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Full text of "De la tradition et de l'indépendance"

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PQ 
2605 
.  L77D4 
1903 


Jean    Dominique 

DE   LA   TRADITION 
ET   DE   L'INDEPEN- 
DANCE 


wA 


U  dVof  OTTAWA 


iiiyiiiîiîi 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  witii  funding  from 

University  of  Toronto 


littp://www.arcliive.org/details/delatraditionetdOOclos 


Jean  \DOMINIQUE 


De  la  Tradition 

et 

de  l'Indépendance 


Edition  de  la  «  Libre  Esthétique  » 
1903 


'^ 


-iSLiOTHECA 


r 


il    E13L10THECA 


'^îîaviens'v^. 


Il  a  été  tiré  lOo  exemplaires  sur  hollande  Van  Gaïdar 

numérotés  de  i  à  loo 
pour  les  Membres  protecteurs  de  la  Libre  Esthétique. 


Conférence  faite  par 
Je  an  Do  ni  in  iq  ne  au 
Salon  de  la  Libre  Esthé- 
tique le  ij  mars  iço3. 


Jean    DOMINIQUE 


De  !a  Tradition 

et 

de  l'Indépendance 


Edition  de  la  «  Libre  Esthétique  » 
igoS 


A  M.  Léon  Gcinotte. 


Mesdames,  Messieurs, 


Je  veux  parler  ici  d'Indépendance,  j'y  veux  parler  de  Tradition, 
et  ces  mots  seuls  semblent  avoir  engagé  ma  pensée  en  deux  cou- 
rants distincts,  contrastants  et  contradictoires. 

Il  n'en  est  rien  :  A  les  écouter  bien,  à  les  entendre  avec  clarté, 
on  y  distingue  tout  à  coup  l'accord  parfait  qui  décèle  et  affirme  la 
présence  admirable  de  ia  Vie  en  sa  plénitude. 

Le  langage  actuel  de  la  philosophie  des  arts  —  (qu'il  faut 
nommer  ainsi  si  l'on  peut  croire  encore  qu'une  sage  déesse  pré- 
side aux  destinées  des  chroniques  et  des  revues)  —  ce  langage  a 
sans  doute  détourné  de  leurs  fins  des  mots  vastes  comme  ceux-là. 
Qui  prononce  aujourd'hui  le  n.ot  d'indépendance  prétend  avoir 
marqué  du  sceau  de  la  valeur  telle  œuvre  ou  tel  esprit.  Il  serait 


donc  ingénieux  et  sûr,  tout  d'abord  de  se  rendre  compte  de  l'ira- 
poriance  exacte  et  do  la  signilication  dont  la  critique  investit  cet 
emblème.  Je  ne  le  pourrais  pas...;  on  ne  définit  guère  le  vague 
des  passions.  —  Mais  l'auxiliaire  de  cet  indéfini  est  là,  tout  à 
portée  ;  et  vous  découvrirez  sans  peine,  comme  moi,  que  l'art 
indépendant  n'est  autre  que  celui  qui  rompit  avec  la  tradition. 
L'exprossion  est  classique  :  Je  m'y  arrête  parce  qu'elle  est  d'autant 
plus  significative  qu'il  n'y  a  plus,  en  dehors  d'elle,  croirait-on, 
aucune  raison  d'exister  pour  le  vocable  tradition.  Qui  parle  de 
la  tradition,  parmi  ceux  qu'intéresse  d'une  ferveur  insigne  la 
littérature  et  les  arts,  n'en  parle  qu'animé  d'une  indignation 
bizarre  et  comme  s'il  s'agissait  tout  à  l'heure  d'en  exterminer 
jusqu'au  souvenir. 

Si  l'on  descend  au  fond  de  tout  cela,  et  qu'on  cherche  un  motif 
à  cette  émotion  soudaine,  l'on  verra  bien  que  les  croisés  nou- 
veaux de  celle  étonnante  croisade  portent  sur  leur  bannière  ce  cri 
de  ralliement  :  «  La  Vie  !  »  C'est  au  nom  de  la  Vie  qu'ils  vont, 
d'un  bras  vengeur  et  d'une  plume  alerte,  assassiner  la  Tradition. 
Et  chacune  de  leurs  victoires,  chaque  place  prise  d'assaut  s'intilu- 
lera  liberté,  beauté,  indépendance!...  Cependant  l'erreur  est 
flagrante.  Les  philosophes  qui  ont  dit  :  La  vie  est  une  création 
perpétuelle,  sont  les  mêmes  qui  ont  admis  :  La  vie  est  issue  de 
morts  successives. 

La  durée,  après  tout,  est  le  seul  témoignage  que  nous  ayons  de 
la  réalité  des  choses  ;  et,  de  quoi  serait  fait,  en  nous,  le  sentiment 
de  l'existence,  sinon  de  cette  certitude  et  de  ce  souvenir  impla- 
cable et  sublime  :  Avant  nous  tout  a  vécu  —  et  avant  nous  tout 
est  mort. 

L'Art,  s'il  existe,  n'est  pas  soumis  à  des  lois  difterentes.  L'Art, 
s'il  existe,  se  souvient;  et  l'art  d'écrire  plus  qu'aucun  autre,  car 


il  lient  au  passé,  au  plus  lointain  passé  par  toute  sa  matière,  je 
veux  dire  la  langue,  qui, qu'on  le  veuille  ou  non,  n'a  d'autre  vertu 
de  beauté  que  la  merveilleuse  sagesse  accumulée  en  elle  par  les 
siècles. 

