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JUIN 21 1973
L'AUTORITE IMPERIALE
EK AIATIÈRE RELIGIEUSE
A BYZANGE
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Par Am. GASQUET
Ancien Élève de l'École normale supérieure
Professeur agrégé de l'Université
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KRNKST THORIN, ÉDITEUR
Libraire du Collège de France, de l'École normale supérieure,
des Écoles françaises d'Athènes et de Rome
7, RUE DE MÉDICIS, 7
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MEMBRE DE L INSTITUT
HOMMAGE RESPECTUEUX
A. OASQUET
A BYZANCE
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
De rimpcriiim en matière religieuse, depnis l'origine de Borne
Jusqu'à l'empereur Gratien.
Les sociélés antiques ne connurent pas la séparation du
pouvoir politique et du pouvoir religieux. Les pharaons
d'Egypte, les souverains d'Assyrie, les premiers chefs des
Hébreux furent à la fois rois et pontifes. La religion ne semblait
pas un domaine à part, interdit aux profanes et réservé à quel-
ques initiés, dont la vie s'écoulait à l'ombre du sanctuaire. A
Rome et à Athènes, on pouvait être magistrat, rendre la justice,
commander les armées et faire en même temps partie d'un col-
lège de prêtres et d'augures. Les choses de la religion et celles
de la politique se mêlaient et se pénétraient sans cesse. Il n'exis-
1
tait pas deux classes de citoyens, séparées l'une de l'autre par
des attributions exclusives, des laïques et des ecclésiastiques.
Le pater familiasy entouré de ses enfants, de ses proches, de ses
clients et de ses esclaves, était à l'origine le souverain juge, le
chef militaire et présidait en même temps au culte du foyer. Il
offrait aux Lares familiers les gâteaux sacrés, prononçait les
paroles du rituel, était l'intermédiaire obligé entre les généra -
tions éteintes et celles qui survivaient autour de lui. Le père
mort, le fils aîné lui succédait dans toutes ses prérogatives reli-
gieuses et politiques. Il n'entre pas dans notre sujet de recher-
cher si le pouvoir religieux procéda du pouvoir politique, ou si
le pouvoir politique fut comme la suite et la conséquence néces-
saire des prérogatives religieuses. A vrai dire la question pour
nous n'existe pas; les deux pouvoirs, si haut que l'on remonte
dans le passé, sont étroitement associés l'un à l'autre et ne s'ex-
pliquent pas l'un sans l'autre. C'est parce que le père de famille
résume en sa personne toutes les forces et toutes les volontés de
sa gens, qu'il parle aux morts en son nom, et qu'il a la garde du
foyer domestique ; c'est en raison de ses fonctions sacerdotales
qu'il juge les siens et leur commande. La loi commença par être
un dogme, et toute législation à son début fut un formulaire
religieux.
L'État n'était que la collection des familles, associées dans un
intérêt de défense et de protection mutuelle, qu'une famille plus
nombreuse, unie par d'autres liens que par ceux du sang, mais
réglée par les mêmes usages. Le chef d'État représenta tous les
chefs de famille. Son autorité fut la fidèle image de leur autorité,
à la fois politique et religieuse. Il fut chargé du culte public de
l'association, comme chacun d'eux s'acquittait des cérémonies
religieuses de sa gens. L'État eut son foyer comme la famiUe.
Telle fut la conception antique de l'État. Les Romains dési-
gnaient d'un seul mot, l'autorité publique et l'autorité reli-
gieuse, ils l'appelaient Vlmperhim. Les rois de Rome furent les
chefs naturels de la religion, comme plus tard les empereurs en
furent les grands pontifes. Les premiers empereurs clirétiens
ne crurent pas, en adoptant le culte nouveau, se démettre d'une
autorité qu'ils jugeaient inaliénable, et prétendirent comme par
le passé, à la direction des affaires religieuses. Cependant le
christianisme apportait au monde une idée nouvelle, qui conte-
nait en germe une révolution dont les conséquences ne sont pas
encore épuisées, m'ais se développeront à travers les âges ; cette
idée n'était autre chose que l'indépendance de ces deux pouvoirs,
religieux et politique, jusqu'alors si indissolublement unis.
La tradition attribue au second roi de Rome, Numa, l'orga-
nisation des cultes religieux de la cité. Il établit les divers collè-
ges de prêtres et fixa les fonctions de chacun d'eux. Il créa les
flamines de Jupiter, de Mars, de Quirinus, institua les vierges
vestales, vouées à l'entretien du foyer de la cité, les douze
Saliens, préposés à la garde des boucliers tombés du ciel. Il ren-
dit par ces institutions plus facile la surveillance du culte public
et privé. Il allégea, en les répartissant sur un plus grand nom-
bre de citoyens, les fonctions multiples et minutieuses, aux-
quelles les soucis et les occupations de la souveraineté ne lui
permettaient pas de se consacrer tout entier. Il délégua une
partie de l'autorité, dont la source était en lui (1).
La révolution qui substitua à la royauté la république, chan-
gea peu de choses à ces dispositions. Gardienne des traditions
(1) Sacerdotibus creandis animum adjecit, quanqiiam ipse pluriina sacra obibat.
(Tite Live, liv. I, ch. 20.)
— 4 —
religieuses, l'aristocratie représentée par le Sénat, en surveilla
avec une sollicitude jalouse le dépôt précieux. Il semble que le
consul ait d'abord hérité de toutes les prérogatives royales, et
que son pouvoir n'ait différé de celui des souverains déchus que
par sa durée. Le sénat crut imprudent de laisser à un seul
homme une autorité si étendue, et redouta une tyrannie. On
démembra donc le consulat ; on créa deux consuls, des préteurs,
des censeurs, enfin un souverain pontife. Ces dignités furent à
l'origine le privilège exclusif des familles patriciennes ; mais il
fallut bientôt compter avec le peuple, qui prit d'assaut l'une
après l'autre, toutes ces charges, comme autant de citadelles,
où s'étaient réfugiés les tenants du vieux droit romain. Les prê-
tres qui recrutaient le collège des pontifes avaient été d'abord
vraisemblablement désignés par le sort, on y pénétra bientôt
par la cooptation ; le peuple enfin nomma à ces charges, comme
il nommait déjà à toutes les autres. On sait que Jules César fut
élu grand pontife par les comices, par tribus (1).
Les pontifes étaient constitués les gardiens des règles et des
traditions religieuses. Les règles du culte étaient consignées
dans un Rituel, les traditions dans les Commentaires, que le
collège consultait chaque fois que l'autorité publique jugeait à
propos d'en référer à ses lumières. Il désignait quelles victimes
il convenait d'offrir aux nombreuses divinités honorées par les
Romains, spécifiait l'âge, le sexe, la couleur de ces victimes, à
quelle époque de l'année, dans quel temple on devait faire le
sacrifice (2). Il surveillait les cultes privés et publics, de peur
qu'une infraction au rituel, une profanation, une négligence,
n'ofiensàt les dieux et n'attirât leur colère sur la cité. Il défi-
(1) Voir aussi Tite Live, liv. XXXIX, ch. 43. Comitia habita in demortui Cornelii
loQum auguiis sufficiendi creatur Sp. Postumius Albinus.
(2) Quibus hostiis, cuique Deo, oui majoribus, cui lactantibus, cui maribus, cui
feminis. (Cic, de Leg., II, ch. 12).
nissait ce qui était sacré, profane, saint et religieux (1). Le
peuple, qui avait ses sanctuaires et ses divinités particulières
venait consulter les pontifes et apprenait d'eux la langue qu'il
fallait parler aux dieux, leur demandait la solution des difficul-
tés liturgiques. Ils prenaient garde que les cultes étrangers ne
vinssent corrompre la pureté du culte admis par la cité et trou-
bler l'État. Ils s'occupaient aussi des funérailles, enseignaient
les mots magiques qui apaisaient les mânes et satisfaisaient les
morts. Ils annonçaient les prodiges que leur révélaient la foudre
et les phénomènes insolites de la terre et du ciel, capables
d'éveiller les craintes du peuple le plus superstitieux qui fut
jamais (2). A eux aussi d'ouvrir les livres sibyllins et d'y lire les
destinées de Rome, à eux parmi les prophéties de tous genres qui
avaient cours dans la république, de faire un choix et établir
l'authenticité des unes, de rejeter les autres. Un de leurs prin-
cipaux.soins consistait à veiller sur les vestales, à empêcher que
le feu sacré, symbole de l'éternité de la grandeur romaine, ne
s'éteignît par leur négligence ; ils se faisaient les gardiens sévè-
res de leur virginité et punissaient de peines épouvantables,
entourées du plus lugubre appareil, toute infraction aux mœurs.
Les vestales qui manquaient à leurs engagements sacrés étaient
enterrées vives. Leur langage devait être austère, leur démar-
che et leur costume refléter la pureté et la dignité de leur vie
privée. Une parole trop légère, une tenue trop libre suffisait à
éveiller le soupçon. La vestale Postumia, malgré son innocence,
dut comparaître devant les pontifes. Elle n'échappa à la mort que
pour subir leurs réprimandes, et recevoir l'avis de garder désor-
mais des dehors plus chastes et plus conformes à la sévérité
d'une institution, de qui dépendait le salut de l'État (3).
(1) Macrobe III, 3.
(2) Tite Live, liv. I, ch. 20.
(3) Tite Live, liv. IV, ch. 44. Proptcr araœniorera cultum, ingeniumque liberius.
— ô —
L'existence des anciens Romains était sujette à de perpétuelles
alarmes. La divinité leur était partout présente, prête à s'offen-
ser et à punir sur tous les fautes d'un seul. On comprend que
dans une société ainsi réglée , entourée des fantômes d'une
superstition dont Lucrèce s'indignait, vivant sous les yeux de
dieux malveillants, qu'il fallait sans cesse se rendre propices,
la puissance des pontifes ait parfois été formidable. La loi les
investissait d'un véritable pouvoir inquisitorial. « Ils connais-
sent, dit Denys d'Halicarnasse, de' toutes les causes qui touchent
aux choses sacrées et qui concernent les particuliers, les magis-
trats et les ministres des dieux. » Les magistrats qui sont char-
gés des sacrifices relèvent de leur juridiction. Ils président les
comices (1), observent si les opérations du vote ont été conduites
selon les rites, et prennent les auspices pour savoir si les dieux
agréent le candidat qui sollicite les suflFrages. On conçoit quelles
précieuses ressources pouvaient offrir à l'aristocratie, ces céré-
monies religieuses, et comment il fut possible de restreindre le
choix des électeurs ou de le fixer sur des personnages que la divi-
nité favorisait de présages heureux. Le cas échéant, et quand les
livres saints sont muets, la décision des pontifes fait loi. Ils im-
posent des coutumes nouvelles qui s'ajoutent à la tradition et
deviennent obligatoires. Leur tribunal est sans appel ; aucun
juge ne peut casser ou réformer leur sentence. Eux-mêmes ne
sont soumis à aucun jugement, passibles d'aucune peine. Ils
n'ont à rendre compte de leurs paroles ou de leurs actes ni au
sénat ni au peuple (2).
Le grand pontife n'a pas un pouvoir plus étendu que celui de
ses collègues, ni une autorité supérieure à la leur. Il est seule-
ment le premier entre des égaux. Il est leur interprète auprès
(1) Ibi felici loco, ubi prima initia libertatis vestra inchoastis, tribunos plebis crea-
bitis. Praesto erit pontifex maximus qui comitia babeat. (TileLive, liv. III, ch. 53.)
(2) Denys d'Halicarnasse, lib. II, passim.
des magistrats ou du peuple assemblé, il s'exprime en leur nom
et communique leurs arrêts, pro collegio respondet (1). S'il prend
sur lui d'ouvrir un avis ou de donner une consultation sans s'être
enquis de l'opinion de ses collègues, sa décision peut être infir-
mée et considérée comme nulle. Le sénat et le consul peuvent en
appeler du grand pontife au collège, dont la sentence collective
est seule valable. Pendant la guerre de Macédoine, le sénat
décréta que le consul, à qui le sort attribuerait la province,
devait s'engager à faire un don à Jupiter et à célébrer des jeux.
Le grand pontife Licinius s'éleva contre cet arrêt, et nia qu'il
fût permis, selon les rites, de vouer à Jupiter une somme indé-
terminée, et qui ne fût pas mise en réserve par avance, comme
un dépôt sacré. Le consul en appela au collège des pontifes qui
approuva le décret du sénat et réforma le jugement du grand
pontife (2).
Quel qu'ait été l'étendue du pouvoir des pontifes, il faut se
garder de croire que l'autorité religieuse fût toute entre leurs
mains. Cette autorité appartenait dans sa plénitude à l'État seul,
représenté par le sénat et les comices populaires. M. Bouclié-
Leclercq a fort bien démêlé, sans insister cependant assez sur ce
point, que le collège des pontifes était simplement une réunion
de théologiens, chargés de conserver les livres saints et d'en
interpréter la lettre, de dresser le calendrier, de fixer les jours
fastes et néfastes, de prémunir les citoyens contre les embûches
tendues par des divinités soupçonneuses et faciles à irriter. Très-
puissants, tant que les Romains vécurent sous la terreur des
choses saintes, ils devaient perdre de leur prestige, quand le
prestige de la religion elle-même s'affaiblit, et que les esprits
s'émancipèrent de la tutelle que le vieux rituel faisait peser sur
(3) TiteLivc, liv. IV.cli. 44.
(1) Tile Live, liv. XXXI, cli. 10.
— 8 —
eux. Mais à aucune époque de l'histoire de Rome, les pontifes
n'exercèrent un pouvoir d'initiative et n'eurent le droit de faire
exécuter eux-mêmes leurs sentences . Saisis ofHciellement d'une
question, ils se bornaient à faire au sénat leur rapport, à lui
rappeler la coutume des ancêtres, à lui exposer les précédents,
à lui mettre sous les yeux les termes du rituel. Ils ne pouvaient
même pas ouvrir les livres sibyllins sans l'expresse volonté du
sénat ou la proposition des consuls. Ils jouaient dans le gouver-
nement le personnage d'avocats consultants, en possession de la
connaissance du droit pontifical. Tout magistrat investi de l'im-
perium pouvait sacrifier aux dieux, consulter le vol des oiseaux
ou les entrailles des victimes . Ils n'assistaient à ces sacrifices
qu'à titre de maîtres de cérémonie, guidant la main qui frap-
pait, interprétant les signes favorables ou défavorables, veillant
à l'observance exacte des rites prescrits. Eux-mêmes sacrifiaient
rarement, et seulement dans des occasions extraordinaires,
comme dans la fête des Ambarvalia (I) .
Les exemples abondent dans Tite Live et Denys d'Halicar-
nasse, qui nous montrent l'Etat dans l'exercice de son pouvoir
religieux. Nous en citerons quelques-uns. pour marquer com-
ment il était d'usage de procéder en semblable matière. Fulvius,
après la conquête de l'Ambracie, revint à Rome pour la cérémonie
du triomphe. Il avait fait vœu de consacrer à des jeux publics
cent livres d'or. Le sénat ordonna de consulter le collège des
pontifes pour savoir s'il était indispensable de consacrer à ces
fêtes religieuses une somme aussi considérable. Les pontifes
répondirent que peu importait la somme dépensée, pourvu que
les jeux fussent célébrés. En conséquence, le sénat permit à
Fulvius d'employer aux jeux la somme qu'il lui plairait, pourvu
(l) Bouché-Leclercq. Thèse pour le doctorat : Le Pontificat romain, pages 314 et
suivantes.
que le chiffre n'excédât pas quatre- vingt raille sesterces (1). La
proposition passe donc par trois moments successifs : délibéra-
tion du sénat et renvoi à l'examen des pontifes , réponse des
pontifes, seconde délibération et sentence définitive du sénat.
Autre exemple. Au moment où l'invasion d'Annibal faisait
courir à Rome les plus extrêmes périls, le dictateur Fabius
Maximus demande au sénat que l'on consulte les livres sibyl-
lins. Le sénat saisit les pontifes de cette proposition. Les livres
sibyllins recommandent de célébrer des jeux en l'honneur de
Jupiter et de Vénus Erycine, des supplications, un iectistertium,
enfin les sacrifices extraordinaires du Ver sacrum. Le sénat,
informé des volontés divines, ordonne au préteur M. Cornélius
de veiller à l'exécution rapide de ces cérémonies. Mais l'avis
conforme du sénat ne suflît pas encore. Le grand pontife Corn.
Lentulus oi-donne de consulter le peuple au sujet du Ver_"sa-
crum, qui ne peut se célébrer sans son consentement. Le peuple
approuve la décision prise par le sénat et la confirme par son
vote (2). Encore le pontife ne peut-il prendre sur lui cette con-
sultation suprême sans que le sénat la prescrive (3). Les cultes
étrangers ne peuvent être admis à Rome sans la permission des
pères conscrits. C'est ainsi qu'après avoir consulté les livres
sibyllins, ce sont eux qui demandent au roi de Pergame, Attale,
la statue de C y bêle pour la transporter sur les bords du Tibre.
Quand on signala l'arrivée au port du vaisseau qui portait
l'image de la déesse, on délibéra longtemps pour savoir qui
serait chargé de la recevoir sur le sol de l'Italie. On ne désigna
(1) Tite Live, 1. XXXIX, ch. 5.
(2) Tite Live, 1. XXII, ch. 9, 10. Corn. Lentulus, pontifex maximus, consulente col-
legio praetorura, omnium primum populum consulendum de vere sacro censet; injussa
populi vovere non posse. Rogatur in hac verba populus ! Velitis, jubeatis ne hoc si
fieri, etc.
(3) Dion Cassius, liv. XXXIX, ch. 15.
— 10 —
pas un pontife pour cet office, mais un jeune homme de quinze
ans, aussi recommandable par sa vertu que par sa haute nais-
sance, un Scipion (1). Pareillement, le sénat prononçait l'exclu-
sion des cultes étrangers dangereux pour l'État. Le consul Pos-
tumius dénonça dans l'assemblée les scandales et les orgies aux-
quels donnaient lieu les mystères de Bacchus. Le sénat vota des
actions de grâces au consul, qui avait su, sans éveiUer l'atten-
tion publique, découvrir un pareil danger, et, par un célèbre
sénatus-consulte , défendit les affiliations aux bacchanales et
proscrivit les superstitions étrangères. Postumius, dans son ré-
quisitoire prononça ces paroles remarquables : « Combien de
fois, au temps de nos pères et de nos aïeux, les magistrats n'ont-
ils pas été chargés de proscrire les religions étrangères, les sa-
crifices clandestins, de chasser du forum, du cirque, de la ville,
les prétendus prophètes ; de rechercher et de brûler les livres
prophétiques, d'abolir tous les sacrifices qui ne seraient pas ac-
complis selon la coutume romaine (2)? » On voit que la proscrip-
tion des bacchanales avait été précédée par des mesures du même
genre, que ces soins concernaient l'autorité publique, que le
sénat était appelé à prononcer souverainement en ces matières,
qu'enfin la fonction des pontifes se réduisait à rechercher s'il y
avait incompatibilité entre les cultes étrangers et la religion de
l'État.
II.
Jules César changa le gouvernement républicain en monar-
chie. Son œuvre, interrompue par la mort qui le frappa en plein
sénat, fut reprise par son neveu Octave, qui la porta à sa per-
(1) Tite Live, 1. XXIX, ch. 10, 11, 14.
(2) Tite Live, 1. XXXIX, ch. 16.
— 11 —
fection. Cette révolution fut habilement conduite pour ne pas
effaroucher l'esprit formaliste des anciens Romains, et ne pas
évoquer les souvenirs de la royauté , dont la mémoire était
encore détestée. L'empereur se fit décerner par le peuple et le
sénat toutes les dignités qui conféraient l'Imperium. Il semblait
ainsi tenir encore son pouvoir, non de la force, mais des lois.
Il fat consul, proconsul, tribun du peuple ; il reçut aussi le titre
de souverain pontife, et devint, selon l'expression de Dion, le
maître absolu des choses divines et humaines. Il était, en théo-
rie, revêtu de tous les sacerdoces, et en disposait en faveur de
ceux qu'il prétendait honorer de son choix (1).
Jules César avait été élu souverain pontife par les comices,
par tribus. Cet usage ne semble pas avoir prévalu. Il cessa au
temps de Tibère, qui supprima les comices populaires, vain
simulacre d'une liberté disparue. Les pontifes envoyaient d'or-
dinaire au nouveau titulaire la stola ponti/îcalis, symbole de sa
dignité religieuse. Il paraît résulter d'un passage de Dion, que
lors même que l'empire fut gouverné par deux ou trois empe-
reurs, un seul était souverain pontife (2). Les textes épigra-
phiques semblent en contradiction sur ce point avec l'assertion
de l'historien. Plusieurs inscriptions du iv* siècle donnent à Va-
lons, Valentinien et Gratien le titre de pontifices. Il en était,
sans doute, de ce titre comme de celui d'empereur, qui pouvait
être étendu à plusieurs personnages, sans que l'empire fût pour
cela divisé. Les Romains exprimaient d'un mot, unanimitas,
l'accord qui subsistait, après le partage de la dignité, entre les
divers titulaires. L'unité et l'harmonie du pouvoir ne devaient
pas être troublées, parce que ce fardeau était réparti sur plu-
sieurs têtes. L'empire ne laissait pas que d'être un en deux ou
(1) Dion Cassius, 1. LUI, 17.
(2) Dion Cassius, 1. LUI, ch. J7.
— 12 —
trois personnes. Toutefois, nous croyons qu'un seul empereur
recevait à la fois les insignes du sacerdoce suprême. Zosime nous
apprend, en eflFet, que les pontifes, après la mort de Valentinien,
envoyèrent la stola à Gratien ; or, nous savons que les inscrip-
tions lui donnaient déjà les noms de jpontifex maximus^ quand
il partageait le gouvernement avec ses deux collègues. Il semble
difficile que l'élévation du nouvel empereur à la dignité pontifi-
cale ait toujours pu se faire régulièrement. Si la plupart des
empereurs furent désignés par le sénat, ou reconnus immédia-
tement par lui, souvent les armées , sans consulter cette assem-
blée, portèrent à l'empire leurs généraux, qui prirent à la fois
et d'eux-mêmes tous les titres que comportait l'autorité impé-
riale.
Les fonctions du souverain pontife ne changèrent pas sous
l'empire ; mais le pouvoir attaché à ces fonctions s'accrut sin-
gulièrement lorsque les empereurs s'en furent saisis. Les empe-
reurs jouirent dans toute sa plénitude de l'autorité religieuse.
Cette autorité, ils la tenaient, non-seulement du pontificat, mais
aussi de leur dignité de consul et de tribun. En même temps
qu'ils étaient, comme représentants du collège des pontifes,
appelés à décider sur les points de dogme et de discipline, ils
avaient le droit d'initiative et celui de faire exécuter les arrêts
conformes du sénat, qui manquaient à leurs prédécesseurs ré-
publicains. Toute puissance était en eux. Le sénat n'avait d'au-
torité qu'autant qu'il plaisait aux empereurs de lui en laisser.
Le peuple avait abdiqué entre leurs mains. Ils réunissaient ainsi
dans 'leur personne les prérogatives du clergé constitué et les
droits supérieurs de l'État. En apparence, l'institution était
restée telle que sous la république ; en réalité, le souverain
pontificat, absorbé par l'empereur, changea de nature, et l'au-
torité qu'il conférait fut désormais sans bornes.
Le pontificat ne fut pas pour les empereurs un vain titre dont
— l.i —
ils se parèrent, pour ne laisser subsister en dehors d'eux aucune
des grandes dignités républicaines ; ils en exercèrent réellement
les fonctions. Les plus mauvais d'entre les césars ne furent pas
les moins scrupuleux à s'acquitter avec une sollicitude extrême
des soins religieux. Il ne faut pas oublier que le peuple romain
était loin d'être désabusé encore des superstitions païennes, que
sa piété et sa ferveur semblèrent même redoubler sous l'empire,
que les empereurs s'appliquèrent à l'entretenir dans ces senti-
ments, que jamais plus de temples ne s'élevèrent à Rome et
dans les provinces.
L'empereur semble avoir disposé à son gré de tous les sacer-
doces. Dion rapporte que Jules César, pour rattacher à son parti
les familles patriciennes, distribua aux sénateurs les sacerdoces
vacants, et qu'il fit fléchir la loi, en portant le nombre des prê-
tres au-delà des limites fixées par la tradition (1). Il ajouta plu-
sieurs titulaires au collège des augures et à celui des quindé-
cemvirs. Quand Auguste revint d'Actium, vainqueur de l'Orient,
il fut établi qu'il pourrait créer autant de prêtres qu'il jugerait
bon et quand il lui plairait. Les empereurs firent un tel abus
de cette liberté, et distribuèrent avec tant de profusion les sa-
cerdoces, que Dion juge désormais inutile pour l'histoire d'en
mentionner le nombre exact (2). Tacite attribue à Octave l'élé-
vation du jeune Marcellus au pontificat (3). Le même historien
fait honneur à l'empereur Othon du soin qu'il prit de ne donner
les sacerdoces qu'à des vieillards et à des patriciens renommés
pour leurs vertus. Pline, l'habile courtisan dont Trajan fit son
favori, sollicite de son maître la place vacante d'augure et de
septemvir, « afin de pouvoir, dit-il, prier pour ta prospérité les
(1) Dion, liv. XLII, ch. b1.
(2) Dion, liv. Ll, ch. 20.
(8) Tacite, Ann., iib. I, ch. 3.
- 14 —
dieux, que j'ai invoqués jusqu'à ce jour pour toi, en simple par-
ticulier (1). » Athénée et Lampride disent de Marc-Aurèle et
d'Alexandre Sévère qu'ils distribuèrent aussi des sacerdoces. Ils
usaient de ce droit, non-seulement à Rome et dans l'Italie, mais
souvent aussi dans les provinces, bien qu'ils laissassent volontiers
aux collèges provinciaux le soin de se recruter par la coopta-
tion. Ils désignaient le grand prêtre d'Egypte et le grand prêtre
d'Asie, sans doute à cause de l'importance de ces dignités et de
l'influence qu'elles donnaient en Orient. Lactance cite comme
une innovation le décret de Maximin Daza, qui, dans chaque
cité, investit du sacerdoce les principaux magistrats, les soumit
à l'autorité d'un pontife provincial, et leur enjoignit de se pro-
duire en public parés d'une chlamyde blanche (2). Probablement
il voulait, en face des envahissements du christianisme, aug-
menter la force de l'organisation sacerdotale païenne, resserrer
les liens qui unissaient les prêtres entre eux et rehausser aux
yeux du peuple leur prestige. Ces exemples montrent claire-
ment que les empereurs ne se dessaisirent jamais de leurs droits
et qu'ils disposaient toujours de la nomination des prêtres. Il
n'est pas étonnant qu'ils aient prétendu, par la suite, à nommer
les évêques et à exercer, pendant l'époque chrétienne, l'autorité
que leur donnait sur le clergé païen la prérogative impériale.
Plusieurs cultes nouveaux furent introduits à Rome par les em-
pereurs. Caracalla passe pour avoir, le premier, patronné le culte
d'Isis, bien que nous trouvions cette divinité honorée sous Com-
mode, et que Domitien ait élevé en l'honneur des dieux égyptiens
un Iséum et un Serapéum. Les mystères d'Eleusis furent célébrés
à Rome par Hadrien. Elagabale apporta de Syrie sur les bords
du Tibre la divinité dont il était le grand prêtre dans sa patrie,
(1) Pline, lib. X, ep. 13.
(2) Lactance, De morte Persec, cli. 36.
et dont il prit le nom. Aurélien rendit populaire le culte du So-
leil. Il s'en fallut de peu que le dieu des chrétiens ne prît place,
bien avant Constantin, dans le panthéon romain. Tertullien
rapporte que Tibère proposa au sénat de mettre le Christ au
rang des dieux (1). Adrien lui fit bâtir plusieurs temples (2).
Alexandre Sévère gardait dans son oratoire son image avec celle
d'Abraham. Il est probable que la résistance vint non des em-
pereurs, mais des chrétiens eux-mêmes, qui répugnaient à cette
assimilation avec les dieux païens, et refusaient leur encens aux
divinités de l'État.
La surveillance des cultes provinciaux paraît avoir été aussi
du ressort des souverains pontifes. Octave institua dans toutes
les provinces le cufte de Rome et Auguste, qui n'était autre chose
que l'apothéose de l'État et de l'empire. Nous savons que Tibère
dédia plusieurs temples, commencés par Auguste et depuis tom-
bés en ruine (3). Sous le règne du même prince, Rome reçut les
ambassadeurs de plusieurs villes d'Asie et de Grèce, qui vinrent
réclamer le droit d'asile en faveur de leurs temples, menacés de
perdre ce privilège. Ils durent produire leurs titres devant le
sénat et l'empereur, et défendra la tradition qui le leur avait
conservé. Pline le jeune, gouverneur de Bithynie, consulte Tra-
jan, comme le souverain arbitre en matière religieuse, pour
savoir s'il est permis de déplacer un temple de Cybèle, qui gêne
l'agrandissement du forum de Nicomédie (4). Il le consulte en-
core au sujet de sépulcres, que les inondations du fleuve obli-
gent de transporter ailleurs. « Je sais, dit-il, qu'à Rome, l'usage
en pareil cas est de s'adresser au collège des pontifes ; j'ai donc
(1) Tertullien, Apolog., cli. 95.
(i) Larapride, Vit. Uadr., ch. 29 et 43.
(3) Tacite, Ann., II, ch. 49.
(4) Pline, £))., liv. IX, 61.
— 10 —
pensé qu'il était de mon devoir en cette conjoncture de te con-
sulter, toi, le souverain pontife. » Trajan, dans sa réponse, ne
blâme pas le zèle du gouverneur, et ne songe pas à nier le droit
que lui donne son titre à régler ces détails. Il juge seulement
qu'il est dur de soumettre les provinciaux à ces démarches, et
qu'il suffit de consulter la coutume du pays et les précédents (1).
Fidèle aux obligations de sa charge, l'empereur dresse le
calendrier, détermine les jours fastes et néfastes, et fixe la date
des fériés. C'est sans doute en qualité de souverain pontife que
Jules César modifia le calendrier en usage de son temps et
adopta la réforme d'Eudoxe . Marc-Aurèle régla les fastes de
manière à conserver dans l'année deux cent trente jours uti-
les (2). Le collège pontifical choisissait encore parmi les familles
patriciennes, les vierges vestales. Tibère désigna la fille de
PoUion pour remplacer la vénérable Occia, qui pendant qua-
rante-sept ans avait présidé le corps des vestales plus jeunes, et
remercia les pères de famille qui avaient offert pour cet honneur
leurs enfants. On revit les châtiments terribles qui frappaient
les vierges incestueuses. Au nom des pontifes, Domitien et Cara-
calla condamnèrent plusieurs d'entre elles à être enterrées
vivantes . Quelquefois le collège, par condescendance, s'en remet-
tait à la décision du souverain pontife. Tel fut le cas pour le fia-
mine Dialis Servius Maluginensis, qui demandait le gouverne-
ment de la province d'Asie. Quelques jurisconsultes sacrés
déclaraient ces fonctions incompatibles avec celles qu'il occupait
déjà dans le sacerdoce. Mais, dans l'incertitude, on attendit le
jugement de l'empereur. Tibère, après avoir longtemps retardé
sa réponse, rappela devant le sénat le décret des pontifes qui
déclarait que les flamines ne pouvaient s'absenter pendant plus
(1) Pline, Ep., liv. X, ep. 73 et 74.
(2) Capiton, cb. 10.
— 17 —
de deux nuits, et seulement pour cause de maladie . En consé-
quence il repoussa la demande de Servius Maluginensis . La déli-
mitation du pomœrium, la présidence des sacrifices, l'immola-
tion des victimes étaient encore du ressort de Tempereur, C'était
pour les chrétiens un sujet habituel de moqueries, que le spec-
tacle de Julien, le malheureux restaurateur du paganisme, bar-
bouillé du sang des bœufs et des brebis, qu'il sacrifiait en public
sur l'autel de ses divinités délaissées. Il est inutile de pousser
plus loin cette démonstration . Il est clair que les empereurs
s'acquittèrent avec ponctualité de toutes les fonctions du sacer-
doce, et que plus d'un mérita l'éloge que Spartien fait d'Adrien :
« pontificis maximi officium peregit . »
Le sénat continua sous l'empire à se mêler des affaires reli-
gieuses. Comme le fait, non sans amertume remarquer Tacite,
les empereurs qui, en réalité, avaient absorbé toutes ses préro-
gatives, lui laissaient encore une ombre de puissance avec une
apparence de liberté. Mais cette puissance même n'était que la
concession volontaire et par conséquent illusoire d'un maître,
qui savait à l'occasion se passer de cette assemblée, jadis si redou-
table. Toutefois, constater l'ingérence des sénateurs dans les
choses du culte, n'est-ce pas reconnaître en ces matières l'auto-
rité de l'État, qui dans la personne de l'empereur n'apparaît pas
assez distincte de la prérogative du pontife ?
Or, nous voyons le sénat sous Tibère, occupé à discuter le choix
des flamines (1). A la mort de Libon, sur la proposition de
Pomponius Flaccus, plusieurs jours de prières sont décrétés
pour remercier le ciel d'avoir sauvé la vie du prince . Divers
sénateurs proposent de voter des offrandes à Jupiter, à Mars, et
de fêter aux ides de septembre cet anniversaire heureux . Vers
la même époque un sénatus-consulte chasse d'Italie, astrologues
(1) Tacite, Anu., lib. IV, ch. 26.
— la —
et magiciens et punit de mort quelques-uns d'entre eux, plus
coupables ou plus compromis (1). Un autre sénatus-consulte
prononce l'expulsion des Egyptiens et des Juifs et leur déporta-
tion en Sardaigne, où l'on espère que le climat malsain débar-
rassera bientôt le monde de ces fauteurs de superstitions et de
troubles (2). Le sénat paraît même empiéter parfois sur les
attributions des pontifes. Il décrète que le mois d'avril recevra
le nom de Néron, que celui de mai prendra le nom de Claude, le
mois de juin celui de Germanicus (3). Il charge les pontifes
d'examiner ce qu'il convient de maintenir et de réformer dans
la science des auspices (4) . Il admet au nombre des livres pro-
phétiques reconnus par l'État, un recueil de vers sibyllins pré-
senté par le tribun Quintilianus. Tibère, il est vrai, blâma cette
précipitation et s'étonna que, selon l'usage, on n'eût pas soumis
ce recueil à l'examen des quindécemvirs. Il rappela l'exemple
d'Auguste qui jugeait nécessaire cette vérification préalable par
les prêtres compétents. Il fallait un sénatus-consulte pour per-
mettre aux pontifes de consulter ces oracles dont ils avaient le
dépôt . Lorsque l'invasion des Marcomans dans le nord de l'Italie
fit trembler Rome, et renouvela les terreurs du temps d'Annibal,
le sénat ordonna de recourir aux livres sacrés. Ulpius Syllanus
se plaignit qu'on eût déjà trop tardé, qu'il avait maintes fois et
sans succès demandé que l'on donnât à cet égard les ordres né-
cessaires, mais que ceux qui voulaient flatter le prince en parais-
sant compter sur ses seules vertus militaires , avaient fait
échouer sa proposition. On lut enfin publiquement une lettre
d'Aurélien qui réclamait cette consultation d'où pouvait venir le
salut. « Allez, ô pontifes, s'écria un sénateur, allez, le corps et
(1) Tmie,Ann., lib. II. ch. .32.
(-2) Tacite, Ann.,V\h. II,cli. 85.
(:5) Tacite, Ann., lib. XV, cli, o4.
(4) Tacile,^nn.,lib. XI, ch. IS.
— 19 —
rame purifiés, revêtus de vos vêtements sacerdotaux ; montez
au temple, couvrez vos bancs de lauriers, ouvrez de vos mains
vénérables les pages fatidiques, recherchez les destins de la répu-
blique, qui sont éternels. Donnez à chanter aux enfants en
puissance de père et de mère, les vers accoutumés. Pour nous,
sachez que nous ferons les frais nécessaires pour les sacrifices
prescrits et que nous livrerons les victimes dont le sang doit
couler sur les autels (1). »
Ces exemples suffisent pour prouver l'intervention active ,
incessante de l'État dans tous les actes de la vie religieuse, sous
l'empire, comme sous la république. La distinction se maintient
entre le pouvoir d'iaitiative du sénat et l'empereur, considéré
comme le premier citoyen, d'une part, et l'autorité consultative
du collège des pontifes, de l'autre. Il est vrai que cette distinc-
tion est toute illusoire et seulement dans les formes. L'empe-
reur, maître de la vie et de la fortune des citoyens, est en même
temps le maître des consciences et le chef réel de la religion
païenne.
III (2).
Le sénat républicain et les empereurs avaient peu à peu donné
droit de cité aux cultes étrangers. Les dieux de l'Olympe grec,
ceux de l'Egypte et de l'Asie avaient eu à Rome leurs temples
et leurs adorateurs. On n'avait interdit que les superstitions
dangereuses pour la morale publique et les dieux hostiles à
l'empire. Il est vraisemblable que c'est en sa double qualité de
(1) Vopisciis, Vif. Aiircl., cli. 10 et 20.
("2) Voir pour celle partie ; Marca de ConcorJiù passini. — Aube, thèse latine.
Bouché-Leclercq, thèse française, dernier cliapitre.
— -^0 —
souverain pontife et de chef d'État, que Constantin admit à l'exis-
tence légale le christianisme jusqu'alors proscrit. Mais il n'en-
ira point dans sa pensée de renoncer à ses prérogatives pontifi-
cales, en accordant la tolérance à une religion qui ne reconnais-
sait d'autre dieu que son Dieu, et qui prétendit plus tard contester
aux empereurs ce titre même auquel les chrétiens devaient la
lin de leurs proscriptions. L'histoire tout entière de la vie de
Constantin proteste contre cette idée étrange, qu'on lui attribue
gratuitement. Bien des siècles après la mort du prince, au
ix" Siècle, alors que les papes prétendaient, non-seulement à
l'indépendance, mais à la domination temporelle de l'Italie,
quelques zélateurrs malaladroits de la papauté, inventèrent
cette fable de la donation d'une partie dg l'Occident au pape, et
pour en faire ressortir la vraisemblance, supposèrent que Cons-
tantin avait abdiqué au profit de l'évéque de Rome, Sylvestre,
le souverain pontificat et lui avait abandonné tous les insignes
de cette dignité. Loin de songer à une abdication, Constantin ne
vit dans le christianisme qu'une religion de plus à surveiller et
se crut toute sa vie le pontife suprême des chrétiens, comme il
était depuis longtemps celui des païens.
Ce renoncement s'expliquerait à la rigueur, si une révolution
soudaine, un coup de foudre pareil à celui qui dessilla les yeux
de Paul sur la route de Damas, l'avait jeté dans les voies du
christianisme, s'il avait éprouvé le zèle et l'ardeur des néophy-
tes et des catéchumènes, s'il avait subitement dépouillé le vieil
homme pour faire à sa conviction le sacrifice de ses honneurs.
Les historiens dignes de foi ne nous rapportent rien de semblable.
L'apologiste Eusèbe de Césarée nous parle bien d'une vision
miraculeuse, de la voix qui se fit entendre à Constantin, au mo-
ment où il passait les Alpes pour aller combattre le tyran
Maxence. Il est le seul qui se vante d'avoir reçu ces confidences
de la bouche de l'empereur, et son témoignage isolé nous est sus-
pect. Si tiède était la ferveur du premier prince chrétien, qu'on
ignore à quelle époque de sa vie il reçut le baptême. Les uns
placent cette date après la victoire du pont Milvius et l'entrée
triomphale à Rome, la plupart des annalistes ecclésiastiques la
reportent à un second séjour que fit l'empereur à Rome sous le
pontificat de Sylvestre ; quelques-uns, et parmi ceux-là Eusèbe,
Sozomène, saint Jérôme , aux dernières heures de la vie du
prince. Se sentant mourir il voulut être baptisé comme le Sau-
veur dans l'eau du Jourdain. Encore ce baptême lui fut-il donné
par un évêque arien, Eusèbe de Nicoraédie, qui depuis longtemps
abusait de sa faveur pour détourner Constantin de l'orthodoxie
et le faire pencher vers la foi d'Arius. Ces témoignages contem-
porains ont à coup sûr plus de poids qae ceux de Cedrenus, de
Zonaras et de Théophane , écrivains bien postérieurs, dont la
critique est souvent en défaut, et qui ne pouvaient, tout en con-
naissant la version contraire, voir un hérétique dans le fonda-
teur de l'empire chrétien de Byzance (1).
Les historiens ne s'accordent pas davantage sur les mobiles
auxquels obéit le prince en favorisant le christianisme, jusque-
là persécuté à outrance. Eusèbe, suivi par Zonaras, affirme que
Constantin, comme plus tard Clovis à Tolbiac, fut frappé de la
défaite de ses rivaux Maxence et Licinius, qui n'avaient pas
négligé les invocations et les sacrifices aux faux dieux, et surpris
de sa victoire qu'il attribua au secours du Dieu des chrétiens. Il
compara aussi la fortune de son père Constance avec celle de ses
adversaires, et il embrassa la religion qui faisait la force de ceux
qui la servaient et leur assurait le succès dans leurs entre-
(1) Théophane, Chronic, p. 14, éd. 1655: Zonaras, lib. XIII, 2; Cedrenus, tome I,
p. 271, éd. 1647i Sozoni., lib. I, ch. 7; S. Jérôme Cliron. Constantinus cxtrerao vilœ
suae terapore, ab Eusebio Nicomediensi episcopo baptizalus, in arianuni dograa décli-
nât, a quo usquc ad praesens terapus ecclesiarum rapinae et totius orbis est secuta dis-
cordia.
prises (1). Le païen Zosime, que Sozomène et Aurclius Victor
appuient de leur autorité, donne un tout autre motif à la préfé-
rence que Constantin marqua pour la religion chrétienne (2).
Après avoir vengé, sur de simples soupçons, son honneur de mari
outragé, en faisant périr son fils Crispus et sa femme Fausta,
pris de remords, il chercha le moyen d "étouffer les protestations
de sa conscience, et s'adressa aux flamines et au philosophe néo-
platonicien Sopater. Ils lui répondirent qu'aucune lustration,
aucune expiation ne pouvait laver son crime et assoupir les re-
mords de son âme. Un Espagnol du nom d'Egyptius, admis dans
la familiarité des servantes du palais, l'adressa aux évêques
chrétiens. Ceux-ci lui apprirent que leur religion avait le secret
de laver les fautes les plus graves et que le sacrement du bap-
tême effaçait tout péché. Dès lors Constantin fit grand cas de la
religion nouvelle, il finit par se rallier à ses dogmes et par la
faveur qu'il accorda aux chrétiens, inclina peu à peu ses sujets
à l'adoption du christianisme. Il est à croire que des raisons
plus hautes, et que Lactance nous fait entrevoir, déterminèrent
l'empereur. Les chrétiens n'étaient plus seulement une faction,
mais un parti puissant dont les forces s'augmentaient chaque
jour, avec qui il fallait compter, et qui pouvait être d'un appoint
considérable dans la lutte engagée entre Constantin et ses
rivaux. Le prince ne pouvait du reste manquer d'être frappé de
leur docilité et de leur respect pour le pouvoir établi . Malgré
les violences dirigées contre eux, ils n'avaient essayé de susciter
aucune révolte, on ne les avait trouvés impliqués dans aucun
complot. Peut-être un jour les guerres cesseraieiit-eUes, subite-
ment apaisées, quand tous les peuples obéiraient à ce Dieu, qui
recommandait aux siens l'obéissance passive, si commode au
despotisme.
(1) Eusèbe, De Vil. Con.sl., lib. 1, 21. — Zoiiaras, lib. XllI, '2.
(2) Zosime, lib. II; Sozora., lib. 1, ch. S.
— 23 -
Quoi qu'il en soit, c'est en effet vers l'époque de la mort de
Crispus, que Constantin marqua un penchant décidé pour le
christianisme, s'entoura d'évêques et s'efforça de décourager des
cultes païens, ceux qui leur restaient encore attachés. Il profita
de son séjour à Rome pour manifester d'une manière peu équi-
voque les sentiments qu'il avait eu soin jusque-là de tenir cachés.
Suivant une antique coutume, ses soldats voulurent monter au
Capitole, pour remercier les dieux de la victoire qu'ils avaient
donnée à leurs aigles. Constantin qui s'était abstenu déjà d'as-
sister à la célébration des jeux séculaires, refusa d'accompagner
comme il convenait, ses soldats à cette cérémonie. Il vit défiler
les troupes sous ses yeux et ne put retenir quelques moqueries à
l'adresse des fervents adorateurs des dieux tutélaires de Rome.
Ces plaisanteries, rapidement colportées, soulevèrent l'indigna-
tion du peuple et du sénat. L'empereur se sentit mal à l'aise au
milieu de cette population sourdement hostile, de ces dieux dont
les statues dressées sur toutes les places témoignaient du glo-
rieux passé de Rome et semblaient lui reprocher son apostasie,
de ces temples où se pressait encore une foule respectueuse, dont
la piété était une injure pour son indifférence. Il comprit que
cette cité païenne s'accommoderait mal de sa nouvelle politique et
répugnerait longtemps encore au culte chrétien. Il ne soupçonna
pas un moment que la vieille capitale du monde romain devien-
drait un jour la capitale du monde chrétien. Il chercha un em-
placement pour bâtir une ville sans tradition et sans passé, qui
lui devrait tout, et où il ne serait plus poursuivi par le souvenir
d'une religion avec laquelle il avait rompu dans son cœur. Telle
fut la cause réelle de la fondation de Constantinople (I).
Il est facile de saisir trois moments distincts dans l'évolution
de Constantin vers le christianisme. Il s'agit d'abord pour lui
(1) Zosiiijc, lib. II ; Auicliiis Viclur, qi. U.
— 24 —
de lever les décrets de proscriptions qui pèsent sur les chrétiens,
et de les établir sur le même pied que les adorateurs des autres
divinités. Tel est le sens de l'édit de Milan , qui est un édit de
tolérance : « Considérant que la liberté religieuse ne saurait
être entravée , et que chacun peut, dans son esprit et dans sa
volonté, adorer comme il lui plaît la divinité, nous ordonnons
que les chrétiens puissent garder leur foi et exercer leur culte. »
Plus loin, nous lisons : « Il importe à la tranquillité des temps
présents que tout homme ait le droit de choisir, quelle qu'elle
soit, la divinité à qui il veut adresser ses hommages (1). » En
(1) « Jamdudum quidem cùm animadverteremus non esse cohibendam religionis
libertatem, sed uniuscujusque arbitrio ac voluntati permittendum ut ex animi sui sen-
tentiâ rébus divinis operatn daret, sanximus, ut tum cateri omnes, tum christiani, sec-
Ub ac religionis suae fidera atque observantiam retinerent Et christianis cl
reliquis omnibus lihcra facilitas a nobis Iribuatur, quamcunque voluerintreligio-
nem consectandi, quœ scilicet quidquid illud est divinum ac cœleste numen nobis et uni-
versis qui sub imperio nostro degunt propitium esse possit. »
Cet édit est confirmé par d'autres qui le suivent, cités par Eusèbe et Lactance ;
Zonaras (lib. XIII, ch. 2), en résume la substance en ces termes:
Christianis securitatem per prœcones denuntiat, templa eorum aperiri et nova coudi
permittit, ac vicissira, fanis Ccticiorum deorum clausis, impunè cbristianismum quem-
vis amplecti sinit. Nam se vim quicJfem facturum esse nemini qui vero ultrô ad Chris-
tum se contuiissent, eos se laudare profitebatur.
L'édit de Milan fut donc un édit de tolérance et non d'exclusion à l'adresse des autres
cultes. Constantin entendait que toutes les sectes pussent vivre également protégées par
la loi. En maintes circonstances il s'entremet pour faire respecter cette tolérance réci-
proque et conjurer des querelles tbéologiques. Il apprend que des donatistes en Afrique,
ont envahi une église catholique; il répond : Laissez faire. « Vos autem imitaturos pa-
tientiae Dei summi eorum malitiœ placidâ mente, ea quse vestra sunl relinquenles, et
potius locum vobis invicem aliura, fiscalem scilicet poscere. » Il prescrit de n'user à
leur égard que de douceur et d'exhortations pieuses, mais de s'abstenir de violences =
Sufficit iisdem commonitio nostra et prœcedens cohortatio. (V. Bibl. Pet. Pithsi. —
Baronius, ann. 316, § 57.)
Aux yeux de Constantin le rôle de l'empereur est de paciQer et de concilier, non de
persécuter au nom d'un dogme. Il tient de Dieu l'autorité nécessaire pour se faire
écouter. 11 écrit aux ariens d'Egypte en conflit avec les chrétiens fidèles à At!ia-
nase :
vfiwv (X(i!fi(T^QTrt(Tewç , oïov stp-flVYî; Trp\j70ivc'j É^y.a'JTÔv TTjOOTàyw stxo'rwç.
(Eusèbe, De vità Const., lib. II, ch. (53.)
conséquence, Constantin décrète la restitution aux chrétiens des
biens qui leur ont été confisqués, y compris celle de leurs églises,
fermées ou affectées à d'autres usages. Dans une constitution
adressée au préfet Anilinus et mentionnée par Eusèbe, il arrête
que les prêtres chrétiens, « ceux qu'on appelle clercs, soient as-
similés aux desservants des autres cultes, et qu'ils soient comme
eux dispensés de toute charge publique, afin de pouvoir plus
librement vaquer aux soins de leur religion (1). » Nous ne pou-
vons voir dans ces mesures qu'un acte der haute politique inspiré
par le souci de la paix publique, mais non pas encore un acte
d'adhésion formelle.
Bientôt le christianisme, comme un torrent longtemps con-
tenu, déborde de toutes parts. Nous assistons alors à une sin-
gulière tentative de conciliation et de fusion entre l'ancienne
religion et la nouvelle. Le christianisme, pour rendre d'un culte
à l'autre la transition plus facile, relâche un peu de la rigueur
de ses dogmes et s'hellénise, selon le mot heureux de l'historien
Socrate. Lors de la cérémonie de la fondation de Constantinople,
l'empereur trace lui-même, comme autrefois Romulus et les
césars qui avaient agrandi le pomœrium , la ligne d'enceinte.
Auprès de lui se tiennent le philosophe alexandrin Sopater et le
pontife Pretextatus ; l'aruspice Valens préside à la dédicace de
la vrille (2) . Les temples païens ne furent pas systématiquement
exclus de la nouvelle capitale. Themistius nous parle de sacrifi-
ces, de libations, de processions en Thonneur des dieux protec-
(1) Qui in provinciâ tibi concreditâ, in catholicâ ecclesiâ cui Cœcilianus praesidet
sanctae huic religion! ministrant, quos clericos nominare soient, a publicis omnibus one-
ribus in universum libères et immunes servari vole — ne fiatuterrore quopiam vel
exorbitatione sacrilegâ, a cullu divinilatis debito abslrahanlur, sed potius sine omni
perturbatione suae legi serviant, qui, dum maxima divini cullûs ministpria perBciunt
communibus rébus prodesse videnlur.
(2) V. Banduri, Àntiq. Byz., t. I, p. 98. — Lydus, De Mens., IV, 2.
teurs de l'agriculture, qui s'y célèbrent encore de son temps (1).
Les médailles frappées en l'honneur du prince portent les attri-
buts de Jupiter, d'Apollon et d'Hercule; on y peut lire des ins-
criptions telles que celles-ci : Soli invicto comiti, Jovis con-
servatoris, Martis propugnatoris. Il bâtit un cirque magnifi-
que, où Ton voit un édicule consacré à Castor et Pollux, qui
subsistait encore du temps de Théodose, le trépied d'Apollon
Delphien, sur lequel se dressait la statue du dieu reproduisant
les traits de l'empereur. Une inscription, pour ne pas laisser
d'équivoque, portait : blï Oîdraror kùroy.pv-wp. Autour de la tête du
dieu ou du césar étaient fixés, figurant des rayons de gloire, les
clous qui avaient attaché le Christ sur la croix (2). Si Constan-
tin bâtit une église aux saints Apôtres, il éleva sur la principale
place de Byzance un temple à la mère des dieux Rhéa, et à l'autre
extrémité l'image de la Fortune romaine. La Sagesse et la Paix
eurent aussi leurs autels. Nous reconnaissons le nom de ces deux
divinités dans ceux plus chrétiens de sainte Sophie et de saint
Irénée. Si sur ses monnaies et ses images il se pare des attributs
des dieux païens, il porte quelquefois à la main la croix, le pal-
ladium de la foi nouvelle.
Enfin par un retour étrange et inattendu, la tolérance accor-
dée aux chrétiens au début du règne , est bientôt tout ce qui
reste aux païens de leur ancienne prépondérance. Sans doute
ils ne furent pas persécutés ; il n'est point exact, comme un
passage d'Eusèbe pourrait le faire supposer, que leurs temples
aient été détruits , leurs livres brûlés , leurs sacrifices interdits.
Constantin ne détruisit point l'idolâtrie, il proscrivit seulement,
comme avaient fait Auguste et Tibère, rà iivaipa. t« sioùilo\a.rpei«ç,
c'est-à dire, les cérémonies obscènes, les incantations, les four-
(1; Themiitius, Ont/., 0.
{-2) Zoiuiras, lib. XIII, tii. 3. — Zuiiiuc, lib. II.
— 27 —
beries auxquelles se laissait prendre la crédulité dévote, les
orgies semblables à celles qui déshonoraient les bacchanales.
Mais il éloigna des autels païens nombre de leurs anciens adora-
teurs, par la malveillance et la défiance dont il ne sut pas se
garder envers les fidèles de Jupiter, par la rancune ([u'il montra
à tous ceux qui n'avaient pas imité sa conversion. C'en était
assez pour que la grâce touchât bien des cœurs endurcis.
Beaucoup de convictions fléchirent dès que les intérêts furent
mis enjeu. Il est vrai que les mêmes hommes qui applaudirent
à l'œuvre de Constantin, ne se firent pas faute de la flétrir,
lorsque Julien releva les autels du paganisme désertés. On revit
alors des palinodies éclatantes, de miraculeuses conversions,
qui se soutiennent, jusqu'à ce qu'avorte la tentative de Julien.
Le dieu de l'empereur devint peu à peu le dieu de l'empire. 11
n'était pas besoin de persécutions pour obtenir ce résultat.
L'exemple des chrétiens affermis dans leur foi et multipliés par
elles était encore trop présent, pour qu'on se risquât à doimer
au paganisme un regain de faveur, en paraissant le craindre, et
en apitoyant les cœurs sur le sort des fidèles qui lui restaient.
Il sufl5sait de quelques discours dans le genre de celui que
Constantin adressait aux provinciaux (1) : « Que ceux qui sont
encore plongés dans l'erreur des gentils jouissent de la même
quiétude que les chrétiens. Associés aux mêmes bienfaits, goû-
tant les mêmes joies, ils seront par là même amenés doucement
à un culte meilleur. Que personne donc ne fasse tort à son pro-
chain, que chacun suive son penchant et honore la divinité qu'il
préfère. Que ceux qui se dérobent à l'influence du christianisme
continuent à fréquenter les temples des dieux de mensonge,
puisque telle est leur volonté. Pour nous, ô mon Dieu ! nous au-
(1) Eiisèbe, Vil. Co)isl., |ib. II, cli. 47-56 : Qui vero se ipsns inde ahstraliunt
commcntitii erroris dolubra Iiabeaiit. Nos auteni splemlidissiiiuini due vcrilalis domici-
liura, quod naturâ nobis largilus es tencamus.
— 28 —
rons en partage la splendide demeure de la vérité, dont le flam-
beau éclaira notre naissance. »
Quant à ses fonctions de souverain pontife, Constantin les
exerça envers les païens et envers les chrétiens jusqu'à la fin de
sa vie. Toutes les inscriptions de son règne lui gardent ce titre.
Il n'est pas vraisemblable qu'on eût continué à le lui décerner,
s'il avait marqué quelque dédain à son endroit. Le Code ttiéo-
dosien témoigne qu'il eut souci des intérêts du sacerdoce païen
aussi bien que de ceux du sacerdoce chrétien. En même temps
qu'il accorde aux prêtres du Christ les immunités et les privi-
lèges les plus étendus, il renouvelle les mêmes prescriptions en
faveur des flamines et des prêtres des municipes provinciaux.
Les uns et les autres sont exemptés de l'impôt (1). 11 ordonne
que la ville d'Hispellum en Ombrie prenne le nom de Flavia
Constans, que le temple de la gens Flavia soit magnifiquement
restauré, et que les jeux annuels soient célébrés par les prê-
tres (2). Il nomme Julius Rufinianus pontife de Vesta, pro-ma-
gister du collège des pontifes, prêtre d'Hercule (3). Il condamne
à une amende très-forte ceux qui oseraient violer les sépultures
païennes, et dérober les marbres ou les colonnes qui les déco-
rent (4). I] fait réparer les temples atteints de la foudre et ceux
qui tombent en ruines. Le clarissime Tib. Fabius Tatianus, pré-
fet de Rome, est chargé par lui de la restauration du temple de
Rémus sur la voie sacrée (5). S'il prohibe les sacrifices accomplis
dans les maisons des particuliers, s'il défend de consulter en
secret les aruspices, il autorise ces consultations en public, et
s'offre même, comme souverain pontife, à expliquer le sens de
(1) Cod. Theod., XII, lit. ï, 4, et liv. XII , tit. V, 2.
(2) Insc. Henzen, vol. III, coll. Orelli, a" 5580.
(3) Coll. Orelli, n" 1681.
(4) Cod. Theod., lib. I, De Srpi/lf.
(5) Coll. Orelli, nM7.
leurs oracles (1). Sa sollicitude est de même nature pour les
autres cultes. Il protège les juifs contre les haines déjà séculaires
des chrétiens. Il fixe le jour de la pâque, et prescrit qu'elle soit
célébrée par tous dans le même temps. Il ordonne l'observation
du repos le vendredi, jour de la mort du Sauveur, et le diman-
che, jour de sa résurrection (2). Il prend l'initiative de la con-
damnation d'Arius, et, après l'avoir exilé, se fait garant de sa
foi et le reçoit en grâce (3). Il prend des mesures pour empêcher
le clergé de se recruter parmi les plébéiens riches, qui sont as-
treints aux charges des curiales, et doivent les subir sous peine
de frustrer le trésor (4). Il autorise la construction des basiliques
et fait lui-même les frais de celle que sa mère, Hélène, élève à
Jérusalem en commémoration de la Passion. Il serait difficile,
en un mot, pour ne pas dire impossible, d'établir une différence
dans sa façon d'agir avec le clergé chrétien et le clergé païen.
Il en use de même avec l'un et l'autre, et ne renonce en aucun
cas aux prérogatives pontificales qu'ont exercées les empereurs
qui l'ont précédé.
IV.
Les empereurs qui succédèrent à Constantin ne suivirent pas
une politique différente de la sienne. Constantius, qui prit une
part si active aux querelles théologiques de son temps, qui mérita
les sarcasmes d'Ammien Marcellin par la fréquence des synodes,
qu'il réunit pour établir la similitude ou la consubstantialité des
(1) Cod. Theod., lib. IX, IG.
(2) Cod. Theod., lib. II, 7, 1.
(3) Socrate, lib. I, 22.
(4) Cod. Theod., XVI, 26. ■
— :m) —
personnes de la Trinité, n'abandonna pas la direction du culte
païen, et sut concilier ses devoirs d'empereur et de pontife. Son
respect pour les dieux de la vieille Rome lui valut cet éloge de
Symmaque : « Il n'enleva aucun de leurs privilèges aux vierges
sacrées ; il distribua les sacerdoces à des patriciens, il ne refusa
jamais de faire les frais de nos cérémonies, et, escorté du sénat
à travers les rues de la Ville éternelle, il supporta, sans en être
blessé, la vue de nos temples, lut les inscriptions en l'honneur
des dieux qui en ornaient le fronton , demanda les origines de
chacun d'eux, décerna des louanges à leurs fondateurs, et, bien
qu'il suivît une religion diflférente , protégea toujours la nô-
tre (1). »
Julien eut l'ambition de faire vivre en bonne intelligence tous
les cultes de l'empire. Les évoques ariens avaient proscrit les
catholiques du symbole de Nicée, les donatistes; les novatiens,
les macédoniens, les eunomiens. Il rappela les exilés et leur
rendit leurs dignités. Saint Athanase, grâce à lui, put enfin re-
venir à Alexandrie. Il essaya même de prévenir le retour de ces
tristes querelles et de pacifier les sectes discordantes. Il réunit
leurs principaux docteurs dans son palais et leur fit entendre des
paroles de paix et de concorde. Mais telle fut l'acrimonie des
discussions qui s'élevèrent, que ses paroles furent couvertes par
les clameurs, et qu'il dut imposer silence à ce singulier synode,
en s'écriant : « Vous m'écouterez ; les Francs et les Alamans
m'ont bien entendu (2) ! » Son zèle en faveur des païens n'est
pas suspect. Il entoura d'une magnificence inouïe les cérémonies
du paganisme, espérant par cette splendeur extérieure ramener
aux anciens autels la multitude désabusée. Il accomplit avec joie
toutes les fonctions du pontificat, et sacrifia lui-même les victi-
mes consacrées.
(Ij Symmaque, Ep., X, 54.
(2) A.mmien Marcellin, XXII, o.
— ;;l —
Jovien, au retour ilo l'expédition contre les Parthes, consulta
les entrailles des victimes et eut recours à la science des arus-
pices. Valentinien, au début de son règne, décréta la tolérance
et permit aussi de consulter les aruspices (1). Il autorisa les
sénateurs à laisser au Capitole l'autel de la Victoire et à lui offrir
des sacrifices. Il favorisa les cultes provinciaux, et confirma les
immunités dont jouissaient leurs desservants (2). Sous son règne,
trois flamines restaurèrent en Afrique le portique d'un temple,
et consacrèrent le fait par une inscription (3). En même temps,
il renouvela les exceptions prononcées par Constantin pour le
recrutement des prêtres chrétiens parmi les plébéiens riches.
Valens usa, comme son collègue, de la plus grande tolérance, et
ne montra de rigueur que contre les manichéens , les photinia-
niens et les eunomiens (4). Théodoret nous apprend que les
fêtes de la grande déesse et les dionysiaques furent, sous son
règne, célébrées en public dans la province d'Asie. Gratien s'as-
socia aux actes de ses deux prédécesseurs et même après la
mort de Valens, dont il fut le collègue, respecta la liberté de
conscience.
C'est à cet empereur que la plupart des historiens, Spanheim,
Bosius, La Bastie, attribuent la suppression du souverain pon-
tificat. Il est cependant certain qu'il porta le titre de pontife.
La longue inscription du pont Cœstius le lui décerne, ainsi qu'à
Valentinien et à Valens. Une inscription de Mérida, qui date de
sa quatrième puissance tribunitienne, le lui donne encore, sans
que les noms de ses collègues soient mentionnés à côté du sien.
Van Dale signale une autre inscription de la sixième puissance,
où l'empereur est honoré de la même dignité. Le poète Ausone,
(1) Cod. Tliéod., II, De Mate/lr.
(■2) Cod.Théod., De Dccnr., 75.
(3) Léon Renier, fasc. 5, n" 178.
(4) Socrate, lib. V, cli. 2.
trois ans avant la mort de Gratien, lui rend des actions de grâces
en ces termes : « Chacun te proclame empereur par la puissance,
victorieux par le courage, auguste par la piété, pontife par la
religion, père par l'indulgence, fils par la jeunesse. » Plus loin
encore, il lui rappelle que Dieu lui a donné le souverain ponti-
ficat. L'anecdote célèbre, que Zosime rapporte, ne peut donc
trouver sa place que pendant les trois dernières années du prin-
cipat de Gratien. Voici, du reste, le passage tout entier : « Numa
Pompilius, le premier, fut appelé souverain pontife ; tous les rois
prirent ensuite cette dignité, et, après eux. Octave et ceux qui
gouvernèrent, sous le nom d'empereur, la république. En même
temps que le pouvoir suprême, ils recevaient la tunique sacer-
dotale que leur envoyaient les pontifes. Tous les princes accep-
tèrent cet honneur avec la joie la plus vive; Constantin, lui
aussi, se prêta à cette cérémonie, bien qu'il eût abjuré la foi des
ancêtres pour embrasser la religion des chrétiens. Ses succes-
seurs, et parmi eux Yalentinien et Valons, ne dédaignèrent pas
un tel honneur. Mais les pontifes ayant envoyé, suivant la cou-
tume , les vêtements sacerdotaux à Gratien , ce prince marqua
son aversion pour ce présent, et déclara qu'il n'était pas permis
à un chrétien de les recevoir. La stola fut rendue aux pontifes.
Celui qui était le premier d'entre eux s'écria, faisant allusion
au compétiteur de Gratien : « S'il ne veut pas être pontifex
maximus, c'est Maxime qui sera pontife (1). »
Arrêtons-nous un instant à ce texte. Spanheim, Bosius et
Baronius l'ont déclaré définitif, et arrêtent dès lors à Gratien la
liste des souverains pontifes. Seul, Van Dale fait des réserves.
Mais son principal argument a peu de valeur. Il prétend réfuter
Zosime en citant les inscriptions dont nous avons parlé, et qui
toutes décernent à Gratien le titre qu'il a repoussé. Nous croyons
(1) Zosime, lib. IV.
que Zosime était bien iDibriné de toutes les ijéripéties de la lutte
engagée entre le polythéisme et le christianisme; païen lui-même,
il était intéressé à connaître tous les détails de cette lutte. Gra-
tien peut fort bien , par condescendance pour ses deux collègues,
avoir accepté, tant qu'ils vécurent, la dignité nominale de pon-
tife. Il ne devait en porter les insignes qu'après leur mort. Dion
nous a appris en efifet que lorsque la république était gouvernée
par deux ou trois empereurs, l'un d'eux seul revêtait la stola
liontificalis. Quand ce fut au tour de Gratien de recevoir le
présent des pontifes, rien n'empêche qu'il ait décliné cette offre.
