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Full text of "De l'autorité impériale en matière religieuse à Byzance"

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JUIN  21  1973 


L'AUTORITE  IMPERIALE 


EK     AIATIÈRE     RELIGIEUSE 


A  BYZANGE 


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Par  Am.  GASQUET 

Ancien  Élève  de  l'École  normale  supérieure 
Professeur  agrégé  de  l'Université 


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KRNKST    THORIN,    ÉDITEUR 

Libraire  du  Collège  de  France,  de  l'École  normale  supérieure, 

des  Écoles  françaises  d'Athènes  et  de  Rome 

7,    RUE    DE   MÉDICIS,    7 


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MEMBRE  DE   L  INSTITUT 


HOMMAGE  RESPECTUEUX 

A.  OASQUET 


A    BYZANCE 


PREMIÈRE   PARTIE 


CHAPITRE  PREMIER 

De  rimpcriiim  en  matière  religieuse,  depnis  l'origine  de  Borne 
Jusqu'à  l'empereur  Gratien. 

Les  sociélés  antiques  ne  connurent  pas  la  séparation  du 
pouvoir  politique  et  du  pouvoir  religieux.  Les  pharaons 
d'Egypte,  les  souverains  d'Assyrie,  les  premiers  chefs  des 
Hébreux  furent  à  la  fois  rois  et  pontifes.  La  religion  ne  semblait 
pas  un  domaine  à  part,  interdit  aux  profanes  et  réservé  à  quel- 
ques initiés,  dont  la  vie  s'écoulait  à  l'ombre  du  sanctuaire.  A 
Rome  et  à  Athènes,  on  pouvait  être  magistrat,  rendre  la  justice, 
commander  les  armées  et  faire  en  même  temps  partie  d'un  col- 
lège de  prêtres  et  d'augures.  Les  choses  de  la  religion  et  celles 

de  la  politique  se  mêlaient  et  se  pénétraient  sans  cesse.  Il  n'exis- 

1 


tait  pas  deux  classes  de  citoyens,  séparées  l'une  de  l'autre  par 
des  attributions  exclusives,  des  laïques  et  des  ecclésiastiques. 
Le  pater  familiasy  entouré  de  ses  enfants,  de  ses  proches,  de  ses 
clients  et  de  ses  esclaves,  était  à  l'origine  le  souverain  juge,  le 
chef  militaire  et  présidait  en  même  temps  au  culte  du  foyer.  Il 
offrait  aux  Lares  familiers  les  gâteaux  sacrés,  prononçait  les 
paroles  du  rituel,  était  l'intermédiaire  obligé  entre  les  généra - 
tions  éteintes  et  celles  qui  survivaient  autour  de  lui.  Le  père 
mort,  le  fils  aîné  lui  succédait  dans  toutes  ses  prérogatives  reli- 
gieuses et  politiques.  Il  n'entre  pas  dans  notre  sujet  de  recher- 
cher si  le  pouvoir  religieux  procéda  du  pouvoir  politique,  ou  si 
le  pouvoir  politique  fut  comme  la  suite  et  la  conséquence  néces- 
saire des  prérogatives  religieuses.  A  vrai  dire  la  question  pour 
nous  n'existe  pas;  les  deux  pouvoirs,  si  haut  que  l'on  remonte 
dans  le  passé,  sont  étroitement  associés  l'un  à  l'autre  et  ne  s'ex- 
pliquent pas  l'un  sans  l'autre.  C'est  parce  que  le  père  de  famille 
résume  en  sa  personne  toutes  les  forces  et  toutes  les  volontés  de 
sa  gens,  qu'il  parle  aux  morts  en  son  nom,  et  qu'il  a  la  garde  du 
foyer  domestique  ;  c'est  en  raison  de  ses  fonctions  sacerdotales 
qu'il  juge  les  siens  et  leur  commande.  La  loi  commença  par  être 
un  dogme,  et  toute  législation  à  son  début  fut  un  formulaire 
religieux. 

L'État  n'était  que  la  collection  des  familles,  associées  dans  un 
intérêt  de  défense  et  de  protection  mutuelle,  qu'une  famille  plus 
nombreuse,  unie  par  d'autres  liens  que  par  ceux  du  sang,  mais 
réglée  par  les  mêmes  usages.  Le  chef  d'État  représenta  tous  les 
chefs  de  famille.  Son  autorité  fut  la  fidèle  image  de  leur  autorité, 
à  la  fois  politique  et  religieuse.  Il  fut  chargé  du  culte  public  de 
l'association,  comme  chacun  d'eux  s'acquittait  des  cérémonies 
religieuses  de  sa  gens.  L'État  eut  son  foyer  comme  la  famiUe. 

Telle  fut  la  conception  antique  de  l'État.  Les  Romains  dési- 
gnaient d'un  seul  mot,  l'autorité  publique  et  l'autorité  reli- 


gieuse,  ils  l'appelaient  Vlmperhim.  Les  rois  de  Rome  furent  les 
chefs  naturels  de  la  religion,  comme  plus  tard  les  empereurs  en 
furent  les  grands  pontifes.  Les  premiers  empereurs  clirétiens 
ne  crurent  pas,  en  adoptant  le  culte  nouveau,  se  démettre  d'une 
autorité  qu'ils  jugeaient  inaliénable,  et  prétendirent  comme  par 
le  passé,  à  la  direction  des  affaires  religieuses.  Cependant  le 
christianisme  apportait  au  monde  une  idée  nouvelle,  qui  conte- 
nait en  germe  une  révolution  dont  les  conséquences  ne  sont  pas 
encore  épuisées,  m'ais  se  développeront  à  travers  les  âges  ;  cette 
idée  n'était  autre  chose  que  l'indépendance  de  ces  deux  pouvoirs, 
religieux  et  politique,  jusqu'alors  si  indissolublement  unis. 


La  tradition  attribue  au  second  roi  de  Rome,  Numa,  l'orga- 
nisation des  cultes  religieux  de  la  cité.  Il  établit  les  divers  collè- 
ges de  prêtres  et  fixa  les  fonctions  de  chacun  d'eux.  Il  créa  les 
flamines  de  Jupiter,  de  Mars,  de  Quirinus,  institua  les  vierges 
vestales,  vouées  à  l'entretien  du  foyer  de  la  cité,  les  douze 
Saliens,  préposés  à  la  garde  des  boucliers  tombés  du  ciel.  Il  ren- 
dit par  ces  institutions  plus  facile  la  surveillance  du  culte  public 
et  privé.  Il  allégea,  en  les  répartissant  sur  un  plus  grand  nom- 
bre de  citoyens,  les  fonctions  multiples  et  minutieuses,  aux- 
quelles les  soucis  et  les  occupations  de  la  souveraineté  ne  lui 
permettaient  pas  de  se  consacrer  tout  entier.  Il  délégua  une 
partie  de  l'autorité,  dont  la  source  était  en  lui  (1). 

La  révolution  qui  substitua  à  la  royauté  la  république,  chan- 
gea peu  de  choses  à  ces  dispositions.  Gardienne  des  traditions 

(1)  Sacerdotibus  creandis  animum  adjecit,  quanqiiam  ipse  pluriina  sacra  obibat. 
(Tite  Live,  liv.  I,  ch.  20.) 


—  4  — 

religieuses,  l'aristocratie  représentée  par  le  Sénat,  en  surveilla 
avec  une  sollicitude  jalouse  le  dépôt  précieux.  Il  semble  que  le 
consul  ait  d'abord  hérité  de  toutes  les  prérogatives  royales,  et 
que  son  pouvoir  n'ait  différé  de  celui  des  souverains  déchus  que 
par  sa  durée.  Le  sénat  crut  imprudent  de  laisser  à  un  seul 
homme  une  autorité  si  étendue,  et  redouta  une  tyrannie.  On 
démembra  donc  le  consulat  ;  on  créa  deux  consuls,  des  préteurs, 
des  censeurs,  enfin  un  souverain  pontife.  Ces  dignités  furent  à 
l'origine  le  privilège  exclusif  des  familles  patriciennes  ;  mais  il 
fallut  bientôt  compter  avec  le  peuple,  qui  prit  d'assaut  l'une 
après  l'autre,  toutes  ces  charges,  comme  autant  de  citadelles, 
où  s'étaient  réfugiés  les  tenants  du  vieux  droit  romain.  Les  prê- 
tres qui  recrutaient  le  collège  des  pontifes  avaient  été  d'abord 
vraisemblablement  désignés  par  le  sort,  on  y  pénétra  bientôt 
par  la  cooptation  ;  le  peuple  enfin  nomma  à  ces  charges,  comme 
il  nommait  déjà  à  toutes  les  autres.  On  sait  que  Jules  César  fut 
élu  grand  pontife  par  les  comices,  par  tribus  (1). 

Les  pontifes  étaient  constitués  les  gardiens  des  règles  et  des 
traditions  religieuses.  Les  règles  du  culte  étaient  consignées 
dans  un  Rituel,  les  traditions  dans  les  Commentaires,  que  le 
collège  consultait  chaque  fois  que  l'autorité  publique  jugeait  à 
propos  d'en  référer  à  ses  lumières.  Il  désignait  quelles  victimes 
il  convenait  d'offrir  aux  nombreuses  divinités  honorées  par  les 
Romains,  spécifiait  l'âge,  le  sexe,  la  couleur  de  ces  victimes,  à 
quelle  époque  de  l'année,  dans  quel  temple  on  devait  faire  le 
sacrifice  (2).  Il  surveillait  les  cultes  privés  et  publics,  de  peur 
qu'une  infraction  au  rituel,  une  profanation,  une  négligence, 
n'ofiensàt  les  dieux  et  n'attirât  leur  colère  sur  la  cité.  Il  défi- 

(1)  Voir  aussi  Tite  Live,  liv.  XXXIX,  ch.  43.  Comitia  habita  in  demortui Cornelii 
loQum  auguiis  sufficiendi  creatur  Sp.  Postumius  Albinus. 

(2)  Quibus  hostiis,  cuique  Deo,  oui  majoribus,  cui  lactantibus,  cui  maribus,  cui 
feminis.  (Cic,  de  Leg.,  II,  ch.  12). 


nissait  ce  qui  était  sacré,  profane,  saint  et  religieux  (1).  Le 
peuple,  qui  avait  ses  sanctuaires  et  ses  divinités  particulières 
venait  consulter  les  pontifes  et  apprenait  d'eux  la  langue  qu'il 
fallait  parler  aux  dieux,  leur  demandait  la  solution  des  difficul- 
tés liturgiques.  Ils  prenaient  garde  que  les  cultes  étrangers  ne 
vinssent  corrompre  la  pureté  du  culte  admis  par  la  cité  et  trou- 
bler l'État.  Ils  s'occupaient  aussi  des  funérailles,  enseignaient 
les  mots  magiques  qui  apaisaient  les  mânes  et  satisfaisaient  les 
morts.  Ils  annonçaient  les  prodiges  que  leur  révélaient  la  foudre 
et  les  phénomènes  insolites  de  la  terre  et  du  ciel,  capables 
d'éveiller  les  craintes  du  peuple  le  plus  superstitieux  qui  fut 
jamais  (2).  A  eux  aussi  d'ouvrir  les  livres  sibyllins  et  d'y  lire  les 
destinées  de  Rome,  à  eux  parmi  les  prophéties  de  tous  genres  qui 
avaient  cours  dans  la  république,  de  faire  un  choix  et  établir 
l'authenticité  des  unes,  de  rejeter  les  autres.  Un  de  leurs  prin- 
cipaux.soins  consistait  à  veiller  sur  les  vestales,  à  empêcher  que 
le  feu  sacré,  symbole  de  l'éternité  de  la  grandeur  romaine,  ne 
s'éteignît  par  leur  négligence  ;  ils  se  faisaient  les  gardiens  sévè- 
res de  leur  virginité  et  punissaient  de  peines  épouvantables, 
entourées  du  plus  lugubre  appareil,  toute  infraction  aux  mœurs. 
Les  vestales  qui  manquaient  à  leurs  engagements  sacrés  étaient 
enterrées  vives.  Leur  langage  devait  être  austère,  leur  démar- 
che et  leur  costume  refléter  la  pureté  et  la  dignité  de  leur  vie 
privée.  Une  parole  trop  légère,  une  tenue  trop  libre  suffisait  à 
éveiller  le  soupçon.  La  vestale  Postumia,  malgré  son  innocence, 
dut  comparaître  devant  les  pontifes.  Elle  n'échappa  à  la  mort  que 
pour  subir  leurs  réprimandes,  et  recevoir  l'avis  de  garder  désor- 
mais des  dehors  plus  chastes  et  plus  conformes  à  la  sévérité 
d'une  institution,  de  qui  dépendait  le  salut  de  l'État  (3). 

(1)  Macrobe  III,  3. 

(2)  Tite  Live,  liv.  I,  ch.  20. 

(3)  Tite  Live,  liv.  IV,  ch.  44.  Proptcr  araœniorera  cultum,  ingeniumque  liberius. 


—  ô  — 

L'existence  des  anciens  Romains  était  sujette  à  de  perpétuelles 
alarmes.  La  divinité  leur  était  partout  présente,  prête  à  s'offen- 
ser et  à  punir  sur  tous  les  fautes  d'un  seul.  On  comprend  que 
dans  une  société  ainsi  réglée ,  entourée  des  fantômes  d'une 
superstition  dont  Lucrèce  s'indignait,  vivant  sous  les  yeux  de 
dieux  malveillants,  qu'il  fallait  sans  cesse  se  rendre  propices, 
la  puissance  des  pontifes  ait  parfois  été  formidable.  La  loi  les 
investissait  d'un  véritable  pouvoir  inquisitorial.  «  Ils  connais- 
sent, dit  Denys  d'Halicarnasse,  de' toutes  les  causes  qui  touchent 
aux  choses  sacrées  et  qui  concernent  les  particuliers,  les  magis- 
trats et  les  ministres  des  dieux.  »  Les  magistrats  qui  sont  char- 
gés des  sacrifices  relèvent  de  leur  juridiction.  Ils  président  les 
comices  (1),  observent  si  les  opérations  du  vote  ont  été  conduites 
selon  les  rites,  et  prennent  les  auspices  pour  savoir  si  les  dieux 
agréent  le  candidat  qui  sollicite  les  suflFrages.  On  conçoit  quelles 
précieuses  ressources  pouvaient  offrir  à  l'aristocratie,  ces  céré- 
monies religieuses,  et  comment  il  fut  possible  de  restreindre  le 
choix  des  électeurs  ou  de  le  fixer  sur  des  personnages  que  la  divi- 
nité favorisait  de  présages  heureux.  Le  cas  échéant,  et  quand  les 
livres  saints  sont  muets,  la  décision  des  pontifes  fait  loi.  Ils  im- 
posent des  coutumes  nouvelles  qui  s'ajoutent  à  la  tradition  et 
deviennent  obligatoires.  Leur  tribunal  est  sans  appel  ;  aucun 
juge  ne  peut  casser  ou  réformer  leur  sentence.  Eux-mêmes  ne 
sont  soumis  à  aucun  jugement,  passibles  d'aucune  peine.  Ils 
n'ont  à  rendre  compte  de  leurs  paroles  ou  de  leurs  actes  ni  au 
sénat  ni  au  peuple  (2). 

Le  grand  pontife  n'a  pas  un  pouvoir  plus  étendu  que  celui  de 
ses  collègues,  ni  une  autorité  supérieure  à  la  leur.  Il  est  seule- 
ment le  premier  entre  des  égaux.  Il  est  leur  interprète  auprès 

(1)  Ibi  felici  loco,  ubi  prima  initia  libertatis  vestra  inchoastis,  tribunos  plebis  crea- 
bitis.  Praesto  erit  pontifex  maximus  qui  comitia  babeat.  (TileLive,  liv.  III,  ch.  53.) 

(2)  Denys  d'Halicarnasse,  lib.  II,  passim. 


des  magistrats  ou  du  peuple  assemblé,  il  s'exprime  en  leur  nom 
et  communique  leurs  arrêts,  pro  collegio  respondet  (1).  S'il  prend 
sur  lui  d'ouvrir  un  avis  ou  de  donner  une  consultation  sans  s'être 
enquis  de  l'opinion  de  ses  collègues,  sa  décision  peut  être  infir- 
mée et  considérée  comme  nulle.  Le  sénat  et  le  consul  peuvent  en 
appeler  du  grand  pontife  au  collège,  dont  la  sentence  collective 
est  seule  valable.  Pendant  la  guerre  de  Macédoine,  le  sénat 
décréta  que  le  consul,  à  qui  le  sort  attribuerait  la  province, 
devait  s'engager  à  faire  un  don  à  Jupiter  et  à  célébrer  des  jeux. 
Le  grand  pontife  Licinius  s'éleva  contre  cet  arrêt,  et  nia  qu'il 
fût  permis,  selon  les  rites,  de  vouer  à  Jupiter  une  somme  indé- 
terminée, et  qui  ne  fût  pas  mise  en  réserve  par  avance,  comme 
un  dépôt  sacré.  Le  consul  en  appela  au  collège  des  pontifes  qui 
approuva  le  décret  du  sénat  et  réforma  le  jugement  du  grand 
pontife  (2). 

Quel  qu'ait  été  l'étendue  du  pouvoir  des  pontifes,  il  faut  se 
garder  de  croire  que  l'autorité  religieuse  fût  toute  entre  leurs 
mains.  Cette  autorité  appartenait  dans  sa  plénitude  à  l'État  seul, 
représenté  par  le  sénat  et  les  comices  populaires.  M.  Bouclié- 
Leclercq  a  fort  bien  démêlé,  sans  insister  cependant  assez  sur  ce 
point,  que  le  collège  des  pontifes  était  simplement  une  réunion 
de  théologiens,  chargés  de  conserver  les  livres  saints  et  d'en 
interpréter  la  lettre,  de  dresser  le  calendrier,  de  fixer  les  jours 
fastes  et  néfastes,  de  prémunir  les  citoyens  contre  les  embûches 
tendues  par  des  divinités  soupçonneuses  et  faciles  à  irriter.  Très- 
puissants,  tant  que  les  Romains  vécurent  sous  la  terreur  des 
choses  saintes,  ils  devaient  perdre  de  leur  prestige,  quand  le 
prestige  de  la  religion  elle-même  s'affaiblit,  et  que  les  esprits 
s'émancipèrent  de  la  tutelle  que  le  vieux  rituel  faisait  peser  sur 

(3)  TiteLivc,  liv.  IV.cli.  44. 
(1)  Tile  Live,  liv.  XXXI,  cli.  10. 


—  8  — 

eux.  Mais  à  aucune  époque  de  l'histoire  de  Rome,  les  pontifes 
n'exercèrent  un  pouvoir  d'initiative  et  n'eurent  le  droit  de  faire 
exécuter  eux-mêmes  leurs  sentences .  Saisis  ofHciellement  d'une 
question,  ils  se  bornaient  à  faire  au  sénat  leur  rapport,  à  lui 
rappeler  la  coutume  des  ancêtres,  à  lui  exposer  les  précédents, 
à  lui  mettre  sous  les  yeux  les  termes  du  rituel.  Ils  ne  pouvaient 
même  pas  ouvrir  les  livres  sibyllins  sans  l'expresse  volonté  du 
sénat  ou  la  proposition  des  consuls.  Ils  jouaient  dans  le  gouver- 
nement le  personnage  d'avocats  consultants,  en  possession  de  la 
connaissance  du  droit  pontifical.  Tout  magistrat  investi  de  l'im- 
perium  pouvait  sacrifier  aux  dieux,  consulter  le  vol  des  oiseaux 
ou  les  entrailles  des  victimes .  Ils  n'assistaient  à  ces  sacrifices 
qu'à  titre  de  maîtres  de  cérémonie,  guidant  la  main  qui  frap- 
pait, interprétant  les  signes  favorables  ou  défavorables,  veillant 
à  l'observance  exacte  des  rites  prescrits.  Eux-mêmes  sacrifiaient 
rarement,  et  seulement  dans  des  occasions  extraordinaires, 
comme  dans  la  fête  des  Ambarvalia  (I) . 

Les  exemples  abondent  dans  Tite  Live  et  Denys  d'Halicar- 
nasse,  qui  nous  montrent  l'Etat  dans  l'exercice  de  son  pouvoir 
religieux.  Nous  en  citerons  quelques-uns.  pour  marquer  com- 
ment il  était  d'usage  de  procéder  en  semblable  matière.  Fulvius, 
après  la  conquête  de  l'Ambracie,  revint  à  Rome  pour  la  cérémonie 
du  triomphe.  Il  avait  fait  vœu  de  consacrer  à  des  jeux  publics 
cent  livres  d'or.  Le  sénat  ordonna  de  consulter  le  collège  des 
pontifes  pour  savoir  s'il  était  indispensable  de  consacrer  à  ces 
fêtes  religieuses  une  somme  aussi  considérable.  Les  pontifes 
répondirent  que  peu  importait  la  somme  dépensée,  pourvu  que 
les  jeux  fussent  célébrés.  En  conséquence,  le  sénat  permit  à 
Fulvius  d'employer  aux  jeux  la  somme  qu'il  lui  plairait,  pourvu 


(l)  Bouché-Leclercq.  Thèse  pour  le  doctorat  :  Le  Pontificat  romain,  pages  314  et 
suivantes. 


que  le  chiffre  n'excédât  pas  quatre- vingt  raille  sesterces  (1).  La 
proposition  passe  donc  par  trois  moments  successifs  :  délibéra- 
tion du  sénat  et  renvoi  à  l'examen  des  pontifes ,  réponse  des 
pontifes,  seconde  délibération  et  sentence  définitive  du  sénat. 
Autre  exemple.  Au  moment  où  l'invasion  d'Annibal  faisait 
courir  à  Rome  les  plus  extrêmes  périls,  le  dictateur  Fabius 
Maximus  demande  au  sénat  que  l'on  consulte  les  livres  sibyl- 
lins. Le  sénat  saisit  les  pontifes  de  cette  proposition.  Les  livres 
sibyllins  recommandent  de  célébrer  des  jeux  en  l'honneur  de 
Jupiter  et  de  Vénus  Erycine,  des  supplications,  un  iectistertium, 
enfin  les  sacrifices  extraordinaires  du  Ver  sacrum.  Le  sénat, 
informé  des  volontés  divines,  ordonne  au  préteur  M.  Cornélius 
de  veiller  à  l'exécution  rapide  de  ces  cérémonies.  Mais  l'avis 
conforme  du  sénat  ne  suflît  pas  encore.  Le  grand  pontife  Corn. 
Lentulus  oi-donne  de  consulter  le  peuple  au  sujet  du  Ver_"sa- 
crum,  qui  ne  peut  se  célébrer  sans  son  consentement.  Le  peuple 
approuve  la  décision  prise  par  le  sénat  et  la  confirme  par  son 
vote  (2).  Encore  le  pontife  ne  peut-il  prendre  sur  lui  cette  con- 
sultation suprême  sans  que  le  sénat  la  prescrive  (3).  Les  cultes 
étrangers  ne  peuvent  être  admis  à  Rome  sans  la  permission  des 
pères  conscrits.  C'est  ainsi  qu'après  avoir  consulté  les  livres 
sibyllins,  ce  sont  eux  qui  demandent  au  roi  de  Pergame,  Attale, 
la  statue  de  C  y  bêle  pour  la  transporter  sur  les  bords  du  Tibre. 
Quand  on  signala  l'arrivée  au  port  du  vaisseau  qui  portait 
l'image  de  la  déesse,  on  délibéra  longtemps  pour  savoir  qui 
serait  chargé  de  la  recevoir  sur  le  sol  de  l'Italie.  On  ne  désigna 


(1)  Tite  Live,  1.  XXXIX,  ch.  5. 

(2)  Tite  Live,  1.  XXII,  ch.  9,  10.  Corn.  Lentulus,  pontifex  maximus,  consulente  col- 
legio  praetorura,  omnium  primum  populum  consulendum  de  vere  sacro  censet;  injussa 
populi  vovere  non  posse.  Rogatur  in  hac  verba  populus  !  Velitis,  jubeatis  ne  hoc  si 
fieri,  etc. 

(3)  Dion  Cassius,  liv.  XXXIX,  ch.  15. 


—  10  — 

pas  un  pontife  pour  cet  office,  mais  un  jeune  homme  de  quinze 
ans,  aussi  recommandable  par  sa  vertu  que  par  sa  haute  nais- 
sance, un  Scipion  (1).  Pareillement,  le  sénat  prononçait  l'exclu- 
sion des  cultes  étrangers  dangereux  pour  l'État.  Le  consul  Pos- 
tumius  dénonça  dans  l'assemblée  les  scandales  et  les  orgies  aux- 
quels donnaient  lieu  les  mystères  de  Bacchus.  Le  sénat  vota  des 
actions  de  grâces  au  consul,  qui  avait  su,  sans  éveiUer  l'atten- 
tion publique,  découvrir  un  pareil  danger,  et,  par  un  célèbre 
sénatus-consulte ,  défendit  les  affiliations  aux  bacchanales  et 
proscrivit  les  superstitions  étrangères.  Postumius,  dans  son  ré- 
quisitoire prononça  ces  paroles  remarquables  :  «  Combien  de 
fois,  au  temps  de  nos  pères  et  de  nos  aïeux,  les  magistrats  n'ont- 
ils  pas  été  chargés  de  proscrire  les  religions  étrangères,  les  sa- 
crifices clandestins,  de  chasser  du  forum,  du  cirque,  de  la  ville, 
les  prétendus  prophètes  ;  de  rechercher  et  de  brûler  les  livres 
prophétiques,  d'abolir  tous  les  sacrifices  qui  ne  seraient  pas  ac- 
complis selon  la  coutume  romaine  (2)?  »  On  voit  que  la  proscrip- 
tion des  bacchanales  avait  été  précédée  par  des  mesures  du  même 
genre,  que  ces  soins  concernaient  l'autorité  publique,  que  le 
sénat  était  appelé  à  prononcer  souverainement  en  ces  matières, 
qu'enfin  la  fonction  des  pontifes  se  réduisait  à  rechercher  s'il  y 
avait  incompatibilité  entre  les  cultes  étrangers  et  la  religion  de 
l'État. 


II. 


Jules  César  changa  le  gouvernement  républicain  en  monar- 
chie. Son  œuvre,  interrompue  par  la  mort  qui  le  frappa  en  plein 
sénat,  fut  reprise  par  son  neveu  Octave,  qui  la  porta  à  sa  per- 


(1)  Tite  Live,  1.  XXIX,  ch.  10,  11,  14. 

(2)  Tite  Live,  1.  XXXIX,  ch.  16. 


—  11  — 

fection.  Cette  révolution  fut  habilement  conduite  pour  ne  pas 
effaroucher  l'esprit  formaliste  des  anciens  Romains,  et  ne  pas 
évoquer  les  souvenirs  de  la  royauté ,  dont  la  mémoire  était 
encore  détestée.  L'empereur  se  fit  décerner  par  le  peuple  et  le 
sénat  toutes  les  dignités  qui  conféraient  l'Imperium.  Il  semblait 
ainsi  tenir  encore  son  pouvoir,  non  de  la  force,  mais  des  lois. 
Il  fat  consul,  proconsul,  tribun  du  peuple  ;  il  reçut  aussi  le  titre 
de  souverain  pontife,  et  devint,  selon  l'expression  de  Dion,  le 
maître  absolu  des  choses  divines  et  humaines.  Il  était,  en  théo- 
rie, revêtu  de  tous  les  sacerdoces,  et  en  disposait  en  faveur  de 
ceux  qu'il  prétendait  honorer  de  son  choix  (1). 

Jules  César  avait  été  élu  souverain  pontife  par  les  comices, 
par  tribus.  Cet  usage  ne  semble  pas  avoir  prévalu.  Il  cessa  au 
temps  de  Tibère,  qui  supprima  les  comices  populaires,  vain 
simulacre  d'une  liberté  disparue.  Les  pontifes  envoyaient  d'or- 
dinaire au  nouveau  titulaire  la  stola  ponti/îcalis,  symbole  de  sa 
dignité  religieuse.  Il  paraît  résulter  d'un  passage  de  Dion,  que 
lors  même  que  l'empire  fut  gouverné  par  deux  ou  trois  empe- 
reurs, un  seul  était  souverain  pontife  (2).  Les  textes  épigra- 
phiques  semblent  en  contradiction  sur  ce  point  avec  l'assertion 
de  l'historien.  Plusieurs  inscriptions  du  iv*  siècle  donnent  à  Va- 
lons, Valentinien  et  Gratien  le  titre  de  pontifices.  Il  en  était, 
sans  doute,  de  ce  titre  comme  de  celui  d'empereur,  qui  pouvait 
être  étendu  à  plusieurs  personnages,  sans  que  l'empire  fût  pour 
cela  divisé.  Les  Romains  exprimaient  d'un  mot,  unanimitas, 
l'accord  qui  subsistait,  après  le  partage  de  la  dignité,  entre  les 
divers  titulaires.  L'unité  et  l'harmonie  du  pouvoir  ne  devaient 
pas  être  troublées,  parce  que  ce  fardeau  était  réparti  sur  plu- 
sieurs têtes.  L'empire  ne  laissait  pas  que  d'être  un  en  deux  ou 

(1)  Dion  Cassius,  1.  LUI,  17. 

(2)  Dion  Cassius,  1.  LUI,  ch.  J7. 


—  12  — 

trois  personnes.  Toutefois,  nous  croyons  qu'un  seul  empereur 
recevait  à  la  fois  les  insignes  du  sacerdoce  suprême.  Zosime  nous 
apprend,  en  eflFet,  que  les  pontifes,  après  la  mort  de  Valentinien, 
envoyèrent  la  stola  à  Gratien  ;  or,  nous  savons  que  les  inscrip- 
tions lui  donnaient  déjà  les  noms  de  jpontifex  maximus^  quand 
il  partageait  le  gouvernement  avec  ses  deux  collègues.  Il  semble 
difficile  que  l'élévation  du  nouvel  empereur  à  la  dignité  pontifi- 
cale ait  toujours  pu  se  faire  régulièrement.  Si  la  plupart  des 
empereurs  furent  désignés  par  le  sénat,  ou  reconnus  immédia- 
tement par  lui,  souvent  les  armées ,  sans  consulter  cette  assem- 
blée, portèrent  à  l'empire  leurs  généraux,  qui  prirent  à  la  fois 
et  d'eux-mêmes  tous  les  titres  que  comportait  l'autorité  impé- 
riale. 

Les  fonctions  du  souverain  pontife  ne  changèrent  pas  sous 
l'empire  ;  mais  le  pouvoir  attaché  à  ces  fonctions  s'accrut  sin- 
gulièrement lorsque  les  empereurs  s'en  furent  saisis.  Les  empe- 
reurs jouirent  dans  toute  sa  plénitude  de  l'autorité  religieuse. 
Cette  autorité,  ils  la  tenaient,  non-seulement  du  pontificat,  mais 
aussi  de  leur  dignité  de  consul  et  de  tribun.  En  même  temps 
qu'ils  étaient,  comme  représentants  du  collège  des  pontifes, 
appelés  à  décider  sur  les  points  de  dogme  et  de  discipline,  ils 
avaient  le  droit  d'initiative  et  celui  de  faire  exécuter  les  arrêts 
conformes  du  sénat,  qui  manquaient  à  leurs  prédécesseurs  ré- 
publicains. Toute  puissance  était  en  eux.  Le  sénat  n'avait  d'au- 
torité qu'autant  qu'il  plaisait  aux  empereurs  de  lui  en  laisser. 
Le  peuple  avait  abdiqué  entre  leurs  mains.  Ils  réunissaient  ainsi 
dans  'leur  personne  les  prérogatives  du  clergé  constitué  et  les 
droits  supérieurs  de  l'État.  En  apparence,  l'institution  était 
restée  telle  que  sous  la  république  ;  en  réalité,  le  souverain 
pontificat,  absorbé  par  l'empereur,  changea  de  nature,  et  l'au- 
torité qu'il  conférait  fut  désormais  sans  bornes. 

Le  pontificat  ne  fut  pas  pour  les  empereurs  un  vain  titre  dont 


—  l.i  — 

ils  se  parèrent,  pour  ne  laisser  subsister  en  dehors  d'eux  aucune 
des  grandes  dignités  républicaines  ;  ils  en  exercèrent  réellement 
les  fonctions.  Les  plus  mauvais  d'entre  les  césars  ne  furent  pas 
les  moins  scrupuleux  à  s'acquitter  avec  une  sollicitude  extrême 
des  soins  religieux.  Il  ne  faut  pas  oublier  que  le  peuple  romain 
était  loin  d'être  désabusé  encore  des  superstitions  païennes,  que 
sa  piété  et  sa  ferveur  semblèrent  même  redoubler  sous  l'empire, 
que  les  empereurs  s'appliquèrent  à  l'entretenir  dans  ces  senti- 
ments, que  jamais  plus  de  temples  ne  s'élevèrent  à  Rome  et 
dans  les  provinces. 

L'empereur  semble  avoir  disposé  à  son  gré  de  tous  les  sacer- 
doces. Dion  rapporte  que  Jules  César,  pour  rattacher  à  son  parti 
les  familles  patriciennes,  distribua  aux  sénateurs  les  sacerdoces 
vacants,  et  qu'il  fit  fléchir  la  loi,  en  portant  le  nombre  des  prê- 
tres au-delà  des  limites  fixées  par  la  tradition  (1).  Il  ajouta  plu- 
sieurs titulaires  au  collège  des  augures  et  à  celui  des  quindé- 
cemvirs.  Quand  Auguste  revint  d'Actium,  vainqueur  de  l'Orient, 
il  fut  établi  qu'il  pourrait  créer  autant  de  prêtres  qu'il  jugerait 
bon  et  quand  il  lui  plairait.  Les  empereurs  firent  un  tel  abus 
de  cette  liberté,  et  distribuèrent  avec  tant  de  profusion  les  sa- 
cerdoces, que  Dion  juge  désormais  inutile  pour  l'histoire  d'en 
mentionner  le  nombre  exact  (2).  Tacite  attribue  à  Octave  l'élé- 
vation du  jeune  Marcellus  au  pontificat  (3).  Le  même  historien 
fait  honneur  à  l'empereur  Othon  du  soin  qu'il  prit  de  ne  donner 
les  sacerdoces  qu'à  des  vieillards  et  à  des  patriciens  renommés 
pour  leurs  vertus.  Pline,  l'habile  courtisan  dont  Trajan  fit  son 
favori,  sollicite  de  son  maître  la  place  vacante  d'augure  et  de 
septemvir,  «  afin  de  pouvoir,  dit-il,  prier  pour  ta  prospérité  les 


(1)  Dion,  liv.  XLII,  ch.  b1. 

(2)  Dion,  liv.  Ll,  ch.  20. 

(8)  Tacite,  Ann.,  iib.  I,  ch.  3. 


-   14   — 

dieux,  que  j'ai  invoqués  jusqu'à  ce  jour  pour  toi,  en  simple  par- 
ticulier (1).  »  Athénée  et  Lampride  disent  de  Marc-Aurèle  et 
d'Alexandre  Sévère  qu'ils  distribuèrent  aussi  des  sacerdoces.  Ils 
usaient  de  ce  droit,  non-seulement  à  Rome  et  dans  l'Italie,  mais 
souvent  aussi  dans  les  provinces,  bien  qu'ils  laissassent  volontiers 
aux  collèges  provinciaux  le  soin  de  se  recruter  par  la  coopta- 
tion. Ils  désignaient  le  grand  prêtre  d'Egypte  et  le  grand  prêtre 
d'Asie,  sans  doute  à  cause  de  l'importance  de  ces  dignités  et  de 
l'influence  qu'elles  donnaient  en  Orient.  Lactance  cite  comme 
une  innovation  le  décret  de  Maximin  Daza,  qui,  dans  chaque 
cité,  investit  du  sacerdoce  les  principaux  magistrats,  les  soumit 
à  l'autorité  d'un  pontife  provincial,  et  leur  enjoignit  de  se  pro- 
duire en  public  parés  d'une  chlamyde  blanche  (2).  Probablement 
il  voulait,  en  face  des  envahissements  du  christianisme,  aug- 
menter la  force  de  l'organisation  sacerdotale  païenne,  resserrer 
les  liens  qui  unissaient  les  prêtres  entre  eux  et  rehausser  aux 
yeux  du  peuple  leur  prestige.  Ces  exemples  montrent  claire- 
ment que  les  empereurs  ne  se  dessaisirent  jamais  de  leurs  droits 
et  qu'ils  disposaient  toujours  de  la  nomination  des  prêtres.  Il 
n'est  pas  étonnant  qu'ils  aient  prétendu,  par  la  suite,  à  nommer 
les  évêques  et  à  exercer,  pendant  l'époque  chrétienne,  l'autorité 
que  leur  donnait  sur  le  clergé  païen  la  prérogative  impériale. 

Plusieurs  cultes  nouveaux  furent  introduits  à  Rome  par  les  em- 
pereurs. Caracalla  passe  pour  avoir,  le  premier,  patronné  le  culte 
d'Isis,  bien  que  nous  trouvions  cette  divinité  honorée  sous  Com- 
mode, et  que  Domitien  ait  élevé  en  l'honneur  des  dieux  égyptiens 
un  Iséum  et  un  Serapéum.  Les  mystères  d'Eleusis  furent  célébrés 
à  Rome  par  Hadrien.  Elagabale  apporta  de  Syrie  sur  les  bords 
du  Tibre  la  divinité  dont  il  était  le  grand  prêtre  dans  sa  patrie, 

(1)  Pline,  lib.  X,  ep.  13. 

(2)  Lactance,  De  morte  Persec,  cli.  36. 


et  dont  il  prit  le  nom.  Aurélien  rendit  populaire  le  culte  du  So- 
leil. Il  s'en  fallut  de  peu  que  le  dieu  des  chrétiens  ne  prît  place, 
bien  avant  Constantin,  dans  le  panthéon  romain.  Tertullien 
rapporte  que  Tibère  proposa  au  sénat  de  mettre  le  Christ  au 
rang  des  dieux  (1).  Adrien  lui  fit  bâtir  plusieurs  temples  (2). 
Alexandre  Sévère  gardait  dans  son  oratoire  son  image  avec  celle 
d'Abraham.  Il  est  probable  que  la  résistance  vint  non  des  em- 
pereurs, mais  des  chrétiens  eux-mêmes,  qui  répugnaient  à  cette 
assimilation  avec  les  dieux  païens,  et  refusaient  leur  encens  aux 
divinités  de  l'État. 

La  surveillance  des  cultes  provinciaux  paraît  avoir  été  aussi 
du  ressort  des  souverains  pontifes.  Octave  institua  dans  toutes 
les  provinces  le  cufte  de  Rome  et  Auguste,  qui  n'était  autre  chose 
que  l'apothéose  de  l'État  et  de  l'empire.  Nous  savons  que  Tibère 
dédia  plusieurs  temples,  commencés  par  Auguste  et  depuis  tom- 
bés en  ruine  (3).  Sous  le  règne  du  même  prince,  Rome  reçut  les 
ambassadeurs  de  plusieurs  villes  d'Asie  et  de  Grèce,  qui  vinrent 
réclamer  le  droit  d'asile  en  faveur  de  leurs  temples,  menacés  de 
perdre  ce  privilège.  Ils  durent  produire  leurs  titres  devant  le 
sénat  et  l'empereur,  et  défendra  la  tradition  qui  le  leur  avait 
conservé.  Pline  le  jeune,  gouverneur  de  Bithynie,  consulte  Tra- 
jan,  comme  le  souverain  arbitre  en  matière  religieuse,  pour 
savoir  s'il  est  permis  de  déplacer  un  temple  de  Cybèle,  qui  gêne 
l'agrandissement  du  forum  de  Nicomédie  (4).  Il  le  consulte  en- 
core au  sujet  de  sépulcres,  que  les  inondations  du  fleuve  obli- 
gent de  transporter  ailleurs.  «  Je  sais,  dit-il,  qu'à  Rome,  l'usage 
en  pareil  cas  est  de  s'adresser  au  collège  des  pontifes  ;  j'ai  donc 


(1)  Tertullien,  Apolog.,  cli.  95. 

(i)  Larapride,  Vit.  Uadr.,  ch.  29  et  43. 

(3)  Tacite,  Ann.,  II,  ch.  49. 

(4)  Pline,  £)).,  liv.  IX,  61. 


—   10   — 

pensé  qu'il  était  de  mon  devoir  en  cette  conjoncture  de  te  con- 
sulter, toi,  le  souverain  pontife.  »  Trajan,  dans  sa  réponse,  ne 
blâme  pas  le  zèle  du  gouverneur,  et  ne  songe  pas  à  nier  le  droit 
que  lui  donne  son  titre  à  régler  ces  détails.  Il  juge  seulement 
qu'il  est  dur  de  soumettre  les  provinciaux  à  ces  démarches,  et 
qu'il  suffit  de  consulter  la  coutume  du  pays  et  les  précédents  (1). 
Fidèle  aux  obligations  de  sa  charge,  l'empereur  dresse  le 
calendrier,  détermine  les  jours  fastes  et  néfastes,  et  fixe  la  date 
des  fériés.  C'est  sans  doute  en  qualité  de  souverain  pontife  que 
Jules  César  modifia  le  calendrier  en  usage  de  son  temps  et 
adopta  la  réforme  d'Eudoxe .  Marc-Aurèle  régla  les  fastes  de 
manière  à  conserver  dans  l'année  deux  cent  trente  jours  uti- 
les (2).  Le  collège  pontifical  choisissait  encore  parmi  les  familles 
patriciennes,  les  vierges  vestales.   Tibère  désigna  la  fille  de 
PoUion  pour  remplacer  la  vénérable  Occia,  qui  pendant  qua- 
rante-sept ans  avait  présidé  le  corps  des  vestales  plus  jeunes,  et 
remercia  les  pères  de  famille  qui  avaient  offert  pour  cet  honneur 
leurs  enfants.  On  revit  les  châtiments  terribles  qui  frappaient 
les  vierges  incestueuses.  Au  nom  des  pontifes,  Domitien  et  Cara- 
calla  condamnèrent  plusieurs  d'entre  elles  à  être  enterrées 
vivantes .  Quelquefois  le  collège,  par  condescendance,  s'en  remet- 
tait à  la  décision  du  souverain  pontife.  Tel  fut  le  cas  pour  le  fia- 
mine  Dialis  Servius  Maluginensis,  qui  demandait  le  gouverne- 
ment de  la  province   d'Asie.   Quelques  jurisconsultes  sacrés 
déclaraient  ces  fonctions  incompatibles  avec  celles  qu'il  occupait 
déjà  dans  le  sacerdoce.  Mais,  dans  l'incertitude,  on  attendit  le 
jugement  de  l'empereur.  Tibère,  après  avoir  longtemps  retardé 
sa  réponse,  rappela  devant  le  sénat  le  décret  des  pontifes  qui 
déclarait  que  les  flamines  ne  pouvaient  s'absenter  pendant  plus 

(1)  Pline,  Ep.,  liv.  X,  ep.  73  et  74. 

(2)  Capiton,  cb.  10. 


—  17  — 

de  deux  nuits,  et  seulement  pour  cause  de  maladie .  En  consé- 
quence il  repoussa  la  demande  de  Servius  Maluginensis .  La  déli- 
mitation du  pomœrium,  la  présidence  des  sacrifices,  l'immola- 
tion des  victimes  étaient  encore  du  ressort  de  Tempereur,  C'était 
pour  les  chrétiens  un  sujet  habituel  de  moqueries,  que  le  spec- 
tacle de  Julien,  le  malheureux  restaurateur  du  paganisme,  bar- 
bouillé du  sang  des  bœufs  et  des  brebis,  qu'il  sacrifiait  en  public 
sur  l'autel  de  ses  divinités  délaissées.  Il  est  inutile  de  pousser 
plus  loin  cette  démonstration .  Il  est  clair  que  les  empereurs 
s'acquittèrent  avec  ponctualité  de  toutes  les  fonctions  du  sacer- 
doce, et  que  plus  d'un  mérita  l'éloge  que  Spartien  fait  d'Adrien  : 
«  pontificis  maximi  officium  peregit .  » 

Le  sénat  continua  sous  l'empire  à  se  mêler  des  affaires  reli- 
gieuses. Comme  le  fait,  non  sans  amertume  remarquer  Tacite, 
les  empereurs  qui,  en  réalité,  avaient  absorbé  toutes  ses  préro- 
gatives, lui  laissaient  encore  une  ombre  de  puissance  avec  une 
apparence  de  liberté.  Mais  cette  puissance  même  n'était  que  la 
concession  volontaire  et  par  conséquent  illusoire  d'un  maître, 
qui  savait  à  l'occasion  se  passer  de  cette  assemblée,  jadis  si  redou- 
table. Toutefois,  constater  l'ingérence  des  sénateurs  dans  les 
choses  du  culte,  n'est-ce  pas  reconnaître  en  ces  matières  l'auto- 
rité de  l'État,  qui  dans  la  personne  de  l'empereur  n'apparaît  pas 
assez  distincte  de  la  prérogative  du  pontife  ? 

Or,  nous  voyons  le  sénat  sous  Tibère,  occupé  à  discuter  le  choix 
des  flamines  (1).  A  la  mort  de  Libon,  sur  la  proposition  de 
Pomponius  Flaccus,  plusieurs  jours  de  prières  sont  décrétés 
pour  remercier  le  ciel  d'avoir  sauvé  la  vie  du  prince .  Divers 
sénateurs  proposent  de  voter  des  offrandes  à  Jupiter,  à  Mars,  et 
de  fêter  aux  ides  de  septembre  cet  anniversaire  heureux .  Vers 
la  même  époque  un  sénatus-consulte  chasse  d'Italie,  astrologues 

(1)  Tacite,  Anu.,  lib.  IV,  ch.  26. 


—  la  — 

et  magiciens  et  punit  de  mort  quelques-uns  d'entre  eux,  plus 
coupables  ou  plus  compromis  (1).  Un  autre  sénatus-consulte 
prononce  l'expulsion  des  Egyptiens  et  des  Juifs  et  leur  déporta- 
tion en  Sardaigne,  où  l'on  espère  que  le  climat  malsain  débar- 
rassera bientôt  le  monde  de  ces  fauteurs  de  superstitions  et  de 
troubles  (2).  Le  sénat  paraît  même  empiéter  parfois  sur  les 
attributions  des  pontifes.  Il  décrète  que  le  mois  d'avril  recevra 
le  nom  de  Néron,  que  celui  de  mai  prendra  le  nom  de  Claude,  le 
mois  de  juin  celui  de  Germanicus  (3).  Il  charge  les  pontifes 
d'examiner  ce  qu'il  convient  de  maintenir  et  de  réformer  dans 
la  science  des  auspices  (4) .  Il  admet  au  nombre  des  livres  pro- 
phétiques reconnus  par  l'État,  un  recueil  de  vers  sibyllins  pré- 
senté par  le  tribun  Quintilianus.  Tibère,  il  est  vrai,  blâma  cette 
précipitation  et  s'étonna  que,  selon  l'usage,  on  n'eût  pas  soumis 
ce  recueil  à  l'examen  des  quindécemvirs.  Il  rappela  l'exemple 
d'Auguste  qui  jugeait  nécessaire  cette  vérification  préalable  par 
les  prêtres  compétents.  Il  fallait  un  sénatus-consulte  pour  per- 
mettre aux  pontifes  de  consulter  ces  oracles  dont  ils  avaient  le 
dépôt .  Lorsque  l'invasion  des  Marcomans  dans  le  nord  de  l'Italie 
fit  trembler  Rome,  et  renouvela  les  terreurs  du  temps  d'Annibal, 
le  sénat  ordonna  de  recourir  aux  livres  sacrés.  Ulpius  Syllanus 
se  plaignit  qu'on  eût  déjà  trop  tardé,  qu'il  avait  maintes  fois  et 
sans  succès  demandé  que  l'on  donnât  à  cet  égard  les  ordres  né- 
cessaires, mais  que  ceux  qui  voulaient  flatter  le  prince  en  parais- 
sant compter  sur  ses  seules  vertus  militaires ,  avaient  fait 
échouer  sa  proposition.  On  lut  enfin  publiquement  une  lettre 
d'Aurélien  qui  réclamait  cette  consultation  d'où  pouvait  venir  le 
salut.  «  Allez,  ô  pontifes,  s'écria  un  sénateur,  allez,  le  corps  et 

(1)  Tmie,Ann.,  lib.  II.  ch.  .32. 
(-2)  Tacite,  Ann.,V\h.  II,cli.  85. 
(:5)  Tacite,  Ann.,  lib.  XV,  cli,  o4. 
(4)  Tacile,^nn.,lib.  XI,  ch.  IS. 


—  19  — 
rame  purifiés,  revêtus  de  vos  vêtements  sacerdotaux  ;  montez 
au  temple,  couvrez  vos  bancs  de  lauriers,  ouvrez  de  vos  mains 
vénérables  les  pages  fatidiques,  recherchez  les  destins  de  la  répu- 
blique, qui  sont  éternels.  Donnez  à  chanter  aux  enfants  en 
puissance  de  père  et  de  mère,  les  vers  accoutumés.  Pour  nous, 
sachez  que  nous  ferons  les  frais  nécessaires  pour  les  sacrifices 
prescrits  et  que  nous  livrerons  les  victimes  dont  le  sang  doit 
couler  sur  les  autels  (1).  » 

Ces  exemples  suffisent  pour  prouver  l'intervention  active , 
incessante  de  l'État  dans  tous  les  actes  de  la  vie  religieuse,  sous 
l'empire,  comme  sous  la  république.  La  distinction  se  maintient 
entre  le  pouvoir  d'iaitiative  du  sénat  et  l'empereur,  considéré 
comme  le  premier  citoyen,  d'une  part,  et  l'autorité  consultative 
du  collège  des  pontifes,  de  l'autre.  Il  est  vrai  que  cette  distinc- 
tion est  toute  illusoire  et  seulement  dans  les  formes.  L'empe- 
reur, maître  de  la  vie  et  de  la  fortune  des  citoyens,  est  en  même 
temps  le  maître  des  consciences  et  le  chef  réel  de  la  religion 
païenne. 


III  (2). 

Le  sénat  républicain  et  les  empereurs  avaient  peu  à  peu  donné 
droit  de  cité  aux  cultes  étrangers.  Les  dieux  de  l'Olympe  grec, 
ceux  de  l'Egypte  et  de  l'Asie  avaient  eu  à  Rome  leurs  temples 
et  leurs  adorateurs.  On  n'avait  interdit  que  les  superstitions 
dangereuses  pour  la  morale  publique  et  les  dieux  hostiles  à 
l'empire.  Il  est  vraisemblable  que  c'est  en  sa  double  qualité  de 


(1)  Vopisciis,  Vif.  Aiircl.,  cli.  10  et  20. 

("2)  Voir  pour  celle  partie  ;  Marca  de  ConcorJiù  passini.  —  Aube,  thèse  latine. 
Bouché-Leclercq,  thèse  française,  dernier  cliapitre. 


—   -^0    — 

souverain  pontife  et  de  chef  d'État,  que  Constantin  admit  à  l'exis- 
tence légale  le  christianisme  jusqu'alors  proscrit.  Mais  il  n'en- 
ira  point  dans  sa  pensée  de  renoncer  à  ses  prérogatives  pontifi- 
cales, en  accordant  la  tolérance  à  une  religion  qui  ne  reconnais- 
sait d'autre  dieu  que  son  Dieu,  et  qui  prétendit  plus  tard  contester 
aux  empereurs  ce  titre  même  auquel  les  chrétiens  devaient  la 
lin  de  leurs  proscriptions.  L'histoire  tout  entière  de  la  vie  de 
Constantin  proteste  contre  cette  idée  étrange,  qu'on  lui  attribue 
gratuitement.  Bien  des  siècles  après  la  mort  du  prince,  au 
ix"  Siècle,  alors  que  les  papes  prétendaient,  non-seulement  à 
l'indépendance,  mais  à  la  domination  temporelle  de  l'Italie, 
quelques  zélateurrs  malaladroits  de  la  papauté,  inventèrent 
cette  fable  de  la  donation  d'une  partie  dg  l'Occident  au  pape,  et 
pour  en  faire  ressortir  la  vraisemblance,  supposèrent  que  Cons- 
tantin avait  abdiqué  au  profit  de  l'évéque  de  Rome,  Sylvestre, 
le  souverain  pontificat  et  lui  avait  abandonné  tous  les  insignes 
de  cette  dignité.  Loin  de  songer  à  une  abdication,  Constantin  ne 
vit  dans  le  christianisme  qu'une  religion  de  plus  à  surveiller  et 
se  crut  toute  sa  vie  le  pontife  suprême  des  chrétiens,  comme  il 
était  depuis  longtemps  celui  des  païens. 

Ce  renoncement  s'expliquerait  à  la  rigueur,  si  une  révolution 
soudaine,  un  coup  de  foudre  pareil  à  celui  qui  dessilla  les  yeux 
de  Paul  sur  la  route  de  Damas,  l'avait  jeté  dans  les  voies  du 
christianisme,  s'il  avait  éprouvé  le  zèle  et  l'ardeur  des  néophy- 
tes et  des  catéchumènes,  s'il  avait  subitement  dépouillé  le  vieil 
homme  pour  faire  à  sa  conviction  le  sacrifice  de  ses  honneurs. 
Les  historiens  dignes  de  foi  ne  nous  rapportent  rien  de  semblable. 
L'apologiste  Eusèbe  de  Césarée  nous  parle  bien  d'une  vision 
miraculeuse,  de  la  voix  qui  se  fit  entendre  à  Constantin,  au  mo- 
ment où  il  passait  les  Alpes  pour  aller  combattre  le  tyran 
Maxence.  Il  est  le  seul  qui  se  vante  d'avoir  reçu  ces  confidences 
de  la  bouche  de  l'empereur,  et  son  témoignage  isolé  nous  est  sus- 


pect.  Si  tiède  était  la  ferveur  du  premier  prince  chrétien,  qu'on 
ignore  à  quelle  époque  de  sa  vie  il  reçut  le  baptême.  Les  uns 
placent  cette  date  après  la  victoire  du  pont  Milvius  et  l'entrée 
triomphale  à  Rome,  la  plupart  des  annalistes  ecclésiastiques  la 
reportent  à  un  second  séjour  que  fit  l'empereur  à  Rome  sous  le 
pontificat  de  Sylvestre  ;  quelques-uns,  et  parmi  ceux-là  Eusèbe, 
Sozomène,  saint  Jérôme ,  aux  dernières  heures  de  la  vie  du 
prince.  Se  sentant  mourir  il  voulut  être  baptisé  comme  le  Sau- 
veur dans  l'eau  du  Jourdain.  Encore  ce  baptême  lui  fut-il  donné 
par  un  évêque  arien,  Eusèbe  de  Nicoraédie,  qui  depuis  longtemps 
abusait  de  sa  faveur  pour  détourner  Constantin  de  l'orthodoxie 
et  le  faire  pencher  vers  la  foi  d'Arius.  Ces  témoignages  contem- 
porains ont  à  coup  sûr  plus  de  poids  qae  ceux  de  Cedrenus,  de 
Zonaras  et  de  Théophane ,  écrivains  bien  postérieurs,  dont  la 
critique  est  souvent  en  défaut,  et  qui  ne  pouvaient,  tout  en  con- 
naissant la  version  contraire,  voir  un  hérétique  dans  le  fonda- 
teur de  l'empire  chrétien  de  Byzance  (1). 

Les  historiens  ne  s'accordent  pas  davantage  sur  les  mobiles 
auxquels  obéit  le  prince  en  favorisant  le  christianisme,  jusque- 
là  persécuté  à  outrance.  Eusèbe,  suivi  par  Zonaras,  affirme  que 
Constantin,  comme  plus  tard  Clovis  à  Tolbiac,  fut  frappé  de  la 
défaite  de  ses  rivaux  Maxence  et  Licinius,  qui  n'avaient  pas 
négligé  les  invocations  et  les  sacrifices  aux  faux  dieux,  et  surpris 
de  sa  victoire  qu'il  attribua  au  secours  du  Dieu  des  chrétiens.  Il 
compara  aussi  la  fortune  de  son  père  Constance  avec  celle  de  ses 
adversaires,  et  il  embrassa  la  religion  qui  faisait  la  force  de  ceux 
qui  la  servaient  et  leur  assurait  le  succès  dans  leurs  entre- 


(1)  Théophane,  Chronic,  p.  14,  éd.  1655:  Zonaras,  lib.  XIII,  2;  Cedrenus,  tome  I, 
p.  271,  éd.  1647i  Sozoni.,  lib.  I,  ch.  7;  S.  Jérôme  Cliron.  Constantinus  cxtrerao  vilœ 
suae  terapore,  ab  Eusebio  Nicomediensi  episcopo  baptizalus,  in  arianuni  dograa  décli- 
nât, a  quo  usquc  ad  praesens  terapus  ecclesiarum  rapinae  et  totius  orbis  est  secuta  dis- 
cordia. 


prises  (1).  Le  païen  Zosime,  que  Sozomène  et  Aurclius  Victor 
appuient  de  leur  autorité,  donne  un  tout  autre  motif  à  la  préfé- 
rence que  Constantin  marqua  pour  la  religion  chrétienne  (2). 
Après  avoir  vengé,  sur  de  simples  soupçons,  son  honneur  de  mari 
outragé,  en  faisant  périr  son  fils  Crispus  et  sa  femme  Fausta, 
pris  de  remords,  il  chercha  le  moyen  d "étouffer  les  protestations 
de  sa  conscience,  et  s'adressa  aux  flamines  et  au  philosophe  néo- 
platonicien Sopater.  Ils  lui  répondirent  qu'aucune  lustration, 
aucune  expiation  ne  pouvait  laver  son  crime  et  assoupir  les  re- 
mords de  son  âme.  Un  Espagnol  du  nom  d'Egyptius,  admis  dans 
la  familiarité  des  servantes  du  palais,  l'adressa  aux  évêques 
chrétiens.  Ceux-ci  lui  apprirent  que  leur  religion  avait  le  secret 
de  laver  les  fautes  les  plus  graves  et  que  le  sacrement  du  bap- 
tême effaçait  tout  péché.  Dès  lors  Constantin  fit  grand  cas  de  la 
religion  nouvelle,  il  finit  par  se  rallier  à  ses  dogmes  et  par  la 
faveur  qu'il  accorda  aux  chrétiens,  inclina  peu  à  peu  ses  sujets 
à  l'adoption  du  christianisme.  Il  est  à  croire  que  des  raisons 
plus  hautes,  et  que  Lactance  nous  fait  entrevoir,  déterminèrent 
l'empereur.  Les  chrétiens  n'étaient  plus  seulement  une  faction, 
mais  un  parti  puissant  dont  les  forces  s'augmentaient  chaque 
jour,  avec  qui  il  fallait  compter,  et  qui  pouvait  être  d'un  appoint 
considérable  dans  la  lutte  engagée  entre  Constantin  et  ses 
rivaux.  Le  prince  ne  pouvait  du  reste  manquer  d'être  frappé  de 
leur  docilité  et  de  leur  respect  pour  le  pouvoir  établi .  Malgré 
les  violences  dirigées  contre  eux,  ils  n'avaient  essayé  de  susciter 
aucune  révolte,  on  ne  les  avait  trouvés  impliqués  dans  aucun 
complot.  Peut-être  un  jour  les  guerres  cesseraieiit-eUes,  subite- 
ment apaisées,  quand  tous  les  peuples  obéiraient  à  ce  Dieu,  qui 
recommandait  aux  siens  l'obéissance  passive,  si  commode  au 
despotisme. 

