne  pardonna  point  aussi  ; 
mais  il  nia  fièrement  qu'on  lui  eût  fait  quelque  injure. 
11  voulait  qu'on  le  crut  infiniment  au-dessus  de  ceux 
qui  l'avaient  frappé.  Sa  patience  n'était  qu'orgueil  et 
<pie  fierté.  Elle  était  choquante  et  injurieuse  pour  ceux 
qui  l'avaient  maltraité;  et  Caton  montrait  par  cette  pa- 
tience de  Stoïque  qu'il  regardait  ses  ennemis  comme 
des  bétes  contre  lesquelles  il  est  honteux  de  se  mettre 
en  colère.  C'est  ce  mépris  de  ses  ennemis  et  cette  grande 

1.  '<  Sénèquo,  ch.  xiv  «In  m^'ino  Hvro.  »  (N.  de  M.) 


DE    L  IMAGINATION  171 

l'slinie  (l«î  soi-iiK'iîie  que  S«''nèqiio  appelle  grandeur  (U^ 
courage.  MajorianimOy  dit-il,  parlant  de  l'injure  qu'on 
lit  à  (iidon,  non  ar/novit  qnamif/novîsset.  Quel  excès  de 
confondre  la  grandeur  de  courage  avec  l'orgueil,  et  de 
séparer  la  patience  d'avec  l'humilité  pour  la  joindre 
avec  une  fierté  insupportable.  Mais  que  ces  excès  flat- 
tent agréablement  la  vanité  de  l'homme,  qui  ne  veut 
jamais  s'abbaisser  :  et  qu'il  est  dangereux,  principale- 
ment à  des  Chrétiens,  de  s'instruire  de  la  Morale  dans 
un  Auteur  aussi  peu  judicieux  que  Sénèque;  mais  dont 
l'imagination  est  si  forte,  si  vive  et  si  impétueuse 
cpi'elle  éblouit,  qu'elle  étourdit,  et  qu'elle  entraîne  tous 
ceux  qui  ont  peu  de  fermeté  d'esprit,  et  beaucoup  de 
sensibilité  pour  tout  ce  qui  tlatte  la  concupiscence  de 
l'orgueil. 

(Jue  les  Chrétiens  apprennent  plutôt  de  leur  Maître 
que  des  impies  sont  capables  de  les  blesser,  et  que  les 
gens  de  bien  sont  quelquefois  assujettis  à  ces  impies 
par  l'ordre  de  la  Providence.  Lorsqu'un  des  officiers 
du  Grand  Prêtre  donna  un  soufflet  à  Jésus-Christ,  ce 
Sage  des  Chrétiens,  infiniment  sage,  et  même  aussi  puis- 
sant qu'il  est  sage,  confesse  que  ce  valet  a  été  capable 
de  le  blesser.  11  ne  se  fâche  pas;  il  ne  se  venge  pas 
comme  Caton;  mais  il  pardonne  comme  ayant  été  vé- 
ritablement ofi^ensé.  11  pouvait  se  venger,  et  perdre  ses 
ennemis  ;  mais  il  souffre  avec  une  patience  humble  et 
modeste,  qui  n'est  injurieuse  à  personne,  ni  même  à  ce 
valet  qui  l'avait  ofl*ensé.  Caton  au  contraire  ne  pouvant 
ou  n'osant  tirer  de  vengeance  réelle  de  l'ofi^ense  qu'il 
avait  reçue,  tâche  d'en  tirer  une  imaginaire  et  qui  flatte 
sa  vanité  et  sonorgueil.il  s'élève  en  esprit  jusques  dans 
les  nues:  il  voit  de  là  les  hommes  d'ici-bas  petits 
comme  des  mouches;  et  il  les  méprise  comme  des  in- 


m  \)K    I.A    I!  KCII  KRCliE    DE    J>A    VÉIUTÉ 

>rcl('<  iiic;i|i;(l»lc-  de  l'avoir  ofï'('ns('  cl  in(li<^iu's  «l(î  sa 
«•nlrrc.  Ollc  \  isioii  ('>l  une  pcii-cc  di-iic  du  sage  Gaton. 
(IVsl  elle  (]iii  lui  donne  ecth'  grandfuir  d'àme,  et  celte 
iVrnieti'  de  courage  ({ui  1(;  rend  semblable  aux  Dieux. 
(]'(->[  (Ile  <|ui  le  rend  invulnérable,  puisque  c'est  elle 
«|iii  le  met  au-dessus  de  toute  la  force  et  de  toute  la 
malignité  des  auîi'es  hommes.  Pauvre  Gaton,  tu  t'ima- 
giui'-  (|iie  1.1  vertu  t'(''lève  au-dessu>  de  ItMiîes  choses. 
'i"a  >agesse  nesl  (jue  folie^  et  ta  grandeui'  iiiTabomina- 
lion  devant  Dieu,  quoi  qu'en  pensent  lo  sages  du 
monde  -. 

Il  y  a  des  visionnaires  de  plusieui-s  espèci'-^.  T. es  uns 
s'imaginent  «[u'ils  sont  h  Mii-lnrnu's  en  e()(|-  et  en  pou- 
les; d'autres  croyent  quils  sont  devenus  Rois  ou  Empe- 
reurs; d'autres  entin  se  persuadent  qu'ils  sont  indépen- 
dans  et  comme  des  Dieux.  Mais  si  les  hommes  regar- 
dent toujours  comme  des  fous  ceux  qui  assurent  qu'ils 
sont  devenus  eo(|s  ou  Rois,  ils  ne  pensent  pas  toujours 
que  ceux  qui  disent  que  leur  vertu  les  rend  indépendans 
et  égaux  à  Dieu,  soient  véritaldement  visionnaires.  La 
raison  en  est  que,  pour  être  estimé  fou,  il  ne  suffit  pas 

1.  «  Sapientia  hujus  muiidi  stultitia  est  apud  Deum.  —  QuoJ 
homiuibus  altum  est,  abominatio  ante  Deum.  (Luc,  16.)  »  (N. 
de  M.) 

2.  C'est  là  un  admirable  parallèle  de  la  morale  chrétienne  avec 
l'éthique  des  stoïciens.  11  est  certain  que,  sous  leur  apparente 
insensibilité,  ces  derniers  étaient  possédés  d'un  immense  or- 
gueil. C'est  là  le  vice  profond,  incurable  de  cette  école,  dont  la 
doctrine,  comme  l'a  fait  remarquer  un  maître,  aboutissait  en 
fin  de  compte  à  une  déception  mortelle.  Tout  finit  par  craquer 
sous  les  pas  de  ce  superbe  philosophe.  «  Au  lieu  de  Vataraxie 
divine  à  laquelle  son  orgueil  s'était  flatté  d'atteindre,  il  ne  trouve 
que  sujets  de  trouble  et  d'inquiétude  et,  sous  l'impassibilité 
qu'il  affecte,  se  laissent  voir  à  la  fin  une  tristesse  et  un  abatte- 
ment de  cœur,  tout  proches  du  désespoir.  »  (Ravaissou,  Eami 
sur  la  Met.  d'Arlst.,  t.  II,  4^  partie,  1.  I",  eh.  n.) 


DE    L  IMAGINATION  173 

d'avuir  de  l'ollgs  pensées;  il  faut,  outre  cela,  que  les  au- 
tres hommes  prennent  les  pensées  que  Ton  a  pour  des 
visions  et  i>our  des  folies.  Car  les  fous  ne  passent  pas 
poiu*  ce  qu'ils  sont  parmi  les  fous  qui  leur  ressemblent, 
mais  seulement  parmi  les  hommes  raisonnables,  de 
même  que  les  sages  ne  passent  pas  pour  ce  qu'ils  sont 
parmi  des  fous.  Les  hommes  reconnaissent  donc  pour 
fous  ceux  qui  s'imaginent  être  devenus  coqs  ou  Rois, 
parce  que  tous  les  hommes  ont  raison  de  ne  pas  croire 
(pi'on  puisse  si  facilement  devenir  coq  ou  Roi.  Mais  ce 
n'est  pas  d'aujourd'hui  que  les  hommes  croyent  pouvoir 
devenir  comme  des  Dieux  :  ils  l'ont  cru  de  tout  tems, 
et  peut-être  plus  qu'ils  ne  le  croyent  aujourd'huy.  La 
vanité  leur  a  toujours  rendu  cette  pensée  assez  vrai- 
semblable. Ils  la  tiennent  de  leurs  premiers  parens  ; 
car  sans  doute  nos  premiers  parens  étaient  dans  ce 
sentiment,  lorsqu'ils  obéirent  au  démon  qui  les  tenta 
par  la  promesse  qu'il  leur  fit  qu'ils  deviendraient  sem- 
blables à  Dieu:  Eritis  sicut  Du.  Les  intelligences  mêmes 
les  plus  pures  et  les  plus  éclairées  ont  été  si  fort  aveu- 
glées par  leur  propre  orgueil,  qu'ils  ont  désiré  et  peut- 
être  cru  pouvoir  devenir  indépendans,  et  même  formé 
le  dessein  de  monter  sur  le  trône  de  Dieu.  Ainsi  il  ne 
faut  point  s'étonner  si  les  hommes  qui  n'ont  ni  la  pu- 
reté ni  la  lumière  des  Anges,  s'abandonnent  aux  mou- 
vements de  leur  vanité  ([ui  les  aveugle  et  qui  les 
séduit. 

Si  la  tentation  pour  la  grandeur  et  l'indépendance 
est  la  plus  forte  de  toutes,  c'est  qu'elle  nous  paraît, 
comme  à  nos  premiers  parens,  assez  conforme  à  notre 
raison,  aussi  bien  qu'à  notre  inclination,  cause  que  nous 
ne  sentons  pas  toujours  toute  notre  dépendance.  Si  le 
serpent  eût  menacé  nos  premiers  parens  en  l<5ur  disant  : 

10. 


174  DE    LA   RECHEIIGIIE   J)E    LA    VÉRITÉ 

«  Si  VOUS  ne  mangez  du  fruit  dont  Dieu  vous  a  (IclVndir 
de  manger,  vous  serez  transformés,  vous  en  coq,  et  vous 
en  poule,  »'  on  ne  craint  point  d'assurer  qu'ils  se  fussent 
raillés  d'une  tentation  si  grossière  :  car  nous  nous  en 
raillerions  nous-mêmes.  Mais  le  démon,  jugeant  des  au- 
tres par  lui-même,  savait  bien  que  le  désir  de  l'indépen- 
dance était  le  faible  par  où  il  les  fallait  prendre.  Au 
reste,  comme  Dieu  nous  a  créés  à  son  image  et  à  sa 
ressemblance,  et  que  notre  bonheur  est  d'être  sem- 
blables à  Dieu  ;  on  peut  dire  que  la  magnifique  et  in- 
téressante promesse  du  démon  est  la  même  que  cellf 
(|ue  la  religion  nous  propose  ^,ei  qu'elle  s'accomplira 
en  nous,  non  comme  le  disait  le  menteur  et  l'orgueil- 
leux tentateur,  en  désobéissant  à  Dieu,  mais  en  suivant 
exactement  ses  ordres. 

La  seconde  raison  qui  fait  qu'on  regarde  comme 
fous  ceux  qui  assurent  qu'ils  sont  devenus  coqs  ou  Rois 
et  qu'on  n'a  pas  la  même  pensée  de  ceux  qui  assurent 
(pie  personne  ne  les  peut  blesser,  parce  qu'ils  sont  au- 
dessus  de  la  douleur  ;  c'est  qu'il  est  visible  que  les  hy- 
l)ocondriaques  se  trompent  et  qu'il  ne  faut  qu'ouvrir 
les  yeux  pour  avoir  des  preuves  sensibles  de  leur  éga- 
rement. Mais  lorsque  Caton  assure  que  ceux  qui  l'ont 
frappé  ne  l'ont  point  blessé ,  et  qu'il  est  au-dessus  de 
toutes  les  injures  qu'on  lui  peut  faire  ,  il  l'assure,  ou  i^ 
peut  l'assurer  avec  tant  de  fierté  et  de  gravité  qu'on  ne 
peut  reconnaître  s'il  est  effectivement  tel  au  dedans 
qu'il  paraît  être  au  dehors.  On  est  même  porté  à  croire 
que  son  àme  n'est  point  ébranlée,  à  cause  que  son 
corps  demeure  immobile  :  parce  que  l'air  extérieur  de 
notre  corps  est  une  marque  naturelle  de  ce  qui  se  passe 

1.  «  l'c  Ep.  do  saint  Jean,  ch.  m.  »  (N.  de  AL) 


DE    L'IMAGINATION  iVi 

(Unis  le  fond  tle  notre  ànie.  Ainsi  (juand  un  liardi  men- 
Umr  ment  avec  beaucoup  d'assurance,  il  fait  souvent 
•  roire  les  choses  les  plus  incroïahles,  j)arce  (pie  celte 
assurance  avec  laquelle  il  parle,  est  une  preuve  qui  tou- 
«he  les  sens  et  qui ,  par  conséquent,  est  très  forte  et  très 
persuasive  pour  la  plupart  des  hommes.  11  y  a  donc 
[>eu  de  personnes  qui  regardent  les  Stoïciens  comme 
des  visionnaires,  ou  comme  de  hardis  menteurs,  parce 
qu'on  n'a  pas  de  preuve  sensible  de  ce  qui  se  passe 
dans  le  fond  de  leur  cœur,  et  que  l'air  de  leur  visage 
est  une  preuve  sensible ,  qui  impose  facilement  ;  outre 
que  la  vanité  nous  porte  à  croire  que  l'esprit  de 
l'homme  est  capable  de  cette  grandeur  et  de  cette  in- 
dépendance dont  ils  se  vantent. 

