Google
This is a digital copy of a book thaï was prcscrvod for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project
to make the world's bocks discoverablc online.
It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject
to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover.
Marks, notations and other maiginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journcy from the
publisher to a library and finally to you.
Usage guidelines
Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to
prcvcnt abuse by commercial parties, including placing technical restrictions on automatcd qucrying.
We also ask that you:
+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for
Personal, non-commercial purposes.
+ Refrain fivm automated querying Do nol send aulomated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine
translation, optical character récognition or other areas where access to a laige amount of text is helpful, please contact us. We encourage the
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help.
+ Maintain attributionTht GoogX'S "watermark" you see on each file is essential for informingpcoplcabout this project andhelping them find
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it.
+ Keep il légal Whatever your use, remember that you are lesponsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other
countries. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can'l offer guidance on whether any spécifie use of
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search mcans it can bc used in any manner
anywhere in the world. Copyright infringement liabili^ can be quite seveie.
About Google Book Search
Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps rcaders
discover the world's books while hclping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full icxi of ihis book on the web
at |http : //books . google . com/|
Google
A propos de ce livre
Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec
précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en
ligne.
Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression
"appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à
expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont
autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont
trop souvent difficilement accessibles au public.
Les notes de bas de page et autres annotations en maige du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir
du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains.
Consignes d'utilisation
Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages apparienani au domaine public cl de les rendre
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine.
Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées.
Nous vous demandons également de:
+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers.
Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un
quelconque but commercial.
+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer
d'importantes quantités de texte, n'hésitez pas à nous contacter Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile.
+ Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet
et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en
aucun cas.
+ Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans
les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier
les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous
vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère.
A propos du service Google Recherche de Livres
En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le français, Google souhaite
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adresse fhttp: //books .google. com|
l
} l
,1 ■
il
s.
i^^cv
Ci--.-'
■ji
' BIBUOTHËQDE NATIONALE
CHXIGTMN PIS MKIUJBDR8 A0T1UR8 AMGIlHf IT MODBMIt
^
>•
de: la
SERVITUDE VOLONTAIRE
Alt ■ f ' / ^
LE CONTR'UN
»IfOO«RS
PAR ÉTISmiX DB UL BOÂTIB
niciDi B'mii
prAfagx paa a. vxnicozisii
R SVITI M
UTTMS Og MONTAiaNI RILATIVBS A LA •OtTIt
PARIS
UBRAIBIE DE LA BIBUOTHÈQUE NATIONALl
2, RUB DB VALOIS, PALAIS-ROTAL| S
1879
Ttof droite réMtfif
r
ÀVSBTISSBMEMT
Malgré les encouragements qui nous sont ▼«•
nus de tontes parts lorsque nous avons annoncé
eomme devant paraître dans notre collecttoa le
Discours sur la servitude volontaire, d'Etienne de
La Boétie^ nous n'avons pas entrepris cette pu-
l)llcation sans redouter c[uelque peu pour le pu-
^ l)lîc cette langue du seizième siècle, qui prouvait
^ être un véritable obstacle à la popularisation
possible de cette œuTre remarquable, jusqu'au-
^jourd^ui connue des seuls lettrés. Un ezAmen
^pluB attentif est venu détruire toutes nosappzé-
^Bensions ; nous nous sommes dit que, puisque
i le vieux Montaigne et le Joyeux Rabelais avaient
ct0a de nos Jours trouver des lecteurs, et que le bon
Bens bourgeois du premier et les facéties plus que
salées du second n'étaient pas incompris, il y
^avait place pour une œuvre généreuse, écrite
dans un langage à la fois mâle, fier et fiimilier,
^dont les leçons de liberté ne devaient point être
^^mises injustement sous le boisseau. Et, eomme
3 nous récrivait un des amis dévoués de noti« Bt-
^ hliothèque, 11 était grand temps de remettre cba-
que chose à sa place, « en ne misant plus de Mon-
taigne que l'aj^pendice de La Boetié, tandis que
La Boétie, qui était cependant un antre bomme^
a*a été jusqu'ici qoe l'appendice de Montaigne. ,
C'est cette rébabUitation qui nous a tentés; il
fallait enfin mettre un terme à ce déni de jna-
tice <|ul se perpétuait d'Age en Age, et qui ooïk-
sistait à trailer le Discours sur la servitude comme
un écrit sans conséquence ou comme un simple
Ebénomène de précocité intellectuelle, malgré la
aute valeur qu'avait restituée à l'ami de Mon
taigne l'illustre LaniAnnaîs. Les biographes et
lêi commentateurs A la suite aT&ient laissé di
côté le résurrectiouniste et le ressuscité, et s'en
allaient répétant le long de leurs livres pédants
les appréciations antérieures, à commencer par
celles de Thonnète Moréri {Dictionnaire historique,
tome II, édition de 1732), qui déclarait que « La
Boétie avait l'Ame aussi grande que l'esprit, et
qu'il était capable, malgré sa jeunesse, ae gon-
yemer un Etat entier : mais il aurait été plut
propre pour une république (jue pour une mo-
narchie, 9 et qui ne trouvait de louable dans
Pœuvredu conseiller au parlement de Bordeaux
que son érudition, et allait jusqu'A prétendre
que le Dr>cotir« « avait été pris dans un sens tout
i fait contraire A celui de l'auteur par ceux qui
le publièrent après la Saint-Bartnélemy , qui
n'arriva que vingt-quatre ans après qu'il eut été
composé, et par consé^ent après sa mort. » Les
ûkiseurs de dictionnaires biographiques ayant
trouvé plus commode d'amplifier sur ce thème
anodin que de relire et de fuger A nouveau un
opuscule enterré A tort dans les œuvres de Mi-
chel Montaigne, nous avons cru nécessaire de
remettre sous les yeux de notre siècle cette Ti-
vifiante lecture, et, pour mieux aider A la faire
comprendre, nous avons prié un publiciste
éprouvé de nous prêter le concours de sa plume
pour expliquer A la fois et le livre de La Boétie
et le milieu politique et social dans lequel il
a vécu. C'est cette sérieuse étude que nous
recommandons A nos amis; elle les préparera,
mieux que tout ce qui a été écrit depuis La-
mennais, A se noumr A profit de cette moelle
de lion dont les générations présentes ont été ai
malheureusement sevrées.
N. D.
PRÉFACE
Les idées dMndépendance, de liberté et de
progrès social qui font rhonneor de notre
pays, ne datent pas seulement de 1789 et des
penseurs du dix-huitième siècle qui furent les
illustres précurseurs de la Révolution; elles
ont des racines profondes dans le génie firan-
çaiSy et elles ont laissé une trace éclatante et
glorieuse dans nos traditions nationales. Le
moment est venu de mettre en lumière et dfl
populariser les hommes de cœur et détalent,
les écrivains trop peu connus, qui ne sont pas
seulement les pères de notre langue, mais
bien aussi les ancêtres de notre liberté; c'est
à ce titre que se recommande à nous Etienne
La Boétie, qui, à une époque où la langue
française commençait à peine à sortir des
balbutiements de Tenfance, a fait entendre
?e premier de mâles paroles, et le premier a
— 6 —
mis son talent au service des idées démocra-
tiques et libérales.
Le caractère de La Boétie a été longtemps
méconnu, comme celui du mouvement social
dont 11 fut le brillant édAireor. Il appartenait
à notre époque de lui rendra et à ceux qui
par Taction et £a pensée s'associèrent à lui,
la justice méritée. La révolution intellectuéllQ
des quinzième et seizième siècles fut étou£Fée
par Richelieu et acheva de se briser contre
les splendeurs unitaires du règne deLouisXIY.
Le dix-septième siècle était peu apte à com^
prendre La Boétie. On peut dire quMl y eut
dans ce siècle une lacune du génie français.
La littérature qu'il ^ifanta a laissé une in-*
contestable réputation : on a dit le granoù
siècle après avoir dit le grand roi ; mais lu
Révolution nous a initiés & d'autres grandeurs.
Ne nous plaignons pas. Si Racine et les poètes
courtisons y ont perdu, La Boétie et les pen-«
seurs démocrates y ont gagné.
Jusqu'au jour où Lamennais se fit rinter-
prête des sentiments virils, exprimés avec
tant de fermeté dans le Discours de la 5er-
vitud^ volontair^f La Boétie n'était guère
connu que des érudits auprès desquels sa
plus grande recommandation était l'amitié de
Montaigne pour lui. Cette amitié paraissait
— 7 —
son plus bean, son seul titre de gloire. On
parlait dédaigneusement de son livre, que
Ton mettait quelquefois en appendice aux
Essais. Alors avait-on bien soin de préve-
nir le lecteur que ce n^était là qu*une décla-
mation de rhétoriciefiy s^autorisant de ce que
Montaigne affirme quelque part que ce livre
fut composé par son auteur à Fâge de seize
ans et demi, — considération qui serait bien
loin d^en diminuer la valeur à nos yeux.
Le célèbre historien du seizième siècle, de
Thou, dont Topinion est plus respectable,
Jugeait autrement cet ouvrage, lorsqu'il le
présentait comme une protestation coura-
geuse contre les cruautés que le connétable
Anne de Montmorency commit à Bordeaux,
en 1548, lors de la révolte de la Guyenne. On
a combattu Topinion de de Thon. On s*est
appuyé, pour cela, surtout sur cet argument
qu*en 1548, La Boétfe, qui était né vers 1530^,
aurait environ dix-neuf ans, et, comme nous
Tavonsdit, Montaigne a écrit qu'il jivait com-
posé le Discours de la Servitude volontaire
k Tàge de seize ans. Quoi qu*il en soit, il suf-
fit de lire aigourdTml Touvrage de La Boétîe
pour être certain que Tardeur de la convic-
tion était égale ches son auteur à Tardeur de
la jeunesse, et que son style énergique n*a
— 8 _
rien de commun avec une amplification de
rhéteur.
Du reste, en se reportant à Tépoque où
vécut La Boétie, aux passions qui étaient
alors en effervescence, au courant nouveau
d'affranchissement et de liberté qui circulait
partout, la nature de Tinspiration à laquelle a
obéi La Boétie apparaît clairement, et la va-
leur du chef-d'œuvre qu'il nous a laissé ne
peut plus être méconnue. Son véritable ca-
ractère lui est par le fait restitué, et noua
pouvons sans crainte le présenter comme un
des ancêtres héroïques de la révolution de
1789.
Du quinzième siècle date une ère nou-
velle dans notre histoire sociale et politique
comme dans notre histoire littéraire. La bous-
sole, en amenant la découverte de TÂmérl-
que, ouvrait un nouveau monde au déploie-
ment de l'activité humaine; Timprimerie
venait centupler les forces de la pensée et
compléter Tœuvre de la fusion sociale; la ré-
forme découvrait les vastes horizons de la li-
bre pensée, et ébranlait les racines de l'au-
tocratie féodale et religieuse. Le monde, un
Instant immobile, allait reprendre sa marche
majestueuse vers le progrès. Ce n'est pas à
tort que l'on a appelé cette époque la Renaish
I
sance. Partout se réveille la notion des droits
de rhomme et de la pensée ; la dignité hu-
maine, écrasée sous le despotisme et Tigno-
rance, se redresse. En France» au milieu des
luttes où se déchirent et se disputent le pou-
voir ceux qui ont tenu longtemps le haut pavé
de rhistoîre ; au milieu des guerres de reli«
gion, si affreusement ensanglantées par les
conflits de Tambition effrénée, plus encore que
par le fanatisme, où Réforme et Catholicisme
ne sont le plus souvent que des armes à dou-
ble tranchant entre les mains des combattants,
alternativement vainqueurs, pour écraser avec
un égal acharnement le peuple et la liberté ;
à côté, dis-je, de ces horreurs qui souillent
rhistoire de ces temps, se forme et se déve-
loppe un véritable parti national de Faction et
de la pensée, qui poursuit sans relâche la
cause sainte de Taffranchissement de la patrie
et de rétablissement de la liberté. Les effort»
de ces généreux citoyens ont été enfouis pat
cette grande conspiration, deux siècles du-
rant, de l'histoire contre la vérité ; mais ils
reparaissent éclatants et héroïques à ceux qui
recherchent dans ce chaos sanglant les ori-
gines démocratiques, et qui, rejetant cette
nuée odieuse de guerres, d'aristocraties et de
rois, veulent recomposer l'histoire du peupte
— 10 —
et suivre la trace de ses luttes persévérantes
pour le progrès et la liberté.
A Paris, notamment, au milieu des luttes
sanglantes dans lesquelles les Guise et le
Béarnais se disputent le trône de France,
on assiste aux efforts de la municipalité de
Paris, qui voudrait s^affranchir de Tune et de
Tautre tyrannie, et ne fait pas un secret de
son voeu de se gouverner en république ians
roi ni prince d* aucune sorte.
Il faut bien reconnaître que si la Ligue, par
tradition nationale, se proclama catholique,
ce n'est pas une raison pour la présenter
comme dirigée par un petit fanatisme de sa-
cristie. La Ligue fut une véritable associatioa
municipale, elle poursuivit rétablissement
d^une véritable répuWique fédérative. Si elle
était sollicitée par le parti bourgeois qui sou^
tenait le cardinal de Bourbon, et par le partt
de Guise qui voulait mettre la royauté dans
les mains de la maison de Lorraine, le parti
du peuple voulait le gouvernement municipal
des seize quarteniers nommés par le suffrage
de leurs concitoyens.
Il y a là toute une époque glorieuse. Après
les barricades, devant lesquelles devait suc-
comber le faible Henri III, toutes les classes
de la population prennent part au mouve-
— li-
mait Un grand enthousiasme saine Texpul-
sfon dn roi et Torganisation d^un large sys-
tème municipal. La bourgeoisie tout entière
partage les sentiments des masses. i.'hôtel
de ville agit, gouv^ne, arme les citoyens, dé*^
fend les remparts; les quarteniers convoquent
le peuple qui manie de bonnes arquebuses,
de longues coulevrfnes au service de la pa-
trie et de la liberté. Mais bientôt la bour-
geoisie se fatigue, son énergie se calme de-
vant les intérêts, et les préjugés conservateurs
commencent à s^quiéter. Les bourgeois
avaient fait une émeute. Ils n*avaient pas
voulu une révolution.
Ces craintes, cette indécision commencè-
rent à tout compromettre. Ce n^étaît pas la
^emière révolution qui avait été perdue par
la bourgeoisie, ce ne fut pas la dernière. Pro-
fitons des leçons de Texpérience qui nous
sont transmises par Thistoire. La bourgeoisie
craintive, intéressée, attaqua les Seize qui
étaient la force et l'énergie du parti popu-
laire. Quand les Seize furent renversés et la
Ligue réduite aux mains bourgeoisec , on
n'alla plus que de réactions en réactions.
Cette proscription de tout ce qui avait le
cœur haut et la main ferme devait aboutir au
despotisme et au despotisme militaire qu'Hen-
— 42 —
fi IV personnifiait dans sa personne, et qua
rhistoire nous a transmis sous un travestis*
sèment chevaleresque.
La bourgeoisie se séparait du peuple : elle
voulait avoir son gouvernement, et elle ne
parvint qu'à instituer un pouvoir sans force,
et qui devait succomber au premier coup de
main. C'est une des conditions de la bour-
geoisie de ne pouvoir jamais longtemps seule
établir un gouvernement politique. Elle doit,
par là force des choses, ou s'unir au peuple
|ui est son origine, ou se Jeter dans les bras
des classes aristocratiques. Toutes les fois,
dans l'histoire, qu'elle n'a voulu ni de la
multitude, ni des gentilshommes, nous l'avons
vu fonder nous ne savons quoi de faible et de
honteux qui a duré tout Juste le temps de
tomber sous le mépris et qui a toigours ap*
pelé le despotisme.
Les Etats généraux de 1593, qui pouvaient
tout sauver, et qui avaient une noble mission
k remplir s'ils eussent été à la hauteur des
circonstances, achevèrent de tout perdre par
leur mollesse et par leur patriotisme fausse-
ment conservateur. Les députés, fervents ca-
tholiques, arrivèrent des provinces avec le
désir de mettre un terme aux tourments du
beau royaume de France. S'ils n'avaient au-
— 43 —
Ame prédilection pour Henri de Navarre, il»
n^avaient pas non plus de répugnance invin-
cible. Dépourvus de toute aspiration élevée»
incapables de toute tentative novatrice, ils
ne cherchaient qu*à rétablir Fancien ordre
de choses, effrayés du flot révolutionnaire
qu'ils voyaient monter autour d'eux. Pour
cette transaction qu'ils avaient h&te d'ache-
ver, ils se contentèrent d'une adhésion aux
lois générales et constitutives de la société, et
renoncèrent volontiers à des garanties qu'il
aurait été trop difâcile d'obtenir. La force fit
le reste et l'abjuration d'Henri IV trancha les
dernières difficultés.
Arrivé à ses fins, l'habile Béarnais, pour
mieux asseoir son despotisme, joua la comé-
die du roi populaire, et flatta à sa façon les
instincts matériels pour mieux proscrire les
derniers ferments de la résistance politique.
Les démocrates sont refoulés pour longtemps.
Mais rhistoire se laisse prendre à la gascon-
nade de la poule au pot^ et elle range Hen-
ri IV parmi les pères du peuple^ auquel titre
sa paillardise seule pouvait lui donner quel-
que droit, firent observer les railleurs du dix-
huitième siècle.
Le mouvement de la Ligue fut puissamment
secondé par les penseurs, qui secouaient, ev^
— 14 —
mvBsi^ les jougs autoritaires et commençaient
à regarder en fsice la liberté. An milieu de ces
grandes hittes se déreloppe la science no?i-
veBe de la politique, qui conquiert sa place à
«ôtô de la philosophie et de la théologie. Ai-
dée de rimprimerie, « cette législatrice des
temps modernes, qui de TEurope n*a feit qu\in
seul forum et convoque les peuples entiers à
ses assemblées, » comme dit M. Saint-Marc
Gîrardin, la politique, puissance nouvelle,
cite directement à son tribunal les deux puîsr-
sances qui gouvernaient alors le monde, la pa-
pauté et la royauté. Les études savantes des
maîtres de la pensée sont traduites en lan--
gage populaire par de fougueux prédicateurs
démocrates qui sont de véritables tribuns.
Ceux qui se refusent syst^atiquement à faire
dans rhistoire la part du peuple et de la li-
berté, ont pu les présenter comme des moi-
nes fanatiques, mais pour nous qui voulons
voir les choses avec impartialité, nous devons
'reconnaître en eux les premiers revendica-
teurs de la souveraineté du peuple. Certes ce
n'étaient pas des sectaires de la légitimité par
la grâce de Dieu, ni de Tultramontanisme pa-
pal, que ces curés de Paris qui soutenaient
« que les assemblées des États possédaient le
pouvoir public et la msjesté supérieure, la
— i6 —
pakBaDce de lier et de délier, la souveraineté
inaliénabla » C'était un royaliste d'une es^
pèce particulière que ce Jean Boucher, .cur^
de Saint^Benoit, qui prêchait que « le prince
procède du peuple, non par nécessité ^t par
violence, mais par élections libres; » et aussi
an singulier théocrate que ce Pigenat, curé
de Saint-Nlcolas-des-Champs, qui enseignait
c que la puissance de régner, nonobstant
toute succesBion, vient de Dieu qui, par les
clameurs du peuple, déclare celui qu'il veut
qui commande comme roi : Vox populi^ vox
Deû B En tout cas, nous préférons de beau-
coup, surtout en tenant compte de Tépoque
où ils vivaient, les catholiques démocrates de
cette sorte à ces protestants royalistes qui
professaient que « Dieu seul impose les rois à
la race humaine; qu'il faut recevoir le souve-
rain que Dieu envoie, fût-il hérétique et ty-
ran, et que jamais le peuple ne peut dépoulL
1er un prince de ses droits. »
Ces doctrines étaient justifiées {Ailosophi--
quement par une école de publicistes démo-
crates à la tôte de laquelle se placent Hubert
Languet et Hotman» Le premier, duis un traité
intitulé : Yindids^ cotUra iyrannog (en fran-
çais : les Châtiments des tyrans)^ publié sous
le pseudonyme significatif de Junlus Brutus,
— 16 —
établissait le cas où rinsurrection devient 16«
gitîme et formulait la doctrine de la souve-
raineté du peuple.
Languet fait dériver la royauté d'un con*
trat entre le roi et le peuple, d'après lequ^
le roi est tenu de garantir au peuple un gou-
vernement équitable. Sa manière de raison*
ner est neuve, hardie et nette. Avant lui, il
avait déjà été admis par les jurisconsultes
romains et par ceux du moyen âge, que c^est
le peuple qui a créé les rois. Mais, selon ces
juristes, le peuple ne pouvait plus jamais re-
venir sur la cession de la souveraineté qu'il
était supposé avoir abandonnée une fois pour
toutes en faveur du prince. A ce sophisme,
Languet répond avec force : « Il n'y a pas de
prescription contre le peuple ; le temps «Joute
aux torts des rois, mais n'ôte rien aux droits
<les peuples. »
« La seule fin de l'institution du pouvoir
civil, continue-t-il, est l'utilité publique, la
défense de la nation contre les envahisseurs
étrangers, et l'administration de la justice ;
les rois ne sont autre chose que les gardiens
et les conservateurs de la loi. Lorsqu'ils ne
l'observent plus, le peuple doit leur refuser
obéissance. »
Hotman, dans son Franco-GaUiœy n'est pal
— 4T ^
moins raatcal. Il prétend que la monarchie
française a toujours été élective et non héré-
ditaire, et il pose en principe qu^un peuple
peut déposer un roi et en créer un autre
quand bon lui semble, et que ce droit, repo^
sant dans Tensemble de la nation, doit être
ex/^rcé par une assemblée solennelle.
Enfin, en opposition à ces publicistes dé-
mocrates, mais en opposition également au
despotisme autoritaire, Bodin se faisait Tin-
terprète des sentiments bourgeois, et traçait
le premier catéchisme du gouvernement par-
lementaire et constitutionnel dans son Traité
de la République^ que fli. Saint-Marc Girardin
a fort bien résumé de la façon suivante : « Âmi
de la royauté, comme le parti politique au-
quel il appartenait, Bodin élève la monarchie
au-dessus de toutes les autres formes de gou-
vernement; mais il déteste le despotisme.
Nécessité du consentement des sijyets pour
lever des impôts, inaliénabilité du domaine
royal, voilà pour Bodin les deux principal
fondamentaux de la liberté publique... Cette
part faîte aux droits du peuple, il soutienf>
avec zèle les prérogatives de la royauté. Le*
rois sont inviolables, et on ne peut ni les dé-
poser, ni les mettre à mort Le roi ne répond
de ses actions que devant Dieu. »
— 18 —
Cest dans ces circonstances que se place La
Boétîe et son Discours de la Servitude t?o-
lontaire. Avec la hardiesse et la confiance de
la jeunesse, il devance même de quelques an-
nées ses contemporains. Son livre fut com-
posé avant Theure où les penseurs, ayant
rompu la chaîne qui les retenait esclaves,
pouvaient sans danger s'abandonner à leur
entraînement révolutionnaire. Montaigne, qui
se constitua Téditeur de La Boétie, mort trop
jeune pour pouvoir assister et prendre part
au mouvement qu^il avait si remarquable-
ment pressenti, Montaigne, mettant au jour
quelques pièces posthumes de La Boétie, dut
résister à la tentation d'insérer dans ce re-
cueil la Sen^iiuds volontaire : « Par U
raison, dit-il lui-même, qu'il luy trouvoit la
façon trop délicate et mignarde pour Tabaii-
donner au grossier et pesant air d'une si mal
plaisante saison. » Ce qui veut dire, en ter-
mes plus simples, qu'il craignait que la cour
de France ne vît de mauvais ceil un ouvrage
où Ton censure si vivement la conduite des
méchants princes, la dureté et l'extorsion de
leurs ministres. Plus tard, lorsque parut la
première édition des Essais, ce furent des
considérations d'un tout autre genre qui em-
pêchèrent Montaigne de placer, comme il
J
-^ 19 —
favait résolu d'abord, la Servitude à la suite
de cet excellent chapitre Sur VamUié^ où fl
fait réloge de La Boétie. Le prudent Montai-
gne craignit que» durant les troubles qui
agitaient alors la France, on n'abusftt des
principes de cet ouvrage contre l'intention de
Tauteur.
Tous les caractères radicaux que nous
avons signalés ches Langue! et chez les tri-
buns de la Ligue, on les retrouve chez La
Boétie, qui même a de plus qu'eux un amour
cahne et serein de la liberté, une prévision
de la fraternité sociale, qui le rs^prochoit
beaucoup plus de nos sympathies modernes,
et en fait un véritable écrivain populaire, un
véritable classique de la tradition libérale et
démocratique. L'élévation et l'én^gie de sa
pensée communiquent à son style une préci-
sion et une netteté peu (Mtlinaîres à l'époque
où il écrivait, et qui nous font, môme au
point de vue purement littéraire, le considé-
rer comme bien supérieur à Montaigne. Le
Discours de la Servitude volontaire est Tœu-
vre d'un homme convaincu et éclairé, po£k
sédant pleinement sa pensée et son style,
et s'exprimant toujours avec la fermeté et la
hardiesse d'un homme libre. Nous avons vu
lOttt à l'heure que ce caractère accentué eU
— ÎO —
{hayait le prudent Montaigne, qui était bedu-
eoup plus de son siècle, et qui est le père de
fégoîsme bourgeois et conservateur.
La Boétîe établit que c^est la servilité des
peuples qui cause leur servitude; que c'est
leur lâcheté qui fait la force des mauvais
souverains ; que, pour être libres, il leur sof-
trait de ne pas les soutenir.
Il recherche ensuite les moyens par les»
quels les tyrans entretiennent les peuples
flans cette servilité. Les principaux de ces
moyens lui semblent être rignorance et la
dissolution des mœurs : aussi, les tyrans ap-
portent-ils tous leurs soins à les entretenir et
même à les provoquer. G^est ainsi, dit La Boé-
tie, que le grand-turc s*est avisé que les livres
et la science donnent plus que toute autre
chose aux hommes le sentiment de leurs
droits et la haine de la tyrannia D'ailleurs,
aisément, sous les tyrans, les gens deviennent
lâches et efféminés. Pour exemple de cette
ruse é^ abêtir leurs sujets, La Boétie cite ce
^ait de Gyrus qui, ayant conquis la ville de
Lydie, et ne voulant pas mettre à sac une
tant belle ville,ni estre touiours en peine cPy
tenir une armée pour la garder 9 ^advisa d*un
grand expédient pour s* en asseurer. Il y estât*
blit 4es bordeaux (La Boétie ne recule pas
— 21 —
devant les mots cros), des tavernes et des
ieux publicSy et fit pitblier une ordonnancSf
que les habitants eussent à en faire estât. Il
se trouva si bien de cette garnison qu*il ne
lui fallut iamais depuis tii^er un coup d^espee
contre les Lydiens.
A ce sujet, La Boétie écrit cette page re-
marquable, qui est bien propre à donner une
Idée de Ténergie de son style en même temps
Que de l^élévation de sa manière :
« Tous les tyrans n^ont pas déclaré expres-
sément qu'ils voulussent effeminer leurs peu*
pies; mais, à vray dire, ce que celuy là or-
donna formellement, en effet, sous main, ils
Tont poursuivi pour la pluspart Et c'est mer-
veille que tous les peuples s'alleichent vite-
ment à la servitude, pour la moindre plume
qu'on leur passe, comme on dict, devant la
bouche. Les théâtres, les ieux, les farces, les
spectacles, les gladiateurs, les bestesestranges,
les médailles, les tableaulx et aultres telles
drogueries, estoient aux peuples anciens les
appasts de la servitude, le prix de leur liberté,
les utils de la tyrannie.
« Ce moïen, cette pratique, ces alleichements
tenoient les anciens subiects sous le ioug. Ainsi,
les peuples assotlis^troxivKnt beaulx ces passe-
temps, amusés d'un vain plaisir qui leur pas*
; I
J
/
— M —
0Oit devant les yeulx, s'accoostiimolent à servir^
aussi niaisement, mais plus mal qne les petits
enfants» qui pour veoir les luisants imaiges de
lirres illustrés, apprennent à lire. Les Ro*
mains tyrans s^adviserent encores d'une aultre
chose, de festoyer (c'est-àrdire de donner des
festin») souvent le peuple, abusant de cette
disposition de la populace, qui se laisse
all^, plus qu'à toute chose, au plaisir de la
bouche. Le plus entendu de tous n'eust pas
c|uité son ecuelle de soupe pour recouvrer la
liberté de la repubiicque de Platon. Les tyrans
faisaient largesse (c'est-à-dire ù^àbondantes
distributions) de bled, de vin et d'argent ; et
alors, c'estoit pitié d'entendre crier: Vive le
Jàit Les lourdauds ne comprenaient pas qu^
lefaîsoîent que recouvrer une partie du leur,
et que cela mesme qu'ils recouvroient, le
tyran ne le leur eust peu donner, si avant il ne
leur eust prinsà eulx mesme& Tel auiourd'huy
ramassoit l'escu qu^on lui ietoit, tel se gorgeoit
au festin public, en bénissant Tibère et Néron
de leur belle libéralité, qui le lendemain,
estant contrainct d'abandonner ses biens à
l'avarice, ses enfants à la luxure, son sang
mesme à la cruaulté de ces magnifiques empe-
reurs, ne disoit mot non plus qu'une pierre
et ne se remuoit non plus qu'une souche. »
— 23 —
Certes, ce n'est pas là le style d*uii décia-
mateur, et nous n'avions pas tort en prés^H
tant La Boétie comme un des premiers avo-
cats de la cause du peuple, comme un des
Dlus fervents apôtres de la liberté., v De cette
iberté qui, dit-il, est un bien si grand et si
plaisant, qu'elle perdue, tous les maulz vien-
nent à la file ; et les biens mesme qui demeu-
rent aprez elle perdent entièrement leur goust
et leur saveur, corrompus par la servitude. »
Voici maintenant comment La Boétie s^ex-
prime sur la fraternité sociale : « La nature
faisant aux uns les parts plus grandes, aux
aultres les parts plus petites, a voulu faire
place à la fraternelle affection, ayant les uns
puissance de donner ayde, et les aultres besoin
de recevoir. »
On peut dire que ce Discours de la Servi-
tude volontaire est la seule œuvre que nous
ait laissée La Boétie. Il avait aussi traduit quel-
ques opuscules des philosophes grecs : la ife-
narjerie^ de Xénophon ; les Règles du mariage^
de Plutarque, et la Lettre de consolcUûm à sa
femme^ de Plutarque. Ces traductions ont été
éditées paf Montaigne, qui les a ûdt précéder
de lettres-préfaces. La Boétie a composé en-
fin quelques vers latins et quelques sonnets en
?ers ihinçais, qui nous ont été pareillement
(
— 24 —
transmis par Montaigne, mais qui n*ontqa*ane
importance secondaire.
