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Full text of "De la sagesse : trois livres"

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FROM  THE 

PERSONAL  LIBRARY  OF 

JAMES  BUELL  MUNN 

1890- 1967 


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BOSTON  PUBLIC  LIBRARY 
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DE 


LA  SAGESSE, 

Par  Pierre  CHARRON. 


IMPRIMERIE  DE   DONDEV-DUPltÉ. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

Boston  Public  Library 


http://www.archive.org/details/delasagessetrois01char 


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DE 

LA  SAGESSE, 

TROIS  LIVRES, 
Par  Pierre  CHARRON, 

Parisien,  Chanoine  théologal  et  Chantre  enl'eglise  cathédrale  de  Condora. 
NOUVELLE  ÉDITION, 

PUBLIÉE,    AVEC    DES   SOMMAIRES  ET   DES   NOTES   EXPLICATIVES, 
HISTORIQUES    ET   PHILOSOPHIQUES  , 

Par  M.   AMAURY  DUVAL, 

Membre  de  l'Institut.     ' 


Nostre  livre  instruit  à  la  vie  civile ,  et  forme  un  homme 
pour  le  monde  ,  c'est-à-dire  à  la  sagesse  humaine. 
{Préface  de  V Auteur.') 


TOME  I. 


PARIS, 

!ChasSÉriau,  Libraire  ,  rue  Neuve-des-Petits-Champs,  N°  5; 
Dondey-DuprÉ  Père  et  Fils  ,  Imp.-Lib.,  rue  St.-Louis , 
N°  46,  au  Marais,  et  rue  de  Richelieu ,  No  67,   vis-à-vis 
la  Bibliothèque  du  Roi. 

SI   DCCC    XXIV. 


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VIE  DE  CHARRON. 


XANT  que  la  philosophie  n'employa  dans  notre 
France  .  pour  répandre  ses  principes  et  ses  leçons , 
que  la  langue  des  Latins ,  elle  n'eut  qu'un  assez  petit 
nombre  de  sectateurs,  disséminés  dans  les  cloîtres  et 
dans  les  universités.  Au  seizième  siècle,  Montaigne  la 
popularisa j  pour  ainsi  dire,  en  écrivant  en  langue 
vulgaire,  et  avec  une  liberté  inusitée,  sur  des  sujets 
dont  la  discussion  avait  été  jusques-là  comme  inter- 
dite à  quiconque  n'avait  pas  pris  dans  quelques  fa- 
cultés les  grades  de  docteur,  ou  pour  le  moins  de  ba- 
chelier. 

Charron,  l'ami,  et  si  l'on  veut  le  disciple  du  phi- 
losophe gascon  ,  osa  déchirer,  à  son  exemple,  quel- 
ques-uns des  voiles  qui  cachaient  à  la  plupart  des 
hommes,  d'importantes  vérités.  Avant  ces  deux  écri- 
vains ,  le  peuple  ne  puisait  guères  son  instruction  et 
toute  sa  morale  ,  que  dans  de  vieux  poèmes  roma- 
nesques ,  dans  des  fabliaux  ou  contes  ,  dont  la  gros- 
sièreté etl'indécence  n'étaient  pas  les  moindres  défauts,, 
dans  d'insipides  allégories  ,  dans  des  drames  absurdes, 
tirés  des  mystères  de  la  religion.  On  peut  donc  regar- 
der Montaigne  et  Charron ,  comme  les  pères  de  la 
philosophie  moderne:  ils  établirent  la  liberté  de  pen- 
ser et  d'écrire  en  religion ,  en  morale ,  en  politique, 


x  VIE   DE    CHARRON. 

Le  dix-septième  siècle  usa  de  cette  liberté ,  mais  avec 
prudence  ,  comme  le  prouvent  les  ouvrages  de  Des- 
cartes ,  de  Gassendi ,  de  Pascal ,  de  La  Rochefou- 
cauld, etc.  :  ceux-ci  eurent  pour  successeurs,  dans  le 
dix-huitième,  les  Bayle ,  les  Voltaire,  les  Rousseau, 
les  Diderot ,  les  Helvétius  ,  et  beaucoup  d'autres  à 
qui  l'on  a  reproché  d'avoir  ébranlé  les  bases  de  l'ordre 
social  j  par  l'audace  de  leurs  opinions. 

Que  cette  accusation  soit  fondée  ou  non ,  c'est  ce 
qu'il  n'est  pas  de  notre  sujet  d'examiner  ici.  Toujours 
est-il  vrai,  que  ni  Montaigne,  ni  Charron  ne  pouvaient 
prévoir  que  cette  liberté  de  penser  ,  qu'ils  cherchaient 
à  introduire  dans  la  philosophie  ,  parce  qu'd  n'y  a  que 
ce  moyen  d'arriver  à  la  vérité,  amènerait,  tout  en 
détrônant  l'erreur  et  les  superstitions ,  des  discordes 
et  des  révolutions  générales  5  toujours  est-il  vrai  qu'on 
ne  saurait ,  sans  injustice  ,  leur  imputer  les  maux  ,  soit 
réels,  soit  imaginaires,  que  l'on  assure  en  être  résultés. 

Mais  c'est  du  second  de  ces  auteurs  seulement ,  que 
nous  devons  en  ce  moment  nous  occuper.  Notre  tâche, 
en  publiant  ses  ouvrages  ,  doit  être  d'abord  de  le  faire 
connaître  de  nos  lecteurs.  Quoique  théologien  ,  il  fut 
philosophe  ;  c'est  dire  qu'il  mérite  l'intérêt ,  c'est  avoir 
fait  en  quelques  mots  son  éloge. 

Pierre  Charron  naquit  à  Paris,  en  i5^i.  Son  père, 
libraire  dans  cette  ville,  eut  vingt-cinq  enfans;  quatre, 
d'une  première  femme;  vingt-un,  d'une  seconde  :  celle- 
ci  fut  la  mère  de  Charron.  Ses  parens ,  quoiqu'ils 
pussent  difficilement  soutenir  une  famille  si  nom- 
breuse ,  résolurent  de  ne  rien  négliger  pour  son  édu- 


VIE  DE   CHARRON.  xr 

cation  :  ils  avaient  reconnu  en  lui  un  esprit  docile  et 
prématuré,  des  dispositions  peu   ordinaires. 

Ce  fut  dans  l'université  de  Paris  ,  alors  florissante  , 
que  Charron  fit  ses  premières  études.  En  très-peu  de 
tems ,  il  apprit  le  grec,  le  latin  ;  mais  il  se  distingua 
surtout  dans  le  cours  qui  portait  le  nom  fastueux  de 
■philosophie  3  et  dans  lequel  on  n'enseignait  guères 
qu'une  logique  imparfaite,  une  métaphysique  obscure, 
une  physique  erronée.  Quoique  dans  la  suite  de  sa  vie 
il  reconnut  tous  les  vices  de  la  logique  de  l'école ,  il 
ne  laissa  pas  (tant  les  impressions  que  l'on  reçoit  dans 
le  jeune  âge  sont  durables!),  de  rester  asservi  à  la 
méthode  qu'on  y  enseignait.  Dans  ses  sermons,  comme 
dans  ses  ouvrages  philosophiques,  il  divisait,  subdi- 
visait, à  la  manière  d'Aristote ,  les  propositions  les 
plus  simples  et  les  plus  claires  5  et ,  à  force  de  vouloir 
mettre  de  l'ordre  dans  ses  discussions  ,  il  y  introduisait 
souvent  le  désordre  et  l'obscurité.  L'esprit  se  fatigue 
à  le  suivre  dans  le  labyrinthe  de  ses  argumens.,  et  ou- 
blie ,  ou  ne  peut  plus  distinguer  le  but  qu'il  s'était 
d'abord  proposé  d'atteindre  C'est  là  le  véritable  défaut 
des  écrits  de  Charron  ,  comme  nous  aurons  plus  d'une 
occasion  de  le  remarqner  ;  défaut  bien  racheté  par  des 
qualités  éminentes  que  nous  signalerons  avec  plus  d'em- 
pressement encore. 

Charron ,  après  avoir  terminé  son  cours  scolasti- 
que  à  Paris  ,  alla  étudier  la  jurisprudence  dans  les  uni- 
versités d'Orléans  et  de  Bourges  ,  où  il  se  fit  recevoir 
docteur  ès-droits.  De  retour  à  Paris,  il  exerça  pendant 
cinq  à   six  ans  ,  la  profession  d'avocat.  Mais  ,  comme 


xii  VIE  DE    CHARRON. 

dit ,  dans  un  style  un  peu  vieilli ,  son  premier  bio- 
graphe (i)  :  «  Prévoyant  que  le  chemin  qu'il  falloit 
»  tenir  pour  s'advancer  au  palais  luy  seroit  long  et  dif- 
»  ficile  ,  pour  n'avoir  alliance  ni  cognoissance  avec  des 
»  procureurs  et  solliciteurs  de  procez ,  et  ne  pouvant 
:»  s'abbaisser  et  captiver  jusques-là ,  que  de  les  cour— 
»  tiser,  caresser  et  rechercher,  pour  estre  par  euxem- 
»  ployé  aux  affaires  (tant  il  avoit  l'âme  noble  et  géné- 
»  reuse  !  )  il  quitta  ceste  vacation ,  et  s'addona  à  bon 
»  escient  à  l'estude  de  la  théologie  et  à  la  lecture  des 
»  pères  et  docteurs  de  l'église  ;  et ,  parce  qu'il  avoit  la 
»  langue  bien  pendue  ,  et  qu'il  s'estoit  formé  un  style 
»  libre  et  relevé  par-dessus  le  commun  des  théolo- 
w  giens  ,  il  s'exerça  à  la  prédication  de  la  parole  de 
»  Dieu  ,  par  permission  des  curez  et  pasteurs,  où 
•»  incontinent  il  parut  et  s'acquist  une  merveilleuse 
»  réputation  entre  les  plus  doctes  de  ce  tems-là , 
ï>  mesme  à  l'endroit  de  plusieurs  évesques  et  grands 
»  prélats  qui  estoient  lors  en  cette  ville ,  et  y  avoit 
»  presse  entre  eux  à  qui  le  pourroit  avoir  en  son  éves- 
»  ché  ou  diocèse  » . 

Ainsi  la  fortune  de  Charron ,  devenu  prêtre,  fut  dès- 
lors  assurée.  La  reine  Marguerite  le  choisit  pour  son 
prédicateur  ordinaire;  et  Henri  IV,  même  avant  son  ab- 
juration ,  prenait  plaisir  à  l'entendre  prêcher,  assistait 
souvent  à  ses  sermons.  Aussi  les  faveurs  de  l'église  , 
les  bénéfices  venaient-ils,  pour  ainsi  dire,  le  chercher. 
Il  fut  successivement  théologal  de  Bazas  ,  d'Acqs ,  de 

(i)  La  Roche-Maillet,  avocat  ;  ami  intime  de  Charron. 


VIE  DE    CHARRON.  xm 

Leictoure  ,  d'Agen ,  de  Cahors  et  de  Condom  ,  cha- 
noine et  écolâtre  de  l'église  de  Bordeaux. 

Tant  de  succès  n'éblouirent  point  Charron.  Il  ai- 
mait la  méditation  et  la  solitude,  et  résolut,  en  con- 
séquence ,  de  se  renfermer  dans  un  cloître.  Ses  bio- 
graphes écrivent  tous ,  qu'il  avait  fait  vœu  d'être 
Chartreux,  et  que,  pour  l'accomplir,  il  se  présenta  au 
prieur  d'une  Chartreuse  qui  refusa  de  le  recevoir  , 
parce  qu'il  était  alors  âgé  de  quarante-huit  ans  ,  et 
qu'à  cet  âge,  il  n'aurait  pu  s'accoutumer  aux  austérités 
qu'exigeaient  les  instituts  de  l'ordre.  Rebuté  par  les 
Chartreux  ,  il  tenta  d'entrer  chez  les  Célestins  ;  et  il 
éprouva  les  mêmes  refus  ,  appuyés  sur  les  mêmes  mo- 
tifs. Il  paraît  que  le  vœu  que  Charron  avait  fait,  trou- 
blait sa  conscience  ,  puisque  ,  pour  le  tranquilliser, 
il  fallut  que  plusieurs  graves  docteurs  de  Sorbonnc 
déclarassent  que  ,  vu  les  obstacles  qui  s'opposaient  à 
son  admission  dans  un  cloître  ,  il  pouvait  vivre  en  sé- 
culier dans  le  monde.  Le  vœu  de  Charron,  et  ensuite 
ses  scrupules  surprendront  peut-être  ceux  qui  ne  con- 
naissent de  cet  écrivain  que  son  Traité  de  la  Sagesse; 
que  ce  livre  ,  où  il  se  montre  souvent  au-dessus  des 
préjugés  ,  et  professe  une  grande  indépendance  d'opi- 
nions. Mais  il  faut  observer  que,  jusqu'alors,  Char- 
ron n'avait  été  que  prédicateur  et  théologien ,  qu'il  ne 
connaissait  point  encore  Montaigne ,  ou  que  du  moins 
il  n'avait  point  encore  formé  avec  lui  cette  liaison  in- 
time ,  qui  en  fit  un  des  fervens  apôtres  de  la  liberté 
de  penser,  de  la  philosophie. 

Ce  fut  en  1589,  Peu  aPrès  la  publication  de  la    se- 


xiv  VIE  DE   CHARRON. 

conde  édition  des  Essais ,  que  Charron  devint  véri- 
tablement l'élève  de  Montaigne.  Le  théologien  profita 
des  leçons  du  gentilhomme,  et  put  se  dire  à  son  tour 
philosophe.  Il  se  pénétra  si  bien  des  maximes,  des 
opinions  de  son  maître,  qu'il  crut  dans  la  suite  qu'elles 
lui  appartenaient  en  propre  :  et  quelquefois,  sans  même 
s'en  douter,  il  fut  plagiaire. 

La  mort  put  seule  interrompre  les  douces  relations 
de  nos  deux  philosophes ,  leurs  savans  entretiens. 
Montaigne  mourut  en  1 092  ,  et ,  par  une  clause  de 
son  testament ,  permit  à  son  ami  de  porter  les  armes 
de  sa  maison.  Une  telle  concession  a  paru  puérile,  et 
surtout  peu  philosophique.  Il  serait  possible  pour- 
tant d'en  trouver  le  motif  dans  un  sentiment  louable 
et  touchant.  Montaigne  ne  laissait  aucun  enfant  mâle  ; 
en  accordant  à  un  étranger,  le  droit  dont  un  héritier 
de  son  nom  aurait  seul  pu  jouir _,  ne  semblait-il  pas 
prononcer  une  adoption  ,  se  donner  un  fils  ? 

Il  paraît  que  Charron ,  quoiqu'il  eût  beaucoup 
prêché,  beaucoup  écrit,  n'avait  encore  fait  imprimer 
aucun  ouvrage.  Mais,  en  i5g4>  il  publia,  à  Bordeaux, 
son  livre  des  Trois  Vérités  „  auquel  il  ne  crut  pas  de- 
voir mettre  son  nom.  Dans  cet  ouvrage,  qui  fut  bien 
accueilli ,  et  réimprimé  plusieurs  fois  en  peu  d'années, 
on  reconnaît  l'esprit  méthodique  de  Charron.  Dans 
la  première  partie ,  ou  Vérité,  il  combat  les  athées  5 
dans  la  seconde,  les  payens  ,  les  juifs  et  les  mahomé- 
tans  5  dans  la  troisième  ,  les  hérétiques  ou  schisma- 
tiques.  C'est  cette  troisième  Vérité  qui  fit  tout  le 
succès  de  l'ouvrage.   Charron  y  réfutait  avec  force, 


VIE   DE   CHARRON.  xv 

le  petit  Traité  de  l'Église  ,  de  l'immortel  ami  de 
Henri  IV,  Duplessis  Mornay;  livre  très-favorable  à 
la  cause  du  protestantisme ,  et  qui  avait  produit  une 
grande  sensation  dans  le  public. 

Il  y  a.,  dans  ces  trois  Vérités  ,  d'excellens  argumens; 
mais  l'abus  que  fait  l'auteur,  des  formes  qu'enseignait 
l'école  ,  leur  ôte  toute  leur  force  :  il  procède  tou- 
jours par  trois  ,  quatre  ,  six  raisons  ,•  et  ces  raisons 
n'offrent  souvent  rien  qui  puisse  convaincre.  Jamais 
il  ne  s'adresse  à  l'imagination _,  au  sentiment.  C'est 
donc  uniquement  un  livre  de  théologie  ,  dont  la  lec- 
ture serait  fort  insipide  aujourd'hui. 

En  1 5g5,  Charron  fut  appelé  à  Paris  comme  député 
à  l'Assemblée-Générale  du  Clergé  ,  qui  avait  été  con- 
voquée dans  cette  ville.  Cette  Assemblée  l'élut  pour 
secrétaire,  et  il  se  distingua  dans  ses  fonctions.  On 
l'invita  à  prêcher  dans  plusieurs  églises  de  Paris ,  et 
il  reparut  avec  éclat  sur  ce  premier  théâtre  de  sa  ré- 
putation. 

De  retour  à  Cahors,  où  il  exerçait  les  fonctions  de 
théologal,  il  employa  plusieurs  années  à  rédiger  ou  plu- 
tôt à  corriger  deux  ouvrages  qu'il  livra  à  l'impression 
en  1600.  Le  premier  était  un  recueil  de  Discours  chré- 
tiens sur  l'Eucharistie ,  la  Rédemption ,  la  Communion 
des  Saints,  etc.,  ouvrage  purement  théologique  5  l'au- 
tre était  son  fameux  Traité  de  la  Sagesse.  On  serait 
fondé  à  croire  qu'ayant  senti  d'avance  que  ce  dernier 
ouvrage  pourrait  exciter  du  scandale  dans  une  certaine 
classe  d'hommes,  et  éprouver  de  leur  part  de  violentes 
attaques ,  il  avait  cru  devoir  lui  donner  pour  escorte 


xvi  VIE  DE   CHAPvPvON. 

ses  Discours  chrétiens.  Ceux-ci  répondaient  de  l'or- 
thodoxie de  l'auteur,  dont,  il  faut  Lien  en  convenir  , 
le  Traité  de  la  Sagesse  pouvait  au  moins  faire  douter. 
Cette  précaution  lui  servit  peu  :  on  ne  remarqua  point 
tout  ce  que  son  ouvrage  contenait  de  juste,  de  vrai, 
d'utile  en  morale,  en  politique  ;  mais  on  lui  reprocha 
amèrement  d'avoir  exposé  les  argumens  des  athées  et 
des  impies,  avec  Lien  plus  d'énergie  qu'il  n'en  vivait 
mis  à  les  combattre  ;  d'avoir  dit  que  les  religions  en 
général  étaient  une  invention  des  hommes ,  et  de  n'a- 
voir point  excepté  la  religion  chrétienne  ;  d'avoir  pré- 
tendu que  l'immortalité  de  l'ame  ne  pouvait  être  que 
très-faiblement  prouvée ,  quoiqu'elle  fût  universelle- 
ment crue,  etc.,  etc.  Cependant  il  ne  pai'aît  pas, 
comme  l'ont  avancé  quelques  écrivains ,  et  Voltaire 
entre  autres  ,  que  l'auteur  ait  été  persécuté  :  tout  se 
borna  à  des  critiques ,  dont  quelques  unes  furent  assez 
violentes. 

Charron,  pour  éloigner  sans  doute  l'orage  qui  se 
préparait  à  fondre  sur  lui ,  corrigea  les  passages  qui 
avaient  été  le  plus  censurés,  adoucit  quelques  expres- 
sions qui  avaient  paru  trop  hardies  j  mais ,  en  même 
tems ,  il  développa  ses  opinions  dans  un  assez  grand 
nombre  de  chapitres  qu'il  intercala  dans  son  ouvrage, 
et  qui  ne  le  cèdent  nullement  aux  autres  par  la  force 
du  raisonnement  et  l'énergie  du  style.  Enfin,  dans  une 
analyse  qu'il  fit  lui-même  de  son  livre ,  et  qu'il  inti- 
tula Petit  traité  de  Sagesse ,  il  réfuta  les  -principales 
critiques  de  ses  adversaires. 

En  i(5o3  il  était  venu  à  Paris  pour  y  faire  réimpri- 


VIE   DE    CHARRON.  xvn 

mer  son  ouvrage  avec  toutes  ces  corrections  et  addi- 
tions :  déjà  son  manuscrit  était  livré  à  l'imprimeur,  et 
plusieurs  feuilles  tirées  _,  lorsqu'un  jour  (le  1 6  novem- 
bre i6o3  ) ,  en  passant  de  la  rue  Saint-Jean-de-Beau- 
vais  dans  la  rue  des  Noyers ,  il  tomba  moi't  frappé  d'a- 
poplexie. Il  fut  enterré  dans  l'église  de  Saint-Hilaire  , 
où.  reposaient  ses  père  et  mère  et  un  grand  nombre  de 
ses  frères  et  sœurs.  Il  était  alors  dans  la  soixante-troi- 
sième année  de  son  âge. 

Par  le  testament  qu'il  avait  écrit  de  sa  main,  plus 
d'un  an  avant  sa  mort,  il  faisait  des  legs  à  de  pauvres 
écoliers  et  à  de  pauvres  filles  à  marier  ;  mais  il  don- 
nait le  reste  de  ses  biens  à  l'époux  de  la  fille  de  Mon- 
taigne. C'était  un  dernier  acte  de  reconnaissance  en- 
vers son  maître  en  philosophie. 

Yoici  le  portrait  que  fait  de  lui  La  Roche-Maillet, 
cet  avocat  son  ami,  que  nous  avons  déjà  eu  occasion 
de  citer  :  «  Il  estoit  de  médiocre  taille ,  assez  gras  et 
»  replet  5  il  avoit  le  visage  tousjours  riant  et  gai.,  et 
»  l'humeur  joviale  5  le  front  grand  et  large ,  le  nez  droit 
»  et  un  peu  gros  par  le  bas  ^  les  yeux  de  couleur  perse 
»  ou  céleste ,  le  teint  fort  rouge  ou  sanguin ,  et  les 
»  cheveux  et  la  bairbe  tout  blancs ,  quoiqu'il  n'eust  at- 
»  teint  que  Faage  de  62  ans  et  demi...  Il  avoit  l'action 
»  belle ,  la  voix  forte ,  bien  intelligible  et  de  longue 
»  durée  ,  et  le  langage  masle ,  nerveux  et  hardy.  Il 
»  n'estait  subject  à  maladie,  et  ne  se  plaignoit  d'au- 
»  cune  incommodité  de  vieillesse,  fors  qu'environ  trois 
»  semaines  avant  de  mourir,  il  sentoitpar  fois  enche- 
1.  h 


xvm  VIE  DE   CHAPERON. 

»  minant  une  douleur  dans  la  poitrine  avec  une  courte- 
»  lialeine  qui  le  pressait,  et  ceste  douleur  luy  passoit 
»  après  qu'il  avoit  respiré  une  bonne  fois  à  son  aise, 
»  et  qu'il  s'estoit  un  peu  reposé.  » 

Après  sa  mort ,  ses  adversaires  ne  ménagèrent  plus 
rien  pour  empêcher  que  l'édition  nouvelle  du  livre 
de  la  Sagesse  fût  continuée.  On  souleva  contre  l'ou- 
vrage l'Université ,  la  Sorbonne ,  le  Châtelet ,  le  Par- 
lement ;  les  feuilles  imprimées  furent  saisies  ;  on  fît 
même  intervenir  l'imprimeur  de  la  première  édition 
de  Bordeaux,  qui  réclama  contre  la  réimpression  pour 
son  intérêt  particulier.  Mais,  grâce  aux  soins  et  aux 
démarches  de  La  Roche-Maillet ,  ce  fut  le  président 
Jeannin  qui  se  chargea  du  rapport  de  l'affaire  au  Con- 
seil-d'État  5  et  bientôt  après,  la  publication  de  l'ou- 
vrage fut  permise.  Le  savant  et  judicieux  magistrat  qui 
l'avait  examiné  avec  soin,  ne  l'avait  considéré,  comme 
il  le  déclara  hautement ,  que  comme  un  Livre  d'État , 
dans  lequel  la  religion  n'était  nullement  intéressée ,  et 
il  se  contenta  d'y  faire  quelques  légères  corrections 
dont  l'éditeur  profita. 

Ce  dénouement  irrita  de  plus  en  plus  la  haine  fa- 
natique des  persécuteurs.  On  continua  d'écrire  contre 
Charron  et  son  ouvrage  ;  le  Jésuite  Garasse  se  distin- 
gua surtout  dans  cette  polémique,  par  l'âpre  té  et  la 
grossièreté  de  ses  censures.  Dans  sa  Somme  théologi- 
que 3  qui  parut  en  \Qi5 ,  il  ne  se  contenta  pas  d'atta- 
qu§r  le  Livre  de  la  Sagesse ,  il  n'épargna  même  pas 
celui  des  Trois  Vérités,  que  l'on  avait  regardé  jusques- 
là  comme  très -orthodoxe.   «  J'ai  défini,  dit- il,  l'A- 


m 


VIE    DE    CHARRON.  xix 

»  théisrne  brutal ,  assoupi  ou  mélancolique ,  une  cer- 
»  taine  humeur  creuse  qui  a  transféré  le  Diogénisme 
»  dans  la  Religion  Chrétienne ,  par  laquelle  humeur 
»  un  esprit  accoquiné  à  ses  mélancolies  langoureuses 
»  et  truandes ,  se  moque  de  tout  par  une  gravité  som- 
»  hre  ,  ridicule  et  pédantesque.  Ceux  qui  ont  lu  la  Sa- 
»  gesse  et  les  Trois  Vérités ,  entendront  Lien  ce  que 
»  je  veux  dire  par  ces  paroles  ;  car  voilà  l'humeur  de 

»  cet  écrivain  naïvement  dépeinte De  notre  tems 

»  le  Diable ,  auteur  de  l'Athéisme  ,  a  suscité  deux  es- 
»  prits  profanes ,  chrétiens  en  apparence ,  et  athéistes 
»  en  effets,  pour  faire  ,  à  l'imitation  de  Salomon,  une 
»  Sagesse  ou  une  Sapience ,  l'un  milanais  (  Cardan) , 
«  l'autre  parisien  (  Charron  ) ,  qui  l'a  fait  en  sa  lan- 
»  gue  maternelle  ;  tous  deux  également  pernicieux  et 
»  grands  ennemis  de  Jésus -Christ  et  de  l'honnêteté 
»  des  mœurs  ,  etc.»  C'est  avec  cette  aménité  que  s'ex- 
primaient les  censeurs  de  Charron.  Mais  il  trouva  d'ar- 
dens  défenseurs  parmi  des  hommes  aussi  vénérables 
par  leur  état  que  par  leur  savoir,  tels  que  le  prieur 
Ogier,  le  docte  Naudé ,  etc.  5  et  les  injures  des  Ga- 
rasse finirent  par  être  totalement  oubliées.  Mais  ce 
fut  surtout  au  siècle  de  la  philosophie  en  France,  qu'on 
apprit  à  apprécier  notre  auteur.  Cette  tolérance  uni- 
verselle que  l'on  voulait  établir ,  qui  était  comme  lé 
fondement  de  toutes  les  nouvelles  doctrines,  il  en 
avait  d'avance  senti  le  besoin,  et  prouvé  l'utilité. 

Sans  doute  Charron  est  un  imitateur,  et  même  quel- 
quefois un  copiste  de  Montaigne  ;  les  maximes ,  les 
opinions  que  le  philosophe  gascon  avait  disséminées 
dans  ses  immortels  Essais ,  son  élève  les  a  recueillies, 


xx  VIE    DE    CHARRON. 

coordonnées,  classées  dans  un  ordre  méthodique.  L'un 
écrivait  sans  plan  ,  et  peut-être  sans  Lut  5  il  retraçait, 
comme  elles  se  présentaient,  toutes  les  idées  que  lui 
fournissait  sa  vive  et  féconde  imagination  :  l'autre , 
plus  sérieux  et  plus  froid ,  n'employait  d'idées  et  d'i- 
mages que  ce  qu'il  en  fallait  pour  résoudre  le  pro- 
blème qu'il  s'était  proposé.  Celui-là  composait  moins 
pour  le  public  que  pour  son  propre  délassement  ;  l'au- 
tre était  un  auteur  de  profession. 

Mais  ce  serait  une  grande  erreur  de  croire,  ainsi 
que  des  écrivains  qui  n'ont  pas  lu  le  Traité  de  la  Sa- 
gesse avec  toute  l'attention  que  l'ouvrage  exige  ,  que 
Charron  n'a  fait  que  mettre  en  œuvre  les  pensées  d'au- 
trui  ;  qu'il  a  tout  emprunté  de  Plutarque,  de  Sénèque 
et  de  Montaigne.  Charron  est  souvent  original  et  ja- 
mais bizarre  ;  mais,  au  reste,  ce  n'est  pas  dans  un  li- 
vre de  morale  et  de  sagesse  qu'il  faut  demander  de 
l'originalité  :  la  précision  et  la  clarté  sonl  bien  préfé- 
rables ;  et  ces  deux  qualités,  notre  auteur  les  possédait 
à  un  degré  éminent.  Qui ,  mieux  que  lui,  a  défini  les 
diverses  espèces  de  gouvernemens,  indiqué  les  avan- 
tages ou  les  vices  de  la  plupart  des  institutions  sociales  ? 
Qui  a  mieux  parlé ,  après  Montaigne  ,  de  l'éducation 
des  enfans  ?  Quand  il  retrace  le  danger  des  passions  , 
le  bonheur  que  procurent  la  modération  et  la  sagesse, 
son  style  estnerveux,  vif,  animé  :  on  croit  lire  Sénèque. 

Concluons  que  tout  esprit  impartial  doit  rester  con- 
vaincu qu'après  les  Essais  de  Montaigne,  le  Traité  de 
la  Sagesse  est  le  plus  précieux  monument  philosophi- 
que que  nous  ait  laissé  le  dix-septième  siècle. 


AVERTISSEMENT 

DE  L'ÉDITEUR 

SUR    CETTE    NOUVELLE   ÉDITION. 


(J  n  a  pu  voir  dans  ïa  Vie  de  Charron,  que 
cet  auteur  n'a  jamais  donné  qu'une  édition 
de  son  Traité  de  la  Sagesse.  Elle  parut  à 
Bordeaux,  en  1601,  chez  René  Milanges.  Les 
bibliophiles  la  recherchent  ,  parce  qu'elle 
contient  les  passages  que  l'auteur  crut  devoir 
supprimer  par  la  suite ,  ou  adoucir ,  ou  rec- 
tifier. 

La  seconde  édition  ,  dont  il  ne  put  voir 
que  les  premières  feuilles ,  parut  à  Paris ,  en 
i6o45  avec  les  corrections  qu'il  avait  faites  à 
la  première  ,  et  aussi  avec  des  augmentations 
considérables.  Quoiqu'elle  soit  bien  imprimée 
et  très -exacte,  elle  fut  peu  recherchée  :  le 
public  voulait  avoir  le  livre  tel  qu'il  était  d'à- 


xxri  AVEPvTISSEMENÏ 

bord  sorti  des  mains  de  l'auteur.  Aussi  toutes 
les  éditions  qui  s'en  firent  en  différens  pays  (et 
il  s'en  fit  un  grand  nombre)  ,  furent  calquées 
sur  celle  de  1601. 

Mais  il  résultait  de  là  que  les  acquéreurs  de 
ces  éditions  étaient  privés  des  additions  très- 
nombreuses  que  contenait  l'édition  de  i6o4} 
additions  dans  lesquelles  Charron  ne  s'était 
montré  ni  moins  philosophe,  ni  moins  hardi 
que  dans  les  passages  qui  avaient  scandalisé 
les  dévots ,  et  attiré  sur  l'ouvrage  les  censures 
de  la  Sorbonne. 

Pour  satisfaire  tous  les  goûts ,  il  n'y  avait 
qu'un  moyen  ;  c'était  de  réimprimer  l'édition 
corrigée  et  augmentée ,  en  y  joignant  les  pas- 
sages réformés  ou  modifiés.  C'est  ce  qu'on  fit 
dans  les  éditions  de  1607  ,  i6i3,  1618,  etc. 
C'est  ce  qu'on  a  fait  bien  mieux  encore  dans 
l'excellente  édition  en  quatre  volumes  in- 1 2 , 
qui  a  paru  à  Dijon ,  en  1801.  Le  texte  a  été 
imprimé  d'après  un  exemplaire  de  l'édition 


DE    L'ÉDITEUR.  xxm 

de  1604,  corrigé  de  la  main  même  de  La 
Roche-Maillet ,  et  l'on  y  a  joint  au  bas  des 
pages ,  sous  le  titre  de  variantes  _,  les  passages 
que  Charron  avait  corrigés  ou  adoucis.  «  Par 
ce  moyen  ,  dit  avec  raison  l'éditeur  ,  on  a 
sous  les  yeux  l'édition  complète ,  telle  que 
l'auteur  se  proposait  de  la  donner  quelque 
tems  avant  sa  mort ,  et  le  texte  original  de 
1601  dans  toute  sa  pureté  ». 

Cette  édition  m'ayant  paru  la  meilleure  de 
toutes,  je  l'ai  choisie  pour  texte.  Mais  voici 
ce  qui  distingue  celle  que  j'offre ,  en  ce  mo- 
ment ,  au  public. 

i°.  Chaque  chapitre  du  Traité  de  la  Sa- 
gesse est  précédé  d'un  Sommaire  qui  donne 
une  idée  de  ce  qu'il  contient.  C'est  ainsi  que, 
dans  mon  édition  de  Montaigne,  j'ai  placé  de 
courtes  analyses  en  tête  des  chapitres ,  et  d'ho- 
norables approbations  me  donnent  Te  droit 
d'attacher  quelque  prix  à  ce  travail. 

2°.  Dans  aucune  édition  de  la  Sagesse  j 


xxiv  AVERTISSEMENT 

on  ne  trouve  la  traduction  des  nombreux  pas- 
sages grecs  et  latins  dont  le  texte  est  parse- 
mé :  non  seulement  j'ai  traduit  ces  passages , 
mais  j'indique  les  auteurs  et  les  ouvrages  d'où 
ils  ont  été  tirés. 

3°.  Quoiqu'il  y  ait  dans  Charron  beaucoup 
moins  de  phrases  obscures  et  de  mots  surannés 
ou  bizarres  que  dans  Montaigne  ,  j'en  ai 
trouvé  cependant  un  assez  bon  nombre  qui 
auraient  pu  arrêter  les  lecteurs  peu  accoutu- 
més au  style  de  nos  vieux  écrivains  :  j'en  ai 
placé  au  bas  des  pages  de  courtes  explications. 
4°.  Charron  jusqu'à  présent  n'avait  point 
trouvé  de  commentateurs ,  et  peut-être  aucun 
philosophe  ne  méritait  plus  d'en  avoir.  J'ai 
développé  et  quelquefois  combattu  ses  opi- 
nions dans  mes  notes.  J'ai  dit  ailleurs  (i) 
que  je  me  trouve  possesseur  des  commentaires 
inédits  de  feu  Naigeon ,  membre  de  l'Institut, 

(i)  Voyez  V avertissement  qui  précède  le  troisième  volume 
tle  Montaigne. 


DEL' ÉDITEUR,  xxv 

tant  sur  Fauteur  des  Essais  ,  que  sur  son  dis- 
ciple Charron.  Son  travail  sur  ce  dernier  phi- 
losophe surtout  est  immense  ,  et  prouve  son 
érudition  et  le  cas  qu'il  faisait  de  notre  au- 
teur. J'ai  puisé ,  autant  que  j'ai  pu ,  dans  cette 
mine  abondante  ;  mais  j'ai  dû  y  laisser  enfoui 
tout  ce  qui  aurait  pu  occasionner  le  scandale  , 
ou  l'improbation  d'une  classe  nombreuse  de 
lecteurs. 

5°.  Je  ne  sais  pourquoi ,  même  dans  les 
meilleures  éditions  de  Charron  3  on  ne  trouve 
point  son  Petit  Traité  de  Sagesse ,  qui  est 
comme  une  déclaration  de  ses  principes  ,  par 
laquelle  il  se  proposait  de  terminer  l'édition 
de  son  ouvrage  commencée  sous  ses  yeux  5 
mais  qui  fut  interrompue  par  sa  mort.  Ce 
Traité  ne  fut  publié  qu'en  1606,  et  sépa- 
rément. Je  ne  pouvais  rejeter  cet  opuscule 
de  Charron,  que  je  regarde  comme  partie 
intégrante  ,  ou  plutôt  comme  un  complément 
de  son  grand  ouvrage. 


xxvi       AVERTISSEMENT  DE  L'ÉDITEUR. 

D'après  tout  ce  que  je  viens  d'exposer ,  les 
justes  appréciateurs  des  travaux  des  gens  de 
lettres ,  me  sauront  quelque  gré ,  je  l'espère  ? 
de  la  peine  que  j'ai  prise  pour  rendre  cette 
nouvelle  édition  d'un  livre  célèbre  ,  aussi 
complète  ,  aussi  exacte  qu'elle  peut  l'être ,  et 
la  lecture  de  l'ouvrage,  aussi  agréable  qu'utile. 
Mais  je  dois  dire ,  en  finissant ,  que  j'ai  trouvé 
un  collaborateur  zélé  dans  un  homme  de  let- 
tres (i),  que  ne  rebutent  jamais  les  recherches 
les  plus  pénibles.  Il  a  partagé  avec  zèle  le  tra- 
vail long  et  fastidieux  qu'exigeait  la  tâche  assez 
difficile  que  je  m'étais  imposée. 

(i)  Mr.  Ëloi  Johanneau ,  qui  s'occupe  avec  succès  de  recher- 
ches archéologiques  et  historiques.  On  lit  avec  intérêt  dans  les 
recueils  consacrés  à  l'érudition,  un  grand  nombre  de  savantes 
dissertations  dont  il  est  auteur. 


A  MONSEIGNEVR, 

MONSEIGNEVR 

LE  DVC  D'ESPERNON, 

PAIR  ET  CQLOMNEL  DE   L'jNFANTERIE  DE  FRANCE1. 


lYJLONSEIGNEVR, 

Tous  sont  d  accord,  que  les  deux  plus  grandes  choses 
qui  tiennent  plus  du  ciel ,  et  sont  plus  en  lustre  ,  comme 
les  deux  maistresses  du  monde ,  sont  LA  VERïV  ET  LA 
BONNE  FORTVNE  ,  LA  SAGESSE  ET  LE  BONHEVR.  De 
leur  preferance  il  y  a  de  la  dispute  ;  chascune  a  son  pris , 
sa  dignité ,  son  excellence.  Â  LA  YERTV  ET  SAGESSE 
comme  plus  laborieuse ,  suante,  et  hazardeuse ,  est  deu'è 
parprecipu  l  estime ,  la  recompense  :  A  l'hevr  ET  BONNE 
FORTVNE ,  comme  plus  haute  et  diuine ,  est  deue  propre- 

1  Peut-être  aurais-je  dû  ,  pour  l'honneur  de  Charron  et  de 
la  philosophie  ,  supprimer  cet  Epître  dédicatoire ,  honteux 
monument  d'une  basse  flatterie  ;  mais  on  la  trouve  dans  les 
deux  premières  éditions ,  les  seules  authentiques  du  traité  de 


xxviïi  É  PITRE 

ment  l'admiration  et  l'adoration.  Ceste  cy par  son  esclat 
touche  et  rauit  plus  les  simples  et  populaires;,  celle  la  est 
mieux  apperceue  et  reconnue  des  gens  de  jugement.  Rare- 
ment se  trouuent  elles  ensemble  en  mesme  subject,  au  moins 
en  pareil  degré ,  et  rang ,  estant  toutes  deux  si  grandes , 
au  elles  ne  peuuent  s  approcher  et  mesler  sans  quelque  ja- 
lousie et  contestation  de  la  primauté.  L  vue  na  point  son 

ta  Sagesse  ,  et  les  éditeurs  modernes ,  qui  tous  l'ont  omise  , 
ont  agi  contre  les  intentions  de  l'auteur ,  et  n'ont  ainsi  donné 
que  des  éditions  incomplètes. 

Ce  duc  d'Espernon  (son  vrai  nom  était  la  Valette) ,  dut  son 
titre  ,  les  nombreuses  places  qu'il  occupait ,  et  ses  immenses 
richesses  ,  aux  faveurs  du  prodigue  Henri  III.  Vojtaire  la 
condamné  à  une  infâme  célébrité ,  en  le  nommant  parmi  les 
mignons  de  ce  roi. 

Quelus  et  Saint-Maigrin ,  Joyeuse  et  d'Espernon, 
Jeunes  voluptueux  qui  re'gnaient  sous  son  nom, 
D'un  maître  effe'miné  corrupteurs  politiques , 
Plongeaient  dans  les  plaisirs  ses  langueurs  le'thargiques. 

(la  Henriade  ,  ch.  ]>r.,  v.  3o  et  suiv.) 

Après  la  mort  de  Henri  III  ,  d'Espernon  servit  tour-à-toui 
la  Ligue  et  Henri  IV  ,  qui  eut  beaucoup  de  peine  à  lui  accor- 
der sa  confiance.  Il  avait  de  la  bravoure  ,  mais  plus  encore 
d'orgueil  et  d'avarice.  Dans  tous  les  pays  qu'il  fut  appelé  à 
soumettre  ou  seulement  à  gouverner  ,  il  se  rendit  coupable , 
ou  d'inutiles  cruautés ,  ou  d'exorbitantes  concussions.  (Voyez 
son  histoire  dans  toutes  les  biographies). 

Voilà  l'homme  à  qui  Charron  dédie ,  consacre  son  livre  ; 

car ,  dit-il,  au  Sage  la  Sagesse Quel  Sage,  grand  Dieu  , 

que  ce  duc  d'Espernon  ! 


DEDICATOIRE.  xxix 

lustre ,  et  ne  peut  bien  trouuer  son  jour  en  la  présence  de 
l'autre  :  mais  venons  a  s  entre  bien  entendre  et  unir ,  il 
en  sort  une  harmonie  très  mélodieuse ,  c'est  la  perfection . 
De  cecy  vous  estes ,  MONSEIGNEVR ,  un  exemple  très 
riche  et  des  plus  illustres ,  gui  soit  apparu  en  nostre  France , 
il  y  a  fort  long  temps.  Là  BONNE  FORTVNE  ET  LA  SA- 
GESSE se  sont  tousiours  tenus  par  la  main  ,  et  conjointe- 
ment se  sont  faits  valoir  sur  le  théâtre  de  vostrevie.  Rostre 
BONNE  FORTVNE  a  esionné  et  transy  tous  par  sa  lueur  et 
splendeur  ;  VOSTRE  SAGESSE  est  reconnue  et  admirée  par 
fous  les  mieux  sensez  et  judicieux.  C  est  elle  gui  a  bien 
sceu  mesnager  et  maintenir  ce  gue  la  BONNE  FORTVNE 
vous  a  mis  en  main.  Par  elle  vous  avez  sceu  non  seule- 
ment bien  remplir,  conduire  et  releuer  la  bonne  fortune . 
mais  vous  vous  testes  bastie  etfabriguée ,  selon  quil  est 
dict ,  gue  le  Sage  est  artisan  de  sa  fortune  ;  vous  l  auez 
attirée ,  saisie ,  et  comme  attachée  et  obligée  a  vous.  le 
scay  auec  tous ,  que  le  zèle  et  la  dévotion  à  la  vraye  reli- 
gion ,  la  vaillance  et  suffisance  militaire ,  la  dextérité  et 
bonne  conduicîe  en  toutes  affaires ,  vous  ont  acguis  l  amour 
et  l  estime  de  nos  Rois ,  la  bien-veillance  des  peuples ,  et. 
la  gloire  partout.  Mais  j  ose  et  veux  dire  que  c  est  vostre 
Sagesse  qui  a  la  meilleure  part  en  tout  cela ,  qui  couronne 
et  parfaict  toutes  choses.  C'est  pourquoi  justement  et  très 
a  propos ,  ce  Hure  de  Sagesse  vous  est  dédié  et  consacré, 
car  au  Sage  la  Sagesse.  Vostre  nom  mis  icy  au  front  est 
le  vray  titre  et  sommaire  de  ce  Hure  :  c  'est  une  belle  et 
douce  harmonie ,  que  du  modèle  oculaire  auec  le  discours 


xxx  ÉPITRE  DÉDICATOIRE. 

verbal ,  de  la  practique  auec  la  théorique.  S'il  est  permis 
de  parler  de  moy ,  je  diray conjidemi lient ,  MONSEIGNEVR, 
auec  vostre  permission ,  que  du  premier  jour  que  feu  ce 
bien  de  vous  voir  et  considérer  seulement  des  yeux  ,  ce 
que  je  fis  fort  attentivement ,  ayant  auparauant  la  teste 
pleine  du  bruit  de  vostre  nom ,  je  fus  touché  d  une  incli- 
nation ,  et  despuis  ay  tousiours  porté  en  mon  cœur ,  une 
entière  affection  et  désir  a  vostre  bien ,  grandeur  et  pros- 
périté. Mais  estant  de  ceux  quin  ont  que  les  désirs  en  leur 
pouuoir ,  et  les  mains  trop  courtes  pour  venir  aux  effects , 
je  l'ay  voulu  dire  au  monde  ,  et  la  publier  par  cest  offre 
que  je  vous  fais  très  humblement ,  certes  de  très  riche  es- 
toffe ,  car  qu  V  a-il  de  plus  grand  en  vous  au  monde ,  que 
la  Sagesse  ?  Mais  qui  meriteroit  d  estre  plus  elabouré  et 
releué  pour  vous  estre  présenté.  Ce  qui  pourra  estre  auec 
le  tems  qui  afine  et  recuit  toutes  choses  :  et  de  vray  voici 
un  subject  infini ,  auquel  l  on  peut  adjouster  tousjours  : 
mais  tel  qu  il  est  je  méfie  ,  qu  il  sera  humainement  receu 
de  vous  ,  et  peut  estre  employé  à  la  lecture  de  Messei- 
gneurs  vos  enfans ,  qui  après  l  idée  vive ,  et  patron  animé 
de  Sagesse  en  vous, y  trouueront  quelques  traits  et  linea- 
mens  :  et  de  ma  part  je  demeurerai  tousiours , 

MONSEiGNEVR, 

Vostre  très  humble 
et  Ires-obeissant  seruiteur, 


CHARRON. 


PRÉFACE 

DE    LA   SECONDE   ÉDITION, 

Ou  est  parlé  du  nom ,  subject ,  dessein  et  méthode  de  cet 
œuvre ,  avec  adverlissement  au  lecteur. 


*  Il  est  icy  requis  dés  l'entrée  de  sçavoir  que  c'est 
que  sagesse,  et  comment  nous  entendons  la  traitter 
en  cet  oeuvre,  puis  qu'il  en  porte  le  nom  et  le 

*  Variante  tirée  de  ta  préface  de  la  première  édition.  — Ii 
est  requis  avant  tout  œuvre ,  sçavoir  que  c'est  que  sagesse,  et 
comment  nous  entendons  la  traitter  en  ce  livre  ,  puis  qu'il  en 
porte  le  nom  et  le  titre.  Or  dés  l'entrée  nous  advertissons  que 
nous  ne  prenons  icy  ce  mot  subtilement  au  sens  hautain  et 
enflé  des  théologiens  et  philosophes  (qui  prennent  plaisir  à 
descrire  et  faire  peinture  des  choses  qui  n'ont  encores  esté 
veues  ,  et  les  relever  à  telle  perfection  ,  que  la  nature  humaine 
ne  s'en  trouve  capable,  que  par  imagination)  pour  une  cognois- 
sance  parfaite  des  choses  divines  et  humaines ,  ou  bien  des 
premières  et  plus  hautes  causes  et  ressorts  de  toutes  choses  : 
laquelle  réside  en  l'entendement  seul,  peut-estre  sans  pro- 
bité (qui  est  principalement  en  la  volonté) ,  sans  utilité  ,  usage  , 
action ,  sans  compaignée  et  en  solitude  ;  et  est  plus  que  très 
rare  et  difficile,  c'est  le  souverain  bien  et  la  perfection  de  l'en- 
tendement humain  :  ny  au  sens  trop  court ,  bas  et  populaire , 
pour  discrétion,  circonspection,  comportement  adyisé  et  bien 


xxxri  PRÉFACE, 

titre.  Tous  en  gênerai  au  premier  et  simple  mot 
de  sagesse,  conçoivent  facilement  et  imaginent 
quelque  qualité,  suffisance  ou  habitude  non  com- 
mune ny  populaire,  mais  excellente,  singulière, 

réglé  en  toutes  choses  ,  qui  se  peut  trouver  avec  peu  de  pieté 
et  preud'hommie ,  et  regarde  plus  la  compaignée  et  l'autruy 
que  soy-mesme.  Mais  nous  le  prenons  en  sens  plus  universel , 
commun  et  humain  ,  comprenant  tant  la  volonté  que  l'enten- 
dement ,  voire  tout  l'homme  en  son  dedans  et  son  dehors  ,  en 
soy  seul ,  en  compaignée  ,  cognoissant  et  agissant.  Ainsi  nous 
disons  que  sagesse  est  preude  prudence ,  c'est  à  dire  preu- 
d'hommie avec  habilité  ,  probité  bien  advisée.  Nous  sçavons 
que  preud'hommie  sans  prudence  est  sotte  et  indiscrette  ; 
prudence  sans  preud'hommie  n'est  que  finesse  :  ce  sont  deux 
choses  les  meilleures  et  plus  excellentes ,  et  les  chefs  de  tout 
Lien  ;  mais  seules  et  séparées  ,  sont  défaillantes ,  imparfaites. 
La  sagesse  les  accouple  ,  c'est  une  droitture  et  belle  com- 
position de  tout  l'homme.  Or  elle  consiste  en  deux  choses  , 
bien  se  cognoistre ,  et  constamment  estre  bien  réglé  et  mo- 
déré en  toutes  choses  par  toutes  choses  :  j'entends  non  seu- 
lement les  externes  qui  apparoissent  au  monde ,  faits  et  dits  ; 
mais  premièrement  et  principalement  les  internes  ,  pensées , 
opinions ,  créances  desquelles  (ou  la  feinte  est  bien  grande  , 
et  qui  enfin  se  descouvre)  sourdent  les  externes.  Je  dis  cons- 
tamment ,  car  les  fols  parfois  contrefont ,  et  semblent  estrc 
bien  sages.  Il  sembleroit  peut-eslre  à  aucuns  qu'il  suffiroit 
de  dire  que  la  sagesse  consiste  à  estre  constamment  bien  réglé 
et  modéré  en  toutes  choses ,  sans  y  adjouster  bien  se  cog- 
noistre :  mais  je  ne  suis  pas  de  cet  advis  ;  car  advenant  que 
par  une  grande  bonté  ,  douceur  et  soupplesse  de  nature ,  ou 
par  une  attentive  imitation  d'autrûy  ,  quelqu'un  se  comportât 


PRÉFACE.  xxxm 

et  relevée  par  dessus  le  commun  et  ordinaire , 
soit  en  bien  ou  en  mal  :  car  il  se  prend  et  usurpe 
(peut-estre  improprement)  en  toutes  les  deux 
façons  :  sapientes  sunt  ut  faclant  mala  l:  et  ne 

modérément  en  toutes  choses  ,  ignorant  cependant  et  mescog- 
•noissant  soy-mesme  ,  et  l'humaine  condition ,  ce  qu'il  a  et 
ce  qu'il  n'a  pas  ;  il  ne  seroit  pourtant  sage ,  veu  que  sagesse 
n'est  pas  sans  cognoissance ,  sans  discours  ,  et  sans  estude. 
L'on  n'accordera  pas  peut-estre  cette  proposition  :  car  il 
semble  bien  que  l'on  ne  peut  reiglement  et  constamment  se 
comporter  par-tout  sans  se  cognoistre ,  et  suis  de  cet  advis. 
Mais  je  dis  que  ,  combien  qu'ils  aillent  inséparablement  en- 
semble ,  si  ne  laissent-ils  d'estre  deux  choses  distinctes  :  dont  il 
les  faut  séparément  exprimer  en  la  description  de  sagesse, 
comme  ses  deux  offices ,  dont  se  cognoistre  est  le  premier  , 
et  est  dit  le  commencement  de  sagesse.  Parquoy  nous  disons 
sage  ,  celuy  qui  cognoissant  bien  ce  qu'il  est ,  son  bien  et 
son  mal ,  combien  et  jusques  où  nature  l'a  estrené  et  favorisé 
et  où  elle  lui  a  deffailly  ,  estudie  par  le  bénéfice  de  la  phi- 
losophie ,  et  par  l'effort  de  la  vertu  ,  à  corriger  et  redresser  ce 
qu'elle  luy  a  donné  de  mauvais ,  reveiller  et  roidir  ce  qui  est 
de  foible  et  languissant ,  faire  valoir  ce  qui  est  bon,  adjouter 
ce  qui  deffaut,  et  tant  que  faire  se  peut  la  secourir;  et  par 
tel  estude  se  règle  et  conduict  bien  en  toutes  choses. 

Suivant  cette  briefve  déclaration  ,  nostre  dessein  en  cet 
œuvre  de  trois  livres  est  premièrement  enseigner  l'homme  à  se 
bien  cognoistre ,  et  l'humaine  condition ,  le  prenant  en  tout 
sens  ,  et  regardant  à  tous  visages  ;  c'est  au  premier  livre  :  puis 
l'instruire  à  se  bien  régler  et  modérer  en  toutes  choses  ;  ce  que 

1  «  Ils  ne  sont  sages  que  pour  faire  le  mal».  Jérémie  , 
chap.  VI,  v.  22. 

I.  G 


xxxiv  PRÉFACE. 

signifie  pas  proprement  qualité  bonne  et  louable, 
mais  exquise,  singulière,  excellente  en  quoy  que 
ce  soit,  dont  se  dit  aussi  bien  sage  tyran,  py- 
rate,  voleur,  que  sage  roy,  pilote,  capitaine, 

nous  ferons  en  gros  par  advis  et  moyens  généraux  et  communs 
au  second  livre  ,   et  particulièrement  au  troisiesme ,  par  les 
quatre  vertus  morales  ,  soubs  lesquelles  est  comprise  toute 
l'instruction  de  la  vie  humaine  ,  et  toutes  les  parties  du  de- 
voir et  de  Vhonneste.  Voilà  pourquoy  cet  œuvre  ,  qui  instruit 
la  vie  et  les  mœurs ,  à  bien  vivre  et  bien  mourir  ,  est  intitulé 
sagesse  ,  comme  le  nostre  précèdent ,  qui  instruisoit  à  bien 
croire  ,   a  esté  appelle  vérité ,  ou  bien  les  trois  vérités  ,   y 
ayant  trois  livres  en  cettuy-cy  comme  en  celuy-là.  J'adjouste 
icy  deux  ou  trois  mots  de  bonne  foy  ;  l'un  ,  que  j'ai  questé 
par-cy  par-là ,  et  tiré  la  plus  part  des  matériaux  de  cet  ou- 
vrage des   meilleurs   autheurs  qui  ont   traitté  cette   matière 
morale  et  politique  ,  vraye  science  de  l'homme  ,  tant  anciens , 
spécialement  Seneque  et  Plutarque  ,  grands  docteurs  en  icelle , 
que  modernes.  C'est  le  recueil  d'une  partie  de  mes  estudes  ;  la 
forme  et  l'ordre  sont  à  moi.  Si  je  l'ay  arrangé  et  ageancé  avec 
jugement  et  à  propos,  les  sages  en  jugeront  :  car  meshuy  en 
ce  subject  autres  ne  peuvent  estre  mes  juges ,  et  de  ceux-là 
volontiers  recevrai  la  réprimande  ;  et  ce  que  j'ay  prins  d'au- 
truy  ,  je  l'ay  mis  en  leurs  propres  termes  ,  ne  le  pouvant  dire 
mieux  qu'eux.  Le  second  ,  que  j'ay  icy  usé  d'une  grande  li- 
berté et  franchise  à  dire  mes  advis ,  et  à  heurter  les  opinions 
contraires ,  bien  que  toutes  vulgaires  et  communément  re- 
ceues ,  et  trop  grandes ,  ce  m'ont  dit  aucuns  de  mes  amys  , 
ausquels  j'ay  respondu  que  je  ne  formois  icy  ou  instruisois  un 
homme  pour  le  cloistre  ,  mais  pour  le  monde,  la  vie  com- 
mune et  civile  ;  ny  ne  faisois  icy  le  théologien  ,  ny  le  cathe- 


PRÉFACE.  xxxv 

c'est  a.  dire  suffisant ,  prudent ,  advisé  :  non  sim- 
plement et  populairement,  mais  excellemment. 
Parquoy  s'oppose  a  la  sagesse ,  non  seulement  la 
folie ,  qui  est  un  desreglement  et  desbauche  ;  et 
la  sagesse  est  un  règlement  bien  mesuré  et  pro- 
portionné :  mais  encores  la  bassesse  et  simplicité 
commune  et  populaire  ;  car  la  sagesse  est  relevée , 
forte  et  excellente  :  ainsi  sagesse ,  soit  en  bien  ou 
en  mal,  comprend  deux  choses;  suffisance,  c'est  la 
provision  et  garniture  de  tout  ce  qui  est  requis 

drant ,  ou  dogmatisant ,  ne  m 'assujettissant  scrupuleusement 
à  leurs  formes ,  règles  ,  style ,  ains  usois  de  la  liberté  acadé- 
mique et  philosophique.  La  foiblesse  populaire ,  et  délicatesse 
féminine  ,  qui  s'offense  de  cette  hardiesse  et  liberté  de  paroles  , 
est  indigne  d'entendre  chose  qui  vaille.  A  la  suite  de  cecy,  je  dis 
encores  que  je  traitte  et  agis  icy  non  pedantesquement ,  selon  les 
règles  ordinaires  de  l'eschole ,  ny  avec  estendue  de  discours  ,  et 
appareil  d'éloquence ,  ou  aucun  artifice.  La  sagesse ,  quce  siocu- 
îis  ipsis  cerneretur,  mirabiles  excitaret  amores  sui ,  n'a  que 
faire  de  toutes  ces  façons  pour  sa  recommandation  ,  elle  est 
trop  noble  et  glorieuse  ;  les  vérités  et  propositions  y  sont 
espesses  ,  mais  souvent  toutes  sèches  et  crues  ,  comme  apho- 
rismes ,  ouvertures  et  semences  de  discours.  J'y  ay  parsemé 
des  sentences  latines ,  mais  courtes ,  fortes  et  poétiques  ,  ti- 
rées de  très  bonne  part,  et  qui  n'interrompent,  ny  ne  trou- 
blent le  fil  du  texte  françois.  Car  je  n'ay  pu  encores  estre  rn- 
duict  à  trouver  meilleur  de  tourner  toutes  telles  allégations 
en  françois  (comme  aucuns  veulent)  avec  tel  déchet  et  perle 
de  la  grâce  et  énergie  qu'elles  ont  en  leur  naturel  et  original , 
qui  ne  se  peut  jamais  bien  représenter  en  autre  langage. 


xxxvi  PRÉFACE, 

et  nécessaire ,  et  qu'elle  soit  en  haut  et  fort  degré. 
Voila  ce  qu'au  premier  son  et  simple  mot  de  sa- 
gesse ,  les  plus  simples  imaginent  que  c'est  :  dont 
ils  advouent  qu'il  y  a  peu  de  sages ,  qu'ils  sont  ra- 
res, comme  est  toute  excellence,  et  qu'à  eux  de 
droit  appartient  de  commander  et  guider  les  au- 
tres ;  que  ce  sont  comme  oracles,  dont  est  le  pro- 
verbe ,  en  croire  et  s'en  remettre  aux  sages  : 
mais  bien  définir  la  chose  au  vray,  et  la  distin- 
guer par  ses  parties,  tous  ne  le  sçavent,  ny  n'en 
sont  d'accord,   et  n'est  pas  aysé  :  autrement  le 
commun ,  autrement  les  philosophes ,  autrement 
les  théologiens  en  parlent  :  ce  sont  les  trois  es- 
tages  et  classes  du  monde  :  ces  deux  procèdent 
par  ordre  ,  règles  et  préceptes,  la  première  con- 
fusément et  fort  imparfaitement. 

Or  nous  pouvons  dire  qu'il  y  a  trois  sortes  et 
degrés  de  sagesse,  divine,  humaine,  mondaine, 
qui  respondent  à  Dieu ,  nature  pure  et  entière , 
nature  vitiée  et  corrompue  :  de  toutes  ces  trois 
sortes ,  et  de  chacune  d'icelles  discourent  et  par- 
lent toutes  ces  trois  classes  du  monde  que  nous 
avons  dit,  chacune  selon  sa  portée  et  ses  moyens  : 
mais  proprement  et  formellement  le  commun, 
c'est  a  dire ,  le  monde  de  la  mondaine,  le  philo- 
sophe de  l'humaine,  le  théologien  de  la  divine. 
La  mondaine  est  plus  basse  (qui  est  diverse  se- 
lon les  trois  grands  chefs  de  ce  bas  monde  :  opu- 


PREFACE.  ?ii 

lence,  volupté,  gloire,  ou  bien  avarice ,  luxure, 
ambition  :  Quidquid  est  in  mundo ,  est  concu- 
piscentia  oculorum ,  concupiscentia  carnis 3  su- 
perbia  vitœ  2  :  dont  est  appelée  par  S.  Jacques  de 
trois  noms ,  terrena,  animalis,  diabolica  3)  est  re- 
prouvée par  la  philosophie ,  et  théologie  qui  la 
prononce  folie  devant  Dieu ,  stultam  fecit  Deus 
sapientiam  hujus  mundi  4  :  or  n'est  il  point  parlé 
d'elle  en  ce  livre,  que  pour  la  condamner. 

La  plus  haute ,  qui  est  la  divine ,  est  définie 
et  traittée  par  les  philosophes  et  théologiens  un 
peu  diversement.  Je  dédaigne  et  laisse  icy  tout 
ce  qu'en  peut  dire  le  commun ,  comme  prophane , 
et  trop  indigne  pour  estre  ouy  en  telle  chose.  Les 
philosophes  la  font  toute  spéculative ,  disent  que 
c'est  la  cognoissance  des  principes  ,  premières 
causes,  et  plus  hauts  ressorts  de  toutes  choses, 
et  en  fin  de  la  souveraine  qui  est  Dieu,  c'est  la 
métaphysique.  Cette  cy  réside  tout  en  l'cntende- 

2  »  Tout  ce  qui  est  dans  le  monde ,  est  concupiscence  des 
yeux,  ou  concupiscence  de  la  chair,  ou  orgueil  de  la  vie»1. 
St.-Jean  ,  Epitre  I,  chap.  il,  v.  16. 

3  «  Terrestre  ,  animale ,  diabolique».  Ep.  de  St.  Jacques, 
chap.  III ,  v.  ï6.. 

4-  «  Dieu  a  fait  de  la  sagesse  de  ce  monde,  une  folie  ». 
St.-Paul,  aux  Corinthiens,  Ep.  I ,  chap.  ni ,  v.  in.  —  Ici 
Charron  a  altéré  le  texte.  Voici  ce  qu'on  lit  dans  St.-Paul ,  loc. 
cit.  :  Sapienlia  enim  hujus  mundi  stultitia  est  apud  Deunti 
ce  qui  présente  un  tout  autre  sens. 


xxxviii  PPxÉFACE. 

ment,  c'est  son  souverain  bien  et  sa  perfection , 
c'est  la  première  et  plus  haute  des  cinq  vertus  in- 
tellectuelles 5,  qui  peut  estre  sans  probité,  action, 
et  sans  aucune  vertu  morale.  Les  théologiens  ne 
la  font  pas  du  tout  tant  spéculative ,  qu'elle  ne 
soit  aussi  aucunement  pratique  :  car  ils  disent 
que  c'est  la  cognoissance  des  choses  divines ,  par 
lesquelles  se  tire  un  jugement  et  reiglement  des 
actions  humaines ,   et  la  font  double  :  l'une  ac- 
quise par  estude,  et  a  peu  prés  celle  des  philo- 
sophes que  je  viens  de  dire  :  l'autre,  infuse  et 
donnée  de  Dieu,  desursùm  descendens.  C'est  le 
premier  des  sept  dons  du  Sainct  Esprit,  Spiritus 
Domini  Spiritus  sapientiœ ,   qui  ne   se   trouve 
qu'aux  justes  et  nets  de  péché ,  in  malevolam  ani- 
mant non  introibit  sapientia6.  De  cette  sagesse 
divine  n'entendons  aussi  parler  icy,  elle  est  en 
certain  sens  et  mesure  traittée  en  ma  première 
vérité,  et  en  mes  discours  de  la  divinité. 

Parquoy  s'ensuit  que  c'est  de  l'humaine  sagesse 
que  nostre  livre  traitte  ,  et  dont  il  porte  le  nom, 
de  laquelle  il  faut  icy  avoir  une  briefve  et  géné- 
rale peinture ,  qui  soit  comme  l'argument  et  le 
sommaire  de  tout  cet  oeuvre.  Les  descriptions 
communes  sont  diverses  et  toutes  courtes.  Au- 

5  Voyez  St.  Thomas,  i  quest.  57,  2  quest.  2 ,  ig. 

6  «  La  sagesse  n'entrera  point  dans  un  ame  malveillante». 
La  Sagesse,  chap.  1,  y.  4- 


PRÉFACE.  xxxix 

cuns,  et  la  plus  part  pensent  que  ce  n'est  qu'une 
prudence ,  discrétion  et  comportement  advisé  aux 
affaires  et  en  la  conversation.  Cecy  est  digne  du 
commun,  qui  r'apporte  presque  tout  au  dehors, 
à  l'action ,  et  ne  considère  gueres  autre  chose  que 
ce  qui  paroit  :  il  est  tout  aux  yeux  et  aux  oreilles , 
les  mouvemens  internes  le  touchent  et  luy  poi- 
sent  fort  peu  :  ainsi  selon  leur  opinion  la  sagesse 
peut  estre  sans  pieté  et  sans  probité  essentielle  ; 
c'est  une  belle  mine ,  une  douce  et  modeste  finesse . 
D'autres  pensent  que  c'est  une  singularité  farouche 
et  espineuse ,  une  austérité  refrongnée  d'opinions, 
mœurs,  paroles,  actions,  et  forme  de  vivre,  qui 
pource  appellent  ceux  qui  sont  feruz  et  touchés 
de  celte  humeur,  philosophes,  c'est  à  dire  en 
leur  jargon,  fantasques,  bigearres  ,  hétéroclites. 
Or  telle  sagesse ,  selon  la  doctrine  de  nostre  livre, 
est  plustot  une  folie  et  extravagance.  Il  faut  donc 
apprendre  que  c'est  d'autres  gens  que  du  com- 
mun :  sçavoir  est  des  philosophes  et  théologiens, 
qui  tous  deux  l'ont  traittée  en  leurs  doctrines  mo- 
rales :  ceux-là  plus  au  long,  et  par  exprès  comme 
leur  vray  gibbier,  leur  propre  et  formel  sujet, 
car  ils  s'occupent  à  ce  qui  est  de  la  nature,  et  au 
faire  :  la  théologie  monte  plus  haut ,  s'attend  et 
s'occupe  aux  vertus  infuses,  théoriques  et  di- 
vines, c'est  à  dire  à  la  sagesse  divine  et  au  croire. 
Ainsi  ceux-là  s'y  sont  plus  arrestés  et  plus  es- 


xl  PRÉFACE. 

tendus,  reglans  et  instruisans  non  seulement  le 
particulier,  mais  aussi  le  commun  et  le  public  : 
enseignans  ce  qui  est  bon  et  utile  aux  familles , 
communautés,  republiques  et  empires.  La  théo- 
logie est  plus  chiche  et  taciturne  en  cette  part , 
visant  principalement  au  bien  et  salut  éternel  d'un 
chascun.  Davantage ,  les  philosophes  la  traittent 
plus  doucement  et  plaisamment,  les  théologiens 
plus  austeremment  et  sèchement.  La  philosophie 
qui  est  l'ainée  ,  comme  la  nature  est  l'ainée  de  la 
grâce ,  et  le  naturel  du  surnaturel ,  semble  sua- 
der  gratieusement  et  vouloir  plaire  en  profitant, 
comme  la  poésie  : 

....    Simul  et  jucunda,  et  idonea  dicere  vitee. . . . 
Lectorem  delectando  pariterque  monendo7. 

Revêtue  et  enrichie  de  discours ,  de  raisons ,  in- 
ventions, et  pointes  ingénieuses,  exemples,  si- 
militudes :  parée  de  beaux  dires,  apophtegmes, 
mots  sententieux,  ornée  d'éloquence  et  d'artifice. 
La  théologie  qui  est  venue  après ,  toute  refron- 
gnée,  semble  commander  et  enjoindre  impérieu- 
sement et  magistralement  :  et  de  fait  la  vertu  et 
probité  des  théologiens  est  toute  chagrine,  aus- 
tère, sub  jette,  triste,  craintive  et  populaire  :  la 

7  «  Dire  des  choses  à  la  fois  agréables  ,  et  utiles  à  la  vie..., 
plaire  au  lecteur,  et  lui  donner  en  même  temps  des  avis  »'. 
Horace,  Art  poét.  v.  334  et  344- 


PRÉFACE.  xli 

philosophique ,  telle  que  ce  livre  enseigne,  est 
toute  gaye,  libre,  joyeuse,  relevée,  et  s'il  faut 
dire,  enjoue'e,  mais  cependant  bien  forte,  no- 
ble, généreuse  et  rare.  Certes  les  philosophes  ont 
este'  excellens  en  cette  part,  non  seulement  a  la 
traitter  et  enseigner ,  mais  encores  a  la  présenter 
vivement  et  richement  en  leurs  vies  nobles  et 
héroïques.  J'entends  ici  philosophes  et  sages , 
non  seulement  ceux  qui  ont  porte  le  nom  de  sa- 
ges, comme  Thaïes,  Solon,  et  les  autres  qui  ont 
esté  d'une  volée,  et  du  temps  de  Cyrus ,  Cresus, 
Pisistratus  :  ny  aussi  ceux  qui  sont  venus  après , 
et  ont  enseigné  en  public  3  comme  Pythagoras, 
Socrates,  Platon,  Aristote,  Aristippe,  Zenon, 
Antisthenes ,  tous  chefs  de  part ,  et  tant  d'autres 
leurs  disciples,  différents  et  divisés  en  sectes; 
mais  aussy  tous  ces  grands  hommes  qui  faisoient 
profession  singulière  et  exemplaire  de  vertu  et 
sagesse ,  comme  Phocion  ,  Aristides  ,  Pericles , 
Alexandre,  que  Plutarque  appelle  philosophe 
aussy  bien  que  roy ,  Epaminondas ,  et  tant  d'au- 
tres Grecs  :  les  Fabrices ,  Fabies ,  Camilles ,  Gâ- 
tons, Torquates,  Régules,  Lelies,  Scipions,  ro- 
mains, qui  pour  la  plus  part  ont  esté  généraux 
d'armées.  Pour  ces  raisons  je  suy  et  employé  en 
mon  livre  plus  volontiers,  et  ordinairement  les 
advis  et  dires  des  philosophes,  sans  toutesfois  ob- 
mettre  ourejetterceux  des  théologiens  :  car  aussi 


xlii  PRÉFACE, 

en  substance  sont-ils  tous  d'accord,  et  fort  rare- 
ment différents,  et  la  théologie  ne  dédaigne  point 
d'employer  et  faire  valoir  les  beaux  dires  de  la 
philosophie.  Si  j'eusse  entreprins  d'instruire  pour 
le  cloistre  et  la  vie  consiliaire ,  c'est  a  dire  pro- 
fessions des  conseils  evangeliques ,  il  m'eust  fallu 
suivre,  adamussim ,  les  advis  des  théologiens  ; 
mais  nostre  livre  instruit  a  la  vie  civile,  et  forme 
un  homme  pour  le  monde ,  c'est  a  dire  a  la  sa- 
gesse humaine  et  non  divine. 

Nous  disons  donc  naturellement  et  universel- 
lement, avec  les  philosophes  et  les  théologiens, 
que  cette  sagesse  humaine  est  une  droitture,  belle 
et  noble  composition  de  l'homme  entier,  en  son 
dedans,  son  dehors,  ses  pensées,  paroles,  ac- 
tions, et  tous  ses  mouvemensj  c'est  l'excellence 
et  perfection  de  l'homme  comme  homme ,  c'est 
a  dire  selon  que  porte  et  requiert  la  loy  première 
fondamentale  et  naturelle  de  l'homme,  ainsi  que 
nous  disons  un  ouvrage  bien  fait  et  excellent, 
quand  il  est  bien  complet  de  toutes  ses  pièces,  et 
que  toutes  les  règles  de  l'art  y  ont  esté  gardées  : 
celuy  est  homme  sage  qui  sait  bien  et  excellem- 
ment faire  l'homme  :  c'est  à  dire ,  pour  en  donner 
une  plus  particulière  peinture ,  qui  se  cognois- 
sant  bien  et  l'humaine  condition  se  garde  et  pré- 
serve de  tous  vices,  erreurs,  passions,  et  défauts 
tant  internes,  siens  et  propres,  qu'externes,  com- 


PRÉFACE.  XLin 

îïiuns  et  populaires;  maintenant  son  esprit  net, 
libre,  franc,  universel,   considérant  et  jugeant 
de  toutes  choses ,  sans  s'obliger  ny  jurer  a  au- 
cune,  visant  tous  jours   et  se  réglant  en  toutes 
choses  selon  nature,  c'est  à  dire  la  raison,  pre- 
mière et  universelle  loi  et  lumière  inspirée  de 
Dieu,  qui  esclaire  en  nous.,  a  laquelle  il  ployé 
et  accommode  la  sienne  propre  et  particulière , 
vivant  au  dehors  et  avec  tous ,  selon  les  loix ,  cou- 
tumes et  cérémonies  du  pays  où  il  est ,  sans  of- 
fense de  personne,  se  portant  si  prudemment  et 
discrètement  en  tous  affaires,   allant  tous  jours 
droite  ferme,,  joyeux  et  content  en  soy-mesme , 
attendant  paisiblement  tout  ce  qui  peut  advenir, 
et  la  mort  en  fin.  Tous  ces  traits  et  parties,   qui 
sont  plusieurs  ,  se  peuvent  pour  facilité  racourcir 
et  rapporter  a  quatre  chefs  principaux ,  cognois- 
sance  de  soy,  liberté  d'esprit  nette  et  généreuse, 
suyvre  nature,  (ccttuy-cy  a  très  grande  estendue, 
et  presque  seul  suffîroit)  vray  contentement  :  les- 
quels ne  se  peuvent  trouver  ailleurs  qu'au  sage. 
Celuy  qui  faut  en  l'un  de  ces  points ,  n'est  point 
sage.  Qui  se  mescognoit,  qui  tient  son  esprit  en 
quelque  espèce  de  servitude,  ou  de  passions,  ou 
d'opinions  populaires,  le  rend  partial,  s'oblige 
a  quelque  opinion  particulière,  et  se  prive  de  la 
liberté  et  jurisdiction  de  voir,  juger,  examiner 
toutes  choses  :  qui  heurte  et  va  contre  nature., 


xliv  PRÉFACE. 

soubs  quelque  prétexte  que  ce  soit ,  suivant  plus- 
tost  l'opinion  ou  la  passion ,  que  la  raison ,  qui 
bransle  au  manche  ,  troublé,  inquiété,  mal  con- 
tent, craignant  la  mort,  n'est  point  sage.  Voicy 
en  peu  de  mots  la  peinture  de  sagesse  et  de  folie 
humaine,  et  le  sommaire  de  ce  que  je  prétends 
traitter  en  cet  œuvre,  spetialement  au  second 
livre  ,  qui  par  exprés  contient  les  règles,  traits  et 
offices  de  sagesse ,  qui  est  plus  mien  que  les  deux 
autres,  et  que  j'ai  pensé  une  fois  produire  seul. 
Cette  peinture  verbale  de  sagesse  est  oculaire- 
ment  représentée  sur  la  porte  et  au  frontispice 
de  ce  livre  8 ,  par  une  femme  toute  nue  en  un 

8  Dans  l'édition  de  i6o4,  dans  celles  des  Elzévirs  ,  et  dans 
quelques  autres ,  on  voit ,  au  frontispice  ,  la  figure  que  Charron 
décrit.  Nous  n'avons  pas  cru  devoir  la  faire  copier.  C'est  une 
estampe  allégorique  assez  mal  composée  :  l'explication  qu'en 
donne  ici  Charron ,  offre  beaucoup  plus  d'intérêt  que  l'es- 
tampe ,  qui  même  n'aura  sans  doute  été  exécutée  qu'après  sa 
mort ,  et  d'après  la  peinture  verbale  que  d'avance  il  en  faisait 
ici.  Dans  les  éditions  des  Elzévirs  ,  on  trouve ,  à  la  suite  de  la 
préface,  une  explication  encore  plus  détaillée.  Quoique,  très 
probablement  elle  ne  soit  point  sortie  de  la  plume  de  Charron , 
nous  la  rapporterons  comme  variante. 

EXPLICATION    DE   LA    GRAVURE. 

«  Tout  au  plus  haut,  et  sur  l'inscription  du  Hure ,  la  Sagesse 
est  représentée  par  vue  belle  femme  toute  nue' ,  sans  que  ses 
hontes  paroissent ,  quasi  non  essent ,  en  son  simple  naturel , 
quia  puram  naturam  sequilur,  au  visage  sain  ,  masle,  joyeux, 
riant,  regard  fort  et  magistral  :  corps  droit,  les  pieds  joints, 


PRÉFACE.  xlv 

vuide  ne  se  tenant  a  rien,  en  son  pur  et  simple  na- 
turel, se  regardant  en  un  miroir,  sa  face  joyeuse , 

sur  vn  Cube,  les  bras  croisez,  comme  s'embrassant  elle  mesme, 
comme  se  tenant  à  soy ,  sur  soy ,  en  soy ,  contente  de  soy  : 
Sur  sa  teste  vn  couronne  de  Laurier,  etd'Oliuier,  c'est  vic- 
toire et  paix  :  vne  espace  ou  vuide  à  l'entour ,  qui  signifie  li- 
berté :  se  regardant  dedans  vn  miroir  assez  esloigné  d'elle , 
soustenu  d'une  main  sortant  d'un  nuage,  dans  la  glace  duquel 
paroist  vne  autre  femme  semblable  à  elle  :  Car  tousiours  elle 
se  regarde  et  se  cognoist.  A  son  costé  droit  ces  mots,  Ie  NE 
SÇAY,  qui  est  sa  devise;  Et  au  costé  gaucbe  ces  autres  mots: 
Paix  et  peu,  qui  est  la  devise  de  l'Autheur  signifiée  par  vne 
raue  mise  en  pal ,  entortillée  d'un  rameau  d'Oliuier,  et  enui- 
ronnée  de  deux  branches  de  Laurier  en  Ouale. 

«  Au  dessoubs ,  y  a  quatre  petites  femmes ,  laides ,  chetiues  , 
ridées  ,  enchaisnées  ,  et  leurs  cbaisncs  se  rendent  et  aboutissent 
au  Cube  qui  est  soubs  les  pieds  de  la  Sagesse  ,  qui  les  mes- 
prise,  condamne  et  foule  aux  pieds,  desquelles  deux  sont  du 
costé  droict  de  l'inscription  du  liure  ,  sçauoir  Passion  et 
Opinion.  La  Passion ,  maigre  ,  au  visage  tout  altéré  :  l'Opinion , 
aux  yeux  esgarez ,  volage,  estourdie,  soustenue  par  nombre 
de  personnes,  c'est  le  Peuple.  Les  deux  autres  sont  de  l'autre 
costé  de  l'inscription  :  sçauoir,  Superstition,  au  visage  transi, 
joignant  les  mains  comme  vne  semante  qui  tremble  de  peur  . 
Et  la  Science  ,  vertu  ou  preud'hommie  artificielle  ,  acquise  , 
pedantesque,  serue  des  loix  et  coustumes ,  au  visage  enflé, 
glorieux,  arrogant,  auec  les  sourcils  releuez,  qui  lit  en  vn 
liure  où  y  a  escrit ,  ouy  ,  NON ,  Cette  figure  est  aussi  expliquée 
par  le  Sonet  suiuant. 

SONET. 

La  Sagesse  est  à  nud  ,  droicte  et  sans  artifice , 
D'Oliue  et  de  Laurier  son  chef  est  verdoyant, 


xlvi  PRÉFACE, 

riante  et  masle,  droite,  les  pieds  joints  sur  un 
cube,  et  s'embrassant,  ayant  soubs  ses  pieds  en- 
chaînées quatre  autres  femmes  comme  esclaves  , 
sçavoir  passion  au  visage  altéré  et  hydeux  ;  opi- 
nion aux  yeux  esgarés,  volage,  estourdie,  sou- 
tenue par  des  testes  populaires  ;  superstition  toute 
transsie,  et  les  mains  jointes  ;  vertu  ou  preud'hom- 
mie  et  science  pedantesque  au  visage  enflé ,  les 
sourcils  relevés,  lisant  en  un  livre,  où  est  es- 
cript,  ouy ,  non.  Tout  cecy  n'a  besoin  d'autre  ex- 
plication que  de  ce  que  dessus,  mais  elle  sera 
bien  au  long  au  second  livre. 

Pour  acquérir  et  parvenir  à  cette  sagesse ,  il  y 
a  deux  moyens  :  le  premier  est  en  la  conforma- 
tion originelle ,  et  trempe  première  c'est  a  dire 
au  tempérament  de  la  semence  des  parens,  puis 

Son  mirouër  est  tenu  des  doigs  du  foudroyant, 
Et  s'eslesue  au  dessus  du  Cube  de  justice. 

Sous  ses  pieds  au  carcan ,  les  mères  de  tout  vice 
Forcenant  de  despit,  grommelant,  aboyant, 
Contr'elle  en  vain  l'effort  de  leur  rage  employant, 
Tant  de  Sagesse  est  fort  et  ferme  l'édifice. 

La  Passion  s'anime  impétueusement  ; 
Le  Peuple  fauorise  et  porte  obstine'ment 
La  folle  Opinion  ,  sourde  aveugle  et  perverse  : 

Tremblante,  sans  sçauoir,  la  Superstition 
S'estrangle  d'elle  mesme  ;  et  la  Présomption 
De  la  Pédanterie  est  mise  à  la  renverse. 

C.  D.  F.  E.  D.  B. 

Superanda  omnis  fortuna  ferendo  est. 


PRÉFACE.  xlvii 

au  laict  nourricier,  et  première  éducation ,  d'où 
l'on  est  dit  bien  nay  ou  mal  nay,  c'est  à  dire  bien 
ou  mal  formé  et  disposé  à  la  sagesse.  L'on  ne 
croit  pas  combien  ce  commencement  est  puissant 
et  important,  car  si  on  le  savoit,  l'on  y  appor- 
teroit  autre  soin  et  diligence  que  l'on  ne  fait. 
C'est  chose  estrange  et  déplorable  qu'une  telle 
nonchalance  de  la  vie ,  et  bonne  vie  de  ceux  que 
nous  voulons  estre  d'autres  nous-mesmes.  Es 
moindres  affaires  nous  y  apportons  du  soin ,  de 
l'attention,  du  conseil  :  icy  au  plus  grand  et 
noble,  nous  n'y  pensons  point,  tout  par  hazard 
et  rencontre.  Qui  est  celuy  qui  se  remue,  qui 
consulte,  qui  se  met  en  devoir  de  faire  ce  qui 
est  requis  ,  de  se  garder  et  préparer  comme  il 
faut,  pour  faire  des  enfans  masles,  sains,  spi- 
rituels ,  et  propres  à  la  sagesse  ?  Car  ce  qui  sert  a 
l'une  de  ces  choses ,  sert  aux  autres ,  et  l'inten- 
tion de  nature  vise  ensemble  a  tout  cela.  Or  c'est 
à  quoy  on  pense  le  moins  ;  à  peine  pense-t-on 
tout  simplement  a  faire  enfans ,  mais  seulement, 
comme  bestes ,  d'assouvir  son  plaisir  :  c'est  une 
de&  plus  remarquables  et  importantes  fautes  qui 
soit  en  une  republique ,  dont  personne  ne  s'ad- 
vise  ,  et  ne  se  plaint,  et  n'y  a  aucune  loy,  règle- 
ment ,  ou  advis  public  là  dessus.  Il  est  certain  que 
si  l'on  s'y  portoit  comme  il  faut,  nous  aurions 
d'autres  hommes  que  nous  n'avons.  Ce  qui  est  re- 


XLvrn  PRÉFACE, 

quis  en  cecy,  et  à  la  première  nourriture,  est 
bnefvemcnt  dit  en  nostre  troisiesme  livre,  cha- 
pitre xi  Y. 

Le  second  moyen  est  en  Testude  de  la  philo- 
sophie, je  n'entends  de  toutes  ses  parties,  mais 
de  la  morale  (sans  toutesfois  oublier  la  naturelle) 
qui  est  la  lampe,  le  guide ?  et  la  règle  de  nostre 
Vie,  qui  explique  et  représente  très  bien  la  loy 
de  nature  ,   instruit  l'homme  universellement  à 
tout,  en  public  et  en  privé,  seul,  et  en  compa- 
gnie ,  à  toute  conversation  domestique  et  civile , 
oste  et  retranche  tout  le  sauvagin  qui  est  en  nous, 
adoucit  et  apprivoise  le  naturel  rude.,  farouche 
et  sauvage,  le  duict  et  façonne  a  la  sagesse.  Bref 
c'est  la  vraye  science  de  l'homme;  tout  le  reste 
au  pris  d'elle ,   n'est  que  vanité ,  au  moins  non 
nécessaire ,  ny  beaucoup  utile  :  car  elle  apprend 
à  bien  vivre ,  et  bien  mourir  ,  qui  est  tout  ;  elle 
enseigne  une  preude  prudence,  une  habile  et 
forte  preud'hommie ,  une  probité  bien  advisée. 
Mais  ce  second  moyen  est  presque  aussi  peu  pra- 
tiqué ,  et  mal  employé  que  le  premier  :  tous  ne 
se  soucient  gueres  de  cette  sagesse,  tant  ils  sont 
attentifs  à  la  mondaine.  Voilà  les  deux  moyens 
de  parvenir  et  obtenir  la  sagesse ,  le  naturel ,  et 
l'acquis.  Qui  a  esté  heureux  au  premier,  c'est  à 
dire ,  qui  a  esté  favorablement  estrené  de  nature, 
et  est  d'un  tempérament  bon  et  doux,  lequel  pro- 


P  PRÉFACE,  xlix 

duit  une  grande  bonté  et  douceur  de  mœurs ,  a 
grand  marché  du  second  ;  sans  grande  peine  ,  il 
se  trouve  tout  porté  a  la  sagesse.  Qui  autrement, 
doit  avec  grand  et  laborieux  estude  et  exercice 
du  second  rabiller  et  suppléer  ce  qui  luy  défaut , 
comme  Socrates  un  des  plus  sages  disoit  de  soy , 
que  par  l'estude  de  la  philosophie  il  avoit  cor- 
rigé et  redressé  son  mauvais  naturel. 

Au  contraire  il  y  a  deux  empeschemens  formels 
de  sagesse ,  et  deux  contremoyens  ou  achemine- 
mens  puissans  à  la  folie ,  naturel,  et  acquis.  Le 
premier,  naturel ,  vient  de  la  trempe  et  tempéra- 
ment originel.,  qui  rend  le  cerveau  ou  trop  mol, 
et  humide,  et  ses  parties  grossières  et  matérielles , 
dont  l'esprit  demeure  sot ,  foible ,  peu  capable , 
plat,  ravallé,   obscur,  tel  qu'est  la  pluspart  du 
commun  :  ou  bien  trop  chaud,  ardent  et  sec, 
qui  rend  l'esprit  fol ,  audacieux,  vicieux.  Ce  sont 
les  deux  extrémités,  sottise  et  folie,  l'eau  et  le 
feu ,  le  plomb  et  le  mercure ,  mal  propres  à  la 
sagesse ,  qui  requiert  un  esprit  fort ,  vigoureux , 
et  généreux ,  et  neantmoins  doux ,  soupple ,  et 
modeste  :  toutesfois  ce  second  semble  plus  aysé 
à  corriger  par  discipline  que  le  premier.  Le  se- 
cond, acquis,  vient  de  nulle  ou  bien  de  mauvaise 
culture,  et  instruction,  laquelle  entre  autres  cho- 
ses consiste  en  un  heurt  et  prévention  jurée  de 
certaines  opinions,  desquelles  l'esprit  s'abbreuve , 
i.  d 


l  PRÉFACE. 

et  prend  une  forte  teinture  :  et  ainsi  se  rend  in- 
habile et  incapable  de  voir  et  trouver  mieux,  de 
s'eslever  et  enrichir  :  l'on  dit  d'eux  qu'ils  sontfe- 
ruz  *9  et  touchés,  qu'ils  ont  un  heurt  * ,0  et  un  coup 
à  la  teste  :  auquel  heurt  si  encores  la  science  est 
jointe,  pource  qu'elle  enfle,  apporte  de  la  pré- 
somption et  témérité,  et  preste  armes  pour  sous- 
tenir  et  défendre  les  opinions  anticipées  ;  elle 
achevé  du  tout  de  former  la  folie ,  et  la  rendre 
incurable  :  foiblesse  naturelle,  et  prévention  ac- 
quise sont  desja  deux  grands  empeschemens  ;  mais 
la  science,  si  du  tout  elle  ne  les  guarit^  ce  que 
rarement  elle  fait,  elle  les  fortifie  et  rend  invin- 
cibles :  ce  qui  n'est  pas  au  deshonneur  ny  descry 
de  la  science,  comme  l'on  pourroit  penser,  mais 
plustot  a  son  honneur. 

La  science  est  un  très  bon  et  utile  baston,  mais 
qui  ne  se  laisse  pas  manier  à  toutes  mains  :  et  qui 
ne  le  sçait  bien  manier,  en  reçoit  plus  de  dom- 
mage que  de  profit,  elle  enteste  et  affolit  (dit 
bien  un  grand  habile  homme)  les  esprits  foibles 
et  malades  ,  polit  et  parfait  les  forts  et  bons  na- 
turels :  l'esprit  foible  ne  sait  pas  posséder  la 
science,  s'en  escrimer,  et  s'en  servir  comme  il 
faut  ;  au  rebours  elle  le  possède  et  le  régente , 

*9  Frappés  ,  atteints  de  folie ,  timbrés. 

*'°  On  dirait  aujourd'hui  :  qu'ils  ont  martel  en  tête. 


PREFACE.  li 

dont  il  ployé  et  demeure  esclave  sous  elle,  comme 
l'estom-ach  foible  chargé  de  viandes  qu'il  ne  peut 
cuire  ny  digérer  :  le  bras  foible  qui  n'ayant  le 
pouvoir  ny  l'adresse  de  bien  manier  son  baston 
trop  fort  et  pesant  pour  luy ,  se  lasse  et  s'estourdit 
tout  :  l'esprit  fort  et  sage  le  manie  en  maistre  ,,  en 
jouyt,  s'en  sert,  s'en  prévaut  à  son  bien  et  ad- 
vantage,  forme  son  jugement,  rectifie  sa  volonté, 
en  accommode  et  fortifie  sa  lumière  naturelle,  et 
s'en  rend  plus  habile  :  ou  l'autre  n'en  devient 
que  plus  sot,  inepte,  et  avec  cela  présomptueux. 
Ainsi  la  faute  ou  reproche  n'est  point  a  la  science , 
non  plus  qu'au  vin ,  ou  autre  très  bonne  et  forte 
drogue  ,  que  l'on  ne  pourroit  accommoder  a  son 
besoin  ;  non  est  culpci'vini,  sed  culpa  bibentis11 . 
Or  a  tels  esprits  foibles  de  nature,  préoccupez, 
enflez,  et  empeschez  de  l'acquis,  comme  enne- 
mis formels  de  sagesse,  je  fay  la  guerre  par  ex- 
prés en  mon  livre  ;  et  c'est  souvent  sous  ce  mot 
de  pédant™,  n'en  trouvant  point  d'autre  plus 
propre,  et  qui  est  usurpé  en  ce  sens  par  plusieurs 
bons  autheurs.  En  son  origine  grecque,  il  se 
prend  en  bonne  part  ;  mais  es  autres  langues  pos- 
térieures, à  cause  de  l'abus  et  mauvaise  façon  de 
se  prendre  et  porter  aux  lettres  et  sciences,  vile, 

*11  «  La  faute  n'est  pas  au  vin,  mais  au  buveur  ». 
12  Ce  mot,  aiusi  que  pédagogue,  ne  signifiait  eu  effet  dans 
l'origine  ,  que  précepteur  d'enfant. 


Lit  PRÉFACE, 

sordide,  questueuse*'3,  querelleuse,  opiniastre, 
ostentative,  et  présomptueuse,  praticquée  par 
plusieurs,  il  a  esté  usurpé  comme  en  dérision  et 
injure  :  et  est  du  nombre  de  ces  mots  qui  avec 
laps  de  temps  ont  changé  de  signification ,  comme 
tyran*1 4,  sophiste,  et  autres.  Le  sieur  du  Bellay 
après  tous  vices  notés,  conclud,  comme  par  le 
plus  grand  :  mais  je  haj  par  sur  tout  un  savoir 
pedantesque ,  et  encores 

Tu  penses  que  je  n'ay  rien  de  quoy  me  vanger, 
Sinon  que  tu  n'es  faict  que  pour  boire  et  manger. 
Mais  j'ay  bien  quelque  chose  encore  plus  mordante . 
C'est,  pour  le  faire  court,  que  tu  es  un  pédante  ,5. 

Peut-estre  qu'aucuns  s'offenseront  de  ce  mot , 
pensant  qu'il  les  regarde,  et  que  par  iceluy  j'ay 
voulu  taxer  et  attaquer  les  professeurs  de  lettres 
et  instructeurs  ;  mais  ils  se  contenteront  s'il  leur 
plait,  de  cette  franche  et  ouverte  déclaration, 
que  je  fais  icy ,  de  ne  designer  par  ce  mot  aucun 
estât  de  robbe  longue ,  ou  profession  littéraire , 
tant  s'en  faut,  que  je  fais  par  tout  si  grand  cas 

*l3  Mercenaire,  du  latin  quœstuosa ,  avide  de  gain. 

xlt  On  sait  qu'en  effet  tyran  était  pris  en  grec  autrefois  pour 
roi ,  quoique  le  mot  soit  évidemment  dérivé  de  rûpw  ,  tour- 
menter ,  vexer ,  pressurer  le  peuple  comme  on  pressure  un 
fromage ,  qui  se  dit  rupo'ç ,  en  grec  :  ce  qui  prouve  l'opinion 
peu  avantageuse  que  les  anciens  peuples  républicains  avaient 
de  la  royauté ,  puisqu'ils  la  confondaient  avec  la  tyrannie. 

*l5  Un  pédant.  .  » 


PRÉFACE.  lui 

des  philosophes,  et  m'attaquerois  moy-mesme, 
puis  que  j'en  suis  et  en  fais  profession,  mais  une 
certaine  qualité  et  degré  d'esprits  que  j'ay  dé- 
peints cy-dessus,  sçavoir,  qui  sont  de  capacité 
et  suffisance  naturelle  fort  commune  et  médiocre, 
et  puis  mal  cultivés  3  prévenus,  et  aheurtés  a  cer- 
taines opinions ,  lesquels  se  trouvent  soubs  toute 
robbe,  en  toute  fortune  et  condition  vestue  en 
long  et  en  court  :  vulgum  tam  chlamidatos , 
quant  coronam  voco  l6.  Que  l'on  me  fournisse 
un  autre  mot  qui  signifie  ces  tels  esprits,  je  le 
quitteray*'7  très  volontiers.  Après  cette  mienne 
déclaration,  qui  s'en  plaindra,  s'accusera,  et 
se  monstrera  trop  chagrin.  On  peut  bien  opposer 
au  sage  d'autres  que  pédant,  mais  c'est  en  sens 
particulier,  comme  le  commun,  le  prophane  et 
populaire,  et  le  fais  souvent  :  mais  c'est  comme 
le  bas  au  haut,  le  foible  au  fort,  le  plat  au  re- 
levé, le  commun  au  rare,  le-valet  aumaistre, 
le  prophane  au  sacré  :  comme  aussi  le  fol ,  et 
de  fait  au  son  des  mots  c'est  son  vray  opposite  ; 
mais  c'est  comme  le  déréglé  au  réglé ,  le  glo- 
rieux opiniastre  au  modeste ,  le  partisan  à  l'uni- 
versel,  le  prévenu  et  atteint  au  libre,   franc, 

16  «  J'appelle  vulgaire  aussi  bien  ceux  qui  portent  une  cou- 
ronne ,  que  ceux  qui  ne  sont  vêtus  que  dune  chlamide».  Sé- 
nèque ,  de  Vitâ  beatâ ,  chap.  II. 

*'7  Je  le  laisserai  pour  prendre  cet  autre  mot. 


liv  PRÉFACE. 

et  net,  le  malade  au  sain;  mais  le  pédant,    au 
sens  que  nous  le  prenons,  comprend  tout  cela,  et 
encores  plus ,  car  il  désigne  celuy ,  lequel  non 
seulement  est  dissemblable  et  contraire  au  sage , 
comme  les  precedens,  mais  qui  roguement  et  fiè- 
rement luy  résiste   en  face,  et  comme  armé  de 
toutes  pièces  s'élève  contre  luy  et  l'attaque ,  par- 
lant par  resolution  et  magistralement.  Et  pourcc 
qu'aucunement  il  le  redoute ,  a  cause  qu'il  se  sent 
descouvert  par  luy ,  et  veu  jusques  au  fond  et  au 
vif,   et  son  jeu  troublé  par  luy,   il  le  poursuit 
d'une  certaine  et  intestine  hayne  ,  entreprend  de 
le  censurer,  descrier,  condamner,  s'estimant  et 
portant  pour  le  vray  sage ,  combien  qu'il  soit  le 
fol  non  pareil. 

Après  le  dessein  et  l'argument  de  cet  œuvre , 
venons  a  l'ordre  et  à  la  méthode.  Il  y  a  trois 
livres  :  le  premier  est  tout  en  la  cognoissance  de 
soy,  et  de  l'humaine  condition  preparative  a  la 
sagesse,  ce  qui  est  traitté  bien  amplement  par  cinq 
grandes  capitales  considérations,  dont  chascuue 
en  a  plusieurs  soubs  soy.  Le  second  contient  les 
traits,  offices  et  règles  générales  et  principales 
de  sagesse.  Le  tiers  contient  les  règles  et  instruc- 
tions particulières  de  sagesse,  et  ce  par  l'ordre 
et  le  discours  des  quatre  vertus  principales  et  mo- 
rales, prudence,  justice,  force,  tempérance: 
toubs  lesquelles  est  comprise  toute  l'instruction 


PRÉFACE.  lv 

de  la  vie  humaine ,  et  toutes  les  parties  du  devoir 
et  de  l'homieste.  Au  reste  je  traitte  et  agis  icy  non 
scolasliquement  ou  pedantesquement,  ny  avec 
estendue  de  discours,  et  appareil  d'éloquence, 
ou  aucun  artifice.  La  sagesse  (cfiiœ  si  oculis  ipsis 
cerneretur,  mirabiles  excitaretamores  sui^na. 
que  faire  de  toutes  ces  façons  pour  sa  recom- 
mandation, elle  est  trop  noble  et  glorieuse  :  mais 
brusquement,  ouvertement,  ingenuement:ce  qui 
(peut-estre)  ne  plaira  pas  a  tous.  Les  propositions 
et  vérités  y  sont  espesses,  mais  souvent  toutes  sè- 
ches et  crues,  comme  aphorismes,  ouvertures  et 
semences  de  discours. 

Aucuns  *  trouvent  ce  livre  trop  hardy  et  trop 
libre  a  heurter  les  opinions  communes,  et  s'en 
offensent.  Je  leur   responds  ces  quatre  ou  cinq 

18  Laquelle,  si  Ton  pouvait  la  contempler  des  yeux  du 
corps,  exciterait  en  nous  de  merveilleux  transports  d'amour  », 
Cicéron,  de  Offic.  L.  I,  chap.  v.  —  Cette  pensée  est  de 
Platon,  comme  le  dit  Cicéron  lui-même. 

*  Fartante.  Le  dernier  alinéa  de  cette  préface ,  et  les  trois 
alinéa  commençant  à  Aucuns  trouvent  etc.,  et  finissant  par  ces 
mots  :  à  qui  la  dira,  formaient  V  Adverlissement  de  l'autheur, 
qui  était  destiné  par  lui  à  être  mis  en  tête  de  l'édition  qu'il 
donnait  en  i6o3.  Baslien  l'a  mis  séparément  à  la  tête  de  la 
sienne.  L'édition  de  Dijon  a  négligé  cette  variante.  Mais  cet 
avertissement  ne  manque  pas  à  toutes  les  éditions  postérieures 
à  160 1  ,  comme  le  dit  Bastien ,  puisqu'il  se  trouve  fondu 
dans  cette  préface  de  la  deuxième  édition. 


lyi  PRÉFACE. 

mots.  Premièrement  que  la  sagesse  qui  n'est 
commune  ny  populaire ,  a  proprement  cette  li- 
berté et  authorité,  jure'suo  singulari,  de  juger 
de  tout  (c'est  le  privilège  du  sage  et  spirituel, 
spiritualis  ornnia  dijudicat 3  et  a  nemine  judi- 
caturl$),  et  en  jugeant,  de  censurer  et  condamner 
(comme  la  plus  part  erronnées)  les  opinions  com- 
munes et  populaires.  Qui  le  fera  doncq  ?  Or  ce 
faisant  ne  peut  qu'elle  n'encoure  la  male-grace 
et  l'envie  du  monde. 

D'ailleurs  je  me  plains  d'eux  et  leur  reproche 
cette  foiblesse  populaire ,  et  délicatesse  fémi- 
nine, comme  indigne  et  trop  tendre  pour  en- 
tendre chose  qui  vaille,  et  du  tout  incapable  de 
sagesse  :  les  plus  fortes  et  hardies  propositions 
sont  les  plus  séantes  a  l'esprit  fort  et  relevé,  et 
n'y  a  rien  d'estrange  à  celuy  qui  sçait  que  c'est 
que  du  monde  :  c'est  foiblesse  de  s'estonner  d'au- 
cune chose  ,  il  faut  roidir  son  courage,  affermir 
son  ame,  l'endurcir  et  acerer  à  jouyr,  sçavoir,  en- 
tendre, juger  toutes  choses,  tant  estranges  sem- 
blent-elles :  tout  est  sortable  et  du  gibbier  de 
l'esprit,  mais  qu'il  ne  manque  point  a  soy-mesme  : 
mais  aussi  ne  doit-il  faire  ny  consentir  qu'aux 
bonnes  et  belles,  quand  tout  le  monde  en  par- 

r9  «L'homme  spirituel  juge  de  tout,  et  n'est  jugé  de  per- 
sonne». S.  Paul,  Ep.  Iee.  aux  Corinthiens,  chap.  n,  v.  i5. 


PRÉFACE.  LMi 

leroit.  Le  sage  monstre  également  en  tous  les 
deux  son  courage  :  ces  délicats  ne  sont  capables 
de  l'un  ny  de  l'autre,  foibles  en  tous  les  deux. 

Tiercement  en  tout  ce  que  je  propose,  je  ne 
prétends  y  obliger  personne  ;  je  présente  seule-» 
ment  les  choses,  et  les  estalle  comme  sur  le  ta- 
blier. Je  ne  me  metz  point  en  cholere  si  l'on  ne 
m'en  croit,  c'est  a  faire  auxpedans.  La  passion  té- 
moigne que  la  raison  n'y  est  pas,  qui  se  tient  par 
Tune  a  quelque  chose ,  ne  s'y  tient  pas  par  l'autre. 
Mais  pourquoy  se  courroucent-ils  ?  est-ce  que  je 
ne  suis  pas  par  tout  de  leur  advis  ?  Je  ne  me  cour- 
rouce pas  de  ce  qu'ils  ne  sont  du  mien  :  de  ce 
que  je  dis  des  choses  qui  ne  sont  pas  de  leur 
goust  ny  du  commun?  et  c'est  pourquoy  je  les 
dis  :  Je  ne  dis  rien  sans  raison ,  s'ils  la  sçavent 
sentir  et  gouster  ;  s'ils  en  ont  de  meilleure  qui 
destruise  la  mienne  ,  je  l'escouteray  avec  plaisir, 
et  gratification  à  qui  la  dira.  Et  qu'ils  ne  pensent 
me  battre  d'authorité  7  de  multitude  d'allégations 
d'autruy,   car  tout  cela  a  fort  peu  de  crédit  en 
mon  endroit,  sauf  en  matière  de  religion,  où  la 
seule  authorité  vaut  sans  raison  :  C'est  la  son  vray 
empire,   comme  par  tout  ailleurs  la  raison  sans 
elle,  comme  a  très  bienrecogneu  saint  Augustin. 
C'est  une  injuste  tyrannie  et  folie  enragée  de  vou- 
loir assubjettir  les  esprits  a  croire  et  suivre  tout 
ce  que  les  anciens  ont  dit,  et  ce  que  le  peuple 


lviii  PRÉFACE, 

tient,  qui  ne  sçait  ce  qu'il  dit  ny  ce  qu'il  fait  :  Il 
nj  a  que  les  sots  qui  se  laissent  ainsi  mener,  et  ce 
livre  n'est  pas  pour  eux;  s'il  estoit populairement 
receu  et  accepté ,  il  se  trouveroit  bien  descheu  de 
ses  prétentions  :  Il  faut  ouyr,  considérer  et  faire 
compte  des  anciens,  non  s'y  captiver  qu'avec  la 
raison  :  et  quand  on  les  voudroit  suivre,  com- 
ment fera-t-on  ?  Ils  ne  sont  pas  d'accord.  Aris- 
tote  qui  a  voulu  sembler  le  plus  habile ,  et  a  en- 
treprins  de  faire  le  procez  a  tous  ses  devanciers, 
a  dit  de  plus  lourdes  absurdités  que  tous ,  et  n'est 
point  d'accord  avec  soy-mesme,  et  ne  sçait  quel- 
quefois où  il  en  est,   tesmoin  les  matières  de 
l'ame  humaine ,   de  l'éternité  du  monde ,   de  la 
génération  des  vents,  et  des  eaux,  etc.  Il  ne  se 
faut  pas  esbahir  si  tous  ne  sont  de  mesme  advis, 
mais  bien  se  faudroit-îl  esbahir  si  tous  en  estaient  : 
Il  n'y  a  rien  plus  séant  à  la  nature ,  et  à  l'esprit 
humain  que  la  diversité.  Le  sage  divin  S.  Paul 
nous  met  tous  en  liberté  par  ces  mots  :  Que  cha- 
cun abonde  en  son  sens ,  et  que  personne  ne 
juge  ou  condamne  celuy  qui  fait  autrement,  et 
est  d'advis  contraire  20  :  et  le  dit  en  matière  bien 
plus  forte  et  chatouilleuse,  non  en  fait  et  obser- 
vation externe,  où  nous  disons  qu'il  se  faut  con- 
former au  commun,  et  a  ce  qui  est  prescript  au 


20  St.  Paul ,  aux  Romains ,  chap.  xiv,  v.  5. 


PRÉFACE.  lix 

coustumier  2I  :  mais  encores  en  ce  qui  concerne  la 
religion,  sçavoir  en  l'observance  religieuse  des 
viandes  et  des  jours.  Or  toute  ma  liberté  et  har- 
diesse n'est  qu'aux  pensées,  jugemens,  opinions, 
esquelles  personne  n'a  part  ny  quart  que  celuy 
qui  les  a  chascun  en  droit  soy. 

Nonobstant  tout  cela ,  plusieurs  choses  qui  pou- 
voyent  sembler  trop  crues  et  courtes,  rudes  et 
dures  pour  les  simples  (car  les  forts  et  relevés  ont 
l'estomach  assez  chaud  pour  cuire  et  digérer  tout), 
je  les  ay  pour  l'amour  d'eux  expliquées,  esclair- 
cyes,  addoucyes  en  cette  seconde  édition,  re- 
veue  et  de  beaucoup  augmentée. 

Bien  veux-je  advenir  le  lecteur  22  qui  entre- 
prendra de  juger  de  cet  œuvre ,  qu'il  se  garde  de 
tomber  en  aucun  de  ces  sept  mescontes,  comme 
ont  fait  aucuns  en  la  première  édition ,  qui  sont 
de  rapporter  au  droit  et  devoir  ce  qui  est  du  fait  : 
au  faire  ce  qui  est  du  juger  :  a  resolution  et  dé- 
termination ce  qui  n'est  que  proposé ,  secoué  et 
disputé  problematiquement  et  academiquement  : 
a  moy  et  à  mes  propres  opinions ,  ce  qui  est  d'au- 
truy ,  et  par  rapport  :  a  Testât,  profession  et  con- 
dition externe ,  ce  qui  est  de  l'esprit  et  suffisance 
interne  :  a  la  religion  et  créance  divine ,  ce  qui 

21  Par  la  coutume  ,  par  l'usage. 
32  Voyez  la  dernière  variante. 


lx  PRÉFACE. 

est  de  l'opinion  humaine  :  a  la  grâce  et  opération 
surnaturelle.,  ce  qui  est  de  la  vertu,  et  action  na- 
turelle et  morale.  Toute  passion  et  préoccupa- 
tion ostée ,  il  trouvera  en  ces  sept  points  bien  en- 
tendus ,  de  quoy  se  résoudre  en  ses  doutes ,  de 
quoy  respondre  à  toutes  les  objections  que  luy- 
mesme  et  d'autres  luy  pourroyent  faire ,  et  s'es- 
claircir  de  mon  intention  en  cet  œuvre.  Que  si 
encores  après  tout ,  il  ne  se  contente  et  ne  l'ap- 
prouve^ qu'il  l'attaque  hardiment  et  vivement 
(car  de  mesdire  seulement,  de  mordre  et  char- 
penter  le  nom  d'austruy ,  il  est  assés  aisé  ,  mais 
trop  indigne  et  trop  pédant),  il  aura  tôt  ou  une 
franche  confession  et  acquiescement  (car  ce  livre 
fait  gloire  et  feste  de  la  bonne  foy  et  de  l'ingé- 
nuité) ,  ou  un  examen  de  son  impertinence  et 
folie.. 


DE 

LA   SAGESSE. 

LIVRE  PREMIER, 

QUI   EST  LA   COGNOISSANCE   DE   SOY,   ET   DE    L'HUMAINE 
CONDITION; 


CHAPITRE    PREMIER, 

ET   PRÉFACE   A   TOUT    CE   LIVRE. 

Exhortation  à  s'estudicT  et  cognoistre. 

Sommaire.  —  La  connaissance  de  soi-même  est  la  première 
de  toutes  les  connaissances.  Elle  est  nécessaire  à  tout  le 
monde.  11  n'est  point  de  route  plus  facile  et  plus  prompte 
pour  s'élever  à  la  connaissance  de  Dieu.  —  C'est  la  meil- 
leure disposition  à  la  Sagesse. — Difficulté  qu'on  éprouve 
à  s'étudier  soi-même  et  à  se  bien  connaître.  —  Sujet  et 
division  du  premier  livre. 

Exemples  :  Inscription  du  temple  d'Apollon. — -  Socrate. — 
Pompée  et  les  Athéniens. 


J_jE  plus  excellent  et  divin  conseil ,  le  meilleur  et  le 
plus  utile  adverrissement  de  tous ,  mais  le  plus  mal 


y  DE  LA  SAGESSE, 

pratiqué,  est  de  s'estudier  et  apprendre  à  se  cog- 
noistre  :  c'est  le  fondement  de  sagesse  et  achemi- 
nement à  tout  bien  :  folie  non  pareille  que  d'estre 
attentif  et  diligent  à  cognoistre.  toutes  autres  choses 
plustost  que  soy-mesme  :  la  vraye  science  et  le  vray 
estude  de  l'homme ,  c'est  l'homme. 

Dieu,  nature,  les  sages,  et  tout  le  monde  presche 
l'homme  et  l'exhorte  de  fait  et  de  parole  à  s'estudier 
et  cognoistre.  Dieu  éternellement  et  sans  cesse  se  re- 
garde, se  considère  et  se  cognoist.  Le  monde  a  toutes 
«es  vues  contrainctes  au  dedans ,  et  ses  yeux  ouverts 
à  se  voir  et  regarder.  Autant  est  oblige'  et  tenu  l'hom- 
me de  s'estudier  et  cognoistre,  comme  il  luy  est  na- 
turel de  penser,  et  il  est  proche  à  soy-mesme*1.  Nature 
taille  à  tous  cette  besogne.  Le  méditer  et  entretenir 
ses  pensées  est  chose  sur  toutes  facile ,  ordinaire  ? 
naturelle,  la  pasture,  l'entretien,  la  vie  de  l'esprit, 
cujus  viçere  est  cogitare2.  Or,  par  où  commencera,  et 
puis  coritinuera-t-il  à  méditer,  à  s'entretenir  plus  jus- 
tement et  naturellement  que  par  soy-mesme  ?  Y  a-t-il 
chose  qui  lui  touche  de  plus  près  ?  Certes  ,  aller 
ailleurs  et  s'oublier  est  chose  dénaturée  et  très  injuste. 
C'est  à  chascun  sa  vraye  et  principale  vacation ,  que 


**  Et  comme  chose  qui  le  touche  de  près. 
*~iit*  IxtAt.)  VJ5«     2   «Pour  l'esprit,  penser  c'est  vivre  »?-—  Aristote  avait 
dit  à  peu  près  dans  le  même  sens  :  vita  est  mentis  actio.  Me- 
taphys.  L.  xi ,  c.  9. 


LIVRE   I,   CHAPITRE    I.  3 

se  penser  et  bien  tenir  à  soy.  Aussi  voyons-nous  que 
chaque  chose  pense  à  soy,  s'estudie  la  première,  a 
des  limites  à  ses  occupations  et  désirs.  Et  toy ,  homme, 
qui  veux  embrasser  l'univers,  tout  cognoistre ,  con- 
treroller  et  juger,  ne  te  cognois  et  n'y  estudies  :  et 
ainsi  en  voulant  faire  l'habile  et  le  scindic  de  nature  *3, 
tu  demeures  le  seul  sot  au  monde.  Tu  es  la  plus  vuide 
et  nécessiteuse,  la  plus  vaine  et  misérable  de  toutes T 
et  néantmoins  la  plus  fiere  et  orgueilleuse.  Parquoy, 
regarde  dedans  toy,  recognois-toy,  tiens-toy  à  toy  : 
ton  esprit  et  ta  volonté,  qui  se  consomme  ailleurs, 
ramene-le  à  soy-mesme.  Tu  t'oublies ,  tu  te  respands, 
et  te  perds  au  dehors,  tu  te  trahis  et  te  desrobes  à 
toy-mesme,  tu  regardes  tousjours  devant  toy,  ramasse- 
toy  et  t'enferme  dedans  toy  ;  examine-toy,  espie-toy, 
cognoy-toy*^ 

Nosce  teipsum  ,  nec  te  qusesieris  extra. 
Respue  quod  non  es,  tecum  habita,  et 
Noris  quam  sit  tibi  curta  suppellex. 

Tu  te  consule. 
Teipsum  concute  ,  numquid  vitiorum 
Inseverit  olim  natura  ,  aut  etiam  consuetudo  mala  5. 

*3  Le  scindic  de  nature  ,  pour  le  syndic,  le  juge  et  le 
censeur  de  la  nature. 

*4  C'est  le  fameux  TvwSt  «rsaurov  ,  (  nosce  te  ipsuni) ,  qui , 
suivant  Juvénal  (sat.  xi),  e  cœlo  descendit.  On  sait  que 
c'était  là  une  des  sentences  des  sept  sages  de  la  Grèce. 

5  «  Connais-toi  toi-même ,  et  ne  te  cherche  pas  hors  de 
toi.   Dédaigne  ce  que  tu  n'es  pas;  habite  ayec  toi,  et  tu 


4  -  DE  LA   SAGESSE, 

Par  la  cognoissance  de  soy,  l'homme  monte  et 
arrive  plustost  et  mieux  à  la  cognoissance  de  Dieu . 
que  par  toute  autre  chose,  tant  pour  ce  qu'il  trouve 
en  soy  plus  de  quoy  le  cognoistre ,  plus  de  marques 
et  traits  de  la  divinité,  qu'en  tout  le  reste  qu'il  peuet 
cognoistre;  que  pour  ce  qu'il  peut  mieux  sentir,  et 
sçavoir  ce  qui  est  et  se  remue  en  soy,  qu'en  toute 
autre  chose.  Fûrmasti  me  et  posuîsii  super  me  manum 
tuam ,  ideo  mirabilis  facla  est  scientia  tua ,  (  id  est ,  tui  ) 
ex  me6  :  Dont  est  oit  gravée  en  lettres  d'or  sur  le  fron- 
tispice du  temple  d'Apollon,  dieu  (selon  les  payens) 
de  science  et  de  lumière ,  cette  sentence  ,  cognoy-toy, 

verras  combien  ton  avoir  est  peu  de  chose.  Consulte-toi  ; 
scrute  ton  intérieur  pour  savoir  si  la  nature  ou  quelque  mau- 
vaise habitude  n'aura  pas  greffé  en  toi  quelque  vice  ». — Tout 
ce  passage  est  composé  de  vers  et  bouts  de  vers  pris  dans 
Horace,  Juvénal  et  Perse ,  et  que  Charron  a  réunis,  sans 
s'embarrasser  du  rhythme.  Voici  comment  il  faut  lire  les  der- 
niers vers  qu'il  a  étrangement  défigurés.  Ils  se  trouvent  dans 
les  Satires  d'Horace,  L.  I ,  Sat.  m,  v.  36  et  suiv. 

Denique  te  ipsum 
Concute  num  qua  tibi  vitiorum  inseverit  olim 
Natura  ,  aut  etiam  consuetudo  mala  ,  namque 
Neglectis  urenda  filix  innascitur  agris. 

Le  bout  de  vers  nec  te  quœsiveris  extra,  est  pris  de  Perse, 
Sat.  i ,  v.  7. 

c  «  Tu  m'as  formé  ,  et  tu  as  posé  ta  main  sur  moi;  c'est 
pourquoi  la  connaissance  que  j'ai  acquise  de  toi ,  est  devenue 
admirable  ».  Psalm.  108. 


LIVRE   I,   CHAPITRE    I.  5 

comme  une  salutation  et  un  advertissement  de  Dieu 
à  tous ,  leur  signifiant  que  pour  avoir  accez  à  la  divi- 
nité' et  entrée  en  son  temple ,  il  se  faut  cognoistre  ; 
qui  se  mescognoist  en  doit  estre  débouté ,  si  te  igno- 
ras, o  pulcherrima  !  egredere  ;  et  abî  post  hœdos  tuos  7. 

Pour  devenir  sage  et  mener  une  vie  plus  réglée  et 
plus  douce,  il  ne  faut  point  d'instruction  d'ailleurs 
que  de  nous.  Si  nous  estions  bons  esclioliers,  nous 
apprendrions  mieux  de  nous  que  de  tous  les  livres. 
Qui  remet  en  sa  mémoire  et  remarque  bien  l'excez 
de  sa  cholere  passée ,  jusques  ou  cette  fièvre  l'a  em- 
porté ,  verra  mieux  beaucoup  la  laideur  de  cette  pas- 
sion, et  eii  aura  horreur  et  hayne  plus  juste,  que  de 
tout  ce  qu'en  dient  Aristote  et  Platon  :  et  ainsi  de 
toutes  les  autres  passions,  et  de  tous  les  bransles  et 
mouvemens  de  son  ame.  Qui  se  souviendra  de  s'estre 
tant  de  fois  mesconté  en  son  jugement ,  et  de  tant  de 
mauvais  tours  que  lui  a  fait  sa  mémoire ,  apprendra 
à  ne  s'y  fier  plus.  Qui  notera  combien  de  fois  il  luy 
est  advenu  de  penser  bien  tenir  et  entendre  une  chose  , 
jusques  à  la  vouloir  pleuvir*8,  et  en  respondre  à  autrui 
et  à  soy-mesme,  et  que  le  temps  luy  a  puis  fait  voir  du 
contraire,  apprendra  à  se  deffaire  de  ceste  arrogance 
importune ,  et  quereleuse  presumption ,  ennemie  capi- 


*    •  -7-*«-  Si  tu  t'ignores  toi-même ,  ô  très-belle ,  sors ,  et  vas  apro 


tes  chevreaux  »,  Cantic.  i ,  v.  7. 
*8  Garantir. 


6  BE   LA   SAGESSE, 

taie  de  discipline  et  de  vérité.  Qui  remarquera  bien 
tous  les  maux  qu'il  a  couru,  ceux  qui  Font  menacé, 
les  légères  occasions  qui  Font  remué  d'un  estât  en  un 
autre,  combien  de  repentirs  luy  sont  venus  en  la  teste , 
se  préparera  aux  mutations  futures ,  et  à  la  recog- 
noissance  de  sa  condition,  gardera  modestie ,  se  con- 
tiendra en  son  rang,  ne  heurtera  personne,  ne  trou- 
blera rien ,  n'entreprendra  chose  qui  passe  ses  forces  : 
et  voilà  justice  et  paix  par-tout.  Bref  nous  n'avons 
point  de  plus  beau  miroir  et  de  meilleur  livre  que 
nous-mesmes,  si  nous  y  voulions  bien  estudier  comme 
nous  devons ,  tenant  tousjours  l'œil  ouvert  sur  nous 
et  nous  espiant  de  près. 

Mais  c'est  à  quoy  nous  pensons  le  moins ,  nemo  in 
sese  tentât  descendere9.  Dont  il  advient  que  nous  don^ 
nons  mille  fois  du  nais*10 en  terre,  et  retombons  tous- 
jours  en  mesme  faute,  sans  le  sentir,  ou  nous  en 
étonner  beaucoup.  Nous  faisons  bien  les  sots  à  nos 
despens  :  les  difficultés  ne  s'apperçoivent  en  chaque 
chose ,  que  par  ceux  qui  s'y  cognoissent  ;  car  encores 
faut-il  quelque  degré  d'intelligence  à  pouvoir  remar- 
quer son  ignorance  :  il  faut  pousser  à  une  porte  pour 
sçavoir  qu'elle  est  close.  Ainsi  de  ce  que  chascun  se 
voit  si  résolu  et  satisfait ,  et  que  chascun  pense  estre 

9   «  Personne  ne  tente  de  descendre  en  soi-même  ».  3w4 
*10  Nais  pour  nez  :  cette  orthographe  existe  encore  dans 
notre  mot  punais  pour  pue  nez,  nez  qui  pue. 


LIVRE   I,   CHAPITRE   I.  7 

suffisamment  entendu,  signifie  que  chascun  n'y  entend 
rien  du  tout  :  car  si  nous  nous  cognoissions  bien , 
nous  pourvoyrions  bien  mieux  à  nos  affaires  :  nous 
aurions  honte  de  nous  et  nostre  estât,  et  nous  ren- 
drions bien  autres  que  ne  sommes.  Qui  ne  cognoist 
ses  défauts ,  ne  se  soucie  de  les  amender  ;  qui  ignore 
ses  nécessités,  ne  se  soucie  d'y  pourvoir;  qui  ne  sent 
son  mal  et  sa  misère ,  n'advise  point  aux  re'parations , 
et  ne  court  aux  remèdes ,  deprehendas  te  oporiet  prius- 
ijuiim  emendes ;  sanitatis  initium ,  sentire  sibi  opus  esse  Jctu&.,ty>.+  °  - 
remedio  ".Et  voicy  nostre  malheur  :  car  nous  pensons 
toutes  choses  aller  bien  et  estre  en  seureté  :  nous 
sommes  tant  contents  de  nous-mesmes ,  et  ainsi  dou- 
blement misérables.  Socrates  fut  jugé  le  plus  sage 
des  hommes,  non  pour  estre  le  plus  sçavant  et  plus 
habile,  ou  pour  avoir  quelque  suffisance  pardessus 
les  autres ,  mais  pour  mieux  se  cognoistre  que  les 
autres ,  en  se  tenant  en  son  rang ,  et  en  faisant  bien 
l'homme*13.  Il  estoitle  roy  des  hommes,  comme  on  dit 
que  les  borgnes  sont  roys  parmy  les  aveugles ,  c'est  à 
dire  doublement  privés  de  sens  :  car  ils  sont  de  nature 
foibles  et  misérables ,  et  avec  ce  ils  sont  orgueilleux , 
et  ne  sentent  pas  leur  mal.  Socrates   n'estoit  que 

11  «  Il  faut  que  tu  t'observes  ,  avant  que  de  t'amender;  le 
commencement  de  la  santé,  c'est  de  sentir  qu'on  a  besoin  de 
remède  ». 

., ,v   tfe  Et  en.^çjçomportant  eu  homme. 

".       •.•     .    '..      '*    "  SA  ."  •■■■■    !■-"■■   ..  «* 


8  DE   LA   SAGESSE, 

borgne  :  car  estant,  homme  comme  les  autres ,  foible 
et  misérable ,  il  le  sçavoit  bien ,  et  recognoissoit  de 
bonne  foy  sa  condition ,  se  regloit  et  vivoit  selon  elle. 
C'est  ce  que  vouloit  dire  Fauteur  de  toute  vérité'  à 
ceux  qui,  pleins  de  presumption,  par  mocquerie  luy 
ayant  dict,  nous  sommes  donc,  à  ton  dire,  aveugles? 
Si  vous  Testiez ,  dict- il ,  c'est  à  dire  le  pensiez  estre  , 
vous  y  verriez  ;  mais  pource  que  vous  pensez  bien  y 
voir,  vous  demeurez  du  tout  aveugles13:  car  ceux 
.m  /qui  voyent  à  leur  opinion  sont  aveugles  en  vérité'  ;  et 
qui  sont  aveugles  à  leur  opinion,  ils  voyent.  C'est 
une  misérable  folie  à  l'homme  de  se  faire  beste  pour 
ne  se  cognoistre  pas  bien  homme,  horno  enirn.  cum  sis, 
idfac  semper  intelligas  l4.  Plusieurs  grands,  pour  leur 
servir  de  bride  et  de  règle ,  ont  ordonne'  qu'on  leur 
sonnast  souvent  aux  oreilles  qu'ils  estoient  hommes. 
O  le  bel  estude,  s'il  leur  entroit  dedans  le  cœur 
comme  il  frappe  à  leur  oreille  !  Le  mot  des  Athéniens 
à  Pompeius  le  Grand  :  Autant  es-tu  dieu  comme  tu  te 
recognois  homme ,  n'estoitpas  trop  mal  dict  :  au  moins 
c'est  estre  homme  excellent,  que  de  se  bien  cognoistre 
homme. 

La  cognoissance  de  soy  (chose  très  difficile  et  rare , 
comme  se  mesconter  et  tromper  très  facile)  ne  s'ac- 


l3  Joann.  Evangel.  C.  IX,  v.  4-i. 

'4-  «  Car,  puisque  tu  es  homme,  fais  toujours  eu  sorte  de 
bien  comprendre  ce  qu'est  l'homme  ».  7mm*%-  tM*2  J™*' 


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jt  uutJeMt*'-/  Yù*  JU.  âtotyuLfcd.?. 


LIVRE   I,   CHAPITRE   I.  9 

quiert  pas  par  autruy ,  c'est  à  dire  par  comparaison , 
mesure,  ou  exemple  d' autruy; 

Plus  aliis  de  te,  quam  tu  tibi  credere  noli  ,s. 

moins  encores  par  son  dire  et  son  jugement,  qui  sou- 
vent est  court  à  voir,  et  desloyal  ou  craintif  à  parler; 
ny  par  quelque  acte  singulier,  qui  sera  quelquesfois 
eschappé  sans  y  avoir  pensé,  poussé  par  quelque  nou- 
velle, rare  et  forte  occasion,  et  qui  sera  plustost  un 
coup  de  fortune ,  ou  une  saillie  de  quelque  extraor- 
dinaire enthousiasme ,  qu'une  production  vrayement 
nostre.  L'on  n'estime  pas  la  grandeur,  grosseur,  roi- 
deur  d'une  rivière,  de  l'eaue  qui  lui  est  advenue  par 
une  subite  alluvion  et  desbordement  des  prochains 
torrens  et  ruisseaux  ;  un  fait  courageux  ne  conclut  pas 
un  homme  vaillant,  ny  un  œuvre  de  justice  l'homme 
juste;  les  circonstances,  et  le  vent  des  occasions  et 
accidens  nous  emportent  et  nous  changent  :  et  sou- 
vent l'on  est  poussé  à  bien  faire  par  le  vice  mesme. 
Ainsi  l'homme  est-il  très  difficile  à  cognoistre.  Ny  ^.h.IfJfi. 
aussi  par  toutes  les  choses  externes  et  adjacentes  au 
dehors;  offices,  dignités,  richesses,  noblesse,  grâce, 
et  applaudissement  des  grands  ou  du  peuple.  Ny  par 
ses  desportemens  faits  en  public  :  car  comme  estant 
en  eschec ,  l'on  se  tient  sur  ses  gardes ,  se  retient , 

l5  «  Ne  t'en  rapporte  pas  tant  aux  autres  sur  toi,  qu'à 
toi-même  ».    Cafa.  h^L.  ]1$. 


io  DE   LA   SAGESSE, 

se  contrainct  ;  la  crainte,  la  honte,  l'ambition,  et  au- 
tres passions,  luy  font  jouer  ce  personnage  que  vous 
voyez.  Pour  le  bien  cognoistre,  il  le  faut  voir  en  son 
privé  et  en  son  à  tous  les  jours.  Il  est  bien  souvent 
tout  autre  en  la  maison ,  qu'en  la  rue ,  au  palais , 
en  la  place  ;  autre  avec  ses  domestiques  qu'avec  les 
estrangers.  Sortant  de  la  maison  pour  aller  en  public, 
il  va  jouer  une  farce  :  ne  vous  arrestez  pas  là;  ce  n'est 
pas  luy,  c'est  tout  un  autre;  vous  ne  le  cognoistriez 
pas  *l6. 

La  cognoissance  de  soy  ne  s'acquiert  point  par  tous 
ces  quatre  moyens ,  et  ne  devons  nous  y  fier  ;  mais 
par  un  vray,  long  et  assidu  estude  de  soy,  une  sé- 
rieuse et  attentifve  examination  non  seulement  de  ses 
paroles  et  actions  ,  mais  de  ses  pensées  plus  secrettes 
(leur  naissance ,  progrez ,  durée ,  répétition)  de  tout 
ce  qui  se  remue  en  soy,  jusques  aux  songes  de  nuict, 
en  s'espiant  de  près ,  en  se  tastant  souvent  et  à  toute 
heure ,  pressant  et  pinssant  jusques  au  vif.  Car  il  y  a 
plusieurs  vices  en  nous  caches,  et  ne  se  sentent  à 
faute  de  force  et  de  moyen,  ainsi  que  le  serpent  ve- 
nimeux qui,  engourdi  de  froid,  se  laisse  manier  sans 
danger.  Et  puis  il  ne  suffit  pas  de  recognoistre  sa 


*l6  Toutes  ces  idées  se  trouvent  dans  Montaigne ,  en  divers 
endroits  ,  mais  plus  particulièrement  dans  le  chapitre  Ier.  du 
livre  il  des  Essais,  qui  a  pour  titre,  de  l'inconstance  de  nos 
actions.  A  ■  V  :  »    frm 


LIVRE   I,  CHAPITRE   I.  n 

faute  en  destaii  et.  en  individu,  et  tacher  de  la  reparer  ; 
il  faut  en  gênerai  recognoistre  sa  foiblesse ,  sa  mi- 
sère ,  et  en  venir  à  une  reformation  et  amendement 
universel. 

Or ,  il  nous  faut  estudier  sérieusement  en  ce  livre 
premier  à  cognoistre  l'homme ,  le  prenant  en  tout 
sens ,  le  regardant  à  tous  visages ,  lui  tastant  le  poux , 
le  sondant  jusques  au  vif,  entrant  dedans  avec  la 
chandelle  et  l'esprouvette ,  fouillant  et  furettant  par 
tous  les  trous,  coings,  recoings,  destours,  cachots 
et  secrets ,  et  non  sans  cause  :  car  c'est  le  plus  fin  et 
feinct,  le  plus  couvert  et  fardé  de  tous,  et  presque 
incognoissable.  Nous  le  considérerons  donc  en  cinq 
manières  représentées  en  cette  table ,  qui  est  le  som- 
maire de  ce  livre. 


CINQ   CONSIDERATIONS   DE   L'HOMME 
ET  DE  L'HUMAINE  CONDITION. 


I.  Naturelle,  par  toutes  les  pièces  dont  il  est  composé ,  et 
leurs  appartenances. 

II.  Naturelle  et  morale,  par  comparaison  de  luy  avec  les 
bestes.  N 


DE  LA   SAGESSE, 


III.  Par  sa  vie  en  blot*'7. 


IV.  Morale ,  par  ses 
mœurs,  humeurs ,  condi- 
tions ,  qui  se  rapportent 
à  cinq  choses. 


V.  Naturelle  et  mo- 
rale ,  par  les  différences 
qui  sont  entre  les  hom- 
mes en  leurs 


Vanité. 

Foiblesse. 

Inconstance. 

Misère. 

Presumption. 

Naturels. 

Esprits  et  suffisances. 

Charges  et  degrés  de  supé- 
riorité et  infériorité. 

Professions  et  conditions  de 
vie. 

Advantages  et  desadvantages 
naturels  ,  acquis  et  fortuits. 


*x7  En  blot  pour  en  bloc. 


LIVRE   I,  CHAPITRE   II.  i3 

PREMIERE  CONSIDERATION  DE  L'HOMME, 

Qui  est  naturelle  par  toutes  les  pièces  dont  il  est  composé. 


CHAPITRE  II*, 
De  laformatiçn  de  l  homme. 

Sommaire.  —  Dieu  ne  créa  l'homme  qu'après  tous  les  autres 
objets  de  la  création ,  parce  qu'il  voulait  qu'il  fût  le  plus 
parfait  de  ses  ouvrages.  C'est ,  en  effet ,  un  abrégé  du 
monde.  —  Pourquoi  il  le  fit  nu  ,  faible ,  mais  droit  et 
regardant  le  ciel.  —  Ce  ne  fut  qu'après  avoir  formé  son 
corps  qu'il  lui  donna  une  ame.  —  De  même,  dans  cette  autre 
création  de  l'homme  (la  génération),  l'ame  ne  s'insinue 
dans  le  corps  que  lorsqu'il  est  entièrement  organisé. 
Opinion  de  l'auteur  sur  la  manière  dont  se  forme  et  s'anime 
le  fœtus. 

Exemples  :  Moïse.  —  Dauphin,   Serpent  ou  Basilic,  Lion, 
Aigle,  le  Roi  des  Abeilles. — -Adam. 


liiLLE  est  double  et  doublement  considérable,  pre- 
mière et  originelle,  une  fois  faite  immédiatement  de 

*  Ce  chapitre ,  qui  ne  se  trouve  point  dans  la  première 
édition ,  a  été  ajouté  par  l'auteur.  —  Dans  la  seconde  édition 
de  la  Sagesse ,  non-seulement  il  y  a  de  nombreuses  additions 
et  des  suppressions  que  nous  aurons  soin  d'indiquer  ;  mais 
l'ordre  des  matières  est  presque  entièrement  changé. 


î4  DE  LA  SAGESSE, 

Dieu  en  sa  création  surnaturelle ,  seconde  et  ordinaire, 
en  sa  génération  naturelle. 

Selon  la  peinture  que  nous  donne  Moyse  '  de  l'ou- 
vrage et  création  du  monde  (la  plus  hardie  et  riche 
pièce  que  jamais  homme  a  produit  en  lumière,  j'en- 
tends l'histoire  des  neuf  premiers  chapitres  de  Ge- 
nèse ,  qui  est  du  monde  nay  et  renay)  l'homme  a  esté 
fait  de  Dieu  non  seulement  après  tous  les  animaux, 
comme  le  plus  parfait,  le  maistre  et  surintendant  de 
tous ,  ut  prœsit  piscibus  maris ,  volatïlïbus  cœli ,  bestiis 
terrœ  ~  :  Et  en  mesme  jour  que  les  quadrupèdes  et 
terrestres,  qui  s'approchent  plus  de  luy  (bien  que 
les  deux  qui  luy  ressemblent  mieux  sont  pour  le  de- 
dans le  pourceau ,  pour  le  dehors  le  singe)  mais  en- 
cores  après  tout  fait  et  achevé ,  comme  la  closture , 
le  sceau  et  cachet  de  ses  œuvres,  aussi  y  a-t-il  empreint 
ses  armoiries  et  son  pourtrait, 

Exemplumque  Dei  quisque  est  in  imagine  parva. 