Toutefois, l'assertion de Zosime soulève des objections sérieu-
ses. Il est le seul auteur, chrétien ou païen, qui affirme le fait.
Or, il est peu vraisemblable qu'un événement d'une portée aussi
considérable que l'abolition du souverain pontificat n'ait pas vi-
vement frappé les esprits, et n'ait pas été relaté par des histo-
riens aussi exacts que Socrate, Sozomène, Théodoret, ou l'un
quelconque des nombreux apologistes chrétiens.
A vrai dire, si l'on examine de près le texte de Zosime, on ne
voit pas qu'il parle de la suppression du souverain pontificat. Le
refus dont il s'indigne est personnel à Gratien. Rien ne prouve
que son exemple ait été suivi, que Théodose, Arcadius et Hono-
rius se soient montrés aussi imprudents et aussi dédaigneux.
Sans parler de l'inscription de Justinopolis (Capo d'Istria), qui
donne encore à Justin le titre de pcntifeas maximus, mais qui
passe pour apocryphe, Servius, le commentateur si scrupuleux
de Virgile, et qui mourut sous le princificat de Théodose le Jeune,
ne dit-il pas : « C'était une coutume de nos ancêtres que le roi
fût en même temps prêtre et pontife ; de là vient que nous ap-
pelons aujourcVhvA encore pontifes les empereurs (1)? » C'est là
(1) Servius, lib. III, v. 268. Sane niajoruin liœc eral consueludo ut rex esset etiara
sacerdos vel pontifex, uiide hodieque imperatores dicimus pontifices.
3
— 34 —
un témoignage dont on ne saurait récuser légèrement la valeur.
Peu importe qu'après Gratien, le titre de pontifex maximus ait
disparu des médailles et des inscriptions. Nous ne voyons pas
non plus que les empereurs y soient désignés sous le nom de
tribuns ou de consuls. Il n'existe pas une seule médaille où
Julien soit nommé pontifex maxiraus. Cependant le panégyrique
de Libanius atteste qu'il se faisait gloire de cette dignité. On
peut dire la même chose de Maxirain Daza, de Claudius et de
plusieurs autres. Les noms de Dominus, Imperator, Cœsar, Au-
f/ustus sont désormais les seuls que l'usage autorise sur les
monnaies.
Nous croyons volontiers que lorsque les sénateurs eurent
cessé d'être en majorité païens, que la plupart des grandes fa-
milles, abandonnant les cultes antiques , se furent ralliées, à
l'exemple des empereurs, au christianisme, les césars cessèrent
de recevoir du sénat un titre qui n'avait plus sa raison d'être.
En tout cas, ils n'auraient usé de l'autorité qu'il leur conférait
que pour combattre le paganisme. De Théodose à Justinien, les
décrets impériaux se multiplièrent contre les derniers païens.
Théodose avait refusé au sénat romain les fonds nécessaires pour
les sacrifices (1). Il abolit les privilèges de leurs prêtres (2). Il
laissa son chef de la milice, Stilicon, détacher les lames d'or qui
recouvraient le temple de Jupiter Capitolin, et sa femme, Se-
reine, enlever à la grande déesse Rhéa les colliers d'or qu'elle
portait pour s'en parer elle-même (3). Léon et Anthémius in-
terdisent aux gentils les professions libérales; il ne leur est
(1) Zosime, fin du livre IV.
(2) Cod. Théod., Ut. X, 12. Confirmé par une constitution d'Arcadius (Cod. Théod.,
lib. XVI, til. X, 14). Privilégia, si qua concessa sunt antique jure sacerdotibus, mi-
nistris, hierofantis agrorum, sive quolibet alio noraine nuncupanlur, penitus aboleanlur,
nec gratulentur se privilegio esse raunitos, quorum professio per legem eognoçcitur esse
damuala. — V. d'autres lois encore sous Théodose le Jeune.
(3) Zosime, lib. V.
— 35 —
permis de servir dans la milice qu'après avoir fait attester par
trois témoins, sur l'Evangile, qu'ils sont orthodoxes (1). Justi-
nien refusa à leurs enfants le droit d'hériter, et attribua au fisc
la fortune des parents (2). Il défendit, par une loi formelle, qu'il
y eût désormais des païens dans l'empire, et donna trois mois
pour recevoir le baptême à ceux qui n'étaient pas encore
convertis (3).
Ainsi s'éteignent, au milieu de l'indifférence et souvent de
l'hostilité des empereurs, les dernières lueurs du paganisme. Le
chrisiianisme devient la religion d'État. Quiconque n'est pag
orthodoxe, selon l'empereur, est déclaré coupable de lèse-majesté.
Mais l'empereur chrétien a-t-il renoncé aux prérogatives ponti-
ficales que lui conférait le polythéisme? S'il dépouille volontiers
la stola païenne, qui ne lui donne plus qu'une autorité illusoire,
fait-il aussi bon marché de ses droits sur le culte chrétien?
Zosime dit-il quelque part qu'il ait repoussé l'appellation de
pontife du christianisme ? Cesse-t-il d'exercer sur les clercs le
double droit que lui donnent et son caractère sacerdotal et
rimperium, dont il est revêtu? Nous sommes persuadés qu'il
n'en est rien. Sans doute, les sèches chroniques de Byzance ne
sont pas fort explicites sur ces prétentions. Mais assez de témoi-
gnages nous restent pour pouvoir affirmer que les empereurs
byzantins se crurent, même longtemps après leur conversion,
des pontifes, et en portèrent le nom. Quant à leur autorité sur
le clergé, à leur juridiction sur ses membres, à leurs droits à
(1) Cod., lib. I, lit. IV, 16, 21.
(2) Si liberorum aliqui sint orlhodoxi el aliqiii non, ad orthodoxes tantum devolvitur
successio tota.
Filii hserelicorum non admittuntur ad eorem successionem, sed fiscus.
Cod. Just., lih. I, tit. V,12, 19.
(3) Paul Diacre, lib. XVI. Tertio iniperii siii anno, Juslinianus iniperator promul-
gavit legem, ut non essent pagani, nec hsredici, nisi soli ortbodoxi, datis illis induciis
usque ad menses très ad conversionem.
— 3G —
proscrire certains dogmes et à en promulguer de nouveaux, la
suite de ce travail montrera qu'ils ne s'en départirent jamais,
et que la tradition païenne se continua sans se modifier essen-
tiellement sous le gouvernement des empereurs chrétiens de
Byzance.
CHAPITRE II.
Ce qa'fl reste de la dignité pontiflcale aux empereurs chrétiens
de Byzancc.
Nous avons distingué dans la personne de l'empereur, le pon-
tife et le magistrat suprême revêtu de l'Imperium. Nous allons
chercher ce qu'il reste de l'un et de l'autre chez les césars de
Byzance.
Le titre de Pontifex Maximus a cessé de figurer sur les monu-
ments publics, dès le v^ siècle. Mais pour tous les sujets de l'em-
pire, et surtout pour les Orientaux, l'empereur conserve le pres-
tige religieux dont le paganisme l'a entouré. On a pour lui,
non-seulement le respect dû au prince qui gouverne, mais la
vénération qui s'attache au chef du culte officiel. II n'entrait pas
dans l'esprit des Romains du Bas-Empire que le dépositaire du
pouvoir pût renoncer au gouvernement des âmes. On ne rompt
pas en un jour avec la tradition de plusieurs centaines de géné-
rations. Du changement de la religion ne découle pas, comme
une suite nécessaire, le changement radical et instantané des
idées et des usages. Des siècles sont nécessaires pour refaire
l'esprifd'une société que des siècles ont formée et instruite.
— 38 —
Du reste, loin d'affaiblir cette notion de l'indivisibilité des
deux pouvoirs, le christianisme ne fit d'abord que la renforcer
d'éléments nouveaux pour l'accommoder aux nécessités de la reli-
gion. Dans l'ancienne Rome, le pouvoir lui-même est saint, et
l'exercice de ce pouvoir confère au magistrat son caractère sacré.
A Byzance, l'empereur est de plus l'élu de Dieu ; c'est Dieu qui
l'a choisi et préféré pour l'élever au-dessus des hommes et le
rapprocher de lui. Car seul, il est la source d'où émane toute
puissance terrestre. On a souvent recherché l'origine des pré-
tentions de nos rois à une investiture divine ; on la trouvera
sans nul doute à Constantinople , qui elle-même doit avoir
emprunté cette idée aux livres des Hébreux. Quoi qu'il en soit,
la théorie du droit divin est exposée dans les écrivains byzan-
tins, telle que Bossuet a pu la développer au xvii'' siècle. Nous
lisons dans Eusèbe : « Dieu a voulu remplir de sa bonté le monde
tout entier que le soleil éclaire, et à l'image de son royaume
céleste il a formé le royaume terrestre. De sa sagesse participe
dès cette vie notre empereur, cher au Seigneur, tant parce que
Dieu l'a orné de vertus naturelles, que parce qu'il a fait glisser
dans son âme quelques-unes de ses propres facultés. C'est par la
communication qu'il a reçue de sa sagesse qu'il est sage, de sa
bonté qu'il est bon, de sa justice qu'il est juste. Son intelligence
est un reflet de l'intelligence divine. Il est en partage de la puis-
sance du Très-Haut. . . (1). » Et plus loin : « Celui-là est digne
du nom d'empereur qui a pour archétype le grand roi du Ciel, et
dont l'âme réfléchit comme un miroir les vertus de Dieu (2). »
(1) Euseb., De laud. Const., pag. 452-53 : aocpjàç oè iiîrovaicf. cdcpoç, àyahàç
ok cf.yoL%û y.oivwvt'a , /.«t (?ty.«toç f/£Top^/j ^tY.cuoaùvnç , (TO'fpùiV âk aofpuavvriç
ioétf, xat T^ç KVMzâzov psTÉp^wv <?uv«f/swç àvâpda.ç.
(2) T^ç âvcoTàrou ^«.trùdcti; rrj'j Etxo'va cpé^wv xarà ttjv àpy^ir-jnov
lâitAv. Id., Hist. Ecoles., lom. I, p. 449 D, éd. Genève.
— 30 —
De semblables expressions reviennent sans cesse sous la plume
d'Eusèbe. De même qu'il n'y a qu'un seul Dieu, il ne saurait y
avoir qu'un empereur, et comme il n'y a qu'une loi divine, il ne
peut y avoir qu'une loi terrestre, celle que fait l'empereur. Il
peut bien appeler, pour l'aider dans l'exercice de ses fonctions
plusieurs césars qu'il associera à sa puissance. Ils ne diminuent
en rien sa souveraineté, et ne lui dérobent aucun rayon de sa
gloire. L'empirs, sous Constantin est considéré comme un cliar
trainé par trois chevaux, qui sont les césars. Mais c'est l'empe-
reur qui tient les rênes, maintient entre eux une divine harmo-
nie et les dirige dans sa voie (I). Il ne faudrait pas croire que ces
idées appartinssent seulement à Eusèbe et n'aient eu cours que
sous le règne de Constantin. Nous les retrouvons à chaque page
de l'histoire byzantine. Elles sont reproduites dans l'admonitoire
du moine Agapet au « très-divin et très-pieux empereur Justi-
nien : Par sa nature corporelle, l'empereur est l'égal de tout
homme, par sa dignité il est semblable à Celui qui gouverne
toutes choses (2) . . . C'est un signe de Dieu qui l'a désigné pour
l'empire (3). Il est prédestiné dans les desseins de Dieu, pour
gouverner le monde, comme l'œil est inné au corps pour le diri-
ger (4). Dieu n'a besoin de personne, l'empereur a besoin de Dieu
seul (5). Entre la divinité et lui il n'y a pas d'intermédiaire. »
Plus tard encore, vers le xii« siècle, l'auteur anonyme de vers à
la louange de l'empire s'écrie : « La royauté terrestre est
l'image éclatante de celle de Dieu et l'empereur est lui-même
l'image de Dieu (6). » Aussi ce ne sont plus les suffrages des
(1) Id., ibid.
(2) Agapel à Justin., c;ip. 21.
(3) Id., cap. 45.
(4) Id., cap. 46.
(5) Id., cap. 63.
(6) Edit. de Codimis CiiropalaU : îixdvK '/.xii7:py.-j l'oç aOroy Oiov.
J
— 40 -
armées et du sénat, ce n'est pas même l'hérédité qui désigne un
mortel à de si hautes destinées. Ce mortel est avant tout l'élu
de Dieu et les suffrages des hommes sont inspirés par lui.
Aussi n'est-il pas d'empereur à qui des présages heureux ou des
prophéties de moine n'aient promis antérieurement le trône.
L'homme ne fait que sanctionner par son acquiescement les
décrets des volontés d'en haut. Jamais on ne vit démocratie plus
radicale que celle de Byzance dans ses choix. Un pâtre, un soldat
n'étaient pas dédaignés comme indignes. Dieu pouvait les avoir
marqués de son sceau pour l'empire. Tantôt c'est un moine
visité par des apparitions célestes, tantôt le vol d'un aigle qui
les révèlent. De ce jour, l'élu trouve des partisans qui croient en
lui et secondent sa fortune. Si humble qu'il puisse être, les dé-
vouements même désintéressés s'empressent autour de lui. Il
peut ainsi se pousser au premier rang, si son ambition trop
impatiente ne l'a désigné par avance aux jalouses fureurs de
l'empereur régnant, qui craint en lui un successeur prématuré.
Quand même, pendant une courte période, l'hérédité se main-
tient dans une famille, le fils n'en succède pas moins au père par
l'élection du Ciel. « Ce n'est pas moi, dit Justin II, mourant, à
Tibère, qui te donne la couronne, mais c'est Dieu par ma
main (1). » La marque sensible de cette élection sera l'onction
par l'huile sainte. De ce moment c'est à l'empereur que s'appli-
quent les paroles du psalmiste : J'ai trouvé David mon serviteur,
et de mon huile sacrée je l'ai oint et mon bras le défendra de ses
ennemis (2).
L'onction est le signe du sacerdoce. Il confère à celui qui l'a
reçue le gouvernement des âmes en même temps que des corps.
Dans la sphère élevée où la main de Dieu l'a placé, l'empereur
(1) Théophanes, C/tro»., p. 210, éd. 1655.
(2) Ep. du pape Aiïaton à Conslanl Pogonat, aii 680,
_ 41 —
domine riiumanité et devient pour elle un objet d'admiration, de
crainte et de vénération. Ecoutons Constantin Porphyrogénète
parlant à son fils de la majesté impériale (1) : « Les nations demeu-
reront frappées d'étonnement devant ta grandeur et elles fuiront
devant toi comme devant le feu. Leur bouche sera bâillonnée et
tes paroles les perceront comme des traits. Ton aspect leur sera
terrible et devant ta face un tremblement les saisira. Le Tout-
Puissant te couvrira comme d'un bouclier, le Créateur te rem-
plira de sa sagesse. Il conduira tes pas et te placera sur une base
inébranlable. Ton trône devant lui sera comme le soleil, et ses
yeux seront fixés sur toi, et l'adversité n'aura point prise sur toi.
Car lui-même t'a élu, et il t'a choisi dès le sein de ta mère, et il
t'a confié comme au meilleur sa royauté, et il t'a élevé comme
une tour sur une colline, ou comme une statue d'or sur une hau-
teur, et comme une ville sur une montagne, afin que les nations
t'apportent des présents et que les habitants de la terre se pros-
ternent devant toi. »
Cette idée que l'empereur se fait de son pouvoir est partagée
non-seulement par le monde officiel qui l'entoure et le flatte;
elle est aussi celle du peuple, et malgré les tragédies de l'his-
toire byzantine , les scènes sanglantes du palais et de l'hippo-
drome, elle ne trouve guère de sceptiques. Nos ancêtres voyaient
dans le duel judiciaire, un combat où Dieu lui-même se pronon-
çait entre deux adversaires. Dans la lutte de deux rivaux pour
la possession du trône, les Byzantins ne manquaient pas de voir
aussi l'intervention divine. Le vainqueur était toujours le plus
digne, le plus saint, l'élu. Personne ne songeait à lui demander
compte des moyens qui lui avaient frayé la voie au pouvoir.
L'onction sainte le lavait de tout crime. Comment d'ailleurs eùt-
(1) De Administratioiip Impcrii, cli. I, p. 66, cité par Rambau(l.*(Constanliii
Piirphyrogénôle.)
— 42 —
il été coupable, puisque Dieu avait guidé son bras et dirigé ses
coups. Prêtons l'oreille aux acclamations qui l'accueillent quand
il dévoile sa majesté à son peuple : « Dieu veuille accorder de
longues années à ta sainte royauté (1). Salut, divin, très-divin,
saint empereur, toi que Dieu a suscité, qu'il a couronné, qui as
reçu de lui la puissance! Longue vie au rempart de la Trinité!
Gloire à l'empereur, notre maître et le Christ du Seigneur (2) !
Dans les cérémonies on ne prononce pas le nom de Constantin
sans y joindre celui d'to-aTrdo-ro^oç, successeur des apôtres et de
saint Paul. Et n'était-il pas un apôtre en efîet, celui qui avait
conquis une aussi glorieuse moisson d âmes au Seigneur, celui
qui amenait aux pieds des autels des nations entières de caté-
chumènes, dont l'exemple seul sufBsait pour détacher les multi-
tudes de la foi à ses faux dieux, et les entraîner à sa suite dans
les voies du christianisme ? Aussi les factions du cirque s'éver-
tuent à donner à l'envi ce titre aux empereurs (3). Encore
en 1293, nous voj'ons le patriarche Anastasius le décerner à son
souverain (4). C'est que la tradition se continue à travers les
siècles et que la propagande religieuse commencée par les pre-
miers disciples du Christ s'étend aujourd'hui sous le patronage
irrésistible de l'autorité impériale. Les armées des césars sont
devenues pour les nations qu'elles subjuguent les messagères de
la bonne nouvelle. Goths, Slaves, Russes, Khazares, ont reçu
des Byzantins l'évangile. Point de guerre qui ne soit une croi-
sade. Ce que les papes firent pour l'église d'Occident, envoyant
des missionnaires en Germanie, en Bretagne, les empereurs
(1) De Ceieiiioniis , Coiist. Porpliyr., lib. l, ch. 2 : iv6îoç ^aaùeiot..
npôSXrif/.x T^ç TpiâZoç , etc., etc.
(2) TÔv Xf-tatôv Kvptov /Sadi/éoc. (Théophan., ch. 1, p. 86.)
(3) De CeretHoniis, cb. LXXXIII.
(4) Banduri, ^n/Zg. Byzant., t. I, lib. VII, p. 977.
— 43 —
l'avaient fait avant eux en Orient. Des deux parts la politique
fut la même ; mais les papes ne firent que suivre l'exemple que
depuis longtemps leur donnaient les souverains de Constanti-
nople.
Tout ce qui émane de la volonté de l'empereur, tout ce qui
sort de sa bouche, tout ce qui s'échappe de sa plume, tout ce
qu'il dicte à ses secrétaires a le même caractère sacré que la
personne du monarque. Ses lettres sont appelées Oetat (raxjoae,
diva ou divalis jussio. Ceux qui l'approchent se prosternent et
frappent du front la terre, comme en présence de l'image vivante
de la Divinité. Les césars, les fils de l'empereur sont tenus eux-
mêmes à ce cérémonial. Luitprand, témoin de ces adulations, et
habitué aux façons moins serviles des grands vassaux d'Othon,
raconte avec indignation que lorsque Nicéphore traverse la ville
pour ^e rendre au temple, les césars associés l'adorent en se
prosternant (1). L'empereur, quand sa conscience de chrétien
s'éveille au milieu des flatteries excessives de sa cour, essaie
parfois de se garder de la superstition populaire, qui ne fait plus
de différence entre l'adoration des images impériales et des
images divines, et les confond volontiers dans le même culte.
Tel est le sens de la constitution de Gratien, qui ordonne de
modérer les manifestations peu séantes de la foule ; de la lettre
de Théodose à Césarius, où il refuse pour lui-même un culte qui
n'est dû qu'à Dieu seul. Optatus Milaevitanus nous apprend que
les douatistes d'Afrique reprochaient aux catholiques de laisser
sur l'autel la statue de l'empereur pendant le sacrifice (2). Saint
Jean Chrysostome redoutait à ce point les entraînements et les
habitudes populaires, que, dédaigneux de la faveur impériale,
il ne soufifrit pas qu'on plaçât dans le voisinage de la basilique
la statue de l'impératrice Eudoxie.
(1) Luitprand, Legntio ad Mceph.
(2) Optai. Milsev., Cont. Parmen, lib- II, 3.
— -11 —
A plus forte raison est-ce un sacrilège que de porter la main
sur l'oint du Seigneur. Une atteinte à sa personne équivaut à
une offense à la Divinité. Le culte du souverain est aussi pour
les Byzantins une religion. Le rebelle devient un apostat. L'em-
pereur Théophile, après avoir reçu des meurtriers de son pré-
décesseur l'aveu de leur crime, assemble le sénat et lui pose cette
question redoutable : « Celui qui, entré dans le temple du Sei-
gneur, a tué le Christ du Seigneur, quelle peine mérite-t-il ? »
La législation répond : « La loi contre les criminels de lèse-
majesté est la même que celle contre les sacrilèges (1). » Une no-
velle de Constantin VIII, promulguée en 1026, prouve que ce sen-
timent ne s'était pas affaibli sous le Bas-Empire : « Sur quiconque
osera tramer une conspiration ou une révolte, anathème ! Sur
tous ceux qui se feront les auxiliaires et les complices de son
apostasie, anathème ! Sur tous ceux qui se feront ses conseillers
et ses instigateurs, anathème ! Sur tous ceux qui marcheront
sous ses enseignes, anathème ! Sur les prêtres qui l'admettront
à la pénitence, sans qu'il se repente de son apostasie et qu'il y
renonce, anathème (2) ! » Du haut de leur trône pontifical, les
papes du moyen-âge ne fulmineront pas une plus terrible et plus
complète excommunication.
II.
Nous avons reconnu que l'élection divine désigne l'empereur
et le porte au trône, que la sagesse divine l'inspire et lui donne
entre tous un caractère sacré, qu'attenter à ses jours ou à son
(1) Atlaliafœ synopsis, lit LXIX. (Jus grseco-romanura Leunclavius). Dig., lib.
IV, Ut. IV. Quod crimen Isesœ majestatis sacrilegio similis est. — Nomocanon, tit. II.
(2) Lire aussi une constitution des empereurs Léon et Alexandre contre les juges
prévaricateurs : Deum hic sibi adversantem inveniat et cœlestes et corporeas potestates
— 4.") —
pouvoir, c'est contrevenir à la volonté de Dieu et se souiller d'un
sacrilège. Mais ici se présente pour nous une question complexe
et délicate, qui a embarrassé l'antiquité chrétienne et que quel-
ques modernes ont effleurée, sans lui donner une solution satis-
faisante et définitive. L'empereur, élevé si haut au-dessus du
reste des hommes, que les peintures byzantines nous représen-
tent, comme les saints de la légende, le front ceint d'un nimbe
d'or, est-il un clerc ou un laïque ?
La question, nous le savons, n'existait pas pour les vieux
Romains, dans les termes où nous la posons. Le départ n'était
point fait chez eux entre la société laïque et l'ecclésiastique.
Tout magistrat était revêtu d'une portion de l'autorité reli-
gieuse, et le sacerdoce lui-même était une magistrature. Avec
le christianisme, cet état de choses fut complètement modifié.
Le prêtre devint un être à part, exempt des charges de la vie
commune, de bonne heure sevré de toute- afl'ection de famille,
voué à l'autel et en communication avec les fidèles par le prêche
et la participation aux sacrements. Le prince, ancien pontife du
culte païen, semblait n'avoir plus sa place dans cette hiérarchie
strictement constituée, exclusive, jalouse de ses privilèges et de
ses fonctions. Allait-il être rejeté dans la foule des non-prêtres,
le premier, il est vrai, des laïques, mais, en somme, au second
plan, en un temps où les idées religieuses prenaient l'homme
tout entier et exerçaient sur lui un empire souverain ? Les em-
pereurs pouvaient-ils accepter une situation qui était pour eux
une déchéance, qui consacrait un réel abaissement de leur pou-
voir devant la puissance sacerdotale ? Nous ne voyons pas qu'ils
l'aient acceptée. Il fallut chercher un compromis qui sauvât
infestas : Ante diem de hâc praesenti vitâ migret, atque etiam futurœ jacturam faciat.
^Edium ipsius fundamenta consumât ignis, et semen ejus perpetuam ignominiam sentiat,
ac panera mendicet, quandoquidem legura libertatem corruptis sententiis servire
coegit.
— 4(3 —
l'autorité impériale et la dignité de l'Église, un modus oîvendi^
qui, sans heurter les prétentions du prince à la souveraineté,
sans restriction d'aucune sorte, les conciliât avec les exigences
du culte nouveau.
Il n'est pas douteux que, sous les premiers empereurs chré-
tiens, et quand le christianisme fut devenu la religion oflS-
cielle de l'empire, les théologiens essaj^èrent de faire prévaloir
leurs idées sur la séparation des deux pouvoirs. Des exemples
nombreux, empruntés aux Pères du iv* et du v^ siècle, nous
montrent le clergé résistant à l'ingérence des empereurs dans
les choses religieuses, et réclamant l'indépendance complète à
l'égard de l'État. L'évêque Ignatius, s'adressant aux Philadel-
phiens, s'exprimait ainsi : « Que les préfets obéissent à César et
les soldats aux préfets ; que les diacres obéissent aux prêtres,
et les prêtres, les diacres, les clercs, le peuple tout entier, les
soldats, les préfets, et César lui-même à l'évêque, les évêques au
Christ, comme le Christ a obéi à son Père! Ainsi l'unité sera sau-
vegardée pour tous, » Et saint Jean Chrj'sostome, parlant des
devoirs de l'évêque, s'écrie, dans une de ses homélies (1) : « Si
le prince, couronné de son diadème, veut s'approcher indigne
des sacrements, écarte-le, car ta dignité est plus élevée que la
sienne. » L'idée de la séparation du pouvoir spirituel et du pou-
voir temporel, et de la supériorité du premier sur le second, date
des origines mêmes du christianisme, elle est en germe dans ses
institutions primitives. Mais il n'est pas moins vrai que ce grand
principe fut un instant compromis dans le triomphe de la reli-
gion nouvelle. Les chrétiens se sentaient encore trop près des
persécutions pour oser disputer au prince la prérogative essen-
tielle de son pouvoir, 'et trop à la merci de son caprice pour
s'attaquer au dogme de l'empire. Ils firent donc peu à peu
(1) J. Chrysost., homélie 8, In Matt.
— 47 —
le silence sur les conséquences que le temps devait forcément
dégager de ce principe. Les Orientaux ne tardèrent pas à l'ou-
blier presque complètement, les barbares d'Occident n'eurent
garde d'y songer. La papauté le recueillit et le sauva.
Les empereurs ignorèrent ces tentatives ou luttèrent contre
elles, appuyés sur tout le passé de Rome, et trouvèrent presque
tout l'Orient complice de leurs prétentions, unanime à les aider
dans la revendication d'un de leurs attributs les plus précieux.
Constantin, après sa victoire au pont Milvius, alors même
qu'il n'avait pas encore reçu le baptême, par le fait seul qu'il est
l'empereur, se croit pour les chrétiens évêque parmi les évèques,
comme il est pour les païens pontife parmi les pontifes. Eusèbe
nous dit que, pendant son séjour à Rome, « pareil en dignité
aux évêques assemblés, » il siégea dans le concile des ministres
de Dieu, et ne dédaigna pas de se mêler à la discussion. « Il
s'assit au milieu d'eux comme s'il était l'un d'entre eux (1). »
Plus tard et lorsqu'il fut mieux instruit du cérémonial chrétien,
il ne renonce pas à ce titre d'évêque, qu'il a pris tout d'abord
spontanément, peut-être sans avoir conscience de la gravité de
cet empiétement. Il écrit aux évêques en leur communiquant les
canons du concile de Nicée : « Moi-même, comme l'un d'entre
vous, je siégeais dans le concile (2). » Il recherche les occasions
de parler au peuple en ministre du culte, de l'entretenir de ques-
tions théologiques, et lorsqu'il aborde de tels sujets, sa parole,
dit Eusèbe, semble inspiré par un souffle d'en haut (3). Il ha-
rangue les fidèles en les appelant « mes frères et co-serviteurs
de Dieu (4); » Quand il s'adresse aux évêques, il les appelle « mes
(1) Eusèbe, Vit. Consf., lib. I, cli. 37 : ota rt? zotvôç imcy.ônoç Ix Osoû
xaOt(TT«|/évoç -/aO/ia-To zz , y.où [>.i<7oq wc-el x«l twv 7ro^)vwv sic.
(2) Eusèbe, Vit. Consl., lib. III, ch. 23 : sic |; û^wv hxj'^ya.voii (jv^ircupùiv.
(3) Eusèbe, Vit. Const., lib. IV, ch. 29.
(4) Eusèbe, Vit. Const., lib. III, ch. 23.
— 48 —
très-chers frères, » comme s'il saluait en eux des collègues.
Ajoutons que parmi celles de ses œuvres conservées par Eusèbe,
on trouve de véritables sermons et une apologie du christia-
nisme, très-curieuse par son pédantisme et toute empreinte de
l'onction sacerdotale (1).
Il est cependant de toute évidence que l'illusion ne pouvait être
complète pour lui. Il ne pouvait se considérer comme un évêque
semblable en tous points aux prélats qui vivaient à sa cour. Il
les voyait célébrant les saints mystères, distribuant les sacre-
ments, tandis que lui-même était par les canons exclu de ces
fonctions. Aussi avait-il trouvé une formule ingénieuse pour
marquer cette différence. Il disait : « Sans doute, je suis aussi
un évoque, mais vous êtes les évêques affectés aux choses inté-
rieures de l'Église. Je suis de par Dieu constitué l'évêque du
dehors (2). » Il comprenait par là, comme il le fait entendre
dans une lettre aux Nicomédiens (3), qu'il exerçait sur les évo-
ques un droit de coercition, qu'il avait mission de poursuivre les
hérésiarques, de maintenir dans toute l'étendue de l'empire
l'unité de la doctrine, de donner force de loi aux canons des con-
ciles, de faire entrer dans le droit public les décisions de l'auto-
rité religieuse.
Ce serait cependant mal définir les pouvoirs religieux, que
s'attribuèrent^les empereurs, que de les restreindre à ces limites
trop étroites, soit que les successeurs de Constantin se soient
montrés moins accommodants que lui, et plus envahissants sur
le domaine ecclésiastique, soit que lui-même n'ait découvert
(1) Entre autres choses, on voit dans ce curieux traité que le Messie a été annoncé
"non-seulement par les prophètes hébreux, mais aussi par quelques auteurs païens, et
surtout par Virgile, dans la fameuse églogue dédiée à Pollion.
(2) Eusèbe, Vit.[Const., lib. IV, ch. 24 : Â/).' Optstç pèv twv si'o-w t^ç Exz^ufftaç,
lywOî TWV o' SZTÔÇ VTTÔ Oîoû y.oSî7~x'J.svoç STriT/.ônoç,
(3) Théodoret, lib. I, ch. ly.
— 49 —
qu'une partie de sa pensée dans le document que nous avons
cité. Les souverains de Constantinople ne se contentèrent pas de
ce simple rôle de surveillance, ils prétendirent à une investiture
réelle de la puissance ecclésiastique ; ils se crurent véritablement
chargés du gouvernement des âmes. Loin de se considérer
comme inférieurs aux évéques et aux patriarches, ils s'esti-
maient supérieurs à eux dans l'exercice de leurs fonctions.
L'archevêque de Bulgarie , Demetrius Chomatenus , dit du
prince qu'il est le souverain maître des croyances, xotvôç twv
Èxx^ijo-twv èm(rrn[ji.ovxpxriç. Dans la préface des lois de Constantin
Porphyrogénète, nous voyons que l'empereur, au même titre que
les papes, semble revendiquer pour lui l'héritage de saint
Pierre. « Dieu, dit-il, a fait preuve à notre égard de sa munifi-
cence et de sa bonté, quand il nous a confié comme à Pierre, le
'premier des apôtres, la garde de son fidèle troupeau. » Le savant
évêque d'Antioche, Balsamon, nous apppend qu'à certains jours
de l'année, dans les processions publiques, on portait devant
l'empereur le 8£(?â|/7rou).ov , devant l'impératrice et le patriarche
le no-jv-iinovlov. Il nous explique le sens de cette cérémonie (1),
Le hihûiinovlov indique que l'empereur a le soin et la garde des
âmes et des corps de ses sujets. L'emblème porté devant le
patriarche marque qu'il a sous sa surveillance les âmes des fidè-
les ; celui qui précède l'impératrice qu'elle ne doit avoir souci
que du bien des corps. Au-dessus des magistrats, au-dessus des
prélats, au sommet de la hiérarchie civile et de l'ecclésiastique,
siège donc l'empereur, investi d'un double pouvoir, également
apte aux doubles fonctions que le sacre lui confère.
Le clergé byzantin, et même le clergé romain rendent fré-
quemment hommage au caractère sacerdotal de la majesté
impériale. Ils reconnaissent dans l'empereur, un des leurs, le
(1) Balsamon, De Patriarch. privilef/.
— 50 —
vicaire de Dieu sur la terre (1), le représentant le plus auguste,
l'incarnation la plus fidèle de la divinité ici-bas. Et qu'on ne
croie pas que nous exagérions la portée des termes qui se ren-
contrent à chaque page dans les lettres échangées entre le sou-
verain et les évêques. Pour Grégoire de Naziance l'empire est un
sacerdoce (2). Dans les prières lues au couronnement de chaque
empereur, le métropolitain désigne par ces mots « le pontificat
royal », l'exercice du pouvoir. Le pape Léon écrit à Théodose II :
« L'Église se réjouit de voir réunis en vous le caractère royal et
le caractère sacerdotal (3). » Le même pape félicite l'empereur
Marcien de l'affection sacerdotale qu'il témoigne aux chrétiens.
S'adressant à l'empereur Léon il développe en ces termes sa
pensée : « Je t'exhorte, ô prince, à entrer en partage de la gloire
des apôtres et des propJiètes. Méprise et repousse, sans te lasser,
ceux qui dédaignent le nom de chrétien. Par la vertu de son
sacrement, le Seigneur a illuminé ta clémence de ses rayons.
Tu dois consacrer ta puissance, non-seulement à gouverner le
monde, mais surtout à protéger l'Église. Ton âme de prêtre et
d'apôtre doit s'indigner des maux dont gémit l'église de Cons-
tantinople et qui crient vengeance (4). » Et un autre : « Le Sei-
gneur a dit à Pierre : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai
mon église et les portes de l'enfer ne peuvent prévaloir contre
elle. Dieu a tenu sa promesse, puisque votre sérénité a revêtu la
pourpre des Augustes (5). » Les prêtres de l'église d'Isaurie
louent l'empereur Léon d'avoir suivi les exemples du grand
(1) Ep. II, Anastasii papae ad irap. Anastasium : velut vicarius Dei praesidens in
terris.
(2) fiao-Aetov tê|s«Tgu/za. (Greg. de Naziance, Prior Jnvect. in Juliamim.)
(3) Ep. Leonis papae ad Theod. (concile Chalced.) : Ut vohis non solum regium, sed
etiam sacerdotalem animum inesse gaudeamus.
(4) Ep. Leonis papse ad imp. Leonem. (Annexe du concile de Chalcédoine.)
(5) Ep. ep. Syrise secundae ad Leonem (ibidem).
— 51 —
Constantin, « qui maintenant dans le ciel, se tient debout auprès
du trône de Dieu, entouré du roi David, comme lui roi et pro-
phète, de saint Pierre et de saint Paul, puisque semblable à eux,
il a confessé la vérité (1). » Plus tard, quand invoquant cette
autorité pontificale reconnue par les anciens papes , Léon
risaurien voudra imposer à la chrétienté un dogme nouveau, et
proscrire les images, il répondra au pape Grégoire, qui conteste
son droit : « Ne sais-tu pas que j e suis prêtre et roi ? » Chose
remarquable ! L'évéque de Rome n'ose faire ouvertement jus-
tice 3e cette prétention surannée. Il ne dit pas : un droit nou-
veau a substitué dans les questions de dogme ma puissance à la
vôtre ; c'en est fait de l'autorité pontificale des empereurs ; leur
pouvoir a réellement cessé, du jour où a fini le paganisme. Il
esquive la difiîculté et s'en tire par une équivoque, qui répond
mal à l'assertion catégorique de l'empereur. « Sans doute, dit-il,
Constantin, Théodose, Valentinien, Justinien, furent rois et prê-
tres. Ils l'ont prouvé par leurs œuvres, en gouvernant selon la
religion, en augmentant les richesses et les privilèges des clercs.
Mais toi, depuis le moment où tu as occupé le trône, tu as mé-
connu les définitions et les canons des pères, tu as dépouillé les
églises de leurs ornements d'o"r et d'argent (2). » Est-il néces-
saire d'ajouter que le pape en cette circonstance manqua de
franchise et d'audace ; que si le titre de prêtre était indûment
usurpé par l'empereur, il convenait de l'en déposséder, qu'en
reconnaissant que d'autres souverains l'avaient porté avant
Léon risaurien, et avaient eu raison de s'en parer, le pape ne
pouvait plus contester à l'empereur le droit de diriger les afiai-
res ecclésiastiques, et qu'après cette concession, lui refuser toute
ingérence dans la conduite de l'Église, c'était l'autoriser à garder
un titre désormais vide de sens et dépouillé de toute réalité ?
(1) Ep. Isaurise ecclesise ad Leonem (ibidem).
(2) Ep. II Gregorii papse ad Leonem.
III.
Il est vraisemblable que quelques théologiens de Coustantino-
ple essayèrent de justifier par un titre, le droit que s'arrogeait
l'empereur de s'associer aux cérémonies du culte et de le ratta-
cher par un lien quelconque à la hiérarchie ecclésiastique. Il
paraît avoir joui de prérogatives analogues à celles des diacres,
qui, on le sait, ne donnaient pas la communion (1). Syméon le
Thessalonique, dit que le chrême fait de lui un ^EnovràToç , un
défenseur (SEcpévuw/)) de l'Église. Le terme de deputatus répond à
peu près à celui de diacre dans la liturgie byzantine. Ses fonc-
tions consistaient à porter le pallium du patriarche, à précéder
le saint évangile, armé de flambeaux, quand le lecteur montait
à l'ambon, et à déposer sur l'autel les présents que la piété
publique offrait au Seigneur (2). Elmacinus rapporte que le pa-
triarche Nicolas, menaçant l'empereur Léon le Sage, qui après
la mort de sa femme voulait contracter un second mariage, lui
dit : « Tu es diacre; si tu persistes dans ta résolution, tu n'entre-
ras pas dans le sanctuaire (3). » Nous pensons qu'il ne faut pas
prendre à la lettre ces titres qui étaient donnés à l'empereur par
analogie. Des fonctions subalternes ne pouvaient convenir à la
majesté impériale. Mais ses prérogatives ne dépassant pas celles
du diaconat, on était embarrassé pour désigner par un terme
plus précis des privilèges d'exception.
Quoi qu'il en soit, an temps de Basile, dès le bas âge, le jeune
(1) Le 18" canon du concile de Nicée dit : Ne diaconus offerat, neque presbytero
communionem exhibeat.
(2) Jus Graeco-Rom. Respons 1 Joannis ep. Gitri ad Constant. Cabasilani.
(3) Elmacinus, p. 180.
— 53 —
Porphyrogénète est consacré à l'Église et reçoit la tonsure, qui
est le signe de son initiation au sacerdoce. Au jour prescrit, le
patriarche est mandé au palais de la part de l'empereur. Il arrive
entouré de métropolitains et d'archevêques. Le cortège ainsi
formé se rend au temple. Un grand dignitaire apporte plusieurs
morceaux de toile, que l'on coud l'un à l'autre pour en faire une
longue pièce, et la tend au patriarche. Alors s'accomplit « la
cérémonie ecclésiastique de la tonsure ». Le patriarche recueille
les cheveux coupés dans un tissu filé d'or, qu'il remet au digni-
taire. Les autres morceaux de toile sont partagés entre les per-
sonnes présentes à la cérémonie (1). Nous savons que Basile le
Macédonien fit tonsurer son fils Léon dans l'oratoire du grand
martyr Théodore. Le savant commentateur Reiske suppose que
cette coutume était un souvenir du paganisme. On sait en effet
qu'en Grèce les éphèbes des deux sexes sacrifiaient quelquefois
une partie de leur chevelure sur l'autel d'une divinité. Cette
explication nous parait de tout point invraisemblable. On ne
voit nulle part dans les auteurs byzantins, que cette habitude
païenne se soit continuée à l'époque chrétienne. Du reste les
termes dont se sert le royal écrivain qui nous a transmis ces
détails, ne prêtent à aucune équivoque possible, et témoignent
que la cérémonie était toute ecclésiastique (2). S'il est vrai que
l'empereur eut rang de diacre dans l'Église, on ne saurait s'é-
tonner que l'enfant destiné à la pourpre, reçût la tonsure.
L'Eglise dès sa naissance le marquait ainsi comme sien.
Il suit de là que l'empereur devait jouir d'un grand nombre
des prérogatives des clercs. Tandis que le peuple des fidèles se
tient pendant les cérémonies du culte hors des barrières inter-
(1) Const. Porphyrog., De Ceremoniis, lib. II, ch. 23 : vj-t^ç hxl-ncÎKÇ
(2) Id., ihid. : yéïiovsv i IxxV/jfftacnxîj Traira àxo>,ouOta toO xoupeûptaTOç.
— 54 —
dites aux laïques, l'empereur a sa place dans le sanctuaire. Le
trône était là, comme partout, élevé au-dessus des sièges des
autres clercs. Le patriarche lui-même siégeait aux pieds de son
souverain. Le pape Innocent III fit à ce sujet des remontrances
fort vives aux princes de Constantinople, sans pouvoir obtenir
qu'ils renonçassent à leur privilège. Nicetas Choniata rapporte
qu'Andronic Comnène , pour récompenser la complaisance du
patriarche qui lui avait permis de contracter mariage avec une
de ses parentes, consentit à exhausser son siège dans l'église,
de façon à l'élever au niveau du sien. Mais après avoir, par cette
concession passagère, satisfait l'ambition du prélat, il fît, aux
cérémonies suivantes, descendre le, patriarche au rang qu'il avait
toujours occupé. A maintes reprises cependant, des évèques
courageux s'attaquèrent à cet usage et tentèrent de l'abolir. On
connaît la scène fameuse de saint Ambroise et de Théodose le
Graiid (1). L'empereur étant entré dans la basilique de Milan,
marcha droit à l'autel, y fit son offrande accoutumée, puis resta
dans le sanctuaire. L'évèque envoya un des acolytes pour l'a-
vertir que les prêtres seuls et les diacres avaient le droit d'oc-
cuper cette place, et qu'il eût à prendre son rang parmi les
laïques. Théodose répondit qu'il n'avait pas eu le dessein d'en-
treprendre sur les droits des clercs, mais qu'il avait suivi la
coutume en usage à Constantinople. Loin de s'offenser de la
liberté d'Ambroise, il le remercia de lui avoir enseigné ses de-
voirs. Revenu à Constantinople, l'empereur, après l'offrande, se
mêla simplement aux laïques. Et lorsque le patriarche Nectaire
lui demanda pourquoi il désertait son ancienne place, il répon-
dit : « Je sais maintenant combien diffèrent un prêtre et un
empereur, et je n'ai trouvé pour me dire la vérité qu'un évêque.
(1) Théodorel, IJixi. Ecoles., lib. V, cli. 17. — Tlieoph,, Chronicon , p. 62,
éd. 1655.
-^ oo —
digne de ce nom, Ambroise de Milan. » Théopliane ajoute que
depuis ce temps, les empereurs se tinrent éloignés de l'autel et
assistèrent aux cérémonies, au rang des laïques.
Malgré l'affirmation précise du chroniqueur byzantin , les
textes abondent qui tendent à établir le contraire. Peut-être
faut-il distinguer ici les diverses époques que traversa l'empire
byzantin pour expliquer cette contradiction apparente : peut-
être le respect pour le caractère des évèques s'affaiblit-il à me-
sure que prit plus d'éclat le prestige de la majesté impériale ;
peut-être les traditions du passé, reprenant le dessus à partir de
Justinien et surtout de Basile, firent-elles oublier les pieux
scrupules des Gratien et des Tliéodose. Il suffit d'ouvrir le céré-
monial de Constantin Porphyrogénète pour s'en convaincre.
Presque dans toutes les cérémonies importantes , l'empereur
entre dans le sanctuaire. Il est vrai qu'il n'y reste pas jusqu'à
la consommation du sacrifice (1). Le soixante-neuvième canon
du concile in Trullo s'exprime ainsi : « Il n'est permis à aucun
laïque de s'avancer jusqu'au saint autel. Cette défense ne con-
cerne pas l'empereur, lorsque, d'après de très-anciennes tradi-
tions, il lui plaît d'offrir ses présents au Créateur. » Mais ce
n'est pas dans ces circonstances seules que l'empereur approche
du Saint des saints. Il reçoit des mains du patriarche l'encen-
soir, fléchit trois fois le genou et encense l'image du Crucifié (2).
D'autres fois, il est admis comme les clercs à baiser le coin du
drap qui couvre l'autel. Reiske prétend qu'il ne le touche pas
de ses propres mains, et que le patriarche le présente seulement
à ses lèvres. Les textes ne nous disent rien de pareil. Cette ré-
serve, d'ailleurs , ne saurait tenir à l'indignité de la personne
impériale. Nous verrons plus loin l'empereur admis à des pri-
(1) De Cercvioniis, lib. II, ch. 26.
(2) /rf., lib. I, ch, 10.
vautés bien autrement sérieuses. Dans des cas très-rares, et
notés avec soin par l'auteur du Cérémonial, à la fête de la Pu-
rification de la Vierge par exemple , l'empereur ne fait que
traverser le temple et se retire dans son oratoire , laissant
le patriarche officier en son absence (1). Balsamon ccupe court
à cette discussion , et déclare en termes exprès : « Quelques
docteurs prétendent, s'app ayant sur le texte des canons, que
l'empereur peut seulement entrer dans le sanctuaire pour
l'offrande , mais non pas quand il veut adorer la Divinité.
Tel n'est pas mon sentiment. Les empereurs orthodoxes, qui,
par l'inspiration de la sainte Trinité, nomment le patriarche,
et qui sont les Christs du Seigneur, peuvent sans aucun empê-
chement, quand ils le veulent, approcher de l'autel, brûler des
parfums et imprimer dans la cire le signe de la Trinité, comme
font les prêtres (2). »
Aux prêtres seuls appartient ie droit de parler du haut de la
chaire et de commenter les livres saints. Le Nomocanon dit :
Aucun laïque ne peut enseigner. Or nul ne conteste à l'empereur
cette prérogative. Il parle au peuple, non comme un général
d'armée, non comme un chef de gouvernement, mais comme le
dépositaire de la parole de Dieu, non sur la place publique, mais
dans la basilique. Il catéchise comme le patriarche, on le re-
garde comme un docteur et un père de l'Eglise. On porte, dans
les cérémonies religieuses, un flambeau devant lui, parce qu'il
doit de sa parole, comme l'apôtre, éclairer le monde. Lorsqu'il
manifeste le désir de se faire entendre, il se lève, sort en dehors
de la grille du sanctuaire et se tient debout sur le degré le plus
élevé. Un officier fait un signe, et le peuple chante le Polychro-
(1) De Cercmoniis , iil., ibid. : t«ut>; yà^o )j|:z£/5a stç tô O-jataT-ïj/oiov ô
(•2) Balsamon, Comment, au sixième coiai/c œciiiii.
— 57 —
nion. Le silence rétabli, le prince prend la parole, et lorsque le
discours est terminé, sur un nouveau signe de l'officier, le peu-
ple réitère ses acclamations. L'empereur alors fait sur la foule
trois signes de croix, devant lui, à droite et à gauche. Il rega-
gne le siège d'or qui lui est réservé, et aussitôt les soldats chan-
tent des hymnes à la louange du prince (1). Cet honneur, l'em-
pereur le doit, dit Syméon le Thessalonique, à l'onction royale
qui le constitue diacre et défenseur de l'Eglise ; c'est, dit Balsa-
mon, un privilège qui remonte au temps où les empereurs païens
étaient souverains pontifes (2).
Le prince ne participe pas aux sacrements de la même ma-
nière que le commun des fidèles. Il use d'un cérémonial parti-
culier, qui marque la distance de lui aux simples laïques. Quand
il veut approcher de l'eucharistie, deux ostiarii déroulent le
sudarium au-dessous de ses lèvres, il prend de ses mains le pain
sacré offert par le patriarche, qu'il embrasse ; puis, descendant les
marches de l'autel, il se signe trois fois avec l'hostie et commu-
nie (3). La cérémonie de la communion, telle que nous là décrit
Codinus Curopalata, diffère un peu de la précédente : « Le jour
du couronnement, l'empereur reçoit du patriarche, en ses mains
propres, une parcelle du corps du Sauveur, et communie. Le
patriarche, à son tour, communie en buvant le vin sacré, changé
en sang ; ensuite il présente à la bouche du prince le calice,
comme les prêtres ont coutume de le faire (4). » Si l'empereur,
(1) Consl. Porpliyr., De Ceremoniis, lib. II, ch. 10.
(2) Balsamon (Médit, l). Tara ad amplitudiBem imperatoriam dum patriarchalem
officiura docendi pertinere, propler iinclionis sacrae vim et polestatem. Hinc usu venit,
ut fidèles principes catechico more cum populo christiano coUoquantur, aut suffitum
faciant, raore sacerdotum, et cura cerà dupiiei obsiguent. — Id., Connu, au sixième
concile : Populum iustiluendum docent, quod soli illius regionis antistibus concessum
est eo quod gentiles imperatores dicti fuerunt pontifices maximi.
(3) Const. Porphyr., De Cerem., lib. I, ch. 22, § 5.
(4) Codinus Curopalata, chap. 17.
— 58 —
non plus que les diacres, ne prononce les paroles sacramentelles
qui transmutent le pain et le vin en la substance du Christ, du
moins il approche comme eux des choses sacrées; ses mains
touchent, sans les profaner, et l'autel, et le calice, et l'hostie
sainte.
Il semble même que ses prérogatives aient été plus larges en-
core, et qu'il ait eu le droit de célébrer lui-même quelques cé-
rémonies, dont les textes malheureusement ne précisent pas la
nature. En plusieurs passages du Cérémonial de Constantin,
nous rencontrons cette expression étrange : Ce jour-là, l'empe-
reur célèbre la sainte liturgie [ttîv Oetav Iznotjpyixv tsIzï] (1). Sans
doute, Constantin entend par ces mots que l'empereur s'en-
ferme dans son oratoire pour méditer, prier, lire et com-
menter les livres saints, se livrer aux dévotions que la fête
commande. Mais nous trouvons, dans le même auteur, une ex-
pression identique s'appliquant aux cérémonies pratiquées par
le patriarche à l'autel. Bien plus, dans la même phrase, cette
expression s'étend aux deux personnes : « Le prince et le pa-
triarche se saluent; celui-ci pénètre dans le sanctuaire pour
célébrer la sainte liturgie; l'empereur se dirige vers son oratoire
et célèbre aussi la sainte liturgie (2). » Toutefois," malgré la si-
militude des ternies, et peut-être la similitude des actes , l'ex-
pression grecque est trop vague et trop peu précise pour qu'on
puisse conclure à une plus grande extension des pouvoirs religieux
de l'empereur. Tous les textes tendent, au contraire, à prouver
que ces pouvoirs ne dépassaient pas ceux des diacres ordinaires
de l'Eglise.
Le jour où l'empereur célèbre seul la liturgie, les laïques,
(1) De Ceremoniis, lib. 1, ch. 27, § 2; lib. 1, ch. 95, § 2 ; lib. I, ch. 30, § 6,
etc., etc.
(2) De Ceremoniis, lib. I, ch. 28, g 2,
— 50 —
officiers du palais et patrices peuvent l'assister (1). Lui-même
ceint la tiare et revêt des ornements sacerdotaux, le lorum ou
humerai, que les pontifes païens ont transmis aux prêtres chré-
tiens. C'étaient là les insignes de l'ancienne dignité pontificale
païenne. Les empereurs s'en servaient à certaines époques dé-
terminées de l'année. Les consuls désignés les leur jetaient sur
les épaules (2). Ainsi se perpétuent, à travers les siècles et jus-
qu'à la fin du moyen-âge, les coutumes du rituel païen ; ainsi se
concilient la nouvelle et l'ancienne liturgie. Après Constantin,
comme avant lui, l'empereur a donc quelque raison de prendre
le titre de prêtre-roi [hpîvç jSao-t'Xeyç).
Spanheim se trompe gravement, lorsque définissant les pou-
voirs des empereurs byzantins, il écrit : « Les princes ne célè-
brent pas le sacrifice, ne prennent pas l'encensoir, ne prêchent
pas en public, ne portent pas le bâton pastoral. Ils se conten-
tent de gouverner politiquement l'Église, de réformer la disci-
pline, de prescrire la réunion des synodes, de les présider en per-
sonne, ou de déléguer quelque officier en leur place, de sanction-
ner les canons et les constitutions ecclésiastiques, de juger les
différends, d'admettre les appels, de condamner les hérésies,
d'instituer les évêques, d'agir enfin comme le fit Constantin « en
évêque extérieur ». Cet épiscopat impérial était d'une nature
particulière, et difficile à définir, parce que nulle part il n'eut
d'équivalent. L'empereur ne représentait pas seulement le bras
séculier chargé d'exécuter les sentences ecclésiastiques, il ne res-
semblait pas aux princes chrétiens de l'Occident. Du jour où il
est sacré, il cesse d'être un laïque; il n'est pourtant pas tout à
fait un prêtre, bien qu'il se réclame de ce titre. Il fait partie de
(1) et y.sy.îvît |3«iT£)v£Ùç Trpocza'XoOvTat oî TraTpt'xtot , xaè (TvWsiTOvpyQ^vreç
aÙTw.
(2) Df Ccrcmoniis, lib. 1, cli. 30, § 6, et lib. II, cli. 40.
— ÔO —
l'Église sans être admis à tous les privilèges des pontifes. Il lui
manque la plus essentielle de leurs prérogatives, celle d'accom-
plir le sacrifice. A cette seule exception près, rien ne le distin-
gue des serviteurs de l'autel (1). Demetrius Chomatenus ne
trouve rien de mieux pour caractériser le pouvoir sacerdotal de
l'empereur, que de le comparer au pontificat païen d'Auguste et
de ses successeurs : « Nous lisons, dit-il, dans les Antiquités de
Flavius Josèplie une inscription ainsi conçue : « Tibère, Claude,
Caesar, Auguste, Germanicus, grand pontife, tribun, consul
pour la seconde fois. Quant à notre empereur^ il est le Christ du
Seigneur, à cause de l'onction royale ; il est notre Christ et notre
Dieu, à V exemple de ses prédécesseurs ; il est aussi notre grand,
pontife. Il Va été et conserve encore ce titre. Aussi jouit-il avec
raison des privilèges pontificaux (2). » En somme, l'empereur
occupe une place à part entre la société laïque et la société ecclé-
'siastique ; il les domine l'une et l'autre, et fait partie de l'une et
de l'autre. 11 concilie en lui les deux principes et les unit en sa
personne.
IV.
Ce caractère sacerdotal, l'empereur le conserve dans tous les
actes de sa vie privée et publique. Lorsqu'il marche à la tète des
armées, lorsqu'il investit les magistrats de leurs fonctions, le
(1) Demetrius Chomatenus, Bespons II, Constantino Cabasilae : Solo sacrificandi ex-
cepto ministerio, reliqua pontificalia privilégia Imperator reprasenlat, quando légitime
et canonice facii.
(2) Id., ibid. : ôrt ouv -/kI X|6£<ttôç Kuft'oy 6 xarà zat/>oyç pîC(7t)>£Ûç îart ,
Si9. TÔ y^piffficf. Tijç Paci/etaç* ôoe X/stffTÔç xal Géoç riy-û-j , fij-à twv Sù-luv,
xal àpyjLîpiJZ ii[iMi'i , y.où yéyovë xat «votxnfJv-moLL ; eO/dywç y.où avrôç
àpXiipot.Tty.OLç Y.oi.za.y.oçiLÛ-zy.i yj:>.pi<jy.>x.iii.
— 61 —
prestige religieux l'environne ; toutes les paroles officielles qu'il
prononce semblent empruntées à un rituel consacré par l'Église.
Quand au retour d'une expédition l'empereur revient à Cons-
tantinople, les deux factions rivales des Vénètes et des Prasi-
niens, l'accueillent par ces acclamations répétées à l'envi : « Le
monde se réjouit de t'a voir pour empereur et seigneur ; ta ville
tout entière est en liesse. 0 prince que Dieu même a couronné,
le principe de l'ordre se complaît en toi, l'ordonnateur de toutes
choses (1). Le sceptre impérial est heureux de te trouver pour
porte-sceptre. Tu es l'ornement du trône et de la majesté pater-
nelle ; de ton front et de celui de l'impératrice s'échappent des
rayons de gloire. Aussi la cité, fière de toi, déborde d'allégresse.
Guerrier incomparable , défenseur et protecteur du monde ,
exalté sur le trône de la majesté, soumets les nations par les
armes divines de ta piété (2). »
L'empereur manque rarement d'assister aux processions si
fréquentes à Constantinople. Les officiers du palais le précèdent
alors, portant des drapeaux ou des flammes. La première est
l'arcliistrategos, la deuxième l'octopodion, avec les images des
saints pontifes. Suit une banaière avec les images des quatre
grands martyrs, Demetrius, Procope et les deux Théodore. Vient
ensuite le draconteion qui raconte probablement la lutte de saint
Georges et du dragon, enfin l'effigie équestre de l'empereur (3).
Luitprand s'indigne à bon droit des adulations que les épihoe-
mata de la foule font retentir aux oreilles du grotesque et sinis-
tre empereur Nicéphore Phocas (4). « Voici venir l'étoile du
matin. Eoiis se dégage de l'Orient et se dore des rayons du soleil.
(1) De Ceremoniis, lib. I, cb. 62 et 63.
(2) Id., ibid. : TrpoTrépiTrwv ^ix.piioi.ptjyàç eùrccçtaç.
(3) Codinus Curopalata, De Officiis, ch. 6.
(4) Luitprand, Legatio ad Niceph.
— t)2 —
Salut à Nicéphore dont le regard envoie la mort aux Sarrasins !
Longues années à Nicéptiore ! Peuples, adorez-le, adressez-lui
Yos hommages, soumettez- vous à sa toute-puissance! » Ce
n'étaient point là de vaines flatteries, comme se le persuade
Luitprand, nouveau venu au milieu des pompes de la ville impé-
riale. Un sentiment plus profond et plus vrai, le sentiment reli-
gieux, dictait ces chants. L'initiative individuelle, la servilité
familière aux peuples de l'Orient étaient pour peu de chose dans
ces manifestations. C'étaient de véritables cantiques, appris à
l'avance , consacrés par l'usage et par des traditions véné-
rables.
Il n'est pas jusqu'à l'investiture officielle d'un patrice, d'un
recteur, d'un syncelle, d'un préfet, qui n'emprunte à la présence
de l'empereur une sorte de solennité religieuse. Sans doute ces
magistrats, ces officiers n'ont à exercer aucune fonction dans
l'église; leur charge les attache à la domesticité du palais, à
l'administration de la ville, au gouvernement des provinces.
Mais, soit en souvenir des anciennes magistratures romaines,
soit que l'empereur communique à tout ce qui l'entoure et le
sert, quelque chose de son caractère sacré, -la religion n'est
jamais complètement absente de ces cérémonies. Le candidat
s'incline devant l'empereur, qui prononce sur lui ces paroles :
« Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, la majesté impé-
riale qui vient de Dieu, t'élève à la dignité de patrice, de syn-
celle, etc. (1). »
Dans ces repas somptueux que décrit Luitprand avec une iro-
nie envieuse, et auxquels préside la plus minutieuse étiquette, les
acclamations et les chants sont de rigueur ; « Dieu, qui tient le
sort des batailles en ses mains a fait s'ouvrir devant toi les por-
tes de l'empire. Le monde qui obéit à ton sceptre, rend grâce au
(1) De Cercmoniis, lib. II, ch. 4 et 5.
— 63 —
Seigneur, à qui ta grandeur a plu. Il fa choisi pour être notre
empereur, notre maître très-pieux, notre pasteur (1) ! » Même
sous les armes, l'empereur apparaît comme le vicaire de Dieu.
Constantin le Grand compose et prescrit à ses soldats la prière
qu'ils doivent répéter matin et soir. Dans son traité sur la tac-
tique, Constantin Porphyrogénète ordonne d'invoquer le secours
du Christ et de sa mère; il fait de la prière quotidienne une obli-
gation militaire. Si le consul ne consulte plus les auspices, comme
on faisait à Rome, et ne préside plus aux sacrifices qui doivent
rendre la divinité favorable, l'empereur chrétien, pour encoura-
ger ses soldats, les harangue et son exhortation militaire est en
même temps un sermon. Heraclius marchant contre les Perses,
déploie dans les plis de son étentard l'image sacrée d'Edesse, où
la face du Sauveur s'est imprimée sanglante, et s'écrie : « Mes
frères et mes fils, les ennemis de Dieu ont foulé aux pieds nos
provinces, décimé nos villes, rempli de sang l'autel où se con-
somment des sacrifices non sanglants. Ils ont souillé de leurs
sacrilèges débauches les églises qui ont horreur du sacrilège.
Ayons donc le cœur plein de l'amour de Dieu, et efforçons-nous
de venger ses injures. Soyons forts contre des ennemis qui mal-
traitent les chrétiens. Vénérons l'empire romain, qui est le pro-
pre domaine de Dieu et non d'autres. Que la foi soit notre cui-
rasse. Avec elle nous ne pouvons redouter la mort. Vengeons
les outrages des vierges, les massacres de nos compagnons d'ar-
mes. Pleurons-les, mais sachons que leur mort a pour récom-
pense la vie éternelle. Soyons hommes et le Seigneur nous aidera
et jettera la confusion parmi nos ennemis. » C'était là le ton de
toutes ces harangues ; par ce seul exemple, on peut juger des
autres. Tout ennemi du prince était en même temps un ennemi
de l'Église, et chaque soldat en marchant au combat, sentait
t
(1) Ibidem, lib. I,ch. 65. '
— 64 —
qu'il combattait pour la cause de l'empire et pour la cause de
Dieu.
Pendant les grandes calamités publiques, l'empereur prescrit
des prières extraordinaires, qui doivent conjurer et détourner
la colère de la divinité. Ainsi, les anciennes incantations
et les supplications ordonnées par le sénat devaient fléchir
les dieux de l'Olympe. Un tremblement de terre ayant causé
de nombreux désastres à Constantinople , Théodose II fit ré-
péter dans toutes les basiliquas cet hymne que l'Église a
conservé : « Sanctus Deics , sanctus fortis , sanctus immor-
talis , miserere nohis , etc. » Ces prières eurent , dit-on , la
vertu de faire presque aussitôt cesser les secousses du trem-
blement de terre.
Tel était le souverain de cette société byzantine, qui nous
parait étrange, aujourd'hui que ses formes ont vieilli et se sont
usées, pour être remplacées par d'autres, qui périront à leur
tour ; société de transition , héritière des habitudes d'esprit
de générations formées par le paganisme, et qui a laissé quelque
chose d'elle-même aux sociétés qui lui ont succédé en Orient
comme en Occident. De nos jours les théocraties anciennes ont
vécu, le divorce s'est accompli entre le monde ecclésiastique et
le monde laïque. L'Église et l'État sont devenus, sinon toujours
dans les institutions, du moins dans les idées, deux organismes
différents par leur constitution et par leur but , capables de
vivre d'une vie indépendante, se suffisant à eux-mêmes, coexis-
tant côte à côte, tantôt alliés et tantôt ennemis. Parmi les sou-
verains et les États modernes, les uns ont redouté les empiéte-
ments de l'Église et l'ont tenue en tutelle, d'autres s'en sont
servis pour étayer leur pouvoir, croyant lui donner une base
plus durable. Longtemps môme, au rebours de ce qui se passait
à Byzance , on a vu des pontifes-rois disposant des trônes,
comme dans la ville impériale nous avons vu des rois-pontifes
— 65 —
disposant du sacerdoce. Mais nulle part, sinon peut-être chez
les nations directement issues de la civilisation byzantine, au
pouvoir ne s'est plus étroitement attachée une idée religieuse,
nulle part le trône et l'autel n'ont été si voisins l'un de l'autre
et si indissolublement unis.
CHAPITRE III.
De l'apothéose des empereurs chrétiens de Byzance»
Nous avons réservé pour un chapitre spécial l'explication
d'une cérémonie curieuse, si étrangère à nos mœurs et à nos
habitudes présentes, que l'esprit a peine à la concevoir, même
dans le passé ; en harmonie avec les croyances du paganisme,
elle survécut cependant à la ruine de cette religion, et finit par
se modifier et par se transformer, sans disparaître, sous l'in-
fluence des idées chrétiennes. Nous voulons parler de l'apothéose
des empereurs.
On sait que presque tous les empereurs depuis Auguste, après
avoir exercé de leur vivant une autorité absolue sur le monde
romain, furent admis dans l'Olympe païen et regardés comme
des dieux. Des temples leur étaient élevés, des prêtres et des
flamines se consacraient à leur culte. Touchés de leurs vertus
ou frappés de leur puissance, désireux de se concilier leur faveur
posthume, beaucoup de citoyens du rang le plus élevé, se dé-
vouaient à leur divinité. Des sacrifices leur étaient offerts aux
jours prescrits, et les victimes fumaient sur leurs autels, comme
sur ceux de Jupiter, de Mars ou d'Apollon. Cette piété aux
— G8 —
mâDes des empereurs, cette adoration posthume des césars ne
peut être révoquée en doute. Une multitude d'inscriptions, d'ex-
voto, les témoignages des écrivains de l'histoire Auguste en font
foi. C'est là un point désormais acquis définitivement à l'his-
toire (1).