La vie de La Boétîe fut simple ; Montaigne
atteste que ce fut celle d'un honnête homme
et d'un citoyen vertueux. La Boétie était con-
seiller au Parlement de Bordeaux. Il appartint
à cette magistrature qui, dit dans son Histoire
de France M. Théophile Lavallée, «pendant
que Tambition des grands et les passions du
peuple bouleversaient la France, offrait une
foule d'hommes austères, voués à la science,
impassibles gardiens des lois, tout occupés de
sages réformations. » n mourut jeune, à
trente-deux ans, et fut peu mêlé aux affaires
publiques, ce que Montaigne regrette, et avec
raison ; car, dit-il, « c'estoit un des plus pro-
pres et nécessaires hommes aux premières
charges de France. » — « lesçais bien, dit ail-
leurs Montaigne, qu'il estoit eslevé aux dignités
de son quartier qu'on appelle des grandes, et ie
sçais encores dadvantaige que iamais homme
n'y apporta plus de suffisance, et qu'en l'âge
de trente-deux ans qu'il mourut, il avoit ac-
quis plus de vraie réputation en ce rang là
que nulle aultre avant lui. Mais tant y a que
ce n'est pas raison de laisser en Testât de sol-
dat un digne capitaine, ny d'employer aui
charges moîennes ceulx qui feroient bien ei^
— 26 —
eores les premières. A la venté, ses forces foH
rent mal ménagées et trop espargnees. » Et ce
qui y perdit, observe non moins justement
Montaigne, ce fat « le grand interestde nostre
bien commun ; car, quant au sien particulier,
Je vous asseure qu'il estoit si abondamment
pourvu des biens et des thresors qui deffient
la fortune, que iamais homme n*a vécu plus
satîafaict, ny plus content »
En effet, rien ne peut donner une meilleure
jfdée de Fhonorabilité de la vie privée de La
Boétie, et aussi de Télévation remarquable de
son intelligence, que Tamitié singulière de
Montaigne pour lui, amitié si tendre, que
Montaigne ne pouvait en rendre raison autre-
ment que par ces paroles, aussi touchantes
que simples: «C'est parce que c'estoit luy;
c'est parce que c'estoit moy I » Sentiment si
profond, que la perte de cet ami si cher lui
rendit amères toutes les jouissances. «Nous
estionsàmoitié de tout, disait-il ; il me semble
que ie lui desrobbe sa part I»
Cette amitié de Montaigne a été longtemps
la gloire de La Boétie; aujourd'hui que la
Justice du temps s'applique à rétribuer plus
équitablement les m^tes de chacun, et a fait
entrer dans la balance beaucoup de chosea
qui pesaient peu autrefbis» la meilleure gloire
I
i
V
I
/ ,
^ 26 -*
de Montaigne sera peat-ètre d^ètrç pour la
postérité le témoin de La Boétie. Et ce n^est
pas en vain qu'il aura écrit cette phrase en
tète de Fédition qa'il donna de la traduction
faite par son ami de la Ménagerie^ de Xéno-
phon:
ff II m'a fait cet honneur vivant, que ie
BMts an nombre de la meilleure fortune des
miennes, de dressa avec miA une coustnre
d'amitié si estroite et si ioincte» qu'il n'y a eu
biais, mouvement ou ressort en son ame que
ie n'aie pu considérer et iuger, au moins aS
ma vue n'a quelquesfols esté trop courte» Qr,
sans mentir, il estoit, à tout prendre, si près
du miracle, que pour, en me iettant hors des
barrières de la vraisemblance, ne pas ûùre
mémoire du tont, il est forcé, quand ie parle
de luy, que ie me reserve et restreigne an
dessoabs de cequei^en sçais. Et pour ce coiqs
ie me eontenteray seulement de voossupplier,
pour l'hMmeur et révérence que vous debrei
à la vérité, de tesmoigner et croire que nostie
Guyenne n'a iamais rien veu de pareil à \a^
parmy les hommes de sa robbe. »
On peut cniire que ces expressicms n'avaient
lien d'esagéré sous la plume de Montaigne,
ne fût-ce que par la fréquence avec laquelle
elles s'y rencontrent Le nlus remarquable
— «7 —
chapitre des Euais^ intitulé : De Vamitié^
est presque tout entier consacré à La Boétie»
et dans une lettre, que Ton trouvera ci-après,
et qui est un véritabie chef-d'œuvre, Mon-
taigne a raconté les derniers moments de ce
grand homme et de cet ami rare, mort avec
la sérénité du juste ;
« Au demeurant, dit Montaigne dans le cha-
pitre en question, ce que nous appelons or-
dinairement amis et amitiés ne sont qu^ac-
coîntances et familiarités nouées par quelque
occasion ou commodité, par le moïen de la-
quelle nos âmes s^entretiennent En famitié
dont il parle, elles se meslent et se confon-
dent Tune et Taultre d^uB meslange si univer-
sel, qu'elles effacent et ne retrouvent plus la
cousture qui les a lolnctes. Si Ton me presse
de dire pourquoy le Taimois, le sens que cela
ne se peut exprimer qu'en repondant : Parce
que c'estoit luy, parce que c*estoit moy. Nous
nous cherchions avant de nous estre veus.
Nous nous embrassions par nos noms. Et, à
nostre première rencontre, qui 1ht en une
grande feste et compaignie de ville, nous nous
trouvasmessî prins, si connus, si obligés entre
BOUS, qtie rien deslors ne nous fut ^i proche
que Pun à Taultre.
» Nm âmes ont une Saison ri intime en.
A
semble ; elles ie sont considérées d^one si ar» |
dente affection, et de pareilles affections des-
couvertes iusqu^au fin fond des entrailles
Tune à iaultre, que nonseulement ie cog-
noissoîs la sienne comme la mienne, mais id
me fusse certainement plus volontiers fié à
luy de moy, qu'à moy. »
Ce n'était pas assurément un homme d'une
trempe ordinaire que celui qui inspirait de
pareils sentiments et une telle estime à V&
goîste et sceptique Montaigne. Montaigne
crut ne pouvoir faire de son caractère un
plus grand éloge, qu'en disant « qu'il avoit
une ame moulée au patron des siècles anti-
ques. » Nous dirons, nous, que son génie avait
la prescience de la grandeur moderne. Il a de-
vancé son époque, et il eût pu dire, conune
le marquis de Posa, dans le drame de Schil-
ler : « Je suis un citoyen des siècles à venir. •
Combien il nous apparaît différent de Mon-
taigne, prudent, politique, égoïste, cauteleux»
libre penseur qui, tout en se moquant des
prêtres, posait cette règle philosophique, que,
pour ne pas choquer les opinions reçues, il
en fallait appeler un à son lit de mort ; libé-
ral, qui bien qu'il avoue que c'est le livre de
la Servttiùde volontaire qui fût le premier
mobile de son amitié si tendre pour La Boé-
- i9 —
tie, crut cependant, à une époque troublée*
en une mal plaisante saison^ comme il le
dit lui-même, devoir atténuer la valeur de
cet ouvrage dont il craignait que la publica-
tion entraîn&t quelque danger; au risque de
compromettre la réputation de son ami, ne
craignit pas de le justifier en ces termes :
« Afin que la mémoire de Tauteur n'en soit
intéressée en Tendroict deceulxqui n'ont pu
cognoistre de prez ses opinions et ses actions,
le les advise que ce subiect fut traité par lui
en son enfance, par manière d'exercice seule-
ment, comme subiect vulgaire et agité en mille
endroicts des livres. » C'est ainsi que Montai-
gne a le premier mis en circulation l'opinion
dont se sont emparé les ennemis des idées
dont La Boétie fut le confesseur et que nous
avons dû réfuter en commençant cette Pré-
face. Il est vrai de dire que Montaigne se h&te
d'ajouter : « le ne fais nul doute qu'il ne
crut ce qu'il escripvoit : car il estoit assez cons-
ciencieux pour ne pas mentir mesme en se
louant ; et ie sçais dadvantage que s'»7 eust eu à
choisir^ ileust mieulxaymé estre nay à Venise
qu*à Sarlat. » « Et avec raison, » dit Montai-
gne, qui, en dépit de sa prudence, s'associe
ainsi à cette protestation républicainct
U faut savoir gré à' Montaigne de cedévou-
— 30 —
iiieiit;et oa peat voir par ce trait que si c^est
une zuLture timide, et plus indiiféraiite et
sceptique encore que timide peut-être» il n'y
avait pas chez lui TétofEè yiJe d'joL apostat
Ou reste, si Montaigne est un peu resté étran-
ger au grand mouvement politique de son
époque, s'il ne s'y est guère associé, du moins,
que par son amitié à toute épreuve poor La
Boétie, il ne faut pas méconnattre qu'il a ai-
firme un des premiers et contribué à pro-
pager plus qu'aucun autre le sentiment de
l'égalité humaine et sociale. Ses Essais ne
sont autre chose, en somme, qu'un livre qui,
par le doute et la plaisanterie, s'attaque à
beaucoup de superstitions religieuses, philo-
sophiques, sociales et même politiques, sa-
crées jusque-là. A ce point de vue, Montai-
gne a été le précurseur de Voltaire, et comme
lui un des préparateurs les i^us actifs de la i^
volution. Avant de fonder, il faut détruire, et
c'est k quoi se sont employés ces deux puis-
sants railleurs qui se sont si profondément
inspirés, par leursiyle et la tournure de leur
esprit, du génie de notre nation. £n somme,
n'art-il pas lui-m^e révélé son but et lefond
intime de sa pensée par cette coDcUision hu-
moristique que lui-même donne aux Essais :
« Si avons nous beau monter sur des eschas«
— si-
ses, car sur des eschasses encore faut il mar-
cher sur nos iambes, et au plus eslevé trosne
du monde, si (encore) ne sommes nous assis
que sur nostre cul. »
Nous nous souvenons, dans la Préface d'une
édition des Essais^ faite avant la Révolution,
avoir vu relevée par un critique délicat, qui
n'était frappé que de Tinconvenance du lan-
gage, cette phrase comme choquante, et
l'avoir vue signalée comme une des imper-
fections qui déparent Vouvrage de Montaigne.
On comprend combien une société qui en-
fantait de pareils commentateurs était peu
faite pour comprendre et apprécier La Boé-
tie; et il n'y a pas lieu de s'étonner de l'ou-
bli dans lequel il est resté si longtemps en-
foui.
1 Nous l'avons dit, il appartenait à notre épo-
que de rétablir cette mâle et austère figure
de patriote démocrate. Et, pour notre pro-
pre compte, nous nous estimons heureui
d'avoir pu contribuer, pour notre faible part,
à cette œuvre de restitution et de répa-
ration* .
A. VERMOREU
-^^^..-J
DE LA SERVITDDE VOLONTAIPi;
D'aroir plusieurs seinieurs aulcun bien ie ne yeoj :
Qu*u]i sans plus soit le maistre, et <
qu'un seul soit le roy.
ce dîct Ulysse en Homère ^ parlant en pu*
blic. S'il n'eust dict, sinon
D'aToir plusieurs seigneurs aulcun bien ie ne Teoy t
cela estoit tant bien dlct que rien plus : mais»
au lieu que, pour parler avecques raison, il
falloit dire que la domination de plusieurs ne
pouYoit estre bonne, puis que la puissance
d'un seul, deslors qu'il prend ce tiltre, de
maistre, est dure et desraisonnable, il est
allé adiouster, tout au rebours,
Qu'un sans plus soit le maistre, et qu'un seul soit le tof •
1 Iliade, 1. H, T. S04, 30S.
LA BOÉnC. %
— 34 —
Toutesfoîs, à l'adventure, il faut excuser
Ulysse, auquel possible lors il estoit besoîng
d*mser de ce langaige, et de s'en servir pour
appaiser la révolte de Tannée; conformant,
îe «roys , son propos plus au temps <|ii*&
la vérité. Mais à parler à bon escient, c'est un
extrême malheur d'estre subiect à un maistre,
duquel on ne peult estre iamais asseuré qu^il
fioît bon, puisqu'il est touslours en sa puis-
sance d^estre maulvaîs quand y vouidra : et
d'avoir plui^eurs maistres, c'est autant que
d'avoir autant 4e fois à estte extrenu^neut
natheoreux. SI ne veulx le pas, pour cette
heure, débattre cçtte question tant pourme-
nee, à sçavoîr : « Si les aultres façons de Te-
publicqùes sont meilleures que la monar-
chie. » A quoy si ie vouiols venir, eacores
vouldrois ie sçavoir, avant que mettre en
dottbte i)uel renf la monarchie d^bt a?^r
entre les republicques, ^ elle / en <jk)ibt avoir
anilcun; pofEroe qu'il eirt malaysé de en^re
^'il y 4tyt ries de pubHe en oe gouverne-
meçt, eâ timt est à œi. MaS« cette questfou
est réservée po«r un aultre temps, etdeman-
deroit bien son traicté à part, ou plustoi^
ameineroit quand et soy toutes les disputes
politiques.
Pour ce coup, le ne vouldrois sinon enten
— 35 —
âre^ s'il est possible, et comme il se peult
faire, que tant d'hommes, tant de bourgs,
tant de villes, tant de nations, endurent quel-
quesfois un tyran seul, qui n'a puissance que
celle qu'on luy donne ; qui n'a pouvoir de leur
nuire, sinon de tant qu'ils ont vouloir de l'en-
durer; qui ne sçauroit leur faire mal aalcun,
sinon lors qu'ils ayment mieulx le souffrir que
luy contredire. Srand'chose, certes, et toutes-
fois si commune, qu'il s'en fault de tant plus
douloîr, et moins esbakir, de veoir un million
de millions d'hommes servir misérablement,
ayants le col soubs le ioug, non pas con-
trainctB par une plus grande force, mais aul-
cunement (ce semble) enchantez et charmez
par le seul nom d'iiN, duquel ils ne doibvent
ny craindre la puissance^ puis qu'il est seul,
ny aymer les qualltez, puis qu'il est, en leur
endroict, inhumain et sauvaige. La foibiesse
d'entre nous hommes est telle : Il fault soo-
vent que nous obéissions à la force ; il est be-
8(^ng de temporiser : on ne peult pas tous-
iours estre le plus fort Doncques, si une na-
tion est contraincte par la force de la guerre
de servir à un, comme la cité d'Âthenes aux
trente tyrans^ il ne se fault pas esbahir qu'elle
serve, mais se plaindre de l'accident ; oubien
plustost ne s'esbahir, ny ne s'en plaindre»
À
— se-
mais porter le mal patiemment, et se réser-
ver à Tadvenir à meilleure fortune.
Nostre nature est ainsy, que les communs
debvoirs de Tamitié emportent une bonne
partie de nostre vie ; il est raisonnable d'ay-
mer la vertu, d'estimer les beaulx faicts, de
cognoistre le bien d'où Ton Ta receu, et di-
minuer souvent de nostre ayse, pour aug-
menter rhonneur et advantaige de celuy qu'on
ayme, et qui le mérite : Aiusy doncques, si
les habitants d'un pais ont trouvé quelque
grand personnaige qui leur ayt monstre par
espreuve une grande prévoyance pour les
garder, grande hardiesse pour les deffendre,
ttn grand seing pour les gouverner ; si, de là
en avant, ils s'apprivoysent de luy obeïr, et
s'en fier tant que luy donner quelques ad-
yantaiges, le ne sçais si ce seroit sagesse,
de tant qu'on l'oste de là où il faisoit bien»
pour l'advancer en lieu où il pourra mal
Mre : mais, certes, si ne pourroit-il Mllir
d*y avoir de la bonté, de ne craindre poinct
mal de celuy duquel on n*a receu que bien.
Mais, ô bon Dieu I que peut estre celaTcom-
iiient dirons-nous que cela s'appelle? q[ael
malheur est cestuy là? ou quel vice? ou plus-
tost quel malheureux vice? veoir un nombre
infiny, non pas ob^r, mais servir : non pas
— 37 —
eatte gen i vie rn eg^mais tyrannisez; n^ayants nj
biens, ny parents, ny enfants, ny leur vie
mesme, qui soit à eulx! Soufllrir les pilleries.
les paillardises, les cruaultez, non pas d'une
armée, non pas d'un camp barbare contre le*
quel il fauldroit despendre son sang et sa vie
devant ; mais d'un seul ! non pas d'un Hercu-
les, ne d'un Samson; mais d'un seul hom-
meau, et le plus souvent du plus lasche et fe-
menin de la nation ; non pas accoustumé à la
pouldre des batailles, mais encores à grand'
peine au sable des tournois; non pas qui
puisse par force commander aux hommes,
mais tout empesché de servir vilement à la
|[ioindre femmelette 1 Appellerons nous cela
Jascheté? Dirons-nous que ceulx là qui ser-
rent, soyent couards et recreus? Si deux, si
iorois, si quatre ne se deffendent d'un, cela
estestrange, mais toutesfois possible; bien
pouiTa l'on dire lors, à bon droict, que c'est
faulte de cœur : mais si cent, si mille en-
durent d'un seul, ne dira l'on pas qu'ils ne
veulent poinct, non qu'Ile n'osent pas se
prendre à luy, et que c'est, non couardise,
mais plustost mespris et desdaing. Si l'on
veoid, non pas cent, non pas mille hommes,
mais cent piôs, mille villes, un million d'hom-
aesi n'assaillir pas on seul» dnqinel to mieulx
— » —
taieté de touts en receoît ce mal d'estre aerC
et eadav«,caiiiiiieirt pourrions nous nomoifir
cela? est ce laschetél
Or, il 7 a en toots vices naturettemeiifc qi^él-
^e borne, ooltre laquelle ils ne peaTeat
passer: deox peuTont craindre uo» el pos-
sible dix ; Eiais mille, mais un million, mais
milis villes, si elles ne se dtfendent d'vn, cela
ii*est pas couardiaerdUe ii® va poiDct iusqws
là ; ncMi plus que la vaillance ne sf estend pas
qohm aesl eschelle une fûrkereBsOr q!u1l aa^
saille une armée, qni'il congoiere ua roîaume.
Itooeqoes quel monstre de vice est eecy, qui
ne mérite pas encore le tUtre de couardise?
qui ne treuve de nom asses vilain, quenatore
desadn)ue avoir faiet, el la langue refase de
le nommer?
Qu'en mette dioi eosté cinquante mille
hommes en armes) dHm aultre, autant; qu*on
les raige ea batlsttle; quils viennent à se
ic^dre^ les uns Utares combattants pour lenr
francUse^tes aultrei ponr la lenr oster : an^
qaék» promettra on par coniectore la victoire?
lesquels pensera on qui {dus gaillardement
Iront au ecaibat, on œiahx gai espwrent poor
guerdoo éà lemr peine Tentrelenement de
leur Eber«6^ on cenbt qui ne peuvent atten-
dre kQror des eoups qnlls donnent ou qoUs
rec^iveatf que la senvftaiie ftKdtnfi L»
uns «Dt toufiiounB ésvmt leu» y«ulx le iKm*
heur de leur «rie fmssee, Tirttenle de pareiUa
af se à radK^enîr ; â ae leur souvieBit ^m
lant de ce qa'ils endiment ce peu de tsmp$
que dure une battaille, comiBe de ce icpïû
cDSfieiMdraà îannîs endainer à eulx, à ieurs
enfwte eit à toute ia postérité : Les aultres
n'ont rien qui les enhardisse, <p'une petite
podncte de convoitise qui se rebouche bduIk
àain eomUe le dac^er, et qnsi ne pevlt estro
ai ardente qu'elle ne ee doilnne et semble es^-
teindre par la jnoîgydie goutte de sang qaà.
aorte de leurs plajFeSi Anx bfittailies tant ce-
BD wneos de Jiiitiade, de I^eonide, de Thenrâh
tooles,qai ont esté données deux nilie ansa,
ieA Tirent encores auiourdjhujr aussi Cresohes
en la memmre des livres et des hoaines,
oomme si c 'eust esté Fanltre hier qn^elles
fémeot donsees m. Greœ, pour le hksx de
Grèce et pour Tesemple de tout le inonde.;
qn'esl^ œ i^'on pense qui donna i ai petit
nomlnre de gents, comme estolent les Greos»
non le penvcdr, mais le tcamr de «oubstenir
la toce de tant de navires, qoe laœr meswe
encBtoiit cdiaBgee; dedeaCai» tant de nations»
^fû estcAent en id grand nonbm qne llesqa»-
dron des €recs n'eost fovny; 8*il enst Callu,
— 40 *-
des capitaines aux armées des ennemis? SI
non qnMl semble qa*en ces glorieux ioors là
ce n^estoit pas tant la battaille des Grecs
contre les Perses, comme la victoire de la
liberté sur la domination, et de la franchise
sur la convoitise.
Cest chose estrange d'ouïr parler de la
vaiUance que la lib^té met dans le cœur de
ceulx qui la deflfendent ; mais ce qui se faict
en touts paîs, par touts les homm^, touts
les iours, qu'un honmie seul mastine cent
mille villes, et les prive de leur liberté ; qui
le croiroit, s'il ne faisoit que Fouir dire, et
non le veoir? et, s'il ne se veoyoit qu'en paîs
estranges et loingtaines terres, et qu'on le
dist ; qui ne penseroit que cela feust plustost
feinct et controuvé, que non pas véritable?
Encores ce seul tyran, il n'est pas besoîng de
le combattre, il n'est pas besoing de s'en def-
fendre;ilestdesoymesmedesfaict Mais que
le paîs ne consente à la servitude, il nefault
pas luy rien ester, mais ne luy donner rien ; il
n'est poinct besoing que le paîs se mette en
peine de faire rien pour soy, mais qu'il ne se
mette pas en peine de faire rien contre soy.
Ce sont doncques les peuples mesmes qui se
laissent, ou plustost se font gourmander, puis
qu'en cessant de servir ils en seroient quites :
— 41 —
o*e(st le peuple qui 8*asseryit, qui se coupe la
goi^e; qui, ayant le choix d'estre subiect ou
d*estre libre, quîte sa franchise, et prend le
ioug; qui consent à son mal, ou plustost le
pourchasse. S'il lui coustoit quelque chose de
recouvrer sa liberté, il ne Ten presseroit
poinct, combien que ce soit ce que Thomme
doibt avoir plus cher que de se remettre en
son droict naturel, et, par manière de dire, de
beste à revenir à homme ; mais encores ie ne
luy permets poinct qu'il ayme mieulx une ie
ne sçais quelle seureté de vivre à son ayse,
Quoy! si pour avoir la liberté, il ne lui fault
|ue la désirer ; s'il n'a besoing que d'un sim*
pie vouloir, se trouvera il nation au monde qui
Testîme trop chère, la pouvant gaigner d'un
leul souhaict? et qui plaigne sa volonté à re-
couvrer le bien lequel on debvroit racheter
au prix de son sang? et lequel perdu, touts
les gents d'honneur doibvent estimer la vie
desplaisante et la mort salutaire? Certes,
tout ainsi comme le feu d'une petite estin-
celle devient grand, et tousiours se renforce,
et plus il trouve de bois, et plus est prest
d'en brasier; et, sans qu'on y mette de l'eau
pour Testeindre, seulement en n'y mettant
plus de bois, n'ayant plus que consumer, il
se consume soy mesme, et devient sans forme
aulcune et n^cst phis léa : pareiliSBraiit les
tyrans^ plus ils pillent^ plus ika; exigent, pic»
Ils nQment et destniisent , p!uâ en Imr
bi^le, plus oa les sert; d^autuit plus ils se
fortifient, devieDuent toosiours plus lèrfisiet
plus firez pour anéantir et deslruire toat; et,
si on Be leur basHe rien^ rt eu ne lear obeR
poinet, sans combattre, sans frayer, ils de^
meurent omds et desfaicts;, et ne s&êA pLwB-
rien, si non qfœ coame la raeiney n^ajaoït plss
dliunHur et aliment, défient «ne brancha
seigle et morta
Les hardis, pour acquérir le bf c» quTils de»
mandent, ne oralgneBi poînet le dasigier; le9
advisea ne redisent poinet la peine : ks lasehes
et engooni» ne sça? ent ny endurer le mal,
ny recouvrer le bien ; ils s^arrestent en e^a
de le soakalet^,0t la vertu dTj prétendre leur
est ostee par leur lascheté; le désir de ravoir
leur demeure par la nature. Ce désir, eette
volonté, est camnnme aux sages et am m^Sa^
crets, aux eourageux et aux couards^ pour
soufaaieter toutes dioses qui, estant acquises,
les rendnrient benreux et eonteofts : une seule
en est a dire, en laquelle ie ne sçais cM^mnse
natinre defauft aux hommes pour la désirer r
c'est la liberté, qui est toutesfois un tien sj
grand et si plaisant, q<ae, elle perdue, toute
168 HiMilx vieniieiit à la file, et ks biens
msmes qui demeurent aprez elles perdent
eDtferement leur goiist et leur saveur, ooiv
rompus par la serritade : la seule liberté, tes
lionimes ne 1» désirent poinct, non pas pour
aidtro raison, ce ne semblo, si noo pource
que, s'iis la desirofeot, fis Tauroient; comme
jflls reftisoieQl; faire ce bel ae<|Qesl;, seulement
parce qii*!! est trop ays6.
Pammes gento et miseraldes, peuples insen*
seiB, Dations opinlastres en vostre mai, et
avenues en vostre bien* fous vous laisses
emporter devant vous je plus beau et le plus
idair de vostre rev^mu, piller vos champs,
voler vos maisons, et les despouiller des mevH
hlOB anciens et pateme^bs I Vous vivez <le
âurte que vous pouvez dire que rien n*est à
vous ; et sembleroit que mesfaujr ee vous se-
n>it grand heur, de tenir à moitié vos biens,
inos familles et vos vies; et tout ce degast, oe
malbeur, cette ru^rne, vous vient, non pas des
ennemys, mais bien oerteade Tennemy et de
celuy que vous faictes si grand qu'il est, pour
lequel vous allée si courageusement à la
guerre, par la grandeur duquel vous ne re-
fusez poinet de présenter à la mort vos per-
sonnes. Celui qui vous mais^setaat, n'a que
deux yeulx, n'a que deux mains, n'a qu'un
— 44 —
eorps, et n*a aoltre chose que ce qa*a le moin-
dre homme du grand nombre infiny de vos
villes ; si non qu^il a plus que vous touts, c*est
Tadvantaige que vous luy faictes pour vous
destrulre. D'où il a prins tant d'yeulx d'où
vous espib il, si vous ne les luy donnez?
Gomment a il tant de mains pour vous frap-
per, s'il ne les prend de vous? Les pieds dont
il foule vos citez, d'où les a il, s'ils ne sont des
rostres? Gomment a il aulcun pouvoir sur
TOUS, que par vous aultres mesmes? Gomment
vous oseroit il courir sus, s'il n'avoit intelli-
gence avecques vous? Que vous pourroit il
faire, si vous n'estiez receleurs du larron qui
vous pille, complices du meurtrier qui vous
tue, et traistres de vous mesmes? Vous semez
vos fruîcts, à fin qu'il en face le desgast;
vous meublez et vous remplissez vos maisons,
pour fournir à ses voleries; vous nourrissez
vos filles, à fin qu*il ayt de quoy saouler sa
luxure ; vous nouirissez vos enfants, afin qu'il
les mené, pour le mieulx qu'il face, en ses
guerres, qu'il le^ mené à la boucherie, qu'il les
face les ministres de se? convoitises, les
exécuteurs de ses vengeances; vous rompez à
la peine vos personnes, à fin qu'il se puisâe
mignarder en ses délices, et se veautrer dans
les sales et vilains plaisirs; vous vous affoi«
— 45 —
blissez, à fin de le faire plus fort et roide à
TOUS tenir plus courte la bride; et de tant
d'îndignitez, que les bestes mesmes ou ne sen-
tiroientpoinct, ou n^endureroient poinct, vous
pouvez vous en délivrer, si vous essayez,
non pas de vous en délivrer, mais si^ulement
de le vouloir faire. Soyez résolus de i^e ser-
vir plus, et vous voylà libres. le ne veulx pas
que vous le poulsiez, ny le bransliez ; mais
seulement ne le substenez plus; et vous le
verrez, comme un grand colosse à qui on a
desrobbé la base, de son poids mesme fondre
en bas, et se rompre.
Mais, certes, les médecins conseillent bien
de ne mettre pas la main aux playes incura-
bles; et ie ne fais pas sagement de vouloir en
cecy conseiller le peuple qui a perdu, long
temps il y a, toute cognoissance, et duquel,
puis qu'il ne sent plus son mal, cela seul mons-
tre assez que sa maladie est mortelle : Cher-
chons doncques par coniectures, si nous en
pouvons trouver, comme s'est ainsy si avant
enracinée cette opiniastre volonté de servir,
qu'il semble maintenant que l'amour mesme
de la liberté ne soit pas si naturelle.
Premièrement, cela est, comme ie crois,
hors de nostre doubte, que, si nous vivions
avecques les droictq que nature nous a don
j
H- 46 —
nez et les enseignements qu^elle nous ap-
prend, nous serions naturellement obéissants
aux parents, subîects à la raison, et serfs de
personne. De Tobeïssance que chascun, sans
aultie advertîssement que de son naturel,
porte à ses père et mère, touts les hommes
en sont tesmoîngs, chascun en soy et pour
soy ; De la raison, si elle naist avecques nous,
ou non, qui est une question débattue au
fond par les académiques et touchée par
tonte Teschole des philosophes ; pour cette
heure, ie ne penserois poinct faillir en croyant
qu'il y a en nostre ame quelque naturelle se-
mence de raison, qui, entretenue par bon
conseil et coustume, fleurit en vertu, et au
contraire, souvent ne pouvant durer contre
les vices survenus, estouffee s'avorte. Mais,
certes, s'il y a rien de clair et d'apparent en
la nature, et en quoy il ne soit pas permis de
faire l'aveugle, c'est cela. Que nature, ie mi-
nistre de Dieu et la gouvernante des hommes,
nous a touts faicts de mesme forme, et comme
il semble, à mesme moule, à fln de nous en-
trecognoistre tôuÉs pour compaignons, ou
plustost frères; et si, faisant les partaigesdes
présents qu'elle nous donnoît, elle a far'^
quelquas advantaîges de son bien, soit a«
corps ou à l'esprit, aux uns plus qu'aux
i
— 47 —
aoltres, si n^a elle pourtant entendu nou$
mettre en ce monde comme dans un camp
clos, et n*a pas envoyé Icy bas les pluy forts
et plus advisez, comme des brigands armez
dans une forest, pour y gourmander les plus
foîbles; maïs plustost faut il croire que, fai-
sant ainsin aux uns les parts plus grandes, et
aux aultres plus petites, elle vouloît faire
place à la fraternelle affection, à fin qu'elle
eust où s^employer, ayants les uns puissance
de donner ayde, et les aultres besoing d'en
receveoir.
Puis doncques que cette bonne mère nous
a donné à touts figurez en mesme paste, à
fin que chascun se peust mirer et quasi re-
cognoistre Tun dans Faultre ; si elle nous a à
touts en commun donné ce grand présent de
la voix et de la pai^oTe, pour nous accointer et
fi*atemîser dadvantaige, et faire, par la cous-
tume et mutuelle déclaration de nos pensées,
une communion de nos volontez ; et si elle a
tasché par touts moïens de serrer et estreindre
plus fort le nœud de notre alliance et société;
si elle a monstre, en toutes choses, qu>Jle ne
vouloit tant nous faire touts unis, que touts
uns : il ne fault pas faire doubte que nous ne
soyons touts compaignons; et ne peult tumber
en Tentendement de personne que nature ayt
— 48 —
mis aulcuns en servitude, nous ayant toutt
mis en compaignie.
