^■>:
FROM THE
PERSONAL LIBRARY OF
JAMES BUELL MUNN
1890- 1967
m
BOSTON PUBLIC LIBRARY
Qcc 7tf-V33f//7/
rfr&- <(M
.
■
m
«
~"V
i
~ - '1
"*•-*"<
^
Wr-^T.
DE
LA SAGESSE,
Par Pierre CHARRON.
IMPRIMERIE DE DONDEV-DUPltÉ.
Digitized by the Internet Archive
in 2011 with funding from
Boston Public Library
http://www.archive.org/details/delasagessetrois01char
/,■„,;■/,<„■ . '/. .''■■///t/ffff// éemueta* / n/inaiK </,/ '-'Av/ . rC -''cC "
DE
LA SAGESSE,
TROIS LIVRES,
Par Pierre CHARRON,
Parisien, Chanoine théologal et Chantre enl'eglise cathédrale de Condora.
NOUVELLE ÉDITION,
PUBLIÉE, AVEC DES SOMMAIRES ET DES NOTES EXPLICATIVES,
HISTORIQUES ET PHILOSOPHIQUES ,
Par M. AMAURY DUVAL,
Membre de l'Institut. '
Nostre livre instruit à la vie civile , et forme un homme
pour le monde , c'est-à-dire à la sagesse humaine.
{Préface de V Auteur.')
TOME I.
PARIS,
!ChasSÉriau, Libraire , rue Neuve-des-Petits-Champs, N° 5;
Dondey-DuprÉ Père et Fils , Imp.-Lib., rue St.-Louis ,
N° 46, au Marais, et rue de Richelieu , No 67, vis-à-vis
la Bibliothèque du Roi.
SI DCCC XXIV.
\^ rj) i^* >^# « v \_i / <t v. — >*j
oh 1
y*
VIE DE CHARRON.
XANT que la philosophie n'employa dans notre
France . pour répandre ses principes et ses leçons ,
que la langue des Latins , elle n'eut qu'un assez petit
nombre de sectateurs, disséminés dans les cloîtres et
dans les universités. Au seizième siècle, Montaigne la
popularisa j pour ainsi dire, en écrivant en langue
vulgaire, et avec une liberté inusitée, sur des sujets
dont la discussion avait été jusques-là comme inter-
dite à quiconque n'avait pas pris dans quelques fa-
cultés les grades de docteur, ou pour le moins de ba-
chelier.
Charron, l'ami, et si l'on veut le disciple du phi-
losophe gascon , osa déchirer, à son exemple, quel-
ques-uns des voiles qui cachaient à la plupart des
hommes, d'importantes vérités. Avant ces deux écri-
vains , le peuple ne puisait guères son instruction et
toute sa morale , que dans de vieux poèmes roma-
nesques , dans des fabliaux ou contes , dont la gros-
sièreté etl'indécence n'étaient pas les moindres défauts,,
dans d'insipides allégories , dans des drames absurdes,
tirés des mystères de la religion. On peut donc regar-
der Montaigne et Charron , comme les pères de la
philosophie moderne: ils établirent la liberté de pen-
ser et d'écrire en religion , en morale , en politique,
x VIE DE CHARRON.
Le dix-septième siècle usa de cette liberté , mais avec
prudence , comme le prouvent les ouvrages de Des-
cartes , de Gassendi , de Pascal , de La Rochefou-
cauld, etc. : ceux-ci eurent pour successeurs, dans le
dix-huitième, les Bayle , les Voltaire, les Rousseau,
les Diderot , les Helvétius , et beaucoup d'autres à
qui l'on a reproché d'avoir ébranlé les bases de l'ordre
social j par l'audace de leurs opinions.
Que cette accusation soit fondée ou non , c'est ce
qu'il n'est pas de notre sujet d'examiner ici. Toujours
est-il vrai, que ni Montaigne, ni Charron ne pouvaient
prévoir que cette liberté de penser , qu'ils cherchaient
à introduire dans la philosophie , parce qu'd n'y a que
ce moyen d'arriver à la vérité, amènerait, tout en
détrônant l'erreur et les superstitions , des discordes
et des révolutions générales 5 toujours est-il vrai qu'on
ne saurait , sans injustice , leur imputer les maux , soit
réels, soit imaginaires, que l'on assure en être résultés.
Mais c'est du second de ces auteurs seulement , que
nous devons en ce moment nous occuper. Notre tâche,
en publiant ses ouvrages , doit être d'abord de le faire
connaître de nos lecteurs. Quoique théologien , il fut
philosophe ; c'est dire qu'il mérite l'intérêt , c'est avoir
fait en quelques mots son éloge.
Pierre Charron naquit à Paris, en i5^i. Son père,
libraire dans cette ville, eut vingt-cinq enfans; quatre,
d'une première femme; vingt-un, d'une seconde : celle-
ci fut la mère de Charron. Ses parens , quoiqu'ils
pussent difficilement soutenir une famille si nom-
breuse , résolurent de ne rien négliger pour son édu-
VIE DE CHARRON. xr
cation : ils avaient reconnu en lui un esprit docile et
prématuré, des dispositions peu ordinaires.
Ce fut dans l'université de Paris , alors florissante ,
que Charron fit ses premières études. En très-peu de
tems , il apprit le grec, le latin ; mais il se distingua
surtout dans le cours qui portait le nom fastueux de
■philosophie 3 et dans lequel on n'enseignait guères
qu'une logique imparfaite, une métaphysique obscure,
une physique erronée. Quoique dans la suite de sa vie
il reconnut tous les vices de la logique de l'école , il
ne laissa pas (tant les impressions que l'on reçoit dans
le jeune âge sont durables!), de rester asservi à la
méthode qu'on y enseignait. Dans ses sermons, comme
dans ses ouvrages philosophiques, il divisait, subdi-
visait, à la manière d'Aristote , les propositions les
plus simples et les plus claires 5 et , à force de vouloir
mettre de l'ordre dans ses discussions , il y introduisait
souvent le désordre et l'obscurité. L'esprit se fatigue
à le suivre dans le labyrinthe de ses argumens., et ou-
blie , ou ne peut plus distinguer le but qu'il s'était
d'abord proposé d'atteindre C'est là le véritable défaut
des écrits de Charron , comme nous aurons plus d'une
occasion de le remarqner ; défaut bien racheté par des
qualités éminentes que nous signalerons avec plus d'em-
pressement encore.
Charron , après avoir terminé son cours scolasti-
que à Paris , alla étudier la jurisprudence dans les uni-
versités d'Orléans et de Bourges , où il se fit recevoir
docteur ès-droits. De retour à Paris, il exerça pendant
cinq à six ans , la profession d'avocat. Mais , comme
xii VIE DE CHARRON.
dit , dans un style un peu vieilli , son premier bio-
graphe (i) : « Prévoyant que le chemin qu'il falloit
» tenir pour s'advancer au palais luy seroit long et dif-
» ficile , pour n'avoir alliance ni cognoissance avec des
» procureurs et solliciteurs de procez , et ne pouvant
:» s'abbaisser et captiver jusques-là , que de les cour—
» tiser, caresser et rechercher, pour estre par euxem-
» ployé aux affaires (tant il avoit l'âme noble et géné-
» reuse ! ) il quitta ceste vacation , et s'addona à bon
» escient à l'estude de la théologie et à la lecture des
» pères et docteurs de l'église ; et , parce qu'il avoit la
» langue bien pendue , et qu'il s'estoit formé un style
» libre et relevé par-dessus le commun des théolo-
w giens , il s'exerça à la prédication de la parole de
» Dieu , par permission des curez et pasteurs, où
•» incontinent il parut et s'acquist une merveilleuse
» réputation entre les plus doctes de ce tems-là ,
ï> mesme à l'endroit de plusieurs évesques et grands
» prélats qui estoient lors en cette ville , et y avoit
» presse entre eux à qui le pourroit avoir en son éves-
» ché ou diocèse » .
Ainsi la fortune de Charron , devenu prêtre, fut dès-
lors assurée. La reine Marguerite le choisit pour son
prédicateur ordinaire; et Henri IV, même avant son ab-
juration , prenait plaisir à l'entendre prêcher, assistait
souvent à ses sermons. Aussi les faveurs de l'église ,
les bénéfices venaient-ils, pour ainsi dire, le chercher.
Il fut successivement théologal de Bazas , d'Acqs , de
(i) La Roche-Maillet, avocat ; ami intime de Charron.
VIE DE CHARRON. xm
Leictoure , d'Agen , de Cahors et de Condom , cha-
noine et écolâtre de l'église de Bordeaux.
Tant de succès n'éblouirent point Charron. Il ai-
mait la méditation et la solitude, et résolut, en con-
séquence , de se renfermer dans un cloître. Ses bio-
graphes écrivent tous , qu'il avait fait vœu d'être
Chartreux, et que, pour l'accomplir, il se présenta au
prieur d'une Chartreuse qui refusa de le recevoir ,
parce qu'il était alors âgé de quarante-huit ans , et
qu'à cet âge, il n'aurait pu s'accoutumer aux austérités
qu'exigeaient les instituts de l'ordre. Rebuté par les
Chartreux , il tenta d'entrer chez les Célestins ; et il
éprouva les mêmes refus , appuyés sur les mêmes mo-
tifs. Il paraît que le vœu que Charron avait fait, trou-
blait sa conscience , puisque , pour le tranquilliser,
il fallut que plusieurs graves docteurs de Sorbonnc
déclarassent que , vu les obstacles qui s'opposaient à
son admission dans un cloître , il pouvait vivre en sé-
culier dans le monde. Le vœu de Charron, et ensuite
ses scrupules surprendront peut-être ceux qui ne con-
naissent de cet écrivain que son Traité de la Sagesse;
que ce livre , où il se montre souvent au-dessus des
préjugés , et professe une grande indépendance d'opi-
nions. Mais il faut observer que, jusqu'alors, Char-
ron n'avait été que prédicateur et théologien , qu'il ne
connaissait point encore Montaigne , ou que du moins
il n'avait point encore formé avec lui cette liaison in-
time , qui en fit un des fervens apôtres de la liberté
de penser, de la philosophie.
Ce fut en 1589, Peu aPrès la publication de la se-
xiv VIE DE CHARRON.
conde édition des Essais , que Charron devint véri-
tablement l'élève de Montaigne. Le théologien profita
des leçons du gentilhomme, et put se dire à son tour
philosophe. Il se pénétra si bien des maximes, des
opinions de son maître, qu'il crut dans la suite qu'elles
lui appartenaient en propre : et quelquefois, sans même
s'en douter, il fut plagiaire.
La mort put seule interrompre les douces relations
de nos deux philosophes , leurs savans entretiens.
Montaigne mourut en 1 092 , et , par une clause de
son testament , permit à son ami de porter les armes
de sa maison. Une telle concession a paru puérile, et
surtout peu philosophique. Il serait possible pour-
tant d'en trouver le motif dans un sentiment louable
et touchant. Montaigne ne laissait aucun enfant mâle ;
en accordant à un étranger, le droit dont un héritier
de son nom aurait seul pu jouir _, ne semblait-il pas
prononcer une adoption , se donner un fils ?
Il paraît que Charron , quoiqu'il eût beaucoup
prêché, beaucoup écrit, n'avait encore fait imprimer
aucun ouvrage. Mais, en i5g4> il publia, à Bordeaux,
son livre des Trois Vérités „ auquel il ne crut pas de-
voir mettre son nom. Dans cet ouvrage, qui fut bien
accueilli , et réimprimé plusieurs fois en peu d'années,
on reconnaît l'esprit méthodique de Charron. Dans
la première partie , ou Vérité, il combat les athées 5
dans la seconde, les payens , les juifs et les mahomé-
tans 5 dans la troisième , les hérétiques ou schisma-
tiques. C'est cette troisième Vérité qui fit tout le
succès de l'ouvrage. Charron y réfutait avec force,
VIE DE CHARRON. xv
le petit Traité de l'Église , de l'immortel ami de
Henri IV, Duplessis Mornay; livre très-favorable à
la cause du protestantisme , et qui avait produit une
grande sensation dans le public.
Il y a., dans ces trois Vérités , d'excellens argumens;
mais l'abus que fait l'auteur, des formes qu'enseignait
l'école , leur ôte toute leur force : il procède tou-
jours par trois , quatre , six raisons ,• et ces raisons
n'offrent souvent rien qui puisse convaincre. Jamais
il ne s'adresse à l'imagination _, au sentiment. C'est
donc uniquement un livre de théologie , dont la lec-
ture serait fort insipide aujourd'hui.
En 1 5g5, Charron fut appelé à Paris comme député
à l'Assemblée-Générale du Clergé , qui avait été con-
voquée dans cette ville. Cette Assemblée l'élut pour
secrétaire, et il se distingua dans ses fonctions. On
l'invita à prêcher dans plusieurs églises de Paris , et
il reparut avec éclat sur ce premier théâtre de sa ré-
putation.
De retour à Cahors, où il exerçait les fonctions de
théologal, il employa plusieurs années à rédiger ou plu-
tôt à corriger deux ouvrages qu'il livra à l'impression
en 1600. Le premier était un recueil de Discours chré-
tiens sur l'Eucharistie , la Rédemption , la Communion
des Saints, etc., ouvrage purement théologique 5 l'au-
tre était son fameux Traité de la Sagesse. On serait
fondé à croire qu'ayant senti d'avance que ce dernier
ouvrage pourrait exciter du scandale dans une certaine
classe d'hommes, et éprouver de leur part de violentes
attaques , il avait cru devoir lui donner pour escorte
xvi VIE DE CHAPvPvON.
ses Discours chrétiens. Ceux-ci répondaient de l'or-
thodoxie de l'auteur, dont, il faut Lien en convenir ,
le Traité de la Sagesse pouvait au moins faire douter.
Cette précaution lui servit peu : on ne remarqua point
tout ce que son ouvrage contenait de juste, de vrai,
d'utile en morale, en politique ; mais on lui reprocha
amèrement d'avoir exposé les argumens des athées et
des impies, avec Lien plus d'énergie qu'il n'en vivait
mis à les combattre ; d'avoir dit que les religions en
général étaient une invention des hommes , et de n'a-
voir point excepté la religion chrétienne ; d'avoir pré-
tendu que l'immortalité de l'ame ne pouvait être que
très-faiblement prouvée , quoiqu'elle fût universelle-
ment crue, etc., etc. Cependant il ne pai'aît pas,
comme l'ont avancé quelques écrivains , et Voltaire
entre autres , que l'auteur ait été persécuté : tout se
borna à des critiques , dont quelques unes furent assez
violentes.
Charron, pour éloigner sans doute l'orage qui se
préparait à fondre sur lui , corrigea les passages qui
avaient été le plus censurés, adoucit quelques expres-
sions qui avaient paru trop hardies j mais , en même
tems , il développa ses opinions dans un assez grand
nombre de chapitres qu'il intercala dans son ouvrage,
et qui ne le cèdent nullement aux autres par la force
du raisonnement et l'énergie du style. Enfin, dans une
analyse qu'il fit lui-même de son livre , et qu'il inti-
tula Petit traité de Sagesse , il réfuta les -principales
critiques de ses adversaires.
En i(5o3 il était venu à Paris pour y faire réimpri-
VIE DE CHARRON. xvn
mer son ouvrage avec toutes ces corrections et addi-
tions : déjà son manuscrit était livré à l'imprimeur, et
plusieurs feuilles tirées _, lorsqu'un jour (le 1 6 novem-
bre i6o3 ) , en passant de la rue Saint-Jean-de-Beau-
vais dans la rue des Noyers , il tomba moi't frappé d'a-
poplexie. Il fut enterré dans l'église de Saint-Hilaire ,
où. reposaient ses père et mère et un grand nombre de
ses frères et sœurs. Il était alors dans la soixante-troi-
sième année de son âge.
Par le testament qu'il avait écrit de sa main, plus
d'un an avant sa mort, il faisait des legs à de pauvres
écoliers et à de pauvres filles à marier ; mais il don-
nait le reste de ses biens à l'époux de la fille de Mon-
taigne. C'était un dernier acte de reconnaissance en-
vers son maître en philosophie.
Yoici le portrait que fait de lui La Roche-Maillet,
cet avocat son ami, que nous avons déjà eu occasion
de citer : « Il estoit de médiocre taille , assez gras et
» replet 5 il avoit le visage tousjours riant et gai., et
» l'humeur joviale 5 le front grand et large , le nez droit
» et un peu gros par le bas ^ les yeux de couleur perse
» ou céleste , le teint fort rouge ou sanguin , et les
» cheveux et la bairbe tout blancs , quoiqu'il n'eust at-
» teint que Faage de 62 ans et demi... Il avoit l'action
» belle , la voix forte , bien intelligible et de longue
» durée , et le langage masle , nerveux et hardy. Il
» n'estait subject à maladie, et ne se plaignoit d'au-
» cune incommodité de vieillesse, fors qu'environ trois
» semaines avant de mourir, il sentoitpar fois enche-
1. h
xvm VIE DE CHAPERON.
» minant une douleur dans la poitrine avec une courte-
» lialeine qui le pressait, et ceste douleur luy passoit
» après qu'il avoit respiré une bonne fois à son aise,
» et qu'il s'estoit un peu reposé. »
Après sa mort , ses adversaires ne ménagèrent plus
rien pour empêcher que l'édition nouvelle du livre
de la Sagesse fût continuée. On souleva contre l'ou-
vrage l'Université , la Sorbonne , le Châtelet , le Par-
lement ; les feuilles imprimées furent saisies ; on fît
même intervenir l'imprimeur de la première édition
de Bordeaux, qui réclama contre la réimpression pour
son intérêt particulier. Mais, grâce aux soins et aux
démarches de La Roche-Maillet , ce fut le président
Jeannin qui se chargea du rapport de l'affaire au Con-
seil-d'État 5 et bientôt après, la publication de l'ou-
vrage fut permise. Le savant et judicieux magistrat qui
l'avait examiné avec soin, ne l'avait considéré, comme
il le déclara hautement , que comme un Livre d'État ,
dans lequel la religion n'était nullement intéressée , et
il se contenta d'y faire quelques légères corrections
dont l'éditeur profita.
Ce dénouement irrita de plus en plus la haine fa-
natique des persécuteurs. On continua d'écrire contre
Charron et son ouvrage ; le Jésuite Garasse se distin-
gua surtout dans cette polémique, par l'âpre té et la
grossièreté de ses censures. Dans sa Somme théologi-
que 3 qui parut en \Qi5 , il ne se contenta pas d'atta-
qu§r le Livre de la Sagesse , il n'épargna même pas
celui des Trois Vérités, que l'on avait regardé jusques-
là comme très -orthodoxe. « J'ai défini, dit- il, l'A-
m
VIE DE CHARRON. xix
» théisrne brutal , assoupi ou mélancolique , une cer-
» taine humeur creuse qui a transféré le Diogénisme
» dans la Religion Chrétienne , par laquelle humeur
» un esprit accoquiné à ses mélancolies langoureuses
» et truandes , se moque de tout par une gravité som-
» hre , ridicule et pédantesque. Ceux qui ont lu la Sa-
» gesse et les Trois Vérités , entendront Lien ce que
» je veux dire par ces paroles ; car voilà l'humeur de
» cet écrivain naïvement dépeinte De notre tems
» le Diable , auteur de l'Athéisme , a suscité deux es-
» prits profanes , chrétiens en apparence , et athéistes
» en effets, pour faire , à l'imitation de Salomon, une
» Sagesse ou une Sapience , l'un milanais ( Cardan) ,
« l'autre parisien ( Charron ) , qui l'a fait en sa lan-
» gue maternelle ; tous deux également pernicieux et
» grands ennemis de Jésus -Christ et de l'honnêteté
» des mœurs , etc.» C'est avec cette aménité que s'ex-
primaient les censeurs de Charron. Mais il trouva d'ar-
dens défenseurs parmi des hommes aussi vénérables
par leur état que par leur savoir, tels que le prieur
Ogier, le docte Naudé , etc. 5 et les injures des Ga-
rasse finirent par être totalement oubliées. Mais ce
fut surtout au siècle de la philosophie en France, qu'on
apprit à apprécier notre auteur. Cette tolérance uni-
verselle que l'on voulait établir , qui était comme lé
fondement de toutes les nouvelles doctrines, il en
avait d'avance senti le besoin, et prouvé l'utilité.
Sans doute Charron est un imitateur, et même quel-
quefois un copiste de Montaigne ; les maximes , les
opinions que le philosophe gascon avait disséminées
dans ses immortels Essais , son élève les a recueillies,
xx VIE DE CHARRON.
coordonnées, classées dans un ordre méthodique. L'un
écrivait sans plan , et peut-être sans Lut 5 il retraçait,
comme elles se présentaient, toutes les idées que lui
fournissait sa vive et féconde imagination : l'autre ,
plus sérieux et plus froid , n'employait d'idées et d'i-
mages que ce qu'il en fallait pour résoudre le pro-
blème qu'il s'était proposé. Celui-là composait moins
pour le public que pour son propre délassement ; l'au-
tre était un auteur de profession.
Mais ce serait une grande erreur de croire, ainsi
que des écrivains qui n'ont pas lu le Traité de la Sa-
gesse avec toute l'attention que l'ouvrage exige , que
Charron n'a fait que mettre en œuvre les pensées d'au-
trui ; qu'il a tout emprunté de Plutarque, de Sénèque
et de Montaigne. Charron est souvent original et ja-
mais bizarre ; mais, au reste, ce n'est pas dans un li-
vre de morale et de sagesse qu'il faut demander de
l'originalité : la précision et la clarté sonl bien préfé-
rables ; et ces deux qualités, notre auteur les possédait
à un degré éminent. Qui , mieux que lui, a défini les
diverses espèces de gouvernemens, indiqué les avan-
tages ou les vices de la plupart des institutions sociales ?
Qui a mieux parlé , après Montaigne , de l'éducation
des enfans ? Quand il retrace le danger des passions ,
le bonheur que procurent la modération et la sagesse,
son style estnerveux, vif, animé : on croit lire Sénèque.
Concluons que tout esprit impartial doit rester con-
vaincu qu'après les Essais de Montaigne, le Traité de
la Sagesse est le plus précieux monument philosophi-
que que nous ait laissé le dix-septième siècle.
AVERTISSEMENT
DE L'ÉDITEUR
SUR CETTE NOUVELLE ÉDITION.
(J n a pu voir dans ïa Vie de Charron, que
cet auteur n'a jamais donné qu'une édition
de son Traité de la Sagesse. Elle parut à
Bordeaux, en 1601, chez René Milanges. Les
bibliophiles la recherchent , parce qu'elle
contient les passages que l'auteur crut devoir
supprimer par la suite , ou adoucir , ou rec-
tifier.
La seconde édition , dont il ne put voir
que les premières feuilles , parut à Paris , en
i6o45 avec les corrections qu'il avait faites à
la première , et aussi avec des augmentations
considérables. Quoiqu'elle soit bien imprimée
et très -exacte, elle fut peu recherchée : le
public voulait avoir le livre tel qu'il était d'à-
xxri AVEPvTISSEMENÏ
bord sorti des mains de l'auteur. Aussi toutes
les éditions qui s'en firent en différens pays (et
il s'en fit un grand nombre) , furent calquées
sur celle de 1601.
Mais il résultait de là que les acquéreurs de
ces éditions étaient privés des additions très-
nombreuses que contenait l'édition de i6o4}
additions dans lesquelles Charron ne s'était
montré ni moins philosophe, ni moins hardi
que dans les passages qui avaient scandalisé
les dévots , et attiré sur l'ouvrage les censures
de la Sorbonne.
Pour satisfaire tous les goûts , il n'y avait
qu'un moyen ; c'était de réimprimer l'édition
corrigée et augmentée , en y joignant les pas-
sages réformés ou modifiés. C'est ce qu'on fit
dans les éditions de 1607 , i6i3, 1618, etc.
C'est ce qu'on a fait bien mieux encore dans
l'excellente édition en quatre volumes in- 1 2 ,
qui a paru à Dijon , en 1801. Le texte a été
imprimé d'après un exemplaire de l'édition
DE L'ÉDITEUR. xxm
de 1604, corrigé de la main même de La
Roche-Maillet , et l'on y a joint au bas des
pages , sous le titre de variantes _, les passages
que Charron avait corrigés ou adoucis. « Par
ce moyen , dit avec raison l'éditeur , on a
sous les yeux l'édition complète , telle que
l'auteur se proposait de la donner quelque
tems avant sa mort , et le texte original de
1601 dans toute sa pureté ».
Cette édition m'ayant paru la meilleure de
toutes, je l'ai choisie pour texte. Mais voici
ce qui distingue celle que j'offre , en ce mo-
ment , au public.
i°. Chaque chapitre du Traité de la Sa-
gesse est précédé d'un Sommaire qui donne
une idée de ce qu'il contient. C'est ainsi que,
dans mon édition de Montaigne, j'ai placé de
courtes analyses en tête des chapitres , et d'ho-
norables approbations me donnent Te droit
d'attacher quelque prix à ce travail.
2°. Dans aucune édition de la Sagesse j
xxiv AVERTISSEMENT
on ne trouve la traduction des nombreux pas-
sages grecs et latins dont le texte est parse-
mé : non seulement j'ai traduit ces passages ,
mais j'indique les auteurs et les ouvrages d'où
ils ont été tirés.
3°. Quoiqu'il y ait dans Charron beaucoup
moins de phrases obscures et de mots surannés
ou bizarres que dans Montaigne , j'en ai
trouvé cependant un assez bon nombre qui
auraient pu arrêter les lecteurs peu accoutu-
més au style de nos vieux écrivains : j'en ai
placé au bas des pages de courtes explications.
4°. Charron jusqu'à présent n'avait point
trouvé de commentateurs , et peut-être aucun
philosophe ne méritait plus d'en avoir. J'ai
développé et quelquefois combattu ses opi-
nions dans mes notes. J'ai dit ailleurs (i)
que je me trouve possesseur des commentaires
inédits de feu Naigeon , membre de l'Institut,
(i) Voyez V avertissement qui précède le troisième volume
tle Montaigne.
DEL' ÉDITEUR, xxv
tant sur Fauteur des Essais , que sur son dis-
ciple Charron. Son travail sur ce dernier phi-
losophe surtout est immense , et prouve son
érudition et le cas qu'il faisait de notre au-
teur. J'ai puisé , autant que j'ai pu , dans cette
mine abondante ; mais j'ai dû y laisser enfoui
tout ce qui aurait pu occasionner le scandale ,
ou l'improbation d'une classe nombreuse de
lecteurs.
5°. Je ne sais pourquoi , même dans les
meilleures éditions de Charron 3 on ne trouve
point son Petit Traité de Sagesse , qui est
comme une déclaration de ses principes , par
laquelle il se proposait de terminer l'édition
de son ouvrage commencée sous ses yeux 5
mais qui fut interrompue par sa mort. Ce
Traité ne fut publié qu'en 1606, et sépa-
rément. Je ne pouvais rejeter cet opuscule
de Charron, que je regarde comme partie
intégrante , ou plutôt comme un complément
de son grand ouvrage.
xxvi AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR.
D'après tout ce que je viens d'exposer , les
justes appréciateurs des travaux des gens de
lettres , me sauront quelque gré , je l'espère ?
de la peine que j'ai prise pour rendre cette
nouvelle édition d'un livre célèbre , aussi
complète , aussi exacte qu'elle peut l'être , et
la lecture de l'ouvrage, aussi agréable qu'utile.
Mais je dois dire , en finissant , que j'ai trouvé
un collaborateur zélé dans un homme de let-
tres (i), que ne rebutent jamais les recherches
les plus pénibles. Il a partagé avec zèle le tra-
vail long et fastidieux qu'exigeait la tâche assez
difficile que je m'étais imposée.
(i) Mr. Ëloi Johanneau , qui s'occupe avec succès de recher-
ches archéologiques et historiques. On lit avec intérêt dans les
recueils consacrés à l'érudition, un grand nombre de savantes
dissertations dont il est auteur.
A MONSEIGNEVR,
MONSEIGNEVR
LE DVC D'ESPERNON,
PAIR ET CQLOMNEL DE L'jNFANTERIE DE FRANCE1.
lYJLONSEIGNEVR,
Tous sont d accord, que les deux plus grandes choses
qui tiennent plus du ciel , et sont plus en lustre , comme
les deux maistresses du monde , sont LA VERïV ET LA
BONNE FORTVNE , LA SAGESSE ET LE BONHEVR. De
leur preferance il y a de la dispute ; chascune a son pris ,
sa dignité , son excellence. Â LA YERTV ET SAGESSE
comme plus laborieuse , suante, et hazardeuse , est deu'è
parprecipu l estime , la recompense : A l'hevr ET BONNE
FORTVNE , comme plus haute et diuine , est deue propre-
1 Peut-être aurais-je dû , pour l'honneur de Charron et de
la philosophie , supprimer cet Epître dédicatoire , honteux
monument d'une basse flatterie ; mais on la trouve dans les
deux premières éditions , les seules authentiques du traité de
xxviïi É PITRE
ment l'admiration et l'adoration. Ceste cy par son esclat
touche et rauit plus les simples et populaires;, celle la est
mieux apperceue et reconnue des gens de jugement. Rare-
ment se trouuent elles ensemble en mesme subject, au moins
en pareil degré , et rang , estant toutes deux si grandes ,
au elles ne peuuent s approcher et mesler sans quelque ja-
lousie et contestation de la primauté. L vue na point son
ta Sagesse , et les éditeurs modernes , qui tous l'ont omise ,
ont agi contre les intentions de l'auteur , et n'ont ainsi donné
que des éditions incomplètes.
Ce duc d'Espernon (son vrai nom était la Valette) , dut son
titre , les nombreuses places qu'il occupait , et ses immenses
richesses , aux faveurs du prodigue Henri III. Vojtaire la
condamné à une infâme célébrité , en le nommant parmi les
mignons de ce roi.
Quelus et Saint-Maigrin , Joyeuse et d'Espernon,
Jeunes voluptueux qui re'gnaient sous son nom,
D'un maître effe'miné corrupteurs politiques ,
Plongeaient dans les plaisirs ses langueurs le'thargiques.
(la Henriade , ch. ]>r., v. 3o et suiv.)
Après la mort de Henri III , d'Espernon servit tour-à-toui
la Ligue et Henri IV , qui eut beaucoup de peine à lui accor-
der sa confiance. Il avait de la bravoure , mais plus encore
d'orgueil et d'avarice. Dans tous les pays qu'il fut appelé à
soumettre ou seulement à gouverner , il se rendit coupable ,
ou d'inutiles cruautés , ou d'exorbitantes concussions. (Voyez
son histoire dans toutes les biographies).
Voilà l'homme à qui Charron dédie , consacre son livre ;
car , dit-il, au Sage la Sagesse Quel Sage, grand Dieu ,
que ce duc d'Espernon !
DEDICATOIRE. xxix
lustre , et ne peut bien trouuer son jour en la présence de
l'autre : mais venons a s entre bien entendre et unir , il
en sort une harmonie très mélodieuse , c'est la perfection .
De cecy vous estes , MONSEIGNEVR , un exemple très
riche et des plus illustres , gui soit apparu en nostre France ,
il y a fort long temps. Là BONNE FORTVNE ET LA SA-
GESSE se sont tousiours tenus par la main , et conjointe-
ment se sont faits valoir sur le théâtre de vostrevie. Rostre
BONNE FORTVNE a esionné et transy tous par sa lueur et
splendeur ; VOSTRE SAGESSE est reconnue et admirée par
fous les mieux sensez et judicieux. C est elle gui a bien
sceu mesnager et maintenir ce gue la BONNE FORTVNE
vous a mis en main. Par elle vous avez sceu non seule-
ment bien remplir, conduire et releuer la bonne fortune .
mais vous vous testes bastie etfabriguée , selon quil est
dict , gue le Sage est artisan de sa fortune ; vous l auez
attirée , saisie , et comme attachée et obligée a vous. le
scay auec tous , que le zèle et la dévotion à la vraye reli-
gion , la vaillance et suffisance militaire , la dextérité et
bonne conduicîe en toutes affaires , vous ont acguis l amour
et l estime de nos Rois , la bien-veillance des peuples , et.
la gloire partout. Mais j ose et veux dire que c est vostre
Sagesse qui a la meilleure part en tout cela , qui couronne
et parfaict toutes choses. C'est pourquoi justement et très
a propos , ce Hure de Sagesse vous est dédié et consacré,
car au Sage la Sagesse. Vostre nom mis icy au front est
le vray titre et sommaire de ce Hure : c 'est une belle et
douce harmonie , que du modèle oculaire auec le discours
xxx ÉPITRE DÉDICATOIRE.
verbal , de la practique auec la théorique. S'il est permis
de parler de moy , je diray conjidemi lient , MONSEIGNEVR,
auec vostre permission , que du premier jour que feu ce
bien de vous voir et considérer seulement des yeux , ce
que je fis fort attentivement , ayant auparauant la teste
pleine du bruit de vostre nom , je fus touché d une incli-
nation , et despuis ay tousiours porté en mon cœur , une
entière affection et désir a vostre bien , grandeur et pros-
périté. Mais estant de ceux quin ont que les désirs en leur
pouuoir , et les mains trop courtes pour venir aux effects ,
je l'ay voulu dire au monde , et la publier par cest offre
que je vous fais très humblement , certes de très riche es-
toffe , car qu V a-il de plus grand en vous au monde , que
la Sagesse ? Mais qui meriteroit d estre plus elabouré et
releué pour vous estre présenté. Ce qui pourra estre auec
le tems qui afine et recuit toutes choses : et de vray voici
un subject infini , auquel l on peut adjouster tousjours :
mais tel qu il est je méfie , qu il sera humainement receu
de vous , et peut estre employé à la lecture de Messei-
gneurs vos enfans , qui après l idée vive , et patron animé
de Sagesse en vous, y trouueront quelques traits et linea-
mens : et de ma part je demeurerai tousiours ,
MONSEiGNEVR,
Vostre très humble
et Ires-obeissant seruiteur,
CHARRON.
PRÉFACE
DE LA SECONDE ÉDITION,
Ou est parlé du nom , subject , dessein et méthode de cet
œuvre , avec adverlissement au lecteur.
* Il est icy requis dés l'entrée de sçavoir que c'est
que sagesse, et comment nous entendons la traitter
en cet oeuvre, puis qu'il en porte le nom et le
* Variante tirée de ta préface de la première édition. — Ii
est requis avant tout œuvre , sçavoir que c'est que sagesse, et
comment nous entendons la traitter en ce livre , puis qu'il en
porte le nom et le titre. Or dés l'entrée nous advertissons que
nous ne prenons icy ce mot subtilement au sens hautain et
enflé des théologiens et philosophes (qui prennent plaisir à
descrire et faire peinture des choses qui n'ont encores esté
veues , et les relever à telle perfection , que la nature humaine
ne s'en trouve capable, que par imagination) pour une cognois-
sance parfaite des choses divines et humaines , ou bien des
premières et plus hautes causes et ressorts de toutes choses :
laquelle réside en l'entendement seul, peut-estre sans pro-
bité (qui est principalement en la volonté) , sans utilité , usage ,
action , sans compaignée et en solitude ; et est plus que très
rare et difficile, c'est le souverain bien et la perfection de l'en-
tendement humain : ny au sens trop court , bas et populaire ,
pour discrétion, circonspection, comportement adyisé et bien
xxxri PRÉFACE,
titre. Tous en gênerai au premier et simple mot
de sagesse, conçoivent facilement et imaginent
quelque qualité, suffisance ou habitude non com-
mune ny populaire, mais excellente, singulière,
réglé en toutes choses , qui se peut trouver avec peu de pieté
et preud'hommie , et regarde plus la compaignée et l'autruy
que soy-mesme. Mais nous le prenons en sens plus universel ,
commun et humain , comprenant tant la volonté que l'enten-
dement , voire tout l'homme en son dedans et son dehors , en
soy seul , en compaignée , cognoissant et agissant. Ainsi nous
disons que sagesse est preude prudence , c'est à dire preu-
d'hommie avec habilité , probité bien advisée. Nous sçavons
que preud'hommie sans prudence est sotte et indiscrette ;
prudence sans preud'hommie n'est que finesse : ce sont deux
choses les meilleures et plus excellentes , et les chefs de tout
Lien ; mais seules et séparées , sont défaillantes , imparfaites.
La sagesse les accouple , c'est une droitture et belle com-
position de tout l'homme. Or elle consiste en deux choses ,
bien se cognoistre , et constamment estre bien réglé et mo-
déré en toutes choses par toutes choses : j'entends non seu-
lement les externes qui apparoissent au monde , faits et dits ;
mais premièrement et principalement les internes , pensées ,
opinions , créances desquelles (ou la feinte est bien grande ,
et qui enfin se descouvre) sourdent les externes. Je dis cons-
tamment , car les fols parfois contrefont , et semblent estrc
bien sages. Il sembleroit peut-eslre à aucuns qu'il suffiroit
de dire que la sagesse consiste à estre constamment bien réglé
et modéré en toutes choses , sans y adjouster bien se cog-
noistre : mais je ne suis pas de cet advis ; car advenant que
par une grande bonté , douceur et soupplesse de nature , ou
par une attentive imitation d'autrûy , quelqu'un se comportât
PRÉFACE. xxxm
et relevée par dessus le commun et ordinaire ,
soit en bien ou en mal : car il se prend et usurpe
(peut-estre improprement) en toutes les deux
façons : sapientes sunt ut faclant mala l: et ne
modérément en toutes choses , ignorant cependant et mescog-
•noissant soy-mesme , et l'humaine condition , ce qu'il a et
ce qu'il n'a pas ; il ne seroit pourtant sage , veu que sagesse
n'est pas sans cognoissance , sans discours , et sans estude.
L'on n'accordera pas peut-estre cette proposition : car il
semble bien que l'on ne peut reiglement et constamment se
comporter par-tout sans se cognoistre , et suis de cet advis.
Mais je dis que , combien qu'ils aillent inséparablement en-
semble , si ne laissent-ils d'estre deux choses distinctes : dont il
les faut séparément exprimer en la description de sagesse,
comme ses deux offices , dont se cognoistre est le premier ,
et est dit le commencement de sagesse. Parquoy nous disons
sage , celuy qui cognoissant bien ce qu'il est , son bien et
son mal , combien et jusques où nature l'a estrené et favorisé
et où elle lui a deffailly , estudie par le bénéfice de la phi-
losophie , et par l'effort de la vertu , à corriger et redresser ce
qu'elle luy a donné de mauvais , reveiller et roidir ce qui est
de foible et languissant , faire valoir ce qui est bon, adjouter
ce qui deffaut, et tant que faire se peut la secourir; et par
tel estude se règle et conduict bien en toutes choses.
Suivant cette briefve déclaration , nostre dessein en cet
œuvre de trois livres est premièrement enseigner l'homme à se
bien cognoistre , et l'humaine condition , le prenant en tout
sens , et regardant à tous visages ; c'est au premier livre : puis
l'instruire à se bien régler et modérer en toutes choses ; ce que
1 « Ils ne sont sages que pour faire le mal». Jérémie ,
chap. VI, v. 22.
I. G
xxxiv PRÉFACE.
signifie pas proprement qualité bonne et louable,
mais exquise, singulière, excellente en quoy que
ce soit, dont se dit aussi bien sage tyran, py-
rate, voleur, que sage roy, pilote, capitaine,
nous ferons en gros par advis et moyens généraux et communs
au second livre , et particulièrement au troisiesme , par les
quatre vertus morales , soubs lesquelles est comprise toute
l'instruction de la vie humaine , et toutes les parties du de-
voir et de Vhonneste. Voilà pourquoy cet œuvre , qui instruit
la vie et les mœurs , à bien vivre et bien mourir , est intitulé
sagesse , comme le nostre précèdent , qui instruisoit à bien
croire , a esté appelle vérité , ou bien les trois vérités , y
ayant trois livres en cettuy-cy comme en celuy-là. J'adjouste
icy deux ou trois mots de bonne foy ; l'un , que j'ai questé
par-cy par-là , et tiré la plus part des matériaux de cet ou-
vrage des meilleurs autheurs qui ont traitté cette matière
morale et politique , vraye science de l'homme , tant anciens ,
spécialement Seneque et Plutarque , grands docteurs en icelle ,
que modernes. C'est le recueil d'une partie de mes estudes ; la
forme et l'ordre sont à moi. Si je l'ay arrangé et ageancé avec
jugement et à propos, les sages en jugeront : car meshuy en
ce subject autres ne peuvent estre mes juges , et de ceux-là
volontiers recevrai la réprimande ; et ce que j'ay prins d'au-
truy , je l'ay mis en leurs propres termes , ne le pouvant dire
mieux qu'eux. Le second , que j'ay icy usé d'une grande li-
berté et franchise à dire mes advis , et à heurter les opinions
contraires , bien que toutes vulgaires et communément re-
ceues , et trop grandes , ce m'ont dit aucuns de mes amys ,
ausquels j'ay respondu que je ne formois icy ou instruisois un
homme pour le cloistre , mais pour le monde, la vie com-
mune et civile ; ny ne faisois icy le théologien , ny le cathe-
PRÉFACE. xxxv
c'est a. dire suffisant , prudent , advisé : non sim-
plement et populairement, mais excellemment.
Parquoy s'oppose a la sagesse , non seulement la
folie , qui est un desreglement et desbauche ; et
la sagesse est un règlement bien mesuré et pro-
portionné : mais encores la bassesse et simplicité
commune et populaire ; car la sagesse est relevée ,
forte et excellente : ainsi sagesse , soit en bien ou
en mal, comprend deux choses; suffisance, c'est la
provision et garniture de tout ce qui est requis
drant , ou dogmatisant , ne m 'assujettissant scrupuleusement
à leurs formes , règles , style , ains usois de la liberté acadé-
mique et philosophique. La foiblesse populaire , et délicatesse
féminine , qui s'offense de cette hardiesse et liberté de paroles ,
est indigne d'entendre chose qui vaille. A la suite de cecy, je dis
encores que je traitte et agis icy non pedantesquement , selon les
règles ordinaires de l'eschole , ny avec estendue de discours , et
appareil d'éloquence , ou aucun artifice. La sagesse , quce siocu-
îis ipsis cerneretur, mirabiles excitaret amores sui , n'a que
faire de toutes ces façons pour sa recommandation , elle est
trop noble et glorieuse ; les vérités et propositions y sont
espesses , mais souvent toutes sèches et crues , comme apho-
rismes , ouvertures et semences de discours. J'y ay parsemé
des sentences latines , mais courtes , fortes et poétiques , ti-
rées de très bonne part, et qui n'interrompent, ny ne trou-
blent le fil du texte françois. Car je n'ay pu encores estre rn-
duict à trouver meilleur de tourner toutes telles allégations
en françois (comme aucuns veulent) avec tel déchet et perle
de la grâce et énergie qu'elles ont en leur naturel et original ,
qui ne se peut jamais bien représenter en autre langage.
xxxvi PRÉFACE,
et nécessaire , et qu'elle soit en haut et fort degré.
Voila ce qu'au premier son et simple mot de sa-
gesse , les plus simples imaginent que c'est : dont
ils advouent qu'il y a peu de sages , qu'ils sont ra-
res, comme est toute excellence, et qu'à eux de
droit appartient de commander et guider les au-
tres ; que ce sont comme oracles, dont est le pro-
verbe , en croire et s'en remettre aux sages :
mais bien définir la chose au vray, et la distin-
guer par ses parties, tous ne le sçavent, ny n'en
sont d'accord, et n'est pas aysé : autrement le
commun , autrement les philosophes , autrement
les théologiens en parlent : ce sont les trois es-
tages et classes du monde : ces deux procèdent
par ordre , règles et préceptes, la première con-
fusément et fort imparfaitement.
Or nous pouvons dire qu'il y a trois sortes et
degrés de sagesse, divine, humaine, mondaine,
qui respondent à Dieu , nature pure et entière ,
nature vitiée et corrompue : de toutes ces trois
sortes , et de chacune d'icelles discourent et par-
lent toutes ces trois classes du monde que nous
avons dit, chacune selon sa portée et ses moyens :
mais proprement et formellement le commun,
c'est a dire , le monde de la mondaine, le philo-
sophe de l'humaine, le théologien de la divine.
La mondaine est plus basse (qui est diverse se-
lon les trois grands chefs de ce bas monde : opu-
PREFACE. ?ii
lence, volupté, gloire, ou bien avarice , luxure,
ambition : Quidquid est in mundo , est concu-
piscentia oculorum , concupiscentia carnis 3 su-
perbia vitœ 2 : dont est appelée par S. Jacques de
trois noms , terrena, animalis, diabolica 3) est re-
prouvée par la philosophie , et théologie qui la
prononce folie devant Dieu , stultam fecit Deus
sapientiam hujus mundi 4 : or n'est il point parlé
d'elle en ce livre, que pour la condamner.
La plus haute , qui est la divine , est définie
et traittée par les philosophes et théologiens un
peu diversement. Je dédaigne et laisse icy tout
ce qu'en peut dire le commun , comme prophane ,
et trop indigne pour estre ouy en telle chose. Les
philosophes la font toute spéculative , disent que
c'est la cognoissance des principes , premières
causes, et plus hauts ressorts de toutes choses,
et en fin de la souveraine qui est Dieu, c'est la
métaphysique. Cette cy réside tout en l'cntende-
2 » Tout ce qui est dans le monde , est concupiscence des
yeux, ou concupiscence de la chair, ou orgueil de la vie»1.
St.-Jean , Epitre I, chap. il, v. 16.
3 « Terrestre , animale , diabolique». Ep. de St. Jacques,
chap. III , v. ï6..
4- « Dieu a fait de la sagesse de ce monde, une folie ».
St.-Paul, aux Corinthiens, Ep. I , chap. ni , v. in. — Ici
Charron a altéré le texte. Voici ce qu'on lit dans St.-Paul , loc.
cit. : Sapienlia enim hujus mundi stultitia est apud Deunti
ce qui présente un tout autre sens.
xxxviii PPxÉFACE.
ment, c'est son souverain bien et sa perfection ,
c'est la première et plus haute des cinq vertus in-
tellectuelles 5, qui peut estre sans probité, action,
et sans aucune vertu morale. Les théologiens ne
la font pas du tout tant spéculative , qu'elle ne
soit aussi aucunement pratique : car ils disent
que c'est la cognoissance des choses divines , par
lesquelles se tire un jugement et reiglement des
actions humaines , et la font double : l'une ac-
quise par estude, et a peu prés celle des philo-
sophes que je viens de dire : l'autre, infuse et
donnée de Dieu, desursùm descendens. C'est le
premier des sept dons du Sainct Esprit, Spiritus
Domini Spiritus sapientiœ , qui ne se trouve
qu'aux justes et nets de péché , in malevolam ani-
mant non introibit sapientia6. De cette sagesse
divine n'entendons aussi parler icy, elle est en
certain sens et mesure traittée en ma première
vérité, et en mes discours de la divinité.
Parquoy s'ensuit que c'est de l'humaine sagesse
que nostre livre traitte , et dont il porte le nom,
de laquelle il faut icy avoir une briefve et géné-
rale peinture , qui soit comme l'argument et le
sommaire de tout cet oeuvre. Les descriptions
communes sont diverses et toutes courtes. Au-
5 Voyez St. Thomas, i quest. 57, 2 quest. 2 , ig.
6 « La sagesse n'entrera point dans un ame malveillante».
La Sagesse, chap. 1, y. 4-
PRÉFACE. xxxix
cuns, et la plus part pensent que ce n'est qu'une
prudence , discrétion et comportement advisé aux
affaires et en la conversation. Cecy est digne du
commun, qui r'apporte presque tout au dehors,
à l'action , et ne considère gueres autre chose que
ce qui paroit : il est tout aux yeux et aux oreilles ,
les mouvemens internes le touchent et luy poi-
sent fort peu : ainsi selon leur opinion la sagesse
peut estre sans pieté et sans probité essentielle ;
c'est une belle mine , une douce et modeste finesse .
D'autres pensent que c'est une singularité farouche
et espineuse , une austérité refrongnée d'opinions,
mœurs, paroles, actions, et forme de vivre, qui
pource appellent ceux qui sont feruz et touchés
de celte humeur, philosophes, c'est à dire en
leur jargon, fantasques, bigearres , hétéroclites.
Or telle sagesse , selon la doctrine de nostre livre,
est plustot une folie et extravagance. Il faut donc
apprendre que c'est d'autres gens que du com-
mun : sçavoir est des philosophes et théologiens,
qui tous deux l'ont traittée en leurs doctrines mo-
rales : ceux-là plus au long, et par exprès comme
leur vray gibbier, leur propre et formel sujet,
car ils s'occupent à ce qui est de la nature, et au
faire : la théologie monte plus haut , s'attend et
s'occupe aux vertus infuses, théoriques et di-
vines, c'est à dire à la sagesse divine et au croire.
Ainsi ceux-là s'y sont plus arrestés et plus es-
xl PRÉFACE.
tendus, reglans et instruisans non seulement le
particulier, mais aussi le commun et le public :
enseignans ce qui est bon et utile aux familles ,
communautés, republiques et empires. La théo-
logie est plus chiche et taciturne en cette part ,
visant principalement au bien et salut éternel d'un
chascun. Davantage , les philosophes la traittent
plus doucement et plaisamment, les théologiens
plus austeremment et sèchement. La philosophie
qui est l'ainée , comme la nature est l'ainée de la
grâce , et le naturel du surnaturel , semble sua-
der gratieusement et vouloir plaire en profitant,
comme la poésie :
.... Simul et jucunda, et idonea dicere vitee. . . .
Lectorem delectando pariterque monendo7.
Revêtue et enrichie de discours , de raisons , in-
ventions, et pointes ingénieuses, exemples, si-
militudes : parée de beaux dires, apophtegmes,
mots sententieux, ornée d'éloquence et d'artifice.
La théologie qui est venue après , toute refron-
gnée, semble commander et enjoindre impérieu-
sement et magistralement : et de fait la vertu et
probité des théologiens est toute chagrine, aus-
tère, sub jette, triste, craintive et populaire : la
7 « Dire des choses à la fois agréables , et utiles à la vie...,
plaire au lecteur, et lui donner en même temps des avis »'.
Horace, Art poét. v. 334 et 344-
PRÉFACE. xli
philosophique , telle que ce livre enseigne, est
toute gaye, libre, joyeuse, relevée, et s'il faut
dire, enjoue'e, mais cependant bien forte, no-
ble, généreuse et rare. Certes les philosophes ont
este' excellens en cette part, non seulement a la
traitter et enseigner , mais encores a la présenter
vivement et richement en leurs vies nobles et
héroïques. J'entends ici philosophes et sages ,
non seulement ceux qui ont porte le nom de sa-
ges, comme Thaïes, Solon, et les autres qui ont
esté d'une volée, et du temps de Cyrus , Cresus,
Pisistratus : ny aussi ceux qui sont venus après ,
et ont enseigné en public 3 comme Pythagoras,
Socrates, Platon, Aristote, Aristippe, Zenon,
Antisthenes , tous chefs de part , et tant d'autres
leurs disciples, différents et divisés en sectes;
mais aussy tous ces grands hommes qui faisoient
profession singulière et exemplaire de vertu et
sagesse , comme Phocion , Aristides , Pericles ,
Alexandre, que Plutarque appelle philosophe
aussy bien que roy , Epaminondas , et tant d'au-
tres Grecs : les Fabrices , Fabies , Camilles , Gâ-
tons, Torquates, Régules, Lelies, Scipions, ro-
mains, qui pour la plus part ont esté généraux
d'armées. Pour ces raisons je suy et employé en
mon livre plus volontiers, et ordinairement les
advis et dires des philosophes, sans toutesfois ob-
mettre ourejetterceux des théologiens : car aussi
xlii PRÉFACE,
en substance sont-ils tous d'accord, et fort rare-
ment différents, et la théologie ne dédaigne point
d'employer et faire valoir les beaux dires de la
philosophie. Si j'eusse entreprins d'instruire pour
le cloistre et la vie consiliaire , c'est a dire pro-
fessions des conseils evangeliques , il m'eust fallu
suivre, adamussim , les advis des théologiens ;
mais nostre livre instruit a la vie civile, et forme
un homme pour le monde , c'est a dire a la sa-
gesse humaine et non divine.
Nous disons donc naturellement et universel-
lement, avec les philosophes et les théologiens,
que cette sagesse humaine est une droitture, belle
et noble composition de l'homme entier, en son
dedans, son dehors, ses pensées, paroles, ac-
tions, et tous ses mouvemensj c'est l'excellence
et perfection de l'homme comme homme , c'est
a dire selon que porte et requiert la loy première
fondamentale et naturelle de l'homme, ainsi que
nous disons un ouvrage bien fait et excellent,
quand il est bien complet de toutes ses pièces, et
que toutes les règles de l'art y ont esté gardées :
celuy est homme sage qui sait bien et excellem-
ment faire l'homme : c'est à dire , pour en donner
une plus particulière peinture , qui se cognois-
sant bien et l'humaine condition se garde et pré-
serve de tous vices, erreurs, passions, et défauts
tant internes, siens et propres, qu'externes, com-
PRÉFACE. XLin
îïiuns et populaires; maintenant son esprit net,
libre, franc, universel, considérant et jugeant
de toutes choses , sans s'obliger ny jurer a au-
cune, visant tous jours et se réglant en toutes
choses selon nature, c'est à dire la raison, pre-
mière et universelle loi et lumière inspirée de
Dieu, qui esclaire en nous., a laquelle il ployé
et accommode la sienne propre et particulière ,
vivant au dehors et avec tous , selon les loix , cou-
tumes et cérémonies du pays où il est , sans of-
fense de personne, se portant si prudemment et
discrètement en tous affaires, allant tous jours
droite ferme,, joyeux et content en soy-mesme ,
attendant paisiblement tout ce qui peut advenir,
et la mort en fin. Tous ces traits et parties, qui
sont plusieurs , se peuvent pour facilité racourcir
et rapporter a quatre chefs principaux , cognois-
sance de soy, liberté d'esprit nette et généreuse,
suyvre nature, (ccttuy-cy a très grande estendue,
et presque seul suffîroit) vray contentement : les-
quels ne se peuvent trouver ailleurs qu'au sage.
Celuy qui faut en l'un de ces points , n'est point
sage. Qui se mescognoit, qui tient son esprit en
quelque espèce de servitude, ou de passions, ou
d'opinions populaires, le rend partial, s'oblige
a quelque opinion particulière, et se prive de la
liberté et jurisdiction de voir, juger, examiner
toutes choses : qui heurte et va contre nature.,
xliv PRÉFACE.
soubs quelque prétexte que ce soit , suivant plus-
tost l'opinion ou la passion , que la raison , qui
bransle au manche , troublé, inquiété, mal con-
tent, craignant la mort, n'est point sage. Voicy
en peu de mots la peinture de sagesse et de folie
humaine, et le sommaire de ce que je prétends
traitter en cet œuvre, spetialement au second
livre , qui par exprés contient les règles, traits et
offices de sagesse , qui est plus mien que les deux
autres, et que j'ai pensé une fois produire seul.
Cette peinture verbale de sagesse est oculaire-
ment représentée sur la porte et au frontispice
de ce livre 8 , par une femme toute nue en un
8 Dans l'édition de i6o4, dans celles des Elzévirs , et dans
quelques autres , on voit , au frontispice , la figure que Charron
décrit. Nous n'avons pas cru devoir la faire copier. C'est une
estampe allégorique assez mal composée : l'explication qu'en
donne ici Charron , offre beaucoup plus d'intérêt que l'es-
tampe , qui même n'aura sans doute été exécutée qu'après sa
mort , et d'après la peinture verbale que d'avance il en faisait
ici. Dans les éditions des Elzévirs , on trouve , à la suite de la
préface, une explication encore plus détaillée. Quoique, très
probablement elle ne soit point sortie de la plume de Charron ,
nous la rapporterons comme variante.
EXPLICATION DE LA GRAVURE.
« Tout au plus haut, et sur l'inscription du Hure , la Sagesse
est représentée par vue belle femme toute nue' , sans que ses
hontes paroissent , quasi non essent , en son simple naturel ,
quia puram naturam sequilur, au visage sain , masle, joyeux,
riant, regard fort et magistral : corps droit, les pieds joints,
PRÉFACE. xlv
vuide ne se tenant a rien, en son pur et simple na-
turel, se regardant en un miroir, sa face joyeuse ,
sur vn Cube, les bras croisez, comme s'embrassant elle mesme,
comme se tenant à soy , sur soy , en soy , contente de soy :
Sur sa teste vn couronne de Laurier, etd'Oliuier, c'est vic-
toire et paix : vne espace ou vuide à l'entour , qui signifie li-
berté : se regardant dedans vn miroir assez esloigné d'elle ,
soustenu d'une main sortant d'un nuage, dans la glace duquel
paroist vne autre femme semblable à elle : Car tousiours elle
se regarde et se cognoist. A son costé droit ces mots, Ie NE
SÇAY, qui est sa devise; Et au costé gaucbe ces autres mots:
Paix et peu, qui est la devise de l'Autheur signifiée par vne
raue mise en pal , entortillée d'un rameau d'Oliuier, et enui-
ronnée de deux branches de Laurier en Ouale.
« Au dessoubs , y a quatre petites femmes , laides , chetiues ,
ridées , enchaisnées , et leurs cbaisncs se rendent et aboutissent
au Cube qui est soubs les pieds de la Sagesse , qui les mes-
prise, condamne et foule aux pieds, desquelles deux sont du
costé droict de l'inscription du liure , sçauoir Passion et
Opinion. La Passion , maigre , au visage tout altéré : l'Opinion ,
aux yeux esgarez , volage, estourdie, soustenue par nombre
de personnes, c'est le Peuple. Les deux autres sont de l'autre
costé de l'inscription : sçauoir, Superstition, au visage transi,
joignant les mains comme vne semante qui tremble de peur .
Et la Science , vertu ou preud'hommie artificielle , acquise ,
pedantesque, serue des loix et coustumes , au visage enflé,
glorieux, arrogant, auec les sourcils releuez, qui lit en vn
liure où y a escrit , ouy , NON , Cette figure est aussi expliquée
par le Sonet suiuant.
SONET.
La Sagesse est à nud , droicte et sans artifice ,
D'Oliue et de Laurier son chef est verdoyant,
xlvi PRÉFACE,
riante et masle, droite, les pieds joints sur un
cube, et s'embrassant, ayant soubs ses pieds en-
chaînées quatre autres femmes comme esclaves ,
sçavoir passion au visage altéré et hydeux ; opi-
nion aux yeux esgarés, volage, estourdie, sou-
tenue par des testes populaires ; superstition toute
transsie, et les mains jointes ; vertu ou preud'hom-
mie et science pedantesque au visage enflé , les
sourcils relevés, lisant en un livre, où est es-
cript, ouy , non. Tout cecy n'a besoin d'autre ex-
plication que de ce que dessus, mais elle sera
bien au long au second livre.
Pour acquérir et parvenir à cette sagesse , il y
a deux moyens : le premier est en la conforma-
tion originelle , et trempe première c'est a dire
au tempérament de la semence des parens, puis
Son mirouër est tenu des doigs du foudroyant,
Et s'eslesue au dessus du Cube de justice.
Sous ses pieds au carcan , les mères de tout vice
Forcenant de despit, grommelant, aboyant,
Contr'elle en vain l'effort de leur rage employant,
Tant de Sagesse est fort et ferme l'édifice.
La Passion s'anime impétueusement ;
Le Peuple fauorise et porte obstine'ment
La folle Opinion , sourde aveugle et perverse :
Tremblante, sans sçauoir, la Superstition
S'estrangle d'elle mesme ; et la Présomption
De la Pédanterie est mise à la renverse.
C. D. F. E. D. B.
Superanda omnis fortuna ferendo est.
PRÉFACE. xlvii
au laict nourricier, et première éducation , d'où
l'on est dit bien nay ou mal nay, c'est à dire bien
ou mal formé et disposé à la sagesse. L'on ne
croit pas combien ce commencement est puissant
et important, car si on le savoit, l'on y appor-
teroit autre soin et diligence que l'on ne fait.
C'est chose estrange et déplorable qu'une telle
nonchalance de la vie , et bonne vie de ceux que
nous voulons estre d'autres nous-mesmes. Es
moindres affaires nous y apportons du soin , de
l'attention, du conseil : icy au plus grand et
noble, nous n'y pensons point, tout par hazard
et rencontre. Qui est celuy qui se remue, qui
consulte, qui se met en devoir de faire ce qui
est requis , de se garder et préparer comme il
faut, pour faire des enfans masles, sains, spi-
rituels , et propres à la sagesse ? Car ce qui sert a
l'une de ces choses , sert aux autres , et l'inten-
tion de nature vise ensemble a tout cela. Or c'est
à quoy on pense le moins ; à peine pense-t-on
tout simplement a faire enfans , mais seulement,
comme bestes , d'assouvir son plaisir : c'est une
de& plus remarquables et importantes fautes qui
soit en une republique , dont personne ne s'ad-
vise , et ne se plaint, et n'y a aucune loy, règle-
ment , ou advis public là dessus. Il est certain que
si l'on s'y portoit comme il faut, nous aurions
d'autres hommes que nous n'avons. Ce qui est re-
XLvrn PRÉFACE,
quis en cecy, et à la première nourriture, est
bnefvemcnt dit en nostre troisiesme livre, cha-
pitre xi Y.
Le second moyen est en Testude de la philo-
sophie, je n'entends de toutes ses parties, mais
de la morale (sans toutesfois oublier la naturelle)
qui est la lampe, le guide ? et la règle de nostre
Vie, qui explique et représente très bien la loy
de nature , instruit l'homme universellement à
tout, en public et en privé, seul, et en compa-
gnie , à toute conversation domestique et civile ,
oste et retranche tout le sauvagin qui est en nous,
adoucit et apprivoise le naturel rude., farouche
et sauvage, le duict et façonne a la sagesse. Bref
c'est la vraye science de l'homme; tout le reste
au pris d'elle , n'est que vanité , au moins non
nécessaire , ny beaucoup utile : car elle apprend
à bien vivre , et bien mourir , qui est tout ; elle
enseigne une preude prudence, une habile et
forte preud'hommie , une probité bien advisée.
Mais ce second moyen est presque aussi peu pra-
tiqué , et mal employé que le premier : tous ne
se soucient gueres de cette sagesse, tant ils sont
attentifs à la mondaine. Voilà les deux moyens
de parvenir et obtenir la sagesse , le naturel , et
l'acquis. Qui a esté heureux au premier, c'est à
dire , qui a esté favorablement estrené de nature,
et est d'un tempérament bon et doux, lequel pro-
P PRÉFACE, xlix
duit une grande bonté et douceur de mœurs , a
grand marché du second ; sans grande peine , il
se trouve tout porté a la sagesse. Qui autrement,
doit avec grand et laborieux estude et exercice
du second rabiller et suppléer ce qui luy défaut ,
comme Socrates un des plus sages disoit de soy ,
que par l'estude de la philosophie il avoit cor-
rigé et redressé son mauvais naturel.
Au contraire il y a deux empeschemens formels
de sagesse , et deux contremoyens ou achemine-
mens puissans à la folie , naturel, et acquis. Le
premier, naturel , vient de la trempe et tempéra-
ment originel., qui rend le cerveau ou trop mol,
et humide, et ses parties grossières et matérielles ,
dont l'esprit demeure sot , foible , peu capable ,
plat, ravallé, obscur, tel qu'est la pluspart du
commun : ou bien trop chaud, ardent et sec,
qui rend l'esprit fol , audacieux, vicieux. Ce sont
les deux extrémités, sottise et folie, l'eau et le
feu , le plomb et le mercure , mal propres à la
sagesse , qui requiert un esprit fort , vigoureux ,
et généreux , et neantmoins doux , soupple , et
modeste : toutesfois ce second semble plus aysé
à corriger par discipline que le premier. Le se-
cond, acquis, vient de nulle ou bien de mauvaise
culture, et instruction, laquelle entre autres cho-
ses consiste en un heurt et prévention jurée de
certaines opinions, desquelles l'esprit s'abbreuve ,
i. d
l PRÉFACE.
et prend une forte teinture : et ainsi se rend in-
habile et incapable de voir et trouver mieux, de
s'eslever et enrichir : l'on dit d'eux qu'ils sontfe-
ruz *9 et touchés, qu'ils ont un heurt * ,0 et un coup
à la teste : auquel heurt si encores la science est
jointe, pource qu'elle enfle, apporte de la pré-
somption et témérité, et preste armes pour sous-
tenir et défendre les opinions anticipées ; elle
achevé du tout de former la folie , et la rendre
incurable : foiblesse naturelle, et prévention ac-
quise sont desja deux grands empeschemens ; mais
la science, si du tout elle ne les guarit^ ce que
rarement elle fait, elle les fortifie et rend invin-
cibles : ce qui n'est pas au deshonneur ny descry
de la science, comme l'on pourroit penser, mais
plustot a son honneur.
La science est un très bon et utile baston, mais
qui ne se laisse pas manier à toutes mains : et qui
ne le sçait bien manier, en reçoit plus de dom-
mage que de profit, elle enteste et affolit (dit
bien un grand habile homme) les esprits foibles
et malades , polit et parfait les forts et bons na-
turels : l'esprit foible ne sait pas posséder la
science, s'en escrimer, et s'en servir comme il
faut ; au rebours elle le possède et le régente ,
*9 Frappés , atteints de folie , timbrés.
*'° On dirait aujourd'hui : qu'ils ont martel en tête.
PREFACE. li
dont il ployé et demeure esclave sous elle, comme
l'estom-ach foible chargé de viandes qu'il ne peut
cuire ny digérer : le bras foible qui n'ayant le
pouvoir ny l'adresse de bien manier son baston
trop fort et pesant pour luy , se lasse et s'estourdit
tout : l'esprit fort et sage le manie en maistre ,, en
jouyt, s'en sert, s'en prévaut à son bien et ad-
vantage, forme son jugement, rectifie sa volonté,
en accommode et fortifie sa lumière naturelle, et
s'en rend plus habile : ou l'autre n'en devient
que plus sot, inepte, et avec cela présomptueux.
Ainsi la faute ou reproche n'est point a la science ,
non plus qu'au vin , ou autre très bonne et forte
drogue , que l'on ne pourroit accommoder a son
besoin ; non est culpci'vini, sed culpa bibentis11 .
Or a tels esprits foibles de nature, préoccupez,
enflez, et empeschez de l'acquis, comme enne-
mis formels de sagesse, je fay la guerre par ex-
prés en mon livre ; et c'est souvent sous ce mot
de pédant™, n'en trouvant point d'autre plus
propre, et qui est usurpé en ce sens par plusieurs
bons autheurs. En son origine grecque, il se
prend en bonne part ; mais es autres langues pos-
térieures, à cause de l'abus et mauvaise façon de
se prendre et porter aux lettres et sciences, vile,
*11 « La faute n'est pas au vin, mais au buveur ».
12 Ce mot, aiusi que pédagogue, ne signifiait eu effet dans
l'origine , que précepteur d'enfant.
Lit PRÉFACE,
sordide, questueuse*'3, querelleuse, opiniastre,
ostentative, et présomptueuse, praticquée par
plusieurs, il a esté usurpé comme en dérision et
injure : et est du nombre de ces mots qui avec
laps de temps ont changé de signification , comme
tyran*1 4, sophiste, et autres. Le sieur du Bellay
après tous vices notés, conclud, comme par le
plus grand : mais je haj par sur tout un savoir
pedantesque , et encores
Tu penses que je n'ay rien de quoy me vanger,
Sinon que tu n'es faict que pour boire et manger.
Mais j'ay bien quelque chose encore plus mordante .
C'est, pour le faire court, que tu es un pédante ,5.
Peut-estre qu'aucuns s'offenseront de ce mot ,
pensant qu'il les regarde, et que par iceluy j'ay
voulu taxer et attaquer les professeurs de lettres
et instructeurs ; mais ils se contenteront s'il leur
plait, de cette franche et ouverte déclaration,
que je fais icy , de ne designer par ce mot aucun
estât de robbe longue , ou profession littéraire ,
tant s'en faut, que je fais par tout si grand cas
*l3 Mercenaire, du latin quœstuosa , avide de gain.
xlt On sait qu'en effet tyran était pris en grec autrefois pour
roi , quoique le mot soit évidemment dérivé de rûpw , tour-
menter , vexer , pressurer le peuple comme on pressure un
fromage , qui se dit rupo'ç , en grec : ce qui prouve l'opinion
peu avantageuse que les anciens peuples républicains avaient
de la royauté , puisqu'ils la confondaient avec la tyrannie.
*l5 Un pédant. . »
PRÉFACE. lui
des philosophes, et m'attaquerois moy-mesme,
puis que j'en suis et en fais profession, mais une
certaine qualité et degré d'esprits que j'ay dé-
peints cy-dessus, sçavoir, qui sont de capacité
et suffisance naturelle fort commune et médiocre,
et puis mal cultivés 3 prévenus, et aheurtés a cer-
taines opinions , lesquels se trouvent soubs toute
robbe, en toute fortune et condition vestue en
long et en court : vulgum tam chlamidatos ,
quant coronam voco l6. Que l'on me fournisse
un autre mot qui signifie ces tels esprits, je le
quitteray*'7 très volontiers. Après cette mienne
déclaration, qui s'en plaindra, s'accusera, et
se monstrera trop chagrin. On peut bien opposer
au sage d'autres que pédant, mais c'est en sens
particulier, comme le commun, le prophane et
populaire, et le fais souvent : mais c'est comme
le bas au haut, le foible au fort, le plat au re-
levé, le commun au rare, le-valet aumaistre,
le prophane au sacré : comme aussi le fol , et
de fait au son des mots c'est son vray opposite ;
mais c'est comme le déréglé au réglé , le glo-
rieux opiniastre au modeste , le partisan à l'uni-
versel, le prévenu et atteint au libre, franc,
16 « J'appelle vulgaire aussi bien ceux qui portent une cou-
ronne , que ceux qui ne sont vêtus que dune chlamide». Sé-
nèque , de Vitâ beatâ , chap. II.
*'7 Je le laisserai pour prendre cet autre mot.
liv PRÉFACE.
et net, le malade au sain; mais le pédant, au
sens que nous le prenons, comprend tout cela, et
encores plus , car il désigne celuy , lequel non
seulement est dissemblable et contraire au sage ,
comme les precedens, mais qui roguement et fiè-
rement luy résiste en face, et comme armé de
toutes pièces s'élève contre luy et l'attaque , par-
lant par resolution et magistralement. Et pourcc
qu'aucunement il le redoute , a cause qu'il se sent
descouvert par luy , et veu jusques au fond et au
vif, et son jeu troublé par luy, il le poursuit
d'une certaine et intestine hayne , entreprend de
le censurer, descrier, condamner, s'estimant et
portant pour le vray sage , combien qu'il soit le
fol non pareil.
Après le dessein et l'argument de cet œuvre ,
venons a l'ordre et à la méthode. Il y a trois
livres : le premier est tout en la cognoissance de
soy, et de l'humaine condition preparative a la
sagesse, ce qui est traitté bien amplement par cinq
grandes capitales considérations, dont chascuue
en a plusieurs soubs soy. Le second contient les
traits, offices et règles générales et principales
de sagesse. Le tiers contient les règles et instruc-
tions particulières de sagesse, et ce par l'ordre
et le discours des quatre vertus principales et mo-
rales, prudence, justice, force, tempérance:
toubs lesquelles est comprise toute l'instruction
PRÉFACE. lv
de la vie humaine , et toutes les parties du devoir
et de l'homieste. Au reste je traitte et agis icy non
scolasliquement ou pedantesquement, ny avec
estendue de discours, et appareil d'éloquence,
ou aucun artifice. La sagesse (cfiiœ si oculis ipsis
cerneretur, mirabiles excitaretamores sui^na.
que faire de toutes ces façons pour sa recom-
mandation, elle est trop noble et glorieuse : mais
brusquement, ouvertement, ingenuement:ce qui
(peut-estre) ne plaira pas a tous. Les propositions
et vérités y sont espesses, mais souvent toutes sè-
ches et crues, comme aphorismes, ouvertures et
semences de discours.
Aucuns * trouvent ce livre trop hardy et trop
libre a heurter les opinions communes, et s'en
offensent. Je leur responds ces quatre ou cinq
18 Laquelle, si Ton pouvait la contempler des yeux du
corps, exciterait en nous de merveilleux transports d'amour »,
Cicéron, de Offic. L. I, chap. v. — Cette pensée est de
Platon, comme le dit Cicéron lui-même.
* Fartante. Le dernier alinéa de cette préface , et les trois
alinéa commençant à Aucuns trouvent etc., et finissant par ces
mots : à qui la dira, formaient V Adverlissement de l'autheur,
qui était destiné par lui à être mis en tête de l'édition qu'il
donnait en i6o3. Baslien l'a mis séparément à la tête de la
sienne. L'édition de Dijon a négligé cette variante. Mais cet
avertissement ne manque pas à toutes les éditions postérieures
à 160 1 , comme le dit Bastien , puisqu'il se trouve fondu
dans cette préface de la deuxième édition.
lyi PRÉFACE.
mots. Premièrement que la sagesse qui n'est
commune ny populaire , a proprement cette li-
berté et authorité, jure'suo singulari, de juger
de tout (c'est le privilège du sage et spirituel,
spiritualis ornnia dijudicat 3 et a nemine judi-
caturl$), et en jugeant, de censurer et condamner
(comme la plus part erronnées) les opinions com-
munes et populaires. Qui le fera doncq ? Or ce
faisant ne peut qu'elle n'encoure la male-grace
et l'envie du monde.
D'ailleurs je me plains d'eux et leur reproche
cette foiblesse populaire , et délicatesse fémi-
nine, comme indigne et trop tendre pour en-
tendre chose qui vaille, et du tout incapable de
sagesse : les plus fortes et hardies propositions
sont les plus séantes a l'esprit fort et relevé, et
n'y a rien d'estrange à celuy qui sçait que c'est
que du monde : c'est foiblesse de s'estonner d'au-
cune chose , il faut roidir son courage, affermir
son ame, l'endurcir et acerer à jouyr, sçavoir, en-
tendre, juger toutes choses, tant estranges sem-
blent-elles : tout est sortable et du gibbier de
l'esprit, mais qu'il ne manque point a soy-mesme :
mais aussi ne doit-il faire ny consentir qu'aux
bonnes et belles, quand tout le monde en par-
r9 «L'homme spirituel juge de tout, et n'est jugé de per-
sonne». S. Paul, Ep. Iee. aux Corinthiens, chap. n, v. i5.
PRÉFACE. LMi
leroit. Le sage monstre également en tous les
deux son courage : ces délicats ne sont capables
de l'un ny de l'autre, foibles en tous les deux.
Tiercement en tout ce que je propose, je ne
prétends y obliger personne ; je présente seule-»
ment les choses, et les estalle comme sur le ta-
blier. Je ne me metz point en cholere si l'on ne
m'en croit, c'est a faire auxpedans. La passion té-
moigne que la raison n'y est pas, qui se tient par
Tune a quelque chose , ne s'y tient pas par l'autre.
Mais pourquoy se courroucent-ils ? est-ce que je
ne suis pas par tout de leur advis ? Je ne me cour-
rouce pas de ce qu'ils ne sont du mien : de ce
que je dis des choses qui ne sont pas de leur
goust ny du commun? et c'est pourquoy je les
dis : Je ne dis rien sans raison , s'ils la sçavent
sentir et gouster ; s'ils en ont de meilleure qui
destruise la mienne , je l'escouteray avec plaisir,
et gratification à qui la dira. Et qu'ils ne pensent
me battre d'authorité 7 de multitude d'allégations
d'autruy, car tout cela a fort peu de crédit en
mon endroit, sauf en matière de religion, où la
seule authorité vaut sans raison : C'est la son vray
empire, comme par tout ailleurs la raison sans
elle, comme a très bienrecogneu saint Augustin.
C'est une injuste tyrannie et folie enragée de vou-
loir assubjettir les esprits a croire et suivre tout
ce que les anciens ont dit, et ce que le peuple
lviii PRÉFACE,
tient, qui ne sçait ce qu'il dit ny ce qu'il fait : Il
nj a que les sots qui se laissent ainsi mener, et ce
livre n'est pas pour eux; s'il estoit populairement
receu et accepté , il se trouveroit bien descheu de
ses prétentions : Il faut ouyr, considérer et faire
compte des anciens, non s'y captiver qu'avec la
raison : et quand on les voudroit suivre, com-
ment fera-t-on ? Ils ne sont pas d'accord. Aris-
tote qui a voulu sembler le plus habile , et a en-
treprins de faire le procez a tous ses devanciers,
a dit de plus lourdes absurdités que tous , et n'est
point d'accord avec soy-mesme, et ne sçait quel-
quefois où il en est, tesmoin les matières de
l'ame humaine , de l'éternité du monde , de la
génération des vents, et des eaux, etc. Il ne se
faut pas esbahir si tous ne sont de mesme advis,
mais bien se faudroit-îl esbahir si tous en estaient :
Il n'y a rien plus séant à la nature , et à l'esprit
humain que la diversité. Le sage divin S. Paul
nous met tous en liberté par ces mots : Que cha-
cun abonde en son sens , et que personne ne
juge ou condamne celuy qui fait autrement, et
est d'advis contraire 20 : et le dit en matière bien
plus forte et chatouilleuse, non en fait et obser-
vation externe, où nous disons qu'il se faut con-
former au commun, et a ce qui est prescript au
20 St. Paul , aux Romains , chap. xiv, v. 5.
PRÉFACE. lix
coustumier 2I : mais encores en ce qui concerne la
religion, sçavoir en l'observance religieuse des
viandes et des jours. Or toute ma liberté et har-
diesse n'est qu'aux pensées, jugemens, opinions,
esquelles personne n'a part ny quart que celuy
qui les a chascun en droit soy.
Nonobstant tout cela , plusieurs choses qui pou-
voyent sembler trop crues et courtes, rudes et
dures pour les simples (car les forts et relevés ont
l'estomach assez chaud pour cuire et digérer tout),
je les ay pour l'amour d'eux expliquées, esclair-
cyes, addoucyes en cette seconde édition, re-
veue et de beaucoup augmentée.
Bien veux-je advenir le lecteur 22 qui entre-
prendra de juger de cet œuvre , qu'il se garde de
tomber en aucun de ces sept mescontes, comme
ont fait aucuns en la première édition , qui sont
de rapporter au droit et devoir ce qui est du fait :
au faire ce qui est du juger : a resolution et dé-
termination ce qui n'est que proposé , secoué et
disputé problematiquement et academiquement :
a moy et à mes propres opinions , ce qui est d'au-
truy , et par rapport : a Testât, profession et con-
dition externe , ce qui est de l'esprit et suffisance
interne : a la religion et créance divine , ce qui
21 Par la coutume , par l'usage.
32 Voyez la dernière variante.
lx PRÉFACE.
est de l'opinion humaine : a la grâce et opération
surnaturelle., ce qui est de la vertu, et action na-
turelle et morale. Toute passion et préoccupa-
tion ostée , il trouvera en ces sept points bien en-
tendus , de quoy se résoudre en ses doutes , de
quoy respondre à toutes les objections que luy-
mesme et d'autres luy pourroyent faire , et s'es-
claircir de mon intention en cet œuvre. Que si
encores après tout , il ne se contente et ne l'ap-
prouve^ qu'il l'attaque hardiment et vivement
(car de mesdire seulement, de mordre et char-
penter le nom d'austruy , il est assés aisé , mais
trop indigne et trop pédant), il aura tôt ou une
franche confession et acquiescement (car ce livre
fait gloire et feste de la bonne foy et de l'ingé-
nuité) , ou un examen de son impertinence et
folie..
DE
LA SAGESSE.
LIVRE PREMIER,
QUI EST LA COGNOISSANCE DE SOY, ET DE L'HUMAINE
CONDITION;
CHAPITRE PREMIER,
ET PRÉFACE A TOUT CE LIVRE.
Exhortation à s'estudicT et cognoistre.
Sommaire. — La connaissance de soi-même est la première
de toutes les connaissances. Elle est nécessaire à tout le
monde. 11 n'est point de route plus facile et plus prompte
pour s'élever à la connaissance de Dieu. — C'est la meil-
leure disposition à la Sagesse. — Difficulté qu'on éprouve
à s'étudier soi-même et à se bien connaître. — Sujet et
division du premier livre.
Exemples : Inscription du temple d'Apollon. — - Socrate. —
Pompée et les Athéniens.
J_jE plus excellent et divin conseil , le meilleur et le
plus utile adverrissement de tous , mais le plus mal
y DE LA SAGESSE,
pratiqué, est de s'estudier et apprendre à se cog-
noistre : c'est le fondement de sagesse et achemi-
nement à tout bien : folie non pareille que d'estre
attentif et diligent à cognoistre. toutes autres choses
plustost que soy-mesme : la vraye science et le vray
estude de l'homme , c'est l'homme.
Dieu, nature, les sages, et tout le monde presche
l'homme et l'exhorte de fait et de parole à s'estudier
et cognoistre. Dieu éternellement et sans cesse se re-
garde, se considère et se cognoist. Le monde a toutes
«es vues contrainctes au dedans , et ses yeux ouverts
à se voir et regarder. Autant est oblige' et tenu l'hom-
me de s'estudier et cognoistre, comme il luy est na-
turel de penser, et il est proche à soy-mesme*1. Nature
taille à tous cette besogne. Le méditer et entretenir
ses pensées est chose sur toutes facile , ordinaire ?
naturelle, la pasture, l'entretien, la vie de l'esprit,
cujus viçere est cogitare2. Or, par où commencera, et
puis coritinuera-t-il à méditer, à s'entretenir plus jus-
tement et naturellement que par soy-mesme ? Y a-t-il
chose qui lui touche de plus près ? Certes , aller
ailleurs et s'oublier est chose dénaturée et très injuste.
C'est à chascun sa vraye et principale vacation , que
** Et comme chose qui le touche de près.
*~iit* IxtAt.) VJ5« 2 «Pour l'esprit, penser c'est vivre »?-— Aristote avait
dit à peu près dans le même sens : vita est mentis actio. Me-
taphys. L. xi , c. 9.
LIVRE I, CHAPITRE I. 3
se penser et bien tenir à soy. Aussi voyons-nous que
chaque chose pense à soy, s'estudie la première, a
des limites à ses occupations et désirs. Et toy , homme,
qui veux embrasser l'univers, tout cognoistre , con-
treroller et juger, ne te cognois et n'y estudies : et
ainsi en voulant faire l'habile et le scindic de nature *3,
tu demeures le seul sot au monde. Tu es la plus vuide
et nécessiteuse, la plus vaine et misérable de toutes T
et néantmoins la plus fiere et orgueilleuse. Parquoy,
regarde dedans toy, recognois-toy, tiens-toy à toy :
ton esprit et ta volonté, qui se consomme ailleurs,
ramene-le à soy-mesme. Tu t'oublies , tu te respands,
et te perds au dehors, tu te trahis et te desrobes à
toy-mesme, tu regardes tousjours devant toy, ramasse-
toy et t'enferme dedans toy ; examine-toy, espie-toy,
cognoy-toy*^
Nosce teipsum , nec te qusesieris extra.
Respue quod non es, tecum habita, et
Noris quam sit tibi curta suppellex.
Tu te consule.
Teipsum concute , numquid vitiorum
Inseverit olim natura , aut etiam consuetudo mala 5.
*3 Le scindic de nature , pour le syndic, le juge et le
censeur de la nature.
*4 C'est le fameux TvwSt «rsaurov , ( nosce te ipsuni) , qui ,
suivant Juvénal (sat. xi), e cœlo descendit. On sait que
c'était là une des sentences des sept sages de la Grèce.
5 « Connais-toi toi-même , et ne te cherche pas hors de
toi. Dédaigne ce que tu n'es pas; habite ayec toi, et tu
4 - DE LA SAGESSE,
Par la cognoissance de soy, l'homme monte et
arrive plustost et mieux à la cognoissance de Dieu .
que par toute autre chose, tant pour ce qu'il trouve
en soy plus de quoy le cognoistre , plus de marques
et traits de la divinité, qu'en tout le reste qu'il peuet
cognoistre; que pour ce qu'il peut mieux sentir, et
sçavoir ce qui est et se remue en soy, qu'en toute
autre chose. Fûrmasti me et posuîsii super me manum
tuam , ideo mirabilis facla est scientia tua , ( id est , tui )
ex me6 : Dont est oit gravée en lettres d'or sur le fron-
tispice du temple d'Apollon, dieu (selon les payens)
de science et de lumière , cette sentence , cognoy-toy,
verras combien ton avoir est peu de chose. Consulte-toi ;
scrute ton intérieur pour savoir si la nature ou quelque mau-
vaise habitude n'aura pas greffé en toi quelque vice ». — Tout
ce passage est composé de vers et bouts de vers pris dans
Horace, Juvénal et Perse , et que Charron a réunis, sans
s'embarrasser du rhythme. Voici comment il faut lire les der-
niers vers qu'il a étrangement défigurés. Ils se trouvent dans
les Satires d'Horace, L. I , Sat. m, v. 36 et suiv.
Denique te ipsum
Concute num qua tibi vitiorum inseverit olim
Natura , aut etiam consuetudo mala , namque
Neglectis urenda filix innascitur agris.
Le bout de vers nec te quœsiveris extra, est pris de Perse,
Sat. i , v. 7.
c « Tu m'as formé , et tu as posé ta main sur moi; c'est
pourquoi la connaissance que j'ai acquise de toi , est devenue
admirable ». Psalm. 108.
LIVRE I, CHAPITRE I. 5
comme une salutation et un advertissement de Dieu
à tous , leur signifiant que pour avoir accez à la divi-
nité' et entrée en son temple , il se faut cognoistre ;
qui se mescognoist en doit estre débouté , si te igno-
ras, o pulcherrima ! egredere ; et abî post hœdos tuos 7.
Pour devenir sage et mener une vie plus réglée et
plus douce, il ne faut point d'instruction d'ailleurs
que de nous. Si nous estions bons esclioliers, nous
apprendrions mieux de nous que de tous les livres.
Qui remet en sa mémoire et remarque bien l'excez
de sa cholere passée , jusques ou cette fièvre l'a em-
porté , verra mieux beaucoup la laideur de cette pas-
sion, et eii aura horreur et hayne plus juste, que de
tout ce qu'en dient Aristote et Platon : et ainsi de
toutes les autres passions, et de tous les bransles et
mouvemens de son ame. Qui se souviendra de s'estre
tant de fois mesconté en son jugement , et de tant de
mauvais tours que lui a fait sa mémoire , apprendra
à ne s'y fier plus. Qui notera combien de fois il luy
est advenu de penser bien tenir et entendre une chose ,
jusques à la vouloir pleuvir*8, et en respondre à autrui
et à soy-mesme, et que le temps luy a puis fait voir du
contraire, apprendra à se deffaire de ceste arrogance
importune , et quereleuse presumption , ennemie capi-
* • -7-*«- Si tu t'ignores toi-même , ô très-belle , sors , et vas apro
tes chevreaux », Cantic. i , v. 7.
*8 Garantir.
6 BE LA SAGESSE,
taie de discipline et de vérité. Qui remarquera bien
tous les maux qu'il a couru, ceux qui Font menacé,
les légères occasions qui Font remué d'un estât en un
autre, combien de repentirs luy sont venus en la teste ,
se préparera aux mutations futures , et à la recog-
noissance de sa condition, gardera modestie , se con-
tiendra en son rang, ne heurtera personne, ne trou-
blera rien , n'entreprendra chose qui passe ses forces :
et voilà justice et paix par-tout. Bref nous n'avons
point de plus beau miroir et de meilleur livre que
nous-mesmes, si nous y voulions bien estudier comme
nous devons , tenant tousjours l'œil ouvert sur nous
et nous espiant de près.
Mais c'est à quoy nous pensons le moins , nemo in
sese tentât descendere9. Dont il advient que nous don^
nons mille fois du nais*10 en terre, et retombons tous-
jours en mesme faute, sans le sentir, ou nous en
étonner beaucoup. Nous faisons bien les sots à nos
despens : les difficultés ne s'apperçoivent en chaque
chose , que par ceux qui s'y cognoissent ; car encores
faut-il quelque degré d'intelligence à pouvoir remar-
quer son ignorance : il faut pousser à une porte pour
sçavoir qu'elle est close. Ainsi de ce que chascun se
voit si résolu et satisfait , et que chascun pense estre
9 « Personne ne tente de descendre en soi-même ». 3w4
*10 Nais pour nez : cette orthographe existe encore dans
notre mot punais pour pue nez, nez qui pue.
LIVRE I, CHAPITRE I. 7
suffisamment entendu, signifie que chascun n'y entend
rien du tout : car si nous nous cognoissions bien ,
nous pourvoyrions bien mieux à nos affaires : nous
aurions honte de nous et nostre estât, et nous ren-
drions bien autres que ne sommes. Qui ne cognoist
ses défauts , ne se soucie de les amender ; qui ignore
ses nécessités, ne se soucie d'y pourvoir; qui ne sent
son mal et sa misère , n'advise point aux re'parations ,
et ne court aux remèdes , deprehendas te oporiet prius-
ijuiim emendes ; sanitatis initium , sentire sibi opus esse Jctu&.,ty>.+ ° -
remedio ".Et voicy nostre malheur : car nous pensons
toutes choses aller bien et estre en seureté : nous
sommes tant contents de nous-mesmes , et ainsi dou-
blement misérables. Socrates fut jugé le plus sage
des hommes, non pour estre le plus sçavant et plus
habile, ou pour avoir quelque suffisance pardessus
les autres , mais pour mieux se cognoistre que les
autres , en se tenant en son rang , et en faisant bien
l'homme*13. Il estoitle roy des hommes, comme on dit
que les borgnes sont roys parmy les aveugles , c'est à
dire doublement privés de sens : car ils sont de nature
foibles et misérables , et avec ce ils sont orgueilleux ,
et ne sentent pas leur mal. Socrates n'estoit que
11 « Il faut que tu t'observes , avant que de t'amender; le
commencement de la santé, c'est de sentir qu'on a besoin de
remède ».
., ,v tfe Et en.^çjçomportant eu homme.
". •.• . '.. '* " SA ." •■■■■ !■-"■■ .. «*
8 DE LA SAGESSE,
borgne : car estant, homme comme les autres , foible
et misérable , il le sçavoit bien , et recognoissoit de
bonne foy sa condition , se regloit et vivoit selon elle.
C'est ce que vouloit dire Fauteur de toute vérité' à
ceux qui, pleins de presumption, par mocquerie luy
ayant dict, nous sommes donc, à ton dire, aveugles?
Si vous Testiez , dict- il , c'est à dire le pensiez estre ,
vous y verriez ; mais pource que vous pensez bien y
voir, vous demeurez du tout aveugles13: car ceux
.m /qui voyent à leur opinion sont aveugles en vérité' ; et
qui sont aveugles à leur opinion, ils voyent. C'est
une misérable folie à l'homme de se faire beste pour
ne se cognoistre pas bien homme, horno enirn. cum sis,
idfac semper intelligas l4. Plusieurs grands, pour leur
servir de bride et de règle , ont ordonne' qu'on leur
sonnast souvent aux oreilles qu'ils estoient hommes.
O le bel estude, s'il leur entroit dedans le cœur
comme il frappe à leur oreille ! Le mot des Athéniens
à Pompeius le Grand : Autant es-tu dieu comme tu te
recognois homme , n'estoitpas trop mal dict : au moins
c'est estre homme excellent, que de se bien cognoistre
homme.
La cognoissance de soy (chose très difficile et rare ,
comme se mesconter et tromper très facile) ne s'ac-
l3 Joann. Evangel. C. IX, v. 4-i.
'4- « Car, puisque tu es homme, fais toujours eu sorte de
bien comprendre ce qu'est l'homme ». 7mm*%- tM*2 J™*'
wtHK,
J*mm h:, U tHJMrtU*^ - i*
'*- tfoMUA*.
jt uutJeMt*'-/ Yù* JU. âtotyuLfcd.?.
LIVRE I, CHAPITRE I. 9
quiert pas par autruy , c'est à dire par comparaison ,
mesure, ou exemple d' autruy;
Plus aliis de te, quam tu tibi credere noli ,s.
moins encores par son dire et son jugement, qui sou-
vent est court à voir, et desloyal ou craintif à parler;
ny par quelque acte singulier, qui sera quelquesfois
eschappé sans y avoir pensé, poussé par quelque nou-
velle, rare et forte occasion, et qui sera plustost un
coup de fortune , ou une saillie de quelque extraor-
dinaire enthousiasme , qu'une production vrayement
nostre. L'on n'estime pas la grandeur, grosseur, roi-
deur d'une rivière, de l'eaue qui lui est advenue par
une subite alluvion et desbordement des prochains
torrens et ruisseaux ; un fait courageux ne conclut pas
un homme vaillant, ny un œuvre de justice l'homme
juste; les circonstances, et le vent des occasions et
accidens nous emportent et nous changent : et sou-
vent l'on est poussé à bien faire par le vice mesme.
Ainsi l'homme est-il très difficile à cognoistre. Ny ^.h.IfJfi.
aussi par toutes les choses externes et adjacentes au
dehors; offices, dignités, richesses, noblesse, grâce,
et applaudissement des grands ou du peuple. Ny par
ses desportemens faits en public : car comme estant
en eschec , l'on se tient sur ses gardes , se retient ,
l5 « Ne t'en rapporte pas tant aux autres sur toi, qu'à
toi-même ». Cafa. h^L. ]1$.
io DE LA SAGESSE,
se contrainct ; la crainte, la honte, l'ambition, et au-
tres passions, luy font jouer ce personnage que vous
voyez. Pour le bien cognoistre, il le faut voir en son
privé et en son à tous les jours. Il est bien souvent
tout autre en la maison , qu'en la rue , au palais ,
en la place ; autre avec ses domestiques qu'avec les
estrangers. Sortant de la maison pour aller en public,
il va jouer une farce : ne vous arrestez pas là; ce n'est
pas luy, c'est tout un autre; vous ne le cognoistriez
pas *l6.
La cognoissance de soy ne s'acquiert point par tous
ces quatre moyens , et ne devons nous y fier ; mais
par un vray, long et assidu estude de soy, une sé-
rieuse et attentifve examination non seulement de ses
paroles et actions , mais de ses pensées plus secrettes
(leur naissance , progrez , durée , répétition) de tout
ce qui se remue en soy, jusques aux songes de nuict,
en s'espiant de près , en se tastant souvent et à toute
heure , pressant et pinssant jusques au vif. Car il y a
plusieurs vices en nous caches, et ne se sentent à
faute de force et de moyen, ainsi que le serpent ve-
nimeux qui, engourdi de froid, se laisse manier sans
danger. Et puis il ne suffit pas de recognoistre sa
*l6 Toutes ces idées se trouvent dans Montaigne , en divers
endroits , mais plus particulièrement dans le chapitre Ier. du
livre il des Essais, qui a pour titre, de l'inconstance de nos
actions. A ■ V : » frm
LIVRE I, CHAPITRE I. n
faute en destaii et. en individu, et tacher de la reparer ;
il faut en gênerai recognoistre sa foiblesse , sa mi-
sère , et en venir à une reformation et amendement
universel.
Or , il nous faut estudier sérieusement en ce livre
premier à cognoistre l'homme , le prenant en tout
sens , le regardant à tous visages , lui tastant le poux ,
le sondant jusques au vif, entrant dedans avec la
chandelle et l'esprouvette , fouillant et furettant par
tous les trous, coings, recoings, destours, cachots
et secrets , et non sans cause : car c'est le plus fin et
feinct, le plus couvert et fardé de tous, et presque
incognoissable. Nous le considérerons donc en cinq
manières représentées en cette table , qui est le som-
maire de ce livre.
CINQ CONSIDERATIONS DE L'HOMME
ET DE L'HUMAINE CONDITION.
I. Naturelle, par toutes les pièces dont il est composé , et
leurs appartenances.
II. Naturelle et morale, par comparaison de luy avec les
bestes. N
DE LA SAGESSE,
III. Par sa vie en blot*'7.
IV. Morale , par ses
mœurs, humeurs , condi-
tions , qui se rapportent
à cinq choses.
V. Naturelle et mo-
rale , par les différences
qui sont entre les hom-
mes en leurs
Vanité.
Foiblesse.
Inconstance.
Misère.
Presumption.
Naturels.
Esprits et suffisances.
Charges et degrés de supé-
riorité et infériorité.
Professions et conditions de
vie.
Advantages et desadvantages
naturels , acquis et fortuits.
*x7 En blot pour en bloc.
LIVRE I, CHAPITRE II. i3
PREMIERE CONSIDERATION DE L'HOMME,
Qui est naturelle par toutes les pièces dont il est composé.
CHAPITRE II*,
De laformatiçn de l homme.
Sommaire. — Dieu ne créa l'homme qu'après tous les autres
objets de la création , parce qu'il voulait qu'il fût le plus
parfait de ses ouvrages. C'est , en effet , un abrégé du
monde. — Pourquoi il le fit nu , faible , mais droit et
regardant le ciel. — Ce ne fut qu'après avoir formé son
corps qu'il lui donna une ame. — De même, dans cette autre
création de l'homme (la génération), l'ame ne s'insinue
dans le corps que lorsqu'il est entièrement organisé.
Opinion de l'auteur sur la manière dont se forme et s'anime
le fœtus.
Exemples : Moïse. — Dauphin, Serpent ou Basilic, Lion,
Aigle, le Roi des Abeilles. — -Adam.
liiLLE est double et doublement considérable, pre-
mière et originelle, une fois faite immédiatement de
* Ce chapitre , qui ne se trouve point dans la première
édition , a été ajouté par l'auteur. — Dans la seconde édition
de la Sagesse , non-seulement il y a de nombreuses additions
et des suppressions que nous aurons soin d'indiquer ; mais
l'ordre des matières est presque entièrement changé.
î4 DE LA SAGESSE,
Dieu en sa création surnaturelle , seconde et ordinaire,
en sa génération naturelle.
Selon la peinture que nous donne Moyse ' de l'ou-
vrage et création du monde (la plus hardie et riche
pièce que jamais homme a produit en lumière, j'en-
tends l'histoire des neuf premiers chapitres de Ge-
nèse , qui est du monde nay et renay) l'homme a esté
fait de Dieu non seulement après tous les animaux,
comme le plus parfait, le maistre et surintendant de
tous , ut prœsit piscibus maris , volatïlïbus cœli , bestiis
terrœ ~ : Et en mesme jour que les quadrupèdes et
terrestres, qui s'approchent plus de luy (bien que
les deux qui luy ressemblent mieux sont pour le de-
dans le pourceau , pour le dehors le singe) mais en-
cores après tout fait et achevé , comme la closture ,
le sceau et cachet de ses œuvres, aussi y a-t-il empreint
ses armoiries et son pourtrait,
Exemplumque Dei quisque est in imagine parva.