(1)  Eusèbe,  De  Vil.  Con.sl.,  lib.  1,  21.  —  Zoiiaras,  lib.  XllI,  '2. 

(2)  Zosime,  lib.  II;  Sozora.,  lib.  1,  ch.  S. 


—  23   - 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  en  effet  vers  l'époque  de  la  mort  de 
Crispus,  que  Constantin  marqua  un  penchant  décidé  pour  le 
christianisme,  s'entoura  d'évêques  et  s'efforça  de  décourager  des 
cultes  païens,  ceux  qui  leur  restaient  encore  attachés.  Il  profita 
de  son  séjour  à  Rome  pour  manifester  d'une  manière  peu  équi- 
voque les  sentiments  qu'il  avait  eu  soin  jusque-là  de  tenir  cachés. 
Suivant  une  antique  coutume,  ses  soldats  voulurent  monter  au 
Capitole,  pour  remercier  les  dieux  de  la  victoire  qu'ils  avaient 
donnée  à  leurs  aigles.  Constantin  qui  s'était  abstenu  déjà  d'as- 
sister à  la  célébration  des  jeux  séculaires,  refusa  d'accompagner 
comme  il  convenait,  ses  soldats  à  cette  cérémonie.  Il  vit  défiler 
les  troupes  sous  ses  yeux  et  ne  put  retenir  quelques  moqueries  à 
l'adresse  des  fervents  adorateurs  des  dieux  tutélaires  de  Rome. 
Ces  plaisanteries,  rapidement  colportées,  soulevèrent  l'indigna- 
tion du  peuple  et  du  sénat.  L'empereur  se  sentit  mal  à  l'aise  au 
milieu  de  cette  population  sourdement  hostile,  de  ces  dieux  dont 
les  statues  dressées  sur  toutes  les  places  témoignaient  du  glo- 
rieux passé  de  Rome  et  semblaient  lui  reprocher  son  apostasie, 
de  ces  temples  où  se  pressait  encore  une  foule  respectueuse,  dont 
la  piété  était  une  injure  pour  son  indifférence.  Il  comprit  que 
cette  cité  païenne  s'accommoderait  mal  de  sa  nouvelle  politique  et 
répugnerait  longtemps  encore  au  culte  chrétien.  Il  ne  soupçonna 
pas  un  moment  que  la  vieille  capitale  du  monde  romain  devien- 
drait un  jour  la  capitale  du  monde  chrétien.  Il  chercha  un  em- 
placement pour  bâtir  une  ville  sans  tradition  et  sans  passé,  qui 
lui  devrait  tout,  et  où  il  ne  serait  plus  poursuivi  par  le  souvenir 
d'une  religion  avec  laquelle  il  avait  rompu  dans  son  cœur.  Telle 
fut  la  cause  réelle  de  la  fondation  de  Constantinople  (I). 

Il  est  facile  de  saisir  trois  moments  distincts  dans  l'évolution 
de  Constantin  vers  le  christianisme.  Il  s'agit  d'abord  pour  lui 

(1)  Zosiiijc,  lib.  II  ;  Auicliiis  Viclur,  qi.  U. 


—  24  — 

de  lever  les  décrets  de  proscriptions  qui  pèsent  sur  les  chrétiens, 
et  de  les  établir  sur  le  même  pied  que  les  adorateurs  des  autres 
divinités.  Tel  est  le  sens  de  l'édit  de  Milan ,  qui  est  un  édit  de 
tolérance  :  «  Considérant  que  la  liberté  religieuse  ne  saurait 
être  entravée ,  et  que  chacun  peut,  dans  son  esprit  et  dans  sa 
volonté,  adorer  comme  il  lui  plaît  la  divinité,  nous  ordonnons 
que  les  chrétiens  puissent  garder  leur  foi  et  exercer  leur  culte.  » 
Plus  loin,  nous  lisons  :  «  Il  importe  à  la  tranquillité  des  temps 
présents  que  tout  homme  ait  le  droit  de  choisir,  quelle  qu'elle 
soit,  la  divinité  à  qui  il  veut  adresser  ses  hommages  (1).  »  En 


(1)  «  Jamdudum  quidem  cùm  animadverteremus  non  esse  cohibendam  religionis 
libertatem,  sed  uniuscujusque  arbitrio  ac  voluntati  permittendum  ut  ex  animi  sui  sen- 
tentiâ  rébus  divinis  operatn  daret,  sanximus,  ut  tum  cateri  omnes,  tum  christiani,  sec- 

Ub  ac  religionis  suae  fidera  atque  observantiam   retinerent Et  christianis  cl 

reliquis  omnibus  lihcra  facilitas  a  nobis  Iribuatur,  quamcunque  voluerintreligio- 
nem  consectandi,  quœ  scilicet  quidquid  illud  est  divinum  ac  cœleste  numen  nobis  et  uni- 
versis  qui  sub  imperio  nostro  degunt  propitium  esse  possit.  » 

Cet  édit  est  confirmé  par  d'autres  qui  le  suivent,  cités  par  Eusèbe  et  Lactance  ; 
Zonaras  (lib.  XIII,  ch.  2),  en  résume  la  substance  en  ces  termes: 

Christianis  securitatem  per  prœcones  denuntiat,  templa  eorum  aperiri  et  nova  coudi 
permittit,  ac  vicissira,  fanis  Ccticiorum  deorum  clausis,  impunè  cbristianismum  quem- 
vis  amplecti  sinit.  Nam  se  vim  quicJfem  facturum  esse  nemini  qui  vero  ultrô  ad  Chris- 
tum  se  contuiissent,  eos  se  laudare  profitebatur. 

L'édit  de  Milan  fut  donc  un  édit  de  tolérance  et  non  d'exclusion  à  l'adresse  des  autres 
cultes.  Constantin  entendait  que  toutes  les  sectes  pussent  vivre  également  protégées  par 
la  loi.  En  maintes  circonstances  il  s'entremet  pour  faire  respecter  cette  tolérance  réci- 
proque et  conjurer  des  querelles  tbéologiques.  Il  apprend  que  des  donatistes  en  Afrique, 
ont  envahi  une  église  catholique;  il  répond  :  Laissez  faire.  «  Vos  autem  imitaturos  pa- 
tientiae  Dei  summi  eorum  malitiœ  placidâ  mente,  ea  quse  vestra  sunl  relinquenles,  et 
potius  locum  vobis  invicem  aliura,  fiscalem  scilicet  poscere.  »  Il  prescrit  de  n'user  à 
leur  égard  que  de  douceur  et  d'exhortations  pieuses,  mais  de  s'abstenir  de  violences  = 
Sufficit  iisdem  commonitio  nostra  et  prœcedens  cohortatio.  (V.  Bibl.  Pet.  Pithsi.  — 
Baronius,  ann.  316,  §  57.) 

Aux  yeux  de  Constantin  le  rôle  de  l'empereur  est  de  paciQer  et  de  concilier,  non  de 
persécuter  au  nom  d'un  dogme.  Il  tient  de  Dieu  l'autorité  nécessaire  pour  se  faire 
écouter.  11  écrit  aux  ariens  d'Egypte  en  conflit  avec  les  chrétiens  fidèles  à  At!ia- 
nase  : 

vfiwv  (X(i!fi(T^QTrt(Tewç ,  oïov  stp-flVYî;  Trp\j70ivc'j  É^y.a'JTÔv  TTjOOTàyw  stxo'rwç. 
(Eusèbe,  De  vità  Const.,  lib.  II,  ch.  (53.) 


conséquence,  Constantin  décrète  la  restitution  aux  chrétiens  des 
biens  qui  leur  ont  été  confisqués,  y  compris  celle  de  leurs  églises, 
fermées  ou  affectées  à  d'autres  usages.  Dans  une  constitution 
adressée  au  préfet  Anilinus  et  mentionnée  par  Eusèbe,  il  arrête 
que  les  prêtres  chrétiens,  «  ceux  qu'on  appelle  clercs,  soient  as- 
similés aux  desservants  des  autres  cultes,  et  qu'ils  soient  comme 
eux  dispensés  de  toute  charge  publique,  afin  de  pouvoir  plus 
librement  vaquer  aux  soins  de  leur  religion  (1).  »  Nous  ne  pou- 
vons voir  dans  ces  mesures  qu'un  acte  der haute  politique  inspiré 
par  le  souci  de  la  paix  publique,  mais  non  pas  encore  un  acte 
d'adhésion  formelle. 

Bientôt  le  christianisme,  comme  un  torrent  longtemps  con- 
tenu, déborde  de  toutes  parts.  Nous  assistons  alors  à  une  sin- 
gulière tentative  de  conciliation  et  de  fusion  entre  l'ancienne 
religion  et  la  nouvelle.  Le  christianisme,  pour  rendre  d'un  culte 
à  l'autre  la  transition  plus  facile,  relâche  un  peu  de  la  rigueur 
de  ses  dogmes  et  s'hellénise,  selon  le  mot  heureux  de  l'historien 
Socrate.  Lors  de  la  cérémonie  de  la  fondation  de  Constantinople, 
l'empereur  trace  lui-même,  comme  autrefois  Romulus  et  les 
césars  qui  avaient  agrandi  le  pomœrium ,  la  ligne  d'enceinte. 
Auprès  de  lui  se  tiennent  le  philosophe  alexandrin  Sopater  et  le 
pontife  Pretextatus  ;  l'aruspice  Valens  préside  à  la  dédicace  de 
la  vrille  (2) .  Les  temples  païens  ne  furent  pas  systématiquement 
exclus  de  la  nouvelle  capitale.  Themistius  nous  parle  de  sacrifi- 
ces, de  libations,  de  processions  en  Thonneur  des  dieux  protec- 


(1)  Qui  in  provinciâ  tibi  concreditâ,  in  catholicâ  ecclesiâ  cui  Cœcilianus  praesidet 
sanctae  huic  religion!  ministrant,  quos  clericos  nominare  soient,  a  publicis  omnibus  one- 
ribus  in  universum  libères  et  immunes  servari  vole  — ne  fiatuterrore  quopiam  vel 
exorbitatione  sacrilegâ,  a  cullu  divinilatis  debito  abslrahanlur,  sed  potius  sine  omni 
perturbatione  suae  legi  serviant,  qui,  dum  maxima  divini  cullûs  ministpria  perBciunt 
communibus  rébus  prodesse  videnlur. 

(2)  V.  Banduri,  Àntiq.  Byz.,  t.  I,  p.  98.  —  Lydus,  De  Mens.,  IV,  2. 


teurs  de  l'agriculture,  qui  s'y  célèbrent  encore  de  son  temps  (1). 
Les  médailles  frappées  en  l'honneur  du  prince  portent  les  attri- 
buts de  Jupiter,  d'Apollon  et  d'Hercule;  on  y  peut  lire  des  ins- 
criptions telles  que  celles-ci  :  Soli  invicto  comiti,  Jovis  con- 
servatoris,  Martis  propugnatoris.  Il  bâtit  un  cirque  magnifi- 
que, où  Ton  voit  un  édicule  consacré  à  Castor  et  Pollux,  qui 
subsistait  encore  du  temps  de  Théodose,  le  trépied  d'Apollon 
Delphien,  sur  lequel  se  dressait  la  statue  du  dieu  reproduisant 
les  traits  de  l'empereur.  Une  inscription,  pour  ne  pas  laisser 
d'équivoque,  portait  :  blï  Oîdraror  kùroy.pv-wp.  Autour  de  la  tête  du 
dieu  ou  du  césar  étaient  fixés,  figurant  des  rayons  de  gloire,  les 
clous  qui  avaient  attaché  le  Christ  sur  la  croix  (2).  Si  Constan- 
tin bâtit  une  église  aux  saints  Apôtres,  il  éleva  sur  la  principale 
place  de  Byzance  un  temple  à  la  mère  des  dieux  Rhéa,  et  à  l'autre 
extrémité  l'image  de  la  Fortune  romaine.  La  Sagesse  et  la  Paix 
eurent  aussi  leurs  autels.  Nous  reconnaissons  le  nom  de  ces  deux 
divinités  dans  ceux  plus  chrétiens  de  sainte  Sophie  et  de  saint 
Irénée.  Si  sur  ses  monnaies  et  ses  images  il  se  pare  des  attributs 
des  dieux  païens,  il  porte  quelquefois  à  la  main  la  croix,  le  pal- 
ladium de  la  foi  nouvelle. 

Enfin  par  un  retour  étrange  et  inattendu,  la  tolérance  accor- 
dée aux  chrétiens  au  début  du  règne ,  est  bientôt  tout  ce  qui 
reste  aux  païens  de  leur  ancienne  prépondérance.  Sans  doute 
ils  ne  furent  pas  persécutés  ;  il  n'est  point  exact,  comme  un 
passage  d'Eusèbe  pourrait  le  faire  supposer,  que  leurs  temples 
aient  été  détruits ,  leurs  livres  brûlés ,  leurs  sacrifices  interdits. 
Constantin  ne  détruisit  point  l'idolâtrie,  il  proscrivit  seulement, 
comme  avaient  fait  Auguste  et  Tibère,  rà  iivaipa.  t«  sioùilo\a.rpei«ç, 
c'est-à  dire,  les  cérémonies  obscènes,  les  incantations,  les  four- 


(1;  Themiitius,  Ont/.,  0. 

{-2)  Zoiuiras,  lib.  XIII,  tii.  3.  —  Zuiiiuc,  lib.  II. 


—  27  — 

beries  auxquelles  se  laissait  prendre  la  crédulité  dévote,  les 
orgies  semblables  à  celles  qui  déshonoraient  les  bacchanales. 
Mais  il  éloigna  des  autels  païens  nombre  de  leurs  anciens  adora- 
teurs, par  la  malveillance  et  la  défiance  dont  il  ne  sut  pas  se 
garder  envers  les  fidèles  de  Jupiter,  par  la  rancune  ([u'il  montra 
à  tous  ceux  qui  n'avaient  pas  imité  sa  conversion.  C'en  était 
assez  pour  que  la  grâce  touchât  bien  des  cœurs  endurcis. 
Beaucoup  de  convictions  fléchirent  dès  que  les  intérêts  furent 
mis  enjeu.  Il  est  vrai  que  les  mêmes  hommes  qui  applaudirent 
à  l'œuvre  de  Constantin,  ne  se  firent  pas  faute  de  la  flétrir, 
lorsque  Julien  releva  les  autels  du  paganisme  désertés.  On  revit 
alors  des  palinodies  éclatantes,  de  miraculeuses  conversions, 
qui  se  soutiennent,  jusqu'à  ce  qu'avorte  la  tentative  de  Julien. 
Le  dieu  de  l'empereur  devint  peu  à  peu  le  dieu  de  l'empire.  11 
n'était  pas  besoin  de  persécutions  pour  obtenir  ce  résultat. 
L'exemple  des  chrétiens  affermis  dans  leur  foi  et  multipliés  par 
elles  était  encore  trop  présent,  pour  qu'on  se  risquât  à  doimer 
au  paganisme  un  regain  de  faveur,  en  paraissant  le  craindre,  et 
en  apitoyant  les  cœurs  sur  le  sort  des  fidèles  qui  lui  restaient. 
Il  sufl5sait  de  quelques  discours  dans  le  genre  de  celui  que 
Constantin  adressait  aux  provinciaux  (1)  :  «  Que  ceux  qui  sont 
encore  plongés  dans  l'erreur  des  gentils  jouissent  de  la  même 
quiétude  que  les  chrétiens.  Associés  aux  mêmes  bienfaits,  goû- 
tant les  mêmes  joies,  ils  seront  par  là  même  amenés  doucement 
à  un  culte  meilleur.  Que  personne  donc  ne  fasse  tort  à  son  pro- 
chain, que  chacun  suive  son  penchant  et  honore  la  divinité  qu'il 
préfère.  Que  ceux  qui  se  dérobent  à  l'influence  du  christianisme 
continuent  à  fréquenter  les  temples  des  dieux  de  mensonge, 
puisque  telle  est  leur  volonté.  Pour  nous,  ô  mon  Dieu  !  nous  au- 

(1)  Eiisèbe,  Vil.  Co)isl.,  |ib.  II,  cli.  47-56  :  Qui  vero  se  ipsns  inde  ahstraliunt 
commcntitii  erroris  dolubra  Iiabeaiit.  Nos  auteni  splemlidissiiiuini  due  vcrilalis  domici- 
liura,  quod  naturâ  nobis  largilus  es  tencamus. 


—  28  — 

rons  en  partage  la  splendide  demeure  de  la  vérité,  dont  le  flam- 
beau éclaira  notre  naissance.  » 

Quant  à  ses  fonctions  de  souverain  pontife,  Constantin  les 
exerça  envers  les  païens  et  envers  les  chrétiens  jusqu'à  la  fin  de 
sa  vie.  Toutes  les  inscriptions  de  son  règne  lui  gardent  ce  titre. 
Il  n'est  pas  vraisemblable  qu'on  eût  continué  à  le  lui  décerner, 
s'il  avait  marqué  quelque  dédain  à  son  endroit.  Le  Code  ttiéo- 
dosien  témoigne  qu'il  eut  souci  des  intérêts  du  sacerdoce  païen 
aussi  bien  que  de  ceux  du  sacerdoce  chrétien.  En  même  temps 
qu'il  accorde  aux  prêtres  du  Christ  les  immunités  et  les  privi- 
lèges les  plus  étendus,  il  renouvelle  les  mêmes  prescriptions  en 
faveur  des  flamines  et  des  prêtres  des  municipes  provinciaux. 
Les  uns  et  les  autres  sont  exemptés  de  l'impôt  (1).  11  ordonne 
que  la  ville  d'Hispellum  en  Ombrie  prenne  le  nom  de  Flavia 
Constans,  que  le  temple  de  la  gens  Flavia  soit  magnifiquement 
restauré,  et  que  les  jeux  annuels  soient  célébrés  par  les  prê- 
tres (2).  Il  nomme  Julius  Rufinianus  pontife  de  Vesta,  pro-ma- 
gister  du  collège  des  pontifes,  prêtre  d'Hercule  (3).  Il  condamne 
à  une  amende  très-forte  ceux  qui  oseraient  violer  les  sépultures 
païennes,  et  dérober  les  marbres  ou  les  colonnes  qui  les  déco- 
rent (4).  I]  fait  réparer  les  temples  atteints  de  la  foudre  et  ceux 
qui  tombent  en  ruines.  Le  clarissime  Tib.  Fabius  Tatianus,  pré- 
fet de  Rome,  est  chargé  par  lui  de  la  restauration  du  temple  de 
Rémus  sur  la  voie  sacrée  (5).  S'il  prohibe  les  sacrifices  accomplis 
dans  les  maisons  des  particuliers,  s'il  défend  de  consulter  en 
secret  les  aruspices,  il  autorise  ces  consultations  en  public,  et 
s'offre  même,  comme  souverain  pontife,  à  expliquer  le  sens  de 

(1)  Cod.  Theod.,  XII,  lit.  ï,  4,  et  liv.  XII ,  tit.  V,  2. 

(2)  Insc.  Henzen,  vol.  III,  coll.  Orelli,  a"  5580. 

(3)  Coll.  Orelli,  n"  1681. 

(4)  Cod.  Theod.,  lib.  I,  De  Srpi/lf. 

(5)  Coll.  Orelli,  nM7. 


leurs  oracles  (1).  Sa  sollicitude  est  de  même  nature  pour  les 
autres  cultes.  Il  protège  les  juifs  contre  les  haines  déjà  séculaires 
des  chrétiens.  Il  fixe  le  jour  de  la  pâque,  et  prescrit  qu'elle  soit 
célébrée  par  tous  dans  le  même  temps.  Il  ordonne  l'observation 
du  repos  le  vendredi,  jour  de  la  mort  du  Sauveur,  et  le  diman- 
che, jour  de  sa  résurrection  (2).  Il  prend  l'initiative  de  la  con- 
damnation d'Arius,  et,  après  l'avoir  exilé,  se  fait  garant  de  sa 
foi  et  le  reçoit  en  grâce  (3).  Il  prend  des  mesures  pour  empêcher 
le  clergé  de  se  recruter  parmi  les  plébéiens  riches,  qui  sont  as- 
treints aux  charges  des  curiales,  et  doivent  les  subir  sous  peine 
de  frustrer  le  trésor  (4).  Il  autorise  la  construction  des  basiliques 
et  fait  lui-même  les  frais  de  celle  que  sa  mère,  Hélène,  élève  à 
Jérusalem  en  commémoration  de  la  Passion.  Il  serait  difficile, 
en  un  mot,  pour  ne  pas  dire  impossible,  d'établir  une  différence 
dans  sa  façon  d'agir  avec  le  clergé  chrétien  et  le  clergé  païen. 
Il  en  use  de  même  avec  l'un  et  l'autre,  et  ne  renonce  en  aucun 
cas  aux  prérogatives  pontificales  qu'ont  exercées  les  empereurs 
qui  l'ont  précédé. 


IV. 


Les  empereurs  qui  succédèrent  à  Constantin  ne  suivirent  pas 
une  politique  différente  de  la  sienne.  Constantius,  qui  prit  une 
part  si  active  aux  querelles  théologiques  de  son  temps,  qui  mérita 
les  sarcasmes  d'Ammien  Marcellin  par  la  fréquence  des  synodes, 
qu'il  réunit  pour  établir  la  similitude  ou  la  consubstantialité  des 

(1)  Cod.  Theod.,  lib.  IX,  IG. 

(2)  Cod.  Theod.,  lib.  II,  7,  1. 

(3)  Socrate,  lib.  I,  22. 

(4)  Cod.  Theod.,  XVI,  26.  ■ 


—  :m)  — 

personnes  de  la  Trinité,  n'abandonna  pas  la  direction  du  culte 
païen,  et  sut  concilier  ses  devoirs  d'empereur  et  de  pontife.  Son 
respect  pour  les  dieux  de  la  vieille  Rome  lui  valut  cet  éloge  de 
Symmaque  :  «  Il  n'enleva  aucun  de  leurs  privilèges  aux  vierges 
sacrées  ;  il  distribua  les  sacerdoces  à  des  patriciens,  il  ne  refusa 
jamais  de  faire  les  frais  de  nos  cérémonies,  et,  escorté  du  sénat 
à  travers  les  rues  de  la  Ville  éternelle,  il  supporta,  sans  en  être 
blessé,  la  vue  de  nos  temples,  lut  les  inscriptions  en  l'honneur 
des  dieux  qui  en  ornaient  le  fronton ,  demanda  les  origines  de 
chacun  d'eux,  décerna  des  louanges  à  leurs  fondateurs,  et,  bien 
qu'il  suivît  une  religion  diflférente ,  protégea  toujours  la  nô- 
tre (1).  » 

Julien  eut  l'ambition  de  faire  vivre  en  bonne  intelligence  tous 
les  cultes  de  l'empire.  Les  évoques  ariens  avaient  proscrit  les 
catholiques  du  symbole  de  Nicée,  les  donatistes;  les  novatiens, 
les  macédoniens,  les  eunomiens.  Il  rappela  les  exilés  et  leur 
rendit  leurs  dignités.  Saint  Athanase,  grâce  à  lui,  put  enfin  re- 
venir à  Alexandrie.  Il  essaya  même  de  prévenir  le  retour  de  ces 
tristes  querelles  et  de  pacifier  les  sectes  discordantes.  Il  réunit 
leurs  principaux  docteurs  dans  son  palais  et  leur  fit  entendre  des 
paroles  de  paix  et  de  concorde.  Mais  telle  fut  l'acrimonie  des 
discussions  qui  s'élevèrent,  que  ses  paroles  furent  couvertes  par 
les  clameurs,  et  qu'il  dut  imposer  silence  à  ce  singulier  synode, 
en  s'écriant  :  «  Vous  m'écouterez  ;  les  Francs  et  les  Alamans 
m'ont  bien  entendu  (2)  !  »  Son  zèle  en  faveur  des  païens  n'est 
pas  suspect.  Il  entoura  d'une  magnificence  inouïe  les  cérémonies 
du  paganisme,  espérant  par  cette  splendeur  extérieure  ramener 
aux  anciens  autels  la  multitude  désabusée.  Il  accomplit  avec  joie 
toutes  les  fonctions  du  pontificat,  et  sacrifia  lui-même  les  victi- 
mes consacrées. 

(Ij  Symmaque,  Ep.,  X,  54. 

(2)   A.mmien  Marcellin,  XXII,  o. 


—  ;;l  — 

Jovien,  au  retour  ilo  l'expédition  contre  les  Parthes,  consulta 
les  entrailles  des  victimes  et  eut  recours  à  la  science  des  arus- 
pices.  Valentinien,  au  début  de  son  règne,  décréta  la  tolérance 
et  permit  aussi  de  consulter  les  aruspices  (1).  Il  autorisa  les 
sénateurs  à  laisser  au  Capitole  l'autel  de  la  Victoire  et  à  lui  offrir 
des  sacrifices.  Il  favorisa  les  cultes  provinciaux,  et  confirma  les 
immunités  dont  jouissaient  leurs  desservants  (2).  Sous  son  règne, 
trois  flamines  restaurèrent  en  Afrique  le  portique  d'un  temple, 
et  consacrèrent  le  fait  par  une  inscription  (3).  En  même  temps, 
il  renouvela  les  exceptions  prononcées  par  Constantin  pour  le 
recrutement  des  prêtres  chrétiens  parmi  les  plébéiens  riches. 
Valens  usa,  comme  son  collègue,  de  la  plus  grande  tolérance,  et 
ne  montra  de  rigueur  que  contre  les  manichéens ,  les  photinia- 
niens  et  les  eunomiens  (4).  Théodoret  nous  apprend  que  les 
fêtes  de  la  grande  déesse  et  les  dionysiaques  furent,  sous  son 
règne,  célébrées  en  public  dans  la  province  d'Asie.  Gratien  s'as- 
socia aux  actes  de  ses  deux  prédécesseurs  et  même  après  la 
mort  de  Valens,  dont  il  fut  le  collègue,  respecta  la  liberté  de 
conscience. 

C'est  à  cet  empereur  que  la  plupart  des  historiens,  Spanheim, 
Bosius,  La  Bastie,  attribuent  la  suppression  du  souverain  pon- 
tificat. Il  est  cependant  certain  qu'il  porta  le  titre  de  pontife. 
La  longue  inscription  du  pont  Cœstius  le  lui  décerne,  ainsi  qu'à 
Valentinien  et  à  Valens.  Une  inscription  de  Mérida,  qui  date  de 
sa  quatrième  puissance  tribunitienne,  le  lui  donne  encore,  sans 
que  les  noms  de  ses  collègues  soient  mentionnés  à  côté  du  sien. 
Van  Dale  signale  une  autre  inscription  de  la  sixième  puissance, 
où  l'empereur  est  honoré  de  la  même  dignité.  Le  poète  Ausone, 

(1)  Cod.  Tliéod.,  II,  De  Mate/lr. 
(■2)  Cod.Théod.,  De  Dccnr.,  75. 

(3)  Léon  Renier,  fasc.  5,  n"  178. 

(4)  Socrate,  lib.  V,  cli.  2. 


trois  ans  avant  la  mort  de  Gratien,  lui  rend  des  actions  de  grâces 
en  ces  termes  :  «  Chacun  te  proclame  empereur  par  la  puissance, 
victorieux  par  le  courage,  auguste  par  la  piété,  pontife  par  la 
religion,  père  par  l'indulgence,  fils  par  la  jeunesse.  »  Plus  loin 
encore,  il  lui  rappelle  que  Dieu  lui  a  donné  le  souverain  ponti- 
ficat. L'anecdote  célèbre,  que  Zosime  rapporte,  ne  peut  donc 
trouver  sa  place  que  pendant  les  trois  dernières  années  du  prin- 
cipat  de  Gratien.  Voici,  du  reste,  le  passage  tout  entier  :  «  Numa 
Pompilius,  le  premier,  fut  appelé  souverain  pontife  ;  tous  les  rois 
prirent  ensuite  cette  dignité,  et,  après  eux.  Octave  et  ceux  qui 
gouvernèrent,  sous  le  nom  d'empereur,  la  république.  En  même 
temps  que  le  pouvoir  suprême,  ils  recevaient  la  tunique  sacer- 
dotale que  leur  envoyaient  les  pontifes.  Tous  les  princes  accep- 
tèrent cet  honneur  avec  la  joie  la  plus  vive;  Constantin,  lui 
aussi,  se  prêta  à  cette  cérémonie,  bien  qu'il  eût  abjuré  la  foi  des 
ancêtres  pour  embrasser  la  religion  des  chrétiens.  Ses  succes- 
seurs, et  parmi  eux  Yalentinien  et  Valons,  ne  dédaignèrent  pas 
un  tel  honneur.  Mais  les  pontifes  ayant  envoyé,  suivant  la  cou- 
tume ,  les  vêtements  sacerdotaux  à  Gratien ,  ce  prince  marqua 
son  aversion  pour  ce  présent,  et  déclara  qu'il  n'était  pas  permis 
à  un  chrétien  de  les  recevoir.  La  stola  fut  rendue  aux  pontifes. 
Celui  qui  était  le  premier  d'entre  eux  s'écria,  faisant  allusion 
au  compétiteur  de  Gratien  :  «  S'il  ne  veut  pas  être  pontifex 
maximus,  c'est  Maxime  qui  sera  pontife  (1).  » 

Arrêtons-nous  un  instant  à  ce  texte.  Spanheim,  Bosius  et 
Baronius  l'ont  déclaré  définitif,  et  arrêtent  dès  lors  à  Gratien  la 
liste  des  souverains  pontifes.  Seul,  Van  Dale  fait  des  réserves. 
Mais  son  principal  argument  a  peu  de  valeur.  Il  prétend  réfuter 
Zosime  en  citant  les  inscriptions  dont  nous  avons  parlé,  et  qui 
toutes  décernent  à  Gratien  le  titre  qu'il  a  repoussé.  Nous  croyons 

(1)  Zosime,  lib.  IV. 


que  Zosime  était  bien  iDibriné  de  toutes  les  ijéripéties  de  la  lutte 
engagée  entre  le  polythéisme  et  le  christianisme;  païen  lui-même, 
il  était  intéressé  à  connaître  tous  les  détails  de  cette  lutte.  Gra- 
tien  peut  fort  bien ,  par  condescendance  pour  ses  deux  collègues, 
avoir  accepté,  tant  qu'ils  vécurent,  la  dignité  nominale  de  pon- 
tife. Il  ne  devait  en  porter  les  insignes  qu'après  leur  mort.  Dion 
nous  a  appris  en  efifet  que  lorsque  la  république  était  gouvernée 
par  deux  ou  trois  empereurs,  l'un  d'eux  seul  revêtait  la  stola 
liontificalis.  Quand  ce  fut  au  tour  de  Gratien  de  recevoir  le 
présent  des  pontifes,  rien  n'empêche  qu'il  ait  décliné  cette  offre. 

Toutefois,  l'assertion  de  Zosime  soulève  des  objections  sérieu- 
ses. Il  est  le  seul  auteur,  chrétien  ou  païen,  qui  affirme  le  fait. 
Or,  il  est  peu  vraisemblable  qu'un  événement  d'une  portée  aussi 
considérable  que  l'abolition  du  souverain  pontificat  n'ait  pas  vi- 
vement frappé  les  esprits,  et  n'ait  pas  été  relaté  par  des  histo- 
riens aussi  exacts  que  Socrate,  Sozomène,  Théodoret,  ou  l'un 
quelconque  des  nombreux  apologistes  chrétiens. 

A  vrai  dire,  si  l'on  examine  de  près  le  texte  de  Zosime,  on  ne 
voit  pas  qu'il  parle  de  la  suppression  du  souverain  pontificat.  Le 
refus  dont  il  s'indigne  est  personnel  à  Gratien.  Rien  ne  prouve 
que  son  exemple  ait  été  suivi,  que  Théodose,  Arcadius  et  Hono- 
rius  se  soient  montrés  aussi  imprudents  et  aussi  dédaigneux. 
Sans  parler  de  l'inscription  de  Justinopolis  (Capo  d'Istria),  qui 
donne  encore  à  Justin  le  titre  de  pcntifeas  maximus,  mais  qui 
passe  pour  apocryphe,  Servius,  le  commentateur  si  scrupuleux 
de  Virgile,  et  qui  mourut  sous  le  princificat  de  Théodose  le  Jeune, 
ne  dit-il  pas  :  «  C'était  une  coutume  de  nos  ancêtres  que  le  roi 
fût  en  même  temps  prêtre  et  pontife  ;  de  là  vient  que  nous  ap- 
pelons aujourcVhvA  encore  pontifes  les  empereurs  (1)?  »  C'est  là 


(1)  Servius,  lib.  III,  v.  268.  Sane  niajoruin  liœc  eral  consueludo  ut  rex  esset  etiara 
sacerdos  vel  pontifex,  uiide  hodieque  imperatores  dicimus  pontifices. 

3 


—  34  — 
un  témoignage  dont  on  ne  saurait  récuser  légèrement  la  valeur. 
Peu  importe  qu'après  Gratien,  le  titre  de  pontifex  maximus  ait 
disparu  des  médailles  et  des  inscriptions.  Nous  ne  voyons  pas 
non  plus  que  les  empereurs  y  soient  désignés  sous  le  nom  de 
tribuns  ou  de  consuls.  Il  n'existe  pas  une  seule  médaille  où 
Julien  soit  nommé  pontifex  maxiraus.  Cependant  le  panégyrique 
de  Libanius  atteste  qu'il  se  faisait  gloire  de  cette  dignité.  On 
peut  dire  la  même  chose  de  Maxirain  Daza,  de  Claudius  et  de 
plusieurs  autres.  Les  noms  de  Dominus,  Imperator,  Cœsar,  Au- 
f/ustus  sont  désormais  les  seuls  que  l'usage  autorise  sur  les 
monnaies. 

Nous  croyons  volontiers  que  lorsque  les  sénateurs  eurent 
cessé  d'être  en  majorité  païens,  que  la  plupart  des  grandes  fa- 
milles, abandonnant  les  cultes  antiques ,  se  furent  ralliées,  à 
l'exemple  des  empereurs,  au  christianisme,  les  césars  cessèrent 
de  recevoir  du  sénat  un  titre  qui  n'avait  plus  sa  raison  d'être. 
En  tout  cas,  ils  n'auraient  usé  de  l'autorité  qu'il  leur  conférait 
que  pour  combattre  le  paganisme.  De  Théodose  à  Justinien,  les 
décrets  impériaux  se  multiplièrent  contre  les  derniers  païens. 
Théodose  avait  refusé  au  sénat  romain  les  fonds  nécessaires  pour 
les  sacrifices  (1).  Il  abolit  les  privilèges  de  leurs  prêtres  (2).  Il 
laissa  son  chef  de  la  milice,  Stilicon,  détacher  les  lames  d'or  qui 
recouvraient  le  temple  de  Jupiter  Capitolin,  et  sa  femme,  Se- 
reine, enlever  à  la  grande  déesse  Rhéa  les  colliers  d'or  qu'elle 
portait  pour  s'en  parer  elle-même  (3).  Léon  et  Anthémius  in- 
terdisent aux  gentils  les  professions  libérales;  il  ne  leur  est 

(1)  Zosime,  fin  du  livre  IV. 

(2)  Cod.  Théod.,  Ut.  X,  12.  Confirmé  par  une  constitution  d'Arcadius  (Cod.  Théod., 
lib.  XVI,  til.  X,  14).  Privilégia,  si  qua  concessa  sunt  antique  jure  sacerdotibus,  mi- 
nistris,  hierofantis  agrorum,  sive  quolibet  alio  noraine  nuncupanlur,  penitus  aboleanlur, 
nec  gratulentur  se  privilegio  esse  raunitos,  quorum  professio  per  legem  eognoçcitur  esse 
damuala.  —  V.  d'autres  lois  encore  sous  Théodose  le  Jeune. 

(3)  Zosime,  lib.  V. 


—  35  — 

permis  de  servir  dans  la  milice  qu'après  avoir  fait  attester  par 
trois  témoins,  sur  l'Evangile,  qu'ils  sont  orthodoxes  (1).  Justi- 
nien  refusa  à  leurs  enfants  le  droit  d'hériter,  et  attribua  au  fisc 
la  fortune  des  parents  (2).  Il  défendit,  par  une  loi  formelle,  qu'il 
y  eût  désormais  des  païens  dans  l'empire,  et  donna  trois  mois 
pour  recevoir  le  baptême  à  ceux  qui  n'étaient  pas  encore 
convertis  (3). 

Ainsi  s'éteignent,  au  milieu  de  l'indifférence  et  souvent  de 
l'hostilité  des  empereurs,  les  dernières  lueurs  du  paganisme.  Le 
chrisiianisme  devient  la  religion  d'État.  Quiconque  n'est  pag 
orthodoxe,  selon  l'empereur,  est  déclaré  coupable  de  lèse-majesté. 
Mais  l'empereur  chrétien  a-t-il  renoncé  aux  prérogatives  ponti- 
ficales que  lui  conférait  le  polythéisme?  S'il  dépouille  volontiers 
la  stola  païenne,  qui  ne  lui  donne  plus  qu'une  autorité  illusoire, 
fait-il  aussi  bon  marché  de  ses  droits  sur  le  culte  chrétien? 
Zosime  dit-il  quelque  part  qu'il  ait  repoussé  l'appellation  de 
pontife  du  christianisme  ?  Cesse-t-il  d'exercer  sur  les  clercs  le 
double  droit  que  lui  donnent  et  son  caractère  sacerdotal  et 
rimperium,  dont  il  est  revêtu?  Nous  sommes  persuadés  qu'il 
n'en  est  rien.  Sans  doute,  les  sèches  chroniques  de  Byzance  ne 
sont  pas  fort  explicites  sur  ces  prétentions.  Mais  assez  de  témoi- 
gnages nous  restent  pour  pouvoir  affirmer  que  les  empereurs 
byzantins  se  crurent,  même  longtemps  après  leur  conversion, 
des  pontifes,  et  en  portèrent  le  nom.  Quant  à  leur  autorité  sur 
le  clergé,  à  leur  juridiction  sur  ses  membres,  à  leurs  droits  à 

(1)  Cod.,  lib.  I,  lit.  IV,  16,  21. 

(2)  Si  liberorum  aliqui  sint  orlhodoxi  el  aliqiii  non,  ad  orthodoxes  tantum  devolvitur 
successio  tota. 

Filii  hserelicorum  non  admittuntur  ad  eorem  successionem,  sed  fiscus. 
Cod.  Just.,  lih.  I,  tit.  V,12, 19. 

(3)  Paul  Diacre,  lib.  XVI.  Tertio  iniperii  siii  anno,  Juslinianus  iniperator  promul- 
gavit  legem,  ut  non  essent  pagani,  nec  hsredici,  nisi  soli  ortbodoxi,  datis  illis  induciis 
usque  ad  menses  très  ad  conversionem. 


—  3G  — 

proscrire  certains  dogmes  et  à  en  promulguer  de  nouveaux,  la 
suite  de  ce  travail  montrera  qu'ils  ne  s'en  départirent  jamais, 
et  que  la  tradition  païenne  se  continua  sans  se  modifier  essen- 
tiellement sous  le  gouvernement  des  empereurs  chrétiens  de 
Byzance. 


CHAPITRE   II. 


Ce  qa'fl  reste  de  la  dignité  pontiflcale  aux  empereurs  chrétiens 
de  Byzancc. 


Nous  avons  distingué  dans  la  personne  de  l'empereur,  le  pon- 
tife et  le  magistrat  suprême  revêtu  de  l'Imperium.  Nous  allons 
chercher  ce  qu'il  reste  de  l'un  et  de  l'autre  chez  les  césars  de 
Byzance. 

Le  titre  de  Pontifex  Maximus  a  cessé  de  figurer  sur  les  monu- 
ments publics,  dès  le  v^  siècle.  Mais  pour  tous  les  sujets  de  l'em- 
pire, et  surtout  pour  les  Orientaux,  l'empereur  conserve  le  pres- 
tige religieux  dont  le  paganisme  l'a  entouré.  On  a  pour  lui, 
non-seulement  le  respect  dû  au  prince  qui  gouverne,  mais  la 
vénération  qui  s'attache  au  chef  du  culte  officiel.  II  n'entrait  pas 
dans  l'esprit  des  Romains  du  Bas-Empire  que  le  dépositaire  du 
pouvoir  pût  renoncer  au  gouvernement  des  âmes.  On  ne  rompt 
pas  en  un  jour  avec  la  tradition  de  plusieurs  centaines  de  géné- 
rations. Du  changement  de  la  religion  ne  découle  pas,  comme 
une  suite  nécessaire,  le  changement  radical  et  instantané  des 
idées  et  des  usages.  Des  siècles  sont  nécessaires  pour  refaire 
l'esprifd'une  société  que  des  siècles  ont  formée  et  instruite. 


—  38  — 

Du  reste,  loin  d'affaiblir  cette  notion  de  l'indivisibilité  des 
deux  pouvoirs,  le  christianisme  ne  fit  d'abord  que  la  renforcer 
d'éléments  nouveaux  pour  l'accommoder  aux  nécessités  de  la  reli- 
gion. Dans  l'ancienne  Rome,  le  pouvoir  lui-même  est  saint,  et 
l'exercice  de  ce  pouvoir  confère  au  magistrat  son  caractère  sacré. 
A  Byzance,  l'empereur  est  de  plus  l'élu  de  Dieu  ;  c'est  Dieu  qui 
l'a  choisi  et  préféré  pour  l'élever  au-dessus  des  hommes  et  le 
rapprocher  de  lui.  Car  seul,  il  est  la  source  d'où  émane  toute 
puissance  terrestre.  On  a  souvent  recherché  l'origine  des  pré- 
tentions de  nos  rois  à  une  investiture  divine  ;  on  la  trouvera 
sans  nul  doute  à  Constantinople ,  qui  elle-même  doit  avoir 
emprunté  cette  idée  aux  livres  des  Hébreux.  Quoi  qu'il  en  soit, 
la  théorie  du  droit  divin  est  exposée  dans  les  écrivains  byzan- 
tins, telle  que  Bossuet  a  pu  la  développer  au  xvii''  siècle.  Nous 
lisons  dans  Eusèbe  :  «  Dieu  a  voulu  remplir  de  sa  bonté  le  monde 
tout  entier  que  le  soleil  éclaire,  et  à  l'image  de  son  royaume 
céleste  il  a  formé  le  royaume  terrestre.  De  sa  sagesse  participe 
dès  cette  vie  notre  empereur,  cher  au  Seigneur,  tant  parce  que 
Dieu  l'a  orné  de  vertus  naturelles,  que  parce  qu'il  a  fait  glisser 
dans  son  âme  quelques-unes  de  ses  propres  facultés.  C'est  par  la 
communication  qu'il  a  reçue  de  sa  sagesse  qu'il  est  sage,  de  sa 
bonté  qu'il  est  bon,  de  sa  justice  qu'il  est  juste.  Son  intelligence 
est  un  reflet  de  l'intelligence  divine.  Il  est  en  partage  de  la  puis- 
sance du  Très-Haut. . .  (1).  »  Et  plus  loin  :  «  Celui-là  est  digne 
du  nom  d'empereur  qui  a  pour  archétype  le  grand  roi  du  Ciel,  et 
dont  l'âme  réfléchit  comme  un  miroir  les  vertus  de  Dieu  (2).  » 


(1)  Euseb.,  De  laud.  Const.,  pag.  452-53  :  aocpjàç  oè  iiîrovaicf.  cdcpoç,  àyahàç 
ok  cf.yoL%û  y.oivwvt'a ,  /.«t  (?ty.«toç  f/£Top^/j  ^tY.cuoaùvnç  ,  (TO'fpùiV  âk  aofpuavvriç 
ioétf,  xat  T^ç  KVMzâzov  psTÉp^wv  <?uv«f/swç  àvâpda.ç. 

(2)  T^ç  âvcoTàrou  ^«.trùdcti;  rrj'j  Etxo'va  cpé^wv xarà  ttjv   àpy^ir-jnov 

lâitAv.  Id.,  Hist.  Ecoles.,  lom.  I,  p.  449  D,  éd.  Genève. 


—  30  — 

De  semblables  expressions  reviennent  sans  cesse  sous  la  plume 
d'Eusèbe.  De  même  qu'il  n'y  a  qu'un  seul  Dieu,  il  ne  saurait  y 
avoir  qu'un  empereur,  et  comme  il  n'y  a  qu'une  loi  divine,  il  ne 
peut  y  avoir  qu'une  loi  terrestre,  celle  que  fait  l'empereur.  Il 
peut  bien  appeler,  pour  l'aider  dans  l'exercice  de  ses  fonctions 
plusieurs  césars  qu'il  associera  à  sa  puissance.  Ils  ne  diminuent 
en  rien  sa  souveraineté,  et  ne  lui  dérobent  aucun  rayon  de  sa 
gloire.  L'empirs,  sous  Constantin  est  considéré  comme  un  cliar 
trainé  par  trois  chevaux,  qui  sont  les  césars.  Mais  c'est  l'empe- 
reur qui  tient  les  rênes,  maintient  entre  eux  une  divine  harmo- 
nie et  les  dirige  dans  sa  voie  (I).  Il  ne  faudrait  pas  croire  que  ces 
idées  appartinssent  seulement  à  Eusèbe  et  n'aient  eu  cours  que 
sous  le  règne  de  Constantin.  Nous  les  retrouvons  à  chaque  page 
de  l'histoire  byzantine.  Elles  sont  reproduites  dans  l'admonitoire 
du  moine  Agapet  au  «  très-divin  et  très-pieux  empereur  Justi- 
nien  :  Par  sa  nature  corporelle,  l'empereur  est  l'égal  de  tout 
homme,  par  sa  dignité  il  est  semblable  à  Celui  qui  gouverne 
toutes  choses  (2) . . .  C'est  un  signe  de  Dieu  qui  l'a  désigné  pour 
l'empire  (3).  Il  est  prédestiné  dans  les  desseins  de  Dieu,  pour 
gouverner  le  monde,  comme  l'œil  est  inné  au  corps  pour  le  diri- 
ger (4).  Dieu  n'a  besoin  de  personne,  l'empereur  a  besoin  de  Dieu 
seul  (5).  Entre  la  divinité  et  lui  il  n'y  a  pas  d'intermédiaire.  » 
Plus  tard  encore,  vers  le  xii«  siècle,  l'auteur  anonyme  de  vers  à 
la  louange  de  l'empire  s'écrie  :  «  La  royauté  terrestre  est 
l'image  éclatante  de  celle  de  Dieu  et  l'empereur  est  lui-même 
l'image  de  Dieu  (6).  »  Aussi  ce  ne  sont  plus  les  suffrages  des 

(1)  Id.,  ibid. 

(2)  Agapel  à  Justin.,  c;ip.  21. 

(3)  Id.,  cap.  45. 

(4)  Id.,  cap.  46. 

(5)  Id.,  cap.  63. 

(6)  Edit.  de  Codimis  CiiropalaU  :  îixdvK  '/.xii7:py.-j  l'oç  aOroy  Oiov. 


J 

—  40   - 

armées  et  du  sénat,  ce  n'est  pas  même  l'hérédité  qui  désigne  un 
mortel  à  de  si  hautes  destinées.  Ce  mortel  est  avant  tout  l'élu 
de  Dieu  et  les  suffrages  des  hommes  sont  inspirés  par  lui. 
Aussi  n'est-il  pas  d'empereur  à  qui  des  présages  heureux  ou  des 
prophéties  de  moine  n'aient  promis  antérieurement  le  trône. 
L'homme  ne  fait  que  sanctionner  par  son  acquiescement  les 
décrets  des  volontés  d'en  haut.  Jamais  on  ne  vit  démocratie  plus 
radicale  que  celle  de  Byzance  dans  ses  choix.  Un  pâtre,  un  soldat 
n'étaient  pas  dédaignés  comme  indignes.  Dieu  pouvait  les  avoir 
marqués  de  son  sceau  pour  l'empire.  Tantôt  c'est  un  moine 
visité  par  des  apparitions  célestes,  tantôt  le  vol  d'un  aigle  qui 
les  révèlent.  De  ce  jour,  l'élu  trouve  des  partisans  qui  croient  en 
lui  et  secondent  sa  fortune.  Si  humble  qu'il  puisse  être,  les  dé- 
vouements même  désintéressés  s'empressent  autour  de  lui.  Il 
peut  ainsi  se  pousser  au  premier  rang,  si  son  ambition  trop 
impatiente  ne  l'a  désigné  par  avance  aux  jalouses  fureurs  de 
l'empereur  régnant,  qui  craint  en  lui  un  successeur  prématuré. 
Quand  même,  pendant  une  courte  période,  l'hérédité  se  main- 
tient dans  une  famille,  le  fils  n'en  succède  pas  moins  au  père  par 
l'élection  du  Ciel.  «  Ce  n'est  pas  moi,  dit  Justin  II,  mourant,  à 
Tibère,  qui  te  donne  la  couronne,  mais  c'est  Dieu  par  ma 
main  (1).  »  La  marque  sensible  de  cette  élection  sera  l'onction 
par  l'huile  sainte.  De  ce  moment  c'est  à  l'empereur  que  s'appli- 
quent les  paroles  du  psalmiste  :  J'ai  trouvé  David  mon  serviteur, 
et  de  mon  huile  sacrée  je  l'ai  oint  et  mon  bras  le  défendra  de  ses 
ennemis  (2). 

L'onction  est  le  signe  du  sacerdoce.  Il  confère  à  celui  qui  l'a 
reçue  le  gouvernement  des  âmes  en  même  temps  que  des  corps. 
Dans  la  sphère  élevée  où  la  main  de  Dieu  l'a  placé,  l'empereur 

(1)  Théophanes,  C/tro».,  p.  210,  éd.  1655. 

(2)  Ep.  du  pape  Aiïaton  à  Conslanl  Pogonat,  aii  680, 


_  41  — 

domine  riiumanité  et  devient  pour  elle  un  objet  d'admiration,  de 
crainte  et  de  vénération.  Ecoutons  Constantin  Porphyrogénète 
parlant  à  son  fils  de  la  majesté  impériale  (1)  :  «  Les  nations  demeu- 
reront frappées  d'étonnement  devant  ta  grandeur  et  elles  fuiront 
devant  toi  comme  devant  le  feu.  Leur  bouche  sera  bâillonnée  et 
tes  paroles  les  perceront  comme  des  traits.  Ton  aspect  leur  sera 
terrible  et  devant  ta  face  un  tremblement  les  saisira.  Le  Tout- 
Puissant  te  couvrira  comme  d'un  bouclier,  le  Créateur  te  rem- 
plira de  sa  sagesse.  Il  conduira  tes  pas  et  te  placera  sur  une  base 
inébranlable.  Ton  trône  devant  lui  sera  comme  le  soleil,  et  ses 
yeux  seront  fixés  sur  toi,  et  l'adversité  n'aura  point  prise  sur  toi. 
Car  lui-même  t'a  élu,  et  il  t'a  choisi  dès  le  sein  de  ta  mère,  et  il 
t'a  confié  comme  au  meilleur  sa  royauté,  et  il  t'a  élevé  comme 
une  tour  sur  une  colline,  ou  comme  une  statue  d'or  sur  une  hau- 
teur, et  comme  une  ville  sur  une  montagne,  afin  que  les  nations 
t'apportent  des  présents  et  que  les  habitants  de  la  terre  se  pros- 
ternent devant  toi.  » 

Cette  idée  que  l'empereur  se  fait  de  son  pouvoir  est  partagée 
non-seulement  par  le  monde  officiel  qui  l'entoure  et  le  flatte; 
elle  est  aussi  celle  du  peuple,  et  malgré  les  tragédies  de  l'his- 
toire byzantine ,  les  scènes  sanglantes  du  palais  et  de  l'hippo- 
drome, elle  ne  trouve  guère  de  sceptiques.  Nos  ancêtres  voyaient 
dans  le  duel  judiciaire,  un  combat  où  Dieu  lui-même  se  pronon- 
çait entre  deux  adversaires.  Dans  la  lutte  de  deux  rivaux  pour 
la  possession  du  trône,  les  Byzantins  ne  manquaient  pas  de  voir 
aussi  l'intervention  divine.  Le  vainqueur  était  toujours  le  plus 
digne,  le  plus  saint,  l'élu.  Personne  ne  songeait  à  lui  demander 
compte  des  moyens  qui  lui  avaient  frayé  la  voie  au  pouvoir. 
L'onction  sainte  le  lavait  de  tout  crime.  Comment  d'ailleurs  eùt- 


(1)  De  Administratioiip  Impcrii,  cli.  I,  p.  66,  cité  par  Rambau(l.*(Constanliii 
Piirphyrogénôle.) 


—  42  — 

il  été  coupable,  puisque  Dieu  avait  guidé  son  bras  et  dirigé  ses 
coups.  Prêtons  l'oreille  aux  acclamations  qui  l'accueillent  quand 
il  dévoile  sa  majesté  à  son  peuple  :  «  Dieu  veuille  accorder  de 
longues  années  à  ta  sainte  royauté  (1).  Salut,  divin,  très-divin, 
saint  empereur,  toi  que  Dieu  a  suscité,  qu'il  a  couronné,  qui  as 
reçu  de  lui  la  puissance!  Longue  vie  au  rempart  de  la  Trinité! 
Gloire  à  l'empereur,  notre  maître  et  le  Christ  du  Seigneur  (2)  ! 
Dans  les  cérémonies  on  ne  prononce  pas  le  nom  de  Constantin 
sans  y  joindre  celui  d'to-aTrdo-ro^oç,  successeur  des  apôtres  et  de 
saint  Paul.  Et  n'était-il  pas  un  apôtre  en  efîet,  celui  qui  avait 
conquis  une  aussi  glorieuse  moisson  d  âmes  au  Seigneur,  celui 
qui  amenait  aux  pieds  des  autels  des  nations  entières  de  caté- 
chumènes, dont  l'exemple  seul  sufBsait  pour  détacher  les  multi- 
tudes de  la  foi  à  ses  faux  dieux,  et  les  entraîner  à  sa  suite  dans 
les  voies  du  christianisme  ?  Aussi  les  factions  du  cirque  s'éver- 
tuent à  donner  à  l'envi  ce  titre  aux  empereurs  (3).  Encore 
en  1293,  nous  voj'ons  le  patriarche  Anastasius  le  décerner  à  son 
souverain  (4).  C'est  que  la  tradition  se  continue  à  travers  les 
siècles  et  que  la  propagande  religieuse  commencée  par  les  pre- 
miers disciples  du  Christ  s'étend  aujourd'hui  sous  le  patronage 
irrésistible  de  l'autorité  impériale.  Les  armées  des  césars  sont 
devenues  pour  les  nations  qu'elles  subjuguent  les  messagères  de 
la  bonne  nouvelle.  Goths,  Slaves,  Russes,  Khazares,  ont  reçu 
des  Byzantins  l'évangile.  Point  de  guerre  qui  ne  soit  une  croi- 
sade. Ce  que  les  papes  firent  pour  l'église  d'Occident,  envoyant 
des  missionnaires  en  Germanie,  en  Bretagne,  les  empereurs 


(1)  De  Ceieiiioniis ,  Coiist.   Porpliyr.,  lib.  l,   ch.  2  :  iv6îoç  ^aaùeiot.. 
npôSXrif/.x  T^ç  TpiâZoç  ,  etc.,  etc. 

(2)  TÔv  Xf-tatôv  Kvptov  /Sadi/éoc.  (Théophan.,  ch.  1,  p.  86.) 

(3)  De  CeretHoniis,  cb.  LXXXIII. 

(4)  Banduri,  ^n/Zg.  Byzant.,  t.  I,  lib.  VII,  p.  977. 


—  43  — 

l'avaient  fait  avant  eux  en  Orient.  Des  deux  parts  la  politique 
fut  la  même  ;  mais  les  papes  ne  firent  que  suivre  l'exemple  que 
depuis  longtemps  leur  donnaient  les  souverains  de  Constanti- 
nople. 