Mais, à la vérité, c'est bien pour néant de
débattre si la liberté est naturelle, puis qu'ion
peult tenir aulcun en servitude sans luy faire
tort, et qu'il n'y a rien au monde si contraire
à la nature (estant toute raisonnable) que
riniure. Reste doncques de dire que la liberté
est naturelle, et par mesme moïen, à mon
advis, qde nous ne sommes pas seulement
nays en possession de nostre franchise, mais
aussi avecques affection de la deffendre. Or,
si, d'adventure, nous faisons quelque doubte
en cela, et sommes tout abbastardis que ne
puissions recognoistre nos biens ny sembla-
blement nos naïfves affections, il fauldra que
fe vous face l'honneur qui vous appartient, et
flue ie monte, par manière de dire, les bestes
brutes en chaire, pour vous enseigner vostre
natureet condition. Les bestes(cem'aid'DieuI),
si les hommes ne font trop les sourds, leur
crient : vive uberté l Plusieurs y a d'entr'el-
les, qui meurent sitost qu'elles sont prinses :
comme le poisson qui, perd la vie aussitost
que Peau; pareillement celles là quittent la
lumière, et ne veulent poinct survivre à leur
naturelle franchise. Si les animaulx avoient
entre eulx leurs rengs et prééminences.
— 4»-
S
fls feroienty & mon advis, de liberté leur
noblesse. Les aultres, des plus grandes lus-
ques aux plus petites, lors qu'on les prend,
font si grande résistance d*ongles, de cornes,
de pies, de bec, qu'elles déclarent sésez com-
bien elles tiennent cher ce qu'elles perdent ;
puis estant prinses, nous donnent tant de
signes apparents de la cognoissance qu'elles
ont de leur malheur, qu'il est bel à veoir,
que d'ores en là ce leur est plus languir que
Yivi$, et qu'elles continuent leur vie, plus
pour plaindre leur ayse perdu que pour se
plaire en servitude. Que veult dire aultre chose
l'elephant qui, s'estant deffi^du iusques à n*en
]>ouvoir plus, n'y veoyant plus d'ordre, estant
sur le poînct d'estre prins, il enfonce ses
maschoires, et casse ses dents contre les ar-
bres ; si non que le grand désir qu'il a de de-
meurer libre, comme il est nay, lui faict de
l'esprit, et l'advise de marchander avecques
les chasseurs, si, pour le pris de ses dents, il
en sera quite, et s'il sera receu à bailler son
jrvoire et payer cette rençon pour sa liberté?
Nous appastons le cheval deslors qu'il est nay,
pour l'apprivoiser à servir; et si ne le sçavons
nous tint flatter, que quand ce vient à le
domter, il ne morde le frein, qu'il ne rue
contre l'esperon, comme, ce semble, pour
i
A
— w —
monstrer & la nature, et tesmoîgner au moins
par là, que s'il sert, ce n*est pas de son gré»
maïs par nostre eontraincte. Que fault O: donc-
ques dire?
InhmOÊiwm 1« poids do iDng; gcÉgneity.
Et les oyseaulx dass la cagiB se plaignent,
comme fay dîet auteurs aultresfols, passant ^
temps à nos rimes françofses : car ie ne crain«
drtKEs poinct, escrivant à toi, ô Longa, mes-
1er de mes vers, desqods !e ne lis îamai?,
que, pour le semblant que tu fais de t*en con-
tenter, tu ne m'en faces glorieux. Ainsy donc-
ques, puis que toutes citoses qu! ont senti-
ment deslors qu^elles Tont, sentent le mat dd
la subiection, et courent aprez la liberté ;
puis que les bestes, qui encores sont faict^
par le venin de Phomme, ne se peuvent ac-
coustumer à servir qu'avecques protestation
d*un désir contraire r quel maleucontre a esté
cela, qui a peu tant dénaturer lliomme,seuI
naj, de vray, pour vivre franchement, de
luy faire perdre fa souvenance de son pre-
mier estre et le désir de le reprendre ?
n y a trois sortes de tyrar» (îe parle des
meschants princes) : les uns ont le roîaume
par Teslection du peuple; les aultres, par la
force aes armes : les aultres, par la succession
— 51 —
de leur race. Ceulx qui Font acquis par le
droict de la guerre. Us s'y portent àinsy^
qu*on cognoist biea qu^ils sont, comme ou
dlctt en terre de conqueste. Ceulx ^i nal&*
sent rojs, ne sont pas communeement gueros
meilleurs ; aîns estants nays et nourris ^^ n^
le sai^ de la tyrannie, tirent avecques lelaict
la nature du tyran, et font estât des peuples
qui sont soubs eulx, comme de leurs serfs
héréditaires ; et, selon la complexion en 1^
quelle ils sont plus enclins, avares ou pro-
digues, tels qu'ils sont, ils font du roïaume
comme de leur heritaig& Geluy à qui le peu-
ple a donné Testât, debvroit estre, ce ma
semble, plus supportable ; et le seroit, comme
ie crois, n'estoit que deslors qu'il se veoid
eslevé par dessus les aultres «n ce lieu, ilaté
par ie ne sçais quoy que Ton appelle la gran-
deur, il délibère de n'en bouger poinct : com-
mencement, celuy là iaict estât de la puis-
sance que le peuple lui a baillée, de la rendre
à ses enfants: or, deslors que ceulx là ont
prins cette opinion, c'est chose estrange de
combien ils passent, en toutes sortes de vices,
et mesme en la cruaulté, les aultres tyrans;
ils ne veoyent aultre moïen, pour asseurer la
nouveUe tyrannie, que d'estendre fort la sei*-
vitude* et estranger tant les subiects de la
— Bî —
liberté, encores que la mémoire en soit
fresche, qu^ils la lem* puissent faire perdre.
Âinsy, pour en dire la vérité, ie veois bien
qu'il y a entre eulx quelque différence ; mais
de chois, «e n'en veois poinct ; et, estants les
moïens de venir aux règnes divers, tousiours
la façon de régner est quasi semblable : Les
esleus, comme s'ils avoient prins des taureaux
& domter, les traictent ainsy : Les conqué-
rants pensent en avoir droict, comme de leur
proye : Les successeurs, d*en faire ainsy que
de leurs naturels esclaves.
Mais à propos, si d'adventure il naissoit au-
fourd'huy quelques gents, touts neufs, non
accoustumez à la subiection, ny affriandez à
la liberté, et qu'ils ne sceussent que c'est ny
de l'une, ny de l'aultre, ny à grand'peine des
noms ; si on leur presentoit, ou d'estre sub-
lects, ou vivre en liberté, à quoy s'accorde-
roient ils? Il ne fault pas faire difficulté qu^ils
n'aymassent trop mîeulx obeïr seulement à la
raison, que servir à un homme: si non pos-
sible que ce feussent ceulx d'Israël, qui, sans
contraincte ny sans aulcun besoîng, se fei*
rent un tyran : duquel peuple ie ne lis iamais
Thistoire, que ie n'en aye trop grand despît,
quasi iusques à devenir inhumain pour me
resiouîr de tant de maulx qui leur en advein-
— 53 —
rent. Mais certes touts les hommes, tant qu'ils
ont quelque chose d'homme, devant qu'ils se
laissent assubiectir, il fault l'un des deux, on
qu'ils soient contraincts, ou deceus : Con«
traincts par les armes estrangieres, comme
Sparte et Athènes par les forces d'Alexandre,
ou par les factions, ainsy que la seigneurie
d^Atfaenes estoit devant venue entre les mains
de Pisistrat : Par tromperie perdent ils sou-
vent la liberté; et, en ce, ils ne sont pas si
souvent seduicts par aultruy comme ils
sont trompez par eulx mesmes : ainsy le
peuple de Syracuse, la maistresse ville de
Sicile, qui s'appelle auiourd'huy Saragosse
(Saragusa)^ estant pressé par les guerres,
inconsidereement ne mettant ordre qu*au
dangier, esleva Denys le premier; et luy
donna charge de la conduicte de Tarmee ; et
ne se donna garde qu'elle Teust faict si grand,
que cette bonne pièce là, revenant victorieux,
conmie s'il n'eust pas vaincu ses ennemis,
mais ses citoyens, se faict de capitaine, roy, et
de roy, tyran.
Il n'est pas croyable, comme le peuple,
deslors qu'il est assubiecty, tumbe soubdain
en un tel et si profond oubly de la franchise,
qu*il n^est pas possible qu'il s'esvellle pour la
r'*avoir, servant si franchement et tant volon*
— w —
tiers, qu'on diroit» à le Teoir, qu'il « non pm
^rdu sa liberté, mais sa «ervitude. U est
WTSLY qu'au commeacemeut Ton s'est coor-
traincMt, et vaincu par la force : mais eeuU qui
viennent aprez, n'ayants iamais Teu la liberté,
et ne sachants que c'est, servent sans regret,
et font volontiers ce que leurs devanciers
avoient faict par ocmtraincte. Cest cela, que
les hommes naissent souhs le ioug; et puis.
nourris et eslevez dans le s«*vag<e, sans regar-
der plus avant, se contentants de viv^
comme ils sont na/s, et ne pensants poinct
avoir d'aullze droict ny anltre bien que ce
qu'ils ont treuvé, ils prennent pour leur na-
ture Testât de leur naissance. Et toutefois il
n'est poinct d'héritier si prodigue et noncha-
lant, qui quelquesfois ne passe les yeulx daas
ses registres, pour entendre s'il iouît de touts
les droicts de sa succession, ou si Ton iCm.
rien ^treprins sur luy, ou son predeoess^ir.
Mais certes la coustume, qui a, en toutes cho«
ses, grand pouvoir sur nous, n'a en aulcua
endroict si grande vertu qu'en cecy, de nous
enseigner à servir, et (comme l'on diet que
Mithridate sa feit ordinaire à boire le poison}
pour nous apprendre à avaller et ne trouver
pas amer le venin de la servitude.
L*on ne peult pas nier que la nature s'ayt
— 55 —
en nous bonne part pour dch» tirer là où elle
VBUlt, et nous faire dire ou t4enoa mal na^B;
mais si faiih il confesser qv'elle a en non» moins
de pouvoir qae la coustume ; pource q«e le na^
tiirà, ponr bon qo*il soit, se perd s'il n^esi en-
tretenu ; et 1» nourriture noos faiet tonsiovs
desa fftçon^ comment que ee soit, maAgté la
natiffe. Les sem^ices de bien qve la nature
met en nous sont si menues et glissante»,
qa^éùes n*endure&t pas le moindre heurt de
la nourriture contraire; elles ne s'eatretien*
nent pas ph» ajseement, qif elles si'abbastar-
dissent, se fondent, et Tiennent en rien : ne
plus ne moins qae les Aruktiers, qui ont Men
touts ^elque naturel à part, lequel ils gar«
dent bien si on les laisse venir; mais ils le
laissent auai^tost, pour porter d*attltres fndcts
estrangiers et non les leurs, selon qu'on les
ente : Les herbes on^ chascune leur pro*
prieté, leur naturel et singularité; mais ton-
tesfois le gel, le temps, le terrouerou la
masindiiiardinier, OQ a^vsÉent, ou dôninuent
beaucoup de leur rertu : la plante qu'on a
veue &a un endroict, on est lâiieors empeschè
de la recognoistre. Qui Terroit les Vénitiens,
une poignée de gents vivants n librement, que
le plus meachant d*entre ^ihc ne vouidroft
pas estre roy ; et touts, ainsy nays et nourris,
— 56 —
qû^lls ne cognoissent poinct d'aultre ambition»
si non à qui mieulx advisera à soigneusement
entretenir leur liberté : aînsin apprins et
faicts dez le berceau, ils ne prendroient
poinct tout le reste des félicitez de la terre,
pour perdre le moindre poinct de leur fran-
chise : Qui aura yeu, dis ie, ces personnaiges
là, et au partir de là s*en ira aux terres de
celuy que nous appelions le Grand Seigneur ;
veoyant là des gents qui ne veulent estre
nays que pour le servir, et qui pour le main*
tenir abbandonnent leur vie, penseroit il que
les aultres, et ceulx là, eussent mesme na-
turel, ou plustost s'il n'estimeroit pas que,
sortant d'une cité d'hommes, il est entré dans
an parc de bestes? Lycurgue, le policeur de
Sparte, ayant nourry, ce dict on, deux chiens
touts deux frères, touts deux allaictez de
mesme laict, Tun engraissé à la cuisine,
Taultre accoustumé par les champs au son de
la trompe et du huchet, voulant monstrer au
peuple ïacedemonien que les hommes sont tels
que leur nourriture les faict, meit les deixX
chiens en plein marché, et entre eulx une soulpe
et un lièvre; l'un courut au plat, et l'aultre
au lièvre: « Toutesfois, ce dict il, ils sont
Iresre. »^ Doncques celuy là, avecques ses
loix et sa police, nourrit et feit si bien les
^57^
Lacedemoniens, que chascun d'eulx eust eu
plus cher de mourir de mille morts que de
recognoistre aultre seigneur que la loy et le
roy.
le prends plaisir de ramentevoir un propos
que teinrent ladis les favoris de Xerxes, le
grand roy de Perse, touchant les Spartiates.
Quand Xerxes falsoit les appareils de sa
grande armée pour conquérir la Grèce, 11 en-
yoya ses ambassadeurs par les citez grégeoi-
ses, demander de Teau et de la terre : c'estoit
la façon que les Perses avolent de sommer les
Tilles. A Sparte ny à Athènes n'envoya il
polnct, pource que de ceux que Dalre (Darius)
son père y avoit envoyez pour faire pareille
demande, les Spartiates et les Athéniens en
avolent iecté les uns dans les fossez, les aul-
très ils avoient falct sauter dedans un puits,
leur disants qu'ils prlnssent là hardiment de
Teau et delà terre, pour porter à leur prince :
ces gents ne pouvoient souffrir que, de la
moindre parole seulement, on touchast à leur
liberté. Pour en avoir ainsin usé, les Spartiar-
tes cogneurent qu'ils avoient encouru la haine
des dieux mesmes, spécialement de Talthybie,
dieu des heraults : ils s'adviserent d^envoyer
Ik Xerxes, pour les appaiser, deux de leurs ci-
toyens, pour se presQfiiter à luy, qu'il feia
— 58 —
d*eii]x à sa guise, et se pajast de là par les
ambassadeurs qu^ils avoient tuez à son père.
DeuT^ Spartiates, Tun nommé Specte (Sper-
fhîes), Taultre Bulis, s^offrirent de leur gré
pour aller faire ce payement lis y allèrent;
et en chemin ils arrivèrent au palais d'^un
Perse que on appelloit Gidame (Hydamès),
qui estoît lieutenant du roy en toutes les
Tilles d'Asie qui sont sur les costes de la mer.
n les recueillit fort honnorablement ; et, après
plusieurs propos tumbants de Tun en Taul-
tre, il leur demanda pour qupy ils refo-
soient tant Famitié du roy : o Croyez, dkst
H, Spartiates, et cognoissez par moy comment
le roy sçait honorer ceulx qui le valent, et
pensez que si vous estiez à luy, il vous seroît
de mesme : si vous estiez à luy, et qu'il vous
eust cogneus, il n'y a celuy d'entre vous qui
ne feust seigneur d'une ville de Grèce. — Ea
cecy« Gidame, tu ne nous sçaurois donner
bon conseil, dirent les Lacedemonie^os, pour-
ce que le bien que tu nous promets, tu l'as
essayé; mais celuy dont nous iouîssoos» tE
ne sçais ce que c'est : tu as esprouvé la la-
veur du roy ; mais la liberté, quel goust eUa
z, combien elle est doulce, tu n'en sçais rieoL
Or, si tu en aveis tasté toy mesme, tu nous
ccnseîllerois delà deffendi^e, non pas aveo-
— 69 —
qaeer la lance et Vesca, mais aTecqaes les
dents et les ongles. » Le seul Spartiate disent
ce qu'M falloit dire : mais certes Tmi et Tanl-
tre disofent connne fls avolent esté nourris ;
car il ne se pawrM foire que le Perse eust
regret à la liberté, ne Tarant iamals eue ; ny
que le Laoedemonien endiurast la sablection,
ajant goosté la francliise*
Caton lUtican, estant encores enfant» et
sottbs la verge, alloit et yenoit souvent chez
Sylla le dictateur, tant pource qu'à raison du
lieu et maison dont il estoét, on ne Iny fer-
moit ismais les portes, qu'aussi ils estoient
fnroclies |»arentsu II «voit touiours son maisire
quand il y alloit, eooune avoient accoustunô
les enfants de bonne part.. U s'apperceut que
dans Thostel de Sylla, en sa présence et par
«on commandement, on enprisDnnoit les uns,
on eondamnoit les aultres; Tujsi cstott bànny,
faultre estraqglé; I*ub dmiandoit le confise
tfun dtoyen, et Taoltre la teste: en somme,
font y alloit^ non comme cliez nn oOftder âa
la viOe, mais comme cbes on tyran do peu-
ple; et c'estoit, non pas oa parquet de Ins-
tice, mais uno cavon^ de tyrîmnie. Le noUe
enfant dict à sott maiskre: «Que ne me don-
nes TOUS un poignard? ie le caeberay soubs
ma robbe : i^entre souvent dans la ^hanabre
— 60 —
de Slylla avant quUl soit levé: i'ay le bras as*
sez fort pour en despecher la ville.» Yoylà
vrayement une parole appartenante à Gaton:
^^estoitun commencement de cepersonnaige,
tigne de sa mort Et, neantmoins qu'on ne
^e ne son nom ne son pays, qu'on conte seu-
lement le faict tel qu'il est; la chose mesme
parlera, et iugera on, à belle adventure,
4iu*il estoit Romain, et nay dedans Rome,
mais dans la vraye Rome, et lorsqu'elle estoit
Ubre.
A quel propos tout cecy? non pas certes
que i*estime que le pais et le terrouer parfar-
cent rien; car en toutes contrées, en tout
air, est contraire la subiection, et plaisant
d'estre libre : mais parce que ie suis d'advis
qu'on ayt pitié de ceulx qui, en nayssant, se
sont trouvez le ioug au col, et que, ou bien
on les excuse, ou bien qu'on leur pardonne,
si n'ayants iamais veu seulement Tumbre de
la liberté, et n'en estant poinct advertîs, ils
ne s'apperceoivent poinct du mal que ce leur
est d'estre esclaves. S'il y a quelque pays
(comme dict Homère des Gimmeriens) où le
soleil se monstre aultrement qu'à nous, et
aprez leur avoir esclairé six mois continuels,
il les laisse sommeillants dans l'obscurité,
sans les venir xeveoir de l'aultre demie an-
- 61 —
aee, eeulx qui naistroient pendant cette lon-
gue nuicty s'ils n*avoient ouy parler de la
clarté, s'esbahiroit on si, n'ayants poinct veu
Ae iour, ils s'accoustumolent aux ténèbres où
ils sont nays, sans désirer la lumière? On ne
plaind iamais ce qu'on n'a iamais eu, et le
i<egret ne vient poinct, si non aprez le plai-
sir; et tousiours est, avecques la cognois-
sance du bien, le souvenir de la ioye passée.
Le naturel de Thomme est bien d'estre franc,
et de le vouloir estre; mais aussy sa nature
est telle que naturellement il tient le ply que
la nourriture luy donne.
Disons doncques. Ainsi qu'à lliomme toutes
choses luy sont naturelles, à quoy il se nour-
rit et accoustume; mais seulement luy est
naïf, à quoy sa nature simple et non altérée
rappelle : ainsy la première raison de la ser-
vitude volontaire, c'est la coustume : Gomme
des plus braves courtaults, qui, au commen-
cement, mordent le frein, et puis aprez s'en
louent, et là où nagueres ils ruoient contre
la selle, ils se portent maintenant dans le
harnois, et touts fiers se gorgiasent sous la
barde. Ils disent qu'ils ont esté tousiours sub-
lects, que leurs pères ont ainsi vescu; ils
pensent qu'ils sont tenus d'endurer le mors,
et se le font accroire par exemples; et fon*
-63 —
dent ealx mesmes, sur la Icm^eor, laposM»*
0îon de ceulx qui les tyrannisent; maisr, pour
rray, les ans ne donnent lamaîs droict de
mal faire, ains îgrandissentriniaraTottsiours
en demeure H t^uelques uns, mi^x narfs que
les aultres, qui sentent le pafds dn long' e€ ne
peutent tenir de le crouler ; qui ne s'apprivoi*
sent iamaîs de la subiecdfm, et quf toa^m»,
comme Ulysse, qui, par mer et par terre,
cherchoit de reoir la fbmee de sa ease, ne se
«çavent garder d*adriser à leurs natureLs pri-
vilégies, et de se socnrenrr des predeeesaews
et de leur premier estre r ce sont voIon#ers
ceutx là qui, ayante Feaitendement nef e€ Tes-
prit claînroyant, ne se contentent pas^ ooenÊm
le gros popuîaff, de regarder ce qui est ée^
Tant leura piedar^ ^09 n^adrîsent et derriei^
et devaitt, et ne rampent encore les côtoies
passées pour iuger de celles du temps ave-
nir, et pour mesurer les présentes r ce sont
ceulx qui ayante la teste, d'eulx mêm^, bfea
faîcte, Tont encores poHe par Festude et le
sçavoir : ceulx là, quand la liberté serolt en-
tièrement perdue, et toute hors du moixdeii
rimaginant et la sentant en leur esprit, et
encores la savourant, la si^rftude ne leur est
lamals de goust, pour si bien q«'oïi Vi
coustrct
— 63 —
Le Grand Turc s'est bien advisé de cela« que
les livres et la doctrine donnent, plus que
toute aultre chose, aux hommes le sens de se
recognoistre et de haïr la tyrannie : VexitenàB
qu'il n'^à en ses terres gueres de plus sçavants
qu'il n^en demande. Or, communeement, le
bon zèle et affection de ceulx qui ont gardé
malgré le temps la dévotion à la franchise,
pour si grand nombre qu'il y en ayt, en de-
meure sans efiect pour ne s^entrecognoistre
poinct : la liberté leur est toute ostee, soubs
le tyran, de faire et de parler, et quasi de
penser; ils demeurent touts slniguliers en
leurs fantasies : et pourtant Momus ne se
mocqua pas trop, quand il trouva cela à re-
dire en l'homme que Yulcan avoit faict» de
quoy il ne luy avoit mis une petite lenestra
AU cœur« à fin que par là Ton peust veoir ses
pensées. L'on a voulu dire que Brute et Casse»
lorsqu'ils feirent l'entreprinse de la délivrance
de Bome, ou plustost de tout le monda, ne
voulurent poinct que Giceron, ce grand zéla-
teur du bien publicque, s'il en feust jamais,
feust de la partie^ et estimèrent son cœur
trop foible pour un faict si hault : ils se
fioient bien de sa volonté, mais ils ne s'aaseu*
roîent poinct de son couraige. Et toutesfois
Qui Touldra discourir les faicts du temps passé
— 64 —
et les annales anciennes, il s'en trouvera peu,
ou poinct, de ceulx qui, veoyants leur païs
mal mené et en maulvaises mains, ayants en-
treprins d'une bonne intention de le délivrer,
qu'ils n'en soient venus à bout, et que la 11*
berté, pour se faire apparoistre, ne se soit
elle mesme faict espaule; Harmode, Aristo-
giton, Thrasybule, Brute le vieux, Valere et
Dion, comme ils ont vertueusement pensé,
l'exécutèrent heureusement : en tel cas,
quasi iamais à bon vouloir ne default la for-
tune. Brute le ieune et Casse estèrent bien
heureusement la servitude : mais en rame-
nant la liberté, ils moururent ; non pas misé-
rablement, car quel blasme seroit ce de dire
qu'il n'y ayt rien eu de misérable en ces
gents là, ny en leur mort, ny en leur vie?
mais certes au grand dommaige et perpétuel
malheur et entière ruyne de la republicquo ;
laquelle certes feut, comme il me semble, en-
terrée avecques eulx. Les aultres entreprinses,
qui ont esté faictes depuis contre les aultres
empereurs romains, n'estoient que des coniu-
rations de gents ambitieux, lesquels ne sont
poinct à plaindre des inconvénients qui leur
sont advenus; estant bel à veoir qu'ils desî-
roient, non pas d'oster, mais de ruyner la
couronne, nretendants chasser le tyran et re-
— 65 -i
tenir la tyrannie. A ceulx là le ne vouldrols
pas mesme quMl leur en feust bien succédé ;
et suis content quMls ayent monstre, par leur
exemple, qu'il ne fault pas abuser du sainct
nom de la liberté pQur faire maulvaise entre-
prinse.
Mais pour revenir à mon propos, lequel
favoîs quasi perdu, la première raison pour-
quoy les hommes servent volontiers, est ce
Qu'ils nayssent serfs, et sont nourris tels. De
cette cy en vient une aultre, Que ayseement
les gents deviennent, soubs les tjrrans, lasches
et efféminez : dont ie sçais merveilleusement
bon gré à Hippocrates, le grand père de la
médecine, qui s*en est prins garde, et Ta
ainsy dict en Tun de ses livres qu'il intitule
Des maladies. Ce personnaige avoit certes le
cœur en bon lieu, et le monstra bien alors
|ue le grand Roy le voulut attirer prez de
iuy à force d'offres et grands présents, et luy,
respondit franchement qu'il seroit grand'con-
science de se mesler de guarir les Barbares
qui vouloient tuer les Grecs, et de rien ser-
vir par son art à luy qui entreprenoit d'as-
servir la, Grèce. La lettre qu*il luy envoya se
yeoid encores auiourd'huy parmy ses aultres
œuvres, et tesmoignera, pour iamais, de son
|)on cœur et de sa noble, nature. Or, il est
— 66 —
doncques certain qu'avecques la liberté tout à
un coup se perdla vaillance. Lesgentssubiects
a^ont poinct d'alaigresse au combast, ny
d^aspreté : ils vont au dangier comme atta-
chez, et touts engourdis, et par manlero
d'acquit; et ne sentent poinct bouillir dans
ie cœur Tardeur de la franchise qui faict
mespriser le péril, et donne envie d'achepter,
par une belle mort entre ses compaignonst
l'honneur de la gloire. Entre les gents lil»res,
c'est à Tenvy, à qui mieulx mieulx, chascua
pour le bien commun, chascun pour soy, là
où ils s'attendent d'avoir toute leur part au
mal de la desfaicte» ou au bien de la vic-
toire : mais les gents assubiectis, oultre ce
couraige guerrier, Us perdent encores en
toutes aultres choses la vivacité, et ont le
coeur bas et mol, et sont incapables de tou-
tes choses grandes. Les tyrans cognoisseut
bien cela; et veoyants que ils prennent ce
ply, pour les faire mieulx avachir encores,
ieur y aident ils.
Xenophon, historien grave» et du premier
reng entre les Grecs, a faict un livret (x*^«
i Tu/N(y««xi«, Eiéron^ ou Portrait de la conr-
dation des roi$)^ auquel il faict parler Sjmo-
aidd avecques Hieron, le roy de Syracuses,
des misères du tyran. Ce livret esit pioia de
t
— 67 —
bonnes et graves remonstrances, et qui ont
aussj bonne grâce, à mon advis, qu'il est po»>
Bible. Que pleust à Dieu, que touts les tyrans
qui ont îamais esté, retesent mis devant les
yeulx, et s'en feussent servis de mirouêr I ie
ne puis pas croire qu'ils n'eussent recogneu
leurs verrues, et eu quelque honte de lean
taches. En ce traicté il conte la peine en quoj
sont les tyrans, qui sont contraincts, faisants
mal à touts, se craindre de touts. Entre aul-
très choses il dict cela, que les maulvais royi
se servent d'estrangîers à la guerre, et les
souldoient, ne s'osants fier de mettre à leurs
gents, auxquels ils ont fs^ct tort, les armes ea
la main. U j a eu de bons roys qui ont
bien eu à leur solde des nations estranges^
comme des Françojs mesmes, et plus encores
d'aultres /ois qu'auiourd'huy, mais à une aul-
tre intention : pour garder les leurs, n'esti-
mants rien de dommaige de l'ai^gent pour euh
pai^er les hommes. C'est ce que disoit Sci-
pion (ce crois ie le grand Âfriquain), quHl
aymeroit mieulx avoir sauvé la vie à un ci-
toien, que des£aict cent ennemys. Mais, cer-
tes, cela est bien asseuré, que le tyran ne
pense iamais que sa puissance luy soit asseu-
ree, si non quand il est venu à ce poinct qu*îl
n^a soubs luv homme qui vaille : doncques k
— 68 —
bon droict luy dira on cela, que Thrason, en
Terence, se vante avoir reproché au maîstre
des éléphants.
Pour cela si braTe tous estes,
Que TOUS «Tez charge des bestes.
Mai:^ cette ruse des tyrans, d'abestir leurs
subiects, ne se peult cognoistre plus claire-
ment que par ce que C3rrus feit aux Lydiens,
aprez quMlse feut emparé de Sardes, la maïs-
tresse ville de Lydie, et qu'il eut prins à mercy
Cresus, ce tant riche roy, et. Feut emmené
captif quand et soy : on luy apporta la nou*
velle que les Sardins s'estoient révoltez;
il les eut bientost reduicts soubs sa main ; mais
ne voulant pas mettre à sac une tant belle
ville ny estre tousiours en peine d'y tenir ar-
mée pour la garder, il s'advisad'un grand ex-
pédient pour s'en asseurer : il y establit des
bordeaux, des tavernes et ieux publicques ; et
Met publier cette ordonnance, que les habi-
tants eussent à en faire estât II se trouva 3t
bien de cette garnison, qu'il ne luy fallut la-
mais depui5! tirer un coup d'espee contre les
ijrdiens. Ces pauvres gents misérables samu»
WBcent à inventer toutes sortes de ieux, si
bien que lès Latins en ont tiré leur mot,
et ce que nous appelions passct^trtps* ilf
— 69 —
rappellent ludi^ comme s'ils vouloient dire
Lydû Toiits les tyrans n'ont pas ainsy
déclaré si exprez qu'ils voulussent effemi-
ner leurs homme& : mais, pour vray, ce que
celuy là ordonna formellement et en effect,
soubs main ils Font pourchassé la pluspart,
et la vérité, c'est le naturel du menu popu-
laire, duquel le nombre est tousiours plus
grand dans les villes : il est souspeçonneux
à l'endroîct de celuy qui l'ayme, et simple en-
vers celuy qui le trompe. Ne pensez pas qu'il
y ayt nul oiseau qui se prenne mieulx à la
pipee, ny poisson aulcun qui, pour la frian-
dise, s'accroche plustost dans le haim, que
touts les peuples s'alleichent vistement à la
servitude, pour la moindre plume qu'on leur
passe, comme on dict, devant la bouche : et
est chose merveilleuse qu'ils se laissent aller
ainsy tost, mais seulement qu'on les chatouille.