Dans  l'art,  comme  dans  la  nature,  rien  ne  se  perd,  rien  ne  se 
crée  ;  il  faut  entendre  ici  que  tout  devient.  Mais,  bien  que  notre 
raison  raisonneuse  et  les  démonstrations  scientifiques, dont  le  goût 
se  propage  jusque  dans  les  domaines  de  l'art  pur,  aient  banalisé 
cet  axiome,  on  ne  voit  pas  que  le  sens  en  ait  pénétré  notre  édu- 
cation littéraire,  notre  culture  générale.  C'est  qu'en  effet,  si 
l'idée  de  la  Tradition  étiquetée  et  convenablement  pesée  circule 
honnêtement  et  comme  il  sied  aux  marchandises  franches,  le  sen- 
timent de  la  Tradition  s'est  perdu  ;  il  s'est  évanoui,  tels,  dans  la 
fièvre,  la  mémoire  et  le  sens  de  ce  que  nous  portons  en  nous  de 
plus  profond  et  de  meilleur. 

.Mes  yeux  sont  tombés,  par  hasard,  sur  cette  phrase  de  la  Cité 
antique,  l'un  des  plus  beaux  ouvrages  de  Fustel  de  Goulanges  : 
(c  (iuand  un  Romain  voulait  dire  qu'une  chose  lui  était  chère,  il 
disait  :  Gela  est  antique  pour  moi.  Les  Grecs  avaient  une  expression 
semblable.»  On  ne  pourrait  honorer  ni  traduire  d'une  manière 
plus  robuste,  plus  saine  et  plus  simple  à  la  fois,  ce  sentiment 
exquis  et  fort  où  semble  battre  tout  à  coup  le  cœur  même  de  ces 
patries. 

Et,  malgré  soi,  une  autre  image  immédiatement  se  place  sous 
l'œil  intérieur  et  vient  vous  forcer  au  sourire  :  Une  afiiche  colo- 
riée, avec,  sur  une  mer  légère,  une  galère  plus  légère,  tleurie, 
bariolée,  un  peu  rouge,  un  peu  verte,  un  peu  trop  tout  cela  — 
et,  par  dessous,  ces  mots  écrits,  avec  la  date  du  jour  même  et 
l'heure  à  la  seconde  près  :  «  Geci  est  le  dernier  bateau,  a 

Il  y  a  loin  de  quelques  jeunes  poètes  d'aujourd'hui  à  ceux 


qui  autrefois,  éludiant  sous  un  niaitrc,  apprenaient  tout  d'abord 
à  lire.  Le  goilt,  la  mode  et  la  manœuvre  enfin  de  celte  galère 
fleurie,  qu'il  faut  conduire  avec  dextiVité,  a  depuis  peu  mené  nos 
mariniers  sans  peur  dans  une  ile  joveuse  et  dépourvue  de  livres. 
Là,  nouveaux  llobinsons,  ils  écrivent  d'abord,  et  se  liront  et 
reliront  ensuite,  s'ils  ont  pu  s'interrompre.  Gela  est  merveilleux! 
Vous  les  entendez  proclamer  qu'ils  n'ont  voulu  connaître  rien 
d'écrit  afin  de  conserver  intactes  l'originalité  et  la  saveur  de  leur 
art  propre  et  suffisant  :  je  veux  dire  qui  leur  suffit!  —  L'on  est 
saisi  d'un  eft'roi  douloureux  à  songer  qu'en  effet  cet  art,  cet 
artifice,  au  moindre  attouchement  tomberait  en  poussière.  D'autres 
arguments  suivent...  D'ailleurs,  je  n'y  crois  pas,  et  songe  qu'Us 
ont  lu,  et  fait,  cela  étant,  meilleure  besogne  que  d'écrire;  et  puis, 
qu'il  est  bien  sot  de  mentir  tout  d'abord  si  l'on  veut  s'exercer  à 
la  poésie  ingénue. 

Ce  qu'on  flétrit  du  non  de  préjugé  dans  l'éducation  littéraire 
mériterait  pourtant  quelque  examen.  Et  même  il  se  pourrait 
qu'un  préjugé  en  soi  possède  un  tel  mérite  que,  pour  l'aperce- 
voir, il  y  faut  un  esprit  d'une  clarté  très  chaude,  et  rayonnante,  et 
vaste.  Voici  : 

«  L'on  peut  dire  avec  certitude  que  si  dans  une  société  les 
principaux  préjugés  disparaissaient  tout  d'un  coup,  l'homme 
privé  du  legs  précieux  que  lui  a  transmis  la  sagesse  des  siècles, 
retomberait  subitement  h  l'état  sauvage  et  redeviendrait  ce  qu'il 
fut  d'abord,  je  veux  dire  un  loup  inquiet,  affamé,  vagabond  et 
poursuivi.  » 

Ces  paroles  sont  de  Taine,  de  Taine  le  philosophe,  de  Taine 
riiistorien,  de  Taine  le  poète  qu'on  méprise  et  n'écoute  plus 
depuis  qu'il  est  d'usage  d'inaugurer  le  culte  des  héros  avec 
Mallarmé  ou  Rimbaud  pour  le  clore  à  Gide  ou  Laforgue.  Car,  en 


effet,  l'appréhension  d'être  pris  sur  le  fait  de  traditionnalisme 
induit  un  peuple  de  lecteurs  —  il  y  en  a  encore,  Dieu  merci  !  — 
à  se  borner  au  point  qu'ils  en  sont  emmurés,  incapables  de  dis- 
tinguer plus  d'un  plan  sur  un  horizon,  ni  de  s'émouvoir  au  tour- 
nant des  routes,  pour  avoir  reconnu  des  lointains  déroulés  en 
arrière  comme  en  avant. 

