PQ
2605
. L77D4
1903
Jean Dominique
DE LA TRADITION
ET DE L'INDEPEN-
DANCE
wA
U dVof OTTAWA
iiiyiiiîiîi
Digitized by the Internet Archive
in 2011 witii funding from
University of Toronto
littp://www.arcliive.org/details/delatraditionetdOOclos
Jean \DOMINIQUE
De la Tradition
et
de l'Indépendance
Edition de la « Libre Esthétique »
1903
'^
-iSLiOTHECA
r
il E13L10THECA
'^îîaviens'v^.
Il a été tiré lOo exemplaires sur hollande Van Gaïdar
numérotés de i à loo
pour les Membres protecteurs de la Libre Esthétique.
Conférence faite par
Je an Do ni in iq ne au
Salon de la Libre Esthé-
tique le ij mars iço3.
Jean DOMINIQUE
De !a Tradition
et
de l'Indépendance
Edition de la « Libre Esthétique »
igoS
A M. Léon Gcinotte.
Mesdames, Messieurs,
Je veux parler ici d'Indépendance, j'y veux parler de Tradition,
et ces mots seuls semblent avoir engagé ma pensée en deux cou-
rants distincts, contrastants et contradictoires.
Il n'en est rien : A les écouter bien, à les entendre avec clarté,
on y distingue tout à coup l'accord parfait qui décèle et affirme la
présence admirable de ia Vie en sa plénitude.
Le langage actuel de la philosophie des arts — (qu'il faut
nommer ainsi si l'on peut croire encore qu'une sage déesse pré-
side aux destinées des chroniques et des revues) — ce langage a
sans doute détourné de leurs fins des mots vastes comme ceux-là.
Qui prononce aujourd'hui le n.ot d'indépendance prétend avoir
marqué du sceau de la valeur telle œuvre ou tel esprit. Il serait
donc ingénieux et sûr, tout d'abord de se rendre compte de l'ira-
poriance exacte et do la signilication dont la critique investit cet
emblème. Je ne le pourrais pas...; on ne définit guère le vague
des passions. — Mais l'auxiliaire de cet indéfini est là, tout à
portée ; et vous découvrirez sans peine, comme moi, que l'art
indépendant n'est autre que celui qui rompit avec la tradition.
L'exprossion est classique : Je m'y arrête parce qu'elle est d'autant
plus significative qu'il n'y a plus, en dehors d'elle, croirait-on,
aucune raison d'exister pour le vocable tradition. Qui parle de
la tradition, parmi ceux qu'intéresse d'une ferveur insigne la
littérature et les arts, n'en parle qu'animé d'une indignation
bizarre et comme s'il s'agissait tout à l'heure d'en exterminer
jusqu'au souvenir.
Si l'on descend au fond de tout cela, et qu'on cherche un motif
à cette émotion soudaine, l'on verra bien que les croisés nou-
veaux de celle étonnante croisade portent sur leur bannière ce cri
de ralliement : « La Vie ! » C'est au nom de la Vie qu'ils vont,
d'un bras vengeur et d'une plume alerte, assassiner la Tradition.
Et chacune de leurs victoires, chaque place prise d'assaut s'intilu-
lera liberté, beauté, indépendance!... Cependant l'erreur est
flagrante. Les philosophes qui ont dit : La vie est une création
perpétuelle, sont les mêmes qui ont admis : La vie est issue de
morts successives.
La durée, après tout, est le seul témoignage que nous ayons de
la réalité des choses ; et, de quoi serait fait, en nous, le sentiment
de l'existence, sinon de cette certitude et de ce souvenir impla-
cable et sublime : Avant nous tout a vécu — et avant nous tout
est mort.
L'Art, s'il existe, n'est pas soumis à des lois difterentes. L'Art,
s'il existe, se souvient; et l'art d'écrire plus qu'aucun autre, car
il lient au passé, au plus lointain passé par toute sa matière, je
veux dire la langue, qui, qu'on le veuille ou non, n'a d'autre vertu
de beauté que la merveilleuse sagesse accumulée en elle par les
siècles.