Les théâtres, les iei^x, les farces, les specta-
cles, les gladiateurs, les bestes estranges, les
médailles, les tableaulx et aultres telles dro-
gueries, estoient aux peuples anciens les ap-
pasts de la servitude, le prix de leur liberté,
les utils de la tyrannie. Ce moïen, cette prac--
tique, ces alleichements avoient les anciens
tyrans pour endormir leurs anciens subiects
soabs le ioug. Ainsy les peuples, assottis, trou-
— 70 —
faut beanlx ces paasetonps» amnseï dtm
irain plaisir qui leur passoit devant les yeolz,
s'accoustaiBoient à servir aoasl niaisement,
mais plm mal. qne les petits enfanta qui,
pour Tecir les laisants imalges de Irrres ittiK
mines, apprennoit à lire. Les Romains tyrans
s'adTîserent encores d*un aoltre poinct» De
festoyer souvent les disaines publicques, abu-
sant cette canaille comme il falloit, qui se
laisse aller, plus qn*à toute chose, au plaisir
de la bouche: le plus entendu de touts n^eost
pas quité son escuelle de soupe pour recoii'
yrer la liberté de la rq)ublicque de Platon*
Les tyrans faisoient laiigesse de quart de bled,
du sextier de vin, du sesterce : et lors c*es*
toit pitié d'otdr crier ym lk not I Les lour--
dauts n*advlsoient pas qn^ils ne faisoient que
recouTPar partie dn leur, et que cela mesme
qu*ils recouvroient, le ^yran ne le leur eusl
pea donner si, devant, il ne Tavoit esté à
eulx mesmes. Tel eust amassé auiourdliuy le
sesterce, tel se Aeust gorgé au festin public*
que, en bénissant Tibère et Néron de leur belle
libéralité, qui, le lendemain, estant contrainet
d'abandonner ses biens àTatarice, ses enfants
à la luxure, son sang mesme à la ûruaulté àm
ces magnifiques empereurs, ne disoit mot non
plssqu*une pierre, et ne se r^nuolt non plous
-- 71 —
qu'une souchaTousiours le populas a ea celai
Il est, au plaisir qu'il ne peult bonnestemeot
receveoir, tout ouyert et dissolu; et au tort
et à la douleur qu^il oe peult hoonestement
soufirir, insensible. le ne veoib pas mainte»
nant personne qui, oyant parler de Néron,
ne tranble mesme au surnom de ce vilain
monstre, de cette orde et sale beste : on
peult bien dire qu'après sa mort, aussy vi-
laine que sa vie, le noble peuple romain en
receut tel desplaisir, se souvenant de ses
ieux et festins, qu'il feut sur le poinct d*en
porter le dueil; aini^ Ta escript GomeUle
Ta(^te, aucteur bon, et grave des plus, et
certes croyable. Ce qu'on ne trouvera pas
estrange, si Ton consid^e oe que ce peuple
là mesme avait falct à la mort de Iules César,
qui donna congié aux loix et à la liberté : au-
quel personnaige ils n'y ont, ce me semMe«
trouvé rien qui valust, que son humanité;
laquelle, quoiqu'on la preschast tant, feut
plus dommaigeable que la plus grande
cruaulté du plus ssuvaige tyran qui feut
oncques, pource que, à la vérité, ce feut
cette voiimeuse doulceiu* qui, envers le peu-
ple romain, sucra la servitude : mais après
sa mort, ce peuple là, qui avoit encores à la
bouche se» banquets, en Tesprit la souvenance
— 72 —
de ses prodigalitez, pour luy faire ses hon«
neors et le mettre en cendres, amonceloit, à
Tenvy, les bancs de la place, et puis eslevaune
colonne comme au Père du peuple (ainsy por-
toit le chapiteau), et luy feît plus d'honneur,
tout mort qu'il estoit, qu'il n'en debvoît faire
à homme du monde, si ce n'estoit possible, à
ceulx qui TaToient tué. Us n'oublièrent pas
cela aussy les empereurs romains, de pren-
dre communeement le tiltre de tribun du
peuple, tant pource que cet office estoit tenu
pour sainct et sacré, que aussy il estoit esta-
bly pour la deffence et protection du peuple,
et soubs la faveur de l'eâtat Par ce moien ils
6'asseuroient que ce peuple se fieroit plus
à^eulx; comme s'il debvoit encourir le nom,
et non pas sentir les effects.
Au contraire auiourd'huy ne font pas beau-
coup mieulx ceulx qui ne font mal aulcun,
mesme de conséquence, qu'ils ne facent
passer, devant, quelque ioly propos du bien
commun et soulagement publicque. Car vous
sçavez bien, ô Longa, le formulaire duqu^
en quelques endroicts ils pourroient user as*
sez finement : mais en la pluspart, certes, il
n'y peult avoir assez de. finesse là où il y a
tant d'impudence.
Les roys d'Assyrie, et encores aprez eulx»
— 73 —
ceulx de Mode, ne se presentoient en pnblle
que le plus tard qu'ils pouvoient, pour mettre
en doubte ce populas s'ils estoient en quelque
chose plus qu'hommes, et laisser en cette res-
yerie les gents qui font yolontiers les Imagi-
natifs aux choses de quoy ils ne peuvent iuger
de veue. Ainsy tant de nations, qui feurent
assez long temps soubs cet empire assyrien,
avecques ce mystère s'accoustumerent à ser-
vir, et servoient plus volontiers, pour ne sça-
voîr quel maistre ils avoient, ny àgrand'peine,
s'ils en avoient; et craignolent touts, à cré-
dit, un, que personne n'avoit veu. Les pre-
miers roys d'Egypte ne se monstroient gueres,
qu'ils ne portassent, tantost une branche, tan-
tost du feu sur la teste, et se masquoient ahi-
sin, et faîsoient les basteleurs; et, en ce fai-
sant, par Testrangeté de la chose ils donnoient
à leurs subiects quelque révérence et admira-
tion : où, aux gents qui n'eussent esté ou trop
sots ou trop asservis, ils n'eussent appresté»
ce m'est advis, si non passetemps et risée*
C'est pitié d'ouïr parler de combien de choses
les tyrans du temps passé faîsoient leur prou«
fict pour fonder leur tyrannie; de combien
de petits moïens ils se servoient grandement,
ayant trouvé ce populas faict à leuf poste;
auxquels ils ne sçavoient tendre filet, qu'il ne
— 74 —
^ Teiost prendre; duquel ils ont eu locem
lours si bon marché de tromper, qu*ils ne
rassojettissoient iamais tant que lorsqu'ils
i*6n mooqaoient le plus.
Que diray le d'une aultre belle bourde que
les peuples anciens prinrent pour argent
Domptant? ils creurent fermement que le
gros doigt d'un pied de P^nrhus, ro j des Epi-
rotes, faisoit des miracles, et guarissoit les
maladies de la rate : ils enrichirent encores
mieulx le conte, que ce doigt, aprez qn*on
eust bruslé tout le corps mort, s'estoit trouvé
entre les cendres, s'estant sauvé, maugré le
feu. Tousiours ainsy le peuple s*est faict luy
mesme les mensonges, pour, puis après, les
croire. Prou de gents Tont ainsin escript,
aals de façon qnll est bel à veoir qu'ils ont
amassé cela des bruicts des villes et du vilain
parler du populaire» Vespasian, revenant d'Â9-
tqrrie, et passant par AlexMidrie pour aller ft
Rome s'emparer de Tempire, feit merveilles «:
il redressoit les boyteulx, il rendoit clair-
voyants les aveulies, et tout plein d^aultres
belles choses, auxquelles qui ne pouvoit veoir
la fauite qu'il y avdt, il estoit, à mon advis,
plus aveugle que cealx qu'il guarissoit Les
1 SuiioHK, ne de Vegpaslem, e. 7.
— 7> —
tyrans mesmes treuvoient fort estrange, qu#
les hommes peussent endurer un homme leur
Iftisant mal : ila Youloient fort se mettre la
religion devant, pour garde du corps, et, s'il
estoit possible, empruntaient quoique eschan-
tillon de divinité, pour le soubstieo de leur
meschante vie. Doncques Salmonee, si Ton
crold à la sibylle de Virgile (Enéide^ YI, 585}
et son enfer, pour s'estre ainsj mocqué des
gents, et avoir voulu faire du lupiter, en
rend maintenant compte, où elle le veid en
Tarriere enfer,
Souffrant cnielt tonaaiis, pow timloir inkar
Les tonnerres du cieU et feux de lupiter.
Dessus quatre coursiers il s*en alloit, branslant
(Haut monté) dans son poing un grand flambeau brailanl.
Par les penples grégeois et «bins le plein marché.
En faisant sa brarad'; mais il entreprenoit
Sur rhonneur qui, sans pliis> aux dieu appartenoit r
L'insensé, qui l'orage et fouidre inimitable
Contrefaisoii (d'airain, et d'un cours effroyable
De eberaux comepieds) du Pei e tout paissant :
Lequel* bientost aprez, ce grand mal punissant*
Lancea, non un flambeau, non pas une himiere
D*une torche de cire, aYecques sa Aimiere ;
Mais par le rade coup d'nne horrible tempeste,
U le porta çà bas» les pieds par dessus teste.
Si oeluy qui ne faîsoit que le sot est à cette
heure si bien traictè là bas, ie crois que
ceulx qui ont abusé de la religion pour estre
— 76 —
meschants, s'y trouveront encores à meilleur
res enseignes.
Les nostres semèrent en France ie ne sçais
quoy de tel, des crapaudz, des fleurs de liz,
Vampoule, Toriflan. Ce que de ma part, com-
ment qu'il en soit, ie ne veulx pas encores
mescroire, puis que nous et nos ancestres
n'avons eu aulcune occasion de l'avoir mes-
creu, ayants tousiours des roys si bons en la
paix, si vaillants en la guerre, que, encores
qu'ils nayssent roys, si semble il qu'ils ont
esté non pas faicts comme les aultres par la
nature, mais choisis par le Dieu tout puis-
sant, devant que naystre, pour le gouverne-
ment et la garde de ce roîaume. Encores
quand cela n'y seroit poinct, si ne vouldrois
16 pas entrer en lice pour débattre la vérité
de nos histoires, ny l'espelucher si privée-
ment, pour ne toUir ce bel estât, où se pourra
Sort escrimer nostre poésie françoise, main-
tenant non pas accoustree, mais, comme il
semble, faicte tout à neuf, par nostre Ronsard,
nostre Baïf, nostre du Bellay, qui en cela
advancent bien tant nostre langue, que l'ose
espérer que bientost les Grecs ny les Latins
n'auront gaeres, pour ce regard, devant
nous, si non possible, que le droict d'aîsnesse.
Et certes ie ferois grand tort à nostre rhythme
— 77 —
(car ruse volontiers de ce mot, et U ne iqq
desplaist), pource qn'encores que plusieurs
Teassent rendue mechanicque, toutesfoisîe
veois assez de gents qui sont à mesme pour la
r'anoblir, et luy rendre son premier honneur :
mais ie luy ferois, dis ie, grand tort de luy
oster maintenant ces beaulx contes du roy
Gloyis, auxquels desià ie veois, ce me semble,
combien plaisamment, combien à son ajnse,
s'y esgayera la veine de nostre Ronsard, en sa
Franciade. Tentends sa portée, ie cognois
reprit aigu, ie sçais la grâce de Fhomme :
11 fera ses besongnes de Toriflan, aussy bien
que les Romains de leurs anciles, et des hou»
cliers du ciel en bas iectez^ ce dit Virgile
{Enéide^ VIII, 664) : il mesnagera nostre am-
poule aussy bien que les Athéniens leur pa-
nier d'Erisichthone : il se parlera de nos ar-
mes encores dans la tour de Minerve. Certes
ie serois oultrageux de vouloir desmentir nos
livres, et de courir ainsy sur les terres de nos
poètes. Mais, pour revenir, d'où ie ne sçàis
comment i'avoîs destourné le fil de mon pro-
pos, a il iamais esté que les tyrans, pour s*as-
seurer, n'ayent tousiours tasché d'accoustu-
mer le peuple envers eulx, non pas seulement
à l'obeïssance et servitude, mais encores à
dévotion? Doncques ce que i'ay dict iusques
— 78 —
Icy^ qui apprend les gents à servir volon-
tiers, ne sert gueres aux tyrans que pour le
menu et grossier populaire.
Hais maintenant le viens, à mon advis, à
un poinct, lequd est le secret et le resourd
de la domination, le soubstfen et fondement
de la tyrannie. Qui pense que les baSebardes
des gardes, Fassiette du guet garde les tyrans»
à mon fugement se trompe fort r ils s'en
aydent, comme le crois, phis pour la formalité
etespoventafl, que pour fiance qu*ils y ayent
Les archers gardent d'entrer dans les palais
les malhabiles qui n*ont nul molen, non paa
les bien armer qui peuvent fah-e quelque en-
treprinse. Certes, des empereurs romains il
est aysé à compter qu*il n*y en a pas eu tant
qui ayent eschappé quelque dangierpar le
secours de leurs archers, comme de ceulz là
qui ont esté tuez par leurs gardes. Ce ne sont
pas les bandes de gents à cheval, ce ne sont
pas les compaîgnfes de gents à pied, ce ne
sont pas les armes, qui defUsndent le tyran ;
mais, on ne le croira pas du premier coup»
toutesfois il est vray, ce sont fousiours qua*
tre ou cinq qui maintiennent le tyran,
quatre ou cinq qui luy tiennent l(> psJs tout
en servaigew Tousîours il a esté que cinq
ou six ont eu Faureille du tyran, et 8*y sont
— 79 —
approchez d*ealx mesmes» ou l)leii ont esté
appeliez par luy, pour estre les compli-
ces de ses cruaultez, les compaignons de
ses plaisirs, maquereaux de ses voluptés,
et communs au bien de ses pilleries. Ces six
adressent si bien leur chef, qu^il fault, pour
la société, qu^ soit meschant, non pas
seulement de ses meschancetez, mais encores
des leurs. Ces six ont six cents, qui proufic-
tent soubs eulx, et font de leurs six cents ce
que les six font au tyran. Ces six cents tien-
nent soubs eulx six mille, quMls ont eslevez
en estât, auxquels ils ont faict donner ou le
gouvernement des provinces, ou le manie-
ment des deniers, à fin qu'ils tiennent la
xn^dn à leur avarice et cruaulté, et qu'ils
Texecutent quand il en sera temps, et facent
tant de mal d'ailleurs, que ils ne puissent durer
que soubs leur umbre, ny s'exempter, que par
leur moïen, des loix et de la peine. Grande
est la suite qui vient aprez de cela. Et qui
vouldra sTomuser à devuider ce filet, il verra
que, non pas les six mille, mais les cent
mille, les millions, par cette chorde, se tien-
nent au tyran, s'aydant d'icelle; comme, en
Homère, lupiter qui se vante, s'il tire la
chaisne, d'amener vers soy touts les dieux.
Delà venoit la creue du sénat soubs Iule,
— 80 -i
restablissement de nouveaux estats, eslec-
tion d^offices; non pas certes, à bien prendre,
refonnation de la îustice, mais nouveaux
soubstiens de la tyrannie. En somme, Ton ea
vient là par les faveurs, par les gaings ou ro-
gaings que Ton a avecques les tyrans, qu^îl
se trouve quasi autant de gents auxquels la
tjrrannie semble estre proufictable, comme
de ceulx à qui la liberté seroit agréable. Tout
ainsy que les médecins disent qu^à nostre
corps, 8*11 y a quelque chose de gasté, deslora
qu^en aultre endroict il s'y bouge rien, il se
vient aussytost rendre vers cette partie vé-
reuse : pareillement, deslors qu'un roy s^est
déclaré tjrran, tout le maulvais, toute la lie
du roïaume : ie ne dis pas un tas de larron-
neaux et d'essaurillez, qui ne peuvent gueres
faire mal ny bien en une republicque, mais
ceulx qui sont taxez d'une ardente ambition
et d'une notable avarice, s'amassent autour
de luy, et le soubstiennent, pour avoir part
m butin, et estre, soubs le grand tyran, ty«
ranneaux eulx mesmes. Aini^ font les grands
voleurs et \es fameux corsaires : les uns des*
couvrent le païs, les aultres chevalent les
voyageurs ; les uns sont en embusche, les aul-
tres au guet; les uns massacrent, les aultres
despouillent; et encores qu'il y ayt entre eulz
— 81 —
des prééminences, et que les uns ne soyent
que valets, et les aultres les chefs de rassem-
blée, si n'en y a il à la fin pas un qui ne se
sente du principal butin, au moins de la re-
ch^che. On dlct bien que les pirates cilicicns
ne s^assemblerent pas seulement en si grand
nombre, qu'il fallust envoyer contre eulx
Pompée le grand ; mais encores tirèrent à
leur alliance plusieurs belles villes et grandes
citez, aux havres desquelles ils se mettoient
en grande seureté, revenant des courses; et
pour recompense, leur bailloient quelque
proufict du recelement de leurs pilleries.
Âinsy le tyran asservit les subiects, les uns
par le moïen des aultres, et est gardé par
ceulx desquels, s'ils valoient rien, il se deb-
vrolt garder; mais comme on dict, pour
fendre le bois il se faict des coings du bois
mesme : voylà ses archers, voylà ses gardes^
voylà ses hallebardiers. Il n^est pas qu'euU
mesmes ne soufflent quelquesfois de luy s
mais ces perdus, ces abandonnez de Dieu et
des hommes, sont contents d'endurer du mal,
pour eh faire, non pas à celuy qui leur en
faict, mais à ceulx qui en endurent comme
eulx, et qui n^en peuvent mais. Et toutesfols,
veoyant ces gents là, qui naquettent le tyran»
pour faire leurs besongnes de sa tyrannie et
-— «« -^
de U servitude du peaple, il me prend sour-
Tent esbahiasement de leur meschanceté, e$
qaelqaesfoîs qaelque pitié de leor grande
sottise. Car» à dire iray» qa^estce aiûtre
ehose de s'approcber du tjrran, si non que de
se tirer plus arrière de lear liberté, et, par
manière de dire, serrer à deux mains et em-
brasser la servitude? Qu*i]s mettent un petit
à part leur ambition, qu^iis se deschargent im
peu de leur avarice; et puis, qu'ils se regsr^
dent eulz mesmes, qu*ils se recognotasoit ; et
ils verront «clairement que les villageois, les
païsaas, lesquels, tant quMis peuvent, ils
foullent aux pieds, et en font )>is que des Ibr-
ceats ou esclaves; ils verront, dis ie, que
eeulx Ut, ainsy mal menez, sont toutesfois, mu
prix d'eulx, fortunes et aulcunement libres.
Le laboiu^ur et l'artisan, pour tant qu*ils
soyent asservis, en sont quites, en faisant ce
qu*on leur dict : mais le tyran veoid les aul-
très qui sont prez de luy, coquinants et men-
diants en sa faveur; il ne fault pas seulement
quMls facent ce qu'il dict, mais qu'ils pensent
ce qu'il veult, et souvent, pour luy satisfaire,
qu'ils préviennent encores ses pensées. Ce
n'est pas tout à eulx de luy obeîr, il fault en-
cores luy complaire; il fault qu'ils se rom-
pent, qu'ils se tormentent, qu'ils se tuent à
— 83 —
travailler en ses afiaires, et puis, qu^ils se
plaisent de son plaisir, quMls laissent leur
goost pour le sien, qu*ils forcent leur corn*
plexion, qu^ despouillent leur naturel ; il
fault quMls prennent garde & <ses paroles» à sa
TOix, à ses signes, à ses yeulx; quMIs n*ayent
ny yeulx, ny pieds, ny mains, qne tout ne
soit au guet, pour espier ses volontez, et pour
descouvrir ses pensées. Cela est ce vivre heu-
reusement? cela s^appelle vivre? est il au
inonde rien si insupportable que cela, ie ne
dis pas à un homme bien nay, mais seulement
& un qui ayt le sens commun, ou, sans plus,
la face d*un homme? Quelle condition est
plus misérable que de vivre ainsy, qu^oa
n^ayt rien à soy, tenant d^aultruy son ayse,
88 liberté, son corps et sa vie?
Mais ils veulent servir, pour gaign^ des
biens : comme s'ils pouvolent rien gaigner qui
feost à eulx, puis que ils ne peuvent pas dire
dTeuIx, qu'ils soyent à eulx mesmes; et,
comme si aulcun pouvolt rien avoir de propre
soubs un tyran, ils veulent faire que les biens
soyent à eulx, et ne se soubviennent pas que
ce sont eulx qui luy donnent la force pour
oster tout à touts, et ne laisser rien qu'on
puisse dire estre h personne : ils veoyent
que rien ne rend les hommes subiects à sa
j
— 84 —
eniaulté, que les biens; qu'il n^y a auleun
crime envers luy digne de mort, que le de
quoy; qu'il n'ayme que les richesses ; ne
desfaîct que les riches qui se viennent pré-
senter, comme devant le boucher, pour s*y of-
frir ainsy pleins et ref aicts, et luy en faire
envie. Ces favoris ne se doibvent pas tantsoub-
venir de ceulx qui ont gaigné autour des ty-
rans beaucoup de biens comme de ceulx qui
ayants quelque temps amassé, puis après y
ont perdu et les biens et la vie : il ne leur
doibt pas venir en l'esprit combien d'aultres
y ont gaigné de richesses, mais combien peu
ceulx là les ont gardées. Qu'on descouvre
toutes les anciennes histoires; qu'on regarde
toutes celles de nostre souvenance, et on
verra, tout à plein, combien est grand le
nombre de ceulx qui, ayant gaigné par maul-
vais moiéns Taureille des princes» et ayants
ou employé leur maulvaistié ou abusé de
leur sîmplesse, à la fin par ceulx là mesmes
ont esté anéantis, et autant qu'ils avoient
trouvé de facilité pour les eslever, autant
puis aprez y ont ils trouvé d'inconstance pour
les y conserver. Certainement, en si grand
nombre de gents qui ont esté iamais prez des
maulvais roys, il en est peu, ou comme poinct,
qui n'ayent essayé quelquesfois en eulx
— 86 —
mesmes la cruanlté du tyran qu^ils avoient
devant attisée contre les aûltres : le plus sou-
vent, s'estant enrichis, sous umbre de sa fa-
veur, des despouilles d'aultruy, ils ont eulx
mesmes enrichi les aultres de leurs des-
pouilles.
Les gents de bien mesme, si quelquesfois
H s*en treuve quelqu'un aymé du tyran, tant
fioyent ils avant en sa grâce, tant reluise en
eulx la vertu et intégrité qui, voire aux plus
meschants, donne quelque révérence de soy
quand on la veoid de prez, mais ces gents de
bien mesme nesçauroient durer, et faut il quMls
te sentent du mal commun, et qu'à leurs deih
pens ils esprouvent la tyrannie. Un Seneque,
on Burre, un Trazee (Burrhus^ Thraseas)^
cette terne de gents de bien, desquels mesme
les deux leur maulvaise fortune les approcha
d'un tyran, et leur meit en main le manie-
ment de ses affaires ; touts deux estimez de
luy et chéris, et encores Tun Tavoit nourri,
et avoit pour gaiges de son amitié la nourri-
ture de son enfance ; mais ces trois là sont
suffisants tesmoinga, par leui cruelle mort,
combien il y a peu de fiance en la faveur des
maulvais maistres. Et, à la vérité, quelle ami-
tié peult on espérer en celuy qui a bien le
cœur si dur, de haïr son roîaume, qui n'afaict
— «« —
9M luy ob^« et lequel, pour neie açavoir
IMS encousaym^» s'^pauvrit Uqr mesnie» et
dfistniit fiûB empire?
Or, si on veult dire que ceolx là pour avoir
bien vescu sont UnsiiGz en ces inconvénients»
qu*on rei^arde hardiment autour de (xAaj
là mesme» et on verra que oeulx qui veinrent
en sa grâce, et s'y mainteinrent par mes-
dumceteK, ne furent pas de plus longue da-
lee. Qui a oui parler d'amour si abandonnée^
d*affection ai opiniastrel qui a iamais leii
d'homme ai obstineement achanié enTen
femme que de celuy là envers P(Hn>eeT Or
lieut elle aasea empoiaonnee par luy meepie^
Agrif^ine sa mare avoit tué aon mari
Claude pour luy faire place en Tempire;
pour robliger, elle n'avoit iamais faiet dlfii*
culte de rien faire ny de souffrir : doncques
aon âls mesme, son nourrisson, son empe-
reur falct de sa main, aprez Tavoir souvent
saillie, luy esta la vie; et n'y eut lors personne
qui ne dist qu'elle avoit fort bien m^ité cette
punition, si c'eust esté par les mains de quel«
que aultre, que de cehqr qui la luy avoit bail*
IWi Qui feut oncqueaplus aysé à manier, plus
1 Mron, an dire de SvéUMie et de T&dle, k tua à'um
•oap de pitd lorsqu'elle éuit Moeinle.
-^«7 —
«huple, pour le dire miealx, plus yi^y niais,
que Claude rempereur? qui feut oncques pins
coêffé de femme» que luy de Hessaline? n la
meit enfin entre les mains du bourreau. La
simplesse 4emeure tousiours aux tyrans» s^iis
en ont, à ne sçavoir bien faire ; mais id ne
sçais comment à la fin, pour user de cruaulté,
mesme envers cenlx qui leur sont prez^ si peu
qu^ils ayent d'esprit, cela mesme s^esveîUe.
Assez commun est le beau mot de cettuy là ^
qui, veôyant la gorge descouverte de sa
femme, qu'il aymoît le plus, et sans laquelle
il sembloit quMl a*eust sceu vivre, il la ca-
ressa de cette belle parole : « Ce beau col
sera tantost coupé, si ie le commande. »
Yoylà pour quoy la pluspartdes tyrans anciens
estoient communeement tuez par leurs favo^
ris, qui, ayants cogneu la nature de la tyran-
nie, ne se pouvofenttantasseurer de la volonté
du tyran, comme ils se desfioîent de sa puis-
sance. Ainsy feut tué Domiti»a par Estienne;
Commode, par une de ses amies mesme ; An-
tonin, par Macria ; et de meSme quasi touts
les aultres.
C'est cela, que certainement le tyran n*est
iamais aymé ny n'ayme. L'amitié, c'est on
1 Soi mn, Vie de CùSiguia^ «. 89.
— 88 —
nom sacré, c*est une chose saîncte ; elle ne
se met iamaîs qu'entre gents de bien, ne se
prend que par une mutuelle estime; elle
s^entre tient, non tant par un bienfaict
que par la bonne vie. Ce qui rend un amy
asseuré de Taultre, c*est la cognoissance
qu'il a de son intégrité : les respondanta
qu'il en a, c'est son bon naturel, la foi et la
constance. Il n'y peult avoir d'amitié là où
est la cruaulté, là où est la desloyaulté, là où
est l'iniustlce. Entre les meschants quand ils
s'assemblent, c'est un complot, non pas conir
paignie; ils ne s'entre tiennent pas, mais ils
s'entre craignent; ils ne sont pas amys, mais
ils sont complices.
Or, quand bien cela n'empescheroit poinct»
encores seroit il mal aysé de trouver en un
tyran une amour asseuree, parce qu'estant
au dessus de touts, et n'ayant poinct de corn-
p^dgnon, il est desîà au delà des bornes de
l'amitié qui a son gibbier en 'équité, qui ne
veult iamaîs clocher, ains est tousiours esgal.
Voylà poiu" quoy il y a bien (ce dict on) entre
les voleurs quelque foy au partaige du butin,
pource qu'ils sont pairs et compaignons, et
que, s'ils ne s'entrayment, au moins ils s'en-
tre craignent et ne veulent pas, en se desu-
nissant, rendre la force moindre : mais du
=-89 —
tyran ceulx qui sont les favoris no peuvent
lamais avoir aulcune asseurance, de tant qu*il
a apprîns d'eulx mesmes qu'il peult tout,
et qu'il n'y a ny droict ny debvoir aulcun
qui l'oblige ; faisant son estât de compter sa
volonté pour raison, et n'avoir compaignon
aulcun, mais d'estre de tout maistre. Dono-
ques n'est ce pas grand' pitié, que veoyant
tant d'exemples apparents, veoyant le dan-
gier si présent, personne ne se veuille faire
sage aux despens d'aultruy? et que, de tant
de gents qui s'approchent si volontiers des
tyrans, il n'y en ayt pas un qui ayt Padvise-
ment et la hardiesse de leur dire ce que dict
(comme porte le conte) le renard au lion qui
laisoit le malade : « le t'irois veoîr de bon
cœur en ta tasniere; mais le veois assez de
traces de bestes qui vont en avant vers toy;
mais en arrière qui reviennent, ie n'en veois
pas une. »
Ces misérables veoyent reluire les thresors
du tyran, et regardent touts estonnez les
rayons de sa braverle; et, alleichez de cette
clarté ils s'approchent et ne veoyent pas
qu'ils se mettent dans la flamme qui ne peult
faillir à les consumer : ainsy le satyre indis-
cret (comme disent les fables), veoyant es-
claîrer le feu trouvé par le sage Promethee,
— ge-
lé trouva si beau, qu*il Talla baiser, et se
brusler : ainsy le papilliMi, qui, espérant
ioolr de quelque plaisir, se met dans le feu
ponrce qu^il reluîct, eq^rouve Taultre
vertu, cela qui brusle, ce dict le poète tos-
can. Mais encores, mettons que ces mignons
eschappent les mains de ceiuyquMls serrent;
ils ne se saulvent iamaîs du roy qui vient
aprez : s'il est bon, il faolt rendre compte
et recognoistre au moins lors la rafson ; s*îl
est maulvais, et pareil & leur maistre, il ne
sera pas qu'il n'ayt aussy bien ses favoris, les-
quels communeement ne sont pas contait»
d^avoir à leur tour la place des aultres, s*lls
n'ont encores le plus souvait et les bi^is et
la vie. Se peult il doncques faire qu'il se trouve
aulcun qui, en si grand péril, avecques si
peu d'asscurance, veuille prendre cette mal-
heureuse place, de servir en si grand'peine
un si dangereux maistre? Quelle peine, quel
martyre est ce? vray Dieu! estre nuict et
iour aprez pour songer pour plaire à on, et
neantmoins se craindre de luy plus que
d'homme du monde; avoir tousiours l'œil au
guet, Taureilleaux escoutes, pour espierd'où
viendra le coup, pour descouvrir les embus-
ches, pour sentir la mine de ses compai-
gnons, pour adviser qui le trahit, rire à chas-
— ^! —
ftm, se eraindre de touts, nVoir aolcuii rtf
efmemy onveri, ny amy assenré; ayant toiu-
îours le Tisaige riant et le cceur transy, ne
pouvoir estre ioyetnt, et n^oser estre triste I
Mais c^est plaisir de considérer qu'est ee
qui leur revient de ce grand tonnent, et le
Men quMls peuvent attendre de leur peine et
de cette misérable vie. Volontiers le peuple,
du mal quMl 80ttf!î*e, n*en accuse pas le tyran,
mais ceuix qui le gouvernent : eeulx là, toi
peuples, les nations, tout le monde, à Tenvy,
lusqûes aux païsants, iusques aux laboureunr,
ils sçavent leurs noms, ils deschi!n*ent ienn
vices, ils amassent sur eulx mille oultraiges,
mille vilenies, mille mauldissons; toutes leurs
oraisons, touts leurs vœux sont contre cenlx
I&; touts les malheurs, toutes les pestes, ton»
tes les famines, ils les leur reprochent ; et si
qudquesfois ils leur Ibnt par apparence
quelque honneur, lors même ils le mau-
gréent en leur cœur, et les ont en horreur
plus estrange que les bestes sauvaiges;
Voylà la gloire, voylà Thonneur qu'ils re-
ceoivent de leurs services envers les genti,
desquels quand chascun auroit une pièce de
leurs corps, ils ne seroîent pas encores, ce
semble, satisfaicts, ny à demy saoulez de
leur peine; mais, certes, encores aprez qu'ils
— 92 —
sont morts, ceulx qui yiennent aprez ne sont
iamais si paresseux , que le nom de ces
mange peuples ne soit noircy de Tencre de
mille plumes, et leur réputation descldree
dans mille livres, et les os mesmes, par
manière de dire, traisnez par la postérité,
les punissant, encores aprez la mort, de leur
meschante vie.
Apprenons doncques quelquesfois, appre-
nons à bien faire : levons les yeulx vers le
ciel, ou bien pour nostre honneur, ou pour
Tamour de la mesme vertu, à Dieu tout puis-
sant, asseuré tesmoing de nos faicts, et iuste
luge de nos faultes. De ma part, ie pense
bien, et ne suis pas trompé, puit qu^il n'est
rien si contraire à Dieu, tout libéral et de*
bonnaire, que la tyrannie, qu'il reserve bien
là bas à part, pour les tyrans et leurs com-
plices» quelque peine particulière.