Signatum est super nos lumen vultus tui . Comme une
recapitulation sommaire de toutes choses , et un ab-
bregé du monde , qui est tout en l'homme , mais rac-
courci et en petit volume , dont il est appelle le petit
1 Gen. 1,2, etc.
2 « Pour qu'il présidât aux poissons de la mer, aux oiseaux
du ciel, aux animaux terrestres ». Gen. I, v. 25.
/ïllHtùJl. Hih**.. 3 « Tout homme est en petit l'image de Dieu. —Tu as fait
JYi &jf. reluire sur nous l'éclat de ta face radieuse ». Psalm. IV. 7.
LIVRE I, CHAPITRE II. i5
monde, etl'univers peust estre appelle le grand homme.
Comme le nœud, le moyen , et lien des anges et des
animaux, des choses célestes et terrestres , spirituelles
et corporelles. Et en un mot la dernière main, l'ac-
complissement, le chef-d'œuvre, l'honneur et le miracle
de nature. C'est pourquoy Dieu l'ayant fait avec dé-
libération et apparat, et dixit faciamus homînem adima-
ginein et siinililudinem nostram^ , s'est reposé. Et ce
repos encores a este' fait pour l'homme, Sabbathum
propter hominem, non contra5. Et n'a depuis rien fait
de nouveau , sinon se faire homme luy-mesme : et c'a
esté encores pour l'amour de l'homme , propter nos
homines , et propter nostram salutem 6. Dont se voit
qu'en toutes choses Dieu a visé à l'homme, pour fina-
lement en luy et par luy , brevi manu 7 , rapporter tout
à soy, le commencement et la fin de tout.
Tout nud, affin qu'il fust plus beau , estant poli ;
net, délicat, à cause de son humidité déliée, bien
tempérée et assaisonnée 8.
Droit , tenant et touchant fort peu en terre, la teste
* Et il dit : « Faisons l'homme à notre image et à notre
ressemblance ». Johan.
5 « Le sabbat a été fait pour l'homme et non contre lui ».
Mat. xn.
6 « A cause de nous et pour notre salut ». /*+*&i A- uttvo
^ « D'une main courte » (immédiatement).
8 Voyez la Variante de la page 29. On y trouvera , en
grande partie,- ce paragraphe et le suivant; mais avec de
nombreuses différences dans le style.
ï6 DE LA SAGESSE,
droicte en haut tendant au ciel, où il regarde, se voit
et se cognoist comme en son miroir : tout à l'opposite
de la plante qui a sa teste et racine dedans la terre ,
aussi est l'homme une plante divine, qui doit fleurir
au ciel : La heste comme au milieu, est de travers,
ayant ses deux extrémités vers les bords ou extrémités
de l'horizon , plus ou moins. La cause de cette droic-
ture, après la volonté de son maistre ouvrier, n'est
proprement l'ame raisonnable, comme il se voit aux
courbés , bossus , boiteux ; ny la ligne droicte de
l'espine du dos , qui est aussi aux serpens; ny la cha-
leur naturelle ou vitale, qui est pareille ou plus grande
en certaines bestes, combien que tout cela y peut
par avanture servir de quelque chose : mais ceste
droicture est deue et convient à l'homme , et comme
homme qui est le saint et divin animal :
Sanctius his animal mentisque capacius altse y ;
et comme roy d'icy bas : aux petites et particulières
royautés y a certaine marque de majesté, comme il se
voit au daulphin couronné, au serpent basilizé, au
îyon avec son collier, sa couleur de poil et ses yeux ,
en l'aigle, au roy des abeilles. Ainsi l'homme, roy
uni versel d'icy bas , marche la teste droicte , comme
un maistre en sa maison , régente tout et en vient a
bout par amour ou par force, domptant ou apprivoisant.
9 « Animal plus saint que les autres , et plus capable d'une
haute intelligence ». ih'u). Aïkm, , X, %,}(.
LIVRE I, CHAPITRE II. i7
Son corps fut basty le premier de terre vierge, M)«4.4<*/»
rousse , dont il en eut son nom propre Adam : °, car
l'appellatif estoit desja Isl\ et icelle mouillée non
de pluye encores , mais d'eau de fontaine.
.... Mixtam fluvialibus undis ,
Finxit in effigiem I2.
Par raison le corps est l'aisne' de l'aine, comme la
matière de sa forme; le domicile doit estre fait et
dressé avant y demourer, l'attelier avant que l'ouvrier
y puisse ouvrer. Puis l'esprit y fut par le souffle di-
vin découlé et insinué , et ainsi ce corps animé et fait
vivant, Inspirant injaciem ejus spiraculum viiae , etc. l3;
En la génération et conformation ordinaire et
naturelle, qui se fait de semence au ventre de la
femme, le mesme ordre se garde. Le corps est formé
le premier par la force tant élémentaire de l'énergie
et vertu formatrice qui est en la semence , aydant
aucunement la chaleur de la matrice, que céleste, qui
est l'influence et vertu du soleil , sol et homo générant
hominem l4. Et de tel ordre que les sept premiers jours
10 Adam en hébreu signifie, en effet , homme roux , et
adama terre rousse. Ployez Gen. c. il.
11 Is ou plutôt ish, en hébreu, signifie esse, est, ens t
essentiel.
12 « Il le forma à son image , en mêlant la terre avec de
l'eau de fleuve ». ihil- Jl*f+*u> , Z, Zt £*.
13 « Il souffla sur sa face l'esprit de la vie ». Gen. Il, 7.
'£ « Le soleil et l'homme engendrent l'homme ». /• una.kkA. .
1, 2
!8 DE LA SAGESSE,
les semences du père et mère se prennent, s'unissent
et caillent ensemble, comme cresme, et s'en fait un
corps, c'est la conception, nonne slcut lac mulsisti me ,
et sicut caseum me coagulasti?^ Les sept d'après, cette
semence se cuit, espessit, et change en masse de chair
et de sang informe, rudiment et matière propre du
corps humain : Les sept troisiesmes suivans, de cette
masse est fait et formé le corps en gros , dont environ
le vingtiesme jour sont produits les trois nobles et
héroïques parties, le foye, le cœur, le cerveau , dis-
tantes en longueur ovale, ou, comme disent les Hé-
breux, se tenant par joinctures déliées, qui puis se
remplissent de chair, à la façon d'un formy, où y a
trois parties plus grosses joinctes par entre-deux dé-
liés : Les sept quatriesmes , qui finissent près du 3oe.
jour, tout le corps s'achève, se parfait, articule, or-
ganise, dont il commence n'estre plus embryon,
mais capable, comme une matière préparée à sa for-
me, de recevoir l'ame : laquelle ne faut à s'insinuer
dedans, et s'en investir vers le 3y ou 4oe. jour, après
les cinq sepmaines achevées. Doublant ce terme, c'est
à dire au troisiesme mois , cet enfant animé se remue
et se fait sentir, le poil et les ongles luy commencent à
venir. Triplant ce terme qui est au neùfviesme mois,
il sort et se produit en lumière. Ces termes ne sont
l5 « Ne m'as-tu pas trait comme du lait, et ne m'as-tu pas
'..'.coagulé comme du fromage ? » Job. C. x, 10,
LIVRE I, CHAPITE .111. ï9
pas si justement prefix, qu'ils ne puissent un peu se
haster et tarder, selon la force ou foiblesse de la
chaleur, tant de la semence que de la matrice; car
estant forte elle haste , estant foible elle retarde ,
dont les semences moins chaudes et plus humides
d'où sont conceues les femelles , ont leurs termes
plus longs, et ne sont anime'es qu'au 80e. jour et
encores après, et ne se remuent qu'au 4e- mois, qui
est près d'un quart plus tard que les masles.
CHAPITRE III *
Distinction première , et generalle de l'homme.
Sommaire. —Première distinction de l'homme en deux par-
ties, le corps et Famé. Autre distinction : on peut remar-
quer dans l'homme trois choses, l'esprit, l'ame et la chair.
Utilité de cette distinction.
Lr' HOMME, comme un animal prodigieux, est fait
de pièces toutes contraires et ennemies. L'ame est
comme un petit dieu , le corps comme une beste , un
fumier. Toutesfois ces deux parties sont tellement
* Ce chapitre est le neuvième de la première édition.
20 .DE LA SAGESSE,
accouplées, « ont tel besoing l'une de l'autre pour
faire leurs fonctions,
Alterius sic
Altéra poscit opem res , et conjurât amicè 1,
et s'embrassent si bien l'une l'autre avec toutes leurs
querelles , qu'elles ne peuvent demeurer sans guerre ,
ni se séparer sans tourment et sans regret; et comme
tenant le loup par les oreilles, chascune peust dire
à l'autre, je ne puis avec toy ny sans toy vivre, nec
tecum possum vivere nec sine te ~.
Mais pource que derechef en cette ame il y a deux
parties bien différentes * , « la haute , pure , intellec-
tuelle et divine, en laquelle la beste n'a aucune part;
et la basse , sensitive et bestiale , qui tient du corps
et de la matière », l'on peut par une distinction plus
morale et politique, remarquer trois parties et degrés
en l'homme : L'esprit, l'ame, la chair, dont l'esprit
et la chair tiennent les bouts et extrémités, « comme
1 a Ainsi l'une requiert le secours de l'autre , et toutes
deux concourent ensemble au même but ». Hor. Art poët.
v. 4-iQ-
2 L'auteur a traduit ce passage , avant de le citer. On
pourrait le traduire ainsi de nouveau en un vers :
Avec toi, ni sans toi je ne puis exister. \yfi(wiùut, ){//;4T )
* Variante. Il semble , pour mieux et plus expressément
représenter recognoistre l'homme , qu'au premier coup l'on
peut remarquer trois choses en l'homme , l'esprit, l'ame, etc.
LIVRE I, CHAPITRE III. 21
le ciel et la terre ; l'âme mitoyenne , où se font les
météores, le bruit et la tempeste». L'esprit la très
haute et très héroïque partie , parcelle , scintille , image V-ftM • +42> •
et defluxion Je la divinité, est en l'homme comme un
roy en la republique; ne respire que le bien, et le
ciel, où il tend tousjours : la chair au contraire,
comme la lie d'un peuple tumultuaire et insensé , le
marc et la sentine de l'homme, partie brutale, tend
tousjours au mal et à la matière : l'ame au milieu
comme les principaux du populaire , est indifférente
entre le bien et le mal, le mérite et le démérite; est
perpétuellement sollicitée de l'esprit et de la chair, et
selon le party où elle se range , est spirituelle et bonne ,
ou charnelle et mauvaise. Icy sont logées toutes les
affections naturelles qui ne sont vertueuses ny vi-
cieuses % comme l'amour de ses parens et amis,
crainte de honte , pitié des affligés , désir de bonne
réputation.
Cette distinction aidera beaucoup à cognoistre
l'homme, et discerner ses actions, pour ne s'y mes-
compter, comme l'on fait jugeant par l'escorce et ap-
parence, pensant que ce soit de l'esprit ce qui est de
Famé , voire de la chair , et attribuant à la vertu ce qui
est de la nature ou du vice. Combien de bonnes et de
3 Vertueuses ny vicieuses : la pitié , l'émulation ne sont-
elles pas au-dessus de ce sentiment difficile à définir qui est
entre le vice et la vertu ?
22 DE LA SAGESSE ,
belles actions produites par passion , ou bien par une
inclination et complaisance naturelle : ut serviant ge-
nio , et suo indulgeant animo ? 4
4 « Pour obéir à son goût, et par complaisance pour ses
penchants ».
l^VVVVVVVVV»VVVMJVVV»*/V»VVVVVVVVVVVVM/VX,l/VVV»^^
CHAPITRE IV *
Bu corps, et premièrement de toutes ses parties et assiette
d icelles.
Sommaire. — .Division du corps en ses parties internes , plu-
rielles et singulières , c'est-à-dire uniques , en ses quatre
régions; en ses parties externes singulières, doubles et
pareilles.
**LtE corps humain estbasti d'un très grand nombre
de pièces internes et externes, lesquelles sont presque
* Ce chapitre et le suivant formaient le dixième de la pre-
mière édition.
** Variantes. Ayant à parler de toutes les pièces de l'homme,
faut commencer par le corps , comme par le plus facile et ap-
parent , et qu'il est aussi l'aisné de l'ame , comme le domicile
doit estre fait et dressé avant qu'y demeurer, et l'attelier avant
que l'ouvrier y entre pour y ouvrer.
Le corps humain est formé avec le temps , et de tel ordre
LIVRE I, CHAPITRE IV. 20
toutes rondes et orbiculaires , ou approchantes de
cette figure.
Les internes sont de deux sortes : les unes en nombre
et quantité' respandues par tout le corps, sçavoir : les
os qui sont comme \z base et soubstien de tout le bas-
timcnt : dedans iceux pour leur nourriture la mouelle :
les muscles pour le mouvement et la force : les venes
sortans du foye, canaulx du sang premier et naturel :
que premièrement sont basties les trois plus nobles et héroï-
ques parties ; le foye , le cœur, le cerveau, distantes en long ,
et se tenant par joinctures desliées , qui puis se remplissent
tout à la façon d'un formy (a), où y a trois parties plus grosses
et enflées , joinctes par entre-deux desliées. Selon ces trois
parties principales viennent à considérer trois estages en
l'homme ( image raccourcie du monde ) qui respondent aux
trois estages et régions de l'univers. La basse du foye , racine
des venes , officine des esprits naturels , et le lieu de l'ame
concupiscible; en laquelle sont contenus le ventricule , ou
l'estomach , les boyaux, les reins , la ratte , et toutes les parties
génitales , respond à la région élémentaire où se font toute?
les générations et corruptions. Celle du milieu où maistrise le
cœur, la tige des artères , et des esprits vitaux , et le siège de
Famé irascible , séparée de celle d'en bas par la toile tendue
du diaphragme , et de celle d'en haut par le destroit de la
gorge, en laquelle sont aussi les poulmons , respond à la ré-
gion aetherée. Celle d'en haut , où loge le cerveau spongieux ,
source des nerfs et esprits animaux , du mouvement et sen-
timent , et le throsne de l'ame raisonnable , ubi sedet pro tri-
bunali , respond à la région céleste et intellectuelle.
(a) D'une fourmi.
ai DE LA SAGESSE,
artères venans du cœur, conduicts du second sang
plus subtil et vital, ces deux allans plus haut que le
foye et le cœur, leurs sources sont plus estroittes
que celles qui vont en bas, pour ayder à monter le
sang, car le destroit plus serré sert à faire monter les
liqueurs : les nerfs, procédans par couples, instru-
niens du sentiment, mouvement et force du corps,
et conduicts des esprits animaux, dont les uns sont
mois , et y en a sept paires , qui servent au sentiment
de la teste, veue, ouye, goust, parole; les autres durs
en 3o paires , procédans par l'espine du dos aux mus-
cles : les tendons , ligamens , cartilages : les quatre hu-
meurs, le sang, la bile jaul/ie ou cholere , qui ouvre,
pousse , pénètre , empesche les obstructions, jette les
excremens, apporte allégresse : la bile noire et aspre ,
ou mélancolie , qui provoque l'appétit à toutes choses,
modère les mouvemens subits : la pituite douce, qui
adoucit la force des deux biles et toutes ardeurs : les
esprits, qui sont les fumées sortans de la chaleur na-
turelle et de l'humeur radicale, et sont en trois de-
grés d'excellence, le naturel, vital , animal : X&gresse ,
qui est la partie plus espesse et grasse du sang.
Les autres sont singulières (sauf les roignons et
couillons qui sont doubles) et assignées en certain
lieu. Or il y a quatre lieux ou régions, comme degrés
au corps , officines et atteliers de nature , où elle
exerce ses facultés et puissances. La première et plus
basse est pour la génération en laquelle sont les par-
LIVRE I, CHAPITRE IV. s5
lies génitales servans à icelle. La seconde d'après , en
laquelle sont les entrailles , viscera , sçwo\vXestomach,
tirant plus au coste' gauche, rond, plus estroit au
fond qu'en haut , ayant deux orifices ou bouches ,
l'un en haut , pour recevoir , l'autre en bas qui res-
pond aux boyaux pour jetter et se descharger. Il re-
çoit, assemble, mesle et cuit les viandes, et en fait
chyle , c'est à dire suc blanc propre pour la nourri-
ture du corps, et lequel encores s'élaboure dedans
les venes meseraiques , par où il passe pour aller au
foye. Le foye chaud et humide , plus au costé droit ,
officine du sang , principe des venes , le siège de la
faculté naturelle, nourricière ou ame végétative, fait
et engendre le sang du chyle , qu'il attire des venes
meseraiques , et reçoit en son, sein par la vene porte ,
qui entre en son creux , et puis l'envoyé , et distribue
par tout le corps, par le moyen de la grande vene
cave qui sort de sa bosse et des branches d'icelle , qui
sont en grand nombre, comme les ruisseaux d'une
fontaine : la ratie à main gauche , qui reçoit la des-
charge et les excremens du foye : les reins , les boyaux ,
qui se tenans tous en un, mais distingués par six dif-
férences et six noms, égalent sept fois la longueur de
l'homme, comme la longueur de l'homme égale sept
fois la longueur du pied. En ces deux premières par-
ties qu'aucuns prennent pour une (combien qu'il y
aye deux facultés bien différentes, l'une generative
pour l'espèce, l'autre nutritive de l'individu), et la
26 DE LA SAGESSE,
font respoïidre à la partie plus basse et élémentaire
de l'univers, lieu de génération et corruption, est
l'ame concupiscible.
La troisiesme compare'e à la région aetherée , sé-
parée des précédentes par le diaphragme, et de celle
d'en haut par le destroit de la gorge, en laquelle est
l'ame irascible, et les parties pectorales, prœcordîa,
scavoir le cœur , très chaud, situé environ la cin-
quiesme coste, ayant sa pointe soubs la mammelle
gauche, origine des artères, qui tousjours se mou-
vent et font le pouls, par lesquelles comme canaulx
il envoyé et distribue par tout le corps le sang vital
qu'il a cuit, et par iceluy l'esprit et la vertu vitale.
Les poulinons de substance fort mole , rare et spon-
gieuse, soupple à attirer et pousser comme soufflets,
instrumens de la respiration, par laquelle le cœur se
rafraîchit , attirant le sang, l'esprit et l'air, et se des-
chargeant des fumées et excremens qui le pressent,
et de la voix, par le moyen de Yaspre artère *\
La quatriesme et plus haute qui respond à la ré-
gion céleste, est la teste, qui contient le cerveau, froid
et spongieux, enveloppé de deux membranes, l'une
plus dure et espesse, qui touche au test, dura mater;
l'autre plus douce et déliée, qui luy est contiguë, pia
*l La trachée artère, comme on l'appelle aujourd'hui :
aspre ou âpre est la traduction de l'adjectif grec rpa^u; , eïa ,
dont nous ayons depuis francisé la forme féminine en trachée.
LIVRE I, CHAPITPxE IV. r>7
mater. D'iceluy sortent et dérivent tous les nerfs et la
mouelle qui descend et découle au long de l'espine
du dos. Ce cerveau est le siège de Famé raisonnable,
la source de sentiment et mouvement, et des très
nobles esprits animaux , faits des esprits vitaux , les-
quels montés du cœur par les artères au cerveau , sont
cuits, recuits, elabourés et subtilisés par le moyen
d'une multiplicité de petites et subtiles artères , comme
filets diversement tissues*2, repliées, entrelassées
par plusieurs tours et retours , comme un labyrinthe
et double retz , rete mirabile , dedans lequel cet esprit
vital estant retenu, séjournant, passant et repassant
souvent, s'affine, subtilise et perfectionne, et devient
animal , spirituel en souverain et dernier degré.
Les externes et patentes. Si elles sont singulières,
sont au milieu , comme le nez , qui sert à la respira-
tion, odorat et consolation du cerveau, et à la des-
charge d'iceluy , tellement que par luy l'air entre et
sort, et en bas aux poulmons, et en haut au cerveau,
La bouche qui sert au manger et au parler, dont elle
est de plusieurs pièces, qui servent à ces deux : au
dehors des lettres , au dedans de la langue extrême-
ment soupple, qui juge des saveurs : des dens pour
mouldre et briser les morceaux : le nombril, les deux
sentines et voyes de descharge.
Si elles sont doubles et pareilles, sont collatérales
*2 Tissues diversement comme filets,
<s8 DE LA SAGESSE,
etesgales , comme les àeuxyeux, plantés au plus haut
estage, comme sentinelles, composés de plusieurs et
diverses pièces, trois humeurs, sept tuniques, sept
muscles 3 , diverses couleurs avec beaucoup de façon
et d'artifice. Ce sont les premières et plus nobles
pièces externes du corps , en beauté , utilité , mobi-
lité, activité, mesmes au fait d'amour, «s ?<W, «ç
épiâv>jv4, sont au visage ce que le visage est au corps,
sont la face de la face, et pource qu'ils sont tendres,
délicats et pretieux , ils sont munis et remparés de
toutes parts, de pellicules, paulpieres, sourcils, cils et
poils. Les oreilles en mesme hauteur que les yeux,
comme les escoutes du corps, portières de l'esprit,
receveurs et juges des sons qui montent tousjours :
elles ont leurs advenues et entrées obliques et tor-
tueuses , affin que l'air et le son n'entrassent tout à
coup , dont le sens de Fouye en pourroit estre blessé,
et n'en pourroit si bien juger. Les bras et mains , ou-
3 Ce nombre sept tient à des allégories anciennes , plutôt
qu'à la réalité. Il en est de même de ce que l'auteur dit,
d'après les croyances populaires de son tems , des boyaux
distingués par six différences et six noms, égalant sept fois
la longueur de l'homme , et de la longueur de l'homme qui
égale sept J'ois la longueur du pied. — On sent bien que
tout cela n'est pas rigoureusement vrai , et que ce sont des
approximations en nombres ronds et symboliques.
4 « Dès que je le vis , quel trouble s'éleva dans mon ame ! »
Théoc Idyl. n, y. 82.
LIVRE I, CHAPITRE V. 29
vrieres de toutes choses , instrumens universels. Les
jambes et pieds., soubstiens et colomnes de tout le bas»
timerit.
CHAPITRE Y*.
Des propriétés singulières du corps humain. ^/"I • '▼**
Sommaire. — Propriétés particulières et avantageuses du
corps humain; ses gestes et mouvemens divers.
Sommaire delà Variante. — Singularités du corps humain :
ses avantages ; ses pièces les plus nobles ; son excellence ;
sa stature droite ; ses attitudes et ses gestes.
** JL E corps humain a plusieurs singularités, dont les
unes luy sont peculieres privativement des autres ani-
maux. Les premières et principales sont la parole, la
* Comme nous l'avons dit, ce chapitre, avec le précédent,
formait le dixième de la première édition.
** Pariante. L'homme en son corps a plusieurs choses
qui luy sont peculieres privativement aux bestes. 1. Stature
droitte, 2. forme belle, 3. visage proprement dit, 4- nudité
naturelle, 5. mouvement tant divers des membres, 6. soup-
plesse et mobilité de la main ouvrière de tant de choses , c'est
un miracle , y, grosseur et abondance de cerveau , 8, le ge-
3o DELASAGESSE,
stature droitte, la forme et le port, dequoy les sages,
mesme les stoïques, ont fait tant de cas, qu'ils ont
dit valoir mieux estre fol en la forme humaine , que
nouil , qui est en l'homme seul au devant , g. si grande lon-
gueur du pied au devant , et qui est si court au derrière T
10. saignée du nez, chose estrange, veu qu'il a la teste droitte
et les bestes baissée, n. rougir à la honte, 12. pallir à la
crainte, i3. les causes ou raisons de toutes ces singularités
sont belles , mais ne sont de ce nostre pris faict (a).
Les biens du corps sont la santé, la beauté, l'alegresse, la
force , la vigueur , l'adresse et disposition; mais la santé passe
tout.
Les principales et plus nobles pièces- des externes, sont
les sens corporels; et des internes, le cerveau, le cœur, le
foye , et puis les genitoires et les poulmons.
L'excellence du corps est généralement en la forme , droit-
ture , et port d'iceluy : spécialement et particulièrement en la
face et aux mains , qui sont les deux parties que nous lais-
sons par honneur nues. Certe les sages mesme stoïques ont
tant fait de cas de la forme humaine , qu'ils ont dit vouloir
mieux estre fol en la forme humaine , que sage en la forme
brutale, preferans la forme corporelle à la sagesse.
Le corps de l'homme touche fort peu la terre; il est droit,
tendu au ciel, où il regarde, se voit et se cognoist, comme
en son miroir : les plantes tout au rebours ont la teste et ra-
cine toute dedans la terre, les bestes comme au milieu l'ont
entre deux, mais plus et moins. La cause de cette droitture
n'est pas proprement l'ame raisonnable , comme il se voit aux
(a) C'est-à-dire « mais ne sont pas pour cela notre prix fait. » —
Bastien a mis nostre prins faict , quoiqu'on lise nostre pris faict dans
la première et la seconde e'ditions.
LIVRE I, CHAPITRE V. 3c
sage en la forme brutale : la main c'est un miracle ;
celle du singe est peu de cas : après sont la nudité
naturelle , le rire et pleurer , le sens du chatouille-
ment, sourcil en la paupière basse de l'œil, nombre
visible , la pointe du cœur en la partie senestre , le
courbés, bossus, boiteux; non la ligne droitte de l'espine du
dos , qui est aussi aux serpents; non la chaleur naturelle ou
vitale , qui est pareille ou plus grande en certaines bestes ,
combien que tout cela y peut servir de quelque chose : cette
droitturc convient à l'homme, et comme homme, et comme
roy d'icy bas. Aux petites et particulières royautés y a une
marque et majesté , comme il se voit au daulphin couronné ,
au serpent basilizé (&) , au lyon avec son collier , sa couleur
de poil , et ses yeux , en l'aigle , au roy des abeilles. Mais
l'homme roy universel d'icy bas marche la teste droitte ,
comme un maistre en sa maison , régente tout et en vient à
bout par amour ou par force , domptant ou apprivoisant.
Comme il y en a qui ont des contenances , gestes et mou-
vemens artificiels et affectés , aussi y en a qui en ont de si na-
turels et *si propres , qu'ils ne les sentent ny ne les reco-
gnoissent point , comme pencher la teste , rincer (c) le nais.
(b) « Au serpent orné d'une couronne royale comme le basilic »
qui tire son nom de cette croyance superstitieuse et populaire : ce
nom signifie le royal en grec. Le peuple croit encore que le basilic ou
serpent basilisé , naît d'un œuf de coq, et qu'il habite au fond d'un
puits.
(c) Froncer le nez , rechigner. Rincer, du latin ringi qui a le même
sens. L'e'dition de Bastien et celle de Dijon e'erivent le nez ; mais ce
n'est pas là l'orthographe de Charron :1a première e'dition e'erit toujours
le nais ; parce qu'on prononçait ainsi , et que le mot vient de nasus.
Cependant l'orthographe de ce mot , comme de plusieurs autres , varie
dans le cours de l'ouvrage , et quelquefois dans le même chapitre.
32 DE LA SAGESSE,
genouil au devant, palpitation du cœur, les artueils*1
des pieds plus longs que des mains, saignée du nez ,
chose estrange , veu qu'il a la teste droitte , et la
beste l'a baissée, rougir à la honte, pallir à la crainte,
estre ambidextre , dispose' en tout temps aux œuvres *
de Venus, ne remuer les oreilles , qui signifie aux ani-
maux les affections internes ; mais l'homme les signifie
assez parle rougir, pallir, mouvemens des yeux et du
nez.
Les autres luy sont singulières , non du tout , mais
par excellence et advantage, car elles se trouvent e's
animaux, mais en moindre degré; sçavoir : multitude
de muscles et de poils en la teste ; soupplesse et fa-
cilité du corps et de ses parties à tout mouvement et
en tout sens ; élévation des tetins ; grosseur et abon-
dance de cerveau ; grandeur de vessie ; forme de pied ,
longue au devant , courte au derrière ; abondance ,
clarté et subtilité de sang ; mobilité et agilité de lan-
gue ; multitude et variété de songes , telle qu'il sem-
ble estre seul songeant; esternuement ; bref tant de
remuemens des yeux, du nez, des lèvres.
Il y a aussi des contenances propres et singulières ,
mais différentes : les unes sont des gestes , mouvemens
Mais tous en avons , qui ne partent point de nostre discours ,
ains d'une pure , naturelle et prompte impulsion , comme
mettre la main au devant en nos cheutes.
*• Les orteils.
LIVRE I, CHAPITRE VI. 33
et contenances artificielles et affecte's ; d'autres en ont
de si propres et si naturelles, qu'ils ne. les sentent
ny ne les recognoissent point , comme pancher la teste,
rincer 2 le nez. Mais tous en ont qui ne partent point
du discours , ains d'une pure , naturelle et prompte
impulsion, comme mettre la main au devant aux:
cheutes.
2 Voyez la note de la page 3i.
CHAPITRE YI*.
Des biens du corps , santé et beauté , et autres.
Sommaire. — Des différens biens du corps, c'est la santé qui est
préférable à tout. La beauté vient après ; on en distingue
de "plusieurs sortes: la principale est celle du visage, qui a
sept singularités ; sa description. De la beauté du corps et
de celle de l'esprit.
Exemples : Socrates , Platon , Aristote , Cyrus , Alexandre T
César , Scipion. — Indiens , Espagnols , Italiens. — So-
crates.
Lt E S biens du corps sont la santé, beauté , allégresse ,
force , vigueur , addresse et disposition ; mais la santé
est la première et passe tout. La santé est le plus
beau et le plus riche présent que nature nous sache
* C'est le XIe. cliap. de la première édition.
i. 3
U DE LA SAGESSE,
faire, préférable à toute autre chose, non seulement
science , noblesse , richesses , mais à la sagesse mesme ,
ce disent les plus austères sages ; c'est la seule chose
qui mérite que l'on employé tout, voire la vie mesme,
pour l'avoir; car sans elle la vie est sans goust, voire
est injurieuse ; la vertu et la sagesse ternissent et s'es-
vanouissent sans elle : quel secours apportera au plus
grand homme qui soit, toute la sagesse, s'il est frappé
du haut mal, d'une apoplexie ? Certes je ne luy puis
préférer aucune chose que la seule preud'hommie ,
qui est la santé de l'ame. Or elle nous est commune
avec les bestes , voire le plus souvent plus advanta-
geuse , forte et vigoureuse en elles qu'en nous. Or
combien que ce soit un don de nature , gaudeant bene
nali1, octroyé en la première conformation, si est-
ce que ce qui vient après le laict , le bon reiglement
de vivre qui consiste en sobriété, médiocre exercice,
se garder de tristesse et toute sorte d'émotion, la
conserve fort. La maladie et la douleur sont ses con-
traires , qui sont les plus grands , et peut-estre les
seuls maux de l'homme , desquels sera parlé cy après :
mais en cette conservation les bestes aussi, suivant
simplement nature qui a donné la santé, ont l'ad-
vantage; l'homme s'y oublie souvent, et puis le paye
en son temps.
V.fw*.44$« ^a beaute vient après, qui est une pièce de grande
J ô
Que ceux qui sont heureusement nés s'en réjouissent».
LIVRE I, CHAPITRE VI. 35
recommandation au commerce des hommes. C'est le
premier moyen de conciliation des uns avec les au-
tres, et est vray-semblable que la première distinc-
tion qui a este' entre les hommes, et la première con-
sidération qui donna prééminence aux uns sur les
autres, a esté l'advantage de la beauté : c'est aussi
une qualité puissante ; il n'y en a point qui la passe
en crédit , ny qui ayt tant de part au commerce des
hommes. Il n'y a barbare si résolu qui n'en soit frappé.
Elle se présente au devant, elle séduit et préoccupe
le jugement , donne des impressions , et presse avec
grande authorité, dont Socrates l'appelloit une courte
tyrannie ; Platon , le privilège de nature ; car il semble
que celuy qui porte sur le visage les faveurs de la na-
ture imprimées en une rare et excellente beauté , ayt
quelque légitime puissance sur nous, et que tour-
nant nos yeux à soy, il y tourne aussi nos affections
et les y assujettisse malgré nous. Aristote dit qu'il ap- ,, itt
partient aux beaux de commander , qu us sont vene- ' l
râbles après les Dieux , qu'il n'appartient qu'aux
aveugles de n'en estre touchés. Cyrus, Alexandre,
Csesar, trois grands commandeurs des hommes, s'en
sont servis en leurs grandes affaires , voire Scipion le
meilleur de tous. Beau et bon sont confins, et s'ex-
priment par mesmes mots en grec 2 et en l'escriture
saincte. Plusieurs grands philosophes ont acquis leur
2 Ka),ôç, en grec, a, en effet, cette double signification.
36 DE LA SAGESSE,
sagesse par l'entremise de leur beauté : elle est con^
sidérée mesmes et recherchée aux bestes.
Il y a diverses considérations en la beauté. Celle
des hommes est proprement la forme et la taille du
corps, les autres beautés sont pour les femmes. Il y
a deux sortes de beauté : l'une arrestée, qui ne se re-
mue point, et est en la proportion et couleur due des
membres , un corps qui ne soit enflé ni bouffi , au-
quel d'ailleurs les nerfs ne paraissent point , ny les os
ne percent point la peau ; mais plein de sang , d'es-
prits et en bon-point, ayant les muscles relevés, le
cuirpoly, la couleur vermeille : l'autre mouvante, qui
s'appelle bonne grâce, qui est en la conduicte du
mouvement des membres , sur-tout des yeux : celle-là
seule est comme morte, cette-cy est agente et vivante.
Il y a des beautés rudes, fieres, aigres; d'autres dou-
ces , voire encores fades.
La beauté est proprement considérable au visage.
Il n'y a rien de plus beau en l'homme que l'âme , et
au corps que le visage , qui est comme Pam.e rac-
courcie ; c'est la monstre et l'image de l'ame , c'est
son escusson à plusieurs quartiers, représentant le
recueil de tous les titres de sa noblesse, planté et
colloque sur la porte et au frontispice, afin que l'on
sçache que c'est là sa demeure et son palais ; c'est par
luy que l'on cognoist la personne ; c'en est un abrégé :
c'est pourquoy l'art qui imite nature, ne se soucie
pour représenter la personne , que de peindre ou tail-
ler le visage.
LIVRE I, CHAPITRE VL 37
Au visage humain il y a plusieurs grandes singu-
îarite's qui ne sont point aux bestes, (aussi à vray dire
elles n'ont point de visage) ny au reste du corps hu-
main, i. Nombre et diversité de pièces et de façon en
icelles; aux bestes le menton, les joues, le front n'y
sont point, et beaucoup moins de façon, i. Variété
de couleurs, car en l'œil seul le noir, le blanc, le
verd, le bleu, le rouge, le cristalin. 3. Proportion,
les sens y sont doubles , se respondans l'un à l'autre ,
et se rapportans si bien, que la grandeur de l'œil
est la grandeur de la bouche 3, la largeur du front est
la longueur du nais , la longueur du nais est celle du
menton et des lèvres. 4- Admirable diversité des vi-
sages , et telle qu'il ne s'en trouveroit deux semblables
en tout et par-tout : c'est un chef-d'œuvre qui ne se
trouve en toute autre chose. Cette diversité est très ^ , ; ,
utile , voyre nécessaire a la société humaine : prenne- J (J
rement pour s'entre-recognoistre, car maux infinis,
voyre la dissipation*4 du genre humain s'ensuivroit
si l'on venoit à se mesconter*5 par la semblance de
visages; ce seroit une pire confusion beaucoup que
celle de Babel : l'on prendrait sa fille pour sa seur,
pour une estrangere , son ennemy pour son amy. Si
nos faces n'estoient semblables, l'on ne sçauroit dis-
3 Tout ceci n'est pas toujours vrai.
*4 La dispersion.
*5 Se méprendre par la ressemblance.
38 DE LA SAGESSE,
cerner l'homme de la beste ; si elles n'estoient dis-
semblables , l'on ne sçauroit discerner l'homme de
l'homme. C'est aussi un grand artifice de nature qui
a posé en cette partie quelque secret de contenter un
ou autre en tout le monde. Car de cette diversité
vient qu'il n'y a personne qui ne soit trouvé beau par
quelqu'un. 5. Dignité et honneur en sa figure ronde,
en sa forme droitte et haut élevée, nue et descou-
verte, sans poil, plume, escaille, comme aux bestes,
visant au ciel. 6. Grâce, douceur, venusté plaisante
et agréable jusques à crochetter ks cœurs et ravir les
volontés, comme a esté dit cy-dessus. Bref le visage
est le throsne de la beauté et de l'amour, le siège du
ris et du baiser, deux choses très propres à l'homme,
très agréables, les vrays et plus exprès symboles d'a-
mitié et de bonne intelligence. 7. Finalement il est
propre à tous changemens, pour déclarer les mouve-
mens internes et passions de l'ame, joye, tristesse,
amitié , hayne , envie , malice, honte, cholere, despit,
jalousie et autres : il est comme la monstre de l'hor-
loge, qui marque les heures et momens du temps,
estans les mouvemens et roues cachés au dedans : et
comme l'air qui reçoit toutes les couleurs et change-
mens du temps , monstre quel temps il fait ; aussi dit-
on l'air du visage, corpus animum tegit , et detegit; in
Jade legitur homo 6.
6 « Le corps couvre l'ame et la découvre. On lit l'homme
LIVRE I, CHAPITRE VI. 3g
La beauté du visage gist en un front large et quarré,
tendu , clair et serein ; sourcils bien rangés , menus et
déliés; l'œil bien fendu, gay et brillant; je laisse la
couleur en dispute : le nais bien vuidé , bouche pe-
tite, lèvres coralines, menton court et forchu, joues
relevées, et au milieu le plaisant gelasin*7, oreille
ronde et bien troussée, le tout avec un teint vif, blanc
et vermeil. Toutesfois cette peincture n'est pas reçue
par-tout ; les opinions de beauté sont bien différentes
selon les nations. Aux Indes la plus grande beauté
est en ce que nous estimons la plus grande laideur ,
sçavoir en couleur basanée , lèvres grosses et enflées ,
nais plat et large, les dents teintes de noir ou de
rouge , grandes oreilles pendantes ; aux femmes , front
petit et velu, les tetins grands et pendans, afin qu'elles
puissent les bailler à leurs petits par dessus les es-
paules, et usent de tout artifice pour parvenir à cette
forme : sans aller si loin, en Espagne la beauté est
vuidée et estrillée ; en Italie grosse et massive : aux
uns plaist la molle , délicate et mignarde ; aux autres ,
la forte, vigoureuse, fiere et magistrale.
La beauté du corps, spécialement du visage, doibt
selon raison demonstrer et tesmoigner une beauté en
sur sa face ». — On trouve la même pensée dans Cicéron :
Corpus est quasi vas animi , aut aliquod receptaculum _, etc.
Tusc. i.
*7 L'agréable petite fossette qui se fait au milieu des joues,
quand on rit; du grec ys^acwoç, rieur, yùâw , je ris.
4o DE LA SAGESSE,
l'ame 8 (qui est une qualité et reiglement d'opinions
et de jugemens avec une fermeté et constance), car
il n'est rien plus vray-semblable que la conformité et
relation du corps à l'esprit : quand elle n'y est, il
faut penser qu'il y a quelque accident qui a inter-
rompu le cours ordinaire, comme il advient, et nous
le voyons souvent. Car le laict de la nourrice, l'ins-
titution première , les compagnies apportent de grands
ehangemens au naturel originel de l'ame, soit en bien
. . soit en mal : Socrates confessoit que la laideur de son
</ " corps accusoit justement la laideur naturelle de son
ame, mais que par institution il avoit corrigé celle de
l'ame. C'est une foible et dangereuse caution que la
mine ; mais ceux qui démentent leur bonne physio-
nomie , sont plus punissables que les autres ; car ils
falsifient et trahissent la promesse bonne que nature
a planté en leur front, et trompent le inonde *.
8 L'auteur de Y Analyse de la Sagesse de Charron , im-
primée en 1763 , et auquel j'emprunterai quelques observa-
tions morales , prétend qu'on a remarqué que presque toutes
les jolies femmes n'avaient point de caractère ! Ce n'est
guère galant , et il méritait de rencontrer une belle femme
qui lui prouvât le contraire.
"* Variante. Nous debvrions, selon le conseil de Socrates,
nous rendre plus attentifs et assidus à considérer les beautés
des esprits , et y prendre le mesme plaisir que nous faisons
aux beautés du corps , et par là , nous approcher , rallier ,
conjoindre et concilier en amitié; mais il faudroit à cela des
yeux propres et philosophiques.
LIVRE I, CHAPITRE VII. l,x
CHAPITRE VII*.
Des vestemcns du corps.
Sommaire. — L'usage de se vêtir n'est pas naturel , mais
bien celui d'aller nu. C'est à tort qu'on allègue que c'est
pour cacher les parties honteuses, et pour se préserver du
lroid ; la nature ne connaît point de parties honteuses , et
on va nu ou vêtu sous un même climat '.
Exemples : Massinissa , César, Annibal, Severus , Platon.
Varron.
IL y a grande apparence que la façon d'aller tout
nud, tenue encores par une grande partie du monde,
soit l'originelle des hommes; et l'autre de se vestir,
artificielle et invente'e pour esteindre la nature, comme
ceux qui par artificielle lumière veulent esteindre celle
du jour. Car nature ayant suffisamment pourveu par-
tout toutes les autres créatures de couverture , il n'est
pas à croire qu'elle ayt pirement traitté l'homme, et
l'ayt laissé seul indigent et en estât qu'il ne se puisse
maintenir sans secours estranger2 : et sont des re~
* C'est le quatorzième chap. de la première édition.
1 Montaigne a traité le même sujet dans son chapitre 2S
du livre Ier. : De V usage de se vestir.
~ « Or , tout estant exactement fourny ailleurs ( parmi les
4.2 DE LA SAGESSE,
proches injustes que l'on fait à nature comme ma-
rastre. Si originellement les hommes eussent este'
vestus, il n'est pas vray-semblable qu'ils se fussent
advisés de se dépouiller et mettre tous nuds, tant à
cause de la santé' qui eust esté extrêmement offensée
en ce changement, que pour la honte : et toutesfois
il se fait et garde par plusieurs nations , et ne faut
alléguer que c'est pour cacher les parties honteuses,
et contre le froid (ce sont les deux raisons préten-
dues ; contre le chaud il n'y a point d'apparence) ,
car nature ne nous a point apprins y avoir des par-
ties honteuses, c'est nous-mesmes qui par notre faute
nous nous le disons. Quis indicavit tibi quod nudus
esses , Tiisi quod ex ligno quod praeceperam tibi ne come-
deres , comedistP ? et nature les a desja assez cachées,
mises loin des yeux, et à couvert : et au pis aller ne
faudroit couvrir que ces parties là seulement , comme
font aucuns en ces pays où ils vont tous nuds, où
d'ordinaire ils ne les couvrent pas : et qu'est-cela que
l'homme n'osant se montrer nud au monde, luy qui
autres animaux) de filet et d'aiguille pour maintenir son estre,
il est mescreable que nous soyons seuls produicts en estât
défectueux et indigent , et en un estât qui ne se puisse main-
tenir sans secours estraugier ».
Montaigne , t. i, p. 407 de notre édition.
d « Qu'est-ce qui t'a indiqué que tu étais nu ? N'est-ce
pas parce que tu as mangé du fruit de l'arbre dont je t'avais
défendu de manger? » Gen. C. in , v. 11.
LIVRE I, CHAPITRE VII. 4-3
fait le maistre, se cache soubs la despouille d'au-
truy , voire s'en pare ? Quant au froid et autres né-
cessités particulières et locales , nous sçavons que
sous mesme air, mesme ciel, on va nud et habillé,
et nous avons bien la plus délicate partie de nous
toute descouverte; dont un gueux interrogé, comme
il pouvoit aller ainsi nud en hyver, respondit que
nous portons bien la face nue , que luy estoit toute
face4; et plusieurs grands alloient tousjours teste
nue , Massinissa , César, Annibal, Severus; et y a
plusieurs nations qui vont à la guerre et combattent
tous nuds. Le conseil de Platon pour la santé est de
ne couvrir la teste ny les pieds. Et Varron dict que
quand il fut ordonné de descouvrir la teste en la pré-
sence des Dieux et du magistrat, ce fut plus pour la
santé et s'endurcir aux injures du temps, que pour
la révérence. Au reste l'invention des couverts et mai-
sons contre les injures du ciel et des hommes, est
bien plus ancienne , plus naturelle et universelle que
des vestemens, et commune avec plusieurs bestes ;
mais la recherche des alimens marche bien encores
devant. De l'usage des vestemens, comme des ali-
mens, cy-après 5.
■4 Montaigne cite le même trait , p. 4-OQ, de notre édition
des Essais.
5 Liv. III , chap. xxxix et XL.
44 DE LA SAGESSE,
CHAPITRE VIII*.
De l cime en gênerai.
Sommaire. — De l'origine et de la fin des âmes ; de leur entrée
dans les corps, et de leur sortie ; d'où elles y viennent; quand
elles y entrent ; et où elles vont , quand elles en sortent ;
de leur nature , état et action , et s'il y en a plusieurs en
l'homme, ou une seule. Le siège de l'anre est le cerveau,
et non pas le cœur. Ses trois facultés , l'entendement , la
mémoire et l'imagination. Si l'ame raisonnable est organi-
que , et a besoin d'un instrument corporel , ou organe ,
pour faire ses fonctions. Du tempérament du cerveau, et
des facultés de l'ame. L'entendement est sec dans la vieillesse
et dans le Midi : la mémoire est humide dans l'enfance et
dans les régions du Nord ; l'imagination est chaude dans
l'adolescence et dans les pays situés entre le Nord et le
Midi. Comparaison des tempéramens. Il n'y a que trois
tempéramens et trois facultés de l'ame. Propriétés et ac-
tions de ces facultés , avec l'ordre d'agir ; comparaison de
ces facultés en prééminence et dignité. Trois images ou
comparaisons de ces facultés. L'ame est, de sa nature, sa-
vante, et non par le bénéfice des sens. De l'unité et de la
pluralité des âmes. Quand et comment l'ame est unie au
corps. L'immortalité de l'ame est utilement crue , mais
faiblement prouvée.
Sommaire du même Chapitre %• d'après la première édition,
— La définition de l'ame est très-difficile. 11 est aisé de
* Ce chap. VIII est le quinzième de la première édition.
f Nous le mettons en note , comme Variante.
LIVRE I, CHAPITRE VIII. £5
dire ce qu'elle n'est pas, et mal aise" de dire ce qu'elle est.
De sa nature et de son essence; de ses facultés et de ses ac-
tions ; de son unité ; de son origine ; de son entrée et de
son existence dans le corps ; de son siège et de ses ins-
trumens ; de l'exercice de ses facultés ; de sa séparation du
corps , naturelle et ordinaire ; de son immortalité , et des
preuves en sa faveur ; de sa séparation non naturelle ; de
son état après la mort.
Exemples : Aristote. — Les Grecs , les Arabes , les Egyp-
tiens , les Stoïciens , Philon , les Manichéens , les Priscil-
lianistes. — Tertullien, Apollinaris,les Lucifériens. — Les
Pythagoriciens et Platoniciens , Origènes. — Saint Au-
gustin et saint Grégoire , Daniel , Zacharie , Esdras , Ezé-
chiel , saint Paul. — Jean Lescot , Cardan. — Les Acadé-
miciens , les Stoïciens, les Egyptiens. — Nabuchodonosor.
** VOIC Y une matière difficile sur toutes, traittée et
agitée par les plus sçavans et sages de toutes nations,
spécialement ^Egyptiens , Grecs , Arabes et Latins ,
** Variante. Voicy une matière difficile sur toutes , traittée
et agitée par les plus sçavans et sages , mais avec une grande
diversité d'opinions , selon les diverses nations , religions ,
professions et raisons , sans accord et resolution certaine.
Les principaux poincts sont de l'origine et de la fin des âmes ,
leur entrée et sortie des corps d'où elles viennent , quand
elles y entrent, et où elles vont quand elles en sortent; de
leur nature , estât, action, et s'il y en a plusieurs en l'homme
ou une seule.
De l'origine des âmes humaines, il y a de tout tems eu
4.6 DE LA SAGESSE,
par ces derniers plus maigrement, comme toute la
philosophie , mais avec grande diversité d'opinions,
selon les diverses nations, religions, professions, sans
très grande dispute et diversité d'opinions entre les philoso-
phes et les théologiens. Il y a eu quatre opinions célèbres :
selon la première qui est des Stoïciens , tenue par Philon
juif, puis par les Manichéens, elles sont extraites et produictes
comme parcelles de la substance de Dieu , qui les inspire aux
corps : la seconde d'Aristote, tenue par Tertullien , Apolli-
naris, les Luciferiens et autres chrestiens , dit qu'elles viennent
et dérivent des âmes des parens avec la semence , ainsi que
les corps , à la façon des âmes brutales , végétatives et sensi-
tives : la troisiesme des Pythagoriciens et Platoniciens , tenue
par plusieurs rabins et docteurs juifs , puis par Origene et
autres docteurs chrestiens, dit qu'elles ont esté du commen-
cement toutes créées de Dieu , faites de rien , et réservées au
ciel , puis envoyées icy-bas, selon qu'il est besoing aux corps
formés et disposés à les recevoir : la quatriesme receue en la
chrestienté , est qu'elles sont créées de Dieu et infuses aux
corps préparés, tellement que sa création et infusion se fasse
en mesme instant. Ces quatre opinions sont affirmatives : car
il y en a une cinquiesme plus retenue qui ne definist rien , et
se contente de dire que c'est une chose secrette et incognue
aux hommes , de laquelle opinion ont esté SS. Augustin ,
Grégoire de Nice et autres , qui toutesfois ont trouvé <les
deux dernières affirmatives plus vraysemblables que les deux
premières.
Le siège de l'ame raisonnable, ubi sedet pro tribunali (a) ,
c'est le cerveau et non pas le cœur , comme avant Platon et
(a) « Où elle siège comme sur un tribunal ».
LIVRE I, CHAPITRE VIII. £7
accord ny resolution certaine. La générale cognois-
sance et dispute d'icelle , se peut rapporter à ces dix
points. Définition, essence ou nature, facultés et ac-
Hippocrates , l'on avoit pensé communément; car le cœur a
sentiment et n'est capable de sapience. Or le cerveau qui est
beaucoup plus grand en l'homme qu'en tous autres animaux,
pour estre bien fait et disposé, afin que l'ame raisonnable
agisse bien , doibt approcher de la forme d'un navire , et
n'estre point rond , ny par trop grand , ou par trop petit ,
bien que le plus grand soit moins vicieux; composé de subs-
tance et de parties subtiles , délicates et desliées, bien joinctes
et unies sans séparation, ny entre-deux, ayant quatre petits
creux ou ventres , dont les trois sont au milieu rangés de
front et collatéraux entre eux, et derrière eux, tirant au der-
rière de la teste , le quatriesme seul , auquel se faict la pré-
paration et concoction des esprits vitaux , pour estre puis (b)
faicts animaux, et portés aux trois creux de devant, ausquèls
l'ame raisonnable faict et exerce ces facultés , qui sont trois ,
entendement, mémoire, imagination , lesquelles ne s'exercent
point séparément et distinctement , chascune en chascun creux
ou ventre , comme aucuns vulgairement ont pensé , mais com-
munément et par ensemble toutes trois en tous trois et chas-
cun d'eux , à la façon des sens externes qui sont doubles , et
ont deux creux , en chascun desquels le sens s'exerce tout
entier : d'où vient que celuy qui est blessé en l'un ou deux
de ces trois ventres , comme le paralytique , ne laisse pas
d'exercer toutes les trois , bien que plus foiblement , ce qu'il
ne feroit si chascune faculté avoit son creux à part.
Aucuns ont pensé que l'ame raisonnable n'estoit point or-
(h) Pour être ensuite faits.
48 DE LA SAGESSE,
tions, unité ou pluralité, origine, entrée au corps,
résidence en iceluy, siège, suffisance à exercer ses
fonctions, sa fin et séparation du corps.
ganique , et n'avoit besoing pour faire ses fonctions d'aucun
instrument corporel , pensant bien par là prouver l'immorta-
lité de l'ame : mais sans entrer en un labyrinthe de discours ,
l'expérience oculaire et ordinaire dément cette opinion , et
convainq du contraire : car l'on sçait que tous hommes n'en-
tendent ny ne raisonnent de mesme et esgalement , ains avec
très grande diversité : et un mesme homme aussi change , et
en un temps raisonne mieux qu'en un autre , en un aage , en
un estât et certaine disposition qu'en un autre , tel mieux en
santé qu'en maladie , et tel autre mieux en maladie qu'en
santé : un mesme en un temps prévaudra en jugement , et sera
foible en imagination. D'où peuvent venir toutes ces diversités
et changemens sinon de l'organe et instrument changeant
d'estat? Et d'où vient que l'yvrognerie , la morsure du chien
enragé , une fièvre ardente , un coup en teste , une fumée
montant de l'estomach , et autres accidens , feront culbutter ,
et renverseront entièrement le jugement , tout l'esprit intel-
lectuel , et toute la sagesse de Grèce , voire contraindront
l'ame de desloger du corps ? Ces accidens purement corporels
ne peuvent toucher ny arriver à cette haute faculté spirituelle
de l'ame raisonnable, mais seulement aux organes et instru-
mens , lesquels estans détraqués et desbauchés , l'ame ne peut
bien et règlement agir , et estans par trop forcés et violentés ,
est contraincte de s'absenter et s'en aller. Au reste se servir
d'instrument ne* prejudicie point à l'immortalité , car Dieu
s'en sert bien et y accommode ses actions. Et comme selon
la diversité de l'air, région et climat, Dieu produict hommes
fort divers en esprit et suffisance naturelle : car en Grèce et
LIVRE I, CHAPITRE VIII. 4g
Il est premièrement très difficile de définir et bien
dire au vray que c'est que l'ame, comme générale-
ment toutes formes , d'autant que ce sont choses re-
en Italie, il les produict bien plus ingénieux qu'en Moscovie
et Tartarie : aussy l'esprit (c) , selon la diversité des dis-
positions organiques, des instrumens corporels, raisonne mieux
ou moins. Or l'instrument de l'ame raisonnable, c'est le cer-
veau et le tempérament d'iceluy , duquel nous avons à parler.
Tempérament est la mixtion et proportion des quatre pre-
mières qualités , cbaud , froid , sec et bumide , ou bien une
cinquiesmc et comme l'harmonie résultante de ces quatre. Or
du tempérament du cerveau vient et dépend tout l'estat et
l'action de l'ame raisonnable : mais ce qui cause et apporte
une grande misère à l'homme , est que les trois facultés de
l'ame raisonnable, entendement, mémoire, imagination, re-
quièrent et s'exercent par temperamens contraires. Le tempé-
rament de l'entendement est sec , d'où vient que les advancés
en aage prévalent en entendement par dessus les jeunes ,
d'autant que le cerveau s'essuye et s'asseicbe tousjours plus :
aussi les melancholiques secs, les affligés indigens , et qui sont
à jeun (car la tristesse et le jeusne desseiche), sont prudens
et ingénieux. Splendor siccus , animus sapientissimus. V^exa-
tio dat intellectum (d). Et les bestes de tempérament plus sec ,
comme fourmis , abeilles , elephans , sont prudentes et inge-
(c) Cette phrase est ainsi bouleversée dans l'édition de Bastien , par
la transposition d'une ligne : « aussy l'esprit selon la diversité des dis-
positions organiques des moins. Or l'instrument de l'ame raisonnable
instruments corporels , raisonne mieux , ou c'est le cerveau , et le tem-
pérament d'iceluy, duquel nous avons à parler ».
(d) «Tempérament sec, esprit très-sage. Les peines qu'on éprouve
augmentent l'intelligence ».
5o DE LA SAGESSE,
latives, qui ne subsistent point d'elles-mesmes , mais
sont parties d'un tout, c'est pourquoy il y a une telle
et si grande diversité de définitions d'icelle, des-
nieuses (comme les humides , tesmoin le pourceau , sont stu-
pides , sans esprit) ; et les méridionaux, secs et modérés en
chaleur interne du cerveau, à cause du violent chaud externe.
Le tempérament de la mémoire est humide , ( d'où vient que
les enfans l'ont meilleure que les vieillards) , et le matin après
l'humidité acquise par le dormir de la nuîct, plus propre à la
mémoire ,. laquelle est aussi plus vigoureuse aux septentrio-
naux. J'entends icy une humidité non aqueuse , coulante , en
laquelle ne se puisse tenir aucune impression ; mais aërée ,
gluante , grasse et huileuse , qui facilement reçoit et retient
fort, comme se voit aux peintures faites en huile. Le tempé-
rament de l'imagination est chaud, d'où vient que les fréné-
tiques , maniaques et malades de maladies ardentes , sont ex-
cellens en ce qui est de l'imagination, poésie, divination, et
qu'elle est forte en la jeunesse et adolescence ( les poètes et
prophètes ont fleury en cet aage) , et aux lieux mitoyens entre
septentrion et midy.
De la diversité des temperamens , il advient que l'on peut
estre médiocre en toutes les trois facultés, mais non pas ex-
cellent, et que qui est excellent en l'une des trois, est foible
es autres. Que les temperamens de la mémoire et l'entende-
ment soient fort differens et contraires ; cela est clair , comme
le sec et l'humide : de l'imagination qu'il soit contraire aux
autres il ne le semble pas tant ; car la chaleur n'est pas in-
compatible avec le sec et l'humide, et toutesfois l'expérience
monstre que les excellens en l'imagination sont malades en
l'entendement et mémoire , et tenus pour fols et furieux ; mais
cela vient que la chaleur grande qui sert à l'imagination , con-
LIVRE I, CHAPITRE VIII. 5i
quelles n'y en a aucune receue sans contredit : Aris-
tote en a refusé douze qui estoient devant luy, et n'a
peu bien establir la sienne.
somme et l'humidité qui sert à la mémoire , et la subtilité des
esprits et figures , qui doit estre en la sécheresse qui sert à
l'entendement , et ainsi est contraire et destruict les autres
deux.
De tout cecy il est évident qu'il n'y a que trois principaux
temperamens qui servent et facent agir l'ame raisonnable , et
distinguent les esprits, sçavoir le chaud, le sec et l'humide :
le froid ne vaut à rien, n'est point actif, et ne sert qu'à em-
pescher tous les mouvemens et fonctions de l'ame : et quand
il se lit souvent aux autheurs que le froid sert à l'entende-
ment; que les froids de cerveau, comme les melancholiques
et les méridionaux , sont prudens, sages , ingénieux; là le froid
se prend non simplement, mais pour une grande modération
de chaleur ; car il n'y a rien plus contraire à l'entendement
et sagesse que la grande chaleur, laquelle au contraire sert à
l'imagination : et selon les trois temperamens il y a trois fa-
cultés de l'ame raisonnable. Mais , comme les temperamens ,
aussi les facultés reçoivent divers degrés , subdivisions et dis-
tinctions.
Il y a trois principaux offices et différences d'entendement,
inférer , distinguer , eslire. Les sciences qui appartiennent à
l'entendement sont la théologie scholastique , la théorique
de médecine , la dialectique , la philosophie naturelle et mo-
rale. Il y a trois sortes de différences de mémoire ; recevoir
et perdre facilement les figures ; recevoir facilement et diffici-
lement perdre ; difficilement recevoir et facilement perdre. Les
sciences de la mémoire sont la grammaire , théorique de ju~
È2 DE LA SAGESSE,
Il est bien aisé à dire ce que ce n'est pas : que ce
n'est pas feu, air, eau, ny le tempérament des quatre
elemens ou qualités, ou humeurs, lequel est tousjours
risprudence, et théologie positive, cosmographie, arithme-
tique.
De l'imagination y a plusieurs différences et en beaucoup
plus grand nombre que de la mémoire et de l'entendement ;
à elle apartiennent proprement les inventions , les facéties et
brocards , les poinctes et subtilités , les fictions et mensonges ,
les figures et comparaisons, la propriété; netteté, élégance.,
gentillesse. Parquoy apartiennent à elle la poésie , l'éloquence ,
musique , et généralement tout ce qui consiste en figure ,
correspondance , harmonie et proportion.
De tout cecy appert que la vivacité , subtilité, promptitude ,
et ce que le commun appelle esprit , est à l'imagination chaude ;
la solidité , maturité, vérité , est à l'entendement sec. L'ima-
gination est active, bruyante ; c'est elle qui remue tou* et met
tous les autres en besongne. L'entendement est action morue
et sombre. La mémoire est purement passive , et voicy com-
ment : l'imagination premièrement recueille les espèces et fi-
gures des choses tant présentes par le service des cinq sens ,
qu'absentes par le bénéfice du sens commun ; puis les repré-
sente , si elle veust , à l'entendement , qui les considère , exa-
mine, cuit et juge : puis elle-mesme les met en depost et
conserve en la mémoire, comme l'escrivain au papier , pour
de rechef, quand besoing sera , les en tirer et extraire (ce
que l'on appelle réminiscence) , ou bien si elle veust les re-
commande à la mémoire , avant les présenter à l'entendement.
Par quoy recueillir, représenter à l'entendement, mettre en
la mémoire , et les extraire , sont tous œuvres de l'imagina-
tion. Et ainsi à elle apartient le sens commun , la reminis-
LIVRE I, CHAPITRE VIII. 53
muable, sans lequel l'animal est et vit : et puis c'est
accident, et l'ame est substance : Item les minéraux
et les choses inanime'es ont bien un tempérament des
cence , et ne sont point puissances séparées d'elle , comme
aucuns veulent , pour faire plus de trois facultés de l'ame rai-
sonnable.
Le vulgaire , qui ne juge jamais bien , estime et faict plus
de feste de la mémoire que des deux autres ; pource qu'elle
en compte fort , a plus de monstre et faict plus de bruit en
public ; et pense-t-il que pour avoir bonne mémoire l'on est
fort sçavant , et estime plus la science que la sagesse ; c'est
toutesfois la moindre des trois , qui peust estre avec la folie
et l'impertinence ; mais très rarement elle excelle avec l'en-
tendement et sagesse , car leurs temperamens sont contraires.
De cette erreur populaire est venue la mauvaise instruction
de la jeunesse , qui se voyt par-tout (e). Ils sont tousjours
après à luy faire apprendre par cœur (ainsi parlent- ils) ce que
les livres disent , affin de les pouvoir alléguer , et à luy rem-
plir et charger la mémoire du bien d'autruy , et ne se sou-
cient de luy reveiller et esguiser l'entendement, et former le
jugement, pour lui faire valoir son propre bien et ses facultés
naturelles, pour le faire sage et habile à toutes choses. Aussi
voyons-nous que les plus sçavans qui ont tout Aristote et
Ciceron en la teste , sont plus sots et plus ineptes aux affaires,
et que le monde est mené et gouverné par ceux qui n'en sça-
vent rien. Par Padvis de tous les sages , l'entendement est le
premier, la plus excellente et principale pièce du harnois. Si
elle joue bien , tout va bien , et l'homme est sage ; et au re-
bours, si elle se mescompte, tout va de travers. En second
lieu est l'imagination : la mémoire est la dernière.
(e) Voyez L. III } Chap. xiv.
54 DE LA SAGESSE,
quatre eleraens, et qualités premières. Ny sang (car
il y a plusieurs choses animées et vivantes sans sang,
et plusieurs animaux meurent sans perdre goutte de
sang). Ny principe ou cause de mouvement (car plu-
Toutes ces différences s'entendront peut-estre encores mieux
par cette similitude qui est une peincture ou imitation de
l'ame raisonnable. En toute cour de justice y a trois ordres et
estages : le plus haut, des juges, auquel y a peu de bruit,
mais grande action; car sans s'esmouvoir et agiter, ils jugent,
décident , ordonnent , déterminent de toutes choses : c'est
limage du jugement plus haute partie de l'ame. Le second ,
des advocats et procureurs , auquel y a grande agitation et
bruit sans action : car ils ne peuvent rien vuider ny ordonner ,
seulement secouer les affaires : c'est la peincture de l'imagi-
nation , faculté remuante , inquiète , qui ne s'arreste jamais ,
non pas pour le dormir profond ; et faict un bruit au cerveau
comme un pot qui boult, mais qui ne resoult et n'arreste rien.
Le troisiesme et dernier estage est du greffe et registre de la
cour, où n'y a bruit ny action; c'est une pure passion, un
gardoir et réservoir de toutes choses , qui représente bien la
mémoire.
L'ame , qui est la nature et la forme de tout animal , est
de soy toute sçavante (f) , sans estre apprinse , et ne faut (g)
(/) Cette assertion est contraire à l'expérience : elle tient à celle des
ide'es inne'es auxquelles personne ne croit plus. C'est un fait incontes-
table que toutes les idées viennent des sens. Voyez l'Histoire de
l'homme par Buffon , Locke, Condillac, Destutt de Tracy, etc. etc.
{g) « Refault point à produire ce qu'elle sçait, et bien exercer ses
fonctions comme il faust». — C'est ainsi que Bastien , d'après une
édition antérieure sans doute, écrit, dans la même phrase ,fault par /,
quand il signifie faillit , manquer \faust par s, quand il signifie est
LIVRE I, CHAPITRE VIII. 55
sieurs choses inanime'es meuvent, comme la pierre
d'aymant meut le fer; l'ambre, la paille; les médica-
ments , les racines des arbres coupées et sèches tirent
pointa produire ce qu'elle sçait, et bien exercer ses fonctions
comme il faut, si elle n'est empeschée, et moyennant que ses
instrumens soient bien disposés : dont a esté bien et vrayement
dict par les sages que nature est sage , sçavante , industrieuse ,
et rend habile à toutes choses, ce qui est aisé à monstrer
par induction. L'ame végétative de soy sans instruction forme
le corps en la matrice tant excellemment (h) , puis le nourrit
et le faict croistre , attirant la viande , la retenant et cuysant ,
et rejettant les excremens; elle r'engendre et refaict les par-
ties qui défaillent : ce sont choses qui se voyent aux plantes ,
bestes , et en l'homme. La sensitive de soy sans instruction ,
faict aux bestes et en l'homme remuer les pieds , les mains , et
autres membres, les gratter, frotter, secouer, tetter, déme-
ner les lèvres, pleurer, rire. La raisonnable de mesme , non
selon l'opinion de Platon , par réminiscence de ce qu'elle sça-
voit avant entrer au corps , comme si elle estoit plus aagée
que le corps; ny selon Aristote, par réception et acquisition
venant de dehors par les sens , estant de soy une carte blanche
nécessaire ; ce qui est contraire à l'étymologie , puisque l'un et l'autre
viennent du laùnjallit. Cette double orthographe d'un même mot aura
sans doute e'té imagine'e par le besoin d'en distinguer les deux signi-
fications. Mais cette distinction orthographique n'a point lieu dans la
première édition; et je m'y suis conformé dans celle-ci.
(Â) Excellemment. Eastien écrit ce mot excellement ; mais il n'a
pas fait attention qu'il était écrit excellemment dans la première édi-
tion , et qu'on n'a jamais pu l'écrire autrement que par deux m, puis-
qu'il vient à? excellentement , du latin excellente mente, d'un esprit
excellent.
56 DE LA SAGESSE,
et meuvent). N'y l'acte ou vie ou énergie ou perfec-
tion (car ce mot d'En tel echie x est diversement tourne
et interprète') du corps vivant : car tout cela est l'ef-
et vuide : mais de soy et sans instruction, imagine, entend,
retient , raisonne et discourt. Et pource que cette proposi-
tion semble plus difficile à croire de la raisonnable que des
autres , elle se prouve premièrement par le dire des plus grands
pbilosophes , qui tous ont dict que les semences des grandes
vertus et sciences estoient esparses naturellement en l'ame ;
puis par raison tirée de l'expérience , les bestes raisonnent ,
discourent , font plusieurs choses de prudence et d'entende-
ment , comme il a esté bieu prouvé ey-dessus. Ce qu'advouant
raesme Aristote, a rendu la nature des bestes plus excel-
lente que l'humaine , laquelle il faict vuide et ignorante du
tout : mais les ignorans appellent cela instinct naturel , qui ne
sont que des mots en l'air ; car après ils ne sçavent vdeclarer
qu'est-ce qu'instinct naturel. Les hommes melancholiques ,
maniaques , phrenetiques et atteints de certaines maladies
qu'Hippocrates appelle divines , sans l'avoir apprins , parlent
latin , font des vers , discourent prudemment et hautement ,
devinent les choses secrettes et à venir (lesquelles choses les
sots ignorans attribueront au diable ou esprit familier) bien
qu'ils fussent auparavant idiots et rustiques , et qui depuis
sont retournés tels après la guarison. Item y a des enfans qui
bientost après estre nays , ont parlé , comme ceux qui sont
venus de parens vieils : d'où ont-ils apprins et tiré tout cela ,
tant les bestes que les hommes?
Si toute science venoit, comme veust Aristote, des sens,
il s'ensuivroit que ceux qui ont les sens plus entiers et plus
! E.vrùé^sta signifie, en effet, perfection, acte parfait.
LIVRE I, CHAPITRE VIII. 57
fect et l'action de l'ame, et non Pâme, comme le vi-
vre, le voyr, l'entendre est l'action de l'ame : et puis
il s'ensuivroit que l'ame seroit accident et non sub-
vifs, seroient plus ingénieux et plus sçavans; et se voyt le
contraire souvent, qu'ils ont l'esprit plus lourd et sont plus
mal-habiles ; et plusieurs se sont privés à escient de l'usage
d'iceux , affin que l'ame fist mieux et plus librement ses af-
faires. Et seroit chose honteuse et absurde , que l'ame tant
haute et divine , questast son bien des choses si viles et ca-
duques, comme les sens; car c'est au rebours que les sens
ont tout de l'ame , et sans elle ne sont et ne peuvent rien.
Et puis enfin que peuvent appcrcevoir les, sens , si non les ac-
cidens et superficies des choses? Car les natures, formes, les
thresors et secrets de nature , nullement.
Mais on demandera, pourquoy donc ces choses ne se font-
elles tousjours par l'ame? Pourquoy ne faict-elle en tout
temps ses propres fonctions , et que plus foiblement et plus
mal elle les faict en un temps qu'autre ? L'ame raisonnable
agit plus foiblement en la jeunesse qu'en la vieillesse ; et au
contraire la végétative , forte et vigoureuse en la jeunesse ,
est foible en la vieillesse , en laquelle elle ne peust refaire les
dents tombées comme en la jeunesse. La raisonnable faict en
certaines maladies ce qu'elle ne peust en santé , et au rebours
en santé ce qu'elle ne pevist en maladie. A quoy pour tout
la response (touchée cy-dessus) est que les instrumens ? des-
quels l'ame a besoing pour agir , ne sont ny ne peuvent tous-
jours estre disposés comme il faut pour exercer toutes fonc-
tions, et faire tous effects, voyre ils sont contraires et s'en-
tr'empeschent : et pour le dire plus court et plus clairement,
c'est que le tempérament du cerveau , duquel a esté tant parlé
cy-dessus , par lequel et selon lequel l'ame agit, est divers
58 DE LA SAGESSE,
stance : et ne pourroit estre sans ce corps, duquel
elle est acte et perfection; non plus que le couvercle
d'une maison ne peust estre sans icelle , et un relatif
et changeant; et estant bon pour une fonction d'ame , est
contraire à l'autre ; estant chaud et humide en la jeunesse , est
bon pour la végétative et mal pour la raisonnable ; et au
contraire froid et sec en la vieillesse , est bon pour la raison-
nable , mal pour la végétative. Par maladie ardente fort es-
chaufé et subtilisé , est propre à l'invention et divination ,
mais impropre à maturité et solidité de jugement et sagesse.
De l'unité et singularité ou pluralité des âmes en l'homme ,
les opinions et raisons sont fort diverses entre les sages. Qu'il
y en aye trois essentiellement distinctes , c'est l'opinion des
Egyptiens , et d'aucuns Grecs comme Platoniciens. Mais c'est
chose estrange qu'une mesme chose aye plusieurs formes es-
sentielles. Que les âmes soient singulières , et à chascun
homme la sienne ; c'est l'opinion de plusieurs , contre la-
quelle l'on dict qu'il faudroit ou qu'elle fust toute mortelle,
ou bien en partie mortelle en la végétative et sensitive, et en
partie immortelle en la raisonnable , et ainsi seroit divisible.
Qu'il n'y en aye qu'une seule raisonnable généralement de
tous hommes, c'est l'opinion des Arabes, venue de Themis-
tius grec, mais réfutée par plusieurs. La plus commune opi-
nion est qu'il n'y en a en chascun homme qu'une en subs-
tance , cause de la vie et de toutes les actions ; laquelle est
tout en tout , et toute en chaque partie : mais elle est garnie
et enrichie d'un très grand nombre de diverses facultés et
puissances , merveilleusement différentes , voyre contraires les
unes aux autres , selon la diversité des vaisseaux et instru-
mens où elle est retenue , et des objects qui lui sont proposés.
Elle exerce l'ame sensitive et raisonnable au cerveau ; la vitale
LIVRE I, CHAPITRE VIII. 59
sans corrélatif : bref, c'est dire ce qu'elle faict et est
à autruy, non ce qu'elle est en soy.
Mais de dire ce que c'est, il est très mal aysé : l'on
et irascible au cœur ; la naturelle végétative et concupiscible
au foye ; la génitale aux genitoires ; ce sont les principales et
capitales , ne plus ne moins que le soleil un en son essence ,
despartant ses rayons en divers endroicts , escliaufe en un
lieu , esclaire en un autre , fond la cire , seiche la terre , blan-
chist la neige , nourrist la peau , dissipe les nuées , tarrist les
estangs : mais quand et comment; si toute entière et en un
coup , ou si successivement elle arrive au corps ; c'est une
question. La commune opinion venue d' Aristote , est que l'amc
végétative et sensitive , qui est toute matérielle et corporelle ,
est en la semence , et avec elle descendue des parens ; laquelle
conforme le corps en la matrice , et iceluy faict , arrive la rai-
sonnable de dehors ; et que pour cela il n'y a deux ny trois
âmes , ny ensemble ny successivement , et ne se corrompt la
végétative par l'arrivée de la sensitive , ny la sensitive par l'ar-
rivée de la raisonnable : ce n'est qu'une qui se faict , s'a-
chève et se parfaict avec le temps et par degrés (i) , comme
la forme artificielle de l'homme , qui se peindroit par pièces
l'une après l'autre , la teste , puis la gorge , le ventre , etc.
(*') Cette opinion d' Aristote est aussi celle de Lucrèce , de Voltaire
qui l'exposent en très-beaux vers , etc. etc. L'ame est cre'e'e ou plutôt
développe'e avec le corps ; elle croît avec lui , et ne Se manifeste que
par ses organes. Voltaire dit :
Est-ce là ce rayon de l'essence suprême,
Que l'on nous peint si lumineux ?
Est-ce là cet esprit survivant à lui-même ?...
Il naît avec nos sens, croît, s'affaiblit comme eux :
He'las ! il périra de même.
6o DE LA SAGESSE,
peust bien dire tout simplement que c'est une forme
essentielle vivifiante , qui donne à la plante vie végé-
tative ; à la beste , vie sensitive , laquelle comprend la
végétative ; à l'homme , vie intellective , qui comprend
Autres veulent qu'elle y entre toute entière avec toutes ses
facultés en un coup, sçavoir lorsque le corps est tout orga-
nisé , formé et tout achevé d'estre faict , et qu'auparavant n'y
a eu aucune ame , mais seulement une vertu et énergie natu-
relle , forme essentielle de la semence , laquelle agissant par
les esprits qui sont en ladite semence , comme par instrumens ,
forme et bastit le corps , et agence tous les membres ; ce
qu'estant faict , cette énergie s'évanouit et se perd , et par
ainsi la semence cesse d'estre semence , perdant sa forme par
l'arrivée d'une autre plus noble , qui est l'ame humaine : la-
quelle faict que ce qui estoit semence est maintenant homme.
L'immortalité de l'ame est la chose la plus universellement,
religieusement et plausiblement reçeue par tout le monde
(j'entends d'une externe et publique profession , non d'une
interne , sérieuse et vraye créance , de quoy sera parlé cy-
après) , la plus utilement creue , la plus faiblement prouvée
et establie par raisons et moyens humains (k). Il semble y avoir
une inclination et disposition de nature à la croire , car
l'homme désire naturellement allonger et perpétuer son estre,
d'où vient aussi ce grand et furieux soin et amour de nostre
postérité et succession. Puis deux choses servent à la faire va-
loir et rendre plausible : l'une est l'espérance de gloire et
réputation , et le désir de l'immortalité du nom , qui , tout
vain qu'il est , a un merveilleux crédit au monde : l'autre est
l'impression que les vices qui se desrobent de la veue et cog-
{k) Voyez ci-après , L. II , Chap. v.
LIVRE I, CHAPITRE VIII. 61
les deux autres , comme aux nombres , le plus grand
contient les moindres, et aux ligures, le pentagone
contient le tetragone , et cettuy-cy le trigone. J'ay
dit rintellective plus tost que la raisonnable, qui est
comprise en rintellective , comme le moindre au plus
grand : car la raisonnable , en quelque sens et me-
sure, selon tous les plus grands philosophes, et l'ex-
périence se trouve aux bestes , mais non l'intellective
qui est plus haute. Sicut equus et mulus , in quibus non
est iniellectus 2. L'âme donc est non le principe ; ce
mot ne convient proprement qu'à l'autheur souverain
premier; mais cause interne de vie , mouvement, sen-
timent, entendement. Elle meut le corps, et n'est
point meue ; ainsi qu'au contraire le corps est meu ,
et ne meut point: elle meut , dis-je, le corps, et non - . .
soy-mesme, car rien ne se meut soy-mesme que Dieu, )o
et tout ce qui se meut soy-mesme est éternel, et mais-
tre de soy : et ce qu'elle meut le corps, ne l'a point
de soy, mais de plus haut.
De quelle nature et essence est l'ame, l'humaine
s'entend (car la brutale 3 sans aucun doubte est cor-
noissance de l'humaine justice, demeurent toujours en butte
à la divine , qui les chastiera , voyre (l) après la mort.
2 « Comme le cheval et le mulet , qui n'ont point d'in-
telligence ». Ji&iwus XXX/, %0).
3 L'ame des bêtes.
(/) Même après la mort.
G2 DE LA SAGESSE,
porelie, matérielle, esclose et née avec la matière, el
avec elle corruptible) ? C'est une question qui n'est
pas si petite qu'il semble. Car aucuns l'affirment cor-
porelle, les autres incorporelle : cecy est fort accor-
dable si l'on ne veut opiniastrer. Qu'elle soit corpo-
relle, voicy de quoy : les esprits et démons bons et
meschans qui sont du tout séparés de la matière, sont
corporels par le dire de tous les philosophes et prin-
cipaux théologiens, Tertullien, Origene, sainct Ba-
sile, Grégoire, Augustin, Damascene : combien plus
l'ame humaine qui a commerce et est joincte à la ma-
tière ? Leur resolution est que toute chose créée , com-
parée à Dieu , est grossière , corporelle , matérielle ;
Dieu seul est incorporel. Que tout esprit est corps
, et de nature corporelle. Après l'authorité presque
universelle , la raison est irréfragable : tout ce qui est
enfermé dedans ce monde fini, est fini , limité en vertu
et en substance, borné de superficie, clos et comprins
en lieu , qui sont les vrayes et naturelles conditions
d'un corps. Car il n'y a que le corps qui aye super-
ficie , qui soit resserré et enfermé en lieu. Dieu seul
est par-tout, infini, incorporel ; les distinctions ordi-
naires circumscriptive , définitive, effective 5, ne sont
que verbales, et ne destruisent en rien la chose ; car
tousjours il demeure vray que les esprits sont telle-
ment en lieu, qu'en ce mesme temps qu'ils sont en
4 « Circonscriptivement , définitivement, effectivement. »
LIVRE I, CHAPITRE VI IL 63
un lieu, ils ne peuvent estre ailleurs, et ne sont en
lieu ou infini, ou très grand ou très petit, mais égal
à leur mesurée et finie substance et superficie. Et si
cela n'estoit ainsi, les esprits ne changeraient point
de lieu, ne monteroient ny ne descendraient , comme
Tescriture affirme qu'ils font, et par ainsi seroient
immobiles, indivisibles, seroient par-tout indifférem-
ment : or, est-il qu'ils changent de lieu; le change-
ment convainq qu'ils sont mobiles, divisibles, sub-
jects au temps et à la succession d'iceluy, requise au
mouvement et passage d'un lieu à autre, qui sont
toutes qualités d'un corps. Mais pource que plusieurs
simples , soubs ce mot de corporel , imaginent visible,
palpable, et ne pensent que l'air pur, ou le feu hors
la flamme et le charbon soient corps , ils ont dict
que les esprits, tant séparés que humains, ne sont cor-
porels , comme de vray ils ne le sont en ce sens ; car
ils sont d'une substance invisible, soit aërée, comme
veulent la plus part des philosophes et théologiens ;
ou céleste, comme aucuns Hebrieux et Arabes, ap-
pellans de mesme nom le ciel et l'esprit essence pro-
pre à l'immortalité, ou plus subtile et déliée encores,
si l'on veut, mais tousjours corporelle; puis qu'elle
est finie et limitée de place et de lieu, mobile, sub-
jecte au mouvement et au temps : finalement, s'ils
n'estoient corporels, ils ne seroient pas passibles, et
capables de souffrir comme ils sont ; l'humain reçoit
de son corps plaisir, desplaisir, volupté, douleur,
6| DE LA SAGESSE,
aussi bien à son tour, comme le corps de luy, et de
ses passions : plus des qualités bonnes et mauvaises ,
vertus , vices , affections , qui sont tous accidens : et
tous tant les séparés et démons que les humains sont
subjects aux supplices et tourmens : ils sont donc
corporels , car il n'y a rien de passible qui ne soit
corporel, c'est au corps d'estre subject des accidens.
Or , l'ame a un très grand nombre de vertus et fa-
cultés, autant quasi que le corps a de membres : elle
en a aux plantes, plus encores aux bestes, et plus
beaucoup en l'homme, sçavoir, vivre, sentir, mou-
voir, appeler, attirer, assembler, retenir, cuire, di-
gérer, nourrir, croistre, rejetter, voir, oyr, gouster,
flairer, parler, spirer, respirer, engendrer , penser ,
opiner, raisonner, contempler, consentir, dissentir,
souvenir, juger; toutes lesquelles choses ne sont point
parties de l'ame, car ainsi elle seroit divisible, et se-
roit establie d'accidens, mais sont ses qualités natu-
relles. Les actions viennent après, et suivent les fa-
cultés, et ainsi sont trois degrés, selon la doctrine
du grand sainct Denis , suivie de tous, qu'il faut con-
sidérer es créatures spirituelles trois choses, essence,
faculté, opération : par le dernier qui est l'action, l'on
cognoist la faculté, et par celle-cy l'essence. Les ac-
tions peuvent bien estre empeschées et cesser du tout,
sans préjudice aucun de l'ame et de ses facultés, comme
la science et faculté de peindre demeure entière au
peintre, encores qu'il aye la main liée, et soit im-
LIVRE I, CHAPITRE V1IÏ. 65
puissant à peindre : mais si les facultés périssent , il
faut que l'ame s'en aille, ne plus ny moins que le feu
n'est plus, ayant perdu la faculté' de chaufer.
Après l'essence et nature de l'ame aucunement
expliquée, il se présente ici une question des plus
grandes , sçavoir si en l'animal , spécialement en
l'homme, il n'y a qu'une ame, ou s'il y en a plu-
sieurs. H y a diversité d'opinions, mais qui revien-
nent à trois. Aucuns des Grecs, et à leur suitte pres-
que tous les Arabes, ont pensé (non seulement en
chascun homme , mais généralement en tous hommes)
n'y avoir qu'une ame immortelle : les Egyptiens pour
la plus part ont tenu tout au rebours , qu'il y avoit
pluralité d'ames en chascun, toutes distinctes, deux
en chaque beste , et trois en l'homme , deux mor-
telles , végétative et sensitive , et la troisiesme intellec-
tive , immortelle. La tierce opinion , comme moyenne
et plus suivie, tenue par plusieurs de toutes nations,
est qu'il y a une ame en chaque animal sans plus : en
toutes ces opinions il y a de la difficulté. Je laisse la
première comme trop réfutée et rejettée. La plura-
lité d'ames en chaque animal et homme, d'une part,
semble bien estrange et absurde en la philosophie,
car c'est donner plusieurs formes à une mesme chose ,
et dire qu'il y a plusieurs substances et subjects en
un , deux bestes en une , trois hommes en un : d'au-
tre part, elle facilite fort la créance de L'immortalité
de l'intellectuelle; car estans ainsi trois distinctes, il
i. 5
66 DE LA SAGESSE,
n'y a aucun inconvénient que les deux meurent, et la
troisiesme demeure immortelle. L'unité' semble ré-
sister à l'immortalité ; car comment une mesme indi-
visible pourra-t-elle estre en partie mortelle' et en
partie immortelle ? comme semble toutesfois avoir
voulu Aristote. Certes il semble par nécessité qu'elle
soit ou du tout mortelle ou du tout immortelle , qui
sont deux très lourdes absurdités : la première abolit
toute religion et saine philosophie ; la seconde faict
Y-Jvtfl- M4?- aussi les bestes immortelles. Neantmoins est bien plus
vray-semblable qu'il n'y a qu'une ame en chasque ani-
mal, la pluralité et diversité des facultés, instrumens,
actions n'y déroge point, ny ne multiplie en rien cette
unité , non plus que la diversité des ruisseaux l'u-
nité de la source et fontaine, ny la diversité deseffects
du soleil, eschaufer, esclairer, fondre, sécher, blan-
chir, noircir, dissiper, tarir, l'unité et simplicité du
soleil, autrement il y auroit un très grand nombre
d'ames en un homme, et de soleils au monde : et
cette unité essentielle de l'ame n'empesche point l'im-
mortalité de l'humaine en son essence, encores que
les facultés végétative et sensitive , qui sont accidens,
meurent, c'est à dire ne puissent estre exercées hors
le corps , n'ayant l'ame subject ni instrument pour ce
faire, mais si faict bien tousjours la troisiesme intel-
lectuelle; car pour elle, n'a point besoing de corps;
combien qu'estant dedans iceluy , elle s'en sert pour
l'exercer: que si elle retournoit au corps, elle retour-
LIVRE I, CHAPITRE VIII. 67
neroit aussi de rechef exercer ses faculte's végétative
et sensitive , comme se voit aux ressuscites pour vivre
icy bas, non aux ressuscites pour vivre ailleurs, car
tels corps n'ont que faire pour vivre de l'exercice de
telles facultés. Tout ainsi que le soleil ne manque
pas, ains demeure en soy tout mesme et entier; en-
cores que durant une pleine éclipse, il n'esclaire ny
eschaufe, et ne face ses autres effects aux lieux sub-
jects à icelle.
Ayant démons tré l'unité de l'ame en chasque sub-
ject, voyons d'où elle vient, et comment elle entre au Y'h*4-JtJfo>
corps. L'origine des âmes n'est pas tenue pareille de
tous, j'entends des humaines; car la végétative et sen-
sitive des plantes et des bestes, est par l'advis de tous,
toute matérielle, et en la semence, dont aussi est-elle
mortelle; mais de l'ame humaine, il y a eu quatre
opinions célèbres. Selon la première, qui est des Stoï-
ciens, tenue par Philon, juif, puis par les Mani-
chéens, Priscillianistes, et autres : elle est extraitte et
produite comme parcelle de la substance de Dieu, qui
l'inspire au corps , prenant à leur advantage les paroles
de Moyse, inspiravit infaciem ejus spiraculum vitœ5.
La seconde, tenue parTertullien, Apollinaris, les Lu-
ciferiens, et autres Chres tiens, dict qu'elle vient et
dérive des âmes des parens avec la semence, à la fa-
çon des âmes brutales. La troisiesme des Pythagori-
5 « Il souffla sur sa face l'esprit de yie. » Gen. c. 11, 188.
68 DE LA SAGESSE,
ciens et Platoniciens, tenue par plusieurs rabins et
docteurs juifs , puis par Origene et autres docteurs
chrestiens, dit qu'elles ont este' du commencement
toutes créées de Dieu, faictes de rien, et réservées au
ciel, pour puis estre envoyées icy bas, selon qu'il est
besoing, et que les corps sont formés et disposés à
les recevoir ; et de là est venue l'opinion de ceux qui
ont pensé que les âmes estoient icy bien ou mal trait-
tées et logées en corps sains ou malades , selon la vie
qu'elles avoient mené là haut au ciel avant estre in-
^A4<P*ft*2 corporées : et certes le maistre de sagesse monstre
bien qu'il croit que l'ame est l'ainée et avant le corps ,
eram puer , bonam indolem sortitus , imo bonus cum es-
sem , corpus incontamînatum reperi 6. La quatriesme
receue, et qui se tient en la chrestienté, est qu'elles
sont toutes créées de Dieu, et infuses aux corps pré-
parés , tellement que sa création et infusion se fasse
en mesme inslant. Ces quatre opinions sont affirma-
tives : car il y en a une cinquiesme plus retenue , qui
ne définit rien, et se contente de dire que c'est une
Jf.Jf.fc. chose secrette et incognue aux hommes, de laquelle
ont esté sainct Augustin, Grégoire et autres, qui tou-
6 « J'étais enfant , j'avais reçu en partage un bon naturel ;
et, comme j'étais bon, je trouvai un corps sans souillure ».
Lib. Sapient . C. vm, v. 19 et 20. — Charron a un peu altéré
le texte : nous le rétablissons ici : Puer autem eram inge-
niosus , et sortitus sum animant bonam. — Et cum essem
magis bonus, veni ad corpus ineo'inquinatum.
Yfï
LIVRE I, CHAPITRE VIII. 69
lesïois ont trouvé les deux dernières affirmatives ,
plus vray-semblables que les deux premières.
Voyons maintenant quand et comment elle entre
au corps, si toute entière en un coup, ou successive-
ment ; j'entends de l'humaine, car de la brutale n'y a
aucune doubte, puis qu'elle est naturelle en la se-
mence, selon Aristote le plus suivi, c'est par succes-
sion de temps et par degrés , comme la forme artifi-
cielle que l'on feroit par pièces, l'une après l'autre,
la teste, puis la gorge, le ventre, les jambes : d'au-
tant que l'ame végétative et sensitive toute matérielle
et corporelle , est en la semence , et avec elle descendue
des parens, laquelle conforme le corps en la matrice,
et iceluy faict, arrive la raisonnable de dehors, et
pour cela n'y a ny deux ny trois âmes , ny ensemble
ny successivement, et ne se corrompt la végétative
par l'arrivée de la sensitive, ni la sensitive par l'ar-
rivée de l'intellectuelle; ce n'est qu'une qui se fait,
s'achève et parfaict avec le temps prescrit par na-
ture. Les autres veulent qu'elle y entre avec toutes
ses facultés en un coup, sçavoir lors que tout le corps
est organisé, formé et tout achevé, et qu'auparavant
n'y a eu aucune ame, mais seulement une vertu et
énergie naturelle, forme essentielle de la semence,
laquelle agissant par les esprits qui sont en la dicte
semence , avec la chaleur de la matrice et sang ma-
ternel , comme par instruments , forme et bastit le
corps, agence tous les membres, les nourrit, meut,
7o DE LA SAGESSE,
et accroît : ce qu'estant faict, cette énergie et forme
séminale s'esvanouit et se perd, et par ainsi la se-
mence cesse d'estre semence , perdant sa forme par
l'arrivée d'une autre -plus noble , qui est l'ame hu-
maine , laquelle faict que ce qui estoit semence ou
embryon ne l'est plus, mais est homme.
Estant entrée au corps , faut sçavoir de quel genre
et sorte est son existence en iceluy , quelle , et com-
ment elle y faict sa résidence. Aucuns philosophes
empeschés à le dire, et à bien joindre et unir l'ame
avec le corps, la font demeurer et résider en iceluy
comme un maistre en sa maison, le pilote en son na-
vire, le cocher en son coche : mais c'est tout des-
truire , car ainsi ne seroit-elle point la forme ny par-
tie interne et essentielle de l'animal , ou de l'homme ,
elle n'auroit besoing des membres du corps pour y
demeurer, ne se sentiroit en rien de sa contagion,
mais seroit une substance toute distincte du corps,
subsistant de soy, qui pourrait à son plaisir aller et
venir, et se séparer du corps sans distinction d'ice-
luy, et sans diminution de toutes ses fonctions, qui
sont toutes absurdités : l'ame est au corps comme la
forme en la matière, estendue et respandue par tout
iceluy donnant vie, mouvement, sentiment, à toutes
ses parties, et tous les deux ensemble ne font qu'une
hypostase, un subject entier, qui est l'animal, et n'y
a point de milieu qui les noue et lie ensemble; car
entre la matière et la forme , il n'y a aucun milieu , ce
LIVRE I, CHAPITRE VlIL 71
dict toute la philosophie : l'ame donc est toute en ^ § , r
tout le corps, je n'adjoute point (encores que soit jj
le dire commun) qu'elle est toute en chasque partie
du corps; car cela implique contradiction, et divise
l'ame.
Or combien que l'ame comme dict est , soit par
tout le corps diffuse et respandue , si est ce que pour
exploitter et exercer ses facultés elle est plus spécia-
lement et expressément en certains endroits du corps
qu'es autres, esquels est dicte avoir son siège, et non
y estre toute entière, car le reste seroit sans ame et
sans forme : et comme elle a quatre principales et
maistresses facultés , aussi luy donne - 1 - on quatre
sièges , ce sont les quatre régions que nous avons
marqué cy-dessus en la composition du corps, les
quatre premiers et principaux instrumens de l'ame ,
les autres se rapportent et dépendent de ceux-cy,
comme aussi toutes les facultés à celles-cy, sçavoir
pour la faculté génitale les genitoires, pour la natu-
relle le foye, pour la vitale le cœur, pour l'animale
et intellectuelle le cerveau.
Il vient*7 maintenant à parler en gênerai de l'exer-
cice de ses facultés : à quoy l'ame est de soy 8 sça-
vante et suffisante, dont elle ne faut point à produire
ce qu'elle sçait, et bien exercer ses fonctions , comme
*7 11 convient maintenant de parler.
8 Voyez la note de la page 5/t.
72 DE LA SAGESSE,
, , .il faut , si elle n'est empeschée, et moyennant que ses
"**', J'instrumens soient bien disposés : dont a esté bien et
vrayement dict par les sages , que nature est sage ,
sçavante , industrieuse , suffisante maistresse , qui rend
habile à toutes choses , imita sunt nobis omnium artium
ac virtutum semina, magisterque ex occullo Deus pro-
ducit ingénia 9 : ce qui est aisé à monstrer par induc-
tion : la végétative sans instruction forme le corps en
îa matrice tant excellemment, puis le nourrit et le
faict croistre, attirant la viande, la retenant et cui-
sant, puis rejettant les excremens, elle engendre et
refaict les parties qui défaillent, ce sont choses qui se
voyent aux plantes, bestes, et en l'homme. La sen-
sitive de soy sans instruction faict aux bestes , et en
l'homme remuer les pieds, les mains, et autres mem-
bres, les gratter, frotter, secouer, démener les lèvres,
tetter, plorer, rire : la raisonnable de mesme, non
selon l'opinion de Platon, par réminiscence de ce
qu'elle sçavoit avant entrer au corps ; ny selon Aris-
tote, par réception et acquisition, venant de dehors
par les sens, estant de soy une carte blanche et vuide,
combien qu'elle s'en sert fort, mais de soy sans ins-
truction , imagine , entend , retient , raisonne , dis-
court. Mais pour ce que cecy semble plus difficile de
la raisonnable que des autres, et heurte aucunement
9 « Les semences de tous les arts et de toutes les1 vertus sont
en nous ; mais c'est Dieu qui , en secret , produit les talens ».
LIVRE I, CHAPITRE VIII. 73
Aristote , il en sera davantage traitté en son lieu , au
discours de l'ame intellective.
Il reste encores le dernier point de l'ame , sa sépa-
ration d'avec son corps , laquelle est de diverses sortes
et genres : Tune et l'ordinaire est naturelle par mort ,
cette-cy est différente entre les animaux et l'homme :
car par la mort des animaux l'ame meurt et est anéan-
tie selon la règle , qui porte que par la corruption
du subiect la forme se perd et périt , la matière de-
meure. Par celle de l'homme, l'ame est bien separe'e
du corps, mais elle ne se perd, ains demeure, d'au-
tant qu'elle est immortelle.
L'immortalité de l'ame est la chose la plus uni-
versellement , religieusement (c'est le principal fon-
dement de toute religion) et plausiblement retenue
par tout le monde : j'entends d'une externe et pu-
blique profession ; car d'une sérieuse , interne et
vraye non pas tant , tesmoin tant d'Epicuriens , li-
bertins , et moqueurs ; toutesfois les Saduceens, les
plus gros milours*10 des Juifs n'en faisoient point la H't*»'
petite bouche à la nier : la plus utilement creue , au-
cunement assez prouvée par plusieurs raisons natu-
relles et humaines, mais proprement et mieux esta-
blie par le ressort de la religion , que par tout autre
moyen ". Il semble bien y avoir une inclination et.
*10 Les plus gros milords , c'est-à-dire, docteurs.
" Ce passage est un de ceux que Charron avait cru de-
74 DE LA SAGESSE,
disposition de nature à la croire, car l'homme désire
naturellement allonger et perpétuer son estre ; d'où
vient aussi ce grand et furieux soin et amour de nostre
postérité et succession : puis deux choses servent à la
faire valoir et rendre plausible ; l'une est l'espérance
de gloire et réputation , et le désir de l'immortalité'
du nom , qui tout vain qu'il est , a un merveilleux
crédit au monde : l'autre est l'impression que les vices
qui se dérobent de la veue et cognoissance de l'hu-
maine justice, demeurent tousjours en butte à la di-
vine , qui les chastiera , voyre après la mort : ainsi
outre que l'homme est tout porte' et dispose' par na-
ture à la désirer , et par ainsi la croire , la justice de
Dieu la conclud.
De là nous apprendrons y avoir trois différences et
degrés d'ames , ordre requis à la perfection de l'uni-
vers. Deux extrêmes : l'un de celles qui estans du
tout matérielles, plongées, enfondrées et insépara-
bles de la matière ; et ainsi avec elle corruptibles : ce
.^■fc-tv » sont les brutales*12 : l'autre au contraire de celles qui
n'ont aucun commerce avec la matière et le corps ,
comme les démons immortels : et au milieu est l'hu-
maine qui comme moyenne n'est du tout attachée à
.« i
voir adoucir. Il s'expliquait avec bien plus de hardiesse dans
la ire. édition , comme on pourra le voir à la fin de la longue
variante citée en note , dans ce chapitre.
*12 Les âmes des bêtes.