Tout  ce  qui  émane  de  la  volonté  de  l'empereur,  tout  ce  qui 
sort  de  sa  bouche,  tout  ce  qui  s'échappe  de  sa  plume,  tout  ce 
qu'il  dicte  à  ses  secrétaires  a  le  même  caractère  sacré  que  la 
personne  du  monarque.  Ses  lettres  sont  appelées  Oetat  (raxjoae, 
diva  ou  divalis  jussio.  Ceux  qui  l'approchent  se  prosternent  et 
frappent  du  front  la  terre,  comme  en  présence  de  l'image  vivante 
de  la  Divinité.  Les  césars,  les  fils  de  l'empereur  sont  tenus  eux- 
mêmes  à  ce  cérémonial.  Luitprand,  témoin  de  ces  adulations,  et 
habitué  aux  façons  moins  serviles  des  grands  vassaux  d'Othon, 
raconte  avec  indignation  que  lorsque  Nicéphore  traverse  la  ville 
pour  ^e  rendre  au  temple,  les  césars  associés  l'adorent  en  se 
prosternant  (1).  L'empereur,  quand  sa  conscience  de  chrétien 
s'éveille  au  milieu  des  flatteries  excessives  de  sa  cour,  essaie 
parfois  de  se  garder  de  la  superstition  populaire,  qui  ne  fait  plus 
de  différence  entre  l'adoration  des  images  impériales  et  des 
images  divines,  et  les  confond  volontiers  dans  le  même  culte. 
Tel  est  le  sens  de  la  constitution  de  Gratien,  qui  ordonne  de 
modérer  les  manifestations  peu  séantes  de  la  foule  ;  de  la  lettre 
de  Théodose  à  Césarius,  où  il  refuse  pour  lui-même  un  culte  qui 
n'est  dû  qu'à  Dieu  seul.  Optatus  Milaevitanus  nous  apprend  que 
les  douatistes  d'Afrique  reprochaient  aux  catholiques  de  laisser 
sur  l'autel  la  statue  de  l'empereur  pendant  le  sacrifice  (2).  Saint 
Jean  Chrysostome  redoutait  à  ce  point  les  entraînements  et  les 
habitudes  populaires,  que,  dédaigneux  de  la  faveur  impériale, 
il  ne  soufifrit  pas  qu'on  plaçât  dans  le  voisinage  de  la  basilique 
la  statue  de  l'impératrice  Eudoxie. 

(1)  Luitprand,  Legntio  ad  Mceph. 

(2)  Optai.  Milsev.,  Cont.  Parmen,  lib-  II,  3. 


—  -11  — 

A  plus  forte  raison  est-ce  un  sacrilège  que  de  porter  la  main 
sur  l'oint  du  Seigneur.  Une  atteinte  à  sa  personne  équivaut  à 
une  offense  à  la  Divinité.  Le  culte  du  souverain  est  aussi  pour 
les  Byzantins  une  religion.  Le  rebelle  devient  un  apostat.  L'em- 
pereur Théophile,  après  avoir  reçu  des  meurtriers  de  son  pré- 
décesseur l'aveu  de  leur  crime,  assemble  le  sénat  et  lui  pose  cette 
question  redoutable  :  «  Celui  qui,  entré  dans  le  temple  du  Sei- 
gneur, a  tué  le  Christ  du  Seigneur,  quelle  peine  mérite-t-il  ?  » 
La  législation  répond  :  «  La  loi  contre  les  criminels  de  lèse- 
majesté  est  la  même  que  celle  contre  les  sacrilèges  (1).  »  Une  no- 
velle  de  Constantin  VIII,  promulguée  en  1026,  prouve  que  ce  sen- 
timent ne  s'était  pas  affaibli  sous  le  Bas-Empire  :  «  Sur  quiconque 
osera  tramer  une  conspiration  ou  une  révolte,  anathème  !  Sur 
tous  ceux  qui  se  feront  les  auxiliaires  et  les  complices  de  son 
apostasie,  anathème  !  Sur  tous  ceux  qui  se  feront  ses  conseillers 
et  ses  instigateurs,  anathème  !  Sur  tous  ceux  qui  marcheront 
sous  ses  enseignes,  anathème  !  Sur  les  prêtres  qui  l'admettront 
à  la  pénitence,  sans  qu'il  se  repente  de  son  apostasie  et  qu'il  y 
renonce,  anathème  (2)  !  »  Du  haut  de  leur  trône  pontifical,  les 
papes  du  moyen-âge  ne  fulmineront  pas  une  plus  terrible  et  plus 
complète  excommunication. 


II. 


Nous  avons  reconnu  que  l'élection  divine  désigne  l'empereur 
et  le  porte  au  trône,  que  la  sagesse  divine  l'inspire  et  lui  donne 
entre  tous  un  caractère  sacré,  qu'attenter  à  ses  jours  ou  à  son 

(1)  Atlaliafœ  synopsis,  lit  LXIX.  (Jus  grseco-romanura  Leunclavius).  Dig.,  lib. 
IV,  Ut.  IV.  Quod  crimen  Isesœ  majestatis  sacrilegio  similis  est.  —  Nomocanon,  tit.  II. 

(2)  Lire  aussi  une  constitution  des  empereurs  Léon  et  Alexandre  contre  les  juges 
prévaricateurs  :  Deum  hic  sibi  adversantem  inveniat  et  cœlestes  et  corporeas  potestates 


—   4.")  — 

pouvoir,  c'est  contrevenir  à  la  volonté  de  Dieu  et  se  souiller  d'un 
sacrilège.  Mais  ici  se  présente  pour  nous  une  question  complexe 
et  délicate,  qui  a  embarrassé  l'antiquité  chrétienne  et  que  quel- 
ques modernes  ont  effleurée,  sans  lui  donner  une  solution  satis- 
faisante et  définitive.  L'empereur,  élevé  si  haut  au-dessus  du 
reste  des  hommes,  que  les  peintures  byzantines  nous  représen- 
tent, comme  les  saints  de  la  légende,  le  front  ceint  d'un  nimbe 
d'or,  est-il  un  clerc  ou  un  laïque  ? 

La  question,  nous  le  savons,  n'existait  pas  pour  les  vieux 
Romains,  dans  les  termes  où  nous  la  posons.  Le  départ  n'était 
point  fait  chez  eux  entre  la  société  laïque  et  l'ecclésiastique. 
Tout  magistrat  était  revêtu  d'une  portion  de  l'autorité  reli- 
gieuse, et  le  sacerdoce  lui-même  était  une  magistrature.  Avec 
le  christianisme,  cet  état  de  choses  fut  complètement  modifié. 
Le  prêtre  devint  un  être  à  part,  exempt  des  charges  de  la  vie 
commune,  de  bonne  heure  sevré  de  toute- afl'ection  de  famille, 
voué  à  l'autel  et  en  communication  avec  les  fidèles  par  le  prêche 
et  la  participation  aux  sacrements.  Le  prince,  ancien  pontife  du 
culte  païen,  semblait  n'avoir  plus  sa  place  dans  cette  hiérarchie 
strictement  constituée,  exclusive,  jalouse  de  ses  privilèges  et  de 
ses  fonctions.  Allait-il  être  rejeté  dans  la  foule  des  non-prêtres, 
le  premier,  il  est  vrai,  des  laïques,  mais,  en  somme,  au  second 
plan,  en  un  temps  où  les  idées  religieuses  prenaient  l'homme 
tout  entier  et  exerçaient  sur  lui  un  empire  souverain  ?  Les  em- 
pereurs pouvaient-ils  accepter  une  situation  qui  était  pour  eux 
une  déchéance,  qui  consacrait  un  réel  abaissement  de  leur  pou- 
voir devant  la  puissance  sacerdotale  ?  Nous  ne  voyons  pas  qu'ils 
l'aient  acceptée.  Il  fallut  chercher  un  compromis  qui  sauvât 


infestas  :  Ante  diem  de  hâc  praesenti  vitâ  migret,  atque  etiam  futurœ  jacturam  faciat. 
^Edium  ipsius  fundamenta  consumât  ignis,  et  semen  ejus  perpetuam  ignominiam  sentiat, 
ac  panera  mendicet,  quandoquidem  legura  libertatem  corruptis  sententiis  servire 
coegit. 


—  4(3  — 

l'autorité  impériale  et  la  dignité  de  l'Église,  un  modus  oîvendi^ 
qui,  sans  heurter  les  prétentions  du  prince  à  la  souveraineté, 
sans  restriction  d'aucune  sorte,  les  conciliât  avec  les  exigences 
du  culte  nouveau. 

Il  n'est  pas  douteux  que,  sous  les  premiers  empereurs  chré- 
tiens, et  quand  le  christianisme  fut  devenu  la  religion  oflS- 
cielle  de  l'empire,  les  théologiens  essaj^èrent  de  faire  prévaloir 
leurs  idées  sur  la  séparation  des  deux  pouvoirs.  Des  exemples 
nombreux,  empruntés  aux  Pères  du  iv*  et  du  v^  siècle,  nous 
montrent  le  clergé  résistant  à  l'ingérence  des  empereurs  dans 
les  choses  religieuses,  et  réclamant  l'indépendance  complète  à 
l'égard  de  l'État.  L'évêque  Ignatius,  s'adressant  aux  Philadel- 
phiens,  s'exprimait  ainsi  :  «  Que  les  préfets  obéissent  à  César  et 
les  soldats  aux  préfets  ;  que  les  diacres  obéissent  aux  prêtres, 
et  les  prêtres,  les  diacres,  les  clercs,  le  peuple  tout  entier,  les 
soldats,  les  préfets,  et  César  lui-même  à  l'évêque,  les  évêques  au 
Christ,  comme  le  Christ  a  obéi  à  son  Père!  Ainsi  l'unité  sera  sau- 
vegardée pour  tous,  »  Et  saint  Jean  Chrj'sostome,  parlant  des 
devoirs  de  l'évêque,  s'écrie,  dans  une  de  ses  homélies  (1)  :  «  Si 
le  prince,  couronné  de  son  diadème,  veut  s'approcher  indigne 
des  sacrements,  écarte-le,  car  ta  dignité  est  plus  élevée  que  la 
sienne.  »  L'idée  de  la  séparation  du  pouvoir  spirituel  et  du  pou- 
voir temporel,  et  de  la  supériorité  du  premier  sur  le  second,  date 
des  origines  mêmes  du  christianisme,  elle  est  en  germe  dans  ses 
institutions  primitives.  Mais  il  n'est  pas  moins  vrai  que  ce  grand 
principe  fut  un  instant  compromis  dans  le  triomphe  de  la  reli- 
gion nouvelle.  Les  chrétiens  se  sentaient  encore  trop  près  des 
persécutions  pour  oser  disputer  au  prince  la  prérogative  essen- 
tielle de  son  pouvoir,  'et  trop  à  la  merci  de  son  caprice  pour 
s'attaquer  au  dogme  de  l'empire.  Ils  firent  donc  peu  à  peu 

(1)  J.  Chrysost.,  homélie  8,  In  Matt. 


—  47  — 

le  silence  sur  les  conséquences  que  le  temps  devait  forcément 
dégager  de  ce  principe.  Les  Orientaux  ne  tardèrent  pas  à  l'ou- 
blier presque  complètement,  les  barbares  d'Occident  n'eurent 
garde  d'y  songer.  La  papauté  le  recueillit  et  le  sauva. 

Les  empereurs  ignorèrent  ces  tentatives  ou  luttèrent  contre 
elles,  appuyés  sur  tout  le  passé  de  Rome,  et  trouvèrent  presque 
tout  l'Orient  complice  de  leurs  prétentions,  unanime  à  les  aider 
dans  la  revendication  d'un  de  leurs  attributs  les  plus  précieux. 
Constantin,  après  sa  victoire  au  pont  Milvius,  alors  même 
qu'il  n'avait  pas  encore  reçu  le  baptême,  par  le  fait  seul  qu'il  est 
l'empereur,  se  croit  pour  les  chrétiens  évêque  parmi  les  évèques, 
comme  il  est  pour  les  païens  pontife  parmi  les  pontifes.  Eusèbe 
nous  dit  que,  pendant  son  séjour  à  Rome,  «  pareil  en  dignité 
aux  évêques  assemblés,  »  il  siégea  dans  le  concile  des  ministres 
de  Dieu,  et  ne  dédaigna  pas  de  se  mêler  à  la  discussion.  «  Il 
s'assit  au  milieu  d'eux  comme  s'il  était  l'un  d'entre  eux  (1).  » 
Plus  tard  et  lorsqu'il  fut  mieux  instruit  du  cérémonial  chrétien, 
il  ne  renonce  pas  à  ce  titre  d'évêque,  qu'il  a  pris  tout  d'abord 
spontanément,  peut-être  sans  avoir  conscience  de  la  gravité  de 
cet  empiétement.  Il  écrit  aux  évêques  en  leur  communiquant  les 
canons  du  concile  de  Nicée  :  «  Moi-même,  comme  l'un  d'entre 
vous,  je  siégeais  dans  le  concile  (2).  »  Il  recherche  les  occasions 
de  parler  au  peuple  en  ministre  du  culte,  de  l'entretenir  de  ques- 
tions théologiques,  et  lorsqu'il  aborde  de  tels  sujets,  sa  parole, 
dit  Eusèbe,  semble  inspiré  par  un  souffle  d'en  haut  (3).  Il  ha- 
rangue les  fidèles  en  les  appelant  «  mes  frères  et  co-serviteurs 
de  Dieu  (4);  »  Quand  il  s'adresse  aux  évêques,  il  les  appelle  «  mes 

(1)  Eusèbe,  Vit.  Consf.,  lib.  I,  cli.  37  :  ota  rt?  zotvôç  imcy.ônoç  Ix  Osoû 
xaOt(TT«|/évoç -/aO/ia-To  zz ,  y.où  [>.i<7oq  wc-el  x«l  twv  7ro^)vwv  sic. 

(2)  Eusèbe,  Vit.  Consl.,  lib.  III,  ch.  23  :  sic  |;  û^wv  hxj'^ya.voii  (jv^ircupùiv. 

(3)  Eusèbe,  Vit.  Const.,  lib.  IV,  ch.  29. 

(4)  Eusèbe,  Vit.  Const.,  lib.  III,  ch.  23. 


—  48  — 

très-chers  frères,  »  comme  s'il  saluait  en  eux  des  collègues. 
Ajoutons  que  parmi  celles  de  ses  œuvres  conservées  par  Eusèbe, 
on  trouve  de  véritables  sermons  et  une  apologie  du  christia- 
nisme, très-curieuse  par  son  pédantisme  et  toute  empreinte  de 
l'onction  sacerdotale  (1). 

Il  est  cependant  de  toute  évidence  que  l'illusion  ne  pouvait  être 
complète  pour  lui.  Il  ne  pouvait  se  considérer  comme  un  évêque 
semblable  en  tous  points  aux  prélats  qui  vivaient  à  sa  cour.  Il 
les  voyait  célébrant  les  saints  mystères,  distribuant  les  sacre- 
ments, tandis  que  lui-même  était  par  les  canons  exclu  de  ces 
fonctions.  Aussi  avait-il  trouvé  une  formule  ingénieuse  pour 
marquer  cette  différence.  Il  disait  :  «  Sans  doute,  je  suis  aussi 
un  évoque,  mais  vous  êtes  les  évêques  affectés  aux  choses  inté- 
rieures de  l'Église.  Je  suis  de  par  Dieu  constitué  l'évêque  du 
dehors  (2).  »  Il  comprenait  par  là,  comme  il  le  fait  entendre 
dans  une  lettre  aux  Nicomédiens  (3),  qu'il  exerçait  sur  les  évo- 
ques un  droit  de  coercition,  qu'il  avait  mission  de  poursuivre  les 
hérésiarques,  de  maintenir  dans  toute  l'étendue  de  l'empire 
l'unité  de  la  doctrine,  de  donner  force  de  loi  aux  canons  des  con- 
ciles, de  faire  entrer  dans  le  droit  public  les  décisions  de  l'auto- 
rité religieuse. 

Ce  serait  cependant  mal  définir  les  pouvoirs  religieux,  que 
s'attribuèrent^les  empereurs,  que  de  les  restreindre  à  ces  limites 
trop  étroites,  soit  que  les  successeurs  de  Constantin  se  soient 
montrés  moins  accommodants  que  lui,  et  plus  envahissants  sur 
le  domaine  ecclésiastique,  soit  que  lui-même  n'ait  découvert 

(1)  Entre  autres  choses,  on  voit  dans  ce  curieux  traité  que  le  Messie  a  été  annoncé 
"non-seulement  par  les  prophètes  hébreux,  mais  aussi  par  quelques  auteurs  païens,  et 
surtout  par  Virgile,  dans  la  fameuse  églogue  dédiée  à  Pollion. 

(2)  Eusèbe,  Vit.[Const.,  lib.  IV,  ch.  24  :  Â/).'  Optstç  pèv  twv  si'o-w  t^ç  Exz^ufftaç, 
lywOî  TWV  o'  SZTÔÇ  VTTÔ  Oîoû  y.oSî7~x'J.svoç  STriT/.ônoç, 

(3)  Théodoret,  lib.  I,  ch.  ly. 


—  49  — 

qu'une  partie  de  sa  pensée  dans  le  document  que  nous  avons 
cité.  Les  souverains  de  Constantinople  ne  se  contentèrent  pas  de 
ce  simple  rôle  de  surveillance,  ils  prétendirent  à  une  investiture 
réelle  de  la  puissance  ecclésiastique  ;  ils  se  crurent  véritablement 
chargés  du  gouvernement  des  âmes.  Loin  de  se  considérer 
comme  inférieurs  aux  évéques  et  aux  patriarches,  ils  s'esti- 
maient supérieurs  à  eux  dans  l'exercice  de  leurs  fonctions. 
L'archevêque  de  Bulgarie  ,  Demetrius  Chomatenus ,  dit  du 
prince  qu'il  est  le  souverain  maître  des  croyances,  xotvôç  twv 
Èxx^ijo-twv  èm(rrn[ji.ovxpxriç.  Dans  la  préface  des  lois  de  Constantin 
Porphyrogénète,  nous  voyons  que  l'empereur,  au  même  titre  que 
les  papes,  semble  revendiquer  pour  lui  l'héritage  de  saint 
Pierre.  «  Dieu,  dit-il,  a  fait  preuve  à  notre  égard  de  sa  munifi- 
cence et  de  sa  bonté,  quand  il  nous  a  confié  comme  à  Pierre,  le 
'premier  des  apôtres,  la  garde  de  son  fidèle  troupeau.  »  Le  savant 
évêque  d'Antioche,  Balsamon,  nous  apppend  qu'à  certains  jours 
de  l'année,  dans  les  processions  publiques,  on  portait  devant 
l'empereur  le  8£(?â|/7rou).ov ,  devant  l'impératrice  et  le  patriarche 
le  no-jv-iinovlov.  Il  nous  explique  le  sens  de  cette  cérémonie  (1), 
Le  hihûiinovlov  indique  que  l'empereur  a  le  soin  et  la  garde  des 
âmes  et  des  corps  de  ses  sujets.  L'emblème  porté  devant  le 
patriarche  marque  qu'il  a  sous  sa  surveillance  les  âmes  des  fidè- 
les ;  celui  qui  précède  l'impératrice  qu'elle  ne  doit  avoir  souci 
que  du  bien  des  corps.  Au-dessus  des  magistrats,  au-dessus  des 
prélats,  au  sommet  de  la  hiérarchie  civile  et  de  l'ecclésiastique, 
siège  donc  l'empereur,  investi  d'un  double  pouvoir,  également 
apte  aux  doubles  fonctions  que  le  sacre  lui  confère. 

Le  clergé  byzantin,  et  même  le  clergé  romain  rendent  fré- 
quemment hommage  au  caractère  sacerdotal  de  la  majesté 
impériale.  Ils  reconnaissent  dans  l'empereur,  un  des  leurs,  le 

(1)  Balsamon,  De  Patriarch.  privilef/. 


—  50  — 

vicaire  de  Dieu  sur  la  terre  (1),  le  représentant  le  plus  auguste, 
l'incarnation  la  plus  fidèle  de  la  divinité  ici-bas.  Et  qu'on  ne 
croie  pas  que  nous  exagérions  la  portée  des  termes  qui  se  ren- 
contrent à  chaque  page  dans  les  lettres  échangées  entre  le  sou- 
verain et  les  évêques.  Pour  Grégoire  de  Naziance  l'empire  est  un 
sacerdoce  (2).  Dans  les  prières  lues  au  couronnement  de  chaque 
empereur,  le  métropolitain  désigne  par  ces  mots  «  le  pontificat 
royal  »,  l'exercice  du  pouvoir.  Le  pape  Léon  écrit  à  Théodose  II  : 
«  L'Église  se  réjouit  de  voir  réunis  en  vous  le  caractère  royal  et 
le  caractère  sacerdotal  (3).  »  Le  même  pape  félicite  l'empereur 
Marcien  de  l'affection  sacerdotale  qu'il  témoigne  aux  chrétiens. 
S'adressant  à  l'empereur  Léon  il  développe  en  ces  termes  sa 
pensée  :  «  Je  t'exhorte,  ô  prince,  à  entrer  en  partage  de  la  gloire 
des  apôtres  et  des  propJiètes.  Méprise  et  repousse,  sans  te  lasser, 
ceux  qui  dédaignent  le  nom  de  chrétien.  Par  la  vertu  de  son 
sacrement,  le  Seigneur  a  illuminé  ta  clémence  de  ses  rayons. 
Tu  dois  consacrer  ta  puissance,  non-seulement  à  gouverner  le 
monde,  mais  surtout  à  protéger  l'Église.  Ton  âme  de  prêtre  et 
d'apôtre  doit  s'indigner  des  maux  dont  gémit  l'église  de  Cons- 
tantinople  et  qui  crient  vengeance  (4).  »  Et  un  autre  :  «  Le  Sei- 
gneur a  dit  à  Pierre  :  Tu  es  Pierre,  et  sur  cette  pierre  je  bâtirai 
mon  église  et  les  portes  de  l'enfer  ne  peuvent  prévaloir  contre 
elle.  Dieu  a  tenu  sa  promesse,  puisque  votre  sérénité  a  revêtu  la 
pourpre  des  Augustes  (5).  »  Les  prêtres  de  l'église  d'Isaurie 
louent  l'empereur  Léon  d'avoir  suivi  les  exemples  du  grand 


(1)  Ep.  II,  Anastasii  papae  ad  irap.  Anastasium  :  velut  vicarius  Dei  praesidens  in 
terris. 

(2)  fiao-Aetov  tê|s«Tgu/za.  (Greg.  de  Naziance,  Prior  Jnvect.  in  Juliamim.) 

(3)  Ep.  Leonis  papae  ad  Theod.  (concile  Chalced.)  :  Ut  vohis  non  solum  regium,  sed 
etiam  sacerdotalem  animum  inesse  gaudeamus. 

(4)  Ep.  Leonis  papse  ad  imp.  Leonem.  (Annexe  du  concile  de  Chalcédoine.) 

(5)  Ep.  ep.  Syrise  secundae  ad  Leonem  (ibidem). 


—  51  — 

Constantin,  «  qui  maintenant  dans  le  ciel,  se  tient  debout  auprès 
du  trône  de  Dieu,  entouré  du  roi  David,  comme  lui  roi  et  pro- 
phète, de  saint  Pierre  et  de  saint  Paul,  puisque  semblable  à  eux, 
il  a  confessé  la  vérité  (1).  »  Plus  tard,  quand  invoquant  cette 
autorité  pontificale    reconnue  par  les    anciens  papes ,    Léon 
risaurien  voudra  imposer  à  la  chrétienté  un  dogme  nouveau,  et 
proscrire  les  images,  il  répondra  au  pape  Grégoire,  qui  conteste 
son  droit  :  «  Ne  sais-tu  pas  que  j  e  suis  prêtre  et  roi  ?  »  Chose 
remarquable  !  L'évéque  de  Rome  n'ose  faire  ouvertement  jus- 
tice 3e  cette  prétention  surannée.  Il  ne  dit  pas  :  un  droit  nou- 
veau a  substitué  dans  les  questions  de  dogme  ma  puissance  à  la 
vôtre  ;  c'en  est  fait  de  l'autorité  pontificale  des  empereurs  ;  leur 
pouvoir  a  réellement  cessé,  du  jour  où  a  fini  le  paganisme.  Il 
esquive  la  difiîculté  et  s'en  tire  par  une  équivoque,  qui  répond 
mal  à  l'assertion  catégorique  de  l'empereur.  «  Sans  doute,  dit-il, 
Constantin,  Théodose,  Valentinien,  Justinien,  furent  rois  et  prê- 
tres. Ils  l'ont  prouvé  par  leurs  œuvres,  en  gouvernant  selon  la 
religion,  en  augmentant  les  richesses  et  les  privilèges  des  clercs. 
Mais  toi,  depuis  le  moment  où  tu  as  occupé  le  trône,  tu  as  mé- 
connu les  définitions  et  les  canons  des  pères,  tu  as  dépouillé  les 
églises  de  leurs  ornements  d'o"r  et  d'argent  (2).  »  Est-il  néces- 
saire d'ajouter  que  le  pape  en  cette  circonstance  manqua  de 
franchise  et  d'audace  ;  que  si  le  titre  de  prêtre  était  indûment 
usurpé  par  l'empereur,  il  convenait  de  l'en  déposséder,  qu'en 
reconnaissant  que  d'autres  souverains  l'avaient  porté  avant 
Léon  risaurien,  et  avaient  eu  raison  de  s'en  parer,  le  pape  ne 
pouvait  plus  contester  à  l'empereur  le  droit  de  diriger  les  afiai- 
res  ecclésiastiques,  et  qu'après  cette  concession,  lui  refuser  toute 
ingérence  dans  la  conduite  de  l'Église,  c'était  l'autoriser  à  garder 
un  titre  désormais  vide  de  sens  et  dépouillé  de  toute  réalité  ? 

(1)  Ep.  Isaurise  ecclesise  ad  Leonem  (ibidem). 

(2)  Ep.  II  Gregorii  papse  ad  Leonem. 


III. 


Il  est  vraisemblable  que  quelques  théologiens  de  Coustantino- 
ple  essayèrent  de  justifier  par  un  titre,  le  droit  que  s'arrogeait 
l'empereur  de  s'associer  aux  cérémonies  du  culte  et  de  le  ratta- 
cher par  un  lien  quelconque  à  la  hiérarchie  ecclésiastique.  Il 
paraît  avoir  joui  de  prérogatives  analogues  à  celles  des  diacres, 
qui,  on  le  sait,  ne  donnaient  pas  la  communion  (1).  Syméon  le 
Thessalonique,  dit  que  le  chrême  fait  de  lui  un  ^EnovràToç ,  un 
défenseur  (SEcpévuw/))  de  l'Église.  Le  terme  de  deputatus  répond  à 
peu  près  à  celui  de  diacre  dans  la  liturgie  byzantine.  Ses  fonc- 
tions consistaient  à  porter  le  pallium  du  patriarche,  à  précéder 
le  saint  évangile,  armé  de  flambeaux,  quand  le  lecteur  montait 
à  l'ambon,  et  à  déposer  sur  l'autel  les  présents  que  la  piété 
publique  offrait  au  Seigneur  (2).  Elmacinus  rapporte  que  le  pa- 
triarche Nicolas,  menaçant  l'empereur  Léon  le  Sage,  qui  après 
la  mort  de  sa  femme  voulait  contracter  un  second  mariage,  lui 
dit  :  «  Tu  es  diacre;  si  tu  persistes  dans  ta  résolution,  tu  n'entre- 
ras pas  dans  le  sanctuaire  (3).  »  Nous  pensons  qu'il  ne  faut  pas 
prendre  à  la  lettre  ces  titres  qui  étaient  donnés  à  l'empereur  par 
analogie.  Des  fonctions  subalternes  ne  pouvaient  convenir  à  la 
majesté  impériale.  Mais  ses  prérogatives  ne  dépassant  pas  celles 
du  diaconat,  on  était  embarrassé  pour  désigner  par  un  terme 
plus  précis  des  privilèges  d'exception. 

Quoi  qu'il  en  soit,  an  temps  de  Basile,  dès  le  bas  âge,  le  jeune 

(1)  Le  18"  canon  du  concile  de  Nicée  dit  :  Ne  diaconus  offerat,  neque  presbytero 
communionem  exhibeat. 

(2)  Jus  Graeco-Rom.  Respons  1  Joannis  ep.  Gitri  ad  Constant.  Cabasilani. 

(3)  Elmacinus,  p.  180. 


—  53  — 

Porphyrogénète  est  consacré  à  l'Église  et  reçoit  la  tonsure,  qui 
est  le  signe  de  son  initiation  au  sacerdoce.  Au  jour  prescrit,  le 
patriarche  est  mandé  au  palais  de  la  part  de  l'empereur.  Il  arrive 
entouré  de  métropolitains  et  d'archevêques.  Le  cortège  ainsi 
formé  se  rend  au  temple.  Un  grand  dignitaire  apporte  plusieurs 
morceaux  de  toile,  que  l'on  coud  l'un  à  l'autre  pour  en  faire  une 
longue  pièce,  et  la  tend  au  patriarche.  Alors  s'accomplit  «  la 
cérémonie  ecclésiastique  de  la  tonsure  ».  Le  patriarche  recueille 
les  cheveux  coupés  dans  un  tissu  filé  d'or,  qu'il  remet  au  digni- 
taire. Les  autres  morceaux  de  toile  sont  partagés  entre  les  per- 
sonnes présentes  à  la  cérémonie  (1).  Nous  savons  que  Basile  le 
Macédonien  fit  tonsurer  son  fils  Léon  dans  l'oratoire  du  grand 
martyr  Théodore.  Le  savant  commentateur  Reiske  suppose  que 
cette  coutume  était  un  souvenir  du  paganisme.  On  sait  en  effet 
qu'en  Grèce  les  éphèbes  des  deux  sexes  sacrifiaient  quelquefois 
une  partie  de  leur  chevelure  sur  l'autel  d'une  divinité.  Cette 
explication  nous  parait  de  tout  point  invraisemblable.  On  ne 
voit  nulle  part  dans  les  auteurs  byzantins,  que  cette  habitude 
païenne  se  soit  continuée  à  l'époque  chrétienne.  Du  reste  les 
termes  dont  se  sert  le  royal  écrivain  qui  nous  a  transmis  ces 
détails,  ne  prêtent  à  aucune  équivoque  possible,  et  témoignent 
que  la  cérémonie  était  toute  ecclésiastique  (2).  S'il  est  vrai  que 
l'empereur  eut  rang  de  diacre  dans  l'Église,  on  ne  saurait  s'é- 
tonner que  l'enfant  destiné  à  la  pourpre,  reçût  la  tonsure. 
L'Eglise  dès  sa  naissance  le  marquait  ainsi  comme  sien. 

Il  suit  de  là  que  l'empereur  devait  jouir  d'un  grand  nombre 
des  prérogatives  des  clercs.  Tandis  que  le  peuple  des  fidèles  se 
tient  pendant  les  cérémonies  du  culte  hors  des  barrières  inter- 

(1)  Const.  Porphyrog.,   De  Ceremoniis,  lib.  II,  ch.  23  :    vj-t^ç    hxl-ncÎKÇ 

(2)  Id.,  ihid.  :  yéïiovsv  i  IxxV/jfftacnxîj   Traira  àxo>,ouOta  toO  xoupeûptaTOç. 


—  54  — 

dites  aux  laïques,  l'empereur  a  sa  place  dans  le  sanctuaire.  Le 
trône  était  là,  comme  partout,  élevé  au-dessus  des  sièges  des 
autres  clercs.  Le  patriarche  lui-même  siégeait  aux  pieds  de  son 
souverain.  Le  pape  Innocent  III  fit  à  ce  sujet  des  remontrances 
fort  vives  aux  princes  de  Constantinople,  sans  pouvoir  obtenir 
qu'ils  renonçassent  à  leur  privilège.  Nicetas  Choniata  rapporte 
qu'Andronic  Comnène ,  pour  récompenser  la  complaisance  du 
patriarche  qui  lui  avait  permis  de  contracter  mariage  avec  une 
de  ses  parentes,  consentit  à  exhausser  son  siège  dans  l'église, 
de  façon  à  l'élever  au  niveau  du  sien.  Mais  après  avoir,  par  cette 
concession  passagère,  satisfait  l'ambition  du  prélat,  il  fît,  aux 
cérémonies  suivantes,  descendre  le, patriarche  au  rang  qu'il  avait 
toujours  occupé.  A  maintes  reprises  cependant,  des  évèques 
courageux  s'attaquèrent  à  cet  usage  et  tentèrent  de  l'abolir.  On 
connaît  la  scène  fameuse  de  saint  Ambroise  et  de  Théodose  le 
Graiid  (1).  L'empereur  étant  entré  dans  la  basilique  de  Milan, 
marcha  droit  à  l'autel,  y  fit  son  offrande  accoutumée,  puis  resta 
dans  le  sanctuaire.  L'évèque  envoya  un  des  acolytes  pour  l'a- 
vertir que  les  prêtres  seuls  et  les  diacres  avaient  le  droit  d'oc- 
cuper cette  place,  et  qu'il  eût  à  prendre  son  rang  parmi  les 
laïques.  Théodose  répondit  qu'il  n'avait  pas  eu  le  dessein  d'en- 
treprendre sur  les  droits  des  clercs,  mais  qu'il  avait  suivi  la 
coutume  en  usage  à  Constantinople.  Loin  de  s'offenser  de  la 
liberté  d'Ambroise,  il  le  remercia  de  lui  avoir  enseigné  ses  de- 
voirs. Revenu  à  Constantinople,  l'empereur,  après  l'offrande,  se 
mêla  simplement  aux  laïques.  Et  lorsque  le  patriarche  Nectaire 
lui  demanda  pourquoi  il  désertait  son  ancienne  place,  il  répon- 
dit :  «  Je  sais  maintenant  combien  diffèrent  un  prêtre  et  un 
empereur,  et  je  n'ai  trouvé  pour  me  dire  la  vérité  qu'un  évêque. 


(1)  Théodorel,  IJixi.  Ecoles.,  lib.  V,  cli.  17.  —  Tlieoph,,  Chronicon ,  p.  62, 
éd.  1655. 


-^  oo  — 

digne  de  ce  nom,  Ambroise  de  Milan.  »  Théopliane  ajoute  que 
depuis  ce  temps,  les  empereurs  se  tinrent  éloignés  de  l'autel  et 
assistèrent  aux  cérémonies,  au  rang  des  laïques. 

Malgré  l'affirmation  précise  du  chroniqueur  byzantin ,  les 
textes  abondent  qui  tendent  à  établir  le  contraire.  Peut-être 
faut-il  distinguer  ici  les  diverses  époques  que  traversa  l'empire 
byzantin  pour  expliquer  cette  contradiction  apparente  :  peut- 
être  le  respect  pour  le  caractère  des  évèques  s'affaiblit-il  à  me- 
sure que  prit  plus  d'éclat  le  prestige  de  la  majesté  impériale  ; 
peut-être  les  traditions  du  passé,  reprenant  le  dessus  à  partir  de 
Justinien  et  surtout  de  Basile,  firent-elles  oublier  les  pieux 
scrupules  des  Gratien  et  des  Tliéodose.  Il  suffit  d'ouvrir  le  céré- 
monial de  Constantin  Porphyrogénète  pour  s'en  convaincre. 
Presque  dans  toutes  les  cérémonies  importantes ,  l'empereur 
entre  dans  le  sanctuaire.  Il  est  vrai  qu'il  n'y  reste  pas  jusqu'à 
la  consommation  du  sacrifice  (1).  Le  soixante-neuvième  canon 
du  concile  in  Trullo  s'exprime  ainsi  :  «  Il  n'est  permis  à  aucun 
laïque  de  s'avancer  jusqu'au  saint  autel.  Cette  défense  ne  con- 
cerne pas  l'empereur,  lorsque,  d'après  de  très-anciennes  tradi- 
tions, il  lui  plaît  d'offrir  ses  présents  au  Créateur.  »  Mais  ce 
n'est  pas  dans  ces  circonstances  seules  que  l'empereur  approche 
du  Saint  des  saints.  Il  reçoit  des  mains  du  patriarche  l'encen- 
soir, fléchit  trois  fois  le  genou  et  encense  l'image  du  Crucifié  (2). 
D'autres  fois,  il  est  admis  comme  les  clercs  à  baiser  le  coin  du 
drap  qui  couvre  l'autel.  Reiske  prétend  qu'il  ne  le  touche  pas 
de  ses  propres  mains,  et  que  le  patriarche  le  présente  seulement 
à  ses  lèvres.  Les  textes  ne  nous  disent  rien  de  pareil.  Cette  ré- 
serve, d'ailleurs ,  ne  saurait  tenir  à  l'indignité  de  la  personne 
impériale.  Nous  verrons  plus  loin  l'empereur  admis  à  des  pri- 

(1)  De  Cercvioniis,  lib.  II,  ch.  26. 

(2)  /rf.,  lib.  I,  ch,  10. 


vautés  bien  autrement  sérieuses.  Dans  des  cas  très-rares,  et 
notés  avec  soin  par  l'auteur  du  Cérémonial,  à  la  fête  de  la  Pu- 
rification de  la  Vierge  par  exemple ,  l'empereur  ne  fait  que 
traverser  le  temple  et  se  retire  dans  son  oratoire ,  laissant 
le  patriarche  officier  en  son  absence  (1).  Balsamon  ccupe  court 
à  cette  discussion ,  et  déclare  en  termes  exprès  :  «  Quelques 
docteurs  prétendent,  s'app ayant  sur  le  texte  des  canons,  que 
l'empereur  peut  seulement  entrer  dans  le  sanctuaire  pour 
l'offrande ,  mais  non  pas  quand  il  veut  adorer  la  Divinité. 
Tel  n'est  pas  mon  sentiment.  Les  empereurs  orthodoxes,  qui, 
par  l'inspiration  de  la  sainte  Trinité,  nomment  le  patriarche, 
et  qui  sont  les  Christs  du  Seigneur,  peuvent  sans  aucun  empê- 
chement, quand  ils  le  veulent,  approcher  de  l'autel,  brûler  des 
parfums  et  imprimer  dans  la  cire  le  signe  de  la  Trinité,  comme 
font  les  prêtres  (2).  » 

Aux  prêtres  seuls  appartient  ie  droit  de  parler  du  haut  de  la 
chaire  et  de  commenter  les  livres  saints.  Le  Nomocanon  dit  : 
Aucun  laïque  ne  peut  enseigner.  Or  nul  ne  conteste  à  l'empereur 
cette  prérogative.  Il  parle  au  peuple,  non  comme  un  général 
d'armée,  non  comme  un  chef  de  gouvernement,  mais  comme  le 
dépositaire  de  la  parole  de  Dieu,  non  sur  la  place  publique,  mais 
dans  la  basilique.  Il  catéchise  comme  le  patriarche,  on  le  re- 
garde comme  un  docteur  et  un  père  de  l'Eglise.  On  porte,  dans 
les  cérémonies  religieuses,  un  flambeau  devant  lui,  parce  qu'il 
doit  de  sa  parole,  comme  l'apôtre,  éclairer  le  monde.  Lorsqu'il 
manifeste  le  désir  de  se  faire  entendre,  il  se  lève,  sort  en  dehors 
de  la  grille  du  sanctuaire  et  se  tient  debout  sur  le  degré  le  plus 
élevé.  Un  officier  fait  un  signe,  et  le  peuple  chante  le  Polychro- 


(1)  De  Cercmoniis ,   iil.,   ibid.  :    t«ut>;   yà^o    )j|:z£/5a    stç    tô   O-jataT-ïj/oiov    ô 
(•2)  Balsamon,  Comment,  au  sixième  coiai/c  œciiiii. 


—  57  — 

nion.  Le  silence  rétabli,  le  prince  prend  la  parole,  et  lorsque  le 
discours  est  terminé,  sur  un  nouveau  signe  de  l'officier,  le  peu- 
ple réitère  ses  acclamations.  L'empereur  alors  fait  sur  la  foule 
trois  signes  de  croix,  devant  lui,  à  droite  et  à  gauche.  Il  rega- 
gne le  siège  d'or  qui  lui  est  réservé,  et  aussitôt  les  soldats  chan- 
tent des  hymnes  à  la  louange  du  prince  (1).  Cet  honneur,  l'em- 
pereur le  doit,  dit  Syméon  le  Thessalonique,  à  l'onction  royale 
qui  le  constitue  diacre  et  défenseur  de  l'Eglise  ;  c'est,  dit  Balsa- 
mon,  un  privilège  qui  remonte  au  temps  où  les  empereurs  païens 
étaient  souverains  pontifes  (2). 

Le  prince  ne  participe  pas  aux  sacrements  de  la  même  ma- 
nière que  le  commun  des  fidèles.  Il  use  d'un  cérémonial  parti- 
culier, qui  marque  la  distance  de  lui  aux  simples  laïques.  Quand 
il  veut  approcher  de  l'eucharistie,  deux  ostiarii  déroulent  le 
sudarium  au-dessous  de  ses  lèvres,  il  prend  de  ses  mains  le  pain 
sacré  offert  par  le  patriarche,  qu'il  embrasse  ;  puis,  descendant  les 
marches  de  l'autel,  il  se  signe  trois  fois  avec  l'hostie  et  commu- 
nie (3).  La  cérémonie  de  la  communion,  telle  que  nous  là  décrit 
Codinus  Curopalata,  diffère  un  peu  de  la  précédente  :  «  Le  jour 
du  couronnement,  l'empereur  reçoit  du  patriarche,  en  ses  mains 
propres,  une  parcelle  du  corps  du  Sauveur,  et  communie.  Le 
patriarche,  à  son  tour,  communie  en  buvant  le  vin  sacré,  changé 
en  sang  ;  ensuite  il  présente  à  la  bouche  du  prince  le  calice, 
comme  les  prêtres  ont  coutume  de  le  faire  (4).  »  Si  l'empereur, 


(1)  Consl.  Porpliyr.,  De  Ceremoniis,  lib.  II,  ch.  10. 

(2)  Balsamon  (Médit,  l).  Tara  ad  amplitudiBem  imperatoriam  dum  patriarchalem 
officiura  docendi  pertinere,  propler  iinclionis  sacrae  vim  et  polestatem.  Hinc  usu  venit, 
ut  fidèles  principes  catechico  more  cum  populo  christiano  coUoquantur,  aut  suffitum 
faciant,  raore  sacerdotum,  et  cura  cerà  dupiiei  obsiguent.  —  Id.,  Connu,  au  sixième 
concile  :  Populum  iustiluendum  docent,  quod  soli  illius  regionis  antistibus  concessum 
est  eo  quod  gentiles  imperatores  dicti  fuerunt  pontifices  maximi. 

(3)  Const.  Porphyr.,  De  Cerem.,  lib.  I,  ch.  22,  §  5. 

(4)  Codinus  Curopalata,  chap.  17. 


—  58  — 

non  plus  que  les  diacres,  ne  prononce  les  paroles  sacramentelles 
qui  transmutent  le  pain  et  le  vin  en  la  substance  du  Christ,  du 
moins  il  approche  comme  eux  des  choses  sacrées;  ses  mains 
touchent,  sans  les  profaner,  et  l'autel,  et  le  calice,  et  l'hostie 
sainte. 

Il  semble  même  que  ses  prérogatives  aient  été  plus  larges  en- 
core, et  qu'il  ait  eu  le  droit  de  célébrer  lui-même  quelques  cé- 
rémonies, dont  les  textes  malheureusement  ne  précisent  pas  la 
nature.  En  plusieurs  passages  du  Cérémonial  de  Constantin, 
nous  rencontrons  cette  expression  étrange  :  Ce  jour-là,  l'empe- 
reur célèbre  la  sainte  liturgie  [ttîv  Oetav  Iznotjpyixv  tsIzï]  (1).  Sans 
doute,  Constantin  entend  par  ces  mots  que  l'empereur  s'en- 
ferme dans  son  oratoire  pour  méditer,  prier,  lire  et  com- 
menter les  livres  saints,  se  livrer  aux  dévotions  que  la  fête 
commande.  Mais  nous  trouvons,  dans  le  même  auteur,  une  ex- 
pression identique  s'appliquant  aux  cérémonies  pratiquées  par 
le  patriarche  à  l'autel.  Bien  plus,  dans  la  même  phrase,  cette 
expression  s'étend  aux  deux  personnes  :  «  Le  prince  et  le  pa- 
triarche se  saluent;  celui-ci  pénètre  dans  le  sanctuaire  pour 
célébrer  la  sainte  liturgie;  l'empereur  se  dirige  vers  son  oratoire 
et  célèbre  aussi  la  sainte  liturgie  (2).  »  Toutefois,"  malgré  la  si- 
militude des  ternies,  et  peut-être  la  similitude  des  actes ,  l'ex- 
pression grecque  est  trop  vague  et  trop  peu  précise  pour  qu'on 
puisse  conclure  à  une  plus  grande  extension  des  pouvoirs  religieux 
de  l'empereur.  Tous  les  textes  tendent,  au  contraire,  à  prouver 
que  ces  pouvoirs  ne  dépassaient  pas  ceux  des  diacres  ordinaires 
de  l'Eglise. 

Le  jour  où  l'empereur  célèbre  seul  la  liturgie,  les  laïques, 


(1)  De  Ceremoniis,  lib.  1,  ch.  27,  §  2;  lib.  1,  ch.  95,  §  2  ;  lib.  I,  ch.  30,  §  6, 

etc.,  etc. 

(2)  De  Ceremoniis,  lib.  I,  ch.  28,  g  2, 


—  50  — 

officiers  du  palais  et  patrices  peuvent  l'assister  (1).  Lui-même 
ceint  la  tiare  et  revêt  des  ornements  sacerdotaux,  le  lorum  ou 
humerai,  que  les  pontifes  païens  ont  transmis  aux  prêtres  chré- 
tiens. C'étaient  là  les  insignes  de  l'ancienne  dignité  pontificale 
païenne.  Les  empereurs  s'en  servaient  à  certaines  époques  dé- 
terminées de  l'année.  Les  consuls  désignés  les  leur  jetaient  sur 
les  épaules  (2).  Ainsi  se  perpétuent,  à  travers  les  siècles  et  jus- 
qu'à la  fin  du  moyen-âge,  les  coutumes  du  rituel  païen  ;  ainsi  se 
concilient  la  nouvelle  et  l'ancienne  liturgie.  Après  Constantin, 
comme  avant  lui,  l'empereur  a  donc  quelque  raison  de  prendre 
le  titre  de  prêtre-roi  [hpîvç  jSao-t'Xeyç). 

Spanheim  se  trompe  gravement,  lorsque  définissant  les  pou- 
voirs des  empereurs  byzantins,  il  écrit  :  «  Les  princes  ne  célè- 
brent pas  le  sacrifice,  ne  prennent  pas  l'encensoir,  ne  prêchent 
pas  en  public,  ne  portent  pas  le  bâton  pastoral.  Ils  se  conten- 
tent de  gouverner  politiquement  l'Église,  de  réformer  la  disci- 
pline, de  prescrire  la  réunion  des  synodes,  de  les  présider  en  per- 
sonne, ou  de  déléguer  quelque  officier  en  leur  place,  de  sanction- 
ner les  canons  et  les  constitutions  ecclésiastiques,  de  juger  les 
différends,  d'admettre  les  appels,  de  condamner  les  hérésies, 
d'instituer  les  évêques,  d'agir  enfin  comme  le  fit  Constantin  «  en 
évêque  extérieur  ».  Cet  épiscopat  impérial  était  d'une  nature 
particulière,  et  difficile  à  définir,  parce  que  nulle  part  il  n'eut 
d'équivalent.  L'empereur  ne  représentait  pas  seulement  le  bras 
séculier  chargé  d'exécuter  les  sentences  ecclésiastiques,  il  ne  res- 
semblait pas  aux  princes  chrétiens  de  l'Occident.  Du  jour  où  il 
est  sacré,  il  cesse  d'être  un  laïque;  il  n'est  pourtant  pas  tout  à 
fait  un  prêtre,  bien  qu'il  se  réclame  de  ce  titre.  Il  fait  partie  de 

(1)  et  y.sy.îvît  |3«iT£)v£Ùç  Trpocza'XoOvTat  oî  TraTpt'xtot ,  xaè  (TvWsiTOvpyQ^vreç 
aÙTw. 

(2)  Df  Ccrcmoniis,  lib.  1,  cli.  30,  §  6,  et  lib.  II,  cli.  40. 


—  ÔO  — 
l'Église  sans  être  admis  à  tous  les  privilèges  des  pontifes.  Il  lui 
manque  la  plus  essentielle  de  leurs  prérogatives,  celle  d'accom- 
plir le  sacrifice.  A  cette  seule  exception  près,  rien  ne  le  distin- 
gue des  serviteurs  de  l'autel  (1).  Demetrius  Chomatenus  ne 
trouve  rien  de  mieux  pour  caractériser  le  pouvoir  sacerdotal  de 
l'empereur,  que  de  le  comparer  au  pontificat  païen  d'Auguste  et 
de  ses  successeurs  :  «  Nous  lisons,  dit-il,  dans  les  Antiquités  de 
Flavius  Josèplie  une  inscription  ainsi  conçue  :  «  Tibère,  Claude, 
Caesar,  Auguste,  Germanicus,  grand  pontife,  tribun,  consul 
pour  la  seconde  fois.  Quant  à  notre  empereur^  il  est  le  Christ  du 
Seigneur,  à  cause  de  l'onction  royale  ;  il  est  notre  Christ  et  notre 
Dieu,  à  V exemple  de  ses  prédécesseurs  ;  il  est  aussi  notre  grand, 
pontife.  Il  Va  été  et  conserve  encore  ce  titre.  Aussi  jouit-il  avec 
raison  des  privilèges  pontificaux  (2).  »  En  somme,  l'empereur 
occupe  une  place  à  part  entre  la  société  laïque  et  la  société  ecclé- 
'siastique  ;  il  les  domine  l'une  et  l'autre,  et  fait  partie  de  l'une  et 
de  l'autre.  11  concilie  en  lui  les  deux  principes  et  les  unit  en  sa 
personne. 


IV. 


Ce  caractère  sacerdotal,  l'empereur  le  conserve  dans  tous  les 
actes  de  sa  vie  privée  et  publique.  Lorsqu'il  marche  à  la  tète  des 
armées,  lorsqu'il  investit  les  magistrats  de  leurs  fonctions,  le 

(1)  Demetrius  Chomatenus,  Bespons  II,  Constantino  Cabasilae  :  Solo  sacrificandi  ex- 
cepto  ministerio,  reliqua  pontificalia  privilégia  Imperator  reprasenlat,  quando  légitime 
et  canonice  facii. 

(2)  Id.,  ibid.  :  ôrt  ouv  -/kI  X|6£<ttôç  Kuft'oy  6  xarà  zat/>oyç  pîC(7t)>£Ûç  îart , 
Si9.  TÔ  y^piffficf.  Tijç  Paci/etaç*  ôoe  X/stffTÔç  xal  Géoç  riy-û-j ,  fij-à  twv  Sù-luv, 
xal  àpyjLîpiJZ  ii[iMi'i ,  y.où  yéyovë  xat  «votxnfJv-moLL  ;  eO/dywç  y.où  avrôç 
àpXiipot.Tty.OLç  Y.oi.za.y.oçiLÛ-zy.i  yj:>.pi<jy.>x.iii. 


—  61  — 

prestige  religieux  l'environne  ;  toutes  les  paroles  officielles  qu'il 
prononce  semblent  empruntées  à  un  rituel  consacré  par  l'Église. 

Quand  au  retour  d'une  expédition  l'empereur  revient  à  Cons- 
tantinople,  les  deux  factions  rivales  des  Vénètes  et  des  Prasi- 
niens,  l'accueillent  par  ces  acclamations  répétées  à  l'envi  :  «  Le 
monde  se  réjouit  de  t'a  voir  pour  empereur  et  seigneur  ;  ta  ville 
tout  entière  est  en  liesse.  0  prince  que  Dieu  même  a  couronné, 
le  principe  de  l'ordre  se  complaît  en  toi,  l'ordonnateur  de  toutes 
choses  (1).  Le  sceptre  impérial  est  heureux  de  te  trouver  pour 
porte-sceptre.  Tu  es  l'ornement  du  trône  et  de  la  majesté  pater- 
nelle ;  de  ton  front  et  de  celui  de  l'impératrice  s'échappent  des 
rayons  de  gloire.  Aussi  la  cité,  fière  de  toi,  déborde  d'allégresse. 
Guerrier  incomparable ,  défenseur  et  protecteur  du  monde , 
exalté  sur  le  trône  de  la  majesté,  soumets  les  nations  par  les 
armes  divines  de  ta  piété  (2).  » 

L'empereur  manque  rarement  d'assister  aux  processions  si 
fréquentes  à  Constantinople.  Les  officiers  du  palais  le  précèdent 
alors,  portant  des  drapeaux  ou  des  flammes.  La  première  est 
l'arcliistrategos,  la  deuxième  l'octopodion,  avec  les  images  des 
saints  pontifes.  Suit  une  banaière  avec  les  images  des  quatre 
grands  martyrs,  Demetrius,  Procope  et  les  deux  Théodore.  Vient 
ensuite  le  draconteion  qui  raconte  probablement  la  lutte  de  saint 
Georges  et  du  dragon,  enfin  l'effigie  équestre  de  l'empereur  (3). 
Luitprand  s'indigne  à  bon  droit  des  adulations  que  les  épihoe- 
mata  de  la  foule  font  retentir  aux  oreilles  du  grotesque  et  sinis- 
tre empereur  Nicéphore  Phocas  (4).  «  Voici  venir  l'étoile  du 
matin.  Eoiis  se  dégage  de  l'Orient  et  se  dore  des  rayons  du  soleil. 

(1)  De  Ceremoniis,  lib.  I,  cb.  62  et  63. 

(2)  Id.,  ibid.  :  TrpoTrépiTrwv  ^ix.piioi.ptjyàç  eùrccçtaç. 

(3)  Codinus  Curopalata,  De  Officiis,  ch.  6. 

(4)  Luitprand,  Legatio  ad  Niceph. 


—  t)2  — 
Salut  à  Nicéphore  dont  le  regard  envoie  la  mort  aux  Sarrasins  ! 
Longues  années  à  Nicéptiore  !  Peuples,  adorez-le,  adressez-lui 
Yos  hommages,  soumettez- vous  à  sa  toute-puissance!  »  Ce 
n'étaient  point  là  de  vaines  flatteries,  comme  se  le  persuade 
Luitprand,  nouveau  venu  au  milieu  des  pompes  de  la  ville  impé- 
riale. Un  sentiment  plus  profond  et  plus  vrai,  le  sentiment  reli- 
gieux, dictait  ces  chants.  L'initiative  individuelle,  la  servilité 
familière  aux  peuples  de  l'Orient  étaient  pour  peu  de  chose  dans 
ces  manifestations.  C'étaient  de  véritables  cantiques,  appris  à 
l'avance ,  consacrés  par  l'usage  et  par  des  traditions  véné- 
rables. 

Il  n'est  pas  jusqu'à  l'investiture  officielle  d'un  patrice,  d'un 
recteur,  d'un  syncelle,  d'un  préfet,  qui  n'emprunte  à  la  présence 
de  l'empereur  une  sorte  de  solennité  religieuse.  Sans  doute  ces 
magistrats,  ces  officiers  n'ont  à  exercer  aucune  fonction  dans 
l'église;  leur  charge  les  attache  à  la  domesticité  du  palais,  à 
l'administration  de  la  ville,  au  gouvernement  des  provinces. 
Mais,  soit  en  souvenir  des  anciennes  magistratures  romaines, 
soit  que  l'empereur  communique  à  tout  ce  qui  l'entoure  et  le 
sert,  quelque  chose  de  son  caractère  sacré,  -la  religion  n'est 
jamais  complètement  absente  de  ces  cérémonies.  Le  candidat 
s'incline  devant  l'empereur,  qui  prononce  sur  lui  ces  paroles  : 
«  Au  nom  du  Père,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit,  la  majesté  impé- 
riale qui  vient  de  Dieu,  t'élève  à  la  dignité  de  patrice,  de  syn- 
celle, etc.  (1).  » 

Dans  ces  repas  somptueux  que  décrit  Luitprand  avec  une  iro- 
nie envieuse,  et  auxquels  préside  la  plus  minutieuse  étiquette,  les 
acclamations  et  les  chants  sont  de  rigueur  ;  «  Dieu,  qui  tient  le 
sort  des  batailles  en  ses  mains  a  fait  s'ouvrir  devant  toi  les  por- 
tes de  l'empire.  Le  monde  qui  obéit  à  ton  sceptre,  rend  grâce  au 

(1)  De  Cercmoniis,  lib.  II,  ch.  4  et  5. 


—  63  — 

Seigneur,  à  qui  ta  grandeur  a  plu.  Il  fa  choisi  pour  être  notre 
empereur,  notre  maître  très-pieux,  notre  pasteur  (1)  !  »  Même 
sous  les  armes,  l'empereur  apparaît  comme  le  vicaire  de  Dieu. 
Constantin  le  Grand  compose  et  prescrit  à  ses  soldats  la  prière 
qu'ils  doivent  répéter  matin  et  soir.  Dans  son  traité  sur  la  tac- 
tique, Constantin  Porphyrogénète  ordonne  d'invoquer  le  secours 
du  Christ  et  de  sa  mère;  il  fait  de  la  prière  quotidienne  une  obli- 
gation militaire.  Si  le  consul  ne  consulte  plus  les  auspices,  comme 
on  faisait  à  Rome,  et  ne  préside  plus  aux  sacrifices  qui  doivent 
rendre  la  divinité  favorable,  l'empereur  chrétien,  pour  encoura- 
ger ses  soldats,  les  harangue  et  son  exhortation  militaire  est  en 
même  temps  un  sermon.  Heraclius  marchant  contre  les  Perses, 
déploie  dans  les  plis  de  son  étentard  l'image  sacrée  d'Edesse,  où 
la  face  du  Sauveur  s'est  imprimée  sanglante,  et  s'écrie  :  «  Mes 
frères  et  mes  fils,  les  ennemis  de  Dieu  ont  foulé  aux  pieds  nos 
provinces,  décimé  nos  villes,  rempli  de  sang  l'autel  où  se  con- 
somment des  sacrifices  non  sanglants.  Ils  ont  souillé  de  leurs 
sacrilèges  débauches  les  églises  qui  ont  horreur  du  sacrilège. 
Ayons  donc  le  cœur  plein  de  l'amour  de  Dieu,  et  efforçons-nous 
de  venger  ses  injures.  Soyons  forts  contre  des  ennemis  qui  mal- 
traitent les  chrétiens.  Vénérons  l'empire  romain,  qui  est  le  pro- 
pre domaine  de  Dieu  et  non  d'autres.  Que  la  foi  soit  notre  cui- 
rasse. Avec  elle  nous  ne  pouvons  redouter  la  mort.  Vengeons 
les  outrages  des  vierges,  les  massacres  de  nos  compagnons  d'ar- 
mes. Pleurons-les,  mais  sachons  que  leur  mort  a  pour  récom- 
pense la  vie  éternelle.  Soyons  hommes  et  le  Seigneur  nous  aidera 
et  jettera  la  confusion  parmi  nos  ennemis.  »  C'était  là  le  ton  de 
toutes  ces  harangues  ;  par  ce  seul  exemple,  on  peut  juger  des 
autres.  Tout  ennemi  du  prince  était  en  même  temps  un  ennemi 
de  l'Église,  et  chaque  soldat  en  marchant  au  combat,  sentait 

t 
(1)  Ibidem,  lib.  I,ch.  65.  ' 


—  64  — 

qu'il  combattait  pour  la  cause  de  l'empire  et  pour  la  cause  de 
Dieu. 