■'j-mt^
LETTRES
MONTAIGNE
■lUSHM
A X.A BOAt»
LETTRES
•■
MONTAIGNE
A %A aoATftB
LETTRE PREMIERE
Imprimée au devant de la Mesnagerie de
XencphoH,
A Monsieur. Monsieur dç Unsac, cberalier derordrt du
Sïïi^T^l.r-ir'^'i* P"^^ «urinteodanl de ses
nnaneei «icapilame de cent geotilihomiiies de sa mai
Monsieur,
I© vous envoyé la Mesnagerie de Xenophon,
mise en françois par feu IL de La Boétie, pre-
sent qui m'a semblé vous estre propre, tant
pour estre parti premièrement, comme vou«
Bçaveae, de la main d'un gentilhomme de mar-
— 96 —
que, très grandhomme de guerre et de paix,
que pour avoir prins sa seconde façon de ce
personnaige, que ie sçais ayoir esté aymé et es-
timé de vous pendant sa vie. Gela vous servira
tousiours d^aiguillon à continuer envers son
nom et sa mémoire vostre bonne opinion et
volonté. Et hardiment. Monsieur, ne craignez
pas de les accroistre de quelque chose, car,
ne rayant gousté que par les tesmoignaiges
publîcques qu*il avoit donné de soy , c*est à moy
k vous respondre qu'il avoit tant de degrez do
suffisance au delà, que vous estes bien loing
de l'avoir cogneu tout entier. Il m*a faict cet
nonneur vivant, que ie mets au compte de la
meilleure fortune des miennes, de dresser
avecques moy une coustured^amitié si estroite
et si ioincte, qu'il n'y a eu biais, mouvement ny
ressort en son ame, que ie n'aye peu consi*
derer et luger, au moins si ma veue n'a quel-
quesfois tiré court. Or, sans mentir, il estoit,
à tout prendre, si prez du miracle, que pour,
me iettant hors des barrières de la vraisem-
blance, ne me faire mescroire du tout, il est
force, parlant de luy, que ie me resserre et
restraigne au dessoubs de ce que l'en sçai& Et
pour ce coup, Monsieur, ie me contenteray
seulement de vous supplier pour Thonneur et
révérence que vous daves à la vérité, 6^ tes-
— 97 —
moîgner et croire que nostre Guyenne n*a ea
garde de veoir rien pareil à luy par les hommes
de sa robbe. Soubs Tesperance doncques que
vous luy rendrez cela qui luy est très iustement
deu, et pour le refreschir en rostre mémoire,
ie vous donne ce livre, qui tout d*un train
aussy vous respondra de ma part, que sans
Texpresse deffence que m'en faîct inon insuf-
fisance, ie vous presenterois autant volontiers
quelque chose du mien, en recogneîssance
des obligations que îe vous doibs, et de Tan-
cienne faveur et amitié que vous avez portées
à ceulx de nostre maison. Mais, Monsieur, à
faute de meilleure monnoye, ie vous offre en
payement une très asseuree volonté de vou»
faire humble service.
Monsieur, ie supplie Dieu qu'il vous main-
tienne en sa garde.
Vostre obéissant serviteur,
MICHEL DE MONTAIGNE*
ftA BO<T»»
LETTRE II
Imprimée au devant des Reigles de mariage,
de Plutarque,
A Monsieur, Mopsiear de Mesmes, seigneur do Roîssyet
de Malaflsize, eonaeiller éa. Roy efB son prÎTé conseil.
Monsieur,
C'est une des plus notables folies que les
hommes facent, d'employer la force de leur
entendement à ruiner et chocquer les opinions
communes et receues^ qui nous portent de la
satisfaction et contentement. Car lÀ où tout
ce qui est soubsle ciel employé les moïens et
les utils que Nature luy a mis en main (comme
de vray c'en est l'usaige) pour l'agencement
et commodité de son estre, ceulx icy pour
sembler d'un esprit plus gaillard^ et plus es-
veillé, qui ne receoit et qui ne loge rien que
mille fois touché et balancé au plus subtil de
la raison, vont esbranlant leurs âmes d'une
— 100 —
assiette paisible et reposée, pour aprez une
longue queste la remplir en somme de doubte,
d'inquiétude et de fiebvre. Ce n^est pas sans
raison que Fenfance et la simplicité ont esté
tant recommandées par la vérité mesme. De
ma part, i'aime mieulx estre plus à mon ayse
et moins habile, plus content et moins en-
tendu. Voylà pourquoy, Monsieur, quoy que
des fines gents se mocquent du seing que nous
avons de ce qui se passera icy aprez nous,
comme nostreame logée ailleurs, n'ayant plus
à le ressentir des choses de çà bas; l'estime,
toutesfois que ce soit une grande consolation
à la foiblesse et briefveté de cette vie, de
croire qu'elle se puisse fermer et allonger par
la réputation et par la renommée; et em-
brasse très volontiers une si plaisante et favo-
rable opinion engendrée originellement en
nous, sans m'enquerir curieusement ny com-
ment, ny pourquoy. De manière que ayant
aymé plus que toute aultre chose M. de U
Boétîe, le plus grandhomme, à mon advis,
de notre siècle, le penserois lourdement fail-
lir à mon debvoir si, à mon escient, îe lais-
«ois esvanouîr et perdre un si riche nom que
ie sien, et une mémoire si digne de recom-
mandation, et 1^ ie ne m*essayois par ces par-'
tles là de le resuscîter et remettre en vie. le
— 101 —
crois qu'il le sent aulcunement» et que ces
miens offices le touchent et resiouissent De
vray, il se loge encores chez moy, si entier et
si vif, que ie ne le puis croire, ny si lourde-
ment enterré, ny si entièrement esloigné de
nostre commerce. Or, Monsieur, pource que
chasque nouyelle cognoissance que ie donne de
luy et de son nom, c*est autant de multiplica-
tion de ce sien second vivre, et dadvantaige
que son nom s'enoblit et s'honore du lieu qui
le receoit, c'est à moy à faire non seulement
de resj[)andre le plus qu'il me sera possible,
mais encores de le donner en garde à person-
nes d'honneur et de vertu; par lesquelles
vous tenez tel rang que pour vous donner oc-
casion de recueillir ce nouvel hoste, et de luy
faire bonne chère, i*ay esté d'advis de vous
présenter ce petit ouvraige, non pour le ser-
vice que vous en puissiez tirer, sçacbant bien
que à practiquer Plutarque et ses compaignons,
vous n'avez que faire de truchement ; mais il
est possible que madame de Roissy y veoyant
l'ordre de son mesnage et de vostre bon ac-
cord représenté au vif, sera très ayse de sen-
tir la bonté de son inclination naturelle avoir
non seulement atteint, mais surmonté ce que
les plus sages philosophes ont peu imaginer
du debvoir et des loix du mariaige. Et en toute
façon, ce me sers tousioiirs honneur de pou-
voir faire choee qui revienne à plaisir à vous
m aux vostres, pour [^obligation que fay de
vous faire service.
Monsieur» ie supplie Dieu qu^il vousdoint
Ires heureuse et longue vie.
De Montaigne, ce 30 avril 1570.
Yostre humble serviteur»
mOIKL DE MORTAIOII.
LETTRE m
^priifiâe au devani de la Lettre d« coD«o]ati«i
de "Plutarque à M femme; et adressée pof
Montaigne,
A Hadamoisene de somiigiie^ ma teamei
Ma femme, rons entendez bi^ que ce n^est
pas le tour dMn galand homme, aux reig^es
de ce temps icy, de vot» eourtiaer et caresser
enoores. Car Ils disent qu^un habilA homme
peuitbien prendre femme, mais que de Tes-
pouser c'est à faire à un sot Laissons les dire;
ie me tiens de ma part à la simple façon du
Tieil aage, aussi en porté ie tanlostle pcâ. Et
de Yray la nouveileté couste si char iusqa*l[^
^ i04 —
cette heure à ce pauvre estât (et si le ne sçais
d nous en sommes à la dernière enchère)
qu'en tout et par tout Ten quite le party.
Vivons, ma femme, vous et moy, à la vieille
françoise. Or, il vous peult soubvenir comme
feu M. de La Boétie, ce mien cher frère, et
compaignon inviolable, me donna mourant
ses papiers et ses livres, qui ont esté depuis le
plus favori meuble des miens. le ne veulx pas
chichement en user moy seul, ni ne mérite
quUls ne servent qu'à moy. A cette cause l
m*a pris envie d'en faire part à mes amis. EX
pource que ie n'en ay, ce croîs ie, nul plus
privé que vous, ie vous envoyé la Lettre eon-
solatoire de Plutarqtte à $a femme^ traduicte
par luy en françois ; bien marry de quoy la
fortune vous a rendu ce présent si propre, et
que n'ayant enfant qu'une fille longuement
attendue, au bout de quatre ans de nostre
mariaige, il a fallu que vous l'ayez perdue
dans le deuxiesme an de sa vie. Mais le laisse
à Plutarque la charge de vous consoler et de
VOQS advertir de vostre debvoir en cela, vous
priant le croire pour l'amour de moy; car il
vous descouvrira mes Intentions, et ce qui se
peult alléguer en cela beaucoup mieulx que ie
ne ferois moy mesme. Sur ce, ma femme, ie
me recommande bien fort à vostre bonne
— 105 —
grâce, et prie Dieu qu'il vous maintienne en
sa garde.
De Paris, ce 10 septembre 1570.
Yûstre bon mary,
ÉICHEL DE XOnTÀIGRB.
LETTRE IV
Imprimée ent deeani des vers Uims d^Esiienne de
U Boitte.
A MoMigiieiir, aoniiaiir de llioipital, dnacelier
denaneo.
Monaeigneur,
Fay opinion que yons anltres à qui It ton^
tone et la raison ont mis en main le gonrer-
nement des affaires dn monde, ne cherchex
rien pins cnriensement que par où tous pois-
siez arriver à la cognoissance des hommes de
vos charges; car à peine est il nulle commu-
nauté si chetive qui n'aye en soy des hommes
assez pour foun^ commodément à chascun
de ses offices, pourveu que le departeoDiente^
— 108 —
le triage s^en peust iusteraent faire. Et ce
poinct là gaigné, il ne resteroit rien pour arri-
ver à la parfaîcte compositiop d^un Estât Or,
à mesure que cela est le plus souhaictable, il
est auss; plus difficile, veu que ny vos yeulx
ne se peuvent estendre si loing, que de tirer
et choisir parmy une si grande multitude et si
espandue, ny ne peuvent entrer iusques au
fond des cœurs pour y veoir les intentions et
la conscience, pièces principales à considé-
rer ; de manière qu'il n^a esté nulle chose pu-
blicque si bien establie, en laquelle nous ne
remarquions souvent la faute de ce départe-
ment et de ce chois. Et en celles où Tigno-
rance et la malice, le fard, les faveurs, les
brigues et la violence commandent, si quel-
que eslection se veoid faicte meritoirement et
par ordre, nous le debvons sans doubte à la
fortune, qui, par l 'inconstance de son bransle
divers , s'est pour ce coup rencontrée au
train de la raison. Monsieur, cette considé-
ration m'a souvent consolé, sçachant M. Es-
tienne de La Boétie, Fun des plus propres et
nécessaires hommes aux premières charges
de la France, avoir tout du long de sa vie
crouppy, mesprisé ez cendres de son fouyer
domestique, au grand interest de nostre bien
commun: car, quant au sien particulier, ie
— 109 —
vous advise, Monsieur, qu'il estoît si abon-
damment garny des biens et des thresors qui
deffient la fortune, que iamais homme n'a
yescu plus satisfaict ny plus content
Je sçais bien qu'il estoit eslevé aux dignltez
de son quartier qu'on estime des grandes, et
sçais dadvantaîge que iamais homme n'y ap-
porta plus de suffisaiice, et que, en l'aage de
trente deux ans qu'il mourut, il avoit acquis
plus de vraye réputation en ce reng là que
nul aultre avant luy« Mais tant y a que ce
n'est pas raison de laisser en Testât de soldat
un digne capitaine, ny d'employer aux char-
ges moïennes ceulx qui feroient bien encores
les premières.
A la vérité, ses forces feurent mal mesna-
gees et trop espargnees. De façon que, au delà
de sa charge, il luy restoit beaucoup de gran-
des parties oîsisves et inutiles, desquelles la
chose publicque eust peu tirer du serWise, et
luy de la gloire.
Or, Monsieur, puis qu'il a esté si nonchalant
de se pousser soy mesme en lumière, comme
de malheur U Vertu et l'Ambition ne logent
gueres ensemble, et qu'il a esté d'un siècle si
grossier ou si plein d'envie, qu'il n'y a peu nul-
lement estre aydé par le tesmoignaige d'aul-
trujr le souhaicte merveilleusement que au
— 110 —
mollis, Bprei Taj, sa mémoire à qtd seule
meshay ie doibs les offices de nostre amitié,
receoiye le loyer de sa yaleor, et qu^elle se
loge en la recommandation des personnes
iThonneur et de vertu.
A cette canse m*a il prins envie de le mettre
an iour et de vous te présenter, Monsieur,
par ce pen de vers latins qui nons restent ée
luy. Tout au rebours du maçon, qui met le
plus beau de son bastiment vers la me, et eu
marchand, qui fait monstre et parement du
plus riche eschantilion de sa marchandise, C4
qui estoit en luy le plus recommandable. If
vray suc et moelle de sa valeur Tout suivi, ei
ne nous en est demeuré que Tescorce et les
feuilles. Qui pourroît faire veoîr les reiglez
bransies de son ame, sa pieté, sa vertu, sa
iustice, la vivacité de son esprit, le poids
et la santé de son iugement, la haulteur de
ses conceptions si loing eslevees au dessus du
vulgaire, son sçavoir, les grâces compaignes
(Mxiinaîres de ses actions, la tendre amour
qu*il portoit à sa misérable patrie, et sa haine
capitale et iuree contre tout vice, maïs prin-
cipalement contre cette vilaine traôcque qui
se couve soubs rhonnorable tîltre de lustfce,
engendreroit certainemeiit à toutes geots de
bien une sinuruliere afiection eay0?9 '^y
^ Ht —
lée d*uii saerv^leux regret de sa part. MaSs,
Monsieur, il s'enfauit tant que le puisse cela«
que du fniict mesme de ses «stades il n'aveil
encores iamais p^asé d'eo laisser nul tesmoî*
gnaige à la postérité, et ne nous en est de*
meure que ce que par manière de pasaetempf
il escripvoit quelquesfois.
Quoy que ce soit, ie vous supplie. Men-
eur, le receveoir de bon visaige : et comme
nostre iugement argumente maiutesfois d^une
ckose legiere une bien grande, et que les
ieulx mesmes de grands personnaiges rapport
tent aux clairroyants quelque marque honno-
rable du lieu d*où ils partent, monter par ce
sien ouvraige à la cognoissance de luy mes-
me, et en aymer et embrasser par conséquent
le nom et la mémoire. En quoy , Monsieur, vous
ne ferez que rendre la pareille à l'opinion
très résolue qu'il avoit de vostre vertu : et si
accomplirez ce qu'il a infiniment souhaicté
pendant sa vie : car il n'estoit homme du
monde en la cognoissance et amitié duquel
il se fust plus volontiers veu logé que en la
vostre. Mais si quelqu^un se scandalise de
quoy si hardiment Tuse des choses d'aultruy,
ie l'advise qu'il ne feut iamais rien plus exac«
tement dict ne escript, aux escholes des phi-
losophes, du droict et des debvoirs delà saincte
»* lis —
amitié» qae oe que ce personnaige et moy en
avons practîqué ensemble.
Au reste, Monsiettr, ce legier présent, poai
mesnager d*une pierre deux coups, serrirt
auasy» s^il vous plalct» à vous tesmoîgner
rhonneur et révérence que ie porte à vostn
suffisance, et qualités singulières qui sont ei
vous. Car, quant aux estrangeres et fortuites^
ce n'est pas de mon goust de les mettre ei
ligne de compte.
Monsieur, ie supplie Dieu quil vous doint
très heureuse et longue vie.
De Montaigne, cq 30 avril 1570.
Vçitre humble et ob^ûssant serviteur,
tOOÊBL K MOnTANISi
^fi-M
LETTRE V
Oh éxtraict (Tune ietire que Monsie rie CùnniUer
de Montaigne escripvit à Monseigneur de Jfofi-
taigne son père, concernant quelques particula-^
ritez qu*il remarqua en la maladie et mort de
feu Monsieur de la Boéiie,
Quant à ses dernières paroles, sans donbte,
si homme en doibt rendrebon compte, c'est h
moy, tant parce que da long de sa maladie il
parloit aussi volontiers à moy qu'à nul aul-
tre, que aussi pource que pour la singulière
et fraternelle amitié que nous nous estions
entreportez, î'avois très certaine cognoissance
des intentions, iugements et volontez qu'il
avoit eus durant sa vie, autant, sans doubte,
qu'homme peult avoir d'un aultre, et pource
que ie les sçavois estre très haultes, vertueu-
ses, pleines de très certaine resolution, et
quand tout est dict» admirables. le prevoyois
— Ili —
bien que si la maladie luy laissoit le moîea
de se pouvoir exprimer, qu'il ne luy eschap->
peroit rien en une telle nécessité qui ne fôust
grand et plein de bon exemple : ainsy, le m'ei
prenois le plus de garde que ie pouvois.
Il est vray, Monseigneur, comme i*ay la
mémoire fort courte, et desbauchee encores
par le trouble que mon esprit avoit à souf-
frir d'une si lourde perte, et si importante,
qu'il est Imposssble que ie n'aye oublié beau-
coup de choses que ie vouldrois estre sceuesk
Mais celles desquelles il m'est soubveneu, ie les
vous manderay le plus au vray qu'il me sera
possible. Car pour le représenter aini^ fière-
ment arresté en sa brave desmarche, pour
vous faire veoir ce couraige invincible dans
un corps atteré et assommé par les furieux
efforts de la mort et de la douleur, ie con-
fesse qu'il y fauldroit un beaucoup meilleur
style que le mien : pource qu'enoores que du-
rant sa vie, quand il parloit de choses graves
et Importantes, il en parloit de t^le sorte
qu'il estoit mal aysé de les si bion escrire, si
est ce qu'à ce coup il sembloit que son esprit
et sa langue s'efforçassent k l'envy, comme
pour luy faire leur dernier service. Car sans
ioubte ie ne le vis iamals plein ny de tant de
si belles imaginations» ni de tant d'esloguence»
eomme 11 a esté le long de cette maladie. An
reste, Monseigneur, si vous trouvez que Taye
voulu mettre en compte ses propos plus le-
giers et ordinaires, ie Tay falct à escient Car
estants dits en ce temps là, et au plus fort
dHme si grande besongne, c^est un singulier
tesmoignajge d^une ame pleine de repos, de
tranquillité et d'asseurance.
Gomme ie revends du palais le lundy neuf-
TJesme d'aoust 1563, le l'envoyay convier d
disner chez moy. Il me manda qu^il me mer*
cîoit, quMl se trouvoit un peu mal, et que ie
lui feroîs plaisir si ie voulois estre une heure
avecques luy, avant qu'il partîst pour aller
en Medoc. le Tallay trouver bientost aprez
disner. 11 estoit couché vestu, et monstroit
desîà ie ne sçais quel changement en son vi-
saige. Il medîct que c'estoit un flux de ventre
avecques des tranchées, qu'il avoit prins le îour
avant, louant en pourpoinct sous une robbe
de soye, avecques M. d'Escars ; et que le froid
luy avoit souvent faict sentir semblables acci-
dents, le trouvay bon qu'il continuast Ten-
treprinse qu'il avoit pieça faicte de s'en aller;
mais qu'il n'aliast pour ce soir que iusques à
Oermignan^ qui n'est qu'à deux lieues de la
ville. Cela faisois ie pour le lieu où il estoit
logé tout avoisiné de maisons %£ectes de
— 116 «-
peste, de laquelle il ayoit quelque appréhen-
sion, comme revenant de Perigort et d'Age-
nois où il avoît laissé tout empesté ; et puii»
pour semblable maladie que la sienne ie m^e»-
tois aultresfois très bien trouvé de montera
cheval. Âinsy il s^en partit, et madamoîselle
de la Boétie sa femme, et M. de Bouillonnas
son oncle, avecques luy.
Le lendemain de bien bon matin, voicy ve-
nir un de ses gents à moy de la part de mada*
moiselle de La Boétie, qui me mandoit qu'il
s'estoit fort mal trouvé la nuîct d'une forte
dyssenterie. Elle envoyoît quérir un médecin
et un apotiquaîre; et me prioit d'y aller,
conmie ie fis Taprez disnee.
À mon arrivée, il sembla qu'il feust tout ea-
louj de me veoir ; et comme ie voulois pren-
dre congé de luy pour m'en revenir, et luy
promisse de le reveoir le lendemain, il me
pria avecques plus d'affection et d'instance
qu'il n'avoit iamais faict d'aultre chose, que ie
fusse le plu^ que ie pourrois avecques luy. Cela
me toucha aulcunement. Ce neantmoins ie
m'en allois quand madamoiselle de La Boétie»
qui pressentoit desià ie ne sçaîs quel mal-'
heur, me pria les larmes à l'œil, que ie ne
bougeasse pour ce soir. Ainsy elle m'arresta,
de quoy il se resiouït avecques moy. Le len-
— 147 —
demain le m^en revins ; et le ieudy , le feus re-
trouver. Son mal alloit en empirant : son
flux de sang et ses tranchées qui Tafibiblis-
soient encores plus, croissoient d'heure à
aultre.
Le vendredy, le le laissay encores : et le
samedy, ie le feus reveoîr desià fort abattu.
Il me dict lors, que sa maladie estoit un
peu contagieuse, et oultre cela, qu'elle es-
toit mal plaisante, et melancholique : qull
cognoissoit très bien mon naturel, et me
prioit de n'estre avec luy que par bou«
tees, mais le plus souvent que ie pourrois.
le ne Tabandonnay plus. lusques au dimanche
il ne m'avoit tenu nul propos de ce qu'il
iugeoit de son estre, et ne parlions que des
particulières occurrences de sa maladie, et de
ce que les anciens médecins en avoient dict
D^affaires publicques, bien peu; car ie Ten
trouvay tout desgousté dez le premier iour.
Mais le dimanche, il eust une grande foi-
blesse : Et comme il feut revenu à soy, il dict
qu*il luy avoit semblé estre en une confusion
de toutes choses, et n'avoir rien veu qu'une
espaisse nue et brouillart obscur, dans lequel
tout estoit pesle mesle et sans ordre : toutes-
fois qu'il n'avoit eu nul desplaisir à tout cet
accident « La mort n'a rien de pire que cela.
à
À
^H8 —
Uy «ntsTO lOrs. — Mais n'a riOQ de st minl-
yais, » me respondict il.
Depuis lors, poarceque deile oommenoe-
ment de son mal, iln'avoitprins nul sommeil,
et que nonobstant tous les remèdes, il alloit
tousioors en empirant : de sorte qu'on y avoit
desià employé certains bruvages, desquels
on ne sert qu'aux dernières extrémités, il
commença à desei^rer enti«*ement de sa
gnarison, ce qu'il me communiqua. Ge œesme
tour, pource qu'il feat trouvé bon, ie luy dis,
qu'il me sieroit mal, pour l'extrême amitié
que ie luy portois, si ie ne me souciois que
comme en sa santé on avoit veu toutes ses
actions pleines de prudence et de bon con-
seil, autant qu'à homme du monde qu'il les
contînuast encores à sa maladie; et que, si
Dieu vouloit qu'il empirast, ie serois très
marry qu'à faulte d'advisement il eust laissé
nul de ses affaires domestiques descousu, tant
pour le dommaige que ses parents y poiir-
roient souflTrir, que pour llnterest de sa ré-
putation : ce qu'il print de moy de très bon
yisaige. Et aprez s'estre résolu des difficultés
qui le tenoient suions en cela, U me pria
d'appeler son oncle et sa femme seuls pour
leur faire entendre ce qu'il avoit délibéré
quant à son testament le luy dis qu'il les
— 419 —
tonnerolt. « Non, non, me dîct il, le les con-
soleray et leur donneray beaucoup meilleore
espérance de ma santé, que ie ne Fay moy
mesme. Et puis il me demanda, d les foi*
blesses quMl avoît eues ne nous avoient pas
An peu estonnez. « Cela n^est rien, lui fis le :
ce sont accidents ordinaires à telles malar-
dles. — Vrayement non , ce n^est rien, mon
frère, me respondict il, quand bien il en ad-
viendroit ce que vous en craindriez le plus.
— A vous ne seroit ce que heur, luy repli-
quay ie; mais le dommaige seroit à moy qui
perdrois la compaignie d*un si grand, si sage
et si certain amy, et tel que ie serois asseuré
de n'en trouver iamais de semblable. — Il
pourroit bien estre, mon frère, adiousta il,
et vous asseure que ce qui me faict avoir
quelque seing que i'ay de ma guarison, et
n^aller si courant au passaige que i^ay desià
fhmchi à demy, c'est la considération de vos-
tre perte, et de ce pauvre homme et de cette
pauvre femme (parlant de son oncle et de sa
femme) que i'ayrae touts deux uniquement, et
qui porteront bien impatiemment (i^'en suis
asseuré) la perte quMls feront en moy, qui de
vray est bien grande pour eulx et pour vous.
Fay aassy respect au desplaisir qu'auront
beaucoup de gents de b5en qui m'ont aymé et
— 120 —
estimé pendant ma vfe, desquels certes, le
le confesse, si c*estoit à moy à faire le serois
content de ne perdre encores la conversaticOi
Et si ie m*en vay, mon frère, le vous prie,
vous qui les cognoissez, de leur rendre tes-
moignaige de la bonne volonté que leur ay
portée iusques à ce dernier terme de ma vie.
Et puis, mon frère, par adventure n'estoLshje
poinct nay si inutile, que ie n^eusse moîen de
faire service à la chose publicque? Mais qaoy
quMl en soit, ie suis prest à partir quand U
plaira k Dieu, estant tout asseuré que ie ioui-
ray de Tayse que vous me prédites. Et quant
à vous, mon amy, ie vous cognois si sage,
que, quelque interest que vous y ayez, si
vous conforiqerez vous volontiers et patiem-
ment à tout ce qu^il plaira k sa saincte Ma-
iesté d*ordonner de moy, et vous supplie
vous prendre garde que le deuil de ma perte
ne poulse ce bon homme et cette bonne fem-
me hors des gonds de la raison. » Il me de-
manda lors comme ils s*y comportoient desià.
le luy dis que assez bien pour l'importance
de la chose : « Ouy (suivit-il) à cette heure
quMls ont encores un peu d*esperance. Mais s!
ie la leur ay une fois toute ostee, mon frère,
vous serez bien empesché à les contenir. »
Suivant ce respect, tant ou^il vescut depuis»
-^ 121 —
il leur cacha tousiours Topinion certaine
qu*il avoit de sa mort, et me prioit bien fort
d'en user de mesme. Quand il les voyoit au-
prez de luy, il contrefaîsoit la chère plus gaye
et les paîssoit de belles espérances.
Sur ce poînct ie le laissay pour les aller ap-
pellera Ils composèrent leur visaige le mieulx
quMls peurent pour un temps. Et aprez nous
estre assis autour de son lict, nous quatre
seuls, il dictainsy d'un visaige posé et comme
tout esiouï : « Mon oncle, ma femme, ievous
asseure sur ma foy, que nulle nouvelle at«
tainte de ma maladie ou opinion maulvaisf
que i'aye de ma guarison, ne m'a mis en fan-
taisie de vous faire appeller pour vous dire
ce que l'entreprends ; car ie me porte, Dieu
mercy, très bien, et plein de bonne espéran-
ce ; mais ayant de longue main apprins, tant
par longue expérience que par longue estu-
de, le peu d'asseurance qu'il y a à l'instabilité
et inconstance des choses humaines, et mes-
mes en nostre vie que nous tenons si chère»
qui n'est toutesfois que fumée et chose de
néant; et considérant aussy, que puisque ie
suis malade, ie me suis d'autant approché du
dangler de la mort : i'ay délibéré de mettre
quelque ordre à mes affaires domesticques,
aprez en avoir eu vostre advis première-
— 1Î2 —
ment » Et pois adressant son propos à son
oncle : « Mon bon oncle, dict il, si favals à
Tons rendre & cette heure compte des gran-
des obligations qae ie vons ay, le n^auroîs en
pièce faict : il me suffit que iusques à pré-
sent, où que i*aye esté, et à quiconque fen
aye parié, faye tousiours dict que tout ce que
un très sage, très bon et très libéral père
pouYOit faire pour son fils, tout cela avex
TOUS faict pour moy, soit pour le seing qu'il
a fallu à m*instruire aux bonnes lettres, soit
lorsqu'il vous a pieu me poulser aux estats* :
de sorte que tout le cours de ma vie a esté
plein de grands et recommandables offices
d'amitiez vostres envers moy : somme, quoy
que i'aye, ie le tiens de vous, je Tadvoue de
vous, ie vous en suis redevable, vous estes
mon vray père; ainsy comme fils de famille
ie n'ay nulle puissance de disposer de rien,
s'A ne vous plaict de m'en donner congé. »
Lors il se teust et attendit que les soupirs et
les sanglots eussent donné loisir à son oncle
de luy respondre quil trouveroit très bon
tout ce qu'il luy plairoft Lors ayant à le fai-
re son héritier, il le supplia de prendre de
luy le bien qui estoît sien.
I A des emplois publics.
— 123 —
Et puis, destonmant la parole à sa femme:
« Ma semblance, dict il (ainsy Tappeloit il
souyent, pour quelque ancienne alliance qui
estoit entre eulx) ayant esté ioinct à vous du
saint neud de mariaige, qui est Tun des plus
respectables et inviolables que Dieu nous ayt
ordonné ça bas, pour Fentretien de la société
humaine, le vous ay aymee, chérie et estimée
autant qu'il m'a esté possible, et suis tout
asseuré que vous m'avez rendu réciproque
aifection, que le ne sçaurois assez recognois-
tre. le vous prie de prendre de la part de
mes biens ce que ie vous donne, et vous en
ccmtenter, encores que ie sçache bien que
c'est bien peu au prix de vos mérites. »
Et puis, tournant son propos à moy :
« Mon frère, dict il, que i'ayme si chèrement
et que i'avois choisy parmy tant d'hommes,
pour renouvelle* avecques vous cette vertueu-
se et sincère amitié, de laquelle usaige est par
le vice dez si loz^ temps esloigné d'entre
nous, qu'il n'm reste que quelques vieilles
traces en la mémoire de Tantiquité, ie vous
supplie pour signal démon affection envers
vous, vouloir estre successeur de ma biblio-
thèque et de mes livres que ie vous donne:
présent bien petit, mais qui part de bon
cceur, et qui vous est convenable pour l'ai^
— 124 —
fection que vous avez aux Lettres. Ce vous
sera tn*Ai»^9wtw^ tut sodalis K
Et puis, parlant à touts généralement, loua
Dieu, dequoy en une si extrême nécessité, il
8e trouvoit accompaigné de toutes les plus
chères personnes qu^il eust en ce monde; et
quMl lui sembloit très beau à veoir une assem-
blée de quatre si accordants et si unis d*ami-
tié; faisant, disoit il, estât, que nous nous
entraymions unanimement les uns pour Ta-
mour des aultres. Et nous ayant recommandé
les uns aux aultres, il suyvit ainsfy : « Ayant
mis ordre à mes biens, encores me fault il
penser à ma conscience. le suis chrestien, ie
suis catholique : tel ay vescu, tel suis ie déli-
béré de clorre ma vie. Qu^on me face venir
un prebstre; car ie ne veulx faillir à ce der*
nier debvoir d'un chrestien. »
Sur ce poinct il finit son propos, lequel il
avoit continué avecques telle asseurance de
visaige, telle force de parolle et de voix, que là
où ie Tavois trouvé, lorsque i*entrai en sa
chambre, foible, traisnant lentement les mots»
les uns aprez les aultres, ayant le pouls ab-
battu comme de fiebvre lente, et tirant à la
mort, le visaige palle et tout meurtri, il
i Ub toaTenir de votre ami.