Signatum  est  super  nos  lumen  vultus  tui  .  Comme  une 
recapitulation  sommaire  de  toutes  choses ,  et  un  ab- 
bregé  du  monde ,  qui  est  tout  en  l'homme ,  mais  rac- 
courci et  en  petit  volume ,  dont  il  est  appelle  le  petit 

1  Gen.  1,2,  etc. 

2  «  Pour  qu'il  présidât  aux  poissons  de  la  mer,  aux  oiseaux 
du  ciel,  aux  animaux  terrestres  ».  Gen.  I,  v.  25. 

/ïllHtùJl.  Hih**..  3  «  Tout  homme  est  en  petit  l'image  de  Dieu. —Tu  as  fait 

JYi  &jf.  reluire  sur  nous  l'éclat  de  ta  face  radieuse  ».  Psalm.  IV.  7. 


LIVRE  I,  CHAPITRE   II.  i5 

monde,  etl'univers  peust  estre  appelle  le  grand  homme. 
Comme  le  nœud,  le  moyen ,  et  lien  des  anges  et  des 
animaux,  des  choses  célestes  et  terrestres ,  spirituelles 
et  corporelles.  Et  en  un  mot  la  dernière  main,  l'ac- 
complissement, le  chef-d'œuvre,  l'honneur  et  le  miracle 
de  nature.  C'est  pourquoy  Dieu  l'ayant  fait  avec  dé- 
libération et  apparat,  et  dixit faciamus  homînem  adima- 
ginein  et  siinililudinem  nostram^ ,  s'est  reposé.  Et  ce 
repos  encores  a  este'  fait  pour  l'homme,  Sabbathum 
propter  hominem,  non  contra5.  Et  n'a  depuis  rien  fait 
de  nouveau ,  sinon  se  faire  homme  luy-mesme  :  et  c'a 
esté  encores  pour  l'amour  de  l'homme  ,  propter  nos 
homines ,  et  propter  nostram  salutem  6.  Dont  se  voit 
qu'en  toutes  choses  Dieu  a  visé  à  l'homme,  pour  fina- 
lement en  luy  et  par  luy ,  brevi  manu  7 ,  rapporter  tout 
à  soy,  le  commencement  et  la  fin  de  tout. 

Tout  nud,  affin  qu'il  fust  plus  beau ,  estant  poli  ; 
net,  délicat,  à  cause  de  son  humidité  déliée,  bien 
tempérée  et  assaisonnée  8. 

Droit ,  tenant  et  touchant  fort  peu  en  terre,  la  teste 

*  Et  il  dit  :  «  Faisons  l'homme  à  notre  image  et  à  notre 
ressemblance  ».  Johan. 

5  «  Le  sabbat  a  été  fait  pour  l'homme  et  non  contre  lui  ». 
Mat.  xn. 

6  «  A  cause  de  nous  et  pour  notre  salut  ».  /*+*&i  A-  uttvo 
^  «  D'une  main  courte  »    (immédiatement). 

8  Voyez  la  Variante  de  la  page  29.  On  y  trouvera ,  en 
grande  partie,- ce  paragraphe  et  le  suivant;  mais  avec  de 
nombreuses  différences  dans  le  style. 


ï6  DE  LA  SAGESSE, 

droicte  en  haut  tendant  au  ciel,  où  il  regarde,  se  voit 
et  se  cognoist  comme  en  son  miroir  :  tout  à  l'opposite 
de  la  plante  qui  a  sa  teste  et  racine  dedans  la  terre , 
aussi  est  l'homme  une  plante  divine,  qui  doit  fleurir 
au  ciel  :  La  heste  comme  au  milieu,  est  de  travers, 
ayant  ses  deux  extrémités  vers  les  bords  ou  extrémités 
de  l'horizon  ,  plus  ou  moins.  La  cause  de  cette  droic- 
ture,  après  la  volonté  de  son  maistre  ouvrier,  n'est 
proprement  l'ame  raisonnable,  comme  il  se  voit  aux 
courbés  ,  bossus ,  boiteux  ;  ny  la  ligne  droicte  de 
l'espine  du  dos ,  qui  est  aussi  aux  serpens;  ny  la  cha- 
leur naturelle  ou  vitale,  qui  est  pareille  ou  plus  grande 
en  certaines  bestes,  combien  que  tout  cela  y  peut 
par  avanture  servir  de  quelque  chose  :  mais  ceste 
droicture  est  deue  et  convient  à  l'homme ,  et  comme 
homme  qui  est  le  saint  et  divin  animal  : 

Sanctius  his  animal  mentisque  capacius  altse  y  ; 

et  comme  roy  d'icy  bas  :  aux  petites  et  particulières 
royautés  y  a  certaine  marque  de  majesté,  comme  il  se 
voit  au  daulphin  couronné,  au  serpent  basilizé,  au 
îyon  avec  son  collier,  sa  couleur  de  poil  et  ses  yeux  , 
en  l'aigle,  au  roy  des  abeilles.  Ainsi  l'homme,  roy 
uni  versel  d'icy  bas ,  marche  la  teste  droicte ,  comme 
un  maistre  en  sa  maison  ,  régente  tout  et  en  vient  a 
bout  par  amour  ou  par  force,  domptant  ou  apprivoisant. 

9  «  Animal  plus  saint  que  les  autres ,  et  plus  capable  d'une 
haute  intelligence  ».     ih'u).  Aïkm, ,  X,  %,}(. 


LIVRE  I,  CHAPITRE   II.  i7 

Son  corps  fut  basty  le  premier  de  terre  vierge,    M)«4.4<*/» 
rousse ,  dont  il  en  eut  son  nom  propre  Adam  :  °,  car 
l'appellatif  estoit  desja  Isl\  et  icelle  mouillée  non 
de  pluye  encores ,  mais  d'eau  de  fontaine. 

....  Mixtam  fluvialibus  undis , 
Finxit  in  effigiem  I2. 

Par  raison  le  corps  est  l'aisne'  de  l'aine,  comme  la 
matière  de  sa  forme;  le  domicile  doit  estre  fait  et 
dressé  avant  y  demourer,  l'attelier  avant  que  l'ouvrier 
y  puisse  ouvrer.  Puis  l'esprit  y  fut  par  le  souffle  di- 
vin découlé  et  insinué ,  et  ainsi  ce  corps  animé  et  fait 
vivant,  Inspirant  injaciem  ejus  spiraculum  viiae ,  etc.  l3; 
En  la  génération  et  conformation  ordinaire  et 
naturelle,  qui  se  fait  de  semence  au  ventre  de  la 
femme,  le  mesme  ordre  se  garde.  Le  corps  est  formé 
le  premier  par  la  force  tant  élémentaire  de  l'énergie 
et  vertu  formatrice  qui  est  en  la  semence ,  aydant 
aucunement  la  chaleur  de  la  matrice,  que  céleste,  qui 
est  l'influence  et  vertu  du  soleil ,  sol  et  homo  générant 
hominem l4.  Et  de  tel  ordre  que  les  sept  premiers  jours 

10  Adam  en  hébreu  signifie,   en  effet ,  homme  roux ,  et 
adama  terre  rousse.  Ployez  Gen.  c.  il. 

11  Is  ou  plutôt  ish,   en  hébreu,  signifie  esse,  est,  ens  t 
essentiel. 

12  «  Il  le  forma  à  son  image ,  en  mêlant  la  terre  avec  de 
l'eau  de  fleuve  ».  ihil-  Jl*f+*u>  ,  Z,  Zt  £*. 

13  «  Il  souffla  sur  sa  face  l'esprit  de  la  vie  ».  Gen.  Il,  7. 

'£  «  Le  soleil  et  l'homme  engendrent  l'homme  ».   /•  una.kkA. . 

1,  2 


!8  DE   LA   SAGESSE, 

les  semences  du  père  et  mère  se  prennent,  s'unissent 
et  caillent  ensemble,  comme  cresme,  et  s'en  fait  un 
corps,  c'est  la  conception,  nonne  slcut  lac  mulsisti  me , 
et  sicut  caseum  me  coagulasti?^  Les  sept  d'après,  cette 
semence  se  cuit,  espessit,  et  change  en  masse  de  chair 
et  de  sang  informe,  rudiment  et  matière  propre  du 
corps  humain  :  Les  sept  troisiesmes  suivans,  de  cette 
masse  est  fait  et  formé  le  corps  en  gros ,  dont  environ 
le  vingtiesme  jour  sont  produits  les  trois  nobles  et 
héroïques  parties,  le  foye,  le  cœur,  le  cerveau  ,  dis- 
tantes en  longueur  ovale,  ou,  comme  disent  les  Hé- 
breux, se  tenant  par  joinctures  déliées,  qui  puis  se 
remplissent  de  chair,  à  la  façon  d'un  formy,  où  y  a 
trois  parties  plus  grosses  joinctes  par  entre-deux  dé- 
liés :  Les  sept  quatriesmes ,  qui  finissent  près  du  3oe. 
jour,  tout  le  corps  s'achève,  se  parfait,  articule,  or- 
ganise, dont  il  commence  n'estre  plus  embryon, 
mais  capable,  comme  une  matière  préparée  à  sa  for- 
me, de  recevoir  l'ame  :  laquelle  ne  faut  à  s'insinuer 
dedans,  et  s'en  investir  vers  le  3y  ou  4oe.  jour,  après 
les  cinq  sepmaines  achevées.  Doublant  ce  terme,  c'est 
à  dire  au  troisiesme  mois ,  cet  enfant  animé  se  remue 
et  se  fait  sentir,  le  poil  et  les  ongles  luy  commencent  à 
venir.  Triplant  ce  terme  qui  est  au  neùfviesme  mois, 
il  sort  et  se  produit  en  lumière.  Ces  termes  ne  sont 

l5  «  Ne  m'as-tu  pas  trait  comme  du  lait,  et  ne  m'as-tu  pas 
'..'.coagulé  comme  du  fromage  ?  »  Job.  C.  x,  10, 


LIVRE   I,  CHAPITE  .111.  ï9 

pas  si  justement  prefix,  qu'ils  ne  puissent  un  peu  se 
haster  et  tarder,  selon  la  force  ou  foiblesse  de  la 
chaleur,  tant  de  la  semence  que  de  la  matrice;  car 
estant  forte  elle  haste  ,  estant  foible  elle  retarde  , 
dont  les  semences  moins  chaudes  et  plus  humides 
d'où  sont  conceues  les  femelles  ,  ont  leurs  termes 
plus  longs,  et  ne  sont  anime'es  qu'au  80e.  jour  et 
encores  après,  et  ne  se  remuent  qu'au  4e-  mois,  qui 
est  près  d'un  quart  plus  tard  que  les  masles. 

CHAPITRE  III  * 

Distinction  première ,  et generalle  de  l'homme. 

Sommaire. —Première  distinction  de  l'homme  en  deux  par- 
ties, le  corps  et  Famé.  Autre  distinction  :  on  peut  remar- 
quer dans  l'homme  trois  choses,  l'esprit,  l'ame  et  la  chair. 
Utilité  de  cette  distinction. 


Lr' HOMME,  comme  un  animal  prodigieux,  est  fait 
de  pièces  toutes  contraires  et  ennemies.  L'ame  est 
comme  un  petit  dieu ,  le  corps  comme  une  beste ,  un 
fumier.  Toutesfois  ces  deux  parties  sont  tellement 

*  Ce  chapitre  est  le  neuvième  de  la  première  édition. 


20  .DE  LA   SAGESSE, 

accouplées,  «  ont  tel  besoing  l'une  de  l'autre  pour 

faire  leurs  fonctions, 

Alterius  sic 
Altéra  poscit  opem  res ,  et  conjurât  amicè  1, 

et  s'embrassent  si  bien  l'une  l'autre  avec  toutes  leurs 
querelles ,  qu'elles  ne  peuvent  demeurer  sans  guerre , 
ni  se  séparer  sans  tourment  et  sans  regret;  et  comme 
tenant  le  loup  par  les  oreilles,  chascune  peust  dire 
à  l'autre,  je  ne  puis  avec  toy  ny  sans  toy  vivre,  nec 
tecum  possum  vivere  nec  sine  te  ~. 

Mais  pource  que  derechef  en  cette  ame  il  y  a  deux 
parties  bien  différentes  * ,  «  la  haute ,  pure ,  intellec- 
tuelle et  divine,  en  laquelle  la  beste  n'a  aucune  part; 
et  la  basse ,  sensitive  et  bestiale ,  qui  tient  du  corps 
et  de  la  matière  »,  l'on  peut  par  une  distinction  plus 
morale  et  politique,  remarquer  trois  parties  et  degrés 
en  l'homme  :  L'esprit,  l'ame,  la  chair,  dont  l'esprit 
et  la  chair  tiennent  les  bouts  et  extrémités,  «  comme 


1  a  Ainsi  l'une  requiert  le  secours   de  l'autre ,  et  toutes 
deux  concourent  ensemble  au  même  but  ».  Hor.  Art  poët. 

v.  4-iQ- 

2  L'auteur  a  traduit   ce  passage ,   avant  de  le  citer.   On 
pourrait  le  traduire  ainsi  de  nouveau  en  un  vers  : 

Avec  toi,  ni  sans  toi  je  ne  puis  exister.      \yfi(wiùut,  ){//;4T  ) 
*   Variante.  Il  semble ,  pour  mieux  et  plus  expressément 
représenter  recognoistre  l'homme ,  qu'au  premier  coup  l'on 
peut  remarquer  trois  choses  en  l'homme ,  l'esprit,  l'ame,  etc. 


LIVRE   I,  CHAPITRE   III.  21 

le  ciel  et  la  terre  ;  l'âme  mitoyenne ,  où  se  font  les 
météores,  le  bruit  et  la  tempeste».  L'esprit  la  très 
haute  et  très  héroïque  partie ,  parcelle ,  scintille ,  image  V-ftM  •  +42>  • 
et  defluxion  Je  la  divinité,  est  en  l'homme  comme  un 
roy  en  la  republique;  ne  respire  que  le  bien,  et  le 
ciel,  où  il  tend  tousjours  :  la  chair  au  contraire, 
comme  la  lie  d'un  peuple  tumultuaire  et  insensé ,  le 
marc  et  la  sentine  de  l'homme,  partie  brutale,  tend 
tousjours  au  mal  et  à  la  matière  :  l'ame  au  milieu 
comme  les  principaux  du  populaire ,  est  indifférente 
entre  le  bien  et  le  mal,  le  mérite  et  le  démérite;  est 
perpétuellement  sollicitée  de  l'esprit  et  de  la  chair,  et 
selon  le  party  où  elle  se  range ,  est  spirituelle  et  bonne , 
ou  charnelle  et  mauvaise.  Icy  sont  logées  toutes  les 
affections  naturelles  qui  ne  sont  vertueuses  ny  vi- 
cieuses %  comme  l'amour  de  ses  parens  et  amis, 
crainte  de  honte ,  pitié  des  affligés ,  désir  de  bonne 
réputation. 

Cette  distinction  aidera  beaucoup  à  cognoistre 
l'homme,  et  discerner  ses  actions,  pour  ne  s'y  mes- 
compter,  comme  l'on  fait  jugeant  par  l'escorce  et  ap- 
parence, pensant  que  ce  soit  de  l'esprit  ce  qui  est  de 
Famé ,  voire  de  la  chair ,  et  attribuant  à  la  vertu  ce  qui 
est  de  la  nature  ou  du  vice.  Combien  de  bonnes  et  de 


3  Vertueuses  ny  vicieuses  :  la  pitié ,  l'émulation  ne  sont- 
elles  pas  au-dessus  de  ce  sentiment  difficile  à  définir  qui  est 
entre  le  vice  et  la  vertu  ? 


22  DE   LA   SAGESSE  , 

belles  actions  produites  par  passion ,  ou  bien  par  une 
inclination  et  complaisance  naturelle  :  ut  serviant  ge- 
nio ,  et  suo  indulgeant  animo  ?  4 


4  «  Pour  obéir  à  son  goût,  et  par  complaisance  pour  ses 
penchants  ». 

l^VVVVVVVVV»VVVMJVVV»*/V»VVVVVVVVVVVVM/VX,l/VVV»^^ 

CHAPITRE  IV  * 

Bu  corps,  et  premièrement  de  toutes  ses  parties  et  assiette 
d  icelles. 

Sommaire.  — .Division  du  corps  en  ses  parties  internes ,  plu- 
rielles et  singulières ,  c'est-à-dire  uniques ,  en  ses  quatre 
régions;  en  ses  parties  externes  singulières,  doubles  et 
pareilles. 


**LtE  corps  humain  estbasti  d'un  très  grand  nombre 
de  pièces  internes  et  externes,  lesquelles  sont  presque 


*  Ce  chapitre  et  le  suivant  formaient  le  dixième  de  la  pre- 
mière édition. 

**  Variantes.  Ayant  à  parler  de  toutes  les  pièces  de  l'homme, 
faut  commencer  par  le  corps ,  comme  par  le  plus  facile  et  ap- 
parent ,  et  qu'il  est  aussi  l'aisné  de  l'ame  ,  comme  le  domicile 
doit  estre  fait  et  dressé  avant  qu'y  demeurer,  et  l'attelier  avant 
que  l'ouvrier  y  entre  pour  y  ouvrer. 

Le  corps  humain  est  formé  avec  le  temps ,  et  de  tel  ordre 


LIVRE  I,  CHAPITRE   IV.  20 

toutes  rondes  et  orbiculaires ,  ou  approchantes  de 
cette  figure. 

Les  internes  sont  de  deux  sortes  :  les  unes  en  nombre 
et  quantité'  respandues  par  tout  le  corps,  sçavoir  :  les 
os  qui  sont  comme  \z  base  et  soubstien  de  tout  le  bas- 
timcnt  :  dedans  iceux  pour  leur  nourriture  la  mouelle  : 
les  muscles  pour  le  mouvement  et  la  force  :  les  venes 
sortans  du  foye,  canaulx  du  sang  premier  et  naturel  : 

que  premièrement  sont  basties  les  trois  plus  nobles  et  héroï- 
ques parties  ;  le  foye  ,  le  cœur,  le  cerveau,  distantes  en  long  , 
et  se  tenant  par  joinctures  desliées ,  qui  puis  se  remplissent 
tout  à  la  façon  d'un  formy  (a),  où  y  a  trois  parties  plus  grosses 
et  enflées  ,  joinctes  par  entre-deux  desliées.  Selon  ces  trois 
parties  principales  viennent  à  considérer  trois  estages  en 
l'homme  (  image  raccourcie  du  monde  )  qui  respondent  aux 
trois  estages  et  régions  de  l'univers.  La  basse  du  foye  ,  racine 
des  venes ,  officine  des  esprits  naturels ,  et  le  lieu  de  l'ame 
concupiscible;  en  laquelle  sont  contenus  le  ventricule ,  ou 
l'estomach  ,  les  boyaux,  les  reins  ,  la  ratte  , et  toutes  les  parties 
génitales ,  respond  à  la  région  élémentaire  où  se  font  toute? 
les  générations  et  corruptions.  Celle  du  milieu  où  maistrise  le 
cœur,  la  tige  des  artères  ,  et  des  esprits  vitaux ,  et  le  siège  de 
Famé  irascible ,  séparée  de  celle  d'en  bas  par  la  toile  tendue 
du  diaphragme ,  et  de  celle  d'en  haut  par  le  destroit  de  la 
gorge,  en  laquelle  sont  aussi  les  poulmons  ,  respond  à  la  ré- 
gion aetherée.  Celle  d'en  haut ,  où  loge  le  cerveau  spongieux , 
source  des  nerfs  et  esprits  animaux ,  du  mouvement  et  sen- 
timent ,  et  le  throsne  de  l'ame  raisonnable  ,  ubi  sedet  pro  tri- 
bunali ,  respond  à  la  région  céleste  et  intellectuelle. 

(a)  D'une  fourmi. 


ai  DE   LA   SAGESSE, 

artères  venans  du  cœur,  conduicts  du  second  sang 
plus  subtil  et  vital,  ces  deux  allans  plus  haut  que  le 
foye  et  le  cœur,  leurs  sources  sont  plus  estroittes 
que  celles  qui  vont  en  bas,  pour  ayder  à  monter  le 
sang,  car  le  destroit  plus  serré  sert  à  faire  monter  les 
liqueurs  :  les  nerfs,  procédans  par  couples,  instru- 
niens  du  sentiment,  mouvement  et  force  du  corps, 
et  conduicts  des  esprits  animaux,  dont  les  uns  sont 
mois ,  et  y  en  a  sept  paires  ,  qui  servent  au  sentiment 
de  la  teste,  veue,  ouye,  goust,  parole;  les  autres  durs 
en  3o  paires ,  procédans  par  l'espine  du  dos  aux  mus- 
cles :  les  tendons ,  ligamens ,  cartilages  :  les  quatre  hu- 
meurs, le  sang,  la  bile  jaul/ie  ou  cholere ,  qui  ouvre, 
pousse ,  pénètre ,  empesche  les  obstructions,  jette  les 
excremens,  apporte  allégresse  :  la  bile  noire  et  aspre , 
ou  mélancolie ,  qui  provoque  l'appétit  à  toutes  choses, 
modère  les  mouvemens  subits  :  la  pituite  douce,  qui 
adoucit  la  force  des  deux  biles  et  toutes  ardeurs  :  les 
esprits,  qui  sont  les  fumées  sortans  de  la  chaleur  na- 
turelle et  de  l'humeur  radicale,  et  sont  en  trois  de- 
grés d'excellence,  le  naturel,  vital ,  animal  :  X&gresse , 
qui  est  la  partie  plus  espesse  et  grasse  du  sang. 

Les  autres  sont  singulières  (sauf  les  roignons  et 
couillons  qui  sont  doubles)  et  assignées  en  certain 
lieu.  Or  il  y  a  quatre  lieux  ou  régions,  comme  degrés 
au  corps ,  officines  et  atteliers  de  nature ,  où  elle 
exerce  ses  facultés  et  puissances.  La  première  et  plus 
basse  est  pour  la  génération  en  laquelle  sont  les  par- 


LIVRE  I,  CHAPITRE  IV.  s5 

lies  génitales  servans  à  icelle.  La  seconde  d'après ,  en 
laquelle  sont  les  entrailles ,  viscera ,  sçwo\vXestomach, 
tirant  plus  au  coste'  gauche,  rond,  plus  estroit  au 
fond  qu'en  haut ,  ayant  deux  orifices  ou  bouches  , 
l'un  en  haut ,  pour  recevoir ,  l'autre  en  bas  qui  res- 
pond  aux  boyaux  pour  jetter  et  se  descharger.  Il  re- 
çoit, assemble,  mesle  et  cuit  les  viandes,  et  en  fait 
chyle ,  c'est  à  dire  suc  blanc  propre  pour  la  nourri- 
ture du  corps,  et  lequel  encores  s'élaboure  dedans 
les  venes  meseraiques ,  par  où  il  passe  pour  aller  au 
foye.  Le  foye  chaud  et  humide ,  plus  au  costé  droit , 
officine  du  sang ,  principe  des  venes ,  le  siège  de  la 
faculté  naturelle,  nourricière  ou  ame  végétative,  fait 
et  engendre  le  sang  du  chyle ,  qu'il  attire  des  venes 
meseraiques ,  et  reçoit  en  son,  sein  par  la  vene  porte , 
qui  entre  en  son  creux ,  et  puis  l'envoyé ,  et  distribue 
par  tout  le  corps,  par  le  moyen  de  la  grande  vene 
cave  qui  sort  de  sa  bosse  et  des  branches  d'icelle  ,  qui 
sont  en  grand  nombre,  comme  les  ruisseaux  d'une 
fontaine  :  la  ratie  à  main  gauche ,  qui  reçoit  la  des- 
charge et  les  excremens  du  foye  :  les  reins ,  les  boyaux , 
qui  se  tenans  tous  en  un,  mais  distingués  par  six  dif- 
férences et  six  noms,  égalent  sept  fois  la  longueur  de 
l'homme,  comme  la  longueur  de  l'homme  égale  sept 
fois  la  longueur  du  pied.  En  ces  deux  premières  par- 
ties qu'aucuns  prennent  pour  une  (combien  qu'il  y 
aye  deux  facultés  bien  différentes,  l'une  generative 
pour  l'espèce,  l'autre  nutritive  de  l'individu),  et  la 


26  DE   LA   SAGESSE, 

font  respoïidre  à  la  partie  plus  basse  et  élémentaire 
de  l'univers,  lieu  de  génération  et  corruption,  est 
l'ame  concupiscible. 

La  troisiesme  compare'e  à  la  région  aetherée ,  sé- 
parée des  précédentes  par  le  diaphragme,  et  de  celle 
d'en  haut  par  le  destroit  de  la  gorge,  en  laquelle  est 
l'ame  irascible,  et  les  parties  pectorales,  prœcordîa, 
scavoir  le  cœur ,  très  chaud,  situé  environ  la  cin- 
quiesme  coste,  ayant  sa  pointe  soubs  la  mammelle 
gauche,  origine  des  artères,  qui  tousjours  se  mou- 
vent  et  font  le  pouls,  par  lesquelles  comme  canaulx 
il  envoyé  et  distribue  par  tout  le  corps  le  sang  vital 
qu'il  a  cuit,  et  par  iceluy  l'esprit  et  la  vertu  vitale. 
Les  poulinons  de  substance  fort  mole ,  rare  et  spon- 
gieuse, soupple  à  attirer  et  pousser  comme  soufflets, 
instrumens  de  la  respiration,  par  laquelle  le  cœur  se 
rafraîchit ,  attirant  le  sang,  l'esprit  et  l'air,  et  se  des- 
chargeant des  fumées  et  excremens  qui  le  pressent, 
et  de  la  voix,  par  le  moyen  de  Yaspre  artère *\ 

La  quatriesme  et  plus  haute  qui  respond  à  la  ré- 
gion céleste,  est  la  teste,  qui  contient  le  cerveau,  froid 
et  spongieux,  enveloppé  de  deux  membranes,  l'une 
plus  dure  et  espesse,  qui  touche  au  test,  dura  mater; 
l'autre  plus  douce  et  déliée,  qui  luy  est  contiguë,  pia 


*l  La  trachée  artère,  comme  on  l'appelle  aujourd'hui  : 
aspre  ou  âpre  est  la  traduction  de  l'adjectif  grec  rpa^u; ,  eïa , 
dont  nous  ayons  depuis  francisé  la  forme  féminine  en  trachée. 


LIVRE  I,   CHAPITPxE   IV.  r>7 

mater.  D'iceluy  sortent  et  dérivent  tous  les  nerfs  et  la 
mouelle  qui  descend  et  découle  au  long  de  l'espine 
du  dos.  Ce  cerveau  est  le  siège  de  Famé  raisonnable, 
la  source  de  sentiment  et  mouvement,  et  des  très 
nobles  esprits  animaux ,  faits  des  esprits  vitaux ,  les- 
quels montés  du  cœur  par  les  artères  au  cerveau ,  sont 
cuits,  recuits,  elabourés  et  subtilisés  par  le  moyen 
d'une  multiplicité  de  petites  et  subtiles  artères ,  comme 
filets  diversement  tissues*2,  repliées,  entrelassées 
par  plusieurs  tours  et  retours ,  comme  un  labyrinthe 
et  double  retz ,  rete  mirabile ,  dedans  lequel  cet  esprit 
vital  estant  retenu,  séjournant,  passant  et  repassant 
souvent,  s'affine,  subtilise  et  perfectionne,  et  devient 
animal ,  spirituel  en  souverain  et  dernier  degré. 

Les  externes  et  patentes.  Si  elles  sont  singulières, 
sont  au  milieu ,  comme  le  nez ,  qui  sert  à  la  respira- 
tion, odorat  et  consolation  du  cerveau,  et  à  la  des- 
charge d'iceluy ,  tellement  que  par  luy  l'air  entre  et 
sort,  et  en  bas  aux  poulmons,  et  en  haut  au  cerveau, 
La  bouche  qui  sert  au  manger  et  au  parler,  dont  elle 
est  de  plusieurs  pièces,  qui  servent  à  ces  deux  :  au 
dehors  des  lettres ,  au  dedans  de  la  langue  extrême- 
ment soupple,  qui  juge  des  saveurs  :  des  dens  pour 
mouldre  et  briser  les  morceaux  :  le  nombril,  les  deux 
sentines  et  voyes  de  descharge. 

Si  elles  sont  doubles  et  pareilles,  sont  collatérales 

*2  Tissues  diversement  comme  filets, 


<s8  DE   LA   SAGESSE, 

etesgales ,  comme  les  àeuxyeux,  plantés  au  plus  haut 
estage,  comme  sentinelles,  composés  de  plusieurs  et 
diverses  pièces,  trois  humeurs,  sept  tuniques,  sept 
muscles  3 ,  diverses  couleurs  avec  beaucoup  de  façon 
et  d'artifice.  Ce  sont  les  premières  et  plus  nobles 
pièces  externes  du  corps ,  en  beauté ,  utilité ,  mobi- 
lité, activité,  mesmes  au  fait  d'amour,  «s  ?<W,  «ç 
épiâv>jv4,  sont  au  visage  ce  que  le  visage  est  au  corps, 
sont  la  face  de  la  face,  et  pource  qu'ils  sont  tendres, 
délicats  et  pretieux ,  ils  sont  munis  et  remparés  de 
toutes  parts,  de  pellicules,  paulpieres,  sourcils,  cils  et 
poils.  Les  oreilles  en  mesme  hauteur  que  les  yeux, 
comme  les  escoutes  du  corps,  portières  de  l'esprit, 
receveurs  et  juges  des  sons  qui  montent  tousjours  : 
elles  ont  leurs  advenues  et  entrées  obliques  et  tor- 
tueuses ,  affin  que  l'air  et  le  son  n'entrassent  tout  à 
coup ,  dont  le  sens  de  Fouye  en  pourroit  estre  blessé, 
et  n'en  pourroit  si  bien  juger.  Les  bras  et  mains ,  ou- 


3  Ce  nombre  sept  tient  à  des  allégories  anciennes ,  plutôt 
qu'à  la  réalité.  Il  en  est  de  même  de  ce  que  l'auteur  dit, 
d'après  les  croyances  populaires  de  son  tems ,  des  boyaux 
distingués  par  six  différences  et  six  noms,  égalant  sept  fois 
la  longueur  de  l'homme ,  et  de  la  longueur  de  l'homme  qui 
égale  sept  J'ois  la  longueur  du  pied.  —  On  sent  bien  que 
tout  cela  n'est  pas  rigoureusement  vrai ,  et  que  ce  sont  des 
approximations   en  nombres  ronds  et  symboliques. 

4  «  Dès  que  je  le  vis ,  quel  trouble  s'éleva  dans  mon  ame  !  » 
Théoc  Idyl.  n,  y.  82. 


LIVRE  I,  CHAPITRE  V.  29 

vrieres  de  toutes  choses ,  instrumens  universels.  Les 
jambes  et  pieds.,  soubstiens  et  colomnes  de  tout  le  bas» 
timerit. 

CHAPITRE  Y*. 
Des  propriétés  singulières  du  corps  humain.  ^/"I  •  '▼** 

Sommaire.  —  Propriétés  particulières   et  avantageuses  du 
corps  humain;  ses  gestes  et  mouvemens  divers. 

Sommaire  delà  Variante.  —  Singularités  du  corps  humain  : 
ses  avantages  ;  ses  pièces  les  plus  nobles  ;  son  excellence  ; 
sa  stature  droite  ;  ses  attitudes  et  ses  gestes. 


**  JL  E  corps  humain  a  plusieurs  singularités,  dont  les 
unes  luy  sont  peculieres  privativement  des  autres  ani- 
maux. Les  premières  et  principales  sont  la  parole,  la 

*  Comme  nous  l'avons  dit,  ce  chapitre,  avec  le  précédent, 
formait  le  dixième  de  la  première  édition. 

**  Pariante.  L'homme  en  son  corps  a  plusieurs  choses 
qui  luy  sont  peculieres  privativement  aux  bestes.  1.  Stature 
droitte,  2.  forme  belle,  3.  visage  proprement  dit,  4-  nudité 
naturelle,  5.  mouvement  tant  divers  des  membres,  6.  soup- 
plesse  et  mobilité  de  la  main  ouvrière  de  tant  de  choses ,  c'est 
un  miracle ,  y,  grosseur  et  abondance  de  cerveau ,  8,  le  ge- 


3o  DELASAGESSE, 

stature  droitte,  la  forme  et  le  port,  dequoy  les  sages, 
mesme  les  stoïques,  ont  fait  tant  de  cas,  qu'ils  ont 
dit  valoir  mieux  estre  fol  en  la  forme  humaine ,  que 

nouil ,  qui  est  en  l'homme  seul  au  devant ,  g.  si  grande  lon- 
gueur du  pied  au  devant  ,  et  qui  est  si  court  au  derrière  T 
10.  saignée  du  nez,  chose  estrange,  veu  qu'il  a  la  teste  droitte 
et  les  bestes  baissée,  n.  rougir  à  la  honte,  12.  pallir  à  la 
crainte,  i3.  les  causes  ou  raisons  de  toutes  ces  singularités 
sont  belles ,  mais  ne  sont  de  ce  nostre  pris  faict  (a). 

Les  biens  du  corps  sont  la  santé,  la  beauté,  l'alegresse,  la 
force ,  la  vigueur ,  l'adresse  et  disposition;  mais  la  santé  passe 
tout. 

Les  principales  et  plus  nobles  pièces-  des  externes,  sont 
les  sens  corporels;  et  des  internes,  le  cerveau,  le  cœur,  le 
foye ,  et  puis  les  genitoires  et  les  poulmons. 

L'excellence  du  corps  est  généralement  en  la  forme ,  droit- 
ture  ,  et  port  d'iceluy  :  spécialement  et  particulièrement  en  la 
face  et  aux  mains ,  qui  sont  les  deux  parties  que  nous  lais- 
sons par  honneur  nues.  Certe  les  sages  mesme  stoïques  ont 
tant  fait  de  cas  de  la  forme  humaine  ,  qu'ils  ont  dit  vouloir 
mieux  estre  fol  en  la  forme  humaine ,  que  sage  en  la  forme 
brutale,  preferans  la  forme  corporelle  à  la  sagesse. 

Le  corps  de  l'homme  touche  fort  peu  la  terre;  il  est  droit, 
tendu  au  ciel,  où  il  regarde,  se  voit  et  se  cognoist,  comme 
en  son  miroir  :  les  plantes  tout  au  rebours  ont  la  teste  et  ra- 
cine toute  dedans  la  terre,  les  bestes  comme  au  milieu  l'ont 
entre  deux,  mais  plus  et  moins.  La  cause  de  cette  droitture 
n'est  pas  proprement  l'ame  raisonnable ,  comme  il  se  voit  aux 

(a)  C'est-à-dire  «  mais  ne  sont  pas  pour  cela  notre  prix  fait.  »  — 
Bastien  a  mis  nostre  prins  faict ,  quoiqu'on  lise  nostre  pris  faict  dans 
la  première  et  la  seconde  e'ditions. 


LIVRE   I,   CHAPITRE  V.  3c 

sage  en  la  forme  brutale  :  la  main  c'est  un  miracle  ; 
celle  du  singe  est  peu  de  cas  :  après  sont  la  nudité 
naturelle ,  le  rire  et  pleurer ,  le  sens  du  chatouille- 
ment, sourcil  en  la  paupière  basse  de  l'œil,  nombre 
visible ,  la  pointe  du  cœur  en  la  partie  senestre ,  le 

courbés,  bossus,  boiteux;  non  la  ligne  droitte  de  l'espine  du 
dos  ,  qui  est  aussi  aux  serpents;  non  la  chaleur  naturelle  ou 
vitale ,  qui  est  pareille  ou  plus  grande  en  certaines  bestes  , 
combien  que  tout  cela  y  peut  servir  de  quelque  chose  :  cette 
droitturc  convient  à  l'homme,  et  comme  homme,  et  comme 
roy  d'icy  bas.  Aux  petites  et  particulières  royautés  y  a  une 
marque  et  majesté ,  comme  il  se  voit  au  daulphin  couronné , 
au  serpent  basilizé  (&) ,  au  lyon  avec  son  collier ,  sa  couleur 
de  poil ,  et  ses  yeux ,  en  l'aigle ,  au  roy  des  abeilles.  Mais 
l'homme  roy  universel  d'icy  bas  marche  la  teste  droitte  , 
comme  un  maistre  en  sa  maison ,  régente  tout  et  en  vient  à 
bout  par  amour  ou  par  force ,  domptant  ou  apprivoisant. 

Comme  il  y  en  a  qui  ont  des  contenances ,  gestes  et  mou- 
vemens  artificiels  et  affectés ,  aussi  y  en  a  qui  en  ont  de  si  na- 
turels et  *si  propres ,  qu'ils  ne  les  sentent  ny  ne  les  reco- 
gnoissent  point ,  comme  pencher  la  teste ,  rincer  (c)  le  nais. 

(b)  «  Au  serpent  orné  d'une  couronne  royale  comme  le  basilic  » 
qui  tire  son  nom  de  cette  croyance  superstitieuse  et  populaire  :  ce 
nom  signifie  le  royal  en  grec.  Le  peuple  croit  encore  que  le  basilic  ou 
serpent  basilisé ,  naît  d'un  œuf  de  coq,  et  qu'il  habite  au  fond  d'un 
puits. 

(c)  Froncer  le  nez  ,  rechigner.  Rincer,  du  latin  ringi  qui  a  le  même 
sens.  L'e'dition  de  Bastien  et  celle  de  Dijon  e'erivent  le  nez  ;  mais  ce 
n'est  pas  là  l'orthographe  de  Charron  :1a  première  e'dition  e'erit  toujours 
le  nais  ;  parce  qu'on  prononçait  ainsi ,  et  que  le  mot  vient  de  nasus. 
Cependant  l'orthographe  de  ce  mot ,  comme  de  plusieurs  autres ,  varie 
dans  le  cours  de  l'ouvrage  ,  et  quelquefois  dans  le  même  chapitre. 


32  DE   LA   SAGESSE, 

genouil  au  devant,  palpitation  du  cœur,  les  artueils*1 
des  pieds  plus  longs  que  des  mains,  saignée  du  nez  , 
chose  estrange ,  veu  qu'il  a  la  teste  droitte ,  et  la 
beste  l'a  baissée,  rougir  à  la  honte,  pallir  à  la  crainte, 
estre  ambidextre ,  dispose'  en  tout  temps  aux  œuvres  * 
de  Venus,  ne  remuer  les  oreilles ,  qui  signifie  aux  ani- 
maux les  affections  internes  ;  mais  l'homme  les  signifie 
assez  parle  rougir,  pallir,  mouvemens  des  yeux  et  du 
nez. 

Les  autres  luy  sont  singulières ,  non  du  tout ,  mais 
par  excellence  et  advantage,  car  elles  se  trouvent  e's 
animaux,  mais  en  moindre  degré;  sçavoir  :  multitude 
de  muscles  et  de  poils  en  la  teste  ;  soupplesse  et  fa- 
cilité du  corps  et  de  ses  parties  à  tout  mouvement  et 
en  tout  sens  ;  élévation  des  tetins  ;  grosseur  et  abon- 
dance de  cerveau  ;  grandeur  de  vessie  ;  forme  de  pied , 
longue  au  devant ,  courte  au  derrière  ;  abondance , 
clarté  et  subtilité  de  sang  ;  mobilité  et  agilité  de  lan- 
gue ;  multitude  et  variété  de  songes ,  telle  qu'il  sem- 
ble estre  seul  songeant;  esternuement ;  bref  tant  de 
remuemens  des  yeux,  du  nez,  des  lèvres. 

Il  y  a  aussi  des  contenances  propres  et  singulières , 
mais  différentes  :  les  unes  sont  des  gestes ,  mouvemens 


Mais  tous  en  avons ,  qui  ne  partent  point  de  nostre  discours , 
ains  d'une  pure  ,  naturelle  et  prompte  impulsion  ,  comme 
mettre  la  main  au  devant  en  nos  cheutes. 

*•  Les  orteils. 


LIVRE  I,  CHAPITRE  VI.  33 

et  contenances  artificielles  et  affecte's  ;  d'autres  en  ont 
de  si  propres  et  si  naturelles,  qu'ils  ne.  les  sentent 
ny  ne  les  recognoissent  point ,  comme  pancher  la  teste, 
rincer  2  le  nez.  Mais  tous  en  ont  qui  ne  partent  point 
du  discours ,  ains  d'une  pure ,  naturelle  et  prompte 
impulsion,  comme  mettre  la  main  au  devant  aux: 
cheutes. 

2  Voyez  la  note  de  la  page  3i. 

CHAPITRE  YI*. 

Des  biens  du  corps ,  santé  et  beauté ,  et  autres. 

Sommaire.  — Des  différens  biens  du  corps,  c'est  la  santé  qui  est 
préférable  à  tout.  La  beauté  vient  après  ;  on  en  distingue 
de  "plusieurs  sortes:  la  principale  est  celle  du  visage,  qui  a 
sept  singularités  ;  sa  description.  De  la  beauté  du  corps  et 
de  celle  de  l'esprit. 

Exemples  :  Socrates ,  Platon ,  Aristote ,  Cyrus  ,  Alexandre  T 
César ,  Scipion.  —  Indiens ,  Espagnols ,  Italiens.  —  So- 
crates. 


Lt  E  S  biens  du  corps  sont  la  santé,  beauté ,  allégresse , 
force ,  vigueur ,  addresse  et  disposition  ;  mais  la  santé 
est  la  première  et  passe  tout.  La  santé  est  le  plus 
beau  et  le  plus  riche  présent  que  nature  nous  sache 

*  C'est  le  XIe.  cliap.  de  la  première  édition. 

i.  3 


U  DE   LA  SAGESSE, 

faire,  préférable  à  toute  autre  chose,  non  seulement 
science ,  noblesse ,  richesses ,  mais  à  la  sagesse  mesme , 
ce  disent  les  plus  austères  sages  ;  c'est  la  seule  chose 
qui  mérite  que  l'on  employé  tout,  voire  la  vie  mesme, 
pour  l'avoir;  car  sans  elle  la  vie  est  sans  goust,  voire 
est  injurieuse  ;  la  vertu  et  la  sagesse  ternissent  et  s'es- 
vanouissent  sans  elle  :  quel  secours  apportera  au  plus 
grand  homme  qui  soit,  toute  la  sagesse,  s'il  est  frappé 
du  haut  mal,  d'une  apoplexie  ?  Certes  je  ne  luy  puis 
préférer  aucune  chose  que  la  seule  preud'hommie , 
qui  est  la  santé  de  l'ame.  Or  elle  nous  est  commune 
avec  les  bestes ,  voire  le  plus  souvent  plus  advanta- 
geuse ,  forte  et  vigoureuse  en  elles  qu'en  nous.  Or 
combien  que  ce  soit  un  don  de  nature ,  gaudeant  bene 
nali1,  octroyé  en  la  première  conformation,  si  est- 
ce  que  ce  qui  vient  après  le  laict ,  le  bon  reiglement 
de  vivre  qui  consiste  en  sobriété,  médiocre  exercice, 
se  garder  de  tristesse  et  toute  sorte  d'émotion,  la 
conserve  fort.  La  maladie  et  la  douleur  sont  ses  con- 
traires ,  qui  sont  les  plus  grands ,  et  peut-estre  les 
seuls  maux  de  l'homme ,  desquels  sera  parlé  cy  après  : 
mais  en  cette  conservation  les  bestes  aussi,  suivant 
simplement  nature  qui  a  donné  la  santé,  ont  l'ad- 
vantage;  l'homme  s'y  oublie  souvent,  et  puis  le  paye 
en  son  temps. 
V.fw*.44$«       ^a  beaute  vient  après,  qui  est  une  pièce  de  grande 


J    ô 


Que  ceux  qui  sont  heureusement  nés  s'en  réjouissent». 


LIVRE   I,   CHAPITRE  VI.  35 

recommandation  au  commerce  des  hommes.  C'est  le 
premier  moyen  de  conciliation  des  uns  avec  les  au- 
tres, et  est  vray-semblable  que  la  première  distinc- 
tion qui  a  este'  entre  les  hommes,  et  la  première  con- 
sidération qui  donna  prééminence  aux  uns  sur  les 
autres,  a  esté  l'advantage  de  la  beauté  :  c'est  aussi 
une  qualité  puissante  ;  il  n'y  en  a  point  qui  la  passe 
en  crédit ,  ny  qui  ayt  tant  de  part  au  commerce  des 
hommes.  Il  n'y  a  barbare  si  résolu  qui  n'en  soit  frappé. 
Elle  se  présente  au  devant,  elle  séduit  et  préoccupe 
le  jugement ,  donne  des  impressions ,  et  presse  avec 
grande  authorité,  dont  Socrates  l'appelloit  une  courte 
tyrannie  ;  Platon ,  le  privilège  de  nature  ;  car  il  semble 
que  celuy  qui  porte  sur  le  visage  les  faveurs  de  la  na- 
ture imprimées  en  une  rare  et  excellente  beauté ,  ayt 
quelque  légitime  puissance  sur  nous,  et  que  tour- 
nant nos  yeux  à  soy,  il  y  tourne  aussi  nos  affections 
et  les  y  assujettisse  malgré  nous.  Aristote  dit  qu'il  ap-  ,,         itt 
partient  aux  beaux  de  commander ,  qu  us  sont  vene-     '    l 
râbles   après  les  Dieux  ,   qu'il  n'appartient  qu'aux 
aveugles  de  n'en  estre  touchés.  Cyrus,  Alexandre, 
Csesar,  trois  grands  commandeurs  des  hommes,  s'en 
sont  servis  en  leurs  grandes  affaires ,  voire  Scipion  le 
meilleur  de  tous.  Beau  et  bon  sont  confins,  et  s'ex- 
priment par  mesmes  mots  en  grec  2  et  en  l'escriture 
saincte.  Plusieurs  grands  philosophes  ont  acquis  leur 

2  Ka),ôç,  en  grec,  a,  en  effet,  cette  double  signification. 


36  DE   LA   SAGESSE, 

sagesse  par  l'entremise  de  leur  beauté  :  elle  est  con^ 
sidérée  mesmes  et  recherchée  aux  bestes. 

Il  y  a  diverses  considérations  en  la  beauté.  Celle 
des  hommes  est  proprement  la  forme  et  la  taille  du 
corps,  les  autres  beautés  sont  pour  les  femmes.  Il  y 
a  deux  sortes  de  beauté  :  l'une  arrestée,  qui  ne  se  re- 
mue point,  et  est  en  la  proportion  et  couleur  due  des 
membres ,  un  corps  qui  ne  soit  enflé  ni  bouffi ,  au- 
quel d'ailleurs  les  nerfs  ne  paraissent  point ,  ny  les  os 
ne  percent  point  la  peau  ;  mais  plein  de  sang ,  d'es- 
prits et  en  bon-point,  ayant  les  muscles  relevés,  le 
cuirpoly,  la  couleur  vermeille  :  l'autre  mouvante,  qui 
s'appelle  bonne  grâce,  qui  est  en  la  conduicte  du 
mouvement  des  membres ,  sur-tout  des  yeux  :  celle-là 
seule  est  comme  morte,  cette-cy  est  agente  et  vivante. 
Il  y  a  des  beautés  rudes,  fieres,  aigres;  d'autres  dou- 
ces ,  voire  encores  fades. 

La  beauté  est  proprement  considérable  au  visage. 
Il  n'y  a  rien  de  plus  beau  en  l'homme  que  l'âme ,  et 
au  corps  que  le  visage ,  qui  est  comme  Pam.e  rac- 
courcie ;  c'est  la  monstre  et  l'image  de  l'ame ,  c'est 
son  escusson  à  plusieurs  quartiers,  représentant  le 
recueil  de  tous  les  titres  de  sa  noblesse,  planté  et 
colloque  sur  la  porte  et  au  frontispice,  afin  que  l'on 
sçache  que  c'est  là  sa  demeure  et  son  palais  ;  c'est  par 
luy  que  l'on  cognoist  la  personne  ;  c'en  est  un  abrégé  : 
c'est  pourquoy  l'art  qui  imite  nature,  ne  se  soucie 
pour  représenter  la  personne ,  que  de  peindre  ou  tail- 
ler le  visage. 


LIVRE  I,  CHAPITRE  VL  37 

Au  visage  humain  il  y  a  plusieurs  grandes  singu- 
îarite's  qui  ne  sont  point  aux  bestes,  (aussi  à  vray  dire 
elles  n'ont  point  de  visage)  ny  au  reste  du  corps  hu- 
main, i.  Nombre  et  diversité  de  pièces  et  de  façon  en 
icelles;  aux  bestes  le  menton,  les  joues,  le  front  n'y 
sont  point,  et  beaucoup  moins  de  façon,  i.  Variété 
de  couleurs,  car  en  l'œil  seul  le  noir,  le  blanc,  le 
verd,  le  bleu,  le  rouge,  le  cristalin.  3.  Proportion, 
les  sens  y  sont  doubles ,  se  respondans  l'un  à  l'autre , 
et  se  rapportans  si  bien,  que  la  grandeur  de  l'œil 
est  la  grandeur  de  la  bouche 3,  la  largeur  du  front  est 
la  longueur  du  nais ,  la  longueur  du  nais  est  celle  du 
menton  et  des  lèvres.  4-  Admirable  diversité  des  vi- 
sages ,  et  telle  qu'il  ne  s'en  trouveroit  deux  semblables 
en  tout  et  par-tout  :  c'est  un  chef-d'œuvre  qui  ne  se 
trouve  en  toute  autre  chose.  Cette  diversité  est  très  ^  ,  ;  , 
utile ,  voyre  nécessaire  a  la  société  humaine  :  prenne-  J  (J 
rement  pour  s'entre-recognoistre,  car  maux  infinis, 
voyre  la  dissipation*4  du  genre  humain  s'ensuivroit 
si  l'on  venoit  à  se  mesconter*5  par  la  semblance  de 
visages;  ce  seroit  une  pire  confusion  beaucoup  que 
celle  de  Babel  :  l'on  prendrait  sa  fille  pour  sa  seur, 
pour  une  estrangere ,  son  ennemy  pour  son  amy.  Si 
nos  faces  n'estoient  semblables,  l'on  ne  sçauroit  dis- 


3  Tout  ceci  n'est  pas  toujours  vrai. 

*4  La  dispersion. 

*5  Se  méprendre  par  la  ressemblance. 


38  DE   LA   SAGESSE, 

cerner  l'homme  de  la  beste  ;  si  elles  n'estoient  dis- 
semblables ,  l'on  ne  sçauroit  discerner  l'homme  de 
l'homme.  C'est  aussi  un  grand  artifice  de  nature  qui 
a  posé  en  cette  partie  quelque  secret  de  contenter  un 
ou  autre  en  tout  le  monde.   Car  de  cette  diversité 
vient  qu'il  n'y  a  personne  qui  ne  soit  trouvé  beau  par 
quelqu'un.  5.  Dignité  et  honneur  en  sa  figure  ronde, 
en  sa  forme  droitte  et  haut  élevée,  nue  et  descou- 
verte, sans  poil,  plume,  escaille,  comme  aux  bestes, 
visant  au  ciel.  6.  Grâce,  douceur,  venusté  plaisante 
et  agréable  jusques  à  crochetter  ks  cœurs  et  ravir  les 
volontés,  comme  a  esté  dit  cy-dessus.  Bref  le  visage 
est  le  throsne  de  la  beauté  et  de  l'amour,  le  siège  du 
ris  et  du  baiser,  deux  choses  très  propres  à  l'homme, 
très  agréables,  les  vrays  et  plus  exprès  symboles  d'a- 
mitié et  de  bonne  intelligence.  7.  Finalement  il  est 
propre  à  tous  changemens,  pour  déclarer  les  mouve- 
mens  internes  et  passions  de  l'ame,  joye,  tristesse, 
amitié ,  hayne ,  envie ,  malice,  honte,  cholere,  despit, 
jalousie  et  autres  :  il  est  comme  la  monstre  de  l'hor- 
loge, qui  marque  les  heures  et  momens  du  temps, 
estans  les  mouvemens  et  roues  cachés  au  dedans  :  et 
comme  l'air  qui  reçoit  toutes  les  couleurs  et  change- 
mens du  temps ,  monstre  quel  temps  il  fait  ;  aussi  dit- 
on  l'air  du  visage,  corpus  animum  tegit ,  et  detegit;  in 
Jade  legitur  homo  6. 

6  «  Le  corps  couvre  l'ame  et  la  découvre.  On  lit  l'homme 


LIVRE    I,  CHAPITRE   VI.  3g 

La  beauté  du  visage  gist  en  un  front  large  et  quarré, 
tendu ,  clair  et  serein  ;  sourcils  bien  rangés ,  menus  et 
déliés;  l'œil  bien  fendu,  gay  et  brillant;  je  laisse  la 
couleur  en  dispute  :  le  nais  bien  vuidé ,  bouche  pe- 
tite, lèvres  coralines,  menton  court  et  forchu,  joues 
relevées,  et  au  milieu  le  plaisant  gelasin*7,  oreille 
ronde  et  bien  troussée,  le  tout  avec  un  teint  vif,  blanc 
et  vermeil.  Toutesfois  cette  peincture  n'est  pas  reçue 
par-tout  ;  les  opinions  de  beauté  sont  bien  différentes 
selon  les  nations.  Aux  Indes  la  plus  grande  beauté 
est  en  ce  que  nous  estimons  la  plus  grande  laideur , 
sçavoir  en  couleur  basanée ,  lèvres  grosses  et  enflées , 
nais  plat  et  large,  les  dents  teintes  de  noir  ou  de 
rouge ,  grandes  oreilles  pendantes  ;  aux  femmes ,  front 
petit  et  velu,  les  tetins  grands  et  pendans,  afin  qu'elles 
puissent  les  bailler  à  leurs  petits  par  dessus  les  es- 
paules,  et  usent  de  tout  artifice  pour  parvenir  à  cette 
forme  :  sans  aller  si  loin,  en  Espagne  la  beauté  est 
vuidée  et  estrillée  ;  en  Italie  grosse  et  massive  :  aux 
uns  plaist  la  molle ,  délicate  et  mignarde  ;  aux  autres , 
la  forte,  vigoureuse,  fiere  et  magistrale. 

La  beauté  du  corps,  spécialement  du  visage,  doibt 
selon  raison  demonstrer  et  tesmoigner  une  beauté  en 

sur  sa  face  ».  —  On  trouve  la  même  pensée  dans  Cicéron  : 
Corpus  est  quasi  vas  animi ,  aut  aliquod  receptaculum  _,  etc. 
Tusc.  i. 

*7  L'agréable  petite  fossette  qui  se  fait  au  milieu  des  joues, 
quand  on  rit;  du  grec  ys^acwoç,  rieur,  yùâw  ,  je  ris. 


4o  DE   LA   SAGESSE, 

l'ame  8  (qui  est  une  qualité  et  reiglement  d'opinions 
et  de  jugemens  avec  une  fermeté  et  constance),  car 
il  n'est  rien  plus  vray-semblable  que  la  conformité  et 
relation  du  corps  à  l'esprit  :  quand  elle  n'y  est,  il 
faut  penser  qu'il  y  a  quelque  accident  qui  a  inter- 
rompu le  cours  ordinaire,  comme  il  advient,  et  nous 
le  voyons  souvent.  Car  le  laict  de  la  nourrice,  l'ins- 
titution première  ,  les  compagnies  apportent  de  grands 
ehangemens  au  naturel  originel  de  l'ame,  soit  en  bien 
. .  soit  en  mal  :  Socrates  confessoit  que  la  laideur  de  son 

</  "  corps  accusoit  justement  la  laideur  naturelle  de  son 

ame,  mais  que  par  institution  il  avoit  corrigé  celle  de 
l'ame.  C'est  une  foible  et  dangereuse  caution  que  la 
mine  ;  mais  ceux  qui  démentent  leur  bonne  physio- 
nomie ,  sont  plus  punissables  que  les  autres  ;  car  ils 
falsifient  et  trahissent  la  promesse  bonne  que  nature 
a  planté  en  leur  front,  et  trompent  le  inonde  *. 

8  L'auteur  de  Y  Analyse  de  la  Sagesse  de  Charron ,  im- 
primée en  1763 ,  et  auquel  j'emprunterai  quelques  observa- 
tions morales  ,  prétend  qu'on  a  remarqué  que  presque  toutes 
les  jolies  femmes  n'avaient  point  de  caractère  !  Ce  n'est 
guère  galant ,  et  il  méritait  de  rencontrer  une  belle  femme 
qui  lui  prouvât  le  contraire. 

"*  Variante.  Nous  debvrions,  selon  le  conseil  de  Socrates, 
nous  rendre  plus  attentifs  et  assidus  à  considérer  les  beautés 
des  esprits  ,  et  y  prendre  le  mesme  plaisir  que  nous  faisons 
aux  beautés  du  corps ,  et  par  là  ,  nous  approcher ,  rallier , 
conjoindre  et  concilier  en  amitié;  mais  il  faudroit  à  cela  des 
yeux  propres  et  philosophiques. 


LIVRE    I,    CHAPITRE    VII.  l,x 

CHAPITRE  VII*. 

Des  vestemcns  du  corps. 

Sommaire.  —  L'usage  de  se  vêtir  n'est  pas  naturel ,  mais 
bien  celui  d'aller  nu.  C'est  à  tort  qu'on  allègue  que  c'est 
pour  cacher  les  parties  honteuses,  et  pour  se  préserver  du 
lroid  ;  la  nature  ne  connaît  point  de  parties  honteuses ,  et 
on  va  nu  ou  vêtu  sous  un  même  climat  '. 

Exemples  :  Massinissa ,  César,  Annibal,  Severus ,  Platon. 
Varron. 


IL  y  a  grande  apparence  que  la  façon  d'aller  tout 
nud,  tenue  encores  par  une  grande  partie  du  monde, 
soit  l'originelle  des  hommes;  et  l'autre  de  se  vestir, 
artificielle  et  invente'e  pour  esteindre  la  nature,  comme 
ceux  qui  par  artificielle  lumière  veulent  esteindre  celle 
du  jour.  Car  nature  ayant  suffisamment  pourveu  par- 
tout toutes  les  autres  créatures  de  couverture ,  il  n'est 
pas  à  croire  qu'elle  ayt  pirement  traitté  l'homme,  et 
l'ayt  laissé  seul  indigent  et  en  estât  qu'il  ne  se  puisse 
maintenir  sans  secours  estranger2  :  et  sont  des  re~ 

*  C'est  le  quatorzième  chap.  de  la  première  édition. 
1  Montaigne  a  traité  le  même  sujet  dans  son  chapitre  2S 
du  livre  Ier.  :  De  V usage  de  se  vestir. 

~  «  Or ,  tout  estant  exactement  fourny  ailleurs  (  parmi  les 


4.2  DE    LA    SAGESSE, 

proches  injustes  que  l'on  fait  à  nature  comme  ma- 
rastre.  Si  originellement  les  hommes  eussent  este' 
vestus,  il  n'est  pas  vray-semblable  qu'ils  se  fussent 
advisés  de  se  dépouiller  et  mettre  tous  nuds,  tant  à 
cause  de  la  santé'  qui  eust  esté  extrêmement  offensée 
en  ce  changement,  que  pour  la  honte  :  et  toutesfois 
il  se  fait  et  garde  par  plusieurs  nations ,  et  ne  faut 
alléguer  que  c'est  pour  cacher  les  parties  honteuses, 
et  contre  le  froid  (ce  sont  les  deux  raisons  préten- 
dues ;  contre  le  chaud  il  n'y  a  point  d'apparence) , 
car  nature  ne  nous  a  point  apprins  y  avoir  des  par- 
ties honteuses,  c'est  nous-mesmes  qui  par  notre  faute 
nous  nous  le  disons.  Quis  indicavit  tibi  quod  nudus 
esses ,  Tiisi  quod  ex  ligno  quod  praeceperam  tibi  ne  come- 
deres ,  comedistP  ?  et  nature  les  a  desja  assez  cachées, 
mises  loin  des  yeux,  et  à  couvert  :  et  au  pis  aller  ne 
faudroit  couvrir  que  ces  parties  là  seulement ,  comme 
font  aucuns  en  ces  pays  où  ils  vont  tous  nuds,  où 
d'ordinaire  ils  ne  les  couvrent  pas  :  et  qu'est-cela  que 
l'homme  n'osant  se  montrer  nud  au  monde,  luy  qui 

autres  animaux)  de  filet  et  d'aiguille  pour  maintenir  son  estre, 
il  est  mescreable  que  nous  soyons  seuls  produicts  en  estât 
défectueux  et  indigent ,  et  en  un  estât  qui  ne  se  puisse  main- 
tenir sans  secours  estraugier  ». 

Montaigne  ,  t.  i,  p.  407  de  notre  édition. 

d  «  Qu'est-ce  qui  t'a  indiqué  que  tu  étais  nu  ?  N'est-ce 
pas  parce  que  tu  as  mangé  du  fruit  de  l'arbre  dont  je  t'avais 
défendu  de  manger?  »  Gen.  C.  in  ,  v.  11. 


LIVRE  I,   CHAPITRE  VII.  4-3 

fait  le  maistre,  se  cache  soubs  la  despouille  d'au- 
truy ,  voire  s'en  pare  ?  Quant  au  froid  et  autres  né- 
cessités particulières  et  locales ,  nous  sçavons  que 
sous  mesme  air,  mesme  ciel,  on  va  nud  et  habillé, 
et  nous  avons  bien  la  plus  délicate  partie  de  nous 
toute  descouverte;  dont  un  gueux  interrogé,  comme 
il  pouvoit  aller  ainsi  nud  en  hyver,  respondit  que 
nous  portons  bien  la  face  nue ,  que  luy  estoit  toute 
face4;  et  plusieurs  grands  alloient  tousjours  teste 
nue ,  Massinissa ,  César,  Annibal,  Severus;  et  y  a 
plusieurs  nations  qui  vont  à  la  guerre  et  combattent 
tous  nuds.  Le  conseil  de  Platon  pour  la  santé  est  de 
ne  couvrir  la  teste  ny  les  pieds.  Et  Varron  dict  que 
quand  il  fut  ordonné  de  descouvrir  la  teste  en  la  pré- 
sence des  Dieux  et  du  magistrat,  ce  fut  plus  pour  la 
santé  et  s'endurcir  aux  injures  du  temps,  que  pour 
la  révérence.  Au  reste  l'invention  des  couverts  et  mai- 
sons contre  les  injures  du  ciel  et  des  hommes,  est 
bien  plus  ancienne ,  plus  naturelle  et  universelle  que 
des  vestemens,  et  commune  avec  plusieurs  bestes  ; 
mais  la  recherche  des  alimens  marche  bien  encores 
devant.  De  l'usage  des  vestemens,  comme  des  ali- 
mens, cy-après  5. 

■4  Montaigne  cite  le  même  trait ,  p.  4-OQ,  de  notre  édition 
des  Essais. 

5  Liv.  III ,  chap.  xxxix  et  XL. 


44  DE   LA  SAGESSE, 

CHAPITRE  VIII*. 

De  l  cime  en  gênerai. 

Sommaire. — De  l'origine  et  de  la  fin  des  âmes  ;  de  leur  entrée 
dans  les  corps,  et  de  leur  sortie  ;  d'où  elles  y  viennent;  quand 
elles  y  entrent  ;  et  où  elles  vont ,  quand  elles  en  sortent  ; 
de  leur  nature  ,  état  et  action ,  et  s'il  y  en  a  plusieurs  en 
l'homme,  ou  une  seule.  Le  siège  de  l'anre  est  le  cerveau, 
et  non  pas  le  cœur.  Ses  trois  facultés ,  l'entendement ,  la 
mémoire  et  l'imagination.  Si  l'ame  raisonnable  est  organi- 
que ,  et  a  besoin  d'un  instrument  corporel ,  ou  organe , 
pour  faire  ses  fonctions.  Du  tempérament  du  cerveau,  et 
des  facultés  de  l'ame.  L'entendement  est  sec  dans  la  vieillesse 
et  dans  le  Midi  :  la  mémoire  est  humide  dans  l'enfance  et 
dans  les  régions  du  Nord  ;  l'imagination  est  chaude  dans 
l'adolescence  et  dans  les  pays  situés  entre  le  Nord  et  le 
Midi.  Comparaison  des  tempéramens.  Il  n'y  a  que  trois 
tempéramens  et  trois  facultés  de  l'ame.  Propriétés  et  ac- 
tions de  ces  facultés  ,  avec  l'ordre  d'agir  ;  comparaison  de 
ces  facultés  en  prééminence  et  dignité.  Trois  images  ou 
comparaisons  de  ces  facultés.  L'ame  est,  de  sa  nature,  sa- 
vante, et  non  par  le  bénéfice  des  sens.  De  l'unité  et  de  la 
pluralité  des  âmes.  Quand  et  comment  l'ame  est  unie  au 
corps.  L'immortalité  de  l'ame  est  utilement  crue ,  mais 
faiblement  prouvée. 

Sommaire  du  même  Chapitre  %•  d'après  la  première  édition, 
—  La  définition  de  l'ame  est  très-difficile.  11  est  aisé  de 

*  Ce  chap.  VIII  est  le  quinzième  de  la  première  édition. 
f  Nous  le  mettons  en  note  ,  comme  Variante. 


LIVRE   I,  CHAPITRE  VIII.  £5 

dire  ce  qu'elle  n'est  pas,  et  mal  aise"  de  dire  ce  qu'elle  est. 
De  sa  nature  et  de  son  essence;  de  ses  facultés  et  de  ses  ac- 
tions ;  de  son  unité  ;  de  son  origine  ;  de  son  entrée  et  de 
son  existence  dans  le  corps  ;  de  son  siège  et  de  ses  ins- 
trumens  ;  de  l'exercice  de  ses  facultés  ;  de  sa  séparation  du 
corps ,  naturelle  et  ordinaire  ;  de  son  immortalité ,  et  des 
preuves  en  sa  faveur  ;  de  sa  séparation  non  naturelle  ;  de 
son  état  après  la  mort. 

Exemples  :  Aristote.  —  Les  Grecs ,  les  Arabes ,  les  Egyp- 
tiens ,  les  Stoïciens  ,  Philon  ,  les  Manichéens  ,  les  Priscil- 
lianistes.  — Tertullien,  Apollinaris,les  Lucifériens.  —  Les 
Pythagoriciens  et  Platoniciens ,  Origènes.  —  Saint  Au- 
gustin et  saint  Grégoire  ,  Daniel ,  Zacharie ,  Esdras ,  Ezé- 
chiel ,  saint  Paul.  —  Jean  Lescot ,  Cardan.  —  Les  Acadé- 
miciens ,  les  Stoïciens,  les  Egyptiens. — Nabuchodonosor. 


**  VOIC Y  une  matière  difficile  sur  toutes,  traittée  et 
agitée  par  les  plus  sçavans  et  sages  de  toutes  nations, 
spécialement  ^Egyptiens ,  Grecs ,  Arabes  et  Latins , 

**  Variante.  Voicy  une  matière  difficile  sur  toutes , traittée 
et  agitée  par  les  plus  sçavans  et  sages ,  mais  avec  une  grande 
diversité  d'opinions ,  selon  les  diverses  nations ,  religions  , 
professions  et  raisons  ,  sans  accord  et  resolution  certaine. 
Les  principaux  poincts  sont  de  l'origine  et  de  la  fin  des  âmes , 
leur  entrée  et  sortie  des  corps  d'où  elles  viennent  ,  quand 
elles  y  entrent,  et  où  elles  vont  quand  elles  en  sortent;  de 
leur  nature  ,  estât,  action,  et  s'il  y  en  a  plusieurs  en  l'homme 
ou  une  seule. 

De  l'origine  des  âmes  humaines,  il  y  a  de  tout  tems  eu 


4.6  DE   LA    SAGESSE, 

par  ces  derniers  plus  maigrement,  comme  toute  la 
philosophie ,  mais  avec  grande  diversité  d'opinions, 
selon  les  diverses  nations,  religions,  professions,  sans 

très  grande  dispute  et  diversité  d'opinions  entre  les  philoso- 
phes et  les  théologiens.  Il  y  a  eu  quatre  opinions  célèbres  : 
selon  la  première  qui  est  des  Stoïciens ,  tenue  par  Philon 
juif,  puis  par  les  Manichéens,  elles  sont  extraites  et  produictes 
comme  parcelles  de  la  substance  de  Dieu ,  qui  les  inspire  aux 
corps  :  la  seconde  d'Aristote,  tenue  par  Tertullien ,  Apolli- 
naris,  les  Luciferiens  et  autres  chrestiens  ,  dit  qu'elles  viennent 
et  dérivent  des  âmes  des  parens  avec  la  semence ,  ainsi  que 
les  corps ,  à  la  façon  des  âmes  brutales ,  végétatives  et  sensi- 
tives  :  la  troisiesme  des  Pythagoriciens  et  Platoniciens  ,  tenue 
par  plusieurs  rabins  et  docteurs  juifs ,  puis  par  Origene  et 
autres  docteurs  chrestiens,  dit  qu'elles  ont  esté  du  commen- 
cement toutes  créées  de  Dieu ,  faites  de  rien  ,  et  réservées  au 
ciel ,  puis  envoyées  icy-bas,  selon  qu'il  est  besoing  aux  corps 
formés  et  disposés  à  les  recevoir  :  la  quatriesme  receue  en  la 
chrestienté  ,  est  qu'elles  sont  créées  de  Dieu  et  infuses  aux 
corps  préparés,  tellement  que  sa  création  et  infusion  se  fasse 
en  mesme  instant.  Ces  quatre  opinions  sont  affirmatives  :  car 
il  y  en  a  une  cinquiesme  plus  retenue  qui  ne  definist  rien ,  et 
se  contente  de  dire  que  c'est  une  chose  secrette  et  incognue 
aux  hommes  ,  de  laquelle  opinion  ont  esté  SS.  Augustin  , 
Grégoire  de  Nice  et  autres ,  qui  toutesfois  ont  trouvé  <les 
deux  dernières  affirmatives  plus  vraysemblables  que  les  deux 
premières. 

Le  siège  de  l'ame  raisonnable,  ubi  sedet  pro  tribunali (a) , 
c'est  le  cerveau  et  non  pas  le  cœur  ,  comme  avant  Platon  et 

(a)    «  Où  elle  siège  comme  sur  un  tribunal  ». 


LIVRE   I,  CHAPITRE  VIII.  £7 

accord  ny  resolution  certaine.  La  générale  cognois- 
sance  et  dispute  d'icelle  ,  se  peut  rapporter  à  ces  dix 
points.  Définition,  essence  ou  nature,  facultés  et  ac- 


Hippocrates ,  l'on  avoit  pensé  communément;  car  le  cœur  a 
sentiment  et  n'est  capable  de  sapience.  Or  le  cerveau  qui  est 
beaucoup  plus  grand  en  l'homme  qu'en  tous  autres  animaux, 
pour  estre  bien  fait  et  disposé,  afin  que  l'ame  raisonnable 
agisse  bien ,  doibt  approcher  de  la  forme  d'un  navire ,  et 
n'estre  point  rond  ,  ny  par  trop  grand ,  ou  par  trop  petit , 
bien  que  le  plus  grand  soit  moins  vicieux;  composé  de  subs- 
tance et  de  parties  subtiles  ,  délicates  et  desliées,  bien  joinctes 
et  unies  sans  séparation,  ny  entre-deux,  ayant  quatre  petits 
creux  ou  ventres ,  dont  les  trois  sont  au  milieu  rangés  de 
front  et  collatéraux  entre  eux,  et  derrière  eux,  tirant  au  der- 
rière de  la  teste ,  le  quatriesme  seul ,  auquel  se  faict  la  pré- 
paration et  concoction  des  esprits  vitaux ,  pour  estre  puis  (b) 
faicts  animaux,  et  portés  aux  trois  creux  de  devant,  ausquèls 
l'ame  raisonnable  faict  et  exerce  ces  facultés ,  qui  sont  trois , 
entendement,  mémoire,  imagination  ,  lesquelles  ne  s'exercent 
point  séparément  et  distinctement ,  chascune  en  chascun  creux 
ou  ventre ,  comme  aucuns  vulgairement  ont  pensé  ,  mais  com- 
munément et  par  ensemble  toutes  trois  en  tous  trois  et  chas- 
cun d'eux ,  à  la  façon  des  sens  externes  qui  sont  doubles ,  et 
ont  deux  creux  ,  en  chascun  desquels  le  sens  s'exerce  tout 
entier  :  d'où  vient  que  celuy  qui  est  blessé  en  l'un  ou  deux 
de  ces  trois  ventres  ,  comme  le  paralytique  ,  ne  laisse  pas 
d'exercer  toutes  les  trois ,  bien  que  plus  foiblement ,  ce  qu'il 
ne  feroit  si  chascune  faculté  avoit  son  creux  à  part. 

Aucuns  ont  pensé  que  l'ame  raisonnable  n'estoit  point  or- 

(h)  Pour  être  ensuite  faits. 


48  DE   LA   SAGESSE, 

tions,  unité  ou  pluralité,  origine,  entrée  au  corps, 
résidence  en  iceluy,  siège,  suffisance  à  exercer  ses 
fonctions,  sa  fin  et  séparation  du  corps. 

ganique ,  et  n'avoit  besoing  pour  faire  ses  fonctions  d'aucun 
instrument  corporel ,  pensant  bien  par  là  prouver  l'immorta- 
lité de  l'ame  :  mais  sans  entrer  en  un  labyrinthe  de  discours , 
l'expérience  oculaire  et  ordinaire  dément  cette  opinion ,  et 
convainq  du  contraire  :  car  l'on  sçait  que  tous  hommes  n'en- 
tendent ny  ne  raisonnent  de  mesme  et  esgalement ,  ains  avec 
très  grande  diversité  :  et  un  mesme  homme  aussi  change ,  et 
en  un  temps  raisonne  mieux  qu'en  un  autre ,  en  un  aage ,  en 
un  estât  et  certaine  disposition  qu'en  un  autre ,  tel  mieux  en 
santé  qu'en  maladie ,  et  tel  autre  mieux  en  maladie  qu'en 
santé  :  un  mesme  en  un  temps  prévaudra  en  jugement ,  et  sera 
foible  en  imagination.  D'où  peuvent  venir  toutes  ces  diversités 
et  changemens  sinon  de  l'organe  et  instrument  changeant 
d'estat?  Et  d'où  vient  que  l'yvrognerie ,  la  morsure  du  chien 
enragé ,  une  fièvre  ardente ,  un  coup  en  teste ,  une  fumée 
montant  de  l'estomach  ,  et  autres  accidens ,  feront  culbutter , 
et  renverseront  entièrement  le  jugement ,  tout  l'esprit  intel- 
lectuel ,  et  toute  la  sagesse  de  Grèce ,  voire  contraindront 
l'ame  de  desloger  du  corps  ?  Ces  accidens  purement  corporels 
ne  peuvent  toucher  ny  arriver  à  cette  haute  faculté  spirituelle 
de  l'ame  raisonnable,  mais  seulement  aux  organes  et  instru- 
mens  ,  lesquels  estans  détraqués  et  desbauchés ,  l'ame  ne  peut 
bien  et  règlement  agir ,  et  estans  par  trop  forcés  et  violentés  , 
est  contraincte  de  s'absenter  et  s'en  aller.  Au  reste  se  servir 
d'instrument  ne*  prejudicie  point  à  l'immortalité  ,  car  Dieu 
s'en  sert  bien  et  y  accommode  ses  actions.  Et  comme  selon 
la  diversité  de  l'air,  région  et  climat,  Dieu  produict  hommes 
fort  divers  en  esprit  et  suffisance  naturelle  :  car  en  Grèce  et 


LIVRE    I,  CHAPITRE    VIII.  4g 

Il  est  premièrement  très  difficile  de  définir  et  bien 
dire  au  vray  que  c'est  que  l'ame,  comme  générale- 
ment toutes  formes ,  d'autant  que  ce  sont  choses  re- 

en  Italie,  il  les  produict  bien  plus  ingénieux  qu'en  Moscovie 
et  Tartarie  :  aussy  l'esprit  (c)  ,  selon  la  diversité  des  dis- 
positions organiques,  des  instrumens  corporels,  raisonne  mieux 
ou  moins.  Or  l'instrument  de  l'ame  raisonnable,  c'est  le  cer- 
veau et  le  tempérament  d'iceluy ,  duquel  nous  avons  à  parler. 
Tempérament  est  la  mixtion  et  proportion  des  quatre  pre- 
mières qualités  ,  cbaud ,  froid  ,  sec  et  bumide ,  ou  bien  une 
cinquiesmc  et  comme  l'harmonie  résultante  de  ces  quatre.  Or 
du  tempérament  du  cerveau  vient  et  dépend  tout  l'estat  et 
l'action  de  l'ame  raisonnable  :  mais  ce  qui  cause  et  apporte 
une  grande  misère  à  l'homme ,  est  que  les  trois  facultés  de 
l'ame  raisonnable,  entendement,  mémoire,  imagination,  re- 
quièrent et  s'exercent  par  temperamens  contraires.  Le  tempé- 
rament de  l'entendement  est  sec  ,  d'où  vient  que  les  advancés 
en  aage  prévalent  en  entendement  par  dessus  les  jeunes  , 
d'autant  que  le  cerveau  s'essuye  et  s'asseicbe  tousjours  plus  : 
aussi  les  melancholiques  secs,  les  affligés  indigens  ,  et  qui  sont 
à  jeun  (car  la  tristesse  et  le  jeusne  desseiche),  sont  prudens 
et  ingénieux.  Splendor  siccus ,  animus  sapientissimus.  V^exa- 
tio  dat  intellectum  (d).  Et  les  bestes  de  tempérament  plus  sec  , 
comme  fourmis ,  abeilles ,  elephans ,  sont  prudentes  et  inge- 

(c)  Cette  phrase  est  ainsi  bouleversée  dans  l'édition  de  Bastien ,  par 
la  transposition  d'une  ligne  :  «  aussy  l'esprit  selon  la  diversité  des  dis- 
positions organiques  des  moins.  Or  l'instrument  de  l'ame  raisonnable 
instruments  corporels  ,  raisonne  mieux  ,  ou  c'est  le  cerveau ,  et  le  tem- 
pérament d'iceluy,  duquel  nous  avons  à  parler  ». 

(d)  «Tempérament  sec,  esprit  très-sage.  Les  peines  qu'on  éprouve 
augmentent  l'intelligence  ». 


5o  DE  LA    SAGESSE, 

latives,  qui  ne  subsistent  point  d'elles-mesmes ,  mais 
sont  parties  d'un  tout,  c'est  pourquoy  il  y  a  une  telle 
et  si  grande  diversité  de  définitions  d'icelle,  des- 

nieuses  (comme  les  humides ,  tesmoin  le  pourceau  ,  sont  stu- 
pides ,  sans  esprit)  ;  et  les  méridionaux,  secs  et  modérés  en 
chaleur  interne  du  cerveau,  à  cause  du  violent  chaud  externe. 
Le  tempérament  de  la  mémoire  est  humide ,  (  d'où  vient  que 
les  enfans  l'ont  meilleure  que  les  vieillards) ,  et  le  matin  après 
l'humidité  acquise  par  le  dormir  de  la  nuîct,  plus  propre  à  la 
mémoire ,.  laquelle  est  aussi  plus  vigoureuse  aux  septentrio- 
naux. J'entends  icy  une  humidité  non  aqueuse ,  coulante  ,  en 
laquelle  ne  se  puisse  tenir  aucune  impression  ;  mais  aërée  , 
gluante ,  grasse  et  huileuse  ,  qui  facilement  reçoit  et  retient 
fort,  comme  se  voit  aux  peintures  faites  en  huile.  Le  tempé- 
rament de  l'imagination  est  chaud,  d'où  vient  que  les  fréné- 
tiques ,  maniaques  et  malades  de  maladies  ardentes ,  sont  ex- 
cellens  en  ce  qui  est  de  l'imagination,  poésie,  divination,  et 
qu'elle  est  forte  en  la  jeunesse  et  adolescence  (  les  poètes  et 
prophètes  ont  fleury  en  cet  aage) ,  et  aux  lieux  mitoyens  entre 
septentrion  et  midy. 

De  la  diversité  des  temperamens ,  il  advient  que  l'on  peut 
estre  médiocre  en  toutes  les  trois  facultés,  mais  non  pas  ex- 
cellent, et  que  qui  est  excellent  en  l'une  des  trois,  est  foible 
es  autres.  Que  les  temperamens  de  la  mémoire  et  l'entende- 
ment soient  fort  differens  et  contraires  ;  cela  est  clair ,  comme 
le  sec  et  l'humide  :  de  l'imagination  qu'il  soit  contraire  aux 
autres  il  ne  le  semble  pas  tant  ;  car  la  chaleur  n'est  pas  in- 
compatible avec  le  sec  et  l'humide,  et  toutesfois  l'expérience 
monstre  que  les  excellens  en  l'imagination  sont  malades  en 
l'entendement  et  mémoire  ,  et  tenus  pour  fols  et  furieux  ;  mais 
cela  vient  que  la  chaleur  grande  qui  sert  à  l'imagination  ,  con- 


LIVRE    I,   CHAPITRE  VIII.  5i 

quelles  n'y  en  a  aucune  receue  sans  contredit  :  Aris- 
tote  en  a  refusé  douze  qui  estoient  devant  luy,  et  n'a 
peu  bien  establir  la  sienne. 

somme  et  l'humidité  qui  sert  à  la  mémoire ,  et  la  subtilité  des 
esprits  et  figures  ,  qui  doit  estre  en  la  sécheresse  qui  sert  à 
l'entendement  ,  et  ainsi  est  contraire  et  destruict  les  autres 
deux. 

De  tout  cecy  il  est  évident  qu'il  n'y  a  que  trois  principaux 
temperamens  qui  servent  et  facent  agir  l'ame  raisonnable ,  et 
distinguent  les  esprits,  sçavoir  le  chaud,  le  sec  et  l'humide  : 
le  froid  ne  vaut  à  rien,  n'est  point  actif,  et  ne  sert  qu'à  em- 
pescher  tous  les  mouvemens  et  fonctions  de  l'ame  :  et  quand 
il  se  lit  souvent  aux  autheurs  que  le  froid  sert  à  l'entende- 
ment; que  les  froids  de  cerveau,  comme  les  melancholiques 
et  les  méridionaux ,  sont  prudens,  sages ,  ingénieux;  là  le  froid 
se  prend  non  simplement,  mais  pour  une  grande  modération 
de  chaleur  ;  car  il  n'y  a  rien  plus  contraire  à  l'entendement 
et  sagesse  que  la  grande  chaleur,  laquelle  au  contraire  sert  à 
l'imagination  :  et  selon  les  trois  temperamens  il  y  a  trois  fa- 
cultés de  l'ame  raisonnable.  Mais ,  comme  les  temperamens , 
aussi  les  facultés  reçoivent  divers  degrés ,  subdivisions  et  dis- 
tinctions. 

Il  y  a  trois  principaux  offices  et  différences  d'entendement, 
inférer ,  distinguer ,  eslire.  Les  sciences  qui  appartiennent  à 
l'entendement  sont  la  théologie  scholastique ,  la  théorique 
de  médecine ,  la  dialectique ,  la  philosophie  naturelle  et  mo- 
rale. Il  y  a  trois  sortes  de  différences  de  mémoire  ;  recevoir 
et  perdre  facilement  les  figures  ;  recevoir  facilement  et  diffici- 
lement perdre  ;  difficilement  recevoir  et  facilement  perdre.  Les 
sciences  de  la  mémoire  sont  la  grammaire ,  théorique  de  ju~ 


È2  DE  LA  SAGESSE, 

Il  est  bien  aisé  à  dire  ce  que  ce  n'est  pas  :  que  ce 
n'est  pas  feu,  air,  eau,  ny  le  tempérament  des  quatre 
elemens  ou  qualités,  ou  humeurs,  lequel  est  tousjours 

risprudence,  et  théologie  positive,  cosmographie,  arithme- 
tique. 

De  l'imagination  y  a  plusieurs  différences  et  en  beaucoup 
plus  grand  nombre  que  de  la  mémoire  et  de  l'entendement  ; 
à  elle  apartiennent  proprement  les  inventions ,  les  facéties  et 
brocards  ,  les  poinctes  et  subtilités  ,  les  fictions  et  mensonges  , 
les  figures  et  comparaisons,  la  propriété;  netteté,  élégance., 
gentillesse.  Parquoy  apartiennent  à  elle  la  poésie ,  l'éloquence  , 
musique  ,  et  généralement  tout  ce  qui  consiste  en  figure  , 
correspondance  ,  harmonie  et  proportion. 

De  tout  cecy  appert  que  la  vivacité ,  subtilité,  promptitude , 
et  ce  que  le  commun  appelle  esprit ,  est  à  l'imagination  chaude  ; 
la  solidité ,  maturité,  vérité ,  est  à  l'entendement  sec.  L'ima- 
gination est  active,  bruyante  ;  c'est  elle  qui  remue  tou*  et  met 
tous  les  autres  en  besongne.  L'entendement  est  action  morue 
et  sombre.  La  mémoire  est  purement  passive ,  et  voicy  com- 
ment :  l'imagination  premièrement  recueille  les  espèces  et  fi- 
gures des  choses  tant  présentes  par  le  service  des  cinq  sens , 
qu'absentes  par  le  bénéfice  du  sens  commun  ;  puis  les  repré- 
sente ,  si  elle  veust ,  à  l'entendement ,  qui  les  considère  ,  exa- 
mine, cuit  et  juge  :  puis  elle-mesme  les  met  en  depost  et 
conserve  en  la  mémoire,  comme  l'escrivain  au  papier ,  pour 
de  rechef,  quand  besoing  sera  ,  les  en  tirer  et  extraire  (ce 
que  l'on  appelle  réminiscence)  ,  ou  bien  si  elle  veust  les  re- 
commande à  la  mémoire  ,  avant  les  présenter  à  l'entendement. 
Par  quoy  recueillir,  représenter  à  l'entendement,  mettre  en 
la  mémoire ,  et  les  extraire ,  sont  tous  œuvres  de  l'imagina- 
tion.   Et  ainsi  à  elle  apartient  le  sens  commun ,  la  reminis- 


LIVRE    I,    CHAPITRE    VIII.         53 

muable,  sans  lequel  l'animal  est  et  vit  :  et  puis  c'est 
accident,  et  l'ame  est  substance  :  Item  les  minéraux 
et  les  choses  inanime'es  ont  bien  un  tempérament  des 

cence ,  et  ne  sont  point  puissances  séparées  d'elle ,  comme 
aucuns  veulent ,  pour  faire  plus  de  trois  facultés  de  l'ame  rai- 
sonnable. 

Le  vulgaire ,  qui  ne  juge  jamais  bien ,  estime  et  faict  plus 
de  feste  de  la  mémoire  que  des  deux  autres  ;  pource  qu'elle 
en  compte  fort ,  a  plus  de  monstre  et  faict  plus  de  bruit  en 
public  ;  et  pense-t-il  que  pour  avoir  bonne  mémoire  l'on  est 
fort  sçavant ,  et  estime  plus  la  science  que  la  sagesse  ;  c'est 
toutesfois  la  moindre  des  trois  ,  qui  peust  estre  avec  la  folie 
et  l'impertinence  ;  mais  très  rarement  elle  excelle  avec  l'en- 
tendement et  sagesse ,  car  leurs  temperamens  sont  contraires. 
De  cette  erreur  populaire  est  venue  la  mauvaise  instruction 
de  la  jeunesse ,  qui  se  voyt  par-tout  (e).  Ils  sont  tousjours 
après  à  luy  faire  apprendre  par  cœur  (ainsi  parlent- ils)  ce  que 
les  livres  disent ,  affin  de  les  pouvoir  alléguer ,  et  à  luy  rem- 
plir et  charger  la  mémoire  du  bien  d'autruy ,  et  ne  se  sou- 
cient de  luy  reveiller  et  esguiser  l'entendement,  et  former  le 
jugement,  pour  lui  faire  valoir  son  propre  bien  et  ses  facultés 
naturelles,  pour  le  faire  sage  et  habile  à  toutes  choses.  Aussi 
voyons-nous  que  les  plus  sçavans  qui  ont  tout  Aristote  et 
Ciceron  en  la  teste  ,  sont  plus  sots  et  plus  ineptes  aux  affaires, 
et  que  le  monde  est  mené  et  gouverné  par  ceux  qui  n'en  sça- 
vent  rien.  Par  Padvis  de  tous  les  sages ,  l'entendement  est  le 
premier,  la  plus  excellente  et  principale  pièce  du  harnois.  Si 
elle  joue  bien  ,  tout  va  bien ,  et  l'homme  est  sage  ;  et  au  re- 
bours, si  elle  se  mescompte,  tout  va  de  travers.  En  second 
lieu  est  l'imagination  :  la  mémoire  est  la  dernière. 

(e)  Voyez  L.  III }  Chap.  xiv. 


54  DE   LA  SAGESSE, 

quatre  eleraens,  et  qualités  premières.  Ny  sang  (car 
il  y  a  plusieurs  choses  animées  et  vivantes  sans  sang, 
et  plusieurs  animaux  meurent  sans  perdre  goutte  de 
sang).  Ny  principe  ou  cause  de  mouvement  (car  plu- 

Toutes  ces  différences  s'entendront  peut-estre  encores  mieux 
par  cette  similitude  qui  est  une  peincture  ou  imitation  de 
l'ame  raisonnable.  En  toute  cour  de  justice  y  a  trois  ordres  et 
estages  :  le  plus  haut,  des  juges,  auquel  y  a  peu  de  bruit, 
mais  grande  action;  car  sans  s'esmouvoir  et  agiter,  ils  jugent, 
décident ,  ordonnent ,  déterminent  de  toutes  choses  :  c'est 
limage  du  jugement  plus  haute  partie  de  l'ame.  Le  second  , 
des  advocats  et  procureurs ,  auquel  y  a  grande  agitation  et 
bruit  sans  action  :  car  ils  ne  peuvent  rien  vuider  ny  ordonner , 
seulement  secouer  les  affaires  :  c'est  la  peincture  de  l'imagi- 
nation ,  faculté  remuante ,  inquiète ,  qui  ne  s'arreste  jamais  , 
non  pas  pour  le  dormir  profond  ;  et  faict  un  bruit  au  cerveau 
comme  un  pot  qui  boult,  mais  qui  ne  resoult  et  n'arreste  rien. 
Le  troisiesme  et  dernier  estage  est  du  greffe  et  registre  de  la 
cour,  où  n'y  a  bruit  ny  action;  c'est  une  pure  passion,  un 
gardoir  et  réservoir  de  toutes  choses ,  qui  représente  bien  la 
mémoire. 

L'ame  ,  qui  est  la  nature  et  la  forme  de  tout  animal ,  est 
de  soy  toute  sçavante  (f) ,  sans  estre  apprinse ,  et  ne  faut  (g) 

(/)  Cette  assertion  est  contraire  à  l'expérience  :  elle  tient  à  celle  des 
ide'es  inne'es  auxquelles  personne  ne  croit  plus.  C'est  un  fait  incontes- 
table que  toutes  les  idées  viennent  des  sens.  Voyez  l'Histoire  de 
l'homme  par  Buffon  ,  Locke,  Condillac,  Destutt  de  Tracy,  etc.  etc. 

{g)  «  Refault  point  à  produire  ce  qu'elle  sçait,  et  bien  exercer  ses 
fonctions  comme  il  faust». —  C'est  ainsi  que  Bastien ,  d'après  une 
édition  antérieure  sans  doute,  écrit,  dans  la  même  phrase  ,fault  par  /, 
quand  il  signifie  faillit ,  manquer  \faust  par  s,  quand  il  signifie  est 


LIVRE  I,  CHAPITRE  VIII.  55 

sieurs  choses  inanime'es  meuvent,  comme  la  pierre 
d'aymant  meut  le  fer;  l'ambre,  la  paille;  les  médica- 
ments ,  les  racines  des  arbres  coupées  et  sèches  tirent 


pointa  produire  ce  qu'elle  sçait,  et  bien  exercer  ses  fonctions 
comme  il  faut,  si  elle  n'est  empeschée,  et  moyennant  que  ses 
instrumens  soient  bien  disposés  :  dont  a  esté  bien  et  vrayement 
dict  par  les  sages  que  nature  est  sage ,  sçavante ,  industrieuse  , 
et  rend  habile  à  toutes  choses,  ce  qui  est  aisé  à  monstrer 
par  induction.  L'ame  végétative  de  soy  sans  instruction  forme 
le  corps  en  la  matrice  tant  excellemment  (h) ,  puis  le  nourrit 
et  le  faict  croistre ,  attirant  la  viande ,  la  retenant  et  cuysant , 
et  rejettant  les  excremens;  elle  r'engendre  et  refaict  les  par- 
ties qui  défaillent  :  ce  sont  choses  qui  se  voyent  aux  plantes  , 
bestes ,  et  en  l'homme.  La  sensitive  de  soy  sans  instruction , 
faict  aux  bestes  et  en  l'homme  remuer  les  pieds ,  les  mains ,  et 
autres  membres,  les  gratter,  frotter,  secouer,  tetter,  déme- 
ner les  lèvres,  pleurer,  rire.  La  raisonnable  de  mesme ,  non 
selon  l'opinion  de  Platon ,  par  réminiscence  de  ce  qu'elle  sça- 
voit  avant  entrer  au  corps  ,  comme  si  elle  estoit  plus  aagée 
que  le  corps;  ny  selon  Aristote,  par  réception  et  acquisition 
venant  de  dehors  par  les  sens  ,  estant  de  soy  une  carte  blanche 

nécessaire  ;  ce  qui  est  contraire  à  l'étymologie  ,  puisque  l'un  et  l'autre 
viennent  du  laùnjallit.  Cette  double  orthographe  d'un  même  mot  aura 
sans  doute  e'té  imagine'e  par  le  besoin  d'en  distinguer  les  deux  signi- 
fications. Mais  cette  distinction  orthographique  n'a  point  lieu  dans  la 
première  édition;  et  je  m'y  suis  conformé  dans  celle-ci. 

(Â)  Excellemment.  Eastien  écrit  ce  mot  excellement ;  mais  il  n'a 
pas  fait  attention  qu'il  était  écrit  excellemment  dans  la  première  édi- 
tion ,  et  qu'on  n'a  jamais  pu  l'écrire  autrement  que  par  deux  m,  puis- 
qu'il vient  à? excellentement ,  du  latin  excellente  mente,  d'un  esprit 
excellent. 


56  DE  LA   SAGESSE, 

et  meuvent).  N'y  l'acte  ou  vie  ou  énergie  ou  perfec- 
tion (car  ce  mot  d'En  tel  echie  x  est  diversement  tourne 
et  interprète')  du  corps  vivant  :  car  tout  cela  est  l'ef- 

et  vuide  :  mais  de  soy  et  sans  instruction,  imagine,  entend, 
retient ,  raisonne  et  discourt.  Et  pource  que  cette  proposi- 
tion semble  plus  difficile  à  croire  de  la  raisonnable  que  des 
autres ,  elle  se  prouve  premièrement  par  le  dire  des  plus  grands 
pbilosophes ,  qui  tous  ont  dict  que  les  semences  des  grandes 
vertus  et  sciences  estoient  esparses  naturellement  en  l'ame  ; 
puis  par  raison  tirée  de  l'expérience ,  les  bestes  raisonnent , 
discourent ,  font  plusieurs  choses  de  prudence  et  d'entende- 
ment ,  comme  il  a  esté  bieu  prouvé  ey-dessus.  Ce  qu'advouant 
raesme  Aristote,  a  rendu  la  nature  des  bestes  plus  excel- 
lente que  l'humaine ,  laquelle  il  faict  vuide  et  ignorante  du 
tout  :  mais  les  ignorans  appellent  cela  instinct  naturel ,  qui  ne 
sont  que  des  mots  en  l'air  ;  car  après  ils  ne  sçavent  vdeclarer 
qu'est-ce  qu'instinct  naturel.  Les  hommes  melancholiques , 
maniaques  ,  phrenetiques  et  atteints  de  certaines  maladies 
qu'Hippocrates  appelle  divines  ,  sans  l'avoir  apprins ,  parlent 
latin  ,  font  des  vers ,  discourent  prudemment  et  hautement , 
devinent  les  choses  secrettes  et  à  venir  (lesquelles  choses  les 
sots  ignorans  attribueront  au  diable  ou  esprit  familier)  bien 
qu'ils  fussent  auparavant  idiots  et  rustiques  ,  et  qui  depuis 
sont  retournés  tels  après  la  guarison.  Item  y  a  des  enfans  qui 
bientost  après  estre  nays  ,  ont  parlé  ,  comme  ceux  qui  sont 
venus  de  parens  vieils  :  d'où  ont-ils  apprins  et  tiré  tout  cela , 
tant  les  bestes  que  les  hommes? 

Si  toute  science  venoit,  comme  veust  Aristote,  des  sens, 
il  s'ensuivroit  que  ceux  qui  ont  les  sens  plus  entiers  et  plus 

!  E.vrùé^sta  signifie,  en  effet,  perfection,  acte  parfait. 


LIVRE   I,  CHAPITRE    VIII.  57 

fect  et  l'action  de  l'ame,  et  non  Pâme,  comme  le  vi- 
vre, le  voyr,  l'entendre  est  l'action  de  l'ame  :  et  puis 
il  s'ensuivroit  que  l'ame  seroit  accident  et  non  sub- 
vifs, seroient  plus  ingénieux  et  plus  sçavans;  et  se  voyt  le 
contraire  souvent,  qu'ils  ont  l'esprit  plus  lourd  et  sont  plus 
mal-habiles  ;  et  plusieurs  se  sont  privés  à  escient  de  l'usage 
d'iceux  ,  affin  que  l'ame  fist  mieux  et  plus  librement  ses  af- 
faires. Et  seroit  chose  honteuse  et  absurde ,  que  l'ame  tant 
haute  et  divine ,  questast  son  bien  des  choses  si  viles  et  ca- 
duques, comme  les  sens;  car  c'est  au  rebours  que  les  sens 
ont  tout  de  l'ame ,  et  sans  elle  ne  sont  et  ne  peuvent  rien. 
Et  puis  enfin  que  peuvent  appcrcevoir  les,  sens  ,  si  non  les  ac- 
cidens  et  superficies  des  choses?  Car  les  natures,  formes,  les 
thresors  et  secrets  de  nature  ,  nullement. 

Mais  on  demandera,  pourquoy  donc  ces  choses  ne  se  font- 
elles  tousjours  par  l'ame?  Pourquoy  ne  faict-elle  en  tout 
temps  ses  propres  fonctions ,  et  que  plus  foiblement  et  plus 
mal  elle  les  faict  en  un  temps  qu'autre  ?  L'ame  raisonnable 
agit  plus  foiblement  en  la  jeunesse  qu'en  la  vieillesse  ;  et  au 
contraire  la  végétative  ,  forte  et  vigoureuse  en  la  jeunesse  , 
est  foible  en  la  vieillesse ,  en  laquelle  elle  ne  peust  refaire  les 
dents  tombées  comme  en  la  jeunesse.  La  raisonnable  faict  en 
certaines  maladies  ce  qu'elle  ne  peust  en  santé ,  et  au  rebours 
en  santé  ce  qu'elle  ne  pevist  en  maladie.  A  quoy  pour  tout 
la  response  (touchée  cy-dessus)  est  que  les  instrumens  ?  des- 
quels l'ame  a  besoing  pour  agir  ,  ne  sont  ny  ne  peuvent  tous- 
jours  estre  disposés  comme  il  faut  pour  exercer  toutes  fonc- 
tions, et  faire  tous  effects,  voyre  ils  sont  contraires  et  s'en- 
tr'empeschent  :  et  pour  le  dire  plus  court  et  plus  clairement, 
c'est  que  le  tempérament  du  cerveau  ,  duquel  a  esté  tant  parlé 
cy-dessus  ,  par  lequel  et  selon  lequel  l'ame  agit,  est  divers 


58  DE   LA  SAGESSE, 

stance  :  et  ne  pourroit  estre  sans  ce  corps,  duquel 
elle  est  acte  et  perfection;  non  plus  que  le  couvercle 
d'une  maison  ne  peust  estre  sans  icelle ,  et  un  relatif 

et  changeant;  et  estant  bon  pour  une  fonction  d'ame ,  est 
contraire  à  l'autre  ;  estant  chaud  et  humide  en  la  jeunesse  ,  est 
bon  pour  la  végétative  et  mal  pour  la  raisonnable  ;  et  au 
contraire  froid  et  sec  en  la  vieillesse ,  est  bon  pour  la  raison- 
nable ,  mal  pour  la  végétative.  Par  maladie  ardente  fort  es- 
chaufé  et  subtilisé ,  est  propre  à  l'invention  et  divination , 
mais  impropre  à  maturité  et  solidité  de  jugement  et  sagesse. 
De  l'unité  et  singularité  ou  pluralité  des  âmes  en  l'homme  , 
les  opinions  et  raisons  sont  fort  diverses  entre  les  sages.  Qu'il 
y  en  aye  trois  essentiellement  distinctes ,  c'est  l'opinion  des 
Egyptiens ,  et  d'aucuns  Grecs  comme  Platoniciens.  Mais  c'est 
chose  estrange  qu'une  mesme  chose  aye  plusieurs  formes  es- 
sentielles. Que  les  âmes  soient  singulières  ,  et  à  chascun 
homme  la  sienne  ;  c'est  l'opinion  de  plusieurs ,  contre  la- 
quelle l'on  dict  qu'il  faudroit  ou  qu'elle  fust  toute  mortelle, 
ou  bien  en  partie  mortelle  en  la  végétative  et  sensitive,  et  en 
partie  immortelle  en  la  raisonnable ,  et  ainsi  seroit  divisible. 
Qu'il  n'y  en  aye  qu'une  seule  raisonnable  généralement  de 
tous  hommes,  c'est  l'opinion  des  Arabes,  venue  de  Themis- 
tius  grec,  mais  réfutée  par  plusieurs.  La  plus  commune  opi- 
nion est  qu'il  n'y  en  a  en  chascun  homme  qu'une  en  subs- 
tance ,  cause  de  la  vie  et  de  toutes  les  actions  ;  laquelle  est 
tout  en  tout ,  et  toute  en  chaque  partie  :  mais  elle  est  garnie 
et  enrichie  d'un  très  grand  nombre  de  diverses  facultés  et 
puissances ,  merveilleusement  différentes  ,  voyre  contraires  les 
unes  aux  autres ,  selon  la  diversité  des  vaisseaux  et  instru- 
mens  où  elle  est  retenue ,  et  des  objects  qui  lui  sont  proposés. 
Elle  exerce  l'ame  sensitive  et  raisonnable  au  cerveau  ;  la  vitale 


LIVRE    I,   CHAPITRE   VIII.  59 

sans  corrélatif  :  bref,  c'est  dire  ce  qu'elle  faict  et  est 
à  autruy,  non  ce  qu'elle  est  en  soy. 

Mais  de  dire  ce  que  c'est,  il  est  très  mal  aysé  :  l'on 

et  irascible  au  cœur  ;  la  naturelle  végétative  et  concupiscible 
au  foye  ;  la  génitale  aux  genitoires  ;  ce  sont  les  principales  et 
capitales ,  ne  plus  ne  moins  que  le  soleil  un  en  son  essence , 
despartant  ses  rayons  en  divers  endroicts ,  escliaufe  en  un 
lieu  ,  esclaire  en  un  autre  ,  fond  la  cire  ,  seiche  la  terre  ,  blan- 
chist  la  neige ,  nourrist  la  peau  ,  dissipe  les  nuées ,  tarrist  les 
estangs  :  mais  quand  et  comment;  si  toute  entière  et  en  un 
coup  ,  ou  si  successivement  elle  arrive  au  corps  ;  c'est  une 
question.  La  commune  opinion  venue  d' Aristote ,  est  que  l'amc 
végétative  et  sensitive  ,  qui  est  toute  matérielle  et  corporelle  , 
est  en  la  semence  ,  et  avec  elle  descendue  des  parens  ;  laquelle 
conforme  le  corps  en  la  matrice  ,  et  iceluy  faict ,  arrive  la  rai- 
sonnable de  dehors  ;  et  que  pour  cela  il  n'y  a  deux  ny  trois 
âmes ,  ny  ensemble  ny  successivement ,  et  ne  se  corrompt  la 
végétative  par  l'arrivée  de  la  sensitive ,  ny  la  sensitive  par  l'ar- 
rivée de  la  raisonnable  :  ce  n'est  qu'une  qui  se  faict ,  s'a- 
chève et  se  parfaict  avec  le  temps  et  par  degrés  (i) ,  comme 
la  forme  artificielle  de  l'homme  ,  qui  se  peindroit  par  pièces 
l'une  après  l'autre ,  la  teste ,  puis  la  gorge ,  le  ventre ,  etc. 

(*')  Cette  opinion  d' Aristote  est  aussi  celle  de  Lucrèce  ,  de  Voltaire 
qui  l'exposent  en  très-beaux  vers ,  etc.  etc.  L'ame  est  cre'e'e  ou  plutôt 
développe'e  avec  le  corps  ;  elle  croît  avec  lui ,  et  ne  Se  manifeste  que 
par  ses  organes.  Voltaire  dit  : 

Est-ce  là  ce  rayon  de  l'essence  suprême, 

Que  l'on  nous  peint  si  lumineux  ? 

Est-ce  là  cet  esprit  survivant  à  lui-même  ?... 

Il  naît  avec  nos  sens,  croît,  s'affaiblit  comme  eux  : 
He'las  !  il  périra  de  même. 


6o  DE   LA   SAGESSE, 

peust  bien  dire  tout  simplement  que  c'est  une  forme 
essentielle  vivifiante ,  qui  donne  à  la  plante  vie  végé- 
tative ;  à  la  beste  ,  vie  sensitive ,  laquelle  comprend  la 
végétative  ;  à  l'homme ,  vie  intellective ,  qui  comprend 

Autres  veulent  qu'elle  y  entre  toute  entière  avec  toutes  ses 
facultés  en  un  coup,  sçavoir  lorsque  le  corps  est  tout  orga- 
nisé ,  formé  et  tout  achevé  d'estre  faict ,  et  qu'auparavant  n'y 
a  eu  aucune  ame ,  mais  seulement  une  vertu  et  énergie  natu- 
relle ,  forme  essentielle  de  la  semence ,  laquelle  agissant  par 
les  esprits  qui  sont  en  ladite  semence ,  comme  par  instrumens , 
forme  et  bastit  le  corps ,  et  agence  tous  les  membres  ;  ce 
qu'estant  faict ,  cette  énergie  s'évanouit  et  se  perd ,  et  par 
ainsi  la  semence  cesse  d'estre  semence ,  perdant  sa  forme  par 
l'arrivée  d'une  autre  plus  noble ,  qui  est  l'ame  humaine  :  la- 
quelle faict  que  ce  qui  estoit  semence  est  maintenant  homme. 

L'immortalité  de  l'ame  est  la  chose  la  plus  universellement, 
religieusement  et  plausiblement  reçeue  par  tout  le  monde 
(j'entends  d'une  externe  et  publique  profession  ,  non  d'une 
interne ,  sérieuse  et  vraye  créance  ,  de  quoy  sera  parlé  cy- 
après) ,  la  plus  utilement  creue ,  la  plus  faiblement  prouvée 
et  establie par  raisons  et  moyens  humains  (k).  Il  semble  y  avoir 
une  inclination  et  disposition  de  nature  à  la  croire ,  car 
l'homme  désire  naturellement  allonger  et  perpétuer  son  estre, 
d'où  vient  aussi  ce  grand  et  furieux  soin  et  amour  de  nostre 
postérité  et  succession.  Puis  deux  choses  servent  à  la  faire  va- 
loir et  rendre  plausible  :  l'une  est  l'espérance  de  gloire  et 
réputation  ,  et  le  désir  de  l'immortalité  du  nom ,  qui ,  tout 
vain  qu'il  est ,  a  un  merveilleux  crédit  au  monde  :  l'autre  est 
l'impression  que  les  vices  qui  se  desrobent  de  la  veue  et  cog- 

{k)  Voyez  ci-après  ,  L.  II ,  Chap.  v. 


LIVRE  I,  CHAPITRE   VIII.  61 

les  deux  autres ,  comme  aux  nombres ,  le  plus  grand 
contient  les  moindres,  et  aux  ligures,  le  pentagone 
contient  le  tetragone ,  et  cettuy-cy  le  trigone.  J'ay 
dit  rintellective  plus  tost  que  la  raisonnable,  qui  est 
comprise  en  rintellective ,  comme  le  moindre  au  plus 
grand  :  car  la  raisonnable ,  en  quelque  sens  et  me- 
sure, selon  tous  les  plus  grands  philosophes,  et  l'ex- 
périence se  trouve  aux  bestes ,  mais  non  l'intellective 
qui  est  plus  haute.  Sicut  equus  et  mulus ,  in  quibus  non 
est  iniellectus 2.  L'âme  donc  est  non  le  principe  ;  ce 
mot  ne  convient  proprement  qu'à  l'autheur  souverain 
premier;  mais  cause  interne  de  vie  ,  mouvement,  sen- 
timent, entendement.  Elle  meut  le  corps,  et  n'est 
point  meue  ;  ainsi  qu'au  contraire  le  corps  est  meu , 
et  ne  meut  point:  elle  meut ,  dis-je,  le  corps,  et  non  -  .  . 

soy-mesme,  car  rien  ne  se  meut  soy-mesme  que  Dieu,   )o 
et  tout  ce  qui  se  meut  soy-mesme  est  éternel,  et  mais- 
tre  de  soy  :  et  ce  qu'elle  meut  le  corps,  ne  l'a  point 
de  soy,  mais  de  plus  haut. 

De  quelle  nature  et  essence  est  l'ame,  l'humaine 
s'entend  (car  la  brutale  3  sans  aucun  doubte  est  cor- 

noissance  de  l'humaine  justice,  demeurent  toujours  en  butte 
à  la  divine ,  qui  les  chastiera ,  voyre  (l)  après  la  mort. 

2  «  Comme  le  cheval  et  le  mulet ,  qui  n'ont  point  d'in- 
telligence ».  Ji&iwus  XXX/,  %0). 

3  L'ame  des  bêtes. 

(/)  Même  après  la  mort. 


G2  DE   LA   SAGESSE, 

porelie,  matérielle,  esclose  et  née  avec  la  matière,  el 
avec  elle  corruptible)  ?  C'est  une  question  qui  n'est 
pas  si  petite  qu'il  semble.  Car  aucuns  l'affirment  cor- 
porelle, les  autres  incorporelle  :  cecy  est  fort  accor- 
dable  si  l'on  ne  veut  opiniastrer.  Qu'elle  soit  corpo- 
relle, voicy  de  quoy  :  les  esprits  et  démons  bons  et 
meschans  qui  sont  du  tout  séparés  de  la  matière,  sont 
corporels  par  le  dire  de  tous  les  philosophes  et  prin- 
cipaux théologiens,  Tertullien,  Origene,  sainct  Ba- 
sile, Grégoire,  Augustin,  Damascene  :  combien  plus 
l'ame  humaine  qui  a  commerce  et  est  joincte  à  la  ma- 
tière ?  Leur  resolution  est  que  toute  chose  créée ,  com- 
parée à  Dieu ,  est  grossière ,  corporelle  ,  matérielle  ; 
Dieu  seul  est  incorporel.  Que  tout  esprit  est  corps 
,  et  de  nature  corporelle.  Après  l'authorité  presque 
universelle ,  la  raison  est  irréfragable  :  tout  ce  qui  est 
enfermé  dedans  ce  monde  fini,  est  fini ,  limité  en  vertu 
et  en  substance,  borné  de  superficie,  clos  et  comprins 
en  lieu ,  qui  sont  les  vrayes  et  naturelles  conditions 
d'un  corps.  Car  il  n'y  a  que  le  corps  qui  aye  super- 
ficie ,  qui  soit  resserré  et  enfermé  en  lieu.  Dieu  seul 
est  par-tout,  infini,  incorporel  ;  les  distinctions  ordi- 
naires circumscriptive ,   définitive,  effective  5,  ne  sont 
que  verbales,  et  ne  destruisent  en  rien  la  chose  ;  car 
tousjours  il  demeure  vray  que  les  esprits  sont  telle- 
ment en  lieu,  qu'en  ce  mesme  temps  qu'ils  sont  en 

4  «  Circonscriptivement ,  définitivement,  effectivement.  » 


LIVRE  I,  CHAPITRE  VI  IL  63 

un  lieu,  ils  ne  peuvent  estre  ailleurs,  et  ne  sont  en 
lieu  ou  infini,  ou  très  grand  ou  très  petit,  mais  égal 
à  leur  mesurée  et  finie  substance  et  superficie.  Et  si 
cela  n'estoit  ainsi,  les  esprits  ne  changeraient  point 
de  lieu,  ne  monteroient  ny  ne  descendraient ,  comme 
Tescriture  affirme  qu'ils  font,  et  par  ainsi  seroient 
immobiles,  indivisibles,  seroient  par-tout  indifférem- 
ment :  or,  est-il  qu'ils  changent  de  lieu;  le  change- 
ment convainq  qu'ils  sont  mobiles,  divisibles,  sub- 
jects  au  temps  et  à  la  succession  d'iceluy,  requise  au 
mouvement  et  passage  d'un  lieu  à  autre,  qui  sont 
toutes  qualités  d'un  corps.  Mais  pource  que  plusieurs 
simples ,  soubs  ce  mot  de  corporel ,  imaginent  visible, 
palpable,  et  ne  pensent  que  l'air  pur,  ou  le  feu  hors 
la  flamme  et  le  charbon  soient  corps ,  ils  ont  dict 
que  les  esprits,  tant  séparés  que  humains,  ne  sont  cor- 
porels ,  comme  de  vray  ils  ne  le  sont  en  ce  sens  ;  car 
ils  sont  d'une  substance  invisible,  soit  aërée,  comme 
veulent  la  plus  part  des  philosophes  et  théologiens  ; 
ou  céleste,  comme  aucuns  Hebrieux  et  Arabes,  ap- 
pellans  de  mesme  nom  le  ciel  et  l'esprit  essence  pro- 
pre à  l'immortalité,  ou  plus  subtile  et  déliée  encores, 
si  l'on  veut,  mais  tousjours  corporelle;  puis  qu'elle 
est  finie  et  limitée  de  place  et  de  lieu,  mobile,  sub- 
jecte  au  mouvement  et  au  temps  :  finalement,  s'ils 
n'estoient  corporels,  ils  ne  seroient  pas  passibles,  et 
capables  de  souffrir  comme  ils  sont  ;  l'humain  reçoit 
de  son  corps  plaisir,  desplaisir,  volupté,  douleur, 


6|  DE   LA   SAGESSE, 

aussi  bien  à  son  tour,  comme  le  corps  de  luy,  et  de 
ses  passions  :  plus  des  qualités  bonnes  et  mauvaises , 
vertus ,  vices ,  affections ,  qui  sont  tous  accidens  :  et 
tous  tant  les  séparés  et  démons  que  les  humains  sont 
subjects  aux  supplices  et  tourmens  :  ils  sont  donc 
corporels ,  car  il  n'y  a  rien  de  passible  qui  ne  soit 
corporel,  c'est  au  corps  d'estre  subject  des  accidens. 
Or ,  l'ame  a  un  très  grand  nombre  de  vertus  et  fa- 
cultés, autant  quasi  que  le  corps  a  de  membres  :  elle 
en  a  aux  plantes,  plus  encores  aux  bestes,  et  plus 
beaucoup  en  l'homme,  sçavoir,  vivre,  sentir,  mou- 
voir, appeler,  attirer,  assembler,  retenir,  cuire,  di- 
gérer, nourrir,  croistre,  rejetter,  voir,  oyr,  gouster, 
flairer,  parler,  spirer,  respirer,  engendrer ,  penser , 
opiner,  raisonner,  contempler,  consentir,  dissentir, 
souvenir,  juger;  toutes  lesquelles  choses  ne  sont  point 
parties  de  l'ame,  car  ainsi  elle  seroit  divisible,  et  se- 
roit  establie  d'accidens,  mais  sont  ses  qualités  natu- 
relles. Les  actions  viennent  après,  et  suivent  les  fa- 
cultés, et  ainsi  sont  trois  degrés,  selon  la  doctrine 
du  grand  sainct  Denis ,  suivie  de  tous,  qu'il  faut  con- 
sidérer es  créatures  spirituelles  trois  choses,  essence, 
faculté,  opération  :  par  le  dernier  qui  est  l'action,  l'on 
cognoist  la  faculté,  et  par  celle-cy  l'essence.  Les  ac- 
tions peuvent  bien  estre  empeschées  et  cesser  du  tout, 
sans  préjudice  aucun  de  l'ame  et  de  ses  facultés,  comme 
la  science  et  faculté  de  peindre  demeure  entière  au 
peintre,  encores  qu'il  aye  la  main  liée,  et  soit  im- 


LIVRE   I,   CHAPITRE   V1IÏ.  65 

puissant  à  peindre  :  mais  si  les  facultés  périssent ,  il 
faut  que  l'ame  s'en  aille,  ne  plus  ny  moins  que  le  feu 
n'est  plus,  ayant  perdu  la  faculté'  de  chaufer. 

Après   l'essence  et  nature  de  l'ame  aucunement 
expliquée,  il  se  présente  ici  une  question  des  plus 
grandes ,    sçavoir  si   en    l'animal ,    spécialement  en 
l'homme,  il  n'y  a  qu'une  ame,  ou  s'il  y  en  a  plu- 
sieurs. H  y  a  diversité  d'opinions,  mais  qui  revien- 
nent à  trois.  Aucuns  des  Grecs,  et  à  leur  suitte  pres- 
que tous  les  Arabes,  ont  pensé  (non  seulement  en 
chascun  homme ,  mais  généralement  en  tous  hommes) 
n'y  avoir  qu'une  ame  immortelle  :  les  Egyptiens  pour 
la  plus  part  ont  tenu  tout  au  rebours ,  qu'il  y  avoit 
pluralité  d'ames  en  chascun,  toutes  distinctes,  deux 
en  chaque  beste ,  et  trois  en  l'homme  ,  deux  mor- 
telles ,  végétative  et  sensitive ,  et  la  troisiesme  intellec- 
tive ,  immortelle.  La  tierce  opinion ,  comme  moyenne 
et  plus  suivie,  tenue  par  plusieurs  de  toutes  nations, 
est  qu'il  y  a  une  ame  en  chaque  animal  sans  plus  :  en 
toutes  ces  opinions  il  y  a  de  la  difficulté.  Je  laisse  la 
première  comme  trop  réfutée  et  rejettée.  La  plura- 
lité d'ames  en  chaque  animal  et  homme,  d'une  part, 
semble  bien  estrange  et  absurde  en  la  philosophie, 
car  c'est  donner  plusieurs  formes  à  une  mesme  chose , 
et  dire  qu'il  y  a  plusieurs  substances  et  subjects  en 
un ,  deux  bestes  en  une ,  trois  hommes  en  un  :  d'au- 
tre part,  elle  facilite  fort  la  créance  de  L'immortalité 
de  l'intellectuelle;  car  estans  ainsi  trois  distinctes,  il 
i.  5 


66  DE   LA  SAGESSE, 

n'y  a  aucun  inconvénient  que  les  deux  meurent,  et  la 
troisiesme  demeure  immortelle.  L'unité'  semble  ré- 
sister à  l'immortalité  ;  car  comment  une  mesme  indi- 
visible pourra-t-elle  estre  en  partie  mortelle'  et  en 
partie  immortelle  ?  comme  semble  toutesfois  avoir 
voulu  Aristote.  Certes  il  semble  par  nécessité  qu'elle 
soit  ou  du  tout  mortelle  ou  du  tout  immortelle ,  qui 
sont  deux  très  lourdes  absurdités  :  la  première  abolit 
toute  religion  et  saine  philosophie  ;  la  seconde  faict 
Y-Jvtfl-  M4?-  aussi  les  bestes  immortelles.  Neantmoins  est  bien  plus 
vray-semblable  qu'il  n'y  a  qu'une  ame  en  chasque  ani- 
mal, la  pluralité  et  diversité  des  facultés,  instrumens, 
actions  n'y  déroge  point,  ny  ne  multiplie  en  rien  cette 
unité  ,  non  plus  que  la  diversité  des  ruisseaux  l'u- 
nité de  la  source  et  fontaine,  ny  la  diversité  deseffects 
du  soleil,  eschaufer,  esclairer,  fondre,  sécher,  blan- 
chir, noircir,  dissiper,  tarir,  l'unité  et  simplicité  du 
soleil,  autrement  il  y  auroit  un  très  grand  nombre 
d'ames  en  un  homme,  et  de  soleils  au  monde  :  et 
cette  unité  essentielle  de  l'ame  n'empesche  point  l'im- 
mortalité de  l'humaine  en  son  essence,  encores  que 
les  facultés  végétative  et  sensitive ,  qui  sont  accidens, 
meurent,  c'est  à  dire  ne  puissent  estre  exercées  hors 
le  corps ,  n'ayant  l'ame  subject  ni  instrument  pour  ce 
faire,  mais  si  faict  bien  tousjours  la  troisiesme  intel- 
lectuelle; car  pour  elle,  n'a  point  besoing  de  corps; 
combien  qu'estant  dedans  iceluy ,  elle  s'en  sert  pour 
l'exercer:  que  si  elle  retournoit  au  corps,  elle  retour- 


LIVRE    I,    CHAPITRE    VIII.  67 

neroit  aussi  de  rechef  exercer  ses  faculte's  végétative 
et  sensitive ,  comme  se  voit  aux  ressuscites  pour  vivre 
icy  bas,  non  aux  ressuscites  pour  vivre  ailleurs,  car 
tels  corps  n'ont  que  faire  pour  vivre  de  l'exercice  de 
telles  facultés.  Tout  ainsi  que  le  soleil  ne  manque 
pas,  ains  demeure  en  soy  tout  mesme  et  entier;  en- 
cores  que  durant  une  pleine  éclipse,  il  n'esclaire  ny 
eschaufe,  et  ne  face  ses  autres  effects  aux  lieux  sub- 
jects  à  icelle. 

Ayant  démons  tré  l'unité  de  l'ame  en  chasque  sub- 
ject,  voyons  d'où  elle  vient,  et  comment  elle  entre  au  Y'h*4-JtJfo> 
corps.  L'origine  des  âmes  n'est  pas  tenue  pareille  de 
tous,  j'entends  des  humaines;  car  la  végétative  et  sen- 
sitive des  plantes  et  des  bestes,  est  par  l'advis  de  tous, 
toute  matérielle,  et  en  la  semence,  dont  aussi  est-elle 
mortelle;  mais  de  l'ame  humaine,  il  y  a  eu  quatre 
opinions  célèbres.  Selon  la  première,  qui  est  des  Stoï- 
ciens, tenue  par  Philon,  juif,  puis  par  les  Mani- 
chéens, Priscillianistes,  et  autres  :  elle  est  extraitte  et 
produite  comme  parcelle  de  la  substance  de  Dieu,  qui 
l'inspire  au  corps ,  prenant  à  leur  advantage  les  paroles 
de  Moyse,  inspiravit  infaciem  ejus  spiraculum  vitœ5. 
La  seconde,  tenue  parTertullien,  Apollinaris,  les  Lu- 
ciferiens,  et  autres  Chres tiens,  dict  qu'elle  vient  et 
dérive  des  âmes  des  parens  avec  la  semence,  à  la  fa- 
çon des  âmes  brutales.  La  troisiesme  des  Pythagori- 

5  «  Il  souffla  sur  sa  face  l'esprit  de  yie.  »  Gen.  c.  11, 188. 


68  DE  LA  SAGESSE, 

ciens  et  Platoniciens,  tenue  par  plusieurs  rabins  et 
docteurs  juifs ,  puis  par  Origene  et  autres  docteurs 
chrestiens,  dit  qu'elles  ont  este'  du  commencement 
toutes  créées  de  Dieu,  faictes  de  rien,  et  réservées  au 
ciel,  pour  puis  estre  envoyées  icy  bas,  selon  qu'il  est 
besoing,  et  que  les  corps  sont  formés  et  disposés  à 
les  recevoir  ;  et  de  là  est  venue  l'opinion  de  ceux  qui 
ont  pensé  que  les  âmes  estoient  icy  bien  ou  mal  trait- 
tées  et  logées  en  corps  sains  ou  malades ,  selon  la  vie 
qu'elles  avoient  mené  là  haut  au  ciel  avant  estre  in- 
^A4<P*ft*2  corporées  :  et  certes  le  maistre  de  sagesse  monstre 
bien  qu'il  croit  que  l'ame  est  l'ainée  et  avant  le  corps , 
eram  puer ,  bonam  indolem  sortitus ,  imo  bonus  cum  es- 
sem ,  corpus  incontamînatum  reperi  6.  La  quatriesme 
receue,  et  qui  se  tient  en  la  chrestienté,  est  qu'elles 
sont  toutes  créées  de  Dieu,  et  infuses  aux  corps  pré- 
parés ,  tellement  que  sa  création  et  infusion  se  fasse 
en  mesme  inslant.  Ces  quatre  opinions  sont  affirma- 
tives :  car  il  y  en  a  une  cinquiesme  plus  retenue ,  qui 
ne  définit  rien,  et  se  contente  de  dire  que  c'est  une 
Jf.Jf.fc.  chose  secrette  et  incognue  aux  hommes,  de  laquelle 
ont  esté  sainct  Augustin,  Grégoire  et  autres,  qui  tou- 

6  «  J'étais  enfant ,  j'avais  reçu  en  partage  un  bon  naturel  ; 
et,  comme  j'étais  bon,  je  trouvai  un  corps  sans  souillure  ». 
Lib.  Sapient .  C.  vm,  v.  19  et  20. —  Charron  a  un  peu  altéré 
le  texte  :  nous  le  rétablissons  ici  :  Puer  autem  eram  inge- 
niosus ,  et  sortitus  sum  animant  bonam.  —  Et  cum  essem 
magis  bonus,  veni  ad  corpus  ineo'inquinatum. 


Yfï 


LIVRE    I,  CHAPITRE    VIII.  69 

lesïois    ont  trouvé  les  deux  dernières  affirmatives , 
plus  vray-semblables  que  les  deux  premières. 

Voyons  maintenant  quand  et  comment  elle  entre 
au  corps,  si  toute  entière  en  un  coup,  ou  successive- 
ment ;  j'entends  de  l'humaine,  car  de  la  brutale  n'y  a 
aucune  doubte,  puis  qu'elle  est  naturelle  en  la  se- 
mence, selon  Aristote  le  plus  suivi,  c'est  par  succes- 
sion de  temps  et  par  degrés ,  comme  la  forme  artifi- 
cielle que  l'on  feroit  par  pièces,  l'une  après  l'autre, 
la  teste,  puis  la  gorge,  le  ventre,  les  jambes  :  d'au- 
tant que  l'ame  végétative  et  sensitive  toute  matérielle 
et  corporelle ,  est  en  la  semence ,  et  avec  elle  descendue 
des  parens,  laquelle  conforme  le  corps  en  la  matrice, 
et  iceluy  faict,  arrive  la  raisonnable  de  dehors,  et 
pour  cela  n'y  a  ny  deux  ny  trois  âmes ,  ny  ensemble 
ny  successivement,  et  ne  se  corrompt  la  végétative 
par  l'arrivée  de  la  sensitive,  ni  la  sensitive  par  l'ar- 
rivée de  l'intellectuelle;  ce  n'est  qu'une  qui  se  fait, 
s'achève  et  parfaict  avec  le  temps  prescrit  par  na- 
ture. Les  autres  veulent  qu'elle  y  entre  avec  toutes 
ses  facultés  en  un  coup,  sçavoir  lors  que  tout  le  corps 
est  organisé,  formé  et  tout  achevé,  et  qu'auparavant 
n'y  a  eu  aucune  ame,  mais  seulement  une  vertu  et 
énergie  naturelle,  forme  essentielle  de  la  semence, 
laquelle  agissant  par  les  esprits  qui  sont  en  la  dicte 
semence ,  avec  la  chaleur  de  la  matrice  et  sang  ma- 
ternel ,  comme  par  instruments ,  forme  et  bastit  le 
corps,  agence  tous  les  membres,  les  nourrit,  meut, 


7o  DE   LA  SAGESSE, 

et  accroît  :  ce  qu'estant  faict,  cette  énergie  et  forme 
séminale  s'esvanouit  et  se  perd,  et  par  ainsi  la  se- 
mence cesse  d'estre  semence ,  perdant  sa  forme  par 
l'arrivée  d'une  autre  -plus  noble ,  qui  est  l'ame  hu- 
maine ,  laquelle  faict  que  ce  qui  estoit  semence  ou 
embryon  ne  l'est  plus,  mais  est  homme. 

Estant  entrée  au  corps ,  faut  sçavoir  de  quel  genre 
et  sorte  est  son  existence  en  iceluy ,  quelle ,  et  com- 
ment elle  y  faict  sa  résidence.  Aucuns  philosophes 
empeschés  à  le  dire,  et  à  bien  joindre  et  unir  l'ame 
avec  le  corps,  la  font  demeurer  et  résider  en  iceluy 
comme  un  maistre  en  sa  maison,  le  pilote  en  son  na- 
vire, le  cocher  en  son  coche  :  mais  c'est  tout  des- 
truire ,  car  ainsi  ne  seroit-elle  point  la  forme  ny  par- 
tie interne  et  essentielle  de  l'animal ,  ou  de  l'homme , 
elle  n'auroit  besoing  des  membres  du  corps  pour  y 
demeurer,  ne  se  sentiroit  en  rien  de  sa  contagion, 
mais  seroit  une  substance  toute  distincte  du  corps, 
subsistant  de  soy,  qui  pourrait  à  son  plaisir  aller  et 
venir,  et  se  séparer  du  corps  sans  distinction  d'ice- 
luy,  et  sans  diminution  de  toutes  ses  fonctions,  qui 
sont  toutes  absurdités  :  l'ame  est  au  corps  comme  la 
forme  en  la  matière,  estendue  et  respandue  par  tout 
iceluy  donnant  vie,  mouvement,  sentiment,  à  toutes 
ses  parties,  et  tous  les  deux  ensemble  ne  font  qu'une 
hypostase,  un  subject  entier,  qui  est  l'animal,  et  n'y 
a  point  de  milieu  qui  les  noue  et  lie  ensemble;  car 
entre  la  matière  et  la  forme ,  il  n'y  a  aucun  milieu ,  ce 


LIVRE    I,  CHAPITRE   VlIL  71 

dict  toute  la  philosophie  :  l'ame  donc  est  toute  en  ^         §  ,  r 
tout  le  corps,  je  n'adjoute  point  (encores  que  soit    jj 
le  dire  commun)  qu'elle  est  toute  en  chasque  partie 
du  corps;  car  cela  implique  contradiction,  et  divise 
l'ame. 

Or  combien  que  l'ame  comme  dict  est ,  soit  par 
tout  le  corps  diffuse  et  respandue ,  si  est  ce  que  pour 
exploitter  et  exercer  ses  facultés  elle  est  plus  spécia- 
lement et  expressément  en  certains  endroits  du  corps 
qu'es  autres,  esquels  est  dicte  avoir  son  siège,  et  non 
y  estre  toute  entière,  car  le  reste  seroit  sans  ame  et 
sans  forme  :  et  comme  elle  a  quatre  principales  et 
maistresses  facultés ,  aussi  luy  donne  - 1  -  on  quatre 
sièges  ,  ce  sont  les  quatre  régions  que  nous  avons 
marqué  cy-dessus  en  la  composition  du  corps,  les 
quatre  premiers  et  principaux  instrumens  de  l'ame , 
les  autres  se  rapportent  et  dépendent  de  ceux-cy, 
comme  aussi  toutes  les  facultés  à  celles-cy,  sçavoir 
pour  la  faculté  génitale  les  genitoires,  pour  la  natu- 
relle le  foye,  pour  la  vitale  le  cœur,  pour  l'animale 
et  intellectuelle  le  cerveau. 

Il  vient*7  maintenant  à  parler  en  gênerai  de  l'exer- 
cice de  ses  facultés  :  à  quoy  l'ame  est  de  soy  8  sça- 
vante  et  suffisante,  dont  elle  ne  faut  point  à  produire 
ce  qu'elle  sçait,  et  bien  exercer  ses  fonctions ,  comme 

*7  11  convient  maintenant  de  parler. 
8  Voyez  la  note  de  la  page  5/t. 


72  DE  LA    SAGESSE, 

,  ,  .il  faut ,  si  elle  n'est  empeschée,  et  moyennant  que  ses 
"**',  J'instrumens  soient  bien  disposés  :  dont  a  esté  bien  et 
vrayement  dict  par  les  sages ,  que  nature  est  sage , 
sçavante ,  industrieuse ,  suffisante  maistresse ,  qui  rend 
habile  à  toutes  choses ,  imita  sunt  nobis  omnium  artium 
ac  virtutum  semina,  magisterque  ex  occullo  Deus  pro- 
ducit  ingénia  9  :  ce  qui  est  aisé  à  monstrer  par  induc- 
tion :  la  végétative  sans  instruction  forme  le  corps  en 
îa  matrice  tant  excellemment,  puis  le  nourrit  et  le 
faict  croistre,  attirant  la  viande,  la  retenant  et  cui- 
sant, puis  rejettant  les  excremens,  elle  engendre  et 
refaict  les  parties  qui  défaillent,  ce  sont  choses  qui  se 
voyent  aux  plantes,  bestes,  et  en  l'homme.  La  sen- 
sitive  de  soy  sans  instruction  faict  aux  bestes ,  et  en 
l'homme  remuer  les  pieds,  les  mains,  et  autres  mem- 
bres, les  gratter,  frotter,  secouer,  démener  les  lèvres, 
tetter,  plorer,  rire  :  la  raisonnable  de  mesme,  non 
selon  l'opinion  de  Platon,  par  réminiscence  de  ce 
qu'elle  sçavoit  avant  entrer  au  corps  ;  ny  selon  Aris- 
tote,  par  réception  et  acquisition,  venant  de  dehors 
par  les  sens,  estant  de  soy  une  carte  blanche  et  vuide, 
combien  qu'elle  s'en  sert  fort,  mais  de  soy  sans  ins- 
truction ,  imagine ,  entend ,  retient ,  raisonne ,  dis- 
court. Mais  pour  ce  que  cecy  semble  plus  difficile  de 
la  raisonnable  que  des  autres,  et  heurte  aucunement 

9  «  Les  semences  de  tous  les  arts  et  de  toutes  les1  vertus  sont 
en  nous  ;  mais  c'est  Dieu  qui ,  en  secret ,  produit  les  talens  ». 


LIVRE   I,   CHAPITRE   VIII.  73 

Aristote ,  il  en  sera  davantage  traitté  en  son  lieu ,  au 
discours  de  l'ame  intellective. 

Il  reste  encores  le  dernier  point  de  l'ame ,  sa  sépa- 
ration d'avec  son  corps ,  laquelle  est  de  diverses  sortes 
et  genres  :  Tune  et  l'ordinaire  est  naturelle  par  mort , 
cette-cy  est  différente  entre  les  animaux  et  l'homme  : 
car  par  la  mort  des  animaux  l'ame  meurt  et  est  anéan- 
tie selon  la  règle  ,  qui  porte  que  par  la  corruption 
du  subiect  la  forme  se  perd  et  périt ,  la  matière  de- 
meure. Par  celle  de  l'homme,  l'ame  est  bien  separe'e 
du  corps,  mais  elle  ne  se  perd,  ains  demeure,  d'au- 
tant qu'elle  est  immortelle. 

L'immortalité  de  l'ame  est  la  chose  la  plus  uni- 
versellement ,  religieusement  (c'est  le  principal  fon- 
dement de  toute  religion)  et  plausiblement  retenue 
par  tout  le  monde  :  j'entends  d'une  externe  et  pu- 
blique profession  ;  car  d'une  sérieuse  ,  interne  et 
vraye  non  pas  tant ,  tesmoin  tant  d'Epicuriens ,  li- 
bertins ,  et  moqueurs  ;  toutesfois  les  Saduceens,  les 
plus  gros  milours*10  des  Juifs  n'en  faisoient  point  la  H't*»' 
petite  bouche  à  la  nier  :  la  plus  utilement  creue ,  au- 
cunement assez  prouvée  par  plusieurs  raisons  natu- 
relles et  humaines,  mais  proprement  et  mieux  esta- 
blie  par  le  ressort  de  la  religion ,  que  par  tout  autre 
moyen  ".  Il  semble  bien  y  avoir  une  inclination  et. 

*10  Les  plus  gros  milords ,  c'est-à-dire,  docteurs. 