LIVRE I, CHAPITRE VIII. 75
la matière, ny du tout sans elle, mais est joincte avec
elle , et peust aussi sans icelle subsister et vivre. Cet
ordre et distinction est un bel argument pour l'im-
mortalité : ce seroit un vuide , un défaut et deformité
trop absurde en nature , bonteuse à son autheur , et
ruineuse au monde , qu'entre deux extrêmes , le cor-
ruptible et incorruptible, il n'y eust point de milieu ,
qui fust en partie et l'un et l'autre : il en faut par
nécessité un qui lie et joigne les bouts, et n'est autre
que l'homme. Au dessous les infimes, et du tout ,# , / /„
matérielles, est ce qui n en a point, comme les pier- J 0 '
res : au dessus les plus hautes et immortelles , est
l'éternel unique Dieu.
L'autre séparation non naturelle ny ordinaire ,
et qui se faict par bouttées et par fois , est très diffi-
cile à entendre , et fort perplexe : c'est celle qui se
faict par extase et ravissement , qui est fort diverse ,
et se faict par moyens fort differens : car il y en a
de divine, telle que l'escriture nous r' apporte de Da-
niel, Zacharie, Esdras, Ezechiel, saint Paul. Il y en
a de demoniacle*13 procurée par les démons et esprits
bons ou mauvais , ce qui se lit de plusieurs, comme
de Jean Duns dit Lescot, lequel estant en son extase
*l3Nous remarquerons , une fois pour toutes , que Charron
écrit indifféremment demoniacle et démoniaque, maniacle et
maniaque , etc. Sur certains mots, il n'y avait point encore
d'orthographe et sans doute de prononciation , hien arrêtée,
76 DE LA SAGESSE,
Irop longuement tenu pour mort, fut porté et jette
en terre ; mais comme il sentit les coups que l'on luy
jettoit , revint à soy et fut retiré ; mais pour avoir
perdu le sang et la teste cassée , il mourut tost du
tout : Cardan le dit de soy et de son père l4. Et de-
meure bien vérifié autentiquement en plusieurs et di-
vers endroits du monde , de plusieurs et presque tous-
jours populaires, foibles, et femmes possédées, des-
quels les corps demeurent non seulement sans mou-
vement et sans pouls de cœur et des artères , mais
encores sans sentiment aucun des plus cruels coups
de fer et de feu; et puis leurs âmes estans revenues,
ils.sentoient de très grandes douleurs, et racontaient
ce qu'elles avoient veu et faict fort loin de là. Tier-
cement y a l'humaine qui vient ou de la maladie que
Hippocrates appelle sacrée , le vulgaire mal caduc ,
morbus comitialis l5 , auquel l'on escume par la bouche,
qui est sa marque, laquelle n'est point aux possédés ,
mais en son lieu y a une puante senteur : ou des medi-
r4 Le Cardan , dont il est question ici , était fils du célèbre
Cardan, ce médecin italien, d'un esprit si bizarre, et qui, comme
Socrate , croyait avoir un esprit familier. Ce fils de Cardan ,
aussi docteur en médecine , eut la tête tranchée à Rome , âgé
de 26 ans seulement , pour avoir voulu empoisonner sa tante.
Voyez dans Bayle , l'article Cardan.
l5 « La maladie des comices » , c'est-à-dire, le mal caduc ,
le haut mal ; appelé ainsi , parce que les Romains rompaient
leurs comices quand quelqu'un y tombait du haut mal.
LIVRE i; CHAPITRE VIII. 77
caments narcotiques, stupéfiants et endormissants. Ou
de la force de l'imagination, qui s'efforce et se bande
par trop en quelque chose, et emporte toute la force de
l'ame. Or, en ces trois genres d'extase et ravissement,
divin, demoniacle, humain, la question est, si l'ame
est vrayement et realement séparée du corps , ou si
demeurant en iceluy , elle est tellement occupée à
quelque chose externe qui est hors son corps , qu'elle
oublie son propre corps , dont il advient une sur-
seance et vacation de ses actions et exercice de ses
fonctions. Quant à la divine , l'apostre parlant de soy
et de son propre faict, n'en ose rien définir, si in
corpore vel extra corpus nescîo , Deus scit ' 6 , instruction
qui devroit servir pour tous autres , et pour les au-
tres abstractions moindres. Quant à la demoniacle ,
ne sentir de si grands coups , et rapporter ce qui a
esté faict à deux ou trois cents lieues de là , sont
deux grandes et violentes conjectures , mais non du
tout nécessaires ; car le démon peut tant amuser l'ame
et l'occuper au dedans , qu'elle n'aye aucune action
ny commerce avec son corps , pour quelque temps ,
et cependant l'affoler et lui représenter en l'imagi-
nation tellement ce qui a esté faict loing de là , qu'elle
le puisse bien conter : car d'affirmer que certaine-
ment l'ame entière sorte et abandonne son corps, le-
16 « Si c'est en corps ou sans corps , je îi'eri sais rien r
Dieu seul le sait ». S. Patil. E.p;JÏ«, au* Goninith., è. XII , v. 2.
78 DE LA SAGESSE,
quel ainsi demeureroit mort, il est bien hardi et
choque rudement la nature : de dire que non entière
mais la seule Imaginative ou intellectuelle est em-
portée, et que la végétative demeure, c'est s'emba-
rasser encores plus ; car ainsi l'âme unique en son
essence, seroit divisée, ou bien l'accident seul seroit
emporté et non la substance. Quant à l'humaine,
sans doubte il n'y a point de séparation d'ame, mais
seulement suspension de ses actions externes et pa-
tentes.
Ce que devient l'ame, et quel est son estât après
sa séparation naturelle par mort, les opinions sont
diverses, et ce poinct n'est du subject de ce livre. La
i.Wct*.LL$' métempsycose et transanimation de Pythagoras a esté
aucunement embrassée par les Académiciens , Stoï-
ciens, Egyptiens, et autres, non toutesfois de tous
en mesme sens; car les uns l'ont admise seulement
pour la punition des meschans , comme se lit de Na-
buchodonosor changé en bœuf par punition divine.
D'autres et plusieurs grands ont pensé que les âmes
bonnes et excellentes estans séparées , devenoient an-
ges, comme les meschantes, diables; il eust esté plus
doux de les dire semblables à eux, non nubent , sed
erunt sicut angeli11. Aucuns ont dict que les âmes
J** • des plus meschans estoient au bout de quelque long
"7 « Us ne se marieront pas , mais ils seront comme des
anges ». •>• JldUfav, Ut.&Xif, y. $p.
LIVRE I, CHAPITRE IX. 79
temps réduites en rien : mais il faut apprendre la vé-
rité' de tout cecy, de la religion et des théologiens
qui en parlent tout clairement.
CHAPITRE IX*.
De lame en particulier;, et premièrement de la faculté
végétative.
Sommaire. — Des facultés de l'ame; de sa faculté végétative ,
et des trois autres sortes de facultés qui en dérivent.
Après la description générale de l'ame en ces dix
poincts , il faut en parler particulièrement , selon
l'ordre de ses faculte's , commençant par les moin-
dres, lequel est tel, végétative, sensitive, apprehen-
sive, ou imaginative, appetitive, intellective , qui est
la souveraine et vrayement humaine. Sous chascune
y en a plusieurs, qui leur sont subjectes et comme
parties d'icelles , comme se verra en les traittant de
rang.
De la végétative plus basse , qui est mesme aux
plantes, je n'en veux parler beaucoup, c'est le propre
subject des médecins, de la santé' et de la maladie,
* Ce chapitre ne se trouve point dans la première édition
8o DE LA SAGESSE,
Dirons seulement que soubs cette faculté, il y en a
trois grandes qui s' entresuivent ; car la première sert
à la seconde , et la seconde à la troisiesme , et non
au rebours. La première donc est la nourrissante pour
la conservation de l'individu , et à icelle plusieurs
autres servent, l'attractive de la viande nécessaire, la
concoctive, la digestive , séparant le propre et bon
du mauvais et nuisible : la retentive, et l'expulsive
des supcrfluités : la seconde, accroissante pour la per-
fection et quantité deue à l'individu : la troisiesme
est la generative pour la conservation de l'espèce.
Par où il se voyt que les deux premières sont pour
l'individu , et agissent au dedans de leur propre
corps : la troisiesme est pour l'espèce, agit et a son
effect au dehors en autre corps , dont est plus digne
que les autres, et approche de la faculté plus haute
qui est la sensitive : c'est un grand tour de perfec-
tion de faire une autre chose semblable à soy1.
1 On ne doit guères regarder ce chapitre que comme une
préface. En effet, Charron va traiter dans les autres, des fa-
cultés sensitive, générative , etc., qui lui semblent dériver de
la faculté végétative.
LIVRE I, CHAPITRE X. 81
CHAPITRE X*.
De la faculté sensitîve.
Sommaire. — - Six choses sont requises pour l'exercice de la „ ' .'
faculté sensitive , savoir l'usage des cinq sens , et le sert-
sorium commune où tous les objets aperçus par les sens ,
sont recueillis , comparés et jugés.
xLn l'exercice fie cette faculté et fonction des sens
conçurent ces six , dont y en a quatre dedans et deux
dehors. Sçavoir Famé comme première cause effi-
ciente : la faculté de sentir (qui est une qualité de
l'ame, et non elle-niesme) c'est à dire appercevoir et
appréhender les choses externes, ce qui se faict en
cinq façons , dont l'on constitue cinq sens (de ce
nombre en sera parlé au chapitre suivant ) , sçavoir
ouyr, voyr, flairer, gouster, toucher.
L'instrument corporel du sens, et y en a cinq, au-
tant que de sens , l'œil , l'oreille , le haut creux du
nez qui est l'entrée aux premiers ventricules du cer-
veau, la langue, la peau universelle du corps.
L'esprit qui dérive du cerveau origine de l'ame
* Ce chapitre n'est point dans la première édition.
i. 6
**»»'
vfl
82 DE LA SAGESSE,
sensitive , par certains nerfs ausdits instrumens , par
lequel esprit et instrument, l'ame exerce sa faculté.
L'espèce sensible ou l'object propose' à l'instru-
ment, qui est différent selon la diversité des sens,
L'object de la veue et de l'œil est selon l'advis com-
.kk%' ïïiun la couleur, qui est une qualité adhérente au
corps, et y en a six simples, blanc, jaune, rouge,
pourpre, verd et bleu : aucuns y adjoustent le sep-
tiesme, noir : mais à vray dire ce n'est couleur, ains
privation, ressemblant aux ténèbres, comme les cou-
leurs plus ou moins à la lumière : des composées
une infinité : mais à mieux dire c'est la lumière, qui
n'est jamais sans couleur, et sans laquelle les cou-
leurs sont invisibles. Or la lumière est une qualité
qui sort du corps lumineux, laquelle se faict voyr,
et toutes choses, si estant terminée et arrestée par
quelque corps solide, elle rejalit et redouble ses
rayons ; autrement si elle passe sans estre terminée ,
elle ne peust estre veue, si ce n'est en sa racine du
corps lumineux d'où elle est partie, ny faire voyr les
autres choses. De l'ouye et l'oreille c'est le son, qui
est un bruit provenant du heurt des deux corps, et
- est divers, le doux et harmonieux adoucit et appaise
l'esprit, et à sa suite le corps; chasse les maladies
de tous deux : l'aigu pénétrant et ravissant, au re-
bours trouble et blesse l'esprit. Du goust est la sa-
veur qui est de six espèces simples, doux, amer,
aigre , verd , salé , aspre : mais il y en a plusieurs
LIVRE I, CHAPITRE X. 83
composés. Du flairement c'est F odeur ou senteur,
qui est une fumée sortant de l'objeet odoriférant,
montant par le nez aux premiers ventricules du cer-
veau : le fort et violent nuict fort au cerveau, comme
le son mauvais : le tempéré et bon au contraire, le
resjouit, délecte, et conforte. De l'attouchement est
le chaud, froid, sec et humide, doux ou poli, aspre,
le mouvement, le repos, le chatouillement.
Le milieu ou l' entredeux dudit object et de l'ins-
trument, qui est l'air non altéré ny corrompu, mais
libre et tel qu'il faut.
Ainsi le sentiment se faict quand l'espèce sensible
se présente par le milieu disposé, à l'instrument sain
et disposé, et qu'en iceluy l'esprit assistant la reçoit
et appréhende, tellement qu'il y a de l'action et pas-
sion, et les sens ne sont pas purement passifs; car
combien qu'ils reçoivent et soient frappés par l'ob-
jeet, si est-ce aussi qu'en quelque sens et mesure ils
agissent, en appercevant et appréhendant l'espèce **
et image de l'objeet proposé.
Anciennement et auparavant Aristote on mettoit
différence entre le sens de la veue et les autres sens,
et tenoient tous que la veue estoit aclive, et se fai-
soit en jettant hors l'œil, les rayons aux objects ex-
ternes ; et les autres sens passifs, recevant la chose
** Espèce nous paraît signifier Ici forme. On trouve ce mot
employé dans le même sens, dix lignes plus bas.
<*n
V.j,
84. DE LA SAGESSE,
sensible : mais depuis Aristote l'on les a faict tous
pareils, et tous passifs, recevant en l'instrument les
espèces et images des choses ; les raisons des anciens
au contraire sont aisées à soudre. Il y a de plus belles
et hautes choses à dire des sens cy-après.
Or outre ces cinq sens particuliers qui sont au de-
nt.kh-f. nors\ il y a au dedans, le sens commun où tous les
objects divers apperceus par iceux, sont assemblés et
ramassés pour estre puis comparés, distingués, et
discernés les uns des autres, ce que ne peuvent faire
les particuliers, estant chascun attentif à son object
propre, et ne pouvant cognoistre de celuy de son
compagnon.
CHAPITRE XI*.
Des sens de nature.
Sommaire. — Importance des sens naturels ; leur nombre ,
leur capacité à distinguer et à comparer les objets , la
comparaison des uns aux autres; la supériorité de celui de
la vue sur les quatre autres ; leur faiblesse et incertitude.
Tromperie mutuelle des sens et de l'esprit. Les sens sont
communs à l'homme et aux bestes. Le jugement des sens
est difficile et dangereux.
jHtï XOUTE cognoissance s'achemine en nous par les
sens, ce dict-on en l'escole; mais n'est pas du tout
* C'est le douzième de la première édition.
LIVRE I, CHAPITRE XL 85
vray, comme se verra après : ce sont nos premiers
maistres : elle commence par eux, et se résout en
eux : ils sont le commencement et la fin de tout : il
est impossible de reculer plus arrière ; chascun d'eux
est chef et souverain en son ordre et a grande domi-
nation , amenant un nombre infini de cognoissances ,
l'un ne tient ny ne dépend, ou a besoing de l'autre;
ainsi sont-ils également grands, bien qu'ils ayent
beaucoup plus d'estendue, de suite, et d'affaires les
uns que les autres, comme un petit roytelet est aussi
bien souverain en son petit destroict*1, que le grand
en un grand estât.
C'est un axiome entre nous, qu'il n'y a que cinq
sens de nature, pour ce que nous n'en remarquons
que cinq en nous , mais il y en peust bien avoir da-
vantage : et y a grand doubte et apparence qu'il y
en a; mais il est impossible à nous de le sçavoir, l'af-
firmer, ou nier, car l'on ne sçauroit jamais cognoistre
le défaut d'un sens que l'on n'a jamais eu. Il y a plu-
sieurs bestes qui vivent une vie pleine et entière, à
qui manque quelqu'un de nos cinq sens, et peust
l'animal vivre sans les cinq sens, sauf l'attouchement,
qui seul est nécessaire à la vie. Nous vivons très com-
modément avec cinq, et peut-estre qu'il nous en
manque encores un, ou deux, ou trois; mais ne se
peust sçavoir : un sens ne peust descouvrir l'autre :
** District, domaine, territoire.
86 DE LA SAGESSE,
et s'il en manque un par nature, l'on ne le sçauroit
trouver à dire. L'homme né aveugle, ne sçauroit ja-
mais concevoir qu'il ne voyt pas , ny désirer de voyr
ou regretter la veue : il dira bien , peut-estre , qu'il vou-
dra voyr ; mais cela vient qu'il a ouy dire ou apprins
d'autruy, qu'il a à dire*2 quelque chose : la raison
est que les sens sont les premières portes et entrées à
la cognoissance. Ainsi l'homme ne pouvant imaginer
plus que les cinq qu'il a, ne sçauroit deviner s'il y
en a davantage en nature, mais il y en peust avoir.
Qui sçait si les difficultés que nous trouvons en plu-
sieurs ouvrages de nature , et les effects des animaux,
que nous ne pouvons entendre, viennent du défaut
de quelque sens 3 que nous n'avons pas ? Des pro-
priété^ occultes que nous appelions en plusieurs
choses, il sepeust dire qu'il y a des facultés sensitives
en nature, propres à les juger et appercevoir, mais
que nous ne les avons pas, et que l'ignorance de
telles choses vient de nostre défaut. Qui sçait si c'est
quelque sens particulier qui descouvre aux coqs
l'heure de minuit et du matin, et les esmeut à chan-
ter, qui achemine les bestes à prendre certaines herbes
à leur guarison, et tant d'autres choses comme cela?
Personne ne sçauroit dire que ouy, ny que non.
"*a Qu'il lui manque quelque chose.
3 Les preuves de cetle opinion seraient difficiles , mais les
conjectures en sa faveur s'offrent en foule.
LIVRE I, CHAPITRE XI. 87
Aucuns *4 essayent de rendre raison de ce nombre
des cinq sens, et prouver la suffisance d'iceux en les
distinguant et comparant diversement. Les choses ex-
ternes , objects des sens , sont ou tout près du corps ,
ou eslongne'es : si *5 tout près, mais qui demeurent
dehors, c'est l'attouchement; s'ils entrent, c'est le
goust : s'ils sont plus eslongnés et presens en droicte
ligne, c'est la veue : si obliques et par reflexion, c'est
l'ouye. On pourroit mieux dire ainsi, que ces cinq
sens estans pour le service de l'homme entier, aucuns
sont entièrement pour le corps : sçavoir le goust et
l'attouchement , celuy-là pour ce qui entre , cettuy-cy
pour ce qui demeure dehors. Autres premièrement
et principalement pour l'ame, la veue et l'ouye : la
veue pour l'invention ; l'ouye pour l'acquisition et
communication ; et un au milieu pour les esprits mi-
toyens, et liens de l'ame et du corps, qui est le fleu-
rer* .Plus ils respondent au quatre elemens et leurs
qualités : l'attouchement à la terre, l'ouye à l'air, le
goust à l'eau et humide, le fleurer au feu; la veue
*4- Quelques-uns.
*5 Si elles sont tout près,
*6 Fleurer pour flairer. La irc édition écrit touj ours fleurer.
Dans les édition suivantes où plusieurs mots ont été rajeunis,
au moins pour l'orthographe, on trouve tantôt^/Zazrer, tantôt
-fleurer. Peut-être il eut été bon de conserver l'ancienne ma-
nière d'écrire : elle eut du moins prouvé l'origine de notre
mot flairer.
88 DE LA SAGESSE,
est composée et a de l'eau et du feu à cause de la
splendeur de l'œil : encores disent-ils qu'il y a autant
de sens qu'il y a de chefs et genres de choses sensi-
bles, qui sont couleur, son, odeur, saveur, et le cin-
quiesme, qui n'a point de nom propre, object de l'at-
touchement, qui est chaud, froid, aspre, rabotteux,
poly, et tant d'autres. Mais l'on se trompe, car le
nombre des sens n'a point esté dressé par le nombre
des choses sensibles, lesquelles ne sont point cause
qu'il y en a autant. Selon cette raison , il y en auroit
beaucoup plus : et un mesme sens reçoit plusieurs di-
vers chefs d'objects : et un mesme object est apperceu
par divers sens : dont le chatouillement des aisselles,
et le plaisir de Venus, sont distingués des cinq sens,
et par aucuns comprins en l'attouchement : mais c'est
plustost de ce que l'esprit n'a peu venir à la cognois-
sance des choses , que par ces cinq sens , et que na-
ture lui en a autant baillé qu'il estoit requis pour son
bien et sa fin.
* Leurs comparaisons sont diverses en dignité et
noblesse : la veue excelle sur les autres en cinq cho-
ses , s'estend et apperçoit plus loin jusques aux es-
* Variante. Au reste la veue passe tous les autres en
promptitude , allant jusques au ciel en un moment ; car elle
agist en l'air , peinct de la lumière sans mouvement : aucun
des autres ne peust sans mouvement recevoir : or tout mou-
vement requiert du temps : et combien que tous soient ca-
LIVRE I, CHAPITRE XL 8g
toiles fixes : a plus de choses, car à toutes choses
par tout y a lumière et couleur, objects de la veue :
est plus exquise, exacte et particulière, jusques aux
choses plus menues et minces : est plus prompte et
subite appercevant en un moment jusques au ciel,
d'autant que c'est sans mouvement : aux autres sens
y a mouvement qui requiert du temps : est plus di-
vine, les marques de divinité sont plusieurs, sa li-
berté , non pareille aux autres , par laquelle l'œil voyt
ou ne voyt, dont il a les paupières promptes à ouvrir
et fermer : sa force à ne travailler et ne se lasser à
voyr : son activité et puissance à plaire ou déplaire,
et contenter, ou mescontente» , signifier et insinuer
les pensers, volontés, affections, car l'œil parle et
frappe , sert de langue et de main ; les autres sont
purement passifs : la plus noble est la crainte aux
•ténèbres, qui est naturelle, et vient de ce que l'on se
sent* privé et destitué d'un tel guide, dont l'on désire
compagnie pour soulagement : or la veue en la lumière
est au lieu de compagnie : l'ouye en revanche a bien
plusieurs singularités excellentes, elle est bien plus
spirituelle et servant au dedans : mais la particulière
comparaison de ces deux qui sont les plus nobles, et
pables de plaisir et de douleur, si est ce que l'attouchement
peust recevoir très grand douleur et presque point de plaisir ;
et le goust au contraire grand plaisir et presque point de
douleur. Edit. de 1601 , 1. 1, ch. 1.2, §. £•
9o DE LA SAGESSE,
du parler, sera au chapitre suivant. Au plaisir et des-
plaisir, combien que tous en soient capables, si est-
ce que l'attouchement peust recevoir très grand dou-
leur et presque point de plaisir ; le goust au contraire
grand plaisir et presque point de douleur. En l'or-
gane et instrument, l'attouchement est universel, res-
pandu par tout le corps , pour sentir les coups du
chaud et du froid ; les autres sont assignés à certain
lieu et membre.
De la foiblesse et incertitude de nos sens viennent
ignorance, erreurs, et tout mesconte : car puis que
par leur entremise vient toute cognoissance , s'ils nous
faillent en rapport, il n'y a plus que tenir : mais qui
le peust dire et les accuser qu'ils faillent, puis que
par eux on commence à apprendre et cognoistre ?
Aucuns ont dict, qu'ils ne faillent jamais, et que
quand ils semblent faillir, la faute vient d'ailleurs, et
qu'il s'en faut prendre plustost à toute autre chose,
qu'aux sens : autres ont dict tout au rebours, qu'ils
sont tous faux, et qu'ils ne nous peuvent rien ap-
prendre de certain ; mais l'opinion moyenne est la
plus vraye.
Or que les sens soyent faux ou non, pour le moins
il est certain qu'ils trompent, voyre forcent ordinai-
rement le discours, la raison : et en eschange sont
trompés par elle. Voilà quelle belle science et certi-
tude l'homme peust avoir, quand le dedans et le de-
hors est plein de fausseté et de foiblesse ; et que ces
LIVRE I, CHAPITRE XI. 91
parties principales, outils essentiels de la science, se
trompent l'un l'autre. Que les sens trompent et for-
cent l'entendement, il se voyt es sens, desquels les
uns eschauffent en furie, autres adoucissent, autres
chatouillent l'ame. Et pourquoy ceux qui se font sai-
gner, inciser, cautériser, destournent-ils les yeux,
sinon qu'ils s ça vent bien l'authorité grande que les
sens ont sur leurs discours ? la veue d'un grand pré-
cipice estonne celui qui se sait bien en lieu asseuré ,
et en fin le sentiment ne vainq-il pas et renverse toutes
les belles resolutions de vertu et de patience ? Qu'aussi
au rebours les sens sont pipés par l'entendement, il
appert , par ce que l'ame estant agitée de cholere ,
d'amour, de haine et autres passions, nos sens voyent
et oyent les choses autres qu'elles ne sont ; voyre
quelques fois nos sens sont souvent hébétés du tout
par les passions de l'ame : et semble que l'ame retire
au dedans et amuse les opérations des sens ; l'esprit
empesché ailleurs, l'œil n'apperçoit pas ce qui est
devant, et ce qu'il voyt; la veue et la raison jugeant
tout diversement de la grandeur du soleil, des astres,
de la figure d'un baston en* l'eau.
Aux sens de nature les animaux ont part comme
nous , et quelquesfois plus : car aucuns ont l'ouye
plus aiguë que l'homme ; autres la veue ; autres le
fleurer*7; autres le goust : et tient-on qu'en l'ouye le
*7 Voyez la note *6 ci-dessus.
92 DE LÀ SAGESSE,
cerf tient le premier lieu, et en la veue l'aigle, au
fleurer le chien, au goust le singe, en l'attouchement
la tortue; toutes fois la pree'minence de l'attouche-
ment est donne'e à l'homme, qui est de tous les sens
le plus brutal. Or si les sens sont les moyens de par-
venir à la cognoissance , et les bestes y ont part , voyre
quelquesfois la meilleure , pourquoy n'auront-elles
cognoissance ?
Mais les sens ne sont pas seuls outils de la cog-
noissance, ny les nostres mesmes ne sont pas seuls à
consulter et croire; car si les bestes par leurs sens
jugent autrement des choses que nous par les nos-
tres, comme elles font, qui en sera creu ? Nostre sa-
live nettoyé et dessèche nos playes , elle tue aussi le
serpent8 : qui sera la vraye qualité' de la salive? des-
sécher, et nettoyer, ou tuer ? Pour bien juger des
opérations des sens, il faut estre d'accord avec les
bestes , mais bien avec nous-mesmes ; nostre œil pressé
et serré voyt autrement qu'en son estât ordinaire;
l'ouye resserrée reçoit les objects autrement que ne
l'estant; autrement voyt, oyt *9, gouste un enfant,
qu'un homme faict, et cestuy-cy qu'un vieillard, un»
sain qu'un malade, un sage qu'un fol. En une si
grande diversité et contrariété, que faut-il tenir pour
8 C'est , sans nul doute , une erreur populaire , fondée sur
quelque superstition ou allégorie ancienne.
*9 Cette phrase est ainsi ponctuée dans l'édition de Bastien :
voyt, oyt : gouste , etc. ; mais c'est évidemment une faute.
LIVRE I, CHAPITRE XII. 93
certain? Voyre un sens dément l'autre ; une peincture
semble relevée à la veue, à la main elle est platte.
CHAPITRE XII*.
Du voyr3 ourr et parler.
Sommaire. — Comparaison des trois facultés , de voir,
d'ouïr et de parler. Prééminence de celle de l'ouïe sur celle
de la vue. De la force et de l'autorité de la parole. De la
bonne et mauvaise langue. Correspondance de l'ouïe et de
la parole.
Exemples : La femme d'Agamemnon. — David. — Graechus.
Ce sont les trois plus riches et excellens joyaux cor-
porels de tous ceux qui sont en monstre , et y a dis-
pute sur leurs prééminences. Quant à leurs organes ,
celuy de la veue est , en sa composition et sa forme ,
admirable, et d'une beauté vive et esclatante, pour
la grande variété et subtilité de tant de petites pièces ,
d'où l'on dict que l'œil est une des parties du corps,
qui commencent les premières à se former, et la der-
nière qui s'achève. Et pour cette mesme cause est-il
délicat, et, dict -on, subject à six vingt1 maladies,
* C'est le treizième de la première édition.
■ Cette croyance populaire tient -aux, allégories de l'an-
94 t)E LA SAGESSE,
Puis vient celuy du parler; mais en recompense l'ouye
a plusieurs grands advantages. Pour le service du
corps, la veue est beaucoup plus necesssaire. Dont
il2 importe bien plus aux bestes que l'ouye : mais
pour l'esprit, l'ouye tient le dessus. La veue sert bien
à l'invention des choses, qui par elle ont este' presque
toutes descouvertes; mais elle ne mené rien à perfec-
tion : davantage la veue n'est capable que des choses
corporelles et d'individus, et encores de leur crouste
et superficie seulement; c'est l'outil des ignorans et
des imperites, qui moventur ad id quod adest, quodque
prœsens est 3.
L'ouye est un sens spirituel , c'est l'entremetteur
et l'agent de l'entendement, l'outil des sçavans et
spirituels, capable non-seulement des secrets et inté-
rieurs des individus , à quoy la veue n'arrive pas ;
cienne mythologie : les 120 (= 12 x 10), maladies de l'œil,
sont peut-être la même allégorie que celle des douze travaux
d'Hercule ou du soleil , œil du monde , dans les douze signes
du Zodiaque. Par conséquent ce nombre est imaginaire, et
cette croyance superstitieuse comme tant d'autres.
2 II se rapporte à l'œil nommé dans les phrases qui pré-
cèdent médiaternent celle où il est question de la vue , à la-
quelle ce pronom devrait se rapporter : fauteur a suivi la
construction logique ou mentale , au lieu de la construction
grammaticale. Ce qui arrive souvent aussi à Montaigne , son
contemporain et son modèle.
3 « Qui se meuvent vers ce qui est devant eux, vers ce
qui est présent. » UO. ?♦ *^'jT,4-/ £*•$*" 9**
LIVRE I, CHAPITRE XIÏ. 95
mais encores des espèces, et de toutes choses spiri-
tuelles et divines, ausquelles la veue sert plustost de
destourbier*4 que d'ayde; dont il y a eu non- seule-
ment plusieurs aveugles grands et sçavans, mais d'au-
tres encores qui se sont privés de veue à escient, pour
mieux philosopher, et nul jamais de sourd. C'est par
où l'on entre en la forteresse , et s'en rend-on mais-
tre : l'on ployé l'esprit en bien ou en mal, tesmoin
la femme du roi Agamemnon, qui fut contenue au
devoir de chasteté' au son de la harpe 5^et David,
qui par mesme moyen chassoit le mauvais esprit de
Saùl, et le remettoit en santé'; et le joueur de fleutes,
qui amolissoit et roidissoit la voix de ce grand ora-
teur Gracchus. Bref, la science , la vérité' et la vertu
n'ont point d'autre entremise ni d'entre'e en l'aine,
que l'ouye : voyre la chrestienté enseigne que la foy
et le salut est par l'ouye, et que la veue y nuict plus
qu'elle n'y aide; que la foy est la créance des choses y r *
qui ne se voyent, laquelle est acquise par l'ouye : et '
elle appelle ses apprentifs et novices auditeurs Kar>î-
^oufAsvouç6. Encores adjousteray-je ce mot, qi^e l'ouye
apporte un grand secours aux ténèbres et aux endor-
*4 D'obstacle , d'empêchement; du latin disturbare.
5 La musique produit aujourd'hui un effet tout contraire,
6 Catéchumènes , qui sont catéchisés , c'est-à-dire , ins-
truits des premiers principes. Du grec, zar/j^éw, je catéchise ,
j'enseigne les élémens de la religion.
<,G DE LA SAGESSE,
mis , affin que par le son ils pourvoyent à leur con-
servation. Pour toutes ces raisons , les sages recom-
mandent tant l'ouye , la garder vierge et nette de
toute corruption, pour le salut du dedans, comme
pour la seureté de la ville Ton faict garde aux portes
et murs, affin que l'ennemy n'y entre.
La parole est peculierement donnée à l'homme,
présent excellent et fort nécessaire. Pour le regard de
celuy d'où elle sort, c'est le truchement et l'image de
Famé, animi index et spéculum '• , le messager du cueur,
la porte par laquelle tout ce qui est dedans sort de-
hors, et se met en veue : toutes choses sortent des té-
nèbres et du secret, viennent en lumière, l'esprit se
faict voyr; dont disoit un ancien à un enfant, parle
affin que je te voye, c'est-à-dire, ton dedans : comme
les vaisseaux se cognoissent s'ils sont rompus, ou-
verts ou entiers, pleins ou vuides par le son, et les
métaux par la touche , ainsi l'homme par le parler :
de toutes les parties du corps qui se voyent et se
monstrent au dehors, celle qui est plus voisine du
cueur, c'est la langue par sa racine : aussi ce qui suit
de plus près la pense'e , c'est la parole : de l'abondance
du cueur la bouche parle8. Pour le regard de celuy qui
la reçoit, c'est un maistre puissant et un régent im-
périeux, qui, entré en la forteresse , s'empare du mais-
7 « L'indicateur et le miroir de l'ame. »
8 Ex abundantid cordis os loquitur. Math. C. XII , y. 34-
LIVRE I, CHAPITRE XII. 97
tre, l'agite, l'anime, l'aigrist, l'appaise, l'irrite, le
contriste , le resjouit, lui imprime toute telle passion
qu'il veut, manie et paistrit l'ame de Fescoutant, et
la plie à tous sens, le faict rougir, blaismir, pallir,
rire, plorer, trembler de peur, trémousser d'estonne-
ment, forcener de cliolere, tressaillir de joie, outrer
et transir de passion. Pour le regard de tous , la pa-
role est la main de l'esprit, par laquelle, comme le
corps par la sienne, il prend et donne, il demande
conseil et secours, et le donne. C'est le grand entre-
metteur et courretier : par elle le trafficq se faict,
merx a Mercurio 9 , la paix se traicte , les affaires se
manient, les sciences et les biens de l'esprit se débi-
tent et distribuent; c'est le lien et le ciment de la
société humaine (moyennant qu'il soit entendu : car,
dict un ancien, l'on est mieux en la compagnie d'un
chien cognu , qu'en celle d'un homme duquel le lan-
gage est incognu, ut externus aliéna non sit hominis
vice10) : bref l'outil et instrument à toutes choses
9 « Merx, commerce , vient de Mercurius , Mercure » .
C'est le contraire : merx ne vient pas de Mercurius ; c'est
Mercurius qui vient de merx, cis, et de la finale urio, formée
du latin uro : il signifie par conséquent le Dieu qui recherche
la marchandise et le lucre. Mercure est , en, effet , à la fois
le patron du commerce et le dieu des voleurs.
10 « De manière qu'un étranger n'est pas un homme pour
celui qui ne l'entend pas. » S Un. JftJl-.hi/it-. Vtt,I.
l> 7
98 DE LA SAGESSE,
bonnes et mauvaises. Vila et mors in manibus linguœ 1 ' ;
il n'y a rien meilleur ny pire que la langue : la langue
du sage, c'est la porte d'un cabinet royal, laquelle
s'ouvrant, voila incontinent mille choses diverses se
représentent toutes plus belles l'une que l'autre, des
Indes, duPeru*12, de l'Arabie. Ainsi le sage produict
et faict marcher en belle ordonnance sentences et
aphorismes de la philosophie, similitudes, exemples,
histoires, beaux mots triés de toutes les mines et
thresors vieux et nouveaux, qui profert de thesauro suo
nova et vetera ■ 3 , qui servent au reiglement des mœurs ,
de la police , et de toutes les parties de la vie et de
la mort, ce qu'estant desployé en son temps et à
propos, apporte avec plaisir une grande beauté et
utilité : mala aurea in lectis argenteis , qui loquitur ver-
bum in tempore suo li. La bouche du meschant c'est
un trou puant et pestilentieux ; la langue mesdisante ,
meurtrière de l'honneur d'autruy , c'est une mer et
université de maux , pire que le fer, le feu, la poison,
la mort, l'enfer. Lingua ignis est, universitas iniquitatis...
11 « La vie et la mort sont au pouvoir de la langue ».
Prov. C. xvin, v. 21.
*12 Pérou.
,3 « Qui tire de son trésor des choses nouvelles et an-
ciennes. ». Sh JhoM.,Kni,n.
'4 « Les paroles, dites à propos , sont comme des pommes
d'or sur des lits, d'argent. >>. Pr&v. C. xxv , v. n.
LIVRE I, CHAPITRE XII. 99
inquielum malum , plena veneno morlifero l5 '. — Mors
illius , mors ncquissima ; et uiilis potïus infernus quant
illa1*.
Or ces deux l'ouve et la parole, se respondent et
rapportent Tune à l'autre, ont un grand cousinage
ensemble , l'un n'est rien sans l'autre ; comme aussi
par nature, en un mesme subject l'un n'est pas sans
l'autre. Ce sont les deux grandes portes par lesquelles
l'ame faict tout son trafficq, et a intelligence par tout;
par ces deux les âmes se versent les unes dedans les
autres , comme les vaisseaux en appliquant la bouche
de l'un à l'entrée de l'autre ; que si ces deux portes
sont closes comme aux sourds et muets , l'esprit de-
meure solitaire et misérable. L'ouye est la porte pour
entrer ; par icelle l'esprit reçoit toutes choses de de-
hors, et conçoit comme la femelle : la parole est la
porte pour sortir; par icelle l'esprit agist et produict
comme masle : par la communication de ces deux,
comme parle choc et heurt roides des pierres et fers,
sort et saille le feu sacré de vérité. Car se frottans et
limans l'un contre l'autre, ils se desrouillent, se pu-
rifient et s'esclaircissent, et toute cognoissance vient
l5 « La langue est un feu , un monde d'iniquités , un mal
qui tourmente; elle est pleine d'un venin mortel ». Jacob.
Ep. III, C. m, v. 6 et 8.
lC « La mort qu'elle cause est une mort très-malheureuse,
et le tombeau yaut encore mieux ». Eccl. C. xxviii, y. a5.
ioo DE LA SAGESSE,
à perfection : mais l'ouye est la première , car il ne
peust rien sortir de l'ame qu'il ne soit entré devant,
dont tout sourd de nature est aussi muet ; il faut pre-
mièrement que l'esprit se meuble et se garnisse par
l'ouye, pour puis*17 distribuer par la parole, dont le
bien et le mal de la parole , et presque de tout lhomme ,
dépend de l'ouye : qui bien oyt bien parle, et qui
mal oyt mal parle. De l'usage et reigle de la parole
cy-après l8.
*I7 Pour ensuite distribuer, etc.
,8 Au Livre III , c. 4-3-
CHAPITRE XIII*.
Des autres facultés , Imaginative, memorative , appetitive.
Sommaire. — Tous les objets aperçus par les sens , restent ,
comme autant d'images, empreints dans le cerveau.
La faculté pbantastique ou imaginative ayant re-
cueilli et retiré les espèces et images apperceues par
les sens, les retient et reserve : tellement qu'estans
les objects absens et eslongnés, voyre l'homme dor-
mant, et les sens clos et assoupis, elle les représente
à l'esprit et à la pensée, phantasmata , idola, seu ima-
* Ce chapitre ne se trouve point dans la première édition.
LIVRE I, CHAPITRE XIV. 101
gines dicuntur 1 , et faict à peu près au dedans à l'en-
tendement, ce qu'au dehors l'object avoit faict aux
sens.
La faculté' memorative est le gardoir et le registre
de toutes ces espèces et images , apperceues par les
sens, retire'es et comme scelle'es par l'imagination.
La faculté appetitive cherche et poursuit les choses
qui semblent bonnes et convenables.
1 « Et c'est ce qu'on appelle des fantômes , des spectres
ou des images.
CHAPITRE XIV*.
De la faculté intellective et vrayement humaine.
Sommaire. — Le cerveau est le siège et l'instrument de la
faculté intellective. L'ame raisonnable est organique. Du
tempérament du cerveau dépendent les facultés de l'ame.
Il n'y a que trois tempéramens , et trois sortes d'enten-
demens. Propriétés des facultés de l'ame , et leur ordre.
Leur comparaison en dignité. Image des trois facultés de
l'ame. Son action et son moyen d'agir par le ministère des
sens.
U EUX choses sont à dire avant tout autre discours,
son siège ou instrument , et son action. Le siège de
»,>■..."£ Ce chapitre n'est point dans la première édition.
îo2 DE LA SAGESSE,
î'ame raisonnable, ubi sedet pro tribunali1, est le cer-
veau et non pas le cueur, comme, avant Platon et
Hippocrates, Ton avoit communément pensé ; car le
cueur a sentiment , mouvement , n'est capable de sa-
y.hM.^o. pience- Or le cerveau, qui est beaucoup plus grand
en l'homme, qu'à tous autres animaux, pour estre
bien faict et disposé, affin que l'ame raisonnable
agisse bien, doibt approcher de la forme d'un na-
vire, et n'estre point rond, ny par trop grand, ou
par trop petit, bien que le plus grand soit moins vi-
tieux, estre composé de substances et de parties sub-
tiles, délicates et déliées, bien joinctes et unies sans
séparation ny entre-deux, ayant quatre petits creux
ou ventres, dont les trois sont au milieu, rangés de
front et collatéraux entre eux , et derrière eux , tirant
au derrière de la teste , le quatriesme seul , auquel se
faict la préparation et conjonction des esprits vitaux,
pour estre puis faicts animaux , et portés aux trois
creux de devant, ausquels Famé raisonnable faict et
exerce ses facultés, qui sont trois, entendement, mé-
moire, imagination, lesquelles ne s'exercent point sé-
parément et distinctement, chascune en chascun creux
ou ventre , comme aucuns ont vulgairement pensé ,
mais communément et par ensemble toutes" trois en
tous trois , et en chascun d'eux , à la façon des sens
externes qui sont doubles, et ont deux creux, en
1 « Où elle siège comme sur un
tribunal «JtJlêfi,
XW/,M
LIVRE I, CHAPITRE XIV. io3
chascun desquels le sens s'exerce tout entier. D'où
vient que celuy qui est blesse' en l'un ou deux de ces
trois ventres, comme le paralytique, ne laisse pas
d'exercer toutes les trois, bien que plus foiblement,
ce qu'il ne feroit si chascune faculté' avoit son creux à
part.
Aucuns ont pensé que l'ame raisonnable n'estoit
point organique, et n' avoit besoing, pour faire ses
fonctions, d'aucun instrument corporel', pensant par
là bien prouver l'immortalité de l'ame : mais sans en-
trer en un labyrinthe de discours, l'expérience ocu-
laire et ordinaire dément cette opinion, et convainq
du contraire ; car l'on sçait que tous hommes n'en-
tendent ny ne raisonnent de mesme et également , ains
avec très grande diversité; et un mesme homme aussi
change, et en un temps raisonne mieux qu'en un au-
tre, en un aage, en un estât et certaine disposition,
qu'en un autre, tel mieux en santé qu'en maladie, et
tel autre mieux en maladie qu'en santé : un mesme
en un temps prévaudra en jugement, et sera foible
en imagination. D'où peuvent venir ces diversités et
changemens, sinon de l'organe et instrument, chan-
geant d'estat ? et d'où vient que l'yvrognerie , la mor-
sure du chien enragé , une fièvre ardente, un coup en
la teste, une fumée montant de l'estomach, et autres
accidens , feront culbuter et renverseront entièrement
le jugement, tout l'esprit intellectuel et toute la sa-
gesse de Grèce, voyre contraindront l'ame de desloger
104 DE LA SAGESSE,
du corps ? Ces accidens purement corporels ne peu-
vent toucher n'y arriver à cette haute faculté' spiri-
tuelle de l'ame raisonnable, mais seulement aux or-
ganes et instrumens , lesquels estant detraque's et des-
bauchés , l'ame ne peust bien et reiglement agir , et
estant par trop forcée et violente'e , est contraincte de
s'absenter et de s'en aller. Au reste , se servir d'ins-
trument ne prejudicie point à l'immortalité'; car Dieu
s'en sert bien , et y accommode ses actions. Et comme
selon la diversité de l'air, région et climat, Dieu
produict les hommes fort divers en esprit et suffisance
naturelle, car en Grèce et en Italie il les produict bien
plus ingénieux qu'en Moscovie etTartarie : aussi l'es-
y . Lç0 prit, selon la diversité des dispositions organiques,
* v des instrumens corporels , raisonne mieux ou moins.
Or l'instrument de l'ame raisonnable , c'est le cerveau
et le tempérament d'iceluy, duquel nous avons à
parler.
Tempérament est la mixtion et proportion des
quatre premières qualités, chaud, froid, sec et humide ;
ou bien une cinquiesme résultante, comme l'harmonie
de ces quatre. Or. du tempérament du cerveau vient
et dépend tout l'estat et l'action de l'ame raisonnable ;
mais ce qui cause et apporte une grande misère à
l'homme , est que les trois facultés de l'ame raison-
nable, entendement, mémoire, imagination, requiè-
rent et s'exercent par temperamens contraires. Le tem-
pérament qui sert et est propre à l'entendement est
LIVRE I, CHAPITRE XIV. io5
sec, d'où vient que les advancés en aage prévalent en
entendement par dessus les jeunes, d'autant que le
cerveau s'essuye et s'assèche tousjours plus; aussi les
melancholiques secs, les affligés, indigens, et qui
sont à jeun (car la tristesse et le jeusne dessèche),
sont prudens et ingénieux , splendor siccus, animus sa-
pîentissîmus... J^exatio dat intellectum 2; et les bestes du
tempérament plus sec, comme fourmis, abeilles, ele-
phans , sont prudentes et ingénieuses ; comme les
humides, tesmoin le pourceau, sont stupides, sans
esprit; et les méridionaux, secs et mode'rés en cha-
leur interne du cerveau, à cause du violent chaud
externe.
Le tempérament de la mémoire est humide, d'où
vient que les enfans l'ont meilleure que les vieillards,
et le matin après l'humidité acquise par le dormir de
la nuict, plus propre à la mémoire, laquelle est aussi
plus vigoureuse aux Septentrionaux: j'entends ici une
humidité non aqueuse, coulante en laquelle ne se
puisse tenir aucune impression , mais aërée , gluante ,
grasse et huileuse, qui facilement reçoit et retient
fort, comme se voyt aux peinctures faictes en huile :
le tempérament de l'imagination est chaud, d'où vient
que les frénétiques , maniacles et malades de maladies
2 « Tempérament sec , esprit très-sage... Les abstinences
et austérités donnent de l'intelligence?» . — Je traduis ici plutôt
d'après ce qui précède , que d'après le sens littéral des paroles.
106 DE LA SAGESSE,
ardentes, sont excellens en ce qui est de l'imagina-
tion, poésie, divination, et qu'elle est forte en la jeu-
nesse et adolescence (les poètes et prophètes ont fleuri
en cet aage), et aux lieux metoyens*3, entre Septen-
trion et Midy.
De la diversité des temperamens , il advient qu'on
peust estre médiocre en toutes les trois facultés, mais
non pas excellent, et que qui est excellent, en l'une
des trois, est foible es autres. Que les temperamens
de la mémoire et l'entendement soient fort differens
et contraires, cela est clair, comme le sec et l'humide,
de l'imagination : qu'il soit contraire aux autres, il
ne le semble pas tant, car la chaleur n'est pas incom-
patible avec le sec et l'humide, et toutesfois l'expé-
rience monstre que les excellens en l'imagination sont
malades en l'entendement et mémoire, et tenus pour
fous et furieux : mais cela vient que la chaleur grande
qui sert l'imagination , consomme et l'humidité qui
sert à la mémoire, et la subtilité des esprits et figures ,
qui doit estre en la sécheresse qui sert à l'entende-
ment , et ainsi est contraire et destruit les deux autres.
De tout cecy il est évident qu'il n'y a que trois
principaux temperamens, qui servent et fassent agir
l'ame raisonnable, et distinguent les esprits; sçavoir
le chaud, le sec et l'humide. Le froid ne vaut à rien,
n'est point actif, et ne sert qu'à empescher tous les
*3 Mitoyens.
.-• < . -'.:' .,:\:-<* ■. *,■ v». £+'.»•* '■.. 4
LIVRE I, CHAPITRE XIV. 107
mouvemens et fonctions de l'ame : et quand il se lit
souvent aux autheurs que le froid sert, à l'entende-
ment, que les froids de cerveau, comme les melan-
clioliques et les méridionaux, sont prudens, sages,
ingénieux, là le froid se prend non simplement, mais
pour une grande modération de chaleur. Car il n'y a
rien plus contraire à l'entendement et sagesse , que la
grande chaleur , laquelle au contraire sert à l'imagi-
nation; et selon les trois temperamens, il y a trois
facultés de l'ame raisonnable : mais comme les tem-
peramens, aussi les facultés reçoivent divers degrés,
subdivisions et distinctions.
Il y a trois principaux offices et différences d'en-
tendement, inférer, distinguer, eslir. Les sciences
qui appartiennent à l'entendement sont la théologie
scholastique , la théorique de médecine, la dialectique ,
la philosophie naturelle et morale. Il y a trois sortes
de différences de mémoire , recevoir et perdre facile-
ment les figures , recevoir facilement et difficilement
perdre : difficilement recevoir et facilement perdre.
Les sciences de la mémoire sont la grammaire , théo-
rique de jurisprudence. et théologie positive, cosmo-
graphie , arithmétique. De l'imagination y a plusieurs
différences, et en beaucoup plus grand nombre que
de la mémoire et de l'entendement : à elle appar-
tiennent proprement les inventions, les facéties et
brocards , les poinctes et subtilités , les fictions et men-
songes, les figures et comparaisons, la propriété,
io8 DE LA SAGESSE,
netteté, élégance , gentillesse. Parquoy appartiennent
à elle la poésie, l'éloquence, musique, et générale-
ment tout ce qui consiste en figure, correspondance,
harmonie et proportion.
De toute cecy appert que la vivacité , subtilité,
promptitude, et ce que le commun appelle esprit, est
à l'imagination chaude ; la solidité , maturité , vérité ,
est à l'entendement sec : l'imagination est active,
bruyante ; c'est elle qui remue tout, et met tous les
autres en besongne : l'entendement est morne et som-
bre : la mémoire est purement passive, et voicy com-
ment. L'imagination, premièrement, recueille les es-
pèces et figures des choses tant présentes, par le ser-
vice des cinq sens, qu'absentes, par le bénéfice du
sens commun ; puis les représente , si elle veust ; à
l'entendement, qui les considère, examine, cuit et
juge; puis elle-mesme les met en depost et conserve
en la mémoire, comme l'escrivain au papier, pour
de rechef, quand besoing sera, les tirer et extraire
(ce que F'on appelle réminiscence) ; ou bien si elle
veust les recommande à la mémoire avant les présenter
à l'entendement. Parquoy recueillir , représenter à
l'entendement, mettre en la mémoire, et les extraire,
sont tous œuvres de l'imagination ; et ainsi à elle se
rapportent le sens commun, la phantasie, la réminis-
cence, et ne sont puissances séparées d'elle, comme
aucuns veulent, pour faire plus de trois facultés de
l'âme raisonnable.
LIVRE I, CHAPITRE XIV. 109
Le vulgaire, qui ne juge jamais bien, estime etfaict
plus de feste de la mémoire que des deux autres ,
pource qu'elle en conte fort, a plus de monstre, et
faict plus de bruit en public. Et pense-t-il que pour
avoir bonne mémoire l'on est fort savant, et estime
plus la science que la sagesse ? c'est toutesfois la
moindre des trois, qui peust estre avec la folie et
l'impertinence. Mais très rarement elle excelle avec
l'entendement et sagesse, car leurs temperamens sont
contraires. De cette erreur populaire est venue la mau-
vaise instruction de la jeunesse qui se voyt par tout4 :
ils sont tousjours après pour lui faire apprendre par
cueur (ainsi parlent-ils) ce que les livres disent, affm
de les pouvoir alléguer, et à lui remplir et charger la
mémoire du bien d'autruy, et ne se soucient de lui
resveiller et aiguiser l'entendement, et former le juge-
ment pour lui faire valoir son propre bien et ses fa-
cultés naturelles, pour le faire sage et habile à toutes
choses. Aussi voyons-nous que les plus sçavants qui
ont tout Aristote et Ciceron en la teste , sont les plus
sots et les plus ineptes aux affaires ; et que le monde
est mené et gouverné par ceux qui n'en sçavent rien.
Par l'advis de tous les sages , l'entendement est le
premier, la plus excellente et la principale pièce du
harnois : si elle joue bien, tout va bien, et l'homme
est sage; et au rebours, si elle se mesconte, tout va
4 Voyez ci-après, 1. m, chap. i4-
no DE LA SAGESSE,
de travers : en second lieu est l'imagination ; la mé-
moire est la dernière.
Toutes ces différences s'entendront, peut-estre,
encores mieux par cette similitude , qui est une peinc-
ture ou imitation de l'ame raisonnable. En toute cour
de justice y a trois ordres et estages : le plus haut,
des juges, auquel y a peu de bruit, mais grande ac-
tion; car sans s'esmouvoir et agiter, ils jugent, dé-
cident, ordonnent, déterminent de toutes choses,
c'est l'image du jugement, plus haute partie de l'ame :
le second, des advocats et procureurs, auquel y a
grande agitation et bruit sans action ; car ils ne peu-
vent rien vuider, ni ordonner, seulement secouer les
affaires, c'est la peincture de l'imagination, faculté'
remuante, inquiette, qui ne s'arreste jamais, non pas
pour le dormir profond, et faict un bruit au cerveau
comme un pot qui bout , mais qui ne résout et n'ar-
reste rien. Le troisiesme et dernier estage est du greffe
et registre de la cour, où n'y a bruit ny action ; c'est
une pure passion, un gardoir et réservoir de toutes
choses , qui représente bien la mémoire.
Son action est la cognoissance et l'intelligence de
toutes choses : l'esprit humain est capable d'entendre
toutes choses visibles , invisibles , universelles , parti-
culières, sensibles, insensibles. Intettectus est omnîa 5.
5 « L'intelligence est tout », c'est-à-dire, comprend tout,
s'étend à tout.
LIVRE I, CHAPITRE XIV. m
Mais soi-mesme, ou point selon aucuns (tesraoin une
si grande et presqu1 infinie diversité' d'opinions d'ice-
luy, comme s'est veu cy-dessus, des doubtes et ob-
jections qui croissent tous les jours) ou bien sombre-
ra ent, imparfaictement et indirectement par reflexion
de la cognoissance des cboses à soi-mesme, par la-
quelle il sent et cognoist qu'il entend, et a puissance
et faculté d'entendre, c'est la manière que les esprits
se cognoissent. Le premier souverain esprit, Dieu, se
cognoist premier, et puis en soy toutes choses; le
dernier humain tout au rebours , toutes autres choses
plustost que soy, et en icelles, comme l'œil en un
miroir : comment pourroit-il agir en soy sans moyen
et en droitte ligne ?
Mais la question est du moyen par lequel il cog-
noist et entend les choses. La plus commune opinion
venue d'Aristotc, est que l'esprit cognoist et entend
par le ministère des sens, que de soy il est comme
une carte blanche et vuide, qu'il ne luy arrive rien
qui ne soit passe' par les sens , nil est in intellectu , quod
nonfuerit in sensu 6. Mais elle est premièrement fausse ;
car , comme tous les sages ont dict , ainsi qu'il a esté
6 « Il n'y a rien dans l'intellect ( l'esprit ), qui n'y soit
arrivé par les sens.- — Cette importante opinion d'Aristote,
qui ne paraît pas avoir prévu toutes les conséquences qu'on
en pouvait tirer, est devenu la base de tous les systèmes
modernes d'idéologie.
lia DE LA SAGESSE,
touche cy-dessus, et renvoyé' en ce lieu , les semences
de toutes sciences et vertus sont naturellement esparses
et insinuées en nos esprits, dont ils peuvent vivre
riches et joyeux de leur propre ; et pour peu qu'ils
soyent cultivés, ils foisonnent et abondent fort. Puis
elle est injurieuse à Dieu et à nature ; car c'est rendre
l'ame raisonnable de pire condition que toute autre
chose, que la végétative et sensitive, qui s'exercent
d'elles-mesmes, et sont sçavantes à faire leurs fonc-
tions, comme a esté dict. Que les bèstes lesquelles
sans discipline des sens cognoissent plusieurs choses,
les universels par les particuliers, par l'aspect d'un
homme cognoissent tous hommes, sont advisés à évi-
ter les dangers et choses invisibles, et poursuivre ce
qui leur est convenable pour eux et leurs petits : et
seroit chose honteuse et absurde que cette faculté si
haute et divine questast et mendiast son bien de choses
si viles et caduques, comme sont les sens : et puis
enfin que peust l'intellect apprendre des sens, les-
quels n'aperçoivent que les simples accidens ; car les
formes , natures , essences des choses nullement ,
moins encores les choses universelles , les secrets de
nature, et toutes choses insensibles : et si l'ame es-
toit sçavante par l'ayde des sens, il s'ensuivroit que
ceux qui ont les sens plus entiers et plus vifs, seroient
plus ingénieux et plus sçavants, et se voyt le contraire
souvent, qu'ils ont l'esprit plus lourd et sont plus
mal habiles , et se sont plusieurs privés à escient de
LIVRE I, CHAPITRE XIV. n3
l'usage d'iceux, affin que l'ame fist mieux et plus li-
brement ses affaires. Que si l'on dict que l'ame es-
tant sçavante par nature, et sans les sens, tous les
hommes seroient sçavants, et tousjours entendroient
et raisonneroient de mesme. Or est-il qu'il y en a
tant de stupides , et que les entendus font plus foible-
ment leurs fonctions en un temps qu'en l'autre. L'ame
végétative est bien plus vigoureuse en la jeunesse ,
jusques à refaire les dents tombe'es, qu'en la vieillesse;
et au rebours l'ame raisonnable agist plus foiblement
en la jeunesse qu'en la vieillesse , et en certain estât
de santé ou maladie qu'en autre. Mais c'est mal argu-
mente'; car, quant au premier, on dict que la faculté
et vertu d'entendre n'est pas donnée pareille à tous ,
ains avecques grande inequalité, dont est venu ce dire
ancien et noble en la bouche des sages, que l'intellect,
agent est donné à fort peu, et cette inequalité prouve
que la science ne vient des sens; car, comme a esté
dict, les plus avantagés aux sens, sont souvent les
plus desavantagés en science. Quant au second, que
l'on ne faict ses fonctions tousjours de mesme, il vient
de ce que les instruments , desquels l'ame a besoing
pour agir, ne peuvent pas tousjours estre disposés
comme il faut ; et s'ils le sont pour une sorte de fa-
cultés et fonctions, ne le sont pour les autres. Le
tempérament du cerveau par lequel l'ame agist est di-
vers et changeant, estant chaud et humide : en la jeu-
nesse est bon pour la végétative, et mal pour la rai-
i, 8
n4 DE LA SAGESSE,
sonnable ; et au contraire froid et sec en la vieillesse ,
est bon pour la raisonnable, mal pour la végétative.
Par maladie ardente, le cerveau fort eschauffé et sub-
tilisé, est propre à l'invention et divination , mais im-
propre a maturité' et solidité' de jugement et sagesse.
Pour tout cela nous ne voulons pas dire que l'esprit
ne tire un grand service des sens , et mesmement au
commencement , en la descouverte et invention des
choses : mais nous disons, pour défendre l'honneur
de l'esprit, qu'il est faux qu'il dépende des sens, et
ne puisse rien sçavoir, entendre, raisonner, discourir
sans les sens ; car au rebours toute cognoissance vient
de luy, et les sens ne peuvent rien sans luy.
Au reste , l'esprit procède diversement et par ordre
pour entendre : il entend du premier coup tout sim-
plement et directement ; sçavoir , un lion , puis par
conjonction qu'il est fort; car voyant par les effects
de la force au lion , il conclud qu'il est fort par di-
vision ou négative : il entend que le lièvre est crain-
tif; car le voyant fuyr et se cacher, il conclud que le
lièvre n'est pas fort , parquoy il est peureux. Il cog-
noist aucuns par similitude, d'autres par un recueil
de plusieurs.
LIVRE I, CHAPITRE XV.
vVil)V\llllVV\vmVl\l\lVXlitil\4;V%;llV\\tVV\».\\ïlVVVt\\iAllV1»,V\\lVV\VV\\V\l\/\LVl\
CHAPITRE XV*.
De l'esprit humain, ses parties, fonctions, qualités, rai-
son, intention, vérité.
Sommaire. — Distinction des fonctions de l'entendement.
Description générale de l'esprit ; son avantage ; son désa-
vantage. Diversité et distinction des esprits. L'esprit est
un agent perpétuel , universel , prompt et soudain. Son
action est de chercher toujours ; mais il agit téméraire-
ment; ce qui fait qu'il s'embarrasse. Sa fin est la vérité,
laquelle il ne peut acquérir ni trouver. Son autre fin est
l'invention , qui imite non-seulement la nature , mais qui
la surpasse. L'esprit est très-dangereux; c'est pourquoi il
faut le brider et le retenir. Il a ses maladies et ses défauts ,
les uns accidentels , et provenans de trois causes , du corps,
du monde , des passions ; les autres naturels.
Exemptes : Soulier de Théramène. — Platon , Aristippe ,
Diogène , Solon , Socrates. — Antigone. — Un roi de-
Sparte. — Epictète. — La vigne de Zeuxis , la Vénus
d'Apelles , la statue de Memnon , la colombe d'Archytas ,
la sphère de Sapor. — Thucydide. — Aristote , Platon-
— Florentins , Suisses et Grisons.
C'EST un fond d'obscurité, plein de creux et de
cachots , un labyrinthe , un abysme confus et bien en-
tortillé que cet esprit humain, et l'économie de cette
* C'est le seisième de la deuxième édition.
n6 DE LA SAGESSE,
grande et haute partie intellectuelle de l'ame, où y a
tant de pièces , facultés , actions , mouvemens divers ,
dont y a aussi tant de noms , et s'y trouvera des
doubtes et difficultés *.
Son premier office est de recevoir simplement, et
appréhender les images et espèces des choses, qui
est une passion et impression en l'ame, causée par
l'object et présence d'icelles, c'est imagination et ap-
préhension.
La force et puissance de paistrir, traitter et agiter,
cuire et digérer les choses receues par l'imagination ,
c'est raison, lôyoç1.
* Cet entendement ( ainsi l'appellerons-nous d'un nom
gênerai) intellectus ? mens , vovç (a) , est un subject gênerai ,
ouvert et disposé à recevoir et embrasser toutes choses ,
comme la matière première , et le miroir de toutes formes ,
intellectus est omnia {b). Il est capable d'entendre toutes
choses , mais soy-mesme , ou point (tesmoin une si grande et
presque infinie diversité d'opinions d'iceluy , de doubtes et
objections qui croissent tous les jours), ou bien sombrement ,
indirectement et par reflexion de la cognoissance des choses
à soy-mesme , par laquelle il sent et cognoist qu'il entend , et
a puissance et faculté d'entendre : c'est la manière que les
esprits se cognoissent eux-mesmes (c).
1 Ce mot grec est expliqué, ou plutôt traduit, par le mot
qui le précède.
(a) L'intellect, l'esprit. NsD's a le même sens en grec que mens en latin,
(è) « L'intellect est tout».
(c) Ce passage de l'édition de 1601 a e'te' supprime' en entier dans
celle de 1604.
LIVRE I, CHAPITRE XV. n7
L'action et l'office , ou exercice de cette force et
puissance, qui est d'assembler, conjoindre, séparer,
diviser les choses receues, et y en adjouster encores
d'autres, c'est discours, ratiocination , lôyiapoç 2 &â-
»ot« cjuasi Stà voSm .
La facilité subtile, et alegre promptitude à faire
toutes ces choses, et pénétrer avant en icelles, s'ap-
pelle esprit, ingenium, dont les ingénieux, aigus,
subtils, pointus, c'est tout un.
La répétition, et cette action de ruminer, recuire4,
repasser par l'estamine de la raison, et encores plus
elabourer, pour en faire une resolution plus solide ,
c'est le jugement.
L'effect en fin de l'entendement, c'est la cognois-
sance, intelligence, resolution.
L'action qui suit cette cognoissance et resolution
qui est à s'estendre , pousser et avancer à la chose
cognue, c'est volonté, intellectus extensus et promotus5 .
Parquoy toutes ces choses, entendement, imagi-
nation, raison, discours, esprit, jugement, intelli-
gence , volonté , sont une mesme en essence , mais
2 Aôyicpoç et <5tâvota, signifient raisonnement, ou, comme
dit l'auteur , ratiocination.
3 Quasi Sta voùv, c'est-à-dire, comme si le mot Siv-vota. ve-
nait de la préposition &a, par, et voû; , esprit; et il en vient
en effet.
4 Du latin recoquere , cuire une seconde fois.
3 « L'intellect qui s'étend au dehors, et se meut en avant ».
n8 DE LA SAGESSE,
toutes diverses en force , vertu et action , tesmoin
qu'un est excellent en l'une d'icelles , et foible en
l'autre : souvent qui excelle en esprit et subtilité', est
moindre en jugement et solidité.
Je n'empesche pas que l'on ne chante les louanges
et grandeurs de l'esprit humain, de sa capacité, vi-
vacité , vitesse : je consens que l'on l'appelle image de
/.K*«.4f/. Dieu vive, un degoust*6 de l'immortelle substance, une
fluxion de la divinité , un esclair céleste auquel Dieu
a donné la raison comme un timon animé pour le
mouvoir avec reigle et mesure , et que ce soit un ins-
trument d'une complette harmonie; que par luy y a
parentage entre Dieu et l'homme ; et que pour le luy
ramentevoir il luy a tourné les racines vers le ciel,
affin qu'il eust tousjours sa veue vers le lieu de sa
naissance ; bref qu'il n'y a riçn de grand en la terre
que l'homme, rien de grand en l'homme que l'esprit.
Si l'on monte jusques là, l'on monte au-dessus du
ciel : ce sont tous mots plausibles dont retentissent
les escholes et les chaires.
Mais je désire qu'après tout cela l'on vienne à bien
sonder et estudier à cognoistre cet esprit; car nous
trouverons qu'après tout, c'est et à soy et à autruy un
très dangereux outil, un furet qui est à craindre, un
petit brouillon et troubîefeste, un esmerillon fâcheux
*6 Degoust , qu'on devrait écrire degout , puisqu'il vient de
goutte , gutta, signifie ici une émanation.
LIVRE I, CHAPITRE XV. n9
et importun, et qui, comme un affronteur et joueur
de passe-passe, sous ombre de quelque gentil mou-
vement subtil et gaillard, forge, invente, et cause
tous les maux du monde, et n'y en a que par luy.
Il y a beaucoup plus grande diversité d'esprits
que de corps ; aussi y a-t-il plus grand champ, plus
de pièces et plus de façon : nous en pouvons faire
trois classes, dont chascune a encore plusieurs de-
grés*7. En celle d'en bas sont les petits, faibles et
comme brutaux, tous voisins des bestes, soit que
cela advienne de la première trempe , c'est-à-dire de
la semence et tempérament du cerveau trop froid et
humide, comme entre les bestes les poissons sont
infimes ; ou pour n'avoir esté aucunement remués
et reveillés, mais abandonnés à la rouille et stupi-
dité : de ceux-là ne faut faire mise ny recepte, et
ne s'en peust dresser ny establir une compagnie
constante ; car ils ne peuvent pas seulement suffire
pour eux-mesmes en leur particulier, et faut qu'ils
soient tousjours en la tutelle d'autruy : c'est le com-
mun et bas peuple, qui vigîlans stertit , mortua cm
vita est, prope jam vivo atque videnti% , qui ne se sent,
ne se juge. En celle d'en haut sont les grands et très
rares esprits , plustost démons que hommes com?
*7 Voy. ceci plus développé , au chapitre quarante-troisième.
8« Qui tout en veillant, dort. . . , dont la vie ressemble
à la mort, qui paraît seulement près de vivre et de voir ».
V,
iao DE LA SAGESSE,
muns , esprits bien ne's , forts et vigoureux : de ceux
icy ne s'en pourroit bastir en tous les siècles une re-
publique entière. En celle du milieu sont tous les
médiocres, qui sont en infinité de degrés : de ceux
icy est composé presque tout le monde : (de cette dis-
tinction et autres ey-après plus au long). Mais il nous
faut toucher plus particulièrement les conditions et
le naturel de cet esprit, autant difficile à cognoistre,
comme un visage à peindre au vif, lequel sans cesse
se remueroit.
Premièrement c'est un agent perpétuel : l'esprit ne
peust estre sans agir ; il se forge plustost des subjects
faux et fantastiques, se pippant*9 à son escient, et
allant contre sa propre créance , que d'estre sans agir.
Comme les terres oisives , si elles sont grasses et fer-
tiles, foisonnent en mille sortes d'herbes sauvages et
inutiles, et les faut assubjectir à certaines semences;
et les femmes seules produisent des amas et pièces
de chair informes : ainsi l'esprit, si l'on ne l'occupe
à certain subject, il se desbande et se jette dedans le
vague des imaginations, et n'est folie ny resverie qu'il
ne produise : s'il n'a de but estably , il se perd et s'es-
gare; car estre par-tout, c'est n'estre en aucun lieu:
l'agitation est vrayement la vie de l'esprit et sa grâce ;
mais elle doibt venir d'ailleurs que de soy : s'il va
tout seul, il ne faict que traîner et languir, et ne
*9 Se trompant sciemment.
.-■■•• le \#W-
LIVRE I, CHAPITRE XV. 121
doibt estre violenté ; car cette trop grande contention
d'esprit trop bandé, tendu et pressé, le rompt et le
trouble.
Il est aussi universel qui se mesle par-tout; il n'a
point de subject ny de ressort limité ; il n'y a chose
où il ne puisse jouer son roolle , aussi bien aux sub-
iects vains et de néant, comme aux nobles et de
poids, et en ceux que nous pouvons entendre, que
ceux que nous n'entendons ; car recognoistre que l'on
ne le peust entendre ny pénétrer au dedans , et qu'il
faut demeurer au bord et à l'escorce, c'est très beau
traict de jugement; la science, voyre la vérité, peu-
vent loger chez nous sans jugement , et le jugement
sans elles; voyre recognoistre son ignorance, c'est un
beau tesmoignage de jugement.
Tiercement, il est prompt et soudain, courant en
un moment d'un bout du monde à l'autre , sans ar-
rest, sans repos, s'agitant, pénétrant et perçant par-
tout : Nobilis et inquiéta mens homini data est : num-
ijuam se tenet, spargitur vaga, auieiis impatiens , novitate
rerum laetissima : non mirurn , ex iilo caelesti spirilu des-
cendit., cœlestium autem nalura semper in motu est In.
Cette si grande soudaineté et vitesse, cette poincte
10 « Un esprit noble et inquiet a été donné à l'homme : ne
sachant point s'arrêter, il erre sans cesse , impatient du repos ,
et ne se plaît que dans la nouveauté. Faut-il s'en étonner?
Il émane de l'esprit divin , et la nature des esprits célestes est
d'être toujours en mouvement ». Jtnu** ,Cn+fr{>a$ fytfo.fïb.h
i22 DE LA SAGESSE,
et agilité est d'une part admirable et des plus grandes
merveilles qui soient en l'esprit; mais c'est d'ailleurs
chose très dangereuse, une grande disposition et pro-
pension à la folie et manie, comme se dira tantost.
Pour ces trois conditions, d'agent perpétuel sans
repos, universel, si prompt et soudain, il a esté es-
timé immortel , et avoir en soy quelque marque et
estincelle de divinité.
Or, son action est tousjours quester, fureter, tour-
noyer sans cesse comme affamé de sçavoir, enquérir
et rechercher, ainsi appelle Homère les hommes Sà-
<pv)Ç7.ç ".Il n'y a point de fin en nos inquisitions : les
poursuites de l'esprit humain sont sans terme, sans
forme : son aliment est doubte , ambiguité ; c'est un
mouvement perpétuel , sans arrest et sans but : le
monde est une eschole d'inquisition; l'agitation et la
chasse est proprement de nostre gibbier : prendre ou
faillir à la prinse, c'est autre chose.
Mais il agist et poursuit ses entreprinses témérai-
rement et desreiglement, sans ordre et sans mesure :
c'est un outil vagabond, muable, divers, contour-
nable : c'est un instrument de plomb et de cire ; il plie,
il s'allonge, s'accorde à tout, plus souple, plus facile
que l'eau, que l'air. Flexibilis , onmi humore obsequen-
tior, et ut spiritus qui omni matenafacilîor, uttenuior12.
11 Ce mot est l'accusatif pluriel d'aX^^ç , inventeur.
12 « Souple et plus obéissant qu'aucun fluide , l'esorit, plus
facile que la matière , est aussi bien plus délié » . «IN et* j ifl* Sv-
LIVRE I, CHAPITRE XV. i23
C'est le soulier de Thëramenes, bon à tous pieds : hh$Mêlf.91.
il ne reste que la suffisance de le sçavoir contourner ;
il va tousjours, et de tort et de travers , avec le men-
songe comme avec la vérité. Il se donne beau jeu,
et trouve raison apparente par-tout, tesmoin que ce
qui est impie, injuste, abominable en un lieu, est
pieté, justice, et honneur ailleurs; et ne sçâuroit
nommer une loy, coustume, créance receue ou rejet-
tée generallement par- tout; les mariages entre les
proches, les meurtres des enfans, des parens vieils,
communication*10 des femmes , condamnés en un lieu,
légitimes en d'autres1^. Platon refusa la robe bro-
dée et parfumée que lui offrist Dionysius, disant estre
homme et ne se vouloir vestir en femme : Àristippus
F accepta, disant que raccoustrement ne peust cor-
rompre un chaste courage. Diogenes lavant ses choux,
et le voyant passer, lui dict : si tu sçavois vivre de
choux, tu ne ferois la cour à un tyran : Aristippus
lui respond : Si tu sçavois vivre avec les roys, tu ne
laverois pas des choux. On preschoit Solon de ne
pleurer point la mort de son fds, car c'estoient larmes
inutiles et impuissantes. C'est pour cela, dict-il,
qu'elles sont plus justes et que j'ai raison de pleurer.
*l3 Communauté des femmes.
*4 Montaigne, dans son chapitre vingt-deux du livre pre-
mier, cite les' mêmes exemples, mais s'étend bien plus sur
l'extrême diversité des lois et des coutumes.
124 DE LA SAGESSE,
i La femme de Socrates redoublôit son deuil de ce que
les juges le faisoient mourir injustement. Comment!
feist-il , aimerois-tu mieux que ce fust justement ? Il
n'y a aucun bien , dict un sage , sinon celuy à la perte
duquel l'on est prépare', in aequo enim est dolor amissae
rei et iimor amittendae 1 5. Au rebours , dict l'autre , nous
serrons et embrassons le bien d'autant plus estroict
et avec plus d'affection, que nous le voyons moins
seur, et craignons qu'il nous soit osté. Un philosophe
cynique demandoit à Antigonus une dragme d'argent :
ce n'est pas présent de roy , respondist-il : donne-moy
donc un talent, dict le philosophe : ce n'est pas pré-
sent pour un cynique. Quelqu'un disoit d'un roy de
Sparte fort clément et débonnaire : Il est fort bon ;
car il l'est mesme aux meschans. Comment seroit-il
bon, dict l'autre, puis qu'il n'est pas mauvais aux
meschans ? Voilà comme la raison humaine est à tous
visages, un glaive double, un baston à deux bouts,
ogni medaglîa ha il suo riverso. l6. Il n'y a raison qui
n'en aye une contraire , dict la plus saine et plus
seure philosophie : ce qui se nions treroit par tout
qui voudroit. Or cette grande volubilité et flexibilité
vient de plusieurs causes ; de la perpétuelle altération
et mouvement du corps , qui jamais n'est deux fois
10 « Car la crainte de perdre une chose est égale à la dou-
leur qu'on ressent de l'avoir perdue ». J*H*ftt- / ïp.tiiï'
,G « Toute médaille a son revers ».
LIVRE I, CHAPITRE XV. i25
en la vie en mesme estât; des objects qui sont infinis,
de l'air mesme et sérénité du ciel :
Taies sunt horainum mentes , quali pater ipse
Juppiter, auctifera lustravit lampade terras17 ,
et de toutes choses externes ; internement , des se-
cousses et bransles que l'ame se donne elle-mesme
par son agitation , et meue par ses propres passions ;
aussi qu'elle regarde les choses par divers visages,
car tout ce qui est au monde a divers lustres et di-
verses considérations. C'est un pot à deux anses, di-
soit Epictete ; il eust mieux dict à plusieurs.
Il advient de là qu'il s'empestre en sa besongne ,
comme les vers de soye l8, il s'embarrasse : car comme
il pense remarquer de loing je ne sçay quelle appa-
rence de clarté et vérité imaginaire, et y veust courir,
voicy tant de difficultés qui luy traversent la voye ,
tant de nouvelles questes l'esgarent et l'enyvrent.
Sa fin à laquelle il vise est double : l'une , plus
'7 « Les esprits des hommes sont une émanation de cette _
même lumière dont Jupiter éclaire la terre ». «Lucrofe. Aafw» 9W*iàA: Uc*%m.
18 C'est ainsi qu'on lit dans la première édition, et dans
celle de Bastien qui l'a suivie. On a mis dans celle de Frantin ,
les vers à soie. Pour moi, je n'ai pas osé rajeunir , ici ni
ailleurs , le style de l'auteur; et je l'aurais d'autant moins
fait en cette occasion , qu'il me semble que Charron veut dire
que l'homme s'empêtre en sa besogne „ comme le ver s'em-
pêtre de soie. <
126 DE LA SAGESSE,
commune et naturelle, est la vérité' où tend sa queste
et sa poursuitte. Il n'est désir plus naturel que le
désir de cognoistre la vérité. Nous essayons tous les
moyens que nous pensons y pouvoir servir : mais
enfin tous nos efforts sont courts, car la vérité n'est
pas un acquest, ny chose qui se laisse prendre et
manier, et encores moins posséder à l'esprit humain.
Elle loge dedans le sein de Dieu, c'est là son giste
et sa retraicte : l'homme ne sçait et n'entend rien à
droict, au pur et au vray comme il faut, tournoyant
tousjours, et tastonnant à l'entour des apparences
qui se trouvent par tout , aussi bien au fauls qu'au
vray. Nous sommes nais a quester *19 la vérité : la
posséder appartient à une plus haute et grande puis-
sance. Ce n'est pas à qui mettra dedans, mais à qui
fera de plus belles courses. Quand il adviendroit que
quelque vérité se rencontrast entre ses mains , ce se-
roit par hazard, il ne la sçauroit tenir, posséder, ny
distinguer du mensonge. Les erreurs se reçoivent en
nostre ame par mesme voye et conduicte que la vé-
rité ; l'esprit n'a pas de quoy les distinguer et choisir :
autant peust faire le sot que le sage ; celuy qui dict
vray, comme celuy qui dict fauls : les moyens qu'il
employé pour la descouvrir, sont raison et expé-
rience, tous deux, très foibles, incertains, divers, on-
*'9 Nés pour chercher la vérité.
LIVRE I, CHAPITRE XV. 12J
doyans. Le plus grand argument de la vérité', c'est le
gênerai consentement du monde. Or le nombre des
fols surpasse de beaucoup celuy des sages : et puis
comment est-on parvenu à ce consentement, que par
contagion et applaudissement donné sans jugement
et cognoissance de cause, mais à la suite de quelques-
uns qui ont commencé la danse?
L'autre fin moins naturelle , mais plus ambitieuse ,
est l'invention , à laquelle il tend comme au plus
haut poinct d'honneur , pour se monstrer et faire va-
loir ; c'est ce qui est plus estimé et semble estre une
image de divinité. De cette suffisance d'inventer sont
produicts les ouvrages qui ont ravy tout le monde en
admiration ; et s'ils ont esté avec utilité publique ,
ils ont deïfié leurs autheurs. Ceux qui ont esté en
subtilité seule sans utilité, ont esté en la peincture,
statuaire , architecture , perspective , comme la vigne
de Zeuxis, la Venus d'Apelles, la statue de Memnon,
le cheval d'airain, la colombe de bois d'Archytas, la
vache de Myron , la mousche et l'aigle de Mont-
royal20, lasphœre de Sapor, roi de Perse, celle d'Ar-
20 Je ne sais quel est ce nom de Montroyal , ni quelles
sont ses deux merveilles : les autres sont très-connues. Ce
nom de Montroyal serait-il la traduction de celui du célèbre
astronome Regiomontanus ? La première édition ne parle ni
de la mouche et de l'aigle de Montroyal , ni de la vache de
Myron , ni de la sphère d'Arehimède. Ce sont des additions
de la seconde.
ï28 DE LA SAGESSE,
chimedes et ses autres engins , et tant d'autres. Or
Fart et l'invention semblent non seulement imiter
nature, mais la passer, et ce non seulement en par-
ticulier et individu (car il ne se trouve point de corps
d'homme ou beste en nature si universellement bien
faict , comme il se peust représenter par les ouvriers) ;
mais encores plusieurs choses se font par art, qui
ne se font point par nature : j'entends outre les com-
positions et mixtions , qui est le vray gibbier et le
propre subject de l'art, tesmoin les extractions et
distillations des eanx et des huiles faictes de simples ,
ce que nature ne faict point. Mais en tout cela il n'y
a pas lieu de si gran le admiration que l'on pense ;
et, à proprement cl loyalement parler, il n'y a point
d'invention que celle que Dieu révèle : car celles que
nous estimons et appelons telles, ne sont qu'obser-
vations des choses naturelles , argumentations et
conclusions tirées d'icelles , comme la peincture et
l'optique des ombres, les horloges solaires des om-
bres des arbres, l'imprimerie des marques et sceaux
des pierres précieuses.
De tout cela il est aisé à voyr combien l'esprit hu-
main est téméraire et dangereux, mesmement s'il est
vif et vigoureux ; car estant si remuant , si libre et
universel , et faisant ses remuemens si desreiglement ,
usant si hardiment de sa liberté par tout, sans s'as-
servir à rien , il vient à secouer aisément les opinions
communes et toutes reigles par lesquelles l'on le veust
LIVRE 1, CHAPITRE XV. 129
brider et contraindre , comme une injuste tyrannie :
entreprendra d'examiner tout , et juger la pluspart des
choses plausiblement receues du monde , ridicules et
absurdes, trouvant par tout de l'apparence, passera
par dessus tout ; et ce faisant , il est à craindre qu'il
s'esgare et se perde : et de faict, nous voyons que
ceux qui ont quelque vivacité extraordinaire, et quel-
que rare excellence , comme ceux qui sont au plus
haut estage de la moyenne classe cy-dessus dicte ,
sont le plus souvent desreiglés en opinions et en
mœurs. Il y en a bien peu à qui l'on se puisse fier
de leur conduicte propre , et qui puissent sans terne-
rite voguer en liberté' de leurs jugemens au-delà les
opinions communes. C'est miracle de trouver un
grand et vif esprit bien reiglé et modéré ; c'est un
très dangereux glaive qui ne le sçait bien conduire ,
et d'où viennent tous les desordres , révoltes , héré-
sies et troubles au monde , que de là *21 ? magni errores
non nisi ex magnis ingénus : nihil sapientiœ odiosiùs acu-
mine nimio 22. Sans doubte celuy a meilleur temps ,
plus longue vie , est plus heureux et beaucoup plus
propre au régime de la republique, dict Thucydide,
qui a l'esprit médiocre , voyre au-dessoubs de me-
*21 C'est-à-dire, si ce n'est de là.
22 « Les grandes erreurs ne proviennent que des grands
génies : il n'y a rien de plus odieux pour la sagesse , que trop
desprit et de subtilité. »
î3o DE LA SAGESSE,
diocrité, que qui l'a tant eslevé et transcendant, qui
ne sert qu'à se donner du tourment et aux autres.
Des grandes amitiés naissent les grandes inimitiés ;
des santés vigoureuses les mortelles maladies : aussi
des rares et vives agitations de nos âmes les plus ex-
cellentes manies et plus détraquées. La sagesse et la
folie sont fort voisines. Il n'y a qu'un demy tour de
l'une à l'autre : cela se voyt aux actions des hommes
insensés. La philosophie nous apprend que la me-
lancholie est propre à tous les deux. De quoy se
faict la subtile folie, que de la plus subtile sagesse?
C'est pourquoy , dict Aristote , il n'y a point de
grand esprit sans quelque meslange de folie; et Pla-
ton , qu'en vain un esprit rassis et sain frappe aux
portes de la poésie. C'est en ce sens que les sages et
plus braves poètes ont approuvé de folier *23 et sortir
des gonds quelquesfois. Insanire jucundum est ; dulce
desipere in loco : non potest grande et sublime quidquam
nisi mota mens , et auandiu apud se est s4.
C'est pourquoy on a eu bonne raison de luy don-
ner des barrières estroites : on le bride et le garotte
-*23 Faire Jes folies.
24 « Il est agréable de faire le fou , il est doux de le faire
à propos : il n'y a qu'un esprit agité , et hors de soi , qui
puisse faire quelque chose de grand et de sublime ». — Une
partie de cette citation est prise dans Horace , qui termine son
ode à Virgile ( L. iv ) par ce vers :
Dulce est desipere in loco.
LIVRE I, CHAPITRE XV. i3i
de religions, loix , coustumes, sciences, préceptes,
menaces, promesses mortelles et immortelles ; encore
voyt-on que par sa desbauche il franchist tout , il es-
chappe atout, tant il est de nature revesche, fier,
opiniastre, dont le faut mener par artifice : l'on ne
l'aura pas de force , naturâ contumax est animus hu-
manus , in contrarium atçue arduum nitens , sequitunpie
facîlîus quam ducitur , ut generosi et nobiles eaui meliiis
facilifreno reguntur~s. Il est bien plus seur de le mettre
en tutelle , et le coucher , que le laisser aller à sa
poste *26 : car s'il n'est bien nay, bien fort et bien
reiglé, comme ceux de la plus haute classe qu'avons
dict cy-dessus ; ou bien foible , mol et mousse, comme
ceux de la plus basse marche, certes il se perdra en
la liberté' de ses jugemens : parquoy il a besoingd'estre
retenu, plus besoing de plomb que d'aisles, de bride
que d'esperon : à quoy principalement ont regardé
les grands législateurs et fondateurs d'estats : les
peuples fort médiocrement spirituels vivent en plus
de repos que les ingénieux. Il y a eu plus de troubles
et séditions en dix ans en la seule ville de Florence ,
qu'en cinq cens ans aux païs des Suysses et Grisons :
25 « L'esprit humain est, de sa nature , opiniâtre ; il tend
toujours avec effort à tout ce qui lui résiste ou lui op-
pose des difficultés ; il suit plus facilement qu'il n'est conduit,
semblable à ces coursiers nobles et généreux, qui n'obéissent
qu'à un frein doux et facile ». Senec.
26 À son gré , à sa fantaisie.
i32 DE LA SAGESSE,
et en particulier les hommes d'une commune suffi-
sance sont plus gens de bien, meilleurs citoyens,
sont plus souples , et font plus volontiers joug aux
loix, aux supérieurs, à la raison, que ces tant vifs et
clair-voyans , qui ne peuvent demourer en leur peau :
l'affinement des esprits n'est pas l'assagissement.
L'esprit a ses maladies, ses défauts et ses tares *27
aussi bien que le corps , et beaucoup plus , et plus
dangereux et plus incurables ; mais pour les cog-
noistre , il les faut distinguer : les uns sont acciden-
taux et qui lui arrivent d'ailleurs. Nous en pouvons
remarquer trois causes : la disposition du corps , car
les maladies corporelles qui altèrent le tempérament ,
altèrent aussi tout manifestement l'esprit et le juge-
ment : ou bien la substance du cerveau et des or-
ganes de l'ame raisonnable est mal compose'e , soit
dès la première conformation , comme en ceux qui
ont la teste mal faicte , toute ronde ou pointue ou
trop petite , ou par accident de heurt ou blessure.
La seconde est la contagion universelle des opi-
nions populaires et erronées , receues au monde , de
laquelle l'esprit prévenu et atteinct, ou , qui, pis est,
abbreuve' et coiffé de quelques opinions fantasques,
va tousjours et juge selon cela , sans regarder plus
avant ou reculer en arrière : or tous les esprits n'ont
*27 Ses déchets , ses faiblesses.
LIVRE I, CHAPITRE XV. i33
pas assez de force et vigueur pour se garantir et sau-
ver d'un tel déluge.
La troisiesme , beaucoup plus voisine , est la ma-
ladie et corruption de la volonté, et la force des
passions , c'est un monde renverse' : la volonté est
née pour suyvre l'entendement comme son guide ,
son flambeau : mais estant corrompue et saisie par la
force des passions , elle force aussi et corrompt l'enten-
dement ; et c'est d'où vient la pluspart des fauls juge-
mens ; l'envie , la malice , la hayne , l'amour, la crainte ,
nous font regarder, juger et prendre les choses toutes
autres et tout autrement qu'il ne faut, dont l'on crie
tant (juger sans passion); de là vient que l'on obs-
curcist les belles et généreuses actions d'autruy par
des viles interprétations ; l'on controuve des causes ,
occasions et intentions mauvaises ou vaines, c'est un
grand vice et preuve d'une nature maligne , et juge-
ment bien malade : il n'y a pas grande subtilité ny
suffisance en cela, mais de malice beaucoup. Cela
vient d'envie qu'ils portent à la gloire d'autruy, ou
qu'ils jugent des autres selon eux , ou bien qu'ils ont
le goust altéré et la veue si troublée qu'ils ne peuvent
concevoir la splendeur de la vertu en sa pureté naïfve.
De cette mesme cause et source vient que nous fai-
sons valoir les vertus et les vices d'autruy, et les es-
tendons plus qu'il ne faut , des particularités en ti-
rons des conséquences et conclusions générales : s'il
est amy , tout luy sied bien , ses vices mesmes seront
î34 DE LA SAGESSE,
vertus; s'il est ennemy ou particulier, ou de party
contraire, il n'y a rien de bon. Tellement que nous
faisons honte à nostre jugement, pour assouvir nos
passions. Mais cecy va bien encore plus loing , car
la pluspart des impiétés , hérésies , erreurs en la
créance et religion, si nous y regardons bien, est née
de la mauvaise et corrompue volonté, d'une passion
violente et volupté , qui puis attire à soy l'entende-
ment mesme , se dit populus manducare et bïbere , etc.
Quod vult , non quod est, crédit qui cupit errare 28 : tel-
lement que ce qui se faisoit au commencement avec
quelque scrupule et doubte, a esté puis tenu et main-
tenu pour une vérité et révélation du ciel : ce qui
estoit seulement en la sensualité, a prins place au
plus haut de l'entendement : ce qui n'estoit que pas-
sion et. volupté, a esté faict créance religieuse et ar-
ticle de foy , tant est forte et dangereuse la contagion
des facultés de l'ame entre elles. Voylà trois causes
externes des fautes et mescomptes de l'esprit, juge-
ment et entendement humain; le corps, mesmement
la teste malade , ou blessée , ou mal faicte : le monde
avec ses opinions anticipées et suppositions ; le mau-
vais estât des autres facultés de l'ame raisonnable ,
qui luy sont toutes inférieures. Les premiers defail-
lans sont pitoyables, et aucuns d'iceux sont curables ;
28 « Le peuple cesse de boire et de manger, etc. Celui qui
veut errer, croit ce qu'il souhaite et non ce qui est ».
LIVRE I, CIIAPITE XV. i35
les autres non : les seconds sont excusables et par-
donnables : les troisîesmes sont accusables et punis-
sables, qui souffrent un tel desordre chez eux, que
ceux qui dévoient recevoir la loy, entreprennent de
la donner.
Il y a d'autres défauts qui luy sont plus naturels
et internes, car ils nayssent de luy et dedans luy : le
plus grand et la racine de tous les autres est l'or-
gueil et la présomption (première et originelle faute
du monde, peste de tout esprit, et cause de tous
maux) par laquelle l'on est tant content de soy, l'on
ne veust céder à autruy, l'on desdaigne ses advis,
l'on se repose en ses opinions, et l'on entreprend de
juger et condamner les autres , et encore celles que
l'on n'entend pas. L'on dict bien vray que le plus
beau et heureux partage que Dieu aye faict, est du
jugement ; car chascun se contente du sien, et en
pense avoir assez. Or cette maladie vient de la mes-
cognoissance de soy : nous ne sentons jamais assez
au vray la foiblesse de nostre esprit : ainsi la plus
grande maladie de l'esprit c'est l'ignorance, non pas
des arts et sciences et de ce qui est dedans les livres ,
mais de soy-mesme , à cause de quoy ce premier livre
a esté faict.
i36 DE LA SAGESSE,
CHAPITRE XVI*.
De la mémoire.
Sommaire. — La mémoire n'est pas l'intelligence ; elle est
utile aux grands parleurs et aux menteurs.
JLa mémoire est souvent prinse par îe vulgaire pour
le sens et entendement : mais c'est à tort; car et par
raison comme a esté dict , etpar expérience , l'excellence
de l'un est ordinairement avec la foiblesse de l'autre.
C'est à la vérité' une faculté fort utile pour le monde,
mais elle est de beaucoup au-dessoubs de l'entende-
ment , et est de toutes les parties de l'ame la plus
délicate et plus fresle. Son excellence n'est pas fort
requise, si ce n'est à trois sortes de gens, aux nego-
tîateurs 1 , aux ambitieux de parler ( car le magasin
de la mémoire est volontiers plus plein et fourny que
ceîuy de l'invention : or, qui n'en a demoure court,
et faut qu'il en forge et parle de soy) ; et aux men-
* C'est le dix-septième de la première édition.
1 L'édition de Bastien énonce aussi trois sortes de gens,
mais elle n'en énumère que deux ; elle omet les négotiateurs ,
qui sont cependant nommés dans la première comme dans la
seconde édition. — On trouve , au reste , dans Montaigne ,
toutes les idées de Charron sur la mémoire et sur les men-
teurs, bien mieux développées. V* les Essais , L. i, c. 9.
LIVRE I, CHAPITRE XVII. i?»7
teurs, mendacem oportet esse memorem2. Le défaut de
mémoire est utile à ne mentir gueres , ne parler
gueres, oublier les offenses. La médiocrité' est suffi-
sante par tout.
2 « Il faut qu'un menteur ait de la mémoire ». Cfjhti/»
CHAPITRE XVIÏ*.
De l imagination et opinion.
Sommaire. — L'imagination a des effets bien puissans ei
merveilleux. Elle agit non-seulement sur nous , mais sur
l'ame d'autrui ; c'est d'elle que viennent la plupart des mi-
racles , des visions et des enchantemens ; ce n'est pas la vérité
ni la nature des choses qui nous remue l'ame , mais l'opi-
nion. C'est l'opinion qui mène le monde. Presque toutes
nos opinions viennent de l'autorité.
Exemples : Lucius Cossilius. — Le fds de Crésus. — Gallus
Vibius.
.fywUiMr:
#
.L'IMAGINATION est une très puissante chose , c'est
celle qui faict tout le bruict, l'esclat : le remuement
du monde vient d'elle (comme nous avons dict cy-
dessus estre la faculté de l'ame seule, ou bien la
* C'est le dix-huitième de la première édition.
i38 DELASAGESSE,
plus active et remuante '). Ses effects sont merveil-
leux et estranges : elle agist non seulement en son
corps et son ame propre , mais encore en celle d'au-
truy : et produict effects contraires. Elle faict rougir ,
pallir , trembler , trémousser , tressuer , ce sont les
moinc^e-S, et plus doux : elle oste la puissance et l'u-
sage des* parties génitales, voire lors qu'il en est plus
besoing, et que l'on y est plus aspre, non seulement
a soy-mesme , mais à autruy ; tesmoin les liaisons
dont le monde est plein, qui sont pour la pluspart
impressions de l'appréhension et de la crainte : et
au contraire sans effort, sans object et en songe, elle
assouvist les amoureux désirs , faict changer de sexe ;
tesmoin Lucius Cossitius , que Pline dict avoir veu
estre changé de femme en homme le jour de ses
nopces , et tant d'autres : marque honteusement ,
voire *2 tue et avorte le fruict dedans le ventre : faict
perdre la parole, et la donne à qui ne l'a jamais eue,
comme au fils de Cresus : oste le mouvement, senti-
ment , respiration. Voylà au corps. Elle faict perdre
le sens , la cognoissance , le jugement : faict devenir
loi et ifîsense' ; tesmoin Gallus Vibius , qui , pour
avoir trop bande' son esprit à comprendre l'essence
et les mouvemens de la folie , disloca et desnoua son
jugement si qu'il ne le peust remettre : faict deviner
• Chap. XV, art. 8.
*2 Même tue et fait avorter
LIVRE I, CHAPITRE XVIL 33g
les choses secrettes et à venir , et cause les enthou-
siasmes , les prédictions et merveilleuses inventions ,
et ravit en extase : réellement tue et faict mourir;
tesmoin celui à qui F on desbanda les yeux pour luy
lire sa grâce , et fust trouvé roide mort sur l'escha-
faut. Bref c'est d'elle que vient la pluspart des choses
que le vulgaire appelle miracles , visions , enchante-
mens. Ce n'est pas tousjours le diable* ou esprit fa-
milier, comme incontinent l'ignorant pense , quand
il ne peust trouver le ressort de ce qu'il voyt, ny
aussi tousjours l'esprit de Dieu (à ces mouvemens
surnaturels on ne touche point ici) ; mais le plus sou-
vent c'est l'effect de l'imagination , ou celle de l'agent
qui dict et faict telles choses , ou du patient et spec-
tateur qui pense voyr ce qui n'est point : ce qui est
requis en tel cas, et qui est excellent, est de sçavoir
prudemment discerner quel ressort joue, naturel ou
surnaturel , vray ou fauls , discretio spirituum 3 , et ne
précipiter son jugement comme faict la pluspart
mesmes des populaires *4 qui n'en ont gueres.
En cette partie et faculté' d'ame se tient et loge
* Variante. Ce n'est point le diable ny l'esprit , comme
il pense ; mais c'est l'effect de l'imagination ou de celle de
l'agent qui faict telles choses , ou du patient et spectateur qui
pense voyr ce qu'il ne voyt point.
3 « Le discernement des esprits. »
+k Des gens du peuple.
ï4o DE LA SAGESSE,
l'opinion , qui est un vain et léger , cruel et imparfaict
jugement des choses, tire' et puisé des sens extérieurs,
et du bruict commun et vulgaire , s'arrestant et te-
nant bon en l'imagination , et n'arrivant jamais jus-
ques à l'entendement , pour y estre examiné , cuict et
elabouré , et en estre faict raison , qui est un vray ,
entier et solide jugement des choses : dont elle est in-
constante , incertaine , volage , trompeuse , un très
mauvais et dangereux guide , et qui faict teste à la
raison , de laquelle elle est une ombre et image ,
mais vaine et faulse : elle est mère de tous maux r
confusions, desordres ; d'elle viennent toutes passions
et les troubles ; c'est le guide des fols , des sots , du
vulgaire , comme la raison des sages et habiles.