— 125 —
bloit lors quMl vinst, comme ^ar miracle, de
reprendre quelque nouyelle vigueur : le teint
plus vermeil et le pouls plus fort, de sorte
que ie luy fis taster le mien pour les comparer
ensemble. Sur Theure i^eus le cœur si serré,
que ie ne sceus rien luy respondre. Mais deux
ou trois heures aprez, tant pour luy continuer
cette grandeur de couraige, que aussi pource
que iesouhaictoispour la ialousieque i'ay eue
toute ma vie de sa gloire et de son honneur,
qu*fl y eust plus de tesmoings de tant et si
belles preuves de magnanimité, y ayant plus
grande compaignie en sa chambre, ie lui dis
que i*avois rougis de honte dequoy le couraige
m'avoit failly à ouïr ce que luy qui estoit en-
gaigé dans ce mal, avoit eu couraige de me
dire : que iusques lors i*avois pensé que Dieu
ne nous donnast gueres si grand advantaige
sur les accidents humains, et croyois mal
ayseementce que quelquesfois i^en lisois par-^
my les histoires; mais qu'en ayant senti une
telle preuve, ie louois Dieu dequoy ce avoit
esté en une personne de qui ie fusse tant
aymé, et que i'aymasse si chèrement, et que
cela me servhroit d^exemple pour louer ce
mesme rôle à mon tour.
Il m'interrompit pour me prier d*en user
ainsy, et de monstrer par eSect que les dis-
— . 126 —
eours que nous avions teaus ensemble pes*
dant nostre santé» nous ne les portions pas
seulement en la bouche, mais engravez bien
avajpt au cœur et en Tame, pour les mettre
en exécution aux premières occasions qui
s'offriroient, adioustant que c^estoit la vraye
practique de nos estudes et de la philoso-
phie.
t Et me prenant par la main: « Mon frère»
mon amy, me dict il» ie t'asseure que i'ay faict
assez de choses, ce me semble, en ma rie^
avecques autant de peine et difficulté que ie
fais cette cy. Et quand tout est dict, il y a î(xti
long temps que l'y estois préparé et que fen
sçavois ma leçon toute par cœur. Mais n'est
ce pas assez vescu iusques à Taage auquel ie
suis? Festois prest à entrer à mon trente
troisiesme an. Dieu m'a faict cette grâce, que
tout ce que i'ay passé iusques à cette heure
de ma vie,, a été plein de santé et de bour
heur ; pour Tinconstance des humaines, cela
ne pouvoit gueres plus durer. Il estoit mes-
huy temps de se mettre aux affaires et de veoir
mille choses mal plaisantes, comme Tincom-
modité delà vieillesse, de laquelle ie suisquite
par ce moïen. Et puis, il est vraysemblable
que l'ay vescu îusqu'à cette heure avecqpies
plus âo simplicité et moins de malice que to
— ISf7 —
nVusse par sâyentnre faict, si Dieu m^emt
laissé vivre iosqu^ ce que le soing de m*eiH
richir et accommoder mes affaires me feoa(
entré dans la teste. Quant à moy, le suis ceR
tain, là ie m*en vay trouver Dieu et le seioui
des bienheureux. » Or, pource que ie monstrois
mesme au visaige Timpatience que i^avois à
rouir ; « Comment, mon frère, me dict il, me
voulez vous faire peur? Si ie Tavois, à qui
seroit ce de me Tester qu*à vous? »
Sur le soir, pource qu'on avoît mandé pour
receveoir son testament, ie luy fis mettre par
escrit, et puis ie luy fus dire s*il ne le voo-
loitpas signer : « Non pas signer, dict il, ie le
veufac faire moy mesme. Mais ie vouldrois, mon
fk^re, qu*on me donnast un peu de loisir; car
le me treuve extrêmement travaillé et si af-
foibly que ie n'en puis quasi plus. » le me
mis à changer de propos ; mais il se reprit
soubdain et me dict qu'il ne falloit pas grand
loisir à mourir, et me i)ria de sçavoir si le
notaire avoit la main Wen legiere car il n'ar-
resteroit gueres à dicter. Fappelay le notaire,
et sur le champ il dicta si viste son testa-
ment qu'on estoit bien empesché à le suivre;
Et ayant achevé, U me pria de luy lire, et
parlant à moy : « Voylà, àlct 11^ le seing d'une
belle chose que nos richesses. Sunt hsec qùm
— 128 —
homintbus vocantur bonaK Après que le tes-
tament eust esté signé, comme sa chambre
estoit pleine de gents, il me demanda s'il luy
feroit mal de parler. le lui dis que non, mais
que ce feust tout doulcement
Lors il fit appeller madamoiselle de Saint-
Quentin sa nîepce, et parla ainsy à elle : « Ma
niepce, m^amie, il m'a semblé depuis que le
t'ay cogneue, avoir veu reluire en toy des
traicts de très bonne nature ; mais ces der-
niers offices que tu fais avècques une m bonne
affection, et telle diligence, à ma présente
nécessité, me promettent beaucoup de toy,
et vrayement le t'en suis obligé et t'en mer-
cie très affectueusement Au reste, pour me
descharger, ie t'advertis d'être premièrement
dévote envers Dieu : car c'est sans doubte la
principale partie de nostre debvoir, et sans
laquelle nulle aultre action ne peult estre ny
bonne ny belle : et celle là y estant bien à
bon escient, elletraisne aprez soy par néces-
sité toutes aultres actions de vertu. Aprei
Dieu, il te f ault aymer et honnorer ton père et
ta mère, mesme ta mère, ma sœur que l'es-
time des meilleures et plus sages femmes du
monde, et te prie deprendre d'ellel'exempled^
I Toili ce que les hommes âppeUeni dei bien*
ta We. Ne te laisse poinet emporter aux pla^fsln)
fay comme peste ces foies privautez que ta
yeois les femmes avoir quelquesfoîs avecqnes
les hommes, car encores que sur le comment-
cément elles n'ayent rien de maulvals; toutes-
fois petit à petit elles corrompent l'esprit» et
le conduisent à Toisisveté, et de là, dans le
vilain bourbier du vice. Crois moy : la plus
seure garde de la chasteté à une fille, c^(^ la
sévérité. le te prie, et veulx qu'il tesoubvienne
de moy, pour avoir souvent devant les yeulx
Tamitié que ie t'ay portée, non pas pour te
plaindre et pour te douloir de ma perte, et
cela deffends ie à tous mes amys, tant que ie
puis, attendu qu'il sembleroit qu'ils feussent
envieux du bien, duquel, mercy à ma mort,
ie me verray bientost [ouïssant : et f asseure,
ma fille, que si Dieu me donnolt à cette heure
à choisir, ou de retourner à vivre encores, ou
d^achever le voyaige que i'ay commencé, ie
serois bien empesché au chois. Adieu ma
niepce, m'amie. »
Il fit aprez appeller madamoiselle d'Arsat sa
belle fille, et luy dict : « Ma fille, vous n'aves
pas grand besoing de mes advertissements,
ayant une telle mère, que i'ay trouvée si
sage, si bien conforme à mes conditioDS et
volontez, ne m'ay^^ iamais fait nulle faultew
' Lk BOÉTUZ. ^
-^ 130 —
'Vcm, serei bien Instruite (Tune telle mats-
tresse d*esclK)le. Et ne trouvez poinet estraoge
■imoy» qui ne vous touche cfaulcune pa- i
rente, me soucie et me meslo de vou& Car
estant fille d'une personne qui m'est si pro-
ebe, il est impossible que tout ce qui vous
concerne ne me touche aussy. Et pourtant ay
le tousiours eu tout le soîng des affaires de
M. d'Ârsaty vostre frère, comme des miennes
propres. Vous avez de la richesse et de la
beauté assez : vous estes damoîselle de bon
lieu. Il ne vous reste que d'y adiouster les
biens de Tesprit, ce que ie vous prie vouloir
foire. le ne vous deffends pas, le vice y es-
tant detestat^e aux femmes, car ie ne venix
pas penser seulement qu'il vous puisse tom-
ber en entendem^t : voire ie crois que le
nom mesme vous en est horrible. Âdfeu, ma
belle fiUe. »
Toute la chambre estoît pleine de criis et de
Armes, qui n'interrompoient toutesfois nul-
lement le train de ses discours, qui feurent
longuets. Mais aprez tout cela il commanda
^'on fist sortir tout le monde, sauf la garni-
son, ainsy nomma il les filles qui le servoîest.
Bt puis, appellant mon frète de Beau-regard :
« Monsieur de Beau-regard, luy dict il, ioTOus
murde btoi fondée la peine que vous prenez
ùemojtymm Tooles bien que ieyoïude»^
ccmwre qnèkpie chose que Vuj ior le cœur à
VOBS dire. • Deqooy quand mon frère /ni eral
donné «aKorance, il miitit alnsy : « le voof
liDre que tousoeolxqud se sont mis à la refot^
matîoir de TEglise» le n*9j iannds peosé qall
y en ait en un seul quiiTy soit mià ayecques
m^eor ide, plus entière, sincère et simpto
affection que vous. Et croys certainement
que les seuk* vices de nos prélats» qui ont sans
doubte besoing d*une grande correction, et
quelques imperfections que le cours du temps
a apportés en nostre Eglise, vous ont incité à
oda ; ie ne vous en veulx pour cette lieure
de ntouvoir : car ausiqr ne prié ie pas voloiH
tiens persomie de faire quoy que ce soit cou*
tre sa conscience. Mais ie vous veu^ Mes
advertir, qu'ayant respect à la bonne reputa-
tfon qu^a acquis la maison de laqueUe vous
estes, par ime oMitinuelle concorde : malnB
que i*ay autant chère que maiflou du monde:
mon Dieu, gielle case, de laquée il n'est la-
maissorti aete que d*homme de bienl ayant
respect à la volonté de vostre père; ce bon
père à qui vous debves tant, de vostre ondCi
à vos frères, vous fuyez ces extremitez v ne
soyespoicctsi 9spre et si vioknt : accomno*
Att voQsà eulx. Ne fatetes poinctdebandeet
— 132 —
d6 corps à part; iofgnez voas ensemble. Vom
voyez combien de ruines ces dissentions ont
apporté en ce roïaume; et vous respons
qa^elles en apporteront de bien plus grandes^
Et comme vous estes sage et bon, gardei do
mettre ces inconvénients parmy nostre fa-
mille, de peur de lui faire perdre la gloire et
le bonheur duquel elle a iouï iusques à cette
heure. Prenez en bonne part, Monsieur de
Beau-regard, ce que le vous en dis, et pour
un certain tesmoignaïge de l'amitié que le
vous porte. Car pour cet effect me suis le ré-
servé iusques à cette heure à vous le dire; et
à Fadventure vous le disant en Testât auquel
vous me voyez, vous donnerez plus de poids
et d'authorité à mes paroles. » Mon frère le
remercia bien fort
Le lundy matin, il estoit si mal, qu*il avoit
quité toute espérance de vie. De sorte que
deslors qu'il me vit, il m'appella tout piteuse-
m^t, et me dict : « Mon frère, n^avez vous
pas de compassion de tant de torments que
ie souffre? Ne vo>yez vous pas meshuy, que
tout k seoDurs que vous me faictes, ne sert
que d allongement à ma peine? Blentost
apraz, il s^esvanouft : de sorte qu'on le cuida
^ abandonner pour trespassé : enfin, on le ré-
veilla k force de vinaigre et de vin. Mais il ne
— 433 —
rit de long temps aprez : et nous oyant crier
autour de luy, il nous dict : « Mon Dieu, qui
me tormente tant? Pourquoy m'oste on de
ce grand et plaisant repos auquei ie suis ?
Laissez moy, ie vous prie. » Et puis m'oyant,
il me dict : « Et vous aussy, mon frère, vous
ne voulez donc pas que ie guarisse? quel
asyle vous me faictes perdre ! » Enfin, s'estant
encores plus remis, il demanda un peu de
vin. Et puis s^en estant bien trouvé, me dict
que c'estoit la meilleure liqueur du monde.
« Non est dea, fis ie pour le mettre en pro-
pos, c'est Peau. — C'est mon, répliqua il,
6Jw^ Api9xov ». » Il avoit desià toutes les extre-
mitez, iusques au visaige, glacées de froid«
avecqves une sueur mortelle qui luy couloit
tout le long du corps: et n'y pouvoit on quasi
plus trouver nulle recognoissance de pouls.
Ce matin, il se confessa à son prebstre : mais
pM'ce que le prebstre n'avoit apporté tout
ce qu'il luy falloit, il ne luy peut dire la
messe. Mais le mardy matin, M. de la Boétie
le demanda, pour l'ayder, dict il, à faire son
dernier office chrestien. Ainsi, il ouït la
messe et feit ses Pasques. Et comme le prebs*
tre prenoit congé de luy, il luy dicc : « Mon
I Onii sans doute, car Feau est une chose excellenle.
— 134 —
père spirituel, le vous supplie humbloment»
et TOUS et ceulx qui sont soubs vostrechai^,
prier Dieu pour moy, soit qu*il soit ordonné
par les très sacrez thresors des desseins de
Dieu que le finisse à cette heure mes iours,
qQ*ll aye pitié de mon ame, et me pardonne
mes péchez, qui sont infinis, comme il n^est
pas possible que si yile et si basse créature
que moy aye peu exécuter les commandements
dHm si hault et si puissant malstre : ous*il
luy semble que le fasse encores besoing par
deçà, et qu'il veuille me reserver à quel-
qu'autre heure, suppliez le qu'il finisse bien
toet en moy les angoisses que le souffre, et
qu'il me fasse la grâce de guider dorénavant
mes pas à la suitte de sa volonté, et de me
rendre meilleur que le n'ay esté. Sur ce poinct
il s'arresta un peu pour prendre haleine : et
ireoyant que le prebstre s'en alloit, il le rap-
pella,et luy dict : « Encores veulx ie dire cecy
en vostre présence : le proteste, que comme
i'ay esté baptîzé, foy et rdigion que Hoyse
planta premièrement en Egypte, qiie les Pè-
res receurent depuis en ludee, et qui de main
en main par succession de temps a esté ap-
portée en France. » Il sembla, & le veoir, qu'il
eust parlé encores plus long temps, s'il eusl
peu : mais il finit priant son oncle et mqy de.
;
— 155 —
prier Dieu pour Iny. « Car ce sont» dîct fl, les
meilleurs offices que les chrestiens puissent
faire les uns pour les aultres. • Il s*estoit en
parlant descouvert une espaule^ et pria son
oncle la recouvrir, encores qu^l eust un ya-
let plus près deluy. Et puis, me regardant :
a Ingenui est^ dict il, eut multum debeas^ et
plurimum velle debere\ M. de Belot le vint
veoir aprez midy, et il luy dict, lui présentant
sa main : « Monsieur, mon bon amy, i'estois
icy à mesme pour payer ma debte, mais i*ay
trouvé un créditeur qui me Ta remise. » Un
peu aprez comme il se resveilloît en sursaut :
« Bien bien, qu*elle vienne quand elle voul*
dra, ay vescu,ainsy veulx ie mourir soubs la,
le Tattends, gaillard et de pied coy ; » mots
4|u*il redict deux ou trois fois en sa maladie.
Et puis, comme on luy entre ouvroit la bou-
che par force pour le faire avaller : « An vi"
4)eretanHest* ?» dict il, tournant son propos &
monsieur de Belot Sur le soir, il commença
bien à bon escient à tirer aux tralcts de la
mort; et comme ie souppois, il me feit appel-
1er, n^ayant plus qtie Vimaige et que Vumbre
1 C'est d'un «odv noble, de vottloir être plas obligé i
qui ron doit beaucoup.
* La Tle et trelle d'un si grand prix?
— 136 —
é^un hommej et comme il disoit luy mesme :
« Non homOf sed species hominis, » Et me
dict, à toutes peines : « Mon frère, mon amy,
pleust à Dieu que ie visse les effects des ima-
ginations que ie viens d'avoir. > Aprez avoir
attendu quelque temps, qu'il ne parloit plus,
et qu'il tiroit des souspirs touchants pour s'en
efforcer, car dez lors la langue commençoit
fort à luy denier son office : a Quelles sont
elles, mon frère? luy dis ie. — Grandes, gran-
des, me responiiict il. — Il ne feut iamais, suivy
ie, que ie n'eusse cet honneur que de com-
muniquer à toutes celles qui vous venoient
à l'entendement, voulez vous pas que l'en
iouïsse ençoresl — C'est mon dea, respondict
il : mais, mon frère, ie ne puis : elles sont
admirables, infinies, indicibles. »
Nous en demeurasmes là, car il n'en pou-
voit plus. De sorte qu'un peu auparavant il
avoit voulu parler à sa femme, et luy avoit
dict d'un visaige le plus gay qu'il le pouvoit
contrefaire, qu'il avoit à luy dire un conte.
Et sembla qu'il s'efforçast pour parler : mais
la force luy défaillant, il demanda un peu
de vin pour la luy rendre. Ce feut pour néant ;
car il esvanouît soubdain, et feut longtemi)s
«ans veoir. Estant desià bien voisin de sa mort,
et oyant les pleurs de madamoiselle d^ ^
— 137 —
Boêtie, il Tappella, et luy dict ainsy : a Masem-
blance, vous vous tourmentez avant le temps :
voulez vous pas avoir pitié de moy? Prenez
couraige. Certes ie porte plus la moitié de pei-
ne, pour le mal queie vous veois souffrir, que
pour le mien : etavecques raison, pource que
lesmaulxque nous sentons eh. nous, ce n^est
pas nous proprement qui les sentons , mais
certains sens que Dieu a mis en nous : mais
ce que nous sentons pour les aultres, c'est
par certain iugement et par discours de rai-
son que nous le sentons. Mais îe m'en vay. n
Cela, disoît il, parce que le cœur luy failloit
Or, ayant eu peur d'avoir estonné sa femme,
il se reprint et dict : « le m*en vay dormir,
bon soir, ma femme, allez vous en. » Voylà
le dernier^ congé qu'il print d'elle. Après
qu'elle feut partie : « Mon frère, me dict il,
tenez vous auprez de moy, s'il vous plaist »
Et puis, ou sentant les poinctes de la mort
plus pressantes et poignantes, ou bien la force
de quelque médicament chaud qu'on luy
avoit fafct avaller, il print une voix plus es-
clatante et plus forte, et donnoit des tours
ydans son lict avec tout plein de violence : de
sorte que toute la compaignie commença t
«voir quelque espérance, parce que iusquea
iors la seule foiblesse nous l'avoit faict per*
lire. Lors, entre autres choses, 11 se prlnt & me
prier et reprîer avecques une extrême affec-
tion, de luj donner une place : de sorte qna
feus peur que son lugement feust esbraiûé.
Mesme que luy ayant bleu doulcement re-
monstre, qu'il se laissoit emporter au mal, et
que ses mots n'estoient pas d'homme Usa
rassis, il ne se rendit poinct au premier coup,
et redoubla encores plus fort : « Mon frère»
mon frère, me refusez vous doncques une
place? » lusques à ce qu'il me contraignit de
le convaincre par raison, et de luy dire, que
puis qu'il respiroit et parloit, et qu'U avolt
corps, il avoit par conséquent son lieu.
« Yoîre, voire, me respondict il, l'en ay,mais
ce n*est pas celuy quMl me fault : et puis
quand tout est dîct, ie n'ay plus d'estra —
Dieu vous en donnera un meilleur bientost,
luy fis le. — Y fusse ie desià, mon f)rere, me
respondict il; il y a deux iours que fahanne
pour partir. » Estant sur ces destresses, il
m'appella souvent pour s'informer seulement
si i'estois prez de luy. Enfin 11 se mit un peu
& reposer, qui nous confirma encores plus en
nostre bonne espérance. De maniée que sor-
tant de sa chambre, ie m^en resiouîs aveo-
ques madamoiselle de la Boétie. Mais une
heure «^rez, ou environ, me nommani; une
^439 —
lois ou deux» et puis tirant à soy un grand
flouspir» il rendit Tame, sur les trois heures
du mercredy matin dîx-huitîesme d'aoust.
Tan mil cinq cens soixante trois, aprez avoir
yescu trente deux ansi neuf mois, et dix sept
lourst
/
LETTRE VI
Qm' ieri de Préface aux (ouvres de La Boéiit,
édition de Paris, 1571.
ADVERTISSEMENT AU LECTEUR
Par M. de Montaigne.
Lecteur, tu me doibs tout ce dont tu îouls
de feu M. Estienne de La Boétie; car ie t'ad-
vise que quant à luy il n'y a rien qu'il eust
iamais espéré de te faire voir, voire ny qu'il
estimast digne de porter son nom en public
Mais moy qui ne suis pas si hault à la main,
n'ayant trouvé aultre chose dans sa librairie,
qu'il me laissa par son testament, encores
n'ay ie pas voulu qu'il se perdist Et de ce
peu de iugement que i'ay, i'espere que tu
trouveras que les plus habiles hommes de
nostre siècle font bien souvent feste de
moindre chose que cela, l'entends de ceulx
qui l'ont practiqué plus ieune ; car nostre ac-
cointanoe ne print commencement qtfentlron
fifx ans avant sa mort, qn^il avoit faict force
anltresvers latins et françois, comme soubs le
nom de Gironde^ et en ay ouï reciter des
riches lopins. Mesme célny qui a escrit les
AtUiquitez de Bourge$ en allègue, que ie re-
oognois, mais le ne sçais que tout cela est
derenu, non plus que ses potoes grecs. Et &
la vérité, à mesure que chasque saillie lui
venoit à la teste, il s'en deschargeolt sur le
premier papier qui lui tomboit en main, sans
aultre soing de le conserver. Asseure toy que
l'y ay faict ce que i'ay peu, et que depuis
sept ans que nous Tavons perdu, ie n*ay peu
recouvrer (]^e ce qpie tu en veois : aanf un
Discours de laSetvitude «o(o«tetre, etqoel-
ques Mémoires de nos troubles sur l'EdiU de
janvier 1562. Mais quant à ces demierasi
pièces, ie leur treuve la façon trop ddicate
et mignarde ponr les abandonner au groasiflr
et pesant air d'une si mal plaisante saiaoïk A
Dieu»
LETTRE Vn
Imprimée au devant des vers d*Estienne
de La Boitte, édition de Paris, 1572.
A MoMieiir, Homieor de Foix, eomcillar dn Boy m mm
ooDsefl priTé, et ambaiiadeiir de Sa Miellé prei li
Mignearie-de Venise.
Honsiear»
Estant à mesme de voii$ recommander et à
la postérité la mémoire de feu Etienne de La
Boétie, tant pour son extrême valeur que
pour la singulière affection qu'il me portoit»
il m^est tombé en fantasie, combien c'estoit
une indiscrétion de grande conséquence et
digne de la coêrtion de nos loix, d'aller
comme il se faict ordinairement» dearobbant
& la vertu la gloire» sa fidelle compaignie»
pour en estrener. sans chois et sans iug^
ment, le premier venu» selon nos interests.
particuliers. Vu que les deux resnes princt*
^ U4 —
pales qui nous guident et tiennent office»
sont la peine et la recompense, qui ne nous,
touchent proprement, et comme hommes,
que par Thonneur et la honte; d'autant que
celles icy donnent droictement à Tame et ne
se goustent que par les sentiments intérieurs
et plus nostres; là où les bestes mesmes se
Toyent aulcunement capables de toute aultre
isecompense et peine corporelle. En oultre,
il est bon à veoir que la coustume de louer
la vertu mesme de ceux qui ne sont plus, ne
vise pas à eulx, ains qu'elle faict estât d'ai-
guillonner par ce moïen les vivants à les
Imiter; comme les derniers chastiments sont
employez par la iustice plus pour Texemple
que pour Tinterest de ceulx qui les souffrent
Or, le louer et le mesloûer s'entrerespondant
de si pareille conséquence, il est malaysé à
sauver, que nos loix deffendent offenser la
réputation d*aultruy, et ce neantmoins per-
mettent de Tannoblir sans mérite. Cette per-
nicieuse licence de ietter aînsy à nostre poste
an vent les louanges d'un chascun a esté aul-
tresfois diversement retreinte ailleurs, voire k
radventure ayda elle iadis à mettre la poésie
en la malgrace des sages. Quoy qu'il en soit,
au moins ne se sçauroit on couvrir, que le
vice de mentir n'y apparoisse tousiours, très
— 145 —
messeant à un homme bien né, quelque y1-
saigequ*on lui donne. Quant à ce personnaige
de qui ie vous parle, Monsieur, il m'envoye
bien loing de ces termes; car le dangier n'est
pas que ie luy en preste quelqu'une, mais
que ie luy oste; et son malheur porte que
comme il m'a fourny autant qu'homme puisse
de très iustes et très apparentes occasions de
louange, i'ay bien aussy peu de moïen et de
suffisance pour la luy rendre ; ie dis moy, à
qui seul il s'est communiqué iusques au vif,
et qui seul puis répondre d'un million de
grâces, de perfections et dei vertus qui moi-
sirent oisisves au giron d'une si belle ame,
mercy à l'ingratitude de sa fortune. Car la
nature des choses ayant, ie ne sçais comment,
permis que la vérité, pour belle et accepta-
ble qu'elle soit d'elle mesme, si ne l'embras-
sons nous qu'infuse et insinuée en nostre
créance par les utils de la persuasion, ie me
treuve si fort desgamy et de crédit pour au-
thoriser mon simple tesmoignaige, et d'élo-
quence pour l'enrichir et le faire valoir, qu'à
peu a il tenu que ie n'aye quité là tout ce
soing, ne me restant pas seulement du sien
par où dignement ie puisse présenter au
monde au moins son esprit et son sçavoir. De
vray, monsieur, ayant esté surpris de sa des-
d
— 146 —
tinee en la flear de son aage ; et dans le ti^ain
d'une très heureuse et très vigoureuse santé,
il n'avoit pensé à rien moins qu*à mettre au
iour des ouvraiges qui deustent tennoigner à
la postérité quel il estoit en céLau £t k Tad*
venture estoit il ffisez braye quand il y eiisk
pensé, pour n*en estre par tort curieux. Mais
enfin i'ay prlns party qu'il serolt bien plus
excusable à luy d'avoir ensevefy avec soy tant
de rares faveurs du ciel, qu'il ne seroit à moy
d'ensevelir encoresla co^uoissance qu'il m'en
avoit donnée. Et pourtant, ayant curieuse-
ment recueilly tout ce que i'ay trouvé d'ecb-
tler parmy ses brouillarts et papiers epars çà
et là, le iouët du vent et de ses estudes, il
m'a semblé bon, quoy que ce fust, de le dis-
tribuer et de le départir en autant de pièces
que i'ay peu pour delà prendre occaalon de
recommander sa m^noire à d'autant plus de
gents, choisissant les plus apparentes et ^
gnes personnes de ma cognoissance, et des-
quelles le tesmoignaige luy puisse estre le pins
honnorable. Comme vous. Monsieur, qui de
vous mesme pouvez avoir eu quelque cognois-
sance de luy pendant sa vie, maïs certes bien
legiere pour en discourir la grandeur de son
entière valeur. La postérité le croira ai bon
luy semUe^ mais ie luy iure sur toul ee que
— 447 —
f 1^ de eonscienoe^ ravoir sçeu et veu tel,
tout conféré, qa*à peine ptr souhaict et par
fmaginattonpoiiv^ le monter au delà, tant s'en
fault que ie toy donne beaucoup 'de «ompai-
gnons. le tous supplie très humblement. Mon-
sieur, non seulement prôidre la générale pro-
tecdiondesonncMB, mais ^MXHresdeces <0x
ou douse Ters iirançoîs, qui se iettent ccnnnie
par neeeasilé à fabry de vostre faveur ; car ie
ne TOUS celenij pas que la publication n*en
ajre esté dilfereeaprez le reste de ses œuvres,
fioubs couleur de oe que par delà on ne les
trouvoit pas assez limes pour estre mis en lu-
mière. Vous verrez, Monsieur, ce qui en est;
et pouree qu'il semUe que ce iugement re-
garde rinterest de tout ce quartier icy, d*où
fis pensent <pi^l ne puisse rien partir en vul-
gaire qui ne sente le sauvaige et la barbaria
€*est proprement vostre chai^, qui au reag
de la pnemiore maison de Guyenne receu de
vos ancestres^ avez adiousté du vostre le
premier rei^ encores en toute façon de suf-
fisance, maintenir non seulement par vostre
exemi^ mais anaqr par Fauthorité de vosire
tesmolgnaige, qu'il n'en va pas tousîours aiaqr*
Et ores que le faire soit plus naturel aux Gas-
eons que le dbre, si est ce qu'ils s'ament
quei4|isBsfc^ autant de langue que du bras» et
jà
— 148 —
de Tesprit que du cœur. De ma part. Mon*
sieur, ce n'est pas mon gibbier de iuger de
telles choses ; mais i'ay ouï dire à personnes
qui s*entendent en sçavoir, que ces vers sont
non seul^nent dignes de se présenter en place
marchande : d'advantaige, qui s'arrestera à la
beauté et richesse des inventions, qu'ils sont
pour le subiect autant charnus, pleins, moel-
leux, qu'il s'en soit encores veu en nostre
langue. Naturellement chasque ouvrier se
sent plus roide en certaine partie de son art;
et les plus heureux sont ceulx qui se sont em-
poignez à la plus noble : car toutes pièces
esgallement nécessaires au bastiment d'un
corps ne sont pas pourtant esgallement pri-
sables. La mignardise du langaige, la doulceur
et la polissure reluisent à l'adventure plus en
quelques aultres; mais en gentillesse d'ima^-
nations, en nombre de saillies, poinctes et
traicts, ie ne pense poinct que nuls autres
leur passent devant; et si fauldroit il encores
venir en composition de ce que ce n'estoit ny
son occupation, ny son estude, et qu'à peine
au bout de chasque en mettoit il une fois la
main à la plume; tesmoing ce peu qu'il nous
en reste de toute sa vie. Car vous voyez. Mon-
sieur, vert et sec, tout ce qui m'en est venu
entre mains, sans chois et sans triage : en
— 149 —
manière quMl y en a de ceulx mesmes de son
enfance. Somme, il semble qu'il ne s'en mes*
hst que pour dire qu'il estoit capable de tout
faire. Car, au reste, mille et mille fois, voire
en ses propres ordinaires, avons nous veu
partir de luy chOc$es plus dignes d'estre sceues,
plus dignes d'estre admirées. Yoylà, Monsieur,
ce que la raison et TafTection, ioînctes en-
semble par une rare rencontre,vme comman-
dent vous dire de ce grandhomme de bien;
et si la privauté que i'ay prinse de m'en
adresser à vous, et de vous entretenir si lon-
guement, vous offense, il vous souviendra, s'il
vous plaist, que le principal effbct de la gran-
deur et de l'eminence, c'est de vous ietter en
butte à l'importunité et embesongnement des
affairesd'aultruy. Sur ce, aprez vous avoir pré-
senté ma très humble affection à vostre ser-
vice, ie supplie Dieu vous donner. Monsieur,
très heureuse et longue vie.