Si l'on veut chercher l'origine de cette religion singulière, il
faut remonter plus haut qu'à l'établissement de l'empire, au
commencement même des sociétés antiques. Le premier culte
des hommes qui ont vécu en Italie et en Grèce a été le culte des
aïeux. Les parents morts avaient droit aux soins pieux, aux
prières, aux sacrifices des fils qu'ils laissaient après eux. Ils
étaient les lares du foyer domestique, les pénates dont il fallait
invoquer la protection et craindre le ressentiment. Chaque
gens possédait ainsi comme un olympe domestique qui se peu-
plait des générations disparues. On appelait heroon le lieu
sacré oiî reposaient les cendres des ancêtres. Le mort glorifié
devenait héros pour les Grecs, divi<,s pour les Latins. Hos letho
datos, dit Cicéron, divos habento.
Toute association, tribu, phratrie, etc., se mit sous le pa-
tronage d'une divinité. La cité eut ses dieux, comme la famille
avait les siens. La cité fut considérée elle-même comme une
grande famille enveloppant et contenant toutes les associations
inférieures. A mesure qu'elle s'étendit et s'agrandit aux dépens
des nations ses voisines, Rome adopta leurs divinités protectri-
ces, si bien que l'Etat, devenu le sanctuaire commun des peu-
ples soumis, et résumant en lui les pouvoirs et les cultes de
chaque famille, les droits de chaque individu, finit par être à son
tour sanctifié. La divinité de Rome eut ses autels et ses flamines
dans toutes les provinces dépendant de l'empire. Les grands ci-
toyens, investis àeVlmperium, généraux, proconsuls, etc., par-
(1) V. Frestal de Coulanges, Inst. 'polit., lib. I, ch. 2.
— 00 —
ticipèrent au caractère sacré attaché à l'Etat. Il est probable
que ceux d'entre eux qui se signalèrent entre tous dans les
grands périls publics, et sauvèrent le pays de la ruine et de l'in-
vasion, ceux qui reçurent du peuple et du sénat le nom de patres
patria, furent honorés après leur mort par des cérémonies reli-
gieuses publiques , comme les pères de famille étaient honorés
au foyer domestique. Les provinces prirent souvent l'initiative
de ces apothéoses et se montrèrent quelquefois plus zélées que
la mère -patrie. Les Asiatiques élevèrent des autels à Mucius
Scaevola, et instituèrent en son honneur les fêtes muciennes (1).
Lucullus, qui uauva l'Asie des incursions de Mithridate , fut
adoré comme un dieu par les provinciaux, et donna son nom
aux fêtes luculliennes (2). Plutarque nous apprend que, de son
temps, un prêtre était encore attaché au culte de Titus Flamini-
nus, qui avait préservé Chalcis de la destruction (3). Et si nous
voulons remonter plus haut encore, ne trouvons-nous pas aux
origines mêmes de Rome l'apothéose du fondateur Romulus,
sous le nom de Quirinus ? Il arrivait même que la reconnais-
sance des citoyens devançait la mort du bienfaiteur, et lui dé-
cernait de son vivant les honneurs divins. Tibère s'opposa au
zèle de plusieurs provinces qui voulaient lui dresser des temples.
Mais il ne défendit pas qu'après sa mort sa divinité fût adorée.
Sous l'empire, il fut de règle que le sénat décernât l'apothéose
à tous les princes qui momentanément avaient représenté l'Etat
et en qui s'était personnifiée la puissance publique. Un décret
ouvrait l'Olympe à quiconque avait ceint le diadème des césars.
C'était moins la piété, les vertus civiques ou militaires du défunt
qu'on prétendait honorer ainsi, que la souveraineté dont le peu-
(1) Valère-Maxirae, liv. VIII, cli. 15.
(2) Plutarque, Vit. Luculli.
(3) Id,, Vit. Flaminini.
— 70 -
pie l'avait investi. Le sceptique Vespasien pouvait murmurer
sur son lit de mort : Je sens que je deviens dieu. Il n'échappait
pas à la glorification de l'apothéose. La piété publique faisait de
lui le compagnon et le convive des dieux, que, vivant, il avait
méprisés. Sur tous les morts, pour qui s'ouvrait le ciel, les prê-
tres prononçaient la formule consacrée : Il est mort en tant
qu'homme, mais il vit comme Dieu.
Parmi ces princes, dont plus d'un fut enivré de la fumée du
pouvoir, et ne marqua son passage sur le trône que par des cri-
mes, bien peu furent jugés indignes de l'apothéose. Il fallait la
réprobation universelle soulevée par Nfrron pour que le sénat lui
refusât ce suprême honneur. Il hésita cependant à inaugurer la
divinité d'Adrien, qui n'avait pas attendu l'assentiment des
pères conscrits pour se faire proclamer empereur, et n'avait pas
assez respecté les prérogatives sénatoriales. Grâce à cette arme,
le sénat restait libre d'exclure du ciel les usurpateurs, tous les
césars de surprise ou d'aventure que la province suscitait par-
fois contre les césars légitimes. Il pouvait aussi, par suite du
même refus, suspendre l'effet des actes politiques et législatifs
du prince mort. L'apothéose était la ratification suprême de la
législation de chaque empereur. Les décrets promulgués par lui
avaient encore force de loi après son décès ; s'il n'était pas jugé
digne des honneurs divins, ces mêmes décrets devenaient caducs,
n'engageaient pas l'avenir et ne liaient point ses successeurs.
Le christianisme pouvait-il s'accommoder de ces cérémonies
païennes ? En abjurant le polythéisme, Constantin faisait-il en
même temps le sacrifice de sa divinité? La réponse tout d'abord
paraît aisée. Le Dieu des chrétiens est un dieu jaloux qui n'ad-
met personne au partage de sa toute-puissance. Le ciel où il ré-
side est autrement étroit que l'Olympe grec, de facile acc3s i>our
les grands de la terre. Le christianisme est de plus, de son es-
sence, une religion égalitaire. Son Dieu ne laisse pas préjuger ses
arrêts par les décrets d'un sénat presque toujours servile. Com-
ment, d'ailleurs, le culte de l'empereur aurait-il pu être admis
par la religion nouvelle? Que de chrétiens avaient versé leur
sang dans les amphithéâtres pour avoir refusé leur encens aux
autels des césars ! C'était même là leur seul crime. On les con-
sidérait comme des ennemis publics, parce qu'ils ne sacrifiaient
pas aux dieux de l'Etat, ou plutôt à l'Etat lui-même. Dans une
société où chaque prince pouvait dire, de par la loi : L'Etat c'est
moi, les chrétiens vivaient en rébellion ouverte contre l'empire,
en ne s'inclinant pas devant le souverain. Saint Augustin écri-
vait au païen Maxime (1) : « Sache, pour que tu n'en ignores et
que tu ne sois pas entraîné à des insultes sacrilèges, que les
chrétiens catholiques ne rendent de culte à aucun mort, et n'a-
dorent comme divinité rien de ce qui a été fait et créé par Dieu,
mais Dieu seul qui a fait et créé toutes choses ! » Le christia-
nisme a donc détruit une des principales croyances sur lesquelles
reposaient la famille et la société païenne. Plus d'autels, plus de
foyers, partant plus de lares domestiques, plus d'apothéose. La
Divinité, familière aux humains, humaine elle-même par ses
origines, a désormais fui la terre et reculé par delà l'infini.
Cependant, à ne considérer que les témoignages écrits, qui
nous sont fournis par les Inscriptions, les textes de législation,
les livres de cérémonies, rien ne paraît avoir changé dans les
termes usités pour honorer les empereurs défunts. La langue est
demeurée la même. Ces mots de divus, divce memoriœ, ôsi'oç,
eeioTÔToç, T^ç ôêtaç ).w;ews, fourmillent dans les histoires byzan-
tines. On les rencontre dans Cédrénus, Zonaras, Théopliane,
comme dans les écrivains de l'histoire Auguste, dans la bouche
des empereurs dictant leurs décrets, comme dans celle des pré-
lats assemblés en concile, au iv* siècle, comme au viii^ et au x^
(1) s. August., Opcra, tom. II, p. 22.
Avant Constantin, les césars morts qui ont reçu l'apotliéose,
sont seuls qualifiés de Divi. Après lui nous voyons quelquefois ce
terme appliqué, jusque dans les textes de lois, à des vivants (1).
Ne faut-il voir dans ces appellations que des termes de chancel-
lerie, conservés par la routine et dont le sens s'est peu à peu obli-
téré et perdu ; que des manières de parler, consacrées par l'usage
et qui persistent dans la langue, lors même que la réalité à
laquelle ils répondent, n'est plus qu'un souvenir ? En est-il de
ce mot Divus, comme il en fut de ce titre d'Auguste (2), qui
lui aussi, à l'origine, impliquait un sens religieux, et qui
transmis d'âge en âge, finit par devenir simplement le syno-
nyme d'empereur? La terminologie si scrupuleuse et si minu-
tieuse de l'étiquette byzantine est-elle fautive sur ce point ? Ces
mots étranges par leur orgueil tout païen , et qui répugnent,
ce semble, à l'humilité chrétienne, n'ont-ils persisté dans la lan-
gue, que comme les vestiges méconnus d'un passé oublié ? Beau-
coup de bons esprits le pensent. Pour nous il nous reste bien des
doutes. Si ces termes n'ont pas choqué les contemporains de
Constantin, de Théodose, de Basile, si nul n'a songé aies effacer
des actes publics, peut-être n'est-ce pas seulement l'indifférence
et la routine qui les ont sauvés du naufrage de la société païenne ;
peut-être répondaient-ils, non pas aux mêmes idées que du temps
des césars de Rome, mais à des idées nouvelles, conformes par
certains points au dogme chrétien, et qui cependant ne laissaient
pas de rappeler les premières par de sensibles analogies.
Les formes du gouvernement changent dans les sociétés, une
religion disparait, et les hommes off'rent leur encens à d'autres
(1) Cod. Théod., lib. XVI, tit. II, 47.
(2) César désirait vivement être appelé Roraulus, mais s'étant aperçu que ce serait
se faire soupçonner d'aspirer à la royauté, il y renonça et fut appelé Auguste, comme
étant plus qu'un homme. En effol, les objets les plus respectables, les plus saints, sont
appelés augustes. Dion Cassius, liv. LUI, cli. 16. Trad. Gros.
— 73 —
dieux. Les usages, les habitudes d'esprit triomphent de ces
cliangements et demeurent, quand tout s'est transformé autour
d'eux. Nulle société ne rompt du jour au lendemain avec le
passé, on dirait qu'elle cherche même à se rattacher à lui ; elle
accommode à ses besoins présents les formes antiques. Alors
même qu'elle croit refaire, elle modifie seulement. Les ruines de
l'édifice écroulé, sont les matériaux de l'édifice qui se construit.
La pensée, comme le vêtement, a ses plis indélébiles.
L'incompatibilité du christianisme et de l'apothéose, ne s'of-
frit pas tout d'abord à l'esprit des hommes du iv^ siècle. Il est
probable que les empereurs n'y songèrent pas. Un fait qui aurait
à ce point changé les habitudes d'un peuple, n'aurait pas passé
inaperçu des historiens ecclésiastiques. Ils n'auraient pas man-
qué de le signaler à la postérité. Or, il n'en est rien. Plusieurs
d'entre eux au contraire mentionnent l'apothéose des empereurs
chrétiens. Eutrope, dont l'histoire s'étend jusqu'à la mort de
Jovien, termine le règne de chacun des princes dont il raconte la
vie, par ces paroles : Inter Divos relatus est, inter Divos meruit
referri. Cette dernière expression semble même supposer une
délibération antérieure à la cérémonie funèbre. Il est curieux de
remarquer que le seul prince pour qui soit omise la formule de
l'apothéose est Julien. Il semble que l'apostat, coupable d'avoir
tenté de ramener le monde au culte des démons, ait été jugé
indigne de cet honneur réservé aux bons princes. Nous n'atta-
chons pas une importance exagérée à cette omission, qui peut
bien n être que l'effet du hasard. Cependant elle concorde d'une
manière frappante avec le récit fait par Grégoire de Naziance, des
obsèques de cet empereur, enseveli sans gloire, au milieu des
malédictions et des cris de joie de la foule.
L'histoire d'Eutrope s'arrête au règne de Jovien. Son conti-
nuateur, Paul Diacre, vivant en Italie du temps de Charlema-
gne, était peu au fait des usages de Constant! nople. Aussi ne
parle-t-il plus de l'apothéose. Nous sommes fondés à penser,
malgré le silence de cet écrivain, que cette cérémonie dura plus
longtemps qu'Eutrope, et que s'il lui avait été donné d'ajouter de
nouveaux chapitres à ceux qu'il nous a laissés, nous ne manque-
rions pas d'y trouver l'expression : inter Divos relatus est, que
nous avons signalée plus haut.
Dira-t-on avec Spanheira et Baronius (1), que l'apothéose
étant une cérémonie païenne, les païens seuls rendaient ces
hommages à leurs empereurs ? La vraisemblance s'y oppose.
Il serait étrange en effet que les funérailles de chaque empereur
aient été célébrées à la fois par les chrétiens et par les païens,
dans des lieux et avec des cérémonies différentes. Il serait encore
plus extraordinaire que les païens aient décerné les honneurs de
l'apothéose à des princes ennemis de leur foi, contempteurs de
leurs dieux, et qui devaient fort peu se soucier de ces manifesta-
tions ridicules d'un culte déchu, qu'ils travaillaient à ruiner
dans l'opinion.
Nous pensons qu'il faut envisager la question à un autre point
de vue. Les chrétiens certes ne pouvaient songer à rendre aux
empereurs des honneurs sacrilèges, en les égalant à leur Dieu.
Mais au-dessous de la divinité , le christianisme admet des
légions d'anges et de saints, qui peuplent l'immensité du ciel, et
qui dans la contemplation du Très-Haut, jouissent de délices
infinies. Ils approchent de la divinité, autant qu'il est donné à
l'homme de le faire. C'est, croyons-nous, parmi ces phalanges
immortelles, que la religion nouvelle fait une place aux empe-
reurs qui sont restés pendant leur vie les gardiens du dogme
et les protecteurs du clergé. En un mot, la béatification succède
désormais à l'apothéose. Ainsi se trouvent conciliés l'orgueil de
la majesté impériale et _les rigueurs de la doctrine chrétienne.
(1) Spanheim Miscel., Antiq.,\\h.\\l, ch. 20.
Ainsi, sans porter atteinte à l'unité de Dieu, le clergé donne sa-
tisfaction aux usages invétérés de l'étiquette byzantine, et ne per-
met pas aux empereurs de regretter les magnifiques honneurs
du paganisme. Les césars, ensevelis dans l'église des Saints-Apô-
tres, sont des bienheureux [àyt'ot, iia.Y.â.pm] (1). Le Seigneur qui
les a tirés de leur humilité pour les élever à l'empire, et qui les
a marqués de son sceau pour diriger son Église, leur réserve
après leur mort la félicité des élus.
Quelquefois les flatteries des courtisans anticipent sur cette
cérémonie funèbre et donnent aux vivants ce titre de saint qui
n'est dû qu'aux morts. « Comme la renommée de Constantin,
dit Eusèbe, était partout répandue, un des prêtres du palais
s'adressant à l'empereur, ne craignit pas de l'appeler bienheu-
reux, parce que après avoir gouverné l'empire romain, il devait
un jour régner dans le ciel avec le fils de Dieu. L'empereur gour-
manda ce courtisan maladroit et l'avertit de ne plus prononcer
à l'avenir de telles paroles. « Prie plutôt le Seigneur, ajouta-t-il,
qu'il me fasse la gràcvj dans cette vie et dans l'autre, de me
compter parmi ses serviteurs (2). » Il faut se garder de conclure
de ces paroles, que Constantin ait par excès d'humilité, rejeté
l'apothéose, et refusé des honneurs que lui-même décernait à son
père. Constance Chlore, et que tous ses prédécesseurs avaient re-
çus. Sa réponse fut la même que celle que fit Tibère aux courti-
sans qui de son vivant le traitaient de Dieu. La mort seule. Tacite
nous le fait remarquer, ouvrait le ciel aux empereurs, c'était une
impiété et un sacrilège que d'anticiper sur ce moment (3). Dans
(1) De Ceremoniix, Const. Porphyr., lib. II, ch 4, 7.
(2) Eusèbe, De Vit. Const. , lib. IV, ch. 48.
(3) Tacite, Ami. II, ch. 88. Acerbe increpuit eos qui divinas occupationes, ipsum
que (iomimim dix rant. — Le consul désigné, Cerialis Anicius, ayant proposé qu'un
temple fût élevé de son vivant au divin Néron, Tacite ajoute cette réflexion : Deùm ho-
nor principi non ante habetur quam agere inler horaines desierit. {.inn., lib. XV,
ch. 74.)
— 7(3 —
le cas qui nous occupe, observons que c'est un prêtre chrétien qui
prend l'initiative de cette flatterie. Il ne jugeait donc pas incom-
patibles l'apothéose et le christianisme.
Les oraisons funèbres prononcées par des prélats chrétiens
sur la dépouille des empereurs, nous montrent quelle forme
prit à Byzance l'apothéose , et quelles modifications le christia-
nisme lui fit subir. Eusèbe nous fournit les plus curieux détails
sur l'apothéose de Constantin : « Le peuple le proclamait bien-
heureux et cher au seigneur. On promenait dans la ville ses
images et on lui rendait, mort, les mêmes hommages que de
son vivant. » Dans un tableau qui reproduisait la voûte du
ciel, un peintre l'avait représenté entrant dans le séjour cé-
leste et jouissant déjà du repos que ses travaux lui avaient
mérité. Des médaihes furent, suivant la coutume, frappées à
l'occasion de cette cérémonie. D'un côté, on voyait le bien-
heureux empereur, la tête couverte d'un voile ; sur le revers,
il était figuré, debout, sur un quadrige, tandis qu'une main
sortant des nues le soutenait dans les airs et l'aidait dans son
ascension lumineuse (1). L'empereur glorifié et béatifié eut ses
fêtes et ses prêtres comme ses prédécesseurs divinisés. Gro-
novius a publié un calendrier, où sont marqués les jours
consacrés au culte de Constantin. Ce sont : les anniversaires
de sa naissance, Natalis divi Constantini; de son avène-
ment à l'empire, de sa première entrée à Rome, Adventus
divi ; de son départ pour aller combattre Licinius, Profectus
divi. Chaque année, au 21 mai, jour de la mort du prince, l'em-
pereur régnant se portait à l'église des Saints- Apôtres et brûlait
de l'encens sur sa tombe, pendant qu'une messe commémorative
était célébrée par le patriarche (2).
(1) Eusèbe, De Vil. Constant., lib. IV, cli, 69, ch. 73.
(2) Consl. Porpliyr., De Ceremoniis, lib. II, ch. 6.
— 77 --
Les chrétiens eurent peu à se louer de l'empereur Constan-
tius, qui chassa de leurs sièges et persécuta les évoques ortho-
doxes, et accorda toutes ses faveurs aux ariens. C'est cependant
cet empereur hérétique et maniaque qu'exalte Grégoire de Na-
ziance, et dont il oppose les vertus et le zèle apostolique aux vices
et aux fureurs de Julien, Dans ses deux invectives contre Julien
il fait l'apologie la plus complète de son prédécesseur : « 0 toi, le
plus brillant des empereurs, le plus divin, le plus chéri du Christ,
qu'as-tu fait? Voici que je t'adresse la parole, comme si je pou-
vais te voir et t'entendre, et cependant je ne doute pas que tu
sois au-dessus de mes demandes et de mes tendres reproches,
toi qui vis auprès de Dieu, qui possèdes en héritage sa gloire
céleste, et qui nous as quittés pour échanger l'empire contre un
pouvoir encore plus étendu. Comment donc as-tu pu abandonner
en si peu de jours ce sacerdoce royal que tu exerçais ici-bas pour
le livrer à cette peste et à cette furie (1) ? » L'orateur compare
ailleurs les funérailles de l'empereur chrétien et de l'empereur
païen. Il décrit en ces termes la pompe du cortège qui accompa-
gne Constantius : « Les hérauts célèbrent ses louanges, la reli-
gion prête son concours à cette fête funèbre ; dans la nuit ré-
sonnent les chants sacrés ; les flambeaux de cire jettent leurs
flammes. Quand le corps franchit le mont Taurus et prit le che-
min de la cité, fondée par son père, et qu'il chérissait entre
toutes, une voix fut entendue au fond des cieux, sans doute celle
des anges, proclamant que Dieu savait ainsi récompenser la
piété du prince. Entouré de ses soldats, qui le saluent comme
s'il était encore à leur tête, suivi par l'apostat, les yeux baissés
et le front sans diadème, il s'achemine vers le glorieux temple des
Apôtres, qui garde la race sacrée de ces césars, dont les hon-
neurs et les mérites égalent, peu s^en faut, ceux des aj^ôtres du
(1) Grégoire de Naziance, Invectiva prior.
— 78 —
Christ (1), » Les souvenirs qui reviennent à la mémoire de
Grégoire de Naziance nous ramènent à la cérémonie des obsè-
ques du prince, quittant la terre pour le ciel, accueilli par les
cohortes célestes au seuil de la cité de Dieu, siégeant au milieu
des apôtres, et près de Constantin, son père, honoré comme lui
de l'apothéose.
Nous possédons les oraisons funèbres de Valentinien et de
Théodose le Grand, prononcées par saint Ambroise de Milan.
Ce courageux prélat, qui osa aux pieds des autels chrétiens
humilier la majesté impériale, ne s'écarte point de la tradition
admise par tous et adoptée par les siècles. A travers le déve-
loppement pompeux de sa phrase oratoire, il nous est facile de
reconstituer par la pensée la cérémonie de l'apothéose : « 0
prince ! s'écrie le prélat, il me semble te voir éclatant de rayons,
il me semble t'entenclrs dire : La lumièro s'est faite à mes yeux,
le ciel 8'est ouvert, la nuit terrestre m'a quitté, le jour céleste
a lui pour moi... Maintenant, âme sainte, des sommets où tu
planes, tu abaisses sur nous tes regards. Tu es sorti de nos té-
nèbres, et tu resplendis comme la lune, tu étincelles comme le
soleil. Et certes, je dis bien, car ici-bas voilés par l'ombre de ton
enveloppe matérielle, tes rayons illuminaient encore notre obs-
curité; et maintenant empruntant ta clarté au soleil de justice,
tu brilles de ta pleine lumière. Oui, je crois te voir, dégagé de
nos ténèbres, surgissant environné de splendeur, et prenant
d'une aile rapide, comme l'aigle, ton essor vers Dieu (2). » Plus
loin, l'orateur nous représente l'âme errante de Valentinien
rencontrant dans les espaces célestes celle de Gratien : « Les
anges et les autres âmes interrogent ceux qui suivent les deux
(1) Grégoire de Naziance, Invectiva II : ta ïepov yévo;, ptxpoO rà tff« yspx
(â) Ambroise, (huit, pi'o Vulentinidnn. cli. f>4,
— 79 —
empereurs : Quelle est cette âme qui s'élève vers nous vêtue de
candeur et appuyée sur son frère (1) ? » Cette page, dont le
dernier trait fait penser au poème de Dante, qu'est-ce autre
chose que le commentaire et l'explication de l'apothéose? Les
orateurs païens ne devaient pas j)arler autrement à la mort de
leurs empereurs.
Les mêmes images et les mêmes pensées se rencontrent dans
l'oraison funèbre de Théodose : « Parce qu'il a aimé le Seigneur
son Dieu, dit saint Ambroise, il a mérité de vivre avec les
saints (2). » Il promène l'empereur à travers le paradis. Théo-
dose y reconnaît son fils, puis Grratien et Pulchérie ; il étreint
dans ses bras sa chère Fiaccilla, il contemple le grand Constan-
tin lui-même, « bien qu'il n'ait reçu le baptême qu'à sa dernière
heure, mais qui pourtant a mérité de jouir de la félicité des
bienheureux, parce que, le premier des empereurs, il a cru à
l'Evangile, et a laissé à son fils l'héritage de sa foi (3). » Elle
n'a donc pas menti, ajoute l'orateur, cette parole du prophète :
« Ces rois s'avançaient dans la lumière. Voici qu'apparaissent
Gratien et Théodose, couverts non de leurs armes de guerre,
mais de leurs seuls mérites, revêtus non de la pourpre, mais de
la gloire céleste. Ils vivent dans une splendeur éblouissante,
dont l'éclat fait pâlir la lumière qui frappait leurs regards sur
la terre. Ils chantent : 0 Israël ! qu'elle est vaste la maison du
Seigneur! Qu'ils sont immenses et sans fin, ces lieux où il est
donné aux élus de le posséder (4) ! » Saint Ambroise rappelle
ensuite l'entrée triomphale de Théodose dans sa capitale, au
retour de son expédition en Gaule. Mais combien ce triomphe
est vain auprès de celui qui l'accueille au ciel : « Il y arrive plus
(1) Idem, ibiU., ch. 77.
(2) S. Ambroise, Omt. pro Theodosio, ch. 81.
(3) Id., ibid., cli. 40.
(4) Id., ibid., cb. 52.
— 80 —
glorieux, plus puissant que lorsque ses légions l'escortaient. Ici
c'est l'armée des anges et celle des saints qui lui font cor-
tège (1). » Il ne faut pas voir dans ces paroles de vaines ampli-
fications de rhétorique, des flatteries surannées à l'adresse d'un
prince adulé de son vivant, de simples réminiscences de Virgile
et d'Homère, promenant leurs héros dans les Champs-Elysées.
Elles répondent au sentiment réel de l'orateur qui parle et du
public qui l'écoute. Elles nous peignent l'apothéose chrétienne
succédant sans trop de changement à l'apothéose païenne.
L'Olympe s'est dépeuplé au profit du Paradis chrétien. Le Dieu
des juifs a succédé aux innombrables divinités encensées par
l'Italie et par la Grèce ; mais dans les demeures célestes, après
Constantin comme avant lui, auprès de Jehovah comme auprès
de Jupiter , les empereurs défunts ont leur place , glorifiés et
transfigurés.
A mesure que nous avançons dans l'histoire byzantine, les textes
concernant l'apothéose deviennent plus rares. Les panégyriques
nous font défaut. Les écrivains, dans leurs annales trop sèches,
omettent volontiers ces cérémonies familières, peu faites pour in-
téresser un lecteur qui en connaît tous les détails, et qui auraient
pour nous tant d'attrait. Mais il ne faut pas conclure de ce silence
que ces cérémonies aient cessé et soient tombées en désuétude.
Ce silence, d'ailleurs, n'est pas absolu. Quelques passages, si peu
fréquents qu'ils soient, quelques allusions, si discrètes qu'elles
paraissait, nous montrent l'apothéose survivant au triomphe
absolu et complet du christianisme. Citons la belle épigrarame
de l'anthologie, recueillie sur la tombe de Théodose II : le mo-
nument représentait vraisemblablement l'impératrice Eudoxie
pleurant sur les restes de son mari : « Cette sage maîtresse du
monde, enflammée d'un pieux amour, elle est là, humble ser-
(1) s. Ambroise, Oral, pro Theodosiu, ch. 56.
— ,>J —
Aanto, adorant iiu tombeau, elle que luus ie.s iiumme.s ado-
rent. Celai qui lui a donné le trône en l'cpousant est mort
eu tant qi.Cliomme, mais il vit divinisé. Ici-bas il s'était fait
homme, et pourtant il était, par son essence, tel quHl est
aijjourd^hui dans les deux (1). » Remarquons les deux der-
niers vers : le premier reproduit la formule même de l'apo-
théose antique , et nous montre cette coutume e-a pleine
vigueur au v siècle; le second, plus singulier encore!
nous rappelle l'étrange conception des Byzantins touchant
la majesté impériale; l'empereur est un homme-dieu, ui:
christ incarné momentanément dans une enveloppe mortelle,
et qui doit bientôt la quitter pour remonter à sa patrie d'o-
rigine.
Le Cérémonial de Constantin Porphyrogénète ajoute peu
de Rimière au sujet qui nous occupe. Le royal écrivain, si
minutieux d'ordinaire, nous décrit les funérailles des em-
pereurs sans insister sur des détails qu'il juge inutile de
rappeler. Il se contente de dire : « Tout se passe suivant
le rite solennel. » Notons cependant un trait intéressant.
Au moment où le corps du défunt est déposé dans l'église,
le maître des cérémonies s'écrie : « Sors de ce monde, o
empereur! Le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs
t'appelle. » Quand le cercueil est enfermé dans l'hervon.
le même ofhcier répète trois fois : « Entre dans les cieux,
ô empereur! Le Roi des rois, le Seigneur des seigneurs
t'appelle (2). » C'est la seule allusion ù l'apothéose que l'on
'Ij AiilJiol. ^^rccijue. éd. T;uidJiiil/-, L'jjitj. i hrvllcnjua, I. J, p. IO.li
i-I) De CrmiKiinia, lib. 1. p. 00.
découvre dans le Cérémonial. Tout porte à penser qu'après
la dynastie macédonienne , l'usage de l'apothéose ne fut pas
aboli, et que cette vieille coutume, qui remonte aux origines
des sociétés grecque et romaine , ne finit qu'avec l'empire
lui-même.
CHAPITRE IV.
liO Patriarche de Constantinopic.
Au-dessous de l'empereur, effigie vivante de Dieu, le person-
nage le plus important de la monarchie du Bas-Empire, était le
patriarche. Il représente auprès de lui, la loi religieuse, les
canons ; il est le gardien de la tradition, l'interprète des textes
sacrés. Il a le devoir de défendre la foi, même contre son maître,
et de la préserver de ses innovations (1). Situation difficile
entre toutes, où l'obéissance est souvent une faiblesse, où l'on
doit se garder de la complaisance autant que de la hauteur. Le
patriarche est loin de l'indépendance que conquirent les papes de
Rome. Ceux-ci, dans la sphère de leurs attributions religieuses,
ne reconnaissent ni supérieurs, ni pairs, ils représentent l'Église
universelle. Le patriarche ne représente que le clergé d'Orient.
Il est son chef, mais il est un sujet; il ne peut songer à s'émauci-
per de la tutelle où le retient l'empereur. Il est sous sa main et
c'est de lui qu'il tient sa dignité. Qu'il déplaise ou résiste, cette
dignité lui est retirée, il est replongé dans le néant d'où l'a
(I) l.ib. Leonis pliiloso^thi, tit. lll, art. 4, De Pat ri are lui.
— 84 —
tiré la volonté impériale. L'histoire du ijatriarcliat d'Orient
est un long- martyrologe. Un vice caché rend vaines les splen-
deurs dont sa dignité l'environne. Les limites de son autorité
religieuse ne sont pas nettement marquées. Où commence-
t-slle? Où finit-elle? Où commence et finit l'autorité impériale ?
Car l'empereur lui aussi, fort de son investiture divine prétend
définir le dogme et interpréter le texte de l'évangile et les sen-
tences des conciles. Le patriarche n'est pour lui qu'un ministre
des cultes, lîn vicaire, un promagister (1).
Ses pouvoirs paraissent, il est vrai, fort étendus. Il est dans la
hiérarchie ecclésiastique, ce que le préfet du prétoire est dans la
hiérarchie civile. Il l'emporte même sur ce magistrat, puisqu'il
sacre l'empereur et préside au couronnement. On ne peut appe-
ler de ses sentences, non plus que de celles du préfet. « Il a le
soin de toutes les choses qui concernent le salut des àraes (2). »
Il tranche toutes les controverses religieuses qui s'élèvent dans
les provinces ecclésiastiques de son ressort. Le premier citoyen
venu peut intenter à un clerc une accusation devant le patriar-
che, ou lui demander par lettre des juges choisis parmi les évê-
ques. C'est encore à lui que revient l'affaire une fois jugée, si la
sentence est récusée par une des parties (3).
Le patriarche est aussi le dépositaire de la loi. La loi, chose
sacrée, puisqu'elle émane de l'empereur, est conservée dans le
sanctuaire, comme autrefois les tables de Moïse dans le taber-
nacle (4). Le patriarche en a la garde. C'est par son intermé-
(1) Balsamon, Médit, et De Patriurch. priviteg. Imoeraloris consiliis et prœceplis
cyrabam mundi liujus incolumen servant.
(2) Lib. Léon, philosophi, tit. III, De l'atrlarck., art. 0, IL
(3) Basiliques, lib. III, tic. I, art. 8.
(4) V. l'épilcgue de plusieurs novelies de Justinien. — Cùm lex publiée, proposila
fuerit et omnibus manifesta, lùnc intus recondatur in sanctissimâ ecclesiâ cum sacris
vasis, utpolc et ipsa dedicata Deo et ad salutem ab eo faclorum liominum scripta.
V. Auth. col. II, tit. II, 8. — Nov. VIII, cli. 14. — Tit. V, Nov. V, cb. <>.
— 85 —
diaire qu'elle est rendue jmblique dans toutes les provinces de
l'empire. Du patriarche elle est transmise au métropolitain, de
celui-ci aux évéqu .^s, par eux aux monastères, et au peuple tout
entier.
L'empereur était trop jaloux de son omnipotence pour per-
mettre que l'élection populaire ou le suffrage libre des évêques
disposât d'une dignité qui conférait au titulaire de si importan-
tes prérogatives. Il prétendait faire lui-même ce choix, et avoir
la haute main sur l'élection du pontife. Il ne se souciait pas
d'avoir près de lui un censeur dangereux de ses actes ou l'instru-
ment d'une faction ennemie. Il s'attacha donc à prévenir la sur-
prise d'un vote hostile, qui put mettre en péril sa couronne. Ne
prenant conseil que de leurs intérêts et du salut de l'État, les
empereurs byzantins ne craignirent pas de violer formellement
les canons des conciles généraux, qui voulaient que l'évêque fût
élu et prescrivaient dans quelles conditions l'élection devait se
faire (1). 11 ne semble pas d'ailleurs que ces canons, en Occident
aussi bien qu'en Orient, aient été strictement obéis. Les rois mé-
rovingiens nomment eux-mêmes la plupart des évêques, ou lais-
sent à quelque personnage connu pour la sainteté de ses mœurs
le soin de désigner le plus digne d'occuper le poste vacant. Si
nous assistons d'autre part aux manifestations tumultueuses et
enthousiastes qui poussent un Ambroise au siège épiscopal de
Milan, par l'empressement même des chroniqueurs à relater le
fait, nous pouvons juger de sa rareté. A Constantinople le peu-
ple n'était pour rien dans le jeu des institutions. Exilé des comi-
ces fermés depuis le commencement de l'empire, il eût été dan-
gereux par une voie détournée de l'y faire rentrer, dans un
temps où la religion et la politique étaient si étroitement mêlées.
(1) Canon des Apôtres, 30. — Can. i, du 8« concile de Nicée. — Can. 8 et 12 du
!"■ ronrile de C'''n?tan(iniiple.
— ni; — ,
Le décret qui institue le patriarche fait encore mention du peu-
ple; mais celui-ci ne participe guère à l'élection que par les
acclamations officielles qui ratifiaient le choix du prince (1).
L'historien Cantacuzène dit formellement (2) qu'aux premiers
temps de l'empire chrétien, l'empereur sans le concours des évê-
ques désignait seul le patriarche, ce qui était une infraction aux
canons. Socrate et Sozomène (3) avouent que le plus souvent
l'empereur choisit un candidat que tous sont ensuite obligés
d'accepter. L'histoire est là pour nous montrer que les patriar-
ches ne faisaient que passer sur le siège épiscopal de Constanti-
nople au gré des passions de princes, ariens, nestoriens, euty-
chiens, iconoclastes. Quelquefois le peuple, pour empêcher la
brigue ou prévenir l'émeute, priait lui-même l'empereur de
choisir le candidat qui lui plaisait. C'est ainsi qu'Arcadius élut
.Jean Chrysostome. Zenon, pour éclairer son jugement, avait
recours à des pratiques superstitieuses. Il déposait un parchemin
sur l'autel, priant Dieu d'y marquer lui-même le nom de son
élu. On devine que le choix de la Providence contrariait rare-
ment celui du prince (4). Il ne faudrait pas que le langage
de quelques historiens puisse sur ce point faire illusion. Théo-
phane raconte qu'après la mort du patriarche Paul, l'impéra-
trice Irène convoqua le peuple au palais de Magnaure et le ha-
rangua en ces termes : « Vous savez, mes frères, quelle a été la
fin du patriarche Paul ; mais puisqu'il a plu au ciel de le rappeler
à lui, cherchons un homme digne d'être notre pasteur, et dont
la science puisse honorer l'Eglise. » Tous d'une voix crièrent :
Tarasius ! Cette unanimité même est à bon droit suspecte.* Irène,
(1) Cedreuiis, 1. Il, p. 477, éd. Ib47.
(2) Cantacuzène, Hist., lib. IV, ch. 37.
(3) Socrate, lib. A'II, ch. 29 : Sozomène, lib. VU, cli.
^4) Nicpphore, lib. Ifi, rh. 18.
— 87 —
désireuse, pour un intérêt de dynastie, de réconcilier l'empire
avec la papauté, avait jeté les yeux pour opérer cette réconci-
liation, sur un laïque, Tarasius, alors de secretis, dont la capa-
cité et l'habileté lui étaient depuis longtemps connues. Mais elle
avait besoin d'une manifestation solennelle pour forcer le con-
sentement de Tarasius et faire oublier au pape l'irrégularité de
cette élection (1). Déjà Zenon avait enlevé définitivement au
peuple par un décret la nomination de son pasteur, sous prétexte
de la réserver aux clercs. Justinien avait décidé qu'on laisserait
au clergé la faculté de présenter trois candidats, parmi lesquels
le métropolitain ou le plus âgé des évèques, désignerait le pa-
triarche. C'était trop encore pour la jalousie inquiète de l'empe-
reur. Il pouvait craindre qu'à la faveur de cette liberté, un choix
fâcheux ne se produisit. Voici donc quelle fut la règle en vigueur
depuis le viii'' siècle jusqu'à la fin de l'empire (1). L'empereur
réunissait parmi les évèques de passage à Constantinople , ou
appelés de leurs provinces, douze prélats ; encore ce chiffre était-
il rarement atteint. Ces évèques formaient une liste de troïK
noms qu'on apportait au prince. « L'esprit de Dieu lui-même,
dit le chroniqueur, leur inspirait ces noms. » L'empereur ^ur
cette liste désignait le patriarche. Il pouvait arriver que pas un des
trois noms soumis au prince ne lui agréât. Il communiquait alors
simplement au collège un nouveau nom. Les évèques n'avaient
plus qu'à s'incliner et à approuver ce choix. L'empereur était
donc en réalité le seul maître de l'élection. Par ce semblant de
discussion il donnait seulement au clergé une marque de défé-
(1) Theophanis, Chvon., p. 386, éd. 1655.
(2) Comparez Cûiislanlin Porphyrogéiicle, lib. il, ch. 14 et Codinus Curopalala, De
Of/iciis, cil. 20, § 1 et 2. H Oït'a yj/.piç, xal i] 'i\ (x.mf,ç P'XfJÙ.doi. -ijiiû'J r/joêà).-
\îTut TÔv ey),aêc(TTàTov roOrov TTT.rpi'x.fiyjfi-j K'ji)V(7TavTtvo7ro).£wç. V. aussi
Pliraiizès, (:f)ro)>.,\\h. 111, ch. 19, trad. : Imperator paulum aUollens pedum ait ; Sanrta
Trmila-, (|u,-e niihi imppriiini rliinavit, [o in patriarcbain .rnivae Roma> 'lilijrit.
— 88 —
rence, ou plutôt l'occasion de deviner ses sympathies et par une
flatterie ingénieuse de devancer son choix.
Le patriarche tenait de l'empereur son élection ; il tenait aussi
de lui l'investiture de son pouvoir. Le candidat désigné, tout le
clergé de Constantinople se rendait à la basilique. Le patriarche
s'avançait sur un cheval des écuries impériales, revêtu de dra-
peries blanches brochées d'or. L'empereur debout, tenait à la
inain le bâton pastoral enrichi de perles et de pierreries. Le nou-
vel élu venait à lui, ayant à sa droite un des césars, à sa gau-
. che le métropolitain d'Héraclée ; après s'être incliné devant la
foule, il adorait, suivant l'usage, l'empereur. Celui-ci élevait son
bâton, disant : « Par les pouvoirs que la sainte Trinité me con-
fère, je te fais archevêque de Constantinople, la nouvelle Rome,
et patriarche œcuménique. » Il remettait alors à l'évèque, le
bâton qu'il avait gardé jusqu'alors à sa main et recevait les
acclamations habituelles de la foule. Cette cérémonie était
suivie de l'ordination. Ces fonctions regardaient le métropoli-
tain d'Héraclée, parce qu'avant Constantin les évèques de
Byzauce relevaient de ceux de cette ville. Le patriarche à son
tour choisissait son archimandrite, le protosyncelle, les préfets
des principaux monastères, et tous, se rendant au palais, ado-
raient l'empereur et recevaient de sa main le sceptre, emblème
de leurs fonctions nouvelles. Ce cérémonial qui avait pour objet
de constater la dépendance du patriarche à l'égard du prince, se
conserva, chose curieuse, même sous les souverains musulman*.
Nous savons que Mahomet II remit lui-même àGennadiusle
bâton pastoral. Peu importait la personne du monarque ; ce qui
donnait sa valeur à l'investiture, c'était la participation du pou-
voir souverain, issu de Dieu, qui distribue à son gré les empires.
Plusieurs fois pour s'assurer le concours des patriarches, les
empereurs essayèrent de nommer à ces dignités quelques mem-
bres de leur famille. C'est ainsi que Basile, après avoir disposé
— 81» —
de l'empire en faveur de ses deux fil^, Constantin et Léon, con-
sacra le troisième à l'Église et le destina au patriarchat. Le fils
de Romain Lecapène, Théophylacte, reçut la même dignité. Il est
vrai de dire que ces choix ne lurent pas toujours heureux. Les
préoccupations politiques du souverain l'empêchaient d'avoir
égard, autant qu'il l'aurait dû, au caractère, à la science et aux
vertus du candidat. L'administration de Théophylacte fut un
scandale pour ses contemporains. Ce prélat, grand amateur de
chevaux, et qui paya de sa vie une passion si peu séante à ses
fonctions, rappela les folies de Caligula pour son cheval favori,
11 passait plus de temps dans ses écuiùes qu'à Sainte-Sopliie ; un
jour qu'une solennité religieuse réunissait à son église lempe-
reur et la cour, il quitta brusquement le service divin, à la nou-
velle qu'une de ses juments venait de mettre bas.
Ajoutons que ces précautions des princes byzantins n'étaient
pas vaines. Prêtre et magistrat, en vertu de la double investiture
qu'il avait reçue, le patriarche exerçait à Constantinople une
influence telle, que souvent il fit trembler l'empereur sur son
trône, et disposa de la couronne en faveur de ses créatures.
11.
La tranquillité de l'empire et sa stabilité dépendaient presque
toujours du bon accord de l'empereur et du patriarche. Leur
hostilité explique la plupart des révolutions, qui à maintes re-
prises bouleversèrent l'Orient. Pour se rendre compte de cette
prodigieuse influence, il fau-t connaître le peuple bj'zantin, le
plus mobile, le plus superstitieux, le plus fanatique et le plus ser-
vile qui fut jamais. Aucun trône ne fut plus fragile, plus sujet à
subir le flux et le reflux des révolutions que celui des empereur^;
— 90 —
d'Orient. Aucune dynastie ne put s'affermir et pousser de pro-
fondes racines dans ce sol, sans cesse remué par des commotions
intestines. Peu d'empereurs meurent dans leur. lit. La plui)art
finissent dans l'exil, au .fond des monastères, ou affreusement
mutilés, périssent dans d'épouvantables supplices. La facilité des
Byzantins à renverser leurs souverains, n'eut d'égale que leur
servilité à les adorer. On ne prive pas impunément un peuple de
sa liberté et de sa vie publique. Son activité et ses passions,
refoulées sur un point, s'échappent d'autre part en terribles
secousses et en odieux excès. Ce n'était cependant ni le regret de
ses libertés perdues, ni le ressentiment de sa servitude, ni l'es-
pérance d'un régime plus libéral, où le contrôle populaire eut sa
place, qui soulevaient les foules tumultueuses qui se pressaient
à l'hippodrome ou au pied de la chaire de ses patriarches. Le peu-
ple ne connaissait plus depuis longtemps, ni la fierté de l'homme
libre, ni la rancune et le désir de vengeance de l'esclave. Les
querelles religieuses occupaient et remplissaient sa vie. Si la
parole de saint Augustin, oportet hœreses esse, peut recevoir ici
son application, en aucun temps, en aucun pays, la religion ne
prit plus de place dans l'existence d'une nation. La théologie
était l'arène où toutes les passions débridées se donnaient car-
rière. Les discussions les plus arides, les distinctions les plus
subtiles, ne rebutaient pas l'ardeur querelleuse et ne fatiguaient
pas le cerveau de ce peuple de théologiens. On disputait à l'église,
ciu cirque, et jusque dans les échoppes des cordonniers et des ven-
deuses de légumes. On discuta jusque sur les ruines des murailles
battues en brèche par le canon de Mahomet IL L'évèque de Cré-
mone, Luitprand, en mission à Constantinople, est littéralement
assourdi par ces criailleries sur le dogme, sur la Trinité et la
nature de Dieu. Les hérésies et les sectes pullulaient sur cette
terre exceptionnellement féconde. On se lasserait à les énuraé-
rer : ariens, eunomiens, macédoniens, apoUinariens, pauliciens,
— Itl —
maiiicliéuiis, donatistes, priscellianistes, nestoriens. eutychiens,
sabbatiens, valentiniens, montanistes, marcianistes, raonopliy-
sites, monothélites, hydroparastades, ascodrogites, photianiens,
marcelliens, etc., etc. Tous les jours voyaient naitre une inter-
prétation nouvelle des doctrines officielles. On torturait le sens
des écritures, on pesait les mots et les syllabes, on scrutait les
décisions des conciles, on retournait de tous côtés les commen-
taires des pères. Et toutes ces disputes finissaient par de san-
glantes émeutes. Lorsque Macédonius s'avisa de faire transpor-
ter le corps du grand Constantin du temple des Apôtres au tem-
ple d'Acacius, le déchaînement des partis fut tel, « que le sang
remplit le puits du Témoignage, déborda sur la place, rejaillit sur
les portiques et coula en ruisseaux parles rues (1). » La déposi-
tion de Paulus, et l'exaltation de son successeur, le retour de ce
même Paulus partisan d'Athanase et ennemi des ariens, furent
l'occasion de semblables délires. Les décrets de Léon l'Isaurien
et de Constantin Copronyme contre le culte des images faillirent
coûter à ces deux princes la couron'ie et la vie. Notre âge a
peine à comprendre ces effervescences, parce qu'il ne partage
plus ces passions. Nos idées sont tournées vers d'autres objets ;
d'autres soucis travaillent nos imaginations et déchaînent la
guerre civile dans nos cités. Est-il sûr que nous échappions un
jour aux critiques que nous adressons aux Byzantins, et que les
générations qui viendront après nous ne s'étonnent pas, que
pour je ne sais quelle subtilité introduite dans une constitution,
la vie des hommes ait été si facilement et si largement prodi-
guée ?
Le contre-coup de ces agitations devait se faire sentir sur les
destinées de l'empire, telles témoignent au moins d'une incroya-
ble vitalité chez ce peuple trop calomnié. Son fanatisme fit sa
(1) Socratp. lib. III, ch. 6 et suivants — C^dreniis, t. I, p. 303, éd. 1667.
faiblesse et le livra souvent désarmé, déchiré par ses factions,
aux invasions du dehors. Maintes fois le ti^ône de Byzance me-
naça de sombrer et de s'abîmer comme le premier empire romain.
Il survécut cependant dix siècles encore aux innombrables tem-
pêtes qui vinrent l'assaillir. Des hordes de barbares aussi pres-
sées et aussi farouches vinrent battre ses murs. Les Goths,
Bulgares, Avares, Slaves, Russes, Hongrois, Petchénègues, Sar-
rasins et Mongols furent aussi redoutables pour lui, que l'avaient
été pour Rome les Germains et les Huns. Mais à Byzance le
foyer des passions religieuses ne fut jamais éteint, comme à
Rome celui des passions politiques. H donna au peuple sa flamme
et cette force de résistance dont tant de fois il fit preuve. Pen-
dant tout le moyen-âge, Constantinople fut le boulevard de
l'Occident contre les incursions des Asiatiques. Sans doute la
merveilleuse situation de la ville , sentinelle avancée vers
l'Orient, protégée d'une part par la mer, de l'autre par le double
rempart des Balkans et du Danube, fut pour beaucoup dans cette
étonnante longévité. Mais le meilleur rempart et le plus sur fut
encore le zèle de propagande des Byzantins et ce fanatisme
même auquel Constantinople dut souvent sa faiblesse, mais aussi
quelquefois sa grandeur.
Dans les conflits religieux qui éclatenf entre le patriarche et
l'empereur, et où le peuple intervient si tragiquement comme
acteur, lequel des deux pouvoirs, celui qui prétend innover en
matière de dogme, ou celui qui se considère comme le gardien
de la tradition et le défenseur des conciles, doit définitivement
l'emporter? Si l'on considère les derniers siècles de l'empire
byzantins, il semble que le patriarche déserte la lutte et con-
sente à n'être plus que le chapelain du prince. Dans les siècles
qui précèdent, la victoire fut plus chèrement disputée, mais
resta le plus souvent à celui qui pour défendre ses droits avait la
force , c'est-à-dire l'armée. Les empereurs ne considérèrent
jaiuuiîi le pairiai'clie que couimy im l'onctionnaire révocable, s'il
résistait à leurs volontés ou ne se prêtait pas à leurs fantaisies
tliéologiques. La lutte commenra dès Constantin. Cet empereur,
converti par Eusèbe de Nicomédie à l'arianisme, força le pa-
triarche à se réconcilier solennellement avec l'hérésiarque,
Constantius se montra plus violent. Ayant appris que l'ortho-
doxe Paulus avait été élu sans son aveu, il envoie Hermogène
pour le chasser de l'église. Le peuple défendit son patriarche et
Hermogène paya de sa vie l'obéissance aux ordres de l'empe-
reur. Constantius fut obligé de venir lui-même introniser Macé-
donius. Plus tard, pendant une absence du prince, Paulus est
rappelé. Constantius furieux envoie le préfet Philippe qui s'em-
pare par surprise du prélat. Il le mande aux bains publics,
comme pour une entrevue, lui lit le décret impérial qui le ban-
nit, et par une porte secrète le fait embarquer sur un vaisseau
prêt à mettre à la voile. Il fut plus difficile à Philippe de rame-
ner Macédonius. Il lui fallut livrer bataille à la foule. Près de
quatre mille hommes teignirent ce jour-là de leur sang les murs
de Constantinople et le parvis de l'église (1).
Sous le règne de Valens, les ariens élevèrent au patriarchat
Démophile ; les orthodoxes lui opposèrent Evagre (2) qui fut con-
sacré par l'évêque d'Antioche Eustathius. Valens se montra rela-
tivement clément ; il relégua Eustathius à Cyzique, et chassa
Evagre de son siège pour y affermir Démophile.
On connaît l'exil et les persécutions subies par Jean Chrysos-
tome sous Arcadius. Peu d'époques furent aussi troublées que
celle du règne d'Ana stase. Il bannit tour à tour le patriarche
Eupliémius qui ne voulait pas frapper d'anathème les canons du
concile de Chalcédoine, et qui lui reprochait d'être infidèle aux
(1) Sociale, lib. II, ch. JO à 12.
(2) Theophan., Chron., p. '.9, éd. 1655.
promesses jurées ù son couronnement, puis son successeur Macé-
donius, qui ne se montra pas d'humeur plus docile. 11 le rem-
plaça par un certain Timothée, qu'il plia aisément à toutes ses
volontés (1). Justinien lui-même, tombé dans l'hérésie, et déses-
pérant de fléchir l'obstination d'Eutychius, l'envoya en exil à
Amasie, et le remplaça par Jean le Scholastique (2). L'Église
eut à redouter les fureurs de Justinien Rliinotmète. Chassé du
trône par les factions religieuses, et mutilé dans l'hippodrome,
il couva dix ans sa vengeance chez les Bulgares, rentra dans la
capitale, traînant après lui Apsiraarus et Léontius, ses succes-
seurs, et les égorgea dans le cirque; puis il fit saisir le patriar-
che Callinicus, lui creva les yeux et l'envoya à Rome. Il appela
pour le remplacer le moine Cyrus, qui lui avait prédit qu'un
jour il recouvrerait son trône (3). Mais Cyrus ne garda pas
longtemps sa faveur. L'empereur se défit de lui et associa un
autre patriarche, Jean, à ses desseins contre l'orthodoxie (4).
Léon risaurien ménagea longtemps l'évêque Germanus, parce
que tout en blâmant les décrets du prince, il retenait dans
l'obéissance les provinces exaspérées par les fureurs des icono-
clastes. 11 finit pourtant par le déposer dans un concile et appela
au trône épiscopal Anastase, syncelîe de Germanus. Mais les
complaisances d' Anastase ne le préservèrent pas des soupçons de
Constantin Copronyme. Averti que le patriarche ébruitait des
propos sacrilèges tenus par lui dans le secret d'une conversation,
il le déposa et le livra aux bourreaux qui le tenaillèrent et le tor-
turèrent. Comme ses jambes brisées par le supplice ne lui per-
mettaient pas d'avancer, on le porta à l'église. Là, son succes-
seur, l'eunuque Nicetas, l'abreuve d'injures, le soufflette et l'ex-
(1) Zonaras, lib. XIV, ch. 3.
(2) Zonaras, lib. XIV, cb. 9.
(3) Cedrenus, t. I, p. 446, éd. 1617.
(4) Theophan. Uiron., p. M9, éd. 1655.
Communie. Les assistants lui arraciient les cheveux, les poils de
la barbe et des sourcils, puis le placent sur un âne, la tête tour-
née vers la queue de l'animal. Dans cet équipage il est conduit
au cirque. Les factions le foulent aux pieds, meurtrissent de
coups son corps douloureux, le couvrent de crachats et terminent
son long martyre en l'égorgeant (1). Les empereurs iconoclastes
furent entre tous impitoyables. Dans la lutte engagée contre les
papes, les patriarches durent être leurs auxiliaires, ou furent
brisés par eux. Le schisme d'Orient fut fatal à leur indépen-
dance. Ils durent plus que jamais subir la volonté du maître,
sans pouvoir recourir à l'intervention lointaine, mais souvent
«efficace de l'évêque de Rome. Le prélat même qui accomplit le
divorce entre les deux Églises, Photius, fut victime de l'arbi-
traire de §es souverains. Deux fois appelé aux fonctions de pa-
triarche, il en fut deux fois honteusement chassé et mourut
dans un monastère. En brisant le lien qui unissait Constanti-
nopleàRome, il enleva à lui-même et à ses successeurs, la
suprême garantie d'indépendance qui leur restât.
Tant s'en faut, cependant, que dans ces innombrables conflits,
les violences de l'empereur l'aient emporté toujours sur les
vertus et le crédit du patriarche. Souvent le peuple prit parti
pour son pasteur et lui sacrifia la personne impériale. Aux pre-
miers temps de l'empire chrétien surtout, l'autorité de fraîche
date des évèques était presque sans bornes. Ils étaient quelquefois
défenseurs des cités ; les chefs barbares, sans pitié pour les souve-
rains, qii'ils créaient et replongeaient à leur gré dans le néant,
s'arrêtaient devant la majesté et la fermeté désarmée de plus
d'un courageux prélat, et sentaient fléchir en leur présence leurs
instincts de pillage. Les peuples s'attachaient à leur évêque
(1) \. Zouaras, lib. XV, rh. 7. — Cedronus. t. II, p. 'ifi.ï, éd. 1047. — Th<'opli.ni).
Cfiroii., p. 372. <''d. 1fi5îi.
— î)0 —
comme à un sauveur. Ils l'écoutaient plus volontiers qu'un
prince résidant loin d'eux, et d'ailleurs impuissant à les exaucer.
Dans leur église, les prélats ne craignaient pas de gourmander
Tenipereur et de discuter ses mesures. La chaire avait remplacé
la tribune aux harangues. Valentinien, ne pouvant réussir à
arracher saint Ambroise à son église de Milan, s'écriait dans un
transport de rage : « Si Ambroise l'ordonnait, vous me livreriez
à lui pieds et poings liés. » Le même évêque, sans égard pour la
puissance de Théodose, lui -tenait le langage le plus hautain et
le plus menaçant que souverain ait enduré. Il lui signifiait d'avoir
à relever les synagogues que dans un excès de zèle le prince
avait détruites : « En vous écrivant, j'ai voulu de préférence me
faire entendre de vous dans le secret du palais, de peur que si
cela était nécessaire , vous n'ayez à m'entendre dans J'église. »
Les premiers évèques de Constantinople eurent parfois un lan-
gage aussi libre av^ l'empereur, ils traitaient avec lui de puis-
sance à puissance. La pjemière fois que Nestorius prêcha devant
Théodose, il s'écria : « César, donnez moi la terre purgée d'hé-
rétiques, et je vous donnerai en échange le royaume du ciel.
Exterminez avec moi les dissidents, et avec vous j'exterminerai
les Persans. » L'autorité que saint Jean Chrysostome prit sur la
multitude de la nouvelle Rome devint un danger pour l'empire.
Son éloquence magique avait le don de soulever le peuple et de
l'arrêter dans ses plus furieux élans. Il sut arracher à ses ven-
geances un ministre malfaisant, Eutrope ; il entretenait ses au-
diteurs de ses discordes avec la cour d'Arcadius, et leur expli-
quait ainsi sa disgrâce : « Vous savez, mes amis, la véritable
cause de ma perte : c'est que je n'ai point tendu ma demeure de
riches tapisseries, c'est que je n'ai point revêtu des habits d'or et
de s/jie, c'est que je n'ai point îiatté la mollesse et la sensualité de
certaines gens. Il reste encore quelque chose de la race de Jéza-
bel. Hérodiade demande encore la tète de Jean, et c'est pour cela
— U7 —
qu'elle danse (1). » Et lorsque, porté par renthousiasme popu-
laire, il revint d'exil en ti-iomplie, ce n'est pas rem[)ereur, qui
avait cédé malgré lui à la nécessité de son rappel, c'est son trou-
peau fidèle qu'il remerciait par ces paroles : « Voyez ce qu'ont
fait.lcs embûches de mes ennemis ! Elles ont augmenté l'aflFection
et le regret pour moi. Autrefois les nôtres seuls m'aimaient.
Aujourd'hui les juifs mêmes m'honorent. Ceux qui croj'aient
éloigner de moi mes amis, m'ont concilié les indifférents. Ce
n'est pas à eux que je rends grâces, mais à Dieu, qui a tourné
leurs injustices en honneurs pour moi. » Certes, c'était un cen-
seur impitoyable , presque un maître , que s'étaient donné les
souverains de Byzance, le jour où ils avaient appelé au siège
épiscopal un homme capable de tenir impunément un si fier et
si dédaigneux langage.
Dans la suite, les patriarches, pour retenir la périlleuse ar-
deur d'innovation qui animait les empereurs théologiens, ima-
ginèrent de les enfermer dans la religion du serment prêté au
moment de leur couronnement. Ils devaient jurer de reconnaître
les canons des conciles œcuméniques, les canons des apôtres, les
commentaires des pères de l'Eglise, et remettre leur profession
dé foi signée de leur main à l'évêque, qui la déposait dans le
sanctuaire. Mais ces précautions étaient peu faites pour arrêter
des princes qui avec l'empire recevaient la souveraine puissance,
et le droit de légiférer en matière ecclésiastique aussi bien qu'en
matière civile. Ce droit contesté, souvent leur coûta cher. Basi-
liscus, qui avait supplanté Zenon, ayant réprouvé par un édit
public le concile de Chalcédoine, toute la populace, hommes et
femmes, à l'instigation du patriarche Acacius, vont assiéger le
palais. On menaçait d'y mettre le feu. Basiliscus dut s'esquiver
en hâte, et quitta la ville en défendant au sénat de comniuni-
(1) Trad. Villeniaiii, L'clo<nteiuc au iv^^ siktc S. Jean Clirysostome.
7
— 98 —
quer avec Acacius. Mais la multitude sortit à sa suite, excitée
par les moines, enleva l'empereur et le força dans l'église de
faire amende honorable au clergé, de renoncer à son hérésie et
de révoquer par un nouvel édit le décret qu'il avait porté (1)..
Dans la lutte désespérée qu'Anastase soutint contre les deux
patriarches Euphémius et Macédonius, et qui finit par l'exil et
la mort de ses deux ennemis, il faillit perdre lui-même la vie.
Lors de son couronnement , sur les instances de l'impératrice
veuve Ariane, qui lui donna son trône et sa main, il avait signé
la profession de foi exigée par le patriarche. En possession du
pouvoir, et dès lors décidé à méconnaître l'autorité du concile de
Chalcédoine, il mit tout en œuvre pour extorquer la pièce qui té-
moignait contre lui. A la nouvelle du conflit, les rues se rempli-
rent d'une multitude qui criait : « Les temps sont venus, chré-
tiens ! Que personne n'abandonne son pasteur et son père ! » On
vociférait : « A mort le manichéen ! Il est indigne de l'empire ! »
Anastase préparait déjà sa fuite. Il se tira de ce mauvais pas
par une conversion hypocrite et feignit de se soumettre, atten-
dant l'heure propice à sa vengeance (2). Les choses se passèrent
à peu près de même sous Justinien Rhinotmète. Le peuple, en-
flammé par les paroles du patriarche à Sainte-Sophie, entraîna
l'empereur au cirque, et, après avoir proféré contre lui des me-
naces de mort, se contenta de lui couper le nez et de le reléguer
dans la Chersonnèse. Les deux moines Théodore et Etienne,
accusés de l'avoir poussé à l'hérésie , furent plus maltraités :
traînés sur le sol, les pieds liés, ils furent brûlés vifs sur la place
publique (3). En 731, il suffît au patriarche Anastase de rappor-
ter au peuple que l'empereur avait dit : « Jésus-Christ est un
(1) Theodorus Leclor et Evagrius.
(2) Nicephore, lib. XVI, ch. 26.
(3) Cedrenus, tome II, p. 447, éd. 1647.
— i)9 —
simple mortel comme moi, et sa mère, Marie, l'a enfanté comme
ma mère, » pour que le peuple renversât Constantin Copronyme
et lui substituât Artabasde. Cette année-là, dit le chroniqueur
Cedrenus, vit des luttes civiles telles que pareilles ne s'étaient
vues depuis le commencement du monde (1). L'espace manquerait
pour énumèrer tous ces conflits et les émeutes qui en étaient la
suite ordinaire. Ils entretenaient une agitation continuelle chez
des gens qui, tous, prenaient parti, tuaient ou se faisaient tuer
pour un article de foi. Le bon accord du patriarche et de l'em-
pereur assurait l'ordre et la prospérité de l'empire ; leurs dis-
sentiments étaient le signal des guerres civiles, presque toujours
compliquées de désastres à l'extérieur.
III.
Nous avons étudié le patriarche dans ses rapports avec l'em-
pereur ; il nous reste à l'examiner dans ses rapports avec l'Eglise
et à marquer sa place dans la hiérarchie épiscopale du monde
catholique.
Du jour où de hautes convenances politiques décidèrent Cons-
tantin à transporter le siège de l'empire sur les bords du Bos-
phore, et à quitter Rome pour le merveilleux emplacement de
Byzance , tous les grands corps de l'Etat le suivirent dans sa
nouvelle résidence. La présence de la cour, les splendeurs des
fêtes religieuses, surtout les relations de tous les jours qui s'éta-
blirent entre l'empereur et le chef religieux de la province, de-
vaient singulièrement rehausser la situation du modeste évèque
(1) Cedrenus, lorac II, p. A(in, éd. 1647.
BIBLIOTHECA
— 100 —
de Byzance, jusqu'alors suffragant de celui d'Héraclée. Parla
volonté de Constantin, Métrophanès fut fait archevêque et devint
dès lors le personnage principal du clergé oriental. Il ne conve-
nait pas que le prélat, qui approchait le prince, qui le secondait
dans la partie la plus délicate et la plus importante de son ad-
ministration, fût dans la hiérarchie ecclésiastique l'inférieur de
personne, qu'il obéit à d'autres ordres qu'aux siens, qu'il dépen-
dit d'un autre que de lui-même. Le blâme que l'évêque d'Héra-
clée infligeait à son suffragant pouvait rejaillir jusqu'à la per-
sonne impériale. Aussi n'entra-t-il dans aucun esprit que l'em-
pereur eût outrepassé ses droits, et ne trouvons-nous aucune cri-
tique de cet acte dans les historiens ecclésiastiques du temps (1).
Marca estime que les droits du nouvel archevêque furent pure-
ment honoraires, jusqu'au moment où la législation du concile
lui donna la sanction religieuse. Rien n'autorise à penser ainsi ;
tout porte à croire, au contraire, qu'en conférant la dignité,
l'empereur n'avait pas entendu que son évêque fût privé des
droits qui en étaient la suite.
Un obstacle cependant semblait s'élever contre cette exalta-
tion. La hiérarchie des grands dignitaires de l'Eglise avait été
ainsi fixée par le sixième canon du concile de Nicée, « que, sui-
vant l'usage anciennement adopté pour l'Egypte, la Libye et la
Pentapole, l'archevêque d'Alexandrie exerce sa juridiction sur
les évêques de ces provinces, ainsi que l'évêque de Rome a cou-
tume de l'exercer sur celles qui dépendent de lui ; que l'évêque
d'Antioche conserve aussi les privilèges qu'il possède sur les au-
tres églises. » Les évêques de Rome, d'Alexandrie, d'Antioche,
ayant juridiction sur les métropolitains et les évêques, le pre-
mier, de l'Occident, le second, de l'Afrique, le troisième, de l'Asie,
(1) Plus tard seulement les récriminations se firent entendre : « Cujus sedis episco-
us? Acacias scilicet cujus metropolitanae civitatis antistes? » Ep. papae Gelasii ad
Acaciura.