Tout  cela  fait  voir  qu'il  y  a  peu  d'erreurs  plus  dan- 
gereuses, et  qui  se  communiquent  aussi  facilement  que 
celles  dont  les  Livres  de  Sénèque  sont  remplis  :  parce 
que  ces  erreurs  sont  délicates,  proportionnées  à  la  va- 
nité de  l'homme,  et  semblables  à  celle  dans  laquelle  le 
démon  engagea  nos  premiers  parens^  Elles  sont 
revêtues  dans  ces  livres  d'ornements  pompeux  et  ma- 
gnifiques ,  qui  leur  ouvrent  leur  passage  dans  la  plu- 
part des  esprits.  Elles  y  entrent,  elles  s'en  emparent, 
elles  les  étourdissent  et  les  aveuglent.  Mais  elles  les 
aveuglent  d'un  aveuglement  superbe,  d'un  aveugle- 
^nent  éblouissant,  d'un  aveuglement  accompagné  de 
^Hueurs,  et  non  pas  d'un  aveuglement  humiliant  et 
^p>iein  de  ténèbres,  qui  fait  sentir  qu'on  est  aveugle, 
Het  qui  le  fait  reconnaître  aux  autres.  Quand   on  est 

\.  A  rapprocher  du  jugement  que  porte  avec  autant  de  fougue, 
mais  moins  de  violence,  Pascal  sur  Épictète  :  «  Ces  principes 
d'une  superbe  diabolique  le  conduisent  à  d'autres  erreurs...  " 
(Eutret.  avec  iVI.  de  Saci.) 


\H>  DE   LA   RECHERCHE   DE   LA   VERITE 

frappé  (le  cet  aveuglement  d'orgueil,  on  se  met  .ni 
nombre  des  beaux  esprits  et  des  esprits  iorls.  Les  au- 
tres même  nous  y  mettent  et  nous  admirent.  Ainsi  il 
n'y  a  rien  de  plus  contagieux  que  cet  aveuglement; 
parce  (pie  la  vanité  et  la  sensibilité  des  hommes,  la 
corrui)tion  de  leurs  sens  et  de  leurs  passions  les  dispose 
à  rechercher  d'en  être  frappés,  et  les  excite  à  en  frap- 
per les  autres. 

Je  ne  croi  donc  pas  (pi'on  puisse;  IrouN*^!-  dAuleiii' 
plus  propre  (pie  Sénèciue  pour  faire  connaître  rpielie 
est  la  contagion  d'une  infinité  de  gens ,  qu'on  appelle 
beaux  esprits  et  esprits  forts;, et  comment  les  imagina- 
tions fortes  et  vigoureuses  dominent  sur  les  esprits  fai- 
bles et  peu  éclairés  :  non  par  la  force  ni  l'évidence  des 
raisons,  qui  sont  des  productions  de  l'esprit;  mais  par 
le  tour  et  la  manière  vive  de  l'expression ,  qui  dépend 
de  la  force  de  l'imagination. 

Je  s(^ai  bien  que  cet  Auteur  a  beaucoup  d'estime  dans 
le  monde ,  et  qu'on  prendra  pour  une  espèce  de  témé- 
rité de  ce  que  j'en  parle  comme  d'un  homme  fort  Ima- 
ginatif et  peu  judicieux.  Mais  c'est  principalement  à 
cause  de  cette  estime  que  j'ai  entrepris  d'en  parler  ;  non 
par  une  espèce  d'envie  ou  par  humeur,  mais  parce  que 
l'estime  (ju'on  fait  de  lui  touchera  davantage  les  es- 
prits, et  leur  fera  faire  attention  aux  erreurs  cjue  j'ai 
combattues.  Il  faut,  autant  qu'on  peut,  apporter  des 
exemples  illustres  des  choses  qu'on  dit,  lorsqu'elles 
sont  de  conséquence,  et  c'est  quelquefois  faire  honneur 
à  un  livre  que  de  le  critiquer.  Mais  enfin  je  ne  suis  pas 
le  seul  (|ui  trouve  à  redire  dans  les  écrits  de  Sénè(iue  ;  car 
sans  parler  de  quelques  illustres  de  ce  siècle,  il  y  a  près 
de  seize  cents  ans  qu'un  Auteur  très  judicieux  a  remar- 
(pié  qu'il  y  avait  peu  d'exactitude   dans  sa  Philoso- 


DE    L'IMAGLNATION  177 

|»hie  ',  peu  de  (lisrorncincntot  dcjii>tosse(lans  son  (Hocu- 
tion^,  ctquosnri'putationr'lait  plutôt  ren'eld'unefervcMr 
'l  d'une  inclination  indiscrète  déjeunes  gens,  que  d'un 
consentement  de  personnes  scavantes  et  bien  sensées'. 

H  est  inutile  de  combattre  par  des  écrits  publics  des 
erreurs  grossières,  parce  qu'elles  ne  sont  point  conta- 
gieuses. Il  est  ridicule  d'avertir  les  hommes  que  les 
hypocondriaques  se  trompent,,  ils  le  sçavent  assez. 
Mais  si  ceux  dont  ils  font  beaucoup  d'estime  se  trom- 
pent, il  est  toujours  utile  de  les  en  avertir,  de  peur 
qu'ils  ne  suivent  leurs  erreurs.  Or  il  est  visible  que 
l'esprit  de  Sénèque  est  un  esprit  d'orgueil  et  de  vanité. 
Ainsi,  puisque  l'orgueil,  selon  l'Ecriture,  est  la  source 
du  péché,  Initium peccati  super bia^  l'esprit  de  Sénèque 
ne  peut  être  l'esprit  de  l'Evangile,  ni  sa  Morale  s'allier 
avec  la  Morale  de  Jésu8-Christ,  laquelle  seule  est  so- 
lide et 'véritable. 

11  est  vrai  que  toutes  les  pensées  de  Sénèque  ne  sont 
pas  fausses  ni  dangereuses.  Cet  Auteur  peut  se  lire 
avec  profit  par  ceux  qui  ont  l'esprit  juste,  et  qui  sça- 
vent le  fond  de  la  Morale  chrétienne.  De  grands 
hommes  s'en  sont  servis  utilement,  et  je  n'ai  garde  de 
condamner  ceux  qui,  pour  s'accommoder  à  la  faiblesse 
des  autres  hommes,  qui  avaient  trop  d'estime  pour  lui, 
ont  tiré  des  ouvrages  de  cet  Auteur  des  preuves  pour 
défendre  la  Morale  de  Jésus-Christ,  et  pour  combattre 
ainsi  les  ennemis  de  l'Evangile  par  leurs  propres  armes. 

Il  y  a  de  bonnes  choses  dans  l'Alcoran,  et  l'on  trouve 


1.  "  lu  pliilosophia  parum  diligoiis.  » 

•2.  «  Veltes  cum  siio  ingenio  dixisse  alieno  judicio.  » 

3.  «  Si  aliquacontempsisset,  etc.,  consensu  potius  eruditonim 

quam  puerorum  amorc  comprobaretur.  (Quiiitilien,  1.  X,  cli.  i.) 

(N.  de  M.) 


118  DK    LA   HECIIEHCIIE   DE    LA   VEIUTE 

(les  Propliéties  véritables  dans  les  Centuries  de  Noslra- 
damus  :  on  se  sert  de  rAlcoran  pour  combattre  la  reli- 
gion des  Turcs,  et  l'on  peut  se  servir  des  prophéties  de 
Nostradamus  pour  convaincre  quelques  esprits  bi- 
zarres et  visionnaires.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans 
l'Alcoran  ne  fait  pas  que  l'Alcoran  soit  un  bon  livre,  et 
quelques  véritables  explications  des  Centuries  de  Nos- 
traniadus^  ne  feront  jamais  passer  Nostradamus  pour 
un  Prophète  ;  et  l'on  ne  peut  pas  dire  que  ceux  qui  se 
servent  de  ces  Auteurs  les  approuvent,  ou  qu'ils  ayent 
pour  eux  une  estime  véritable. 

On  ne  doit  pas  prétendre  combattre  ce  que  j'ai  avancé 
de  Sénèque ,  en  rapportant  un  grand  nombre  de  pas- 
sages de  cet  Auteur,  qui  ne  contiennent  que  des  véri- 
tés solides  et  conformes  l\  l'Evangile  :  je  tombe  d'ac- 
cord qu'il  y  en  a,  mais  il  y  en  a  aussi  dans  l'Alcoran  et 
dans  les  autres  méchants  livres.  On  aurait  tort  de  même 
de  m'accabler  de  l'autorité  d'une  iniinité  de  gens  qui  se 
sont  servis  de  Sénèque ,  parce  qu'on  peut  quelquefois 
se  servir  d  un  livre  que  Ton  croit  impertinent,  pourvu 
que  ceux  à  qui  l'on  parle  n'en  portent  pas  le  même 
jugement  que  nous. 

Pour  ruiner  toute  la  sagesse  des  Stoïques ,  il  ne  faut 
sçavoir  qu'une  seule  chose  qui  est  assez  prouvée  par 
l'expérience  et  par  ce  que  l'on  a  déjà  dit  :  c'est  que  nous 
tenons  à  notre  corps,  à  nosparens,  à  nos  amis,  à  notre 
Prince ,  à  notre  patrie  par  des  liens  que  nous  ne  pou- 

1.  Fameux  astrologue  français  (1503- 1560 1  qui  prétendait  des- 
cendre de  la  tribu  prophétique  d'issachar.  Il  jouissait  et  chez  le 
peuple  et  à  la  cour  d'une  grande  renommée.  Catherine  de  Mé- 
dicis  le  fit  appeler  auprès  d'elle  et  lui  demanda  de  tirer  l'horos- 
cope des  princes.  C'est  en  1555  qu'après  d'assez  longues  hésita- 
tions il  s'enhardit  à  publier  ses  premières  Prophéties  :  les  sept 
Centuries. 


DE    L'IMAGINATION  179 

vons  rompre,  que  même  nous  aurions  honte  de  tâcher 
<le  rompre.  Notre  âme  est  unie  à  notre  corps  et  par 
notre  corps  à  toutes  les  choses  visihles  par  une  main  si 
puissante,  qu'il  est  impossible  qu'on  pique  notre  corps 
sans  que  l'on  nous  pique,  et  que  l'on  nous  blesse  nous- 
inèmes,  parce  ([ue  dans  l'état  où  nous  sommes,  cette 
•orrespondance  de  nous  avec  le  corps  qui  est  à  nous, 
est  absolument  nécessaire.  De  même,  il  est  impossible 
qu'on  nous  dise  des  injures  et  qu*on  nous  méprise,  sans 
que  nous  sentions  du  chagrin  :  parce  que  Dieu  nous 
ayant  faits  pour  être  en  société  avec  les  autres  hommes, 
il  nous  a  donné  une  inclination  pour  tout  ce  qui  est  ca- 
pable de  nous  lier  avec  eux,  laquelle  nous  ne  pouvons 
vaincre  par  nous-mêmes.  Il  est  chimérique  de  dire  que 
la  douleur  ne  nous  blesse  pas,  et  que  les  paroles  de  mé- 
pris ne  sont  pas  capables  de  nous  ofTenser,  parce  qu'on 
est  au-dessus  de  tout  cela.  On  n'est  jamais  au-dessus  de 
la  nature,  si  ce  n'est  par  la  grâce  ^;  et  jamais  Stoïque  ne 
méprisa  la  gloire  et  l'estime  des  hommes,  par  les  seules 
forces  de  son  esprit. 