Ce n'est pas la vérité ni le naturel des choses qui
nous remue et agite ainsi l'ame, c'est l'opinion selon
un dire ancien. Les hommes sont tourmentés par les
opinions qu'ils ont des choses , non par les choses
mesmes : opinione saepius ijuam re laBoramus : plura sunt
auae nos tenent quam quae prémuni 5. La vérité et l1 estre
des choses n'entre ny ne loge chez nous de soy-mesme ,
de sa propre force et authorité : s'il estoit ainsi T
toutes choses seroient reçeues de tous, toutes pareilles
5 « Nous sommes tourmentés plus souvent par l'opinion ,
que par la chose même ; il y a plus de choses qui nous oc-
cupent et nous inquiètent , qu'il n'y en a qui nous oppriment
réellement ». Jt*u<u , \m . /3 .
LIVRE I, CHAPITRE XVII. i£i
et de mesme façon, sauf peu plus , peu moins ; tous
seroient de mesme créance : et la vérité' qui n'est ja-
mais qu'une et uniforme , seroit embrasse'e de tout le
monde. Or , il y a si grande diversité , voire contra-
riété' d'opinions par le monde , et n'y a chose aucune
de laquelle tous soient généralement d'accord, pas
mesme les sçavans et les mieux nays : qui monstre
que les choses entrent en nous par composition , se
rendent à nostre mercy et dévotion , et logent chez
nous comme il nous plaist , selon l'humeur et la
trempe de nostre ame. Ce que je crois , je ne puis
faire croire à mon compagnon : mais qui plus est, ce
que je crois aujourd'hui si fermement, je ne puis res-
pondre que je le croiray encore ainsi demain ; voire
il est certain que je le trouveray et jugeray tout autre
çt autrement une autre fois. Certes les choses pren-
nent en nous telle place , tel goust et couleur , que
nous leur en donnons , et telle qu'elle est la consti-
tution interne de l'ame : omnia munda mundis , im-
munda îmmundis G. Comme les accoustremens nous
eschaufent , non de leur chaleur , mais de la nostre
qu'ils conservent, comme aussi ils nourrissent la
froideur de la neige et de la glace , nous les eschau-
fons premièrement de nostre chaleur, et puis en re-
compense ils nous conservent la nostre.
Presque toutes les opinions que nous avons , nous
6 « Tout paraît pur aux purs, immonde aux immondes ».
i4a DÉ LA SAGESSE,
ne les avons que par authorité : nous croyons , ju-
geons , agissons , vivons , et mourons à crédit , selon
que l'usage public nous apprend : et faisons bien ,
car nous sommes trop foibles pour juger et choisir
de nous-mesmes : mais les sages ne font pas ainsi ,
comme sera dict 7 .
7 L. 11 , ch. i et 2.
CHAPITRE XVIII*.
Volonté.
Sommaire. — De la prééminence et de l'importance de la
volonté. Comparaison de cette faculté avec celle de l'en-
tendement. La différence de ces deux facultés. Trois choses
excitent la volonté.
JLa volonté est une grande pièce de très grande im-
portance , et doibt l'homme estudier surtout à la bien
reigler ; car d'icelle dépend presque tout son estât et
son bien : elle seule est vrayement nostre et en nostre
puissance ; tout le reste , entendement , mémoire ,
imagination, nous peust estre osté , altéré, troublé
par mille accidents, et non la volonté. Secondement,
c'est elle qui entraine et emporte l'homme tout entier :
qui a donné sa volonté n'est plus à soy , et n'a plus
* C'est le dix-neuvième de la première édition.
LIVRE I, CHAPITRE XVIII. 1^.3
rien de propre. Tiercement, c'est celle qui nous rend
et nous dénomme bons ou meschans , qui nous donne
la trempe et la teincture. Comme de tous les biens
qui sont en l'homme, la preud'hommie est le pre-
mier et principal, et qui de loing passe la science,
l'habilité ; aussi faut-il dire que la volonté où loge la
bonté et vertu , est la plus excellente de toutes : et
de faict pour entendre et sçavoir les belles , bonnes
et honnestes choses , ou meschantes et deshonnestes ,
l'homme n'est bon ny meschant, honneste ny des-
honneste ; mais pour les vouloir et aymer : l'enten-
dement a bien d'autres prééminences ; car il est à la
volonté comme le mary à la femme , le guide et flam-
beau au voyager ; mais en celles icy il cède à la vo-
lonté.
La vraye différence de ces facultés est en ce que
par l'entendement les choses entrent en l'âme, et elle
les reçoit, comme portent les mots d'apprendre, con-
cevoir , comprendre, vrays offices d'icelui : et y en-
trent non entières et telles qu'elles sont, mais à la
proportion , portée et capacité de l'entendement ,
dont les grandes et hautes se racourcissent et abais-
sent aucunement par cette entrée , comme l'océan
n'entre tout entier en la mer mediterranée , mais à la
proportion de l'emboucheure du destroit de Gibral-
tar. ?ar la volonté au contraire, l'ame sort hors de
soy et va se loger et vivre ailleurs en la chose aimée,
en laquelle elle se transforme, et en porte le nom,
44 DE LA SAGESSE,
le tiltre et la livre'e , estant appele'e vertueuse , vi-
tieuse , spirituelle , charnelle ; dont s'ensuit que la
volonté s'anoblit, aymant les choses dignes et hautes,
s'avilit s'adonnant aux moindres et indignes , comme
la femme selon le party et mary qu'elle prend.
L'expérience nous apprend que trois choses esgui-
sent nostre volonté' , la difficulté , la rareté et l'ab-
sence ou bien crainte de perdre la chose ; comme
les trois contraires la relaschent , l'aisance, l'abon-
dance ou satiété , et l'assiduelle *I présence et jouys-
sance asseurée : les trois premiers donnent prix aux
choses, les autres trois engendrent mespris. Nostre
volonté s'esguise par le contraste , se despite contre
le desny : au rebours nostre appétit mesprise et outre-
passe ce qui luy est en main , pour courir à ce qu'il
n'a pas :
Permissum fit vile nefas
Quod licet ingràtum est, quod non licet acriùs urit 2.
Voire cela se voyt en toutes sortes de voluptés :
omnium rerum voluptas ipso quo débet fugari periculo ,
crescii1. Tellement que les deux extrémités , la faulte*4
*' L'assidue et continuelle.
2 « Une chose défendue n'a plus de prix quand elle est
[irm. kblbu, tint, permise; ce qui est permis ne plaît plus, ce qui ne l'est pas
"il, Y-J7- enflamme davantage. » Qvi2.CuH»ï. t. X , cit$. 14 t K i. $
3 « En toutes choses le plaisir croît par le péril même
qu'il y a à s'y livrer. » Jcnitou, jufjcne^., V7/,4.
*4 La disette (ce qui fait faute).
LIVRE I, CHAPITREE XVI II.
;/H
et l'abondance, le désir et la jouyssance , nous mettent
en mesme peine : cela faict que les choses ne sont pas
estimées justement comme il faut, et que nul pro-
phète en son pays.
Comment il faut mener et reigler sa volonté' se dira
cy après 5.
5 L. i , c. 2 ; L. ii , c. 6.
Passions et affections.
ADVERTISSEMENT.
J_jA matière des passions de l'esprit est très grande
et plantureuse , tient, un grand lieu en cette doctrine
de la sagesse : à les seavoir bien cognoistre et dis-
tinguer, ce qui se fera maintenant en ce livre : aux
remèdes de les brider , régir et modérer généraux ,
c'est pour le second livre : aux remèdes particuliers
d'une chascune au troisiesme livre , suyVant la mé-
thode de ce livre mise au ' préface. Or, pour en avoir
icy la cognoissance, nous en parlerons premièrement
en gênerai en ce chapitre , puis particulièrement de
1 C'est ainsi qu'on lit dans la première édition , et dans
celle de Bastien : celle de Frantin a encore ici rajeuni le style ,
en mettant à la préface.
I. io
,46 DE LA SAGESSE,
chascune aux; chapitres suyvans. Et n'ai point veu qui
les despeigne plus naïfvement et richement que le
sieur DuVair2 en ses petits livrets moraux, desquels
AJ . JU"^ je me suis fort servy en cette matière passionne'e*3.
2 11 s'agit sans doute ici de Guillaume DuVair, qui fut
premier président au parlement de Provence , garde des sceaux,
et enfin évêque de Lisieux. Ses ouvrages ont été recueillis eu
un vol. in-fol. et publiés en 164.1 .11 était né en i558 et mourut
en 162 r. Voyez son article dans Moréri.
*3 En cette matière des passions.
UVVliVVVVUl/VVl'V\'%VVl^l/VV\lt/VVVIJVVVl/\^lUVV\iin'^
CHAPITRE XIX*.
Des passions en gênerai.
Sommaire. — Définition des passions. Comment elles nais-
sent en nous. Les unes sont douces et bénignes, les autres
déréglées et vicieuses. — Les sens trompent souvent l'ame :
ce sont de mauvais guides. — Distinction des passions selon
l'objet et le sujet.
xASSION est un mouvement violent de l'ame en sa
partie sensitive , lequel se faict ou pour suyvre ce que
l'ame pense luy estre bon , ou pour fuyr ce qu'elle
pense luy estre mauvais.
Mais il est requis de bien sçavoir comment se font
* C'est le vingtième de la première édition.
LIVRE I, CHAPITRE XIX. i£7
ces mouvements, et comment ils naissent et s'es-
chaufent en nous ; ce que Ton peust représenter par
divers moyens et comparaisons, premièrement pour
le regard de leur esmotion et impétuosité. L'ame,
qui n'est qu'une au corps, a plusieurs et très diverses
puissances, selon les divers vaisseaux où elle est re-
tenue , instruments desquels elle se sert , es objects
qui luy sont proposés. Or quand les parties où elle
est enclose, ne la retiennent et occupent qu'à pro-
portion de leur capacité, et selon qu'il est nécessaire
pour leur droict usage , ses effects sont doux , bénins
et bien reiglés : mais quand au contraire ses parties
prennent plus de mouvement et de chaleur qu'il ne
leur en faut, elles s'altèrent et deviennent domma-
geables ; comme les rayons du soleil , qui vaguans à
leur naturelle liberté, escliaufent doucement et tiè-
dement ; s'ils sont recueillis et remis au creux d'un
miroir ardent , bruslent et consument ce qu'ils avoient
accoustumé de nourrir et vivifier. Au reste, elles ont
divers degrés en leur force et esmotion, et sont en ce
distinguées par plus et moins : les médiocres se lais-
sent gouster et digérer , s'expriment par paroles et
par larmes; les grandes et extrêmes estonnent toute
l'ame , l'accablent et luy empesehent la liberté de ses
actions :
Curée levés îoquuntar, ingentes sluoent1.
1 « Les douleurs légères s'exhalent en paroles , les grandes
i48 DE LA SAGESSE,
Secondement pour le regard du vice , desreigle-
ment et injustice qui est en ces passions, nous pou-
vons à peu près comparer l'homme à une republique ,
et Testât de l'ame à un estât royal , auquel le souve-
rain pour le gouvernement de tant de peuples a des
magistrats, ausquels pour l'exercice de leurs charges
il donne ioix et reiglemens , se réservant la cognois-
sance des plus grands et importans accidens. De cet
ordre dépend la paix et prospérité' de Testât : au
contraire , si les magistrats , qui sont comme mitoyens
entre le prince et le peuple, se laissent tromper par
facilite', ou corrompre par faveur, et que sans déférer
à leur souverain , et aux loix par luy establies , ils
employent leur authorité à l'exécution des affaires,
ils remplissent tout de desordre et confusion. Ainsi,
en l'homme l'entendement est le souverain , qui a soubs
soy une puissance estimative et Imaginative comme
un magistrat, pour cognoistre et juger par le rapport
des sens, de toutes choses qui se présenteront, et
mouvoir nos affections pour Texecutionde ses juge-
mens. Pour sa conduicte et reiglement en l'exercice
de sa charge , la loy et lumière de nature luy a esté
donnée : et puis il a moyen en tout doubte de recourir
au conseil de son supérieur et souverain , Tentende-
gardent un stupide silence ». Sen. Hipp. act. II , se. III, v. 60^.
Voyez dans notre Montaigne (L. I , c. il, p. i4), comment
Corneille a traduit ce vers.
LIVRE ï, CHAPITRE XIX. 1^9
ment. Voylà Tordre de son estre heureux; mais le
malheur est, que cette puissance qui est au-dessouhs
de l'entendement, et au dessus des sens, à laquelle
appartient le premier jugement des choses, se laisse
la pluspart du temps corrompre ou tromper, dont
elle juge mal et témérairement, puis elle manie et re-
mue nos affections mal à propos, et nous remplit de
trouble et d'inquiétude. Ce qui trouble et corrompt
cette puissance , ce sont premièrement les sens , les-
quels ne comprennent pas la vraye et interne nature
des choses, mais seulement la face et forme externe,
rapportant à l-'ame l'image des choses , avec quelque
recommandation favorable , et quasi un préjugé de
leurs qualités , selon qu'ils les trouvent plaisans et
agréables à leur particulier, et non utiles et néces-
saires au bien universel de l'homme : puis s'y mesle
le jugement souvent fauls et indiscret du vulgaire.
De ces deux fauls advis et rapports des sens et du
vulgaire , se forme en l'âme une inconsidérée opinion
que nous prenons des choses , qu'elles sont bonnes
ou mauvaises , utiles ou dommageables , à suyvre ou
fuyr : qui est certainement une très dangereuse
guide *2 , ettemeraire maistresse : car aussi-tosi qu'elle
est conceuè\ sans plus rien déférer au discours et à
l'entendement, elle s'empare de nostre imagination,
et comme dedans une citadelle > y tient fort contre la
*2 Un très dangereux guide.
î5o DE LA SAGESSE,
droicte raison, puis elle descend en nostre cœur et
remue nos affections, avec des mouvemens violens
d'espérance , de crainte , de tristesse , de plaisir ; bref
faict soublever tous les fols et séditieux de Famé , qui
sont les passions.
Je veux encore déclarer la mesme chose , par une
autre similitude de la police militaire. Les sens sont
et sentinelles de l'ame, veillans pour sa conserva-
tion, et messagers. ou courriers, pour servir de mi-
nistres et instrumens à l'entendement , partie souve-
raine de l'ame : et pour ce faire ils ont receu puis-
sance d'appercevoir les choses , en tirer les formes ,
et les embrasser ou rejetter, selon qu'elles leur sem-
blent agréables ou fascheuses , et qu'elles consentent
ou s'accordent à leur nature : or , en exerçant leur
charge , ils se doibvent contenter de recognoistre et
donner advis de ce qui se passe , sans vouloir entre-
prendre de remuer les hautes et fortes puissances , et
par ce moyen mettre tout en allarme et confusion;
ainsi qu'en une année souvent les sentinelles 3, pour
ne sçavoir pas le dessein du chef qui commande ,
peuvent estre trompés , et prendre pour secours les
ennemis desguisés qui viennent à eux , ou pour en-
nemis ceux qui viennent à leur secours . aussi les
sens , pour ne pas comprendre tout ce qui est de la
3 Bastien a mis les senlilles ; mais c'est évidemment une
faute d'impression, la première édition porte les sentinelles.
LIVRE I, CHAPITRE XIX. i5i
raison, sont souvent cleceus par l'apparence, et ju-
gent pour amy ce qui nous est ennemy. Quand sur
ce pensement, et sans attendre le commandement de
la raison , ils viennent à remuer la puissance concu-
piscible et l'irascible , ils font une sédition et un tu-
multe en nostre ame , pendant lequel la raison n'y
est point ouye , ni l'entendement obey.
Voyons maintenant leurs regimens , leurs rangs ,
genres et espèces. Toute passion s'esmeut sur l'appa-
rence et opinion ou d'un bien ou d'un mal : si d'un
bien , et que l'ame le considère tel tout simplement ,
ce mouvement s'appelle amour; s'il est présent et
dont l'ame jouysse en soy-mesme, il s'appelle plaisir
et joye ; s'il est à venir, s'appelle désir : si d'un mal ,
comme tel simplement, c'est haine; s'il est présent
en nous-mesmes, c'est tristesse et douleur; si en au-
truy, c'est pitié'; s'il est à venir, c'est crainte. Et
celles-cy qui naissent en nous par l'objet du mal ap-
parent , que nous fuyons et abhorrons , descendent
plus avant en nostre cœur , et s'enlèvent plus diffici-
lement. Voylà la première bande des séditieux qui
troublent le repos de nostre ame , sçavoir en la partie
concupiscible ; desquels encore que les effects soient
très dangereux , si ne sont-ils pas si violens , que de
ceux qui les suyvent : car ces premiers mouvemens là ,
formés en cette partie par l'object qui se présente ,
passent incontinent en la partie irascible, c'est-à-dire ,
en cet endroict où l'ame cherche les moyens d'obtenir
35:î de la sagesse,
ou esviter ce qui luy semble bon ou mauvais. Et lors
tout ainsi comme une roue qui est desja esbranlée,
venant à recevoir un nouveau mouvement, tourne de
grande vitesse ; aussi Famé desja esmuë de la pre-
mière appréhension , adjoustant un second effort au
premier, se manie avec beaucoup plus de violence
qu'auparavant, et soubleve des passions bien plus
puissantes et plus difficiles à dompter , d'autant
qu'elles sont doubles, et ja accouplées aux premières ,
se liant et sous tenant les unes les autres par un mu-,
tuel consentement ; car les premières qui se forment
sur l'object du bien apparent, entrant eh considéra-
tion des moyens de l'acquérir , excitent en nous ou
l'espoir ou le desespoir. Celles qui se forment sur
l'object du mal à venir , font naistre ou la peur , ou
au contraire l'audace : du mal présent la cholere et le
courroux , lesquelles passions sont estrangement vio-
lentes , et renversent entièrement la raison , qu'elles
trouvent desja esbranlée. \?oilà les principaux vents
d'où naissent les tempestes de nostre ame : et la ca-
verne d'où ils sortent n'est que l'opinion (qui est or-
dinairement faulse, vague, incertaine, contraire à na-
ture, vérité, raison, certitude) que l'on a , que les
choses qui se présentent à nous , sont bonnes ou mau-
vaises : car les ayant appréhendées telles, nous les re-
cherchons ou fuyons avec véhémence , ce sont nos
passions.
LIVRE I, CHAPITRE XX. i53
Des passions en particulier.
ADVERTISSEMENT.
IL sera traicté de leur naturel, pour y voyr la folie,
vanité', misère, injustice, et laideur, qui est en elles,
affin de les cognoistre et apprendre à les justement
hayr. Les advis pour s'en garder seront aux livres
suyvans ; ce sont les deux parties du médecin, dé-
clarer la maladie, et donner les remèdes. Voicy les
maladies de l'esprit. Au reste nous parlerons icy pre-
mièrement de toutes celles qui regardent le bien ap-
parent, qui sont amour et ses espèces, désir, espoir,
desespoir, joye : et puis toutes celles qui regardent
le mal : qui sont plusieurs ; cholere , hayne , envie ,
jalousie, vengeance, cruauté, crainte, tristesse, com-
passion.
1-VV*VVV%1/1/VM/VV\i%/VV\iV\/V%j*/VV*WV»JI*/\^
CHAPITRE XX*.
De l Amour en gênerai.
Sommaire. — • Il y a trois sortes d'amours vicieux : l'amour
des grandeurs ou ambition ; l'amour des richesses ou avarice;
l'amour des voluptés sensuelles.
JL A première maistresse et capitale de toutes les pas-
sions est l'amour, qui est de divers subjects, et de
* C'est le vingt-unième de la première édition.
1% DE LA SAGESSE,
diverses sortes et degrés. Il y en a trois principaux ,
ausquels tous se rapportent (nous parlons du vitieux
et passionné; car du vertueux, qui est amitié, cha-
rité, dilection, sera parlé en la vertu de la justice) ;
sçavoir : l'ambition ou superbe, qui est l'amour de
grandeur et honneur ; l'avarice , amour des biens ; et
l'amour voluptueux et charnel. Voilà les trois goul-
phes*1 et précipices d'où peu de gens se sauvent, les
trois pestes et corruptions de tout ce qu'avons en
maniement, esprit, corps et biens; les armeures des
trois capitaux ennemis du salut et repos humain , le
diable, la chair, le monde. Ce sont à la vérité trois
puissances les plus communes et universelles passions
dont l'Apostre a party en ces trois tout ce qui est au
monde : Quidquid est in mundo, est concupiscenlia ocu-
lorum, autcarnis , autsuperbiavilœ*. L'ambition comme
spirituelle est plus noble et hautaine que les autres.
L'amour voluntueux comme plus naturel et universel
(car il est mesme aux bestes, où les autres ne se trou-
vent point), il est plus violent et moins vitieux; je
dis violent tout simplement, car quelquesfois l'ambi-
tion l'emporte : mais c'est une maladie particulière;
l'avarice est la plus sotte et maladive de toutes.
*' Gouffres.
2 « Tout ce qui est dans le monde est ou concupiscence
des yeux , ou concupiscence de la chair , ou orgueil de la vie ».
Ep. de St.-Jean, ch. il , v. 16.
LIVRE I, CHAPITRE XXI. i55
CHAPITRE XXI*.
De l'Ambition.
Sommaire. — Définition de l'ambition. Cette passion est
naturelle en nous , et très-puissante ; elle surmonte celle
de l'amour , le soin de la vie , viole toutes les lois , mé-
prise la religion , foule aux pieds les droits de la nature.
C'est une passion hautaine , qui, pour arriver à son but ,
ne dédaigne aucune route, aucun moyen. Pourquoi c'est
une véritable folie. Combien elle est insatiable. On cherche
envahi à l'excuser.
Exemples : Alexandre , Scipion , Pompée , César. — Marc-
Antoine. — Agrippine. — Jéroboam , Mahomet. — Absalon ,
Abimelech , Athalie. — Romulus. — Seï. — Soliman. —
Alexandre, César, Thémistocîes. — Platon et Diogène. —
La roue d'Ixion.
JL' AMBITION (qui est une faim d'honneur et de
gloire , un désir glouton et excessif de grandeur) est
une bien douce passion qui se coule aisément es es-
prits plus généreux , et ne s'en tire qu'à peine. Nous
pensons devoir embrasser le bien, et entre les biens
nous estimons l'honneur plus que tout : voilà pour-
,- * C'est le vingt-deuxième de la première édition,
i56 DE LA SAGESSE,
quoy nous le courons à force. L'ambitieux veust es-
tre le premier; jamais ne regarde derrière, mais tous-
jours devant , à ceux qui le précèdent : et luy est plus
grief d'en laisser passer un devant , qu'il ne prend de
plaisir d'en laisser mille derrière. Habet hoc vitium
omnis atnbitîo , non respicit I. Elle est double : l'une, de
gloire et honneur ; l'autre de grandeur et comman-
dement : celle-là est utile au monde , et en certains
sens permise, comme il sera dict ; cette-cy, perni-
cieuse.
L'ambition a sa semence et sa racine naturelle en
nous : il y a un proverbe qui dict que nature se con-
tente de peu, et un autre tout contraire, que nature
n'est jamais saoule ny contente, tousjours désire,
veust monter et s'enrichir, et ne va point seulement
le pas, mais court à bride abbatue, et se rue à la
J*^3" grandeur et à la gloire. Natura nostra imperii est anda,
et ad implendam cupiditatem prœceps 2. Et de force
qu'ils courent, souvent se rompent le col, comme
tant de grands hommes à la veille et sur le poinct
d'entrer et jouyr de la grandeur qui leur avoit tant
cousté ; c'est une passion naturelle, très puissante,
et enfin qui nous laisse bien tard, dont quelqu'un
1 « Un des vices de l'ambition c'est qu'elle ne regarde point
en arrière ». Sen. ih.J};
à «La nature de l'homme est d'être avide de commander,
et rien ne l'arrête pour satisfaire cette passion ». JHi.J^n*^»,
LIVRE I, CHAPITRE XXL i5.7
l'appelle la chemise de l'ame; car c'est le dernier vice hîwj-k-St
duquel elle se despouîlle. Eiiam sapientihus cupido
glofiœ novissima exuitur .
L'ambition , comme c'est la plus forte et puissante
passion qui soit, aussi est-elle la plus noble et hau-
taine; sa force et puissance se monstre en ce qu'elle
maistrise et surmonte toutes autres choses, et les plus
fortes du monde, toutes autres passions et cupidités,
mesmes celle de l'amour, qui semble toutesfois con-
tester de la primauté avec cette -cy. Comme nous
voyons en tous les grands, Alexandre, Scipion, Pom-
pe'e, et tant d'autres qui ont courageusement refusé
de toucher les plus belles dames qui estoient en leur
puissance, bruslant au reste d'ambition : voire cette
victoir? de l'amour servait à leur ambition, sur-tout
en César; car jamais homme ne fut plus adonné aux
plaisirs amoureux, et de tout sexe et de toutes sortes,
tesmoins tant d'exploits, et à Rome et aux pays es-
trangers , ny aussi plus soigneux et curieux de sa per-
sonne : toutesfois l'ambition l'emportoit tousjours,
jamais les plaisirs amoureux ne lui firent perdre une
heure du temps qu'il pouvoit employer à son agran-
dissement ; l'ambition regentoit en luy souveraine-
ment, et le possedoit pleinement. Nous trouvons au
rebours qu'en Marc Antoine, et autres, la force de
3 « La passion de la gloire est la dernière dont les sages
mêmes se dépouillent ». Tacit. fOtéhi ï^1 o ■
i58 DE LA SAGESSE,
l'amour a faict oublier le soin et la conduicte des af-
faires. Mais quand toutes deux seraient en esgale ba-
lance, l'ambition emporteroit le prix. Ceux qui veu-
lent l'amour plus forte, disent qu'elle tient à l'ame
et au corps, et que tout l'homme en est possédé,
voire que la santé en despend. Mais au contraire il
semble que l'ambition est plus forte, à cause qu'elle
est toute spirituelle. Et de ce que l'amour tient aussi
au corps, elle en est plus foible, car elle est subjecte
à satiété, et puis est capable de remèdes corporels,
naturels et estrangers , comme l'expérience le monstre
de plusieurs, qui par divers moyens ont adoucy, voire
esteint l'ardeur et la force de cette passion. Mais
l'ambition n'est capable de satiété, voire elle s'es-
guise par la jouissance, et n'y a remède poxir l'es-
teindre , estant toute en l'ame mesme et en la raison.
Elle vainq aussi l'amour, non - seulement de sa
santé , de son repos (car la gloire et le repos sont
choses qui ne peuvent loger ensemble) ; mais encore
de sa propre vie, comme monstra Agrippina, mère
de Keron, laquelle désirant et consultant pour faire
son fils empereur, et ayant entendu qu'il le seroit,
mais qu'il luy cousteroit la vie, respondist le vray
mot d'ambition : Occidat, modo irnperd /4
Tiercement l'ambition force toutes les loix, et la
conscience mesme, disant les docteurs de l'ambition,
'* « Qu'il me tue , pourvu qu'il règne ! » Tacit. Ann. L. XIV.
LIVRE I, CHAPITRE XXI. i5g
qu il faut estre par-tout homme de bien, et perpé-
tuellement obeyr aux loix, sauf au poinct de régner,
qui seul mérite dispense , estant un si friand morceau ,
qu'il vaut bien que l'on en rompe son jeusne : Siv/'o-
landum est jus , regnandi causa violandum est , in cœteris
pietatem colas 5.
Elle foule et mesprise encore la révérence et le res-
pect de la religion, tesmoinsHieroboam, *6Mahumet,
qui ne se soucie , et permet toute religion, mais qu'il
règne*7 : et tous les beresiarches qui ont mieux aimé
estre chefs de party en erreur et menterie, avec mille
desordres, qu'estre disciples de vérité' : dont a dict
l'Apostre, que ceux qui se laissent embabouiner à
cette passion et cupidité, font naufrage et s'esgarent
de la foy , et s'embarassent en diverses peines.
Bref elle force et emporte les propres loix de na-
ture ; les meurtres de parens, enfans, frères, sont ve-
nus de là, tesmoins Absalon, Abimelech, Athalias,
Romulus; Seï, roi des Perses, qui tua son père et son
frère ; Soliman , Turc , ses deux frères. Ainsi rien ne
peust résister à la force de l'ambition, elle met tout
par terre* : aussi est-elle hautaine , ne loge qu'aux
grandes âmes, voire aux anges.
5 « S'il faut violer la loi , il faut la violer pour régner ;
en toute autre chose respectez-la religieusement ». &uét» Lie. ât tkL^lU,Zf.
*c Jéroboam , Mahomet.
*7 Qui ne se soucie d'aucune religion , et les permet toutes,
pourvu qu'il règne.
i6o DE LA SAGESSE,
Ambition n'est pas vice ny passion de petits com-
pagnons, ny de petits et communs efforts, et actions
journalières : la renommée et la gloire ne se prostitue
pas à si vil prix ; elle ne se donne et ne suyt pas les
actions, non seulement bonnes et utiles, mais encore
rares, hautes, difficiles, estranges et inusitées. Cette
grande faim d'honneur et réputation basse et belis-
tresse *8, qui la faict coquiner envers toutes sortes de
gens, et par tous moyens, voire abjects, à quelque
vib prix que ce soit , est vilaine et honteuse : c'est
honte d'estre ainsi honoré : il ne faut point estre
avide de gloire plus que l'on n'en est capable : de
s'enfler et s'eslever pour toute action utile et bonne,
c'est monstrer le cul en haussant la teste.
L'ambition a plusieurs et divers chemins , et s'exerce
par divers moyens. Il y a un chemin droict et ouvert,
tel qu'ont tenu Alexandre, César, Themistocles et
autres. 11 y en a un autre oblique et couvert que tien-
nent plusieurs philosophes et professeurs de pieté,
qui viennent au devant par derrière ; semblables aux
tireurs d'aviron, qui tirent et tendent au port luy
tournant le dos. Ils se veulent rendre glorieux de ce
qu'ils mesprisent la gloire. Et certes il y a plus de
gloire à fouler et refuser les grandeurs , qu'à les dé-
sirer et jouir, comme dict Platon à Diogenes ; et
*8 Beh 'stresse , adjectif formé de belitre , coquin, vil.
LIVRE I, CHAPITRE XXI. 161
l'ambition ne se concluict jamais mieux selon soy,
que par une voye esgarée et inusite'e.
C'est une vraye folie et vanité qu'ambition, car
c'est courir et prendre la fumée au lieu de la lueur,
l'ombre pour le corps , attacher le contentement de
son esprit à l'opinion du vulgaire, renoncer volontai-
rement à sa liberté pour suivre la passion des autres ,
se contraindre à desplaire à soy-mesme pour plaire
aux regardans , faire pendre ses affections aux yeux
d'autruy, n'aymer la vertu qu'autant qu'elle plaist au
vulgaire , faire du bien non pour l'amour du bien ,
mais pour la réputation. C'est ressembler aux ton-
neaux qu'on perce : l'on n'en peust rien tirer qu'on
ne leur donne du vent.
L'ambition n'a point de borne ; c'est un gouffre
qui n'a ny fond ny rive ; c'est le vuide que les phi-
losophes n'ont encores pu trouver en la nature, un
fe*u qui s'augmente avec la nourriture que l'on luy
donne. En quoy elle paye justement son maistre, car
l'ambition est juste seulement en cela , qu'elle sufiist
à sa propre peine, et se met elle-mesme au tourment.
La roue d'Ixion est le mouvement de ses désirs, qui
tournent et retournent continuellement du haut en
bas , et ne donnent aucun repos à son esprit.
Ceux qui veulent flatter l'ambition disent qu'elle
sert à la vertu , et est un aiguillon aux belles actions ;
car pour elle on quitte les autres vices , et enfin elle-
mesme pour la vertu : mais tant s'en faut, l'ambition
II. IX
162 DE LA SAGESSE,
cache bien quelques fois les vices, mais ne les oste
pas pourtant, ains les couvre pour un temps, soubs
les trompeuses cendres d'une malicieuse feintise, avec
espérance de les renflammer tout à faict quand ils au-
ront acquis assez d'authorité pour les faire régner pu-
bliquement et avec impunité'. Les serpens ne perdent
pas leur venin pour estre engourdis par le froid ; ny
l'ambitieux ses vices pour les couvrir par une froide
dissimulation. Car quand il est parvenu où il se de-
mandoit, il faict sentir ce qu'il est; et quand l'ambi-
tion quitteroit tous ses autres vices, si ne quitte-t-elle
jamais soy-mesme. Elle pousse aux belles et grandes
actions , le profit en revient au public : mais qui les
faict n'en vaut pas mieux ; ce ne sont œuvres de vertu,
mais de passion. Elle se targue aussi de ce beau mot :
V.hmm.Itfl. nous ne sommes pas nays pour nous, mais pour le
public ; les moyens que nous tenons à monter, et après
estre arrivés aux estats et charges , monstrent bien ce
qui en est : que ceux qui sont en la danse se battent
la conscience , et trouveront qu'il y a autant ou plus
du particulier que du public.
Advis et remèdes particuliers contre ce mal seront
liv. III, çhap. XLII.
LIVRE I, CHAPITRE XXII. i63
CHAPITRE XXII*.
De l avarice et sa contraire passion.
Sommaire. — Ce que c'est que l'avarice. Combien elle a de
puissance sur nos esprits. C'est une passion aussi folle que
dangereuse. Le mépris des richesses porté à l'excès , mérite
aussi le blâme.
Exemples : Mézence. — Sénèque.
Aymer et affectionner les richesses, c'est avarice ;
non-seulement l'amour et l'affection, mais encore
tout soing curieux entour les richesses, sent son ava-
rice, leur dispensation mesme, et la libéralité trop
attentivement ordonnée et artificielle ; car elles ne
valent pas une attention, ny un soing pénible.
Le désir des biens et le plaisir à les posséder, n'a
racine qu'en l'opinion ; le desreigle' désir d'en avoir
est une gangrené en nostre ame , qui , avec une ve-
nimeuse ardeur, consomme nos naturelles affections
pour nous remplir de virulentes humeurs. Sitost
qu'elle s'est logée en nostre cœur, l'honneste et na-
turelle affection que nous devons à nos parens et
amis, et à nous-mesmes, s'enfuit. Tout le reste com-
* C'est le vingt-troisième de la première édition.
i64 DE LA SAGESSE,
paré à nostre profit ne nous semble rien : nous ou-
blions enfin et mesprisons nous-mesmes nostre corps
et nostre esprit pour ces biens ; et comme l'on dict,
nous vendons nostre cheval pour avoir du foin.
Avarice est passion vilaine et lasche des sots po-
pulaires, qui estiment les richesses comme le souverain
bien de l'homme, et craignent la pouvreté*1 comme son
plus grand mal, ne se contentent jamais des moyens
nécessaires qui ne sont refuse's à personne; ils poi-
sentles biens dedans les balances des orphevres, mais
nature nous apprend à les mesurer à l'aulne de la né-
cessité. Mais quelle folie que d'adorer ce que nature
mesme a mis soubs nos pieds, et caché soubs terre ,
comme indigne d'estre veu, mais qu'il faut fouler et
mespriser ; ce que le seul vice de l'homme a arraché
des entrailles de la terre, et mis en lumière pour s'en-
tretuer ! In lucem propter quae pugnaremus excutimus :
non erubescimus summa apud nos haberi, nuaefuerunt ima
terrarum 2. La nature semble en la naissance de l'or
avoir aucunement presagi la misère de ceux qui le
*x Ce mot est écrit mal à propos, ici et partout, povreté ,
dans l'édition de Bastien ; poureté dans celle de Frantin. La
première édition écrit toujours pouvreté , pour povreté.
2 « Nous ne craignons point de produire au grand jour des
objets qui doivent être pour nous des sujets de dissentions
et de combats ; nous ne rougissons point de mettre un grand
prix, de l'honneur même à posséder ce qui était caché dan*
les entrailles de la terre ».
LIVRE I, CHAPITRE XXII. i65
dévoient aymer : car elle a faict qu'es terres où il
croist, il ne vient ny herbes, ny plantes, ny autre
chose qui vaille, comme nous annonçant qu'es esprits
où le désir de ce metail naistra, il ne demeurera au-
cune scintille *3 d'honneur ny de vertu. Que *i se dé-
grader jusques-là que de servir et demourer esclave
de ce qui nous doiht estre subject : Apud sapientem
diviliae surit in servitute , apud stultum in imperio 5. Car
l'avare est aux richesses, non elles à luy; et il est dict
avoir des biens comme la fièvre, laquelle tient et gour-
mande l'homme, non luy elle. Que d' aymer ce qui
n'est bon, ny ne peust faire l'homme bon, voire est
commun et en la main des plus meschans du monde,
qui pervertissent souvent les bonnes mœurs , n'amen-
dent jamais les mauvaises, sans lesquelles tant de sages
ont rendu leur vie heureuse , et pour lesquelles plu-
sieurs meschans ont eu une mort malheureuse : bref
attacher le vif avec le mort, comme faisoit Mezentius6 :
pour le faire languir et plus cruellement mourir, l'es-
prit avec l'excrément et escume de la terre, et embar-
*3 Étincelle , du latin scintilla.
*4 C'est-à-dire : « quelle folie que de se dégrader , etc. »
et plus bas : « quelle folie que d'aimer, etc. » Les mots quelle
folie, sont sous-entendus, parce qu'ils ont été placés trois
phrases plus haut.
5 « La richesse est l'esclave du sage ; elle est le tyran de
l'insensé ! » )*«««- ^c K#&l &<mUT1 ZC.
6 Le Mézence de l'Enéide.
i66 DE LA SAGESSE,
rasser son ame en mille tourmens et traverses qu'a-
meine cette passion amoureuse des biens, et s'em-
pescher aux filets et cordages du maling, comme les
, appelle l'escriture saincte , qui les descrie fort , les
appellant iniques, espines, larron du cœur humain,
lacqs et filets du diable , idolâtrie , racine de tous
maux. Et certes qui verroit aussi bien la rouille des
ennuis qu'engendrent les richesses dedans les cœurs,
comme leur esclat et splendeur, elles seroient autant
haïes, comme elles sontaymées. Désuni inopiné multa ,
avantiae omnia : in nullum avarus bonus est , in se pes-
simus1 .
C'est une autre contraire passion vitieuse de hayr
et rejetter les biens et richesses, c'est refuser les
moyens de bien faire, et pratiquer plusieurs vertus,
et la peine , qui est beaucoup plus grande , à bien
commander et user des richesses, que de n'en avoir
point, se gouverner mieux en l'abondance, qu'en la
pouvrete' *. En cette-cy n'y a qu'une espèce de vertu,
qui est ne ravaller point de courage, mais se tenir
ferme. En l'abondance y en a plusieurs , tempérance,
modération, libéralité, diligence, prudence, etc. Là
7 « Beaucoup de choses manquent à l'indigence , tout
manque à l'avarice ; l'avare n'est bon pc-ur personne , il est
très-mauvais pour lui-même ». ÙtUri» JpjA»*J .
* Variantes. Qui ne sçait qu'il y a beaucoup plus à faire
à bien commander et user des richiesses^qw-e de n'en avoir
point, se gouverner bien en l'abondance qu'en la pouvrete.
LIVRE I, CHAPITRE XXIII. 167
il n'y a qu'à se garder; icy il y a aussi h se garder, et
puis à agir. Qui se despouille des biens est bien plus
quitte , et a délivre *8 pour vaquer aux choses hautes de
l'esprit ; c'est pourquoy plusieurs et philosophes et
chrestiens l'ont pratique' par grandeur de courage. Il
se descharge aussi de plusieurs devoirs et difficultés
qu'il y a à bien et loyaument se gouverner aux biens,
en leur acquisition, conservation, distribution, usage,
employs. Qui le faict pour cette raison, fuit la be-
songne , et au contraire des autres est foible de cueur,
et lui dirois volontiers* : \ous les quittez, ce n'est
pas qu'ils ne soient utiles, mais c'est que ne sçavez
vous en servir et en bien user. Ne pouvoir souffrir
les richesses , c'est plustost foiblesse d'arae que sa-
gesse, dict Seneque.
*8Et aliberté, main-levée ; délivre , pour délivrance, liberté.
* Variantes. Qui se despouille des biens , se descharge de
tant de devoirs et de difficultés , qu'il y a à bien et loyalement
se gouverner aux biens en leur acquisition , conservation ,
distribution, usage et employs. C'est donc fuyre la besongne»
CHAPITRE XXIII*.
De l amour charnel.
Sommaire. — L'amour charnel est une passion forte , natu-
relle et commune. Nous l'appelons honteuse, et honteuses
* C'est le vingt-quatrième de la première édition.
>8 DE LA SAGESSE,
les parties qui y servent. Elle n'est honteuse ni vicieuse ,
elle ne le devient que par les abus et les maux qu'elle
entraîne.
Exemple : Alexandre.
Ij'est une fièvre et furieuse passion que l'amour
charnel , et très dangereuse à qui s'y laisse trans-
porter ; car où en est-il ? il n'est plus à soy ; son corps
aura mille peines à chercher le plaisir; son esprit
mille géhennes à servir son désir ; le désir croissant
deviendra fureur : comme elle est naturelle , aussi est-
elle violente et commune à tous , dont en son action
elle esgale et apparie les fols et les sages , les hommes
y.km*.If.fZ. et les bestes : elle abestist et abrutist toute la sagesse,
resolution , prudence , contemplation et toute ope-
ration de l'ame. De là Alexandre cognoissoit qu'il
estoit mortel, comme aussi du dormir, car tous deux
suppriment les facultés de l'ame.
La philosophie se mesle et parle librement de toutes
choses pour en trouver les causes, les juger etreigler,
, si faict bien la théologie , qui est encores plus pudique
et retenue. Pourquoy non, puisque tout est de sa ju-
risdiction et cognoissanee ? Le soleil esclaire sur les
fumiers sans en rien tenir ou sentir : s'effaroucher ou
s'offenser des paroles, est preuve de grande foiblesse,
ou d'estre touché de la maladie. Cecy soit dict pour
ce qui suit , et autres pareils s'il y en a. Nature d'une
LIVRE I, CHAPITRE XXIII. 169
part nous pousse avec violence à cette action : tout
le mouvement du monde se resoult et se rend à cet
accouplage de masle et de femelle, et d'autre part
nous laisse accuser, cacher, et rougir pour icelle,
comme insolente, deshonneste. Nous l'appelions hon-
teuse, et les parties qui y servent honteuses. Pour-
quoy donc tant honteuse, puisque tant naturelle, et
(se tenant en ses bornes*1) si juste, légitime, néces-
saire, et que les bestes sont exemptes de cette honte ?
Est-ce à cause de la contenance qui semble laide?
Pourquoy laide, puisque naturelle ? au pleurer, rire,
mascher, baailler, le visage se contrefaict encores
plus. Est-ce pour servir de bride et d'arrest à une
telle violence ? Pourquoy donc nature cause-t-elle telle
violence ? Mais c'est au contraire ; la honte sert d'ai-
guillon et d'allumette, comme se dira. Est-ce que les
instrumens d'icelles se remuent sans nostre consen-
tement, voire contre nostre volonté ? Pour cette rai-
son aussi les bestes en devroient avoir honte : et tant
d'autres choses se remuent de soy-mesmes en nous
sans nostre consentement , qui ne sont vitieuses ny
honteuses, non-seulement internes et cachées, comme
le pouls et mouvement du cœur, artères, poulinons,
les outils et parties qui servent à l'appétit du man-
ger, boire, descharger le cerveau, le ventre, et sont
*' Quand elle se renferme dans les bornes prescrites par
les lois.
i7o DE LA SAGESSE,
leurs compressions et dilatations outre et souvent
contre nostre advis et volonté, tesmoin les esternue-
mens, baaillemens, saignées, larmes, hoquets et flu-
xions, qui ne sont de nostre liberté : cecy est du
corps; l'esprit oublie , se souvient, croist, mescroist,
et la volonté mesme qui veust souvent ce que nous
voudrions qu'elle ne voulust pas : mais externes et
apparentes; le visage rougist, pallist, blesmist , le
corps engraisse et amaigrist, le poil grisonne, noir-
cist, blanchist, croist, se hérisse, la peau fremist ,
sans et contre nostre consentement. Est-ce qu'en cela
vse monstre plus au vray la pouvreté et foiblesse hu-
maine ? Si faict-elle au manger, boyre, douloir, las-
ser, se descharger, mourir , dont l'on n'a pas de honte.
Quoy que soit, l'action n'est aucunement en soy et
par nature honteuse ; elle est vrayement naturelle , et
non la honte, tesmoin les bestes : que dis-je les bes-
tes ! la nature humaine, dict la théologie, se main-
tenant en son premier originel estât, n'y eust senti
aucune honte; comme de faict, d'où vient la honte
que de foiblesse, et la foiblesse que du péché, ny
ayant rien en nature et de soy honteux ? N'estant la
cause de cette honte en la nature , il la faut chercher
ailleurs; elle est donc artificielle. Seroit-ce point une
invention forgée au cabinet de Venus pour donner
prixàlabesongne, et en faire venir davantage l'envie ?
C'est avec un peu d'eau allumer plus de feu, comme
faict le mareschal ; c'est convier et embraser l'envie
LIVRE T, CHAPITRE XXIII. i7i
de voyr que cacher, d'ouyr et sçavoir que c'est que
le parler bas , et faire la petite bouche ; c'est donner
goust et apporter estime aux choses que les traitter
mystérieusement, retenuement, avec respect et pu-
deur. Au rebours, une lâche, facile, toute libre et
ouverte permission et commodité affadist, oste le
goust et la pointe.
Cette action donc en soy et simplement prinse,
n'est point honteuse ny vitieuse , puisque naturelle et
corporelle, non plus que les autres pareilles actions,
voire si elle est bien conduicte, juste, utile, néces-
saire, pour le moins autant que le manger et boyre.
Mais ce qui la faict tant descrier , est que très rare-
ment y est gardée modération , et que pour se faire
valoir et parvenir à ses exploicts , elle faict de grands
remuemens, se sert de très mauvais moyens, et en-
traîne après , ou bien faict marcher devant , grande
suite de maux, tous pires que l'action voluptueuse :
les despens montent plus que le principal; c'est pes-
cher, comme l'on dict, en filets d'or et de pourpre.
Et tout cela est purement humain : les bestes qui
suivent la simple nature , sont nettes de tout ce tra-
cas ; mais l'art humain d'une part en faict un grand
guare-guare *2 , plante à la porte la honte pour en des-
gouter : d'autre part, (ô la piperie !) y eschauffe et
esguise l'envie , invente , remue , trouble et renverse
*2 Gare
gare.
i72 DE LA SAGESSE,
tout pour y arriver , (tesmoin la poésie , qui ne rit
point comme en ce subject, et ses inventions sont
mousses en toute autre chose) et trouve meilleure
toute autre entrée que par la porte et légitime voye ,
et tout autre moyen escarte' , que le commun du ma-
riage.
Advis et remèdes particuliers contre ce vice sont
au livre III , chapitre XLI.
(U'WUnilWdVl'VOl/WllW %/VV\ll/VV%)t/VV\IVV\WVVV\il/\/VV%/VVVVVVlAi%/V%JVV%/^^
CHAPITRE XXIV*.
Désirs , cupidités.
Sommaire. — Le cœur de l'homme est un abîme infini de
désirs , dont les uns sont naturels et nécessaires , les autres
contre nature et superflus.
Exemple : Diogène et Alexandre.
1 L ne naist et ne s'esleve point tant de flots et d'ondes
en la mer , comme de désirs au cueur de l'homme ; c'est
un abysme , il est infiny, divers, inconstant, confus
et irrésolu , souvent horrible et détestable , mais or-
dinairement vain et ridicule en ses désirs.
Mais , avant toute œuvre , ils sont bien à distinguer.
Les uns sont naturels, ceux-cy sont justes et légitimes,
* C'est le vingt-cinquième de la première édition.
LIVRE I, CHAPITRE XXIV. i73
sont mesmes aux bestes , sont limités et courts , l'on
en voyt le bout, selon eux personne n'esj; indigent;
de ceux-cy sera parlé cy-après au long , car ce ne sont
à vray dire passions. Les autres sont outre nature ,
procedans de nostre opinion et fantasie , artificiels ,
superflus, que nous pouvons, pour les distinguer par
nom des autres , appeller cupidités. Ceux-cy sont pu-
rement humains ; les bestes ne sçavent que c'est :
l'homme seul est desreiglé en ses appétits; ceux-cy
n'ont point de bout, sont sans fin, ce n'est que con-
fusion. Naturalia desideriajinita sunt : exfalsâ opinion e
nascenlia , ubi desinant non habent : nullus enim terminus
faiso est. Via eunti aliauid extremum est , error immensus
est '. Dont selon eux personne ne peust estre riche et
content. C'est d'eux proprement ce que nous avons
dict au commencement de ce chapitre, et que nous
entendons icy en cette matière des passions. C'est pour
ceux-cy que l'on sue et travaille, ad supervacua su-
datur2, que l'on voyage par mer et par terre, que l'on
guerroyé, que l'on se tue, l'on se noyé, l'on se tra-
hist, l'on se perd, dont a esté très bien dict, que cu-
• « Les désirs naturels sont bornés ; ceux qui proviennent
d'une opinion fausse ne savent point s'arrêter ; car l'erreur
n'a point de bornes. Il y a quelque chose au bout , pour celui
qui marche dans le chemin , il n'y a rien pour celui qui s'é-
gare ». Je+\tt*r t iM.llg, f*v *m,
2 « On sue ( on se donne beaucoup de peine ) pour des
choses superflues », itmttm. , Zf*. #.
i74 DE LA SAGESSE,
pidité estoit racine de tous maux. Or il advient sou-
vent (juste punition) que, cherchant d'assouvir ses
cupidite's et se saouler des biens et plaisirs de la for-
tune , Ton perd et Ton se prive de ceux de la nature ;
dont disoit Diogenes à Alexandre , après avoir refusé
son argent, que pour tout bien il se retirast de son
soleil.
CHAPITRE XXV*.
Espoir, desespoir.
Sommaire. — Les désirs redoublent par l'espérance. Mais
quand nous désespérons d'obtenir l'objet de nos désirs ,
notre tourment s'accroît à tel point que nous renonçons
même aux autres biens dont nous pourrions jouir.
Les désirs et cupidités s'eschauffent et redoublent par
l'espérance , laquelle allume de son doux vent nos fols
désirs , embrase en nos esprits un feu d'une espaisse
fumée, qui nous esblouit l'entendement, et empor-
tant avec soy nos pensées , les tient pendues entre
les nues , nous iaict songer en veillant. Tant que
nos espérances durent , nous ne voulons point quitter
nos désirs : c'est un jouet avec lequel nature nous
amuse. Au contraire , quand le désespoir s'est logé
* C'est le Yingt-sixiènrc^hapiflrè^aVla première édition.
LIVRE I, CHAPITRE XXVI. i75
chez nous, il tourmente tellement nostre ame de l'o-
pinion de ne pouvoir obtenir ce que nous desirons ,
qu'il faut que tout luy cède , et que pour l'amour de
ce que nous pensons ne pouvoir obtenir , nous per-
dions mesme le reste de ce que nous possédons: Cette
passion est semblable aux petits enfans qui , par despit
de ce qu'on leur oste un de leurs jouets , jettent les
autres dedans le feu : elle se fasche contre soy-mesme,
et exige de soy la peine de son malheur. Après les
passions qui regardent le bien apparent, venons à
celles qui regardent le mal.
CHAPITRE XXVI*.
De la Cholere.
Sommaire. — La colère est une folle passion , une courir
rage. Ses causes sont la faiblesse d'esprit. Ses signes et ses
symptômes sont manifestes. Ses effets sont souvent bien
lamentables.
Exemples : Pison. — ■ Alexandre. — Pythagore.
JLa cholere est une folle passion qui nous pousse
entièrement hors de nous , et qui , cherchant le moyen
de repousser le mal qui nous menace , ou qui nous a
* C'est le vingt-septième chapitre dé"}? première édition»
176 DE LA SAGESSE,
desja atteinct, faict bouillir le sang en nostre cœur,
et levé des furieuses vapeurs en nostre esprit , qui
nous aveuglent et nous précipitent à tout ce qui peust
contenter le désir que nous avons de nous venger.
C'est une courte rage , un chemin à la manie ; par
sa prompte impétuosité et violence , elle emporte et
surmonte toutes passions : repentina et universa vis
ejus est ï .
Les causes qui disposent à la cholere , sont foi-
blesse d'esprit , comme nous voyons par expérience
les femmes , vieillards, enfans malades, estre plus
choleres. Invalidant omne naturâ auerulum est2. L'on se
trompe de penser qu'il y a du courage où y a de la
violence ; les mouvemens violens ressemblent aux ef-
forts des enfans et des vieillards , qui courent quand
ils pensent cheminer ; il n'y a rien si foible qu'un
mouvement desreiglé , c'est lascheté et foiblesse que
se cholerer. Maladie d'esprit qui le rend tendre et fa-
cile aux coups , comme les parties ulcérées au corps ,
où la santé intéressée s'estonne et blesse de peu de
chose : nusauam sine querelâ aegra tanguntur 3; la perte
d'un denier , ou l'omission d'un gain , met en cholere
un avare ; un rire , ou regard de sa femme , courrouce
1 te Sa violence est soudaine et universelle ». Sen. de ira.
2 « Tout ce qui est faible , est naturellement porté à se
plaindre ». Id. ibid.
3 « On ne touche pas une partie malade sans exciter des
plaintes ». $•*)• , 22Xt Jfi .
LIVRE I, CHAPITRE XXVI. 177
un jaloux. Le luxe , la vaine délicatesse , ou amour
particulier , qui rend l'homme chagrin et despiteux ,
le met en cholere , pour peu qu'il luy arrive mal à
propos : nulla res magis iracundiam alit quam luxuria 4.
Cet amour de petites choses , d'un verre , d'un chien,
d'un oyseau , est une espèce de folie qui nous travaille
et nous jette souvent en cholere. Curiosité trop grande :
Qui nimis inquirit, seipsum inquiétât"' . C'est aller quester,
et de gayeté de cœur se jetter en la cholere, sans at-
tendre qu'elle vienne. Saepè ad nos ira venit, saepius
nos adillam 6. Légèreté' à croire le premier venu. Mais
la principale et formelle , c'est l'opinion d'estre mes-
prisé, et autrement traicté que ne devons; ou de faict
ou de parole et contenance: c'est d'où les choleres se
prétendent justifier.
Ses signes et symptômes sont très manifestes, et
plus que de toute autre passion, et si estranges qu'ils
altèrent et changent Testât entier de la personne, le
transforment et défigurent : ut sit difficile utrum magis
detestabile yitium , aut déforme 7. Les uns sont externes,
4 « Rien ne porte plus à la colère que la mollesse ». id.
L. 11 , c. 26.
5 « Celui qui se livre à trop de recherches , se tourmente
lui-même ». Sen. de ira, L. I , c. 1.
6 « Souvent la colère vient audevant de nous , mais nous
allons souvent aussi au devant d'elle ». Id. ibid. L. m , c. 12.
7 « De manière qu'il est difficile de dire si ce vice est plus
détestable que difforme ». J/ûlj T,A
i78 DE LA SAGESSE,
la face rouge et difforme, les yeux enflambe's, le re-
gard furieux, l'oreille sourde, la bouche escumante,
le cœur halettant, le pouls fort esraeu, les veines en-
flées, la langue bégayante, les dents serrées, la voix
forte et enrouée , le parler précipite' , bref elle met
tout le corps en feu et en fièvre. Aucuns s'en sont
rompu les veines ; l'urine leur a esté supprimée ; la
mort 8 s'en est ensuivie. Quel doit estre l'estat de
l'esprit au dedans, puisqu'il cause un tel desordre au
dehors ! La cholere du premier coup en chasse et
bannist loing la raison et le jugement, affm que la
place luy demeure toute entière : puis elle remplit
tout de feu, fumée, ténèbres, bruict, semblable à
celuy qui mist le maistre hors la maison, puis y mist
le feu, et se brûla vif dedans; et comme un navire
qui n'a ny gouvernail, ny patron, ny voiles, ny avi-
ron , qui court fortune à la mercy des vagues , vents
et tempestes, au milieu de la mer courroucée.
Les effects sont grands, souvent bien misérables
et lamentables. La cholere premièrement nous pousse
à l'injustice , car elle se despite et s'esguise par op-
position juste, et par la cognoissance que l'on a de
s'estre courroucé mal à propos. Celuy qui est esbranlé
et courroucé soubs une faulse cause, si l'on luy pré-
sente quelque bonne deffense ou excuse, il se despite
contre la vérité et l'innocence. Pertlnaciores nos Jack
8 Un empereur romain ç$t mort d'un accès de colère.
LïVPvE I, CHAPITRE XXVI. 179
iniquitas irae, quasi argument uni sit juste irascendi , gra-
viter irasci9. L'exemple de Piso sur ce propos est bien
notable, lequel, excellent d'ailleurs en vertu (cette
histoire est assez cognue), meu de cholere, en fist
mourir trois injustement, et par une trop subtile ac-
cusation les rendist coulpables pour en avoir trouvé
.un innocent contre sa première sentence. Elle s'es-
guise aussi par le silence et la froideur, par où Ton
pense estre desdaigné, et soy et sa cholere : ce qui
est propre aux femmes, lesquelles souvent se cour-
roucent, affin que Ton se contre-courrouce , et re-
doublent leur cholere jusqu'à la rage , quand elles
voyent que l'on ne daigne nourrir leur courroux : m. %
ainsi se monstre bien la cholere estre beste sauvage , . ♦ ,.
puisque ny par défense ou excuse, ny par non dé-
fense et silence , elle ne se laisse gaigner ny addoucir.
Son injustice est aussi en ce qu'elle veust estre juge
et partie, qu'elle veust que tous soient de son party,
et s'en prend à tous ceux qui ne luy adhèrent. Se-
condement, pource qu'elle est inconsidérée et estour-
die, elle nous jette et précipite en de grands maux,
et souvent en ceux mesmes que nous fuyons ou pro-
curons à autruy, dat pœnas dum exigit10, ou autres
9 « Une colère injuste nous rend plus opiniâtres , comme
si une grande colère était la preuve d'une juste colère ». Seist.
de ira. L. ni , c. 2g.
10 «c II est puni quand il veut punir ».
i8o DE LA SAGESSE,
pires. Cette passion ressemble proprement aux grandes
ruines , qui se rompent sur ce sur quoy elles tombent :
elle désire si violemment le mal d'autruy, qu'elle ne
prend pas garde à esviter le sien : elle nous entrave
et nous enlace , nous faict dire et faire choses indi-
gnes, honteuses et messeantes. Finalement elle nous
emporte si outrement qu'elle nous faict faire des choses
scandaleuses et irréparables , meurtres , empoisonne-
mens , trahisons , dont après s'ensuivent de grands
repentirs : tesmoin Alexandre-le-Grand , après avoir
tué Clytus, dont disoit Pythagoras, que la fin de la
cholere estoit le commencement du repentir.
ff a» j^. , Cette passion se paist en soy, se flatte et se cha-
.. . , l. touille , voulant persuader qu'elle a raison , qu'elle est
juste , s excusant sur la malice et indiscrétion d au-
truy : mais l'injustice d'autruy ne la sçauroit rendre
juste, ny le dommage que nous recevons d'autruy
nous la rendre utile : elle est trop estourdie pour rien
faire de bien ; elle veust guarir le mal par le mal :
donner à la cholere la correction de l'offense , seroit
corriger le vice par soy-mesme. La raison qui doit
commander en nous ne veust point de ces officiers là ,
qui font de leur teste sans attendre son ordonnance ;
elle veust tout faire par compas comme la nature , et
pour ce la violence ne luy est pas propre. Mais quoy !
direz- vjous, la vertu verra-t-elle l'insolence du vice
sans se despiter ? aura-t-elle si peu de liberté , qu'elle
ne s'ose courroucer contre les meschans ? La vertu
LIVRE I, CHAPITRE XXVII. i8i
ne veust point de liberté' indécente ; il ne faut pas
qu'elle tourne son courage contre soy, ny que le mal
d'autruy la puisse troubler : le sage doibt aussi bien
supporter les vices des meschans sans cholere, que
leur prospérité sans envie. Il faut qu'il endure les in-
discrétions des téméraires avec la mesme patience que
le médecin faict les injures du phrenetique. Il n'y a
pas plus grande sagesse, ny plus utile au monde, que
d'endurer la folie d'autruy; car autrement il nous ar-
rive que pour ne la vouloir pas endurer nous la fai-
sons nostre. Cecy qui a esté dict si au long de la cho-
lere, convient aussi aux passions suivantes, hayne,
envie, vengeance, qui sont choleres formées.
Advis et remèdes particuliers contre ce mal sont
liv. III, chapitre XXXI.
CHAPITRE XXVII*
Hayne.
Sommaiive. — La haine est une passion qui nous met en la
puissance de ceux que nous haïssons , puisque leur vue nous
tourmente , nous agite sans cesse.» — Elle fait bien plus de
mal à celui qui réprouve , qu'à celui qui en est l'objet.
IIAYNE est une estrange passion qui nous trouble
estrangement et sans raison : et qu'y a-t-il au monde
* C'est le vingt-huitième de la première édition.
182 DE LA SAGESSE,
qui nous tourmente plus que cela ? Par cette passion
nous mettons en la puissance de ce que nous hays-
sons, de nous affliger et vexer; la veue nous en es-
meut les sens, la souvenance nous en agite l'esprit,'
et veillant et donnant. Nous nous le représentons
avec un despit et grincement de dents, qui nous met
hors de nous, et nous deschire le cueur, et par ce
moyen recevons en nous-mesmes la peine' du mal que
nous voulons à autruy : celuy qui hayt est patient ; le
hay est agent, au rebours du son des mots : le hay-
neur ' est en tourment, le hay est à son aise. Mais que
hayssons-nous ? les hommes, les affaires ? Certes,
nous ne hayssons rien de ce que nous debvons; car
s'il y a quelque chose à hayr en ce monde , c'est la
hayne mesme , et semblables passions contraires à ce
qui doit commander en nous : il n'y a au monde que
cela de mal pour nous.
Advis particuliers contre ce mal sont liv. III,
chap. XXXII.
1 Le haïsseur.
CHAPITRE XXVIII*.
Envie.
Sommmre. — L'envie est la sœur de la haine. — L'envieux
* C'est le vingt-neuvième de la première édition.
LIVRE I, CHAPITRE XXIX. i83
désire le bonheur des autres, et laisse échapper le bonheur
qu'il pourrait trouver tout près de lui.
JiiNVIE est sœur germaine de la hayne, misérable
passion et beste farouche qui passe en tourment toutes
les géhennes : c'est un regret du bien que les autres
possèdent , qui nous ronge fort le cueur ; elle tourne
le bien d'autruy en nostre mal. Comment nous doit-
elle tourmenter, puisque et le bien et le mal y con-
tribuent ? Pendant que les envieux regardent de tra-
vers les biens d'autruy, ils laissent gaster le leur, et
en perdent le plaisir.
Advis et remèdes particuliers contre ce mal sont
liv. III, chap. XXXIII.
CHAPITRE XXIX*.
Jalousie.
Sommaire. — La jalousie est l'indice d'une ame faible et
inepte. Elle corrompt toutes les douceurs de la vie. Presque
toujours les remèdes qu'on veut y apporter aggravent le mal.
«JALOUSIE est passion presque toute semblable, et
de nature et d'effect, à l'envie, sinon qu'il semble
* C'est le trentième de la première édition.
î84 DE LA SAGESSE,
que par l'envie nous ne considérons le bien qu'en ce
qu'il est arrivé à un autre , et que nous le désirons
pour nous ; et la jalousie est de nostre bien propre,
auquel nous craignons qu'un autre participe.
Jalousie est maladie d'ame foible , sotte et inepte ,
maladie terrible et tyrannique : elle s'insinue soubs
tiltre d'amitié; *mais après estre en possession, sur
les mesmes fondemens de bienveillance, elle bastit
une bayne capitale -, la vertu, la santé, le mérite, la
réputation sont les bouttefeus de cette rage.
C'est aussi un fiel qui corrompt tout le miel de
nostre vie : elle se mesle ordinairement es plus doulces
et plaisantes actions , lesquelles elle rend si aigres et
si ameres que rien plus : elle change l'amour en hayne,
le respect en desdain, l'asseurance en défiance. Elle
engendre une curiosité pernicieuse de se vouloir es-
claircir de son mal , auquel il n'y a point de remède
qui ne l'empire et ne l'engrege*1: car ce n'est que le
publier, arracher de l'ombre et du doubte pour le
mettre en lumière, et le trompetter par-tout, et es-
tendre son malheur jusques à ses enfans.
Advis et remèdes particuliers contre ce mal sont
liv. III , chapitre XXXV.
*' L'aggrave.
LIVRE I, CHAPITRE XXX. i85
tUll»\\lVV\lVV»l,\\\LVV\li\\l\V\l\V\A«\\lVUA'»VlHV\.»VA\vVV\liVtjVVV\l\IW IUUA/VWWVI
CHAPITRE XXX*.
Vengeance.
■Sommaire. — La vengeance est la passion des âmes viles et
lâches ; elle emploie le plus souvent l'artifice et les tra-
hisons. Pour se satisfaire , elle n'a que des moyens dange-
reux pour elle-même et impuissans. Tuer n'est pas se venger.
Exemples : Alexandre , César , Epaminondas , Scipion.
l^E désir de vengeance est premierementpassionlasche
et efféminée d'ame foible et basse, pressée et foulée,
tesmoin que les plus, foibles âmes sont les plus vin-
dicatives et malicieuses , comme des femmes et enfans ;
les fortes et généreuses n'en sentent gueres, la mes- ' '■•;..*»/•
prisent et desdaignent , ou pource que l'injure ne les
touche pas, ou pource que l'injuriant n'est digne
qu'on s'en remue : l'on se sent beaucoup au-dessus
de tout cela , Indignus Caesaris ira l . Les gresles , ton-
nerres et tempestes, et tout le bruit qui se faict en
l'air ne trouble ny ne touebe les corps supérieurs et
célestes , mais seulement les inférieurs et caduques :
ainsi les indiscrétions et pétulances des fols ne heur-
tent point les grandes et hautes âmes. Tous les grands,
* C'est le trente-unième de la première édition.
1 «t Indigne de la colère de César ».
î86 DE LA SAGESSE,
Alexandre , César , Epaminonclas , Scipion , ont esté
si esloignés de vengeance, qu'au contraire ils ont bien-
faict à leurs ennemis.
Secondement, elle est cuisante et mordante, comme
un ver qui ronge le cueur de ceux qui en sont infectés ,
les agite de jour, les resveille de nuict.
Elle est aussi pleine d'injustice , car elle tourmente
l'innocent, et adjouste affliction. C'est à faire à celuy
qui a faict l'offense , de sentir le mal et la peine que
donne au cueur le désir de vengeance ; et l'offensé s'en
va charger, comme s'il n'avoit pas assez de mal de
l'injure ja receue ; tellement que souvent et ordinai-
rement, cependant que cettuy-cy se tourmente à cher-
cher les moyens de la vengeance, celuy qui a faict l'of-
fense, rit et se donne du bon temps. Mais elle est bien
y / P^us mjuste encore aux moyens de son exécution, la-
7 t)'^ ' quelle souvent se faict par trahisons et vilains arti-
fices.
Finalement l'exécution , outre qu'elle est pénible ,
elle est très dangereuse ; car l'expérience nous apprend
que celuy qui cherche à se venger, il ne faict pas ce
qu'il veust , et son coup ne porte pas ; mais ordinai-
rement il advient ce qu'il ne veust pas , et pensant
crever un œil à son ennemy, il luy crevé tous les deux;
le voilà en crainte de la justice et des amis de sa par-
tie, en peine de se cacher et fuyr de lieu en autre.
Au reste tuer et achever son ennemy ne peust estre
vengeance, mais pure cruauté qui vient de couardise
LIVRE I, CHAPITRE XXX. 187
et de crainte : se venger c'est le battre , le faire bou-
quer*2, et non pas l'achever : le tuant l'on ne lui faict
pas ressentir son courroux, qui est la fin de la ven-
geance. "Voilà pourquoy l'on n'attaque pas une pierre,
une beste, car elles sont incapables de gouster nostre
revanche. En la vraye vengeance il faut que le vengeur
y soit pour en recevoir du plaisir, et le vengé pour
sentir et souffrir du desplaisir et de la repentance. Es-
tant tue' il ne s'en peust repentir, voire il est à l'abry
de tout mal, ou au rebours le vengeur est souvent en
peine et en crainte. Tuer donc est tesmoignage de
couardise et de crainte que l'offensé se ressentant du
desplaisir, nous recherche dépareille : l'on s'en veust *
défaire du tout ; et ainsi c'est quitter la fin de la ven-
geance et blesser sa réputation ; c'est un tour de pré-
caution et non de courage ; c'est y procéder seure-
ment, et non honorablement. Qui occidit longe non
ulciscituT, nec gloriam assequiiur1 '.
Advis et remèdes particuliers contre ce mal sont
liv. III, chap. XXXIV.
*2 Le faire bisquer, prendre la chèvre (la bique) ; ce qui
prouvé que bouqucr vient de bouc , comme bisquer vient de
bique. Ce mot est donc mal expliqué dans le Glossaire de la
langue romane , par gronder , bouder , murmurer , embrasser
I * âV&t'forck ; il ne* vient pas de bucca , bouche, comme il est
dit dans ce glossaire.
3 « Celui qui tue ne savoure pas longuement la vengeance ,
et n'acquiert pas la gloire ».
188 DE LA SAGESSE,
CHAPITRE XXXI*.
Cruauté.
Sommaire. — La cruauté vient de faiblesse et de lâcheté. Les
tyrans sont cruels parce qu'ils craignent.
Exemples: l'empereur Maurice et le soldat Phocas. — Caligula.
C'EST un vilain et détestable vice que la cruauté,
et contre nature , dont aussi est-il appelle inhumanité.
/ u /rt ^a cruaut^ vient de foiblesse et lascheté, omnis ex
' ? infirmitale feritas est I, et est fille de couardise ; la vail-
lance s'exerce seulement contre la résistance , et s'ar-
reste voyant l'ennemy à sa mercy : Romand virtus par-
cere subjectis , dehellare superbos2. La lascheté ne pou-
vant estre de ce roolle , pour dire qu'elle en est , prend
pour sa part le sang et le massacre : les meurtres des
victoires s'exercent ordinairement par le peuple et of-
ficiers du bagage. Les cruels , aspres et malicieux, sont
lasches et poultrons : les tyrans sont sanguinaires,
pource qu'ils craignent, et ne peuvent s'asseurer qu'en
* C'est le trente-deuxième de la première édition.
1 « Toute cruauté vient de faiblesse ». «feftee. h ImT ffawSyifyj
2 « La vertu romaine consiste à épargner ceux qui se sou-
mettent , à combattre les orgueilleux qui veulent lui résister ».
— C'est un vers tronqué de l'Enéïde.
LIVRE I, CHAPITRE XXXII. 189
exterminant ceux qui les peuvent offenser , dont ils
s'attaquent à tous jusques aux femmes ; car ils crai-
gnent tous. Cuncia ferit dum cuncta timet^. Les chiens
couards mordent et deschirent dans la maison les
peaux des bestes sauvages qu'ils n'ont ose' attaquer
aux champs. Qui rend les guerres civiles et populaires
si cruelles , sinon que c'est la canaille et lie du peuple
qui les meine ? L'empereur Maurice , adverty qu'un
soldat Phocas le debvoit tuer, s'enquit qui il estoit ,
et de quel naturel ; et luy ayant este' dict par son gen-
dre Philippes qu'il estoit lasche et couard , il conclud
qu'il estoit meurtrier et cruel. Elle vient aussi de ma-
lignité' interne d'ame, qui se paist et délecte au mal
d'autruy; monstres, comme Caligula.
3 « Il frappe tout parce qu'il craint tout ». Uiimi. JL lu^f*9lê.,I",/tt.
CHAPITPiE XXXII*,
Tristesse.
Sommaire. — La tristesse est une langueur d'esprit et un
découragement ; elle n'est pas naturelle. — Les deuils pu-
blics et particuliers ne sont que des impostures. — La tris-
tesse est impie et pernicieuse : au dehors , elle est messeante
et efféminée; au dedans elle flétrit l'ame. Elle a divers de-
* C'est le trente- troisième de la première édition,
i9o DE LA SAGESSE,
grés ; elle saisit et tue , ou s'exprime par des plaintes et des
larmes.
Exemples : Niobé. — Les Thraces. — Les lois romaines, —
Niobé encore. — Le peintre du sacrifice d'Iphigénie.
IrISTESSE est une langueur d'esprit et un descou-
ragement engendre' par l'opinion que nous sommes
afflige's de grands maux : c'est une dangereuse enne-
mie de nostre repos qui flestrit incontinent nostre
ame si nous n'y prenons garde , et nous oste l'usage
du discours , et le moyen de pourvoir à nos affaires ,
et avec le temps enrouille et moisist l'ame , abatardist
tout l'homme , endort et assoupist sa vertu , lorsqu'il
se faudroit esveiller pour s'opposer au mal qui le
..mejne^ et J& presse. Mais il faudroit descouvrir la lai-
deur et folie, et les pernicieux effects , voire l'injustice
qui est en cette passion couarde , basse et lasche ,
affm d'apprendre à la bayr et fuir de toute sa puis-
sance, comme très indigne des sages, selon la doc-
trine des Stoïciens. Ce qui n'est pas du tout tant aisé
à faire , car elle s'excuse et se couvre de belles cou-
leurs, de nature, pieté1, bonté", voire la pluspart du
monde tascbe à l'honorer et favoriser : ils en habil-
lent la sagesse, la vertu, la conscience.
1 On a remarqué que les jeunes gens dévots sont tous tristes ,
moroses et ennuyeux, tandis que ceux qui ont une longue
habitude de la piété, sont souvent gais et aimables.
LIVRE I, CHAPITRE XXXII. 191
Or premièrement, tant s'en faut quelle soit natu-
relle, comme elle veust faire croire, qu'elle est partie
formelle et ennemie de la nature, ce qui est aisé à
monstrer. Quant aux tristesses cérémonieuses et deuils §. . » ~*
publics tant affecte's et practique's par les anciens , et '
encores à présent presque par-tout (ceci ne touche
point l'honnêteté et modération des obsèques et fu-
nérailles , ni ce qui est de la pieté et religion) , quelle
plus grande imposture et plus vilaine happelourde *3
pourroit-on trouver par-tout ailleurs ? Combien de
feinctes et mines contrefaictes et artificielles , avec
coust et despense , et en ceux-là à qui le faict touche
et qui jouent le jeu , et aux autres qui s'en approchent
et font les officieux ? Mais encores pour accroistre la
fourbe*3 on loue des gens pour venir pleurer et jetter
des cris et des plainctes qui sont , au sceù de tous ,
toutes feinctes et extorquées avec argent; et larmes
qui ne sont jettées que pour estre veues, et tarissent
sitost qu'elles ne sont plus regardées; où est-ce que
nature apprend cela ? Mais qu'est-ce que nature ab-
horre et condamne plus ? c'est l'opinion (mère nour-
rice , comme dict est , de la plupart des passions) ty~
rannique , faulse et populaire , qui enseigne qu'il faut
pleurer en tel cas. Et si l'on ne peust trouver des
larmes et tristes mines chez soy , il en faut acheter à
*2 Chose qui n'attrape et ne trompe que les lourdauds,
*3 La fourberie.
iga DE LA SAGESSE,
beaux deniers comptans chez autruy ; tellement que
pour bien satisfaire à cette opinion , faut entrer en
grande despense , de laquelle nature , si nous la vou-
I» I lions croire, nous deschargeroit volontiers. Est-ce
pas volontairement et tout publiquement trahir la
raison, forcer et corrompre la nature, prostituer sa
virilité', et se mocquer du monde et de soy-mesmç,,
pour s'asservir au vulgaire , qui ne produict qu'erreur,
et n'estime rien qui ne soit farde' et desguise' ? Les
autres tristesses particulières ne sont non plus de la
nature , comme il semble à plusieurs ; car si elles pro-
cedoient de la nature, elles seroient communes à tous
hommes, et les toucheroient à peu près tous égale-
ment : or nous voyons que les mesmes choses qui at-
tristent les uns resjouissent les autres, qu'une pro-
vince et une personne rient de ce dont l'autre pleure ;
que ceux qui sont près des autres qui se lamentent,
• les exhortent à se resouldre et quitter leurs larmes.
Escoutez la pluspart de ceux qui se tourmentent,
quand vous avez parlé à eux , ou qu'eux-mesmes ont
prins le loisir de discourir sur leurs passions, ils con-
fessent que c'est folie que de s'attrister ainsi, et loue-
ront ceux qui , en leurs adversités , auront faict teste
à la fortune , et opposé un courage masle et généreux
à leurs afflictions. Et il est certain que les hommes
n'accommodent pas leur deuil à leur douleur , mais à
l'opinion de ceux avec lesquels ils vivent; et si l'on
y regarde bien, Ton remarquera que c'est l'opinion
LIVRE I, CHAPITRE XXXIL îo3
qui, pour nous ennuyer, nous représente les choses
qui nous tourmentent, ou plustost qu'elles ne doib-
vent, par anticipation, crainte et appréhension de
l'advenir; ou plus qu'elles ne doibvent.
Mais elle est bien contre nature, puisqu'elle en-
laidist et efface tout ce que nature a mis en nous de
beau et d'aymable, qui se fond à la force de cette
passion , comme la beauté' d'une perle se clissoult
dedans le vinaigre : c'est pitié lors de nous voyr ;
nous nous en allons la teste baissée, les yeux fichés
en terre , la bouche sans parole , les membres sans
mouvemens, les yeux ne nous servent que pour
pleurer ; et diriez que nous ne sommes rien que des
statues suantes, et comme Niobé, que les poètes
disent avoir esté convertie en pierre par force de
pleurer.
Or elle n'est pas seulement contraire et ennemie
de nature , mais elle s'attaque encores à Dieu ; car
qu'est-elle autre chose qu'une plaincte téméraire et.
outrageuse contre le Seigneur dé l'univers, et la loy
commune du monde, qui porte que toutes choses
qui sont soubs le ciel de la lune sont muables et pé-
rissables ? Si nous sçavons cette loy, pourquoy nous
tourmentons-nous ? si nous ne la sçavons , de quoy
nous plaignons-nous , sinon de nostre ignorance de
ne sçavoir ce que nature a escrit par tous les coings
du monde ? Nous sommes icy, non pour donner la
loy , mais pour la recevoir , et suyvre ce que nous y
i. i3
i94 DE LA SAGESSE,
trouvons estably ; et nous tourmentant au contraire,
ne sert que nous donner double peine.
Après tout cela elle est très pernicieuse et domma-
geable à l'homme , et d'autant plus dangereuse , qu'elle
nuit soubs couleur de profiter ; soubs un faux sem-
blant de nous secourir, elle nous offense; de nous
tirer le fer de la playe , l'enfonce jusqucs au cueur ;
et ses coups sont d'autant plus difficiles à parer , et
ses entreprises à rompre , que c'est un ennemy do-
mestique , nourry et eslevé cliez nous , que nous avons
mesme engendré pour nostre peine.
Au dehors par sa deformité et contenance nou-
velle, toute altérée et contrefaicte , elle deshonore et
infâme l'homme : prenez garde quand elle entre chez
nous , elle nous remplit de honte tellement que nous
n'osons nous monstrer en public, voire mesme en
particulier à nos amis : depuis que nous sommes une
fois saisis de cette passion, nous ne cherchons que
quelque coing pour nous accroupir et musser de la
veue des hommes. Qu'est-ce à dire cela, sinon qu'elle
se condamne soy-mesme , et recognoist combien elle
est indécente ? Ne diriez-vous pas que c'est quelque
femme surprime en desbauche, qui se cache et craint
d'estre recognue ? Après regardez ses vestemens et
ses habits de deuil, estranges et efféminés, qui mons-
trent que la tristesse oste tout ce qu'il y a de masle
et généreux, et nous donne toutes les contenances et
infirmités des femmes. Aussi les Thraces habilloient
LIVRE I, CHAPITRE XXXII. i95
en femmes les hommes qui estoient en deuil : et clict
quelqu'un que la tristesse rend les hommes eunuques.
Les loix romaines premières plus masles et généreuses Y. \mn.J$t:
defendoient ces efféminées lamentations, trouvant hoi\
rible de se desnaturer de cette façon , et faire chose con-
traire à la virilité' , permettant seulement ces premières
larmes qui sortent de la première poincte , d'une fres-
che et récente douleur, qui peuvent tomber mesme
des yeux des philosophes qui gardent avec l'huma-
nité la dignité, qui peuvent tomber des yeux sans que
la vertu tombe du cœur.
Or, non-seulement elle fane le visage, change et
desguise deshonnestement l'homme au dehors ; mais
pénétrant jusques à la mouelle des os, tristitîa exsiccat
ossa1*, fletrist aussi l'ame, trouble son repos, rend
l'homme inepte aux choses bonnes et dignes d'hon-
neur, luy ostant le goust, l'envie, et la disposition
à faire chose qui vaille , et pour soy et pour autruy,
et non-seulement à faire le bien, mais encores à le re-
cevoir. Car mesme les bonnes fortunes qui luy arri-
vent luy desplaisent, tout s'aigrist en son esprit comme
les viandes en l'estomach desbauché ; bref elle enfieîle
nostre vie et empoisonne toutes nos actions.
Elle a ses degrés. La grande et extrême, ou bien
qui n'est pas du tout telle de soy, mais qui est ar-
rivée subitement par surprinse et chaulde allarme ,
4 « La tristesse dessèche les os», 3???*. RVili Z2-»
fi*.,
i96 DE LA SAGESSE,
saisit, transit, rend perclus de mouvement et senti-
ment comme une pierre , à l'instar de cette misérable
* mère Niobe' :
Diriguit visu in medio , calor ossa reliquit ,
Labitur, et longo vix tandem tempore fatur5.
Dont le peintre représentant diversement et par
degre's le deuil des parens et amis d'Iphigenia en son
sacrifice, quand ce vint au père, il le peignist le vi-
sage couvert, comme ne pouvant l'art suffisamment
exprimer ce dernier degré de deuil. Voire quelques
fois tue tout à faict. La médiocre , ou bien la plus
grande, mais qui par quelque laps de temps s'est re-
laschée, s'exprime par larmes, sanglots, souspirs,
plainctes.
Curae levés ioquuntur, ingentes stupent6.
Advis et remèdes particuliers contre ce mal sont
liv. III, chap. XXIX.
5 « Tous les traits de son visage s'altèrent, la chaleur
abandonne ses os ; elle tombe , et elle parle avec peine enfin
après un long intervalle ». Virg. Enéide.
6 « Les douleurs légères s'exhalent en paroles, les grandes
gardent un silence stupide ». Sen. Hipp. acte II, se. 3. Ce
vers se trouve déjà cité dans un précédent chapitre.
.4SvWX«*iK
LIVRE I, CHAPITRE XXXIII. 197
CHAPITRE XXXIII*.
Compassion,
Sommaire. — La compassion est louable ou blâmable , selon
les circonstances; louable lorsqu'elle nous porte à secourir
les affligés; blâmable lorsqu'elle n'est que l'effet d'une pitié
peu raisonnée. Celle-ci peut se trouver même dans les
âmes les plus vicieuses.
JNous souspirons avec les affliges, compatissons à
leur mal, ou pource que par un secret consente-
ment nous participons au mal les uns des autres, ou
bien que nous craignons en nous-mesmes ce qui ar-
rive aux autres.
**Mais cecy se faict doublement, dont y a double
miséricorde : l'une fort bonne , qui est de volonté' ,
et par effect secourir les affligés sans se troubler ou
affliger soy-mesme , et sans se ramollir ou relascher
de la justice ou de la dignité'. C'est la vertu tant re-
commandée en la religion, qui se trouve aux saincts
* C'est le trente-quatrième de la première édition.
** Variantes. Or c'est passion d'ame foible ; c'est une sotte
et féminine pitié, qui vient de mollesse et foïblesse d'ams
esmeue et troublée ; elle loge volontiers aux femmes, enfans ,
aux âmes cruelles et malicieuses.
i98 DE LA SAGESSE,
et aux sages : l'autre est une passion d'ame foible ,
une sotte et féminine pitié' qui vient de mollesse,
trouble d'esprit, logée volontiers aux femmes, en-
fans , aux âmes cruelles et malicieuses ( qui sont par
conséquent lasehes et couardes , comme a este' dict en
la cruauté' ) , qui ont pitié' des meschans qui sont en
peine, dont elle produict des effects injustes, ne re-
gardant qu'à la fortune , estât et condition présente ,
et non au fonds et mérite de la cause.
Advis et remèdes particuliers contre ce mal sont
liv. III, chap. XXX.
CHAPITRE XXXIV*.
Crainte.
Sommaire. — Définition de la crainte. C'est une passion qui
nous trompe et nous tyrannise ; elle empoisonne notre vie.
Elle vient aussi souvent par faute de jugement que par
faute de cœur. La plupart des frayeurs sont sans cause,
chimériques.
Exemples : La légion romaine commandée par Sempronius. —
Carthage.
La crainte est l'appréhension du mal advenir, la-
quelle nous tient perpétuellement en cervelle , et de-
* C'est le trente-cinquième de la première édition.
LIVRE I, CHAPITRE XXXIV. 199
rance les maux dont la fortune nous menace. Nous
ne parlons ici de la crainte de Dieu , tant recom-
mandée en l'écriture, ni mesme de toute celle qui
vient d'amour, et est un doux respect envers la chose
aymée, louable aux subjects, et tous inférieurs en-
vers leurs supérieurs ; mais de la vicieuse qui trouble
et afflige, qui est l'engeance de pesché, besongne de la
honte , toutes deux d'une ventrée , sorties du maudit
et clandestin mariage de l'esprit humain, avec la
persuasion diabolique : tirnui eb cjuod nudas essem , et
abscondi me I .
C'est une passion faulse et malicieuse, et ne peust
rien sur nous qu'en nous trompant et séduisant : elle
se sert de l'advenir où nous ne voyons goutte , et nous
jette là dedans comme dedans un lieu obscur : ainsi
que les larrons font la nuict, afin d'entreprendre sans
estre recognus , et donner quelque grand effroy avec
peu de subject; et là elle nous tourmente avec des
masques de maux, comme l'on faict des fées aux pe-
tits enfans : maux qui n'ont qu'une simple apparence,
et n'ont rien en soy pour nous nuire , et ne sont maux
que pource que nous les pensons tels. C'est la seule
appréhension que nous en avons qui nous rend mal
ce qui ne l'est pas, et tire de nostre bien mesme du
1 «J'ai craint parce que j'étais nu, et je me suis caché ».
Gen. ch. m, v. 10.
2oo DE LA SAGESSE,
mal pour nous en affliger. Combien en voyons-nous
tous les jours, qui, de crainte de devenir misérables,
le sont devenus tout à faiet , et ont tourné leurs vaines
peurs en misères certaines ! combien qui ont perdu
leurs amis, pour s'en défier ! combien de malades de
peur de Festre ! Tel a tellement appréhende' que sa
femme lui faulsoit la foy, qu'il en est seiche de lan-
gueur ; tel a tellement appréhende' la pouvrete', qu'il
en est tombe' malade : bref il y en qui meurent de la
peur qu'ils ont de mourir : et ainsi peust-on dire de
tout ce que nous craignons , ou de la pluspart : la
crainte ne sert qu'à nous faire trouver ce que nous
fuyons. Certes la crainte est de tous maux le plus
grand et le plus fascheux ; car les autres maux ne
sont maux que tant qu'ils sont, et la peine n'en dure
([Lie tant que dure la cause : mais la crainte est de ce
qui est , et de ce qui n'est point , et de ce qui par
adventure ne sera jamais, voire quelques fois de ce
qui ne peust du tout estre. Voilà donc une passion
ingénieusement malicieuse et tyrannique, qui tire
d'un mal imaginaire , des vrayes et bien poignantes
douleurs , et puis fort ambitieuse de courir au devant
des maux et les devancer par pensée et opinion.
La crainte non-seulement nous remplit de maux,
et souvent à faulses enseignes, mais encore elle gaste
tout le bien que nous avons , et tout le plaisir de la
vie , ennemie de nostre repos : il n'y peust avoir plai-
sir de jouyr du bien que l'on craint de perdre; la vie
LIVRE I, CHAPITRE XXXIV. 201
ne peust estre plaisante si l'on craint de mourir. Le
bien, disoit un ancien, ne peust apporter plaisir, si-
non celuy à la perte duquel l'on est préparé.
C'est aussi une estrange passion , indiscrète et in-
considérée ; elle vient aussi souvent de faute de juge-
ment que de faute de cueur : elle vient des dangers ,
et souvent elle nous jette dedans les dangers ; car elle
engendre une faim inconsidérée d'en sortir , et ainsi
nous estonne, trouble et empesche de tenir l'ordre
qu'il faut pour en sortir ; elle apporte un trouble
violent, par lequel l'ame effrayée se retire en soy-
mesme , et se débat pour ne voyr le moyen d'esviter
le danger qui se présente. Outre le grand descoura-
gement qu'elle apporte, elle nous saisist d'un tel es-
tonnement, que nous en perdons le jugement, et ne
se trouve plus de discours en nous, nous faict fuyr
sans qu'aucun nous poursuive , voire souvent nos
amis et le secours : adéb pavor etiam auxiliaformidat 2 .
Il y en a qui en sont devenus insensés : voire mesme
> les sens n'ont plus leur usage; nous avons les yeux
ouverts et n'en voyons pas, on parle à nous et nous
n'escoutons pas, nous voulons fuyr et ne pouvons
marcher.
La médiocre nous donne des aisles aux talons ; la
plus grande nous cloue les pieds et les entrave. Ainsi
la peur renverse et corrompt l'homme entier et l'es-
2 « Tant la peur redoute même les secours »»#«+U£- £•*£./ £?/ ^«
202 DE LA SAGESSE,
prit, pavor sapientiam omnern mihiex animo expectorât 3 ;
et le corps ,
Obstupui, steteruntque comae, vox faucibus baesit4.
Quelques fois tout à coup pour son service elle se
jette au desespoir, nous remet à la vaillance, comme
la légion romaine soubs le consul Sempronius contre
Annibal. Audacem fecerat ipse tirnor5. Il y a bien des
peurs et frayeurs sans aucune cause apparente , et
comme d'une impulsion céleste , qu'ils appellent ter-
reurs paniques : terrores de cœlo , arescentibus homi-
nibus prae timoré 6, telle qu'advint une fois en la ville
de Cartilage : des peuples et des arme'es entières en
sont quelques fois frappe'es.
Advis et remèdes particuliers contre ce mal sont
liv. III, chap. XXVIII.
3 « La peur chasse de mon esprit toute sagesse ».
4 « Je me tus , mes cheveux se dressèrent sur ma tête , et
ma voix expira dans ma bouche ». Virg. Enéide.
5 « La crainte même l'avait rendu audacieux »./»fc^U'7 %% it $
6 « Des terreurs venues du ciel , aux hommes qui sèchent
de frayeur ». Luc. Evang. c. xxi, vt 26.
.V» «ÎT. • .'.*** iî**nw
LIVRE I, CHAPITRE XXXV. 2o3
SECONDE CONSIDERATION DE L'HOMME,
Qui est par comparaison de lui avec tous les autres animaux.
CHAPITRE XXXV*.
Sommaire. — La comparaison de l'homme avec les autres
animaux est utile et difficile. Ils ont plusieurs choses com-
munes, la nudité , les pleurs, les défenses, le manger,
le langage , l'intelligence mutuelle. — Des différences de
l'homme avec les bêtes , et de ses avantages sur elles. —
Des avantages des bêtes sur l'homme , généraux et parti-
culiers.— Un des avantages contestables que l'homme pré-
tend sur les bêtes , est d'abord le raisonnement. C'est une
grande question , de savoir si les bêtes raisonnent. On op-
pose à cette faculté de l'homme , l'instinct naturel des
auimaux ; de plus, que l'homme partage avec eux la faculté
de spiritualiser les choses corporelles et absentes ; que la
prééminence d'entendement lui cause plus de mal que de
bien. — Un autre avantage que l'homme prétend sur les
bêtes , est l'empire qu'il exerce sur elles , une pleine liberté ,
et la vertu , dont la plus propre et la plus convenable à sa
nature est l'humanité. L'auteur conclud que c'est à tort que
l'homme se glorifie tant de sa supériorité sur les bêtes ,
puisque c'est sou esprit même qui cause ses folies.
Exemples : Les Lacédénafoniens , les Suisses , les Allemands ,
* C'est le huitième de la première édition.
2oi DE LA SAGESSE,
les Basques , les Bohémiens. — Les éléphans , les chiens ,
les chevaux. — Marc- Antoine. — Caligula. — Démocrite ,
Anaxagore , Galien , Porphyre , Plutarque. — Le renard
et le chien. — Les Thraces. — Le mulet de Thaïes. — Les
bœufs des jardins royaux de Suze. — Les corbeaux de
Barbarie , les rossignols , les pies , les perroquets , les
merles , les chevaux. — Le porc de Pyrrhon. — Hirca-
nus , chien de Lysimaque ; celui de Pyrrhus , celui d'Hé-
siode. — Le lion d'Androclès. — Les éléphans. — Un
éléphant.
JMous avons considéré l'homme tout entier et sim-
plement en soy ; maintenant considerons-le par com-
paraison avec les autres animaux, qui est un très
beau moyen de le cognoistre. Cette comparaison est
de grand'estendue , a force pièces, de grande science
et importance , très utile , si elle est bien faicte : mais
qui la fera ? l'homme ? il est partie et suspect, et de
faict il n'y procède pas de bonne foy. Cela se monstre
bien en ce qu'il ne tient point de mesure et de mé-
diocrité'. Tantost il se met beaucoup an dessus de
tout, et s'en dict maistre, desdaigne le reste : il leur
taille les morceaux , et leur distribue telle portion de
facultés et de forces que bon luy semble. Tantost
comme par despit il se met beaucoup au dessoubs,
il gronde, se plainct, injurie nature comme cruelle
marastre, se faict le rebut et le plus misérable du
monde. Or tous les deux sont également contre rai-
son, vérité et modestie. Mais comment voulez-vous
LIVRE I, CHAPITRE XXXV. 2o5
qu'il chemine droictement et également avec les autres
animaux, veu qu'il ne le faict pas avec l'homme son
compagnon, ny avec Dieu, comme se monstrera*1?
Elle*2est aussi fort difficile à faire, car comment peust
l'homme cognoistre les bransles internes et secrets
des animaux, ce qui se remue au dedans d'eux ? Or
estudions à la faire sans passion.
Premièrement la police du monde n'est point si
fort inégale , si difforme et desreiglée , et n'y a point
si grande disproportion entre ses pièces , que celles
qui s'approchent et se touchent, ne se ressemblent
peu plus, peu moins. Ainsi y a-t-il un grand voisi-
nage et cousinage entre l'homme et les autres ani-
maux. Ils ont plusieurs choses pareilles et communes ;
et ont aussi des différences, mais non pas si fort es-
longne'es ni dispareille'es , qu'elles ne se tiennent :
l'homme n'est du tout au dessus, ny du tout au des-
soubs : tout ce qui est soubs le ciel, dict la sagesse
de Dieu, court mesme fortune.
Parlons premièrement des choses qui leur sont ff%m>h$k,
communes, et à peu près pareilles, qui sont engen-
drer, nourrir, agir, mouvoir, vivre, mourir. Idem
interitus hominis et jumentorum : et aequo, utriusque con-
ditio 3. Et ce sera contre ceux qui se plaignent, disans
*? Comme on le verra plus loin.
*a Cette comparaison de l'homme avec les animaux.
3 «La mort de l'homme et celle des bêtes de somme sont
pareilles, et leur condition est égale ». Eccles. C. m.
* :>•..•*>'
ao6 DE LA SAGESSE,
que l'homme est le seul animal disgracié de la na-
ture , abandonné , nud sur la terre nue , sans couverts ,
sans armes, lié, garotté, sans instruction de ce qui
luy est propre ; là où tous les autres sont revestus de
coquilles, gousses, escosses , poils, laine, bourre,
plumes , escailles ; armés de grosses dents , cornes ,
griffes pour assaillir et deffendre; instruicts à nager,
courir, voler, chanter, chercher sa pasture; etlhomme
ne sçait cheminer, parler, manger, ny rien que pleu-
rer sans apprentissage et peine. Toutes ces plainctes,
qui regardent la composition première et condition
naturelle, sont injustes et fausses : nostre peau est
aussi suffisamment pourveuë contre les injures du
temps, que la leur, tesmoins plusieurs nations (comme
a esté dict) qui n'ont encore sceu que c'est que ves-
temens : et nous tenons aussi descouvertes les parties
qu'il nous plaist, voire les plus tendres et sensibles,
îa face, la main, l'estomach, les dames mesmes dé-
licates, la poictrine. Les liaisons et emmaillottemens
ne sont point nécessaires , tesmoins les Lacedemoniens
et maintenant les Suisses, Allemans, qui habitent les
pays froids , les Basques et les Vagabonds qui se di-
sent Egyptiens. Le pleurer est aussi commun aux
bestes : la pluspart des animaux se plainct, gemist
quelque temps après leur naissance. Quant aux armes ,
nous en avons de naturelles, et plus de mouvemens
des membres, et en tirons plus de service naturelle-
ment et sans leçon. Si quelques bestes nous sur-
LIVRE I, CHAPITRE XXXV. 207
passent en cet endroict, nous en surpassons plusieurs
autres. L'usage du manger est aussi en eux et en nous
tout naturel et sans instruction. Qui doubte qu'un
enfant arrive' à la force de se nourrir, ne sceut ques-
ter sa nourrriture ? Et la terre en produict et luy en
offre assez pour sa nécessité, sans autre culture et ar-
tifice, tesmoins tant de nations , qui, sans labourage,
industrie, et soin aucun, vivent plantureusement*4.
Quant au parler, l'on peust bien dire que s'il n'est
point naturel, il n'est point nécessaire; mais il est
commun à l'homme avec tous animaux. Qu'est-ce
autre chose que parler, cette faculté' que nous leur l^hi^.if^
voyons de se plaindre, se resjouïr, s'entr'appeller au
secours, se convier à l'amour ? Et comme nous par-
lons par gestes et par mouvement des yeux, de la
teste, des mains, des espaules (en quoy se font sça-
vans les muets), aussi font les bestes, comme nous
voyons en celles qui n'ont pas de voix, lesquelles
toutesfois s' entrefont des offices mutuels; et comme
à certaine mesure les bestes nous entendent, aussi
nous les entendons. Elles nous flattent, nous mena-
cent, nous requièrent, et nous elles. Nous parlons à
elles, et elles à nous ; et si nous ne nous en tr' enten-
dons parfaictement , à qui tient-il ? à elles ou à nous '{
c'est à deviner. Elles nous peuvent bien estimer bestes
par cette raison , comme nous elles ; mais encore nous
*4 Abondamment.
ao8 DE LA SAGESSE,
reprochent-elles que nous ne nous entr'entendons pas
nous-mesmes. Nous n'entendons pas les Basques, les
Bretons , et elles s'entr'entendent bien toutes , non
seulement de mesme espèce ; mais, qui plus est, de
diverse : en certain abbayer du chien, le cheval co-
gnoist qu'il y a de la cholere ; et en autre voix il co-
gnoist qu'il n'y en a point. Au reste elles entrent en
intelligence avec nous. En la guerre , aux combats ,
les elephans, les chiens, les chevaux s'entendent avec
nous, font leurs rnouvemens accordans à poursuyvre,
arrester, donner, reculer; ont paye, solde et part au
butin, comme il s'est practiqué en la nouvelle con-
queste des Indes5. Voilà des choses communes à tous
et à peu près pareilles.