— 101 —
étaient donc, dès le règne de Constantin, les trois cliefs reconnus
du clergé catholique, ceux qu'on devait appeler, après le concile
de Chalcédoine^ les patriarches. L'évêque de Constantinople allait
prendre sa place parmi eux. Le troisième canon du premier concile
œcuménique tenu dans la ville impériale en 381, lui donnait le
second rang dans la hiérarchie épiscopale : « Que l'évêque de
Constantinople jouisse des prérogatives d'honneur après l'évêque
de Rome, parce que Constantinople est la nouvelle Rome. »
Quelques écrivains ont prétendu que les prélats assemblés au
concile profîtèreiit de l'absence des légats romains pour insérer
ce canon dans la collection, et qu'il ne fut jamais reconnu et ap-
prouvé à Rome. Baronius (1) dit même qu'il est supposé ; car on
trouverait dans le compte-rendu des séances les protestations
que n'aurait pas manqué de faire entendre l'évêque d'Alexan-
drie ; enfin qu'Anatolius, au concile de Chalcédoine, aurait invo-
qué ce précédent pour appuyer sa demande. Il n'est pas douteux
que le pape ait vu de mauvais œil ses prérogatives d'honneur
partagées avec un évêque qui devait devenir pour lui un rival.
Aucun texte cependant ne montre que ni lui ni ses légats aient
élevé une réclamation. Socrate et Sozomène enregistrent ce
canon au même titre que les autres, et le citent sans remarquer
que sa validité soit contestée ou contestable (2).
Du reste , les évêques d'Alexandrie et d'Antioche acceptè-
rent sans résistance la suprématie de Constantinople. On vit
même les évêques de la capitale étendre leur juridiction
sur les sufFragants des deux autres patriarches, sans que
ceux-ci aient tenté de restreindre ces privilèges exorbitants.
Dans les séances du concile, où fut fixé le rang occupé désormais
par l'évêque de Constantinople, Nectaire siégea au-dessus de
^1) Baronius, Annales ccc/cs., 381.
(2) Socrate, lib. V, ch. 8 ; Sozomène, lib. VII, cli. i.
— 102 —
Théophile d'Alexandrie et de Flavien d'Antioche. Une des accu-
sations soulevées par les ennemis de saint Jean Chrysostome au
conciliabule ad Quercum, fut que, sous prétexte de simonie, il
avait dépouillé de leurs sièges plusieurs évêques d'Asie, relevant
de la juridiction du patriarche d'Antioche, et qu'il avait intro-
nisé d'autres prélats à leur place. Son successeur, Atticus, obtint
de Théodose le Jeune une loi qui défendait qu'aucun évêque fût
nommé sans son consentement en Orient (1). Le patriarche Fla-
vianus se saisit, comme étant de son ressort, de l'affaire intentée
par les clercs de l'église d'Edesse contre leur évêque, Ibas, au
lieu de laisser le jugement de cette cause à Memnon d'Antioche.
Sur l'ordre de l'empereur, il désigna, pour prendre connaissance
de l'affaire, les évêques de Tyr, de Beryte et d'Hymérie. Le sy-
node assemblé à Beryte justifia l'évêque Ibas. La suprématie du
siège de Constantinople était donc unanimement acceptée, quand
l'empereur Marcien, cédant aux sollicitations de sa femme, Pul-
chérie, réunit le grand concile de Chalcédoine. L'empereur, l'im-
pératrice, le sénat, qui tous s'intéressaient à la grandeur de leur
évêque, décidèrent les pères à renouveler les privilèges concédés
par les précédents conciles. Le vingt-huitième canon de Chalcé-
doine portait : « Attendu que Constantinople est le siège de
l'empire et du sénat, et qu'elle est appelée la nouvelle Rome,
qu'elle soit avantagée dans les choses ecclésiastiques, comme
Rome elle-même, étant la seconde après elle. » Un autre canon
attribuait à l'église de Constantinople le Pont, la Thrace et
r Asie-Mineure. Or, la Thrace dépendait auparavant de l'évêque
de Rome ; le Pont, de l'évêque de Cèsarée en Cappadoce ; l'Asie,
de l'évêque d'Ephèse.
Ces canons ne furent pas accueillis sans murmures. Outre que
le diocèse de la ville impériale était constitué aux dépens de ses
(1) Socrate, lib. VII, ch. 28.
— 103 —
voisins, le vingt-lmitième canon traliissait les progrès de l'ambi-
tion dès évêques de Constantinople. Ils setaient contentés
d'abord de réclamer pour eux le second rang après Rome. Main-
tenant, tout en conservant ce second rang, ils prétendaient exer-
cer en Orient des droits égaux à ceux des papes en Occident. Le
monde catholique était ainsi divisé en deux vastes juridictions.
Les intéressés firent entendre des plaintes très-vives. On soutint
que l'évêqueAnatolius avait attendu, pour produire ses préten-
tions, le moment où les légats du pape étaient absents et
croyaient les séances du concile terminées, que le patriarche
d'Alexandrie n était représenté par aucun de ses prêtres, que
celui d'Antioche avait abdiqué son indépendance entre les mains
d'Anatolius, que l'évêque de Dorylée avait allégué à tort que le
pape, consulté, ne ferait aucune objection à la rédaction de ce
canon. Le pape Léon, dans une lettre adressée à Anatolius,
réclama contre cet abus de pouvoir. « Je m'afflige, disait-il, que
tu te sois laissé aller jusqu'à violer les constitutions établies par
le très- saint concile de Nicée, comme si le siège d'Alexandrie
avait mérité de perdre le second rang et si celui d'Antioche
n'avait plus la propriété du troisième. » Mais ces récrimina-
tions furent vaines et le pieux empereur Marcien les passa sous
silence. Les évêques de Constantinople, appuyés de l'autorité des
empereurs qui succédèrent à Marcien, firent valoir ce canon qui
fut sanctionné par les lois impériales. Une constitution de Zenon,
puis une novelle de Justinien le confirment solennellement (1).
« Nous décrétons, disait ce prince, que le très-saint pape de
l'ancienne Rome sera le premier des prêtres, que le très-heu-
reux archevêque de Constantinople, qui est la nouvelle Rome,
aura le second rang après lui et sera préféré aux évêques de tous
les autres sièges. »
'^1) Coll. IX, lit. XIV, nov.31.
— 104 —
Les papes, impuissants alors à lutter contre l'empereur et à
opposer à son pouvoir souverain, en matière législative, l'auto-
rité pontificale, se résignèrent à accepter cet état de choses, et,
par amour de la paix, par crainte pour leur propre sécurité,
admirent le fait accompli. Grégoire le Grand, qui engagea une
lutte si vive contre Jean le Jeûneur, ne laisse pas dans sa lettre
aux patriarches d'Orient, d'attribuer le premier rang à l'évéque
de Constantinople et de le nommer le premier. Toutefois les
papes ne reconnurent définitivement parmi les canons de l'É-
glise le troisième de Constantinople et le vingt-huitième de
Chalc^doine qu'au concile de Latran, tenu par Innocent III.
L'ambition des patriarches de Constantinople n'était pas encore
satisfaite. Ils se montrèrent bientôt impatients du second rang que
les canons et les lois leur attribuaient, et aspirèrent au premier.
La volonté impériale les avait élevés au-dessus de tous les autres
évéques et placés immédiatement après l'évéque de Rome ; la
même volonté ne pouvait-elle leur faire franchir encore ce der-
nier degré? Le patriarche ne tenait-il pas tous ses droits de ce
fait seul que Constantinople était la ville impériale et la nou-
velle Rome? Mais, depuis que l'ancienne Rome, désertée par le
pouvoir, était réduite au simple rang de ville de province, était-
il juste qu'elle gardât dans l'ordre religieux la suprématie qu'elle
avait perdue dans l'ordre politique ? Constantinople, héritière
des grandeurs passées de sa rivale, ne devait-elle pas hériter en
même temps de la grandeur nouvelle et du lustre que la papauté
lui conservait encore ?
Pour juger de la légitimité des prétentions élevées par l'évé-
que de Constantinople, il convient de rechercher l'origine du
droit réclamé par les évéques de la nouvelle et de l'ancienne
Rome. Sur ce point les avis sont très-partages. Plusieurs écri-
vains veulent découvrir l'origine des prérogatives de Rome dans
le canon vr du concile de Nicée, dont nous avons plus haut cité
— 105 —
le texte. Il manque, dis3ut-ils, à ce canon, tout le commencement,
tel qu'on le lisait à Rome, au temps du pape Jules, et qui renfer-
mait ces paroles : « l'Église romaine a de tout temps exercé la
primatie. » Malheureusement pour cette tlièie, il nous manque ce
commencement même, sur lequel porte la discussion, si toutefois
il a jamais existé. Tout au plus trouvons-nous à ce fait quelques
allusions dans les canons etdécrétalds apocryphes attribués aux
papes des quatre premiers siècles par les faussaires d'Alexandrie
et autres, dont pullulait l'Orient. On ne peut croire aussi que le
canon qui investissait Rome d'une primatie réelle sur les autres
sièges, ait été perdu ; l'intérêt des évêques de Rome n'était-il
pas de le conserver plus précieusement que tout autre?
On a souvent, en effet, discuté sur le nombre des canons de
Nicée. Dans la fameuse correspondance apocryphe d'Athanase
et du pape Marc, nous lisons qu'Athanase demande au pape
de lui envoyer la collection des quatre-vingts canons de Nicée,
tous les exemplaires qui existaient en Egypte ayant été brûlés
par les ariens. Marc répond qu'il se dispose à les lui envoyer,
mais réduits à soixante-dix. Or, il est à peu près certain qu'il
n'y eut jamais plus de vingt canons, ceux-là même qui sont
parvenus jusqu'à nous. Rufin en cite bien vingt-deux, mais les
deux surnuméraires ne sont d'aucune importance. Théodoret
fixe le chiffre de vingt (1). Lorsqu'au sixième concile de Car-
thage, le pape Zosime, invoquant la législation de Nicée, réclama
auprès des pères le jugement des évêques d'Afrique, les prélats,
étonnés, déléguèrent plusieurs d'entre eux auprès de l'évêque de
Constantinople, Atticus, et de celui d'Alexandrie, Cyrille, pour
rapporter le texte exact des canons. Cécilianus de Carthage ne
rapporta que les vingt canons qui nous sont connus. Enfin d'au-
tres écrivains prétendent trouver dans le texte même du
(1) Théodoret, Hist. EccL, cap. 8.
— 106 —
sixième canon, tel que nous l'avons aujourd'hui, l'aveu de la
priuiatie de Rome. Au lieu de traduire, comme nous l'avons
fait : « Que suivant l'usage anciennement adopté pour l'Egypte,
la Libye et la Pentapole, l'évêque d'Alexandrie exerce sa juri-
diction sur toutes les provinces, ainsi que l'évêque de Rome a
coutume de l'exercer sur celles qui dépendent de lui {quando
quidem et episcopo romano hoc est consuetum) , ils traduisent:
comme l'évêque de Rome l'a décidé. » Cette version attribue au
pape l'initiative de l'organisation religieuse de la catholicité.
Mais cette interprétation forcée ne se soutient pas. Dans la tra-
duction qui fut faite du grec en latin, par Trilon et Théoriste,
à la demande des pères de Carthage, le passage qui nous occupe
est ainsi interprété : quia urbis Romœ episcopo similis mos est,
ce qui revient à l'explication que nous avons donnée nous-même.
C'est, nous le répétons, seulement aux conciles de Constantino-
ple et de Chalcédoine, que la primauté d'honneur fut accordée
dans l'Église au pape de Rome.
La théorie la plus généralement adoptée par l'Église est que
le pape tient sa suprématie, non d'une source humaine, mais de
Dieu, par l'intermédiaire du prince des apôtres, saint Pierre.
C'est en sa qualité de successeur de saint Pierre, qu'il a autorité
et juridiction sur les autres évoques. Il est utile toutefois de
faire observer que cette idée est relativement récente, et n'avait
point cours au premier siècle de l'Église. C'est encore aujour-
d'hui un point très contesté, malgré les présomptions tirées de
répître I de Pierre, et nullement acquis à la science, de savoir si
l'apôtre vint réellement à Rome et fut le fondateur de cette
Église. Cette légende trouvait des sceptiques même du temps
d'Eusèbe; elle en trouve bien davantage aujourd'hui que la cri-
tique est plus minutieuse et à bon droit plus exigeante. Mais il
n'entre pas dans notre sujet de discuter ici ce fait.
Ce fut une idée, ingénieuse sans doute, mais imprudente, que
— 107 —
de donner à la puissance pontificale, une base si fragile et si in-
certaine. Nous rencontrons les premières traces de cette filiation
dans les fausses décrétales publiées parmi les œuvres d'Isidore
de Séville. La deuxième lettre de Sixte P"" déclare dans un latin
barbare que l'esprit de Dieu réside dans les successeurs de Pierre
et qu'il continue à protéger son Église (1). On sait ce qu'il faut
penser de cette compilation maladroite dont l'authenticité est
contestée même par Baronius. Le premier pape qui nous parait
avoir mis clairement cette théorie au service de ses prétentions
est Pelage, qui vivait au vi^ siècle (2). « L'Église romaine, dit-il,
ne doit pas son exaltation au-dessus des autres églises, aux
décrets des synodes ; elle tient la primatie de la parole de Dieu
même, notre Sauveur : Tu es Pierre, etc. » L'idée prend corps
sous Grégoire le Grand ; il la fait sienne, pour ainsi dire, par le
développement qu'il lui donne et les observations dont il l'appuie.
Dans ses commentaires au psaume IV, il s'emporte contre l'em-
pereur qui veut faire de l'Église romaine une servante et une
esclave : « Elle est au contraire, dit-il, la reine des nations. Car
c'est d'elle que le Christ a dit : Je te donnerai les clefs du ciel. »
Et dans une longue lettre au patriarche d'Alexandrie, où il se
plaint des empiétements et de l'ambition de l'évêque de Constan-
tinople, il révèle toute sa pensée. « Qui ne sait que notre Église
a pour fondateur Pierre lui-même, et que le nom du fondateur
répond de la solidité de l'édifice. C'est à lui que le Verbe a dit :
Je te donnerai les clefs du royaume céleste, et encore : Quand
tu seras converti, affermis tes frères, et enfin : Simon, fils de
Jean, m'aimes-tu, pais mes brebis. — Aussi, bien qu'il y ait eu
plusieurs apôtres, l'autorité du siège du prince des apôtres a seule
(1) Petro altribuitur, quod in Romano episcopo inliabitet, eumque iiistruat cl om-
nium onera portet ac lueatur. .
(2) Pelage I, dise. 21.
— 108 — .
, prévalu, et cette autorité s'est communiquée par lui à trois siè-
ges. Car c'est Pierre qui a élevé le lieu où il repose et où il a fini
sa vie terrestre, savoir Rome ; c'est lui qui a illustré la ville où
il a envDyé Tévangéliste, son disciple, savoir Alexandrie. C'est
lui encore qui fonda le siège qu'il devait abandonner après
l'avoir occupé sept ans, savoir Antioche. »
Ce passage nous montre que dans l'esprit du saint pape, c'est
de la suprématie de saint Pierre sur les apôtres que dérive la
suprématie des trois patriarches de Rome , d'Alexandrie et
d' Antioche. C'est sa présence qui les a sanctifiées. Si ces trois
villes étaient en même temps les plus opulentes et les plus vastes
du monde romain, ce n'est là que l'efifet d'une simple coïnci-
dence. Leur grandeur politique n'a rien à voir au lustre qu'elles
ont reçu de l'apostolat de Pierre et de son disciple. Il résulte
encore de cette ingénieuse filiation que Constantinople et Jéru-
salem ne sont pas légitimement admises au partage des préroga-
tives d'honneur. Le patriarchat, dont elles tirent vanité, n'est
qu'une dignité usurpée, au moins ne procédait-il pas, comme pour
les trois autres villes, d'une origine unique et presque divine.
Cette théorie présentait cependant quelque danger. Du moment
que l'apostolat de saint Pierre suffisait à faire d'une ville quel-
conque la capitale du monde catholique, pourquoi cet honneur
appartenait-il à Rome, plutôt qu'à Antioche , plutôt surtout
qu'à Jérusalem ? C'est ce que faisait entendre le patriarche Poly-
chronius au pape Célestin, en réclamant pour son épiscopat la
priraatie. « N'est- ce pas Jérusalem que Dieu même a choisie
pour que le Christ y naquît? N'est-ce pas là qu'il a souffert et
qu'il est ressuscité ? N'est-ce pas là qu'il a fait descendre le Saint-
Esprit sur ses disciples? Là aussi que l'Église du Christ s'est
constituée pour la première fois ? Là que les apôtres Pierre, Jacob,
Jean, ont prêché l'Evangile? N'est-ce pas d'elle enfin que les pro-
phètes ont prédit que la vérité sortirait pour se répandre sur le
— loy —
monde ? » Ces raisons étaient spécieuses; il était difficile au pape
d'y répondre. Mais les avantages que présentait leur théorie
étaient trop grands pour échapper à leur sagacité. Le premier de
tous était d'assurer leur indépendance, d'émanciper la papauté
de la tutelle impériale, de la faire vivre de sa vie propre, sans
qu'elle empruntât à l'empire aucun élément de sa grandeur nou-
velle. C'est pourquoi les papes s'attachèrent à faire valoir cette
descendance, et à se considérer avant tout comme les successeurs
de saint Pierre. Au moment où la papauté triomphante entre-
prend de se dégager des liens politiques qui l'unissent à Cons-
tantinople, le pape Adrien peut écrire à l'évêque Nigelramnus :
« Rome est la tête de toutes les églises, c'est en elle que toutes
ont leur source. Cette primauté elle ne la doit pas aux synodes
ou aux décrets de l'empereur ; elle la doit à la munificence de
Dieu même. »
Ces décrets des empereurs avaient seuls cependant, dans l'es-
prit des légistes du Bas-Empire, le droit de fixer les rangs des siè-
ges épiscopaux. Les papes eux-mêmes semblaient le reconnaître
en demandant à leurs prétentions la sanction du prince. Si nous
nous plaçons au point de vue des hommes de cette époque, nous
constatons que Rome tient sa suprématie religieuse, non d'une
origine divine et apostolique, mais d'une origine toute laïque et
toute terrestre. Parce qu'elle est officiellement la capitale du
monde romain, elle devient la capitale religieuse de la chré-
tienté. Les grandeurs de la république, les bienfaits de l'empire
païen entrent pour une part notable dans la glorification de
Rome chrétienne. Elle, qui a été la source du droit romain,
peut devenir la source du droit canonique. Pas un écrivain by-
zantin, pas un clerc ne pense autrement en Orient. Les conciles
prennent le soin de remarquer que l'ancienne Rome étant la
première en honneur, Constantinople doit avoir le second rang,
2m7x-e qu'elle est la nouvelle Rome. Quel autre titre pourrait-elle
— 110 —
. en effet alléguer en sa faveur? Un caprice administratif l'a tirée
du néant, alors que le christianisme couvrait déjà le monde ro-
main. Petit bourg ignoré, elle n'a pas eu la visite des apôtres
en voyage ; aucune église n'a été bâtie par leurs disciples dans
ses murs. Elle date de Constantin et de l'empire d'Orient. Si donc
elle est le siège d'un patriarcliat, si elle vient immédiatement
après Rome, elle ne le doit point aux apôtres, qui Ti'ont rien fait
pour elle ; elle doit tout à la présence de ses empereurs. Rome
est son aînée, et, pour cette raison seulement, l'emporte sur
elle.
L'étude des textes peut amener sur ce point la conviction.
« Constantin, dit Zonaras, éleva Byzance, qui dépendait de
l'évêché d'Héraclée, à la dignité du patriarchat. Mais le principat
fut laissé à l'ancienne Rome, à cause de la prérogative de Vâge
et parce que V empire avait émigré de là à Constantinople (1). »
Le préambule du décret par lequel Justinien signifie au pape
Jean que son église est la première, est conçu en ces termes :
« Comme l'ancienne Rome fut la source de notre législation, nul
ne doute qu'elle doive être le siège du souverain pontificat (2). »
Pour les écrivains ecclésiastiques de Rome, Constantinople n'est
qu'une colonie et n'a pas droit aux honneurs de la métropole (3).
Singulière et heureuse colonie, plus puissante, dès le premier
jour, que sa cité d'origine, et qui en avait absorbé toute la vie,
après avoir commencé par lui ravir l'empire !
C'est donc par une concession faite à de vieux et glorieux sou-
venirs, que les empereurs conservent à Rome sa suprématie en
matière religieuse. Quand ils s'adressent à leurs souverains, les
(1) Zonaras, lib. XIII, cli. 3.
(2) Ut legura originem nnterior Roma soitita est, ila et sumnii pontificalùs apicera
apud eara esse nemo est qui dubitet. Auth., col. II, lit. IV. — Ailleurs, il appelle
Rome « patriam legum, fonteni sacerdotii. «
(3) Sabellicus, Ennéade 8.
— 111 —
papes manquent rarement d'en convenir. Nous en avons la
preuve dans la requête adressée par le pape Bonilace à l'empe-
reur Pliocas. Au VII* siècle, sous les souverains qui avaient pré-
cédé, Constantinople avait cru pouvoir s'affranchir de la défé-
rence due au pape de Rome et se proclamer le premier siège de
la chrétienté. Voici les quatre raisons que fait valoir Boniface
contre cette atteinte portée à la tradition : 1" Le siège de l'em-
pire fut d'abord à Rome ; Constantinople n'est qu'une colonie
romaine; 2° l'empereur ne tire pas son titre de Constantinople,
mais de Rome ; il s'appelle l'empereur romain ; S*' les citoyens
mêmes de Byzance ne s'intitulent pas citoyens grecs, mais ci-
toyens romains ; 4° enfin, et cette raison ne vient que la dernière,
Pierre a confié à l'évêque de Rome, et non à un autre, les clefs
et le pouvoir que le Christ lui a donnés. Phocas trouva ces rai-
sons concluantes et décréta que Rome resterait la première de
toutes les églises. Mais ce décret même, qui, sur la demande
d'un pape, décernait la primauté à Rome, était la reconnais-
sance des droits de l'empereur et de l'origine laïque de la supré-
matie religieuse.
Peut-être s'étonnera-t-on que les empereurs aient cédé sur un
point aussi grave et contribué à grandir un pouvoir ennemi.
Mais Phocas, après avoir fait périr Maurice et ses enfants dans
d'aflfreux supplices, craignait le courroux et la vengeance du
patriarche Cyriaque, resté fidèle au souvenir des malheureuses
victimes. Il trouvait trop redoutable son évêque, et n'était pas
fâché de l'humilier en le faisant déchoir. Il s'assurait aussi à
Rome un appui dont l'autorité n'était pas à dédaigner, qu'il pou-
vait invoquer en sa faveur et opposer, le cas échéant, au clergé
byzantin, qu'il sentait hostile. Ainsi, par crainte d'un ennemi
prochain, Phocas se servait de son pouvoir pour accroître la
force d'un ennemi plus lointain, mais par cela même plus libre
et plus redoutable.
— ]l■^ —
Tant que l'Italie avait été gouvernée par les tristes succes-
seurs d'Honorius, et jusqu'au jour où l'hérule Odoacre renvoya
dédaigneusement à l'empereur Zenon les insignes impériaux, on
pouvait encore se faire illusion sur ce grand nom de Rome. Mais
quand un barbare fut, par la fortune des armes, maître de l'Ita-
lie, et se choisit pour résidence, non plus la vieille capitale, mais
Ravenne ou Vérone, chacun \mt croire que le berceau de la ré-
publique et de iempire, la ville de Romulus et celle d'Auguste
allait bientôt disparaître du rang des cités et finir obscurément
comme Palmyre, Babylone et, plus tard, Antioche. Et de fait,
la papauté seule sauva Rome de cette ruine et lui communiqua
une vie nouvelle. Alors il sembla naturel aux Byzantins de retirer
à la ville déchue la primatie d'honneur dans les choses ecclé-
siastiques et de réserver à Constantinople le premier siège.
Quelle autorité pouvait avoir désormais sur le monde l'évêque
de Rome, environnée de peuples barbares, isolée du reste de l'em-
pire, déshéritée de toute influence? A quoi bon prolonger cette
fiction , puisque le siège de l'empire était sans partage à Cons-
tantinople ? A cette ville devait revenir aussi la prérogative reli-
gieuse de Rome.
Nous pouvons donc fixer à la fin du v* siècle environ l'époque
où les patriarches de Constantinople tentèrent de s'arroger les
droits exercés jusqu'alors par les papes. Nous lisons dans une
constitution de Justinien : « L'Egli::e de Constantinople est la
tête de toutes les autres églises (I). » Au mois de janvier 542,
Justinien reçut la visite du pape Vigile. Théophane nous dit
que le prélat obtint par ses prières que le nom du patriarche fût
rayé du premier rang, et que le sien fût inscrit à sa place sur
les tables ecclésiastiques (2). Ce passage est le commentaire na-
(1) Cod. Just., tit. II, art. 24. .
(2) Theophan., Chronic, p. 192, éd. 1655.
— 11;^, —
turel de la novelle que nous avons donnée plus haut, et qui
institue la hiérarchie à observer entre les grands dignitaires de
l'Église. Cette apparente concession aux pontifes romains fut de
courte durée. Bientôt les évêques de Constantinople inventèrent
un titre nouveau, celui de patriarche œcuménique. Jean de Cap-
padoce, prédécesseur de Jean le Jeûneur, paraît être l'auteur de
cette usurpation.
Que signifiait au juste ce mot: œcuménique? La plupart l'in-
terprétaient dans le sens de patriarche universel, supérieur à
tous les autres évêques de la chrétienté. C'est ainsi que l'enten-
dirent les papes, et ils ne purent tolérer cette prétention. Le
bibliothécaire Anastase, qui fut envoyé comme légat au septième
grand concile, fit à ce sujet des remontrances aux évêques orien-
taux. Les Grecs lui répondirent que ce titre n'impliquait pas
pour le patriarche la suprématie du monde tout entier, mais
seulement l'autorité exercée sur une partie du monde catholi-
que. Nous ne savons si ces raisons satisfirent pleinement Anas-
tase , mais il nous semble que les Orientaux se jouèrent un peu
de la crédulité du prélat italien. Il était facile de demander si
œcuménique était le synonyme de catholique, pourquoi les évê-
ques d'Alexandrie, d'Antioche, et leurs suffragants mêmes ne
prenaient pas aussi ce titre.
L'adversaire le plus vigoureux et le plus éloquent des préten-
tions du patriarche fut Grégoire le Grand. Il multiplie les lettres
dans lesquelles il se plaint de l'orgueil de Jean le Jeûneur. Nous
en comptons jusqu'à douze dans sa correspondance : « Je ne
m'explique point, écrit-il au patriarche, par quelle hardiesse et
par quel orgueil Votre Fraternité ose se parer d'un nouveau nom,
fait pour scandaliser tous nos frères. Vous vous déclariez indigne
du nom d'évêque, vous décliniez jadis cet honneur, et voici que
maintenant vous voulez seul en porter le titre. Je vous prie, je
vous conjure, avec toute la douceur possible, de résister à ceux
— 114 —
qui vous flattent et vous attribuent ce nom plein d'extravagance
et de superbe. Quel exemple vous propose-t-on ? Celui de l'ange
rebelle qui, méprisant les légions d'anges semblables à lui, am-
bitionna de n'obéir à per-:onne et de commander à tous (1). » Et
comme Jean le Jeûneur se retranchait derrière la volonté impé-
riale : « Ilespère, écrivait-il, autoriser sa vaine prétention sijecède
à l'empereur, ou l'irriter contre moi si je lui résistel Mais je vais
mon droit chemin, ne craignant en cette affaire que Dieu seul. »
Et à l'empereur Maurice (2) : « Saint Pierre, le prince des apô-
tres, a reçu du Seigneur les clefs du royaume des cieux, le pou-
voir de lier et de délier,- la direction et la principauté de toute
l'Église, et toutefois on ne l'appelle pas l'apôtre univei-sel ! Est-ce
ma cause que je défends? N'est-ce pas celle de Dieu et de son
Église ? Nous savons que plusieurs évêques de Constantinople
ont été non-seulement hérétiques, mais hérésiarques, comme
Nestorius et Macédonius. Si donc celui qui remplit ce siège avait
été évêque universel, toute l'Église aurait pu être entraînée
dans son erreur. Pour moi, je suis le serviteur des évêques, tant
qu'ils vivent en évêques ; mais si quelqu'un élève sa tête contre
Dieu, je compte qu'il n'abaissera pas la mienne, même avec le
glaive. » Ailleurs encore, il déclare que quiconque se dit évêque
universel est le précurseur de l'antechrist.
Ces raisons étaient dignes de la fermeté et de la modestie du
pape Grégoire I". Il refusait pour lui-même le titre qu'il déniait
à son collègue. Il comprenait que le principe de l'absolutisme
introduit dans l'Église pouvait être la source des plus grands
désordres. L'hérésie du chef devait compromettre le salut des
membres de la société chrétienne tout entière. Aussi se gardait-il
d'une telle ambition, et signait-il ses lettres monitoires : Servi-
(1) Grégoire, lib. IV, ep. 38.
(2) Id., lib. IV, ep. 32.
— 115 -
teur des serviteurs de Dieu. Il était en cela fidèle à la tradition
des conciles, qui réprouvait la domination d'un seul évêque sur
tous les autres. Le troisième concile de Cartilage, réuni au temps
de Siricius, ne déclarait-il pas : « L'évêque du premier siège ne
doit pas s'appeler prince des prêtres, ni souverain pontife, ni
prendre tout autre titre semblable. L'évêque de Rome lui-même
ne peut prendre le nom d'évêque universel (1). »
Les plaintes de Grégoire le Grand ne touchèrent ni l'empereur
ni le patriarche. Jean le Jeûneur et son successeur, Cyriaque,
continuèrent à porter ce titre, et les évêques d'Orient persistè-
rent à le leur décerner. Les rapports de Rome et de Byzance en
furent pour longtemps aigris. Il est fâcheux d'avouer que Gré-
goire, emporté par son ressentiment, applaudit à la chute lamen-
table de Maurice et à l'élévation du sanguinaire Phocas, qui,
d'ailleurs, donna satisfaction aux griefs de la papauté. Cette obs-
tination eut d'autres conséquences. Les papes, voyant le patriar-
che garder le titre d'œcuménique, se l'attribuèrent à eux-mêmes.
Le pape Léon P' l'avait refusé, lorsque les pères de Chalcédoine
le lui offrirent. Boniface III le sollicita de l'empereur Phocas,
qui défendit à Cyriaque de le porter et le réserva à l'évêque de
Rome. Le pape Agathon le prend au sixième concile général,
et ses légats signent : Légats d'Agathon , patriarche œcumé-
nique. Cette dénomination finit cependant par tomber en désué-
tude dans l'Église latine. Malgré les réclamations répétées des
papes, les évêques de Constantinople s'obstinèrent à le porter
pendant tout le cours de l'histoire byzantine (2). Encore aujour-
d'hui, ils l'ajoutent à leurs noms dans les documents publics.
Ne croyons pas que ce titre fut pour les patriarches d'Orient
(1) Troisième concile dé Carthage; can. 26, coll. Labbe. Ce canon est passé sous
silence dans quelques collections. — Le canon cinquante-huitième du concile in Tnillo
renouvelait les mêmes prescriptions.
(2) Voy. Lettre du pape Adrien à l'impér. Irène et à rem[»er. Cjonslanlin.
— 110 —
une vaine formule destinée à contenter un amour-propre exi-
geant, mais sans portée réelle. 11 était pour eux le signe de la
suprématie et de la prééminence. Constantinople est au-dessus
de tous les autres sièges, dit Balsamon, parce quelle possède le
sceptre de V empire romain (1). « Elle est la tète de toutes les
églises*.. Elle jouit des prérogatives qu'avait l'ancienne Rome, »
ajoute le Nomocanon.
Il se trouva un pape pour souscrire à ces prétentions ou plutôt
pour partager le débat. Le fameux Albéric, gagné par les pré-
sents du patriarche Tliéophylacte, déclara l'Église de Constanti-
nople indépendante de celle de Rome, et renonça au droit que le
Saint-Siège élevait sur tous les évêques du monde (2). Du moins
fut-il le seul. Si la querelle de Rome et de Byzance se termina
par un schisme ; si Photius, puis Cérularius, consommèrent la
séparation des deux Églises ; si le divorce persiste encore de nos
jours entre les schismatiques et les catholiques, ce ne sont pas de
vaines disputes , sur quelques points de dogme ou de liturgie,
sur la procession du Saint-Esprit, le jeune, la confection du
saint-chrême, les mariages permis ou défendus qui ont creusé
cet abîme. Ce ne furent là, en réalité, que des prétextes à rom-
pre. Une question plus haute et plus délicate domine le débat.
Entre le pape d'un côté, l'empereur et le patriarche de l'autre,
c'est d'une question de souveraineté qu'il s'agit. L'un se réclame
de l'héritage de saint Pierre, l'autre des droits de l'empire. Deux
pouvoirs rivaux, distincts par leur origine, pareils par le but
qu'ils visent, sont aux prises, et l'enjeu de cette lutte est la do-
mination de l'Église et le gouvernement des âmes.
(1) Balsamon, Médit. I. — Nomocanon, lit. I, ch. 5, et tit. IX. ch. 5.
(2) Luitprand, Légat, ad Niceph. Mitraiori, t. II, p. 448.
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
L'cnipereiir législateur en matière relifsieusc»
C'est un fait admis par toutes les sociétés antiques, émanci-
pées du vieux droit sacerdotal, que l'État seul fait et promulgue
la loi. Pendant la république romaine, le peuple par les plébis-
cites, le sénat par les sénatus-consultes, commencent à édifier le
vaste monument du droit romain. En vertu de la Lex Régla, le
peuple abdique entre les mains de l'empereur son pouvoir légis-
latif. Le prince exerce désormais ce pouvoir en son nom. Le
sénat, déchu de sa dignité et de son indépendance, ne garde plus
que l'apparence de ses anciennes prérogatives. Il est réduit à
enregistrer passivement les décrets du prince. Les- jurisconsultes
peuvent définir en ces termes le pouvoir impérial : Quidquid
principi placvÀt, legis habet vigorem. L'État est désormais in-
— 118 —
carné dans la personne du souverain. Le principe fondamental
de la jurisprudence romaine n'a pas changé et reste intact.
Seuls, les organes par lesquels s'exerce la puissance législative
ont été modifiés par la constitution impériale.
Ce principe n'admet aucune exception. La loi religieuse, aussi
bien que la loi civile , est du ressort du prince. Ulpien dit :
« La jurisprudence est la connaissance des choses divines et
humaines, la science du juste et de l'injuste, » et Pomponius :
« La religion fait partie du droit. » Les siècles s'écoulent ; une
révolution prodigieuse substitue le christianisme au poly-
théisme, sans que ces maximes soient effacées de la législation,
et semblent avoir perdu de leur vertu. Nous les retrouvons in-
voquées et textuellement reproduites dans les Basiliques ,
comme dans la compilation de Justinien (1), au neuvième siècle
comme au premier. La loi est l'expression de la volonté com-
mune des citoyens. Il appartient à l'empereur seul, représentant
de cette volonté collective, de la formuler et de l'inscrire dans
les codes. La source d'où découle le droit est unique. S'il existe
un droit religieux et un droit civil, leur origine est la même.
Les évèques ne sont pas des législateurs. Réunis en concile, ils
ne font pas des lois. L'empereur seul est en possession de donner
la sanction légale à leurs propositions.
De longtemps nul ne songea à dénier à l'empereur ce pouvoir
de législateur suprême. Les pères du iv- siècle, les papes, Gré-
goire le Grand, si ferme dans la revendication des privilèges du
siège de Rome, se plaignent de l'arbitraire impérial ; il ne leur
vient pas à l'esprit qu'ils puissent s'y soustraire, sans manquer
à leurs devoirs de respect envers le souverain. A plus forte rai-
son l'Orient tout entier se soumet et s'incline devant le droit
législatif du souverain, ce droit s'exerçàt-il dans le domaine
(1) Basiliques, lib. II, art. 1 cl 2.
— 119 —
religieux. Un archevêque de Bulgarie, Démétrius Chomatenus,
écrit : « 11 appartient à l'empereur seul de changer et d'innover
en matière canonique et ecclésiastique ; car l'empereur est pour
les églises le suprême maître des croyances. Il préside les sy-
nodes et donne à leurs sentences la force qu'il tire de lui-même;
il maintient les divers degrés de la hiérarchie religieuse; il règle
par ses lois la vie et la discipline de ceux qui servent l'autel ; il
intervient dans les jugements des évêques et des clercs, et dans
les élections des églises sans pasteurs (1). » Telle est la règle
consacrée par la tradition, et dont nul empereur, soucieux de
son droit, ne se départit. En s'immisçant dans les affaires reli-
gieuses, en tenant la main à l'observance des prescriptions ca-
noniques, en intervenant dans la discipline du clergé, il agit à
la fois comme dépositaire de l'autorité publique et comme l'héri-
tier du droit pontifical.
Le clergé réuni dans ses comices, c'est-à-dire dans les conciles,
n'a aucune des anciennes prérogatives des assemblées par cen-
turies ou par tribus. Il n'est pas non plus une sorte de sénat
religieux, dont les décrets sont obligatoires et s'imposent à
l'obéissance de tout citoyen. Ces vieilles institutions ne sont pas
rajeunies au profit de la république chrétienne ; elles dorment
pour toujours dans le passé et n'existent plus qu'à l'état de sou-
venir. L'empereur, en provoquant la réunion du concile, n'ab-
dique pas une parcelle de sa puissance législative; il ne rend
pas au peuple et à ses pasteurs les pouvoirs qu'il a reçus au
commencement de l'empire. Il n'admet les synodes que comme
des assemblées consultatives, et non pas souveraines. Les canons
(1) Jus Grœco-Roman. Lennclavius, lib. V, Responsio II ad Const. Cabasilara :
Imperator, ut communis existens et dictus epistemonarches, synodalibus praeest senlen-
tiis, et robur tribuit, ecclesiasticos ordines componit, et legem dat vitae politiseque
eorura qui altari serviunt; hoc ampliiis djudiciis episcoporum et clericorum et vacan-
tium ecclesiarum electionibus.
— 120 —
ne sont pas des lois; ils peuvent entrer dans la législation, mais
à condition que l'empereur les accepte et leur y fasse leur place.
Ils n'existent pas non plus en dehors du droit public ; ils font
partie de ce droit.
De même que plusieurs des prescriptions inscrites dans les
commentaires des pontifes païens passèrent dans la législation
républicaine, ainsi une partie des décisions synodales et des
textes canoniques figurent dans les codes impériaux. Dans ses
Scholies au Nomocanon, Balsamon écrit : « Les canons décrétés
et confirmés par les empereurs et les évêques doivent être reçus
au même titre que les saintes Écritures. Quant aux lois, les
empereurs seuls en sont les auteurs, et, pour ce motif, ne peu-
vent prévaloir contre les saintes Écritures et les canons (1). »
Si nous serrons de près l'interprétation de ce texte, nous voyons
que les canons, pour avoir force de lois, ont besoin de la double
consécration synodale et impériale. Par eux-mêmes, ils n'ont
qu'une valeur relative et secondaire; ils expriment l'opinion des
évêques sur un point de dogme ou de discipline ; ils préparent
et appellent la sanction de l'empereur : « Les canons sont par
eux-mêmes nuls s'ils sont contraires aux lois, » dit le Nomoca-
non (2). Les empereurs forcèrent souvent le clergé à s'en sou-
venir ; témoin leur résistance aux prétentions des clercs à une
juridiction spéciale en matière civile ; témoin la constitution de
Constantius, qui cassa les canons d'Ariminum, déclarant exempts
de tout impôt public les biens des églises; témoins tant d'autres
décrets du même genre , abrogeant des dispositions synodales
et où s'aflfirme de la façon la plus absolue l'omnipotence impé-
riale (3). Quand Justinien dit quelque part : « Les canons
(1) Balsamon, Schol. ad Ttt. \, can. 2 du Nomocanon.
(2) Nomocanon, id., ibiil.
(.1) Code Ttipnd., lib. XVI, lil. Il, la. Quod no»tia saiiclio dudùm videtur rcpulibse.
— 121 —
ont une valeur égale aux lois, » il a soin d'ajouter : « Ainsi le
veulent nos lois elles-mêmes. » Ce qui revient à dire : Notre
volonté les transforme en textes législatifs (1). Les canons des
conciles œcuméniques ne peuvent se passer de la même sanction.
La solennité de l'assemblée où ils ont été discutés , le nombre
des prélats qui ont collaboré à leur rédaction, n'ajoutent rien à
leur autorité au point de vue légal. Ils n'ont qu'une valeur con-
sultative plus grande, en tant qu'ils représentent l'opinion de
l'Église universelle. Pour qu'ils deviennent obligatoires, il faut
que l'empereur les revête de son sceau, les confirme et les publie de
la même façon que les autres édits impériaux. Justinien et Basile
les inscrivent dans leurs codes, mais avec cette mention : « Nous
décrétons que les saints canons ecclésiastiques promulgués par les
sept conciles œcuméniques obtiendront force de loi (2). » Pour ce
qui est de la supériorité des canons sur les lois, telle qu'on pour-
rait l'inférer des textes de Balsamon, elle est toute apparente : le
commentateur a entendu dire seulement que si les lois ordinai-
res ont pour elles l'autorité impériale, les canons reconnus par
la loi ont pour eux, outre l'empereur, les conciles. Cette double
autorité les rend par là même plus respectables.
Sans doute il est admis par l'Église que les lois impériales,
contraires aux canons ne peuvent rien pour les infirmer et
les détruire. Le caprice impérial ne saurait revenir sur les
décisions prononcées par les conciles œcuméniques et confir-
mées par l'empereur. Il ne peut pas opposer au dogme de l'Église
un dogme de son invention et le déclarer obligatoire. Bien que
l'histoire byzantine soit pleine de prétentions contraires, l'usage
veut que tout dogme nouveau soit reconnu par les cinq patriar-
ches au nom de l'Église catholique, et cet usage est respecté par
(1) Cod. Just., tit. III, 44. Sacros canones non minus qiiam leges valere, etiara
noslrœ volant leges.
(2) Just. Nov. 131. — Basiliques, lib. V, (i(. III, 1.
— 122 —
tous les empereurs soucieux de la paix publique, et désireux de
conserver l'harmonie entre le pouvoir spirituel et le temporel.
Le plus souvent ils se contentent de donner une interprétation
nouvelle des Écritures ou des décisions canoniques ; rarement
ils heurtent de front le dogme reçu ; ils innovent plutôt qu'ils
ne réforment.
Lorsqu'il s'agit d'abolir une constitution impériale entachée
d'hérésie, les docteurs de Byzance, embarrassés de trouver dans
l'arsenal des lois une disposition qui diminue l'omnipotence lé-
gislative du souverain, sont obligés de recourir à des biais ingé-
nieux. Ce ne sont pas les hommes, mais Dieu qui se charge de
donner un démenti à l'édit de l'empereur. Tarasius, qui détrui-
sit à Constantinople l'hérésie des iconoclastes, est obligé de faire
le procès à Léon l'Isaurien. « L'empereur, dit-il, a renversé les
images. Mais, parce que la seule volonté impériale les a renver-
sées et que l'Église n'a pas consenti à leur destruction, toute la
question se réduit à ceci : L'empereur a jugé bon d'abolir une
ancienne coutume, respectée par la tradition ; mais imr ce décret
la volonté divine n'a pas été liée (1). » Tel est, ce nous semble,
le commentaire naturel à la Scholie de Balsamon. D'une part, la
•sanction impériale est nécessaire pour transformer en lois les
canons de l'Église ; d'autre part, le dogme ne peut être décrété
par l'empereur sans le consentement de l'Église, et en opposition
à ses canons. Il y a loin de cette règle à l'audacieuse prétention
du pape Nicolas I" : « Les lois des empereurs ne doivent pas
être absolument rejetées, mais elles doivent passer après les dé-
crets émanant des apôtres et des conciles, et ne peuvent leur
porter préjudice. » Nous voyous ici poindre le droit nouveau,
tel que Rome va le proclamer au ix'' siècle, mais que le droit
grseco-romain ne consentira jamais à admettre.
(1) Theophan., Chronicon, p. 338, éd. 161^.
— 123 —
Les articles de législation religieuse abondent dans le code
théodosien, dans les compilations de Justinien et dans les Basi-
liques. Ils remplissent des titres et des livres entiers. On ne peut
manquer d'être frappé de cette sollicitude, sans cesse éveillée
sur les personnes et les choses qui touclient à l'Église. L'empe-
reur a la conscience que son premier devoir est le soin de la re-
ligion. En maintes circonstances, il proclame qu'il est le gardien
des saintes Écritures et des canons, le défenseur de l'orthodoxie,
le gardien vigilant de la discipline ecclésiastique. Grégoire le
Grand lui fait dire par l'organe de Dieu : « J'ai confié à ta main
mes prêtres. »
Les souverains de Byzance sont tous des théologiens exercés
dans la connaissance du droit canonique, aussi bien que du drcit
civil. Et de même qu'ils ap;iellent dans leur conseil des juriscon-
sultes laïques, quand ils veulent combler quelque lacune de la
législation civile, ils s'éclairent des lumières de jurisconsultes
ecclésiastiques , évêques ou docteurs , s'ils veulent légiférer en
matière religieuse. Le patriarche de Constantinople est natu-
rellement appelé le premier à ces consultations. Mais l'empereur
ne se fait point faute de recourir à d'autres évêques qui ont
gagné sa confiance par leur sainteté, leur science ou leur com-
plaisance. Il semble, sans que nous puissions formellement l'af-
firmer, qu'un conseil de théologiens siégea en permanence dans
le palais, toujours prêts à donner leur avis et à éclairer la reli-
gion du prince (1).
Ce n'est pas ici le lieu d'examiner en détail la législation re-
ligieuse de l'empire byzantin. Nous voulons seulement en indi-
quer brièvement l'esprit et la portée.
Nous distinguons tout d'abord une série de constitutions ayant
(1) Imperator Gregoriara Agrigentinum et patriardiam in consilium adhibuisse
dicilur, cùm de sacris legibus promulgandis curam sumpsisset. — Metaphraste in vifa
Gregorii. — Vide Tcopli., Chronicon, p. 56, éd. 1655; ibid,, p, 366.
— 124 —
pour objet de détendre le dogme établi par les canons et d'en
assurer l'application. Les empereurs s'y montrent les véritables
évêques extérieurs de l'Église, et leur langage est tel, qu'il est
difficile de démêler si c'est l'évêque ou le suprême législateur
qui parle. « Nous frappons d'anathème toute hérésie, » dit l'em-
pereur Basile, après avoir, par un édit impérial, transformé en lois
de l'État les décrets des sept conciles œcuméniques (1), » Tous
les princes qui le précèdent ou le suivent s'expriment dans des
termes semblables. « Nous voulons, dit une constitution de Gra-
tien, que tous les peuples que régit notre clémence, suivent la
foi de l'évêque de Rome et de l'évêque d'Alexandrie. Ceux qui
observent leur symbole, nous ordonnons qu'ils prennent le nom
de catholiques. Quant aux insensés qui s'abandonnent à la folie
des dogmes hérétiques, ils seront atteints d'abord par la ven-
geance céleste, ensuite par la puissance que la volonté divine nous
a mise entre les mains. » « Que toutes les hérésies défendues
par les lois et les édits impériaux cessent à jamais, » dit une
autre constitution de Gratien, renouvelée par Basile (2). « Que
le nom du Dieu suprême et unique soit partout célébré (3). »
« Nous n'admettons pas l'erreur de ceux qui baptisent deux
fois (4). » Justinien ordonne qu'il n'y ait plus ni païens ni hé-
rétiques, mais seulement des chrétiens orthodoxes, et il donne
trois mois aux dissidents pour se convertir (5). Justin II défend
que personne innove désormais en matière ecclésiastique (6).
. Les hérétiques sont poursuivis avec une impitoyable rigueur.
Théodose institue de véritables inquisiteurs d'État, chargés de
(1) Basile, lib. 1 , (5 : àvK0£y.5C7jÇOj!>tïv râcav «.'ipeuiv.
(2) Code Tliéûd., lib. XVI, lit. V, 5. — Basile, tit. 1, 21.
(3) Code Théod., lib. XVI, tit. V, 6.
(4) Code Théod., lib. XVI, tit. VI, 3.
(5) Evagre, lib. IV, cb. 9.
(6) Ibid., lib. V, cb. 4.
scruter les opinions de cliacun et de dénoncer les délinquants
au bras séculier. Les livres mêmes, coupables de renfermer des
doctrines perverses, n'échappent pas à l'œil vigilant de la police
impériale. Tliéodose et Valentinien proposent de brûler tous les
manuscrits qui rappellent les erreurs de Nestorius ou qui s'ins-
pirent de ses écrits. Les proscriptions, l'exil, les mutilations, la
mort, atteignent les coupables, devançant ainsi la justice de
Dieu. S'il faut en croire Cedrenus, l'impératrice Théodora, prise
du zèle le plus brûlant pour la foi, fit périr par la croix ou par
le glaive plus de cent mille manichéens et pauliciens (1). Ces
exécutions, opérées par les inquisiteurs Léo Argyrus et Andro-
nicus Doucas , rappellent et dépassent les excès de l'inquisition
espagnole et les assises sanglantes de Jeffreys, en Angleterre.
Le glaive de la loi, qui remplissait de sang la Rome impériale,
les exils qui peuplaient de proscrits les écueils et les îles de la
Méditerranée, sont mis par les empereurs byzantins au service
de l'orthodoxie. Jadis un sénatus-consulte défendait les affilia-
tions au culte de Bacchus et condamnait ceux qui participaient
à ces mystères. Plus tard, les empereurs exclurent les chrétiens
de la tolérance universelle accordée aux religions des sujets de
Rome; les empereurs ralliés au christianisme tournent mainte-
nant les mêmes armes contre l'hérésie et invoquent contre elle
les droits de l'État. Le culte a changé, mais non la politique et
les principes de gouvernement des successeurs d'Auguste.
La seule diflférence entre le culte nouveau et l'ancien, c'est
que le premier est moins tolérant et moins hospitalier que le
paganisme. Constantin, Julien, Valons, essaient de faire vivre
côte à côte les zélateurs de doctrines adverses et de protéger
indififéremment toutes les croyances. Ces velléités d'impartialité
cessent bientôt. L'État a son symbole et prétend imposer sa foi,
(1) Codreniis, lomc 11, p. 341, éd. 1647.
— 120 —
Eu vain les consciences froissées et outragées s'irritent et récla-
ment. L'hérésie est interdite comme une offense à l'État, à la
loi, au prince. Les atteintes à la religion sont des crimes publics
et sont punis comme tels. Les apostats perdent leurs droits de
citoyens. Ils demeurent absqiœ jure Roriiano (1). Ils n'ont plus
la faculté de tester, d'hériter. Le magistrat ne reçoit plus leur
témoignage en justice, leurs biens sont confisqués, et la prescrip-
tion contre leur crime s'étend jusqu'à cinq années après leur
mort. Ils vivent en véritables parias de la législation byzan-
tine (2). L'État, c'est-à-dire le prince, impose sa croyance ; il
adopte et fait siens les dogmes de l'Église, il poursuit comme des
rebelles les contempteurs des prescriptions canoniques. La foi
comme la loi est en dehors et au-dessus de toute discussion. On
peut dire en interprétant la parole du Digeste : Ce qui plait au
prince en matière de foi a force de loi. De là, à la faveur de cette
confusion, de graves périls pour l'Église, prisonnière e.le-mème
des défenseurs qu'elle s'est donnés. Si l'hérésie est une infraction
à la loi et une offense au prince, lui-même peut être à son tour
impunément fauteur d'hérésie, et regarder comme rebelle qui-
conque résiste à son caprice. De là aussi les funestes tendances des
empereurs à innover sans cesse en matière de dogme, les troubles
périodiques qui pendant cinq siècles bouleversèrent la chré-
tienté, et l'affranchissement de cette tutelle, reconnu indispen-
sable pour la foi et opéré par les évèques de Rome.
Toute une série d'autres articles de lois semblent se rattacher
à l'ancien droit pontifical. On sait que le Pontifex maximus
avait dans l'ancienne Rome le devoir de prescrire les jours fériés,
de dresser le calendrier, de veiller au respect des sépultures.
Jules César modifia le calendrier romain, et adopta la réforme
(t) Code Théod., lib. XVI, tit. VII, 1 et i.
(») Codex I, tu: VI, VII, % 3. — Basil., lib. I, § 18, 53,
— 127 —
d'Eudoxe. Auguste et ses successeurs prescrivirent des jeux
publics, instituèrent les fêtes séculaires, les quinquennalia, etc.
Les empereurs chrétiens se conformèrent à ces traditions res-
pectées. Constantin déclare que l'empereur seul a le droit de
désigner les jours fériés (1). Il ordonne aux juges et même aux
artisans de suspendre leurs travaux le dimanche. Il n'établit
d'exception que pour les travaux des champs qui ne peuvent se
remettre en raison du temps. La seule occupation permise le
jour dominical est l'émancipation des esclaves (2). Sont déclarés
jours fériés par une constitution de Théodose et d'Arcadius, les
anniversaires de la fondation de Rome et de Constantinople, le
temps de la Pâques, c'est-à-dire les sept jours qui précèdent et
les sept qui suivent la Résurrection, le jour de la Nativité du
Seigneur, l'Epiphanie, etc., les anniversaires de la naissance et
de l'avènement de l'empereur régnant. Constantin insista au
concile de Nicée et usa de rigueur, pour que la fête de Pâques
fût célébrée le même jour par tous les chrétiens. Les empereurs
continuèrent à protéger la demeure des morts et à punir comme
sacrilèges ceux qui troubleraient leur repos, en enlevant les pier-
res qui les couvrent, les vases et autres ornements qui les déco-
rent (3). Il n'est pas téméraire de voir dans cette sollicitude de
l'empereur, un vestige des pouvoirs que lui conférait autrefois le
pontificat.
Les mesures concernant la discipline et la police intérieure de
l'église tiennent une large pla'ce dans la législation. Le livre XVI
du Code théodosien, le livre I (de summâ Trinitate) du Code de
Justinien sont exclusivement consacrés à l'Église et à ses mem-
bres. Nombre de ces articles sont évidemment empruntés aux
(1) Codex, lib. III, lit. 12, De Feriïs.
(2) Sozomène, lib. VI, 8.
(3) Codex, lib. IX, tit. 19.
— 12cS —
dispositions synodales. On remarque dans d'autres la préoccupa-
tion de prémunir l'État contre les empiétements et l'influence de
plus en plus agissante du clergé. Comblé de grâces et de faveurs
par la complaisance des césars néophytes, exempté des servitu-
des et des charges publiques, enrichi par des donations fréquen-
tes, le clergé voit peu à peu ses privilèges diminués et restreints,
comme si ies empereurs, après avoir grandi l'Église, pensant
trouver en elle un appui solide de leur autorité, s'étaient aper-
çus qu'ils travaillaient pour son indépendance, plutôt que pour
la stabilité des institutions impériales.
Sauvegarder les droits et les intérêts de l'État, conserver au
clergé la dignité et la pureté qui sont indispensables à ses fonc-
tions, tel est le double souci qui se fait jour dans les volumineux
recueils législatifs des empereurs. Défense est faite d'ordonner
des prêtres qui ne savent pas lire, qui ont vécu en concubinage,
et ont eu des enfants naturels, qui ont moins de trente ans, ou
des diacres âgés de moins de vingt-cinq ans (1). Les évèques,
prêtres, diacres, sous-diacres, lecteurs, doivent s'interdire les
jeux, les dés, les paris, éviter les spectacles, sous peine d'être
privés pendant trois ans de leurs fonctions, et relégués dans un
monastère (2). La loi prend les précautions les plus minutieuses
touchant la moralité de ceux, hommes ou femmes, qui embras-
sent la vie monastique, et qui par leurs désordres risqu^ent de
déshonorer les asiles de la prière et du recueillement (3). Une
loi fixe le nombre des desservants du culte, et spécialement dans
la province ecclésiastique de Constantinople. Ce nombre ne peut
dépasser le chiffre de soixante pour les prêtres, cent pour les
diacres, de quarante pour les femmes consacrées au culte, de
(1) Basil., lib. III, tit. I, 20, 23,24.
(2) Codex, lib. I, tit. III, 17, Lex Honorii.
(3) Id., lib. I, tit. III, 43, Ep. Jtislinien ad Mennam. V. Codex I, tit. VI,
toute une législation sur les monastères et tit. "VU, sur l'ordination des (-vêques.
— 12V> —
(juatre-vingt-dix pour les sous-diacres, de cent dix [)ûui' les lec-
teurs, de vingt-cinq pour les chantres, et de cent pour les
ostiaires.
11 fallait empêcher aussi que, séduits par les avantages faits
aux clercs et par les immunités attachées à leurs fonctions,
beaucoup de citoyens actifs, désireux de se soustraire aux char-
ges publiques, entrassent dans le temple, enrichissant l'Église et
appauvrissant l'État. Il fallait opposer une barrière au zèle
intéressé des esclaves et des affranchis, qui seraient tentés de
chercher dans l'Église un refuge contre les exigences du patro-
nat et les duretés de la servitude. Plusieurs constitutions éta-
blissent que les adscriptitii et le&censiti, ne peuvent, sans l'ex-
presse volonté de leurs maîtres, entrer dans les ordres ou se faire
moines. S'ils tentent d'échapper à cette contrainte, au moins
doivent-ils trouver un remplaçant qui s'acquitte envers leurs
maîtres des obligations que leur situation exige. L'esclave ne
peut être ordonné si l'octroi de sa liberté ne précède pas la cléri-
cature (1). Si l'esclave, au su de son maître, reçoit l'ordination,
la cérémonie religieuse le fait libre et ingénu. Si la cérémonie
s'accomplit à l'insu du maître, une latitude d'un an est laissée à
celui-ci pour réclamer sa propriété et rendre le clerc à sa con-
dition servile. Si l'esclave rompt ses vœux ecclésiastiques et
retourne au siècle, il retombe dans la servitude.
Ailleurs, la loi défend au curiale d'entrer dans les rangs du
clergé. Il le pourra néanmoins, s'il consent à abandonner le
quart de sa fortune aux décurions et au fisc (2). La même
défense s'applique aux officiers publics qui n'ont pas rendu leurs
comptes (3). Quittes envers l'État , curiales et fonctionnaires
(1) Codex, De episcopis et cleris, til. III, 36etseq.
(2) Codex, lib. I, tit. III, 52.
(3) Id., iib. I, tit. II, 4 : Neque curialem, iieque officialem clericum fieri perinit-
timus.
9
— llM) —
peuvent vouer en paix leur vie à Dieu et songer au salut de leur
âme. Mais l'État est un maitre impérieux, dont le service passe
avant celui du ciel.
S'il importe de ne pas diminuer les revenus publics au profit
de l'Église, il importe davantage encore de ne pas affaiblir l'État
en lui enlevant ses défenseurs. Les fils dégénérés de l'Italie et de
la Grèce, préféraient aux fatigues de la guerre les douceurs
monotones du cloître, et les honneurs sacerdotaux à la gloire
périlleuse des armes. L'Église se recrutait donc aux dépens des
légions, livrées aux mercenaires barbares. Déjà l'empereur
.Julien, ardent à chasser le clergé chrétien des positions conqui-
ses sous ses prédécesseurs, avait fait inscrire d'office tous les
clercs sur le catalogue des soldats. L'empereur Valens avait
ordonné de fouiller les solitudes de la Syrie et les déserts de la
Thébaïde, pour verser dans la milice les moines réfractaires. Ces
mesures intermittentes ne purent triompher d'abus qui s'invé-
térèrent sous des empereurs plus bienveillants. Enfin l'empereur
Maurice, si respectueux pourtant des prérogatives du clergé,
publia une loi conçue en ces termes : « Aucun de ceux qui se
sont enrôlés et qui portent au bras la marque des soldats du
prince, ne peut se faire moine, s'il n'a achevé le temps de son
service, à moins qu'il ne soit réformé pour blessures. » Une autre
loi concernant les fonctionnaires publics renouvelait les décrets
de Justinien, mentionnés plus haut.
Le pape Grégoire le Grand approuva la seconde de ces lois,
mais s'éleva en termes fort vifs contre la première. L'empereur
fermait ainsi les portes du ciel à de nombreux chrétiens disposés
à quitter le siècle, au moment où la findu monde était annoncée
comme prochaine. Ne pouvait-il respecter un usage approuvé
par ses prédécesseurs ? Pourquoi défendre ce que d'autres empe-
reurs ont permis? « Le Christ, ajoutait-il, te parle ainsi par
ma bouche : Je t'ai fait de notaire, comte du palais, de comte
— l;il —
(kl palais, césar; de césar, empereur et même père d'empe-
reurs. J'ai confié en tes mains mes prêtres, et toi tu veux sous-
traire tes soldats à mon service. Que répondras-tu ù notre divin
maître, lorsqu'au jour du jugement il te tiendra ce langage? »
Malgré ces plaintes, le pape, tout en blâmant la loi, lui obéit et
envoya le décret impérial à ses métropolitains, pour qu'il fût
publié suivant l'usage, dans les églises. Il ne songea pas à une
résistance qui eût été une dérogation formelle à l'obéissance due
au prince. Il ne fut pas, comme le prétend Baronius, « un hallu-
ciné, un vil flatteur de la majesté impériale ». Il resta dans la
limite stricte de ses attributions, l'avocat du clergé, mais le ser-
viteur de l'empereur. Et cependant au fond de son âme il ressen-
tait une vive douleur. « Il me paraît bien dur, écrivait-il au
patries Théodore, que Dieu soit ainsi privé de ses serviteurs, lui
qui a tout accordé à Maurice, et qui lui a donné la domination,
non-seulement sur les soldats, mais aussi sur les prêtres (1). »
Du reste, rigide observateur de la loi, il se rendait justice à lui-
même. « J'ai fait mon devoir, disait-il, j'ai rendu à l'empereur
le respect que je lui dois, et d'autre part je n'ai pas gardé le
silence sur ce que j'ai cru des abus. »
L'exemple de cette scrupuleuse obéissance avait été donné au
pape Grégoire par plus d'un saint docteur. Constantin avait per-
mis aux clercs de recevoir des legs de personnes pieuses, sans que
les magistrats fussent autorisés à en récuser la validité. Cette
permission avait amené des abus tels, que l'empereur Valenti-
nien dut abroger la législation précédente et défendre aux clercs
de recevoir des dons en héritage. Saint Jérôme explique la néces-
(1) Baronius, Aiin. EccL, an 593, § 19 : Ego quidem jussioni subjectus eamdena
legem per divcrsas lerrarum partes, transraitti feci, et quia lex ipsa oranipotenti Deo
minime concordat, per suggestionis meœ paginam sereuissimis dorainis nunciari. Utro-
bique ego, quse debui, e\colui, qui et Imperatori obedientiam prœbui et pro eo quod
sensi minime tacui.
— 132 —
site de cette loi par les obsessions et les intrigues des gens
d'église, auprès des matrones, des veuves et des vieillards. Il
dépeint en termes énergiques cette comédie de la piété et de la
pauvreté jouée par les ministres du culte au lit des mourants (1).
Il s'écrie : « Voici une grande honte pour nous. Les prêtres des
faux dieux, les bateleurs, les personnes les plus infâmes peuvent
être légataires, les prêtres et les moines seuls sont privés de ce
droit. Une loi le leur interdit, et une loi qui n'est pas faite par
des empereurs ennemis de la religion, mais par des princes chré-
tiens. Cette loi même, je ne me plains pas qu'on l'ait faite; mais
je me plains qud nous l'ayons méritée. Elle fut inspirée par une
sage prévoyance, mais elle n'est pas assez forte contre la cupi-
dité. On se joue de ses défenses par de scandaleux fidéi-com-
mis, etc. »
Enfin l'Église armait les prêtres d'une arme terrible et dange-
reuse en leur permettant, par l'excommunication, d'exclure de
la société des fidèles, ceux qu'ils jugeaient indignes de partici-
per aux saints mystères. On renouvelait contre eux l'interdiction
de l'eau et du feu, usitée dans le droit pontifical païen. Les em-
pereurs craignirent qu'une telle arme fût parfois maniée sans
discernement et ils en restreignirent l'usage. Ils ne crurent pas
dépasser leurs pouvoirs en exigeant devant les tribunaux la
preuve de la faute, et en retournant contre ceux qui avaient
lancé légèrement l'excommunication, l'arme dont ils s'étaient
indûment servis : « Nous interdisons aux évêques de séparer de
la sainte Église et d'exclure de la communion un chrétien, sans
que sa cause soit entendue et son crime prouvé. Quiconque trans-
gressera cet ordre, sera lui-même, pendant un temps donné,
écarté de la sainte table (2). » Une autre loi ajoute que la vie-
il) s. Jérôme, Ep. 2 et 3. Tr. Villemain.
(2) Lex Leonis et Anthemii, Cod. I, lit. 111, 29. — Cod. Novelies, coll.
tit. VI, 23.
— 133 —
time de l'excommunication n'en devra tenir aucun compte et
pourra participer à la communion, si ces formalités ne sont pas
rigoureusement observées. Les empereurs soupçonnaient-ils
qu'un jour viendrait où la loi qu'ils édictaient serait violée en
leur personne, ou impuissants à couvrir leurs sujets contre les
foudres de l'Église, ils ne réussiraient pas à s'en garantir eux-
mêmes, où l'interdiction qu'ils se croyaient la puissance de con-
jurer s'étendrait sur eux, où l'évêque de Rome, puisant sa force
dans un droit nouveau, pousserait la témérité jusqu'à frapper
d'anathème les césars sur leur trône et dans l'exercice de leur
pouvoir ?