Pendant  les  grandes  calamités  publiques,  l'empereur  prescrit 
des  prières  extraordinaires,  qui  doivent  conjurer  et  détourner 
la  colère  de  la  divinité.  Ainsi,  les  anciennes  incantations 
et  les  supplications  ordonnées  par  le  sénat  devaient  fléchir 
les  dieux  de  l'Olympe.  Un  tremblement  de  terre  ayant  causé 
de  nombreux  désastres  à  Constantinople ,  Théodose  II  fit  ré- 
péter dans  toutes  les  basiliquas  cet  hymne  que  l'Église  a 
conservé  :  «  Sanctus  Deics ,  sanctus  fortis ,  sanctus  immor- 
talis ,  miserere  nohis ,  etc.  »  Ces  prières  eurent ,  dit-on ,  la 
vertu  de  faire  presque  aussitôt  cesser  les  secousses  du  trem- 
blement de  terre. 

Tel  était  le  souverain  de  cette  société  byzantine,  qui  nous 
parait  étrange,  aujourd'hui  que  ses  formes  ont  vieilli  et  se  sont 
usées,  pour  être  remplacées  par  d'autres,  qui  périront  à  leur 
tour  ;  société  de  transition ,  héritière  des  habitudes  d'esprit 
de  générations  formées  par  le  paganisme,  et  qui  a  laissé  quelque 
chose  d'elle-même  aux  sociétés  qui  lui  ont  succédé  en  Orient 
comme  en  Occident.  De  nos  jours  les  théocraties  anciennes  ont 
vécu,  le  divorce  s'est  accompli  entre  le  monde  ecclésiastique  et 
le  monde  laïque.  L'Église  et  l'État  sont  devenus,  sinon  toujours 
dans  les  institutions,  du  moins  dans  les  idées,  deux  organismes 
différents  par  leur  constitution  et  par  leur  but ,  capables  de 
vivre  d'une  vie  indépendante,  se  suffisant  à  eux-mêmes,  coexis- 
tant côte  à  côte,  tantôt  alliés  et  tantôt  ennemis.  Parmi  les  sou- 
verains et  les  États  modernes,  les  uns  ont  redouté  les  empiéte- 
ments de  l'Église  et  l'ont  tenue  en  tutelle,  d'autres  s'en  sont 
servis  pour  étayer  leur  pouvoir,  croyant  lui  donner  une  base 
plus  durable.  Longtemps  môme,  au  rebours  de  ce  qui  se  passait 
à  Byzance ,  on  a  vu  des  pontifes-rois  disposant  des  trônes, 
comme  dans  la  ville  impériale  nous  avons  vu  des  rois-pontifes 


—  65  — 

disposant  du  sacerdoce.  Mais  nulle  part,  sinon  peut-être  chez 
les  nations  directement  issues  de  la  civilisation  byzantine,  au 
pouvoir  ne  s'est  plus  étroitement  attachée  une  idée  religieuse, 
nulle  part  le  trône  et  l'autel  n'ont  été  si  voisins  l'un  de  l'autre 
et  si  indissolublement  unis. 


CHAPITRE  III. 


De  l'apothéose  des  empereurs  chrétiens  de  Byzance» 


Nous  avons  réservé  pour  un  chapitre  spécial  l'explication 
d'une  cérémonie  curieuse,  si  étrangère  à  nos  mœurs  et  à  nos 
habitudes  présentes,  que  l'esprit  a  peine  à  la  concevoir,  même 
dans  le  passé  ;  en  harmonie  avec  les  croyances  du  paganisme, 
elle  survécut  cependant  à  la  ruine  de  cette  religion,  et  finit  par 
se  modifier  et  par  se  transformer,  sans  disparaître,  sous  l'in- 
fluence des  idées  chrétiennes.  Nous  voulons  parler  de  l'apothéose 
des  empereurs. 

On  sait  que  presque  tous  les  empereurs  depuis  Auguste,  après 
avoir  exercé  de  leur  vivant  une  autorité  absolue  sur  le  monde 
romain,  furent  admis  dans  l'Olympe  païen  et  regardés  comme 
des  dieux.  Des  temples  leur  étaient  élevés,  des  prêtres  et  des 
flamines  se  consacraient  à  leur  culte.  Touchés  de  leurs  vertus 
ou  frappés  de  leur  puissance,  désireux  de  se  concilier  leur  faveur 
posthume,  beaucoup  de  citoyens  du  rang  le  plus  élevé,  se  dé- 
vouaient à  leur  divinité.  Des  sacrifices  leur  étaient  offerts  aux 
jours  prescrits,  et  les  victimes  fumaient  sur  leurs  autels,  comme 
sur  ceux  de  Jupiter,  de  Mars  ou  d'Apollon.  Cette  piété  aux 


—  G8  — 

mâDes  des  empereurs,  cette  adoration  posthume  des  césars  ne 
peut  être  révoquée  en  doute.  Une  multitude  d'inscriptions,  d'ex- 
voto,  les  témoignages  des  écrivains  de  l'histoire  Auguste  en  font 
foi.  C'est  là  un  point  désormais  acquis  définitivement  à  l'his- 
toire (1). 

Si  l'on  veut  chercher  l'origine  de  cette  religion  singulière,  il 
faut  remonter  plus  haut  qu'à  l'établissement  de  l'empire,  au 
commencement  même  des  sociétés  antiques.  Le  premier  culte 
des  hommes  qui  ont  vécu  en  Italie  et  en  Grèce  a  été  le  culte  des 
aïeux.  Les  parents  morts  avaient  droit  aux  soins  pieux,  aux 
prières,  aux  sacrifices  des  fils  qu'ils  laissaient  après  eux.  Ils 
étaient  les  lares  du  foyer  domestique,  les  pénates  dont  il  fallait 
invoquer  la  protection  et  craindre  le  ressentiment.  Chaque 
gens  possédait  ainsi  comme  un  olympe  domestique  qui  se  peu- 
plait des  générations  disparues.  On  appelait  heroon  le  lieu 
sacré  oiî  reposaient  les  cendres  des  ancêtres.  Le  mort  glorifié 
devenait  héros  pour  les  Grecs,  divi<,s  pour  les  Latins.  Hos  letho 
datos,  dit  Cicéron,  divos  habento. 

Toute  association,  tribu,  phratrie,  etc.,  se  mit  sous  le  pa- 
tronage d'une  divinité.  La  cité  eut  ses  dieux,  comme  la  famille 
avait  les  siens.  La  cité  fut  considérée  elle-même  comme  une 
grande  famille  enveloppant  et  contenant  toutes  les  associations 
inférieures.  A  mesure  qu'elle  s'étendit  et  s'agrandit  aux  dépens 
des  nations  ses  voisines,  Rome  adopta  leurs  divinités  protectri- 
ces, si  bien  que  l'Etat,  devenu  le  sanctuaire  commun  des  peu- 
ples soumis,  et  résumant  en  lui  les  pouvoirs  et  les  cultes  de 
chaque  famille,  les  droits  de  chaque  individu,  finit  par  être  à  son 
tour  sanctifié.  La  divinité  de  Rome  eut  ses  autels  et  ses  flamines 
dans  toutes  les  provinces  dépendant  de  l'empire.  Les  grands  ci- 
toyens, investis  àeVlmperium,  généraux,  proconsuls,  etc.,  par- 

(1)  V.  Frestal  de  Coulanges,  Inst.  'polit.,  lib.  I,  ch.  2. 


—  00  — 

ticipèrent  au  caractère  sacré  attaché  à  l'Etat.  Il  est  probable 
que  ceux  d'entre  eux  qui  se  signalèrent  entre  tous  dans  les 
grands  périls  publics,  et  sauvèrent  le  pays  de  la  ruine  et  de  l'in- 
vasion, ceux  qui  reçurent  du  peuple  et  du  sénat  le  nom  de  patres 
patria,  furent  honorés  après  leur  mort  par  des  cérémonies  reli- 
gieuses publiques ,  comme  les  pères  de  famille  étaient  honorés 
au  foyer  domestique.  Les  provinces  prirent  souvent  l'initiative 
de  ces  apothéoses  et  se  montrèrent  quelquefois  plus  zélées  que 
la  mère -patrie.  Les  Asiatiques  élevèrent  des  autels  à  Mucius 
Scaevola,  et  instituèrent  en  son  honneur  les  fêtes  muciennes  (1). 
Lucullus,  qui  uauva  l'Asie  des  incursions  de  Mithridate ,  fut 
adoré  comme  un  dieu  par  les  provinciaux,  et  donna  son  nom 
aux  fêtes  luculliennes  (2).  Plutarque  nous  apprend  que,  de  son 
temps,  un  prêtre  était  encore  attaché  au  culte  de  Titus  Flamini- 
nus,  qui  avait  préservé  Chalcis  de  la  destruction  (3).  Et  si  nous 
voulons  remonter  plus  haut  encore,  ne  trouvons-nous  pas  aux 
origines  mêmes  de  Rome  l'apothéose  du  fondateur  Romulus, 
sous  le  nom  de  Quirinus  ?  Il  arrivait  même  que  la  reconnais- 
sance des  citoyens  devançait  la  mort  du  bienfaiteur,  et  lui  dé- 
cernait de  son  vivant  les  honneurs  divins.  Tibère  s'opposa  au 
zèle  de  plusieurs  provinces  qui  voulaient  lui  dresser  des  temples. 
Mais  il  ne  défendit  pas  qu'après  sa  mort  sa  divinité  fût  adorée. 
Sous  l'empire,  il  fut  de  règle  que  le  sénat  décernât  l'apothéose 
à  tous  les  princes  qui  momentanément  avaient  représenté  l'Etat 
et  en  qui  s'était  personnifiée  la  puissance  publique.  Un  décret 
ouvrait  l'Olympe  à  quiconque  avait  ceint  le  diadème  des  césars. 
C'était  moins  la  piété,  les  vertus  civiques  ou  militaires  du  défunt 
qu'on  prétendait  honorer  ainsi,  que  la  souveraineté  dont  le  peu- 


(1)  Valère-Maxirae,  liv.  VIII,  cli.  15. 

(2)  Plutarque,  Vit.  Luculli. 

(3)  Id,,  Vit.  Flaminini. 


—  70   - 

pie  l'avait  investi.  Le  sceptique  Vespasien  pouvait  murmurer 
sur  son  lit  de  mort  :  Je  sens  que  je  deviens  dieu.  Il  n'échappait 
pas  à  la  glorification  de  l'apothéose.  La  piété  publique  faisait  de 
lui  le  compagnon  et  le  convive  des  dieux,  que,  vivant,  il  avait 
méprisés.  Sur  tous  les  morts,  pour  qui  s'ouvrait  le  ciel,  les  prê- 
tres prononçaient  la  formule  consacrée  :  Il  est  mort  en  tant 
qu'homme,  mais  il  vit  comme  Dieu. 

Parmi  ces  princes,  dont  plus  d'un  fut  enivré  de  la  fumée  du 
pouvoir,  et  ne  marqua  son  passage  sur  le  trône  que  par  des  cri- 
mes, bien  peu  furent  jugés  indignes  de  l'apothéose.  Il  fallait  la 
réprobation  universelle  soulevée  par  Nfrron  pour  que  le  sénat  lui 
refusât  ce  suprême  honneur.  Il  hésita  cependant  à  inaugurer  la 
divinité  d'Adrien,  qui  n'avait  pas  attendu  l'assentiment  des 
pères  conscrits  pour  se  faire  proclamer  empereur,  et  n'avait  pas 
assez  respecté  les  prérogatives  sénatoriales.  Grâce  à  cette  arme, 
le  sénat  restait  libre  d'exclure  du  ciel  les  usurpateurs,  tous  les 
césars  de  surprise  ou  d'aventure  que  la  province  suscitait  par- 
fois contre  les  césars  légitimes.  Il  pouvait  aussi,  par  suite  du 
même  refus,  suspendre  l'effet  des  actes  politiques  et  législatifs 
du  prince  mort.  L'apothéose  était  la  ratification  suprême  de  la 
législation  de  chaque  empereur.  Les  décrets  promulgués  par  lui 
avaient  encore  force  de  loi  après  son  décès  ;  s'il  n'était  pas  jugé 
digne  des  honneurs  divins,  ces  mêmes  décrets  devenaient  caducs, 
n'engageaient  pas  l'avenir  et  ne  liaient  point  ses  successeurs. 

Le  christianisme  pouvait-il  s'accommoder  de  ces  cérémonies 
païennes  ?  En  abjurant  le  polythéisme,  Constantin  faisait-il  en 
même  temps  le  sacrifice  de  sa  divinité?  La  réponse  tout  d'abord 
paraît  aisée.  Le  Dieu  des  chrétiens  est  un  dieu  jaloux  qui  n'ad- 
met personne  au  partage  de  sa  toute-puissance.  Le  ciel  où  il  ré- 
side est  autrement  étroit  que  l'Olympe  grec,  de  facile  acc3s  i>our 
les  grands  de  la  terre.  Le  christianisme  est  de  plus,  de  son  es- 
sence, une  religion  égalitaire.  Son  Dieu  ne  laisse  pas  préjuger  ses 


arrêts  par  les  décrets  d'un  sénat  presque  toujours  servile.  Com- 
ment, d'ailleurs,  le  culte  de  l'empereur  aurait-il  pu  être  admis 
par  la  religion  nouvelle?  Que  de  chrétiens  avaient  versé  leur 
sang  dans  les  amphithéâtres  pour  avoir  refusé  leur  encens  aux 
autels  des  césars  !  C'était  même  là  leur  seul  crime.  On  les  con- 
sidérait comme  des  ennemis  publics,  parce  qu'ils  ne  sacrifiaient 
pas  aux  dieux  de  l'Etat,  ou  plutôt  à  l'Etat  lui-même.  Dans  une 
société  où  chaque  prince  pouvait  dire,  de  par  la  loi  :  L'Etat  c'est 
moi,  les  chrétiens  vivaient  en  rébellion  ouverte  contre  l'empire, 
en  ne  s'inclinant  pas  devant  le  souverain.  Saint  Augustin  écri- 
vait au  païen  Maxime  (1)  :  «  Sache,  pour  que  tu  n'en  ignores  et 
que  tu  ne  sois  pas  entraîné  à  des  insultes  sacrilèges,  que  les 
chrétiens  catholiques  ne  rendent  de  culte  à  aucun  mort,  et  n'a- 
dorent comme  divinité  rien  de  ce  qui  a  été  fait  et  créé  par  Dieu, 
mais  Dieu  seul  qui  a  fait  et  créé  toutes  choses  !  »  Le  christia- 
nisme a  donc  détruit  une  des  principales  croyances  sur  lesquelles 
reposaient  la  famille  et  la  société  païenne.  Plus  d'autels,  plus  de 
foyers,  partant  plus  de  lares  domestiques,  plus  d'apothéose.  La 
Divinité,  familière  aux  humains,  humaine  elle-même  par  ses 
origines,  a  désormais  fui  la  terre  et  reculé  par  delà  l'infini. 

Cependant,  à  ne  considérer  que  les  témoignages  écrits,  qui 
nous  sont  fournis  par  les  Inscriptions,  les  textes  de  législation, 
les  livres  de  cérémonies,  rien  ne  paraît  avoir  changé  dans  les 
termes  usités  pour  honorer  les  empereurs  défunts.  La  langue  est 
demeurée  la  même.  Ces  mots  de  divus,  divce  memoriœ,  ôsi'oç, 
eeioTÔToç,  T^ç  ôêtaç  ).w;ews,  fourmillent  dans  les  histoires  byzan- 
tines. On  les  rencontre  dans  Cédrénus,  Zonaras,  Théopliane, 
comme  dans  les  écrivains  de  l'histoire  Auguste,  dans  la  bouche 
des  empereurs  dictant  leurs  décrets,  comme  dans  celle  des  pré- 
lats assemblés  en  concile,  au  iv*  siècle,  comme  au  viii^  et  au  x^ 

(1)  s.  August.,  Opcra,  tom.  II,  p.  22. 


Avant  Constantin,  les  césars  morts  qui  ont  reçu  l'apotliéose, 
sont  seuls  qualifiés  de  Divi.  Après  lui  nous  voyons  quelquefois  ce 
terme  appliqué,  jusque  dans  les  textes  de  lois,  à  des  vivants  (1). 
Ne  faut-il  voir  dans  ces  appellations  que  des  termes  de  chancel- 
lerie, conservés  par  la  routine  et  dont  le  sens  s'est  peu  à  peu  obli- 
téré et  perdu  ;  que  des  manières  de  parler,  consacrées  par  l'usage 
et  qui  persistent  dans  la  langue,  lors  même  que  la  réalité  à 
laquelle  ils  répondent,  n'est  plus  qu'un  souvenir  ?  En  est-il  de 
ce  mot  Divus,  comme  il  en  fut  de  ce  titre  d'Auguste  (2),  qui 
lui  aussi,  à  l'origine,  impliquait  un  sens  religieux,  et  qui 
transmis  d'âge  en  âge,  finit  par  devenir  simplement  le  syno- 
nyme d'empereur?  La  terminologie  si  scrupuleuse  et  si  minu- 
tieuse de  l'étiquette  byzantine  est-elle  fautive  sur  ce  point  ?  Ces 
mots  étranges  par  leur  orgueil  tout  païen  ,  et  qui  répugnent, 
ce  semble,  à  l'humilité  chrétienne,  n'ont-ils  persisté  dans  la  lan- 
gue, que  comme  les  vestiges  méconnus  d'un  passé  oublié  ?  Beau- 
coup de  bons  esprits  le  pensent.  Pour  nous  il  nous  reste  bien  des 
doutes.  Si  ces  termes  n'ont  pas  choqué  les  contemporains  de 
Constantin,  de  Théodose,  de  Basile, si  nul  n'a  songé  aies  effacer 
des  actes  publics,  peut-être  n'est-ce  pas  seulement  l'indifférence 
et  la  routine  qui  les  ont  sauvés  du  naufrage  de  la  société  païenne  ; 
peut-être  répondaient-ils,  non  pas  aux  mêmes  idées  que  du  temps 
des  césars  de  Rome,  mais  à  des  idées  nouvelles,  conformes  par 
certains  points  au  dogme  chrétien,  et  qui  cependant  ne  laissaient 
pas  de  rappeler  les  premières  par  de  sensibles  analogies. 

Les  formes  du  gouvernement  changent  dans  les  sociétés,  une 
religion  disparait,  et  les  hommes  off'rent  leur  encens  à  d'autres 


(1)  Cod.  Théod.,  lib.  XVI,  tit.  II,  47. 

(2)  César  désirait  vivement  être  appelé  Roraulus,  mais  s'étant  aperçu  que  ce  serait 
se  faire  soupçonner  d'aspirer  à  la  royauté,  il  y  renonça  et  fut  appelé  Auguste,  comme 
étant  plus  qu'un  homme.  En  effol,  les  objets  les  plus  respectables,  les  plus  saints,  sont 
appelés  augustes.  Dion  Cassius,  liv.  LUI,  cli.  16.  Trad.  Gros. 


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dieux.  Les  usages,  les  habitudes  d'esprit  triomphent  de  ces 
cliangements  et  demeurent,  quand  tout  s'est  transformé  autour 
d'eux.  Nulle  société  ne  rompt  du  jour  au  lendemain  avec  le 
passé,  on  dirait  qu'elle  cherche  même  à  se  rattacher  à  lui  ;  elle 
accommode  à  ses  besoins  présents  les  formes  antiques.  Alors 
même  qu'elle  croit  refaire,  elle  modifie  seulement.  Les  ruines  de 
l'édifice  écroulé,  sont  les  matériaux  de  l'édifice  qui  se  construit. 
La  pensée,  comme  le  vêtement,  a  ses  plis  indélébiles. 

L'incompatibilité  du  christianisme  et  de  l'apothéose,  ne  s'of- 
frit pas  tout  d'abord  à  l'esprit  des  hommes  du  iv^  siècle.  Il  est 
probable  que  les  empereurs  n'y  songèrent  pas.  Un  fait  qui  aurait 
à  ce  point  changé  les  habitudes  d'un  peuple,  n'aurait  pas  passé 
inaperçu  des  historiens  ecclésiastiques.  Ils  n'auraient  pas  man- 
qué de  le  signaler  à  la  postérité.  Or,  il  n'en  est  rien.  Plusieurs 
d'entre  eux  au  contraire  mentionnent  l'apothéose  des  empereurs 
chrétiens.  Eutrope,  dont  l'histoire  s'étend  jusqu'à  la  mort  de 
Jovien,  termine  le  règne  de  chacun  des  princes  dont  il  raconte  la 
vie,  par  ces  paroles  :  Inter  Divos  relatus  est,  inter  Divos  meruit 
referri.  Cette  dernière  expression  semble  même  supposer  une 
délibération  antérieure  à  la  cérémonie  funèbre.  Il  est  curieux  de 
remarquer  que  le  seul  prince  pour  qui  soit  omise  la  formule  de 
l'apothéose  est  Julien.  Il  semble  que  l'apostat,  coupable  d'avoir 
tenté  de  ramener  le  monde  au  culte  des  démons,  ait  été  jugé 
indigne  de  cet  honneur  réservé  aux  bons  princes.  Nous  n'atta- 
chons pas  une  importance  exagérée  à  cette  omission,  qui  peut 
bien  n  être  que  l'effet  du  hasard.  Cependant  elle  concorde  d'une 
manière  frappante  avec  le  récit  fait  par  Grégoire  de  Naziance,  des 
obsèques  de  cet  empereur,  enseveli  sans  gloire,  au  milieu  des 
malédictions  et  des  cris  de  joie  de  la  foule. 

L'histoire  d'Eutrope  s'arrête  au  règne  de  Jovien.  Son  conti- 
nuateur, Paul  Diacre,  vivant  en  Italie  du  temps  de  Charlema- 
gne,  était  peu  au  fait  des  usages  de  Constant! nople.  Aussi  ne 


parle-t-il  plus  de  l'apothéose.  Nous  sommes  fondés  à  penser, 
malgré  le  silence  de  cet  écrivain,  que  cette  cérémonie  dura  plus 
longtemps  qu'Eutrope,  et  que  s'il  lui  avait  été  donné  d'ajouter  de 
nouveaux  chapitres  à  ceux  qu'il  nous  a  laissés,  nous  ne  manque- 
rions pas  d'y  trouver  l'expression  :  inter  Divos  relatus  est,  que 
nous  avons  signalée  plus  haut. 

Dira-t-on  avec  Spanheira  et  Baronius  (1),  que  l'apothéose 
étant  une  cérémonie  païenne,  les  païens  seuls  rendaient  ces 
hommages  à  leurs  empereurs  ?  La  vraisemblance  s'y  oppose. 
Il  serait  étrange  en  effet  que  les  funérailles  de  chaque  empereur 
aient  été  célébrées  à  la  fois  par  les  chrétiens  et  par  les  païens, 
dans  des  lieux  et  avec  des  cérémonies  différentes.  Il  serait  encore 
plus  extraordinaire  que  les  païens  aient  décerné  les  honneurs  de 
l'apothéose  à  des  princes  ennemis  de  leur  foi,  contempteurs  de 
leurs  dieux,  et  qui  devaient  fort  peu  se  soucier  de  ces  manifesta- 
tions ridicules  d'un  culte  déchu,  qu'ils  travaillaient  à  ruiner 
dans  l'opinion. 

Nous  pensons  qu'il  faut  envisager  la  question  à  un  autre  point 
de  vue.  Les  chrétiens  certes  ne  pouvaient  songer  à  rendre  aux 
empereurs  des  honneurs  sacrilèges,  en  les  égalant  à  leur  Dieu. 
Mais  au-dessous  de  la  divinité ,  le  christianisme  admet  des 
légions  d'anges  et  de  saints,  qui  peuplent  l'immensité  du  ciel,  et 
qui  dans  la  contemplation  du  Très-Haut,  jouissent  de  délices 
infinies.  Ils  approchent  de  la  divinité,  autant  qu'il  est  donné  à 
l'homme  de  le  faire.  C'est,  croyons-nous,  parmi  ces  phalanges 
immortelles,  que  la  religion  nouvelle  fait  une  place  aux  empe- 
reurs qui  sont  restés  pendant  leur  vie  les  gardiens  du  dogme 
et  les  protecteurs  du  clergé.  En  un  mot,  la  béatification  succède 
désormais  à  l'apothéose.  Ainsi  se  trouvent  conciliés  l'orgueil  de 
la  majesté  impériale  et  _les  rigueurs  de  la  doctrine  chrétienne. 

(1)  Spanheim  Miscel.,  Antiq.,\\h.\\l,  ch.  20. 


Ainsi,  sans  porter  atteinte  à  l'unité  de  Dieu,  le  clergé  donne  sa- 
tisfaction aux  usages  invétérés  de  l'étiquette  byzantine,  et  ne  per- 
met pas  aux  empereurs  de  regretter  les  magnifiques  honneurs 
du  paganisme.  Les  césars,  ensevelis  dans  l'église  des  Saints-Apô- 
tres, sont  des  bienheureux  [àyt'ot,  iia.Y.â.pm]  (1).  Le  Seigneur  qui 
les  a  tirés  de  leur  humilité  pour  les  élever  à  l'empire,  et  qui  les 
a  marqués  de  son  sceau  pour  diriger  son  Église,  leur  réserve 
après  leur  mort  la  félicité  des  élus. 

Quelquefois  les  flatteries  des  courtisans  anticipent  sur  cette 
cérémonie  funèbre  et  donnent  aux  vivants  ce  titre  de  saint  qui 
n'est  dû  qu'aux  morts.  «  Comme  la  renommée  de  Constantin, 
dit  Eusèbe,  était  partout  répandue,  un  des  prêtres  du  palais 
s'adressant  à  l'empereur,  ne  craignit  pas  de  l'appeler  bienheu- 
reux, parce  que  après  avoir  gouverné  l'empire  romain,  il  devait 
un  jour  régner  dans  le  ciel  avec  le  fils  de  Dieu.  L'empereur  gour- 
manda  ce  courtisan  maladroit  et  l'avertit  de  ne  plus  prononcer 
à  l'avenir  de  telles  paroles.  «  Prie  plutôt  le  Seigneur,  ajouta-t-il, 
qu'il  me  fasse  la  gràcvj  dans  cette  vie  et  dans  l'autre,  de  me 
compter  parmi  ses  serviteurs  (2).  »  Il  faut  se  garder  de  conclure 
de  ces  paroles,  que  Constantin  ait  par  excès  d'humilité,  rejeté 
l'apothéose,  et  refusé  des  honneurs  que  lui-même  décernait  à  son 
père.  Constance  Chlore,  et  que  tous  ses  prédécesseurs  avaient  re- 
çus. Sa  réponse  fut  la  même  que  celle  que  fit  Tibère  aux  courti- 
sans qui  de  son  vivant  le  traitaient  de  Dieu.  La  mort  seule.  Tacite 
nous  le  fait  remarquer,  ouvrait  le  ciel  aux  empereurs,  c'était  une 
impiété  et  un  sacrilège  que  d'anticiper  sur  ce  moment  (3).  Dans 

(1)  De  Ceremoniix,  Const.  Porphyr.,  lib.  II,  ch    4,  7. 

(2)  Eusèbe,  De  Vit.  Const. ,  lib.  IV,  ch.  48. 

(3)  Tacite,  Ami.  II,  ch.  88.  Acerbe  increpuit  eos  qui  divinas  occupationes,  ipsum 
que  (iomimim  dix  rant.  —  Le  consul  désigné,  Cerialis  Anicius,  ayant  proposé  qu'un 
temple  fût  élevé  de  son  vivant  au  divin  Néron,  Tacite  ajoute  cette  réflexion  :  Deùm  ho- 
nor  principi  non  ante  habetur  quam  agere  inler  horaines  desierit.  {.inn.,  lib.  XV, 
ch.  74.) 


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le  cas  qui  nous  occupe,  observons  que  c'est  un  prêtre  chrétien  qui 
prend  l'initiative  de  cette  flatterie.  Il  ne  jugeait  donc  pas  incom- 
patibles l'apothéose  et  le  christianisme. 

Les  oraisons  funèbres  prononcées  par  des  prélats  chrétiens 
sur  la  dépouille  des  empereurs,  nous  montrent  quelle  forme 
prit  à  Byzance  l'apothéose ,  et  quelles  modifications  le  christia- 
nisme lui  fit  subir.  Eusèbe  nous  fournit  les  plus  curieux  détails 
sur  l'apothéose  de  Constantin  :  «  Le  peuple  le  proclamait  bien- 
heureux et  cher  au  seigneur.  On  promenait  dans  la  ville  ses 
images  et  on  lui  rendait,  mort,  les  mêmes  hommages  que  de 
son  vivant.  »  Dans  un  tableau  qui  reproduisait  la  voûte  du 
ciel,  un  peintre  l'avait  représenté  entrant  dans  le  séjour  cé- 
leste et  jouissant  déjà  du  repos  que  ses  travaux  lui  avaient 
mérité.  Des  médaihes  furent,  suivant  la  coutume,  frappées  à 
l'occasion  de  cette  cérémonie.  D'un  côté,  on  voyait  le  bien- 
heureux empereur,  la  tête  couverte  d'un  voile  ;  sur  le  revers, 
il  était  figuré,  debout,  sur  un  quadrige,  tandis  qu'une  main 
sortant  des  nues  le  soutenait  dans  les  airs  et  l'aidait  dans  son 
ascension  lumineuse  (1).  L'empereur  glorifié  et  béatifié  eut  ses 
fêtes  et  ses  prêtres  comme  ses  prédécesseurs  divinisés.  Gro- 
novius  a  publié  un  calendrier,  où  sont  marqués  les  jours 
consacrés  au  culte  de  Constantin.  Ce  sont  :  les  anniversaires 
de  sa  naissance,  Natalis  divi  Constantini;  de  son  avène- 
ment à  l'empire,  de  sa  première  entrée  à  Rome,  Adventus 
divi  ;  de  son  départ  pour  aller  combattre  Licinius,  Profectus 
divi.  Chaque  année,  au  21  mai,  jour  de  la  mort  du  prince,  l'em- 
pereur régnant  se  portait  à  l'église  des  Saints- Apôtres  et  brûlait 
de  l'encens  sur  sa  tombe,  pendant  qu'une  messe  commémorative 
était  célébrée  par  le  patriarche  (2). 

(1)  Eusèbe,  De  Vil.  Constant.,  lib.  IV,  cli,  69,  ch.  73. 

(2)  Consl.  Porpliyr.,  De  Ceremoniis,  lib.  II,  ch.  6. 


—  77  -- 

Les  chrétiens  eurent  peu  à  se  louer  de  l'empereur  Constan- 
tius,  qui  chassa  de  leurs  sièges  et  persécuta  les  évoques  ortho- 
doxes, et  accorda  toutes  ses  faveurs  aux  ariens.  C'est  cependant 
cet  empereur  hérétique  et  maniaque  qu'exalte  Grégoire  de  Na- 
ziance,  et  dont  il  oppose  les  vertus  et  le  zèle  apostolique  aux  vices 
et  aux  fureurs  de  Julien,  Dans  ses  deux  invectives  contre  Julien 
il  fait  l'apologie  la  plus  complète  de  son  prédécesseur  :  «  0  toi,  le 
plus  brillant  des  empereurs,  le  plus  divin,  le  plus  chéri  du  Christ, 
qu'as-tu  fait?  Voici  que  je  t'adresse  la  parole,  comme  si  je  pou- 
vais te  voir  et  t'entendre,  et  cependant  je  ne  doute  pas  que  tu 
sois  au-dessus  de  mes  demandes  et  de  mes  tendres  reproches, 
toi  qui  vis  auprès  de  Dieu,  qui  possèdes  en  héritage  sa  gloire 
céleste,  et  qui  nous  as  quittés  pour  échanger  l'empire  contre  un 
pouvoir  encore  plus  étendu.  Comment  donc  as-tu  pu  abandonner 
en  si  peu  de  jours  ce  sacerdoce  royal  que  tu  exerçais  ici-bas  pour 
le  livrer  à  cette  peste  et  à  cette  furie  (1)  ?  »  L'orateur  compare 
ailleurs  les  funérailles  de  l'empereur  chrétien  et  de  l'empereur 
païen.  Il  décrit  en  ces  termes  la  pompe  du  cortège  qui  accompa- 
gne Constantius  :  «  Les  hérauts  célèbrent  ses  louanges,  la  reli- 
gion prête  son  concours  à  cette  fête  funèbre  ;  dans  la  nuit  ré- 
sonnent les  chants  sacrés  ;  les  flambeaux  de  cire  jettent  leurs 
flammes.  Quand  le  corps  franchit  le  mont  Taurus  et  prit  le  che- 
min de  la  cité,  fondée  par  son  père,  et  qu'il  chérissait  entre 
toutes,  une  voix  fut  entendue  au  fond  des  cieux,  sans  doute  celle 
des  anges,  proclamant  que  Dieu  savait  ainsi  récompenser  la 
piété  du  prince.  Entouré  de  ses  soldats,  qui  le  saluent  comme 
s'il  était  encore  à  leur  tête,  suivi  par  l'apostat,  les  yeux  baissés 
et  le  front  sans  diadème,  il  s'achemine  vers  le  glorieux  temple  des 
Apôtres,  qui  garde  la  race  sacrée  de  ces  césars,  dont  les  hon- 
neurs et  les  mérites  égalent,  peu  s^en  faut,  ceux  des  aj^ôtres  du 

(1)  Grégoire  de  Naziance,  Invectiva  prior. 


—  78  — 
Christ  (1),  »  Les  souvenirs  qui  reviennent  à  la  mémoire  de 
Grégoire  de  Naziance  nous  ramènent  à  la  cérémonie  des  obsè- 
ques du  prince,  quittant  la  terre  pour  le  ciel,  accueilli  par  les 
cohortes  célestes  au  seuil  de  la  cité  de  Dieu,  siégeant  au  milieu 
des  apôtres,  et  près  de  Constantin,  son  père,  honoré  comme  lui 
de  l'apothéose. 

Nous  possédons  les  oraisons  funèbres  de  Valentinien  et  de 
Théodose  le  Grand,  prononcées  par  saint  Ambroise  de  Milan. 
Ce  courageux  prélat,  qui  osa  aux  pieds  des  autels  chrétiens 
humilier  la  majesté  impériale,  ne  s'écarte  point  de  la  tradition 
admise  par  tous  et  adoptée  par  les  siècles.  A  travers  le  déve- 
loppement pompeux  de  sa  phrase  oratoire,  il  nous  est  facile  de 
reconstituer  par  la  pensée  la  cérémonie  de  l'apothéose  :  «  0 
prince  !  s'écrie  le  prélat,  il  me  semble  te  voir  éclatant  de  rayons, 
il  me  semble  t'entenclrs  dire  :  La  lumièro  s'est  faite  à  mes  yeux, 
le  ciel  8'est  ouvert,  la  nuit  terrestre  m'a  quitté,  le  jour  céleste 
a  lui  pour  moi...  Maintenant,  âme  sainte,  des  sommets  où  tu 
planes,  tu  abaisses  sur  nous  tes  regards.  Tu  es  sorti  de  nos  té- 
nèbres, et  tu  resplendis  comme  la  lune,  tu  étincelles  comme  le 
soleil.  Et  certes,  je  dis  bien,  car  ici-bas  voilés  par  l'ombre  de  ton 
enveloppe  matérielle,  tes  rayons  illuminaient  encore  notre  obs- 
curité; et  maintenant  empruntant  ta  clarté  au  soleil  de  justice, 
tu  brilles  de  ta  pleine  lumière.  Oui,  je  crois  te  voir,  dégagé  de 
nos  ténèbres,  surgissant  environné  de  splendeur,  et  prenant 
d'une  aile  rapide,  comme  l'aigle,  ton  essor  vers  Dieu  (2).  »  Plus 
loin,  l'orateur  nous  représente  l'âme  errante  de  Valentinien 
rencontrant  dans  les  espaces  célestes  celle  de  Gratien  :  «  Les 
anges  et  les  autres  âmes  interrogent  ceux  qui  suivent  les  deux 

(1)  Grégoire  de  Naziance,  Invectiva  II  :  ta  ïepov  yévo;,  ptxpoO  rà  tff«  yspx 

(â)  Ambroise,  (huit,  pi'o  Vulentinidnn.  cli.  f>4, 


—  79  — 

empereurs  :  Quelle  est  cette  âme  qui  s'élève  vers  nous  vêtue  de 
candeur  et  appuyée  sur  son  frère  (1)  ?  »  Cette  page,  dont  le 
dernier  trait  fait  penser  au  poème  de  Dante,  qu'est-ce  autre 
chose  que  le  commentaire  et  l'explication  de  l'apothéose?  Les 
orateurs  païens  ne  devaient  pas  j)arler  autrement  à  la  mort  de 
leurs  empereurs. 

Les  mêmes  images  et  les  mêmes  pensées  se  rencontrent  dans 
l'oraison  funèbre  de  Théodose  :  «  Parce  qu'il  a  aimé  le  Seigneur 
son  Dieu,  dit  saint  Ambroise,  il  a  mérité  de  vivre  avec  les 
saints  (2).  »  Il  promène  l'empereur  à  travers  le  paradis.  Théo- 
dose y  reconnaît  son  fils,  puis  Grratien  et  Pulchérie  ;  il  étreint 
dans  ses  bras  sa  chère  Fiaccilla,  il  contemple  le  grand  Constan- 
tin lui-même,  «  bien  qu'il  n'ait  reçu  le  baptême  qu'à  sa  dernière 
heure,  mais  qui  pourtant  a  mérité  de  jouir  de  la  félicité  des 
bienheureux,  parce  que,  le  premier  des  empereurs,  il  a  cru  à 
l'Evangile,  et  a  laissé  à  son  fils  l'héritage  de  sa  foi  (3).  »  Elle 
n'a  donc  pas  menti,  ajoute  l'orateur,  cette  parole  du  prophète  : 
«  Ces  rois  s'avançaient  dans  la  lumière.  Voici  qu'apparaissent 
Gratien  et  Théodose,  couverts  non  de  leurs  armes  de  guerre, 
mais  de  leurs  seuls  mérites,  revêtus  non  de  la  pourpre,  mais  de 
la  gloire  céleste.  Ils  vivent  dans  une  splendeur  éblouissante, 
dont  l'éclat  fait  pâlir  la  lumière  qui  frappait  leurs  regards  sur 
la  terre.  Ils  chantent  :  0  Israël  !  qu'elle  est  vaste  la  maison  du 
Seigneur!  Qu'ils  sont  immenses  et  sans  fin,  ces  lieux  où  il  est 
donné  aux  élus  de  le  posséder  (4)  !  »  Saint  Ambroise  rappelle 
ensuite  l'entrée  triomphale  de  Théodose  dans  sa  capitale,  au 
retour  de  son  expédition  en  Gaule.  Mais  combien  ce  triomphe 
est  vain  auprès  de  celui  qui  l'accueille  au  ciel  :  «  Il  y  arrive  plus 

(1)  Idem,  ibiU.,  ch.  77. 

(2)  S.  Ambroise,  Omt.  pro  Theodosio,  ch.  81. 

(3)  Id.,  ibid.,  cli.  40. 

(4)  Id.,  ibid.,  cb.  52. 


—  80  — 

glorieux,  plus  puissant  que  lorsque  ses  légions  l'escortaient.  Ici 
c'est  l'armée  des  anges  et  celle  des  saints  qui  lui  font  cor- 
tège (1).  »  Il  ne  faut  pas  voir  dans  ces  paroles  de  vaines  ampli- 
fications de  rhétorique,  des  flatteries  surannées  à  l'adresse  d'un 
prince  adulé  de  son  vivant,  de  simples  réminiscences  de  Virgile 
et  d'Homère,  promenant  leurs  héros  dans  les  Champs-Elysées. 
Elles  répondent  au  sentiment  réel  de  l'orateur  qui  parle  et  du 
public  qui  l'écoute.  Elles  nous  peignent  l'apothéose  chrétienne 
succédant  sans  trop  de  changement  à  l'apothéose  païenne. 
L'Olympe  s'est  dépeuplé  au  profit  du  Paradis  chrétien.  Le  Dieu 
des  juifs  a  succédé  aux  innombrables  divinités  encensées  par 
l'Italie  et  par  la  Grèce  ;  mais  dans  les  demeures  célestes,  après 
Constantin  comme  avant  lui,  auprès  de  Jehovah  comme  auprès 
de  Jupiter ,  les  empereurs  défunts  ont  leur  place ,  glorifiés  et 
transfigurés. 

A  mesure  que  nous  avançons  dans  l'histoire  byzantine,  les  textes 
concernant  l'apothéose  deviennent  plus  rares.  Les  panégyriques 
nous  font  défaut.  Les  écrivains,  dans  leurs  annales  trop  sèches, 
omettent  volontiers  ces  cérémonies  familières,  peu  faites  pour  in- 
téresser un  lecteur  qui  en  connaît  tous  les  détails,  et  qui  auraient 
pour  nous  tant  d'attrait.  Mais  il  ne  faut  pas  conclure  de  ce  silence 
que  ces  cérémonies  aient  cessé  et  soient  tombées  en  désuétude. 
Ce  silence,  d'ailleurs,  n'est  pas  absolu.  Quelques  passages,  si  peu 
fréquents  qu'ils  soient,  quelques  allusions,  si  discrètes  qu'elles 
paraissait,  nous  montrent  l'apothéose  survivant  au  triomphe 
absolu  et  complet  du  christianisme.  Citons  la  belle  épigrarame 
de  l'anthologie,  recueillie  sur  la  tombe  de  Théodose  II  :  le  mo- 
nument représentait  vraisemblablement  l'impératrice  Eudoxie 
pleurant  sur  les  restes  de  son  mari  :  «  Cette  sage  maîtresse  du 
monde,  enflammée  d'un  pieux  amour,  elle  est  là,  humble  ser- 

(1)  s.  Ambroise,  Oral,  pro  Theodosiu,  ch.  56. 


—  ,>J  — 

Aanto,  adorant  iiu  tombeau,  elle  que  luus  ie.s  iiumme.s  ado- 
rent. Celai  qui  lui  a  donné  le  trône  en  l'cpousant  est  mort 
eu  tant  qi.Cliomme,  mais  il  vit  divinisé.  Ici-bas  il  s'était  fait 
homme,  et  pourtant  il  était,  par  son  essence,  tel  quHl  est 
aijjourd^hui  dans  les  deux  (1).  »  Remarquons  les  deux  der- 
niers vers  :  le  premier  reproduit  la  formule  même  de  l'apo- 
théose antique ,  et  nous  montre  cette  coutume  e-a  pleine 
vigueur  au  v  siècle;  le  second,  plus  singulier  encore! 
nous  rappelle  l'étrange  conception  des  Byzantins  touchant 
la  majesté  impériale;  l'empereur  est  un  homme-dieu,  ui: 
christ  incarné  momentanément  dans  une  enveloppe  mortelle, 
et  qui  doit  bientôt  la  quitter  pour  remonter  à  sa  patrie  d'o- 
rigine. 

Le  Cérémonial  de  Constantin  Porphyrogénète  ajoute  peu 
de  Rimière  au  sujet  qui  nous  occupe.  Le  royal  écrivain,  si 
minutieux  d'ordinaire,  nous  décrit  les  funérailles  des  em- 
pereurs sans  insister  sur  des  détails  qu'il  juge  inutile  de 
rappeler.  Il  se  contente  de  dire  :  «  Tout  se  passe  suivant 
le  rite  solennel.  »  Notons  cependant  un  trait  intéressant. 
Au  moment  où  le  corps  du  défunt  est  déposé  dans  l'église, 
le  maître  des  cérémonies  s'écrie  :  «  Sors  de  ce  monde,  o 
empereur!  Le  Roi  des  rois  et  le  Seigneur  des  seigneurs 
t'appelle.  »  Quand  le  cercueil  est  enfermé  dans  l'hervon. 
le  même  ofhcier  répète  trois  fois  :  «  Entre  dans  les  cieux, 
ô  empereur!  Le  Roi  des  rois,  le  Seigneur  des  seigneurs 
t'appelle  (2).  »  C'est  la  seule  allusion   ù  l'apothéose  que  l'on 


'Ij  AiilJiol.  ^^rccijue.  éd.  T;uidJiiil/-,  L'jjitj.  i hrvllcnjua,  I.  J,  p.  IO.li 
i-I)  De  CrmiKiinia,  lib.  1.  p.  00. 


découvre  dans  le  Cérémonial.  Tout  porte  à  penser  qu'après 
la  dynastie  macédonienne ,  l'usage  de  l'apothéose  ne  fut  pas 
aboli,  et  que  cette  vieille  coutume,  qui  remonte  aux  origines 
des  sociétés  grecque  et  romaine ,  ne  finit  qu'avec  l'empire 
lui-même. 


CHAPITRE  IV. 


liO  Patriarche  de  Constantinopic. 


Au-dessous  de  l'empereur,  effigie  vivante  de  Dieu,  le  person- 
nage le  plus  important  de  la  monarchie  du  Bas-Empire,  était  le 
patriarche.  Il  représente  auprès  de  lui,  la  loi  religieuse,  les 
canons  ;  il  est  le  gardien  de  la  tradition,  l'interprète  des  textes 
sacrés.  Il  a  le  devoir  de  défendre  la  foi,  même  contre  son  maître, 
et  de  la  préserver  de  ses  innovations  (1).  Situation  difficile 
entre  toutes,  où  l'obéissance  est  souvent  une  faiblesse,  où  l'on 
doit  se  garder  de  la  complaisance  autant  que  de  la  hauteur.  Le 
patriarche  est  loin  de  l'indépendance  que  conquirent  les  papes  de 
Rome.  Ceux-ci,  dans  la  sphère  de  leurs  attributions  religieuses, 
ne  reconnaissent  ni  supérieurs,  ni  pairs,  ils  représentent  l'Église 
universelle.  Le  patriarche  ne  représente  que  le  clergé  d'Orient. 
Il  est  son  chef,  mais  il  est  un  sujet;  il  ne  peut  songer  à  s'émauci- 
per  de  la  tutelle  où  le  retient  l'empereur.  Il  est  sous  sa  main  et 
c'est  de  lui  qu'il  tient  sa  dignité.  Qu'il  déplaise  ou  résiste,  cette 
dignité  lui  est  retirée,  il  est  replongé  dans  le  néant  d'où  l'a 

(I)  l.ib.  Leonis  pliiloso^thi,  tit.  lll,  art.  4,  De  Pat  ri  are  lui. 


—  84  — 

tiré  la  volonté  impériale.  L'histoire  du  ijatriarcliat  d'Orient 
est  un  long-  martyrologe.  Un  vice  caché  rend  vaines  les  splen- 
deurs dont  sa  dignité  l'environne.  Les  limites  de  son  autorité 
religieuse  ne  sont  pas  nettement  marquées.  Où  commence- 
t-slle?  Où  finit-elle?  Où  commence  et  finit  l'autorité  impériale  ? 
Car  l'empereur  lui  aussi,  fort  de  son  investiture  divine  prétend 
définir  le  dogme  et  interpréter  le  texte  de  l'évangile  et  les  sen- 
tences des  conciles.  Le  patriarche  n'est  pour  lui  qu'un  ministre 
des  cultes,  lîn  vicaire,  un  promagister  (1). 

Ses  pouvoirs  paraissent,  il  est  vrai,  fort  étendus.  Il  est  dans  la 
hiérarchie  ecclésiastique,  ce  que  le  préfet  du  prétoire  est  dans  la 
hiérarchie  civile.  Il  l'emporte  même  sur  ce  magistrat,  puisqu'il 
sacre  l'empereur  et  préside  au  couronnement.  On  ne  peut  appe- 
ler de  ses  sentences,  non  plus  que  de  celles  du  préfet.  «  Il  a  le 
soin  de  toutes  les  choses  qui  concernent  le  salut  des  àraes  (2).  » 
Il  tranche  toutes  les  controverses  religieuses  qui  s'élèvent  dans 
les  provinces  ecclésiastiques  de  son  ressort.  Le  premier  citoyen 
venu  peut  intenter  à  un  clerc  une  accusation  devant  le  patriar- 
che, ou  lui  demander  par  lettre  des  juges  choisis  parmi  les  évê- 
ques.  C'est  encore  à  lui  que  revient  l'affaire  une  fois  jugée,  si  la 
sentence  est  récusée  par  une  des  parties  (3). 

Le  patriarche  est  aussi  le  dépositaire  de  la  loi.  La  loi,  chose 
sacrée,  puisqu'elle  émane  de  l'empereur,  est  conservée  dans  le 
sanctuaire,  comme  autrefois  les  tables  de  Moïse  dans  le  taber- 
nacle (4).  Le  patriarche  en  a  la  garde.  C'est  par  son  intermé- 

(1)  Balsamon,  Médit,  et  De  Patriurch.  priviteg.  Imoeraloris  consiliis  et  prœceplis 
cyrabam  mundi  liujus  incolumen  servant. 

(2)  Lib.  Léon,  philosophi,  tit.  III,  De  l'atrlarck.,  art.  0,  IL 

(3)  Basiliques,  lib.  III,  tic.  I,  art.  8. 

(4)  V.  l'épilcgue  de  plusieurs  novelies  de  Justinien.  —  Cùm  lex  publiée,  proposila 
fuerit  et  omnibus  manifesta,  lùnc  intus  recondatur  in  sanctissimâ  ecclesiâ  cum  sacris 
vasis,  utpolc  et  ipsa  dedicata  Deo  et  ad  salutem  ab  eo  faclorum  liominum  scripta. 
V.  Auth.  col.  II,  tit.  II,  8.  —  Nov.  VIII,  cli.  14.  —  Tit.  V,  Nov.  V,  cb.  <>. 


—  85  — 

diaire  qu'elle  est  rendue  jmblique  dans  toutes  les  provinces  de 
l'empire.  Du  patriarche  elle  est  transmise  au  métropolitain,  de 
celui-ci  aux  évéqu .^s,  par  eux  aux  monastères,  et  au  peuple  tout 
entier. 

L'empereur  était  trop  jaloux  de  son  omnipotence  pour  per- 
mettre que  l'élection  populaire  ou  le  suffrage  libre  des  évêques 
disposât  d'une  dignité  qui  conférait  au  titulaire  de  si  importan- 
tes prérogatives.  Il  prétendait  faire  lui-même  ce  choix,  et  avoir 
la  haute  main  sur  l'élection  du  pontife.  Il  ne  se  souciait  pas 
d'avoir  près  de  lui  un  censeur  dangereux  de  ses  actes  ou  l'instru- 
ment d'une  faction  ennemie.  Il  s'attacha  donc  à  prévenir  la  sur- 
prise d'un  vote  hostile,  qui  put  mettre  en  péril  sa  couronne.  Ne 
prenant  conseil  que  de  leurs  intérêts  et  du  salut  de  l'État,  les 
empereurs  byzantins  ne  craignirent  pas  de  violer  formellement 
les  canons  des  conciles  généraux,  qui  voulaient  que  l'évêque  fût 
élu  et  prescrivaient  dans  quelles  conditions  l'élection  devait  se 
faire  (1).  11  ne  semble  pas  d'ailleurs  que  ces  canons,  en  Occident 
aussi  bien  qu'en  Orient,  aient  été  strictement  obéis.  Les  rois  mé- 
rovingiens nomment  eux-mêmes  la  plupart  des  évêques,  ou  lais- 
sent à  quelque  personnage  connu  pour  la  sainteté  de  ses  mœurs 
le  soin  de  désigner  le  plus  digne  d'occuper  le  poste  vacant.  Si 
nous  assistons  d'autre  part  aux  manifestations  tumultueuses  et 
enthousiastes  qui  poussent  un  Ambroise  au  siège  épiscopal  de 
Milan,  par  l'empressement  même  des  chroniqueurs  à  relater  le 
fait,  nous  pouvons  juger  de  sa  rareté.  A  Constantinople  le  peu- 
ple n'était  pour  rien  dans  le  jeu  des  institutions.  Exilé  des  comi- 
ces fermés  depuis  le  commencement  de  l'empire,  il  eût  été  dan- 
gereux par  une  voie  détournée  de  l'y  faire  rentrer,  dans  un 
temps  où  la  religion  et  la  politique  étaient  si  étroitement  mêlées. 


(1)  Canon  des  Apôtres,  30.  —  Can.  i,  du   8«  concile  de  Nicée.  —  Can.  8  et  12  du 
!"■  ronrile  de  C'''n?tan(iniiple. 


—  ni;  —         , 

Le  décret  qui  institue  le  patriarche  fait  encore  mention  du  peu- 
ple; mais  celui-ci  ne  participe  guère  à  l'élection  que  par  les 
acclamations  officielles  qui  ratifiaient  le  choix  du  prince  (1). 
L'historien  Cantacuzène  dit  formellement  (2)  qu'aux  premiers 
temps  de  l'empire  chrétien,  l'empereur  sans  le  concours  des  évê- 
ques  désignait  seul  le  patriarche,  ce  qui  était  une  infraction  aux 
canons.  Socrate  et  Sozomène  (3)  avouent  que  le  plus  souvent 
l'empereur  choisit  un  candidat  que  tous  sont  ensuite  obligés 
d'accepter.  L'histoire  est  là  pour  nous  montrer  que  les  patriar- 
ches ne  faisaient  que  passer  sur  le  siège  épiscopal  de  Constanti- 
nople  au  gré  des  passions  de  princes,  ariens,  nestoriens,  euty- 
chiens,  iconoclastes.  Quelquefois  le  peuple,  pour  empêcher  la 
brigue  ou  prévenir  l'émeute,  priait  lui-même  l'empereur  de 
choisir  le  candidat  qui  lui  plaisait.  C'est  ainsi  qu'Arcadius  élut 
.Jean  Chrysostome.  Zenon,  pour  éclairer  son  jugement,  avait 
recours  à  des  pratiques  superstitieuses.  Il  déposait  un  parchemin 
sur  l'autel,  priant  Dieu  d'y  marquer  lui-même  le  nom  de  son 
élu.  On  devine  que  le  choix  de  la  Providence  contrariait  rare- 
ment celui  du  prince  (4).  Il  ne  faudrait  pas  que  le  langage 
de  quelques  historiens  puisse  sur  ce  point  faire  illusion.  Théo- 
phane  raconte  qu'après  la  mort  du  patriarche  Paul,  l'impéra- 
trice Irène  convoqua  le  peuple  au  palais  de  Magnaure  et  le  ha- 
rangua en  ces  termes  :  «  Vous  savez,  mes  frères,  quelle  a  été  la 
fin  du  patriarche  Paul  ;  mais  puisqu'il  a  plu  au  ciel  de  le  rappeler 
à  lui,  cherchons  un  homme  digne  d'être  notre  pasteur,  et  dont 
la  science  puisse  honorer  l'Eglise.  »  Tous  d'une  voix  crièrent  : 
Tarasius  !  Cette  unanimité  même  est  à  bon  droit  suspecte.*  Irène, 


(1)  Cedreuiis,  1.  Il,  p.  477,  éd.   Ib47. 

(2)  Cantacuzène,  Hist.,  lib.  IV,  ch.  37. 

(3)  Socrate,  lib.  A'II,  ch.  29  :  Sozomène,  lib.  VU,  cli. 
^4)  Nicpphore,  lib.  Ifi,  rh.  18. 


—  87  — 

désireuse,  pour  un  intérêt  de  dynastie,  de  réconcilier  l'empire 
avec  la  papauté,  avait  jeté  les  yeux  pour  opérer  cette  réconci- 
liation, sur  un  laïque,  Tarasius,  alors  de  secretis,  dont  la  capa- 
cité et  l'habileté  lui  étaient  depuis  longtemps  connues.  Mais  elle 
avait  besoin  d'une  manifestation  solennelle  pour  forcer  le  con- 
sentement de  Tarasius  et  faire  oublier  au  pape  l'irrégularité  de 
cette  élection  (1).  Déjà  Zenon  avait  enlevé  définitivement  au 
peuple  par  un  décret  la  nomination  de  son  pasteur,  sous  prétexte 
de  la  réserver  aux  clercs.  Justinien  avait  décidé  qu'on  laisserait 
au  clergé  la  faculté  de  présenter  trois  candidats,  parmi  lesquels 
le  métropolitain  ou  le  plus  âgé  des  évèques,  désignerait  le  pa- 
triarche. C'était  trop  encore  pour  la  jalousie  inquiète  de  l'empe- 
reur. Il  pouvait  craindre  qu'à  la  faveur  de  cette  liberté,  un  choix 
fâcheux  ne  se  produisit.  Voici  donc  quelle  fut  la  règle  en  vigueur 
depuis  le  viii''  siècle  jusqu'à  la  fin  de  l'empire  (1).  L'empereur 
réunissait  parmi  les  évèques  de  passage  à  Constantinople ,  ou 
appelés  de  leurs  provinces,  douze  prélats  ;  encore  ce  chiffre  était- 
il  rarement  atteint.  Ces  évèques  formaient  une  liste  de  troïK 
noms  qu'on  apportait  au  prince.  «  L'esprit  de  Dieu  lui-même, 
dit  le  chroniqueur,  leur  inspirait  ces  noms.  »  L'empereur  ^ur 
cette  liste  désignait  le  patriarche.  Il  pouvait  arriver  que  pas  un  des 
trois  noms  soumis  au  prince  ne  lui  agréât.  Il  communiquait  alors 
simplement  au  collège  un  nouveau  nom.  Les  évèques  n'avaient 
plus  qu'à  s'incliner  et  à  approuver  ce  choix.  L'empereur  était 
donc  en  réalité  le  seul  maître  de  l'élection.  Par  ce  semblant  de 
discussion  il  donnait  seulement  au  clergé  une  marque  de  défé- 


(1)  Theophanis,  Chvon.,  p.  386,  éd.  1655. 