De Montaigne, ce premier septembre 1670.
Yostre obéissant serviteur,
MICHEL DE MOnTÀlGKE»
DE L'AMITIÉ
(ESSAIS, LIVRE I« CHAPITRE XXVU)
Considérant la condnlcte de la besongne
dHm peintre que fay, il m^a prins envie de
reBsayvre. Il choisit le plus M endroict et
milieu de chasque paroy pour y loger un ta-
bleau dasboré de toute sa suffisance; et le
vuide tout autour, il le remplit de Grotesques,
qui sont peinctures fantasques, n^ayants graoe
qu*en la variété et estrangeté. Que sont ce içy
«Qâ^» à la vérité, que crotesques et corps
monstrueux, rappiecez de divers memlM'es,
sans certaine figure, n*ayants ordre, suitte,
ny proportion que fortuite?
Deoinlt in plseain mulier formota luperne K
* Horace, Art poétique, t. 4.
— 151 —
le ray \Aen iusques à ce second poînct avec*
qoes mon pdntre ; mais ie demeure court en
Tanltre et meilleure partie; car aora suffisance
ne va pas si avant que d'oser entreprendre
un tableatx riche, poly, et temé seloa Tart
le me suis advisé d'enempninter un d*Estîenne
de La Boétie, qui honorera tout le reste de
cette besongne : c*est un Discours auqu^ il
donna nom la Servitude volondaire; mais
ceulx qui Pont ignoré Font bien proprement
depuis rebaptisé le Contre uiu H Tescrivitpar
manière d'essay en sa première ieunesse^, à
rhonneur de la liberté contre tes tyrans, n
court pieça ez mains desgents d'entendem^t,
non sans bien grande et rn^tee recomman-
dation ; car il est gentil et plein ce qu'il est
possibla Si y a il bien à dire, que ce ne soit
le mieulx qu'il peust faire; et si en Taage que
leFay cogneu plus avancé, il eust prins un tel
desseing que le mien de mettre par escript ses
fantasies, nous verrions plusieurs choses r»-
res, et qui a^procheroient bien prez de Thon-
neur de l'antiquité; car notamm^t en cette
partie des dons de nature, ie n'en eognoy poinct
qui luy soit comparable. Mais il n'est demeuré
i Var. N'ayant pas atteinct le dix hiiitiesme an de son
aage. Edit. de 158S, iB-4.
— 152 —
de luy que ce discours, encores par rencontre»
et crois quHl ne le veît oncquesdepuis qu'il luy
eschappa; et quelques mémoires sur cet edict
de ianvier, fameux par nos guerres civiles,
qui trouveront encores ailleurs peut estre leur
place. C'est tout ce que i'ay peu recouvrer de
ses reliques, moy qu'il laissa, d'une si amou-
reuse recommendation, la mort entre les
dents, par son testament, héritier de sa biblio-
thèque et de ses papiers, oultre le livret de ses
œuvres que i'ay faict mettre en lumière ^ Et
si suis obligé particulièrement à, cette pièce,
d'autant qu*elle a servy de moïen à nostre
première accointance; car ellemefeut mons-
tree longue espace avant que ie l'eusse veue,
et me donna la première cognoissance de son
nom, acheminant ainsy cette amitié que nous
avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre
nous, si entière et si parfaicte, que certaine-
ment il ne s'en lit gueres de pareilles, et entre
nos hommes il ne s'en veoid aulcune trace en
usaige. Il fault tant de rencontres à la bastir,
que c'est beaucoup si la fortune y arrive une
fois en trois siècles.
Il n'est rien à quoy il semble que nature
t A Paris, en I5T1, chez Frédéric Iforel.
- 153 —
nous aye plus acheminez qu*à la société; et
dlct AristoteS que les bons législateurs ont
eu plus de soing de Tamitié que de la iustice.
Or, le dernier poinct de S9 perfection est
cettuy cy : car en gênerai toutes celles que la
volupté, ou le proufict, le besoing publicque
ou privé, forge et nourrit, en sont d'autant
moins belles et généreuses, et d'autant moins
amitiez, qu'elles meslent aultre cause et but
et fruict en l'amitié, qu'elle mesme. Ny ces
quatre espèces anciennes, naturelle, sociale,
hospitalière, vénérienne, particulièrement n'y
conviennent, ny conioinctement
Des enfants aux pères, c'est plustost res-
pect L'amitié se nourrit de communication,
qui ne peult se trouver entre eulx pour la
trop grande disparité, et offenseroit à Tad-
venture les debvoirs de nature ; car ny toutes
les secrettes pensées des pères ne se peuvent
communiquer aux enfants, pour n*y engezH
drer une messeante privante ; ny les advertis-
sements et corrections qui est un des premiers
offices d'amitié, ne se pourroient exercer des
enfants aux pères. Il s'est trouvé des nations
où, par usaige, les enfants tuoy ent leurs pères,
et d'aultres où les pères tuoyont leurs enfantin
I MofoU a Itiannaque, VBL
-. 154 —
pour éviter rempeschement qu^ils œ pea«
vent quelquesfoîs entre porter : et naturelle*
ment Tun despaid de la ruine de Taultre. U
8*e6t trouvé dee philosophes desdaignantf
cette cousture naturelle : tesmoings Arlstip-
pusS qui, quand on le presaoit de l'affection
qu'il debvoit à ses enfants pour estre sortis
de luy, il se meit à cracher, disant que cela
en estoit aussj bien sorty; que nous ex^n«
drions bien des pouils et des vers : et cet
aultre que Plutarque* Youloit induire à s^ac«
corder avecques son frère : « le n'en fait
pas, dict il, plus grand estât pour estre sortf
de mesme trou. » C'est, à la vérité, un beau
nom et plein de dilection, que le nom de
frere^ et à cette cause en f^mes nous luy et
moy nostre alliance : mais ce meslange de
biens, ces partaiges, et que la richesse de
l'un soit la pauvreté de Taultre, ,. cela de»*
trempe merveilleusement et relasche cette
soudure fraternelle; les û*eres ayants à con-
duire le progrez de leur advancement en
mesme sentier et mesme train, il est force
qu'ils se heurtent et chocquent souvent Dad^
vantaîge,la (k^rrespondance et relation qui
1 Diogène Uërce* 11,81.
» Pluuroue.^ CÂmUié fratemêUe^ «,4
engendre ces vri^es et parfAictes amitteip
pourquoy se trouvera elle en ceulx oy? Le
père et le fils peuvent estre de complexlon
entièrement esloingnee, et les frères aussy :
c'est mon fils» c'est mon parent; mais c'est
un homme farouche, un meschant, ou un sot.
Et puis, à mesure que ce sont amitiés que la
loy et robligatîon naturdle nous commande,
il y a d'autant moins de nostre chois et li-
berté volontaire; et nostre liberté volontaire
n'a poinct de production qui soit plus promp-
tement si^ne que celle de l'affection et
amitié. Ce n'est pas que ie n'aye essayé de ce
costé là tout ce qui en peult estre, ayant eu
le meilleur père qui feust oncques, et le plus
indulgent iusques à son extrême vieillesse ; et
estant d'une famille fameuse de père en fils,
et exemplaire en cette partie de la concorde
i^atemdle :
«••»Bt ips6
■otoi ii finrtNg mW patend!.
D*y comparer l'afTection envers les femmes,
quoy qu'eUe naysse de nostre chois, on ne
Hor., od., n, 2, «.
— 156 —
peult, ny la loger en ce rôle. Son fen, le le
confesse,
Neque enim est dea nescia nostri,
Qu8B dulcem curis misoet amaritiem l«
est plus actif, plus cuisant et plus aspre; mais
c'est un feu tem^aîre et volaige, ondoyant et
divers, feu de fiebvre, subiect à accez et re-
mises, et qui ne nous tient qu'à un coing. En
l'amitié, c'est une chaleur générale et univer-
selle, tempérée, au demeurant, et esgale ; une
chaleur constante et rassise, toute doulceur et
s
pollssure, qui n*a rien d'aspre et de poignant
Qui plus est, en l'amour, ce n'est qu'un désir
forcené aprez ce qui nous fuict :
Come segue la lèpre il cacdatore
AI freddo, al caldo, alla moDtagna, al Uto;
Ne piû r estima poi che presa vede ;
E sol dietro a chi fagge affretta il piede * :
aussytost qu'il entre aux termes de l'amitié,
c'est à dire en la convenance des volontez,
il s'esvanouït et s'alanguit; la iouîssance le
perd, comme ayant la fin corporelle et sub-
iecte a satiété. L'amitié, au rebours , est
iouïe à mesure qu'elle est désirée; ne s'es-
leve , se nourrit , ny ne prend accroissance
, CaluUe, LXVm, l7
* Ariosto, cant. X, stanz. 7.
— 457 —
qit*en la louîssance, comme estant spirituelle,
et rame s'affinant par Tusaige. Soubs cette
parfaicte amitié, ces affections yolaiges ont
aultresfois trouvé place chez moy, à fin que le
ne parle de luy, qui n*en confesse que trop
par ses vers : ainsy ces deux passions sont
entrées chez moy, en cognoissance l'une de
Taultre, mais en comparaison, iamais; la
première maintenant sa route d'un vol haul-
tain et superbe, et regardant desdaigneuse-
ment cette cy passer ses poinctes bien loin
au dessoubs d'elle.
Quant au mariaîge, oultre ce que c'est un
marché qui n'a que l'entrée libre, sa durée
estant contraincte et forcée, dépendant d'ail-
leurs que de nostre vouloir, et marché qui
ordinairement se faict à aultres fins, il y sur-
vient mille fusées estrangieres à desmesler
parmy, suffisantes à rompre le fil et troubler
le cours d'une vifve affection : là où, en l'a-
mitié, il n'y a affaire ny commerce que d'elle
mesme. loinct qu'à dire vray, la suffisance
ordinaire des femmes n'est pas pour respon-
dre à cette conférence et communication,
nourrice de cette saincte côusture ; ny leur
ame ne semble assez ferme pour soubstenir
Testreincte d'un neud si presi^ et si durable.
Et certes, sans cela, s'il se pouvoît dresser
— i5S —
nue Wle «codntatMo libre et fidoiitilre^ oà
non seuleraàit les âmes eussent cette entière
{on&sance, mais encores où les corps eus-
sent part à l'alliance, où lliomsie fenst ea-
gtigô toat entier^ il est œrtaîo que ramâiè
en seroit pins pl^ne et plus comble : nas
ce sexe, par nul exemple, n'y est encores peu
arriver, et, par le commun consentement des
escb(^s anciennes, en est reiecté.
Et cette aultre licence grecque est luste-
ment abhorrée par nos moeurs : laqu^le pour-
tant, pour avoir, selon leur usaige,une û né-
cessaire disparité d'aages et dififerences d'of-
fices entre les amants, ne respondoit non plus
assez à la parfaicte union et convenance
qu'icy nous demandons : Qms est enim ûts
amor amicitiœ? Curneque deformem ado»
leêceniem quïsquam amtU, neque formosu/m
smem^l Car la peincture mesme qu*en faict
Tacademie ne me desadvouera pas, comme le
pense, de dire ainsy dé sa part : Que cette
première fureur, inspirée par le fils de Venus
au cceur de Tamant sur Tobiect de la fleur
d'une tendre ieunesse, àlaquelle ils permett^t
touts les insolents et passionnez eff<»rts qioe
peult produ/re une ardeur immodérée, estolt
CicéroD, Tusc^qîtœu,tf, 88.
— 459 —
shnplement fondée en une beauté externe,
fai^ imaîgedela génération corporelle; car
elle ne se pouvoit fonder en Fesprît, duquel
la montre estoit encores cadiee, qui n*estoit
qu^en sa naissance et avant Taage de germer :
Que si cette fureur saisissoit un bas couraige,
les moiens de sa poursuite, c^estoient ri-
chesses, présents, faveur à Tadvancement des
dignitez, et telle autre basse marchandise
qu*ilâ rq)rouTent; si elle tomboit en un cou-
raige plus généreux, les entremises estoient
g^iereuses de mesme : instructions philoso-
phiques, enseignements à révérer la religion,
obeïr aux loix, mourir pour le bien de son
pais, exemples de vaillance, prudence, iustice;
«'estudiant Tamant de se rendre acceptable
par la bonne grâce et beauté ce son ame, celle
d% son corps estant fanée, et espérant, par
cette société mentale, estal^ir un marché plus
lèrme et durable. Quand cette poursuîtte arri-
voit à Teffect en sa saison (car ce qu^ils nere-
quierentrpoinct en Tamant qu'il apportast loy-
sir et discrétion en son entreprînse, ils le tq-
quierent exactement en Taymé, d'autant qu*il
luy falloit iuger d'une beauté interne, de dif-
ficile cognoissance et abstruse descouverte^;
lors naissoit en Taymé le désir d'une concep-
tion spirituelle par l'entremise d'une spiri-
— 160 —
tuelle beauté. Cette cy estoit icy principale;
la corporelle» accidentale et seconde : tout le
rebours de Tamant  cette cause préfèrent
ils Taymé, et vérifient que les dieux aussy le
préfèrent; et tansent grandement le poète
Aeschylus d'avoir eu l'amour d'Achllles et de
Patrocius donné la partdeTamant à Achilles,
qui estoit en la première et imberbe verdeur
de son adolescence, et le plus beau des Grecst
Aprez cette communauté générale, la mais-
tresse et plus digne partie d*icelle exerçant
ses offices et prédominant, ils disent qu'il en
provenoit des fruicts très utiles au privé et au
public; que c'estoit la force des pals qui en
recevoit Tusaige, et la principale deffense de
Tequité et de la liberté : tesmoings les salu-
taires amours de Harmodius et d'Aristogiton.
Pourtant la nomment ils sacrée et divine; et
n'est, à leur compte, que la violence des ty-
rans et lascheté des peuples qui luy soit ad-
versaire. Enfin, tout ce qu'on peult donner à
la faveur de Tacademie, c'est dire que c'estoit
un amour se terminant en amitié; chose qui
ne se rapporte pas mal à la définition stoïque
de Tamour : Àmorem conatum esse amicitim
faciendœ ex fnilchritudinis specie ^.
* Qc. lYifCtfl.. quœst. VI, S4.
-16!-
' le reviens à ma description de façon plus
équitable et plus equabl& Omnino amici-
iWf corrohoratis iam oonfirmalisque et in-'
geniiSy et œtatibus^ iudicandm sunt K Au
idemouranty ce que nous appelions ordinaire-
ment amys et amitiez, ce ne sont qu'accoin-
tances et famillaritez nouées par quelque
occasion ou commodité» par le moïen de
laquelle nos âmes s'entretiennent En Tamitié
de quoy ie parle, elles se meslent et confon-
dent Tune en Taultre d'un meslange si um'-
versel, qu^elles effacent et ne retrouvent plus
la cousture qui les a ioinctes. Si on me presse
de dire pourquoy ie Taymoîs, ie sens que
cela ne se peult exprimer qu'en respondant,
« Parce que c'estoit luy ; parce que c'estoit
moy. » Il y a, au delà de tout mon discours
et de ce que l'en puis dire particulièrement, ie
ne sçais quelle force inexplicable et fatale,
médiatrice de cette union. Nous nous cher-
chions avant que de nous estre vous, et par
des rapports que nous oyions l'un de l'aultre,
qui faisoient en nostre airectic:ii plus d'effort
que ne porte la raison des rapports ; ie crois
par quelque ordonnance du ciel. Nous nous
embrassions par nos noms : et fc nostre pre-
t de, ne àmicU., c SO,
LA BOÉTIE* §
* •* J
» * ^
mlere rencontre, qui faut par hazard en une
grande feste et compaignie de Tille, noos nous
trouvasmes si prins, si cogneosi si olrtigei
entre nous, que rien dediors ne nous feat si
proche que l^m à Taultre. H escrivlt une «a-
lyre latine excellente, qui est publiée, psr 1»*
quelle il excuse et explique la preelpitatfOD
de nostre intelligence si promptement parve-
nue à sa perfection. Âjant si peu à durer, et
ayant d tard commencé (car nous estions
touts deux hommes f aicts, et luy plus de quel-
que année), elle n'avoit poinct à perdre tempa,
et n'avoit à se reigler au patron des amitieB
molles et régulières, auxquelles 11 fault tant
de précautions de longue et préalable conter-
sation. Cette cy n*a poinct d*aultre idée que
dTelle mesme, et ne se peult rapporter qu'à
soy : ce n'est pas une spéciale consideratfon,
ny deux, ny trois, ny quatre, ny mille ; c'est
le ne sçais quelle quintessence d3 tout oe
meslange, qui, ayant saisi toute ma Tolonté,
l'amena se plonger et se perdre dans la sienne ;
qui, ayant saisi toute sa volonté, la mena se
plonger et se perdre en la mienne, d*une
faim, d'une concurrence pareille : le dis per-
di*e, à la vérité, ne nous reservant rien qui
nous f eust propre, ny qui feust ou sien, o«
mien.
^
^
H
— 463 —
Quand Lelius S en présence des consuls ro»
mainsy lesquels, aprez la condamnation de
mberius Gracchus, poursuivoient touts ceulx
qui avoient esté de son Intelligence, veint k
e^enquerir de Gains Blossius (qui estoît le
principal de ses amys), combien il eust voulu
faire pour luy, et qu'il eust respondu, « Tou-
tes choses : » o Comment toutes choses? sul-
Vîct il : et quoy I s'il t*eust commandé de mettre
le féu en nos temples? » « Il ne me Teust îa-
mais commandé,» répliqua Blossius. «Mais s'il
l^ust faict? » adiousta Lelius. « Vy eusse
obeî, » respondict il. S'il estoît si parfai€te-
ment amy de Gracchus, comme disent les
histoires, 11 n^avoit que faire d'offenser les
consuls par cette dernière et hardie confes-
sion; et ne se debyoit des^artir de Tasseu-
rance qu*il avoit de la volonté de Gracchus.
Mais toutesfols ceulx qui accusent cette res-
ponse comme séditieuse, n'entendent pas bien
ce mystère» et ne présupposent pas, comme il
est, qu'il tenolt la volonté de Gracchus en sa
manche, et par puissance et par cognoissance :
ils estoient plus amys que citoîens, plus amys
qu'amis ou qu'ennemis de leur pab, qu^amyg
d'ambition et de trouble ; s*estants parfaicte-
' GkAron, De PAmitié, c il.
— 164 —
ment commis Tun à Taultre, ils tenoient par«
faictement les resnes de rinclination l'un
ie Taultre : et falotes guider cet hamois par
la vertu et conduicte de la raison, comme
aussy est il du tout impossible de Tatteler
sans cela, la response de Blossiu^ est telle
qu'elle debvoit estre. Si leurs actions se des^
mancherent, ils n*estoient ny amys, selon m&
mesure, Tun de Taultre, ny amys à eulx mes-
mes. Au demourant, cette response ne sonne
non plus que feroit la mienne à qui s*enquer-
rolt à moy de cette façon :« Sivostre volonté
vous commandoit de tuer vostre fille, la tue-
riez^ «vous? » et que ie raccordasse : car cela
neporteaulcun tesmoignaige de consentement
à ce faire ; pource que ie ne suis poinct en
doubte de ma volonté, et tout aussy peu de
celle d'un tel amy. Il n'est pas en la puissance
de touts les discours du monde de me deslo-
ger de la certitude que i*ay des intentions et
iugements du mien : aulcune de ces actions
ne me sçauroit estre présentée, quelque vi-
saige qu'elle eust, que ie n'en trouvasse incon-
tinent le ressort Nos âmes ont charié si unio-
ment ensemble; elles se sont considérées
d'une si ardente affection, et de pareille af-
fection descGuvertes iusques au fin fond des
entrailles l'une de l'aultre, que non seulement
— !b5 —
fe cognoissois la sienne comme la mienne,
mais le me feusse certainement plus volon-
tiers fié à luy de moy, qu'à moy.
Qu'onnememettepasencereng ces aultres
amitiez communes ; Ten ay autant de cognois-
sance qu'un aultre, et des plus parfalctes de
leur genre : mais ie ne conseille pas qu'on
confonde leurs reîgles ; on s'y tromperoit II
fault marcher en ces aultres amitiez la bride
à la main, avecques prudence et précaution:
la liaison n'est pas nouée en manière qu'on
n'ayt aulcunement à s'en desiîer. « Aimez le,
dlsoit Chilon, comme ayant quelque iour à le
haïr ; haïssez le, comme ayant à l'aymer K n
Ce précepte, qui est si abominable en cette
souveraine et maistresse amitié, il est salubre
en l'usaige des amitiez ordinaires et coustu-
mieres; à l'endroict desquelles il fault em-
ployer le mot qu'Aristote avoit très familier,
« med amys! il n'y a nul amy*. » En ce
noble t^ommerce, les offices et les bien-
faicts, nourrissiers des aultres amitiez, ne
méritent pas seulement d'estre mis en compte;
cette confusion si pleine de nos volontez en
est cause : car tout ainsy que l'amitié que ie
< ÀQla-GelIe, I, s.
t ITiogëne Laërce, Y. Si : û fUoh o^^*^ f ^^
— 166 —
me porte ne receoit poînct augmentation pov
le secours que le me donne au besoing, q^a^aj
que dient les stoïdens, et comme ie me sçmb
ûilcungréduservieequeienemefais^ anssfy
Tunion de tels amys estant yeritablem@[itikar>
faicte, elle leur faict p^dre le sentiment de
tels debvoirs, et haïr et chasser d'entre evâx
ces mots de division e^ de differenco, faicft.
faict, obligation» recggnoissance, prière» i&-
raerciement, et leurs pareila. Tout estant, par
effect, c(»nme entre eulx, volontez, peose-
ments, iugements, biaas, fanmes, enfants^
honneur et ?ie« et leur convenance n'estant
qu*une ame en deux corps, selon la très propre
définition d'ÀristoteS ils ne se privent ny
prester ny donner rî^iir Yoylà pourquojr les
faiseurs de lois, pour honorer le mariajge de
quelques ressemldanice de cette divine Maisoiiy
deffendent les donatiens entre le mary et la
femme ; voulants infa*^ par li que tout doibC
estre à chascun d'eulx, et qu'ils n'ont rien à
diviser et partir eoâemble.
Si, en l'amitié de quoy ie parler l'on poo-
TOit donner à l'auitre, ce s^olt cei^y qni
cevroit le bienfaîct qui obMgeroit son
paignon : car cherchant l'un et l'aultre, plus
Mogéne UCree, V.. m.
— 1«7 —
qoe toute anltre chose, de ECentre bienfaire,
cduy qui en preste la matière et TôGcasion ert
celuy là qui faîct le libéral, doxmant ce eotk-
tentement à son amy d*effectuer en son en-
droict ce qu*ii désire le plus. Quand le philo-
sophe Diogene avoit faulte d'argent, il^y»oit.
Qu'il le redemandoità ses amys, non qu'il le
demandoit K Et pour monstrer comment cela
se pratique par effect, l'en reciteray un ancien
exemple singulier*. Eudamidas, Corinthien,
ayoit deux amys, Gharixaius, Sicyonîen, et
Areteus, €k>rînthien : venant à mourir, es-
tant pauyre, et ses cfeux amys ridies, il feit
ainsy son testament : « le l^ue à Areteus de
nourrir ma mère, et Tentretenlr en sa tieil-
lesse ; à Gharîxenus, de marier ma fille, et luy
donner le douaire le plus grand qu*il pourra :
et au cas que l'un d*eulx vienne à def&illir, ie
substitue en sa part celuy qui sur^yra. »
GeubL qui premiers vehrent ce testament, s'en
mocquerent; mids ses héritiers en ayants
esté advertis l'acceptèrent avec un singulier
contentement : et l'un d'eulx, caiarix^ras,
estant trespassô cinq iours après, la substi-
tution estant ouverte en faveur d'Àreteus, II
^niogène Lafirce, VI, 46.
* litniil d« TQxaHê 4e litnimj «• H»
— 468 —
nourrit curieusemeiit cette mère ; et de cinq
talents qu'il avoit en ses biens, il en donna
les deux et demy en mariaige à une sienne
fille unique, et deux et demy pour le mariaige
de la fille d'Eudamidas, desquelles il feit les
nopees en mesme îour.
Cet exemple est bien plein, si une condi*
tion en estoit à dire, qui est la multitude
d'amys, car cette parfaicte amitié de quoy ie
parle est indivisible : chascun se donne si
entier à son amy, quMl ne luy reste rien à
despartir ; ailleurs, au rebours, il est marry,
qu'il ne soit double, triple ou quadruple, et
qu'il n'ayt plusieurs âmes et plusieurs volon-
tez, pour les conférer toutes à ce subiect
Les amitiez communes, on les peult despar-
tir; on peult aymer en eettuy cy la beauté;
en cet aultre, la facilité de ses moeurs; en
Taultre, la libéralité; en celuy là, la pater-
nité ; en cet aultre la fraternité, ainsy du
reste : mais cette amitié qui possède l'ame et
la régente en toute souveraineté, il est impos-
sible qu'elle soit double. Si deux en mesme
temps demandoient à estre secourus, auquel
courriez vous? S'ils requeroient de vous dea
offices contraires, quel ordre y trouveric
vous? Si l'un commettoit à vostre silène
chose qui feust utile à l'aultre de sçavoii
— 169 —
comment vous en desmesleriez vous? L*u-
nique et principale amitié descoust tou-
tes aultres obligations : le secret que i^ay
iuré de déceler à un aultre, ie le puis sans
pariure communiquer à celuy qui n'est pas
aultre, c'est moy. C'est un assez grand mira-
cle de se doubler ; et n'en cognoissent pas la
haulteur ceulx qui parlent de se tripler. Rien
n'est extrême, qui a son pareil : et qui pré-
supposera que de deux l'en ayme autant l'un
que Taultre, et qu'ils s'entrayment et m'ay-
ment autant que ie les ayme, il multiplie en
confrairie la chose la plus une et unie, et de
quoy une seule est encores la plus rare à
trouver au monde* Le demeurant de cette
histoire convient très bien à ce que ie disois :
car Eudamidas donne pour grâce et pour fa-
veur à ses amys de les employer à son be-
soing; il les laisse héritiers de cette sienne
libéralité, qui consiste à leur mettre en main
les moîens de luy bien faire : et ^ans doubte
la force de l'amitié se montre bien plus ri-
chement en son faict qu'en celuy d'Areteus.
Somme, ce sont effects inimaginables à qui
B*en a gousté, et qui me font honnorer à
Scerveille la response de ce ieune soldat à
Cj^rus, s'enquerant à luy pour combien il
Touldroit donner un cheval par le molen du-
— 170 —
quel il y^oit de gaîgner le prix de la courseet
s^ll le Youldroit eschanger à un roîaimie : « Non
certes, sire; mais biea le lalrrois ie volon-
tiers pour en acquérir un amy» si ie treavois
lumme digne de telle alliance^ » Il ne disoit
pas malt « si ie treuvois ; » car on treuve la-
cilement des hommes propres à une superfi-
cielle accointance : mais en cette cy, en la-
quelle on négocie du fin fond de son couraige,
qui ne faictrien de reste, certes il est besoiog
que touts les ressorts soyent nets et seors
parfaictement.
Aux confédérations qui ne tiennent que
par un bout, on n'a à pourveoir qu'aux in^
perfections qui particulièrement intéressent
ce bout là. n n'importe de quelle reUgLon
soit mon médecin et mon advocat; cette
considération n^a rien de commun avecques
les offices de Tamitié qu'ils me dolbvait : et
en Taccointance domestique que dresEsent
avecques moy ceulx qui me servent, i'en fais
de mesme, et m'enquiers peu d'un laquay
s'il est chaste, ie cherche s'il est diligent; et
ne crains pas tant un muletier ioueur qua
imbecille, ny un cuisinier iureur qu'ignorant
le ne me mesle pas de dire ce qu'à fàult ùin
! Xénophon, Cyropédig, vm, S.
— 171 —
an monde, d^aultres assez s^ea mesleot, mais
ce que f y £U&
■ttii sic tBBf ert 1 6bi, lil optn «rt Ikcio, fitoe !
A la familiarité de la table Tassocle le plai-
sant, non le prudent; an liet, la beauté ava^it
la bonté; en la société du discours, la suffî:-
sance, veoire sans la preud'hommie : pareil-
lement ailleurs. Tout ainsy que cil qui feut
rencontré à chevauchons sur un baston, se
louant a?ecques ses enfants, pria Thomma
qui Ty surprint de n^en rien dire iusques à ce
qu^il feust p^e luy mesme *; estimant que la
passion qui luy naîstroit lors en Tameleren-
droit luge esquitable d'une telle action : le
souhaidteroîs aussy parler à desgents qui eus-
sent essayé ce que ie dis : mais sçachant
combien c'est chose esloignee du commun
usai^ qu'une telle amitié, et combien elle est
rare, ie ne m'attends pas d'en trouver aulcun
bon iuge; car les discours mesmes que l'an-
tiquité nous a laissé sur ce subiect, me sem*
blent lasches au prix du s^tîment que l'en
I Térence, Heaatwu^ uL 1, te. i, v. tt.
* Plutarque, Vied^Agésilas, c 9.
— 172 —
ay ; et, en ce poînct, les effects scirpassent les
préceptes mesmes de la philosophie.
sa ef contuleriin iucundo sanus amieo K
L'ancien Menander disoit celuy là heureux
qui avoît peu rencontrer seulement Tumbre
d'un amy * : il avoit certes raison de le dire,
mesme s'il en avoît tasté. Car, à la vérité, si
ie compare tout le reste de ma vie, quoy
qu'avecques la grâce de Dieu ie Paye passée
doulce, aysee, et, sauf la perte d'un tel amy,
exempte d'affliction poisante, pleine de tran-
quillité d'esprit, ayant prinsen payement mes
commoditez naturelles et originelles, sans en
rechercher d'aultres ; si le la compare, dis le,
toute, aux quatre années qu'il m'a esté donné
dé iouïr de la doulce compaignie et société
de ce personnaige, ce n'est que fumée, ce n'est
qu'une nuîct obscure et ennuyeuse. Depuis le
iour que ie le perdis,
.... quem semper acerbum,
Semper bonoratum (sic ai voluisiis !} babebo *,
ie ne fais que traisner languissant; et les
* Horace, 8at.^ I, 5,44.
* Pluurque, De i'Amiaé fratemeUey c. S.
* Virgile, EnéitU, V, 49.
— 473 —
plaisirs mesmes qui s'offrent à moy, au lien
de me consoler, me redoublent le regret de
sa perte : nous estions à moitié de tout; il me
seml^le que ie luj desrobe sa part
Nec fas esse nlla me rolupUte hic tnd
Decrevi, tanlisper dum ilieabest meus partloeps.
festois desià si faict et accoustumé à estre
deuxiesme partout, qu'il me semble n'estre
plus qu'à demy.
niam me» si partem anim» talit
Haturior vis, quid moror altéra ?
Nec carus œgue, nec superstes
Inteçer. Ille dies utramque
Duxil nunam *...
Il n*est action ou imagination où ie ne le
trouve à dire; comme si eust il bien faict à
moy : car de mesme qu'il me surpassoit d'une
distance infinie en toute aultre suffisance et
vertu, aussy faisoit il au debvoir de l'amitié.