Venons aux différences et advantages des uns sur
les autres. L'homme est singulier et excellent en au-
cunes choses par dessus les animaux; et en d'autres,
les bestes ont le dessus, affin que toutes choses soyent
ainsi entrelassées et enchaînées en cette generalle po-
lice du monde et de nature. Les advantages certains
de l'homme sont les grandes facultés de l'ame, la sub-
tilité', vivacité' et suffisance d'esprit à inventer , juger,
choisir : la parole pour demander et offrir ayde et
secours ; la main pour exécuter ce que l'esprit aura
de soy inventé, et apprins d'autruy. La forme aussi
5 Allusion aux chiens que les Espagnols dressaient à la
chasse des malheureux Américains.
LIVRE I, CHAPITRE XXXV. 209
du corps, grande diversité de mouvemens des mem-
bres , dont il tire plus de service de son corps.
Les advantages des bestes , certains et hors de dis-
pute , sont ou généraux ou particuliers. Les généraux
sont santé et vigueur du corps, beaucoup plus en-
tière , forte et constante en elles , parmi lesquelles ne
se trouve point tant de borgnes, sourds, boiteux,
muetz, maladifs, défectueux et mal nais, comme parmi
les hommes. Le serein ne leur nuict point , ne sont
subjectes aux defluxions *7; d'où sont causées presque
toutes maladies : l'homme couvert de toict et de pa-
villon à peine s'en peust-il garder. Modération d'ap-
pétits et d'actions ; innocence, seureté, repos et tran-
quillité de vie ; une liberté pleine et entière sans honte ,
crainte , ny cérémonie aux choses naturelles et licites
(car l'homme est seul qui a à se desrober et se cacher
en ses actions , et duquel les deffauts et imperfections
offensent ses compagnons) , exemption de tant de vi-
ces et desreiglemens, superstition, ambition, avarice,
envie, les songes mesme de nuict ne les travaillent
point comme l'homme , ni tant de fantaisies et pen-
semens. Les particuliers sont l'habitation et demeure
pure, haute, saine et plaisante des oyseaux en la ré-
gion de l'air. La suffisance d'aucuns arts , comme de
bastir aux arondelles * 8 et autres oyseaux, tistre*9 et
*7 Fluxions, rhumes.
*8 Hirondelles.
*9 Faire un tissu.
aïo DE LA SAGESSE,
coudre aux araignées, de la médecine en plusieurs
animaux, musique aux rossignols. Les effects10 et pro-
priétés merveilleuses, inimitables, voire inimagina-
bles , comme la propriété du poisson Rémora à ar-
rester les plus grands vaisseaux de mer , comme il se
list de la galère capitanesse de Marc- Antoine , et le
mesme de celle de Caligula ; de la torpille à endormir
les membres d'autruy bien eslongnés et sans le tou-
cher ; du hérisson à pressentir les vents ; du caméléon
et du poulpe*11 à prendre les couleurs. Les prognos-
tiques , comme des oyseaux en leurs passages de con-
trée en autre, selon les saisons diverses; de toutes
bestes mères à cognoistre de tous leurs petits, qui
doibt estre le meilleur : car estant question de les
sauver du danger, ou rapporter au nid, elles com-
mencent tousjours par le meilleur, qu'elles sçavent et
prognostiquent tel. En toutes ces choses l'homme
est de beaucoup inférieur , et en plusieurs il n'y vaut
du tout rien : l'on y peust adjouster, si l'on veust,
la longueur de vie, qui en certains animaux passe
sept ou huict fois le plus long terme de l'homme.
10 On donnait pour vrais autrefois tous ces contes qui n'ont
d'autre fondement que des allégories et des symboles mytho-
logiques pris ensuite pour des réalités. Nous en croyons en-
core aujourd'hui d'aussi fabuleux , et la postérité rira à son
tour de notre crédulité , comme nous rions de celle des an-
ciens peuples.
*" Du polype.
LIVRE I, CHAPITRE XXXV. 2iï
Les advantages , que l'homme prétend sur les bes-
tes, mais qui sont disputables, et qui peust-estre
sont au rebours pour les bestes contre les hommes ,
sont plusieurs. Premièrement , les facultés raison-
nables, discours, ratiocination, discipline, jugement,
prudence. Il y a icy deux choses à dire : l'une est de
la vérité du faict. C'est une question grande , si les
bestes sont privées de toutes ces facultés spirituelles.
L'opinion qui tient qu'elles n'en sont pas privées,
ains qu'elles les ont , est la plus authentique et plus
vraye : elle est tenue des plus graves philosophes ,
mesmement de Democrite, Anaxagoras, des stoïciens
Galien, Porphyre, Plutarque : soustenue par cette
raison ; la composition du cerveau , qui est la partie
de laquelle l'ame se sert pour ratiociner*12, est toute
pareille et mesme aux bestes qu'aux hommes : con-
firmée par expérience ; les bestes des singuliers con-
cluent les universels ; du regard d'un homme seul co-
gnoissent tous hommes; sçavent conjoindre et di-
viser, et distinguer le bon du mauvais , pour leur vie ,
liberté, et de leurs petits. Voire se lisent et se voyent,
si l'on y veust bien prendre garde , plusieurs traicts
faicts par les bestes, qui surpassent la suffisance, sub-
tilité et tout l'engin*13 du commun des hommes; j'en
veux ici rapporter quelques-uns plus signalés. Le re-
*12 Raisonner.
*t3 Toute la ruse : du latin ingenium.
2i2 DE LA SAGESSE,
nard voulant passer sur la glace d'une rivière gelée ,
applique l'oreille contre la glace, pour sentir s'il y a
du bruict, et si l'eau court au dessoubs, pour sça-
voir s'il faut advancer ou reculer ; dont s'en servent
les Thraciens voulans passer une rivière gelée. Le
chien, pour sçavoir auquel des trois chemins se sera
mis son maistre, ou l'animal qu'il cherche, après avoir
fleuré et s'estre asseuré des deux, qu'il n'y a passé
pour ny sentir la trace , sans plus marchander ny
fleurer , il s'eslance dedans le troisiesme. Le mulet du
philosophe Thaïes portant du sel et traversant un
ruisseau , se plongeoit dedans avec la charge , pour la
rendre plus légère , l'ayant une fois trouvée telle , y
estant par accident tombé; mais estant après chargé
de laine ne s'y plongeoit plus. Plutarque diet avoir
veu en un batteau, un chien jettant en un vaisseau
des cailloux, pour faire monter l'huile qui esloit trop
basse. Autant s'en dict des corbeaux de Barbarie,
pour faire monter l'eau, quand elle est basse, et
qu'ils veulent boire. De mesme , les elephans portans
des pierres et pièces de bois dedans la fosse où un
autre leur compagnon se trouve engagé, pour luy
ayder à en sortir. Les bœufs des jardins royaux de
Suze , apprins à faire cent tours de roue à l'entour d'un
puits , pour en tirer de l'eau, et en arrouser les jar-
dins , n'en vouloyent jamais faire d'advantage , et ne
failloyent aussi jamais au compte. Toutes ces chos es
comment se peuvent-elles faire sans discours et ratio-
LIVRE I, CHAPITRE XXXV. 2t3
cination , conjonction et division ? C'est en estre prive',
que ne cognoistre cela : la dextérité' de tirer et arra-
cher les dards et javelots des corps avec fort peu de
douleur, qui est aux elephans : le chien dont parle
Plutarque, qui, en un jeu publicq sur l'eschafaud ,
contrefaisoit le mort, tirant à la fin, tremblant, puis
se roidissant, se laissant entraîner, puis peu à peu
se revenant , et levant la teste faisoit le ressuscité ;
tant de singeries et de tours estranges que font les
chiens des basteleurs, les ruses et inventions dequoy
les bestes se couvrent des entreprinses que nous fai-
sons sur elles :1a mesnagerie*14 et grande providence
des fourmis à estendre au dehors leurs grains pour
les esventer, seicher, affm qu'ils ne moisissent et
corrompent, à ronger le bout du grain, affin qu'il
ne germe et se face semence ; la police des mouches
à miel , où y a si grande diversité d'offices et .de
charges, et une si grande constance»
Pour rabattre tout cecy, aucuns malicieusement
rapportent toutes ces choses à une inclination natu-
relle, servile et forcée, comme si les animaux agis-
soyent par une nécessité naturelle, à la façon des
choses inanimées , comme la pierre tombant en bas ,
le feu qui monte en haut; mais outre que cela ne
peust estre , ny entrer en imagination , car il faut enu-
meration de parties, comparaison, discours par con-
*«4 L'épargne, l'économie, le soin du ménage.
2j4 de la sagesse,
jonction et division , et conséquences : aussi ne sçau-
royent-ils dire ce que c'est que cette inclination et
instinct naturel ; ce sont des mots qu'ils usurpent
mal à propos , pour ne demeurer sourds et muetz.
Encore ce dire se retorque contr'eux ; car il est sans
comparaison plus noble, honorable , et ressemblant à
la Divinité d'agir par nature , que par art et appren-
tissage; estre conduict et mené par la main de Dieu,
que par la sienne, et reiglement agir par naturelle et
inévitable condition , que reiglement par liberté for-
tuite et téméraire. Par cette opposition d'instinct na-
turel ils les veulent aussi priver d'instruction et dis-
cipline tant active que passive : mais l'expérience les
desment; car elles la reçoyvent, tesmoins les pies,
perroquets, merles, chiens, chevaux, comme a esté
dict; et la donnent, tesmoins les rossignols, et sur-
tout les elephans , qui passent tous animaux en doci-
lité et toute sorte de discipline et suffisance.
Quant à cette faculté de l'esprit, dont Fhomme se
glorifie tant , qui est de spiritualiser les choses cor-
porelles et absentes, les despouillant de tous accidens
pour les concevoir à sa mode, nain intellectum est in
intelligente admodum intelligentisl5,\e,s bestes en font de
l5 C'est sans doute là du jargon de la philosophie scholas-
tique. Je vais tâcher de rendre un peu plus claire, en la pa-
raphrasant, cette phrase obscure, qu'on peut appeler du
galimathias : « Car l'image des objets reste dans l'esprit et s'y
.A?
LIVRE I, CHAPITRE XXXV. 2i5
mesme , le cheval accoustumé à la guerre dormant en
sa lictiere trémousse et fremist, comme s'il estoit en
la mesle'e, conçoit un son de tambour, de trompette,
une arme'e : Je lévrier en songe halettant, allongeant l^it^ii%iii
la queue, secouant les jarrets, conçoit un lièvre spi-
rituel : les chiens de garde grondent en songeant, et
puis jappent tout à faict, imaginant un estranger ar-
river. Pour conclurre ce premier poinct, il faut dire
que les bestes ratiocinent, usent de discours et de
jugement, mais plus foiblement et imparfaitement
que l'homme. Elles sont inférieures en cela à l'homme ,
et non pas qu'elles n'y ayent du tout point de part.
Elle* sont inférieures à l'homme, comme entre les
hommes les uns sont inférieurs aux autres , et aussi
entre les bestes s'y trouve telle différence : mais en-
core y a-t-il plus grande différence entre les hommes y
car , comme se dira après , il y a plus grande distance
d'homme à homme, que d'homme à beste l5.
Mais pour tout cela l'on ne peust pas inférer une
equalitéou pariage*I7de la beste avec l'homme (com-
bien que , comme Aristote dict , il y a des hommes si
modifie , d'après la capacité ( le degré d'intelligence ) de celui
^qui en a reçu l'impression ».
16 On peut objecter que les bêtes font toujours la même
chose , et ne savent point varier leurs combinaisons , tandis
que l'homme combine les mêmes objets de cent façons dif-
férentes.
**7 Parité.
ai6 DE LA SAGESSE,
foibles et hébétés , qu'ils ne différent de la beste que
par la seule figure) , et que l'ame brutale soit immor-
telle comme l'humaine, ou l'humaine mortelle comme
îl(#tû>n3 la brutale : ce sont des illusions malitieuses. Car,
(/•/ïM'A^j outre qu'en cette faculté de raisonner l'homme a un
très grand advantage par dessus elles , encores y a-t-il
d'autres facultés plus hautes et toutes spirituelles , par
lesquelles l'homme est dict l'image et ressemblance
de Dieu, et est capable de l'immortalité, èsquelles la
beste n'a point de part, et sont signifiées par l'intel-
lect , qui est plus que la ratiocination simple. Nolhe
jteri sicut eauus et mulus , auibus non est intellectus *lS.
L'autre poinct à dire en cette matière est, que cette
prééminence et advantage d'entendement et autres fa-
cultés spirituelles, que l'homme prétend, luy est bien
cher vendu , et luy porte plus de mal que de bien ,
car c'est la source principale des maux qui le pres-
sent , vices , passions , maladies , irrésolution , trouble ,
desespoir : de quoy sont quittes les bestes à faute de
ce grand advantage, tesmoin le pourceau dePyrrho*'9,
qui mangeoit paisiblement au navire durant la grande
tempeste qui transissoit de peur toutes les personnes
qui y estoient. Il semble que ces grandes parties de
l'ame ont esté desniées aux bestes , à tout le moins
18 « Ne faites pas comme le cheval et le mulet, qui n'ont
pas d'intelligence». Psal. xxxi,v. 9.
*'9 Du philosophe Pyrrhon.
f
LIVRE I, CHAPITRE XXXV. 217
retranchées et baillées chetifVes et foibles pour leur
grand bien et repos , et données à l'homme pour son
grand tourment : car par icelles il s'agite et travaille,
se fasche du passé , s'estonne et se trouble pour l'ad-
venir ; voire il imagine , appréhende et craint des maux
qui ne sont et ne seront point. Les animaux n'ap-
préhendent le mal, que lorsqu'ils le sentent; estans
eschappés sont en pleine seureté et repos. Voilà com-
ment l'homme est le plus misérable, par où l'on le
pensoit plus heureux : dont il semble qu'il eust mieux
valu à l'homme n'estre point doué et garni de toutes
ces belles et célestes armes, puisqu'il les tourne contre
soy à son mal et sa ruyne. Et de faict nous voyons
que les stupides et foibles d'esprit vivent plus en re-
pos , et ont meilleur marché des maux et accidens ,
que les fort spirituels.
Un autre advantage que l'homme prétend sur les
bestes , est une seigneurie et puissance de commander,
qu'il pense avoir sur elles ; mais outre que c'est un
advantage que les hommes mesmes ont et exercent
les uns sur les autres, encores cecy n'est-il pas vray.
Car où est ce commander de l'homme , et cet obeïr
des bestes ? C'est une chimère 20, et les hommes crai-
gnent plus les bestes, qu'elles ne font les hommes.
20 Les objections sont bien faibles , et il me semble en-
tendre J. J. Rousseau, qui a souvent copié Cbarron, prendre
également parti contre la civilisation de l'bomme.
218 DE LA SAGESSE,
L'homme a bien à la vérité grande prééminence par-
dessus les bestes, ut praesit piscibus maris , volatilibus
cœli , bestiis terme21. Et c'est à cause de sa belle et
droicte forme , de sa sagesse et prérogative de son
esprit; mais non pas qu'il leur commande , ny qu'elles
luy obéissent.
Il y a encores un autre advantage voisin de cettuy-cy ,
prétendu par l'homme, qui est une pleine liberté, re-
prochant aux bestes la servitude , captivité , subjec-
tion , mais c'est bien mal à propos. Il y a bien plus
de subject et d'occasion de le reprocher à l'homme,
tesmoins les esclaves non seulement faicts par force ,
et ceux qui descendent d'eux, mais encore les volon-
taires, qui vendent à purs deniers leur liberté, ou
qui la donnent de gayeté de cueur, ou pour quelque
commodité, comme les escrimeurs anciens à outrance,
les femmes à leurs dames , les soldats à leurs capi-
taines. Or il n'y a rien de tout cela aux bestes : elles
ne s'asservissent jamais les unes aux autres ; ne vont
point à la servitude , ny activement, ny passivement,
ny pour asservir , ny pour estre asservies : et sont en
toutes façons plus libres que les hommes. Et ce que
l'homme va à la chasse , prend, tue , mange les bestes ,
aussi est-il prias , tué , mangé par elles à son tour ,
et plus noblement , de vive force , non par finesse , et
21 « Pour dominer sur les poissons de la mer , sur les os-
seaux du ciel et les animaux de la terre ». Gen. I, 26.
LIVRE I, CHAPITRE XXXV. 219
par art , comme il faict ; et non-seulement d'elles, mais
de son compagnon , d'un autre homme , chose bien
vilaine : les bestes ne s'assemblent point en troupe ,
pour aller tuer , destruire , ravager et prendre esclave
une autre troupe de leurs semblables, comme font les
hommes.
Le quatriesme et grand advantage prétendu par
l'homme est en la vertu ; mais de la morale il est dis-
putable (j'entends morale matériellement pour l'action
externe); car formellement la moralité, bonne ou mau-
vaise , vertu et vice , (qui ne peust estre sans le franc
arbitre et est matière de mérite et démérite) ne peust
estre en la beste : la recognoissance , l'amitié offi-
cieuse , la fidélité , la magnanimité , et tant d'autres ,
qui consistent en société et conversation , sont bien
plus vives, plus expresses et constantes qu'au com-
mun des hommes. Hircanus le chien de Lysimachus
demeura sur le lict de son maistre mort sans vouloir
jamais manger ny boire ; et se jetta au feu où fut mis
le corps de son maistre, et s'y laissa brusler avec luy :
tout le mesme en fist un autre appartenant à un cer-
tain Pyrrhus : celuy du sage Hésiode décela les meur-
triers de son maistre : un autre de mesme en la pré-
sence du roi Pyrrhus et de toute son armée : un autre
qui ne cessa, comme affirme Plutarque, allant de
ville en ville , jusques à ce qu'il eust faict venir en
justice le sacrilège et voleur du temple d'Athènes.
L'histoire est célèbre du lyon hoste et nourricier
22o DE LA SAGESSE,
d'Androclus*22 esclave son médecin, qu'il ne voulust
toucher luy ayant esté exposé, ce qu'Apion dict avoir
veu à Rome. Un éléphant ayant par cholere tué son
gouverneur, par repentance ne voulust plus vivre,
boire, ny manger. Au contraire il n'y a animal au
monde injuste , ingrat, mescognoissant, traistre, per-
fide, menteur et dissimulé au pris de l'homme. Au
reste puis que la vertu est en la modération de ses ap-
pétits et à brider les voluptés , les bestes sont bien
plus reiglées que nous , et se contiennent mieux dedans
les bornes de nature. Car non-seulement elles ne sont
point touchées ny passionnées de cupidités non na-
turelles , superflues et artificielles , qui sont vicieuses
toutes , et infinies , comme les hommes qui y sont
pour la pluspart tous plongés ; mais encores aux na-
turelles, comme boire et manger, l'accoinctance des
masles et femelles , elles y sont beaucoup plus modé-
rées et retenues. Mais pour voyr qui est plus ver-
tueux et vicieux de l'homme ou de la beste , et faire
à bon escient honte à l'homme devant la beste , pre-
nons la plus propre et convenable vertu de l'homme ,
c'est comme porte son nom, l'humanité; comme le
*22 La première édition ayant imprimé Androdus pour An-
droclus , ou plutôt pour Androclès , par erreur typographique ,
toutes les autres éditions que j'ai sous les yeux , excepté celle
de Dijon , ont répété cette faute ; mais il est évident que les
lettres cl ont été prises pour la lettre d.
LIVRE I, CHAPITRE XXXV. 221
plus estrange et contraire vice, c'est cruauté. Or en
cecy les bestes ont bien de quoy faire rougir l'homme
en ces huict mots : elles ne s'attaquent et n'offensent
gueres ceux de leur .genre , major serpentumferarumque
concordia quam hominum 23 : ne combattent que pour
très grandes et justes causes, deffense et conservation
de leur vie, liberté', et leurs petits : avec leurs armes
naturelles et ouvertes, par la seule vive force et vail-
lance d'une à une , comme en duels et non en troupe ,
ny par dessein : ont leurs combats courts et tost ex-
pédiés, jusques à ce que l'une soit blessée ou qu'elle
cède : et le combat fmy, la querelle, la haine, et la
cholere est aussi terminée. Mais l'homme n'a querelle
que contre l'homme : pour des causes non-seulement
légères , vaines et frivoles, maïs souvent injustes : avec
armes artificielles et traistresses : par fraudes et mau-
vais moyens : en troupe et assemblée faicte avec des-
sein : faict la guerre fort longuement et sans fin , jus-
ques à la mort : et ne pouvant plus nuire , encores la
haine et la cholere dure.
La conclusion de cette comparaison est que vaine-
ment et mal l'homme se glorifie tant pardessus les
bestes. Car si l'homme a quelque chose plus qu'elles ,
comme est principalement la vivacité de l'esprit et de
l'entendement, et les grandes facultés de l'ame : aussi
23 « Il y a plus de concorde entre les serpens et les bêtes
féroces qu'entre les hommes ».
222 DE LA SAGESSE,
en eschange est-il subject à raille maux, dont les bes-
tes n'en tiennent rien : inconstance , irrésolution , su-
perstition, soin pénible des choses à venir, ambition,
avarice, envie, curiosité, detraction, mensonge, un
monde d'appétits desreiglés, de mescontentemens et
d'ennuis. Cet esprit dont l'homme faict tant de feste ,
luy apporte un million de maux, et plus lors qu'il
s'agite et s'efforce. Car non-seulement il nuict au corps ,
trouble , rompt et lasse la force et les fonctions cor-
porelles, mais encore soy-mesme s'empesche. Qui
jette les hommes à la folie, à la manie, que la poincte,
l'agilité et la force propre de l'esprit ? Les plus sub-
tiles folies et excellentes manies viennent des plus
rares et vives agitations de l'esprit, comme des plus
grandes amitiés naissent les plus grandes inimitiés;
et des santés vigoureuses, les mortelles maladies. Les
melancholiques , dict Platon, sont plus capables de
science et de sagesse ; mais aussi de folie. Et qui bien
regardera, trouvera qu'aux élévations et saillies de
l'ame libre il y a quelque grain de folie ; ce sont à la
vérité choses fort voisines .
Pour simplement vivre bien selon la nature, les
bestes sont de beaucoup plus advantagées, vivent plus
libres, asseurées, modérées, contentes. Et l'homme
est sage qui les considère, qui s'en faict leçon et son
24 Helvétius a très-bien démontré cette vérité , dans son
livre , de l'Esprit.
LIVRE I, CHAPITRE XXXV. 223
profict; en ce faisant il se forme à l'innocence, sim-
plicité, liberté' et douceur naturelle , qui reluit aux
bestes, et est toute altérée et corrompue en nous par
nos artificielles inventions et desbauches, abusant de
ce que nous disons avoir pardessus elles, qui est l'es-
prit et jugement. Et Dieu tant souvent nous renvoyé
à l'eschole et à l'exemple des bestes, du milan, la ci-
cogne, l'arondelle, tourterelle , la fourmy, le bœuf et
l'asne, et tant d'autres. Au reste, il faut se souvenir
qu'il y a quelque commerce entre les bestes et nous,
quelque relation et obligation mutuelle, ne fust-ce
que parce qu'elles sont à un mesme maistre , et de
mesnie famille que nous; il est indigne d'user de
cruauté envers elles : nous devons la justice aux hom-
mes, la grâce et la bénignité envers les autres créa-
tures qui en sont capables 25.
25 Cette dernière phrase est tirée textuellement de Mon-
taigne. Voyez le chapitre XI du liv. H ; page 4-74- de notre
édition.
224 DE LA SAGESSE,
TROISIEME CONSIDERATION DE L'HOMME,
Qui est par sa vie.
CHAPITRE XXXVI.
Estimation , bref v été , description de la vie humaine, et
ses parties.
Sommaire. — C'est un grand objet de la sagesse , de savoir
apprécier la vie , et surtout de s'y bien conduire. Tous se
plaignent de sa brièveté ; mais à quoi servirait une plus
longue vie ? La vie n'est qu'une scène de comédie. — La
plupart des hommes parlent plus honorablement de la vieil-
lesse que de la jeunesse; mais combien celle-ci n'a-t-elle
.pas d'avantages sur l'autre !
Exemples : Le chien d'Esope.
C'EST un premier et grand poinct de sagesse de sça-
voir bien justement estimer la vie , la tenir et con-
server, la perdre ou quitter, la garder et conduire
autant et comme il faut : il n'y a peust-estre chose
en quoy l'on faille plus, et où l'on soit plus em-
pesché. Le vulgaire sot, imperit*1, l'estime un souve-
rain bien, et la préfère à toutes choses, jusques à la
+ I Du latin iniperitus , inexpérimenté, sans expérience.
LIVRE I, CHAPITRE XXXVI. 2^5 *
racheter et l'allonger de quelque delay, à toutes les
conditions que l'on voudra , pensant qu'elle ne sçau-
roitestre trop chèrement achetée; car c'est tout : c'est
son mot, vitâ nihil carias ~ ; il estime et ayme la vie
pour l'amour d'elle-mesme, il ne vit qu^ pour vivre.
Ce n'est merveille s'il fàut*fen tout le reste, et s'il est
tout confit en erreurs, puis que dès l'entrée et en ce
premier poinct fondamental , il se mesconte si lour-
dement. Elle pourroit bien aussi estre trop peu esti-
mée par insuffisance ou orgueilleuse mescognoissance ;
car tombant en bonnes et sages mains , elle peust estre
instrument très utile à soy et à autruy. Et ne puis estre
de cet avis pris tout simplement , qui dict qu'il est très
bon de n'estre point, et que la meilleure vie est la
plus courte : optimum non nasci aut qaam citissimè abo-
krii. Et n'est assez ny sagement dict, quel mal et
2 « Rien n'est plus cher que la vie ».
*3 S'il erre. Faut, du verbe faillir.
4 « Le plus avantageux est de ne pas naître , ou de mourir
le plus tôt possible ». — Cette maxime était célèbre parmi les
anciens. Théognide la renferma en quatre vers grecs , et Au-
sone dans ce seul vers latin :
Non nasci esse bonum , aut natum cito morte potiri.
On la trouve dans l'Œdipe à Colonne de Sophocle, où le.
Chœur dit au quatrième acte : « le premier de tous les avan-
tages est de ne pas naître, et le second de rentrer aussitôt dans
le néant d'où l'on est sorti ». Epicure blâmait fort le pré-
tendu sage qui en était l'auteur.
I. !5
226 DE LA SAGESSE,
qu'importe quand je n'eusse jamais esté ? On luy peust
répliquer : où seroit le bien qui en est venu ? et n'es-
tant advenu , ne fust-ce pas este' mal ? C'est espèce de
mal que faute de bien, quel qu'il soit, encores que
non nécessaire : ces extrémités sont trop extresmes et
vicieuses, bien qu'inesgalement : mais semble-t-il bien
vray ce qu'a dict un sage , que la vie est un tel bien
que personne n'en voudrait si l'on estoit bien adverty
que c'est *5, avant la prendre. Vitam nemo acciperet si
daretur scieniibus 6. Bien va que l'on y est dedans avant
qu'en voir l'entrée ; l'on y est porté tout aveugletté *7.
Or se trouvant dedans, les uns s'y accoquinent si fort,
qu'à quelque prix que ce soit ils n'en veulent pas sor-
tir ; les autres ne font que gronder et se despiter ;
mais les sages voyant que c'est un marché qui est
faict sans eux (car l'on ne vit ny l'on ne meurt pas
quand, ny comme l'on veust), que bien qu'il soit
rude et dur, ce n'est pas toutesfois pour tousjours;
sans regimber et rien troubler, s'y accommodent
comme ils peuvent, et s'y conduisent tout doucement,
faisant de nécessité vertu , qui est le traict de sagesse
et habileté, et ce faisant vivent autant qu'ils doivent,
et non pas tant qu'ils peuvent comme les sots ; car il
*5 De ce que c'est.
6 « Personne n'accepterait la vie , si on savait ce qu'elle
est, avant de la recevoir ». Senec.
*7 A l'aveuglette.
LIVRE I, CHAPITRE XXXVI. 227
y a temps de vivre et temps de mourir : et un bon
'mourir vaut mieux qu'un mal vivre, et vit le sage
tant que le vivre vaut mieux que mourir : la plus .
longue vie n'est pas tousjours la meilleure.
Tous se plaignent fort de la brefveté de la vie hu-
maine, non-seulement le simple populaire*8, qui n'en
voudroit jamais sortir, mais encores, qui est plus es-
trange, les grands et sages en font le principal chef
de leurs plainctes. A vray dire , la plus grande partie
d'icelle estant divertie et employée ailleurs, il ne reste 'p*^'*
quasi rien pour elle ; car le temps de l'enfance , vieil-
lesse, dormir, maladies d'esprit ou de corps, et tant
d'autre inutile et impuissant à faire chose qui vaille,
estant défalqué et rabattu , le reste est peu : toutes-
fois sans y opposer l'opinion contraire , qui tient la
brefveté de la vie pour un très grand bien et don de
nature, il semble que cette plaincte n'a gueres de jus-
tice ny de raison , et vient plustost de malice. Que
serviroit une plus longue vie , pour simplement vivre ,
respirer, manger, boire, voyr ce monde ? Que faut-il
tant de temps ? Nous avons tout veu, sceu, gousté en '
peu de temps; le sçachant, le vouloir tousjours ou si
long-temps practiquer et tousjours recommencer , à
quoy est bon cela ? Qui ne se saouleroit de faire tous-
jours une mesme chose ? S'il n'est fascheux, pour le
moins il est superflu : c'est un cercle roulant où les
"*8 Homme du peuple.
228 DE LA SAGESSE,
mesmes choses ne font que reculer et s'approcher,
c'est tousjours recommencer et retistre *9 mesme ou-
vrage*10. Pour y apprendre et profiter davantage, et par-
venir à plus ample cognoissance et vertu? O les bonnes
gens que nous sommes ! qui ne nous cognoistroit !
Nous mesnageons très mal ce que l'on nous baille ,
et en perdons la pluspart, l'employant non-seulement
a vanité et inutilité', mais à malice et au vice, et puis
nous allons crier et nous plaindre que l'on ne nous
en baille pas assez» Et puis que sert ce tant grand
amas de science et d'expérience, puis qu'il en faut en-
fin desloger, et deslogeant tout à un coup oublier et
perdre tout, ou bien mieux et autrement sçavoir tout ?
Mais , dis-tu , il y a des animaux qui triplent et qua-
druplent la vie de l'homme. Je laisse les fables qui
sont en cela : mais soit ainsi ; aussi y en a-t-il, et en
plus grand nombre, qui n'en approchent pas, et ne
vivent le quart de l'homme , et peu y en a-t-il qui ar-
rivent à son terme. Par quel droict , raison , ou pri-
vilège , faut-il que l'homme vive plus long-temps que
tous ? Pource qu'il employé mieux et à choses plus
hautes et plus dignes sa vie ? Par cette raison il doibt
moins vivre que tous ; il n'y a point de pareil à l'homme
à mal employer sa vie en meschancete' , ingratitude ,
*9 Retresser, retisser (recommencer le tissu).
*to Sous-entendez ici ce qui est dit plus haut : « que
servirait une plus longue vie ? » Serait-ce pour , etc.
LIVRE I, CHAPITRE XXXVI. 229
dissolution, intempérance, et tout desreiglement de
mœurs, comme a esté dict et monstre cy-dessus en la
comparaison de luy avec les bestes : tellement que
comme je demandois tantost à quoy servirait une plus
longue vie , maintenant je dis : Et quels maux au
monde si la vie de l'homme estoit fort longue ? que
n'entreprendroit-il, puis que la brefveté qui luy coupe
le chemin et luy rompt le dé, comme l'on dict, et
l'incertitude d'icelle qui oste tout courage , ne le
peust arrester, vivant comme s'il avoit tousjours à
vivre ? Il craint bien d'une part se sentant mortel ;
mais il ne se peust tenir de convoiter, espérer, en-
treprendre comme s'il estoit immortel. Tamguam sem-
per victuri vintis, numquam vobis fragilitas vestra suc-
currit : omnia tamqaam mortales tîmetis , tamquam im-
mortelles concupiscitîs11 . Et puis, qu'a besoin nature de
toutes ces belles et grandes entreprises et occupa-
tions pour lesquelles tu penses t' appartenir une plus
longue vie qu'à tous animaux ? Il n'y a donc point
de subject à l'homme de se plaindre , mais bien de se
courroucer contre luy : nous avons assez de vie, mais
nous n'en sommes pas bons mesnagers; elle n'est pas
courte , mais nous la faisons telle : nous n'en sommes
pas nécessiteux, mais prodigues, non inopes vitae, sed
11 « Vous vivez comme si vous deviez toujours vivre y vous
ne songez jamais à votre fragilité ; comme mortels , vous
craignez tout , vous désirez tout comme si vous étiez immor»
tels».SenecV^ ***** <** t*9**^
23o DE LA SAGESSE,
prodigi12. Nous la perdons, dissipons, et en faisons
marche' comme de chose de néant et qui regorge ;
nous tombons tous en l'une de ces trois fautes, l'em-
ployer mal, l'employer à rien, l'employer en vain :
magna vilae pars elabitur maie agentibus , maxima nihil
agentîbus , tota aliud agentibus11. Personne n'estudie à
vivre ; l'on s'occupe plustost à toute autre chose ; l'on
ne sçauroit rien bien faire par acquit, sans soin et at-
tention. Les autres reservent à vivre jusques à ce
qu'ils ne puissent plus vivre, à jouir de la vie alors
qu'il n'y aura plus que la lie et le marc, quelle folie
et misère ! voire y en a qui ont plustost achevé que
commencé à vivre , et s'en vont sans y avoir bien
pensé. Quidam vivere incipiunt cum desinendum, qui-
dam ante desierunt quam inciperent : inter caetera mala
hoc quoque habet stultitia , semper incipit vivere l4.
La vie présente n'est qu'une entrée et issue de
comédie , un flux perpétuel d'erreurs , une tisseure
d'adventures , une suite de misères diverses , enchai-
12 « Nous ne sommes pas avares de la vie , nous en sommes
bien plutôt prodigues ».
,3 « Une grande partie de la vie se passe à mal faire ; la
plus grande , à ne rien faire ; la vie entière à faire autre
chose que ce qu'on doit ». Senec.
'^ « Quelques-uns commencent à vivre , lorsqu'il faut cesser ;
d'autres ont cessé de vivre avant d'avoir commencé : parmi les
autres maux de la folie , il faut compter celui-ci : elle commence
toujours à vivre ». Jt*U*x %% lî rt&~ Vf. /J.
LIVRE I, CHAPITRE XXXVI. 23i
nées de tous costés ; il n'y a que mal qui coule , que
mal qui se prépare, et le mal pousse le mal, comme
la vague pousse l'autre; la peine est tousjours pré-
sente, et l'ombre de bien nous déçoit; la bestise et
l'aveuglement possède le commencement de la vie; le
milieu est tout en peine et travail, la fin en douleur,
mais toute entière en erreur.
La vie humaine a ses incommodités et misères com-
munes, ordinaires et perpétuelles : elle en a aussi de
particulières et distinctes , selon que ses parties, aage
et saisons sont différentes; enfance, jeunesse, viri-
lité, vieillesse, chacune a ses propres et particulières
tares15.
La pluspart du monde parle plus honorablement
et favorablement de la vieillesse, comme plus sage,
meure, modérée, pour accuser et faire rougir la jeu-
nesse comme vicieuse , foie , desbauchée , mais c'est
injustement; car à la vérité les défauts et vices de la
vieillesse sont en plus grand nombre , et plus grands
et importuns que de la jeunesse; elle nous attache
encores plus de rides en l'esprit qu'au visage, et ne se
voit point d'ames qui en vieillissant ne sentent l'aigre
et le moisi : avec le corps l'esprit s'use et s'empire ,
et vient enfin en enfantillage : bis pueri senes16. La
vieillesse est une maladie nécessaire et puissante , qui
,5 Défauts , faiblesses.
16 « Les vieillards sont enfans pour la seconde fois ».
23a DE LA SAGESSE,
nous charge imperceptiblement de plusieurs imper-
fections. On veust appeller sagesse une difficulté d'hu-
meurs , un chagrin et desgoust des choses présentes ,
une impuissance de faire comme devant : la sagesse
est trop noble pour se servir de tels officiers ; vieillir
n'est pas assagir*17 ny quitter les vices, mais seule-
ment les changer et en pires. La vieillesse condamne
les voluptés , c'est pource qu'elle est incapable de les
gouster , comme le chien d'Esope ; elle dict qu'elle
n'en veust point, c'est pource qu'elle n'en peust
jouyr; elle ne les laisse pas proprement, ce sont elles
qui la desdaignent; elles sont tousjours enjouées et
en feste; il ne faut pas que l'impuissance corrompe
le jugement, lequel doibt en la jeunesse cognoistre le
vice en la volupté, et en la vieillesse la volupté au
vice. Les vices de la jeunesse sont témérité, promp-
titude indiscrète , desbauche , et desbordement aux
voluptés, qui sont choses naturelles, provenantes de
ce sang bouillant, vigueur et chaleur naturelle, et par
ainsi excusables ; mais ceux de la vieillesse sont bien
autres. Les légers sont une vaine et caduque fierté ,
babil ennuyeux, humeurs espineuses et insociables,
superstition, soin des richesses lors que l'usage en
est perdu, une sotte avarice et crainte de la mort, qui
vient proprement non de faute d'esprit et de courage,
comme l'on dict, mais de ce que le vieillard s'est lon-
*'7 Devenir sage.
LIVRE I, CHAPITRE XXXVI. a33
gueulent accoustumé, accommodé, et comme acco-
quiné à ce monde, dont il l'ayme tant, ce qui n'est
aux jeunes. Outre ceux-ci *l8 il y a envie, malignité',
injustice. Mais ce qu'il y a de plus sot et ridicule en
elle, est qu'elle se veust faire craindre et redouter, et
pour ce tient-elle une morgue austère et desdaigneuse,
pensant par là extorquer crainte et obéissance : mais
elle se faict mocquer d'elle; car cette mine fiere et
tyrannique est receue avec mocquerie et risée de la
jeunesse, qui s'exerce à l'affiner*19 et l'amuser, et par
dessein et complot luy celer et desguiser la vérité des
choses. Il y a tant de fautes d'une part en la vieil-
lesse , et tant d'impuissance de l'autre, et est si propre
au mespris, que le meilleur acquest qu'elle puisse
faire, c'est d'affection et amitié, car le commande-
ment et la crainte ne sont plus ses armes. Il luy sied
tant mal de se faire craindre ; et quand elle le pour-
roit, encores doibt-elle plustost se faire aymer et ho-
norer.
*l8 Outre ces défauts-ci.
*'9 A la tromper finement.
234 DE LA SAGESSE,
QUATRIEME CONSIDERATION DE L'HOMME,
Par ses mœurs , humeurs , conditions , bien vivre et notable.
CHAPITRE XXXVII*.
Préface contenant la générale peincture de l homme.
Sommaire. — Quatse choses à remarquer dans l'homme :
vanité, faiblesse, inconstance, misère. Il est à la fois l'être
le plus misérable et le plus orgueilleux. Combien il est
difficile de le définir. C'est de son esprit , plus que de son
corps, que proviennent ses vices et imperfections.
1 OUTES les peinctures et descriptions que les sages
et ceux qui ont fort estudié en cette science humaine
ont donné de l'homme , semblent toutes s'accorder
et revenir à marquer en l'homme quatre choses, va-
nité, foiblesse, inconstance, misère, l'appellant des-
pouille du temps, jouet de la fortune, image d'in-
constance, exemple et monstre de foiblesse, trebu-
chet d'envie et de misère, songe, fantosme, cendre,
vapeur, rose'e du matin, fleur incontinent espanouye
et fanée, vent, foin, vessie, ombre, feuilles d'arbre
* C'est le deuxième chapitre tle la première édition.
LIVRE I, CHAPITRE XXXVII. a35
emportées par le vent, orde *' semence en son com-
mencement , esponge d'ordures , et sac de misères en
son milieu, puantise et viande de vers en sa fin, bref
la plus calamiteuse et misérable chose du monde. Job,
un des plus suffisans*2 en cette matière, tant en théo-
rique qu'en practique , l'a fort au long depeinct , et
après lui Salomon en leurs livres. Pline, pour estre
court, semble l'avoir bien proprement représenté, le
disant estre le plus misérable, et ensemble le plus
orgueilleux de tout ce qui est au monde, solum ut
certum sît nihil esse certi, nec miserius quicquam homine
aut superbius1 '. Par le premier mot (de misérable) il
comprend toutes ces précédentes peinctures , et tout
ce que les autres ont dict : mais en l'autre (le plus or-
gueilleux) il touche un autre grand chef bien impor-
tant : et semble en ces deux mots avoir tout dict. Ce
sont deux choses qui semblent bien se heurter et
s'empescher que misère et orgueil , vanité et pré-
somption : voilà une estrange et monstrueuse cous-
ture que l'homme.
D'autant que l'homme est composé de deux pièces
fort diverses , esprit et corps , il est malaisé de le bien
*« Sale.
*2 Capables.
3 « De manière qu'une seule chose est certaine , c'est qu'il
n'y a rien de certain, et qu'il n'y a rien de plus misérable ou
de plus superbe que l'homme ». Plin.
236 DE LA SAGESSE,
descrire entier et en bloc. Aucuns rapportent au corps
tout ce que l'on peust dire de mauvais de l'homme ;
le font excellent et l'eslevent par dessus tout pour le
regard de l'esprit : mais au contraire , tout ce qu'il y
a de mal, non-seulement en l'homme , mais au monde,
est forge' et produict par l'esprit : et y a bien plus
de vanité, inconstance, misère, présomption en l'es-
prit, qu'au corps; auquel peu de chose est repro-
chable au pris de l'esprit ; dont Democrite appelle
cet esprit un monde cache' de misères ; et Plutarque
le prouve bien par un livre exprès 4, et de ce subject.
Or, cette première générale considération de l'homme,
qui est en soy et en gros, sera en ces cinq poincts ;
vanité , foîblesse , inconstance , misère , présomption , qui
sont ses plus naturelles et universelles qualite's : mais
les deux dernières le touchent plus au vif*. Au reste
il y a des choses communes à plusieurs de ces cinq,
que l'on ne sçait bien à laquelle l'attribuer plustost,
et spécialement la foiblesse et la misère.
4 Dans son traité : « Si les maladies de l'esprit sont plus
grandes que celles du corps ».
* Variante. Or nous considérons icy l'homme plus au
vif, que n'avons encore faict , et le pincerons où il ne se de-
mangeoit pas, et rapporterons tout à ces cinq poincts ; vanité ,
foiblesse , inconstance ; etc.
LIVRE I, CHAPITRE XXXVIII. 237
CHAPITRE XXXVIII*.
I. f^anité.
Sommaire. — Dans l'espèce humaine tout est vanité : peut-
être vaut-il mieux rire de ses défauts que de s'en affliger. —
Combien il y a de vanité clans nos pensées , nos désirs ,
nos discours , nos actions. -*— Exemples et preuves de ces
diverses vanités. Nos actions les plus ordinaires, de même
que celles que nous croyons importantes, sont également
vaines et frivoles.
Exemples : Démocrite et Heraclite. — Diogène et Timon.'
Statilius. — Les guerres de Troie , de la Grèce , de Sylla
et Marins, de César, de Pompée , d'Auguste et d'Antoine.
IjA vanité est la plus essentielle et propre qualité
de l'humaine nature. II. n'y a point d'autre chose en
l'homme, soit malice, malheur, inconstance, irrésolu-
tion (et de tout cela y en a tousjours à foison) tant
comme de vile inanité, sottise et ridicule vanité. Dont
rencontroit mieux Démocrite se riant et mocquant
par desdain de l'humaine condition, qu'Heraclite qui
pleuroit et s'en donnoit peine, par où il tesmoignoit
d'en faire compte et estime : et Diogenes qui donnoit
* C'est le troisième chapitre de la première édition.
s3S DE LA SAGESSE,
du nais, que Tymon*1 le hayneux et fuyard des hom-
mes. Pindare l'a exprimé plus au vif que tout autre,
par les deux plus vaines choses du monde, Fappellant
songe de l'ombre, crxtâç oveipoç àv0pw7roç 2. C est ce qui
a pousse' les sages à un si grand mespris des hommes ;
dont leur estant parlé de quelque grand dessein et
belle entreprinse , la jugeant telle , souloient *3 dire ,
que le monde ne valoit pas que l'on se mist en peine
pour luy, (ainsi respondit Statilius àBrutus, luy par-
lant, de la conspiration contre César); que le sage ne
doit rien faire que pour soy ; que ce n'est raison que
les sages et la sagesse se mettent en danger pour des
sots.
Cette vanité se desmontre et tesmoigne en plusieurs
manières ; premièrement en nos pensées et entretiens
privés , qui sont bien souvent plus que vains , frivoles
et ridicules : ausquels toutesfois nous consommons
grand temps, et ne le sentons point. Nous y entrons,
y séjournons et en sortons insensiblement, qui est
bien double vanité, et grande inadvertance de soy.
L'un se promenant en une salle , regarde à compasser
ses pas d'une certaine façon sur les carreaux ou tables
du plancher : Cest*4 autre discourt en son esprit lon-
*' Sous-entendu : mieux aussi que Timon le Misanthrope.
2 « L'homme est le songe de l'ombre ».
*3 Avaient coutume ; de solebant.
*4 La première édition , et celle de Bastien , qui en est la
LIVRE I, CHAPITRÉ XXXVIII. 239
guement et avec attention, comment il se comporte-
roit s'il estoit Roy , Pape, ou autre chose, qu'il sçait
ne pouvoir jamais estre : et ainsi se paist de vent, et
encore de moins, car de chose qui n'est et ne sera
point : cettuy-cy songe fort comment il composera
son corps , ses contenances , son maintien, ses paroles
d'une façon affectée, et se plaist à le faire, comme de
chose qui luy sied fort bien , et à quoy tous doivent
prendre plaisir. Mais quelle vanité' et sotte inanité' en *
nos désirs et souhaits, d'où naissent les créances et
espérances encores plus vaines, et tout cecy n'advient
pas seulement lorsque n'avons rien à faire, et que
sommes engourdis d'oisiveté, mais souvent au milieu
et plus fort des affaires : tant est naturelle et puis-
sante la vanité, qu'elle nous desrobe et nous arrache
des mains de la vérité , solidité et substance des cho-
ses , pour nous mettre au vent et au rien !
Encores une plus sotte vanité est ce soin pénible
de ce qui se fera icy , après qu'en serons partis. Nous
estendons nos désirs et affections au-delà de nous et
de nostre estre ; voulons pourvoir à nous estre faict*5
copie fidèle, souvent jusqu'à conserver les fautes typogra-
phiques qui s'y trouvent , ont écrit c'est pour cest ; mais
c'est évidemment une faute. L'édition de Dijon en a fait une
autre en écrivant cet , puisque c'est rajeunir d'un siècle l'or-
thographe de Charron.
*° Nous voulons pourvoir aux choses qui doivent être
faites , lorsque nous ne serons plus.
24o DE LA SAGESSE,
des choses lors que ne serons plus. Nous desirons
estre loués après nostre mort : quelle plus grande
vanité ! Ce n'est pas ambition, comme l'on pourrait
penser, qui est un désir d'honneur sensible et per-
ceptible : si cette louange de nostre nom peust accom-
moder et servir en quelque chose à nos enfans, pa-
reils et amis survivans, bien soit, il y a de l'utilité.
.y.fiiw.vf' Mais désirer comme bien une chose qui ne nous tou-
chera point, et dont n'en sentirons rien, c'est pure
vanité, comme de ceux qui craignent que leurs fem-
mes se marient après leur decez , désirent avec grande
passion qu'elles demeurent vefves, et l'acheptent bien
chèrement en leurs testamens, leur laissans une grande
partie de leurs biens à cette condition. C'est vanité
et quelques fois injustice. C'est bien au rebours de
ces grands hommes du temps passé, qui mourans ex-
hortaient leurs femmes à se remarier tost , et engen-
drer des enfans à la republique. D'autres ordonnent
que pour l'amour d'eux, on porte telle et telle chose
sur soy, ou que l'on fasse telle chose à leur corps
mort : nous consentons peust-estre d'eschapper à la
vie , mais non à la vanité.
Yoicy une autre vanité, nous ne vivons que par
relation à autruy ; nous ne nous soucions pas tant
quels nous soyons en nous, en effect et en vérité,
comme quels nous soyons en la cognoissance pu-
blique. Tellement que nous nous defraudons *6 sou-
*6 Nous nous fraudons ? frustrons.
LIVRE I, CHAPITRE XXXVIII. 2/tt
vent, et nous privons de nos commodités et biens,
et nous nous gehennons*7 pour former les apparences
à l'opinion commune. Cecy est vray, non-seulement
aux choses externes, et du corps, et en la despense
et emploite*8 de nos moyens , mais encores aux biens
de l'esprit, qui nous semblent estre sans fruict, s'ils
ne se produisent à la veue et approbation estrangere
et si les autres n'en jouyssent.
Nostre vanité n'est pas seulement aux simples pen-
se'es, désirs et discours, mais encores elle agite, se-
coue et tourmente et l'esprit et le corps; souvent les
hommes se remuent et se tourmentent plus pour des
choses légères et de néant, que pour des grandes et
importantes. Nostre ame est souvent agitée par de
petites fantasies , songes, ombres, et resveries sans
corps et sans subject; elle s'embrouille et se trouble
de cholere, despit, tristesse, joye, faisant des chas-
teaux en Espagne. Le souvenir d'un adieu, d'une ac-
tion et grâce particulière nous frappe et afflige plus
que tout le discours de la chose importante. Le son
des noms et de certains mots prononcés piteusement,
voire des souspirs et exclamations, nous pénètre jus-
qu'au vif, comme sçavent et practiquent bien les ha-
rangueurs, affronteurs, et vendeurs de vent et de fu-
mée. Et ce vent surprend et emporte quelques fois
*7 Nous nous gênons, tourmentons.
*8 Usage.
^2 DE LA SAGESSE,
les plus fermes et asseure's , s'ils ne se tiennent sur
leurs gardes , tant est puissante la vanité' sur l'homme.
Et non-seulement les choses petites et légères nous
secouent et agitent, mais encores les faussetés et im-
postures, et que nous sçavons telles (chose estrange);
de façon que nous prenons plaisir à nous piper nous-
mesmes à escient, nous paistre de fausseté et de rien;
Adfallendum nosmetipsos ingeniosissimi sumus9 : tesmoin
ceux qui pleurent et s'affligent à ouyr des contes, et
à voir des tragédies, qu'ils sçavent estre inventées et
faictes à plaisir, et souvent des fables, qui ne furent
jamais : dirai-je encore , de tel qui est coiffé et meurt
après une qu'il sçait estre laide , vieille , souillée , et
ne l'aimer point, mais pource qu'elle est bien peincte
et plastrée, ou caqueteresse*10, ou fardée d'autre im-
posture, laquelle il sçait, et recognoist tout au long
et au vray.
Venons du particulier de chascun à la vie com-
mune , pour voir combien la vanité est attachée à la
nature humaine, et non-seulement un vice privé et
personnel. Quelle vanité et perte de temps aux visites,
salutations, accueils et entretiens mutuels, aux offices
de courtoisie , harangues , cérémonies , aux offres ,
promesses, louanges? Combien d'hyperboles, d'hy-
9 « Nous sommes très -ingénieux à nous tromper nous-
mêmes ».
*10 Caqueteuse , babillarde,;
LIVRE I, CHAPITRE XXXVIII. 2.(3
pocrisie, de fausseté et d'imposture, au veu et sceu
de tous , de qui les donne , qui les reçoit , et qui les
oyt? Tellement que c'est un marche' et complot faict
ensemble de se mocquer, mentir, et piper les uns les
autres. Et faut que celuy-là, qui sçait que l'on luy
ment impudemment, en dise grand merci ; et cettuy-cy,
qui sçait que l'autre ne le croit pas, tienne bonne
mine effrontée , s' attendant et se guettant l'un l'autre,
qui commencera , qui finira , bien que tous deux vou-
droient estre retirés. Combien soulfre-t-on d'incom-
modité ? l'on se feinct, l'on se contrefaict et des-
guise; l'on endure le serein, le chaud, le froid; l'on
trouble son repos, sa vie pour ces vanités courti-
sanes*11 : et laisse-t-on affaires de poids pour du vent ?
Nous sommes vains aux despens de nostre ayse, voire
de nostre santé et de nostre vie. L'accident et très-
léger*12 foule aux pieds la substance, et le vent em-
porte le corps, tant l'on est esclave de la vanité : et
qui feroit autrement seroit tenu pour un sot et mal
entendant son monde : c'est habilité de bien jouer
cette farce, et sottise de n'esixe pas vain. Estans ve-
nus aux propos et devis familiers, combien de vains
et inutiles, faux, fabuleux, controuvés (sans dire les
meschants et pernicieux qui ne sont de ce compte),
*'* Ces vanités de courtisans.
*12 C'est-à-dire, l'accident, et même le plus léçer. L'édi-
tion de Dijon a mis à tort : l'accident très léger.
:44 DE LA SAGESSE,
combien de vanteries et de vaines jactances ? L'on
cherche et se plaist-on tant à parler de soy, et de ce
qui est sien , si l'on croit avoir faict ou dict , ou pos-
séder quelque chose que l'on estime ; l'on n'est point
à son ayse, que l'on ne le fasse sçavoir et sentir aux
autres. A la première commodité' l'on la conte , l'on
la faict valoir, l'on l'encherit , voire l'on n'attend pas
la commodité, l'on la cherche industrieusement. De
quoy que l'on parle, nous nous y meslons tousjours
avec quelque advantage : nous voulons que l'on nous
trouve et sente par-tout, que l'on nous estime, et
tout ce que nous estimons.
Mais pour monstrer eneores mieux combien l'ina-
nité a de crédit et d'empire sur la nature humaine ,
souvenons -nous que les plus grands remuemens du
monde , les plus générales et effroyables agitations
des estais et des empires, armées, batailles, meur- ,
très, procez et querelles, ont leurs causes bien lé-
gères, ridicules et vaines, tesmoins les guerres de
Troye et de Grèce, de Sylla et Marius, d'où sont
ensuivies celles de César et Pompée, Auguste et An-
toine. Les poètes ont bien signifié cela , qui ont mis
pour une pomme la Grèce et l'Asie à feu et à sang :
les premiers ressorts et motifs sont de néant, puis ils
grossissent, tesmoins de la vanité et folie humaine.
Souvent l'accident faict plus que le principal, les cir-
constances menues piquent et touchent plus vivement
que le gros de la chose et le subject mesmes. La robe
LIVRE I, CHAPITRE XXXVIII. 2|5
de César troubla plus Rome que ne lit sa mort, et
les vingt et deux coups de poignard qui luy furent
donnés.
Finalement la couronne et la perfection de la va-
nité de l'homme se monstre en ce qu'il cherche, se
pîaist, et met sa félicité en des biens vains et frivoles,
sans lesquels il peut bien et commodément vivre : et
ne se soucie pas, comme il faut, des vrays et essen-
tiels. Son cas n'est que vent ; tout son bien n'est qu'en
opinion et en songe ; il n'y a rien de pareil ailleurs.
Dieu a tous biens en essence, et les maux en intelli-
gence ; l'homme au contraire possède ses biens par
fantasie, et les maux en essence. Les best.es ne se
contentent, ni ne se paissent d'opinions et de fan-
tasies, mais de ce qui est présent, palpable et en vé-
rité. La vanité a esté donnée à l'homme en partage :
il court, il bruict, il meurt, il fuit, il chasse , il prend
une ombre , il adore le vent , un festu est le gaing de
son jour. J^anitati creaiura subjecta est etîam nolens ; —
univèrsa vanîlas omnis homo vivens l3.
t3 « La créature est sujette à la vanité , même sans le vou-
loir; — tout homme vivant n'est que vanité ». Paul, ad
Rom. cap. vin. 20. — Psalm. cap. xxxvni. 6,
2^6 DE LA SAGESSE,
**/VWWKV*/W VfcViWWi WWWWWV^iUVW l/VWWVlA/VWWVfc 1/l/UVtlWVllWlUWU'Wl VWllWlUWt
CHAPITRE XXXIX*.
II. Foîhlesse.
Sommaire. — La faiblesse de l'homme se montre dans ses
désirs, dans ses jouissances, dans le choix et dans l'usage
qu'il fait des choses ; dans le bien et le mal ; dans la vertu
et le vice ; dans l'accomplissement de tel devoir au détri-
ment d'un autre ; dans l'emploi que l'on fait de mauvais
moyens pour éviter un plus grand mal , même pour par-
venir à une bonne fin ; dans la police des états ; dans la
justice ; dans l'invention des peines et des supplices ; dans
îa religion , les sacrifices , la pénitence , le serment ; dans la
recherche de la vérité ; dans les réprimandes et les refus ;
dans les faux soupçons et les accusations ; dans la mollesse
et la délicatesse ; dans les écrits et témoignages des au-
teurs ; dans l'incapacité de l'homme à supporter les ex-
trêmes ; dans les accidens subits ; dans sa facilité à se laisser
vaincre par les pleurs et les supplications , ou , par la cons-
tance et la résolution.
Exemples : Lycurgue. — Les Romains et leurs spectacles.
— Moïse et sa loi. — Platon. — Socrates. — Scipion.
— Une dame romaine. — Sophocles et Denys-le-Tyran.
— Diodore. — Scanderberg. — Pompée. — Conrard. —
Epaminondas. — Alexandre et Bétis.
Voie Y le second chef de cette considération et co-
gnoissance humaine; comment la vanité' seroit-elle
* C'est le quatrième chapitre de la première édition.
LIVRE I, CHAPITRE XXXIX. 2^7
autre que foible et fresle ? Cette foiblesse est bien
confessée et advouée de tous, qui en comptent plu-
sieurs choses aisées à appercevoir de tous : mais n'est
pas remarquée telle, ny es*1 choses qu'il faut, comme
sont celles où il semble estre plus fort et moins foi-
ble, au désirer, au jouyr, et user des choses qu'il
a et qu'il tient, à tout bien et mal : bref, celles où il
se glorifie, en quoy il pense se prévaloir et estre
quelque chose , sont les vrays tesmoins de sa foi-
blesse. Voyons cecy mieux par le menu.
Premièrement au désirer, l'homme ne peust as-
seoir son contentement en aucune chose , et par désir
mesme et imagination. Il est hors de nostre puissance
de choisir ce qu'il nous faut : quoy que nous ayons
désiré , et qu'il nous advienne , il ne nous satisfaict
point, et allons béants*2 après les choses incognues
et advenir *3, d'autant que les présentes ne nous saou-
lent point, et estimons plus les absentes. Que l'on
baille à l'homme la carte blanche ; que l'on le mette
à mesme de choisir , tailler et prescrire , il est hors
de sa puissance de le faire tellement, qu'il ne s'en
desdise bientost, en quoy il ne trouve à redire, et ne
veuille adjouster, oster, ou changer; il désire ce qu'il
' ** Dans les choses.
»
*2 Soupirans.
*3 Et nui doivent advenir.
248 DE LA SAGESSE,
ne sçauroit dire. Au bout du compte rien ne le con-
tente, se fasche*4 et s' ennuyé de soy-mesme.
Sa foiblesse est encores plus grande au jouyr et
user des choses, et ce en plusieurs manières; pre-
mièrement en ce qu'il ne peut manier et se servir
d'aucune chose en sa pureté et simplicité naturelle.
Il les faut desguiser, altérer et corrompre, pour l'ac-
commoder à nostre main : les elemens, les métaux,
et toutes choses en leur naturel , ne sont propres à
nostre usage ; les biens, les voluptés et plaisirs , ne se
peuvent laisser jouyr sans meslange de mal et d'in-
commodité,
. . . Medio de fonte leporum ,
Surgit amari aliquid, quod in ipsis floribus angat 5.
L'extresme volupté a un air de gémissement et de
piaincte, estant venue à sa perfection, c'est foiblesse,
défaillance, langueur; un extresme et plein conten-
tement a plus de sévérité rassise que de gayeté en-
jouée ; ipsa félicitas se, nisi tempérât , p remit6. D'où,
disoit un ancien , que Dieu nous vend 7 tous les biens
qu'il nous envoyé, c'est-à-dire qu'il ne nous en donne
*4 Pour il se fâche.
5 « De la source même des plaisirs , il émane quelque chose
d'amer; et même sous des couronnes de fleurs, on se sent
inquiet , oppressé ». Lucr.
6 « Le bonheur se nuit à lui-même s'il ne se modère n.ilfy.1iA.f^.
7 Rousseau a dit de même, Ode i, L. ni :
Le ciel nous vend toujours les biens qu'il nous prodigue.
LIVRE I, CHAPITRE XXXIX. 2^9
aucun pur, que nous ne l'acheptions au poids de
quelque mal. Aussi la tristesse n'est point pure et
sans quelque alliage de plaisir, labor voluptasque dis-
simillima natura , societaie quadam nalurali in ter se sunt
juncla; —
• . . . Est quaedam flere voluptas8.
Ainsi toutes choses en ce monde sont mixtionnées
et destrempées avec leurs contraires : les mouvemens
et plis du visage qui servent au rire , servent aussi
au pleurer, comme les peinctres nous apprennent.
Et nous voyons que l'extrémité' du rire se mesle aux
larmes. Il n'y a point de bonté' en nous, qu'il n'y aye
quelque teincture vicieuse, omnes justitiae noslrae sunt
tâmquam pannus menstruatae 9 ', comme se monstrera en
son lieu. Il n'y a aussi aucun mal sans quelque bien :
nullum sine authoramento malum est10. Tousjours à
quelque chose sert malheur; nul mal sans bien, nul
bien sans mal en l'homme; tout est mesle', rien de
pur en nos mains. Secondement tout ce qui nous ad-
vient, nous le prenons et en jouyssons de mauvaise
main : nostre goust est irrésolu et incertain ; il ne
sçait rien tenir ny jouyr de bonne façon : de là est
8 « La peine et le plaisir , quoique de nature très-différente ,
sont unies entre elles par un certain lien naturel ». Tit. Liv.
« Il y a quelque volupté à pleurer ». Ovid.
9 « Toutes nos justices ressemblent au linge qui a servi : il
y a toujours quelque souillure ». Senec.
10 Ce passage est traduit par la phrase qui le précède.
25o DE LA SAGESSE,
venue la question interminable du souverain bien.
Les choses meilleures souvent en nos mains par nostre
foiblesse, vice, et insuffisance , s'empirent, se corrom-
pent, deviennent à rien, nous sont inutiles, voire
quelques fois contraires et dommageables.
Mais la foiblesse humaine se monstre richement
au bien et au mal , en la vertu et au vice ; c'est que
l'homme ne peust estre, quand bien il voudroit, du
tout bon ny du tout meschant. Il est impuissant à
tout. Quant au bien et à la vertu considérons trois
pomcts; le premier est, que l'on ne peust faire tout
bien, ny exercer toute vertu; d'autant que plusieurs
vertus sont incompatibles, et ne peuvent demeurer
ensemble au moins en un mesme subject , comme la
continence filiale et viduale, qui sont entièrement
différentes , le célibat et le mariage ; estans les deux
seconds estats de viduité et de mariage bien plus pé-
nibles et affaireux, et ayant plus de difficulté' et de
vertu que lés deux premiers de filiage et de célibat,
qui ont aussi plus de pureté', de grâce et d'aysance:
virgo jœlicior , vidua laboriosior, in illagratia, in ista
virtus coronatuf '.La constance qui est en la pouvreté ,
indigence , adversité , et celle qui est en l'abondance
et prospérité; la patience de mendicité et la libéralité.
11 « La vierge est plus heureuse , la veuve a plus de peines
et de tourmens ; dans celle-là c'est la grâce qui est couron-
née, dans l'autre c'est la vertu ». Tertul.
LIVRE I, CHAPITRE XXXIX. 25i
Cecy est encores plus vray des vices qui sont oppo-
sites les uns aux autres.
Le second est que bien souvent l'on ne peust ac-
complir ce qui est d'une vertu , sans le heurt et of-
fense d'une autre vertu, ou d'elle-mesrae : d'autant
qu'elles s'entre-empeschent : d'où vient que l'on ne
peust satisfaire a l'une, qu'aux despens de l'autre*.
Et de cecy ne s'en faut prendre à la vertu , ny penser
que les vertus se contrarient, car elles sont très bien
d'accord, mais à la foiblesse et condition humaine,
estant toute sa suffisance *12 et son industrie si courte
et si foible , qu'elle ne peust trouver un reiglement
certain, universel et constant à estre homme de bien:
et ne peust si bien adviser et pourvoir , que les moyens
de bienfaire ne s'entre-empeschent souvent. Prenons
* Variantes. C'est tousjours descouvrir un autel pour en
couvrir un autre , tant est courte et foible toute la suffisance
humaine , qu'elle ne peust bailler ny recevoir un reiglement
certain , universel , et constant à estre homme de bien : et ne
peust si bien adviser et pourvoir , que les moyens de bien faire
ne s'entre-empeschent souvent. La charité et la justice se con-
tredisent. Si je rencontre mon parent et amy en la guerre de
contraire party, par justice je doibs le tuer; par charité, l'es-
pargner et sauver. Si un homme est sauvé à la mort, où n'y
aye aucun remède , et n'y reste qu'un languir très douloureux ,
c'est œuvre de charité de l'achever, mais qui seroit puni par
justice.
*12 Capacité.
a52 DE LA SAGESSE,
exemple de la charité et de la justice : si je rencontre
mon parent ou mon ainy en la guerre de contraire
party, par justice je le doibs tuer, par charité l'es-
pargner et sauver : si un homme est blessé à la mort,
où n'y aye aucun remède , et n'y reste qu'un languir
très douloureux, c'est œuvre de charité de l'achever,
comme fist celuy qui acheva Saiïl à son instante prière ;
mais qui seroit puni par justice, comme fut celuy-là
par David et justement, David estant ministre de la
justice publique et non de la charité privée : voire
estre trouvé près de luy en lieu escarté, où il y a
doubte du meurtrier, bien que ce soit pour luy faire
office d'humanité, est très dangereux, et n'y peut
aller de moins que d'estre travaillé par la justice,
pour repondre de cet accident, dont l'on est inno-
cent. Et voilà comment la justice non - seulement
heurte la charité, mais elle-mesme s'entrave et s'em-
pesche, dont est très-bien dict, et au vray , summum
jus , summa injuria1^.
Le troisiesme plus notable de tous : l'on est con-
trainct souvent de se servir et user de mauvais moyens ,
pour éviter et sortir d'un plus grand mal, ou pour
parvenir à une bonne fin; tellement qu'il faut quel-
ques fois légitimer et authoriser non-seulement les
choses qui ne sont point bonnes , mais encores les
mauvaises, comme si, pour estre bon, il falloit estre
î3 « Une justice trop rigoureuse est une grande injustice »,
LIVRE 1, CHAPITRE XXXIX. a53
un peu meschant *. Et cecy se voyt par tout , en la
police, justice, vérité, religion.
En la police, combien de choses mauvaises per-
mises et en usage public , non-seulement par conni-
vence ou permission, mais encores par approbation
des loix, comme se dira après en son lieu, ex sena-
tusconsultîs et plehîsdlis scelera exercentur \ 4 . Pour des-
charger un estât et republique de trop de gens, ou
de gens bouillans à la guerre, qu'elle ne peust plus
porter, comme un corps replet de mauvaises ou trop
d'humeurs, l'on les envoyé ailleurs s'accommoder
aux despens d'autruy : comme les François, Lom-
bards, Goths, Vandales, Tartares, Turcs. Pour évi-
ter une guerre civile, l'on en entretient une estran-
gere. Pour instruire à tempérance, Lycurgus faisoit
enyvrer les Ilotes serfs, pour par ce desbordement
faire prendre horreur de ce vice. Les Romains , pour
dresser le peuple à la vaillance et mespris des dan-
gers et de la mort, dressoyent les spectacles furieux
des gladiateurs et escrimeurs à outrance. Ce qu'ils
firent au commencement des criminels , puis des serfs ,
* Variantes. Et cecy se voyt non-seulement au faict de la
police et de la justice , mais encore en la religion, qui monstre
bien que toute la cousture et conduicte humaine est bastie et:
faict'e" de pièces maladifyes: . '„ .*.••• . ■•
l4 « On commet des crimes, même en se conformant à des
sénatus-consultes et à des plébiscites ». Je crois cette cita-
tion prise de Tacite. Ule uL h-J&iMj***-/ *4a. t\f~.
25i DE LA SAGESSE,
innocents , en fin des libres, qui se donnoyent à cela ;
les bourdeaux*15 aux grandes villes, les usures, les
divorces en la loy de Moyse, et en plusieurs autres
nations et religions, permis pour éviter plus grands
maux : ad duritiem cor dis eorum l6.
En la justice laquelle ne peust subsister et estre
en exercice sans quelque meslange d'injustice ; non-
seulement la commutative, cela n'est pas estrange, il
est aucunement nécessaire, et ne sçauroit-on vivre
et trafiquer ensemble, sans lésion, offense et dom-
mage mutuel, et les loix* connivent à la lésion qui
est au dessoubs la moitié de juste prix : mais encores
la distributive , comme elle-mesme confesse. Summum
jus summa injuria : et omne magnum exemplum habet
aliquid ex iniquo , auod contra singulos utilitate publica
rependitur11. Platon permet, et le stile*18 est tel en plu-
sieurs endroicts , d'attirer par fraudes , et fausses es-
pérances de faveur ou pardon, le criminel à descou-
vrir son faict. C'est par injustice, piperie et impu-
*l5 Les lieux de débauche, de prostitution.
lG « A cause de la dureté de leurs cœurs ».
*7 « Une justice trop rigoureuse est une souveraine injus-
tice , et tous les grands exemples de la justice ont quelque
chose d'injuste , lorsqu'on punit , par exemple , quelques-uns
pour l'utilité de tous ». fax,, kfâjXfffi /- Ztu^' kwmJ.)%lVj 1^,
* Variâmes. Et les loix permettent de se tromper au des-
soubs la moitié du juste prix.
*'8 tfca. procédure, v •* "«' '•■ ■ >
LIVRE I, CHAPITRE XXXIX. -55
dence vouloir arriver à la justice. Et que dirons-nous
de l'invention des géhennes*'9, qui est plustost un
essay de patience , que de vérité20? Car celuy qui les
penst souffrir, et ne les peust souffrir, cachera la vérité.
Pourquoy la douleur fera-t-elle plustost dire ce qui est,
que ce qui n'est pas ? Si l'on pense que l'innocent est
assés patient pour supporter les tourmens , et pour-
quoy ne le sera celuy qui est coulpable , estant ques-
tion de sauver sa vie ? Illa tormenla gubernat dolor,
moderatur natura cujusnue tum anîmi tum corporis , régit
quaesilor, flectit libido , corrumpit spes , infirmât metus , ut
in tôt rerurn angustiis nil veritati loci relinauatur2ï :'. Pour
excuse on dit que la torture estonne le coulpable ,
l'affoiblit, et luy faict confesser sa fausseté; et au re-
bours fortifie l'innocent : mais il s'est tant souvent
veu le contraire, cecy est captieux, et à dire vray un
pouvre moyen, plein d'incertitude et de doubte. Que
ne diroit et ne feroit-on pour fuir à telles douleurs ?
etenim innocentes mentiri cogit dolor~2 ; tellement qu'il
+I9 Des tourmens de la question.
20 Ceci est copié de Montaigne.
21 « Ces tortures qu'inventa la douleur, font plus ou moins
d'impression selon le caractère , l'ame , le plus ou moins de.
force du corps : celui qui les inflige au patient, interroge à son
gré ; la passion fléchit dans la réponse ; l'espérance l'altère ; la
crainte l'infirme : de sorte qu'au milieu de tant d'incertitudes ,
il n'y a plus moyen de démêler la vérité ».
22 « Car la douleur force les innocens même à mentir ».
Publ. Syr.
-2% DE LA SAGESSE,
advient que le juge, qui donne la géhenne, affm de ne
faire mourir l'innocent, il le faict mourir et innocent
et géhenne. Mille et mille ont chargé leurs testes de
fausses accusations : mais au bout du compte est-ce
pas grand'injustice et cruauté de tourmenter et rom-
pre un homme, de la faute duquel on double en-
cores ? Pour ne le tuer sans occasion, l'on luy faict
pire que le tuer : s'il est innocent et supporte la peine ,
quelle raison luy est-il faicte du tourment injuste ? Il
sera absous , grand mercy. Mais quoy c'est le moins
mal que la foiblesse humaine aie peu inventer *.
Si l'homme est foible à la vertu,** il l'est encores
* variante. Toutesfois n'est pas en practique par tout. Il
semble que commettre au combat les parties, quand l'on ne
peust descouvrir la vérité (moyen condamné par la chrestienté ,
et jadis fort en usage) ; soit moins injuste et cruel. Edition
de 1601 , liv> 1 , ch. 4.
** Fanante. Si l'homme est foible à la vertu , comme ii
vient d'estre monstre , il l'est encores plus à la vérité. C'est
chose estrange, l'homme désire naturellement sçavoir la vé-
rité ; et pour y parvenir , remue toutes choses : neantmoins
il ne la peust souffrir , quand elle se présente ; son esclair Fes-
tonne ; son esclat l'atterre : ce n'est point de sa faute, car elle
est très belle , très aimable et très convenable à l'homme ; et
peust-on d'elle dire encore mieux, que de la vertu et sagesse,
que si elle se pouvoit bien voir , elle raviroit et embraseroit
tout le monde en son amour. Mais c'est la foiblesse de
l'homme qui ne peust recevoir et .porter une telle splendeur;
voire elle l'offense. Et celui qui la luy présente est souvent tenu
LIVRE I, CHAPITRE XXXIX. 257
plus à la vérité, soit-elle éternelle et divine, ou tem-
porelle et humaine : celle-là l'estonne par son esclair»
l'atterre par son esclat , comme la vive clarté du so-
leil, l'œil foible du hibou : et s'il s'y opiniastre, il
succombera accablé, qui scrutator est nwjeslatis, oppri-
meùiT à gloria23; tellement que pour luy en donner
quelque air et quelque goust, il la luy faut desguiser,
tempérer, et couvrir de quelque ombrage. Celle-cy,
l'humaine le blesse , et qui la luy présente est souvent
tenu pour ennemy, veriîas odium parit 2i. C'est chose
estrange , l'homme désire naturellement sçavoir la vé-
rité, et pour y parvenir, remue toutes choses, neant-
moins il n'y peu st parvenir : si elle se présente , il ne la
peust comprendre; s'il ne la comprend, il s'en of-
fense : ce n'est pas sa faute, car elle est très belle,
aimable, cognoissable, mais c'est la foiblesse humaine
qui ne peust recevoir une telle splendeur. L'homme
est fort à désirer, et foible à prendre et tenir. Les
deux principaux moyens qu'il employé, pour parvenir
à la cognoissance de la vérité, sont la raison et l'ex-
pour ennemy, verilas odium parit [a). C'est acte d'hostilité
que de luy monstrer ce qu'il ayme et cherche tant. L'homme
est fort à désirer, et foible à recevoir. Ibid.
z3 « Celui qui ose scruter la majesté de Dieu , sera accablé
de sa gloire», fw-, XX M?.
*4 Ce passage est traduit dans la note de la dernière va-
riante.
(a) « La vérité engendre la haine ». Z CUmJt fa&lÙL>) dtl. t,Jc.l, Y- *tl<
• • ' 1.' "" * >7
258 DE LA SAGESSE,
perience. Or, tous deux sont si foibles et incertains
(bien*25 que l'expérience plus), que n'en pouvons
rien tirer de certain. La raison a tant de formes , est
tant ployable, ondoyante, comme a esté dict en son
lieu. L'expérience encores plus, les evenemens sont
tousjours dissemblables : il n'y a rien si universel en
la nature que la diversité, rien si rare et difficile et
quasi impossible que la semblance. Et si l'on ne peust
remarquer la dissemblance, c'est ignorance et foi-
blesse ; ce qui s'entend de parfaicte , pure et entière
semblance et dissemblance : car , à vray dire , tous les
deux sont par-tout, il n'y a aucune chose qui soit en-
tièrement semblable et dissemblable à une autre. C'est
un ingénieux et merveilleux meslange et destrempe-
ment de nature : mais après tout, qui descouvre mieux
la foiblesse humaine que la religion * ? Aussi est-ce
*25 Quoique l'expérience le soit plus.
* Variante. En la religion , les plus grandes et solennelles
actions sont marques honteuses , et remèdes aux maladies hu-
maines : les sacrifices qui ont esté anciennement en si grande
révérence par tout le monde universel , voire (a) en la religion
judaïque , et encores sont en usage en plusieurs endroicts du
monde , non-seulement des bestes , mais encore des hommes
vivans , voire des innocens : quelle plus grande rage et manie
peust entrer en l'imagination, que de penser appaiser et gra-
tifier Dieu par le massacre et sang des bestes ! Non (b) san~
(a) Même.
(è). « Dieu ne doit pas être honoré par le sang ; car quel plaisir peut-
on lui faire , en lui immolant des innocens ? » jt)\tt¥t nhî^ &tuU**Kf
LIVRE I, CHAPITRE XXXIX. 259
son intention de faire bien sentir à l'homme son mal,
sa foiblesse, son rien, et par-là le faire recourir à
Dieu , son bien , sa force , son tout. Premièrement
elle la lui presclie, inculque, reproche, Fappellant
guine colendus Deus ; quae enimex Lrucidatione immeren-
tium voluptas est? Quelle folie de penser Lire service à Dieu
en liiy donnant et présentant , et non plustost en luy deman-
dant et implorant ! Car c'est grandeur de donner et non de
prendre. Certes les sacrifices estoient ordonnés en la loy de
Moyse, non pour ce que Dieu y prinst plaisir , ou que ce fust
chose par aucune raison bonne de soy , si vohdsses sàcrifi-
cium (e) , dédissent utique , holocaustis non delectaberis ; sa-
crificium et oblalionem noluisli , holocaustum pro peccato
non postulasti ; mais pour s'accommoder à la foiblesse hu-
maine : car il est permis de folier avec les petits enfans. La
pénitence est la chose la plus recommandée et des princi-
pales de la religion ; mais qui présuppose péché, et est remède
contre iceluy , sans lequel ce seroit de soy chose mauvaise :
car le repentir , la tristesse et affliction desprit est mal. Le jure-
ment de mesme causé par l'infidélité et meffiance humaine , et
remède contre icelle , ce sont tous biens , non de soy , mais
comme remèdes aux maux. Ce sont biens pour ce qu'ils sont
nécessaires , et non au rebours. Ce sont biens , comme l'es-
ternuement et la médecine , bons signes venant de mauvaise
cause, guarison de maux. Ce sont biens, mais tels qu'il se-
roit beaucoup meilleur qu'il n'y en eust jamais , et qu'il n'en
fust point besoing. Edit. de 1601, liv. 1 , eh. £.
(e) « Si tu eusses voulu un sacrifice, je te l'aurais offert certai-
nement; mais tu ne te de'lectes pas d'holocaustes. Tu n'as pas voulu de
sacrifice et d'oblation; tu n'as pas demandé d'holocauste pour le pe'che'».
Psal. L, v. 18.
a6o DE LA SAGESSE,
poudre, cendre, terre, chair, sang, foin. Puis elle la
îuy insinue et faict sentir d'une très belle et noble fa-
çon , introduisant Dieu humilie' , affoibli , abbaissé
pour l'amour de luy, parlant, promettant, jurant,
courrouçant, menaçant; bref traittant et agissant avec
l'homme d'une manière basse, foible, humaine, ainsi
qu'un père qui bégaye et faict le petit avec ses petits :
estant telle, si grande, et invincible la foiblesse hu-
maine, que pour lui donner quelque accès et com-
merce avec la divinité, et l'approcher de Dieu, il a
fallu que Dieu se soit abbaissé au plus bas \Deus quia
in altitudine sua a nobis parvulis apprehendi non poterat ,
ideo se straçit hominibus 26. Puis par effect ordinaire,
car tous les principaux et plus saincts exercices, les
plus solennelles actions de la religion, ne sont -ce
pas les vrays symptômes et argumens de la foiblesse
et maladie humaine ? Les sacrifices qui ont esté an-
ciennement en usage par tout le monde, et encores
sont en quelques endroicts non-seulement des bestes,
mais aussi des hommes vivans, voire des innocens,
n'estoit-ce pas des honteuses marques de l'infir-
mité et misère humaine ? Premièrement pour ce que
c'estoyent des enseignes et tesmoignages de sa con-
demnation et malédiction (car c'estoyent des protes-
26 (t Parce que Dieu , de la hauteur où il est élevé , ne
pouvait être aperçu par des êtres aussi chétifs que nous sommes,
il s'est abaissé jusqu'à nous ».
LIVRE I, CHAPITRE XXXIX. 261
talions publiques d'avoir mérité la mort et d'estre
sacrifie' comme ces bestes) , sans laquelle n'y eust ja-
mais eu d'offrandes sanglantes, sacrifices propitia-
toires, expiatoires. Secondement à cause de la bassesse
du dessein et de l'intention qui estoient de penser
appaiser, flatter, et gratifier Dieu par le massacre et
le sang des bestes et des hommes , sanguine non co-
lendus Deus > quae enim ex trucidatione immerentium vo-
luptas est21 ! Certes Dieu aux premiers siècles, encores
la foible enfance du monde et la simple nature, les a
bien accepté des gens de bien à cause d'eux et de
leurs dévotions. Respexit Domînus ad Abel et ad mu-
nera e/us28, prenant par sa bonté en bonne part ce
qui se faict en intention de l'honorer et servir : et en-
cores depuis estant le monde encores apprentif et
grossier sub pedagogo29, tout confit en cette opinion
si universelle , que quasi naturelle. Je ne touche point
icy le mystère particulier de la religion judaïque qui
les employoit pour figures : c'est un des beaux traicts
de la religion , et assez fréquent , de convertir ce qui
est humain ou naturel, et corporel en usage sainct,
sacré et en tirer un fruict spirituel. Mais ce n'estoit*3°
27 La traduction de ce passage se trouve ? trois pages plus
haut , dans une note de la dernière variante.
28 « Dieu regarda Abel et ses présens ». Gen IV, v. 4-
'29 « Sous un pédagogue ».
*3° Mais ce n'était pas que Dieu y prît plaisir.
262 DE LA SAGESSE,
que Dieu y prinst plaisir, ny que ce fust chose par
aucune raison bonne de soy, tesmoin les prophètes
et plus clair-voyans qui l'ont tousjours dict franche-
ment, si voluîsses sacrificium dedissem uiique , holo-
caustls non delectaberis ; sacrificium et oblationem noluisti,
holocaustum pro peccato non postulasti. — Non accipiam
de domo tua vitulos , etc. 3l et ont rappelle et convié
le monde à un autre sacrifice plus haut, spirituel, et
plus digne de la divinité, sacrificium Deo spiritus : aures
autem perforasti mihi utfacercm voluntatem tuam , et le-
gem tuam in medio cordis mei : immola Deo sacrificium
laudis , misericordiam volo , non sacrificium 32. Et en
lin le fils de Dieu, docteur de vérité, estant venu pour
sevrer et desniaiser le monde , les a du tout abolis ,
ce qu'il n'eust faict si c'eust esté chose de soy, et
essentiellement bonne , et eust pieu à Dieu son père :
car au rebours. Pater non taies auaerit, sed taies qui ado-
31 « Si tu eusses voulu un sacrifice , je te l'aurais offert
certainement ; mais tu ne te délectes pas d'holocaustes ; tu
n'as pas voulu de sacrifice et d'oblation, tu n'as pas demandé
d'holocauste pour le péché. — Je ne recevrai pas de veaux de
ta maison, etc. ».« — La plus grande partie de ce passage des
psaumes se trouve dans la dernière variante.
32 « Le sacrifice que Dieu aime est celui de l'esprit : tu m'as
percé les oreilles pour que je fisse ta volonté , et que j'obser-
vasse ta loi dans le fond de mon cœur: immole un sacrifice de
louange à Dieu ; je veux de la miséricorde, et non pas un sa-
crifice».— Ce passage est tiré de divers chapitres des Psaumes.
LIVRE I, CHAPITRE XXXIX. 263
rent in spiriiu et veritate 33. Et certes c'est un des plus
beaux effects et fruicts de la chrestienté après l'abo-
lition des idoles. Dont Julien l'Empereur son ennemi
capital, comme en despit d'elle en faisoit plus que
jamais autre n'en fist au monde, taschant de les re-
mettre sus avec l'idolâtrie. Parquoy laissons les là ,
voyons les autres pièces principales de la religion.
Les sacremens en matière vile et commune de pain ,
vin , huile , eau , et en action externe de mesmes , ne
sont-ce pas tesmoignages de nostre pouvreté et bas-
sesse ? La pénitence , remède universel à nos mala-
dies, est chose de soy toute honteuse, foible, voire
mauvaise, car le repentir, la tristesse, et affliction
d'esprit est mal. Le jurement qu'est-ce qu'un symp-
tôme et marque honteuse de la méfiance, infidélité,
ignorance , impuissance humaine , et en celuy qui
l'exige, et en celuy qui le rend , et en celuy qui l'or-
donne , quod amplius est , a malo est11*. Voilà comment
la religion guarit et remédie à nos maux par moyens
non-seulement petits et foibles, ainsi le requérant
nostre foiblesse, stulta et infirma mundi elegit Deusi5 :
mais qui ne sont aucunement de valeur, ny sont bons
33 « Le père ne cherche pas de tels serviteurs , mais des
serviteurs qui l'adorent en esprit et en vérité ». lY. «tr Jf" 7<*k; T^r 23,
3^ « Et ajoutez à cela qu'il a sa source dans la mauvaise
foi ». ft Jl*H.t Vt 3/.
35 « Dieu a choisi ce qu'il y a d'insensé et de faible selon
le monde ». ire. Ep. de S. Paul aux Corinth. chap. I, v. 27.
264 DE LA SAGESSE,
en soy, mais bons en ce qu'ils servent et sont em-
ployée contre le mal, comme les médecins : ils des-
truisent leur autheur, sont causés par le mal, et
chassent le mal : ce sont biens comme les gibbets et
les roues en une republique ; comme l'esternuement
et autres descharges venans de mauvaises causes et
remèdes à icelles. Bref, ce sont biens tels qu'il seroit
beaucoup meilleur qu'il n'y en eust jamais eu, comme
aussi n'y en eust-il jamais eu, si l'homme eust este'
sage, et se fust préservé en Testât au quel Dieu l'avoit
mis , et n'y en aura plus sitost qu'il sera délivré de
cette captivité pour arriver à sa perfection.
Tout ce *36 dessus monstre combien est grande la
foiblesse humaine au bien, en police, justice, vérité,
religion envers Dieu, mais qui est plus estrange , elle
est aussi très grande au mal : car l'homme voulant
estre meschant, encores ne le peust-il estre du tout
et n'y laisser rien à faire : il y a tousjours quelque
remous et craintive considération qui ramollit et re-
lasche la volonté, et reserve encores quelque chose
à faire : ce qui a causé à plusieurs leur ruine, bien
qu'ils eussent là dessus projette leur salut. C'est foi-
blesse et sottise, dont est venu le proverbe à leurs
dépens, au'il ne faut jamais folier**1 à demy. Mot dit
par jugement, mais qui peust avoir et bon et mauvais
*36 Tout ce qui est dit ci-dessus.
*37 Faire le fol.
LIVRE I, CHAPITRE XXXIX. a65
sens. De dire qu'il faille faire tousjours au pis sans
aucune reserve ni respect , c'est une très pernicieuse
doctrine : et très bien dict le proverbe contraire , les
plus courtes folies sont les meilleures. Mais aussi en cer-
tains cas , la voye médiocre est très dangereuse , comme
à l'endroict d'un ennemi redoutable que l'on tient à la
gorge , comme l'on tient le loup par les oreilles : il le
faut ou gagner du tout par courtoisie, ou du tout
l'estaindre *38 et s'en deffaire, comme ont tousjours
pratiqué les Romains , et très prudemment , entre
autres à l'endroit des Latins ou Italiens, à la remons-
trance de Camillus , pacem in perpetuum parare vel
serviendo vel ignoscendo1^ , car en tel cas faire à demy,
c'est tout perdre, comme firent les Samnites, qui à
faute de pratiquer ce conseil qui leur fut donné par
un bon vieillard expérimenté, à l'endroict des Ro-
mains, qu'ils tenoyent enserrés, le payèrent bien cher;
aut conciliandus aut tollendus hostis io : le premier de la
courtoisie est plus noble, honorable et à choisir, et
ne faut venir au second qu'à l'extrémité, et lorsque
l'ennemi n'est capable du premier. Par tout ce dessus
se monstre l'extrême foiblesse humaine au bien et au
mal : il ne peust ny faire ny fuyr tout bien et tout
*38 L'exterminer.
39 « S'assurer une paix à perpétuité en se soumettant ou
en pardonnant ». Zif, t**'./ p7//,/ji.
^° « 11 faut ou se concilier son ennemi , ou le détruire »,
266 DE LA SAGESSE,
mal : et ce bien ou mal qu'il faict ou fuict, ce n'est
purement ny entièrement : et ainsi n'est en sa puis-
sance d'estre en tout sens tout bon , ny du tout mes-
cliant.
Remarquons encore plusieurs autres effects et tes-
moignages de la foiblesse humaine. C'est foiblesse
et*41 relatifve de n'oser ny pouvoir reprendre au-
truy, ny estre reprins ; volontiers qui est foible ou
courageux en l'un , l'est aussi en l'autre. Or c'est
une grande délicatesse se priver ou autruy d'un si
grand fruict pour une si légère et superficielle pi-
queure, qui ne faict que toucher et phlsser l'oreille.
A ce pareil est voysin cet autre de ne pouvoir refuser
avec raison , ny aussi recevoir et souffrir doucement
un refus.
Aux fausses accusations et mauvais soupçons qui
courent et se font hors justice, il se trouve double*
foiblesse ; l'une qui est aux interesse's , accusés et
soupçonnés, c'est de se justifier et excuser trop
facilement, soigneusement, et quasi ambitieusement.
Mendax infamia terret
Quem ? nisi mendosum . . . iz
C'est trahir son innocence, mettre sa conscience et son
droict en compromis et en arbitrage , que de plaider
*4* C'est faiblesse, et faiblesse relative.
^ « Quel est celui qu'une fausse 'accusation effraie , si ce
n'est le coupable » ? Hor.
LIVRE I, CHAPITRE XXXIX. 267
ainsi, perspîcuiias argumeniatione chvatur /,i. Socrates
en justice mesme ne le vousist *44 faire ny par soy ny
par autruv , refusant d'employer le beau plaider du
grand Lysii)s , et ayma mieux mourir. L'autre est au cas
contraire, c'est quand l'accusé et prévenu*45 coura-
geux ne se soucie de s'excuser ou justifier, parce qu'il
mesprise l'accusation et l'accusant comme indigne de
response et justification, et ne se veust faire ce tort
d'entrer en telle lice; practiqué par les hommes gé-
néreux, par Scipion sur tous plusieurs fois d'une fer-
meté' merveilleuse : lors les autres s'en offensent , ou
estimans cela trop grande confidence et orgueil, et
se picquans de ce qu'il sent trop son innocence , et
ne se desmet pas, ou bien imputans ce silence et mes-
pris à faulte de cueur, deffiance de droict, impuis-
sance de se justifier. O foible humanité ! que l'accusé
ou soupçonné se deffende , ou ne se deffende , c'est
foiblesse et lascheté. INous lui desirons du courage à
ne s'excuser, et quand il l'a, nous sommes foibles à.
nous en offencer.
Un autre argument de foiblesse est de s'assubjectir
et acoquiner à une certaine façon de vivre particu-
lière ; c'est mollesse poltronne, et délicatesse indigne
d'un honneste homme, qui nous rend incommodes.
43 « L'argumentation affaiblît l'évidence ». Lît,.,JV*A?$~. , ÎITfA-
*44 Voulut.
*45 Et celui qui est prévenu, (en prévention d'un crime).
268 DE LA SAGESSE,
et désagréables en conversation, et tendres au mal,
au cas qu'il faille changer de manière de faire. C'est
aussi honte de n'oser ou laisser par impuissance à
faire ce que l'on voyt faire à ses compagnons. Il faut
que telles gens s'aillent cacher et vivre en leur foyer :
la plus belle façon est d'estre soupple et ployable à
tout, et à l'excez mesme si besoing est, pouvoir oser
et sçavoir faire toutes choses, et ne faire que les
bonnes. Il faict bon prendre des reigles , mais non s'y
asservir.
Il semble appartenir à foiblesse , et estre une grande
sottise populaire de courir après les exemples estran-
gers et schoîastiques , après les allégations , ne faire
estât que des tesmoignages imprimés, ne croire les
hommes, s'ils ne sont en livre, ny vérité si elle n'est
vieille. Selon cela les sottises , si elles sont en moule *46,
elles sont en crédit et en dignité. Or il s'y faict tous
les jours devant nous des choses que si nous avions
l'esprit et la suffisance de les bien recueillir, esplu-
cher, juger vifvement, et trouver leur jour, nous en
formerions des miracles et merveilleux exemples , qui
ne cèdent en rien à ceux du temps passé, que nous
admirons tant, et les admirons pource qu'ils sont
vieux et sont escripts.
Encores un tesmoignage de foiblesse est que l'homme
n'est capable que des choses médiocres , et ne peust
*^6 C'est-à-dire, moulées, imprimées.
LIVRE I, CHAPITRE XXXIX. 269
souffrir les extrémités. Car si elles sont petites, et en
leur monstre viles, il les desprise et desdaigne comme
indignes, et s'offence de les considérer; si elles sont
fort grandes et esclatantes, il lesredoubte, les ad-
mire et s'en scandalise. Le premier touche principa-
lement les grands et subtils , le second se trouve aux
plus foibles.
Elle se monstre aussi bien clairement à l'ouie,
veue , et au coup subit des choses nouvelles et ino-
pinées, qui nous surprennent et saisissent à l'im-
pourveu : car elles nous estonnent si fort, qu'elles
nous ostent les sens et la parole :
Diriguit visu in medio , calor ossa reliquit.
Labitur , et longo vix tandem tempore fatur w.
quelques fois la vie mesme : soient-elles bonnes, tes-
moin la Dame romaine qui mourust d'ayse voyant
son fds retourné de la desroutte ; tesmoins Sophocles
et Denys le tyran : soient mauvaises , comme Dio-
dorus, qui mourust sur le champ de honte, pour ne
pouvoir développer un argument.
Encores cettuy-cy , mais qui sera double et de deux
façons contraires. Les uns cèdent et sont vaincus par
les larmes48 et humbles supplications d'autruy, et
^7 « H pâlit , sa langue se glace dans sa bouche , sa chaleur
l'abandonne, il tombe, et peut à peine parler après un long
intervalle ». Virg.
^8 Qui oserait blâmer César laissant tomber de ses mains
la sentence contre Ligarius?. . .
a7o DE LA SAGESSE,
se piequent du courage et de la braverie ; les autres
au rebours ne s'esmeuvent par toutes les submissions
et plainctes, mais se laissent gaigner à la constance,
et resolution. 11 n'y a point de doubte que le pre-
mier ne vienne de foiblesse : aussi se trouve-t-il vo-
lontiers es âmes molles et vulgaires. Mais le second
n'est sans difficulté', etsetrouveen toute sorte de gens.
Il semble que se rendre à la vertu et à une vigueur
masle et généreuse, est d'ame forte aussi et généreuse :
et il est vray, s'il se faict par estimation et révérence
de la vertu ; comme fit Scanderberg 49 recevant en
grâce un soldat pour l'avoir veu prendre party de se
deffendre contre luy ; Pompeius pardonnant à la ville
des Mammertins en considération de la vertu du ci-
toyen Zenon ; l'Empereur Conrard pardonnant au
Duc de Bavieres et autres hommes assiégés , pour la
magnanimité' des femmes, qui les luy desroboient et
emportoient sur leurs testes. Mais si c'est par eston-
nement et effray de son esclat, comme le peuple The-
bain qui perdit le cueur oyant Epaminondas accuse' ,
raconter ses beaux faicts et luy reprocher avec fierté
son ingratitude, c'est foiblesse et lascheté. Le faict
d'Alexandre mesprisant la brave resolution de Betis
prins*50 avec la ville de Gaza où il commandoit, ne
^9 Ces exemples sont empruntés des Essais de Montaigne.
liv. i, c. i.
*5oPris,
LIVRE I, CHAPITRE XL. 271
fust de foiblesse ny de courage, mais de cholere, la-
quelle en luy ne recevoit bride ny modération aucune.
1 VlXU\\VVV\tVVVlAi\llVV\ll\\lV\\Vr\ll\i\Vl\\VVIVV\VVVllVlL\VVl\tVV\iV\\!AV\lV\\lVV\lVV\
CHAPITRE XL*.
III. Inconstance.
Sommaire. — Combien il est difficile de porter un jugement
certain sur l'homme , tant il est ondoyant et divers. L'oc-
casion est son principal mobile. Il fait et défait ; il rit et
pleure de la même chose; il ne sait enfin ce qu'il veut.
JV HOMME est un subject merveilleusement divers et
ondoyant, sur lequel il est très malaisé d'y asseoir
jugement asseuré, jugement, dis-je universel et en-
tier, à cause de la grande contrariété et dissonance
des pièces de nostre vie. La pluspart de nos actions ne
sont que saillies et bouttées *l poussées par quelques
occasions : ce ne sont que pièces rapportées. L'irré-
solution d'une part, puis l'inconstance et l'instabilité,
est le plus commun et apparent vice de la nature hu-
maine. Certes nos actions se contredisent souvent de
si estrange façon, qu'il semble impossible qu'elles
* C'est le cinquième chapitre de la première édition»
*l Boutades,
272 DE LA SAGESSE,
soient parties de mesme boutique. Nous changeons et
ne le sentons, nous nous eschapons et desrobons, ipsi
nobisfurio subdueimus*. Nous allons après les inclina-
tions de nostre appétit, et selon que le vent des oc-
casions nous emporte, non selon la raison, atnilpo-
testesse aequabile , quod non à certâ ratione proficiscatur* .