Dans l'art, comme dans la nature, rien ne se perd, rien ne se
crée ; il faut entendre ici que tout devient. Mais, bien que notre
raison raisonneuse et les démonstrations scientifiques, dont le goût
se propage jusque dans les domaines de l'art pur, aient banalisé
cet axiome, on ne voit pas que le sens en ait pénétré notre édu-
cation littéraire, notre culture générale. C'est qu'en effet, si
l'idée de la Tradition étiquetée et convenablement pesée circule
honnêtement et comme il sied aux marchandises franches, le sen-
timent de la Tradition s'est perdu ; il s'est évanoui, tels, dans la
fièvre, la mémoire et le sens de ce que nous portons en nous de
plus profond et de meilleur.
.Mes yeux sont tombés, par hasard, sur cette phrase de la Cité
antique, l'un des plus beaux ouvrages de Fustel de Goulanges :
(c (iuand un Romain voulait dire qu'une chose lui était chère, il
disait : Gela est antique pour moi. Les Grecs avaient une expression
semblable.» On ne pourrait honorer ni traduire d'une manière
plus robuste, plus saine et plus simple à la fois, ce sentiment
exquis et fort où semble battre tout à coup le cœur même de ces
patries.
Et, malgré soi, une autre image immédiatement se place sous
l'œil intérieur et vient vous forcer au sourire : Une afiiche colo-
riée, avec, sur une mer légère, une galère plus légère, tleurie,
bariolée, un peu rouge, un peu verte, un peu trop tout cela —
et, par dessous, ces mots écrits, avec la date du jour même et
l'heure à la seconde près : « Geci est le dernier bateau, a
Il y a loin de quelques jeunes poètes d'aujourd'hui à ceux
qui autrefois, éludiant sous un niaitrc, apprenaient tout d'abord
à lire. Le goilt, la mode et la manœuvre enfin de celte galère
fleurie, qu'il faut conduire avec dextiVité, a depuis peu mené nos
mariniers sans peur dans une ile joveuse et dépourvue de livres.
Là, nouveaux llobinsons, ils écrivent d'abord, et se liront et
reliront ensuite, s'ils ont pu s'interrompre. Gela est merveilleux!
Vous les entendez proclamer qu'ils n'ont voulu connaître rien
d'écrit afin de conserver intactes l'originalité et la saveur de leur
art propre et suffisant : je veux dire qui leur suffit! — L'on est
saisi d'un eft'roi douloureux à songer qu'en effet cet art, cet
artifice, au moindre attouchement tomberait en poussière. D'autres
arguments suivent... D'ailleurs, je n'y crois pas, et songe qu'Us
ont lu, et fait, cela étant, meilleure besogne que d'écrire; et puis,
qu'il est bien sot de mentir tout d'abord si l'on veut s'exercer à
la poésie ingénue.
Ce qu'on flétrit du non de préjugé dans l'éducation littéraire
mériterait pourtant quelque examen. Et même il se pourrait
qu'un préjugé en soi possède un tel mérite que, pour l'aperce-
voir, il y faut un esprit d'une clarté très chaude, et rayonnante, et
vaste. Voici :
« L'on peut dire avec certitude que si dans une société les
principaux préjugés disparaissaient tout d'un coup, l'homme
privé du legs précieux que lui a transmis la sagesse des siècles,
retomberait subitement h l'état sauvage et redeviendrait ce qu'il
fut d'abord, je veux dire un loup inquiet, affamé, vagabond et
poursuivi. »
Ces paroles sont de Taine, de Taine le philosophe, de Taine
riiistorien, de Taine le poète qu'on méprise et n'écoute plus
depuis qu'il est d'usage d'inaugurer le culte des héros avec
Mallarmé ou Rimbaud pour le clore à Gide ou Laforgue. Car, en
effet, l'appréhension d'être pris sur le fait de traditionnalisme
induit un peuple de lecteurs — il y en a encore, Dieu merci ! —
à se borner au point qu'ils en sont emmurés, incapables de dis-
tinguer plus d'un plan sur un horizon, ni de s'émouvoir au tour-
nant des routes, pour avoir reconnu des lointains déroulés en
arrière comme en avant.