"    Ce  passage  est  un  de  ceux  que  Charron  avait  cru  de- 


74  DE   LA    SAGESSE, 

disposition  de  nature  à  la  croire,  car  l'homme  désire 
naturellement  allonger  et  perpétuer  son  estre  ;  d'où 
vient  aussi  ce  grand  et  furieux  soin  et  amour  de  nostre 
postérité  et  succession  :  puis  deux  choses  servent  à  la 
faire  valoir  et  rendre  plausible  ;  l'une  est  l'espérance 
de  gloire  et  réputation  ,  et  le  désir  de  l'immortalité' 
du  nom ,  qui  tout  vain  qu'il  est ,  a  un  merveilleux 
crédit  au  monde  :  l'autre  est  l'impression  que  les  vices 
qui  se  dérobent  de  la  veue  et  cognoissance  de  l'hu- 
maine justice,  demeurent  tousjours  en  butte  à  la  di- 
vine ,  qui  les  chastiera ,  voyre  après  la  mort  :  ainsi 
outre  que  l'homme  est  tout  porte'  et  dispose'  par  na- 
ture à  la  désirer ,  et  par  ainsi  la  croire ,  la  justice  de 
Dieu  la  conclud. 

De  là  nous  apprendrons  y  avoir  trois  différences  et 
degrés  d'ames ,  ordre  requis  à  la  perfection  de  l'uni- 
vers. Deux  extrêmes  :  l'un  de  celles  qui  estans  du 
tout  matérielles,  plongées,  enfondrées  et  insépara- 
bles de  la  matière  ;  et  ainsi  avec  elle  corruptibles  :  ce 
.^■fc-tv  »  sont  les  brutales*12  :  l'autre  au  contraire  de  celles  qui 
n'ont  aucun  commerce  avec  la  matière  et  le  corps , 
comme  les  démons  immortels  :  et  au  milieu  est  l'hu- 
maine qui  comme  moyenne  n'est  du  tout  attachée  à 


.«  i 


voir  adoucir.  Il  s'expliquait  avec  bien  plus  de  hardiesse  dans 
la  ire.  édition ,  comme  on  pourra  le  voir  à  la  fin  de  la  longue 
variante  citée  en  note ,  dans  ce  chapitre. 
*12  Les  âmes  des  bêtes. 


LIVRE  I,  CHAPITRE  VIII.  75 

la  matière,  ny  du  tout  sans  elle,  mais  est  joincte  avec 
elle ,  et  peust  aussi  sans  icelle  subsister  et  vivre.  Cet 
ordre  et  distinction  est  un  bel  argument  pour  l'im- 
mortalité :  ce  seroit  un  vuide ,  un  défaut  et  deformité 
trop  absurde  en  nature ,  bonteuse  à  son  autheur ,  et 
ruineuse  au  monde ,  qu'entre  deux  extrêmes ,  le  cor- 
ruptible et  incorruptible,  il  n'y  eust  point  de  milieu , 
qui  fust  en  partie  et  l'un  et  l'autre  :  il  en  faut  par 
nécessité  un  qui  lie  et  joigne  les  bouts,  et  n'est  autre 
que  l'homme.  Au  dessous  les  infimes,  et  du  tout  ,# ,  /  /„ 
matérielles,  est  ce  qui  n  en  a  point,  comme  les  pier-  J  0  ' 
res  :  au  dessus  les  plus  hautes  et  immortelles ,  est 
l'éternel  unique  Dieu. 

L'autre  séparation  non  naturelle  ny  ordinaire  , 
et  qui  se  faict  par  bouttées  et  par  fois ,  est  très  diffi- 
cile à  entendre  ,  et  fort  perplexe  :  c'est  celle  qui  se 
faict  par  extase  et  ravissement ,  qui  est  fort  diverse , 
et  se  faict  par  moyens  fort  differens  :  car  il  y  en  a 
de  divine,  telle  que  l'escriture  nous  r' apporte  de  Da- 
niel, Zacharie,  Esdras,  Ezechiel,  saint  Paul.  Il  y  en 
a  de  demoniacle*13  procurée  par  les  démons  et  esprits 
bons  ou  mauvais ,  ce  qui  se  lit  de  plusieurs,  comme 
de  Jean  Duns  dit  Lescot,  lequel  estant  en  son  extase 

*l3Nous  remarquerons ,  une  fois  pour  toutes ,  que  Charron 
écrit  indifféremment  demoniacle  et  démoniaque,  maniacle  et 
maniaque ,  etc.  Sur  certains  mots,  il  n'y  avait  point  encore 
d'orthographe  et  sans  doute  de  prononciation ,  hien  arrêtée, 


76  DE   LA   SAGESSE, 

Irop  longuement  tenu  pour  mort,  fut  porté  et  jette 
en  terre  ;  mais  comme  il  sentit  les  coups  que  l'on  luy 
jettoit ,  revint  à  soy  et  fut  retiré  ;  mais  pour  avoir 
perdu  le  sang  et  la  teste  cassée ,  il  mourut  tost  du 
tout  :  Cardan  le  dit  de  soy  et  de  son  père  l4.  Et  de- 
meure bien  vérifié  autentiquement  en  plusieurs  et  di- 
vers endroits  du  monde ,  de  plusieurs  et  presque  tous- 
jours  populaires,  foibles,  et  femmes  possédées,  des- 
quels les  corps  demeurent  non  seulement  sans  mou- 
vement et  sans  pouls  de  cœur  et  des  artères ,  mais 
encores  sans  sentiment  aucun  des  plus  cruels  coups 
de  fer  et  de  feu;  et  puis  leurs  âmes  estans  revenues, 
ils.sentoient  de  très  grandes  douleurs,  et  racontaient 
ce  qu'elles  avoient  veu  et  faict  fort  loin  de  là.  Tier- 
cement  y  a  l'humaine  qui  vient  ou  de  la  maladie  que 
Hippocrates  appelle  sacrée  ,  le  vulgaire  mal  caduc , 
morbus  comitialis  l5 ,  auquel  l'on  escume  par  la  bouche, 
qui  est  sa  marque,  laquelle  n'est  point  aux  possédés , 
mais  en  son  lieu  y  a  une  puante  senteur  :  ou  des  medi- 

r4  Le  Cardan ,  dont  il  est  question  ici ,  était  fils  du  célèbre 
Cardan,  ce  médecin  italien,  d'un  esprit  si  bizarre,  et  qui,  comme 
Socrate ,  croyait  avoir  un  esprit  familier.  Ce  fils  de  Cardan , 
aussi  docteur  en  médecine ,  eut  la  tête  tranchée  à  Rome ,  âgé 
de  26  ans  seulement ,  pour  avoir  voulu  empoisonner  sa  tante. 
Voyez  dans  Bayle ,  l'article  Cardan. 

l5  «  La  maladie  des  comices  »  ,  c'est-à-dire,  le  mal  caduc , 
le  haut  mal  ;  appelé  ainsi ,  parce  que  les  Romains  rompaient 
leurs  comices  quand  quelqu'un  y  tombait  du  haut  mal. 


LIVRE  i;   CHAPITRE  VIII.  77 

caments narcotiques,  stupéfiants  et  endormissants.  Ou 
de  la  force  de  l'imagination,  qui  s'efforce  et  se  bande 
par  trop  en  quelque  chose,  et  emporte  toute  la  force  de 
l'ame.  Or,  en  ces  trois  genres  d'extase  et  ravissement, 
divin,  demoniacle,  humain,  la  question  est,  si  l'ame 
est  vrayement  et  realement  séparée  du  corps ,  ou  si 
demeurant  en  iceluy ,  elle  est  tellement  occupée  à 
quelque  chose  externe  qui  est  hors  son  corps ,  qu'elle 
oublie  son  propre  corps  ,  dont  il  advient  une  sur- 
seance  et  vacation  de  ses  actions  et  exercice  de  ses 
fonctions.  Quant  à  la  divine ,  l'apostre  parlant  de  soy 
et  de  son  propre  faict,  n'en  ose  rien  définir,  si  in 
corpore  vel  extra  corpus  nescîo ,  Deus  scit  ' 6 ,  instruction 
qui  devroit  servir  pour  tous  autres  ,  et  pour  les  au- 
tres abstractions  moindres.  Quant  à  la  demoniacle , 
ne  sentir  de  si  grands  coups  ,  et  rapporter  ce  qui  a 
esté  faict  à  deux  ou  trois  cents  lieues  de  là  ,  sont 
deux  grandes  et  violentes  conjectures  ,  mais  non  du 
tout  nécessaires  ;  car  le  démon  peut  tant  amuser  l'ame 
et  l'occuper  au  dedans ,  qu'elle  n'aye  aucune  action 
ny  commerce  avec  son  corps ,  pour  quelque  temps , 
et  cependant  l'affoler  et  lui  représenter  en  l'imagi- 
nation tellement  ce  qui  a  esté  faict  loing  de  là ,  qu'elle 
le  puisse  bien  conter  :  car  d'affirmer  que  certaine- 
ment l'ame  entière  sorte  et  abandonne  son  corps,  le- 

16  «  Si  c'est  en  corps  ou  sans  corps ,  je  îi'eri  sais  rien  r 
Dieu  seul  le  sait  ».  S.  Patil.  E.p;JÏ«,  au*  Goninith.,  è.  XII ,  v.  2. 


78  DE  LA  SAGESSE, 

quel  ainsi  demeureroit  mort,  il  est  bien  hardi  et 
choque  rudement  la  nature  :  de  dire  que  non  entière 
mais  la  seule  Imaginative  ou  intellectuelle  est  em- 
portée, et  que  la  végétative  demeure,  c'est  s'emba- 
rasser  encores  plus  ;  car  ainsi  l'âme  unique  en  son 
essence,  seroit  divisée,  ou  bien  l'accident  seul  seroit 
emporté  et  non  la  substance.  Quant  à  l'humaine, 
sans  doubte  il  n'y  a  point  de  séparation  d'ame,  mais 
seulement  suspension  de  ses  actions  externes  et  pa- 
tentes. 

Ce  que  devient  l'ame,  et  quel  est  son  estât  après 
sa  séparation  naturelle  par  mort,  les  opinions  sont 
diverses,  et  ce  poinct  n'est  du  subject  de  ce  livre.  La 
i.Wct*.LL$'  métempsycose  et  transanimation  de  Pythagoras  a  esté 
aucunement  embrassée  par  les  Académiciens ,  Stoï- 
ciens, Egyptiens,  et  autres,  non  toutesfois  de  tous 
en  mesme  sens;  car  les  uns  l'ont  admise  seulement 
pour  la  punition  des  meschans ,  comme  se  lit  de  Na- 
buchodonosor  changé  en  bœuf  par  punition  divine. 
D'autres  et  plusieurs  grands  ont  pensé  que  les  âmes 
bonnes  et  excellentes  estans  séparées ,  devenoient  an- 
ges, comme  les  meschantes,  diables;  il  eust  esté  plus 
doux  de  les  dire  semblables  à  eux,  non  nubent ,  sed 
erunt  sicut  angeli11.  Aucuns  ont  dict  que  les  âmes 
J**  •  des  plus  meschans  estoient  au  bout  de  quelque  long 


"7  «  Us  ne  se  marieront  pas ,  mais  ils  seront  comme  des 
anges  ».  •>•  JldUfav,  Ut.&Xif,  y.  $p. 


LIVRE   I,   CHAPITRE  IX.  79 

temps  réduites  en  rien  :  mais  il  faut  apprendre  la  vé- 
rité' de  tout  cecy,  de  la  religion  et  des  théologiens 
qui  en  parlent  tout  clairement. 

CHAPITRE  IX*. 

De  lame  en  particulier;,  et  premièrement  de  la  faculté 
végétative. 

Sommaire.  —  Des  facultés  de  l'ame;  de  sa  faculté  végétative , 
et  des  trois  autres  sortes  de  facultés  qui  en  dérivent. 


Après  la  description  générale  de  l'ame  en  ces  dix 
poincts ,  il  faut  en  parler  particulièrement ,  selon 
l'ordre  de  ses  faculte's ,  commençant  par  les  moin- 
dres, lequel  est  tel,  végétative,  sensitive,  apprehen- 
sive,  ou  imaginative,  appetitive,  intellective ,  qui  est 
la  souveraine  et  vrayement  humaine.  Sous  chascune 
y  en  a  plusieurs,  qui  leur  sont  subjectes  et  comme 
parties  d'icelles ,  comme  se  verra  en  les  traittant  de 
rang. 

De  la  végétative  plus  basse ,  qui  est  mesme  aux 
plantes,  je  n'en  veux  parler  beaucoup,  c'est  le  propre 
subject  des  médecins,  de  la  santé'  et  de  la  maladie, 

*  Ce  chapitre  ne  se  trouve  point  dans  la  première  édition 


8o  DE  LA  SAGESSE, 

Dirons  seulement  que  soubs  cette  faculté,  il  y  en  a 
trois  grandes  qui  s' entresuivent  ;  car  la  première  sert 
à  la  seconde ,  et  la  seconde  à  la  troisiesme ,  et  non 
au  rebours.  La  première  donc  est  la  nourrissante  pour 
la  conservation  de  l'individu ,  et  à  icelle  plusieurs 
autres  servent,  l'attractive  de  la  viande  nécessaire,  la 
concoctive,  la  digestive ,  séparant  le  propre  et  bon 
du  mauvais  et  nuisible  :  la  retentive,  et  l'expulsive 
des  supcrfluités  :  la  seconde,  accroissante  pour  la  per- 
fection et  quantité  deue  à  l'individu  :  la  troisiesme 
est  la  generative  pour  la  conservation  de  l'espèce. 
Par  où  il  se  voyt  que  les  deux  premières  sont  pour 
l'individu ,  et  agissent  au  dedans  de  leur  propre 
corps  :  la  troisiesme  est  pour  l'espèce,  agit  et  a  son 
effect  au  dehors  en  autre  corps ,  dont  est  plus  digne 
que  les  autres,  et  approche  de  la  faculté  plus  haute 
qui  est  la  sensitive  :  c'est  un  grand  tour  de  perfec- 
tion de  faire  une  autre  chose  semblable  à  soy1. 


1  On  ne  doit  guères  regarder  ce  chapitre  que  comme  une 
préface.  En  effet,  Charron  va  traiter  dans  les  autres,  des  fa- 
cultés sensitive,  générative ,  etc.,  qui  lui  semblent  dériver  de 
la  faculté  végétative. 


LIVRE   I,    CHAPITRE   X.  81 

CHAPITRE  X*. 

De  la  faculté  sensitîve. 

Sommaire.  — -  Six  choses  sont  requises  pour  l'exercice  de  la     „  '  .' 
faculté  sensitive  ,  savoir  l'usage  des  cinq  sens ,  et  le  sert- 
sorium  commune  où  tous  les  objets  aperçus  par  les  sens , 
sont  recueillis ,  comparés  et  jugés. 


xLn  l'exercice  fie  cette  faculté  et  fonction  des  sens 
conçurent  ces  six ,  dont  y  en  a  quatre  dedans  et  deux 
dehors.  Sçavoir  Famé  comme  première  cause  effi- 
ciente :  la  faculté  de  sentir  (qui  est  une  qualité  de 
l'ame,  et  non  elle-niesme)  c'est  à  dire  appercevoir  et 
appréhender  les  choses  externes,  ce  qui  se  faict  en 
cinq  façons  ,  dont  l'on  constitue  cinq  sens  (de  ce 
nombre  en  sera  parlé  au  chapitre  suivant  ) ,  sçavoir 
ouyr,  voyr,  flairer,  gouster,  toucher. 

L'instrument  corporel  du  sens,  et  y  en  a  cinq,  au- 
tant que  de  sens ,  l'œil ,  l'oreille ,  le  haut  creux  du 
nez  qui  est  l'entrée  aux  premiers  ventricules  du  cer- 
veau, la  langue,  la  peau  universelle  du  corps. 

L'esprit  qui  dérive  du  cerveau  origine  de  l'ame 

*  Ce  chapitre  n'est  point  dans  la  première  édition. 
i.  6 


**»»' 


vfl 


82  DE  LA   SAGESSE, 

sensitive ,  par  certains  nerfs  ausdits  instrumens ,  par 

lequel  esprit  et  instrument,  l'ame  exerce  sa  faculté. 

L'espèce  sensible  ou  l'object  propose'  à  l'instru- 
ment, qui  est  différent  selon  la  diversité  des  sens, 
L'object  de  la  veue  et  de  l'œil  est  selon  l'advis  com- 
.kk%'  ïïiun  la  couleur,  qui  est  une  qualité  adhérente  au 
corps,  et  y  en  a  six  simples,  blanc,  jaune,  rouge, 
pourpre,  verd  et  bleu  :  aucuns  y  adjoustent  le  sep- 
tiesme,  noir  :  mais  à  vray  dire  ce  n'est  couleur,  ains 
privation,  ressemblant  aux  ténèbres,  comme  les  cou- 
leurs plus  ou  moins  à  la  lumière  :  des  composées 
une  infinité  :  mais  à  mieux  dire  c'est  la  lumière,  qui 
n'est  jamais  sans  couleur,  et  sans  laquelle  les  cou- 
leurs sont  invisibles.  Or  la  lumière  est  une  qualité 
qui  sort  du  corps  lumineux,  laquelle  se  faict  voyr, 
et  toutes  choses,  si  estant  terminée  et  arrestée  par 
quelque  corps  solide,  elle  rejalit  et  redouble  ses 
rayons  ;  autrement  si  elle  passe  sans  estre  terminée  , 
elle  ne  peust  estre  veue,  si  ce  n'est  en  sa  racine  du 
corps  lumineux  d'où  elle  est  partie,  ny  faire  voyr  les 
autres  choses.  De  l'ouye  et  l'oreille  c'est  le  son,  qui 
est  un  bruit  provenant  du  heurt  des  deux  corps,  et 
-  est  divers,  le  doux  et  harmonieux  adoucit  et  appaise 
l'esprit,  et  à  sa  suite  le  corps;  chasse  les  maladies 
de  tous  deux  :  l'aigu  pénétrant  et  ravissant,  au  re- 
bours trouble  et  blesse  l'esprit.  Du  goust  est  la  sa- 
veur qui  est  de  six  espèces  simples,  doux,  amer, 
aigre ,  verd ,  salé ,  aspre  :  mais  il  y  en  a  plusieurs 


LIVRE  I,  CHAPITRE   X.  83 

composés.  Du  flairement  c'est  F  odeur  ou  senteur, 
qui  est  une  fumée  sortant  de  l'objeet  odoriférant, 
montant  par  le  nez  aux  premiers  ventricules  du  cer- 
veau :  le  fort  et  violent  nuict  fort  au  cerveau,  comme 
le  son  mauvais  :  le  tempéré  et  bon  au  contraire,  le 
resjouit,  délecte,  et  conforte.  De  l'attouchement  est 
le  chaud,  froid,  sec  et  humide,  doux  ou  poli,  aspre, 
le  mouvement,  le  repos,  le  chatouillement. 

Le  milieu  ou  l' entredeux  dudit  object  et  de  l'ins- 
trument, qui  est  l'air  non  altéré  ny  corrompu,  mais 
libre  et  tel  qu'il  faut. 

Ainsi  le  sentiment  se  faict  quand  l'espèce  sensible 
se  présente  par  le  milieu  disposé,  à  l'instrument  sain 
et  disposé,  et  qu'en  iceluy  l'esprit  assistant  la  reçoit 
et  appréhende,  tellement  qu'il  y  a  de  l'action  et  pas- 
sion, et  les  sens  ne  sont  pas  purement  passifs;  car 
combien  qu'ils  reçoivent  et  soient  frappés  par  l'ob- 
jeet, si  est-ce  aussi  qu'en  quelque  sens  et  mesure  ils 
agissent,  en  appercevant  et  appréhendant  l'espèce  ** 
et  image  de  l'objeet  proposé. 

Anciennement  et  auparavant  Aristote  on  mettoit 
différence  entre  le  sens  de  la  veue  et  les  autres  sens, 
et  tenoient  tous  que  la  veue  estoit  aclive,  et  se  fai- 
soit  en  jettant  hors  l'œil,  les  rayons  aux  objects  ex- 
ternes ;  et  les  autres  sens  passifs,  recevant  la  chose 

**  Espèce  nous  paraît  signifier  Ici  forme.  On  trouve  ce  mot 
employé  dans  le  même  sens,  dix  lignes  plus  bas. 


<*n 


V.j, 


84.  DE  LA  SAGESSE, 

sensible  :  mais  depuis  Aristote  l'on  les  a  faict  tous 
pareils,  et  tous  passifs,  recevant  en  l'instrument  les 
espèces  et  images  des  choses  ;  les  raisons  des  anciens 
au  contraire  sont  aisées  à  soudre.  Il  y  a  de  plus  belles 
et  hautes  choses  à  dire  des  sens  cy-après. 

Or  outre  ces  cinq  sens  particuliers  qui  sont  au  de- 
nt.kh-f.  nors\  il  y  a  au  dedans,  le  sens  commun  où  tous  les 
objects  divers  apperceus  par  iceux,  sont  assemblés  et 
ramassés  pour  estre  puis  comparés,  distingués,  et 
discernés  les  uns  des  autres,  ce  que  ne  peuvent  faire 
les  particuliers,  estant  chascun  attentif  à  son  object 
propre,  et  ne  pouvant  cognoistre  de  celuy  de  son 
compagnon. 

CHAPITRE  XI*. 

Des  sens  de  nature. 

Sommaire.  —  Importance  des  sens  naturels  ;  leur  nombre , 
leur  capacité  à  distinguer  et  à  comparer  les  objets  ,  la 
comparaison  des  uns  aux  autres;  la  supériorité  de  celui  de 
la  vue  sur  les  quatre  autres  ;  leur  faiblesse  et  incertitude. 
Tromperie  mutuelle  des  sens  et  de  l'esprit.  Les  sens  sont 
communs  à  l'homme  et  aux  bestes.  Le  jugement  des  sens 
est  difficile  et  dangereux. 


jHtï  XOUTE  cognoissance  s'achemine  en  nous  par  les 

sens,  ce  dict-on  en  l'escole;  mais  n'est  pas  du  tout 

*  C'est  le  douzième  de  la  première  édition. 


LIVRE   I,   CHAPITRE   XL  85 

vray,  comme  se  verra  après  :  ce  sont  nos  premiers 
maistres  :  elle  commence  par  eux,  et  se  résout  en 
eux  :  ils  sont  le  commencement  et  la  fin  de  tout  :  il 
est  impossible  de  reculer  plus  arrière  ;  chascun  d'eux 
est  chef  et  souverain  en  son  ordre  et  a  grande  domi- 
nation ,  amenant  un  nombre  infini  de  cognoissances , 
l'un  ne  tient  ny  ne  dépend,  ou  a  besoing  de  l'autre; 
ainsi  sont-ils  également  grands,  bien  qu'ils  ayent 
beaucoup  plus  d'estendue,  de  suite,  et  d'affaires  les 
uns  que  les  autres,  comme  un  petit  roytelet  est  aussi 
bien  souverain  en  son  petit  destroict*1,  que  le  grand 
en  un  grand  estât. 

C'est  un  axiome  entre  nous,  qu'il  n'y  a  que  cinq 
sens  de  nature,  pour  ce  que  nous  n'en  remarquons 
que  cinq  en  nous ,  mais  il  y  en  peust  bien  avoir  da- 
vantage :  et  y  a  grand  doubte  et  apparence  qu'il  y 
en  a;  mais  il  est  impossible  à  nous  de  le  sçavoir,  l'af- 
firmer, ou  nier,  car  l'on  ne  sçauroit  jamais  cognoistre 
le  défaut  d'un  sens  que  l'on  n'a  jamais  eu.  Il  y  a  plu- 
sieurs bestes  qui  vivent  une  vie  pleine  et  entière,  à 
qui  manque  quelqu'un  de  nos  cinq  sens,  et  peust 
l'animal  vivre  sans  les  cinq  sens,  sauf  l'attouchement, 
qui  seul  est  nécessaire  à  la  vie.  Nous  vivons  très  com- 
modément avec  cinq,  et  peut-estre  qu'il  nous  en 
manque  encores  un,  ou  deux,  ou  trois;  mais  ne  se 
peust  sçavoir  :  un  sens  ne  peust  descouvrir  l'autre  : 

**  District,  domaine,  territoire. 


86  DE  LA   SAGESSE, 

et  s'il  en  manque  un  par  nature,  l'on  ne  le  sçauroit 
trouver  à  dire.  L'homme  né  aveugle,  ne  sçauroit  ja- 
mais concevoir  qu'il  ne  voyt  pas ,  ny  désirer  de  voyr 
ou  regretter  la  veue  :  il  dira  bien ,  peut-estre ,  qu'il  vou- 
dra voyr  ;  mais  cela  vient  qu'il  a  ouy  dire  ou  apprins 
d'autruy,  qu'il  a  à  dire*2  quelque  chose  :  la  raison 
est  que  les  sens  sont  les  premières  portes  et  entrées  à 
la  cognoissance.  Ainsi  l'homme  ne  pouvant  imaginer 
plus  que  les  cinq  qu'il  a,  ne  sçauroit  deviner  s'il  y 
en  a  davantage  en  nature,  mais  il  y  en  peust  avoir. 
Qui  sçait  si  les  difficultés  que  nous  trouvons  en  plu- 
sieurs ouvrages  de  nature ,  et  les  effects  des  animaux, 
que  nous  ne  pouvons  entendre,  viennent  du  défaut 
de  quelque  sens  3  que  nous  n'avons  pas  ?  Des  pro- 
priété^ occultes  que  nous  appelions  en  plusieurs 
choses,  il  sepeust  dire  qu'il  y  a  des  facultés  sensitives 
en  nature,  propres  à  les  juger  et  appercevoir,  mais 
que  nous  ne  les  avons  pas,  et  que  l'ignorance  de 
telles  choses  vient  de  nostre  défaut.  Qui  sçait  si  c'est 
quelque  sens  particulier  qui  descouvre  aux  coqs 
l'heure  de  minuit  et  du  matin,  et  les  esmeut  à  chan- 
ter, qui  achemine  les  bestes  à  prendre  certaines  herbes 
à  leur  guarison,  et  tant  d'autres  choses  comme  cela? 
Personne  ne  sçauroit  dire  que  ouy,  ny  que  non. 


"*a  Qu'il  lui  manque  quelque  chose. 

3  Les  preuves  de  cetle  opinion  seraient  difficiles ,  mais  les 
conjectures  en  sa  faveur  s'offrent  en  foule. 


LIVRE  I,  CHAPITRE   XI.  87 

Aucuns  *4  essayent  de  rendre  raison  de  ce  nombre 
des  cinq  sens,  et  prouver  la  suffisance  d'iceux  en  les 
distinguant  et  comparant  diversement.  Les  choses  ex- 
ternes ,  objects  des  sens ,  sont  ou  tout  près  du  corps , 
ou  eslongne'es  :  si  *5  tout  près,  mais  qui  demeurent 
dehors,  c'est  l'attouchement;  s'ils  entrent,  c'est  le 
goust  :  s'ils  sont  plus  eslongnés  et  presens  en  droicte 
ligne,  c'est  la  veue  :  si  obliques  et  par  reflexion,  c'est 
l'ouye.  On  pourroit  mieux  dire  ainsi,  que  ces  cinq 
sens  estans  pour  le  service  de  l'homme  entier,  aucuns 
sont  entièrement  pour  le  corps  :  sçavoir  le  goust  et 
l'attouchement ,  celuy-là  pour  ce  qui  entre ,  cettuy-cy 
pour  ce  qui  demeure  dehors.  Autres  premièrement 
et  principalement  pour  l'ame,  la  veue  et  l'ouye  :  la 
veue  pour  l'invention  ;  l'ouye  pour  l'acquisition  et 
communication  ;  et  un  au  milieu  pour  les  esprits  mi- 
toyens, et  liens  de  l'ame  et  du  corps,  qui  est  le  fleu- 
rer* .Plus  ils  respondent  au  quatre  elemens  et  leurs 
qualités  :  l'attouchement  à  la  terre,  l'ouye  à  l'air,  le 
goust  à  l'eau  et  humide,  le  fleurer  au  feu;  la  veue 

*4-  Quelques-uns. 

*5  Si  elles  sont  tout  près, 

*6  Fleurer  pour  flairer.  La  irc  édition  écrit  touj  ours  fleurer. 
Dans  les  édition  suivantes  où  plusieurs  mots  ont  été  rajeunis, 
au  moins  pour  l'orthographe,  on  trouve  tantôt^/Zazrer,  tantôt 
-fleurer.  Peut-être  il  eut  été  bon  de  conserver  l'ancienne  ma- 
nière d'écrire  :  elle  eut  du  moins  prouvé  l'origine  de  notre 
mot  flairer. 


88  DE   LA    SAGESSE, 

est  composée  et  a  de  l'eau  et  du  feu  à  cause  de  la 
splendeur  de  l'œil  :  encores  disent-ils  qu'il  y  a  autant 
de  sens  qu'il  y  a  de  chefs  et  genres  de  choses  sensi- 
bles, qui  sont  couleur,  son,  odeur,  saveur,  et  le  cin- 
quiesme,  qui  n'a  point  de  nom  propre,  object  de  l'at- 
touchement, qui  est  chaud,  froid,  aspre,  rabotteux, 
poly,  et  tant  d'autres.  Mais  l'on  se  trompe,  car  le 
nombre  des  sens  n'a  point  esté  dressé  par  le  nombre 
des  choses  sensibles,  lesquelles  ne  sont  point  cause 
qu'il  y  en  a  autant.  Selon  cette  raison ,  il  y  en  auroit 
beaucoup  plus  :  et  un  mesme  sens  reçoit  plusieurs  di- 
vers chefs  d'objects  :  et  un  mesme  object  est  apperceu 
par  divers  sens  :  dont  le  chatouillement  des  aisselles, 
et  le  plaisir  de  Venus,  sont  distingués  des  cinq  sens, 
et  par  aucuns  comprins  en  l'attouchement  :  mais  c'est 
plustost  de  ce  que  l'esprit  n'a  peu  venir  à  la  cognois- 
sance  des  choses ,  que  par  ces  cinq  sens ,  et  que  na- 
ture lui  en  a  autant  baillé  qu'il  estoit  requis  pour  son 
bien  et  sa  fin. 

*  Leurs  comparaisons  sont  diverses  en  dignité  et 
noblesse  :  la  veue  excelle  sur  les  autres  en  cinq  cho- 
ses ,  s'estend  et  apperçoit  plus  loin  jusques  aux  es- 


*  Variante.  Au  reste  la  veue  passe  tous  les  autres  en 
promptitude ,  allant  jusques  au  ciel  en  un  moment  ;  car  elle 
agist  en  l'air  ,  peinct  de  la  lumière  sans  mouvement  :  aucun 
des  autres  ne  peust  sans  mouvement  recevoir  :  or  tout  mou- 
vement requiert  du  temps  :  et  combien  que  tous  soient  ca- 


LIVRE   I,    CHAPITRE  XL  8g 

toiles  fixes  :  a  plus  de  choses,  car  à  toutes  choses 
par  tout  y  a  lumière  et  couleur,  objects  de  la  veue  : 
est  plus  exquise,  exacte  et  particulière,  jusques  aux 
choses  plus  menues  et  minces  :  est  plus  prompte  et 
subite  appercevant  en  un  moment  jusques  au  ciel, 
d'autant  que  c'est  sans  mouvement  :  aux  autres  sens 
y  a  mouvement  qui  requiert  du  temps  :  est  plus  di- 
vine, les  marques  de  divinité  sont  plusieurs,  sa  li- 
berté ,  non  pareille  aux  autres ,  par  laquelle  l'œil  voyt 
ou  ne  voyt,  dont  il  a  les  paupières  promptes  à  ouvrir 
et  fermer  :  sa  force  à  ne  travailler  et  ne  se  lasser  à 
voyr  :  son  activité  et  puissance  à  plaire  ou  déplaire, 
et  contenter,  ou  mescontente» ,  signifier  et  insinuer 
les  pensers,  volontés,  affections,  car  l'œil  parle  et 
frappe ,  sert  de  langue  et  de  main  ;  les  autres  sont 
purement  passifs  :  la  plus  noble  est  la  crainte  aux 
•ténèbres,  qui  est  naturelle,  et  vient  de  ce  que  l'on  se 
sent* privé  et  destitué  d'un  tel  guide,  dont  l'on  désire 
compagnie  pour  soulagement  :  or  la  veue  en  la  lumière 
est  au  lieu  de  compagnie  :  l'ouye  en  revanche  a  bien 
plusieurs  singularités  excellentes,  elle  est  bien  plus 
spirituelle  et  servant  au  dedans  :  mais  la  particulière 
comparaison  de  ces  deux  qui  sont  les  plus  nobles,  et 


pables  de  plaisir  et  de  douleur,  si  est  ce  que  l'attouchement 
peust  recevoir  très  grand  douleur  et  presque  point  de  plaisir  ; 
et  le  goust  au  contraire  grand  plaisir  et  presque  point  de 
douleur.  Edit.  de  1601 ,  1.  1,  ch.  1.2,  §.  £• 


9o  DE   LA   SAGESSE, 

du  parler,  sera  au  chapitre  suivant.  Au  plaisir  et  des- 
plaisir, combien  que  tous  en  soient  capables,  si  est- 
ce  que  l'attouchement  peust  recevoir  très  grand  dou- 
leur et  presque  point  de  plaisir  ;  le  goust  au  contraire 
grand  plaisir  et  presque  point  de  douleur.  En  l'or- 
gane et  instrument,  l'attouchement  est  universel,  res- 
pandu  par  tout  le  corps  ,  pour  sentir  les  coups  du 
chaud  et  du  froid  ;  les  autres  sont  assignés  à  certain 
lieu  et  membre. 

De  la  foiblesse  et  incertitude  de  nos  sens  viennent 
ignorance,  erreurs,  et  tout  mesconte  :  car  puis  que 
par  leur  entremise  vient  toute  cognoissance ,  s'ils  nous 
faillent  en  rapport,  il  n'y  a  plus  que  tenir  :  mais  qui 
le  peust  dire  et  les  accuser  qu'ils  faillent,  puis  que 
par  eux  on  commence  à  apprendre  et  cognoistre  ? 
Aucuns  ont  dict,  qu'ils  ne  faillent  jamais,  et  que 
quand  ils  semblent  faillir,  la  faute  vient  d'ailleurs,  et 
qu'il  s'en  faut  prendre  plustost  à  toute  autre  chose, 
qu'aux  sens  :  autres  ont  dict  tout  au  rebours,  qu'ils 
sont  tous  faux,  et  qu'ils  ne  nous  peuvent  rien  ap- 
prendre de  certain  ;  mais  l'opinion  moyenne  est  la 
plus  vraye. 

Or  que  les  sens  soyent  faux  ou  non,  pour  le  moins 
il  est  certain  qu'ils  trompent,  voyre  forcent  ordinai- 
rement le  discours,  la  raison  :  et  en  eschange  sont 
trompés  par  elle.  Voilà  quelle  belle  science  et  certi- 
tude l'homme  peust  avoir,  quand  le  dedans  et  le  de- 
hors est  plein  de  fausseté  et  de  foiblesse  ;  et  que  ces 


LIVRE   I,   CHAPITRE   XI.  91 

parties  principales,  outils  essentiels  de  la  science,  se 
trompent  l'un  l'autre.  Que  les  sens  trompent  et  for- 
cent l'entendement,  il  se  voyt  es  sens,  desquels  les 
uns  eschauffent  en  furie,  autres  adoucissent,  autres 
chatouillent  l'ame.  Et  pourquoy  ceux  qui  se  font  sai- 
gner, inciser,  cautériser,  destournent-ils  les  yeux, 
sinon  qu'ils  s  ça  vent  bien  l'authorité  grande  que  les 
sens  ont  sur  leurs  discours  ?  la  veue  d'un  grand  pré- 
cipice estonne  celui  qui  se  sait  bien  en  lieu  asseuré , 
et  en  fin  le  sentiment  ne  vainq-il  pas  et  renverse  toutes 
les  belles  resolutions  de  vertu  et  de  patience  ?  Qu'aussi 
au  rebours  les  sens  sont  pipés  par  l'entendement,  il 
appert ,  par  ce  que  l'ame  estant  agitée  de  cholere , 
d'amour,  de  haine  et  autres  passions,  nos  sens  voyent 
et  oyent  les  choses  autres  qu'elles  ne  sont  ;  voyre 
quelques  fois  nos  sens  sont  souvent  hébétés  du  tout 
par  les  passions  de  l'ame  :  et  semble  que  l'ame  retire 
au  dedans  et  amuse  les  opérations  des  sens  ;  l'esprit 
empesché  ailleurs,  l'œil  n'apperçoit  pas  ce  qui  est 
devant,  et  ce  qu'il  voyt;  la  veue  et  la  raison  jugeant 
tout  diversement  de  la  grandeur  du  soleil,  des  astres, 
de  la  figure  d'un  baston  en* l'eau. 

Aux  sens  de  nature  les  animaux  ont  part  comme 
nous ,  et  quelquesfois  plus  :  car  aucuns  ont  l'ouye 
plus  aiguë  que  l'homme  ;  autres  la  veue  ;  autres  le 
fleurer*7;  autres  le  goust  :  et  tient-on  qu'en  l'ouye  le 

*7  Voyez  la  note  *6  ci-dessus. 


92  DE   LÀ   SAGESSE, 

cerf  tient  le  premier  lieu,  et  en  la  veue  l'aigle,  au 
fleurer  le  chien,  au  goust  le  singe,  en  l'attouchement 
la  tortue;  toutes  fois  la  pree'minence  de  l'attouche- 
ment est  donne'e  à  l'homme,  qui  est  de  tous  les  sens 
le  plus  brutal.  Or  si  les  sens  sont  les  moyens  de  par- 
venir à  la  cognoissance ,  et  les  bestes  y  ont  part ,  voyre 
quelquesfois  la  meilleure  ,  pourquoy  n'auront-elles 
cognoissance  ? 

Mais  les  sens  ne  sont  pas  seuls  outils  de  la  cog- 
noissance, ny  les  nostres  mesmes  ne  sont  pas  seuls  à 
consulter  et  croire;  car  si  les  bestes  par  leurs  sens 
jugent  autrement  des  choses  que  nous  par  les  nos- 
tres, comme  elles  font,  qui  en  sera  creu  ?  Nostre  sa- 
live nettoyé  et  dessèche  nos  playes ,  elle  tue  aussi  le 
serpent8  :  qui  sera  la  vraye  qualité'  de  la  salive?  des- 
sécher, et  nettoyer,  ou  tuer  ?  Pour  bien  juger  des 
opérations  des  sens,  il  faut  estre  d'accord  avec  les 
bestes ,  mais  bien  avec  nous-mesmes  ;  nostre  œil  pressé 
et  serré  voyt  autrement  qu'en  son  estât  ordinaire; 
l'ouye  resserrée  reçoit  les  objects  autrement  que  ne 
l'estant;  autrement  voyt,  oyt  *9,  gouste  un  enfant, 
qu'un  homme  faict,  et  cestuy-cy  qu'un  vieillard,  un» 
sain  qu'un  malade,  un  sage  qu'un  fol.  En  une  si 
grande  diversité  et  contrariété,  que  faut-il  tenir  pour 

8  C'est ,  sans  nul  doute ,  une  erreur  populaire ,  fondée  sur 
quelque  superstition  ou  allégorie  ancienne. 

*9  Cette  phrase  est  ainsi  ponctuée  dans  l'édition  de  Bastien  : 
voyt,  oyt  :  gouste ,  etc.  ;  mais  c'est  évidemment  une  faute. 


LIVRE   I,  CHAPITRE  XII.  93 

certain?  Voyre  un  sens  dément  l'autre  ;  une  peincture 
semble  relevée  à  la  veue,  à  la  main  elle  est  platte. 

CHAPITRE  XII*. 

Du  voyr3  ourr  et  parler. 

Sommaire.   —  Comparaison  des  trois  facultés ,   de  voir, 
d'ouïr  et  de  parler.  Prééminence  de  celle  de  l'ouïe  sur  celle 
de  la  vue.  De  la  force  et  de  l'autorité  de  la  parole.   De  la 
bonne  et  mauvaise  langue.  Correspondance  de  l'ouïe  et  de 
la  parole. 

Exemples  :  La  femme  d'Agamemnon.  —  David.  —  Graechus. 


Ce  sont  les  trois  plus  riches  et  excellens  joyaux  cor- 
porels de  tous  ceux  qui  sont  en  monstre ,  et  y  a  dis- 
pute sur  leurs  prééminences.  Quant  à  leurs  organes , 
celuy  de  la  veue  est ,  en  sa  composition  et  sa  forme , 
admirable,  et  d'une  beauté  vive  et  esclatante,  pour 
la  grande  variété  et  subtilité  de  tant  de  petites  pièces , 
d'où  l'on  dict  que  l'œil  est  une  des  parties  du  corps, 
qui  commencent  les  premières  à  se  former,  et  la  der- 
nière qui  s'achève.  Et  pour  cette  mesme  cause  est-il 
délicat,  et,  dict -on,  subject  à  six  vingt1  maladies, 

*  C'est  le  treizième  de  la  première  édition. 

■  Cette  croyance  populaire  tient -aux,  allégories  de  l'an- 


94  t)E   LA   SAGESSE, 

Puis  vient  celuy  du  parler;  mais  en  recompense  l'ouye 
a  plusieurs  grands  advantages.  Pour  le  service  du 
corps,  la  veue  est  beaucoup  plus  necesssaire.  Dont 
il2  importe  bien  plus  aux  bestes  que  l'ouye  :  mais 
pour  l'esprit,  l'ouye  tient  le  dessus.  La  veue  sert  bien 
à  l'invention  des  choses,  qui  par  elle  ont  este'  presque 
toutes  descouvertes;  mais  elle  ne  mené  rien  à  perfec- 
tion :  davantage  la  veue  n'est  capable  que  des  choses 
corporelles  et  d'individus,  et  encores  de  leur  crouste 
et  superficie  seulement;  c'est  l'outil  des  ignorans  et 
des  imperites,  qui  moventur  ad  id  quod  adest,  quodque 
prœsens  est 3. 

L'ouye  est  un  sens  spirituel ,  c'est  l'entremetteur 
et  l'agent  de  l'entendement,  l'outil  des  sçavans  et 
spirituels,  capable  non-seulement  des  secrets  et  inté- 
rieurs des  individus ,  à  quoy  la  veue  n'arrive  pas  ; 

cienne  mythologie  :  les  120  (=  12  x  10),  maladies  de  l'œil, 
sont  peut-être  la  même  allégorie  que  celle  des  douze  travaux 
d'Hercule  ou  du  soleil ,  œil  du  monde ,  dans  les  douze  signes 
du  Zodiaque.  Par  conséquent  ce  nombre  est  imaginaire,  et 
cette  croyance  superstitieuse  comme  tant  d'autres. 

2  II  se  rapporte  à  l'œil  nommé  dans  les  phrases  qui  pré- 
cèdent médiaternent  celle  où  il  est  question  de  la  vue ,  à  la- 
quelle ce  pronom  devrait  se  rapporter  :  fauteur  a  suivi  la 
construction  logique  ou  mentale ,  au  lieu  de  la  construction 
grammaticale.  Ce  qui  arrive  souvent  aussi  à  Montaigne ,  son 
contemporain  et  son  modèle. 

3  «  Qui  se  meuvent  vers  ce  qui  est  devant  eux,  vers  ce 
qui  est  présent.  »  UO.  ?♦  *^'jT,4-/  £*•$*"  9** 


LIVRE    I,  CHAPITRE   XIÏ.  95 

mais  encores  des  espèces,  et  de  toutes  choses  spiri- 
tuelles et  divines,  ausquelles  la  veue  sert  plustost  de 
destourbier*4  que  d'ayde;  dont  il  y  a  eu  non- seule- 
ment plusieurs  aveugles  grands  et  sçavans,  mais  d'au- 
tres encores  qui  se  sont  privés  de  veue  à  escient,  pour 
mieux  philosopher,  et  nul  jamais  de  sourd.  C'est  par 
où  l'on  entre  en  la  forteresse ,  et  s'en  rend-on  mais- 
tre  :  l'on  ployé  l'esprit  en  bien  ou  en  mal,  tesmoin 
la  femme  du  roi  Agamemnon,  qui  fut  contenue  au 
devoir  de  chasteté'  au  son  de  la  harpe  5^et  David, 
qui  par  mesme  moyen  chassoit  le  mauvais  esprit  de 
Saùl,  et  le  remettoit  en  santé';  et  le  joueur  de  fleutes, 
qui  amolissoit  et  roidissoit  la  voix  de  ce  grand  ora- 
teur Gracchus.  Bref,  la  science ,  la  vérité'  et  la  vertu 
n'ont  point  d'autre  entremise  ni  d'entre'e  en  l'aine, 
que  l'ouye  :  voyre  la  chrestienté  enseigne  que  la  foy 
et  le  salut  est  par  l'ouye,  et  que  la  veue  y  nuict  plus 
qu'elle  n'y  aide;  que  la  foy  est  la  créance  des  choses  y  r  * 
qui  ne  se  voyent,  laquelle  est  acquise  par  l'ouye  :  et  ' 
elle  appelle  ses  apprentifs  et  novices  auditeurs  Kar>î- 
^oufAsvouç6.  Encores  adjousteray-je  ce  mot,  qi^e  l'ouye 
apporte  un  grand  secours  aux  ténèbres  et  aux  endor- 

*4  D'obstacle ,  d'empêchement;  du  latin  disturbare. 

5  La  musique  produit  aujourd'hui  un  effet  tout  contraire, 

6  Catéchumènes ,  qui  sont  catéchisés  ,  c'est-à-dire  ,  ins- 
truits des  premiers  principes.  Du  grec,  zar/j^éw,  je  catéchise  , 
j'enseigne  les  élémens  de  la  religion. 


<,G  DE   LA   SAGESSE, 

mis ,  affin  que  par  le  son  ils  pourvoyent  à  leur  con- 
servation. Pour  toutes  ces  raisons ,  les  sages  recom- 
mandent tant  l'ouye ,  la  garder  vierge  et  nette  de 
toute  corruption,  pour  le  salut  du  dedans,  comme 
pour  la  seureté  de  la  ville  Ton  faict  garde  aux  portes 
et  murs,  affin  que  l'ennemy  n'y  entre. 

La  parole  est  peculierement  donnée  à  l'homme, 
présent  excellent  et  fort  nécessaire.  Pour  le  regard  de 
celuy  d'où  elle  sort,  c'est  le  truchement  et  l'image  de 
Famé,  animi index  et  spéculum  '• ,  le  messager  du  cueur, 
la  porte  par  laquelle  tout  ce  qui  est  dedans  sort  de- 
hors, et  se  met  en  veue  :  toutes  choses  sortent  des  té- 
nèbres et  du  secret,  viennent  en  lumière,  l'esprit  se 
faict  voyr;  dont  disoit  un  ancien  à  un  enfant,  parle 
affin  que  je  te  voye,  c'est-à-dire,  ton  dedans  :  comme 
les  vaisseaux  se  cognoissent  s'ils  sont  rompus,  ou- 
verts ou  entiers,  pleins  ou  vuides  par  le  son,  et  les 
métaux  par  la  touche ,  ainsi  l'homme  par  le  parler  : 
de  toutes  les  parties  du  corps  qui  se  voyent  et  se 
monstrent  au  dehors,  celle  qui  est  plus  voisine  du 
cueur,  c'est  la  langue  par  sa  racine  :  aussi  ce  qui  suit 
de  plus  près  la  pense'e ,  c'est  la  parole  :  de  l'abondance 
du  cueur  la  bouche  parle8.  Pour  le  regard  de  celuy  qui 
la  reçoit,  c'est  un  maistre  puissant  et  un  régent  im- 
périeux, qui,  entré  en  la  forteresse ,  s'empare  du  mais- 

7  «  L'indicateur  et  le  miroir  de  l'ame.  » 

8  Ex  abundantid  cordis  os  loquitur.  Math.  C.  XII ,  y.  34- 


LIVRE    I,   CHAPITRE   XII.  97 

tre,  l'agite,  l'anime,  l'aigrist,  l'appaise,  l'irrite,  le 
contriste ,  le  resjouit,  lui  imprime  toute  telle  passion 
qu'il  veut,  manie  et  paistrit  l'ame  de  Fescoutant,  et 
la  plie  à  tous  sens,  le  faict  rougir,  blaismir,  pallir, 
rire,  plorer,  trembler  de  peur,  trémousser  d'estonne- 
ment,  forcener  de  cliolere,  tressaillir  de  joie,  outrer 
et  transir  de  passion.  Pour  le  regard  de  tous ,  la  pa- 
role est  la  main  de  l'esprit,  par  laquelle,  comme  le 
corps  par  la  sienne,  il  prend  et  donne,  il  demande 
conseil  et  secours,  et  le  donne.  C'est  le  grand  entre- 
metteur et  courretier  :  par  elle  le  trafficq  se  faict, 
merx  a  Mercurio  9 ,  la  paix  se  traicte ,  les  affaires  se 
manient,  les  sciences  et  les  biens  de  l'esprit  se  débi- 
tent et  distribuent;  c'est  le  lien  et  le  ciment  de  la 
société  humaine  (moyennant  qu'il  soit  entendu  :  car, 
dict  un  ancien,  l'on  est  mieux  en  la  compagnie  d'un 
chien  cognu ,  qu'en  celle  d'un  homme  duquel  le  lan- 
gage est  incognu,  ut  externus  aliéna  non  sit  hominis 
vice10)  :  bref  l'outil  et  instrument   à  toutes  choses 


9  «  Merx,  commerce ,  vient  de  Mercurius ,  Mercure  » . 
C'est  le  contraire  :  merx  ne  vient  pas  de  Mercurius  ;  c'est 
Mercurius  qui  vient  de  merx,  cis,  et  de  la  finale  urio,  formée 
du  latin  uro  :  il  signifie  par  conséquent  le  Dieu  qui  recherche 
la  marchandise  et  le  lucre.  Mercure  est ,  en,  effet ,  à  la  fois 
le  patron  du  commerce  et  le  dieu  des  voleurs. 

10  «  De  manière  qu'un  étranger  n'est  pas  un  homme  pour 
celui  qui  ne  l'entend  pas.  »    S  Un.  JftJl-.hi/it-.  Vtt,I. 
l>  7 


98  DE   LA   SAGESSE, 

bonnes  et  mauvaises.  Vila  et  mors  in  manibus  linguœ  1  '  ; 
il  n'y  a  rien  meilleur  ny  pire  que  la  langue  :  la  langue 
du  sage,  c'est  la  porte  d'un  cabinet  royal,  laquelle 
s'ouvrant,  voila  incontinent  mille  choses  diverses  se 
représentent  toutes  plus  belles  l'une  que  l'autre,  des 
Indes,  duPeru*12,  de  l'Arabie.  Ainsi  le  sage  produict 
et  faict  marcher  en  belle  ordonnance  sentences  et 
aphorismes  de  la  philosophie,  similitudes,  exemples, 
histoires,  beaux  mots  triés  de  toutes  les  mines  et 
thresors  vieux  et  nouveaux,  qui profert  de  thesauro  suo 
nova  et  vetera  ■ 3 ,  qui  servent  au  reiglement  des  mœurs , 
de  la  police ,  et  de  toutes  les  parties  de  la  vie  et  de 
la  mort,  ce  qu'estant  desployé  en  son  temps  et  à 
propos,  apporte  avec  plaisir  une  grande  beauté  et 
utilité  :  mala  aurea  in  lectis  argenteis ,  qui  loquitur  ver- 
bum  in  tempore  suo  li.  La  bouche  du  meschant  c'est 
un  trou  puant  et  pestilentieux  ;  la  langue  mesdisante , 
meurtrière  de  l'honneur  d'autruy ,  c'est  une  mer  et 
université  de  maux ,  pire  que  le  fer,  le  feu,  la  poison, 
la  mort,  l'enfer.  Lingua  ignis  est,  universitas  iniquitatis... 


11  «  La  vie  et  la  mort  sont  au  pouvoir  de  la  langue  ». 
Prov.  C.  xvin,  v.  21. 

*12  Pérou. 

,3  «  Qui  tire  de  son  trésor  des  choses  nouvelles  et  an- 
ciennes. ».  Sh  JhoM.,Kni,n. 

'4  «  Les  paroles,  dites  à  propos ,  sont  comme  des  pommes 
d'or  sur  des  lits,  d'argent. >>.  Pr&v.  C.  xxv  ,  v.  n. 


LIVRE  I,  CHAPITRE   XII.  99 

inquielum  malum  ,  plena  veneno  morlifero  l5 '.  — Mors 
illius ,  mors  ncquissima  ;  et  uiilis  potïus  infernus  quant 
illa1*. 

Or  ces  deux  l'ouve  et  la  parole,  se  respondent  et 
rapportent  Tune  à  l'autre,  ont  un  grand  cousinage 
ensemble ,  l'un  n'est  rien  sans  l'autre  ;  comme  aussi 
par  nature,  en  un  mesme  subject  l'un  n'est  pas  sans 
l'autre.  Ce  sont  les  deux  grandes  portes  par  lesquelles 
l'ame  faict  tout  son  trafficq,  et  a  intelligence  par  tout; 
par  ces  deux  les  âmes  se  versent  les  unes  dedans  les 
autres ,  comme  les  vaisseaux  en  appliquant  la  bouche 
de  l'un  à  l'entrée  de  l'autre  ;  que  si  ces  deux  portes 
sont  closes  comme  aux  sourds  et  muets ,  l'esprit  de- 
meure solitaire  et  misérable.  L'ouye  est  la  porte  pour 
entrer  ;  par  icelle  l'esprit  reçoit  toutes  choses  de  de- 
hors, et  conçoit  comme  la  femelle  :  la  parole  est  la 
porte  pour  sortir;  par  icelle  l'esprit  agist  et  produict 
comme  masle  :  par  la  communication  de  ces  deux, 
comme  parle  choc  et  heurt  roides  des  pierres  et  fers, 
sort  et  saille  le  feu  sacré  de  vérité.  Car  se  frottans  et 
limans  l'un  contre  l'autre,  ils  se  desrouillent,  se  pu- 
rifient et  s'esclaircissent,  et  toute  cognoissance  vient 

l5  «  La  langue  est  un  feu  ,  un  monde  d'iniquités  ,  un  mal 
qui  tourmente;  elle  est  pleine  d'un  venin  mortel  ».  Jacob. 
Ep.  III,  C.  m,  v.  6  et  8. 

lC  «  La  mort  qu'elle  cause  est  une  mort  très-malheureuse, 
et  le  tombeau  yaut  encore  mieux  ».  Eccl.  C.  xxviii,  y.  a5. 


ioo  DE  LA   SAGESSE, 

à  perfection  :  mais  l'ouye  est  la  première ,  car  il  ne 
peust  rien  sortir  de  l'ame  qu'il  ne  soit  entré  devant, 
dont  tout  sourd  de  nature  est  aussi  muet  ;  il  faut  pre- 
mièrement que  l'esprit  se  meuble  et  se  garnisse  par 
l'ouye,  pour  puis*17  distribuer  par  la  parole,  dont  le 
bien  et  le  mal  de  la  parole ,  et  presque  de  tout  lhomme , 
dépend  de  l'ouye  :  qui  bien  oyt  bien  parle,  et  qui 
mal  oyt  mal  parle.  De  l'usage  et  reigle  de  la  parole 
cy-après  l8. 


*I7  Pour  ensuite  distribuer,  etc. 
,8    Au  Livre  III ,  c.  4-3- 

CHAPITRE  XIII*. 

Des  autres  facultés ,  Imaginative,  memorative ,  appetitive. 

Sommaire.  —  Tous  les  objets  aperçus  par  les  sens ,  restent , 
comme  autant  d'images,  empreints  dans  le  cerveau. 


La  faculté  pbantastique  ou  imaginative  ayant  re- 
cueilli et  retiré  les  espèces  et  images  apperceues  par 
les  sens,  les  retient  et  reserve  :  tellement  qu'estans 
les  objects  absens  et  eslongnés,  voyre  l'homme  dor- 
mant, et  les  sens  clos  et  assoupis,  elle  les  représente 
à  l'esprit  et  à  la  pensée,  phantasmata ,  idola,  seu  ima- 

*  Ce  chapitre  ne  se  trouve  point  dans  la  première  édition. 


LIVRE   I,    CHAPITRE   XIV.  101 

gines  dicuntur  1 ,  et  faict  à  peu  près  au  dedans  à  l'en- 
tendement, ce  qu'au  dehors  l'object  avoit  faict  aux 
sens. 

La  faculté'  memorative  est  le  gardoir  et  le  registre 
de  toutes  ces  espèces  et  images ,  apperceues  par  les 
sens,  retire'es  et  comme  scelle'es  par  l'imagination. 

La  faculté  appetitive  cherche  et  poursuit  les  choses 
qui  semblent  bonnes  et  convenables. 

1  «  Et  c'est  ce  qu'on  appelle  des  fantômes ,  des  spectres 
ou  des  images. 

CHAPITRE  XIV*. 

De  la  faculté  intellective  et  vrayement  humaine. 

Sommaire.  —  Le  cerveau  est  le  siège  et  l'instrument  de  la 
faculté  intellective.  L'ame  raisonnable  est  organique.  Du 
tempérament  du  cerveau  dépendent  les  facultés  de  l'ame. 
Il  n'y  a  que  trois  tempéramens ,  et  trois  sortes  d'enten- 
demens.  Propriétés  des  facultés  de  l'ame  ,  et  leur  ordre. 
Leur  comparaison  en  dignité.  Image  des  trois  facultés  de 
l'ame.  Son  action  et  son  moyen  d'agir  par  le  ministère  des 
sens. 


U  EUX  choses  sont  à  dire  avant  tout  autre  discours, 
son  siège  ou  instrument ,  et  son  action.  Le  siège  de 

»,>■..."£  Ce  chapitre  n'est  point  dans  la  première  édition. 


îo2  DE  LA  SAGESSE, 

î'ame  raisonnable,  ubi  sedet  pro  tribunali1,  est  le  cer- 
veau et  non  pas  le  cueur,  comme,  avant  Platon  et 
Hippocrates,  Ton  avoit  communément  pensé  ;  car  le 
cueur  a  sentiment ,  mouvement ,  n'est  capable  de  sa- 
y.hM.^o.  pience-  Or  le  cerveau,  qui  est  beaucoup  plus  grand 
en  l'homme,  qu'à  tous  autres  animaux,  pour  estre 
bien  faict  et  disposé,  affin  que  l'ame  raisonnable 
agisse  bien,  doibt  approcher  de  la  forme  d'un  na- 
vire, et  n'estre  point  rond,  ny  par  trop  grand,  ou 
par  trop  petit,  bien  que  le  plus  grand  soit  moins  vi- 
tieux,  estre  composé  de  substances  et  de  parties  sub- 
tiles, délicates  et  déliées,  bien  joinctes  et  unies  sans 
séparation  ny  entre-deux,  ayant  quatre  petits  creux 
ou  ventres,  dont  les  trois  sont  au  milieu,  rangés  de 
front  et  collatéraux  entre  eux ,  et  derrière  eux ,  tirant 
au  derrière  de  la  teste ,  le  quatriesme  seul ,  auquel  se 
faict  la  préparation  et  conjonction  des  esprits  vitaux, 
pour  estre  puis  faicts  animaux ,  et  portés  aux  trois 
creux  de  devant,  ausquels  Famé  raisonnable  faict  et 
exerce  ses  facultés,  qui  sont  trois,  entendement,  mé- 
moire, imagination,  lesquelles  ne  s'exercent  point  sé- 
parément et  distinctement,  chascune  en  chascun  creux 
ou  ventre ,  comme  aucuns  ont  vulgairement  pensé , 
mais  communément  et  par  ensemble  toutes"  trois  en 
tous  trois ,  et  en  chascun  d'eux ,  à  la  façon  des  sens 
externes  qui  sont  doubles,  et  ont  deux  creux,  en 


1   «  Où  elle  siège  comme  sur  un 


tribunal  «JtJlêfi, 


XW/,M 


LIVRE   I,  CHAPITRE  XIV.  io3 

chascun  desquels  le  sens  s'exerce  tout  entier.  D'où 
vient  que  celuy  qui  est  blesse'  en  l'un  ou  deux  de  ces 
trois  ventres,  comme  le  paralytique,  ne  laisse  pas 
d'exercer  toutes  les  trois,  bien  que  plus  foiblement, 
ce  qu'il  ne  feroit  si  chascune  faculté'  avoit  son  creux  à 
part. 

Aucuns  ont  pensé  que  l'ame  raisonnable  n'estoit 
point  organique,  et  n' avoit  besoing,  pour  faire  ses 
fonctions,  d'aucun  instrument  corporel',  pensant  par 
là  bien  prouver  l'immortalité  de  l'ame  :  mais  sans  en- 
trer en  un  labyrinthe  de  discours,  l'expérience  ocu- 
laire et  ordinaire  dément  cette  opinion,  et  convainq 
du  contraire  ;  car  l'on  sçait  que  tous  hommes  n'en- 
tendent ny  ne  raisonnent  de  mesme  et  également ,  ains 
avec  très  grande  diversité;  et  un  mesme  homme  aussi 
change,  et  en  un  temps  raisonne  mieux  qu'en  un  au- 
tre, en  un  aage,  en  un  estât  et  certaine  disposition, 
qu'en  un  autre,  tel  mieux  en  santé  qu'en  maladie,  et 
tel  autre  mieux  en  maladie  qu'en  santé  :  un  mesme 
en  un  temps  prévaudra  en  jugement,  et  sera  foible 
en  imagination.  D'où  peuvent  venir  ces  diversités  et 
changemens,  sinon  de  l'organe  et  instrument,  chan- 
geant d'estat  ?  et  d'où  vient  que  l'yvrognerie ,  la  mor- 
sure du  chien  enragé ,  une  fièvre  ardente,  un  coup  en 
la  teste,  une  fumée  montant  de  l'estomach,  et  autres 
accidens ,  feront  culbuter  et  renverseront  entièrement 
le  jugement,  tout  l'esprit  intellectuel  et  toute  la  sa- 
gesse de  Grèce,  voyre  contraindront  l'ame  de  desloger 


104  DE    LA    SAGESSE, 

du  corps  ?  Ces  accidens  purement  corporels  ne  peu- 
vent toucher  n'y  arriver  à  cette  haute  faculté'  spiri- 
tuelle de  l'ame  raisonnable,  mais  seulement  aux  or- 
ganes et  instrumens ,  lesquels  estant  detraque's  et  des- 
bauchés ,  l'ame  ne  peust  bien  et  reiglement  agir ,  et 
estant  par  trop  forcée  et  violente'e ,  est  contraincte  de 
s'absenter  et  de  s'en  aller.  Au  reste ,  se  servir  d'ins- 
trument ne  prejudicie  point  à  l'immortalité';  car  Dieu 
s'en  sert  bien ,  et  y  accommode  ses  actions.  Et  comme 
selon  la  diversité  de  l'air,  région  et  climat,  Dieu 
produict  les  hommes  fort  divers  en  esprit  et  suffisance 
naturelle,  car  en  Grèce  et  en  Italie  il  les  produict  bien 
plus  ingénieux  qu'en  Moscovie  etTartarie  :  aussi  l'es- 
y .  Lç0  prit,  selon  la  diversité  des  dispositions  organiques, 
*    v  des  instrumens  corporels ,  raisonne  mieux  ou  moins. 

Or  l'instrument  de  l'ame  raisonnable ,  c'est  le  cerveau 
et  le  tempérament  d'iceluy,  duquel  nous  avons  à 
parler. 

Tempérament  est  la  mixtion  et  proportion  des 
quatre  premières  qualités,  chaud,  froid,  sec  et  humide  ; 
ou  bien  une  cinquiesme  résultante,  comme  l'harmonie 
de  ces  quatre.  Or.  du  tempérament  du  cerveau  vient 
et  dépend  tout  l'estat  et  l'action  de  l'ame  raisonnable  ; 
mais  ce  qui  cause  et  apporte  une  grande  misère  à 
l'homme ,  est  que  les  trois  facultés  de  l'ame  raison- 
nable, entendement,  mémoire,  imagination,  requiè- 
rent et  s'exercent  par  temperamens  contraires.  Le  tem- 
pérament qui  sert  et  est  propre  à  l'entendement  est 


LIVRE  I,  CHAPITRE  XIV.  io5 

sec,  d'où  vient  que  les  advancés  en  aage  prévalent  en 
entendement  par  dessus  les  jeunes,  d'autant  que  le 
cerveau  s'essuye  et  s'assèche  tousjours  plus;  aussi  les 
melancholiques  secs,  les  affligés,  indigens,  et  qui 
sont  à  jeun  (car  la  tristesse  et  le  jeusne  dessèche), 
sont  prudens  et  ingénieux ,  splendor  siccus,  animus  sa- 
pîentissîmus...  J^exatio  dat  intellectum 2;  et  les  bestes  du 
tempérament  plus  sec,  comme  fourmis,  abeilles,  ele- 
phans ,  sont  prudentes  et  ingénieuses  ;  comme  les 
humides,  tesmoin  le  pourceau,  sont  stupides,  sans 
esprit;  et  les  méridionaux,  secs  et  mode'rés  en  cha- 
leur interne  du  cerveau,  à  cause  du  violent  chaud 
externe. 

Le  tempérament  de  la  mémoire  est  humide,  d'où 
vient  que  les  enfans  l'ont  meilleure  que  les  vieillards, 
et  le  matin  après  l'humidité  acquise  par  le  dormir  de 
la  nuict,  plus  propre  à  la  mémoire,  laquelle  est  aussi 
plus  vigoureuse  aux  Septentrionaux:  j'entends  ici  une 
humidité  non  aqueuse,  coulante  en  laquelle  ne  se 
puisse  tenir  aucune  impression ,  mais  aërée ,  gluante , 
grasse  et  huileuse,  qui  facilement  reçoit  et  retient 
fort,  comme  se  voyt  aux  peinctures  faictes  en  huile  : 
le  tempérament  de  l'imagination  est  chaud,  d'où  vient 
que  les  frénétiques ,  maniacles  et  malades  de  maladies 

2  «  Tempérament  sec ,  esprit  très-sage...  Les  abstinences 
et  austérités  donnent  de  l'intelligence?» . — Je  traduis  ici  plutôt 
d'après  ce  qui  précède ,  que  d'après  le  sens  littéral  des  paroles. 


106  DE  LA  SAGESSE, 

ardentes,  sont  excellens  en  ce  qui  est  de  l'imagina- 
tion, poésie,  divination,  et  qu'elle  est  forte  en  la  jeu- 
nesse et  adolescence  (les  poètes  et  prophètes  ont  fleuri 
en  cet  aage),  et  aux  lieux  metoyens*3,  entre  Septen- 
trion et  Midy. 

De  la  diversité  des  temperamens ,  il  advient  qu'on 
peust  estre  médiocre  en  toutes  les  trois  facultés,  mais 
non  pas  excellent,  et  que  qui  est  excellent,  en  l'une 
des  trois,  est  foible  es  autres.  Que  les  temperamens 
de  la  mémoire  et  l'entendement  soient  fort  differens 
et  contraires,  cela  est  clair,  comme  le  sec  et  l'humide, 
de  l'imagination  :  qu'il  soit  contraire  aux  autres,  il 
ne  le  semble  pas  tant,  car  la  chaleur  n'est  pas  incom- 
patible avec  le  sec  et  l'humide,  et  toutesfois  l'expé- 
rience monstre  que  les  excellens  en  l'imagination  sont 
malades  en  l'entendement  et  mémoire,  et  tenus  pour 
fous  et  furieux  :  mais  cela  vient  que  la  chaleur  grande 
qui  sert  l'imagination ,  consomme  et  l'humidité  qui 
sert  à  la  mémoire,  et  la  subtilité  des  esprits  et  figures , 
qui  doit  estre  en  la  sécheresse  qui  sert  à  l'entende- 
ment ,  et  ainsi  est  contraire  et  destruit  les  deux  autres. 

De  tout  cecy  il  est  évident  qu'il  n'y  a  que  trois 
principaux  temperamens,  qui  servent  et  fassent  agir 
l'ame  raisonnable,  et  distinguent  les  esprits;  sçavoir 
le  chaud,  le  sec  et  l'humide.  Le  froid  ne  vaut  à  rien, 
n'est  point  actif,  et  ne  sert  qu'à  empescher  tous  les 

*3  Mitoyens. 

.-•  <    .      -'.:'  .,:\:-<*  ■.    *,■  v».      £+'.»•*  '■..   4 


LIVRE   I,   CHAPITRE  XIV.  107 

mouvemens  et  fonctions  de  l'ame  :  et  quand  il  se  lit 
souvent  aux  autheurs  que  le  froid  sert,  à  l'entende- 
ment, que  les  froids  de  cerveau,  comme  les  melan- 
clioliques  et  les  méridionaux,  sont  prudens,  sages, 
ingénieux,  là  le  froid  se  prend  non  simplement,  mais 
pour  une  grande  modération  de  chaleur.  Car  il  n'y  a 
rien  plus  contraire  à  l'entendement  et  sagesse ,  que  la 
grande  chaleur ,  laquelle  au  contraire  sert  à  l'imagi- 
nation; et  selon  les  trois  temperamens,  il  y  a  trois 
facultés  de  l'ame  raisonnable  :  mais  comme  les  tem- 
peramens, aussi  les  facultés  reçoivent  divers  degrés, 
subdivisions  et  distinctions. 

Il  y  a  trois  principaux  offices  et  différences  d'en- 
tendement, inférer,  distinguer,  eslir.  Les  sciences 
qui  appartiennent  à  l'entendement  sont  la  théologie 
scholastique ,  la  théorique  de  médecine,  la  dialectique , 
la  philosophie  naturelle  et  morale.  Il  y  a  trois  sortes 
de  différences  de  mémoire ,  recevoir  et  perdre  facile- 
ment  les  figures ,  recevoir  facilement  et  difficilement 
perdre  :  difficilement  recevoir  et  facilement  perdre. 
Les  sciences  de  la  mémoire  sont  la  grammaire ,  théo- 
rique de  jurisprudence. et  théologie  positive,  cosmo- 
graphie ,  arithmétique.  De  l'imagination  y  a  plusieurs 
différences,  et  en  beaucoup  plus  grand  nombre  que 
de  la  mémoire  et  de  l'entendement  :  à  elle  appar- 
tiennent proprement  les  inventions,  les  facéties  et 
brocards ,  les  poinctes  et  subtilités ,  les  fictions  et  men- 
songes, les  figures  et  comparaisons,  la  propriété, 


io8  DE  LA   SAGESSE, 

netteté,  élégance ,  gentillesse.  Parquoy  appartiennent 
à  elle  la  poésie,  l'éloquence,  musique,  et  générale- 
ment tout  ce  qui  consiste  en  figure,  correspondance, 
harmonie  et  proportion. 

De  toute  cecy  appert  que  la  vivacité ,  subtilité, 
promptitude,  et  ce  que  le  commun  appelle  esprit,  est 
à  l'imagination  chaude  ;  la  solidité ,  maturité ,  vérité , 
est  à  l'entendement  sec  :  l'imagination  est  active, 
bruyante  ;  c'est  elle  qui  remue  tout,  et  met  tous  les 
autres  en  besongne  :  l'entendement  est  morne  et  som- 
bre :  la  mémoire  est  purement  passive,  et  voicy  com- 
ment. L'imagination,  premièrement,  recueille  les  es- 
pèces et  figures  des  choses  tant  présentes,  par  le  ser- 
vice des  cinq  sens,  qu'absentes,  par  le  bénéfice  du 
sens  commun  ;  puis  les  représente ,  si  elle  veust  ;  à 
l'entendement,  qui  les  considère,  examine,  cuit  et 
juge;  puis  elle-mesme  les  met  en  depost  et  conserve 
en  la  mémoire,  comme  l'escrivain  au  papier,  pour 
de  rechef,  quand  besoing  sera,  les  tirer  et  extraire 
(ce  que  F'on  appelle  réminiscence)  ;  ou  bien  si  elle 
veust  les  recommande  à  la  mémoire  avant  les  présenter 
à  l'entendement.  Parquoy  recueillir ,  représenter  à 
l'entendement,  mettre  en  la  mémoire,  et  les  extraire, 
sont  tous  œuvres  de  l'imagination  ;  et  ainsi  à  elle  se 
rapportent  le  sens  commun,  la  phantasie,  la  réminis- 
cence, et  ne  sont  puissances  séparées  d'elle,  comme 
aucuns  veulent,  pour  faire  plus  de  trois  facultés  de 
l'âme  raisonnable. 


LIVRE   I,   CHAPITRE   XIV.  109 

Le  vulgaire,  qui  ne  juge  jamais  bien,  estime  etfaict 
plus  de  feste  de  la  mémoire  que  des  deux  autres  , 
pource  qu'elle  en  conte  fort,  a  plus  de  monstre,  et 
faict  plus  de  bruit  en  public.  Et  pense-t-il  que  pour 
avoir  bonne  mémoire  l'on  est  fort  savant,  et  estime 
plus  la  science   que  la  sagesse  ?  c'est  toutesfois  la 
moindre  des  trois,  qui  peust  estre  avec  la  folie  et 
l'impertinence.  Mais  très  rarement  elle  excelle  avec 
l'entendement  et  sagesse,  car  leurs  temperamens  sont 
contraires.  De  cette  erreur  populaire  est  venue  la  mau- 
vaise instruction  de  la  jeunesse  qui  se  voyt  par  tout4  : 
ils  sont  tousjours  après  pour  lui  faire  apprendre  par 
cueur  (ainsi  parlent-ils)  ce  que  les  livres  disent,  affm 
de  les  pouvoir  alléguer,  et  à  lui  remplir  et  charger  la 
mémoire  du  bien  d'autruy,  et  ne  se  soucient  de  lui 
resveiller  et  aiguiser  l'entendement,  et  former  le  juge- 
ment pour  lui  faire  valoir  son  propre  bien  et  ses  fa- 
cultés naturelles,  pour  le  faire  sage  et  habile  à  toutes 
choses.  Aussi  voyons-nous  que  les  plus  sçavants  qui 
ont  tout  Aristote  et  Ciceron  en  la  teste ,  sont  les  plus 
sots  et  les  plus  ineptes  aux  affaires  ;  et  que  le  monde 
est  mené  et  gouverné  par  ceux  qui  n'en  sçavent  rien. 
Par  l'advis  de  tous  les  sages ,  l'entendement  est  le 
premier,  la  plus  excellente  et  la  principale  pièce  du 
harnois  :  si  elle  joue  bien,  tout  va  bien,  et  l'homme 
est  sage;  et  au  rebours,  si  elle  se  mesconte,  tout  va 

4  Voyez  ci-après,  1.  m,  chap.  i4- 


no  DE   LA   SAGESSE, 

de  travers  :  en  second  lieu  est  l'imagination  ;  la  mé- 
moire est  la  dernière. 

Toutes  ces  différences  s'entendront,  peut-estre, 
encores  mieux  par  cette  similitude ,  qui  est  une  peinc- 
ture  ou  imitation  de  l'ame  raisonnable.  En  toute  cour 
de  justice  y  a  trois  ordres  et  estages  :  le  plus  haut, 
des  juges,  auquel  y  a  peu  de  bruit,  mais  grande  ac- 
tion; car  sans  s'esmouvoir  et  agiter,  ils  jugent,  dé- 
cident, ordonnent,  déterminent  de  toutes  choses, 
c'est  l'image  du  jugement,  plus  haute  partie  de  l'ame  : 
le  second,  des  advocats  et  procureurs,  auquel  y  a 
grande  agitation  et  bruit  sans  action  ;  car  ils  ne  peu- 
vent rien  vuider,  ni  ordonner,  seulement  secouer  les 
affaires,  c'est  la  peincture  de  l'imagination,  faculté' 
remuante,  inquiette,  qui  ne  s'arreste  jamais,  non  pas 
pour  le  dormir  profond,  et  faict  un  bruit  au  cerveau 
comme  un  pot  qui  bout ,  mais  qui  ne  résout  et  n'ar- 
reste  rien.  Le  troisiesme  et  dernier  estage  est  du  greffe 
et  registre  de  la  cour,  où  n'y  a  bruit  ny  action  ;  c'est 
une  pure  passion,  un  gardoir  et  réservoir  de  toutes 
choses ,  qui  représente  bien  la  mémoire. 

Son  action  est  la  cognoissance  et  l'intelligence  de 
toutes  choses  :  l'esprit  humain  est  capable  d'entendre 
toutes  choses  visibles ,  invisibles ,  universelles ,  parti- 
culières, sensibles,  insensibles.  Intettectus  est  omnîa  5. 

5  «  L'intelligence  est  tout  »,  c'est-à-dire,  comprend  tout, 
s'étend  à  tout. 


LIVRE   I,  CHAPITRE  XIV.  m 

Mais  soi-mesme,  ou  point  selon  aucuns  (tesraoin  une 
si  grande  et  presqu1  infinie  diversité'  d'opinions  d'ice- 
luy,  comme  s'est  veu  cy-dessus,  des  doubtes  et  ob- 
jections qui  croissent  tous  les  jours)  ou  bien  sombre- 
ra ent,  imparfaictement  et  indirectement  par  reflexion 
de  la  cognoissance  des  cboses  à  soi-mesme,  par  la- 
quelle il  sent  et  cognoist  qu'il  entend,  et  a  puissance 
et  faculté  d'entendre,  c'est  la  manière  que  les  esprits 
se  cognoissent.  Le  premier  souverain  esprit,  Dieu,  se 
cognoist  premier,  et  puis  en  soy  toutes  choses;  le 
dernier  humain  tout  au  rebours ,  toutes  autres  choses 
plustost  que  soy,  et  en  icelles,  comme  l'œil  en  un 
miroir  :  comment  pourroit-il  agir  en  soy  sans  moyen 
et  en  droitte  ligne  ? 

Mais  la  question  est  du  moyen  par  lequel  il  cog- 
noist et  entend  les  choses.  La  plus  commune  opinion 
venue  d'Aristotc,  est  que  l'esprit  cognoist  et  entend 
par  le  ministère  des  sens,  que  de  soy  il  est  comme 
une  carte  blanche  et  vuide,  qu'il  ne  luy  arrive  rien 
qui  ne  soit  passe'  par  les  sens ,  nil  est  in  intellectu ,  quod 
nonfuerit  in  sensu  6.  Mais  elle  est  premièrement  fausse  ; 
car ,  comme  tous  les  sages  ont  dict ,  ainsi  qu'il  a  esté 


6  «  Il  n'y  a  rien  dans  l'intellect  (  l'esprit  ),  qui  n'y  soit 
arrivé  par  les  sens.- — Cette  importante  opinion  d'Aristote, 
qui  ne  paraît  pas  avoir  prévu  toutes  les  conséquences  qu'on 
en  pouvait  tirer,  est  devenu  la  base  de  tous  les  systèmes 
modernes  d'idéologie. 


lia  DE    LA    SAGESSE, 

touche  cy-dessus,  et  renvoyé'  en  ce  lieu ,  les  semences 
de  toutes  sciences  et  vertus  sont  naturellement  esparses 
et  insinuées  en  nos  esprits,  dont  ils  peuvent  vivre 
riches  et  joyeux  de  leur  propre  ;  et  pour  peu  qu'ils 
soyent  cultivés,  ils  foisonnent  et  abondent  fort.  Puis 
elle  est  injurieuse  à  Dieu  et  à  nature  ;  car  c'est  rendre 
l'ame  raisonnable  de  pire  condition  que  toute  autre 
chose,  que  la  végétative  et  sensitive,  qui  s'exercent 
d'elles-mesmes,  et  sont  sçavantes  à  faire  leurs  fonc- 
tions, comme  a  esté  dict.  Que  les  bèstes  lesquelles 
sans  discipline  des  sens  cognoissent  plusieurs  choses, 
les  universels  par  les  particuliers,  par  l'aspect  d'un 
homme  cognoissent  tous  hommes,  sont  advisés  à  évi- 
ter les  dangers  et  choses  invisibles,  et  poursuivre  ce 
qui  leur  est  convenable  pour  eux  et  leurs  petits  :  et 
seroit  chose  honteuse  et  absurde  que  cette  faculté  si 
haute  et  divine  questast  et  mendiast  son  bien  de  choses 
si  viles  et  caduques,  comme  sont  les  sens  :  et  puis 
enfin  que  peust  l'intellect  apprendre  des  sens,  les- 
quels n'aperçoivent  que  les  simples  accidens  ;  car  les 
formes ,  natures  ,  essences    des    choses   nullement , 
moins  encores  les  choses  universelles ,  les  secrets  de 
nature,  et  toutes  choses  insensibles  :  et  si  l'ame  es- 
toit  sçavante  par  l'ayde  des  sens,  il  s'ensuivroit  que 
ceux  qui  ont  les  sens  plus  entiers  et  plus  vifs,  seroient 
plus  ingénieux  et  plus  sçavants,  et  se  voyt  le  contraire 
souvent,  qu'ils  ont  l'esprit  plus  lourd  et  sont  plus 
mal  habiles ,  et  se  sont  plusieurs  privés  à  escient  de 


LIVRE   I,    CHAPITRE    XIV.  n3 

l'usage  d'iceux,  affin  que  l'ame  fist  mieux  et  plus  li- 
brement ses  affaires.  Que  si  l'on  dict  que  l'ame  es- 
tant sçavante  par  nature,  et  sans  les  sens,  tous  les 
hommes  seroient  sçavants,  et  tousjours  entendroient 
et  raisonneroient  de  mesme.  Or  est-il  qu'il  y  en  a 
tant  de  stupides ,  et  que  les  entendus  font  plus  foible- 
ment  leurs  fonctions  en  un  temps  qu'en  l'autre.  L'ame 
végétative  est  bien  plus  vigoureuse  en  la  jeunesse , 
jusques  à  refaire  les  dents  tombe'es,  qu'en  la  vieillesse; 
et  au  rebours  l'ame  raisonnable  agist  plus  foiblement 
en  la  jeunesse  qu'en  la  vieillesse ,  et  en  certain  estât 
de  santé  ou  maladie  qu'en  autre.  Mais  c'est  mal  argu- 
mente'; car,  quant  au  premier,  on  dict  que  la  faculté 
et  vertu  d'entendre  n'est  pas  donnée  pareille  à  tous , 
ains  avecques  grande  inequalité,  dont  est  venu  ce  dire 
ancien  et  noble  en  la  bouche  des  sages,  que  l'intellect, 
agent  est  donné  à  fort  peu,  et  cette  inequalité  prouve 
que  la  science  ne  vient  des  sens;  car,  comme  a  esté 
dict,  les  plus  avantagés  aux  sens,  sont  souvent  les 
plus  desavantagés  en  science.  Quant  au  second,  que 
l'on  ne  faict  ses  fonctions  tousjours  de  mesme,  il  vient 
de  ce  que  les  instruments ,  desquels  l'ame  a  besoing 
pour  agir,  ne  peuvent  pas  tousjours  estre  disposés 
comme  il  faut  ;  et  s'ils  le  sont  pour  une  sorte  de  fa- 
cultés et  fonctions,  ne  le  sont  pour  les  autres.  Le 
tempérament  du  cerveau  par  lequel  l'ame  agist  est  di- 
vers et  changeant,  estant  chaud  et  humide  :  en  la  jeu- 
nesse est  bon  pour  la  végétative,  et  mal  pour  la  rai- 
i,  8 


n4  DE  LA   SAGESSE, 

sonnable  ;  et  au  contraire  froid  et  sec  en  la  vieillesse , 
est  bon  pour  la  raisonnable,  mal  pour  la  végétative. 
Par  maladie  ardente,  le  cerveau  fort  eschauffé  et  sub- 
tilisé, est  propre  à  l'invention  et  divination ,  mais  im- 
propre a  maturité'  et  solidité'  de  jugement  et  sagesse. 
Pour  tout  cela  nous  ne  voulons  pas  dire  que  l'esprit 
ne  tire  un  grand  service  des  sens ,  et  mesmement  au 
commencement ,  en  la  descouverte  et  invention  des 
choses  :  mais  nous  disons,  pour  défendre  l'honneur 
de  l'esprit,  qu'il  est  faux  qu'il  dépende  des  sens,  et 
ne  puisse  rien  sçavoir,  entendre,  raisonner,  discourir 
sans  les  sens  ;  car  au  rebours  toute  cognoissance  vient 
de  luy,  et  les  sens  ne  peuvent  rien  sans  luy. 

Au  reste ,  l'esprit  procède  diversement  et  par  ordre 
pour  entendre  :  il  entend  du  premier  coup  tout  sim- 
plement et  directement  ;  sçavoir ,  un  lion ,  puis  par 
conjonction  qu'il  est  fort;  car  voyant  par  les  effects 
de  la  force  au  lion ,  il  conclud  qu'il  est  fort  par  di- 
vision ou  négative  :  il  entend  que  le  lièvre  est  crain- 
tif; car  le  voyant  fuyr  et  se  cacher,  il  conclud  que  le 
lièvre  n'est  pas  fort ,  parquoy  il  est  peureux.  Il  cog- 
noist  aucuns  par  similitude,  d'autres  par  un  recueil 
de  plusieurs. 


LIVRE   I,  CHAPITRE   XV. 

vVil)V\llllVV\vmVl\l\lVXlitil\4;V%;llV\\tVV\».\\ïlVVVt\\iAllV1»,V\\lVV\VV\\V\l\/\LVl\ 

CHAPITRE  XV*. 

De  l'esprit  humain,  ses  parties,  fonctions,  qualités,  rai- 
son, intention,  vérité. 

Sommaire.  —  Distinction  des  fonctions  de  l'entendement. 
Description  générale  de  l'esprit  ;  son  avantage  ;  son  désa- 
vantage. Diversité  et  distinction  des  esprits.  L'esprit  est 
un  agent  perpétuel ,  universel ,  prompt  et  soudain.  Son 
action  est  de  chercher  toujours  ;  mais  il  agit  téméraire- 
ment; ce  qui  fait  qu'il  s'embarrasse.  Sa  fin  est  la  vérité, 
laquelle  il  ne  peut  acquérir  ni  trouver.  Son  autre  fin  est 
l'invention ,  qui  imite  non-seulement  la  nature  ,  mais  qui 
la  surpasse.  L'esprit  est  très-dangereux;  c'est  pourquoi  il 
faut  le  brider  et  le  retenir.  Il  a  ses  maladies  et  ses  défauts , 
les  uns  accidentels  ,  et  provenans  de  trois  causes  ,  du  corps, 
du  monde ,  des  passions  ;  les  autres  naturels. 

Exemptes  :  Soulier  de  Théramène.  —  Platon  ,  Aristippe  , 
Diogène ,  Solon ,  Socrates.  —  Antigone.  —  Un  roi  de- 
Sparte.  —  Epictète.  —  La  vigne  de  Zeuxis ,  la  Vénus 
d'Apelles  ,  la  statue  de  Memnon  ,  la  colombe  d'Archytas  , 
la  sphère  de  Sapor.  —  Thucydide.  —  Aristote ,  Platon- 
—  Florentins ,  Suisses  et  Grisons. 


C'EST  un  fond  d'obscurité,  plein  de  creux  et  de 
cachots ,  un  labyrinthe ,  un  abysme  confus  et  bien  en- 
tortillé que  cet  esprit  humain,  et  l'économie  de  cette 

*  C'est  le  seisième  de  la  deuxième  édition. 


n6  DE   LA   SAGESSE, 

grande  et  haute  partie  intellectuelle  de  l'ame,  où  y  a 
tant  de  pièces ,  facultés ,  actions ,  mouvemens  divers , 
dont  y  a  aussi  tant  de  noms  ,  et  s'y  trouvera  des 
doubtes  et  difficultés  *. 

Son  premier  office  est  de  recevoir  simplement,  et 
appréhender  les  images  et  espèces  des  choses,  qui 
est  une  passion  et  impression  en  l'ame,  causée  par 
l'object  et  présence  d'icelles,  c'est  imagination  et  ap- 
préhension. 

La  force  et  puissance  de  paistrir,  traitter  et  agiter, 
cuire  et  digérer  les  choses  receues  par  l'imagination , 
c'est  raison,  lôyoç1. 


*  Cet  entendement  (  ainsi  l'appellerons-nous  d'un  nom 
gênerai)  intellectus  ?  mens ,  vovç  (a) ,  est  un  subject  gênerai  , 
ouvert  et  disposé  à  recevoir  et  embrasser  toutes  choses  , 
comme  la  matière  première  ,  et  le  miroir  de  toutes  formes  , 
intellectus  est  omnia  {b).  Il  est  capable  d'entendre  toutes 
choses  ,  mais  soy-mesme ,  ou  point  (tesmoin  une  si  grande  et 
presque  infinie  diversité  d'opinions  d'iceluy ,  de  doubtes  et 
objections  qui  croissent  tous  les  jours),  ou  bien  sombrement , 
indirectement  et  par  reflexion  de  la  cognoissance  des  choses 
à  soy-mesme ,  par  laquelle  il  sent  et  cognoist  qu'il  entend ,  et 
a  puissance  et  faculté  d'entendre  :  c'est  la  manière  que  les 
esprits  se  cognoissent  eux-mesmes  (c). 

1  Ce  mot  grec  est  expliqué,  ou  plutôt  traduit,  par  le  mot 
qui  le  précède. 

(a)  L'intellect,  l'esprit.  NsD's  a  le  même  sens  en  grec  que  mens  en  latin, 
(è)   «  L'intellect  est  tout». 

(c)  Ce  passage  de  l'édition  de  1601  a  e'te'  supprime'  en  entier  dans 
celle  de  1604. 


LIVRE   I,   CHAPITRE   XV.  n7 

L'action  et  l'office ,  ou  exercice  de  cette  force  et 
puissance,  qui  est  d'assembler,  conjoindre,  séparer, 
diviser  les  choses  receues,  et  y  en  adjouster  encores 
d'autres,  c'est  discours,  ratiocination ,  lôyiapoç 2  &â- 
»ot«  cjuasi  Stà  voSm   . 

La  facilité  subtile,  et  alegre  promptitude  à  faire 
toutes  ces  choses,  et  pénétrer  avant  en  icelles,  s'ap- 
pelle esprit,  ingenium,  dont  les  ingénieux,  aigus, 
subtils,  pointus,  c'est  tout  un. 

La  répétition,  et  cette  action  de  ruminer,  recuire4, 
repasser  par  l'estamine  de  la  raison,  et  encores  plus 
elabourer,  pour  en  faire  une  resolution  plus  solide , 
c'est  le  jugement. 

L'effect  en  fin  de  l'entendement,  c'est  la  cognois- 
sance,  intelligence,  resolution. 

L'action  qui  suit  cette  cognoissance  et  resolution 
qui  est  à  s'estendre ,  pousser  et  avancer  à  la  chose 
cognue,  c'est  volonté,  intellectus extensus et promotus5 . 

Parquoy  toutes  ces  choses,  entendement,  imagi- 
nation, raison,  discours,  esprit,  jugement,  intelli- 
gence ,  volonté ,  sont  une  mesme  en  essence ,  mais 

2  Aôyicpoç  et  <5tâvota,  signifient  raisonnement,  ou,  comme 
dit  l'auteur ,  ratiocination. 

3  Quasi  Sta  voùv,  c'est-à-dire,  comme  si  le  mot  Siv-vota.  ve- 
nait de  la  préposition  &a,  par,  et  voû; ,  esprit;  et  il  en  vient 
en  effet. 

4  Du  latin  recoquere ,  cuire  une  seconde  fois. 

3  «  L'intellect  qui  s'étend  au  dehors,  et  se  meut  en  avant  ». 


n8  DE  LA  SAGESSE, 

toutes  diverses  en  force ,  vertu  et  action ,  tesmoin 
qu'un  est  excellent  en  l'une  d'icelles ,  et  foible  en 
l'autre  :  souvent  qui  excelle  en  esprit  et  subtilité',  est 
moindre  en  jugement  et  solidité. 

Je  n'empesche  pas  que  l'on  ne  chante  les  louanges 
et  grandeurs  de  l'esprit  humain,  de  sa  capacité,  vi- 
vacité ,  vitesse  :  je  consens  que  l'on  l'appelle  image  de 
/.K*«.4f/.     Dieu  vive,  un  degoust*6  de  l'immortelle  substance,  une 
fluxion  de  la  divinité ,  un  esclair  céleste  auquel  Dieu 
a  donné  la  raison  comme  un  timon  animé  pour  le 
mouvoir  avec  reigle  et  mesure ,  et  que  ce  soit  un  ins- 
trument d'une  complette  harmonie;  que  par  luy  y  a 
parentage  entre  Dieu  et  l'homme  ;  et  que  pour  le  luy 
ramentevoir  il  luy  a  tourné  les  racines  vers  le  ciel, 
affin  qu'il  eust  tousjours  sa  veue  vers  le  lieu  de  sa 
naissance  ;  bref  qu'il  n'y  a  riçn  de  grand  en  la  terre 
que  l'homme,  rien  de  grand  en  l'homme  que  l'esprit. 
Si  l'on  monte  jusques  là,  l'on  monte  au-dessus  du 
ciel  :  ce  sont  tous  mots  plausibles  dont  retentissent 
les  escholes  et  les  chaires. 

Mais  je  désire  qu'après  tout  cela  l'on  vienne  à  bien 
sonder  et  estudier  à  cognoistre  cet  esprit;  car  nous 
trouverons  qu'après  tout,  c'est  et  à  soy  et  à  autruy  un 
très  dangereux  outil,  un  furet  qui  est  à  craindre,  un 
petit  brouillon  et  troubîefeste,  un  esmerillon  fâcheux 

*6  Degoust ,  qu'on  devrait  écrire  degout ,  puisqu'il  vient  de 
goutte ,  gutta,  signifie  ici  une  émanation. 


LIVRE  I,   CHAPITRE   XV.  n9 

et  importun,  et  qui,  comme  un  affronteur  et  joueur 
de  passe-passe,  sous  ombre  de  quelque  gentil  mou- 
vement subtil  et  gaillard,  forge,  invente,  et  cause 
tous  les  maux  du  monde,  et  n'y  en  a  que  par  luy. 

Il  y  a  beaucoup  plus  grande  diversité  d'esprits 
que  de  corps  ;  aussi  y  a-t-il  plus  grand  champ,  plus 
de  pièces  et  plus  de  façon  :  nous  en  pouvons  faire 
trois  classes,  dont  chascune  a  encore  plusieurs  de- 
grés*7. En  celle  d'en  bas  sont  les  petits,  faibles  et 
comme  brutaux,  tous  voisins  des  bestes,  soit  que 
cela  advienne  de  la  première  trempe ,  c'est-à-dire  de 
la  semence  et  tempérament  du  cerveau  trop  froid  et 
humide,  comme  entre  les  bestes  les  poissons  sont 
infimes  ;  ou  pour  n'avoir  esté  aucunement  remués 
et  reveillés,  mais  abandonnés  à  la  rouille  et  stupi- 
dité :  de  ceux-là  ne  faut  faire  mise  ny  recepte,  et 
ne  s'en  peust  dresser  ny  establir  une  compagnie 
constante  ;  car  ils  ne  peuvent  pas  seulement  suffire 
pour  eux-mesmes  en  leur  particulier,  et  faut  qu'ils 
soient  tousjours  en  la  tutelle  d'autruy  :  c'est  le  com- 
mun et  bas  peuple,  qui  vigîlans  stertit ,  mortua  cm 
vita  est,  prope jam  vivo  atque  videnti% ,  qui  ne  se  sent, 
ne  se  juge.  En  celle  d'en  haut  sont  les  grands  et  très 
rares  esprits ,  plustost  démons  que  hommes  com? 

*7  Voy.  ceci  plus  développé ,  au  chapitre  quarante-troisième. 
8«  Qui  tout  en  veillant,  dort. . .  ,  dont  la  vie  ressemble 
à  la  mort,  qui  paraît  seulement  près  de  vivre  et  de  voir  ». 


V, 


iao  DE  LA  SAGESSE, 

muns ,  esprits  bien  ne's ,  forts  et  vigoureux  :  de  ceux 
icy  ne  s'en  pourroit  bastir  en  tous  les  siècles  une  re- 
publique entière.  En  celle  du  milieu  sont  tous  les 
médiocres,  qui  sont  en  infinité  de  degrés  :  de  ceux 
icy  est  composé  presque  tout  le  monde  :  (de  cette  dis- 
tinction et  autres  ey-après  plus  au  long).  Mais  il  nous 
faut  toucher  plus  particulièrement  les  conditions  et 
le  naturel  de  cet  esprit,  autant  difficile  à  cognoistre, 
comme  un  visage  à  peindre  au  vif,  lequel  sans  cesse 
se  remueroit. 

Premièrement  c'est  un  agent  perpétuel  :  l'esprit  ne 
peust  estre  sans  agir  ;  il  se  forge  plustost  des  subjects 
faux  et  fantastiques,  se  pippant*9  à  son  escient,  et 
allant  contre  sa  propre  créance ,  que  d'estre  sans  agir. 
Comme  les  terres  oisives ,  si  elles  sont  grasses  et  fer- 
tiles, foisonnent  en  mille  sortes  d'herbes  sauvages  et 
inutiles,  et  les  faut  assubjectir  à  certaines  semences; 
et  les  femmes  seules  produisent  des  amas  et  pièces 
de  chair  informes  :  ainsi  l'esprit,  si  l'on  ne  l'occupe 
à  certain  subject,  il  se  desbande  et  se  jette  dedans  le 
vague  des  imaginations,  et  n'est  folie  ny  resverie  qu'il 
ne  produise  :  s'il  n'a  de  but  estably ,  il  se  perd  et  s'es- 
gare;  car  estre  par-tout,  c'est  n'estre  en  aucun  lieu: 
l'agitation  est  vrayement  la  vie  de  l'esprit  et  sa  grâce  ; 
mais  elle  doibt  venir  d'ailleurs  que  de  soy  :  s'il  va 
tout  seul,  il  ne  faict  que  traîner  et  languir,  et  ne 

*9  Se  trompant  sciemment. 

.-■■••  le    \#W- 


LIVRE   I,  CHAPITRE    XV.  121 

doibt  estre  violenté  ;  car  cette  trop  grande  contention 
d'esprit  trop  bandé,  tendu  et  pressé,  le  rompt  et  le 
trouble. 

Il  est  aussi  universel  qui  se  mesle  par-tout;  il  n'a 
point  de  subject  ny  de  ressort  limité  ;  il  n'y  a  chose 
où  il  ne  puisse  jouer  son  roolle ,  aussi  bien  aux  sub- 
iects  vains  et  de  néant,  comme  aux  nobles  et  de 
poids,  et  en  ceux  que  nous  pouvons  entendre,  que 
ceux  que  nous  n'entendons  ;  car  recognoistre  que  l'on 
ne  le  peust  entendre  ny  pénétrer  au  dedans ,  et  qu'il 
faut  demeurer  au  bord  et  à  l'escorce,  c'est  très  beau 
traict  de  jugement;  la  science,  voyre  la  vérité,  peu- 
vent loger  chez  nous  sans  jugement ,  et  le  jugement 
sans  elles;  voyre  recognoistre  son  ignorance,  c'est  un 
beau  tesmoignage  de  jugement. 

Tiercement,  il  est  prompt  et  soudain,  courant  en 
un  moment  d'un  bout  du  monde  à  l'autre ,  sans  ar- 
rest,  sans  repos,  s'agitant,  pénétrant  et  perçant  par- 
tout :  Nobilis  et  inquiéta  mens  homini  data  est  :  num- 
ijuam  se  tenet,  spargitur  vaga,  auieiis  impatiens ,  novitate 
rerum  laetissima  :  non  mirurn ,  ex  iilo  caelesti  spirilu  des- 
cendit., cœlestium  autem  nalura  semper  in  motu  est  In. 
Cette  si  grande  soudaineté  et  vitesse,  cette  poincte 

10  «  Un  esprit  noble  et  inquiet  a  été  donné  à  l'homme  :  ne 
sachant  point  s'arrêter,  il  erre  sans  cesse ,  impatient  du  repos , 
et  ne  se  plaît  que  dans  la  nouveauté.  Faut-il  s'en  étonner? 
Il  émane  de  l'esprit  divin ,  et  la  nature  des  esprits  célestes  est 
d'être  toujours  en  mouvement  ».  Jtnu**  ,Cn+fr{>a$  fytfo.fïb.h 


i22  DE   LA   SAGESSE, 

et  agilité  est  d'une  part  admirable  et  des  plus  grandes 
merveilles  qui  soient  en  l'esprit;  mais  c'est  d'ailleurs 
chose  très  dangereuse,  une  grande  disposition  et  pro- 
pension à  la  folie  et  manie,  comme  se  dira  tantost. 

Pour  ces  trois  conditions,  d'agent  perpétuel  sans 
repos,  universel,  si  prompt  et  soudain,  il  a  esté  es- 
timé immortel ,  et  avoir  en  soy  quelque  marque  et 
estincelle  de  divinité. 

Or,  son  action  est  tousjours  quester,  fureter,  tour- 
noyer sans  cesse  comme  affamé  de  sçavoir,  enquérir 
et  rechercher,  ainsi  appelle  Homère  les  hommes  Sà- 
<pv)Ç7.ç  ".Il  n'y  a  point  de  fin  en  nos  inquisitions  :  les 
poursuites  de  l'esprit  humain  sont  sans  terme,  sans 
forme  :  son  aliment  est  doubte ,  ambiguité  ;  c'est  un 
mouvement  perpétuel ,  sans  arrest  et  sans  but  :  le 
monde  est  une  eschole  d'inquisition;  l'agitation  et  la 
chasse  est  proprement  de  nostre  gibbier  :  prendre  ou 
faillir  à  la  prinse,  c'est  autre  chose. 

Mais  il  agist  et  poursuit  ses  entreprinses  témérai- 
rement et  desreiglement,  sans  ordre  et  sans  mesure  : 
c'est  un  outil  vagabond,  muable,  divers,  contour- 
nable  :  c'est  un  instrument  de  plomb  et  de  cire  ;  il  plie, 
il  s'allonge,  s'accorde  à  tout,  plus  souple,  plus  facile 
que  l'eau,  que  l'air.  Flexibilis ,  onmi  humore  obsequen- 
tior,  et  ut  spiritus  qui  omni  matenafacilîor,  uttenuior12. 

11  Ce  mot  est  l'accusatif  pluriel  d'aX^^ç ,  inventeur. 

12  «  Souple  et  plus  obéissant  qu'aucun  fluide  ,  l'esorit,  plus 
facile  que  la  matière  ,  est  aussi  bien  plus  délié  » .  «IN et*  j  ifl*  Sv- 


LIVRE   I,   CHAPITRE  XV.  i23 

C'est  le  soulier  de  Thëramenes,  bon  à  tous  pieds  :  hh$Mêlf.91. 
il  ne  reste  que  la  suffisance  de  le  sçavoir  contourner  ; 
il  va  tousjours,  et  de  tort  et  de  travers ,  avec  le  men- 
songe comme  avec  la  vérité.  Il  se  donne  beau  jeu, 
et  trouve  raison  apparente  par-tout,  tesmoin  que  ce 
qui  est  impie,  injuste,  abominable  en  un  lieu,  est 
pieté,  justice,  et  honneur  ailleurs;   et  ne  sçâuroit 
nommer  une  loy,  coustume,  créance  receue  ou  rejet- 
tée  generallement  par- tout;  les  mariages  entre  les 
proches,  les  meurtres  des  enfans,  des  parens  vieils, 
communication*10  des  femmes ,  condamnés  en  un  lieu, 
légitimes  en  d'autres1^.  Platon  refusa  la  robe  bro- 
dée et  parfumée  que  lui  offrist  Dionysius,  disant  estre 
homme  et  ne  se  vouloir  vestir  en  femme  :  Àristippus 
F  accepta,  disant  que  raccoustrement  ne  peust  cor- 
rompre un  chaste  courage.  Diogenes  lavant  ses  choux, 
et  le  voyant  passer,  lui  dict  :  si  tu  sçavois  vivre  de 
choux,  tu  ne  ferois  la  cour  à  un  tyran  :  Aristippus 
lui  respond  :  Si  tu  sçavois  vivre  avec  les  roys,  tu  ne 
laverois  pas  des  choux.  On  preschoit  Solon  de  ne 
pleurer  point  la  mort  de  son  fds,  car  c'estoient  larmes 
inutiles  et  impuissantes.    C'est  pour  cela,  dict-il, 
qu'elles  sont  plus  justes  et  que  j'ai  raison  de  pleurer. 


*l3   Communauté  des  femmes. 

*4  Montaigne,  dans  son  chapitre  vingt-deux  du  livre  pre- 
mier, cite  les' mêmes  exemples,  mais  s'étend  bien  plus  sur 
l'extrême  diversité  des  lois  et  des  coutumes. 


124  DE  LA   SAGESSE, 

i  La  femme  de  Socrates  redoublôit  son  deuil  de  ce  que 
les  juges  le  faisoient  mourir  injustement.  Comment! 
feist-il ,  aimerois-tu  mieux  que  ce  fust  justement  ?  Il 
n'y  a  aucun  bien ,  dict  un  sage ,  sinon  celuy  à  la  perte 
duquel  l'on  est  prépare',  in  aequo  enim  est  dolor  amissae 
rei  et  iimor  amittendae 1 5.  Au  rebours ,  dict  l'autre ,  nous 
serrons  et  embrassons  le  bien  d'autant  plus  estroict 
et  avec  plus  d'affection,  que  nous  le  voyons  moins 
seur,  et  craignons  qu'il  nous  soit  osté.  Un  philosophe 
cynique  demandoit  à  Antigonus  une  dragme  d'argent  : 
ce  n'est  pas  présent  de  roy ,  respondist-il  :  donne-moy 
donc  un  talent,  dict  le  philosophe  :  ce  n'est  pas  pré- 
sent pour  un  cynique.  Quelqu'un  disoit  d'un  roy  de 
Sparte  fort  clément  et  débonnaire  :  Il  est  fort  bon  ; 
car  il  l'est  mesme  aux  meschans.  Comment  seroit-il 
bon,  dict  l'autre,  puis  qu'il  n'est  pas  mauvais  aux 
meschans  ?  Voilà  comme  la  raison  humaine  est  à  tous 
visages,  un  glaive  double,  un  baston  à  deux  bouts, 
ogni  medaglîa  ha  il  suo  riverso.  l6.  Il  n'y  a  raison  qui 
n'en  aye  une  contraire ,  dict  la  plus  saine  et  plus 
seure  philosophie  :  ce  qui  se  nions treroit  par  tout 
qui  voudroit.  Or  cette  grande  volubilité  et  flexibilité 
vient  de  plusieurs  causes  ;  de  la  perpétuelle  altération 
et  mouvement  du  corps ,  qui  jamais  n'est  deux  fois 


10  «  Car  la  crainte  de  perdre  une  chose  est  égale  à  la  dou- 
leur qu'on  ressent  de  l'avoir  perdue  ».    J*H*ftt- /  ïp.tiiï' 
,G  «  Toute  médaille  a  son  revers  ». 


LIVRE  I,  CHAPITRE   XV.  i25 

en  la  vie  en  mesme  estât;  des  objects  qui  sont  infinis, 
de  l'air  mesme  et  sérénité  du  ciel  : 

Taies  sunt  horainum  mentes  ,  quali  pater  ipse 
Juppiter,  auctifera  lustravit  lampade  terras17 , 

et  de  toutes  choses  externes  ;  internement ,  des  se- 
cousses et  bransles  que  l'ame  se  donne  elle-mesme 
par  son  agitation ,  et  meue  par  ses  propres  passions  ; 
aussi  qu'elle  regarde  les  choses  par  divers  visages, 
car  tout  ce  qui  est  au  monde  a  divers  lustres  et  di- 
verses considérations.  C'est  un  pot  à  deux  anses,  di- 
soit  Epictete  ;  il  eust  mieux  dict  à  plusieurs. 

Il  advient  de  là  qu'il  s'empestre  en  sa  besongne , 
comme  les  vers  de  soye  l8,  il  s'embarrasse  :  car  comme 
il  pense  remarquer  de  loing  je  ne  sçay  quelle  appa- 
rence de  clarté  et  vérité  imaginaire,  et  y  veust  courir, 
voicy  tant  de  difficultés  qui  luy  traversent  la  voye , 
tant  de  nouvelles  questes  l'esgarent  et  l'enyvrent. 

Sa  fin  à  laquelle  il  vise  est  double  :  l'une ,  plus 


'7  «  Les  esprits  des  hommes  sont  une  émanation  de  cette     _ 
même  lumière  dont  Jupiter  éclaire  la  terre  ».  «Lucrofe.  Aafw»  9W*iàA:  Uc*%m. 

18  C'est  ainsi  qu'on  lit  dans  la  première  édition,  et  dans 
celle  de  Bastien  qui  l'a  suivie.  On  a  mis  dans  celle  de  Frantin , 
les  vers  à  soie.  Pour  moi,  je  n'ai  pas  osé  rajeunir  ,  ici  ni 
ailleurs  ,  le  style  de  l'auteur;  et  je  l'aurais  d'autant  moins 
fait  en  cette  occasion  ,  qu'il  me  semble  que  Charron  veut  dire 
que  l'homme  s'empêtre  en  sa  besogne  „  comme  le  ver  s'em- 
pêtre de  soie.  < 


126  DE  LA  SAGESSE, 

commune  et  naturelle,  est  la  vérité'  où  tend  sa  queste 
et  sa  poursuitte.  Il  n'est  désir  plus  naturel  que  le 
désir  de  cognoistre  la  vérité.  Nous  essayons  tous  les 
moyens  que  nous  pensons  y  pouvoir  servir  :  mais 
enfin  tous  nos  efforts  sont  courts,  car  la  vérité  n'est 
pas  un  acquest,  ny  chose  qui  se  laisse  prendre  et 
manier,  et  encores  moins  posséder  à  l'esprit  humain. 
Elle  loge  dedans  le  sein  de  Dieu,  c'est  là  son  giste 
et  sa  retraicte  :  l'homme  ne  sçait  et  n'entend  rien  à 
droict,  au  pur  et  au  vray  comme  il  faut,  tournoyant 
tousjours,  et  tastonnant  à  l'entour  des  apparences 
qui  se  trouvent  par  tout ,  aussi  bien  au  fauls  qu'au 
vray.  Nous  sommes  nais  a  quester  *19  la  vérité  :  la 
posséder  appartient  à  une  plus  haute  et  grande  puis- 
sance. Ce  n'est  pas  à  qui  mettra  dedans,  mais  à  qui 
fera  de  plus  belles  courses.  Quand  il  adviendroit  que 
quelque  vérité  se  rencontrast  entre  ses  mains ,  ce  se- 
roit  par  hazard,  il  ne  la  sçauroit  tenir,  posséder,  ny 
distinguer  du  mensonge.  Les  erreurs  se  reçoivent  en 
nostre  ame  par  mesme  voye  et  conduicte  que  la  vé- 
rité ;  l'esprit  n'a  pas  de  quoy  les  distinguer  et  choisir  : 
autant  peust  faire  le  sot  que  le  sage  ;  celuy  qui  dict 
vray,  comme  celuy  qui  dict  fauls  :  les  moyens  qu'il 
employé  pour  la  descouvrir,  sont  raison  et  expé- 
rience, tous  deux,  très  foibles,  incertains,  divers,  on- 


*'9  Nés  pour  chercher  la  vérité. 


LIVRE  I,  CHAPITRE  XV.  12J 

doyans.  Le  plus  grand  argument  de  la  vérité',  c'est  le 
gênerai  consentement  du  monde.  Or  le  nombre  des 
fols  surpasse  de  beaucoup  celuy  des  sages  :  et  puis 
comment  est-on  parvenu  à  ce  consentement,  que  par 
contagion  et  applaudissement  donné  sans  jugement 
et  cognoissance  de  cause,  mais  à  la  suite  de  quelques- 
uns  qui  ont  commencé  la  danse? 

L'autre  fin  moins  naturelle ,  mais  plus  ambitieuse , 
est  l'invention  ,  à  laquelle  il  tend  comme  au  plus 
haut  poinct  d'honneur ,  pour  se  monstrer  et  faire  va- 
loir ;  c'est  ce  qui  est  plus  estimé  et  semble  estre  une 
image  de  divinité.  De  cette  suffisance  d'inventer  sont 
produicts  les  ouvrages  qui  ont  ravy  tout  le  monde  en 
admiration  ;  et  s'ils  ont  esté  avec  utilité  publique , 
ils  ont  deïfié  leurs  autheurs.  Ceux  qui  ont  esté  en 
subtilité  seule  sans  utilité,  ont  esté  en  la  peincture, 
statuaire ,  architecture ,  perspective  ,  comme  la  vigne 
de  Zeuxis,  la  Venus  d'Apelles,  la  statue  de  Memnon, 
le  cheval  d'airain,  la  colombe  de  bois  d'Archytas,  la 
vache  de  Myron  ,  la  mousche  et  l'aigle  de  Mont- 
royal20,  lasphœre  de  Sapor,  roi  de  Perse,  celle  d'Ar- 

20  Je  ne  sais  quel  est  ce  nom  de  Montroyal ,  ni  quelles 
sont  ses  deux  merveilles  :  les  autres  sont  très-connues.  Ce 
nom  de  Montroyal  serait-il  la  traduction  de  celui  du  célèbre 
astronome  Regiomontanus  ?  La  première  édition  ne  parle  ni 
de  la  mouche  et  de  l'aigle  de  Montroyal ,  ni  de  la  vache  de 
Myron  ,  ni  de  la  sphère  d'Arehimède.  Ce  sont  des  additions 
de  la  seconde. 


ï28  DE  LA  SAGESSE, 

chimedes  et  ses  autres  engins ,  et  tant  d'autres.  Or 
Fart  et  l'invention  semblent  non  seulement  imiter 
nature,  mais  la  passer,  et  ce  non  seulement  en  par- 
ticulier et  individu  (car  il  ne  se  trouve  point  de  corps 
d'homme  ou  beste  en  nature  si  universellement  bien 
faict ,  comme  il  se  peust  représenter  par  les  ouvriers)  ; 
mais  encores  plusieurs  choses  se  font  par  art,  qui 
ne  se  font  point  par  nature  :  j'entends  outre  les  com- 
positions et  mixtions  ,  qui  est  le  vray  gibbier  et  le 
propre  subject  de  l'art,  tesmoin  les  extractions  et 
distillations  des  eanx  et  des  huiles  faictes  de  simples , 
ce  que  nature  ne  faict  point.  Mais  en  tout  cela  il  n'y 
a  pas  lieu  de  si  gran  le  admiration  que  l'on  pense  ; 
et,  à  proprement  cl  loyalement  parler,  il  n'y  a  point 
d'invention  que  celle  que  Dieu  révèle  :  car  celles  que 
nous  estimons  et  appelons  telles,  ne  sont  qu'obser- 
vations des  choses  naturelles  ,  argumentations  et 
conclusions  tirées  d'icelles  ,  comme  la  peincture  et 
l'optique  des  ombres,  les  horloges  solaires  des  om- 
bres des  arbres,  l'imprimerie  des  marques  et  sceaux 
des  pierres  précieuses. 

De  tout  cela  il  est  aisé  à  voyr  combien  l'esprit  hu- 
main est  téméraire  et  dangereux,  mesmement  s'il  est 
vif  et  vigoureux  ;  car  estant  si  remuant ,  si  libre  et 
universel ,  et  faisant  ses  remuemens  si  desreiglement , 
usant  si  hardiment  de  sa  liberté  par  tout,  sans  s'as- 
servir à  rien  ,  il  vient  à  secouer  aisément  les  opinions 
communes  et  toutes  reigles  par  lesquelles  l'on  le  veust 


LIVRE    1,   CHAPITRE   XV.  129 

brider  et  contraindre ,  comme  une  injuste  tyrannie  : 
entreprendra  d'examiner  tout ,  et  juger  la  pluspart  des 
choses  plausiblement  receues  du  monde ,  ridicules  et 
absurdes,  trouvant  par  tout  de  l'apparence,  passera 
par  dessus  tout  ;  et  ce  faisant ,  il  est  à  craindre  qu'il 
s'esgare  et  se  perde  :  et  de  faict,  nous  voyons  que 
ceux  qui  ont  quelque  vivacité  extraordinaire,  et  quel- 
que rare  excellence ,  comme  ceux  qui  sont  au  plus 
haut  estage    de  la  moyenne  classe  cy-dessus  dicte , 
sont  le   plus  souvent  desreiglés  en  opinions  et  en 
mœurs.  Il  y  en  a  bien  peu  à  qui  l'on  se  puisse  fier 
de  leur  conduicte  propre ,  et  qui  puissent  sans  terne- 
rite  voguer  en  liberté'  de  leurs  jugemens  au-delà  les 
opinions  communes.    C'est    miracle  de  trouver  un 
grand  et  vif  esprit  bien  reiglé  et  modéré  ;    c'est  un 
très  dangereux  glaive  qui  ne  le  sçait  bien  conduire , 
et  d'où  viennent  tous  les  desordres ,  révoltes ,  héré- 
sies et  troubles  au  monde ,  que  de  là  *21  ?  magni  errores 
non  nisi  ex  magnis  ingénus  :  nihil  sapientiœ  odiosiùs  acu- 
mine  nimio  22.  Sans  doubte  celuy  a  meilleur  temps , 
plus  longue  vie  ,  est  plus  heureux  et  beaucoup  plus 
propre  au  régime  de  la  republique,  dict  Thucydide, 
qui  a  l'esprit  médiocre  ,  voyre  au-dessoubs  de  me- 


*21   C'est-à-dire,  si  ce  n'est  de  là. 

22  «  Les  grandes  erreurs  ne  proviennent  que  des  grands 
génies  :  il  n'y  a  rien  de  plus  odieux  pour  la  sagesse  ,  que  trop 
desprit  et  de  subtilité.  » 


î3o  DE   LA   SAGESSE, 

diocrité,  que  qui  l'a  tant  eslevé  et  transcendant,  qui 
ne  sert  qu'à  se  donner  du  tourment  et  aux  autres. 
Des  grandes  amitiés  naissent  les  grandes  inimitiés  ; 
des  santés  vigoureuses  les  mortelles  maladies  :  aussi 
des  rares  et  vives  agitations  de  nos  âmes  les  plus  ex- 
cellentes manies  et  plus  détraquées.  La  sagesse  et  la 
folie  sont  fort  voisines.  Il  n'y  a  qu'un  demy  tour  de 
l'une  à  l'autre  :  cela  se  voyt  aux  actions  des  hommes 
insensés.  La  philosophie  nous  apprend  que  la  me- 
lancholie  est  propre  à  tous  les  deux.  De  quoy  se 
faict  la  subtile  folie,  que  de  la  plus  subtile  sagesse? 
C'est  pourquoy ,  dict  Aristote  ,  il  n'y  a  point  de 
grand  esprit  sans  quelque  meslange  de  folie;  et  Pla- 
ton ,  qu'en  vain  un  esprit  rassis  et  sain  frappe  aux 
portes  de  la  poésie.  C'est  en  ce  sens  que  les  sages  et 
plus  braves  poètes  ont  approuvé  de  folier  *23  et  sortir 
des  gonds  quelquesfois.  Insanire  jucundum  est  ;  dulce 
desipere  in  loco  :  non  potest  grande  et  sublime  quidquam 
nisi  mota  mens ,  et  auandiu  apud  se  est s4. 

C'est  pourquoy  on  a  eu  bonne  raison  de  luy  don- 
ner des  barrières  estroites  :  on  le  bride  et  le  garotte 

-*23  Faire  Jes  folies. 

24  «  Il  est  agréable  de  faire  le  fou ,  il  est  doux  de  le  faire 
à  propos  :  il  n'y  a  qu'un  esprit  agité ,  et  hors  de  soi ,  qui 
puisse  faire  quelque  chose  de  grand  et  de  sublime  ».  —  Une 
partie  de  cette  citation  est  prise  dans  Horace ,  qui  termine  son 
ode  à  Virgile  (  L.  iv  )  par  ce  vers  : 

Dulce  est  desipere  in  loco. 


LIVRE  I,  CHAPITRE  XV.  i3i 

de  religions,  loix ,  coustumes,  sciences,  préceptes, 
menaces,  promesses  mortelles  et  immortelles  ;  encore 
voyt-on  que  par  sa  desbauche  il  franchist  tout ,  il  es- 
chappe  atout,  tant  il  est  de  nature  revesche,  fier, 
opiniastre,  dont  le  faut  mener  par  artifice  :  l'on  ne 
l'aura  pas  de  force ,  naturâ  contumax  est  animus  hu- 
manus ,  in  contrarium  atçue  arduum  nitens ,  sequitunpie 
facîlîus  quam  ducitur ,  ut  generosi  et  nobiles  eaui  meliiis 
facilifreno  reguntur~s.  Il  est  bien  plus  seur  de  le  mettre 
en  tutelle  ,  et  le  coucher  ,  que  le  laisser  aller  à  sa 
poste  *26  :  car  s'il  n'est  bien  nay,  bien  fort  et  bien 
reiglé,  comme  ceux  de  la  plus  haute  classe  qu'avons 
dict  cy-dessus  ;  ou  bien  foible ,  mol  et  mousse,  comme 
ceux  de  la  plus  basse  marche,  certes  il  se  perdra  en 
la  liberté'  de  ses  jugemens  :  parquoy  il  a  besoingd'estre 
retenu,  plus  besoing  de  plomb  que  d'aisles,  de  bride 
que  d'esperon  :  à  quoy  principalement  ont  regardé 
les  grands  législateurs  et  fondateurs  d'estats  :  les 
peuples  fort  médiocrement  spirituels  vivent  en  plus 
de  repos  que  les  ingénieux.  Il  y  a  eu  plus  de  troubles 
et  séditions  en  dix  ans  en  la  seule  ville  de  Florence , 
qu'en  cinq  cens  ans  aux  païs  des  Suysses  et  Grisons  : 

25  «  L'esprit  humain  est,  de  sa  nature ,  opiniâtre  ;  il  tend 
toujours  avec  effort  à  tout  ce  qui  lui  résiste  ou  lui  op- 
pose des  difficultés  ;  il  suit  plus  facilement  qu'il  n'est  conduit, 
semblable  à  ces  coursiers  nobles  et  généreux,  qui  n'obéissent 
qu'à  un  frein  doux  et  facile  ».  Senec. 

26  À  son  gré ,  à  sa  fantaisie. 


i32  DE  LA   SAGESSE, 

et  en  particulier  les  hommes  d'une  commune  suffi- 
sance sont  plus  gens  de  bien,  meilleurs  citoyens, 
sont  plus  souples  ,  et  font  plus  volontiers  joug  aux 
loix,  aux  supérieurs,  à  la  raison,  que  ces  tant  vifs  et 
clair-voyans ,  qui  ne  peuvent  demourer  en  leur  peau  : 
l'affinement  des  esprits  n'est  pas  l'assagissement. 

L'esprit  a  ses  maladies,  ses  défauts  et  ses  tares  *27 
aussi  bien  que  le  corps ,  et  beaucoup  plus ,  et  plus 
dangereux  et  plus  incurables  ;  mais  pour  les  cog- 
noistre ,  il  les  faut  distinguer  :  les  uns  sont  acciden- 
taux  et  qui  lui  arrivent  d'ailleurs.  Nous  en  pouvons 
remarquer  trois  causes  :  la  disposition  du  corps ,  car 
les  maladies  corporelles  qui  altèrent  le  tempérament , 
altèrent  aussi  tout  manifestement  l'esprit  et  le  juge- 
ment :  ou  bien  la  substance  du  cerveau  et  des  or- 
ganes de  l'ame  raisonnable  est  mal  compose'e ,  soit 
dès  la  première  conformation ,  comme  en  ceux  qui 
ont  la  teste  mal  faicte ,  toute  ronde  ou  pointue  ou 
trop  petite ,  ou  par  accident  de  heurt  ou  blessure. 

La  seconde  est  la  contagion  universelle  des  opi- 
nions populaires  et  erronées  ,  receues  au  monde ,  de 
laquelle  l'esprit  prévenu  et  atteinct,  ou ,  qui,  pis  est, 
abbreuve'  et  coiffé  de  quelques  opinions  fantasques, 
va  tousjours  et  juge  selon  cela  ,  sans  regarder  plus 
avant  ou  reculer  en  arrière  :  or  tous  les  esprits  n'ont 


*27  Ses  déchets ,  ses  faiblesses. 


LIVRE  I,  CHAPITRE  XV.  i33 

pas  assez  de  force  et  vigueur  pour  se  garantir  et  sau- 
ver d'un  tel  déluge. 

La  troisiesme ,  beaucoup  plus  voisine ,  est  la  ma- 
ladie et  corruption  de  la  volonté,  et  la  force  des 
passions  ,  c'est  un  monde  renverse'  :  la  volonté  est 
née  pour  suyvre  l'entendement  comme  son  guide , 
son  flambeau  :  mais  estant  corrompue  et  saisie  par  la 
force  des  passions ,  elle  force  aussi  et  corrompt  l'enten- 
dement ;  et  c'est  d'où  vient  la  pluspart  des  fauls  juge- 
mens  ;  l'envie ,  la  malice ,  la  hayne ,  l'amour,  la  crainte , 
nous  font  regarder,  juger  et  prendre  les  choses  toutes 
autres  et  tout  autrement  qu'il  ne  faut,  dont  l'on  crie 
tant  (juger  sans  passion);  de  là  vient  que  l'on  obs- 
curcist  les  belles  et  généreuses  actions  d'autruy  par 
des  viles  interprétations  ;  l'on  controuve  des  causes , 
occasions  et  intentions  mauvaises  ou  vaines,  c'est  un 
grand  vice  et  preuve  d'une  nature  maligne ,  et  juge- 
ment bien  malade  :  il  n'y  a  pas  grande  subtilité  ny 
suffisance  en  cela,  mais  de  malice  beaucoup.  Cela 
vient  d'envie  qu'ils  portent  à  la  gloire  d'autruy,  ou 
qu'ils  jugent  des  autres  selon  eux ,  ou  bien  qu'ils  ont 
le  goust  altéré  et  la  veue  si  troublée  qu'ils  ne  peuvent 
concevoir  la  splendeur  de  la  vertu  en  sa  pureté  naïfve. 
De  cette  mesme  cause  et  source  vient  que  nous  fai- 
sons valoir  les  vertus  et  les  vices  d'autruy,  et  les  es- 
tendons  plus  qu'il  ne  faut ,  des  particularités  en  ti- 
rons des  conséquences  et  conclusions  générales  :  s'il 
est  amy ,  tout  luy  sied  bien ,  ses  vices  mesmes  seront 


î34  DE  LA   SAGESSE, 

vertus;  s'il  est  ennemy  ou  particulier,  ou  de  party 
contraire,  il  n'y  a  rien  de  bon.  Tellement  que  nous 
faisons  honte  à  nostre  jugement,  pour  assouvir  nos 
passions.  Mais  cecy  va  bien  encore  plus  loing  ,  car 
la  pluspart  des  impiétés  ,  hérésies ,  erreurs  en  la 
créance  et  religion,  si  nous  y  regardons  bien,  est  née 
de  la  mauvaise  et  corrompue  volonté,  d'une  passion 
violente  et  volupté ,  qui  puis  attire  à  soy  l'entende- 
ment mesme  ,  se  dit  populus  manducare  et  bïbere ,  etc. 
Quod  vult ,  non  quod  est,  crédit  qui  cupit  errare  28  :  tel- 
lement que  ce  qui  se  faisoit  au  commencement  avec 
quelque  scrupule  et  doubte,  a  esté  puis  tenu  et  main- 
tenu pour  une  vérité  et  révélation  du  ciel  :  ce  qui 
estoit  seulement  en  la  sensualité,  a  prins  place  au 
plus  haut  de  l'entendement  :  ce  qui  n'estoit  que  pas- 
sion et.  volupté,  a  esté  faict  créance  religieuse  et  ar- 
ticle de  foy ,  tant  est  forte  et  dangereuse  la  contagion 
des  facultés  de  l'ame  entre  elles.  Voylà  trois  causes 
externes  des  fautes  et  mescomptes  de  l'esprit,  juge- 
ment et  entendement  humain;  le  corps,  mesmement 
la  teste  malade ,  ou  blessée ,  ou  mal  faicte  :  le  monde 
avec  ses  opinions  anticipées  et  suppositions  ;  le  mau- 
vais estât  des  autres  facultés  de  l'ame  raisonnable , 
qui  luy  sont  toutes  inférieures.  Les  premiers  defail- 
lans  sont  pitoyables,  et  aucuns  d'iceux  sont  curables  ; 

28  «  Le  peuple  cesse  de  boire  et  de  manger,  etc.  Celui  qui 
veut  errer,  croit  ce  qu'il  souhaite  et  non  ce  qui  est  ». 


LIVRE   I,  CIIAPITE   XV.  i35 

les  autres  non  :  les  seconds  sont  excusables  et  par- 
donnables :  les  troisîesmes  sont  accusables  et  punis- 
sables, qui  souffrent  un  tel  desordre  chez  eux,  que 
ceux  qui  dévoient  recevoir  la  loy,  entreprennent  de 
la  donner. 

Il  y  a  d'autres  défauts  qui  luy  sont  plus  naturels 
et  internes,  car  ils  nayssent  de  luy  et  dedans  luy  :  le 
plus  grand  et  la  racine  de  tous  les  autres  est  l'or- 
gueil et  la  présomption  (première  et  originelle  faute 
du  monde,  peste  de  tout  esprit,  et  cause  de  tous 
maux)  par  laquelle  l'on  est  tant  content  de  soy,  l'on 
ne  veust  céder  à  autruy,  l'on  desdaigne  ses  advis, 
l'on  se  repose  en  ses  opinions,  et  l'on  entreprend  de 
juger  et  condamner  les  autres  ,  et  encore  celles  que 
l'on  n'entend  pas.  L'on  dict  bien  vray  que  le  plus 
beau  et  heureux  partage  que  Dieu  aye  faict,  est  du 
jugement  ;  car  chascun  se  contente  du  sien,  et  en 
pense  avoir  assez.  Or  cette  maladie  vient  de  la  mes- 
cognoissance  de  soy  :  nous  ne  sentons  jamais  assez 
au  vray  la  foiblesse  de  nostre  esprit  :  ainsi  la  plus 
grande  maladie  de  l'esprit  c'est  l'ignorance,  non  pas 
des  arts  et  sciences  et  de  ce  qui  est  dedans  les  livres , 
mais  de  soy-mesme ,  à  cause  de  quoy  ce  premier  livre 
a  esté  faict. 


i36  DE   LA    SAGESSE, 

CHAPITRE  XVI*. 

De  la  mémoire. 

Sommaire.  —  La  mémoire  n'est  pas  l'intelligence  ;  elle  est 
utile  aux  grands  parleurs  et  aux  menteurs. 


JLa  mémoire  est  souvent  prinse  par  îe  vulgaire  pour 
le  sens  et  entendement  :  mais  c'est  à  tort;  car  et  par 
raison  comme  a  esté  dict ,  etpar  expérience ,  l'excellence 
de  l'un  est  ordinairement  avec  la  foiblesse  de  l'autre. 
C'est  à  la  vérité'  une  faculté  fort  utile  pour  le  monde, 
mais  elle  est  de  beaucoup  au-dessoubs  de  l'entende- 
ment ,  et  est  de  toutes  les  parties  de  l'ame  la  plus 
délicate  et  plus  fresle.  Son  excellence  n'est  pas  fort 
requise,  si  ce  n'est  à  trois  sortes  de  gens,  aux  nego- 
tîateurs  1 ,  aux  ambitieux  de  parler  (  car  le  magasin 
de  la  mémoire  est  volontiers  plus  plein  et  fourny  que 
ceîuy  de  l'invention  :  or,  qui  n'en  a  demoure  court, 
et  faut  qu'il  en  forge  et  parle  de  soy)  ;  et  aux  men- 

*  C'est  le  dix-septième  de  la  première  édition. 

1  L'édition  de  Bastien  énonce  aussi  trois  sortes  de  gens, 
mais  elle  n'en  énumère  que  deux  ;  elle  omet  les  négotiateurs , 
qui  sont  cependant  nommés  dans  la  première  comme  dans  la 
seconde  édition.  —  On  trouve  ,  au  reste ,  dans  Montaigne  , 
toutes  les  idées  de  Charron  sur  la  mémoire  et  sur  les  men- 
teurs,  bien  mieux  développées.  V*  les  Essais ,  L.  i,  c.  9. 


LIVRE   I,  CHAPITRE   XVII.  i?»7 

teurs,  mendacem  oportet  esse  memorem2.  Le  défaut  de 
mémoire  est  utile  à  ne  mentir  gueres ,  ne  parler 
gueres,  oublier  les  offenses.  La  médiocrité'  est  suffi- 
sante par  tout. 

2  «  Il  faut  qu'un  menteur  ait  de  la  mémoire  ».  Cfjhti/» 

CHAPITRE  XVIÏ*. 

De  l  imagination   et  opinion. 

Sommaire.  —  L'imagination  a  des  effets  bien  puissans  ei 
merveilleux.  Elle  agit  non-seulement  sur  nous ,  mais  sur 
l'ame  d'autrui  ;  c'est  d'elle  que  viennent  la  plupart  des  mi- 
racles ,  des  visions  et  des  enchantemens  ;  ce  n'est  pas  la  vérité 
ni  la  nature  des  choses  qui  nous  remue  l'ame ,  mais  l'opi- 
nion. C'est  l'opinion  qui  mène  le  monde.  Presque  toutes 
nos  opinions  viennent  de  l'autorité. 

Exemples  :  Lucius  Cossilius. —  Le  fds  de  Crésus.  —  Gallus 
Vibius. 


.fywUiMr: 


# 


.L'IMAGINATION  est  une  très  puissante  chose ,  c'est 
celle  qui  faict  tout  le  bruict,  l'esclat  :  le  remuement 
du  monde  vient  d'elle  (comme  nous  avons  dict  cy- 
dessus  estre  la  faculté   de  l'ame  seule,   ou  bien  la 

*  C'est  le  dix-huitième  de  la  première  édition. 


i38  DELASAGESSE, 

plus  active  et  remuante  ').  Ses  effects  sont  merveil- 
leux et  estranges  :  elle  agist  non  seulement  en  son 
corps  et  son  ame  propre ,  mais  encore  en  celle  d'au- 
truy  :  et  produict  effects  contraires.  Elle  faict  rougir , 
pallir ,  trembler ,  trémousser ,  tressuer ,  ce  sont  les 
moinc^e-S,  et  plus  doux  :  elle  oste  la  puissance  et  l'u- 
sage des*  parties  génitales,  voire  lors  qu'il  en  est  plus 
besoing,  et  que  l'on  y  est  plus  aspre,  non  seulement 
a  soy-mesme  ,  mais  à  autruy  ;  tesmoin  les  liaisons 
dont  le  monde  est  plein,  qui  sont  pour  la  pluspart 
impressions  de  l'appréhension  et  de  la  crainte  :  et 
au  contraire  sans  effort,  sans  object  et  en  songe,  elle 
assouvist  les  amoureux  désirs ,  faict  changer  de  sexe  ; 
tesmoin  Lucius  Cossitius  ,   que  Pline  dict  avoir  veu 
estre    changé  de  femme   en  homme  le  jour  de  ses 
nopces  ,    et  tant  d'autres  :  marque  honteusement , 
voire  *2  tue  et  avorte  le  fruict  dedans  le  ventre  :  faict 
perdre  la  parole,  et  la  donne  à  qui  ne  l'a  jamais  eue, 
comme  au  fils  de  Cresus  :  oste  le  mouvement,  senti- 
ment ,  respiration.  Voylà  au  corps.  Elle  faict  perdre 
le  sens ,  la  cognoissance  ,  le  jugement  :  faict  devenir 
loi  et  ifîsense'  ;   tesmoin  Gallus  Vibius  ,   qui ,  pour 
avoir  trop  bande'  son  esprit  à  comprendre  l'essence 
et  les  mouvemens  de  la  folie  ,  disloca  et  desnoua  son 
jugement  si  qu'il  ne  le  peust  remettre  :  faict  deviner 


•  Chap.  XV,  art.  8. 

*2  Même  tue  et  fait  avorter 


LIVRE   I,   CHAPITRE   XVIL  33g 

les  choses  secrettes  et  à  venir ,  et  cause  les  enthou- 
siasmes ,  les  prédictions  et  merveilleuses  inventions , 
et  ravit  en  extase  :  réellement  tue  et  faict  mourir; 
tesmoin  celui  à  qui  F  on  desbanda  les  yeux  pour  luy 
lire  sa  grâce  ,  et  fust  trouvé  roide  mort  sur  l'escha- 
faut.  Bref  c'est  d'elle  que  vient  la  pluspart  des  choses 
que  le  vulgaire  appelle  miracles ,  visions  ,  enchante- 
mens.  Ce  n'est  pas  tousjours  le  diable*  ou  esprit  fa- 
milier, comme  incontinent  l'ignorant  pense  ,  quand 
il  ne  peust  trouver  le  ressort  de  ce  qu'il  voyt,  ny 
aussi  tousjours  l'esprit  de  Dieu  (à  ces  mouvemens 
surnaturels  on  ne  touche  point  ici)  ;  mais  le  plus  sou- 
vent c'est  l'effect  de  l'imagination  ,  ou  celle  de  l'agent 
qui  dict  et  faict  telles  choses ,  ou  du  patient  et  spec- 
tateur qui  pense  voyr  ce  qui  n'est  point  :  ce  qui  est 
requis  en  tel  cas,  et  qui  est  excellent,  est  de  sçavoir 
prudemment  discerner  quel  ressort  joue,  naturel  ou 
surnaturel ,  vray  ou  fauls ,  discretio  spirituum  3 ,  et  ne 
précipiter  son  jugement  comme  faict  la  pluspart 
mesmes  des  populaires  *4  qui  n'en  ont  gueres. 