Je  ne  parle  ici  et  ne  veux  parler  ni  des  vrais  poètes,  ni  des 
vrais  artistes  :  Ceux-là  toujours  trouvent  des  maîtres,  les  aiment 
et  les  suivent;  et  quand  un  jour  ils  s'en  séparent  et  vont  plus 
loin,  plus  haut,  ailleurs,  c'est  comme  s'ils  saluaient  jusqu'à  terre 
une  patrie  et  des  ancêtres,  et  pour  eux  et  pour  elle  et  pour  leur 
juste  gloire,  s'en  allaient  batailler. 

Il  ne  faut  point  donner  d'exemples;  i'iiistoire  littéraire  en  est 
pleine  à  ce  point  qu'il  est  puéril  d'en  enregistrer  l'anecdote.  Et 
puis,  ceci  n'est  que  l'apparence  fragile  d'un  sentiment  profond 
dont  on  a  bien  médit  dans  cette  galère  fleurie  qu'une  brise 
bavarde  entraîne  nulle  parti  Car  l'idée  de  la  Tradition  correspond 
dans  le  cœur  de  l'homme  au  sentiment  du  respect;  et  toute  éduca- 
tion artistique,  toute  culture  morale  ou  littéraire  devrait  s'élever 
comme  un  temple  sur  les  assises  noblement  établies  de  ce  grand 
sentiment. 

Or,  c'est  ici  que  se  rejoignent  sans  effort  ces  deux  fleuves 
courbés  qui,  venus  des  montagnes  où  la  source  a  bu  le  nuage, 
retournent  à  la  mer  pour  qu'un  soleil  nouveau  les  aspire  en 
vapeurs  d'aurore  :  la  Tradition.  l'Indépendance  —  De  l'une  tout 
autant  que  de  l'autre,  c'est  le  respect  qui  crée  cet  émouvant  pro- 
dige d'une  palpitation  réelle  transposée  de  la  vie  dans  l'œuvre. 
L'indépen'lance,  qu'est-ce,  après  tout,  que  le  respect  de  soi-même 
et  de  l'art?  Qu'est-ce,  que  le  souci  de  la  sincérité  et  d'une  loyauté 
totale  dans  l'effort?...  Une  âme  indépendante  est  une  âme  forte 


et  sereine  "et  son'labeur  est  noble,  actif  et  généreux.  Une  âme 
indépendante  ne  s'attarde  pas  à  détruire,  mais  avec  une  grâce  juvé- 
nile et  inconsciente,  comme  un  palmier  qui  croit  et  monte,  elle 
dépouille  ses  gaines  une  à  une  et  porte  ses  palmes  plus  haut. 
Cependant  son  stipe  flexible  oppose  aux  vents  du  large  une 
résistance  admirable  que  le  tronçon  brisé  des  palmes  anciennes 
grandit  et  multiplie. 

Il  y  a  dans  l'indépendance  réelle  de  l'esprit  un  principe  agis- 
sant par  excellence  qui  fait  que  l'irrespect  des  règles  établies  et 
l'extermination  du  préjugé  n'ont  avec  elle  qu'une  parenté  illusoire 
et  bonne  à  tromper  seulement  les  criliqueurs  superficiels.  La 
désobéissance  n'est  pas  l'indépendance.  Les  exercices  d'acrimonie 
ou  d'irrespect,  les  coups  do  poing  au  travers  do  la  cliarte  sont 
une  forme  négative  du  goût  qui  n'a  pas,  à  vrai  dire,  une  grande 
valeur. 

Nier  est  la  plus  pauvre  occupation  du  monde,  et  la  règle,  dans 
tous  les  cas,  prend  immédiatement  en  face  d'elle  ce  caractère  de 
supériorité  d'être,  au  contraire,  par  excellenco,  la  forme  affirma- 
tive du  choix,  du  libre  arbitre. 

Par  cette  obéissance  nécessaire  qui  est  en  nous,  sur  nous, 
autour  de  nous  d'une  présence  aussi  constante  que  la  fatalité  de 
subir  sous  le  ciel  les  saisons,  les  nuits  et  les  jours,  nous  décou- 
vrons celte  beauté  profonde  de  la  loi  naturelle  et  lente  et  de  l'évo- 
lution définitive  dont  chaque  règle  est  une  étape.  —  C'est  pour- 
quoi, s'il  n'y  a  peut-être  pas  de  règle  qui,  au  point  de  vue  absolu, 
vaille  la  peine  qu'on  l'écrive,  presque  toutes  pourtant  sont  impor- 
tantes. Car  la  quantité  de  lumière  qu'elles  ont  autrefois  absorbée 
comme  des  miroirs,  les  font  pleines  et  riches  d'une  vie  très  intense 
dont  ces  miroirs  miraculeux  baignent  encore  les  âmes  attentives. 
Un  mystère  est  en  elles,  aussi  troublant,  aussi  vibrant,  d'harmonies 


incroyables  que  celui  de  ces  astres  ôteints  depuis  des  siècles  et 
dont  notre  œil  mortel  continue  à  s'illuminer  ! 