Les  hommes  peuvent  bien  vaincre  leurs  passions  par 
des  passions  contraires.  Ils  peuvent  vaincre  la  peur  ou 
la  douleur  par  vanité  :  je  veux  dire  seulement  qu'ils 
peuvent  ne  pas  fuir  ou  ne  pas  se  plaindre ,  lorsque  se 
sentant  en  vue  à  bien  du  monde ,  le  désir  de  la  gloire 
les  soutient ,  et  arrête  dans  leur  corps  les  mouvemens 

1.  Le  tort  du  stoïcisme  et  de  son  Caton  imaginaire  serait 
donc  bien  moins  d'avoir  prétendu  s'affranciiir  de  la  nature  que 
de  s'être  llattés  d'y  réussir  par  des  moyens  purement  humains, 
«omme  le  mépris  des  maux  et  la  tension  constante  de  la  vo- 
lonté. Le  christianisme  aussi  parfois  soustrait  ses  élus  à  la  na- 
ture; mais  c'est  à  l'aide  d'un  secours  surnaturel,  d'une  interven- 
tion directe  de  Dieu,  en  un  mot  de  la  grâce.  C'est  à  la  fois  la 
ressemblance  et  l'opposition  du  christianisme  et  du  Portique. 


180  DE   LA    UECIIERCIIK   DE    LA   VÉRITÉ 

qui  les  portent  î\  J.i  ruitc  Ils  ]K'iiv(ait  vjiincrc  dcccth' 
sorte;  mais  ce  n'est  i)as  là  vaincre,  ce  n'est  pas  là  se 
délivrer  de  la  servitude  :  c'est  peut-être  changer  de 
maître  pour  cpielque  tems,  ou  plutôt  c'est  étendre  son 
esclavage;  c'est  devenir  sage,  heureux,  et  lihre  seule- 
ment en  apparence,  et  souflrir  en  effet  une  dure  et 
cruelle  servitude.  On  peut  résister  h  l'union  naturelle 
«pie  l'on  a  avec  son  corps ,  par  l'union  que  Ton  a  ave<* 
les  hommes ,  parce  qu'on  peut  résister  à  la  nature  par 
les  forces  de  la  nature  :  on  peut  résister  à  Dieu  par  les 
forces  que  Dieu  nous  donne.  Mais  on  ne  peut  pas  r<''- 
sister  par  les  forces  de  son  esprit  :  on  ne  peut  entière- 
ment vaincre  la  nature  que  par  la  grâce  ;  parce  qu'on  ne 
peut,  s'il  est  permis  de  parler  ainsi,  vaincre  Dieu  que 
par  un  secours  particulier  de  Dieu. 

Ainsi  cette  division  magnifique  de  toutes  les  choses 
qui  ne  dépendent  point  de  nous,  et  desquelles  nous  ne 
devons  point  dépendre,  est  une  division  qui  semble 
conforme  à  la  raison;  mais  qui  n'est  point  conforme  à 
l'état  déréglé  auquel  le  péché  nous  a  réduits.  Nous 
sommes  unis  à  toutes  les  créatures  par  l'ordre  de  Dieu, 
et  nous  en  dépendons  absolument  par  le  désordre  du 
péché.  De  sorte  que  nous  ne  pouvons  être  heureux, 
lorsque  nous  sommes  dans  la  douleur  et  dans  l'inquié- 
tude; nous  ne  devons  point  espérer  d'être  heureux  en 
cette  vie,  en  nous  imaginant  que  nous  ne  dépendons 
point  de  toutes  les  choses  desquelles  nous  sommes  na- 
turellement esclaves.  Nous  ne  pouvons  être  heureux 
<[ue  par  une  fui  vive  et  par  une  forte  espérance,  qui  nous 
fasse  jouir  par  avance  des  biens  futurs;  et  nous  ne 
pouvons  vivre  selon  les  règles  de  la  vertu,  et  vaincre 
la  nature,  si  nous  ne  sommes  soutenus  par  la  grâce 
que  Jésus-Christ  nous  a  méritée. 


DE    i;  IMAGINAT  ION  1«1 


CHAPITRE   V 

Dr    LIVRK    DK    MONTACNK. 

Les  Essais^  de  Montagne  nous  peuvent  aussi  servir 
(le  preuve  delà  force  que  les  imaginations  ont  les  unes 
sur  les  autres  :  car  cet  Auteur  a  un  certain  air  libre,  il 
donne  un  tour  si  naturel  et  si  vif  à  ses  pensées,  qu'il 
est  malaisé  de  le  lire  sans  se  laisser  préoccuper.  La 
négligence  qu'il  affecte  lui  sied  assez  bien,  et  le  rend 
aimable  à  la  plupart  du  monde  sans  le  faire  mépriser  ; 
et  sa  fierté  est  une  certaine  fierté  d'honnête  homme,  si 
cela  se  peut  dire  ainsi,  qui  le  fait  respecter  sans  le  faire 
haïr.  L'air  du  monde  et  l'air  cavalier  soutenus  par 
cpielque  érudition,  font  un  effet  si  prodigieux  sur  l'es- 
prit, qu'on  l'admire  souvent,  et  qu'on  se  rend  presque 
toujours  à  ce  qu'il  décide,  sans  oser  l'examiner  et 
quelquefois  même  sans  l'entendre.  Ce  ne  sont  nulle- 
ment ses  raisons  qui  persuadent  :  il  n'en  apporte 
presque  jamais  des  choses  qu'il  avance,  ou  pour  le 
moins,  il  n'en  apporte  presque  jamais  quiayent  quelqiu' 

1.  Un  des  chefs-d'œuvre  de  notre  langue  et  peut-être  de  toutes 
les  langues  l'"  édition:  1580; ;  tout  le  xvtic  siècle  l'a  lu,  mal- 
mené et  adoré.  C'est  une  causerie  sur  tous  sujets,  où  l'Auteur 
ne  quitte  pas  le  ton  du  scepticisme  le  plus  enjoué.  Scepticisme 
sans  pédanterie  comme  sans  doctrine  :  l'auteur  so  plaît  à  flotter 
entre  toutes  croyances  et  opinions  ;  il  hait  dogmatiser,  est  épris 
des  belles  pensées,  des  sentences  ingénieuses,  et  butine  à  foison 
dans  toute  sa  chère  antiquité.  Montaigne  est  un  artiste  exquis 
samusant  de  philosopher.  —  Ce  n'est  donc  pas  un  philosophe 
qut'  l'on  découvre  dans  les  Essais,  ni  un  auteur,  selon  le  mot 
de  Pascal  ;  c'est  moins  et  mieux  :  on  y  trouvera  .Alontaigne. 

Il 


182  DE    LA   RECHERCHE    DE   LA   VERITE 

solidité.  En  efTet,  il  n'a  point  de  principes  sur  lesquels 
il  fonde  ses  raisonnements,  et  il  n'a  point  d'ordre  pour 
l'aire  les  déductions  de  ses  principes.  Un  trait  d'histoire 
ne  prouve  pas ,  un  petit  conte  ne  démontre  pas ,  deux 
vers  d'Horace,  un  apophtegme  de  Cléomènes  ou  de 
César  ne  doivent  pas  persuader  des  gens  raisonnables  : 
cependant  ses  Essais  ne  sont  qu'un  tissu  de  traits  d'his- 
toires ,  de  petits  contes ,  de  bons  mots ,  de  distiques  et 
d'apophtegmes. 

Il  est  vrai  qu'on  ne  doit  pas  regarder  Montagne  dans 
ses  Essais  comme  un  homme  qui  raisonne,  mais 
comme  un  homme  qui  se  divertit;  qui  tâche  déplaire, 
et  qui  ne  pense  point  à  enseigner  ;  et  si  ceux  qui  le 
lisent  ne  faisaient  que  s'en  divertir,  il  faut  tomber 
d'accord  que  Montagne  ne  serait  pas  un  si  méchant 
livre  pour  eux.  Mais  il  est  presque  impossible  de  ne 
pas  aimer  ce  qui  plaît,  et  de  ne  pas  se  nourrir  des 
viandes  qui  flattent  le  goût.  L'esprit  ne  peut  se  plaire 
dans  la  lecture  d'un  Auteur  sans  en  prendre  les  senti- 
mens ,  ou  tout  au  moins  sans  en  recevoir  quelque  tein- 
ture, laquelle,  se  mêlant  avec  ses  idées,  les  rende  con- 
fuses et  obscures. 

Il  n'est  pas  seulement  dangereux  de  lire  Montagne 
pour  se  divertir,  à  cause  que  le  plaisir  qu'on  y  prend  en- 
gage insensiblement  dans  ses  sentiments  :  mais  encore, 
parce  que  ce  plaisir  est  plus  criminel  qu'on  ne  pense. 
Car  il  est  certain  que  ce  plaisir  nait  principalement  de 
la  concupiscence ,  et  qu'il  ne  fait  qu'entretenir  et  que 
fortifier  les  passions  ;  la  manière  d'écrire  de  cet  Auteur 
n'étant  agréable  que  parce  qu'elle  nous  touche,  et 
(lu'elle  réveille  nos  passions  d'une  manière  impercep- 
tible. 

11  serait  assez  inutile  de  prouver  cela  dans  le  détail, 


DE    L'IMAGlNAÏlOiN  183 

,1  j^cmialt'iiu'iil  ([lie  tous  les  divers  stiles  ne  nous  plai- 
sent ordinairement,  qu'à  cause  de  la  corruption  secrète 
<le  notre  cœur  :  mais  ce  n'en  est  pas  ici  le  lieu,  et  cela 
nous  mènerait  trop  loin.  Toutefois  si  Ton  veut  faire  ré- 
tlexion  sur  la  liaison  des  idées  et  des  passions  dont  j*ai 
parlé  auparavant  ^  et  sur  ce  qui  se  passe  en  soi-même, 
dans  le  temps  que  l'on  lit  quelque  pièce  bien  écrite,  on 
pourra  reconnaître  en  quelque  façon,  que  si  nous  ai- 
mons le  genre  sublime,  l'air  noble  et  libre  de  certains 
Auteurs,  c'est  que  nous  avons  de  la  vanité,  et  que  nous 
aimons  la  grandeur  et  l'indépendance;  et  que  ce  goût 
([ue  nous  trouvons  dans  la  délicatesse  des  discours  ef- 
féminés ,  n'a  point  d'autre  source  qu'une  secrète  incli- 
nation pour  la  mollesse  et  pour  la  volupté  :  en  un  mot, 
que  c'est  une  certaine  intelligence  pour  ce  qui  touclie 
les  sens,  et  non  pas  l'intelligence  de  la  vérité ,  qui  ftiit 
«pie  certains  Auteurs  nous  charment  et  nous  enlèvent 
comme  malgré  nous.  Mais  revenons  à  Montagne. 

11  me  semble  que  ses  plus  grands  admirateurs  le 
louent  d'un  certain  caractère  d'auteur  judicieux  et 
éloigné  du  pédantisme,  et  d'avoir  parfaitement  connu 
la  nature  et  les  faiblesses  de  l'esprit  humain.  Si  je 
montre  donc  que  Montagne,  tout  cavalier  qu'il  est,  ne 
laisse  pas  d'être  aussi  pédant  que  beaucoup  d'autres, 
et  qu'il  n'a  eu  qu'une  connaissance  très  médiocre  de 
l'esprit,  j'aurai  fait  voir  que  ceux  qui  l'admirent  le 
plus,  n'auront  point  été  persuadés  par  des  raisons 
évidentes,  mais  qu'ils  auront  été  seulement  gagnés  par 
la  force  de  son  imagination  ^. 

1.  «  Ghap.  dern.  de  la  l'^  partie  de  ce  livre.  »  (N.  de  M.) 

2.  La  Bruyère  se  rappelait  ce  sévère  jugement  quand  il  disait, 
dans  son  chapitre  des  Ouvrages  de  l'Esprit  :  «  Deux  écrivains 
dans  leurs  ouvrages  ont  blàraé  Monta;.MK',  que  je  ne  crois  pas, aussi 


184  DE   LA    nECIII::ilCHE    DE    LA    VÉRITÉ 

Ce  ierme  pédant  est  fort  «'qui voqno  ;  mais  l'usago,  ce 
me  semble,  et  hhiuc  la  raison  venl(Mit  (|iu'  l'on  appelle 
p('flans  ceux  (|iii,  ]»our  faire  ])aradr'  rie  leur  faussr 
scif'ucM^  (titent  à  tort  et  à  travers  toutes  sortes  d'Auteurs, 
qui  parlent  simplement  pour  parler  et  pour  se  faire 
admirer  des  sots  ;  qui  amassent  sans  jugement  et  sans 
<liscernement  des  ajxjphtegmes  et  des  traits  d'histoir<; 
pour  prouver,  ou  pour  faire  semblant  de  prouver  des 
choses  qui  ne  se  peuvent  prouver  que  par  des  raisons. 