(2)  Comparez  Cûiislanlin  Porphyrogéiicle,  lib.  il,  ch.  14  et  Codinus  Curopalala,  De 
Of/iciis,  cil.  20,  §  1  et  2.  H  Oït'a  yj/.piç,  xal  i]  'i\  (x.mf,ç  P'XfJÙ.doi.  -ijiiû'J  r/joêà).- 
\îTut  TÔv  ey),aêc(TTàTov  roOrov  TTT.rpi'x.fiyjfi-j  K'ji)V(7TavTtvo7ro).£wç.  V.  aussi 
Pliraiizès,  (:f)ro)>.,\\h.  111,  ch.  19,  trad.  :  Imperator  paulum  aUollens  pedum  ait  ;  Sanrta 
Trmila-,  (|u,-e  niihi  imppriiini  rliinavit,  [o  in  patriarcbain  .rnivae  Roma>  'lilijrit. 


—  88  — 

rence,  ou  plutôt  l'occasion  de  deviner  ses  sympathies  et  par  une 
flatterie  ingénieuse  de  devancer  son  choix. 

Le  patriarche  tenait  de  l'empereur  son  élection  ;  il  tenait  aussi 
de  lui  l'investiture  de  son  pouvoir.  Le  candidat  désigné,  tout  le 
clergé  de  Constantinople  se  rendait  à  la  basilique.  Le  patriarche 
s'avançait  sur  un  cheval  des  écuries  impériales,  revêtu  de  dra- 
peries blanches  brochées  d'or.  L'empereur  debout,  tenait  à  la 
inain  le  bâton  pastoral  enrichi  de  perles  et  de  pierreries.  Le  nou- 
vel élu  venait  à  lui,  ayant  à  sa  droite  un  des  césars,  à  sa  gau- 
.  che  le  métropolitain  d'Héraclée  ;  après  s'être  incliné  devant  la 
foule,  il  adorait,  suivant  l'usage,  l'empereur.  Celui-ci  élevait  son 
bâton,  disant  :  «  Par  les  pouvoirs  que  la  sainte  Trinité  me  con- 
fère, je  te  fais  archevêque  de  Constantinople,  la  nouvelle  Rome, 
et  patriarche  œcuménique.  »  Il  remettait  alors  à  l'évèque,  le 
bâton  qu'il  avait  gardé  jusqu'alors  à  sa  main  et  recevait  les 
acclamations  habituelles  de  la  foule.  Cette  cérémonie  était 
suivie  de  l'ordination.  Ces  fonctions  regardaient  le  métropoli- 
tain d'Héraclée,  parce  qu'avant  Constantin  les  évèques  de 
Byzauce  relevaient  de  ceux  de  cette  ville.  Le  patriarche  à  son 
tour  choisissait  son  archimandrite,  le  protosyncelle,  les  préfets 
des  principaux  monastères,  et  tous,  se  rendant  au  palais,  ado- 
raient l'empereur  et  recevaient  de  sa  main  le  sceptre,  emblème 
de  leurs  fonctions  nouvelles.  Ce  cérémonial  qui  avait  pour  objet 
de  constater  la  dépendance  du  patriarche  à  l'égard  du  prince,  se 
conserva,  chose  curieuse,  même  sous  les  souverains  musulman*. 
Nous  savons  que  Mahomet  II  remit  lui-même  àGennadiusle 
bâton  pastoral.  Peu  importait  la  personne  du  monarque  ;  ce  qui 
donnait  sa  valeur  à  l'investiture,  c'était  la  participation  du  pou- 
voir souverain,  issu  de  Dieu,  qui  distribue  à  son  gré  les  empires. 
Plusieurs  fois  pour  s'assurer  le  concours  des  patriarches,  les 
empereurs  essayèrent  de  nommer  à  ces  dignités  quelques  mem- 
bres de  leur  famille.  C'est  ainsi  que  Basile,  après  avoir  disposé 


—  81»  — 

de  l'empire  en  faveur  de  ses  deux  fil^,  Constantin  et  Léon,  con- 
sacra le  troisième  à  l'Église  et  le  destina  au  patriarchat.  Le  fils 
de  Romain  Lecapène,  Théophylacte,  reçut  la  même  dignité.  Il  est 
vrai  de  dire  que  ces  choix  ne  lurent  pas  toujours  heureux.  Les 
préoccupations  politiques  du  souverain  l'empêchaient  d'avoir 
égard,  autant  qu'il  l'aurait  dû,  au  caractère,  à  la  science  et  aux 
vertus  du  candidat.  L'administration  de  Théophylacte  fut  un 
scandale  pour  ses  contemporains.  Ce  prélat,  grand  amateur  de 
chevaux,  et  qui  paya  de  sa  vie  une  passion  si  peu  séante  à  ses 
fonctions,  rappela  les  folies  de  Caligula  pour  son  cheval  favori, 
11  passait  plus  de  temps  dans  ses  écuiùes  qu'à  Sainte-Sopliie  ;  un 
jour  qu'une  solennité  religieuse  réunissait  à  son  église  lempe- 
reur  et  la  cour,  il  quitta  brusquement  le  service  divin,  à  la  nou- 
velle qu'une  de  ses  juments  venait  de  mettre  bas. 

Ajoutons  que  ces  précautions  des  princes  byzantins  n'étaient 
pas  vaines.  Prêtre  et  magistrat,  en  vertu  de  la  double  investiture 
qu'il  avait  reçue,  le  patriarche  exerçait  à  Constantinople  une 
influence  telle,  que  souvent  il  fit  trembler  l'empereur  sur  son 
trône,  et  disposa  de  la  couronne  en  faveur  de  ses  créatures. 


11. 


La  tranquillité  de  l'empire  et  sa  stabilité  dépendaient  presque 
toujours  du  bon  accord  de  l'empereur  et  du  patriarche.  Leur 
hostilité  explique  la  plupart  des  révolutions,  qui  à  maintes  re- 
prises bouleversèrent  l'Orient.  Pour  se  rendre  compte  de  cette 
prodigieuse  influence,  il  fau-t  connaître  le  peuple  bj'zantin,  le 
plus  mobile,  le  plus  superstitieux,  le  plus  fanatique  et  le  plus  ser- 
vile  qui  fut  jamais.  Aucun  trône  ne  fut  plus  fragile,  plus  sujet  à 
subir  le  flux  et  le  reflux  des  révolutions  que  celui  des  empereur^; 


—  90  — 

d'Orient.  Aucune  dynastie  ne  put  s'affermir  et  pousser  de  pro- 
fondes racines  dans  ce  sol,  sans  cesse  remué  par  des  commotions 
intestines.  Peu  d'empereurs  meurent  dans  leur.  lit.  La  plui)art 
finissent  dans  l'exil,  au  .fond  des  monastères,  ou  affreusement 
mutilés,  périssent  dans  d'épouvantables  supplices.  La  facilité  des 
Byzantins  à  renverser  leurs  souverains,  n'eut  d'égale  que  leur 
servilité  à  les  adorer.  On  ne  prive  pas  impunément  un  peuple  de 
sa  liberté  et  de  sa  vie  publique.  Son  activité  et  ses  passions, 
refoulées  sur  un  point,  s'échappent  d'autre  part  en  terribles 
secousses  et  en  odieux  excès.  Ce  n'était  cependant  ni  le  regret  de 
ses  libertés  perdues,  ni  le  ressentiment  de  sa  servitude,  ni  l'es- 
pérance d'un  régime  plus  libéral,  où  le  contrôle  populaire  eut  sa 
place,  qui  soulevaient  les  foules  tumultueuses  qui  se  pressaient 
à  l'hippodrome  ou  au  pied  de  la  chaire  de  ses  patriarches.  Le  peu- 
ple ne  connaissait  plus  depuis  longtemps,  ni  la  fierté  de  l'homme 
libre,  ni  la  rancune  et  le  désir  de  vengeance  de  l'esclave.  Les 
querelles  religieuses  occupaient  et  remplissaient  sa  vie.  Si  la 
parole  de  saint  Augustin,  oportet  hœreses  esse,  peut  recevoir  ici 
son  application,  en  aucun  temps,  en  aucun  pays,  la  religion  ne 
prit  plus  de  place  dans  l'existence  d'une  nation.  La  théologie 
était  l'arène  où  toutes  les  passions  débridées  se  donnaient  car- 
rière. Les  discussions  les  plus  arides,  les  distinctions  les  plus 
subtiles,  ne  rebutaient  pas  l'ardeur  querelleuse  et  ne  fatiguaient 
pas  le  cerveau  de  ce  peuple  de  théologiens.  On  disputait  à  l'église, 
ciu  cirque,  et  jusque  dans  les  échoppes  des  cordonniers  et  des  ven- 
deuses de  légumes.  On  discuta  jusque  sur  les  ruines  des  murailles 
battues  en  brèche  par  le  canon  de  Mahomet  IL  L'évèque  de  Cré- 
mone, Luitprand,  en  mission  à  Constantinople,  est  littéralement 
assourdi  par  ces  criailleries  sur  le  dogme,  sur  la  Trinité  et  la 
nature  de  Dieu.  Les  hérésies  et  les  sectes  pullulaient  sur  cette 
terre  exceptionnellement  féconde.  On  se  lasserait  à  les  énuraé- 
rer  :  ariens,  eunomiens,  macédoniens,  apoUinariens,  pauliciens, 


—  Itl  — 

maiiicliéuiis,  donatistes,  priscellianistes,  nestoriens.  eutychiens, 
sabbatiens,  valentiniens,  montanistes,  marcianistes,  raonopliy- 
sites,  monothélites,  hydroparastades,  ascodrogites,  photianiens, 
marcelliens,  etc.,  etc.  Tous  les  jours  voyaient  naitre  une  inter- 
prétation nouvelle  des  doctrines  officielles.  On  torturait  le  sens 
des  écritures,  on  pesait  les  mots  et  les  syllabes,  on  scrutait  les 
décisions  des  conciles,  on  retournait  de  tous  côtés  les  commen- 
taires des  pères.  Et  toutes  ces  disputes  finissaient  par  de  san- 
glantes émeutes.  Lorsque  Macédonius  s'avisa  de  faire  transpor- 
ter le  corps  du  grand  Constantin  du  temple  des  Apôtres  au  tem- 
ple d'Acacius,  le  déchaînement  des  partis  fut  tel,  «  que  le  sang 
remplit  le  puits  du  Témoignage,  déborda  sur  la  place,  rejaillit  sur 
les  portiques  et  coula  en  ruisseaux  parles  rues  (1).  »  La  déposi- 
tion de  Paulus,  et  l'exaltation  de  son  successeur,  le  retour  de  ce 
même  Paulus  partisan  d'Athanase  et  ennemi  des  ariens,  furent 
l'occasion  de  semblables  délires.  Les  décrets  de  Léon  l'Isaurien 
et  de  Constantin  Copronyme  contre  le  culte  des  images  faillirent 
coûter  à  ces  deux  princes  la  couron'ie  et  la  vie.  Notre  âge  a 
peine  à  comprendre  ces  effervescences,  parce  qu'il  ne  partage 
plus  ces  passions.  Nos  idées  sont  tournées  vers  d'autres  objets  ; 
d'autres  soucis  travaillent  nos  imaginations  et  déchaînent  la 
guerre  civile  dans  nos  cités.  Est-il  sûr  que  nous  échappions  un 
jour  aux  critiques  que  nous  adressons  aux  Byzantins,  et  que  les 
générations  qui  viendront  après  nous  ne  s'étonnent  pas,  que 
pour  je  ne  sais  quelle  subtilité  introduite  dans  une  constitution, 
la  vie  des  hommes  ait  été  si  facilement  et  si  largement  prodi- 
guée ? 

Le  contre-coup  de  ces  agitations  devait  se  faire  sentir  sur  les 
destinées  de  l'empire,  telles  témoignent  au  moins  d'une  incroya- 
ble vitalité  chez  ce  peuple  trop  calomnié.  Son  fanatisme  fit  sa 

(1)  Socratp.  lib.  III,  ch.  6  et  suivants   —  C^dreniis,  t.  I,  p.  303,  éd.  1667. 


faiblesse  et  le  livra  souvent  désarmé,  déchiré  par  ses  factions, 
aux  invasions  du  dehors.  Maintes  fois  le  ti^ône  de  Byzance  me- 
naça de  sombrer  et  de  s'abîmer  comme  le  premier  empire  romain. 
Il  survécut  cependant  dix  siècles  encore  aux  innombrables  tem- 
pêtes qui  vinrent  l'assaillir.  Des  hordes  de  barbares  aussi  pres- 
sées et  aussi  farouches  vinrent  battre  ses  murs.  Les  Goths, 
Bulgares,  Avares,  Slaves,  Russes,  Hongrois,  Petchénègues,  Sar- 
rasins et  Mongols  furent  aussi  redoutables  pour  lui,  que  l'avaient 
été  pour  Rome  les  Germains  et  les  Huns.  Mais  à  Byzance  le 
foyer  des  passions  religieuses  ne  fut  jamais  éteint,  comme  à 
Rome  celui  des  passions  politiques.  H  donna  au  peuple  sa  flamme 
et  cette  force  de  résistance  dont  tant  de  fois  il  fit  preuve.  Pen- 
dant tout  le  moyen-âge,  Constantinople  fut  le  boulevard  de 
l'Occident  contre  les  incursions  des  Asiatiques.  Sans  doute  la 
merveilleuse  situation  de  la  ville  ,  sentinelle  avancée  vers 
l'Orient,  protégée  d'une  part  par  la  mer,  de  l'autre  par  le  double 
rempart  des  Balkans  et  du  Danube,  fut  pour  beaucoup  dans  cette 
étonnante  longévité.  Mais  le  meilleur  rempart  et  le  plus  sur  fut 
encore  le  zèle  de  propagande  des  Byzantins  et  ce  fanatisme 
même  auquel  Constantinople  dut  souvent  sa  faiblesse,  mais  aussi 
quelquefois  sa  grandeur. 

Dans  les  conflits  religieux  qui  éclatenf  entre  le  patriarche  et 
l'empereur,  et  où  le  peuple  intervient  si  tragiquement  comme 
acteur,  lequel  des  deux  pouvoirs,  celui  qui  prétend  innover  en 
matière  de  dogme,  ou  celui  qui  se  considère  comme  le  gardien 
de  la  tradition  et  le  défenseur  des  conciles,  doit  définitivement 
l'emporter?  Si  l'on  considère  les  derniers  siècles  de  l'empire 
byzantins,  il  semble  que  le  patriarche  déserte  la  lutte  et  con- 
sente à  n'être  plus  que  le  chapelain  du  prince.  Dans  les  siècles 
qui  précèdent,  la  victoire  fut  plus  chèrement  disputée,  mais 
resta  le  plus  souvent  à  celui  qui  pour  défendre  ses  droits  avait  la 
force ,  c'est-à-dire  l'armée.   Les  empereurs  ne   considérèrent 


jaiuuiîi  le  pairiai'clie  que  couimy  im  l'onctionnaire  révocable,  s'il 
résistait  à  leurs  volontés  ou  ne  se  prêtait  pas  à  leurs  fantaisies 
tliéologiques.  La  lutte  commenra  dès  Constantin.  Cet  empereur, 
converti  par  Eusèbe  de  Nicomédie  à  l'arianisme,  força  le  pa- 
triarche à  se  réconcilier  solennellement  avec  l'hérésiarque, 
Constantius  se  montra  plus  violent.  Ayant  appris  que  l'ortho- 
doxe Paulus  avait  été  élu  sans  son  aveu,  il  envoie  Hermogène 
pour  le  chasser  de  l'église.  Le  peuple  défendit  son  patriarche  et 
Hermogène  paya  de  sa  vie  l'obéissance  aux  ordres  de  l'empe- 
reur. Constantius  fut  obligé  de  venir  lui-même  introniser  Macé- 
donius.  Plus  tard,  pendant  une  absence  du  prince,  Paulus  est 
rappelé.  Constantius  furieux  envoie  le  préfet  Philippe  qui  s'em- 
pare par  surprise  du  prélat.  Il  le  mande  aux  bains  publics, 
comme  pour  une  entrevue,  lui  lit  le  décret  impérial  qui  le  ban- 
nit, et  par  une  porte  secrète  le  fait  embarquer  sur  un  vaisseau 
prêt  à  mettre  à  la  voile.  Il  fut  plus  difficile  à  Philippe  de  rame- 
ner Macédonius.  Il  lui  fallut  livrer  bataille  à  la  foule.  Près  de 
quatre  mille  hommes  teignirent  ce  jour-là  de  leur  sang  les  murs 
de  Constantinople  et  le  parvis  de  l'église  (1). 

Sous  le  règne  de  Valens,  les  ariens  élevèrent  au  patriarchat 
Démophile  ;  les  orthodoxes  lui  opposèrent  Evagre  (2)  qui  fut  con- 
sacré par  l'évêque  d'Antioche  Eustathius.  Valens  se  montra  rela- 
tivement clément  ;  il  relégua  Eustathius  à  Cyzique,  et  chassa 
Evagre  de  son  siège  pour  y  affermir  Démophile. 

On  connaît  l'exil  et  les  persécutions  subies  par  Jean  Chrysos- 
tome  sous  Arcadius.  Peu  d'époques  furent  aussi  troublées  que 
celle  du  règne  d'Ana stase.  Il  bannit  tour  à  tour  le  patriarche 
Eupliémius  qui  ne  voulait  pas  frapper  d'anathème  les  canons  du 
concile  de  Chalcédoine,  et  qui  lui  reprochait  d'être  infidèle  aux 

(1)  Sociale,  lib.  II,  ch.  JO  à  12. 

(2)  Theophan.,  Chron.,  p.  '.9,  éd.  1655. 


promesses  jurées  ù  son  couronnement,  puis  son  successeur  Macé- 
donius,  qui  ne  se  montra  pas  d'humeur  plus  docile.  11  le  rem- 
plaça par  un  certain  Timothée,  qu'il  plia  aisément  à  toutes  ses 
volontés  (1).  Justinien  lui-même,  tombé  dans  l'hérésie,  et  déses- 
pérant de  fléchir  l'obstination  d'Eutychius,  l'envoya  en  exil  à 
Amasie,  et  le  remplaça  par  Jean  le  Scholastique  (2).  L'Église 
eut  à  redouter  les  fureurs  de  Justinien  Rliinotmète.  Chassé  du 
trône  par  les  factions  religieuses,  et  mutilé  dans  l'hippodrome, 
il  couva  dix  ans  sa  vengeance  chez  les  Bulgares,  rentra  dans  la 
capitale,  traînant  après  lui  Apsiraarus  et  Léontius,  ses  succes- 
seurs, et  les  égorgea  dans  le  cirque;  puis  il  fit  saisir  le  patriar- 
che Callinicus,  lui  creva  les  yeux  et  l'envoya  à  Rome.  Il  appela 
pour  le  remplacer  le  moine  Cyrus,  qui  lui  avait  prédit  qu'un 
jour  il  recouvrerait  son  trône  (3).  Mais  Cyrus  ne  garda  pas 
longtemps  sa  faveur.  L'empereur  se  défit  de  lui  et  associa  un 
autre  patriarche,  Jean,  à  ses  desseins  contre  l'orthodoxie  (4). 

Léon  risaurien  ménagea  longtemps  l'évêque  Germanus,  parce 
que  tout  en  blâmant  les  décrets  du  prince,  il  retenait  dans 
l'obéissance  les  provinces  exaspérées  par  les  fureurs  des  icono- 
clastes. 11  finit  pourtant  par  le  déposer  dans  un  concile  et  appela 
au  trône  épiscopal  Anastase,  syncelîe  de  Germanus.  Mais  les 
complaisances  d' Anastase  ne  le  préservèrent  pas  des  soupçons  de 
Constantin  Copronyme.  Averti  que  le  patriarche  ébruitait  des 
propos  sacrilèges  tenus  par  lui  dans  le  secret  d'une  conversation, 
il  le  déposa  et  le  livra  aux  bourreaux  qui  le  tenaillèrent  et  le  tor- 
turèrent. Comme  ses  jambes  brisées  par  le  supplice  ne  lui  per- 
mettaient pas  d'avancer,  on  le  porta  à  l'église.  Là,  son  succes- 
seur, l'eunuque  Nicetas,  l'abreuve  d'injures,  le  soufflette  et  l'ex- 

(1)  Zonaras,  lib.  XIV,  ch.  3. 

(2)  Zonaras,  lib.  XIV,  cb.  9. 

(3)  Cedrenus,  t.  I,  p.  446,  éd.  1617. 

(4)  Theophan.  Uiron.,  p.  M9,  éd.  1655. 


Communie.  Les  assistants  lui  arraciient  les  cheveux,  les  poils  de 
la  barbe  et  des  sourcils,  puis  le  placent  sur  un  âne,  la  tête  tour- 
née vers  la  queue  de  l'animal.  Dans  cet  équipage  il  est  conduit 
au  cirque.  Les  factions  le  foulent  aux  pieds,  meurtrissent  de 
coups  son  corps  douloureux,  le  couvrent  de  crachats  et  terminent 
son  long  martyre  en  l'égorgeant  (1).  Les  empereurs  iconoclastes 
furent  entre  tous  impitoyables.  Dans  la  lutte  engagée  contre  les 
papes,  les  patriarches  durent  être  leurs  auxiliaires,  ou  furent 
brisés  par  eux.  Le  schisme  d'Orient  fut  fatal  à  leur  indépen- 
dance. Ils  durent  plus  que  jamais  subir  la  volonté  du  maître, 
sans  pouvoir  recourir  à  l'intervention  lointaine,  mais  souvent 
«efficace  de  l'évêque  de  Rome.  Le  prélat  même  qui  accomplit  le 
divorce  entre  les  deux  Églises,  Photius,  fut  victime  de  l'arbi- 
traire de  §es  souverains.  Deux  fois  appelé  aux  fonctions  de  pa- 
triarche, il  en  fut  deux  fois  honteusement  chassé  et  mourut 
dans  un  monastère.  En  brisant  le  lien  qui  unissait  Constanti- 
nopleàRome,  il  enleva  à  lui-même  et  à  ses  successeurs,  la 
suprême  garantie  d'indépendance  qui  leur  restât. 

Tant  s'en  faut,  cependant,  que  dans  ces  innombrables  conflits, 
les  violences  de  l'empereur  l'aient  emporté  toujours  sur  les 
vertus  et  le  crédit  du  patriarche.  Souvent  le  peuple  prit  parti 
pour  son  pasteur  et  lui  sacrifia  la  personne  impériale.  Aux  pre- 
miers temps  de  l'empire  chrétien  surtout,  l'autorité  de  fraîche 
date  des  évèques  était  presque  sans  bornes.  Ils  étaient  quelquefois 
défenseurs  des  cités  ;  les  chefs  barbares,  sans  pitié  pour  les  souve- 
rains, qii'ils  créaient  et  replongeaient  à  leur  gré  dans  le  néant, 
s'arrêtaient  devant  la  majesté  et  la  fermeté  désarmée  de  plus 
d'un  courageux  prélat,  et  sentaient  fléchir  en  leur  présence  leurs 
instincts  de  pillage.  Les  peuples  s'attachaient  à  leur  évêque 


(1)  \.  Zouaras,  lib.  XV,  rh.  7.  —  Cedronus.  t.  II,  p.  'ifi.ï,  éd.  1047.  — Th<'opli.ni). 
Cfiroii.,  p.  372.  <''d.  1fi5îi. 


—  î)0  — 

comme  à  un  sauveur.  Ils  l'écoutaient  plus  volontiers  qu'un 
prince  résidant  loin  d'eux,  et  d'ailleurs  impuissant  à  les  exaucer. 
Dans  leur  église,  les  prélats  ne  craignaient  pas  de  gourmander 
Tenipereur  et  de  discuter  ses  mesures.  La  chaire  avait  remplacé 
la  tribune  aux  harangues.  Valentinien,  ne  pouvant  réussir  à 
arracher  saint  Ambroise  à  son  église  de  Milan,  s'écriait  dans  un 
transport  de  rage  :  «  Si  Ambroise  l'ordonnait,  vous  me  livreriez 
à  lui  pieds  et  poings  liés.  »  Le  même  évêque,  sans  égard  pour  la 
puissance  de  Théodose,  lui -tenait  le  langage  le  plus  hautain  et 
le  plus  menaçant  que  souverain  ait  enduré.  Il  lui  signifiait  d'avoir 
à  relever  les  synagogues  que  dans  un  excès  de  zèle  le  prince 
avait  détruites  :  «  En  vous  écrivant,  j'ai  voulu  de  préférence  me 
faire  entendre  de  vous  dans  le  secret  du  palais,  de  peur  que  si 
cela  était  nécessaire ,  vous  n'ayez  à  m'entendre  dans  J'église.  » 
Les  premiers  évèques  de  Constantinople  eurent  parfois  un  lan- 
gage aussi  libre  av^  l'empereur,  ils  traitaient  avec  lui  de  puis- 
sance à  puissance.  La  pjemière  fois  que  Nestorius  prêcha  devant 
Théodose,  il  s'écria  :  «  César,  donnez  moi  la  terre  purgée  d'hé- 
rétiques, et  je  vous  donnerai  en  échange  le  royaume  du  ciel. 
Exterminez  avec  moi  les  dissidents,  et  avec  vous  j'exterminerai 
les  Persans.  »  L'autorité  que  saint  Jean  Chrysostome  prit  sur  la 
multitude  de  la  nouvelle  Rome  devint  un  danger  pour  l'empire. 
Son  éloquence  magique  avait  le  don  de  soulever  le  peuple  et  de 
l'arrêter  dans  ses  plus  furieux  élans.  Il  sut  arracher  à  ses  ven- 
geances un  ministre  malfaisant,  Eutrope  ;  il  entretenait  ses  au- 
diteurs de  ses  discordes  avec  la  cour  d'Arcadius,  et  leur  expli- 
quait ainsi  sa  disgrâce  :  «  Vous  savez,  mes  amis,  la  véritable 
cause  de  ma  perte  :  c'est  que  je  n'ai  point  tendu  ma  demeure  de 
riches  tapisseries,  c'est  que  je  n'ai  point  revêtu  des  habits  d'or  et 
de  s/jie,  c'est  que  je  n'ai  point  îiatté  la  mollesse  et  la  sensualité  de 
certaines  gens.  Il  reste  encore  quelque  chose  de  la  race  de  Jéza- 
bel.  Hérodiade  demande  encore  la  tète  de  Jean,  et  c'est  pour  cela 


—  U7  — 

qu'elle  danse  (1).  »  Et  lorsque,  porté  par  renthousiasme  popu- 
laire, il  revint  d'exil  en  ti-iomplie,  ce  n'est  pas  rem[)ereur,  qui 
avait  cédé  malgré  lui  à  la  nécessité  de  son  rappel,  c'est  son  trou- 
peau fidèle  qu'il  remerciait  par  ces  paroles  :  «  Voyez  ce  qu'ont 
fait.lcs  embûches  de  mes  ennemis  !  Elles  ont  augmenté  l'aflFection 
et  le  regret  pour  moi.  Autrefois  les  nôtres  seuls  m'aimaient. 
Aujourd'hui  les  juifs  mêmes  m'honorent.  Ceux  qui  croj'aient 
éloigner  de  moi  mes  amis,  m'ont  concilié  les  indifférents.  Ce 
n'est  pas  à  eux  que  je  rends  grâces,  mais  à  Dieu,  qui  a  tourné 
leurs  injustices  en  honneurs  pour  moi.  »  Certes,  c'était  un  cen- 
seur impitoyable ,  presque  un  maître ,  que  s'étaient  donné  les 
souverains  de  Byzance,  le  jour  où  ils  avaient  appelé  au  siège 
épiscopal  un  homme  capable  de  tenir  impunément  un  si  fier  et 
si  dédaigneux  langage. 

Dans  la  suite,  les  patriarches,  pour  retenir  la  périlleuse  ar- 
deur d'innovation  qui  animait  les  empereurs  théologiens,  ima- 
ginèrent de  les  enfermer  dans  la  religion  du  serment  prêté  au 
moment  de  leur  couronnement.  Ils  devaient  jurer  de  reconnaître 
les  canons  des  conciles  œcuméniques,  les  canons  des  apôtres,  les 
commentaires  des  pères  de  l'Eglise,  et  remettre  leur  profession 
dé  foi  signée  de  leur  main  à  l'évêque,  qui  la  déposait  dans  le 
sanctuaire.  Mais  ces  précautions  étaient  peu  faites  pour  arrêter 
des  princes  qui  avec  l'empire  recevaient  la  souveraine  puissance, 
et  le  droit  de  légiférer  en  matière  ecclésiastique  aussi  bien  qu'en 
matière  civile.  Ce  droit  contesté,  souvent  leur  coûta  cher.  Basi- 
liscus,  qui  avait  supplanté  Zenon,  ayant  réprouvé  par  un  édit 
public  le  concile  de  Chalcédoine,  toute  la  populace,  hommes  et 
femmes,  à  l'instigation  du  patriarche  Acacius,  vont  assiéger  le 
palais.  On  menaçait  d'y  mettre  le  feu.  Basiliscus  dut  s'esquiver 
en  hâte,  et  quitta  la  ville  en  défendant  au  sénat  de  comniuni- 


(1)  Trad.  Villeniaiii,  L'clo<nteiuc  au  iv^^  siktc  S.  Jean  Clirysostome. 

7 


—  98  — 

quer  avec  Acacius.  Mais  la  multitude  sortit  à  sa  suite,  excitée 
par  les  moines,  enleva  l'empereur  et  le  força  dans  l'église  de 
faire  amende  honorable  au  clergé,  de  renoncer  à  son  hérésie  et 
de  révoquer  par  un  nouvel  édit  le  décret  qu'il  avait  porté  (1).. 
Dans  la  lutte  désespérée  qu'Anastase  soutint  contre  les  deux 
patriarches  Euphémius  et  Macédonius,  et  qui  finit  par  l'exil  et 
la  mort  de  ses  deux  ennemis,  il  faillit  perdre  lui-même  la  vie. 
Lors  de  son  couronnement ,  sur  les  instances  de  l'impératrice 
veuve  Ariane,  qui  lui  donna  son  trône  et  sa  main,  il  avait  signé 
la  profession  de  foi  exigée  par  le  patriarche.  En  possession  du 
pouvoir,  et  dès  lors  décidé  à  méconnaître  l'autorité  du  concile  de 
Chalcédoine,  il  mit  tout  en  œuvre  pour  extorquer  la  pièce  qui  té- 
moignait contre  lui.  A  la  nouvelle  du  conflit,  les  rues  se  rempli- 
rent d'une  multitude  qui  criait  :  «  Les  temps  sont  venus,  chré- 
tiens !  Que  personne  n'abandonne  son  pasteur  et  son  père  !  »  On 
vociférait  :  «  A  mort  le  manichéen  !  Il  est  indigne  de  l'empire  !  » 
Anastase  préparait  déjà  sa  fuite.  Il  se  tira  de  ce  mauvais  pas 
par  une  conversion  hypocrite  et  feignit  de  se  soumettre,  atten- 
dant l'heure  propice  à  sa  vengeance  (2).  Les  choses  se  passèrent 
à  peu  près  de  même  sous  Justinien  Rhinotmète.  Le  peuple,  en- 
flammé par  les  paroles  du  patriarche  à  Sainte-Sophie,  entraîna 
l'empereur  au  cirque,  et,  après  avoir  proféré  contre  lui  des  me- 
naces de  mort,  se  contenta  de  lui  couper  le  nez  et  de  le  reléguer 
dans  la  Chersonnèse.  Les  deux  moines  Théodore  et  Etienne, 
accusés  de  l'avoir  poussé  à  l'hérésie ,  furent  plus  maltraités  : 
traînés  sur  le  sol,  les  pieds  liés,  ils  furent  brûlés  vifs  sur  la  place 
publique  (3).  En  731,  il  suffît  au  patriarche  Anastase  de  rappor- 
ter au  peuple  que  l'empereur  avait  dit  :  «  Jésus-Christ  est  un 


(1)  Theodorus  Leclor  et  Evagrius. 

(2)  Nicephore,  lib.  XVI,  ch.  26. 

(3)  Cedrenus,  tome  II,  p.  447,  éd.  1647. 


—  i)9  — 
simple  mortel  comme  moi,  et  sa  mère,  Marie,  l'a  enfanté  comme 
ma  mère,  »  pour  que  le  peuple  renversât  Constantin  Copronyme 
et  lui  substituât  Artabasde.  Cette  année-là,  dit  le  chroniqueur 
Cedrenus,  vit  des  luttes  civiles  telles  que  pareilles  ne  s'étaient 
vues  depuis  le  commencement  du  monde  (1).  L'espace  manquerait 
pour  énumèrer  tous  ces  conflits  et  les  émeutes  qui  en  étaient  la 
suite  ordinaire.  Ils  entretenaient  une  agitation  continuelle  chez 
des  gens  qui,  tous,  prenaient  parti,  tuaient  ou  se  faisaient  tuer 
pour  un  article  de  foi.  Le  bon  accord  du  patriarche  et  de  l'em- 
pereur assurait  l'ordre  et  la  prospérité  de  l'empire  ;  leurs  dis- 
sentiments étaient  le  signal  des  guerres  civiles,  presque  toujours 
compliquées  de  désastres  à  l'extérieur. 


III. 


Nous  avons  étudié  le  patriarche  dans  ses  rapports  avec  l'em- 
pereur ;  il  nous  reste  à  l'examiner  dans  ses  rapports  avec  l'Eglise 
et  à  marquer  sa  place  dans  la  hiérarchie  épiscopale  du  monde 
catholique. 

Du  jour  où  de  hautes  convenances  politiques  décidèrent  Cons- 
tantin à  transporter  le  siège  de  l'empire  sur  les  bords  du  Bos- 
phore, et  à  quitter  Rome  pour  le  merveilleux  emplacement  de 
Byzance ,  tous  les  grands  corps  de  l'Etat  le  suivirent  dans  sa 
nouvelle  résidence.  La  présence  de  la  cour,  les  splendeurs  des 
fêtes  religieuses,  surtout  les  relations  de  tous  les  jours  qui  s'éta- 
blirent entre  l'empereur  et  le  chef  religieux  de  la  province,  de- 
vaient singulièrement  rehausser  la  situation  du  modeste  évèque 

(1)  Cedrenus,  lorac  II,  p.  A(in,  éd.  1647. 


BIBLIOTHECA 


—  100  — 

de  Byzance,  jusqu'alors  suffragant  de  celui  d'Héraclée.  Parla 
volonté  de  Constantin,  Métrophanès  fut  fait  archevêque  et  devint 
dès  lors  le  personnage  principal  du  clergé  oriental.  Il  ne  conve- 
nait pas  que  le  prélat,  qui  approchait  le  prince,  qui  le  secondait 
dans  la  partie  la  plus  délicate  et  la  plus  importante  de  son  ad- 
ministration, fût  dans  la  hiérarchie  ecclésiastique  l'inférieur  de 
personne,  qu'il  obéit  à  d'autres  ordres  qu'aux  siens,  qu'il  dépen- 
dit d'un  autre  que  de  lui-même.  Le  blâme  que  l'évêque  d'Héra- 
clée infligeait  à  son  suffragant  pouvait  rejaillir  jusqu'à  la  per- 
sonne impériale.  Aussi  n'entra-t-il  dans  aucun  esprit  que  l'em- 
pereur eût  outrepassé  ses  droits,  et  ne  trouvons-nous  aucune  cri- 
tique de  cet  acte  dans  les  historiens  ecclésiastiques  du  temps  (1). 
Marca  estime  que  les  droits  du  nouvel  archevêque  furent  pure- 
ment honoraires,  jusqu'au  moment  où  la  législation  du  concile 
lui  donna  la  sanction  religieuse.  Rien  n'autorise  à  penser  ainsi  ; 
tout  porte  à  croire,  au  contraire,  qu'en  conférant  la  dignité, 
l'empereur  n'avait  pas  entendu  que  son  évêque  fût  privé  des 
droits  qui  en  étaient  la  suite. 

Un  obstacle  cependant  semblait  s'élever  contre  cette  exalta- 
tion. La  hiérarchie  des  grands  dignitaires  de  l'Eglise  avait  été 
ainsi  fixée  par  le  sixième  canon  du  concile  de  Nicée,  «  que,  sui- 
vant l'usage  anciennement  adopté  pour  l'Egypte,  la  Libye  et  la 
Pentapole,  l'archevêque  d'Alexandrie  exerce  sa  juridiction  sur 
les  évêques  de  ces  provinces,  ainsi  que  l'évêque  de  Rome  a  cou- 
tume de  l'exercer  sur  celles  qui  dépendent  de  lui  ;  que  l'évêque 
d'Antioche  conserve  aussi  les  privilèges  qu'il  possède  sur  les  au- 
tres églises.  »  Les  évêques  de  Rome,  d'Alexandrie,  d'Antioche, 
ayant  juridiction  sur  les  métropolitains  et  les  évêques,  le  pre- 
mier, de  l'Occident,  le  second,  de  l'Afrique,  le  troisième,  de  l'Asie, 

(1)  Plus  tard  seulement  les  récriminations  se  firent  entendre  :  «  Cujus  sedis  episco- 
us?  Acacias  scilicet  cujus  metropolitanae  civitatis  antistes?  »  Ep.  papae  Gelasii  ad 
Acaciura. 


—  101  — 

étaient  donc,  dès  le  règne  de  Constantin,  les  trois  cliefs  reconnus 
du  clergé  catholique,  ceux  qu'on  devait  appeler,  après  le  concile 
de  Chalcédoine^  les  patriarches.  L'évêque  de  Constantinople  allait 
prendre  sa  place  parmi  eux.  Le  troisième  canon  du  premier  concile 
œcuménique  tenu  dans  la  ville  impériale  en  381,  lui  donnait  le 
second  rang  dans  la  hiérarchie  épiscopale  :  «  Que  l'évêque  de 
Constantinople  jouisse  des  prérogatives  d'honneur  après  l'évêque 
de  Rome,  parce  que  Constantinople  est  la  nouvelle  Rome.  » 

Quelques  écrivains  ont  prétendu  que  les  prélats  assemblés  au 
concile  profîtèreiit  de  l'absence  des  légats  romains  pour  insérer 
ce  canon  dans  la  collection,  et  qu'il  ne  fut  jamais  reconnu  et  ap- 
prouvé à  Rome.  Baronius  (1)  dit  même  qu'il  est  supposé  ;  car  on 
trouverait  dans  le  compte-rendu  des  séances  les  protestations 
que  n'aurait  pas  manqué  de  faire  entendre  l'évêque  d'Alexan- 
drie ;  enfin  qu'Anatolius,  au  concile  de  Chalcédoine,  aurait  invo- 
qué ce  précédent  pour  appuyer  sa  demande.  Il  n'est  pas  douteux 
que  le  pape  ait  vu  de  mauvais  œil  ses  prérogatives  d'honneur 
partagées  avec  un  évêque  qui  devait  devenir  pour  lui  un  rival. 
Aucun  texte  cependant  ne  montre  que  ni  lui  ni  ses  légats  aient 
élevé  une  réclamation.  Socrate  et  Sozomène  enregistrent  ce 
canon  au  même  titre  que  les  autres,  et  le  citent  sans  remarquer 
que  sa  validité  soit  contestée  ou  contestable  (2). 

Du  reste  ,  les  évêques  d'Alexandrie  et  d'Antioche  acceptè- 
rent sans  résistance  la  suprématie  de  Constantinople.  On  vit 
même  les  évêques  de  la  capitale  étendre  leur  juridiction 
sur  les  sufFragants  des  deux  autres  patriarches,  sans  que 
ceux-ci  aient  tenté  de  restreindre  ces  privilèges  exorbitants. 
Dans  les  séances  du  concile,  où  fut  fixé  le  rang  occupé  désormais 
par  l'évêque  de  Constantinople,  Nectaire  siégea  au-dessus  de 

^1)  Baronius,  Annales  ccc/cs.,  381. 

(2)  Socrate,  lib.  V,  ch.  8  ;  Sozomène,  lib.  VII,  cli.  i. 


—  102  — 
Théophile  d'Alexandrie  et  de  Flavien  d'Antioche.  Une  des  accu- 
sations soulevées  par  les  ennemis  de  saint  Jean  Chrysostome  au 
conciliabule  ad  Quercum,  fut  que,  sous  prétexte  de  simonie,  il 
avait  dépouillé  de  leurs  sièges  plusieurs  évêques  d'Asie,  relevant 
de  la  juridiction  du  patriarche  d'Antioche,  et  qu'il  avait  intro- 
nisé d'autres  prélats  à  leur  place.  Son  successeur,  Atticus,  obtint 
de  Théodose  le  Jeune  une  loi  qui  défendait  qu'aucun  évêque  fût 
nommé  sans  son  consentement  en  Orient  (1).  Le  patriarche  Fla- 
vianus  se  saisit,  comme  étant  de  son  ressort,  de  l'affaire  intentée 
par  les  clercs  de  l'église  d'Edesse  contre  leur  évêque,  Ibas,  au 
lieu  de  laisser  le  jugement  de  cette  cause  à  Memnon  d'Antioche. 
Sur  l'ordre  de  l'empereur,  il  désigna,  pour  prendre  connaissance 
de  l'affaire,  les  évêques  de  Tyr,  de  Beryte  et  d'Hymérie.  Le  sy- 
node assemblé  à  Beryte  justifia  l'évêque  Ibas.  La  suprématie  du 
siège  de  Constantinople  était  donc  unanimement  acceptée,  quand 
l'empereur  Marcien,  cédant  aux  sollicitations  de  sa  femme,  Pul- 
chérie,  réunit  le  grand  concile  de  Chalcédoine.  L'empereur,  l'im- 
pératrice, le  sénat,  qui  tous  s'intéressaient  à  la  grandeur  de  leur 
évêque,  décidèrent  les  pères  à  renouveler  les  privilèges  concédés 
par  les  précédents  conciles.  Le  vingt-huitième  canon  de  Chalcé- 
doine portait  :  «  Attendu  que  Constantinople  est  le  siège  de 
l'empire  et  du  sénat,  et  qu'elle  est  appelée  la  nouvelle  Rome, 
qu'elle  soit  avantagée  dans  les  choses  ecclésiastiques,  comme 
Rome  elle-même,  étant  la  seconde  après  elle.  »  Un  autre  canon 
attribuait  à  l'église  de  Constantinople  le  Pont,  la  Thrace  et 
r Asie-Mineure.  Or,  la  Thrace  dépendait  auparavant  de  l'évêque 
de  Rome  ;  le  Pont,  de  l'évêque  de  Cèsarée  en  Cappadoce  ;  l'Asie, 
de  l'évêque  d'Ephèse. 

Ces  canons  ne  furent  pas  accueillis  sans  murmures.  Outre  que 
le  diocèse  de  la  ville  impériale  était  constitué  aux  dépens  de  ses 

(1)  Socrate,  lib.  VII,  ch.  28. 


—  103  — 
voisins,  le  vingt-lmitième  canon  traliissait  les  progrès  de  l'ambi- 
tion dès  évêques  de  Constantinople.    Ils    setaient    contentés 
d'abord  de  réclamer  pour  eux  le  second  rang  après  Rome.  Main- 
tenant, tout  en  conservant  ce  second  rang,  ils  prétendaient  exer- 
cer en  Orient  des  droits  égaux  à  ceux  des  papes  en  Occident.  Le 
monde  catholique  était  ainsi  divisé  en  deux  vastes  juridictions. 
Les  intéressés  firent  entendre  des  plaintes  très-vives.  On  soutint 
que  l'évêqueAnatolius  avait  attendu,  pour  produire  ses  préten- 
tions,  le  moment  où  les  légats  du  pape   étaient   absents    et 
croyaient  les  séances  du  concile  terminées,  que  le  patriarche 
d'Alexandrie  n  était  représenté  par  aucun  de  ses  prêtres,  que 
celui  d'Antioche  avait  abdiqué  son  indépendance  entre  les  mains 
d'Anatolius,  que  l'évêque  de  Dorylée  avait  allégué  à  tort  que  le 
pape,  consulté,  ne  ferait  aucune  objection  à  la  rédaction  de  ce 
canon.  Le  pape  Léon,  dans  une  lettre  adressée  à  Anatolius, 
réclama  contre  cet  abus  de  pouvoir.  «  Je  m'afflige,  disait-il,  que 
tu  te  sois  laissé  aller  jusqu'à  violer  les  constitutions  établies  par 
le  très- saint  concile  de  Nicée,  comme  si  le  siège  d'Alexandrie 
avait  mérité  de  perdre  le  second  rang  et  si  celui  d'Antioche 
n'avait  plus  la  propriété  du  troisième.  »  Mais  ces  récrimina- 
tions furent  vaines  et  le  pieux  empereur  Marcien  les  passa  sous 
silence.  Les  évêques  de  Constantinople,  appuyés  de  l'autorité  des 
empereurs  qui  succédèrent  à  Marcien,  firent  valoir  ce  canon  qui 
fut  sanctionné  par  les  lois  impériales.  Une  constitution  de  Zenon, 
puis  une  novelle  de  Justinien  le  confirment  solennellement  (1). 
«  Nous  décrétons,  disait  ce  prince,  que  le  très-saint  pape  de 
l'ancienne  Rome  sera  le  premier  des  prêtres,  que  le  très-heu- 
reux archevêque  de  Constantinople,  qui  est  la  nouvelle  Rome, 
aura  le  second  rang  après  lui  et  sera  préféré  aux  évêques  de  tous 
les  autres  sièges.  » 

'^1)  Coll.  IX,  lit.  XIV,  nov.31. 


—  104  — 
Les  papes,  impuissants  alors  à  lutter  contre  l'empereur  et  à 
opposer  à  son  pouvoir  souverain,  en  matière  législative,  l'auto- 
rité pontificale,  se  résignèrent  à  accepter  cet  état  de  choses,  et, 
par  amour  de  la  paix,  par  crainte  pour  leur  propre  sécurité, 
admirent  le  fait  accompli.  Grégoire  le  Grand,  qui  engagea  une 
lutte  si  vive  contre  Jean  le  Jeûneur,  ne  laisse  pas  dans  sa  lettre 
aux  patriarches  d'Orient,  d'attribuer  le  premier  rang  à  l'évéque 
de  Constantinople  et  de  le  nommer  le  premier.  Toutefois  les 
papes  ne  reconnurent  définitivement  parmi  les  canons  de  l'É- 
glise le  troisième  de  Constantinople  et  le  vingt-huitième  de 
Chalc^doine  qu'au  concile  de  Latran,  tenu  par  Innocent  III. 

L'ambition  des  patriarches  de  Constantinople  n'était  pas  encore 
satisfaite.  Ils  se  montrèrent  bientôt  impatients  du  second  rang  que 
les  canons  et  les  lois  leur  attribuaient,  et  aspirèrent  au  premier. 
La  volonté  impériale  les  avait  élevés  au-dessus  de  tous  les  autres 
évéques  et  placés  immédiatement  après  l'évéque  de  Rome  ;  la 
même  volonté  ne  pouvait-elle  leur  faire  franchir  encore  ce  der- 
nier degré?  Le  patriarche  ne  tenait-il  pas  tous  ses  droits  de  ce 
fait  seul  que  Constantinople  était  la  ville  impériale  et  la  nou- 
velle Rome?  Mais,  depuis  que  l'ancienne  Rome,  désertée  par  le 
pouvoir,  était  réduite  au  simple  rang  de  ville  de  province,  était- 
il  juste  qu'elle  gardât  dans  l'ordre  religieux  la  suprématie  qu'elle 
avait  perdue  dans  l'ordre  politique  ?  Constantinople,  héritière 
des  grandeurs  passées  de  sa  rivale,  ne  devait-elle  pas  hériter  en 
même  temps  de  la  grandeur  nouvelle  et  du  lustre  que  la  papauté 
lui  conservait  encore  ? 

Pour  juger  de  la  légitimité  des  prétentions  élevées  par  l'évé- 
que de  Constantinople,  il  convient  de  rechercher  l'origine  du 
droit  réclamé  par  les  évéques  de  la  nouvelle  et  de  l'ancienne 
Rome.  Sur  ce  point  les  avis  sont  très-partages.  Plusieurs  écri- 
vains veulent  découvrir  l'origine  des  prérogatives  de  Rome  dans 
le  canon  vr  du  concile  de  Nicée,  dont  nous  avons  plus  haut  cité 


—  105  — 

le  texte.  Il  manque,  dis3ut-ils,  à  ce  canon,  tout  le  commencement, 
tel  qu'on  le  lisait  à  Rome,  au  temps  du  pape  Jules,  et  qui  renfer- 
mait ces  paroles  :  «  l'Église  romaine  a  de  tout  temps  exercé  la 
primatie.  »  Malheureusement  pour  cette  tlièie,  il  nous  manque  ce 
commencement  même,  sur  lequel  porte  la  discussion,  si  toutefois 
il  a  jamais  existé.  Tout  au  plus  trouvons-nous  à  ce  fait  quelques 
allusions  dans  les  canons  etdécrétalds  apocryphes  attribués  aux 
papes  des  quatre  premiers  siècles  par  les  faussaires  d'Alexandrie 
et  autres,  dont  pullulait  l'Orient.  On  ne  peut  croire  aussi  que  le 
canon  qui  investissait  Rome  d'une  primatie  réelle  sur  les  autres 
sièges,  ait  été  perdu  ;  l'intérêt  des  évêques  de  Rome  n'était-il 
pas  de  le  conserver  plus  précieusement  que  tout  autre? 

On  a  souvent,  en  effet,  discuté  sur  le  nombre  des  canons  de 
Nicée.  Dans  la  fameuse  correspondance  apocryphe  d'Athanase 
et  du  pape  Marc,  nous  lisons  qu'Athanase  demande  au  pape 
de  lui  envoyer  la  collection  des  quatre-vingts  canons  de  Nicée, 
tous  les  exemplaires  qui  existaient  en  Egypte  ayant  été  brûlés 
par  les  ariens.  Marc  répond  qu'il  se  dispose  à  les  lui  envoyer, 
mais  réduits  à  soixante-dix.  Or,  il  est  à  peu  près  certain  qu'il 
n'y  eut  jamais  plus  de  vingt  canons,  ceux-là  même  qui  sont 
parvenus  jusqu'à  nous.  Rufin  en  cite  bien  vingt-deux,  mais  les 
deux  surnuméraires  ne  sont  d'aucune  importance.  Théodoret 
fixe  le  chiffre  de  vingt  (1).  Lorsqu'au  sixième  concile  de  Car- 
thage,  le  pape  Zosime,  invoquant  la  législation  de  Nicée,  réclama 
auprès  des  pères  le  jugement  des  évêques  d'Afrique,  les  prélats, 
étonnés,  déléguèrent  plusieurs  d'entre  eux  auprès  de  l'évêque  de 
Constantinople,  Atticus,  et  de  celui  d'Alexandrie,  Cyrille,  pour 
rapporter  le  texte  exact  des  canons.  Cécilianus  de  Carthage  ne 
rapporta  que  les  vingt  canons  qui  nous  sont  connus.  Enfin  d'au- 
tres   écrivains  prétendent    trouver   dans  le  texte  même  du 

(1)  Théodoret,  Hist.  EccL,  cap.  8. 


—  106  — 

sixième  canon,  tel  que  nous  l'avons  aujourd'hui,  l'aveu  de  la 
priuiatie  de  Rome.  Au  lieu  de  traduire,  comme  nous  l'avons 
fait  :  «  Que  suivant  l'usage  anciennement  adopté  pour  l'Egypte, 
la  Libye  et  la  Pentapole,  l'évêque  d'Alexandrie  exerce  sa  juri- 
diction sur  toutes  les  provinces,  ainsi  que  l'évêque  de  Rome  a 
coutume  de  l'exercer  sur  celles  qui  dépendent  de  lui  {quando 
quidem  et  episcopo  romano  hoc  est consuetum) ,  ils  traduisent: 
comme  l'évêque  de  Rome  l'a  décidé.  »  Cette  version  attribue  au 
pape  l'initiative  de  l'organisation  religieuse  de  la  catholicité. 
Mais  cette  interprétation  forcée  ne  se  soutient  pas.  Dans  la  tra- 
duction qui  fut  faite  du  grec  en  latin,  par  Trilon  et  Théoriste, 
à  la  demande  des  pères  de  Carthage,  le  passage  qui  nous  occupe 
est  ainsi  interprété  :  quia  urbis  Romœ  episcopo  similis  mos  est, 
ce  qui  revient  à  l'explication  que  nous  avons  donnée  nous-même. 
C'est,  nous  le  répétons,  seulement  aux  conciles  de  Constantino- 
ple  et  de  Chalcédoine,  que  la  primauté  d'honneur  fut  accordée 
dans  l'Église  au  pape  de  Rome. 

La  théorie  la  plus  généralement  adoptée  par  l'Église  est  que 
le  pape  tient  sa  suprématie,  non  d'une  source  humaine,  mais  de 
Dieu,  par  l'intermédiaire  du  prince  des  apôtres,  saint  Pierre. 
C'est  en  sa  qualité  de  successeur  de  saint  Pierre,  qu'il  a  autorité 
et  juridiction  sur  les  autres  évoques.  Il  est  utile  toutefois  de 
faire  observer  que  cette  idée  est  relativement  récente,  et  n'avait 
point  cours  au  premier  siècle  de  l'Église.  C'est  encore  aujour- 
d'hui un  point  très  contesté,  malgré  les  présomptions  tirées  de 
répître  I  de  Pierre,  et  nullement  acquis  à  la  science,  de  savoir  si 
l'apôtre  vint  réellement  à  Rome  et  fut  le  fondateur  de  cette 
Église.  Cette  légende  trouvait  des  sceptiques  même  du  temps 
d'Eusèbe;  elle  en  trouve  bien  davantage  aujourd'hui  que  la  cri- 
tique est  plus  minutieuse  et  à  bon  droit  plus  exigeante.  Mais  il 
n'entre  pas  dans  notre  sujet  de  discuter  ici  ce  fait. 

Ce  fut  une  idée,  ingénieuse  sans  doute,  mais  imprudente,  que 


—  107  — 

de  donner  à  la  puissance  pontificale,  une  base  si  fragile  et  si  in- 
certaine. Nous  rencontrons  les  premières  traces  de  cette  filiation 
dans  les  fausses  décrétales  publiées  parmi  les  œuvres  d'Isidore 
de  Séville.  La  deuxième  lettre  de  Sixte  P""  déclare  dans  un  latin 
barbare  que  l'esprit  de  Dieu  réside  dans  les  successeurs  de  Pierre 
et  qu'il  continue  à  protéger  son  Église  (1).  On  sait  ce  qu'il  faut 
penser  de  cette  compilation  maladroite  dont  l'authenticité  est 
contestée  même  par  Baronius.  Le  premier  pape  qui  nous  parait 
avoir  mis  clairement  cette  théorie  au  service  de  ses  prétentions 
est  Pelage,  qui  vivait  au  vi^  siècle  (2).  «  L'Église  romaine,  dit-il, 
ne  doit  pas  son  exaltation  au-dessus  des  autres  églises,  aux 
décrets  des  synodes  ;  elle  tient  la  primatie  de  la  parole  de  Dieu 
même,  notre  Sauveur  :  Tu  es  Pierre,  etc.  »  L'idée  prend  corps 
sous  Grégoire  le  Grand  ;  il  la  fait  sienne,  pour  ainsi  dire,  par  le 
développement  qu'il  lui  donne  et  les  observations  dont  il  l'appuie. 
Dans  ses  commentaires  au  psaume  IV,  il  s'emporte  contre  l'em- 
pereur qui  veut  faire  de  l'Église  romaine  une  servante  et  une 
esclave  :  «  Elle  est  au  contraire,  dit-il,  la  reine  des  nations.  Car 
c'est  d'elle  que  le  Christ  a  dit  :  Je  te  donnerai  les  clefs  du  ciel.  » 
Et  dans  une  longue  lettre  au  patriarche  d'Alexandrie,  où  il  se 
plaint  des  empiétements  et  de  l'ambition  de  l'évêque  de  Constan- 
tinople,  il  révèle  toute  sa  pensée.  «  Qui  ne  sait  que  notre  Église 
a  pour  fondateur  Pierre  lui-même,  et  que  le  nom  du  fondateur 
répond  de  la  solidité  de  l'édifice.  C'est  à  lui  que  le  Verbe  a  dit  : 
Je  te  donnerai  les  clefs  du  royaume  céleste,  et  encore  :  Quand 
tu  seras  converti,  affermis  tes  frères,  et  enfin  :  Simon,  fils  de 
Jean,  m'aimes-tu,  pais  mes  brebis.  —  Aussi,  bien  qu'il  y  ait  eu 
plusieurs  apôtres,  l'autorité  du  siège  du  prince  des  apôtres  a  seule 


(1)  Petro  altribuitur,  quod  in  Romano  episcopo  inliabitet,  eumque   iiistruat   cl  om- 
nium onera  portet  ac  lueatur.    . 

(2)  Pelage  I,  dise.  21. 


—  108  —    . 

,  prévalu,  et  cette  autorité  s'est  communiquée  par  lui  à  trois  siè- 
ges. Car  c'est  Pierre  qui  a  élevé  le  lieu  où  il  repose  et  où  il  a  fini 
sa  vie  terrestre,  savoir  Rome  ;  c'est  lui  qui  a  illustré  la  ville  où 
il  a  envDyé  Tévangéliste,  son  disciple,  savoir  Alexandrie.  C'est 
lui  encore  qui  fonda  le  siège  qu'il  devait  abandonner  après 
l'avoir  occupé  sept  ans,  savoir  Antioche.  » 

Ce  passage  nous  montre  que  dans  l'esprit  du  saint  pape,  c'est 
de  la  suprématie  de  saint  Pierre  sur  les  apôtres  que  dérive  la 
suprématie  des  trois  patriarches  de  Rome ,  d'Alexandrie  et 
d' Antioche.  C'est  sa  présence  qui  les  a  sanctifiées.  Si  ces  trois 
villes  étaient  en  même  temps  les  plus  opulentes  et  les  plus  vastes 
du  monde  romain,  ce  n'est  là  que  l'efifet  d'une  simple  coïnci- 
dence. Leur  grandeur  politique  n'a  rien  à  voir  au  lustre  qu'elles 
ont  reçu  de  l'apostolat  de  Pierre  et  de  son  disciple.  Il  résulte 
encore  de  cette  ingénieuse  filiation  que  Constantinople  et  Jéru- 
salem ne  sont  pas  légitimement  admises  au  partage  des  préroga- 
tives d'honneur.  Le  patriarchat,  dont  elles  tirent  vanité,  n'est 
qu'une  dignité  usurpée,  au  moins  ne  procédait-il  pas,  comme  pour 
les  trois  autres  villes,  d'une  origine  unique  et  presque  divine. 