On peut juger par ce résumé rapide de la législation impé-
riale, quelle place tenait dans les conseils du palais, la reli-
gion et les choses de la foi , dans quelle dépendance était tenue
l'Église, comme il lui était difficile d'échapper à la sollicitude
jalouse des empereurs, qui ratifiaient et donnaient cours par
leur approbation aux décisions dogmatiques, et qui se croyaient
de par leur pouvoir législatif, autorisés à intervenir dans les
rapports des divers membres du clergé entre eux, et dans ceux
des clercs avec les laïques. Sans doute les canons sont la base de
la législation religieuse, mais l'empereur, par cela même qu'il
leur imprime le caractère législatif et qu'il en impose, au nom de
l'État, l'observation, eu apprécie l'opportunité, en contrôle
l'usage, en mesure l'application, et ne laisse pas entamer i)ar
eux et diminuer ses prérogatives. Toute leur valeur législative,
toute leur autorité viennent de lui.
CHAPITRE II.
L'Empereur et les Conciles.
Pendant les premiers siècles de l'Eglise, alors que dans toute
l'étendue de l'empire les chrétiens étaient poursuivis et condam-
nés comme rebelles, l'unité de la société nouvelle se maintint
par des réunions fréquentes, appelées synodes ou conciles. « Par-
tout où vous serez réunis trois en mon nom, avait dit le Christ,
je serai avec vous. » Et fidèles à cette parole du mattre, chaque
fois que l'occasion s'offrait, chaque fois que la nouvelle se répan-
dait de la venue d'un grand apôtre comme saint Paul, d'un doc-
teur célèbre, d'un martyr qui avait courageusement souffert
pour sa foi, la petite communauté dispersée çà et là dans la pro-
vince, s'assemblait. On se pressait pour écouter l'enseignement
divin, on s'exhortait à la patience et à la résignation, on s'en-
courageait à la résistance aux édits impies du prince, le zèle
religieux s'échauffait et s'exaltait, la contagion de l'entliou-
siasme soulevait les âmes, on s'entretenait des supplices des
anciens martyrs, on rappelait leur gloire, on cultivait leur mé-
moire, on se promettait d'imiter leurs exemples, on s'appre-
nait à mépriser les tribulations de la vie présente , par la
— 130 —
certitude des glorieuses récompenses préparées par Dieu à ses
élus.
Ces assemblées, organisées à l'image de celle des apôtres après
la mort du Sauveur, furent les principaux foyers de propagande
de la religion chrétienne. Sans permettre que le zèle se ralentit,
elles maintenaient l'intégrité du dogme, étouffaient dans leurs
germes les discordes nées d'église à église, arrêtaient les écarts
de l'imagination trop ardente de quelques-uns, tranchaient à
leur racine les hérésies qui pullulent à l'origine de toute reli-
gion. Ainsi se régularisait l'action conquérante du christianisme,
ainsi par l'intermédiaire de quelques infatigables missionnaires,
la même ardeur enflammait tous les membres du grand corps
chrétien, ainsi la même impulsion était donnée à tous les res-
sorts de ce puissant organisme, qui devait bientôt faire brèche
dans les institutions du passé.
Lorsque le christianisme sortit des ténèbres de sa vie cachée
et cependant féconde, pour paraître au grand jour et vivre à ciel
ouvert, il était déjà armé de toutes pièces pour combattre et
durer. Les lettres synodiques, échangées par les évoques à leur
couronnement, maintenaient avec les conciles l'unité de la doc-
trine , et les moj^ens de coercition ne manquaient pas pour
réduire les dissidents et frapper les réfractaires. Oportet hœreses
esse, avait dit saint Augustin. Les hérésies qui, semblables à des
plantes parasites, surgissaient de toutes parts dans les provinces
ecclésiastiques, tenaient en haleine l'activité des prêtres, éveil-
laient leur attention, excitaient la vigilance de tous. Aussitôt
dénoncées, elles étaient combattues et condamnées, et des libelles
partout colportés, tenaient les fidèles en garde contre les inno-
vations et les pièges des démons.
Constantin, en acceptant le dogme chrétien, dut accepter aussi
l'organisation de l'Église. Quelle allait être l'attitude du gouver-
nement à regard de cette société compacte et disciplinée ? Cette
— 137 —
unité qui faisait la force du christianisme, n était-elle pas une
menace pour l'empire? L'empereur pouvait-il laisser se mouvoir
en dehors de lui, cette machine savamment façonnée à l'obéis-
sance, sans prétendre à en régler et diriger lui-même les res-
sorts ?
L'indifférence ou l'abstention de la puissance publique en
pareille circonstance, eût été un aveu de déchéance et le consen-
tement à sa ruine. L'Église prenant la direction des esprits,
que restait-il à l'empereur, sinon un titre pompeux qui masquait
mal son impuissance, une dignité toute nominale qui dissimu-
lait faiblement le néant de son influence, passée en d'autres
mains? Pouvait-il se résigner à une situation humiliante et
secondaire, présentant quelque analogie avec celle des rois de
France de la seconde race, désarmés au milieu de la société féo-
dale?
Le danger couru par l'empereur était d'autant plus évident,
qu'il était plus isolé en face de l'Église organisée, et qu'il avait
peu à peu absorbé en sa personne tous les pouvoirs de la répu-
blique. Depuis des siècles le forum était désert, les comices qui
avaient entretenu l'orageuse liberté de la vieille Rome, n'exis-
taient plus; le sénat était annulé en tant que corps délibérant.
A chaque avènement, la lex Regia consacrait à nouveau cette
abdication volontaire d'un peuple entre les mains du souverain.
L'empereur à lui seul représentait l'État, et la loi n'était que
l'expression de sa volonté. Au milieu de ce renoncement et de ce
silence universel, quand dans toute l'étendue de l'empire, aucune
voix libre ne pouvait se faire entendre, quand le gouvernement
s'était défait de tout contre-poids et de tout contrôle, était-il
sage et prudent de laisser la parole aux seuls évèques, de per-
mettre sans les entraver et sans les surveiller, la réunion des
synodes et des conciles, de souffrir qu'ils se prononçassent sur
des matières législatives, et qu'aux lois émanant de l'empereur
— 138 —
ils opposassent leurs canons? L'Église n allait-elle pas constituer
ainsi une république dans la république, un État dans l'État?
Poser la question, c'est presque la résoudre. Jamais en effet
les empereurs ne songèrent à se dessaisir de leur droit de légis-
lateurs suprêmes et ne renoncèrent à leur contrôle. Les assem-
blées religieuses furent soumises à la loi commune. Le pouvoir
impérial s'étendit sur elles, autorisa leurs débats, mais voulut
les surveiller et les diriger. Les princes regardèrent les conciles
commodes réunions de jurisconsultes religieux, des tribunaux
d'évêques, chargés de décider sur les points litigieux en matière
de dogme, de faire justice des hérésies et des hérésiarques, de
dénoncer ceux qui jetaient le trouble dans la société ecclésiasti-
que. Mais ils jugeaient et délibéraient sous les yeux de l'empe-
reur ou de ses délégués. Lui seul avait le droit de les appeler de
tous les points de l'empire. S'il permettait la réunion périodique
des conciles provinciaux, les assemblées générales ou œcuméni-
ques qui engageaient toute l'Église, dépendaient (ie sa seule con-
vocation. Il fixait le lieu et l'époque de leur réunion. Il soumet-
tait aux évéques les questions sur lesquelles ils devaient délibé-
rer, sans qu'ils fussent maîtres de s'écarter du programme tracé
à l'avance. Enfin, comme nous l'avons démontré, pour avoir
force de loi, leurs décisions devaient être approuvées par l'empe-
reur et ratifiées par lui.
Le texte de presque toutes les convocations aux sept grands
conciles nous a été conservé. Partout nous voyons que l'initia-
tive de ces convocations appartient à l'empereur. Soit que les
évêques sollicitent cette mesure, soit que le prince se serve de
l'intermédiaire du patriarche pour faire parvenirses ordres dans
les provinces, la Jussio impériale ne fait jamais mention que du
nom de l'empereur et omet ceux des évêques de Rome, d'Antio-
che, d'Alexandrie et de Jérusalem. Les écrivains ecclésiastiques
ne mettent point en doute, du moins dans les premiers siècles,
— VV.) —
ce droit de l'empereur. Ils ne songent même pas à le discuter,
ils le constatent. « L'empereur Constantin, dit Socrate, voyant
l'Église déchirée par les querelles des ariens et des chrétiens, ras-
semble un concile œcuménique et ordonne par lettres aux évé-
ques de tous lieux de se rendre à Nicée en Bithynie (1). » Constan-
tius et Constant s'entendirent pour ordonner les apprêts du con-
cile de Sardique (2). Le même Constantius enjoint aux évèques
de s'assembler à Milan (3). La formule de convocation est inva-
riable, et les évêques ouvrent chaque concile en la lisant publi-
quement : « Par la grâce de Dieu et la volonté du très-pieux et
très-religieux empereur, un concile a été réuni à... etc., etc. (4). »
Saint Ambroise, au concile d'Aquilée, s'exprime en ces termes :
« Nous tous, évêques d'Occident, nous sommes venus dans la
ville d'Aquilée par un ordre de l'empereur. En outre le préfet
d'Italie nous a expédié des lettres, qui nous autorisent à cons-
tituer une assemblée. »
Les papes eux-mêmes étaient convoqués par l'empereur à ces
réunions. Voici la Jussio de Constantin Pogonat au pape Aga-
thon pour le sixième concile : « Bien que Notre Sérénité soit
occupée sans cesse par les soucis de la guerre et de l'administra-
tion, cependant en raison de notre foi chrétienne nous avons jugé
nécessaire d'envoyer à Votre Béatitude nos lettres sacrées. Nous
la prévenons que nous avons décidé de convoquer au concile tant
Votre Béatitude que les évêques qui dépendent de son autorité.
Nous voulons qu'avec l'aide de Dieu tout-puissant et très-miséri-
cordieux, les évêques examinent avec le plus grand soin le
(1) Socrate, lib. I, ch. o.
(2) Idem, lib. II, ch. 16.
(3) Idem, lib. II, ch. 29.
(4) Socrate, lib. II, ch. 6. Ep. Const. ad Ecel. Nicomed, : Divinâ gratiâ et I)eo dir
iectissimo Irnperatore sufl'ragante. — Au 7'' concile de Nicée : Sanclissinii episcopi qui
gratiâ Dei cl jussioue pii imperatoris uostri convcnerunl in synodo Nicaeuâ, etc,
— 140 —
dogme qui concerne la volonté et l'opération divine dans les trois
personnes de la Trinité. »
Le pape Agathon répondit : « Du plus profond de mes angois-
ses, je me suis relevé plein d'espoir en un avenir meilleur quand
jai lu les ordres contenus dans vos lettres sacrées. Je m'efforce-
rai d'obéir prompteraent et d'une manière efficace, autant que le
permettent les malheurs des temps et l'état de servitude où est
plongée cette province. »
L'empereur désignait lui-même ceux qu'il voulait appeler à un
synode, et il en écartait ceux dont l'esprit peu conciliant ne lui
paraissait pas propre à ramener la paix dans l'Église, ou simple-
ment ceux qui lui déplaisaient. Il lui suffisait de ne pas leur en-
voyer sa. jussto. Ceux qu'il jugeait capables de traiter les aff'aires
générales de l'Église étaient conduits aux frais de l'État, eux et
leur suite, jusqu'à la ville désignée pour l'assemblée. Sous le
règne de Constantius, Ammien Marcellin se plaint avec une
pointe d'ironie des allées et venues continuelles des évêques se
rendant de synodes en synodes, et prétend qu'ils accaparent tous
les services de postes. Constantin écrivait à un évêque de Sicile :
€ Nous te signifions par ces lettres que tu te rendes au jour
convenu au concile d'Arles. Tu te serviras des voitures publiques
que mettra à ta disposition le clarissime Latronianus. Tu pour-
ras te faire accompagner de deux évéques tes suff"ragants, que tu
choisiras, et de trois domestiques (1). »
On s'imagine aisément que ces voyages sans cesse renouvelés,
ces fatigues, les périlleuses traversées n'étaient pas toujours du
goût des évêques, qu'ils essayaient de se soustraire à l'honneur
de siéger dans les synodes, qu'ils prétextaient souvent leur âge,
leurs infirmités, les besoins de leurs diocét^ains pour s'exempter
(1) Eusèbe. Hist. Ecd., lib. X, ch. 5. — V. aussi Ep. Constant. Miltiadae ep.
Rom. Eusèbe, Hist. Ecc/., lib. X.
— 111 —
de corvées que leur fréquence rendait onéreuses et dangereuses.
Mais l'empereur leur faisait un devoir de ces fatigues, il n'ad-
mettait pas qu'aucun d'eux dérogeât à ses ordres, il les menaçait
de la force publique si l'un d'eux refusait d'obéir. « J'entends,
écrivait Constantin aux évèques de Syrie et d'Égj'pte, que sans
retard et le plus vite possible, vous arriviez tous à Tyr pour y
instituer un synode, y porter secours à ceux qui invoquent votre
appui, sauver vos frères dans le péril, rappeler à la concorde les
membres détachés de l'Église, et corriger les abus qui se sont
glissés dans le dogme, puisqu'il est temps encore de le faire. Si
quelqu'un de vous, ce que je ne veux point croire, essaj'ait de
transgresser nos commandements et de se soustraire à son
devoir, nous dépêcherions nos officiers, qui en vertu de notre
autorité impériale, le relégueraient en exil. Car il ne convient
pas de résister aux édits impériaux, dictés pour le triomphe de
la vérité (1). »
L'empereur Théodose le Jeune n'avait pas plus de ménage-
ment pour les évêques qu'il appelait au concile d'Éphèse. « Ceux
qui ne seront pas rendus le jour de la Pentecôte à Éphèse,
disait-il , n'auront à faire valoir aucune excuse , ni devant
Dieu, ni devant nous (2). » Retenus malgré eux loin de leurs
diocèses , dans des contrées inconnues , froissés dans leurs
habitudes, arrachés à leurs devoirs épiscopaux, les malheureux
prélats sollicitaient en vain de l'empereur la permission de
regagner leurs sièges, et de fuir les agitations et les disputes
des conciles. La volonté impériale les enchaînait à leurs
nouveaux devoirs, comme le soldat à sa faction ; il leur fallait
rester jusqu'au bout, pour apposer leurs signatures au bas des
(1) Eusèbe, VU. Const., lib. IV, ch. 42.
(2) Theopban. Chronic, p. 77, éd. 1656. V. aussi les instructions de Théodose à
Candidianus au concile d'Éphèse.
- 142 —
actes du concile. Il importait en effet de ne pas désagréger et
changer la majorité dans ces assemblées par des absences inop-
portunes.
Des laïques étaient chargés par l'empereur de contenir les im-
patients, de surveiller, de déjouer leurs projets de fuite. Nous
avons plusieurs lettres suppliantes écrites par des évèques à
l'empereur pour le fléchir et obtenir, après une longue attente,
leur congé. Les pères d'Ariminum s'adressent à Constantius :
« Nous implorons ta clémence, empereur très-pieux, pour que
tu nous permettes , avant les rigueurs de l'hiver, s'il plait du
moins à ta piété, de retourner vers nos églises ! » Convoqués
par un ordre formel de l'empereur, il fallait aux évéques un
autre ordre pour se séparer. Un acte de la volonté impériale
ouvrait et fermait les conciles.
Ces conclusions ont été contestées, Labbe, Baronius, entre
autres, ont soutenu que le pape de Rome avait seul le droit de
convocation usurpé par l'empereur. Mais les textes qu'ils pro-
duisent à l'appui ne soutiennent pas la discussion, et reposent
sur une équivoque d'ailleurs facile à dissiper.
- Ces textes sont les suivants :
1" Les déclarations des deux légats pontificaux Lucentius et
Paschasius au concile de Chalcédoine. Ils refusent de reconnaî-
tre la légitimité du synode d'Éphèse, où Dioscure condamna
Grille et les orthodoxes, parce que Dioscure n'avait pas le pou-
voir déjuger et qu'il osa réunir un concile sans l'assentiment
du siège apostolique, ce qui est contre les canons et ce qu'il n'a
jamais été per'tnis de faire ;
2" La lettre du pape Damase aux évêques d'Illyrie à l'occasion
du conciliabule arien d'Ariminum. Malgré le nombre des pères
qui se rendirent à cette assemblée, ce synode ne peut porter
aucun préjudice à la foi de Nicée et prévaloir contre elle, puis-
qu'il est constant que ni l'évêque de Rome, dont la sentence doit
— 143 —
toujours être attendue, ni Vincentius, ni d'autres évêques, ne
lui ont jamais accordé leur assentiment (1) ;
3° Divers passages de Socrate et de Sozomène : le premier, à
l'occasion du concile d'Antioclie où ne siégea ni le pape Jules, ni
personne qui le suppléât, alors que les canons ecclésiastiques
défendent de rendre un décret concernant l'Église, sans l'avis du
pape de Rome ; le second , à l'occasion du même concile : « Le
pape Jules se plaint de n'avoir pas été consulté, contre toutes
les lois de l'Église; car il est dit que les actes d'un concile sont
nuls lorsqu'ils ont été rédigés sans l'assentiment de l'évéque de
Rome (2). » Où se trouve le canon auquel les deux écrivains
religieux font allusion? Il nous a été impossible de le retrouver.
Marca suppose qu'il s'agit du canon VI du concile de Nicée. Nous
ne pouvons nous ranger à cet avis. Le canon a existé, sans nul
doute. Trop de déclarations formulées dans les conciles ou dans
les lettres des papes s'3^ reportent, ou en invoquent la teneur,
pour qu'on puisse en suspecter l'authenticité ; mais il paraît
s'être perdu, au moins dans son texte primitif.
Qui ne voit que, dans les passages cités plus haut, la question
a été déplacée ? Aucun ne discute la conyocation impériale et
n'en conteste la nécessité. Seulement il ressort clairement de
ces plaintes que les actes d'un concile ne sont valides qu'autant
qu'ils ont été approuvés par l'évéque de Rome et les autres pa-
triarches. L'empereur doit prendre l'avis des titulaires des prin-
cipaux sièges sur Topportunité du décret de convocation ; ces ti-
tulaires doivent figurer au concile ou y être représentés par des
légats pourvus de commissions en règle; leur signature doit
être apposée au bas des actes comme marque de leur approba-
tion. A ces conditions seulement, un concile est dit œcuménique
et engage la foi des chrétiens du monde entier.
(1) Théodoret, lib. II, cap. 17.
(2) Socrate, lib. II, ch. 5. — Sozomène, lib. III, ch. 9.
— 144 —
Ce n'est pas le nombre des évèques assemblés, ce n'est pas la
présence de l'empereur, ni la gravité des questions soumises
aux délibérations qui constituent un concile œcuménique ; deux
conditions seulement suâîsent : la convocation impériale et le
consentement de l'Église catholique, représentée par les cinq
sièges patriarchaux. Un écrivain byzantin orthodoxe, Cedrenus,
nous trace la règle suivie en tout temps et qui fait loi en pareille
matière : « Plusieurs synodes ont édicté des canons, bien qu'ils
ne soient pas comptés parmi les six grands conciles ; tels sont
ceux d' Ancyre , de Néocésarée, de Gangres, d'Antioohe , de Lao-
dicée, de Sardique, de Carthage. Ils ont été réunis pour donner
leur avis sur des points de dogme sujets à controverse dans
quelque partie de l'empire bien déterminée, sans jussion impé-
riale et sans que l'empereur y assistât. Bien plus, quelques-uns
s'assemblèrent avant que les empereurs fussent chrétiens. Mais
les conciles, œcuméniques sont ainsi nommés parce qu'ils sont
convoqués par les ordres de l'empereur, et parce que tous les
patriarches de l'empire romain y sont appelés (1). » Ces conciles,
en un mot, doivent être l'image réduite du monde catholique.
Si les textes eux-mêmes ne parlent pas assez haut, il nous suf-
fira de citer quelques exemples célèbres, nous y verrons appli-
quées les règles que nous avons énoncées. Le pape Léon, déses-
péré de l'issue du concile d'Éphèse , où l'hérésie d'Eutychès
avait été approuvée par la majorité des évêques, et effrayé des
perturbations que les nouvelles doctrines allaient soulever dans
les masses catholiques, mit tout en œuvre pour faire annuler
les décisions de ce concile. Il se jeta aux genoux de l'empereur
Valentinien et de l'impératrice Eudoxie. Il les supplia, les larmes
aux yeux, d'intercéder auprès de Théodose le Jeune pour qu'il
réunît un second concile en Italie, où sans doute l'intégrité de
(1) Cedrenus, t. I, p. 439, éd. 1647.
— 145 —
la foi serait mieux défendue par les prélats d'Occident. Il essaya
d'intéresser au salut de l'orthodoxie l'impératrice Pulchérie,
sœur de l'empereur. Au lieu de convoquer de sa propre autorité
le concile réparateur qui devait venger l'injure de la foi, il écrivit
lettres sur lettres à Tliéodose :
« Tous les prêtres de nos églises vous conjurent, avec des
pleurs et des gémissements, d'assembler un synode général en
Italie, afin qu'il ne subsiste plus aucune obscurité sur le dogme,
aucune division dans l'Église. Nous demandons que les évèques
de toutes les provinces de l'Orient se joignent à nous. » L'empe-
reur Valentinien, Eudoxie, touchés de la douleur du pape et des
périls courus par l'Église, unirent leurs instances aux siennes (1).
Toutes ces prières furent vaines. Théodose répondit assez sè-
chement à son collègue en Occident : « A notre connaissance,
rien n'a été fait au concile d'Éphèse de contraire aux règles de
la foi et de la justice. Toute la délibération a été soumise au scru-
puleux examen de nos juges sacrés. Fiavianus, qui a été reconnu
coupable d'innovations dangereuses, a reçu le châtiment qu'il
méritait. Aujourd'hui qu'il est écarté, la paix et la concorde
régnent dans toutes les églises, et la vérité seule prévaut en
Orient. » Théodose ne se départit pas, sa vie durant, de cette
inflexible résolution. Sa mort vint à point pour mettre fin aux
angoisses de l'évêque de Rome. Ses plaintes trouvèrent le cœur
de Marcien plus accessible. Toutefois, le nouvel empereur ne
donna pas entière satisfaction au pontife. Il consentit à convo-
quer un nouveau concile, mais refusa de le réunir en Italie. Les
pères durent se rassembler à portée de Constantinople, à Chal-
cédoine.
Si nous voyojis Théodose s'enfermer inébranlable dans ses
(1) Voir toutes ces lettres, Labbe, Conciles d'Epkî'sn et de Cfialcédoine. — Voir
aussi Theopban., Chronic., p. 87, éd. 1655.
10
— 1-ir, -
droits pour empêcher la réunion d'un concile hostile à celui
d'Éphèse , un autre exemple nous montrera l'opposition du pape
suffisante pour empêcher la validité d'un concile œcuménique
convoqué par l'empereur. Il s'agit du concile Quinisexte, ainsi
nommé , parce que Justinien II prétendit combler une lacune
laissée par le cinquième et le sixième synode général , qui
avaient négligé de promulguer, à la suite du compte-rendu des
séances, de nouveaux canons disciplinaires. Les Orientaux tien-
nent ce concile pour valable, et Balsamon le défend avec habileté
contre les anathèmes de la curie romaine. Il soutient qu'il fut
approuvé par la papauté, puisque le pape s'y fit représenter par
ses légats, Basilius, évêque de Gortyne, en Crète, et par le métro-
politain de Ravenne; que leur signature, accompagnée de leurs
titres, existait dans un exemplaire conservé à Constantinople
et qui, depuis, disparut, et que, par conséquent, aucune puis-
sance ecclésiastique n'est en droit de l'annuler. Le texte du
Liber pontificalîs semble justifier le récit de Balsamon, contesté
par tous les autres historiens (1). Il affirme que les légats apos-
toliques assistèrent au concile, mais que leur bonne foi fut sur-
prise, et que les signatures furent arrachées par la fraude.
Syméon Métaphraste (2) et Grégoire de Césarée (3) protestent,
au contraire , contre cette appellation d'œcuménique , parce
qu'aucun prêtre de Rome ne représenta le pape au concile ,
qu'aucune lettre encyclique n'y fut lue de sa part, que ni le pa-
triarche d'Alexandrie, ni celui de Jérusalem, ni celui d'An-
tioche ne donnèrent leur assentiment aux décisions qui furent
prises.
En rapprochant soigneusement les textes et en contrôlant les
(1) Liber pontificalis, Vita Sci'fjii.
(2) Syméon Métaph., Vit. Sfep/iuiéi Junioris, ch. 3ù.
(3) Septième synode, act. V.
— 147 —
témoignages, il nous semble très-probable que des légats du pape
assistèrent aux délibérations. L'auteur, quel qu'il soit, de la vie
de Sergius, a dû puiser aux archives de la curie romaine; son
assertion est formelle sur le point qui nous occupe. A diverses
reprises, et surtout au second concile de Nicée, les Romains
invoquèrent contre les iconoclastes un canon du concile Quini-
sexte, qui condamnait l'adoration du Christ sous la forme de
l'agneau, et qu'ils prétendaient avoir reconnu. Mais les papes
refusèrent toujours d'accepter un certain nombre de canons,
ceux entre autres qui concernent le célibat des prêtres et le
jeûne, et désavouant leurs légats infidèles ou surpris , ils frap-
pèrent d'anathème le synode de Justinien, tout en se réservant
d'approuver quelques-unes des règles qui y furent adoptées (1).
En somme, il s'agit ici, non de la question de droit, qui est
hors de conteste, mais de la question de fait. Il est acquis pour
tous que le refus d'approbation du pape suffit à infirmer la vali-
dité des canons édictés dans une assemblée œcuménique. Cela
posé, les papes ne restaient-ils pas fidèles à l'esprit de cette loi
ecclésiastique, en ne s'estimant pas engagés par le consente-
ment de leurs légats , consentement souvent extorqué par la
force ou la ruse. Aussi , le concile Quinisexte ne fut-il jamais
compté en Occident parmi les conciles œcuméniques; les La-
tins l'appellent un conciliabule ou pseudosynode.
L'obligation d'avoir recours à l'empereur pour la convocation
des conciles ne tarda pas à paraître onéreuse à certains évêques
et surtout à celui de Rome. A vrai dire, cette intervention du
prince dans les choses ecclésiastiques présentait des dangers
réels. Combien de synodes avaient été convoqués par les empe-
(1) Ergo régulas, quas Grœci a scxta synodo perhibent éditas, ita in hâc sjnodo
priucipalis sedcs adœiltit, lU nullalcnus ex his ilke recipiantur, quœ prioribus cano-
nibus , vel decrelis sancloruni sedis hujus pontificum , aut certe bonis moribus inve-
niuntur adversœ.
— 148 —
reurs contre des orthodoxes? Combien de formulaires de foi,
contraires au symbole de Nicée, ils avaient contre-signes! Com-
bien n'avaient-ils pas condamnés de saints prélats , honorés
comme martyrs et béatifiés par l'Église, en pesant sur des cons-
ciences troublées ou sur des volontés trop peu fermes? N'avaient-
ils pas, grâce à ce droit, entretenu le trouble dans l'empire, en
propageant de désastreuses hérésies et retardé la réconciliation
des diverses églises, en s'opposant à la réunion des évêques dans
les conciles généraux? Enfin, dans quelles perplexités étaient
jetées les âmes pieuses, quand on voyait, au temps des grandes
crises religieuses, les synodes romains repousses par l'empe-
reur, les conciliabules de l'empereur frappés d'anathème par les
papes !
Nous trouvons l'écho de ces plaintes et de ces revendications
dans la conversation de l'évêque Théodore et de l'abbé Maxime,
rebelle au type de Constans. Voici un fragment du dialogue en-
gagé entre les deux interlocuteurs : « L'évêque : Ne sais-tu pas
que les synodes réunis à Rome ne sont point valables si l'empe-
reur ne les a pas convoqués? — L'abbé : Si ce n'est pas la foi,
mais la jussio de l'empereur qui constitue la validité des syno-
des, reçois donc, évêque, les conciles tenus contre Vhomoousion.
Car ce sont les empereurs qui les ont convoqués à Tyr, à An-
tioche, à Séleucie, à Constantinople sous l'arien Eudoxe, à Nicée
en Thrace, à Sirmium. Reçois le concile que Dioscure présida
à Éphèse. Or, tous ont été condamnés comme hérétiques et hos-
tiles au dogme. Qu'il te plaise, au contraire, de rejeter celui qui
déposa Paul de Samosate, tenu par le pape Denys, l'évêque Denys
d'Alexandrie et l'évêque Grégoire , qui eut le don des miracles,
sous prétexte que les empereurs ne furent pour rien dans leur
convocation. Montre-moi du moins le canon qui décrète que ces -
conciles doivent être annulés , qui n'ont pas été approuvés par
un édit impérial. Eh ! ne sais-tu pas que, deux fois l'an, les sy-
— 149 —
nodes provinciaux s'assemblent sans que l'empereur ait parlé ? »
Nous surprenons dans ce dialogue deux doctrines en présence.
Maxime trahissait les vœux secrets d'indépendance que les papes
se hâtèrent de réaliser, dès qu'ils furent politiquement émanci-
pés de l'autorité de Constantinople. L'évêque Théodore mainte-
nait la tradition et se faisait l'avocat du droit impérial.
Baluze, continuateur de Marca, soutient que le pape Nico-
las F' s'affranchit le premier de la règle reconnue jusqu'alors,
et prit sur lui de convoquer un concile sans autorisation préa-
lable de l'empereur (1). Sans doute, on peut remarquer, avant ce
pape, des tentatives du même genre ; mais il est vrai que Nico-
las I", sans chercher de subterfuges, affirma, de la façon la plus
hautaine et la plus tranchante, le droit nouveau du Saint-Siège.
Mal en prit à Hincmar de Reims d'avoir élevé quelque doute sur
ce point et manifesté quelques velléités de résistance. Il dut se
soumettre, sous peine d'être brisé et déposé comme l'était, à la
même époque, Photius en Orient (2). Tous les évêques, instruit?
par cet exemple, se tinrent pour avertis , et dès lors, dans tout
l'Occident, l'autorité pontificale se substitua à l'autorité impé-
riale, pour permettre la réunion des conciles.
Il nous reste à rechercher quel était le rôle des pou-
voirs publics dans les délibérations soumises aux conciles.
Loin de se désintéresser jamais des affaires ecclésiastiques, les
empereurs assistèrent presque toujours aux séances synodales.
Si les soins de l'administration ou de la guerre les tenaient
loin du lieu de réunion des évêques, ils ne manquaient pas de
déléguer en leur place un des plus hauts fonctionnaires du palais.
(1) De concordiâ Marca, lib. V, cli. 43.
(2) Hincmar, cli. XXXVIl, ép. 6 : Qiioniam imperatoriira auctoritale convûcatas
geaerales synodos, et in historiis ecclesiasticis et in epistolis apostolicae sedis ponlificum
reperimus. — Voir aussi la lettre synodique du concile de Soissons à Nicolas I«r :
Synode Suessionis habita, jussu et auctorilate sancti apostolatùs vestri.
— 150 ^
muni d'une commission spéciale. Ils se réservaient la police
de ces assemblées souvent tumultueuses, empêchaient les déli-
bérations de dégénérer en querelles et en rixes, et pour ne pas
laisser la discussion s'égarer en discussions oiseuses et se pro-
duire des propositions intempestives qui risquaient de prolonger
outre mesure les débats, ils fixaient à l'avance les points à trai-
ter, et obligeaient les évèques à s'enfermer rigoureusement dans
la discussion de ces points. Dans notre style parlementaire,
nous dirions qu'ils fixaient l'ordre du jour.
Autour d'eux et de leurs légats, se groupaient les membres les
plus considérables du sénat et du palais. Leurs noms et leurs
titres s'étalent à la tête de chacune des actions du concile, avant
ceux des évêques appelés à délibérer. On qualifie ces personnages
du nom de Judices. Ils composaient en effet une sorte de tribunal
et siégeaient comme juges du conflit. Ils s'assuraient que les
formes légales étaient respectées, que les prescriptions de la
jussio impériale n'étaient pas méconnues, que les décisions prises
n'étaient point en contradiction avec la loi. Dans ce jury ecclé-
siastique, ils représentaient le ministère public.
Il est malaisé de déterminer dans une mesure exacte quelles
étaient les fonctions des empereurs quand ils daignaient assister
à ces grandes solennités religieuses. Là comme partout ils
devaient apparaître comme les maîtres dn monde et occuper la
première place, dédaigneux d'une situation qui les aurait subor-
donnés à leurs sujets. Il est surtout intéressant d'observer l'at-
titude de Constantin au concile œcuménique de Nicée. Eusèbe de
Césarée nous fournit à cet égard les renseignements les moins
suspects, puisqu'il fut témoin oculaire de la solennité (1) : « Un
signal se fait entendre qui annonce l'arrivée de l'empereur. Tous
les pères se lèvent aussitôt. Constantin entre, semblable à un
(1) Eusèbe, Vif. Conat., lib. III, cli. 10.
— 151 —
ange céleste, vêtu de pourpre étincelante ; une lumière éclatante
resplendit autour de lui, il parait e.nveloppé de rayons et de
gloire, la tète ceinte d'un diadème d'or, rehaussé de pierres pré-
cieuses. Il s'avance vers la plus haute place et domine l'assem-
blée. Une chaise en or lui est apportée, mais il refuse de s'asseoir
avant que les évêques le prient de le faire. Tous après l'empe-
reur s'asseoient à leur tour. »
Loin d'assister immobile et muet aux délibérations, il se mêle
lui-même activement au débat et discute avec les évêques. Si le
compte-rendu des séances nous manque, s'il ne nous reste que la
série des canons promulgués à Nicée, il nous est permis de sup-
pléer à cette lacune par quelques passages d'Eusèbe, et par plu-
sieurs lettres que Constantin lui-même adresse aux églises :
« Il intervint dans les délibérations, nous dit Eusèbe (1), comme
un évêque institué jmr Bieic ; il ne dédaigna pas de participer à
la discussion des affaires appelées, et il maintint parmi tous les
assistants une divine concorde. Il siégea au milieu de l'assem-
blée des évêques, modeste comme le premier venu d'entre eux. »
Et lui-même faisant part au monde catholique des décisions du
concile, il écrivait : « J'ai réuni un concile à Nicée, j'y ai appelé
de tous les points de l'empire la plupart des évêques, et avec eux
j'ai siégé comme l'un d'eux (2). » Il mandait à l'église de Nico-
médie : « Comme je le devais à la religion et à ma conscience,
j'ai assisté au concile de Nicée, dans cette seule intention de
maintenir la concorde, de réfuter et de repousser l'abominable
hérésie dont Arius d'Alexandrie fut l'auteur (3). »
Constantin s'imposa-t-il comme président au concile ? Le fait
nous parait fort vraisemblable. Observons que la plupart des
(1) Eusèb", Vit. Const., lib. I , cli. 37 et 38.
(2) Socrate.lib. I,ch. 61.
l'S) Ep. Coustant. imp. ad Ercles. Nicomed. — Labbf, Concil. Nira'iium.
~ 152 ~
écrivains ecclésiastiques ne s'accordent pas sur le nom du prélat
appelé aux honneurs de la présidence. La plupart désignent
Osius de Cordoue, qui présida plus tard le concile de Sardique,
dont on a souvent confondu les articles avec ceux de Nicée.
Athanase, dans sa lettre apologétique, dit qu'il présida le second
en date de ces conciles, et qu'il apparut, comme le chef et le
porte-drapeau des évêques. Socrate le cite le premier dans Ténu-
mération qu'il fait des prélats de Nicée. Sa signature se trouve
rapportée la première au bas des actes du concile, avant celles
des deux prêtres romains, Viton et Vincentius, légats du pape
Sylvestre. Gélase de Cizyque, qui écrivait longtemps après les
auteurs qui précèdent, affirme qu'Osius exerça lui-même les
fonctions de légat, et prétend tenir sa leçon du texte d'Eusèbe.
Or, nous ne trouvons rien de pareil dans les écrits de l'évêque
de Césarée (1). Ni Socrate, ni Sozomène, ni Théodoret, ne par-
lent de cette délégation, et les termes dont ils se servent au sujet
d'Osius démentent toute supposition de ce genre. Quelques-uns
font honneur de la présidence à Eustathe d'Antioche, qui porta
• la parole à Constantin au nom du concile. D'autres citent encore
Métrophanès de Byzance. Nous ne tenterons pas d'accorder tous
ces témoignages. Nous nous demanderons seulement quelle place
pouvait être digne de la majesté impériale, sinon celle de la pré-
sidence? Les césars païens présidaient ainsi le collège des ponti-
fes. La suite nous prouvera du reste, que Constantin ne fut pas
le seul à en user ainsi avec les prélats chrétiens, et que ses suc-
cesseurs ne crurent pas commettre un sacrilège, ni scandaliser
l'Église en s'attribuant la direction des débats du concile.
Le concile de Constantinople s'ouvrit en l'absence du pape et de
ses légats. Binius et Labbe pensent que Théodose n'y assistait
pas. Il est difficile de se prononcer sur cette question, le compte-
(1) Gélase de Cyziqup, lib. II, ch. 5.
— 153 —
rendu des séances n'ayant pas été conservé. Cependant dans un
splendide manuscrit des-discours de Grégoire de Naziance, offert
à l'empereur Basile, 'se trouve une curieuse peinture représen-
tant le deuxième concile général (1). Des deux côtés d'un vaste
amphithéâtre, nous voyons rangés et assis sur leurs sièges les
pères du concile. Rien ne les distingue les uns des autres, ni le
costume, ni des ornements particuliers, ni une mention spéciale
indiquant leurs noms. Au fond sur un trône est ouvert l'Évangile.
Au milieu est dressée une petite table où sont étalés plusieurs
manuscrits, peut-être les œuvres de Macédonius. Tout auprès,
à genoux, l'hérésiarque lui-même semble parler dans l'attitude
d'un suppliant. Seul entre les deux travées de droite et de gau-
che, se distingue entre tous l'empereur Théodose. Il est revêtu
des ornements impériaux ; sa tête porte le diadème et est envi-
ronnée d'un nimbe d'or, tel que les peintres byzantins ont cou-
tume d'en orner le Christ et les saints. Nul autre que lui ne pré-
side. Il apparaît comme un maître au milieu de sujets; il domine
et commande ; hors de lui nous ne voyons personne pour diriger
l'assemblée. A supposer .que la peinture ne soit pas exacte, il n'en
reste pas moins établi que c'est dans cet appareil que les Byzan-
tins se figuraient l'empereur au milieu d'un synode.
Lorsque Marcien cédant aux supplications du pape Léon con-
sentit à réunir le concile de Chalcédoine, il avertit les pères qu'il
assisterait aux séances, dès que les affaires publiques lui laisse-
raient le loisir de se rendre à Chalcédoine. Il ne se présenta en
effet qu'à la sixième action. Il prit aussitôt la parole : « Voici,
dit-il, la loi que je vous propose. Que personne à l'avenir n'ose
disputer sur la personne du Sauveur N.-S. J.-C, ou se servir
d'une autre formule de foi, que celle fixée à Nicée par trois cent
quatre-vingts évéques. En ce qui me regarde, sachez que je suis
(1) Banduri, AntiqtKt. Constant., t. II, p. 937.
— 154 —
venu me mêler à vous, pour confirmer la foi, à l'exemple de mes
prédécesseurs, et non pour vous imposer par le spectacle de ma
puissance, afin que, la vérité découverte, la multitude ne soit
plus égarée par les paroles de quelques hommes mauvais, et que
si des discordes s'élèvent parmi vous, par mon autorité je les
apaise et les réduise au silence ! »
Dans le cours de la séance, l'empereur intervient sans cesse
dans la discussion et la dirige ; il donne et ôte la parole aux ora-
teurs, fait lire les pièces à conviction et comparaître les témoins.
Il agit en véritable et unique président, sans qu'aucune protes-
tation s'élève, et traite d'usurpation le légitime exercice de la
puissance impériale. Quand, du consentement unanime des évê-
ques présents, la déclaration de foi du synode a été lue, l'empe-
reur conclut : « Si quelque particulier, quelque soldat ou quel-
que clerc, sous prétexte de discuter les matières de foi, ameute
la foule autour de lui pour l'entendre, qu'il sache qu'il perdrsi,
son grade, sans préjudice des autres peines qui peuvent l'at-
teindre. »
La séanôe est enfin fermée par ces paroles de Marcien : « Vous
êtes, je le sais, fatigués par un long voyage, et par les labeurs
qui l'ont suivi. Prenez patience encore pendant trois ou quatre
jours, et en présence de nos juges magnifiques, continuez les
travaux qui doivent être votre consolation et votre récompense.
Que personne de vous ne prenne congé du saint concile, avant
que ces travaux ne soient arrivés à leur terme. » Tel était le
langage, telle était la conduite du plus religieux et du plus res-
pectueux des empereurs byzantins (1).
Justinien fut loin d'imiter cette pieuse déférence à l'égard des
pères du deuxième concile de Constantinople. Il les réunit mal-
gré le pape Vigile pour condamner les écrits d'Ibas, de Théodore
(1) Labbe, Co/(c//c rfe CÀo^cerfomc, action VI. •
- 155 —
de Mopsueste et de Théodoret. Vigile s'excusa de ne point paraî-
tre aux séances, de peur que sa volonté ne fût enchaînée et con-
trainte par la présence de l'empereur. Il se réserva de protester
contre la décision du concile, jusqu'au moment où, jeté en pri-
son, abreuvé d'outrage, menacé de l'exil, il se laissa arracher son
approbation. La discussion ne put s'écarter des limites tracées
par l'empereur. Comme les évêques demandaient la condamna-
tion de quelques clercs, le patriarche Mennas empêcha de pour-
suivre la délibération. « Il ne convient pas, dit-il, que rien
s'accomplisse dans l'Église, sans l'avis conforme de la majesté
impériale. Je demande donc à mes frères de suspendre la discus-
sion pour nous laisser le temps de soumettre à Sa Piété l'objet
de leur demande. » La séance fut levée, et à la séance suivante le
référendaire Théodore vint lire la nouvelle communication de
l'empereur (1).
L'empereur Constantin Pogonat, avant de réunir le sj^node
œcuménique qui devait condamner l'hérésie monothélite, écrivit
au pape Agathon : « Je ne siégerai pas au milieu des évêques en
tant qu'empereur, et je ne leur parlerai pas comme empereur
mais comme un des leurs. Ce qu'ils auront décidé je le ratifierai,
j'expulserai ceux qui feront entendre des discours hérétiques et
je les reléguerai en exil. » Le concile se réunit et fut présidé par
l'empereur. Entouré des principaux magistrats de l'empire,
Constantin siégea sur un trône élevé au-dessus des prélats. A sa
gauche se tenaient les légats italiens, à sa droite l'évêque de
Constantinople. Au commencement de chaque action, le compte-
rendu reproduit le nom des principaux personnages et ne man-
que jamais d'ajouter : « Présidant, le très-pieux et très-cher au
Christ empereur Constantin, et avec lui par son ordre, le glo-
rieux consulaire et patrice Nicetas, maître des offices impériaux,
(l) Labbo, S*" concile de Constant innpic.
— 156 —
le glorieux consulaire Théodose, etc. (1). » Durant toutes les
séances, l'empereur ne cesse de prendre la parole et de conduire
les débats avec la plus grande dextérité, sans permettre à per-
sonne de troubler l'ordre et de parler sans son assentiment.
Il en fut de même au deuxième concile de Nicée, où parurent
l'impératrice Irène et son fils Constantin. Nous constatons la
même intervention dans tous les grands synodes orientaux.
A la vérité, par une fiction acceptée unanimement, leprésident
perpétuel du concile était Jésus-Christ lui-même. N'avait-il pas
dit : « Partout où vous serez trois réunis en mon nom, je serai
au milieu de vous. » Sur un trône dressé au fond de la salle était
toujours ouvert l'Évangile, attestant sous une forme sensible la
présence du divin médiateur. C'était lui qui était censé pronon-
cer, par la bouche des évêques, la sentence qui absolvait ou con-
damnait les accusés (2). Après avoir énuméréles crimes de Nes-
torius, le synode des Cyrilliens à Éphèse s'exprime ainsi : « C'est
pourquoi Notre Seigneur J.-C, que cet hérétique a blasphémé,
le déclare par ce très-saint concile, déchu de sa dignité épisco-
pale et rejeté de toute communion ecclésiastique. » Une fois la
part faite à cette fiction, constatons que les autorités laïques
président réellement au débat, y interviennent pour le mainte-
nir dans les bornes prescrites et pour faire respecter la loi. Sous
leurs yeux, l'assemblée des évêques discutait les points de dogme
et interprétait les textes sacrés, en observant un ordre hiérar-
chique. L'empereur lui-même se réservait le rôle déjuge et le
droit suprême de sanction. Vicaire du Christ, il tient sa place au
concile et apparaît comme son image vivante.
Nous avons dit que lorsque l'empereur empêché ne pouvait se
(1) Labbe, 3« concile de Const. : Présidente eodem piissimo et eodem Chrislo di-
lecto magno imperalore Conslantiao, et ex jussione ejus Nicetas, etc.
(2) Labbe, Concile, t. III, p. 570.
— 157 —
rendre au concile, il avait coutume de déléguer quelqu'un de ses
patrices, pour y représenter l'autorité publique. Bien que la loi
religieuse défendît aux laïques de se mêler à ces solennités ecclé-
siastiques, une exception était faite pour les officiers impériaux.
Ils représentaient en effet moins eux-mêmes que la majesté im-
périale, pour qui l'interdiction enjointe aux laïques n'existait
pas. Sans doute nous ne voyons pas les grands dignitaires du
palais siéger dans les conciles provinciaux, présidés deux fois
l'an par le métropolitain, et qui s'occupaient à régler seulement
les intérêts religieux du diocèse. Mais s'il s'agissait de juger un
évêque, ou d'agiter une question qui touchât au dogme, la pré-
sence de l'envoyé impérial était nécessaire. Théodore délégua au
concile œcuménique de Constantinople le patrice Florentius,
« parce que la discussion porte sur le dogme (1). » Les laïques
d'ailleurs n'avaient aucune initiative personnelle dans le débat.
Ils arrivaient munis d'instructions qu'ils devaient observer à la
lettre. Ils ne figuraient que comme chargés de pouvoirs de leur
maître, gardien de l'intégrité de la foi, et magistrat suprême. Ils
étaient revêtus pour la circonstance d'un droit de police et de
surveillance qui cessait dès que leur mission était accom-
plie.
Nous possédons les instructions de Constantin au comte
Denys, à l'occasion du concile de Tyr, réuni pour juger Atha-
nase d'Alexandrie. « Je vous envoie, dit l'empereur aux évêques,
le consulaire Denys, pour qu'il vous avertisse des choses que
vous devez faire, et surtout pour qu'il soit le gardien et le dé-
fenseur de l'ordre et de la justice (2). »
Les évêques ne se firent pas faute, dans les premiers temps de
l'empire chrétien, de s'élever contre cette ingérence, qui portait
(1) Labbe, Conc. Chalcéd., p. 218 : Instûii >dyoç nspï tt^ctsuç larlv,
(2) Theodoret, lib. I, ch. 28.
— 158 —
atteinte à leur indépendance, et de qualifier sévèrement cette
intervention. « Ce n'est point là un synode, disaient-ils du con-
cile de Tyr, mais une apparence dérisoire de synode, des assises
impériales plutôt qu'un tribunal épiscopal. De quel front peut-
on appeler concile, une assemblée que présida un comte du palais,
où apparurent les piques des soldats, où des commissaires, des
geôliers, faisant office de diacres, se chargeaient d'introduire, où
le comte prenant la parole, les évêques gardaient le silence et se
faisaient les serviles instruments de sa volonté (1) ? »
Ces lamentations et ces critiques ne touchèrent pas les empe-
reurs, qui, au risque de peser sur la conscience des évêques,
continuèrent à surveiller ces comices d'un nouveau genre. Le
tribun Marcellinus présida le concile de Carthage, où six cents
évêques, tant donatistes qu'orthodoxes, firent, pendant trois
jours, assaut d'éloquence pour se convertir mutuellement. Il
termina la discussion en déclarant les donatistes vaincus et en
frappant leurs églises d'interdit. Au concile de Séleucie, Léonas,
vir illuster, lut le décret impérial qui, pour conjurer les orages
d'une discussion passionnée , s'efforçait de circonscrire le débat
à quelques points dont il était défendu de s'écarter (2).
Théodose le Jeune prit les mêmes précautions à l'égard du
concile d'Ephèse. Il y dépêcha Candidianus avec les instructions
suivantes : « Nous avons ordonné au comte Candidianus de se
rendre à votre concile, non pas pour qu'il se mêle aux contro-
verses qui peuvent surgir au sujet du dogme , car il n'est pas
permis à ceux qui ne sont pas inscrits au catalogue des évêques
d'agiter ces questions, mais pour éloigner d'Éphèse , par tous
les moyens, les moines, les particuliers qui, par curiosité , ont
(1) Athanase, Apolog. 2.
(2) Socrate, lib. Il, cli. 31 : ypàii^cinx ys «Orou Ttputcjiipiro, vûvpjv TrpoTîfiO'j
toOto ÇrjTeîffÔKt xîIsûovtk, vyvos rô sts/sov.
- i5U -
afflué vers cette ville ou peuvent s'y porter , pour apaiser les
discordes et conjurer les tempêtes qui pourraient troubler vos
délibérations et vous détourner de la recherche sereine de la
vérité, pour permettre à tous et à chacun d'exposer ses idées
sans être molesté, enfin pour appuyer de son autorité et rendre
obligatoires les décisions qui seront prises de votre consente-
ment unanime. Avant tout, il est enjoint autres-magnifique
Candidianus de veiller à ce que personne de vous n'essaie de
quitter le saint synode pour se rendre auprès de nous ou en tout
autre lieu, avant que les questions qui vous sont soumises aient
reçu leur solution. Enfin il doit empêcher qu'aucune controverse
ecclésiastique, ou d'une autre nature, qui He touche pas au
dogme qui est eu litige, soit soulevée avant que l'obscurité dis-
paraisse sur les questions qui vous sont proposées. »
On sait quelle fut l'issue de ce fameux conciliabule d'Éphèse.
Les évêques se séparèrent en deux camps. Cyrille et Dioscure
opposèrent anathème à anathème. Candidianus, qui avait refusé
d'ouvrir les délibérations avant que tous les pères et surtout
l'évêque d'Antioche fussent présents, S3 rallia "au parti de Dios-
cure. Les évêques fidèles à Cyrille , méprisant les ordres du
prince, voulurent agir à leur guise, et finirent par obliger le
légat à sortir de l'assemblée. « Moi-même, se plaignait Candi-
dianus, comme si je n'avais rien de commun avec leur synode,
ils m'ont ignominieusement expulsé (I). Peu après, continue
le légat de l'empereur, j'entends sonner de la trompe par la ville
et annoncer par les hérauts la déposition de Nestorius ; j'ac-
cours et je défends aux évêques rebelles de rien entreprendre
contre les ordres exprès de l'empereur. » Théodose fut obligé
d'intervenir par de nouvelles instructions. Il ordonna de saisir
Cyrille et de le jeter en prison. Elpidius, au premier concile
(1) Lire le discours de Candidianus au deuxième concile d^Éphèse. Labbe.
— 160 —
d'Éphèse, Anatolius, au concile de Chalcédoine, représentèrent
avec les mêmes attributions la majesté impériale.
On voit par ces exemples quel était le rôle des laïques dans les
synodes. Sans prendre part aux discussions, sans entrer dans la
controverse religieuse, réservée aux seuls évoques, ils se con-
tentaient de la circonscrire et de la conduire. Ils faisaient res-
pecter les ordres du prince , modéraient les impatiences, apai-
saient les différends, arrêtaient au passage les propositions
étrangères à l'ordre du jour. Mais, par cela même que rien ne
se pouvait faire sans leur présence, aucune question se produire
sans leur assentiment, leur influence restait considérable. Ils
pouvaient fermg? la bouche aux adversaires de l'empereur, pro-
téger ses favoris, récuser les témoins qu'ils jugeaient hostiles
ou suspects, déclarer illégale une sentence qui devait déplaire à
la cour. Ainsi s'expliquent dans l'histoire byzantine tant de dé-
cisions synodales des conciles d'Orient, frappées d'anathème,
comme hérétiques, par les papes orthodoxes de l'Occident.
Une lettre sacrée de l'empereur était nécessaire pour ouvrir
les conciles ; il fallait une autre lettre pour clore les séances et
permettre aux évêques , leurs travaux achevés , de retourner
dans leurs diocèses. Quant aux actes mêmes du synode, ils de-
vaient être. approuvés et contre-signes par l'empereur pour être
revêtus d'une autorité légale. Faute de cette approbation, leur
valeur était nulle devant les magistrats; ce n'était, tout au plus,
qu'une consultation de théologiens n'engageant personne, et
contre laquelle tout citoyen pouvait protester. Aussi les évê-
ques, la discussion des canons terminée, envoyaient- ils une
adresse à l'empereur, le priant de sceller de son sceau les tomes du
concile. La formule en était, à quelques mots près, invariable :
€ Nous demandons à ta clémence que par tes lettres tu veuilles
bien ratifier et confirmer les règles que nous avons arrêtées, et
de même que par tes lettres sacrées de convocation tu as montré
— 161 —
ton dévouement à l'Eglise, tu ajoutes à nos délibérations la force
de l'autorité publique, en les approuvant et les marquant de ton
sceau (1). » Dès lors seulement les canons devenaient obligatoi-
res, et les magistrats et gouverneurs de province devaient tenir
la main à leur observation (2).
Etait-il permis aux empereurs de casser les arrêtés des conci-
les, comme ils cassaient ceux des tribunaux militaires et civils?
Sur ce point, la jurisprudence paraît avoir été fort irrégulière.
Nous voyons l'empereur Valens abroger les actes du concile de
Lampsaque et disperser les évoques qui y siégèrent (3). Nous
voyons Tliéodose le Jeune déclarer illégales et nulles les décisions
du concile d'Éphèse présidé par Cyrille d'Alexandrie. L'empereur
invoque dans son rescrit les vices de forme que lui a signalés
son légat Candidianus. « Le concile n'était pas au complet, dit-il,
et les pères se sont écartés de la teneur de nos lettres impériales.
Il plaît donc à Notre Majesté de regarder une telle procédure
comme nulle et non avenue (4). » Lorsqu'il s'agit de casser le
concile d'Éphèse, tenu par Dioscure après l'arrestation de. Cy-
rille, c'est encore à l'empereur Marcien que les évêques s'adres-
sent pour défaire, par un acte de l'autorité impériale, ce qu'un
autre acte de l'autorité impériale a établi : « Il est nécessaire,
disent les prélats de Chalcédolne , que nous invoquions la piété
de l'empereur très-chrétien pour proscrire par une loi spéciale et
abroger ce synode. »
Cependant nous avons remarqué, dans le cours de cette étude,
(1) Lettre des évêques du cinquième concile de Const. à Théodose.
(2) Eusèbe, Vit. Const., lib. IV, ch. 29 .- wç ^à l^stvat toïç twv IOvwv
xp'x^ovŒi TK ^ô?avT« TTKpoCkvsiv. V. ZoHaras , lib. XV, ch. 11. — Soz., lib. IV,
ch. 13.
(3) Cedrenus, 1. 1, p. 309, éd. 1647.
(4) Sacrai majestatis noslrse plaçait lalem procedeadi morem nulium habere locum
aut momentum.
11
— 162 —
qu'un concile n'était œcuménique que s'il était consenti par
l'empereur et approuvé par les cinq patriarches de Rome, de
Constantinople , d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem. Il
semble donc que l'autorité impériale ne dût pas suffire seule
pour annuler les actes d'un pareil concile, et qu'il fallût encore
l'acquiescement des mêmes sièges qui en avaient approuvé la
réunion. C'est le sens de la réponse faite par le patriarche Ma-
cédonius à l'empereur Anastase , qui voulait abroger le concile
de Chalcédoine : « On ne peut rien faire en pareille matière sans
l'avis conforme du titulaire du siège de Rome. » Justinien, qui
poursuivait la même politique, se servit de moyens détournés
pour arriver à ses fins. A l'instigation de l'évêque origéniste
Théodore de Césarée, il porta au concile de Chalcédoine un coup
indirect, en ordonnant aux évêques réunis au cinquième concile
général de condamner les trois chapitres. C'étaient les écrits de
Théodore de Mopsueste, d'Ibas et de Théodoret, approuvés à
Chalcédoine. Cette supercherie fut devinée par le pape Vigile,
qui ne se résigna qu'à la dernière extrémité, et sous le coup de
terribles menaces, à joindre sa signature à celles des évêques
dociles à la volonté impériale. Ce soin même que prit l'empereur
de ne pas attaquer directement et en face le concile de Chalcé-
doine, prouve la défiance où il était de son droit, et confirme la
règle que nous avons énoncée.
De tout ce qui précède, il résulte que l'autorité impériale,
quelle que fût sa complaisance et sa déférence envers l'épiscopat,
n'abdiqua jamais devant lui ; que l'Église n'était pas en dehors
de l'État, ni au-dessus de lui, mais en lui; que ses membres
étaient considérés comme investis d'une magistrature religieuse
qui les faisait dépendants de l'empereur ; que les conciles n'é-
taient qu'une des sources de la législation impériale ; que l'em-
pereur jugeait de l'opportunité de leur convocation, fixait l'épo-
que et le lieu de leur réunion, présidait leurs séances, délimitait
— 163 —
le champ des discussions engagées, enfin se réservait de ratifier
et quelquefois de casser pour vices de forme leurs sentences. Le
monde chrétien voit dans l'empereur, non-seulement l'évêque
extérieur dont parlait Constantin , mais le chef même de la
hiérarchie ecclésiastique et le détenteur véritable de l'autorité
religieuse.
CHAPITRE III.
De la Juridiction Impériale en matière religieuse.
L'empereur, souverain législateur, est en même temps souve-
rain justicier. Comme de lui émane la loi, c'est à lui d'en sur-
veiller l'observation et de déléguer ceux qui sont chargés de la
faire obéir. Lui-même est un juge et le juge suprême. Il passe
à juger la plus grande partie de sa journée. Il décide en première
instance, il décide en appel, il décide en cassation, et désigne les
tribunaux nouveaux où la cause en litige sera soumise à un second
examen. A lui seul enfin il appartient, la sentence prononcée,
de la réformer par sa seule initiative, de commuer la peine, de
la diminuer ou de l'aggraveç (1). Ces prérogatives, il les tient
de son titre d'empereur. Il est au-dessus des lois, il est la loi
vivante. Toute décision impériale es\^ par le fait, légale.
La jurisprudence est la science des choses divines et humai-
nes (2). Les causes ecclésiastiques, pas plus que les causes civiles.
(1) Principi supplicare licet, et de sententiâ queri , etiam si pro civitate. lata sit.
Basil., lib. IX, lit. I, 55. — Non per judicem, sed per principem, qui edoctus pœnam,
aut permutât aut reraittit. Nomocanon, tit. IX, ch. 2.
(2) Lib. Léon. Philosop., tit. 1, De legisL, art. 7 : Jurisprudenlia est divinarum
atque humanarum rerum.
— 1G6 -^
ne sont hors de la compétence de l'empereur. Le droit byzantin
n'admet pas plus une juridiction indépendante qu'une législation
indépendante. Le premier devoir de l'empereur, s'il faut^en
croire Léon le Philosophe, c'est de fixer l'interprétation des
sentences écrites dans les livres saints et des dogmes arrêtés par
les sept synodes universels (1). Non-seulement les personnes
qui appartiennent à l'Église, mais les causes religieuses que les
questions de dogme et de discipline peuvent soulever, tombent
sous la juridiction de l'empereur. Tous les Romains sont au
même titre ses sujets, qu'ils appartiennent à l'ordre ecclésias-
tique ou à l'ordre civil et militaire. Ils dépendent tous indis-
tinctement de la justice de l'État, c'est-à-dire de l'empereur.
Il est donc à priori impossible d'admettre l'existence d'un
corps judiciaire sans attache avec l'État, se recrutant de lui-
même, jugeant en vertu d'un code particulier, acquittant ou
absolvant sans contrôle les accusés. Tous ceux qui rendent la
justice sont les délégués de l'empereur. Les tribunaux peuvent
différer par leur composition et leurs attributions. Nous trou-
vons dans l'empire des tribunaux ecclésiastiques, des tribunaux
civils, des tribunaux militaires ; nous constatons l'existence de
deux magistrats qui prononcent sans appel, le préfet du prétoire
et le patriarche. Mais ces tribunaux relèvent de la même ori-
t
gine et empruntent leurs droits à laî même source, le pouvoir
impérial. Il n'est pas une sentence que l'empereur ne puisse
réviser et casser.
I.
Il paraît certain que les évêques et les clercs essayèrent d'ob-
tenir de Constantin une juridiction spéciale et de se soustraire
(1) Lib. Léon. Philosop., De 'principe, lit. II, art. K.
- 167 -
aux juges ordinaires. On raconte qu'au concile de Nicée, plu-
sieurs accusations contre les évèques ayant été remises ù l'empe-
reur, celui-ci refusa de les lire et les déchira publiquement ajou-
tant qu'il préféiait laisser l'impunité aux. évèques que de provo-
quer un scandale en rendant publiques leurs fautes (1). On prête
encore à Constantin ces paroles : « Si je surprenais un évêque
en adultère, moi-même je le couvrirais de mon manteau. » Le
commentaire de ces propos se trouve dans Ruffln, qui fait tenir
à l'empereur ce discours , dont il est permis de suspecter Fau-
tlienticité : « Dieu vous a constitués ses prêtres et vous a donné
le pouvoir de juger chacun et nous-même; mais quant à vous,
vous ne pouvez être jugés par les hommes. A Dieu seul il appar-
tient de se prononcer sur vos consciences. Toutes vos querelles,
quelles qu'elles soient, doivent être soumises à son divin tribu-
nal. Dieu vous a donnés à nous comme des dieux ; or nulle part
on n'a vu qu'un homme ait jugé une personne divine (2). » Ces
singulières paroles n'ont jamais pu être prononcées. RufBn est
seul à les rapporter. Nul texte de loi formel ne les confirme. Si
grandes qu'aient été les concessions faites au clei^gé par Cons-
tantin et ses successeurs, ils se sont toujours gardés de sacrifier
la prérogative impériale, et ont prudemment réservé les droits
de la couronne. Il faut cependant que le langage tenu par les
empereurs ait pu prêter à quelque équivoque pour que saint Am-
broise écrivit à Valentinien le Jeune : « Votre père, d'auguste
mémoire, a marqué par ses paroles et par ses actes qu'il conve-
(1) V. Les Ecrivains ecclésiastiques et Cedrcnus, t. I, p. 288, éd. 1647 : Non
enim^ dicebat, debent sacerdolum delicla mullitudini exponi, ne homines indè offensae
sumptâ occasione, sine raelu peccent.
(î) Ruffin, lib. I, ch. 2. Ces paroles sont rappelées presque intégralement par le pape
Grégoire le Grand dans une lettre adressée à l'omperpur Maurice, lib. IV, ep. 73.
11 n'est pas inutile d'ajouter que Tbéodoret, Sozoraène et Socrale, qui parlent, comme
Ruffin, des libelles remis à Constantin, contre certains des évèques de Nicée, ne re-
produisent cependant pas ce langage. (V. Tbéodoret, lit. 1, ch. 11.)
— 168 —
naît de laisser le jugement des causes ecclésiastiques à celui-là
qui n'est ni inférieur par sa charge, ni d'un droit différent, c'est-
à-dire que c'est aux prêtres à juger les prêtres. Quand donc
avez-vous entendu dire, très-clément empereur, que des laïques
puissent décider en matière de foi ? Si nous parcourons les divi-
nes écritures et les écrits des premiers pères, nous voyons les
évéques juger les empereurs, et non les empereurs les évêques. »
Et ailleurs, le même Ambroise s'exprimait ainsi : « Votre père
disait : Ce n'est pas à moi déjuger les évêques. Votre clémence
dit aujourd'hui : Je dois les juger (1). * Saint Ambroise, d'ac-
cord avec la plupart des pères du iv* siècle, réclamait pour les
clercs, non-seulement des tribunaux spéciaux, mais encore une
entière indépendance à l'égard de l'autorité impériale, et une
sorte de droit de remontrance.
Les assemblées synodales, surtout en Occident, tendent à faire
prévaloir cette doctrine, et s'efforcent de détourner les clercs de
demander le redressement de leurs griefs aux autorités sécu-
lières. Le canon 19 du concile de Milsevum déclare que tout clerc
qui sollicitera de l'empereur des juges laïques, sera privé de sa
dignité (2). Le canon 20 porte que tout clerc qui voudra se ren-
dre auprès du comte de la province, devra se munir d'une per-
mission de son évêque , faute de quoi il sera retranché de la
communion des fidèles. Le canon 9 du troisième concile de Car-
thage confirme les mêmes peines, et ajoute : Celui qui a recours
à d'autres juges qu'aux évêques se reconnaît indigne de la com-
munauté fraternelle de l'Église, et suspecte son impartialité.
(1) Ambrosii, Opéra, lib. V, ep. 32, ad Valent. Jun.
(-2) Quicumque ab Iraperatore cognitionem judiciorum publicorum petierit, honore
proprio privelur. Si autem episcopale judicium ab lûiperatore postulaverit, nihil ei obsit.
Coll. Labbe, Conc. Milœvum, can. 19, anno 416. — Quicumque clericus propter
necessitatem suam alicubi ad comitaium ire voluerit, formatam ab episcopo accipiat.
Quod si sine formata voluerit pergore, à communione removeatur. Can. 20, id., ibid.