Pédant  est  opposé  à  raisonnable  ;  et  ce  qui  rend  les 
l)édans  odieux  aux  personnes  d'esprit,  c'est  que  les  pé- 
dans  ne  sont  pas  raisonnables  ;  car  les  personnes  d'es- 
prit aimant  naturellement  à  raisonner,  ils  ne  peuvent 
souffrir  la  conversation  de  ceux  qui  ne  raisonnent 
point.  Les  pédans  ne  peuvent  pas  raisonner,  parce 
qu'ils  ont  l'esprit  petit,  ou  d'ailleurs  rempli  d'une  fausse 
érudition  :  et  ils  ne  veulent  pas  raisonner,  parce  qu'ils 
voyent  que  certaines  gens  les  respectent  et  les  admirent 
davantage ,  lorsqu'ils  citent  quelque  Auteur  inconnu  et 
quelque  sentence  d'\m  Ancien,  et  lorsqu'ils  prétendent 
raisonner.  Ainsi  leur  vanité  se  satisfaisant  dans  la  vue 
du  respect  qu'on  leur  porte,  les  attache  à  l'étude  de 
toutes  les  sciences  extraordinaires,  qui  attirent  l'admi- 
ration du  commun  des  hommes. 

Les  pédans  sont  donc  vains  et  fiers ,  de  grande  mé- 

bien  qu'eux,  exempt  de  toute  sorte  de  blàmc  :  il  paraît  que  tous 
deux  ne  l'ont  estimé  en  nulle  manière.  L'un  no  pensait  pas  assez 
pour  goûter  lui  auteur  qui  pense  beaucoup;  l'autre  pense  trop 
subtilement  pour  s'accommoder  de  pensées  qui  sont  naturelles.  » 
La  IJruj'cre  veut  venger  Montaigne  et  il  lance,  chemin  faisant, 
à  Malebranche  une  épijxramme  assez  imméritée:  car,  si  cet  écri- 
vain a  un  défaut,  ce  n'est  assurément  pas  celui  de  rechercher 
les  pensées  qui  ne  sont  point  naturelles.  Quant  à  l'autre  critique 
de  .Montaigne,  celui  qui  <<  ne  pensait  pas  assez  »,  La  Bruyère  a 
voulu  désigner  Nicole. 


I 


DE   L'IMAGINATION  1S5 

moire  cl  de  peu  de  jugomont,  heureux  et  foiis  eu  cita- 
lions,  inallieureux.  et  laible.s  en  raison,  d'une  imagina- 
lion  vigoureuse  et  spacieuse,  mais  volage  et  déréglée, 
et  qui  ne  peut  se  contenir  dans  quelque  justesse. 

Il  ne  sera  pas  maintenant  fort  diflicile  de  prouver 
(pie  Montagne  était  aussi  pédant  que  i)lusieurs  autres, 
selon  cette  notion  du  mot  de  pédant,  qui  semble  la  plus 
conforme  à  la  raison  et  à  l'usp-ge  :  car  je  ne  parle  pas 
ici  de  pédanl  à  longue  robbe,  la  robbe  ne  peut  pas 
faire  le  pédant.  Montagne  qui  a  tant  d'aversion  pour 
la  pédanterie  pouvait  bien  ne  porter  jamais  robbe 
longue,  mais  il  ne  pouvait  pas  de  même  se  défaire  de 
ses  propres  défauts.  Il  a  bien  travaillé  à  se  faire  l'air 
cavalier,  mais  il  n'a  pas  travaillé  à  se  faire  l'esprit 
juste,  ou  pour  le  moins  il  n'y  a  pas  réussi.  Ainsi  il  s'est 
plutôt  fait  un  pédant  à  la  cavalière,  et  d'une  espèce 
toute  singulière,  qu'il  ne  s'est  rendu  raisonnable,  judi- 
cieux et  honnête  homme. 

Le  livre  de  Montagne  contient  des  preuves  si  éviden- 
tes de  la  vanité  et  de  la  fierté  de  son  Auteur,  qu'il  pa- 
raît peut-être  assez  inutile  de  s'arrêter  à  les  faire  re- 
marquer :  car  il  faut  être  bien  plein  de  soi-même  pour 
s'imaginer,  comme  lui,  que  le  monde  veuille  bien  lire  un 
assez  gros  livre ,  pour  avoir  quelque  connaissance  de 
nos  humeurs  *.  Il  fallait  nécessairement  qu'il  se  sépa- 

1.  Cf.  Pascal  ;  «  Le  sot  projet  qu'il  a  de  se  peindre!  et  cela 
non  pas  en  passant  et  contre  ses  maximes,  comme  il  arrive 
à  tout  le  monde  de  faillir  ;  mais  par  ses  propres  maximes,  et 
par  un  dessein  premier  et  principal  ».  (Art.  vi,  .33,  éd.  Havet,  I.) 
V.  aussi  le  très  mordant  et  très  malveillant  passage  que  le  logi- 
cien de  Port-Royal  consacre  ù  Montaigne  dans  sa  Logique  de 
Port-Royal  :  «  Un  des  caractères  des  plus  indignes  d'un  honnête 
homme  est  celui  que  Montagne  a  affecté,  de  n'entretenir  ses  lec- 
teurs que  de  ses  humeurs,  de  ses  inclinations,  de  ses  fantaisies, 
de  ses  m.il.idif-.  <1'^  -'•- vortn-.   of  do  so<   vices,   et  qui  ne  naît 


186  DE   LA   KECIltlUGllE   DE   LA   VÉRITÉ 

rat  du  commun,  et  qu'il  se  regardât  comme  un  hoinnio 
tout  ti  fait  extraordinaire. 

Toutes  les  créatures  ont  une  obligation  essenlij'Ilc 
de  tourner  les  esprits  de  ceux  qui  les  veulent  adopf  r, 
vers  celui-là  seul  qui  mérite  d  être  adoré  ;  et  la  religion 
nous  apprend  que  nous  ne  devons  jamais  souffrir  que 
l'esprit  et  le  cœur  de  l'homme  qui  n'est  fait  que  poui- 
Dieu,  s'occupe  de  nous,  et  s'arrête  à  nous  admirer  et 
à  nous  aimer.  Lorsque  saint  Jean  se  prosterna  devant 
l'Ange  du  Seigneur,  cet  Ange  lui  défendit  de  l'adorer  : 
Je  suis  serviteur  y  lui  dit-il,  comme  vous  et  comme  vos 
frères.  Adorez  Dieu  K  11  n'y  a  que  les  démons,  et  ceux 
qui  participent  à  l'orgueil  des  démons,  qui  se  plaisent 
d'être  adorés  ;  et  c'est  vouloir  être  adoré,  non  pas  d'une 
adoration  extérieure  et  apparente,  mais  d'une  adora- 
tion intérieure  et  véritable ,  que  de  vouloir  que  les  au- 
tres hommes  s'occupent  de  nous  :  c'est  vouloir  être 
adoré  comme  Dieu  veut  être  adoré,  c'est-à-dire  en  es- 
prit et  en  vérit(''. 

Montagne  n'a  fait  son  livre  que  pour  se  peindre,  et 
pour  représenter  ses  humeurs  et  ses  inclinations  :  il 
l'avoue  lui-même  dans  l'avertissement  au  Lecteur  in- 
séré dans  toutes  les  éditions  :  C'est  moi  que  je  peins, 
dit-il.  Je  suis  moi-même  la  matière  de  mon  livre.  Et  cela 
paraît  assez  en  le  lisant  :  car  il  y  a  très  peu  de  Chapi- 
tres dans  lesquels  il  ne  fasse  quelque  digression  pour 
parler  de  lui,  et  il  y  a  même  des  Chapitres  entiers,  dans 
lesquels  il  ne  parle  que  de  lui.  Mais  s'il  a  composé  son 
Tiivre  pour  s'y  peindre,  il  l'a  fait  imprimer  pour  qu'on 

que  d'un  défaut  de  jugement  aussi  bien  que  d'un  violent  amour 
de  soi-même.  »  (III,  xx  (6).) 

1.  «  Apoc,  19.  Conservus  tims  sum,  etc.  Deum  adora.  »>  (N. 
de  M.) 


1 


DE    L'LMAGlNATIOxN  187 

le  lût.  11  a  donc  voulu  que  les  hommes  le  regardassent 
et  s'occupassent  de  lui;  quoiqu'il  dise  que  ce  n'est  pas 
raison  qu'on  employé  son  loisir  en  un  sujet  si  frivole  ef 
si  vain.  Ces  paroles  ne  font  que  le  condamner  :  car  s'il 
eût  cru  que  ce  n'était  pas  raison  qu'on  employât  le 
temps  à  lire  son  Livre ,  il  eût  agi  lui-même  contre  le 
sens  commun  en  le  faisant  imprimer.  Ainsi  on  est 
obligé  de  croire,  ou  qu'il  n'a  pas  dit  ce  qu'il  pensait,  ou 
((u'il  n'a  pas  fait  ce  qu'il  devait. 

C'est  encore  une  plaisante  excuse  de  sa  vanité  de 
dire  qu'il  n'a  écrit  que  pour  ses  parens  et  amis.  Car  si 
cela  eût  été  ainsi ,  pourquoi  en  eût-il  fait  faire  trois  im- 
pressions ?  Une  seule  ne  suffisait-elle  pas  pour  ses  pa- 
"rens  et  pour  ses  amis?  D'où  vient  encore  qu'il  a  aug- 
menté son  Livre  dans  les  dernières  impressions  qu'il 
en  a  fait  faire,  et  qu'il  n'en  a  jamais  rien  retranché,  si 
ce  n'est  que  la  fortune  secondait  ses  intentions.  J'ajoute, 
dit-il,  mais  je  ne  corrige  pas,  parce  que  celui  qui  a  hypo- 
téqué  au  monde  son  ouvrage,  je  trouve  apparence  quil 
n'y  ait  plus  de  droit.  Quil  dit  s'il  peut  jnieux  ailleurs, 
et  ne  corrompe  la  besogne  qu'il  a  vendue.  De  telles  gens 
il  ne  faudrait  rien  achepter  qu'après  leur  mort,  qu'ils 
y  j)ensent  bien  avant  que  de  se  produire.  Qui  les  hâte  ? 
mon  Livre  est  toujours  un,  etc.  Il  a  donc  voulu  se  pro- 
duire et  hypothéquer  au  monde  son  ouvrage,  aussi  bien 
qu'à  ses  parens  et  à  ses  amis.  Mais  sa  vanité  serait 
toujours  assez  criminelle,  quand  il  n'aurait  tourné  et 
arrêté  l'esprit  et  le  cœur  que  de  ses  parents  et  de  ses 
amis  vers  son  portrait,  autant  de  temps  qu'il  en  faut 
|)0ur  lire  son  Livre. 

Si  c'est  un  défaut  de  parler  souvent  de  soi,  c'est  une 
effronterie,  ou  plutôt  une  espèce  de  folie  que  de  se 
louer  à  tous  moments,  comme  fait  Montagne  :  car  ce 


188  DE   LA   UEGHEKCIIE   DE   LA   VÉRITÉ 

n'estpas  seulement  pécher  contre  l'humilité  chrétienne, 
mais  c'est  encore  choquer  la  raison. 

Les  hommes  sont  faits  pour  vivre  ensemble,  et^pour 
former  des  corps  et  des  sociétés  civiles.  Mais  il  faut  re- 
nia rcpier  que  tous  les  particuliers  qui  composent  les 
sociétés,  no  veulent  pas  qu'on  les  regarde  comme  la  der- 
nière partie  du  corps  duquel  ils  sont.  Ainsi  ceux  qui  se 
louent,  se  mettant  au-dessus  des  autres,  les  regardant 
comme  les  dernières  parties  de  leur  société,  et  se  consi- 
dérant eux-mêmes  comme  les  principales  et  les  plus  ho- 
norables, ils  se  rendent  nécessairement  odieux  à  tout  le 
monde,  au  lieu  de  se  faire  aimer  et  de  se  faire  estimer. 

C'est  donc  une  vanité,  et  une  vanité  indiscrète  et  ri- 
dicule à  Montagne,  de  parler  avantageusement  de  lui- 
même  à  tous  momens.  Mais  c'est  une  vanité  encore 
plus  extravagante  à  cet  Auteur  de  décrire  ses  défauts, 
(^ar  si  l'on  y  prend  garde ,  on  verra  qu'il  ne  découvre 
guères  que  les  défauts  dont  on  fait  gloire  dans  le  monde, 
à  cause  de  la  corruption  du  siècle,  qu'il  s'attribue 
volontiers  ceux  qui  peuvent  le  faire  passer  pour  esprit 
fort,  ou  lui  donner  l'air  cavalier,  et  afin  que  par  cette 
franchise  simulée  de  la  confession  de  ses  désordres,  on 
le  croye  plus  volontiers  lorsqu'il  parle  à  son  avantage. 
11  a  raison  de  dire  que  se  priser  et  se  mépriser  naissenl 
souvent  de  pareil  air  cfarrogance.  C'est  toujours  une 
marque  certaine  que  l'on  est  plein  de  soi-même  ;  et 
Montagne  me  paraît  encore  plus  fier  et  plus  vain  quand 
il  se  blâme  que  lorsqu'il  se  loue,  parce  que  c'est  un  or- 
gueil insupportable  que  de  tirer  vanité  de  ses  défauts, 
au  lieu  de  s'en  humilier.  J'aime  mieux  un  homme  qui 
cache  ses  crimes  avec  honte,  qu'un  autre  qui  les  publie 
avec  eflVonterie  ;  et  il  me  semble  qu'on  doit  avoir 
(juelque  horreur  de  la  manière  cavalière  et  peu  chré- 


DE   LI.MACINATION  189 

luMine   dont  Montagne   représente   ses  défauts.   Mais 
(examinons  les  autres  qualités  de  son  esprit. 