Qub desiderio sit pudor, aut modus
7am cari capitis ^7...
misero frater adempte mihi !
dnmia tecum aiia periertmt gaudia nostrt,
• Térence, Heautont., ^ci. I, se. 1, t. 7.
• Hor., Od.. II, 17, 5.
' Terence, ueauwn>
• Hor., Od., II, 17, 5.
• ilor., Od., I, 34, 1.
^1
— 174 —
Qu» Uius in Tîta dulds aJébat amor.
Tu mea, tu morieni CInegistf oommoéa, frUer;
Tecum ^ma tota «st nosUra 8q;)iilta anima :
OâoM ego Mterita toia de mente fngavi
H»c slticUa, atque omnes delidai aainL
Alloquar? andiero auMpam iaa ¥erl»a toqantMir
Nuoquam ego te, vita firater amabilior,
Àdspiciam posthac? At oerte semper amabo'.
Mais oyons un pea parler ce gascon de
seize ans.
Pouree qae Vêjteowré que cet ouvraige* a
esté depuis mis en lumière, et à maulrafise
fin, par ceulx qui cherchent à troubler et
changer Testât de nostre police, sans se sou*
ciftr s'ils ramenderont, qu'ils ont meslé à d'aul-
tros escripts de leur farine, ie me suis dedict
do le loger icy. Et à fin que la mémoire de
r«iiteur n'en soft Intéressée en Tendroict de
omlx qui n*ont peu oognoistre de près ses
opinions et ses actions, le les advise que ce
subiect feut traicté par luy en son enfance
par manière d'exercitation seulement, comme
subiect vulgaire et tracassé en mille endroicts
des livres. le ne fois nui doubte qù*!! ne
creust ce qu'il escrlvolt; car £1 estoit assez
consciencieux pour ne mentir pas mesme
» Catîdle, LXVffl, flo ; LXV, 9.
■ Traité de la Servitude votonudrû.
— 176 —
en se louant : et sçais dadvantaige que b*U
eust en à cboisir, il eust siiaxlx aymé es-
trenay à Venise qu^à Sarlac; et avecques
raison. Mais 11 «voit oae anltre maxime
souverainement empreinte en son ame, d*o->
b^ et de se soubmettre très religieusement
aux loix sous lesquelles il estoit nay. Il nb
feut iamais un meilleur citoîèny ny plus af-
fectionné au repos de son paSs, ny plus en*
nemy des remuements et nouvelletez de son
temps; il eust bien plustost employé sa suffl-
Bance à les esteindre qu'à leur fournir de
qaoy les esmouvoir dadvantaige : il avoit son
esprit moulé au patron d'aultres siècles que
oeulx cy. Or» en eschange de cet ouvraige sé-
rieux, fen substitueraj un aultre S produict
en cette mesme saison de son aage» plus gall*
lard et ploa enioué.
1 Lm YingHiear w»mU da LaBoétie, api se trouvent
d-après, et que nous «Toni cni de nature t intéresBer bm
lecteank Us pourroBi jufer à 1» lois le poète et l'écriftin
SoUticpie, et se Caire, par cette lecture, une idée complète
e ce que prometuit ranteur de la Senrttude oo/DOtôÉ^
il ptéBfttaréBMt ealeié à la gloira.
(Hna Mt IaianiM4
VINGT ET NEUF SONNETS
O'ESTIENNE DE U BOÉTIE
A Madame de Grammont, eomtesse de GntaMi.
Madame, îe ne vous offre rien du mien, ou
parce qu^il est desià rostre, ou pource que
le n'y treuve rien digne de vous ; mais Vaj
voulu que ces vers, en quelque lieu qu'ils se
veissent, portassent vostre nom en teste, t
pour rhonneur que ce leur sera d'avoir pour *
guide cette grande Gorisande d'Andolns. Ce
présent m'a semblé vous estre propre, d'au-
tant qu'il est peu de dames en France qui
lugent mieulx, et se servent plus à propos
que vous de la poésie; et puis, qu*il n'en est
poinct qui la puissent rendre vîfve et animée
comme vous faictes par ces beaulx et riches
accords de' quoy, parmy un million d'aultres
beautez, nature vous a estrenee. Madame, cei
vers méritent que vous les chérissiez; car
vous serez de mon advis, qu'il n'en est poinct
— 177 —
sorty de Gascoigne qui eussent plus d'inven-
tion et de gentillesse» et qui tesmoignent
estre sortis d'une plus riche main. Et n'en*
trez pas en ialousie de quoy vous n'avez qui
ie reste de ce que pieça i'en ay faict impri
mer soubs le nom de monsieur de Foix, vostre
bon parent : car certes, ceulx cy ont ie
ne sçaîs quoy de plus vif et de plus bouil-
lant; comme il les feit en sa plus verte ieu-*
nesse, et eschauffé d'une belle et noble ar-
deur que ie vous diray, Madame, un iour à
raureiUe. Les aultres feurent faicts depuis,
comme il estoit à la poursuite de son ma-
ilaige, en faveur de sa femme, et sentant
desià ie ne sçais quelle froideur maritale. Et
moy ie suis de ceulx qui tiennent que la
poésie ne rid poinct ailleurs, comme elle
faict en un sublect folastre et desreglé.
SONNETS
pardon, amour, pardon ; 6 Seigneur I ie te tobI
Le reste de mes ans, ma Toix et mes cscripts,
Mes sanglots, mes sonspirs, mes larmes et mes eritt
Rien, rien tenir d*anlcnn, que de toy, ie n'advcud.
— 178 —
<
flilaf I eiHiiBieBt de moy ma tottané se ionlt
De togr n*a us losg temiM, amoor, ie ne «lie tig«
Taj faiUy, le le Teois; îe me rends, i« sais pris.
Têj trop gardé mon cœur, or ie ie desadvoof.
Si fay ponr le garder retardé ta Tfctoire,
Hé l'ee traiele plus mal, plis grande et est t» gkiÉ^w
Et si dn premier eoop ta ne aras abbatta,
Peose ^'on bon Tainqaeor, et nay pour eatre grand,
Son neaTeaa prisonnier, qaand on coap il se rend,
& piise et rayme nieali, s'il a bttai^emlnttib
Cest amoor, c'est amoor, c^est loy seul, îe ie sens i
Vais le pins Tif amour, la poism b êtes forte»
A qoi once pauvre ccBor ayt ouverte la porte.
Ce emel r a pas mis on de ses traiets perçants.
Mais arc, traiets et car<iaois, et loy toat dans mes
Eaeor on oMiis n*a pas, fne ma franchise est morte.
Ope ce venin mortel dans mes veines ie porte,
Et desià i'ay perds et le eœnr et le sens.
Et qaoyt si cet amoar à mesure croissolt,
Qoi en si grand toorment dedans moy se conçoit?
croistz, si ta penlx croistre, et amende en croisstni.
Ta te noorris de plears, des pleurs ie te promets.
Et ponr te refreschir, des souspirs pour iamais :
mis qoe le plas grand mai soit aa moins en naissaok.
m
C*est fidet, mon ccenr, aaito&ff la literli»
Dequoy meshay serviroit la deffenee,
Que Cagrandir et la peine et Toffencet
Plos ne sois fort, ainsy que f ay esté.
— 179 —
La Rison fenst vn temps de mon eosté i
Or jrevoitee, elle Teult qoe îe pense
Sril ftmlt servir, et piendre en recon^enet
i*oneq d*un tel nend mil ne fenst mmStu
S*U se ftidt rendre, alors H est saison.
Quand on n'a pltis devers so/ la raison.
te veois qu'amour, sans que le le deserre.
Sans anlcun droict, se vient saisir de moy;
Et veois qu'encor il fanlt à ce gmaà roy,
Qoand il a tort, que la raison Iny serve.
IV
Cestoit alors, quand les cbaleurs passées s
Le sale Automne aux eufes v» fomant
Le raisin gras dessonte le pied coulant,
Que mes aouleuu (eurent «noonnenceeB»
Le paisan Itat ses gerbes amassées,
Et aux caveaux ses bouillants mnis loalanl»
Et des fmictiers son automne croulant,
Se venge lors des peines advaneees,
Seroit ce poinct ha pisesage donné
Que mon espoir est éesik moissoMiét
Non, certes, noa. Mais poor certain ie pense»
rauray, si bien à deviner fentends.
Si Ton peult rien prognostiqner du temps.
Quelque grand frnict de ma longue espérance.
r«1> Ten ses yenb perçants, f^ ven sa face elaiie;
Nul iamais, sans son dam, ne regarde les dieuxs
Froid, sans cœur me laissa son œil victoiîenx,
Tout estourdy du coup de sa forte lumière.
C0Bnne nn surpris de ntHct aux champs , quand il efâillw«
Estonne, se pauist, si la flèche des eieulx
SiilOant luy paisse contre, et luy serre les yeulx ;
n tremble, et veoit, transy, iupitar en àuâen* ■
J
— 180 —
Oif Moy, Madame, an vray. dis mov, si tes ^eulx verts
Ne sont pas ^alx qa*on aict queVamour tient coaverlt'
Ta les avois, ie crois, la fois que ie t'ay veue ;
Aa moins il me souvient qu'il me feust lors advis
Qu'amour, tout à un coup, quand premier ie te vis,
Desbanda dessus moy et son arc et sa veue.
VI
Ce dict maint un de moy, deqnoy se j^lainet il tant,
Perdant ses ans meilleurs en chose si leg^iere?
gu*a il tant ii crier, si encore il espère?
t s*il n'espère rien, pourquoy n'est il content?
Quand i'estois libre et sain,i*en disois bien autant.
Mais, certes, celuy là n'a la raison entière,
Ains a le cœur gasté de quelque rigueur flere,
S'il se plainct de ma plaincte, et mon mal il n'entend.
Amour tout k un coup de cent douleurs me poingt,
Et puis Ton m'advertit que ie ne crie poinct.
Si vain ie ne suis pas que mon mal l'agrandisse
A force de parler: s'en m'en peult exempter,
le quite les sonnets, ie quite le chanter !
Qui me deffend le deuil, celuy là me guarisse.
vn
Quant à chanter ton los par fois ie m'adventure.
Sans oser ton ^nd nom dans mes vers exprimer,
Sondant le moins profond de cette large mer,
le tremble de m'y perdre, et aux rives m'asseure.
le crains, en louant mal, que ie te face iniure.
Mais le peuple estonné d'ouïr tant t'estimer,
Ardant de te cognoistre, essa^re à te nommer»
Et cherchant ton sainct nom ainsy à i'adventare,
Esbloul, n'attaintpas à veoir chose si claire ^
Et ne te trouve poinct ce grossier populaire»
Qui, n'ayant qu'un molen, ne veoit pas celuy Us
.^àKL • - *
— 181 —
CTeft qae, sMI peUt trier, la comparaison faicta
Des parfaictet aa monde, une la plus parfiiicte,
Lort, s'il a Toix, qu*il cne hardiment : la ToyU I
vni
gotnd Tiendra ce ioar Ui, que ton nom an yny passe
ar France, dans mes TersT Combien et quantesfoli
S'en empresse mon cœur, s*en démangent mes doigts?
Sonfent dans mes escripts de soy mesme il prend placA.
Mangré moy ie t'escris, mangré moy ie fefface.
ûnand Astree Tiendroit, et la foy, et le droict.
Alors ioyeux, ton nom an monde se rendroit.
Ores, c'est à ce temps, que cacher il te face,
C'est à ce temps maling une grande Tergoigne.
Donc, Madame, tandis tu seras ma Doardouigne.
Tontesfois laisse moy, laisse moy ton nom mettre;
Aje pitié da temps; si au ioor ie te mets.
Si le temps ce cognoist, lors, ie te le promets,
Lors il sera doré, s'il le doibt iamais estre.
IX
0. entre tes beantez, qae ta constance est belle I
Cest ce cœur asseuré, ce conraige constant,
Cest, parmy tes vertus, ce que Ton prinse tant:
Aossy qu'il est plus beau qu'une amitié fldelle?
Or, ne charge donc rien de ta sœur infldelle.
De Yesere ta sœur; elle va s'escartant,
Tonsiours flotant mal senre en son cours inconstant.
Veois ta comme à leur gré les vents se iouént d'elle?
Et ne te repens poinct, pour droîct de son aisnaige,
D'avoiT desià choisy la constance en partaige.
Mesme race porta ramitié souveraine
Des bons fnmeaux, desquels Tun à Tanltre despart
Da ciel et de l'enfer la moitié de sa part ;
Et rameur dilHuné de la trop belle Heleine.
^ 183 —
k Teois bien, ma Donrdonigne, encor humble ta n» i
De te moDstrer Gasconne en France, tu as honte.
Si dn rnissean de Sorgae on fait ores grand conte.
Si a il bien eité fneiqaeefQîs ansri bas.
Teoys ta le Mât Loir eomme H haste le pas?
Gomme iesia pannr les çhn grands il se compte?
Gomme il marche naultain dione coorse phis prompts
Toat à costé do mîMe, et il ne s^ plainct pasf
Un seul olitier d'Ame, «ntê an bord de Loire,
Le faict coorir pins brire, et tar dôme sa gknrt.
Laisse, laisse moy faire, et on jour, ma Dourdoaigne,
Si le deyine bien, on te eognofstra mieiilx;
Et Garonne, et le Rhône, et ces aaltres grandt
En auront qoelqne enfie, et possible Tergoigne.
XI
Toy qai oys mes sonspirs, ne me sois rigoareox
Si mes larmes h part tontes miennes ie Tecaet
Si mon amoar ne soit en sa donleor dîTersa
Du Florentin transy les regrets langnoren,
Ny de Gatnlle anssy , le folastre amonrenz.
Qai le cœnr de sa aune en chatopillant ny pêne,
Ny le savant amour dn mlgregeois Properee;
Ils n'ayment pas ponr moy, ie n*ayme pas ponr «Oi.
Qni pourra sur anltmy ses doolenrs linUter,
Celny pourra dTanltruy les plainctes imiter :
Ghaseun sent son forment, et sçait ee qn*il «oAun i
ChaiMn parla d'amour ainsy qa'il Fentendit.
le dis ce que mon coeur, ce que mon mal me diel
Qie celoy ayme peu» «li aimn à u mesure!
/
— 1S3 —
XII
Qvoyl qoCestcet 6 vents 1 d mtft! «rcrage!
l poinct iMMBiDié, quand d*eUe ]B*aç9roclMi]it,
Les bois, les monts, les iMisses to» tnAciiuC»
Sor moy d'agvest tobs pMSsa rostre nf»»
Ores mon comr s^emltrase dadrantaHlv.
Allez, allez f»ire penr an marcband,
Qai luns b mer les thresors ts cberebant;
Ce n'est ainsy qn*iDn m^abbtt le conraige.
Quand Toy les vents, lenr tempeste et lein erit
De leur malice en mon ceBor ie me ris.
Ue pensent ils pour u^ (aire rendre?
Faee le eiel dn pire, et Tair anssy :
le venlx, ie venlx, et le déclare atnsy,
S'il fanlt iBOorir, nonrir comme Leuidre.
xni
Vtns qrâ aymer emooMi ■• sfiiwi,
Ores m*oyamt parler de mon Leandre,
On iamais non, vous y ddtves apprendre^
Si rien de bon dns le eœnr voos aves.
n osa bien^ bransbint ses bras lavei,
Armé d*amour contre l*eao se deflendre,
Uni poor tribut la fille Toulent prendre.
Ayant le Drere et te moeion saurez.
Un soir, vainen par les ilols ricoorenz,
Veoyant desià, ce Tsftlasit amonreu,
Que Tean maistresse k son plaisir te toarM,
parlant anx flots, leor iecta ceste 'voiz t
Pardonnez moy maintenant qae i^ Tseîs,
Et gardez moy ta mort qund te relouBt.
— 1H4 —
XIV
ecBar legierl 6 eoDrai^e mal semrl
penses ta plas qae souffrir ie te paisse?
bonté creazef d couverte malice,
Tnistre besaté, venimease doolceori
Tu estois donc toasioors sœar de ta sœv?
Et moy, trop simple, il falloit qae Ten fias»
L^essay sar moy, et qae tard I eotendisse
^Ton parler double et tes chants de chasseart
Depuis le iour que i*ay prins k Caymer,
Fensse vaincu les vagues de la mer.
Qu'est ce mestauy que ie pourrois attendre T
Gomment de toy pourrois ie estre content?
Oui apprendra ton cœur d*estre constant,
Puis que le mien ne le luy peult apprendiet
XV
Ce n'est pas mov que Ton abuse ainsy ;
8u'à quelque enfant ces ruses on empioyet
ai n^a nul goust, qai n'entend rien quil oye
le sçais aymer, ie sçais haïr aussy.
Contente toy de m'avoir insqu'icy
Fermé les yeulx, il est temps que i'y voye,
Et que mesnuy, las et honteux le soye
D'avoir mal mis mon temps et mon sooey.
Oserois tu, m'ayant ainsv traicté.
Parier à moy iamais de fermeté?
Tu prends plaisir i. ma douleur extreaw;
»
Ta me deffends de sentir mon torment;
Et si vealx bien qoe ie meure en t'aymant,
Si ie ne sens, comment veolx tu que i'ayiii*'
— 185 —
XVI
6 rty ie dictt Helas ! Fay ie songëî
Ou 81 pour Tray i*ai dict blasphème telle t
S'a faace langue, il fanlt que rhonneor d*eUe,
De moy, par moy, dessus moy, soit irengé.
Mon cœur cbez toY, ô ma dame, est logé :
Liij donne luy gaelque geene nouvelle;
Pais In^ souffrir quelque peine cruelle;
Fais, fais luy tout, fors luy donner congé.
Or seras tu (ie le sçais) trop humaine,
Et ne pourras lonsnement veoir ma peine :
Mais un tel faict, lanlt il qu'il se pardonne?
A tout le moins banlt ie me desdiray
De mes sonnets, et me desmentiray :
Pour ces deux faux, cinq cents vrays ie Ven donit.
xvn
Si ma raison en moy s'est pen remettre,
Si recouvrer astheure ie me puis,
Si i^ay du sens, si plus homme ie suis,
le t'en mercie, 6 bien heureuse lettre 1
Qui m'eust (bêlas 1), qui m'eust sçeu reeoghoistre.
Lors qu*enragé, vaincu de mes ennuys,
En blasphémant ma dame ie poursuis?
De loing, honteux, ie te vis lors paroistre,
sainct papier ! alors ie me revins,
Et devers toy dévotement ie vins.
le te donrois un autel pour ce faict,
Qv'on vist les traicts de cette main divine.
Mais de les veoir aulcun homme n'est digne;
Vy moy aussy, s'elle ne m'en eust faid.
— ite-*
xvm
reitoif pieA d*eBeoiirir pour ianait ipdnê
De eholere eschauffé mon eomnige bmsloit»
Ma foie Toix aa |^ de ma ftirev hraiisldt,
le despitois tes dieox, et eneores ma dame :
Lora qu'elle de loinc iette on bretet dans ma
le te sentis sOBbdiin comme il me rabOloit,
S'anssy tost deyant hqr ma farear 8*en tmà,
'il me rendoitp tainqnenr, en sa place mon ama.
Entre tovs, qni de moy ces merreiltes oyei,
One me dictes vois d'cOeT et, te toos prT, mof «L
S'ainsi comme le tels, adorer le la doiost
Owls miracles en moy pensez toos fn'elte f^
De son œil tout pnissaflt, on d'un ray de sa bee,
Pnisipi'en moy lurent tant tes traces de ses doigts?
xa
le tremblois devant eite, et atteadois, inmsy,
IHmr venger mon forfaiet qnel^ne inste seatout,
A moy mesme consent di poids de men oSHMif
Lors qn'eUe me dict : Va, te le prends à merey.
One mon loi désarmais par tant sait esdainf t
ËDoploye Ui tes ans : et sans plna, meshiiy pense
D'enrichir de mon nom par tes vers nostre Fumas
GoitTre de yen ta fkntte, et paye may aiiiy.
8os donc, ma plome, il ftalt, pav tenir de ma
Courir par sa grandenr d^nne pins large Teine.
Mais regarde & son œil, fB*ii ne aons abamAimna.
Sans ses yenlx, nos esprits ne maumâeBt tengaissaM»»
Us nons don&entte eœor, ite noas dannent te aani.
Paor se payer de moy, U iaat «t'elte m» '
— 187 —
XX
looii maiffits Mmicls, ron qoi friiiM TmUce
De toaeher à na daunel d Balings et perdre,
Des Muses le lepreehe et kente de mes ler»!
Si ie TOUS >feis iaaaii, i*U finit qns ie ne faes
Ge tort de confesser yous teiir de m» rsee,
Lors poar tous les mUseavz se fenrcnt pés oiiTerCs
D'Apollon le doré, des Hases an yeabc ferti;
Hais TQDS reçe&t nissants Tieipfeoae en leor plicft
Si fay ODCf fieiqae port k la p^p.^».,
le yenlx que Tna et Tairilre en seit décrite.
Et si au fea veagcir dsi er ie ne Toas daane,
Cest pour toob dîttyn ; ▼irez Aetiff, tifei;
Vif ei aax yenlz de toas, de loot honnear prîTei;
Car e*est pear ¥sas panir, <ii*eres ie yms pardoniM
XXI
Kayea piis, nés aorie, i^es plas cette envi»
One ie cesse d'ajrmer; laiMez n«y, obstiné.
ViTre et monrir aiasv, pais «il est ordonné t
Hon amour, c'est le lU aa^Ml se tient an ne.
Ainsy me dict la Feet ansf en Oagrle
Elle leit Meleagre à ranoar destiné,
£t alluma sa souche ^ rieare qn^l finist il,
St dict : Toy, et ce fei, tenei f ons eoapaifnie.
Elle le dict ainsy. et la fia erdomee
Soy vit après le' il de cette destinée.
La souche (ce dict on) an fea feat eemoauBeet
Et d» tort (grand miracle!), en nn amsme n
On Teid, tout à a eenp', du ariseraMe amaat
La tie et le tisoa s'en aller en taaee.
— 188 —
xxn
QUDà tes yealx conquérants estonné ie regards»
l'y veois dedans a clair tout mon espoir escript,
ry Toois dedans amonr lay mesme qni me rit,
Et m*y montre mignard le bonheor qn*U me gardew
Mais qoand îde te parler par fois ie me hazarde,
Cest lors qne mon espoir desseiché se tarit;
Et d'adTOoer iamais ton œil, qai me noorrit.
D*Dn seul mot de £iTeiir, eraelle, ta n'as garde.
Si tes yenix iont pour moy, or yeois ce qoe ie dit t
Ce sont ceolx la, sans plus, à qui ie me rendis.
Mon Diea, qneUe querelle en toy mesme se dresse,
Si ta bonclie et tes yeolx se yenlent desmentir !
Mienlx vanlt, mon doux tourment, mieulx Tault les dM^artir»
Et que i*9reniie au mot de tes yeulx la promesse.
xxm
Ce soDt tes yeolx tranchants qui me font le conrtife i
le veois saulter dedans la gaye liberté,
El mon petit archer, qui mené à son costé
La bdle gaillardise et le plaisir Tolaige.
Mais aprez, la rigueur de ton triste langaige
Me montre dans ton c<Bur la flere bonnesteté;
Et condamné, ie veois la dure chasteté
Là graToment assise, et la yertu sauvaige.
Ainsy mon temps divers par ces Tagues se pasMi
Ores son œil m ai>pelle, or sa bouche me chasse.
HeUsl en cet estrif, combien ay ie enduré !
Et puis, qu'on pense avoir d'amour quelque asseuaace ;
Sans cesse nuict et iour a la servir ie pense,
M y «ncor de wAsulse pois estre asievé»
— 189-^
xxnr
Or, dis l€ bien, mon espérance est morte i
Or est ce faict de mon ayse et mon bien.
Mon mal est clair : maintenant ie veois bien,
Fay esponsé la douleur que ie porte.
Tout me court sus, rien ne me réconforte.
Tout m*abandonne, et d'elle ie n'ay rien,
Si non tonsionrs quelque nouveau soubstieiii
Qui rend ma peine et ma douleur plus forte.
Ce que l'attends, c'est un iour d'obtenir
Quelques souspirs des gents de l'advenir s
Quelqu'un dira dessus moy par pitié :
Sa dame et Iny nasqnirent destinez,
Esgalement de mourir obstinez.
L'on en rigaenr, et l'anltre en amitié.
XXT
ray tant rescu cbetif, en ma langnenr,
Qvor i*ay tou rompre, et suis encor en vie.
Mon espérance avant mes yenlx ravie,
Contre Vescneil de sa flere rigueur.
«ne m'a servy de tant d'ans la longnenrt
lie n'est pas de ma peine assouvie :
Elle s'en nt, et n'a poinct d'anltre envia
Que de tenir mon mal en sa vigueur.
Doncques i'anray, mal'beurenx en aymant,
ToQsiours un cœur, tonsionrs nouveau torment^
le me sens bien que i'en suis bors d'haleine»
Prest i laisser la vie soubs le faix :
Qu'y feroit on, si non ce que ie fais?
Piqué 4a mal, ie m'obstine en ma petM.
— 190*».
xsn
Pois qa^ainty sont mes dores detfinets,
ren saoalersf , si ie pofs, mon sooqf.
Si i^ay da mal, elle le leolt aossy :
faccompliray mes peines ordonnées.
Nymphes des bois^ qpX aves, estoinees.
De mes doolevs, le crois^ qoeliiae mercy,
Qa*en pensez toost piifs le dorer ainsy.
Si à mes maoU trèfles ne sont donneesT
Or, si foelqu'one à m'eseonter s'incUne,
Oyez, poor Dien, ce qa*ores ie deyine :
Le ioor est prez qoe mes forces ià ^aioM
Ne poorront plos foomir & mon forment
C'est mon espoir : si ie meors en aymant»
K donc, ie erois, failliray ie k mes peines.
ixy
Lors qoe luse est de me lasser ma peine^
Amonr, d'on bîQn mon mal refrescfiissaat»
Flate an cœor mort ma pla^rje langoissant,
Noorrit mon mal, et Iny faict prendre baleine,
Lors ie coneeois qaelqne espérance vaiM :
Mais aossytost, ce dnr tyran, s'il sent
Qne mon espoir se renforce en creusant,
Poor restooflér, cent torments il m'amein»
, Encor toot frez: lors ie me teoiablasuBt
' D*aToir esté rebelle 9i mon tonnent.
Vite le mal, dieoxl qoi me ébw% X
Ttre à son gré mon tonnent rigoorenl
O bien henrenx^ et bien beorenx encore.
Oui sans retascbe est toosîoors marbevreul
— 191 —
xxYin
Si contre amour ie n'ay anltre deffenee,
Iem*en plaindray, mes vers le manldiront»
Et aprez moy les roches rediront
Le tort ^'il faict à ma dore constance.
Pois <iae 4e liy f enéire cette effence,
An moins tont haolt mes rhytlimes le diront.
Et nos nevens, alors qu*iis me liront,
En Tonltrageant, m'en feront la vengeance.
Ayant perdu tont Tayse qne faTois,
Ce sera pen opte de perdre ma toix.
S'en sçait Taigreor de mon triste soney.
Et fenst celny <ini m*a faict cette playe»
n en aora, çoor si dnr cœur (ra*il aye,
Qnelvie fine, Mis non paa ie aercf .
xxa
là rehiisoit la benoiste lomnee
One la natu* an monde te debf oit,
Onand les thresors qn^elle te reseryott
8a grande clef te feost abandonnée.
Ta prins la grâce l toy senle ordonnée ;
Ta pillas tant de beantez qu'elle avoit.
Tant qu'elle, fiere, alors qu'eUe te veoit.
En est par fois elle mesme estonnee.
Ta main de prendre enfin se contenta :
Ifais la natore encor te présenta,
Poor t*enrichir, cette terre où nous sommes.
Tn n*en prins rien : mais en toy ta t*en ris,
Te sentant bien en avoir assez pris
Foor estre icy royne dn cœnr des hommes. .
■i*r-l
TABLE DES MATIÎREl
AvEBTissEMErrr. • S
Préface, par A. Yermorel 5
De la servitude volontaire , par Etienne
de La Boétie 33
Lettres de Montaigne relatives à La Boétie 86
De l'amitié, par Montaigne iSO
VnaT-NEUF sonnets d*Étienne de La Boétie 179
Plffl» — Imp. Noav. (assoc. oav.),14, r. de« JeAnovRl^,
G. JiÀsquin, directeur.
fiIBLiOTHÈÛUE NAÎIOMALB. -VOLUMES A 15
CIATAX.OOUX oamtRAi.
1
Àt/ltH. Oe U Tyrannie.
Àrioêf. Roltnd fnrieni
BMwnanhaiê. Mémolrei.
» Barbier. Mariage de Figaro. .
BeeeariA. Délits et Peines
Bvrnafclfn Ai Saint -PU*Tf.
Paul et Virginie
SoUmu. Batirei. Lntrln
— Atl poétique. Bpttrea
Jfoilittt. Oraisons funèbres....
Souffterê. Œuvres choisies. . . .
Brillât - Savarin, Physioiogle
du Goût ..•••
Byron. Corsaire. Lara, ete
CaMott». Diable amoureux
C9rvant4ê. Don Quichotte......
César. Guerre des Gaules
Chamfort. Œuvres choisies....
Chapellt 0t Hoe/taumont. Voya-
•ges
Cieéron. De la République
— Gatilinaires. Discours
Colin -d'Harlevilh. Le Vieux
Célibataire
CondorM. Vie de Voltaire. .. .
— Progrès de l'Esprit humain. .
CotneilU. Cid. Horace
— Cinna. Polyeucle
— Rodogune. Menteur
CoUrUr [P.-L.). Cbefo-d'osuTref
LetIfM
Cyrano do Borgorao. Choix....
D'Altmbort. Encyclopédie
— Destruction des Jésuites....
î)ant$. L'Enter
DémoêthinoÊ. — nfliff iqaw «t
Olynthitnnes
Duoartoê, De la Méthode
DutnouUnê {Camille). OBntfMi
DidoroL Meren d« Ramaaa....
— Paradox* su !• Comédien. .
ihdotta. Romina et Oofltél....
— Mélanges philosophiqnei. . . .
Duoloê. Sur les Mosufs. . . • . . , .
Eroêtnê. Bloge de la FoUe
Bpietéto. Maximeft
Péntlon. Télémaqne
— Education dea Flllet........
Piorian. Fablea
Pot. Robinson Cratoé * . .
PonttiMlle. Dialogue dea Horta.
— Pluralité des Mondes. .......
— Histoire des Oracles.
9ûttho. Werther
— Hermann et Dorothée
—Faust
Goldomith. Le Vleaire de Walce.
field
Gretoet. Ver-VerL Méchant....
Hamilton. Mémoires du CheTt»
lier de Grammont
ffomér». L'Oiade..
Horaeo. Poésies.....
J0udy-Dugour, Cromwell
Juvénal. Satires
tM BoéHo, Dlfeoutt Mr la Set^
titadeTOlontiire...
La Bruyéro. Garactèree
La Pontaino. Fables
Lamonnaiê. Livre do Peuple...
— Passé et Avenir da Peaple. .
— Paroiea d'nn Croyant
La Roohêfouoauld, llaximee...
Lêêoge. Gil-Blas
— Diable boiteux
'Bachelier de BalaouDiqae. . .
— Turearet. Crispin
Ltnfftut.ÎM BasUUe.
Longue. Daphnis et Chloé
Itablg. Droits et Devoirs
— Btttretieas de Plmtoa......
JTooftfovfl. Le Prinee
f-
.>.
3^
\-