Je ne parle ici et ne veux parler ni des vrais poètes, ni des
vrais artistes : Ceux-là toujours trouvent des maîtres, les aiment
et les suivent; et quand un jour ils s'en séparent et vont plus
loin, plus haut, ailleurs, c'est comme s'ils saluaient jusqu'à terre
une patrie et des ancêtres, et pour eux et pour elle et pour leur
juste gloire, s'en allaient batailler.
Il ne faut point donner d'exemples; i'iiistoire littéraire en est
pleine à ce point qu'il est puéril d'en enregistrer l'anecdote. Et
puis, ceci n'est que l'apparence fragile d'un sentiment profond
dont on a bien médit dans cette galère fleurie qu'une brise
bavarde entraîne nulle parti Car l'idée de la Tradition correspond
dans le cœur de l'homme au sentiment du respect; et toute éduca-
tion artistique, toute culture morale ou littéraire devrait s'élever
comme un temple sur les assises noblement établies de ce grand
sentiment.
Or, c'est ici que se rejoignent sans effort ces deux fleuves
courbés qui, venus des montagnes où la source a bu le nuage,
retournent à la mer pour qu'un soleil nouveau les aspire en
vapeurs d'aurore : la Tradition. l'Indépendance — De l'une tout
autant que de l'autre, c'est le respect qui crée cet émouvant pro-
dige d'une palpitation réelle transposée de la vie dans l'œuvre.
L'indépen'lance, qu'est-ce, après tout, que le respect de soi-même
et de l'art? Qu'est-ce, que le souci de la sincérité et d'une loyauté
totale dans l'effort?... Une âme indépendante est une âme forte
et sereine "et son'labeur est noble, actif et généreux. Une âme
indépendante ne s'attarde pas à détruire, mais avec une grâce juvé-
nile et inconsciente, comme un palmier qui croit et monte, elle
dépouille ses gaines une à une et porte ses palmes plus haut.
Cependant son stipe flexible oppose aux vents du large une
résistance admirable que le tronçon brisé des palmes anciennes
grandit et multiplie.
Il y a dans l'indépendance réelle de l'esprit un principe agis-
sant par excellence qui fait que l'irrespect des règles établies et
l'extermination du préjugé n'ont avec elle qu'une parenté illusoire
et bonne à tromper seulement les criliqueurs superficiels. La
désobéissance n'est pas l'indépendance. Les exercices d'acrimonie
ou d'irrespect, les coups do poing au travers do la cliarte sont
une forme négative du goût qui n'a pas, à vrai dire, une grande
valeur.
Nier est la plus pauvre occupation du monde, et la règle, dans
tous les cas, prend immédiatement en face d'elle ce caractère de
supériorité d'être, au contraire, par excellenco, la forme affirma-
tive du choix, du libre arbitre.
Par cette obéissance nécessaire qui est en nous, sur nous,
autour de nous d'une présence aussi constante que la fatalité de
subir sous le ciel les saisons, les nuits et les jours, nous décou-
vrons celte beauté profonde de la loi naturelle et lente et de l'évo-
lution définitive dont chaque règle est une étape. — C'est pour-
quoi, s'il n'y a peut-être pas de règle qui, au point de vue absolu,
vaille la peine qu'on l'écrive, presque toutes pourtant sont impor-
tantes. Car la quantité de lumière qu'elles ont autrefois absorbée
comme des miroirs, les font pleines et riches d'une vie très intense
dont ces miroirs miraculeux baignent encore les âmes attentives.
Un mystère est en elles, aussi troublant, aussi vibrant, d'harmonies
incroyables que celui de ces astres ôteints depuis des siècles et
dont notre œil mortel continue à s'illuminer !
De quel droit et par quelle erreur apparaîtrait ici le nom terrible
de la mort? Ce qui rayonne n'est pas mort. Le souvenir n'est pas
de la matière morte; la tradition n'est pas une cendre inféconde :
elle est la terre maternelle qui, des générations passées qu'elle a
nourries puis moissonnées, refait d'autres générations; elle est
celle qui sait que le présent est infime et petit comparé au passé
si long et si secret ; elle est l'histoire et la durée, elle est la
mémoire du monde, c'est-à-dire sa conscience, c'est-h-dire le foyer
même de tout amour, de tout projet, de toute foi, de tout effort.