Si  nous  croyons  Montagne  sur  sa  parole,  nous  nous 
persuaderons  que  c'était  un  homme  de  nulle  rétention  ; 
([11  il  n'avait  point  de  gardoire ;  que  la  mémoire  lui 
manquait  du  tout^,  mais  qu'il  ne  manquait  pas  de  sens 
et  de  jugement.  Cependant,  si  nous  en  croyons  le  por- 
trait même  qu'il  a  fait  de  son  esprit,  je  veux  dire  son 
propre  Livre,  nous  ne  serons  pas  tout  à  fait  de  son 
sentiment.  Je  ne  sçaurais  recevoir  une  charge  sans  ta- 
blettes, dit-il,  et  quand  fai  un  propos  à  tenir,  s'il  est 
de  longue  haleine,  je  suis  réduit  à  cette  vile  et  misérable 
nécessité  d'apprendre  par  cœur  mot  à  mot  ce  que  fai 
à  dire;  autrement  je  n'aurais  ni  façon  ni  assurance, 
étant  en  crainte  que  ma  mémoire  me  vint  faire  un  mauvais 
tour.  Un  homme  qui  peut  bien  apprendre  mot  à  mot 
des  discours  de  longue  haleine,  pour  avoir  quelque 
façon  et  quelque  assurance,  manque-t-il  plutôt  de 
mémoire  que  de  jugement?  Et  peut-on  croire  Mon- 
tagne, lorsqu'il  dit  de  lui  :  Les  gens  qui  me  servent,  il 
faut  que  je  les  appelle  par  le  nom  de  leurs  charges  ou 
de  leur  pays,  car  il  m'est  très  mal  aisé  de  retenir  des 
noms,  et  si  je  durais  à  vivre  longtemps ,  je  ne  croi  pas 
que  je  n  oubliasse  mon  nom  propre.  Un  simple  gentil- 
homme, qui  peut  retenir  par  cœur  et  mot  à  mot  avec 
tissurance  des  discours  de  longue  haleine,  a-t-il  un  si 
grand  nombre  d'officiers  ^  qu'il  n'en  puisse  retenir  les 

1.  «  L.  II,  ch.  x;  1.  I,  ch.  xxiv;  1.  II,  ch.  xvii.  »  (N.  de  M.) 

2.  lusinuatiou  malicieuse  sur  la  vanité  de  Montaif^ne.  Les  lo- 
f^iciens  de  Port-Royal  ont  souligné  :  «  Un  auteur  célèbre  de  ce 
temps,  disent-ils,  remarque  agréablement  qu'ayant  eu  soin  fort 
inutilement  de  nous  avertir  en  deux  endroits  de  son  livre  qu'il 
avait  un  page,  qui  était  un  ofticier  assez  peu  utile  en  la  maison 
d'un  gentilhomme  de  six  mille  livres  do  rente,  il  n'avait  pas  eu 

11. 


100  I)K    LA   RECHERCHE   DE   LA   VÉRITÉ 

noms?  Un  lioiiiiiie  qui  est  né  et  nourri  aux  champsy  et 
jjarnii  le  labourage,  qui  a  des  affaires  et  un  ménage  eïf 
main  ^,  ot  qui  dit  que  de  mettre  à  non  chaloir  ce  qui  est 
à  nos  pieds,  ce  que  nous  avons  entre  nos  mains,  ce  qui 
regarde  de  plus  près  l'usage  de  la  vie,  c'est  chose  bien 
éloignée  de  son  dogme,  peut-il  oublier  lesnom^  frcancais 
de  ses  domestiques?  Peut-il  oublier,  comme  il  dit,  la 
plupart  denos  monnoges,  la  différence  d' un  grain  à  l'autre 
en  la  terre  et  au  grenier,  si  elle  n'est  pas  trop  apparente, 
les  plus  grossiers  principes  de  Vagriculture  et  que  les 
en  fans  sçavent,  de  quoi  sert  le  levain  à  faire  du  pain,  et 
ce  que  c'est  que  de  faire  cuver  du  vin?  et  cependant 
avoir  l'esprit  plein  de  noms  des  anciens  Philosophes, 
et  de  leurs  principes ,  des  idées  de  Platon,  des  atomes 
d'Epicurc,  du  plein  et  du  vuide-  de  Leucippus  et  de  ï)é- 
mocritus,  de  l'eau  de  Thaïes,  de  Vinfînité  de  nature 
d'Anaximandre,  de  l'air  de  Biogènes,  des  nombres  et  de 
la  sgmmétrie  de  Pgtagoras,  de  l'infini  de  Parménides,  de 
l'un  de  Museus,  de  l'eau  et  du  feu  dWpollodorus,  des 
parties  similaires  d'Anaxagoras ,  de  la  discorde  et  de 
l'amitié  d'Empédocles,  du  feu  d'Heraclite,  etc.  ?  Un 
homme  qui  dans  trois  ou  quatre  pages  de  son  livre, 
rapporte  plus  de  cinquante  noms  d'Auteurs  différens 
avec  leurs  opinions  ;  qui  a  rempli  tout  son  Ouvrage  de 
traits  d'histoire  et  d'apophtegmes  entassés  sans  ordre  ; 
(fui  dit  que  l'Histoire  et  la  Poésie  sont  son  gibier  en  ma- 

lemême  soin  de  nous  dire  qu'il  avait  eu  aussi  un  clerc,  ayant  étr 
conseiller  du  Parlement  de  Bordeaux  :  cette  charge,  quoique  très 
honorable  en  soi,  ne  satisfaisant  pas  assez  la  vanité  qu'il  avait 
de  faire  paraître  partout  un  humeur  de  gentilhomme  et  de  ca- 
valier, et  un  éloignement  de  la  robe  et  des  procès.  >-  {Loq.,  III, 
/.  cit.) 

1.  «  L.  11,  ch.  XVII.  »  (x\.  de  M.) 

2.  «  L.  II,  ch.  XII.  »  (N.  de  M.) 


DE   L'IMAGINATION  191 

hère  de  Livides  *;  qui  se  dit  k  tous  momens  et  dans  un 
même  chapitre,  lors  même  qu'il  parle  des  choses  qu'il 
prétond  le  mieux  scavoir,  je  veux  dire  lorsqu'il  parle 
«les  qualités  de  son  esprit,  se  doit-il  piquer  d'avoir  plus 
•  le  jugement  que  de  mémoire  ? 

Avouons  donc  que  Afontagnc  était  excellent  en  ou^ 
hliance,  puisque  Montagne  nous  en  assure,  qu'il  sou- 
haite que  nous  ayons  ce  sentiment  de  lui,  et  qu'enfin  cela 
n'est  pas  tout  à  fait  contraire  à  la  vérité.  Mais  ne  nous 
persuadons  pas  sur  sa  parole,  ou  par  les  louanges 
qu'il  se  donne,  que  c'était  un  homme  de  grand  sens,  et 
d'une  pénétration  d'esprit  toute  extraordinaire.  Gela 
pourrait  nous  jeter  dans  l'erreur,  et  donner  trop  de 
crédit  aux  opinions  fausses  et  dangereuses  qu'il  débite 
avec  une  fierté  et  une  hardiesse  dominante,  qui  ne 
fait  qu'étourdir  et  qu'éblouir  les  esprits  faibles. 

J/autre  louange  que  l'on  donne  à  Montagne  est  qu'il 
avait  une  connaissance  parfaite  de  l'esprit  humain  ; 
qu'il  en  pénétrait  le  fond ,  la  nature  et  les  propriétés  ; 
qu'il  en  sçavait  le  fort  et  le  faible  ;  en  un  mot  tout  ce 
([ue  l'on  en  peut  sçavoir.  Voyons  s'il  mérite  bien  ces 
louanges,  et  d'où  vient  qu'on  en  est  si  libéral  à  son 
«'•gard. 

Ceux  qui  ont  lu  Montagne  sçavent  assez  que  cet  Au- 
teur affectait  de  passer  pour  Pyrrhonien  ^,  et  qu'il  faisait 
gloire  de  douter  de  tout.  La  persuasion  de  la  certi- 
tude, di^û-W,  est  un  certain  témoignage  de  folie  et  d'incer- 
titude extrême  ;  et  n'est  point  de  plus  folles  gens  et  moins 
philosophes  que  les  Philodoxes  de  Platon.  Il  donne, 
au  contraire,  tant  de  louanges  aux  Pyrrhoniens'  dans 

1.  «  L.  1er,  ch.  XXV.  »  (N.  de  M.) 

2.  «  L.  II,  ch.  XII.  »  (N.  de  M.) 

3.  «  Un  peu  plus  haut.  »  (N.  de  M.) 


192  DE   LA   UEGHERCIIE   DE    LA   VÉRITÉ 

le  même  Chapitre,  (|u"il  n'est  j)as  possible  (juH  ne 
lut  de  cette  secte.  11  était  nécessaire  de  son  temps, 
[>our  passer  pour  habile  et  pour  galant  homme,  de 
<louter  de  tout,  et  la  qualité  d'esprit  fort  dont  il  se  pi- 
(|uait,  l'engageait  encore  dans  ces  opinions.  Ainsi  en  le 
supposant  Académicien,  on  pourrait  tout  d'un  coup  le 
convaincre  d'être  le  plus  ignorant  de  tous  les  hommes, 
non  seulement  dans  ce  qui  regarde  la  nature  de  l'esprit, 
mais  même  en  toute  autre  chose.  Car,  puisqu'il  y  a 
une  diflerence  entre  sçavoir  et  douter,  si  les  Académi- 
ciens disent  ce  qu'ils  pensent,  lorsqu'ils  assurent  qu'ils 
ne  sçavent  rien,  on  peut  dire  que  ce  sont  les  plus  igno- 
rans  de  tous  les  hommes. 

Mais  ce  ne  sont  pas  seulement  les  plus  ignorans  de 
tous  les  hommes,  ce  sont  aussi  les  défenseurs  des  opi- 
nions les  moins  raisonnables.  Car  non  seulement  ils 
rejettent  tout  ce  qui  est  de  plus  certain  et  de  plus  uni- 
versellement reçu,  pour  se  faire  passer  pour  esprits 
forts;  mais  par  le  même  tour  d'imagination,  ils  se 
plaisent  à  parler  d'une  manière  décisive  des  choses  les 
plus  incertaines  et  les  moins  probables.  Montagne  est 
visiblement  frappé  de  cette  maladie  d'esprit  ;  et  il  faut 
nécessairement  dire  que  non  seulement  il  ignorait  la 
nature  de  l'esprit  humain,  mais  même  qu'il  était  dans 
des  erreurs  fort  grossières  sur  ce  sujet,  supposé  qu'il 
nous  ait  dit  ce  qu'il  en  pensait,  comme  il  l'a  dû  faire. 

Car  que  peut-on  dire  d'un  homme  qui  confond 
l'esprit  avec  la  matière  ;  qui  rapporte  les  opinions  les 
plus  extravagantes  des  Philosophes  sur  la  nature  de 
l'âme  sans  les  mépriser,  et  même  d'un  air  qui  fait 
assez  connaître  qu'il  approuve  davantage  les  plus  op- 
posées à  la  raison;  qui  ne  voit  pas  la. nécessité  de  l'im- 
mortalité de  nos  âmes  ;  qui  pense  que  la  raison  humaine 


DE   L'IMAGINATION  193 

ne  I;i  pont  reconnaître,  et  (lui  regarde  les  preuves 
que  l'on  en  donne  comme  des  songes  que  le  désir  fait 
naître  en  nous  :  somnia  non  docentis,  sed  optantis  : 
<pii  trouve  à  redire  que  les  hommes  se  séparent  de  la 
presse  des  autres  créatures,  et  se  distinguent  des  bâtes, 
qu'il  appelle  nos  confrères  et  nos  compagnons,  qu'il 
croit  parler,  s'entendre,  et  se  moquer  de  nous,  de 
même  que  nous  parlons,  que  nous  nous  entendons, 
et  que  nous  nous  moquons  d'elles  ;  qui  met  plus  de  dif- 
férence d'un  homme  à  un  autre  homme,  que  d'un 
homme  à  une  héte,  qui  donne  jusqu'aux  araignées  dé- 
libération, pensement  et  conclusion ,  et  qui,  après  avoir, 
soutenu  que  1  ame  de  l'homme  n'a  aucun  avantage 
sur  celle  des  bétes,  accepte  volontiers  ce  sentiment, 
que  ce  n'est  point  par  la  raison,  par  le  discours  et  par 
rame  que  nous  excellons  sur  les  bêtes,  mais  par  notre 
beauté,  notre  beau  teint,  et  notre  belle  disposition  de 
membres,  pour  laquelle  il  nous  faut  mettre  notice  intelli- 
gence, notre  prudence  et  tout  le  reste  à  V abandon,  etc.  ? 
Peut-on  dire  qu'un  homme  qui  se  sert  des  opinions  les 
plus  bizarres  pour  conclure  que  ce  nest  point  par 
vrai  discours,  mais  par  une  fierté  et  opiniâtreté ,  que 
nous  nous  préférons  aux  autres  animaux,  eût  une  con- 
naissance fort  exacte  de  l'esprit  humain,  et  croit-on  en 
persuader  les  autres  *  ? 