Aussi nos esprits et nos humeurs se meuvent avec les
mouvemens du temps.
Taies sunt hominum mentes quali pater ipse
Jupiter auctiferà lustravit lampade terras 4.
La vie est un mouvement inégal, irregulier, multi-
forme. Enfin nous nous remuons et troublons nous-
mesmes par l'instabilité de nostre posture. Nemo non
quotidie consilium mutât et votum : modo uxorem vult ,
modo amicam ; modo regnare vult, modo non est eo ofji-
ciosior servus ; nunc pecuniam spargît , nunc rapit ; modo
frugî videtur et gravis , modo prodigus et v anus ; mutamus
subinde personam 5 .
2 Ce passage est traduit par la phrase qui le précède. Jitttt.M.ëtt.
3 « Mais rien ne peut être égal , uniforme, que ce qui pro-
vient d'une raison bien affermie ». Cic.
4 « Les esprits des hommes sont, de la nature de la lumière
bienfaisante . dont le souverain des Dieux éclaire les régions
qu'il parcourt ». jg^tor... J'iofn*. fshtm^l- .liltwH'
5 « L'homme change tous les jours de projets et de vœux :
tantôt il veut une femme , tantôt il veut une amie ; tantôt il
veut régner , tantôt il n'y a pas de serviteur plus officieux que
lui : aujourd'hui il répand l'argent, demain il le dérobe ; tantôt
LIVRE I, CHAPITRE XL. a73
Quod petiit, spernit ; repetit quod nuper omisit.
./Estuat, et vitae disconvenu ordine toto6.
L'homme est ranimai de tous le plus difficile à son-
der et cognoistre, car c'est le plus double et contre-
faict, le plus couvert et artificiel ; et y a chez luy tant
de cabinets et d'arriere-boutiques, dont il sort tan-
tost homme, tantost satyre ; tant de souspiraux, dont
il souffle tantost le chaud, tantost le froid, et d'où
il sort tant de fumëe. Tout son bransler et mouvoir
n'est qu'un cours perpétuel d'erreurs : le matin nais-
tre, le soir mourir; tantost aux ceps*7, tantost en
liberté; tantost un Dieu, tantost une mouche. Il rit
et pleure d'une mesme chose. Il est content et ma!
content. Il veust et ne veust, et ne scait enfin ce qu'il
veust. Tantost il est si comblé de joye et d'allégresse
qu'il ne peust demeurer en sa peau, tantost tout luy
desplait et ne se peust souffrir soy- mesme, modo
amore nostrî, modo iaedio laboramus 8.
il paraît frugal et grave , tantôt prodigue et frivole : nous chan-
geons à chaque instant de masque ». Sen. Epist. 120.
6 « Ce qu'il a demandé il le dédaigne , il recherche ce qu'il
vient de rejeter. Il est dans une fluctuation continuelle , et
n'est jamais d'accord avec lui - même dans tout le cours de
sa vie ». Hor. Epist. 1,1. I, v. y8.
*7 Aux fers , en esclavage.
8 « Tantôt l'amour de nous-mêmes nous tourmente , tantôt
nous ne pouvons nous supporter ». $en. Nat. Quœst. 1. iv,
I. 18
■274 £>E LA SAGESSE,
CHAPITRE XLI*.
IV. Misère.
Sommaire.— L'homme est misérable à sa naissance , pendant
"sa vie et à sa mort. Ses plaisirs comme ses peines , ne sont
jamais sans mélange. Il est malheureux et par ses sou-
venirs et par sa prévoyance ; par ses recherches inquiètes ;
par les remèdes même qu'il veut apporter au mal ; par ses
opinions, ses erreurs, ses passions envieuses ou haineuses;
par son incapacité , comme par son prétendu savoir. — Le
monde est rempli de trois sortes de gens ; les superstitieux ,
les formalistes et les pédants, gens attaqués de maladies pres-
que incurables.
Exemples : Alexandre et César. — Les Mexicains. — César.
— Caton d'Utique.
V O I C Y le grand et principal traict de sa peincture :
il est, comme a esté dict, vain, foible, fresle, incons-
tant au bien, à la félicite', à Payse; mais il est fort,
robuste, constant et endurcy à la misère ; c'est la mi-
sère mesme incarnée, et toute vifve : c'est en un mot
exprimer l'humanité, car en luy est toute misère; et
* C'est le sixième chapitre de la première édition.
LIVRE I, CHAPITRE XLL 275
hors de luy il n'y en a point au monde. C'est le pro-
pre de l'homme d'estre misérable; le seul homme, et
tout homme est tousjours misérable, comme se verra:
homo natus de muliere , brevi vivens tempore , repletus
multis miseras I. Qui voudroit représenter toutes les
parties de la misère humaine, faudroit discourir toute
sa vie, son estre, son entrée, sa durée, sa fin. Je n'en-
treprens donc pas cette besongne, ce seroit œuvre
sans fin ; et puis c'est un subject commun traitté par
tous : mais je veux icy cotter certains poincts qui ne
sont pas communs, ne sont pas prins *2 pour misères,
ou bien que l'on ne sent et l'on ne considère pas as-
sez, combien qu'ils soyent les plus pressans, si l'on
sçavoit bien juger.
Le premier chef et preuve de la misère humaine
est, que sa production, son entrée est honteuse , vile,
vilaine, mesprisée; sa sortie, sa mort et ruyne, glo-
rieuse et honorable. Dont il semble estre un monstre
et contre nature, puis qu'il y a honte aie faire, hon-
neur à le desfaire : nostri nosmet pœnitet et pudet1 '. Sur
cecy voicy cinq du six petits mots. L'action de planter
et faire l'homme est honteuse, et toutes ses parties , les
approches, les apprests, les outils, et tout ce qui y
1 « L'homme est né de la femme ; il n'a que peu de tems
à vivre; il est rempli de misères ». Job. ch. XIV, v. i.
*2 Pris.
3 « Nous avons regret et honte de nous-mêmes ». Terent.
Phorm, act. i, se- 3.
a7G DELASAGESSE,
sert, est tenu et appelle honteux, et n'y a rien de si
honteux en la nature humaine : l'action de le perdre
et tuer, honorable , et ce qui y sert est glorieux ; l'on
le dore et enrichist, l'on s'en pare, l'on le porte au
costé, en la main, sur les espaules. L'on se desdaigne
d'aller voir naistre un homme : chascun court et s'as-
semble pour le voir mourir, soit au lict, soit en la
place publique, soit en la campagne raze. On se ca-
che, on tue la chandelle pour le faire; l'on le faict à
la dcsrobée : c'est gloire et pompe de le desfaire ; l'on
allume les chandelles pour le voir mourir, l'on l'exé-
cute en plein jour, l'on sonne la trompette, l'on le
combat , et en faict-on carnage en plein midy. Il n'y
a qu'une manière de faire les hommes ; pour les des-
faire et ruyner, mille et mille moyens, inventions,
artifices. Il n'y a aucun loyer, honneur ou recom-
pense assignée pour ceux qui sçavent faire, multi-
plier , conserver l'humaine nature ; tous honneurs ,
grandeurs, richesses, dignite's, empires, triomphes,
trophées sont décernés à ceux qui la sçavent affliger ,
troubler, destruire. Les deux premiers hommes du
monde, Alexandre et César, ont desfaict chacun d'eux
(comme dict Pline) plus d'un million d'hommes, et
n'en ont faict ny laissé après eux. Et anciennement,
pour^e seul plaisir et passe-temps aux yeux du peu-
ple , se faisoient des carnages publics d'hommes :
homo sacra res per jocum et lusum occiditur: — satis spec-
lacuïi in homine mors est : innocentes in ludum veniunt ut
LIVRE I, CHAPITRE XLI. 277
publicœ voluptatîs hostiae fiant '4 :. Il y a des nations qui
maudissent leur naissance, bénissent leur mort. Quel
monstrueux animal qui se faict horreur à soy-mesme !
Or rien de tout cecy ne se trouve aux bestes ny au
monde.
Le second chef et tesmoignage de sa misère est au
retrancher des plaisirs si petits et chetifs qui lui ap-
partiennent (car des purs, grands et entiers, il n'en
est capable , comme a esté dict en sa foiblesse) , et au
rabattre du nombre et de la douceur d'iceux : si ce
n'est qu'il se face pour Dieu, quel monstre qui est
ennemy de soy-mesme , se desrobe et se trahist soy-
mesme , à qui ses plaisirs pèsent, qui se tient au mal-
heur ! Il y en a qui évitent la santé, l'allégresse, la
joye, comme chose mauvaise.
O miseri quorum gaudia crimen habent 5 !
Nous ne sommes ingénieux qu'à nous mal mener,
c'est le vray gibbier de la force de nostre esprit.
Il y a encore pis : l'esprit humain n'est pas seu-
lement rabbat-joye, trouble - feste , ennemy de ses
appétits, naturels et justes plaisirs, comme je viens
4 « L'homme , cet objet sacré , on le tue par jeu , par di-
vertissement : — la mort d'un homme est un spectacle. Des
innocens viennent dans les jeux de l'amphithéâtre, pour servir
de victimes aux plaisirs publics ». Sen. epist. g5. — Tertul.
de Spectac.
5 « O malheureux dont les plaisirs sont des crimes ,
Cornel. Gallus , Eleg. I , v. ï8o
278 DE LA SAGESSE,
de dire ; mais encores il est forgeur de maux. Il se
peinct et figure, craint, fuit, abhorre, comme bien
grands maux, des choses qui ne sont aucunement
maux en soy et en vérité', et que les bestes ne crai-
gnent point, mais qu'il s'est feinct par son propre
discours et imagination estre tels, comme sontn'estre
advance' en honneur, grandeur, biens, item cocuage,
stérilité' d'enfans, la mort6. Car à vray dire il n'y a
que la douleur qui soit mal, et qui se sente. Et ce
qu'aucuns sages semblent craindre ces choses , ce
n'est pas à cause d'elles , mais à cause de la douleur
qui quelques fois les accompagne de près : car sou-
vent elle devance et est avant-coureuse de la mort, et
quelques fois suit la disette des biens, de crédit et
honneur. Mais ostez de ces choses la douleur, le reste
n'est que fantasie, qui ne loge qu'en la teste de l'homme
qui se taille de la besongne pour estre misérable ; et
imagine à ces fins de faux maux outre les vrays, em-
ployant et estendant sa misère , au lieu de la ehastrer
et raccourcir. Les bestes ne sentent et sont exemptes
de ces maux , et par ainsi nature ne les juge pas tels.
Quant à la douleur, qui est le seul vray mal,
l'homme y est du tout ne', et tout propre : les Mexi-
caines saluent les enfans sortans du ventre de leur
6 Charron ne parle ici que de la mort physique , qui est
plutôt une cessation de maux qu'un mal réel : elle n'est un
mal que par l'idée d'un ayenir qu'on craint , parce qu'on
l'ignore,
LIVRE ï, CHAPITRE XLÏ. 273
mère en ces mots : Enfant , tu es venu au monde pour
endurer : endure, souffre et tais-toy. Que la douleur soit
comme naturelle à l'homme , et au contraire l'indo-
lence et le plaisir chose estrangere, il appert par ces
trois mots. Toutes les parties de l'homme sont ca-
pables de douleur, fort peu capables de plaisir. Les
parties capables de plaisir n'en peuvent recevoir que
d'une sorte ou de deux ; mais toutes peuvent recevoir
un très grand nombre, de douleurs toutes différentes ,
chaud, froid, piqueure, froisseure, foulure, esgrati-
gneure, escorcheure, meurtrissure, cuyson, langueur,
extension, oppression, relaxation, et infinis autres
qui n'ont point de nom propre, sans compter ceux
de Pâme ; tellement que l'homme est plus puissant à
souffrir qu'à exprimer. L'homme ne peust gueres du-
rer au plaisir : le plaisir du corps est feu de paille :
s'il duroit , il apporteroit de l'ennuy et desplaisir ;
mais les douleurs durent fort long-temps, n'ont point
leurs certaines saisons comme les plaisirs. Aussi l'em-
pire et commandement de la douleur est bien plus
grand , plus universel , plus puissant , plus durable ,
et en un mot, plus naturel que du plaisir.
A ces trois l'on peust adjouster autres trois *7. La
*7 Sous-entendu maux. Il y a ici une erreur dans l'édition
de Dijon, qui est ordinairement si exacte. On y lit : « à ces
mots l'on peut adjouster autres trois ». D'abord .cela ne se
trouve dans aucune autre édition antérieure; ensuite, il est
280 DEL A SAGESSE,
douleur et desplaisir est bien plus fréquent, et vient
bien souvent ; le plaisir est rare : le mal vient facile-
ment de soy-mesme sans estre recherché; le plaisir
ne vient point volontiers , il se faict rechercher , et
souvent acheter plus cher qu'il ne vaut : le plaisir n'est
jamais pur, ains tousjours destrempe' et meslé avec
quelque aigreur, et y a tousjours quelque chose à re-
dire ; mais la douleur et le desplaisir souvent tout
entier et tout pur. Après tout cela , le pire de nostre
marché , et qui monstre évidemment la misère de
nostre condition , est que l'extrême volupté et plaisir
ne nous touche point tant qu'une légère douleur :
segnius homines bona quam mala sentiunt 8. Nous ne sen-
tons point l'entière santé, comme la moindre des
maladies :
Pungit
In cute vix summa violatum plagula corpus ,
Quando valere nihil quemijuam movet 5
évident qu'aux trois malheurs ou maux de l'espèce humaine ,
qu'il vient de signaler, Charron se propose d'en ajouter trois
autres. 11 est vrai qu'il a dit plus haut : « il appert par ces
trois mots » ; mais cela ne me paraît pas justifier la correction
faite au texte.
8 « Les hommes sentent plus faiblement les biens que les
maux ». Tit.-Liv. L. XXX, ch. 21.
9 « Une petite plaie qui effleure à peine la peau , nous
avertit de sa présence par la douleur de la partie du corps
où elle se trouve, tandis que rien ne nous fait sentir la santé
dont nous jouissons ». Sleph. Boeliani Poemaia, pag, nS.
LIVRE I, CHAPITRE XLI. 281
Ce n'est pas assez que l'homme soit de faict et par
nature misérable, et qu'outre les vrays et substantiels
maux, il s'en feigne et s'en forge de faux et" fantas-
tiques, comme dict est; il faut encores qu'il les es-
tende , allonge et fasse durer et vivre , tant les vrays
que les faux, plus qu'ils ne peuvent, tant il est amou-
reux de misère : ce qu'il faict en diverses façons. Pre-
mièrement, par mémoire du passe' et anticipation de
l'advenir, nous ne pouvons faillir d'estre misérables,
puisque nos principaux biens , dont nous nous glo-
rifions, sont instrumens de misères, mémoire et pro-
vidence :futuro torquemur et praeterito, mulia bona nostra
nobis nocent , timons tormentum memoria reducit , pro-
videntiel anticipât , nemo praesentibus tantum miser est I0.
Est-ce pas grande envie d'estre misérable, que de
n'attendre pas le mal qu'il vienne, mais l'aller recher-
cher, le provoquer à venir, comme ceux qui se tuent
de la peur qu'ils ont de mourir , c'est-à-dire préoc-
cuper par curiosité' ou foiblesse et vaine appréhen-
sion, les maux et inconveniens, et les attendre avec
tant de peine et d'allarme, ceux mesmes qui par ad-
venture ne nous doivent point toucher ? Ces gens icy
veulent estre misérables avant le temps , et double-
10 « Nous sommes tourmentés par l'avenir et par le passé.
Il est même plusieurs avantages que nous possédons, qui nous
sont nuisibles : la mémoire nous ramène le tourment de la
crainte; la prévoyance f anticipe ; ce n'est pas seuiement par
les maux présens que Ion est malheureux". Sen. épis t. S^injîne.
282 DE LA SAGESSE,
ment misérables , par un real Ir sentiment de la mi-
sère , et par une longue préméditation d'icelle , qui
souvent est cent fois pire que le mal mesme : minus
afjicit sensus fatigatio , quam eogitatio 1 2 . L'estre de la
misère ne dure pas assez ; il faut que l'esprit l'allonge,
l'estende, et avant la main s'en entretienne. Plus
dolet quam necesse est, gui ante dolet quam necesse est.
Quaedam inagis , quaedam antequam debeant , quaedam
cwn omninb non debeant, nos torquent : aut augemus do-
lorem. autjingimus, autpraecipimus1*. Les bestes se gar-
dent bien de cette folie et misère, et ont à dire grand
mercy à nature, de ce qu'elles n'ont point tant d'es-
prit, tant de mémoire et de providence. César disoit
bien que la meilleure mort estoit la moins préméditée,
Et certes la préparation à la mort, a donne' à plusieurs
plus de tourment que la souffrance mesme. Je n'en-
tens icy parler de cette préméditation vertueuse et
11 C'est ainsi qu'on lit dans la première édition, et dans
celle de Bastien : l'édition de Dijon a rajeuni ce mot et a
écrit réel.
12 « La souffrance du mal nous affecte moins que îa pensée
même de la souffrance ». Quintil. L. I , ch. 12.
13 « Celui qui a de la douleur avant qu'il soit nécessaire
d'en avoir , a plus de douleur qu'il ne faut. — Certains maux
nous tourmentent plus qu'ils ne doivent , d'autres avant qu'ils
le doivent , d'autres lorsqu'ils ne le doivent pas du tout. Ou
nous augmentons la douleur, ou nous la feignons , ou nous.
la prenons d'avance ». Sen. epist. 98 et epist. i3.
LIVRE I, CHAPITRE XLI. a83
philosophique , qui est la trempe par laquelle l'ame
est rendue invincible , et est fortifiée à l'espreuve
contre tous assauts et accidens, de laquelle sera parlé ;
mais de cette paoureuse *l4, et quelques fois fausse et
vaine appréhension des maux qui peuvent advenir,
laquelle afflige et noircit de fumée toute la beauté et
sérénité de l'ame, trouble tout son repos et sa joye ;
il vaudroit mieux du tout s'y laisser surprendre. Il est
plus facile et plus naturel n'y penser point du tout.
Mais laissons encores cette anticipation de mal. Tout
simplement le soin et pensement pénible et béant
après les choses advenir, par espérance, désir, crainte,
est une très grande misère ; car outre que nous n a-
vons aucune puissance sur l' advenir , moins que sur
le passé (et ainsi c'est vanité, comme a esté dict15), il
nous en demeure encores du mal et dommage , cala-
mitosus est animus futuri anxius l6 , qui nous desrobe
le sentiment, et nous oste la jouyssance paisible des
biens presens, et empesche de nous y rasseoir et con-
tenter.
Ce n'est pas encores assez, car affin qu'il ne luy
manque jamais matière de misère , voire qu'il y en aye
tousj ours à foison , il va tous] ours furetant. et cher-
*'4 Peureuse.
,5 Au chapitre xxxvm.
,6 « Un esprit qui se chagrine de l'avenir, vit avec beau-
coup de calamité. Sen. ep. 98.
284 * DELA SAGESSE,
chant avec grande estude les causes et alimens de mi-
sère : il se fourre aux affaires de gayeté de cueur, et tels
que quand ils s'offriroient à luy , il leur devroit tour-
ner le dos : ou bien par une inquiétude misérable de
son esprit, ou pour faire l'habile, l'empesché, et l'en-
tendu, c'est-à-dire le sot et misérable, il entreprend
et remue besongne nouvelle, ou s'entremesle de celle
d'autruy. Bref, il est si fort et incessamment agite'
de soing et pensemens, non-seulement inutiles et su-
perflus, mais espineux , pénibles et dommageables,
tourmenté par le présent, ennuyé du passé, angoissé
pour l'advenir , qu'il semble ne craindre rien plus
que de ne pouvoir pas estre assez misérable : dont
l'on peust justement s'escrier, ô pauvres gens, com-
bien endurez- vous de maux volontaires, outre les
nécessaires que la nature vous envoyé ! Mais quoy,
l'homme se plaist en la misère , il s'opiniastre a re-
mascher et remettre continuellement en mémoire les
maux passés. Il est ordinaire à se plaindre , il enchérit
quelques fois le mal et la douleur, pour petites et lé-
gères choses, il se dira le plus misérable de tous, est
quaedam dolendivoluptas1 7 . Or c'est encores plus grande
misère de trop ambitieusement faire valoir la misère ,
que ne la cognoistre et ne sentir pas, homo animal
auerulum , cupide suis incumbens misems
18
'7 « Il y a un certain plaisir à se plaindre ». Ovid. Trist.
L. IV, El. 3; et Plin. epist. xvi , L. VIII.
,8 « L'homme est un animal qui aime à se plaindre , et qui
se complaît dans ses maux ». Apuleius.
LIVRE I, CHAPITRE XLI. a85
*Ne conterons-nous pas pour misère humaine, puis-
que c'est un mal commun et gênerai aux hommes, et
qui n'est point aux bestes, que les hommes ne peu-
vent bien s'accommoder et faire leur proffit sans le
dommage et reculement les uns des autres, maladie,
folie, desbauche, perte, mort. Nous nous entre-em-
peschons, heurtons, et pressons l'un l'autre, telle-
ment que les meilleurs , mesmes sans y penser ny le
vouloir , d'un désir quasi insensible , et innocemment ,
souhaittent la mort , le mal , et la peine d'autruy.
Le voilà donc bien misérable et naturellement et vo-
lontairement , en vérité et par imagination , par obliga-
tion, et de gayete' de cueur. Il ne l'est que trop, et il
craint de ne l'estre pas assez, et est tous] ours en queste
et en peine de s'en rendre encore davantage. Voyons
maintenant comment, quand il vient à le sentir et
s'ennuyer de quelque certaine misère (car il ne se lasse
jamais de l'estre en plusieurs façons sans le sentir) ,
il faict pour en sortir, et quels sont ses remèdes
contre le mal. Certes tels qu'ils importunent plus que
le mal mesme qu'il veust guarir : de sorte que vou-
lant sortir d'une misère , il ne la faict que changer en
une autre, et peust-estre pire. Mais quoy, encores le
* A commencer d'ici, on trouve dans la première édition,
une courte indication des remèdes que demandent tous ces
maux. Mais cet alinéa, qui n'était pas à sa place, a été trans-
porté ailleurs , dans la seconde édition,
286 DE LA SAGESSE,
changement le délecte , au moins le soulage ; il pense
guarir le mal par un autre mal : cela vient d'une opi-
nion qui tient le monde enchanté et misérable, qu'il
n'y a rien utile s'il n'est pénible, rien ne vaut s'il ne
couste, l'aisance luy est suspecte. Cecy vient encores
de plus haut ; c'est chose estrange , mais véritable , et
qui convainq l'homme d'estre bien misérable , qu'au-
cun mal ne s'en va que par un autre mal, soit au
corps, soit en l'âme. Les maladies spirituelles et cor-
porelles ne sont guaries et chassées que par tourment,
douleur, peine ; les spirituelles, par pénitence , veilles,
jeusnes, haires , prisons, disciplines , qui doivent estre
vrayement afflictions et poignantes, nonobstant la re-
solution et dévotion à très volontiers les souffrir; car
si elles venoient à plaisir ou proffit et commodité,
elles n'auroient point d'effect, ce seroyent exercices
de volupté et d'avarice, ou ménagerie, et non de pé-
nitence et contrition : les corporelles de mesme , par
médecines, incisions, cautères, diettes ; comme sen-
tent bien ceux qui sont obligés aux règles médici-
nales , lesquels sont battus d'une part du mal qui les
poingt*19, et d'autre de la reigle, qui les ennuyé. Item
les autres maux. L'ignorance, par grand, long, et
**9 Qui les poigne ou poind , ainsi qu'on écrit aujourd'hui.
L'ancienne orthographe était préférable , comme plus conforme
au mot latin pungit , et même à la prononciation , puisque
le d final de poind se prononce t deyant une voyelle.
LIVRE I, CHAPITRE XLL 287
pénible estude , qui addit scientiam addit et laborem 2°.
La disette et pouvrete' par grand soin, pénible veille,
travail, sueur, in sudore vultus lui21. Dont pour l'es-
prit et pour le corps , le labeur et travail est propre
à l'homme , comme à l'oyseau le voler.
Toutes ces misères susdictes sont corporelles ou
bien mixtes , et communes à l'esprit et au corps ; et
ne montent gueres plus baut que l'imagination et fan-
tasie. Considérons les plus fines et spirituelles, qui
sont bien plus misères, comme estant errone'es et ma-
lignes, plus actives et plus siennes, mais beaucoup
moins senties et advouées, ce qui rend l'homme en-
cores plus et doublement misérable, ne sentant que
ses maux médiocres, et non les plus grands ; voyre *22
l'on ne les luy ose dire ny toucher, tant il est confie t
et desploré en sa misère : si faut-il en passant et tou t
doucement en dire quelque chose, au moins les gui-
gner et monstrer au doigt de loing, affin de luy don-
ner occasion d'y regarder et penser , puis que de soy-
mesme il ne s'en advise pas. Premièrement pour le
regard de l'entendement, est-ce pas une estrange et
piteuse misère de l'humaine nature, qu'elle soit toute
conficte en erreur et aveuglement ? La pluspart des
opinions communes et vulgaires , voire les plus plau-
20 « Augmenter sa science, c'est augmenter son travail »,
Ecclesiaste. ch. u. v. 18 et 19.
21 « A la sueur de ton visage »,
*" Même.
a88 DE LA SAGESSE,
sibles et receuës avec révérence, sont fausses et er-
ronées, et qui pis est la pluspart incommodes à la
société humaine. Et encores que quelques sages, qui
sont en fort petit nombre , sentent mieux que le com-
mun, et jugent de ces opinions comme il faut, si
est-ce que quelques fois ils s'y laissent emporter, si-
non en toutes et tousjours, mais à quelques-unes et
quelques fois : il faut estre bien ferme et constant
pour ne se laisser emporter au courant, bien sain et
préparé pour se garder net d'une contagion si uni-
verselle : les opinions generalles receuës avec applau-
dissement de tous et sans contradiction, sont comme
un torrent qui emporte tout.
Proh superi ! quantum mortalia pectora CcCeae
Noctis habent !
O miseras hominum mentes et pectora caeca !
Qualibus in tenebris vitae , quantisque periclis
Degitur hoc œvi quodcumque est ! 23
Or ce seroit chose bien longue de spécifier et nom-
mer les foies opinions dont tout le monde est ab-
breuvé. Mais en voicy quelques-unes , qui seront traic-
tées plus au long en leurs lieux.
i. Juger des advis et conseils par les evenemens
23 « O dieux ! dans quelle nuit obscure sont plongés les
cœurs des mortels ! O esprits misérables des hommes !
ô cœurs aveugles ! Dans quelles ténèbres vivons-nous , et à
quels grands périls tout ce qui a vie n'est il pas exposé ? » Ovid.
Metam. liv, vi , v. £72. — Lucret. liv. Il, v. i4-.
LIVRE I, CHAPITRE XLI. 289
qui ne sont aucunement en nostre main, et qui dé-
pendent du ciel.
2. Condamner et rejette? toutes choses, mœurs, opi-
nions, loix , coustumes, observances, comme barbares
et mauvaises, sans sçavoir que c'est et les cognoistre,
mais seulement parce qu'elles nous sont, inusitées et
eslongnées *24 de nostre commun et ordinaire.
3. Estimer et recommander les choses à cause de
leur nouvelleté , ou rareté , ou estrangeté , ou diffi-
culté , quatre engeoleurs , qui ont grand crédit aux
esprits populaires, et souvent telles choses sont vai-
nes, et non à estimer, si la bonté et utilité n'y sont
joinctes : dont justement fust mesprisé du prince,
celuy qui se glorifioit de sçavoir de loin jetter et pas-
ser les grains de mil par les trous d'esguille.
4- Généralement toutes les opinions superstitieuses,
dont sont affeublés les enfans , femmes , et esprits foi-
bles.
5. Estimer les personnes par les biens, richesses,
dignités, honneurs, et mespriser ceux qui n'en ont
poinct; comme si l'on jugeoit d'un cheval par la bride
et la selle ~s.
6. Estimer les choses non selon leur vraye , natu-
relle, et essentielle valeur, qui est souvent interne et
*^ Eloignées,
20 Voyez Montaigne, L. I, ch. 4-2. Charron ne fait que
T abréger.
29o DE LA SAGESSE,
secrète; mais selon la monstre et la parade, on le
bruict commun.
7. Penser bien se venger de son ennemy en le
tuant : car c'est le mettre à l'abry et au couvert de
tout mal, et s'y mettre soy : c'est luy oster tout le
ressentiment de la vengeance , qui est toutesfois son
principal effect ; cecy appartient aussi à la foiblesse.
8. Tenir à grand injure et desestimer comme mi-
sérable un homme , pour estre coqu : car quelle plus
grande folie en jugement, que d'estimer moins une
personne, pour le vice d'autruy, qu'il n'approuve
pas ? Autant ce semble en peust-on dire d'un bastard.
g. Estimer moins les choses présentes, ou qui
sont nostres , et desquelles nous jouyssons paisible-
ment; mais les estimer quand on ne les a poinct, ou
pource qu'elles sont à autruy, comme si la présence
et le posséder ravaloit de leur valeur, et le non avoir
leur accroissoit,
Virtutem incolumem oditnûs ,
Sublatam ex oculis quserimus invidi 26
c'est pourquoy nul prophète en son pays. Aussi la
maistrise et au thori té engendre mespris de ce qu'on
tient et régente, les maris regardent desdaigneu-
sement leurs femmes, et plusieurs pères leurs enfans:
aG « Envieux, nous haïssons les hommes d'un génie supé-
rieur , lorsqu'ils sont vivans ; à peine ne sont-ils plus sous
nosyeux, nous les regrettons ». Hor. L. III , od. xxiv, y. 3i.
LIVRE I, CHAPITRE XLI. 291
veux-tu, dict le bon compagnon, ne l'aymer plus,
espouse-la. Nous estimons plus le cheval, la mai-
son, le valet cTautruy, pource qu'il est à autruy et
non à nous27. C'est chose bien estrange d'estimer plus
les choses en l'imagination qu'en la realite', comme
on faict toutes choses absentes et estrangeres , soit
avant les avoir, ou après les avoir eues. La cause de
ce en tous les deux cas se peust dire qu'avant les
avoir l'on les estime, non selon ce qu'elles valent,
mais selon ce que l'on s'est imaginé qu'elles sont,
ou qu'elles ont esté vantées par autruy : et les pos-
sédant l'on ne les estime que selon le bien et le
proffit que l'on en tire ; et après qu'elles nous sont
ostées, l'on les considère et regrette toutes entières
et en blot, ou auparavant l'on n'en jouyssoit et
usoit-on que parle menu, et par pièces successi-
vement : car l'on pense qu'il y aura tous] ours du
temps assez pour en jouyr : et à peine s'apperçoit-
on de les avoir et tenir. Voylà pourquoy le dueil est
plus gros et le regret de ne les avoir, que le plaisir
de les tenir : mais en cecy il y a bien autant de foi-
blesse que de misère. Nous n'avons la suffisance de
jouyr, mais seulement de désirer. Il y a un autre vice
tout contraire , qui est de s'arrester et agréer tel-
lement à soy-mesme et à ce qu'on tient, que de le
27 Pline l'ancien dit : tanta mortalibus rerurn suanini sa-
tielas est ; et alienarum aviditas. Hist. Nat. L. xn, c. 17.
292 DE LA SAGESSE,
préférer à tout le reste, et ne penser rien meilleur,
Si ceux-cy ne sont plus sages que les autres, au moins
sont-ils plus heureux.
10. Faire le zèle' à tout propos, mordre à tout,
prendre à cueur et se monstrer outre' et opiniastre en
toiites choses, pourveu qu'il y aye quelque beau et
spécieux prétexte de justice, religion, bien public,
amour du peuple,
ii. Faire l'attriste' , l'affligé, et pleurer en la mort
ou accident d'autruy, et penser que ne s'esmouvoir
poinct, ou que bien peu , c'est faute d'amour et d'af-
fection, il y a aussi de la vanité.
12. Estimer et faire compte des actions qui se
font avecbruict, remuement, esclat; desestimer celles
qui se font autrement, et penser que ceux qui pro-
cèdent de cette façon sombre , douce , et morne , ne
font rien, sont comme sommeillans et sans action;
bref estimer plus l'art que la nature. Ce qui est enflé ,
bouffi et relevé par estude, qui esclatte, bruict, et
frappe le sens (c'est tout artifice) , est plus regardé et
estimé que ce qui est doux, simple, uny, ordinaire,
c'est-à-dire naturel ; celuy-là nous esveille , cettuy-cy
nous endort.
i3. Apporter de mauvaises et sinistres interpréta-
tions aux belles actions d'autruy, et les attribuer à
des viles et vaines, ou vitieuses causes et occasions,
comme ceux qui rapportoient la mort du jeune Caton
à la crainte qu'il avoit de César, dont se picque Plu-
LIVRE I, CHAPITRE XLI. ag3
tarque28; les autres encores plus sottement à l'ambi-
tion. C'est une grande maladie de jugement, qui vient
ou de malice et corruption de volonté' et de mœurs,
ou d'envie contre ceux qui valent mieux qu'eux , ou
de ce vice de ramener sa créance à sa portée , et me-
surer autruy à son pied , ou bien plustost que tout
cela, à foiblesse pour n'avoir pas la veuë assez forte
et asseurée à concevoir la splendeur de la vertu en sa
pureté' nayfve. Il y en a qui font les ingénieux et sub-
tils à despraver ainsi et obscurcir la gloire des belles
actions; en quoy ils monstrent beaucoup plus de
mauvais naturel, que de suffisance; c'est chose aysée,
mais fort vilaine.
i4- Descrier et chastier tant rigoureusement et
honteusement certains vices , comme crimes extrême-
ment vilains et puans , qui ne sont toutesfois que mé-
diocres, et ont leur racine et leur excuse en la na-
ture ; et d'autres vrayement extrêmes et contre nature ,
comme le meurtre pourpense' *29, la trahison et per-
fidie , la cruauté' , ne les avoir à si grande honte , ny
les chastier avec tant de haro *ao.
i5. Voicy encores après tout un vray tesmoignage
de la misère spirituelle, mais qui est fin et subtil;
c'est que l'esprit humain en son bon sens, paisible,
28 Voyez Plutarque : de la Malignité d'Hérodote.
*29 Prémédité.
*3° Tant de clameurs.
2gi DE LA SAGESSE,
rassis ,' et sain estât, n'est capable que de choses com-
munes, ordinaires, naturelles, médiocres. Pour estre
capable des divines, surnaturelles, comme de la divi-
nation, prophétie, révélation, invention, et, comme
Ton dict, entrer au cabinet des dieux, faut qu'il soit
malade, disloqué, desplacé de son assiette naturelle,
et comme corrompu, correptus 3l, ou par extrava-
gance, exstaze, enthousiasme, ou par assopissement :
d'autant que, comme l'on sçait, les deux voyes natu-
relles d'y parvenir sont la fureur et le sommeil. Et
ainsi l'esprit n'est jamais si sage que quand il est fol,
iry plus veillant que quand il dort : jamais ne ren-
contre mieux que quand il va de costé et de travers ;
ne va , ne vole et ne voit si haut que quand il est ab-
battu et au plus bas. Et ainsi faut qu'il soit misé-
rable, comme perdu et hors de soy, pour estre heu-
reux. Cecy ne tousche aucunement la disposition di-
vine ; car Dieu peust bien à qui et quand il luy plaist
se révéler, et que l'homme demeure en sens rassis,
comme l'escriture raconte de Moyse et autres.
16. Finalement, y pourroit-il avoir plus grande
faute en jugement que n'estimer poinct le jugement,
3' Il paraîtrait d'abord qu'on devrait lire ici corruptus ;
mais les meilleures éditions portent correptus , mot qui , en
effet , est expliqué par ce qui suit. — Au reste , cette pensée
est prise presque textuellement du Timée de Platon. V ". Plat
pag. 725 de l'édif. de ses ceiryres. Basic, i54-6„
LIVRE I, CHAPITRE XLL 29$
ne l'exercer, relever, et luy préférer la mémoire et
l'imagination ou fantasie ? Voyons ces grandes, doctes
et belles harangues, discours , leçons , sermons, livres,
que l'on estime et admire tant, produicts parles plus
grands hommes de ce siècle (j'en excepte quelques-
uns et peu) ; qu'est-ce tout cela ? qu'un entassement
et enfileure d'allégations, un recueil et ramas du bien
d'autruy (œuvre de mémoire, et diverse leçon, et chose
très aisée ; car cela se trouve tout trié et arrenge' : tant
de livres sont faicts de cela) avec quelques poinctes
et un bel agensement (œuvre de l'imagination) et
voilà tout ? Ce n'est souvent que vanité, et n'y reluict
aucun traict de grand jugement, ny d'insigne vertu :
aussi souvent sont les autheurs d'un jugement foible
et populaire , et corrompus en la volonté. Combien
est-il plus beau d'ouyr un paysan, un marchand par-
lant en son patois , et disant de belles propositions
et vérités, toutes seiches et crues, sans art ny façon,
et donnant des advis bons et utiles, produicts d'un
sain, fort et solide jugement !
En la volonté y a bien autant ou plus de misères,
et encores plus misérables ; elles sont hors nombre :
en voicy quelques-unes.
1. \ouloir plustost apparoir homme de bien, que
de l'estre ; l'estre plustost à autruy qu'à soy.
2. Estre beaucoup plus prompt et volontaire à la
vengeance de l'offense, qu'à la recognoissance dubien-
faict; tellement que c'est corvée et regret que reco-
296 DE LA SAGESSE, »
giioistre, plaisir et gain32 de se venger : preuve de
nature maligne. Gralia oneri est, ultio in quœstu ha-
beiur 33.
3. Estre plus aspre à hayr qu'à aymer; à mesdire
qu'à louer: se paistre et mordre plus volontiers et
avec plus de plaisir au mal qu'au bien d'autruy; le
faire plus valoir, s'estendre plus à en discourir, y
exercer son stile, tesmoin tous les escrivains, orateurs
et poètes, qui sont lasches à reciter le bien, élo-
quents au mal. Les mots, les inventions, les figures,
pour médire , brocarder, sont bien autres , plus riches,
plus emphatiques, et significatifs, qu'au bien dire et
louer.
4- Fuir à mal faire, et entendre au bien, non par
le bon ressort purement, par la raison naturelle, et
pour l'amour de la vertu, mais pour quelqu' autre
considération estrangere , quelques fois lasche et sor-
dide de gain et profict, de vaine gloire, d'espérance,
de crainte , de coustume , de compagnie : bref non
pour soy et son devoir simplement, mais pour quel-
que occasion et circonstance externe. Tous sont gens
32 Ce mot est écrit gain ici et quelques lignes plus bas ,
dans la première édition , et gaing à la dernière ligne du
chap. xxxviïl. Ce qui prouve que l'orthographe de Charron
n'était pas plus fixée que celle de Montaigne , ni que celle de
tous les autres écrivains du même tems.
33 « La reconnaissance est un fardeau ; mais que la vengeance
a de prix ! Tac. Hist. L. iv, c. 3.
LIVRE I, CHAPITRE XLI. 297
de bien par occasion et par accident. Voilà pburquoy
ils le sont inégalement, diversement, non perpétuel-
lement , constamment , uniformément.
5. Aymer moins celuy que nous avons offensé, à
cause que nous l'avons offensé : chose estrange \ ce
n'est pas tousjours de crainte qu'il en veuille prendre
sa revanche ; carpeust-estre l'offensé ne nous en veust
pas moins de bien, mais c'est de ce que sa présence
nous accuse, et nous ramentoit *34 nostre faute et in-
discrétion. Que si l'offensant n'ayme pas moins, c'est
preuve qu'il ne l'a pas voulu offenser; car ordinaire-
ment qui a eu la volonté d'offenser, ayme moins après
l'offensé : chi offende , mai non perdona™ .
6. Autant en peust-on dire de celuy à qui nous
sommes fort obligés, sa présence nous est en charge,
nous ramentoit nostre obligation , nous reproche
nostre ingratitude ou impuissance , l'on voudroit qu'il
ne fust point affm d'estre deschargé : meschant na-
turel. Quidam aub plus debent , m agis oderunt : levé aes
alienum debitorem facit , grave inimicum 36.
7. Prendre plaisir au mal, à la peine, et au dan-
ger d'autruy, desplaisir en son bien, advancement,
*3^ Nous rappelle.
35 « Celui qui offense ne pardonne jamais ».
36 « Il y en a qui haïssent en proportion de ce qu'ils doivent.
La dette est-elle légère , elle les éloigne de leur créancier.
Est-elle considérable? ils deviennent ses ennemis ».
298 DE LA SAGESSE,
prospérité (j'entends que soit sans aucune cause ou
esmotion certaine et particulière de hayne, c'est autre
chose , provenant du vice singulier de la personne) ;
je parle icy de la condition commune et naturelle, par
laquelle, sans aucune particulière malice, les moins
mauvais prennent plaisir à voir des gens courir for-
tune sur mer, se faschent d'estre precede's de leurs
compagnons, que la fortune dise mieux à autruy qu'à
eux ; rient quand quelque petit mal arrive à un autre :
cela tesmoigne une semence malicieuse en nous.
Enfin, pour monstrer combien grande est nostre
misère, je diray que le monde est remply de trois
sortes de gens qui y tiennent grande place en nombre
et réputation ; les superstitieux, les formalistes*37, les
pedans , qui bien que soyent en divers subjects, res-
sorts et théâtres (les trois principaux, religion, vie
ou conversation, et doctrine) si sont-ils battus à
mesme coin, esprits foibles, mal nais, ou très-mal
instruicts, gens très-dangereux en jugement, touche's
de maladie presque incurable. C'est peine perdue de
parler à ces gens-là pour les faire radviser; car ils
s'estiment les meilleurs et plus sages du monde : l'o-
piniastreté est là en son siège. Qui est une lois féru *38
"*°7 Ceux qui s'attachent aux formes et aux dehors , qui
n'omettent rien des formalités , comme l'auteur l'explique
lui-même plus bas.
*38 Vonxféri, frappé; c'est un vieux participe à& férir, frap-
per. C'est ainsi que le peuple de Paris dit bouillu pour bouilli,
LIVRE I, CHAPITRE XLI. 299
et touché au vif de ces maux-là, il y a peu d'espé-
rance de sa convalescence. Qu'y a-t-il de plus inepte ,
et ensemble de plus testu, que ces gens-là? Deux
choses les empeschent, comme a esté dict, foiblesse
et incapacité naturelle, et puis l'opinion anticipée de
faire bien et mieux que les autres. Je ne fais icy que
les nommer et monstrer au doigt , car après en leurs
lieux icy cottes 3g leur faute sera monstrée.
Les superstitieux"*0, injurieux à Dieu , et ennemis de
la vraye religion, se couvrent de pieté, zèle et affec-
tion envers Dieu , jusques à s'y peiner et tourmenter
plus que l'on ne leur commande, pensant mériter
beaucoup , et que Dieu leur en sçait gré , voire leur
doibt de reste ; que feriez-vous à cela ? Si vous leur
dictes qu'ils excédent et prennent les choses à gau-
che , pour ne les entendre pas bien , ils n'en croiront
rien, disant que leur intention est bonne (par où ils se
pensent sauver), et que c'est par dévotion. D'ailleurs,
ils ne veulent pas quitter leur gain ny la satisfaction
qu'ils en reçoivent, qui est d'obliger Dieu à eux.
Les formalistes41 s'attachent tout aux formes et au
39 On voit , en effet , dans les première et seconde éditions ,
en marge des alinéas suivans des renvois aux livres et chapitres
de la Sagesse P où Charron traite plus en détail les sujets
qu'il ne fait qu'indiquer. Ces renvois marginaux se trouveront
ici en note au bas des pages.
4° Voyez le ch. v du Liv. II de la Sagesse.
4« Voyez les ch. il et ni du Liv. II.
3oo DE LA SAGESSE,
dehors, pensent estre quittes et irrépréhensibles en
la poursuite de leurs passions et cupidités, moyen-
nant qu'ils ne facent rien contre la teneur dçs loix ,
et n'obmettent rien des formalités. Voilà un richard
qui a ruiné et mis au desespoir des pouvres familles ,
mais ça esté en demandant ce qu'il a pensé estre sien ,
et ce par voye de justice : qui le peust convaincre
d'avoir mal faict ? 0 combien de bienfaicts sont ob-
mis, et de meschancetés se commettent soubs le cou-
vert des formes, lesquelles l'on ne sent pas; dont est
bien vérifié , le souverain droict l extrême injustice 4 2; et a
esté bien dict, Dieu nous garde de s formalistes !
Les pedans43 clabaudeurs, après avoir questé et pil-
loté *44 avec grande estude , et science par les livres ,
en font monstre et avec ostentation questueusement *45
et mercenairement la desgorgent et mettent au vent.
Y a-t-il gens au monde plus ineptes aux affaires, plus
impertinens à toutes choses, et ensemble plus pré-
somptueux et opiniastres^6? En toute langue et nation,
pédant, clerc, magister, sont mots de reproche : faire
sottement quelque chose, c'est le faire en clerc. Ce
/f2 C'est la traduction de cet axiome de droit déjà cité deux
fois plus haut : summum jus , summa injuria.
43 Voyez le chap. xm du Liv. III.
*44 PUle' çà et là , butiné comme le frelon.
*45 Lucrativement , du latin quœstuosus.
^6 Voyez , à ce sujet, Erasme dans l'Eloge d'un Savant.
L. X\'1I de ses œuvres, ép. xti.
LIVRE I, CHAPITRE XLII. 3oï
sont gens qui ont la mémoire pleine du sçavoir d'au-
truy, et n'ont rien de propre. Leur jugement, vo-
lonté, conscience, n'en valent rien mieux; mal ha-
biles, peu sages et prudents; tellement qu'il semble
que la science ne leur serve que de les rendre plus
sots, mais encore plus arrogants, caquetteurs 4 1 : ra-
vallent leur esprit et abâtardissent leur entendement ,
mais enilent leur mémoire. Icy sied bien la misère
que nous venons de mettre la dernière en celles de
l'entendement.
^7 Montaigne n'en parle pas mieux dans le chap. xxiv du
Liv. I des Essais.
CHAPITRE XLII*.
V. Présomption.
Sommaire. — La présomption est un vice naturel à
l'homme. — L'homme montre sa présomption : i°. en se
faisant des idées fausses et peu convenables de la divinité ;
2°. en croyant que tout ce qui existe lui est subordonné ,
est fait pour son usage. De là sa cruauté pour les bêtes ;
3°. dans sa facilité à croire , et, en d'autres occasions, dans
son refus obstiné de croire ; dans sa manie d'affirmer ou
* C'est le septième chapitre de la première édition. Mon-
taigne a fait aussi un chapitre sur la Présomption , où Charron
a puisé plusieurs de ses idées. Voy. les Essais , L. II , ch. XVII.
3o2 DE LA SAGESSE,
condamner , dans sa prétention à faire admettre , par le>
autres , ses opinions. Tels sont les dogmatistes , etc.
Exemples : César. — Auguste. — Les Thraces. — Xercès.
— Copernic. — Paracelse.
V OICY le dernier et le plus vilain traict de sa peinc-
ture; c'est l'autre partie de la prescription que donne
Pline; c'est la peste de l'homme, et la mère nour-
rice des plus fausses opinions et publiques et parti-
culières, vice toutesfois naturel et originel de l'homme.
Or cette présomption se doibt considérer en tout
sens, haut, bas, et à costé, dedans et dehors, pour
le regard de Dieu ; choses haultes et célestes, basses,
des bestes , de l'homme son compagnon , de soy-
mesme ; et tout revient à deux choses, s'estimer trop,
et n'estimer pas assez autruy : qui in se conjidehant et
aspernabaiitur alios ! . Parlons un peu de chascun.
Premièrement pour le regard de Dieu (et c'est
chose horrible), toute superstition et faute en reli-
gion, ou faux service de Dieu, vient de n'estimer pas
assez Dieu , ne sentir et n'avoir pas les opinions ,
conceptions, créances de la Divinité assez hautes , as-
sez pures. Je n'entends par cet assez, à proportion
de la grandeur de Dieu, qui ne reçoit point de pro-
1 « Qui étaient pleins de confiance en eux-mêmes , et qui
méprisaient les autres ». Luc. Eyang. c. XV III, v. g.
LIVRE I, CHAPITRE XLII. 3o3
portion, estant infini; et ainsi est- il impossible de
les avoir assez pour ce regard : mais j'entends assez
pour le regard de ce que pouvons et debvons. Nous
n'eslevons ny ne guindons pas assez haut et ne roi-
dissons assez la poincte de nostre esprit , quand nous
imaginons la Divinité : comment assez ? nous la con-
cepvons très-bassement ; nous la servons de mesme
très-indignement; nous agissons avec elle plus vile-
ment qu'avec certaines créatures. Nous parlons non-
seulement de ses œuvres, mais de sa majesté, volonté,
jugements, avec plus de confidence *2 et de hardiesse,
que l'on ne feroit d'un Prince , ou autre homme d'hon-
neur. Il y a plusieurs hommes qui refuseroient un tel
service et recognoissance , et se tiendroient offensés
et violés, si l'on parloit d'eux, et que l'on employast
leur nom si vilement et sordidement : l'on entreprend
de le mener, flatter, ployer, composer avec luy, affm
que je ne dise, braver, menacer, gronder et despiter.
César disoit à son pilote qu'il ne craignist de voguer
et le conduire contre le destin et la volonté du ciel
et des astres, se fiant sur ce que c'est César qu'il
meine 3. Auguste ayant esté battu de la tempeste sur
*2 Confiance.
3 Voy. Lucain , L. V, v. 57g-583 ; Plutarque , de la For-
tune des Romains ; Suétone , in Cœsare ; maïs surtout Florus
qui cite le mot même de César : Quid times ? Ccesarem velus.
Lib. IV, cap. il, num. 3j.
3o£ DE LA SAGESSE,
mer, se prist à deffier le Dieu Neptune 4 : et en la
pompe des jeux Circenses, fist oster son image du
rang , où elle estoit parmy les autres Dieux, pour se
venger de luy. Les Thraces, quand il tonne et es-
claire , se mettent à tirer flèches contre le ciel , pour
ranger Dieu à raison 5. Xerxès fouetta la mer, et es-
crivist un cartel de deffi au mont Athos 6. Et compte
l'on d'un roy clirestien, voisin du nostre, qu'ayant
receu une bastonnade de Dieu , jura de s'en venger , et
voulust que de dix ans on ne le priast et ne parlast-on
de luy 7.
Audax Japeti g'enus ! . . . .
Nil mortalibus arduum :
Cœlum ipsum petimus stultitia , neque
Per nostrum patimur scelus
Iracunda Jovem ponere fulmina 8.
Et laissant ces extravagances estranges , tout le
commun ne verifie-t-il pas bien clairement le dire de
Pline, qu'il n'y a rien plus misérable, et ensemble
4 Voyez Suétone, Vie d'Auguste , c. 16.
5 Hérodote. L. IV.
6 Hérodote. L. VII.
.7 Ce conte est tiré de Montaigne, L. I , c. 4; tom. i,
page 34 de notre édition.
8 « O race audacieuse de Japet ! — Rien n'est difficile aux
mortels ; nous avons la folie d'attaquer même le ciel , et nos
crimes sont tels qu'ils ne permettent pas à Jupiter irrité de
déposer ses foudres ». Hor. L. I , od. m, y. 21. — Même
Ode , v, 37 et suiv.
LIVRE I, CHAPITRE XLII. 3o5
plus glorieux que l'homme ? Car d'une part il se
feinct de très-hautaines et riches opinions de l'amour,
soin et affection de Dieu envers luy , comme son mi-
gnon, son unique; et cependant il le sert très-indi-
gnement : comment se peuvent accorder et subsister
ensemble une vie et un service si chetif et misérable
d'une part, et une opinion et créance si glorieuse et
si hautaine de l'autre ? C'est estre ange et pourceau
tout ensemble : c'est ce que reprochoit un grand phi-
losophe aux chrestiens , qu'il n'y avoit gens plus fiers
et glorieux à les ouyr parler, et en effet plus lasches
et vilains. C'est un ennemy qui parle injure , mais
qui touche bien justement les hypocrites.
Il nous semble aussi que nous pesons et impor-
tons fort à Dieu , au monde , à toute la nature , qu'ils
se peinent et ahannent en nos affaires, ne veillent
que pour nous, dont nous nous esbahissons des
accidents qui nous arrivent; et cecy se voit encore
mieux à la mort. Peu de gens se résolvent et croient
que ce soit leur dernière heure ; et presque tous se
laissent lors piper à l'espérance. Cela vient de pré-
somption, nous faisons trop de cas de nous, et nous
semble que l'univers a grand interest à nostre mort ;
que les choses nous faillent à mesure que nous leur
faillons, ou qu'elles mesmes se faillent à mesure
qu'elles nous faillent; qu'elles vont mesme bransle
avec nous, comme à ceux qui vont sur l'eau ; que le
ciel, la terre, les villes, se remuent: nous pensons
i. 20
3o6 DE LA SAGESSE,
tout entraisner avec nous ; nul de nous ne pense assez
n'estre qu'un.
Après cela l'homme croit que le ciel , les estoiles ,
tout ce grand mouvement céleste et bransle du monde ,
n'est faict que pour luy. Tôt circa unum caput tumul-
îuantes deos9. Et le pouvre misérable est bien ridicule.
Il est ici bas logé au dernier et pire estage de ce
monde, plus eslongne' de la voulte céleste, en la cloa-
que et sentine de l'univers, avec la bourbe et la lie,
avec les animaux de la pire condition, subject à re-
cevoir tous les excréments et ordures, qui luy pieu-
vent et tombent d'en haut sur la teste, et ne vist que
de cela , et à souffrir les accidents qui luy arrivent de
toutes parts : et se faict croire qu'il est le maistre
commandant à tout; que toutes créatures, mesmes
ces grands corps lumineux, incorruptibles, desquels
il ne peust sçavoir la moindre vertu , et est contraint
tout transi les admirer, ne branslent que pour luy et
son service. Et pour ce qu'il mendie, chetif qu'il est,
son vivre , son entretien, ses commodités, des rayons,
clarté et chaleur du soleil , de la pluye , et austres
desgouts du ciel et de l'air, il veust dire qu'il jouist
du ciel et des éléments, comme si tout n'avoit esté
faict et ne se remuoit que pour luy. En ce sens l'oy-
9 « Tant de Dieux qui s'agitent en tumulte autour d'une
seule tête ». Sen. Suasor. iv. — Vojez aussi Montaigne,
L, il, c. 12.
LIVRE I, CHAPITRE XL II. 3o7
son en pourroit dire autant, et peust-estre plus jus-
tement et constamment. Car l'homme qui reçoit aussi
souvent des incommodités de la haut, et n'a rien de
tout cela en sa puissance, ny en son intelligence, et
ne les peust deviner, est en perpétuelle transe, fieb-
vre et crainte que ces corps supérieurs ne brans-
lent pas bien à propos et à poinct nommé pour luy,
et qu'ils luy causent stérilité, maladies, et toutes
choses contraires, tremble soubs le fais : où lesbestes
reçoivent tout ce qui vient d'en haut, sans allarme
ny appréhension de ce qui adviendra, et sans plainte
de ce qui est advenu , comme faict incessamment
l'homme : Non nos causa mundo sumus hyemem aesta-
temque referendi; suas isla leges habent , quibus dlvina
exercentur : nimis nos suspicimus , si digninobis videmur,
propter quos tanta nwveaniur; — non ianta caelo noblscum
societas est, ut nostro fato sit Me quoque siderum fulgoriQ '.
Pour le regard des choses basses, terrestres, sça-
voir tous animaux, il les desdaigne et desestime comme
10 « Nous ne sommes pas la cause pour laquelle l'hiver et
l'été se succèdent chaque année ; ces saisons obéissent à des
lois dans lesquelles la puissance divine s'exerce et se manifeste ;
nous avons une trop haute opinion de nous-mêmes , et de notre
dignité , si nous croyons que c'est pour nous que de si grands
mouvemens se font dans le monde ; — il n'y a pas en Ire les astres
et nous une si grande union , pour que les astres n'y brillent
que pour notre avantage ». Sen. de Ira, L. il, c. 27.. —
Plin. Hist. Nat. L. 11, c. 8.
3o8 DE LA SAGESSE,
si du tout elles n'appartenoient au mesrae maistre ou-
vrier ; et n'estoient de mesme mère , et de mesme fa-
mille avec luy, comme si elles ne le touchoient etnV
voient aucune part ou relation à luy. Et de là il vient
à en abuser et exercer cruaulte', chose qui rejalist
contre le maistre commun et universel qui les a faie-
tes , qui en a soin, et a dressé des loix pour leur bien
et conservation, les a advantagées en certaines choses,
renvoyé l'homme souvent vers elles, comme à une
escholle. Mais cecy est le subject du chapitre XXXV
ci-dessus ' ' .
Or, tout cecy ne déroge aucunement à la doctrine
commune, que le monde est faict pour l'homme, et
l'homme pour Dieu ; car outre l'instruction que l'hom-
me tire en gênerai de toute chose haute et basse pour
cognoistre Dieu, soy, son devoir; encores en parti-
culier de chacune , il en tire profit ou plaisir ou ser-
vice. De ce qui est pardessus soy qu'il a moins en in-
telligence et nullement en sa puissance, ce ciel azuré,
tant richement contrepointé d'estoilles, et ces flam-
beaux roulants sans cesse sur nos testes , il n'en a ce
11 Dans l'excellente édition de 1604, (celle que Charron
lui-même avait préparée) , on lit : « cecy est le subject du
chapitre suyvant ». Je ne sais pourquoi l'édition de i635 et
celle de Dijon renvoyent, au contraire, à un chapitre précé-
dent. Serait-ce parce que , dans le chapitre qu'elles citent ,
Charron parle , en effet , beaucoup plus que dans celui qui va
suivre , de tous les avantages des bêtes ?
LIVRE I, CHAPITRE XLII. 3og
bien que par contemplation, il monte et est porté en
admiration , crainte , honneur , révérence de leur au-
teur et maistre souverain de tout, et en ce sens a esté
bien dit par Anaxagoras I2, que l'homme esloit créé
pour contempler le ciel et le soleil, et par les autres
philosophes appelans l'homme oùpavo™o7n>vl3; des cho-
ses basses il en tire secours, service, commodité. Mais
se persuader qu'en faisant toutes ces choses , l'on n'aye
pensé qu'à l'homme, et qu'il soit la fin et le but de
tous ces corps lumineux et incorruptibles, c'est une
trop folle et hardie présomption.
Finalement, mais principalement cette présomption
doibt estre considérée en l'homme mesme, c'est-à-
dire pour le regard de soy et de l'homme son compa-
gnon, au dedans, au progrez de son jugement et de
ses opinions ; et au dehors en communication et con-
versation avec autruy. Sur quoy nous considérons
trois choses, comme trois chefs qui s' entresuivent, où
l'humanité monstre bien en sa sotte foiblesse sa folle
présomption. La première au croire ou mescroire (icy
n'est question de religion , ni de la foy et créance di-
vine , et se faut souvenir de l'advertissement mis en
la préface), où sont à noter deux vices contraires,
qui sont ordinaires en la condition humaine. L'un et
plus commun est une légèreté, qui cito crédit, levis
12 V. Diogène-Laerce , Vie d' 'Anaxagoras , L. II , n. 10,
,3 « Contemplateur du ciel ».
3io DE LA SAGESSE,
est corde1^, et trop grande facilité à croire et recevoir
tout ce que l'on propose avec quelque apparence ou
authorité. Cecy appartient à la niaise simplicité, mol-
lesse, et foiblesse du petit peuple, des esprits effé-
minés , malades, superstitieux , estonnés *l5, indiscrè-
tement zélés , qui comme la cire reçoivent facilement
toute impression , se laissent prendre et mener par les
oreilles. C'est plustost erreur et foiblesse, que malice,
et loge volontiers aux âmes débonnaires: credulitas error
est inagis quam culpa, et quidem in optimi cujusque mentem
facile irrepit16. Suyvant cecy nous voyons presque tout
le monde mené e t emporté aux opinions et aux créances ,
non par chois et jugement, voire souvent avant l'aage
et discrétion, mais par là coustume du pays, ou ins-
truction reçeuë en jeunesse, ou par rencontre, comme
par une tempeste ; et la se trouve tellement collé ,
hypotecqué et asservy, qu'il ne s'en peust plus des-
prendre, f^eluti tempestate dclati ad quamcunque discipli-
nam, tamquam ad saxum adhaerescunt1 ' '. Le monde est
•4 « Qui croit trop \îte , a l'esprit bien léger ». Ecclésiast. —
Il y a une pensée semblable dans Pétrone : nunquain rectb
faciet, qui citb crédit. Petron. Satyr. pag. 164.. edit. G ail.
Lat. 17 13. tom. I.
*l5 Qui s'étonnent de tout.
16 « La crédulité est plutôt une erreur qu'une faute , et elle
se glisse facilement dans l'esprit même des meilleurs hommes».
Cicéron. Epist ad/amil. L. X. ep. XXIII.
«7 « Emportés comme par la tempête vers chaque doctrine
LIVRE I, CHAPITRE XLII. 3n
ainsi mené , nous nous en fions et remettons à autruy :
unusquisque mavult credere quàin judicare ; versât nos et
praecipîtal traduits permanus error, ipsa consuetudo assen-
iiendi periculosaet lubricalZ . Or cette telle facilite' popu-
laire, bien que ce soit en vérité' foiblesse, toutesfois n'est
pas sans quelque présomption. Car c'est trop entrer
prendre que croire, adhérer et tenir pour vray et certain
si légèrement, sans sçavoir que c'est; ou bien s'enqué-
rir des causes, raisons , conséquences, et non de la vé-
rité'. On dict, d'où vient cela ? comment se faict cela?
présupposant que cela est bien vray ; il n'en est rien :
on traicte, agite les fondements et effects de mille
choses, qui ne furent jamais, dont tout le^ro et contra1 9
est faux. Combien de bourdes , fauls et supposés mi-
racles, visions et révélations receuës au monde, qui
ne furent jamais ! (les vrays miracles auctorisés par
l'église, sont à part, l'on ne touche point à cela). Et
pourquoy croira-t-on une merveille, une chose non
humaine ny naturelle, quand l'on peust destourner
et elider la vérification par voye naturelle et humaine ?
ils y restent attachés comme à un roc ». Cicer. Acad. Quœst.
L. il , c. 3. — Ce qui , dans le teste , précède la citation , est
tiré des Questions académiques , même chapitre , n°. 8.
,8 « Chacun aime mieux croire que juger. L'erreur passant
de mains en mains , nous entraîne avec elle , et nous fait tom-
ber dans le précipice ; l'habitude même de donner son assen-
timent n'est pas sans danger». Sen. de Vita beata, cap. i.
'9 « Le pour et le contre ».
3t2 DE LA SAGESSE,
«La vérité et le mensonge ont leurs visages conformes;
le port, le goustet les alleures pareilles ; nous les re-
gardons de mesme œil 20» : ita suntfinitimafalsa veris, ut
in praecipitem locum non debeat se sapiens committere 2 ' .
L'on ne doibt croire d'un homme que ce qui est hu-
main, s'il n'est authorise' par approbation surnatu-
relle et surhumaine , qui est Dieu seul , qui seul est
à croire en ce qu'il dict , pource qu'il le dict.
L'autre vice contraire est une forte et audacieuse
témérité de condamner et rejetter, comme faulses,
toutes choses que l'on n'entend pas, et qui ne plai-
sent et ne reviennent au goust. C'est le propre de
ceux qui ont bonne opinion d'eux-mesmes , qui font
les habiles et les entendus, spécialement hérétiques,
sophistes, pedans : car se sentant avoir quelque poincte
d'esprit, et de voir un peu plus clair que le com-
mun , ils se donnent loy et authorité de décider et
resouldre de toutes choses. Ce vice est beaucoup plus
grand et vilain que le premier ; car c'est folie enragée
de penser sçavoir jusques où va la possibilité, les res-
sorts et bornes de nature, la portée de la puissance
et volonté de Dieu, et vouloir ranger à soy et à sa
20 Tout ce qui est entre deux guillemets , est mot pour
mot dans Montaigne, L. m, c. 2.
21 « Le faux est si près-voisin du vrai, que le sage doit
toujours craindre de s'engager dans l'abîme ». Cic. Acad.
Quœst. L. iv, c. 21.
LIVRE I, CHAPITRE XLII. 3i3
suffisance le vray et le fauls des choses ; ce qui est
requis pour ainsi et avec telle fierté' et asseurance re-
souldre et définir d'icelles. Car voicy leur jargon :
cela est fauls , impossible , absurde. Et combien y
a-t-il de choses, lesquelles pour un temps nous avons
rejettées avec risée comme impossibles, que nous avons
esté contraincts d'advouer après , et encore passer
outre à d'autres plus estranges ! et au rebours com-
bien d'autres nous ont esté comme articles de foy, et
puis vains mensonges !
La seconde, qui suit et vient ordinairement de cette
première , est d'affirmer ou reprouver certainement
et opiniastrement ce que l'on a légèrement creu ou
mescreu. Ce second degré adjouste au premier opi-
niastreté, et ainsi accroist la présomption. Cette fa-
cilité de croire avec le temps s'endurcist et dégénère
en opiniastreté invincible et incapable d'amendement ;
voire l'on va jusques là, que souvent l'on soustient
plus les choses que l'on sçait et que l'on entend moins :
majoremjidem homines adhibent us quae non intelligunt...
cupiditate humani ingeniï lubentius obscura credunlur22 :
z- « Les hommes ont une plus grande foi dans les choses
qu'ils ne comprennent pas... L'envie de savoir, propre à l'es-
prit humain , lui fait croire plus volontiers les choses obs-
cures ». Tacit. Hist. L. i, c. 22.
Lucrèce a dit la même chose en beaux vers :
Omnia enim stolidi magis admirantur , amantque
Inversis quœ sub verbis latitantia cernunt , etc.
De Rer. Natur. L. I, v. 641.
3i4. DE LA SAGESSE,
l'on parle de toutes choses par résolution*23. Or
l'affirmation et opiniastreté sont signes ordinaires de
bestise et ignorance , accompagne'e de folie et arro-
gance.
La troisiesme, qui suit ces deux, et qui est le faiste
de présomption, est de persuader , faire valoir et re-
cevoir à autruy ce que l'on croit, et les induire voire
impérieusement avec obligation de croire, et inhibi-
tion d'en doubter. Quelle tyrannie ! Quiconque croit
quelque chose , estime que c'est œuvre de charité' de le
persuader à un autre ; et pour ce faire ne craint point
d'adjouster de son invention autant qu'il voit estre
nécessaire à son compte , pour supplir *24 au défaut
et à la résistance qu'il pense estre en la conception
d' autruy. Il n'est rien à quoy communément les hom-
mes soient plus tendus qu'à donner voye à leurs opi-
nions : nemo sîbi tantïun errât, sed aliis errons causa et
author est25. Où le moyen ordinaire fault, l'on y ad-
jouste le commandement, la force, le fer, le feu2b. Ce
*23 D'une manière tranchante.
*24 Suppléer.
25 « L'homme n'erre pas seulement pour lui seul ; mais il
est encore la cause et l'auteur de l'erreur des autres ». Sen.
de Vita beata. cap. i.
26 C'étaient-là les moyens employés par la sainte inqui-
sition , moyens que réprouve l'évangile. — Nous observerons
ici que tout ce chapitre de Charron dut paraître hardi , dans
le tems où il écrivait; et l'on ne doit pas être surpris des per-
LIVRE I, CHAPITRE XLIl. 3i5
vice est propre aux dogmatistes et à ceux qui veu-
lent gouverner et donner loy au inonde. Or pour ve-
nir à bout de cecy et captiver les créances à soy, ils
usent de deux moyens. Par le premier ils introduisent
des propositions générales et fondamentales , qu'ils
appellent principes et presuppositions, desquelles ils
enseignent n'estre permis de doubler ou disputer :
sur lesquelles ils bas tissent après tout ce qui leur
plaist, et meinent le monde à leur poste : qui est une
piperie , par laquelle le monde se remplist d'erreurs et
mensonges. Et de faict, si l'on vient à examiner ces
principes , l'on y trouvera de la faulsete' et de la fai-
blesse autant ou plus qu'en tout ce qu'ils en veulent
tirer et despendre : et se trouvera tousjours autant
d'apparence aux propositions contraires.
Il y en a de nostre temps qui ont change' et ren-
versé les principes et reigles des anciens en l'astro-
logie, en la médecine, en la géométrie, en la nature
et mouvement des vents27. Toute proposition humaine
a autant d'authorité que l'autre, si la raison n'en
faict la différence. La vérité ne dépend point de l'au-
thorité ou tesmoignage d'homme : il n'y a point de
principes aux hommes si la Divinité ne les leur a re-
sécutions auxquelles il ne cessa d'être en bulte , dès qu'il eût
publié son livre.
27 On Ht en marge de cette phrase, dans l'édition de
i6o4, Copcrnicus , Paracelsus -, ce qui prouve que c'est de
Copernic et de Paracelse que Charron veut parler ici.
3i6 DE LA SAGESSE,
velés : tout le reste n'est que songe et fumée. Or ces
messieurs icy veulent que Ton croye et reçoive ce
qu'ils disent, et que l'on s'en fie à eux, sans juger
ou examiner ce qu'ils baillent, qui est une injustice
tyrannique. Dieu seul, comme a esté dict 28, est à croire
en tout ce qu'il dict, pource qu'il le dict : qui à se-
metipso loquitur ; mendaxest29. L'autre moyen est par
supposition de quelque faict miraculeux , révélation
et apparition nouvelle et céleste, qui a esté dextre-
ment prattiqué par des législateurs, généraux d'ar-
mées, ou chefs de part *3°. La persuasion première ,
prinse du subject mesme, saisist les simples; mais
elle est si tendre et si fresle , que le moindre heurt,
mescompte , ou mesgarde, qui y surviendroit, escar-
bouilleroit *31 tout : car c'est grand merveille, com-
ment de si vains commencemens et frivoles causes
sont sorties les plus fameuses impressions. Or cette
première impression franchie devient après à s'enfler
et grossir merveilleusement, tellement qu'elle vient
a s'estendre mesme aux habiles , par la multitude des
croyans, des tesmoings, et des ans, à quoy l'on se
laisse emporter, si l'on n'est bien fort préparé : car
28 Dans les dernières lignes de la précédente page , et au
commencement de la page 3 12.
29 « Celui qui parle d'après lui-même, est menteur ».
*3° Chefs de parti.
*31 Ecraserait tout en bouillie.
LIVRE I, CHAPITRE XLII. 3i7
lors il n'est plus besoing de regimber et s'en enquérir,
mais simplement croire : le plus grand et puissant
moyen de persuader, et la meilleure touche de vé-
rité', c'est la multitude des ans et des croyans : 0%,
les fols surpassent de tant les sages : sanitatis patroci-
nium est insanientium turba^2. C'est chose difficile de re-
souldre son jugement contre les opinions communes.
Tout ce dessus se peust cognoistre par tant d'impos-
tures, badinages, que nous avons veu naistre comme
miracles, et ravir tout le monde en admiration, mais
incontinent estouffés par quelque accident, ou par
l'exacte recherche des clair-voyans , qui ont esclairé
de près et descouvert la fourbe , que s'ils eussent eu
encores du temps pour se me u~r et fortifier en na-
ture, c'estoit faict pour jamais. Ils eussent esté re~
ceus et adorés généralement. Ainsi en est-il de tant
d'autres qui ont (faveur de fortune) passe' et gagné la
créance publicque, à laquelle puis on s'accommode
sans aller recognoistre la chose au gitte et en son ori-
gine : nusquam ad, liauidum fama perducitur^ . Tant de
sortes de religions au monde , tant de façons supers-
titieuses, qui sont encores mesmes dedans la chres-
32 « La multitude des fous est si grande, que la sagesse est
obligée de se mettre sous leur protection ». St. -Augustin ,
de Civ. Dei. L. vi , cap 10.
33 « Nulle part les bruits qui courent ne sont bien éclaircis ».
Quinti-Curt. L. IV , cap. 2..
3i8 DE LA SAGESSE,
tienté, demourées du paganisme, et dont on n'a peu
du tout sevrer les peuples34. -Par tout ce discours
nous voyons à quoy nous en sommes, puisque nous
sommes menés par tels guides.
3^ C'est ce qu'on peut voir démontré dans le livre des Con-
formités des Cérémonies des Payens avec celles de l'Eglise
romaine.
C1NQUIESME ET DEPvNIERE CONSIDERATION
DE L'HOMME
Par les variétés et différences grandes qui sont en luy, et
leurs comparaisons.
CHAPITRE XLIII*.
De la différence et inégalité des hommes en gênerai.
Sommaire. — Des différentes sortes d'hommes et de peuples
fabuleux mentionnés par les anciens. De la diversité des
visages et des âmes ; d'où elle résulte.
I L n'y a rien en ce Las monde , où il se trouve tant
de différence qu'entre les hommes, et différences si
eslongnées en mesme subject et espèce. Si l'on en
* C'est le trente-septième chapitre de la première édition.
LIVRE I, CHAPITRE XllII. 3i9
veust croire Pline, Hérodote, Plutarque, il y a des
formes d'hommes, en certains endroits, qui ont fort
peu de ressemblance à la nostre : et y en a de métisses
et ambiguës entre l'humaine et la brutale*1. 11 y a
des contre'es 2 où les hommes sont sans teste , portant
les yeux et la bouche en la poitrine, où ils sont an-
drogynes, où ils marchent de quatre pattes, où ils
n'ont qu'un œil au front, et la teste plus semblable
à celle d'un chien qu'à la nostre , où ils sont moytié
poisson par embas, et vivent en l'eau ; où les femmes
accouchent à cinq ans et n'en vivent que huit ; où ils
ont la teste si dure et le front, quelle fer n'y peust
mordre, et rebouche contre; où ils se changent na-
turellement en loups , en jumens , et puis encores en
hommes ; où ils sont sans bouche, se nourrissant de
*» Celle des brutes.
2 On sent que tous ces peuples sont fabuleux et imaginaires.
Charron n'aurait pas même dû en parler , malgré les témoi-
gnages des trois anciens auteurs qu'il cite. On nommait les
peuples sans tête , acéphales , ceux sans bouche , astomoi , etc.
Mais ces noms comme ces fables sont imaginés à plaisir. Au
reste , tout ce paragraphe est pris , presque mot pour mot, de
Montaigne (L. il , chap. 12). Mais Montaigne et Charron
auraient dû dire au moins , lorsqu'ils citent Pline à l'appui de
plusieurs de ces faits , qu'il les regarde comme indignes de toute
croyance. « Hommes in lupos verii, rursumque restitui sibi
falsum esse confîdenter existimare debemus , aut credere
omnia quœ fabulosa tôt sceculis comperimus ». Nat. Hist,
L. vin , cap. 22.
32o DE LA SAGESSE,
la senteur de certaines odeurs ; où ils rendent la se-
mence de couleur noire, où ils sont fort petits et
nains, ou tous fort grands et geans, où ils vont tous
nuds, où ils sont tous pelus et velus, où ils sont
sans parole, vivans par les bois comme bestes, ca-
chés dedans les cavernes et dedans les arbres. Et de
nostre temps nous avons descouvert et touche' à l'œil
et au doigt où les hommes sont sans barbe , sans
usage dé feu, de bled, de vin; où est tenue pour la
grande beauté ce que nous estimons la plus grande
laideur, comme a esté dict devant3. Quant à la diver-
sité des mœurs se dira ailleurs4. Et sans parler de
toutes ces estrangetés, nous sçavons que quant au vi-
sage, il n'est possible trouver deux visages en tout
et par-tout semblables : il peust advenir de se mes-
conter et prendre l'un pour l'autre , à cause de la res-
semblance grande, mais c'est en l'absence de l'un;
car en présence de tous deux , il est aisé de remar-
quer la différence, quand bien on ne la pourroit ex-
primer. Aux âmes y a bien plus grande différence ,
car non-seulement elle est plus grande sans compa-
raison d'homme à homme , que de beste àbeste5 ; mais
(qui est bien enchérir) il y a plus grande différence
3 Au chap. vi.
4 L. il , chap. 8.
5 C'est ce que dit Plutarque , à la fin de son traité : que
les bêles brutes usent de la raison.
LIVRE I, CHAPITRE XLIII. 3*1
d'homme à homme, que d'homme à beste6 : car un ex-
cellent animal est plus approchant de l'homme de la
plus basse marche, que n'est cet homme d'un autre
grand et excellent. Cette grande différence des hom-
mes vient des qualités internes, et de la part de l'es-
prit, où y a tant de pièces , tant de ressorts que c'est
chose infinie, et des degrés sans nombre. Il nous faut
icy pour le dernier apprendre à cognoistre l'homme ,
par les distinctions et différences qui sont en luy : or
elles sont diverses, selon qu'il y a plusieurs pièces
en l'homme, plusieurs raisons et moyens de les con-
sidérer et comparer. Nous en donnerons icy cinq prin-
cipales , auxquelles toutes les autres se pourront rap-
porter , et généralement tout ce qui est en l'homme ,
esprit, corps, naturel, acquit, public, privé, appa-
rent, secret : et ainsi cette cinquiesme et dernière
considération de l'homme aura cinq parties, qui se-
ront cinq grandes et capitales distinctions des hom-
mes ; savoir :
La première naturelle, et essentielle, et universelle
de tout l'homme, esprit et corps.
La seconde naturelle et essentielle principalement;
et aucunement acquise, de la force et suffisance de
l'esprit.
La tierce accidentale de Testât, condition ^t de-
voir, tirée de la supériorité et infériorité.
6 Voyez Montaigne. L. I , chap. 42 ? inilio.
3*22 DE LA SAGESSE,
La quatriesme accidentale de la condition et pro-
fession de vie.
La cinquiesme et dernière des faveurs et desfaveurs
de la nature, et de la fortune.
CHAPITRE XLIV*.
Première distinction et différence des hommes , naturelle
et essentielle, tirée de la diverse assiette du monde.
Sommaire. — La diversité des hommes vient de la diversité
des climats et températures. — Partage des habitans de la
terre en trois parties , d'après cette opinion ; en septentrio-
naux , en moyens et en méridionaux. Suivant ce partage ,
les naturels des hommes sont différens en toutes choses ,
corps , esprit , religion , mœurs ; preuves de chacune de ces
différences ; leurs causes. Naturel de chacune des trois
grandes divisions des hommes , par climats ou zones.
'Exemples : Les Athéniens , les Thébains , Platon. — Cyrus.
— La Citadelle et le Pyrée d'Athènes. — Les Égyptiens.
— Moïse. — Annibal. — Les Germains , les Romains , les
Grecs.
Xjà première, plus notable et universelle distinction
des hommes , qui regarde l'esprit et le corps, et tout
l'estre de l'homme , se prend et tire de l'assiette di-
* C'est le trente-huitième chapitre de la première édition.
LIVRE I, CHAPITRE XLIV. 323
verse du monde , selon laquelle le regard et l'influence
du ciel et du soleil, l'air, le climat, le terroir, sont
divers. Aussi sont divers non-seulement le teinct , la
taille , la complexion, la contenance, les mœurs, mais
encores les facultés de l'ame. Plaga cœli non solum ad
Tobur corporum, sed et animorum facit. — Athenis tenue
cœlum, ex quo eîiam a cuti ores Attici; crassum Thebis ,
ideo pinguesThebani et valentes \ Dont Platon remer-
cioit Dieu qu'il estoit né Athénien et non Thebain2.
Ainsi que les fruicts et les animaux naissent divers
selon les diverses contrées, aussi les hommes naissent
plus ou moins belliqueux, justes, temperans, do-
ciles, religieux, chastes, ingénieux, bons, obeissans,
beaux, sains, forts3. C'est pourquoy Cyrus ne voulut
1 « Le climat a de l'influence , non-seulement sur la force
du corps , mais sur celle de l'esprit. — L'air d'Athènes est vif,
et c'est pour cela que les Athéniens sont vifs et spirituels ;
celui de Thèbes est épais, de là les Thébains sont lourds, gras
et forls ». Végétais. L. I , cap. 2. — Cicero , de Fato , cap. 4-.
2 Plutarque dit que Platon remerciait son bon démon et
sa fortune, premièrement de ce qu'il était né homme et non
pas bête ; en second lieu de ce qu'il était né grec et non pas
barbare , et enfin de ce qu'il était né du tems de Socrate. —
Voyez Plutarque , Vie de Marius , vers la fin.
3 On trouve ce système dans Aristote (Politique , L. ni ,
c. i4 ) ; il attribue les mêmes idées à Platon , qu'il cite L. il
du même ouvrage , chap. 6.
Tout le monde sait que le système de l'influence des climats
a été développé par Montesquieu dans l'Esprit des Lois.
324 DE LA SAGESSE,
accorder aux Perses d'abandonner leur pays aspre eî
bossu pour aller en un autre doux et plain , disant
que les terres grasses et molles font les hommes mois,
et les fertiles les esprits infertiles4.
Suyvant ce fondement nous pouvons en gros par-
tager le monde en trois parties, et tous les hommes
en trois sortes de naturel : nous ferons donc trois as-
siettes générales du monde, qui sont les deux extré-
mités de midy et nord , et la moyenne. Chaque partie
et assiette sera de soixante degrés ; l'une de midy est
sous l'aequateur, trente degrés deçà et trente delà,
c'est-à-dire tout ce qui est entre les deux tropiques,
un peu plus , où sont les régions ardentes et les mé-
ridionaux, l'Afrique et l'Ethiopie au milieu d'orient
et d'occident; l'Arabie, Calicut, les Moluques , les
Laves 5, la Taprobane vers orient; le Peru et grands
mers vers occident. L'autre moyenne est de trente de-
grés outre*Gles tropiques, tant deçà que delà vers les
pôles , où sont les régions moyennes et tempérées ;
toute l'Europe avec sa mer mediterranée au milieu
d'orient et occident ; toute l'Asie , tant petite que
4 Voy. Hérodote , L. IX, in fine. — Montaigne cite le même
exemple, L. il, c. 12.
5 Ce serait sans doute les habitans du royaume de Lao ,
s'il fallait lire Laves ; mais comme ce nom est écrit loues
dans les première et seconde éditions, il est évident qu'il s'agit
ici des habitans de l'île de Java,
*c Au-delà des tropiques.
LIVRE I, CHAPITRE XLIV. 3a5
grande , qui est vers orient , avec la Chine et le Jap-
pon , et l'Amérique occidentale. La tierce qui est de
trente degrés , qui sont les plus près des deux pôles
de chaque costé, où sont les régions froides et gla-
ciales , peuples septentrionaux , la Tartarie , Moscovie ,
Estotilam 7 et la Magellane, qui n'est pas encores
bien descouverte.
Suyvant ce partage gênerai du monde , aussi sont
différents les naturels des hommes en toutes choses ,
corps, esprit, religion, mœurs, comme se peust voir
en cette petite table. Car les
SEPTENTRIONAUX
Sont hauts et grands, pituiteux, sanguins , blancs et blonds,
sociables , la voix forte , le cuir mol et velu , grands
mangeurs et beuveurs , et puissans.
Grossiers, lourds, stupides , sots, faciles, légers, in-
constans.
Peu religieux et dévotieux.
7 Devine qui pourra quel est ce pays , dont le nom est
sans doute corrompu : on le trouve écrit ailleurs , tantôt Es-
totUand , tantôt Estotilande. Robbe croit que c'est le pays de
Labrador; un autre géographe, la Nouvelle- Angleterre ;
De Lisle a banni ce nom de ses cartes, et XEsiotûand, dit
La Martinière , est présentement regardé comme une chimère.
Au reste, c'est un mot des langues septentrionales, et il me
parait composé des mots germaniques west stadt land , pays
de la ville de l'ouest, ou plutôt de west staat land, pays de
l'état de l'ouest.
326 DE LA SAGESSE,
Guerriers , vaillans, pénibles , chastes , exempts de jalousie ,
cruels et inhumains.
MOYENS
Sont médiocres et tempérés en toutes ces choses , comme
neutres , ou bien participans un peu de toutes ces deux
extrémités , et tenans plus de la région de laquelle ils
sont plus voysins.
MERIDIONAUX
Sont petits , mélancholiques , froids et secs , noirs , soli-
taires , la voix gresle , le cuir dur avec peu de poil et
crespu , abstinens, foibles.
Ingénieux, sages, prudens, fins, opiniastres.
Superstitieux , contemplatifs.
Non guerriers , et lasches , paillards , jaloux , cruels et in-
humains 8.
Toutes ces différences se prouvent aisément. Quant
à celles du corps elles se cognoissent à l'œil ; et s'il y
a quelques exceptions, elles sont rares et viennent
du meslange des peuples, ou bien des vents, des
eaux, et de la situation particulière des lieux, dont
une montagne sera une notable différence en mesme
degré', voire mesme pays et ville : ceux de la ville
haute d'Athènes estoient tout d'autre humeur, dict
Plutarque 9, que ceux du port de Pire'e : une mon-
8 Voyez sur tout cela Bodin , de la République, L. v, c. i.
Charron en a tiré presque tout ce qu'il dit dans les cha-
pitres 4-2 , 4-3 et 44»
o Plut, in Solone.
LIVRE I, CHAPITRE XLIV. 827
tagne du costé de septentrion rendra la valle'e qui sera
vers le midy toute méridionale , et au contraire aussi.
Quant à celles de l'esprit, nous sçavons que les
arts mécaniques et ouvrages de main sont de septen-
trion , où ils sont pénibles : les sciences spéculatives
sont venues du midy. César10 et les anciens appellent
les Egyptiens très ingénieux et subtils. Moyse est
dict instruit en leur sagesse"; la pbilosopbie est venue
de là en Grèce ; la majorité commence plustost chez
eux à cause de l'esprit et finesse : les gardes des
princes, mesme méridionaux, sont de septentrion,
comme ayant plus de force et moins de finesse et de
malice : ainsi les méridionaux sont subjects à grandes
vertus et grands vices , comme il est dict d'Annibal I2:
les septentrionaux ont la bonté et simplicité. Les
sciences moyennes et mixtes, politiques, loix et élo-
quence, sent aux nations mitoyennes, ausquelles ont
fleury les grands empires et polices.
Pour le troisiesme poinct , les religions sont ve-
nues du midy, Egypte, Arabie, Chaldée : plus de
superstition en Afrique qu'au reste du monde ; tes-
moin les vœux tant frequens , les temples tant magni-
fiques. Les septentrionaux, dict César10, peu soucieux
de religion , sont attentifs à la guerre et à la chasse.
10 César, de Bello civili , L. m.
11 Voyez, Actes des Apôtres, ch. vil, v. 22.
12 Voyez dans Tite-Live , l'éloge d'Annibal.
13 César, de Bello Gallico , L. vi, c. 20.
328 DE LA SAGESSE,
Quant aux mœurs, premièrement touchant la guerre,
il est certain que les grandes arme'es, arts, instrumens
et inventions militaires, sont venues de septentrion.
Les peuples de là, Scythes, Gots, Vandales, Huns,
Tartares , Turcs , Germains, ont battu et vaincu toutes
les autres nations , et ravagé tout le inonde , dont est
tant souvent dict, que tout mal vient d'Aquilon. Les
duels et combats sont venus de là. Les septentrionaux
adorent le glaive fiché en terre "% dict Solinus, invin-
cibles aux autres nations , voire aux Romains qui ont
vaincu le reste, et ont esté détruits par eux : aussi
s' affaiblissent et s'alangourissent au vent de sud, et
allant vers midy ; comme les méridionaux venans au
nord , redoublent leurs forces. A cause de leur fierté
guerrière, ils ne peuvent souffrir qu'on leur com-
mande par braverie ; ils veulent la liberté , au moins
les commandemens eslectifs. Touchant la chasteté et
la jalousie , en septentrion , une seule femme à un
homme, dict Tacitus : 5 ; encore suffit-elle pour plu-
sieurs, dict César : nulle jalousie, dict Munster16, où
^ Lucien dit que les Scythes adorent un cimeterre. Voyez
le dialogue intitulé Jupiter le tragique , et le dialogue inti-
tulé Toxaris. — Ammien Marcellin rapporte aussi que les
Alains n'avaient aucun temple , et ne rendaient de culte qu'à
une épée fichée en terre. Am. Marcel. L. xxxi, c. 2.
,5 De Morib. German. cap. 18.
,6 Sébastien de Munster, auteur d'une Cosmographie,
d'une Description de Bade } et de plusieurs autres ouvrages.
LIVRE I, CHAPITRE XLIV. 32j
les hommes et femmes se baignent ensemble avec les
estrangers. En midy la polygamie est par-tout receue.
Toute l'Afrique adore Venus17, dict Solinus. Les
méridionaux meurent de jalousie, à cause de quoy ils
ont les eunuques gardiens de leurs femmes , que les
grands seigneurs ont en grand, nombre comme des
haras l8.
Quant à la cruauté, les extremite's sont semblables ,
mais pour diverses causes, comme se verra tantost aux
causes : les punitions de la roue, et les empalemens
des vifs, venus de septentrion19: les inhumanités des
Moscovites et Tartares sont toutes notoires. Les Al-
lemans, dict Tacite20, ne punissent les coupables ju-
ridiquement, mais les tuent cruellement comme en-
nemis. Ceux de midy aussi escorchent tout vifs les
criminels , et leur appétit de vengeance est si grand ,
qu'ils en deviennent furieux s'ils ne l'assouvissent.
Au milieu sont bénins et humains. Les Romains pu-
nissoient les plus grands crimes du bannissement
simple ; les Grecs usoient de breuvage doux de ciguë
pour faire mourir les condamnés. Et Ciceron dict 2I
?7 Ante omîtes barbaros , dit Tite-Live , Numiclœ in Vé-
nérera effusi.
18 Voyez Hérodote, L. IIJ , Diodore de Sicile, L. il, et
Joseph , Antiq. Judaïq. L. IV.
•9 Bodin , L. v , c. 1.
20 De Mor. Germ. cap. 25.
21 Epïstola prima ad Q.fratrem.
33o DE LA SAGESSE,
que l'humanité et la courtoisie est partie de l'Asie
mineure , et dérivée au reste du monde.
La cause de toutes ces différences corporelles et
spirituelles est l'inequalité et différence de la chaleur
naturelle interne , qui est en ces pays et peuples :
sçavoir, forte et véhémente aux septentrionaux, à
cause du grand froid externe, qui la resserre et ren-
ferme au dedans, comme les caves et lieux profonds
sont chauds en hyver, et les estomachs , ventres hieme
caïïdiores** : foible aux méridionaux, estant dissipée
et attirée au dehors par la véhémence de l'externe ,
comme en esté les ventres et lieux de dessoubs terre
sont froids : moyenne et tempérée en ceux du milieu.
De cette diversité, dis-je, et inequalité de chaleur na-
turelle, viennent ces différences, non-seulement cor-
porelles, ce qu'il est aisé de remarquer, mais encores
spirituelles ; car les méridionaux , à cause de leur tem-
pérament froid , sont mejancholiques , et par ainsi ar-
restés, constans, contemplatifs, ingénieux, religieux,
sages. Car la sagesse est aux animaux froids comme
aux elephans, qui, comme le plus melancholique de
tous les animaux, est le plus sage, docile, religieux,
à cause du sang froid. De ce tempérament melancho-
lique advient aussi que les méridionaux sont paillards
à cause de la melancholie spumeuse, abradente *23, et
22 « Les estomacs sont plus chauds en hiver ».
*23 Ce doit être le mot latin abradens francisé , participe
LIVRE I, CHAPITRE XLIV. 33i
salace, comme il se voyt aux lièvres; et cruels, parce
que cette melancholie abradente presse violemment
les passions et la vengeance. Les septentrionaux, pi-
tuiteux et sanguins, de tempérament tout contraire
aux méridionaux, ont les qualités toutes contraires,
sauf qu'ils conviennent en une chose, c'est qu'ils
sont aussi cruels et inhumains ; mais c'est par une
autre raison, sçavoir : par défaut de jugement, dont
comme bestes ne se sçavent commander et se contenir.
Ceux du milieu , sanguins et choleres , sont tempérés,
d'une belle humeur, joyeux, disposts, actifs.
Nous pourrons encores plus exquisement et subti-
lement représenter le divers naturel de ces trois sortes
de peuples , par application et comparaison de toutes
choses , comme se pourra voir en cette petite table ,
où se voyt que proprement appartient , et se peust
rapporter aux
SEPTENTRIONAUX24.
Le sens commun.
Force comme des ours et bestes.
Mars , Lune : guerre , chasse.
Art et manufacture.
Ouvriers, artisans, soldats. Exécuter et obéir.
Jeunes mal-habiles.
d'abradere, raser, racler, ratisser. — Bodin , d'où tout ceci
est tiré, se sert de la même expression. De laRép. L. v, ch. i.
24 Charron a pris toute la distribution de cette table dans
la République de Rodin, L. v, ch. 1.
33a DE LA SAGESSE,
MOYENS.
Discours et ratiocination *a5.
Raison et justice d'hommes.
Jupiter, Mercure : empereurs, orateurs.
Prudence , cognoissance du bien et du mal.
Magistrats pourvoyans : juger, commander.
Hommes faits, manieurs d'affaires.
MERIDIONAUX.
Intellect.
Finesse de renards , et religion de gens divins.
Saturne , Venus : contemplation , amour.
Science du vray et du faux.
Pontifes, philosophes : contempler.
Vieillards graves, sages, pensifs.
Les autres distinctions plus particulières se peu-
vent rapporter à cette-cy générale de midy et nord :
car l'on peust rapporter aux conditions des septen-
trionaux , ceux d'occident , et ceux qui vivent aux
montagnes, guerriers, fiers, amoureux de liberté, à
cause du froid qui est aux montagnes. Aussi ceux qui
sont eslongnés de la mer, plus simples et entiers. Et
au contraire aux conditions des méridionaux, l'on
peust rapporter les orientaux, ceux qui vivent aux
vallées, efféminés, délicats, à cause de la fertilité d'où
vient la volupté 26. Aussi les maritimes trompeurs et
*2a Raisonnement.
26 « Les Asiatiques , dit Aristote , sorçt ingénieux et adroits ;
mais ils n'ont point de cœur. De là vient qu'ils obéissent et
servent toujours ». Polit. L. vu, c. 7.
LIVRE I, CHAPITRE XLV. 333
fins à cause du commerce et du trafic avec diverses
sortes de gens et nations.
Par tout ce discours il se voyt qu'en gênerai ceux
de septentrion sont plus advantagés au corps , et ont
la force pour leur part ; et ceux du midy en l'esprit ,
et ont pour eux la finesse : ceux du milieu ont de
tout , et sont tempérés en tout. Aussi s'apprend par
là que leurs mœurs ne sont, à vray dire, ny vices ny
vertus, mais œuvres de nature : laquelle du tout cor-
riger et du tout renoncer, il est plus que difficile «,
mais adoucir, tempérer, ramener à peu près les ex-
trémités à la médiocrité, c'est l'œuvre de vertu.
CHAPITRE XLV*.
Seconde distinction et différence plus subtile des esprits ',
et suffisances des hommes.
Sommaire. — Trois sortes d'esprits : les esprits foibles , les
esprits médiocres et les esprits supérieurs. — Autre dis-
tinction des esprits : les uns agissent , avancent d'eux-mêmes,,
les autres ont besoin d'être excités et poussés.
Exemples : Aristote. — Socrate et Platon.
LiETTE seconde distinction, qui regarde l'esprit et
la suffisance, n'est si apparente et perceptible comme
* C'est le trente-neuvième chapitre de la première édition.
334 DE LA SAGESSE,
les autres , et vient tant du naturel que de l'acquit;
selon laquelle y a trois sortes de gens au monde ,
comme trois classes et degrés d'esprits. En l'un et
le plus bas sont les esprits foibles et plats, de basse
et petite capacité, nais *I pour obéir., servir et estre
menés, qui en effect sont simplement hommes2. Au
second et moyen estage sont ceux qui sont de mé-
diocre jugement , font profession de suffisance , science ,
habileté : mais qui ne se sentent et ne se jugent pas
assez , s'arrestent à ce que l'on tient communément
et l'on leur baille du premier coup, sans davantage
s'enquérir de la vérité et source des choses, voire
pensent qu'il ne l'est pas permis : et ne regardent point
plus loin que là où ils se trouvent ; pensent que par-
tout est ainsi, ou doibt estre; que si c'est autrement,
ils faillent et sont barbares. Ils s'asservissent aux opi-
nions et loix municipales du lieu où ils se trouvent
deslors qu'ils sont esclos , non-seulement par obser-
vance et usage, ce que tous doibvent faire, mais en-
core de cueur et d'ame , et pensent que ce que l'on
croit en leur village est la vraye touche de vérité ( cecy
ne s'entend de la vérité divine révélée, ny de religion),
** Nés.
2 Aristote , dans le premier chapitre du livre premier de
sa Politique , cherche aussi à prouver que les hommes ne sont
point naturellement égaux ; que les uns naissent pour l'escla-
vage et les autres pour la domination. Locke et J.-J. Rousseau
ont réfuté son système.
LIVRE I, CHAPITRE XLV. 335
c'est la seule , ou bien la meilleure reigle de bien vivre.
Ces gens sont de Peschole et du ressort d'Aristote,
affirma tifs, positifs, dogmatistes, qui regardent plus
l'utilité que la vérité, ce qui est propre à l'usage et
trafic du monde , qu'à ce qui est bon et vray en soy.
En cette classe y a très grand nombre et diversité de
degrés; les principaux et plus habiles d'entr'eux gou-
vernent le monde, et ont les commandemens en main.
Au troisiesme et plus haut estage sont les hommes
doués d'un esprit vif et clair, jugement fort, ferme et
solide, qui ne se contentent d'un ouy dire, ne s'ar-
restent aux opinions communes et receues , ne se lais-
sent gagner et préoccuper à la créance publique , de
laquelle ils ne s'estonnent point, sçachant qu'il y a plu-
sieurs bourdes, faulsetés et impostures receues au
monde avec approbation et applaudissement, voire
adoration et révérence publique : mais examinent tou-
tes choses qui se proposent, sondent meurement , et
cherchent sans passion les causes, motifs et ressorts,
jusques à la racine , aimant mieux doubter et tenir en
suspens leur créance , que par une trop molle et lasche
facilité, ou légèreté , ou précipitation de jugement,
se paistre de faulseté , et affirmer ou se tenir asseurés
de chose de laquelle ils ne peuvent avoir raison cer-
taine3. Ceux-cy sont en petit nombre , de l'eschole et
3 « On ne doit juger de rien, lorsque rien n'est évident ».