Sans elle, aucune puissance affermie, sans elle, nulle indépen-
dance !
Dans l'art, il faut le reconnaître, la volonté n'est rien qu'un
auxiliaire. Son domaine est ailleurs : dans la science, dans l'abs-
traction mathématique, dans l'analyse patiente de toute apparence
tangible, dans la mesure des surfaces et le classement méthodique
des phénomènes enchaînés.
Mai? l'art n'a rien en soi qui réponde et qui corresponde à cette
implacable et courte logique. L'art pur est la résultante idéale de
tant d'efforts et de calculs, l'art pur triomphe par un charme
inconnu fait d'une harmonie sans formule. Il est, dès que ce
charme existe; il disparaît dès que, sous un attouchement profane,
le charme tout à coup rompu, laisse, au lieu même où se mouvait
et respirait la vie, les éléments distincts et séparés — défunts —
de cette vie.
Un équilibre qui les tenait présents l'un devant l'autre n'a pu
cesser sans qu'aussitôt toute puissance, même en chacun de ces
éléments, fût détruite. Ainsi se décompose, dans le laboratoire du
chimiste, le végétal dont les couleurs, les parfums, les grâces
nombreiise? cliantnient dons le soleil en participant de sa joie, de
sa généreuse beauté. Ce n'est plus, sous l'œil du savant, qu'un
certain nombre de tissus, un certain nombre de liquides, des
gaz, des cellules fort bien collectionnés mais qu'il ne rétablira pas
en vie, en équilibre.
L'art nait, vit, se prolonge de la même manière. Sa vie aussi
est purement végétative. Car l'art jaillit de l'homme comme 1;»
plante jaillit de la terre; il est divers, il est innombrable comme
elle ; comme elle, il subit l'atmosplière, se transforme et s'érige
suivant l'inconscience et l'obéissance éternelles.
Mais la plante sortie du sol. tient fermement au sol, et l'art
sorti de l'homme, tient à l'homme aussi fortement. Tous deux
ont leurs racines : et, la merveille, c'est qu'on ne les voit point,
qu'elles sont souterraines, cachées en un lieu de ténèbres où
tout parait plus indestructible et plus fort.
Les botanistes vous diront la variété, la ténacité, la vigueur,
la voracité, l'endurance de ces nombres et sérieux pivots, de ces
leviers aveugles qui projettent au-dessus d'eux l'éblouissant pres-
tige des forêts et des herbes, |des palmes, des floui'S et des
mousses. Il y en a qui sont profondes et solides comme des
colonnes de temple, et d'autres sont ramifiées, longues, légères,
insinuantes, enchevêtrées comme des chevelures. Leurs rameaux
affleurants se nouent quelquefois pour s'épanouir en tige aérienne,
mais aussitôt elles reprennent la route obscure de leur persévé-
rant labeur.
Ainsi de l'art, et de ses traditions. Il est pareillement l'épa-
nouissement visible, momentané, inconscient, et inconsciemment
modifié de ses propres racines — et lié à elles si solidement qu'il
périt dès qu'elles périssent. Quand je dis l'épanouissement momen-
tané, il faut entendre que l'extériorité de sa beauté revêt la forme
de l'instant. Mais cette forme une fois née à la lumière, par la sou-
veraineté même de cette unique et irremplaçable beauté, entre
immédiatement dans les domaines éternels. Elle ne périt plus;
sitôt fixée, sitôt développée, sitôt vivante, elle devient durée et
tradition.
C'est ici le lieu de reprendre et d'acliever par quelques traits
plus dessinés l'esquisse où je me complaisais : Car ce n'est point
par simple métaphore que je voulais, parlant de l'art en son
essence, en ses mouvantes apparences, en sa splendeur diverse
et pourtant une, vous représenter tout à coup et faire grandir à
vos yeux la plante aux aspects merveilleux.