De  quel  droit  et  par  quelle  erreur  apparaîtrait  ici  le  nom  terrible 
de  la  mort?  Ce  qui  rayonne  n'est  pas  mort.  Le  souvenir  n'est  pas 
de  la  matière  morte;  la  tradition  n'est  pas  une  cendre  inféconde  : 
elle  est  la  terre  maternelle  qui,  des  générations  passées  qu'elle  a 
nourries  puis  moissonnées,  refait  d'autres  générations;  elle  est 
celle  qui  sait  que  le  présent  est  infime  et  petit  comparé  au  passé 
si  long  et  si  secret  ;  elle  est  l'histoire  et  la  durée,  elle  est  la 
mémoire  du  monde,  c'est-à-dire  sa  conscience,  c'est-h-dire  le  foyer 
même  de  tout  amour,  de  tout  projet,  de  toute  foi,  de  tout  effort. 
Sans  elle,  aucune  puissance  affermie,  sans  elle,  nulle  indépen- 
dance ! 

Dans  l'art,  il  faut  le  reconnaître,  la  volonté  n'est  rien  qu'un 
auxiliaire.  Son  domaine  est  ailleurs  :  dans  la  science,  dans  l'abs- 
traction mathématique,  dans  l'analyse  patiente  de  toute  apparence 
tangible,  dans  la  mesure  des  surfaces  et  le  classement  méthodique 
des  phénomènes  enchaînés. 

Mai?  l'art  n'a  rien  en  soi  qui  réponde  et  qui  corresponde  à  cette 
implacable  et  courte  logique.  L'art  pur  est  la  résultante  idéale  de 
tant  d'efforts  et  de  calculs,  l'art  pur  triomphe  par  un  charme 
inconnu  fait  d'une  harmonie  sans  formule.  Il  est,  dès  que  ce 
charme  existe;  il  disparaît  dès  que,  sous  un  attouchement  profane, 
le  charme  tout  à  coup  rompu,  laisse,  au  lieu  même  où  se  mouvait 
et  respirait  la  vie,  les  éléments  distincts  et  séparés  —  défunts  — 
de  cette  vie. 

Un  équilibre  qui  les  tenait  présents  l'un  devant  l'autre  n'a  pu 
cesser  sans  qu'aussitôt  toute  puissance,  même  en  chacun  de  ces 
éléments,  fût  détruite.  Ainsi  se  décompose,  dans  le  laboratoire  du 
chimiste,  le  végétal  dont  les  couleurs,  les  parfums,  les  grâces 


nombreiise?  cliantnient  dons  le  soleil  en  participant  de  sa  joie,  de 
sa  généreuse  beauté.  Ce  n'est  plus,  sous  l'œil  du  savant,  qu'un 
certain  nombre  de  tissus,  un  certain  nombre  de  liquides,  des 
gaz,  des  cellules  fort  bien  collectionnés  mais  qu'il  ne  rétablira  pas 
en  vie,  en  équilibre. 

L'art  nait,  vit,  se  prolonge  de  la  même  manière.  Sa  vie  aussi 
est  purement  végétative.  Car  l'art  jaillit  de  l'homme  comme  1;» 
plante  jaillit  de  la  terre;  il  est  divers,  il  est  innombrable  comme 
elle  ;  comme  elle,  il  subit  l'atmosplière,  se  transforme  et  s'érige 
suivant  l'inconscience  et  l'obéissance  éternelles. 

Mais  la  plante  sortie  du  sol.  tient  fermement  au  sol,  et  l'art 
sorti  de  l'homme,  tient  à  l'homme  aussi  fortement.  Tous  deux 
ont  leurs  racines  :  et,  la  merveille,  c'est  qu'on  ne  les  voit  point, 
qu'elles  sont  souterraines,  cachées  en  un  lieu  de  ténèbres  où 
tout  parait  plus  indestructible  et  plus  fort. 

Les  botanistes  vous  diront  la  variété,  la  ténacité,  la  vigueur, 
la  voracité,  l'endurance  de  ces  nombres  et  sérieux  pivots,  de  ces 
leviers  aveugles  qui  projettent  au-dessus  d'eux  l'éblouissant  pres- 
tige des  forêts  et  des  herbes,  |des  palmes,  des  floui'S  et  des 
mousses.  Il  y  en  a  qui  sont  profondes  et  solides  comme  des 
colonnes  de  temple,  et  d'autres  sont  ramifiées,  longues,  légères, 
insinuantes,  enchevêtrées  comme  des  chevelures.  Leurs  rameaux 
affleurants  se  nouent  quelquefois  pour  s'épanouir  en  tige  aérienne, 
mais  aussitôt  elles  reprennent  la  route  obscure  de  leur  persévé- 
rant labeur. 

Ainsi  de  l'art,  et  de  ses  traditions.  Il  est  pareillement  l'épa- 
nouissement visible,  momentané,  inconscient,  et  inconsciemment 
modifié  de  ses  propres  racines  —  et  lié  à  elles  si  solidement  qu'il 
périt  dès  qu'elles  périssent.  Quand  je  dis  l'épanouissement  momen- 
tané, il  faut  entendre  que  l'extériorité  de  sa  beauté  revêt  la  forme 


de  l'instant.  Mais  cette  forme  une  fois  née  à  la  lumière,  par  la  sou- 
veraineté même  de  cette  unique  et  irremplaçable  beauté,  entre 
immédiatement  dans  les  domaines  éternels.  Elle  ne  périt  plus; 
sitôt  fixée,  sitôt  développée,  sitôt  vivante,  elle  devient  durée  et 
tradition. 

C'est  ici  le  lieu  de  reprendre  et  d'acliever  par  quelques  traits 
plus  dessinés  l'esquisse  où  je  me  complaisais  :  Car  ce  n'est  point 
par  simple  métaphore  que  je  voulais,  parlant  de  l'art  en  son 
essence,  en  ses  mouvantes  apparences,  en  sa  splendeur  diverse 
et  pourtant  une,  vous  représenter  tout  à  coup  et  faire  grandir  à 
vos  yeux  la  plante  aux  aspects  merveilleux. 