— 169 —
Citons encore le canon 1"" du concile d'Angers, le canon 11 du
concile de Châlons, le canon 20 du quatrième concile d'Orléans,
etc., etc. L'esprit de cette juridiction, qui tend à s'établir en
dehors du droit officiel, est condensé dans une lettre supposée
d'Eusèbe aux évêques d'Egypte, que l'on trouve dans le recueil
du faux Isidore : « Dieu a voulu réserver à son jugement les
évêques ; aussi les laïques ne doivent ni les diflfamer, ni les ac-
cuser. Le Christ par lui-même, et non par un autre, a chassé les
vendeurs du temple. Celui-là est en rébellion contre les préceptes
de Dieu et les condamne , qui cite témérairement un évéque en
justice. » Mettre les évêques et les clercs au-dessus des juges
impériaux et des lois, ne les faire dépendre que de la justice
divine, donner pour le même délit des juges différents au laïque
et au clerc, c'est à quoi tendent les efforts des nombreux conciles
occidentaux au iv' et au v® siècle. A peine échappés aux persé-
cutions et dans l'enivrement de la victoire, les chrétiens ne
doutent pas de s'émanciper entièrement du droit public, et, ad-
mis à peine à l'existence légale, de dominer la société qui les
avait proscrits, en conservant dans son sein l'organisation spé-
ciale qui avait fait leur force pendant les siècles de persécution
et d'obscurité.
Mais les empereurs n'admirent pas ces prétentions. En péné-
trant dans la société officielle, le clergé chrétien dut s'astreindre
à ses obligations et se soumettre au droit commun. S'il obtint
des privilèges fort étendus, si les empereurs eurent égard à la
dignité et au caractère sacerdotal des serviteurs du culte, s'ils
admirent dans certains cas l'incompétence des tribunaux ordi-
naires, l'octroi de ces privilèges et de ces faveurs n'entraînait-il
pas la reconnaissance implicite du droit souverain de l'empe-
reur? Ne serait-ce pas ici le lieu dî répéter le vieil adage : l'ex-
ception confirme la règle ?
Nous allons essayer de définir quelles étaient les prérogatives
— 170 —
des clercs dans les causes civiles et dans les causes ecclésiasti-
ques, et de montrer que dans aucun cas l'autorité impériale
n'était suspendue, que toujours le droit de l'empereur resta
sauf.
IL
Rallié au cliristianisme, Constantin dut réformer sur plu-
sieurs points la jurisprudence observée par les empereurs païens.
Il lui fallut régler la situation devant la justice du clergé nouveau.
Pour s'assurer une alliance dont il sentait le prix et qu'il savait
le gage d'une longue stabilité dans les institutions, il donna au
clergé des immunités fort larges, et si étendues, que plusieurs
de ses successeurs furent obligés de les restreindre. Il laissa aux
clercs des tribunaux particuliers et accorda aux évêques le pou-
voir de j uger même les causes civiles. Il les assimila aux autres
magistrats délégués par lui pour dire le droit dans les provinces.
Ces immunités sont consignées dans le rescrit adressé, en 324,
à Ablavius (I). Il permet à tout plaideur, au cours même de
l'instruction et des débats, de demander que sa cause soit portée
devant un évéque. Dans ce cas et malgré la résistance de la
partie adverse, le magistrat doit immédiatement saisir de l'af-
faire les tribunaux ecclésiastiques. La sentence prononcée est
sans appel, et il n'est plus permis de recourir à une autre auto-
rité. Le témoignage d'un évéque dans une cause quelconque est
prépondérant, et il est défendu d'admettre, après ce témoignage
et contre ce témoignage, tout autre déposition. Une sentence
portée par un évéque a plus de poids que celle d'aucun juge.
Elle est l'expression absolue et incorruptible de la vérité. Eusèbe
(1) Sozomène, lib. I, ch. 9.
— 171 —
nous avertit que l'empereur confirmait et ratifiait presque
toujours les jugements des évêques (1). Un rescrit d'Ho-
norius stipule qu'on ne peut pas plus appeler d'une sentence
épiscopale que d'une sentence prononcée par le préfet du
prétoire.
Ces prérogatives parurent excessives et dangereuses à plu-
sieurs empereurs. Il arrivait que les tribunaux civils, dont la
procédure était plus lente, étaient désertés par les plaideurs, et
qu'ils préféraient avoir recours aux tribunaux ecclésiastiques,
qui avaient l'avantage de terminer le débat. Cette juridiction
comportait d'autres périls. Nombre d'évèques s'occupaient du
soin de rendre la justice et de s'enquérir des subtilités du droit
avec plus de zèle qu'ils ne s'acquittaient de leurs devoirs épis-
copaux. Ruâ3n cite un évéque arien, Grégoire, qui se targuait
plus volontiers de ses fonctions judiciaires que des charges du
saint ministère (2). Le concile de Tarragone dut défendre aux
évêques et aui clercs de recevoir des présents pour rendre la
justice, et de se rendre aux plaids le dimanche (3). Valenti-
nien III enleva aux clercs leurs tribunaux extraordinaires, et
leur interdit de rien décider en justice, sinon dans les causes
concernant la foi et la religion. Pour tous les autres cas, il ren-
voyait les ecclésiastiques, quels qu'ils fussent, aux tribunaux
séculiers. Nous lisons dans le code de Justinien qu'on pouvait
appeler de la sentence d'un évéque, non quand elle confirmait
un jugement précédent, mais quand elle l'infirmait (4). Dans ce
cas, si l'évêque jugeait par délégation de l'empereur ou d'un
lieutenant impérial, on pouvait en appeler à l'un ou à l'autre.
(1) Eusèbe, Vit. Const., lib. IV, ch. 27.
(2) Ruffin, lib. I, di. 23 : Quod raagis sibi jiiris dicendi creditor fasces, quâm sacer-
dotium ministrandum religionis ofticiis.
(3) Conc. Tarracon., can. 4 et 10.
(4) Cod., lib. I, tit. IV, De episc. audicntia, art
— 172 —
Ces prescriptions sont rappelées dans les Basiliques presque
textuellement, à cela près que l'appel peut s'exercer aussi quand
l'évêque a jugé en premier ressort (1). On peut voir par là que,
si, jusqu'à la fin de l'empire, les tribunaux ecclésiastiques purent
faire comparaître des laïques dans les causes civiles, leurs pri-
vilèges du moins furent diminués et leurs décisions toujours
révocables.
Pour les causes où les deux parties appartenaient à l'ordre
ecclésiastique, la procédure à suivre est indiquée par le canon 9
du concile de Chalcédoine : « Si un clerc a quelque affaire avec
un autre clerc, qu'il ne recoure pas aux tribunaux séculiers,
mais qu'il porte le litige devant l'évêque de son diocèse. S'il
n'est pas satisfait du jugement, qu'il en appelle à un autre tri-
bunal ecclésiastique, choisi d'accord avec son adversaire. S'il
transgresse ces prescriptions, qu'il soit soumis aux peines cano-
niques. — Si un clerc a quelque affaire avec son évêque, ou avec
l'évêque d'une autre province, le synode provincial doit décider.
Si un évêque ou un clerc est en litige avec son métropolitain,
qu'il s'en réfère à l'exarque du diocèse, ou qu'il porte le débat
devant le tribunal impérial de Constantinople (2). » N'est-ce pas
proclamer qu'après avoir épuisé les degrés de la hiérarchie
ecclésiastique, il ne reste qu'à s'adresser à la justice de l'empe-
reur?
Si un clerc et un laïque sont entre eux en procès, la novelle
123 de Justinien, reproduit dans le titre IX du Nomocanon,
décide que l'on doit d'abord avoir recours à l'évêque. Si les deux
parties acquiescent à son jugement, l'exécution sera confiée au
magistrat. — Si l'une des deux parties, dans le délai de dix jours.
(1) Baiiliqties, lib. III, tit. I, 36.
(2) Diœcesis exarchum adeat, vel imperialis urbis Constantiaopolis thronum et apud
eum litiget. Conc. Chalced., can. 9.
— 173 —
fait opposition au jugement, c'est au magistrat lui-même d'exa-
miner l'affaire. S'il est reconnu que l'évêque a bien jugé, qu'il
confirme la sentence sans qu'on puisse désormais en appeler. Si
le magistrat décide autrement que l'évêque, sa sentence est
sujette à la provocation qui s'exerce selon la loi. Le préfet du
prétoire, le sénat ou l'empereur jugent en dernier ressort. Les
Basiliques introduisent dans la procédure une légère modifica-
tion. Si le magistrat est en désaccord avec l'évêque sur la sen-
tence, c'est le jugement du premier qui l'emporte (1). Enfin la
bulle d'or d'Alexis Comnène, établit qu'en cas de conflit de
juridiction entre un clerc et un laïque, les deux parties devront
se soumettre au tribunal de l'accusé, à moins que l'un et l'autre
ne s'entendent pour réclamer le tribunal de l'empereur, auquel
cas, toute instruction commencée cessant par- ce fait, l'empereur
décide souverainement (2).
Dans les causes civiles ou criminelles, les clercs sont soumis à
la loi commune et aux tribunaux ordinaires. Toutefois un évê-
que ne peut être soustrait aux tribunaux ecclésiastiques que de
son consentement, ou sur un ordre du prince. En vertu de sa
prérogative, l'empereur désigne, même pour les hauts dignitaires
de l'Église, quels sont les juges compétents (3). Lui seul décide
de l'opportunité de les soustraire à leurs pairs. La législation
théodosienne est d'accord sur ce point avec celle des Basiliques.
On a donc prétendu à tort qu'une loi de l'empereur arien Cons-
tantius donnait dans tous les cas aux ecclésiastiques des tribu-
naux d'exception, et défendait de les déférer aux juges civils et
militaires. Constantius marque seulement dans son édit qu'il
(1) Basil., lib. III, tit. I, 36.
(2) Aurea bulla Alexis Comnenis. Jus-Graeco Romanum Leunclavius.
(3) Nullus episcopus invitus ad civilem vel militarem judicem in quâlibet causa
producatur nec exhibeatur, nisi princeps jubeat. Cod, Theod. XVI, tit. III, 22, —
Basil., lib. I, tit. I, U.
— 174 —
convient de faire les évêques plutôt que d'autres magistrats,
juges de leurs collègues (1).
Godefroi, qui conteste la portée et l'étendue des privilèges dont
par cette loi Constantius fit l'octroi au clergé, remarque avec
raison qu'elle est en contradiction avec toute la législation pos-
térieure. Une constitution de Gratien ne donne aux tribunaux
ecclésiastiques que la connaissance des délits de peu d'impor-
tance, ou des causes concernant la religion. Quant aux causes
criminelles, le jugement doit en être réservé aux tribunaux ordi-
naires (2). Un rescrit d'Honorius s'exprime dans le même sens.
Il interdit aux laïques la connaissance des causes ecclésiasti-
ques, et l'attribue aux évêques réunis en synodes; pour les
autres délits, ils tombent dans le droit commun. La noveile 12 de
Valentinien (De episcopis) constate que les évêques et les prê-
tres, aux termes des constitutions d'Arcadius et d'Honorius,
n'ont pas de forum d'exception, et qu'ils n'ont le droit de connaî-
tre que les causes religieuses. Prenant le contre-pied de la cons-
titution de Constantius, l'empereur soutient que tout laïque
dans une cause civile ou criminelle, peut forcer un clerc à com-
paraître devant les tribunaux séculiers , ce clerc eût-il rang
d'évêque. Cette législation prévalut jusqu'à la fin de l'empire et
ne subit que de très-légers changements.
Le clerc impliqué dans une affaire d'argent, doit s'adresser
d'abord à l'évêque. Si celui-ci ne peut terminer le litige, les
juges civils sont saisis de l'affaire. L'instruction et les débats
ne doivent pas outrepasser le délai de cinq mois. Si le clerc est
reconnu coupable, la peine ne saurait lui être appliquée avant
que l'autorité épiscopale ne l'ait dépossédée du sacerdoce (3).
(1) Apud alios potissimum episcopos convenit explorare. Cod. Tbeod., lib. XVI,
tit. II, 2.
(2) Cod. Theod., lib. XVI, tit. II, 23.
(3) Cod. Just., tit: III, 32. Constitut. Leoniset Anthemii.
— 175 —
L'auteur de cette constitution , Léon , prétendait concilier
ainsi la vénération due à la dignité sacerdotale et le respect
réclamé par la loi. Les Basiliques confirment cette disposi-
tion (1).
Il nous serait facile par de nombreux exemples, de montrer
cette législation appliquée par les empereurs byzantins. Nous
nous contenterons de citer deux cas particulièrement graves.
Les ennemis d'Athanase ayant accusé auprès de Constantin ce
prélat d'homicide, l'empereur ordonna au césar Dalmatius, rési-
dant à Antioche, d'instruire cette affaire (2). Athanase se mit à
la recherche d'Arsénius, qu'on l'accusait d'avoir tué, et après des
pérégrinations longtemps infructueuses, finit par le découvrir
parmi les moines de la Thébaïde. Il fit constater devant les ma-
gistrats l'identité d'Arsénius, et fit part à l'empereur du résultat
de ses démarches. L'empereur, par des lettres publiques, fit con-
naître au monde entier l'innocence du prélat, et ordonna à son
délégué Dalmatius de se dessaisir de la cause.
Au ix^ siècle, le patriarche Méthode, accusé de viol par les évê-
ques iconoclastes, dut comparaître devant un tribunal composé de
juges civils et ecclésiastiques et réussit à confondre publique-
ment l'imposture de ses accusateurs (3). Ainsi le bénéfice de
clergie ne protégea pas les évoques et les prêtres contre la légis-
lation impériale. Ils étaient regardés comme clercs et comme
citoyens, et les prérogatives de leur dignité n'allaient pas jus-
qu'à les défendre contre les conséquences de leurs fautes.
L'empereur reste donc le souverain justicier, maître d'approu-
ver ou de casser les sentences portées par les divers tribunaux
de l'empire, tant ecclésiastiques que laïques. Une constitution de
(1) Ba«27.,lib. m. Ut. I, 37.
(2) Athanase, Apolog, 2.
(3) Cedrenus, t. I, p. S37, éd. 1647.
— 176 —
Zenon admet formellement l'appel à l'empereur du jugement
des évêques et la novelle 123 de Justinien en confirme la
teneur (1).
III.
Tous les textes législatifs que nous avons jusqu'ici signalés,
réservent les causes religieuses aux tribunaux ecclésiastiques. Il
n'appartient pas aux laïques, munere impares et jure dissimiles,
de discuter le dogme et de juger ceux qui le discutent. Mais cette
exclusion n'est point faite pour l'empereur. Les conciles,, qui
sont les tribunaux où se produisent les causes religieuses, n'exis-
tent que comme un des organes de la juridiction impériale.
N'est-ce pas l'empereur qui donne à leurs décisions la sanction
légale ? Du reste le Nomocanon nous indique la procédure à sui-
vre dans les affaires de ce genre. La cause est plaidée devant le
métropolitain et les autres évêques. Si les deux parties ne se
déclarent point satisfaites, il est permis d'en appeler au patriar-
che, dont la sentence est définitive. On ne peut en appeler du
jugement du patriarche dans les affaires ecclésiastiques, comme
dans les causes civiles on ne peut en appeler du jugement du
préfet du prétoire (2). Le patriarche, dit Léon le Philosophe, est
le premier des juges ecclésiastiques. De lui dépend toute la juri-
diction religieuse, à lui elle retourne. Lui seul dans le for de sa
conscience, peut en appeler de lui-même à lui-même (3).
(1) Ad nos negotium tam ab episcopo quam a judice referatur ut nos hoc cognosca-
mus, quae nobis videntur, jubeamus.
(2) Le Nomoeanon, tit. IX, reproduit la novelle 137 de Justinien.
(3) Lib. Leouis, Dejudic. ordine, tit. X. Ex ipso omnia ecclesiastica judicia et in
ipsum revolvuntur et revertuntur ; ipsa vero neque ab aliquo, neque ad aliquem refer-
tur. RetractaUir vero spiritualiter ipsa a se ipsâ.
— 177 —
Est-Cfi à dire que la majesté impériale perde ses droits, qu'elle
s'arrête et s'incline nécessairement devant l'autorité patriar-
cale? Le patriarche, non plus que le préfet du prétoire, ne peut
borner la juridiction impériale et lui tracer des limites. Héra-
clius, qui donna au clergé la constitution la plus large qu'il ait
reçue des empereurs, termine son rescrit par ces paroles :
« L'appel s'exerce de l'évêque au métropolitain, du métropolitain
au patriarche, nisi forte jussu principis quispiam cognitionem
causœ acciperet. Le droit impérial est si clair que l'empereur est
obligé, par un édit spécial, de défendre aux clercs chassés par
leur évêque d'un diocèse, de se présenter au palais pour solliciter
un nouveau jugement (1). Hilaire de Poitiers, sous le règne de
Valentinien, ayant attaqué Auxence de Milan, celui-ci obtint du
prince un rescrit qui déférait Hilaire devant le questeur, comme
coupable de jeter le trouble dans l'église de Milan. La querelle
d'Évagrius et de Flavien, évêque d'Italie, ayant été soumise par
le concile de Capoue à l'arbitrage du patriarche d'Alej^andrie,
Théophile, Flavien récusa un pareil juge et en appela à l'empe-
reur (2).
Au commencement du iv^ siècle, les donatistes d'Afrique éle-
vèrent des accusations injurieuses contre l'évêque de Carthage,
Cœcilianius, qui demanda desjugesà Constantin. Celui-ci décida
que l'affaire serait jugée dans un concile présidé par l'évêque de
Rome. Cœcilianus fit défaut. La cause fut renvoyée devant le
concile d'Arles. Donatus fut condamné, mais il en appela au
prince, qui dut intervenir en personne, entendit les deux parties,
et se prononça en faveur de Cœcilianus (3).
La cause d'Athanase fait éclater aux yeux d'une façon plus
(1) Cod. Theod., lib. XVI, tit. II, art. 35.
(2) S. Ambroise, lib. VIII, ep. 78.
(3) S. Augustin, ep. 68.
•12
— 178 —
manifeste encore l'intervention impériale. Athanase d'Alexan-
drie avait refusé de recevoir Arius dans son église. Vivement
attaqué par les évêques ariens, il dut se justifier au concile de
Tyr. Condamné et déposé par les intrigues de ses ennemis, il
partit pour Constantinople, se plaignit à l'empereur des manœu-
vres et des calomnies dont il avait été la victime, et demanda la
révision du jugement qui l'avait frappé. Constantin eut donc à
décider entre les pères du concile de Tyr et l'évéque d'Alexan-
drie. Il écrivit aux évêques de Tyr : « J'ignore ce que signifient
les troubles et les tempêtes qui se sont élevés dans votre synode.
Accourez à la hâte auprès de Notre Piété, pour me rendre un
compte exact de ce qui s'est passé, et pour qu'en mon prétoire
vous rendiez un jugement sincère et équitable (1). » Les calom-
nies qui avaient perdu Athanase à Tyr le suivirent à Constan-
tinople. L'empereur craignit que sa présence en Egypte ne fût
une occasion de guerre civile et l'exila en Italie.
Les successeurs de Constantin ne s'abstinrent pas plus que lui
d'intervenir dans les querelles des évêques. Au concile de Chal-
cédoine, l'empereur Marcien fut assailli par les réclamations des
prélats, qui sollicitaient la protection de sa justice contre les
violences de Nestorius. « Je demande, disait Eusèbe de Dorylée,
que vous preniez connaissance des événements qui se sont pas-
sés à Ephèse entre Dioscure et nous, et que vous décidiez en
notre cause. Si nous obtenons cette faveur, nous ne cesserons,
très-auguste empereur, de prier pour votre immortel empire. »
Bassianus, évêque d'Éphèse, s'écriait : « Le salut de ceux qui
soufifrent, et principalement des prêtres du Christ, dépend de
Dieu, et après lui de Votre Sérénité. Aussi je me prosterne à vos
pieds et vous supplie de prendre en pitié notre misère. » Ibas,
métropolitain d'Édesse, Jean et Daniel, évêques, accusés d'hé-
(1) Socrate, lib. I, ch. 22.
— 179 —
résie par les clercs de leur diocèse, furent, par un rescrit de
l'empereur Tliéodose, et sur l'avis de Flavien, patriarche de
Constantinople, transférés de leur province en Pliénicie et reçu-
rent pour juger Photiusde Tyr, Eustache de Beryte et Uranius
d'Himérie (1).
L'hérésiarque Eutychès, condamné au concile de Constantino-
ple, demande à l'empereur de réviser la sentence des pères et de
faire une enquête sur sa foi et sur les calomnies soulevées contre
sa personne. Un nouveau concile fut réuni, et voici les termes de
la lettre envoyée par l'empereur aux prélats convoqués : « Que
les juges très-religieux de l'archimandrite Eutychès soient pré-
sents et que pendant les débats, ils gardent le silence. Qu'ils
attendent la sentence des très-saints pères que j'ai appelés, parce
que dans cette affaire, c'est leur jugement même qui sera
jugé (2). » La majorité du concile fut favorable à Dioscure et à
Eutychès. Théodose le Jeune publia donc un édit, confirmant
leur formulaire de foi.
Il arrivait que l'empereur aggravait ou diminuait la peine
décrétée par un concile. Le pape Sextus, ayant été accusé par un
clerc nommé Bassus, Valentinien saisit de l'affaire un synode.
Bassus fut excommunié et privé du viatique jusqu'à son lit de
mort. Valentinien, non content de la rigueur des pères, pro-
nonça contre Bassus une sentence d'exil et donna tous ses biens
à l'Église romaine (3).
Ce fait nous conduit à chercher si les papes de Rome étaient
justiciables de l'empereur. En thèse générale les empereurs ne
permirent jamais qu'aucun de leurs sujets fût en dehors de leur
(1) Conc. Chalced., ait. 10.
(2) Qui antea judicesreligiosissimiarcliimandritaefuere, adsunto et tacento, judicum
autem ordinem non habento. Cœterum communem omnium sanctissimorum patrum
sententiam expectanto, quando que de rébus ab eis judicatis nunc judicium agitur.
(3) Liber Pontifie, Vita Sixti.
— ISO —
juridiction. Four avoir résisté aux édits impériaux, plusieurs
papes eurent à souffrir les persécutions et l'exil. L'histoire et
les textes législatifs sont d'accord pour nier toute exception à
cette règle en faveur des chefs de l'Église. Si nous laissons de
côté les exécutions ordonnées par les empereurs byzantins con-
tre Silverius, Vigile, Sergius, Martin et tant d'autres, et qui
pourraient passer pour des abus de la force ou des coups d'auto-
rité, nous voyons que plusieurs papes demandèrent aux empe-
reurs la protection de leur justice et se réclamèrent de leur tri-
bunal. Le pape Damase, accusé d'adultère par Ursinus, implora
le jugement de Gratien. Dans la supplique que les évéques du
diocèse.adressèrent à l'empereur, ils rappellent que le pape Syl-
vestre dans un cas semblable eut recours à Constantin, et fut
absous par lui. « Damase ne demande rien de nouveau, disaient-
ils ; il ne fait que suivre l'exemple des ancêtres, qui veut que
révêque de Rome, s'il ne confie pas sa cause à un concile, puisse
se défendre devant l'empereur (1). » Théodoric, roi d'Italie,
malgré la religion arienne qu'il professait, et en vertu seule-
ment de son privilège royal, fut appelé à juger entre deux papes,
Laurentius et Symmaque, qui se disputaient le trône pontifical.
Il décida en faveur de Symmaque.
Cette procédure n'est pas en contradiction avec la légis-
lation canonique. Nous lisons bien dans le concile de Sois-
sons (303) : « L'évêque du premier siège ne sera jugé par
personne, » et dans le dernier canon du concile de Rome tenu
par le pape Sylvestre : « Que le cape de Rome ne soit jugé ni
par l'Auguste , ni par le clergé réuni en concile , ni par les
rois, ni par le peuple. » Mais les actes de ces deux conciles
(1) Ep. Romani Concil. ad Gratianum : Quoniamnon novum aliquid petit, sed
sequitur exeinplar majorum, ut episcopus Romanus, si concilio ejus causa non creditur,
apud concilium se defeadat impériale.
~ 181 —
sont apocryphes (1). Rejetés au ix*" siècle par Hincmar, la
plupart des théologiens se sont toujours refusés à les admettre.
Les évéques de Rome étaient sujets de l'empire, et comme tels,
quoique traités avec plus d'égards, soumis au même droit que
le reste des citoyens romains.
La juridiction impériale est donc universelle et souveraine.
Les causes ecclésiastiques, aussi bien que les causes civiles, où
sont impliqués des clercs, ne sont jamais hors de la compétence
de l'empereur. Les gens d'église sont soumis aux tribunaux ordi-
naires et aux tribunaux d'exception, qu'il plaît au prince de
leur donner. Les privilèges même de juridiction dont ils jouis-
sent, sont des concessions de l'autorité et témoignent de leur
dépendance à l'égard du souverain. Tout droit émane de l'empe-
reur, c'est à lui que tout droit retourne. Il délègue parfois son
autorité, il ne l'aliène jamais.
Plus tard seulement, un droit nouveau prit racine à côté
et aux dépens du droit impérial. Les papes prétendirent à
l'indépendance judiciaire en même temps qu'à l'indépendance
politique. La rupture qui éclata entre Rome et Constanti-
nople, leur donna l'une et l'autre. Mais il fallut une révo-
lution, la plus considérable et la plus profonde qui ait changé
les rapports des hommes entre eux, pour leur permettre d'arri-
ver à ce résultat. Affranchi de la tutelle de l'empereur, soustrait
à sa juridiction, l'évêque de Rome prétendit devenir à son tour
un justicier souverain. A lui aboutirent de tous les diocèses de
l'Occident les appels des tribunaux ecclésiastiques ; à lui le rè-
(1) Conc. Suession : Prima sedes non judicabitur a quoquam;
Conc. Rom. : Ut nequeab Augusto, neque ab omni clero, neque a regibus, neque a
jiopulo judicetur poulifex;
Hincmar, ép. 74, cli. 22, faisant allusion à ces déclarations des pseudo-conciles, se
refuse à les reconnaître : Quoniam in auctoritate profertur sanctum Sylvcslrum papam
decrevisse lalia quae catliolica ecclesia intersynodalia décréta non computal.
— 182 —
glement définitif, non-seulement des litiges religieux, mais sou-
vent même, comme dans l'affaire de Teutberge et de Lothaire,
sous le pape Nicolas P", le jugement des causes civiles ; à lui la
haute main dans la réunion des conciles, la direction de leurs
délibérations, la ratification de leurs actes. L'autorité impériale
est peu à peu efiacée et annulée par l'autorité pontificale en
Occident. Dans la bouche des papes nous retrouvons le même
langage, dans leur procédure les mêmes formes, dans leurs déci-
sions la même infaillibilité, que nous avons observés chez les sou-
verains de Constantinople. La société ecclésiastique du ix^ siècle,
s'organise à l'image et sur le modèle de la vieille société byzan-
tine. Le schisme entre Rome et Constantinople est non-seule-
ment dans la religion, dans la politique , il est aussi dans le
droit.
CHAPITRE IV.
De l'investiture des évêques.
« L'évêque devra, autant que possible, être ordonné' par tous
les évêques de la province. En cas d'empêchement ou de néces-
sité pressante , ou si les sièges sont trop éloignés les uns des
autres, que trois prélats au moins se rassemblent en l'absence
de leurs collègues , qui feront néanmoins connaître leur avis
par lettres, et qu'ils procèdent à l'élection. La confirmation de
l'élection appartient, dans chaque province, au métropolitain. »
Telle est la règle étabhe par le quatrième concile de Nicée, et
confirmée par le canon 19 du concile d'Antioche et le canon 3 du
deuxième concile de Nicée. Nous avons vu que cette règle fut,
en général, mal obéie. La faveur du peuple ou celle de l'empereur
décide, dans la plupart des cas, des élections aux sièges épisco-
paux. A Constantinople, nous avons montré que les prescriptions
canoniques furent, sinon violées, du moins habilement tournées
par les césars. Il importait trop à l'empereur que la bonne har-
monie régnât entre les pouvoirs publics et le patriarche. Pour
un Jean Chrysostome élu par la pression de l'enthousiasme po-
pulaire, que d'autres prélats durent leur dignité à leur docilité
— 184 —
aux fantaisies du prince , et furent imposés au peuple et au
clergé ! Le même intérêt , quoique moins immédiat et moins
pressant, portait l'empereur à ne pas souffrir que les sièges des
autres villes de l'empire fussent donnés, par le hasard ou l'esprit
d'opposition, à des candidats hostiles au souverain. On sait de
quelle influence disposaient les évêques dans la plupart des cités.
Dans [les provinces éloignées du centre du gouvernement, leur
autorité morale, les services qu'ils rendaient ou pouvaient rendre
aux populations, le crédit dont ils jouissaient auprès du chef de
l'État et de ses délégués, les élevaient au-dessus des magistrats
laïques. Il est même possible que quelques-uns d'entre eux,
surtout au temps des grandes invasions barbares, aient été dé-
fenseurs des cités qu'ils administraient comme évêques (1).
Leur puissance politique pouvait, à l'occasion, les rendre dan-
gereux à l'empereur. Placés entre l'intérêt de la religion et la
soumission à l'empereur, leurs hésitations ou leur rébellion
pouvaient devenir fatales au prince. Il était d'urgente nécessité
que l'empereur eût en eux des serviteurs fidèles et dévoués, et
ne redoutât pas quelque défection dans leurs rangs. D'autres
raisons invitaient encore l'empereur à ne pas se désintéresser
des élections épiscopales. L'évêque n'était-il pas réellement un
magistrat? N'avait-il pas en dépôt une part de la puissance pu-
blique ? Ne représentait-il pas auprès des citoyens de l'empire
l'autorité que le prince prétendait exercer dans les choses de la
religion? N'était-il pas dans l'ordre ecclésiastique ce que le pré-
fet ou le gouverneur de province était dans l'ordre civil ? Comme
eux, ne rendait- il pas la justice? N'avait-il pas dans sajuri-
(1) Une loi de Justinien (Cod., I, 55, 2) prescrit que les defensores doivent être
choisis : « Non ex decuriouum se» ex cohortalium corpore sed ex aliis idoueis personis. »
Ces autres personnes sont : les illustres, les spectahiles, les senatores, les clarissimi,
les sacerdotales et les principales. Rien ne prouve qu'il y ait eu incompatibilité entre
les fonctions de defensor et le titre d'évêque. (Voir cependant note 3, à la fin des
Institutions politiques de l'ancienne France, par M. Fustel de Coulanges.)
— 185 —
diction un certain nombre de citoyens romains? Une foule de
causes n'étaient-elles pas appelées à son tribunal ? Constantin et
ses successeurs n'avaient-ils pas donné aux évêques de véritables
attributions civiles ? Plusieurs n'exerçaient-ils pas des charges
réservées en général aux laïques (1)? Pour toutes ces raisons,
il semblait juste que la volonté de l'empereur se fît sentir dans
le choix des évêques, qu'il surveillât leur élection avec un soin
particulier, qu'il ne déléguât une partie de son imperium qu'à
des hommes dont les sentiments à son égard ne fussent pas
équivoques et qu'il sût incapables d'abuser des pouvoirs qu'il
leur conférait.
Les empereurs ne manquèrent pas à ce soin, commandé par
la prudence. Ils désignaient les évêques à élire, les arrachaient
ou les rendaient à leurs sièges, suivant que l'intérêt public leur
en faisait une loi. Constantius recevait Athanase d'Alexandrie
par ces paroles : <c Tu as recouvré ton trône épiscopal par les
suffrages du synode et par notre volonté , » lui faisant entendre
que les vœux formulés par les conciles étaient insuffisants par
eux-mêmes à lui restituer sa dignité. Il écrivait au peuple
d'Alexandrie : « Je l'ai rendu à sa patrie et à son église, par la
volonté du Très-Haut et par mon propre jugement (2). » Atha-
nase, dans sa lettre apologétique, ajoutait : « L'empereur a fait
abroger tous les arrêtés pris contre moi à l'instigation de mes
ennemis ; il les a fait rayer des tables du préfet d'Egypte, et c'est
le décurion Eusèbe, Relégué pour cet objet, qui est chargé de
(1) In qualibet mercatura débet servari modus in pretio et boc débet per episcopum
taxari. (Cod. Just. , lit. IV, ch, 3.) — lllud est plane maximum reverentiae imperatoris erga
religionem argumentura, quod illis qui erant in judicium vocati, dédit potestatem, ma-
gistratus civiles rejiciendi, ad episcopale judicium provocandi, atque eorum sententiam
ratara esse, et aliorura judicura senlentiis plus habere aucttfritatis. (Sozom., lib.I, ch. 9.)
— Philias épiscopus muneribus civilibus rite et decenter obeundis clarus fuisse dicilur.
(Niceph., lib. VII, ch. 9.)
(2) Socrate, lib. II, ch. 18.
— 186 —
faire exécuter les ordres du prince. » Pour couper court aux
dissensions que Nestorius avait excitées à Constantinople ,
Théodose le Jeune enjoignit aux évêques d'introniser; dans sa
capitale, Proclus, et les prélats obéirent sans opposition (1). Le
pape Agapet, étant de passage à Constantinople, demanda à
l'empereur Justinien d'enlever la dignité épiscopale au patriar-
che Anthémius, qui avait passé, malgré les canons, de l'évêché de
Trapezonte à celui de Byzance. L'empereur refusa, et, comme le
pape insistait, il entra dans une violente colère, et répondit au
pontife qu'il était libre d'agir comme il lui plaisait, « vu qu'il
était le maître (2). »
Il en est de même des autres sièges. L'empereur Valentinien
donna tous ses privilèges à l'archevêché de Ravenne, et comprit
dans la juridiction du titiilaire quatorze cités italiennes. L'évêque
de cette ville fut le premier qui reçut de la main de l'empereur
l'investiture par le pallmm (3). Il est vrai que, pour sauvegarder
son privilège contre les empiétements du siège de Rome, l'église
de Ravenne fut souvent obligée d'avoir recours à l'intervention
de Byzance. Chaque évêque, à son avènement, recevait directe-
ment le pallium, non pas du pape, mais de l'empereur (4) . Le texte
de la charte octroyée aux Ravennates nous a été conservé (5).
En voici un fragment : « Nous ordonnons, par les présentes, que
l'église de Ravenne soit libre et indépendante de toute juridic-
tion épiscopale supérieure, qu'elle s'adresse à notre autorité dans
ses besoins, que d'aucune façon elle ne soit soumise au patriar-
che de l'ancienne Rome, et qu'elle jouisse de l'autocéphalie. »
(1) Socrate, lib. VII, ch. 39.
(2) xûptoç elvat liycùv. Zonaras, lib. XIV, cb. 8.
(3) Agnel, Lib. pontifie, Vit. sancti Joannis; Muratori, t. II, p. 63.
(4) Lib. pontif. Agnelli, Vita Mauri; Muratori, t. Il, p. 144.
(5) Id. Vita Mauri; Muratori, ex Estensi codice.
— 187 —
Ces privilèges octroyés par Tempereur, l'empereur seul pouvait
les révoquer. Issue de la volonté impériale, l'autocéphalie du
siège de Ravenne ne pouvait cesser que par un nouvel acte de
cette même volonté. L'empereur Justinien Rhinotmète, menacé
par les sectes religieuses qui contestaient son pouvoir à
Byzance, et désireux de se ménager l'appui du pape, révoqua
la charte concédée par Valentinien, et décida que les évêques
de Ravenne seraient désormais ordonnés par le pape de Rome.
Le type d'autocéphalie fut livré au siège apostolique , qui
le garda dans ses archives en témoignage de sa précieuse vic-
toire (1).
On peut, par cet exemple, juger de ce qui se passait dans cha-
cun des diocèses de l'empire. Nulle part l'autorité impériale
n'était absente. Toutes les élections étaient contrôlées par l'em-
pereur ou par ses délégués, et soumises à sa confirmation. Mal-
heur à qui essayait de se soustraire à ce contrôle. L'empereur
voyait dans de semblables tentatives un acte de rébellion. Zenon
condamna à mort un certain Moggus qui s'était laissé porter
au siège d'Alexandrie sans demander l'approbation impé-
riale (2).
Il dépendait aussi de la volonté du prince de fixer les
limites de chaque circonscription épiscopale , de remanier
les provinces ecclésiastiques, d'instituer de nouveaux évêchés.
Les conciles eurent beau lui contester ce pouvoir et le ré-
clamer pour eux , jamais il ne consentit à faire droit à ces
revendications, qui tombèrent peu à peu dans l'oubli. La
Cappadoce avait pour unique métropole Césarée. En haine
de l'évêque Basile, un empereur divisa la province en deux
diocèses, et établit dans l'un d'eux Anthémius , qui siégea à
(1) Lib. Pontifie, Vita Léon. II, procurante divali jussione.
(2) Evagrius, lib. III, ch. 2.
— 188 —
Tyane (1). Vainement le pape Innocent I"" s'opposa à cette
nouveauté ; les deux divisions de la province et les deux
évêques furent maintenus. La Palestine ne formait, elle
aussi, qu'une province avec une autre Césarée pour métro-
pole. L'empereur créa trois circonscriptions ayant chacune un
métropolitain. L'évéque de Jérusalem , invoquant les souvenirs
du christianisme naissant, dont sa ville épiscopale avait été le
berceau, prétendait au titre de patriarche et voulait marcher de
pair avec les titulaires d'Antioche, de Constantinople, d'Alexan-
drie et de Rome. Une discussion irritante s'éleva à ce sujet au
concile de Chalcédoine. L'empereur Marcien intervint, et ce fut
lui qui trancha le différend en accédant à la demande de l'évéque
de Jérusalem. Justinien, plus tard, confirma cette décision, qui
ne fut solennellement approuvée que par Innocent III au concile
de Latran.
Des faits semblables se passèrent en Phénicie. La ville de
Beryte devint par l'autorité impériale une métropole, et parta-
gea ce privilège avec Tyr. Le canon 7 du concile de Chalcédoine
défend, il est vrai, qu'à l'avenir le prince puisse multiplier les
circonscriptions ecclésiastiques et créer de nouveaux évêques.
Mais ce décret de l'autorité religieuse ne pouvait avoir de sanc-
tion efficace. L'évéque seul, qui consentait au partage, était at-
teint par les peines canoniques. L'empereur demeurait hors de
toute atteinte, inviolable dans sa toute-puissance. Aussi conti-
nue-t-il, sans se soucier du concile de Chalcédoine, à instituer
des évêques et des métropolitains. Zonaras , commentant le
trente-huitième canon du sixième concile général, revendique
pour l'empereur ce droit en faveur des villes nouvelles qu'il
pouvait fonder. Balsamon va plus loin, et le réclame non-seule-
ment dans les villes nouvelles, mais dans toutes celles de l'em-
•
(1) Grégoire de Naziance, Orat., 20.
— 189 —
pire. L'empereur, d'après lui, est le seul juge des besoins de son
peuple chrétien et de la nécessité de lui accorder un plus grand
nombre de pasteurs (1).
Il arriva même qu'un siège eut à la fois deux titulaire's, jouis-
sant tous deux des prérogatives épiscopales. Justinien ayant
essayé de rallier à ses doctrines entachées d'hérésie le patriarche
d'Antioche, Anastase le Sinaïte, l'évêque non-seulement résista,
mais osa réfuter, dans une lettre rendue publique, les erreurs
du prince. La mort de Justinien suspendit le châtiment réservé
à révéque rebelle. Justin poursuivit la vengeance de son prédé-
cesseur, chassa de son église le courageux Anastase et intronisa
à sa place Grégoire. Quatre papes passèrent sur le trône de saint
Pierre, sans qu'aucun se souciât de parler en faveur d'Anastase
et de s'élever contre un tel abus de pouvoir. Enfin, Grégoire le
Grand, lors de son avènement, envoya ses lettres synodiques au
patriarche d'Antioche, mais n'oublia pas l'évêque déchu : « Vous
êtes toujours pour moi, lui écrivait-il, investi de la dignité que
vous avez reçue du Très-Haut, et que la volonté des hommes
n'a pu vous ravir. » Il intervint directement auprès de l'empe-
reur Maurice, non pas, remarquons-le, pour le faire revenir sur
la décision de Justin, mais seulement pour atténuer la rigueur
de la sentence, et autoriser Anastase à porter encore les insignes
de l'épiscopat, le pallium. Maurice accepta cet accommodement,
et le Sinaïte, évêque sans évêché, put tranquillement finir ses
jours à Rome.
Nous pourrions multiplier ces exemples. Ils montrent jusqu'où
pouvaient aller l'autorité impériale et la soumission de l'Église
aux décrets émanés du prince. Toutefois, cette autorité, que les
empereurs revendiquaient sur leurs sujets ecclésiastiques, fut
(1) BalsamoD, Comment, au can. 17 de Chalcédoine et au can. 38 du sixième concile :
Non tantum in novis, sed etiam in quibuscumque civitatibus.
— 190 —
peu à peu diminuée et absorbée par les papes, enhardis par leur
éloignement de la cour et par la yénération dont ils étaient
l'objet en Occident. Au temps du pape Damase, nous voyons le
siège d'Alexandrie disputé par Lucius, candidat de l'empereur
Valens , et par Pierre , qu'Atlianase mourant avait désigné à
son clergé comme le plus digne de lui succéder. Pierre, chassé
d'Egypte, se rendit à Rome et revint en Egypte avec des lettres
du pape, qui le confirmaient dans sa dignité (1). Dès cette époque,
les conflits entre les deux pouvoirs étaient fréquents. Pendant
la persécution arienne, chaque siège avait deux évêques, munis,
l'un de l'investiture papale, l'autre de l'investiture impériale,
et s'excommuniant au nom des deux principes en présence. Ja-
mais, en Orient, un évêque ne put être ordonné sans qu'aupara-
vant l'empereur eût expédié les lettres patentes nécessaires pour
la cérémonie ecclésiastique. L'éloignement des provinces occi-
dentales fit que sa surveillance se relâcha, que le pape se passa
de son concours et se substitua à la personne impériale.
Le pape, qui porta le plus loin le souci de son intervention
dans les élections épiscopales fut Grégoire le Grand. A parcourir
sa volumineuse correspondance , on reste frappé d'étonnement
devant cette prodigieuse activité, ces enquêtes incessantes or-
données sur la vie, les mœurs, les aptitudes des candidats aux
évêchés, devant la rigueur apportée dans la répression, sa sollici-
tude à faire partout sentir son autorité. Encore se garda-t-il de
heurter de front les prétentions de l'empereur et de nier son
droit. On le vit bien dans l'affaire de l'évêché de Salone. Maxime,
élu par le clergé dalmate, reçut l'onction sacerdotale sur l'ordre
de l'empereur Maurice, et, malgré les efforts du parti adverse,
fut conduit à l'église par une escorte de soldats envoyés de By-
zance. Grégoire excommunia le nouveau prélat pour avoir pro-
(1) Secrate, lib. IV, ch. 30.
— 191 —
cédé au couronnement sans avoir reçu son consentement, le
diocèse de Dalmatie étant du ressort du patriarche romain,
Maxime lacéra publiquement la lettre du pape. Maurice signifia
au pontife qu'il n'entendait pas qu'il annulât l'ordination de son
protégé, et exigea qu'il fût accueilli à Rome avec les honneurs
accoutumés. Vives furent les perplexités du pape. Il ne contesta
pas à l'empereur son droit à désigner les titulaires des évêchés,
mais il soutint qu'en qualité de primat des Gaules et de Dalma-
tie, son devoir était de faire une enquête et de vérifier si les faits
de simonie et de sacrilège imputés à Maxime étaient fondés. Il
se garda d'imposer son choix; il accepta celui de l'empereur; il
se réserva seulement de prononcer sur la dignité ou l'indignité
du prélat désigné par le souverain (1).
On se figure bien que l'élection des papes eux-mêmes n'échap-
pait pas au contrôle de l'empereur. Il arrivait parfois que le prince
installait d'autorité son candidat sur le trône pontifical ; ce fut
le cas pour Félix, imposé par Constantius, après qu'une sentence
d'exil eut frappé Libérius. Il arrivait aussi que l'exarque rece-
vait de Byzance l'ordre d'expulser de Rome un pape peu docile.
D'ordinaire, le clergé, le peuple et l'armée (clerus^populus, exer-
citusque Romanus) élisaient le prélat. Mais l'élection était de
nul effet tant que l'empereur n'avait pas renvoyé le procès-verbal
de l'élection approuvée, et qu'il n'avait pas prescrit formellement
de procéder à l'ordination épiscopale (2) . Quelquefois, l'exarque
de Ravenne suflSsait à donner cette investiture. L'habitude était
que le nouvel élu, en même temps qu'il sollicitait l'approbation
de l'empereur, lui offrit de riches présents et une somme d'argent
considérable. L'empereur fit remise de cette espèce de tribut au
(1) V. Lettres de Grégoire, lib. Vil, ep. 16, 34, 49, etc.
(2) Vitalium papam legatos suos, juxta consuetudinem, in regiam urbem ad impe-
ratorem misisse, et de suâ ordinatione ad eum retulisse et confirmationem privilegii pe-
liisse. Liber pontificalis, Vita yitalii. Voir id., Vita Conoms.
— 192 —
pape Agathon, eu égard à l'humilité de la requête que le prélat
lui adressa. On y lisait ces mots : « Rome est la fidèle esclave de
Yotre sérénissime principat (1). » L'auteur du Liber pontificalis
prétend que Constantin Pogonat dispensa les papes, par une
lettre impériale au clergé et au peuple romain, d'attendre, à
l'avenir, la confirmation du prince, et permit de procéder, aus-
sitôt après l'élection, à l'ordination du pontife (2). On ne peut
voir dans ce fait, s'il est exact, qu'un acte isolé d'exceptionnelle
bienveillance. Nous sommes plus portés à croire que l'écrivain
ecclésiastique aura confondu deux choses fort distinctes : l'exemp-
tion du tribut accoutumé et la permission de se passer de l'au-
torisation de Constantinople. Jusqu'au moment, en effet, où
Rome se sépara politiquement de Byzauce, les empereurs conti-
nuèrent d'exiger leur sanction aux suffrages du clergé romain.
Les papes étaient donc redevables au prince et de leur élection
et des honneurs extraordinaires attachés au siège apostolique.
Le pape Jean reconnaissait cette dépendance quand il écrivait
à Justinien, en réponse au décret qui consacrait législativement
la primatie de Rome : « Rome est la première des Églises. Les
règles de nos pères, les constitutions des empereur s, les paroles
de votre révérendissime piété, sont les sûrs garants de nos pri-
vilèges (3).
II.
Le signe visible de l'investiture impériale était le pallium.
On appelait ainsi une sorte de manteau, que les patriarches et
(1) Act. 4 du concile de Constantinople VI».
(2) Liber pontificdlis, Vita Benedicti II : Ut persona qui electus fuerit ad sedem
apostolicam, e vestigio absque tarditate pontifex ordinetur.
(3) Cod. Just., De sanctâ Trinilate, tit. I, 8.
— 193 —
les métropolitains avaient coutume de porter dans les grandes
cérémonies, comme marque de leur pouvoir spirituel. Les auteurs
anciens et modernes ne sont pas d'accord sur la forme et la cou-
leur de cet ornement aux premiers siècles de l'Église. On suppose
avec quelque vraisemblance que Constantin le donna pour la
première fois à l'évêque de Rome. Marca (1) pense que le pallium
était la chlamyde de pourpre, enrichie de dessins en forme de
triangles et de croix, dont parle Balsamon, et qui, dans la
fameuse donation de Constantin au Saint-Siège, est désignée sous
le nom de « chlamydem purpuream (2). » Baronius nous semble
plus près de la vérité, quand il veut voir le pallium dans lephry-
gium candidonitore splendidum, mentionné dans la même dona-
tion, et que l'empereur jeta, dit l'auteur anonyme de cet acte,
sur les épaules du pontife. Un texte négligé par Baronius et
Marca nous semble couper court à cette discussion, et trancher le
différend en faveur de l'opinion de Baronius. Il est tiré de la
charte octroyée par l'empereur Valentinien à l'église de Ra-
venne : Ab Augusto pallium eos candidâ lanâ accepit épis-
copus : l'évêque reçut de l'Auguste le pallium en laine blan-
che (3).
« Le pallium établit, d'après Alcuin, la différence qui existe
entre l'archevêque et ses sujQfragants. » Il faut entendre par là
que l'archevêque reçoit avec le pallium le droit d'ordonner les
évêques de son ressort, et qu'en vertu de son privilège, il peut
communiquer à ses inférieurs en dignité, les pouvoirs apostoli-
ques que l'empereur lui a concédés à lui-même. C'est là le sens
de l'instruction adressée par le pape Pelage aux prélats de l'Occi-
dent : « Qu'aucun archevêque, aucun patriarche n'ordonne les
(1) Marca, De Concordid, lib. VI, ch. 6.
(2j Balsamon, Mcdilatio prima.
(3) Liber Pontificalis Agnelli, Yita sancti Johanuis, Muratori, t. II, p. 67.
13
— 194 —
évoques avant d'avoir reçu le palliura (1). » Le pallium marquait
aussi les degrés de la hiérarchie ecclésiastique. Les métropoli-
tains le recevaient du patriarche, témoignant ainsi de leur
dépendance à l'égard de ce haut dignitaire. Les chefs des églises
indépendantes le recevaient directement de l'empereur. C'est
pourquoi Maurus, évéque de Ravenne, craignant pour son église
les entreprises du siège de Rome, recommandait en mourant à
ses clercs, de demander le pallium à l'empereur pour son succes-
seur, s'ils voulaient conserver inviolée l'intégrité de leur préro-
gative (2).
Le pouvoir spirituel des évéques ne serait donc qu'une délé-
gation de l'autorité impériale. L'origine même du pallium en est
la preuve. C'est un ornement impérial dont le prince se dépouille
en faveur des magistrats ecclésiastiques. En même temps qu'il
leur communique une part de son pouvoir religieux, il leur en
envoie le signe. Les synonymes employés jadis pour désigner le
pallium ne laissent aucun doute sur ce point. Le Liber pontifica-
lis l'appelle le manteau impérial ; on l'appelait plus simplement
encore l'Impériale (3). La preuve 1^ plus éclatante que nous en
puissions fournir est le texte même de la donation de Constan-
tin. Tout faux qu'il soit, ce texte n'en remonte pas moins au
viii* ou au IX* siècle. Le faussaire entreprend de persuader que
Constantin, quittant Rome pour sa nouvelle capitale du Bos-
phore, abdiqua entre les mains du pape toute autorité sur rOcci-
dent, et qu'en témoignage de son abdication, il laissa à l'évêque
de Rome tous ses ornements impériaux. « Nous donnons aux
saints Évéques noire palais impérial deLatran, qui l'emporte en
(1) Distinctio 100 : Nequis archiepiscopus, sive primas, sivepalriarcha ordinet epis-
copos ante pallium acceptum.
(2) Liber Pontif. Agnelli {Vita Mauri) : Pallium ab imperatore petite, quâcumque
eaim dieRomae subjugati fueritis, non eritis integri.
(3) Liber Pontificalis, Vit. Hormisdœ. Y. Ducange, Impériale.
— 195 —
magnificence sur ceux du monde entier, le diadème et la cou-
ronne qui ceignent notre tête, le pallium plirygien d'une écla-
tante blancheur, le lorum et le super-huméral qui entourent
notre cou, notre chlamyde de pourpre, la tunique écarlate et
même les housses des chevaux de nos écuries. Nous leur remet-
tons encore le sceptre, les insignes de notre puissance, de notre
majesté et de notre gloire. Nous décrétons en outre que les clercs
de tous ordres qui desservent la sainte église romaine, devront
revêtir avec leurs ornements la sublimité et la magnificence de
nos sénateurs, patrices, consuls et autres dignitaires, etc. » Il est
inutile de faire le procès à cette singulière déclaration. Ce que
nous tenons à prouver, c'est que dans l'esprit des contempo-
rains de Léon III et de Nicolas P', il n'y avait aucun doute sur
l'origine des ornements pontificaux et de l'autorité des évêques
de Rome. Ils voyaient seulement une abdication là où nous ne
pouvons reconnaître qu'une délégation.
Il n'est pas jusqu'à la tiare qui n'ait été empruntée par les
papes aux empereurs byzantins. Quelques auteurs ont cru à
tort, et Marca lui-même a partagé cette erreur (1), que la tiare
était ce diadème dont il est parlé dans l'acte que nous venons de
citer. ïllle était entourée au bas d'un cercle d'or, Boniface VIII
aurait ajouté le second cercle et Urbain V le troisième. Or nous
lisons dans le Cérémonial de Constantin Porphyrogénète (2),
que les empereurs dans certaines cérémonies religieuses por-
taient la tiare, et que la tiare s'appelait d'un autre nom
regnum, qu'elle était entourée d'une triple couronne d'or, qu'elle
était l'emblème du pouvoir souverain, religieux et politique.
Les pontifes la portèrent dans les grandes solennités de l'Église,
(1) Marca, Do Concordià, lib. VI, ch. 6.
(2; Const. Porphyr., De Ceremoniis, lib. I, cb. 7 : Tiaram quam regnum
lant tiara Iriplici coronâ ornata quod regaum appellatur.
— 190 —
mais jamais pendant la célébration des saints mystères. Elle
leur rappelait qu'ils étaient les vicaires du Christ prêtre et
roi.
Les papes et les patriarches en général remettaient le pallium
aux métropolitains. Mais encore fallait-il à chaque nouvelle
investiture que le pape le demandât à l'empereur. On voulait
indiquer ainsi que le pape n'était qu'un intermédiaire, et que
l'empereur seul avait qualité pour déléguer à l'évêque ses pou-
voirs. A lui, comme à la source de toute autorité, chaque évè-
que venait emprunter la sienne. Éclairé par une inspiration
divine (1), il approuvait ou rejetait les propositions des papes.
L'évêque d'Arles, Auxentius, ayant demandé au pape Vigile
l'honneur du pallium, le pontife dut en référer à Justinien et
prévint Auxentius en ces termes : « L'honneur en sera plus
grand pour vous, et moi je me serai acquitté de mes devoirs de
fidélité envers le prince. » Dans une seconde lettre au même pré-
lat, il lui apprenait l'heureux succès de sa démarche et l'exhor-
tait à prier pour Justinien et Théodora qui avaient consenti à sa
demande. Brunehaut désirait le pallium pour l'évêque d'Autun,
Syagrius, et pressait Grégoire le Grand de l'accorder à ce favori.
Le pape lui répondit (2) : « J'ai pris tes vœux en considération
et j'ai résolu d'envoyer le pallium à Syagrius. J'ai donc prévenu
le diacre qui nous représente auprès du sérénissime empereur,
et par lui j'ai appris que la volonté impériale était favorable à
notre requête. » Quand un évêque était déchu de sa dignité, il
devait rendre à l'empereur le pallium. Anthimus, chassé de son
siège de patriarche par les intrigues du pape Vigile, fit rappor-
ter à Justinien et à Théodora, l'ornement épiscopal qu'il avait
(1) Agnelli, Lib. Pontir., Vita Mauri : Sicut noslrs divinitatis sanctione, supernâ
inspiratione perlagitum est. (Acte d'Aulocépbalie.)
(2) Grégoire, lib. VII, ep. 5.
— 197 —
reçu d'eux (1). Lorsque Bélisaire, pour crime de haute trahison,
déposa le pape Siivérius, il lui arracha des épaules le pallium et
le fit vêtir d'une robe de moine. C'est par exception et par une
faveur spéciale de l'empereur Maurice, qu'Anastase le Sinaïte,
évèque d'Antioche, put garder les insignes de l'épiscopat, bien
que déchu de sa dignité.
Par la suite, les papes s'enhardirent. Les rapports entre Rome
et Constantinople devenaient de jour en jour plus difficiles. Les
papes continuèrent à envoyer le pallium aux évêques d'Occident,
mais s'abstinrent de consulter l'empereur. Les évêques le reçu-
rent directement, et comme un pur don du Saint-Siège. L'auto-
rité attachée au pallium eut son origine, non dans la toute-
puissance de l'empereur, mais dans la vertu de saint Pierre.
Grégoire II écrivait à Boniface l'apôtre et le premier évêque de
Germanie : « Je t'envoie le pallium sacré, afin que le recevant
par lagrâce'du bienheureux Pierre, tu sois le premier parmi les
évêques (2). » Boniface à son tour était chargé de transmettre
le pallium aux métropolitains de sa région. Mais avant de s'en
revêtir, ils durent s''engager par écrit à une soumission absolue
aux volontés de Rome. On exigeait d'eux auparavant une simple
profession de foi et la promesse d'observer les canons de l'Église.
La nouvelle formule fut ainsi rédigée : « Je promets au bien-
heureux Pierre et à son vicaire, la soumission et l'obéissance
qui leur est due ; à mes sufFragants, mon secours et l'assistance
de mes lumières. » Le pallium devint donc vers le viii' siècle le
signe de l'investiture papale et de la dépendance des évêques à
l'égard du siège de Rome, après avoir été le signe de l'investi-
ture impériale et de la dépendance des évêques à l'égard de
l'empereur.
(1) Breviarium Liberati Diaconi, ch. XXI.
(2) Gregorii II, ep. 3 ad Bonifacium.
TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
L'Empereur et le Pape.
En face du pouvoir de l'empereur et de la législation impé-
riale, s'élèvent peu à peu un pouvoir nouveau et une législation
nouvelle. Les deux éléments qui constituaient l'Imperium anti-
que, la puissance religieuse et la puissance politique, si long-
temps indissolublement unis se désagrègent. L'empire se dédou-
ble et un schisme se prépare entre Rome et Constantinople.
Cette lente révolution a de profondes et vivaces racines dans
le passé. Le christianisme la porte en germe dans son berceau.
Cette parole du Christ : « Rendez à César ce qui est à César et à
Dieu ce qui est à Dieu », va être le mot d'ordre de la religion qui
naît, au moment même où l'empire d'Auguste se fonde. Le jour
où Jésus répondit par cette sentence aux perfides questions des
— 200 —
Pharisiens, il trouva la formule qui devait miner sourdement la
formidable puissance des maitres du monde. Il proclamait le
principe de la séparation des pouvoirs, principe nouveau aussi
bien pour la théocratie juive que pour l'absolutisme impérial. Il
émancipait les âmes delà tutelle despotique de l'État, il jetait
les bases de la société indépendante dont le pape allait être la
plus haute expression. Les premiers empereurs sentirent ,
comme d'instinct, que cette religion venue de Judée leur était
ennemie, et ils persécutèrent ses adeptes. La persécution ne fit
qu'accroître ses forces en les exaltant.
Rome avait jusqu'alors accueilli sans distinction et sans
crainte les religions des peuples vaincus. Leurs dieux faisaient en
quelque sorte partie du butin triomphal conduit à Rome par les
conquérants. Rome les adoptait et leur donnait droit de cité. Le
culte des divinités grecques s'adapta merveilleusement au culte
des divinités nationales du Latium. Le symbolisme naturaliste
des deux religions se prétait à ces emprunts et à cette confusion.
Les dieux asiatiques et égyptiens eurent aussi leurs temples à
Rome. Cybèle, Mithra, Isis, Melkarth sous les traits d'Hercule,
Astaroth sous ceux devenus, eurent leur place dans le Panthéon
cosmopolite que les empereurs ouvraient libéralement aux na-
tions soumises. Chacune put adorer son dieu particulier, sans
cesser d'appartenir à la religion romaine. A vrai dire, la divinité
suprême, celle qui dominait et absorbait toutes les autres, était
l'État, personnifié par le sénat et par l'empereur. Or, le christia-
nisme, par cela même qu'il plaçait dans des régions plus hautes
l'idéal des hommes, était un culte hostile à l'État. En procla-
mant le dogme de la fraternité humaine, il introduisait à son
insu dans l'empire un dissolvant qui devait le ruiner. Il appelait
au partage de la vérité évangélique et à la communion uni-
verselle les nations qui assiégeaient les portes de l'empire.
Il était de son essence indifférent en matière politique et par-
— 201 —
tant plus redoutable. Son dieu était au-dessus et en dehors de
l'État.
Ce n'est pas que les chrétiens aient été de propos délibéré les
ennemis de l'empire. Ils protestent au contraire de leur dévoue-
ment à César. Ils sont des administrateurs intègres, des soldats
qui savent mourir pour leur dr9,peau. Nous ne voyons pas de
complot ourdi contre les institutions et la personne de l'empe-
reur, où ils aient trempé. On les remarque pour leur constance
dans le péril et leur fidélité au prince. Mais, quoi qu'ils fassent,
leur hostilité dérive fatalement de l'esprit de la religion qu'ils
professent. Ils meurent pour l'empereur ; mais, chose nouvelle,
ils meurent aussi pour leur foi. Leur obéissance connaît des
limites, et ces limites sont celles que leur conscience leur trace.
Ils font deux parts dans leur vie, l'une est à l'empereur, l'autre
à Dieu, et celle-ci est la plus sacrée. Ils n'appartiennent plus
tout à l'État ; le domaine de la conscience est pour eux inviola-
ble. Le schisme est déjà consommé dans leurs âmes.
Telle est bien la doctrine que nous trouvons enseignée chez les
premiers écrivains du christianisme. Il n'entre pas dans leur
esprit de rien entreprendre contre les empereurs. Ceux-ci ne
représentent-ils pas le pouvoir établi, qu'ils respectent parce
qu'il vient de Dieu ? Toute puissance terrestre est comme une
émanation de la puissance divine; enfreindre les lois, c'est déso-
béir à Dieu lui-même. Saint Paul le dit en propres termes :
Il n'est pas de pouvoir qui ne vienne de Dieu, et toutes les puis-
sances d'ici-bas, existent par lui. Qui résiste au pouvoir contre-
vient à l'ordre divin (1). » Et Tertullien : «Honorons l'empe-
reur dans la mesure qui nous est permise, comme étant le second
après Dieu (2). » Il est du devoir d'un chrétien de prier pour
(1) s. Paul, Ep. ad Rom., 13.
(2) Tertullien, lib. IV ad Scapul.
— 202 —
l'empereur, même s'il vit comme les gentils (1). Loin d'avoir
intérêt au renversement de l'empire, tout chrétien doit le défen-
dre. Tant que durera le glorieux éclat de l'empire romain, la
conflagration universelle et la dissolution générale qui menacent
le monde, seront suspendues. L'empereur est le gardien de l'or-
dre ici-bas ; il est l'instrument.dont Dieu se sert pour maintenir
l'harmonie et faire régner la paix.
Mais ce devoir ne va pas jusqu'à encenser ses statues comme
des idoles, et à lui rendre un culte qui n'est dû qu'à Dieu seul. Là
commence la rébellion contre le pouvoir constitué. La divinité de
Rome et Auguste, qui symbolise pour les gentils l'unité et l'indes-
tructibilité de l'État ne peut avoir d'adorateurs parmi des chré-
tiens. « Il faut obéir aux puissances, dit saint Basile, mais autant
que les commandements de Dieu ne seront pas enfreints (2). »
« Rendons à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à
Dieu. Tu dois l'impôt à César, tu dois ton âme à Dieu. Que res-
tera-t-il pour lui si tu donnes tout à César (3) ? » Saint Augustin
préludant aux doctrines enseignées au moyen-âge par les moi-
nes de Cluny, reconnaît dans l'homme deux natures, la corpo-
relle et la spirituelle. Le corps est au souverain, mais l'âme est
une inexpugnable citadelle dont Dieu seul a la clef. « Si quel-
qu'un prétend donc, parce qu'il est chrétien, être exempt de
l'impôt public et affranchi des obligations dues au maître, il
tombe dans une grave erreur. Il faut garder le tempérament
que Dieu même prescrit, et faire deux parts de soi-même. » Si
l'empereur commande une chose et Dieu une autre, à qui le chré-
tien doit-il entendre? Saint Augustin répond : < Paie le tribut,
acquitte envers moi tes devoirs d'obéissance, dira l'empereur.
(1) Optât. Milœv. Opcra, p. 463.
(2) S. Basile Ethica. De fin. 79.
(3) TertuUien, lib. De idolatriâ; V. aussi Contra Marcionetn.
— 203 —
— Sans doute, reprend le chrétien, mais je ne me soumets pas
aux idoles. — Qui te défend le culte des idoles? — Un pouvoir
supérieur à tous. Tu peux me donner des chaînes, mais Dieu
peut me donner l'enfer (1). » En un mot, les devoirs envers
l'empereur ont pour borne et pour mesure les devoirs envers
Dieu.
Les conséquences de cette doctrine sont immenses. L'empe-
reur est en dehors du culte; il est déchu de ce prestige religieux
que lui donnait le paganisme. Il cesse d'être la personnification
vivante de la religion de l'État. Tout ce qui dépend de la cons-
cience est un domaine sacré qu'il lui est interdit de violer. Saint
Chrysostome ira jusqu'à dire en chaire : « Obéir à l'empereur
dans les choses que défend la religion, c'est payer tribut non à
César, mais au diable (2). » Hilaire de Poitiers, dans son invec-
tive à l'empereur Constantius, s'écriera : « Tu es le tyran des
choses divines. » La meilleure part de son pouvoir lui est donc
enlevée. Il doit remettre aux évêques le gouvernement des âmes
et s'abstenir lui-même de toute ingérence dans leurs fonctions
sacerdotales. Diâ3cile abstention que Constantin n'avait pas
prévue, à laquelle ni lui, ni ses successeurs ne se résigneront
volontiers! Abdication désastreuse qui ruine le principe sur
lequel repose l'empire, qui change toutes les conditions du
pouvoir, qui impose aux princes en certains cas l'obéissance, et
laisse au sujet l'indépendance ! L'évêque d'Alexandrie pourra
dire : « Dieu t'a donné l'empire; il nous a confié son Église, et
de même qu'il condamne ceux qui portent atteinte en toi au
délégué de sa puissance, prends garde qu'il ne te fasse un crime
de toucher aux choses de son Église (3). »
(1) s. Augustin, prop. 74, De Correct. Donatist., ch. VI.
(2) S. Jean Chrysost. Homélie 76, in Matt.
(3) Alhanase, ep. ad Solilar. Vit. agentes.