Bayle, République des Lettres, mois d'Août i6&£.
336 DE LA SAGESSE,
ressort de Socrates et Platon, modestes, sobres, re-
tenus, considérant plus la vérité et realité des choses
que l'utilité ; et s'ils sont bien nais , ayant avec ce
dessus la probité et le reiglement des mœurs , ils sont
vrayement sages et tels que nous cherchons icy. Mais
pource qu'ils ne s'accordent pas avec le commun
quant aux opinions, voyent plus clair , pénètrent plus
avant , ne sont si faciles , ils sont soupçonnés et mal
estimés des autres qui sont en beaucoup plus grand
nombre , et tenus pour fantasques et philosophes ; c'est
par injure qu'ils usent de ce mot4. En la première de
ces trois classes y a bien plus grand nombre qu'en la
seconde ,«Ét en la seconde, qu'en la troisiesme. Ceux
de la première et dernière , plus basse et plus haute ,
ne troublent point le monde, ne remuent rien, les
uns par insuffisance et foiblesse , les autres par grande
suffisance , fermeté et sagesse. Ceux du milieu font
tout le bruict et les disputes qui sont au monde , pré-
somptueux, tousjours agités et agitans. Ceux de la
plus basse marche, comme le fond, la lie, la sentine,
ressemblent à la terre, qui ne faict que recevoir et souf-
frir ce qui vient d'en haut. Ceux de la moyenne res-
semblent à la région de l'air en laquelle se forment
tous les météores et se font tous les bruicts et altéra-
tions qui puis*5 tombent en terre. Ceux du plus haut
4 On voit que ce n'est pas d'aujourd'hui que le mot de
philosophe a été pris en mauvaise part.
*5 Qui ensuite tombent.
LIVRE I, CHAPITRE XLV. 33;
estage ressemblent à l'ether et plus haute région voi-
sine du ciel, sereine, claire, nette et paisible. Cette
différence d'hommes vient en partie du naturel , de
la première composition et tempérament du cerveau,
qui est différent , humide , chaud , sec, et par plusieurs
degrés; dont les esprits et jugemens sont ou forts, so-
lides, courageux, ou foibles, craintifs, plats : en partie
de l'instruction et discipline ; aussi de l'expérience et
hantise*6 du monde, qui sert fort à se desniaiser et
mettre son esprit hors de page. Au reste , il se trouve
de toutes ces trois sortes de gens , soubs toute robe ,
forme et condition , et des bons et des mauvais , mais
bien diversement.
L'on faict encores une autre distinction d'esprits
et suffisances , car les uns se font voye eux-mesmes
et ouverture, se conduisent seuls. Ceux-cy sont heu-
reux de la plus haute taille, et bien rares ; les autres
ontbesoing d'aide, mais ils sont encore doubles; car
les uns n'ont besoing que d'estre esclairés ; c'est assez
qu'il y aye un guide et un flambeau qui marche de-
vant , ils suyvront volontiers et bien aisément. Les
autres veulent estre tirés , ont besoing de compul-
soire , et que l'on les prenne par la main. Je laisse
ceux qui par grande faiblesse , comme ceux de la plus
basse marche, ou par malignité de nature, comme il
y en a en la moyenne , qui ne sont bons à suyvre , ny
ne se laissent tirer et conduire , gens désespérés.
*c Et fréquentation.
I, 22
338 DE LA SAGESSE,
CHAPITRE XLVI*.
Troisiesme distinction et différence des hommes accidentelle ,
de leurs degrés, estais , et charges.
Sommaire. — Le commandement et l'obéissance sont les deux
fondemens de la société. Toute puissance est, ou privée,
ou publique ; la puissance publique est ou royale , ou sei-
gneuriale, ou tyrannique. Quels sont les agens de la puissance
publique.
Exemples : Assyrie , Perse , Egypte , Moscovie , Tartarie ,
Turquie , Lacédémone , Venise. — Rome , Athènes , Car-
thage.
Vj ETTE distinction accidentale , qui regarde les estats
et charges, est fondée sur deux principes et fonde-
mens de la société humaine , qui sont commander et
obéir, puissance et subjection, supériorité et infério-
rité : imperio et obseauio omnia constant *;. Cette dis-
tinction se verra premièrement mieux en gros en cette
table.
* C'est le quarantième chapitre de la première édition.
* « Tout consiste dans le commandement et l'obéissance ».
LIVRE I, CHAPITRE XLVI. 339
Division première et générale.
Toute puissance et subjection est ou
i. Privée, laquelle est aux
Familles et mesnages , et est de quatre façons.
Mariage , du mary à la femme : cette-cy est la source
de la société humaine.
Paternelle , des parens sur les enfans : cette-cy est
vrayement naturelle.
Herile *2, double , sçavoir des
Seigneurs sur leurs esclaves :
Maistres sur leurs serviteurs.
Patronelle , des patrons sur leurs affranchis , de la-
quelle l'usage est peu fréquent.
Corps et collèges , communautés civiles , sur les
particuliers membres de la communauté.
2. Publique , laquelle est ou
Souveraine , qui est de trois façons , et sont trois sortes
d'estats, cunctas nationes et urbes , populus , aut
primores, aut singuli regunt5, sçavoir:
Monarchie d'un
Aristocratie de peu ,
Démocratie de tous.
*2 Magistrale, seigneuriale. — Hérile , du latin herilis,
adjectif dérivé de herus , maître, seigneur.
3 « Toutes les nations et toutes les villes sont gouvernées
ou par le peuple, ou par les grands , ou par des Monarques ».
Tacit. Annal. L. iv , c. 33 , inilio.
34o DE LA SAGESSE,
Subalterne, qui est en ceux qui sont supérieurs et in-
férieurs pour diverses raisons , lieux , personnes ,
comme sont les
Seigneurs particuliers en plusieurs degrés :
Officiers de la souveraineté ; qui sont en grande diversité.
Cette puissance publique, soit souveraine, soit su-
balterne , reçoit des subdivisions qu'il faut sçavoir.
La souveraine, qui est triple, comme dict est, pour
le regard de la manière du gouvernement , est encores
triple, c'est-à-dire chascune de ces trois est conduicte
en trois façons , dont est dicte royale , ou seigneuriale ,
ou tyrannique. Royale, en laquelle le souverain (soit-
il un , ou plusieurs , ou tous) obéissant aux loix de
nature , garde la liberté naturelle et la propriété des
biens aux subjects. Ad reges poteslas omnis perlinet ,
ad singulos proprietas.... Omnia rex imperio possidet, sîn-
guli dominioi. Seigneuriale, où le souverain est sei-
gneur des personnes et des biens , par le droict des
armes , gouvernant ses subjects comme esclaves. Ty-
rannique , où le souverain , mesprisant toutes loix de
4 « Aux rois appartient toute la puissance , à chacun des
sujets la propriété. — Le roi possède tout , mais à titre de
maître; les sujets possèdent à titre de propriétaires ». Ce
passage est tiré de Sénèque, de Beneficiis , L. vu ; la pre-
mière partie , du chap. 4- ; la seconde , du chap. 5, initia. Mais
il y a une petite altération dans la première phrase citée par
Charron. Senèque dit : ad reges pote stas omnium perlinet,
et non pas , poteslas omnis.
LIVRE I, CHAPITRE XLVI. 3£i
nature , abuse des personnes et des biens de ses sub-
jects, différant du seigneur, comme le voleur de l'en-
nemi de guerre. Des trois estats souverains le monar-
chique , et des trois gouvernemens le seigneurial , sont
les plus anciens , grands, durables, augustes, comme
anciennement Assyrie , Perse , iEgypte , et mainte-
nant Ethiopie , la plus ancienne qui soit, Moscovie,
Tartarie , Turquie, le Peru. Mais le meilleur et plus
naturel estât et gouvernement est la monarchie royale :
les aristocraties fameuses sont jadis Lacedemone et
maintenant Venise ; les démocraties, Rome, Athènes,
Carthage , royales en leur gouvernement.
La puissance publique subalterne , qui est aux sei-
gneurs particuliers, est de plusieurs sortes et degrés,
principalement cinq : sçavoir , seigneurs
Tributaires , qui doibvent tribut seulement. Feu-
dataires , vassaux simples , qui doibvent foy et
hommage pour le fief : ces trois peuvent estre souve-
rains.
Vassaux liges, qui outre la foy et hommage, doib-
vent encore service personnel, dont ils ne peuvent
estre vrayement souverains.
Subjects naturels , soit vassaux ou censiers, ou au-
trement , lesquels doibvent subjection et obéissance ,
et ne se peuvent exempter de la puissance de leur sou-
verain, et sont seigneurs.
La puissance publique subalterne , qui est aux of-
ficiers de la souveraineté, est de plusieurs sortes, et
3^2 DE LA SAGESSE,
pour le regard de l'honneur et de la puissance , re-
viennent à cinq degre's.
Premier et plus bas des infâmes , qui doibvent de-
meurer hors la ville, exécuteurs derniers de la justice.
2. De ceux qui n'ont ny honneur ny infamie , ser-
geants, trompettes.
3. Qui ont honneur sans cognoissance et puissance ,
notaires, receveurs, secrétaires.
4- Qui ont avec honneur, puissance et cognois-
sance , mais sans jurisdiction, les gens du Roy.
5. Qui ont jurisdiction , et par ainsi tout le reste ;
et ceux-cy s'appellent proprement magistrats, des-
quels y a plusieurs distinctions, et principalement ces
cinq , qui sont toutes doubles.
i. En majeurs, sénateurs; mineurs, juges.
2. En politiques, militaires.
3. En civils , criminels.
4- En titulaires en office forme' , commissaires.
5. En perpétuels , comme doibvent estre les moin-
dres , et en nombre ; temporels et muables , comme
doibvent estre les grands.
Des estais et degrés des hommes en particulier , suyvant
cette précédente table.
ADVERTISSEMENT.
ICY est parlé en particulier des pièces de cette table
et distinction de puissances et subjections (commen-
LIVRE I, CHAPITRE XLV1I. 3^3
çant par les privées et domestiques) , c'est-à-dire de
chasque estât et profession des hommes , pour les
cognoistre : c'est icy le livre de la cognoissanee de
l'homme ; car les debvoirs d'un chascun seront au
troisiesme livre en la vertu de justice , où de mesme
ordre tous ces estats et chapitres se reprendront. Or
avant y entrer faut sommairement parler du comman-
der et obéir , deux fondemens et causes principales
de ces diversités d'estats et charges.
CHAPITRE XLVII*.
Du commander et obéir.
Sommaire. — De l'état populaire et de l'état monarchique.
— Du droit divin.
Exemples : Platon. — Sparte.
Ce sont, comme a esté dict, deux fondemens de
toute société humaine , et de la diversité des estats et
professions. Ces deux sont relatifs, se regardent, re-
quièrent , engendrent , et conservent mutuellement
l'un l'autre, et sont pareillement requis en toute as-
semblée et communauté, mais qui sont obligés à une
naturelle envie , contestation et mesdisance ou plaincte
perpétuelle. La populaire rend le souverain de pire
* C'est le quarante-unième chapitre de la première édition.
344 DE LA SAGESSE,
condition qu'un charretier ; la monarchique le. met
au-dessus de Dieu1. Au commander est la dignité', la
difficulté' (ces deux vont ordinairement ensemble) , la
bonté', la suffisance, toutes qualités de grandeur. Le
commander, c'est-à-dire la suffisance, le courage,
l'authorite' est du ciel et de Dieu : imperium non nisi
divinofato dalur : omnis potestas a Deo est2 : dont dict
Platon que Dieu n'establit point des hommes, c'est-
à-dire de la commune sorte et suffisance, et purement
1 Toute cette phrase est prise mot-à-mot dans Montaigne ,
L. m , ch. 5. Mais Charron me semble en avoir détourné ou
obscurci le sens. « Je feuilletais il n'y a pas un mois , dit
Montaigne , deux livres écossais , se combattans sur ce subject
(sur la préférence que mérite, soit le gouvernement démo-
cratique, soit le gouvernement monarchique). Le populaire
( c'est-à dire , L'auteur qui défend le gouvernement du peuple )
rend le roi de pire condition qu'un charretier ; le monar-
chique ( c'est à-dire, celui qui préfère le gouvernement d'un
seul), le loge quelques brasses au-dessus de Dieu, en puis-
sance et souveraineté ». Ceci peut servir à expliquer l'idée de
Charron. Par ces mots la populaire , il n'entend pas la puis-
sance même du peuple, mais les opinions (/« contestation,
comme il dit), des partisans du système de la démocratie.
2 « L'empire n'est donné que par la providence divine :
toute puissance vient de Dieu ». C'est de cette maxime du
droit divin , dont l'origine remonte au gouvernement théo-
cratique , que vient la formule de Roi par la grâce de Dieu ,
avec toutes ses conséquences. Noodt a complètement démontré
la fausseté de cette maxime, dans son traité sur le pouvoir des
souverains, traduit et commenté par Barbeyrac.
LIVRE I, CHAPITRE XLVII. 34.5
humaine, par dessus les autres; mais ceux qui, d une
touche divine, et par quelque singulière vertu et don
du ciel, surpassent les autres, dont ils sont appelés
heroes^. En l'obéir est l'utilité', l'aisance, la nécessite',
tellement que pour la conservation du public, il est
encores plus requis que le bien commander; et est
beaucoup plus dangereux le desny d'obéir, ou le mal
obéir, que le mal commander. Tout ainsi qu'au ma-
riage bien que le mary et la femme soient également
oblige's à la loyauté et fidélité, et l'ayent tous deux
promis par mesmes mots , mesmes cérémonies et so-
lemnités, si est-ce que les inconveniens sortent sans
comparaison plus grands de la faute et adultère de la
femme que du mary ; aussi bien que le commander et
obéir soient pareillement requis en tout estât et com-
pagnie, si est-ce que les inconveniens sont bien plus
dangereux de la désobéissance des subjects que de la
faute des commandans. Plusieurs estats ont longue-
ment roulé et assez heureusement duré soubs de très
meschans princes et magistrats , les subjects s'y ac-
commodans et obeissans ; dont un sage interrogé
pourquoy la republique de Sparte estoit si florissante,
si c'estoit pource que les roys commandoient bien :
3 Platon , dans son dialogue intitulé Cratylus, donne une
autre raison de cette dénomination. Les héros , dit-il, s'ap-
pellent ainsi , parce qu'ils sont nés du commerce de quelques
dieux avec des mortelles; etc.
346 DE LA SAGESSE,
mais plustost, dict-il, pource que les citoyens obéis-
sent bien4. Mais si les subjects refusent d'obéir et se-
couent le joug , il faut que Testât donne du nez à terre.
4 Ce fut Théopompe , roi de Lacédémone , qui fit cette
réponse. — Voyez Plutarque , Instruction pour ceux qui
manient les affaires d'étal.
CHAPITRE XLVIII*.
Du Mariage.
Sommaire. — Objections contre le mariage : ses inconvé-
niens. — Réponse à ces objections , ou les avantages du
mariage. C'est un grand bien ou un grand mal. Un bon
mariage est très-rare. Description des suites et des avantages
du mariage , selon qu'il est contracté entre égaux ou entre su-
périeurs et inférieurs. — De l'inégalité des deux conjoints. —
De la puissance maritale. — Des règles et lois diverses du
mariage. — De la polygamie et de la répudiation.
Exemples : Samson , Salomon , Marc- Antoine et Cléopâtre.
— Saint Augustin. — Platon. — Les Romains , les Grecs ,
les Gaulois. — Sulpitia. — Erythrée. — Ipsicrates —
Juifs , Mahométans. — David. — Sparte , Rome. — Juifs ,
Grecs , Arméniens.
Combien que Testât du mariage soit le premier et
plus ancien, le plus important, et comme le fonde-
* C'est le quarante-deuxième chapitre de la première édition.
LIVRE I, CHAPITRE XLVIII. Ul
ment et la fontaine de la société humaine, d'où sour-
dent les familles , et d'elles les republiques ; prima so-
cietas in conjugio est , quod principium urbis, seminanum
reipublicœ1 : si est-ce qu'il a esté desestimé et descrié
par plusieurs grands personnages , qui l'ont jugé in-
digne de gens de cueur et d'esprit , et ont dressé ces
objects contre luy2.
Premièrement ils ont estimé son lien et son obli-
gation injuste , une dure et trop rude captivité , d'au-
tant que par mariage l'on s'attache et s'assubjectit par
trop au soin et aux humeurs d'autruy ; que s'il advient
d'avoir mal rencontré , s'estre mescompté au choix et
au marché, et que l'on aye prins plus d'os que de
chair, l'on demoure misérable toute sa vie. Quelle
iniquité et injustice pourroit estre plus grande que
pour une heure de fol marché , pour une faute faite
sans malice et par mesgarde, et bien souvent pour
obéir et suyvre l'advis d'autruy, l'on soit obligé à une
peine perpétuelle ? Il vaudroit mieux se mettre la
corde au col, et se jetter en la mer la teste la pre-
mière, pour finir ses jours bientost, que d'estre tous-
1 « La première société, dans l'ordre naturel, est le ma-
riage . . . c'est là le principe de la cité , et comme la pépinière
de la république ». Cicer. de Offîc. L. I, cap. 17.
2 Parmi les antagonistes du mariage, il faut compter non-
seulement plusieurs apôtres , mais St.-Ambroise , St.-Jérôme,
Tertullien , etc. , etc. On trouve dans leurs œuvres la plupart
des objections que répète ici notre auteur.
3|8 DE LA SAGESSE,
jours aux peines d'enfer , et souffrir sans cesse à son
coste' la tempeste d'une jalousie, d'une malice , d'une
rage et manie , d'une bestise opiniastre , et autres mi-
sérables conditions : dont l'un a dict que qui avoit
invente' ce nœud et lien de mariage , avoit trouvé un
bel et spécieux expédient pour se venger des humains ,
une chaussetrappe ou un fdet pour attraper les bestes,
et puis les faire languir à petit feu. L'autre a dict que
marier un sage avec une folle , ou au rebours, c'estoit
attacher le vif avec le mort ; qui estoit la plus cruelle
mort inventée par les tyrans pour faire languir et
mourir le vif par la compagnie du mort.
Par la seconde accusation ils disent que le mariage
est une corruption et abastardissement des bons et
rares esprits , d'autant que les flatteries et mignardises
de la partie que l'on aime, l'affection des enfans , le
soin de sa maison et advancement de sa famille , re-
laschent , destrempent et ramolissent la vigueur et la
force du plus vif et généreux esprit qui puisse estre,
tesmoins Samson , Salomon , Marc-Antoine , dont au
pis aller il ne faudroit marier que ceux qui ont plus
de chair que d'esprit , vigoureux au corps et foibles
d'ame, les attacher à la chair, et leur bailler la charge
des choses petites et basses, selon leur portée3. Mais
3 C'est l'opinion d'Héloïse dans la lettre où elle allègue
à Abélard mille raisons pour le dégoûter du mariage, Voyez
Opéra Abœlardi , page 14.
LIVRE I, CHAPITRE XLVIII. 349
ceux qui , foibles de corps, ont l'esprit grand, fort
et puissant, est-ce pas grand dommage de les enfer-
ger *4 et garotter à la chair et au mariage , comme l'on
faict les bestes à l'estable ? Nous voyons mesme cela
aux bestes ; car les nobles qui sont de valeur et de
service , chevaux , chiens, l'on les esloigne de l'accoin-
tance de l'autre sexe ; l'on ne met aux haras que les
bestes de moindre estime. Aussi ceux qui sont des-
tinés , tant hommes que femmes , h la plus vénérable
et saincte vacation , et qui doibvent estre comme la
cresme et la moiielle de la chrestienté , les gens d'é-
glise et de religion sont exclus du mariage. Et c'est,
pource que le mariage empesche et destourne les belles
et grandes élévations d'ame , la contemplation des
choses hautes, célestes et divines, qui est incompa-
tible avec le tabut*5 des affaires domestiques; à cause
de quoy l'apostre 6 préfère la solitude de la continence
au mariage. L'utile peust bien estre du costé du ma-
riage, mais l'honnestete' est de l'autre costé.
Puis il trouble les belles et sainctes entreprinses ,
comme sainct Augustin recite, qu'ayant deseigné avec
quelques autres siens amis, dont il y en avoit de ma-
riés , de se retirer de la ville et des compagnies pour
*^ De les enferrer , c'est-à-dire , de les mettre dans \esjers,
de les entraver.
*5 Le tourment , le bruit , le tracas.
6 Voyez l'épitre ire. /aux Corinthiens , chap. Vil , v. 8 ,
26 , 32 , etc.
5o3 DE LA SAGESSE,
vaquer à l'estude de sagesse et de vertu , leur dessein
fut bientost rompu et interverty par les femmes de
ceux qui en avoient; et a dict aussi un sage, que si
les hommes se pouvoient passer de femmes, qu'ils se-
roient visités et accompagne's des anges7.
Plus, le mariage empesche de voyager parmy le
le monde et les estrangers, soit pour apprendre à se
faire sage, ou pour enseigner les autres à l'estre , et
publier ce que l'on sçait : bref le mariage non-seule-
ment apoltronit ou accroupit les bons et grands es-
prits , mais prive le public de plusieurs belles et
grandes choses qui ne peuvent s'exploicter demeurant
au sein et au gyron d'une femme et autour des petits
enfans8. Mais ne faict-il pas beau voir, et n'est-ce pas
grand dommage que celuy qui est capable de gouver-
ner et policer tout un monde, s'amuse à conduire une
femme et des enfans? Dont respondit un grand per-
sonnage quand l'on luy parla de se marier, qu'il es-
toit nay pour commander aux hommes, et non à une
femmelette , pour conseiller et gouverner les roys et
princes, et non pas de petits enfans.
7 Ce mot rappelle celui du Pythagoricien Clinias , qui di-
sait qu'il ne fallait habiter avec les femmes que lorsqu'on vou-
lait devenir père. J^oyez Plutarque , Symposiaq. L. III ,
Qucest. 6.
8 C'est à-peu-près la maxime de cet ancien qui disait :
astrictus nuptiis , non amplius liber est. Hippothous , apitd
Stobœwn ? serm. lxvi.
LIVRE I, CHAPITRE XLVIII. 35i
A tout cela l'on peust dire que la nature humaine
n'est pas capable de perfection et de chose où n'y ait
rien à redire, comme a este' dict ailleurs; ses meilleurs
remèdes et expediens sont tousjours un peu malades,
mesle's d'incommodités : ce sont tous maux néces-
saires : c'a esté le meilleur que l'on a peu adviser pour
sa conservation et multiplication. Aucuns , comme
Platon et autres , ont voulu subtiliser et inventer des
moyens pour éviter ces espines 9 : mais outre qu'ils ont
faict et forgé des choses en l'air, qui ne se pouvoient
bien tenir longuement en usage , encores leurs inven-
tions , quand elles seront mises en practique , ne se-
roient pas sans plusieurs incommodités et difficultés.
L'homme les cause et les produict luy-mesme par
son vice et intempérance, et par ses passions con-
traires; et n'en faut pas accuser l'estat, ny autre que
l'homme qui ne sçait bien user d'aucune chose. Et
peust-on dire encores qu'à cause de ces espines et dif-
ficultés , c'est une eschole de vertu , un apprentissage ,
et un exercice familier et domestique : et disoit So-
crates, le docteur de sagesse, à ceux qui luy objec-
taient la teste de sa femme , qu'il apprenoit par là en
sa maison à estre constant et patient par- tout ailleurs,
9 Charron fait sans doute allusion ici à la communauté des
femmes que Platon voulait introduire dans sa république , ainsi
que celle des biens. Aristote a réfuté ces chimères platoni-
ciennes. Voyez sa Politique, L. il, c. i , 2 et 3.
352 DE LA SAGESSE,
et à trouver douces les poinctures delà fortune10. Et
puis enfin on ne contredict pas que celuy qui s'en
passe ne fasse encores mieux. Mais à l'honneur du
mariage , le chrestien dict que Dieu l'a institué au
paradis terrestre avant toute autre chose , en l'estat
d'innocence et de perfection ; voylà quatre recom-
mandations , la quatriesme passe tout et sans réplique.
Depuis , le fils de Dieu l'a approuve' et honoré de
sa présence , son premier miracle , et miracle faict en
faveur dudict estât et des gens mariés , et l'a honoré
de ce privilège , qu'il sert de figure de^cette grande
union de luy avec son église , et pour ce il a esté ap-
pelle mystère et grand.
A la vérité le mariage n'est point chose indifférente
ou médiocre ; c'est du tout un grand bien ou grand
mal , un grand repos ou un grand trouble , un paradis
ou un enfer ; c'est une très douce et plaisante vie , s'il
est bien faict ; un rude et dangereux marché , et une
bien espineuse et poisante liaison , s'il est mal ren-
contré ; c'est une convention où se vérifie bien à poinct
ce que l'on dict : homo homini deus, aut lupus V.
Mariage est un ouvrage basti de plusieurs pièces ;
10 Voy. Plutarquc , comment on pourra recevoir utilité de
ses ennemis.
11 « L'homme est pour l'homme un dieu ou un loup ».
Plaute , Asinaire , act. II , se. IY, v. 88. dit seulement : Lupus
est homo homini, — F oyez aussi Montaigne, L. ni, chap. 5.
LIVRE I, CHAPITRE XLVIII. 353
il y faut un rencontre de beaucoup de qualite's ; tant
de considérations , outre et hors les personnes ma-
riées. Car quoy qu'on die , l'on ne se marie seulement
pour soy ; la postérité , la famille , l'alliance , les
moyens y poisent beaucoup I2 : voylà pourquoy il s'en
trouve si peu de bons ; et ce qui s'en trouve si peu ,
c'est signe de son prix et de sa valeur, c'est la con-
dition des plus grandes charges. La royauté' est aussi
pleine de difficultés13, et peu l'exercent bien et heureu-
sement. Mais ce que naus voyons souvent qu'il ne se
porte pas bien , cela vient de la licence et desbauche
des personnes, et non de Testât et institution du ma-
riage, dont il se trouve plus commode aux âmes bon-
nes , simples et populaires , où les délices , la curio-
sité, l'oysiveté, le troublent moins : les humeurs des-
bauchées , les âmes turbulentes et détraquées ne sont
pas propres à ce marché.
Mariage est un sage marché, un lien et une cous-
ture saincte et inviolable , une convention honorable :
s'il est bien façonné et bien prins, il n'y a rien plus
beau au monde ; c'est une douce société de vie , pleine
de constance , de fiance , et d'un nombre infini d'u-
tiles et solides offices et obligations mutuelles : c'est
une compagnie non point d'amour, mais d'amitié. Ce
12 Tout cela est pris dans Montaigne , loc. cil.
13 Multa curasummo imperio inest, mullique ingénies la-
bores. — Sallust. in Fragm. Lu, hist.
i. 23
354 DE LÂ SAGESSE,
sont choses fort distinctes que l'amour et l'amitié,
comme la chaleur de fièvre et maladifve , et la chaleur
naturelle et saine. Le mariage a pour sa part l'amitié,
l'utilité, la justice , l'honneur , la constance; un plaisir
plat voirement , mais sain, ferme et plus universel.
L'amour se fonde au seul plaisir, et l'a plus vif, aigu
et cuisant : peu de mariages succèdent bien , qui sont
commencés et acheminés par les beautés et désirs
amoureux ; il y faut des fondemens plus solides et
constants; et y faut aller d'agpet : cette bouillante af-
fection n'y vaut rien , voire est mieux conduict le
mariage par main tierce.
Cecy est bien dict sommairement et simplement.
Pour une plus exacte description, nous sçaurons
qu'au mariage y a deux choses qui luy sont essen-
tielles, et semblent contraires, mais ne le sont pas;
sçavoir une equalité, comme sociale et entre pareils;
et une inequalité , c'est-à-dire supériorité et infé-
riorité. L'equalité consiste en une entière et parfaicte
communication et communauté de toutes choses,
âmes, volontés, corps, biens; loy fondamentale du
mariage , laquelle en aucuns lieux s'estend jusques à
la vie et la mort, tellement que le mari mort, faut
que la femme suive incontinent. Cela se practique en
aucuns lieux par loix publiques du pays , et souvent
de si grand'ardeur, qu'estant plusieurs femmes à un
mary, elles contestent et plaident publiquement à qui
aura l'honneur d'aller dormir (c'est leur mot) avec
LIVRE I, CHAPITRE XLVIIL 355
leur espoux l4, alléguant pour l'obtenir et y estre
prefere'es , leur bon service , qu'elles estoient les mieux
aimées, et ont eu de luy le dernier baiser, ont eu
enfans de luy.
Et certamen habent lethi , quae vivà sequatur
Conjugium ; pudor est non licuisse mori.
Ardent victrices , et flammae pectora prsebent,
Imponuntque suis ora perusta viris lS.
En autres lieux s'observoit, non par les loix pu-
bliques , mais par les pactes et conventions du ma-
riage , comme fust entre Marc Antoine et Cleopatra,
Cette equalité aussi consiste en la puissance qu'ils ont
sur la famille en commun, dont la femme est dicte
compagnonne du mary , dame de la maison et famille ,
comme le mary, le maistre et seigneur; et leur autho-
rité conjoincte sur toute la famille est compare'e à l'a-
ristocratie.
La distinction de supériorité et infériorité consiste
en ce que le mary a puissance sur la femme , et la
femme est subjecte au mary : cecy est selon toutes
loix et polices, mais plus ou moins selon la diversité
d'icelles. Par-tout la femme bien qu'elle soit beaucoup
i4 Voy. Cicéron, Tusculan. Quœst. L. v, n°: 78.
l5 « Elles se disputent à qui mourra, à qui suivra vivante
son époux sur le bûcher; c'est une honte pour celle à qui il
n'est pas permis de mourir. Celles qui l'emportent, se livrent
elles-mêmes aux flammes, et collent leurs lèvres sur les restes
brûlans de leurs maris ». Propert. L. III , élég. Xïll, v. iq.
356 DE LA SAGESSE,
plus noble et plus riche, est subjecte au mary : cette
supériorité' et infériorité' est naturelle, fondée sur la
force et suffisance de l'un , foiblesse et insuffisance de
l'autre. Les théologiens la fondent bien sur d'autres
raisons tirées de la bible ; l'homme a esté faict le pre-
mier, de Dieu seul et immédiatement, par exprès,
pour Dieu son chef, et à son image, et parfaict, car
nature commence toujours par chose parfaicte : la
femme faicte en second lieu , après l'homme , de la sub-
stance de l'homme, par occasion et pour autre chose,
mulier est vir occasion atus l6, pour servir d'aide et de se-
cond à l'homme qui est son chef, et par ainsi impar-
faicte. Yoylà par l'ordre de la génération. Celuy de la
corruption et de péché preuve le mesme : la femme a
esté la première en prévarication , et de son chef a
péché , l'homme second , et à l'occasion de la femme ;
la femme donc dernière au bien, et en la génération,
et occasionnée, première au mal, et occasion d'iceluy,
et est justement assubjectie à l'homme premier au bien
et dernier au mal.
Cette supériorité et puissance maritale a esté en
aucuns lieux telle que la paternelle , sur la vie et la
j6 « La femme est homme par hasard ». — ■ Cette petite
utation paraît avoir été prise cTAristote , L. il, de Générât,
animal, c. 3 , non procul a fine. « La femme , y lit-on , est
comme un homme imparfait ». Voici la traduction latine du
<^rec ijcemina enini quasi mas lœsus est.
LIVRE I, CHAPITRE XLVIII. 357
mort, comme aux Piomains par la loy de Piomulus I] :
et le mary pouvoit tuer sa femme en quatre cas, adul-
tère, supposition denfans, fausses clefs , et avoir beu
du vin'8. Aussi chez les Grecs, dict Folybe , et les an-
ciens Gaulois , dict César19, la puissance maritale es-
toit sur la vie et la mort de la femme. Ailleurs, et là
mesme depuis, cette puissance a este' modere'e : mais
presque par-tout la puissance du mary et la subjection
de la femme porte que le mary est maistre des actions
et vœus de sa femme , la peust corriger de paroles et
tenir aux ceps(la battre de coups2 "est indigne de femme
d'honneur, dict la loy) , et la femme est tenue de tenir
la condition, suyvre la qualité', le pays, la famille, le
domicile et le rang du mary , doibt accompagner et
suyvre le mary par-tout, en voyage , en exil , en pri-
son, errant, vagabond, fugitif21. Les exemples sont
beaux de-Suîpitîa suyvant son mary Lentulus, pros-
crit et relégué en Sicile ; AErithre'e , son mary Pha-
*7 Plutarque , in vita Romuli , attribue cette loi à Ro-
mulus, Poy. aussi Denys d'Halic. L, il.
18 Voici le texte de la loi rapportée par les jurisconsultes ■.
temulentem. uxorem. maritus. necato.
!9 De Bello Gallico, L. vi , cap. 18, et Polyb. L. il.
30 Plutarque dit que Caton ne frappa jamais sa femme ,
tenant cela pour sacrilège. Plut. Vie de Caton le Censeur.
21 Bodin cite toutes les lois des jurisconsultes sur cette
matière. Presque tout ce que dit ici Charron est tiré de cet
auteur. F oyez sa République, L. I , c. 3.
358 DE LA SAGESSE,
laris banni ; Ipsicrates , femme du roy Mythridates ,
vaincu par Pompe'e , s'en allant et errant par le monde.
Aucuns adjoustent à la guerre et aux provinces où le
mary est envoyé avec charge publique. Et la femme
ne peust estre en jugement, soit en demandant ou
deffendant, sans l'authorité de son mary , ou du juge
à son refus ; et ne peust appeller son mary en juge-
ment sans permission du magistrat 22.
Le mariage ne se porte pas de mesme façon, et n'a
pas mesmes loix et reigles par-tout : selon les di-
verses religions et nations il a ses reigles ou plus
lasches et larges , ou plus estroictes : selon la chres-
tienté la plus estroicte de toutes, le mariage est fort
subject et tenu de court. Il n'a que l'entrée libre ; sa
durée est toute contraincte, dépendant d'ailleurs que
de nostre vouloir. Les autres nations et religions,
pour rendre le mariage plus aysé, libre et fertile, re-
çoivent et practiquent la polygamie et la répudiation ,
liberté de prendre et laisser femme , accusent la chres-
tienté d'avoir tollu*23 ces deux, et par ce moyen pre-
judicié à l'amitié et multiplication, fins principales
du mariage ; d'autant que l'amitié est ennemie de
toute contraincte , et se maintient mieux en une hon-
neste liberté. Et la multiplication se faict par les
femmes , comme nature nous monstre richement aux
** Tout ceci est, mot pour mot, dans Bodin , loc. citât,
*a3 Enlevé, ôté. du latin tollcre.
LIVRE I, CHAPITRE XLVI1I. 35g
loups, desquels la race est si fertile en la production
de leurs petits, jusques au nombre de douze ou treize,
et surpassant de beaucoup les autres animaux utiles ,
desquels on tue si grand nombre tous les jours, et
si peu de loups ; et toutesfois c'est la plus stérile de
toutes. Ce qui vient de ce que de si grand nombre il
y a une seule femelle qui le plus souvent profite peu ,
et ne porte point , estouffée par la multitude des masles
concurrens et affamés, la plus grande partie desquels
meurt sans produire à faute de femelles. Aussi voit-on.
combien la polygamie profite à la multiplication parmi
les nations qui la reçoivent, Juifs, Mahumetans, et
autres Barbares , qui font des amas de trois à quatre
cents mille combattans. Au contraire le christianisme
tient plusieurs personnes attachées ensemble , l'une
des parties estant stérile, quelquesfois toutes les deux ;
lesquels colloques avec d'autres, l'un et l'autre lais-
seroit grande postérité : mais au mieux toute sa ferti-
lité consiste en la production d'une seule femme. Fi-
nalement reprochent que cette restriction chrestienne
produict des desbauches et adultères. Mais à tout,
cela on respond que le christianisme ne considère pas
le mariage par des raisons purement humaines , natu-
relles , temporelles ; mais le regarde d'un autre vi-
sage , et a ses raisons plus hautes et nobles , comme
il a esté dict : joinct que l'expérience monstre en la
pluspart des mariages que la contraincte sert à l'ami-
tié, principalement aux âmes simples et débonnaires,
36o DE LA SAGESSE,
qui s'accommodent facilement où ils se trouvent at-
tachée. Et quant aux desbauches, elles viennent du
desreiglemcnt des mœurs qu'aucune liberté n'arreste.
Et de faict les adultères se trouvent en la polygamie
et répudiation, tesmoin chez les Juifs, et David, qui
ne s'en garda, pour tant de femmes qu'il eust; et au
contraire ont esté long-temps incognus en des polices
bien reiglées, où n'y avoit polygamie ny répudiation ;
tesmoin Sparte et Piome long-temps après sa fonda-
tion. Il ne s'en faut donc pas prendre à la religion
qui n'enseigne que toute netteté et continence.
La liberté de la polygamie, qui semble aucune-
ment*24 naturelle25, se porte diversement selon les di-
verses nations et polices. Aux unes toutes les femmes
à un mary vivent en commun, et sont en pareil degré
et rang , et leurs enfans de mesme : ailleurs il y en a
une qui est la principale et comme maistresse , et les
enfans héritent aux biens, honneurs et titre du mary ;
les autres femmes sont tenues à part , et portent en
aucuns lieux titre de femmes légitimes, et ailleurs
sont concubines, et leurs enfans pensionnaires seu-
lement.
L'usage de la répudiation de mesme est différent ;
car chez aucuns , comme Hébreux, Grecs, Arméniens ,
l'on n'exprime point la cause de la séparation , et n'est
*2/i En quelque sorte.
?5 y0yez Grotius, Droit de la Guerre. L. I, c. 2.
LIVRE I, CHAPITRE XLVI1I. 3Gi
permis de reprendre la femme une fois répudiée ; bien
est permis de se remarier à d'autres : mais en la loy
mahumetane, la séparation se faict par le juge, avec
cognoissance de cause (sauf que ce fust par consen-
tement mutuel26), laquelle doibt estre adultère, sté-
rilité, incompatibilité d'humeurs, entreprinse sur la
vie de sa partie , choses directement et capitalement
contraires à Testât et institution du mariage; et est
loisible de se reprendre toutes et quantes fois qu'ils
voudront. Le premier semble meilleur, pour tenir en
bride les femmes superbes et les fascheux marys ; le
second, qui est d'exprimer la cause, deshonore les
parties , empesche de trouver party , descouvre plu-
sieurs choses qui debvroient demeurer cachées. Et ad-
venant que la cause ne soit pas bien vérifiée , et qu'il
leur faille demeurer ensemble, s'ensuyvent empoison-
nemens et meurtres souvent. incognus aux hommes,
comme il fust descouvert à Rome auparavant l'usage
de la répudiation , où une femme surprinse d'avoir
empoisonné son mary en accuse d'autres , et celle-cy
d'autres, jusques à soixante-dix de mesme crime, qui
furent toutes exécutées27. Mais le pire a esté que l'adul-
tère demeure presque par-tout sans peine de mort , et
seulement y a divorce et séparation de compagnie ,
26 y oyez TÀlcoran. Surat. 3.
27 Tout ceci est pris dans Bodin, loco citato. Il cite ses
autorités.
362 DE LA SAGESSE,
introduict par Justinien, homme du tout*28 possédé
de sa femme, qui fist passer tout ce qu'elle pust à
l'advantage des femmes 29 ; d'où il sort un danger de
perpétuel adultère , désir de la mort de sa partie , le
délinquant n'est point puny , l'innocent injurié de-
meure sans réparation.
Du debvoir des mariés, voyez liv. III, chap. XII.
*28 Entièrement.
29 Théodora , femme de Justinien, fit changer en une peine
infamante la peine de mort , infligée contre les femmes adul-
tères , par une loi de Constantin. Grâces à la nouvelle loi ,
les femmes coupables d'adultère , devaient être seulement
battues de verges , et ensuite enfermées dans un monastère.
Voyez la Novelle i34-.
CHAPITRE XLIX*.
Des païens et en/ans.
Sommaire — De la puissance paternelle. Elle était autrefois
absolue sur la vie , la liberté , les biens et les actions des
enfans. — Approbation que donne l'auteur à une législa-
tion si despotique ; avantages qu'il y trouve. — Décadence
et ruine de cette puissance despotique des pères sur les
enfans. — Regrets de l'auteur à ce sujet.
Exemples : Loi de Romulus et des Douze Tables. — Les
Perses , les Gaulois , les Moscovites et les Tartares. —
* C'est le quarante-troisième chapitre de la première édition.
LIVRE 1, CHAPITRE XLIX. 363
Abraham. — Les Grecs. — Auguste- — Néron. — Ful-
vius. — Capius Tratius. — • Maulius Torquatus. — Loi
de Moïse. — Constantin le Grand , Théodose , Justinien.
— Les Juifs.
IL y a plusieurs sortes et degrés d'authorité et puis-
sance humaine, publique et privée : mais il n'y en a
point de pus naturelle ny plus grande que celle du
père sur les enfans (je dis père , car la mère qui est
subjecte à son mary, ne peust proprement avoir les
enfans en sa puissance et subjection) ; mais elle n'a
pas toujours ny en tous lieux esté pareille. Ancienne-
ment presque par-tout elle estoit absolue et univer-
selle sur la vie, la mort, la liberté, les biens, l'hon-
neur, les actions et deportemens des enfans, comme
sont de plaider, se marier, acquérir biens; scavoir
est chez les Romains1 par la loy expresse deRomulus:
*' Denys d'Halicarnasse dit que Romulus donna aux pères
une puissance absolue sur leurs enfans , sans en limiter le tems ;
qu'en vertu de ce pouvoir il leur était permis de les mettre
en prison , de les faire battre de verges , de les charger de
fers , de les envoyer travailler à la campagne , et même de les
faire mourir. Voici la loi : in liberos suprema palrum aucto-
ritas esto ; venunclare , occidere liceto. Il donna droit à un
père de vendre son fils jusqu'à trois fois ; droit que les maîtres
même n'avaient pas sur leurs esclaves. Un esclave qui avait été
vendu une seule fois , s'il recouvrait sa liberté , n'était plus
sujet à la servitude. Un fils, au contraire, ne devenait son
maître qu'après avoir été vendu jusqu'à trois fois. Voici la
364 DE LA SAGESSE,
parenlum in lîberos omne jus esto relegandi, vendendi;
occidendi~, exceptés seulement les enfans au-dessoubs
trois ans, qui ne peuvent encores avoir mesdict ny
mesfaict. Laquelle loy fust renouvellée depuis par la
loy des douze tables , par laquelle estoit permis au
père de vendre ses enfans jusques à trois fois ; chez
les Perses, selon Aristote3; chez les anciens Gaulois,
comme dict César et Prosper /f; chez les Moscovites et
Tartares, qui peuvent les vendre jusques à la qua-
triesme fois. Et semble qu'en la loy de nature cette
puissance aye esté par le faict d'Abraham voulant tuer
son fils. Car si cela eust esté contre le debvoir, et
hors la puissance du père , il n'y eust jamais consenti,
loi : si paler fîlium ter venumduit , filius a pâtre liber esto.
Tant que Rome fut gouvernée par les rois , cette loi fut soi-
gneusement observée comme un des plus beaux règlcmens qui
eussent été faits. Après qu'on eût aboli la monarchie , les de-
cemvirs qui furent chargés alors de ramasser et d'écrire les
lois, mirent celles ci au rang des autres; et elle se trouva la
quatrième de celles qu'on appelle des douze tables. V. Beftys
d'Halic. L. Il , c. 26. — L'auteur de l'Histoire de la Jurispru-
dence romaine fait , au sujet de ce droit de vente attribué aux
pères , des observations qu'il faut lire. Voy. Histoire de la
Jurisprudence romaine. Part. I , §. 7.
2 « Que les pères aient tout droit sur leurs enfans , de les
bannir, de les vendre , de les tuer ». L. in suis, Digest. de
lib. et poslh.
3 Ethic. Nicom. L. vm, c. 12.
4 César, de Bello Gallico. c. 18. Prosper. AquUan..z>x
epist. Sigism.
LIVRE I, CHAPITRE XLIX. 365
et n'eust jamais pensé que ce fust este' Dieu celuy qui
le luy mandoit , s'il eust esté contre la nature : et puis
nous voyons qu'Isaac 5 n'y a point résisté , ny allégué
son innocence , sçachant que cela estoit en la puis-
sance du père. Ce qui ne desroge aucunement à la
grandeur de la foy d'Abraham ; car il ne voulut sacri-
fier son fils en vertu de son droict ou puissance, ny
pour aucun démérite d'Isaac , mais purement pour
obéir au commandement de Dieu. En la loy de Moyse
de mesme, sauf quelque modification. Voylà quelle a
esté cette puissance anciennement en la pluspart du
monde , et qui a duré jusques aux empereurs romains.
Chez les Grecs elle n'a pas esté si grande et absolue,
ny aux AEgyptiens : toutesfois s'il advenoit que le
père eust tué son fils à tort et sans cause , il n'estoit
point puny , sinon d'estre enfermé trois jours près du
corps mort 6.
Or les raisons et fruicts d'une si grande et absolue
puissance des pères sur leurs enfans, très bonne7
pour la culture des bonnes mœurs, chasser les vices,
et pour le bien public , estoient premièrement de con-
tenir les enfans en crainte et en debvoir : puis à cause
5 Gen. cli. xxn, v. 9 et 10.
6 Voyez Diodore de Sicile, L. I , sect. il , c. 27.
7 Je ne sais pas, dit l'auteur de l'Analyse de la Sagesse,
comment on pourrait regretter l'abolition d'une semblable loi.
Elle pourrait bien être une ressource pour les pères qui y
suppléent par le cloître ; mais cette idée fait frémir.
366 DE LA SAGESSE,
qu'il y a plusieurs fautes grandes des enfans qui de-
meureraient impunies, au grand préjudice du public,
si la cognoissjance et punition n'estoit qu'en la main
de l'authorité publique, soit pource qu'elles sont do-
mestiques et secrettes , outre qu'il n'y a point de par-
tie et poursuivant. Car les parens qui le sçavent et y
sont plus interesse's , ne les descrieront pas , outre
qu'il y a plusieurs vices , desbauclies , insolences , qui
ne se punissent jamais par justice. Joinct qu'il sur-
vienne plusieurs choses à desmesler, et plusieurs dif-
férends entre les parens et enfans, les frères et sœurs,
pour les biens ou autres choses , qu'il n'est pas beau
de publier, qui sont assoupies et esteinctes par cette
âuthorite paternelle. Et la loy n'a point pensé que le
père abusast de cette puissance , à cause de l'amour
tant grande qu'il porte naturellement à ses enfans 8,
incompatible avec la cruauté ; qui est cause qu'au lieu
de les punir à la rigueur, ils intercèdent plustost
pour eux quand ils sont en justice, et n'ont plus
grand tourment que voir leurs enfans en peine ; et
bien peu ou point s'en est-il trouvé qui se soit servi
de cette puissance sans très grande occasion, telle-
ment que c'estoit plustost un espouvantail aux en-
fans , et très utile , qu'une rigueur de faict.
Or cette puissance paternelle , comme trop aspre
8 Ce sont les expressions même de Bodin , L. I. — Voyez,
au reste , dans le code , la loi Cumfuriosus.
LIVRÉ I, CHAPITRE XLIX. 36;
et dangereuse , s'est quasi de soy-mesme perdue et
abolie (car c'a este' plus par desaccoustumance que
par loy expresse) , et a commence' de décliner à la
venue des empereurs romains. Car dès le temps d'Au-
guste , ou bientost après , n'estoit plus en vigueur :
dont les enfans devindrent si fiers et insolens contre
leurs pères, que Seneque, parlant à Néron, disoit
qu'on avoit veu punir plus de parricides depuis cinq
ans derniers qu'en sept cents ans auparavant 9, c'est-
à-dire depuis la fondation de Rome. Auparavant s'il
advenoit que le père tuast ses enfans, il n'estoit point
puni, comme nous apprenons par exemples de Ful-
vius10, sénateur, qui tua son fils pource qu'il estoit
participant à la conjuration Catilinaire , et de plu-
sieurs autres sénateurs qui ont faict les procez crimi-
nels à leurs enfans en leurs maisons , et les ont con-
damne's à mort, comme Cassius Tratius; ou à exil
perpétuel, comme Manlius Torquatus son fils Syl-
lanus. H y a bien eu des loix après qui enjoignent
que le père doibt présenter à la justice ses enfans de-
linquans ", pour les faire chastier, et que le juge pro-
noncera la sentence telle que le père voudra, qui est
encore un «vestige de l'antiquité; et voulant oster la
puissance au père, ils ne l'osent faire qu'à demy, et
9 Sen. de Clemenlia. L. Il , cap. 3.
10 Salust. in Bello Catil.
" Voy. L. in-auditus; ad leg. Cornell.de Sicariis. —
L. in mis, de L. et posth. L. m. Cod. de patr. potest.
368 DE LA SAGESSE,
non tout ouvertement. Ces loix postérieures n'appro-
chent de la loi de Moyse , qui veust qu'à la seule
plaincte du père faicte devant le juge, sans autre co-
gnoissance de cause , le fils rebelle et contumax soit
lapide'12, requérant la présence du juge, affm que la
punition ne se fasse secrettement et en cholere , mais
exemplairement. Et ainsi, selon Moyse, la puissance
paternelle est plus libre et plus grande qu'elle n'a
este' depuis les empereurs : mais depuis , soubs Cons-
tantin le grand, et puis Theodose, finalement soubs
Justinien, elle a esté presque du tout esteincte. De là
est advenu que les enfans ont apprins à refuser à
leurs parens obéissance, leurs biens et leurs secours,
et à plaider contre eux : chose honteuse de voir nos
palais pleins de tels procez. Et les en a-t-on dispensés,
soubs prétexte de dévotion et d'offrande , comme
chez les Juifs, dez auparavant Jesus-Christ, comme
il leur reproche ; et depuis en la chrestienté , selon
l'opinion d'aucuns, voire les tuer ou en se deffen-
dant, ou s'ils se rendent ennemis de la republique:
combien que jamais il n'y sçauroit avoir assez juste
cause de tuer ses parens13 \nullum tantum scelus admîtti
12 Deuter. ch. xxr , v. 18, 19, 20, 21.
13 Platon dit qu'il n'y a point de loi qui doive permettre
de tuer, même à son corps défendant , un père ou une mère;
et qu'il vaut mieux tout souffrir que d'en venir à de pareilles
extrémités contre les personnes dont on a reçu le jour. — «
De Lciiib, L. ix.
LIVRE I, CHAPITRE L. 369
pote 'st a pâtre , quod sit parricidio vindicandum , et nul-
lum scelus rationem habet1^.
Or l'on ne sent pas quel mal et préjudice il est ad-
venu au monde du ravallement et extinction de la
puissance paternelle. Les republiques ausquelles elle
a este' en vigueur, ont fleuri. Si l'on y cognoissoit du
danger et du mal, l'on la pouvoit aucunement mo-
dérer et reigler; mais de l'abolir, comme elle est, il
n'est ny beau , ny honneste, ny expédient, mais bien
dommageable, comme nous venons de dire.
Du debvoir réciproque des parens et enfans, voyez,
liv. III, chap. XIV.
•4 „ U n'est point de crime, commis par un père, quelque
grand que soit ce crime, qui doi\e être puni par un parricide. — ■
Rien de ce qui est crime ne saurait être justifié». Quintil.
Déclamât. 28. — Tit. Liv. L. vin, cap. 28, ex Oratione
Scipion. Afric.
CHAPITRE L*.
Seigneurs et esclaves , maisires et serviteurs.
Sommaire. — L'esclavage est une institution très-ancienne
dans le monde , quoiqu'elle soit contre nature. — Il y a
des esclaves de plusieurs sortes : ceux qui le sont devenus
par le droit de la guerre , ou pour des délits , etc. ; enfin
* C'est le quarante-quatrième chapitre de la première édition,
1. 24.
37o DE LA SAGESSE,
ceux qui le sont volontairement , qui , par exemple , ont
vendu leur liberté. — Cruauté des seigneurs contre leurs
esclaves , et des esclaves contre leurs maîtres. — La dimi-
nution des esclaves , cause de l'accroissement du nombre
des pauvres et des vagabonds.
Exemples : La loi de Moïse , les Hébreux. — Les Germains.
— Crassus. — La Barbarie. — Pedanius. — Tyr. — Les
Chrétiens et les Mahométans.
* JL' U S A G E des esclaves et la puissance des seigneurs
ou maistres sur eux, pleine et absolue, bien que ce
soit chose usite'e par tout le monde, et de tout temps1
(sauf depuis quatre cents ans qu'elle s'est relasche'e,
* Variantes. L'usage des esclaves et la puissance des sei-
gneurs ou maistres sur eux, bien que ce soit chose usitée par
tout le monde et de tout temps (sauf depuis quatre cents ans
qu'elle s'est relaschée , mais qui se retourne mettre sus) ; la
généralité ou universalité n'est pas certaine preuve ny marque
infaillible de nature , tesmoin les sacrifices des bestes , spécia-
lement des hommes , observés et tenus pour actes de pieté
par tout le monde , qui toutesfois sont contre nature. La ma-
lice humaine passe tout , force nature , faict passer en force de
loy tout ce qu'elle veust : n'y a cruauté ni meschanceté si
grande , qu'elle ne fasse tenir pour vertu et pieté.
1 Charron se trompe. Voyez Hérodote , L. vi, in fine.
Il dit que, lorsque les Pélagiens s'emparèrent de l'île de
Lemnos , il n'y avait point encore eu d'esclaves parmi eux ,
ni chez aucun autre peuple grec. — Voyez aussi Busbeq.
epist. m.
LIVRE I, CHAPITRE L. 37i
mais qui se retourne mettre sus), si est elle comme
monstrueuse et honteuse en la nature humaine, et
qui ne se trouve point aux bestes , lesquelles ne cou-
rent ny ne consentent à la captivité de leurs sem-
blables, ny activement ny passivement. La loy de
Moyse l'a permis comme d'autres choses , ad duritiem
cordis eorum 2, mais non telle qu'ailleurs ; car ny si
grande et absolue, ny perpétuelle, ains modérée et
bornée court à sept ans au plus3 : la chrestienne l'a
laissée, la trouvant universelle partout, comme aussi
d'obéir aux princes et maistres idolastres, et telles
autres choses, qui ne se pouvoient du premier coup
et tout hautement esteindre ; mais facilement et tout
doucement avec le temps les a abolis.
Il y en a de quatre sortes4; naturels, nés d'esclaves ;
forcés et faicts par droict de guerre ; justes , dicts de
peine, à cause de crime ou de debte, dont ils sont
esclaves de leurs créanciers, au plus sept ans, selon
la loy des Juifs, mais tousjours jusques au payement
ailleurs; volontaires, qui sont de plusieurs sortes,
comme ceux qui jouent à trois dés, ou vendent à
prix d'argent leur liberté, comme jadis en Allemagne5?
et encores maintenant en la chrestienté mesme , ou
2 « A cause de la dureté de leurs cœurs » . Exod. c. IH , v. 7 .
3 Voyez le Deutéronome , ch. xv, v. 12.
4 Cette division des esclaves est prise ou plutôt copiée de
lîodin , de la Républ. L. I.
5 Tacit. de Morib. Germ. cap. 2^.
372 DE LA SAGESSE,
qui se donnent et vouent esclaves d'autruy à perpé-
tuité', ainsi que practiquoient anciennement les Juifs6,
qui leur perçoient l'oreille à la porte, en signe de
perpétuelle servitude : et cette sorte de captivité vo-
lontaire est la plus estrange de toutes, et la plus
contre nature.
C'est l'avarice qui est cause des esclaves forcés7, et
la poltronnerie cause des volontaires : les seigneurs
ont espéré plus de gain et de profict à garder qu'à
tuer : et de faict la plus belle possession et le plus
riche bien estoit anciennement des esclaves. Par là
Crassus8 devint le plus riche des Romains , qui avoit ,
outre ceux qui le servoient, cinq cents esclaves qui
rapportoient tous les jours gain et profict de leurs
métiers et arts questuaires *9. Après en avoir tiré long
service et profict , encores en faisoient-ils argent en les
vendant10.
6 Deuteron. ch. XV, v. 17.
7 En effet , on ne laissait la vie aux prisonniers de guerre ,
que parce qu'on espérait tirer parti de leur esclavage, ou pro-
fiter de leur rançon. Tels étaient autrefois les principes sur
cette matière; tels sont encore ceux des nations barbaresques.
8 Voyez Plutarque , Vie de Crassus.
*9 Lucratifs.
10 C'est ce que faisait Caton le Censeur, au rapport de
Plutarque , Vie de Caton le Censeur. Mais Plutarque fait
ensuite cette réflexion : « pour moi , je trouve que de se
servir de ses esclaves comme de bêtes de somme , et après
qu'on s'en est servi, de les chasser ou de les vendre dans leur
LIVRE I, CHAPITRE L. 373
C'est chose estrange de lire les cruautés exercées
par les seigneurs contre les esclaves, par l'approba-
tion mesme ou permission des loix : ils leur faisoient
labourer la terre ", enchesnés comme encores en Bar-
barie ; coucher dedans les creux et fosses ; estans de-
venus vieils ou impotens et inutiles, estoient vendus
ou bien noyés et jettes dedans les estangs pour la
nourriture des poissons : non seulement pour une
petite et légère faute , comme casser un verre12, on les
tuoit ; mais pour le moindre soupçon , voire tout sim-
plement pour en avoir le passe-temps'3, comme fitFla-
minius , l'un des hommes de bien de son temps : et
pour donner plaisir au peuple, ils estoient contraincts
de s'entretuer publiquement aux arènes : si le maistre
estoit tué en sa maison , par qui que ce fust , les es-
claves innocens estoient tous mis à mort; tellement
que Pedanius14, Piomain, estant tué, bien que l'on
vieillesse, c'est la marque d'un méchant naturel, et d'une ame
basse et sordide , qui croit que l'homme n'a de liaison avec
l'homme que pour ses besoins et pour sa seule utilité, etc. ».
Il faut lire tout ce morceau , plein de la morale la plus pure.
11 Voyez Colurneîle, L. I.
r2 Sen. de Ira , L. ni , cap. 2.
i3 y oyez Plutarque, Vie de Flaminius. — Mais Charron
se trompe ici. Ce Flaminius n'était pas un homme de bien
Plutarque dit qu'il était si adonné à ses plaisirs , et si plongé
dans les plus infâmes débauches , qu'il foulait aux pieds toutes
sortes de bienséance et d'honnêteté.
4 J^oyez Tacite. Annal. L. xiv , c. 4-2 et seq.
374 DE LA SAGESSE,
sçeut le meurtrier, si est-ce que, par ordonnance du
sénat , quatre cens esclaves siens furent tués.
C'est aussi d'autre part chose estrange d'entendre
les rebellions, eslevations et cruautés des esclaves
contre les seigneurs en leur rang, quand ils ont peu,
non seulement en particulier par surprinse , trahison ,
comme une nuit en la ville de Tyr, mais en bataille
rangée , par mer et par terre : dont est venu le pro-
verbe, « autant d'ennemis que d'esclaves15».
Or, comme la religion chrestienne et la mahume-
tane a creu , le nombre des esclaves a descreu , et la
servitude a relasché, d'autant que les chrestiens et
puis , comme à l'envi et comme singes , les mahume-
tans ont affranchy tous ceux qui se sont mis de leur
religion : et estoit un moyen pour les y appeller, tel*
îement qu'environ l'an douze cens, il n'y avoit pres-
que plus d'esclaves au monde , sinon où ces deux re-
ligions n'avoient point encores d'authorité.
Mais comme le nombre des esclaves a diminué, le
nombre des pauvres mendians et vagabonds a creu ;
car tant d'esclaves affranchis, sortis de la maison et
subjection des seigneurs , n'ayant de quoy vivre et
faisant force enfans, le monde a esté rempli de pou-
vres.
La pauvreté16 puis après les afaict retourner en ser-
,5 Tolidem esse hostes quot servos. Sen. epist. XLVII.
'fi C'est ainsi que la première édition écrit ici ce mot.
LIVRE I, CHAPITRE LI. 375
vitucîe et estre esclaves volontaires , jouans, trocquans ,
vendans leur liberté, affm d'avoir leur nourriture et
vie assurée, ou mettre leurs enfans à leur aise. Outre
cette cause et cette servitude volontaire , le monde
est retourné à l'usage des esclaves , parce que les
Chrestiens et Mahumetans , se faisant la guerre sans
cesse, et aux payens et gentils orientaux et occidentaux,
bien qu'à l'exemple des Juifs, n'ayent point d'esclaves
de leur nation, ils en ont des autres nations, lesquelles,
encores qu'ils se mettent de leur religion, les retien-
nent toutesfois esclaves par force.
La puissance et authorité des maistres sur leurs
serviteurs , n'est gueres grande ny impérieuse , et ne
peust aucunement prejudicier à la liberté des servi-
teurs; mais seulement peuvent-ils les chastier et cor-
riger avec discrétion et modération. Elle est encores
moindre sur les mercenaires, sur lesquels ils n'ont
aucun pouvoir ny correction.
Le debvoir des maistres et serviteurs est L. III ,
chap. XV.
CHAPITRE LI.
De V estât , souveraineté , souverains.
Sommaire. — Définition et nécessité du gouvernement. —
Définition de la souveraineté ; ses propriétés distinctives.
« — Des mœurs des souverains. — De leurs misères et
contrariétés dans l'exercice de la souveraineté. Combien
leur condition est désavantageuse , par rapport aux plaisirs
376 DE LA SAGESSE,
et aux actions de la vie, à leurs mariages , aux exercices de
l'esprit et du corps , à la liberté daller et voyager , à la pri-
vation de toute amitié et société mutuelle , à leur ignorance
des choses , et aux choix des personnes qui les entourent ,
à l'usage de leur volonté. Leur fin souvent déplorable.
Exemples : Auguste , Marc-Aurèle , Pertinax , Dioclétien et
les douze premiers Césars. — Cyrus. — Vespasien. —
Pompée, César. — Marie, reine d'Ecosse, Henri III. *
APRÈS la puissance privée , faut venir à la publique
de Testât. L'estat, c'est à dire la domination, ou bien
l'ordre certain en commandant et obéissant, est l'ap-
puy , le ciment , et l'ame des choses humaines : c'est
îe lien de la socie'té, qui ne pourroit autrement sub-
sister; c'est l'esprit vital qui faict respirer tant de
milliers d'hommes, et toute la nature des choses1.
Or, nonobstant que ce soit le soustien de tout, si
est-ce chose mal asseure'e, très difficile, subjecte à
changemens : arduum et subjectum fortunae cuncta re-
gendi onus 2, qui décline et quelquesfois tresbuche par
des causes occultes et incognues, et tout en un coup
* Ce chapitre est le quarante-cinquième de la i'e. édition.
* Charron dit ici de l'état ce que Sénèque dit du prince :
Me est enim vinculurn per quod resp. cohœret s Me spiritus
vitalis queni hœc lot millia trahunt , nihil ipsa per se Jittura ,
nisi onus et prœda , si mens Ma imperii subtrahatur. Senec.
de Clément. L. I , c. 4-
a « C'est un lourd fardeau que le gouvernement; celui
LIVRE I, CHAPITRE LI. 377
du plus haut au plus bas, et non par degrés, comme
il avoit demeuré long-temps à s'eslever. Il est aussi
exposé à la haine des grands et petits, dont il est
aguetté *3 , subject aux embusclies et dangers : ce qui
advient aussi souvent des mœurs mauvaises des sou-
verains et du naturel de la souveraineté, que nous
allons despeindre.
4 Souveraineté est une puissance perpétuelle et ab-
solue , sans restriction de temps ou de condition :
elle consiste à pouvoir donner loy à tous en gênerai,
et à chascun en particulier, sans le consentement d'au-
truy, et n'en recevoir de personne; et, comme dict
un autre 5, à pouvoir desroger au droict ordinaire. La
souveraineté est dicte telle et absolue, pource qu'elle
n'est subjecte à aucunes loix humaines, ny siennes
propres : car il est contre nature à tous de se donner
loy, et commander à soy-mesme en chose qui despend
de sa volonté , nulla obligatio consistere potest quae a
voluntale promittentis statum capit6; ny d'autruy, soit
vivant ou de ses prédécesseurs, ou du pays. La puis-
qui s'en charge , s'expose à tous les caprices de la fortune ».
Tacit. Annal. L. I, cap. 2.
*3 Epié , observé.
* Tout ce qui va suivre dans ce paragraphe et même dans
ce chapitre , est pris dans Bodin , dont souvent ce sont les
propres termes. Voyez de la Répub. L. 1 , c. 8.
5 D'après Rodin , L. I , c. 8 , cet autre est Innocent IV.
6 « Toute obligation qui ne repose que sur la volonté de
378 DE LA SAGESSE,
sance souveraine est comparée au feu, à la mer, à la
beste sauvage ; elle est très mal aise'e à dompter et
traicter, ne veust point estre desdite ny heurte'e, et
l'estant est très dangereuse. Potestas res est quae mo-
neri docerique non vult, et casligalionem aegrefert 7,
Ses marques et propriété^ sont, juger en dernier
ressort, ordonner de la paix et de la guerre, créer et
destituer magistrats et officiers, donner grâces et dis-
penses contre les loix, imposer tributs, ordonner
des monnoyes, recevoir les hommages, ambassades,
sermens ; mais tout revient et est compris soubs la
puissance absolue de donner et faire la loy à son plai-
sir 8 : Ton en nomme encores d'autres légères, comme
celui qui promet ne peut avoir de consistance. Digest. L. XLV,
tit. i. de Verbor. obligationibus. Leg. 108. — Charron a
tout-à-fait détourné le sens de cette maxime, comme on peut
le voir à l'endroit cité du Digeste. Il en a même altéré le
texte , que voici : nulla promissio (et non pas obligatio) potest
consislere , quce ex voluntate promittentis statum capit.
7 « La puissance ne veut pas d'avertissemens , ni de leçons,
et souffre difficilement le reproche et le blâme ». — J'ignore
d'où cette réflexion est tirée.
8 Périclès avait sur les droits des princes , une opinion bien
différente : « je ne veux point, disait-il, que les ordonnances
d'un prince portent le nom de lois , lorsqu'elles seront faites
sans le consentement du peuple. . . ; et, généralement, toute
ordonnance faite sans le consentement de ceux qui doivent y
obéir, est une violence plutôt qu'une loi ». Pericles , apud
Xenophont. Lib. i , des Entretiens de Socrate,
LIVRE I, CHAPITRE LI. 379
le droict de la mer et du bris 9, confiscation pour crime
de leze majesté', puissance de changer la langue, til-
tre de majesté'.
La grandeur et souveraineté est tant désirée de
tous, c'est pource que tout le bien qui y est paroist
au dehors, et tout son mal est au dedans : aussi que
commander aux autres est chose tant belle et divine,
tant grande et difficile. Pour ces mesmes raisons sont
estimés et révérés pour plus qu'hommes. Cette créance
est utile pour extorquer des peuples le respect et
obéissance, nourrice de paix et de repos. Mais enfui
ce sont hommes jettes et faicts au moule des autres, et
assez souvent plus mal nés et mal partagés de nature
que plusieurs du commun : il semble que leurs ac-
tions, pource qu'elles sont de grand poids et impor-
tance, soient aussi produictes par causes poisantes
et importantes; mais il n'en est rien, c'est par mes-
mes ressorts que celles du commun. La mesme raison
qui nous faict tanser*10 avec un voisin, dresse entre
les princes une guerre ; celle qui faict fouetter un la-
quais, tombant en un roy, faict ruiner une province.
Ils veulent aussi légèrement que nous, mais ils peu-
vent plus que nous, pareils appétits agitent une mou-
9 Le droit de bris est celui que s'arrogent encore les
paysans de la Bretagne , de se partager les débris d'un navire
naufragé sur leurs côtes. C'est un usage barbare qui remonte
aux tems les plus reculés.
"*t,° Quereller.
38o DE LA SAGESSE,
clie et un éléphant. Au reste, outre les passions, dé-
fauts et conditions naturelles qu'ils ont communes
avec le moindre de ceux qui les adorent , ils ont en-
cores des vices et des incommodite's que la grandeur
et souveraineté' leur apporte, dont ils leur sont pe-
culiers ".
Les mœurs ordinaires des grands sont orgueil in-
domptable :
.... Durus et veri insolens ,
Ad recta flecti regius non vult tumor I2.
Violence trop licentieuse :
Id esse regni maximum pignus putant ,
Si quicquid aliis non licet, solis licet. . . .
Quod non potest vult posse qui nimium potest l3.
Leur mot favorit est : quodlibet, licet li. Soupçon, ja-
11 Montaigne décrit aussi, avec son énergie ordinaire , L. I ,
c. 4-2, toutes les incommodités auxquelles les rois sont sou-
mis plus que les autres hommes. .
12 « L'orgueil des rois repousse durement la vérité, et dé-
daigne de suivre même les conseils les plus salutaires ». Sen.
Hippolytus. Act. I , se. il , v. i35.
,3 « Ils pensent que le plus grand avantage de la royauté , est
qu'il leur soit permis ce qui n'est pas permis aux autres. . . —
Celui qui peut trop, veut pouvoir ce qu'il ne peut pas ». Sen.
Agamemnon , act. II, se. il, v. 271. — Idem, Hippolytus,
Act. I , se. 11 , v. 214.
14 « Ce qui plaît est permis ». Spartian. Caracalla, vers
la fin.
LIVRE I, CHAPITRÉ LI. 38 1
lousie : suâpte naturâ, potentiae anxii15 : voire jusques
à leurs enfans; suspect us semper hmsusauc dominantibus
auisguis proximus destinatur.... adeb ut displîceant etiam
civilia jîliorum ingénia1* : d'où vient qu'ils sont sou-
vent en allarme et en crainte ; ingénia regum prona ad
formidinem11.
Les advantages des roys et princes souverains par
dessus le peuple, qui semblent si grands et esclatans,
sont en vérité bien légers et quasi imaginaires; mais
ils sont bien payés par des grands , vrays et solides
desadvantages et incommodités. Le nom et tiltre de
souverain, la monstre et le dehors est beau, plaisant
et ambitieux; mais la charge et le dedans est dur, dif-
ficile et bien espineux. Il y a de l'honneur, mais peu
ou point de repos et de joye : c'est une publique et
honorable servitude, une noble misère, une riche
captivité, aureae et fulgidae eompedes, clara miseria l8.
Tesmoin ce qu'en ont dict et faict Auguste, Marc
,5 « Par leur nature , ils sont soupçonneux et jaloux de leur
puissance ». Tacit. Annal. L. IV, c. 12.
•6 « Tout proche parent d'un souverain, et qui est destiné
à lui succéder, lui est par là même suspect et odieux... — Et
c'est pour cela que les enfans d'un caractère agréable au
peuple, sont ceux qui leur déplaisent le plus ». Tacit. HisL
L. I, c. 21. — Annal. L. il, c. 82.
x7 « Les esprits des rois sont très-portés à la crainte »,
Tacit. Histor. L. iv, c. 83.
'8 « Chaînes dorées et brillantes , illustre misère »„
38a DE LA SAGESSE,
Aurele, Pertinax, Diocletian, et la fin qu'ont faict
presque tous les douze premiers Césars , et tant d'au-
tres après eux. Mais pource que peu croient cecy , et
se laissent décevoir à la belle mine, je veux plus par-
ticulièrement cotter les incommodités et misères qui
accompagnent les souverains '9.
Premièrement la difficulté grande de bien jouer
leur roolle, et s'acquitter de leur cbarge, car que
doibt-ce estre que de reigler tant de gens, puis qu'à
reigler soy-mesme il y a tant de difficultés ? Il est bien
plus aisé et plus plaisant de suyvre que de guider,
n'avoir à tenir qu'une voye toute tracée que la tracer,
à obéir qu'à commander , et respondre de soy seul
que des autres encores :
Ut satiùs multô jam sit parère quietum ,
Quàm regere imperio res velle 20 . . . .
Joinct qu'il semble requis que celuy qui commande
soit meilleur que ceux à qui il commande , ce disoit
un grand commandeur, Cyrus21. Cette difficulté se
monstre parla rareté, tant peu sont tels qu'ils doib-
*9 II y a, dans les Mémoires de Philippe de Commines,
L. vi, c. i3, un beau passage sur la misère des rois, et qui
ajouterait une grande force à ce qu'en dit ici Charron ,
comme à ce qu'en a dit Montaigne, loc. cit.
20 « De manière qu'il vaut bien mieux obéir tranquillement
que de vouloir gouverner». Lucret. L. v, v. 1 126.
21 Dans Xénophon , Pœdagog. xix. Charron cite une se-
conde fois ce mot de Cyrus , dans le Chapitre 111 du Liv. II.
LIVRE I, CHAPITRE LI. 383
vent estre. Vespasien a esté seul, dict Tacite, de ses
prédécesseurs qui s'est, rendu meilleur22; et selon le
dire d'un ancien , tous les bons princes se pourroient
bien graver en un anneau 23.
Secondement aux voluptés et plaisirs dont on pense
qu'ils ont bien meilleure part que les autres. Ils y
sont certes de pire condition que les privés24; car,
outre que ce lustre de grandeur les incommode à la
jouyssance de leurs plaisirs, à cause qu'ils sont trop
esclairés , et trop en butte et en eschec , ils sont con-
treroollés et espiés jusques à leurs pensées que l'on
veust deviner et juger. Encores la grande aisance et
facilité de faire ce qu'il leur plaist, tellement que tout
ployé soubs eux, oste le goust et l'aigre douce poincte
qui doibt estre aux plaisirs; lesquels ne resjouyssent
que ceux qui les goustent et rarement et avec quelque
difficulté : qui ne donne loisir d'avoir soif ne sçauroit
avoir plaisir à boire : la satiété est ennuyeuse et faict
mal au cœur :
Pinguis amor nimiùmquc potens in teedia nobis
Vertitur : et stomacho dulcis ut esca nocet25.
2* Solus omnium ante se principum , in melius mutatus est,
Tacit. Histor. L. i , c. 5o, in fine.
23 In uno annulo bonos principes posse prescribi alque
depingi. Vopiscus , in Aureliano , cap. 4-2 •
a4 Pris dans Montaigne, L. I, c. l^-x.
a5 « Un amour qui peut se satisfaire trop facilement , se
change en dégoût, semblable à ces alimens trop doux qui
donnent des nausées »„ Oyid. Amor. eleg. xiv. y. 25.
384 I>E LA SAGESSE,
Il n'est rien si empeschant, si degousté que l'abon-
dance : voire ils sont privés de toute vraye et vive ac-
tion, qui ne peust estre sans quelque difficulté' et ré-
sistance : ce n'est pas aller, vivre, agir à eux, c'est
sommeiller et comme insensiblement glisser.
Le troisiesme chef de leurs incommodite's est au
mariage : les mariages populaires sont plus libres et
volontaires , faicts avec plus d'affection , de franchise
et de contentement. Une raison de cecy peust estre
que les populaires trouvent plus de partis de leur
sorte à choisir; les roys et princes qui ne sont pas en
foule, comme l'on sait, n'ont pas beaucoup à choisir.
Mais l'autre raison est meilleure, qui est que les peu-
ples en leurs mariages ne regardent qu'à faire leurs
affaires et s'accommoder ; les mariages des princes
sont souvent force's par la nécessité publique , sont
pièces grandes de Testât et outils servans au bien et
repos gênerai du monde. Les grands et souverains ne
se marient pas pour eux-mesmes, mais pour le bien
de Testât, duquel ils doibvent estre plus amoureux
et jaloux que de leurs femmes et de leurs enfans. A
cause de quoy il faut souvent qu'ils entendent à des
mariages où n'y a amour ny plaisir, et se font entre
personnes qui ne se cognoissent et ne se virent ja-
mais, et ne se portent aucune affection : voire tel
grand prend une grande, que s'il estoit moindre, il ne
la voudroitpas ;mais c'est pour servir au public, pour
asseurer leurs estats et mettre en repos les peuples.
LIVRE I, CHAPITRE LI. 385
Le qtiatriesme est qu'ils n'ont aucune vraye part
aux essais que les hommes font les uns contre les au-
tres par jalousie d'honneur et de valeur, aux exer-
cices de l'esprit ou du corps26, qui est une des plus
plaisantes choses qui soit au commerce des hommes.
Cela vient que tout le monde leur cède, tous les es-
pargnent et ayment mieux celer leur valeur et trahir
leur gloire, que de heurter et offenser celle de leur
souverain, s'ils cognoissent qu'il aye affection à la
victoire. C'est à la vérité par force de respect les trai-
ter desdaigneusement et injurieusement, dont disoit
quelqu'un27 que les enfans des princes n'apprenoient
rien à droict qu'à manier chevaux, pource qu'en tout
autre exercice chascun fleschist soubs eux et leur donne
gagné : mais le cheval, qui n'est ny flatteur ny cour-
tisan , met aussi bien par terre le prince que son es-
cuyer. Plusieurs grands28 ont refusé des louanges et
approbations offertes, disans : Je les estimerois, ac-
cepterais et m'en ressentirois , si elles partoient de
gens libres qui osassent dire le contraire, et me taxer
advenant subject de le faire.
Le cinquiesme est qu'ils sont privés de la liberté
26 Pris dans Montaigne , L. III , c. 7.
27 C'était Carneades. Voyez Plutarque : Comment on
pourra distinguer le flatteur d'avec l'ami.
28 Charron veut probablement parler de Julien l'Apostat ,
dont il va citer une réponse.
I. 25
386 DE LA. SAGESSE,
d'aller et voyager par le monde 29, estant comme pri-
sonniers en leurs pays , voire dans leurs palais mes-
mes , comme enveloppés de gens , de parleurs et re-
gardais, et ce par-tout où ils sont en toutes leurs
actions, voire jusques à leur chaire percée, dont le
roy Alphonse disoit qu'en cela les asnes estoient de
meilleure condition que les roys.
Le sixiesme chef de leurs misères est qu'ils sont
privés de toute amitié et société mutuelle30, qui est le
plus doux et le plus parfaict fruict de la vie humaine ,
et ne peust estre qu'entre pareils ou presque pareils.
La disparité si grande les met hors du commerce des
hommes : tous ces services , humilités et bas offices ,
leur sont rendus par ceux qui ne les peuvent refuser ,
et ne viennent d'amitié mais de subjection, ou pour
s'agrandir, ou par coustume et contenance ; tesmoin
que les meschants roys sont aussi bien servis , révé-
rés, que les bons; les hays que les aymés : l'on n'y
cognoist rien, mesme appareil, mesme cérémonie:
dont respondit l'empereur Julien à ses courtisans qui
le louoyent de sa bonne justice : Je m'enorgueillirois
par adventure de ces louanges si elles estoient dictes
29 Voyez le Dialogue de Xénophon , intitulé Hiéron. Au
reste , Charron copie ici Montaigne qui a cité Xénophon,
Voyez les Essais , L. I , c. 4-2. .
30 C'est encore une réflexion de Hiéron dans Xénophon ,
Loc. cit.
LIVRE I, CHAPITRE LI. 387
de gens qui osassent m'accuser, et vitupérer mes ac-
tions contraires, quand elles y seroient 3l.
Le septiesme poinct de leurs misères , pire peust-
estre que tous et plus pernicieux au public, est qu'ils
ne sont pas libres aux choix des personnes, îry en la
science vraye des choses. 11 ne leur est permis de
sçavoir au vray Testât des affaires, ny de cognoisire,
et par ainsi ny employer et appeler tels qu'ils vou-
droient bien, et seroit bien requis. Ils sont enfermés
et assiégés de certaines gens qui sont ou de leur sang
propre , ou qui , pour la grandeur de leurs maisons
et offices, ou par prescription, sont si avant en au-
thorité, force et maniement des affaires, qu'il n'est
loysible , sans mettre tout au hasard , les mescon-
tenter, reculer, ou mettre en jalousie. Or ces gens là
qui couvrent et tiennent comme caché le prince , em-
peschent que toute la vérité des choses ne luy appa-
roisse, et- qu'autres meilleurs et plus utiles ne s'en
approchent et ne soient cognus ce qu'ils sont : c'est
pitié de ne voir que par les yeux et n'entendre que
parles oreilles d'autruy, comme font les princes32. Et
ce qui achevé de tous poincts cette misère , c'est
qu' ordinairement et comme par un destin les princes
et grands sont possédés par trois sortes de gens ,
31 Ammien Marcellin. L. xxn , c. 10.
32 Voyez dans Senèque, un passage admirable à ce sujet:
de Beneficiis , L. vi , c. 3o.
388 DE LA SAGESSE,
pestes du genre humain, flatteurs, inventeurs d'im-
posts , délateurs, lesquels, sous beau et fauls pré-
texte de zèle et amitié envers le prince , comme les
deux premiers, ou de preud'hommie et reformation
comme les derniers , gastent et ruinent et le prince
et Testât.
La huictiesme misère est qu'il sont moins libres et
maistres de leurs volontés que tous autres ; car ils
sont forcés en leurs procédures par mille considéra-
tions et respects , dont il faut souvent qu'ils captivent
leurs desseins, désirs et volontés : in maximâ fortunâ
minimalicentia}1 '. Et cependant au lieu d'estre plaincts,
ils sont plus rudement traités et jugés que tous au-
tres : car l'on veust deviner leurs desseins , pénétrer
dedans leurs cœurs et intentions, ce que ne pouvant,
abditos principis sertsus et si quid occuliïus parât , exqui-
rere , illicitum , an ceps; nec ideb assequare*^ et regar-
dant les choses par autre visage, ou n'entendant assez
aux affaires d'estat, requièrent de leurs princes ce
qui leur semble qu'ils doivent, blasment leurs ac-
tions , ne veulent souffrir d'eux ce qui est nécessaire ,
et leur font le procez bien rudement.
33 « C'est dans la fortune la plus élevée qu'il y a le moins
de liberté ». Sallust. Bellum Catilin. cap. 34 •
•"*■ « Scruter les sentimens secrets du prince , et ce qu'il se
propose de plus caché , c'est une chose illicite et incertaine ;
ne cherchez donc poinfà deviner sa pensée». Tacit. Annal.
L. VI, c. 8.
LIVRE I, CHAPITRE LI. 38q
Finalement il advient souvent qu'ils font une fin
totalement misérable , non seulement -les tyrans et
usurpateurs, cela leur appartient, mais encores les
vrais titulaires35; tesmoins tant d'empereurs romains
après Pompée le grand et César, et de nos jours Ma-
rie, Pioyne d'Escosse, passée par main de boureau,
et Henry troisiesme assassiné36, au milieu de quarante
mille hommes armés, par un petit moyne, et mille
tels exemples. Il semble que comme les orages et
tempestes se piquent contre l'orgueil et hauteur de
nos bastimens , il y aye aussi des esprits envieux des
grandeurs de ça bas :
Usque adeô res humanas vis abdita qusedam
Obterit, et pulchros fasces ssevasque secures
Proculcare, ac ludibrio sibi habere videtur 37.
Bref, la condition des souverains est dure et dan-
gereuse : leur vie pour estre innocente est infiniment
laborieuse; si elle est meschante ils sont à la hayne
et mesdisance du monde; et en tous les deux cas ils
3o C'est l'idée que Juvénal a exprimée dans ces vers de ia
dixième satyre, v. 112 :
Ad generum Cereris sine cœde et vulnere pauci
Descendant reges, et siccâ morte tyranrd.
36 Le icr. août i58g, par le jacobin Jacques Clément
37 « Tant il est vrai qu'il y a une puissance secrète qui
semble se jouer des choses humaines , et qui foule aux pieds
les superbes faisceaux et les haches cruelles des licteurs ! Lucret,
L. v, v. 1232.
3go DE LA SAGESSE,
sont exposés à mille dangers; car plus grand est le
seigneur, et moins se peust-il fier, et plus luy faut-il
se fier : voilà pourquoy c'est chose comme annexée à
la souveraineté d'estre trahye.
De leur debvoir au liv. III, chap. XVI.
CHAPITRE LU*.
Magistrats.
Sommaire. — Des quatre sortes et degrés de magistratures ,
tant en honneur qu'en puissance.
1 L y a grande distinction et divers degrés de magis-
trats tant en honneur qu'en puissance, qui sont les
deux choses considérables pour les distinguer, et qui
n'ont rien de commun ensemble : et souvent ceux qui
sont les plus honorés ont moins de puissance , comme
conseillers du privé conseil, secrétaires d'estat. Au-
cuns n'ont que l'un des deux : autres tous les deux;
et de tous divers degrés ; mais sont proprement dicts
magistrats qui ont tous les deux.
Les magistrats qui sont mitoyens entre le souve-
rain et les particuliers , en la présence de leur souve-
* C'est le quarante-sixième chapitre de la première édition.
LIVRE I, CHAPITRE LU. 3gi
rain n'ont point puissance de commander1. Comme les
fleuves perdent leur nom et puissance à l'emboucheure
de la mer, et les astres en la présence du soleil, ainsi
toute la puissance des magistrats est tenue en souf-
france en la présence du souverain 2 : comme aussi la
puissance des magistrats inférieurs et subalternes en
la présence des supérieurs. Entre égaux il n'y a point
de puissance ou de supériorité, mais les uns peuvent
cmpescber les autres par opposition et prévention.
Tous magistrats jugent, condamnent et comman-
dent ou selon la loy , et lors leur sentence n'est qu'exé-
cution de la loy, ou selon l'équité, et tel jugement
s'appelle le debvoir du magistrat.
Les magistrats ne peuvent changer ny corriger leurs
jugements, si le souverain ne le permet, sur peine de
fauls ; ils peuvent bien révoquer leurs mandemens ou
les soutenir, mais ils ne peuvent révoquer ce qu'ils
ont juge' et prononcé avec cognoissance de cause.
Du debvoir des magistrats , voyez liv. III.
1 Ceci, ainsi qu'une grande partie de ce petit chapitre, est
copié mot pour mot dans Rodin , de la République , L. ni.
2 Plutarque nous apprend , dans la vie de Phocion , qu'à
Athènes, dans les assemblées générales , les magistrats parlaient
debout, tandis que le peuple restait assis; et, à Rome, les
faisceaux s'abaissaient devant le peuple assemblé.
392 DE LA SAGESSE,
i\'..,.-*\i.\vvi\i\ii\\vvvvvv\\i\v\uv\iv\xi\m\\\\\.\\'vi\xvv\\\v\\vi\'vvivv\».\\\\,w.\vt'i\
CHAPITRE LUI*.
Législateurs, docteurs1, instructeurs.
SOMMAIRE. — La plupart des législateurs font des plans de
gouvernement, qui sont inexécutables, dont l'essai serait
quelquefois dangereux. — Il en est à peu -près de même des
précepteurs de morale; ils ne font rien de ce qu'ils recom-
mandent de faire aux autres. Ils sont aussi plus rigoureux
sur l'observation de petites règles accessoires , que sur l'ob-
servation des règles essentielles.
Exemples : les républiques de Platon et de Morus ; l'orateur
de Cicéron et le poète d'Horace. — Le souverain légis-
lateur des bommes : les théologiens et les médecins.
** C'EST une des vanités et folies de l'homme de
prescrire des loix et des reigles qui excédent l'usage
et la forme humaine, comme aucuns philosophes et
docteurs font. Ils proposent des images de vie rele-
* C'est le quarante-septième chapitre de la première édition.
r II y a dans la première édition prescheurs , au lieu de
docteurs.
*"* pariantes. C'est une des vanités de l'homme de prescrire
des loix et des reigles qui excédent l'usage et la forme hu-
maine ; c'est la coustume des prescheurs et législateurs de
proposer des images de vie , que ny le proposant , ny les au-
LIVRE I, CHAPITRE LUI. 393
vées, ou bien si difficiles et austères, que la praticque
en est impossible, au moins pour long temps, yoire
l'essay en est dangereux à plusieurs : ce sont des
diteurs, n'ont espérance aucune , ny bien souvent, qui plus
est , la volonté de suivre. L'homme s'oblige à estre nécessaire-
ment en faute , et se taille à son escient de la besongne plus
qu'il ne sçauroit faire; il n'y a si homme de bien , que s'il
est examiné selon les loix et debvoirs en ses actions et pen-
sées , qui ne soit coupable de mort cent fois. La sagesse hu-
maine n'arrive jamais au debvoir qu'elle-mesme se prescript :
outre l'injustice qui est en cecy , c'est exposer en moquerie et
risée toutes choses : il faudroit qu'il y eust plus de proportion
entre le commandement et l'obéissance , le debvoir et le pou-
voir. Et ces faiseurs de reigles sont les premiers moqueurs ;
car ils ne font rien , et souvent encore tout au rebours de ce
qu'ils conseillent, les prescheurs, législateurs , juges , méde-
cins : le monde vit ainsi ; l'on instruict et l'on enjoinct de
suivre les reigles et préceptes, et les hommes en tiennent un
autre , non par desreiglement de vie et mœurs seulement , mais
souvent par opinion et par jugement contraire. Autre chose
est de parler en chaire et en chambre , donner leçon au peuple
et la donner à soy-mesme ; ce qui est bon et de mise («) à
soy, seroit scandaleux et abominable au commun. Mais Se-
neque respond à cela : quoties parum jîduciœ est in fus în
cjuibus imperas , amplius exigendum est quam satis est, ut
prœstetur quantum salis est : in hoc omnis hyperbole exce-
dit, ut adverum mendacio veniat. L. I ,chap. 4-7 de l'édition
de 1601,
(a) Ces deux mots sont e'crits démise en un seul mot dans l'e'dition de
Dijon , ici et page 249. Ce qui est e'videmment une faute. L'e'dition
de 1601 écrit toujours de mise en deux mots , comme cela doit être,
394 DE LA SAGESSE,
peinctures en l'air, comme les republiques de Platon3
et de Morus, l'orateur de Ciceron, le poète d'Horace,
belles et excellentes imaginations, mais cherchez qui
les mettra en usage. Le souverain et parfaict législa-
teur et docteur s'est bien gardé de cela, lequel et en
soy-mesme , sa vie et sa doctrine , n'a point cherché
ces extravagances et formes esloignées de la commune
portée et capacité humaine, dont il appelle son joug
et sa tasche douce et aisée , jugum meum suave , et onus
meum levé1 '. Et ceux qui ont dressé leur compagnie
soubs son nom, ont très prudemment advisé, que
bien qu'ils fassent profession singulière de vertu,
dévotion, et de servir au public sur tous autres,
neantmoins ils ont très peu de différences de la vie
commune et civile. Or premièrement y a en cecy de
l'injustice , car il faut garder proportion entre le com-
mandement et l'obéissance, le debvoir et le pouvoir,
la reigle et l'ouvrier : et ceux-cy s'obligent, et les
autres à estre nécessairement en faute , taillans à es-
cient de la besongne plus qu'ils n'en sçauroient faire :
et souvent ces beaux faiseurs de reigle sont les pre-
miers mocqueurs , car ils ne font rien , et souvent
tout au rebours de ce qu'ils enjoignent aux autres,
2 II faut rappeler ici que Platon ne croyait pas lui-même
qu'une république telle que la sienne , pût s'établir sur la terre.
Voy. de Rep. , L. ix , in fine.
3 « Mon joug est doux , et mon fardeau léger». Evangile
de Saint Mathieu , chap. xi , v. 3o.
LIVRE I, CHAPITRE LIV. 3g5
à la pliarisaïque , imponunt onera gracia , et nolunt ea
digito rnovere^. Ainsi font quelques médecins et théo-
logiens : le inonde vit ainsi, Ton instruit, Ton en-
joinct de suivre certaines reigles et préceptes, et les
hommes en tiennent d'autres , non-seulement par des-
reiglement de vie et de mœurs, mais souvent par opi-
nion et jugement contraire.
Encores une autre faulte pleine d'injustice , ils
sont beaucoup plus scrupuleux , exacts et rigoureux
aux choses libres et acciden taies, qu'aux nécessaires
et substantielles, aux positives et humaines, qu'aux
naturelles et divines , ressemblans à ceux qui veulent
bien prester, mais non payer leur debtes , le tout à la
pharisaïque, comme leur crie et reproche le grand
docteur céleste: tout cela est hypocrisie etmocquerie.
4 <f Ils imposent de lourds fardeaux, et ne veulent pas seu-
lement les remuer du doigt ». Saint Mathieu , chap. xxill , v. 4-
CHAPITRE LIV*.
Peuple ou vulgaire.
Sommaire. — Portrait effrayant du peuple , ou plutôt , comme
l'auteur lui-même l'explique , de la tourbe et lie populaire. —
Il le taxe d'être inconstant, crédule , sans jugement, envieux
* C'est le quarante-huitième chap. de la première édition.
39G DE LA SAGESSE,
et malicieux, déloyal, mutin, séditieux, insouciant pour
l'intérêt public , ennemi de tout gouvernement ; lâche dès
qu'il craint, oppresseur s'il domine; ingrat et enfin féroce.
Exemples : Moïse et les Prophètes. — Socrates , Aristides ,
Phocion , Lycurgue , Démosthènes , Themistocles.
.Le peuple (nous entendons icy le vulgaire, la tourbe
et lie populaire, gens, soubs quelque couvert que ce
soit, de basse, servile et mechanique condition) est
une beste estrange à plusieurs testes, et qui ne se
peust bien descrire en peu de mots, inconstant et
variable , sans arrest , non plus que les vagues de la
mer; il s'esmeut, il s'accoyse , il approuve et reprouve
en un instant mesme chose ; il n'y a rien plus aisé
que le pousser en telle passion que l'on veust ; il
n'ayme la guerre pour sa fin, ny la paix pour le re-
pos, sinon en tant que de l'un à l'autre il y a tous-
jours du changement : la confusion luy faict désirer
l'ordre, et quand il y est, luy desplaist. Il court tous-
jours d'un contraire à l'autre, de tous les temps le
seul futur le repaist : hi vulgi mûres , odisse praesentia,
ventura cupere , praeterita celebrare \
1 « Haïr le présent , désirer l'avenir , vanter le passé , tel
est le caractère habituel du peuple ». — Tout ce paragraphe
paraît avoir été tiré de Cicéron. Dans l'oraison pour Plancius ,
il dit : Non est enim consilium in vulgo , non ratio , non
discrimen , non diligenlia, etc. Vid. Orat. pro Plancio } §. 4«
LIVRE I, CHAPITRE LIV. 397
Léger à croire , recueillir et ramasser toutes nou-
Telles, sur-tout les fascheuses, tenant tous rapports
pour véritables et asseure's : avec un sifflet ou son-
nette de nouveauté, l'on l'assemble comme les mou-
ches au son du bassin.
Sans jugement, raison, discrétion : son jugement
et sa sagesse, trois dez et l'adventure; il juge brus-
quement et à l'estourdie de toutes choses , et tout
par opinion, ou par coustume, ou par plus grand
nombre , allant à la file comme les moutons qui cou-
rent après ceux qui vont devant , et non par raison
et vérité'. Plebi non judicium, non verilas : — ex opinione
multa , ex veritate pauca judicat 2.
Envieux et malicieux , ennemy des gens de bien ,
contempteur de vertu, regardant de mauvais œil le
bonheur d'autruy , favorisant au plus foible et au
plus meschant, et voulant mal aux gens d'honneur,
sans sçavoir pourquoy , sinon pource que sont gens
d'honneur, et que l'on en parle fort et en bien3.
Dans l'oraison pour Murena : ~Nih.il est incertius vulgo , nihil
obscurius volunlate hominum , nihil Jallacius ratione iota
consiliorum , etc. Orat. pro Murena, §. 35.
a « Ni la raison , ni la vérité ne sont rien sur le peuple
(plebs) : — Il prononce le plus souvent d'après ses préjugés,
rarement d'après une véritable conviction ». Voy. Tacit. Hist.
L. I, chap. 32. — Cicer. pro Roscio , n°- 3g.
3 Voyez dans Cornélius Nepos, et dans Plutarque, la vie
d'Aristide.
398 DE LA SAGESSE,
Peu loyal et véritable, amplifiant le bruict, enché-
rissant sur la vérité , et faisant tousjours les choses
plus grandes qu'elles ne sont, sans foy ny tenue. La
foy d'un peuple, et la pensée d'un enfant, sont de
mesme durée, qui change non-seulement selon que
les interests changent, mais aussi selon la différence
des bruicts que chasque heure du jour peust ap-
porter 4.
Mutin, ne demandant que nouveauté et remue-
ment; séditieux, ennemy de paix et de repos : ingenio
mobili , sediliosum, discordiosum , cupidum rerum nova-
rum , (juieti et otio adversum5, sur-tout quand il ren-
contre un chef : car lors ne plus ne moins que la
mer, bonace de nature, ronfle, escume et faict rage
agitée de la fureur des vents; ainsi le peuple s'enfle,
se hausse et se rend indomptable : ostez-luy les chefs,
le voilà abattu, effarouché, et demeure tout planté
4 Rien ne peint mieux le caractère du peuple , que ces vers
de Juvenal :
Sed quid
Turbo. Rémi? — Sequitur fortunam , ut semper, et odit
Damnatos. Idem populus , si Nurtia Tusco
Favisset , si oppressa foret secura senectus
Principis , hac ipsâ Sejanum diceret horâ
Augustum
JUVEN., Sat. x, v. jS.
5 « D'un esprit mobile, séditieux, querelleur, partisan de
toutes nouveautés , ennemi du repos et de la paix ». Sallust.
Bell. Jugurthi, cap. 4-5.
LIVRE I, CHAPITRE LIV. 33g
d'effroy, sine reclore praecep s , paçidus , socors : nil au-
sura plebs principibus amotis 6.
Soustient et favorise les brouillons et reraueurs de
mesnage , il estime modestie poltronnerie , prudence
lourdise : au contraire, il donne à l'impétuosité bouil-
lante le nom de valeur et de force : préfère ceux qui
ont la teste chaude et les mains frétillantes, à ceux
qui ont le sens rassis, qui poisent les affaires, les
vanteurs et babillards aux simples et retenus.
Ne se soucie du public ny de l'honneste, mais
seulement du particulier, et se picque sordidement
pour le profit : privata cuique stîmulatio, vile decus pu-
blicum 1 .
Tousjours gronde et murmure contre Testât, tout
bouffi de mesdisance et propos insolens contre ceux
qui gouvernent et commandent. Les petits et pouvres
n'ont autre plaisir que de mesdire des grands et des
riches, non avec raison, mais par envie, ne sont ja-
mais contens de leurs gouverneurs et de l'estat pré-
sent8.
6 « Lorsqu'il n'a personne qui le dirige, il reste irrésolu,
timide , inactif : — Otez les chefs au peuple, il n'osera rien ».
Tacit. Hist. , L. iv , chap. 37. — Annal. L. 1 , chap. 55.
7 « L'intérêt particulier est tout ce qui l'excite ; l'intérêt
public est nul ». Tacit. Hist. L. 1 , in fine. — Dans le texte ,
le passage cité n'a pas tout-à-fait le sens que nous lui don-
nons ici , pour qu'il s'accorde avec la pensée de Charron.