La  vision  m'en  est  imposée  tout  d'abord  par  ce  sentiment  sin- 
gulier, de  plus  en  plus  puissant,  de  plus  en  plus  vibrant,  de  plus 
en  plus  certain,  que  la  vie  profonde  de  l'art  est  inconsciente  et 
végétative:  que  l'instinct  est  tout  le  génie,  que  ce  n'est  pas  la 
patience,  la  volonté  ni  la  culture,  mais  l'instinct  seul  qui  est  la 
volonté  obscure,  la  culture  non  arbitraire,  non  intensive,  non 
raisonnée,  mais  naturelle  et  progressive  suivant  les  lois  univer- 
selles. 

On  n'invente  pas  l'art  —  et  s'il  s'agit  ici  d'art  littéraire,  on 
n'invente  pas  plus  la  langue,  on  n'invente  pas  plus  la  poésie,  on 
n'invente  pas  plus  le  rythme  et  l'harmonie  totale  d'un  poème  ou 
d'un  drame,  qu'on  ne  retrouve,  par  des  syllogismes  du  cœur,  la 
sincérité  ou  l'amour. 

Or,  cet  instinct  de  l'art  qui  est  en  nous  —  si,  véritablement, 
nous  possédons  l'art  en  puissance  —  puisque  nous  l'apportons 
avec  la  vie,  gît  dans  cette  parcelle  du  passé  projetée,  que  nous 
sommes,  sans  plus. 

Ainsi  la  balsamine  au  pied  du  hêtre  droit  et  du  pommier  pen- 
ché, sort  comme  eux  de  la  nuit  pesante  et  de  sa  gaine  souter- 

i3 


l'aine.  Puis,  elle  va  suivant  le  soleil  et  les  vents  qui  lui  mesure- 
ront sa  force,  et  suivant  l'ombre  qui,  invinciblement,  pousse  vers 
la  clarté  son  plus  suprême  geste;  je  veux  dire  l'allongement,  la 
courbe,  le  rejet  de  cette  tige  unique  qui  portera  la  fleur.  C'est 
alors  la  naissance  de  la  beauté,  de  I'ArtI  II  déploie  ses  couleurs, 
son  vêtement  somptueux  et  orné,  sa  régularité  délicate  et  bril- 
lante ou  sa  fantaisie  ingénue. 

Mais  déjà  dans  les  plis  mêmes  de  cette  robe,  cachée  aux  yeux 
aussi  soigneusement  qu'une  racine  sous  la  terre,  le  germe  au 
fond  de  la  corolle  s'inaugure.  Et  des  calices  élargis  jailliront 
bientôt  les  semences,  ces  parcelles  d'instinct  capables,  elles 
seules,  de  recommencer  le  miracle,  la  plante,  la  ileur,  la  beauté. 

De  ce  symbole  suggestif  qui  s'érige  spontanément  dès  que 
l'esprit  contemple  en  leur  évolution  candide  toutes  les  formes  de 
la  vie,  je  tirerai  encore  une  autre  image  et  qui  peindra  mieux  ma 
pensée  que  de  plus  longues  abstractions. 

La  plante,  émergée  de  la  terre,  et  continuant  sans  relâche  d'y 
absorber  sa  nourriture  par  l'entremise  des  racines,  s'élève  dans 
l'espace,  s'y  soutient,  s'y  dirige  par  l'équilibre  maintenu  et  le 
travail  inconscient  qui  fait  paraître  tour  à  tour  les  folioles,  les 
rameaux,  les  tigelies,  les  vrilles,  les  fleurs  enfin  :  poème  et 
chant  de  cette  mécanique  obscure. 

La  fleur  n'est  pas  cependant  une  fin,  mais  c'est  la  graine  qu'elle 
porte  et  que.  par  la  vertu  de  cet  instinct  de  continuité,  de  cette 
vie  et  de  cette  énergie  dont  la  racine  fixe  n'est  que  le  significatif 
levier,  elle  rejette  en  dehors  d'elle,  à  travers  la  libre  nature.  — 
Je  veux  marquer  que,  d'une  semblable  manière,  l'Indépendance 
est  le  produit  direct  et  naturel  de  la  tradition  lointaine;  qu'il  n'y 
a  nulle  opposition,  mais  suite,  qu'il  n'y  a  nul  antagonisme,  mais 
un  concours  sans  artifice,  un  progrès  sans  lacune,  une  autocul- 

14 


ture  sans  nulle  pression.  Et  voici  que  j'en  viens  à  ce  résumé 
singulier,  émerveillant  à  plus  d'un  titre,  que  l'art  indépendant 
est  l'art  sincère  et  qu'un  art  qui  n'est  pas  sincère  n'est  pas  indé- 
pendant, fût-il  nouveau  cent  fois  et  fût-il  inouï  1 

Certes,  il  est  grand  temps  de  rappeler  ici,  que  si  l'on  parle 
d'art  et  de  littérature,  et  que  si  l'on  essaie  d'éclairer,  par  quel- 
ques exemples  et  l'expression  d'une  conviction  très  loyale,  ces 
questions  d'un  abord  ditficile  et  secret,  cela  s'adresse  non  pas 
aux  artistes  eux-mêmes  qui  n'ont  que  faire  d'analyse,  étant  la  syn- 
thèse vivante,  mais  bien  aux  contemplateurs  attentifs,  aux 
curieux,  aux  passionnés  de  l'art  qui,  des  gradins  plus  au  moins 
élevés  du  cirque  grandiose,  s'émeuvent  et  palpitent  et  sentent 
croître  et  s'ennoblir  leur  âme  au  spectacle  de  la  Beau'é. —  Ceux-là 
surtout  lisent  les  livres,  les  chroniques,  où  quelquefois  avec 
lucidité  et  maintes  fois  sans  conscience,  des  hommes  appelés 
critiques  renseignent  le  public,  le  rendent  averti,  suivant  l'ex- 
pression moderne. 