— 204 —
Que l'empereur ne se dissimule pas que c'est une véritable
abdication qu'on exige de lui ! Des deux parts qui sont faites de
son autorité, la meilleure est à l'Église et au pape son représen-
tant. De même que l'âme est supérieure au corps, que les intérêts
spirituels passent pour le chrétien avant les intérêts matériels,
ainsi l'empereur doit céder le pas et s'incliner devant le pouvoir
des prêtres. Celui qui dirige les consciences doit l'emporter sur
celui qui n'a d'autorité que sur les corps. Telle est la doctrine de
la papauté ; le pape Gélase le fait entendre durement à l'empe-
reur Anastase : « Deux pouvoirs gouvernent le monde, l'autorité
pontificale et l'autorité royale. Mais la première l'emporte sans
conteste, puisque notre ministère doit répondre au tribunal de
Dieu des actions mêmes des empereurs (1). » Le pape Symma-
que tient au même empereur un langage semblable : « Compa-
rons les honneurs qui te sont dus et ceux que l'on rend au pon-
tife de Rome. La différence entre leurs personnes est aussi grande
qu'entre leurs fonctions ; l'un s'occupant des choses humaines,
l'autre des choses divines. César, c'est du pontife que tu reçois le
baptême et les autres sacrements, à lui que tu demandes des
prières, de lui que tu espères la bénédiction et que tu sollicites
la pénitence. En un mot tu administres l'empire des hommes, il
dispense les dons de Dieu. Aussi le pontife est-il ton égal, pour
ne pas dire ton supérieur (2) ! »
Vienne le jour de l'épreuve; que l'empereur confiant dans son
droit séculaire tente de modifier le dogme établi par les conciles
et d'ébranler la tradition évangélique ; qu'il place les chrétiens
entre l'obéissance au prince et les ordres impérieux de sa cons-
cience, plusieurs céderont sans doute, soit crainte du supplice et
(1) Ep. Gelasii ad Anast. : De Carcndd polyprarjmasyne.
(2) Ep. Symraachi ad Anast. : Itaque, si non dicara superior, certe aequalis ho-
nor est.
— 205 —
de l'exil, soit habitude de la servilité. Mais même en Orient et
dans les provinces directement soumises à l'autorité impériale,
il se trouvera des hommes qui n'hésiteront pas entre l'apostasie
et la rébellion. C'est ce qui arriva en particulier pendant la
fameuse persécution des empereurs iconoclastes. « Nous ne céde-
rons pas à l'empereur, écrit Jean Damascène, s'il essaie d'abolir
les coutumes de nos pères. En ces matières, ce n'est pas aux rois,
mais aux conciles qu'il appartient de statuer. Le droit de lier et
de délier a été donné par le Christ, non aux rois, mais aux apô-
tres et à leurs successeurs, aux pasteurs et aux docteurs ecclé-
siastiques (1). » Et encore : « Quand un ange, quand l'empereur
viendrait vous évangéliser, fermez vos oreilles. Écoutez en efifet
les paroles d'un saint : « Christ a établi dans l'Église, d'abord les
apôtres, puis les prophètes, enfin les pasteurs et les docteurs. Il
n'a pas admis les rois à la constitution de son Église. Entrepren-
dre sur elle, c'est le fait d'un brigand (2). »
Mais la plus éloquente et la plus féconde en enseignements
de ces résistances à l'empereur, est celle qu'opposa l'abbé Maxime
au type de Constans. Dans cet interrogatoire se trahissent les
véritables sentiments des catholiques romains à l'égard des
princes pontifes de Constantinople. Maxime agite la question
de droit, telle que nous l'avons nous-même posée dans le corps
de cet ouvrage. — D. Nieras-tu que tout empereur soit en même
temps un prêtre ? — R. Il n'est pas un prêtre : car il n'est pas
debout à l'autel ; il n'exalte pas le pain sanctifié en prononçant
les paroles sacramentelles ; il ne baptise pas ; il ne compose pas
le chrême; il n'ordonne pas les évoques, les prêtres et les dia-
cres; il ne consacre pas les églises, il ne porte pas les insignes du
sacerdoce, l'huméral et l'évangile, comme il porte la couronne et
(1) J. Damascène, prima oratio.
(2) IJ., secunda oratiu.
— 206 —
le sceptre. — D. Cependant, l'Écriture dit que Meldiisédech fut
prêtre et roi. — R. Melchisédecli a été ici-bas l'image de Dieu,
roi de la terre, et qui pour notre salut s'est fait homme et pon-
tife. Dire qu'un autre que lui soit prêtre et roi, c'est vouloir que
Dieu s'incarne une seconde fois. — Et Mennas s'écria : Par ces
paroles, tu as partagé l'Église (1) ! »
C'était le schisme en effet qui s'annonçait. Si la rupture n'était
pas consommée en réalité entre le pape et l'empereur, c'est que
le point d'appui matériel nécessaire au triomphe de l'Église lui
manquait encore. Mais la lutte était engagée, et le but claire-
ment entrevu. Que l'Église trouve les auxiliaires qui manquent
à sa cause, et le divorce entre les deux pouvoirs, le civii et l'ecclé-
siastique, préparé dès les origines du christianisme, deviendra
un fait accompli.
C'était Rome qui devait bénéficier de ce divorce, et recueillir
les fruits de la victoire de l'Église. C'était son évêque qui devait
profiter de tous les pouvoirs échappés ou arrachés à l'empereur.
La ville éternelle, sortie des ruines accumulées par deux siècles
d'invasion, allait renaître à de nouvelles destinées et devenir
une fois de plus la capitale du monde. La papauté allait lui ren-
dre le prestige que les empereurs lui avaient fait perdre. Il est
curieux de rechercher les causes de cette renaissance merveil-
leuse. Elles sont multiples et profondes. M. Guizot, dans son his-
toire de la civilisation en France, a tenté dans d'éloquentes
pages d'expliquer ce grand fait. Nous n'ajouterons que peu de
choses aux raisons qu'il a données de cette élection de la ville
impériale, de cette autorité obéie dans plus de la moitié de
l'empire, de cette suprématie d'un évêque sur tous les prélats de
la chrétienté. »
Rome chrétienne fut l'héritière de Rome païenne. Loin de
(3) Collatio Maximi cum principibus in secretario palatii. Labbe, t. YI, p. 437.
— 207 —
nuire à ses destinées futures, les souvenirs glorieux de la répu-
blique et de l'empire la servirent. Son nom avait eu un tel re-
tentissement dans le monde, les peuples s'étaient si bien habi-
tués à recevoir d'elle leurs gouverneurs, leurs proconsuls, leur
législation, qu'ils ne s'étonnèrent pas que le mot d'ordre leur
vînt encore de la même capitale. De nouveaux maîtres avaient
eu beau se substituer aux anciens, les papes habiter les palais
des césars, on reçut leurs légats, leurs apocrisiaires, comme on
avait accueilli les magistrats impériaux. Nous avons vu que les
souverains de Constantinople respectaient eux-mêmes dans
l'évêque de la vieille capitale, le passé disparu. Ils rendaient
hommage à ses ruines, sans songer que sous leurs yeux, mais à
leur insu, l'édifice se reconstruisait à nouveaux frais, et que le
respect qu'ils témoignaient aux papes, donnait crédit aux ambi-
tieuses prétentions qui déjà se faisaient jour dans les conciles.
Sous cette vétusté et cette décrépitude apparente, ils n'aperce-
vaient pas la vigueur et la jeunesse d'une puissance qui déjà
poussait eu tous sens des racines vivaces. Rome était encore pour
eux la capitale nominale du monde. Constantinople, dans les
décrets publics, n'était que la nouvelle Rome, une colonie,
comme disaient dédaigneusement les papes.
Comment les empereurs auraient-ils pris ombrage d'elle?
Comment auraient-ils prévu que cette ville, qui répudia la der-
nière les cultes païens, dont le sénat, au temps de Théodose,
comptait encore une majorité de gentils, pourrait devenir la
rivale de la cité chrétienne élevée sur les bords du Bosphore,
qui n'avait pas comme Rome à dépouiller les traditions tenaces
du paganisme ? Ils l'avaient abandonnée, croyant bien avec le
sénat, les services administratifs, l'exercice de la puissance
publique, emporter avec eux la vie même de l'ancienne maî-
tresse du monde. Cet imprudent abandon leur fut fatal. Il restait
à Rome son nom, magni hominis umbra. C'en était assez pour
— 208 —
qu'elle ne s'éclipsât pas obscurément, comme ces capitales asia-
tiques dont la croissance hâtive avait été suivie d'une plus
prompte décadence. Cette faute explique la singalière superche-
rie des faussaires du ix' siècle, qui imaginèrent la donation faite
par Constantin au pape de tout l'Occident.
Quand l'empire vint s'établir à Constantinople, le christia-
nisme avait déjà pris force ; depuis longtemps il était adulte,
aguerri par les persécutions et prêt pour la domination. Ses
progrès avaient été lents et cachés, mais sûrs. Une sorte de
franc-maçonnerie chrétienne avait étendu comme un réseau ses
ramifications à l'infini sur le monde romain. L'organisation de
cette société mystérieuse avait été calquée sur l'organisation ad-
ministrative de l'empire. Ses provinces, ses diocèses, ses exar-
chats correspondaient aux divisions et subdivisions impériales.
Chacune de ses cités cachait dans quelque crypte un évêque.
Rome souterraine vivait et s'agitait sous la Rome des césars.
Sous l'empire romain croissait et grandissait un empire chré-
tien. Rome était naturellement le point central de cette organi-
sation. Les papes eurent peu à faire, par la suite, pour compléter
et renforcer les cadres déjà préparés de la centralisation chré-
tienne. Ils exercèrent l'empire religieux à la façon des empereurs
païens. Cette vision de l'avenir fait honneur à l'esprit politique
des apôtres et de leurs disciples, à saint Pierre, s'il est vrai qu'il
vint évangéliser la populace des bords du Tibre, plus sûrement
à saint Paul, qui forma là le noyau de la primitive Église. Sur
un signe de la volonté impériale, le christianisme sortit tout à
coup armé de ses ténèbres, comme la Minerve antique du cer-
veau de Jupiter. Quand les empereurs accordèrent la primatie
d'honneur au siège épiscopal de Rome, ils ne firent que recon-
naître un état de choses déjà ancien, consacré depuis longues
années par la tradition.
Sans doute aussi, l'éloignement des empereurs fut pour beau-
— 209 —
coup dans le développement rapide que prit le pouvoir des papes.
On sait ce que devinrent, à Constantinople, les patriarches plar
ces directement sous la surveillance jalouse de l'empereur. Si le
gouvernement avait continué de siéger à Rome, il est vraisem-
blable que l'autorité épiscopale eût été étouffée de même, l'évê-
que relégué au second rang, réduit au rôle difficile de ministre
apostolique des empereurs. Tout travail d'émancipation eût été
impossible , toute velléité d'indépendance sévèrement réprimée,
toute propagande faite au profit de l'empire et non au profit de
la papauté. Les exarques laissés en Italie par Justinien s'y éta-
blirent trop tard ; encore eurent-ils le tort de choisir Ravenne
pour leur résidence. Les papes, loin de l'œil de l'empereur, loin
aussi de sa vengeance, purent à leur aise jeter les bases solides
de leur domination et préparer leur affranchissement.
De tous les patriarches, ils étaient les seuls à peu près in-
dépendants. Ceux d'Antioche, d'Alexandrie étaient trop près de
Constantinople pour oser ce qu'osa l'évêque de Rome. Le milieu
où ces patriarches exerçaient leur autorité était aussi moins
favorable. Les églises particulières des Gaules, d'Espagne, de Ger-
manie, de Bretagne, furent organisées par le pape et directement
rattachées au siège apostolique. Augustin, Boniface, Léandre
et ceux qui leur succédèrent à Cantorbéry, à Mayence, à Tolède,
reçurent de Rome le pallium et l'investiture ecclésiastique. De
Rome vint aussi, pour ces peuples, leur enseignement et leurs
dogmes. Celui de la suprématie du pape fît partie tout d'abord
de leurs croyances. Ils l'apprirent en même temps qu'ils connu-
rent le christianisme. Les moines sortis des couvents d'Italie fu-
rent les instruments infatigables de cette propagande au profit
du Saint-Siège. Ils furent ses soldats, armés des armes de la foi,
ses légions pacifiques et conquérantes. En moins de quatre siè- '
clés, sans que les empereurs occupés de leurs guerres avec les
barbares de l'Orient, ou de leurs querelles théologiques, aient
14
— 21Ô —
connu ce travail de patience et cherché à Tentraver, toutes les
églises d'Occident faisaient corps avec Rome et la considéraient
comme leur capitale religieuse.
D'autres évoques italiens essayèrent à diverses reprises de
disputer à Rome la suprématie sur l'Occident : Ravenne, capitale
officielle de l'Italie depuis que les exarques y résidaient, Milan,
que le souvenir de saint Ambroise recommandait à la vénération
des fidèles , Aquilée, si puissante comme gardienne du passage
des Alpes au temps des empereurs pannoniens. Toutes ces tenta-
tives furent éphémères et vaines. Au commencement du viii' siè-
cle, l'Église d'Aquilée fit sa soumission au Saint-Siège; son
ambition ne se réveilla qu'au moment où la patriarche Photius,
engagé dans son duel avec Rome, cherchait partout des alliés
parmi les évêques mécontents de la domination papale. Etienne III
mit définitivement l'Église de Milan sous la juridiction de Rome.
La seule résistance notable vint de Ravenne, qui prétendait à
l'autocéphalie, et sut la conserver jusqu'au temps du pape Dom-
nus (677). A cette époque, l'évêque Reparatus, à l'insu des
Ravennates, vint à Rome et renonça entre les mains du pape
aux privilèges de son église. Les Ravennates ayant pris les ar-
mes pour soutenir leurs droits trahis, l'empereur Justinien Rhi-
notmète envoya une armée pour réduire la ville à l'obéissance.
L'évêque Félix, conduit à Constantinople, eut les yeux crevés et
fut exilé. Les évêques de Ravenne reçurent dès lors de Rome le
pallium. La politique indécise et maladroite des empereurs
d'Orient servait l'ambition des pontifes romains, et abais-
sait devant eux les obstacles que cette ambition avait fait
naître.
Les hérésies qui troublèrent l'Orient et nécessitèrent la réu-
nion des premiers conciles, tournèrent à l'avantage de la supré-
matie romaine. C'était un lien commun de la polémique engagée
entre Rome et Byzance, que l'Orient avait produit la plupart des
— 211 —
hérésiarques, et que l'Occident avait arrêté leurs progrès (1).
Les défenseurs de la prérogative du pape faisaient avec raison
ressortir le danger qu'aurait couru le christianisme, si Rome
n'avait été gardienne de l'orthodoxie et n'avait énergiquement
résisté aux innovations de l'Orient. Il ne tint pas aux empereurs
que le monde ne devînt tour à tour arien, nestorien, eutychien,
suivant qu'un caprice du pouvoir inclinait vers l'une ou l'autre
de ces doctrines. L'unanimité de croyances réclamée par saint
Cyprien et saint Augustin comme une garantie indispensable de
durée pour le christianisme, n'était pas possible tant que l'em-
pereur se croirait le droit d'interpréter à sa guise les canons et
l'Écriture, et d'exiger la soumission des évoques à ses décrets.
Ceux-là s'abusaient étrangement qui pensaient que les conciles
provinciaux, les lettres synodiques, les formatœ qui s'échan-
geaient de diocèse en diocèse, devaient suffire à maintenir l'unité
compromise.
Les tempêtes qui , de bonne heure , assaillirent le christia-
nisme, suggérèrent aux évêques l'idée de se rallier autour d'un
chef et d'investir l'un d'eux d'une sorte de dictature. Ainsi faisait
Rome républicaine, quand la patrie était en danger, confiant à
un seul toute la puissance de l'État. Lorsque l'arianisme, patronné
par les empereurs, envahit la plupart des sièges épiscopaux de
l'Orient, quand aux conciles catholiques s'opposèrent des conciles
ariens, que chaque cité eut deux pasteurs, les persécutés et les
exilés affluèrent à Rome, patrie commune des victimes de l'or-
thodoxie. On vit un moment autour du pape Jules, Athanase
d'Alexandrie, Paulus de Constantinople , Marcellus d'Ancyre,
Asclepas de Gaza, Lucius d'Adrianopolis, et bien d'autres, solli-
citant une sentence de sa bouche pour rentrer en possession de
(1) Luitprand. Leg. adNiceph.-. Hœreses omnes a vobis emanarunt, pênes vos vigue-
ruut, a uobis, id est, occideutalibus hic sunt jugulatse, hic sunt occisie.
— 212 -
leurs sièges, usurpés par des ariens. C'est en vain que ceux-ci
déclinent la compétence du pape et lui rendent excommunication
pour excommunication (1). Les chrétiens s'étaient donné un chef
dont la patience et la persévérance finirent par avoir raison de
la puissance impériale. Ils savent désormais à qui en appeler au
temps des persécutions. La papauté sortit de cette crise singu-
lièrement accrue en autorité, et les papes s'habituèrent à parler
aux empereurs au nam de la catholicité tout entière.
A défaut de l'hérédité, Rome eut des traditions auxquelles
les papes restèrent presque toujours fidèles. La papauté, à tra-
vers les siècles, poursuivit une politique savante qui devait lui
procurer la domination spirituelle. Cette idée donne à ses des-
seins et à ses entreprises une suite qui confond l'esprit, chaque
pape continuant les efforts de son prédécesseur et faisant un pas
de plus vers le but que tous entrevoient. On dirait que les âmes
des vieux patriciens du sénat républicain revivent dans les gé-
nérations des néo-Romains. Cette continuité et cette suite man-
quent totalement aux souverains de Constantinople. Elus de
factions rivales et qui s'entre-déchirent, chacun s'empresse à
détruire l'œuvre ébauchée par ses prédécesseurs. La crainte du
patriarche les jette dans les bras de Rome, la crainte de Rome
les pousse à l'hérésie. Tout empereur est l'homme d'un parti
ou d'une secte ; il a pour ennemi le parti ou la secte adverse.
11 lui faut chercher des alliés autour de lui, et souvent ceux qu'il
choisit sont les plus intéressés à entretenir sa faiblesse. Ainsi
furent arrachées la plupart des concessions dont les évèques de
Rome se prévalurent. Les empereurs achetaient à ce prix la paix
en Orient. Plusieurs s'aperçurent de leur erreur et craignirent
de grandir les papes à leurs dépens ; ils tentèrent de rompre cette
trame patiemment ourdie et dont ils sentaient tout l'Occident
(1) Sozoraène, lib. III, ch. 11.
- 213 -
peu à peu enveloppé. Ils voulurent, agissant par l'exarque sur
l'élection papale, donner à Rome des évêques orientaux. On vit
successivement sur le trône pontifical Jean V un Syrien, Conon
un Thrace, Sergius un Syrien, Jean VI un Grec, Jean VU un
Grec encore, Sisinnius, Constantin, Grégoire III, trois Syriens,
Zacharie un Grec. Pendant deux siècles, nous ne trouvons guère
que Grégoire II qui se prévale d'ure origine romaine. Efforts
inutiles. Tous ces papes, en ceignant la tiare, oubliaient leur
nationalité , ne se souvenaient plus des influences qui les
avaient portés au pouvoir, et devenaient Romains de cœur.
L'esprit de la papauté s'emparait d'eux et les transformait.
Loin de rompre la tradition, ils la continuaient. L'empire n'eut
pas d'ennemis plus audacieux que les papes Grecs. Les pre-
miers, ils firent défection à l'empereur et se tournèrent vers la
France.
Du quatrième siècle au neuvième, l'évêque de Rome, par un
progrès lent et sur, a réduit à son obéissance et groupé autour
de lui toutes les églises d'Occident. Les rangs des dissidents
s'éclaircissent. Les révoltes qui de temps à autre se manifestent
sont des faits isolés, et ne tardent pas à être réprimées ou à
s'apaiser d'elles-mêmes. La papauté cherche ses titres et les
trouve dans les Fausses Décrétales d'Isidore de Séville. Au moment
d'engager à fond le combat contre l'empire d'Orient, la papauté
est armée de toutes pièces d'un droit nouveau à opposer aux
codes de Théodose et de Justinien. L'abime entre les deux pou-
voirs rivaux se creuse. Toute entente, toute réconciliation, de-
viennent impossibles. L'empereur et le pape en sont arrivés à
ce point qu'il faut que l'un d'eux se soumette ou que le schisme
définitif se consomme. L'accord entre des prétentions qui s'ex-
cluent ne laisse plus place à des concessions ou à un concordat.
Longtemps, par la crainte même d'un danger trop réel, on
a fermé les yeux, ajourné le règlement de questions irritantes.
— 214 —
Mais bientôt tout voile tombe , tout compromis cesse , il faut
que la masse des chrétiens prenne enfin parti.
Depuis la publication des Fausses Décrétales, qui donnent
comme une sanction légale à la politique de la curie romaine, la
papauté n'a pas fait un pas en avant. Toutes les ambitions qu'elle
a par la suite réalisées, il faut remonter bien haut dans le passé
pour en retrouver l'origine. Le germe caché dans les premières
fondations de l'Église, n'a fait que se développer naturellement
et logiquement. Il est facile à l'historien de suivre les progrès
de cette puissance bientôt formidable et d'en marquer les prin-
cipales étapes jusqu'au ix' siècle. Il était d'usage, dans les pre-
miers siècles, que les évêques échangeassent entre eux leurs
professions de foi, pour prévenir des dissentiments ou éclaircir
quelque point de dogme. L'évéque de Rome n'échappait pas à
cette obligation, et envoyait ses lettres synodiques à Constanti-
nople, à Alexandrie, à Antioche, à Jérusalem. Bientôt le pape
exige des patriarches et de tous les évêques ces lettres syno-
diques, comme un droit qu'il exerce sur la chrétienté entière.
C'est lui qui se fait le juge de la foi de ses collègues. Quiconque
pense autrement que l'évéque de Rome est un hérétique. Il est
la règle et l'exemplaire auxquels chacun est tenu de se confor-
mer. Le formulaire de foi d'Anatolius paraît-il entaché de l'hé-
résie d'Eutychès, le pape Léon somme le patriarche de penser
comme l'Église romaine sur l'Incarnation du Verbe, de chasser
de leurs sièges les évêques nestoriens et eutychiens, et le me-
nace d'excommunication s'il tarde à obéir (1).
Les grands conciles de Nicée, de Constantinople, de Chalcé-
doine prescrivaient l'obligation de réunir des synodes provin-
ciaux et d'y régler les aflTaires en litige dans les provinces. Dès
le VI» siècle, les synodes de l'Occident sont sous la surveillance
(1) Ep. Léon 1", 62 et 76.
— 215 —
directe des papes. Grégoire le Grand envoie quelqu'un de ses lé-
gats pour tenir sa place dans chacune des assemblées de Gaule.
Ils sont chargés de diriger les débats, d'observer les délibéra-
tions, de ramener les pères s'ils s'écartent de la foi de Roms, et
s'ils adoptent des canons qu'elle réprouve.
Les décisions de ces conciles ne sont obligatoires qu'autant
que le pape les a ratifiées. Lui seul peut casser et réformer leurs
sentences. Il est toujours permis d'en appeler au Saint-Siège des
condamnations qu'ils prononcent. Des prêtres d'Orient, frappés
de peines canoniques par le patriarche Jean le Jeûneur, sont
absous par le pape. L'évêque Flavien, chassé de son siège par
un synode de prélats grecs , est relevé de cette condamnation,
parce que le pape n'a pas consenti à cette déchéance. Nicolas I"
casse le jugement d'Hincmar de Reims dans les affaires d'Ebbon
et de Rotade, et force le métropolitain à réintégrer dans leur
siège épiscopal les évêques que lui-même a précédemment ex-
clus. Et comment les papes n'auraient-ils pas le droit d'appeler à
eux en dernier ressort toutes les causes ecclésiastiques? Le même
Nicolas I" ne déclare-t-il pas que l'Église romaine a institué
tous les patriarches, les métropolitains, les évêques, et dans
chaque diocèse les dignitaires à tous les degrés ? « Pour elle,
celui-là seul l'a fondée et élevée sur la pierre de la foi, qui a
confié au bienheureux Pierre, porte-clefs du royaume éternel,
tous ses droits sur l'empire du ciel et de la terre (1). » « Nous
avons le droit, dit encore ce pape, d'évoquer à nous les causes non-
seulement de tous les moines, mais de tous les clercs, à quelque
diocèse qu'ils appartiennent, si la nécessité l'exige (2). »
Le pape a le droit déjuger le clergé universel ; lui seul échappe
à toute juridiction; car nul n'est au-dessus de lui. Le supérieur
(1) Nicolaï, Mediolan., Dist. 22, ch. 1.
(2) Nicolaî, Ep« ad imp. Michaïlam.
— 216 —
ne peut être justiciable de ses inférieurs. L'Église, assemblée dans
ses conciles, n'a pas de droits sur son clief. Seul il prévaut contre
tous. Adrien II, au viii^ siècle, parlant par la bouche de ses lé-
gats, s'exprimait ainsi : « Le pontife de Rome peut juger les
chefs de toutes les églises. Nous ne voyons nulle part qu'il soit
justiciable de quelqu'un. Sans doute, nous savons que les Orien-
taux ont frappé d'anathème après sa mort le pape Honorius ;
mais nous devons remarquer que ce pape était accusé d'hérésie.
Dans ce seul cas, les inférieurs peuvent résister à leur supérieur
et se préserver de ses égarements. » Cette restriction même ne
sera pas admise par les successeurs du pape Adrien. Le pape doit
avoir raison contre tous. A plus forte raison, l'empereur ne
pourra le citer à son tribunal. Les puissances laïques ne peuvent,
sans un sacrilège, soumettre à leurs sentences les puissances ec-
clésiastiques. Pour le pape, l'empereur n'est pas même un pair :
« Le souverain pontife, écrit Nicolas I" à l'empereur Michel, ne
peut être lié ni absous par le pouvoir séculier. Le pieux em-
pereur Constantin n'a-t-il pas appelé le pape un dieu? Or,
il est clair que Dieu ne peut se soumettre au jugement des
hommes (1). » L'histoire, il est vrai, semble donner un démenti
à ces prétentions des papes. Nous voyons que Charlemagne
jugea le pape Léon, qu'avant lui le roi des Ostrogoths, Théo-
doric, se porta comme juge entre deux papes rivaux, que les
évêques d'Orient condamnèrent plusieurs fois en concile les
papes , que les empereurs ne se firent pas faute d'user contre
eux de rigueur et de les traiter comme des sujets rebelles. Nous
n'avons pas ici à établir ou à réfuter la légitimité des préten-
tions du Saint-Siège ; notre rôle est de les constater et de mon-
trer comment les papes entendaient la dictature de l'Église.
L'inviolabilité de J'évêque de Rome découle comme une consé-
(1) Ep. Nicolaï ad iinperat. Micb. Dist. 19.
— 217 —
quence nécessaire de son infaillibilité. Ce dogme, qui n'a été solen-
nellement admis par l'Église qu'au dernier concile (1870), peut en
réalité se réclamer d'une origine très-lointaine. Dès le septième
siècle et le huitième, la papauté soutient qu'elle ne peut se trom-
per, et que Dieu même manifeste sa volonté par la bouche de son
représentant sur la terre. On pouvait rappeler aux papes d'alors
que Marcellinus avait sacrifié aux idoles, que Libérius, par son
adhésion au concile de Sirmium, avait condamné le symbole
d'Athanase et accédé à la suppression du consubstantialis ; que,
plus récemment encore, Honorius avait versé dans l'hérésie des
monothélites. Les papes n'admettent pas volontiers la discussion
sur ce point et éludent ces souvenirs importuns. La lettre d'Aga-
thon, au sixième concile œcuménique (action IV) est le plus
précieux témoignage que nous ait transmis sur ce point le
moyen-âge. « Le pape déclare que l'Église romaine ne s'est ja-
mais trompée en matière de foi et ne peut se tromper, que les
pères doivent écouter les légats romains comme si Dieu lui-même
se faisait entendre par eux, que les décisions des synodes œcu-
méniques n'ont de valeur que par l'approbation du Saint-
Siège (1). » Les évêques qui siègent dans le concile, dociles à ces
prétentions, déclarent à leur tour que dans le combat engagé
contre l'hérésie, ils ont avec eux le souverain prince des apôtres
et son successeur au siège de Rome. « Or, par le pape Agathon,
c'est Pierre même qui a parlé (2). » Le pape Zacharie écrit à
l'archevêque de Mayence, Boniface : « Les lois établies par nous
ne peuvent être violées, car le bienheureux Pierre est le garant
de leur vérité et de leur stabilité. »
Ces pouvoirs extraordinaires ont une sanction, et cette sanc-
(1) Romanam ecclesiam nunijuam errare circa lidem, nec errare quidem posse...
Ut eos audiat sicut Deuni iiisura... Sententiara synodorum universarura subjacenlium
consilio apostolicae sedis.
(2) Ibid., act. 18.
— 218 —
tion est l'excommunication avec toutes ses conséquences, arme
terrible entre les mains des papes, puisqu'elle peut atteindre
même les empereurs. Ne croyons pas que les papes en aient usé
seulement au moyen-âge. La lutte du sacerdoce et de l'empire,
des papes et des empereurs de Byzance , est marquée par les
mêmes épisodes que celle de Grégoire YII et d'Innocent III
contre les souverains de la Germanie. Transportant dans l'ordre
politique le droit de lier et de délier, que le Christ a légué aux
apôtres, le pape se met ouvertement en insurrection contre son
souverain, le sujet se révolte contre le maître, et, du haut de
son tribunal, prononce contre lui les peines ecclésiastiques. Le
pape Constantin défend que le nom de l'empereur Philippicus
soit écrit sur les chartes publiques, que sa figure soit reproduite
sur les monnaies, que son nom soit prononcé dans les prières de
l'Église. Grégoire III ose plus encore : il déclare, en 733, l'em-
pereur déchu de sa dignité, et défend aux Occidentaux de lui
payer tribut.
Ce n'est pas que ces prérogatives soient reconnues sans pro-
testation par toutes les églises : Hincmar pour la Gaule, Photius
pour l'Orient, refusent d'admettre la législation nouvelle adoptée
par le Saint-Siège, et s'élèvent contre ces empiétements sur les
droits des églises locales. Hincmar, que sa proximité de l'Italie
et la dépendance des empereurs francs retenaient dans la sujé-
tion de la papauté , revint à résipiscence ; Photius, plus hardi
et, du reste , encouragé par son souverain , soutint que nul ne
connaissait en Orient les canons de Sardique et les Décrétales,
d'où le pape prétendait tenir ses droits (1). Plutôt que de les
(1) Remarquons que saint Augustin ne connaissait d'autre concile de Sardique que
celui qui fut tenu par les ariens. Les canons promulgués par les pères catholiques
furent longtemps ajoutés à ceux de Nicée et cités comme tels. Du reste, le concile de
Sardique ne fut jamais reconnu dans les grandes assemblées de l'Église comme un
concile œcuménique.
— 219 —
reconnaître pour authentiques, il rejeta l'autorité du Saint-Siège
et se fit le chef de l'Église dite orthodoxe.
On voit, par ce qui précède, dans quels termes se pose, au
VIII' siècle, la question entre le pape et l'empereur. On peut déjà
prévoir l'issue inévitable des conflits. D'une part, l'empereur,
en vertu de ses pouvoirs politiques, prétend à la direction des
consciences ; le gouvernement des âmes est pour lui comme un
appendice, une suite, une conséquence de la puissance publique ;
il veut conserver dans toute son intégrité l'imperium, tel qu'il
l'a reçu des empereurs païens, tel que la Lex Regia le conférait
à Auguste et à ses successeurs, sans soufiFrir dans son autorité
une diminution qui équivaut à une déchéance ; il représente la
tradition. Le pape, d'autre part, est le représentant de la révo-
lution religieuse, inaugurée par le christianisme ; il est le gar-
dien du dogme, qui, immuable par sa nature, ne peut s'accom-
moder d'un pouvoir mobile dans sa volonté et à la merci de
mille influences contraires. L'Église, née en dehors de l'État, se
développe ensuite, grâce au concours de l'État, grandit à ses
dépens, puis, comme un fruit mùr, se détache du rameau qui
l'a portée; mais, élevée dans la tradition impériale, elle a hérité
de toutes ses tendances,. et vise, à son tour, à la domination.
Après avoir absorbé et retiré à elle toute l'influence religieuse
dont disposaient jadis les empereurs, elle en vient à déplacer
l'équilibre et à usurper aussi des pouvoirs politiques. L'incom-
patibilité entre les deux autorités rivales s'accuse de jour en
jour, les crises se précipitent. L'empire ne peut suflîre à deux
maîtres à la fois. Ni le pape n'admet l'empereur au partage de
sa puissance religieuse, ni l'empereur ne consent à abdiquer une
part de ses anciennes prérogatives.
Les choses n'en vinrent pas là tout d'abord. De nombreuses
crises annoncent et préparent la crise finale. Par de longues et
multiples résistances, les papes s'essayèrent à une rupture ou-
— 220 —
verte ; des deux côtés, on essaya plusieurs fois de la conjurer.
Des tentatives de réconciliation rapprochèrent, pour de courtes
trêves, l'empereur et le pontife. C'est le tableau de ces agitations
et de ces luttes qu'il nous reste à retracer brièvement.
CHAPITRE II.
Les Conflits.
LES PREMIERS EMPEREURS CHRÉTIENS.
A peine Constantin, parl'édit de tolérance de Milan, avait-il
levé l'interdit qui pesait depuis des siècles sur la religion chré-
tienne, qu'il croyait seule capable de rendre à l'empire la paix et
l'unité, que de nouveaux actes de l'autorité impériale mirent en
péril cette unité si péniblement conquise, et soulevèrent au sein
de l'Église des tempêtes qui menacèrent de la ruiner sans retour.
La protection des empereurs ne suffit pas à préserver l'ortho-
doxie des hérésies sans nombre qui inquiétèrent son triomphe.
La plus redoutable de toutes et celle qui fit le plus de ravages,
vint d'un prêtre d'Alexandrie, Arius, qui, s'attaquant au dogme
de la Trinité, nia que le Fils fût semblable en substance à son
père. Éclairé sur les dangers de cette doctrine, qui n'avait pas
tardé à recruter des partisans dans le palais et jusque dans la
famille de l'empereur, Constantin réunit à Nicée le premier con-
cile œcuménique. L'hérésie d' Arius fut frappée d'anathème, et
ses fauteurs durent se rétracter ou expier dans l'exil leur obsti-
— 222 —
nation. Mais l'arianisme avait déjà poussé de trop profondes
racines, pour que les coups qui lui furent portés par les évêques
orthodoxes, réussissent à l'extirper complètement. Constantin
lui-même se laissa circonvenir par l'habileté de familiers qui
inclinaient aux nouveautés, et surtout par l'adresse d'Eusèbe de
Nicomédie. S'il ne professa pas ouvertement l'arianisme et
n'osa revenir publiquement sur les décisions de Nicée, du moins
toutes ses faveurs furent pour les protecteurs d'Arius, ses ri-
gueurs pour ceux qui l'avaient combattu. Arius lui-même revint
en grâce, et rappelé de son exil, fit une entrée presque triom-
phale à Gonstantinople, où il mourut.
Son ennemi le plus acharné, Athanase d'Alexandrie, con-
damné par le concile de Tyr, entendit confirmer sa sentence par
l'empereur et dut abandonner son diocèse pour vivre relégué en
Gaule. Le pape Jules, qui avait ouvert Rome comme un asile à'
tous les prélats persécutés, et les soutenait dans la résistance
par son exemple et ses lettres éloquentes, fut chassé de son siège
apostolique et ne revint mourir à Rome que grâce à l'édit répa-
rateur de Constantius (1).
Constantin expira sans avoir tenu les promesses que les
débuts de son règne avaient fait concevoir aux orthodoxes, sans
se rétracter ; sentant la mort venir, il mit le sceau à son union
avec les ariens, en recevant le baptême de l'un de ceux que les
pères de Nicée avaient combattus.
Sous le règne de son fils, Constantius, l'arianisme fit de rapi-
des progrès. L'exemple donné par l'empereur, les faveurs qu'il
dispensait aux ariens, entraînèrent dans sa foi la majorité des
(i) Liber Pontificalis, Vi(a Julii. Peut-être devons-nous mettre en doute cet exil.
Dans sa savante étude sur le Liber Pontificalis, l'abbé Duchesne, ch. III, prétend
qu'un fait semblable étant mentionné dans les mêmes termes à l'article du pape
Lucius, il est possible qu'un copiste, trompé par la similitude des noms, aura attribué
au pape Jules l'exil souffert par l'autre pontife.
— 223 —
évêques d'Orient. Constantius mit au service de l'hérésie le pou-
voir souverain dont il disposait ; il ne tint pas à lui que le monde
entier n'abjurât sa foi première et ne se ralliât aux doctrines
que le prince professait. Ce fut un véritable byzantin que ce fils
de Constantin. Ses ennemis et jusqu'aux indifférents, comme
Ammien Marcellin, ne tarissent pas de critiques sur la manie de
légiférer en matière religieuse, dont il semblait possédé. On le
voyait sans cesse entouré d'un cortège de prêtres et d'évèques,
discutant avec eux les jours et une partie des nuits, pesant les
syllabes, épiloguant avec une infatigable ardeur sur les points
les plus ardus du dogme, multipliant les synodes dans toutes les
parties de l'empire (1). Sa grande afiaire fut de trouver une
formule de croyance qui pût réunir l'assentiment de tous les évê-
ques d'Orient et d'Occident ; il y épuisa toutes les subtilités de
la dialectique religieuse, et s'y prit jusqu'à douze fois, sans pou-
voir se flatter d'avoir entièrement réussi dans son œuvre impos-
sible de conciliation.
Un moment toutefois il put croire au succès. Au concile de Sir-
mium, il fit traîner le vénérable Osius de Cordoue, âgé de cent ans,
le même qui avait conduit les délibérations du concile de Nicée et
présidé celui de Sardique. Par les flatteries, les menaces et les mau-
vais traitements, il parvint à arracher à ce vieillard débile et déjà
envahi par la mort, sa signature au bas de la formule de Sir-
mium. Restait à convaincre l'évêque de Rome Libérius, dont le
consentement devait déterminer l'adhésion des derniers prélats
d'Occident qui résistaient encore. Constantius lui envoya l'eunu-
que Eusèbe, dont les présents et les caresses échouèrent. Des sol-
dats entrèrent alors dans Rome, enlevèrent le pape et le condui-
sirent à Milan auprès de l'empereur.
Libérius refusa énergiquement d'abjurer sa foi en souscrivant
(1) Ammiea Marcellin, XXI, ch, 16.
224
au symbole des ariens et en abandonnant la cause d'Athanase,
chassé pour la deuxième fois d'Alexandrie. « En ta qualité de
chrétien nous t'avons jugé digne, dit l'empereur, de l'évèché de
notre ville et nous t'avons fait venir pour t'exhorter à rompre
toute communion avec l'impie Athanase. — Lib. 0 empereur, les
jugements ecclésiastiques réclament l'application la plus stricte
de la justice. S'il plaît à Ta Piété, donne l'ordre de constituer un
tribunal et qu' Athanase soit jugé suivant les règles canoniques.
N'attends donc pas sa condamnation de moi, qui n'ai pas été
appelé à le juger. — L'Emp. Il a été jugé au concile de Tyr et les
évêques du monde entier ont approuvé la sentence. — Lib. S'il
a été condamné à Tyr, il a été relevé de sa condamnation à Sar-
dique. Devons-nous croire à ceux qui jadis l'ont trouvé coupable
ou à ceux qui plus tard ont condamné ses juges. — L'emp. Qu'es-
tu donc sur la terre, pour donner seul contre tous tes suffrages
à un impie, et pour t'opposer à la paix de l'univers? — Lib. Quand
je resterais seul, la justice de ma cause n'en est pas moins en-
tière. » L'eunuque Eusèbe intervint : « Tu fais, s'écria-t-il, de
l'empereur un nouveau Nabuchodonosor (1). »
Constantius, impuissant à briser la résistance du pontife, le
relègue en exil à Beroe en Thrace et désigne pour le remplacer à
Rome le pape Félix. Il entre bientôt après pour la première fois
dans la capitale de l'Occident. Les matrones romaines vinrent en
corps le supplier de leur rendre leur évêque. Il promit de faire
droit à leur requête. Des jeux magnifiques furent annoncés à
la population. Dans l'hippodrome un de ses officiers se leva et
donna lecture du décret qui rappelait Libérius et le réintégrait
dans sa dignité, tout en conservant la sienne à Félix. Rome allait
avoir deux papes. Le peuple tout d'une voix s'écria : Un Dieu,
un empereur, un eveque
(1) Théodoret, lib. II, ch.l6.
— 225 —
Cependant l'empereur dépêchait à Beroe, auprès du prélat,
deux évêques chargés d'obtenir sa soumission. Deux ans d'exil
avaient eu raison de la fierté et de la constance de Libérius. Il
souffrait à la pensée de cet intrus qui avait usurpé son siège et
qu'il dépendait de lui de déposséder. Il s'abandonna donc à la
volonté de Constantius, jura de séparer sa cause de celle d'Atha-
nase et de supprimer désormais dans sa formule de foi le terme
de consuhstantiel. A ce prix il fut rendu aux Romains. Mais
ceux-ci qui tenaient moins à la personne qu'au symbole, n'ac-
ceptèrent point cette capitulation de conscience, et par un retour
imprévu firent cause commune avec Félix, qui se sentant sacri-
fié, avait donné des garanties à l'orthodoxie romaine. Il fallut
une nouvelle intervention de l'empereur pour forcer ses sujets à
recevoir leur premier pontife, et leur arracher celui qu'ils avaient
adopté. Félix fut durement puni. Il avait osé traiter l'empereur
d'hérétique. Il paya de sa tête une si grave injure (1).
Quelques évêques du concile de Milan s'opposaient encore à la
condamnation d'Athanase. Constantius se leva de son tribunal :
« C'est moi qui suis l'accusateur d'Athanase, s'écria-t-il, et cela
doit suffire. Sachez que les évêques qui parlent en mon nom,
expriment la vérité même. J'exige que vous signiez la condam-
nation d'Athanase et qu'ensuite vous entriez dans la communion
de mes évêques. » Et comme les évêques protestaient de leur
fidélité au symbole de Nicée : « Il faut, ajouta-t-il, que ma vo-
lonté tienne lieu des canons de l'Église. Les évêques de Syrie
soufiFrent bien que je m'exprime de la sorte. Souffrez-le de même
ou préparez- vous à l'exil. »
Libérius écarté, Osius déshonoré et soumis, l'empereur crut
l'heure venue de faire signifier au monde entier sa volonté par
un synode œcuménique. Mais craignant l'embarras défaire venir
(1) Alhanase^ Ep. ad Solitariam vitam agentes.
15
— 226 —
des extrémités de l'univers les évèques dans la même ville, il
convoqua ceux d'Orient à Séleucie, ceux d'Occident à Ariminum.
Les Occidentaux redoutaient un piège, et, moins habiles que les
Orientaux à se tirer des subtilités du dogme, ils tergiversaient,
évitant de se compromettre auprès de l'empereur, et n'osant
pas renoncer à la lettre de Nicée. L'arien Valens leur suggéra
une échappatoire. « Je vous déclare, dit-il, que le Verbe est Dieu,
engendré de Dieu avant tous les temps, et qu'il n'est pas une
créature comme sont les autres créatures. Quiconque dira que le
fils de Dieu est créature comme les autres créatures, qu'il soit
anathème ! » Tous répétèrent : « Qu'il soit anathème ! » Fort
satisfait de cette concession, Constantius s'enferma avec les légats
d' Ariminum et de Séleucie, et après de longues délibérations,
finit par décider qu'on remplacerait désormais dans le symbole
le terme de consubstantiel par celui de semblable. Ainsi se trou-
veraient d'accord et les catholiques qui refusaient d'admettre
quelque dissemblance entre les personnes de la Trinité, et les
ariens qui niaient l'identité de substance. L'Occident, dit saint
Ambroise, s'éveilla tout étonné de se trouver arien.
La mort surprit Constantius au milieu de son éphémère triom-
phe (361). Son successeur Julien, que les chrétiens ont surnommé
l'Apostat, fut frappé des profondes divisions du christianisme, et
de son impuissance à assurer la paix de l'empire. Dans ce désar-
roi général des esprits et des croyances, il crut qu'il serait sage
et politique de tenter une restauration du polythéisme. Épris des
souvenirs glorieux que cette religion avait laissés dans les let-
tres et les arts, séduit par la connaissance des poètes et des phi-
losophes qu'elle avait produits, il favorisa un système de
croyances, qui tout en gardant un culte extérieur, bien fait par
sa pompe et sa magnificence pour émouvoir les imaginations
populaires, pouvait se concilier avec les aspirations plus élevées
et le rationalisme savant des classes supérieures, nourries de la
— 227 —
moelle de l'antiquité grecque et romaine. Il regardait au fond
les chrétiens comme des barbares, dont les fureurs iconoclastes
avaient souvent été fatales aux chefs-d'œuvre du passé. Il se
garda ipourtant de les persécuter, sachant que la persécution
échauffe l'enthousiasme, et que la pitié est le moyen le plus effi-
cace de propagande religieuse. Il rappela les évêques proscrits
par Constantius. Il laissa ariens et chrétiens aux prises, per-
suadé que leurs éternels conflits allaient les perdre dans l'opi-
nion publique. Il supprima seulement les faveurs dont Constan-
tin et ses fils les avaient comblés, leur défendit l'accès des écoles
païennes et ne leur permit pas d'entrer dans l'armée. La mort
prématurée de Julien sauva le christianisme de cet ennemi
d'autant plus redoutable, qu'il semblait plus tolérant, et qui loin
de proscrire les chrétiens, exhortaitpar un édit public les évêques
à vivre en bonne intelligence.
L'arianisme reprit faveur sous Valentinien et Valens, et se
compliqua de l'hérésie de Macédonius et plus tard de celle de
Nestorius. Valentinien se prononça en faveur de l'évéque arien
de Milan, Auxentius, contre le pape Damase et Hilaire de Poi-
tiers. Valens, comme Constantius, multiplia les sjnodes ariens
de l'Orient, et promulgua plusieurs édits en leur faveur. Vinrent
enfin Théodose le Grand, Théodose le Jeune, Marcien, qui en
réunissant les conciles de Constantinople, d'Éphèse et de Chalcé-
doine, apaisèrent les querelles de l'Église, renouvelèrent les ana-
thèmes de Nicée contre les hérésiarques, et appuyèrent de l'au-
torité des lois et de la force publique les décisions synodiques.
« Nous voulons, dit le grand Théodose, que les peuples que gou-
verne notre clémence vivent dans la religion que le divin apôtre
Pierre apporta lui-même aux Romains, et que suivent le pontife
Damase et Pierre d'Alexandrie (1). » Et ailleurs. Théodose le
(1) Code Théodosien, lib. XVI, lit. I, 2.
— 228 —
Jeune : « Nous décrétons que quiconque favorisera l'impiété <le
Nestorius, s'il est évêque ou clerc sera chassé de la sainte Église ;
s'il est laïque sera frappé d'anathème (1). » L'autorité impé-
riale se chargeait ainsi de faire respecter la paix de l'Église,
qu'elle même en des temps antérieurs avait compromise et
troublée (2).
ZENON (l'hÉNOTICON).
Au temps de l'empereur Zenon, une question de doctrine et
une question de juridiction mirent aux prises Rome et Constan-
tinople.
Les querelles des nestoriens et des eutychiens, de ceux qui
reconnaissaient en Jésus-Christ deux natures, et de ceux qui con-
fondaient en lui l'humaine et la divine, n'avaient pas été com-
plètement apaisées par le concile de Chalcédoine, et continuaient
à troubler l'Orient. Zenon résolut de mettre un terme à ces dis-
cordes et d'établir par un édit impérial la paix que l'autorité
ecclésiastique n'avait pu ramener. D'accord avec le patriarche
Acacius il publia Vffénoticon, et en fit une loi obligatoire pour
tous ses sujets. Il renouvelait contre les deux hérésiarques les
sentences d'excommunication lancées par les conciles et rappel-
lait les termes du Credo de Nicée et de Constantinople, pendant
qu'il passait sous silence celui de Chalcédoine. Il faisait effort
pour se maintenir sur cette ligne étroite et incertaine qui sépare
le dogme de l'hérésie, espérant amener sur un terrain commun
ceux que les discussions théologiques des derniers temps avaient
entraînés dans des directions opposées. Il éludait les décrets trop
(1) Code Juslinien, lib. I, lit. I, 3.
(2) Voir sur Nestorius et Eutycliès, le beau livre d'Atnédée Thierry, publié par les
soins de son fils: Nesloritis et Eutychis.
~ 229 ~
catégoriques du quatrième concile général, se contentant de
réprouver les doctrines hostiles aux trois précédents.
Ce silence suspect, ces formules de prétention ne furent du
goût de personne. Il se trouva des théologiens pour soutenir que
Zenon était tombé dans l'erreur des Acéphales qui confondent les
deux natures (1). Les orthodoxes lui reprochèrent de ne pas
admettre franchement les canons de Chalcédoine, les hérétiques
de montrer trop de complaisance et de déférence pour Rome. Les
uns et les autres se refusèrent à cette conciliation que Zenon se
flattait d'obtenir. La résistance aux prescriptions canoniques se
compliqua de désobéissance au nouveau dogme émané de l'auto-
rité impériale. Zenon voulut cependant tenir la main à ce que
cette autorité fût obéie. \J Hénoticon fut envoyé à tous les évo-
ques, qui reçurent ordre d'y souscrire, sous peine de perdre leur
dignité. La discorde fut à son comble, et la conciliation plus dif-
ficile que jamais.
Vers la même époque, Acacius dénonça au pape Simplicius
un prêtre d'Alexandrie, Pierre Moggus, accasé de favoriser
l'hérésie d'Eutychès et d'avoir contribué au meurtre de son
évêque, Protérius, dans l'espoir de lui succéder. Le pape ins-
truisit cette affaire, et retrancha Pierre de l'Église, jusqu'au
jour où il viendrait à résipiscence (2). Mais, plus tard, Acacius
se réconcilia avec Pierre Moggus. Il trouva en lui un auxiliaire
audacieux et avisé de sa politique. Moggus se j ustifia des accu-
sations portées contre lui, adhéra au formulaire de foi de Nicée
et de Chalcédoine, et fut, par ordre de l'empereur, porté au
trône épiscopal d'Alexandrie. Pour lui faire place, on dut chas-
ser Jean Tabennesiota, qu'on accusa de brigue et de simonie.
Celui-ci se rendit auprès de Simplicius et dénonça Acacius et
(1) Cedrenus, 1. 1, p. 856, éd. 1647.
(2) Liber ponlificalis, Vita Simplicii, Vita Felicis.
— 230 —
Pierre Moggus comme hérétiques. Aux réclamations du pape,
Zenon répondit que Jean avait envalii l'épiscopat, refusé de prê-
ter le serment exigé de lui, c'est-à-dire de contre-signer l'Héno-
ticon, que son successeur, Pierre Moggus, avait été élu après,
une enquête sévère sur ses mœurs et sur ses croyances, et qu'il
adhérait enfin aux conciles reçus par l'Église. Les délations
violentes des moines d'Egypte prévalurent sur l'esprit du pape,
qui excommunia Acacius et son protégé. Le patriarche renvoya
l'excommunicatiQn au pontife, et raya son nom des dyptiques
sacrés. Vainement les papes Félix et Gélase tentèrent de re-
prendre les négociations rompues avec le siège de Constantino-
ple. Les légats envoyés par eux furent circonvenus par Zenon et
révéque. Les menaces, les caresses, l'appât de fortes sommes,
firent si bien, qu'ils consentirent à reconnaître l'Hénoticon et
à communiquer avec Acacius (1). A leur retour, ils furent
désavoués par le pape pour avoir outrepassé leurs instructions.
Mais dès lors Acacius, fort de l'appui de l'empereur, resta in-
sensible aux avances des papes de Rome. Il ne répondit à aucune
des lettres qui lui furent envoyées par Félix et Gélase. Tout
rapport fut interrompu entre les deux capitales de l'empire.
Les noms des deux papes, comme celui de leur prédécesseur,
furent effacés du catalogue des évêques romains, conservé dans
les archives de Constantinople.
L EMPEREUR ANASTASt.
Le silenciaire Anastase recueillit la succession délicate et
diflîcile de Zenon. Il fut porté au trône par l'impératrice veuve,
Ariane , qui , en même temps que la couronne , lui donna sa
(1) Theophan., Chronic, page 115, éd. 1655. — Cedrenus, lome I, page 353.
— 231 —
main. C'était un singulier choix pour venir à bout des inextri-
cables difficultés dogmatiques où se débattait l'empire, que celui
de ce rude soldat arrogant et impérieux, opiniâtre et rusé, qui
portait la brusquerie des habitudes des camps dans le règlement
des intérêts religieux. Les ennemis de Nestorius et d'Eutychès
se montrèrent peu rassurés par cette élection. Ils rappelaient la
mère de l'empereur, affiliée, disait-on, aux sectes manichéennes;
son oncle, qui avait donné des gages aux ariens ; ils craignaient
qu'Anastase lui-même, issu d'une famille aussi suspecte, ne de-
vint le fauteur d'anciennes et de nouvelles hérésies. On prit à
son égard les précautions les plus minutieuses ; on prétendit
l'enchaîner à la foi par la religion du serment, et le patriarche
EupTiémius lui fit jurer et signer un formulaire conforme aux
articles de Chalcédoine. Le serment prêté, Ariane consentit à
épouser le nouvel empereur (1).
Soins inutiles ! C'était folie d'espérer par des engagements, si
solennels qu'ils fussent, lier une volonté que l'onction impériale
faisait toute-puissante. L'empereur se hâta d'oublier les pro-
messes du silenciaire. Il se montra moins reconnaissant de l'em-
pire qu'il avait reçu qu'irrité des conditions imposées et de la
contrainte subie. Le patriarche Euphémius fut le premier à res-
sentir les effets de sa rancune. Il essaya de l'impliquer dans une
révolte des Isauriens, soulevés par Longinus, et tenta de le faire
assassiner. Au moins réussit-il à soustraire à la vigilance du
pontife la confession de foi qu'il avait jurée le jour de son cou-
ronnement. Dans un synode réuni à Constantinople, il le fit ex-
communier, lui retira sa charge et le relégua dans l'ile d'Eu-
chaïta. Il éleva à sa place le prêtre Macédonius, malgré les ma-
nifestations tumultueuses de la foule en faveur du patriarche
disgracié. Tous les évêques, â l'exemple de leur chef, durent
(1) Théoicban., Chronic, pnge 117, éd. 1655.
— 232 —
adhérer à l'Hénoticon de Zenon, et se soumirent sans résistance.
Restait à obtenir le consentement de Rome ; un instant, l'empe-
reur espéra mener à bien, cette entreprise. Il parvint à gagner à
ses Yues le pape Anastase, et put croire avoir travaillé à la ré-
conciliation des deux églises. Mais le clergé romain, plus obstiné
que son évêque, se sépara de la communion du pape et l'accusa
publiquement d'hérésie. Le pape mourut avant que le légat by-
zantin, Festus, chargé de dresser l'acte de concorde, fût arrivé
à Rome.
Festus essaya de lui donner un successeur également favorable
aux prétentions de l'empereur. Il procéda à l'élection de Lauren-
tius, qui fut ordonné et reconnu par une partie du clergé de la
ville. Mais les dissidents élevèrent, de leur côté, à la papauté le
diacre Symmaque. Rome fut agitée par les querelles que Zenon
avait allumées dans toutes les villes de l'Orient. Les citoyens
en vinrent aux armes ; des maisons et des églises furent brûlées
et pillées. Le roi d'Itahe, Théodoric, intervint enfin. Bien qu'il
fût arien, les deux partis aux prises demandèrent son arbitrage.
Il se décida pour Symmaque, fit condamner son rival dans un
concile provincial, et donna ainsi un éclatant démenti aux espé-
rances un moment caressées par l'empereur (1).
Cet échec exaspéra les ressentiments d' Anastase. Il rompit
lui-même la trêve consentie par l'Hénoticon, et démasqua ses
projets tout entiers ; il favorisa l'hérésie d'Eutychès et refusa
d'admettre le concile de Chalcédoine. La complaisance des évèques
d'Orlenf ne lui fit pas défaut. Le peuple témoigna d'un attache-
ment plus fidèle que ses pasteurs aux doctrines orthodoxes. Pour
se mettre à couvert de ses fureurs. Anastase ordonna que le préfet
de la ville l'escorterait désormais dans les processions publiques.
Jean d'Alexandrie, Flavien d'Antioche, Élie de Jérusalem, ces
(1) Liber pontificalis, Vit. Anastasii.
— 233 —
deux derniers à regret, envoyèrent leur consentement à la con-
damnation du concile de Chalcédoine. Le patriarche Macédonius,
bien qu'il dût sa dignité à la faveur impériale, s'obstina dans la
résistance. Anastase, malgré les voi;iférations de la foule, l'arra-
cha de son palais épiscopal, l'accusa d'hérésie et de mauvaises
moeurs, et l'envoya rejoindre en exil Euphémius. Il le remplaça
par le prêtre Timothée, qui raya des dyptiques Macédonius, et
rétablit sur ces tables Jean d'Alexandrie, condamné par son
prédécesseur. La i)ersécution fut si violente, que Flavien d'An-
tioche et Élie de Jérusalem ne furent pas sauvés par leur com-
plaisante soumission ; on les accusa d'avoir anathématisé le
concile, non du cœur, mais des lèvres seulement, et de nouveaux
prélats prirent possession de leurs sièges.
La fureur du peuple, longtemps comprimée, prit pour éclater
une occasion singulière. C'était un usage déjà ancien dans l'Église
d'Orient, de chanter, pendant l'es cérémonies du culte, le Trisa-
gion^ l'hymne que les chérubins et les séraphins font entendre
dans les cieux au Très-Haut. Il vint à l'esprit d'un moine d'An-
tioclie d'ajouter à cette prière les mots suivants : Qui crucifixus
est pro nobis. Grand émoi parmi les orthodoxes! N'était-ce pas
tomber dans l'hérésie d'Eutychès, et reconnaître une seule na-
ture en Dieu, que de soutenir que les trois Personnes étaient
mortes sur la croix? N'était-ce pas une confusion flagrante de la
nature divine et de la nature humaine, coexistant sans cesser
d'être distinctes dans le Christ? L'empereur Anastase saisit ce
prétexte pour manifester au grand jour ses sympathies pour les
eutychiens (1). Il ordonna de chanter le Trisagion, amendé par
le moine d'Antioche, dans toutes les églises de Constantinople.
Le préfet de la ville et le logothète lurent au jpeuple le décret
sur les marches du temple. La foule envahit tumultueusement
(1) Zonaras, lib. XIV, cb. 7. — Cedrenus, t. I, p. 360, éd. 1647.
— 234 —
l'Église. Pendant qu'une partie du chœur entonnait le Trisagion
suivant les prescriptions impériales , l'autre avec une ardeur
égale essayait de couvrir les voix de ses adversaires en poussant
l'hymne orthodoxe. Cette lutte indescriptible de cris dégénéra
en rixe sanglante. On criait : Mort à l'empereur manichéen !
Mort au contempteur de la Trinité ! Un moine nommé Agrestis,
du couvent de Saint-Philippe, qui passait pour le conseiller du
prince , fut tué par les rebelles ; on promena sa tète au bout
d'une pique. Une religieuse fut brûlée au monastère de Studium.
La multitude acclama un nouvel empereur, Vitalianus. Anas-
tase, qui s'était d'abord caché dans les faubourgs de la ville,
parut dans l'hippodrome, le front sans diadème, et promit de se
démettre de la couronne pour donner satisfaction aux malédic-
tions de la foule. Celle-ci, cédant à un revirement subit et inex-
plicable, s'émut à l'aspect du césar détrôné, refusa d'accepter
son abdication et la reconduisit en triomphe au palais des Bla-
quernes.
Anastase se vengea de cette humiliation et de ces périls. Il
parvint à déchaîner contre le clergé réfractaire aux doctrines
d'Eutychès l'éloquence populaire des moines. Il avait promis de
réunir un concile à Héraclée. Par un avis secret, il fit défendre
au pape d'y envoj-er ses légats, tandis qu'il l'invitait publique-
ment à y assister. Ses soldats dispersèrent les évèques, qui,
confiants dans la parole du prince, s'étaient rendus à sa convo-
cation.
La papauté ne désespéra pas de fléchir ce furieux. Obéissant
aux conseils de Théodoric, le pape Hormisdas essaya pc.r deux
fois de se rapprocher de l'empereur. Anastase refusa de recevoir
et de lire le libelle qu'Ennodius de Pavie et Pérégrinus lui pré-
sentèrent. Il se flattait de les corrompre à prix d'or. Voyant ses
tentatives inutiles, il les chassa de sa présence et les fit escorter
sur leur vaisseau par des soldats, avec défense de relâcher dans
— 235 —
aucun port. Les légats réussirent, malgré la surveillance de leurs
gardes, à répandre, dans les villes de l'Épire et de la Macédoine,
des écrits excitant le peuple à la révolte. Anastase répondit à ces
provocations par une lettre insolente à Hormisdas : « Sache,
lui disait-il, qu'il appartient aux augustes, non aux pontifes, de
commander. C'est à nous d'ordonner et non pas d'obéir. Même
dans les choses divines, s'il y a lieu de décréter quoi que ce soit,
c'est à nous de le faire, à vous d'attendre nos décisions et non
de les prévenir. » La mort débarrassa, en 518, l'Église de ce
dangereux adversaire. Le parti orthodoxe porta alors à l'empire
le Slave Justin, dont le premier soin fut de se réconcilier avec
le pape et de rétablir l'union détruite.
JUSTINIEN i*'.
Successeur d'un empereur orthodoxe, Justinien, sur d'un
pouvoir qu'il tenait, non d'une faction, mais de l'adoption de son
oncle, rentra dans la tradition des empereurs byzantins, et se
départit de toute dépendance en matière de foi à l'égard du siège
de Rome. Peu de souverains sont aussi difficiles à juger. L'his-
toire a épuisé pour lui les formules de l'admiration et du blâme.
Le même historiographe l'a exalté, puis dénigré à outrance. Il
eut de grandes pensées, mais montra dans leur application un
esprit méticuleux et tyrannique. Il fut sur le point de réaliser son
rêve de domination universelle , mais ses conquêtes furent éphé-
mères et comme frappées de stérilité. 11 réunit en corps de doc-
trine, dans ses mémorables compilations, le droit du passé glo-
rieux de Rome; mais, dans sa conduite privée et publique, il
obéit trop souvent à la passion et au caprice, et usa d'une au-
torité arbitraire. 11 se piquait de théologie et passait ses nuits
— 236 —
à compulser des volumes ecclésia-itiques (1), ergotant sur le
dogme , discutant avec les docteurs qu'il appelait au palais.
Tyran bigot, il persécuta l'Église orthodoxe et fut perpétuelle-
ment en lutte avec Rome. Infatué de l'autorité qu'il s'attribuait
en matière religieuse, il substitua sa volonté aux décisions des
conciles et encourut plusieurs fois le reproche d'hérésie. Il en-
tendait à la manière de l'Inquisition du moyen-àge la propa-
gande religieuse, et poursuivit les dissidents avec l'ardeur aveu-
gle d'un sectaire. La religion de l'empire fut le dogme favori de
cet hérésiarque. L'impiété fut punie comme un crime d'État, et
les non-conformistes furent traités comme des rebelles. Il en-
treprit la tâche impossible d'extirper le judaïsme, et donna le der-
nier coup au paganisme, qui comptait encore, au sein même du
sénat, des partisans dévoués. Il accorda à ces derniers trois
mois pour se décider entre Jupiter et Juslinien.
L'empereur ne souffrit pas d'être troublé par les papes dans
l'exercice de son pouvoir discrétionnaire. Il entendait qu'ils fus-
sent les premiers à se soumettre à ses fantaisies théologiques. Le
pape Agapet lui avait été député par le roi Théodoric pour opérer
une réconciliation entre le royaume d'Italie et l'empire. L^'em-
pereur ne laissa pas passer cette occasion de se livrer à ses dis-
cussions favorites. La question des deux natures, que cent ans
de querelles n'avaient point épuisée , fut de nouveau traitée
entre eux. Le pape se renferma dans la lettre et l'esprit du
concile de Chalcédoine, et soutint contre l'empereur la coexis-
tence dans la personne divine de la nature humaine et de la
nature divine. Justinien coui)a court à cet entretien par ces pa-
roles décisives : « Sois de mon avis ou je te fais jeter en exil. »
« Je ne suis qu'un simple pécheur, reprit Agapet, maisje croyais
parler au très-pieux empereur Justinien, et je n'ai trouvé de-
(1) Procope, De bel Gothico, lib. 111, ch. 32.
— 237 —
vant moi que Dioclétien; du reste, je ne crains pas tes menaces.
Sache que tu n'es point appelé à décider en matière de foi. Ton
évêque seul peut discuter ces choses avec moi. » Le patriarche
Anthémius fut introduit et, malgré les objurgations du pape,
refusa de reconnaître les deux natures en Jésus-Christ. Le pape
le déclara anathèrae sur-le-champ, et, profitant des dispositions
plus bénignes de Justinien, fit sacrer à sa place Mennas. Toute-
fois , il ne réussit pas à triompher des subtilités infatigables de
l'empereur, et mourut à Constantinople, abreuvé de dégoûts et
d'ennuis (1).
Les Romains lui donnèrent pour successeur Silvérius, victime
dévouée d'avance aux amertumes et à l'exil. L'Italie traversait
de graves événements. Le royaume des Ostrogoths, né d'hier,
bâti par Théodoric, sur des bases en apparence solides, s'ef-
fondrait sous ses successeurs. Théodoric avait essayé d'unir en
une seule nation les Barbares et les Romains. Cette tentative
n'avait fait qu'accuser davantage les antipathies des deux peu-
ples, l'un se retranchant dans les fonctions civiles, l'autre affec-
tant de mépriser toute autre profession que celle des armes. Le
respect du roi pour la propriété, son équité, la longue trêve qu'il
avait procurée à l'Italie agonisante, sa force et la crainte qu'elle
inspirait, retinrent, tant qu'il vécut, les Italiens dans l'obéis-
sance.