La vision m'en est imposée tout d'abord par ce sentiment sin-
gulier, de plus en plus puissant, de plus en plus vibrant, de plus
en plus certain, que la vie profonde de l'art est inconsciente et
végétative: que l'instinct est tout le génie, que ce n'est pas la
patience, la volonté ni la culture, mais l'instinct seul qui est la
volonté obscure, la culture non arbitraire, non intensive, non
raisonnée, mais naturelle et progressive suivant les lois univer-
selles.
On n'invente pas l'art — et s'il s'agit ici d'art littéraire, on
n'invente pas plus la langue, on n'invente pas plus la poésie, on
n'invente pas plus le rythme et l'harmonie totale d'un poème ou
d'un drame, qu'on ne retrouve, par des syllogismes du cœur, la
sincérité ou l'amour.
Or, cet instinct de l'art qui est en nous — si, véritablement,
nous possédons l'art en puissance — puisque nous l'apportons
avec la vie, gît dans cette parcelle du passé projetée, que nous
sommes, sans plus.
Ainsi la balsamine au pied du hêtre droit et du pommier pen-
ché, sort comme eux de la nuit pesante et de sa gaine souter-
i3
l'aine. Puis, elle va suivant le soleil et les vents qui lui mesure-
ront sa force, et suivant l'ombre qui, invinciblement, pousse vers
la clarté son plus suprême geste; je veux dire l'allongement, la
courbe, le rejet de cette tige unique qui portera la fleur. C'est
alors la naissance de la beauté, de I'ArtI II déploie ses couleurs,
son vêtement somptueux et orné, sa régularité délicate et bril-
lante ou sa fantaisie ingénue.
Mais déjà dans les plis mêmes de cette robe, cachée aux yeux
aussi soigneusement qu'une racine sous la terre, le germe au
fond de la corolle s'inaugure. Et des calices élargis jailliront
bientôt les semences, ces parcelles d'instinct capables, elles
seules, de recommencer le miracle, la plante, la ileur, la beauté.
De ce symbole suggestif qui s'érige spontanément dès que
l'esprit contemple en leur évolution candide toutes les formes de
la vie, je tirerai encore une autre image et qui peindra mieux ma
pensée que de plus longues abstractions.
La plante, émergée de la terre, et continuant sans relâche d'y
absorber sa nourriture par l'entremise des racines, s'élève dans
l'espace, s'y soutient, s'y dirige par l'équilibre maintenu et le
travail inconscient qui fait paraître tour à tour les folioles, les
rameaux, les tigelies, les vrilles, les fleurs enfin : poème et
chant de cette mécanique obscure.
La fleur n'est pas cependant une fin, mais c'est la graine qu'elle
porte et que. par la vertu de cet instinct de continuité, de cette
vie et de cette énergie dont la racine fixe n'est que le significatif
levier, elle rejette en dehors d'elle, à travers la libre nature. —
Je veux marquer que, d'une semblable manière, l'Indépendance
est le produit direct et naturel de la tradition lointaine; qu'il n'y
a nulle opposition, mais suite, qu'il n'y a nul antagonisme, mais
un concours sans artifice, un progrès sans lacune, une autocul-
14
ture sans nulle pression. Et voici que j'en viens à ce résumé
singulier, émerveillant à plus d'un titre, que l'art indépendant
est l'art sincère et qu'un art qui n'est pas sincère n'est pas indé-
pendant, fût-il nouveau cent fois et fût-il inouï 1
Certes, il est grand temps de rappeler ici, que si l'on parle
d'art et de littérature, et que si l'on essaie d'éclairer, par quel-
ques exemples et l'expression d'une conviction très loyale, ces
questions d'un abord ditficile et secret, cela s'adresse non pas
aux artistes eux-mêmes qui n'ont que faire d'analyse, étant la syn-
thèse vivante, mais bien aux contemplateurs attentifs, aux
curieux, aux passionnés de l'art qui, des gradins plus au moins
élevés du cirque grandiose, s'émeuvent et palpitent et sentent
croître et s'ennoblir leur âme au spectacle de la Beau'é. — Ceux-là
surtout lisent les livres, les chroniques, où quelquefois avec
lucidité et maintes fois sans conscience, des hommes appelés
critiques renseignent le public, le rendent averti, suivant l'ex-
pression moderne.