C'est  là  une  mission  tellement  délicate,  qu'on  s'étonne  et  qu'on 
s'épouvante  à  voir  la  cohue  empressée  de  ces  bizarres  plumitifs 
dont  toute  l'existence  paraîtrait  sans  emploi,  n'était  qu'ils 
prennent  le  plaisir  de  lâchasse,  du  carnage  et  du  dépeçage. 

Parler  d'un  œuvre  d'art,  écrire  sur  un  livre  est  cependant  une 
chose  sérieuse.  Il  me  semble  qu'ici  le  mobile  doit  être  une  pensée 
plus  élevée,  plus  belle,  plus  digne  de  l'art,  que  la  manie  d'enre- 
gistrer, de  cataloguer,  de  classer,  d'étiqueter,  de  démantibuler 
enfin  ce  qui  était  entier.  11  me  semble,  disais-je,  que  si  le  mobile 
de  cet  exercice  n'est  pas  l'admiration,  n'est  pas  l'enthou- 
siasme, l'exercice  lui-même  n'a  plus  qu'une  valeur  relative  et 
petite,  semblable  à  celle  d'un  agréable  jeu.  Encore  n'y  faudrait-il 
aucune  malveillance,  encore  n'y  faudrait-il  aucune  prétention; 


mais  on  y  voit  tout  le  contraire,  tant«  il  est  doux  »,  comme  disait 
Flaubert,  «  de  faire  le  pédagogue,  de  reprendre  les  autres,  d'ap- 
prendre aux  gens  leur  métier  !  » 

Tout  cela  n'a  point  part  à  la  fête  de  l'art,  aux  rites  sacrés  de 
son  culte. 

Pour  comprendre,  sans  doute,  il  faut  aimer  d'abord.  Je  ne  me 
sens  aucun  trouble  en  l'esprit  dès  que  je  me  trouve  en  présence 
d'un  être  ou  d'une  œuvre  que  j'aime.  Peut-êlre  l'impression, 
l'émotion  que  j'en  ai  restera-t-elle  inexprimable,  mais  soyez  sûr 
que  si  je  l'exprimais  un  jour,  la  notion  que  j'en  donnerais,  même 
en  un  mot,  serait  plus  complète  et  plus  juste  que  celle  qu'en  pour- 
rait donner  tout  autre,  d'un  esprit  même  plus  clairvoyant,  même 
plus  averti,  plus  habile,  plus  analytique  —  et  qui  l'aimerait  moins. 

C'est  pourquoi,  dès  qu'il  n'y  a  pas  ce  facteur  tout-puissant  d'amour, 
d'estime,  de  respect, il  n'y  a  nulle  nécessité  d'écrire, et  il  n'y  a  non  plus 
nulle  apparence  de  parler  d'une  œuvre  avec  vérité.  On  me  dit  bien 
qu'il  faut  détruire  par  devoir  et  obligation  morale  tout  ce  qui  ne 
parait  point  bon.  Mais,  ce  qui  n'est  pas  bon,  c'est  à  mon  sens, 
uniquement  ce  qui  n'est  pas  sincère,  et  rien  ne  se  détruit  plus 
vite  par  soi-même  —  et,  si  cela  que  je  pensais  mauvais  ne  périt 
pas,  c'est  que,  sans  doute,  quelque  ciiose  y  vivait  caché  qui  était 
nécessaire. 

Quoi  qu'il  en  soit,  gardant  à  part  nous,  implacablement,  nos 
détestations  énergiques,  nos  protestations  instinctives,  ne  perdons 
pas  le  temps  à  les  écrire,  à  faire  tournoyer  contre  tel  livre,  tel 
poème,  tel  écrivain,  les  feux  épars  de  notre  plume  vengeresse.  Et 
surtout  n'imaginons  pas  qu'il  en  sorte  jamais  une  clarté  nouvelle 
capable  de  guider  à  travers  le  dédale  des  productions  quoti- 
diennes, le  goût,  ce  dieu  fugace,  aux  pieds  ailés,  au  sourire 
ambigu. 

I6 


T'est  la  critique  des  beautés  qu'il  faut  faire,  disait,  je  crois, 
M'^^dp  Stnël.  C'est  la  philosophie  de  l'art  dont  M.  Mithouard.  dans 
le  Tourment  de  l'Unité,  nous  donna  récemment  un  srrand  exemple. 
Le  reste  n'est  que  littérature. 

Par  ce  joli  mot  de  Verlaine,  j'en  reviendrai  à  mon  commence- 
ment et  je  rentrerai  dans  l'enclos  où  fleurit  'e  verbe  magique  aux 
deux  corolles  de  prose  et  poésie.  Car,  si  j'ai  longuement  discouru, 
malgré  que  j'en  aie,  sur  la  critique  critiquaillante.  c'est  par  colère 
contre  ces  Don  Quichotte  qui  vont  clamant  ici  d'indépendance  et 
là  de  tradition,  alors  qu'ils  ont  entrevu  tout  au  plus,  à  la  surface 
de  la  mer,  l'écume  désobéissance  et  la  fastidieuse  routine. 