En  cette  partie  et  faculté'  d'ame  se  tient  et  loge 


*  Variante.  Ce  n'est  point  le  diable  ny  l'esprit ,  comme 
il  pense  ;  mais  c'est  l'effect  de  l'imagination  ou  de  celle  de 
l'agent  qui  faict  telles  choses ,  ou  du  patient  et  spectateur  qui 
pense  voyr  ce  qu'il  ne  voyt  point. 

3  «  Le  discernement  des  esprits.  » 

+k  Des  gens  du  peuple. 


ï4o  DE    LA    SAGESSE, 

l'opinion ,  qui  est  un  vain  et  léger ,  cruel  et  imparfaict 
jugement  des  choses,  tire'  et  puisé  des  sens  extérieurs, 
et  du  bruict  commun  et  vulgaire ,  s'arrestant  et  te- 
nant bon  en  l'imagination ,  et  n'arrivant  jamais  jus- 
ques  à  l'entendement ,  pour  y  estre  examiné ,  cuict  et 
elabouré ,  et  en  estre  faict  raison ,  qui  est  un  vray , 
entier  et  solide  jugement  des  choses  :  dont  elle  est  in- 
constante ,  incertaine  ,  volage ,  trompeuse ,  un  très 
mauvais  et  dangereux  guide  ,  et  qui  faict  teste  à  la 
raison ,  de  laquelle  elle  est  une  ombre  et  image , 
mais  vaine  et  faulse  :  elle  est  mère  de  tous  maux  r 
confusions,  desordres  ;  d'elle  viennent  toutes  passions 
et  les  troubles  ;  c'est  le  guide  des  fols ,  des  sots  ,  du 
vulgaire ,  comme  la  raison  des  sages  et  habiles. 

Ce  n'est  pas  la  vérité  ni  le  naturel  des  choses  qui 
nous  remue  et  agite  ainsi  l'ame,  c'est  l'opinion  selon 
un  dire  ancien.  Les  hommes  sont  tourmentés  par  les 
opinions  qu'ils  ont  des  choses  ,  non  par  les  choses 
mesmes  :  opinione  saepius  ijuam  re  laBoramus  :  plura  sunt 
auae  nos  tenent  quam  quae  prémuni 5.  La  vérité  et  l1  estre 
des  choses  n'entre  ny  ne  loge  chez  nous  de  soy-mesme , 
de  sa  propre  force  et  authorité  :  s'il  estoit  ainsi  T 
toutes  choses  seroient  reçeues  de  tous,  toutes  pareilles 


5  «  Nous  sommes  tourmentés  plus  souvent  par  l'opinion , 
que  par  la  chose  même  ;  il  y  a  plus  de  choses  qui  nous  oc- 
cupent et  nous  inquiètent ,  qu'il  n'y  en  a  qui  nous  oppriment 
réellement  ».   Jt*u<u ,  \m .  /3 . 


LIVRE  I,  CHAPITRE  XVII.  i£i 

et  de  mesme  façon,  sauf  peu  plus  ,  peu  moins  ;  tous 
seroient  de  mesme  créance  :  et  la  vérité'  qui  n'est  ja- 
mais qu'une  et  uniforme ,  seroit  embrasse'e  de  tout  le 
monde.  Or ,  il  y  a  si  grande  diversité ,  voire  contra- 
riété' d'opinions  par  le  monde  ,  et  n'y  a  chose  aucune 
de  laquelle  tous  soient  généralement  d'accord,  pas 
mesme  les  sçavans  et  les  mieux  nays  :   qui  monstre 
que  les  choses  entrent  en  nous  par  composition ,  se 
rendent  à  nostre  mercy  et  dévotion ,  et  logent  chez 
nous  comme  il  nous  plaist ,   selon  l'humeur  et  la 
trempe  de  nostre  ame.   Ce  que  je  crois ,  je  ne  puis 
faire  croire  à  mon  compagnon  :  mais  qui  plus  est,  ce 
que  je  crois  aujourd'hui  si  fermement,  je  ne  puis  res- 
pondre  que  je  le  croiray  encore  ainsi  demain  ;   voire 
il  est  certain  que  je  le  trouveray  et  jugeray  tout  autre 
çt  autrement  une  autre  fois.  Certes  les  choses  pren- 
nent en  nous  telle  place ,   tel  goust  et  couleur ,  que 
nous  leur  en  donnons  ,  et  telle  qu'elle  est  la  consti- 
tution interne  de  l'ame  :  omnia  munda  mundis ,  im- 
munda  îmmundis  G.    Comme  les  accoustremens  nous 
eschaufent ,  non  de  leur  chaleur ,  mais  de  la  nostre 
qu'ils   conservent,   comme  aussi  ils  nourrissent  la 
froideur  de  la  neige  et  de  la  glace ,   nous  les  eschau- 
fons  premièrement  de  nostre  chaleur,  et  puis  en  re- 
compense ils  nous  conservent  la  nostre. 

Presque  toutes  les  opinions  que  nous  avons ,  nous 

6  «  Tout  paraît  pur  aux  purs,  immonde  aux  immondes  ». 


i4a  DÉ    LA    SAGESSE, 

ne  les  avons  que  par  authorité  :  nous  croyons  ,  ju- 
geons ,  agissons ,  vivons ,  et  mourons  à  crédit ,  selon 
que  l'usage  public  nous  apprend  :  et  faisons  bien  , 
car  nous  sommes  trop  foibles  pour  juger  et  choisir 
de  nous-mesmes  :  mais  les  sages  ne  font  pas  ainsi , 
comme  sera  dict 7 . 

7  L.  11 ,  ch.  i  et  2. 

CHAPITRE  XVIII*. 

Volonté. 

Sommaire.  —  De  la  prééminence  et  de  l'importance  de  la 
volonté.  Comparaison  de  cette  faculté  avec  celle  de  l'en- 
tendement. La  différence  de  ces  deux  facultés.  Trois  choses 
excitent  la  volonté. 


JLa  volonté  est  une  grande  pièce  de  très  grande  im- 
portance ,  et  doibt  l'homme  estudier  surtout  à  la  bien 
reigler  ;  car  d'icelle  dépend  presque  tout  son  estât  et 
son  bien  :  elle  seule  est  vrayement  nostre  et  en  nostre 
puissance  ;  tout  le  reste  ,  entendement ,  mémoire , 
imagination,  nous  peust  estre  osté ,  altéré,  troublé 
par  mille  accidents,  et  non  la  volonté.  Secondement, 
c'est  elle  qui  entraine  et  emporte  l'homme  tout  entier  : 
qui  a  donné  sa  volonté  n'est  plus  à  soy ,  et  n'a  plus 

*  C'est  le  dix-neuvième  de  la  première  édition. 


LIVRE  I,   CHAPITRE  XVIII.  1^.3 

rien  de  propre.  Tiercement,  c'est  celle  qui  nous  rend 
et  nous  dénomme  bons  ou  meschans ,  qui  nous  donne 
la  trempe  et  la  teincture.  Comme  de  tous  les  biens 
qui  sont  en  l'homme,  la  preud'hommie  est  le  pre- 
mier et  principal,  et  qui  de  loing  passe  la  science, 
l'habilité  ;  aussi  faut-il  dire  que  la  volonté  où  loge  la 
bonté  et  vertu  ,  est  la  plus  excellente  de  toutes  :  et 
de  faict  pour  entendre  et  sçavoir  les  belles  ,  bonnes 
et  honnestes  choses ,  ou  meschantes  et  deshonnestes  , 
l'homme  n'est  bon  ny  meschant,  honneste  ny  des- 
honneste  ;  mais  pour  les  vouloir  et  aymer  :  l'enten- 
dement a  bien  d'autres  prééminences  ;  car  il  est  à  la 
volonté  comme  le  mary  à  la  femme ,  le  guide  et  flam- 
beau au  voyager  ;  mais  en  celles  icy  il  cède  à  la  vo- 
lonté. 

La  vraye  différence  de  ces  facultés  est  en  ce  que 
par  l'entendement  les  choses  entrent  en  l'âme,  et  elle 
les  reçoit,  comme  portent  les  mots  d'apprendre,  con- 
cevoir ,  comprendre,  vrays  offices  d'icelui  :  et  y  en- 
trent non  entières  et  telles  qu'elles  sont,  mais  à  la 
proportion  ,  portée  et  capacité  de  l'entendement , 
dont  les  grandes  et  hautes  se  racourcissent  et  abais- 
sent aucunement  par  cette  entrée ,  comme  l'océan 
n'entre  tout  entier  en  la  mer  mediterranée ,  mais  à  la 
proportion  de  l'emboucheure  du  destroit  de  Gibral- 
tar. ?ar  la  volonté  au  contraire,  l'ame  sort  hors  de 
soy  et  va  se  loger  et  vivre  ailleurs  en  la  chose  aimée, 
en  laquelle  elle  se  transforme,  et  en  porte  le  nom, 


44  DE   LA   SAGESSE, 

le  tiltre  et  la  livre'e ,  estant  appele'e  vertueuse ,  vi- 
tieuse  ,  spirituelle ,  charnelle  ;  dont  s'ensuit  que  la 
volonté  s'anoblit,  aymant  les  choses  dignes  et  hautes, 
s'avilit  s'adonnant  aux  moindres  et  indignes ,  comme 
la  femme  selon  le  party  et  mary  qu'elle  prend. 

L'expérience  nous  apprend  que  trois  choses  esgui- 
sent  nostre  volonté' ,  la  difficulté  ,  la  rareté  et  l'ab- 
sence ou  bien  crainte  de  perdre  la  chose  ;  comme 
les  trois  contraires  la  relaschent ,  l'aisance,  l'abon- 
dance ou  satiété ,  et  l'assiduelle  *I  présence  et  jouys- 
sance  asseurée  :  les  trois  premiers  donnent  prix  aux 
choses,  les  autres  trois  engendrent  mespris.  Nostre 
volonté  s'esguise  par  le  contraste ,  se  despite  contre 
le  desny  :  au  rebours  nostre  appétit  mesprise  et  outre- 
passe ce  qui  luy  est  en  main ,  pour  courir  à  ce  qu'il 
n'a  pas  : 

Permissum  fit  vile  nefas 

Quod  licet  ingràtum  est,  quod  non  licet  acriùs  urit  2. 

Voire  cela  se  voyt  en  toutes  sortes  de  voluptés  : 
omnium  rerum  voluptas  ipso  quo  débet  fugari  periculo , 
crescii1.  Tellement  que  les  deux  extrémités ,  la  faulte*4 

*'  L'assidue  et  continuelle. 

2  «  Une  chose  défendue  n'a  plus  de  prix  quand  elle  est 
[irm.  kblbu,  tint,  permise;  ce  qui  est  permis  ne  plaît  plus,  ce  qui  ne  l'est  pas 
"il,  Y-J7-             enflamme  davantage.  »  Qvi2.CuH»ï.  t.  X ,  cit$.  14  t  K  i.  $ 

3  «  En  toutes  choses  le  plaisir  croît  par  le  péril  même 
qu'il  y  a  à  s'y  livrer.  »   Jcnitou,  jufjcne^.,  V7/,4. 

*4  La  disette  (ce  qui  fait  faute). 


LIVRE  I,  CHAPITREE   XVI II. 


;/H 


et  l'abondance,  le  désir  et  la  jouyssance ,  nous  mettent 
en  mesme  peine  :  cela  faict  que  les  choses  ne  sont  pas 
estimées  justement  comme  il  faut,  et  que  nul  pro- 
phète en  son  pays. 

Comment  il  faut  mener  et  reigler  sa  volonté'  se  dira 
cy  après  5. 

5  L.  i ,  c.  2  ;  L.  ii  ,  c.  6. 


Passions  et  affections. 

ADVERTISSEMENT. 


J_jA  matière  des  passions  de  l'esprit  est  très  grande 
et  plantureuse ,  tient,  un  grand  lieu  en  cette  doctrine 
de  la  sagesse  :  à  les  seavoir  bien  cognoistre  et  dis- 
tinguer, ce  qui  se  fera  maintenant  en  ce  livre  :  aux 
remèdes  de  les  brider ,  régir  et  modérer  généraux , 
c'est  pour  le  second  livre  :  aux  remèdes  particuliers 
d'une  chascune  au  troisiesme  livre ,  suyVant  la  mé- 
thode de  ce  livre  mise  au  '  préface.  Or,  pour  en  avoir 
icy  la  cognoissance,  nous  en  parlerons  premièrement 
en  gênerai  en  ce  chapitre ,  puis  particulièrement  de 

1  C'est  ainsi  qu'on  lit  dans  la  première  édition ,  et  dans 
celle  de  Bastien  :  celle  de  Frantin  a  encore  ici  rajeuni  le  style , 
en  mettant  à  la  préface. 

I.  io 


,46  DE   LA   SAGESSE, 

chascune  aux;  chapitres  suyvans.  Et  n'ai  point  veu  qui 
les  despeigne  plus  naïfvement  et  richement  que  le 
sieur  DuVair2  en  ses  petits  livrets  moraux,  desquels 
AJ  .      JU"^      je  me  suis  fort  servy  en  cette  matière  passionne'e*3. 

2  11  s'agit  sans  doute  ici  de  Guillaume  DuVair,  qui  fut 
premier  président  au  parlement  de  Provence ,  garde  des  sceaux, 
et  enfin  évêque  de  Lisieux.  Ses  ouvrages  ont  été  recueillis  eu 
un  vol.  in-fol.  et  publiés  en  164.1 .11  était  né  en  i558  et  mourut 
en  162  r.  Voyez  son  article  dans  Moréri. 

*3  En  cette  matière  des  passions. 

UVVliVVVVUl/VVl'V\'%VVl^l/VV\lt/VVVIJVVVl/\^lUVV\iin'^ 

CHAPITRE    XIX*. 

Des  passions  en  gênerai. 

Sommaire.  —  Définition  des  passions.  Comment  elles  nais- 
sent en  nous.  Les  unes  sont  douces  et  bénignes,  les  autres 
déréglées  et  vicieuses.  — Les  sens  trompent  souvent  l'ame  : 
ce  sont  de  mauvais  guides. —  Distinction  des  passions  selon 
l'objet  et  le  sujet. 

xASSION  est  un  mouvement  violent  de  l'ame  en  sa 
partie  sensitive ,  lequel  se  faict  ou  pour  suyvre  ce  que 
l'ame  pense  luy  estre  bon ,  ou  pour  fuyr  ce  qu'elle 
pense  luy  estre  mauvais. 

Mais  il  est  requis  de  bien  sçavoir  comment  se  font 

*  C'est  le  vingtième  de  la  première  édition. 


LIVRE    I,   CHAPITRE  XIX.  i£7 

ces  mouvements,  et  comment  ils  naissent  et  s'es- 
chaufent  en  nous  ;  ce  que  Ton  peust  représenter  par 
divers  moyens  et  comparaisons,  premièrement  pour 
le  regard  de  leur  esmotion  et  impétuosité.  L'ame, 
qui  n'est  qu'une  au  corps,  a  plusieurs  et  très  diverses 
puissances,  selon  les  divers  vaisseaux  où  elle  est  re- 
tenue ,  instruments  desquels  elle  se  sert ,  es  objects 
qui  luy  sont  proposés.  Or  quand  les  parties  où  elle 
est  enclose,  ne  la  retiennent  et  occupent  qu'à  pro- 
portion de  leur  capacité,  et  selon  qu'il  est  nécessaire 
pour  leur  droict  usage ,  ses  effects  sont  doux ,  bénins 
et  bien  reiglés  :  mais  quand  au  contraire  ses  parties 
prennent  plus  de  mouvement  et  de  chaleur  qu'il  ne 
leur  en  faut,  elles  s'altèrent  et  deviennent  domma- 
geables ;  comme  les  rayons  du  soleil ,  qui  vaguans  à 
leur  naturelle  liberté,  escliaufent  doucement  et  tiè- 
dement ;  s'ils  sont  recueillis  et  remis  au  creux  d'un 
miroir  ardent ,  bruslent  et  consument  ce  qu'ils  avoient 
accoustumé  de  nourrir  et  vivifier.  Au  reste,  elles  ont 
divers  degrés  en  leur  force  et  esmotion,  et  sont  en  ce 
distinguées  par  plus  et  moins  :  les  médiocres  se  lais- 
sent gouster  et  digérer ,  s'expriment  par  paroles  et 
par  larmes;  les  grandes  et  extrêmes  estonnent  toute 
l'ame  ,  l'accablent  et  luy  empesehent  la  liberté  de  ses 
actions  : 

Curée  levés  îoquuntar,  ingentes  sluoent1. 
1   «  Les  douleurs  légères  s'exhalent  en  paroles ,  les  grandes 


i48  DE   LA  SAGESSE, 

Secondement  pour  le  regard  du  vice ,  desreigle- 
ment  et  injustice  qui  est  en  ces  passions,  nous  pou- 
vons à  peu  près  comparer  l'homme  à  une  republique , 
et  Testât  de  l'ame  à  un  estât  royal ,  auquel  le  souve- 
rain pour  le  gouvernement  de  tant  de  peuples  a  des 
magistrats,  ausquels  pour  l'exercice  de  leurs  charges 
il  donne  ioix  et  reiglemens ,  se  réservant  la  cognois- 
sance  des  plus  grands  et  importans  accidens.  De  cet 
ordre  dépend  la  paix  et  prospérité'  de  Testât  :  au 
contraire ,  si  les  magistrats  ,  qui  sont  comme  mitoyens 
entre  le  prince  et  le  peuple,  se  laissent  tromper  par 
facilite',  ou  corrompre  par  faveur,  et  que  sans  déférer 
à  leur  souverain ,  et  aux  loix  par  luy  establies ,  ils 
employent  leur  authorité  à  l'exécution  des  affaires, 
ils  remplissent  tout  de  desordre  et  confusion.  Ainsi, 
en  l'homme  l'entendement  est  le  souverain ,  qui  a  soubs 
soy  une  puissance  estimative  et  Imaginative  comme 
un  magistrat,  pour  cognoistre  et  juger  par  le  rapport 
des  sens,  de  toutes  choses  qui  se  présenteront,  et 
mouvoir  nos  affections  pour  Texecutionde  ses  juge- 
mens.  Pour  sa  conduicte  et  reiglement  en  l'exercice 
de  sa  charge  ,  la  loy  et  lumière  de  nature  luy  a  esté 
donnée  :  et  puis  il  a  moyen  en  tout  doubte  de  recourir 
au  conseil  de  son  supérieur  et  souverain ,  Tentende- 


gardent  un  stupide  silence  ».  Sen.  Hipp.  act.  II ,  se.  III,  v.  60^. 
Voyez  dans  notre  Montaigne  (L.  I ,  c.  il,  p.  i4),  comment 
Corneille  a  traduit  ce  vers. 


LIVRE  ï,  CHAPITRE   XIX.  1^9 

ment.  Voylà  Tordre  de  son  estre  heureux;  mais  le 
malheur  est,  que  cette  puissance  qui  est  au-dessouhs 
de  l'entendement,  et  au  dessus  des  sens,  à  laquelle 
appartient  le  premier  jugement  des  choses,  se  laisse 
la  pluspart  du  temps  corrompre  ou  tromper,  dont 
elle  juge  mal  et  témérairement,  puis  elle  manie  et  re- 
mue nos  affections  mal  à  propos,  et  nous  remplit  de 
trouble  et  d'inquiétude.  Ce  qui  trouble  et  corrompt 
cette  puissance ,  ce  sont  premièrement  les  sens ,  les- 
quels ne  comprennent  pas  la  vraye  et  interne  nature 
des  choses,  mais  seulement  la  face  et  forme  externe, 
rapportant  à  l-'ame  l'image  des  choses ,  avec  quelque 
recommandation  favorable  ,  et  quasi  un  préjugé  de 
leurs  qualités ,  selon  qu'ils  les  trouvent  plaisans  et 
agréables  à  leur  particulier,  et  non  utiles  et  néces- 
saires au  bien  universel  de  l'homme  :  puis  s'y  mesle 
le  jugement  souvent  fauls  et  indiscret  du  vulgaire. 
De  ces  deux  fauls  advis  et  rapports  des  sens  et  du 
vulgaire ,  se  forme  en  l'âme  une  inconsidérée  opinion 
que  nous  prenons  des  choses ,  qu'elles  sont  bonnes 
ou  mauvaises ,  utiles  ou  dommageables ,  à  suyvre  ou 
fuyr  :  qui  est  certainement  une  très  dangereuse 
guide  *2 ,  ettemeraire  maistresse  :  car  aussi-tosi  qu'elle 
est  conceuè\  sans  plus  rien  déférer  au  discours  et  à 
l'entendement,  elle  s'empare  de  nostre  imagination, 
et  comme  dedans  une  citadelle  >  y  tient  fort  contre  la 


*2  Un  très  dangereux  guide. 


î5o  DE  LA  SAGESSE, 

droicte  raison,  puis  elle  descend  en  nostre  cœur  et 
remue  nos  affections,  avec  des  mouvemens  violens 
d'espérance ,  de  crainte ,  de  tristesse ,  de  plaisir  ;  bref 
faict  soublever  tous  les  fols  et  séditieux  de  Famé ,  qui 
sont  les  passions. 

Je  veux  encore  déclarer  la  mesme  chose ,  par  une 
autre  similitude  de  la  police  militaire.  Les  sens  sont 
et  sentinelles  de  l'ame,  veillans  pour  sa  conserva- 
tion, et  messagers. ou  courriers,  pour  servir  de  mi- 
nistres et  instrumens  à  l'entendement ,  partie  souve- 
raine de  l'ame  :  et  pour  ce  faire  ils  ont  receu  puis- 
sance d'appercevoir  les  choses ,  en  tirer  les  formes  , 
et  les  embrasser  ou  rejetter,  selon  qu'elles  leur  sem- 
blent agréables  ou  fascheuses ,  et  qu'elles  consentent 
ou  s'accordent  à  leur  nature  :  or ,  en  exerçant  leur 
charge ,  ils  se  doibvent  contenter  de  recognoistre  et 
donner  advis  de  ce  qui  se  passe ,  sans  vouloir  entre- 
prendre de  remuer  les  hautes  et  fortes  puissances  ,  et 
par  ce  moyen  mettre  tout  en  allarme  et  confusion; 
ainsi  qu'en  une  année  souvent  les  sentinelles 3,  pour 
ne  sçavoir  pas  le  dessein  du  chef  qui  commande  , 
peuvent  estre  trompés  ,  et  prendre  pour  secours  les 
ennemis  desguisés  qui  viennent  à  eux ,  ou  pour  en- 
nemis ceux  qui  viennent  à  leur  secours  .  aussi  les 
sens ,  pour  ne  pas  comprendre  tout  ce  qui  est  de  la 

3  Bastien  a  mis  les  senlilles ;  mais  c'est  évidemment  une 
faute  d'impression,  la  première  édition  porte  les  sentinelles. 


LIVRE   I,  CHAPITRE   XIX.  i5i 

raison,  sont  souvent  cleceus  par  l'apparence,  et  ju- 
gent pour  amy  ce  qui  nous  est  ennemy.  Quand  sur 
ce  pensement,  et  sans  attendre  le  commandement  de 
la  raison ,  ils  viennent  à  remuer  la  puissance  concu- 
piscible  et  l'irascible  ,  ils  font  une  sédition  et  un  tu- 
multe en  nostre  ame ,  pendant  lequel  la  raison  n'y 
est  point  ouye ,  ni  l'entendement  obey. 

Voyons  maintenant  leurs  regimens ,  leurs  rangs , 
genres  et  espèces.  Toute  passion  s'esmeut  sur  l'appa- 
rence et  opinion  ou  d'un  bien  ou  d'un  mal  :  si  d'un 
bien ,  et  que  l'ame  le  considère  tel  tout  simplement , 
ce  mouvement  s'appelle  amour;  s'il  est  présent  et 
dont  l'ame  jouysse  en  soy-mesme,  il  s'appelle  plaisir 
et  joye  ;  s'il  est  à  venir,  s'appelle  désir  :  si  d'un  mal , 
comme  tel  simplement,  c'est  haine;  s'il  est  présent 
en  nous-mesmes,  c'est  tristesse  et  douleur;  si  en  au- 
truy,  c'est  pitié';  s'il  est  à  venir,  c'est  crainte.  Et 
celles-cy  qui  naissent  en  nous  par  l'objet  du  mal  ap- 
parent ,  que  nous  fuyons  et  abhorrons ,  descendent 
plus  avant  en  nostre  cœur ,  et  s'enlèvent  plus  diffici- 
lement. Voylà  la  première  bande  des  séditieux  qui 
troublent  le  repos  de  nostre  ame ,  sçavoir  en  la  partie 
concupiscible  ;  desquels  encore  que  les  effects  soient 
très  dangereux ,  si  ne  sont-ils  pas  si  violens ,  que  de 
ceux  qui  les  suyvent  :  car  ces  premiers  mouvemens  là , 
formés  en  cette  partie  par  l'object  qui  se  présente , 
passent  incontinent  en  la  partie  irascible,  c'est-à-dire  , 
en  cet  endroict  où  l'ame  cherche  les  moyens  d'obtenir 


35:î  de  la  sagesse, 

ou  esviter  ce  qui  luy  semble  bon  ou  mauvais.  Et  lors 
tout  ainsi  comme  une  roue  qui  est  desja  esbranlée, 
venant  à  recevoir  un  nouveau  mouvement,  tourne  de 
grande  vitesse  ;  aussi  Famé  desja  esmuë  de  la  pre- 
mière appréhension  ,  adjoustant  un  second  effort  au 
premier,  se  manie  avec  beaucoup  plus  de  violence 
qu'auparavant,  et  soubleve  des  passions  bien  plus 
puissantes  et  plus  difficiles  à  dompter  ,  d'autant 
qu'elles  sont  doubles,  et  ja  accouplées  aux  premières , 
se  liant  et  sous  tenant  les  unes  les  autres  par  un  mu-, 
tuel  consentement  ;  car  les  premières  qui  se  forment 
sur  l'object  du  bien  apparent,  entrant  eh  considéra- 
tion des  moyens  de  l'acquérir ,  excitent  en  nous  ou 
l'espoir  ou  le  desespoir.  Celles  qui  se  forment  sur 
l'object  du  mal  à  venir  ,  font  naistre  ou  la  peur  ,  ou 
au  contraire  l'audace  :  du  mal  présent  la  cholere  et  le 
courroux ,  lesquelles  passions  sont  estrangement  vio- 
lentes ,  et  renversent  entièrement  la  raison ,  qu'elles 
trouvent  desja  esbranlée.  \?oilà  les  principaux  vents 
d'où  naissent  les  tempestes  de  nostre  ame  :  et  la  ca- 
verne d'où  ils  sortent  n'est  que  l'opinion  (qui  est  or- 
dinairement faulse,  vague,  incertaine,  contraire  à  na- 
ture, vérité,  raison,  certitude)  que  l'on  a  ,  que  les 
choses  qui  se  présentent  à  nous ,  sont  bonnes  ou  mau- 
vaises :  car  les  ayant  appréhendées  telles,  nous  les  re- 
cherchons ou  fuyons  avec  véhémence ,  ce  sont  nos 
passions. 


LIVRE   I,  CHAPITRE  XX.  i53 

Des  passions  en  particulier. 
ADVERTISSEMENT. 


IL  sera  traicté  de  leur  naturel,  pour  y  voyr  la  folie, 
vanité',  misère,  injustice,  et  laideur,  qui  est  en  elles, 
affin  de  les  cognoistre  et  apprendre  à  les  justement 
hayr.  Les  advis  pour  s'en  garder  seront  aux  livres 
suyvans  ;  ce  sont  les  deux  parties  du  médecin,  dé- 
clarer la  maladie,  et  donner  les  remèdes.  Voicy  les 
maladies  de  l'esprit.  Au  reste  nous  parlerons  icy  pre- 
mièrement de  toutes  celles  qui  regardent  le  bien  ap- 
parent, qui  sont  amour  et  ses  espèces,  désir,  espoir, 
desespoir,  joye  :  et  puis  toutes  celles  qui  regardent 
le  mal  :  qui  sont  plusieurs  ;  cholere ,  hayne  ,  envie , 
jalousie,  vengeance,  cruauté,  crainte,  tristesse,  com- 
passion. 

1-VV*VVV%1/1/VM/VV\i%/VV\iV\/V%j*/VV*WV»JI*/\^ 

CHAPITRE    XX*. 
De  l  Amour  en  gênerai. 

Sommaire.  — •  Il  y  a  trois  sortes  d'amours  vicieux  :  l'amour 
des  grandeurs  ou  ambition  ;  l'amour  des  richesses  ou  avarice; 
l'amour  des  voluptés  sensuelles. 


JL  A  première  maistresse  et  capitale  de  toutes  les  pas- 
sions est  l'amour,  qui  est  de  divers  subjects,  et  de 

*  C'est  le  vingt-unième  de  la  première  édition. 


1%  DE  LA  SAGESSE, 

diverses  sortes  et  degrés.  Il  y  en  a  trois  principaux , 
ausquels  tous  se  rapportent  (nous  parlons  du  vitieux 
et  passionné;  car  du  vertueux,  qui  est  amitié,  cha- 
rité, dilection,  sera  parlé  en  la  vertu  de  la  justice)  ; 
sçavoir  :  l'ambition  ou  superbe,  qui  est  l'amour  de 
grandeur  et  honneur  ;  l'avarice ,  amour  des  biens  ;  et 
l'amour  voluptueux  et  charnel.  Voilà  les  trois  goul- 
phes*1  et  précipices  d'où  peu  de  gens  se  sauvent,  les 
trois  pestes  et  corruptions  de  tout  ce  qu'avons  en 
maniement,  esprit,  corps  et  biens;  les  armeures  des 
trois  capitaux  ennemis  du  salut  et  repos  humain ,  le 
diable,  la  chair,  le  monde.  Ce  sont  à  la  vérité  trois 
puissances  les  plus  communes  et  universelles  passions 
dont  l'Apostre  a  party  en  ces  trois  tout  ce  qui  est  au 
monde  :  Quidquid  est  in  mundo,  est  concupiscenlia  ocu- 
lorum,  autcarnis ,  autsuperbiavilœ*.  L'ambition  comme 
spirituelle  est  plus  noble  et  hautaine  que  les  autres. 
L'amour  voluntueux  comme  plus  naturel  et  universel 
(car  il  est  mesme  aux  bestes,  où  les  autres  ne  se  trou- 
vent point),  il  est  plus  violent  et  moins  vitieux;  je 
dis  violent  tout  simplement,  car  quelquesfois  l'ambi- 
tion l'emporte  :  mais  c'est  une  maladie  particulière; 
l'avarice  est  la  plus  sotte  et  maladive  de  toutes. 

*'  Gouffres. 

2  «  Tout  ce  qui  est  dans  le  monde  est  ou  concupiscence 
des  yeux  ,  ou  concupiscence  de  la  chair ,  ou  orgueil  de  la  vie  ». 
Ep.  de  St.-Jean,  ch.  il ,  v.  16. 


LIVRE   I,  CHAPITRE  XXI.  i55 

CHAPITRE  XXI*. 

De  l'Ambition. 

Sommaire.  —  Définition  de  l'ambition.  Cette  passion  est 
naturelle  en  nous ,  et  très-puissante  ;  elle  surmonte  celle 
de  l'amour ,  le  soin  de  la  vie  ,  viole  toutes  les  lois  ,  mé- 
prise la  religion ,  foule  aux  pieds  les  droits  de  la  nature. 
C'est  une  passion  hautaine  ,  qui,  pour  arriver  à  son  but , 
ne  dédaigne  aucune  route,  aucun  moyen.  Pourquoi  c'est 
une  véritable  folie.  Combien  elle  est  insatiable.  On  cherche 
envahi  à  l'excuser. 

Exemples  :  Alexandre ,  Scipion ,  Pompée  ,  César.  —  Marc- 
Antoine.  — Agrippine.  —  Jéroboam ,  Mahomet.  —  Absalon , 
Abimelech  ,  Athalie.  —  Romulus.  —  Seï.  —  Soliman. — 
Alexandre,  César,  Thémistocîes.  —  Platon  et Diogène. — 
La  roue  d'Ixion. 


JL' AMBITION  (qui  est  une  faim  d'honneur  et  de 
gloire ,  un  désir  glouton  et  excessif  de  grandeur)  est 
une  bien  douce  passion  qui  se  coule  aisément  es  es- 
prits plus  généreux ,  et  ne  s'en  tire  qu'à  peine.  Nous 
pensons  devoir  embrasser  le  bien,  et  entre  les  biens 
nous  estimons  l'honneur  plus  que  tout  :  voilà  pour- 

,-  *  C'est  le  vingt-deuxième  de  la  première  édition, 


i56  DE    LA    SAGESSE, 

quoy  nous  le  courons  à  force.  L'ambitieux  veust  es- 
tre  le  premier;  jamais  ne  regarde  derrière,  mais  tous- 
jours  devant ,  à  ceux  qui  le  précèdent  :  et  luy  est  plus 
grief  d'en  laisser  passer  un  devant ,  qu'il  ne  prend  de 
plaisir  d'en  laisser  mille  derrière.  Habet  hoc  vitium 
omnis  atnbitîo ,  non  respicit I.  Elle  est  double  :  l'une,  de 
gloire  et  honneur  ;  l'autre  de  grandeur  et  comman- 
dement :  celle-là  est  utile  au  monde ,  et  en  certains 
sens  permise,  comme  il  sera  dict  ;  cette-cy,  perni- 
cieuse. 

L'ambition  a  sa  semence  et  sa  racine  naturelle  en 
nous  :  il  y  a  un  proverbe  qui  dict  que  nature  se  con- 
tente de  peu,  et  un  autre  tout  contraire,  que  nature 
n'est  jamais  saoule  ny  contente,  tousjours  désire, 
veust  monter  et  s'enrichir,  et  ne  va  point  seulement 
le  pas,  mais  court  à  bride  abbatue,  et  se  rue  à  la 
J*^3"  grandeur  et  à  la  gloire.  Natura  nostra  imperii  est  anda, 
et  ad  implendam  cupiditatem  prœceps  2.  Et  de  force 
qu'ils  courent,  souvent  se  rompent  le  col,  comme 
tant  de  grands  hommes  à  la  veille  et  sur  le  poinct 
d'entrer  et  jouyr  de  la  grandeur  qui  leur  avoit  tant 
cousté  ;  c'est  une  passion  naturelle,  très  puissante, 
et  enfin  qui  nous  laisse  bien  tard,  dont  quelqu'un 


1  «  Un  des  vices  de  l'ambition  c'est  qu'elle  ne  regarde  point 
en  arrière  ».  Sen.  ih.J}; 

à  «La  nature  de  l'homme  est  d'être  avide  de  commander, 
et  rien  ne  l'arrête  pour  satisfaire  cette  passion  ».  JHi.J^n*^», 


LIVRE  I,  CHAPITRE  XXL  i5.7 

l'appelle  la  chemise  de  l'ame;  car  c'est  le  dernier  vice  hîwj-k-St 
duquel  elle  se  despouîlle.   Eiiam  sapientihus  cupido 
glofiœ  novissima  exuitur  . 

L'ambition ,  comme  c'est  la  plus  forte  et  puissante 
passion  qui  soit,  aussi  est-elle  la  plus  noble  et  hau- 
taine; sa  force  et  puissance  se  monstre  en  ce  qu'elle 
maistrise  et  surmonte  toutes  autres  choses,  et  les  plus 
fortes  du  monde,  toutes  autres  passions  et  cupidités, 
mesmes  celle  de  l'amour,  qui  semble  toutesfois  con- 
tester de  la  primauté  avec  cette -cy.  Comme  nous 
voyons  en  tous  les  grands,  Alexandre,  Scipion,  Pom- 
pe'e,  et  tant  d'autres  qui  ont  courageusement  refusé 
de  toucher  les  plus  belles  dames  qui  estoient  en  leur 
puissance,  bruslant  au  reste  d'ambition  :  voire  cette 
victoir?  de  l'amour  servait  à  leur  ambition,  sur-tout 
en  César;  car  jamais  homme  ne  fut  plus  adonné  aux 
plaisirs  amoureux,  et  de  tout  sexe  et  de  toutes  sortes, 
tesmoins  tant  d'exploits,  et  à  Rome  et  aux  pays  es- 
trangers ,  ny  aussi  plus  soigneux  et  curieux  de  sa  per- 
sonne :  toutesfois  l'ambition  l'emportoit  tousjours, 
jamais  les  plaisirs  amoureux  ne  lui  firent  perdre  une 
heure  du  temps  qu'il  pouvoit  employer  à  son  agran- 
dissement ;  l'ambition  regentoit  en  luy  souveraine- 
ment, et  le  possedoit  pleinement.  Nous  trouvons  au 
rebours  qu'en  Marc  Antoine,  et  autres,  la  force  de 

3  «  La  passion  de  la  gloire  est  la  dernière  dont  les  sages 
mêmes  se  dépouillent  ».  Tacit.   fOtéhi  ï^1  o  ■ 


i58  DE   LA   SAGESSE, 

l'amour  a  faict  oublier  le  soin  et  la  conduicte  des  af- 
faires. Mais  quand  toutes  deux  seraient  en  esgale  ba- 
lance, l'ambition  emporteroit  le  prix.  Ceux  qui  veu- 
lent l'amour  plus  forte,  disent  qu'elle  tient  à  l'ame 
et  au  corps,  et  que  tout  l'homme  en  est  possédé, 
voire  que  la  santé  en  despend.  Mais  au  contraire  il 
semble  que  l'ambition  est  plus  forte,  à  cause  qu'elle 
est  toute  spirituelle.  Et  de  ce  que  l'amour  tient  aussi 
au  corps,  elle  en  est  plus  foible,  car  elle  est  subjecte 
à  satiété,  et  puis  est  capable  de  remèdes  corporels, 
naturels  et  estrangers ,  comme  l'expérience  le  monstre 
de  plusieurs,  qui  par  divers  moyens  ont  adoucy,  voire 
esteint  l'ardeur  et  la  force  de  cette  passion.  Mais 
l'ambition  n'est  capable  de  satiété,  voire  elle  s'es- 
guise  par  la  jouissance,  et  n'y  a  remède  poxir  l'es- 
teindre ,  estant  toute  en  l'ame  mesme  et  en  la  raison. 

Elle  vainq  aussi  l'amour,  non  -  seulement  de  sa 
santé ,  de  son  repos  (car  la  gloire  et  le  repos  sont 
choses  qui  ne  peuvent  loger  ensemble)  ;  mais  encore 
de  sa  propre  vie,  comme  monstra  Agrippina,  mère 
de  Keron,  laquelle  désirant  et  consultant  pour  faire 
son  fils  empereur,  et  ayant  entendu  qu'il  le  seroit, 
mais  qu'il  luy  cousteroit  la  vie,  respondist  le  vray 
mot  d'ambition  :  Occidat,  modo  irnperd  /4 

Tiercement  l'ambition  force  toutes  les  loix,  et  la 
conscience  mesme,  disant  les  docteurs  de  l'ambition, 

'*  «  Qu'il  me  tue  ,  pourvu  qu'il  règne  !  »  Tacit.  Ann.  L.  XIV. 


LIVRE   I,  CHAPITRE  XXI.  i5g 

qu  il  faut  estre  par-tout  homme  de  bien,  et  perpé- 
tuellement obeyr  aux  loix,  sauf  au  poinct  de  régner, 
qui  seul  mérite  dispense ,  estant  un  si  friand  morceau , 
qu'il  vaut  bien  que  l'on  en  rompe  son  jeusne  :  Siv/'o- 
landum  est  jus ,  regnandi  causa  violandum  est ,  in  cœteris 
pietatem  colas  5. 

Elle  foule  et  mesprise  encore  la  révérence  et  le  res- 
pect de  la  religion,  tesmoinsHieroboam,  *6Mahumet, 
qui  ne  se  soucie ,  et  permet  toute  religion,  mais  qu'il 
règne*7  :  et  tous  les  beresiarches  qui  ont  mieux  aimé 
estre  chefs  de  party  en  erreur  et  menterie,  avec  mille 
desordres,  qu'estre  disciples  de  vérité'  :  dont  a  dict 
l'Apostre,  que  ceux  qui  se  laissent  embabouiner  à 
cette  passion  et  cupidité,  font  naufrage  et  s'esgarent 
de  la  foy ,  et  s'embarassent  en  diverses  peines. 

Bref  elle  force  et  emporte  les  propres  loix  de  na- 
ture ;  les  meurtres  de  parens,  enfans,  frères,  sont  ve- 
nus de  là,  tesmoins  Absalon,  Abimelech,  Athalias, 
Romulus;  Seï,  roi  des  Perses,  qui  tua  son  père  et  son 
frère  ;  Soliman ,  Turc ,  ses  deux  frères.  Ainsi  rien  ne 
peust  résister  à  la  force  de  l'ambition,  elle  met  tout 
par  terre*  :  aussi  est-elle  hautaine ,  ne  loge  qu'aux 
grandes  âmes,  voire  aux  anges. 

5  «  S'il  faut  violer  la  loi ,  il  faut  la  violer  pour  régner  ; 
en  toute  autre  chose  respectez-la  religieusement  ».  &uét»  Lie.  ât  tkL^lU,Zf. 

*c  Jéroboam ,  Mahomet. 

*7  Qui  ne  se  soucie  d'aucune  religion  ,  et  les  permet  toutes, 
pourvu  qu'il  règne. 


i6o  DE   LA  SAGESSE, 

Ambition  n'est  pas  vice  ny  passion  de  petits  com- 
pagnons, ny  de  petits  et  communs  efforts,  et  actions 
journalières  :  la  renommée  et  la  gloire  ne  se  prostitue 
pas  à  si  vil  prix  ;  elle  ne  se  donne  et  ne  suyt  pas  les 
actions,  non  seulement  bonnes  et  utiles,  mais  encore 
rares,  hautes,  difficiles,  estranges  et  inusitées.  Cette 
grande  faim  d'honneur  et  réputation  basse  et  belis- 
tresse  *8,  qui  la  faict  coquiner  envers  toutes  sortes  de 
gens,  et  par  tous  moyens,  voire  abjects,  à  quelque 
vib  prix  que  ce  soit ,  est  vilaine  et  honteuse  :  c'est 
honte  d'estre  ainsi  honoré  :  il  ne  faut  point  estre 
avide  de  gloire  plus  que  l'on  n'en  est  capable  :  de 
s'enfler  et  s'eslever  pour  toute  action  utile  et  bonne, 
c'est  monstrer  le  cul  en  haussant  la  teste. 

L'ambition  a  plusieurs  et  divers  chemins ,  et  s'exerce 
par  divers  moyens.  Il  y  a  un  chemin  droict  et  ouvert, 
tel  qu'ont  tenu  Alexandre,  César,  Themistocles  et 
autres.  11  y  en  a  un  autre  oblique  et  couvert  que  tien- 
nent plusieurs  philosophes  et  professeurs  de  pieté, 
qui  viennent  au  devant  par  derrière  ;  semblables  aux 
tireurs  d'aviron,  qui  tirent  et  tendent  au  port  luy 
tournant  le  dos.  Ils  se  veulent  rendre  glorieux  de  ce 
qu'ils  mesprisent  la  gloire.  Et  certes  il  y  a  plus  de 
gloire  à  fouler  et  refuser  les  grandeurs ,  qu'à  les  dé- 
sirer et  jouir,  comme   dict  Platon  à  Diogenes  ;  et 

*8  Beh 'stresse  ,  adjectif  formé  de  belitre ,  coquin,  vil. 


LIVRE   I,   CHAPITRE  XXI.  161 

l'ambition  ne  se  concluict  jamais  mieux  selon  soy, 
que  par  une  voye  esgarée  et  inusite'e. 

C'est  une  vraye  folie  et  vanité  qu'ambition,  car 
c'est  courir  et  prendre  la  fumée  au  lieu  de  la  lueur, 
l'ombre  pour  le  corps ,  attacher  le  contentement  de 
son  esprit  à  l'opinion  du  vulgaire,  renoncer  volontai- 
rement à  sa  liberté  pour  suivre  la  passion  des  autres , 
se  contraindre  à  desplaire  à  soy-mesme  pour  plaire 
aux  regardans ,  faire  pendre  ses  affections  aux  yeux 
d'autruy,  n'aymer  la  vertu  qu'autant  qu'elle  plaist  au 
vulgaire ,  faire  du  bien  non  pour  l'amour  du  bien , 
mais  pour  la  réputation.  C'est  ressembler  aux  ton- 
neaux qu'on  perce  :  l'on  n'en  peust  rien  tirer  qu'on 
ne  leur  donne  du  vent. 

L'ambition  n'a  point  de  borne  ;  c'est  un  gouffre 
qui  n'a  ny  fond  ny  rive  ;  c'est  le  vuide  que  les  phi- 
losophes n'ont  encores  pu  trouver  en  la  nature,  un 
fe*u  qui  s'augmente  avec  la  nourriture  que  l'on  luy 
donne.  En  quoy  elle  paye  justement  son  maistre,  car 
l'ambition  est  juste  seulement  en  cela ,  qu'elle  sufiist 
à  sa  propre  peine,  et  se  met  elle-mesme  au  tourment. 
La  roue  d'Ixion  est  le  mouvement  de  ses  désirs,  qui 
tournent  et  retournent  continuellement  du  haut  en 
bas ,  et  ne  donnent  aucun  repos  à  son  esprit. 

Ceux  qui  veulent  flatter  l'ambition  disent  qu'elle 
sert  à  la  vertu ,  et  est  un  aiguillon  aux  belles  actions  ; 
car  pour  elle  on  quitte  les  autres  vices ,  et  enfin  elle- 
mesme  pour  la  vertu  :  mais  tant  s'en  faut,  l'ambition 

II.  IX 


162  DE   LA    SAGESSE, 

cache  bien  quelques  fois  les  vices,  mais  ne  les  oste 
pas  pourtant,  ains  les  couvre  pour  un  temps,  soubs 
les  trompeuses  cendres  d'une  malicieuse  feintise,  avec 
espérance  de  les  renflammer  tout  à  faict  quand  ils  au- 
ront acquis  assez  d'authorité  pour  les  faire  régner  pu- 
bliquement et  avec  impunité'.  Les  serpens  ne  perdent 
pas  leur  venin  pour  estre  engourdis  par  le  froid  ;  ny 
l'ambitieux  ses  vices  pour  les  couvrir  par  une  froide 
dissimulation.  Car  quand  il  est  parvenu  où  il  se  de- 
mandoit,  il  faict  sentir  ce  qu'il  est;  et  quand  l'ambi- 
tion quitteroit  tous  ses  autres  vices,  si  ne  quitte-t-elle 
jamais  soy-mesme.  Elle  pousse  aux  belles  et  grandes 
actions ,  le  profit  en  revient  au  public  :  mais  qui  les 
faict  n'en  vaut  pas  mieux  ;  ce  ne  sont  œuvres  de  vertu, 
mais  de  passion.  Elle  se  targue  aussi  de  ce  beau  mot  : 
V.hmm.Itfl.  nous  ne  sommes  pas  nays  pour  nous,  mais  pour  le 
public  ;  les  moyens  que  nous  tenons  à  monter,  et  après 
estre  arrivés  aux  estats  et  charges  ,  monstrent  bien  ce 
qui  en  est  :  que  ceux  qui  sont  en  la  danse  se  battent 
la  conscience ,  et  trouveront  qu'il  y  a  autant  ou  plus 
du  particulier  que  du  public. 

Advis  et  remèdes  particuliers  contre  ce  mal  seront 
liv.  III,  çhap.  XLII. 


LIVRE  I,  CHAPITRE  XXII.  i63 

CHAPITRE  XXII*. 

De  l  avarice  et  sa  contraire  passion. 

Sommaire.  —  Ce  que  c'est  que  l'avarice.  Combien  elle  a  de 
puissance  sur  nos  esprits.  C'est  une  passion  aussi  folle  que 
dangereuse.  Le  mépris  des  richesses  porté  à  l'excès ,  mérite 
aussi  le  blâme. 

Exemples  :  Mézence.  —  Sénèque. 


Aymer  et  affectionner  les  richesses,  c'est  avarice  ; 
non-seulement  l'amour  et  l'affection,  mais  encore 
tout  soing  curieux  entour  les  richesses,  sent  son  ava- 
rice, leur  dispensation  mesme,  et  la  libéralité  trop 
attentivement  ordonnée  et  artificielle  ;  car  elles  ne 
valent  pas  une  attention,  ny  un  soing  pénible. 

Le  désir  des  biens  et  le  plaisir  à  les  posséder,  n'a 
racine  qu'en  l'opinion  ;  le  desreigle'  désir  d'en  avoir 
est  une  gangrené  en  nostre  ame ,  qui ,  avec  une  ve- 
nimeuse ardeur,  consomme  nos  naturelles  affections 
pour  nous  remplir  de  virulentes  humeurs.  Sitost 
qu'elle  s'est  logée  en  nostre  cœur,  l'honneste  et  na- 
turelle affection  que  nous  devons  à  nos  parens  et 
amis,  et  à  nous-mesmes,  s'enfuit.  Tout  le  reste  com- 

*   C'est  le  vingt-troisième  de  la  première  édition. 


i64  DE   LA    SAGESSE, 

paré  à  nostre  profit  ne  nous  semble  rien  :  nous  ou- 
blions enfin  et  mesprisons  nous-mesmes  nostre  corps 
et  nostre  esprit  pour  ces  biens  ;  et  comme  l'on  dict, 
nous  vendons  nostre  cheval  pour  avoir  du  foin. 

Avarice  est  passion  vilaine  et  lasche  des  sots  po- 
pulaires, qui  estiment  les  richesses  comme  le  souverain 
bien  de  l'homme,  et  craignent  la  pouvreté*1  comme  son 
plus  grand  mal,  ne  se  contentent  jamais  des  moyens 
nécessaires  qui  ne  sont  refuse's  à  personne;  ils  poi- 
sentles  biens  dedans  les  balances  des  orphevres,  mais 
nature  nous  apprend  à  les  mesurer  à  l'aulne  de  la  né- 
cessité. Mais  quelle  folie  que  d'adorer  ce  que  nature 
mesme  a  mis  soubs  nos  pieds,  et  caché  soubs  terre , 
comme  indigne  d'estre  veu,  mais  qu'il  faut  fouler  et 
mespriser  ;  ce  que  le  seul  vice  de  l'homme  a  arraché 
des  entrailles  de  la  terre,  et  mis  en  lumière  pour  s'en- 
tretuer  !  In  lucem  propter  quae  pugnaremus  excutimus  : 
non  erubescimus  summa  apud  nos  haberi,  nuaefuerunt  ima 
terrarum  2.  La  nature  semble  en  la  naissance  de  l'or 
avoir  aucunement  presagi  la  misère  de  ceux  qui  le 

*x  Ce  mot  est  écrit  mal  à  propos,  ici  et  partout,  povreté , 
dans  l'édition  de  Bastien  ;  poureté  dans  celle  de  Frantin.  La 
première  édition  écrit  toujours  pouvreté ,  pour  povreté. 

2  «  Nous  ne  craignons  point  de  produire  au  grand  jour  des 
objets  qui  doivent  être  pour  nous  des  sujets  de  dissentions 
et  de  combats  ;  nous  ne  rougissons  point  de  mettre  un  grand 
prix,  de  l'honneur  même  à  posséder  ce  qui  était  caché  dan* 
les  entrailles  de  la  terre  ». 


LIVRE   I,  CHAPITRE    XXII.  i65 

dévoient  aymer  :  car  elle  a  faict  qu'es  terres  où  il 
croist,  il  ne  vient  ny  herbes,  ny  plantes,  ny  autre 
chose  qui  vaille,  comme  nous  annonçant  qu'es  esprits 
où  le  désir  de  ce  metail  naistra,  il  ne  demeurera  au- 
cune scintille  *3  d'honneur  ny  de  vertu.  Que  *i  se  dé- 
grader jusques-là  que  de  servir  et  demourer  esclave 
de  ce  qui  nous  doiht  estre  subject  :  Apud  sapientem 
diviliae  surit  in  servitute ,  apud  stultum  in  imperio  5.  Car 
l'avare  est  aux  richesses,  non  elles  à  luy;  et  il  est  dict 
avoir  des  biens  comme  la  fièvre,  laquelle  tient  et  gour- 
mande l'homme,  non  luy  elle.  Que  d' aymer  ce  qui 
n'est  bon,  ny  ne  peust  faire  l'homme  bon,  voire  est 
commun  et  en  la  main  des  plus  meschans  du  monde, 
qui  pervertissent  souvent  les  bonnes  mœurs ,  n'amen- 
dent jamais  les  mauvaises,  sans  lesquelles  tant  de  sages 
ont  rendu  leur  vie  heureuse ,  et  pour  lesquelles  plu- 
sieurs meschans  ont  eu  une  mort  malheureuse  :  bref 
attacher  le  vif  avec  le  mort,  comme  faisoit  Mezentius6  : 
pour  le  faire  languir  et  plus  cruellement  mourir,  l'es- 
prit avec  l'excrément  et  escume  de  la  terre,  et  embar- 

*3  Étincelle ,  du  latin  scintilla. 

*4  C'est-à-dire  :  «  quelle  folie  que  de  se  dégrader ,  etc.  » 
et  plus  bas  :  «  quelle  folie  que  d'aimer,  etc.  »  Les  mots  quelle 
folie,   sont  sous-entendus,  parce  qu'ils  ont  été  placés  trois 
phrases  plus  haut. 

5  «  La  richesse  est  l'esclave  du  sage  ;   elle  est  le  tyran  de 
l'insensé  !  »    )*«««-  ^c  K#&l  &<mUT1  ZC. 

6  Le  Mézence  de  l'Enéide. 


i66  DE  LA  SAGESSE, 

rasser  son  ame  en  mille  tourmens  et  traverses  qu'a- 
meine  cette  passion  amoureuse  des  biens,  et  s'em- 
pescher  aux  filets  et  cordages  du  maling,  comme  les 
,  appelle  l'escriture  saincte ,  qui  les  descrie  fort ,  les 
appellant  iniques,  espines,  larron  du  cœur  humain, 
lacqs  et  filets  du  diable ,  idolâtrie ,  racine  de  tous 
maux.  Et  certes  qui  verroit  aussi  bien  la  rouille  des 
ennuis  qu'engendrent  les  richesses  dedans  les  cœurs, 
comme  leur  esclat  et  splendeur,  elles  seroient  autant 
haïes,  comme  elles  sontaymées.  Désuni  inopiné  multa , 
avantiae  omnia  :  in  nullum  avarus  bonus  est ,  in  se  pes- 
simus1 . 

C'est  une  autre  contraire  passion  vitieuse  de  hayr 
et  rejetter  les  biens  et  richesses,  c'est  refuser  les 
moyens  de  bien  faire,  et  pratiquer  plusieurs  vertus, 
et  la  peine ,  qui  est  beaucoup  plus  grande ,  à  bien 
commander  et  user  des  richesses,  que  de  n'en  avoir 
point,  se  gouverner  mieux  en  l'abondance,  qu'en  la 
pouvrete'  *.  En  cette-cy  n'y  a  qu'une  espèce  de  vertu, 
qui  est  ne  ravaller  point  de  courage,  mais  se  tenir 
ferme.  En  l'abondance  y  en  a  plusieurs ,  tempérance, 
modération,  libéralité,  diligence,  prudence,  etc.  Là 

7  «  Beaucoup  de  choses  manquent  à  l'indigence  ,  tout 
manque  à  l'avarice  ;  l'avare  n'est  bon  pc-ur  personne ,  il  est 
très-mauvais  pour  lui-même  ».  ÙtUri»  JpjA»*J  . 

*  Variantes.  Qui  ne  sçait  qu'il  y  a  beaucoup  plus  à  faire 
à  bien  commander  et  user  des  richiesses^qw-e  de  n'en  avoir 
point,   se  gouverner  bien  en  l'abondance  qu'en  la  pouvrete. 


LIVRE   I,    CHAPITRE    XXIII.         167 

il  n'y  a  qu'à  se  garder;  icy  il  y  a  aussi  h  se  garder,  et 
puis  à  agir.  Qui  se  despouille  des  biens  est  bien  plus 
quitte ,  et  a  délivre  *8  pour  vaquer  aux  choses  hautes  de 
l'esprit  ;  c'est  pourquoy  plusieurs  et  philosophes  et 
chrestiens  l'ont  pratique'  par  grandeur  de  courage.  Il 
se  descharge  aussi  de  plusieurs  devoirs  et  difficultés 
qu'il  y  a  à  bien  et  loyaument  se  gouverner  aux  biens, 
en  leur  acquisition,  conservation,  distribution,  usage, 
employs.  Qui  le  faict  pour  cette  raison,  fuit  la  be- 
songne ,  et  au  contraire  des  autres  est  foible  de  cueur, 
et  lui  dirois  volontiers*  :  \ous  les  quittez,  ce  n'est 
pas  qu'ils  ne  soient  utiles,  mais  c'est  que  ne  sçavez 
vous  en  servir  et  en  bien  user.  Ne  pouvoir  souffrir 
les  richesses ,  c'est  plustost  foiblesse  d'arae  que  sa- 
gesse, dict  Seneque. 


*8Et  aliberté,  main-levée  ;  délivre ,  pour  délivrance,  liberté. 

*  Variantes.  Qui  se  despouille  des  biens ,  se  descharge  de 
tant  de  devoirs  et  de  difficultés ,  qu'il  y  a  à  bien  et  loyalement 
se  gouverner  aux  biens  en  leur  acquisition ,  conservation  , 
distribution,  usage  et  employs.  C'est  donc  fuyre  la  besongne» 

CHAPITRE  XXIII*. 

De  l  amour  charnel. 

Sommaire.  —  L'amour  charnel  est  une  passion  forte  ,  natu- 
relle et  commune.  Nous  l'appelons  honteuse,  et  honteuses 

*  C'est  le  vingt-quatrième  de  la  première  édition. 


>8  DE  LA    SAGESSE, 

les  parties  qui  y  servent.  Elle  n'est  honteuse  ni  vicieuse , 
elle  ne  le  devient  que  par  les  abus  et  les  maux  qu'elle 
entraîne. 

Exemple  :  Alexandre. 


Ij'est  une  fièvre  et  furieuse  passion  que  l'amour 
charnel ,  et  très  dangereuse  à  qui  s'y  laisse  trans- 
porter ;  car  où  en  est-il  ?  il  n'est  plus  à  soy  ;  son  corps 
aura  mille  peines  à  chercher  le  plaisir;  son  esprit 
mille  géhennes  à  servir  son  désir  ;  le  désir  croissant 
deviendra  fureur  :  comme  elle  est  naturelle ,  aussi  est- 
elle  violente  et  commune  à  tous ,  dont  en  son  action 
elle  esgale  et  apparie  les  fols  et  les  sages ,  les  hommes 
y.km*.If.fZ.  et  les  bestes  :  elle  abestist  et  abrutist  toute  la  sagesse, 
resolution ,  prudence ,  contemplation  et  toute  ope- 
ration  de  l'ame.  De  là  Alexandre  cognoissoit  qu'il 
estoit  mortel,  comme  aussi  du  dormir,  car  tous  deux 
suppriment  les  facultés  de  l'ame. 

La  philosophie  se  mesle  et  parle  librement  de  toutes 
choses  pour  en  trouver  les  causes,  les  juger  etreigler, 
,  si  faict  bien  la  théologie ,  qui  est  encores  plus  pudique 

et  retenue.  Pourquoy  non,  puisque  tout  est  de  sa  ju- 
risdiction  et  cognoissanee  ?  Le  soleil  esclaire  sur  les 
fumiers  sans  en  rien  tenir  ou  sentir  :  s'effaroucher  ou 
s'offenser  des  paroles,  est  preuve  de  grande  foiblesse, 
ou  d'estre  touché  de  la  maladie.  Cecy  soit  dict  pour 
ce  qui  suit ,  et  autres  pareils  s'il  y  en  a.  Nature  d'une 


LIVRE   I,  CHAPITRE    XXIII.  169 

part  nous  pousse  avec  violence  à  cette  action  :  tout 
le  mouvement  du  monde  se  resoult  et  se  rend  à  cet 
accouplage  de  masle  et  de  femelle,  et  d'autre  part 
nous  laisse  accuser,  cacher,  et  rougir  pour  icelle, 
comme  insolente,  deshonneste.  Nous  l'appelions  hon- 
teuse, et  les  parties  qui  y  servent  honteuses.  Pour- 
quoy  donc  tant  honteuse,  puisque  tant  naturelle,  et 
(se  tenant  en  ses  bornes*1)  si  juste,  légitime,  néces- 
saire, et  que  les  bestes  sont  exemptes  de  cette  honte  ? 
Est-ce  à  cause  de  la  contenance  qui  semble  laide? 
Pourquoy  laide,  puisque  naturelle  ?  au  pleurer,  rire, 
mascher,  baailler,  le  visage  se  contrefaict  encores 
plus.  Est-ce  pour  servir  de  bride  et  d'arrest  à  une 
telle  violence  ?  Pourquoy  donc  nature  cause-t-elle  telle 
violence  ?  Mais  c'est  au  contraire  ;  la  honte  sert  d'ai- 
guillon et  d'allumette,  comme  se  dira.  Est-ce  que  les 
instrumens  d'icelles  se  remuent  sans  nostre  consen- 
tement, voire  contre  nostre  volonté  ?  Pour  cette  rai- 
son aussi  les  bestes  en  devroient  avoir  honte  :  et  tant 
d'autres  choses  se  remuent  de  soy-mesmes  en  nous 
sans  nostre  consentement ,  qui  ne  sont  vitieuses  ny 
honteuses,  non-seulement  internes  et  cachées,  comme 
le  pouls  et  mouvement  du  cœur,  artères,  poulinons, 
les  outils  et  parties  qui  servent  à  l'appétit  du  man- 
ger, boire,  descharger  le  cerveau,  le  ventre,  et  sont 


*'   Quand  elle  se  renferme  dans  les  bornes  prescrites  par 
les  lois. 


i7o  DE   LA  SAGESSE, 

leurs  compressions  et  dilatations  outre  et  souvent 
contre  nostre  advis  et  volonté,  tesmoin  les  esternue- 
mens,  baaillemens,  saignées,  larmes,  hoquets  et  flu- 
xions, qui  ne  sont  de  nostre  liberté  :  cecy  est  du 
corps;  l'esprit  oublie ,  se  souvient,  croist,  mescroist, 
et  la  volonté  mesme  qui  veust  souvent  ce  que  nous 
voudrions  qu'elle  ne  voulust  pas  :  mais  externes  et 
apparentes;  le  visage  rougist,  pallist,  blesmist ,  le 
corps  engraisse  et  amaigrist,  le  poil  grisonne,  noir- 
cist,  blanchist,  croist,  se  hérisse,  la  peau  fremist , 
sans  et  contre  nostre  consentement.  Est-ce  qu'en  cela 
vse  monstre  plus  au  vray  la  pouvreté  et  foiblesse  hu- 
maine ?  Si  faict-elle  au  manger,  boyre,  douloir,  las- 
ser, se  descharger,  mourir ,  dont  l'on  n'a  pas  de  honte. 
Quoy  que  soit,  l'action  n'est  aucunement  en  soy  et 
par  nature  honteuse  ;  elle  est  vrayement  naturelle ,  et 
non  la  honte,  tesmoin  les  bestes  :  que  dis-je  les  bes- 
tes  !  la  nature  humaine,  dict  la  théologie,  se  main- 
tenant en  son  premier  originel  estât,  n'y  eust  senti 
aucune  honte;  comme  de  faict,  d'où  vient  la  honte 
que  de  foiblesse,  et  la  foiblesse  que  du  péché,  ny 
ayant  rien  en  nature  et  de  soy  honteux  ?  N'estant  la 
cause  de  cette  honte  en  la  nature ,  il  la  faut  chercher 
ailleurs;  elle  est  donc  artificielle.  Seroit-ce  point  une 
invention  forgée  au  cabinet  de  Venus  pour  donner 
prixàlabesongne,  et  en  faire  venir  davantage  l'envie  ? 
C'est  avec  un  peu  d'eau  allumer  plus  de  feu,  comme 
faict  le  mareschal  ;  c'est  convier  et  embraser  l'envie 


LIVRE    T,   CHAPITRE   XXIII.         i7i 

de  voyr  que  cacher,  d'ouyr  et  sçavoir  que  c'est  que 
le  parler  bas ,  et  faire  la  petite  bouche  ;  c'est  donner 
goust  et  apporter  estime  aux  choses  que  les  traitter 
mystérieusement,  retenuement,  avec  respect  et  pu- 
deur. Au  rebours,  une  lâche,  facile,  toute  libre  et 
ouverte  permission  et  commodité  affadist,  oste  le 
goust  et  la  pointe. 

Cette  action  donc  en  soy  et  simplement  prinse, 
n'est  point  honteuse  ny  vitieuse ,  puisque  naturelle  et 
corporelle,  non  plus  que  les  autres  pareilles  actions, 
voire  si  elle  est  bien  conduicte,  juste,  utile,  néces- 
saire, pour  le  moins  autant  que  le  manger  et  boyre. 
Mais  ce  qui  la  faict  tant  descrier ,  est  que  très  rare- 
ment y  est  gardée  modération ,  et  que  pour  se  faire 
valoir  et  parvenir  à  ses  exploicts ,  elle  faict  de  grands 
remuemens,  se  sert  de  très  mauvais  moyens,  et  en- 
traîne après ,  ou  bien  faict  marcher  devant ,  grande 
suite  de  maux,  tous  pires  que  l'action  voluptueuse  : 
les  despens  montent  plus  que  le  principal;  c'est  pes- 
cher,  comme  l'on  dict,  en  filets  d'or  et  de  pourpre. 
Et  tout  cela  est  purement  humain  :  les  bestes  qui 
suivent  la  simple  nature ,  sont  nettes  de  tout  ce  tra- 
cas ;  mais  l'art  humain  d'une  part  en  faict  un  grand 
guare-guare  *2 ,  plante  à  la  porte  la  honte  pour  en  des- 
gouter  :  d'autre  part,  (ô  la  piperie  !)  y  eschauffe  et 
esguise  l'envie ,  invente ,  remue ,  trouble  et  renverse 


*2  Gare 


gare. 


i72  DE  LA   SAGESSE, 

tout  pour  y  arriver ,  (tesmoin  la  poésie ,  qui  ne  rit 
point  comme  en  ce  subject,  et  ses  inventions  sont 
mousses  en  toute  autre  chose)  et  trouve  meilleure 
toute  autre  entrée  que  par  la  porte  et  légitime  voye , 
et  tout  autre  moyen  escarte' ,  que  le  commun  du  ma- 
riage. 

Advis  et  remèdes  particuliers  contre  ce  vice  sont 
au  livre  III ,  chapitre  XLI. 

(U'WUnilWdVl'VOl/WllW  %/VV\ll/VV%)t/VV\IVV\WVVV\il/\/VV%/VVVVVVlAi%/V%JVV%/^^ 


CHAPITRE  XXIV*. 

Désirs ,  cupidités. 

Sommaire.  —  Le  cœur  de  l'homme  est  un  abîme  infini  de 
désirs  ,  dont  les  uns  sont  naturels  et  nécessaires  ,  les  autres 
contre  nature  et  superflus. 

Exemple  :  Diogène  et  Alexandre. 


1 L  ne  naist  et  ne  s'esleve  point  tant  de  flots  et  d'ondes 
en  la  mer ,  comme  de  désirs  au  cueur  de  l'homme  ;  c'est 
un  abysme ,  il  est  infiny,  divers,  inconstant,  confus 
et  irrésolu ,  souvent  horrible  et  détestable ,  mais  or- 
dinairement vain  et  ridicule  en  ses  désirs. 

Mais ,  avant  toute  œuvre ,  ils  sont  bien  à  distinguer. 
Les  uns  sont  naturels,  ceux-cy  sont  justes  et  légitimes, 

*  C'est  le  vingt-cinquième  de  la  première  édition. 


LIVRE  I,  CHAPITRE  XXIV.  i73 

sont  mesmes  aux  bestes ,  sont  limités  et  courts  ,  l'on 
en  voyt  le  bout,  selon  eux  personne  n'esj;  indigent; 
de  ceux-cy  sera  parlé  cy-après  au  long ,  car  ce  ne  sont 
à  vray  dire  passions.  Les  autres  sont  outre  nature , 
procedans  de  nostre  opinion  et  fantasie ,  artificiels , 
superflus,  que  nous  pouvons,  pour  les  distinguer  par 
nom  des  autres ,  appeller  cupidités.  Ceux-cy  sont  pu- 
rement humains  ;  les  bestes  ne  sçavent  que  c'est  : 
l'homme  seul  est  desreiglé  en  ses  appétits;  ceux-cy 
n'ont  point  de  bout,  sont  sans  fin,  ce  n'est  que  con- 
fusion. Naturalia  desideriajinita  sunt  :  exfalsâ  opinion e 
nascenlia ,  ubi  desinant  non  habent  :  nullus  enim  terminus 
faiso  est.  Via  eunti  aliauid  extremum  est ,  error  immensus 
est  '.  Dont  selon  eux  personne  ne  peust  estre  riche  et 
content.  C'est  d'eux  proprement  ce  que  nous  avons 
dict  au  commencement  de  ce  chapitre,  et  que  nous 
entendons  icy  en  cette  matière  des  passions.  C'est  pour 
ceux-cy  que  l'on  sue  et  travaille,  ad  supervacua  su- 
datur2,  que  l'on  voyage  par  mer  et  par  terre,  que  l'on 
guerroyé,  que  l'on  se  tue,  l'on  se  noyé,  l'on  se  tra- 
hist,  l'on  se  perd,  dont  a  esté  très  bien  dict,  que  cu- 

•  «  Les  désirs  naturels  sont  bornés  ;  ceux  qui  proviennent 
d'une  opinion  fausse  ne  savent  point  s'arrêter  ;  car  l'erreur 
n'a  point  de  bornes.  Il  y  a  quelque  chose  au  bout ,  pour  celui 
qui  marche  dans  le  chemin ,  il  n'y  a  rien  pour  celui  qui  s'é- 
gare ».    Je+\tt*r  t  iM.llg,  f*v  *m, 

2  «  On  sue  (  on  se  donne  beaucoup  de  peine  )  pour  des 
choses  superflues  »,    itmttm. ,  Zf*.  #. 


i74  DE   LA   SAGESSE, 

pidité  estoit  racine  de  tous  maux.  Or  il  advient  sou- 
vent (juste  punition)  que,  cherchant  d'assouvir  ses 
cupidite's  et  se  saouler  des  biens  et  plaisirs  de  la  for- 
tune ,  Ton  perd  et  Ton  se  prive  de  ceux  de  la  nature  ; 
dont  disoit  Diogenes  à  Alexandre ,  après  avoir  refusé 
son  argent,  que  pour  tout  bien  il  se  retirast  de  son 
soleil. 

CHAPITRE  XXV*. 

Espoir,  desespoir. 

Sommaire. —  Les  désirs  redoublent  par  l'espérance.  Mais 
quand  nous  désespérons  d'obtenir  l'objet  de  nos  désirs , 
notre  tourment  s'accroît  à  tel  point  que  nous  renonçons 
même  aux  autres  biens  dont  nous  pourrions  jouir. 


Les  désirs  et  cupidités  s'eschauffent  et  redoublent  par 
l'espérance ,  laquelle  allume  de  son  doux  vent  nos  fols 
désirs ,  embrase  en  nos  esprits  un  feu  d'une  espaisse 
fumée,  qui  nous  esblouit  l'entendement,  et  empor- 
tant avec  soy  nos  pensées ,  les  tient  pendues  entre 
les  nues ,  nous  iaict  songer  en  veillant.  Tant  que 
nos  espérances  durent ,  nous  ne  voulons  point  quitter 
nos  désirs  :  c'est  un  jouet  avec  lequel  nature  nous 
amuse.  Au  contraire  ,   quand  le  désespoir  s'est  logé 

*  C'est  le  Yingt-sixiènrc^hapiflrè^aVla  première  édition. 


LIVRE  I,  CHAPITRE  XXVI.  i75 

chez  nous,  il  tourmente  tellement  nostre  ame  de  l'o- 
pinion de  ne  pouvoir  obtenir  ce  que  nous  desirons  , 
qu'il  faut  que  tout  luy  cède ,  et  que  pour  l'amour  de 
ce  que  nous  pensons  ne  pouvoir  obtenir ,  nous  per- 
dions mesme  le  reste  de  ce  que  nous  possédons:  Cette 
passion  est  semblable  aux  petits  enfans  qui ,  par  despit 
de  ce  qu'on  leur  oste  un  de  leurs  jouets ,  jettent  les 
autres  dedans  le  feu  :  elle  se  fasche  contre  soy-mesme, 
et  exige  de  soy  la  peine  de  son  malheur.  Après  les 
passions  qui  regardent  le  bien  apparent,  venons  à 
celles  qui  regardent  le  mal. 

CHAPITRE  XXVI*. 

De  la  Cholere. 

Sommaire.  —  La  colère  est  une  folle  passion ,  une  courir 
rage.  Ses  causes  sont  la  faiblesse  d'esprit.  Ses  signes  et  ses 
symptômes  sont  manifestes.  Ses  effets  sont  souvent  bien 
lamentables. 

Exemples  :  Pison.  — ■  Alexandre.  —  Pythagore. 


JLa  cholere  est  une  folle  passion  qui  nous  pousse 
entièrement  hors  de  nous ,  et  qui ,  cherchant  le  moyen 
de  repousser  le  mal  qui  nous  menace ,  ou  qui  nous  a 

*  C'est  le  vingt-septième  chapitre  dé"}?  première  édition» 


176  DE   LA   SAGESSE, 

desja  atteinct,  faict  bouillir  le  sang  en  nostre  cœur, 
et  levé  des  furieuses  vapeurs  en  nostre  esprit ,  qui 
nous  aveuglent  et  nous  précipitent  à  tout  ce  qui  peust 
contenter  le  désir  que  nous  avons  de  nous  venger. 
C'est  une  courte  rage ,  un  chemin  à  la  manie  ;  par 
sa  prompte  impétuosité  et  violence ,  elle  emporte  et 
surmonte  toutes  passions  :  repentina  et  universa  vis 
ejus  est ï . 

Les  causes  qui  disposent  à  la  cholere ,  sont  foi- 
blesse  d'esprit ,  comme  nous  voyons  par  expérience 
les  femmes  ,  vieillards,  enfans  malades,  estre  plus 
choleres.  Invalidant  omne  naturâ  auerulum  est2.  L'on  se 
trompe  de  penser  qu'il  y  a  du  courage  où  y  a  de  la 
violence  ;  les  mouvemens  violens  ressemblent  aux  ef- 
forts des  enfans  et  des  vieillards  ,  qui  courent  quand 
ils  pensent  cheminer  ;  il  n'y  a  rien  si  foible  qu'un 
mouvement  desreiglé ,  c'est  lascheté  et  foiblesse  que 
se  cholerer.  Maladie  d'esprit  qui  le  rend  tendre  et  fa- 
cile aux  coups  ,  comme  les  parties  ulcérées  au  corps , 
où  la  santé  intéressée  s'estonne  et  blesse  de  peu  de 
chose  :  nusauam  sine  querelâ  aegra  tanguntur 3;  la  perte 
d'un  denier ,  ou  l'omission  d'un  gain ,  met  en  cholere 
un  avare  ;  un  rire ,  ou  regard  de  sa  femme ,  courrouce 

1  te  Sa  violence  est  soudaine  et  universelle  ».  Sen.  de  ira. 

2  «  Tout  ce  qui  est  faible  ,  est  naturellement  porté  à  se 
plaindre  ».  Id.  ibid. 

3  «  On  ne  touche  pas  une  partie  malade  sans  exciter  des 
plaintes  ».     $•*)• ,  22Xt  Jfi . 


LIVRE  I,  CHAPITRE   XXVI.  177 

un  jaloux.  Le  luxe ,  la  vaine  délicatesse  ,  ou  amour 
particulier ,  qui  rend  l'homme  chagrin  et  despiteux , 
le  met  en  cholere ,  pour  peu  qu'il  luy  arrive  mal  à 
propos  :  nulla  res  magis  iracundiam  alit  quam  luxuria  4. 
Cet  amour  de  petites  choses ,  d'un  verre  ,  d'un  chien, 
d'un  oyseau ,  est  une  espèce  de  folie  qui  nous  travaille 
et  nous  jette  souvent  en  cholere.  Curiosité  trop  grande  : 
Qui  nimis  inquirit,  seipsum  inquiétât"' .  C'est  aller  quester, 
et  de  gayeté  de  cœur  se  jetter  en  la  cholere,  sans  at- 
tendre qu'elle  vienne.  Saepè  ad  nos  ira  venit,  saepius 
nos  adillam  6.  Légèreté'  à  croire  le  premier  venu.  Mais 
la  principale  et  formelle ,  c'est  l'opinion  d'estre  mes- 
prisé,  et  autrement  traicté  que  ne  devons;  ou  de  faict 
ou  de  parole  et  contenance:  c'est  d'où  les  choleres  se 
prétendent  justifier. 

Ses  signes  et  symptômes  sont  très  manifestes,  et 
plus  que  de  toute  autre  passion,  et  si  estranges  qu'ils 
altèrent  et  changent  Testât  entier  de  la  personne,  le 
transforment  et  défigurent  :  ut  sit  difficile  utrum  magis 
detestabile  yitium ,  aut  déforme  7.  Les  uns  sont  externes, 

4  «  Rien  ne  porte  plus  à  la  colère  que  la  mollesse  ».  id. 
L.  11 ,  c.  26. 

5  «  Celui  qui  se  livre  à  trop  de  recherches ,  se  tourmente 
lui-même  ».    Sen.  de  ira,  L.  I ,  c.  1. 

6  «  Souvent  la  colère  vient  audevant  de  nous  ,  mais  nous 
allons  souvent  aussi  au  devant  d'elle  ».  Id.  ibid.  L.  m  ,  c.  12. 

7  «  De  manière  qu'il  est  difficile  de  dire  si  ce  vice  est  plus 
détestable  que  difforme  ».   J/ûlj  T,A 


i78  DE   LA  SAGESSE, 

la  face  rouge  et  difforme,  les  yeux  enflambe's,  le  re- 
gard furieux,  l'oreille  sourde,  la  bouche  escumante, 
le  cœur  halettant,  le  pouls  fort  esraeu,  les  veines  en- 
flées, la  langue  bégayante,  les  dents  serrées,  la  voix 
forte  et  enrouée ,  le  parler  précipite' ,  bref  elle  met 
tout  le  corps  en  feu  et  en  fièvre.  Aucuns  s'en  sont 
rompu  les  veines  ;  l'urine  leur  a  esté  supprimée  ;  la 
mort 8  s'en  est  ensuivie.  Quel  doit  estre  l'estat  de 
l'esprit  au  dedans,  puisqu'il  cause  un  tel  desordre  au 
dehors  !  La  cholere  du  premier  coup  en  chasse  et 
bannist  loing  la  raison  et  le  jugement,  affm  que  la 
place  luy  demeure  toute  entière  :  puis  elle  remplit 
tout  de  feu,  fumée,  ténèbres,  bruict,  semblable  à 
celuy  qui  mist  le  maistre  hors  la  maison,  puis  y  mist 
le  feu,  et  se  brûla  vif  dedans;  et  comme  un  navire 
qui  n'a  ny  gouvernail,  ny  patron,  ny  voiles,  ny  avi- 
ron ,  qui  court  fortune  à  la  mercy  des  vagues ,  vents 
et  tempestes,  au  milieu  de  la  mer  courroucée. 

Les  effects  sont  grands,  souvent  bien  misérables 
et  lamentables.  La  cholere  premièrement  nous  pousse 
à  l'injustice ,  car  elle  se  despite  et  s'esguise  par  op- 
position juste,  et  par  la  cognoissance  que  l'on  a  de 
s'estre  courroucé  mal  à  propos.  Celuy  qui  est  esbranlé 
et  courroucé  soubs  une  faulse  cause,  si  l'on  luy  pré- 
sente quelque  bonne  deffense  ou  excuse,  il  se  despite 
contre  la  vérité  et  l'innocence.  Pertlnaciores  nos  Jack 


8  Un  empereur  romain  ç$t  mort  d'un  accès  de  colère. 


LïVPvE   I,   CHAPITRE  XXVI.  179 

iniquitas  irae,  quasi  argument  uni  sit  juste  irascendi ,  gra- 
viter irasci9.  L'exemple  de  Piso  sur  ce  propos  est  bien 
notable,  lequel,  excellent  d'ailleurs  en  vertu  (cette 
histoire  est  assez  cognue),  meu  de  cholere,  en  fist 
mourir  trois  injustement,  et  par  une  trop  subtile  ac- 
cusation les  rendist  coulpables  pour  en  avoir  trouvé 
.un  innocent  contre  sa  première  sentence.  Elle  s'es- 
guise  aussi  par  le  silence  et  la  froideur,  par  où  Ton 
pense  estre  desdaigné,  et  soy  et  sa  cholere  :  ce  qui 
est  propre  aux  femmes,  lesquelles  souvent  se  cour- 
roucent, affin  que  Ton  se  contre-courrouce ,  et  re- 
doublent leur  cholere  jusqu'à  la  rage ,  quand  elles 
voyent  que  l'on  ne  daigne  nourrir  leur  courroux  :  m.    % 

ainsi  se  monstre  bien  la  cholere  estre  beste  sauvage  ,     .  ♦    ,. 

puisque  ny  par  défense  ou  excuse,  ny  par  non  dé- 
fense et  silence ,  elle  ne  se  laisse  gaigner  ny  addoucir. 
Son  injustice  est  aussi  en  ce  qu'elle  veust  estre  juge 
et  partie,  qu'elle  veust  que  tous  soient  de  son  party, 
et  s'en  prend  à  tous  ceux  qui  ne  luy  adhèrent.  Se- 
condement, pource  qu'elle  est  inconsidérée  et  estour- 
die,  elle  nous  jette  et  précipite  en  de  grands  maux, 
et  souvent  en  ceux  mesmes  que  nous  fuyons  ou  pro- 
curons à  autruy,  dat  pœnas  dum  exigit10,  ou  autres 

9  «  Une  colère  injuste  nous  rend  plus  opiniâtres ,  comme 
si  une  grande  colère  était  la  preuve  d'une  juste  colère  ».  Seist. 
de  ira.  L.  ni ,  c.  2g. 

10  «c  II  est  puni  quand  il  veut  punir  ». 


i8o  DE  LA  SAGESSE, 

pires.  Cette  passion  ressemble  proprement  aux  grandes 
ruines ,  qui  se  rompent  sur  ce  sur  quoy  elles  tombent  : 
elle  désire  si  violemment  le  mal  d'autruy,  qu'elle  ne 
prend  pas  garde  à  esviter  le  sien  :  elle  nous  entrave 
et  nous  enlace ,  nous  faict  dire  et  faire  choses  indi- 
gnes, honteuses  et  messeantes.  Finalement  elle  nous 
emporte  si  outrement  qu'elle  nous  faict  faire  des  choses 
scandaleuses  et  irréparables ,  meurtres ,  empoisonne- 
mens ,  trahisons  ,  dont  après  s'ensuivent  de  grands 
repentirs  :  tesmoin  Alexandre-le-Grand ,  après  avoir 
tué  Clytus,  dont  disoit  Pythagoras,  que  la  fin  de  la 
cholere  estoit  le  commencement  du  repentir. 
ff  a»  j^.  ,  Cette  passion  se  paist  en  soy,  se  flatte  et  se  cha- 
..  . ,  l.  touille ,  voulant  persuader  qu'elle  a  raison ,  qu'elle  est 
juste ,  s  excusant  sur  la  malice  et  indiscrétion  d  au- 
truy  :  mais  l'injustice  d'autruy  ne  la  sçauroit  rendre 
juste,  ny  le  dommage  que  nous  recevons  d'autruy 
nous  la  rendre  utile  :  elle  est  trop  estourdie  pour  rien 
faire  de  bien  ;  elle  veust  guarir  le  mal  par  le  mal  : 
donner  à  la  cholere  la  correction  de  l'offense ,  seroit 
corriger  le  vice  par  soy-mesme.  La  raison  qui  doit 
commander  en  nous  ne  veust  point  de  ces  officiers  là , 
qui  font  de  leur  teste  sans  attendre  son  ordonnance  ; 
elle  veust  tout  faire  par  compas  comme  la  nature ,  et 
pour  ce  la  violence  ne  luy  est  pas  propre.  Mais  quoy  ! 
direz- vjous,  la  vertu  verra-t-elle  l'insolence  du  vice 
sans  se  despiter  ?  aura-t-elle  si  peu  de  liberté ,  qu'elle 
ne  s'ose  courroucer  contre  les  meschans  ?  La  vertu 


LIVRE  I,  CHAPITRE   XXVII.  i8i 

ne  veust  point  de  liberté'  indécente  ;  il  ne  faut  pas 
qu'elle  tourne  son  courage  contre  soy,  ny  que  le  mal 
d'autruy  la  puisse  troubler  :  le  sage  doibt  aussi  bien 
supporter  les  vices  des  meschans  sans  cholere,  que 
leur  prospérité  sans  envie.  Il  faut  qu'il  endure  les  in- 
discrétions des  téméraires  avec  la  mesme  patience  que 
le  médecin  faict  les  injures  du  phrenetique.  Il  n'y  a 
pas  plus  grande  sagesse,  ny  plus  utile  au  monde,  que 
d'endurer  la  folie  d'autruy;  car  autrement  il  nous  ar- 
rive que  pour  ne  la  vouloir  pas  endurer  nous  la  fai- 
sons nostre.  Cecy  qui  a  esté  dict  si  au  long  de  la  cho- 
lere, convient  aussi  aux  passions  suivantes,  hayne, 
envie,  vengeance,  qui  sont  choleres  formées. 

Advis  et  remèdes  particuliers  contre  ce  mal  sont 
liv.  III,  chapitre  XXXI. 

CHAPITRE   XXVII* 

Hayne. 

Sommaiive.  —  La  haine  est  une  passion  qui  nous  met  en  la 
puissance  de  ceux  que  nous  haïssons ,  puisque  leur  vue  nous 
tourmente ,  nous  agite  sans  cesse.» —  Elle  fait  bien  plus  de 
mal  à  celui  qui  réprouve ,  qu'à  celui  qui  en  est  l'objet. 


IIAYNE  est  une  estrange  passion  qui  nous  trouble 
estrangement  et  sans  raison  :  et  qu'y  a-t-il  au  monde 

*  C'est  le  vingt-huitième  de  la  première  édition. 


182  DE   LA  SAGESSE, 

qui  nous  tourmente  plus  que  cela  ?  Par  cette  passion 
nous  mettons  en  la  puissance  de  ce  que  nous  hays- 
sons,  de  nous  affliger  et  vexer;  la  veue  nous  en  es- 
meut  les  sens,  la  souvenance  nous  en  agite  l'esprit,' 
et  veillant  et  donnant.  Nous  nous  le  représentons 
avec  un  despit  et  grincement  de  dents,  qui  nous  met 
hors  de  nous,  et  nous  deschire  le  cueur,  et  par  ce 
moyen  recevons  en  nous-mesmes  la  peine' du  mal  que 
nous  voulons  à  autruy  :  celuy  qui  hayt  est  patient  ;  le 
hay  est  agent,  au  rebours  du  son  des  mots  :  le  hay- 
neur  '  est  en  tourment,  le  hay  est  à  son  aise.  Mais  que 
hayssons-nous  ?  les  hommes,  les  affaires  ?  Certes, 
nous  ne  hayssons  rien  de  ce  que  nous  debvons;  car 
s'il  y  a  quelque  chose  à  hayr  en  ce  monde ,  c'est  la 
hayne  mesme ,  et  semblables  passions  contraires  à  ce 
qui  doit  commander  en  nous  :  il  n'y  a  au  monde  que 
cela  de  mal  pour  nous. 

Advis   particuliers   contre   ce   mal   sont  liv.  III, 
chap.  XXXII. 


1  Le  haïsseur. 

CHAPITRE  XXVIII*. 

Envie. 
Sommmre.  —  L'envie  est  la  sœur  de  la  haine.  —  L'envieux 

*  C'est  le  vingt-neuvième  de  la  première  édition. 


LIVRE    I,  CHAPITRE   XXIX.  i83 

désire  le  bonheur  des  autres,  et  laisse  échapper  le  bonheur 
qu'il  pourrait  trouver  tout  près  de  lui. 


JiiNVIE  est  sœur  germaine  de  la  hayne,  misérable 
passion  et  beste  farouche  qui  passe  en  tourment  toutes 
les  géhennes  :  c'est  un  regret  du  bien  que  les  autres 
possèdent ,  qui  nous  ronge  fort  le  cueur  ;  elle  tourne 
le  bien  d'autruy  en  nostre  mal.  Comment  nous  doit- 
elle  tourmenter,  puisque  et  le  bien  et  le  mal  y  con- 
tribuent ?  Pendant  que  les  envieux  regardent  de  tra- 
vers les  biens  d'autruy,  ils  laissent  gaster  le  leur,  et 
en  perdent  le  plaisir. 

Advis  et  remèdes  particuliers  contre  ce  mal  sont 
liv.  III,  chap.  XXXIII. 

CHAPITRE  XXIX*. 

Jalousie. 

Sommaire.  —  La  jalousie  est  l'indice  d'une  ame  faible  et 
inepte.  Elle  corrompt  toutes  les  douceurs  de  la  vie.  Presque 
toujours  les  remèdes  qu'on  veut  y  apporter  aggravent  le  mal. 


«JALOUSIE  est  passion  presque  toute  semblable,  et 
de  nature  et  d'effect,  à  l'envie,  sinon  qu'il  semble 

*  C'est  le  trentième  de  la  première  édition. 


î84  DE   LA   SAGESSE, 

que  par  l'envie  nous  ne  considérons  le  bien  qu'en  ce 
qu'il  est  arrivé  à  un  autre ,  et  que  nous  le  désirons 
pour  nous  ;  et  la  jalousie  est  de  nostre  bien  propre, 
auquel  nous  craignons  qu'un  autre  participe. 

Jalousie  est  maladie  d'ame  foible ,  sotte  et  inepte , 
maladie  terrible  et  tyrannique  :  elle  s'insinue  soubs 
tiltre  d'amitié;  *mais  après  estre  en  possession,  sur 
les  mesmes  fondemens  de  bienveillance,  elle  bastit 
une  bayne  capitale  -,  la  vertu,  la  santé,  le  mérite,  la 
réputation  sont  les  bouttefeus  de  cette  rage. 

C'est  aussi  un  fiel  qui  corrompt  tout  le  miel  de 
nostre  vie  :  elle  se  mesle  ordinairement  es  plus  doulces 
et  plaisantes  actions ,  lesquelles  elle  rend  si  aigres  et 
si  ameres  que  rien  plus  :  elle  change  l'amour  en  hayne, 
le  respect  en  desdain,  l'asseurance  en  défiance.  Elle 
engendre  une  curiosité  pernicieuse  de  se  vouloir  es- 
claircir  de  son  mal ,  auquel  il  n'y  a  point  de  remède 
qui  ne  l'empire  et  ne  l'engrege*1:  car  ce  n'est  que  le 
publier,  arracher  de  l'ombre  et  du  doubte  pour  le 
mettre  en  lumière,  et  le  trompetter  par-tout,  et  es- 
tendre  son  malheur  jusques  à  ses  enfans. 

Advis  et  remèdes  particuliers  contre  ce  mal  sont 
liv.  III ,  chapitre  XXXV. 

*'  L'aggrave. 


LIVRE   I,  CHAPITRE  XXX.  i85 

tUll»\\lVV\lVV»l,\\\LVV\li\\l\V\l\V\A«\\lVUA'»VlHV\.»VA\vVV\liVtjVVV\l\IW  IUUA/VWWVI 

CHAPITRE  XXX*. 

Vengeance. 

■Sommaire.  —  La  vengeance  est  la  passion  des  âmes  viles  et 
lâches  ;  elle  emploie  le  plus  souvent  l'artifice  et  les  tra- 
hisons. Pour  se  satisfaire ,  elle  n'a  que  des  moyens  dange- 
reux pour  elle-même  et  impuissans.  Tuer  n'est  pas  se  venger. 

Exemples  :  Alexandre ,    César ,  Epaminondas  ,  Scipion. 


l^E  désir  de  vengeance  est  premierementpassionlasche 
et  efféminée  d'ame  foible  et  basse,  pressée  et  foulée, 
tesmoin  que  les  plus,  foibles  âmes  sont  les  plus  vin- 
dicatives et  malicieuses ,  comme  des  femmes  et  enfans  ; 
les  fortes  et  généreuses  n'en  sentent  gueres,  la  mes-  ' '■•;..*»/• 
prisent  et  desdaignent ,  ou  pource  que  l'injure  ne  les 
touche  pas,  ou  pource  que  l'injuriant  n'est  digne 
qu'on  s'en  remue  :  l'on  se  sent  beaucoup  au-dessus 
de  tout  cela ,  Indignus  Caesaris  ira l .  Les  gresles ,  ton- 
nerres et  tempestes,  et  tout  le  bruit  qui  se  faict  en 
l'air  ne  trouble  ny  ne  touebe  les  corps  supérieurs  et 
célestes ,  mais  seulement  les  inférieurs  et  caduques  : 
ainsi  les  indiscrétions  et  pétulances  des  fols  ne  heur- 
tent point  les  grandes  et  hautes  âmes.  Tous  les  grands, 

*  C'est  le  trente-unième  de  la  première  édition. 
1  «t  Indigne  de  la  colère  de  César  ». 


î86  DE   LA   SAGESSE, 

Alexandre  ,  César ,  Epaminonclas ,  Scipion ,  ont  esté 
si  esloignés  de  vengeance,  qu'au  contraire  ils  ont  bien- 
faict  à  leurs  ennemis. 

Secondement,  elle  est  cuisante  et  mordante,  comme 
un  ver  qui  ronge  le  cueur  de  ceux  qui  en  sont  infectés , 
les  agite  de  jour,  les  resveille  de  nuict. 

Elle  est  aussi  pleine  d'injustice ,  car  elle  tourmente 
l'innocent,  et  adjouste  affliction.  C'est  à  faire  à  celuy 
qui  a  faict  l'offense ,  de  sentir  le  mal  et  la  peine  que 
donne  au  cueur  le  désir  de  vengeance  ;  et  l'offensé  s'en 
va  charger,  comme  s'il  n'avoit  pas  assez  de  mal  de 
l'injure  ja  receue  ;  tellement  que  souvent  et  ordinai- 
rement, cependant  que  cettuy-cy  se  tourmente  à  cher- 
cher les  moyens  de  la  vengeance,  celuy  qui  a  faict  l'of- 
fense, rit  et  se  donne  du  bon  temps.  Mais  elle  est  bien 
y  /  P^us  mjuste  encore  aux  moyens  de  son  exécution,  la- 
7  t)'^  '  quelle  souvent  se  faict  par  trahisons  et  vilains  arti- 
fices. 

Finalement  l'exécution ,  outre  qu'elle  est  pénible , 
elle  est  très  dangereuse  ;  car  l'expérience  nous  apprend 
que  celuy  qui  cherche  à  se  venger,  il  ne  faict  pas  ce 
qu'il  veust ,  et  son  coup  ne  porte  pas  ;  mais  ordinai- 
rement il  advient  ce  qu'il  ne  veust  pas ,  et  pensant 
crever  un  œil  à  son  ennemy,  il  luy  crevé  tous  les  deux; 
le  voilà  en  crainte  de  la  justice  et  des  amis  de  sa  par- 
tie, en  peine  de  se  cacher  et  fuyr  de  lieu  en  autre. 

Au  reste  tuer  et  achever  son  ennemy  ne  peust  estre 
vengeance,  mais  pure  cruauté  qui  vient  de  couardise 


LIVRE    I,  CHAPITRE  XXX.  187 

et  de  crainte  :  se  venger  c'est  le  battre ,  le  faire  bou- 
quer*2,  et  non  pas  l'achever  :  le  tuant  l'on  ne  lui  faict 
pas  ressentir  son  courroux,  qui  est  la  fin  de  la  ven- 
geance. "Voilà  pourquoy  l'on  n'attaque  pas  une  pierre, 
une  beste,  car  elles  sont  incapables  de  gouster  nostre 
revanche.  En  la  vraye  vengeance  il  faut  que  le  vengeur 
y  soit  pour  en  recevoir  du  plaisir,  et  le  vengé  pour 
sentir  et  souffrir  du  desplaisir  et  de  la  repentance.  Es- 
tant tue'  il  ne  s'en  peust  repentir,  voire  il  est  à  l'abry 
de  tout  mal,  ou  au  rebours  le  vengeur  est  souvent  en 
peine  et  en  crainte.  Tuer  donc  est  tesmoignage  de 
couardise  et  de  crainte  que  l'offensé  se  ressentant  du 
desplaisir,  nous  recherche  dépareille  :  l'on  s'en  veust  * 
défaire  du  tout  ;  et  ainsi  c'est  quitter  la  fin  de  la  ven- 
geance et  blesser  sa  réputation  ;  c'est  un  tour  de  pré- 
caution et  non  de  courage  ;  c'est  y  procéder  seure- 
ment,  et  non  honorablement.  Qui  occidit  longe  non 
ulciscituT,  nec  gloriam  assequiiur1 '. 

Advis  et  remèdes  particuliers  contre  ce  mal  sont 
liv.  III,  chap.  XXXIV. 

*2  Le  faire  bisquer,  prendre  la  chèvre  (la  bique)  ;  ce  qui 
prouvé  que  bouqucr  vient  de  bouc ,  comme  bisquer  vient  de 
bique.  Ce  mot  est  donc  mal  expliqué  dans  le  Glossaire  de  la 
langue  romane  ,  par  gronder ,  bouder ,  murmurer ,  embrasser 
I  *  âV&t'forck ;  il  ne* vient  pas  de  bucca ,  bouche,  comme  il  est 
dit  dans  ce  glossaire. 

3  «  Celui  qui  tue  ne  savoure  pas  longuement  la  vengeance  , 
et  n'acquiert  pas  la  gloire  ». 


188  DE  LA    SAGESSE, 

CHAPITRE  XXXI*. 

Cruauté. 

Sommaire.  —  La  cruauté  vient  de  faiblesse  et  de  lâcheté.  Les 
tyrans  sont  cruels  parce  qu'ils  craignent. 

Exemples:  l'empereur  Maurice  et  le  soldat  Phocas. — Caligula. 


C'EST  un  vilain  et  détestable  vice  que  la  cruauté, 
et  contre  nature ,  dont  aussi  est-il  appelle  inhumanité. 
/  u  /rt  ^a  cruaut^  vient  de  foiblesse  et  lascheté,  omnis  ex 
'  ?  infirmitale  feritas  est I,  et  est  fille  de  couardise  ;  la  vail- 
lance s'exerce  seulement  contre  la  résistance ,  et  s'ar- 
reste  voyant  l'ennemy  à  sa  mercy  :  Romand  virtus  par- 
cere  subjectis ,  dehellare  superbos2.  La  lascheté  ne  pou- 
vant estre  de  ce  roolle ,  pour  dire  qu'elle  en  est ,  prend 
pour  sa  part  le  sang  et  le  massacre  :  les  meurtres  des 
victoires  s'exercent  ordinairement  par  le  peuple  et  of- 
ficiers du  bagage.  Les  cruels ,  aspres  et  malicieux,  sont 
lasches  et  poultrons  :  les  tyrans  sont  sanguinaires, 
pource  qu'ils  craignent,  et  ne  peuvent  s'asseurer  qu'en 


*  C'est  le  trente-deuxième  de  la  première  édition. 

1  «  Toute  cruauté  vient  de  faiblesse  ».  «feftee.  h  ImT  ffawSyifyj 

2  «  La  vertu  romaine  consiste  à  épargner  ceux  qui  se  sou- 
mettent ,  à  combattre  les  orgueilleux  qui  veulent  lui  résister  ». 
—  C'est  un  vers  tronqué  de  l'Enéïde. 


LIVRE  I,  CHAPITRE  XXXII.  189 

exterminant  ceux  qui  les  peuvent  offenser ,  dont  ils 
s'attaquent  à  tous  jusques  aux  femmes  ;  car  ils  crai- 
gnent tous.  Cuncia ferit  dum  cuncta  timet^.  Les  chiens 
couards  mordent  et  deschirent  dans  la  maison  les 
peaux  des  bestes  sauvages  qu'ils  n'ont  ose'  attaquer 
aux  champs.  Qui  rend  les  guerres  civiles  et  populaires 
si  cruelles ,  sinon  que  c'est  la  canaille  et  lie  du  peuple 
qui  les  meine  ?  L'empereur  Maurice ,  adverty  qu'un 
soldat  Phocas  le  debvoit  tuer,  s'enquit  qui  il  estoit , 
et  de  quel  naturel  ;  et  luy  ayant  este'  dict  par  son  gen- 
dre Philippes  qu'il  estoit  lasche  et  couard ,  il  conclud 
qu'il  estoit  meurtrier  et  cruel.  Elle  vient  aussi  de  ma- 
lignité' interne  d'ame,  qui  se  paist  et  délecte  au  mal 
d'autruy;  monstres,  comme  Caligula. 

3  «  Il  frappe  tout  parce  qu'il  craint  tout  ».  Uiimi.  JL  lu^f*9lê.,I",/tt. 

CHAPITPiE  XXXII*, 

Tristesse. 

Sommaire.  —  La  tristesse  est  une  langueur  d'esprit  et  un 
découragement  ;  elle  n'est  pas  naturelle.  —  Les  deuils  pu- 
blics et  particuliers  ne  sont  que  des  impostures.  —  La  tris- 
tesse est  impie  et  pernicieuse  :  au  dehors ,  elle  est  messeante 
et  efféminée;  au  dedans  elle  flétrit  l'ame.  Elle  a  divers  de- 

*  C'est  le  trente- troisième  de  la  première  édition, 


i9o  DE  LA  SAGESSE, 

grés  ;  elle  saisit  et  tue ,  ou  s'exprime  par  des  plaintes  et  des 


larmes. 


Exemples  :  Niobé.  —  Les  Thraces.  —  Les  lois  romaines,  — 
Niobé  encore.  —  Le  peintre  du  sacrifice  d'Iphigénie. 


IrISTESSE  est  une  langueur  d'esprit  et  un  descou- 
ragement  engendre'  par  l'opinion  que  nous  sommes 
afflige's  de  grands  maux  :  c'est  une  dangereuse  enne- 
mie de  nostre  repos  qui  flestrit  incontinent  nostre 
ame  si  nous  n'y  prenons  garde ,  et  nous  oste  l'usage 
du  discours ,  et  le  moyen  de  pourvoir  à  nos  affaires , 
et  avec  le  temps  enrouille  et  moisist  l'ame ,  abatardist 
tout  l'homme ,  endort  et  assoupist  sa  vertu ,  lorsqu'il 
se  faudroit  esveiller  pour  s'opposer  au  mal  qui  le 
..mejne^  et  J&  presse.  Mais  il  faudroit  descouvrir  la  lai- 
deur et  folie,  et  les  pernicieux  effects ,  voire  l'injustice 
qui  est  en  cette  passion  couarde ,  basse  et  lasche , 
affm  d'apprendre  à  la  bayr  et  fuir  de  toute  sa  puis- 
sance, comme  très  indigne  des  sages,  selon  la  doc- 
trine des  Stoïciens.  Ce  qui  n'est  pas  du  tout  tant  aisé 
à  faire ,  car  elle  s'excuse  et  se  couvre  de  belles  cou- 
leurs, de  nature,  pieté1,  bonté",  voire  la  pluspart  du 
monde  tascbe  à  l'honorer  et  favoriser  :  ils  en  habil- 
lent la  sagesse,  la  vertu,  la  conscience. 

1  On  a  remarqué  que  les  jeunes  gens  dévots  sont  tous  tristes , 
moroses  et  ennuyeux,  tandis  que  ceux  qui  ont  une  longue 
habitude  de  la  piété,  sont  souvent  gais  et  aimables. 


LIVRE   I,   CHAPITRE   XXXII.         191 
Or  premièrement,  tant  s'en  faut  quelle  soit  natu- 
relle, comme  elle  veust  faire  croire,  qu'elle  est  partie 
formelle  et  ennemie  de  la  nature,  ce  qui  est  aisé  à 
monstrer.  Quant  aux  tristesses  cérémonieuses  et  deuils  §. .      »  ~* 
publics  tant  affecte's  et  practique's  par  les  anciens ,  et    ' 
encores  à  présent  presque  par-tout  (ceci  ne  touche 
point  l'honnêteté  et  modération  des  obsèques  et  fu- 
nérailles ,  ni  ce  qui  est  de  la  pieté  et  religion) ,  quelle 
plus  grande  imposture  et  plus  vilaine  happelourde  *3 
pourroit-on  trouver  par-tout  ailleurs  ?  Combien  de 
feinctes  et  mines  contrefaictes  et  artificielles  ,  avec 
coust  et  despense ,  et  en  ceux-là  à  qui  le  faict  touche 
et  qui  jouent  le  jeu ,  et  aux  autres  qui  s'en  approchent 
et  font  les  officieux  ?  Mais  encores  pour  accroistre  la 
fourbe*3  on  loue  des  gens  pour  venir  pleurer  et  jetter 
des  cris  et  des  plainctes  qui  sont ,  au  sceù  de  tous , 
toutes  feinctes  et  extorquées  avec  argent;  et  larmes 
qui  ne  sont  jettées  que  pour  estre  veues,  et  tarissent 
sitost  qu'elles  ne  sont  plus  regardées;  où  est-ce  que 
nature  apprend  cela  ?  Mais  qu'est-ce  que  nature  ab- 
horre et  condamne  plus  ?  c'est  l'opinion  (mère  nour- 
rice ,  comme  dict  est ,  de  la  plupart  des  passions)  ty~ 
rannique ,  faulse  et  populaire ,  qui  enseigne  qu'il  faut 
pleurer  en  tel  cas.  Et  si  l'on  ne  peust  trouver  des 
larmes  et  tristes  mines  chez  soy ,  il  en  faut  acheter  à 

*2  Chose  qui  n'attrape  et  ne  trompe  que  les  lourdauds, 
*3  La  fourberie. 


iga  DE  LA  SAGESSE, 

beaux  deniers  comptans  chez  autruy  ;  tellement  que 
pour  bien  satisfaire  à  cette  opinion ,  faut  entrer  en 
grande  despense ,  de  laquelle  nature ,  si  nous  la  vou- 
I»  I  lions   croire,  nous  deschargeroit  volontiers.  Est-ce 

pas  volontairement  et  tout  publiquement  trahir  la 
raison,  forcer  et  corrompre  la  nature,  prostituer  sa 
virilité',  et  se  mocquer  du  monde  et  de  soy-mesmç,, 
pour  s'asservir  au  vulgaire ,  qui  ne  produict  qu'erreur, 
et  n'estime  rien  qui  ne  soit  farde'  et  desguise'  ?  Les 
autres  tristesses  particulières  ne  sont  non  plus  de  la 
nature ,  comme  il  semble  à  plusieurs  ;  car  si  elles  pro- 
cedoient  de  la  nature,  elles  seroient  communes  à  tous 
hommes,  et  les  toucheroient  à  peu  près  tous  égale- 
ment :  or  nous  voyons  que  les  mesmes  choses  qui  at- 
tristent les  uns  resjouissent  les  autres,  qu'une  pro- 
vince et  une  personne  rient  de  ce  dont  l'autre  pleure  ; 
que  ceux  qui  sont  près  des  autres  qui  se  lamentent, 
•  les  exhortent  à  se  resouldre  et  quitter  leurs  larmes. 
Escoutez  la  pluspart  de  ceux  qui  se  tourmentent, 
quand  vous  avez  parlé  à  eux ,  ou  qu'eux-mesmes  ont 
prins  le  loisir  de  discourir  sur  leurs  passions,  ils  con- 
fessent que  c'est  folie  que  de  s'attrister  ainsi,  et  loue- 
ront ceux  qui ,  en  leurs  adversités ,  auront  faict  teste 
à  la  fortune ,  et  opposé  un  courage  masle  et  généreux 
à  leurs  afflictions.  Et  il  est  certain  que  les  hommes 
n'accommodent  pas  leur  deuil  à  leur  douleur ,  mais  à 
l'opinion  de  ceux  avec  lesquels  ils  vivent;  et  si  l'on 
y  regarde  bien,  Ton  remarquera  que  c'est  l'opinion 


LIVRE    I,    CHAPITRE    XXXIL         îo3 

qui,  pour  nous  ennuyer,  nous  représente  les  choses 
qui  nous  tourmentent,  ou  plustost  qu'elles  ne  doib- 
vent,  par  anticipation,  crainte  et  appréhension  de 
l'advenir;  ou  plus  qu'elles  ne  doibvent. 

Mais  elle  est  bien  contre  nature,  puisqu'elle  en- 
laidist  et  efface  tout  ce  que  nature  a  mis  en  nous  de 
beau  et  d'aymable,  qui  se  fond  à  la  force  de  cette 
passion ,  comme  la  beauté'  d'une  perle  se  clissoult 
dedans  le  vinaigre  :  c'est  pitié  lors  de  nous  voyr  ; 
nous  nous  en  allons  la  teste  baissée,  les  yeux  fichés 
en  terre ,  la  bouche  sans  parole ,  les  membres  sans 
mouvemens,  les  yeux  ne  nous  servent  que  pour 
pleurer  ;  et  diriez  que  nous  ne  sommes  rien  que  des 
statues  suantes,  et  comme  Niobé,  que  les  poètes 
disent  avoir  esté  convertie  en  pierre  par  force  de 
pleurer. 

Or  elle  n'est  pas  seulement  contraire  et  ennemie 
de  nature ,  mais  elle  s'attaque  encores  à  Dieu  ;  car 
qu'est-elle  autre  chose  qu'une  plaincte  téméraire  et. 
outrageuse  contre  le  Seigneur  dé  l'univers,  et  la  loy 
commune  du  monde,  qui  porte  que  toutes  choses 
qui  sont  soubs  le  ciel  de  la  lune  sont  muables  et  pé- 
rissables ?  Si  nous  sçavons  cette  loy,  pourquoy  nous 
tourmentons-nous  ?  si  nous  ne  la  sçavons ,  de  quoy 
nous  plaignons-nous ,  sinon  de  nostre  ignorance  de 
ne  sçavoir  ce  que  nature  a  escrit  par  tous  les  coings 
du  monde  ?  Nous  sommes  icy,  non  pour  donner  la 
loy ,  mais  pour  la  recevoir ,  et  suyvre  ce  que  nous  y 
i.  i3 


i94  DE   LA   SAGESSE, 

trouvons  estably  ;  et  nous  tourmentant  au  contraire, 
ne  sert  que  nous  donner  double  peine. 

Après  tout  cela  elle  est  très  pernicieuse  et  domma- 
geable à  l'homme ,  et  d'autant  plus  dangereuse ,  qu'elle 
nuit  soubs  couleur  de  profiter  ;  soubs  un  faux  sem- 
blant de  nous  secourir,  elle  nous  offense;  de  nous 
tirer  le  fer  de  la  playe ,  l'enfonce  jusqucs  au  cueur  ; 
et  ses  coups  sont  d'autant  plus  difficiles  à  parer ,  et 
ses  entreprises  à  rompre ,  que  c'est  un  ennemy  do- 
mestique ,  nourry  et  eslevé  cliez  nous ,  que  nous  avons 
mesme  engendré  pour  nostre  peine. 

Au  dehors  par  sa  deformité  et  contenance  nou- 
velle, toute  altérée  et  contrefaicte ,  elle  deshonore  et 
infâme  l'homme  :  prenez  garde  quand  elle  entre  chez 
nous ,  elle  nous  remplit  de  honte  tellement  que  nous 
n'osons  nous  monstrer  en  public,  voire  mesme  en 
particulier  à  nos  amis  :  depuis  que  nous  sommes  une 
fois  saisis  de  cette  passion,  nous  ne  cherchons  que 
quelque  coing  pour  nous  accroupir  et  musser  de  la 
veue  des  hommes.  Qu'est-ce  à  dire  cela,  sinon  qu'elle 
se  condamne  soy-mesme ,  et  recognoist  combien  elle 
est  indécente  ?  Ne  diriez-vous  pas  que  c'est  quelque 
femme  surprime  en  desbauche,  qui  se  cache  et  craint 
d'estre  recognue  ?  Après  regardez  ses  vestemens  et 
ses  habits  de  deuil,  estranges  et  efféminés,  qui  mons- 
trent  que  la  tristesse  oste  tout  ce  qu'il  y  a  de  masle 
et  généreux,  et  nous  donne  toutes  les  contenances  et 
infirmités  des  femmes.  Aussi  les  Thraces  habilloient 


LIVRE   I,   CHAPITRE  XXXII.  i95 

en  femmes  les  hommes  qui  estoient  en  deuil  :  et  clict 
quelqu'un  que  la  tristesse  rend  les  hommes  eunuques. 
Les  loix  romaines  premières  plus  masles  et  généreuses  Y.  \mn.J$t: 
defendoient  ces  efféminées  lamentations,  trouvant  hoi\ 
rible  de  se  desnaturer  de  cette  façon ,  et  faire  chose  con- 
traire à  la  virilité' ,  permettant  seulement  ces  premières 
larmes  qui  sortent  de  la  première  poincte ,  d'une  fres- 
che  et  récente  douleur,  qui  peuvent  tomber  mesme 
des  yeux  des  philosophes  qui  gardent  avec  l'huma- 
nité la  dignité,  qui  peuvent  tomber  des  yeux  sans  que 
la  vertu  tombe  du  cœur. 

Or,  non-seulement  elle  fane  le  visage,  change  et 
desguise  deshonnestement  l'homme  au  dehors  ;  mais 
pénétrant  jusques  à  la  mouelle  des  os,  tristitîa  exsiccat 
ossa1*,  fletrist  aussi  l'ame,  trouble  son  repos,  rend 
l'homme  inepte  aux  choses  bonnes  et  dignes  d'hon- 
neur, luy  ostant  le  goust,  l'envie,  et  la  disposition 
à  faire  chose  qui  vaille ,  et  pour  soy  et  pour  autruy, 
et  non-seulement  à  faire  le  bien,  mais  encores  à  le  re- 
cevoir. Car  mesme  les  bonnes  fortunes  qui  luy  arri- 
vent luy  desplaisent,  tout  s'aigrist  en  son  esprit  comme 
les  viandes  en  l'estomach  desbauché  ;  bref  elle  enfieîle 
nostre  vie  et  empoisonne  toutes  nos  actions. 

Elle  a  ses  degrés.  La  grande  et  extrême,  ou  bien 
qui  n'est  pas  du  tout  telle  de  soy,  mais  qui  est  ar- 
rivée subitement  par  surprinse  et  chaulde  allarme  , 


4  «  La  tristesse  dessèche  les  os»,  3???*.  RVili  Z2-» 


fi*., 


i96  DE    LA    SAGESSE, 

saisit,  transit,  rend  perclus  de  mouvement  et  senti- 
ment comme  une  pierre  ,  à  l'instar  de  cette  misérable 
*  mère  Niobe'  : 

Diriguit  visu  in  medio  ,  calor  ossa  reliquit , 
Labitur,  et  longo  vix  tandem  tempore  fatur5. 

Dont  le  peintre  représentant  diversement  et  par 
degre's  le  deuil  des  parens  et  amis  d'Iphigenia  en  son 
sacrifice,  quand  ce  vint  au  père,  il  le  peignist  le  vi- 
sage couvert,  comme  ne  pouvant  l'art  suffisamment 
exprimer  ce  dernier  degré  de  deuil.  Voire  quelques 
fois  tue  tout  à  faict.  La  médiocre ,  ou  bien  la  plus 
grande,  mais  qui  par  quelque  laps  de  temps  s'est  re- 
laschée,  s'exprime  par  larmes,  sanglots,  souspirs, 
plainctes. 

Curae  levés  ioquuntur,  ingentes  stupent6. 

Advis  et  remèdes  particuliers  contre  ce  mal  sont 
liv.  III,  chap.  XXIX. 

5  «  Tous  les  traits  de  son  visage  s'altèrent,  la  chaleur 
abandonne  ses  os  ;  elle  tombe ,  et  elle  parle  avec  peine  enfin 
après  un  long  intervalle  ».  Virg.  Enéide. 

6  «  Les  douleurs  légères  s'exhalent  en  paroles,  les  grandes 
gardent  un  silence  stupide  ».  Sen.  Hipp.  acte  II,  se.  3.  Ce 
vers  se  trouve  déjà  cité  dans  un  précédent  chapitre. 


.4SvWX«*iK 


LIVRE   I,   CHAPITRE   XXXIII.        197 


CHAPITRE  XXXIII*. 

Compassion, 

Sommaire.  —  La  compassion  est  louable  ou  blâmable ,  selon 
les  circonstances;  louable  lorsqu'elle  nous  porte  à  secourir 
les  affligés;  blâmable  lorsqu'elle  n'est  que  l'effet  d'une  pitié 
peu  raisonnée.  Celle-ci  peut  se  trouver  même  dans  les 
âmes  les  plus  vicieuses. 


JNous  souspirons  avec  les  affliges,  compatissons  à 
leur  mal,  ou  pource  que  par  un  secret  consente- 
ment nous  participons  au  mal  les  uns  des  autres,  ou 
bien  que  nous  craignons  en  nous-mesmes  ce  qui  ar- 
rive aux  autres. 

**Mais  cecy  se  faict  doublement,  dont  y  a  double 
miséricorde  :  l'une  fort  bonne ,  qui  est  de  volonté' , 
et  par  effect  secourir  les  affligés  sans  se  troubler  ou 
affliger  soy-mesme ,  et  sans  se  ramollir  ou  relascher 
de  la  justice  ou  de  la  dignité'.  C'est  la  vertu  tant  re- 
commandée en  la  religion,  qui  se  trouve  aux  saincts 

*  C'est  le  trente-quatrième  de  la  première  édition. 

**  Variantes.  Or  c'est  passion  d'ame  foible  ;  c'est  une  sotte 
et  féminine  pitié,  qui  vient  de  mollesse  et  foïblesse  d'ams 
esmeue  et  troublée  ;  elle  loge  volontiers  aux  femmes,  enfans  , 
aux  âmes  cruelles  et  malicieuses. 


i98  DE   LA  SAGESSE, 

et  aux  sages  :  l'autre  est  une  passion  d'ame  foible  , 
une  sotte  et  féminine  pitié'  qui  vient  de  mollesse, 
trouble  d'esprit,  logée  volontiers  aux  femmes,  en- 
fans  ,  aux  âmes  cruelles  et  malicieuses  (  qui  sont  par 
conséquent  lasehes  et  couardes ,  comme  a  este'  dict  en 
la  cruauté'  ) ,  qui  ont  pitié'  des  meschans  qui  sont  en 
peine,  dont  elle  produict  des  effects  injustes,  ne  re- 
gardant qu'à  la  fortune ,  estât  et  condition  présente , 
et  non  au  fonds  et  mérite  de  la  cause. 

Advis  et  remèdes  particuliers  contre  ce  mal  sont 
liv.  III,  chap.  XXX. 

CHAPITRE  XXXIV*. 

Crainte. 

Sommaire.  —  Définition  de  la  crainte.  C'est  une  passion  qui 
nous  trompe  et  nous  tyrannise  ;  elle  empoisonne  notre  vie. 
Elle  vient  aussi  souvent  par  faute  de  jugement  que  par 
faute  de  cœur.  La  plupart  des  frayeurs  sont  sans  cause, 
chimériques. 

Exemples  :  La  légion  romaine  commandée  par  Sempronius. — 
Carthage. 


La  crainte  est  l'appréhension  du  mal  advenir,  la- 
quelle nous  tient  perpétuellement  en  cervelle ,  et  de- 

*  C'est  le  trente-cinquième  de  la  première  édition. 


LIVRE    I,  CHAPITRE    XXXIV.         199 

rance  les  maux  dont  la  fortune  nous  menace.  Nous 
ne  parlons  ici  de  la  crainte  de  Dieu ,  tant  recom- 
mandée en  l'écriture,  ni  mesme  de  toute  celle  qui 
vient  d'amour,  et  est  un  doux  respect  envers  la  chose 
aymée,  louable  aux  subjects,  et  tous  inférieurs  en- 
vers leurs  supérieurs  ;  mais  de  la  vicieuse  qui  trouble 
et  afflige,  qui  est  l'engeance  de  pesché,  besongne  de  la 
honte ,  toutes  deux  d'une  ventrée ,  sorties  du  maudit 
et  clandestin  mariage  de  l'esprit  humain,  avec  la 
persuasion  diabolique  :  tirnui  eb  cjuod  nudas  essem ,  et 
abscondi  me  I . 

C'est  une  passion  faulse  et  malicieuse,  et  ne  peust 
rien  sur  nous  qu'en  nous  trompant  et  séduisant  :  elle 
se  sert  de  l'advenir  où  nous  ne  voyons  goutte ,  et  nous 
jette  là  dedans  comme  dedans  un  lieu  obscur  :  ainsi 
que  les  larrons  font  la  nuict,  afin  d'entreprendre  sans 
estre  recognus ,  et  donner  quelque  grand  effroy  avec 
peu  de  subject;  et  là  elle  nous  tourmente  avec  des 
masques  de  maux,  comme  l'on  faict  des  fées  aux  pe- 
tits enfans  :  maux  qui  n'ont  qu'une  simple  apparence, 
et  n'ont  rien  en  soy  pour  nous  nuire ,  et  ne  sont  maux 
que  pource  que  nous  les  pensons  tels.  C'est  la  seule 
appréhension  que  nous  en  avons  qui  nous  rend  mal 
ce  qui  ne  l'est  pas,  et  tire  de  nostre  bien  mesme  du 


1   «J'ai  craint  parce  que  j'étais  nu,  et  je  me  suis  caché  ». 
Gen.  ch.  m,  v.  10. 


2oo  DE   LA   SAGESSE, 

mal  pour  nous  en  affliger.  Combien  en  voyons-nous 
tous  les  jours,  qui,  de  crainte  de  devenir  misérables, 
le  sont  devenus  tout  à  faiet ,  et  ont  tourné  leurs  vaines 
peurs  en  misères  certaines  !  combien  qui  ont  perdu 
leurs  amis,  pour  s'en  défier  !  combien  de  malades  de 
peur  de  Festre  !  Tel  a  tellement  appréhende'  que  sa 
femme  lui  faulsoit  la  foy,  qu'il  en  est  seiche  de  lan- 
gueur ;  tel  a  tellement  appréhende'  la  pouvrete',  qu'il 
en  est  tombe'  malade  :  bref  il  y  en  qui  meurent  de  la 
peur  qu'ils  ont  de  mourir  :  et  ainsi  peust-on  dire  de 
tout  ce  que  nous  craignons ,  ou  de  la  pluspart  :  la 
crainte  ne  sert  qu'à  nous  faire  trouver  ce  que  nous 
fuyons.  Certes  la  crainte  est  de  tous  maux  le  plus 
grand  et  le  plus  fascheux  ;  car  les  autres  maux  ne 
sont  maux  que  tant  qu'ils  sont,  et  la  peine  n'en  dure 
([Lie  tant  que  dure  la  cause  :  mais  la  crainte  est  de  ce 
qui  est ,  et  de  ce  qui  n'est  point ,  et  de  ce  qui  par 
adventure  ne  sera  jamais,  voire  quelques  fois  de  ce 
qui  ne  peust  du  tout  estre.  Voilà  donc  une  passion 
ingénieusement  malicieuse   et  tyrannique,    qui  tire 
d'un  mal  imaginaire ,  des  vrayes  et  bien  poignantes 
douleurs ,  et  puis  fort  ambitieuse  de  courir  au  devant 
des  maux  et  les  devancer  par  pensée  et  opinion. 

La  crainte  non-seulement  nous  remplit  de  maux, 
et  souvent  à  faulses  enseignes,  mais  encore  elle  gaste 
tout  le  bien  que  nous  avons ,  et  tout  le  plaisir  de  la 
vie ,  ennemie  de  nostre  repos  :  il  n'y  peust  avoir  plai- 
sir de  jouyr  du  bien  que  l'on  craint  de  perdre;  la  vie 


LIVRE   I,  CHAPITRE  XXXIV.        201 

ne  peust  estre  plaisante  si  l'on  craint  de  mourir.  Le 
bien,  disoit  un  ancien,  ne  peust  apporter  plaisir,  si- 
non celuy  à  la  perte  duquel  l'on  est  préparé. 

C'est  aussi  une  estrange  passion ,  indiscrète  et  in- 
considérée ;  elle  vient  aussi  souvent  de  faute  de  juge- 
ment que  de  faute  de  cueur  :  elle  vient  des  dangers , 
et  souvent  elle  nous  jette  dedans  les  dangers  ;  car  elle 
engendre  une  faim  inconsidérée  d'en  sortir ,  et  ainsi 
nous  estonne,  trouble  et  empesche  de  tenir  l'ordre 
qu'il  faut  pour  en  sortir  ;  elle  apporte  un  trouble 
violent,  par  lequel  l'ame  effrayée  se  retire  en  soy- 
mesme ,  et  se  débat  pour  ne  voyr  le  moyen  d'esviter 
le  danger  qui  se  présente.  Outre  le  grand  descoura- 
gement  qu'elle  apporte,  elle  nous  saisist  d'un  tel  es- 
tonnement,  que  nous  en  perdons  le  jugement,  et  ne 
se  trouve  plus  de  discours  en  nous,  nous  faict  fuyr 
sans  qu'aucun  nous  poursuive ,  voire  souvent  nos 
amis  et  le  secours  :  adéb  pavor  etiam  auxiliaformidat 2 . 
Il  y  en  a  qui  en  sont  devenus  insensés  :  voire  mesme 
>  les  sens  n'ont  plus  leur  usage;  nous  avons  les  yeux 
ouverts  et  n'en  voyons  pas,  on  parle  à  nous  et  nous 
n'escoutons  pas,  nous  voulons  fuyr  et  ne  pouvons 
marcher. 

La  médiocre  nous  donne  des  aisles  aux  talons  ;  la 
plus  grande  nous  cloue  les  pieds  et  les  entrave.  Ainsi 
la  peur  renverse  et  corrompt  l'homme  entier  et  l'es- 

2  «  Tant  la  peur  redoute  même  les  secours  »»#«+U£- £•*£./  £?/  ^« 


202  DE  LA  SAGESSE, 

prit,  pavor sapientiam  omnern  mihiex  animo  expectorât 3 ; 

et  le  corps , 

Obstupui,  steteruntque  comae,  vox  faucibus  baesit4. 

Quelques  fois  tout  à  coup  pour  son  service  elle  se 
jette  au  desespoir,  nous  remet  à  la  vaillance,  comme 
la  légion  romaine  soubs  le  consul  Sempronius  contre 
Annibal.  Audacem  fecerat  ipse  tirnor5.  Il  y  a  bien  des 
peurs  et  frayeurs  sans  aucune  cause  apparente ,  et 
comme  d'une  impulsion  céleste ,  qu'ils  appellent  ter- 
reurs paniques  :  terrores  de  cœlo ,  arescentibus  homi- 
nibus  prae  timoré  6,  telle  qu'advint  une  fois  en  la  ville 
de  Cartilage  :  des  peuples  et  des  arme'es  entières  en 
sont  quelques  fois  frappe'es. 

Advis  et  remèdes  particuliers  contre  ce  mal  sont 
liv.  III,  chap.  XXVIII. 

3  «  La  peur  chasse  de  mon  esprit  toute  sagesse  ». 

4  «  Je  me  tus ,  mes  cheveux  se  dressèrent  sur  ma  tête ,  et 
ma  voix  expira  dans  ma  bouche  ».  Virg.  Enéide. 

5  «  La  crainte  même  l'avait  rendu  audacieux  »./»fc^U'7 %% it  $ 

6  «  Des  terreurs  venues  du  ciel ,  aux  hommes  qui  sèchent 
de  frayeur  ».  Luc.  Evang.  c.  xxi,  vt  26. 


.V»  «ÎT.  •  .'.***  iî**nw 


LIVRE  I,  CHAPITRE    XXXV.  2o3 

SECONDE  CONSIDERATION  DE  L'HOMME, 

Qui  est  par  comparaison  de  lui  avec  tous  les  autres  animaux. 


CHAPITRE  XXXV*. 

Sommaire.  —  La  comparaison  de  l'homme  avec  les  autres 
animaux  est  utile  et  difficile.  Ils  ont  plusieurs  choses  com- 
munes, la  nudité  ,  les  pleurs,  les  défenses,  le  manger, 
le  langage  ,  l'intelligence  mutuelle.  —  Des  différences  de 
l'homme  avec  les  bêtes  ,  et  de  ses  avantages  sur  elles.  — 
Des  avantages  des  bêtes  sur  l'homme ,  généraux  et  parti- 
culiers.— Un  des  avantages  contestables  que  l'homme  pré- 
tend sur  les  bêtes  ,  est  d'abord  le  raisonnement.  C'est  une 
grande  question  ,  de  savoir  si  les  bêtes  raisonnent.  On  op- 
pose à  cette  faculté  de  l'homme ,  l'instinct  naturel  des 
auimaux  ;  de  plus,  que  l'homme  partage  avec  eux  la  faculté 
de  spiritualiser  les  choses  corporelles  et  absentes  ;  que  la 
prééminence  d'entendement  lui  cause  plus  de  mal  que  de 
bien.  —  Un  autre  avantage  que  l'homme  prétend  sur  les 
bêtes  ,  est  l'empire  qu'il  exerce  sur  elles  ,  une  pleine  liberté , 
et  la  vertu  ,  dont  la  plus  propre  et  la  plus  convenable  à  sa 
nature  est  l'humanité.  L'auteur  conclud  que  c'est  à  tort  que 
l'homme  se  glorifie  tant  de  sa  supériorité  sur  les  bêtes , 
puisque  c'est  sou  esprit  même  qui  cause  ses  folies. 

Exemples  :  Les  Lacédénafoniens ,  les  Suisses  ,  les  Allemands , 


*  C'est  le  huitième  de  la  première  édition. 


2oi  DE  LA   SAGESSE, 

les  Basques  ,  les  Bohémiens.  —  Les  éléphans  ,  les  chiens  , 
les  chevaux.  —  Marc- Antoine.  —  Caligula.  —  Démocrite  , 
Anaxagore  ,  Galien ,  Porphyre ,  Plutarque.  —  Le  renard 
et  le  chien.  —  Les  Thraces.  —  Le  mulet  de  Thaïes.  —  Les 
bœufs  des  jardins  royaux  de  Suze.  —  Les  corbeaux  de 
Barbarie  ,  les  rossignols  ,  les  pies ,  les  perroquets  ,  les 
merles  ,  les  chevaux.  —  Le  porc  de  Pyrrhon.  —  Hirca- 
nus  ,  chien  de  Lysimaque  ;  celui  de  Pyrrhus  ,  celui  d'Hé- 
siode. —  Le  lion  d'Androclès.  —  Les  éléphans.  —  Un 
éléphant. 

JMous  avons  considéré  l'homme  tout  entier  et  sim- 
plement en  soy  ;  maintenant  considerons-le  par  com- 
paraison avec  les  autres  animaux,  qui  est  un  très 
beau  moyen  de  le  cognoistre.  Cette  comparaison  est 
de  grand'estendue ,  a  force  pièces,  de  grande  science 
et  importance ,  très  utile ,  si  elle  est  bien  faicte  :  mais 
qui  la  fera  ?  l'homme  ?  il  est  partie  et  suspect,  et  de 
faict  il  n'y  procède  pas  de  bonne  foy.  Cela  se  monstre 
bien  en  ce  qu'il  ne  tient  point  de  mesure  et  de  mé- 
diocrité'. Tantost  il  se  met  beaucoup  an  dessus  de 
tout,  et  s'en  dict  maistre,  desdaigne  le  reste  :  il  leur 
taille  les  morceaux ,  et  leur  distribue  telle  portion  de 
facultés  et  de  forces  que  bon  luy  semble.  Tantost 
comme  par  despit  il  se  met  beaucoup  au  dessoubs, 
il  gronde,  se  plainct,  injurie  nature  comme  cruelle 
marastre,  se  faict  le  rebut  et  le  plus  misérable  du 
monde.  Or  tous  les  deux  sont  également  contre  rai- 
son, vérité  et  modestie.  Mais  comment  voulez-vous 


LIVRE   I,   CHAPITRE   XXXV.  2o5 

qu'il  chemine  droictement  et  également  avec  les  autres 
animaux,  veu  qu'il  ne  le  faict  pas  avec  l'homme  son 
compagnon,  ny  avec  Dieu,  comme  se  monstrera*1? 
Elle*2est  aussi  fort  difficile  à  faire,  car  comment  peust 
l'homme  cognoistre  les  bransles  internes  et  secrets 
des  animaux,  ce  qui  se  remue  au  dedans  d'eux  ?  Or 
estudions  à  la  faire  sans  passion. 

Premièrement  la  police  du  monde  n'est  point  si 
fort  inégale ,  si  difforme  et  desreiglée ,  et  n'y  a  point 
si  grande  disproportion  entre  ses  pièces ,  que  celles 
qui  s'approchent  et  se  touchent,  ne  se  ressemblent 
peu  plus,  peu  moins.  Ainsi  y  a-t-il  un  grand  voisi- 
nage et  cousinage  entre  l'homme  et  les  autres  ani- 
maux. Ils  ont  plusieurs  choses  pareilles  et  communes  ; 
et  ont  aussi  des  différences,  mais  non  pas  si  fort  es- 
longne'es  ni  dispareille'es ,  qu'elles  ne  se  tiennent  : 
l'homme  n'est  du  tout  au  dessus,  ny  du  tout  au  des- 
soubs  :  tout  ce  qui  est  soubs  le  ciel,  dict  la  sagesse 
de  Dieu,  court  mesme  fortune. 

Parlons  premièrement  des  choses  qui  leur  sont  ff%m>h$k, 
communes,  et  à  peu  près  pareilles,  qui  sont  engen- 
drer, nourrir,  agir,  mouvoir,  vivre,  mourir.  Idem 
interitus  hominis  et  jumentorum  :  et  aequo,  utriusque  con- 
ditio 3.  Et  ce  sera  contre  ceux  qui  se  plaignent,  disans 

*?  Comme  on  le  verra  plus  loin. 
*a  Cette  comparaison  de  l'homme  avec  les  animaux. 
3  «La  mort  de  l'homme  et  celle  des  bêtes  de  somme  sont 
pareilles,  et  leur  condition  est  égale  ».  Eccles.  C.  m. 