C'est là une mission tellement délicate, qu'on s'étonne et qu'on
s'épouvante à voir la cohue empressée de ces bizarres plumitifs
dont toute l'existence paraîtrait sans emploi, n'était qu'ils
prennent le plaisir de lâchasse, du carnage et du dépeçage.
Parler d'un œuvre d'art, écrire sur un livre est cependant une
chose sérieuse. Il me semble qu'ici le mobile doit être une pensée
plus élevée, plus belle, plus digne de l'art, que la manie d'enre-
gistrer, de cataloguer, de classer, d'étiqueter, de démantibuler
enfin ce qui était entier. 11 me semble, disais-je, que si le mobile
de cet exercice n'est pas l'admiration, n'est pas l'enthou-
siasme, l'exercice lui-même n'a plus qu'une valeur relative et
petite, semblable à celle d'un agréable jeu. Encore n'y faudrait-il
aucune malveillance, encore n'y faudrait-il aucune prétention;
mais on y voit tout le contraire, tant« il est doux », comme disait
Flaubert, « de faire le pédagogue, de reprendre les autres, d'ap-
prendre aux gens leur métier ! »
Tout cela n'a point part à la fête de l'art, aux rites sacrés de
son culte.
Pour comprendre, sans doute, il faut aimer d'abord. Je ne me
sens aucun trouble en l'esprit dès que je me trouve en présence
d'un être ou d'une œuvre que j'aime. Peut-êlre l'impression,
l'émotion que j'en ai restera-t-elle inexprimable, mais soyez sûr
que si je l'exprimais un jour, la notion que j'en donnerais, même
en un mot, serait plus complète et plus juste que celle qu'en pour-
rait donner tout autre, d'un esprit même plus clairvoyant, même
plus averti, plus habile, plus analytique — et qui l'aimerait moins.
C'est pourquoi, dès qu'il n'y a pas ce facteur tout-puissant d'amour,
d'estime, de respect, il n'y a nulle nécessité d'écrire, et il n'y a non plus
nulle apparence de parler d'une œuvre avec vérité. On me dit bien
qu'il faut détruire par devoir et obligation morale tout ce qui ne
parait point bon. Mais, ce qui n'est pas bon, c'est à mon sens,
uniquement ce qui n'est pas sincère, et rien ne se détruit plus
vite par soi-même — et, si cela que je pensais mauvais ne périt
pas, c'est que, sans doute, quelque ciiose y vivait caché qui était
nécessaire.
Quoi qu'il en soit, gardant à part nous, implacablement, nos
détestations énergiques, nos protestations instinctives, ne perdons
pas le temps à les écrire, à faire tournoyer contre tel livre, tel
poème, tel écrivain, les feux épars de notre plume vengeresse. Et
surtout n'imaginons pas qu'il en sorte jamais une clarté nouvelle
capable de guider à travers le dédale des productions quoti-
diennes, le goût, ce dieu fugace, aux pieds ailés, au sourire
ambigu.
I6
T'est la critique des beautés qu'il faut faire, disait, je crois,
M'^^dp Stnël. C'est la philosophie de l'art dont M. Mithouard. dans
le Tourment de l'Unité, nous donna récemment un srrand exemple.
Le reste n'est que littérature.
Par ce joli mot de Verlaine, j'en reviendrai à mon commence-
ment et je rentrerai dans l'enclos où fleurit 'e verbe magique aux
deux corolles de prose et poésie. Car, si j'ai longuement discouru,
malgré que j'en aie, sur la critique critiquaillante. c'est par colère
contre ces Don Quichotte qui vont clamant ici d'indépendance et
là de tradition, alors qu'ils ont entrevu tout au plus, à la surface
de la mer, l'écume désobéissance et la fastidieuse routine.
Le? poêles indépendants ne sont pas une institution nouvelle.