Cette  théorie  présentait  cependant  quelque  danger.  Du  moment 
que  l'apostolat  de  saint  Pierre  suffisait  à  faire  d'une  ville  quel- 
conque la  capitale  du  monde  catholique,  pourquoi  cet  honneur 
appartenait-il  à  Rome,  plutôt  qu'à  Antioche ,  plutôt  surtout 
qu'à  Jérusalem  ?  C'est  ce  que  faisait  entendre  le  patriarche  Poly- 
chronius  au  pape  Célestin,  en  réclamant  pour  son  épiscopat  la 
priraatie.  «  N'est-  ce  pas  Jérusalem  que  Dieu  même  a  choisie 
pour  que  le  Christ  y  naquît?  N'est-ce  pas  là  qu'il  a  souffert  et 
qu'il  est  ressuscité  ?  N'est-ce  pas  là  qu'il  a  fait  descendre  le  Saint- 
Esprit  sur  ses  disciples?  Là  aussi  que  l'Église  du  Christ  s'est 
constituée  pour  la  première  fois  ?  Là  que  les  apôtres  Pierre,  Jacob, 
Jean,  ont  prêché  l'Evangile?  N'est-ce  pas  d'elle  enfin  que  les  pro- 
phètes ont  prédit  que  la  vérité  sortirait  pour  se  répandre  sur  le 


—  loy  — 

monde  ?  »  Ces  raisons  étaient  spécieuses;  il  était  difficile  au  pape 
d'y  répondre.  Mais  les  avantages  que  présentait  leur  théorie 
étaient  trop  grands  pour  échapper  à  leur  sagacité.  Le  premier  de 
tous  était  d'assurer  leur  indépendance,  d'émanciper  la  papauté 
de  la  tutelle  impériale,  de  la  faire  vivre  de  sa  vie  propre,  sans 
qu'elle  empruntât  à  l'empire  aucun  élément  de  sa  grandeur  nou- 
velle. C'est  pourquoi  les  papes  s'attachèrent  à  faire  valoir  cette 
descendance,  et  à  se  considérer  avant  tout  comme  les  successeurs 
de  saint  Pierre.  Au  moment  où  la  papauté  triomphante  entre- 
prend de  se  dégager  des  liens  politiques  qui  l'unissent  à  Cons- 
tantinople,  le  pape  Adrien  peut  écrire  à  l'évêque  Nigelramnus  : 
«  Rome  est  la  tête  de  toutes  les  églises,  c'est  en  elle  que  toutes 
ont  leur  source.  Cette  primauté  elle  ne  la  doit  pas  aux  synodes 
ou  aux  décrets  de  l'empereur  ;  elle  la  doit  à  la  munificence  de 
Dieu  même.  » 

Ces  décrets  des  empereurs  avaient  seuls  cependant,  dans  l'es- 
prit des  légistes  du  Bas-Empire,  le  droit  de  fixer  les  rangs  des  siè- 
ges épiscopaux.  Les  papes  eux-mêmes  semblaient  le  reconnaître 
en  demandant  à  leurs  prétentions  la  sanction  du  prince.  Si  nous 
nous  plaçons  au  point  de  vue  des  hommes  de  cette  époque,  nous 
constatons  que  Rome  tient  sa  suprématie  religieuse,  non  d'une 
origine  divine  et  apostolique,  mais  d'une  origine  toute  laïque  et 
toute  terrestre.  Parce  qu'elle  est  officiellement  la  capitale  du 
monde  romain,  elle  devient  la  capitale  religieuse  de  la  chré- 
tienté. Les  grandeurs  de  la  république,  les  bienfaits  de  l'empire 
païen  entrent  pour  une  part  notable  dans  la  glorification  de 
Rome  chrétienne.  Elle,  qui  a  été  la  source  du  droit  romain, 
peut  devenir  la  source  du  droit  canonique.  Pas  un  écrivain  by- 
zantin, pas  un  clerc  ne  pense  autrement  en  Orient.  Les  conciles 
prennent  le  soin  de  remarquer  que  l'ancienne  Rome  étant  la 
première  en  honneur,  Constantinople  doit  avoir  le  second  rang, 
2m7x-e  qu'elle  est  la  nouvelle  Rome.  Quel  autre  titre  pourrait-elle 


—   110   — 

.  en  effet  alléguer  en  sa  faveur?  Un  caprice  administratif  l'a  tirée 
du  néant,  alors  que  le  christianisme  couvrait  déjà  le  monde  ro- 
main. Petit  bourg  ignoré,  elle  n'a  pas  eu  la  visite  des  apôtres 
en  voyage  ;  aucune  église  n'a  été  bâtie  par  leurs  disciples  dans 
ses  murs.  Elle  date  de  Constantin  et  de  l'empire  d'Orient.  Si  donc 
elle  est  le  siège  d'un  patriarcliat,  si  elle  vient  immédiatement 
après  Rome,  elle  ne  le  doit  point  aux  apôtres,  qui  Ti'ont  rien  fait 
pour  elle  ;  elle  doit  tout  à  la  présence  de  ses  empereurs.  Rome 
est  son  aînée,  et,  pour  cette  raison  seulement,  l'emporte  sur 
elle. 

L'étude  des  textes  peut  amener  sur  ce  point  la  conviction. 
«  Constantin,  dit  Zonaras,  éleva  Byzance,  qui  dépendait  de 
l'évêché  d'Héraclée,  à  la  dignité  du  patriarchat.  Mais  le  principat 
fut  laissé  à  l'ancienne  Rome,  à  cause  de  la  prérogative  de  Vâge 
et  parce  que  V empire  avait  émigré  de  là  à  Constantinople  (1).  » 
Le  préambule  du  décret  par  lequel  Justinien  signifie  au  pape 
Jean  que  son  église  est  la  première,  est  conçu  en  ces  termes  : 
«  Comme  l'ancienne  Rome  fut  la  source  de  notre  législation,  nul 
ne  doute  qu'elle  doive  être  le  siège  du  souverain  pontificat  (2).  » 
Pour  les  écrivains  ecclésiastiques  de  Rome,  Constantinople  n'est 
qu'une  colonie  et  n'a  pas  droit  aux  honneurs  de  la  métropole  (3). 
Singulière  et  heureuse  colonie,  plus  puissante,  dès  le  premier 
jour,  que  sa  cité  d'origine,  et  qui  en  avait  absorbé  toute  la  vie, 
après  avoir  commencé  par  lui  ravir  l'empire  ! 

C'est  donc  par  une  concession  faite  à  de  vieux  et  glorieux  sou- 
venirs, que  les  empereurs  conservent  à  Rome  sa  suprématie  en 
matière  religieuse.  Quand  ils  s'adressent  à  leurs  souverains,  les 


(1)  Zonaras,  lib.  XIII,  cli.  3. 

(2)  Ut  legura  originem  nnterior  Roma  soitita  est,  ila  et  sumnii  pontificalùs  apicera 
apud  eara  esse  nemo  est  qui  dubitet.  Auth.,  col.  II,  lit.  IV.  —  Ailleurs,  il  appelle 
Rome  «  patriam  legum,  fonteni  sacerdotii.  « 

(3)  Sabellicus,  Ennéade  8. 


—  111  — 

papes  manquent  rarement  d'en  convenir.  Nous  en  avons  la 
preuve  dans  la  requête  adressée  par  le  pape  Bonilace  à  l'empe- 
reur Pliocas.  Au  VII*  siècle,  sous  les  souverains  qui  avaient  pré- 
cédé, Constantinople  avait  cru  pouvoir  s'affranchir  de  la  défé- 
rence due  au  pape  de  Rome  et  se  proclamer  le  premier  siège  de 
la  chrétienté.  Voici  les  quatre  raisons  que  fait  valoir  Boniface 
contre  cette  atteinte  portée  à  la  tradition  :  1"  Le  siège  de  l'em- 
pire fut  d'abord  à  Rome  ;  Constantinople  n'est  qu'une  colonie 
romaine;  2°  l'empereur  ne  tire  pas  son  titre  de  Constantinople, 
mais  de  Rome  ;  il  s'appelle  l'empereur  romain  ;  S*'  les  citoyens 
mêmes  de  Byzance  ne  s'intitulent  pas  citoyens  grecs,  mais  ci- 
toyens romains  ;  4°  enfin,  et  cette  raison  ne  vient  que  la  dernière, 
Pierre  a  confié  à  l'évêque  de  Rome,  et  non  à  un  autre,  les  clefs 
et  le  pouvoir  que  le  Christ  lui  a  donnés.  Phocas  trouva  ces  rai- 
sons concluantes  et  décréta  que  Rome  resterait  la  première  de 
toutes  les  églises.  Mais  ce  décret  même,  qui,  sur  la  demande 
d'un  pape,  décernait  la  primauté  à  Rome,  était  la  reconnais- 
sance des  droits  de  l'empereur  et  de  l'origine  laïque  de  la  supré- 
matie religieuse. 

Peut-être  s'étonnera-t-on  que  les  empereurs  aient  cédé  sur  un 
point  aussi  grave  et  contribué  à  grandir  un  pouvoir  ennemi. 
Mais  Phocas,  après  avoir  fait  périr  Maurice  et  ses  enfants  dans 
d'aflfreux  supplices,  craignait  le  courroux  et  la  vengeance  du 
patriarche  Cyriaque,  resté  fidèle  au  souvenir  des  malheureuses 
victimes.  Il  trouvait  trop  redoutable  son  évêque,  et  n'était  pas 
fâché  de  l'humilier  en  le  faisant  déchoir.  Il  s'assurait  aussi  à 
Rome  un  appui  dont  l'autorité  n'était  pas  à  dédaigner,  qu'il  pou- 
vait invoquer  en  sa  faveur  et  opposer,  le  cas  échéant,  au  clergé 
byzantin,  qu'il  sentait  hostile.  Ainsi,  par  crainte  d'un  ennemi 
prochain,  Phocas  se  servait  de  son  pouvoir  pour  accroître  la 
force  d'un  ennemi  plus  lointain,  mais  par  cela  même  plus  libre 
et  plus  redoutable. 


—  ]l■^  — 

Tant  que  l'Italie  avait  été  gouvernée  par  les  tristes  succes- 
seurs d'Honorius,  et  jusqu'au  jour  où  l'hérule  Odoacre  renvoya 
dédaigneusement  à  l'empereur  Zenon  les  insignes  impériaux,  on 
pouvait  encore  se  faire  illusion  sur  ce  grand  nom  de  Rome.  Mais 
quand  un  barbare  fut,  par  la  fortune  des  armes,  maître  de  l'Ita- 
lie, et  se  choisit  pour  résidence,  non  plus  la  vieille  capitale,  mais 
Ravenne  ou  Vérone,  chacun  \mt  croire  que  le  berceau  de  la  ré- 
publique et  de  iempire,  la  ville  de  Romulus  et  celle  d'Auguste 
allait  bientôt  disparaître  du  rang  des  cités  et  finir  obscurément 
comme  Palmyre,  Babylone  et,  plus  tard,  Antioche.  Et  de  fait, 
la  papauté  seule  sauva  Rome  de  cette  ruine  et  lui  communiqua 
une  vie  nouvelle.  Alors  il  sembla  naturel  aux  Byzantins  de  retirer 
à  la  ville  déchue  la  primatie  d'honneur  dans  les  choses  ecclé- 
siastiques et  de  réserver  à  Constantinople  le  premier  siège. 
Quelle  autorité  pouvait  avoir  désormais  sur  le  monde  l'évêque 
de  Rome,  environnée  de  peuples  barbares,  isolée  du  reste  de  l'em- 
pire, déshéritée  de  toute  influence?  A  quoi  bon  prolonger  cette 
fiction ,  puisque  le  siège  de  l'empire  était  sans  partage  à  Cons- 
tantinople ?  A  cette  ville  devait  revenir  aussi  la  prérogative  reli- 
gieuse de  Rome. 

Nous  pouvons  donc  fixer  à  la  fin  du  v*  siècle  environ  l'époque 
où  les  patriarches  de  Constantinople  tentèrent  de  s'arroger  les 
droits  exercés  jusqu'alors  par  les  papes.  Nous  lisons  dans  une 
constitution  de  Justinien  :  «  L'Egli::e  de  Constantinople  est  la 
tête  de  toutes  les  autres  églises  (I).  »  Au  mois  de  janvier  542, 
Justinien  reçut  la  visite  du  pape  Vigile.  Théophane  nous  dit 
que  le  prélat  obtint  par  ses  prières  que  le  nom  du  patriarche  fût 
rayé  du  premier  rang,  et  que  le  sien  fût  inscrit  à  sa  place  sur 
les  tables  ecclésiastiques  (2).  Ce  passage  est  le  commentaire  na- 

(1)  Cod.  Just.,  tit.  II,  art.  24.      . 

(2)  Theophan.,  Chronic,  p.  192,  éd.  1655. 


—  11;^,  — 

turel  de  la  novelle  que  nous  avons  donnée  plus  haut,  et  qui 
institue  la  hiérarchie  à  observer  entre  les  grands  dignitaires  de 
l'Église.  Cette  apparente  concession  aux  pontifes  romains  fut  de 
courte  durée.  Bientôt  les  évêques  de  Constantinople  inventèrent 
un  titre  nouveau,  celui  de  patriarche  œcuménique.  Jean  de  Cap- 
padoce,  prédécesseur  de  Jean  le  Jeûneur,  paraît  être  l'auteur  de 
cette  usurpation. 

Que  signifiait  au  juste  ce  mot:  œcuménique?  La  plupart  l'in- 
terprétaient dans  le  sens  de  patriarche  universel,  supérieur  à 
tous  les  autres  évêques  de  la  chrétienté.  C'est  ainsi  que  l'enten- 
dirent les  papes,  et  ils  ne  purent  tolérer  cette  prétention.  Le 
bibliothécaire  Anastase,  qui  fut  envoyé  comme  légat  au  septième 
grand  concile,  fit  à  ce  sujet  des  remontrances  aux  évêques  orien- 
taux. Les  Grecs  lui  répondirent  que  ce  titre  n'impliquait  pas 
pour  le  patriarche  la  suprématie  du  monde  tout  entier,  mais 
seulement  l'autorité  exercée  sur  une  partie  du  monde  catholi- 
que. Nous  ne  savons  si  ces  raisons  satisfirent  pleinement  Anas- 
tase ,  mais  il  nous  semble  que  les  Orientaux  se  jouèrent  un  peu 
de  la  crédulité  du  prélat  italien.  Il  était  facile  de  demander  si 
œcuménique  était  le  synonyme  de  catholique,  pourquoi  les  évê- 
ques d'Alexandrie,  d'Antioche,  et  leurs  suffragants  mêmes  ne 
prenaient  pas  aussi  ce  titre. 

L'adversaire  le  plus  vigoureux  et  le  plus  éloquent  des  préten- 
tions du  patriarche  fut  Grégoire  le  Grand.  Il  multiplie  les  lettres 
dans  lesquelles  il  se  plaint  de  l'orgueil  de  Jean  le  Jeûneur.  Nous 
en  comptons  jusqu'à  douze  dans  sa  correspondance  :  «  Je  ne 
m'explique  point,  écrit-il  au  patriarche,  par  quelle  hardiesse  et 
par  quel  orgueil  Votre  Fraternité  ose  se  parer  d'un  nouveau  nom, 
fait  pour  scandaliser  tous  nos  frères.  Vous  vous  déclariez  indigne 
du  nom  d'évêque,  vous  décliniez  jadis  cet  honneur,  et  voici  que 
maintenant  vous  voulez  seul  en  porter  le  titre.  Je  vous  prie,  je 
vous  conjure,  avec  toute  la  douceur  possible,  de  résister  à  ceux 


—  114  — 

qui  vous  flattent  et  vous  attribuent  ce  nom  plein  d'extravagance 
et  de  superbe.  Quel  exemple  vous  propose-t-on  ?  Celui  de  l'ange 
rebelle  qui,  méprisant  les  légions  d'anges  semblables  à  lui,  am- 
bitionna de  n'obéir  à  per-:onne  et  de  commander  à  tous  (1).  »  Et 
comme  Jean  le  Jeûneur  se  retranchait  derrière  la  volonté  impé- 
riale :  «  Ilespère,  écrivait-il, autoriser  sa  vaine  prétention  sijecède 
à  l'empereur,  ou  l'irriter  contre  moi  si  je  lui  résistel  Mais  je  vais 
mon  droit  chemin,  ne  craignant  en  cette  affaire  que  Dieu  seul.  » 
Et  à  l'empereur  Maurice  (2)  :  «  Saint  Pierre,  le  prince  des  apô- 
tres, a  reçu  du  Seigneur  les  clefs  du  royaume  des  cieux,  le  pou- 
voir de  lier  et  de  délier,-  la  direction  et  la  principauté  de  toute 
l'Église,  et  toutefois  on  ne  l'appelle  pas  l'apôtre  univei-sel  !  Est-ce 
ma  cause  que  je  défends?  N'est-ce  pas  celle  de  Dieu  et  de  son 
Église  ?  Nous  savons  que  plusieurs  évêques  de  Constantinople 
ont  été  non-seulement  hérétiques,  mais  hérésiarques,  comme 
Nestorius  et  Macédonius.  Si  donc  celui  qui  remplit  ce  siège  avait 
été  évêque  universel,  toute  l'Église  aurait  pu  être  entraînée 
dans  son  erreur.  Pour  moi,  je  suis  le  serviteur  des  évêques,  tant 
qu'ils  vivent  en  évêques  ;  mais  si  quelqu'un  élève  sa  tête  contre 
Dieu,  je  compte  qu'il  n'abaissera  pas  la  mienne,  même  avec  le 
glaive.  »  Ailleurs  encore,  il  déclare  que  quiconque  se  dit  évêque 
universel  est  le  précurseur  de  l'antechrist. 

Ces  raisons  étaient  dignes  de  la  fermeté  et  de  la  modestie  du 
pape  Grégoire  I".  Il  refusait  pour  lui-même  le  titre  qu'il  déniait 
à  son  collègue.  Il  comprenait  que  le  principe  de  l'absolutisme 
introduit  dans  l'Église  pouvait  être  la  source  des  plus  grands 
désordres.  L'hérésie  du  chef  devait  compromettre  le  salut  des 
membres  de  la  société  chrétienne  tout  entière.  Aussi  se  gardait-il 
d'une  telle  ambition,  et  signait-il  ses  lettres  monitoires  :  Servi- 

(1)  Grégoire,  lib.  IV,  ep.  38. 

(2)  Id.,  lib.  IV,  ep.  32. 


—  115  - 

teur  des  serviteurs  de  Dieu.  Il  était  en  cela  fidèle  à  la  tradition 
des  conciles,  qui  réprouvait  la  domination  d'un  seul  évêque  sur 
tous  les  autres.  Le  troisième  concile  de  Cartilage,  réuni  au  temps 
de  Siricius,  ne  déclarait-il  pas  :  «  L'évêque  du  premier  siège  ne 
doit  pas  s'appeler  prince  des  prêtres,  ni  souverain  pontife,  ni 
prendre  tout  autre  titre  semblable.  L'évêque  de  Rome  lui-même 
ne  peut  prendre  le  nom  d'évêque  universel  (1).  » 

Les  plaintes  de  Grégoire  le  Grand  ne  touchèrent  ni  l'empereur 
ni  le  patriarche.  Jean  le  Jeûneur  et  son  successeur,  Cyriaque, 
continuèrent  à  porter  ce  titre,  et  les  évêques  d'Orient  persistè- 
rent à  le  leur  décerner.  Les  rapports  de  Rome  et  de  Byzance  en 
furent  pour  longtemps  aigris.  Il  est  fâcheux  d'avouer  que  Gré- 
goire, emporté  par  son  ressentiment,  applaudit  à  la  chute  lamen- 
table de  Maurice  et  à  l'élévation  du  sanguinaire  Phocas,  qui, 
d'ailleurs,  donna  satisfaction  aux  griefs  de  la  papauté.  Cette  obs- 
tination eut  d'autres  conséquences.  Les  papes,  voyant  le  patriar- 
che garder  le  titre  d'œcuménique,  se  l'attribuèrent  à  eux-mêmes. 
Le  pape  Léon  P'  l'avait  refusé,  lorsque  les  pères  de  Chalcédoine 
le  lui  offrirent.  Boniface  III  le  sollicita  de  l'empereur  Phocas, 
qui  défendit  à  Cyriaque  de  le  porter  et  le  réserva  à  l'évêque  de 
Rome.  Le  pape  Agathon  le  prend  au  sixième  concile  général, 
et  ses  légats  signent  :  Légats  d'Agathon ,  patriarche  œcumé- 
nique. Cette  dénomination  finit  cependant  par  tomber  en  désué- 
tude dans  l'Église  latine.  Malgré  les  réclamations  répétées  des 
papes,  les  évêques  de  Constantinople  s'obstinèrent  à  le  porter 
pendant  tout  le  cours  de  l'histoire  byzantine  (2).  Encore  aujour- 
d'hui, ils  l'ajoutent  à  leurs  noms  dans  les  documents  publics. 

Ne  croyons  pas  que  ce  titre  fut  pour  les  patriarches  d'Orient 

(1)  Troisième  concile  dé  Carthage;  can.  26,  coll.  Labbe.  Ce  canon  est  passé  sous 
silence  dans  quelques  collections.  —  Le  canon  cinquante-huitième  du  concile  in  Tnillo 
renouvelait  les  mêmes  prescriptions. 

(2)  Voy.  Lettre  du  pape  Adrien  à  l'impér.  Irène  et  à  rem[»er.  Cjonslanlin. 


—  110  — 
une  vaine  formule  destinée  à  contenter  un  amour-propre  exi- 
geant, mais  sans  portée  réelle.  11  était  pour  eux  le  signe  de  la 
suprématie  et  de  la  prééminence.  Constantinople  est  au-dessus 
de  tous  les  autres  sièges,  dit  Balsamon,  parce  quelle  possède  le 
sceptre  de  V empire  romain  (1).  «  Elle  est  la  tète  de  toutes  les 
églises*..  Elle  jouit  des  prérogatives  qu'avait  l'ancienne  Rome,  » 
ajoute  le  Nomocanon. 

Il  se  trouva  un  pape  pour  souscrire  à  ces  prétentions  ou  plutôt 
pour  partager  le  débat.  Le  fameux  Albéric,  gagné  par  les  pré- 
sents du  patriarche  Tliéophylacte,  déclara  l'Église  de  Constanti- 
nople indépendante  de  celle  de  Rome,  et  renonça  au  droit  que  le 
Saint-Siège  élevait  sur  tous  les  évêques  du  monde  (2).  Du  moins 
fut-il  le  seul.  Si  la  querelle  de  Rome  et  de  Byzance  se  termina 
par  un  schisme  ;  si  Photius,  puis  Cérularius,  consommèrent  la 
séparation  des  deux  Églises  ;  si  le  divorce  persiste  encore  de  nos 
jours  entre  les  schismatiques  et  les  catholiques,  ce  ne  sont  pas  de 
vaines  disputes ,  sur  quelques  points  de  dogme  ou  de  liturgie, 
sur  la  procession  du  Saint-Esprit,  le  jeune,  la  confection  du 
saint-chrême,  les  mariages  permis  ou  défendus  qui  ont  creusé 
cet  abîme.  Ce  ne  furent  là,  en  réalité,  que  des  prétextes  à  rom- 
pre. Une  question  plus  haute  et  plus  délicate  domine  le  débat. 
Entre  le  pape  d'un  côté,  l'empereur  et  le  patriarche  de  l'autre, 
c'est  d'une  question  de  souveraineté  qu'il  s'agit.  L'un  se  réclame 
de  l'héritage  de  saint  Pierre,  l'autre  des  droits  de  l'empire.  Deux 
pouvoirs  rivaux,  distincts  par  leur  origine,  pareils  par  le  but 
qu'ils  visent,  sont  aux  prises,  et  l'enjeu  de  cette  lutte  est  la  do- 
mination de  l'Église  et  le  gouvernement  des  âmes. 

(1)  Balsamon,  Médit.  I.  —  Nomocanon,  lit.  I,  ch.  5,  et  tit.  IX.  ch.  5. 

(2)  Luitprand,  Légat,  ad  Niceph.  Mitraiori,  t.  II,  p.  448. 


DEUXIÈME   PARTIE 


CHAPITRE  PREMIER 


L'cnipereiir  législateur  en  matière  relifsieusc» 


C'est  un  fait  admis  par  toutes  les  sociétés  antiques,  émanci- 
pées du  vieux  droit  sacerdotal,  que  l'État  seul  fait  et  promulgue 
la  loi.  Pendant  la  république  romaine,  le  peuple  par  les  plébis- 
cites, le  sénat  par  les  sénatus-consultes,  commencent  à  édifier  le 
vaste  monument  du  droit  romain.  En  vertu  de  la  Lex  Régla,  le 
peuple  abdique  entre  les  mains  de  l'empereur  son  pouvoir  légis- 
latif. Le  prince  exerce  désormais  ce  pouvoir  en  son  nom.  Le 
sénat,  déchu  de  sa  dignité  et  de  son  indépendance,  ne  garde  plus 
que  l'apparence  de  ses  anciennes  prérogatives.  Il  est  réduit  à 
enregistrer  passivement  les  décrets  du  prince.  Les- jurisconsultes 
peuvent  définir  en  ces  termes  le  pouvoir  impérial  :  Quidquid 
principi  placvÀt,  legis  habet  vigorem.  L'État  est  désormais  in- 


—  118  — 

carné  dans  la  personne  du  souverain.  Le  principe  fondamental 
de  la  jurisprudence  romaine  n'a  pas  changé  et  reste  intact. 
Seuls,  les  organes  par  lesquels  s'exerce  la  puissance  législative 
ont  été  modifiés  par  la  constitution  impériale. 

Ce  principe  n'admet  aucune  exception.  La  loi  religieuse,  aussi 
bien  que  la  loi  civile ,  est  du  ressort  du  prince.  Ulpien  dit  : 
«  La  jurisprudence  est  la  connaissance  des  choses  divines  et 
humaines,  la  science  du  juste  et  de  l'injuste,  »  et  Pomponius  : 
«  La  religion  fait  partie  du  droit.  »  Les  siècles  s'écoulent  ;  une 
révolution  prodigieuse  substitue  le  christianisme  au  poly- 
théisme, sans  que  ces  maximes  soient  effacées  de  la  législation, 
et  semblent  avoir  perdu  de  leur  vertu.  Nous  les  retrouvons  in- 
voquées et  textuellement  reproduites  dans  les  Basiliques  , 
comme  dans  la  compilation  de  Justinien  (1),  au  neuvième  siècle 
comme  au  premier.  La  loi  est  l'expression  de  la  volonté  com- 
mune des  citoyens.  Il  appartient  à  l'empereur  seul,  représentant 
de  cette  volonté  collective,  de  la  formuler  et  de  l'inscrire  dans 
les  codes.  La  source  d'où  découle  le  droit  est  unique.  S'il  existe 
un  droit  religieux  et  un  droit  civil,  leur  origine  est  la  même. 
Les  évèques  ne  sont  pas  des  législateurs.  Réunis  en  concile,  ils 
ne  font  pas  des  lois.  L'empereur  seul  est  en  possession  de  donner 
la  sanction  légale  à  leurs  propositions. 

De  longtemps  nul  ne  songea  à  dénier  à  l'empereur  ce  pouvoir 
de  législateur  suprême.  Les  pères  du  iv-  siècle,  les  papes,  Gré- 
goire le  Grand,  si  ferme  dans  la  revendication  des  privilèges  du 
siège  de  Rome,  se  plaignent  de  l'arbitraire  impérial  ;  il  ne  leur 
vient  pas  à  l'esprit  qu'ils  puissent  s'y  soustraire,  sans  manquer 
à  leurs  devoirs  de  respect  envers  le  souverain.  A  plus  forte  rai- 
son l'Orient  tout  entier  se  soumet  et  s'incline  devant  le  droit 
législatif  du  souverain,  ce  droit  s'exerçàt-il  dans  le  domaine 

(1)  Basiliques,  lib.  II,  art.  1  cl  2. 


—  119  — 

religieux.  Un  archevêque  de  Bulgarie,  Démétrius  Chomatenus, 
écrit  :  «  11  appartient  à  l'empereur  seul  de  changer  et  d'innover 
en  matière  canonique  et  ecclésiastique  ;  car  l'empereur  est  pour 
les  églises  le  suprême  maître  des  croyances.  Il  préside  les  sy- 
nodes et  donne  à  leurs  sentences  la  force  qu'il  tire  de  lui-même; 
il  maintient  les  divers  degrés  de  la  hiérarchie  religieuse;  il  règle 
par  ses  lois  la  vie  et  la  discipline  de  ceux  qui  servent  l'autel  ;  il 
intervient  dans  les  jugements  des  évêques  et  des  clercs,  et  dans 
les  élections  des  églises  sans  pasteurs  (1).  »  Telle  est  la  règle 
consacrée  par  la  tradition,  et  dont  nul  empereur,  soucieux  de 
son  droit,  ne  se  départit.  En  s'immisçant  dans  les  affaires  reli- 
gieuses, en  tenant  la  main  à  l'observance  des  prescriptions  ca- 
noniques, en  intervenant  dans  la  discipline  du  clergé,  il  agit  à 
la  fois  comme  dépositaire  de  l'autorité  publique  et  comme  l'héri- 
tier du  droit  pontifical. 

Le  clergé  réuni  dans  ses  comices,  c'est-à-dire  dans  les  conciles, 
n'a  aucune  des  anciennes  prérogatives  des  assemblées  par  cen- 
turies ou  par  tribus.  Il  n'est  pas  non  plus  une  sorte  de  sénat 
religieux,  dont  les  décrets  sont  obligatoires  et  s'imposent  à 
l'obéissance  de  tout  citoyen.  Ces  vieilles  institutions  ne  sont  pas 
rajeunies  au  profit  de  la  république  chrétienne  ;  elles  dorment 
pour  toujours  dans  le  passé  et  n'existent  plus  qu'à  l'état  de  sou- 
venir. L'empereur,  en  provoquant  la  réunion  du  concile,  n'ab- 
dique pas  une  parcelle  de  sa  puissance  législative;  il  ne  rend 
pas  au  peuple  et  à  ses  pasteurs  les  pouvoirs  qu'il  a  reçus  au 
commencement  de  l'empire.  Il  n'admet  les  synodes  que  comme 
des  assemblées  consultatives,  et  non  pas  souveraines.  Les  canons 


(1)  Jus  Grœco-Roman.  Lennclavius,  lib.  V,  Responsio  II  ad  Const.  Cabasilara  : 
Imperator,  ut  communis  existens  et  dictus  epistemonarches,  synodalibus  praeest  senlen- 
tiis,  et  robur  tribuit,  ecclesiasticos  ordines  componit,  et  legem  dat  vitae  politiseque 
eorura  qui  altari  serviunt;  hoc  ampliiis  djudiciis  episcoporum  et  clericorum  et  vacan- 
tium  ecclesiarum  electionibus. 


—  120  — 

ne  sont  pas  des  lois;  ils  peuvent  entrer  dans  la  législation,  mais 
à  condition  que  l'empereur  les  accepte  et  leur  y  fasse  leur  place. 
Ils  n'existent  pas  non  plus  en  dehors  du  droit  public  ;  ils  font 
partie  de  ce  droit. 

De  même  que  plusieurs  des  prescriptions  inscrites  dans  les 
commentaires  des  pontifes  païens  passèrent  dans  la  législation 
républicaine,  ainsi  une  partie  des  décisions  synodales  et  des 
textes  canoniques  figurent  dans  les  codes  impériaux.  Dans  ses 
Scholies  au  Nomocanon,  Balsamon  écrit  :  «  Les  canons  décrétés 
et  confirmés  par  les  empereurs  et  les  évêques  doivent  être  reçus 
au  même  titre  que  les  saintes  Écritures.  Quant  aux  lois,  les 
empereurs  seuls  en  sont  les  auteurs,  et,  pour  ce  motif,  ne  peu- 
vent prévaloir  contre  les  saintes  Écritures  et  les  canons  (1).  » 
Si  nous  serrons  de  près  l'interprétation  de  ce  texte,  nous  voyons 
que  les  canons,  pour  avoir  force  de  lois,  ont  besoin  de  la  double 
consécration  synodale  et  impériale.  Par  eux-mêmes,  ils  n'ont 
qu'une  valeur  relative  et  secondaire;  ils  expriment  l'opinion  des 
évêques  sur  un  point  de  dogme  ou  de  discipline  ;  ils  préparent 
et  appellent  la  sanction  de  l'empereur  :  «  Les  canons  sont  par 
eux-mêmes  nuls  s'ils  sont  contraires  aux  lois,  »  dit  le  Nomoca- 
non (2).  Les  empereurs  forcèrent  souvent  le  clergé  à  s'en  sou- 
venir ;  témoin  leur  résistance  aux  prétentions  des  clercs  à  une 
juridiction  spéciale  en  matière  civile  ;  témoin  la  constitution  de 
Constantius,  qui  cassa  les  canons  d'Ariminum,  déclarant  exempts 
de  tout  impôt  public  les  biens  des  églises;  témoins  tant  d'autres 
décrets  du  même  genre ,  abrogeant  des  dispositions  synodales 
et  où  s'aflfirme  de  la  façon  la  plus  absolue  l'omnipotence  impé- 
riale (3).  Quand  Justinien  dit  quelque  part  :  «  Les  canons 

(1)  Balsamon,  Schol.  ad  Ttt.  \,  can.  2  du  Nomocanon. 

(2)  Nomocanon,  id.,  ibiil. 

(.1)  Code  Ttipnd.,  lib.  XVI,  lil.  Il,  la.  Quod  no»tia  saiiclio  dudùm  videtur  rcpulibse. 


—  121  — 
ont  une  valeur  égale  aux  lois,  »  il  a  soin  d'ajouter  :  «  Ainsi  le 
veulent  nos  lois  elles-mêmes.  »  Ce  qui  revient  à  dire  :  Notre 
volonté  les  transforme  en  textes  législatifs  (1).  Les  canons  des 
conciles  œcuméniques  ne  peuvent  se  passer  de  la  même  sanction. 
La  solennité  de  l'assemblée  où  ils  ont  été  discutés ,  le  nombre 
des  prélats  qui  ont  collaboré  à  leur  rédaction,  n'ajoutent  rien  à 
leur  autorité  au  point  de  vue  légal.  Ils  n'ont  qu'une  valeur  con- 
sultative plus  grande,  en  tant  qu'ils  représentent  l'opinion  de 
l'Église  universelle.  Pour  qu'ils  deviennent  obligatoires,  il  faut 
que  l'empereur  les  revête  de  son  sceau,  les  confirme  et  les  publie  de 
la  même  façon  que  les  autres  édits  impériaux.  Justinien  et  Basile 
les  inscrivent  dans  leurs  codes,  mais  avec  cette  mention  :  «  Nous 
décrétons  que  les  saints  canons  ecclésiastiques  promulgués  par  les 
sept  conciles  œcuméniques  obtiendront  force  de  loi  (2).  »  Pour  ce 
qui  est  de  la  supériorité  des  canons  sur  les  lois,  telle  qu'on  pour- 
rait l'inférer  des  textes  de  Balsamon,  elle  est  toute  apparente  :  le 
commentateur  a  entendu  dire  seulement  que  si  les  lois  ordinai- 
res ont  pour  elles  l'autorité  impériale,  les  canons  reconnus  par 
la  loi  ont  pour  eux,  outre  l'empereur,  les  conciles.  Cette  double 
autorité  les  rend  par  là  même  plus  respectables. 

Sans  doute  il  est  admis  par  l'Église  que  les  lois  impériales, 
contraires  aux  canons  ne  peuvent  rien  pour  les  infirmer  et 
les  détruire.  Le  caprice  impérial  ne  saurait  revenir  sur  les 
décisions  prononcées  par  les  conciles  œcuméniques  et  confir- 
mées par  l'empereur.  Il  ne  peut  pas  opposer  au  dogme  de  l'Église 
un  dogme  de  son  invention  et  le  déclarer  obligatoire.  Bien  que 
l'histoire  byzantine  soit  pleine  de  prétentions  contraires,  l'usage 
veut  que  tout  dogme  nouveau  soit  reconnu  par  les  cinq  patriar- 
ches au  nom  de  l'Église  catholique,  et  cet  usage  est  respecté  par 

(1)  Cod.  Just.,  tit.  III,  44.  Sacros  canones  non  minus  qiiam  leges  valere,  etiara 
noslrœ  volant  leges. 

(2)  Just.  Nov.  131.  —  Basiliques,  lib.  V,  (i(.  III,  1. 


—  122  — 
tous  les  empereurs  soucieux  de  la  paix  publique,  et  désireux  de 
conserver  l'harmonie  entre  le  pouvoir  spirituel  et  le  temporel. 
Le  plus  souvent  ils  se  contentent  de  donner  une  interprétation 
nouvelle  des  Écritures  ou  des  décisions  canoniques  ;  rarement 
ils  heurtent  de  front  le  dogme  reçu  ;  ils  innovent  plutôt  qu'ils 
ne  réforment. 

Lorsqu'il  s'agit  d'abolir  une  constitution  impériale  entachée 
d'hérésie,  les  docteurs  de  Byzance,  embarrassés  de  trouver  dans 
l'arsenal  des  lois  une  disposition  qui  diminue  l'omnipotence  lé- 
gislative du  souverain,  sont  obligés  de  recourir  à  des  biais  ingé- 
nieux. Ce  ne  sont  pas  les  hommes,  mais  Dieu  qui  se  charge  de 
donner  un  démenti  à  l'édit  de  l'empereur.  Tarasius,  qui  détrui- 
sit à  Constantinople  l'hérésie  des  iconoclastes,  est  obligé  de  faire 
le  procès  à  Léon  l'Isaurien.  «  L'empereur,  dit-il,  a  renversé  les 
images.  Mais,  parce  que  la  seule  volonté  impériale  les  a  renver- 
sées et  que  l'Église  n'a  pas  consenti  à  leur  destruction,  toute  la 
question  se  réduit  à  ceci  :  L'empereur  a  jugé  bon  d'abolir  une 
ancienne  coutume,  respectée  par  la  tradition  ;  mais  imr  ce  décret 
la  volonté  divine  n'a  pas  été  liée  (1).  »  Tel  est,  ce  nous  semble, 
le  commentaire  naturel  à  la  Scholie  de  Balsamon.  D'une  part,  la 
•sanction  impériale  est  nécessaire  pour  transformer  en  lois  les 
canons  de  l'Église  ;  d'autre  part,  le  dogme  ne  peut  être  décrété 
par  l'empereur  sans  le  consentement  de  l'Église,  et  en  opposition 
à  ses  canons.  Il  y  a  loin  de  cette  règle  à  l'audacieuse  prétention 
du  pape  Nicolas  I"  :  «  Les  lois  des  empereurs  ne  doivent  pas 
être  absolument  rejetées,  mais  elles  doivent  passer  après  les  dé- 
crets émanant  des  apôtres  et  des  conciles,  et  ne  peuvent  leur 
porter  préjudice.  »  Nous  voyous  ici  poindre  le  droit  nouveau, 
tel  que  Rome  va  le  proclamer  au  ix''  siècle,  mais  que  le  droit 
grseco-romain  ne  consentira  jamais  à  admettre. 

(1)  Theophan.,  Chronicon,  p.  338,  éd.  161^. 


—  123  — 

Les  articles  de  législation  religieuse  abondent  dans  le  code 
théodosien,  dans  les  compilations  de  Justinien  et  dans  les  Basi- 
liques. Ils  remplissent  des  titres  et  des  livres  entiers.  On  ne  peut 
manquer  d'être  frappé  de  cette  sollicitude,  sans  cesse  éveillée 
sur  les  personnes  et  les  choses  qui  touclient  à  l'Église.  L'empe- 
reur a  la  conscience  que  son  premier  devoir  est  le  soin  de  la  re- 
ligion. En  maintes  circonstances,  il  proclame  qu'il  est  le  gardien 
des  saintes  Écritures  et  des  canons,  le  défenseur  de  l'orthodoxie, 
le  gardien  vigilant  de  la  discipline  ecclésiastique.  Grégoire  le 
Grand  lui  fait  dire  par  l'organe  de  Dieu  :  «  J'ai  confié  à  ta  main 
mes  prêtres.  » 

Les  souverains  de  Byzance  sont  tous  des  théologiens  exercés 
dans  la  connaissance  du  droit  canonique,  aussi  bien  que  du  drcit 
civil.  Et  de  même  qu'ils  ap;iellent  dans  leur  conseil  des  juriscon- 
sultes laïques,  quand  ils  veulent  combler  quelque  lacune  de  la 
législation  civile,  ils  s'éclairent  des  lumières  de  jurisconsultes 
ecclésiastiques ,  évêques  ou  docteurs ,  s'ils  veulent  légiférer  en 
matière  religieuse.  Le  patriarche  de  Constantinople  est  natu- 
rellement appelé  le  premier  à  ces  consultations.  Mais  l'empereur 
ne  se  fait  point  faute  de  recourir  à  d'autres  évêques  qui  ont 
gagné  sa  confiance  par  leur  sainteté,  leur  science  ou  leur  com- 
plaisance. Il  semble,  sans  que  nous  puissions  formellement  l'af- 
firmer, qu'un  conseil  de  théologiens  siégea  en  permanence  dans 
le  palais,  toujours  prêts  à  donner  leur  avis  et  à  éclairer  la  reli- 
gion du  prince  (1). 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'examiner  en  détail  la  législation  re- 
ligieuse de  l'empire  byzantin.  Nous  voulons  seulement  en  indi- 
quer brièvement  l'esprit  et  la  portée. 

Nous  distinguons  tout  d'abord  une  série  de  constitutions  ayant 

(1)  Imperator  Gregoriara  Agrigentinum  et  patriardiam  in  consilium  adhibuisse 
dicilur,  cùm  de  sacris  legibus  promulgandis  curam  sumpsisset.  —  Metaphraste  in  vifa 
Gregorii.  —  Vide  Tcopli.,  Chronicon,  p.  56,  éd.  1655;  ibid,,  p,  366. 


—  124  — 

pour  objet  de  détendre  le  dogme  établi  par  les  canons  et  d'en 
assurer  l'application.  Les  empereurs  s'y  montrent  les  véritables 
évêques  extérieurs  de  l'Église,  et  leur  langage  est  tel,  qu'il  est 
difficile  de  démêler  si  c'est  l'évêque  ou  le  suprême  législateur 
qui  parle.  «  Nous  frappons  d'anathème  toute  hérésie,  »  dit  l'em- 
pereur Basile,  après  avoir,  par  un  édit  impérial,  transformé  en  lois 
de  l'État  les  décrets  des  sept  conciles  œcuméniques  (1),  »  Tous 
les  princes  qui  le  précèdent  ou  le  suivent  s'expriment  dans  des 
termes  semblables.  «  Nous  voulons,  dit  une  constitution  de  Gra- 
tien,  que  tous  les  peuples  que  régit  notre  clémence,  suivent  la 
foi  de  l'évêque  de  Rome  et  de  l'évêque  d'Alexandrie.  Ceux  qui 
observent  leur  symbole,  nous  ordonnons  qu'ils  prennent  le  nom 
de  catholiques.  Quant  aux  insensés  qui  s'abandonnent  à  la  folie 
des  dogmes  hérétiques,  ils  seront  atteints  d'abord  par  la  ven- 
geance céleste,  ensuite  par  la  puissance  que  la  volonté  divine  nous 
a  mise  entre  les  mains.  »  «  Que  toutes  les  hérésies  défendues 
par  les  lois  et  les  édits  impériaux  cessent  à  jamais,  »  dit  une 
autre  constitution  de  Gratien,  renouvelée  par  Basile  (2).  «  Que 
le  nom  du  Dieu  suprême  et  unique  soit  partout  célébré  (3).  » 
«  Nous  n'admettons  pas  l'erreur  de  ceux  qui  baptisent  deux 
fois  (4).  »  Justinien  ordonne  qu'il  n'y  ait  plus  ni  païens  ni  hé- 
rétiques, mais  seulement  des  chrétiens  orthodoxes,  et  il  donne 
trois  mois  aux  dissidents  pour  se  convertir  (5).  Justin  II  défend 
que  personne  innove  désormais  en  matière  ecclésiastique  (6). 
.  Les  hérétiques  sont  poursuivis  avec  une  impitoyable  rigueur. 
Théodose  institue  de  véritables  inquisiteurs  d'État,  chargés  de 

(1)  Basile,  lib.  1 ,  (5  :  àvK0£y.5C7jÇOj!>tïv  râcav  «.'ipeuiv. 

(2)  Code  Tliéûd.,  lib.  XVI,  lit.  V,  5.  —  Basile,  tit.  1,  21. 

(3)  Code  Théod.,  lib.  XVI,  tit.  V,  6. 

(4)  Code  Théod.,  lib.  XVI,  tit.  VI,  3. 

(5)  Evagre,  lib.  IV,  cb.  9. 

(6)  Ibid.,  lib.  V,  cb.  4. 


scruter  les  opinions  de  cliacun  et  de  dénoncer  les  délinquants 
au  bras  séculier.  Les  livres  mêmes,  coupables  de  renfermer  des 
doctrines  perverses,  n'échappent  pas  à  l'œil  vigilant  de  la  police 
impériale.  Tliéodose  et  Valentinien  proposent  de  brûler  tous  les 
manuscrits  qui  rappellent  les  erreurs  de  Nestorius  ou  qui  s'ins- 
pirent de  ses  écrits.  Les  proscriptions,  l'exil,  les  mutilations,  la 
mort,  atteignent  les  coupables,  devançant  ainsi  la  justice  de 
Dieu.  S'il  faut  en  croire  Cedrenus,  l'impératrice  Théodora,  prise 
du  zèle  le  plus  brûlant  pour  la  foi,  fit  périr  par  la  croix  ou  par 
le  glaive  plus  de  cent  mille  manichéens  et  pauliciens  (1).  Ces 
exécutions,  opérées  par  les  inquisiteurs  Léo  Argyrus  et  Andro- 
nicus  Doucas ,  rappellent  et  dépassent  les  excès  de  l'inquisition 
espagnole  et  les  assises  sanglantes  de  Jeffreys,  en  Angleterre. 
Le  glaive  de  la  loi,  qui  remplissait  de  sang  la  Rome  impériale, 
les  exils  qui  peuplaient  de  proscrits  les  écueils  et  les  îles  de  la 
Méditerranée,  sont  mis  par  les  empereurs  byzantins  au  service 
de  l'orthodoxie.  Jadis  un  sénatus-consulte  défendait  les  affilia- 
tions au  culte  de  Bacchus  et  condamnait  ceux  qui  participaient 
à  ces  mystères.  Plus  tard,  les  empereurs  exclurent  les  chrétiens 
de  la  tolérance  universelle  accordée  aux  religions  des  sujets  de 
Rome;  les  empereurs  ralliés  au  christianisme  tournent  mainte- 
nant les  mêmes  armes  contre  l'hérésie  et  invoquent  contre  elle 
les  droits  de  l'État.  Le  culte  a  changé,  mais  non  la  politique  et 
les  principes  de  gouvernement  des  successeurs  d'Auguste. 

La  seule  diflférence  entre  le  culte  nouveau  et  l'ancien,  c'est 
que  le  premier  est  moins  tolérant  et  moins  hospitalier  que  le 
paganisme.  Constantin,  Julien,  Valons,  essaient  de  faire  vivre 
côte  à  côte  les  zélateurs  de  doctrines  adverses  et  de  protéger 
indififéremment  toutes  les  croyances.  Ces  velléités  d'impartialité 
cessent  bientôt.  L'État  a  son  symbole  et  prétend  imposer  sa  foi, 

(1)  Codreniis,  lomc  11,  p.  341,  éd.  1647. 


—  120  — 

Eu  vain  les  consciences  froissées  et  outragées  s'irritent  et  récla- 
ment. L'hérésie  est  interdite  comme  une  offense  à  l'État,  à  la 
loi,  au  prince.  Les  atteintes  à  la  religion  sont  des  crimes  publics 
et  sont  punis  comme  tels.  Les  apostats  perdent  leurs  droits  de 
citoyens.  Ils  demeurent  absqiœ  jure  Roriiano  (1).  Ils  n'ont  plus 
la  faculté  de  tester,  d'hériter.  Le  magistrat  ne  reçoit  plus  leur 
témoignage  en  justice,  leurs  biens  sont  confisqués,  et  la  prescrip- 
tion contre  leur  crime  s'étend  jusqu'à  cinq  années  après  leur 
mort.  Ils  vivent  en  véritables  parias  de  la  législation  byzan- 
tine (2).  L'État,  c'est-à-dire  le  prince,  impose  sa  croyance  ;  il 
adopte  et  fait  siens  les  dogmes  de  l'Église,  il  poursuit  comme  des 
rebelles  les  contempteurs  des  prescriptions  canoniques.  La  foi 
comme  la  loi  est  en  dehors  et  au-dessus  de  toute  discussion.  On 
peut  dire  en  interprétant  la  parole  du  Digeste  :  Ce  qui  plait  au 
prince  en  matière  de  foi  a  force  de  loi.  De  là,  à  la  faveur  de  cette 
confusion,  de  graves  périls  pour  l'Église,  prisonnière  e.le-mème 
des  défenseurs  qu'elle  s'est  donnés.  Si  l'hérésie  est  une  infraction 
à  la  loi  et  une  offense  au  prince,  lui-même  peut  être  à  son  tour 
impunément  fauteur  d'hérésie,  et  regarder  comme  rebelle  qui- 
conque résiste  à  son  caprice.  De  là  aussi  les  funestes  tendances  des 
empereurs  à  innover  sans  cesse  en  matière  de  dogme,  les  troubles 
périodiques  qui  pendant  cinq  siècles  bouleversèrent  la  chré- 
tienté, et  l'affranchissement  de  cette  tutelle,  reconnu  indispen- 
sable pour  la  foi  et  opéré  par  les  évèques  de  Rome. 

Toute  une  série  d'autres  articles  de  lois  semblent  se  rattacher 
à  l'ancien  droit  pontifical.  On  sait  que  le  Pontifex  maximus 
avait  dans  l'ancienne  Rome  le  devoir  de  prescrire  les  jours  fériés, 
de  dresser  le  calendrier,  de  veiller  au  respect  des  sépultures. 
Jules  César  modifia  le  calendrier  romain,  et  adopta  la  réforme 


(t)  Code  Théod.,  lib.  XVI,  tit.  VII,  1  et  i. 

(»)  Codex  I,  tu:  VI,  VII,  %  3.  —  Basil.,  lib.  I,  §  18,  53, 


—  127  — 

d'Eudoxe.  Auguste  et  ses  successeurs  prescrivirent  des  jeux 
publics,  instituèrent  les  fêtes  séculaires,  les  quinquennalia,  etc. 
Les  empereurs  chrétiens  se  conformèrent  à  ces  traditions  res- 
pectées. Constantin  déclare  que  l'empereur  seul  a  le  droit  de 
désigner  les  jours  fériés  (1).  Il  ordonne  aux  juges  et  même  aux 
artisans  de  suspendre  leurs  travaux  le  dimanche.  Il  n'établit 
d'exception  que  pour  les  travaux  des  champs  qui  ne  peuvent  se 
remettre  en  raison  du  temps.  La  seule  occupation  permise  le 
jour  dominical  est  l'émancipation  des  esclaves  (2).  Sont  déclarés 
jours  fériés  par  une  constitution  de  Théodose  et  d'Arcadius,  les 
anniversaires  de  la  fondation  de  Rome  et  de  Constantinople,  le 
temps  de  la  Pâques,  c'est-à-dire  les  sept  jours  qui  précèdent  et 
les  sept  qui  suivent  la  Résurrection,  le  jour  de  la  Nativité  du 
Seigneur,  l'Epiphanie,  etc.,  les  anniversaires  de  la  naissance  et 
de  l'avènement  de  l'empereur  régnant.  Constantin  insista  au 
concile  de  Nicée  et  usa  de  rigueur,  pour  que  la  fête  de  Pâques 
fût  célébrée  le  même  jour  par  tous  les  chrétiens.  Les  empereurs 
continuèrent  à  protéger  la  demeure  des  morts  et  à  punir  comme 
sacrilèges  ceux  qui  troubleraient  leur  repos,  en  enlevant  les  pier- 
res qui  les  couvrent,  les  vases  et  autres  ornements  qui  les  déco- 
rent (3).  Il  n'est  pas  téméraire  de  voir  dans  cette  sollicitude  de 
l'empereur,  un  vestige  des  pouvoirs  que  lui  conférait  autrefois  le 
pontificat. 

Les  mesures  concernant  la  discipline  et  la  police  intérieure  de 
l'église  tiennent  une  large  pla'ce  dans  la  législation.  Le  livre  XVI 
du  Code  théodosien,  le  livre  I  (de  summâ  Trinitate)  du  Code  de 
Justinien  sont  exclusivement  consacrés  à  l'Église  et  à  ses  mem- 
bres. Nombre  de  ces  articles  sont  évidemment  empruntés  aux 


(1)  Codex,  lib.  III,  lit.  12,  De  Feriïs. 

(2)  Sozomène,  lib.  VI,  8. 

(3)  Codex,  lib.  IX,  tit.  19. 


—    12cS    — 

dispositions  synodales.  On  remarque  dans  d'autres  la  préoccupa- 
tion de  prémunir  l'État  contre  les  empiétements  et  l'influence  de 
plus  en  plus  agissante  du  clergé.  Comblé  de  grâces  et  de  faveurs 
par  la  complaisance  des  césars  néophytes,  exempté  des  servitu- 
des et  des  charges  publiques,  enrichi  par  des  donations  fréquen- 
tes, le  clergé  voit  peu  à  peu  ses  privilèges  diminués  et  restreints, 
comme  si  ies  empereurs,  après  avoir  grandi  l'Église,  pensant 
trouver  en  elle  un  appui  solide  de  leur  autorité,  s'étaient  aper- 
çus qu'ils  travaillaient  pour  son  indépendance,  plutôt  que  pour 
la  stabilité  des  institutions  impériales. 

Sauvegarder  les  droits  et  les  intérêts  de  l'État,  conserver  au 
clergé  la  dignité  et  la  pureté  qui  sont  indispensables  à  ses  fonc- 
tions, tel  est  le  double  souci  qui  se  fait  jour  dans  les  volumineux 
recueils  législatifs  des  empereurs.  Défense  est  faite  d'ordonner 
des  prêtres  qui  ne  savent  pas  lire,  qui  ont  vécu  en  concubinage, 
et  ont  eu  des  enfants  naturels,  qui  ont  moins  de  trente  ans,  ou 
des  diacres  âgés  de  moins  de  vingt-cinq  ans  (1).  Les  évèques, 
prêtres,  diacres,  sous-diacres,  lecteurs,  doivent  s'interdire  les 
jeux,  les  dés,  les  paris,  éviter  les  spectacles,  sous  peine  d'être 
privés  pendant  trois  ans  de  leurs  fonctions,  et  relégués  dans  un 
monastère  (2).  La  loi  prend  les  précautions  les  plus  minutieuses 
touchant  la  moralité  de  ceux,  hommes  ou  femmes,  qui  embras- 
sent la  vie  monastique,  et  qui  par  leurs  désordres  risqu^ent  de 
déshonorer  les  asiles  de  la  prière  et  du  recueillement  (3).  Une 
loi  fixe  le  nombre  des  desservants  du  culte,  et  spécialement  dans 
la  province  ecclésiastique  de  Constantinople.  Ce  nombre  ne  peut 
dépasser  le  chiffre  de  soixante  pour  les  prêtres,  cent  pour  les 
diacres,  de  quarante  pour  les  femmes  consacrées  au  culte,  de 

(1)  Basil.,  lib.  III,  tit.  I,  20,  23,24. 

(2)  Codex,  lib.  I,  tit.  III,  17,  Lex  Honorii. 

(3)  Id.,  lib.  I,  tit.  III,   43,  Ep.  Jtislinien  ad  Mennam.  V.  Codex  I,  tit.  VI, 
toute  une  législation  sur  les  monastères  et  tit.  "VU,  sur  l'ordination  des  (-vêques. 


—  12V>  — 

(juatre-vingt-dix  pour  les  sous-diacres,  de  cent  dix  [)ûui'  les  lec- 
teurs, de  vingt-cinq  pour  les  chantres,  et  de  cent  pour  les 
ostiaires. 

11  fallait  empêcher  aussi  que,  séduits  par  les  avantages  faits 
aux  clercs  et  par  les  immunités  attachées  à  leurs  fonctions, 
beaucoup  de  citoyens  actifs,  désireux  de  se  soustraire  aux  char- 
ges publiques,  entrassent  dans  le  temple,  enrichissant  l'Église  et 
appauvrissant  l'État.  Il  fallait  opposer  une  barrière  au  zèle 
intéressé  des  esclaves  et  des  affranchis,  qui  seraient  tentés  de 
chercher  dans  l'Église  un  refuge  contre  les  exigences  du  patro- 
nat et  les  duretés  de  la  servitude.  Plusieurs  constitutions  éta- 
blissent que  les  adscriptitii  et  le&censiti,  ne  peuvent,  sans  l'ex- 
presse volonté  de  leurs  maîtres,  entrer  dans  les  ordres  ou  se  faire 
moines.  S'ils  tentent  d'échapper  à  cette  contrainte,  au  moins 
doivent-ils  trouver  un  remplaçant  qui  s'acquitte  envers  leurs 
maîtres  des  obligations  que  leur  situation  exige.  L'esclave  ne 
peut  être  ordonné  si  l'octroi  de  sa  liberté  ne  précède  pas  la  cléri- 
cature  (1).  Si  l'esclave,  au  su  de  son  maître,  reçoit  l'ordination, 
la  cérémonie  religieuse  le  fait  libre  et  ingénu.  Si  la  cérémonie 
s'accomplit  à  l'insu  du  maître,  une  latitude  d'un  an  est  laissée  à 
celui-ci  pour  réclamer  sa  propriété  et  rendre  le  clerc  à  sa  con- 
dition servile.  Si  l'esclave  rompt  ses  vœux  ecclésiastiques  et 
retourne  au  siècle,  il  retombe  dans  la  servitude. 