*  :>•..•*>' 


ao6  DE   LA   SAGESSE, 

que  l'homme  est  le  seul  animal  disgracié  de  la  na- 
ture ,  abandonné ,  nud  sur  la  terre  nue ,  sans  couverts , 
sans  armes,  lié,  garotté,  sans  instruction  de  ce  qui 
luy  est  propre  ;  là  où  tous  les  autres  sont  revestus  de 
coquilles,  gousses,  escosses ,  poils,  laine,  bourre, 
plumes ,  escailles  ;  armés  de  grosses  dents ,  cornes , 
griffes  pour  assaillir  et  deffendre;  instruicts  à  nager, 
courir,  voler,  chanter,  chercher  sa pasture;  etlhomme 
ne  sçait  cheminer,  parler,  manger,  ny  rien  que  pleu- 
rer sans  apprentissage  et  peine.  Toutes  ces  plainctes, 
qui  regardent  la  composition  première  et  condition 
naturelle,  sont  injustes  et  fausses  :  nostre  peau  est 
aussi  suffisamment  pourveuë  contre  les  injures  du 
temps,  que  la  leur,  tesmoins  plusieurs  nations  (comme 
a  esté  dict)  qui  n'ont  encore  sceu  que  c'est  que  ves- 
temens  :  et  nous  tenons  aussi  descouvertes  les  parties 
qu'il  nous  plaist,  voire  les  plus  tendres  et  sensibles, 
îa  face,  la  main,  l'estomach,  les  dames  mesmes  dé- 
licates, la  poictrine.  Les  liaisons  et  emmaillottemens 
ne  sont  point  nécessaires ,  tesmoins  les  Lacedemoniens 
et  maintenant  les  Suisses,  Allemans,  qui  habitent  les 
pays  froids ,  les  Basques  et  les  Vagabonds  qui  se  di- 
sent Egyptiens.  Le  pleurer  est  aussi  commun  aux 
bestes  :  la  pluspart  des  animaux  se  plainct,  gemist 
quelque  temps  après  leur  naissance.  Quant  aux  armes , 
nous  en  avons  de  naturelles,  et  plus  de  mouvemens 
des  membres,  et  en  tirons  plus  de  service  naturelle- 
ment et  sans  leçon.  Si  quelques  bestes  nous   sur- 


LIVRE   I,  CHAPITRE  XXXV.  207 

passent  en  cet  endroict,  nous  en  surpassons  plusieurs 
autres.  L'usage  du  manger  est  aussi  en  eux  et  en  nous 
tout  naturel  et  sans  instruction.  Qui  doubte  qu'un 
enfant  arrive'  à  la  force  de  se  nourrir,  ne  sceut  ques- 
ter  sa  nourrriture  ?  Et  la  terre  en  produict  et  luy  en 
offre  assez  pour  sa  nécessité,  sans  autre  culture  et  ar- 
tifice, tesmoins  tant  de  nations ,  qui,  sans  labourage, 
industrie,  et  soin  aucun,  vivent  plantureusement*4. 
Quant  au  parler,  l'on  peust  bien  dire  que  s'il  n'est 
point  naturel,  il  n'est  point  nécessaire;  mais  il  est 
commun  à  l'homme  avec  tous  animaux.  Qu'est-ce 
autre  chose  que  parler,  cette  faculté'  que  nous  leur l^hi^.if^ 
voyons  de  se  plaindre,  se  resjouïr,  s'entr'appeller  au 
secours,  se  convier  à  l'amour  ?  Et  comme  nous  par- 
lons par  gestes  et  par  mouvement  des  yeux,  de  la 
teste,  des  mains,  des  espaules  (en  quoy  se  font  sça- 
vans  les  muets),  aussi  font  les  bestes,  comme  nous 
voyons  en  celles  qui  n'ont  pas  de  voix,  lesquelles 
toutesfois  s' entrefont  des  offices  mutuels;  et  comme 
à  certaine  mesure  les  bestes  nous  entendent,  aussi 
nous  les  entendons.  Elles  nous  flattent,  nous  mena- 
cent, nous  requièrent,  et  nous  elles.  Nous  parlons  à 
elles,  et  elles  à  nous  ;  et  si  nous  ne  nous  en tr' enten- 
dons parfaictement ,  à  qui  tient-il  ?  à  elles  ou  à  nous  '{ 
c'est  à  deviner.  Elles  nous  peuvent  bien  estimer  bestes 
par  cette  raison ,  comme  nous  elles  ;  mais  encore  nous 

*4  Abondamment. 


ao8  DE   LA   SAGESSE, 

reprochent-elles  que  nous  ne  nous  entr'entendons  pas 
nous-mesmes.  Nous  n'entendons  pas  les  Basques,  les 
Bretons ,  et  elles  s'entr'entendent  bien  toutes ,  non 
seulement  de  mesme  espèce  ;  mais,  qui  plus  est,  de 
diverse  :  en  certain  abbayer  du  chien,  le  cheval  co- 
gnoist  qu'il  y  a  de  la  cholere  ;  et  en  autre  voix  il  co- 
gnoist  qu'il  n'y  en  a  point.  Au  reste  elles  entrent  en 
intelligence  avec  nous.  En  la  guerre ,  aux  combats , 
les  elephans,  les  chiens,  les  chevaux  s'entendent  avec 
nous,  font  leurs  rnouvemens  accordans  à  poursuyvre, 
arrester,  donner,  reculer;  ont  paye,  solde  et  part  au 
butin,  comme  il  s'est  practiqué  en  la  nouvelle  con- 
queste  des  Indes5. Voilà  des  choses  communes  à  tous 
et  à  peu  près  pareilles. 

Venons  aux  différences  et  advantages  des  uns  sur 
les  autres.  L'homme  est  singulier  et  excellent  en  au- 
cunes choses  par  dessus  les  animaux;  et  en  d'autres, 
les  bestes  ont  le  dessus,  affin  que  toutes  choses  soyent 
ainsi  entrelassées  et  enchaînées  en  cette  generalle  po- 
lice du  monde  et  de  nature.  Les  advantages  certains 
de  l'homme  sont  les  grandes  facultés  de  l'ame,  la  sub- 
tilité', vivacité'  et  suffisance  d'esprit  à  inventer ,  juger, 
choisir  :  la  parole  pour  demander  et  offrir  ayde  et 
secours  ;  la  main  pour  exécuter  ce  que  l'esprit  aura 
de  soy  inventé,  et  apprins  d'autruy.  La  forme  aussi 

5  Allusion  aux  chiens  que  les  Espagnols  dressaient  à  la 
chasse  des  malheureux  Américains. 


LIVRE   I,   CHAPITRE   XXXV.  209 

du  corps,  grande  diversité  de  mouvemens  des  mem- 
bres ,  dont  il  tire  plus  de  service  de  son  corps. 

Les  advantages  des  bestes ,  certains  et  hors  de  dis- 
pute ,  sont  ou  généraux  ou  particuliers.  Les  généraux 
sont  santé  et  vigueur  du  corps,  beaucoup  plus  en- 
tière ,  forte  et  constante  en  elles ,  parmi  lesquelles  ne 
se  trouve  point  tant  de  borgnes,  sourds,  boiteux, 
muetz,  maladifs,  défectueux  et  mal  nais,  comme  parmi 
les  hommes.  Le  serein  ne  leur  nuict  point ,  ne  sont 
subjectes  aux  defluxions  *7;  d'où  sont  causées  presque 
toutes  maladies  :  l'homme  couvert  de  toict  et  de  pa- 
villon à  peine  s'en  peust-il  garder.  Modération  d'ap- 
pétits et  d'actions  ;  innocence,  seureté,  repos  et  tran- 
quillité de  vie  ;  une  liberté  pleine  et  entière  sans  honte , 
crainte ,  ny  cérémonie  aux  choses  naturelles  et  licites 
(car  l'homme  est  seul  qui  a  à  se  desrober  et  se  cacher 
en  ses  actions ,  et  duquel  les  deffauts  et  imperfections 
offensent  ses  compagnons) ,  exemption  de  tant  de  vi- 
ces et  desreiglemens,  superstition,  ambition,  avarice, 
envie,  les  songes  mesme  de  nuict  ne  les  travaillent 
point  comme  l'homme ,  ni  tant  de  fantaisies  et  pen- 
semens.  Les  particuliers  sont  l'habitation  et  demeure 
pure,  haute,  saine  et  plaisante  des  oyseaux  en  la  ré- 
gion de  l'air.  La  suffisance  d'aucuns  arts ,  comme  de 
bastir  aux  arondelles  * 8  et  autres  oyseaux,  tistre*9  et 

*7  Fluxions,  rhumes. 
*8  Hirondelles. 
*9  Faire  un  tissu. 


aïo  DE   LA   SAGESSE, 

coudre  aux  araignées,  de  la  médecine  en  plusieurs 
animaux,  musique  aux  rossignols.  Les  effects10  et  pro- 
priétés merveilleuses,  inimitables,  voire  inimagina- 
bles ,  comme  la  propriété  du  poisson  Rémora  à  ar- 
rester  les  plus  grands  vaisseaux  de  mer ,  comme  il  se 
list  de  la  galère  capitanesse  de  Marc- Antoine ,  et  le 
mesme  de  celle  de  Caligula  ;  de  la  torpille  à  endormir 
les  membres  d'autruy  bien  eslongnés  et  sans  le  tou- 
cher ;  du  hérisson  à  pressentir  les  vents  ;  du  caméléon 
et  du  poulpe*11  à  prendre  les  couleurs.  Les  prognos- 
tiques ,  comme  des  oyseaux  en  leurs  passages  de  con- 
trée en  autre,  selon  les  saisons  diverses;  de  toutes 
bestes  mères  à  cognoistre  de  tous  leurs  petits,  qui 
doibt  estre  le  meilleur  :  car  estant  question  de  les 
sauver  du  danger,  ou  rapporter  au  nid,  elles  com- 
mencent tousjours  par  le  meilleur,  qu'elles  sçavent  et 
prognostiquent  tel.  En  toutes  ces  choses  l'homme 
est  de  beaucoup  inférieur ,  et  en  plusieurs  il  n'y  vaut 
du  tout  rien  :  l'on  y  peust  adjouster,  si  l'on  veust, 
la  longueur  de  vie,  qui  en  certains  animaux  passe 
sept  ou  huict  fois  le  plus  long  terme  de  l'homme. 

10  On  donnait  pour  vrais  autrefois  tous  ces  contes  qui  n'ont 
d'autre  fondement  que  des  allégories  et  des  symboles  mytho- 
logiques pris  ensuite  pour  des  réalités.  Nous  en  croyons  en- 
core aujourd'hui  d'aussi  fabuleux ,  et  la  postérité  rira  à  son 
tour  de  notre  crédulité ,  comme  nous  rions  de  celle  des  an- 
ciens peuples. 

*"  Du  polype. 


LIVRE   I,  CHAPITRE   XXXV.  2iï 

Les  advantages ,  que  l'homme  prétend  sur  les  bes- 
tes,  mais  qui  sont  disputables,  et  qui  peust-estre 
sont  au  rebours  pour  les  bestes  contre  les  hommes , 
sont  plusieurs.  Premièrement ,  les  facultés  raison- 
nables, discours,  ratiocination,  discipline,  jugement, 
prudence.  Il  y  a  icy  deux  choses  à  dire  :  l'une  est  de 
la  vérité  du  faict.  C'est  une  question  grande ,  si  les 
bestes  sont  privées  de  toutes  ces  facultés  spirituelles. 
L'opinion  qui  tient  qu'elles  n'en  sont  pas  privées, 
ains  qu'elles  les  ont ,  est  la  plus  authentique  et  plus 
vraye  :  elle  est  tenue  des  plus  graves  philosophes , 
mesmement  de  Democrite,  Anaxagoras,  des  stoïciens 
Galien,  Porphyre,  Plutarque  :  soustenue  par  cette 
raison  ;  la  composition  du  cerveau ,  qui  est  la  partie 
de  laquelle  l'ame  se  sert  pour  ratiociner*12,  est  toute 
pareille  et  mesme  aux  bestes  qu'aux  hommes  :  con- 
firmée par  expérience  ;  les  bestes  des  singuliers  con- 
cluent les  universels  ;  du  regard  d'un  homme  seul  co- 
gnoissent  tous  hommes;  sçavent  conjoindre  et  di- 
viser, et  distinguer  le  bon  du  mauvais ,  pour  leur  vie , 
liberté,  et  de  leurs  petits.  Voire  se  lisent  et  se  voyent, 
si  l'on  y  veust  bien  prendre  garde  ,  plusieurs  traicts 
faicts  par  les  bestes,  qui  surpassent  la  suffisance,  sub- 
tilité et  tout  l'engin*13  du  commun  des  hommes;  j'en 
veux  ici  rapporter  quelques-uns  plus  signalés.  Le  re- 

*12  Raisonner. 

*t3  Toute  la  ruse  :  du  latin  ingenium. 


2i2  DE  LA   SAGESSE, 

nard  voulant  passer  sur  la  glace  d'une  rivière  gelée , 
applique  l'oreille  contre  la  glace,  pour  sentir  s'il  y  a 
du  bruict,  et  si  l'eau  court  au  dessoubs,  pour  sça- 
voir  s'il  faut  advancer  ou  reculer  ;  dont  s'en  servent 
les  Thraciens  voulans  passer  une  rivière  gelée.  Le 
chien,  pour  sçavoir  auquel  des  trois  chemins  se  sera 
mis  son  maistre,  ou  l'animal  qu'il  cherche,  après  avoir 
fleuré  et  s'estre  asseuré  des  deux,  qu'il  n'y  a  passé 
pour  ny  sentir  la  trace ,  sans  plus  marchander  ny 
fleurer ,  il  s'eslance  dedans  le  troisiesme.  Le  mulet  du 
philosophe  Thaïes  portant  du  sel  et  traversant  un 
ruisseau ,  se  plongeoit  dedans  avec  la  charge ,  pour  la 
rendre  plus  légère ,  l'ayant  une  fois  trouvée  telle ,  y 
estant  par  accident  tombé;  mais  estant  après  chargé 
de  laine  ne  s'y  plongeoit  plus.  Plutarque  diet  avoir 
veu  en  un  batteau,  un  chien  jettant  en  un  vaisseau 
des  cailloux,  pour  faire  monter  l'huile  qui  esloit  trop 
basse.  Autant  s'en  dict  des  corbeaux  de  Barbarie, 
pour  faire  monter  l'eau,  quand  elle  est  basse,  et 
qu'ils  veulent  boire.  De  mesme  ,  les  elephans  portans 
des  pierres  et  pièces  de  bois  dedans  la  fosse  où  un 
autre  leur  compagnon  se  trouve  engagé,  pour  luy 
ayder  à  en  sortir.  Les  bœufs  des  jardins  royaux  de 
Suze ,  apprins  à  faire  cent  tours  de  roue  à  l'entour  d'un 
puits  ,  pour  en  tirer  de  l'eau,  et  en  arrouser  les  jar- 
dins ,  n'en  vouloyent  jamais  faire  d'advantage ,  et  ne 
failloyent  aussi  jamais  au  compte.  Toutes  ces  chos  es 
comment  se  peuvent-elles  faire  sans  discours  et  ratio- 


LIVRE  I,  CHAPITRE    XXXV.  2t3 

cination ,  conjonction  et  division  ?  C'est  en  estre  prive', 
que  ne  cognoistre  cela  :  la  dextérité'  de  tirer  et  arra- 
cher les  dards  et  javelots  des  corps  avec  fort  peu  de 
douleur,  qui  est  aux  elephans  :  le  chien  dont  parle 
Plutarque,  qui,  en  un  jeu  publicq  sur  l'eschafaud  , 
contrefaisoit  le  mort,  tirant  à  la  fin,  tremblant,  puis 
se  roidissant,  se  laissant  entraîner,  puis  peu  à  peu 
se  revenant ,  et  levant  la  teste  faisoit  le  ressuscité  ; 
tant  de  singeries  et  de  tours  estranges  que  font  les 
chiens  des  basteleurs,  les  ruses  et  inventions  dequoy 
les  bestes  se  couvrent  des  entreprinses  que  nous  fai- 
sons sur  elles  :1a  mesnagerie*14  et  grande  providence 
des  fourmis  à  estendre  au  dehors  leurs  grains  pour 
les  esventer,  seicher,  affm  qu'ils  ne  moisissent  et 
corrompent,  à  ronger  le  bout  du  grain,  affin  qu'il 
ne  germe  et  se  face  semence  ;  la  police  des  mouches 
à  miel ,  où  y  a  si  grande  diversité  d'offices  et  .de 
charges,  et  une  si  grande  constance» 

Pour  rabattre  tout  cecy,  aucuns  malicieusement 
rapportent  toutes  ces  choses  à  une  inclination  natu- 
relle, servile  et  forcée,  comme  si  les  animaux  agis- 
soyent  par  une  nécessité  naturelle,  à  la  façon  des 
choses  inanimées ,  comme  la  pierre  tombant  en  bas , 
le  feu  qui  monte  en  haut;  mais  outre  que  cela  ne 
peust  estre ,  ny  entrer  en  imagination ,  car  il  faut  enu- 
meration  de  parties,  comparaison,  discours  par  con- 

*«4  L'épargne,  l'économie,  le  soin  du  ménage. 


2j4  de  la  sagesse, 

jonction  et  division  ,  et  conséquences  :  aussi  ne  sçau- 
royent-ils  dire  ce  que  c'est  que  cette  inclination  et 
instinct  naturel  ;  ce  sont  des  mots  qu'ils  usurpent 
mal  à  propos ,  pour  ne  demeurer  sourds  et  muetz. 
Encore  ce  dire  se  retorque  contr'eux  ;  car  il  est  sans 
comparaison  plus  noble,  honorable ,  et  ressemblant  à 
la  Divinité  d'agir  par  nature ,  que  par  art  et  appren- 
tissage; estre  conduict  et  mené  par  la  main  de  Dieu, 
que  par  la  sienne,  et  reiglement  agir  par  naturelle  et 
inévitable  condition ,  que  reiglement  par  liberté  for- 
tuite et  téméraire.  Par  cette  opposition  d'instinct  na- 
turel ils  les  veulent  aussi  priver  d'instruction  et  dis- 
cipline tant  active  que  passive  :  mais  l'expérience  les 
desment;  car  elles  la  reçoyvent,  tesmoins  les  pies, 
perroquets,  merles,  chiens,  chevaux,  comme  a  esté 
dict;  et  la  donnent,  tesmoins  les  rossignols,  et  sur- 
tout les  elephans ,  qui  passent  tous  animaux  en  doci- 
lité et  toute  sorte  de  discipline  et  suffisance. 

Quant  à  cette  faculté  de  l'esprit,  dont  Fhomme  se 
glorifie  tant ,  qui  est  de  spiritualiser  les  choses  cor- 
porelles et  absentes,  les  despouillant  de  tous  accidens 
pour  les  concevoir  à  sa  mode,  nain  intellectum  est  in 
intelligente  admodum  intelligentisl5,\e,s  bestes  en  font  de 


l5  C'est  sans  doute  là  du  jargon  de  la  philosophie  scholas- 
tique.  Je  vais  tâcher  de  rendre  un  peu  plus  claire,  en  la  pa- 
raphrasant, cette  phrase  obscure,  qu'on  peut  appeler  du 
galimathias  :  «  Car  l'image  des  objets  reste  dans  l'esprit  et  s'y 


.A? 


LIVRE    I,  CHAPITRE   XXXV.  2i5 

mesme ,  le  cheval  accoustumé  à  la  guerre  dormant  en 
sa  lictiere  trémousse  et  fremist,  comme  s'il  estoit  en 
la  mesle'e,  conçoit  un  son  de  tambour,  de  trompette, 
une  arme'e  :  Je  lévrier  en  songe  halettant,  allongeant  l^it^ii%iii 
la  queue,  secouant  les  jarrets,  conçoit  un  lièvre  spi- 
rituel :  les  chiens  de  garde  grondent  en  songeant,  et 
puis  jappent  tout  à  faict,  imaginant  un  estranger  ar- 
river. Pour  conclurre  ce  premier  poinct,  il  faut  dire 
que  les  bestes  ratiocinent,  usent  de  discours  et  de 
jugement,  mais  plus  foiblement  et  imparfaitement 
que  l'homme.  Elles  sont  inférieures  en  cela  à  l'homme , 
et  non  pas  qu'elles  n'y  ayent  du  tout  point  de  part. 
Elle*  sont  inférieures  à  l'homme,  comme  entre  les 
hommes  les  uns  sont  inférieurs  aux  autres ,  et  aussi 
entre  les  bestes  s'y  trouve  telle  différence  :  mais  en- 
core y  a-t-il  plus  grande  différence  entre  les  hommes  y 
car ,  comme  se  dira  après ,  il  y  a  plus  grande  distance 
d'homme  à  homme,  que  d'homme  à  beste  l5. 

Mais  pour  tout  cela  l'on  ne  peust  pas  inférer  une 
equalitéou  pariage*I7de  la  beste  avec  l'homme  (com- 
bien que ,  comme  Aristote  dict ,  il  y  a  des  hommes  si 

modifie ,  d'après  la  capacité  (  le  degré  d'intelligence  )  de  celui 
^qui  en  a  reçu  l'impression  ». 

16  On  peut  objecter  que  les  bêtes  font  toujours  la  même 
chose ,  et  ne  savent  point  varier  leurs  combinaisons  ,  tandis 
que  l'homme  combine  les  mêmes  objets  de  cent  façons  dif- 
férentes. 
**7  Parité. 


ai6  DE   LA  SAGESSE, 

foibles  et  hébétés ,  qu'ils  ne  différent  de  la  beste  que 
par  la  seule  figure)  ,  et  que  l'ame  brutale  soit  immor- 
telle comme  l'humaine,  ou  l'humaine  mortelle  comme 
îl(#tû>n3  la  brutale  :  ce  sont  des  illusions  malitieuses.  Car, 
(/•/ïM'A^j  outre  qu'en  cette  faculté  de  raisonner  l'homme  a  un 
très  grand  advantage  par  dessus  elles ,  encores  y  a-t-il 
d'autres  facultés  plus  hautes  et  toutes  spirituelles ,  par 
lesquelles  l'homme  est  dict  l'image  et  ressemblance 
de  Dieu,  et  est  capable  de  l'immortalité,  èsquelles  la 
beste  n'a  point  de  part,  et  sont  signifiées  par  l'intel- 
lect ,  qui  est  plus  que  la  ratiocination  simple.  Nolhe 
jteri  sicut  eauus  et  mulus ,  auibus  non  est  intellectus  *lS. 
L'autre  poinct  à  dire  en  cette  matière  est,  que  cette 
prééminence  et  advantage  d'entendement  et  autres  fa- 
cultés spirituelles,  que  l'homme  prétend,  luy  est  bien 
cher  vendu ,  et  luy  porte  plus  de  mal  que  de  bien , 
car  c'est  la  source  principale  des  maux  qui  le  pres- 
sent ,  vices ,  passions ,  maladies ,  irrésolution ,  trouble , 
desespoir  :  de  quoy  sont  quittes  les  bestes  à  faute  de 
ce  grand  advantage,  tesmoin  le  pourceau  dePyrrho*'9, 
qui  mangeoit  paisiblement  au  navire  durant  la  grande 
tempeste  qui  transissoit  de  peur  toutes  les  personnes 
qui  y  estoient.  Il  semble  que  ces  grandes  parties  de 
l'ame  ont  esté  desniées  aux  bestes ,  à  tout  le  moins 


18  «  Ne  faites  pas  comme  le  cheval  et  le  mulet,  qui  n'ont 
pas  d'intelligence».  Psal.  xxxi,v.  9. 
*'9  Du  philosophe  Pyrrhon. 


f 


LIVRE    I,    CHAPITRE  XXXV.         217 

retranchées  et  baillées  chetifVes  et  foibles  pour  leur 
grand  bien  et  repos ,  et  données  à  l'homme  pour  son 
grand  tourment  :  car  par  icelles  il  s'agite  et  travaille, 
se  fasche  du  passé ,  s'estonne  et  se  trouble  pour  l'ad- 
venir  ;  voire  il  imagine ,  appréhende  et  craint  des  maux 
qui  ne  sont  et  ne  seront  point.  Les  animaux  n'ap- 
préhendent le  mal,  que  lorsqu'ils  le  sentent;  estans 
eschappés  sont  en  pleine  seureté  et  repos.  Voilà  com- 
ment l'homme  est  le  plus  misérable,  par  où  l'on  le 
pensoit  plus  heureux  :  dont  il  semble  qu'il  eust  mieux 
valu  à  l'homme  n'estre  point  doué  et  garni  de  toutes 
ces  belles  et  célestes  armes,  puisqu'il  les  tourne  contre 
soy  à  son  mal  et  sa  ruyne.  Et  de  faict  nous  voyons 
que  les  stupides  et  foibles  d'esprit  vivent  plus  en  re- 
pos ,  et  ont  meilleur  marché  des  maux  et  accidens , 
que  les  fort  spirituels. 

Un  autre  advantage  que  l'homme  prétend  sur  les 
bestes ,  est  une  seigneurie  et  puissance  de  commander, 
qu'il  pense  avoir  sur  elles  ;  mais  outre  que  c'est  un 
advantage  que  les  hommes  mesmes  ont  et  exercent 
les  uns  sur  les  autres,  encores  cecy  n'est-il  pas  vray. 
Car  où  est  ce  commander  de  l'homme ,  et  cet  obeïr 
des  bestes  ?  C'est  une  chimère  20,  et  les  hommes  crai- 
gnent plus  les  bestes,  qu'elles  ne  font  les  hommes. 

20  Les  objections  sont  bien  faibles ,  et  il  me  semble  en- 
tendre J.  J.  Rousseau,  qui  a  souvent  copié  Cbarron,  prendre 
également  parti  contre  la  civilisation  de  l'bomme. 


218  DE   LA    SAGESSE, 

L'homme  a  bien  à  la  vérité  grande  prééminence  par- 
dessus les  bestes,  ut  praesit  piscibus  maris ,  volatilibus 
cœli ,  bestiis  terme21.  Et  c'est  à  cause  de  sa  belle  et 
droicte  forme ,  de  sa  sagesse  et  prérogative  de  son 
esprit;  mais  non  pas  qu'il  leur  commande ,  ny  qu'elles 
luy  obéissent. 

Il  y  a  encores  un  autre  advantage  voisin  de  cettuy-cy , 
prétendu  par  l'homme,  qui  est  une  pleine  liberté,  re- 
prochant aux  bestes  la  servitude ,  captivité ,  subjec- 
tion ,  mais  c'est  bien  mal  à  propos.  Il  y  a  bien  plus 
de  subject  et  d'occasion  de  le  reprocher  à  l'homme, 
tesmoins  les  esclaves  non  seulement  faicts  par  force , 
et  ceux  qui  descendent  d'eux,  mais  encore  les  volon- 
taires, qui  vendent  à  purs  deniers  leur  liberté,  ou 
qui  la  donnent  de  gayeté  de  cueur,  ou  pour  quelque 
commodité,  comme  les  escrimeurs  anciens  à  outrance, 
les  femmes  à  leurs  dames ,  les  soldats  à  leurs  capi- 
taines. Or  il  n'y  a  rien  de  tout  cela  aux  bestes  :  elles 
ne  s'asservissent  jamais  les  unes  aux  autres  ;  ne  vont 
point  à  la  servitude  ,  ny  activement,  ny  passivement, 
ny  pour  asservir ,  ny  pour  estre  asservies  :  et  sont  en 
toutes  façons  plus  libres  que  les  hommes.  Et  ce  que 
l'homme  va  à  la  chasse ,  prend,  tue ,  mange  les  bestes , 
aussi  est-il  prias ,  tué ,  mangé  par  elles  à  son  tour , 
et  plus  noblement ,  de  vive  force ,  non  par  finesse ,  et 


21   «  Pour  dominer  sur  les  poissons  de  la  mer ,  sur  les  os- 
seaux  du  ciel  et  les  animaux  de  la  terre  ».  Gen.  I,  26. 


LIVRE  I,  CHAPITRE  XXXV.  219 
par  art ,  comme  il  faict  ;  et  non-seulement  d'elles,  mais 
de  son  compagnon ,  d'un  autre  homme ,  chose  bien 
vilaine  :  les  bestes  ne  s'assemblent  point  en  troupe , 
pour  aller  tuer ,  destruire ,  ravager  et  prendre  esclave 
une  autre  troupe  de  leurs  semblables,  comme  font  les 
hommes. 

Le  quatriesme  et  grand  advantage  prétendu  par 
l'homme  est  en  la  vertu  ;  mais  de  la  morale  il  est  dis- 
putable  (j'entends  morale  matériellement  pour  l'action 
externe);  car  formellement  la  moralité,  bonne  ou  mau- 
vaise ,  vertu  et  vice ,  (qui  ne  peust  estre  sans  le  franc 
arbitre  et  est  matière  de  mérite  et  démérite)  ne  peust 
estre  en  la  beste  :  la  recognoissance ,  l'amitié   offi- 
cieuse ,  la  fidélité ,  la  magnanimité ,  et  tant  d'autres , 
qui  consistent  en  société  et  conversation ,  sont  bien 
plus  vives,  plus  expresses  et  constantes  qu'au  com- 
mun des  hommes.  Hircanus  le  chien  de  Lysimachus 
demeura  sur  le  lict  de  son  maistre  mort  sans  vouloir 
jamais  manger  ny  boire  ;  et  se  jetta  au  feu  où  fut  mis 
le  corps  de  son  maistre,  et  s'y  laissa  brusler  avec  luy  : 
tout  le  mesme  en  fist  un  autre  appartenant  à  un  cer- 
tain Pyrrhus  :  celuy  du  sage  Hésiode  décela  les  meur- 
triers de  son  maistre  :  un  autre  de  mesme  en  la  pré- 
sence du  roi  Pyrrhus  et  de  toute  son  armée  :  un  autre 
qui  ne  cessa,  comme  affirme  Plutarque,   allant  de 
ville  en  ville ,  jusques  à  ce  qu'il  eust  faict  venir  en 
justice  le  sacrilège  et  voleur  du  temple  d'Athènes. 
L'histoire   est  célèbre   du  lyon  hoste  et  nourricier 


22o  DE    LA    SAGESSE, 

d'Androclus*22  esclave  son  médecin,  qu'il  ne  voulust 
toucher  luy  ayant  esté  exposé,  ce  qu'Apion  dict  avoir 
veu  à  Rome.  Un  éléphant  ayant  par  cholere  tué  son 
gouverneur,  par  repentance  ne  voulust  plus  vivre, 
boire,  ny  manger.  Au  contraire  il  n'y  a  animal  au 
monde  injuste  ,  ingrat,  mescognoissant,  traistre,  per- 
fide, menteur  et  dissimulé  au  pris  de  l'homme.  Au 
reste  puis  que  la  vertu  est  en  la  modération  de  ses  ap- 
pétits et  à  brider  les  voluptés ,  les  bestes  sont  bien 
plus  reiglées  que  nous ,  et  se  contiennent  mieux  dedans 
les  bornes  de  nature.  Car  non-seulement  elles  ne  sont 
point  touchées  ny  passionnées  de  cupidités  non  na- 
turelles ,  superflues  et  artificielles ,  qui  sont  vicieuses 
toutes ,  et  infinies ,  comme  les  hommes  qui  y  sont 
pour  la  pluspart  tous  plongés  ;  mais  encores  aux  na- 
turelles, comme  boire  et  manger,  l'accoinctance  des 
masles  et  femelles  ,  elles  y  sont  beaucoup  plus  modé- 
rées et  retenues.  Mais  pour  voyr  qui  est  plus  ver- 
tueux et  vicieux  de  l'homme  ou  de  la  beste ,  et  faire 
à  bon  escient  honte  à  l'homme  devant  la  beste ,  pre- 
nons la  plus  propre  et  convenable  vertu  de  l'homme , 
c'est  comme  porte  son  nom,  l'humanité;  comme  le 


*22  La  première  édition  ayant  imprimé  Androdus  pour  An- 
droclus ,  ou  plutôt  pour  Androclès ,  par  erreur  typographique , 
toutes  les  autres  éditions  que  j'ai  sous  les  yeux  ,  excepté  celle 
de  Dijon ,  ont  répété  cette  faute  ;  mais  il  est  évident  que  les 
lettres  cl  ont  été  prises  pour  la  lettre  d. 


LIVRE   I,   CHAPITRE   XXXV.  221 

plus  estrange  et  contraire  vice,  c'est  cruauté.  Or  en 
cecy  les  bestes  ont  bien  de  quoy  faire  rougir  l'homme 
en  ces  huict  mots  :  elles  ne  s'attaquent  et  n'offensent 
gueres  ceux  de  leur .genre ,  major  serpentumferarumque 
concordia  quam  hominum  23  :  ne  combattent  que  pour 
très  grandes  et  justes  causes,  deffense  et  conservation 
de  leur  vie,  liberté',  et  leurs  petits  :  avec  leurs  armes 
naturelles  et  ouvertes,  par  la  seule  vive  force  et  vail- 
lance d'une  à  une ,  comme  en  duels  et  non  en  troupe , 
ny  par  dessein  :  ont  leurs  combats  courts  et  tost  ex- 
pédiés, jusques  à  ce  que  l'une  soit  blessée  ou  qu'elle 
cède  :  et  le  combat  fmy,  la  querelle,  la  haine,  et  la 
cholere  est  aussi  terminée.  Mais  l'homme  n'a  querelle 
que  contre  l'homme  :  pour  des  causes  non-seulement 
légères ,  vaines  et  frivoles,  maïs  souvent  injustes  :  avec 
armes  artificielles  et  traistresses  :  par  fraudes  et  mau- 
vais moyens  :  en  troupe  et  assemblée  faicte  avec  des- 
sein :  faict  la  guerre  fort  longuement  et  sans  fin ,  jus- 
ques à  la  mort  :  et  ne  pouvant  plus  nuire ,  encores  la 
haine  et  la  cholere  dure. 

La  conclusion  de  cette  comparaison  est  que  vaine- 
ment et  mal  l'homme  se  glorifie  tant  pardessus  les 
bestes.  Car  si  l'homme  a  quelque  chose  plus  qu'elles , 
comme  est  principalement  la  vivacité  de  l'esprit  et  de 
l'entendement,  et  les  grandes  facultés  de  l'ame  :  aussi 


23   «  Il  y  a  plus  de  concorde  entre  les  serpens  et  les  bêtes 
féroces  qu'entre  les  hommes  ». 


222  DE  LA   SAGESSE, 

en  eschange  est-il  subject  à  raille  maux,  dont  les  bes- 
tes  n'en  tiennent  rien  :  inconstance ,  irrésolution ,  su- 
perstition, soin  pénible  des  choses  à  venir,  ambition, 
avarice,  envie,  curiosité,  detraction,  mensonge,  un 
monde  d'appétits  desreiglés,  de  mescontentemens  et 
d'ennuis.  Cet  esprit  dont  l'homme  faict  tant  de  feste , 
luy  apporte  un  million  de  maux,  et  plus  lors  qu'il 
s'agite  et  s'efforce.  Car  non-seulement  il  nuict  au  corps , 
trouble ,  rompt  et  lasse  la  force  et  les  fonctions  cor- 
porelles, mais  encore  soy-mesme  s'empesche.  Qui 
jette  les  hommes  à  la  folie,  à  la  manie,  que  la  poincte, 
l'agilité  et  la  force  propre  de  l'esprit  ?  Les  plus  sub- 
tiles folies  et  excellentes  manies  viennent  des  plus 
rares  et  vives  agitations  de  l'esprit,  comme  des  plus 
grandes  amitiés  naissent  les  plus  grandes  inimitiés; 
et  des  santés  vigoureuses,  les  mortelles  maladies.  Les 
melancholiques ,  dict  Platon,  sont  plus  capables  de 
science  et  de  sagesse  ;  mais  aussi  de  folie.  Et  qui  bien 
regardera,  trouvera  qu'aux  élévations  et  saillies  de 
l'ame  libre  il  y  a  quelque  grain  de  folie  ;  ce  sont  à  la 
vérité  choses  fort  voisines     . 

Pour  simplement  vivre  bien  selon  la  nature,  les 
bestes  sont  de  beaucoup  plus  advantagées,  vivent  plus 
libres,  asseurées,  modérées,  contentes.  Et  l'homme 
est  sage  qui  les  considère,  qui  s'en  faict  leçon  et  son 

24  Helvétius  a  très-bien  démontré  cette  vérité ,  dans  son 
livre ,  de  l'Esprit. 


LIVRE   I,    CHAPITRE   XXXV.  223 

profict;  en  ce  faisant  il  se  forme  à  l'innocence,  sim- 
plicité, liberté'  et  douceur  naturelle ,  qui  reluit  aux 
bestes,  et  est  toute  altérée  et  corrompue  en  nous  par 
nos  artificielles  inventions  et  desbauches,  abusant  de 
ce  que  nous  disons  avoir  pardessus  elles,  qui  est  l'es- 
prit et  jugement.  Et  Dieu  tant  souvent  nous  renvoyé 
à  l'eschole  et  à  l'exemple  des  bestes,  du  milan,  la  ci- 
cogne,  l'arondelle,  tourterelle  ,  la  fourmy,  le  bœuf  et 
l'asne,  et  tant  d'autres.  Au  reste,  il  faut  se  souvenir 
qu'il  y  a  quelque  commerce  entre  les  bestes  et  nous, 
quelque  relation  et  obligation  mutuelle,  ne  fust-ce 
que  parce  qu'elles  sont  à  un  mesme  maistre ,  et  de 
mesnie  famille  que  nous;  il  est  indigne  d'user  de 
cruauté  envers  elles  :  nous  devons  la  justice  aux  hom- 
mes, la  grâce  et  la  bénignité  envers  les  autres  créa- 
tures qui  en  sont  capables  25. 

25  Cette  dernière  phrase  est  tirée  textuellement  de  Mon- 
taigne. Voyez  le  chapitre  XI  du  liv.  H  ;  page  4-74-  de  notre 
édition. 


224  DE  LA   SAGESSE, 

TROISIEME  CONSIDERATION  DE  L'HOMME, 

Qui  est  par  sa  vie. 


CHAPITRE  XXXVI. 

Estimation ,  bref v  été ,  description  de  la  vie  humaine,  et 
ses  parties. 

Sommaire.  —  C'est  un  grand  objet  de  la  sagesse  ,  de  savoir 
apprécier  la  vie ,  et  surtout  de  s'y  bien  conduire.  Tous  se 
plaignent  de  sa  brièveté  ;  mais  à  quoi  servirait  une  plus 
longue  vie  ?  La  vie  n'est  qu'une  scène  de  comédie.  —  La 
plupart  des  hommes  parlent  plus  honorablement  de  la  vieil- 
lesse que  de  la  jeunesse;  mais  combien  celle-ci  n'a-t-elle 
.pas  d'avantages  sur  l'autre  ! 

Exemples  :  Le  chien  d'Esope. 


C'EST  un  premier  et  grand  poinct  de  sagesse  de  sça- 
voir  bien  justement  estimer  la  vie ,  la  tenir  et  con- 
server, la  perdre  ou  quitter,  la  garder  et  conduire 
autant  et  comme  il  faut  :  il  n'y  a  peust-estre  chose 
en  quoy  l'on  faille  plus,  et  où  l'on  soit  plus  em- 
pesché.  Le  vulgaire  sot,  imperit*1,  l'estime  un  souve- 
rain bien,  et  la  préfère  à  toutes  choses,  jusques  à  la 

+  I  Du  latin  iniperitus ,  inexpérimenté,  sans  expérience. 


LIVRE  I,  CHAPITRE  XXXVI.         2^5   * 

racheter  et  l'allonger  de  quelque  delay,  à  toutes  les 
conditions  que  l'on  voudra ,  pensant  qu'elle  ne  sçau- 
roitestre  trop  chèrement  achetée;  car  c'est  tout  :  c'est 
son  mot,  vitâ  nihil  carias  ~  ;  il  estime  et  ayme  la  vie 
pour  l'amour  d'elle-mesme,  il  ne  vit  qu^  pour  vivre. 
Ce  n'est  merveille  s'il  fàut*fen  tout  le  reste,  et  s'il  est 
tout  confit  en  erreurs,  puis  que  dès  l'entrée  et  en  ce 
premier  poinct  fondamental ,  il  se  mesconte  si  lour- 
dement. Elle  pourroit  bien  aussi  estre  trop  peu  esti- 
mée par  insuffisance  ou  orgueilleuse  mescognoissance  ; 
car  tombant  en  bonnes  et  sages  mains ,  elle  peust  estre 
instrument  très  utile  à  soy  et  à  autruy.  Et  ne  puis  estre 
de  cet  avis  pris  tout  simplement ,  qui  dict  qu'il  est  très 
bon  de  n'estre  point,  et  que  la  meilleure  vie  est  la 
plus  courte  :  optimum  non  nasci  aut  qaam  citissimè  abo- 
krii.  Et  n'est  assez  ny  sagement  dict,  quel  mal  et 

2  «  Rien  n'est  plus  cher  que  la  vie  ». 

*3  S'il  erre.  Faut,  du  verbe  faillir. 

4  «  Le  plus  avantageux  est  de  ne  pas  naître ,  ou  de  mourir 
le  plus  tôt  possible  ».  —  Cette  maxime  était  célèbre  parmi  les 
anciens.  Théognide  la  renferma  en  quatre  vers  grecs ,  et  Au- 
sone  dans  ce  seul  vers  latin  : 

Non  nasci  esse  bonum  ,  aut  natum  cito  morte  potiri. 

On  la  trouve  dans  l'Œdipe  à  Colonne  de  Sophocle,  où  le. 
Chœur  dit  au  quatrième  acte  :  «  le  premier  de  tous  les  avan- 
tages est  de  ne  pas  naître,  et  le  second  de  rentrer  aussitôt  dans 
le  néant  d'où  l'on  est  sorti  ».  Epicure  blâmait  fort  le  pré- 
tendu sage  qui  en  était  l'auteur. 

I.  !5 


226  DE    LA    SAGESSE, 

qu'importe  quand  je  n'eusse  jamais  esté  ?  On  luy  peust 
répliquer  :  où  seroit  le  bien  qui  en  est  venu  ?  et  n'es- 
tant advenu ,  ne  fust-ce  pas  este'  mal  ?  C'est  espèce  de 
mal  que  faute  de  bien,  quel  qu'il  soit,  encores  que 
non  nécessaire  :  ces  extrémités  sont  trop  extresmes  et 
vicieuses,  bien  qu'inesgalement  :  mais  semble-t-il  bien 
vray  ce  qu'a  dict  un  sage ,  que  la  vie  est  un  tel  bien 
que  personne  n'en  voudrait  si  l'on  estoit  bien  adverty 
que  c'est  *5,  avant  la  prendre.  Vitam  nemo  acciperet  si 
daretur  scieniibus 6.  Bien  va  que  l'on  y  est  dedans  avant 
qu'en  voir  l'entrée  ;  l'on  y  est  porté  tout  aveugletté  *7. 
Or  se  trouvant  dedans,  les  uns  s'y  accoquinent  si  fort, 
qu'à  quelque  prix  que  ce  soit  ils  n'en  veulent  pas  sor- 
tir ;  les  autres  ne  font  que  gronder  et  se  despiter  ; 
mais  les  sages  voyant  que  c'est  un  marché  qui  est 
faict  sans  eux  (car  l'on  ne  vit  ny  l'on  ne  meurt  pas 
quand,  ny  comme  l'on  veust),  que  bien  qu'il  soit 
rude  et  dur,  ce  n'est  pas  toutesfois  pour  tousjours; 
sans  regimber  et  rien  troubler,  s'y  accommodent 
comme  ils  peuvent,  et  s'y  conduisent  tout  doucement, 
faisant  de  nécessité  vertu ,  qui  est  le  traict  de  sagesse 
et  habileté,  et  ce  faisant  vivent  autant  qu'ils  doivent, 
et  non  pas  tant  qu'ils  peuvent  comme  les  sots  ;  car  il 


*5  De  ce  que  c'est. 

6  «  Personne  n'accepterait  la  vie ,  si  on  savait  ce  qu'elle 
est,  avant  de  la  recevoir  ».  Senec. 
*7  A  l'aveuglette. 


LIVRE  I,  CHAPITRE   XXXVI.  227 

y  a  temps  de  vivre  et  temps  de  mourir  :  et  un  bon 
'mourir  vaut  mieux  qu'un  mal  vivre,  et  vit  le  sage 
tant  que  le  vivre  vaut  mieux  que  mourir  :  la  plus  . 

longue  vie  n'est  pas  tousjours  la  meilleure. 

Tous  se  plaignent  fort  de  la  brefveté  de  la  vie  hu- 
maine, non-seulement  le  simple  populaire*8,  qui  n'en 
voudroit  jamais  sortir,  mais  encores,  qui  est  plus  es- 
trange,  les  grands  et  sages  en  font  le  principal  chef 
de  leurs  plainctes.  A  vray  dire ,  la  plus  grande  partie 
d'icelle  estant  divertie  et  employée  ailleurs,  il  ne  reste  'p*^'* 
quasi  rien  pour  elle  ;  car  le  temps  de  l'enfance ,  vieil- 
lesse, dormir,  maladies  d'esprit  ou  de  corps,  et  tant 
d'autre  inutile  et  impuissant  à  faire  chose  qui  vaille, 
estant  défalqué  et  rabattu ,  le  reste  est  peu  :  toutes- 
fois  sans  y  opposer  l'opinion  contraire ,  qui  tient  la 
brefveté  de  la  vie  pour  un  très  grand  bien  et  don  de 
nature,  il  semble  que  cette  plaincte  n'a  gueres  de  jus- 
tice ny  de  raison ,  et  vient  plustost  de  malice.  Que 
serviroit  une  plus  longue  vie ,  pour  simplement  vivre , 
respirer,  manger,  boire,  voyr  ce  monde  ?  Que  faut-il 
tant  de  temps  ?  Nous  avons  tout  veu,  sceu,  gousté  en  ' 
peu  de  temps;  le  sçachant,  le  vouloir  tousjours  ou  si 
long-temps  practiquer  et  tousjours  recommencer ,  à 
quoy  est  bon  cela  ?  Qui  ne  se  saouleroit  de  faire  tous- 
jours  une  mesme  chose  ?  S'il  n'est  fascheux,  pour  le 
moins  il  est  superflu  :  c'est  un  cercle  roulant  où  les 

"*8  Homme  du  peuple. 


228  DE   LA   SAGESSE, 

mesmes  choses  ne  font  que  reculer  et  s'approcher, 
c'est  tousjours  recommencer  et  retistre  *9  mesme  ou- 
vrage*10. Pour  y  apprendre  et  profiter  davantage,  et  par- 
venir à  plus  ample  cognoissance  et  vertu?  O  les  bonnes 
gens  que  nous  sommes  !  qui  ne  nous  cognoistroit  ! 
Nous  mesnageons  très  mal  ce  que  l'on  nous  baille , 
et  en  perdons  la  pluspart,  l'employant  non-seulement 
a  vanité  et  inutilité',  mais  à  malice  et  au  vice,  et  puis 
nous  allons  crier  et  nous  plaindre  que  l'on  ne  nous 
en  baille  pas  assez»  Et  puis  que  sert  ce  tant  grand 
amas  de  science  et  d'expérience,  puis  qu'il  en  faut  en- 
fin desloger,  et  deslogeant  tout  à  un  coup  oublier  et 
perdre  tout,  ou  bien  mieux  et  autrement  sçavoir  tout  ? 
Mais ,  dis-tu  ,  il  y  a  des  animaux  qui  triplent  et  qua- 
druplent la  vie  de  l'homme.  Je  laisse  les  fables  qui 
sont  en  cela  :  mais  soit  ainsi  ;  aussi  y  en  a-t-il,  et  en 
plus  grand  nombre,  qui  n'en  approchent  pas,  et  ne 
vivent  le  quart  de  l'homme ,  et  peu  y  en  a-t-il  qui  ar- 
rivent à  son  terme.  Par  quel  droict ,  raison ,  ou  pri- 
vilège ,  faut-il  que  l'homme  vive  plus  long-temps  que 
tous  ?  Pource  qu'il  employé  mieux  et  à  choses  plus 
hautes  et  plus  dignes  sa  vie  ?  Par  cette  raison  il  doibt 
moins  vivre  que  tous  ;  il  n'y  a  point  de  pareil  à  l'homme 
à  mal  employer  sa  vie  en  meschancete' ,  ingratitude , 

*9  Retresser,  retisser  (recommencer  le  tissu). 
*to  Sous-entendez  ici  ce  qui  est  dit  plus  haut  :    «   que 
servirait  une  plus  longue  vie  ?  »  Serait-ce  pour ,  etc. 


LIVRE   I,  CHAPITRE   XXXVI.         229 

dissolution,  intempérance,  et  tout  desreiglement  de 
mœurs,  comme  a  esté  dict  et  monstre  cy-dessus  en  la 
comparaison  de  luy  avec  les  bestes  :  tellement  que 
comme  je  demandois  tantost  à  quoy  servirait  une  plus 
longue  vie ,  maintenant  je  dis  :  Et  quels  maux  au 
monde  si  la  vie  de  l'homme  estoit  fort  longue  ?  que 
n'entreprendroit-il,  puis  que  la  brefveté  qui  luy  coupe 
le  chemin  et  luy  rompt  le  dé,  comme  l'on  dict,  et 
l'incertitude  d'icelle  qui  oste  tout  courage ,  ne  le 
peust  arrester,  vivant  comme  s'il  avoit  tousjours  à 
vivre  ?  Il  craint  bien  d'une  part  se  sentant  mortel  ; 
mais  il  ne  se  peust  tenir  de  convoiter,  espérer,  en- 
treprendre comme  s'il  estoit  immortel.  Tamguam  sem- 
per  victuri  vintis,  numquam  vobis  fragilitas  vestra  suc- 
currit  :  omnia  tamqaam  mortales  tîmetis ,  tamquam  im- 
mortelles concupiscitîs11 .  Et  puis,  qu'a  besoin  nature  de 
toutes  ces  belles  et  grandes  entreprises  et  occupa- 
tions pour  lesquelles  tu  penses  t' appartenir  une  plus 
longue  vie  qu'à  tous  animaux  ?  Il  n'y  a  donc  point 
de  subject  à  l'homme  de  se  plaindre ,  mais  bien  de  se 
courroucer  contre  luy  :  nous  avons  assez  de  vie,  mais 
nous  n'en  sommes  pas  bons  mesnagers;  elle  n'est  pas 
courte ,  mais  nous  la  faisons  telle  :  nous  n'en  sommes 
pas  nécessiteux,  mais  prodigues,  non  inopes  vitae,  sed 

11  «  Vous  vivez  comme  si  vous  deviez  toujours  vivre  y  vous 
ne  songez  jamais  à  votre  fragilité  ;  comme  mortels ,  vous 
craignez  tout ,  vous  désirez  tout  comme  si  vous  étiez  immor» 
tels».SenecV^    *****  <**  t*9**^ 


23o  DE   LA   SAGESSE, 

prodigi12.  Nous  la  perdons,  dissipons,  et  en  faisons 
marche'  comme  de  chose  de  néant  et  qui  regorge  ; 
nous  tombons  tous  en  l'une  de  ces  trois  fautes,  l'em- 
ployer mal,  l'employer  à  rien,  l'employer  en  vain  : 
magna  vilae  pars  elabitur  maie  agentibus ,  maxima  nihil 
agentîbus ,  tota  aliud  agentibus11.  Personne  n'estudie  à 
vivre  ;  l'on  s'occupe  plustost  à  toute  autre  chose  ;  l'on 
ne  sçauroit  rien  bien  faire  par  acquit,  sans  soin  et  at- 
tention. Les  autres  reservent  à  vivre  jusques  à  ce 
qu'ils  ne  puissent  plus  vivre,  à  jouir  de  la  vie  alors 
qu'il  n'y  aura  plus  que  la  lie  et  le  marc,  quelle  folie 
et  misère  !  voire  y  en  a  qui  ont  plustost  achevé  que 
commencé  à  vivre ,  et  s'en  vont  sans  y  avoir  bien 
pensé.  Quidam  vivere  incipiunt  cum  desinendum,  qui- 
dam ante  desierunt  quam  inciperent  :  inter  caetera  mala 
hoc  quoque  habet  stultitia ,  semper  incipit  vivere  l4. 

La  vie  présente  n'est  qu'une  entrée  et  issue  de 
comédie ,  un  flux  perpétuel  d'erreurs ,  une  tisseure 
d'adventures ,  une  suite  de  misères  diverses ,  enchai- 

12  «  Nous  ne  sommes  pas  avares  de  la  vie  ,  nous  en  sommes 
bien  plutôt  prodigues  ». 

,3  «  Une  grande  partie  de  la  vie  se  passe  à  mal  faire  ;  la 
plus  grande ,  à  ne  rien  faire  ;  la  vie  entière  à  faire  autre 
chose  que  ce  qu'on  doit  ».  Senec. 

'^  «  Quelques-uns  commencent  à  vivre ,  lorsqu'il  faut  cesser  ; 
d'autres  ont  cessé  de  vivre  avant  d'avoir  commencé  :  parmi  les 
autres  maux  de  la  folie ,  il  faut  compter  celui-ci  :  elle  commence 
toujours  à  vivre  ».    Jt*U*x  %%  lî  rt&~  Vf.  /J. 


LIVRE   I,  CHAPITRE  XXXVI.  23i 

nées  de  tous  costés  ;  il  n'y  a  que  mal  qui  coule ,  que 
mal  qui  se  prépare,  et  le  mal  pousse  le  mal,  comme 
la  vague  pousse  l'autre;  la  peine  est  tousjours  pré- 
sente, et  l'ombre  de  bien  nous  déçoit;  la  bestise  et 
l'aveuglement  possède  le  commencement  de  la  vie;  le 
milieu  est  tout  en  peine  et  travail,  la  fin  en  douleur, 
mais  toute  entière  en  erreur. 

La  vie  humaine  a  ses  incommodités  et  misères  com- 
munes, ordinaires  et  perpétuelles  :  elle  en  a  aussi  de 
particulières  et  distinctes ,  selon  que  ses  parties,  aage 
et  saisons  sont  différentes;  enfance,  jeunesse,  viri- 
lité, vieillesse,  chacune  a  ses  propres  et  particulières 
tares15. 

La  pluspart  du  monde  parle  plus  honorablement 
et  favorablement  de  la  vieillesse,  comme  plus  sage, 
meure,  modérée,  pour  accuser  et  faire  rougir  la  jeu- 
nesse comme  vicieuse ,  foie ,  desbauchée ,  mais  c'est 
injustement;  car  à  la  vérité  les  défauts  et  vices  de  la 
vieillesse  sont  en  plus  grand  nombre ,  et  plus  grands 
et  importuns  que  de  la  jeunesse;  elle  nous  attache 
encores  plus  de  rides  en  l'esprit  qu'au  visage,  et  ne  se 
voit  point  d'ames  qui  en  vieillissant  ne  sentent  l'aigre 
et  le  moisi  :  avec  le  corps  l'esprit  s'use  et  s'empire , 
et  vient  enfin  en  enfantillage  :  bis  pueri  senes16.  La 
vieillesse  est  une  maladie  nécessaire  et  puissante ,  qui 

,5  Défauts ,  faiblesses. 

16  «  Les  vieillards  sont  enfans  pour  la  seconde  fois  ». 


23a  DE  LA   SAGESSE, 

nous  charge  imperceptiblement  de  plusieurs  imper- 
fections. On  veust  appeller  sagesse  une  difficulté  d'hu- 
meurs ,  un  chagrin  et  desgoust  des  choses  présentes , 
une  impuissance  de  faire  comme  devant  :  la  sagesse 
est  trop  noble  pour  se  servir  de  tels  officiers  ;  vieillir 
n'est  pas  assagir*17  ny  quitter  les  vices,  mais  seule- 
ment les  changer  et  en  pires.  La  vieillesse  condamne 
les  voluptés ,  c'est  pource  qu'elle  est  incapable  de  les 
gouster ,  comme  le  chien  d'Esope  ;  elle  dict  qu'elle 
n'en  veust  point,  c'est  pource  qu'elle  n'en  peust 
jouyr;  elle  ne  les  laisse  pas  proprement,  ce  sont  elles 
qui  la  desdaignent;  elles  sont  tousjours  enjouées  et 
en  feste;  il  ne  faut  pas  que  l'impuissance  corrompe 
le  jugement,  lequel  doibt  en  la  jeunesse  cognoistre  le 
vice  en  la  volupté,  et  en  la  vieillesse  la  volupté  au 
vice.  Les  vices  de  la  jeunesse  sont  témérité,  promp- 
titude indiscrète ,  desbauche  ,  et  desbordement  aux 
voluptés,  qui  sont  choses  naturelles,  provenantes  de 
ce  sang  bouillant,  vigueur  et  chaleur  naturelle,  et  par 
ainsi  excusables  ;  mais  ceux  de  la  vieillesse  sont  bien 
autres.  Les  légers  sont  une  vaine  et  caduque  fierté , 
babil  ennuyeux,  humeurs  espineuses  et  insociables, 
superstition,  soin  des  richesses  lors  que  l'usage  en 
est  perdu,  une  sotte  avarice  et  crainte  de  la  mort,  qui 
vient  proprement  non  de  faute  d'esprit  et  de  courage, 
comme  l'on  dict,  mais  de  ce  que  le  vieillard  s'est  lon- 

*'7  Devenir  sage. 


LIVRE   I,   CHAPITRE  XXXVI.        a33 

gueulent  accoustumé,  accommodé,  et  comme  acco- 
quiné  à  ce  monde,  dont  il  l'ayme  tant,  ce  qui  n'est 
aux  jeunes.  Outre  ceux-ci  *l8  il  y  a  envie,  malignité', 
injustice.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  sot  et  ridicule  en 
elle,  est  qu'elle  se  veust  faire  craindre  et  redouter,  et 
pour  ce  tient-elle  une  morgue  austère  et  desdaigneuse, 
pensant  par  là  extorquer  crainte  et  obéissance  :  mais 
elle  se  faict  mocquer  d'elle;  car  cette  mine  fiere  et 
tyrannique  est  receue  avec  mocquerie  et  risée  de  la 
jeunesse,  qui  s'exerce  à  l'affiner*19  et  l'amuser, et  par 
dessein  et  complot  luy  celer  et  desguiser  la  vérité  des 
choses.  Il  y  a  tant  de  fautes  d'une  part  en  la  vieil- 
lesse ,  et  tant  d'impuissance  de  l'autre,  et  est  si  propre 
au  mespris,  que  le  meilleur  acquest  qu'elle  puisse 
faire,  c'est  d'affection  et  amitié,  car  le  commande- 
ment et  la  crainte  ne  sont  plus  ses  armes.  Il  luy  sied 
tant  mal  de  se  faire  craindre  ;  et  quand  elle  le  pour- 
roit,  encores  doibt-elle  plustost  se  faire  aymer  et  ho- 
norer. 


*l8  Outre  ces  défauts-ci. 
*'9  A  la  tromper  finement. 


234  DE  LA  SAGESSE, 

QUATRIEME  CONSIDERATION  DE  L'HOMME, 

Par  ses  mœurs ,  humeurs ,  conditions  ,  bien  vivre  et  notable. 

CHAPITRE  XXXVII*. 

Préface  contenant  la  générale  peincture  de  l  homme. 

Sommaire.  —  Quatse  choses  à  remarquer  dans  l'homme  : 
vanité,  faiblesse,  inconstance,  misère.  Il  est  à  la  fois  l'être 
le  plus  misérable  et  le  plus  orgueilleux.  Combien  il  est 
difficile  de  le  définir.  C'est  de  son  esprit ,  plus  que  de  son 
corps,  que  proviennent  ses  vices  et  imperfections. 


1  OUTES  les  peinctures  et  descriptions  que  les  sages 
et  ceux  qui  ont  fort  estudié  en  cette  science  humaine 
ont  donné  de  l'homme ,  semblent  toutes  s'accorder 
et  revenir  à  marquer  en  l'homme  quatre  choses,  va- 
nité, foiblesse,  inconstance,  misère,  l'appellant  des- 
pouille  du  temps,  jouet  de  la  fortune,  image  d'in- 
constance, exemple  et  monstre  de  foiblesse,  trebu- 
chet  d'envie  et  de  misère,  songe,  fantosme,  cendre, 
vapeur,  rose'e  du  matin,  fleur  incontinent  espanouye 
et  fanée,  vent,  foin,  vessie,  ombre,  feuilles  d'arbre 

*  C'est  le  deuxième  chapitre  tle  la  première  édition. 


LIVRE   I,   CHAPITRE   XXXVII.        a35 

emportées  par  le  vent,  orde  *'  semence  en  son  com- 
mencement ,  esponge  d'ordures ,  et  sac  de  misères  en 
son  milieu,  puantise  et  viande  de  vers  en  sa  fin,  bref 
la  plus  calamiteuse  et  misérable  chose  du  monde.  Job, 
un  des  plus  suffisans*2 en  cette  matière,  tant  en  théo- 
rique qu'en  practique ,  l'a  fort  au  long  depeinct ,  et 
après  lui  Salomon  en  leurs  livres.  Pline,  pour  estre 
court,  semble  l'avoir  bien  proprement  représenté,  le 
disant  estre  le  plus  misérable,  et  ensemble  le  plus 
orgueilleux  de  tout  ce  qui  est  au  monde,  solum  ut 
certum  sît  nihil  esse  certi,  nec  miserius  quicquam  homine 
aut  superbius1 '.  Par  le  premier  mot  (de  misérable)  il 
comprend  toutes  ces  précédentes  peinctures ,  et  tout 
ce  que  les  autres  ont  dict  :  mais  en  l'autre  (le  plus  or- 
gueilleux) il  touche  un  autre  grand  chef  bien  impor- 
tant :  et  semble  en  ces  deux  mots  avoir  tout  dict.  Ce 
sont  deux  choses  qui  semblent  bien  se  heurter  et 
s'empescher  que  misère  et  orgueil  ,  vanité  et  pré- 
somption :  voilà  une  estrange  et  monstrueuse  cous- 
ture  que  l'homme. 

D'autant  que  l'homme  est  composé  de  deux  pièces 
fort  diverses ,  esprit  et  corps ,  il  est  malaisé  de  le  bien 


*«  Sale. 

*2  Capables. 

3  «  De  manière  qu'une  seule  chose  est  certaine ,  c'est  qu'il 
n'y  a  rien  de  certain,  et  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  misérable  ou 
de  plus  superbe  que  l'homme  ».  Plin. 


236  DE  LA  SAGESSE, 

descrire  entier  et  en  bloc.  Aucuns  rapportent  au  corps 
tout  ce  que  l'on  peust  dire  de  mauvais  de  l'homme  ; 
le  font  excellent  et  l'eslevent  par  dessus  tout  pour  le 
regard  de  l'esprit  :  mais  au  contraire ,  tout  ce  qu'il  y 
a  de  mal,  non-seulement  en  l'homme ,  mais  au  monde, 
est  forge'  et  produict  par  l'esprit  :  et  y  a  bien  plus 
de  vanité,  inconstance,  misère,  présomption  en  l'es- 
prit, qu'au  corps;  auquel  peu  de  chose  est  repro- 
chable  au  pris  de  l'esprit  ;  dont  Democrite  appelle 
cet  esprit  un  monde  cache'  de  misères  ;  et  Plutarque 
le  prouve  bien  par  un  livre  exprès  4,  et  de  ce  subject. 
Or,  cette  première  générale  considération  de  l'homme, 
qui  est  en  soy  et  en  gros,  sera  en  ces  cinq  poincts  ; 
vanité ,  foîblesse ,  inconstance ,  misère ,  présomption ,  qui 
sont  ses  plus  naturelles  et  universelles  qualite's  :  mais 
les  deux  dernières  le  touchent  plus  au  vif*.  Au  reste 
il  y  a  des  choses  communes  à  plusieurs  de  ces  cinq, 
que  l'on  ne  sçait  bien  à  laquelle  l'attribuer  plustost, 
et  spécialement  la  foiblesse  et  la  misère. 

4  Dans  son  traité  :  «  Si  les  maladies  de  l'esprit  sont  plus 
grandes  que  celles  du  corps  ». 

*  Variante.  Or  nous  considérons  icy  l'homme  plus  au 
vif,  que  n'avons  encore  faict ,  et  le  pincerons  où  il  ne  se  de- 
mangeoit  pas,  et  rapporterons  tout  à  ces  cinq  poincts  ;  vanité , 
foiblesse ,  inconstance  ;  etc. 


LIVRE   I,   CHAPITRE  XXXVIII.      237 

CHAPITRE  XXXVIII*. 

I.  f^anité. 

Sommaire.  —  Dans  l'espèce  humaine  tout  est  vanité  :  peut- 
être  vaut-il  mieux  rire  de  ses  défauts  que  de  s'en  affliger.  — 
Combien  il  y  a  de  vanité  clans  nos  pensées ,  nos  désirs , 
nos  discours ,  nos  actions.  -*—  Exemples  et  preuves  de  ces 
diverses  vanités.  Nos  actions  les  plus  ordinaires,  de  même 
que  celles  que  nous  croyons  importantes,  sont  également 
vaines  et  frivoles. 

Exemples  :  Démocrite  et  Heraclite.  —  Diogène  et  Timon.' 
Statilius.  —  Les  guerres  de  Troie ,  de  la  Grèce ,  de  Sylla 
et  Marins,  de  César,  de  Pompée ,  d'Auguste  et  d'Antoine. 


IjA  vanité  est  la  plus  essentielle  et  propre  qualité 
de  l'humaine  nature.  II.  n'y  a  point  d'autre  chose  en 
l'homme,  soit  malice,  malheur,  inconstance,  irrésolu- 
tion (et  de  tout  cela  y  en  a  tousjours  à  foison)  tant 
comme  de  vile  inanité,  sottise  et  ridicule  vanité.  Dont 
rencontroit  mieux  Démocrite  se  riant  et  mocquant 
par  desdain  de  l'humaine  condition,  qu'Heraclite  qui 
pleuroit  et  s'en  donnoit  peine,  par  où  il  tesmoignoit 
d'en  faire  compte  et  estime  :  et  Diogenes  qui  donnoit 

*  C'est  le  troisième  chapitre  de  la  première  édition. 


s3S  DE  LA   SAGESSE, 

du  nais,  que  Tymon*1  le  hayneux  et  fuyard  des  hom- 
mes. Pindare  l'a  exprimé  plus  au  vif  que  tout  autre, 
par  les  deux  plus  vaines  choses  du  monde,  Fappellant 
songe  de  l'ombre,  crxtâç  oveipoç  àv0pw7roç 2.  C  est  ce  qui 
a  pousse'  les  sages  à  un  si  grand  mespris  des  hommes  ; 
dont  leur  estant  parlé  de  quelque  grand  dessein  et 
belle  entreprinse ,  la  jugeant  telle ,  souloient  *3  dire , 
que  le  monde  ne  valoit  pas  que  l'on  se  mist  en  peine 
pour  luy,  (ainsi  respondit  Statilius  àBrutus,  luy  par- 
lant, de  la  conspiration  contre  César);  que  le  sage  ne 
doit  rien  faire  que  pour  soy  ;  que  ce  n'est  raison  que 
les  sages  et  la  sagesse  se  mettent  en  danger  pour  des 
sots. 

Cette  vanité  se  desmontre  et  tesmoigne  en  plusieurs 
manières  ;  premièrement  en  nos  pensées  et  entretiens 
privés ,  qui  sont  bien  souvent  plus  que  vains ,  frivoles 
et  ridicules  :  ausquels  toutesfois  nous  consommons 
grand  temps,  et  ne  le  sentons  point.  Nous  y  entrons, 
y  séjournons  et  en  sortons  insensiblement,  qui  est 
bien  double  vanité,  et  grande  inadvertance  de  soy. 
L'un  se  promenant  en  une  salle ,  regarde  à  compasser 
ses  pas  d'une  certaine  façon  sur  les  carreaux  ou  tables 
du  plancher  :  Cest*4  autre  discourt  en  son  esprit  lon- 


*'  Sous-entendu  :  mieux  aussi  que  Timon  le  Misanthrope. 

2  «  L'homme  est  le  songe  de  l'ombre  ». 

*3  Avaient  coutume  ;  de  solebant. 

*4  La  première  édition  ,  et  celle  de  Bastien  ,  qui  en  est  la 


LIVRE   I,  CHAPITRÉ   XXXVIII.      239 

guement  et  avec  attention,  comment  il  se  comporte- 
roit  s'il  estoit  Roy ,  Pape,  ou  autre  chose,  qu'il  sçait 
ne  pouvoir  jamais  estre  :  et  ainsi  se  paist  de  vent,  et 
encore  de  moins,  car  de  chose  qui  n'est  et  ne  sera 
point  :  cettuy-cy  songe  fort  comment  il  composera 
son  corps ,  ses  contenances ,  son  maintien,  ses  paroles 
d'une  façon  affectée,  et  se  plaist  à  le  faire,  comme  de 
chose  qui  luy  sied  fort  bien ,  et  à  quoy  tous  doivent 
prendre  plaisir.  Mais  quelle  vanité'  et  sotte  inanité'  en  * 
nos  désirs  et  souhaits,  d'où  naissent  les  créances  et 
espérances  encores  plus  vaines,  et  tout  cecy  n'advient 
pas  seulement  lorsque  n'avons  rien  à  faire,  et  que 
sommes  engourdis  d'oisiveté,  mais  souvent  au  milieu 
et  plus  fort  des  affaires  :  tant  est  naturelle  et  puis- 
sante la  vanité,  qu'elle  nous  desrobe  et  nous  arrache 
des  mains  de  la  vérité ,  solidité  et  substance  des  cho- 
ses ,  pour  nous  mettre  au  vent  et  au  rien  ! 

Encores  une  plus  sotte  vanité  est  ce  soin  pénible 
de  ce  qui  se  fera  icy ,  après  qu'en  serons  partis.  Nous 
estendons  nos  désirs  et  affections  au-delà  de  nous  et 
de  nostre  estre  ;  voulons  pourvoir  à  nous  estre  faict*5 

copie  fidèle,  souvent  jusqu'à  conserver  les  fautes  typogra- 
phiques qui  s'y  trouvent ,  ont  écrit  c'est  pour  cest  ;  mais 
c'est  évidemment  une  faute.  L'édition  de  Dijon  en  a  fait  une 
autre  en  écrivant  cet ,  puisque  c'est  rajeunir  d'un  siècle  l'or- 
thographe de  Charron. 

*°  Nous  voulons  pourvoir  aux  choses  qui  doivent  être 
faites ,  lorsque  nous  ne  serons  plus. 


24o  DE  LA   SAGESSE, 

des  choses  lors  que  ne  serons  plus.  Nous  desirons 
estre  loués  après  nostre  mort  :  quelle  plus  grande 
vanité  !  Ce  n'est  pas  ambition,  comme  l'on  pourrait 
penser,  qui  est  un  désir  d'honneur  sensible  et  per- 
ceptible :  si  cette  louange  de  nostre  nom  peust  accom- 
moder et  servir  en  quelque  chose  à  nos  enfans,  pa- 
reils et  amis  survivans,  bien  soit,  il  y  a  de  l'utilité. 
.y.fiiw.vf'  Mais  désirer  comme  bien  une  chose  qui  ne  nous  tou- 
chera point,  et  dont  n'en  sentirons  rien,  c'est  pure 
vanité,  comme  de  ceux  qui  craignent  que  leurs  fem- 
mes se  marient  après  leur  decez ,  désirent  avec  grande 
passion  qu'elles  demeurent  vefves,  et  l'acheptent  bien 
chèrement  en  leurs  testamens,  leur  laissans  une  grande 
partie  de  leurs  biens  à  cette  condition.  C'est  vanité 
et  quelques  fois  injustice.  C'est  bien  au  rebours  de 
ces  grands  hommes  du  temps  passé,  qui  mourans  ex- 
hortaient leurs  femmes  à  se  remarier  tost ,  et  engen- 
drer des  enfans  à  la  republique.  D'autres  ordonnent 
que  pour  l'amour  d'eux,  on  porte  telle  et  telle  chose 
sur  soy,  ou  que  l'on  fasse  telle  chose  à  leur  corps 
mort  :  nous  consentons  peust-estre  d'eschapper  à  la 
vie ,  mais  non  à  la  vanité. 

Yoicy  une  autre  vanité,  nous  ne  vivons  que  par 
relation  à  autruy  ;  nous  ne  nous  soucions  pas  tant 
quels  nous  soyons  en  nous,  en  effect  et  en  vérité, 
comme  quels  nous  soyons  en  la  cognoissance  pu- 
blique. Tellement  que  nous  nous  defraudons  *6  sou- 

*6  Nous  nous  fraudons  ?  frustrons. 


LIVRE    I,   CHAPITRE   XXXVIII.      2/tt 

vent,  et  nous  privons  de  nos  commodités  et  biens, 
et  nous  nous  gehennons*7  pour  former  les  apparences 
à  l'opinion  commune.  Cecy  est  vray,  non-seulement 
aux  choses  externes,  et  du  corps,  et  en  la  despense 
et  emploite*8  de  nos  moyens ,  mais  encores  aux  biens 
de  l'esprit,  qui  nous  semblent  estre  sans  fruict,  s'ils 
ne  se  produisent  à  la  veue  et  approbation  estrangere 
et  si  les  autres  n'en  jouyssent. 

Nostre  vanité  n'est  pas  seulement  aux  simples  pen- 
se'es,  désirs  et  discours,  mais  encores  elle  agite,  se- 
coue et  tourmente  et  l'esprit  et  le  corps;  souvent  les 
hommes  se  remuent  et  se  tourmentent  plus  pour  des 
choses  légères  et  de  néant,  que  pour  des  grandes  et 
importantes.  Nostre  ame  est  souvent  agitée  par  de 
petites  fantasies ,  songes,  ombres,  et  resveries  sans 
corps  et  sans  subject;  elle  s'embrouille  et  se  trouble 
de  cholere,  despit,  tristesse,  joye,  faisant  des  chas- 
teaux  en  Espagne.  Le  souvenir  d'un  adieu,  d'une  ac- 
tion et  grâce  particulière  nous  frappe  et  afflige  plus 
que  tout  le  discours  de  la  chose  importante.  Le  son 
des  noms  et  de  certains  mots  prononcés  piteusement, 
voire  des  souspirs  et  exclamations,  nous  pénètre  jus- 
qu'au vif,  comme  sçavent  et  practiquent  bien  les  ha- 
rangueurs, affronteurs,  et  vendeurs  de  vent  et  de  fu- 
mée. Et  ce  vent  surprend  et  emporte  quelques  fois 


*7  Nous  nous  gênons,  tourmentons. 

*8  Usage. 


^2  DE  LA   SAGESSE, 

les  plus  fermes  et  asseure's ,  s'ils  ne  se  tiennent  sur 
leurs  gardes ,  tant  est  puissante  la  vanité'  sur  l'homme. 
Et  non-seulement  les  choses  petites  et  légères  nous 
secouent  et  agitent,  mais  encores  les  faussetés  et  im- 
postures, et  que  nous  sçavons  telles  (chose  estrange); 
de  façon  que  nous  prenons  plaisir  à  nous  piper  nous- 
mesmes  à  escient,  nous  paistre  de  fausseté  et  de  rien; 
Adfallendum  nosmetipsos  ingeniosissimi sumus9  :  tesmoin 
ceux  qui  pleurent  et  s'affligent  à  ouyr  des  contes,  et 
à  voir  des  tragédies,  qu'ils  sçavent  estre  inventées  et 
faictes  à  plaisir,  et  souvent  des  fables,  qui  ne  furent 
jamais  :  dirai-je  encore ,  de  tel  qui  est  coiffé  et  meurt 
après  une  qu'il  sçait  estre  laide ,  vieille ,  souillée ,  et 
ne  l'aimer  point,  mais  pource  qu'elle  est  bien  peincte 
et  plastrée,  ou  caqueteresse*10,  ou  fardée  d'autre  im- 
posture, laquelle  il  sçait,  et  recognoist  tout  au  long 
et  au  vray. 

Venons  du  particulier  de  chascun  à  la  vie  com- 
mune ,  pour  voir  combien  la  vanité  est  attachée  à  la 
nature  humaine,  et  non-seulement  un  vice  privé  et 
personnel.  Quelle  vanité  et  perte  de  temps  aux  visites, 
salutations,  accueils  et  entretiens  mutuels,  aux  offices 
de  courtoisie  ,  harangues ,  cérémonies  ,  aux  offres , 
promesses,  louanges?  Combien  d'hyperboles,  d'hy- 

9  «  Nous  sommes  très -ingénieux  à  nous  tromper  nous- 
mêmes  ». 

*10  Caqueteuse ,  babillarde,; 


LIVRE   I,  CHAPITRE    XXXVIII.      2.(3 

pocrisie,  de  fausseté  et  d'imposture,  au  veu  et  sceu 
de  tous ,  de  qui  les  donne ,  qui  les  reçoit ,  et  qui  les 
oyt?  Tellement  que  c'est  un  marche'  et  complot  faict 
ensemble  de  se  mocquer,  mentir,  et  piper  les  uns  les 
autres.  Et  faut  que  celuy-là,  qui  sçait  que  l'on  luy 
ment  impudemment,  en  dise  grand  merci  ;  et  cettuy-cy, 
qui  sçait  que  l'autre  ne  le  croit  pas,  tienne  bonne 
mine  effrontée ,  s' attendant  et  se  guettant  l'un  l'autre, 
qui  commencera ,  qui  finira ,  bien  que  tous  deux  vou- 
droient  estre  retirés.  Combien  soulfre-t-on  d'incom- 
modité ?  l'on  se  feinct,   l'on  se  contrefaict  et  des- 
guise; l'on  endure  le  serein,  le  chaud,  le  froid;  l'on 
trouble  son  repos,  sa  vie  pour  ces  vanités  courti- 
sanes*11 :  et  laisse-t-on  affaires  de  poids  pour  du  vent  ? 
Nous  sommes  vains  aux  despens  de  nostre  ayse,  voire 
de  nostre  santé  et  de  nostre  vie.  L'accident  et  très- 
léger*12  foule  aux  pieds  la  substance,  et  le  vent  em- 
porte le  corps,  tant  l'on  est  esclave  de  la  vanité  :  et 
qui  feroit  autrement  seroit  tenu  pour  un  sot  et  mal 
entendant  son  monde  :  c'est  habilité  de  bien  jouer 
cette  farce,  et  sottise  de  n'esixe  pas  vain.  Estans  ve- 
nus aux  propos  et  devis  familiers,  combien  de  vains 
et  inutiles,  faux,  fabuleux,  controuvés  (sans  dire  les 
meschants  et  pernicieux  qui  ne  sont  de  ce  compte), 


*'*   Ces  vanités  de  courtisans. 

*12  C'est-à-dire,  l'accident,  et  même  le  plus  léçer.  L'édi- 
tion de  Dijon  a  mis  à  tort  :  l'accident  très  léger. 


:44  DE  LA  SAGESSE, 

combien  de  vanteries  et  de  vaines  jactances  ?  L'on 
cherche  et  se  plaist-on  tant  à  parler  de  soy,  et  de  ce 
qui  est  sien  ,  si  l'on  croit  avoir  faict  ou  dict ,  ou  pos- 
séder quelque  chose  que  l'on  estime  ;  l'on  n'est  point 
à  son  ayse,  que  l'on  ne  le  fasse  sçavoir  et  sentir  aux 
autres.  A  la  première  commodité'  l'on  la  conte ,  l'on 
la  faict  valoir,  l'on  l'encherit ,  voire  l'on  n'attend  pas 
la  commodité,  l'on  la  cherche  industrieusement.  De 
quoy  que  l'on  parle,  nous  nous  y  meslons  tousjours 
avec  quelque  advantage  :  nous  voulons  que  l'on  nous 
trouve  et  sente  par-tout,  que  l'on  nous  estime,  et 
tout  ce  que  nous  estimons. 

Mais  pour  monstrer  eneores  mieux  combien  l'ina- 
nité a  de  crédit  et  d'empire  sur  la  nature  humaine , 
souvenons -nous  que  les  plus  grands  remuemens  du 
monde ,  les  plus  générales  et  effroyables  agitations 
des  estais  et  des  empires,  armées,  batailles,  meur-  , 
très,  procez  et  querelles,  ont  leurs  causes  bien  lé- 
gères, ridicules  et  vaines,  tesmoins  les  guerres  de 
Troye  et  de  Grèce,  de  Sylla  et  Marius,  d'où  sont 
ensuivies  celles  de  César  et  Pompée,  Auguste  et  An- 
toine. Les  poètes  ont  bien  signifié  cela ,  qui  ont  mis 
pour  une  pomme  la  Grèce  et  l'Asie  à  feu  et  à  sang  : 
les  premiers  ressorts  et  motifs  sont  de  néant,  puis  ils 
grossissent,  tesmoins  de  la  vanité  et  folie  humaine. 
Souvent  l'accident  faict  plus  que  le  principal,  les  cir- 
constances menues  piquent  et  touchent  plus  vivement 
que  le  gros  de  la  chose  et  le  subject  mesmes.  La  robe 


LIVRE  I,  CHAPITRE   XXXVIII.        2|5 

de  César  troubla  plus  Rome  que  ne  lit  sa  mort,  et 
les  vingt  et  deux  coups  de  poignard  qui  luy  furent 
donnés. 

Finalement  la  couronne  et  la  perfection  de  la  va- 
nité de  l'homme  se  monstre  en  ce  qu'il  cherche,  se 
pîaist,  et  met  sa  félicité  en  des  biens  vains  et  frivoles, 
sans  lesquels  il  peut  bien  et  commodément  vivre  :  et 
ne  se  soucie  pas,  comme  il  faut,  des  vrays  et  essen- 
tiels. Son  cas  n'est  que  vent  ;  tout  son  bien  n'est  qu'en 
opinion  et  en  songe  ;  il  n'y  a  rien  de  pareil  ailleurs. 
Dieu  a  tous  biens  en  essence,  et  les  maux  en  intelli- 
gence ;  l'homme  au  contraire  possède  ses  biens  par 
fantasie,  et  les  maux  en  essence.  Les  best.es  ne  se 
contentent,  ni  ne  se  paissent  d'opinions  et  de  fan- 
tasies,  mais  de  ce  qui  est  présent,  palpable  et  en  vé- 
rité. La  vanité  a  esté  donnée  à  l'homme  en  partage  : 
il  court,  il  bruict,  il  meurt,  il  fuit,  il  chasse ,  il  prend 
une  ombre ,  il  adore  le  vent ,  un  festu  est  le  gaing  de 
son  jour.  J^anitati  creaiura  subjecta  est  etîam  nolens ;  — 
univèrsa  vanîlas  omnis  homo  vivens  l3. 

t3  «  La  créature  est  sujette  à  la  vanité  ,  même  sans  le  vou- 
loir; —  tout  homme  vivant  n'est  que  vanité  ».  Paul,  ad 
Rom.  cap.  vin.  20.  —  Psalm.  cap.  xxxvni.  6, 


2^6  DE   LA   SAGESSE, 

**/VWWKV*/W  VfcViWWi  WWWWWV^iUVW  l/VWWVlA/VWWVfc  1/l/UVtlWVllWlUWU'Wl  VWllWlUWt 

CHAPITRE  XXXIX*. 

II.  Foîhlesse. 

Sommaire.  —  La  faiblesse  de  l'homme  se  montre  dans  ses 
désirs,  dans  ses  jouissances,  dans  le  choix  et  dans  l'usage 
qu'il  fait  des  choses  ;  dans  le  bien  et  le  mal  ;  dans  la  vertu 
et  le  vice  ;  dans  l'accomplissement  de  tel  devoir  au  détri- 
ment d'un  autre  ;  dans  l'emploi  que  l'on  fait  de  mauvais 
moyens  pour  éviter  un  plus  grand  mal ,  même  pour  par- 
venir à  une  bonne  fin  ;  dans  la  police  des  états  ;  dans  la 
justice  ;  dans  l'invention  des  peines  et  des  supplices  ;  dans 
îa  religion  ,  les  sacrifices ,  la  pénitence ,  le  serment  ;  dans  la 
recherche  de  la  vérité  ;  dans  les  réprimandes  et  les  refus  ; 
dans  les  faux  soupçons  et  les  accusations  ;  dans  la  mollesse 
et  la  délicatesse  ;  dans  les  écrits  et  témoignages  des  au- 
teurs ;  dans  l'incapacité  de  l'homme  à  supporter  les  ex- 
trêmes ;  dans  les  accidens  subits  ;  dans  sa  facilité  à  se  laisser 
vaincre  par  les  pleurs  et  les  supplications ,  ou ,  par  la  cons- 
tance et  la  résolution. 

Exemples  :  Lycurgue.  —  Les  Romains  et  leurs  spectacles. 

—  Moïse  et  sa  loi.  —  Platon.  —  Socrates.  —  Scipion. 

—  Une  dame  romaine.  —  Sophocles  et  Denys-le-Tyran. 

—  Diodore.  —  Scanderberg.  —  Pompée.  —  Conrard.  — 
Epaminondas.  —  Alexandre  et  Bétis. 


Voie  Y  le  second  chef  de  cette  considération  et  co- 
gnoissance  humaine;  comment  la  vanité'  seroit-elle 

*  C'est  le  quatrième  chapitre  de  la  première  édition. 


LIVRE  I,  CHAPITRE   XXXIX.         2^7 

autre  que  foible  et  fresle  ?  Cette  foiblesse  est  bien 
confessée  et  advouée  de  tous,  qui  en  comptent  plu- 
sieurs choses  aisées  à  appercevoir  de  tous  :  mais  n'est 
pas  remarquée  telle,  ny  es*1  choses  qu'il  faut,  comme 
sont  celles  où  il  semble  estre  plus  fort  et  moins  foi- 
ble, au  désirer,  au  jouyr,  et  user  des  choses  qu'il 
a  et  qu'il  tient,  à  tout  bien  et  mal  :  bref,  celles  où  il 
se  glorifie,  en  quoy  il  pense  se  prévaloir  et  estre 
quelque  chose ,  sont  les  vrays  tesmoins  de  sa  foi- 
blesse. Voyons  cecy  mieux  par  le  menu. 

Premièrement  au  désirer,  l'homme  ne  peust  as- 
seoir son  contentement  en  aucune  chose ,  et  par  désir 
mesme  et  imagination.  Il  est  hors  de  nostre  puissance 
de  choisir  ce  qu'il  nous  faut  :  quoy  que  nous  ayons 
désiré ,  et  qu'il  nous  advienne ,  il  ne  nous  satisfaict 
point,  et  allons  béants*2  après  les  choses  incognues 
et  advenir  *3,  d'autant  que  les  présentes  ne  nous  saou- 
lent point,  et  estimons  plus  les  absentes.  Que  l'on 
baille  à  l'homme  la  carte  blanche  ;  que  l'on  le  mette 
à  mesme  de  choisir ,  tailler  et  prescrire ,  il  est  hors 
de  sa  puissance  de  le  faire  tellement,  qu'il  ne  s'en 
desdise  bientost,  en  quoy  il  ne  trouve  à  redire,  et  ne 
veuille  adjouster,  oster,  ou  changer;  il  désire  ce  qu'il 


'    **  Dans  les  choses. 

» 

*2  Soupirans. 

*3  Et  nui  doivent  advenir. 


248  DE   LA   SAGESSE, 

ne  sçauroit  dire.  Au  bout  du  compte  rien  ne  le  con- 
tente, se  fasche*4  et  s' ennuyé  de  soy-mesme. 

Sa  foiblesse  est  encores  plus  grande  au  jouyr  et 
user  des  choses,  et  ce  en  plusieurs  manières;  pre- 
mièrement en  ce  qu'il  ne  peut  manier  et  se  servir 
d'aucune  chose  en  sa  pureté  et  simplicité  naturelle. 
Il  les  faut  desguiser,  altérer  et  corrompre,  pour  l'ac- 
commoder à  nostre  main  :  les  elemens,  les  métaux, 
et  toutes  choses  en  leur  naturel ,  ne  sont  propres  à 
nostre  usage  ;  les  biens,  les  voluptés  et  plaisirs ,  ne  se 
peuvent  laisser  jouyr  sans  meslange  de  mal  et  d'in- 
commodité, 

.  . .  Medio  de  fonte  leporum  , 
Surgit  amari  aliquid,  quod  in  ipsis  floribus  angat  5. 

L'extresme  volupté  a  un  air  de  gémissement  et  de 
piaincte,  estant  venue  à  sa  perfection,  c'est  foiblesse, 
défaillance,  langueur;  un  extresme  et  plein  conten- 
tement a  plus  de  sévérité  rassise  que  de  gayeté  en- 
jouée ;  ipsa  félicitas  se,  nisi  tempérât ,  p remit6.  D'où, 
disoit  un  ancien ,  que  Dieu  nous  vend 7  tous  les  biens 
qu'il  nous  envoyé,  c'est-à-dire  qu'il  ne  nous  en  donne 


*4  Pour  il  se  fâche. 

5  «  De  la  source  même  des  plaisirs  ,  il  émane  quelque  chose 
d'amer;  et  même  sous  des  couronnes  de  fleurs,  on  se  sent 
inquiet ,  oppressé  ».  Lucr. 

6  «  Le  bonheur  se  nuit  à  lui-même  s'il  ne  se  modère  n.ilfy.1iA.f^. 

7  Rousseau  a  dit  de  même,  Ode  i,  L.  ni  : 
Le  ciel  nous  vend  toujours  les  biens  qu'il  nous  prodigue. 


LIVRE   I,    CHAPITRE    XXXIX.       2^9 

aucun  pur,  que  nous  ne  l'acheptions  au  poids  de 
quelque  mal.  Aussi  la  tristesse  n'est  point  pure  et 
sans  quelque  alliage  de  plaisir,  labor  voluptasque  dis- 
simillima  natura ,  societaie  quadam  nalurali  in  ter  se  sunt 
juncla;  — 

•  .  .  .  Est  quaedam  flere  voluptas8. 

Ainsi  toutes  choses  en  ce  monde  sont  mixtionnées 
et  destrempées  avec  leurs  contraires  :  les  mouvemens 
et  plis  du  visage  qui  servent  au  rire ,  servent  aussi 
au  pleurer,  comme  les  peinctres  nous  apprennent. 
Et  nous  voyons  que  l'extrémité'  du  rire  se  mesle  aux 
larmes.  Il  n'y  a  point  de  bonté'  en  nous,  qu'il  n'y  aye 
quelque  teincture  vicieuse,  omnes  justitiae  noslrae  sunt 
tâmquam  pannus  menstruatae 9 ',  comme  se  monstrera  en 
son  lieu.  Il  n'y  a  aussi  aucun  mal  sans  quelque  bien  : 
nullum  sine  authoramento  malum  est10.  Tousjours  à 
quelque  chose  sert  malheur;  nul  mal  sans  bien,  nul 
bien  sans  mal  en  l'homme;  tout  est  mesle',  rien  de 
pur  en  nos  mains.  Secondement  tout  ce  qui  nous  ad- 
vient, nous  le  prenons  et  en  jouyssons  de  mauvaise 
main  :  nostre  goust  est  irrésolu  et  incertain  ;  il  ne 
sçait  rien  tenir  ny  jouyr  de  bonne  façon  :  de  là  est 

8  «  La  peine  et  le  plaisir ,  quoique  de  nature  très-différente , 
sont  unies  entre  elles  par  un  certain  lien  naturel  ».  Tit.  Liv. 
«  Il  y  a  quelque  volupté  à  pleurer  ».    Ovid. 

9  «  Toutes  nos  justices  ressemblent  au  linge  qui  a  servi  :  il 
y  a  toujours  quelque  souillure  ».  Senec. 

10  Ce  passage  est  traduit  par  la  phrase  qui  le  précède. 


25o  DE  LA   SAGESSE, 

venue  la  question  interminable  du  souverain  bien. 
Les  choses  meilleures  souvent  en  nos  mains  par  nostre 
foiblesse,  vice,  et  insuffisance ,  s'empirent,  se  corrom- 
pent, deviennent  à  rien,  nous  sont  inutiles,  voire 
quelques  fois  contraires  et  dommageables. 

Mais  la  foiblesse  humaine  se  monstre  richement 
au  bien  et  au  mal ,  en  la  vertu  et  au  vice  ;  c'est  que 
l'homme  ne  peust  estre,  quand  bien  il  voudroit,  du 
tout  bon  ny  du  tout  meschant.  Il  est  impuissant  à 
tout.  Quant  au  bien  et  à  la  vertu  considérons  trois 
pomcts;  le  premier  est,  que  l'on  ne  peust  faire  tout 
bien,  ny  exercer  toute  vertu;  d'autant  que  plusieurs 
vertus  sont  incompatibles,  et  ne  peuvent  demeurer 
ensemble  au  moins  en  un  mesme  subject ,  comme  la 
continence  filiale  et  viduale,  qui  sont  entièrement 
différentes ,  le  célibat  et  le  mariage  ;  estans  les  deux 
seconds  estats  de  viduité  et  de  mariage  bien  plus  pé- 
nibles et  affaireux,  et  ayant  plus  de  difficulté'  et  de 
vertu  que  lés  deux  premiers  de  filiage  et  de  célibat, 
qui  ont  aussi  plus  de  pureté',  de  grâce  et  d'aysance: 
virgo  jœlicior ,  vidua  laboriosior,  in  illagratia,  in  ista 
virtus  coronatuf '.La  constance  qui  est  en  la  pouvreté , 
indigence ,  adversité ,  et  celle  qui  est  en  l'abondance 
et  prospérité;  la  patience  de  mendicité  et  la  libéralité. 

11  «  La  vierge  est  plus  heureuse ,  la  veuve  a  plus  de  peines 
et  de  tourmens  ;  dans  celle-là  c'est  la  grâce  qui  est  couron- 
née,  dans  l'autre  c'est  la  vertu  ».  Tertul. 


LIVRE   I,  CHAPITRE  XXXIX.  25i 

Cecy  est  encores  plus  vray  des  vices  qui  sont  oppo- 
sites  les  uns  aux  autres. 

Le  second  est  que  bien  souvent  l'on  ne  peust  ac- 
complir ce  qui  est  d'une  vertu ,  sans  le  heurt  et  of- 
fense d'une  autre  vertu,  ou  d'elle-mesrae  :  d'autant 
qu'elles  s'entre-empeschent  :  d'où  vient  que  l'on  ne 
peust  satisfaire  a  l'une,  qu'aux  despens  de  l'autre*. 
Et  de  cecy  ne  s'en  faut  prendre  à  la  vertu ,  ny  penser 
que  les  vertus  se  contrarient,  car  elles  sont  très  bien 
d'accord,  mais  à  la  foiblesse  et  condition  humaine, 
estant  toute  sa  suffisance  *12  et  son  industrie  si  courte 
et  si  foible ,  qu'elle  ne  peust  trouver  un  reiglement 
certain,  universel  et  constant  à  estre  homme  de  bien: 
et  ne  peust  si  bien  adviser  et  pourvoir ,  que  les  moyens 
de  bienfaire  ne  s'entre-empeschent  souvent.  Prenons 

*  Variantes.  C'est  tousjours  descouvrir  un  autel  pour  en 
couvrir  un  autre ,  tant  est  courte  et  foible  toute  la  suffisance 
humaine ,  qu'elle  ne  peust  bailler  ny  recevoir  un  reiglement 
certain  ,  universel ,  et  constant  à  estre  homme  de  bien  :  et  ne 
peust  si  bien  adviser  et  pourvoir ,  que  les  moyens  de  bien  faire 
ne  s'entre-empeschent  souvent.  La  charité  et  la  justice  se  con- 
tredisent. Si  je  rencontre  mon  parent  et  amy  en  la  guerre  de 
contraire  party,  par  justice  je  doibs  le  tuer;  par  charité,  l'es- 
pargner  et  sauver.  Si  un  homme  est  sauvé  à  la  mort,  où  n'y 
aye  aucun  remède ,  et  n'y  reste  qu'un  languir  très  douloureux  , 
c'est  œuvre  de  charité  de  l'achever,  mais  qui  seroit  puni  par 
justice. 

*12  Capacité. 


a52  DE   LA   SAGESSE, 

exemple  de  la  charité  et  de  la  justice  :  si  je  rencontre 
mon  parent  ou  mon  ainy  en  la  guerre  de  contraire 
party,  par  justice  je  le  doibs  tuer,  par  charité  l'es- 
pargner  et  sauver  :  si  un  homme  est  blessé  à  la  mort, 
où  n'y  aye  aucun  remède ,  et  n'y  reste  qu'un  languir 
très  douloureux,  c'est  œuvre  de  charité  de  l'achever, 
comme  fist  celuy  qui  acheva  Saiïl  à  son  instante  prière  ; 
mais  qui  seroit  puni  par  justice,  comme  fut  celuy-là 
par  David  et  justement,  David  estant  ministre  de  la 
justice  publique  et  non  de  la  charité  privée  :  voire 
estre  trouvé  près  de  luy  en  lieu  escarté,  où  il  y  a 
doubte  du  meurtrier,  bien  que  ce  soit  pour  luy  faire 
office  d'humanité,  est  très  dangereux,  et  n'y  peut 
aller  de  moins  que  d'estre  travaillé  par  la  justice, 
pour  repondre  de  cet  accident,  dont  l'on  est  inno- 
cent. Et  voilà  comment  la  justice  non  -  seulement 
heurte  la  charité,  mais  elle-mesme  s'entrave  et  s'em- 
pesche,  dont  est  très-bien  dict,  et  au  vray ,  summum 
jus ,  summa  injuria1^. 

Le  troisiesme  plus  notable  de  tous  :  l'on  est  con- 
trainct  souvent  de  se  servir  et  user  de  mauvais  moyens , 
pour  éviter  et  sortir  d'un  plus  grand  mal,  ou  pour 
parvenir  à  une  bonne  fin;  tellement  qu'il  faut  quel- 
ques fois  légitimer  et  authoriser  non-seulement  les 
choses  qui  ne  sont  point  bonnes ,  mais  encores  les 
mauvaises,  comme  si,  pour  estre  bon,  il  falloit  estre 

î3  «  Une  justice  trop  rigoureuse  est  une  grande  injustice  », 


LIVRE  1,  CHAPITRE  XXXIX.  a53 

un  peu  meschant  *.  Et  cecy  se  voyt  par  tout ,  en  la 
police,  justice,  vérité,  religion. 

En  la  police,  combien  de  choses  mauvaises  per- 
mises et  en  usage  public ,  non-seulement  par  conni- 
vence ou  permission,  mais  encores  par  approbation 
des  loix,  comme  se  dira  après  en  son  lieu,  ex  sena- 
tusconsultîs  et  plehîsdlis  scelera  exercentur \ 4 .  Pour  des- 
charger un  estât  et  republique  de  trop  de  gens,  ou 
de  gens  bouillans  à  la  guerre,  qu'elle  ne  peust  plus 
porter,  comme  un  corps  replet  de  mauvaises  ou  trop 
d'humeurs,  l'on  les  envoyé  ailleurs  s'accommoder 
aux  despens  d'autruy  :  comme  les  François,  Lom- 
bards, Goths,  Vandales,  Tartares,  Turcs.  Pour  évi- 
ter une  guerre  civile,  l'on  en  entretient  une  estran- 
gere.  Pour  instruire  à  tempérance,  Lycurgus  faisoit 
enyvrer  les  Ilotes  serfs,  pour  par  ce  desbordement 
faire  prendre  horreur  de  ce  vice.  Les  Romains ,  pour 
dresser  le  peuple  à  la  vaillance  et  mespris  des  dan- 
gers et  de  la  mort,  dressoyent  les  spectacles  furieux 
des  gladiateurs  et  escrimeurs  à  outrance.  Ce  qu'ils 
firent  au  commencement  des  criminels ,  puis  des  serfs , 

*  Variantes.  Et  cecy  se  voyt  non-seulement  au  faict  de  la 
police  et  de  la  justice  ,  mais  encore  en  la  religion,  qui  monstre 
bien  que  toute  la  cousture  et  conduicte  humaine  est  bastie  et: 
faict'e"  de  pièces  maladifyes:  .  '„  .*.•••   .  ■• 

l4  «  On  commet  des  crimes,  même  en  se  conformant  à  des 
sénatus-consultes  et  à  des  plébiscites  ».  Je  crois  cette  cita- 
tion prise  de  Tacite.     Ule  uL   h-J&iMj***-/    *4a.  t\f~. 


25i  DE   LA    SAGESSE, 

innocents  ,  en  fin  des  libres,  qui  se  donnoyent  à  cela  ; 
les  bourdeaux*15  aux  grandes  villes,  les  usures,  les 
divorces  en  la  loy  de  Moyse,  et  en  plusieurs  autres 
nations  et  religions,  permis  pour  éviter  plus  grands 
maux  :  ad  duritiem  cor  dis  eorum  l6. 

En  la  justice  laquelle  ne  peust  subsister  et  estre 
en  exercice  sans  quelque  meslange  d'injustice  ;  non- 
seulement  la  commutative,  cela  n'est  pas  estrange,  il 
est  aucunement  nécessaire,  et  ne  sçauroit-on  vivre 
et  trafiquer  ensemble,  sans  lésion,  offense  et  dom- 
mage mutuel,  et  les  loix*  connivent  à  la  lésion  qui 
est  au  dessoubs  la  moitié  de  juste  prix  :  mais  encores 
la  distributive ,  comme  elle-mesme  confesse.  Summum 
jus  summa  injuria  :  et  omne  magnum  exemplum  habet 
aliquid  ex  iniquo ,  auod  contra  singulos  utilitate  publica 
rependitur11.  Platon  permet,  et  le  stile*18  est  tel  en  plu- 
sieurs endroicts  ,  d'attirer  par  fraudes  ,  et  fausses  es- 
pérances de  faveur  ou  pardon,  le  criminel  à  descou- 
vrir son  faict.  C'est  par  injustice,  piperie  et  impu- 

*l5  Les  lieux  de  débauche,  de  prostitution. 

lG  «  A  cause  de  la  dureté  de  leurs  cœurs  ». 

*7  «  Une  justice  trop  rigoureuse  est  une  souveraine  injus- 
tice ,  et  tous  les  grands  exemples  de  la  justice  ont  quelque 
chose  d'injuste ,  lorsqu'on  punit ,  par  exemple  ,  quelques-uns 
pour  l'utilité  de  tous  ».  fax,,  kfâjXfffi  /-  Ztu^'  kwmJ.)%lVj  1^, 

*  Variâmes.  Et  les  loix  permettent  de  se  tromper  au  des- 
soubs la  moitié  du  juste  prix. 

*'8  tfca. procédure,  v       •*     "«'    '•■  ■  > 


LIVRE    I,   CHAPITRE   XXXIX.         -55 

dence  vouloir  arriver  à  la  justice.  Et  que  dirons-nous 
de  l'invention  des  géhennes*'9,  qui  est  plustost  un 
essay  de  patience ,  que  de  vérité20?  Car  celuy  qui  les 
penst  souffrir,  et  ne  les  peust  souffrir,  cachera  la  vérité. 
Pourquoy  la  douleur  fera-t-elle  plustost  dire  ce  qui  est, 
que  ce  qui  n'est  pas  ?  Si  l'on  pense  que  l'innocent  est 
assés  patient  pour  supporter  les  tourmens ,  et  pour- 
quoy ne  le  sera  celuy  qui  est  coulpable ,  estant  ques- 
tion de  sauver  sa  vie  ?  Illa  tormenla  gubernat  dolor, 
moderatur  natura  cujusnue  tum  anîmi  tum  corporis ,  régit 
quaesilor,  flectit  libido ,  corrumpit  spes ,  infirmât  metus ,  ut 
in  tôt  rerurn  angustiis  nil  veritati  loci  relinauatur2ï :'.  Pour 
excuse  on  dit  que  la  torture  estonne  le  coulpable , 
l'affoiblit,  et  luy  faict  confesser  sa  fausseté;  et  au  re- 
bours fortifie  l'innocent  :  mais  il  s'est  tant  souvent 
veu  le  contraire,  cecy  est  captieux,  et  à  dire  vray  un 
pouvre  moyen,  plein  d'incertitude  et  de  doubte.  Que 
ne  diroit  et  ne  feroit-on  pour  fuir  à  telles  douleurs  ? 
etenim  innocentes  mentiri  cogit  dolor~2  ;  tellement  qu'il 

+I9  Des  tourmens  de  la  question. 

20  Ceci  est  copié  de  Montaigne. 

21  «  Ces  tortures  qu'inventa  la  douleur,  font  plus  ou  moins 
d'impression  selon  le  caractère ,  l'ame ,  le  plus  ou  moins  de. 
force  du  corps  :  celui  qui  les  inflige  au  patient, interroge  à  son 
gré  ;  la  passion  fléchit  dans  la  réponse  ;  l'espérance  l'altère  ;  la 
crainte  l'infirme  :  de  sorte  qu'au  milieu  de  tant  d'incertitudes  , 
il  n'y  a  plus  moyen  de  démêler  la  vérité  ». 

22  «  Car  la  douleur  force  les  innocens  même  à  mentir  ». 
Publ.  Syr. 


-2%  DE   LA  SAGESSE, 

advient  que  le  juge,  qui  donne  la  géhenne,  affm  de  ne 
faire  mourir  l'innocent,  il  le  faict  mourir  et  innocent 
et  géhenne.  Mille  et  mille  ont  chargé  leurs  testes  de 
fausses  accusations  :  mais  au  bout  du  compte  est-ce 
pas  grand'injustice  et  cruauté  de  tourmenter  et  rom- 
pre un  homme,  de  la  faute  duquel  on  double  en- 
cores  ?  Pour  ne  le  tuer  sans  occasion,  l'on  luy  faict 
pire  que  le  tuer  :  s'il  est  innocent  et  supporte  la  peine , 
quelle  raison  luy  est-il  faicte  du  tourment  injuste  ?  Il 
sera  absous ,  grand  mercy.  Mais  quoy  c'est  le  moins 
mal  que  la  foiblesse  humaine  aie  peu  inventer  *. 
Si  l'homme  est  foible  à  la  vertu,**  il  l'est  encores 

*  variante.  Toutesfois  n'est  pas  en  practique  par  tout.  Il 
semble  que  commettre  au  combat  les  parties,  quand  l'on  ne 
peust  descouvrir  la  vérité  (moyen  condamné  par  la  chrestienté , 
et  jadis  fort  en  usage)  ;  soit  moins  injuste  et  cruel.  Edition 
de  1601  ,  liv>  1 ,  ch.  4. 

**  Fanante.  Si  l'homme  est  foible  à  la  vertu ,  comme  ii 
vient  d'estre  monstre ,  il  l'est  encores  plus  à  la  vérité.  C'est 
chose  estrange,  l'homme  désire  naturellement  sçavoir  la  vé- 
rité ;  et  pour  y  parvenir ,  remue  toutes  choses  :  neantmoins 
il  ne  la  peust  souffrir ,  quand  elle  se  présente  ;  son  esclair  Fes- 
tonne ;  son  esclat  l'atterre  :  ce  n'est  point  de  sa  faute,  car  elle 
est  très  belle ,  très  aimable  et  très  convenable  à  l'homme  ;  et 
peust-on  d'elle  dire  encore  mieux,  que  de  la  vertu  et  sagesse, 
que  si  elle  se  pouvoit  bien  voir ,  elle  raviroit  et  embraseroit 
tout  le  monde  en  son  amour.  Mais  c'est  la  foiblesse  de 
l'homme  qui  ne  peust  recevoir  et  .porter  une  telle  splendeur; 
voire  elle  l'offense.  Et  celui  qui  la  luy  présente  est  souvent  tenu 


LIVRE  I,  CHAPITRE  XXXIX.  257 
plus  à  la  vérité,  soit-elle  éternelle  et  divine,  ou  tem- 
porelle et  humaine  :  celle-là  l'estonne  par  son  esclair» 
l'atterre  par  son  esclat ,  comme  la  vive  clarté  du  so- 
leil, l'œil  foible  du  hibou  :  et  s'il  s'y  opiniastre,  il 
succombera  accablé,  qui  scrutator  est  nwjeslatis,  oppri- 
meùiT  à  gloria23;  tellement  que  pour  luy  en  donner 
quelque  air  et  quelque  goust,  il  la  luy  faut  desguiser, 
tempérer,  et  couvrir  de  quelque  ombrage.  Celle-cy, 
l'humaine  le  blesse ,  et  qui  la  luy  présente  est  souvent 
tenu  pour  ennemy,  veriîas  odium  parit 2i.  C'est  chose 
estrange ,  l'homme  désire  naturellement  sçavoir  la  vé- 
rité, et  pour  y  parvenir,  remue  toutes  choses,  neant- 
moins  il  n'y  peu  st  parvenir  :  si  elle  se  présente  ,  il  ne  la 
peust  comprendre;  s'il  ne  la  comprend,  il  s'en  of- 
fense :  ce  n'est  pas  sa  faute,  car  elle  est  très  belle, 
aimable,  cognoissable,  mais  c'est  la  foiblesse  humaine 
qui  ne  peust  recevoir  une  telle  splendeur.  L'homme 
est  fort  à  désirer,  et  foible  à  prendre  et  tenir.  Les 
deux  principaux  moyens  qu'il  employé,  pour  parvenir 
à  la  cognoissance  de  la  vérité,  sont  la  raison  et  l'ex- 

pour  ennemy,  verilas  odium  parit  [a).  C'est  acte  d'hostilité 
que  de  luy  monstrer  ce  qu'il  ayme  et  cherche  tant.  L'homme 
est  fort  à  désirer,  et  foible  à  recevoir.  Ibid. 

z3  «  Celui  qui  ose  scruter  la  majesté  de  Dieu ,  sera  accablé 
de  sa  gloire»,    fw-,  XX  M?. 

*4  Ce  passage  est  traduit  dans  la  note  de  la  dernière  va- 
riante. 

(a)   «  La  vérité  engendre  la  haine  ».    Z CUmJt  fa&lÙL>)  dtl.  t,Jc.l,  Y-  *tl< 

•     •        '      1.'    ""      *  >7 


258  DE   LA   SAGESSE, 

perience.  Or,  tous  deux  sont  si  foibles  et  incertains 
(bien*25  que  l'expérience  plus),  que  n'en  pouvons 
rien  tirer  de  certain.  La  raison  a  tant  de  formes ,  est 
tant  ployable,  ondoyante,  comme  a  esté  dict  en  son 
lieu.  L'expérience  encores  plus,  les  evenemens  sont 
tousjours  dissemblables  :  il  n'y  a  rien  si  universel  en 
la  nature  que  la  diversité,  rien  si  rare  et  difficile  et 
quasi  impossible  que  la  semblance.  Et  si  l'on  ne  peust 
remarquer  la  dissemblance,  c'est  ignorance  et  foi- 
blesse  ;  ce  qui  s'entend  de  parfaicte ,  pure  et  entière 
semblance  et  dissemblance  :  car ,  à  vray  dire ,  tous  les 
deux  sont  par-tout,  il  n'y  a  aucune  chose  qui  soit  en- 
tièrement semblable  et  dissemblable  à  une  autre.  C'est 
un  ingénieux  et  merveilleux  meslange  et  destrempe- 
ment  de  nature  :  mais  après  tout,  qui  descouvre  mieux 
la  foiblesse  humaine  que  la  religion  *  ?  Aussi  est-ce 

*25  Quoique  l'expérience  le  soit  plus. 

*  Variante.  En  la  religion ,  les  plus  grandes  et  solennelles 
actions  sont  marques  honteuses  ,  et  remèdes  aux  maladies  hu- 
maines :  les  sacrifices  qui  ont  esté  anciennement  en  si  grande 
révérence  par  tout  le  monde  universel ,  voire  (a)  en  la  religion 
judaïque ,  et  encores  sont  en  usage  en  plusieurs  endroicts  du 
monde ,  non-seulement  des  bestes ,  mais  encore  des  hommes 
vivans ,  voire  des  innocens  :  quelle  plus  grande  rage  et  manie 
peust  entrer  en  l'imagination,  que  de  penser  appaiser  et  gra- 
tifier Dieu  par  le  massacre  et  sang  des  bestes  !  Non  (b)  san~ 

(a)  Même. 

(è).  «  Dieu  ne  doit  pas  être  honoré  par  le  sang  ;  car  quel  plaisir  peut- 
on  lui  faire  ,  en  lui  immolant  des  innocens  ?  »   jt)\tt¥t    nhî^  &tuU**Kf 


LIVRE   I,  CHAPITRE  XXXIX.  259 

son  intention  de  faire  bien  sentir  à  l'homme  son  mal, 
sa  foiblesse,  son  rien,  et  par-là  le  faire  recourir  à 
Dieu ,  son  bien ,  sa  force ,  son  tout.  Premièrement 
elle  la  lui  presclie,  inculque,  reproche,  Fappellant 

guine  colendus  Deus  ;  quae  enimex  Lrucidatione  immeren- 
tium  voluptas  est?  Quelle  folie  de  penser  Lire  service  à  Dieu 
en  liiy  donnant  et  présentant ,  et  non  plustost  en  luy  deman- 
dant et  implorant  !  Car  c'est  grandeur  de  donner  et  non  de 
prendre.  Certes  les  sacrifices  estoient  ordonnés  en  la  loy  de 
Moyse,  non  pour  ce  que  Dieu  y  prinst  plaisir ,  ou  que  ce  fust 
chose  par  aucune  raison  bonne  de  soy ,  si  vohdsses  sàcrifi- 
cium  (e) ,  dédissent  utique ,  holocaustis  non  delectaberis  ;  sa- 
crificium  et  oblalionem  noluisli ,  holocaustum  pro  peccato 
non  postulasti  ;  mais  pour  s'accommoder  à  la  foiblesse  hu- 
maine :  car  il  est  permis  de  folier  avec  les  petits  enfans.  La 
pénitence  est  la  chose  la  plus  recommandée  et  des  princi- 
pales de  la  religion  ;  mais  qui  présuppose  péché,  et  est  remède 
contre  iceluy ,  sans  lequel  ce  seroit  de  soy  chose  mauvaise  : 
car  le  repentir ,  la  tristesse  et  affliction  desprit  est  mal.  Le  jure- 
ment de  mesme  causé  par  l'infidélité  et  meffiance  humaine ,  et 
remède  contre  icelle ,  ce  sont  tous  biens ,  non  de  soy  ,  mais 
comme  remèdes  aux  maux.  Ce  sont  biens  pour  ce  qu'ils  sont 
nécessaires ,  et  non  au  rebours.  Ce  sont  biens  ,  comme  l'es- 
ternuement  et  la  médecine ,  bons  signes  venant  de  mauvaise 
cause,  guarison  de  maux.  Ce  sont  biens,  mais  tels  qu'il  se- 
roit beaucoup  meilleur  qu'il  n'y  en  eust  jamais ,  et  qu'il  n'en 
fust  point  besoing.  Edit.  de  1601,  liv.  1 ,  eh.  £. 

(e)  «  Si  tu  eusses  voulu  un  sacrifice,  je  te  l'aurais  offert  certai- 
nement; mais  tu  ne  te  de'lectes  pas  d'holocaustes.  Tu  n'as  pas  voulu  de 
sacrifice  et  d'oblation;  tu  n'as  pas  demandé  d'holocauste  pour  le  pe'che'». 
Psal.  L,  v.  18. 


a6o  DE   LA   SAGESSE, 

poudre,  cendre,  terre,  chair,  sang,  foin.  Puis  elle  la 
îuy  insinue  et  faict  sentir  d'une  très  belle  et  noble  fa- 
çon ,  introduisant  Dieu  humilie' ,  affoibli ,  abbaissé 
pour  l'amour  de  luy,  parlant,  promettant,  jurant, 
courrouçant,  menaçant;  bref  traittant  et  agissant  avec 
l'homme  d'une  manière  basse,  foible,  humaine,  ainsi 
qu'un  père  qui  bégaye  et  faict  le  petit  avec  ses  petits  : 
estant  telle,  si  grande,  et  invincible  la  foiblesse  hu- 
maine, que  pour  lui  donner  quelque  accès  et  com- 
merce avec  la  divinité,  et  l'approcher  de  Dieu,  il  a 
fallu  que  Dieu  se  soit  abbaissé  au  plus  bas  \Deus quia 
in  altitudine  sua  a  nobis  parvulis  apprehendi  non  poterat , 
ideo  se  straçit  hominibus  26.  Puis  par  effect  ordinaire, 
car  tous  les  principaux  et  plus  saincts  exercices,  les 
plus  solennelles  actions  de  la  religion,  ne  sont -ce 
pas  les  vrays  symptômes  et  argumens  de  la  foiblesse 
et  maladie  humaine  ?  Les  sacrifices  qui  ont  esté  an- 
ciennement en  usage  par  tout  le  monde,  et  encores 
sont  en  quelques  endroicts  non-seulement  des  bestes, 
mais  aussi  des  hommes  vivans,  voire  des  innocens, 
n'estoit-ce  pas  des  honteuses  marques  de  l'infir- 
mité et  misère  humaine  ?  Premièrement  pour  ce  que 
c'estoyent  des  enseignes  et  tesmoignages  de  sa  con- 
demnation  et  malédiction  (car  c'estoyent  des  protes- 

26  (t  Parce  que  Dieu  ,  de  la  hauteur  où  il  est  élevé ,  ne 
pouvait  être  aperçu  par  des  êtres  aussi  chétifs  que  nous  sommes, 
il  s'est  abaissé  jusqu'à  nous  ». 


LIVRE  I,  CHAPITRE  XXXIX.  261 

talions  publiques  d'avoir  mérité  la  mort  et  d'estre 
sacrifie'  comme  ces  bestes) ,  sans  laquelle  n'y  eust  ja- 
mais eu  d'offrandes  sanglantes,  sacrifices  propitia- 
toires, expiatoires.  Secondement  à  cause  de  la  bassesse 
du  dessein  et  de  l'intention  qui  estoient  de  penser 
appaiser,  flatter,  et  gratifier  Dieu  par  le  massacre  et 
le  sang  des  bestes  et  des  hommes ,  sanguine  non  co- 
lendus  Deus  >  quae  enim  ex  trucidatione  immerentium  vo- 
luptas  est21  !  Certes  Dieu  aux  premiers  siècles,  encores 
la  foible  enfance  du  monde  et  la  simple  nature,  les  a 
bien  accepté  des  gens  de  bien  à  cause  d'eux  et  de 
leurs  dévotions.  Respexit  Domînus  ad  Abel  et  ad  mu- 
nera  e/us28,  prenant  par  sa  bonté  en  bonne  part  ce 
qui  se  faict  en  intention  de  l'honorer  et  servir  :  et  en- 
cores depuis  estant  le  monde  encores  apprentif  et 
grossier  sub  pedagogo29,  tout  confit  en  cette  opinion 
si  universelle ,  que  quasi  naturelle.  Je  ne  touche  point 
icy  le  mystère  particulier  de  la  religion  judaïque  qui 
les  employoit  pour  figures  :  c'est  un  des  beaux  traicts 
de  la  religion ,  et  assez  fréquent ,  de  convertir  ce  qui 
est  humain  ou  naturel,  et  corporel  en  usage  sainct, 
sacré  et  en  tirer  un  fruict  spirituel.  Mais  ce  n'estoit*3° 


27  La  traduction  de  ce  passage  se  trouve  ?  trois  pages  plus 
haut ,  dans  une  note  de  la  dernière  variante. 

28  «  Dieu  regarda  Abel  et  ses  présens  ».  Gen  IV,  v.  4- 
'29  «  Sous  un  pédagogue  ». 

*3°   Mais  ce  n'était  pas  que  Dieu  y  prît  plaisir. 


262  DE   LA  SAGESSE, 

que  Dieu  y  prinst  plaisir,  ny  que  ce  fust  chose  par 
aucune  raison  bonne  de  soy,  tesmoin  les  prophètes 
et  plus  clair-voyans  qui  l'ont  tousjours  dict  franche- 
ment, si  voluîsses  sacrificium  dedissem  uiique ,  holo- 
caustls  non  delectaberis  ;  sacrificium  et  oblationem  noluisti, 
holocaustum  pro  peccato  non  postulasti.  —  Non  accipiam 
de  domo  tua  vitulos ,  etc.  3l  et  ont  rappelle  et  convié 
le  monde  à  un  autre  sacrifice  plus  haut,  spirituel,  et 
plus  digne  de  la  divinité,  sacrificium  Deo  spiritus  :  aures 
autem  perforasti  mihi  utfacercm  voluntatem  tuam ,  et  le- 
gem  tuam  in  medio  cordis  mei  :  immola  Deo  sacrificium 
laudis ,  misericordiam  volo ,  non  sacrificium  32.  Et  en 
lin  le  fils  de  Dieu,  docteur  de  vérité,  estant  venu  pour 
sevrer  et  desniaiser  le  monde ,  les  a  du  tout  abolis , 
ce  qu'il  n'eust  faict  si  c'eust  esté  chose  de  soy,  et 
essentiellement  bonne ,  et  eust  pieu  à  Dieu  son  père  : 
car  au  rebours.  Pater  non  taies  auaerit,  sed  taies  qui  ado- 

31  «  Si  tu  eusses  voulu  un  sacrifice ,  je  te  l'aurais  offert 
certainement  ;  mais  tu  ne  te  délectes  pas  d'holocaustes  ;  tu 
n'as  pas  voulu  de  sacrifice  et  d'oblation,  tu  n'as  pas  demandé 
d'holocauste  pour  le  péché. — Je  ne  recevrai  pas  de  veaux  de 
ta  maison,  etc.  ».« — La  plus  grande  partie  de  ce  passage  des 
psaumes  se  trouve  dans  la  dernière  variante. 

32  «  Le  sacrifice  que  Dieu  aime  est  celui  de  l'esprit  :  tu  m'as 
percé  les  oreilles  pour  que  je  fisse  ta  volonté  ,  et  que  j'obser- 
vasse ta  loi  dans  le  fond  de  mon  cœur: immole  un  sacrifice  de 
louange  à  Dieu  ;  je  veux  de  la  miséricorde,  et  non  pas  un  sa- 
crifice».— Ce  passage  est  tiré  de  divers  chapitres  des  Psaumes. 


LIVRE  I,  CHAPITRE  XXXIX.        263 

rent  in  spiriiu  et  veritate  33.  Et  certes  c'est  un  des  plus 
beaux  effects  et  fruicts  de  la  chrestienté  après  l'abo- 
lition des  idoles.  Dont  Julien  l'Empereur  son  ennemi 
capital,  comme  en  despit  d'elle  en  faisoit  plus  que 
jamais  autre  n'en  fist  au  monde,  taschant  de  les  re- 
mettre sus  avec  l'idolâtrie.  Parquoy  laissons  les  là , 
voyons  les  autres  pièces  principales  de  la  religion. 
Les  sacremens  en  matière  vile  et  commune  de  pain , 
vin ,  huile ,  eau ,  et  en  action  externe  de  mesmes ,  ne 
sont-ce  pas  tesmoignages  de  nostre  pouvreté  et  bas- 
sesse ?  La  pénitence ,  remède  universel  à  nos  mala- 
dies, est  chose  de  soy  toute  honteuse,  foible,  voire 
mauvaise,  car  le  repentir,  la  tristesse,  et  affliction 
d'esprit  est  mal.  Le  jurement  qu'est-ce  qu'un  symp- 
tôme et  marque  honteuse  de  la  méfiance,  infidélité, 
ignorance  ,  impuissance  humaine  ,  et  en  celuy  qui 
l'exige,  et  en  celuy  qui  le  rend ,  et  en  celuy  qui  l'or- 
donne ,  quod  amplius  est ,  a  malo  est11*.  Voilà  comment 
la  religion  guarit  et  remédie  à  nos  maux  par  moyens 
non-seulement  petits  et  foibles,  ainsi  le  requérant 
nostre  foiblesse,  stulta  et  infirma  mundi  elegit  Deusi5  : 
mais  qui  ne  sont  aucunement  de  valeur,  ny  sont  bons 

33  «  Le  père  ne  cherche  pas  de  tels  serviteurs ,  mais  des 
serviteurs  qui  l'adorent  en  esprit  et  en  vérité  ».  lY.  «tr  Jf"  7<*k;  T^r  23, 

3^  «  Et  ajoutez  à  cela  qu'il  a  sa  source  dans  la  mauvaise 
foi  ».    ft  Jl*H.t  Vt  3/. 

35  «  Dieu  a  choisi  ce  qu'il  y  a  d'insensé  et  de  faible  selon 
le  monde  ».  ire.  Ep.  de  S.  Paul  aux  Corinth.  chap.  I,  v.  27. 


264  DE  LA   SAGESSE, 

en  soy,  mais  bons  en  ce  qu'ils  servent  et  sont  em- 
ployée contre  le  mal,  comme  les  médecins  :  ils  des- 
truisent  leur  autheur,  sont  causés  par  le  mal,  et 
chassent  le  mal  :  ce  sont  biens  comme  les  gibbets  et 
les  roues  en  une  republique  ;  comme  l'esternuement 
et  autres  descharges  venans  de  mauvaises  causes  et 
remèdes  à  icelles.  Bref,  ce  sont  biens  tels  qu'il  seroit 
beaucoup  meilleur  qu'il  n'y  en  eust  jamais  eu,  comme 
aussi  n'y  en  eust-il  jamais  eu,  si  l'homme  eust  este' 
sage,  et  se  fust  préservé  en  Testât  au  quel  Dieu  l'avoit 
mis ,  et  n'y  en  aura  plus  sitost  qu'il  sera  délivré  de 
cette  captivité  pour  arriver  à  sa  perfection. 

Tout  ce  *36  dessus  monstre  combien  est  grande  la 
foiblesse  humaine  au  bien,  en  police,  justice,  vérité, 
religion  envers  Dieu,  mais  qui  est  plus  estrange ,  elle 
est  aussi  très  grande  au  mal  :  car  l'homme  voulant 
estre  meschant,  encores  ne  le  peust-il  estre  du  tout 
et  n'y  laisser  rien  à  faire  :  il  y  a  tousjours  quelque 
remous  et  craintive  considération  qui  ramollit  et  re- 
lasche  la  volonté,  et  reserve  encores  quelque  chose 
à  faire  :  ce  qui  a  causé  à  plusieurs  leur  ruine,  bien 
qu'ils  eussent  là  dessus  projette  leur  salut.  C'est  foi- 
blesse et  sottise,  dont  est  venu  le  proverbe  à  leurs 
dépens,  au'il  ne  faut  jamais  folier**1  à  demy.  Mot  dit 
par  jugement,  mais  qui  peust  avoir  et  bon  et  mauvais 


*36  Tout  ce  qui  est  dit  ci-dessus. 
*37  Faire  le  fol. 


LIVRE   I,  CHAPITRE   XXXIX.        a65 

sens.  De  dire  qu'il  faille  faire  tousjours  au  pis  sans 
aucune  reserve  ni  respect ,  c'est  une  très  pernicieuse 
doctrine  :  et  très  bien  dict  le  proverbe  contraire ,  les 
plus  courtes  folies  sont  les  meilleures.  Mais  aussi  en  cer- 
tains cas ,  la  voye  médiocre  est  très  dangereuse ,  comme 
à  l'endroict  d'un  ennemi  redoutable  que  l'on  tient  à  la 
gorge ,  comme  l'on  tient  le  loup  par  les  oreilles  :  il  le 
faut  ou  gagner  du  tout  par  courtoisie,  ou  du  tout 
l'estaindre  *38  et  s'en  deffaire,  comme  ont  tousjours 
pratiqué  les  Romains ,  et  très  prudemment ,  entre 
autres  à  l'endroit  des  Latins  ou  Italiens,  à  la  remons- 
trance  de  Camillus  ,  pacem  in  perpetuum  parare  vel 
serviendo  vel  ignoscendo1^ ,  car  en  tel  cas  faire  à  demy, 
c'est  tout  perdre,  comme  firent  les  Samnites,  qui  à 
faute  de  pratiquer  ce  conseil  qui  leur  fut  donné  par 
un  bon  vieillard  expérimenté,  à  l'endroict  des  Ro- 
mains, qu'ils  tenoyent  enserrés,  le  payèrent  bien  cher; 
aut  conciliandus  aut  tollendus  hostis  io  :  le  premier  de  la 
courtoisie  est  plus  noble,  honorable  et  à  choisir,  et 
ne  faut  venir  au  second  qu'à  l'extrémité,  et  lorsque 
l'ennemi  n'est  capable  du  premier.  Par  tout  ce  dessus 
se  monstre  l'extrême  foiblesse  humaine  au  bien  et  au 
mal  :  il  ne  peust  ny  faire  ny  fuyr  tout  bien  et  tout 

*38  L'exterminer. 

39  «  S'assurer  une  paix  à  perpétuité  en  se  soumettant  ou 
en  pardonnant  ».  Zif,  t**'./  p7//,/ji. 

^°  «  11  faut  ou  se  concilier  son  ennemi ,  ou  le  détruire  », 


266  DE  LA   SAGESSE, 

mal  :  et  ce  bien  ou  mal  qu'il  faict  ou  fuict,  ce  n'est 
purement  ny  entièrement  :  et  ainsi  n'est  en  sa  puis- 
sance d'estre  en  tout  sens  tout  bon ,  ny  du  tout  mes- 
cliant. 

Remarquons  encore  plusieurs  autres  effects  et  tes- 
moignages  de  la  foiblesse  humaine.  C'est  foiblesse 
et*41  relatifve  de  n'oser  ny  pouvoir  reprendre  au- 
truy,  ny  estre  reprins  ;  volontiers  qui  est  foible  ou 
courageux  en  l'un ,  l'est  aussi  en  l'autre.  Or  c'est 
une  grande  délicatesse  se  priver  ou  autruy  d'un  si 
grand  fruict  pour  une  si  légère  et  superficielle  pi- 
queure,  qui  ne  faict  que  toucher  et  phlsser  l'oreille. 
A  ce  pareil  est  voysin  cet  autre  de  ne  pouvoir  refuser 
avec  raison ,  ny  aussi  recevoir  et  souffrir  doucement 
un  refus. 

Aux  fausses  accusations  et  mauvais  soupçons  qui 
courent  et  se  font  hors  justice,  il  se  trouve  double* 
foiblesse  ;  l'une  qui  est  aux  interesse's ,  accusés  et 
soupçonnés,  c'est  de  se  justifier  et  excuser  trop 
facilement,  soigneusement,  et  quasi  ambitieusement. 

Mendax  infamia  terret 

Quem  ?  nisi  mendosum .  .  .  iz 

C'est  trahir  son  innocence,  mettre  sa  conscience  et  son 
droict  en  compromis  et  en  arbitrage ,  que  de  plaider 

*4*  C'est  faiblesse,  et  faiblesse  relative. 
^  «  Quel  est  celui  qu'une  fausse  'accusation  effraie ,  si  ce 
n'est  le  coupable  »  ?  Hor. 


LIVRE  I,  CHAPITRE   XXXIX.  267 

ainsi,  perspîcuiias argumeniatione  chvatur  /,i.  Socrates 
en  justice  mesme  ne  le  vousist  *44  faire  ny  par  soy  ny 
par  autruv ,  refusant  d'employer  le  beau  plaider  du 
grand  Lysii)s ,  et  ayma  mieux  mourir.  L'autre  est  au  cas 
contraire,  c'est  quand  l'accusé  et  prévenu*45  coura- 
geux ne  se  soucie  de  s'excuser  ou  justifier,  parce  qu'il 
mesprise  l'accusation  et  l'accusant  comme  indigne  de 
response  et  justification,  et  ne  se  veust  faire  ce  tort 
d'entrer  en  telle  lice;  practiqué  par  les  hommes  gé- 
néreux, par  Scipion  sur  tous  plusieurs  fois  d'une  fer- 
meté' merveilleuse  :  lors  les  autres  s'en  offensent ,  ou 
estimans  cela  trop  grande  confidence  et  orgueil,  et 
se  picquans  de  ce  qu'il  sent  trop  son  innocence ,  et 
ne  se  desmet  pas,  ou  bien  imputans  ce  silence  et  mes- 
pris  à  faulte  de  cueur,  deffiance  de  droict,  impuis- 
sance de  se  justifier.  O  foible  humanité  !  que  l'accusé 
ou  soupçonné  se  deffende ,  ou  ne  se  deffende ,  c'est 
foiblesse  et  lascheté.  INous  lui  desirons  du  courage  à 
ne  s'excuser,  et  quand  il  l'a,  nous  sommes  foibles  à. 
nous  en  offencer. 

Un  autre  argument  de  foiblesse  est  de  s'assubjectir 
et  acoquiner  à  une  certaine  façon  de  vivre  particu- 
lière ;  c'est  mollesse  poltronne,  et  délicatesse  indigne 
d'un  honneste  homme,  qui  nous  rend  incommodes. 

43  «  L'argumentation  affaiblît  l'évidence  ».  Lît,.,JV*A?$~. ,  ÎITfA- 

*44  Voulut. 

*45  Et  celui  qui  est  prévenu,  (en  prévention  d'un  crime). 


268  DE   LA   SAGESSE, 

et  désagréables  en  conversation,  et  tendres  au  mal, 
au  cas  qu'il  faille  changer  de  manière  de  faire.  C'est 
aussi  honte  de  n'oser  ou  laisser  par  impuissance  à 
faire  ce  que  l'on  voyt  faire  à  ses  compagnons.  Il  faut 
que  telles  gens  s'aillent  cacher  et  vivre  en  leur  foyer  : 
la  plus  belle  façon  est  d'estre  soupple  et  ployable  à 
tout,  et  à  l'excez  mesme  si  besoing  est,  pouvoir  oser 
et  sçavoir  faire  toutes  choses,  et  ne  faire  que  les 
bonnes.  Il  faict  bon  prendre  des  reigles ,  mais  non  s'y 
asservir. 

Il  semble  appartenir  à  foiblesse ,  et  estre  une  grande 
sottise  populaire  de  courir  après  les  exemples  estran- 
gers  et  schoîastiques ,  après  les  allégations ,  ne  faire 
estât  que  des  tesmoignages  imprimés,  ne  croire  les 
hommes,  s'ils  ne  sont  en  livre,  ny  vérité  si  elle  n'est 
vieille.  Selon  cela  les  sottises ,  si  elles  sont  en  moule  *46, 
elles  sont  en  crédit  et  en  dignité.  Or  il  s'y  faict  tous 
les  jours  devant  nous  des  choses  que  si  nous  avions 
l'esprit  et  la  suffisance  de  les  bien  recueillir,  esplu- 
cher,  juger  vifvement,  et  trouver  leur  jour,  nous  en 
formerions  des  miracles  et  merveilleux  exemples ,  qui 
ne  cèdent  en  rien  à  ceux  du  temps  passé,  que  nous 
admirons  tant,  et  les  admirons  pource  qu'ils  sont 
vieux  et  sont  escripts. 

Encores  un  tesmoignage  de  foiblesse  est  que  l'homme 
n'est  capable  que  des  choses  médiocres ,  et  ne  peust 

*^6  C'est-à-dire,  moulées,  imprimées. 


LIVRE   I,  CHAPITRE   XXXIX.         269 

souffrir  les  extrémités.  Car  si  elles  sont  petites,  et  en 
leur  monstre  viles,  il  les  desprise  et  desdaigne  comme 
indignes,  et  s'offence  de  les  considérer;  si  elles  sont 
fort  grandes  et  esclatantes,  il  lesredoubte,  les  ad- 
mire et  s'en  scandalise.  Le  premier  touche  principa- 
lement les  grands  et  subtils ,  le  second  se  trouve  aux 
plus  foibles. 

Elle  se  monstre  aussi  bien  clairement  à  l'ouie, 
veue ,  et  au  coup  subit  des  choses  nouvelles  et  ino- 
pinées, qui  nous  surprennent  et  saisissent  à  l'im- 
pourveu  :  car  elles  nous  estonnent  si  fort,  qu'elles 
nous  ostent  les  sens  et  la  parole  : 

Diriguit  visu  in  medio ,  calor  ossa  reliquit. 
Labitur ,  et  longo  vix  tandem  tempore  fatur  w. 

quelques  fois  la  vie  mesme  :  soient-elles  bonnes,  tes- 
moin  la  Dame  romaine  qui  mourust  d'ayse  voyant 
son  fds  retourné  de  la  desroutte  ;  tesmoins  Sophocles 
et  Denys  le  tyran  :  soient  mauvaises ,  comme  Dio- 
dorus,  qui  mourust  sur  le  champ  de  honte,  pour  ne 
pouvoir  développer  un  argument. 

Encores  cettuy-cy ,  mais  qui  sera  double  et  de  deux 
façons  contraires.  Les  uns  cèdent  et  sont  vaincus  par 
les  larmes48  et  humbles  supplications  d'autruy,  et 

^7  «  H  pâlit ,  sa  langue  se  glace  dans  sa  bouche ,  sa  chaleur 
l'abandonne,  il  tombe,  et  peut  à  peine  parler  après  un  long 
intervalle  ».  Virg. 

^8  Qui  oserait  blâmer  César  laissant  tomber  de  ses  mains 
la  sentence  contre  Ligarius?. . . 


a7o  DE   LA  SAGESSE, 

se  piequent  du  courage  et  de  la  braverie  ;  les  autres 
au  rebours  ne  s'esmeuvent  par  toutes  les  submissions 
et  plainctes,  mais  se  laissent  gaigner  à  la  constance, 
et  resolution.  11  n'y  a  point  de  doubte  que  le  pre- 
mier ne  vienne  de  foiblesse  :  aussi  se  trouve-t-il  vo- 
lontiers es  âmes  molles  et  vulgaires.  Mais  le  second 
n'est  sans  difficulté',  etsetrouveen  toute  sorte  de  gens. 
Il  semble  que  se  rendre  à  la  vertu  et  à  une  vigueur 
masle  et  généreuse,  est  d'ame  forte  aussi  et  généreuse  : 
et  il  est  vray,  s'il  se  faict  par  estimation  et  révérence 
de  la  vertu  ;  comme  fit  Scanderberg  49  recevant  en 
grâce  un  soldat  pour  l'avoir  veu  prendre  party  de  se 
deffendre  contre  luy  ;  Pompeius  pardonnant  à  la  ville 
des  Mammertins  en  considération  de  la  vertu  du  ci- 
toyen Zenon  ;  l'Empereur  Conrard  pardonnant  au 
Duc  de  Bavieres  et  autres  hommes  assiégés ,  pour  la 
magnanimité'  des  femmes,  qui  les  luy  desroboient  et 
emportoient  sur  leurs  testes.  Mais  si  c'est  par  eston- 
nement  et  effray  de  son  esclat,  comme  le  peuple  The- 
bain  qui  perdit  le  cueur  oyant  Epaminondas  accuse' , 
raconter  ses  beaux  faicts  et  luy  reprocher  avec  fierté 
son  ingratitude,  c'est  foiblesse  et  lascheté.  Le  faict 
d'Alexandre  mesprisant  la  brave  resolution  de  Betis 
prins*50  avec  la  ville  de  Gaza  où  il  commandoit,  ne 


^9  Ces  exemples  sont  empruntés  des  Essais  de  Montaigne. 
liv.  i,  c.  i. 
*5oPris, 


LIVRE   I,   CHAPITRE  XL.  271 

fust  de  foiblesse  ny  de  courage,  mais  de  cholere,  la- 
quelle en  luy  ne  recevoit  bride  ny  modération  aucune. 