Ils pnnt romtpmporain=. je pense, non pas des vers-libristes. mais
probablement de la langue française. Leur théorie est longue :
elle descend vers nous avec les chants confus des baladins, avec
les stances, les épigrammes et les fables de la pléiade couronnée
de lauriers, avec les purs alexandrins sensibles de Racine, avec
les rimes fières de Chénier et les débordements de fleuve de l'in-
comparable Hugo, jusqu'à Baudelaire et Verlaine, jusqu'à Lafor-
gue, Vielé-GrifRn. Francis Jammes, Verhaeren, M™^ de Noailles,
Girand. Fernand Séverin et bien d'autres.
Ce que nous retenons de leur art et d'eux-mêmes, cette part
d'éloquence qui nous pénètre jusqu'à l'ôrae et qui les rend impé-
rissables, c'est justement l'étincelle divine, brûlant ses feux dans
une intimité profonde et les révélant tout entiers dans la sincérité
parfaite et souveraine de leur instinctive nature.
Quels que soient les temps et les lieux, quel« qu'aient été leurs
maîtres et quelle la coutume où les tenait la nécessité de l'instant,
ils furent, ils sont restés les libres interprètes de la libre et
inaliénable beauté, de l'art que rien n'enchaîne.
17
Le procédé importe peu. Qu'un vers soit régulier ou non, qu'un
poème s'écrive dans un rytlime connu ou bien d'une nouvelle et
inentendue prosodie, ce sont là des détails. La question n'est pas :
Faut-il pratiquer le vers libre, faut-il rester fidèle aux rimes riches
et classiques? Elle est beaucoup plus simple. Faut-il, ou non,
écrire? Si la nécessité s'impose, si la fleur est prête à jaillir de
son enveloppe craquante, elle apporte dans l'instant même son
destin et sa forme; car elle est l'unité qui développera un à un
ses sépales, ses pétales, ses étamines, toutes ses promesses de
vie et toutes ses gloires secrètes repliées jusqu'à ce moment
dans une attente recueillie.
Je veux bien avoir l'air ici de chanter sur un thème suranné et
par trop moqué ce qu'on appelle Inspiration, puip(]u'en toute
franchise, c'est clairement cela et non pas autre chose qui me
parait surtout digne d'être chanté.
Toutefois, la méprise serait grandement déplorable de voir sur-
gir à cette évocation quelque muse fatale, douée de prophétie,
capricieuse autant que femme sous le ciel, autoritaire avec ardeur
et diablerie!...
L'inspiration, c'est l'âme du poète, celle qui est à lui, en lui,
et pour lui seul; celle qui ne l'a pas quitté depuis le temps où
son regard rencontra la lumière pour la première fois ; celle qui
marche dans ses pas, qui aime dans son cœur, qui rêve dans son
rêve. C'est Psyché à la bouche d'ombre, aux yeux fidèles comme
de sensibles miroirs, au silence passionné, aux rares paroles
d'écho.
Elle inspire, c'est-à-dire qu'elle attire au sommet de l'être, dans
les régions idéales, l'émotion que la moindre chose peut éveiller à
son moment dans la nature de l'artiste. 11 n'y a pas là de surprise,
et sa présence, pour être invisible et muette, n'en est pas moins
i8
constante. Elle e^^t ce fruit, ce précieux grain, ce bourgeon ou ce
nœud dans lequel s'élabore sans arrêt, sans secousse, le miracle
enfin divulgué par une saison de soleil. — L'œuvre d'inspiration
est celle-là qui chante parce qu'elle devait chanter, parce qu'elle
ne peut davantage se taire. Souvent, elle vivait depuis longtemps
déjà, mais blottie et confuse, pareille ;i la beauté à peine recelée
des visages d'adolescence que l'amour tout à coup marquera du
sceau radieux. Et tout y parait à la fois, et la clarté se fait sur
chaque trait de cette beauté endormie, dès que la lampe de Psyché
s'est élevée sur son sommeil.
Il est trop vrai que peu de livres portent ce caractère d'inten-
sité profonde, cette empreinte d'un long destin vécu d'avance dans
une intimité ardente. Mais ceux-là sont de purs chefs-d'œuvre, car
ceux-là participent de l'homme plus et mieux que les autres, et
mieux que les autres aussi, ayant puisé avec une énergie lente et
patiente plus de sève dans leurs racines, ils projetteront vers le
futur des semences durables.