1.  Ces  citations  sont  empruut»l'cs  au  chapitre  xii  du  second  livre. 
Ce  chapitre,  qui  est  de  beaucoup  le  plus  étendu  et  le  plus  im- 
portant des  Essais,  a  pour  titre  :  Apologie  de  Raimond  Sebond. 
Montaigne  nous  y  rapporte  qu'il  avait  traduit  un  ouvrage  très 
admiré  de  son  père,  une  Thcoloffia  naluralis,  sive  Libei^  creatii- 
rarum,  tnagistri  Raimondi  de  Seùonde,  livre  «  basti  d'un  espa- 
'„'nol  barragouiné  en  terminaisons  latines  »,  et  dont  la  fin  «  hardie 
et  courageuse  »  était  «  par  raisons  humaines  et  naturelles,  esta- 
J)lir  et  vérifler  contre  les  athéistes  tous  les  articles  de  la  religion 
chrestienne.  En  quoy,  ajoute-t-il,  je  le  treuve  si  ferme  et  si  heu- 


19i  \)K    LA    IJKGIIERCIIi;    DK    LA    VKKITÉ 

Mais  il  r.ml  laiic  justi(.'o  à  loiit  le  monde,  et  dire  de- 
bonne  foi  (luel  (Hait  le  caractère  de  l'esprit  de  Monta^^nc 
Il  avait  ]»<Mi  d<'  mémoire,  encore  moins  de  jugement, 
il  c^!  \iai;   in,u<  ces  deux  qualités  ne  font  point  en- 


reux,  que  je  ne  pense  point  qu'il  soit  possible  de  mieux  faire  en 
cet  Jirgunient  lu,;  et  crois  que  nul  ne  l'a  égalé.  »  Cette  défense  du 
drisme  et  de  la  religion  chrétienne  avait  soulevé  beaucoup  de 
critiques ,  que  l'auteur  des  Essais  réduit  à  deux  principales.  La 
première  est  «  que  les  chrestiens  se  font  tort  de  vouloir  appuyer 
leur  créance  par  des  raisons  humaines  ».  Sur  celle-là  il  ne  s'ar- 
rête guère  et  se  contente  d'une  courte  réponse.  La  seconde  est 
adressée  par  ceux  qui  «  disent  que  les  arguments  de  Raimond 
de  Sebond  sont  faibles  et  ineptes  à  vérifier  ce  qu'il  veut  et  en- 
treprennent de  les  choquer  aysémènt.  Il  fault  secouer  ceulx-cy 
un  peu  plus  rudement...  »  Et,  sous  prétexte  de  les  secouer,  pour 
mieux  défendre  Raimond  de  Sebond,  Montaigne  met  la  raison  elle- 
même  sur  la  sellette.  Ah!  l'on  veut  ruiner  par  la  raison  les  ar- 
guments de  cet  écrivain  contre  les  athées!  Voyons  un  peu  ce 
qu'il  en  faut  attendre,  de  cette  faculté  orgueilleuse.  Oui ,  elle  est 
quelque  chose  de  bien  admirable,  vraiment  !  Et  d'énumérer  toutes 
les  faiblesses,  incertitudes,  contradictions  et  ignorances  de  la 
raison  naturelle,  et  d'amener  l'arsenal  du  pyrrhonisme  pour 
sauver  le  dogmatisme  chrétien.  Une  apologie  de  la  religion  est 
donc  l'occasion  et  la  fin  alléguée  de  ce  long  plaidoyer  pour  le- 
scepticisme.  Mais  Malebranche  n'est  point  dupe  ;  il  écarte  le  pré- 
texte et  l'apparence,  pour  aller  droit  à  l'intention  réelle.  11  est 
remarquable  que  Pascal,  qui  savait  Montaigne  par  cœur,  se- 
prend  ou  feint  de  se  laisser  prendre  à  l'artifice,  si  nous  nous  euj 
tenons  à  son  entretien  avec  M.  de  Saci  :  <(  C'est  ainsi  qu'il  gour- 
mande si  fortement  et  si  cruellement  la  raison  dénuée  de  la  foi, 
que,  lui  faisant  douter  si  elle  est  raisonnable,  et  si  les  animaux 
le  sont  ou  non,  ou  plus  ou  moins,  il  la  fait  descendre  de  l'excel- 
lence qu'elle  s'est  attribuée,  et  la  met  par  grâce  en  parallèle  avec 
les  bêtes,  sans  lui  permettre  de  sortir  de  cet  ordre  jusqu'à  ce 
qu'elle  soit  instruite  par  son  Créateur  même  de  son  rang  quelle 
ignore...  »  (Havet,  1,  Introd.  p.  cxxix.)  M.  de  Saci,  sans  s'indi- 
gner comme  fait  .Malebranche,  se  tient  sur  une  réserve  pleine  de 
défiance.  «  Il  se  disait  en  lui-même  ces  paroles  de  saint  Augus- 
tin: 0  Dieu  de  vérité!  ceux  qui  savent  ces  subtilités  de  raison- 
nement vous  sont-ils  pour  cela  plus  agréables?  Il  plaignait  ce 
philosophe  qui  se  piquait  et  se  déchirait  de  toute  part  des 
épines  qu'il  se  formait...  »  (Ibi.,  /.  cit.) 


DE  L'1MA(J1NATI0N  19:; 

semble  ce  que  l'on  appelle  ordinairement  dans  le 
inonde  beauté  d'esprit.  C'est  la  beauté,  la  vivacité,  et 
l'étendue  de  l'imagination,  qui  font  passer  pour  bel  es- 
prit. Le  commun  des  hommes  estime  le  brillant,  et 
non  pas  le  solide,  parce  que  l'on  aime  davantage  ce 
•  [ui  touche  les  sens  que  ce  qui  instruit  la  raison.  Ainsi 
»'n  prenant  beauté  d'imagination  pour  beauté  d'esprit, 
on  peut  dire  que  Montagne  avait  l'esprit  beau  et  même 
extraordinaire.  Ses  idées  sont  fausses,  mais  belles.  Ses 
expressions  irrégulières  ou  hardies,  mais  agréables. 
Ses  discours  mal  raisonnes,  mais  bien  imaginés.  On 
voit  dans  tout  son  livre  un  caractère  d'original,  qui 
plaît  infiniment:  tout  copiste  qu'il  est,  il  ne  sent  point 
son  copiste  ;  et  son  imagination  forte  et  hardie  donne 
toujours  le  tour  d'original  aux  choses  qu'il  copie.  11  a 
•'nlin  ce  qu'il  est  nécessaire  d'avoir  pour  plaire,  et 
pour  imposer  ;  et  je  pense  avoir  montré  suffisamment 
que  ce  n'est  point  en  convainquant  la  raison  qu'il  se  fait 
admirer  de  tant  de  gens,  mais  en  leur  tournant  l'esprit 
à  son  avantage  par  la  vivacité  toujours  victorieuse  de 
son  imagination  dominante. 


CHAPITRE   VT 

1.    DES    SORCIKRS    PAU    IMAGINATION  ET    DES    LOUPS-GAROUX.  — 
II.    CONCLUSION    DES    DEUX    PREMIERS    LIVRES. 

I.  Le  plus  étrange  effet  de  la  force  de  l'imagination 
est  la  crainte  déréglée  de  l'apparition  des  esprits ,  des 
sortilèges,  des  caractères,  des  charmes  des  Lycan- 
thropes  ou  Loups-garoux,  et  généralement  de  tout  ce 


496  DE   LA   IIEGIIEUCIIE   DE    LA   VÉUITÉ 

qu'on  s'imagine  dépendre  de  la  puissance  du  démon. 

Il  n'y  a  rien  de  plus  terrible,  ni  qui  efiraye  davanlafic 
l'esprit,  ou  (jui  i)roduise  dans  le  cerveau  des  vestiges 
plus  profonds,  que  l'idée  d'une  puissance  invisible  qui 
ne  pense  qu'à  nous  nuire  et  à  la({uelle  on  ne  peut  ré- 
sister. Tous  les  discours  qui  réveillent  cette  idée  sont 
toujours  écoutés  avec  crainte  et  curiosité.  Les  hommes 
s'attachant  à  tout  ce  qui  est  extraordinaire ,  se  font  un 
plaisir  bizarre  de  raconter  ces  histoires  surprenantes 
et  prodigieuses  de  la  puissance  et  de  la  malice  des  Sor- 
ciers, à  épouvanter  les  autres  et  à  s'épouvanter  eux- 
mêmes.  Ainsi  il  ne  faut  pas  s'étonner  si  les  Sorciers  sont 
si  communs  en  certains  pays  où  la  créance  du  sabbat 
est  trop  enracinée,  où  tous  les  contes  les  plus  extrava- 
gans  des  sortilèges  sont  écoutés  comme  des  histoires 
authentiques,  et  où  l'on  brûle  comme  des  Sorciers 
véritables  les  fous  et  les  visionnaires  dont  l'imagina- 
tion a  été  déréglée,  autant  pour  le  moins  par  le  récit 
de  ces  contes  que  par  la  corruption  de  leur  cœur. 

Je  sçai  bien  que  quelques  personnes  trouveront  à 
redire,  que  j'attribue  la  plupart  des  sorcelleries  à  la 
force  de  l'imagination,  parce  que  je  sçai  que  les  hommes 
aiment  qu'on  leur  donne  de  la  crainte  ;  qu'ils  se  fâchent 
contre  ceux  qui  les  veulent  désabuser  ;  et  qu'ils  res- 
semblent aux  malades  par  imagination,  qui  écoutent 
avec  respect,  et  qui  exécutent  lidèlement  les  ordon- 
nances des  Médecins  qui  leur  pronostiquent  des  acci- 
dents funestes.  Les  superstitions  ne  se  détruisent  pas 
facilement,  et  on  ne  les  attaque  pas  sans  trouver  un 
grand  nombre  de  défenseurs  ;  et  cette  inclination  à 
croire  aveuglément  toutes  les  rêveries  des  Démonogra- 
phes  est  produite  et  entretenue  par  la  même  cause  qui 
rend  opiniâtres  les  superstitieux,  comme  il  est  assez 


DE   L'IMAGINATION  1117 

lacilo  do  lt3  prouver.  Toutefois  cela  ne  doit  ims  ni'cui- 
pèclier  de  décrire  en  peu  de  mots,  comme  je  croi  que 
de  pareilles  opinions  s'établissent. 

Vn  Pastre  dans  sa  bergerie  raconte  après  souper  à 
sa  femme  et  k  ses  enfants  les  avantures  du  sabbat. 
(iOmme  son  imagination  est  modérément  échauffée  par 
les  vapeurs  du  vin,  et  qu'il  croit  avoir  assisté  plusieurs 
fois  à  cette  assemblée  imaginaire,  il  ne  manque  pas 
d'en  parler  d'une  manière  forte  et  vive.  Son  éloquence 
naturelle,  jointe  à  la  disposition  où  est  toute  sa  famille, 
pour  entendre  parler  d'un  sujet  si  nouveau  et  si  ter- 
rible, doit  sans  doute  produire  d'étranges  traces  dans 
des  imaginations  faibles,  et  il  n'est  pas  naturellement 
possible  qu'une  femme  et  des  enfans  ne  demeurent 
tout  effrayés,  pénétrés  et  convaincus  de  ce  qu'ils  lui 
entendent  dire.  C'est  un  mari,  c'est  un  père  qui  parle 
de  ce  qu'il  a  vu,  de  ce  qu'il  a  fait  :  on  l'aime  et  on  le 
respecte  :  pourquoy  ne  le  croirait-on  pas?  Ce  Pastre  le 
répète  en  différens  jours.  L'imagination  de  la  mère  et 
des  enfants  en  reçoit  peu  à  peu  des  traces  plus  pro- 
fondes ;  ils  s'y  accoutument,  les  frayeurs  passent,  et  la 
conviction  demeure;  et  enfin  la  curiosité  les  prend  d'y 
aller.  Ils  se  frottent  de  certaine  drogue  dans  ce  dessein, 
ils  se  couchent  :  cette  disposition  de  leur  cœur  échauffe 
encore  leur  imagination  ;  et  les  traces  que  le  Pastre 
avait  formées  dans  leur  cerveau,  s'ouvrent  assez  pour 
leur  faire  juger  dans  le  sommeil  comme  présens  tous 
les  mouvemens  de  la  cérémonie,  dont  il  leur  avait  fait 
la  description.  Ils  se  lèvent,  ils  s'entredemandent  et 
s'entredisent  ce  qu'ils  ont  vu.  Ils  se  fortifient  de  cette 
sorte  les  traces  de  leur  vision  ;  et  celui  qui  a  l'imagina- 
lion  la  plus  forte,  persuadant  mieux  les  autres,  ne 
juauque  [las  de  ré'arler  en  peu  de  nuils  l'histoire  imagi- 


198  DE  LA  RECHERCHE  DE   LA  VÉRITÉ 

naire  du  sabbat.  Voilà  donc  des  Sorciers  achevés,  (jiir 
Je  Pàstre  a  faits,  et  ils  en  feront  un  jour  beaucoup 
d'autres,  si  ayant  l'imagination  forte  et  vive,  la  crainte 
ne  les  empêche  pas  de  conter  de  pareilles  histoires. 