1  VlXU\\VVV\tVVVlAi\llVV\ll\\lV\\Vr\ll\i\Vl\\VVIVV\VVVllVlL\VVl\tVV\iV\\!AV\lV\\lVV\lVV\ 

CHAPITRE  XL*. 

III.    Inconstance. 

Sommaire.  —  Combien  il  est  difficile  de  porter  un  jugement 
certain  sur  l'homme ,  tant  il  est  ondoyant  et  divers.  L'oc- 
casion est  son  principal  mobile.  Il  fait  et  défait  ;  il  rit  et 
pleure  de  la  même  chose;  il  ne  sait  enfin  ce  qu'il  veut. 


JV  HOMME  est  un  subject  merveilleusement  divers  et 
ondoyant,  sur  lequel  il  est  très  malaisé  d'y  asseoir 
jugement  asseuré,  jugement,  dis-je  universel  et  en- 
tier, à  cause  de  la  grande  contrariété  et  dissonance 
des  pièces  de  nostre  vie.  La  pluspart  de  nos  actions  ne 
sont  que  saillies  et  bouttées  *l  poussées  par  quelques 
occasions  :  ce  ne  sont  que  pièces  rapportées.  L'irré- 
solution d'une  part,  puis  l'inconstance  et  l'instabilité, 
est  le  plus  commun  et  apparent  vice  de  la  nature  hu- 
maine. Certes  nos  actions  se  contredisent  souvent  de 
si  estrange  façon,  qu'il  semble  impossible  qu'elles 


*  C'est  le  cinquième  chapitre  de  la  première  édition» 
*l  Boutades, 


272  DE  LA   SAGESSE, 

soient  parties  de  mesme  boutique.  Nous  changeons  et 
ne  le  sentons,  nous  nous  eschapons  et  desrobons,  ipsi 
nobisfurio  subdueimus*.  Nous  allons  après  les  inclina- 
tions de  nostre  appétit,  et  selon  que  le  vent  des  oc- 
casions nous  emporte,  non  selon  la  raison,  atnilpo- 
testesse  aequabile ,  quod non  à  certâ  ratione proficiscatur* . 
Aussi  nos  esprits  et  nos  humeurs  se  meuvent  avec  les 
mouvemens  du  temps. 

Taies  sunt  hominum  mentes  quali  pater  ipse 
Jupiter  auctiferà  lustravit  lampade  terras  4. 

La  vie  est  un  mouvement  inégal,  irregulier,  multi- 
forme. Enfin  nous  nous  remuons  et  troublons  nous- 
mesmes  par  l'instabilité  de  nostre  posture.  Nemo  non 
quotidie  consilium  mutât  et  votum  :  modo  uxorem  vult , 
modo  amicam  ;  modo  regnare  vult,  modo  non  est  eo  ofji- 
ciosior  servus  ;  nunc  pecuniam  spargît ,  nunc  rapit  ;  modo 
frugî  videtur  et  gravis ,  modo  prodigus  et  v anus  ;  mutamus 
subinde  personam  5 . 

2  Ce  passage  est  traduit  par  la  phrase  qui  le  précède.  Jitttt.M.ëtt. 

3  «  Mais  rien  ne  peut  être  égal ,  uniforme,  que  ce  qui  pro- 
vient d'une  raison  bien  affermie  ».  Cic. 

4  «  Les  esprits  des  hommes  sont,  de  la  nature  de  la  lumière 
bienfaisante .  dont  le  souverain  des  Dieux  éclaire  les  régions 
qu'il  parcourt  ».  jg^tor...  J'iofn*.  fshtm^l-  .liltwH' 

5  «  L'homme  change  tous  les  jours  de  projets  et  de  vœux  : 
tantôt  il  veut  une  femme ,  tantôt  il  veut  une  amie  ;  tantôt  il 
veut  régner ,  tantôt  il  n'y  a  pas  de  serviteur  plus  officieux  que 
lui  :  aujourd'hui  il  répand  l'argent,  demain  il  le  dérobe  ;  tantôt 


LIVRE  I,  CHAPITRE    XL.  a73 

Quod  petiit,  spernit  ;  repetit  quod  nuper  omisit. 
./Estuat,  et  vitae  disconvenu  ordine  toto6. 

L'homme  est  ranimai  de  tous  le  plus  difficile  à  son- 
der et  cognoistre,  car  c'est  le  plus  double  et  contre- 
faict,  le  plus  couvert  et  artificiel  ;  et  y  a  chez  luy  tant 
de  cabinets  et  d'arriere-boutiques,  dont  il  sort  tan- 
tost  homme,  tantost  satyre  ;  tant  de  souspiraux,  dont 
il  souffle  tantost  le  chaud,  tantost  le  froid,  et  d'où 
il  sort  tant  de  fumëe.  Tout  son  bransler  et  mouvoir 
n'est  qu'un  cours  perpétuel  d'erreurs  :  le  matin  nais- 
tre,  le  soir  mourir;  tantost  aux  ceps*7,  tantost  en 
liberté;  tantost  un  Dieu,  tantost  une  mouche.  Il  rit 
et  pleure  d'une  mesme  chose.  Il  est  content  et  ma! 
content.  Il  veust  et  ne  veust,  et  ne  scait  enfin  ce  qu'il 
veust.  Tantost  il  est  si  comblé  de  joye  et  d'allégresse 
qu'il  ne  peust  demeurer  en  sa  peau,  tantost  tout  luy 
desplait  et  ne  se  peust  souffrir  soy- mesme,  modo 
amore  nostrî,  modo  iaedio  laboramus  8. 

il  paraît  frugal  et  grave  ,  tantôt  prodigue  et  frivole  :  nous  chan- 
geons à  chaque  instant  de  masque  ».  Sen.  Epist.  120. 

6  «  Ce  qu'il  a  demandé  il  le  dédaigne ,  il  recherche  ce  qu'il 
vient  de  rejeter.  Il  est  dans  une  fluctuation  continuelle  ,  et 
n'est  jamais  d'accord  avec  lui  -  même  dans  tout  le  cours  de 
sa  vie  ».  Hor.  Epist.  1,1.  I,  v.  y8. 

*7  Aux  fers ,  en  esclavage. 

8  «  Tantôt  l'amour  de  nous-mêmes  nous  tourmente ,  tantôt 
nous  ne  pouvons  nous  supporter  ».  $en.  Nat.  Quœst.  1.  iv, 

I.  18 


■274  £>E  LA  SAGESSE, 

CHAPITRE  XLI*. 

IV.    Misère. 

Sommaire.— L'homme  est  misérable  à  sa  naissance ,  pendant 
"sa  vie  et  à  sa  mort.  Ses  plaisirs  comme  ses  peines ,  ne  sont 
jamais  sans  mélange.  Il  est  malheureux  et  par  ses  sou- 
venirs et  par  sa  prévoyance  ;  par  ses  recherches  inquiètes  ; 
par  les  remèdes  même  qu'il  veut  apporter  au  mal  ;  par  ses 
opinions,  ses  erreurs,  ses  passions  envieuses  ou  haineuses; 
par  son  incapacité ,  comme  par  son  prétendu  savoir.  —  Le 
monde  est  rempli  de  trois  sortes  de  gens  ;  les  superstitieux  , 
les  formalistes  et  les  pédants,  gens  attaqués  de  maladies  pres- 
que incurables. 

Exemples  :  Alexandre  et  César.  —  Les  Mexicains.  —  César. 
—  Caton  d'Utique. 


V  O I C  Y  le  grand  et  principal  traict  de  sa  peincture  : 
il  est,  comme  a  esté  dict,  vain,  foible,  fresle,  incons- 
tant au  bien,  à  la  félicite',  à  Payse;  mais  il  est  fort, 
robuste,  constant  et  endurcy  à  la  misère  ;  c'est  la  mi- 
sère mesme  incarnée,  et  toute  vifve  :  c'est  en  un  mot 
exprimer  l'humanité,  car  en  luy  est  toute  misère;  et 


*  C'est  le  sixième  chapitre  de  la  première  édition. 


LIVRE   I,  CHAPITRE  XLL  275 

hors  de  luy  il  n'y  en  a  point  au  monde.  C'est  le  pro- 
pre de  l'homme  d'estre  misérable;  le  seul  homme,  et 
tout  homme  est  tousjours  misérable,  comme  se  verra: 
homo  natus  de  muliere ,  brevi  vivens  tempore ,  repletus 
multis  miseras I.  Qui  voudroit  représenter  toutes  les 
parties  de  la  misère  humaine,  faudroit  discourir  toute 
sa  vie,  son  estre,  son  entrée,  sa  durée,  sa  fin.  Je  n'en- 
treprens  donc  pas  cette  besongne,  ce  seroit  œuvre 
sans  fin  ;  et  puis  c'est  un  subject  commun  traitté  par 
tous  :  mais  je  veux  icy  cotter  certains  poincts  qui  ne 
sont  pas  communs,  ne  sont  pas  prins  *2  pour  misères, 
ou  bien  que  l'on  ne  sent  et  l'on  ne  considère  pas  as- 
sez, combien  qu'ils  soyent  les  plus  pressans,  si  l'on 
sçavoit  bien  juger. 

Le  premier  chef  et  preuve  de  la  misère  humaine 
est,  que  sa  production,  son  entrée  est  honteuse ,  vile, 
vilaine,  mesprisée;  sa  sortie,  sa  mort  et  ruyne,  glo- 
rieuse et  honorable.  Dont  il  semble  estre  un  monstre 
et  contre  nature,  puis  qu'il  y  a  honte  aie  faire,  hon- 
neur à  le  desfaire  :  nostri  nosmet  pœnitet  et  pudet1 '.  Sur 
cecy  voicy  cinq  du  six  petits  mots.  L'action  de  planter 
et  faire  l'homme  est  honteuse,  et  toutes  ses  parties ,  les 
approches,  les  apprests,  les  outils,  et  tout  ce  qui  y 

1  «  L'homme  est  né  de  la  femme  ;  il  n'a  que  peu  de  tems 
à  vivre;  il  est  rempli  de  misères  ».  Job.  ch.  XIV,  v.  i. 

*2  Pris. 

3  «  Nous  avons  regret  et  honte  de  nous-mêmes  ».  Terent. 
Phorm,  act.  i,  se-  3. 


a7G  DELASAGESSE, 

sert,  est  tenu  et  appelle  honteux,  et  n'y  a  rien  de  si 
honteux  en  la  nature  humaine  :  l'action  de  le  perdre 
et  tuer,  honorable  ,  et  ce  qui  y  sert  est  glorieux  ;  l'on 
le  dore  et  enrichist,  l'on  s'en  pare,  l'on  le  porte  au 
costé,  en  la  main,  sur  les  espaules.  L'on  se  desdaigne 
d'aller  voir  naistre  un  homme  :  chascun  court  et  s'as- 
semble pour  le  voir  mourir,  soit  au  lict,  soit  en  la 
place  publique,  soit  en  la  campagne  raze.  On  se  ca- 
che, on  tue  la  chandelle  pour  le  faire;  l'on  le  faict  à 
la  dcsrobée  :  c'est  gloire  et  pompe  de  le  desfaire  ;  l'on 
allume  les  chandelles  pour  le  voir  mourir,  l'on  l'exé- 
cute en  plein  jour,  l'on  sonne  la  trompette,  l'on  le 
combat ,  et  en  faict-on  carnage  en  plein  midy.  Il  n'y 
a  qu'une  manière  de  faire  les  hommes  ;  pour  les  des- 
faire et  ruyner,  mille  et  mille  moyens,  inventions, 
artifices.  Il  n'y  a  aucun  loyer,  honneur  ou  recom- 
pense assignée  pour  ceux  qui  sçavent  faire,  multi- 
plier ,  conserver  l'humaine  nature  ;  tous  honneurs , 
grandeurs,  richesses,  dignite's,  empires,  triomphes, 
trophées  sont  décernés  à  ceux  qui  la  sçavent  affliger , 
troubler,  destruire.  Les  deux  premiers  hommes  du 
monde,  Alexandre  et  César,  ont  desfaict  chacun  d'eux 
(comme  dict  Pline)  plus  d'un  million  d'hommes,  et 
n'en  ont  faict  ny  laissé  après  eux.  Et  anciennement, 
pour^e  seul  plaisir  et  passe-temps  aux  yeux  du  peu- 
ple ,  se  faisoient  des  carnages  publics  d'hommes  : 
homo  sacra  res  per  jocum  et  lusum  occiditur:  —  satis  spec- 
lacuïi  in  homine  mors  est  :  innocentes  in  ludum  veniunt  ut 


LIVRE   I,  CHAPITRE  XLI.  277 

publicœ  voluptatîs  hostiae fiant '4 :.  Il  y  a  des  nations  qui 
maudissent  leur  naissance,  bénissent  leur  mort.  Quel 
monstrueux  animal  qui  se  faict  horreur  à  soy-mesme  ! 
Or  rien  de  tout  cecy  ne  se  trouve  aux  bestes  ny  au 
monde. 

Le  second  chef  et  tesmoignage  de  sa  misère  est  au 
retrancher  des  plaisirs  si  petits  et  chetifs  qui  lui  ap- 
partiennent (car  des  purs,  grands  et  entiers,  il  n'en 
est  capable ,  comme  a  esté  dict  en  sa  foiblesse) ,  et  au 
rabattre  du  nombre  et  de  la  douceur  d'iceux  :  si  ce 
n'est  qu'il  se  face  pour  Dieu,  quel  monstre  qui  est 
ennemy  de  soy-mesme ,  se  desrobe  et  se  trahist  soy- 
mesme  ,  à  qui  ses  plaisirs  pèsent,  qui  se  tient  au  mal- 
heur !  Il  y  en  a  qui  évitent  la  santé,  l'allégresse,  la 
joye,  comme  chose  mauvaise. 

O  miseri  quorum  gaudia  crimen  habent  5  ! 

Nous  ne  sommes  ingénieux  qu'à  nous  mal  mener, 
c'est  le  vray  gibbier  de  la  force  de  nostre  esprit. 

Il  y  a  encore  pis  :  l'esprit  humain  n'est  pas  seu- 
lement rabbat-joye,  trouble  -  feste  ,  ennemy  de  ses 
appétits,  naturels  et  justes  plaisirs,  comme  je  viens 

4  «  L'homme ,  cet  objet  sacré ,  on  le  tue  par  jeu ,  par  di- 
vertissement :  —  la  mort  d'un  homme  est  un  spectacle.  Des 
innocens  viennent  dans  les  jeux  de  l'amphithéâtre,  pour  servir 
de  victimes  aux  plaisirs  publics  ».  Sen.  epist.  g5.  —  Tertul. 
de  Spectac. 

5  «  O  malheureux  dont  les  plaisirs  sont  des  crimes , 
Cornel.  Gallus ,  Eleg.  I  ,  v.  ï8o 


278  DE  LA  SAGESSE, 

de  dire  ;  mais  encores  il  est  forgeur  de  maux.  Il  se 
peinct  et  figure,  craint,  fuit,  abhorre,  comme  bien 
grands  maux,  des  choses  qui  ne  sont  aucunement 
maux  en  soy  et  en  vérité',  et  que  les  bestes  ne  crai- 
gnent point,  mais  qu'il  s'est  feinct  par  son  propre 
discours  et  imagination  estre  tels,  comme  sontn'estre 
advance'  en  honneur,  grandeur,  biens,  item  cocuage, 
stérilité'  d'enfans,  la  mort6.  Car  à  vray  dire  il  n'y  a 
que  la  douleur  qui  soit  mal,  et  qui  se  sente.  Et  ce 
qu'aucuns  sages  semblent  craindre  ces  choses ,  ce 
n'est  pas  à  cause  d'elles ,  mais  à  cause  de  la  douleur 
qui  quelques  fois  les  accompagne  de  près  :  car  sou- 
vent elle  devance  et  est  avant-coureuse  de  la  mort,  et 
quelques  fois  suit  la  disette  des  biens,  de  crédit  et 
honneur.  Mais  ostez  de  ces  choses  la  douleur,  le  reste 
n'est  que  fantasie,  qui  ne  loge  qu'en  la  teste  de  l'homme 
qui  se  taille  de  la  besongne  pour  estre  misérable  ;  et 
imagine  à  ces  fins  de  faux  maux  outre  les  vrays,  em- 
ployant et  estendant  sa  misère ,  au  lieu  de  la  ehastrer 
et  raccourcir.  Les  bestes  ne  sentent  et  sont  exemptes 
de  ces  maux ,  et  par  ainsi  nature  ne  les  juge  pas  tels. 
Quant  à  la  douleur,  qui  est  le  seul  vray  mal, 
l'homme  y  est  du  tout  ne',  et  tout  propre  :  les  Mexi- 
caines saluent  les  enfans  sortans  du  ventre  de  leur 

6  Charron  ne  parle  ici  que  de  la  mort  physique ,  qui  est 
plutôt  une  cessation  de  maux  qu'un  mal  réel  :  elle  n'est  un 
mal  que  par  l'idée  d'un  ayenir  qu'on  craint ,  parce  qu'on 
l'ignore, 


LIVRE    ï,    CHAPITRE  XLÏ.  273 

mère  en  ces  mots  :  Enfant ,  tu  es  venu  au  monde  pour 
endurer  :  endure,  souffre  et  tais-toy.  Que  la  douleur  soit 
comme  naturelle  à  l'homme ,  et  au  contraire  l'indo- 
lence et  le  plaisir  chose  estrangere,  il  appert  par  ces 
trois  mots.  Toutes  les  parties  de  l'homme  sont  ca- 
pables de  douleur,  fort  peu  capables  de  plaisir.  Les 
parties  capables  de  plaisir  n'en  peuvent  recevoir  que 
d'une  sorte  ou  de  deux  ;  mais  toutes  peuvent  recevoir 
un  très  grand  nombre,  de  douleurs  toutes  différentes , 
chaud,  froid,  piqueure,  froisseure,  foulure,  esgrati- 
gneure,  escorcheure,  meurtrissure,  cuyson,  langueur, 
extension,  oppression,  relaxation,  et  infinis  autres 
qui  n'ont  point  de  nom  propre,  sans  compter  ceux 
de  Pâme  ;  tellement  que  l'homme  est  plus  puissant  à 
souffrir  qu'à  exprimer.  L'homme  ne  peust  gueres  du- 
rer au  plaisir  :  le  plaisir  du  corps  est  feu  de  paille  : 
s'il  duroit ,  il  apporteroit  de  l'ennuy  et  desplaisir  ; 
mais  les  douleurs  durent  fort  long-temps,  n'ont  point 
leurs  certaines  saisons  comme  les  plaisirs.  Aussi  l'em- 
pire et  commandement  de  la  douleur  est  bien  plus 
grand ,  plus  universel ,  plus  puissant ,  plus  durable  , 
et  en  un  mot,  plus  naturel  que  du  plaisir. 

A  ces  trois  l'on  peust  adjouster  autres  trois  *7.  La 


*7  Sous-entendu  maux.  Il  y  a  ici  une  erreur  dans  l'édition 
de  Dijon,  qui  est  ordinairement  si  exacte.  On  y  lit  :  «  à  ces 
mots  l'on  peut  adjouster  autres  trois  ».  D'abord  .cela  ne  se 
trouve  dans  aucune  autre  édition  antérieure;  ensuite,  il  est 


280  DEL  A   SAGESSE, 

douleur  et  desplaisir  est  bien  plus  fréquent,  et  vient 
bien  souvent  ;  le  plaisir  est  rare  :  le  mal  vient  facile- 
ment de  soy-mesme  sans  estre  recherché;  le  plaisir 
ne  vient  point  volontiers ,  il  se  faict  rechercher ,  et 
souvent  acheter  plus  cher  qu'il  ne  vaut  :  le  plaisir  n'est 
jamais  pur,  ains  tousjours  destrempe'  et  meslé  avec 
quelque  aigreur,  et  y  a  tousjours  quelque  chose  à  re- 
dire ;  mais  la  douleur  et  le  desplaisir  souvent  tout 
entier  et  tout  pur.  Après  tout  cela ,  le  pire  de  nostre 
marché  ,  et  qui  monstre  évidemment  la  misère  de 
nostre  condition ,  est  que  l'extrême  volupté  et  plaisir 
ne  nous  touche  point  tant  qu'une  légère  douleur  : 
segnius  homines  bona  quam  mala  sentiunt 8.  Nous  ne  sen- 
tons point  l'entière  santé,  comme  la  moindre  des 
maladies  : 

Pungit 

In  cute  vix  summa  violatum  plagula  corpus , 
Quando  valere  nihil  quemijuam  movet 5 

évident  qu'aux  trois  malheurs  ou  maux  de  l'espèce  humaine , 
qu'il  vient  de  signaler,  Charron  se  propose  d'en  ajouter  trois 
autres.  11  est  vrai  qu'il  a  dit  plus  haut  :  «  il  appert  par  ces 
trois  mots  »  ;  mais  cela  ne  me  paraît  pas  justifier  la  correction 
faite  au  texte. 

8  «  Les  hommes  sentent  plus  faiblement  les  biens  que  les 
maux  ».  Tit.-Liv.  L.  XXX,  ch.  21. 

9  «  Une  petite  plaie  qui  effleure  à  peine  la  peau ,  nous 
avertit  de  sa  présence  par  la  douleur  de  la  partie  du  corps 
où  elle  se  trouve,  tandis  que  rien  ne  nous  fait  sentir  la  santé 
dont  nous  jouissons  ».  Sleph.  Boeliani  Poemaia,  pag,  nS. 


LIVRE   I,   CHAPITRE   XLI.  281 

Ce  n'est  pas  assez  que  l'homme  soit  de  faict  et  par 
nature  misérable,  et  qu'outre  les  vrays  et  substantiels 
maux,  il  s'en  feigne  et  s'en  forge  de  faux  et"  fantas- 
tiques, comme  dict  est;  il  faut  encores  qu'il  les  es- 
tende ,  allonge  et  fasse  durer  et  vivre ,  tant  les  vrays 
que  les  faux,  plus  qu'ils  ne  peuvent,  tant  il  est  amou- 
reux de  misère  :  ce  qu'il  faict  en  diverses  façons.  Pre- 
mièrement, par  mémoire  du  passe'  et  anticipation  de 
l'advenir,  nous  ne  pouvons  faillir  d'estre  misérables, 
puisque  nos  principaux  biens ,  dont  nous  nous  glo- 
rifions, sont  instrumens  de  misères,  mémoire  et  pro- 
vidence :futuro  torquemur  et  praeterito,  mulia  bona  nostra 
nobis  nocent ,  timons  tormentum  memoria  reducit ,  pro- 
videntiel anticipât ,  nemo  praesentibus  tantum  miser  est  I0. 
Est-ce  pas  grande  envie  d'estre  misérable,  que  de 
n'attendre  pas  le  mal  qu'il  vienne,  mais  l'aller  recher- 
cher, le  provoquer  à  venir,  comme  ceux  qui  se  tuent 
de  la  peur  qu'ils  ont  de  mourir ,  c'est-à-dire  préoc- 
cuper par  curiosité'  ou  foiblesse  et  vaine  appréhen- 
sion, les  maux  et  inconveniens,  et  les  attendre  avec 
tant  de  peine  et  d'allarme,  ceux  mesmes  qui  par  ad- 
venture  ne  nous  doivent  point  toucher  ?  Ces  gens  icy 
veulent  estre  misérables  avant  le  temps ,  et  double- 

10  «  Nous  sommes  tourmentés  par  l'avenir  et  par  le  passé. 
Il  est  même  plusieurs  avantages  que  nous  possédons,  qui  nous 
sont  nuisibles  :  la  mémoire  nous  ramène  le  tourment  de  la 
crainte;  la  prévoyance  f anticipe  ;  ce  n'est  pas  seuiement  par 
les  maux  présens  que  Ion  est  malheureux".  Sen.  épis  t.  S^injîne. 


282  DE  LA  SAGESSE, 

ment  misérables ,  par  un  real Ir  sentiment  de  la  mi- 
sère ,  et  par  une  longue  préméditation  d'icelle ,  qui 
souvent  est  cent  fois  pire  que  le  mal  mesme  :  minus 
afjicit  sensus  fatigatio  ,  quam  eogitatio  1 2 .  L'estre  de  la 
misère  ne  dure  pas  assez  ;  il  faut  que  l'esprit  l'allonge, 
l'estende,  et  avant  la  main  s'en  entretienne.  Plus 
dolet  quam  necesse  est,  gui  ante  dolet  quam  necesse  est. 
Quaedam  inagis ,  quaedam  antequam  debeant ,  quaedam 
cwn  omninb  non  debeant,  nos  torquent  :  aut  augemus  do- 
lorem.  autjingimus,  autpraecipimus1*.  Les  bestes  se  gar- 
dent bien  de  cette  folie  et  misère,  et  ont  à  dire  grand 
mercy  à  nature,  de  ce  qu'elles  n'ont  point  tant  d'es- 
prit, tant  de  mémoire  et  de  providence.  César  disoit 
bien  que  la  meilleure  mort  estoit  la  moins  préméditée, 
Et  certes  la  préparation  à  la  mort,  a  donne'  à  plusieurs 
plus  de  tourment  que  la  souffrance  mesme.  Je  n'en- 
tens  icy  parler  de  cette  préméditation  vertueuse  et 


11  C'est  ainsi  qu'on  lit  dans  la  première  édition,  et  dans 
celle  de  Bastien  :  l'édition  de  Dijon  a  rajeuni  ce  mot  et  a 
écrit  réel. 

12  «  La  souffrance  du  mal  nous  affecte  moins  que  îa  pensée 
même  de  la  souffrance  ».  Quintil.  L.  I ,  ch.  12. 

13  «  Celui  qui  a  de  la  douleur  avant  qu'il  soit  nécessaire 
d'en  avoir ,  a  plus  de  douleur  qu'il  ne  faut.  —  Certains  maux 
nous  tourmentent  plus  qu'ils  ne  doivent ,  d'autres  avant  qu'ils 
le  doivent ,  d'autres  lorsqu'ils  ne  le  doivent  pas  du  tout.  Ou 
nous  augmentons  la  douleur,  ou  nous  la  feignons ,  ou  nous. 
la  prenons  d'avance  ».  Sen.  epist.  98  et  epist.  i3. 


LIVRE    I,   CHAPITRE   XLI.  a83 

philosophique ,  qui  est  la  trempe  par  laquelle  l'ame 
est  rendue  invincible  ,  et  est  fortifiée  à  l'espreuve 
contre  tous  assauts  et  accidens,  de  laquelle  sera  parlé  ; 
mais  de  cette  paoureuse  *l4,  et  quelques  fois  fausse  et 
vaine  appréhension  des  maux  qui  peuvent  advenir, 
laquelle  afflige  et  noircit  de  fumée  toute  la  beauté  et 
sérénité  de  l'ame,  trouble  tout  son  repos  et  sa  joye  ; 
il  vaudroit  mieux  du  tout  s'y  laisser  surprendre.  Il  est 
plus  facile  et  plus  naturel  n'y  penser  point  du  tout. 
Mais  laissons  encores  cette  anticipation  de  mal.  Tout 
simplement  le  soin  et  pensement  pénible  et  béant 
après  les  choses  advenir,  par  espérance,  désir,  crainte, 
est  une  très  grande  misère  ;  car  outre  que  nous  n  a- 
vons  aucune  puissance  sur  l' advenir ,  moins  que  sur 
le  passé  (et  ainsi  c'est  vanité,  comme  a  esté  dict15),  il 
nous  en  demeure  encores  du  mal  et  dommage ,  cala- 
mitosus  est  animus  futuri  anxius  l6 ,  qui  nous  desrobe 
le  sentiment,  et  nous  oste  la  jouyssance  paisible  des 
biens  presens,  et  empesche  de  nous  y  rasseoir  et  con- 
tenter. 

Ce  n'est  pas  encores  assez,  car  affin  qu'il  ne  luy 
manque  jamais  matière  de  misère ,  voire  qu'il  y  en  aye 
tousj ours  à  foison  ,  il  va  tous] ours  furetant. et  cher- 


*'4  Peureuse. 
,5  Au  chapitre  xxxvm. 

,6  «  Un  esprit  qui  se  chagrine  de  l'avenir,  vit  avec  beau- 
coup de  calamité.  Sen.  ep.  98. 


284     *  DELA    SAGESSE, 

chant  avec  grande  estude  les  causes  et  alimens  de  mi- 
sère :  il  se  fourre  aux  affaires  de  gayeté  de  cueur,  et  tels 
que  quand  ils  s'offriroient  à  luy ,  il  leur  devroit  tour- 
ner le  dos  :  ou  bien  par  une  inquiétude  misérable  de 
son  esprit,  ou  pour  faire  l'habile,  l'empesché,  et  l'en- 
tendu, c'est-à-dire  le  sot  et  misérable,  il  entreprend 
et  remue  besongne  nouvelle,  ou  s'entremesle  de  celle 
d'autruy.  Bref,  il  est  si  fort  et  incessamment  agite' 
de  soing  et  pensemens,  non-seulement  inutiles  et  su- 
perflus, mais  espineux ,  pénibles  et  dommageables, 
tourmenté  par  le  présent,  ennuyé  du  passé,  angoissé 
pour  l'advenir ,  qu'il  semble  ne  craindre  rien  plus 
que  de  ne  pouvoir  pas  estre  assez  misérable  :  dont 
l'on  peust  justement  s'escrier,  ô  pauvres  gens,  com- 
bien endurez- vous  de  maux  volontaires,  outre  les 
nécessaires  que  la  nature  vous  envoyé  !  Mais  quoy, 
l'homme  se  plaist  en  la  misère ,  il  s'opiniastre  a  re- 
mascher  et  remettre  continuellement  en  mémoire  les 
maux  passés.  Il  est  ordinaire  à  se  plaindre ,  il  enchérit 
quelques  fois  le  mal  et  la  douleur,  pour  petites  et  lé- 
gères choses,  il  se  dira  le  plus  misérable  de  tous,  est 
quaedam  dolendivoluptas1 7 .  Or  c'est  encores  plus  grande 
misère  de  trop  ambitieusement  faire  valoir  la  misère , 
que  ne  la  cognoistre  et  ne  sentir  pas,  homo  animal 
auerulum ,  cupide  suis  incumbens  misems 


18 


'7  «  Il  y  a  un  certain  plaisir  à  se  plaindre  ».  Ovid.  Trist. 
L.  IV,  El.  3;  et  Plin.  epist.  xvi ,  L.  VIII. 

,8  «  L'homme  est  un  animal  qui  aime  à  se  plaindre ,  et  qui 
se  complaît  dans  ses  maux  ».  Apuleius. 


LIVRE  I,  CHAPITRE   XLI.  a85 

*Ne  conterons-nous  pas  pour  misère  humaine,  puis- 
que c'est  un  mal  commun  et  gênerai  aux  hommes,  et 
qui  n'est  point  aux  bestes,  que  les  hommes  ne  peu- 
vent bien  s'accommoder  et  faire  leur  proffit  sans  le 
dommage  et  reculement  les  uns  des  autres,  maladie, 
folie,  desbauche,  perte,  mort.  Nous  nous  entre-em- 
peschons,  heurtons,  et  pressons  l'un  l'autre,  telle- 
ment que  les  meilleurs ,  mesmes  sans  y  penser  ny  le 
vouloir ,  d'un  désir  quasi  insensible ,  et  innocemment , 
souhaittent  la  mort ,  le  mal ,  et  la  peine  d'autruy. 

Le  voilà  donc  bien  misérable  et  naturellement  et  vo- 
lontairement ,  en  vérité  et  par  imagination ,  par  obliga- 
tion, et  de  gayete'  de  cueur.  Il  ne  l'est  que  trop,  et  il 
craint  de  ne  l'estre  pas  assez,  et  est  tous] ours  en  queste 
et  en  peine  de  s'en  rendre  encore  davantage.  Voyons 
maintenant  comment,  quand  il  vient  à  le  sentir  et 
s'ennuyer  de  quelque  certaine  misère  (car  il  ne  se  lasse 
jamais  de  l'estre  en  plusieurs  façons  sans  le  sentir) , 
il  faict  pour  en  sortir,  et  quels  sont  ses  remèdes 
contre  le  mal.  Certes  tels  qu'ils  importunent  plus  que 
le  mal  mesme  qu'il  veust  guarir  :  de  sorte  que  vou- 
lant sortir  d'une  misère ,  il  ne  la  faict  que  changer  en 
une  autre,  et  peust-estre  pire.  Mais  quoy,  encores  le 


*  A  commencer  d'ici,  on  trouve  dans  la  première  édition, 
une  courte  indication  des  remèdes  que  demandent  tous  ces 
maux.  Mais  cet  alinéa,  qui  n'était  pas  à  sa  place,  a  été  trans- 
porté ailleurs ,  dans  la  seconde  édition, 


286  DE  LA  SAGESSE, 

changement  le  délecte ,  au  moins  le  soulage  ;  il  pense 
guarir  le  mal  par  un  autre  mal  :  cela  vient  d'une  opi- 
nion qui  tient  le  monde  enchanté  et  misérable,  qu'il 
n'y  a  rien  utile  s'il  n'est  pénible,  rien  ne  vaut  s'il  ne 
couste,  l'aisance  luy  est  suspecte.  Cecy  vient  encores 
de  plus  haut  ;  c'est  chose  estrange ,  mais  véritable ,  et 
qui  convainq  l'homme  d'estre  bien  misérable ,  qu'au- 
cun mal  ne  s'en  va  que  par  un  autre  mal,  soit  au 
corps,  soit  en  l'âme.  Les  maladies  spirituelles  et  cor- 
porelles ne  sont  guaries  et  chassées  que  par  tourment, 
douleur,  peine  ;  les  spirituelles,  par  pénitence ,  veilles, 
jeusnes,  haires ,  prisons,  disciplines ,  qui  doivent  estre 
vrayement  afflictions  et  poignantes,  nonobstant  la  re- 
solution et  dévotion  à  très  volontiers  les  souffrir;  car 
si  elles  venoient  à  plaisir  ou  proffit  et  commodité, 
elles  n'auroient  point  d'effect,  ce  seroyent  exercices 
de  volupté  et  d'avarice,  ou  ménagerie,  et  non  de  pé- 
nitence et  contrition  :  les  corporelles  de  mesme ,  par 
médecines,  incisions,  cautères,  diettes  ;  comme  sen- 
tent bien  ceux  qui  sont  obligés  aux  règles  médici- 
nales ,  lesquels  sont  battus  d'une  part  du  mal  qui  les 
poingt*19,  et  d'autre  de  la  reigle,  qui  les  ennuyé.  Item 
les  autres  maux.  L'ignorance,  par  grand,  long,  et 


**9  Qui  les  poigne  ou  poind ,  ainsi  qu'on  écrit  aujourd'hui. 
L'ancienne  orthographe  était  préférable ,  comme  plus  conforme 
au  mot  latin  pungit ,  et  même  à  la  prononciation  ,  puisque 
le  d  final  de  poind  se  prononce  t  deyant  une  voyelle. 


LIVRE   I,    CHAPITRE    XLL  287 

pénible  estude ,  qui  addit  scientiam  addit  et  laborem  2°. 
La  disette  et  pouvrete'  par  grand  soin,  pénible  veille, 
travail,  sueur,  in  sudore  vultus  lui21.  Dont  pour  l'es- 
prit et  pour  le  corps ,  le  labeur  et  travail  est  propre 
à  l'homme ,  comme  à  l'oyseau  le  voler. 

Toutes  ces  misères  susdictes  sont  corporelles  ou 
bien  mixtes ,  et  communes  à  l'esprit  et  au  corps  ;  et 
ne  montent  gueres  plus  baut  que  l'imagination  et  fan- 
tasie.  Considérons  les  plus  fines  et  spirituelles,  qui 
sont  bien  plus  misères,  comme  estant  errone'es  et  ma- 
lignes, plus  actives  et  plus  siennes,  mais  beaucoup 
moins  senties  et  advouées,  ce  qui  rend  l'homme  en- 
cores  plus  et  doublement  misérable,  ne  sentant  que 
ses  maux  médiocres,  et  non  les  plus  grands  ;  voyre  *22 
l'on  ne  les  luy  ose  dire  ny  toucher,  tant  il  est  confie t 
et  desploré  en  sa  misère  :  si  faut-il  en  passant  et  tou  t 
doucement  en  dire  quelque  chose,  au  moins  les  gui- 
gner et  monstrer  au  doigt  de  loing,  affin  de  luy  don- 
ner occasion  d'y  regarder  et  penser ,  puis  que  de  soy- 
mesme  il  ne  s'en  advise  pas.  Premièrement  pour  le 
regard  de  l'entendement,  est-ce  pas  une  estrange  et 
piteuse  misère  de  l'humaine  nature,  qu'elle  soit  toute 
conficte  en  erreur  et  aveuglement  ?  La  pluspart  des 
opinions  communes  et  vulgaires ,  voire  les  plus  plau- 

20  «  Augmenter  sa  science,  c'est  augmenter  son  travail  », 
Ecclesiaste.  ch.  u.  v.  18  et  19. 

21  «  A  la  sueur  de  ton  visage  », 
*"  Même. 


a88  DE   LA    SAGESSE, 

sibles  et  receuës  avec  révérence,  sont  fausses  et  er- 
ronées, et  qui  pis  est  la  pluspart  incommodes  à  la 
société  humaine.  Et  encores  que  quelques  sages,  qui 
sont  en  fort  petit  nombre ,  sentent  mieux  que  le  com- 
mun, et  jugent  de  ces  opinions  comme  il  faut,  si 
est-ce  que  quelques  fois  ils  s'y  laissent  emporter,  si- 
non en  toutes  et  tousjours,  mais  à  quelques-unes  et 
quelques  fois  :  il  faut  estre  bien  ferme  et  constant 
pour  ne  se  laisser  emporter  au  courant,  bien  sain  et 
préparé  pour  se  garder  net  d'une  contagion  si  uni- 
verselle :  les  opinions  generalles  receuës  avec  applau- 
dissement de  tous  et  sans  contradiction,  sont  comme 
un  torrent  qui  emporte  tout. 

Proh  superi  !  quantum  mortalia  pectora  CcCeae 

Noctis  habent  ! 

O  miseras  hominum  mentes  et  pectora  caeca  ! 
Qualibus  in  tenebris  vitae ,  quantisque  periclis 
Degitur  hoc  œvi  quodcumque  est  ! 23 

Or  ce  seroit  chose  bien  longue  de  spécifier  et  nom- 
mer les  foies  opinions  dont  tout  le  monde  est  ab- 
breuvé.  Mais  en  voicy  quelques-unes ,  qui  seront  traic- 
tées  plus  au  long  en  leurs  lieux. 

i.    Juger  des  advis  et  conseils  par  les  evenemens 


23  «  O  dieux  !   dans  quelle  nuit  obscure  sont  plongés  les 

cœurs  des  mortels  ! O  esprits  misérables  des  hommes  ! 

ô  cœurs  aveugles  !  Dans  quelles  ténèbres  vivons-nous ,  et  à 
quels  grands  périls  tout  ce  qui  a  vie  n'est  il  pas  exposé  ?  »  Ovid. 
Metam.  liv,  vi ,  v.  £72.  — Lucret.  liv.  Il,  v.  i4-. 


LIVRE   I,   CHAPITRE  XLI.  289 

qui  ne  sont  aucunement  en  nostre  main,  et  qui  dé- 
pendent du  ciel. 

2.  Condamner  et  rejette?  toutes  choses,  mœurs,  opi- 
nions, loix ,  coustumes,  observances,  comme  barbares 
et  mauvaises,  sans  sçavoir  que  c'est  et  les  cognoistre, 
mais  seulement  parce  qu'elles  nous  sont,  inusitées  et 
eslongnées  *24  de  nostre  commun  et  ordinaire. 

3.  Estimer  et  recommander  les  choses  à  cause  de 
leur  nouvelleté ,  ou  rareté ,  ou  estrangeté ,  ou  diffi- 
culté ,  quatre  engeoleurs ,  qui  ont  grand  crédit  aux 
esprits  populaires,  et  souvent  telles  choses  sont  vai- 
nes, et  non  à  estimer,  si  la  bonté  et  utilité  n'y  sont 
joinctes  :  dont  justement  fust  mesprisé  du  prince, 
celuy  qui  se  glorifioit  de  sçavoir  de  loin  jetter  et  pas- 
ser les  grains  de  mil  par  les  trous  d'esguille. 

4-  Généralement  toutes  les  opinions  superstitieuses, 
dont  sont  affeublés  les  enfans ,  femmes ,  et  esprits  foi- 
bles. 

5.  Estimer  les  personnes  par  les  biens,  richesses, 
dignités,  honneurs,  et  mespriser  ceux  qui  n'en  ont 
poinct;  comme  si  l'on  jugeoit  d'un  cheval  par  la  bride 
et  la  selle  ~s. 

6.  Estimer  les  choses  non  selon  leur  vraye ,  natu- 
relle, et  essentielle  valeur,  qui  est  souvent  interne  et 

*^  Eloignées, 

20  Voyez  Montaigne,  L.  I,  ch.  4-2.  Charron  ne  fait  que 
T  abréger. 


29o  DE   LA  SAGESSE, 

secrète;  mais  selon  la  monstre  et  la  parade,   on  le 

bruict  commun. 

7.  Penser  bien  se  venger  de  son  ennemy  en  le 
tuant  :  car  c'est  le  mettre  à  l'abry  et  au  couvert  de 
tout  mal,  et  s'y  mettre  soy  :  c'est  luy  oster  tout  le 
ressentiment  de  la  vengeance ,  qui  est  toutesfois  son 
principal  effect  ;  cecy  appartient  aussi  à  la  foiblesse. 

8.  Tenir  à  grand  injure  et  desestimer  comme  mi- 
sérable un  homme ,  pour  estre  coqu  :  car  quelle  plus 
grande  folie  en  jugement,  que  d'estimer  moins  une 
personne,  pour  le  vice  d'autruy,  qu'il  n'approuve 
pas  ?  Autant  ce  semble  en  peust-on  dire  d'un  bastard. 

g.  Estimer  moins  les  choses  présentes,  ou  qui 
sont  nostres ,  et  desquelles  nous  jouyssons  paisible- 
ment; mais  les  estimer  quand  on  ne  les  a  poinct,  ou 
pource  qu'elles  sont  à  autruy,  comme  si  la  présence 
et  le  posséder  ravaloit  de  leur  valeur,  et  le  non  avoir 
leur  accroissoit, 

Virtutem  incolumem  oditnûs , 

Sublatam  ex  oculis  quserimus  invidi 26 

c'est  pourquoy  nul  prophète  en  son  pays.  Aussi  la 
maistrise  et  au thori té  engendre  mespris  de  ce  qu'on 
tient  et  régente,  les  maris  regardent  desdaigneu- 
sement  leurs  femmes,  et  plusieurs  pères  leurs  enfans: 

aG  «  Envieux,  nous  haïssons  les  hommes  d'un  génie  supé- 
rieur ,  lorsqu'ils  sont  vivans  ;  à  peine  ne  sont-ils  plus  sous 
nosyeux,  nous  les  regrettons  ».  Hor.  L.  III ,  od.  xxiv,  y.  3i. 


LIVRE   I,  CHAPITRE    XLI.  291 

veux-tu,  dict  le  bon  compagnon,  ne  l'aymer  plus, 
espouse-la.  Nous  estimons  plus  le  cheval,  la  mai- 
son, le  valet  cTautruy,  pource  qu'il  est  à  autruy  et 
non  à  nous27.  C'est  chose  bien  estrange  d'estimer  plus 
les  choses  en  l'imagination  qu'en  la  realite',  comme 
on  faict  toutes  choses  absentes  et  estrangeres ,  soit 
avant  les  avoir,  ou  après  les  avoir  eues.  La  cause  de 
ce  en  tous  les  deux  cas  se  peust  dire  qu'avant  les 
avoir  l'on  les  estime,  non  selon   ce  qu'elles  valent, 
mais  selon  ce  que  l'on  s'est  imaginé  qu'elles  sont, 
ou  qu'elles  ont  esté  vantées  par  autruy  :  et  les  pos- 
sédant l'on  ne  les   estime   que   selon  le  bien  et  le 
proffit  que  l'on  en  tire  ;  et  après  qu'elles  nous  sont 
ostées,  l'on  les  considère  et  regrette  toutes  entières 
et  en  blot,   ou   auparavant  l'on    n'en  jouyssoit  et 
usoit-on   que  parle  menu,  et  par  pièces  successi- 
vement :    car  l'on  pense  qu'il  y  aura  tous] ours  du 
temps  assez  pour  en  jouyr  :  et  à  peine  s'apperçoit- 
on  de  les  avoir  et  tenir.  Voylà  pourquoy  le  dueil  est 
plus  gros  et  le  regret  de  ne  les  avoir,  que  le  plaisir 
de  les  tenir  :  mais  en  cecy  il  y  a  bien  autant  de  foi- 
blesse  que  de  misère.  Nous  n'avons  la  suffisance  de 
jouyr,  mais  seulement  de  désirer.  Il  y  a  un  autre  vice 
tout  contraire  ,  qui  est  de  s'arrester  et  agréer  tel- 
lement à  soy-mesme  et  à  ce  qu'on  tient,  que  de  le 

27  Pline  l'ancien  dit  :  tanta  mortalibus  rerurn  suanini  sa- 
tielas  est  ;  et  alienarum  aviditas.  Hist.  Nat.  L.  xn,  c.  17. 


292  DE  LA    SAGESSE, 

préférer  à  tout  le  reste,  et  ne  penser  rien  meilleur, 
Si  ceux-cy  ne  sont  plus  sages  que  les  autres,  au  moins 
sont-ils  plus  heureux. 

10.  Faire  le  zèle'  à  tout  propos,  mordre  à  tout, 
prendre  à  cueur  et  se  monstrer  outre'  et  opiniastre  en 
toiites  choses,  pourveu  qu'il  y  aye  quelque  beau  et 
spécieux  prétexte  de  justice,  religion,  bien  public, 
amour  du  peuple, 

ii.  Faire  l'attriste' ,  l'affligé,  et  pleurer  en  la  mort 
ou  accident  d'autruy,  et  penser  que  ne  s'esmouvoir 
poinct,  ou  que  bien  peu ,  c'est  faute  d'amour  et  d'af- 
fection, il  y  a  aussi  de  la  vanité. 

12.  Estimer  et  faire  compte  des  actions  qui  se 
font  avecbruict,  remuement,  esclat;  desestimer  celles 
qui  se  font  autrement,  et  penser  que  ceux  qui  pro- 
cèdent de  cette  façon  sombre ,  douce ,  et  morne ,  ne 
font  rien,  sont  comme  sommeillans  et  sans  action; 
bref  estimer  plus  l'art  que  la  nature.  Ce  qui  est  enflé , 
bouffi  et  relevé  par  estude,  qui  esclatte,  bruict,  et 
frappe  le  sens  (c'est  tout  artifice) ,  est  plus  regardé  et 
estimé  que  ce  qui  est  doux,  simple,  uny,  ordinaire, 
c'est-à-dire  naturel  ;  celuy-là  nous  esveille ,  cettuy-cy 
nous  endort. 

i3.  Apporter  de  mauvaises  et  sinistres  interpréta- 
tions aux  belles  actions  d'autruy,  et  les  attribuer  à 
des  viles  et  vaines,  ou  vitieuses  causes  et  occasions, 
comme  ceux  qui  rapportoient  la  mort  du  jeune  Caton 
à  la  crainte  qu'il  avoit  de  César,  dont  se  picque  Plu- 


LIVRE    I,  CHAPITRE    XLI.  ag3 

tarque28;  les  autres  encores  plus  sottement  à  l'ambi- 
tion. C'est  une  grande  maladie  de  jugement,  qui  vient 
ou  de  malice  et  corruption  de  volonté'  et  de  mœurs, 
ou  d'envie  contre  ceux  qui  valent  mieux  qu'eux ,  ou 
de  ce  vice  de  ramener  sa  créance  à  sa  portée ,  et  me- 
surer autruy  à  son  pied ,  ou  bien  plustost  que  tout 
cela,  à  foiblesse  pour  n'avoir  pas  la  veuë  assez  forte 
et  asseurée  à  concevoir  la  splendeur  de  la  vertu  en  sa 
pureté'  nayfve.  Il  y  en  a  qui  font  les  ingénieux  et  sub- 
tils à  despraver  ainsi  et  obscurcir  la  gloire  des  belles 
actions;  en  quoy  ils  monstrent  beaucoup  plus  de 
mauvais  naturel,  que  de  suffisance;  c'est  chose  aysée, 
mais  fort  vilaine. 

i4-  Descrier  et  chastier  tant  rigoureusement  et 
honteusement  certains  vices ,  comme  crimes  extrême- 
ment vilains  et  puans ,  qui  ne  sont  toutesfois  que  mé- 
diocres, et  ont  leur  racine  et  leur  excuse  en  la  na- 
ture ;  et  d'autres  vrayement  extrêmes  et  contre  nature , 
comme  le  meurtre  pourpense'  *29,  la  trahison  et  per- 
fidie ,  la  cruauté' ,  ne  les  avoir  à  si  grande  honte ,  ny 
les  chastier  avec  tant  de  haro  *ao. 

i5.  Voicy  encores  après  tout  un  vray  tesmoignage 
de  la  misère  spirituelle,  mais  qui  est  fin  et  subtil; 
c'est  que  l'esprit  humain  en  son  bon  sens,  paisible, 

28    Voyez  Plutarque  :  de  la  Malignité  d'Hérodote. 

*29  Prémédité. 

*3°  Tant  de  clameurs. 


2gi  DE  LA   SAGESSE, 

rassis ,' et  sain  estât,  n'est  capable  que  de  choses  com- 
munes, ordinaires,  naturelles,  médiocres.  Pour  estre 
capable  des  divines,  surnaturelles,  comme  de  la  divi- 
nation, prophétie,  révélation,  invention,  et,  comme 
Ton  dict,  entrer  au  cabinet  des  dieux,  faut  qu'il  soit 
malade,  disloqué,  desplacé  de  son  assiette  naturelle, 
et  comme  corrompu,  correptus  3l,  ou  par  extrava- 
gance, exstaze,  enthousiasme,  ou  par  assopissement : 
d'autant  que,  comme  l'on  sçait,  les  deux  voyes  natu- 
relles d'y  parvenir  sont  la  fureur  et  le  sommeil.  Et 
ainsi  l'esprit  n'est  jamais  si  sage  que  quand  il  est  fol, 
iry  plus  veillant  que  quand  il  dort  :  jamais  ne  ren- 
contre mieux  que  quand  il  va  de  costé  et  de  travers  ; 
ne  va ,  ne  vole  et  ne  voit  si  haut  que  quand  il  est  ab- 
battu  et  au  plus  bas.  Et  ainsi  faut  qu'il  soit  misé- 
rable, comme  perdu  et  hors  de  soy,  pour  estre  heu- 
reux. Cecy  ne  tousche  aucunement  la  disposition  di- 
vine ;  car  Dieu  peust  bien  à  qui  et  quand  il  luy  plaist 
se  révéler,  et  que  l'homme  demeure  en  sens  rassis, 
comme  l'escriture  raconte  de  Moyse  et  autres. 

16.  Finalement,  y  pourroit-il  avoir  plus  grande 
faute  en  jugement  que  n'estimer  poinct  le  jugement, 


3'  Il  paraîtrait  d'abord  qu'on  devrait  lire  ici  corruptus ; 
mais  les  meilleures  éditions  portent  correptus ,  mot  qui ,  en 
effet ,  est  expliqué  par  ce  qui  suit.  —  Au  reste  ,  cette  pensée 
est  prise  presque  textuellement  du  Timée  de  Platon.  V ".  Plat 
pag.  725  de  l'édif.  de  ses  ceiryres.  Basic,  i54-6„ 


LIVRE  I,  CHAPITRE  XLL  29$ 

ne  l'exercer,  relever,  et  luy  préférer  la  mémoire  et 
l'imagination  ou  fantasie  ?  Voyons  ces  grandes,  doctes 
et  belles  harangues,  discours ,  leçons ,  sermons,  livres, 
que  l'on  estime  et  admire  tant,  produicts  parles  plus 
grands  hommes  de  ce  siècle  (j'en  excepte  quelques- 
uns  et  peu)  ;  qu'est-ce  tout  cela  ?  qu'un  entassement 
et  enfileure  d'allégations,  un  recueil  et  ramas  du  bien 
d'autruy  (œuvre  de  mémoire,  et  diverse  leçon,  et  chose 
très  aisée  ;  car  cela  se  trouve  tout  trié  et  arrenge'  :  tant 
de  livres  sont  faicts  de  cela)  avec  quelques  poinctes 
et  un  bel  agensement  (œuvre  de  l'imagination)  et 
voilà  tout  ?  Ce  n'est  souvent  que  vanité,  et  n'y  reluict 
aucun  traict  de  grand  jugement,  ny  d'insigne  vertu  : 
aussi  souvent  sont  les  autheurs  d'un  jugement  foible 
et  populaire ,  et  corrompus  en  la  volonté.  Combien 
est-il  plus  beau  d'ouyr  un  paysan,  un  marchand  par- 
lant en  son  patois ,  et  disant  de  belles  propositions 
et  vérités,  toutes  seiches  et  crues,  sans  art  ny  façon, 
et  donnant  des  advis  bons  et  utiles,  produicts  d'un 
sain,  fort  et  solide  jugement  ! 

En  la  volonté  y  a  bien  autant  ou  plus  de  misères, 
et  encores  plus  misérables  ;  elles  sont  hors  nombre  : 
en  voicy  quelques-unes. 

1.  \ouloir  plustost  apparoir  homme  de  bien,  que 
de  l'estre  ;  l'estre  plustost  à  autruy  qu'à  soy. 

2.  Estre  beaucoup  plus  prompt  et  volontaire  à  la 
vengeance  de  l'offense,  qu'à  la  recognoissance  dubien- 
faict;  tellement  que  c'est  corvée  et  regret  que  reco- 


296  DE   LA   SAGESSE,  » 

giioistre,  plaisir  et  gain32  de  se  venger  :  preuve  de 
nature  maligne.  Gralia  oneri  est,  ultio  in  quœstu  ha- 
beiur  33. 

3.  Estre  plus  aspre  à  hayr  qu'à  aymer;  à  mesdire 
qu'à  louer:  se  paistre  et  mordre  plus  volontiers  et 
avec  plus  de  plaisir  au  mal  qu'au  bien  d'autruy;  le 
faire  plus  valoir,  s'estendre  plus  à  en  discourir,  y 
exercer  son  stile,  tesmoin  tous  les  escrivains,  orateurs 
et  poètes,  qui  sont  lasches  à  reciter  le  bien,  élo- 
quents au  mal.  Les  mots,  les  inventions,  les  figures, 
pour  médire ,  brocarder,  sont  bien  autres ,  plus  riches, 
plus  emphatiques,  et  significatifs,  qu'au  bien  dire  et 
louer. 

4-  Fuir  à  mal  faire,  et  entendre  au  bien,  non  par 
le  bon  ressort  purement,  par  la  raison  naturelle,  et 
pour  l'amour  de  la  vertu,  mais  pour  quelqu' autre 
considération  estrangere ,  quelques  fois  lasche  et  sor- 
dide de  gain  et  profict,  de  vaine  gloire,  d'espérance, 
de  crainte ,  de  coustume ,  de  compagnie  :  bref  non 
pour  soy  et  son  devoir  simplement,  mais  pour  quel- 
que occasion  et  circonstance  externe.  Tous  sont  gens 

32  Ce  mot  est  écrit  gain  ici  et  quelques  lignes  plus  bas , 
dans  la  première  édition ,  et  gaing  à  la  dernière  ligne  du 
chap.  xxxviïl.  Ce  qui  prouve  que  l'orthographe  de  Charron 
n'était  pas  plus  fixée  que  celle  de  Montaigne ,  ni  que  celle  de 
tous  les  autres  écrivains  du  même  tems. 

33  «  La  reconnaissance  est  un  fardeau  ;  mais  que  la  vengeance 
a  de  prix  !  Tac.  Hist.  L.  iv,  c.  3. 


LIVRE  I,  CHAPITRE  XLI.  297 

de  bien  par  occasion  et  par  accident.  Voilà  pburquoy 
ils  le  sont  inégalement,  diversement,  non  perpétuel- 
lement ,  constamment ,  uniformément. 

5.  Aymer  moins  celuy  que  nous  avons  offensé,  à 
cause  que  nous  l'avons  offensé  :  chose  estrange  \  ce 
n'est  pas  tousjours  de  crainte  qu'il  en  veuille  prendre 
sa  revanche  ;  carpeust-estre  l'offensé  ne  nous  en  veust 
pas  moins  de  bien,  mais  c'est  de  ce  que  sa  présence 
nous  accuse,  et  nous  ramentoit  *34  nostre  faute  et  in- 
discrétion. Que  si  l'offensant  n'ayme  pas  moins,  c'est 
preuve  qu'il  ne  l'a  pas  voulu  offenser;  car  ordinaire- 
ment qui  a  eu  la  volonté  d'offenser,  ayme  moins  après 
l'offensé  :  chi  offende ,  mai  non  perdona™ . 

6.  Autant  en  peust-on  dire  de  celuy  à  qui  nous 
sommes  fort  obligés,  sa  présence  nous  est  en  charge, 
nous  ramentoit  nostre  obligation ,  nous  reproche 
nostre  ingratitude  ou  impuissance ,  l'on  voudroit  qu'il 
ne  fust  point  affm  d'estre  deschargé  :  meschant  na- 
turel. Quidam  aub  plus  debent ,  m  agis  oderunt  :  levé  aes 
alienum  debitorem  facit ,  grave  inimicum 36. 

7.  Prendre  plaisir  au  mal,  à  la  peine,  et  au  dan- 
ger d'autruy,  desplaisir  en  son  bien,  advancement, 


*3^  Nous  rappelle. 

35  «  Celui  qui  offense  ne  pardonne  jamais  ». 

36  «  Il  y  en  a  qui  haïssent  en  proportion  de  ce  qu'ils  doivent. 
La  dette  est-elle  légère ,  elle  les  éloigne  de  leur  créancier. 
Est-elle  considérable?  ils  deviennent  ses  ennemis  ». 


298  DE    LA    SAGESSE, 

prospérité  (j'entends  que  soit  sans  aucune  cause  ou 
esmotion  certaine  et  particulière  de  hayne,  c'est  autre 
chose ,  provenant  du  vice  singulier  de  la  personne)  ; 
je  parle  icy  de  la  condition  commune  et  naturelle,  par 
laquelle,  sans  aucune  particulière  malice,  les  moins 
mauvais  prennent  plaisir  à  voir  des  gens  courir  for- 
tune sur  mer,  se  faschent  d'estre  precede's  de  leurs 
compagnons,  que  la  fortune  dise  mieux  à  autruy  qu'à 
eux  ;  rient  quand  quelque  petit  mal  arrive  à  un  autre  : 
cela  tesmoigne  une  semence  malicieuse  en  nous. 

Enfin,  pour  monstrer  combien  grande  est  nostre 
misère,  je  diray  que  le  monde  est  remply  de  trois 
sortes  de  gens  qui  y  tiennent  grande  place  en  nombre 
et  réputation  ;  les  superstitieux,  les  formalistes*37,  les 
pedans ,  qui  bien  que  soyent  en  divers  subjects,  res- 
sorts et  théâtres  (les  trois  principaux,  religion,  vie 
ou  conversation,  et  doctrine)  si  sont-ils  battus  à 
mesme  coin,  esprits  foibles,  mal  nais,  ou  très-mal 
instruicts,  gens  très-dangereux  en  jugement,  touche's 
de  maladie  presque  incurable.  C'est  peine  perdue  de 
parler  à  ces  gens-là  pour  les  faire  radviser;  car  ils 
s'estiment  les  meilleurs  et  plus  sages  du  monde  :  l'o- 
piniastreté  est  là  en  son  siège.  Qui  est  une  lois  féru  *38 

"*°7  Ceux  qui  s'attachent  aux  formes  et  aux  dehors ,  qui 
n'omettent  rien  des  formalités  ,  comme  l'auteur  l'explique 
lui-même  plus  bas. 

*38  Vonxféri,  frappé;  c'est  un  vieux  participe  à&  férir,  frap- 
per. C'est  ainsi  que  le  peuple  de  Paris  dit  bouillu  pour  bouilli, 


LIVRE    I,    CHAPITRE    XLI.  299 

et  touché  au  vif  de  ces  maux-là,  il  y  a  peu  d'espé- 
rance de  sa  convalescence.  Qu'y  a-t-il  de  plus  inepte , 
et  ensemble  de  plus  testu,  que  ces  gens-là?  Deux 
choses  les  empeschent,  comme  a  esté  dict,  foiblesse 
et  incapacité  naturelle,  et  puis  l'opinion  anticipée  de 
faire  bien  et  mieux  que  les  autres.  Je  ne  fais  icy  que 
les  nommer  et  monstrer  au  doigt ,  car  après  en  leurs 
lieux  icy  cottes  3g  leur  faute  sera  monstrée. 

Les  superstitieux"*0,  injurieux  à  Dieu ,  et  ennemis  de 
la  vraye  religion,  se  couvrent  de  pieté,  zèle  et  affec- 
tion envers  Dieu ,  jusques  à  s'y  peiner  et  tourmenter 
plus  que  l'on  ne  leur  commande,  pensant  mériter 
beaucoup ,  et  que  Dieu  leur  en  sçait  gré ,  voire  leur 
doibt  de  reste  ;  que  feriez-vous  à  cela  ?  Si  vous  leur 
dictes  qu'ils  excédent  et  prennent  les  choses  à  gau- 
che ,  pour  ne  les  entendre  pas  bien ,  ils  n'en  croiront 
rien,  disant  que  leur  intention  est  bonne  (par  où  ils  se 
pensent  sauver),  et  que  c'est  par  dévotion.  D'ailleurs, 
ils  ne  veulent  pas  quitter  leur  gain  ny  la  satisfaction 
qu'ils  en  reçoivent,  qui  est  d'obliger  Dieu  à  eux. 

Les  formalistes41  s'attachent  tout  aux  formes  et  au 

39  On  voit ,  en  effet ,  dans  les  première  et  seconde  éditions  , 
en  marge  des  alinéas  suivans  des  renvois  aux  livres  et  chapitres 
de  la  Sagesse  P  où  Charron  traite  plus  en  détail  les  sujets 
qu'il  ne  fait  qu'indiquer.  Ces  renvois  marginaux  se  trouveront 
ici  en  note  au  bas  des  pages. 

4°  Voyez  le  ch.  v  du  Liv.  II  de  la  Sagesse. 

4«  Voyez  les  ch.  il  et  ni  du  Liv.  II. 


3oo  DE   LA   SAGESSE, 

dehors,  pensent  estre  quittes  et  irrépréhensibles  en 
la  poursuite  de  leurs  passions  et  cupidités,  moyen- 
nant qu'ils  ne  facent  rien  contre  la  teneur  dçs  loix , 
et  n'obmettent  rien  des  formalités.  Voilà  un  richard 
qui  a  ruiné  et  mis  au  desespoir  des  pouvres  familles , 
mais  ça  esté  en  demandant  ce  qu'il  a  pensé  estre  sien , 
et  ce  par  voye  de  justice  :  qui  le  peust  convaincre 
d'avoir  mal  faict  ?  0  combien  de  bienfaicts  sont  ob- 
mis,  et  de  meschancetés  se  commettent  soubs  le  cou- 
vert des  formes,  lesquelles  l'on  ne  sent  pas;  dont  est 
bien  vérifié ,  le  souverain  droict  l  extrême  injustice 4  2;  et  a 
esté  bien  dict,  Dieu  nous  garde  de  s  formalistes  ! 

Les  pedans43  clabaudeurs,  après  avoir  questé  et  pil- 
loté  *44  avec  grande  estude  ,  et  science  par  les  livres , 
en  font  monstre  et  avec  ostentation  questueusement  *45 
et  mercenairement  la  desgorgent  et  mettent  au  vent. 
Y  a-t-il  gens  au  monde  plus  ineptes  aux  affaires,  plus 
impertinens  à  toutes  choses,  et  ensemble  plus  pré- 
somptueux et  opiniastres^6?  En  toute  langue  et  nation, 
pédant,  clerc,  magister,  sont  mots  de  reproche  :  faire 
sottement  quelque  chose,  c'est  le  faire  en  clerc.  Ce 

/f2  C'est  la  traduction  de  cet  axiome  de  droit  déjà  cité  deux 
fois  plus  haut  :  summum  jus ,  summa  injuria. 

43  Voyez  le  chap.  xm  du  Liv.  III. 

*44  PUle'  çà  et  là  ,  butiné  comme  le  frelon. 

*45  Lucrativement ,  du  latin  quœstuosus. 

^6  Voyez ,  à  ce  sujet,  Erasme  dans  l'Eloge  d'un  Savant. 
L.  X\'1I  de  ses  œuvres,  ép.  xti. 


LIVRE   I,   CHAPITRE  XLII.  3oï 

sont  gens  qui  ont  la  mémoire  pleine  du  sçavoir  d'au- 
truy,  et  n'ont  rien  de  propre.  Leur  jugement,  vo- 
lonté, conscience,  n'en  valent  rien  mieux;  mal  ha- 
biles, peu  sages  et  prudents;  tellement  qu'il  semble 
que  la  science  ne  leur  serve  que  de  les  rendre  plus 
sots,  mais  encore  plus  arrogants,  caquetteurs 4 1  :  ra- 
vallent  leur  esprit  et  abâtardissent  leur  entendement , 
mais  enilent  leur  mémoire.  Icy  sied  bien  la  misère 
que  nous  venons  de  mettre  la  dernière  en  celles  de 
l'entendement. 

^7  Montaigne  n'en  parle  pas  mieux  dans  le  chap.  xxiv  du 
Liv.  I  des  Essais. 

CHAPITRE  XLII*. 

V.  Présomption. 

Sommaire.  —  La  présomption  est  un  vice  naturel  à 
l'homme.  —  L'homme  montre  sa  présomption  :  i°.  en  se 
faisant  des  idées  fausses  et  peu  convenables  de  la  divinité  ; 
2°.  en  croyant  que  tout  ce  qui  existe  lui  est  subordonné , 
est  fait  pour  son  usage.  De  là  sa  cruauté  pour  les  bêtes  ; 
3°.  dans  sa  facilité  à  croire  ,  et,  en  d'autres  occasions,  dans 
son  refus  obstiné  de  croire  ;  dans  sa  manie  d'affirmer  ou 

*  C'est  le  septième  chapitre  de  la  première  édition.  Mon- 
taigne a  fait  aussi  un  chapitre  sur  la  Présomption ,  où  Charron 
a  puisé  plusieurs  de  ses  idées.  Voy.  les  Essais ,  L.  II ,  ch.  XVII. 


3o2  DE  LA  SAGESSE, 

condamner ,  dans   sa  prétention  à  faire  admettre ,  par  le> 
autres ,  ses  opinions.  Tels  sont  les  dogmatistes ,  etc. 
Exemples  :  César.  —  Auguste.  —  Les  Thraces.  —  Xercès. 
—  Copernic.  —  Paracelse. 


V  OICY  le  dernier  et  le  plus  vilain  traict  de  sa  peinc- 
ture;  c'est  l'autre  partie  de  la  prescription  que  donne 
Pline;  c'est  la  peste  de  l'homme,  et  la  mère  nour- 
rice des  plus  fausses  opinions  et  publiques  et  parti- 
culières, vice  toutesfois  naturel  et  originel  de  l'homme. 
Or  cette  présomption  se  doibt  considérer  en  tout 
sens,  haut,  bas,  et  à  costé,  dedans  et  dehors,  pour 
le  regard  de  Dieu  ;  choses  haultes  et  célestes,  basses, 
des  bestes ,  de  l'homme  son  compagnon ,  de  soy- 
mesme  ;  et  tout  revient  à  deux  choses,  s'estimer  trop, 
et  n'estimer  pas  assez  autruy  :  qui  in  se  conjidehant  et 
aspernabaiitur  alios  ! .  Parlons  un  peu  de  chascun. 

Premièrement  pour  le  regard  de  Dieu  (et  c'est 
chose  horrible),  toute  superstition  et  faute  en  reli- 
gion, ou  faux  service  de  Dieu,  vient  de  n'estimer  pas 
assez  Dieu ,  ne  sentir  et  n'avoir  pas  les  opinions , 
conceptions,  créances  de  la  Divinité  assez  hautes ,  as- 
sez pures.  Je  n'entends  par  cet  assez,  à  proportion 
de  la  grandeur  de  Dieu,  qui  ne  reçoit  point  de  pro- 

1  «  Qui  étaient  pleins  de  confiance  en  eux-mêmes  ,  et  qui 
méprisaient  les  autres  ».  Luc.  Eyang.  c.  XV III,  v.  g. 


LIVRE  I,  CHAPITRE   XLII.  3o3 

portion,  estant  infini;  et  ainsi  est- il  impossible  de 
les  avoir  assez  pour  ce  regard  :  mais  j'entends  assez 
pour  le  regard  de  ce  que  pouvons  et  debvons.  Nous 
n'eslevons  ny  ne  guindons  pas  assez  haut  et  ne  roi- 
dissons  assez  la  poincte  de  nostre  esprit ,  quand  nous 
imaginons  la  Divinité  :  comment  assez  ?  nous  la  con- 
cepvons  très-bassement  ;  nous  la  servons  de  mesme 
très-indignement;  nous  agissons  avec  elle  plus  vile- 
ment qu'avec  certaines  créatures.  Nous  parlons  non- 
seulement  de  ses  œuvres,  mais  de  sa  majesté,  volonté, 
jugements,  avec  plus  de  confidence  *2  et  de  hardiesse, 
que  l'on  ne  feroit  d'un  Prince ,  ou  autre  homme  d'hon- 
neur. Il  y  a  plusieurs  hommes  qui  refuseroient  un  tel 
service  et  recognoissance ,  et  se  tiendroient  offensés 
et  violés,  si  l'on  parloit  d'eux,  et  que  l'on  employast 
leur  nom  si  vilement  et  sordidement  :  l'on  entreprend 
de  le  mener,  flatter,  ployer,  composer  avec  luy,  affm 
que  je  ne  dise,  braver,  menacer,  gronder  et  despiter. 
César  disoit  à  son  pilote  qu'il  ne  craignist  de  voguer 
et  le  conduire  contre  le  destin  et  la  volonté  du  ciel 
et  des  astres,  se  fiant  sur  ce  que  c'est  César  qu'il 
meine  3.  Auguste  ayant  esté  battu  de  la  tempeste  sur 


*2  Confiance. 

3  Voy.  Lucain ,  L.  V,  v.  57g-583  ;  Plutarque  ,  de  la  For- 
tune des  Romains  ;  Suétone  ,  in  Cœsare  ;  maïs  surtout  Florus 
qui  cite  le  mot  même  de  César  :  Quid  times  ?  Ccesarem  velus. 
Lib.  IV,  cap.  il,  num.  3j. 


3o£  DE  LA  SAGESSE, 

mer,  se  prist  à  deffier  le  Dieu  Neptune  4  :  et  en  la 
pompe  des  jeux  Circenses,  fist  oster  son  image  du 
rang ,  où  elle  estoit  parmy  les  autres  Dieux,  pour  se 
venger  de  luy.  Les  Thraces,  quand  il  tonne  et  es- 
claire  ,  se  mettent  à  tirer  flèches  contre  le  ciel ,  pour 
ranger  Dieu  à  raison  5.  Xerxès  fouetta  la  mer,  et  es- 
crivist  un  cartel  de  deffi  au  mont  Athos  6.  Et  compte 
l'on  d'un  roy  clirestien,  voisin  du  nostre,  qu'ayant 
receu  une  bastonnade  de  Dieu ,  jura  de  s'en  venger ,  et 
voulust  que  de  dix  ans  on  ne  le  priast  et  ne  parlast-on 
de  luy  7. 

Audax  Japeti  g'enus  ! .  .  .  . 

Nil  mortalibus  arduum  : 
Cœlum  ipsum  petimus  stultitia  ,  neque 

Per  nostrum  patimur  scelus 
Iracunda  Jovem  ponere  fulmina  8. 

Et  laissant  ces  extravagances  estranges ,  tout  le 
commun  ne  verifie-t-il  pas  bien  clairement  le  dire  de 
Pline,  qu'il  n'y  a  rien  plus  misérable,  et  ensemble 

4  Voyez  Suétone,  Vie  d'Auguste ,  c.  16. 

5  Hérodote.  L.  IV. 

6  Hérodote.  L.  VII. 

.7  Ce  conte  est  tiré  de  Montaigne,  L.  I ,  c.  4;  tom.  i, 
page  34  de  notre  édition. 

8  «  O  race  audacieuse  de  Japet  !  —  Rien  n'est  difficile  aux 
mortels  ;  nous  avons  la  folie  d'attaquer  même  le  ciel ,  et  nos 
crimes  sont  tels  qu'ils  ne  permettent  pas  à  Jupiter  irrité  de 
déposer  ses  foudres  ».  Hor.  L.  I ,  od.  m,  y.  21.  —  Même 
Ode ,  v,  37  et  suiv. 


LIVRE  I,  CHAPITRE  XLII.  3o5 

plus  glorieux  que  l'homme  ?  Car  d'une  part  il  se 
feinct  de  très-hautaines  et  riches  opinions  de  l'amour, 
soin  et  affection  de  Dieu  envers  luy ,  comme  son  mi- 
gnon, son  unique;  et  cependant  il  le  sert  très-indi- 
gnement :  comment  se  peuvent  accorder  et  subsister 
ensemble  une  vie  et  un  service  si  chetif  et  misérable 
d'une  part,  et  une  opinion  et  créance  si  glorieuse  et 
si  hautaine  de  l'autre  ?  C'est  estre  ange  et  pourceau 
tout  ensemble  :  c'est  ce  que  reprochoit  un  grand  phi- 
losophe aux  chrestiens  ,  qu'il  n'y  avoit  gens  plus  fiers 
et  glorieux  à  les  ouyr  parler,  et  en  effet  plus  lasches 
et  vilains.  C'est  un  ennemy  qui  parle  injure ,  mais 
qui  touche  bien  justement  les  hypocrites. 

Il  nous  semble  aussi  que  nous  pesons  et  impor- 
tons fort  à  Dieu ,  au  monde ,  à  toute  la  nature ,  qu'ils 
se  peinent  et  ahannent  en  nos  affaires,  ne  veillent 
que  pour  nous,  dont  nous  nous  esbahissons  des 
accidents  qui  nous  arrivent;  et  cecy  se  voit  encore 
mieux  à  la  mort.  Peu  de  gens  se  résolvent  et  croient 
que  ce  soit  leur  dernière  heure  ;  et  presque  tous  se 
laissent  lors  piper  à  l'espérance.  Cela  vient  de  pré- 
somption, nous  faisons  trop  de  cas  de  nous,  et  nous 
semble  que  l'univers  a  grand  interest  à  nostre  mort  ; 
que  les  choses  nous  faillent  à  mesure  que  nous  leur 
faillons,  ou  qu'elles  mesmes  se  faillent  à  mesure 
qu'elles  nous  faillent;  qu'elles  vont  mesme  bransle 
avec  nous,  comme  à  ceux  qui  vont  sur  l'eau  ;  que  le 
ciel,  la  terre,  les  villes,  se  remuent:  nous  pensons 
i.  20 


3o6  DE  LA  SAGESSE, 

tout  entraisner  avec  nous  ;  nul  de  nous  ne  pense  assez 

n'estre  qu'un. 

Après  cela  l'homme  croit  que  le  ciel ,  les  estoiles , 
tout  ce  grand  mouvement  céleste  et  bransle  du  monde , 
n'est  faict  que  pour  luy.  Tôt  circa  unum  caput  tumul- 
îuantes  deos9.  Et  le  pouvre  misérable  est  bien  ridicule. 
Il  est  ici  bas  logé  au  dernier  et  pire  estage  de  ce 
monde,  plus  eslongne'  de  la  voulte  céleste,  en  la  cloa- 
que et  sentine  de  l'univers,  avec  la  bourbe  et  la  lie, 
avec  les  animaux  de  la  pire  condition,  subject  à  re- 
cevoir tous  les  excréments  et  ordures,  qui  luy  pieu- 
vent  et  tombent  d'en  haut  sur  la  teste,  et  ne  vist  que 
de  cela ,  et  à  souffrir  les  accidents  qui  luy  arrivent  de 
toutes  parts  :  et  se  faict  croire  qu'il  est  le  maistre 
commandant  à  tout;  que  toutes  créatures,  mesmes 
ces  grands  corps  lumineux,  incorruptibles,  desquels 
il  ne  peust  sçavoir  la  moindre  vertu ,  et  est  contraint 
tout  transi  les  admirer,  ne  branslent  que  pour  luy  et 
son  service.  Et  pour  ce  qu'il  mendie,  chetif  qu'il  est, 
son  vivre ,  son  entretien,  ses  commodités,  des  rayons, 
clarté  et  chaleur  du  soleil ,  de  la  pluye ,  et  austres 
desgouts  du  ciel  et  de  l'air,  il  veust  dire  qu'il  jouist 
du  ciel  et  des  éléments,  comme  si  tout  n'avoit  esté 
faict  et  ne  se  remuoit  que  pour  luy.  En  ce  sens  l'oy- 

9  «  Tant  de  Dieux  qui  s'agitent  en  tumulte  autour  d'une 
seule  tête  ».  Sen.  Suasor.  iv.  —  Vojez  aussi  Montaigne, 
L,  il,  c.  12. 


LIVRE   I,  CHAPITRE  XL  II.  3o7 

son  en  pourroit  dire  autant,  et  peust-estre  plus  jus- 
tement et  constamment.  Car  l'homme  qui  reçoit  aussi 
souvent  des  incommodités  de  la  haut,  et  n'a  rien  de 
tout  cela  en  sa  puissance,  ny  en  son  intelligence,  et 
ne  les  peust  deviner,  est  en  perpétuelle  transe,  fieb- 
vre  et  crainte  que  ces  corps  supérieurs  ne  brans- 
lent  pas  bien  à  propos  et  à  poinct  nommé  pour  luy, 
et  qu'ils  luy  causent  stérilité,  maladies,  et  toutes 
choses  contraires,  tremble  soubs  le  fais  :  où  lesbestes 
reçoivent  tout  ce  qui  vient  d'en  haut,  sans  allarme 
ny  appréhension  de  ce  qui  adviendra,  et  sans  plainte 
de  ce  qui  est  advenu  ,  comme  faict  incessamment 
l'homme  :  Non  nos  causa  mundo  sumus  hyemem  aesta- 
temque  referendi;  suas  isla  leges  habent ,  quibus  dlvina 
exercentur  :  nimis  nos  suspicimus ,  si  digninobis  videmur, 
propter  quos  tanta  nwveaniur;  —  non  ianta  caelo  noblscum 
societas  est,  ut  nostro  fato  sit  Me  quoque  siderum  fulgoriQ '. 
Pour  le  regard  des  choses  basses,  terrestres,  sça- 
voir  tous  animaux,  il  les  desdaigne  et  desestime  comme 

10  «  Nous  ne  sommes  pas  la  cause  pour  laquelle  l'hiver  et 
l'été  se  succèdent  chaque  année  ;  ces  saisons  obéissent  à  des 
lois  dans  lesquelles  la  puissance  divine  s'exerce  et  se  manifeste  ; 
nous  avons  une  trop  haute  opinion  de  nous-mêmes ,  et  de  notre 
dignité  ,  si  nous  croyons  que  c'est  pour  nous  que  de  si  grands 
mouvemens  se  font  dans  le  monde  ;  —  il  n'y  a  pas  en  Ire  les  astres 
et  nous  une  si  grande  union ,  pour  que  les  astres  n'y  brillent 
que  pour  notre  avantage  ».  Sen.  de  Ira,  L.  il,  c.  27.. — 
Plin.  Hist.  Nat.  L.  11,  c.  8. 


3o8  DE  LA    SAGESSE, 

si  du  tout  elles  n'appartenoient  au  mesrae  maistre  ou- 
vrier ;  et  n'estoient  de  mesme  mère ,  et  de  mesme  fa- 
mille avec  luy,  comme  si  elles  ne  le  touchoient  etnV 
voient  aucune  part  ou  relation  à  luy.  Et  de  là  il  vient 
à  en  abuser  et  exercer  cruaulte',  chose  qui  rejalist 
contre  le  maistre  commun  et  universel  qui  les  a  faie- 
tes ,  qui  en  a  soin,  et  a  dressé  des  loix  pour  leur  bien 
et  conservation,  les  a  advantagées en  certaines  choses, 
renvoyé  l'homme  souvent  vers  elles,  comme  à  une 
escholle.  Mais  cecy  est  le  subject  du  chapitre  XXXV 
ci-dessus  '  ' . 

Or,  tout  cecy  ne  déroge  aucunement  à  la  doctrine 
commune,  que  le  monde  est  faict  pour  l'homme,  et 
l'homme  pour  Dieu  ;  car  outre  l'instruction  que  l'hom- 
me tire  en  gênerai  de  toute  chose  haute  et  basse  pour 
cognoistre  Dieu,  soy,  son  devoir;  encores  en  parti- 
culier de  chacune ,  il  en  tire  profit  ou  plaisir  ou  ser- 
vice. De  ce  qui  est  pardessus  soy  qu'il  a  moins  en  in- 
telligence et  nullement  en  sa  puissance,  ce  ciel  azuré, 
tant  richement  contrepointé  d'estoilles,  et  ces  flam- 
beaux roulants  sans  cesse  sur  nos  testes ,  il  n'en  a  ce 

11  Dans  l'excellente  édition  de  1604,  (celle  que  Charron 
lui-même  avait  préparée) ,  on  lit  :  «  cecy  est  le  subject  du 
chapitre  suyvant  ».  Je  ne  sais  pourquoi  l'édition  de  i635  et 
celle  de  Dijon  renvoyent,  au  contraire,  à  un  chapitre  précé- 
dent. Serait-ce  parce  que ,  dans  le  chapitre  qu'elles  citent , 
Charron  parle ,  en  effet ,  beaucoup  plus  que  dans  celui  qui  va 
suivre ,  de  tous  les  avantages  des  bêtes  ? 


LIVRE  I,  CHAPITRE   XLII.  3og 

bien  que  par  contemplation,  il  monte  et  est  porté  en 
admiration ,  crainte ,  honneur ,  révérence  de  leur  au- 
teur et  maistre  souverain  de  tout,  et  en  ce  sens  a  esté 
bien  dit  par  Anaxagoras  I2,  que  l'homme  esloit  créé 
pour  contempler  le  ciel  et  le  soleil,  et  par  les  autres 
philosophes  appelans  l'homme  oùpavo™o7n>vl3;  des  cho- 
ses basses  il  en  tire  secours,  service,  commodité.  Mais 
se  persuader  qu'en  faisant  toutes  ces  choses ,  l'on  n'aye 
pensé  qu'à  l'homme,  et  qu'il  soit  la  fin  et  le  but  de 
tous  ces  corps  lumineux  et  incorruptibles,  c'est  une 
trop  folle  et  hardie  présomption. 

Finalement,  mais  principalement  cette  présomption 
doibt  estre  considérée  en  l'homme  mesme,  c'est-à- 
dire  pour  le  regard  de  soy  et  de  l'homme  son  compa- 
gnon, au  dedans,  au  progrez  de  son  jugement  et  de 
ses  opinions  ;  et  au  dehors  en  communication  et  con- 
versation avec  autruy.  Sur  quoy  nous  considérons 
trois  choses,  comme  trois  chefs  qui  s' entresuivent,  où 
l'humanité  monstre  bien  en  sa  sotte  foiblesse  sa  folle 
présomption.  La  première  au  croire  ou  mescroire  (icy 
n'est  question  de  religion ,  ni  de  la  foy  et  créance  di- 
vine ,  et  se  faut  souvenir  de  l'advertissement  mis  en 
la  préface),  où  sont  à  noter  deux  vices  contraires, 
qui  sont  ordinaires  en  la  condition  humaine.  L'un  et 
plus  commun  est  une  légèreté,  qui  cito  crédit,  levis 

12  V.  Diogène-Laerce ,  Vie  d' 'Anaxagoras ,  L.  II ,  n.  10, 
,3  «  Contemplateur  du  ciel  ». 


3io  DE   LA   SAGESSE, 

est  corde1^,  et  trop  grande  facilité  à  croire  et  recevoir 
tout  ce  que  l'on  propose  avec  quelque  apparence  ou 
authorité.  Cecy  appartient  à  la  niaise  simplicité,  mol- 
lesse, et  foiblesse  du  petit  peuple,  des  esprits  effé- 
minés ,  malades,  superstitieux ,  estonnés  *l5,  indiscrè- 
tement zélés ,  qui  comme  la  cire  reçoivent  facilement 
toute  impression ,  se  laissent  prendre  et  mener  par  les 
oreilles.  C'est  plustost  erreur  et  foiblesse,  que  malice, 
et  loge  volontiers  aux  âmes  débonnaires:  credulitas  error 
est  inagis  quam  culpa,  et  quidem  in  optimi  cujusque  mentem 
facile  irrepit16.  Suyvant  cecy  nous  voyons  presque  tout 
le  monde  mené  e  t  emporté  aux  opinions  et  aux  créances , 
non  par  chois  et  jugement,  voire  souvent  avant  l'aage 
et  discrétion,  mais  par  là  coustume  du  pays,  ou  ins- 
truction reçeuë  en  jeunesse,  ou  par  rencontre,  comme 
par  une  tempeste  ;  et  la  se  trouve  tellement  collé , 
hypotecqué  et  asservy,  qu'il  ne  s'en  peust  plus  des- 
prendre, f^eluti  tempestate  dclati  ad  quamcunque  discipli- 
nam,  tamquam  ad  saxum  adhaerescunt1  ' '.  Le  monde  est 

•4  «  Qui  croit  trop  \îte ,  a  l'esprit  bien  léger  ».  Ecclésiast. — 
Il  y  a  une  pensée  semblable  dans  Pétrone  :  nunquain  rectb 
faciet,  qui  citb  crédit.  Petron.  Satyr.  pag.  164..  edit.  G  ail. 
Lat.  17 13.  tom.  I. 

*l5  Qui  s'étonnent  de  tout. 

16  «  La  crédulité  est  plutôt  une  erreur  qu'une  faute  ,  et  elle 
se  glisse  facilement  dans  l'esprit  même  des  meilleurs  hommes». 
Cicéron.  Epist   ad/amil.  L.  X.  ep.  XXIII. 

«7  «  Emportés  comme  par  la  tempête  vers  chaque  doctrine 


LIVRE   I,  CHAPITRE   XLII.  3n 

ainsi  mené ,  nous  nous  en  fions  et  remettons  à  autruy  : 
unusquisque  mavult  credere  quàin  judicare  ;  versât  nos  et 
praecipîtal  traduits  permanus  error,  ipsa  consuetudo  assen- 
iiendi periculosaet  lubricalZ .  Or  cette  telle  facilite'  popu- 
laire, bien  que  ce  soit  en  vérité'  foiblesse,  toutesfois  n'est 
pas  sans  quelque  présomption.  Car  c'est  trop  entrer 
prendre  que  croire,  adhérer  et  tenir  pour  vray  et  certain 
si  légèrement,  sans  sçavoir  que  c'est;  ou  bien  s'enqué- 
rir des  causes,  raisons ,  conséquences,  et  non  de  la  vé- 
rité'. On  dict,  d'où  vient  cela  ?  comment  se  faict  cela? 
présupposant  que  cela  est  bien  vray  ;  il  n'en  est  rien  : 
on  traicte,  agite  les  fondements  et  effects  de  mille 
choses,  qui  ne  furent  jamais,  dont  tout  le^ro  et  contra1 9 
est  faux.  Combien  de  bourdes ,  fauls  et  supposés  mi- 
racles, visions  et  révélations  receuës  au  monde,  qui 
ne  furent  jamais  !  (les  vrays  miracles  auctorisés  par 
l'église,  sont  à  part,  l'on  ne  touche  point  à  cela).  Et 
pourquoy  croira-t-on  une  merveille,  une  chose  non 
humaine  ny  naturelle,  quand  l'on  peust  destourner 
et  elider  la  vérification  par  voye  naturelle  et  humaine  ? 

ils  y  restent  attachés  comme  à  un  roc  ».  Cicer.  Acad.  Quœst. 
L.  il ,  c.  3.  —  Ce  qui ,  dans  le  teste ,  précède  la  citation ,  est 
tiré  des  Questions  académiques ,  même  chapitre ,  n°.  8. 

,8  «  Chacun  aime  mieux  croire  que  juger.  L'erreur  passant 
de  mains  en  mains ,  nous  entraîne  avec  elle  ,  et  nous  fait  tom- 
ber dans  le  précipice  ;  l'habitude  même  de  donner  son  assen- 
timent n'est  pas  sans  danger».  Sen.  de  Vita  beata,  cap.  i. 

'9  «  Le  pour  et  le  contre  ». 


3t2  DE   LA  SAGESSE, 

«La  vérité  et  le  mensonge  ont  leurs  visages  conformes; 
le  port,  le  goustet  les  alleures  pareilles  ;  nous  les  re- 
gardons de  mesme  œil 20»  :  ita  suntfinitimafalsa  veris,  ut 
in  praecipitem  locum  non  debeat  se  sapiens  committere 2  ' . 
L'on  ne  doibt  croire  d'un  homme  que  ce  qui  est  hu- 
main, s'il  n'est  authorise'  par  approbation  surnatu- 
relle et  surhumaine ,  qui  est  Dieu  seul ,  qui  seul  est 
à  croire  en  ce  qu'il  dict ,  pource  qu'il  le  dict. 

L'autre  vice  contraire  est  une  forte  et  audacieuse 
témérité  de  condamner  et  rejetter,  comme  faulses, 
toutes  choses  que  l'on  n'entend  pas,  et  qui  ne  plai- 
sent et  ne  reviennent  au  goust.  C'est  le  propre  de 
ceux  qui  ont  bonne  opinion  d'eux-mesmes ,  qui  font 
les  habiles  et  les  entendus,  spécialement  hérétiques, 
sophistes,  pedans  :  car  se  sentant  avoir  quelque  poincte 
d'esprit,  et  de  voir  un  peu  plus  clair  que  le  com- 
mun ,  ils  se  donnent  loy  et  authorité  de  décider  et 
resouldre  de  toutes  choses.  Ce  vice  est  beaucoup  plus 
grand  et  vilain  que  le  premier  ;  car  c'est  folie  enragée 
de  penser  sçavoir  jusques  où  va  la  possibilité,  les  res- 
sorts et  bornes  de  nature,  la  portée  de  la  puissance 
et  volonté  de  Dieu,  et  vouloir  ranger  à  soy  et  à  sa 


20  Tout  ce  qui  est  entre  deux  guillemets ,  est  mot  pour 
mot  dans  Montaigne,  L.  m,  c.  2. 

21  «  Le  faux  est  si  près-voisin  du  vrai,  que  le  sage  doit 
toujours  craindre  de  s'engager  dans  l'abîme  ».  Cic.  Acad. 
Quœst.  L.  iv,  c.  21. 


LIVRE   I,  CHAPITRE   XLII.  3i3 

suffisance  le  vray  et  le  fauls  des  choses  ;  ce  qui  est 
requis  pour  ainsi  et  avec  telle  fierté'  et  asseurance  re- 
souldre  et  définir  d'icelles.  Car  voicy  leur  jargon  : 
cela  est  fauls ,  impossible ,  absurde.  Et  combien  y 
a-t-il  de  choses,  lesquelles  pour  un  temps  nous  avons 
rejettées  avec  risée  comme  impossibles,  que  nous  avons 
esté  contraincts  d'advouer  après ,  et  encore  passer 
outre  à  d'autres  plus  estranges  !  et  au  rebours  com- 
bien d'autres  nous  ont  esté  comme  articles  de  foy,  et 
puis  vains  mensonges  ! 

La  seconde,  qui  suit  et  vient  ordinairement  de  cette 
première  ,  est  d'affirmer  ou  reprouver  certainement 
et  opiniastrement  ce  que  l'on  a  légèrement  creu  ou 
mescreu.  Ce  second  degré  adjouste  au  premier  opi- 
niastreté,  et  ainsi  accroist  la  présomption.  Cette  fa- 
cilité de  croire  avec  le  temps  s'endurcist  et  dégénère 
en  opiniastreté  invincible  et  incapable  d'amendement  ; 
voire  l'on  va  jusques  là,  que  souvent  l'on  soustient 
plus  les  choses  que  l'on  sçait  et  que  l'on  entend  moins  : 
majoremjidem  homines  adhibent  us  quae  non  intelligunt... 
cupiditate  humani  ingeniï  lubentius  obscura  credunlur22  : 

z-  «  Les  hommes  ont  une  plus  grande  foi  dans  les  choses 
qu'ils  ne  comprennent  pas...  L'envie  de  savoir,  propre  à  l'es- 
prit humain  ,  lui  fait  croire  plus  volontiers  les  choses  obs- 
cures ».   Tacit.  Hist.  L.  i,  c.  22. 

Lucrèce  a  dit  la  même  chose  en  beaux  vers  : 

Omnia  enim  stolidi  magis  admirantur ,  amantque 
Inversis  quœ  sub  verbis  latitantia  cernunt ,  etc. 

De  Rer.  Natur.  L.  I,  v.  641. 


3i4.  DE   LA   SAGESSE, 

l'on  parle  de  toutes  choses  par  résolution*23.  Or 
l'affirmation  et  opiniastreté  sont  signes  ordinaires  de 
bestise  et  ignorance ,  accompagne'e  de  folie  et  arro- 
gance. 

La  troisiesme,  qui  suit  ces  deux,  et  qui  est  le  faiste 
de  présomption,  est  de  persuader ,  faire  valoir  et  re- 
cevoir à  autruy  ce  que  l'on  croit,  et  les  induire  voire 
impérieusement  avec  obligation  de  croire,  et  inhibi- 
tion d'en  doubter.  Quelle  tyrannie  !  Quiconque  croit 
quelque  chose ,  estime  que  c'est  œuvre  de  charité'  de  le 
persuader  à  un  autre  ;  et  pour  ce  faire  ne  craint  point 
d'adjouster  de  son  invention  autant  qu'il  voit  estre 
nécessaire  à  son  compte ,  pour  supplir  *24  au  défaut 
et  à  la  résistance  qu'il  pense  estre  en  la  conception 
d' autruy.  Il  n'est  rien  à  quoy  communément  les  hom- 
mes soient  plus  tendus  qu'à  donner  voye  à  leurs  opi- 
nions :  nemo  sîbi  tantïun  errât,  sed  aliis  errons  causa  et 
author  est25.  Où  le  moyen  ordinaire  fault,  l'on  y  ad- 
jouste  le  commandement,  la  force,  le  fer,  le  feu2b.  Ce 

*23  D'une  manière  tranchante. 
*24  Suppléer. 

25  «  L'homme  n'erre  pas  seulement  pour  lui  seul  ;  mais  il 
est  encore  la  cause  et  l'auteur  de  l'erreur  des  autres  ».  Sen. 
de  Vita  beata.  cap.  i. 

26  C'étaient-là  les  moyens  employés  par  la  sainte  inqui- 
sition ,  moyens  que  réprouve  l'évangile.  —  Nous  observerons 
ici  que  tout  ce  chapitre  de  Charron  dut  paraître  hardi ,  dans 
le  tems  où  il  écrivait;  et  l'on  ne  doit  pas  être  surpris  des  per- 


LIVRE    I,    CHAPITRE  XLIl.  3i5 

vice  est  propre  aux  dogmatistes  et  à  ceux  qui  veu- 
lent gouverner  et  donner  loy  au  inonde.  Or  pour  ve- 
nir à  bout  de  cecy  et  captiver  les  créances  à  soy,  ils 
usent  de  deux  moyens.  Par  le  premier  ils  introduisent 
des  propositions  générales  et  fondamentales ,  qu'ils 
appellent  principes  et  presuppositions,  desquelles  ils 
enseignent  n'estre  permis  de  doubler  ou  disputer  : 
sur  lesquelles  ils  bas  tissent  après  tout  ce  qui  leur 
plaist,  et  meinent  le  monde  à  leur  poste  :  qui  est  une 
piperie  ,  par  laquelle  le  monde  se  remplist  d'erreurs  et 
mensonges.  Et  de  faict,  si  l'on  vient  à  examiner  ces 
principes ,  l'on  y  trouvera  de  la  faulsete'  et  de  la  fai- 
blesse autant  ou  plus  qu'en  tout  ce  qu'ils  en  veulent 
tirer  et  despendre  :  et  se  trouvera  tousjours  autant 
d'apparence  aux  propositions  contraires. 

Il  y  en  a  de  nostre  temps  qui  ont  change'  et  ren- 
versé les  principes  et  reigles  des  anciens  en  l'astro- 
logie, en  la  médecine,  en  la  géométrie,  en  la  nature 
et  mouvement  des  vents27.  Toute  proposition  humaine 
a  autant  d'authorité  que  l'autre,  si  la  raison  n'en 
faict  la  différence.  La  vérité  ne  dépend  point  de  l'au- 
thorité  ou  tesmoignage  d'homme  :  il  n'y  a  point  de 
principes  aux  hommes  si  la  Divinité  ne  les  leur  a  re- 

sécutions  auxquelles  il  ne  cessa  d'être  en  bulte  ,  dès  qu'il  eût 
publié  son  livre. 

27  On  Ht  en  marge  de  cette  phrase,  dans  l'édition  de 
i6o4,  Copcrnicus ,  Paracelsus  -,  ce  qui  prouve  que  c'est  de 
Copernic  et  de  Paracelse  que  Charron  veut  parler  ici. 


3i6  DE  LA  SAGESSE, 

velés  :  tout  le  reste  n'est  que  songe  et  fumée.  Or  ces 
messieurs  icy  veulent  que  Ton  croye  et  reçoive  ce 
qu'ils  disent,  et  que  l'on  s'en  fie  à  eux,  sans  juger 
ou  examiner  ce  qu'ils  baillent,  qui  est  une  injustice 
tyrannique.  Dieu  seul,  comme  a  esté  dict 28,  est  à  croire 
en  tout  ce  qu'il  dict,  pource  qu'il  le  dict  :  qui  à  se- 
metipso  loquitur  ;  mendaxest29.  L'autre  moyen  est  par 
supposition  de  quelque  faict  miraculeux ,  révélation 
et  apparition  nouvelle  et  céleste,  qui  a  esté  dextre- 
ment  prattiqué  par  des  législateurs,  généraux  d'ar- 
mées, ou  chefs  de  part  *3°.  La  persuasion  première  , 
prinse  du  subject  mesme,  saisist  les  simples;  mais 
elle  est  si  tendre  et  si  fresle ,  que  le  moindre  heurt, 
mescompte ,  ou  mesgarde,  qui  y  surviendroit,  escar- 
bouilleroit  *31  tout  :  car  c'est  grand  merveille,  com- 
ment de  si  vains  commencemens  et  frivoles  causes 
sont  sorties  les  plus  fameuses  impressions.  Or  cette 
première  impression  franchie  devient  après  à  s'enfler 
et  grossir  merveilleusement,  tellement  qu'elle  vient 
a  s'estendre  mesme  aux  habiles ,  par  la  multitude  des 
croyans,  des  tesmoings,  et  des  ans,  à  quoy  l'on  se 
laisse  emporter,  si  l'on  n'est  bien  fort  préparé  :  car 


28  Dans  les  dernières  lignes  de  la  précédente  page  ,  et  au 
commencement  de  la  page  3 12. 

29  «  Celui  qui  parle  d'après  lui-même,  est  menteur  ». 
*3°  Chefs  de  parti. 

*31  Ecraserait  tout  en  bouillie. 


LIVRE   I,   CHAPITRE   XLII.  3i7 

lors  il  n'est  plus  besoing  de  regimber  et  s'en  enquérir, 
mais  simplement  croire  :  le  plus  grand  et  puissant 
moyen  de  persuader,  et  la  meilleure  touche  de  vé- 
rité', c'est  la  multitude  des  ans  et  des  croyans  :  0%, 
les  fols  surpassent  de  tant  les  sages  :  sanitatis  patroci- 
nium est insanientium  turba^2.  C'est  chose  difficile  de  re- 
souldre  son  jugement  contre  les  opinions  communes. 
Tout  ce  dessus  se  peust  cognoistre  par  tant  d'impos- 
tures, badinages,  que  nous  avons  veu  naistre  comme 
miracles,  et  ravir  tout  le  monde  en  admiration,  mais 
incontinent  estouffés  par  quelque  accident,  ou  par 
l'exacte  recherche  des  clair-voyans ,  qui  ont  esclairé 
de  près  et  descouvert  la  fourbe ,  que  s'ils  eussent  eu 
encores  du  temps  pour  se  me  u~r  et  fortifier  en  na- 
ture, c'estoit  faict  pour  jamais.  Ils  eussent  esté  re~ 
ceus  et  adorés  généralement.  Ainsi  en  est-il  de  tant 
d'autres  qui  ont  (faveur  de  fortune)  passe'  et  gagné  la 
créance  publicque,  à  laquelle  puis  on  s'accommode 
sans  aller  recognoistre  la  chose  au  gitte  et  en  son  ori- 
gine :  nusquam  ad,  liauidum  fama  perducitur^ .  Tant  de 
sortes  de  religions  au  monde ,  tant  de  façons  supers- 
titieuses, qui  sont  encores  mesmes  dedans  la  chres- 

32  «  La  multitude  des  fous  est  si  grande,  que  la  sagesse  est 
obligée  de  se  mettre  sous  leur  protection  ».  St. -Augustin , 
de  Civ.  Dei.  L.  vi ,  cap  10. 

33  «  Nulle  part  les  bruits  qui  courent  ne  sont  bien  éclaircis  ». 
Quinti-Curt.  L.  IV  ,  cap.  2.. 


3i8  DE  LA   SAGESSE, 

tienté,  demourées  du  paganisme,  et  dont  on  n'a  peu 
du  tout  sevrer  les  peuples34. -Par  tout  ce  discours 
nous  voyons  à  quoy  nous  en  sommes,  puisque  nous 
sommes  menés  par  tels  guides. 

3^  C'est  ce  qu'on  peut  voir  démontré  dans  le  livre  des  Con- 
formités des  Cérémonies  des  Payens  avec  celles  de  l'Eglise 
romaine. 

C1NQUIESME  ET  DEPvNIERE  CONSIDERATION 

DE    L'HOMME 

Par  les  variétés  et  différences  grandes   qui  sont  en  luy,  et 
leurs  comparaisons. 


CHAPITRE    XLIII*. 

De  la  différence  et  inégalité  des  hommes  en  gênerai. 

Sommaire.  —  Des  différentes  sortes  d'hommes  et  de  peuples 
fabuleux  mentionnés  par  les  anciens.  De  la  diversité  des 
visages  et  des  âmes  ;  d'où  elle  résulte. 


I L  n'y  a  rien  en  ce  Las  monde ,  où  il  se  trouve  tant 
de  différence  qu'entre  les  hommes,  et  différences  si 
eslongnées  en  mesme  subject  et  espèce.  Si  l'on  en 

*  C'est  le  trente-septième  chapitre  de  la  première  édition. 


LIVRE    I,  CHAPITRE  XllII.  3i9 

veust  croire  Pline,  Hérodote,  Plutarque,  il  y  a  des 
formes  d'hommes,  en  certains  endroits,  qui  ont  fort 
peu  de  ressemblance  à  la  nostre  :  et  y  en  a  de  métisses 
et  ambiguës  entre  l'humaine  et  la  brutale*1.  11  y  a 
des  contre'es 2  où  les  hommes  sont  sans  teste ,  portant 
les  yeux  et  la  bouche  en  la  poitrine,  où  ils  sont  an- 
drogynes,  où  ils  marchent  de  quatre  pattes,  où  ils 
n'ont  qu'un  œil  au  front,  et  la  teste  plus  semblable 
à  celle  d'un  chien  qu'à  la  nostre ,  où  ils  sont  moytié 
poisson  par  embas,  et  vivent  en  l'eau  ;  où  les  femmes 
accouchent  à  cinq  ans  et  n'en  vivent  que  huit  ;  où  ils 
ont  la  teste  si  dure  et  le  front,  quelle  fer  n'y  peust 
mordre,  et  rebouche  contre;  où  ils  se  changent  na- 
turellement en  loups ,  en  jumens ,  et  puis  encores  en 
hommes  ;  où  ils  sont  sans  bouche,  se  nourrissant  de 

*»  Celle  des  brutes. 

2  On  sent  que  tous  ces  peuples  sont  fabuleux  et  imaginaires. 
Charron  n'aurait  pas  même  dû  en  parler ,  malgré  les  témoi- 
gnages des  trois  anciens  auteurs  qu'il  cite.  On  nommait  les 
peuples  sans  tête ,  acéphales ,  ceux  sans  bouche ,  astomoi ,  etc. 
Mais  ces  noms  comme  ces  fables  sont  imaginés  à  plaisir.  Au 
reste ,  tout  ce  paragraphe  est  pris ,  presque  mot  pour  mot,  de 
Montaigne  (L.  il  ,  chap.  12).  Mais  Montaigne  et  Charron 
auraient  dû  dire  au  moins  ,  lorsqu'ils  citent  Pline  à  l'appui  de 
plusieurs  de  ces  faits ,  qu'il  les  regarde  comme  indignes  de  toute 
croyance.  «  Hommes  in  lupos  verii,  rursumque  restitui  sibi 
falsum  esse  confîdenter  existimare  debemus ,  aut  credere 
omnia  quœ  fabulosa  tôt  sceculis  comperimus  ».  Nat.  Hist, 
L.  vin  ,  cap.  22. 


32o  DE   LA   SAGESSE, 

la  senteur  de  certaines  odeurs  ;  où  ils  rendent  la  se- 
mence de  couleur  noire,  où  ils  sont  fort  petits  et 
nains,  ou  tous  fort  grands  et  geans,  où  ils  vont  tous 
nuds,  où  ils  sont  tous  pelus  et  velus,  où  ils  sont 
sans  parole,  vivans  par  les  bois  comme  bestes,  ca- 
chés dedans  les  cavernes  et  dedans  les  arbres.  Et  de 
nostre  temps  nous  avons  descouvert  et  touche'  à  l'œil 
et  au  doigt  où  les  hommes  sont  sans  barbe ,  sans 
usage  dé  feu,  de  bled,  de  vin;  où  est  tenue  pour  la 
grande  beauté  ce  que  nous  estimons  la  plus  grande 
laideur,  comme  a  esté  dict  devant3.  Quant  à  la  diver- 
sité des  mœurs  se  dira  ailleurs4.  Et  sans  parler  de 
toutes  ces  estrangetés,  nous  sçavons  que  quant  au  vi- 
sage, il  n'est  possible  trouver  deux  visages  en  tout 
et  par-tout  semblables  :  il  peust  advenir  de  se  mes- 
conter  et  prendre  l'un  pour  l'autre ,  à  cause  de  la  res- 
semblance grande,  mais  c'est  en  l'absence  de  l'un; 
car  en  présence  de  tous  deux ,  il  est  aisé  de  remar- 
quer la  différence,  quand  bien  on  ne  la  pourroit  ex- 
primer. Aux  âmes  y  a  bien  plus  grande  différence , 
car  non-seulement  elle  est  plus  grande  sans  compa- 
raison d'homme  à  homme ,  que  de  beste  àbeste5  ;  mais 
(qui  est  bien  enchérir)  il  y  a  plus  grande  différence 


3  Au  chap.  vi. 

4  L.  il ,  chap.  8. 

5  C'est  ce  que  dit  Plutarque ,  à  la  fin  de  son  traité  :  que 
les  bêles  brutes  usent  de  la  raison. 


LIVRE   I,   CHAPITRE   XLIII.  3*1 

d'homme  à  homme,  que  d'homme  à  beste6  :  car  un  ex- 
cellent animal  est  plus  approchant  de  l'homme  de  la 
plus  basse  marche,  que  n'est  cet  homme  d'un  autre 
grand  et  excellent.  Cette  grande  différence  des  hom- 
mes vient  des  qualités  internes,  et  de  la  part  de  l'es- 
prit, où  y  a  tant  de  pièces ,  tant  de  ressorts  que  c'est 
chose  infinie,  et  des  degrés  sans  nombre.  Il  nous  faut 
icy  pour  le  dernier  apprendre  à  cognoistre  l'homme , 
par  les  distinctions  et  différences  qui  sont  en  luy  :  or 
elles  sont  diverses,  selon  qu'il  y  a  plusieurs  pièces 
en  l'homme,  plusieurs  raisons  et  moyens  de  les  con- 
sidérer et  comparer.  Nous  en  donnerons  icy  cinq  prin- 
cipales ,  auxquelles  toutes  les  autres  se  pourront  rap- 
porter ,  et  généralement  tout  ce  qui  est  en  l'homme , 
esprit,  corps,  naturel,  acquit,  public,  privé,  appa- 
rent, secret  :  et  ainsi  cette  cinquiesme  et  dernière 
considération  de  l'homme  aura  cinq  parties,  qui  se- 
ront cinq  grandes  et  capitales  distinctions  des  hom- 
mes ;  savoir  : 

La  première  naturelle,  et  essentielle,  et  universelle 
de  tout  l'homme,  esprit  et  corps. 

La  seconde  naturelle  et  essentielle  principalement; 
et  aucunement  acquise,  de  la  force  et  suffisance  de 
l'esprit. 

La  tierce  accidentale  de  Testât,  condition ^t  de- 
voir, tirée  de  la  supériorité  et  infériorité. 

6  Voyez  Montaigne.  L.  I ,  chap.  42  ?  inilio. 


3*22  DE  LA   SAGESSE, 

La  quatriesme  accidentale  de  la  condition  et  pro- 
fession de  vie. 

La  cinquiesme  et  dernière  des  faveurs  et  desfaveurs 
de  la  nature,  et  de  la  fortune. 

CHAPITRE  XLIV*. 

Première  distinction  et  différence  des  hommes ,  naturelle 
et  essentielle,  tirée  de  la  diverse  assiette  du  monde. 

Sommaire.  —  La  diversité  des  hommes  vient  de  la  diversité 
des  climats  et  températures.  —  Partage  des  habitans  de  la 
terre  en  trois  parties ,  d'après  cette  opinion  ;  en  septentrio- 
naux ,  en  moyens  et  en  méridionaux.  Suivant  ce  partage , 
les  naturels  des  hommes  sont  différens  en  toutes  choses  , 
corps ,  esprit ,  religion ,  mœurs  ;  preuves  de  chacune  de  ces 
différences  ;  leurs  causes.  Naturel  de  chacune  des  trois 
grandes  divisions  des  hommes ,  par  climats  ou  zones. 

'Exemples  :  Les  Athéniens  ,  les  Thébains  ,  Platon.  —  Cyrus. 

—  La  Citadelle  et  le  Pyrée  d'Athènes.  —  Les  Égyptiens. 

—  Moïse.  —  Annibal.  —  Les  Germains ,  les  Romains  ,  les 
Grecs. 


Xjà  première,  plus  notable  et  universelle  distinction 
des  hommes ,  qui  regarde  l'esprit  et  le  corps,  et  tout 
l'estre  de  l'homme ,  se  prend  et  tire  de  l'assiette  di- 

*  C'est  le  trente-huitième  chapitre  de  la  première  édition. 


LIVRE    I,   CHAPITRE   XLIV.  323 

verse  du  monde ,  selon  laquelle  le  regard  et  l'influence 
du  ciel  et  du  soleil,  l'air,  le  climat,  le  terroir,  sont 
divers.  Aussi  sont  divers  non-seulement  le  teinct ,  la 
taille  ,  la  complexion,  la  contenance,  les  mœurs,  mais 
encores  les  facultés  de  l'ame.  Plaga  cœli  non  solum  ad 
Tobur  corporum,  sed  et  animorum  facit. —  Athenis  tenue 
cœlum,  ex  quo  eîiam  a  cuti  ores  Attici;  crassum  Thebis , 
ideo  pinguesThebani  et  valentes  \  Dont  Platon  remer- 
cioit  Dieu  qu'il  estoit  né  Athénien  et  non  Thebain2. 

Ainsi  que  les  fruicts  et  les  animaux  naissent  divers 
selon  les  diverses  contrées,  aussi  les  hommes  naissent 
plus  ou  moins  belliqueux,  justes,  temperans,  do- 
ciles, religieux,  chastes,  ingénieux,  bons,  obeissans, 
beaux,  sains,  forts3.  C'est  pourquoy  Cyrus  ne  voulut 

1  «  Le  climat  a  de  l'influence  ,  non-seulement  sur  la  force 
du  corps  ,  mais  sur  celle  de  l'esprit. — L'air  d'Athènes  est  vif, 
et  c'est  pour  cela  que  les  Athéniens  sont  vifs  et  spirituels  ; 
celui  de  Thèbes  est  épais,  de  là  les  Thébains  sont  lourds,  gras 
et  forls  ».  Végétais.  L.  I ,  cap.  2.  —  Cicero ,  de  Fato ,  cap.  4-. 

2  Plutarque  dit  que  Platon  remerciait  son  bon  démon  et 
sa  fortune,  premièrement  de  ce  qu'il  était  né  homme  et  non 
pas  bête  ;  en  second  lieu  de  ce  qu'il  était  né  grec  et  non  pas 
barbare ,  et  enfin  de  ce  qu'il  était  né  du  tems  de  Socrate.  — 
Voyez  Plutarque ,  Vie  de  Marius ,  vers  la  fin. 

3  On  trouve  ce  système  dans  Aristote  (Politique ,  L.  ni , 
c.  i4  )  ;  il  attribue  les  mêmes  idées  à  Platon  ,  qu'il  cite  L.  il 
du  même  ouvrage ,  chap.  6. 

Tout  le  monde  sait  que  le  système  de  l'influence  des  climats 
a  été  développé  par  Montesquieu  dans  l'Esprit  des  Lois. 


324  DE  LA   SAGESSE, 

accorder  aux  Perses  d'abandonner  leur  pays  aspre  eî 
bossu  pour  aller  en  un  autre  doux  et  plain ,  disant 
que  les  terres  grasses  et  molles  font  les  hommes  mois, 
et  les  fertiles  les  esprits  infertiles4. 

Suyvant  ce  fondement  nous  pouvons  en  gros  par- 
tager le  monde  en  trois  parties,  et  tous  les  hommes 
en  trois  sortes  de  naturel  :  nous  ferons  donc  trois  as- 
siettes générales  du  monde,  qui  sont  les  deux  extré- 
mités de  midy  et  nord ,  et  la  moyenne.  Chaque  partie 
et  assiette  sera  de  soixante  degrés  ;  l'une  de  midy  est 
sous  l'aequateur,  trente  degrés  deçà  et  trente  delà, 
c'est-à-dire  tout  ce  qui  est  entre  les  deux  tropiques, 
un  peu  plus ,  où  sont  les  régions  ardentes  et  les  mé- 
ridionaux, l'Afrique  et  l'Ethiopie  au  milieu  d'orient 
et  d'occident;  l'Arabie,  Calicut,  les  Moluques ,  les 
Laves  5,  la  Taprobane  vers  orient;  le  Peru  et  grands 
mers  vers  occident.  L'autre  moyenne  est  de  trente  de- 
grés outre*Gles  tropiques,  tant  deçà  que  delà  vers  les 
pôles ,  où  sont  les  régions  moyennes  et  tempérées  ; 
toute  l'Europe  avec  sa  mer  mediterranée  au  milieu 
d'orient  et  occident  ;  toute  l'Asie ,  tant  petite  que 

4  Voy.  Hérodote  ,  L.  IX,  in  fine. — Montaigne  cite  le  même 
exemple,  L.  il,  c.  12. 

5  Ce  serait  sans  doute  les  habitans  du  royaume  de  Lao , 
s'il  fallait  lire  Laves  ;  mais  comme  ce  nom  est  écrit  loues 
dans  les  première  et  seconde  éditions,  il  est  évident  qu'il  s'agit 
ici  des  habitans  de  l'île  de  Java, 

*c  Au-delà  des  tropiques. 


LIVRE    I,   CHAPITRE   XLIV.  3a5 

grande ,  qui  est  vers  orient ,  avec  la  Chine  et  le  Jap- 
pon ,  et  l'Amérique  occidentale.  La  tierce  qui  est  de 
trente  degrés ,  qui  sont  les  plus  près  des  deux  pôles 
de  chaque  costé,  où  sont  les  régions  froides  et  gla- 
ciales ,  peuples  septentrionaux ,  la  Tartarie ,  Moscovie , 
Estotilam  7  et  la  Magellane,  qui  n'est  pas  encores 
bien  descouverte. 

Suyvant  ce  partage  gênerai  du  monde ,  aussi  sont 
différents  les  naturels  des  hommes  en  toutes  choses , 
corps,  esprit,  religion,  mœurs,  comme  se  peust  voir 
en  cette  petite  table.  Car  les 

SEPTENTRIONAUX 

Sont  hauts  et  grands,  pituiteux,  sanguins  ,  blancs  et  blonds, 
sociables ,  la  voix  forte ,  le  cuir  mol  et  velu ,  grands 
mangeurs  et  beuveurs ,  et  puissans. 

Grossiers,  lourds,  stupides ,  sots,  faciles,  légers,  in- 
constans. 

Peu  religieux  et  dévotieux. 

7  Devine  qui  pourra  quel  est  ce  pays  ,  dont  le  nom  est 
sans  doute  corrompu  :  on  le  trouve  écrit  ailleurs ,  tantôt  Es- 
totUand ,  tantôt  Estotilande.  Robbe  croit  que  c'est  le  pays  de 
Labrador;  un  autre  géographe,  la  Nouvelle- Angleterre  ; 
De  Lisle  a  banni  ce  nom  de  ses  cartes,  et  XEsiotûand,  dit 
La  Martinière ,  est  présentement  regardé  comme  une  chimère. 
Au  reste,  c'est  un  mot  des  langues  septentrionales,  et  il  me 
parait  composé  des  mots  germaniques  west  stadt  land ,  pays 
de  la  ville  de  l'ouest,  ou  plutôt  de  west  staat  land,  pays  de 
l'état  de  l'ouest. 


326  DE   LA    SAGESSE, 

Guerriers ,  vaillans,  pénibles ,  chastes  ,  exempts  de  jalousie , 
cruels  et  inhumains. 

MOYENS 
Sont  médiocres  et  tempérés  en  toutes  ces  choses ,  comme 
neutres ,  ou  bien  participans  un  peu  de  toutes  ces  deux 
extrémités ,  et  tenans   plus  de  la  région  de   laquelle  ils 
sont  plus  voysins. 

MERIDIONAUX 

Sont  petits  ,  mélancholiques ,  froids  et  secs ,  noirs ,  soli- 
taires ,  la  voix  gresle  ,  le  cuir  dur  avec  peu  de  poil  et 
crespu ,  abstinens,  foibles. 

Ingénieux,  sages,  prudens,  fins,  opiniastres. 

Superstitieux ,  contemplatifs. 

Non  guerriers ,  et  lasches ,  paillards ,  jaloux ,  cruels  et  in- 
humains 8. 

Toutes  ces  différences  se  prouvent  aisément.  Quant 
à  celles  du  corps  elles  se  cognoissent  à  l'œil  ;  et  s'il  y 
a  quelques  exceptions,  elles  sont  rares  et  viennent 
du  meslange  des  peuples,  ou  bien  des  vents,  des 
eaux,  et  de  la  situation  particulière  des  lieux,  dont 
une  montagne  sera  une  notable  différence  en  mesme 
degré',  voire  mesme  pays  et  ville  :  ceux  de  la  ville 
haute  d'Athènes  estoient  tout  d'autre  humeur,  dict 
Plutarque  9,  que  ceux  du  port  de  Pire'e  :  une  mon- 

8  Voyez  sur  tout  cela  Bodin  ,  de  la  République,  L.  v,  c.  i. 
Charron  en  a  tiré  presque  tout  ce  qu'il  dit  dans  les  cha- 
pitres 4-2 ,  4-3  et  44» 

o  Plut,  in  Solone. 


LIVRE   I,   CHAPITRE   XLIV.  827 

tagne  du  costé  de  septentrion  rendra  la  valle'e  qui  sera 
vers  le  midy  toute  méridionale ,  et  au  contraire  aussi. 

Quant  à  celles  de  l'esprit,  nous  sçavons  que  les 
arts  mécaniques  et  ouvrages  de  main  sont  de  septen- 
trion ,  où  ils  sont  pénibles  :  les  sciences  spéculatives 
sont  venues  du  midy.  César10  et  les  anciens  appellent 
les  Egyptiens  très  ingénieux  et  subtils.  Moyse  est 
dict  instruit  en  leur  sagesse";  la  pbilosopbie  est  venue 
de  là  en  Grèce  ;  la  majorité  commence  plustost  chez 
eux  à  cause  de  l'esprit  et  finesse  :  les  gardes  des 
princes,  mesme  méridionaux,  sont  de  septentrion, 
comme  ayant  plus  de  force  et  moins  de  finesse  et  de 
malice  :  ainsi  les  méridionaux  sont  subjects  à  grandes 
vertus  et  grands  vices ,  comme  il  est  dict  d'Annibal I2: 
les  septentrionaux  ont  la  bonté  et  simplicité.  Les 
sciences  moyennes  et  mixtes,  politiques,  loix  et  élo- 
quence, sent  aux  nations  mitoyennes,  ausquelles  ont 
fleury  les  grands  empires  et  polices. 

Pour  le  troisiesme  poinct ,  les  religions  sont  ve- 
nues du  midy,  Egypte,  Arabie,  Chaldée  :  plus  de 
superstition  en  Afrique  qu'au  reste  du  monde  ;  tes- 
moin  les  vœux  tant  frequens ,  les  temples  tant  magni- 
fiques. Les  septentrionaux,  dict  César10,  peu  soucieux 
de  religion ,  sont  attentifs  à  la  guerre  et  à  la  chasse. 

10  César,  de  Bello  civili ,  L.  m. 

11  Voyez,  Actes  des  Apôtres,  ch.  vil,  v.  22. 

12  Voyez  dans  Tite-Live  ,  l'éloge  d'Annibal. 

13  César,  de  Bello  Gallico ,  L.  vi,  c.  20. 


328  DE  LA   SAGESSE, 

Quant  aux  mœurs,  premièrement  touchant  la  guerre, 
il  est  certain  que  les  grandes  arme'es,  arts,  instrumens 
et  inventions  militaires,  sont  venues  de  septentrion. 
Les  peuples  de  là,  Scythes,  Gots,  Vandales,  Huns, 
Tartares ,  Turcs ,  Germains,  ont  battu  et  vaincu  toutes 
les  autres  nations ,  et  ravagé  tout  le  inonde ,  dont  est 
tant  souvent  dict,  que  tout  mal  vient  d'Aquilon.  Les 
duels  et  combats  sont  venus  de  là.  Les  septentrionaux 
adorent  le  glaive  fiché  en  terre  "%  dict  Solinus,  invin- 
cibles aux  autres  nations  ,  voire  aux  Romains  qui  ont 
vaincu  le  reste,  et  ont  esté  détruits  par  eux  :  aussi 
s' affaiblissent  et  s'alangourissent  au  vent  de  sud,  et 
allant  vers  midy  ;  comme  les  méridionaux  venans  au 
nord ,  redoublent  leurs  forces.  A  cause  de  leur  fierté 
guerrière,  ils  ne  peuvent  souffrir  qu'on  leur  com- 
mande par  braverie  ;  ils  veulent  la  liberté ,  au  moins 
les  commandemens  eslectifs.  Touchant  la  chasteté  et 
la  jalousie ,  en  septentrion ,  une  seule  femme  à  un 
homme,  dict  Tacitus  : 5  ;  encore  suffit-elle  pour  plu- 
sieurs, dict  César  :  nulle  jalousie,  dict  Munster16,  où 


^  Lucien  dit  que  les  Scythes  adorent  un  cimeterre.  Voyez 
le  dialogue  intitulé  Jupiter  le  tragique ,  et  le  dialogue  inti- 
tulé Toxaris.  —  Ammien  Marcellin  rapporte  aussi  que  les 
Alains  n'avaient  aucun  temple ,  et  ne  rendaient  de  culte  qu'à 
une  épée  fichée  en  terre.  Am.  Marcel.  L.  xxxi,  c.  2. 

,5  De  Morib.  German.  cap.  18. 

,6  Sébastien  de  Munster,  auteur  d'une  Cosmographie, 
d'une  Description  de  Bade  }  et  de  plusieurs  autres  ouvrages. 


LIVRE    I,    CHAPITRE  XLIV.  32j 

les  hommes  et  femmes  se  baignent  ensemble  avec  les 
estrangers.  En  midy  la  polygamie  est  par-tout  receue. 
Toute  l'Afrique  adore  Venus17,  dict  Solinus.  Les 
méridionaux  meurent  de  jalousie,  à  cause  de  quoy  ils 
ont  les  eunuques  gardiens  de  leurs  femmes ,  que  les 
grands  seigneurs  ont  en  grand,  nombre  comme  des 
haras  l8. 

Quant  à  la  cruauté,  les  extremite's  sont  semblables , 
mais  pour  diverses  causes,  comme  se  verra  tantost  aux 
causes  :  les  punitions  de  la  roue,  et  les  empalemens 
des  vifs,  venus  de  septentrion19:  les  inhumanités  des 
Moscovites  et  Tartares  sont  toutes  notoires.  Les  Al- 
lemans,  dict  Tacite20,  ne  punissent  les  coupables  ju- 
ridiquement, mais  les  tuent  cruellement  comme  en- 
nemis. Ceux  de  midy  aussi  escorchent  tout  vifs  les 
criminels ,  et  leur  appétit  de  vengeance  est  si  grand , 
qu'ils  en  deviennent  furieux  s'ils  ne  l'assouvissent. 
Au  milieu  sont  bénins  et  humains.  Les  Romains  pu- 
nissoient  les  plus  grands  crimes  du  bannissement 
simple  ;  les  Grecs  usoient  de  breuvage  doux  de  ciguë 
pour  faire  mourir  les  condamnés.  Et  Ciceron  dict 2I 

?7  Ante  omîtes  barbaros ,  dit  Tite-Live ,  Numiclœ  in  Vé- 
nérera effusi. 

18  Voyez  Hérodote,  L.  IIJ ,  Diodore  de  Sicile,  L.  il,  et 
Joseph ,  Antiq.  Judaïq.  L.  IV. 

•9  Bodin ,  L.  v  ,  c.  1. 

20  De  Mor.  Germ.  cap.  25. 

21  Epïstola  prima  ad  Q.fratrem. 


33o  DE    LA    SAGESSE, 

que  l'humanité  et  la  courtoisie  est  partie  de  l'Asie 
mineure ,  et  dérivée  au  reste  du  monde. 

La  cause  de  toutes  ces  différences  corporelles  et 
spirituelles  est  l'inequalité  et  différence  de  la  chaleur 
naturelle  interne  ,  qui  est  en  ces  pays  et  peuples  : 
sçavoir,  forte  et  véhémente  aux  septentrionaux,  à 
cause  du  grand  froid  externe,  qui  la  resserre  et  ren- 
ferme au  dedans,  comme  les  caves  et  lieux  profonds 
sont  chauds  en  hyver,  et  les  estomachs ,  ventres  hieme 
caïïdiores**  :  foible  aux  méridionaux,  estant  dissipée 
et  attirée  au  dehors  par  la  véhémence  de  l'externe , 
comme  en  esté  les  ventres  et  lieux  de  dessoubs  terre 
sont  froids  :  moyenne  et  tempérée  en  ceux  du  milieu. 
De  cette  diversité,  dis-je,  et  inequalité  de  chaleur  na- 
turelle, viennent  ces  différences,  non-seulement  cor- 
porelles, ce  qu'il  est  aisé  de  remarquer,  mais  encores 
spirituelles  ;  car  les  méridionaux ,  à  cause  de  leur  tem- 
pérament froid ,  sont  mejancholiques ,  et  par  ainsi  ar- 
restés,  constans,  contemplatifs,  ingénieux, religieux, 
sages.  Car  la  sagesse  est  aux  animaux  froids  comme 
aux  elephans,  qui,  comme  le  plus  melancholique  de 
tous  les  animaux,  est  le  plus  sage,  docile,  religieux, 
à  cause  du  sang  froid.  De  ce  tempérament  melancho- 
lique advient  aussi  que  les  méridionaux  sont  paillards 
à  cause  de  la  melancholie  spumeuse,  abradente  *23,  et 

22   «  Les  estomacs  sont  plus  chauds  en  hiver  ». 

*23  Ce  doit  être  le  mot  latin  abradens  francisé ,  participe 


LIVRE  I,  CHAPITRE   XLIV.  33i 

salace,  comme  il  se  voyt  aux  lièvres;  et  cruels,  parce 
que  cette  melancholie  abradente  presse  violemment 
les  passions  et  la  vengeance.  Les  septentrionaux,  pi- 
tuiteux  et  sanguins,  de  tempérament  tout  contraire 
aux  méridionaux,  ont  les  qualités  toutes  contraires, 
sauf  qu'ils  conviennent  en  une  chose,  c'est  qu'ils 
sont  aussi  cruels  et  inhumains  ;  mais  c'est  par  une 
autre  raison,  sçavoir  :  par  défaut  de  jugement,  dont 
comme  bestes  ne  se  sçavent  commander  et  se  contenir. 
Ceux  du  milieu ,  sanguins  et  choleres ,  sont  tempérés, 
d'une  belle  humeur,  joyeux,  disposts,  actifs. 

Nous  pourrons  encores  plus  exquisement  et  subti- 
lement représenter  le  divers  naturel  de  ces  trois  sortes 
de  peuples ,  par  application  et  comparaison  de  toutes 
choses  ,  comme  se  pourra  voir  en  cette  petite  table  , 
où  se  voyt  que  proprement  appartient ,  et  se  peust 
rapporter  aux 

SEPTENTRIONAUX24. 

Le  sens  commun. 

Force  comme  des  ours  et  bestes. 

Mars ,  Lune  :  guerre  ,  chasse. 

Art  et  manufacture. 

Ouvriers,  artisans,  soldats.  Exécuter  et  obéir. 

Jeunes  mal-habiles. 

d'abradere,  raser,  racler,  ratisser.  —  Bodin  ,  d'où  tout  ceci 
est  tiré,  se  sert  de  la  même  expression.  De  laRép.  L.  v,  ch.  i. 
24  Charron  a  pris  toute  la  distribution  de  cette  table  dans 
la  République  de  Rodin,  L.  v,  ch.  1. 


33a  DE   LA  SAGESSE, 

MOYENS. 
Discours  et  ratiocination  *a5. 
Raison  et  justice  d'hommes. 
Jupiter,  Mercure  :  empereurs,  orateurs. 
Prudence ,  cognoissance  du  bien  et  du  mal. 
Magistrats  pourvoyans  :  juger,  commander. 
Hommes  faits,  manieurs  d'affaires. 

MERIDIONAUX. 

Intellect. 

Finesse  de  renards ,  et  religion  de  gens  divins. 

Saturne  ,  Venus  :  contemplation ,  amour. 

Science  du  vray  et  du  faux. 

Pontifes,  philosophes  :  contempler. 

Vieillards  graves,  sages,  pensifs. 
Les  autres  distinctions  plus  particulières  se  peu- 
vent rapporter  à  cette-cy  générale  de  midy  et  nord  : 
car  l'on  peust  rapporter  aux  conditions  des  septen- 
trionaux ,  ceux  d'occident ,  et  ceux  qui  vivent  aux 
montagnes,  guerriers,  fiers,  amoureux  de  liberté,  à 
cause  du  froid  qui  est  aux  montagnes.  Aussi  ceux  qui 
sont  eslongnés  de  la  mer,  plus  simples  et  entiers.  Et 
au  contraire  aux  conditions  des  méridionaux,  l'on 
peust  rapporter  les  orientaux,  ceux  qui  vivent  aux 
vallées,  efféminés,  délicats,  à  cause  de  la  fertilité  d'où 
vient  la  volupté  26.  Aussi  les  maritimes  trompeurs  et 


*2a  Raisonnement. 

26  «  Les  Asiatiques ,  dit  Aristote ,  sorçt  ingénieux  et  adroits  ; 
mais  ils  n'ont  point  de  cœur.  De  là  vient  qu'ils  obéissent  et 
servent  toujours  ».  Polit.  L.  vu,  c.  7. 


LIVRE  I,  CHAPITRE   XLV.  333 

fins  à  cause  du  commerce  et  du  trafic  avec  diverses 
sortes  de  gens  et  nations. 

Par  tout  ce  discours  il  se  voyt  qu'en  gênerai  ceux 
de  septentrion  sont  plus  advantagés  au  corps ,  et  ont 
la  force  pour  leur  part  ;  et  ceux  du  midy  en  l'esprit , 
et  ont  pour  eux  la  finesse  :  ceux  du  milieu  ont  de 
tout ,  et  sont  tempérés  en  tout.  Aussi  s'apprend  par 
là  que  leurs  mœurs  ne  sont,  à  vray  dire,  ny  vices  ny 
vertus,  mais  œuvres  de  nature  :  laquelle  du  tout  cor- 
riger et  du  tout  renoncer,  il  est  plus  que  difficile «, 
mais  adoucir,  tempérer,  ramener  à  peu  près  les  ex- 
trémités à  la  médiocrité,  c'est  l'œuvre  de  vertu. 

CHAPITRE  XLV*. 

Seconde  distinction  et  différence  plus  subtile  des  esprits  ', 
et  suffisances  des  hommes. 

Sommaire.  —  Trois  sortes  d'esprits  :  les  esprits  foibles ,  les 
esprits  médiocres  et  les  esprits  supérieurs.  —  Autre  dis- 
tinction des  esprits  :  les  uns  agissent ,  avancent  d'eux-mêmes,, 
les  autres  ont  besoin  d'être  excités  et  poussés. 

Exemples  :  Aristote.  —  Socrate  et  Platon. 


LiETTE  seconde  distinction,  qui  regarde  l'esprit  et 
la  suffisance,  n'est  si  apparente  et  perceptible  comme 

*  C'est  le  trente-neuvième  chapitre  de  la  première  édition. 


334  DE   LA   SAGESSE, 

les  autres  ,  et  vient  tant  du  naturel  que  de  l'acquit; 
selon  laquelle  y  a  trois  sortes  de  gens  au  monde , 
comme  trois  classes  et  degrés  d'esprits.  En  l'un  et 
le  plus  bas  sont  les  esprits  foibles  et  plats,  de  basse 
et  petite  capacité,  nais  *I  pour  obéir.,  servir  et  estre 
menés,  qui  en  effect  sont  simplement  hommes2.  Au 
second  et  moyen  estage  sont  ceux  qui  sont  de  mé- 
diocre jugement ,  font  profession  de  suffisance ,  science , 
habileté  :  mais  qui  ne  se  sentent  et  ne  se  jugent  pas 
assez ,  s'arrestent  à  ce  que  l'on  tient  communément 
et  l'on  leur  baille  du  premier  coup,  sans  davantage 
s'enquérir  de  la  vérité  et  source  des  choses,   voire 
pensent  qu'il  ne  l'est  pas  permis  :  et  ne  regardent  point 
plus  loin  que  là  où  ils  se  trouvent  ;  pensent  que  par- 
tout est  ainsi,  ou  doibt  estre;  que  si  c'est  autrement, 
ils  faillent  et  sont  barbares.  Ils  s'asservissent  aux  opi- 
nions et  loix  municipales  du  lieu  où  ils  se  trouvent 
deslors  qu'ils  sont  esclos ,  non-seulement  par  obser- 
vance et  usage,  ce  que  tous  doibvent  faire,  mais  en- 
core de  cueur  et  d'ame  ,  et  pensent  que  ce  que  l'on 
croit  en  leur  village  est  la  vraye  touche  de  vérité  (  cecy 
ne  s'entend  de  la  vérité  divine  révélée,  ny  de  religion), 

**  Nés. 

2  Aristote ,  dans  le  premier  chapitre  du  livre  premier  de 
sa  Politique ,  cherche  aussi  à  prouver  que  les  hommes  ne  sont 
point  naturellement  égaux  ;  que  les  uns  naissent  pour  l'escla- 
vage et  les  autres  pour  la  domination.  Locke  et  J.-J.  Rousseau 
ont  réfuté  son  système. 