Ailleurs,  la  loi  défend  au  curiale  d'entrer  dans  les  rangs  du 
clergé.  Il  le  pourra  néanmoins,  s'il  consent  à  abandonner  le 
quart  de  sa  fortune  aux  décurions  et  au  fisc  (2).  La  même 
défense  s'applique  aux  officiers  publics  qui  n'ont  pas  rendu  leurs 
comptes  (3).  Quittes  envers  l'État ,  curiales  et  fonctionnaires 

(1)  Codex,  De  episcopis  et  cleris,  til.  III,  36etseq. 

(2)  Codex,  lib.  I,  tit.  III,  52. 

(3)  Id.,  iib.  I,  tit.  II,  4  :  Neque  curialem,  iieque  officialem  clericum  fieri  perinit- 
timus. 

9 


—   llM)  — 

peuvent  vouer  en  paix  leur  vie  à  Dieu  et  songer  au  salut  de  leur 
âme.  Mais  l'État  est  un  maitre  impérieux,  dont  le  service  passe 
avant  celui  du  ciel. 

S'il  importe  de  ne  pas  diminuer  les  revenus  publics  au  profit 
de  l'Église,  il  importe  davantage  encore  de  ne  pas  affaiblir  l'État 
en  lui  enlevant  ses  défenseurs.  Les  fils  dégénérés  de  l'Italie  et  de 
la  Grèce,  préféraient  aux  fatigues  de  la  guerre  les  douceurs 
monotones  du  cloître,  et  les  honneurs  sacerdotaux  à  la  gloire 
périlleuse  des  armes.  L'Église  se  recrutait  donc  aux  dépens  des 
légions,  livrées  aux  mercenaires  barbares.  Déjà  l'empereur 
.Julien,  ardent  à  chasser  le  clergé  chrétien  des  positions  conqui- 
ses sous  ses  prédécesseurs,  avait  fait  inscrire  d'office  tous  les 
clercs  sur  le  catalogue  des  soldats.  L'empereur  Valens  avait 
ordonné  de  fouiller  les  solitudes  de  la  Syrie  et  les  déserts  de  la 
Thébaïde,  pour  verser  dans  la  milice  les  moines  réfractaires.  Ces 
mesures  intermittentes  ne  purent  triompher  d'abus  qui  s'invé- 
térèrent  sous  des  empereurs  plus  bienveillants.  Enfin  l'empereur 
Maurice,  si  respectueux  pourtant  des  prérogatives  du  clergé, 
publia  une  loi  conçue  en  ces  termes  :  «  Aucun  de  ceux  qui  se 
sont  enrôlés  et  qui  portent  au  bras  la  marque  des  soldats  du 
prince,  ne  peut  se  faire  moine,  s'il  n'a  achevé  le  temps  de  son 
service,  à  moins  qu'il  ne  soit  réformé  pour  blessures.  »  Une  autre 
loi  concernant  les  fonctionnaires  publics  renouvelait  les  décrets 
de  Justinien,  mentionnés  plus  haut. 

Le  pape  Grégoire  le  Grand  approuva  la  seconde  de  ces  lois, 
mais  s'éleva  en  termes  fort  vifs  contre  la  première.  L'empereur 
fermait  ainsi  les  portes  du  ciel  à  de  nombreux  chrétiens  disposés 
à  quitter  le  siècle,  au  moment  où  la  findu  monde  était  annoncée 
comme  prochaine.  Ne  pouvait-il  respecter  un  usage  approuvé 
par  ses  prédécesseurs  ?  Pourquoi  défendre  ce  que  d'autres  empe- 
reurs ont  permis?  «  Le  Christ,  ajoutait-il,  te  parle  ainsi  par 
ma  bouche  :  Je  t'ai  fait  de  notaire,  comte  du  palais,  de  comte 


—  l;il  — 

(kl  palais,  césar;  de  césar,  empereur  et  même  père  d'empe- 
reurs. J'ai  confié  en  tes  mains  mes  prêtres,  et  toi  tu  veux  sous- 
traire tes  soldats  à  mon  service.  Que  répondras-tu  ù  notre  divin 
maître,  lorsqu'au  jour  du  jugement  il  te  tiendra  ce  langage?  » 
Malgré  ces  plaintes,  le  pape,  tout  en  blâmant  la  loi,  lui  obéit  et 
envoya  le  décret  impérial  à  ses  métropolitains,  pour  qu'il  fût 
publié  suivant  l'usage,  dans  les  églises.  Il  ne  songea  pas  à  une 
résistance  qui  eût  été  une  dérogation  formelle  à  l'obéissance  due 
au  prince.  Il  ne  fut  pas,  comme  le  prétend  Baronius,  «  un  hallu- 
ciné, un  vil  flatteur  de  la  majesté  impériale  ».  Il  resta  dans  la 
limite  stricte  de  ses  attributions,  l'avocat  du  clergé,  mais  le  ser- 
viteur de  l'empereur.  Et  cependant  au  fond  de  son  âme  il  ressen- 
tait une  vive  douleur.  «  Il  me  paraît  bien  dur,  écrivait-il  au 
patries  Théodore,  que  Dieu  soit  ainsi  privé  de  ses  serviteurs,  lui 
qui  a  tout  accordé  à  Maurice,  et  qui  lui  a  donné  la  domination, 
non-seulement  sur  les  soldats,  mais  aussi  sur  les  prêtres  (1).  » 
Du  reste,  rigide  observateur  de  la  loi,  il  se  rendait  justice  à  lui- 
même.  «  J'ai  fait  mon  devoir,  disait-il,  j'ai  rendu  à  l'empereur 
le  respect  que  je  lui  dois,  et  d'autre  part  je  n'ai  pas  gardé  le 
silence  sur  ce  que  j'ai  cru  des  abus.  » 

L'exemple  de  cette  scrupuleuse  obéissance  avait  été  donné  au 
pape  Grégoire  par  plus  d'un  saint  docteur.  Constantin  avait  per- 
mis aux  clercs  de  recevoir  des  legs  de  personnes  pieuses,  sans  que 
les  magistrats  fussent  autorisés  à  en  récuser  la  validité.  Cette 
permission  avait  amené  des  abus  tels,  que  l'empereur  Valenti- 
nien  dut  abroger  la  législation  précédente  et  défendre  aux  clercs 
de  recevoir  des  dons  en  héritage.  Saint  Jérôme  explique  la  néces- 


(1)  Baronius,  Aiin.  EccL,  an  593,  §  19  :  Ego  quidem  jussioni  subjectus  eamdena 
legem  per  divcrsas  lerrarum  partes,  transraitti  feci,  et  quia  lex  ipsa  oranipotenti  Deo 
minime  concordat,  per  suggestionis  meœ  paginam  sereuissimis  dorainis  nunciari.  Utro- 
bique  ego,  quse  debui,  e\colui,  qui  et  Imperatori  obedientiam  prœbui  et  pro  eo  quod 
sensi  minime  tacui. 


—  132  — 
site  de  cette  loi  par  les  obsessions  et  les  intrigues  des  gens 
d'église,  auprès  des  matrones,  des  veuves  et  des  vieillards.  Il 
dépeint  en  termes  énergiques  cette  comédie  de  la  piété  et  de  la 
pauvreté  jouée  par  les  ministres  du  culte  au  lit  des  mourants  (1). 
Il  s'écrie  :  «  Voici  une  grande  honte  pour  nous.  Les  prêtres  des 
faux  dieux,  les  bateleurs,  les  personnes  les  plus  infâmes  peuvent 
être  légataires,  les  prêtres  et  les  moines  seuls  sont  privés  de  ce 
droit.  Une  loi  le  leur  interdit,  et  une  loi  qui  n'est  pas  faite  par 
des  empereurs  ennemis  de  la  religion,  mais  par  des  princes  chré- 
tiens. Cette  loi  même,  je  ne  me  plains  pas  qu'on  l'ait  faite;  mais 
je  me  plains  qud  nous  l'ayons  méritée.  Elle  fut  inspirée  par  une 
sage  prévoyance,  mais  elle  n'est  pas  assez  forte  contre  la  cupi- 
dité. On  se  joue  de  ses  défenses  par  de  scandaleux  fidéi-com- 
mis,  etc.  » 

Enfin  l'Église  armait  les  prêtres  d'une  arme  terrible  et  dange- 
reuse en  leur  permettant,  par  l'excommunication,  d'exclure  de 
la  société  des  fidèles,  ceux  qu'ils  jugeaient  indignes  de  partici- 
per aux  saints  mystères.  On  renouvelait  contre  eux  l'interdiction 
de  l'eau  et  du  feu,  usitée  dans  le  droit  pontifical  païen.  Les  em- 
pereurs craignirent  qu'une  telle  arme  fût  parfois  maniée  sans 
discernement  et  ils  en  restreignirent  l'usage.  Ils  ne  crurent  pas 
dépasser  leurs  pouvoirs  en  exigeant  devant  les  tribunaux  la 
preuve  de  la  faute,  et  en  retournant  contre  ceux  qui  avaient 
lancé  légèrement  l'excommunication,  l'arme  dont  ils  s'étaient 
indûment  servis  :  «  Nous  interdisons  aux  évêques  de  séparer  de 
la  sainte  Église  et  d'exclure  de  la  communion  un  chrétien,  sans 
que  sa  cause  soit  entendue  et  son  crime  prouvé.  Quiconque  trans- 
gressera cet  ordre,  sera  lui-même,  pendant  un  temps  donné, 
écarté  de  la  sainte  table  (2).  »  Une  autre  loi  ajoute  que  la  vie- 
il) s.  Jérôme,  Ep.  2  et  3.  Tr.  Villemain. 

(2)  Lex  Leonis  et  Anthemii,  Cod.  I,  lit.  111,  29.  —  Cod.  Novelies,  coll. 
tit.  VI,  23. 


—  133  — 

time  de  l'excommunication  n'en  devra  tenir  aucun  compte  et 
pourra  participer  à  la  communion,  si  ces  formalités  ne  sont  pas 
rigoureusement  observées.  Les  empereurs  soupçonnaient-ils 
qu'un  jour  viendrait  où  la  loi  qu'ils  édictaient  serait  violée  en 
leur  personne,  ou  impuissants  à  couvrir  leurs  sujets  contre  les 
foudres  de  l'Église,  ils  ne  réussiraient  pas  à  s'en  garantir  eux- 
mêmes,  où  l'interdiction  qu'ils  se  croyaient  la  puissance  de  con- 
jurer s'étendrait  sur  eux,  où  l'évêque  de  Rome,  puisant  sa  force 
dans  un  droit  nouveau,  pousserait  la  témérité  jusqu'à  frapper 
d'anathème  les  césars  sur  leur  trône  et  dans  l'exercice  de  leur 
pouvoir  ? 

On  peut  juger  par  ce  résumé  rapide  de  la  législation  impé- 
riale, quelle  place  tenait  dans  les  conseils  du  palais,  la  reli- 
gion et  les  choses  de  la  foi ,  dans  quelle  dépendance  était  tenue 
l'Église,  comme  il  lui  était  difficile  d'échapper  à  la  sollicitude 
jalouse  des  empereurs,  qui  ratifiaient  et  donnaient  cours  par 
leur  approbation  aux  décisions  dogmatiques,  et  qui  se  croyaient 
de  par  leur  pouvoir  législatif,  autorisés  à  intervenir  dans  les 
rapports  des  divers  membres  du  clergé  entre  eux,  et  dans  ceux 
des  clercs  avec  les  laïques.  Sans  doute  les  canons  sont  la  base  de 
la  législation  religieuse,  mais  l'empereur,  par  cela  même  qu'il 
leur  imprime  le  caractère  législatif  et  qu'il  en  impose,  au  nom  de 
l'État,  l'observation,  eu  apprécie  l'opportunité,  en  contrôle 
l'usage,  en  mesure  l'application,  et  ne  laisse  pas  entamer  i)ar 
eux  et  diminuer  ses  prérogatives.  Toute  leur  valeur  législative, 
toute  leur  autorité  viennent  de  lui. 


CHAPITRE  II. 


L'Empereur  et  les  Conciles. 


Pendant  les  premiers  siècles  de  l'Eglise,  alors  que  dans  toute 
l'étendue  de  l'empire  les  chrétiens  étaient  poursuivis  et  condam- 
nés comme  rebelles,  l'unité  de  la  société  nouvelle  se  maintint 
par  des  réunions  fréquentes,  appelées  synodes  ou  conciles.  «  Par- 
tout où  vous  serez  réunis  trois  en  mon  nom,  avait  dit  le  Christ, 
je  serai  avec  vous.  »  Et  fidèles  à  cette  parole  du  mattre,  chaque 
fois  que  l'occasion  s'offrait,  chaque  fois  que  la  nouvelle  se  répan- 
dait de  la  venue  d'un  grand  apôtre  comme  saint  Paul,  d'un  doc- 
teur célèbre,  d'un  martyr  qui  avait  courageusement  souffert 
pour  sa  foi,  la  petite  communauté  dispersée  çà  et  là  dans  la  pro- 
vince, s'assemblait.  On  se  pressait  pour  écouter  l'enseignement 
divin,  on  s'exhortait  à  la  patience  et  à  la  résignation,  on  s'en- 
courageait à  la  résistance  aux  édits  impies  du  prince,  le  zèle 
religieux  s'échauffait  et  s'exaltait,  la  contagion  de  l'entliou- 
siasme  soulevait  les  âmes,  on  s'entretenait  des  supplices  des 
anciens  martyrs,  on  rappelait  leur  gloire,  on  cultivait  leur  mé- 
moire, on  se  promettait  d'imiter  leurs  exemples,  on  s'appre- 
nait à  mépriser  les  tribulations  de  la  vie  présente ,   par  la 


—  130  — 

certitude  des  glorieuses  récompenses  préparées  par  Dieu  à  ses 
élus. 

Ces  assemblées,  organisées  à  l'image  de  celle  des  apôtres  après 
la  mort  du  Sauveur,  furent  les  principaux  foyers  de  propagande 
de  la  religion  chrétienne.  Sans  permettre  que  le  zèle  se  ralentit, 
elles  maintenaient  l'intégrité  du  dogme,  étouffaient  dans  leurs 
germes  les  discordes  nées  d'église  à  église,  arrêtaient  les  écarts 
de  l'imagination  trop  ardente  de  quelques-uns,  tranchaient  à 
leur  racine  les  hérésies  qui  pullulent  à  l'origine  de  toute  reli- 
gion. Ainsi  se  régularisait  l'action  conquérante  du  christianisme, 
ainsi  par  l'intermédiaire  de  quelques  infatigables  missionnaires, 
la  même  ardeur  enflammait  tous  les  membres  du  grand  corps 
chrétien,  ainsi  la  même  impulsion  était  donnée  à  tous  les  res- 
sorts de  ce  puissant  organisme,  qui  devait  bientôt  faire  brèche 
dans  les  institutions  du  passé. 

Lorsque  le  christianisme  sortit  des  ténèbres  de  sa  vie  cachée 
et  cependant  féconde,  pour  paraître  au  grand  jour  et  vivre  à  ciel 
ouvert,  il  était  déjà  armé  de  toutes  pièces  pour  combattre  et 
durer.  Les  lettres  synodiques,  échangées  par  les  évoques  à  leur 
couronnement,  maintenaient  avec  les  conciles  l'unité  de  la  doc- 
trine ,  et  les  moj^ens  de  coercition  ne  manquaient  pas  pour 
réduire  les  dissidents  et  frapper  les  réfractaires.  Oportet  hœreses 
esse,  avait  dit  saint  Augustin.  Les  hérésies  qui,  semblables  à  des 
plantes  parasites,  surgissaient  de  toutes  parts  dans  les  provinces 
ecclésiastiques,  tenaient  en  haleine  l'activité  des  prêtres,  éveil- 
laient leur  attention,  excitaient  la  vigilance  de  tous.  Aussitôt 
dénoncées,  elles  étaient  combattues  et  condamnées,  et  des  libelles 
partout  colportés,  tenaient  les  fidèles  en  garde  contre  les  inno- 
vations et  les  pièges  des  démons. 

Constantin,  en  acceptant  le  dogme  chrétien,  dut  accepter  aussi 
l'organisation  de  l'Église.  Quelle  allait  être  l'attitude  du  gouver- 
nement à  regard  de  cette  société  compacte  et  disciplinée  ?  Cette 


—  137  — 

unité  qui  faisait  la  force  du  christianisme,  n  était-elle  pas  une 
menace  pour  l'empire?  L'empereur  pouvait-il  laisser  se  mouvoir 
en  dehors  de  lui,  cette  machine  savamment  façonnée  à  l'obéis- 
sance, sans  prétendre  à  en  régler  et  diriger  lui-même  les  res- 
sorts ? 

L'indifférence  ou  l'abstention  de  la  puissance  publique  en 
pareille  circonstance,  eût  été  un  aveu  de  déchéance  et  le  consen- 
tement à  sa  ruine.  L'Église  prenant  la  direction  des  esprits, 
que  restait-il  à  l'empereur,  sinon  un  titre  pompeux  qui  masquait 
mal  son  impuissance,  une  dignité  toute  nominale  qui  dissimu- 
lait faiblement  le  néant  de  son  influence,  passée  en  d'autres 
mains?  Pouvait-il  se  résigner  à  une  situation  humiliante  et 
secondaire,  présentant  quelque  analogie  avec  celle  des  rois  de 
France  de  la  seconde  race,  désarmés  au  milieu  de  la  société  féo- 
dale? 

Le  danger  couru  par  l'empereur  était  d'autant  plus  évident, 
qu'il  était  plus  isolé  en  face  de  l'Église  organisée,  et  qu'il  avait 
peu  à  peu  absorbé  en  sa  personne  tous  les  pouvoirs  de  la  répu- 
blique. Depuis  des  siècles  le  forum  était  désert,  les  comices  qui 
avaient  entretenu  l'orageuse  liberté  de  la  vieille  Rome,  n'exis- 
taient plus;  le  sénat  était  annulé  en  tant  que  corps  délibérant. 
A  chaque  avènement,  la  lex  Regia  consacrait  à  nouveau  cette 
abdication  volontaire  d'un  peuple  entre  les  mains  du  souverain. 
L'empereur  à  lui  seul  représentait  l'État,  et  la  loi  n'était  que 
l'expression  de  sa  volonté.  Au  milieu  de  ce  renoncement  et  de  ce 
silence  universel,  quand  dans  toute  l'étendue  de  l'empire,  aucune 
voix  libre  ne  pouvait  se  faire  entendre,  quand  le  gouvernement 
s'était  défait  de  tout  contre-poids  et  de  tout  contrôle,  était-il 
sage  et  prudent  de  laisser  la  parole  aux  seuls  évèques,  de  per- 
mettre sans  les  entraver  et  sans  les  surveiller,  la  réunion  des 
synodes  et  des  conciles,  de  souffrir  qu'ils  se  prononçassent  sur 
des  matières  législatives,  et  qu'aux  lois  émanant  de  l'empereur 


—  138  — 

ils  opposassent  leurs  canons?  L'Église  n  allait-elle  pas  constituer 
ainsi  une  république  dans  la  république,  un  État  dans  l'État? 

Poser  la  question,  c'est  presque  la  résoudre.  Jamais  en  effet 
les  empereurs  ne  songèrent  à  se  dessaisir  de  leur  droit  de  légis- 
lateurs suprêmes  et  ne  renoncèrent  à  leur  contrôle.  Les  assem- 
blées religieuses  furent  soumises  à  la  loi  commune.  Le  pouvoir 
impérial  s'étendit  sur  elles,  autorisa  leurs  débats,  mais  voulut 
les  surveiller  et  les  diriger.  Les  princes  regardèrent  les  conciles 
commodes  réunions  de  jurisconsultes  religieux,  des  tribunaux 
d'évêques,  chargés  de  décider  sur  les  points  litigieux  en  matière 
de  dogme,  de  faire  justice  des  hérésies  et  des  hérésiarques,  de 
dénoncer  ceux  qui  jetaient  le  trouble  dans  la  société  ecclésiasti- 
que. Mais  ils  jugeaient  et  délibéraient  sous  les  yeux  de  l'empe- 
reur ou  de  ses  délégués.  Lui  seul  avait  le  droit  de  les  appeler  de 
tous  les  points  de  l'empire.  S'il  permettait  la  réunion  périodique 
des  conciles  provinciaux,  les  assemblées  générales  ou  œcuméni- 
ques qui  engageaient  toute  l'Église,  dépendaient  (ie  sa  seule  con- 
vocation. Il  fixait  le  lieu  et  l'époque  de  leur  réunion.  Il  soumet- 
tait aux  évéques  les  questions  sur  lesquelles  ils  devaient  délibé- 
rer, sans  qu'ils  fussent  maîtres  de  s'écarter  du  programme  tracé 
à  l'avance.  Enfin,  comme  nous  l'avons  démontré,  pour  avoir 
force  de  loi,  leurs  décisions  devaient  être  approuvées  par  l'empe- 
reur et  ratifiées  par  lui. 

Le  texte  de  presque  toutes  les  convocations  aux  sept  grands 
conciles  nous  a  été  conservé.  Partout  nous  voyons  que  l'initia- 
tive de  ces  convocations  appartient  à  l'empereur.  Soit  que  les 
évêques  sollicitent  cette  mesure,  soit  que  le  prince  se  serve  de 
l'intermédiaire  du  patriarche  pour  faire  parvenirses  ordres  dans 
les  provinces,  la  Jussio  impériale  ne  fait  jamais  mention  que  du 
nom  de  l'empereur  et  omet  ceux  des  évêques  de  Rome,  d'Antio- 
che,  d'Alexandrie  et  de  Jérusalem.  Les  écrivains  ecclésiastiques 
ne  mettent  point  en  doute,  du  moins  dans  les  premiers  siècles, 


—  VV.)  — 

ce  droit  de  l'empereur.  Ils  ne  songent  même  pas  à  le  discuter, 
ils  le  constatent.  «  L'empereur  Constantin,  dit  Socrate,  voyant 
l'Église  déchirée  par  les  querelles  des  ariens  et  des  chrétiens,  ras- 
semble un  concile  œcuménique  et  ordonne  par  lettres  aux  évé- 
ques  de  tous  lieux  de  se  rendre  à  Nicée  en  Bithynie  (1).  »  Constan- 
tius  et  Constant  s'entendirent  pour  ordonner  les  apprêts  du  con- 
cile de  Sardique  (2).  Le  même  Constantius  enjoint  aux  évèques 
de  s'assembler  à  Milan  (3).  La  formule  de  convocation  est  inva- 
riable, et  les  évêques  ouvrent  chaque  concile  en  la  lisant  publi- 
quement :  «  Par  la  grâce  de  Dieu  et  la  volonté  du  très-pieux  et 
très-religieux  empereur,  un  concile  a  été  réuni  à...  etc.,  etc.  (4).  » 
Saint  Ambroise,  au  concile  d'Aquilée,  s'exprime  en  ces  termes  : 
«  Nous  tous,  évêques  d'Occident,  nous  sommes  venus  dans  la 
ville  d'Aquilée  par  un  ordre  de  l'empereur.  En  outre  le  préfet 
d'Italie  nous  a  expédié  des  lettres,  qui  nous  autorisent  à  cons- 
tituer une  assemblée.  » 

Les  papes  eux-mêmes  étaient  convoqués  par  l'empereur  à  ces 
réunions.  Voici  la  Jussio  de  Constantin  Pogonat  au  pape  Aga- 
thon  pour  le  sixième  concile  :  «  Bien  que  Notre  Sérénité  soit 
occupée  sans  cesse  par  les  soucis  de  la  guerre  et  de  l'administra- 
tion, cependant  en  raison  de  notre  foi  chrétienne  nous  avons  jugé 
nécessaire  d'envoyer  à  Votre  Béatitude  nos  lettres  sacrées.  Nous 
la  prévenons  que  nous  avons  décidé  de  convoquer  au  concile  tant 
Votre  Béatitude  que  les  évêques  qui  dépendent  de  son  autorité. 
Nous  voulons  qu'avec  l'aide  de  Dieu  tout-puissant  et  très-miséri- 
cordieux, les  évêques  examinent  avec  le  plus  grand  soin  le 

(1)  Socrate,  lib.  I,  ch.  o. 

(2)  Idem,  lib.  II,  ch.  16. 

(3)  Idem,  lib.  II,  ch.  29. 

(4)  Socrate,  lib.  II,  ch.  6.  Ep.  Const.  ad  Ecel.  Nicomed,  :  Divinâ  gratiâ  et  I)eo  dir 
iectissimo  Irnperatore  sufl'ragante.  —  Au  7''  concile  de  Nicée  :  Sanclissinii  episcopi  qui 
gratiâ  Dei  cl  jussioue  pii  imperatoris  uostri  convcnerunl  in  synodo  Nicaeuâ,  etc, 


—  140  — 

dogme  qui  concerne  la  volonté  et  l'opération  divine  dans  les  trois 
personnes  de  la  Trinité.  » 

Le  pape  Agathon  répondit  :  «  Du  plus  profond  de  mes  angois- 
ses, je  me  suis  relevé  plein  d'espoir  en  un  avenir  meilleur  quand 
jai  lu  les  ordres  contenus  dans  vos  lettres  sacrées.  Je  m'efforce- 
rai d'obéir  prompteraent  et  d'une  manière  efficace,  autant  que  le 
permettent  les  malheurs  des  temps  et  l'état  de  servitude  où  est 
plongée  cette  province.  » 

L'empereur  désignait  lui-même  ceux  qu'il  voulait  appeler  à  un 
synode,  et  il  en  écartait  ceux  dont  l'esprit  peu  conciliant  ne  lui 
paraissait  pas  propre  à  ramener  la  paix  dans  l'Église,  ou  simple- 
ment ceux  qui  lui  déplaisaient.  Il  lui  suffisait  de  ne  pas  leur  en- 
voyer sa.  jussto.  Ceux  qu'il  jugeait  capables  de  traiter  les  aff'aires 
générales  de  l'Église  étaient  conduits  aux  frais  de  l'État,  eux  et 
leur  suite,  jusqu'à  la  ville  désignée  pour  l'assemblée.  Sous  le 
règne  de  Constantius,  Ammien  Marcellin  se  plaint  avec  une 
pointe  d'ironie  des  allées  et  venues  continuelles  des  évêques  se 
rendant  de  synodes  en  synodes,  et  prétend  qu'ils  accaparent  tous 
les  services  de  postes.  Constantin  écrivait  à  un  évêque  de  Sicile  : 
€  Nous  te  signifions  par  ces  lettres  que  tu  te  rendes  au  jour 
convenu  au  concile  d'Arles.  Tu  te  serviras  des  voitures  publiques 
que  mettra  à  ta  disposition  le  clarissime  Latronianus.  Tu  pour- 
ras te  faire  accompagner  de  deux  évéques  tes  suff"ragants,  que  tu 
choisiras,  et  de  trois  domestiques  (1).  » 

On  s'imagine  aisément  que  ces  voyages  sans  cesse  renouvelés, 
ces  fatigues,  les  périlleuses  traversées  n'étaient  pas  toujours  du 
goût  des  évêques,  qu'ils  essayaient  de  se  soustraire  à  l'honneur 
de  siéger  dans  les  synodes,  qu'ils  prétextaient  souvent  leur  âge, 
leurs  infirmités,  les  besoins  de  leurs  diocét^ains  pour  s'exempter 


(1)  Eusèbe.  Hist.  Ecd.,  lib.  X,  ch.  5.  —  V.  aussi  Ep.  Constant.    Miltiadae  ep. 
Rom.  Eusèbe,  Hist.  Ecc/.,  lib.  X. 


—  111  — 

de  corvées  que  leur  fréquence  rendait  onéreuses  et  dangereuses. 
Mais  l'empereur  leur  faisait  un  devoir  de  ces  fatigues,  il  n'ad- 
mettait pas  qu'aucun  d'eux  dérogeât  à  ses  ordres,  il  les  menaçait 
de  la  force  publique  si  l'un  d'eux  refusait  d'obéir.  «  J'entends, 
écrivait  Constantin  aux  évèques  de  Syrie  et  d'Égj'pte,  que  sans 
retard  et  le  plus  vite  possible,  vous  arriviez  tous  à  Tyr  pour  y 
instituer  un  synode,  y  porter  secours  à  ceux  qui  invoquent  votre 
appui,  sauver  vos  frères  dans  le  péril,  rappeler  à  la  concorde  les 
membres  détachés  de  l'Église,  et  corriger  les  abus  qui  se  sont 
glissés  dans  le  dogme,  puisqu'il  est  temps  encore  de  le  faire.  Si 
quelqu'un  de  vous,  ce  que  je  ne  veux  point  croire,  essaj'ait  de 
transgresser  nos  commandements  et  de  se  soustraire  à  son 
devoir,  nous  dépêcherions  nos  officiers,  qui  en  vertu  de  notre 
autorité  impériale,  le  relégueraient  en  exil.  Car  il  ne  convient 
pas  de  résister  aux  édits  impériaux,  dictés  pour  le  triomphe  de 
la  vérité  (1).  » 

L'empereur  Théodose  le  Jeune  n'avait  pas  plus  de  ménage- 
ment pour  les  évêques  qu'il  appelait  au  concile  d'Éphèse.  «  Ceux 
qui  ne  seront  pas  rendus  le  jour  de  la  Pentecôte  à  Éphèse, 
disait-il ,  n'auront  à  faire  valoir  aucune  excuse ,  ni  devant 
Dieu,  ni  devant  nous  (2).  »  Retenus  malgré  eux  loin  de  leurs 
diocèses ,  dans  des  contrées  inconnues ,  froissés  dans  leurs 
habitudes,  arrachés  à  leurs  devoirs  épiscopaux,  les  malheureux 
prélats  sollicitaient  en  vain  de  l'empereur  la  permission  de 
regagner  leurs  sièges,  et  de  fuir  les  agitations  et  les  disputes 
des  conciles.  La  volonté  impériale  les  enchaînait  à  leurs 
nouveaux  devoirs,  comme  le  soldat  à  sa  faction  ;  il  leur  fallait 
rester  jusqu'au  bout,  pour  apposer  leurs  signatures  au  bas  des 


(1)  Eusèbe,  VU.  Const.,  lib.  IV,  ch.  42. 

(2)  Theopban.  Chronic,  p.  77,  éd.  1656.  V.  aussi  les  instructions  de  Théodose  à 
Candidianus  au  concile  d'Éphèse. 


-  142  — 

actes  du  concile.  Il  importait  en  effet  de  ne  pas  désagréger  et 
changer  la  majorité  dans  ces  assemblées  par  des  absences  inop- 
portunes. 

Des  laïques  étaient  chargés  par  l'empereur  de  contenir  les  im- 
patients, de  surveiller,  de  déjouer  leurs  projets  de  fuite.  Nous 
avons  plusieurs  lettres  suppliantes  écrites  par  des  évèques  à 
l'empereur  pour  le  fléchir  et  obtenir,  après  une  longue  attente, 
leur  congé.  Les  pères  d'Ariminum  s'adressent  à  Constantius  : 
«  Nous  implorons  ta  clémence,  empereur  très-pieux,  pour  que 
tu  nous  permettes ,  avant  les  rigueurs  de  l'hiver,  s'il  plait  du 
moins  à  ta  piété,  de  retourner  vers  nos  églises  !  »  Convoqués 
par  un  ordre  formel  de  l'empereur,  il  fallait  aux  évéques  un 
autre  ordre  pour  se  séparer.  Un  acte  de  la  volonté  impériale 
ouvrait  et  fermait  les  conciles. 

Ces  conclusions  ont  été  contestées,  Labbe,  Baronius,  entre 
autres,  ont  soutenu  que  le  pape  de  Rome  avait  seul  le  droit  de 
convocation  usurpé  par  l'empereur.  Mais  les  textes  qu'ils  pro- 
duisent à  l'appui  ne  soutiennent  pas  la  discussion,  et  reposent 
sur  une  équivoque  d'ailleurs  facile  à  dissiper. 
-     Ces  textes  sont  les  suivants  : 

1"  Les  déclarations  des  deux  légats  pontificaux  Lucentius  et 
Paschasius  au  concile  de  Chalcédoine.  Ils  refusent  de  reconnaî- 
tre la  légitimité  du  synode  d'Éphèse,  où  Dioscure  condamna 
Grille  et  les  orthodoxes,  parce  que  Dioscure  n'avait  pas  le  pou- 
voir déjuger  et  qu'il  osa  réunir  un  concile  sans  l'assentiment 
du  siège  apostolique,  ce  qui  est  contre  les  canons  et  ce  qu'il  n'a 
jamais  été  per'tnis  de  faire  ; 

2"  La  lettre  du  pape  Damase  aux  évêques  d'Illyrie  à  l'occasion 
du  conciliabule  arien  d'Ariminum.  Malgré  le  nombre  des  pères 
qui  se  rendirent  à  cette  assemblée,  ce  synode  ne  peut  porter 
aucun  préjudice  à  la  foi  de  Nicée  et  prévaloir  contre  elle,  puis- 
qu'il est  constant  que  ni  l'évêque  de  Rome,  dont  la  sentence  doit 


—   143  — 

toujours  être  attendue,  ni  Vincentius,  ni  d'autres  évêques,  ne 
lui  ont  jamais  accordé  leur  assentiment  (1)  ; 

3°  Divers  passages  de  Socrate  et  de  Sozomène  :  le  premier,  à 
l'occasion  du  concile  d'Antioclie  où  ne  siégea  ni  le  pape  Jules,  ni 
personne  qui  le  suppléât,  alors  que  les  canons  ecclésiastiques 
défendent  de  rendre  un  décret  concernant  l'Église,  sans  l'avis  du 
pape  de  Rome  ;  le  second ,  à  l'occasion  du  même  concile  :  «  Le 
pape  Jules  se  plaint  de  n'avoir  pas  été  consulté,  contre  toutes 
les  lois  de  l'Église;  car  il  est  dit  que  les  actes  d'un  concile  sont 
nuls  lorsqu'ils  ont  été  rédigés  sans  l'assentiment  de  l'évéque  de 
Rome  (2).  »  Où  se  trouve  le  canon  auquel  les  deux  écrivains 
religieux  font  allusion?  Il  nous  a  été  impossible  de  le  retrouver. 
Marca  suppose  qu'il  s'agit  du  canon  VI  du  concile  de  Nicée.  Nous 
ne  pouvons  nous  ranger  à  cet  avis.  Le  canon  a  existé,  sans  nul 
doute.  Trop  de  déclarations  formulées  dans  les  conciles  ou  dans 
les  lettres  des  papes  s'3^  reportent,  ou  en  invoquent  la  teneur, 
pour  qu'on  puisse  en  suspecter  l'authenticité  ;  mais  il  paraît 
s'être  perdu,  au  moins  dans  son  texte  primitif. 

Qui  ne  voit  que,  dans  les  passages  cités  plus  haut,  la  question 
a  été  déplacée  ?  Aucun  ne  discute  la  conyocation  impériale  et 
n'en  conteste  la  nécessité.  Seulement  il  ressort  clairement  de 
ces  plaintes  que  les  actes  d'un  concile  ne  sont  valides  qu'autant 
qu'ils  ont  été  approuvés  par  l'évéque  de  Rome  et  les  autres  pa- 
triarches. L'empereur  doit  prendre  l'avis  des  titulaires  des  prin- 
cipaux sièges  sur  Topportunité  du  décret  de  convocation  ;  ces  ti- 
tulaires doivent  figurer  au  concile  ou  y  être  représentés  par  des 
légats  pourvus  de  commissions  en  règle;  leur  signature  doit 
être  apposée  au  bas  des  actes  comme  marque  de  leur  approba- 
tion. A  ces  conditions  seulement,  un  concile  est  dit  œcuménique 
et  engage  la  foi  des  chrétiens  du  monde  entier. 

(1)  Théodoret,  lib.  II,  cap.  17. 

(2)  Socrate,  lib.  II,  ch.  5.  —  Sozomène,  lib.  III,  ch.  9. 


—  144  — 

Ce  n'est  pas  le  nombre  des  évèques  assemblés,  ce  n'est  pas  la 
présence  de  l'empereur,  ni  la  gravité  des  questions  soumises 
aux  délibérations  qui  constituent  un  concile  œcuménique  ;  deux 
conditions  seulement  suâîsent  :  la  convocation  impériale  et  le 
consentement  de  l'Église  catholique,  représentée  par  les  cinq 
sièges  patriarchaux.  Un  écrivain  byzantin  orthodoxe,  Cedrenus, 
nous  trace  la  règle  suivie  en  tout  temps  et  qui  fait  loi  en  pareille 
matière  :  «  Plusieurs  synodes  ont  édicté  des  canons,  bien  qu'ils 
ne  soient  pas  comptés  parmi  les  six  grands  conciles  ;  tels  sont 
ceux  d' Ancyre ,  de  Néocésarée,  de  Gangres,  d'Antioohe ,  de  Lao- 
dicée,  de  Sardique,  de  Carthage.  Ils  ont  été  réunis  pour  donner 
leur  avis  sur  des  points  de  dogme  sujets  à  controverse  dans 
quelque  partie  de  l'empire  bien  déterminée,  sans  jussion  impé- 
riale et  sans  que  l'empereur  y  assistât.  Bien  plus,  quelques-uns 
s'assemblèrent  avant  que  les  empereurs  fussent  chrétiens.  Mais 
les  conciles,  œcuméniques  sont  ainsi  nommés  parce  qu'ils  sont 
convoqués  par  les  ordres  de  l'empereur,  et  parce  que  tous  les 
patriarches  de  l'empire  romain  y  sont  appelés  (1).  »  Ces  conciles, 
en  un  mot,  doivent  être  l'image  réduite  du  monde  catholique. 

Si  les  textes  eux-mêmes  ne  parlent  pas  assez  haut,  il  nous  suf- 
fira de  citer  quelques  exemples  célèbres,  nous  y  verrons  appli- 
quées les  règles  que  nous  avons  énoncées.  Le  pape  Léon,  déses- 
péré de  l'issue  du  concile  d'Éphèse ,  où  l'hérésie  d'Eutychès 
avait  été  approuvée  par  la  majorité  des  évêques,  et  effrayé  des 
perturbations  que  les  nouvelles  doctrines  allaient  soulever  dans 
les  masses  catholiques,  mit  tout  en  œuvre  pour  faire  annuler 
les  décisions  de  ce  concile.  Il  se  jeta  aux  genoux  de  l'empereur 
Valentinien  et  de  l'impératrice  Eudoxie.  Il  les  supplia,  les  larmes 
aux  yeux,  d'intercéder  auprès  de  Théodose  le  Jeune  pour  qu'il 
réunît  un  second  concile  en  Italie,  où  sans  doute  l'intégrité  de 

(1)  Cedrenus,  t.  I,  p.  439,  éd.  1647. 


—  145  — 

la  foi  serait  mieux  défendue  par  les  prélats  d'Occident.  Il  essaya 
d'intéresser  au  salut  de  l'orthodoxie  l'impératrice  Pulchérie, 
sœur  de  l'empereur.  Au  lieu  de  convoquer  de  sa  propre  autorité 
le  concile  réparateur  qui  devait  venger  l'injure  de  la  foi,  il  écrivit 
lettres  sur  lettres  à  Tliéodose  : 

«  Tous  les  prêtres  de  nos  églises  vous  conjurent,  avec  des 
pleurs  et  des  gémissements,  d'assembler  un  synode  général  en 
Italie,  afin  qu'il  ne  subsiste  plus  aucune  obscurité  sur  le  dogme, 
aucune  division  dans  l'Église.  Nous  demandons  que  les  évèques 
de  toutes  les  provinces  de  l'Orient  se  joignent  à  nous.  »  L'empe- 
reur Valentinien,  Eudoxie,  touchés  de  la  douleur  du  pape  et  des 
périls  courus  par  l'Église,  unirent  leurs  instances  aux  siennes  (1). 

Toutes  ces  prières  furent  vaines.  Théodose  répondit  assez  sè- 
chement à  son  collègue  en  Occident  :  «  A  notre  connaissance, 
rien  n'a  été  fait  au  concile  d'Éphèse  de  contraire  aux  règles  de 
la  foi  et  de  la  justice.  Toute  la  délibération  a  été  soumise  au  scru- 
puleux examen  de  nos  juges  sacrés.  Fiavianus,  qui  a  été  reconnu 
coupable  d'innovations  dangereuses,  a  reçu  le  châtiment  qu'il 
méritait.  Aujourd'hui  qu'il  est  écarté,  la  paix  et  la  concorde 
régnent  dans  toutes  les  églises,  et  la  vérité  seule  prévaut  en 
Orient.  »  Théodose  ne  se  départit  pas,  sa  vie  durant,  de  cette 
inflexible  résolution.  Sa  mort  vint  à  point  pour  mettre  fin  aux 
angoisses  de  l'évêque  de  Rome.  Ses  plaintes  trouvèrent  le  cœur 
de  Marcien  plus  accessible.  Toutefois,  le  nouvel  empereur  ne 
donna  pas  entière  satisfaction  au  pontife.  Il  consentit  à  convo- 
quer un  nouveau  concile,  mais  refusa  de  le  réunir  en  Italie.  Les 
pères  durent  se  rassembler  à  portée  de  Constantinople,  à  Chal- 
cédoine. 

Si  nous  voyojis  Théodose  s'enfermer  inébranlable  dans  ses 


(1)  Voir  toutes  ces  lettres,  Labbe,  Conciles  d'Epkî'sn  et  de  Cfialcédoine.  —  Voir 
aussi  Theopban.,  Chronic.,  p.  87,  éd.  1655. 

10 


—  1-ir,  - 

droits  pour  empêcher  la  réunion  d'un  concile  hostile  à  celui 
d'Éphèse ,  un  autre  exemple  nous  montrera  l'opposition  du  pape 
suffisante  pour  empêcher  la  validité  d'un  concile  œcuménique 
convoqué  par  l'empereur.  Il  s'agit  du  concile  Quinisexte,  ainsi 
nommé ,  parce  que  Justinien  II  prétendit  combler  une  lacune 
laissée  par  le  cinquième  et  le  sixième  synode  général ,  qui 
avaient  négligé  de  promulguer,  à  la  suite  du  compte-rendu  des 
séances,  de  nouveaux  canons  disciplinaires.  Les  Orientaux  tien- 
nent ce  concile  pour  valable,  et  Balsamon  le  défend  avec  habileté 
contre  les  anathèmes  de  la  curie  romaine.  Il  soutient  qu'il  fut 
approuvé  par  la  papauté,  puisque  le  pape  s'y  fit  représenter  par 
ses  légats,  Basilius,  évêque  de  Gortyne,  en  Crète,  et  par  le  métro- 
politain de  Ravenne;  que  leur  signature,  accompagnée  de  leurs 
titres,  existait  dans  un  exemplaire  conservé  à  Constantinople 
et  qui,  depuis,  disparut,  et  que,  par  conséquent,  aucune  puis- 
sance ecclésiastique  n'est  en  droit  de  l'annuler.  Le  texte  du 
Liber  pontificalîs  semble  justifier  le  récit  de  Balsamon,  contesté 
par  tous  les  autres  historiens  (1).  Il  affirme  que  les  légats  apos- 
toliques assistèrent  au  concile,  mais  que  leur  bonne  foi  fut  sur- 
prise, et  que  les  signatures  furent  arrachées  par  la  fraude. 

Syméon  Métaphraste  (2)  et  Grégoire  de  Césarée  (3)  protestent, 
au  contraire  ,  contre  cette  appellation  d'œcuménique ,  parce 
qu'aucun  prêtre  de  Rome  ne  représenta  le  pape  au  concile , 
qu'aucune  lettre  encyclique  n'y  fut  lue  de  sa  part,  que  ni  le  pa- 
triarche d'Alexandrie,  ni  celui  de  Jérusalem,  ni  celui  d'An- 
tioche  ne  donnèrent  leur  assentiment  aux  décisions  qui  furent 
prises. 

En  rapprochant  soigneusement  les  textes  et  en  contrôlant  les 


(1)  Liber  pontificalis,  Vita  Sci'fjii. 

(2)  Syméon  Métaph.,  Vit.  Sfep/iuiéi  Junioris,  ch.  3ù. 

(3)  Septième  synode,  act.  V. 


—  147  — 

témoignages,  il  nous  semble  très-probable  que  des  légats  du  pape 
assistèrent  aux  délibérations.  L'auteur,  quel  qu'il  soit,  de  la  vie 
de  Sergius,  a  dû  puiser  aux  archives  de  la  curie  romaine;  son 
assertion  est  formelle  sur  le  point  qui  nous  occupe.  A  diverses 
reprises,  et  surtout  au  second  concile  de  Nicée,  les  Romains 
invoquèrent  contre  les  iconoclastes  un  canon  du  concile  Quini- 
sexte,  qui  condamnait  l'adoration  du  Christ  sous  la  forme  de 
l'agneau,  et  qu'ils  prétendaient  avoir  reconnu.  Mais  les  papes 
refusèrent  toujours  d'accepter  un  certain  nombre  de  canons, 
ceux  entre  autres  qui  concernent  le  célibat  des  prêtres  et  le 
jeûne,  et  désavouant  leurs  légats  infidèles  ou  surpris ,  ils  frap- 
pèrent d'anathème  le  synode  de  Justinien,  tout  en  se  réservant 
d'approuver  quelques-unes  des  règles  qui  y  furent  adoptées  (1). 
En  somme,  il  s'agit  ici,  non  de  la  question  de  droit,  qui  est 
hors  de  conteste,  mais  de  la  question  de  fait.  Il  est  acquis  pour 
tous  que  le  refus  d'approbation  du  pape  suffit  à  infirmer  la  vali- 
dité des  canons  édictés  dans  une  assemblée  œcuménique.  Cela 
posé,  les  papes  ne  restaient-ils  pas  fidèles  à  l'esprit  de  cette  loi 
ecclésiastique,  en  ne  s'estimant  pas  engagés  par  le  consente- 
ment de  leurs  légats ,  consentement  souvent  extorqué  par  la 
force  ou  la  ruse.  Aussi ,  le  concile  Quinisexte  ne  fut-il  jamais 
compté  en  Occident  parmi  les  conciles  œcuméniques;  les  La- 
tins l'appellent  un  conciliabule  ou  pseudosynode. 

L'obligation  d'avoir  recours  à  l'empereur  pour  la  convocation 
des  conciles  ne  tarda  pas  à  paraître  onéreuse  à  certains  évêques 
et  surtout  à  celui  de  Rome.  A  vrai  dire,  cette  intervention  du 
prince  dans  les  choses  ecclésiastiques  présentait  des  dangers 
réels.  Combien  de  synodes  avaient  été  convoqués  par  les  empe- 


(1)  Ergo  régulas,  quas  Grœci  a  scxta  synodo  perhibent  éditas,  ita  in  hâc  sjnodo 
priucipalis  sedcs  adœiltit,  lU  nullalcnus  ex  his  ilke  recipiantur,  quœ  prioribus  cano- 
nibus ,  vel  decrelis  sancloruni  sedis  hujus  pontificum ,  aut  certe  bonis  moribus  inve- 
niuntur  adversœ. 


—  148  — 
reurs  contre  des  orthodoxes?  Combien  de  formulaires  de  foi, 
contraires  au  symbole  de  Nicée,  ils  avaient  contre-signes!  Com- 
bien n'avaient-ils  pas  condamnés  de  saints  prélats ,  honorés 
comme  martyrs  et  béatifiés  par  l'Église,  en  pesant  sur  des  cons- 
ciences troublées  ou  sur  des  volontés  trop  peu  fermes?  N'avaient- 
ils  pas,  grâce  à  ce  droit,  entretenu  le  trouble  dans  l'empire,  en 
propageant  de  désastreuses  hérésies  et  retardé  la  réconciliation 
des  diverses  églises,  en  s'opposant  à  la  réunion  des  évêques  dans 
les  conciles  généraux?  Enfin,  dans  quelles  perplexités  étaient 
jetées  les  âmes  pieuses,  quand  on  voyait,  au  temps  des  grandes 
crises  religieuses,  les  synodes  romains  repousses  par  l'empe- 
reur, les  conciliabules  de  l'empereur  frappés  d'anathème  par  les 
papes  ! 

Nous  trouvons  l'écho  de  ces  plaintes  et  de  ces  revendications 
dans  la  conversation  de  l'évêque  Théodore  et  de  l'abbé  Maxime, 
rebelle  au  type  de  Constans.  Voici  un  fragment  du  dialogue  en- 
gagé entre  les  deux  interlocuteurs  :  «  L'évêque  :  Ne  sais-tu  pas 
que  les  synodes  réunis  à  Rome  ne  sont  point  valables  si  l'empe- 
reur ne  les  a  pas  convoqués?  —  L'abbé  :  Si  ce  n'est  pas  la  foi, 
mais  la  jussio  de  l'empereur  qui  constitue  la  validité  des  syno- 
des, reçois  donc,  évêque,  les  conciles  tenus  contre  Vhomoousion. 
Car  ce  sont  les  empereurs  qui  les  ont  convoqués  à  Tyr,  à  An- 
tioche,  à  Séleucie,  à  Constantinople  sous  l'arien  Eudoxe,  à  Nicée 
en  Thrace,  à  Sirmium.  Reçois  le  concile  que  Dioscure  présida 
à  Éphèse.  Or,  tous  ont  été  condamnés  comme  hérétiques  et  hos- 
tiles au  dogme.  Qu'il  te  plaise,  au  contraire,  de  rejeter  celui  qui 
déposa  Paul  de  Samosate,  tenu  par  le  pape  Denys,  l'évêque  Denys 
d'Alexandrie  et  l'évêque  Grégoire ,  qui  eut  le  don  des  miracles, 
sous  prétexte  que  les  empereurs  ne  furent  pour  rien  dans  leur 
convocation.  Montre-moi  du  moins  le  canon  qui  décrète  que  ces  - 
conciles  doivent  être  annulés ,  qui  n'ont  pas  été  approuvés  par 
un  édit  impérial.  Eh  !  ne  sais-tu  pas  que,  deux  fois  l'an,  les  sy- 


—  149  — 

nodes  provinciaux  s'assemblent  sans  que  l'empereur  ait  parlé  ?  » 
Nous  surprenons  dans  ce  dialogue  deux  doctrines  en  présence. 
Maxime  trahissait  les  vœux  secrets  d'indépendance  que  les  papes 
se  hâtèrent  de  réaliser,  dès  qu'ils  furent  politiquement  émanci- 
pés de  l'autorité  de  Constantinople.  L'évêque  Théodore  mainte- 
nait la  tradition  et  se  faisait  l'avocat  du  droit  impérial. 

Baluze,  continuateur  de  Marca,  soutient  que  le  pape  Nico- 
las F'  s'affranchit  le  premier  de  la  règle  reconnue  jusqu'alors, 
et  prit  sur  lui  de  convoquer  un  concile  sans  autorisation  préa- 
lable de  l'empereur  (1).  Sans  doute,  on  peut  remarquer,  avant  ce 
pape,  des  tentatives  du  même  genre  ;  mais  il  est  vrai  que  Nico- 
las I",  sans  chercher  de  subterfuges,  affirma,  de  la  façon  la  plus 
hautaine  et  la  plus  tranchante,  le  droit  nouveau  du  Saint-Siège. 
Mal  en  prit  à  Hincmar  de  Reims  d'avoir  élevé  quelque  doute  sur 
ce  point  et  manifesté  quelques  velléités  de  résistance.  Il  dut  se 
soumettre,  sous  peine  d'être  brisé  et  déposé  comme  l'était,  à  la 
même  époque,  Photius  en  Orient  (2).  Tous  les  évêques,  instruit? 
par  cet  exemple,  se  tinrent  pour  avertis ,  et  dès  lors,  dans  tout 
l'Occident,  l'autorité  pontificale  se  substitua  à  l'autorité  impé- 
riale, pour  permettre  la  réunion  des  conciles. 

Il  nous  reste  à  rechercher  quel  était  le  rôle  des  pou- 
voirs publics  dans  les  délibérations  soumises  aux  conciles. 
Loin  de  se  désintéresser  jamais  des  affaires  ecclésiastiques,  les 
empereurs  assistèrent  presque  toujours  aux  séances  synodales. 
Si  les  soins  de  l'administration  ou  de  la  guerre  les  tenaient 
loin  du  lieu  de  réunion  des  évêques,  ils  ne  manquaient  pas  de 
déléguer  en  leur  place  un  des  plus  hauts  fonctionnaires  du  palais. 


(1)  De  concordiâ  Marca,  lib.  V,  cli.  43. 

(2)  Hincmar,  cli.  XXXVIl,  ép.  6  :  Qiioniam  imperatoriira  auctoritale  convûcatas 
geaerales  synodos,  et  in  historiis  ecclesiasticis  et  in  epistolis  apostolicae  sedis  ponlificum 
reperimus.  —  Voir  aussi  la  lettre  synodique  du  concile  de  Soissons  à  Nicolas  I«r  : 
Synode  Suessionis  habita,  jussu  et  auctorilate  sancti  apostolatùs  vestri. 


—  150  ^ 

muni  d'une  commission  spéciale.  Ils  se  réservaient  la  police 
de  ces  assemblées  souvent  tumultueuses,  empêchaient  les  déli- 
bérations de  dégénérer  en  querelles  et  en  rixes,  et  pour  ne  pas 
laisser  la  discussion  s'égarer  en  discussions  oiseuses  et  se  pro- 
duire des  propositions  intempestives  qui  risquaient  de  prolonger 
outre  mesure  les  débats,  ils  fixaient  à  l'avance  les  points  à  trai- 
ter, et  obligeaient  les  évèques  à  s'enfermer  rigoureusement  dans 
la  discussion  de  ces  points.  Dans  notre  style  parlementaire, 
nous  dirions  qu'ils  fixaient  l'ordre  du  jour. 

Autour  d'eux  et  de  leurs  légats,  se  groupaient  les  membres  les 
plus  considérables  du  sénat  et  du  palais.  Leurs  noms  et  leurs 
titres  s'étalent  à  la  tête  de  chacune  des  actions  du  concile,  avant 
ceux  des  évêques  appelés  à  délibérer.  On  qualifie  ces  personnages 
du  nom  de  Judices.  Ils  composaient  en  effet  une  sorte  de  tribunal 
et  siégeaient  comme  juges  du  conflit.  Ils  s'assuraient  que  les 
formes  légales  étaient  respectées,  que  les  prescriptions  de  la 
jussio  impériale  n'étaient  pas  méconnues,  que  les  décisions  prises 
n'étaient  point  en  contradiction  avec  la  loi.  Dans  ce  jury  ecclé- 
siastique, ils  représentaient  le  ministère  public. 

Il  est  malaisé  de  déterminer  dans  une  mesure  exacte  quelles 
étaient  les  fonctions  des  empereurs  quand  ils  daignaient  assister 
à  ces  grandes  solennités  religieuses.  Là  comme  partout  ils 
devaient  apparaître  comme  les  maîtres  dn  monde  et  occuper  la 
première  place,  dédaigneux  d'une  situation  qui  les  aurait  subor- 
donnés à  leurs  sujets.  Il  est  surtout  intéressant  d'observer  l'at- 
titude de  Constantin  au  concile  œcuménique  de  Nicée.  Eusèbe  de 
Césarée  nous  fournit  à  cet  égard  les  renseignements  les  moins 
suspects,  puisqu'il  fut  témoin  oculaire  de  la  solennité  (1)  :  «  Un 
signal  se  fait  entendre  qui  annonce  l'arrivée  de  l'empereur.  Tous 
les  pères  se  lèvent  aussitôt.  Constantin  entre,  semblable  à  un 

(1)  Eusèbe,  Vif.  Conat.,  lib.  III,  cli.  10. 


—  151  — 

ange  céleste,  vêtu  de  pourpre  étincelante  ;  une  lumière  éclatante 
resplendit  autour  de  lui,  il  parait  e.nveloppé  de  rayons  et  de 
gloire,  la  tète  ceinte  d'un  diadème  d'or,  rehaussé  de  pierres  pré- 
cieuses. Il  s'avance  vers  la  plus  haute  place  et  domine  l'assem- 
blée. Une  chaise  en  or  lui  est  apportée,  mais  il  refuse  de  s'asseoir 
avant  que  les  évêques  le  prient  de  le  faire.  Tous  après  l'empe- 
reur s'asseoient  à  leur  tour.  » 

Loin  d'assister  immobile  et  muet  aux  délibérations,  il  se  mêle 
lui-même  activement  au  débat  et  discute  avec  les  évêques.  Si  le 
compte-rendu  des  séances  nous  manque,  s'il  ne  nous  reste  que  la 
série  des  canons  promulgués  à  Nicée,  il  nous  est  permis  de  sup- 
pléer à  cette  lacune  par  quelques  passages  d'Eusèbe,  et  par  plu- 
sieurs lettres  que  Constantin  lui-même  adresse  aux  églises  : 
«  Il  intervint  dans  les  délibérations,  nous  dit  Eusèbe  (1),  comme 
un  évêque  institué jmr  Bieic  ;  il  ne  dédaigna  pas  de  participer  à 
la  discussion  des  affaires  appelées,  et  il  maintint  parmi  tous  les 
assistants  une  divine  concorde.  Il  siégea  au  milieu  de  l'assem- 
blée des  évêques,  modeste  comme  le  premier  venu  d'entre  eux.  » 
Et  lui-même  faisant  part  au  monde  catholique  des  décisions  du 
concile,  il  écrivait  :  «  J'ai  réuni  un  concile  à  Nicée,  j'y  ai  appelé 
de  tous  les  points  de  l'empire  la  plupart  des  évêques,  et  avec  eux 
j'ai  siégé  comme  l'un  d'eux  (2).  »  Il  mandait  à  l'église  de  Nico- 
médie  :  «  Comme  je  le  devais  à  la  religion  et  à  ma  conscience, 
j'ai  assisté  au  concile  de  Nicée,  dans  cette  seule  intention  de 
maintenir  la  concorde,  de  réfuter  et  de  repousser  l'abominable 
hérésie  dont  Arius  d'Alexandrie  fut  l'auteur  (3).  » 

Constantin  s'imposa-t-il  comme  président  au  concile  ?  Le  fait 
nous  parait  fort  vraisemblable.  Observons  que  la  plupart  des 


(1)  Eusèb",  Vit.  Const.,  lib.  I ,  cli.  37  et  38. 