Il  s'est  trouvé  plusieurs  fois  des  Sorciers  de  bonne 
foi,  qui  disaient  généralement  à  tout  le  monde  qu'ils 
allaient  au  sabbat;  et  qui  en  étaient  si  persuadés,  que 
quoique  plusieurs  personnes  les  veillassent,  et  les  as- 
surassent qu'ils  n'étaient  point  sortis  du  lit,  ils  ne  pou- 
vaient se  rendre  à  leur  témoignage. 

Tout  le  monde  sçait  que  lorsque  l'on  fait  des  contes 
d'apparitions  d'esprits  aux  enfants,  ils  ne  manquent 
presque  jamais  d'en  être  effrayés,  et  qu'ils  ne  peuvent 
demeurer  sans  lumière  et  sans  compagnie;  parce 
qu'alors  leur  cerveau  ne  recevant  point  de  traces  de 
quelque  objet  présent,  celle  que  le  conte  a  formée  dans 
leur  cerveau  se  r'ouvre ,  et  souvent  même  avec  assez 
de  force  pour  leur  représenter  comme  devant  leurs 
yeux  les  esprits  qu'on  leur  a  dépeints.  Cependant  on 
ne  leur  conte  pas  ces  histoires  comme  si  elles  étaient 
véritables.  On  ne  leur  parle  pas  avec  le  même  air  que 
si  on  était  persuadé,  et  quelquefois  on  le  fait  d'une 
manière  assez  froide  et  assez  languissante.  Il  ne  faut 
donc  pas  s'étonner  qu'un  homme  qui  croit  avoir  été  au 
sabbat,  et  qui  par  conséquent  en  parle  d'un  ton  ferme, 
et  avec  une  contenance  assurée,  persuade  facilement 
quelques  personnes  qui  l'écoutent  avec  respect,  de 
toutes  les  circonstances  qu'il  décrit,  et  transmette  ainsi 
dans  leur  imagination  des  traces  pareilles  à  celles  qui 
le  trompent  ^ 

1.  Tout  ce  qui  suit  a  été  retranché  dans  l'édition  de  M.  de  Ge- 
noude  (1837).  Et  bien  à  tort,  puisque  la  6^  édition  du  Traité  1& 
renferme  et  que  le  résumé  terminal,  par  le  rappel  qu'il  fait  de  la 


DE   L'IMAGINATION  199 

(Juaiul  1<'>  linmnios  nous  parlent,  ils  gravent  dans 
notre  cerveau  des  traces  pareilles  h  celles  qu'ils  ont. 
Lorsqu'ils  en  ont  de  profondes,  ils  nous  parlent  d'une 
manière  qui  nous  en  grave  de  profondes  :  car  ils  ne 
peuvent  parler  qu'ils  ne  nous  rendent  semblables  à 
eux  en  que^iue  façon.  Les  enfans  dans  le  sein  de  leurs 
mères  ne  voient  que  ce  que  voient  leurs  mères  ;  et  même 
lorsqu'ils  sont  venus  au  monde,  ils  imaginent  peu  de 
choses  dont  leurs  parens  n'en  soient  la  cause  ;  puisque 
les  hommes  mêmes  les  plus  sages  se  conduisent  plutôt 
par  Fimagination  des  autres,  c'est-à-dire  par  l'opinion 
et  par  la  coutume,  que  par  les  règles  de  la  raison. 
Ainsi  dans  les  lieux  où  l'on  brûle  les  Sorciers,  on  en 
trouve  un  grand  nombre  :  parce  que  dans  les  lieux  où 
on  les  condamne  au  feu,  on  croit  véritablement  qu'ils 
le  sont,  et  cette  croyance  se  fortifie  par  les  discours 
([u'on  en  tient  ^  Que  l'on  cesse  de  les  punir,  et  qu'on 
les  traite  comme  des  fous;  et  l'on  verra  qu'avec  le 
temps  ils  ne  seront  plus  Sorciers  :  parce  que  ceux  qui 
ne  le  sont  que  par  imagination,  qui  font  certainement 
le  plus  grand  nombre ,  reviendront  de  leurs  erreurs. 

Il  est  indubitable  que  les  vrais  Sorciers  méritent  la 
mort  ^,  et  que  ceux  mêmes  qui  ne  le  sont  que  par  ima- 
gination ne  doivent  pas  être  réputés  pour  tout-à-fait 
innocens;  puisque  pour  l'ordinaire  ils  ne  se  persuadent 
être  Sorciers  que  parce  qu'ils  sont  dans  une  disposi- 
tion de  cœur  d'aller  au  sabbat,  et  qu'ils  se  sont  frottés 


loi  générale  de  l'union  de  l'âme  et  du  corps,  est  le  complément 
nécessaire  de  tout  ce  II»  livre. 

1.  Puis  ce  raisonnement  est  si  naturel:  u  Les  hrùlerait-on,  s'ils 
n'existaient  pas?  » 

2.  Malebranche  admettait  donc  qu'il  en  existât  de  «  vrais»  ? 
On  voudrait  croire  cette  phrase  ironique. 


200  DE   LA   UECIIEIICIIE   DE   LA   VÉUITÉ 

(le  (iuol(iiie  drogue  pour  venir  à  bout  de  leur  malheu- 
reux des.sein.  Mais  en  punissant  indifleremment  tous 
ces  criminels,  la  i)ersuasion  commune  se  fortifie,  les 
Sorciers  par  imagination  se  multiplient,  et  ainsi  une 
infinité  de  gens  se  perdent  et  se  damnent.  C'est  donc 
avec  raison  que  plusieurs  Parlemens  ne  punissent 
point  les  Sorciers  :  il  s'en  trouve  beaucoup  moins  dans 
les  terres  de  leur  ressort,  et  l'envie,  la  haine  et  la  ma- 
lice des  méchants  ne  peuvent  se  servir  de  ce  prétexte 
pour  perdre  les  innocens  ^ 

L'appréhension  des  loups-garoux,  ou  des  hommes 
transformés  en  loups,  est  encore  une  plaisante  vision. 
Un  homme  par  un  effort  déréglé  de  son  imagination 
tombe  dans  cette  folie,  qu'il  se  croie  devenir  loup  toutes 
les  nuits.  Ce  dérèglement  de  son  esprit  ne  manque  pas 
de  le  disposer  à  faire  toutes  les  actions  que  font  les 
loups,  ou  qu'il  a  ouï  dire  qu'ils  faisaient.  Il  sort  donc  à 
minuit  de  sa  maison,  il  court  les  rues,  il  se  jette  sur 
quelque  enfant  s'il  en  rencontre,  il  le  mord  et  le  mal- 
traite; et  le  peuple,  stupide  et  superstitieux,  s'imagine 
(ju'en  effet  ce  fanatique  devient  loup  ;  parce  que  ce  mal- 
heureux le  croit  lui-même,  et  qu'il  l'a  dit  en  secret  à 
quelques  personnes  qui  n'ont  pu  le  taire. 

S'il  était  facile  de  former  dans  le  cerveau  les  traces 
qui  persuadent  aux  hommes  qu'ils  sont  devenus  loups, 
et  si  l'on  pouvait  courir  les  rues,  et  faire  tous  les  ra- 
vages que  font  ces  misérables  loups-garoux,  sans  avoir 
le  cerveau  entièrement  bouleversé,  comme  il  est  facile 
d'aller  au  sabbat  dans  son  lit  et  sans  se  réveiller,  ces 


1.  Au  xviic  siècle  encore,  on  sait  à  quel  point  les  préjugés  eu 
iait  de  sorcellerie,  de  magie,  etc.,  étaient  tenaces  et  de  combien 
de  cruautés  ils  furent  le  prétexte.  Ce  passage  fait  honneur  à  la 
clairvoyance  de  Malehranche  et  à  son  humanité. 


DE    L  I  MA  (i  IN  ATI  ON  2(K 

belles  histoires  de  transformations  d'hommes  en  loups 
ne  maïKineraient  pas  de  in-odiiiic  leur  etret  comme 
celles  que  l'on  fait  du  sahhat,  et  nous  aurions  autant 
de  loups-garoux  que  nous  avons  de  Sorciers.  Mais  la 
persuasion  d'être  transformés  en  loup  suppose  un  bou- 
leversement de  cerveau  bien  plus  difficile  à  produire 
«]ue  celui  d'un  homme  qui  croit  seulement  aller  au 
sabbat;  c'est-à-dire  qui  croit  voir  la  nuit  des  choses 
«pii  ne  sont  point,  et  qui  étant  réveillé  ne  peut  distin- 
guer ses  songes  de^  pensées  qu'il  a  eues  pendant  le  jour. 

C'est  une  chose  assez  ordinaire  à  certaines  personnes 
d'avoir  la  nuit  des  songes  assez  vifs,  pour  s'en  ressou- 
venir exactement  lorsqu'ils  sont  réveillés,  quoique  le 
sujet  de  leur  songe  ne  soit  pas  de  soi  fort  terrible. 
Ainsi  il  n'est  pas  difficile  que  des  gens  se  persuadent 
d'avoir  été  au  sabbat;  car  il  suffit  pour  cela  que  leur 
cerveau  conserve  les  traces  qui  s'y  font  pendant  le  som- 
meil. 

La  principale  raison  qui  nous  empêche  de  prendre 
nos  songes  pour  des  réalités,  est  que  nous  ne  pouvons 
lier  nos  songes  avec  les  choses  que  nous  avons  faites 
pendant  la  veille  :  car  nous  reconnaissons  par  là  que  ce 
ne  sont  que  des  songes.  Or  les  Sorciers  par  imagina- 
tion ne  peuvent  reconnaître  par  là  si  leur  sabbat  est 
un  songe.  Car  on  ne  va  au  sabbat  que  la  nuit,  et  ce  (pii 
se  passe  au  sabbat  ne  se  peut  lier  avec  les  autres  ac- 
tions de  la  journée.  Ainsi  il  est  moralement  impossible 
de  les  détromper  par  ce  moyen-là.  Et  il  n'est  point  en- 
<'ore  nécessaire  que  les  choses  que  ces  Sorciers  pré- 
tendus croient  avoir  vues  au  sabbat,  gardent  entr 'elles 
un  ordre  naturel  :  car  elles  paraissent  d'autant  i)lus 
réelles  qu'il  y  a  plus  d'extravagance  et  de  confusion 
dans  leur  suite.  Il  suffit  donc,  pour  les  tromper,  que  les 


202  DE   LA   IlECllERCHK   DE    LA  VERITE 

idées  des  choses  du  sabbat  soient  vives  et  effrayantes  : 
ro  qui  no  peut  manquer,  si  on  considère  qu'elles  repré- 
sentent des  choses  nouvelles  et  extraordinaires. 

Mais  afin  qu'un  homme  s'imagine  qu'il  est  coq, 
('lièvre,  loup,  bœuf,  il  faut  un  si  grand  dérèglement 
d'imagination  que  cela  ne  peut  être  ordinaire  :  quoique 
ces  renversemens  d'esprit  arrivent  quelquefois  ou  par 
une  punition  divine,  comme  l'Ecriture  le  rapporte  de 
Nabuchodonosor  ^;  ou  par  un  transport  naturel  de  mé- 
lancolie au  cerveau,  comme  on  en  trouve  des  exemples 
dans  les  Auteurs  de  Médecine. 