LIVRE  I,   CHAPITRE  XLV.  335 

c'est  la  seule ,  ou  bien  la  meilleure  reigle  de  bien  vivre. 
Ces  gens  sont  de  Peschole  et  du  ressort  d'Aristote, 
affirma  tifs,  positifs,  dogmatistes,  qui  regardent  plus 
l'utilité  que  la  vérité,  ce  qui  est  propre  à  l'usage  et 
trafic  du  monde ,  qu'à  ce  qui  est  bon  et  vray  en  soy. 
En  cette  classe  y  a  très  grand  nombre  et  diversité  de 
degrés;  les  principaux  et  plus  habiles  d'entr'eux  gou- 
vernent le  monde,  et  ont  les  commandemens  en  main. 
Au  troisiesme  et  plus  haut  estage  sont  les  hommes 
doués  d'un  esprit  vif  et  clair,  jugement  fort,  ferme  et 
solide,   qui  ne  se  contentent  d'un  ouy  dire,  ne  s'ar- 
restent  aux  opinions  communes  et  receues ,  ne  se  lais- 
sent  gagner  et  préoccuper  à  la  créance  publique ,  de 
laquelle  ils  ne  s'estonnent  point,  sçachant  qu'il  y  a  plu- 
sieurs bourdes,    faulsetés  et  impostures  receues  au 
monde  avec  approbation  et  applaudissement,  voire 
adoration  et  révérence  publique  :  mais  examinent  tou- 
tes choses  qui  se  proposent,  sondent  meurement ,  et 
cherchent  sans  passion  les  causes,  motifs  et  ressorts, 
jusques  à  la  racine ,  aimant  mieux  doubter  et  tenir  en 
suspens  leur  créance ,  que  par  une  trop  molle  et  lasche 
facilité,  ou  légèreté  ,  ou  précipitation  de  jugement, 
se  paistre  de  faulseté ,  et  affirmer  ou  se  tenir  asseurés 
de  chose  de  laquelle  ils  ne  peuvent  avoir  raison  cer- 
taine3. Ceux-cy  sont  en  petit  nombre ,  de  l'eschole  et 

3  «  On  ne  doit  juger  de  rien,  lorsque  rien  n'est  évident  ». 
Bayle,  République  des  Lettres,  mois  d'Août  i6&£. 


336  DE  LA  SAGESSE, 

ressort  de  Socrates  et  Platon,  modestes,  sobres,  re- 
tenus, considérant  plus  la  vérité  et  realité  des  choses 
que  l'utilité  ;  et  s'ils  sont  bien  nais ,  ayant  avec  ce 
dessus  la  probité  et  le  reiglement  des  mœurs ,  ils  sont 
vrayement  sages  et  tels  que  nous  cherchons  icy.  Mais 
pource  qu'ils  ne  s'accordent  pas  avec  le  commun 
quant  aux  opinions,  voyent  plus  clair ,  pénètrent  plus 
avant ,  ne  sont  si  faciles ,  ils  sont  soupçonnés  et  mal 
estimés  des  autres  qui  sont  en  beaucoup  plus  grand 
nombre ,  et  tenus  pour  fantasques  et  philosophes  ;  c'est 
par  injure  qu'ils  usent  de  ce  mot4.  En  la  première  de 
ces  trois  classes  y  a  bien  plus  grand  nombre  qu'en  la 
seconde  ,«Ét  en  la  seconde,  qu'en  la  troisiesme.  Ceux 
de  la  première  et  dernière  ,  plus  basse  et  plus  haute , 
ne  troublent  point  le  monde,  ne  remuent  rien,  les 
uns  par  insuffisance  et  foiblesse ,  les  autres  par  grande 
suffisance ,  fermeté  et  sagesse.  Ceux  du  milieu  font 
tout  le  bruict  et  les  disputes  qui  sont  au  monde ,  pré- 
somptueux, tousjours  agités  et  agitans.  Ceux  de  la 
plus  basse  marche,  comme  le  fond,  la  lie,  la  sentine, 
ressemblent  à  la  terre,  qui  ne  faict  que  recevoir  et  souf- 
frir ce  qui  vient  d'en  haut.  Ceux  de  la  moyenne  res- 
semblent à  la  région  de  l'air  en  laquelle  se  forment 
tous  les  météores  et  se  font  tous  les  bruicts  et  altéra- 
tions qui  puis*5  tombent  en  terre.  Ceux  du  plus  haut 

4  On  voit  que  ce  n'est  pas  d'aujourd'hui   que  le  mot  de 
philosophe  a  été  pris  en  mauvaise  part. 
*5  Qui  ensuite  tombent. 


LIVRE   I,  CHAPITRE    XLV.  33; 

estage  ressemblent  à  l'ether  et  plus  haute  région  voi- 
sine du  ciel,  sereine,  claire,  nette  et  paisible.  Cette 
différence  d'hommes  vient  en  partie  du  naturel ,  de 
la  première  composition  et  tempérament  du  cerveau, 
qui  est  différent ,  humide ,  chaud ,  sec,  et  par  plusieurs 
degrés;  dont  les  esprits  et  jugemens  sont  ou  forts,  so- 
lides, courageux,  ou  foibles,  craintifs,  plats  :  en  partie 
de  l'instruction  et  discipline  ;  aussi  de  l'expérience  et 
hantise*6  du  monde,  qui  sert  fort  à  se  desniaiser  et 
mettre  son  esprit  hors  de  page.  Au  reste ,  il  se  trouve 
de  toutes  ces  trois  sortes  de  gens ,  soubs  toute  robe , 
forme  et  condition ,  et  des  bons  et  des  mauvais ,  mais 
bien  diversement. 

L'on  faict  encores  une  autre  distinction  d'esprits 
et  suffisances ,  car  les  uns  se  font  voye  eux-mesmes 
et  ouverture,  se  conduisent  seuls.  Ceux-cy  sont  heu- 
reux de  la  plus  haute  taille,  et  bien  rares  ;  les  autres 
ontbesoing  d'aide,  mais  ils  sont  encore  doubles;  car 
les  uns  n'ont  besoing  que  d'estre  esclairés  ;  c'est  assez 
qu'il  y  aye  un  guide  et  un  flambeau  qui  marche  de- 
vant ,  ils  suyvront  volontiers  et  bien  aisément.  Les 
autres  veulent  estre  tirés  ,  ont  besoing  de  compul- 
soire ,  et  que  l'on  les  prenne  par  la  main.  Je  laisse 
ceux  qui  par  grande  faiblesse ,  comme  ceux  de  la  plus 
basse  marche,  ou  par  malignité  de  nature,  comme  il 
y  en  a  en  la  moyenne ,  qui  ne  sont  bons  à  suyvre  ,  ny 
ne  se  laissent  tirer  et  conduire ,  gens  désespérés. 

*c  Et  fréquentation. 

I,  22 


338  DE  LA  SAGESSE, 

CHAPITRE  XLVI*. 

Troisiesme  distinction  et  différence  des  hommes  accidentelle , 
de  leurs  degrés,  estais ,  et  charges. 

Sommaire.  —  Le  commandement  et  l'obéissance  sont  les  deux 
fondemens  de  la  société.  Toute  puissance  est,  ou  privée, 
ou  publique  ;  la  puissance  publique  est  ou  royale ,  ou  sei- 
gneuriale, ou  tyrannique.  Quels  sont  les  agens  de  la  puissance 
publique. 

Exemples  :  Assyrie  ,  Perse  ,  Egypte  ,  Moscovie ,  Tartarie , 
Turquie  ,  Lacédémone  ,  Venise.  —  Rome ,  Athènes ,  Car- 
thage. 


Vj  ETTE  distinction  accidentale ,  qui  regarde  les  estats 
et  charges,  est  fondée  sur  deux  principes  et  fonde- 
mens de  la  société  humaine ,  qui  sont  commander  et 
obéir,  puissance  et  subjection,  supériorité  et  infério- 
rité :  imperio  et  obseauio  omnia  constant  *;.  Cette  dis- 
tinction se  verra  premièrement  mieux  en  gros  en  cette 
table. 


*  C'est  le  quarantième  chapitre  de  la  première  édition. 

*  «  Tout  consiste  dans  le  commandement  et  l'obéissance  ». 


LIVRE   I,  CHAPITRE  XLVI.  339 

Division  première  et  générale. 

Toute  puissance  et  subjection  est  ou 

i.  Privée,  laquelle  est  aux 

Familles   et  mesnages ,  et  est  de  quatre  façons. 

Mariage ,  du  mary  à  la  femme  :  cette-cy  est  la  source 
de  la  société  humaine. 

Paternelle ,  des  parens  sur  les  enfans  :  cette-cy  est 
vrayement  naturelle. 

Herile  *2,  double ,  sçavoir  des 

Seigneurs  sur  leurs  esclaves  : 
Maistres  sur  leurs  serviteurs. 

Patronelle ,  des  patrons  sur  leurs  affranchis ,  de  la- 
quelle l'usage  est  peu  fréquent. 

Corps  et  collèges ,  communautés  civiles ,  sur  les 
particuliers  membres  de  la  communauté. 

2.  Publique ,  laquelle  est  ou 

Souveraine ,  qui  est  de  trois  façons ,  et  sont  trois  sortes 
d'estats,  cunctas  nationes  et  urbes ,  populus ,  aut 
primores,  aut  singuli  regunt5,  sçavoir: 

Monarchie  d'un 
Aristocratie  de  peu , 
Démocratie  de  tous. 


*2  Magistrale,  seigneuriale.  —  Hérile ,  du  latin  herilis, 
adjectif  dérivé  de  herus ,  maître,  seigneur. 

3  «  Toutes  les  nations  et  toutes  les  villes  sont  gouvernées 
ou  par  le  peuple,  ou  par  les  grands  ,  ou  par  des  Monarques  ». 
Tacit.  Annal.  L.  iv ,  c.  33 ,  inilio. 


34o  DE  LA   SAGESSE, 

Subalterne,  qui  est  en  ceux  qui  sont  supérieurs  et  in- 
férieurs pour  diverses  raisons ,  lieux ,  personnes  , 
comme  sont  les 

Seigneurs  particuliers  en  plusieurs  degrés  : 

Officiers  de  la  souveraineté  ;  qui  sont  en  grande  diversité. 

Cette  puissance  publique,  soit  souveraine,  soit  su- 
balterne ,  reçoit  des  subdivisions  qu'il  faut  sçavoir. 
La  souveraine,  qui  est  triple,  comme  dict  est,  pour 
le  regard  de  la  manière  du  gouvernement ,  est  encores 
triple,  c'est-à-dire  chascune  de  ces  trois  est  conduicte 
en  trois  façons ,  dont  est  dicte  royale ,  ou  seigneuriale , 
ou  tyrannique.  Royale,  en  laquelle  le  souverain  (soit- 
il  un ,  ou  plusieurs ,  ou  tous)  obéissant  aux  loix  de 
nature ,  garde  la  liberté  naturelle  et  la  propriété  des 
biens  aux  subjects.  Ad  reges  poteslas  omnis  perlinet , 
ad  singulos  proprietas....  Omnia  rex  imperio  possidet,  sîn- 
guli  dominioi.  Seigneuriale,  où  le  souverain  est  sei- 
gneur des  personnes  et  des  biens ,  par  le  droict  des 
armes ,  gouvernant  ses  subjects  comme  esclaves.  Ty- 
rannique ,  où  le  souverain ,  mesprisant  toutes  loix  de 

4  «  Aux  rois  appartient  toute  la  puissance ,  à  chacun  des 
sujets  la  propriété.  —  Le  roi  possède  tout ,  mais  à  titre  de 
maître;  les  sujets  possèdent  à  titre  de  propriétaires  ».  Ce 
passage  est  tiré  de  Sénèque,  de  Beneficiis  ,  L.  vu  ;  la  pre- 
mière partie ,  du  chap.  4-  ;  la  seconde  ,  du  chap.  5,  initia.  Mais 
il  y  a  une  petite  altération  dans  la  première  phrase  citée  par 
Charron.  Senèque  dit  :  ad  reges  pote stas  omnium  perlinet, 
et  non  pas ,  poteslas  omnis. 


LIVRE    I,   CHAPITRE  XLVI.  3£i 

nature  ,  abuse  des  personnes  et  des  biens  de  ses  sub- 
jects,  différant  du  seigneur,  comme  le  voleur  de  l'en- 
nemi de  guerre.  Des  trois  estats  souverains  le  monar- 
chique ,  et  des  trois  gouvernemens  le  seigneurial ,  sont 
les  plus  anciens ,  grands,  durables,  augustes,  comme 
anciennement  Assyrie  ,  Perse ,  iEgypte ,  et  mainte- 
nant Ethiopie ,  la  plus  ancienne  qui  soit,  Moscovie, 
Tartarie  ,  Turquie,  le  Peru.  Mais  le  meilleur  et  plus 
naturel  estât  et  gouvernement  est  la  monarchie  royale  : 
les  aristocraties  fameuses  sont  jadis  Lacedemone  et 
maintenant  Venise  ;  les  démocraties,  Rome,  Athènes, 
Carthage  ,  royales  en  leur  gouvernement. 

La  puissance  publique  subalterne ,  qui  est  aux  sei- 
gneurs particuliers,  est  de  plusieurs  sortes  et  degrés, 
principalement  cinq  :  sçavoir ,  seigneurs 

Tributaires ,  qui  doibvent  tribut  seulement.  Feu- 
dataires  ,  vassaux  simples ,  qui  doibvent  foy  et 
hommage  pour  le  fief  :  ces  trois  peuvent  estre  souve- 
rains. 

Vassaux  liges,  qui  outre  la  foy  et  hommage,  doib- 
vent encore  service  personnel,  dont  ils  ne  peuvent 
estre  vrayement  souverains. 

Subjects  naturels ,  soit  vassaux  ou  censiers,  ou  au- 
trement ,  lesquels  doibvent  subjection  et  obéissance  , 
et  ne  se  peuvent  exempter  de  la  puissance  de  leur  sou- 
verain, et  sont  seigneurs. 

La  puissance  publique  subalterne ,  qui  est  aux  of- 
ficiers de  la  souveraineté,  est  de  plusieurs  sortes,  et 


3^2  DE   LA   SAGESSE, 

pour  le  regard  de  l'honneur  et  de  la  puissance ,  re- 
viennent à  cinq  degre's. 

Premier  et  plus  bas  des  infâmes ,  qui  doibvent  de- 
meurer hors  la  ville,  exécuteurs  derniers  de  la  justice. 

2.  De  ceux  qui  n'ont  ny  honneur  ny  infamie ,  ser- 
geants,  trompettes. 

3.  Qui  ont  honneur  sans  cognoissance  et  puissance , 
notaires,  receveurs,  secrétaires. 

4-  Qui  ont  avec  honneur,  puissance  et  cognois- 
sance ,  mais  sans  jurisdiction,  les  gens  du  Roy. 

5.  Qui  ont  jurisdiction  ,  et  par  ainsi  tout  le  reste  ; 
et  ceux-cy  s'appellent  proprement  magistrats,  des- 
quels y  a  plusieurs  distinctions,  et  principalement  ces 
cinq ,  qui  sont  toutes  doubles. 

i.  En  majeurs,  sénateurs;  mineurs,  juges. 

2.  En  politiques,  militaires. 

3.  En  civils ,  criminels. 

4-  En  titulaires  en  office  forme' ,  commissaires. 

5.  En  perpétuels ,  comme  doibvent  estre  les  moin- 
dres ,  et  en  nombre  ;  temporels  et  muables ,  comme 
doibvent  estre  les  grands. 

Des  estais  et  degrés  des  hommes  en  particulier ,  suyvant 
cette  précédente  table. 

ADVERTISSEMENT. 


ICY  est  parlé  en  particulier  des  pièces  de  cette  table 
et  distinction  de  puissances  et  subjections  (commen- 


LIVRE   I,   CHAPITRE   XLV1I.  3^3 

çant  par  les  privées  et  domestiques) ,  c'est-à-dire  de 
chasque  estât  et  profession  des  hommes ,  pour  les 
cognoistre  :  c'est  icy  le  livre  de  la  cognoissanee  de 
l'homme  ;  car  les  debvoirs  d'un  chascun  seront  au 
troisiesme  livre  en  la  vertu  de  justice ,  où  de  mesme 
ordre  tous  ces  estats  et  chapitres  se  reprendront.  Or 
avant  y  entrer  faut  sommairement  parler  du  comman- 
der et  obéir  ,  deux  fondemens  et  causes  principales 
de  ces  diversités  d'estats  et  charges. 

CHAPITRE  XLVII*. 

Du  commander  et  obéir. 

Sommaire.  —  De  l'état  populaire  et  de  l'état  monarchique. 
—  Du  droit  divin. 

Exemples  :  Platon.  —  Sparte. 


Ce  sont,  comme  a  esté  dict,  deux  fondemens  de 
toute  société  humaine ,  et  de  la  diversité  des  estats  et 
professions.  Ces  deux  sont  relatifs,  se  regardent,  re- 
quièrent ,  engendrent ,  et  conservent  mutuellement 
l'un  l'autre,  et  sont  pareillement  requis  en  toute  as- 
semblée et  communauté,  mais  qui  sont  obligés  à  une 
naturelle  envie ,  contestation  et  mesdisance  ou  plaincte 
perpétuelle.  La  populaire  rend  le  souverain  de  pire 

*  C'est  le  quarante-unième  chapitre  de  la  première  édition. 


344  DE   LA    SAGESSE, 

condition  qu'un  charretier  ;  la  monarchique  le.  met 
au-dessus  de  Dieu1.  Au  commander  est  la  dignité',  la 
difficulté'  (ces  deux  vont  ordinairement  ensemble) ,  la 
bonté',  la  suffisance,  toutes  qualités  de  grandeur.  Le 
commander,  c'est-à-dire  la  suffisance,  le  courage, 
l'authorite'  est  du  ciel  et  de  Dieu  :  imperium  non  nisi 
divinofato  dalur  :  omnis  potestas  a  Deo  est2  :  dont  dict 
Platon  que  Dieu  n'establit  point  des  hommes,  c'est- 
à-dire  de  la  commune  sorte  et  suffisance,  et  purement 

1  Toute  cette  phrase  est  prise  mot-à-mot  dans  Montaigne  , 
L.  m ,  ch.  5.  Mais  Charron  me  semble  en  avoir  détourné  ou 
obscurci  le  sens.  «  Je  feuilletais  il  n'y  a  pas  un  mois ,  dit 
Montaigne  ,  deux  livres  écossais ,  se  combattans  sur  ce  subject 
(sur  la  préférence  que  mérite,  soit  le  gouvernement  démo- 
cratique, soit  le  gouvernement  monarchique).  Le  populaire 
(  c'est-à  dire ,  L'auteur  qui  défend  le  gouvernement  du  peuple  ) 
rend  le  roi  de  pire  condition  qu'un  charretier  ;  le  monar- 
chique (  c'est  à-dire,  celui  qui  préfère  le  gouvernement  d'un 
seul),  le  loge  quelques  brasses  au-dessus  de  Dieu,  en  puis- 
sance et  souveraineté  ».  Ceci  peut  servir  à  expliquer  l'idée  de 
Charron.  Par  ces  mots  la  populaire ,  il  n'entend  pas  la  puis- 
sance même  du  peuple,  mais  les  opinions  (/«  contestation, 
comme  il  dit),  des  partisans  du  système  de  la  démocratie. 

2  «  L'empire  n'est  donné  que  par  la  providence  divine  : 
toute  puissance  vient  de  Dieu  ».  C'est  de  cette  maxime  du 
droit  divin ,  dont  l'origine  remonte  au  gouvernement  théo- 
cratique  ,  que  vient  la  formule  de  Roi  par  la  grâce  de  Dieu , 
avec  toutes  ses  conséquences.  Noodt  a  complètement  démontré 
la  fausseté  de  cette  maxime,  dans  son  traité  sur  le  pouvoir  des 
souverains,  traduit  et  commenté  par  Barbeyrac. 


LIVRE  I,  CHAPITRE  XLVII.  34.5 
humaine,  par  dessus  les  autres;  mais  ceux  qui,  d  une 
touche  divine,  et  par  quelque  singulière  vertu  et  don 
du  ciel,  surpassent  les  autres,  dont  ils  sont  appelés 
heroes^.  En  l'obéir  est  l'utilité',  l'aisance,  la  nécessite', 
tellement  que  pour  la  conservation  du  public,  il  est 
encores  plus  requis  que  le  bien  commander;  et  est 
beaucoup  plus  dangereux  le  desny  d'obéir,  ou  le  mal 
obéir,  que  le  mal  commander.  Tout  ainsi  qu'au  ma- 
riage bien  que  le  mary  et  la  femme  soient  également 
oblige's  à  la  loyauté  et  fidélité,  et  l'ayent  tous  deux 
promis  par  mesmes  mots ,  mesmes  cérémonies  et  so- 
lemnités,  si  est-ce  que  les  inconveniens  sortent  sans 
comparaison  plus  grands  de  la  faute  et  adultère  de  la 
femme  que  du  mary  ;  aussi  bien  que  le  commander  et 
obéir  soient  pareillement  requis  en  tout  estât  et  com- 
pagnie, si  est-ce  que  les  inconveniens  sont  bien  plus 
dangereux  de  la  désobéissance  des  subjects  que  de  la 
faute  des  commandans.  Plusieurs  estats  ont  longue- 
ment roulé  et  assez  heureusement  duré  soubs  de  très 
meschans  princes  et  magistrats ,  les  subjects  s'y  ac- 
commodans  et  obeissans  ;  dont  un  sage  interrogé 
pourquoy  la  republique  de  Sparte  estoit  si  florissante, 
si  c'estoit  pource  que  les  roys  commandoient  bien  : 


3  Platon  ,  dans  son  dialogue  intitulé  Cratylus,  donne  une 
autre  raison  de  cette  dénomination.  Les  héros ,  dit-il,  s'ap- 
pellent ainsi ,  parce  qu'ils  sont  nés  du  commerce  de  quelques 
dieux  avec  des  mortelles;  etc. 


346  DE   LA   SAGESSE, 

mais  plustost,  dict-il,  pource  que  les  citoyens  obéis- 
sent bien4.  Mais  si  les  subjects  refusent  d'obéir  et  se- 
couent le  joug ,  il  faut  que  Testât  donne  du  nez  à  terre. 

4  Ce  fut  Théopompe ,  roi  de  Lacédémone ,  qui  fit  cette 
réponse.  —  Voyez  Plutarque ,  Instruction  pour  ceux  qui 
manient  les  affaires  d'étal. 

CHAPITRE  XLVIII*. 

Du  Mariage. 

Sommaire.  —  Objections  contre  le  mariage  :  ses  inconvé- 
niens.  —  Réponse  à  ces  objections ,  ou  les  avantages  du 
mariage.  C'est  un  grand  bien  ou  un  grand  mal.  Un  bon 
mariage  est  très-rare.  Description  des  suites  et  des  avantages 
du  mariage ,  selon  qu'il  est  contracté  entre  égaux  ou  entre  su- 
périeurs et  inférieurs.  — De  l'inégalité  des  deux  conjoints. — 
De  la  puissance  maritale.  —  Des  règles  et  lois  diverses  du 
mariage.  —  De  la  polygamie  et  de  la  répudiation. 

Exemples  :  Samson ,  Salomon  ,  Marc- Antoine  et  Cléopâtre. 
—  Saint  Augustin.  —  Platon.  —  Les  Romains ,  les  Grecs , 
les  Gaulois.  —  Sulpitia.  —  Erythrée.  —  Ipsicrates  — 
Juifs ,  Mahométans.  —  David.  —  Sparte ,  Rome.  —  Juifs  , 
Grecs ,  Arméniens. 


Combien  que  Testât  du  mariage  soit  le  premier  et 
plus  ancien,  le  plus  important,  et  comme  le  fonde- 

*  C'est  le  quarante-deuxième  chapitre  de  la  première  édition. 


LIVRE   I,   CHAPITRE   XLVIII.        Ul 

ment  et  la  fontaine  de  la  société  humaine,  d'où  sour- 
dent  les  familles ,  et  d'elles  les  republiques  ;  prima  so- 
cietas  in  conjugio  est ,  quod  principium  urbis,  seminanum 
reipublicœ1  :  si  est-ce  qu'il  a  esté  desestimé  et  descrié 
par  plusieurs  grands  personnages ,  qui  l'ont  jugé  in- 
digne de  gens  de  cueur  et  d'esprit ,  et  ont  dressé  ces 
objects  contre  luy2. 

Premièrement  ils  ont  estimé  son  lien  et  son  obli- 
gation injuste ,  une  dure  et  trop  rude  captivité ,  d'au- 
tant que  par  mariage  l'on  s'attache  et  s'assubjectit  par 
trop  au  soin  et  aux  humeurs  d'autruy  ;  que  s'il  advient 
d'avoir  mal  rencontré ,  s'estre  mescompté  au  choix  et 
au  marché,  et  que  l'on  aye  prins  plus  d'os  que  de 
chair,  l'on  demoure  misérable  toute  sa  vie.  Quelle 
iniquité  et  injustice  pourroit  estre  plus  grande  que 
pour  une  heure  de  fol  marché ,  pour  une  faute  faite 
sans  malice  et  par  mesgarde,  et  bien  souvent  pour 
obéir  et  suyvre  l'advis  d'autruy,  l'on  soit  obligé  à  une 
peine  perpétuelle  ?  Il  vaudroit  mieux  se  mettre  la 
corde  au  col,  et  se  jetter  en  la  mer  la  teste  la  pre- 
mière, pour  finir  ses  jours  bientost,  que  d'estre  tous- 

1  «  La  première  société,  dans  l'ordre  naturel,  est  le  ma- 
riage . . .  c'est  là  le  principe  de  la  cité  ,  et  comme  la  pépinière 
de  la  république  ».  Cicer.  de  Offîc.  L.  I,  cap.  17. 

2  Parmi  les  antagonistes  du  mariage,  il  faut  compter  non- 
seulement  plusieurs  apôtres  ,  mais  St.-Ambroise  ,  St.-Jérôme, 
Tertullien  ,  etc. ,  etc.  On  trouve  dans  leurs  œuvres  la  plupart 
des  objections  que  répète  ici  notre  auteur. 


3|8  DE   LA   SAGESSE, 

jours  aux  peines  d'enfer ,  et  souffrir  sans  cesse  à  son 
coste'  la  tempeste  d'une  jalousie,  d'une  malice  ,  d'une 
rage  et  manie  ,  d'une  bestise  opiniastre ,  et  autres  mi- 
sérables conditions  :  dont  l'un  a  dict  que  qui  avoit 
invente'  ce  nœud  et  lien  de  mariage ,  avoit  trouvé  un 
bel  et  spécieux  expédient  pour  se  venger  des  humains , 
une  chaussetrappe  ou  un  fdet  pour  attraper  les  bestes, 
et  puis  les  faire  languir  à  petit  feu.  L'autre  a  dict  que 
marier  un  sage  avec  une  folle ,  ou  au  rebours,  c'estoit 
attacher  le  vif  avec  le  mort  ;  qui  estoit  la  plus  cruelle 
mort  inventée  par  les  tyrans  pour  faire  languir  et 
mourir  le  vif  par  la  compagnie  du  mort. 

Par  la  seconde  accusation  ils  disent  que  le  mariage 
est  une  corruption  et  abastardissement  des  bons  et 
rares  esprits  ,  d'autant  que  les  flatteries  et  mignardises 
de  la  partie  que  l'on  aime,  l'affection  des  enfans ,  le 
soin  de  sa  maison  et  advancement  de  sa  famille ,  re- 
laschent ,  destrempent  et  ramolissent  la  vigueur  et  la 
force  du  plus  vif  et  généreux  esprit  qui  puisse  estre, 
tesmoins  Samson ,  Salomon ,  Marc-Antoine ,  dont  au 
pis  aller  il  ne  faudroit  marier  que  ceux  qui  ont  plus 
de  chair  que  d'esprit ,  vigoureux  au  corps  et  foibles 
d'ame,  les  attacher  à  la  chair,  et  leur  bailler  la  charge 
des  choses  petites  et  basses,  selon  leur  portée3.  Mais 

3  C'est  l'opinion  d'Héloïse  dans  la  lettre  où  elle  allègue 
à  Abélard  mille  raisons  pour  le  dégoûter  du  mariage,  Voyez 
Opéra  Abœlardi ,  page  14. 


LIVRE   I,   CHAPITRE  XLVIII.        349 

ceux  qui  ,  foibles  de  corps,  ont  l'esprit  grand,  fort 
et  puissant,  est-ce  pas  grand  dommage  de  les  enfer- 
ger  *4  et  garotter  à  la  chair  et  au  mariage  ,  comme  l'on 
faict  les  bestes  à  l'estable  ?  Nous  voyons  mesme  cela 
aux  bestes  ;  car  les  nobles  qui  sont  de  valeur  et  de 
service ,  chevaux ,  chiens,  l'on  les  esloigne  de  l'accoin- 
tance  de  l'autre  sexe  ;  l'on  ne  met  aux  haras  que  les 
bestes  de  moindre  estime.  Aussi  ceux  qui  sont  des- 
tinés ,  tant  hommes  que  femmes ,  h  la  plus  vénérable 
et  saincte  vacation ,  et  qui  doibvent  estre  comme  la 
cresme  et  la  moiielle  de  la  chrestienté ,  les  gens  d'é- 
glise et  de  religion  sont  exclus  du  mariage.  Et  c'est, 
pource  que  le  mariage  empesche  et  destourne  les  belles 
et  grandes  élévations  d'ame ,  la  contemplation  des 
choses  hautes,  célestes  et  divines,  qui  est  incompa- 
tible avec  le  tabut*5  des  affaires  domestiques;  à  cause 
de  quoy  l'apostre 6  préfère  la  solitude  de  la  continence 
au  mariage.  L'utile  peust  bien  estre  du  costé  du  ma- 
riage, mais  l'honnestete'  est  de  l'autre  costé. 

Puis  il  trouble  les  belles  et  sainctes  entreprinses , 
comme  sainct  Augustin  recite,  qu'ayant  deseigné  avec 
quelques  autres  siens  amis,  dont  il  y  en  avoit  de  ma- 
riés ,  de  se  retirer  de  la  ville  et  des  compagnies  pour 

*^  De  les  enferrer ,  c'est-à-dire  ,  de  les  mettre  dans  \esjers, 
de  les  entraver. 

*5  Le  tourment ,  le  bruit ,  le  tracas. 

6  Voyez  l'épitre  ire.  /aux  Corinthiens  ,  chap.  Vil ,  v.  8 , 
26 ,  32  ,  etc. 


5o3  DE    LA    SAGESSE, 

vaquer  à  l'estude  de  sagesse  et  de  vertu ,  leur  dessein 
fut  bientost  rompu  et  interverty  par  les  femmes  de 
ceux  qui  en  avoient;  et  a  dict  aussi  un  sage,  que  si 
les  hommes  se  pouvoient  passer  de  femmes,  qu'ils  se- 
roient  visités  et  accompagne's  des  anges7. 

Plus,  le  mariage  empesche  de  voyager  parmy  le 
le  monde  et  les  estrangers,  soit  pour  apprendre  à  se 
faire  sage,  ou  pour  enseigner  les  autres  à  l'estre ,  et 
publier  ce  que  l'on  sçait  :  bref  le  mariage  non-seule- 
ment apoltronit  ou  accroupit  les  bons  et  grands  es- 
prits ,  mais  prive  le  public  de  plusieurs  belles  et 
grandes  choses  qui  ne  peuvent  s'exploicter  demeurant 
au  sein  et  au  gyron  d'une  femme  et  autour  des  petits 
enfans8.  Mais  ne  faict-il  pas  beau  voir,  et  n'est-ce  pas 
grand  dommage  que  celuy  qui  est  capable  de  gouver- 
ner et  policer  tout  un  monde,  s'amuse  à  conduire  une 
femme  et  des  enfans?  Dont  respondit  un  grand  per- 
sonnage quand  l'on  luy  parla  de  se  marier,  qu'il  es- 
toit  nay  pour  commander  aux  hommes,  et  non  à  une 
femmelette ,  pour  conseiller  et  gouverner  les  roys  et 
princes,  et  non  pas  de  petits  enfans. 

7  Ce  mot  rappelle  celui  du  Pythagoricien  Clinias ,  qui  di- 
sait qu'il  ne  fallait  habiter  avec  les  femmes  que  lorsqu'on  vou- 
lait devenir  père.  J^oyez  Plutarque ,  Symposiaq.  L.  III , 
Qucest.  6. 

8  C'est  à-peu-près  la  maxime  de  cet  ancien  qui  disait  : 
astrictus  nuptiis ,  non  amplius  liber  est.  Hippothous ,  apitd 
Stobœwn  ?  serm.  lxvi. 


LIVRE   I,  CHAPITRE   XLVIII.        35i 

A  tout  cela  l'on  peust  dire  que  la  nature  humaine 
n'est  pas  capable  de  perfection  et  de  chose  où  n'y  ait 
rien  à  redire,  comme  a  este'  dict  ailleurs;  ses  meilleurs 
remèdes  et  expediens  sont  tousjours  un  peu  malades, 
mesle's  d'incommodités  :  ce  sont  tous  maux  néces- 
saires :  c'a  esté  le  meilleur  que  l'on  a  peu  adviser  pour 
sa  conservation  et  multiplication.  Aucuns ,    comme 
Platon  et  autres ,  ont  voulu  subtiliser  et  inventer  des 
moyens  pour  éviter  ces  espines 9  :  mais  outre  qu'ils  ont 
faict  et  forgé  des  choses  en  l'air,  qui  ne  se  pouvoient 
bien  tenir  longuement  en  usage ,  encores  leurs  inven- 
tions ,  quand  elles  seront  mises  en  practique ,  ne  se- 
roient  pas  sans  plusieurs  incommodités  et  difficultés. 
L'homme  les  cause  et  les  produict  luy-mesme  par 
son  vice  et  intempérance,  et  par  ses  passions  con- 
traires; et  n'en  faut  pas  accuser  l'estat,  ny  autre  que 
l'homme  qui  ne  sçait  bien  user  d'aucune  chose.   Et 
peust-on  dire  encores  qu'à  cause  de  ces  espines  et  dif- 
ficultés ,  c'est  une  eschole  de  vertu ,  un  apprentissage , 
et  un  exercice  familier  et  domestique  :  et  disoit  So- 
crates,  le  docteur  de  sagesse,  à  ceux  qui  luy  objec- 
taient la  teste  de  sa  femme ,  qu'il  apprenoit  par  là  en 
sa  maison  à  estre  constant  et  patient  par- tout  ailleurs, 


9  Charron  fait  sans  doute  allusion  ici  à  la  communauté  des 
femmes  que  Platon  voulait  introduire  dans  sa  république ,  ainsi 
que  celle  des  biens.  Aristote  a  réfuté  ces  chimères  platoni- 
ciennes. Voyez  sa  Politique,  L.  il,  c.  i ,  2  et  3. 


352  DE  LA  SAGESSE, 

et  à  trouver  douces  les  poinctures  delà  fortune10.  Et 
puis  enfin  on  ne  contredict  pas  que  celuy  qui  s'en 
passe  ne  fasse  encores  mieux.  Mais  à  l'honneur  du 
mariage  ,  le  chrestien  dict  que  Dieu  l'a  institué  au 
paradis  terrestre  avant  toute  autre  chose ,  en  l'estat 
d'innocence  et  de  perfection  ;  voylà  quatre  recom- 
mandations ,  la  quatriesme  passe  tout  et  sans  réplique. 
Depuis ,  le  fils  de  Dieu  l'a  approuve'  et  honoré  de 
sa  présence ,  son  premier  miracle ,  et  miracle  faict  en 
faveur  dudict  estât  et  des  gens  mariés ,  et  l'a  honoré 
de  ce  privilège ,  qu'il  sert  de  figure  de^cette  grande 
union  de  luy  avec  son  église ,  et  pour  ce  il  a  esté  ap- 
pelle mystère  et  grand. 

A  la  vérité  le  mariage  n'est  point  chose  indifférente 
ou  médiocre  ;  c'est  du  tout  un  grand  bien  ou  grand 
mal ,  un  grand  repos  ou  un  grand  trouble ,  un  paradis 
ou  un  enfer  ;  c'est  une  très  douce  et  plaisante  vie ,  s'il 
est  bien  faict  ;  un  rude  et  dangereux  marché  ,  et  une 
bien  espineuse  et  poisante  liaison  ,  s'il  est  mal  ren- 
contré ;  c'est  une  convention  où  se  vérifie  bien  à  poinct 
ce  que  l'on  dict  :  homo  homini  deus,  aut  lupus  V. 

Mariage  est  un  ouvrage  basti  de  plusieurs  pièces  ; 


10  Voy.  Plutarquc  ,  comment  on  pourra  recevoir  utilité  de 
ses  ennemis. 

11  «  L'homme  est  pour  l'homme  un  dieu  ou  un  loup  ». 
Plaute  ,  Asinaire ,  act.  II ,  se.  IY,  v.  88.  dit  seulement  :  Lupus 
est  homo  homini, —  F  oyez  aussi  Montaigne,  L.  ni,  chap.  5. 


LIVRE   I,   CHAPITRE    XLVIII.        353 

il  y  faut  un  rencontre  de  beaucoup  de  qualite's  ;  tant 
de  considérations ,  outre  et  hors  les  personnes  ma- 
riées. Car  quoy  qu'on  die ,  l'on  ne  se  marie  seulement 
pour  soy  ;  la  postérité ,  la  famille ,  l'alliance  ,  les 
moyens  y  poisent  beaucoup  I2  :  voylà  pourquoy  il  s'en 
trouve  si  peu  de  bons  ;  et  ce  qui  s'en  trouve  si  peu , 
c'est  signe  de  son  prix  et  de  sa  valeur,  c'est  la  con- 
dition des  plus  grandes  charges.  La  royauté'  est  aussi 
pleine  de  difficultés13,  et  peu  l'exercent  bien  et  heureu- 
sement. Mais  ce  que  naus  voyons  souvent  qu'il  ne  se 
porte  pas  bien ,  cela  vient  de  la  licence  et  desbauche 
des  personnes,  et  non  de  Testât  et  institution  du  ma- 
riage, dont  il  se  trouve  plus  commode  aux  âmes  bon- 
nes ,  simples  et  populaires  ,  où  les  délices ,  la  curio- 
sité, l'oysiveté,  le  troublent  moins  :  les  humeurs  des- 
bauchées ,  les  âmes  turbulentes  et  détraquées  ne  sont 
pas  propres  à  ce  marché. 

Mariage  est  un  sage  marché,  un  lien  et  une  cous- 
ture  saincte  et  inviolable ,  une  convention  honorable  : 
s'il  est  bien  façonné  et  bien  prins,  il  n'y  a  rien  plus 
beau  au  monde  ;  c'est  une  douce  société  de  vie ,  pleine 
de  constance ,  de  fiance ,  et  d'un  nombre  infini  d'u- 
tiles et  solides  offices  et  obligations  mutuelles  :  c'est 
une  compagnie  non  point  d'amour,  mais  d'amitié.  Ce 

12  Tout  cela  est  pris  dans  Montaigne ,  loc.  cil. 

13  Multa  curasummo  imperio  inest,  mullique  ingénies  la- 
bores.  —  Sallust.  in  Fragm.  Lu,  hist. 

i.  23 


354  DE  LÂ   SAGESSE, 

sont  choses  fort  distinctes  que  l'amour  et  l'amitié, 
comme  la  chaleur  de  fièvre  et  maladifve ,  et  la  chaleur 
naturelle  et  saine.  Le  mariage  a  pour  sa  part  l'amitié, 
l'utilité,  la  justice ,  l'honneur ,  la  constance;  un  plaisir 
plat  voirement ,  mais  sain,  ferme  et  plus  universel. 
L'amour  se  fonde  au  seul  plaisir,  et  l'a  plus  vif,  aigu 
et  cuisant  :  peu  de  mariages  succèdent  bien ,  qui  sont 
commencés  et  acheminés  par  les  beautés  et  désirs 
amoureux  ;  il  y  faut  des  fondemens  plus  solides  et 
constants;  et  y  faut  aller  d'agpet  :  cette  bouillante  af- 
fection n'y  vaut  rien ,  voire  est  mieux  conduict  le 
mariage  par  main  tierce. 

Cecy  est  bien  dict  sommairement  et  simplement. 
Pour  une  plus  exacte  description,  nous  sçaurons 
qu'au  mariage  y  a  deux  choses  qui  luy  sont  essen- 
tielles, et  semblent  contraires,  mais  ne  le  sont  pas; 
sçavoir  une  equalité,  comme  sociale  et  entre  pareils; 
et  une  inequalité ,  c'est-à-dire  supériorité  et  infé- 
riorité. L'equalité  consiste  en  une  entière  et  parfaicte 
communication  et  communauté  de  toutes  choses, 
âmes,  volontés,  corps,  biens;  loy  fondamentale  du 
mariage ,  laquelle  en  aucuns  lieux  s'estend  jusques  à 
la  vie  et  la  mort,  tellement  que  le  mari  mort,  faut 
que  la  femme  suive  incontinent.  Cela  se  practique  en 
aucuns  lieux  par  loix  publiques  du  pays ,  et  souvent 
de  si  grand'ardeur,  qu'estant  plusieurs  femmes  à  un 
mary,  elles  contestent  et  plaident  publiquement  à  qui 
aura  l'honneur  d'aller  dormir  (c'est  leur  mot)   avec 


LIVRE  I,  CHAPITRE  XLVIIL  355 
leur  espoux  l4,  alléguant  pour  l'obtenir  et  y  estre 
prefere'es ,  leur  bon  service ,  qu'elles  estoient  les  mieux 
aimées,  et  ont  eu  de  luy  le  dernier  baiser,  ont  eu 
enfans  de  luy. 

Et  certamen  habent  lethi  ,  quae  vivà  sequatur 
Conjugium  ;  pudor  est  non  licuisse  mori. 

Ardent  victrices  ,  et  flammae  pectora  prsebent, 
Imponuntque  suis  ora  perusta  viris  lS. 

En  autres  lieux  s'observoit,  non  par  les  loix  pu- 
bliques ,  mais  par  les  pactes  et  conventions  du  ma- 
riage ,  comme  fust  entre  Marc  Antoine  et  Cleopatra, 
Cette  equalité  aussi  consiste  en  la  puissance  qu'ils  ont 
sur  la  famille  en  commun,  dont  la  femme  est  dicte 
compagnonne  du  mary ,  dame  de  la  maison  et  famille , 
comme  le  mary,  le  maistre  et  seigneur;  et  leur  autho- 
rité  conjoincte  sur  toute  la  famille  est  compare'e  à  l'a- 
ristocratie. 

La  distinction  de  supériorité  et  infériorité  consiste 
en  ce  que  le  mary  a  puissance  sur  la  femme ,  et  la 
femme  est  subjecte  au  mary  :  cecy  est  selon  toutes 
loix  et  polices,  mais  plus  ou  moins  selon  la  diversité 
d'icelles.  Par-tout  la  femme  bien  qu'elle  soit  beaucoup 

i4  Voy.  Cicéron,  Tusculan.  Quœst.  L.  v,  n°:  78. 

l5  «  Elles  se  disputent  à  qui  mourra,  à  qui  suivra  vivante 
son  époux  sur  le  bûcher;  c'est  une  honte  pour  celle  à  qui  il 
n'est  pas  permis  de  mourir.  Celles  qui  l'emportent,  se  livrent 
elles-mêmes  aux  flammes,  et  collent  leurs  lèvres  sur  les  restes 
brûlans  de  leurs  maris  ».  Propert.  L.  III ,  élég.  Xïll,  v.  iq. 


356  DE  LA   SAGESSE, 

plus  noble  et  plus  riche,  est  subjecte  au  mary  :  cette 
supériorité'  et  infériorité'  est  naturelle,  fondée  sur  la 
force  et  suffisance  de  l'un ,  foiblesse  et  insuffisance  de 
l'autre.  Les  théologiens  la  fondent  bien  sur  d'autres 
raisons  tirées  de  la  bible  ;  l'homme  a  esté  faict  le  pre- 
mier, de  Dieu  seul  et  immédiatement,  par  exprès, 
pour  Dieu  son  chef,  et  à  son  image,  et  parfaict,  car 
nature  commence   toujours  par  chose  parfaicte  :  la 
femme  faicte  en  second  lieu ,  après  l'homme ,  de  la  sub- 
stance de  l'homme,  par  occasion  et  pour  autre  chose, 
mulier  est  vir  occasion atus  l6,  pour  servir  d'aide  et  de  se- 
cond à  l'homme  qui  est  son  chef,  et  par  ainsi  impar- 
faicte.  Yoylà  par  l'ordre  de  la  génération.  Celuy  de  la 
corruption  et  de  péché  preuve  le  mesme  :  la  femme  a 
esté  la  première  en  prévarication ,  et  de  son  chef  a 
péché ,  l'homme  second ,  et  à  l'occasion  de  la  femme  ; 
la  femme  donc  dernière  au  bien,  et  en  la  génération, 
et  occasionnée,  première  au  mal,  et  occasion  d'iceluy, 
et  est  justement  assubjectie  à  l'homme  premier  au  bien 
et  dernier  au  mal. 

Cette  supériorité  et  puissance  maritale  a  esté  en 
aucuns  lieux  telle  que  la  paternelle ,  sur  la  vie  et  la 


j6  «  La  femme  est  homme  par  hasard  ».  — ■  Cette  petite 
utation  paraît  avoir  été  prise  cTAristote ,  L.  il,  de  Générât, 
animal,  c.  3  ,  non  procul  a  fine.  «  La  femme ,  y  lit-on ,  est 
comme  un  homme  imparfait  ».  Voici  la  traduction  latine  du 
<^rec  ijcemina  enini  quasi  mas  lœsus  est. 


LIVRE   I,  CHAPITRE  XLVIII.         357 

mort,  comme  aux  Piomains  par  la  loy  de  Piomulus  I]  : 
et  le  mary  pouvoit  tuer  sa  femme  en  quatre  cas,  adul- 
tère, supposition  denfans,  fausses  clefs ,  et  avoir  beu 
du  vin'8.  Aussi  chez  les  Grecs,  dict  Folybe ,  et  les  an- 
ciens Gaulois ,  dict  César19,  la  puissance  maritale  es- 
toit  sur  la  vie  et  la  mort  de  la  femme.  Ailleurs,  et  là 
mesme  depuis,  cette  puissance  a  este'  modere'e  :  mais 
presque  par-tout  la  puissance  du  mary  et  la  subjection 
de  la  femme  porte  que  le  mary  est  maistre  des  actions 
et  vœus  de  sa  femme ,  la  peust  corriger  de  paroles  et 
tenir  aux  ceps(la  battre  de  coups2  "est  indigne  de  femme 
d'honneur,  dict  la  loy)  ,  et  la  femme  est  tenue  de  tenir 
la  condition,  suyvre  la  qualité',  le  pays,  la  famille,  le 
domicile  et  le  rang  du  mary ,  doibt  accompagner  et 
suyvre  le  mary  par-tout,  en  voyage ,  en  exil ,  en  pri- 
son, errant,  vagabond,  fugitif21.  Les  exemples  sont 
beaux  de-Suîpitîa  suyvant  son  mary  Lentulus,  pros- 
crit et  relégué  en  Sicile  ;  AErithre'e ,  son  mary  Pha- 

*7  Plutarque ,  in  vita  Romuli ,  attribue  cette  loi  à  Ro- 
mulus,  Poy.  aussi  Denys  d'Halic.  L,  il. 

18  Voici  le  texte  de  la  loi  rapportée  par  les  jurisconsultes  ■. 
temulentem.  uxorem.  maritus.  necato. 

!9  De  Bello  Gallico,  L.  vi ,  cap.  18,  et  Polyb.  L.  il. 

30  Plutarque  dit  que  Caton  ne  frappa  jamais  sa  femme  , 
tenant  cela  pour  sacrilège.  Plut.  Vie  de  Caton  le  Censeur. 

21  Bodin  cite  toutes  les  lois  des  jurisconsultes  sur  cette 
matière.  Presque  tout  ce  que  dit  ici  Charron  est  tiré  de  cet 
auteur.   F  oyez  sa  République,  L.  I ,  c.  3. 


358  DE   LA   SAGESSE, 

laris  banni  ;  Ipsicrates ,  femme  du  roy  Mythridates , 
vaincu  par  Pompe'e ,  s'en  allant  et  errant  par  le  monde. 
Aucuns  adjoustent  à  la  guerre  et  aux  provinces  où  le 
mary  est  envoyé  avec  charge  publique.  Et  la  femme 
ne  peust  estre  en  jugement,  soit  en  demandant  ou 
deffendant,  sans  l'authorité  de  son  mary ,  ou  du  juge 
à  son  refus  ;  et  ne  peust  appeller  son  mary  en  juge- 
ment sans  permission  du  magistrat 22. 

Le  mariage  ne  se  porte  pas  de  mesme  façon,  et  n'a 
pas  mesmes  loix  et  reigles  par-tout  :  selon  les  di- 
verses religions  et  nations  il  a  ses  reigles  ou  plus 
lasches  et  larges ,  ou  plus  estroictes  :  selon  la  chres- 
tienté  la  plus  estroicte  de  toutes,  le  mariage  est  fort 
subject  et  tenu  de  court.  Il  n'a  que  l'entrée  libre  ;  sa 
durée  est  toute  contraincte,  dépendant  d'ailleurs  que 
de  nostre  vouloir.  Les  autres  nations  et  religions, 
pour  rendre  le  mariage  plus  aysé,  libre  et  fertile,  re- 
çoivent et  practiquent  la  polygamie  et  la  répudiation , 
liberté  de  prendre  et  laisser  femme ,  accusent  la  chres- 
tienté  d'avoir  tollu*23  ces  deux,  et  par  ce  moyen  pre- 
judicié  à  l'amitié  et  multiplication,  fins  principales 
du  mariage  ;  d'autant  que  l'amitié  est  ennemie  de 
toute  contraincte ,  et  se  maintient  mieux  en  une  hon- 
neste  liberté.  Et  la  multiplication  se  faict  par  les 
femmes ,  comme  nature  nous  monstre  richement  aux 


**  Tout  ceci  est,  mot  pour  mot,  dans  Bodin ,  loc.  citât, 
*a3  Enlevé,  ôté.  du  latin  tollcre. 


LIVRE   I,  CHAPITRE   XLVI1I.         35g 

loups,  desquels  la  race  est  si  fertile  en  la  production 
de  leurs  petits,  jusques  au  nombre  de  douze  ou  treize, 
et  surpassant  de  beaucoup  les  autres  animaux  utiles , 
desquels  on  tue  si  grand  nombre  tous  les  jours,  et 
si  peu  de  loups  ;  et  toutesfois  c'est  la  plus  stérile  de 
toutes.  Ce  qui  vient  de  ce  que  de  si  grand  nombre  il 
y  a  une  seule  femelle  qui  le  plus  souvent  profite  peu , 
et  ne  porte  point ,  estouffée  par  la  multitude  des  masles 
concurrens  et  affamés,  la  plus  grande  partie  desquels 
meurt  sans  produire  à  faute  de  femelles.  Aussi  voit-on. 
combien  la  polygamie  profite  à  la  multiplication  parmi 
les  nations  qui  la  reçoivent,  Juifs,  Mahumetans,  et 
autres  Barbares ,  qui  font  des  amas  de  trois  à  quatre 
cents  mille  combattans.  Au  contraire  le  christianisme 
tient  plusieurs  personnes  attachées  ensemble ,  l'une 
des  parties  estant  stérile,  quelquesfois  toutes  les  deux  ; 
lesquels  colloques  avec  d'autres,  l'un  et  l'autre  lais- 
seroit  grande  postérité  :  mais  au  mieux  toute  sa  ferti- 
lité consiste  en  la  production  d'une  seule  femme.  Fi- 
nalement reprochent  que  cette  restriction  chrestienne 
produict  des  desbauches  et  adultères.  Mais  à  tout, 
cela  on  respond  que  le  christianisme  ne  considère  pas 
le  mariage  par  des  raisons  purement  humaines ,  natu- 
relles ,  temporelles  ;  mais  le  regarde  d'un  autre  vi- 
sage ,  et  a  ses  raisons  plus  hautes  et  nobles ,  comme 
il  a  esté  dict  :  joinct  que  l'expérience  monstre  en  la 
pluspart  des  mariages  que  la  contraincte  sert  à  l'ami- 
tié, principalement  aux  âmes  simples  et  débonnaires, 


36o  DE   LA   SAGESSE, 

qui  s'accommodent  facilement  où  ils  se  trouvent  at- 
tachée. Et  quant  aux  desbauches,  elles  viennent  du 
desreiglemcnt  des  mœurs  qu'aucune  liberté  n'arreste. 
Et  de  faict  les  adultères  se  trouvent  en  la  polygamie 
et  répudiation,  tesmoin  chez  les  Juifs,  et  David,  qui 
ne  s'en  garda,  pour  tant  de  femmes  qu'il  eust;  et  au 
contraire  ont  esté  long-temps  incognus  en  des  polices 
bien  reiglées,  où  n'y  avoit  polygamie  ny  répudiation  ; 
tesmoin  Sparte  et  Piome  long-temps  après  sa  fonda- 
tion. Il  ne  s'en  faut  donc  pas  prendre  à  la  religion 
qui  n'enseigne  que  toute  netteté  et  continence. 

La  liberté  de  la  polygamie,  qui  semble  aucune- 
ment*24 naturelle25,  se  porte  diversement  selon  les  di- 
verses nations  et  polices.  Aux  unes  toutes  les  femmes 
à  un  mary  vivent  en  commun, et  sont  en  pareil  degré 
et  rang ,  et  leurs  enfans  de  mesme  :  ailleurs  il  y  en  a 
une  qui  est  la  principale  et  comme  maistresse ,  et  les 
enfans  héritent  aux  biens,  honneurs  et  titre  du  mary  ; 
les  autres  femmes  sont  tenues  à  part ,  et  portent  en 
aucuns  lieux  titre  de  femmes  légitimes,  et  ailleurs 
sont  concubines,  et  leurs  enfans  pensionnaires  seu- 
lement. 

L'usage  de  la  répudiation  de  mesme  est  différent  ; 
car  chez  aucuns ,  comme  Hébreux,  Grecs,  Arméniens , 
l'on  n'exprime  point  la  cause  de  la  séparation ,  et  n'est 

*2/i  En  quelque  sorte. 
?5  y0yez  Grotius,  Droit  de  la  Guerre.  L.  I,  c.  2. 


LIVRE  I,  CHAPITRE   XLVI1I.  3Gi 

permis  de  reprendre  la  femme  une  fois  répudiée  ;  bien 
est  permis  de  se  remarier  à  d'autres  :  mais  en  la  loy 
mahumetane,  la  séparation  se  faict  par  le  juge,  avec 
cognoissance  de  cause  (sauf  que  ce  fust  par  consen- 
tement mutuel26),  laquelle  doibt  estre  adultère,  sté- 
rilité, incompatibilité  d'humeurs,  entreprinse sur  la 
vie  de  sa  partie ,  choses  directement  et  capitalement 
contraires  à  Testât  et  institution  du  mariage;  et  est 
loisible  de  se  reprendre  toutes  et  quantes  fois  qu'ils 
voudront.  Le  premier  semble  meilleur,  pour  tenir  en 
bride  les  femmes  superbes  et  les  fascheux  marys  ;  le 
second,  qui  est  d'exprimer  la  cause,  deshonore  les 
parties ,  empesche  de  trouver  party ,  descouvre  plu- 
sieurs choses  qui  debvroient  demeurer  cachées.  Et  ad- 
venant que  la  cause  ne  soit  pas  bien  vérifiée ,  et  qu'il 
leur  faille  demeurer  ensemble,  s'ensuyvent  empoison- 
nemens  et  meurtres  souvent. incognus  aux  hommes, 
comme  il  fust  descouvert  à  Rome  auparavant  l'usage 
de  la  répudiation ,  où  une  femme  surprinse  d'avoir 
empoisonné  son  mary  en  accuse  d'autres ,  et  celle-cy 
d'autres,  jusques  à  soixante-dix  de  mesme  crime,  qui 
furent  toutes  exécutées27.  Mais  le  pire  a  esté  que  l'adul- 
tère demeure  presque  par-tout  sans  peine  de  mort ,  et 
seulement  y  a  divorce  et  séparation  de  compagnie , 


26  y  oyez  TÀlcoran.  Surat.  3. 

27  Tout  ceci  est  pris  dans  Bodin,  loco  citato.  Il  cite  ses 
autorités. 


362  DE  LA  SAGESSE, 

introduict  par  Justinien,  homme  du  tout*28  possédé 
de  sa  femme,  qui  fist  passer  tout  ce  qu'elle  pust  à 
l'advantage  des  femmes 29  ;  d'où  il  sort  un  danger  de 
perpétuel  adultère ,  désir  de  la  mort  de  sa  partie ,  le 
délinquant  n'est  point  puny ,  l'innocent  injurié  de- 
meure sans  réparation. 

Du  debvoir  des  mariés,  voyez  liv.  III,  chap.  XII. 


*28  Entièrement. 

29  Théodora  ,  femme  de  Justinien,  fit  changer  en  une  peine 
infamante  la  peine  de  mort ,  infligée  contre  les  femmes  adul- 
tères ,  par  une  loi  de  Constantin.  Grâces  à  la  nouvelle  loi , 
les  femmes  coupables  d'adultère ,  devaient  être  seulement 
battues  de  verges  ,  et  ensuite  enfermées  dans  un  monastère. 
Voyez  la  Novelle  i34-. 

CHAPITRE  XLIX*. 

Des  païens  et  en/ans. 

Sommaire  —  De  la  puissance  paternelle.  Elle  était  autrefois 
absolue  sur  la  vie ,  la  liberté  ,  les  biens  et  les  actions  des 
enfans.  —  Approbation  que  donne  l'auteur  à  une  législa- 
tion si  despotique  ;  avantages  qu'il  y  trouve.  —  Décadence 
et  ruine  de  cette  puissance  despotique  des  pères  sur  les 
enfans.  —  Regrets  de  l'auteur  à  ce  sujet. 

Exemples  :  Loi  de  Romulus  et  des  Douze  Tables.  —  Les 
Perses ,  les  Gaulois ,   les  Moscovites  et  les  Tartares.  — 

*  C'est  le  quarante-troisième  chapitre  de  la  première  édition. 


LIVRE  1,   CHAPITRE   XLIX.  363 

Abraham.  —  Les  Grecs.  —  Auguste-  —  Néron.  —  Ful- 
vius.  —  Capius  Tratius.  — •  Maulius  Torquatus.  —  Loi 
de  Moïse.  —  Constantin  le  Grand ,  Théodose ,  Justinien. 
—  Les  Juifs. 


IL  y  a  plusieurs  sortes  et  degrés  d'authorité  et  puis- 
sance humaine,  publique  et  privée  :  mais  il  n'y  en  a 
point  de  pus  naturelle  ny  plus  grande  que  celle  du 
père  sur  les  enfans  (je  dis  père ,  car  la  mère  qui  est 
subjecte  à  son  mary,  ne  peust  proprement  avoir  les 
enfans  en  sa  puissance  et  subjection)  ;  mais  elle  n'a 
pas  toujours  ny  en  tous  lieux  esté  pareille.  Ancienne- 
ment presque  par-tout  elle  estoit  absolue  et  univer- 
selle sur  la  vie,  la  mort,  la  liberté,  les  biens,  l'hon- 
neur, les  actions  et  deportemens  des  enfans,  comme 
sont  de  plaider,  se  marier,  acquérir  biens;  scavoir 
est  chez  les  Romains1  par  la  loy  expresse  deRomulus: 

*'  Denys  d'Halicarnasse  dit  que  Romulus  donna  aux  pères 
une  puissance  absolue  sur  leurs  enfans ,  sans  en  limiter  le  tems  ; 
qu'en  vertu  de  ce  pouvoir  il  leur  était  permis  de  les  mettre 
en  prison ,  de  les  faire  battre  de  verges ,  de  les  charger  de 
fers  ,  de  les  envoyer  travailler  à  la  campagne  ,  et  même  de  les 
faire  mourir.  Voici  la  loi  :  in  liberos  suprema  palrum  aucto- 
ritas  esto  ;  venunclare ,  occidere  liceto.  Il  donna  droit  à  un 
père  de  vendre  son  fils  jusqu'à  trois  fois  ;  droit  que  les  maîtres 
même  n'avaient  pas  sur  leurs  esclaves.  Un  esclave  qui  avait  été 
vendu  une  seule  fois  ,  s'il  recouvrait  sa  liberté ,  n'était  plus 
sujet  à  la  servitude.  Un  fils,  au  contraire,  ne  devenait  son 
maître  qu'après  avoir  été  vendu  jusqu'à  trois  fois.  Voici  la 


364  DE  LA   SAGESSE, 

parenlum  in  lîberos  omne  jus  esto  relegandi,  vendendi; 
occidendi~,  exceptés  seulement  les  enfans  au-dessoubs 
trois  ans,  qui  ne  peuvent  encores  avoir  mesdict  ny 
mesfaict.  Laquelle  loy  fust  renouvellée  depuis  par  la 
loy  des  douze  tables ,  par  laquelle  estoit  permis  au 
père  de  vendre  ses  enfans  jusques  à  trois  fois  ;  chez 
les  Perses,  selon  Aristote3;  chez  les  anciens  Gaulois, 
comme  dict  César  et  Prosper /f;  chez  les  Moscovites  et 
Tartares,  qui  peuvent  les  vendre  jusques  à  la  qua- 
triesme  fois.  Et  semble  qu'en  la  loy  de  nature  cette 
puissance  aye  esté  par  le  faict  d'Abraham  voulant  tuer 
son  fils.  Car  si  cela  eust  esté  contre  le  debvoir,  et 
hors  la  puissance  du  père ,  il  n'y  eust  jamais  consenti, 

loi  :  si  paler  fîlium  ter  venumduit ,  filius  a  pâtre  liber  esto. 
Tant  que  Rome  fut  gouvernée  par  les  rois ,  cette  loi  fut  soi- 
gneusement observée  comme  un  des  plus  beaux  règlcmens  qui 
eussent  été  faits.  Après  qu'on  eût  aboli  la  monarchie  ,  les  de- 
cemvirs  qui  furent  chargés  alors  de  ramasser  et  d'écrire  les 
lois,  mirent  celles  ci  au  rang  des  autres;  et  elle  se  trouva  la 
quatrième  de  celles  qu'on  appelle  des  douze  tables.  V.  Beftys 
d'Halic.  L.  Il ,  c.  26.  — L'auteur  de  l'Histoire  de  la  Jurispru- 
dence romaine  fait ,  au  sujet  de  ce  droit  de  vente  attribué  aux 
pères ,  des  observations  qu'il  faut  lire.  Voy.  Histoire  de  la 
Jurisprudence  romaine.  Part.  I ,  §.  7. 

2  «  Que  les  pères  aient  tout  droit  sur  leurs  enfans ,  de  les 
bannir,  de  les  vendre  ,  de  les  tuer  ».  L.  in  suis,  Digest.  de 
lib.  et  poslh. 

3  Ethic.  Nicom.  L.  vm,  c.  12. 

4  César,  de  Bello  Gallico.  c.  18.  Prosper.  AquUan..z>x 
epist.  Sigism. 


LIVRE   I,   CHAPITRE  XLIX.  365 

et  n'eust  jamais  pensé  que  ce  fust  este'  Dieu  celuy  qui 
le  luy  mandoit ,  s'il  eust  esté  contre  la  nature  :  et  puis 
nous  voyons  qu'Isaac 5  n'y  a  point  résisté ,  ny  allégué 
son  innocence ,  sçachant  que  cela  estoit  en  la  puis- 
sance du  père.  Ce  qui  ne  desroge  aucunement  à  la 
grandeur  de  la  foy  d'Abraham  ;  car  il  ne  voulut  sacri- 
fier son  fils  en  vertu  de  son  droict  ou  puissance,  ny 
pour  aucun  démérite  d'Isaac ,  mais  purement  pour 
obéir  au  commandement  de  Dieu.  En  la  loy  de  Moyse 
de  mesme,  sauf  quelque  modification.  Voylà  quelle  a 
esté  cette  puissance  anciennement  en  la  pluspart  du 
monde ,  et  qui  a  duré  jusques  aux  empereurs  romains. 
Chez  les  Grecs  elle  n'a  pas  esté  si  grande  et  absolue, 
ny  aux  AEgyptiens  :  toutesfois  s'il  advenoit  que  le 
père  eust  tué  son  fils  à  tort  et  sans  cause  ,  il  n'estoit 
point  puny ,  sinon  d'estre  enfermé  trois  jours  près  du 
corps  mort 6. 

Or  les  raisons  et  fruicts  d'une  si  grande  et  absolue 
puissance  des  pères  sur  leurs  enfans,  très  bonne7 
pour  la  culture  des  bonnes  mœurs,  chasser  les  vices, 
et  pour  le  bien  public ,  estoient  premièrement  de  con- 
tenir les  enfans  en  crainte  et  en  debvoir  :  puis  à  cause 

5  Gen.  cli.  xxn,  v.  9  et  10. 

6  Voyez  Diodore  de  Sicile,  L.  I ,  sect.  il ,  c.  27. 

7  Je  ne  sais  pas,  dit  l'auteur  de  l'Analyse  de  la  Sagesse, 
comment  on  pourrait  regretter  l'abolition  d'une  semblable  loi. 
Elle  pourrait  bien  être  une  ressource  pour  les  pères  qui  y 
suppléent  par  le  cloître  ;  mais  cette  idée  fait  frémir. 


366  DE   LA   SAGESSE, 

qu'il  y  a  plusieurs  fautes  grandes  des  enfans  qui  de- 
meureraient impunies,  au  grand  préjudice  du  public, 
si  la  cognoissjance  et  punition  n'estoit  qu'en  la  main 
de  l'authorité  publique,  soit  pource  qu'elles  sont  do- 
mestiques et  secrettes ,  outre  qu'il  n'y  a  point  de  par- 
tie et  poursuivant.  Car  les  parens  qui  le  sçavent  et  y 
sont  plus  interesse's ,  ne  les  descrieront  pas ,  outre 
qu'il  y  a  plusieurs  vices ,  desbauclies ,  insolences ,  qui 
ne  se  punissent  jamais  par  justice.  Joinct  qu'il  sur- 
vienne plusieurs  choses  à  desmesler,  et  plusieurs  dif- 
férends entre  les  parens  et  enfans,  les  frères  et  sœurs, 
pour  les  biens  ou  autres  choses  ,  qu'il  n'est  pas  beau 
de  publier,  qui  sont  assoupies  et  esteinctes  par  cette 
âuthorite  paternelle.  Et  la  loy  n'a  point  pensé  que  le 
père  abusast  de  cette  puissance ,  à  cause  de  l'amour 
tant  grande  qu'il  porte  naturellement  à  ses  enfans  8, 
incompatible  avec  la  cruauté  ;  qui  est  cause  qu'au  lieu 
de  les  punir  à  la  rigueur,  ils  intercèdent  plustost 
pour  eux  quand  ils  sont  en  justice,  et  n'ont  plus 
grand  tourment  que  voir  leurs  enfans  en  peine  ;  et 
bien  peu  ou  point  s'en  est-il  trouvé  qui  se  soit  servi 
de  cette  puissance  sans  très  grande  occasion,  telle- 
ment que  c'estoit  plustost  un  espouvantail  aux  en- 
fans ,  et  très  utile ,  qu'une  rigueur  de  faict. 

Or  cette  puissance  paternelle ,  comme  trop  aspre 

8  Ce  sont  les  expressions  même  de  Bodin ,  L.  I.  —  Voyez, 
au  reste ,  dans  le  code ,  la  loi  Cumfuriosus. 


LIVRÉ  I,  CHAPITRE  XLIX.  36; 

et  dangereuse ,  s'est  quasi  de  soy-mesme  perdue  et 
abolie  (car  c'a  este'  plus  par  desaccoustumance  que 
par  loy  expresse) ,  et  a  commence'  de  décliner  à  la 
venue  des  empereurs  romains.  Car  dès  le  temps  d'Au- 
guste ,  ou  bientost  après ,  n'estoit  plus  en  vigueur  : 
dont  les  enfans  devindrent  si  fiers  et  insolens  contre 
leurs  pères,  que  Seneque,  parlant  à  Néron,  disoit 
qu'on  avoit  veu  punir  plus  de  parricides  depuis  cinq 
ans  derniers  qu'en  sept  cents  ans  auparavant 9,  c'est- 
à-dire  depuis  la  fondation  de  Rome.  Auparavant  s'il 
advenoit  que  le  père  tuast  ses  enfans,  il  n'estoit  point 
puni,  comme  nous  apprenons  par  exemples  de  Ful- 
vius10,  sénateur,  qui  tua  son  fils  pource  qu'il  estoit 
participant  à  la  conjuration  Catilinaire ,  et  de  plu- 
sieurs autres  sénateurs  qui  ont  faict  les  procez  crimi- 
nels à  leurs  enfans  en  leurs  maisons ,  et  les  ont  con- 
damne's  à  mort,  comme  Cassius  Tratius;  ou  à  exil 
perpétuel,  comme  Manlius  Torquatus  son  fils  Syl- 
lanus.  H  y  a  bien  eu  des  loix  après  qui  enjoignent 
que  le  père  doibt  présenter  à  la  justice  ses  enfans  de- 
linquans  ",  pour  les  faire  chastier,  et  que  le  juge  pro- 
noncera la  sentence  telle  que  le  père  voudra,  qui  est 
encore  un  «vestige  de  l'antiquité;  et  voulant  oster  la 
puissance  au  père,  ils  ne  l'osent  faire  qu'à  demy,  et 

9  Sen.  de  Clemenlia.  L.  Il ,  cap.  3. 

10  Salust.  in  Bello  Catil. 

"  Voy.  L.  in-auditus;  ad  leg.  Cornell.de  Sicariis. — 
L.  in  mis,  de  L.  et  posth.  L.  m.  Cod.  de  patr.  potest. 


368  DE  LA  SAGESSE, 

non  tout  ouvertement.  Ces  loix  postérieures  n'appro- 
chent de  la  loi  de  Moyse ,  qui  veust  qu'à  la  seule 
plaincte  du  père  faicte  devant  le  juge,  sans  autre  co- 
gnoissance  de  cause ,  le  fils  rebelle  et  contumax  soit 
lapide'12,  requérant  la  présence  du  juge,  affm  que  la 
punition  ne  se  fasse  secrettement  et  en  cholere  ,  mais 
exemplairement.  Et  ainsi,  selon  Moyse,  la  puissance 
paternelle  est  plus  libre  et  plus  grande  qu'elle  n'a 
este'  depuis  les  empereurs  :  mais  depuis ,  soubs  Cons- 
tantin le  grand,  et  puis  Theodose,  finalement  soubs 
Justinien,  elle  a  esté  presque  du  tout  esteincte.  De  là 
est  advenu  que  les  enfans  ont  apprins  à  refuser  à 
leurs  parens  obéissance,  leurs  biens  et  leurs  secours, 
et  à  plaider  contre  eux  :  chose  honteuse  de  voir  nos 
palais  pleins  de  tels  procez.  Et  les  en  a-t-on  dispensés, 
soubs  prétexte  de  dévotion  et  d'offrande  ,  comme 
chez  les  Juifs,  dez  auparavant  Jesus-Christ,  comme 
il  leur  reproche  ;  et  depuis  en  la  chrestienté ,  selon 
l'opinion  d'aucuns,  voire  les  tuer  ou  en  se  deffen- 
dant,  ou  s'ils  se  rendent  ennemis  de  la  republique: 
combien  que  jamais  il  n'y  sçauroit  avoir  assez  juste 
cause  de  tuer  ses  parens13  \nullum  tantum  scelus  admîtti 

12  Deuter.  ch.  xxr ,  v.  18,  19,  20,  21. 

13  Platon  dit  qu'il  n'y  a  point  de  loi  qui  doive  permettre 
de  tuer,  même  à  son  corps  défendant ,  un  père  ou  une  mère; 
et  qu'il  vaut  mieux  tout  souffrir  que  d'en  venir  à  de  pareilles 
extrémités  contre  les  personnes  dont  on  a  reçu  le  jour.  — « 
De  Lciiib,  L.  ix. 


LIVRE    I,    CHAPITRE    L.  369 

pote 'st  a  pâtre ,  quod  sit  parricidio  vindicandum ,  et  nul- 
lum  scelus  rationem  habet1^. 

Or  l'on  ne  sent  pas  quel  mal  et  préjudice  il  est  ad- 
venu au  monde  du  ravallement  et  extinction  de  la 
puissance  paternelle.  Les  republiques  ausquelles  elle 
a  este'  en  vigueur,  ont  fleuri.  Si  l'on  y  cognoissoit  du 
danger  et  du  mal,  l'on  la  pouvoit  aucunement  mo- 
dérer et  reigler;  mais  de  l'abolir,  comme  elle  est,  il 
n'est  ny  beau ,  ny  honneste,  ny  expédient,  mais  bien 
dommageable,  comme  nous  venons  de  dire. 

Du  debvoir  réciproque  des  parens  et  enfans,  voyez, 
liv.  III,  chap.  XIV. 

•4  „  U  n'est  point  de  crime,  commis  par  un  père,  quelque 
grand  que  soit  ce  crime,  qui  doi\e  être  puni  par  un  parricide. — ■ 
Rien  de  ce  qui  est  crime  ne  saurait  être  justifié».  Quintil. 
Déclamât.  28.  —  Tit.  Liv.  L.  vin,  cap.  28,  ex  Oratione 
Scipion.  Afric. 

CHAPITRE  L*. 

Seigneurs  et  esclaves ,  maisires  et  serviteurs. 

Sommaire.  —  L'esclavage  est  une  institution  très-ancienne 
dans  le  monde ,  quoiqu'elle  soit  contre  nature.  —  Il  y  a 
des  esclaves  de  plusieurs  sortes  :  ceux  qui  le  sont  devenus 
par  le  droit  de  la  guerre ,  ou  pour  des  délits ,  etc.  ;  enfin 

*  C'est  le  quarante-quatrième  chapitre  de  la  première  édition, 
1.  24. 


37o  DE   LA  SAGESSE, 

ceux  qui  le  sont  volontairement ,  qui ,  par  exemple  ,  ont 
vendu  leur  liberté.  —  Cruauté  des  seigneurs  contre  leurs 
esclaves ,  et  des  esclaves  contre  leurs  maîtres.  —  La  dimi- 
nution des  esclaves  ,  cause  de  l'accroissement  du  nombre 
des  pauvres  et  des  vagabonds. 

Exemples  :  La  loi  de  Moïse  ,  les  Hébreux.  —  Les  Germains. 
—  Crassus.  —  La  Barbarie.  —  Pedanius.  —  Tyr.  —  Les 
Chrétiens  et  les  Mahométans. 


*  JL' U  S  A  G  E  des  esclaves  et  la  puissance  des  seigneurs 
ou  maistres  sur  eux,  pleine  et  absolue,  bien  que  ce 
soit  chose  usite'e  par  tout  le  monde,  et  de  tout  temps1 
(sauf  depuis  quatre  cents  ans  qu'elle  s'est  relasche'e, 

*  Variantes.  L'usage  des  esclaves  et  la  puissance  des  sei- 
gneurs ou  maistres  sur  eux,  bien  que  ce  soit  chose  usitée  par 
tout  le  monde  et  de  tout  temps  (sauf  depuis  quatre  cents  ans 
qu'elle  s'est  relaschée ,  mais  qui  se  retourne  mettre  sus)  ;  la 
généralité  ou  universalité  n'est  pas  certaine  preuve  ny  marque 
infaillible  de  nature ,  tesmoin  les  sacrifices  des  bestes  ,  spécia- 
lement des  hommes ,  observés  et  tenus  pour  actes  de  pieté 
par  tout  le  monde  ,  qui  toutesfois  sont  contre  nature.  La  ma- 
lice humaine  passe  tout ,  force  nature  ,  faict  passer  en  force  de 
loy  tout  ce  qu'elle  veust  :  n'y  a  cruauté  ni  meschanceté  si 
grande ,  qu'elle  ne  fasse  tenir  pour  vertu  et  pieté. 

1  Charron  se  trompe.  Voyez  Hérodote  ,  L.  vi,  in  fine. 
Il  dit  que,  lorsque  les  Pélagiens  s'emparèrent  de  l'île  de 
Lemnos ,  il  n'y  avait  point  encore  eu  d'esclaves  parmi  eux , 
ni  chez  aucun  autre  peuple  grec.  —  Voyez  aussi  Busbeq. 
epist.  m. 


LIVRE   I,   CHAPITRE   L.  37i 

mais  qui  se  retourne  mettre  sus),  si  est  elle  comme 
monstrueuse  et  honteuse  en  la  nature  humaine,  et 
qui  ne  se  trouve  point  aux  bestes ,  lesquelles  ne  cou- 
rent ny  ne  consentent  à  la  captivité  de  leurs  sem- 
blables, ny  activement  ny  passivement.  La  loy  de 
Moyse  l'a  permis  comme  d'autres  choses ,  ad duritiem 
cordis  eorum 2,  mais  non  telle  qu'ailleurs  ;  car  ny  si 
grande  et  absolue,  ny  perpétuelle,  ains  modérée  et 
bornée  court  à  sept  ans  au  plus3  :  la  chrestienne  l'a 
laissée,  la  trouvant  universelle  partout,  comme  aussi 
d'obéir  aux  princes  et  maistres  idolastres,  et  telles 
autres  choses,  qui  ne  se  pouvoient  du  premier  coup 
et  tout  hautement  esteindre  ;  mais  facilement  et  tout 
doucement  avec  le  temps  les  a  abolis. 

Il  y  en  a  de  quatre  sortes4;  naturels,  nés  d'esclaves  ; 
forcés  et  faicts  par  droict  de  guerre  ;  justes ,  dicts  de 
peine,  à  cause  de  crime  ou  de  debte,  dont  ils  sont 
esclaves  de  leurs  créanciers,  au  plus  sept  ans,  selon 
la  loy  des  Juifs,  mais  tousjours  jusques  au  payement 
ailleurs;  volontaires,  qui  sont  de  plusieurs  sortes, 
comme  ceux  qui  jouent  à  trois  dés,  ou  vendent  à 
prix  d'argent  leur  liberté,  comme  jadis  en  Allemagne5? 
et  encores  maintenant  en  la  chrestienté  mesme ,  ou 

2  «  A  cause  de  la  dureté  de  leurs  cœurs  » .  Exod.  c.  IH ,  v.  7 . 

3  Voyez  le  Deutéronome ,  ch.  xv,  v.  12. 

4  Cette  division  des  esclaves  est  prise  ou  plutôt  copiée  de 
lîodin  ,  de  la  Républ.  L.  I. 

5  Tacit.  de  Morib.  Germ.  cap.  2^. 


372  DE   LA   SAGESSE, 

qui  se  donnent  et  vouent  esclaves  d'autruy  à  perpé- 
tuité', ainsi  que  practiquoient  anciennement  les  Juifs6, 
qui  leur  perçoient  l'oreille  à  la  porte,  en  signe  de 
perpétuelle  servitude  :  et  cette  sorte  de  captivité  vo- 
lontaire est  la  plus  estrange  de  toutes,  et  la  plus 
contre  nature. 

C'est  l'avarice  qui  est  cause  des  esclaves  forcés7,  et 
la  poltronnerie  cause  des  volontaires  :  les  seigneurs 
ont  espéré  plus  de  gain  et  de  profict  à  garder  qu'à 
tuer  :  et  de  faict  la  plus  belle  possession  et  le  plus 
riche  bien  estoit  anciennement  des  esclaves.  Par  là 
Crassus8  devint  le  plus  riche  des  Romains ,  qui  avoit , 
outre  ceux  qui  le  servoient,  cinq  cents  esclaves  qui 
rapportoient  tous  les  jours  gain  et  profict  de  leurs 
métiers  et  arts  questuaires  *9.  Après  en  avoir  tiré  long 
service  et  profict ,  encores  en  faisoient-ils  argent  en  les 
vendant10. 

6  Deuteron.  ch.  XV,  v.  17. 

7  En  effet ,  on  ne  laissait  la  vie  aux  prisonniers  de  guerre  , 
que  parce  qu'on  espérait  tirer  parti  de  leur  esclavage,  ou  pro- 
fiter de  leur  rançon.  Tels  étaient  autrefois  les  principes  sur 
cette  matière;  tels  sont  encore  ceux  des  nations  barbaresques. 

8  Voyez  Plutarque  ,  Vie  de  Crassus. 
*9  Lucratifs. 

10  C'est  ce  que  faisait  Caton  le  Censeur,  au  rapport  de 
Plutarque ,  Vie  de  Caton  le  Censeur.  Mais  Plutarque  fait 
ensuite  cette  réflexion  :  «  pour  moi ,  je  trouve  que  de  se 
servir  de  ses  esclaves  comme  de  bêtes  de  somme ,  et  après 
qu'on  s'en  est  servi,  de  les  chasser  ou  de  les  vendre  dans  leur 


LIVRE   I,  CHAPITRE   L.  373 

C'est  chose  estrange  de  lire  les  cruautés  exercées 
par  les  seigneurs  contre  les  esclaves,  par  l'approba- 
tion mesme  ou  permission  des  loix  :  ils  leur  faisoient 
labourer  la  terre  ",  enchesnés  comme  encores  en  Bar- 
barie ;  coucher  dedans  les  creux  et  fosses  ;  estans  de- 
venus vieils  ou  impotens  et  inutiles,  estoient  vendus 
ou  bien  noyés  et  jettes  dedans  les  estangs  pour  la 
nourriture  des  poissons  :  non  seulement  pour  une 
petite  et  légère  faute ,  comme  casser  un  verre12,  on  les 
tuoit  ;  mais  pour  le  moindre  soupçon ,  voire  tout  sim- 
plement pour  en  avoir  le  passe-temps'3,  comme  fitFla- 
minius ,  l'un  des  hommes  de  bien  de  son  temps  :  et 
pour  donner  plaisir  au  peuple,  ils  estoient  contraincts 
de  s'entretuer  publiquement  aux  arènes  :  si  le  maistre 
estoit  tué  en  sa  maison ,  par  qui  que  ce  fust ,  les  es- 
claves innocens  estoient  tous  mis  à  mort;  tellement 
que  Pedanius14,  Piomain,  estant  tué,  bien  que  l'on 

vieillesse,  c'est  la  marque  d'un  méchant  naturel,  et  d'une  ame 
basse  et  sordide ,  qui  croit  que  l'homme  n'a  de  liaison  avec 
l'homme  que  pour  ses  besoins  et  pour  sa  seule  utilité,  etc.  ». 
Il  faut  lire  tout  ce  morceau ,  plein  de  la  morale  la  plus  pure. 

11   Voyez  Colurneîle,  L.  I. 

r2  Sen.  de  Ira ,  L.  ni ,  cap.  2. 

i3  y  oyez  Plutarque,  Vie  de  Flaminius.  —  Mais  Charron 
se  trompe  ici.  Ce  Flaminius  n'était  pas  un  homme  de  bien 
Plutarque  dit  qu'il  était  si  adonné  à  ses  plaisirs  ,  et  si  plongé 
dans  les  plus  infâmes  débauches ,  qu'il  foulait  aux  pieds  toutes 
sortes  de  bienséance  et  d'honnêteté. 

4  J^oyez  Tacite.  Annal.  L.  xiv ,  c.  4-2  et  seq. 


374  DE   LA   SAGESSE, 

sçeut  le  meurtrier,  si  est-ce  que,  par  ordonnance  du 

sénat ,  quatre  cens  esclaves  siens  furent  tués. 

C'est  aussi  d'autre  part  chose  estrange  d'entendre 
les  rebellions,  eslevations  et  cruautés  des  esclaves 
contre  les  seigneurs  en  leur  rang,  quand  ils  ont  peu, 
non  seulement  en  particulier  par  surprinse ,  trahison , 
comme  une  nuit  en  la  ville  de  Tyr,  mais  en  bataille 
rangée ,  par  mer  et  par  terre  :  dont  est  venu  le  pro- 
verbe, «  autant  d'ennemis  que  d'esclaves15». 

Or,  comme  la  religion  chrestienne  et  la  mahume- 
tane  a  creu ,  le  nombre  des  esclaves  a  descreu ,  et  la 
servitude  a  relasché,  d'autant  que  les  chrestiens  et 
puis ,  comme  à  l'envi  et  comme  singes ,  les  mahume- 
tans  ont  affranchy  tous  ceux  qui  se  sont  mis  de  leur 
religion  :  et  estoit  un  moyen  pour  les  y  appeller,  tel* 
îement  qu'environ  l'an  douze  cens,  il  n'y  avoit  pres- 
que plus  d'esclaves  au  monde ,  sinon  où  ces  deux  re- 
ligions n'avoient  point  encores  d'authorité. 

Mais  comme  le  nombre  des  esclaves  a  diminué,  le 
nombre  des  pauvres  mendians  et  vagabonds  a  creu  ; 
car  tant  d'esclaves  affranchis,  sortis  de  la  maison  et 
subjection  des  seigneurs ,  n'ayant  de  quoy  vivre  et 
faisant  force  enfans,  le  monde  a  esté  rempli  de  pou- 
vres. 

La  pauvreté16  puis  après  les  afaict  retourner  en  ser- 

,5   Tolidem  esse  hostes  quot  servos.  Sen.  epist.  XLVII. 
'fi  C'est  ainsi  que  la  première  édition  écrit  ici  ce  mot. 


LIVRE    I,  CHAPITRE    LI.  375 

vitucîe  et  estre  esclaves  volontaires ,  jouans,  trocquans , 
vendans  leur  liberté,  affm  d'avoir  leur  nourriture  et 
vie  assurée,  ou  mettre  leurs  enfans  à  leur  aise.  Outre 
cette  cause  et  cette  servitude  volontaire ,  le  monde 
est  retourné  à  l'usage  des  esclaves  ,  parce  que  les 
Chrestiens  et  Mahumetans ,  se  faisant  la  guerre  sans 
cesse,  et  aux  payens  et  gentils  orientaux  et  occidentaux, 
bien  qu'à  l'exemple  des  Juifs,  n'ayent  point  d'esclaves 
de  leur  nation,  ils  en  ont  des  autres  nations,  lesquelles, 
encores  qu'ils  se  mettent  de  leur  religion,  les  retien- 
nent toutesfois  esclaves  par  force. 

La  puissance  et  authorité  des  maistres  sur  leurs 
serviteurs ,  n'est  gueres  grande  ny  impérieuse ,  et  ne 
peust  aucunement  prejudicier  à  la  liberté  des  servi- 
teurs; mais  seulement  peuvent-ils  les  chastier  et  cor- 
riger avec  discrétion  et  modération.  Elle  est  encores 
moindre  sur  les  mercenaires,  sur  lesquels  ils  n'ont 
aucun  pouvoir  ny  correction. 

Le  debvoir  des  maistres  et  serviteurs  est  L.  III , 
chap.  XV. 

CHAPITRE    LI. 

De  V estât ,  souveraineté ,  souverains. 

Sommaire.  —  Définition  et  nécessité  du  gouvernement.  — 
Définition  de  la  souveraineté  ;  ses  propriétés  distinctives. 
« —  Des  mœurs  des  souverains.  —  De  leurs  misères  et 
contrariétés  dans  l'exercice  de  la  souveraineté.  Combien 
leur  condition  est  désavantageuse  ,  par  rapport  aux  plaisirs 


376  DE  LA  SAGESSE, 

et  aux  actions  de  la  vie,  à  leurs  mariages  ,  aux  exercices  de 
l'esprit  et  du  corps  ,  à  la  liberté  daller  et  voyager  ,  à  la  pri- 
vation de  toute  amitié  et  société  mutuelle  ,  à  leur  ignorance 
des  choses ,  et  aux  choix  des  personnes  qui  les  entourent , 
à  l'usage  de  leur  volonté.  Leur  fin  souvent  déplorable. 

Exemples  :  Auguste  ,  Marc-Aurèle  ,  Pertinax  ,  Dioclétien  et 
les  douze  premiers  Césars.  —  Cyrus.  —  Vespasien.  — 
Pompée,  César.  —  Marie,  reine  d'Ecosse,  Henri  III.  * 


APRÈS  la  puissance  privée ,  faut  venir  à  la  publique 
de  Testât.  L'estat,  c'est  à  dire  la  domination,  ou  bien 
l'ordre  certain  en  commandant  et  obéissant,  est  l'ap- 
puy ,  le  ciment ,  et  l'ame  des  choses  humaines  :  c'est 
îe  lien  de  la  socie'té,  qui  ne  pourroit  autrement  sub- 
sister; c'est  l'esprit  vital  qui  faict  respirer  tant  de 
milliers  d'hommes,  et  toute  la  nature  des  choses1. 

Or,  nonobstant  que  ce  soit  le  soustien  de  tout,  si 
est-ce  chose  mal  asseure'e,  très  difficile,  subjecte  à 
changemens  :  arduum  et  subjectum  fortunae  cuncta  re- 
gendi  onus 2,  qui  décline  et  quelquesfois  tresbuche  par 
des  causes  occultes  et  incognues,  et  tout  en  un  coup 

*  Ce  chapitre  est  le  quarante-cinquième  de  la  i'e.  édition. 

*  Charron  dit  ici  de  l'état  ce  que  Sénèque  dit  du  prince  : 
Me  est  enim  vinculurn  per  quod  resp.  cohœret  s  Me  spiritus 
vitalis  queni  hœc  lot  millia  trahunt ,  nihil  ipsa  per  se  Jittura  , 
nisi  onus  et  prœda  ,  si  mens  Ma  imperii  subtrahatur.  Senec. 
de  Clément.   L.  I ,  c.  4- 

a  «  C'est  un  lourd  fardeau  que  le  gouvernement;    celui 


LIVRE  I,  CHAPITRE   LI.  377 

du  plus  haut  au  plus  bas,  et  non  par  degrés,  comme 
il  avoit  demeuré  long-temps  à  s'eslever.  Il  est  aussi 
exposé  à  la  haine  des  grands  et  petits,  dont  il  est 
aguetté  *3 ,  subject  aux  embusclies  et  dangers  :  ce  qui 
advient  aussi  souvent  des  mœurs  mauvaises  des  sou- 
verains et  du  naturel  de  la  souveraineté,  que  nous 
allons  despeindre. 

4  Souveraineté  est  une  puissance  perpétuelle  et  ab- 
solue ,  sans  restriction  de  temps  ou  de  condition  : 
elle  consiste  à  pouvoir  donner  loy  à  tous  en  gênerai, 
et  à  chascun  en  particulier,  sans  le  consentement  d'au- 
truy,  et  n'en  recevoir  de  personne;  et,  comme  dict 
un  autre  5,  à  pouvoir  desroger  au  droict  ordinaire.  La 
souveraineté  est  dicte  telle  et  absolue,  pource  qu'elle 
n'est  subjecte  à  aucunes  loix  humaines,  ny  siennes 
propres  :  car  il  est  contre  nature  à  tous  de  se  donner 
loy,  et  commander  à  soy-mesme  en  chose  qui  despend 
de  sa  volonté ,  nulla  obligatio  consistere  potest  quae  a 
voluntale  promittentis  statum  capit6;  ny  d'autruy,  soit 
vivant  ou  de  ses  prédécesseurs,  ou  du  pays.  La  puis- 

qui  s'en  charge ,  s'expose  à  tous  les  caprices  de  la  fortune  ». 
Tacit.  Annal.  L.  I,  cap.  2. 

*3  Epié ,  observé. 

*  Tout  ce  qui  va  suivre  dans  ce  paragraphe  et  même  dans 
ce  chapitre  ,  est  pris  dans  Bodin ,  dont  souvent  ce  sont  les 
propres  termes.  Voyez  de  la  Répub.  L.  1 ,  c.  8. 

5  D'après  Rodin  ,  L.  I ,  c.  8  ,  cet  autre  est  Innocent  IV. 

6  «  Toute  obligation  qui  ne  repose  que  sur  la  volonté  de 


378  DE   LA   SAGESSE, 

sance  souveraine  est  comparée  au  feu,  à  la  mer,  à  la 
beste  sauvage  ;  elle  est  très  mal  aise'e  à  dompter  et 
traicter,  ne  veust  point  estre  desdite  ny  heurte'e,  et 
l'estant  est  très  dangereuse.  Potestas  res  est  quae  mo- 
neri  docerique  non  vult,  et  casligalionem  aegrefert 7, 

Ses  marques  et  propriété^  sont,  juger  en  dernier 
ressort,  ordonner  de  la  paix  et  de  la  guerre,  créer  et 
destituer  magistrats  et  officiers,  donner  grâces  et  dis- 
penses contre  les  loix,  imposer  tributs,  ordonner 
des  monnoyes,  recevoir  les  hommages,  ambassades, 
sermens  ;  mais  tout  revient  et  est  compris  soubs  la 
puissance  absolue  de  donner  et  faire  la  loy  à  son  plai- 
sir 8  :  Ton  en  nomme  encores  d'autres  légères,  comme 

celui  qui  promet  ne  peut  avoir  de  consistance.  Digest.  L.  XLV, 
tit.  i.  de  Verbor.  obligationibus.  Leg.  108.  —  Charron  a 
tout-à-fait  détourné  le  sens  de  cette  maxime,  comme  on  peut 
le  voir  à  l'endroit  cité  du  Digeste.  Il  en  a  même  altéré  le 
texte ,  que  voici  :  nulla  promissio  (et  non  pas  obligatio)  potest 
consislere ,  quce  ex  voluntate  promittentis  statum  capit. 

7  «  La  puissance  ne  veut  pas  d'avertissemens ,  ni  de  leçons, 
et  souffre  difficilement  le  reproche  et  le  blâme  ».  —  J'ignore 
d'où  cette  réflexion  est  tirée. 

8  Périclès  avait  sur  les  droits  des  princes  ,  une  opinion  bien 
différente  :  «  je  ne  veux  point,  disait-il,  que  les  ordonnances 
d'un  prince  portent  le  nom  de  lois ,  lorsqu'elles  seront  faites 
sans  le  consentement  du  peuple. . .  ;  et,  généralement,  toute 
ordonnance  faite  sans  le  consentement  de  ceux  qui  doivent  y 
obéir,  est  une  violence  plutôt  qu'une  loi  ».  Pericles ,  apud 
Xenophont.  Lib.  i ,  des  Entretiens  de  Socrate, 


LIVRE  I,  CHAPITRE   LI.  379 

le  droict  de  la  mer  et  du  bris 9,  confiscation  pour  crime 
de  leze  majesté',  puissance  de  changer  la  langue,  til- 
tre  de  majesté'. 

La  grandeur  et  souveraineté  est  tant  désirée  de 
tous,  c'est  pource  que  tout  le  bien  qui  y  est  paroist 
au  dehors,  et  tout  son  mal  est  au  dedans  :  aussi  que 
commander  aux  autres  est  chose  tant  belle  et  divine, 
tant  grande  et  difficile.  Pour  ces  mesmes  raisons  sont 
estimés  et  révérés  pour  plus  qu'hommes.  Cette  créance 
est  utile  pour  extorquer  des  peuples  le  respect  et 
obéissance,  nourrice  de  paix  et  de  repos.  Mais  enfui 
ce  sont  hommes  jettes  et  faicts  au  moule  des  autres,  et 
assez  souvent  plus  mal  nés  et  mal  partagés  de  nature 
que  plusieurs  du  commun  :  il  semble  que  leurs  ac- 
tions, pource  qu'elles  sont  de  grand  poids  et  impor- 
tance, soient  aussi  produictes  par  causes  poisantes 
et  importantes;  mais  il  n'en  est  rien,  c'est  par  mes- 
mes ressorts  que  celles  du  commun.  La  mesme  raison 
qui  nous  faict  tanser*10  avec  un  voisin,  dresse  entre 
les  princes  une  guerre  ;  celle  qui  faict  fouetter  un  la- 
quais, tombant  en  un  roy,  faict  ruiner  une  province. 
Ils  veulent  aussi  légèrement  que  nous,  mais  ils  peu- 
vent plus  que  nous,  pareils  appétits  agitent  une  mou- 

9  Le  droit  de  bris  est  celui  que  s'arrogent  encore  les 
paysans  de  la  Bretagne ,  de  se  partager  les  débris  d'un  navire 
naufragé  sur  leurs  côtes.  C'est  un  usage  barbare  qui  remonte 
aux  tems  les  plus  reculés. 

"*t,°  Quereller. 


38o  DE  LA  SAGESSE, 

clie  et  un  éléphant.  Au  reste,  outre  les  passions,  dé- 
fauts et  conditions  naturelles  qu'ils  ont  communes 
avec  le  moindre  de  ceux  qui  les  adorent ,  ils  ont  en- 
cores  des  vices  et  des  incommodite's  que  la  grandeur 
et  souveraineté'  leur  apporte,  dont  ils  leur  sont  pe- 
culiers  ". 

Les  mœurs  ordinaires  des  grands  sont  orgueil  in- 
domptable : 

....  Durus  et  veri  insolens , 
Ad  recta  flecti  regius  non  vult  tumor  I2. 

Violence  trop  licentieuse  : 

Id  esse  regni  maximum  pignus  putant , 

Si  quicquid  aliis  non  licet,  solis  licet.  .  .  . 

Quod  non  potest  vult  posse  qui  nimium  potest l3. 

Leur  mot  favorit  est  :  quodlibet,  licet li.  Soupçon,  ja- 


11  Montaigne  décrit  aussi,  avec  son  énergie  ordinaire  ,  L.  I , 
c.  4-2,  toutes  les  incommodités  auxquelles  les  rois  sont  sou- 
mis plus  que  les  autres  hommes.  . 

12  «  L'orgueil  des  rois  repousse  durement  la  vérité,  et  dé- 
daigne de  suivre  même  les  conseils  les  plus  salutaires  ».  Sen. 
Hippolytus.  Act.  I  ,  se.  il ,  v.  i35. 

,3  «  Ils  pensent  que  le  plus  grand  avantage  de  la  royauté ,  est 
qu'il  leur  soit  permis  ce  qui  n'est  pas  permis  aux  autres. .  .  — 
Celui  qui  peut  trop,  veut  pouvoir  ce  qu'il  ne  peut  pas  ».  Sen. 
Agamemnon ,  act.  II,  se.  il,  v.  271.  —  Idem,  Hippolytus, 
Act.  I ,  se.  11 ,  v.  214. 

14  «  Ce  qui  plaît  est  permis  ».  Spartian.  Caracalla,  vers 
la  fin. 


LIVRE  I,  CHAPITRÉ  LI.  38 1 

lousie  :  suâpte  naturâ,  potentiae  anxii15  :  voire  jusques 
à  leurs  enfans;  suspect  us  semper  hmsusauc  dominantibus 
auisguis  proximus  destinatur....  adeb  ut  displîceant  etiam 
civilia  jîliorum  ingénia1*  :  d'où  vient  qu'ils  sont  sou- 
vent en  allarme  et  en  crainte  ;  ingénia  regum  prona  ad 
formidinem11. 

Les  advantages  des  roys  et  princes  souverains  par 
dessus  le  peuple,  qui  semblent  si  grands  et  esclatans, 
sont  en  vérité  bien  légers  et  quasi  imaginaires;  mais 
ils  sont  bien  payés  par  des  grands ,  vrays  et  solides 
desadvantages  et  incommodités.  Le  nom  et  tiltre  de 
souverain,  la  monstre  et  le  dehors  est  beau,  plaisant 
et  ambitieux;  mais  la  charge  et  le  dedans  est  dur,  dif- 
ficile et  bien  espineux.  Il  y  a  de  l'honneur,  mais  peu 
ou  point  de  repos  et  de  joye  :  c'est  une  publique  et 
honorable  servitude,  une  noble  misère,  une  riche 
captivité,  aureae  et  fulgidae  eompedes,  clara  miseria  l8. 
Tesmoin  ce  qu'en  ont  dict  et  faict  Auguste,  Marc 

,5  «  Par  leur  nature  ,  ils  sont  soupçonneux  et  jaloux  de  leur 
puissance  ».  Tacit.  Annal.  L.  IV,  c.  12. 

•6  «  Tout  proche  parent  d'un  souverain,  et  qui  est  destiné 
à  lui  succéder,  lui  est  par  là  même  suspect  et  odieux...  —  Et 
c'est  pour  cela  que  les  enfans  d'un  caractère  agréable  au 
peuple,  sont  ceux  qui  leur  déplaisent  le  plus  ».  Tacit.  HisL 
L.  I,  c.  21.  —  Annal.  L.  il,  c.  82. 

x7  «  Les  esprits  des  rois  sont  très-portés  à  la  crainte  », 
Tacit.  Histor.  L.  iv,  c.  83. 

'8  «  Chaînes  dorées  et  brillantes  ,  illustre  misère  »„ 


38a  DE  LA   SAGESSE, 

Aurele,  Pertinax,  Diocletian,  et  la  fin  qu'ont  faict 
presque  tous  les  douze  premiers  Césars ,  et  tant  d'au- 
tres après  eux.  Mais  pource  que  peu  croient  cecy  ,  et 
se  laissent  décevoir  à  la  belle  mine,  je  veux  plus  par- 
ticulièrement cotter  les  incommodités  et  misères  qui 
accompagnent  les  souverains  '9. 

Premièrement  la  difficulté  grande  de  bien  jouer 
leur  roolle,  et  s'acquitter  de  leur  cbarge,  car  que 
doibt-ce  estre  que  de  reigler  tant  de  gens,  puis  qu'à 
reigler  soy-mesme  il  y  a  tant  de  difficultés  ?  Il  est  bien 
plus  aisé  et  plus  plaisant  de  suyvre  que  de  guider, 
n'avoir  à  tenir  qu'une  voye  toute  tracée  que  la  tracer, 
à  obéir  qu'à  commander ,  et  respondre  de  soy  seul 
que  des  autres  encores  : 

Ut  satiùs  multô  jam  sit  parère  quietum  , 
Quàm  regere  imperio  res  velle  20 . . . . 

Joinct  qu'il  semble  requis  que  celuy  qui  commande 
soit  meilleur  que  ceux  à  qui  il  commande ,  ce  disoit 
un  grand  commandeur,  Cyrus21.  Cette  difficulté  se 
monstre  parla  rareté,  tant  peu  sont  tels  qu'ils  doib- 

*9  II  y  a,  dans  les  Mémoires  de  Philippe  de  Commines, 
L.  vi,  c.  i3,  un  beau  passage  sur  la  misère  des  rois,  et  qui 
ajouterait  une  grande  force  à  ce  qu'en  dit  ici  Charron , 
comme  à  ce  qu'en  a  dit  Montaigne,  loc.  cit. 

20  «  De  manière  qu'il  vaut  bien  mieux  obéir  tranquillement 
que  de  vouloir  gouverner».  Lucret.  L.  v,  v.  1 126. 

21  Dans  Xénophon ,  Pœdagog.  xix.  Charron  cite  une  se- 
conde fois  ce  mot  de  Cyrus ,  dans  le  Chapitre  111  du  Liv.  II. 


LIVRE   I,   CHAPITRE  LI.  383 

vent  estre.  Vespasien  a  esté  seul,  dict  Tacite,  de  ses 
prédécesseurs  qui  s'est,  rendu  meilleur22;  et  selon  le 
dire  d'un  ancien ,  tous  les  bons  princes  se  pourroient 
bien  graver  en  un  anneau 23. 

Secondement  aux  voluptés  et  plaisirs  dont  on  pense 
qu'ils  ont  bien  meilleure  part  que  les  autres.  Ils  y 
sont  certes  de  pire  condition  que  les  privés24;  car, 
outre  que  ce  lustre  de  grandeur  les  incommode  à  la 
jouyssance  de  leurs  plaisirs,  à  cause  qu'ils  sont  trop 
esclairés ,  et  trop  en  butte  et  en  eschec ,  ils  sont  con- 
treroollés  et  espiés  jusques  à  leurs  pensées  que  l'on 
veust  deviner  et  juger.  Encores  la  grande  aisance  et 
facilité  de  faire  ce  qu'il  leur  plaist,  tellement  que  tout 
ployé  soubs  eux,  oste  le  goust  et  l'aigre  douce  poincte 
qui  doibt  estre  aux  plaisirs;  lesquels  ne  resjouyssent 
que  ceux  qui  les  goustent  et  rarement  et  avec  quelque 
difficulté  :  qui  ne  donne  loisir  d'avoir  soif  ne  sçauroit 
avoir  plaisir  à  boire  :  la  satiété  est  ennuyeuse  et  faict 
mal  au  cœur  : 

Pinguis  amor  nimiùmquc  potens  in  teedia  nobis 
Vertitur  :  et  stomacho  dulcis  ut  esca  nocet25. 

2*  Solus  omnium  ante  se  principum ,  in  melius  mutatus  est, 
Tacit.  Histor.  L.  i ,  c.  5o,  in  fine. 

23  In  uno  annulo  bonos  principes  posse  prescribi  alque 
depingi.  Vopiscus ,  in  Aureliano ,  cap.  4-2 • 

a4  Pris  dans  Montaigne,  L.  I,  c.  l^-x. 

a5  «  Un  amour  qui  peut  se  satisfaire  trop  facilement ,  se 
change  en  dégoût,  semblable  à  ces  alimens  trop  doux  qui 
donnent  des  nausées  »„  Oyid.  Amor.  eleg.  xiv.  y.  25. 


384  I>E   LA    SAGESSE, 

Il  n'est  rien  si  empeschant,  si  degousté  que  l'abon- 
dance :  voire  ils  sont  privés  de  toute  vraye  et  vive  ac- 
tion, qui  ne  peust  estre  sans  quelque  difficulté'  et  ré- 
sistance :  ce  n'est  pas  aller,  vivre,  agir  à  eux,  c'est 
sommeiller  et  comme  insensiblement  glisser. 

Le  troisiesme  chef  de  leurs  incommodite's  est  au 
mariage  :  les  mariages  populaires  sont  plus  libres  et 
volontaires ,  faicts  avec  plus  d'affection ,  de  franchise 
et  de  contentement.  Une  raison  de  cecy  peust  estre 
que  les  populaires  trouvent  plus  de  partis  de  leur 
sorte  à  choisir;  les  roys  et  princes  qui  ne  sont  pas  en 
foule,  comme  l'on  sait,  n'ont  pas  beaucoup  à  choisir. 
Mais  l'autre  raison  est  meilleure,  qui  est  que  les  peu- 
ples en  leurs  mariages  ne  regardent  qu'à  faire  leurs 
affaires  et  s'accommoder  ;  les  mariages  des  princes 
sont  souvent  force's  par  la  nécessité  publique ,  sont 
pièces  grandes  de  Testât  et  outils  servans  au  bien  et 
repos  gênerai  du  monde.  Les  grands  et  souverains  ne 
se  marient  pas  pour  eux-mesmes,  mais  pour  le  bien 
de  Testât,  duquel  ils  doibvent  estre  plus  amoureux 
et  jaloux  que  de  leurs  femmes  et  de  leurs  enfans.  A 
cause  de  quoy  il  faut  souvent  qu'ils  entendent  à  des 
mariages  où  n'y  a  amour  ny  plaisir,  et  se  font  entre 
personnes  qui  ne  se  cognoissent  et  ne  se  virent  ja- 
mais, et  ne  se  portent  aucune  affection  :  voire  tel 
grand  prend  une  grande,  que  s'il  estoit  moindre,  il  ne 
la  voudroitpas  ;mais  c'est  pour  servir  au  public,  pour 
asseurer  leurs  estats  et  mettre  en  repos  les  peuples. 


LIVRE  I,  CHAPITRE  LI.  385 

Le  qtiatriesme  est  qu'ils  n'ont  aucune  vraye  part 
aux  essais  que  les  hommes  font  les  uns  contre  les  au- 
tres par  jalousie  d'honneur  et  de  valeur,  aux  exer- 
cices de  l'esprit  ou  du  corps26,  qui  est  une  des  plus 
plaisantes  choses  qui  soit  au  commerce  des  hommes. 
Cela  vient  que  tout  le  monde  leur  cède,  tous  les  es- 
pargnent  et  ayment  mieux  celer  leur  valeur  et  trahir 
leur  gloire,  que  de  heurter  et  offenser  celle  de  leur 
souverain,  s'ils  cognoissent  qu'il  aye  affection  à  la 
victoire.  C'est  à  la  vérité  par  force  de  respect  les  trai- 
ter desdaigneusement  et  injurieusement,  dont  disoit 
quelqu'un27  que  les  enfans  des  princes  n'apprenoient 
rien  à  droict  qu'à  manier  chevaux,  pource  qu'en  tout 
autre  exercice  chascun  fleschist  soubs  eux  et  leur  donne 
gagné  :  mais  le  cheval,  qui  n'est  ny  flatteur  ny  cour- 
tisan ,  met  aussi  bien  par  terre  le  prince  que  son  es- 
cuyer.  Plusieurs  grands28  ont  refusé  des  louanges  et 
approbations  offertes,  disans  :  Je  les  estimerois,  ac- 
cepterais et  m'en  ressentirois ,  si  elles  partoient  de 
gens  libres  qui  osassent  dire  le  contraire,  et  me  taxer 
advenant  subject  de  le  faire. 

Le  cinquiesme  est  qu'ils  sont  privés  de  la  liberté 

26  Pris  dans  Montaigne  ,  L.  III ,  c.  7. 

27  C'était   Carneades.    Voyez  Plutarque  :    Comment  on 
pourra  distinguer  le  flatteur  d'avec  l'ami. 

28  Charron  veut  probablement  parler  de  Julien  l'Apostat , 
dont  il  va  citer  une  réponse. 

I.  25 


386  DE  LA.   SAGESSE, 

d'aller  et  voyager  par  le  monde 29,  estant  comme  pri- 
sonniers en  leurs  pays ,  voire  dans  leurs  palais  mes- 
mes ,  comme  enveloppés  de  gens ,  de  parleurs  et  re- 
gardais, et  ce  par-tout  où  ils  sont  en  toutes  leurs 
actions,  voire  jusques  à  leur  chaire  percée,  dont  le 
roy  Alphonse  disoit  qu'en  cela  les  asnes  estoient  de 
meilleure  condition  que  les  roys. 

Le  sixiesme  chef  de  leurs  misères  est  qu'ils  sont 
privés  de  toute  amitié  et  société  mutuelle30,  qui  est  le 
plus  doux  et  le  plus  parfaict  fruict  de  la  vie  humaine , 
et  ne  peust  estre  qu'entre  pareils  ou  presque  pareils. 
La  disparité  si  grande  les  met  hors  du  commerce  des 
hommes  :  tous  ces  services ,  humilités  et  bas  offices , 
leur  sont  rendus  par  ceux  qui  ne  les  peuvent  refuser , 
et  ne  viennent  d'amitié  mais  de  subjection,  ou  pour 
s'agrandir,  ou  par  coustume  et  contenance  ;  tesmoin 
que  les  meschants  roys  sont  aussi  bien  servis ,  révé- 
rés, que  les  bons;  les  hays  que  les  aymés  :  l'on  n'y 
cognoist  rien,  mesme  appareil,  mesme  cérémonie: 
dont  respondit  l'empereur  Julien  à  ses  courtisans  qui 
le  louoyent  de  sa  bonne  justice  :  Je  m'enorgueillirois 
par  adventure  de  ces  louanges  si  elles  estoient  dictes 


29  Voyez  le  Dialogue  de  Xénophon  ,  intitulé  Hiéron.  Au 
reste ,  Charron  copie  ici  Montaigne  qui  a  cité  Xénophon, 
Voyez  les  Essais  ,  L.  I ,  c.  4-2. . 

30  C'est  encore  une  réflexion  de  Hiéron  dans  Xénophon , 
Loc.  cit. 


LIVRE   I,  CHAPITRE  LI.  387 

de  gens  qui  osassent  m'accuser,  et  vitupérer  mes  ac- 
tions contraires,  quand  elles  y  seroient 3l. 

Le  septiesme  poinct  de  leurs  misères ,  pire  peust- 
estre  que  tous  et  plus  pernicieux  au  public,  est  qu'ils 
ne  sont  pas  libres  aux  choix  des  personnes,  îry  en  la 
science  vraye  des  choses.  11  ne  leur  est  permis  de 
sçavoir  au  vray  Testât  des  affaires,  ny  de  cognoisire, 
et  par  ainsi  ny  employer  et  appeler  tels  qu'ils  vou- 
droient  bien,  et  seroit  bien  requis.  Ils  sont  enfermés 
et  assiégés  de  certaines  gens  qui  sont  ou  de  leur  sang 
propre ,  ou  qui ,  pour  la  grandeur  de  leurs  maisons 
et  offices,  ou  par  prescription,  sont  si  avant  en  au- 
thorité,  force  et  maniement  des  affaires,  qu'il  n'est 
loysible ,  sans  mettre  tout  au  hasard ,  les  mescon- 
tenter,  reculer,  ou  mettre  en  jalousie.  Or  ces  gens  là 
qui  couvrent  et  tiennent  comme  caché  le  prince ,  em- 
peschent  que  toute  la  vérité  des  choses  ne  luy  appa- 
roisse,  et- qu'autres  meilleurs  et  plus  utiles  ne  s'en 
approchent  et  ne  soient  cognus  ce  qu'ils  sont  :  c'est 
pitié  de  ne  voir  que  par  les  yeux  et  n'entendre  que 
parles  oreilles  d'autruy,  comme  font  les  princes32.  Et 
ce  qui  achevé  de  tous  poincts  cette  misère ,  c'est 
qu' ordinairement  et  comme  par  un  destin  les  princes 
et  grands  sont  possédés  par  trois  sortes  de  gens , 


31  Ammien  Marcellin.  L.  xxn ,  c.  10. 

32  Voyez  dans  Senèque,  un  passage  admirable  à  ce  sujet: 
de  Beneficiis ,  L.  vi ,  c.  3o. 


388  DE   LA  SAGESSE, 

pestes  du  genre  humain,  flatteurs,  inventeurs  d'im- 
posts ,  délateurs,  lesquels,  sous  beau  et  fauls  pré- 
texte de  zèle  et  amitié  envers  le  prince ,  comme  les 
deux  premiers,  ou  de  preud'hommie  et  reformation 
comme  les  derniers ,  gastent  et  ruinent  et  le  prince 
et  Testât. 

La  huictiesme  misère  est  qu'il  sont  moins  libres  et 
maistres  de  leurs  volontés  que  tous  autres  ;  car  ils 
sont  forcés  en  leurs  procédures  par  mille  considéra- 
tions et  respects ,  dont  il  faut  souvent  qu'ils  captivent 
leurs  desseins,  désirs  et  volontés  :  in  maximâ fortunâ 
minimalicentia}1 '.  Et  cependant  au  lieu  d'estre  plaincts, 
ils  sont  plus  rudement  traités  et  jugés  que  tous  au- 
tres :  car  l'on  veust  deviner  leurs  desseins ,  pénétrer 
dedans  leurs  cœurs  et  intentions,  ce  que  ne  pouvant, 
abditos  principis  sertsus  et  si  quid  occuliïus  parât ,  exqui- 
rere ,  illicitum ,  an  ceps;  nec  ideb  assequare*^  et  regar- 
dant les  choses  par  autre  visage,  ou  n'entendant  assez 
aux  affaires  d'estat,  requièrent  de  leurs  princes  ce 
qui  leur  semble  qu'ils  doivent,  blasment  leurs  ac- 
tions ,  ne  veulent  souffrir  d'eux  ce  qui  est  nécessaire , 
et  leur  font  le  procez  bien  rudement. 

33  «  C'est  dans  la  fortune  la  plus  élevée  qu'il  y  a  le  moins 
de  liberté  ».  Sallust.  Bellum  Catilin.  cap.  34 • 

•"*■  «  Scruter  les  sentimens  secrets  du  prince  ,  et  ce  qu'il  se 
propose  de  plus  caché ,  c'est  une  chose  illicite  et  incertaine  ; 
ne  cherchez  donc  poinfà  deviner  sa  pensée».  Tacit.  Annal. 
L.  VI,  c.  8. 


LIVRE  I,  CHAPITRE   LI.  38q 

Finalement  il  advient  souvent  qu'ils  font  une  fin 
totalement  misérable  ,  non  seulement  -les  tyrans  et 
usurpateurs,  cela  leur  appartient,  mais  encores  les 
vrais  titulaires35;  tesmoins  tant  d'empereurs  romains 
après  Pompée  le  grand  et  César,  et  de  nos  jours  Ma- 
rie, Pioyne  d'Escosse,  passée  par  main  de  boureau, 
et  Henry  troisiesme  assassiné36,  au  milieu  de  quarante 
mille  hommes  armés,  par  un  petit  moyne,  et  mille 
tels  exemples.  Il  semble  que  comme  les  orages  et 
tempestes  se  piquent  contre  l'orgueil  et  hauteur  de 
nos  bastimens ,  il  y  aye  aussi  des  esprits  envieux  des 
grandeurs  de  ça  bas  : 

Usque  adeô  res  humanas  vis  abdita  qusedam 
Obterit,  et  pulchros  fasces  ssevasque  secures 
Proculcare,  ac  ludibrio  sibi  habere  videtur  37. 

Bref,  la  condition  des  souverains  est  dure  et  dan- 
gereuse :  leur  vie  pour  estre  innocente  est  infiniment 
laborieuse;  si  elle  est  meschante  ils  sont  à  la  hayne 
et  mesdisance  du  monde;  et  en  tous  les  deux  cas  ils 

3o  C'est  l'idée  que  Juvénal  a  exprimée  dans  ces  vers  de  ia 
dixième  satyre,  v.  112  : 

Ad  generum  Cereris  sine  cœde  et  vulnere  pauci 
Descendant  reges,  et  siccâ  morte  tyranrd. 

36  Le  icr.  août  i58g,  par  le  jacobin  Jacques  Clément 

37  «  Tant  il  est  vrai  qu'il  y  a  une  puissance  secrète  qui 
semble  se  jouer  des  choses  humaines  ,  et  qui  foule  aux  pieds 
les  superbes  faisceaux  et  les  haches  cruelles  des  licteurs  !  Lucret, 
L.  v,  v.  1232. 


3go  DE    LA    SAGESSE, 

sont  exposés  à  mille  dangers;  car  plus  grand  est  le 
seigneur,  et  moins  se  peust-il  fier,  et  plus  luy  faut-il 
se  fier  :  voilà  pourquoy  c'est  chose  comme  annexée  à 
la  souveraineté  d'estre  trahye. 

De  leur  debvoir  au  liv.  III,  chap.  XVI. 

CHAPITRE  LU*. 

Magistrats. 

Sommaire.  —  Des  quatre  sortes  et  degrés  de  magistratures , 
tant  en  honneur  qu'en  puissance. 


1 L  y  a  grande  distinction  et  divers  degrés  de  magis- 
trats tant  en  honneur  qu'en  puissance,  qui  sont  les 
deux  choses  considérables  pour  les  distinguer,  et  qui 
n'ont  rien  de  commun  ensemble  :  et  souvent  ceux  qui 
sont  les  plus  honorés  ont  moins  de  puissance ,  comme 
conseillers  du  privé  conseil,  secrétaires  d'estat.  Au- 
cuns n'ont  que  l'un  des  deux  :  autres  tous  les  deux; 
et  de  tous  divers  degrés  ;  mais  sont  proprement  dicts 
magistrats  qui  ont  tous  les  deux. 

Les  magistrats  qui  sont  mitoyens  entre  le  souve- 
rain et  les  particuliers ,  en  la  présence  de  leur  souve- 

*  C'est  le  quarante-sixième  chapitre  de  la  première  édition. 


LIVRE   I,   CHAPITRE   LU.  3gi 

rain  n'ont  point  puissance  de  commander1.  Comme  les 
fleuves  perdent  leur  nom  et  puissance  à  l'emboucheure 
de  la  mer,  et  les  astres  en  la  présence  du  soleil,  ainsi 
toute  la  puissance  des  magistrats  est  tenue  en  souf- 
france en  la  présence  du  souverain 2  :  comme  aussi  la 
puissance  des  magistrats  inférieurs  et  subalternes  en 
la  présence  des  supérieurs.  Entre  égaux  il  n'y  a  point 
de  puissance  ou  de  supériorité,  mais  les  uns  peuvent 
cmpescber  les  autres  par  opposition  et  prévention. 

Tous  magistrats  jugent,  condamnent  et  comman- 
dent ou  selon  la  loy ,  et  lors  leur  sentence  n'est  qu'exé- 
cution de  la  loy,  ou  selon  l'équité,  et  tel  jugement 
s'appelle  le  debvoir  du  magistrat. 

Les  magistrats  ne  peuvent  changer  ny  corriger  leurs 
jugements,  si  le  souverain  ne  le  permet,  sur  peine  de 
fauls  ;  ils  peuvent  bien  révoquer  leurs  mandemens  ou 
les  soutenir,  mais  ils  ne  peuvent  révoquer  ce  qu'ils 
ont  juge'  et  prononcé  avec  cognoissance  de  cause. 

Du  debvoir  des  magistrats ,  voyez  liv.  III. 

1  Ceci,  ainsi  qu'une  grande  partie  de  ce  petit  chapitre,  est 
copié  mot  pour  mot  dans  Rodin ,  de  la  République ,  L.  ni. 

2  Plutarque  nous  apprend ,  dans  la  vie  de  Phocion ,  qu'à 
Athènes,  dans  les  assemblées  générales  ,  les  magistrats  parlaient 
debout,  tandis  que  le  peuple  restait  assis;  et,  à  Rome,  les 
faisceaux  s'abaissaient  devant  le  peuple  assemblé. 


392  DE   LA   SAGESSE, 

i\'..,.-*\i.\vvi\i\ii\\vvvvvv\\i\v\uv\iv\xi\m\\\\\.\\'vi\xvv\\\v\\vi\'vvivv\».\\\\,w.\vt'i\ 

CHAPITRE  LUI*. 

Législateurs,  docteurs1,  instructeurs. 

SOMMAIRE.  —  La  plupart  des  législateurs  font  des  plans  de 
gouvernement,  qui  sont  inexécutables,  dont  l'essai  serait 
quelquefois  dangereux.  —  Il  en  est  à  peu  -près  de  même  des 
précepteurs  de  morale;  ils  ne  font  rien  de  ce  qu'ils  recom- 
mandent de  faire  aux  autres.  Ils  sont  aussi  plus  rigoureux 
sur  l'observation  de  petites  règles  accessoires  ,  que  sur  l'ob- 
servation des  règles  essentielles. 

Exemples  :  les  républiques  de  Platon  et  de  Morus  ;  l'orateur 
de  Cicéron  et  le  poète  d'Horace.  —  Le  souverain  légis- 
lateur des  bommes  :  les  théologiens  et  les  médecins. 


**  C'EST  une  des  vanités  et  folies  de  l'homme  de 
prescrire  des  loix  et  des  reigles  qui  excédent  l'usage 
et  la  forme  humaine,  comme  aucuns  philosophes  et 
docteurs  font.  Ils  proposent  des  images  de  vie  rele- 


*  C'est  le  quarante-septième  chapitre  de  la  première  édition. 

r  II  y  a  dans  la  première  édition  prescheurs ,  au  lieu  de 
docteurs. 

*"*  pariantes.  C'est  une  des  vanités  de  l'homme  de  prescrire 
des  loix  et  des  reigles  qui  excédent  l'usage  et  la  forme  hu- 
maine ;  c'est  la  coustume  des  prescheurs  et  législateurs  de 
proposer  des  images  de  vie  ,  que  ny  le  proposant ,  ny  les  au- 


LIVRE  I,  CHAPITRE  LUI.  393 

vées,  ou  bien  si  difficiles  et  austères,  que  la  praticque 
en  est  impossible,  au  moins  pour  long  temps,  yoire 
l'essay  en  est  dangereux  à  plusieurs  :  ce  sont  des 

diteurs,  n'ont  espérance  aucune  ,  ny  bien  souvent,  qui  plus 
est ,  la  volonté  de  suivre.  L'homme  s'oblige  à  estre  nécessaire- 
ment en  faute ,  et  se  taille  à  son  escient  de  la  besongne  plus 
qu'il  ne  sçauroit  faire;  il  n'y  a  si  homme  de  bien  ,  que  s'il 
est  examiné  selon  les  loix  et  debvoirs  en  ses  actions  et  pen- 
sées ,  qui  ne  soit  coupable  de  mort  cent  fois.  La  sagesse  hu- 
maine n'arrive  jamais  au  debvoir  qu'elle-mesme  se  prescript  : 
outre  l'injustice  qui  est  en  cecy  ,  c'est  exposer  en  moquerie  et 
risée  toutes  choses  :  il  faudroit  qu'il  y  eust  plus  de  proportion 
entre  le  commandement  et  l'obéissance ,  le  debvoir  et  le  pou- 
voir. Et  ces  faiseurs  de  reigles  sont  les  premiers  moqueurs  ; 
car  ils  ne  font  rien ,  et  souvent  encore  tout  au  rebours  de  ce 
qu'ils  conseillent,  les  prescheurs,  législateurs ,  juges ,  méde- 
cins :  le  monde  vit  ainsi  ;  l'on  instruict  et  l'on  enjoinct  de 
suivre  les  reigles  et  préceptes,  et  les  hommes  en  tiennent  un 
autre ,  non  par  desreiglement  de  vie  et  mœurs  seulement ,  mais 
souvent  par  opinion  et  par  jugement  contraire.  Autre  chose 
est  de  parler  en  chaire  et  en  chambre ,  donner  leçon  au  peuple 
et  la  donner  à  soy-mesme  ;  ce  qui  est  bon  et  de  mise  («)  à 
soy,  seroit  scandaleux  et  abominable  au  commun.  Mais  Se- 
neque  respond  à  cela  :  quoties  parum  jîduciœ  est  in  fus  în 
cjuibus  imperas ,  amplius  exigendum  est  quam  satis  est,  ut 
prœstetur  quantum  salis  est  :  in  hoc  omnis  hyperbole  exce- 
dit,  ut  adverum  mendacio  veniat.  L.  I  ,chap.  4-7  de  l'édition 
de  1601, 

(a)  Ces  deux  mots  sont  e'crits  démise  en  un  seul  mot  dans  l'e'dition  de 
Dijon  ,  ici  et  page  249.  Ce  qui  est  e'videmment  une  faute.  L'e'dition 
de  1601  écrit  toujours  de  mise  en  deux  mots ,  comme  cela  doit  être, 


394  DE   LA   SAGESSE, 

peinctures  en  l'air,  comme  les  republiques  de  Platon3 
et  de  Morus,  l'orateur  de  Ciceron,  le  poète  d'Horace, 
belles  et  excellentes  imaginations,  mais  cherchez  qui 
les  mettra  en  usage.  Le  souverain  et  parfaict  législa- 
teur et  docteur  s'est  bien  gardé  de  cela,  lequel  et  en 
soy-mesme ,  sa  vie  et  sa  doctrine ,  n'a  point  cherché 
ces  extravagances  et  formes  esloignées  de  la  commune 
portée  et  capacité  humaine,  dont  il  appelle  son  joug 
et  sa  tasche  douce  et  aisée ,  jugum  meum  suave ,  et  onus 
meum  levé1 '.  Et  ceux  qui  ont  dressé  leur  compagnie 
soubs  son  nom,  ont  très  prudemment  advisé,  que 
bien  qu'ils  fassent  profession  singulière  de  vertu, 
dévotion,  et  de  servir  au  public  sur  tous  autres, 
neantmoins  ils  ont  très  peu  de  différences  de  la  vie 
commune  et  civile.  Or  premièrement  y  a  en  cecy  de 
l'injustice ,  car  il  faut  garder  proportion  entre  le  com- 
mandement et  l'obéissance,  le  debvoir  et  le  pouvoir, 
la  reigle  et  l'ouvrier  :  et  ceux-cy  s'obligent,  et  les 
autres  à  estre  nécessairement  en  faute ,  taillans  à  es- 
cient de  la  besongne  plus  qu'ils  n'en  sçauroient  faire  : 
et  souvent  ces  beaux  faiseurs  de  reigle  sont  les  pre- 
miers mocqueurs ,  car  ils  ne  font  rien ,  et  souvent 
tout  au  rebours  de  ce  qu'ils  enjoignent  aux  autres, 

2  II  faut  rappeler  ici  que  Platon  ne  croyait  pas  lui-même 
qu'une  république  telle  que  la  sienne ,  pût  s'établir  sur  la  terre. 
Voy.  de  Rep. ,  L.  ix  ,  in  fine. 

3  «  Mon  joug  est  doux  ,  et  mon  fardeau  léger».  Evangile 
de  Saint  Mathieu  ,  chap.  xi ,  v.  3o. 


LIVRE  I,   CHAPITRE  LIV.  3g5 

à  la  pliarisaïque ,  imponunt  onera  gracia ,  et  nolunt  ea 
digito  rnovere^.  Ainsi  font  quelques  médecins  et  théo- 
logiens :  le  inonde  vit  ainsi,  Ton  instruit,  Ton  en- 
joinct  de  suivre  certaines  reigles  et  préceptes,  et  les 
hommes  en  tiennent  d'autres ,  non-seulement  par  des- 
reiglement  de  vie  et  de  mœurs,  mais  souvent  par  opi- 
nion et  jugement  contraire. 

Encores  une  autre  faulte  pleine  d'injustice  ,  ils 
sont  beaucoup  plus  scrupuleux ,  exacts  et  rigoureux 
aux  choses  libres  et  acciden taies,  qu'aux  nécessaires 
et  substantielles,  aux  positives  et  humaines,  qu'aux 
naturelles  et  divines ,  ressemblans  à  ceux  qui  veulent 
bien  prester,  mais  non  payer  leur  debtes ,  le  tout  à  la 
pharisaïque,  comme  leur  crie  et  reproche  le  grand 
docteur  céleste:  tout  cela  est  hypocrisie  etmocquerie. 

4  <f  Ils  imposent  de  lourds  fardeaux,  et  ne  veulent  pas  seu- 
lement les  remuer  du  doigt  ».  Saint  Mathieu ,  chap.  xxill ,  v.  4- 

CHAPITRE  LIV*. 

Peuple  ou  vulgaire. 

Sommaire.  —  Portrait  effrayant  du  peuple ,  ou  plutôt ,  comme 
l'auteur  lui-même  l'explique ,  de  la  tourbe  et  lie  populaire. — 
Il  le  taxe  d'être  inconstant,  crédule ,  sans  jugement,  envieux 

*  C'est  le  quarante-huitième  chap.  de  la  première  édition. 


39G  DE   LA   SAGESSE, 

et  malicieux,  déloyal,  mutin,  séditieux,  insouciant  pour 
l'intérêt  public ,  ennemi  de  tout  gouvernement  ;  lâche  dès 
qu'il  craint,  oppresseur  s'il  domine;  ingrat  et  enfin  féroce. 

Exemples  :  Moïse  et  les  Prophètes.  —  Socrates ,  Aristides , 
Phocion ,  Lycurgue ,  Démosthènes  ,  Themistocles. 


.Le  peuple  (nous  entendons  icy  le  vulgaire,  la  tourbe 
et  lie  populaire,  gens,  soubs  quelque  couvert  que  ce 
soit,  de  basse,  servile  et  mechanique  condition)  est 
une  beste  estrange  à  plusieurs  testes,  et  qui  ne  se 
peust  bien  descrire  en  peu  de  mots,  inconstant  et 
variable ,  sans  arrest ,  non  plus  que  les  vagues  de  la 
mer;  il  s'esmeut,  il  s'accoyse ,  il  approuve  et  reprouve 
en  un  instant  mesme  chose  ;  il  n'y  a  rien  plus  aisé 
que  le  pousser  en  telle  passion  que  l'on  veust  ;  il 
n'ayme  la  guerre  pour  sa  fin,  ny  la  paix  pour  le  re- 
pos, sinon  en  tant  que  de  l'un  à  l'autre  il  y  a  tous- 
jours  du  changement  :  la  confusion  luy  faict  désirer 
l'ordre,  et  quand  il  y  est,  luy  desplaist.  Il  court  tous- 
jours  d'un  contraire  à  l'autre,  de  tous  les  temps  le 
seul  futur  le  repaist  :  hi  vulgi  mûres ,  odisse  praesentia, 
ventura  cupere ,  praeterita  celebrare  \ 

1  «  Haïr  le  présent ,  désirer  l'avenir ,  vanter  le  passé ,  tel 
est  le  caractère  habituel  du  peuple  ».  —  Tout  ce  paragraphe 
paraît  avoir  été  tiré  de  Cicéron.  Dans  l'oraison  pour  Plancius  , 
il  dit  :  Non  est  enim  consilium  in  vulgo ,  non  ratio  ,  non 
discrimen ,  non  diligenlia,  etc.  Vid.  Orat.  pro  Plancio }  §.  4« 


LIVRE   I,  CHAPITRE   LIV.  397 

Léger  à  croire ,  recueillir  et  ramasser  toutes  nou- 
Telles,  sur-tout  les  fascheuses,  tenant  tous  rapports 
pour  véritables  et  asseure's  :  avec  un  sifflet  ou  son- 
nette de  nouveauté,  l'on  l'assemble  comme  les  mou- 
ches au  son  du  bassin. 

Sans  jugement,  raison,  discrétion  :  son  jugement 
et  sa  sagesse,  trois  dez  et  l'adventure;  il  juge  brus- 
quement et  à  l'estourdie  de  toutes  choses ,  et  tout 
par  opinion,  ou  par  coustume,  ou  par  plus  grand 
nombre ,  allant  à  la  file  comme  les  moutons  qui  cou- 
rent après  ceux  qui  vont  devant ,  et  non  par  raison 
et  vérité'.  Plebi  non  judicium,  non  verilas  : —  ex  opinione 
multa ,  ex  veritate  pauca  judicat 2. 

Envieux  et  malicieux ,  ennemy  des  gens  de  bien , 
contempteur  de  vertu,  regardant  de  mauvais  œil  le 
bonheur  d'autruy ,  favorisant  au  plus  foible  et  au 
plus  meschant,  et  voulant  mal  aux  gens  d'honneur, 
sans  sçavoir  pourquoy ,  sinon  pource  que  sont  gens 
d'honneur,  et  que  l'on  en  parle  fort  et  en  bien3. 

Dans  l'oraison  pour  Murena  :  ~Nih.il  est  incertius  vulgo  ,  nihil 
obscurius  volunlate  hominum ,  nihil  Jallacius  ratione  iota 
consiliorum ,  etc.  Orat.  pro  Murena,  §.  35. 

a  «  Ni  la  raison ,  ni  la  vérité  ne  sont  rien  sur  le  peuple 
(plebs)  :  — Il  prononce  le  plus  souvent  d'après  ses  préjugés, 
rarement  d'après  une  véritable  conviction  ».  Voy.  Tacit.  Hist. 
L.  I,  chap.  32.  —  Cicer.  pro  Roscio ,  n°-  3g. 

3  Voyez  dans  Cornélius  Nepos,  et  dans  Plutarque,  la  vie 
d'Aristide. 


398  DE   LA   SAGESSE, 

Peu  loyal  et  véritable,  amplifiant  le  bruict,  enché- 
rissant sur  la  vérité ,  et  faisant  tousjours  les  choses 
plus  grandes  qu'elles  ne  sont,  sans  foy  ny  tenue.  La 
foy  d'un  peuple,  et  la  pensée  d'un  enfant,  sont  de 
mesme  durée,  qui  change  non-seulement  selon  que 
les  interests  changent,  mais  aussi  selon  la  différence 
des  bruicts  que  chasque  heure  du  jour  peust  ap- 
porter 4. 

Mutin,  ne  demandant  que  nouveauté  et  remue- 
ment; séditieux,  ennemy  de  paix  et  de  repos  :  ingenio 
mobili ,  sediliosum,  discordiosum ,  cupidum  rerum  nova- 
rum ,  (juieti  et  otio  adversum5,  sur-tout  quand  il  ren- 
contre un  chef  :  car  lors  ne  plus  ne  moins  que  la 
mer,  bonace  de  nature,  ronfle,  escume  et  faict  rage 
agitée  de  la  fureur  des  vents;  ainsi  le  peuple  s'enfle, 
se  hausse  et  se  rend  indomptable  :  ostez-luy  les  chefs, 
le  voilà  abattu,  effarouché,  et  demeure  tout  planté 


4  Rien  ne  peint  mieux  le  caractère  du  peuple  ,  que  ces  vers 
de  Juvenal  : 

Sed  quid 

Turbo.  Rémi?  —  Sequitur fortunam  ,  ut  semper,  et  odit 
Damnatos.  Idem  populus ,  si  Nurtia  Tusco 
Favisset ,  si  oppressa  foret  secura  senectus 
Principis  ,  hac  ipsâ  Sejanum  diceret  horâ 

Augustum 

JUVEN.,  Sat.  x,  v.  jS. 

5  «  D'un  esprit  mobile,  séditieux,  querelleur,  partisan  de 
toutes  nouveautés ,  ennemi  du  repos  et  de  la  paix  ».  Sallust. 
Bell.  Jugurthi,  cap.  4-5. 


LIVRE  I,  CHAPITRE  LIV.  33g 

d'effroy,  sine  reclore  praecep s ,  paçidus ,  socors  :  nil  au- 
sura  plebs  principibus  amotis 6. 

Soustient  et  favorise  les  brouillons  et  reraueurs  de 
mesnage ,  il  estime  modestie  poltronnerie ,  prudence 
lourdise  :  au  contraire,  il  donne  à  l'impétuosité  bouil- 
lante le  nom  de  valeur  et  de  force  :  préfère  ceux  qui 
ont  la  teste  chaude  et  les  mains  frétillantes,  à  ceux 
qui  ont  le  sens  rassis,  qui  poisent  les  affaires,  les 
vanteurs  et  babillards  aux  simples  et  retenus. 