Un exemple a parfois le tort de dépasser sa signification
d'exemple et de s'établir en l'esprit comme un solitaire obélisque
transporté par violence du sable originel dans le désert, hanté
d'autre façon, des parcs et des places publiques.
Si, cependant, j'en choisis un, c'est qu'à la fin de cette brève
étude sur un sujet d'une délicatesse, d'une amplitude telles que
l'art entier s'y trouve enveloppé comme l'univers és^yptien sous
les ailes tendues de l'épervier-soleil, — si donc je choisis un
exemple, c'est qu'il me touche d'une admiration très particulière
et qu'il trouve ici son accord : Je veux parler du drame Les
Racines, qu'Henri Maubel a fait paraître récemment.
D'autres en ont donné l'analyse et le sens : Quant à moi, dont
le temps est fini de parler, je le signale simplement pour ce que
19
j'y ai reconnu, par sa teneur, par sa composition naturelle et non
pas factice, par son instinctive noblesse, par son inspiration mer-
veilleusement émouvante, et que l'on sent prolon^jée sans rupture
d'un éloquent passé vers un troublant et verticfineux avenir,
l'œuvre dont j'essayais de fixer à vos yeux le caractère impéris-
sable de beauté supérieure.
Ne pouvant vous lire en entier ce drame, dont, par ailleurs,
l'unité s'accommode peu d'un morcellement arbitraire, je m'en
éloigne après cet hommage rendu; et je m'en vais vous prier
d'écouter un poème ancien d'un certain agrément, où quelque
chose encore paraît de mon sujet.
Il est du bon poète Mellin de Saint-Gelais qui vivait sous Ron-
sard et que les commentaires d'anthologie accusent aigrement de
n'avoir pas rompu avec la tradition. Il lui fut même si fidèle,
raconte la légende, que pour continuer d'écrire à son idée, il se
vit obligé, en ces temps de liberté grande, de s'humilier publique-
ment et d'implorer la merci dos vainqueurs !...
Le poème est intitulé Le Vieillard de Vérone :
0 Bienheureux qui a passé son âge
Dedans le clos de son propre héritage,
Et n'a de vue éloigné sa maison,
En jeunes ans et en vieille saison ;
Qui, d'un hâton et d'un hras secouru.
Va par les champs où jeune il a couru,
Les siècles longs pas à pas racontant.
Du toit champêtre où il est habitant!
20
A peine a vu la prochaine cité,
Se contentant loin de mur et Je tour
De voir à plein le beau ciel tout autour.
Voilà son art et sa philosopMe.
Il voit lever et coucher le soleil
Au même lieu de son somme et réveil.
Et est le dos du rustique séjour,
Son zodiaque ou mesure le jour.
Tel chêne est lors au champ grand et superbe
Qu'il lui souvient avoir vu estre en herbe,
Et les forests a vu plantes menues,
Qui, quant et lui, sont vieilles devenues.
Nou plus connaît sa voisine Vérone
Qu'il fait Memphis que le Nil environne :
Et tant lui est le prochain lac de Garde
Que la mer Rouge ; et d'y aller n'a garde.
Ce, néanmoins le temps et ses efforts
N'ont affaibli ses membres sains et forts,
Et ses neveux voyent en l'âge tiers
De leur ayeul les bras durs et entiers.
Un autre donc aille voir Hibérie,
Ou plus s'il veut, car je tiens et parie
Que ce vieillard, qui ne veut qu'on le voie.
Plus de vie a qu'un autre et plus de joie.
i_a Bibliothèque
Université d»Ottawa
Echéance
The Library
Univers! ty of Ottawa
Date Due
w
±2" 003 00 3J68iiib
r^
CE PQ 2605
.L77D4 1903
COO CLCSSET, MAR DE LA TRACIT
ACC# 1232333
w
m
m
m
^^^^^■'
w
m
u
m
m
1
•
l|l H|l l|l n|l H|« l|MI|MI|4
^^^^^^^^^^^^KT
1^ 2
1 r
FIER-GL\SS 3
1 I 1^^
60,m 4
I . . I .