Encore  que  je  sois  persuadé  que  les  véritables  Sor- 
cierssoienttrès  rares,  que  le  sabbatne  soit  qu'un  songe, 
et  que  les  Parlemens  qui  renvoient  les  accusations  de 
sorcellerie  soient  les  plus  équitables,  cependant  je  ne 
doute  point  qu'il  ne  puisse  y  avoir  des  Sorciers,  des 
charmes,  des  sortilèges,  etc.,  et  que  le  démon  n'exerce 
quelquefois  sa  malice  sur  les  hommes  par  une  permis- 
sion particulière  d'une  puissance  supérieure.  Mais 
l'Ecriture  sainte  nous  apprend  que  le  royaume  de  Sa- 
tan est  détruit  :  que  TAnge  du  Ciel  a  enchaîné  le  démon, 
et  l'a  enfermé  dans  les  abysmes,  d'où  il  ne  sortira  qu'à 
la  fin  du  monde  ;  que  Jésus-Christ  a  dépouillé  ce  fort 
armé,  et  que  le  tems  est  venu  auquel  le  Prince  du 
monde  est  chassé  hors  du  monde. 

Il  avait  régné  jusqu'à  la  venue  du  Sauveur,  et  il 
règne  même  encore ,  si  on  le  veut ,  dans  les  lieux  où  le 
Sauveur  n'est  point  connu;  mais  il  n'a  plus  aucun  droit 


1.  <c  Au  même  instant,  la  parole  s'accomplit  sur  Nabuchodo- 
nosor.  Il  fut  chassé  du  milieu  des  hommes,  il  mangea  de  l'herbe 
comme  les  bœufs,  son  corps  fut  trempé  de  la  rosée  du  ciel  ;  jus- 
qu'à ce  que  ses  cheveux  crussent  comme  la  plume  des  aiglf  s,  et 
ses  ongles  comme  ceux  des  oiseaux.  »  (Daniel,  iv.) 


DE   L'IMAGINATION  203 

ni  aucun  pouvoir  sur  ceux  qui  sont  régénérés  en  Jésus- 
(Ihrist  :  il  ne  peut  même  les  tenter,  si  Dieu  ne  le  per- 
met; et  ï>;i  Dieu  le  permet,  c'est  qu'ils  peuvent  le  vain- 
<Te.  (Test  donc  faire  trop  d'honneur  au  diable  que 
de  rapporter  des  histoires  comme  des  marques  de  sa 
puissance,  ainsi  que  font  quelques  nouveaux  Démono- 
graphes ,  puisque  ces  histoires  le  rendent  redoutable 
aux  esprits  faibles. 

Il  faut  mépriser  les  démons  comme  on  méprise  les 
bourreaux;  car  c'est  devant  Dieu  seul  qu'il  faut  trem- 
bler. C'est  la  seule  puissance  qu'il  faut  craindre.  Il 
faut  appréhender  ses  jugemens  et  sa  colère,  et  ne  pas 
l'irriter  par  le  mépris  de  ses  Loix  et  de  son  Evangile. 
On  doit  être  dans  le  respect  lorsqu'il  parle,  ou  lors- 
que les  hommes  nous  parlent  de  lui.  Mais  quand  les 
hommes  nous  parlent  de  la  puissance  du  démon,  c'est 
une  faiblesse  ridicule  de  s'effrayer,  et  de  se  troubler. 
Notre  trouble  fait  honneur  à  notre  ennemi.  Il  aime 
qu'on  le  respecte,  et  qu'on  le  craigne  ;  et  son  orgueil 
se  satisfait,  lorsque  notre  esprit  s'abbat  devant  lui. 

II.  Il  est  temps  de  finir  ce  second  Livre ,  et  de  faire 
remarquer  par  les  choses  que  l'on  a  dites  dans  ce 
Livre, et  dans  le  précédent,  que  toutes  les  pensées  qu'a 
IVime  par  le  corps  ou  par  dépendance  du  corps  sont 
toutes  pour  le  corps;  qu'elles  sont  toutes  fausses  ou 
obscures  :  qu'elles  ne  servent  qu'à  nous  unir  aux  biens 
sensibles,  et  à  tout  ce  qui  peut  nous  les  procurer,  et 
que  cette  union  nous  engage  dans  des  erreurs  infinies, 
et  dans  de  très  grandes  misères  ;  quoique  nous  ne  sen- 
tions pas  toujours  ces  misères,  de  même  que  nous  ne 
«onnaissons  pas  les  erreurs  qui  les  ont  causées.  Voici 
l'exemple  le  plus  remarquable. 

L'union  que  nous  avons  eue  avec  nos  mères  dans 


20i  ])!•:    LA   UKCIIKKCIIE    DE    LA    VÉRITÉ 

leur  sein,  laquelle  est  la  plus  étroite  que  nous  puissions 
avoir  avec  les  hommes,  nous  a  causé  les  plus  grands 
maux;  sçavoir,  le  péché  et  la  concupiscence,  qui  sont 
l'origine  de  toutes  nos  misères.  Il  fallait  néanmoins  pour 
la  conformation  de  notre  corps  qu«î  cette  union  fût 
aussi  étroite  qu'elle  a  été. 

A  cette  imion,  qui  a  été  rompue  par  notre  naissance, 
une  autre  a  succédé,  par  laquelle  les  enfans  tiennent 
àleursparens  et  à  leurs  nourrices.  Cette  seconde  union 
n'a  pas  été  si  étroite  que  la  première  ;  aussi  nous 
a-t-elle  fait  moins  de  mal  :  elle  nous  a  seulement  portr-s 
à  croire  et  à  vouloir  imiter  nos  parens  et  nos  nour- 
rices en  toutes  choses.  11  est  visible  que  cette  seconde 
union  nous  était  encore  nécessaire,  non  comme  la  pre- 
mière pour  la  conformation  de  notre  corps,  mais  pour 
sa  conservation,  pour  connaître  les  choses  qui  y  peu- 
vent être  utiles,  et  pour  disposer  le  corps  aux  mouvo- 
mens  nécessaires  pour  les  acquérir. 

Enfin,  l'union  que  nous  avons  encore  présentement 
avec  tous  les  hommes,  ne  laisse  pas  de  nous  faire  beau- 
coup de  mal,  quoiqu'elle  ne  soit  pas  si  étroite,  parce 
qu'elle  est  moins  nécessaire  à  la  conservation  de  notre 
corps.  Car  c'est  à  cause  de  cette  union  que  nous  vivons 
d'opinion,  que  nous  estimons  et  que  nous  aimons  tout  ce 
(pi'on  aime  et  ce  qu'on  estime  dans  le  monde,  malgré  les 
remords  de  notre  conscience,  et  les  véritables  idées  que 
nous  avons  des  choses.  Je  ne  parle  pas  ici  de  l'union  que 
nous  avons  avec  l'esprit  des  autres  hommes  ;  car  on  i)eut 
dire  que  nous  en  recevons  quelque  instruction.  Je  parle 
seulement  de  l'union  sensible  qui  est  entre  notre  ima- 
gination et  l'air  et  la  manière  de  ceux  qui  nous  par- 
l«'nt.  Voilà  comment  toutes  les  pensées  que  nous  avons 
par  dépendance  du  corps,  sont  toutes  fausses  et  d'au- 


DE   L'IMAGINATION  20:; 

tant    [)liis  (lanju;or(3uses  pour  notre  ànio  ([ir«,*llo.s  sonl, 
plus  utiles  à  notre  corps. 

Ainsi  tâchons  de  nous  déliver  peu  à  peu  des  illusions 
de  nos  sens,  des  visions  de  notre  imafiination  et  de 
l'impression  que  riniagination  des  autres  jiommes 
fait  sur  notre  esprit.  Rejettons  avec  soin  toutes  les  idées 
confuses  que  nous  avons  par  la  dépendance  où  nous 
sommes  de  notre  corps  et  n'admettons  que  les  idées 
claires  et  évidentes  que  l'esprit  reçoit  par  l'union  qu'il 
a  nécessairement  avec  le  Verbe,  ou  la  Sagesse  et  la 
Vérité  éternelle,  comme  nous  expliquerons  dans  le 
Livre  suivant,  c[ui  est  De  l'entendement  ou  de  l'es- 
prit pur. 


FIN 


12 


TABLE  DES  MATIERES 


INTRODUCTION 


I.  —  La  vie  et  les  œuvres  de  Malebranche 1 

II.  —  Métaphysique  de  la  Vision  en  Dieu • 6 

m.  —  Union  de  l'âme  et  du  corps 12 

IV.  —  Possibilité  d'une  psycho-physiquo 18 

V.  —  Esquisse  d'une  psycholof?ie 24 

VI .  —  De  l'Imagination 27 

DE   LA    RECHERCHE    DE    LA   VÉRITÉ. 

Livre  Second  :  De  rimagination. 

PREMIÈRE  PARTIE. 

Chapitke  premikk.  —  I.  Idée  générale  de  l'Imagination.  — 
II.  Qu'elle  renferme  deux  facultés,  l'une  active  et  l'autre 
passive.  —  III.  Cause  générale  des  changements  qui  ar- 
rivent à  l'imagination  des  hommes,  et  le  fondement  de 

ce  second  Livre 33 

Analyse  des  chapitres  II-IV 44 

Chapitre  V.  —  I.  De  la  liaison  des  idées  de  l'Esprit  avec 
1<  .^  Iraff's  du  cerveau.  —  II.  De  la  liaison  réciproque  qui 


208  TABLE   DES   MATIÈRES 

est  entre  CCS  ti'ncos.  —  III.  Df*  In  ^ft'moiro.  —  IV.  lies  lui- 

bitudes 4."; 

Aualyso  des  cliupitiv.^  Vl-lX îiO 

SECONDK   l'ARTli:. 

Chapitre  pkemier.  —  I.  De  rimagiiiatioii  des  femmes.  — 
H.  De  celle  des  hommes.  —  111.  De  celle  des  vieillards. . .       GG 

Chapitre  II.  —  Que  les  esprits  animaux  vont  d'ordinaire 
dans  les  traces  des  idées  qui  nous  sont  les  plus  familières, 
ce  quifait  qu'onne  juge  point  sainement  des  choses...      Tj 

Chapitre  III.  —  I.  Que  les  personnes  d'étude  sont  les  plus 
sujettes  à  l'erreur.  —  II.  Raisons  pour  lesquelles  on  aime 
mieux  suivre  l'autorité  que  de  faire  "usage  de  son  esprit.       SI 

Chapitre  IV.  —  Deux  mauvais  effets  do  la  lecture  sur  l'ima- 
gination         87 

Chapitre  Y.  —  Que  les  personnes  d'étude  s'entêtent  ordi- 
nairement de  quelque  auteur,  de  sorte  que  leur  but  prin- 
cipal est  de  savoir  ce  qu'il  a  cru,  sans  se  soucier  de 
ce  qu'il  faut  croire 92 

Chapitre  VI.  —  De  la  préoccupation  des  commentateurs.. .     100 

Chapitre  VII.  —  I.  Des  inventeurs  de  nouveaux  systèmes. 
—  II.  Dernière  erreur  des  personnes  d'étude M3 

Chapitre  YIII. —  I.  Des  esprits  efféminés.  —  II.  Dos  esprits, 
superficiels.  —  III.  Des  personnes  d'autorité.  —  IV.  De 
ceux  qui  font  dos  expériences 119 

TROISIÈME   partir. 

Chapitre  premier.  —  I.  De  la  disposition  que  nous  avons  à 
imiter  les  autres  en  toutes  choses,  laquelle  est  l'origine 
de  la  communication  des  erreurs  qui  dépendent  de  la 
puissance  de  l'imagination.  —  II.  Deux  causes  principales 
qui  augmentent  cette  disposition.  —  III.  Ce  que  c'est 
qu'imagination  forte.  —  IV.  Qu'il  y  en  a  de  plusieurs 
sortes.  —  Des  fous  et  de  ceux  qui  ont  l'imagination 
forte  dans  le  sens  qu'on  rentend   ici.  —  Deux   défauts 


TABLE  DES  MATIÈRES  201» 

considérables  de  ceux    qui  ont  l'imagination   forte  — 
VI.  De  la  puissance  qu'ils  ont  de  persuader,  et  d'imposer    132 
Chapitre  II.  —  Exemples  généraux  de  la  force  de  l'ima- 
gination       1  i  i 

Chapitre  III.  —  I.  De  la  force  do  l'iniagiiiation  de  certains 

auteurs.  —  II.  De  Tertullien loT 

Chapitre  IV.  —  De  l'imagination  de  Sénèqiie 163 

Chapitre  V.  —  Du  livre  de  Montaigne 181 

Chapitre  VI.  —  I.   Des  sorciers,  par  imagination,  et  des 
loups-garoux.  —  II.  Conclusion  des  deux  premiers  livres.     19."i 


société  anonyme  d'imprimerie  de  villefranche-de-rouergub 

Jules  Banloux,  «liiecleur. 


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1 


Biu^n.o  ^dCT.      MAR22  19/7 


%4 


B 

1893 
R3 

1885 
V.2 


Malebranche,   Nicolas 

De  la  recherche  de 
la  vérité