Ne  se  soucie  du  public  ny  de  l'honneste,  mais 
seulement  du  particulier,  et  se  picque  sordidement 
pour  le  profit  :  privata  cuique  stîmulatio,  vile  decus  pu- 
blicum  1 . 

Tousjours  gronde  et  murmure  contre  Testât,  tout 
bouffi  de  mesdisance  et  propos  insolens  contre  ceux 
qui  gouvernent  et  commandent.  Les  petits  et  pouvres 
n'ont  autre  plaisir  que  de  mesdire  des  grands  et  des 
riches,  non  avec  raison,  mais  par  envie,  ne  sont  ja- 
mais contens  de  leurs  gouverneurs  et  de  l'estat  pré- 
sent8. 

6  «  Lorsqu'il  n'a  personne  qui  le  dirige,  il  reste  irrésolu, 
timide  ,  inactif  :  —  Otez  les  chefs  au  peuple,  il  n'osera  rien  ». 
Tacit.  Hist. ,  L.  iv  ,  chap.  37.  —  Annal.  L.  1 ,  chap.  55. 

7  «  L'intérêt  particulier  est  tout  ce  qui  l'excite  ;  l'intérêt 
public  est  nul  ».  Tacit.  Hist.  L.  1 ,  in  fine.  —  Dans  le  texte  , 
le  passage  cité  n'a  pas  tout-à-fait  le  sens  que  nous  lui  don- 
nons ici ,  pour  qu'il  s'accorde  avec  la  pensée  de  Charron. 

8  lierum  novarum  cupidine ,  et  odio  prcesentiwn.  Tacit. 
Hist.  L.  Il ,  chap.  8 ,  in  fine, 


4oo  DE   LA   SAGESSE, 

Mais  il  n'a  que  le  bec,  langues  qui  ne  cessent,  es- 
prits qui  ne  bougent,  monstre  duquel  toutes  les  par- 
ties ne  sont  que  langues ,  qui  de  tout  parle  et  rien 
ne  sçait,  qui  tout  regarde  et  rien  ne  voit,  qui  rit  de 
tout  et  de  tout  pleure ,  prest  à  se  mutiner  et  rebeller 
et  non  à  combattre;  son  propre  est  d'essayer  plus- 
tost  à  secouer  le  joug  qu'à  bien  garder  sa  liberté'  :  pro- 
cacia  plebis  ingénia ,  —  impigrae  linguae ,  ignavi  animi  9. 

Ne  sçachant  jamais  tenir  mesure  ny  garder  une 
médiocrité  bonneste  ;  ou  très  bassement  et  vilement 
il  sert  d'esclave,  ou  sans  mesure  est  insolent  et  ty- 
ranniquement  il  domine  ;  il  ne  peust  souffrir  le  mors 
doux  et  tempéré,  ny  jouir  d'une  liberté'  reiglée,  court 
tousjours  aux  extremite's,  trop  se  fiant  ou  mesfiant, 
trop  d'espoir  ou  de  crainte.  Ils  vous  feront  peur  si 
vous  ne  leur  en  faictes  :  quand  ils  sont  effrayés ,  vous 
les  baffouez  et  leur  sautez  à  deux  pieds  sur  le  ventre  ; 
audacieux  et  superbes  si  on  ne  leur  monstre  le  baston, 
dont  est  le  proverbe  :  oings-le  il  te  poindra;  poinds-le 
il  t'oindra  :  nil  in  vulgo  modicum  ;  terrere  ni  paveant  ; 
ubi  pertimuerint ,  impune  contemni: — audaciâ  turbidum , 
nisi  vim  meluat  :  —  aut  servit  humiliter ,  aut  superbe 
dominatur ;  libertatem ,  auae  média,  nec  spernere  nec 
habere10. 

9  «  Le  peuple  est  impétueux ,  insolent  :  —  sa  langue  est 
agissante  ,  mais  il  est  sans  vrai  courage  ».  Tacit.  Hlst.  L.  III , 
chap.  32.  —  Sallust.  Oral.  Mardi. 

10  «  Rien  de  modéré  dans  le  peuple  :  s'il  ne  tremble  pas , 


LIVRE  I,  CHAPITRE  LIV.  4oi 

Très  ingrat  envers  ses  bienfacteurs.  La  recompense 
de  tous  ceux  qui  ont  bien  mérité  du  public ,  a  tous- 
jours  este'  un  bannissement,  une  calomnie,  une  cons- 
piration, la  mort.  Les  histoires  sont  célèbres  de  Moyse 
et  tous  les  prophètes,  de  Socrates,  Aristides,  Pho- 
cion,  Lycurgus,  Demostliene,  Themistocles  :  et  la 
vérité  a  dict  qu'il  n'en  eschappoit  pas  un  de  ceux  qui 
procuroient  le  bien  et  le  salut  du  peuple  TI  :  et  au 
contraire  il  chérit  ceux  qui  l'oppriment,  il  craint 
tout ,  admire  tout. 

Bref,  le  vulgaire  est  une  beste  sauvage;  tout  ce 
qu'il  pense  n'est  que  vanité ,  tout  ce  qu'il  dit  est  fauls 
et  erroné;  ce  qu'il  reprouve  est  bon,  ce  qu'il  ap- 
prouve est  mauvais12,  ce  qu'il  loue  est  infâme,  ce  qu'il 
faict  et  entreprend  n'est  que  folie.  Non  iam  bene  cum 
rébus  humanis  geritur  ut  meliora  pluribus  placeant  :  argu- 
mentum  pessimi  turba  est13.   La  tourbe  populaire  est 

îl  veut  effrayer  ;  s'il  a  peur ,  il  souffre  même  le  mépris.  — 
Turbulent  avec  audace ,  s'il  n'est  retenu  par  la  force.  —  Ou 
il  sert  avec  bassesse,  ou  il  domine  avec  orgueil;  il  ne  sait  ni 
jouir  d'une  liberté  sage,  ni  se  consoler  de  l'avoir  perdue  ». 
Tacit.  Annal.  L.  I,  chap.  29.  —  Ibid ,  L.  VI,  c.  il.  —  Tit, 
Liv.  L.  xxiv  ,  c.  20. 

11  Matth.  chap.  v,  vers  11  et  12. 

12  Voy.  Cicer.  Tuscul.  L.  il,  injine. 

,3  «  Dans  ce  monde  tout  n'est  pas  réglé  de  manière  à  ce 
que  le  mieux  emporte  toujours  la  majorité  des  suffrages  :  l'in- 
dice qu'une  chose  ne  vaut  rien ,  c'est  qu'elle  a  été  agréée  de 
la  multitude  ».  Senec.  de  f^iia  Beata,  cap.  2,fere  initio. 
1.  26 


4o2  DE   LA   SAGESSE, 

mère  d'ignorance, injustice,  inconstance,  idolâtre  de 
vanité' ,  à  laquelle  vouloir  plaire  ce  n'est  jamais  faict  : 
c'est  son  mot  :  vox  populi  vox  DeiJi,  mais  il  faut  dire, 
vox  popuh  vox  stultorum15.  Or,  le  commencement  de 
sagesse  est  se  garder  net ,  et  ne  se  laisser  emporter  aux 
opinions  populaires16.  Cecy  est  pour  le  second  livre17, 
que  nous  approchons. 

l!*  «  La  voix  du  peuple  est  la  voix  de  Dieu  ». 

13  «  La  voix  du  peuple  est  la  voix  des  fous».  —  C'est  à- 
peu-près  dans  le  même  sens  que  Plutarque  a  dit  :  «  Plaire  à 
une  populace  est  ordinairement  déplaire  aux  sages  ».  Plut. 
Comment  il  faut  nourrir  les  enfans. 

,6  Un  symbole  de  Pythagore  portait  :  ne  marchez  point  par 
le  chemin  public;  per  viam  publicam  ne  vadas  ,  c'est-à-dire, 
suivant  M.  Dacier ,  qu'il  ne  faut  pas  suivre  les  opinions  du 
peuple,  mais  les  sentimens  des  sages.  Ce  symbole,  ajoute-t-il, 
s'accorde  avec  le  précepte  de  l'Evangile  ,  d'éviter  la  voie  spa- 
cieuse et  large.  —  Voy.  le  Symbole  vu,  de  Pythag.  Traduct. 
de  Dacier. 

'7  Voy.  L.  il ,  chapitre  i. 

Qualriesme  distinction  et  différence  des  hommes,  tirée  de 
leurs  diverses  professions  et  conditions  de  vie. 

PREFACE. 


Voie  Y  une  autre  différence  des  hommes  tire'e  de  la 
diversité  de  leurs  professions,  conditions  et  genres 


LIVRE   I,  CHAPITRE  LV.  4o3 

de  vie  :  les  uns  suyvent  la  vie  civile  et  sociale  ;  les 
autres  la  fuyent  pour  se  sauver  en  la  solitude;  les 
uns  aymentles  armes,  les  autres  les  hayssent;  les  uns 
vivent  en  commun ,  les  autres  en  la  propriété'  ;  les  uns 
se  plaisent  d'estre  en  charge  et  meinervie  publicque, 
les  autres  se  cachent  et  demeurent  privés;  les  uns 
sont  courtisans  et  du  tout  à  autruy,  les  autres  ne 
courtisent  qu'eux -mesmes;  les  uns  se  tiennent  es 
villes,  les  autres  aux  champs,  aymans  la  vie  rustique. 
Qui  faict  mieux,  et  quelle  vie  est  à  préférer  ?  Il  est 
difficile  à  dire  simplement,  et  peust-estre  imperti- 
nent ;  toutes  ont  leurs  advantages  et  desadvantages , 
leurs  biens  et  leurs  maux  ;  ce  qui  est  plus  à  voir  et 
considérer  en  cecy,  comme  sera  dict,  c'est  que  chas- 
cun  sçache  bien  choisir  selon  son  naturel ,  pour  et 
plus  facilement  et  plus  heureusement  s'y  comporter. 
Mais  nous  dirons  un  petit  mot  de  chascune,  en  les 
comparant  ensemble  :  mais  ce  sera  après  avoir  parlé 
de  la  vie  commune  à  tous ,  qui  a  trois  degrés. 

CHAPITRE  LV*. 

Distinction  et  comparaison  des  trois  sortes  de  degrés  de 

vie. 

Sommaire.  — Il  y  a  trois  sortes  de  vies,  l'une  intérieure  ou 
privée ,  l'autre  domestique  ,  et  la  troisième  publique.  —  De 

*  C'est  le  quarante-neuvième  chap.  de  la  première  édition. 


4o4  DE  LA    SAGESSE, 

ces  trois  manières  de  vivre  ,  la  dernière  est  celle  qui  offre 
le  plus  de  difficultés  ,  soumet  à  plus  de  contrainte  et  de 
contrariétés. 


1 L  y  a  trois  sortes  de  vie ,  comme  trois  degre's  :  l'une 
privée  d'un  chascun  au  dedans  et  en  sa  poictrine ,  où 
tout  est  caché,  tout  est  loisible  :  la  seconde  en  la  mai- 
son et  famille,  en  ses  actions  privées  et  ordinaires, 
où  n'y  a  point  d'estude  ny  d'artifice ,  desquelles  nous 
n'avons  à  rendre  compte  :  la  tierce  est  publicque  aux 
yeux  du  monde.  Or,  tenir  Tordre  et  reigle  en  ce  pre- 
mier estage  bas  et  obscur,  est  bien  plus  difficile  et 
plus  rare  qu'aux  deux  autres,  et  au  second  qu'au 
tiers  :  la  raison  est  qu'où  il  n'y  a  point  de  juge,  de 
contreroolleur,  de  regardant,  et  où  nous  n'imaginons 
poinct  de  peine  ou  recompense ,  nous  nous  portons 
bien  plus  laschement  et  nonchalamment ,  comme  aux 
vies  privées,  où  la  conscience  et  la  raison  seule  nous 
guide ,  qu'aux  publicques,  où  nous  sommes  en  eschec 
et  en  butte  aux  yeux  et  jugemens  de  tous ,  où  la  gloire  , 
la  crainte  du  reproche ,  de  mauvaise  réputation ,  ou 
quelqu'autre  passion  nous  meine  (or  la  passion  nous 
commande  bien  plus  vivement  que  la  raison),  dont 
nous  nous  tenons  prests  et  sur  nos  gardes  ;  d'où  il 
advient  que  plusieurs  sont  estimés  et  tenus  saints, 
grands  et  admirables  en  public,  qu'en  leur  privé  il 
n'y  a  rien  de  louable.  Ce  qui  se  faict  en  public  est 


LIVRE   I,  CHAPITRE  LV.  ^o5 

une  farce,  une  feincte;  en  prive'  et  en  secret,  c'est  la 
vérité'  :  et  qui  voudroit  bien  juger  de  quelqu'un,  il 
le  faudroit  voir  à  son  à  tous  les  jours,  en  son  ordi- 
naire et  naturel  ;  le  reste  est  tout  contrefaict  :  uni— 
versus  mundus  exercet  histrioniam1 ,  dont  disoit  un  sage, 
que  celuy  est  excellent,  qui  est  tel  au  dedans  et  par 
soy-mesme,  qu'il  est  au  dehors  par  la  crainte  des 
loix,  et  du  dire  du  monde.  Les  actions  publicques 
sont  esclatantes ,  ausquelles  l'on  est  attentif  quand 
l'on  les  faict,  comme  les  exploits  de  guerre,  opiner 
en  un  conseil ,  régir  un  peuple ,  conduire  une  ambas- 
sade :  les  privées  et  domestiques  sont  sombres,  mor- 
nes ;  tanser,  rire,  vendre,  payer,  converser  avec  les 
siens,  l'on  ne  les  considère  pas,  l'on  les  faict  sans  y 
penser  :  les  secrètes  et  internes  encores  plus,  aymer, 
hayr,  désirer. 

Et  puis  il  y  a  icy  encores  une  autre  considération , 
c'est  qu'il  se  faict  par  l'hypocrisie  naturelle  des  hom- 
mes, que  l'on  faict  plus  de  cas,  et  est-on  plus  scru- 
puleux aux  actions  externes ,  qui  sont  en  monstre , 
mais  qui  sont  libres ,  peu  importantes  et  quasi  toutes 
en  contenances  et  cérémonies,  dont  elles  sont  de  peu 
de  coust ,  et  aussi  de  peu  d'effect  ;  qu'aux  internes , 
secrètes  et  de  nulle  monstre,  mais  bien  requises  et 
nécessaires,  dont  elles  sont  fort  difficiles.  D'icelles 


1   «  Tout  le  monde  joue  la  comédie  ».   C'est  un  passage 
tiré  d'un  fragment  de  Pétrone ,  apud  Sariberiens,  L.  m  ,  c,  8«. 


4o6  DE  LA  SAGESSE, 

despend  la  reformation  de  Famé ,  la  modération  des 
passions,  le  reiglement  de  la  vie  :  voire  par  l'acquit 
de  ces  externes  l'on  vient  à  une  nonchalance  des  in- 
ternes. 

Or  de  ces  trois  vies,  interne,  domestique,  publicque, 
qui  n'en  a  qu'une  à  meiner,  comme  les  hermites,  a 
bien  meilleur  marche'  de  conduire  et  ordonner  sa  vie, 
que  celuy  qui  en  a  deux;  et  celuy  qui  n'en  a  que  deux 
est  de  plus  aisée  condition  que  celuy  qui  a  toutes  les 
trois. 

CHAPITRE  LVI*. 

Comparaison  de  la  vie  civile  ou  sociale  avec  la  solitaire. 

Sommaire.  —  Les  dévots  ont  tort  de  croire  que  la  vie  solitaire 
est  meilleure  et  plus  parfaite  que  la  vie  sociale;  que  la  so- 
litude soit  un  asile  et  un  port  assuré  contre  tous  les  vices. 

Exemples  :  Jonas.  —  Bias.  —  Albuquerque.  - —  Cratès. 


L<  E  U  X  qui  estiment  et  recommandent  tant  la  vie  so- 
litaire et  retirée,  comme  un  grand  séjour  et  seure  re- 
traicte  du  tabut*1  et  brouillis  du  monde,  et  moyen 
propre  pour  se  garder  et  maintenir  net  et  quitte  de 

*  C'est  le  cinquantième  chapitre  de  la  première  édition. 
"**  Du  tracas. 


LIVRE    I,   CHAPITRE  LVI.  407 

plusieurs  vices,  d'autant  que  la  pire  part  est  la  plus 
grande ,  de  mille  n'en  est  pas  un  bon  ,  le  nombre  des 
fols  est  infiny ,  la  contagion  est  très  dangereuse  en  la 
presse  -,  semblent  avoir  raison  jusques-là  ;  car  la  com- 
pagnie mauvaise  est  chose  très  dangereuse  ;  à  quoy 
pensent  bien  ceux  qui  vont  sur  mer,  qu'aucun  n'entre 
en  leur  vaisseau  qui  soit  blasphémateur,  dissolu,  mes- 
chant  :  un  seul  Jonas  à  qui  Dieu  estoit  courroucé, 
pensa  tout  perdre  :  Bias  plaisamment  à  ceux  du  vais- 
seau, qui  an  grand  danger  crioyent,  appellant  le  se- 
cours des  Dieux  :  taisez-vous ,  qu'ils  ne  sentent*3  que 
vous  estes  icy  avec  moy  ;  Albuquerque ,  viceroy  des 
Indes  pour  Emanuel  roy  de  Portugal,  en  un  extrême 
péril  sur  mer,  print  sur  ses  espaules  quelque  jeune 
garçon,  affin  que  son  innocence  luy  servist  de  garand 
et  de  faveur  envers  Dieu4.  Mais  de  la  penser  meilleure, 
plus  excellente  et  parfaicte ,  plus  propre  à  l'exercice 
de  vertu  ,  plus  difficile,  aspre ,  laborieuse  et  pénible, 
comme  ils  veulent  faire  croire ,  se  trompent  bien  lour- 
dement ;  car  au  contraire  ,  c'est  une  grande  descharge 
et  aisance  de  vie,  et  n'est  qu'une  bien  médiocre  pro- 
fession, voire  un  simple  apprentissage  et  disposition  à 

2  Ceci  se  trouve  mot  ponr  mot  dans  Montaigne ,  Liv.  I , 
chap.  38,  de  la  Solitude.  (Tom.  il ,  page  q  de  notre  édit.) 

*3  Qu'ils  n'entendent  pas.  — Les  Italiens  emploient  encore 
le  verbe  sentire  dans  le  même  sens. 

4  Montaigne  ,  loco  citato ,  rapporte  également  ces  deux 
exemples. 


£o8  DE  LA  SAGESSE, 

la  vertu.  Ce  n'est  pas  entrer  en  affaires ,  aux  peines  et 
difficultés,  mais  c'est  les  fuir ,  s'en  cacher,  practiquer 
le  conseil  d'Epicure  (cache  ta  vie)  :  c'est  se  tapir  et 
recourir  à  la  mort  pour  fuir  à  bien  vivre.  Il  est  cer- 
tain que  l'estat  de  roy,  prêtre,  pasteur,  est  plus 
noble  beaucoup,  plus  parfaict,  plus  difficile,  que  ce- 
luy  de  moyne  et  d'hermite  ;  et  de  faict  jadis  les  com- 
pagnies des  moynes  estoient  des  séminaires  et  appren- 
tissages d'où  l'on  tiroit  gens  pour  élever  aux  charges 
ecclésiastiques,  et  des  préparatifs  à  plus  grande  per- 
fection. Et  celuy  qui  vit  civilement  avec  femme,  en- 
fans  ,  serviteurs ,  voisins ,  amis ,  biens ,  affaires ,  et 
tant  de  parties  diverses ,  ausquelles  faut  qu'il  satis- 
fasse et  responde  reiglement  et  loyalement,  a  bien 
sans  comparaison  plus  de  besongne  que  celuy  qui  n'a 
rien  de  tout  cela,  et  qui  n'a  affaire  qu'à  soy  :  la  mul- 
titude, l'abondance  est  bien  plus  affaireuse  que  la  so- 
litude, la  disette.  En  l'abstinence  il  n'y  a  qu'une  chose  ; 
en  la  conduite  et  en  l'usage  de  plusieurs  choses  di- 
verses, y  a  plusieurs  considérations  et  divers  deb- 
voirs  :  il  est  bien  plus  facile  de  se  passer  des  biens, 
honneurs,  dignités,  charges,  que  s'y  bien  gouverner 
et  bien  s'en  acquitter.  Il  est  bien  plus  aisé  du  tout  se 
passer  de  femme,  que  bien  deuement  et  de  tout  poinct 
vivre  et  se  maintenir  avec  sa  femme ,  enfans ,  et  tout 
le  reste  qui  en  despend  ;  ainsi  le  célibat  est  plus  fa- 
cile que  le  mariage  5. 


5  En  professant  ces  opinions  aussi  justes  que  philosophi- 


LIVRE    I,   CHAPITRE   LVI.  /,o9 

De  penser  aussi  que  la  solitude  soit  un  asyle  et 
port  asseuré  contre  tous  vices ,  tentations  et  destour-  . 
biers,  c'est  se  tromper,  il  n'est  pas  vray  en  tous  sens. 
Contre  les  vices  du  monde,  le  bruict  de  la  presse, 
les  occasions  qui  viennent  de  dehors,  cela  est  bon; 
mais  la  solitude  a  ses  affaires  et  ses  difficultés  in- 
ternes et  spirituelles ,  ivit  in  desertum  ut  tentarelur  a 
diabolo^.  Aux  jeunes  hommes  imprudens  et  mal  advisés, 
la  solitude  est  un  dangereux  baston ,  et  est  à  craindre 
que  s'entretenans  tous  seuls  ils  entretiennent  de  mes- 
chantes  gens,  comme  disoit  Cratès  à  un  jeune  homme 
qui  se  promenoit  tout  seul  à  l'escart.  C'est  là  que  les 
fols  machinent  de  mauvais  desseins,  ourdissent  des 
malencontres ,  aiguisent  et  affilent  leurs  passions  et 
meschans  désirs.  Souvent  pour  éviter  Charybdis,  on 
tombe  en  Scylla.  Fuir  n'est  pas  echaper,  c'est  quel- 
quefois empirer  son  marché  et  se  perdre.  Non  viiat 
sed  fugît:  mugis  autem  periculis  patemus  aversi  7.  Il  faut 
estre  sage ,  bien  fort  et  asseuré  pour  estre  laissé  entre 
plus  dangereuses  mains  que  les  siennes  :  guarda  me , 

ques  ,  Charron  oubliait  qu'il  était  prêtre  ,  et ,  par  conséquent , 
célibataire.  C'est  sans  cloute  là  un  de  ces  passages  qui  atti- 
rèrent des  persécutions  sur  lui  et  sur  son  ouvrage. 

6  «  Il  (Jésus)  alla  dans  le  désert ,  pour  y  être  tenté  par  le 
diable  ».  —  Saint  Math. ,  chap.  iv ,  v.  i. 

7  «  Ce  n'est  pas  toujours  éviter  les  dangers  que  de  les 
fuir  :  si  nous  leur  tournons  le  dos,  ils  nous  assaillent  avec 
plus  d'avantage  ».  Sénèque,  épit.  104. 


4io  DE   LA  SAGESSE, 

Dios ,  de  mis,  dit  excellemment  le  proverbe  espagnol: 
nemo  est  ex  imprudenlibus  qui  sibi  relinqui  debeat  :  soli- 
tudo  oriinia  mala  persuadée .  Mais  pour  quelque  consi- 
dération prive'e  ou  particulière  encores  que  bonne  en 
soy  (car  souvent  c'est  lascheté ,  foiblesse  d'esprit,  des- 
pit  ou  autre  passion)  s'enfuyr  et  se  cacber  ayant  moyen 
de  profiter  à  autruy,  et  secourir  au  public,  c'est  es- 
tre  déserteur,  ensevelir  le  talent,  cacher  la  lumière, 
faute  subjecte  à  la  rigueur  du  jugement. 

8  «   Que  Dieu  me  garde  de  moi  »  ! 

9  «   Il  ne  faut  livrer  aucun  imprudent  à  lui-même  :  la  so- 
litude donne  toujours  de  pernicieux  conseils  ».  Sén.  ép.  25. 

CHAPITRE  LVII*. 

Comparaison  de  la  vie  menée  en  commun ,  et  menée  en 
propriété. 

Sommaire.— La  vie  commune,  c'est-à-dire  celle  dans  laquelle 
on  ne  connaît  aucun  droit  de  propriété  ,  ne  peut  convenir 
dans  aucun  état.  Ses  inconvcnîens.  —  Tout  ce  qu'on  pour- 
rait admettre,  ce  serait  de  prendre  ses  repas  en  commun. 

Exemples  :  Platon.  —  Les  premiers  Chrétiens.  —  Les  ré- 
publiques de  Lacédémone  et  de  Crète. 


Aucuns  ont  pense'  que  la  vie  mene'e  en  commun, 
en  laquelle  il  n'y  a  point  de  mien  et  tien ,  mais  où 

"*  C'est  le  cinquante-unième  chapitre  de  la  première  édition. 


LIVRE    I,    CHAPITRE    LVII.  (n 

toutes  choses  sont  en  communauté,  tend  plus  à  per- 
fection, et  tient  plus  de  charité  et  concorde.  Cecy 
peust  avoir  lieu  en  compagnie  de  certain  nombre  de 
gens,  conduite  par  certaine  reigle,  mais  en  un  estât  et 
republicque  non  :  dont  Platon  l'ayant  une  fois  ainsi 
voulu1,  pour  chasser  toute  avarice  et  dissention,  se 
r'advisa  :  car  comme  la  pratique  monstre ,  non-seule- 
ment il  n'y  a  poinct  d'affection  cordiale  à  ce  qui  est 
commun  à  tous ,  et  comme  dict  le  proverbe  :  l'asne  du 
commun  est  tousjours  mal  basté;  mais  encoresla  com- 
munauté tire  à  soy  tousjours  des  querelles,  des  mur- 
mures et  des  haynes,  comme  il  s'est  veu  toujours, 
voire  dedans  l'église  primitive.  Crescenle  numéro  disci- 
puloTum ,  faclum  est  murmur  Graecorum  adversîis  He- 
braeos  2.  La  nature  d'amour  est  telle  que  des  gros 
fleuves,  qui  portent  les  grandes  charges,  s'ils  sont 
divisés  n'en  portent  poinct;  aussi  estant  divisés  à 
toutes  personnes  et  toutes  choses,  pert  sa  force  et 
vigueur.  Mais  il  y  a  degrés  de  communauté  :  vivre, 
c'est  à  dire  manger  et  boire  ensemble  est  très  bon, 
comme  il  estoit  aux  meilleures  et  plus  anciennes  re- 

1  Voyez  le  cinquième  livre  de  sa  République  :  il  y  déve- 
loppe son  système ,  ainsi  que  dans  le  huitième  ,  au  commen- 
cement. Mais  il  n'est  guères  vraisemblable  que  Platon  ait  parlé 
sérieusement. 

2  «  Le  nombre  des  disciples  s'étant  accru,  il  s'éleva  un 
murmure  de  la  part  des  Grecs  contre  les  Hébreux  ».  — 
Actes  des  Apôtres,  chap.  VI,  v.  i. 


£i2  DE  LA  SAGESSE, 

publicques  de  Lacedemone  et  de  Crète3;  car  outre 
que  la  modestie  et  discipline  est  mieux  retenue,  il  y 
a  une  très  utile  communication  :  mais  penser  avoir 
tout  commun ,  comme  vouloit  Platon  un  coup ,  car 
après  il  se  r'advisa,  c'est  pervertir  tout. 


3   Voyez  Plutarque  :  dits  notables   des  Lacedemoniens , 
et  la  vie  de  Lycurgue ,  du  même  auteur. 

t/UiWMlVUiWWbWlitlWVIfVm  UUUIWlIVliWUUfVIIVIflllIWliUVU  IVliUWlVllltWt  VlWtllA  W.": 

CHAPITRE  LVIII*. 

Comparaison  de  la  vie  rustique ,  et  des  villes. 

Sommaire.  « —  La  vie  des  champs  est  préférable  à  celle  des 
villes.  Description  des  avantages  de  la  vie  des  champs.  — 
Le  séjour  des  villes  n'est  bon  que  pour  les  marchands,  les 
artisans ,  et  pour  le  petit  nombre  de  ceux  qui  dirigent  les 
affaires  publiques. 

Exemples'1  :  Columelle. 


Ci  ET  TE  comparaison  n'est  fort  mal  aysée  à  faire  à 
l'amateur  de  sagesse,  car  tous  les  biens  et  advantages 
sont  presque  d'un  costé,  spirituels  et  corporels,  li- 
berté', sagesse,  innocence,  santé',  plaisir 2.  Aux  champs, 

*  C'est  le  cinquante-deuxième  chap.  de  la  première  édition. 

1  Nota.  Par  exemples ,  il  faut  souvent  entendre  aussi  les 
témoignages  allégués  par  l'auteur. 

2  II  y  a,  sur  ce  sujet,  un  beau  passage  de  Ciceron,  où 


LIVRE  I,  CHAPITRE  LVIII.  4i3 

l'esprit  est  bien  plus  libre  et  à  soy  :  es  villes ,  les  per- 
sonnes, les  affaires  siennes  et  d'autruy,  les  querelles, 
visites,  devis,  entretiens,  combien  desrobent-ils  de 
temps!  Amici Jures  temporis1 .  Combien  de  troubles  ap- 
portent-ils ,  de  destournemens ,  de  desbauclies  !  Les 
villes  sont  prisons  mesmes  aux  esprits,  comme  les  cages 
aux  oyseaux  et  aux  bestes.  Ce  feu  céleste  qui  est  en 
nous  ne  veust  point  estre  enfermé,  il  ayme  l'air,  les 
champs  ;  dont  Columelle  dict  que  la  vie  champestre 
est  parente  de  la  sagesse,  consanguinea^ ,  laquelle  ne 
peust  estre  sans  les  belles  et  libres  pense'es  et  médita- 
tions. Or  est-il  difficile  de  les  avoir  et  nourrir  parmy 
le  tracas  et  tabut  des  villes.  Puis  la  vie  rustique  est 
bien  plus  nette ,  innocente  et  simple  ;  es  villes  les  vices 
sont,  en  foule  et  ne  se  sentent  poinct  ;  ils  passent  et  se 
fourrent  par-tout  pesle  mesle;  l'usage,  le  regard,  le 
renconstre  si  fréquent  et  contagieux  en  est  cause.  Poul- 
ie plaisir  et  santé,  tout  le  ciel  estendu  apparoist;  le 
soleil,  l'air,  les  eaux,  et  tous  les  elemens  sont  libres, 
exposés  et  ouverts  de  toutes  parts ,  nous  soubsrient  : 
la  terre  se  monstre  tout  à  descouvert,  ses  fruicts  sont 
devant  nos  yeux  :  tout  cela  n'est  poinct  es  villes,  en  la 

l'on  retrouve  les  idées  de  Charron.  Voy.  le  discours  pro  Sex, 
Rose.  Amerino ,  n°.  75. 

3  «  Les  amis  sont  des  voleurs  de  tems  ». 

4  Voici  le  passage  de  Columelle  :  sola  res  ruslica  P  quœ 
sine  dubitatione  proxirna  et  quasi  consanguinea  sapientice 
est.  Columel.  de  re  rustica,  L.  I,  chap.  1 ,  in  prcefatione. 


/fl4  DE   LA   SAGESSE, 

presse  des  maisons,  tellement  que  vivre  aux  villes, 
c'est  estre  au  monde  banny  et  forclos*5  du  monde, 
Dadvantage  la  vie  champestre  est  toute  en  exercice, 
en  action  qui  ay guise  l'appétit,  entretient  la  santé',  en- 
durcit et  fortifie  le  corps.  Ce  qui  est  à  la  recomman- 
dation des  villes,  est  l'utilité,  ou  privée,  c'est  la  part 
des  marchands  et  artisans  :  ou  publicque,  au  manie- 
ment de  laquelle  sont  appelles  peu  de  gens  ;  et  ancien- 
nement on  les  tiroit  de  la  vie  rustique  6,  et  y  retour- 
noient ayans  achevé  leur  charge. 


*5  Séparé. 

6  Voyez  Tite-Live,    au   sujet  de  Quintus  Cincinnatus  , 
L.  ni,  chap.  6. 

CHAPITRE    LIX*. 

De  la  profession  militaire. 

Sommaire.  —  La  profession  militaire  est  sans  doute  hono- 
rable. —  Et  pourtant  on  ne  saurait  disconvenir  que  l'art  de 
s'entre-tuer  ne  soit  une  insigne  folie.  On  se  bat  pour  des 
intérêts  qui  ne  sont  pas  les  siens ,  pour  une  cause  souvent 
injuste. 

.L'OCCUPATION  et  profession  militaire  est  noble  en 
sa  cause  ';  car  il  n'y  a  utilité  plus  juste  ny  plus  uni- 

*  C'est  le  cinquante-troisième  chap.  de  la  première  édition. 
■  Pris  dans  Montaigne,  L.  III,  chap.  i3. 


LIVRE  I,  CHAPITRE    LIX.  4i5 

verselle  que  la  protection  du  repos  et  grandeur  de  son 
pays2.  Noble  en  son  exécution,  car  la  vaillance  est  la 
plus  forte ,  plus  généreuse ,  et  plus  héroïque  de  toutes 
les  vertus;  honorable,  car  des  actions  humaines,  la 
plus  grande  et  pompeuse  est  la  guerrière,  et  à  qui  tous 
honneurs  sont  décernés;  plaisante,  la  compagnie  de 
tant  d'hommes  nobles,  jeunes,  actifs,  la  veue  ordi- 
naire de  tant  d'accidens  et  spectacles ,  liberté  et  con- 
versation sans  art,  une  façon  de  vie  masle,  sans  céré- 
monie, la  variété  de  tant  d'actions  diverses,  cette  cou- 
rageuse harmonie  de  la  musique  guerrière ,  qui  nous 
entretient  et  nous  eschauffe  et  les  oreilles  et  l'ame  ; 
ces  mouvemens  guerriers  qui  nous  ravissent  de  leur 
horreur  et  espouventement3;  cette  tempestedesons  et 
de  cris;  cette  effroyable  ordonnance  de  tant  de  milliers 
d'hommes,  avec  tant  de  fureur,  d'ardeur  et  de  cou- 
rage. 

Mais  au  contraire  l'on  peust  dire  que  l'art  et  l'ex- 
périence de  nous  entredesfaire ,  entretuer,  de  ruiner 
et  perdre  nostre  propre  espèce ,  semble  desnaturé,  ve- 
nir d'aliénation  de  sens;  c'est  un  grand  tesmoignage 
de  nostre  foiblesse  et  imperfection,  et  ne  se  trouve 
point  aux  bestes,  où  demeure  beaucoup  plus  entière 

2  Charron  ,  dit  l'auteur  de  l'Analyse ,  aurait  pu  ajouter  qu'il 
n'est  point  d'état  où  l'on  rencontre  plus  de  probité  ,  plus  de 
droiture  et  plus  d'humanité.  Ce  qui  n'est  vrai  que  dans  les 
pays  où  les  armées  sont  composées  de  citoyens. 

3  Montaigne,  loc,  cit, 


4i6  DE   LA  SAGESSE, 

l'image  dénature.  Quelle  folie,  quelle  rage,  faire  tant 
d'agitations  ,  mettre  en  peine  tant  de  gens,  courir  tant 
dangers  et  liasards  par  mer  et  par  terre,  pour  chose 
si  incertaine  et  doubteuse,  comme  est  l'issue  de  la 
guerre  ;  courir  avec  telle  faim  et  telle  aspreté  après  la 
mort,  qui  se  trouve  par-tout,  et  sans  espérance  de  sé- 
pulture ;  aller  tuer  ceux  que  l'on  ne  hayt  pas ,  que 
l'on  ne  vit  jamais  ! 

Mais  d'où  vient  cette  grande  fureur  et  ardeur,  car 
l'on  ne  t'a  faict  aucune  offense  ?  Quelle  frénésie  et 
manie  d'abandonner  son  corps ,  son  temps ,  son  re- 
pos ,  sa  vie,  sa  liberté',  à  la  mercy  d'autruy  ?  S'exposer 
à  perdre  ses  membres  et  à  chose  pire  mille  foys  que  la 
mort ,  au  fer  et  au  feu ,  estre  trespané ,  tenaille' ,  des- 
coupé ,  deschire' ,  rompu ,  captif  et  forçat  à  jamais  ?  et 
ce  pour  servir  à  la  passion  d'autruy,  pour  cause  que 
l'on  ne  sçait  si  elle  est  juste ,  et  est  ordinairement  in- 
juste; car  les  guerres  sont  le  plus  souvent  injustes;  et 
pour  tel  que  tu  ne  cognois,  qui  ne  se  soucie  ny  ne 
pensa  jamais  à  toy,  mais  veust  monter  sur  ton  corps 
mort  ou  estropie',  pour  estre  plus  haut,  et  voir  de  plus 
loin  g  ?  Je  ne  touche  icy  le  debvoir  des  subjects  à  leur 
prince  et  à  leur  patrie,  mais  les  volontaires,  libres  et 
mercenaires. 


LIVRE    I,   PRÉFACE.  il- 


Cinquiesme  et  dernière  distinction  et  différence  des  hommes , 
tirée  des  faveurs  et  défaveurs  de  la  nature  et  de  la  fortune. 


PREFACE. 


L.ETTE  dernière  distinction  et  différence  est  toute 
apparente  et  notoire ,  et  qui  a  plusieurs  membres  et 
considérations,  mais  qui  reviennent  à  deux  chefs,  que 
l'on  peust  appeller,  avec  le  vulgaire,  bonheur  et  mal- 
heur, grandeur  et  petitesse.  Au  bonheur  et  grandeur 
appartiennent  santé,  beauté,  et  les  autres  biens  du 
corps,  liberté,  noblesse,  honneur,  dignité,  science, 
richesses ,  crédit ,  amis  :  au  malheur  et  petitesse  ap- 
partiennent tous  les  contraires ,  qui  sont  privations  de 
tous  ces  biens-là.  De  ces  choses  vient  une  très  grande 
diversité ,  car  l'on  est  heureux  en  l'une  de  ces  choses, 
ou  en  deux,  ou  en  trois,  et  non  es  autres;  et  ce  plus 
ou  moins,  par  une  infinité  de  degrés  :  peu  ou  point  y 
en  a  d'heureux  ou  malheureux  en  tous.  Qui  a  la  plus- 
part  de  ces  biens ,  et  spécialement  trois ,  noblesse , 
dignité  ou  authorité  et  richesses ,  est  estimé  grand  ;  qui 
n'a  aucun  de  ces  trois,  est  estimé  des  petits.  Mais 
plusieurs  n'ont  qu'un  ou  deux,  et  sont  moyens  entre 
les  grands  et  petits.  Nous  faut  parler  de  chascun  un 
peu. 

De  la  santé ,  beauté  et  autres  biens  naturels  du  corps , 


4i8  DE  LA  SAGESSE, 

a  esté  dict  cy-dessus  '  :  aussi  de  leurs  contraires  mala- 
die, douleur. 

1  Chap.  XII,  et  chap.  vil. 

CHAPITRE  LX*. 

De  la  liberté  et  du  servage. 

Sommaire.  —  11  y  a  deux  sortes  de  liberté  :  celle  de  l'esprit 
qui  ne  peut  être  ravie,  ni  par  autrui,  ni  parla  fortune; 
celle  du  corps  que  le  hasard  donne  ou  enlève,  et  dont  la 
perte  était  regardée ,  chez  les  anciens  ,  comme  le  plus  grand 
des  maux. 

Exemples  :  Régulus,  Valérien,  Platon,  Diogène. 


IjA  liberté  est  estimée  d'aucuns  un  souverain  bien, 
et  le  servage  un  mal  extresme ,  tellement  que  plusieurs 
ont  plus  aymé  mourir  et  cruellement,  que  debvenir 
esclaves ,  voire  que  tomber  en  danger  de  voir  la  liberté 
publique  ou  la  leur  intéressée.  Il  y  peust  avoir  en  cecy 
du  trop  comme  en  toutes  autres  choses.  Il  y  a  double 
liberté,  la  vraye  de  l'esprit  est  en  la  main  d'un  chas- 
cun ,  et  ne  peust  estre  ravie  ny  endommagée  par  au- 

*t  C'est  le  cinquante-quatrième  chap.  de  la  première  édition. 


LIVRE   I,   CHAPITRE  LXI.  /fi9 

truy,  ny  par  la  fortune  mesme  :  au  rebours  le  servage 
de  l'esprit  est  le  plus  misérable  de  tous  :  servir  à  ses 
cupidités ,  se  laisser  gourmander  à  ses  passions ,  me- 
ner aux  opinions ,  ô  la  piteuse  captivité  !  La  liberté 
corporelle  est  un  bien  fort  a  estimer,  mais  subject  à 
la  fortune  :  et  n'est  juste  ny  raisonnable  (s'il  n'y  est 
joincte  quelqu' autre  circonstance) ,  de  la  préférer  à  la 
vie,  comme  les  anciens,  qui  choisissoient  et  se  don- 
noient  plustost  la  mort  que  de  la  perdre  ;  et  estoit  ré- 
puté à  grande  vertu,  estimant  la  servitude  un  très 
grand  mal  :  servîtus  obedienlia  est  fraciî  animi  et  abjecti , 
arbitrio  carenûs  suo\  De  très  grands  et  très  sages  ont 
£  servi,  Regulus,  \alerianus,  Platon,  Biogenes,  et  à 
de  très  meschans  et  iniques  :  et  n'ont  pour  cela  em- 
piré leur  propre  condition,  demourans  en  effect  et  au 
vray  plus  libres  que  leurs  maistres. 

1  «  La  servitude  est  la  sujétion  d'une  ame  sans  force, 
sans  courage ,  et  privée  de  son  libre  arbitre  ».  Cicer. 
Paradoxe  v,  cliap    i. 

CHAPITRE  LXI*. 

Noblesse. 

Sommaire.  —  Il  y  a  deux  sortes  de  noblesse  :  l'une  de  race 
ou  naturelle,  l'autre  personnelle  et  acquise.  Celle-là  est 

*  C'est  le  cinquante-ciuouième  çhap.  de  la  première  édition. 


4ao  DE  LA  SAGESSE, 

fortuite  et  ne  devrait  attirer  aucune  considération;  l'autre 
est  la  récompense  des  talens  et  des  vertus. —  La  noblesse 
octroyée  par  le  prince,  si  elle  n'a  été  méritée  par  des  ser- 
vices, est  plus  honteuse  qu'honorable. 

Exemples  :  Aristote.  — *  Plutarque.  —  Les  Turcs. 


NOBLESSE  est  une  qualité'  par  tout  non  commune, 
mais  honorable,  introduicte  avec  grande  raison  et  uti- 
lité publique  \ 

Elle  est  diverse,  diversement  prinse  et  entendue 
selon  les  nations  et  les  jugemens;  l'on  en  donne  plu- 
sieurs espèces  ;  selon  la  plus  générale  et  commune 
opinion  et  usage,  c'est  une  qualité'  de  race.  Aristote 
dict  que  c'est  antiquité'  de  race  et  de  richesses7.  Plu- 
tarque l'appelle  vertu  de  race,  àps™  t-évouç3,  entendant 
une  certaine  qualité  et  habitude  continuée  en  la  race. 
Quelle  est  cette  qualité  ou  vertu,  tous  n'en  sont  du 
tout  d'accord ,  sauf  en  ce  qu'elle  soit  utile  au  public  : 
car  à  aucuns  et  la  pluspart  c'est  la  militaire,  aux 

1  C'est  ce  que  dit  Montaigne,  L.  m,  chap.  5. 

2  Aristote  ne  dit  pas  précisément  que  la  noblesse  est  une 
antiquité  de  race,  mais  bien  qu'elle  est  une  antiquité  de 
vertus  et  de  richesses;  voyez  Politique,  L.  IV ,  chap.  8  :  il 
répète  à  peu  près  la  même  chose ,  L.  V,  chap.  i. 

3  Ces  deux  mots  grecs  que  Charron  a  traduits  avant  de  les 
citer,  et  qu  il  attribue  à  Plutarque,  se  trouvent  dans  Aristote, 
Polilic.  L.  III,  cbap.  i3. 


LIVRE   I,   CHAPITRE  LXI.  4ai 

autres  c'est  encore  la  politique ,  la  literaire  des  sça- 
vans,  la  palatine*4  des  officiers  du  prince  :  mais  la 
militaire  a  l'advantage  ;  car  outre  le  service  qu'elle 
rend  au  public  comme  les  autres ,  elle  est  pénible ,  la- 
borieuse, dangereuse,  dont  elle  en  est  plus  digne  et 
recommandable  :  aussi  a-t-elle  emporté  chez  nous , 
comme  par  preciput,  le  titre  honorable  de  vaillance. 
11  faut  donc,  selon  cette  opinion,  y  avoir  deux  choses 
en  la  vraye  et  parfaicte  noblesse  :  profession  de  cette 
vertu  et  qualité  utile  au  public,  qui  est  comme  la 
forme  ;  et  la  race  comme  le  subject  et  la  matière,  c'est- 
à-dire  continuation  longue  de  cette  qualité  par  plu- 
sieurs degrés  et  races,  et  par  temps  immémorial,  dont 
ils  sont  appelles  à  nostre  jargon ,  gentils ,  c'est-à-dire 
de  race,  maison ,  famille,  portant  de  long-temps  mesme 
nom  et  faisant  mesme  profession.  Parquoy  celuy  est 
vraiement  et  entièrement  noble ,  lequel  faict  profession 
singulière  de  vertu  publique ,  servant  bien  son  prince 
et  sa  patrie,  estant  sorty  de  pareils  et  ancestres  qui 
ont  faict  le  mesme. 

Il  y  en  a  qui  séparent  ces  deux ,  et  pensent  que  l'un 
d'eux  seul  suffise  à  la  noblesse,  sçavoir  la  vertu  et 
qualité  seule,  sans  considération  aucune  de  race  et 
des  ancestres  :  c'est  une  noblesse  personnelle  et  ac- 
quise, et  si  on  la  prend  à  la  rigueur,  elle  est  rude; 
qu'un  sorti  de  la  maison  d'un  boucher  et  vigneron 

^4  Celle  des  officiers  au  palais  du  prince. 


4.22  DE   LA    SAGESSE, 

soit  tenu  pour  noble  ,  quelque  service  qu'il  puisse 
faire  au  public5.  Toutesfois  cette  opinion  a  lieu  en  plu- 
sieurs nations ,  nommément  chez  les  Turcs ,  mespri- 
seurs  de  la  noblesse  de  race  et  de  maison,  ne  faisans 
compte  que  de  la  personnelle  et  actuelle  vaillance  mili- 
taire. Ou  bien  l'antiquité  de  race  seule  sans  profession 
de  la  qualité,  cette-cy  est  au  sang  et  purement  naturelle. 
S'il  faut  comparer  ces  deux  simples  et  imparfaictes 
noblesses ,  la  pure  naturelle  à  bien  juger  est  la  moin- 
dre ;  bien  que  plusieurs  en  parlent  autrement,  mais  par 
grande  vanité.  La  naturelle  est  une  qualité  d'autruy 

et  non  sienne  : 

%    • 

.  .  .  Genus  et  proavos  et  quae  non  fecimus  ipsi , 
Vix  ea  nostra  puto 6 

Nemo  vixit  in  gloriam  nostram  ;  nec  uuod  ante  nos  fuit , 
nostrum  est1  :  et  qu'y  a-t-il  plus  inepte  que  de  se  glo- 
rifier de  ce  qui  n'est  pas  sien  ?  Elle  peust  tomber  en 
un  homme  vitieux,  vauneant*8,  très  mal  nay,  et.  en 

5  C'est  le  sentiment  d'une  foule  d'anciens  philosophes ,  et 
entre  autres  de  Plutarque  qui  veut  qu'on  n'ait  égard  qu'à  la 
seule  vertu  d'un  homme  quand  il  s'agit  de  l'élever  à  quelque 
dignité  ;  qu'on  ne  demande  jamais  de  qui  il  est  né.' —  y  oyez 
Plut.  :  Comparaison  de  Lysandre  et  de  Sylla. 

c  «  La  race,  les  ancêtres,  tout  ce  que  nous  ne  tenons 
point  de  nous-mêmes ,  je  l'appelle  à  peine  une  propriété  ». 
Ovid.  Metam. ,  L.  XIII,  Fab.  i,  v.  14.0. 

7  <f  Personne  n'a  pu  vivre  pour  notre  gloire  :  ce  qui  fut 
avant  que  nous  ayons  existé,  n'est  pas  à  nous  ».  Sen.  ep.  4-4 • 

*8  Vaurien. 


LIVRE    I,  CHAPITRE    LXI.  4'23 

soy  vraiement  vilain.  Elle  est  aussi  inutile  à  autruy, 
car  elle  n'entre  point  en  communication  ny  en  com- 
merce, comme  faict  la  science,  la  justice,  la  bonté, 
la  beauté',  les  richesses9.  Ceux  qui  n'ont  en  soy 
rien  de  recommandable  que  cette  noblesse  de  chair  et 
de  sang,  la  font  fort  valoir,  l'ont  tousjours  en  bouche, 
en  enflent  les  joues  et  le  cueur  (ils  veulent  mesnager 
ce  peu  qu'ils  ont  de  bon)  ;  à  cela  les  cognoist-on,  c'est 
signe  qu'il  n'y  a  rien  plus,  puisque  tant  et  tousjours 
ils  s'y  arrestent.  Mais  c'est  pure  vanité,  toute  leur 
gloire  vient  par  chetifs  instrumens ,  ab  utero ,  conceplu, 
partu10,  et  est  ensevelie  soubs  le  tombeau  des  ances- 
tres.  Comme  les  criminels  poursuivis  ont  recours  aux 
autels  et  sepulchres  des  morts ,  et  anciennement  aux 
statues  des  empereurs ,  ainsi  ceux-cy,  destitués  de 
tout  mérite  et  subject  de  vray  honneur,  ont  recours  à 
la  mémoire  et  armoiries  de  leurs  majeurs*11.  Que  sert 
à  un  aveugle  que  ses  parens  ayent  eu  bonne  veue,  et 
à  un  bègue  l'éloquence  de  son  ayeul  ?  et  néanmoins  ce 
sont  gens  ordinairement  glorieux,  altiers,  mesprisans 
les  autres  :  contemptor  animus  et  superbia ,  commune  no~ 
bilkatis  malum12. 

9  Pris  dans  Montaigne,  L.  lit ,  eh.  5. 

10  «  Du  ventre  de  leur  mère ,  de  la  conception ,  de  l'en- 
fantement ».  Osée r chap.  rx,v.  n. 

*11  Ancêtres. 

12  «  L'orgueil,  un  esprit  dédaigneux,  ce  sont  les   défauts 
ordinaires  des  nobles  ».  Salust.  Btllum  Jugurlhin.  Ch.  44- 


4.24  DELASAGESSE, 

La  personnelle  et  l'acquise  a  ses  conditions  toutes 
contraires  et  très  bonnes  ;  elle  est  propre  à  son  pos- 
sesseur, elle  est  tousjours  en  subject  digne,  et  est 
très  utile  à  autruy.  Encores  peust-on  dire  qu'elle  est 
plus  ancienne  et  plus  rare  que  la  naturelle  ;  car  c'est 
par  elle  que  la  naturelle  a  commencé,  et  en  un  mot 
c'est  la  vraye  qui  consiste  en  bons  et  utiles  effects , 
non  en  songe  et  imagination  vaine  et  inutile ,  et  pro- 
vient de  l'esprit  et  non  du  sang,  qui  n'est  point  autre 
aux  nobles  qu'aux  autres.  Quîs generosus  ?  ad  virtutem 
a  nalurâ  bene  compositus  animus  facit  nobilem ,  cui  ex 
nuâcumcjue  conditione  supra  fortunam  licet  surgere1^. 

Mais  elles  sont  très  volontiers  et  souvent  ensemble , 
et  c'est  chose  parfaicte  :  la  naturelle  est  un  achemine- 
ment et  occasion  à  la  personnelle  :  les  choses  retour- 
nent facilement  à  leur  principe  naturel.  Comme  la 
naturelle  a  prins  son  commencement  et  son  estre  de 
la  personnelle  ,  aussi  elle  ramené  et  conduict  les  siens 
à  elle  : 

Fortes  creantur  fortibus  I4. 

Hoc  unum  in  nobilitate  bonum  ,    ut  nobilibus  imposita 

î3  «  Quel  est  l'homme  vraiment  noble?  celui  dont  la 
nature  a  formé  L'ame  pour  la  vertu.  Quelle  que  soit  sa 
condition ,  il  lui  appartient  de  s'élever  au-dessus  de  sa  for- 
tune ».  Sen.,  epist.  44* 

'4-  «  Les  vaillans  naissent  des  vaillans  ».  Hor.  L.  IV 
od,  tv,  v.  2g. 


LIVRE   1,   CHAPITRE   LXI.  £25 

necessitudo  videatur ,  ne  a  majorum  virtutè  dégénèrent1  b  « 
Se  sentir  sorti  de  gens  de  bien ,  et  qui  ont  mérite'  du 
publie ,  est  une  obligation  et  puissant  esguillon  aux 
beaux  exploits  de  vertu  :  il  est  laid  de  forligner  et 
desmentir  sa  race. 

La  noblesse  donnée  et  octroyée  par  le  bénéfice  et 
rescript  du  prince,  si  elle  est  seule,  elle  est  bonteuse 
et  plus  reprochable  qu'honorable  ;  c'est  une  noblesse 
en  parchemin ,  acheptée  par  argent  ou  faveur,  et  non 
par  le  sang,  comme  elle  doibt  :  si  elle  est  octroyée 
pour  le  mérite  et  les  services  notables,  lors  elle  est 
censée  personnelle  et  acquise ,  comme  a  esté  dict. 

l5  «  S'il  y  a  quelque  chose  de  bon  dans  la  noblesse,  c'est 
qu'elle  semble  imposer  à  ceux  qui  naissent  nobles,  l'obligation 
de  ne  pas  dégénérer  de  la  vertu  de  leurs  ancêtres  ». 


£26  DE   LA    SAGESSE, 

CHAPITRE   LXII*. 
De  l'honneur. 

SOMMAIRE.  — Définition  de  l'honneur.  —Il  est  estimé  el 
recherché  par  tout  le  monde  ;  mais  pour  quelles  actions 
est-il  du  ?  —  Le  désir  de  l'honneur  et  de  la  gloire  est  une 
passion  vicieuse ,  mais  utile  au  public!  —  Les  plus  belles 
marques  d'honneur  sont  celles  qui  sont  sans  profit. 

Exemples:  César.  — Les  couronnes  de  laurier  et  de  chêne  etc. 
—  Caton. 


.L' HONNEUR,  disent  aucuns  et  mal*1,  est  le  prix  et 
la  recompense  de  la  vertu,  ou  moins  mal,  la  recog- 
noissance  de  la  vertu ,  ou  bien  une  prérogative  de 
bonne  opinion  ,  et  puis  du  debvoir  externe  envers  la 
vertu  ;  c'est  un  privilège  qui  tire  sa  principale  essence 
de  la  vertu.  Autres2  l'ont  appelle  son  ombre  qui  la 
suit  et  quelquefois  la  précède,  comme  elle  faict  le 

*    C'est  le  cinquante-sixième  chapitre  de  la  première  édition. 

*x  Et  c'est  à  tort  qu'ils  le  disent.  —  Charron  semble  at- 
taquer ici  Bodin ,  qui  définit  ainsi  l'honneur.  J^oyez  de  la 
Pvép.  L.  IV ,  chap.  4- 

-  C'est  Sénèque  ,  dont  voici  les  paroles  :   Gloria  utnmbra 

virtutis  est; quemadmodum  aliquando  umbra  antecedit , 

aliquando  sequitur ,  ilà  aliquandp  gloria  antb  nos  est ali-. 

quandb  in  averso.  Epist.  79. 


LIVRE  I,   CHAPITRE  LXII.  427" 

corps.3  Mais  à  bien  parler,  c'est  l'esclat  d'une  belle 
et  vertueuse  action,  qui  rejalit  de  nostre  ame  à  la 
veue  du  inonde,  et  par  réflexion  en  nous-mesmes, 
nous  apporte  un  tesmoignage  de  ce  que  les  autres 
eroyent  de  nous,  qui  se  tourne  en  un  grand  con- 
tentement d'esprit*. 

L'honneur  est  tant  estime'  et  recherche'  de  tous , 
que  pour  y  parvenir  l'on  entreprend ,  l'on  endure  , 
l'on  mesprise  toute  autre  chose ,  voire  la  vie  ;  toutes 
fois  c'est  une  chose  bien  exile,  mince,  mal  asseure'e, 
estrangere  et  comme  en  l'air,  fort  eslongne'e  de  la 

3  Ce  qui  suit ,  jusqu'à  la  fin  de  l'alinéa,  est  pris  de  la  Phi- 
losophie morale  des  Stoïques ,  par  Duvair  ,  p.  87g. 

*  Variante.  Il  semble  bien  à  aucuns  que  l'honneur  n'est 
seulement  ny  proprement  à  bien  administrer  et  s'acquitter  des 
grandes  charges  (il  n'est  pas  en  la  puissance  de  tous  s'y  em- 
ployer) mais  à  bien  faire ,  ce  qui  est  de  sa  profession  :  car 
toute  louange  est  à  bien  faire  ce  que  nous  avons  à  faire.  Celuy 
qui  sur  l'cschafaut  joue  bien  le  personnage  d'un  varlet,  n'est 
pas  moins  loué ,  que  celuy  qui  représente  le  roy  ;  et  à  celuy 
qui  ne  peust  travailler  en  statues  d'or,  celles  de  cuivre  ou  de 
lerre  ne  luy  peuvent  faillir,  où  il  peust  aussi  bien  monstrer  la 
perfection  de  son  art.  Toutesfois  il  semble  mieux  que  l'honneur 
n'est  bien  deu,  que  pour  les  actions ,  où  y  a  de  la  difficulté 
ou  du  danger.  Toutes  justes  et  légitimes ,  et  d'obligation  ne 
sont  de  tel  mérite  ,  ny  dignes  de  tel  loyer  :  qui  n'est  com- 
mun ny  ordinaire ,  ny  pour  toutes  personnes  et  toutes  ac- 
tions. Ainsi  toute  femme  chaste ,  toute  preude  personne  n'est 
d'honneur.  Il  faut  outre  la  probité ,  encores  la  difficulté  ,  la 
peine,  le  danger.  Encores  y  adjouste-t-on  l'utilité  publique.. 


428  DE   LA   SAGESSE, 

chose  honorée;  car  non-seulement  il  n'entre  point  en 
elle,  ne  lui  est  point  interne,  ou  essentiel,  mais  en- 
cores  il  ne  la  touche  pas  (estant  le  plus  souvent  ycelle 
morte  ou  absente  et  qui  n'en  sent  rien);  il  s'arreste 
et  demeure  seulement  au  dehors,  à  la  porte,  à  son 
nom  qui  reçoit  et  porte  tous  les  honneurs  et  des- 
honneurs, louanges  et  vitupères,  d'où  l'on  est  dict 
avoir  bon  nom  ou  mauvais  nom.  Tout  le  bien  ou  le 
mal  que  l'on  peust  dire  de  César  est  porte'  par  ce  sien 
nom.  Or  le  nom  n'est  rien  de  la  nature  et  substance 
de  la  chose,  c'est  seulement  son  image  qui  la  repré- 
sente, sa  marque  qui  la  confronte  et  sépare  des  au- 
tres, un  sommaire  qui  la  comprend  en  petit  volume, 
l'enlevé   et  l'emporte  toute  entière,  le  moyen  d'en 

Qu'elles  soyent  tant  que  l'on  veust  privement  bonnes  et 
utiles ,  elles  auront  l'approbation  et  bonne  renommée  parmy 
les  cognoissants ,  la  seureté  et  protection  des  loix;  mais  non 
l'honneur  qui  est  public  et  a  plus  de  dignité ,  de  splendeur  et 
d'esclat  (a). 

(a)  Dans  l'édition  de  1601 ,  on  trouve  à  la  fin  du  premier  livre  . 
tout  le  texte  de  cette  variante  ,  pre'cédé  de  cet  avis  :  «  Cet  article  suivant 
avoit  este'  obmis  au  chapitre  de  l'honneur,  qui  est  le  cinquante-sixiesme, 
après  le  premier  article».  D'après  cela,  j'aurais  inséré  dans  le  texte 
même  et  après  le  premier  article  ,  comme  l'indiquait  Charron  ,  tout  ce 
que  je  mets  iei  comme  variante.  Mais  je  me  suis  aperçu  que  l'auteur 
avait  rédigé  autrement  cet  article  pour  l'édition  qui  parut  en  1604 ,  et 
l'avait  placé  au  troisième  alinéa,  et  non  au  second.  C'est  peut-être  à  ce 
troisième  alinéa  que  j'aurais  du  transporter  cette  variante  :  mais  ,  en  la 
laissant  ici ,  je  rappelle  mieux  quelle  avait  été  la  première  intention  ds 
l'auteur. 


LIVRE   I,  CHAPITRE   LXII.  ^29 

jouir  et  user  (car  sans  les  noms  n'y  auroit  que  con- 
fusion, se  perdroit  l'usage  des  choses,  periroit  le 
monde,  comme  richement  enseigne  l'histoire  de  la 
tour  de  Babel)  ;  bref  l' entredeux  et  le  mitoyen  de 
l'essence  de  la  chose  et  de  son  honneur  ou  deshon- 
neur, car  il  touche  la  chose  et  reçoit  tout  le  bien  ou 
le  mal  que  l'on  en  dict.  Or  l'honneur,  avant  arriver 
au  nom  de  la  chose,  faict  un  tour  quasi  circulaire, 
comme  le  soleil,  complet  en  trois  poses  principales , 
l'œuvre,  le  cueur,  la  langue  :  car  il  commence  et  se 
conçoit,  comme  en  la  matrice  et  racine,  en  ce  qui 
sort  et  est  produict  de  beau,  bon,  utile  de  la  chose, 
honore'e,  c'est  (dict  a  esté)  l'éclat  d'une  belle  action. 
Caeli  enarrant  gloriam  Dei  :  pleni  sunt  caeli  et  terra 
gloriâ  tua4,  (car  quelque  valeur,  mérite  et  perfection 
que  la  chose  aye  en  soy  et  au  dedans,  si  elle  ne  pro- 
duit rien  d'excellent,  est  du  tout  incapable  d'hon- 
neur, et  est  comme  si  elle  n'estoit  point);  de  là  il*5 
entre  en  l'esprit  et  intelligence,  où  il  prend  vie  et  se 
forme  en  bonne,  haute  et  grande  opinion  :  finale- 
ment sortant  hors  de  là,  et  porté  par  la  parole  ver- 
bale ou  escrite,  s'en  retourne  par  reflexion,  et  va 
fondre  et  finir  au  nom  de  l'autheur  de  ce  bel  ouvrsge, 
où  il  avoit  commencé,  comme  le  soleil  au  lieu  d'où 


f*  «  Les  cieux  proclament  la  gloire  de  Dieu  :  —  Le  citl  et 
la  terre  sont  pleins  de  ta  gloire.»  Psalm.  xviil,  v.  1. 
*3  L'honneur,  ou  plutôt'  le  germe  de  l'honneur. 


43b  DE  LA  SAGESSE, 

il  est  party ,  et  porte  lors   le  nom  d'honneur ,  de 
louange,  de  gloire  et  renom. 

*Maispour  quelles  actions  est  deu  l'honneur?  c'est 
la  question.  Aucuns  pensent  que  c'est  généralement 
pour  bien  faire  son  debvoir,  et  ce  qui  est  de  sa  pro- 
fession, encores  qu'il  ne  soit  point  esclatant  ni  fort 
utile,  comme  celuy  qui,  sur  l'eschafaut *6,  joue  bien 
le  personnage  d'un  varlet ,  n'est  pas  moins  loue'  que 
celuy  qui  représente  le  roy  ;  et  à  celuy  qui  ne  peust 
travailler  en  statues  d'or,  celles  de  cuivre  ou  de  terre 
ne  luy  peuvent  faillir,  où  il  peust  aussi  bien  mons- 
trer  la  perfection  de  son  art  :  tous  ne  peuvent  s  em- 
ployer ny  ne  sont  appele's  au  maniement  des  grands 
affaires  :  mais  la  louange  est  à  bien  faire  ce  que  l'on 
a  affaire.  Cecy  est  trop  ravaler  et  avilir  l'honneur,  qui 
n'est  pas  un  commun  ny  ordinaire  loger  pour  toutes 
personnes  et  toutes  actions  justes  et  légitimes  ;  toute 
chaste  femme,  tout  homme  de  bien  n'est  pas  d'hon- 
neur. Les  sages  y  requièrent  encores  deux  choses ,  ou 
trois  ;  l'une  est  la  difficulté ,  peine  ou  danger  :  l'autre 
est  l'utilité  publicque  ;  c'est  pourquoy  il  est  propre- 
ment deu  à  ceux  qui  administrent  et  s'acquittent  bien 
des  grandes  charges  ;  que  les  actions  soyent  tant  que 
l'on  voudra  privement  et  communément  bonnes  et 

*  C'est  ici  que  commence  le  texte  qui  a  été  substitué  par 
Charron  à  l'article  que  nous  avons  placé  en  note,  dans  la  pré- 
cédente page  ,  comme  Variante.  . 

*c  Le  théâtre. 


LIVRE   I,  CHAPITRE  LXII.  43ï 

utiles,  elles  auront  l'approbation  et  bonne  renommée 
parmi  les  cognoissans,  la  seureté  et  protection  des 
loix,  mais  non  l'honneur  qui  est  public,  et  a  plus  de 
dignité,  de  splendeur  et  d'esclat7.  Aucuns  y  adjoustent 
la  troisiesme,  c'est  que  l'actionne  soit  point  d'obli- 
gation, mais  de  supererogation. 

Le  désir  d'honneur  et  de  gloire,  et  la  queste  de 
l'approbation  d'autruy,  est  une  passion  vicieuse,  vio- 
lente ,  puissante ,  de  laquelle  a  esté  parlé  en  la  pas- 
sion d'ambition  ;  mais  très  utile  au  public ,  à  contenir 
les  hommes  en  leur  debvoir,  à  les  esveiller  et  es- 
chauffer  aux  belles  actions8,  tesmoignage  de  la  foi- 
blesse  et  insuffisance  humaine ,  qui  à  faute  de  bonne 
monnoye  employé  la  courte  et  la  faulse.  Or  en  quoy 
et  jusques  où  elle  est  excusable,  et  quand  vitupe- 
rable,  et  que  l'honneur  n'est  la  recompense  de  la 
vertu,  se  dira  après9. 

Les  marques  d'honneur  sont  fort  diverses,  mais  les 


7  II  paraît  que  Charron  ne  distingue  point  assez ,  dans  tout 
ce  paragraphe,  l'honneur  de  la  gloire.  L'honneur  est,  ou  doit 
être  le  prix  d'une  conduite  sage,  réglée,  honnête;  la  gloire 
suit  ordinairement  les  actions  extraordinaires ,  brillantes  ,  et 
devrait  être  ,  mais  n'est  pas  toujours  ,  le  prix  de  celles  qui  sont 
éminemment  utiles  à  la  société. 

8  Socrates  avait  dit  :  «  C'est  l'amour  de  la  gloire  qui  pousse 
les  hommes  aux  actions  excellentes.  »  Xénophon ,  Rerum  me- 
morabilium ,  L.  III. 

9  L.  II!  ,  chap,  de  la  vertu  de  la  Tempérance. 


432  DE   LA   SAGESSE, 

meilleures  et  plus  belles  sont  celles  qui  sont  sans 
profit  et  sans  gain,  et  qui  sont  telles  que  Ton  n'en 
puisse  estrener  et  faire  part  aux  vitieux,  et  ceux  qui 
par  quelque  bas  office  auroient  fait  service  au  public. 
Elles  sont  meilleures  et  plus  estimées ,  plus  elles  sont 
de  soy  vaines ,  et  n'ayant  autre  pris  que  simplement 
marquer  les  gens  d'honneur  et  de  vertu ,  comme  elles 
sont  presque  par  toutes  les  polices,  les  couronnes  de 
laurier,  de  chesne  I0, certaine  façon  d'accoustrement, 
prérogative  de  quelque  surnom,  presseance  aux  as- 
semblées, les  ordres  de  chevalerie11.  C'est  aussi  par 
occasion  quelques  fois  plus  d'honneur  de  n'avoir  pas 
ces  marques  d'honneur,  les  ayant  méritées,  que  de 
les  avoir.  Il  m'est  bien  plus  honorable ,  disoit  Caton , 
que  chascun  demande  pourquoy  l'on  ne  m'a  point 
dressé  de  statue  en  la  place,  que  si  l'on  demandoit 
pourquoy  l'on  m'en  a  dresse  I2. 

10  Plutarque  nous  apprend  que  c'était  la  coutume  des  Ro- 
mains d'honorer  de  cette  couronne ,  celui  qui  avait  sauvé  à  la 
guerre  un  citoyen.  C'est  ce  qu'ils  appelaient  la  Couronne  ci- 
vique. Voy.  Plularque  ,  Vie  de  Coriolan.  —  Cela  se  voit  en- 
core par  un  passage  de  Tacite,  Annal.  L.  xn  ,  chap.  3i ,  in  fine. 

11  Montaigne  a  employé  les  mêmes  pensées,  et  souvent  les 
mêmes  expressions  ,  dans  le  chapitre  VU  ,  du  L.  il ,  des  Essais  : 
tome  il ,  page  352  de  notre  édition. 

12  Plutarque ,  Vie  de  M.  Caton.  —  Ammien  Marcellin 
rapporte  aussi  cette  belle  réponse ,  L.  XI ,  chap.  6. 


LIVRE  I,  CHAPITRE  LXIII.  433 

CHAPITRE  LXIII*. 

De  la  science. 

Sommaire.  —  Les  uns  estiment  trop  la  science ,  les  autres 
trop  peu  ;  elle  ne  doit  pas  être  préférée  sans  doute  à  la  pro- 
bité ,  à  la  vertu  etc. ,  mais  elle  doit  marcher  de  pair  avec  la 
noblesse  naturelle,  la  valeur,  etc.  Les  sciences  préférables 
aux  autres ,  sont  celles  qui  ont  le  bien  public  pour  but. 
Vanité  de  toutes  celles  qui  ne  tendent  pas  à  rendre  la  vie 
ou  meilleure  ou  plus  douce. 


JLa  science  est  à  la  vérité  un  bel  ornement,  un  outil 
très  utile  à  qui  en  sçait  bien  us^r;  mais  en  quel  rang 
il  la  faut  tenir,  tous  n'en  sont  d'accord  :  sur  quoy  se 
commettent  deux  fautes  contraires,  l'estimer  trop ,  et 
trop  peu.  Les  uns  l'estiment  tant,  qu'ils  la  préfèrent 
à  toute  autre  chose ,  et  pensent  que  c'est  un  souve- 
rain bien,  quelque  espèce  et  rayon  de  divinité;  la 
cherchent  avec  faim,  despence,  et  peine  grande;  les 
autres  la  mesprisent,  et  desestiment  ceux  qui  en  font 
profession  :  la  médiocrité*1  est  plus  juste  et  asseurée. 
Je  la  mets  beaucoup  au  dessoubsde  lapreud'hommie2, 

*  C'est  le  cinquante-septième  ehap.  de  la  première  édition. 
*'   Ce  mot  signifie  ici  le  milieu,  l'opinion  mitoyenne. 
2  «  Le  bon  sens  ,  sans  le  savoir,  vaut  mieux  que  le  savoir 
sans  le  bon  sens  »  ,  dit  Quintil.  Instit.  orator.  L.  VI ,  ch.  6. 

T.  28 


4.34  DE   LA   SAGESSE, 

santé,  sagesse ,  vertu,  et  encores  au  dessoubs  de  l'ha- 
bileté aux  affaires 3  :  mais  après  cela  je  lamettrois  aux 
mains  et  en  concurrence  avec  la  dignité,  noblesse 
naturelle ,  vaillance  militaire  ;  et  les  laisserois  volon- 
tiers disputer  ensemble  de  la  presseance  :  si  j'estois 
pressé  d'en  dire  mon  advis ,  je  la  ferois  marcher  tout 
à  costé  d'elles,  ou  bien  incontinent  après. 

Comme  les  sciences  sont  différentes  en  subjects  et 
matières ,  en  l'apprentissage  et  acquisition  ;  aussi 
sont-elles  en  l'utilité,  honnesteté,  nécessité,  et  en- 
cores en  la  gloire  et  au  gain  :  les  unes  sont  théoriques 
et  en  pure  spéculation;  les  autres,  practiques  et  en 
action.  Item,  les  unes  sont  reaies,  occupées  en  la 
cognoissance  des  choses  qui  sont  hors  de  nous , 
soyent-elles  naturelles»  ou  surnaturelles  ;  les  autres 
sont  particulières ,  qui  enseignent  les  langues ,  le  par- 
ler, et  le  raisonner.  Or  desja,  sans  aucun  doubte, 
celles  qui  ont  plus  d'honnesteté ,  utilité,  nécessité,  et 
moins  de  gloire,  vanité,  gain  mercenaire,  sont  de 
beaucoup  à  préférer  aux  autres.  Parquoy  tout  abso- 
lument les  practiques  sont  les  meilleures  qui  regar- 
dent le  bien  de  l'homme4,  apprennent  à  bien  vivre  et 
bien  mourir ,  bien  commander,  bien  obéir ,  dont  elles 

3  Charron  traite  plus  en  détail  ce  sujet,  dans  le  chap.  i/t 
du  L.  m. 

^  Selon  Platon  ,  ce  qui  est  le  plus  avantageux  à  un  être 
quelconque ,  est  aussi  ce  qui  a  le  plus  de  conformité  avec  su 
nature.  —  Voy.  de  la  Rép.  L.  IX. 


LIVRE    I,   CHAPITRE   LXIV.  ^35 

doibvent  estre  sérieusement  estucliées  par  celuy  qui 
prétend  à  la  sagesse ,  et  desquelles  cet  œuvre  est  un 
abrégé  et  sommaire,  sçavoir  morales,  (Economiques, 
politiques.  Après  elles,  sont,  les  naturelles,  qui  ser- 
vent à  cognoistre  tout  ce  qui  est  au  monde  à  nostre 
usage,  et  ensemble  admirer  la  grandeur,  bonté,  sa- 
gesse ,  puissance  du  maistre  architecte.  Toutes  les 
autres  ou  sont  vaines ,  ou  bien  elles  doibvent  estre 
estucliées  sommairement  et  en  passant,  puisqu'elles 
ne  servent  de  rien  à  la  vie,  et  à  nous  faire  gens  de 
bien.  Donc  c'est  dommage  et  folie  d'y  employer  tant 
de  temps,  despence  et  de  peine,  comme  l'on  faict.  Il 
est  vray  qu'elles  servent  à  amasser  des  escus,  et  de  la 
réputation  parmy  le  peuple  ,  mais  c'est  aux  polices , 
qui  ne  sont  pas  du  tout  bien  saines. 

CHAPITRE  LXIV*. 
Des  richesses  et  povreté. 

Sommaire.  —  Les  richesses  et  la  pauvreté  excessives  sont 
deux  sources  de  trouble.  — Plusieurs  législateurs  ont  voulu 
détruire  cette  inégalité  dangereuse,  et  établir  l'égalité  qu'ils 
ont  appelée  mère  nourrice  de  paix  et  d'amitié ;  d'autres 
même  ont  voulu  la  communauté  de  biens  ;  mais  ni  l'une  ni 
l'autre  ne  peut  exister  de  fait.  L'inégalité  des  fortunes 
est  donc  nécessaire  ;    mais  il  faut  qu'elle  soit  modérée.  — 

*  C'est  le  cinquante-huitième  chap.  de  la  première  édition. 


{36  DE    LA   SAGES'SE, 

L'inégalité  excessive  des  biens ,  vient  de  plusieurs  causes  , 
telles  que  les  prêts  usuraires,  les  donations  entre  vifs ,  toutes 
les  dispositions  enfin   qui  enrichissent  lés  uns  aux  dépens 
des  autres  ;  c'est  à  cela  qu'il  faut  remédier. 
Exemples  :  Platon  et  Aristote. 


Ce  sont  les  deux  eîemens,  et  sources  de  tous  de- 
sordres ,  troubles  et  remuemens  qui  sont  au  monde  '  ; 
car  l'excessive  richesse  des  uns  les  hausse  et  pousse 
à  l'orgueil ,  aux  délices  ,  plaisirs,  desdain  des  povres, 
à  entreprendre  et  attenter;  l'extresme  povrete'  des 
autres  les  meine  en  envie,  jalousie  extresme,  despit, 
desespoir ,  et  à  tenter  fortune.  Platon  les  appelle 
pestes  des  republiques2.  Mais  qui  des  deux  est  la  plus 
dangereuse  ,  il  n'est  pas  tout  résolu  entre  tous.  Selon 
Aristote  ,  c'est  l'abondance  ;  car  l'estat  ne  doibt  point 
redoubler  ceux  qui  ne  demandent  qu'à  vivre ,  mais 

1  «  De  toutes  les  causes  de  séditions  et  changemens ,  dit 
Bodin  ,  il  n'y  en  a  point  de  plus  grandes  que  les  richesses  ex- 
cessives de  peu  de  sujets,  et  la  pauvreté  extrême  de  la  plu- 
part ».  De  la  Rép.  L.  v.  chap.  2,  initio. 

2  Plutarque  appelle  la  pauvreté  et  l'avarice ,  les  deux  plus 
grandes  et  plus  anciennes  pestes  des  villes  et  des  Etats.  Plu- 
tarq.  Vie  de  Lycurgue.  —  Il  dit  ailleurs  :  «  le  point  le  plus  im- 
portant et  le  plus  capable  de  rendre  une  ville  heureuse ,  et 
d'y  faire  régner  la  concorde  et  l'union  ,  est  que  ,  parmi  les  ci- 
toyens ,  il  n'y  ait  ni  pauvres  ni  riches  ».  Id.  Vie  de  Solon, 


LIVRE   I,  CHAPITRE   LXIV.  ^37 

bien  les  ambitieux  et  opulens.  Selon  Platon,  c'est  la 
povreté3;  car  les  povres  desespere's  sont  terribles  et 
furieux  animaux,  n'ayans  plus  de  pain,  ne  pouvans 
exercer  leurs  arts  et  mestiers  ;  ou  bien  excessivement 
chargés  d'imposts,  apprennent  de  la  maistresse  d'es- 
chole,  nécessite',  ce  qu'ils  n'eussent  jamais  ose'  d'eux- 
mesmes,  et  oseront,  car  ils  sont  en  nombre.  Mais  il 
y  a  bien  meilleur  remède  à  ceux-cy  qu'aux  riches,  et 
est  facile  d'empescber  ce  mal  ;  car  tandis  qu'ils  au- 
,  ront  du  pain,  qu'ils  pourront  exercer  leur  mestier  et 
en  vivre,  ils  ne  se  remueront  point.  Parquoy  les  ricbes 
sont  à  craindre  à  cause  d'eux-mesmes ,  et  de  leur  vice 
et  condition  :  les  povres  à  cause  de  l'imprudence  des 
gouverneurs. 

Or  plusieurs  législateurs  et  policeurs  d'estats  ont 
voulu  chasser  ces  deux  extremite's,  et  cette  grande 
inequalité  de  biens  et  de  fortunes,  et  y  apporter  une 
médiocrité  et  equalité,  qu'ils  ont  appelle'e  mère  nour- 
rice de  paix  et  d'amitié;  et  encores  d'autres4  y  ont 
voulu  mettre  la  communauté,  ce  qui  ne  peust  estre 
que  par  imagination.  Mais  outre  qu'il  est  dû  tout 
impossible  d'y  apporter  equalité,  à  cause  du  nombre 
des  eiifans  qui  croistra  en  une  famille  et  non  en  l'au- 
tre ,  et  qu'à  peine  a-t-elle  pu  estre  mise  en  practiqué , 


3  Plat,  de  Rep.  L.  y  [il. 

4  Platon,  dans  sa  République  (L.  v) ,  et  Thomas  Morus 
dans  son  Utopie. 


438  DE   LA   SAGESSE, 

bien  que  l'on  s'y  soit  efforce',  et  qu'il  ave  beaucoup 
couste'  pour  y  parvenir;  encores  ne  seroit-il  à  propos 
ny  expédient;  ce  seroit  par  autre  voie  retomber  en 
mesme  mal.  Car  il  n'y  a  haine  plus  capitale  qu'entre 
égaux5  ;  l'envie  et  jalousie  des  égaux  est  le  séminaire 
des  troubles,  séditions,  et  guerres  civiles6.  Il  faut  de 
l'inequalité,  mais  modérée;  l'harmonie  n'est  pas  es 
sons  tous  pareils,  mais  differens,  et  bien  accordans. 
Nihil  est  œqualitate  inœqualius  7. 
Cette  grande  et  difforme  inequalité  de  biens  vient  , 
de  plusieurs  causes,  spécialement  de  deux  :  l'une  est 
aux  prestations  iniques,  comme  sont  les  usures  et 
intérêts  par  lesquelles  les  uns  mangent,  rongent  et 
s'engraissent  de  la  substance  des  autres,  qui  dévorant 

3  Tout  ceci  est  pris  dans  Bodin.  L.  v  ,  de  la  Rép.  chap.  2. 

6  Solon  pensait  tout  différemment  ;  car  il  disait  que  l'é- 
galité n'engendrait  jamais  de  guerres.  Plutarque  ,  dans  Solon. 
—  Bodin  n'était  pas  ici  un  bon  guide  pour  Charron.  Il  est 
difficile  de  concevoir  comment  l'égalité ,  si  elle  pouvait  exister , 
occasionnerait  des  haines  capitales ,  des  guerres  civiles ,  etc. 
Tous  ces  maux  ont  le  plus  souvent  pour  cause  la  trop  grande 
inégalité  des  fortunes.  Au  reste,  peu  après,  notre  auteur  de- 
mande une  inégalité  modérée  :  c'est  en  effet  là  ce  qu'il  faut. 

7  «Rien  déplus  inégal  que  l'égalité  ».  Pline,  Epist.  5, 
L.  IX,  in  fine.  Il  répète  la  même  pensée,  Liv.  11 ,  Ep.  12  ; 
mais  ce  n'est  pas  tout-à-fait  dans  le  sens  où  Charron  l'em- 
ploie. Il  parle  des  conseils  publics  ,  où  les  voix  ,  au  lieu  d'être 
pesées  ,  sont  comptées.  Chacun ,  ajoute-t-il ,  y  a  la  même 
autorité ,  tous  n'ont  pas  les  mêmes  lumières. 


LIVRE    I,    CHAPITRE    LXIV.  439 

plebem  meam  sicut  escam  partis* ;  l'autre  est  aux  dispo- 
sitions, soit  entre  vifs,  aliénations,  donations,  do- 
tations à  cause  de  mariage ,  ou  testamentaires  et  à 
cause  de  mort.  Par  tous  lesquels  moyens ,  les  uns 
sont  excessivement  advantagés  sur  les  autres,  qui  res- 
tent povres  ;  les  filles  riches  et  héritières  sont  marie'es 
avec  les  riches ,.  d'où  sont  desmembrées  et  anéanties 
aucunes  maisons,  et  les  autres  relevées  et  enrichies. 
Toutes  lesquelles  choses  doibvent  estre  reiglées  et 
modérées,  pour  sortir  des  bouts  et  extrémités  exces- 
sives,  et  approcher  aucunement  de  quelque  médio- 
crité et  equalité  raisonnable  :  car  entière  il  n'est  pos- 
sible ny  bon  et  expédient,  comme  dict  est 9.  Et  cecy 
se  traictera  en  la  vertu  de  justice. 

8  «  Qui  dévorent  mon  peuple  comme  du  pain  ».  Psahn. 
XIII ,  v.  4-. 

9  On  voit  que  du  tems  de  Charron  ,  on  sentait  les  inconvé- 
niens  des  substitutions  ,  majorats  ,  enfin  de  tous  les  actes  qui 
rendent,  dans  les  familles,  les  partages  inégaux,  et  qui  ten- 
dent à  circonscrire  la  propriété  dans  un  petit  nombre  de  main.?. 

FIN  DU  LIVRE  PREMIER. 


•    » 


S  NOTES  AJOUTÉES*.,* 


Liv.  I".  chàp.  Ier,  page  û.  —  Ay&si  l'homme  est- 
il  très -difficile  à  cognoistre.  —  Bayle  l'a  remarqué 
avec  beaucoup  de  justesse  :  «  Je  ne  sais  ,  dit-il ,  si  la 
nature  peut  présenter  un  objet  plus  étrange  et  plus 
difficile  à  démêler  à  la  raison  toute  seule  ,  que  ce  que 
nous  appelons  un  animal  raisonnable  ;  il  y  a  là  un 
chaos  plus  embrouillé  que  celui  des  poètes.  »  — Con- 
tinuation aux  pensées  diverses,  sect.i  12. 

Chap.  il,  page  Jn.  —  Son  corps  fut  basty  le  premier 
de  terre  vierge.  —  Si  lévêque  Archelaus,  qui,  à  ce 
qu'on  prétend,  a  eu  une  dispute  avec  Manichée;  si, 
dis-je,  cet  évêque  supposé  a  dit  vrai,  Charron,  en  vou- 
lant expliquer  la  formation  de  l'homme,  mériterait  le 
même  reproche  ;  car ,  selon  cet  évêque ,  omnis  enini 
qui  de  aliquo  exponit ,  quomodo  factus  sit  _,  majorent  se 
et  antiquiorem  ostendit  esse  quant  est  Me  de  quo  dicit. 
act.  disput.  Archel.  p.  66.  De  Beausobre  qui  cite 
ce  passage,  a  raison  d'y  ajouter  une  réflexion  qui  se 
présente  aussitôt  à  l'esprit:  A  ce  compte ,  dit-il,  Moyse 
voulait  montrer  qu'il  était  plus  grand  et  plus  ancien 

*  Ces  notes  sont  de  Naigeon.  Elles  n'ont  pas  été  placées 
au  bas  des  pages  où  elles  devraient  se  trouver,  parce  qu'une 
partie  de  ce  premier  tome  de  Charron  était  imprimée ,  lorsque 
j'ai  pu  disposer  du  travail  de  Naigeon  sur  ce  philosophe. 


Ua  NOTES 

que  le  monde  ,  puisqu'il   en  raconte  la  création.  — 

Hist.  des  dogmes  de  Manichée,  Liv.  I,  chap.  il. 

Même  chapitre,  page  17.  —  Sol  et  homo  générant 

•hhu**hi** '  J^tMntthominenif^—  Césalpin  veut  que  cette  maxime  :  l'homme 

<b"it*wr.j  tf,l  i*~  et  le  soleil  engendrent  l'homme  ,  signifie ,  non  pas  que 

f"*''  l'adjonction  du^oïeil  est  nécessaire  à  la  production  de 

l'homme  5  mais  que  le  soleil ,  sans  l'aide  de  l'homme , 

est  une  cause  suffisante  de  la  production  de  l'homme. 

Il  prétend  que  la  matière  de  tous  les  êtres  sublunaires 

n'est  qu'une  puissance  passive  ,  qui  acquiert,  par  le 

mouvement  des  cieux,  toute  son  actualité.  Il  donne  à 

l'intelligence  motrice  des  cieux,  la  première  formation 

des  êtres  ,  comme  à  la  cause  principale  ,  et  aux  cieux 

comme  à  la  cause  instrumentale.  — &  Césalpin.  Quœst. 

peripateticœ,  Liv,  V,  chap.  ï.  —  Césalpin  fut  premier 

médecin  du  pape  Clément  VIII ,  et  mourut  à  Rome, 

le  23  février  i6o3. 

Chap.  m,  page  21.  — Uame..3  parcelle ,  scintille, 
image  et  defluxion  de  la  divinité.  —  Charron  voulait- 
il  dire  par  là  que  l'ame  était  une  émanation ,  une  prola- 
tiondeDieuPCelaneseraitpas  trop  orthodoxe  :  ou  Lieu 
a-t-il  voulu  dire  simplement  que  lame  venait  de  Deo, 
et  non  pas  ex  Deo  ?  Je  laisse  au  lecteur  à  décider  la 
question.  Pour  moi,  si  j'en  juge  d'après  l'explication 
des  trois  parties  dont  il  compose  l'homme,  je  ne  doute 
nullement  qu'il  n'ait  cru  que  Dieu  avait  produit  l'es- 
prit  par  voie  d'émanation.  C'est  à  la  vérité  une  im- 
piété horrible ,  et  qui  entraîne  les  plus  affreuses  con- 
séquences 5  mais ,  que  les  catholiques  romains  fassent 
réflexion  que  les  pères  de  l'église  ,  ces  hommes  qu'ils 


AJOUTÉES,  44.3 

s  imaginent  être  conduits  par  l'action  immédiate  de  la 
divinité  ,  ont  tous,  ou  du  moins  la  plus  grande  partie  , 
donné  dans  la  même  erreur,  et  alors  ils  seront  moins 
prompts  à  prononcer  anathême  contre  Charron,  sup- 
posé qu'il  se  soit  laissé  infecter  du  même  venin. 

Chap.  v. ,  page  29.  —  Des  propriétés. singulières  du 
corps  humain.  — Le  titre  de  ce  chapitre  me  rappelle 
une  très-belle  pensée  de  Galien  :  il  disait  qu'en  com- 
posant son  traité  de  l'Usage  des  parties  du  corps  hu- 
main ,  il  avait  fait  un  hymne  incomparable  à  la  louange 
du  Créateur.  Hobbes  dit  quelque  chose  d'approchant 
dans  son  petit  traité  ,  De  Homine  :  ceux-là ,  dit-il  , 
qui,  étant  capables  de  considérer  les  vaisseaux  qui  ser- 
vent à  la  génération  et  à  la  nutrition ,  ne  remarquent 
pas  qu'ils  ont  été  faits  par  un  être  plein  d'intelligence, 
pour  différentes  fins  ,  doivent  passer  ,  eux-mêmes  , 
pour  des  gens  destitués  d'intelligence.  Quij,  si  machi- 
nas omnes  tum  generationis  ,  tum  nutritionis  satis 
perspexerint ,  nec  tamen  eas  a  mente  aliqua  conditas 
ordinatasque  ad  sua  quasque  ojjîcia  viderint  _,  ipsi 
profecto  sine  mente  esse  censendi  sunt.  —  Hobbes  , 
De  Homme 3  chap.  I. 

Chap.  VI,  page  34«  —  La  beauté —  est  une  pièce 
de  grande  recommandation.  —  Cela  est  pris  dans 
Montaigne,  Liv.  II,  chap. .XVII.  Formo sa  faciès 
muta  commendatio  est ,  dit  Publius  Syrus.  Quel  que 
soit  l'avantage  de  la  beauté,  Cicéron  n'en  a  pas 
moins  raison  de  dire  que  celle  de  l'ame  est  préfé- 
rable à  celle  du  corps  ;  animi  enim  lineamenta  sunt 
pulchriora  quant  corporis.  De  finib.Liv.  III,  n°.  ^5;  et 


444  "   NOTES 

Platon  ne  craint  point  de  dire  que  celui  qui  préfère  la 
beauté  du  corps  à  la  vertu ,  déshonore  véritablement 
et  entièrement  son  ame.  De  Legib.  Liv.  V' 

Même  chapitre ,  page  85. — Aristote  dit  qu'il  appar- 
tient aux  beaux  de  commander.  — Voyez  la  politique 
d'Aristote  ;  liv.  III  ,  chap.  ni.  Voici  un  passage  de 
Themistius  qui  vient  à  l'appui  de  la  pensée  d'Aristote. 
Nascitur  rex  et  inter  hommes,  sed  tamen  raro,  et  post 
longa  annorum  intervalla;  tum  scilicet  quum  animipul- 
chritudo  cum  corporis  excellentia  co?nungitur  ac  com- 
miscetur ,  atque  is  certe  magnus  est  rex ,  cujus  forma 
âc  species  intégra  est,,  omnique  ex  parte  absoluta  et 
perfecta.  —  Themistius ,  in  clementia  Theodosii. 

Même  chapitre  ,  page  3y.  —  Cette  diversité  (  des 
visages  )  est  très-utile.  —  Si  Cumberland  eût  existé 
avant  Charron ,  on  croirait  que  ce  dernier  a  copié  ce 
qu'il  dit  ici.  Comme  j'ignore  si  Cumberland  en- 
tendait la  langue  française  ,  je  ne  puis  dire  s'il  a 
profité,  en  cet  endroit,  des  idées  de  Charron.  Quoi 
qu'il  en  soit ,  voici  comme  il  s'exprime  :  «  Cette  di- 
versité prodigieuse  des  traits  du  visage  qui  font 
qu'entre  plusieurs  milliers  de  personnes,  à  peine  en 
voit-on  deux  qui  se  ressemblent,  est  très-utile  pour 
l'entretien  des  sociétés  ;  car  tous  les  hommes  peuvent 
être  aisément  distingués  par  là  :  chacun  peut  sans  se 
méprendre ,  reconnaître  ceux  avec  qui  il  a  fait  quel- 
que convention  ou  entrepris  quelque  affaire  que  ce  soit, 
et  quelqu'un  peut  rendre  aussi  un  témoignage  certain 
de  ce  que  l'on  a  dit^  fait.,  ou  entrepris:  toutes  choses 
dont  il  n'y  aurait  pas  moyen  de  s'assurer,  s'il  ne  se 


AJOUTÉES.  '     445 

trouvait  sur  le  visage  de  chaque  personne ,  quelque 
caractère  particulier  qui  empêchât  de  la  confondre 
avec  d'autres  » .  —  Traité  des  lois  naturelles,  chap.  il. 
p.  176  de  la  version  française. 

Même  chapitre,  page  4°-  —  Socrates  confessoit 
que  la  laideur  de  son  corps  accusoit  justement  la  lai- 
deur naturelle  de  son  ame;  etc.  — ■  Ceci  est  pris  de 
Cicéron,  Tuscul.  Quœst.lAv.yij  chap.  xxvn,  n°.  3o. 
Le  même  Cicéron  nous  apprend  que  Stilpon  avait 
corrigé  par  l'étude  de  la  philosophie  ;  les  mauvaises 
inclinations  du  tempérament.  Voy.  Defato  ,  liv.  V. 

Chap.  VIII,  page  61.  —  Elle  (lame)  meut  le  corps 
et  non  soy-mesme.  Charron  a  raison  ;  il  a  senti  l'er- 
reur d'Aristote  qui  fait  consister  les  principales  pro- 
ptiétés  de  l'ame  dans  la  force  de  se  mouvoir.  Voy. 
Aristot.  de  Anima  ,  liv.  I  ;  chap.  il,  et  Plutarque  de 
placitis  philosophorum ,  liv.  IV,  chap.  11.  Platon  était 
aussi  dans  cette  erreur.  Voy.  Platon  in  Phcedro. 

Chap.  vin ,  page  66.  — La  seconde  (absurdité)  fait 
aussi  les  b estes  immortelles .  —  Rapportons  ici  l'opinion 
de  Daniel  Sennert  3  qui  veut  que  de  sa  nature  ,  l'ame 
des  bêtes  soit  aussi  immortelle  que  l'ame  de  l'homme; 
de  sorte  que ,  si  celle-ci  ne  périt  pas  avec  le  corps  , 
comme  l'autre ,  c'est  par  une  grâce  particulière  du 
Créateur.  — Sennert  de  générât.  <viventium3  cap.  xiv. 
—  Ajoutons  ce  passage  de  La  Mothe-Le-Vayer  :  «  On 
ne  peut  ajouter  de  raisons  humaines  si  fortes  pour 
l'immortalité  de  notre  ame  ,  qui  n'aient  leurs  revers , 
faisant  autant  pour  l'immortalité  de  l'ame  des  brutes, 
ou  qui  ne  soient  balancées  par  d'autres   raisons  aussi 


446  NOTES 

puissantes» .  (Dialogue  de  l'ignorance  louable,  page  1 1 3 
de  l'édit.  de  Francfort  ). . .  «  Il  en  restera  toujours  assez 
pour  embarrasser  tout  esprit  qui  ne  consultera  que  la 
philosophie  pour  se  résoudre  sur  ce  point  »  (Id.  ibid.). 
Joseph  François  Boni  prétend  que  l'ame  des  bêtes  est 
une  production  ,  ou  plutôt  une  émanation  de  la  sub- 
stance des  mauvais  anges,  et  que  c'est  pour  cela  qu'elle 
est  mortelle  ;  voilà  le  système  du  père  Bougeant.  — 
Vita  del  cavagliere  Borri  3  page  354  et  seqq 

Chap.  vin,  page  67. — Voyons  d'où  elle  (l'ame)  vient 
et  comment  elle  entre  au  corps.  — L'Astronome  Hip- 
parque  attribuait  aux  âmes  une  origine  céleste  ;  écou- 
tons Pline  :  Hipparchus  3  nunquam  satis  laudatus  3  ut 
quo  nemomagis  approb  averti  cognationem  cum  homme 
siderum  3  animasque  nostras  partem  esse  cceli.  Hist. 
Nat.  Liv.  II  /chap.  XXVI. 

Même  chapitre  ,  page  68.  —  C'est  une  chose  secrette 
et  incognue  aux  hommes  3  de  laquelle  (opinion)  ont  été 
sainct  ^Augustin ,  Grégoire  _,  etc.  —  Saint  Augustin 
dit  (  de  Gen.  ad  liter.  Liv.  VII 3  chap.  xxiv  ),  qu'il 
est  vraisemblable  que  Dieu  créa,  au  commencement, 
toutes  les  âmes.  Ruffin  attribue  ce  sentiment  à  Saint 
Jérôme.  Philastre,  cap.  99,  condamne  comme  des  hé- 
rétiques ,  ceux  qui  nient  que  les  âmes  ont  été  créées 
avant  les  corps.  Il  est  vrai  que  Saint  Augustin  a  varié 
là  dessus  (  Voy.  Retract.  Lib.  I ,  cap.  10).  Au  reste, 
voyez  le  livre  de  Sandius  de  origine  animœ  :  il  prouve: 
par  une  infinité  d'autorités  que  "les  pères  latins  ont 
cru  la  préexistence  des  âmes. 

Même  chapitre  ,  page  71.  —  L'ame  donc  est  toute 


AJOUTEES.  44.7 

en  tout  le  corps ,  je  ji  ad  joute  pomt  quelle  est  toute  en 
chasque  partie  du  corps }  car  cela  implique  contradiction . 

—  Toto  in  toto  _,  et  toto  in  singulis  partibus.  C'est 
ce  que  disent  les  scholastiques  de  la  présence  de  l'ame 
dans  le  corps  humain.  Au  reste,  Charron  a  très-bien 
senti  l'absurdité  de  cette  assertion  ;  car  on  n'a  aucune 
idée  d'une  substance  incorporelle  qui  soit  toute  dans 
son  espace,  et  toute  dans  chaque  partie  de  son  espace. 

Même  chapitre,  page  ^3.  —  Toutes  fois ,  les  Sa-> 
duceens...  n'en  faisaient  point  la  petite  bouche  à  la  nier 
(l'immortalité  de  l'ame).  —  Joseph  l'assure.  Voyez  de 
Bello  judaico ,  L.  II  ,  cap.  xii.  Voyez  aussi  slntiq. 
judaic.  L.  XVIII ,  cap.  Il,  —  Il  y  en  a  eu  bien  d'autres 
qui  ont  nié  l'immortalité  de  l'ame  ;  citons  d'abord 
Arnobe.  Ce  docteur  enseigne  que  l'ame  humaine  est 
mortelle  de  sa  nature  5  qu'elle  périra  totalement  dans 
les  enfers  par  l'activité  des  tourmens  ,  et  qu'elle  ne 
durera  toujours  dansle  paradis  que  par  une  pure  grâce 
de  Dieu.  Il  soutient  qu'une  nature  immortelle  et  non 
composée  est  incapable  de  sentir  de  la  douleur.  (  Ar- 
nobius  adversus  gentes 3  L.  II  ).  Clément  d'Alexandrie 
dit  en  propres  termes  :  corruptibilis  igitur  est  anima  * 
quœ  cum  corpore  simul  profunditur  3  ut  quidam  putant; 
(  Adumbrat.  in  I  epist.  Petr.  )  Ces  derniers  mots  ? 
ut  quidam  putant^  sont  certainement  une  addition  , 
dit  Beausobre,  note  XI  in  lib.  VI,  cap.  ix,  Hist. 
dogm.  Manich.  —  etc. 

Même  chapitre  ,  page  ^5.  —  Au  dessous...  est  ce 
qui  n'en  a  pomt  (  d'ame  )  comme  les  pierres.  —  Les 
Manichéens  soutiennent  que  tout  est  animé  dans  la 


448  NOTES 

nature  ,  même  les  pierres  (  Voyez  Tite  de  Bostros  , 
col.  923  ).  Ajoutons,  que  si  nous  en  croyons  Saint 
Augustin  ,  de  morib.  Manichœ.  L.  XII ,  cap.  XVII,  les 
Manichéens  prenaient  les  plantes  pour  des  animaux 
raisonnables  5  de  sorte  que  ceuillir  une  fleur  bu  un 
fruit ,  c'était  selon  eux ,  commettre  presque  un  ho  - 
micide. 

Même  chapitre,  page  78. — La  Mètempsy chose a 

esté  aucunement  embrassée  par  les  académiciens }  etc . — 
Origène  a  cru  que  les  âmes  animent  divers  corps  suc- 
cessivement ,  et  que  ces  transmigrations  sont  réglées 
à  raison  de  leurs  mérites  ou  de  leurs  démérites. 
Voyez  les  Origeniana  de  M1.  Huet ,  L.  II,  Quœst.  vi, 
n°.  17.  Les  cabalistes  gardent  encore  cette  ancienne 
erreur.  Voyez  Sandius  de  origin.  animar.  add.  ad 
pag.  108.  Il  cite  le  rabbin  Elias  ,  inlib.  Thisbi.  In 
voce  Gril  gale. 

Même  chapitre,  même  page.  —  Aucuns  ont  dit 
que  les  âmes  des  méchants  estaient  au  bout  de  quelque 
long  temps  réduites  en  rien.  —  Jean  de  Damas  ,  dans 
un  dialogue  contre  les  Manichéens  ,  soutient  que  le 
feu  de  l'enfer  n'est  pas  feu  corporel ,  et  que  Dieu  ne 
punit  les  démons  et  les  médians  qu'en  leur  laissant 
leurs  passions  ,  et  en  leur  ôtant  les  objets  qui  pour- 
raient les  satisfaire.  Voyez  ce  dialogue  dans  l'édition 
du  père  Lequien ,  Tom.  I,  pag.  428. 

Chapitre  X,  page  82.  —  La  couleur  qui  est  une  qua- 
lité inhérente  au  corps.  —  Charron  qui ,  en  beaucoup 
de  choses  ,  a  certainement  secoué  le  joug  d'une  infi- 
nité de  préjugés  scholastiques ,    en  a  néanmoins  con- 


AJOUTÉES.  44g 

serve  quelques-uns  qui  paraissent  être  plutôt  ceux  de 
son  siècle  que  les  sien.  Tel  est,  par  exemple,  ce  qu'il 
dit  ici  de  la  couleur  :  l'opinion  qu'il  suit  est  celle  d'A- 
ristote,  qui  regardait  la  couleur  comme  une  qualité  ré- 
sidente dans  les  corps  colorés  ;  ce  qui  est  une  erreur  : 
la  couleur  n'est  qu'une  sensation  de  l'ame  ,  une  modi- 
fication ,  elle  n'existe   que  dans  nous  et  non  dans  les 

corps Charron  se  trompe  encore  sur  le  nombre  et 

la  qualité  des  couleurs  primitives.  Il  y  en  a  sept, 
selon  Newton,  etc. 

Même  chapitre ,  page  84-  —  Il  y  a  au  dedans  le  sens 
commun.  —  C'est  ce  qu'on  appelle  le  sensorium  com- 
mune 3  ou  le  siège  de  la  sensation.  <. 

Chapitre  xi ,  page  84-  —  Toute  cognoissance  s'a- 
cliemine  à  nous  par  les  sens  :...  mais  n'est  pas  du  tout 
(c'est-à-dire  entièrement)  vrai.  —  Dans  l'édition  de 
Bordeaux  ,  on  ne  trouve  point  cette  restriction  : 
j'ignore  pourquoi  Charron  l'a  mise  5  puisqu'il  pensait 
comme  Montaigne  sur  l'origine  de  nos  connaisances  , 
il  aurait  dû  le  dire  aussi  librement.  C'est  avoir  encore 
des  préjugés  que  de  craindre  de  choquer  ceux  des  au- 
tres. Ceux  qui  ont  lu  Locke,  savent  avec  quelle  force 
il  a  combattu  la  chimère  des  idées  innées  ;  son  sentiment 
serait  généralement  reçu  ,  si  ,  comme  l'a  dit  M.  de 
Montesquieu,  on  ne  renonçait  pas  à  ses  erreurs  le  plus 
tard  que  l'on  pouvait. 

Chapitre  xn ,  page  g5.  —  Lafoy  est  la  créance  des 
choses  qui  ne  se  voyent.  — ■  L'hérésiarque  Basilide  dé- 
finissait la  foi  un  consentement  de  l'ame  à  des'  vérités 
qui  ne  sont  pas  sensibles,  parce  qu'elles  sont  obscures  y 
1.  29 


45o  iMOTES 

apud  Clément.  A.lexand.  Strom.  L.    II,    page    3^i   : 

ce  qui  revient  fort  Lien  à  la  définition  de  Charron. 

Chap.  XIV,  page  102.  — Le  cerveau  qui  est  beaucoup 
plus  grand  en  l'homme 3  etc.  —  Cumberland  le  recon- 
naît aussi.  Voyez  son  traité  des  lois  naturelles  ,  chap.  11, 
page  160  de  la  version  française.  Bartholin  a  observé 
c[ue  d'ordinaire  un  homme  a  le  double  de  cervelle  de 
plus  qu'un  bœuf;  (Bartholin,  Anatom.  L.  III,  chap.  ni). 
M.  Littre  dit  que  plus  le  cerveau  d'un  homme  est 
grand ,  plus  les  fonctions  de  son  ame  sont  parfaites  , 
et  plus  il  est  capable  d'en  faire.  Voyez  les  Mémoires 
de  l'Académie  royale  des  sciences,  année  1701. 

Charron  dit ,  en  ce  même  endroit ,  que  le  siège  de 
l'ame  est  le  cerveau  et  non  pas  le  cœur,  comme,  avant 
Platon  et  Hippocrate  }  Von  avait  communément  pensé. 
Quoiqu'en  dise  Charron  ,  Lucrèce  ,  bien  postérieur  à 
Platon  et  à  Hippocrate ,  était  encore  dans  cette  opi- 
nion si  commune  parmi  les  anciens,  que  le  cœur  était 
le  siège  de  l'ame  5  voici  comme  il  s'exprime  à  ce  sujet  : 

.  . .   Quod  nos  animum ,  mentemque  vocamus , 
Idque  situm  média  regione  in  pectoris  hœret  ;  etc. 

De  Rer.  kat.  L.  III,  v.  141. 

Selon  Arétée ,  le  cœur  est  le  siège  de  l'ame  ;  selon 
Descartes,  c'est  la  glande  pinéale  ;  M.  Vieussens  le 
met  dans  le  centre  oval;  et  MM.  Lancisi  et  de  la  Pey- 
ronie,  le  mettent  dans  le  corps  caleux. 

Même  chapitre,  page  io4- — Aussi  l'esprit  selon  la 
diversité  des  dispositions  organiques —  raisonne  mieux 
ou  moins.  — -  «  Vous  n'ignorez  pas,  dit  Platon,  que 
•eux  qui  ont  de  la  facilité  à  apprendre  et  à   retenir , 


* 


AJOUTÉES.  45i 

qui  sont  d'un  esprit  vif  et  pénétrant ,  n'ont  pas  com- 
munément cette  noblesse  de  sentimens ,  cette  grandeur 
dame  qui  les  engage  à  vivre  d'une  manière-sage ,  pai- 
sible etsolide  ;  mais  que,  se  laissant  aller  où  la  vivacité 
les  emporte,  ils  n'ont  en  eux  rien  de  stable,  ni  d'as- 
suré ;  qu'au  contraire  ,  les  hommes  d'un  caractère 
solide  ,  incapables  de  changement ,  sur  la  foi  desquels 
on  peut  compter ,  et  qui  à  la  guerre  méprisent  les 
plus  grands  dangers ,  n'ont  pas  d'ordinaire  beaucoup 
de  dispositions  pour  les  sciences  ;  qu'ils  ont  l'esprit  pe- 
sant, peu  souple  ,  engourdi,  pour  ainsi  dire;  qu'ils 
bâillent  et  s'endorment  dès  qu'ils  veulent  s'appliquer 
à  quelques  études  sérieuses  ».  Plat,  de  Republ.  L.VI. 
Chapitre  xv ,  page  118.  — Je  consens  que  l'on  l'ap- 
pelle (l'esprit  humain)., . . .  une  fluxion  de  la  Divinité. 
—  ]N'entendez  pas  ceci  dans  le  sens  que  Dieu  ait  pro- 
duit l'ame  de  l'homme  par  voie  d'émanation  ;  car 
alors  ce  serait  une  modalité  de  Dieu  ,  ce  qui  est 
une  impiété  manifeste,  et  le  Spinosisme  pur.  Voyez,  à 
ce  sujet,  une  de  mes  notes  sur  le  chapitre  m.  Montaigne 
aime  trop  ces  expressions  ,  fluxion  de  la  divinité  3  etc. 
Même  chapitre,  page  123.  —  C'est  le  soulier  de 
Theramenes ,  bon  à  tous-pieds. — Voyez  Erasme  sur 
le  proverbe,  Theramenis  Cothurmis ,  auquel  Charron 
fait  allusion  ;  au  reste,  Plutarque  en  explique  l'origine. 
Ce  Théramène  était  fils  d'Agnon  5  et,  parce  qu'il 
n'était  pas  ferme  dans  un  parti ,  et  que ,  dans  le  gou- 
vernement ,  il  penchait  tantôt  d'un  côté  ,  tantôt  de 
l'autre  ,  il  fut  appelé  Cothurne  „  espèce  de  brodequin 
'  dont  se  servent  les  acteurs  dans  les  tragédies,  et  qui 


452  ÏSOTES 

convient  à  l'un  conime  à  l'autre  pied.  Voyez  Plutarque 

in  vitaNiciœ. 

Chapitre  XXI,  page  106.  — Nature...  se  rue  à  la 
grandeur  et  à  la  gloire. — «  Le  désir  de  la  gloire,  dit  ad- 
mirablement Montesquieu ,  n'est  pas  différent  de  cet 
instinct  que  toutes  les  créatures  ont  pour  leur  conser- 
vation. Il  semble  que  nous  augmentons  notre  être  , 
lorsque  nous  pouvons  le  porter  dans  la  mémoire  des 
autres  :  c'est  une  nouvelle  vie  que  nous  acquérons ,  et 
qui  nous  devient  aussi  précieuse  que  celle  que  nous 
avons  reçue  du  ciel  ».  Lettres  Persanes  ,  page  179  , 
édit.  in-4°. 

Même  chapitre,  page  i5j.  —  Quelqu'un  l'appelle 
(l'ambition)  la  chemise  de  l'ame.  —  Ce  quelqu'un  est 
Simplicius,  dans  son  Commentaire  sur  Épictète;  voy. 
article  XVI ,  page  99 ,  de  la  traduction  de  Dacier  •  voyez 
encore  page  267.  —  Il  n'y  a  dit  Thucydide  ,  que  l'am- 
bition seule  qui  ne  vieillisse  point  en  l'homme.  Plu- 
tarque ,  dans  son  traité  ,  Si  l'homme  d'âge  doit  se  mê- 
ler d'affaires  d'état  >  n'approuve  point  cette  pensée  ; 
et  pourtant  il  dit  la  même  chose  que  Thucydide ,  dans 
la  J^ie  de  Sylla. 

Même  chapitre  ,  page  16Î.  —  Nous  ne  sommes  pas 
nais  pour  nous }  mais  pour  le  public.  —  C'est  le  sen- 
timent que  Lucain  donne  à  Caton. 

. . .  Patrice  impendere  vitam , 
Nec  sibi,  sed  toti  genitum  se  credere  mundo. 

LuCAN.  Pharsal.  L.  Il ,  v.  382. 

Chapitre  xxin  ,  page  168. — Elle  (la  passion  de  l'a- 
mour) abestit  et  abrutit  toute  la  sagesse.  —  «  Beaucoup 


* 


,  AJOUTÉES.  453 

ont  estimé,  dît  la  Mothe  le  Vayer  ,  que  le  premier 
soupir  d'amour  était  souvent  le  dernier  de  la  sagesse  » . 
(Dial.  du  mariage).  Cette  pensée  est  aussi  spirituelle 
que  juste.  —  Voyez  aussi  sur  les  dangers  de  l'amour , 
un  beau  discours  de  Socrate ,  dans  Xénophon ,-  Choses 
mémorables  ,  L.  I. 

Chapitre  XXX ,  page  186.  — Elle  (la  passion  de  la 
vengeance)  est  bien  plus  injuste  encore....,  laquelle 
souvent  se  faict  par  trahisons  et  vilains  artifices. — 
Aussi  Métastase  a-t-il  dit  en  quatre  beaux  vers  : 

Chi  tradisce  un  traditore 
Non  punisce  i  falli  sui , 
Ma  giustifica  altrui 
Con  la  propria  infcdeltà. 

In  Adriano  ,  atto  I ,  se.  10. 

Chapitre  xxxi  ,  page  188.  —  La  cruauté  est  fille 
de  couardise.  — -  Cela  revient  à  ce  que  dit  Philippe 
de  Connûmes ,  que  «  jamais  homme  cruel  ne  fut  hardi  ; 
et  ainsi,  ajoute-t-il ,  se  voit  par  toutes  histoires  » . 
Phil.  de  Comm.  Mémoires ,  L.  VI ,  chap.  xi. 

Chapitre  xxxii ,  page  191.  —  Quant  aux  tristesses 
cérémonieuses  et  deuils  publics  3  quelle  plus  grande  im- 
posture! —  Je  ne  crois  pas  qu'aucun  philosophe  ait 
jamais  mieux  décomposé  le  cœur  de  l'homme ,  que 
Sénèque  l'a  fait  en  parlant  de  la  vanité  que  les  hommes 
mettent  jusque  dans  leurs  pleurs.  «Veux-tu  savoir  dit- 
-il  à  Lucilîus ,  d'où  procèdent  ces  pleurs  et  ces  plaintes 
démesurées  ?  Nous  voulons  prouver  par  ces  larmes  , 
combien  nous  regrettons  ceux  qui  en  sont  l'objet  : 
nous  ne  sommes  pas  véritablement  affectés  d'une  sen- 


454  NOTES 

sation  de  douleur  ;  mais  nous  voulons  le  paraîlre.  Per- 
sonne n'est  triste  par  soi-même  ;  6  malheureuse  folie  ! 
on  a  trouvé  l'art  de  mettre  de  la  vanité  jusque  dans  la 
douleur  même  » .  Qaœris  unde  sint  lamentationes_,  etc. 
Senec.  epist.  63. 

Même  chapitre,  page  195.  —  Les  lois  romaines... 
defendoient  ces  efféminées  lamentations .  —  Voici  une 
loi  des  XII  Tables  :  Mulieres  gênas  ne  radunto  ,  neve 
lessumfuneris  ergo  habento.  «  Que  les  femmes  ne  s'é- 
gratignent  point  les  joues,  et  qu'elles  ne  se  lamentent 
point  aux  enterremens  » .  Les  B.omains  avaient  pris 
cette  loi  de  Solon  ;  il  défendit  aux  femmes,  dit  Plu- 
tarque ,  de  s'égratigner  et  de  se  meurtrir  le  visage  aux 
funérailles  5  Plut,  in  Solone.  Il  ajoute  :  la  plupart  de 
ces  choses  sont  encore  aujourd'hui  défendues  par  nos 
lois,  lesquelles  portent  de  plus  que  les  hommes  mêmes 
qui  y  contreviendront ,  seront  condamnés  à  l'amende 
par  les  officiers  établis  pour  réformer  les  mœurs  des 
femmes ,  comme  des  lâches  et  des  efféminés  qui  se 
sont  abandonnés  à  un  deuil  immodéré  ,  et  ont  montré 
toutes  les  faiblesses  qu'il  inspire  aux  femmes  les  plus 
débiles.  Id.  ibid. 

Chapitre  xxxv  ,  page  2o5.  —  Parlons  d'abord  des 
choses  qui  leur  sont  communes  (aux  bêtes  et  à  l'homme). 
-t—  Presque  tout  ce  chapitre  est  pris  de  Montaigne , 
Liv.  II,  chap.  xil;  et  le  long  passage  qui  commence  par 
ces  mots  :  Et  ce  sera  contre  ceux  qui  se  plaignent 3  etc. 
avait  été  puisé  par  Montaigne  dans  Pline,  Nat.  ffist. 
Chap.  vil  j,  in  Proœm.  Je  m'étonne  que  Coste  n'en  ait. 
pas  déterré  la  source. 


AJOUTÉES.  455 

Même  chapitre  page  207.  —  Qu  est-ce  autre  chose 
que  parler  3  cette  faculté  que  nous  leur  voyons  (aux 
bêtes)  de  se  plaindre  3  se  rejouir  3  etc.  —  JN 'oublions 
pas  que  Montaigne  a  remarqué  que  Lactance  attribue 
aux  bêtes  non  seulement  le  parler,  mais  encore  le  rire. 
Voici  le  passage  de  cet  auteur  :  Quum  enim  suas  voces 
propriis  inter  se  discemunt  atque  dignoscunt,  colloqui 
videntur  :  ridendique  ratio  ad  par  et  in  lus  aliqua ,  etc. 
Instit.  Div.  L.  III,  cap.  x. 

Chapitre  XXXVI ,  page  227.  A  <vray  dire;  la  plus 
grande  partie  d'icelle  (de  la  vie).,  estant  divertie  et  em- 
ployée aillleurs  3  il  ne  reste  quasi  rien  pour  elle.  —  Il 
y  a  là  dessus  un  beau  passage  de  Platon  •  «  Peut-on 
appeler  grand,  dit-il ,  ce  qui  s'écoule  en  un  petit  es- 
pace de  tems  ?  En  effet,  l'intervalle  qui  sépare  notre 
enfance  de  la  vieillesse,  est  bien  peu  de  chose  en  com- 
paraison de  l'éternité.  Glauc.  Ce  n'est  même  rien. 
Socr.  Mais  quoi ,  pensez-vous  qu  une  substance  im- 
mortelle doive  borner  ses  soins  et  ses  vues  à  un  tems 
si  court,  et  non  pas  plutôt  envisager  l'éternité  en- 
tière »  ?  Plat,  de  Hepublic.  L.  X. 

Chapitre  xxxvm,  page  240.  — Désirer  comme  bien 
une  chose  qui  ne  nous  touchera  point  3  et  dont  nous  ne 
sentirons rien  3  c'est  pure  vanité. — Voyez  là  dessus  un 
passage  admirable  de  Boè'ce;  on  ne  peut  rien  dire,  à 
mon  avis ,  déplus  philosophique  5  en  voici  un  morceau  : 
Quid  est  quod  ad  prœcipuos  etiam  inros  3  qui  virtute 
qloriam  petuntd  efama,  post  resolutum  morte  suprema 
coiyus ,  allineat?  ]Sam  si  3  quod  nostrœ  rationes  credi 
vêtant  j  totimoriuntur  3  nulla  est  omnino  gloria 3  quum 


4.56  NOTES  AJOUTÉES. 

is  cujus  ea  esse  dicitur  3  non  extet  omnino.  Si?i  vero 
sibi  mens  bene  CGnscia,  terreno  carcere  resoluta  3  cce- 
lum  libéra -petit,  nonne  omne  terrenum  negotium  sper- 
net ,  quce  se,  cœlofruens,  terrenis gaudet  exemptant? 
Boethius,  de  consolât,  philosoph.  L.  II,  cap.  vu. 


FIN  DES   NOTES    AJOUTEES. 


S    ADDITIONS    X 

AUX  NOTES  QUI  INDIQUENT  LES  SOURCES  DES  PASSAGES 
CITÉS  PAR  CHARRON. 


Page  2,  note  2.  Vivere  est  cogitare. — Cette  maxime  est  prise  dans 
Cic.Tusculan.  Qucst.  L.  V,  n°.  ni. 

Page  6,  note  6.  ■ —  Au  lieu  de  Juve'nal,  lisez  Perse,  sat.  IV,  v.  2$. 

Page  7.  —  La  première  partie  du  passage  cité,    est  de  Sénèque , 
epist.  xxvin. 

Page  8.  — Homo  enim  quum  sis ,  etc.  Ce  passage  est  de  Philémon  , 
cité  par  Stobée;  serm.  21  :  de  cognoscendo  se  ipsum. 

Page  8 ,  après  ces  mots  :  autant  es  tu  Dieu  comme  tu  te  recognois 
homme ,  ajoutez  en  note  :  Plutarque,  Vie  de  Pompée ,  chap.  vil. 

Page  9-  Plus  alii  de  te.  —  Cette  maxime  est  tirée  du  XIVe-  dist.  de 
Caton. 

Page  14.  — Ce  vers,  exemplumque Dei ,  etc. ,  est  de  Manilius,  As- 
tronomicon.  L.  IV,  v.  8ç5. 

Page  i5.  Propter  nos  homines  etc.  —  Ces  paroles  se  trouvent  dans  le 
Credo. 

Page  16.  Sanctius  his  animal  etc.  —  Ce  vers  est  pris  d'Ovide  ,  Mé- 
tamorph.  L.  I ,  fab.  n  ,  v.  76. 

Page  17.  Miactam  jluvialibus  undis ,  etc.  —  Ce  sont  aussi  des  vers 
d'Ovide,  Métamorph.  L.  I,  fab.  n ,  v.  82. 

Page  17.  Sol  et  homo  générant  hominem.  —  Aristote ,  Natur.  Auscult. 
L,  II,  chap.  11,  in  fine. 

Page  20.  Nec  tecum,  nec  sine  te. — 'Martial,  L.  XII,  epigr.  47» 

Page  61.  Sicut  equus  et  mulus.  —  Psaum.  xxxi ,  v.  11. 

Page   72.  lnsita  sunt  nobis ,  etc.  —  Sénèque,  de  Benef.  L.  IV, 
ebap.  vi ,  in  fine. 

Page  78.  Won  nubent,  etc.  —  Saint  Mathieu,  chap.  xxn^  v.  3o. 


. 


458  ADDITIONS. 

Page  94-  Qui  movcntur  ad  id ,  etc.  —  Cicer.  de  Offic.  L.  I,  cap.  iv, 
initia  fere. 

Page  97.  Ut  externus  aliéna,  etc.  —  Plin.  Natur.  Hist.  L.  VII, 
chap.  1. 

Page  98.  Qui profert  de  thesauro  ,  etc.  —  St.  Math.  chap.  xm,v.  52. 

Page  102.  Ubi  sedet pro  tribunali.  —  St.  Mathieu,  chap.  xxvn,  v.  19. 

Page  io5.  Splendor  siccus ,  etc.  —  C'est  ce  que  disait  Heraclite, 
apud  Plutarchum ,  de  oracul.  defect. 

Même  page.  Vexatio  dat  intelleclum.  —  Isaïe,  cap.  XXVIII,  v.  19. 

Page  119.  Qui  vigilans  stertit  etc.  —  Lucrèce  ,  L.  III ,  v.  1062  ,  et 
ibid ,  v.  1059. 

Page  121.  Nobilis  et  inquiéta  mens ,  etc.  — Sénèque,  Consolatio  ad 
Hehiam,  chap.  vi. 

Page  122.  Flexibilis  omni  humore ,  etc.  —  Sénèque  ,  epist.  L  ;  mais 
Charron  a  dérangé  le  passage  pour  l'adapter  à  son  sens. 

Page  124.  In  œquo  enim  est  dolor,  etc.  —  Sénèque,  ep.  98. 

Page  125  et  page  272.  Taies  sunt  hominum  mentes,  etc.  —  J'ai  cite 
à  tort  Lucrèce  dans  les  notes  du  texte  ;  ces  vers  latins,  qui  sont  une 
traduction  de  deux  vers  de  l'Odyssée,  se  trouvent  dans  les  Fragmenta 
poemat.  Cicer. 

Page  i34-  Sedit  populus  ,  etc.  —  Ad  Corinthios ,  cap.  x ,  v.  7  ;  et 
Exode ,  cap.  xxxn ,  v.  6. 

Page  137.  Mendacem oportet ,  etc. — Apulée,  Apolog.  pro  se  ipso. 

Page  i4o.  Opinione  sœpius  quant  etc.  —  Sénèque  ,  epist.  XIII. 

Page  i4i-  Omnia  munda ,  mundis ,  etc.  — Ep.  ad  Titum ,  c.  1 ,  v.  i5. 

Page  i44-  Permissumfit  vile  nef  as. — 'Cornel.Gallus,  eleg.  111 ,  v.  77. 

Même  page.  Quud  licet  ingratum  est,  etc.  —  Ovid.  Atnor  ,  L.  I  , 
cleg.  xix  ,  v.  3. 

Même  page.  Omnium  rerum  voluptas  ,  etc.  —  Sénèque  ,  de  JBenef. 
L.  VII ,  chap.  ix. 

Page  146,  chap.  XIXe.  —  Tout  ce  chapitre  est  copié  presque  littérale- 
ment dans  la  Philosophie  morale  des  Stdiques  ,  par  Du  Vair.  Dans  le 
chapitre  suivant,  où  il  traite  des  Passions,/  Charron  met  encore  à  con- 
tribution les  œuvres  de  Du  Vair,  mais  avec  plus  de  modération. 


El  ■•  mHÈ» 


ADDITIONS.  £5g 

Page  i56.  Natura  nostra  imperii  est  avida,  etc.  — Sallust.  lîellum 
Jugurth. ,  cap.  IV  ,  initio. 

Même  page.  Habet  hoc  vitium  ,  etc.  —  Sénèque  ,  epist.  LXXHI. 

Page  i57-  Etiam  sapientibus ,  etc.  —  Tacit.  Histor.  L.  IV  ,  cap.  VI. 

Page  i5ç.  Si  violandum  est  jus  ,  etc.  —  Cette  traduction  d'un  vers 
d'Euripide  {in  Phcenissœis),  est  de  Cicéron,  et  se  trouve  dans  les  Offices, 
L.  III ,  chap.  xxi. 

Page  i65.  Apud  sapientem  divitiœ  ,  etc.  —  Se'n.  de  Vita  Beat»  , 
cap.  xxvi. 

Page  166.  Desunt  inoplœ  multa  ,  etc.  —  Ce  sont  des  vers  de  Publius 
Syrus. 

Page  173.  Naturalia  desideria  finita  sunt,  etc.  —  Se'n.  ep.  XVI,  sùb 
Jinem. 

Même  page.  Ad  supervacua  ,  etc.  —  Se'n.  epist.  IV. 
Page   176.   Nusquam  sine  querela ,    etc.  —  Scn.de  Ira,  L.  III, 
chap   x. 

Page  177.  Ut  sit  difficile  utrum  ,  etc.  —  Id.  ibid.  L.  I ,  chap.  1. 

Page  1 80.  «  Cette  passion  se  paist  en  soy ,  etc.  »  —  Le  reste  de  ce 
chapitre  est  presque  entièrement  pris  dans  Montaigne ,  L.  II ,  c.  XXXI. 

Pag.  188.  Omnis  ex  infirmitate ,  etc.  —  Sén. ,  de  Vita  Beata ,  c  III  ■> 
Infine. 

Page  189.  Cuncta  ferit  etc.  Claudian. ,  in  Eutropium,  L.  I,  v.  182. 

Page  195.  Tristitia  exsiccat  ossa.  • —  Prov.  cap.  XVII ,  v.  22. 

Page  201.  Adeo  pavor ,  etc.  ■ —  Quint.  Curt.  L.  III,  cap.  xi. 

Page  202.  Audacem  fecerat ,  etc.  —  Tit.  Liv.  L.  XXI ,  cap.  lvi. 

Page  216  ,  4me-  ligne  ,  on  lit  :  «  Ce  sont  des  illusions  malicieuses.  >■> 
La  plupart  des  éditions  écrivent  ainsi  ;  mais  c'est  une  faute,  lisez  :  ce 
sont  des  illatinns  (c'est-à-dire  ,  conséquences) ,  malitieuses.  »  C'est  ce 
que  porte  l'excellente  édition  de  1604 ,  et  ce  qu'indique  le  sens. 

Page  23o.  Quidam,  vivere  incipiurit ,  etc.  —  Sénèq.  epist.  XXIII ,  et 
epist.  XIII. 

Page  248.  Ipsa  félicitas ,  etc.  —  Sénèq.  epist.  LXXIV. 

Page  253.  Ex  senatusconsultis ,  etc.  ■ —  J'ai  eu  tort  de  croire  cette 
citation  de  Tacite  ;  elle  est  de  Sénèque  ,  epist.  XCV. 


£6o  ADDITIONS. 

Page  254.  Summum  jus  etc.  —  Cicer.  de  Offic.  L.  I ,  cap.  x.  La  se- 
conde partie  de  la  citation ,  omne  magnum  exemplum ,  etc. ,  est  de 
Tacite,  Annal.  L.  XIV,  cap.  XLIV. 

Page  257.  Qui  scrutator  est ,  etc.  —  Proverb.  cap.  XXV,  v.  27. 
Même  page.  Veritas  odium  parit.  —  Terent.  Andria  ,  act.  I,  se.  1 , 
v.  4*-  1 

Page  261.  Sanguine  non  colendus  Deus  ,  etc.  —  Se'nèq.  apud  Lac- 
tantium  ,  Divin,  institut.  L.  VI,  cap.  xxv. 

Page  262.  Pater  non  taies  quœrit ,  etc.  —  Evang.  de  saint  Jean, 
chap.  iv,  v.  23. 

Page  263.  Quod  amplius  est,  etc.  —  Saint  Mathieu  ,  cap.  V  ,  v.  37. 
Page  265.  Pacem  in  perpetuum  etc.  —  Tit.  Liv.  Liv.  VIII ,  cap.  xyi. 
Page  267-  Perspicuitas ,  etc.  —  Cice'r.  de  Natur.  Deor.  L.  III,  c.  IV. 
Page  272.  Ipsifurto ,  etc.  — •  Se'nèq.  epist.  CIV. 


FIN   DU   TOME  PREMIER. 


TABLE 

DU  TOME  PREMIER. 


V  Pases 

V  ie  de  Charron ix 

Avertissement  de  l'Editeur xxj 

Epître  dédicatoire  à  Mgr.  le  Duc  d'Espernon xxvij 

Préface  de  la  seconde  Édition  ,  où  est  parlé  du  nom , 
subject,  dessein  et  méthode  de  cet  œuvre,  avec  adver- 
tissement  au  lecteur XXXî 

LIVRE    PREMIER, 

QUI  EST  LA  COGNOISSANCE  DE  SOY ,   ET  DE  L'HUMAINE  CONDITION. 

Chapitre  Ier.  Préface  à  tout  ce  livre.  —  Exhortation  à 

s'estudier  et  cognoistre , , .  i 

Chap.  II.  De  la  formation  de  l'homme i3 

Chap.  III.     Distinction    première  ,    et   generalle  de 

l'homme itj 

Chap.  IV.  Du  corps,  et  premièrement  de  toutes  ses 

parties  et  assiette  dicelles 22 

Chap.  V.  Des  propriétés  singulières  du  corps  humain.  26 
Crap.  VI.  Des  biens  du  corps  ,  santé  et  beauté ,  et 

autres 33 

Chap.  VII.  Des  vestemens  du  corps 41 

Chap.  VIII.  De  l'ame  en  général 44 

Chap.  IX.  De  l'ame  en  particulier,  et  premièrement 

de  la  faculté  végétative 70 

Chap.  X.  De  la  faculté  sensitive.. 81 

Chap.  XL  Des  sens  de  nature. T . . , . .  84 

Chap.  XII.  Du  voyr ,  ouyr  et  parler g3 

Chap.  XI IL  Des  autres  facultés,  imaginative,  memo- 

rative ,  appetitive. 100 


4G2  TABLE. 

Pages 

Chap.  XIV;  De  la  faculté  intellective  et  vrayement  hu- 
maine. ■ 101 

Chap.  XV.  I>e  l'esprit  humain,  ses  parties ,  fonctions , 

qualités ,  raison ,  invention ,  vérité 1 1 5 

Chap.  XVI.  De  la  mémoire i36 

Chap.  XVII.  De  l'imagination  et  opinion 137 

Chap.  XVIII.  Volonté 142 

Advertissement.  Passions  et  affections i^S 

Chap.  XIX.  Des  passions  en  général j/fi 

Advertissemeist.  Des  passions  en  particulier.  i53 

Chap.  XX.  De  l'amour  en  général idem. 

Chap.  XXI.  De  l'ambition i55 

Chap.  XXII.  De  l'avarice  et  sa  contraire  passion i63 

Chap.  XXIII.  De  l'amour  charnel 167 

Chap.  XXIV.  Désirs ,  cupidités 172 

Chap.  XXV.  Espoir,  désespoir 174 

Chap.  XXVI.  De  la  cholere i75 

Chap.  XXVII.  Hayne 181 

Chap.  XXVIII.  Envie. , 182 

Chap.  XXIX.  Jalousie i83 

Chap.  XXX.  Vengeance i85 

Chap.  XXXI.  Cruauté 188 

Chap.  XXXII.  Tristesse 189 

Chap.  XXXIII.  Compassion 197 

Chap.  XXIV.  Crainte 198 

Chap.  XXXV.  Comparaison  de  l'homme  avec  les  autres 

animaux 2o3 

Chap.  XXXVI.  Estimation ,  brefveté ,  description  de 

la  vie  humaine,  et  ses  parties. . . .~  224 
Chap.  XXXVII.  Préface  contenant  la  générale  peinc- 

ture  de  l'homme 234 

Chap.  XXXVIII.  Vanité 237 

Chap.  XXXIX.  Foiblesse 246 


TABLE.  463 

Pages 

Chap.  XL.  Inconstance 271 

Chap.  XLI.  Misère 274. 

Chap.  XLII.  Présomption Soi 

Chap.  LXIII.  De  la  différence  et  inégalité  des  hommes 

en  gênerai 3i$ 

Chap.  XLIV.  Première  distinction   et  différence   des 
hommes ,  naturelle  et  essentielle ,  tirée 

de  la  diverse  assiette  du  monde 322 

Chap.  XLV.    Seconde    distinction  et  différence    plus 
subtile  des  esprits ,  et  suffisances  des 

hommes 333 

Chap.  XLVI.  Troisième  distinction  et  différence  des 
hommes ,  accidentale ,  de  leur»  degrés , 

estats  ,  et  charges 338 

Chap.  XLVII.  Du  commander  et  obéir 3£3 

Chap.  XL VIII.  Du  mariage 3^6 

Chap.  XLIX.  Des  parens  et  enfaus. 36a 

Chap.  L.  Seigneurs  et  esclaves,  maistres  et  serviteurs.     36g 

Chap.  LI.  De  Testât,  souveraineté  ,  souverains 375 

Chap.  LU.  Magistrats 390 

Chap.  LUI.  Législateurs,  docteurs  ,  instructeurs. ...      3û2 

Chap.  LIV.  Peuple  ou  vulgaire 3q5 

Préface.  Quatrième  distinction  et  différence  des 
hommes  ,  tirée  de  leurs  diverses  professions  et 

conditions  de  la  vie 4°2 

Chap.  LV.  Distinction  et  comparaison  des  trois  sortes 

de  degrés  de  vie 4-°3 

Chap.  LVI.  Comparaison  de  la  vie  civile  ou  sociale 

avec  la  solitaire £06 

Chap.  LVII.  Comparaison  de  la  vie  menée  en  commun , 

et  menée  en  propriété 410 

Chap.  LVIII.  Comparaison  de  la  vie  rustique  ,  et  des 

villes ..,.,.. 4i2 


4.64.  TABLE. 

Pages 

Chap.  LIX.  De  la  profession  militaire 4*4 

Préface.  Cinquième  et  dernière  distinction  et 
différence  des  hommes  ,  tirée  des  faveurs  et  de- 
faveurs  de  la  nature  et  de  la  fortune 4X7 

Chap.  LX.  De  la  liberté  et  du  servage 4*8 

Chap.  LXI.  Noblesse 4^9 

Chap.  LXII.  De  l'honneur. 42& 

Chap.  LXIII.  De  la  science 433 

Chap.  LXIV.  Des  richesses  et  povreté 438 

Notes  ajoutées  (de  Naigeon) '  4-41 

Additions  aux  Notes  qui  indiquent  les  sources  des 

passages  cités  par  Charron 4^7 


FIN  DE  LA  TABLE. 


^^V-.-'-.-^v 


G.E.STECHERMO 
(ALFRED  HAFNER)