Le?  poêles  indépendants  ne  sont  pas  une  institution  nouvelle. 
Ils  pnnt  romtpmporain=.  je  pense,  non  pas  des  vers-libristes.  mais 
probablement  de  la  langue  française.  Leur  théorie  est  longue  : 
elle  descend  vers  nous  avec  les  chants  confus  des  baladins,  avec 
les  stances,  les  épigrammes  et  les  fables  de  la  pléiade  couronnée 
de  lauriers,  avec  les  purs  alexandrins  sensibles  de  Racine,  avec 
les  rimes  fières  de  Chénier  et  les  débordements  de  fleuve  de  l'in- 
comparable Hugo,  jusqu'à  Baudelaire  et  Verlaine,  jusqu'à  Lafor- 
gue, Vielé-GrifRn.  Francis  Jammes,  Verhaeren,  M™^  de  Noailles, 
Girand.  Fernand  Séverin  et  bien  d'autres. 

Ce  que  nous  retenons  de  leur  art  et  d'eux-mêmes,  cette  part 
d'éloquence  qui  nous  pénètre  jusqu'à  l'ôrae  et  qui  les  rend  impé- 
rissables, c'est  justement  l'étincelle  divine,  brûlant  ses  feux  dans 
une  intimité  profonde  et  les  révélant  tout  entiers  dans  la  sincérité 
parfaite  et  souveraine  de  leur  instinctive  nature. 

Quels  que  soient  les  temps  et  les  lieux,  quel«  qu'aient  été  leurs 
maîtres  et  quelle  la  coutume  où  les  tenait  la  nécessité  de  l'instant, 
ils  furent,  ils  sont  restés  les  libres  interprètes  de  la  libre  et 
inaliénable  beauté,  de  l'art  que  rien  n'enchaîne. 

17 


Le  procédé  importe  peu.  Qu'un  vers  soit  régulier  ou  non,  qu'un 
poème  s'écrive  dans  un  rytlime  connu  ou  bien  d'une  nouvelle  et 
inentendue  prosodie,  ce  sont  là  des  détails.  La  question  n'est  pas  : 
Faut-il  pratiquer  le  vers  libre,  faut-il  rester  fidèle  aux  rimes  riches 
et  classiques?  Elle  est  beaucoup  plus  simple.  Faut-il,  ou  non, 
écrire?  Si  la  nécessité  s'impose,  si  la  fleur  est  prête  à  jaillir  de 
son  enveloppe  craquante,  elle  apporte  dans  l'instant  même  son 
destin  et  sa  forme;  car  elle  est  l'unité  qui  développera  un  à  un 
ses  sépales,  ses  pétales,  ses  étamines,  toutes  ses  promesses  de 
vie  et  toutes  ses  gloires  secrètes  repliées  jusqu'à  ce  moment 
dans  une  attente  recueillie. 

Je  veux  bien  avoir  l'air  ici  de  chanter  sur  un  thème  suranné  et 
par  trop  moqué  ce  qu'on  appelle  Inspiration,  puip(]u'en  toute 
franchise,  c'est  clairement  cela  et  non  pas  autre  chose  qui  me 
parait  surtout  digne  d'être  chanté. 

Toutefois,  la  méprise  serait  grandement  déplorable  de  voir  sur- 
gir à  cette  évocation  quelque  muse  fatale,  douée  de  prophétie, 
capricieuse  autant  que  femme  sous  le  ciel,  autoritaire  avec  ardeur 
et  diablerie!... 

L'inspiration,  c'est  l'âme  du  poète,  celle  qui  est  à  lui,  en  lui, 
et  pour  lui  seul;  celle  qui  ne  l'a  pas  quitté  depuis  le  temps  où 
son  regard  rencontra  la  lumière  pour  la  première  fois  ;  celle  qui 
marche  dans  ses  pas,  qui  aime  dans  son  cœur,  qui  rêve  dans  son 
rêve.  C'est  Psyché  à  la  bouche  d'ombre,  aux  yeux  fidèles  comme 
de  sensibles  miroirs,  au  silence  passionné,  aux  rares  paroles 
d'écho. 

Elle  inspire,  c'est-à-dire  qu'elle  attire  au  sommet  de  l'être,  dans 
les  régions  idéales,  l'émotion  que  la  moindre  chose  peut  éveiller  à 
son  moment  dans  la  nature  de  l'artiste.  11  n'y  a  pas  là  de  surprise, 
et  sa  présence,  pour  être  invisible  et  muette,  n'en  est  pas  moins 

i8 


constante.  Elle  e^^t  ce  fruit,  ce  précieux  grain,  ce  bourgeon  ou  ce 
nœud  dans  lequel  s'élabore  sans  arrêt,  sans  secousse,  le  miracle 
enfin  divulgué  par  une  saison  de  soleil.  —  L'œuvre  d'inspiration 
est  celle-là  qui  chante  parce  qu'elle  devait  chanter,  parce  qu'elle 
ne  peut  davantage  se  taire.  Souvent,  elle  vivait  depuis  longtemps 
déjà,  mais  blottie  et  confuse,  pareille  ;i  la  beauté  à  peine  recelée 
des  visages  d'adolescence  que  l'amour  tout  à  coup  marquera  du 
sceau  radieux.  Et  tout  y  parait  à  la  fois,  et  la  clarté  se  fait  sur 
chaque  trait  de  cette  beauté  endormie,  dès  que  la  lampe  de  Psyché 
s'est  élevée  sur  son  sommeil. 