8 lierum novarum cupidine , et odio prcesentiwn. Tacit.
Hist. L. Il , chap. 8 , in fine,
4oo DE LA SAGESSE,
Mais il n'a que le bec, langues qui ne cessent, es-
prits qui ne bougent, monstre duquel toutes les par-
ties ne sont que langues , qui de tout parle et rien
ne sçait, qui tout regarde et rien ne voit, qui rit de
tout et de tout pleure , prest à se mutiner et rebeller
et non à combattre; son propre est d'essayer plus-
tost à secouer le joug qu'à bien garder sa liberté' : pro-
cacia plebis ingénia , — impigrae linguae , ignavi animi 9.
Ne sçachant jamais tenir mesure ny garder une
médiocrité bonneste ; ou très bassement et vilement
il sert d'esclave, ou sans mesure est insolent et ty-
ranniquement il domine ; il ne peust souffrir le mors
doux et tempéré, ny jouir d'une liberté' reiglée, court
tousjours aux extremite's, trop se fiant ou mesfiant,
trop d'espoir ou de crainte. Ils vous feront peur si
vous ne leur en faictes : quand ils sont effrayés , vous
les baffouez et leur sautez à deux pieds sur le ventre ;
audacieux et superbes si on ne leur monstre le baston,
dont est le proverbe : oings-le il te poindra; poinds-le
il t'oindra : nil in vulgo modicum ; terrere ni paveant ;
ubi pertimuerint , impune contemni: — audaciâ turbidum ,
nisi vim meluat : — aut servit humiliter , aut superbe
dominatur ; libertatem , auae média, nec spernere nec
habere10.
9 « Le peuple est impétueux , insolent : — sa langue est
agissante , mais il est sans vrai courage ». Tacit. Hlst. L. III ,
chap. 32. — Sallust. Oral. Mardi.
10 « Rien de modéré dans le peuple : s'il ne tremble pas ,
LIVRE I, CHAPITRE LIV. 4oi
Très ingrat envers ses bienfacteurs. La recompense
de tous ceux qui ont bien mérité du public , a tous-
jours este' un bannissement, une calomnie, une cons-
piration, la mort. Les histoires sont célèbres de Moyse
et tous les prophètes, de Socrates, Aristides, Pho-
cion, Lycurgus, Demostliene, Themistocles : et la
vérité a dict qu'il n'en eschappoit pas un de ceux qui
procuroient le bien et le salut du peuple TI : et au
contraire il chérit ceux qui l'oppriment, il craint
tout , admire tout.
Bref, le vulgaire est une beste sauvage; tout ce
qu'il pense n'est que vanité , tout ce qu'il dit est fauls
et erroné; ce qu'il reprouve est bon, ce qu'il ap-
prouve est mauvais12, ce qu'il loue est infâme, ce qu'il
faict et entreprend n'est que folie. Non iam bene cum
rébus humanis geritur ut meliora pluribus placeant : argu-
mentum pessimi turba est13. La tourbe populaire est
îl veut effrayer ; s'il a peur , il souffre même le mépris. —
Turbulent avec audace , s'il n'est retenu par la force. — Ou
il sert avec bassesse, ou il domine avec orgueil; il ne sait ni
jouir d'une liberté sage, ni se consoler de l'avoir perdue ».
Tacit. Annal. L. I, chap. 29. — Ibid , L. VI, c. il. — Tit,
Liv. L. xxiv , c. 20.
11 Matth. chap. v, vers 11 et 12.
12 Voy. Cicer. Tuscul. L. il, injine.
,3 « Dans ce monde tout n'est pas réglé de manière à ce
que le mieux emporte toujours la majorité des suffrages : l'in-
dice qu'une chose ne vaut rien , c'est qu'elle a été agréée de
la multitude ». Senec. de f^iia Beata, cap. 2,fere initio.
1. 26
4o2 DE LA SAGESSE,
mère d'ignorance, injustice, inconstance, idolâtre de
vanité' , à laquelle vouloir plaire ce n'est jamais faict :
c'est son mot : vox populi vox DeiJi, mais il faut dire,
vox popuh vox stultorum15. Or, le commencement de
sagesse est se garder net , et ne se laisser emporter aux
opinions populaires16. Cecy est pour le second livre17,
que nous approchons.
l!* « La voix du peuple est la voix de Dieu ».
13 « La voix du peuple est la voix des fous». — C'est à-
peu-près dans le même sens que Plutarque a dit : « Plaire à
une populace est ordinairement déplaire aux sages ». Plut.
Comment il faut nourrir les enfans.
,6 Un symbole de Pythagore portait : ne marchez point par
le chemin public; per viam publicam ne vadas , c'est-à-dire,
suivant M. Dacier , qu'il ne faut pas suivre les opinions du
peuple, mais les sentimens des sages. Ce symbole, ajoute-t-il,
s'accorde avec le précepte de l'Evangile , d'éviter la voie spa-
cieuse et large. — Voy. le Symbole vu, de Pythag. Traduct.
de Dacier.
'7 Voy. L. il , chapitre i.
Qualriesme distinction et différence des hommes, tirée de
leurs diverses professions et conditions de vie.
PREFACE.
Voie Y une autre différence des hommes tire'e de la
diversité de leurs professions, conditions et genres
LIVRE I, CHAPITRE LV. 4o3
de vie : les uns suyvent la vie civile et sociale ; les
autres la fuyent pour se sauver en la solitude; les
uns aymentles armes, les autres les hayssent; les uns
vivent en commun , les autres en la propriété' ; les uns
se plaisent d'estre en charge et meinervie publicque,
les autres se cachent et demeurent privés; les uns
sont courtisans et du tout à autruy, les autres ne
courtisent qu'eux -mesmes; les uns se tiennent es
villes, les autres aux champs, aymans la vie rustique.
Qui faict mieux, et quelle vie est à préférer ? Il est
difficile à dire simplement, et peust-estre imperti-
nent ; toutes ont leurs advantages et desadvantages ,
leurs biens et leurs maux ; ce qui est plus à voir et
considérer en cecy, comme sera dict, c'est que chas-
cun sçache bien choisir selon son naturel , pour et
plus facilement et plus heureusement s'y comporter.
Mais nous dirons un petit mot de chascune, en les
comparant ensemble : mais ce sera après avoir parlé
de la vie commune à tous , qui a trois degrés.
CHAPITRE LV*.
Distinction et comparaison des trois sortes de degrés de
vie.
Sommaire. — Il y a trois sortes de vies, l'une intérieure ou
privée , l'autre domestique , et la troisième publique. — De
* C'est le quarante-neuvième chap. de la première édition.
4o4 DE LA SAGESSE,
ces trois manières de vivre , la dernière est celle qui offre
le plus de difficultés , soumet à plus de contrainte et de
contrariétés.
1 L y a trois sortes de vie , comme trois degre's : l'une
privée d'un chascun au dedans et en sa poictrine , où
tout est caché, tout est loisible : la seconde en la mai-
son et famille, en ses actions privées et ordinaires,
où n'y a point d'estude ny d'artifice , desquelles nous
n'avons à rendre compte : la tierce est publicque aux
yeux du monde. Or, tenir Tordre et reigle en ce pre-
mier estage bas et obscur, est bien plus difficile et
plus rare qu'aux deux autres, et au second qu'au
tiers : la raison est qu'où il n'y a point de juge, de
contreroolleur, de regardant, et où nous n'imaginons
poinct de peine ou recompense , nous nous portons
bien plus laschement et nonchalamment , comme aux
vies privées, où la conscience et la raison seule nous
guide , qu'aux publicques, où nous sommes en eschec
et en butte aux yeux et jugemens de tous , où la gloire ,
la crainte du reproche , de mauvaise réputation , ou
quelqu'autre passion nous meine (or la passion nous
commande bien plus vivement que la raison), dont
nous nous tenons prests et sur nos gardes ; d'où il
advient que plusieurs sont estimés et tenus saints,
grands et admirables en public, qu'en leur privé il
n'y a rien de louable. Ce qui se faict en public est
LIVRE I, CHAPITRE LV. ^o5
une farce, une feincte; en prive' et en secret, c'est la
vérité' : et qui voudroit bien juger de quelqu'un, il
le faudroit voir à son à tous les jours, en son ordi-
naire et naturel ; le reste est tout contrefaict : uni—
versus mundus exercet histrioniam1 , dont disoit un sage,
que celuy est excellent, qui est tel au dedans et par
soy-mesme, qu'il est au dehors par la crainte des
loix, et du dire du monde. Les actions publicques
sont esclatantes , ausquelles l'on est attentif quand
l'on les faict, comme les exploits de guerre, opiner
en un conseil , régir un peuple , conduire une ambas-
sade : les privées et domestiques sont sombres, mor-
nes ; tanser, rire, vendre, payer, converser avec les
siens, l'on ne les considère pas, l'on les faict sans y
penser : les secrètes et internes encores plus, aymer,
hayr, désirer.
Et puis il y a icy encores une autre considération ,
c'est qu'il se faict par l'hypocrisie naturelle des hom-
mes, que l'on faict plus de cas, et est-on plus scru-
puleux aux actions externes , qui sont en monstre ,
mais qui sont libres , peu importantes et quasi toutes
en contenances et cérémonies, dont elles sont de peu
de coust , et aussi de peu d'effect ; qu'aux internes ,
secrètes et de nulle monstre, mais bien requises et
nécessaires, dont elles sont fort difficiles. D'icelles
1 « Tout le monde joue la comédie ». C'est un passage
tiré d'un fragment de Pétrone , apud Sariberiens, L. m , c, 8«.
4o6 DE LA SAGESSE,
despend la reformation de Famé , la modération des
passions, le reiglement de la vie : voire par l'acquit
de ces externes l'on vient à une nonchalance des in-
ternes.
Or de ces trois vies, interne, domestique, publicque,
qui n'en a qu'une à meiner, comme les hermites, a
bien meilleur marche' de conduire et ordonner sa vie,
que celuy qui en a deux; et celuy qui n'en a que deux
est de plus aisée condition que celuy qui a toutes les
trois.
CHAPITRE LVI*.
Comparaison de la vie civile ou sociale avec la solitaire.
Sommaire. — Les dévots ont tort de croire que la vie solitaire
est meilleure et plus parfaite que la vie sociale; que la so-
litude soit un asile et un port assuré contre tous les vices.
Exemples : Jonas. — Bias. — Albuquerque. - — Cratès.
L< E U X qui estiment et recommandent tant la vie so-
litaire et retirée, comme un grand séjour et seure re-
traicte du tabut*1 et brouillis du monde, et moyen
propre pour se garder et maintenir net et quitte de
* C'est le cinquantième chapitre de la première édition.
"** Du tracas.
LIVRE I, CHAPITRE LVI. 407
plusieurs vices, d'autant que la pire part est la plus
grande , de mille n'en est pas un bon , le nombre des
fols est infiny , la contagion est très dangereuse en la
presse -, semblent avoir raison jusques-là ; car la com-
pagnie mauvaise est chose très dangereuse ; à quoy
pensent bien ceux qui vont sur mer, qu'aucun n'entre
en leur vaisseau qui soit blasphémateur, dissolu, mes-
chant : un seul Jonas à qui Dieu estoit courroucé,
pensa tout perdre : Bias plaisamment à ceux du vais-
seau, qui an grand danger crioyent, appellant le se-
cours des Dieux : taisez-vous , qu'ils ne sentent*3 que
vous estes icy avec moy ; Albuquerque , viceroy des
Indes pour Emanuel roy de Portugal, en un extrême
péril sur mer, print sur ses espaules quelque jeune
garçon, affin que son innocence luy servist de garand
et de faveur envers Dieu4. Mais de la penser meilleure,
plus excellente et parfaicte , plus propre à l'exercice
de vertu , plus difficile, aspre , laborieuse et pénible,
comme ils veulent faire croire , se trompent bien lour-
dement ; car au contraire , c'est une grande descharge
et aisance de vie, et n'est qu'une bien médiocre pro-
fession, voire un simple apprentissage et disposition à
2 Ceci se trouve mot ponr mot dans Montaigne , Liv. I ,
chap. 38, de la Solitude. (Tom. il , page q de notre édit.)
*3 Qu'ils n'entendent pas. — Les Italiens emploient encore
le verbe sentire dans le même sens.
4 Montaigne , loco citato , rapporte également ces deux
exemples.
£o8 DE LA SAGESSE,
la vertu. Ce n'est pas entrer en affaires , aux peines et
difficultés, mais c'est les fuir , s'en cacher, practiquer
le conseil d'Epicure (cache ta vie) : c'est se tapir et
recourir à la mort pour fuir à bien vivre. Il est cer-
tain que l'estat de roy, prêtre, pasteur, est plus
noble beaucoup, plus parfaict, plus difficile, que ce-
luy de moyne et d'hermite ; et de faict jadis les com-
pagnies des moynes estoient des séminaires et appren-
tissages d'où l'on tiroit gens pour élever aux charges
ecclésiastiques, et des préparatifs à plus grande per-
fection. Et celuy qui vit civilement avec femme, en-
fans , serviteurs , voisins , amis , biens , affaires , et
tant de parties diverses , ausquelles faut qu'il satis-
fasse et responde reiglement et loyalement, a bien
sans comparaison plus de besongne que celuy qui n'a
rien de tout cela, et qui n'a affaire qu'à soy : la mul-
titude, l'abondance est bien plus affaireuse que la so-
litude, la disette. En l'abstinence il n'y a qu'une chose ;
en la conduite et en l'usage de plusieurs choses di-
verses, y a plusieurs considérations et divers deb-
voirs : il est bien plus facile de se passer des biens,
honneurs, dignités, charges, que s'y bien gouverner
et bien s'en acquitter. Il est bien plus aisé du tout se
passer de femme, que bien deuement et de tout poinct
vivre et se maintenir avec sa femme , enfans , et tout
le reste qui en despend ; ainsi le célibat est plus fa-
cile que le mariage 5.
5 En professant ces opinions aussi justes que philosophi-
LIVRE I, CHAPITRE LVI. /,o9
De penser aussi que la solitude soit un asyle et
port asseuré contre tous vices , tentations et destour- .
biers, c'est se tromper, il n'est pas vray en tous sens.
Contre les vices du monde, le bruict de la presse,
les occasions qui viennent de dehors, cela est bon;
mais la solitude a ses affaires et ses difficultés in-
ternes et spirituelles , ivit in desertum ut tentarelur a
diabolo^. Aux jeunes hommes imprudens et mal advisés,
la solitude est un dangereux baston , et est à craindre
que s'entretenans tous seuls ils entretiennent de mes-
chantes gens, comme disoit Cratès à un jeune homme
qui se promenoit tout seul à l'escart. C'est là que les
fols machinent de mauvais desseins, ourdissent des
malencontres , aiguisent et affilent leurs passions et
meschans désirs. Souvent pour éviter Charybdis, on
tombe en Scylla. Fuir n'est pas echaper, c'est quel-
quefois empirer son marché et se perdre. Non viiat
sed fugît: mugis autem periculis patemus aversi 7. Il faut
estre sage , bien fort et asseuré pour estre laissé entre
plus dangereuses mains que les siennes : guarda me ,
ques , Charron oubliait qu'il était prêtre , et , par conséquent ,
célibataire. C'est sans cloute là un de ces passages qui atti-
rèrent des persécutions sur lui et sur son ouvrage.
6 « Il (Jésus) alla dans le désert , pour y être tenté par le
diable ». — Saint Math. , chap. iv , v. i.
7 « Ce n'est pas toujours éviter les dangers que de les
fuir : si nous leur tournons le dos, ils nous assaillent avec
plus d'avantage ». Sénèque, épit. 104.
4io DE LA SAGESSE,
Dios , de mis, dit excellemment le proverbe espagnol:
nemo est ex imprudenlibus qui sibi relinqui debeat : soli-
tudo oriinia mala persuadée . Mais pour quelque consi-
dération prive'e ou particulière encores que bonne en
soy (car souvent c'est lascheté , foiblesse d'esprit, des-
pit ou autre passion) s'enfuyr et se cacber ayant moyen
de profiter à autruy, et secourir au public, c'est es-
tre déserteur, ensevelir le talent, cacher la lumière,
faute subjecte à la rigueur du jugement.
8 « Que Dieu me garde de moi » !
9 « Il ne faut livrer aucun imprudent à lui-même : la so-
litude donne toujours de pernicieux conseils ». Sén. ép. 25.
CHAPITRE LVII*.
Comparaison de la vie menée en commun , et menée en
propriété.
Sommaire.— La vie commune, c'est-à-dire celle dans laquelle
on ne connaît aucun droit de propriété , ne peut convenir
dans aucun état. Ses inconvcnîens. — Tout ce qu'on pour-
rait admettre, ce serait de prendre ses repas en commun.
Exemples : Platon. — Les premiers Chrétiens. — Les ré-
publiques de Lacédémone et de Crète.
Aucuns ont pense' que la vie mene'e en commun,
en laquelle il n'y a point de mien et tien , mais où
"* C'est le cinquante-unième chapitre de la première édition.
LIVRE I, CHAPITRE LVII. (n
toutes choses sont en communauté, tend plus à per-
fection, et tient plus de charité et concorde. Cecy
peust avoir lieu en compagnie de certain nombre de
gens, conduite par certaine reigle, mais en un estât et
republicque non : dont Platon l'ayant une fois ainsi
voulu1, pour chasser toute avarice et dissention, se
r'advisa : car comme la pratique monstre , non-seule-
ment il n'y a poinct d'affection cordiale à ce qui est
commun à tous , et comme dict le proverbe : l'asne du
commun est tousjours mal basté; mais encoresla com-
munauté tire à soy tousjours des querelles, des mur-
mures et des haynes, comme il s'est veu toujours,
voire dedans l'église primitive. Crescenle numéro disci-
puloTum , faclum est murmur Graecorum adversîis He-
braeos 2. La nature d'amour est telle que des gros
fleuves, qui portent les grandes charges, s'ils sont
divisés n'en portent poinct; aussi estant divisés à
toutes personnes et toutes choses, pert sa force et
vigueur. Mais il y a degrés de communauté : vivre,
c'est à dire manger et boire ensemble est très bon,
comme il estoit aux meilleures et plus anciennes re-
1 Voyez le cinquième livre de sa République : il y déve-
loppe son système , ainsi que dans le huitième , au commen-
cement. Mais il n'est guères vraisemblable que Platon ait parlé
sérieusement.
2 « Le nombre des disciples s'étant accru, il s'éleva un
murmure de la part des Grecs contre les Hébreux ». —
Actes des Apôtres, chap. VI, v. i.
£i2 DE LA SAGESSE,
publicques de Lacedemone et de Crète3; car outre
que la modestie et discipline est mieux retenue, il y
a une très utile communication : mais penser avoir
tout commun , comme vouloit Platon un coup , car
après il se r'advisa, c'est pervertir tout.
3 Voyez Plutarque : dits notables des Lacedemoniens ,
et la vie de Lycurgue , du même auteur.
t/UiWMlVUiWWbWlitlWVIfVm UUUIWlIVliWUUfVIIVIflllIWliUVU IVliUWlVllltWt VlWtllA W.":
CHAPITRE LVIII*.
Comparaison de la vie rustique , et des villes.
Sommaire. « — La vie des champs est préférable à celle des
villes. Description des avantages de la vie des champs. —
Le séjour des villes n'est bon que pour les marchands, les
artisans , et pour le petit nombre de ceux qui dirigent les
affaires publiques.
Exemples'1 : Columelle.
Ci ET TE comparaison n'est fort mal aysée à faire à
l'amateur de sagesse, car tous les biens et advantages
sont presque d'un costé, spirituels et corporels, li-
berté', sagesse, innocence, santé', plaisir 2. Aux champs,
* C'est le cinquante-deuxième chap. de la première édition.
1 Nota. Par exemples , il faut souvent entendre aussi les
témoignages allégués par l'auteur.
2 II y a, sur ce sujet, un beau passage de Ciceron, où
LIVRE I, CHAPITRE LVIII. 4i3
l'esprit est bien plus libre et à soy : es villes , les per-
sonnes, les affaires siennes et d'autruy, les querelles,
visites, devis, entretiens, combien desrobent-ils de
temps! Amici Jures temporis1 . Combien de troubles ap-
portent-ils , de destournemens , de desbauclies ! Les
villes sont prisons mesmes aux esprits, comme les cages
aux oyseaux et aux bestes. Ce feu céleste qui est en
nous ne veust point estre enfermé, il ayme l'air, les
champs ; dont Columelle dict que la vie champestre
est parente de la sagesse, consanguinea^ , laquelle ne
peust estre sans les belles et libres pense'es et médita-
tions. Or est-il difficile de les avoir et nourrir parmy
le tracas et tabut des villes. Puis la vie rustique est
bien plus nette , innocente et simple ; es villes les vices
sont, en foule et ne se sentent poinct ; ils passent et se
fourrent par-tout pesle mesle; l'usage, le regard, le
renconstre si fréquent et contagieux en est cause. Poul-
ie plaisir et santé, tout le ciel estendu apparoist; le
soleil, l'air, les eaux, et tous les elemens sont libres,
exposés et ouverts de toutes parts , nous soubsrient :
la terre se monstre tout à descouvert, ses fruicts sont
devant nos yeux : tout cela n'est poinct es villes, en la
l'on retrouve les idées de Charron. Voy. le discours pro Sex,
Rose. Amerino , n°. 75.
3 « Les amis sont des voleurs de tems ».
4 Voici le passage de Columelle : sola res ruslica P quœ
sine dubitatione proxirna et quasi consanguinea sapientice
est. Columel. de re rustica, L. I, chap. 1 , in prcefatione.
/fl4 DE LA SAGESSE,
presse des maisons, tellement que vivre aux villes,
c'est estre au monde banny et forclos*5 du monde,
Dadvantage la vie champestre est toute en exercice,
en action qui ay guise l'appétit, entretient la santé', en-
durcit et fortifie le corps. Ce qui est à la recomman-
dation des villes, est l'utilité, ou privée, c'est la part
des marchands et artisans : ou publicque, au manie-
ment de laquelle sont appelles peu de gens ; et ancien-
nement on les tiroit de la vie rustique 6, et y retour-
noient ayans achevé leur charge.
*5 Séparé.
6 Voyez Tite-Live, au sujet de Quintus Cincinnatus ,
L. ni, chap. 6.
CHAPITRE LIX*.
De la profession militaire.
Sommaire. — La profession militaire est sans doute hono-
rable. — Et pourtant on ne saurait disconvenir que l'art de
s'entre-tuer ne soit une insigne folie. On se bat pour des
intérêts qui ne sont pas les siens , pour une cause souvent
injuste.
.L'OCCUPATION et profession militaire est noble en
sa cause '; car il n'y a utilité plus juste ny plus uni-
* C'est le cinquante-troisième chap. de la première édition.
■ Pris dans Montaigne, L. III, chap. i3.
LIVRE I, CHAPITRE LIX. 4i5
verselle que la protection du repos et grandeur de son
pays2. Noble en son exécution, car la vaillance est la
plus forte , plus généreuse , et plus héroïque de toutes
les vertus; honorable, car des actions humaines, la
plus grande et pompeuse est la guerrière, et à qui tous
honneurs sont décernés; plaisante, la compagnie de
tant d'hommes nobles, jeunes, actifs, la veue ordi-
naire de tant d'accidens et spectacles , liberté et con-
versation sans art, une façon de vie masle, sans céré-
monie, la variété de tant d'actions diverses, cette cou-
rageuse harmonie de la musique guerrière , qui nous
entretient et nous eschauffe et les oreilles et l'ame ;
ces mouvemens guerriers qui nous ravissent de leur
horreur et espouventement3; cette tempestedesons et
de cris; cette effroyable ordonnance de tant de milliers
d'hommes, avec tant de fureur, d'ardeur et de cou-
rage.
Mais au contraire l'on peust dire que l'art et l'ex-
périence de nous entredesfaire , entretuer, de ruiner
et perdre nostre propre espèce , semble desnaturé, ve-
nir d'aliénation de sens; c'est un grand tesmoignage
de nostre foiblesse et imperfection, et ne se trouve
point aux bestes, où demeure beaucoup plus entière
2 Charron , dit l'auteur de l'Analyse , aurait pu ajouter qu'il
n'est point d'état où l'on rencontre plus de probité , plus de
droiture et plus d'humanité. Ce qui n'est vrai que dans les
pays où les armées sont composées de citoyens.
3 Montaigne, loc, cit,
4i6 DE LA SAGESSE,
l'image dénature. Quelle folie, quelle rage, faire tant
d'agitations , mettre en peine tant de gens, courir tant
dangers et liasards par mer et par terre, pour chose
si incertaine et doubteuse, comme est l'issue de la
guerre ; courir avec telle faim et telle aspreté après la
mort, qui se trouve par-tout, et sans espérance de sé-
pulture ; aller tuer ceux que l'on ne hayt pas , que
l'on ne vit jamais !
Mais d'où vient cette grande fureur et ardeur, car
l'on ne t'a faict aucune offense ? Quelle frénésie et
manie d'abandonner son corps , son temps , son re-
pos , sa vie, sa liberté', à la mercy d'autruy ? S'exposer
à perdre ses membres et à chose pire mille foys que la
mort , au fer et au feu , estre trespané , tenaille' , des-
coupé , deschire' , rompu , captif et forçat à jamais ? et
ce pour servir à la passion d'autruy, pour cause que
l'on ne sçait si elle est juste , et est ordinairement in-
juste; car les guerres sont le plus souvent injustes; et
pour tel que tu ne cognois, qui ne se soucie ny ne
pensa jamais à toy, mais veust monter sur ton corps
mort ou estropie', pour estre plus haut, et voir de plus
loin g ? Je ne touche icy le debvoir des subjects à leur
prince et à leur patrie, mais les volontaires, libres et
mercenaires.
LIVRE I, PRÉFACE. il-
Cinquiesme et dernière distinction et différence des hommes ,
tirée des faveurs et défaveurs de la nature et de la fortune.
PREFACE.
L.ETTE dernière distinction et différence est toute
apparente et notoire , et qui a plusieurs membres et
considérations, mais qui reviennent à deux chefs, que
l'on peust appeller, avec le vulgaire, bonheur et mal-
heur, grandeur et petitesse. Au bonheur et grandeur
appartiennent santé, beauté, et les autres biens du
corps, liberté, noblesse, honneur, dignité, science,
richesses , crédit , amis : au malheur et petitesse ap-
partiennent tous les contraires , qui sont privations de
tous ces biens-là. De ces choses vient une très grande
diversité , car l'on est heureux en l'une de ces choses,
ou en deux, ou en trois, et non es autres; et ce plus
ou moins, par une infinité de degrés : peu ou point y
en a d'heureux ou malheureux en tous. Qui a la plus-
part de ces biens , et spécialement trois , noblesse ,
dignité ou authorité et richesses , est estimé grand ; qui
n'a aucun de ces trois, est estimé des petits. Mais
plusieurs n'ont qu'un ou deux, et sont moyens entre
les grands et petits. Nous faut parler de chascun un
peu.
De la santé , beauté et autres biens naturels du corps ,
4i8 DE LA SAGESSE,
a esté dict cy-dessus ' : aussi de leurs contraires mala-
die, douleur.
1 Chap. XII, et chap. vil.
CHAPITRE LX*.
De la liberté et du servage.
Sommaire. — 11 y a deux sortes de liberté : celle de l'esprit
qui ne peut être ravie, ni par autrui, ni parla fortune;
celle du corps que le hasard donne ou enlève, et dont la
perte était regardée , chez les anciens , comme le plus grand
des maux.
Exemples : Régulus, Valérien, Platon, Diogène.
IjA liberté est estimée d'aucuns un souverain bien,
et le servage un mal extresme , tellement que plusieurs
ont plus aymé mourir et cruellement, que debvenir
esclaves , voire que tomber en danger de voir la liberté
publique ou la leur intéressée. Il y peust avoir en cecy
du trop comme en toutes autres choses. Il y a double
liberté, la vraye de l'esprit est en la main d'un chas-
cun , et ne peust estre ravie ny endommagée par au-
*t C'est le cinquante-quatrième chap. de la première édition.
LIVRE I, CHAPITRE LXI. /fi9
truy, ny par la fortune mesme : au rebours le servage
de l'esprit est le plus misérable de tous : servir à ses
cupidités , se laisser gourmander à ses passions , me-
ner aux opinions , ô la piteuse captivité ! La liberté
corporelle est un bien fort a estimer, mais subject à
la fortune : et n'est juste ny raisonnable (s'il n'y est
joincte quelqu' autre circonstance) , de la préférer à la
vie, comme les anciens, qui choisissoient et se don-
noient plustost la mort que de la perdre ; et estoit ré-
puté à grande vertu, estimant la servitude un très
grand mal : servîtus obedienlia est fraciî animi et abjecti ,
arbitrio carenûs suo\ De très grands et très sages ont
£ servi, Regulus, \alerianus, Platon, Biogenes, et à
de très meschans et iniques : et n'ont pour cela em-
piré leur propre condition, demourans en effect et au
vray plus libres que leurs maistres.
1 « La servitude est la sujétion d'une ame sans force,
sans courage , et privée de son libre arbitre ». Cicer.
Paradoxe v, cliap i.
CHAPITRE LXI*.
Noblesse.
Sommaire. — Il y a deux sortes de noblesse : l'une de race
ou naturelle, l'autre personnelle et acquise. Celle-là est
* C'est le cinquante-ciuouième çhap. de la première édition.
4ao DE LA SAGESSE,
fortuite et ne devrait attirer aucune considération; l'autre
est la récompense des talens et des vertus. — La noblesse
octroyée par le prince, si elle n'a été méritée par des ser-
vices, est plus honteuse qu'honorable.
Exemples : Aristote. — * Plutarque. — Les Turcs.
NOBLESSE est une qualité' par tout non commune,
mais honorable, introduicte avec grande raison et uti-
lité publique \
Elle est diverse, diversement prinse et entendue
selon les nations et les jugemens; l'on en donne plu-
sieurs espèces ; selon la plus générale et commune
opinion et usage, c'est une qualité' de race. Aristote
dict que c'est antiquité' de race et de richesses7. Plu-
tarque l'appelle vertu de race, àps™ t-évouç3, entendant
une certaine qualité et habitude continuée en la race.
Quelle est cette qualité ou vertu, tous n'en sont du
tout d'accord , sauf en ce qu'elle soit utile au public :
car à aucuns et la pluspart c'est la militaire, aux
1 C'est ce que dit Montaigne, L. m, chap. 5.
2 Aristote ne dit pas précisément que la noblesse est une
antiquité de race, mais bien qu'elle est une antiquité de
vertus et de richesses; voyez Politique, L. IV , chap. 8 : il
répète à peu près la même chose , L. V, chap. i.
3 Ces deux mots grecs que Charron a traduits avant de les
citer, et qu il attribue à Plutarque, se trouvent dans Aristote,
Polilic. L. III, cbap. i3.
LIVRE I, CHAPITRE LXI. 4ai
autres c'est encore la politique , la literaire des sça-
vans, la palatine*4 des officiers du prince : mais la
militaire a l'advantage ; car outre le service qu'elle
rend au public comme les autres , elle est pénible , la-
borieuse, dangereuse, dont elle en est plus digne et
recommandable : aussi a-t-elle emporté chez nous ,
comme par preciput, le titre honorable de vaillance.
11 faut donc, selon cette opinion, y avoir deux choses
en la vraye et parfaicte noblesse : profession de cette
vertu et qualité utile au public, qui est comme la
forme ; et la race comme le subject et la matière, c'est-
à-dire continuation longue de cette qualité par plu-
sieurs degrés et races, et par temps immémorial, dont
ils sont appelles à nostre jargon , gentils , c'est-à-dire
de race, maison , famille, portant de long-temps mesme
nom et faisant mesme profession. Parquoy celuy est
vraiement et entièrement noble , lequel faict profession
singulière de vertu publique , servant bien son prince
et sa patrie, estant sorty de pareils et ancestres qui
ont faict le mesme.
Il y en a qui séparent ces deux , et pensent que l'un
d'eux seul suffise à la noblesse, sçavoir la vertu et
qualité seule, sans considération aucune de race et
des ancestres : c'est une noblesse personnelle et ac-
quise, et si on la prend à la rigueur, elle est rude;
qu'un sorti de la maison d'un boucher et vigneron
^4 Celle des officiers au palais du prince.
4.22 DE LA SAGESSE,
soit tenu pour noble , quelque service qu'il puisse
faire au public5. Toutesfois cette opinion a lieu en plu-
sieurs nations , nommément chez les Turcs , mespri-
seurs de la noblesse de race et de maison, ne faisans
compte que de la personnelle et actuelle vaillance mili-
taire. Ou bien l'antiquité de race seule sans profession
de la qualité, cette-cy est au sang et purement naturelle.
S'il faut comparer ces deux simples et imparfaictes
noblesses , la pure naturelle à bien juger est la moin-
dre ; bien que plusieurs en parlent autrement, mais par
grande vanité. La naturelle est une qualité d'autruy
et non sienne :
% •
. . . Genus et proavos et quae non fecimus ipsi ,
Vix ea nostra puto 6
Nemo vixit in gloriam nostram ; nec uuod ante nos fuit ,
nostrum est1 : et qu'y a-t-il plus inepte que de se glo-
rifier de ce qui n'est pas sien ? Elle peust tomber en
un homme vitieux, vauneant*8, très mal nay, et. en
5 C'est le sentiment d'une foule d'anciens philosophes , et
entre autres de Plutarque qui veut qu'on n'ait égard qu'à la
seule vertu d'un homme quand il s'agit de l'élever à quelque
dignité ; qu'on ne demande jamais de qui il est né.' — y oyez
Plut. : Comparaison de Lysandre et de Sylla.
c « La race, les ancêtres, tout ce que nous ne tenons
point de nous-mêmes , je l'appelle à peine une propriété ».
Ovid. Metam. , L. XIII, Fab. i, v. 14.0.
7 <f Personne n'a pu vivre pour notre gloire : ce qui fut
avant que nous ayons existé, n'est pas à nous ». Sen. ep. 4-4 •
*8 Vaurien.
LIVRE I, CHAPITRE LXI. 4'23
soy vraiement vilain. Elle est aussi inutile à autruy,
car elle n'entre point en communication ny en com-
merce, comme faict la science, la justice, la bonté,
la beauté', les richesses9. Ceux qui n'ont en soy
rien de recommandable que cette noblesse de chair et
de sang, la font fort valoir, l'ont tousjours en bouche,
en enflent les joues et le cueur (ils veulent mesnager
ce peu qu'ils ont de bon) ; à cela les cognoist-on, c'est
signe qu'il n'y a rien plus, puisque tant et tousjours
ils s'y arrestent. Mais c'est pure vanité, toute leur
gloire vient par chetifs instrumens , ab utero , conceplu,
partu10, et est ensevelie soubs le tombeau des ances-
tres. Comme les criminels poursuivis ont recours aux
autels et sepulchres des morts , et anciennement aux
statues des empereurs , ainsi ceux-cy, destitués de
tout mérite et subject de vray honneur, ont recours à
la mémoire et armoiries de leurs majeurs*11. Que sert
à un aveugle que ses parens ayent eu bonne veue, et
à un bègue l'éloquence de son ayeul ? et néanmoins ce
sont gens ordinairement glorieux, altiers, mesprisans
les autres : contemptor animus et superbia , commune no~
bilkatis malum12.
9 Pris dans Montaigne, L. lit , eh. 5.
10 « Du ventre de leur mère , de la conception , de l'en-
fantement ». Osée r chap. rx,v. n.
*11 Ancêtres.
12 « L'orgueil, un esprit dédaigneux, ce sont les défauts
ordinaires des nobles ». Salust. Btllum Jugurlhin. Ch. 44-
4.24 DELASAGESSE,
La personnelle et l'acquise a ses conditions toutes
contraires et très bonnes ; elle est propre à son pos-
sesseur, elle est tousjours en subject digne, et est
très utile à autruy. Encores peust-on dire qu'elle est
plus ancienne et plus rare que la naturelle ; car c'est
par elle que la naturelle a commencé, et en un mot
c'est la vraye qui consiste en bons et utiles effects ,
non en songe et imagination vaine et inutile , et pro-
vient de l'esprit et non du sang, qui n'est point autre
aux nobles qu'aux autres. Quîs generosus ? ad virtutem
a nalurâ bene compositus animus facit nobilem , cui ex
nuâcumcjue conditione supra fortunam licet surgere1^.
Mais elles sont très volontiers et souvent ensemble ,
et c'est chose parfaicte : la naturelle est un achemine-
ment et occasion à la personnelle : les choses retour-
nent facilement à leur principe naturel. Comme la
naturelle a prins son commencement et son estre de
la personnelle , aussi elle ramené et conduict les siens
à elle :
Fortes creantur fortibus I4.
Hoc unum in nobilitate bonum , ut nobilibus imposita
î3 « Quel est l'homme vraiment noble? celui dont la
nature a formé L'ame pour la vertu. Quelle que soit sa
condition , il lui appartient de s'élever au-dessus de sa for-
tune ». Sen., epist. 44*
'4- « Les vaillans naissent des vaillans ». Hor. L. IV
od, tv, v. 2g.
LIVRE 1, CHAPITRE LXI. £25
necessitudo videatur , ne a majorum virtutè dégénèrent1 b «
Se sentir sorti de gens de bien , et qui ont mérite' du
publie , est une obligation et puissant esguillon aux
beaux exploits de vertu : il est laid de forligner et
desmentir sa race.
La noblesse donnée et octroyée par le bénéfice et
rescript du prince, si elle est seule, elle est bonteuse
et plus reprochable qu'honorable ; c'est une noblesse
en parchemin , acheptée par argent ou faveur, et non
par le sang, comme elle doibt : si elle est octroyée
pour le mérite et les services notables, lors elle est
censée personnelle et acquise , comme a esté dict.
l5 « S'il y a quelque chose de bon dans la noblesse, c'est
qu'elle semble imposer à ceux qui naissent nobles, l'obligation
de ne pas dégénérer de la vertu de leurs ancêtres ».
£26 DE LA SAGESSE,
CHAPITRE LXII*.
De l'honneur.
SOMMAIRE. — Définition de l'honneur. —Il est estimé el
recherché par tout le monde ; mais pour quelles actions
est-il du ? — Le désir de l'honneur et de la gloire est une
passion vicieuse , mais utile au public! — Les plus belles
marques d'honneur sont celles qui sont sans profit.
Exemples: César. — Les couronnes de laurier et de chêne etc.
— Caton.
.L' HONNEUR, disent aucuns et mal*1, est le prix et
la recompense de la vertu, ou moins mal, la recog-
noissance de la vertu , ou bien une prérogative de
bonne opinion , et puis du debvoir externe envers la
vertu ; c'est un privilège qui tire sa principale essence
de la vertu. Autres2 l'ont appelle son ombre qui la
suit et quelquefois la précède, comme elle faict le
* C'est le cinquante-sixième chapitre de la première édition.
*x Et c'est à tort qu'ils le disent. — Charron semble at-
taquer ici Bodin , qui définit ainsi l'honneur. J^oyez de la
Pvép. L. IV , chap. 4-
- C'est Sénèque , dont voici les paroles : Gloria utnmbra
virtutis est; quemadmodum aliquando umbra antecedit ,
aliquando sequitur , ilà aliquandp gloria antb nos est ali-.
quandb in averso. Epist. 79.
LIVRE I, CHAPITRE LXII. 427"
corps.3 Mais à bien parler, c'est l'esclat d'une belle
et vertueuse action, qui rejalit de nostre ame à la
veue du inonde, et par réflexion en nous-mesmes,
nous apporte un tesmoignage de ce que les autres
eroyent de nous, qui se tourne en un grand con-
tentement d'esprit*.
L'honneur est tant estime' et recherche' de tous ,
que pour y parvenir l'on entreprend , l'on endure ,
l'on mesprise toute autre chose , voire la vie ; toutes
fois c'est une chose bien exile, mince, mal asseure'e,
estrangere et comme en l'air, fort eslongne'e de la
3 Ce qui suit , jusqu'à la fin de l'alinéa, est pris de la Phi-
losophie morale des Stoïques , par Duvair , p. 87g.
* Variante. Il semble bien à aucuns que l'honneur n'est
seulement ny proprement à bien administrer et s'acquitter des
grandes charges (il n'est pas en la puissance de tous s'y em-
ployer) mais à bien faire , ce qui est de sa profession : car
toute louange est à bien faire ce que nous avons à faire. Celuy
qui sur l'cschafaut joue bien le personnage d'un varlet, n'est
pas moins loué , que celuy qui représente le roy ; et à celuy
qui ne peust travailler en statues d'or, celles de cuivre ou de
lerre ne luy peuvent faillir, où il peust aussi bien monstrer la
perfection de son art. Toutesfois il semble mieux que l'honneur
n'est bien deu, que pour les actions , où y a de la difficulté
ou du danger. Toutes justes et légitimes , et d'obligation ne
sont de tel mérite , ny dignes de tel loyer : qui n'est com-
mun ny ordinaire , ny pour toutes personnes et toutes ac-
tions. Ainsi toute femme chaste , toute preude personne n'est
d'honneur. Il faut outre la probité , encores la difficulté , la
peine, le danger. Encores y adjouste-t-on l'utilité publique..
428 DE LA SAGESSE,
chose honorée; car non-seulement il n'entre point en
elle, ne lui est point interne, ou essentiel, mais en-
cores il ne la touche pas (estant le plus souvent ycelle
morte ou absente et qui n'en sent rien); il s'arreste
et demeure seulement au dehors, à la porte, à son
nom qui reçoit et porte tous les honneurs et des-
honneurs, louanges et vitupères, d'où l'on est dict
avoir bon nom ou mauvais nom. Tout le bien ou le
mal que l'on peust dire de César est porte' par ce sien
nom. Or le nom n'est rien de la nature et substance
de la chose, c'est seulement son image qui la repré-
sente, sa marque qui la confronte et sépare des au-
tres, un sommaire qui la comprend en petit volume,
l'enlevé et l'emporte toute entière, le moyen d'en
Qu'elles soyent tant que l'on veust privement bonnes et
utiles , elles auront l'approbation et bonne renommée parmy
les cognoissants , la seureté et protection des loix; mais non
l'honneur qui est public et a plus de dignité , de splendeur et
d'esclat (a).
(a) Dans l'édition de 1601 , on trouve à la fin du premier livre .
tout le texte de cette variante , pre'cédé de cet avis : « Cet article suivant
avoit este' obmis au chapitre de l'honneur, qui est le cinquante-sixiesme,
après le premier article». D'après cela, j'aurais inséré dans le texte
même et après le premier article , comme l'indiquait Charron , tout ce
que je mets iei comme variante. Mais je me suis aperçu que l'auteur
avait rédigé autrement cet article pour l'édition qui parut en 1604 , et
l'avait placé au troisième alinéa, et non au second. C'est peut-être à ce
troisième alinéa que j'aurais du transporter cette variante : mais , en la
laissant ici , je rappelle mieux quelle avait été la première intention ds
l'auteur.
LIVRE I, CHAPITRE LXII. ^29
jouir et user (car sans les noms n'y auroit que con-
fusion, se perdroit l'usage des choses, periroit le
monde, comme richement enseigne l'histoire de la
tour de Babel) ; bref l' entredeux et le mitoyen de
l'essence de la chose et de son honneur ou deshon-
neur, car il touche la chose et reçoit tout le bien ou
le mal que l'on en dict. Or l'honneur, avant arriver
au nom de la chose, faict un tour quasi circulaire,
comme le soleil, complet en trois poses principales ,
l'œuvre, le cueur, la langue : car il commence et se
conçoit, comme en la matrice et racine, en ce qui
sort et est produict de beau, bon, utile de la chose,
honore'e, c'est (dict a esté) l'éclat d'une belle action.
Caeli enarrant gloriam Dei : pleni sunt caeli et terra
gloriâ tua4, (car quelque valeur, mérite et perfection
que la chose aye en soy et au dedans, si elle ne pro-
duit rien d'excellent, est du tout incapable d'hon-
neur, et est comme si elle n'estoit point); de là il*5
entre en l'esprit et intelligence, où il prend vie et se
forme en bonne, haute et grande opinion : finale-
ment sortant hors de là, et porté par la parole ver-
bale ou escrite, s'en retourne par reflexion, et va
fondre et finir au nom de l'autheur de ce bel ouvrsge,
où il avoit commencé, comme le soleil au lieu d'où
f* « Les cieux proclament la gloire de Dieu : — Le citl et
la terre sont pleins de ta gloire.» Psalm. xviil, v. 1.
*3 L'honneur, ou plutôt' le germe de l'honneur.
43b DE LA SAGESSE,
il est party , et porte lors le nom d'honneur , de
louange, de gloire et renom.
*Maispour quelles actions est deu l'honneur? c'est
la question. Aucuns pensent que c'est généralement
pour bien faire son debvoir, et ce qui est de sa pro-
fession, encores qu'il ne soit point esclatant ni fort
utile, comme celuy qui, sur l'eschafaut *6, joue bien
le personnage d'un varlet , n'est pas moins loue' que
celuy qui représente le roy ; et à celuy qui ne peust
travailler en statues d'or, celles de cuivre ou de terre
ne luy peuvent faillir, où il peust aussi bien mons-
trer la perfection de son art : tous ne peuvent s em-
ployer ny ne sont appele's au maniement des grands
affaires : mais la louange est à bien faire ce que l'on
a affaire. Cecy est trop ravaler et avilir l'honneur, qui
n'est pas un commun ny ordinaire loger pour toutes
personnes et toutes actions justes et légitimes ; toute
chaste femme, tout homme de bien n'est pas d'hon-
neur. Les sages y requièrent encores deux choses , ou
trois ; l'une est la difficulté , peine ou danger : l'autre
est l'utilité publicque ; c'est pourquoy il est propre-
ment deu à ceux qui administrent et s'acquittent bien
des grandes charges ; que les actions soyent tant que
l'on voudra privement et communément bonnes et
* C'est ici que commence le texte qui a été substitué par
Charron à l'article que nous avons placé en note, dans la pré-
cédente page , comme Variante. .
*c Le théâtre.
LIVRE I, CHAPITRE LXII. 43ï
utiles, elles auront l'approbation et bonne renommée
parmi les cognoissans, la seureté et protection des
loix, mais non l'honneur qui est public, et a plus de
dignité, de splendeur et d'esclat7. Aucuns y adjoustent
la troisiesme, c'est que l'actionne soit point d'obli-
gation, mais de supererogation.
Le désir d'honneur et de gloire, et la queste de
l'approbation d'autruy, est une passion vicieuse, vio-
lente , puissante , de laquelle a esté parlé en la pas-
sion d'ambition ; mais très utile au public , à contenir
les hommes en leur debvoir, à les esveiller et es-
chauffer aux belles actions8, tesmoignage de la foi-
blesse et insuffisance humaine , qui à faute de bonne
monnoye employé la courte et la faulse. Or en quoy
et jusques où elle est excusable, et quand vitupe-
rable, et que l'honneur n'est la recompense de la
vertu, se dira après9.
Les marques d'honneur sont fort diverses, mais les
7 II paraît que Charron ne distingue point assez , dans tout
ce paragraphe, l'honneur de la gloire. L'honneur est, ou doit
être le prix d'une conduite sage, réglée, honnête; la gloire
suit ordinairement les actions extraordinaires , brillantes , et
devrait être , mais n'est pas toujours , le prix de celles qui sont
éminemment utiles à la société.
8 Socrates avait dit : « C'est l'amour de la gloire qui pousse
les hommes aux actions excellentes. » Xénophon , Rerum me-
morabilium , L. III.
9 L. II! , chap, de la vertu de la Tempérance.
432 DE LA SAGESSE,
meilleures et plus belles sont celles qui sont sans
profit et sans gain, et qui sont telles que Ton n'en
puisse estrener et faire part aux vitieux, et ceux qui
par quelque bas office auroient fait service au public.
Elles sont meilleures et plus estimées , plus elles sont
de soy vaines , et n'ayant autre pris que simplement
marquer les gens d'honneur et de vertu , comme elles
sont presque par toutes les polices, les couronnes de
laurier, de chesne I0, certaine façon d'accoustrement,
prérogative de quelque surnom, presseance aux as-
semblées, les ordres de chevalerie11. C'est aussi par
occasion quelques fois plus d'honneur de n'avoir pas
ces marques d'honneur, les ayant méritées, que de
les avoir. Il m'est bien plus honorable , disoit Caton ,
que chascun demande pourquoy l'on ne m'a point
dressé de statue en la place, que si l'on demandoit
pourquoy l'on m'en a dresse I2.
10 Plutarque nous apprend que c'était la coutume des Ro-
mains d'honorer de cette couronne , celui qui avait sauvé à la
guerre un citoyen. C'est ce qu'ils appelaient la Couronne ci-
vique. Voy. Plularque , Vie de Coriolan. — Cela se voit en-
core par un passage de Tacite, Annal. L. xn , chap. 3i , in fine.
11 Montaigne a employé les mêmes pensées, et souvent les
mêmes expressions , dans le chapitre VU , du L. il , des Essais :
tome il , page 352 de notre édition.
12 Plutarque , Vie de M. Caton. — Ammien Marcellin
rapporte aussi cette belle réponse , L. XI , chap. 6.
LIVRE I, CHAPITRE LXIII. 433
CHAPITRE LXIII*.
De la science.
Sommaire. — Les uns estiment trop la science , les autres
trop peu ; elle ne doit pas être préférée sans doute à la pro-
bité , à la vertu etc. , mais elle doit marcher de pair avec la
noblesse naturelle, la valeur, etc. Les sciences préférables
aux autres , sont celles qui ont le bien public pour but.
Vanité de toutes celles qui ne tendent pas à rendre la vie
ou meilleure ou plus douce.
JLa science est à la vérité un bel ornement, un outil
très utile à qui en sçait bien us^r; mais en quel rang
il la faut tenir, tous n'en sont d'accord : sur quoy se
commettent deux fautes contraires, l'estimer trop , et
trop peu. Les uns l'estiment tant, qu'ils la préfèrent
à toute autre chose , et pensent que c'est un souve-
rain bien, quelque espèce et rayon de divinité; la
cherchent avec faim, despence, et peine grande; les
autres la mesprisent, et desestiment ceux qui en font
profession : la médiocrité*1 est plus juste et asseurée.
Je la mets beaucoup au dessoubsde lapreud'hommie2,
* C'est le cinquante-septième ehap. de la première édition.
*' Ce mot signifie ici le milieu, l'opinion mitoyenne.
2 « Le bon sens , sans le savoir, vaut mieux que le savoir
sans le bon sens » , dit Quintil. Instit. orator. L. VI , ch. 6.
T. 28
4.34 DE LA SAGESSE,
santé, sagesse , vertu, et encores au dessoubs de l'ha-
bileté aux affaires 3 : mais après cela je lamettrois aux
mains et en concurrence avec la dignité, noblesse
naturelle , vaillance militaire ; et les laisserois volon-
tiers disputer ensemble de la presseance : si j'estois
pressé d'en dire mon advis , je la ferois marcher tout
à costé d'elles, ou bien incontinent après.
Comme les sciences sont différentes en subjects et
matières , en l'apprentissage et acquisition ; aussi
sont-elles en l'utilité, honnesteté, nécessité, et en-
cores en la gloire et au gain : les unes sont théoriques
et en pure spéculation; les autres, practiques et en
action. Item, les unes sont reaies, occupées en la
cognoissance des choses qui sont hors de nous ,
soyent-elles naturelles» ou surnaturelles ; les autres
sont particulières , qui enseignent les langues , le par-
ler, et le raisonner. Or desja, sans aucun doubte,
celles qui ont plus d'honnesteté , utilité, nécessité, et
moins de gloire, vanité, gain mercenaire, sont de
beaucoup à préférer aux autres. Parquoy tout abso-
lument les practiques sont les meilleures qui regar-
dent le bien de l'homme4, apprennent à bien vivre et
bien mourir , bien commander, bien obéir , dont elles
3 Charron traite plus en détail ce sujet, dans le chap. i/t
du L. m.
^ Selon Platon , ce qui est le plus avantageux à un être
quelconque , est aussi ce qui a le plus de conformité avec su
nature. — Voy. de la Rép. L. IX.
LIVRE I, CHAPITRE LXIV. ^35
doibvent estre sérieusement estucliées par celuy qui
prétend à la sagesse , et desquelles cet œuvre est un
abrégé et sommaire, sçavoir morales, (Economiques,
politiques. Après elles, sont, les naturelles, qui ser-
vent à cognoistre tout ce qui est au monde à nostre
usage, et ensemble admirer la grandeur, bonté, sa-
gesse , puissance du maistre architecte. Toutes les
autres ou sont vaines , ou bien elles doibvent estre
estucliées sommairement et en passant, puisqu'elles
ne servent de rien à la vie, et à nous faire gens de
bien. Donc c'est dommage et folie d'y employer tant
de temps, despence et de peine, comme l'on faict. Il
est vray qu'elles servent à amasser des escus, et de la
réputation parmy le peuple , mais c'est aux polices ,
qui ne sont pas du tout bien saines.
CHAPITRE LXIV*.
Des richesses et povreté.
Sommaire. — Les richesses et la pauvreté excessives sont
deux sources de trouble. — Plusieurs législateurs ont voulu
détruire cette inégalité dangereuse, et établir l'égalité qu'ils
ont appelée mère nourrice de paix et d'amitié ; d'autres
même ont voulu la communauté de biens ; mais ni l'une ni
l'autre ne peut exister de fait. L'inégalité des fortunes
est donc nécessaire ; mais il faut qu'elle soit modérée. —
* C'est le cinquante-huitième chap. de la première édition.
{36 DE LA SAGES'SE,
L'inégalité excessive des biens , vient de plusieurs causes ,
telles que les prêts usuraires, les donations entre vifs , toutes
les dispositions enfin qui enrichissent lés uns aux dépens
des autres ; c'est à cela qu'il faut remédier.
Exemples : Platon et Aristote.
Ce sont les deux eîemens, et sources de tous de-
sordres , troubles et remuemens qui sont au monde ' ;
car l'excessive richesse des uns les hausse et pousse
à l'orgueil , aux délices , plaisirs, desdain des povres,
à entreprendre et attenter; l'extresme povrete' des
autres les meine en envie, jalousie extresme, despit,
desespoir , et à tenter fortune. Platon les appelle
pestes des republiques2. Mais qui des deux est la plus
dangereuse , il n'est pas tout résolu entre tous. Selon
Aristote , c'est l'abondance ; car l'estat ne doibt point
redoubler ceux qui ne demandent qu'à vivre , mais
1 « De toutes les causes de séditions et changemens , dit
Bodin , il n'y en a point de plus grandes que les richesses ex-
cessives de peu de sujets, et la pauvreté extrême de la plu-
part ». De la Rép. L. v. chap. 2, initio.
2 Plutarque appelle la pauvreté et l'avarice , les deux plus
grandes et plus anciennes pestes des villes et des Etats. Plu-
tarq. Vie de Lycurgue. — Il dit ailleurs : « le point le plus im-
portant et le plus capable de rendre une ville heureuse , et
d'y faire régner la concorde et l'union , est que , parmi les ci-
toyens , il n'y ait ni pauvres ni riches ». Id. Vie de Solon,
LIVRE I, CHAPITRE LXIV. ^37
bien les ambitieux et opulens. Selon Platon, c'est la
povreté3; car les povres desespere's sont terribles et
furieux animaux, n'ayans plus de pain, ne pouvans
exercer leurs arts et mestiers ; ou bien excessivement
chargés d'imposts, apprennent de la maistresse d'es-
chole, nécessite', ce qu'ils n'eussent jamais ose' d'eux-
mesmes, et oseront, car ils sont en nombre. Mais il
y a bien meilleur remède à ceux-cy qu'aux riches, et
est facile d'empescber ce mal ; car tandis qu'ils au-
, ront du pain, qu'ils pourront exercer leur mestier et
en vivre, ils ne se remueront point. Parquoy les ricbes
sont à craindre à cause d'eux-mesmes , et de leur vice
et condition : les povres à cause de l'imprudence des
gouverneurs.
Or plusieurs législateurs et policeurs d'estats ont
voulu chasser ces deux extremite's, et cette grande
inequalité de biens et de fortunes, et y apporter une
médiocrité et equalité, qu'ils ont appelle'e mère nour-
rice de paix et d'amitié; et encores d'autres4 y ont
voulu mettre la communauté, ce qui ne peust estre
que par imagination. Mais outre qu'il est dû tout
impossible d'y apporter equalité, à cause du nombre
des eiifans qui croistra en une famille et non en l'au-
tre , et qu'à peine a-t-elle pu estre mise en practiqué ,
3 Plat, de Rep. L. y [il.
4 Platon, dans sa République (L. v) , et Thomas Morus
dans son Utopie.
438 DE LA SAGESSE,
bien que l'on s'y soit efforce', et qu'il ave beaucoup
couste' pour y parvenir; encores ne seroit-il à propos
ny expédient; ce seroit par autre voie retomber en
mesme mal. Car il n'y a haine plus capitale qu'entre
égaux5 ; l'envie et jalousie des égaux est le séminaire
des troubles, séditions, et guerres civiles6. Il faut de
l'inequalité, mais modérée; l'harmonie n'est pas es
sons tous pareils, mais differens, et bien accordans.
Nihil est œqualitate inœqualius 7.
Cette grande et difforme inequalité de biens vient ,
de plusieurs causes, spécialement de deux : l'une est
aux prestations iniques, comme sont les usures et
intérêts par lesquelles les uns mangent, rongent et
s'engraissent de la substance des autres, qui dévorant
3 Tout ceci est pris dans Bodin. L. v , de la Rép. chap. 2.
6 Solon pensait tout différemment ; car il disait que l'é-
galité n'engendrait jamais de guerres. Plutarque , dans Solon.
— Bodin n'était pas ici un bon guide pour Charron. Il est
difficile de concevoir comment l'égalité , si elle pouvait exister ,
occasionnerait des haines capitales , des guerres civiles , etc.
Tous ces maux ont le plus souvent pour cause la trop grande
inégalité des fortunes. Au reste, peu après, notre auteur de-
mande une inégalité modérée : c'est en effet là ce qu'il faut.
7 «Rien déplus inégal que l'égalité ». Pline, Epist. 5,
L. IX, in fine. Il répète la même pensée, Liv. 11 , Ep. 12 ;
mais ce n'est pas tout-à-fait dans le sens où Charron l'em-
ploie. Il parle des conseils publics , où les voix , au lieu d'être
pesées , sont comptées. Chacun , ajoute-t-il , y a la même
autorité , tous n'ont pas les mêmes lumières.
LIVRE I, CHAPITRE LXIV. 439
plebem meam sicut escam partis* ; l'autre est aux dispo-
sitions, soit entre vifs, aliénations, donations, do-
tations à cause de mariage , ou testamentaires et à
cause de mort. Par tous lesquels moyens , les uns
sont excessivement advantagés sur les autres, qui res-
tent povres ; les filles riches et héritières sont marie'es
avec les riches ,. d'où sont desmembrées et anéanties
aucunes maisons, et les autres relevées et enrichies.
Toutes lesquelles choses doibvent estre reiglées et
modérées, pour sortir des bouts et extrémités exces-
sives, et approcher aucunement de quelque médio-
crité et equalité raisonnable : car entière il n'est pos-
sible ny bon et expédient, comme dict est 9. Et cecy
se traictera en la vertu de justice.
8 « Qui dévorent mon peuple comme du pain ». Psahn.
XIII , v. 4-.
9 On voit que du tems de Charron , on sentait les inconvé-
niens des substitutions , majorats , enfin de tous les actes qui
rendent, dans les familles, les partages inégaux, et qui ten-
dent à circonscrire la propriété dans un petit nombre de main.?.
FIN DU LIVRE PREMIER.
• »
S NOTES AJOUTÉES*.,*
Liv. I". chàp. Ier, page û. — Ay&si l'homme est-
il très -difficile à cognoistre. — Bayle l'a remarqué
avec beaucoup de justesse : « Je ne sais , dit-il , si la
nature peut présenter un objet plus étrange et plus
difficile à démêler à la raison toute seule , que ce que
nous appelons un animal raisonnable ; il y a là un
chaos plus embrouillé que celui des poètes. » — Con-
tinuation aux pensées diverses, sect.i 12.
Chap. il, page Jn. — Son corps fut basty le premier
de terre vierge. — Si lévêque Archelaus, qui, à ce
qu'on prétend, a eu une dispute avec Manichée; si,
dis-je, cet évêque supposé a dit vrai, Charron, en vou-
lant expliquer la formation de l'homme, mériterait le
même reproche ; car , selon cet évêque , omnis enini
qui de aliquo exponit , quomodo factus sit _, majorent se
et antiquiorem ostendit esse quant est Me de quo dicit.
act. disput. Archel. p. 66. De Beausobre qui cite
ce passage, a raison d'y ajouter une réflexion qui se
présente aussitôt à l'esprit: A ce compte , dit-il, Moyse
voulait montrer qu'il était plus grand et plus ancien
* Ces notes sont de Naigeon. Elles n'ont pas été placées
au bas des pages où elles devraient se trouver, parce qu'une
partie de ce premier tome de Charron était imprimée , lorsque
j'ai pu disposer du travail de Naigeon sur ce philosophe.
Ua NOTES
que le monde , puisqu'il en raconte la création. —
Hist. des dogmes de Manichée, Liv. I, chap. il.
Même chapitre, page 17. — Sol et homo générant
•hhu**hi** ' J^tMntthominenif^— Césalpin veut que cette maxime : l'homme
<b"it*wr.j tf,l i*~ et le soleil engendrent l'homme , signifie , non pas que
f"*'' l'adjonction du^oïeil est nécessaire à la production de
l'homme 5 mais que le soleil , sans l'aide de l'homme ,
est une cause suffisante de la production de l'homme.
Il prétend que la matière de tous les êtres sublunaires
n'est qu'une puissance passive , qui acquiert, par le
mouvement des cieux, toute son actualité. Il donne à
l'intelligence motrice des cieux, la première formation
des êtres , comme à la cause principale , et aux cieux
comme à la cause instrumentale. — & Césalpin. Quœst.
peripateticœ, Liv, V, chap. ï. — Césalpin fut premier
médecin du pape Clément VIII , et mourut à Rome,
le 23 février i6o3.
Chap. m, page 21. — Uame..3 parcelle , scintille,
image et defluxion de la divinité. — Charron voulait-
il dire par là que l'ame était une émanation , une prola-
tiondeDieuPCelaneseraitpas trop orthodoxe : ou Lieu
a-t-il voulu dire simplement que lame venait de Deo,
et non pas ex Deo ? Je laisse au lecteur à décider la
question. Pour moi, si j'en juge d'après l'explication
des trois parties dont il compose l'homme, je ne doute
nullement qu'il n'ait cru que Dieu avait produit l'es-
prit par voie d'émanation. C'est à la vérité une im-
piété horrible , et qui entraîne les plus affreuses con-
séquences 5 mais , que les catholiques romains fassent
réflexion que les pères de l'église , ces hommes qu'ils
AJOUTÉES, 44.3
s imaginent être conduits par l'action immédiate de la
divinité , ont tous, ou du moins la plus grande partie ,
donné dans la même erreur, et alors ils seront moins
prompts à prononcer anathême contre Charron, sup-
posé qu'il se soit laissé infecter du même venin.
Chap. v. , page 29. — Des propriétés. singulières du
corps humain. — Le titre de ce chapitre me rappelle
une très-belle pensée de Galien : il disait qu'en com-
posant son traité de l'Usage des parties du corps hu-
main , il avait fait un hymne incomparable à la louange
du Créateur. Hobbes dit quelque chose d'approchant
dans son petit traité , De Homine : ceux-là , dit-il ,
qui, étant capables de considérer les vaisseaux qui ser-
vent à la génération et à la nutrition , ne remarquent
pas qu'ils ont été faits par un être plein d'intelligence,
pour différentes fins , doivent passer , eux-mêmes ,
pour des gens destitués d'intelligence. Quij, si machi-
nas omnes tum generationis , tum nutritionis satis
perspexerint , nec tamen eas a mente aliqua conditas
ordinatasque ad sua quasque ojjîcia viderint _, ipsi
profecto sine mente esse censendi sunt. — Hobbes ,
De Homme 3 chap. I.
Chap. VI, page 34« — La beauté — est une pièce
de grande recommandation. — Cela est pris dans
Montaigne, Liv. II, chap. .XVII. Formo sa faciès
muta commendatio est , dit Publius Syrus. Quel que
soit l'avantage de la beauté, Cicéron n'en a pas
moins raison de dire que celle de l'ame est préfé-
rable à celle du corps ; animi enim lineamenta sunt
pulchriora quant corporis. De finib.Liv. III, n°. ^5; et
444 " NOTES
Platon ne craint point de dire que celui qui préfère la
beauté du corps à la vertu , déshonore véritablement
et entièrement son ame. De Legib. Liv. V'
Même chapitre , page 85. — Aristote dit qu'il appar-
tient aux beaux de commander. — Voyez la politique
d'Aristote ; liv. III , chap. ni. Voici un passage de
Themistius qui vient à l'appui de la pensée d'Aristote.
Nascitur rex et inter hommes, sed tamen raro, et post
longa annorum intervalla; tum scilicet quum animipul-
chritudo cum corporis excellentia co?nungitur ac com-
miscetur , atque is certe magnus est rex , cujus forma
âc species intégra est,, omnique ex parte absoluta et
perfecta. — Themistius , in clementia Theodosii.
Même chapitre , page 3y. — Cette diversité ( des
visages ) est très-utile. — Si Cumberland eût existé
avant Charron , on croirait que ce dernier a copié ce
qu'il dit ici. Comme j'ignore si Cumberland en-
tendait la langue française , je ne puis dire s'il a
profité, en cet endroit, des idées de Charron. Quoi
qu'il en soit , voici comme il s'exprime : « Cette di-
versité prodigieuse des traits du visage qui font
qu'entre plusieurs milliers de personnes, à peine en
voit-on deux qui se ressemblent, est très-utile pour
l'entretien des sociétés ; car tous les hommes peuvent
être aisément distingués par là : chacun peut sans se
méprendre , reconnaître ceux avec qui il a fait quel-
que convention ou entrepris quelque affaire que ce soit,
et quelqu'un peut rendre aussi un témoignage certain
de ce que l'on a dit^ fait., ou entrepris: toutes choses
dont il n'y aurait pas moyen de s'assurer, s'il ne se
AJOUTÉES. ' 445
trouvait sur le visage de chaque personne , quelque
caractère particulier qui empêchât de la confondre
avec d'autres » . — Traité des lois naturelles, chap. il.
p. 176 de la version française.
Même chapitre, page 4°- — Socrates confessoit
que la laideur de son corps accusoit justement la lai-
deur naturelle de son ame; etc. — ■ Ceci est pris de
Cicéron, Tuscul. Quœst.lAv.yij chap. xxvn, n°. 3o.
Le même Cicéron nous apprend que Stilpon avait
corrigé par l'étude de la philosophie ; les mauvaises
inclinations du tempérament. Voy. Defato , liv. V.
Chap. VIII, page 61. — Elle (lame) meut le corps
et non soy-mesme. Charron a raison ; il a senti l'er-
reur d'Aristote qui fait consister les principales pro-
ptiétés de l'ame dans la force de se mouvoir. Voy.
Aristot. de Anima , liv. I ; chap. il, et Plutarque de
placitis philosophorum , liv. IV, chap. 11. Platon était
aussi dans cette erreur. Voy. Platon in Phcedro.
Chap. vin , page 66. — La seconde (absurdité) fait
aussi les b estes immortelles . — Rapportons ici l'opinion
de Daniel Sennert 3 qui veut que de sa nature , l'ame
des bêtes soit aussi immortelle que l'ame de l'homme;
de sorte que , si celle-ci ne périt pas avec le corps ,
comme l'autre , c'est par une grâce particulière du
Créateur. — Sennert de générât. <viventium3 cap. xiv.
— Ajoutons ce passage de La Mothe-Le-Vayer : « On
ne peut ajouter de raisons humaines si fortes pour
l'immortalité de notre ame , qui n'aient leurs revers ,
faisant autant pour l'immortalité de l'ame des brutes,
ou qui ne soient balancées par d'autres raisons aussi
446 NOTES
puissantes» . (Dialogue de l'ignorance louable, page 1 1 3
de l'édit. de Francfort ). . . « Il en restera toujours assez
pour embarrasser tout esprit qui ne consultera que la
philosophie pour se résoudre sur ce point » (Id. ibid.).
Joseph François Boni prétend que l'ame des bêtes est
une production , ou plutôt une émanation de la sub-
stance des mauvais anges, et que c'est pour cela qu'elle
est mortelle ; voilà le système du père Bougeant. —
Vita del cavagliere Borri 3 page 354 et seqq
Chap. vin, page 67. — Voyons d'où elle (l'ame) vient
et comment elle entre au corps. — L'Astronome Hip-
parque attribuait aux âmes une origine céleste ; écou-
tons Pline : Hipparchus 3 nunquam satis laudatus 3 ut
quo nemomagis approb averti cognationem cum homme
siderum 3 animasque nostras partem esse cceli. Hist.
Nat. Liv. II /chap. XXVI.
Même chapitre , page 68. — C'est une chose secrette
et incognue aux hommes 3 de laquelle (opinion) ont été
sainct ^Augustin , Grégoire _, etc. — Saint Augustin
dit ( de Gen. ad liter. Liv. VII 3 chap. xxiv ), qu'il
est vraisemblable que Dieu créa, au commencement,
toutes les âmes. Ruffin attribue ce sentiment à Saint
Jérôme. Philastre, cap. 99, condamne comme des hé-
rétiques , ceux qui nient que les âmes ont été créées
avant les corps. Il est vrai que Saint Augustin a varié
là dessus ( Voy. Retract. Lib. I , cap. 10). Au reste,
voyez le livre de Sandius de origine animœ : il prouve:
par une infinité d'autorités que "les pères latins ont
cru la préexistence des âmes.
Même chapitre , page 71. — L'ame donc est toute
AJOUTEES. 44.7
en tout le corps , je ji ad joute pomt quelle est toute en
chasque partie du corps } car cela implique contradiction .
— Toto in toto _, et toto in singulis partibus. C'est
ce que disent les scholastiques de la présence de l'ame
dans le corps humain. Au reste, Charron a très-bien
senti l'absurdité de cette assertion ; car on n'a aucune
idée d'une substance incorporelle qui soit toute dans
son espace, et toute dans chaque partie de son espace.
Même chapitre, page ^3. — Toutes fois , les Sa->
duceens... n'en faisaient point la petite bouche à la nier
(l'immortalité de l'ame). — Joseph l'assure. Voyez de
Bello judaico , L. II , cap. xii. Voyez aussi slntiq.
judaic. L. XVIII , cap. Il, — Il y en a eu bien d'autres
qui ont nié l'immortalité de l'ame ; citons d'abord
Arnobe. Ce docteur enseigne que l'ame humaine est
mortelle de sa nature 5 qu'elle périra totalement dans
les enfers par l'activité des tourmens , et qu'elle ne
durera toujours dansle paradis que par une pure grâce
de Dieu. Il soutient qu'une nature immortelle et non
composée est incapable de sentir de la douleur. ( Ar-
nobius adversus gentes 3 L. II ). Clément d'Alexandrie
dit en propres termes : corruptibilis igitur est anima *
quœ cum corpore simul profunditur 3 ut quidam putant;
( Adumbrat. in I epist. Petr. ) Ces derniers mots ?
ut quidam putant^ sont certainement une addition ,
dit Beausobre, note XI in lib. VI, cap. ix, Hist.
dogm. Manich. — etc.
Même chapitre , page ^5. — Au dessous... est ce
qui n'en a pomt ( d'ame ) comme les pierres. — Les
Manichéens soutiennent que tout est animé dans la
448 NOTES
nature , même les pierres ( Voyez Tite de Bostros ,
col. 923 ). Ajoutons, que si nous en croyons Saint
Augustin , de morib. Manichœ. L. XII , cap. XVII, les
Manichéens prenaient les plantes pour des animaux
raisonnables 5 de sorte que ceuillir une fleur bu un
fruit , c'était selon eux , commettre presque un ho -
micide.
Même chapitre, page 78. — La Mètempsy chose a
esté aucunement embrassée par les académiciens } etc . —
Origène a cru que les âmes animent divers corps suc-
cessivement , et que ces transmigrations sont réglées
à raison de leurs mérites ou de leurs démérites.
Voyez les Origeniana de M1. Huet , L. II, Quœst. vi,
n°. 17. Les cabalistes gardent encore cette ancienne
erreur. Voyez Sandius de origin. animar. add. ad
pag. 108. Il cite le rabbin Elias , inlib. Thisbi. In
voce Gril gale.
Même chapitre, même page. — Aucuns ont dit
que les âmes des méchants estaient au bout de quelque
long temps réduites en rien. — Jean de Damas , dans
un dialogue contre les Manichéens , soutient que le
feu de l'enfer n'est pas feu corporel , et que Dieu ne
punit les démons et les médians qu'en leur laissant
leurs passions , et en leur ôtant les objets qui pour-
raient les satisfaire. Voyez ce dialogue dans l'édition
du père Lequien , Tom. I, pag. 428.
Chapitre X, page 82. — La couleur qui est une qua-
lité inhérente au corps. — Charron qui , en beaucoup
de choses , a certainement secoué le joug d'une infi-
nité de préjugés scholastiques , en a néanmoins con-
AJOUTÉES. 44g
serve quelques-uns qui paraissent être plutôt ceux de
son siècle que les sien. Tel est, par exemple, ce qu'il
dit ici de la couleur : l'opinion qu'il suit est celle d'A-
ristote, qui regardait la couleur comme une qualité ré-
sidente dans les corps colorés ; ce qui est une erreur :
la couleur n'est qu'une sensation de l'ame , une modi-
fication , elle n'existe que dans nous et non dans les
corps Charron se trompe encore sur le nombre et
la qualité des couleurs primitives. Il y en a sept,
selon Newton, etc.
Même chapitre , page 84- — Il y a au dedans le sens
commun. — C'est ce qu'on appelle le sensorium com-
mune 3 ou le siège de la sensation. <.
Chapitre xi , page 84- — Toute cognoissance s'a-
cliemine à nous par les sens :... mais n'est pas du tout
(c'est-à-dire entièrement) vrai. — Dans l'édition de
Bordeaux , on ne trouve point cette restriction :
j'ignore pourquoi Charron l'a mise 5 puisqu'il pensait
comme Montaigne sur l'origine de nos connaisances ,
il aurait dû le dire aussi librement. C'est avoir encore
des préjugés que de craindre de choquer ceux des au-
tres. Ceux qui ont lu Locke, savent avec quelle force
il a combattu la chimère des idées innées ; son sentiment
serait généralement reçu , si , comme l'a dit M. de
Montesquieu, on ne renonçait pas à ses erreurs le plus
tard que l'on pouvait.
Chapitre xn , page g5. — Lafoy est la créance des
choses qui ne se voyent. — ■ L'hérésiarque Basilide dé-
finissait la foi un consentement de l'ame à des' vérités
qui ne sont pas sensibles, parce qu'elles sont obscures y
1. 29
45o iMOTES
apud Clément. A.lexand. Strom. L. II, page 3^i :
ce qui revient fort Lien à la définition de Charron.
Chap. XIV, page 102. — Le cerveau qui est beaucoup
plus grand en l'homme 3 etc. — Cumberland le recon-
naît aussi. Voyez son traité des lois naturelles , chap. 11,
page 160 de la version française. Bartholin a observé
c[ue d'ordinaire un homme a le double de cervelle de
plus qu'un bœuf; (Bartholin, Anatom. L. III, chap. ni).
M. Littre dit que plus le cerveau d'un homme est
grand , plus les fonctions de son ame sont parfaites ,
et plus il est capable d'en faire. Voyez les Mémoires
de l'Académie royale des sciences, année 1701.
Charron dit , en ce même endroit , que le siège de
l'ame est le cerveau et non pas le cœur, comme, avant
Platon et Hippocrate } Von avait communément pensé.
Quoiqu'en dise Charron , Lucrèce , bien postérieur à
Platon et à Hippocrate , était encore dans cette opi-
nion si commune parmi les anciens, que le cœur était
le siège de l'ame 5 voici comme il s'exprime à ce sujet :
. . . Quod nos animum , mentemque vocamus ,
Idque situm média regione in pectoris hœret ; etc.
De Rer. kat. L. III, v. 141.
Selon Arétée , le cœur est le siège de l'ame ; selon
Descartes, c'est la glande pinéale ; M. Vieussens le
met dans le centre oval; et MM. Lancisi et de la Pey-
ronie, le mettent dans le corps caleux.
Même chapitre, page io4- — Aussi l'esprit selon la
diversité des dispositions organiques — raisonne mieux
ou moins. — - « Vous n'ignorez pas, dit Platon, que
•eux qui ont de la facilité à apprendre et à retenir ,
*
AJOUTÉES. 45i
qui sont d'un esprit vif et pénétrant , n'ont pas com-
munément cette noblesse de sentimens , cette grandeur
dame qui les engage à vivre d'une manière-sage , pai-
sible etsolide ; mais que, se laissant aller où la vivacité
les emporte, ils n'ont en eux rien de stable, ni d'as-
suré ; qu'au contraire , les hommes d'un caractère
solide , incapables de changement , sur la foi desquels
on peut compter , et qui à la guerre méprisent les
plus grands dangers , n'ont pas d'ordinaire beaucoup
de dispositions pour les sciences ; qu'ils ont l'esprit pe-
sant, peu souple , engourdi, pour ainsi dire; qu'ils
bâillent et s'endorment dès qu'ils veulent s'appliquer
à quelques études sérieuses ». Plat, de Republ. L.VI.
Chapitre xv , page 118. — Je consens que l'on l'ap-
pelle (l'esprit humain)., . . . une fluxion de la Divinité.
— ]N'entendez pas ceci dans le sens que Dieu ait pro-
duit l'ame de l'homme par voie d'émanation ; car
alors ce serait une modalité de Dieu , ce qui est
une impiété manifeste, et le Spinosisme pur. Voyez, à
ce sujet, une de mes notes sur le chapitre m. Montaigne
aime trop ces expressions , fluxion de la divinité 3 etc.
Même chapitre, page 123. — C'est le soulier de
Theramenes , bon à tous-pieds. — Voyez Erasme sur
le proverbe, Theramenis Cothurmis , auquel Charron
fait allusion ; au reste, Plutarque en explique l'origine.
Ce Théramène était fils d'Agnon 5 et, parce qu'il
n'était pas ferme dans un parti , et que , dans le gou-
vernement , il penchait tantôt d'un côté , tantôt de
l'autre , il fut appelé Cothurne „ espèce de brodequin
' dont se servent les acteurs dans les tragédies, et qui
452 ÏSOTES
convient à l'un conime à l'autre pied. Voyez Plutarque
in vitaNiciœ.
Chapitre XXI, page 106. — Nature... se rue à la
grandeur et à la gloire. — « Le désir de la gloire, dit ad-
mirablement Montesquieu , n'est pas différent de cet
instinct que toutes les créatures ont pour leur conser-
vation. Il semble que nous augmentons notre être ,
lorsque nous pouvons le porter dans la mémoire des
autres : c'est une nouvelle vie que nous acquérons , et
qui nous devient aussi précieuse que celle que nous
avons reçue du ciel ». Lettres Persanes , page 179 ,
édit. in-4°.
Même chapitre, page i5j. — Quelqu'un l'appelle
(l'ambition) la chemise de l'ame. — Ce quelqu'un est
Simplicius, dans son Commentaire sur Épictète; voy.
article XVI , page 99 , de la traduction de Dacier • voyez
encore page 267. — Il n'y a dit Thucydide , que l'am-
bition seule qui ne vieillisse point en l'homme. Plu-
tarque , dans son traité , Si l'homme d'âge doit se mê-
ler d'affaires d'état > n'approuve point cette pensée ;
et pourtant il dit la même chose que Thucydide , dans
la J^ie de Sylla.
Même chapitre , page 16Î. — Nous ne sommes pas
nais pour nous } mais pour le public. — C'est le sen-
timent que Lucain donne à Caton.
. . . Patrice impendere vitam ,
Nec sibi, sed toti genitum se credere mundo.
LuCAN. Pharsal. L. Il , v. 382.
Chapitre xxin , page 168. — Elle (la passion de l'a-
mour) abestit et abrutit toute la sagesse. — « Beaucoup
*
, AJOUTÉES. 453
ont estimé, dît la Mothe le Vayer , que le premier
soupir d'amour était souvent le dernier de la sagesse » .
(Dial. du mariage). Cette pensée est aussi spirituelle
que juste. — Voyez aussi sur les dangers de l'amour ,
un beau discours de Socrate , dans Xénophon ,- Choses
mémorables , L. I.
Chapitre XXX , page 186. — Elle (la passion de la
vengeance) est bien plus injuste encore...., laquelle
souvent se faict par trahisons et vilains artifices. —
Aussi Métastase a-t-il dit en quatre beaux vers :
Chi tradisce un traditore
Non punisce i falli sui ,
Ma giustifica altrui
Con la propria infcdeltà.
In Adriano , atto I , se. 10.
Chapitre xxxi , page 188. — La cruauté est fille
de couardise. — - Cela revient à ce que dit Philippe
de Connûmes , que « jamais homme cruel ne fut hardi ;
et ainsi, ajoute-t-il , se voit par toutes histoires » .
Phil. de Comm. Mémoires , L. VI , chap. xi.
Chapitre xxxii , page 191. — Quant aux tristesses
cérémonieuses et deuils publics 3 quelle plus grande im-
posture! — Je ne crois pas qu'aucun philosophe ait
jamais mieux décomposé le cœur de l'homme , que
Sénèque l'a fait en parlant de la vanité que les hommes
mettent jusque dans leurs pleurs. «Veux-tu savoir dit-
-il à Lucilîus , d'où procèdent ces pleurs et ces plaintes
démesurées ? Nous voulons prouver par ces larmes ,
combien nous regrettons ceux qui en sont l'objet :
nous ne sommes pas véritablement affectés d'une sen-
454 NOTES
sation de douleur ; mais nous voulons le paraîlre. Per-
sonne n'est triste par soi-même ; 6 malheureuse folie !
on a trouvé l'art de mettre de la vanité jusque dans la
douleur même » . Qaœris unde sint lamentationes_, etc.
Senec. epist. 63.
Même chapitre, page 195. — Les lois romaines...
defendoient ces efféminées lamentations . — Voici une
loi des XII Tables : Mulieres gênas ne radunto , neve
lessumfuneris ergo habento. « Que les femmes ne s'é-
gratignent point les joues, et qu'elles ne se lamentent
point aux enterremens » . Les B.omains avaient pris
cette loi de Solon ; il défendit aux femmes, dit Plu-
tarque , de s'égratigner et de se meurtrir le visage aux
funérailles 5 Plut, in Solone. Il ajoute : la plupart de
ces choses sont encore aujourd'hui défendues par nos
lois, lesquelles portent de plus que les hommes mêmes
qui y contreviendront , seront condamnés à l'amende
par les officiers établis pour réformer les mœurs des
femmes , comme des lâches et des efféminés qui se
sont abandonnés à un deuil immodéré , et ont montré
toutes les faiblesses qu'il inspire aux femmes les plus
débiles. Id. ibid.
Chapitre xxxv , page 2o5. — Parlons d'abord des
choses qui leur sont communes (aux bêtes et à l'homme).
-t— Presque tout ce chapitre est pris de Montaigne ,
Liv. II, chap. xil; et le long passage qui commence par
ces mots : Et ce sera contre ceux qui se plaignent 3 etc.
avait été puisé par Montaigne dans Pline, Nat. ffist.
Chap. vil j, in Proœm. Je m'étonne que Coste n'en ait.
pas déterré la source.
AJOUTÉES. 455
Même chapitre page 207. — Qu est-ce autre chose
que parler 3 cette faculté que nous leur voyons (aux
bêtes) de se plaindre 3 se rejouir 3 etc. — JN 'oublions
pas que Montaigne a remarqué que Lactance attribue
aux bêtes non seulement le parler, mais encore le rire.
Voici le passage de cet auteur : Quum enim suas voces
propriis inter se discemunt atque dignoscunt, colloqui
videntur : ridendique ratio ad par et in lus aliqua , etc.
Instit. Div. L. III, cap. x.
Chapitre XXXVI , page 227. A <vray dire; la plus
grande partie d'icelle (de la vie)., estant divertie et em-
ployée aillleurs 3 il ne reste quasi rien pour elle. — Il
y a là dessus un beau passage de Platon • « Peut-on
appeler grand, dit-il , ce qui s'écoule en un petit es-
pace de tems ? En effet, l'intervalle qui sépare notre
enfance de la vieillesse, est bien peu de chose en com-
paraison de l'éternité. Glauc. Ce n'est même rien.
Socr. Mais quoi , pensez-vous qu une substance im-
mortelle doive borner ses soins et ses vues à un tems
si court, et non pas plutôt envisager l'éternité en-
tière » ? Plat, de Hepublic. L. X.
Chapitre xxxvm, page 240. — Désirer comme bien
une chose qui ne nous touchera point 3 et dont nous ne
sentirons rien 3 c'est pure vanité. — Voyez là dessus un
passage admirable de Boè'ce; on ne peut rien dire, à
mon avis , déplus philosophique 5 en voici un morceau :
Quid est quod ad prœcipuos etiam inros 3 qui virtute
qloriam petuntd efama, post resolutum morte suprema
coiyus , allineat? ]Sam si 3 quod nostrœ rationes credi
vêtant j totimoriuntur 3 nulla est omnino gloria 3 quum
4.56 NOTES AJOUTÉES.
is cujus ea esse dicitur 3 non extet omnino. Si?i vero
sibi mens bene CGnscia, terreno carcere resoluta 3 cce-
lum libéra -petit, nonne omne terrenum negotium sper-
net , quce se, cœlofruens, terrenis gaudet exemptant?
Boethius, de consolât, philosoph. L. II, cap. vu.
FIN DES NOTES AJOUTEES.
S ADDITIONS X
AUX NOTES QUI INDIQUENT LES SOURCES DES PASSAGES
CITÉS PAR CHARRON.
Page 2, note 2. Vivere est cogitare. — Cette maxime est prise dans
Cic.Tusculan. Qucst. L. V, n°. ni.
Page 6, note 6. ■ — Au lieu de Juve'nal, lisez Perse, sat. IV, v. 2$.
Page 7. — La première partie du passage cité, est de Sénèque ,
epist. xxvin.
Page 8. — Homo enim quum sis , etc. Ce passage est de Philémon ,
cité par Stobée; serm. 21 : de cognoscendo se ipsum.
Page 8 , après ces mots : autant es tu Dieu comme tu te recognois
homme , ajoutez en note : Plutarque, Vie de Pompée , chap. vil.
Page 9- Plus alii de te. — Cette maxime est tirée du XIVe- dist. de
Caton.
Page 14. — Ce vers, exemplumque Dei , etc. , est de Manilius, As-
tronomicon. L. IV, v. 8ç5.
Page i5. Propter nos homines etc. — Ces paroles se trouvent dans le
Credo.
Page 16. Sanctius his animal etc. — Ce vers est pris d'Ovide , Mé-
tamorph. L. I , fab. n , v. 76.
Page 17. Miactam jluvialibus undis , etc. — Ce sont aussi des vers
d'Ovide, Métamorph. L. I, fab. n , v. 82.
Page 17. Sol et homo générant hominem. — Aristote , Natur. Auscult.
L, II, chap. 11, in fine.
Page 20. Nec tecum, nec sine te. — 'Martial, L. XII, epigr. 47»
Page 61. Sicut equus et mulus. — Psaum. xxxi , v. 11.
Page 72. lnsita sunt nobis , etc. — Sénèque, de Benef. L. IV,
ebap. vi , in fine.
Page 78. Won nubent, etc. — Saint Mathieu, chap. xxn^ v. 3o.
.
458 ADDITIONS.
Page 94- Qui movcntur ad id , etc. — Cicer. de Offic. L. I, cap. iv,
initia fere.
Page 97. Ut externus aliéna, etc. — Plin. Natur. Hist. L. VII,
chap. 1.
Page 98. Qui profert de thesauro , etc. — St. Math. chap. xm,v. 52.
Page 102. Ubi sedet pro tribunali. — St. Mathieu, chap. xxvn, v. 19.
Page io5. Splendor siccus , etc. — C'est ce que disait Heraclite,
apud Plutarchum , de oracul. defect.
Même page. Vexatio dat intelleclum. — Isaïe, cap. XXVIII, v. 19.
Page 119. Qui vigilans stertit etc. — Lucrèce , L. III , v. 1062 , et
ibid , v. 1059.
Page 121. Nobilis et inquiéta mens , etc. — Sénèque, Consolatio ad
Hehiam, chap. vi.
Page 122. Flexibilis omni humore , etc. — Sénèque , epist. L ; mais
Charron a dérangé le passage pour l'adapter à son sens.
Page 124. In œquo enim est dolor, etc. — Sénèque, ep. 98.
Page 125 et page 272. Taies sunt hominum mentes, etc. — J'ai cite
à tort Lucrèce dans les notes du texte ; ces vers latins, qui sont une
traduction de deux vers de l'Odyssée, se trouvent dans les Fragmenta
poemat. Cicer.
Page i34- Sedit populus , etc. — Ad Corinthios , cap. x , v. 7 ; et
Exode , cap. xxxn , v. 6.
Page 137. Mendacem oportet , etc. — Apulée, Apolog. pro se ipso.
Page i4o. Opinione sœpius quant etc. — Sénèque , epist. XIII.
Page i4i- Omnia munda , mundis , etc. — Ep. ad Titum , c. 1 , v. i5.
Page i44- Permissumfit vile nef as. — 'Cornel.Gallus, eleg. 111 , v. 77.
Même page. Quud licet ingratum est, etc. — Ovid. Atnor , L. I ,
cleg. xix , v. 3.
Même page. Omnium rerum voluptas , etc. — Sénèque , de JBenef.
L. VII , chap. ix.
Page 146, chap. XIXe. — Tout ce chapitre est copié presque littérale-
ment dans la Philosophie morale des Stdiques , par Du Vair. Dans le
chapitre suivant, où il traite des Passions,/ Charron met encore à con-
tribution les œuvres de Du Vair, mais avec plus de modération.
El ■• mHÈ»
ADDITIONS. £5g
Page i56. Natura nostra imperii est avida, etc. — Sallust. lîellum
Jugurth. , cap. IV , initio.
Même page. Habet hoc vitium , etc. — Sénèque , epist. LXXHI.
Page i57- Etiam sapientibus , etc. — Tacit. Histor. L. IV , cap. VI.
Page i5ç. Si violandum est jus , etc. — Cette traduction d'un vers
d'Euripide {in Phcenissœis), est de Cicéron, et se trouve dans les Offices,
L. III , chap. xxi.
Page i65. Apud sapientem divitiœ , etc. — Se'n. de Vita Beat» ,
cap. xxvi.
Page 166. Desunt inoplœ multa , etc. — Ce sont des vers de Publius
Syrus.
Page 173. Naturalia desideria finita sunt, etc. — Se'n. ep. XVI, sùb
Jinem.
Même page. Ad supervacua , etc. — Se'n. epist. IV.
Page 176. Nusquam sine querela , etc. — Scn.de Ira, L. III,
chap x.
Page 177. Ut sit difficile utrum , etc. — Id. ibid. L. I , chap. 1.
Page 1 80. « Cette passion se paist en soy , etc. » — Le reste de ce
chapitre est presque entièrement pris dans Montaigne , L. II , c. XXXI.
Pag. 188. Omnis ex infirmitate , etc. — Sén. , de Vita Beata , c III ■>
Infine.
Page 189. Cuncta ferit etc. Claudian. , in Eutropium, L. I, v. 182.
Page 195. Tristitia exsiccat ossa. • — Prov. cap. XVII , v. 22.
Page 201. Adeo pavor , etc. ■ — Quint. Curt. L. III, cap. xi.
Page 202. Audacem fecerat , etc. — Tit. Liv. L. XXI , cap. lvi.
Page 216 , 4me- ligne , on lit : « Ce sont des illusions malicieuses. >■>
La plupart des éditions écrivent ainsi ; mais c'est une faute, lisez : ce
sont des illatinns (c'est-à-dire , conséquences) , malitieuses. » C'est ce
que porte l'excellente édition de 1604 , et ce qu'indique le sens.
Page 23o. Quidam, vivere incipiurit , etc. — Sénèq. epist. XXIII , et
epist. XIII.
Page 248. Ipsa félicitas , etc. — Sénèq. epist. LXXIV.
Page 253. Ex senatusconsultis , etc. ■ — J'ai eu tort de croire cette
citation de Tacite ; elle est de Sénèque , epist. XCV.
£6o ADDITIONS.
Page 254. Summum jus etc. — Cicer. de Offic. L. I , cap. x. La se-
conde partie de la citation , omne magnum exemplum , etc. , est de
Tacite, Annal. L. XIV, cap. XLIV.
Page 257. Qui scrutator est , etc. — Proverb. cap. XXV, v. 27.
Même page. Veritas odium parit. — Terent. Andria , act. I, se. 1 ,
v. 4*- 1
Page 261. Sanguine non colendus Deus , etc. — Se'nèq. apud Lac-
tantium , Divin, institut. L. VI, cap. xxv.
Page 262. Pater non taies quœrit , etc. — Evang. de saint Jean,
chap. iv, v. 23.
Page 263. Quod amplius est, etc. — Saint Mathieu , cap. V , v. 37.
Page 265. Pacem in perpetuum etc. — Tit. Liv. Liv. VIII , cap. xyi.
Page 267- Perspicuitas , etc. — Cice'r. de Natur. Deor. L. III, c. IV.
Page 272. Ipsifurto , etc. — • Se'nèq. epist. CIV.
FIN DU TOME PREMIER.
TABLE
DU TOME PREMIER.
V Pases
V ie de Charron ix
Avertissement de l'Editeur xxj
Epître dédicatoire à Mgr. le Duc d'Espernon xxvij
Préface de la seconde Édition , où est parlé du nom ,
subject, dessein et méthode de cet œuvre, avec adver-
tissement au lecteur XXXî
LIVRE PREMIER,
QUI EST LA COGNOISSANCE DE SOY , ET DE L'HUMAINE CONDITION.
Chapitre Ier. Préface à tout ce livre. — Exhortation à
s'estudier et cognoistre , , . i
Chap. II. De la formation de l'homme i3
Chap. III. Distinction première , et generalle de
l'homme itj
Chap. IV. Du corps, et premièrement de toutes ses
parties et assiette dicelles 22
Chap. V. Des propriétés singulières du corps humain. 26
Crap. VI. Des biens du corps , santé et beauté , et
autres 33
Chap. VII. Des vestemens du corps 41
Chap. VIII. De l'ame en général 44
Chap. IX. De l'ame en particulier, et premièrement
de la faculté végétative 70
Chap. X. De la faculté sensitive.. 81
Chap. XL Des sens de nature. T . . , . . 84
Chap. XII. Du voyr , ouyr et parler g3
Chap. XI IL Des autres facultés, imaginative, memo-
rative , appetitive. 100
4G2 TABLE.
Pages
Chap. XIV; De la faculté intellective et vrayement hu-
maine. ■ 101
Chap. XV. I>e l'esprit humain, ses parties , fonctions ,
qualités , raison , invention , vérité 1 1 5
Chap. XVI. De la mémoire i36
Chap. XVII. De l'imagination et opinion 137
Chap. XVIII. Volonté 142
Advertissement. Passions et affections i^S
Chap. XIX. Des passions en général j/fi
Advertissemeist. Des passions en particulier. i53
Chap. XX. De l'amour en général idem.
Chap. XXI. De l'ambition i55
Chap. XXII. De l'avarice et sa contraire passion i63
Chap. XXIII. De l'amour charnel 167
Chap. XXIV. Désirs , cupidités 172
Chap. XXV. Espoir, désespoir 174
Chap. XXVI. De la cholere i75
Chap. XXVII. Hayne 181
Chap. XXVIII. Envie. , 182
Chap. XXIX. Jalousie i83
Chap. XXX. Vengeance i85
Chap. XXXI. Cruauté 188
Chap. XXXII. Tristesse 189
Chap. XXXIII. Compassion 197
Chap. XXIV. Crainte 198
Chap. XXXV. Comparaison de l'homme avec les autres
animaux 2o3
Chap. XXXVI. Estimation , brefveté , description de
la vie humaine, et ses parties. . . .~ 224
Chap. XXXVII. Préface contenant la générale peinc-
ture de l'homme 234
Chap. XXXVIII. Vanité 237
Chap. XXXIX. Foiblesse 246
TABLE. 463
Pages
Chap. XL. Inconstance 271
Chap. XLI. Misère 274.
Chap. XLII. Présomption Soi
Chap. LXIII. De la différence et inégalité des hommes
en gênerai 3i$
Chap. XLIV. Première distinction et différence des
hommes , naturelle et essentielle , tirée
de la diverse assiette du monde 322
Chap. XLV. Seconde distinction et différence plus
subtile des esprits , et suffisances des
hommes 333
Chap. XLVI. Troisième distinction et différence des
hommes , accidentale , de leur» degrés ,
estats , et charges 338
Chap. XLVII. Du commander et obéir 3£3
Chap. XL VIII. Du mariage 3^6
Chap. XLIX. Des parens et enfaus. 36a
Chap. L. Seigneurs et esclaves, maistres et serviteurs. 36g
Chap. LI. De Testât, souveraineté , souverains 375
Chap. LU. Magistrats 390
Chap. LUI. Législateurs, docteurs , instructeurs. ... 3û2
Chap. LIV. Peuple ou vulgaire 3q5
Préface. Quatrième distinction et différence des
hommes , tirée de leurs diverses professions et
conditions de la vie 4°2
Chap. LV. Distinction et comparaison des trois sortes
de degrés de vie 4-°3
Chap. LVI. Comparaison de la vie civile ou sociale
avec la solitaire £06
Chap. LVII. Comparaison de la vie menée en commun ,
et menée en propriété 410
Chap. LVIII. Comparaison de la vie rustique , et des
villes ..,.,.. 4i2
4.64. TABLE.
Pages
Chap. LIX. De la profession militaire 4*4
Préface. Cinquième et dernière distinction et
différence des hommes , tirée des faveurs et de-
faveurs de la nature et de la fortune 4X7
Chap. LX. De la liberté et du servage 4*8
Chap. LXI. Noblesse 4^9
Chap. LXII. De l'honneur. 42&
Chap. LXIII. De la science 433
Chap. LXIV. Des richesses et povreté 438
Notes ajoutées (de Naigeon) ' 4-41
Additions aux Notes qui indiquent les sources des
passages cités par Charron 4^7
FIN DE LA TABLE.
^^V-.-'-.-^v
G.E.STECHERMO
(ALFRED HAFNER)