Après lui, Rome rougit de ses maîtres barbares. Les passions
religieuses envenimaient encore cette sourde hostilité. Chré-
tienne et catholique, elle détesta en eux des ariens. Elle leur pré-
féra le souverain d'outre-mer, moins proche, et qui continuait à
porter parmi ses titres celui d'empereur des Romains. Les discor-
des de la famille de Théodoric achevèrent sa ruine. Cette royauté
barbare se dissolvait d'elle-même, quand Bélisaire parut, salué
(1) Liber pontificalis, Vita Agapeti.
— 238 —
avec enthousiasme par les Italiens, appelé même par une partie
des Barbares. Il entra dans Rome, veuve, depuis près d'un siècle,
de tout gouvernement national. Justinien profita de ce séjour
de son lieutenant pour exiger du pape le rétablissement d'Anthé-
mius, sacrifié jadis à Agapet. Le diacre Vigile apporta au pon-
tife une lettre de l'impératrice Théodora : « Rends sa dignité à
Anthémius, disait-elle, ou viens sans tarder te justifier auprès
de nous. » Silvérius, à ces mots, poussa un profond soupir, et
s'écria : « Voici, je le sais bien, qui m'annonce la fin de mes
jours. » Puis, résigné à son sort, il répondit à Théodora par un
refus : « Je ne puis rétablir un hérétique condamné dans son
impiété. » Outrée de colère, l'impératrice écrivit à Bélisaire :
Vois quelle occasion tu pourras saisir de déposer Silvérius , et
de nous l'envoyer. Nous t'adressons notre très-cher apocrisiaire,
l'archidiacre Vigile, qui se charge de rétablir Anthémius. » De
faux témoins furent subornés, qui accusèrent le pape de travail-
ler secrètement à rendre la ville de Rome aux Ostrogoths. Bien
qu'il eût ses raisons pour n'être pas dupe de pareilles déposi-
tions, Bélisaire prit ce prétexte pour mander auprès de lui le
prélat. Quand il entra dans l'appartement du patrice, Silvérius
vit Antonine, la femme de Bélisaire, étendue sur un lit de repos,
et le général à ses pieds. Dès qu'elle aperçut le pape, Antonine
s'écria : € Dis-nous, seigneur pape, qu'avons-nous fait à toi et
aux Romains pour que tu veuilles nous livrer aux Goths? » Elle
parlait encore, que le sous-diacre Jean arracha au pape le pal-
lium et l'emmena sous bonne garde, revêtu d'une robe de moine.
Il fut déporté dans une île du Pont, où il ne tarda pas à suc-
comber (1).
L'ambitieux Vigile , qui avait si perfidement travaillé à la
perte de Silvérius, hérita de sa dignité. L'empereur comptait
(1) Liber pontificalis, Vita Silverii. — Paul Diacre, lib. XVI.
— 239 —
avoir en lui un serviteur docile. Mais, parvenu à ce comble d'hon-
neur, satisfait dans ses désirs, Vigile dépouilla l'homme servile
qu'il avait été ; la papauté le transforma et lui donna l'indépen-
dance et la conscience de ses devoirs. Sommé par Théodora
d'acquitter ses promesses : « A Dieu ne plaise ! répondit-il ;
jadis ma bouche a prononcé des paroles impies ; aujourd'hui je
ne puis consentir à ta demande, ni rétablir un homme hérétique
et excommunié. » L'impératrice, furieuse, blessée au vif par cet
échec, écrivit à l'un de ses officiers : « Partout où tu trouveras
Vigile, excepté dans la basilique de Saint-Pierre, jette-le dans
un vaisseau et conduis- le à Constantinople. Situ y manques,
par le Dieu vivant, je te fais écorcher vif. » Cette fois, Théodora
fut obéie.
Mais déjà le peuple ne se désintéressait plus des malheurs de
ses pontifes, et s'indignait de ces coups d'autorité partis de
Constantinople, et qui si subitement changeaient ses destinées.
Il suivit le pape Vigile jusqu'au port, le saluant de ses acclama-
tions et de ses protestations d'amour. Le pape fit tout haut la
prière ; à chaque répons, la foule répondait pieusement : Amen,
Bientôt le vent gonfla la voile du navire, qui s'ébranla et glissa
sur les flots. Le peuple, exaspéré, jetait au vaisseau des pierres,
des bâtons, de la boue, le maudissait : « Puisses-tu apporter la
peste, puisses-tu apporter la destruction à Byzance ! Tu as été
funeste aux Romains, puisses-tu l'être à ceux que tu vas trou-
ver ! » Ainsi se perdait peu à peu le respect des' Romains pour
leurs maîtres; ainsi se préparait par la désaffection la révolution
qni devait affranchir Rome de Constantinople (1).
Jnstinien feignit d'accueillir avec toutes les marques de la
joie et les prévenances de la sympathie le prélat prisonnier.
Pendant deux ans entiers, il épuisa tous les moyens pour arra-
(1) Liber pontificalis, Vita Vigilii»
— 240 —
cher au pape le rétablissement d'Anthémius, lui rappelant ses
promesses passées, lui mettant sous les yeux l'engagement écrit
de sa main. Vigile fut inébranlable : « Faites de moi ce qu'il
vous plaira, dit-il un jour à Théodora et à Justinien; ce ne sont
plus des princes très-pieux que j'ai trouvés en vous, mais un
Dioclétien et une Éleuthérie; du reste, j'ai le châtiment que j'ai
mérité, » L'empereur s'emporta jusqu'à lui donner un soufflet
et à l'accuser du meurtre de Silvérius. Le malheureux pape,
craignant un plus grand éclat, se réfugia vers l'autel de Saint-
Serge et embrassa de ses mains un fût de colonne, priant Dieu
d'avoir pitié de lui. Ses persécuteurs l'arrachèrent à cet asile
avec une telle brutalité, qu'ils entraînèrent avec lui la colonne,
qui croula à leurs pieds. Jeté hors du temple, il fut promené par
la ville, la corde au cou, puis retenu en prison (1).
Il n'avait pas encore épuisé toutes les rigueurs de Justinien.
L'esprit sans cesse occupé de discussions théologiques, le prince
s'avisa de réveiller une affaire qui semblait depuis longtemps
jugée et oubliée. Au concile de Chalcédoine, Ibas, partisan de
Théodore de Mopsueste, et Théodoret de Cyrrha, qui avait en-
gagé une polémique religieuse contre Cyrille, furent accusés de
partager l'hérésie d'Eutychès ; mais , absous par les pères , ils
furent admis à siéger dans le concile. Un siècle après, on renou-
vela le procès fait à leur mémoire. L'évêque de Césarée, Théo-
dore, protecteur des origénistes, irrité d'un décret inspiré par le
pape contre les sectateurs d'Origène, entreprit de faire condam-
ner le livre de Tbéodore de Mopsueste , une épître d'Ibas, un
écrit de Théodoret, ce qu'on appela Les Trois Chapitres. Le pape
soutenait ces écrits, comme tout ce qu'avait approuvé le concile
de Chalcédoine.
L'évêque de Césarée persuada à Justinien que ces trois chapitres
(1) Theophan., Chronic, p. 191, éd. 1655.
— 241 —
empêchaient seuls les Acéphales de recevoir le dernier concile. Si
l'empereur les condamnait, il réconciliait du même coup Eutychès
et les catholiques. Justinien suivit docilement ses conseils et publia
une constitution dans ce sens. Le pape Vigile refusa d'imiter les
évêques d'Orient, qui s'étaient hâtés, suivant l'usage, de s'incli-
ner devant les volontés du souverain. Il suspendit de leurs fonc-
tions le patriarche Mennas et ceux qu'il avait entraînés dans son
hérésie. Poussé à bout par Justinien, il consentit à un accommode-
ment. Il condamna les auteurs des trois chapitres « sauf le res-
pect dû au concile de Chalcédoine ». Cet expédient, fut de nul
effet et indisposa les Orientaux et les Occidentaux. On voulait
une absolution ou une condamnation formelle. Justinien prit le
parti de réunir le cinquième concile général. Le pape s'obstina à
ne pas se présenter aux séances, il prétexta que jamais les
papes n'avaient participé autrement que par leurs légats aux
grands conciles. Cependant, vers la fin du concile, il mollit et
imagina un nouveau biais pour accorder sa conscience et les
exigences de l'empereur. Il approuva les trois chapitres tout en
condamnant les doctrines attribuées à leurs auteurs. Le concile
ne s'arrêta pas à ces subtilités. Il condamna purement et simple-
ment les trois écrits. Sur le refus du pape de se soumettre, il
fut envoyé en exil.
Plus tard, à la prière du clergé romain, Justinien rappela
Vigile et le rendit à son église. Mais si vives avaient été les
souffrances du malheureux pontife, que cette nouvelle émotion
acheva de le briser ; il mourut pendant la traversée.
La dernière année de Justinien fut marquée par une hérésie
nouvelle, celle des Aphthardocètes, voisine de l'erreur d'Euty-
chès. L'empereur soutenait que la chair du Christ, durant sa
vie, était incorruptible et non soumise aux besoins matériels de
notre nature, par conséquent que sur la croix même, il avait été
affranchi de toute souflErance. Le patriarche de Constantinople,
16
— 242 —
qui avait voulu s'opposer à cette nouveauté, l'ut exilé à Araasie,
Les persécutions se seraient sans doute étendues plus loin, si la
mort n'avait enlevé le vieil empereur en 565.
LES MONOTHÉLITBS.
HÈRACI.IUS (l'ecTHÈSE).
Nous ne nous arrêtons pas aux règnes de l'empereur Maurice
et de Phocas. Le premier, malgré de fréquents dissentiments avec
le pape Grégoire le Grand, sut du moins éviter une rupture. Son
meurtrier Phocas chercha à Rome son appui, et accorda à ses
pontifes tous les privilèges qu'ils réclamèrent. Lasse des crimes
du tyran, Constantinople ouvrit ses portes au jeune Héraclius,
qui fit justice de Phocas et gouverna à sa place (1).
La première partie du règne d'Héraclius fut paisible et glo-
rieuse. Né d'une famille renommée pour sa piété, il porta dans
l'exercice du pouvoir, la dévotion et l'ardeur religieuse d'un
moine. Il dirigea contre les Perses une véritable croisade, et
détruisit les sanctuaires du magisme. Dévot à l'image mystique
d'Édesse, qui reproduisait les traits sanglants du Christ, il la
faisait porter devant lui dans les combats, et attribuait à ce pal-
ladium les victoires qu'il sut gagner. Ce pieux personnage
n'échappa point, sur la fin de sa vie, au reproche d'hérésie. Il
était de passage à Hiérapolis, quand le patriarche des jacobites,
Athanase, vint à lui pour lui soumettre une question de foi. La
querelle des monophysites était à peine apaisée et passionnait
encore quelques esprits. Athanasa demanda à l'empereur s'il
fallait reconnaître dans le Christ une ou deux volontés, une ou
(1) V. la thèse de M. Drapeyron sur Héraclius et son historien, Georges Pisidès.
— 243 —
deux opérations. L'empereur embarrassé différa de répondre.
Dans le doute, il écrivit au patriarche de Constantinople, Ser-
gius, qui à son tour consulta 1 evèque Cyrus. La réponse des deux
théologiens fat qu'il ne fallait reconnaître dans le Christ qu'une
volonté et qu'une opération (1).
Mais les orthodoxes ne laissèrent pas se répandre le dogme
nouveau sans protester. Les querelles sur la nature du Christ,
un moment assouijies, se réveillèrent et éclatèrent avec fureur.
Forts de la décision du concile de Chalcédoine, les orthodoxes
soutinrent que la volonté humaine et la volonté divine, s'exer-
çaient dans le Christ séparément, mais toujours dans le même
sens. Le moine Sophronius s'en référa à l'autorité du pape et lui
adressa une lettre que Photius mentionne dans sa bibliothèque.
Le patriarche Sergius lui écrivit à son tour contre Sophronius, et
pour obtenir de lui une réponse favorable à ses vues particulières.
Le pape Honorius fort embarrassé dans ce litige, crut accor-
der les deux partis de la même façon que Constantin et ses suc-
cesseurs avaient fait dans des cas semblables. Il évita de se pro-
noncer directement et conseilla d'éluder la difficulté en la pas-
sant sous silence. Il écrivit à Sergius : « Que Votre Fraternité
soit d'accord avec nous, comme nous sommes d'accord avec elle.
Nous vous exhortons à éviter ces discussions sur une simple ou
une double volonté dans le Christ, et à proclamer avec nous que
Jésus-Christ, fils du Dieu vivant, et Dieu vivant lui-même, a
agi suivant ses deux natures, divinement et humainement,
comme l'enseigne la foi orthodoxe. » Cette lettre étrange ne ter-
minait pas le débat. Du moment que la question se posait, il
était urgent de la résoudre. Or, tandis qu'Héraclius et Sergius
ne voulaient reconnaître qu'une seule volonté dans le Verbe, le
pape défendait d'enseigner qu'il y en eût une ou deux.
(1) Tbeoph., C/ivonic, p. 274, éd. 1653.
— 244 —
L'autorité impériale intervint encore une fois solennellement.
Héraclius publia l'Ecthèse qui fut affichée aux portes de Sainte-
Sophie. En voici le début : « Exposition de foi faite par le très-
pieux et très-grand prince Héraclius, que Dieu conserve ! pour
mettre fin aux altercations que quelques-uns ont soulevées au
sujet de l'opération divine. Elle est conforme à la foi reconnue
par les cinq grands conciles généraux, et les titulaires des siè-
ges patriarcaux l'ont reçue avec satisfaction, comme devant pro-
curer la paix aux saintes églises de Dieu. » Après avoir déve-
loppé le dogme monothélite, l'Ecthèse s'achevait ainsi : « Ceux qui
suivent en tous points et reçoivent cette doctrine de foi, nous les
recevons ; ceux qui la rejettent, nous les rejetons et les frappons
d'anathème. » Suivaient les signatures du prince et des princi-
paux évêques.
Un synode réuni à Constantinople pour approuver l'Ecthèse,
le fit dans des termes qui ne laissent aucun doute sur le res-
pect qu'inspiraient les décisions des princes en ces matières. « Le
saint synode, à la suite des discussions où a été exposé le dogme
orthodoxe du très-pieux et très-grand prince, à la suite des
lectures qui précédemment ont été faites, connaissant la sagesse
vigilante du très-grand prince, sa perfection et ses lumières,
approuve, adopte et confirme ladite Exposition. »
Héraclius ne trouva pas en Occident la même soumission qu'en
Orient. Il n'est pas douteux cependant que le pape Honorius,
mort avant la publication de l'Ecthèse, ait approuvé l'erreur
monothélite. Au concile tenu à Constantinople en 680, sous
l'empereur Constantin Pogonat, on condamna solennellement les
évêques Sergius, Cyrus, Pyrrhus, Paulus, auxquels on joignit
l'évêque de Rome. On a prétendu bien vainement que le texte
du sixième concile avait été interpolé, et que les Orientaux y
avaient glissé le nom d'Honorius. Le fait est impossible, car tous
les manuscrits sont d'accord sur les noms des évêques frappés
— 245 —
d'anathème. La chose eût peut-être été vraisemblable pour
l'exemplaire gardé à Byzance ; mais ceux qui furent envoyés à
Jérusalem, à Antioche, à Alexandrie et à Rome ne diffèrent en
rien du précédent. Une telle fraude d'ailleurs n'eût point passé
inaperçue, si l'on réfléchit que les légats de la curie romaine et
l'évêque de Ravenne assistèrent à toutes les séances. Enfin, les
derniers doutes sont levés par la lettre de Léon II qui communi-
que aux évêques d'Occident les décisions du concile (1). « Sont
condamnés à la damnation éternelle, écrivait-il aux évêques
d'Espagne, Théodore de Phare, Cyrus d'Alexandrie, Sergius,
Pyrrhus, Paulus, et avec eux Honorius pour n'avoir pas éteint
comme il convenait à l'autorité ecclésiastique, la flamme nais-
sante du dogme hérétique et pour l'avoir entretenue par son
indifférence (2). »
Les successeurs d'Honorius rétablirent l'intégrité et la pureté
de la tradition apostolique. Le pape Sévcrius reçut de l'exarque
Isaac le texte de l'Exposition et refusa d'apposer son nom auprès
de ceux des autrespatriarches.il mourut presque aussitôt après,
échappant ainsi aux conséquences probables de sa résistance.
Héraclius lui survécut un an à peine et succomba, sans avoir
apaisé la querelle qu'il avait imprudemment excitée dans
l'Église.
CONSTANT (le TYPe).
Constant, fils d'Héraclius, subit l'influence et les conseils du
patriarche Paulus. Il persévéra dans l'hérésie monothélite, et
(1) Coiuiliorum synopsis, Cabassut, 6« concile.
(2) Ep. Leonis, 2 et 5 : QuiDaminam liceretici dogmatis, non, ut decuit apostolicam
auctoritatem, incipiendam exstinxit, sed negligendo confovit. — V. aussi, Lettre
d'Adrien III au 8« concile.
— 246 —
renouvelant la tentative de son père, par un acte de son autorité,
il voulut imposer comme une loi, la doctrine d'une seule vo-
lonté. Lui aussi espérait calmer ainsi l'effervescence religieuse,
et intervenant dans le domaine de la pensée et de la conscience,
couper court par un édit de foi aux discussions sans cesse renais-
santes. Il publia donc le Type. Le préambule mérite d'être si-
gnalé. « Ayant coutume d'agir dans l'intérêt commun et d'éten-
dre notre sollicitude aux choses qui regardent l'utilité de notre
très-chrétienne république, principalement la pureté immacu-
lée de notre sainte foi, nous avons reconnu que la plus grande
perturbation régnait dans notre peuple orthodoxe, les uns sou-
tenant qu'une seule volonté et une seule énergie se manifestaient
dans les opérations divines et humaines de N.-S. J.-C, les autres
qu'on devait distinguer deux volontés et deux opérations dans
la personne du Yerbe, etc., etc. Inspirés par le Dieu tout-
puissant nous avons pensé qu'il fallait éteindre cette flamme de
discorde et ne pas laisser l'incendie répandre davantage ses ra-
vages dans les âmes. Aussi décrétons-nous que nos sujets appar-
tenant à la foi orthodoxe et immaculée du Christ, et qui font
partie de l'Église catholique et apostolique, n'auront plus à dater
des présentes, la liberté de disputer sur les deux volontés et les
deux opérations ou sur l'unique volonté et l'unique opération. »
Le pape Théodore ne voulut pas joindre sa signature à celles
de ses collègues orientaux au bas du Type. Il estimait que le
silence même en pareille matière impliquait le doute, et par
conséquent l'hérésie ; que la vérité apostolique devait être hau-
tement avouée et non dissimulée derrière l'équivoque ; il assem-
bla un synode à Latran et condamna le Type en ces termes : « Il
témoigne de bonnes intentions, mais ses conséquences sont en
désaccord avec l'intention de celui qui l'a conçu. »
Le pape Martin fit au Type une réponse plus énergique. Il
déclara qu'il n'appartenait pas à l'empereur de discuter les ques-
— 247 —
lions de foi, et par une lettre-circulaire adressée à tout le
monde chrétien, il dénonça l'édit impérial comme infâme et
impie.
La vengeance de Constant ne se fit pas attendre. Déjà il avait
fait frapper de verges et jeter en prison les légats envoyés à
Constantinople par Martin ; il avait renversé un autel élevé et
consacré par eux, et défendu d'y célébrer le sacrifice. Cette fois
il envoya en Italie l'exarque Olympius en lui confiant ces ins-
tructions : « Si tu trouves la province disposée à consentir au
Type que nous avons exposé, force les cvêques et les hérétiques
influents par leur richesse, à souscrire à notre édit. Si, comme
nous l'a fait pressentir le glorieux patrice Platon et le glorieux
Eupraxius, tu parviens à persuader l'armée, nous t'ordonnons
de t'emparer de Martin, qui fut jadis apocrisiaire dans notre
ville impériale. Montre bien ensuite aux diverses églises que
nous ne sommes pas éloignés de la doctrine orthodoxe, et fais
souscrire tous les évêques. Si tu trouves au contraire l'armée
hostile à nos intentions, reste en repos jusqu'à ce que tes soldats
se soient rendus maîtres de la province et en particulier de
Rome et de Ravenne ; ensuite fais que nos instructions soient
obéies au plus vite (1). »
Olympius trouva en Italie la résistance que l'empereur soup-
çonnait. Ces provinces lointaines, déshabituées de l'obéissance
immédiate à l'empereur, commençaient à se détacher de Cons-
tantinople et à porter ailleurs leurs regards et leurs vœux.
Olympius, désespérant de s'emparer du pape, reçut l'ordre de le
tuer ; mais le spathaire qu'il chargea.de cette exécution, soit que
la crainte éblouît ses sens, soit qu'il eût peine à distinguer le
pontife parmi les clercs qui l'entouraient, hésita et ne put frap-
per. Les écrivains ecclésiastiques ne manquèrent pas de dire qu'il
(1) Liher pontificalis, Vita Martini.
— 248 —
fut subitement atteint de cécité, et que Dieu par ce miracle sauva
les jours du pape.
Olympius découvrit une cliose qui échappait à la cour de Cons-
tantinople. Il sentit l'Italie se dérober sous l'empereur. Il sur-
prit des paroles d'aversion et de menace. Il comprit qu'une puis-
sance était née, avec qui l'empereur devait un jour compter.
Peut-être crut-il cette révolution plus prochaine qu'elle n'était
en réalité, et voulut-il exploiter à son profit le mécontentement
des Italiens. Il parait certain qu'il s"entendit avec le pape Mar-
tin, lui dénonça les projets et les pièges de l'empereur. Si nous
en croyons les accusations de lèse-majesté portées plus tard con-
tre le pontife, il prépara de concert avec lui l'indépendance et le
schisme politique de l'Italie. On alla jusqu'à dire que le pape
aurait revêtu Olympius de la pourpre (1). Une mort obscure qui
atteignit l'exarque en Sicile, mit fin à ces rêves ambitieux et
découvrit entièrement le pape.
L'empereur écrivit à Martin une lettre menaçante. Il l'accu-
sait d'avoir dépravé la tradition apostolique, d'avoir conspiré
d'accord avec les Sarrasins, la ruine de l'empire romain, enfin
d'avoir prononcé à l'occasion de la vierge Marie, quelques paro-
les entachées d'hérésie. L'empereur se présentait dans cette
lettre comme le vengeur de l'intégrité de l'empire compromise
et de la foi corrompue.
Le nouvel exarque Calliopas arrivait en Italie avec des ordres
exprès. Malgré les protestations des Romains, il s'empare de la
personne du pontife dans l'église du Sauveur, le fait charger de
chaînes, jeter sur un vaisseau et envoyer à Constantinople. La
surprise de la population, et les précautions prises par Calliopas
furent telles que personne n'osa prendre les armes et que l'Italie
assista stupéfaite et impuissante à cette exécution. En Orient,
(1) Liber pontificalis;, vita Martini.
— 249 —
quelques moines comme l'abbé Maxime, prirent parti pour le
pape et soutinrent que l'empereur n'avait pas pouvoir pour défi-
nir le dogme. Ces protestations isolées se perdirent au milieu de
l'indifférence des uns, de la crainte des autres.
Cependant Martin conduit à Constantinople fut jugé non par
un synode, mais par le sénat. On l'accusa moins d'hérésie que du
crime de lèse-majesté. Il fut dépouillé publiquement du pallium.
On lui coupa la langue et les mains et on le relégua dans la Cher-
sonnèse où il mourut bientôt (1).
L'hérésie monothélite survécut peu à l'empereur Constant.
Son fils, Constantin Pogonat, probablement effrayé des consé-
quences politiques que pouvaient avoir de telles discussions reli-
gieuses, prit le parti de se réconcilier avec le Saint-Siège. Il
avertit le pape Bonus de son intention de réunir un concile œcu-
ménique. Sa lettre fut reçue par le pape Agathon, qui après avoir
demandé l'avis d'un synode, envoya ses légats à Constantinople.
L'empereur assista à ce concile et le présida. On y condamna tous
les fauteurs de l'hérésie monothélite, Sergius, Cyrus, Pyrrhus,
Paulus et le pape Honorius. L'empereur rendit par un décret
obligatoires les décisions du concile et menaça les réfractaires
des peines accoutumées.
JUSTINIEN M RHINOTMETE.
Le concile assemblé à Constantinople par le grand Justinien
et celui que réunit dans la même ville Constantin Pogonat, n'a--
vaient pas formulé de canons touchant la constitution de l'Église.
C'est pour combler cette lacune que Justinien II convoqua \o.
concile m TruUo, connu aussi sous le nom de Quinisexte, parco
(1) Baronius, Ann.ecclésiast., an 668.
— 250 —
qu'il avait la prétention de compléter le cinquième et le sixième.
Les Orientaux le tiennent pour œcuménique , vu que tous les
patriarches s'y firent représenter. Balsamon soutient que le
pape y délégua, muni de ses pouvoirs, l'évêque de Ravenne. Les
Occidentaux, au contraire, refusent de reconnaître ce concile
pour valide et contestent même la présence d'un légat romain.
Nous avons vu plus haut ce qu'il faut penser de cette querelle (1).
Quoi qu'il en soit, le concile in Trullo, présidé par Justinien,
confirma les prétentions des empereurs à la direction religieuse
de l'Église, et adopta plusieurs articles contraires à la discipline
en usage dans tout l'Occident. S'appuyant sur un canon des apô-
tres, qui défendait aux premiers évêques de se séparer de leurs
femmes, sous prétexte de religion, les pères autorisèrent le mariage
des prêtres. Le pape s'émut de cette atteinte portée à la discipline
ecclésiastique, et qui n'allait à rien moins qu'à désorganiser la
constitution du clergé. Il désavoua ses légats et refusa de sous-
crire au concile. Il ne voulut même pas prendre connaissance
des tomes qui lui furent offerts, et déclara qu'il préférait mourir
que de consentir à ces nouveautés et à ces erreurs (2). Justinien
envoya le protospathaire Zacharie pour obtenir la soumission de
Sergius ou pour amener à Constantinople le rebelle.
Sitôt que le bruit se répandit en Italie de l'arrivée du sjm-
thaire et de l'exécution dont il était chargé, le peuple des villes
s'agita. Les Ravennates et les Romains se distinguèrent entre
tous par leur exaltation. L'esprit de révolte, longtemps contenu,
éclata enfin. Qu'importait à ces Italiens l'autorité lointaine et
pourtant tyrannique de l'empereur? N'étaient-ils pas habitués
depuis assez longtemps à se passer de Constantinople? Le lien de
l'obéissance ne s'étaifc-il pas relâché pendant la domination des
(1) V. le chapitre sur l'Empereur et les Conciles.
(2) Liber pontificalis, Vit. Scrgii : Pro eo quod quaedam capitula extra ritumeccle-
siaslicum fucrant in eo admissa.
— 251 —
chefs barbares et de l'ostrogoth Théodoric? Qu'avaient fait, pour
raviver l'ancienne vénération pour la majesté impériale , les
successeurs de Justinien? Étaient-ils apparus dans le glorieux
appareil de leur puissance aux Italiotes? Seul, Constantin Pogo-
net avait visité Rome. Il était entré dans la ville comme dans
une cité conquise, dépouillant les édifices publics et les temples
des derniers restes de la splendeur romaine. Maintenant l'empe-
reur n'intervenait plus que par ses édits vexatoires, pour exiger
l'impôt public, publier des dogmes nouveaux , frapper les évo-
ques de Rome, qui tant de fois s'étaient entremis, au péril de
leur vie, pour le salut de tous. Aussi l'envoyé de l'empereur
fut-il accueilli par des huées et des menaces. De toutes les villes
de l'exarquat et de la Pentapole, accourent des hommes armés
qui envahissent les rues de Rome et jurent qu'ils ne laisseront
pas enlever le pape, comme Silvérius, Vigile et Martin. Pour-
suivi de rues en rues et de maisons en maisons, le malheureux
Zacharie ne trouva de refuge que dans le palais même des pon-
tifes. Par une ironie sanglante, la fatalité l'obligeait à demander
la vie à l'homme qu'il avait promis d'emmener enchaîné à
Constantinople. Il se jeta tout tremblant aux pieds de Sergius
et le supplia, les larmes aux yeux, de l'arracher aux fureurs de
la foule. Le peuple était entré cependant dans la demeure du
pape et demandait la mort du protospathaire. A bout de cou-
rage, Zacharie dut se cacher sous le lit même de Sergius, et de
là il entendit, au milieu d'horribles angoisses, le pape haranguer
les soldats et la multitude pour les apaiser. La sédition ne se
calma que lorsque Rome apprit que l'officier impérial avait re-
pris la mer pour retourner vers sas maîtres (1).
Justinien ne put venger cet affront. Tandis que son envoyé
fuyait les ressentiments des Romains, lui-même était, à Cons-
(t) Anabl., Bibl., Vifa Joannis 17.
— 252 —
tantinople, le jouet des révolutions populaires. Saisi dans son
palais, traîné dans l'hippodrome , ses ennemis lui coupèrent le
nez, puis le reléguèrent mutilé chez les Bulgares. Apsimarus
et Tibère régnèrent à sa place. Tibère crut de son devoir de
punir la rébellion des Italiens, et envoya au pape Jean VI le cubi-
culaire Théophylacte. Le peuple montra la même constance et
le même empressement à défendre son évêque (1). L'Italie s'af-
fermit dans son parti pris de révolte , et manifesta une fois de
plus son mépris de l'autorité impériale. Le pape dut se mêler à
la foule, et, entouré de ses prêtres, calma par de fermes paroles
les furieux. En même temps il ordonnait que les portes de la
ville fussent closes, et faisait exécuter quelques Romains soup-
çonnés d'avoir voulu livrer Rome à l'exarque. Théophylacte ne
put que constater son impuissance et s'éloigna de la ville, où
désormais les papes régnaient en maîtres.
A quelque temps de là, Gisolphe, duc des Lombards, envahit
la Campanie, ravagea les terres des laboureurs et emmena les
enfants et les femmes en captivité. Le pape Jean envoya ses
prêtres au Lombard pour racheter les captifs et le décider, à
prix d'argent, à donner la paix à la Campanie. C'est par des
services de ce genre que la papauté grandissait en Italie. Le
peuple voyait dans l'intercession de son évêque la protection et
le salut.
Cependant Justinien , aidé du secours des Bulgares , avait
repris Constantinople, et foulé superbement dans l'hippodrome
< comme l'aspic et le basilic » les cadavres de ses ennemis. A
peine rétabli, il envoya au pape Jean VII deux métropolitains
pour lui présenter les tomes du concile in Trullo. Il le priait,
par une lettre, de rendre la paix à l'Orient, et l'autorisait à
(1) Liber pontificalis, Vita Joannis sexti ; Militia lotius Italiae tumultuose conve-
nit apiid hanc Romam civitatem, volens praefalum exarrluim tribulare.
— 253 —
rayer, s'il le jugeait nécessaire, les articles contraires à la foi des
Romains. Le pape, « cédant à l'humanité fragile, fît quelques
corrections aux tomes du concile, et les renvoya ainsi amendés
à l'empereur (1). »
Pour achever sa réconciliation avec le Saint-Siège , Justinien
Rhinotmète appela à Nicomédie le successeur de Jean VII ,
Constantin. Mais ses ennemis hâtèrent sa fin et le firent assas-
siner en l'année 711.
PHILIPPICUS.
Le pape Constantin avait à peine quitté Nicomédie, qu'il
apprît l'avènement au trône de Philippicus. Le nouvel empereur
avait profité du moment où Justinien abjurait son erreur et se
réconciliait avec la papauté pour relever le drapeau de l'hérésie
et s'appuyer sur le parti hostile aux orthodoxes. Paul Diacre
raconte qu'un jour que ce prince était endormi sous le ciel, un
moine vit un aigle qui planait immobile sur le jeune homme et
le protégeait de ses ailes. Le moine, frappé de cet augure,
réveilla et lui promit l'empire s'il consentait , en retour, à
abolir le sixième concile œcuménique (2). Philippicus engagea
sa parole au moine et poussa sa fortune à Constantinople. Une
première fois, sous Apsimarus, il parla du présage qui lui
annonçait la souveraine puissance. L'empereur le fit jeter dans
l'ile de Céphalonie. Ces rigueurs mêmes le désignaient aux
suffrages des superstitieux Byzantins. A peine le retour de
Justinien l'eut-il délivré, que, confiant dans ses destinées, il se
fit reconnaître empereur et fut proclamé à Constantinople. Son
premier soin fut de chasser le patriarche pour le remplacer
(1; Liber pontiGcalis, Vita Johannis septimi.
(i) Paul Diacre, liv. XX; — Cedrenus, t. I, p. 448, éd. 1647.
— 254 —
par le moine Jean. S'il faut en croire Paul Diacre, non-seule-
ment il condamna le sixième concile , mais il renversa les
images et les statues des saints, et revint à l'hérésie d'Arius.
Le pape -Constantin ne voulut pas recevoir la profession de foi
hérétique de Philippicus. Soutenu par le peuple romain, il fit sus-
pendre dans l'église de Saint-Pierre un vaste tableau qui conte-
nait les principaux articles des six grands conciles œcuméni-
ques. Il raya le nom de l'empereur des chartes publiques et son
image des monnaies. Sa statue ne fut pas, suivant la coutume,
dressée dans l'église, ni son nom prononcé dans les cérémonies
du culte et recommandé aux prières des fidèles (1). Les Italiens
refusèrent d'obéir aux ordres de l'exarque de Ravenne, Pierre.
La guerre civile ensanglanta la ville de Rome. Une bataille s'en-
gagea sous les fenêtres du palais des papes. Il fallut l'interven-
tion du pape, suivi de ses prêtres, portant en leurs mains
l'Évangile et la Croix pour mettre fin à ce conflit.
La paix n'était pas encore rendue à l'Italie , quand arriva la
nouvelle de la chute de Philippicus et de l'avènement d'Anas-
tase. L'exarque apporta au pape la profession de foi du nouvel
empereur, qui reconnaissait le sixième concile. On fit part à la
multitude de cet heureux événement. Alors seulement l'exarque
put regagner Ravenne.
LES ICONOCLASTES.
LÉON l'iSaIRIEN.
Parvenu à l'empire en 717, Léon l'Isaurien défendit heureu-
sement Constantinople contre les assauts prématurés des musul-
mans, qui ne devaient emporter cette ville que sept siècles plus
(1) Liber ponlificaliSj Vita Constantini.
— 255 —
tard. Il n'est pas douteux que l'extraordinaire succès de la pré-
dication de rislam parmi les populations asiatiques et africaines
lui suggéra l'idée de corriger ce qui, dans la religion orthodoxe,
pouvait cboquer quelques esprits et les disposer à recevoir le
Coran. On sait que l'islamisme est une religion monothéiste, et
qu'elle considère comme un sacrilège toute représentation figu-
rée de la divinité et de ses attributs. Le premier acte de Mahomet,
revenu vainqueur à la Mecque, avait été de briser les images
suspendues à la Caaba. Ses disciples, partout où les avait portés
l'ardeur victorieuse de leur prosélytisme, ne manquèrent pas de
suivre l'exemple du prophète et de détruire les tableaux et les sta-
tues proposés à la vénération des chrétiens. Le christianisme, en
se substituant au paganisme, avait en effet respecté quelques-uns
de ses usages, et donné satisfaction aux tendances idolatriques
des sujets de l'empire, en remplaçant par le culte des saints et
des anges le culte des dieux et des déesses de l'Olympe grec et
romain. Dans les temples, dans les carrefours, et jusqu'au foyer
domestique, la piété des fidèles fut sans cesse éveillée et entre-
tenue par la vue des principaux personnages de la légende chré-
tienne et par les images de ceux qui étaient morts dans les sup-
plices pour attester leur foi.
Ce culte n'avait, il est vrai, que la valeur d'une commémora-
tion ; plusieurs conciles s'efforcèrent d'en déterminer clairement
la nature ; mais les âmes grossières du peuple, surtout en Occi-
dent, n'entrèrent pas dans ces distinctions subtiles, et se laissè-
rent glisser sur la pente de l'idolâtrie. La religion chrétienne se
matérialisait peu à peu ; sous une forme nouvelle le paganisme
reprenait possession des âmes. Ces tendances, constatées par un
témoin impartial, Paul Diacre, préoccupaient l'esprit de l'empe-
reur (1). Pour rattacher à l'empire les nations, que séduisaient
(1) Paul Diacre, lib. XXI. ,
— 256 —
la sévérité et l'imposante unité du dogme musulman, il publia
un édit qui proscrivait les images des saints, des anges, de la
vierge Marie , et ordonnait de les abattre dans toute l'étendue
de l'empire. Lui-même donna l'exemple à Constantinople, et fit
brûler sur les places de la ville tous ces témoignages de la su-
perstition chrétienne. On dit même qu'il poussa le zèle icono-
claste jusqu'à livrer aux flammes la magnifique bibliothèque de
Constantinople, et qu'il enveloppa dans la même proscription
les professeurs qui tentaient de sauver leurs livres et leurs ma-
nuscrits. Il nous importe d'établir avant tout que la mesure
prise par l'empereur fut une mesure politique , qu'il prit, avant
de publier son édit, l'avis non d'un concile, mais du sénat, qu'il
n'eut aucun doute sur la valeur théologique de son édit, et qu'il
donna à ceux qui contestaient son droit, pour unique explication
de sa conduite, celle qu'avaient déjà invoquée tous ses prédéces-
seurs, qu'il était empereur et prêtre (1).
Le décret impérial qui proscrivait les images fut publié en
Italie par les soins de l'exarque et communiqué au pape Gré-
goire II. Léon, déjà indisposé contre le pontife pour sa résistance
à la perception d'un nouvel impôt en Italie, ne lui laissait d'autre
alternative que la soumission absolue à ses ordres ou la perte de
sa dignité. Plus que jamais les Italiens prirent fait et cause pour
leur évêque. Tant qu'il s'était agi de quelque subtilité de dogme,
d'une question de discipline, d'un conflit d'autorité, les Occiden-
taux avaient pu rester neutres. Leur attachement pour l'évêque
de Rome , bien plus que le danger couru par la religion , avait
soulevé l'émeute dans les rues de Ravenne et de Rome. Le décret
contre les images les touchait plus vivement. Il les atteignait
dans des habitudes d'esprit et des croyances que vingt siècles
avaient enracinées dans les âmes. Ces Italiens ne comprenaient
(1) Ep. II Gregorii ad Leouera : Srt ^atrileùç xal iepibç et/xt.
— 257 —
pas une religion sans figure ni représentation sensible ; il leur
répugnait de chasser de leurs foyers ces saints et ces martyrs,
images vénérées, confidentes et spectatrices de leurs joies et de
leurs soucis. Qu'un empereur dont la majesté était singulière-
ment effacée par la distance et affaiblie par de récents échecs,
prétendit ainsi blesser les consciences dans leurs plus intimes
susceptibilités et jeter le trouble dans leurs esprits , c'est ce
qu'ils ne pouvaient admettre. Un pareil sacrifice dépassait leur
dévoùment et leur fidélité à la personne de l'empereur. Toute
l'Italie fut, de la sorte, intéressée à la querelle du pape, et sou-
tint, en même temps que la cause des pontifes, une cause qui lui
était chère.
Grégoire II se sentit fort de l'assentiment et des répugnances
de tout un peuple, et repoussa l'ultimatum de l'empereur. Il lui
adressa deux lettres, dont le ton n'était pas fait pour réduire
les exigences d'un souverain jaloux de son autorité. Ces deux
lettres, trouvées dans la bibliothèque du cardinal de Lorraine
et reproduites dans les annales de Baronius, sont d'une authen-
ticité qui repousse tout soupçon. Leur existence est attestée par
les chroniqueurs grecs et latins, Anastase et Paul Diacre, Théo-
phane ec Cedrenus.
« Il est nécessaire, disait le pape, que nous t'écrivions dans
un langage barbare et grossier, étant toi-même grossieret bar-
bare. De par Dieu, nous te conjurons de cesser tes propos arro-
gants et de déposer cette superbe où tu te complais... Défends
ton âme des funestes pensées ; entends les malédictions dont tu es
l'objet de la part du monde entier, et que ne t'épargnent pas
même les petits enfants. Entre seulement dans une école, où le
maître apprend à lire, et dis : C'est moi qui sute le persécuteur
des images, et tous te jetteront leurs tablettes à la tète. »
Le pape reproche ensuite à Léon de n'avoir pas suivi l'exem-
ple de ses pieux prédécesseurs, et d'avoir sans l'avis d'uh concile
17
— 258 —
publié son décret. < Sache, ajoutait-il, que le dogme de la sainte
Église n'est pas de la compétence des empereurs, mais des évo-
ques. C'est pour cela que les clercs qui sont préposés à la sur-
veillance de l'Église, s'abstiennent de se mêler des affaires pu-
bliques. Les empereurs aussi doivent s'abstenir de traiter les
choses ecclésiastiques et s'occuper seulement du gouvernement
de l'empire. » Il essaie d'intimider l'empereur en lui étalant le
spectacle de sa propre impuissance, et de le décourager d'une
lutte impossible. « C'est grâce à moi que tes images ont été
reçues par les rois barbares. Lorsque tes soldats étrangers, re-
venus dans leurs foyers, ont raconté tes fureurs sacrilèges, tes
statues laurées ont été jetées à terre, ton visage insulté. lies
Lombards, les Sarmates et les autres peuples du Septentrion se
sont jetés sur le Décapole, ont envahi sa capitale Ravenne, ren-
versé tes magistrats, établi dans tes cités des chefs élus, et ils
ont failli infliger le même sort à Rome. Et toi, impuissant à nous
défendre, tu parles de venir briser l'image de saint Pierre, et de
me faire subir le même châtiment qu'au pape Martin !
» Que peux-tu faire, cependant? Que s'il te plaît d'éprouver ton
pouvoir, les Occidentaux sont prêts à venger sur toi les injures
dont tu abreuves impunément l'Orient. A peine avec tes vaisseaux
pourrais-tu te rendre maître de la ville de Rome. Mais si le pape
s'éloigne seulement de vingt-quatre stades, il peut se rire de tes
menaces. Tout l'Occident a les regards tournés vers Notre Hu-
milité (1). Si tu envoies tes soldats pour renverser l'image de
saint Pierre, qui est pour toutes les royautés d'Occident, l'objet
d'un culte national (2), prends garde, nous serons innocents du
sang répandu ; il retombera tout entier sur ta tête ! »
Dans cette lej^re si rude et si hautaine, le pape n'exagérait
(1) Trâca 9 x^""'' ''S '*'^^ )7/Ji£Tépav àn'oê^ÉTrei TflkTTEtvwffiv.
(2) ov TE Trâffai ^xaikeicu t^ç Sûo-soj; 6sèv iTrj'yeiov épjoufftv.
— 259 —
rien. Les peuples de la Pentapole et Tarmée de Venise, assurant
le pape de leur dévouement, avaient rejeté l'autorité de l'empe-
reur, s'étaient donné des chefs indépendants, et tous, unis dans
une même résolution, avaient délibéré pour élire un nouveau
césar et le conduire à Constantinople (1). Le pape, qui hésitait
encore entre une rupture ouverte et un accommodement de
plus en plus problématique, avait eu grand'peine à retarder
leur dessein et à calmer leur indignation. Le duc de Naples,
Exhilarius, et son fils Adrien, essayèrent de faire obéir dans la
Campanie l'édit impérial, et de soulever contre le pontife les
populations du midi de l'Italie. Les Romains coururent aux
armes et égorgèrent l'officier de l'empereur. A. Ravenne, le pa-
trice Paulus, excommunié par le pape, fut massacré par la popu-
lace. Le patrice Eutychius qui lui succéda, encourut les mêmes
peines ecclésiastiques et vit méconnaître publiquement son auto-
rité. Sous ses yeux se conclut une alliance entre les Romains et
les Lombards, qui guettaient l'occasion d'envahir le centre de
l'Italie et de substituer partout leur autorité à celle de l'empire.
Ravenne assiégée, tomba entre leurs mains.
Le pape, qui avait déchaîné la révolte, en redouta bientôt les
suites. Il eut peur de ne s'affranchir des Byzantins que pour tom-
ber sous la tutelle onéreuse d'un peuple dont ses prédécesseurs
avaient souvent éprouvé la grossièreté et la rigueur. Rome plu-
sieurs fois avait été assiégée par eux, et les savait impitoyables.
Le pape craignit donc de se donner de nouvelles chaînes et recula
devant cette alliance qui compromettait l'avenir. Il écrivit au
duc des Vénitiens Ursus : « La ville de Ravenne, qui est la capi-
tale de toute l'Italie, a été prise par la nation des Lombards
détestés de Dieu, et notre très-cher fils l'exarque a cherché,
nous le savons, un refuge à Venise. Que la noblesse vénitienne se
(1) Liber pontificalis , VHa Gregorii II.
— 260 —
groupe autour de lui, qu'elle combatte sous ses ordres pour
ramener la sainte république sous le joug impérial de nos maî-
tres, les grands empereurs Léon et Constantin. Que Ravenne
soit reconquise, et que tous avec l'aide de Dieu, nous rétablis-
sions la paix et l'obéissance légitime. » Dociles à ces instructions,
les Vénitiens chassèrent les Lombards de l'exarquat, et l'empe-
reur dut au pape d'avoir recouvré sa capitale italienne.
L'empereur ne fut pas dupe de cette intervention. Son ressenti-
ment s'exhala dans des lettres amères, où il enjoignait au pape
sans plus tarder, d'obéir à son précédent décret.
Grégoire II répondit : « Tu nous écris : Je suis prêtre et roi. Ce
titre, tes prédécesseurs l'ont justifié par leurs paroles et leurs
actes, eux qui ont fondé cette Église, l'ont soutenue par leur
libéralité, ont veillé avec zèle, d'accord avec les pontifes, au
maintien de la foi et de la vérité. Ceux-là s'appelaient Constan-
tin le Grand, Théodose le Grand, Valentinien le Grand et Cons-
tantin qui convoqua le sixième concile. Ceux-là furent prêtres
et rois ; leurs actes en sont la preuve. Mais toi, du jour où tu t'es
emparé de l'empire, loin d'observer les canons et les définitions
des pères, tu as spolié les églises de leurs ornements d'or et
-d'argent. . . Il n'appartient pas aux empereurs mais aux évê-
que de fixer le dogme, parce que seuls ils ont la pensée du
Christ. Tout autre est l'esprit de la constitution de l'Église, tout
autre l'esprit du gouvernement laïque. Toi dont l'inteUigenee
est absorbée par les soins de la guerre, tu ne peux rien connaî-
tre à nos dogmes, et voici qu'il faut que je te fasse comprendre
en quoi diffèrent le palatium et le temple, le pontife et l'empe-
reur. »
On voit qu'entre l'empereur et le pape, la question se posait
enfin avec la plus grande netteté. L'empereur prétendait au titre
de prêtre ; le pape le lui déniait. Le prince se croyait le droit de
dogmatiser et [de rendre obligatoires ses décisions en matière
— 261 —
religieuse, comme il faisait ses édlts. Le pape attribuait à
l'Église seule ce droit. Ni l'empereur ne voulait rien céder de son
autorité qu'il considérait comme indivise et absolue dans tous
ies cas ; ni le pape ne voulait admettre un laïque à participer
aux prérogatives des clercs. Le droit ancien et le droit nouveau
étaient aux prises, sans qu'aucun des deux partis se prêtât à un
accommodement, sans qu'une solution à l'amiable fût devenue
possible. Cette crise, passée à l'état aigu, ne pouvait se dénouer
que par un schisme.
Pour réduire à composition le pape, et l'isoler en Italie, il im-
portait à Léon de lui enlever la dangereuse alliance des Lombards,
et s'il se pouvait, de les tourner contre l'Église. L'exarque Euty-
chiuss'y employa. Il entama des négociations avec Luitprand. Il
fit comprendre à ce roi qu'il était d'un mauvais exemple de soute-
nir un rebelle contre son souverain, que lui-même avait parmi
les siens plusieurs ducs, dont la fidélité était incertaine, et qui
pouvaient être tentés d'imiter la révolte de l'évêque de Rome.
Il s'offrit à l'aider de ses forces pour faire rentrer dans le devoir
les ducs de Spolète et de Bénévent, qui avaient secoué le joug et
visaient à l'indépendance. Luitprand fut si bien enlacé par les
artifices de cette diplomatie byzantine, qu'il vint camper devant
Rome, au Champ de Mars, et promit d'ouvrir la ville à l'exar-
que. Le pape affronta en face le péril. Renouvelant l'exemple
donné en pareille occasion par Grégoire le Grand, il alla trouver
le roi dans sa tente. Il lui montra dans l'empereur son véritable
ennemi ; peut-être essaya-t-il de tenter la cupidité du barbare
en faisant briller à ses yeux l'espoir probable de succéder aux
Byzantins en Italie. Luitprand gagné, déposa aux pieds du pape
son épée, son baudrier et son bouclier. Le plan de l'empereur
était déjoué.
A la même époque, un certain Tibérius soulevait les popula-
tions italiennes et se faisait proclamer empereur. Il parvint à
— 262 —
séduire quelques villes de la côte ligurienne. Le pape se servit de
Luitprand pour en défaire l'Italie. Tibérius fut tué et sa tète fut
envoyée à Constantinople. Léon l'Isaurien ne se laissa pas fléchir
par cette preuve suprême de soumission (1). Il publia un nouvel
édit contre les idoles, plus rigoureux que les précédents, chassa
de son siège le patriarche Germanus, qui s'était efforcé de ra-
lentir ses fureurs, et triomphant d'une violente émeute, il fit
élire à sa place Anastase.
La patience de Grégoire II était à bout. Il assemble un synode
à Rome, refuse de reconnaître Anastase, lance contre lui l'ana-
thème et frappe l'empereur lui-même d'une sentence d'excom-
munication. Il défendait en même temps aux Italiens de payer le
tribut, et les déliait du serment de fidélité à l'empire [730] (2).
C'était là un acte de rébellion, un crime de lèse-majesté inoui
dans les annales de l'empire et de l'Église. Pour la première fois
un évêque, un sujet rompait solennellement les liens qui l'unis-
saient à son souverain ; pour la première fois un pape usurpait
une autorité politique qu'il ne tenait d'aucune investiture, s'in-
terposait entre l'empereur et les sujets de l'empire, et dispensait
ceux-ci du premier et du plus strict de leurs devoirs. Il faisait
plus qu'encourager la désobéissance, il l'ordonnait, il en faisait
l'obligation de tout vrai chrétien. D'où lui venait cette téméraire
audace? Où puisait-il ce droit inconnu à ses prédécesseurs et
contraire au droit de l'empire? L'autorité spirituelle empiétait
sur la temporelle. Elle se déclarait antérieure et supérieure à
celle-ci. Sans doute l'empereur avait donné le premier l'exemple
de cette confusion du pouvoir, en entreprenant sur le domaine
ecclésiastique. Mais il pouvait invoquer pour lui tout le passé de
(1) Liber pontificalis, Vita Gregorii II.
(2) Liber pontificalis, Vita Gregorii II. — Theopb., Chronic, p. 338, éd. 1665.
Cedrenus, t. I, p. 455, éd. 1647. — Zonaras, etc.
— 263 —
Rome. En rendant coup pour coup le pape proclamait un prin-
cipe nouveau. Avant la fidélité due à l'empereur, il plaçait la
fidélité due à l'Église. De la hauteur de ce principe il dominait
le pouvoir séculier et le condamnait. Il s "élevait au-dessus de lui
pour affirmer son indépendance en tant que prêtre et chef de
l'Église et se dégager de liens solennellement scellés par les siè-
cles. Son excuse était la nécessité et le salut de la chrétienté. Lui
aussi il tournait à son profit cette vieille maxime du droit
romain : « Le salut de la république chrétienne est la seule loi. »
Issue fatale, dira-t-on; non, mais issue logique que tout faisait
prévoir, que tout préparait dans le passé.
Le pape comprit qu'il était perdu s'il ne cherchait des protec-
teurs autour de lui. Si grande que fût son autorité dans l'Église,
sa faiblesse réelle était plus grande encore. Il ne se dissimulait
pas qu'il était à la merci de la première armée qui débarquerait
à Ostie, et que les Romains ne pouvaient le défendre, réduits à
leurs seules forces. Il avait trop souvent éprouvé la versatilité et
la perfidie des Lombards pour se fier à eux. La récente expédi-
tion de Luitprand lui avait ouvert les yeux ; il savait qu'il ne
fallait pas faire fond sur ces princes avides et sans scrupules.
Mais plus loin, par-delà les Alpes une puissance avait grandi,
dont le nom était dans toutes les bouches, les Francs, qui par
une victoire décisive sur les Musulmans, venaient de se révéler
comme les sauveurs de la chrétienté. Grégoire II s'adressa à leur
chef et le supplia de sauver Rome de la fureur .de l'empereur.
Entré dans la voie des usurpations, il ne pouvait s'arrêter sans
se perdre, et avec lui l'Église. Il envoya à Charles Martel le titre
de consul (731).
Dès lors le schisme politique est accompli. Vainement Gré-
goire III essaya une dernière fois de la conciliation. Vainement
Constantin Copronyme par ses sanguinaires exécutions tenta
d'effrayer l'évèque de Rome. Vainement l'impératrice Irène,
— 264 — "
sentant la moitié du monde lui échapper, convoqua le concile de
Nicée, qui condamna les iconoclastes. Ni la crainte, ni la séduc-
tion n'eurent prise sur la ferme résolution des papes. Ils com-
prenaient qu'ils étaient désormais sauvés et des Grecs et des
Lombards par l'appui des Francs, et par eux invincibles. Aussi,
la séparation fut définitive et irrémédiable. — Mettant le com-
ble à sa reconnaissance, le pape Léon III devait poser sur la tête
du roi des Francs la couronne d'empereur, qui depuis des siè-
cles n'avait appartenu qu'aux césars de l'Orient.
CONCLUSION.
Il est inutile de pousser plus avant l'histoire des conflits sur-
venus entre Rome et Byzance, entre le pape et l'empereur. Aussi
bien, du jour où par-delà les Alpes, dans cette Gaule qui s'orga-
nisait sous la main puissante des chefs de l'aristocratie^ austra-
sienne, les papes ont fait entendre leur appel désespéré, et im-
ploré des protecteurs et des vengeurs, la solution est trouvée.
Qu'importent désormais les fureurs inutiles des empereurs byzan-
tins? Qu'importent les menaces et la foi chancelante des Lom-
bards ? Le peuple qui a brisé le flot des invasions musulmanes
et imposé des digues à l'islamisme débordant de l'Espagne, saura
bien garantir au chef de l'Église l'indépendance et plier sous sa
domination les souverains de Pavie. Pour prix de ces services, les
papes permettront aux chefs austrasiens de porter la main sur
cette couronne, apanage des mérovingiens dégénérés et qu'une
antique vénération a protégée jusqu'à ce jour contre leurs en-
treprises. Les papes paieront largement leur dette de reconnais-
sance. De ces maires du palais, hier encore chefs obscurs d'une
nation barbare, ils feront des rois, bientôt des empereurs. Des
temps nouveaux s'ouvrent pour l'histoire de l'Occident. A cette
date de Noël 799, où Charleraagne reçut de Léon HI l'onction
— 266 —
impériale, on pourra dire que le passé a vécu et que l'ère mo-
derne commence.
Il a fallu cinq siècles pour consommer cette immense révolu-
tion. Nous avons essayé dans ce travail, d'en démêler les origi-
nes. Nous avons montré les États antiques en possession du droit
religieux, et la magistrature participant au sacerdoce. Ce droit,
l'État ne s'en dessaisit à aucune époque de l'histoire. Les rois de
Rome disposent des choses saintes, distribuent les fonctions reli-
gieuses, surveillent les collèges de prêtres. Le pouvoir religieux
se partage il est vrai entre le pontife et l'État, mais l'État ne
laisse pas d'avoir la haute main sur la religion et sur ses minis-
tres. Ceux-ci n'exercent qu'une autorité déléguée, contenue
dans d'étroites limites, et dont il ne leur est pas permis d'abuser.
Ils président aux fêtes et aux cérémonies du culte ; mais le sénat
les décrète. Ils ont la garde des livres saints ; mais ils ne peu-
vent les ouvrir et interroger leurs oracles sacrés que sur l'in-
jonction expresse qui leur est faite par les représentants de l'au-
torité publique. Ils ne possèdent aucun droit d'initiative, ils sont
réduits au simple rôle de collège consultatif. L'État seul a l'Im-
perium.
Les empereurs cumulent les pouvoirs des souverains pontifes,
et ceux qu'ils tiennent de la volonté du peuple et du sénat. En
eux se concentre l'autorité absolue en matière religieuse. Ils ont
à la fois le droit d'initiative, le pouvoir consultatif, le pouvoir
exécutif. Ils proscrivent les cultes funestes et dangereux ; ils
déchaînent la persécution contre les chrétiens en qui ils voient
des ennemis de l'Etat. Leur législation témoigne de leur zèle.
Ils sont véritablement prêtres et rois, les maîtres des conscien-
ces et de la vie de leurs sujets. Leurs décisions font loi de leur
vivant, et après leur mort le ciel s'ouvre pour eux par l'apo-
théose.
Les empereurs chrétiens n'abdiquent aucun des droits qu'ont
— 267 —
exercés leurs prédécesseurs païens. Ils dominent la société laïque
et la société ecclésiastique. Ils se parent encore du titre de prê-
tres-rois. Ils se croient les chefs du culte nouveau, comme si rien
n'était changé autour d'eux. Ils siègent en évêques au milieu des
évêques. Ils continuent à recevoir les adulations de la foule, qui
les proclame les successeurs des apôtres. Christs vivants en qui
s'incarne temporairement la puissance divine et qu'éclaire Dieu
lui-même de ses^rayons. Ils abandonnent aux prêtres le soin de
distribuer les sacrements et d'accomplir le sacrifice, mais eux-
mêmes approchent du saint des saints, et s'entretiennent avec
lui dans le silence mystérieux du sanctuaire. Ils jouissent de
privautés dont les laïques sont exclus, ils entrent en partage des
privilèges réservés au sacerdoce. Après leur mort, l'apothéose,
comme au temps du paganisme, entr'ouvre pour eux la voûte
céleste, où ils vont grossir les légions d'anges et de saints, pro-
mis comme eux aux éternelles délices.
Non contents des honneurs religieux dont le monde byzantin
les environne, ils exercent en réalité l'autorité souveraine en
matière de foi. Ils dictent des lois à l'Église, ils règlent la disci-
pline du clergé, ils remplissent leurs codes de prescriptions reli-
gieuses. Pour résoudre les difficultés que l'interprétation du
dogme fait naître, ils réunissent dans des assemblées, appelées
conciles, les évêques et les docteurs dont il leur plaît de prendre
les avis. Ils président à leurs séances, dirigent leurs délibéra-
tions, sanctionnent leurs décrets. Les canons prennent place
dans la législation, et revêtus de l'autorité qu'ils leur communi-
quent, deviennent obligatoires, et engagent le monde catholique
tout entier. Ils distribuent comme autrefois les dignités sacer-
dotales, ou ne laissent à l'élection des pasteurs chrétiens qu'une
liberté illusoire. Ils vont plus loin encore. S'ils proscrivent l'hé-
résie et s'ils se font inquisiteurs de la foi, ils prétendent aussi
interpréter le dogme et imposer leurs solutions. Chaque empe-
— 268 —
reur de Byzance est doublé d'un théologien. Ils introduisent
l'arbitraire dans les matières de la foi. Comme ils ont accepté le
christianisme, ils croient pouvoir le réformer à leur gré, et plier
à leurs fantaisies et à leurs subtilités le texte immuable fixé par
les grands conciles.
Mais alors se dresse devant eux une autorité d'abord humble
et dédaignée, celle des pontifes de Rome. Malgré les césars,
s'opère insensiblement sous leurs yeux, la séparation du
pouvoir religieux et du pouvoir politique. On laisse à César
ce qui est à César, pour rendre à Dieu ce qui est à Dieu.
Le pape devient le véritable vicaire du Christ et dépouille de ce
titre emprunté la majesté impériale. Le centre de la catholicité
se déplace et de Constantinople passe à Rome. Au milieu des ré-
volutions religieuses et des hérésies que déchaîne le caprice des
souverains orientaux, c'est la papauté qui représente la tradi-
tion et l'unité. Autour des évêques de Rome se groupent et se
serrent ceux dont la conscience s'alarme de nouveautés impies
et qui veulent mettre la religion à l'abri des changements et des
tempêtes politiques.
L'antagonisme des deux pouvoirs rivaux s'accuse dans la
lutte. Sommé d'obéir aux décrets du prince et d'abjurer sa foi,
le pape proteste et résiste. Ces résistances sont maintes fois pu-
nies par les supplices et l'exil. Vient enfin le jour où la papauté,
plus forte, n'a rien à craindre des menaces des empereurs. Une
puissance grandit auprès d'elle, qui sera son recours, et son ap-
pui dans le danger. Le monde alors se déchire ; c'en est fait de
l'unité de l'empire. Tout l'Occident reste fidèle à Rome. L'Orient
se courbe sous l'omnipotence des souverains de Byzance. Le pape
se donne à de nouveaux maîtres, qu'il espère plus dociles et qu'il
pense dominer à son tour. Par une usurpation hardie, il ôte et
donne des couronnes, il fait des consuls, des patrices, des rois,
des empereurs. D'où lui vient cette prétention inouïe, et de
— 2(VJ —
(luelle source inconnue tient-il ses droits? De Dieu seul, « par
qui les rois régnent ». C'est là le fait capital de l'histoire du
nio.yen-à<j;e. A cette lueur imprévue, les temps nouveaux s'éclai-
rent. Du même coui) les papes fondent l'empire carlovingien, qui
va rendre la vie aux nations occidentales engourdies dans la
barbarie, et ils assurent l'indépendance de l'Église. Ils procla-
ment la supériorité du pouvoir spirituel sur le pouvoir tempo-
rel. Ce n'est pas tout encore. Au schisme politique consommé
l)ar les papes, répond le schisme religieux consommé par les
empereurs d'Orient. Cette seconde révolution est la conséquence
et la revanche de la première. Élevée si haut, l'autorité de l'évê-
que de Rome est incompatible avec l'autorité impériale. Rome a
enlevé à Constantinople la moitié de ses sujets, Byzance sous-
trait à l'obédience de Rome la moitié de ses fidèles. Pendant que
le pape préside aux destinées de l'Église d'Occident, l'empereur,
héritier de la tradition, demeure le chef de l'Église d'Orient.
Rien ne saurait plus rapprocher les deux anciennes capitales du
monde. Elles vivent d'une vie propre, indépendante, animées de
principes inconciliables. Nulle ne consent à abdiquer. Et l'antago-
nisme persiste à travers les âges ; les nations issues de Constan-
tinople restent fidèles à la tradition byzantine, tandis que Rome
ira développant son principe et le poussant, à travers des siècles
de grandeur et de misère, à ses conséquences extrêmes. Encore
aujourd'hui, le divorce n'a pas cessé entre les deux Églises.
TABLE DES MATIERES
PREMIERE PARTIE.
I. — De l'Imperium en matière religieuse , depuis l'origine de Rome
jusqu'à l'empereur Gratien 1
II. — Ce qu'il reste de la dignité pontificale aux empereurs chrétiens de
Byzance 37
III. — De l'apothéose des empereurs chrétiens de Byzance 67
rV. — Le patriarche de Constantinople 83
DEUXIÈME PARTIE.
I. — L'empereur législateur en matière religieuse , 117
II. — L'empereur et les conciles i35
III. — De la juridiction impériale en matière religieuse 165
IV. — De l'investiture des évêques 183
TROISIÈME PARTIE.
I. — L'empereur et le pape 199
II. — Les conflits 221
Conclusion 265
Clermont-Ferrand, typographie Momt-I^cis, rae Barbançon, 2.
ERRATA
Page 4, ligne 17, riii lieu de -. comices, par Iribus, lire .- comices par triinis.
l'âge 7, ligne l(J, au lion de -. quel qu'ait été, liro -. quelle qu'ail r-ié.
Page 9, note 2, au lieu de : injussa populi, lire .- injussu populi.
Page :55, note 3, au lieu de : nec liœredici, lire -. nec lueretici.
Page 40, note 2, au lieu de -. pape Agalon, lire -. pape Agallion.
Page 37, note 2, au lieu de : dum patriarchalem, lire -. tum palriarclialem.
Page 68, note 1, au lieu de .- Frestal de Goulanges, lire : Fustel de Coulanges.
Page 81, ligne i3, nu lieu de .- dans l'Iiervon, lire -. dans l'herooii.
Page 83, note 1, au lieu de .• du 8" concile, lire .- du l" concile.
Page 142, ligne 24, au tien de : Grille, lire : Cyrille.
Page 171, note 2, au lieu de : credilor, lire : creditos.
Page 174, ligne 28, au lieu de -. dépossédée, lire : dépossédé.
Page 183, ligne 8, au lieu de: quatrième concile de Nicée, lire -. quatrième
canon du concile de Nicée.
Paire li>j, note 2, au lieu île : appellant tiara, lire .- apiiellant. — Tiara.
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
Celui qui rapporte un volume
après la dernière date timbrée
ci-dessous devra payer une amen-
de de cinq cents, plus deux cents
pour chaque jour de retord.
The Library
University of Ottowa
Date due
For failure to retum a book on
or before the last date stamped
below there will be a fine of five
cents, and an extra charge of two
cents for eoch additional doy.
^
UOV 2 5197(1
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
The Library
Univers! ty of Ottawa
Date Due
DEC 15 ^80 ^
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DE L. AUTORITE
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