Il  est  trop  vrai  que  peu  de  livres  portent  ce  caractère  d'inten- 
sité profonde,  cette  empreinte  d'un  long  destin  vécu  d'avance  dans 
une  intimité  ardente.  Mais  ceux-là  sont  de  purs  chefs-d'œuvre,  car 
ceux-là  participent  de  l'homme  plus  et  mieux  que  les  autres,  et 
mieux  que  les  autres  aussi,  ayant  puisé  avec  une  énergie  lente  et 
patiente  plus  de  sève  dans  leurs  racines,  ils  projetteront  vers  le 
futur  des  semences  durables. 

Un  exemple  a  parfois  le  tort  de  dépasser  sa  signification 
d'exemple  et  de  s'établir  en  l'esprit  comme  un  solitaire  obélisque 
transporté  par  violence  du  sable  originel  dans  le  désert,  hanté 
d'autre  façon,  des  parcs  et  des  places  publiques. 

Si,  cependant,  j'en  choisis  un,  c'est  qu'à  la  fin  de  cette  brève 
étude  sur  un  sujet  d'une  délicatesse,  d'une  amplitude  telles  que 
l'art  entier  s'y  trouve  enveloppé  comme  l'univers  és^yptien  sous 
les  ailes  tendues  de  l'épervier-soleil,  —  si  donc  je  choisis  un 
exemple,  c'est  qu'il  me  touche  d'une  admiration  très  particulière 
et  qu'il  trouve  ici  son  accord  :  Je  veux  parler  du  drame  Les 
Racines,  qu'Henri  Maubel  a  fait  paraître  récemment. 

D'autres  en  ont  donné  l'analyse  et  le  sens  :  Quant  à  moi,  dont 
le  temps  est  fini  de  parler,  je  le  signale  simplement  pour  ce  que 

19 


j'y  ai  reconnu,  par  sa  teneur,  par  sa  composition  naturelle  et  non 
pas  factice,  par  son  instinctive  noblesse,  par  son  inspiration  mer- 
veilleusement émouvante,  et  que  l'on  sent  prolon^jée  sans  rupture 
d'un  éloquent  passé  vers  un  troublant  et  verticfineux  avenir, 
l'œuvre  dont  j'essayais  de  fixer  à  vos  yeux  le  caractère  impéris- 
sable de  beauté  supérieure. 

Ne  pouvant  vous  lire  en  entier  ce  drame,  dont,  par  ailleurs, 
l'unité  s'accommode  peu  d'un  morcellement  arbitraire,  je  m'en 
éloigne  après  cet  hommage  rendu;  et  je  m'en  vais  vous  prier 
d'écouter  un  poème  ancien  d'un  certain  agrément,  où  quelque 
chose  encore  paraît  de  mon  sujet. 

Il  est  du  bon  poète  Mellin  de  Saint-Gelais  qui  vivait  sous  Ron- 
sard et  que  les  commentaires  d'anthologie  accusent  aigrement  de 
n'avoir  pas  rompu  avec  la  tradition.  Il  lui  fut  même  si  fidèle, 
raconte  la  légende,  que  pour  continuer  d'écrire  à  son  idée,  il  se 
vit  obligé,  en  ces  temps  de  liberté  grande,  de  s'humilier  publique- 
ment et  d'implorer  la  merci  dos  vainqueurs  !... 

Le  poème  est  intitulé  Le  Vieillard  de  Vérone  : 

0  Bienheureux  qui  a  passé  son  âge 
Dedans  le  clos  de  son  propre  héritage, 
Et  n'a  de  vue  éloigné  sa  maison, 
En  jeunes  ans  et  en  vieille  saison  ; 
Qui,  d'un  hâton  et  d'un  hras  secouru. 
Va  par  les  champs  où  jeune  il  a  couru, 
Les  siècles  longs  pas  à  pas  racontant. 
Du  toit  champêtre  où  il  est  habitant! 


20 


A  peine  a  vu  la  prochaine  cité, 

Se  contentant  loin  de  mur  et  Je  tour 

De  voir  à  plein  le  beau  ciel  tout  autour. 


Voilà  son  art  et  sa  philosopMe. 
Il  voit  lever  et  coucher  le  soleil 
Au  même  lieu  de  son  somme  et  réveil. 
Et  est  le  dos  du  rustique  séjour, 
Son  zodiaque  ou  mesure  le  jour. 

Tel  chêne  est  lors  au  champ  grand  et  superbe 
Qu'il  lui  souvient  avoir  vu  estre  en  herbe, 
Et  les  forests  a  vu  plantes  menues, 
Qui,  quant  et  lui,  sont  vieilles  devenues. 

Nou  plus  connaît  sa  voisine  Vérone 
Qu'il  fait  Memphis  que  le  Nil  environne  : 
Et  tant  lui  est  le  prochain  lac  de  Garde 
Que  la  mer  Rouge  ;  et  d'y  aller  n'a  garde. 

Ce,  néanmoins  le  temps  et  ses  efforts 
N'ont  affaibli  ses  membres  sains  et  forts, 
Et  ses  neveux  voyent  en  l'âge  tiers 
De  leur  ayeul  les  bras  durs  et  entiers. 

Un  autre  donc  aille  voir  Hibérie, 
Ou  plus  s'il  veut,  car  je  tiens  et  parie 
Que  ce  vieillard,  qui  ne  veut  qu'on  le  voie. 
Plus  de  vie  a  qu'un  autre  et  plus  de  joie. 


i_a  Bibliothèque 

Université  d»Ottawa 

Echéance 


The  Library 
Univers! ty  of  Ottawa 
Date  Due 


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±2" 003    00  3J68iiib 


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CE  PQ   2605 

.L77D4  1903 

COO   CLCSSET,  MAR  DE  LA  TRACIT 

ACC#  1232333 


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