(2)  Socrate.lib.  I,ch.  61. 

l'S)  Ep.  Coustant.  imp.  ad  Ercles.  Nicomed.  —  Labbf,  Concil.  Nira'iium. 


~  152  ~ 

écrivains  ecclésiastiques  ne  s'accordent  pas  sur  le  nom  du  prélat 
appelé  aux  honneurs  de  la  présidence.  La  plupart  désignent 
Osius  de  Cordoue,  qui  présida  plus  tard  le  concile  de  Sardique, 
dont  on  a  souvent  confondu  les  articles  avec  ceux  de  Nicée. 
Athanase,  dans  sa  lettre  apologétique,  dit  qu'il  présida  le  second 
en  date  de  ces  conciles,  et  qu'il  apparut,  comme  le  chef  et  le 
porte-drapeau  des  évêques.  Socrate  le  cite  le  premier  dans  Ténu- 
mération  qu'il  fait  des  prélats  de  Nicée.  Sa  signature  se  trouve 
rapportée  la  première  au  bas  des  actes  du  concile,  avant  celles 
des  deux  prêtres  romains,  Viton  et  Vincentius,  légats  du  pape 
Sylvestre.  Gélase  de  Cizyque,  qui  écrivait  longtemps  après  les 
auteurs  qui  précèdent,  affirme  qu'Osius  exerça  lui-même  les 
fonctions  de  légat,  et  prétend  tenir  sa  leçon  du  texte  d'Eusèbe. 
Or,  nous  ne  trouvons  rien  de  pareil  dans  les  écrits  de  l'évêque 
de  Césarée  (1).  Ni  Socrate,  ni  Sozomène,  ni  Théodoret,  ne  par- 
lent de  cette  délégation,  et  les  termes  dont  ils  se  servent  au  sujet 
d'Osius  démentent  toute  supposition  de  ce  genre.  Quelques-uns 
font  honneur  de  la  présidence  à  Eustathe  d'Antioche,  qui  porta 
•  la  parole  à  Constantin  au  nom  du  concile.  D'autres  citent  encore 
Métrophanès  de  Byzance.  Nous  ne  tenterons  pas  d'accorder  tous 
ces  témoignages.  Nous  nous  demanderons  seulement  quelle  place 
pouvait  être  digne  de  la  majesté  impériale,  sinon  celle  de  la  pré- 
sidence? Les  césars  païens  présidaient  ainsi  le  collège  des  ponti- 
fes. La  suite  nous  prouvera  du  reste,  que  Constantin  ne  fut  pas 
le  seul  à  en  user  ainsi  avec  les  prélats  chrétiens,  et  que  ses  suc- 
cesseurs ne  crurent  pas  commettre  un  sacrilège,  ni  scandaliser 
l'Église  en  s'attribuant  la  direction  des  débats  du  concile. 

Le  concile  de  Constantinople  s'ouvrit  en  l'absence  du  pape  et  de 
ses  légats.  Binius  et  Labbe  pensent  que  Théodose  n'y  assistait 
pas.  Il  est  difficile  de  se  prononcer  sur  cette  question,  le  compte- 

(1)  Gélase  de  Cyziqup,  lib.  II,  ch.  5. 


—  153  — 

rendu  des  séances  n'ayant  pas  été  conservé.  Cependant  dans  un 
splendide  manuscrit  des-discours  de  Grégoire  de  Naziance,  offert 
à  l'empereur  Basile,  'se  trouve  une  curieuse  peinture  représen- 
tant le  deuxième  concile  général  (1).  Des  deux  côtés  d'un  vaste 
amphithéâtre,  nous  voyons  rangés  et  assis  sur  leurs  sièges  les 
pères  du  concile.  Rien  ne  les  distingue  les  uns  des  autres,  ni  le 
costume,  ni  des  ornements  particuliers,  ni  une  mention  spéciale 
indiquant  leurs  noms.  Au  fond  sur  un  trône  est  ouvert  l'Évangile. 
Au  milieu  est  dressée  une  petite  table  où  sont  étalés  plusieurs 
manuscrits,  peut-être  les  œuvres  de  Macédonius.  Tout  auprès, 
à  genoux,  l'hérésiarque  lui-même  semble  parler  dans  l'attitude 
d'un  suppliant.  Seul  entre  les  deux  travées  de  droite  et  de  gau- 
che, se  distingue  entre  tous  l'empereur  Théodose.  Il  est  revêtu 
des  ornements  impériaux  ;  sa  tête  porte  le  diadème  et  est  envi- 
ronnée d'un  nimbe  d'or,  tel  que  les  peintres  byzantins  ont  cou- 
tume d'en  orner  le  Christ  et  les  saints.  Nul  autre  que  lui  ne  pré- 
side. Il  apparaît  comme  un  maître  au  milieu  de  sujets;  il  domine 
et  commande  ;  hors  de  lui  nous  ne  voyons  personne  pour  diriger 
l'assemblée.  A  supposer  .que  la  peinture  ne  soit  pas  exacte,  il  n'en 
reste  pas  moins  établi  que  c'est  dans  cet  appareil  que  les  Byzan- 
tins se  figuraient  l'empereur  au  milieu  d'un  synode. 

Lorsque  Marcien  cédant  aux  supplications  du  pape  Léon  con- 
sentit à  réunir  le  concile  de  Chalcédoine,  il  avertit  les  pères  qu'il 
assisterait  aux  séances,  dès  que  les  affaires  publiques  lui  laisse- 
raient le  loisir  de  se  rendre  à  Chalcédoine.  Il  ne  se  présenta  en 
effet  qu'à  la  sixième  action.  Il  prit  aussitôt  la  parole  :  «  Voici, 
dit-il,  la  loi  que  je  vous  propose.  Que  personne  à  l'avenir  n'ose 
disputer  sur  la  personne  du  Sauveur  N.-S.  J.-C,  ou  se  servir 
d'une  autre  formule  de  foi,  que  celle  fixée  à  Nicée  par  trois  cent 
quatre-vingts  évéques.  En  ce  qui  me  regarde,  sachez  que  je  suis 

(1)  Banduri,  AntiqtKt.  Constant.,  t.  II,  p.  937. 


—  154  — 

venu  me  mêler  à  vous,  pour  confirmer  la  foi,  à  l'exemple  de  mes 
prédécesseurs,  et  non  pour  vous  imposer  par  le  spectacle  de  ma 
puissance,  afin  que,  la  vérité  découverte,  la  multitude  ne  soit 
plus  égarée  par  les  paroles  de  quelques  hommes  mauvais,  et  que 
si  des  discordes  s'élèvent  parmi  vous,  par  mon  autorité  je  les 
apaise  et  les  réduise  au  silence  !  » 

Dans  le  cours  de  la  séance,  l'empereur  intervient  sans  cesse 
dans  la  discussion  et  la  dirige  ;  il  donne  et  ôte  la  parole  aux  ora- 
teurs, fait  lire  les  pièces  à  conviction  et  comparaître  les  témoins. 
Il  agit  en  véritable  et  unique  président,  sans  qu'aucune  protes- 
tation s'élève,  et  traite  d'usurpation  le  légitime  exercice  de  la 
puissance  impériale.  Quand,  du  consentement  unanime  des  évê- 
ques  présents,  la  déclaration  de  foi  du  synode  a  été  lue,  l'empe- 
reur conclut  :  «  Si  quelque  particulier,  quelque  soldat  ou  quel- 
que clerc,  sous  prétexte  de  discuter  les  matières  de  foi,  ameute 
la  foule  autour  de  lui  pour  l'entendre,  qu'il  sache  qu'il  perdrsi, 
son  grade,  sans  préjudice  des  autres  peines  qui  peuvent  l'at- 
teindre. » 

La  séanôe  est  enfin  fermée  par  ces  paroles  de  Marcien  :  «  Vous 
êtes,  je  le  sais,  fatigués  par  un  long  voyage,  et  par  les  labeurs 
qui  l'ont  suivi.  Prenez  patience  encore  pendant  trois  ou  quatre 
jours,  et  en  présence  de  nos  juges  magnifiques,  continuez  les 
travaux  qui  doivent  être  votre  consolation  et  votre  récompense. 
Que  personne  de  vous  ne  prenne  congé  du  saint  concile,  avant 
que  ces  travaux  ne  soient  arrivés  à  leur  terme.  »  Tel  était  le 
langage,  telle  était  la  conduite  du  plus  religieux  et  du  plus  res- 
pectueux des  empereurs  byzantins  (1). 

Justinien  fut  loin  d'imiter  cette  pieuse  déférence  à  l'égard  des 
pères  du  deuxième  concile  de  Constantinople.  Il  les  réunit  mal- 
gré le  pape  Vigile  pour  condamner  les  écrits  d'Ibas,  de  Théodore 

(1)  Labbe,  Co/(c//c  rfe  CÀo^cerfomc,  action  VI.  • 


-  155  — 

de  Mopsueste  et  de  Théodoret.  Vigile  s'excusa  de  ne  point  paraî- 
tre aux  séances,  de  peur  que  sa  volonté  ne  fût  enchaînée  et  con- 
trainte par  la  présence  de  l'empereur.  Il  se  réserva  de  protester 
contre  la  décision  du  concile,  jusqu'au  moment  où,  jeté  en  pri- 
son, abreuvé  d'outrage,  menacé  de  l'exil,  il  se  laissa  arracher  son 
approbation.  La  discussion  ne  put  s'écarter  des  limites  tracées 
par  l'empereur.  Comme  les  évêques  demandaient  la  condamna- 
tion de  quelques  clercs,  le  patriarche  Mennas  empêcha  de  pour- 
suivre la  délibération.  «  Il  ne  convient  pas,  dit-il,  que  rien 
s'accomplisse  dans  l'Église,  sans  l'avis  conforme  de  la  majesté 
impériale.  Je  demande  donc  à  mes  frères  de  suspendre  la  discus- 
sion pour  nous  laisser  le  temps  de  soumettre  à  Sa  Piété  l'objet 
de  leur  demande.  »  La  séance  fut  levée,  et  à  la  séance  suivante  le 
référendaire  Théodore  vint  lire  la  nouvelle  communication  de 
l'empereur  (1). 

L'empereur  Constantin  Pogonat,  avant  de  réunir  le  sj^node 
œcuménique  qui  devait  condamner  l'hérésie  monothélite,  écrivit 
au  pape  Agathon  :  «  Je  ne  siégerai  pas  au  milieu  des  évêques  en 
tant  qu'empereur,  et  je  ne  leur  parlerai  pas  comme  empereur 
mais  comme  un  des  leurs.  Ce  qu'ils  auront  décidé  je  le  ratifierai, 
j'expulserai  ceux  qui  feront  entendre  des  discours  hérétiques  et 
je  les  reléguerai  en  exil.  »  Le  concile  se  réunit  et  fut  présidé  par 
l'empereur.  Entouré  des  principaux  magistrats  de  l'empire, 
Constantin  siégea  sur  un  trône  élevé  au-dessus  des  prélats.  A  sa 
gauche  se  tenaient  les  légats  italiens,  à  sa  droite  l'évêque  de 
Constantinople.  Au  commencement  de  chaque  action,  le  compte- 
rendu  reproduit  le  nom  des  principaux  personnages  et  ne  man- 
que jamais  d'ajouter  :  «  Présidant,  le  très-pieux  et  très-cher  au 
Christ  empereur  Constantin,  et  avec  lui  par  son  ordre,  le  glo- 
rieux consulaire  et  patrice  Nicetas,  maître  des  offices  impériaux, 

(l)  Labbo,  S*"  concile  de  Constant innpic. 


—  156  — 

le  glorieux  consulaire  Théodose,  etc.  (1).  »  Durant  toutes  les 
séances,  l'empereur  ne  cesse  de  prendre  la  parole  et  de  conduire 
les  débats  avec  la  plus  grande  dextérité,  sans  permettre  à  per- 
sonne de  troubler  l'ordre  et  de  parler  sans  son  assentiment. 

Il  en  fut  de  même  au  deuxième  concile  de  Nicée,  où  parurent 
l'impératrice  Irène  et  son  fils  Constantin.  Nous  constatons  la 
même  intervention  dans  tous  les  grands  synodes  orientaux. 

A  la  vérité,  par  une  fiction  acceptée  unanimement,  leprésident 
perpétuel  du  concile  était  Jésus-Christ  lui-même.  N'avait-il  pas 
dit  :  «  Partout  où  vous  serez  trois  réunis  en  mon  nom,  je  serai 
au  milieu  de  vous.  »  Sur  un  trône  dressé  au  fond  de  la  salle  était 
toujours  ouvert  l'Évangile,  attestant  sous  une  forme  sensible  la 
présence  du  divin  médiateur.  C'était  lui  qui  était  censé  pronon- 
cer, par  la  bouche  des  évêques,  la  sentence  qui  absolvait  ou  con- 
damnait les  accusés  (2).  Après  avoir  énuméréles  crimes  de  Nes- 
torius,  le  synode  des  Cyrilliens  à  Éphèse  s'exprime  ainsi  :  «  C'est 
pourquoi  Notre  Seigneur  J.-C,  que  cet  hérétique  a  blasphémé, 
le  déclare  par  ce  très-saint  concile,  déchu  de  sa  dignité  épisco- 
pale  et  rejeté  de  toute  communion  ecclésiastique.  »  Une  fois  la 
part  faite  à  cette  fiction,  constatons  que  les  autorités  laïques 
président  réellement  au  débat,  y  interviennent  pour  le  mainte- 
nir dans  les  bornes  prescrites  et  pour  faire  respecter  la  loi.  Sous 
leurs  yeux,  l'assemblée  des  évêques  discutait  les  points  de  dogme 
et  interprétait  les  textes  sacrés,  en  observant  un  ordre  hiérar- 
chique. L'empereur  lui-même  se  réservait  le  rôle  déjuge  et  le 
droit  suprême  de  sanction.  Vicaire  du  Christ,  il  tient  sa  place  au 
concile  et  apparaît  comme  son  image  vivante. 

Nous  avons  dit  que  lorsque  l'empereur  empêché  ne  pouvait  se 


(1)  Labbe,  3«  concile  de  Const.  :  Présidente  eodem  piissimo  et  eodem  Chrislo  di- 
lecto  magno  imperalore  Conslantiao,  et  ex  jussione  ejus  Nicetas,  etc. 

(2)  Labbe,  Concile,  t.  III,  p.  570. 


—  157  — 

rendre  au  concile,  il  avait  coutume  de  déléguer  quelqu'un  de  ses 
patrices,  pour  y  représenter  l'autorité  publique.  Bien  que  la  loi 
religieuse  défendît  aux  laïques  de  se  mêler  à  ces  solennités  ecclé- 
siastiques, une  exception  était  faite  pour  les  officiers  impériaux. 
Ils  représentaient  en  effet  moins  eux-mêmes  que  la  majesté  im- 
périale, pour  qui  l'interdiction  enjointe  aux  laïques  n'existait 
pas.  Sans  doute  nous  ne  voyons  pas  les  grands  dignitaires  du 
palais  siéger  dans  les  conciles  provinciaux,  présidés  deux  fois 
l'an  par  le  métropolitain,  et  qui  s'occupaient  à  régler  seulement 
les  intérêts  religieux  du  diocèse.  Mais  s'il  s'agissait  de  juger  un 
évêque,  ou  d'agiter  une  question  qui  touchât  au  dogme,  la  pré- 
sence de  l'envoyé  impérial  était  nécessaire.  Théodore  délégua  au 
concile  œcuménique  de  Constantinople  le  patrice  Florentius, 
«  parce  que  la  discussion  porte  sur  le  dogme  (1).  »  Les  laïques 
d'ailleurs  n'avaient  aucune  initiative  personnelle  dans  le  débat. 
Ils  arrivaient  munis  d'instructions  qu'ils  devaient  observer  à  la 
lettre.  Ils  ne  figuraient  que  comme  chargés  de  pouvoirs  de  leur 
maître,  gardien  de  l'intégrité  de  la  foi,  et  magistrat  suprême.  Ils 
étaient  revêtus  pour  la  circonstance  d'un  droit  de  police  et  de 
surveillance  qui  cessait  dès  que  leur  mission  était  accom- 
plie. 

Nous  possédons  les  instructions  de  Constantin  au  comte 
Denys,  à  l'occasion  du  concile  de  Tyr,  réuni  pour  juger  Atha- 
nase  d'Alexandrie.  «  Je  vous  envoie,  dit  l'empereur  aux  évêques, 
le  consulaire  Denys,  pour  qu'il  vous  avertisse  des  choses  que 
vous  devez  faire,  et  surtout  pour  qu'il  soit  le  gardien  et  le  dé- 
fenseur de  l'ordre  et  de  la  justice  (2).  » 

Les  évêques  ne  se  firent  pas  faute,  dans  les  premiers  temps  de 
l'empire  chrétien,  de  s'élever  contre  cette  ingérence,  qui  portait 

(1)  Labbe,  Conc.  Chalcéd.,  p.  218  :  Instûii  >dyoç  nspï  tt^ctsuç  larlv, 

(2)  Theodoret,  lib.  I,  ch.  28. 


—   158  — 

atteinte  à  leur  indépendance,  et  de  qualifier  sévèrement  cette 
intervention.  «  Ce  n'est  point  là  un  synode,  disaient-ils  du  con- 
cile de  Tyr,  mais  une  apparence  dérisoire  de  synode,  des  assises 
impériales  plutôt  qu'un  tribunal  épiscopal.  De  quel  front  peut- 
on  appeler  concile,  une  assemblée  que  présida  un  comte  du  palais, 
où  apparurent  les  piques  des  soldats,  où  des  commissaires,  des 
geôliers,  faisant  office  de  diacres,  se  chargeaient  d'introduire,  où 
le  comte  prenant  la  parole,  les  évêques  gardaient  le  silence  et  se 
faisaient  les  serviles  instruments  de  sa  volonté  (1)  ?  » 

Ces  lamentations  et  ces  critiques  ne  touchèrent  pas  les  empe- 
reurs, qui,  au  risque  de  peser  sur  la  conscience  des  évêques, 
continuèrent  à  surveiller  ces  comices  d'un  nouveau  genre.  Le 
tribun  Marcellinus  présida  le  concile  de  Carthage,  où  six  cents 
évêques,  tant  donatistes  qu'orthodoxes,  firent,  pendant  trois 
jours,  assaut  d'éloquence  pour  se  convertir  mutuellement.  Il 
termina  la  discussion  en  déclarant  les  donatistes  vaincus  et  en 
frappant  leurs  églises  d'interdit.  Au  concile  de  Séleucie,  Léonas, 
vir  illuster,  lut  le  décret  impérial  qui,  pour  conjurer  les  orages 
d'une  discussion  passionnée ,  s'efforçait  de  circonscrire  le  débat 
à  quelques  points  dont  il  était  défendu  de  s'écarter  (2). 

Théodose  le  Jeune  prit  les  mêmes  précautions  à  l'égard  du 
concile  d'Ephèse.  Il  y  dépêcha  Candidianus  avec  les  instructions 
suivantes  :  «  Nous  avons  ordonné  au  comte  Candidianus  de  se 
rendre  à  votre  concile,  non  pas  pour  qu'il  se  mêle  aux  contro- 
verses qui  peuvent  surgir  au  sujet  du  dogme ,  car  il  n'est  pas 
permis  à  ceux  qui  ne  sont  pas  inscrits  au  catalogue  des  évêques 
d'agiter  ces  questions,  mais  pour  éloigner  d'Éphèse ,  par  tous 
les  moyens,  les  moines,  les  particuliers  qui,  par  curiosité ,  ont 


(1)  Athanase,  Apolog.  2. 

(2)  Socrate,  lib.  Il,  cli.  31  :  ypàii^cinx  ys  «Orou  Ttputcjiipiro,  vûvpjv  TrpoTîfiO'j 
toOto  ÇrjTeîffÔKt  xîIsûovtk,  vyvos  rô  sts/sov. 


-  i5U  - 
afflué  vers  cette  ville  ou  peuvent  s'y  porter ,  pour  apaiser  les 
discordes  et  conjurer  les  tempêtes  qui  pourraient  troubler  vos 
délibérations  et  vous  détourner  de  la  recherche  sereine  de  la 
vérité,  pour  permettre  à  tous  et  à  chacun  d'exposer  ses  idées 
sans  être  molesté,  enfin  pour  appuyer  de  son  autorité  et  rendre 
obligatoires  les  décisions  qui  seront  prises  de  votre  consente- 
ment unanime.  Avant  tout,  il  est  enjoint  autres-magnifique 
Candidianus  de  veiller  à  ce  que  personne  de  vous  n'essaie  de 
quitter  le  saint  synode  pour  se  rendre  auprès  de  nous  ou  en  tout 
autre  lieu,  avant  que  les  questions  qui  vous  sont  soumises  aient 
reçu  leur  solution.  Enfin  il  doit  empêcher  qu'aucune  controverse 
ecclésiastique,  ou  d'une  autre  nature,  qui  He  touche  pas  au 
dogme  qui  est  eu  litige,  soit  soulevée  avant  que  l'obscurité  dis- 
paraisse sur  les  questions  qui  vous  sont  proposées.  » 

On  sait  quelle  fut  l'issue  de  ce  fameux  conciliabule  d'Éphèse. 
Les  évêques  se  séparèrent  en  deux  camps.  Cyrille  et  Dioscure 
opposèrent  anathème  à  anathème.  Candidianus,  qui  avait  refusé 
d'ouvrir  les  délibérations  avant  que  tous  les  pères  et  surtout 
l'évêque  d'Antioche  fussent  présents,  S3  rallia  "au  parti  de  Dios- 
cure. Les  évêques  fidèles  à  Cyrille ,  méprisant  les  ordres  du 
prince,  voulurent  agir  à  leur  guise,  et  finirent  par  obliger  le 
légat  à  sortir  de  l'assemblée.  «  Moi-même,  se  plaignait  Candi- 
dianus, comme  si  je  n'avais  rien  de  commun  avec  leur  synode, 
ils  m'ont  ignominieusement  expulsé  (I).  Peu  après,  continue 
le  légat  de  l'empereur,  j'entends  sonner  de  la  trompe  par  la  ville 
et  annoncer  par  les  hérauts  la  déposition  de  Nestorius  ;  j'ac- 
cours et  je  défends  aux  évêques  rebelles  de  rien  entreprendre 
contre  les  ordres  exprès  de  l'empereur.  »  Théodose  fut  obligé 
d'intervenir  par  de  nouvelles  instructions.  Il  ordonna  de  saisir 
Cyrille  et  de  le  jeter  en  prison.  Elpidius,  au  premier  concile 

(1)  Lire  le  discours  de  Candidianus  au  deuxième  concile  d^Éphèse.  Labbe. 


—  160  — 

d'Éphèse,  Anatolius,  au  concile  de  Chalcédoine,  représentèrent 
avec  les  mêmes  attributions  la  majesté  impériale. 

On  voit  par  ces  exemples  quel  était  le  rôle  des  laïques  dans  les 
synodes.  Sans  prendre  part  aux  discussions,  sans  entrer  dans  la 
controverse  religieuse,  réservée  aux  seuls  évoques,  ils  se  con- 
tentaient de  la  circonscrire  et  de  la  conduire.  Ils  faisaient  res- 
pecter les  ordres  du  prince  ,  modéraient  les  impatiences,  apai- 
saient les  différends,  arrêtaient  au  passage  les  propositions 
étrangères  à  l'ordre  du  jour.  Mais,  par  cela  même  que  rien  ne 
se  pouvait  faire  sans  leur  présence,  aucune  question  se  produire 
sans  leur  assentiment,  leur  influence  restait  considérable.  Ils 
pouvaient  fermg?  la  bouche  aux  adversaires  de  l'empereur,  pro- 
téger ses  favoris,  récuser  les  témoins  qu'ils  jugeaient  hostiles 
ou  suspects,  déclarer  illégale  une  sentence  qui  devait  déplaire  à 
la  cour.  Ainsi  s'expliquent  dans  l'histoire  byzantine  tant  de  dé- 
cisions synodales  des  conciles  d'Orient,  frappées  d'anathème, 
comme  hérétiques,  par  les  papes  orthodoxes  de  l'Occident. 

Une  lettre  sacrée  de  l'empereur  était  nécessaire  pour  ouvrir 
les  conciles  ;  il  fallait  une  autre  lettre  pour  clore  les  séances  et 
permettre  aux  évêques ,  leurs  travaux  achevés ,  de  retourner 
dans  leurs  diocèses.  Quant  aux  actes  mêmes  du  synode,  ils  de- 
vaient être. approuvés  et  contre-signes  par  l'empereur  pour  être 
revêtus  d'une  autorité  légale.  Faute  de  cette  approbation,  leur 
valeur  était  nulle  devant  les  magistrats;  ce  n'était,  tout  au  plus, 
qu'une  consultation  de  théologiens  n'engageant  personne,  et 
contre  laquelle  tout  citoyen  pouvait  protester.  Aussi  les  évê- 
ques, la  discussion  des  canons  terminée,  envoyaient- ils  une 
adresse  à  l'empereur,  le  priant  de  sceller  de  son  sceau  les  tomes  du 
concile.  La  formule  en  était,  à  quelques  mots  près,  invariable  : 
€  Nous  demandons  à  ta  clémence  que  par  tes  lettres  tu  veuilles 
bien  ratifier  et  confirmer  les  règles  que  nous  avons  arrêtées,  et 
de  même  que  par  tes  lettres  sacrées  de  convocation  tu  as  montré 


—  161  — 

ton  dévouement  à  l'Eglise,  tu  ajoutes  à  nos  délibérations  la  force 
de  l'autorité  publique,  en  les  approuvant  et  les  marquant  de  ton 
sceau  (1).  »  Dès  lors  seulement  les  canons  devenaient  obligatoi- 
res, et  les  magistrats  et  gouverneurs  de  province  devaient  tenir 
la  main  à  leur  observation  (2). 

Etait-il  permis  aux  empereurs  de  casser  les  arrêtés  des  conci- 
les, comme  ils  cassaient  ceux  des  tribunaux  militaires  et  civils? 
Sur  ce  point,  la  jurisprudence  paraît  avoir  été  fort  irrégulière. 
Nous  voyons  l'empereur  Valens  abroger  les  actes  du  concile  de 
Lampsaque  et  disperser  les  évoques  qui  y  siégèrent  (3).  Nous 
voyons  Tliéodose  le  Jeune  déclarer  illégales  et  nulles  les  décisions 
du  concile  d'Éphèse  présidé  par  Cyrille  d'Alexandrie.  L'empereur 
invoque  dans  son  rescrit  les  vices  de  forme  que  lui  a  signalés 
son  légat  Candidianus.  «  Le  concile  n'était  pas  au  complet,  dit-il, 
et  les  pères  se  sont  écartés  de  la  teneur  de  nos  lettres  impériales. 
Il  plaît  donc  à  Notre  Majesté  de  regarder  une  telle  procédure 
comme  nulle  et  non  avenue  (4).  »  Lorsqu'il  s'agit  de  casser  le 
concile  d'Éphèse,  tenu  par  Dioscure  après  l'arrestation  de.  Cy- 
rille, c'est  encore  à  l'empereur  Marcien  que  les  évêques  s'adres- 
sent pour  défaire,  par  un  acte  de  l'autorité  impériale,  ce  qu'un 
autre  acte  de  l'autorité  impériale  a  établi  :  «  Il  est  nécessaire, 
disent  les  prélats  de  Chalcédolne ,  que  nous  invoquions  la  piété 
de  l'empereur  très-chrétien  pour  proscrire  par  une  loi  spéciale  et 
abroger  ce  synode.  » 

Cependant  nous  avons  remarqué,  dans  le  cours  de  cette  étude, 

(1)  Lettre  des  évêques  du  cinquième  concile  de  Const.  à  Théodose. 

(2)  Eusèbe,  Vit.  Const.,  lib.  IV,  ch.  29  .-  wç  ^à  l^stvat  toïç  twv  IOvwv 
xp'x^ovŒi  TK  ^ô?avT«  TTKpoCkvsiv.  V.  ZoHaras ,  lib.  XV,  ch.  11.  —  Soz.,  lib.  IV, 
ch.  13. 

(3)  Cedrenus,  1. 1,  p.  309,  éd.  1647. 

(4)  Sacrai  majestatis  noslrse  plaçait  lalem  procedeadi  morem  nulium  habere  locum 
aut  momentum. 

11 


—  162  — 

qu'un  concile  n'était  œcuménique  que  s'il  était  consenti  par 
l'empereur  et  approuvé  par  les  cinq  patriarches  de  Rome,  de 
Constantinople ,  d'Alexandrie,  d'Antioche  et  de  Jérusalem.  Il 
semble  donc  que  l'autorité  impériale  ne  dût  pas  suffire  seule 
pour  annuler  les  actes  d'un  pareil  concile,  et  qu'il  fallût  encore 
l'acquiescement  des  mêmes  sièges  qui  en  avaient  approuvé  la 
réunion.  C'est  le  sens  de  la  réponse  faite  par  le  patriarche  Ma- 
cédonius  à  l'empereur  Anastase ,  qui  voulait  abroger  le  concile 
de  Chalcédoine  :  «  On  ne  peut  rien  faire  en  pareille  matière  sans 
l'avis  conforme  du  titulaire  du  siège  de  Rome.  »  Justinien,  qui 
poursuivait  la  même  politique,  se  servit  de  moyens  détournés 
pour  arriver  à  ses  fins.  A  l'instigation  de  l'évêque  origéniste 
Théodore  de  Césarée,  il  porta  au  concile  de  Chalcédoine  un  coup 
indirect,  en  ordonnant  aux  évêques  réunis  au  cinquième  concile 
général  de  condamner  les  trois  chapitres.  C'étaient  les  écrits  de 
Théodore  de  Mopsueste,  d'Ibas  et  de  Théodoret,  approuvés  à 
Chalcédoine.  Cette  supercherie  fut  devinée  par  le  pape  Vigile, 
qui  ne  se  résigna  qu'à  la  dernière  extrémité,  et  sous  le  coup  de 
terribles  menaces,  à  joindre  sa  signature  à  celles  des  évêques 
dociles  à  la  volonté  impériale.  Ce  soin  même  que  prit  l'empereur 
de  ne  pas  attaquer  directement  et  en  face  le  concile  de  Chalcé- 
doine, prouve  la  défiance  où  il  était  de  son  droit,  et  confirme  la 
règle  que  nous  avons  énoncée. 

De  tout  ce  qui  précède,  il  résulte  que  l'autorité  impériale, 
quelle  que  fût  sa  complaisance  et  sa  déférence  envers  l'épiscopat, 
n'abdiqua  jamais  devant  lui  ;  que  l'Église  n'était  pas  en  dehors 
de  l'État,  ni  au-dessus  de  lui,  mais  en  lui;  que  ses  membres 
étaient  considérés  comme  investis  d'une  magistrature  religieuse 
qui  les  faisait  dépendants  de  l'empereur  ;  que  les  conciles  n'é- 
taient qu'une  des  sources  de  la  législation  impériale  ;  que  l'em- 
pereur jugeait  de  l'opportunité  de  leur  convocation,  fixait  l'épo- 
que et  le  lieu  de  leur  réunion,  présidait  leurs  séances,  délimitait 


—  163  — 
le  champ  des  discussions  engagées,  enfin  se  réservait  de  ratifier 
et  quelquefois  de  casser  pour  vices  de  forme  leurs  sentences.  Le 
monde  chrétien  voit  dans  l'empereur,  non-seulement  l'évêque 
extérieur  dont  parlait  Constantin ,  mais  le  chef  même  de  la 
hiérarchie  ecclésiastique  et  le  détenteur  véritable  de  l'autorité 
religieuse. 


CHAPITRE  III. 


De  la  Juridiction  Impériale  en  matière  religieuse. 


L'empereur,  souverain  législateur,  est  en  même  temps  souve- 
rain justicier.  Comme  de  lui  émane  la  loi,  c'est  à  lui  d'en  sur- 
veiller l'observation  et  de  déléguer  ceux  qui  sont  chargés  de  la 
faire  obéir.  Lui-même  est  un  juge  et  le  juge  suprême.  Il  passe 
à  juger  la  plus  grande  partie  de  sa  journée.  Il  décide  en  première 
instance,  il  décide  en  appel,  il  décide  en  cassation,  et  désigne  les 
tribunaux  nouveaux  où  la  cause  en  litige  sera  soumise  à  un  second 
examen.  A  lui  seul  enfin  il  appartient,  la  sentence  prononcée, 
de  la  réformer  par  sa  seule  initiative,  de  commuer  la  peine,  de 
la  diminuer  ou  de  l'aggraveç  (1).  Ces  prérogatives,  il  les  tient 
de  son  titre  d'empereur.  Il  est  au-dessus  des  lois,  il  est  la  loi 
vivante.  Toute  décision  impériale  es\^  par  le  fait,  légale. 

La  jurisprudence  est  la  science  des  choses  divines  et  humai- 
nes (2).  Les  causes  ecclésiastiques,  pas  plus  que  les  causes  civiles. 


(1)  Principi  supplicare  licet,  et  de  sententiâ  queri ,  etiam  si  pro  civitate.  lata  sit. 
Basil.,  lib.  IX,  lit.  I,  55.  —  Non  per  judicem,  sed  per  principem,  qui  edoctus  pœnam, 
aut  permutât  aut  reraittit.  Nomocanon,  tit.  IX,  ch.  2. 

(2)  Lib.  Léon.  Philosop.,  tit.  1,  De  legisL,  art.  7  :  Jurisprudenlia  est  divinarum 
atque  humanarum  rerum. 


—  1G6  -^ 

ne  sont  hors  de  la  compétence  de  l'empereur.  Le  droit  byzantin 
n'admet  pas  plus  une  juridiction  indépendante  qu'une  législation 
indépendante.  Le  premier  devoir  de  l'empereur,  s'il  faut^en 
croire  Léon  le  Philosophe,  c'est  de  fixer  l'interprétation  des 
sentences  écrites  dans  les  livres  saints  et  des  dogmes  arrêtés  par 
les  sept  synodes  universels  (1).  Non-seulement  les  personnes 
qui  appartiennent  à  l'Église,  mais  les  causes  religieuses  que  les 
questions  de  dogme  et  de  discipline  peuvent  soulever,  tombent 
sous  la  juridiction  de  l'empereur.  Tous  les  Romains  sont  au 
même  titre  ses  sujets,  qu'ils  appartiennent  à  l'ordre  ecclésias- 
tique ou  à  l'ordre  civil  et  militaire.  Ils  dépendent  tous  indis- 
tinctement de  la  justice  de  l'État,  c'est-à-dire  de  l'empereur. 

Il  est  donc  à  priori  impossible  d'admettre  l'existence  d'un 
corps  judiciaire  sans  attache  avec  l'État,  se  recrutant  de  lui- 
même,  jugeant  en  vertu  d'un  code  particulier,  acquittant  ou 
absolvant  sans  contrôle  les  accusés.  Tous  ceux  qui  rendent  la 
justice  sont  les  délégués  de  l'empereur.  Les  tribunaux  peuvent 
différer  par  leur  composition  et  leurs  attributions.  Nous  trou- 
vons dans  l'empire  des  tribunaux  ecclésiastiques,  des  tribunaux 
civils,  des  tribunaux  militaires  ;  nous  constatons  l'existence  de 
deux  magistrats  qui  prononcent  sans  appel,  le  préfet  du  prétoire 

et  le  patriarche.  Mais  ces  tribunaux  relèvent  de  la  même  ori- 

t 
gine  et  empruntent  leurs  droits  à  laî  même  source,  le  pouvoir 

impérial.  Il  n'est  pas  une  sentence  que  l'empereur  ne  puisse 

réviser  et  casser. 


I. 


Il  paraît  certain  que  les  évêques  et  les  clercs  essayèrent  d'ob- 
tenir de  Constantin  une  juridiction  spéciale  et  de  se  soustraire 

(1)  Lib.  Léon.  Philosop.,  De  'principe,  lit.  II,  art.  K. 


-  167  - 

aux  juges  ordinaires.  On  raconte  qu'au  concile  de  Nicée,  plu- 
sieurs accusations  contre  les  évèques  ayant  été  remises  ù  l'empe- 
reur, celui-ci  refusa  de  les  lire  et  les  déchira  publiquement  ajou- 
tant qu'il préféiait  laisser  l'impunité  aux.  évèques  que  de  provo- 
quer un  scandale  en  rendant  publiques  leurs  fautes  (1).  On  prête 
encore  à  Constantin  ces  paroles  :  «  Si  je  surprenais  un  évêque 
en  adultère,  moi-même  je  le  couvrirais  de  mon  manteau.  »  Le 
commentaire  de  ces  propos  se  trouve  dans  Ruffln,  qui  fait  tenir 
à  l'empereur  ce  discours ,  dont  il  est  permis  de  suspecter  Fau- 
tlienticité  :  «  Dieu  vous  a  constitués  ses  prêtres  et  vous  a  donné 
le  pouvoir  de  juger  chacun  et  nous-même;  mais  quant  à  vous, 
vous  ne  pouvez  être  jugés  par  les  hommes.  A  Dieu  seul  il  appar- 
tient de  se  prononcer  sur  vos  consciences.  Toutes  vos  querelles, 
quelles  qu'elles  soient,  doivent  être  soumises  à  son  divin  tribu- 
nal. Dieu  vous  a  donnés  à  nous  comme  des  dieux  ;  or  nulle  part 
on  n'a  vu  qu'un  homme  ait  jugé  une  personne  divine  (2).  »  Ces 
singulières  paroles  n'ont  jamais  pu  être  prononcées.  RufBn  est 
seul  à  les  rapporter.  Nul  texte  de  loi  formel  ne  les  confirme.  Si 
grandes  qu'aient  été  les  concessions  faites  au  clei^gé  par  Cons- 
tantin et  ses  successeurs,  ils  se  sont  toujours  gardés  de  sacrifier 
la  prérogative  impériale,  et  ont  prudemment  réservé  les  droits 
de  la  couronne.  Il  faut  cependant  que  le  langage  tenu  par  les 
empereurs  ait  pu  prêter  à  quelque  équivoque  pour  que  saint  Am- 
broise  écrivit  à  Valentinien  le  Jeune  :  «  Votre  père,  d'auguste 
mémoire,  a  marqué  par  ses  paroles  et  par  ses  actes  qu'il  conve- 


(1)  V.  Les  Ecrivains  ecclésiastiques  et  Cedrcnus,  t.  I,  p.  288,  éd.  1647  :  Non 
enim^  dicebat,  debent  sacerdolum  delicla  mullitudini  exponi,  ne  homines  indè  offensae 
sumptâ  occasione,  sine  raelu  peccent. 

(î)  Ruffin,  lib.  I,  ch.  2.  Ces  paroles  sont  rappelées  presque  intégralement  par  le  pape 
Grégoire  le  Grand  dans  une  lettre  adressée  à  l'omperpur  Maurice,  lib.  IV,  ep.  73. 
11  n'est  pas  inutile  d'ajouter  que  Tbéodoret,  Sozoraène  et  Socrale,  qui  parlent,  comme 
Ruffin,  des  libelles  remis  à  Constantin,  contre  certains  des  évèques  de  Nicée,  ne  re- 
produisent cependant  pas  ce  langage.  (V.  Tbéodoret,  lit.  1,  ch.  11.) 


—  168  — 

naît  de  laisser  le  jugement  des  causes  ecclésiastiques  à  celui-là 
qui  n'est  ni  inférieur  par  sa  charge,  ni  d'un  droit  différent,  c'est- 
à-dire  que  c'est  aux  prêtres  à  juger  les  prêtres.  Quand  donc 
avez-vous  entendu  dire,  très-clément  empereur,  que  des  laïques 
puissent  décider  en  matière  de  foi  ?  Si  nous  parcourons  les  divi- 
nes écritures  et  les  écrits  des  premiers  pères,  nous  voyons  les 
évéques  juger  les  empereurs,  et  non  les  empereurs  les  évêques.  » 
Et  ailleurs,  le  même  Ambroise  s'exprimait  ainsi  :  «  Votre  père 
disait  :  Ce  n'est  pas  à  moi  déjuger  les  évêques.  Votre  clémence 
dit  aujourd'hui  :  Je  dois  les  juger  (1).  *  Saint  Ambroise,  d'ac- 
cord avec  la  plupart  des  pères  du  iv*  siècle,  réclamait  pour  les 
clercs,  non-seulement  des  tribunaux  spéciaux,  mais  encore  une 
entière  indépendance  à  l'égard  de  l'autorité  impériale,  et  une 
sorte  de  droit  de  remontrance. 

Les  assemblées  synodales,  surtout  en  Occident,  tendent  à  faire 
prévaloir  cette  doctrine,  et  s'efforcent  de  détourner  les  clercs  de 
demander  le  redressement  de  leurs  griefs  aux  autorités  sécu- 
lières. Le  canon  19  du  concile  de  Milsevum  déclare  que  tout  clerc 
qui  sollicitera  de  l'empereur  des  juges  laïques,  sera  privé  de  sa 
dignité  (2).  Le  canon  20  porte  que  tout  clerc  qui  voudra  se  ren- 
dre auprès  du  comte  de  la  province,  devra  se  munir  d'une  per- 
mission de  son  évêque ,  faute  de  quoi  il  sera  retranché  de  la 
communion  des  fidèles.  Le  canon  9  du  troisième  concile  de  Car- 
thage  confirme  les  mêmes  peines,  et  ajoute  :  Celui  qui  a  recours 
à  d'autres  juges  qu'aux  évêques  se  reconnaît  indigne  de  la  com- 
munauté fraternelle  de  l'Église,  et  suspecte  son  impartialité. 


(1)  Ambrosii,  Opéra,  lib.  V,  ep.  32,  ad  Valent.  Jun. 

(-2)  Quicumque  ab  Iraperatore  cognitionem  judiciorum  publicorum  petierit,  honore 
proprio  privelur.  Si  autem  episcopale  judicium  ab  lûiperatore  postulaverit,  nihil  ei  obsit. 
Coll.  Labbe,  Conc.  Milœvum,  can.  19,  anno  416.  —  Quicumque  clericus  propter 
necessitatem  suam  alicubi  ad  comitaium  ire  voluerit,  formatam  ab  episcopo  accipiat. 
Quod  si  sine  formata  voluerit  pergore,  à  communione  removeatur.  Can.  20,  id.,  ibid. 


—  169  — 

Citons  encore  le  canon  1""  du  concile  d'Angers,  le  canon  11  du 
concile  de  Châlons,  le  canon  20  du  quatrième  concile  d'Orléans, 
etc.,  etc.  L'esprit  de  cette  juridiction,  qui  tend  à  s'établir  en 
dehors  du  droit  officiel,  est  condensé  dans  une  lettre  supposée 
d'Eusèbe  aux  évêques  d'Egypte,  que  l'on  trouve  dans  le  recueil 
du  faux  Isidore  :  «  Dieu  a  voulu  réserver  à  son  jugement  les 
évêques  ;  aussi  les  laïques  ne  doivent  ni  les  diflfamer,  ni  les  ac- 
cuser. Le  Christ  par  lui-même,  et  non  par  un  autre,  a  chassé  les 
vendeurs  du  temple.  Celui-là  est  en  rébellion  contre  les  préceptes 
de  Dieu  et  les  condamne ,  qui  cite  témérairement  un  évéque  en 
justice.  »  Mettre  les  évêques  et  les  clercs  au-dessus  des  juges 
impériaux  et  des  lois,  ne  les  faire  dépendre  que  de  la  justice 
divine,  donner  pour  le  même  délit  des  juges  différents  au  laïque 
et  au  clerc,  c'est  à  quoi  tendent  les  efforts  des  nombreux  conciles 
occidentaux  au  iv'  et  au  v®  siècle.  A  peine  échappés  aux  persé- 
cutions et  dans  l'enivrement  de  la  victoire,  les  chrétiens  ne 
doutent  pas  de  s'émanciper  entièrement  du  droit  public,  et,  ad- 
mis à  peine  à  l'existence  légale,  de  dominer  la  société  qui  les 
avait  proscrits,  en  conservant  dans  son  sein  l'organisation  spé- 
ciale qui  avait  fait  leur  force  pendant  les  siècles  de  persécution 
et  d'obscurité. 

Mais  les  empereurs  n'admirent  pas  ces  prétentions.  En  péné- 
trant dans  la  société  officielle,  le  clergé  chrétien  dut  s'astreindre 
à  ses  obligations  et  se  soumettre  au  droit  commun.  S'il  obtint 
des  privilèges  fort  étendus,  si  les  empereurs  eurent  égard  à  la 
dignité  et  au  caractère  sacerdotal  des  serviteurs  du  culte,  s'ils 
admirent  dans  certains  cas  l'incompétence  des  tribunaux  ordi- 
naires, l'octroi  de  ces  privilèges  et  de  ces  faveurs  n'entraînait-il 
pas  la  reconnaissance  implicite  du  droit  souverain  de  l'empe- 
reur? Ne  serait-ce  pas  ici  le  lieu  dî  répéter  le  vieil  adage  :  l'ex- 
ception confirme  la  règle  ? 

Nous  allons  essayer  de  définir  quelles  étaient  les  prérogatives 


—  170  — 
des  clercs  dans  les  causes  civiles  et  dans  les  causes  ecclésiasti- 
ques, et  de  montrer  que  dans  aucun  cas  l'autorité  impériale 
n'était  suspendue,  que  toujours  le  droit  de  l'empereur  resta 
sauf. 


IL 


Rallié  au  cliristianisme,  Constantin  dut  réformer  sur  plu- 
sieurs points  la  jurisprudence  observée  par  les  empereurs  païens. 
Il  lui  fallut  régler  la  situation  devant  la  justice  du  clergé  nouveau. 
Pour  s'assurer  une  alliance  dont  il  sentait  le  prix  et  qu'il  savait 
le  gage  d'une  longue  stabilité  dans  les  institutions,  il  donna  au 
clergé  des  immunités  fort  larges,  et  si  étendues,  que  plusieurs 
de  ses  successeurs  furent  obligés  de  les  restreindre.  Il  laissa  aux 
clercs  des  tribunaux  particuliers  et  accorda  aux  évêques  le  pou- 
voir de  j  uger  même  les  causes  civiles.  Il  les  assimila  aux  autres 
magistrats  délégués  par  lui  pour  dire  le  droit  dans  les  provinces. 
Ces  immunités  sont  consignées  dans  le  rescrit  adressé,  en  324, 
à  Ablavius  (I).  Il  permet  à  tout  plaideur,  au  cours  même  de 
l'instruction  et  des  débats,  de  demander  que  sa  cause  soit  portée 
devant  un  évéque.  Dans  ce  cas  et  malgré  la  résistance  de  la 
partie  adverse,  le  magistrat  doit  immédiatement  saisir  de  l'af- 
faire les  tribunaux  ecclésiastiques.  La  sentence  prononcée  est 
sans  appel,  et  il  n'est  plus  permis  de  recourir  à  une  autre  auto- 
rité. Le  témoignage  d'un  évéque  dans  une  cause  quelconque  est 
prépondérant,  et  il  est  défendu  d'admettre,  après  ce  témoignage 
et  contre  ce  témoignage,  tout  autre  déposition.  Une  sentence 
portée  par  un  évéque  a  plus  de  poids  que  celle  d'aucun  juge. 
Elle  est  l'expression  absolue  et  incorruptible  de  la  vérité.  Eusèbe 

(1)  Sozomène,  lib.  I,  ch.  9. 


—  171  — 

nous  avertit  que  l'empereur  confirmait  et  ratifiait  presque 
toujours  les  jugements  des  évêques  (1).  Un  rescrit  d'Ho- 
norius  stipule  qu'on  ne  peut  pas  plus  appeler  d'une  sentence 
épiscopale  que  d'une  sentence  prononcée  par  le  préfet  du 
prétoire. 

Ces  prérogatives  parurent  excessives  et  dangereuses  à  plu- 
sieurs empereurs.  Il  arrivait  que  les  tribunaux  civils,  dont  la 
procédure  était  plus  lente,  étaient  désertés  par  les  plaideurs,  et 
qu'ils  préféraient  avoir  recours  aux  tribunaux  ecclésiastiques, 
qui  avaient  l'avantage  de  terminer  le  débat.  Cette  juridiction 
comportait  d'autres  périls.  Nombre  d'évèques  s'occupaient  du 
soin  de  rendre  la  justice  et  de  s'enquérir  des  subtilités  du  droit 
avec  plus  de  zèle  qu'ils  ne  s'acquittaient  de  leurs  devoirs  épis- 
copaux.  Ruâ3n  cite  un  évéque  arien,  Grégoire,  qui  se  targuait 
plus  volontiers  de  ses  fonctions  judiciaires  que  des  charges  du 
saint  ministère  (2).  Le  concile  de  Tarragone  dut  défendre  aux 
évêques  et  aui  clercs  de  recevoir  des  présents  pour  rendre  la 
justice,  et  de  se  rendre  aux  plaids  le  dimanche  (3).  Valenti- 
nien  III  enleva  aux  clercs  leurs  tribunaux  extraordinaires,  et 
leur  interdit  de  rien  décider  en  justice,  sinon  dans  les  causes 
concernant  la  foi  et  la  religion.  Pour  tous  les  autres  cas,  il  ren- 
voyait les  ecclésiastiques,  quels  qu'ils  fussent,  aux  tribunaux 
séculiers.  Nous  lisons  dans  le  code  de  Justinien  qu'on  pouvait 
appeler  de  la  sentence  d'un  évéque,  non  quand  elle  confirmait 
un  jugement  précédent,  mais  quand  elle  l'infirmait  (4).  Dans  ce 
cas,  si  l'évêque  jugeait  par  délégation  de  l'empereur  ou  d'un 
lieutenant  impérial,  on  pouvait  en  appeler  à  l'un  ou  à  l'autre. 

(1)  Eusèbe,  Vit.  Const.,  lib.  IV,  ch.  27. 

(2)  Ruffin,  lib.  I,  di.  23  :  Quod  raagis  sibi  jiiris  dicendi  creditor  fasces,  quâm  sacer- 
dotium  ministrandum  religionis  ofticiis. 

(3)  Conc.  Tarracon.,  can.  4  et  10. 

(4)  Cod.,  lib.  I,  tit.  IV,  De  episc.  audicntia,  art 


—  172  — 

Ces  prescriptions  sont  rappelées  dans  les  Basiliques  presque 
textuellement,  à  cela  près  que  l'appel  peut  s'exercer  aussi  quand 
l'évêque  a  jugé  en  premier  ressort  (1).  On  peut  voir  par  là  que, 
si,  jusqu'à  la  fin  de  l'empire,  les  tribunaux  ecclésiastiques  purent 
faire  comparaître  des  laïques  dans  les  causes  civiles,  leurs  pri- 
vilèges du  moins  furent  diminués  et  leurs  décisions  toujours 
révocables. 

Pour  les  causes  où  les  deux  parties  appartenaient  à  l'ordre 
ecclésiastique,  la  procédure  à  suivre  est  indiquée  par  le  canon  9 
du  concile  de  Chalcédoine  :  «  Si  un  clerc  a  quelque  affaire  avec 
un  autre  clerc,  qu'il  ne  recoure  pas  aux  tribunaux  séculiers, 
mais  qu'il  porte  le  litige  devant  l'évêque  de  son  diocèse.  S'il 
n'est  pas  satisfait  du  jugement,  qu'il  en  appelle  à  un  autre  tri- 
bunal ecclésiastique,  choisi  d'accord  avec  son  adversaire.  S'il 
transgresse  ces  prescriptions,  qu'il  soit  soumis  aux  peines  cano- 
niques. —  Si  un  clerc  a  quelque  affaire  avec  son  évêque,  ou  avec 
l'évêque  d'une  autre  province,  le  synode  provincial  doit  décider. 
Si  un  évêque  ou  un  clerc  est  en  litige  avec  son  métropolitain, 
qu'il  s'en  réfère  à  l'exarque  du  diocèse,  ou  qu'il  porte  le  débat 
devant  le  tribunal  impérial  de  Constantinople  (2).  »  N'est-ce  pas 
proclamer  qu'après  avoir  épuisé  les  degrés  de  la  hiérarchie 
ecclésiastique,  il  ne  reste  qu'à  s'adresser  à  la  justice  de  l'empe- 
reur? 

Si  un  clerc  et  un  laïque  sont  entre  eux  en  procès,  la  novelle 
123  de  Justinien,  reproduit  dans  le  titre  IX  du  Nomocanon, 
décide  que  l'on  doit  d'abord  avoir  recours  à  l'évêque.  Si  les  deux 
parties  acquiescent  à  son  jugement,  l'exécution  sera  confiée  au 
magistrat.  —  Si  l'une  des  deux  parties,  dans  le  délai  de  dix  jours. 


(1)  Baiiliqties,  lib.  III,  tit.  I,  36. 

(2)  Diœcesis  exarchum  adeat,  vel  imperialis  urbis  Constantiaopolis  thronum  et  apud 
eum  litiget.  Conc.  Chalced.,  can.  9. 


—  173  — 

fait  opposition  au  jugement,  c'est  au  magistrat  lui-même  d'exa- 
miner l'affaire.  S'il  est  reconnu  que  l'évêque  a  bien  jugé,  qu'il 
confirme  la  sentence  sans  qu'on  puisse  désormais  en  appeler.  Si 
le  magistrat  décide  autrement  que  l'évêque,  sa  sentence  est 
sujette  à  la  provocation  qui  s'exerce  selon  la  loi.  Le  préfet  du 
prétoire,  le  sénat  ou  l'empereur  jugent  en  dernier  ressort.  Les 
Basiliques  introduisent  dans  la  procédure  une  légère  modifica- 
tion. Si  le  magistrat  est  en  désaccord  avec  l'évêque  sur  la  sen- 
tence, c'est  le  jugement  du  premier  qui  l'emporte  (1).  Enfin  la 
bulle  d'or  d'Alexis  Comnène,  établit  qu'en  cas  de  conflit  de 
juridiction  entre  un  clerc  et  un  laïque,  les  deux  parties  devront 
se  soumettre  au  tribunal  de  l'accusé,  à  moins  que  l'un  et  l'autre 
ne  s'entendent  pour  réclamer  le  tribunal  de  l'empereur,  auquel 
cas,  toute  instruction  commencée  cessant  par- ce  fait,  l'empereur 
décide  souverainement  (2). 

Dans  les  causes  civiles  ou  criminelles,  les  clercs  sont  soumis  à 
la  loi  commune  et  aux  tribunaux  ordinaires.  Toutefois  un  évê- 
que  ne  peut  être  soustrait  aux  tribunaux  ecclésiastiques  que  de 
son  consentement,  ou  sur  un  ordre  du  prince.  En  vertu  de  sa 
prérogative,  l'empereur  désigne,  même  pour  les  hauts  dignitaires 
de  l'Église,  quels  sont  les  juges  compétents  (3).  Lui  seul  décide 
de  l'opportunité  de  les  soustraire  à  leurs  pairs.  La  législation 
théodosienne  est  d'accord  sur  ce  point  avec  celle  des  Basiliques. 
On  a  donc  prétendu  à  tort  qu'une  loi  de  l'empereur  arien  Cons- 
tantius  donnait  dans  tous  les  cas  aux  ecclésiastiques  des  tribu- 
naux d'exception,  et  défendait  de  les  déférer  aux  juges  civils  et 
militaires.  Constantius  marque  seulement  dans  son  édit  qu'il 


(1)  Basil.,  lib.  III,  tit.  I,  36. 

(2)  Aurea  bulla  Alexis  Comnenis.  Jus-Graeco  Romanum  Leunclavius. 

(3)  Nullus  episcopus  invitus  ad  civilem  vel  militarem  judicem  in  quâlibet  causa 
producatur  nec  exhibeatur,  nisi  princeps  jubeat.  Cod,  Theod.  XVI,  tit.  III,  22,  — 
Basil.,  lib.  I,  tit.  I,  U. 


—  174  — 

convient  de  faire  les  évêques  plutôt  que  d'autres  magistrats, 
juges  de  leurs  collègues  (1). 

Godefroi,  qui  conteste  la  portée  et  l'étendue  des  privilèges  dont 
par  cette  loi  Constantius  fit  l'octroi  au  clergé,  remarque  avec 
raison  qu'elle  est  en  contradiction  avec  toute  la  législation  pos- 
térieure. Une  constitution  de  Gratien  ne  donne  aux  tribunaux 
ecclésiastiques  que  la  connaissance  des  délits  de  peu  d'impor- 
tance, ou  des  causes  concernant  la  religion.  Quant  aux  causes 
criminelles,  le  jugement  doit  en  être  réservé  aux  tribunaux  ordi- 
naires (2).  Un  rescrit  d'Honorius  s'exprime  dans  le  même  sens. 
Il  interdit  aux  laïques  la  connaissance  des  causes  ecclésiasti- 
ques, et  l'attribue  aux  évêques  réunis  en  synodes;  pour  les 
autres  délits,  ils  tombent  dans  le  droit  commun.  La  noveile  12  de 
Valentinien  (De  episcopis)  constate  que  les  évêques  et  les  prê- 
tres, aux  termes  des  constitutions  d'Arcadius  et  d'Honorius, 
n'ont  pas  de  forum  d'exception,  et  qu'ils  n'ont  le  droit  de  connaî- 
tre que  les  causes  religieuses.  Prenant  le  contre-pied  de  la  cons- 
titution de  Constantius,  l'empereur  soutient  que  tout  laïque 
dans  une  cause  civile  ou  criminelle,  peut  forcer  un  clerc  à  com- 
paraître devant  les  tribunaux  séculiers ,  ce  clerc  eût-il  rang 
d'évêque.  Cette  législation  prévalut  jusqu'à  la  fin  de  l'empire  et 
ne  subit  que  de  très-légers  changements. 

Le  clerc  impliqué  dans  une  affaire  d'argent,  doit  s'adresser 
d'abord  à  l'évêque.  Si  celui-ci  ne  peut  terminer  le  litige,  les 
juges  civils  sont  saisis  de  l'affaire.  L'instruction  et  les  débats 
ne  doivent  pas  outrepasser  le  délai  de  cinq  mois.  Si  le  clerc  est 
reconnu  coupable,  la  peine  ne  saurait  lui  être  appliquée  avant 
que  l'autorité  épiscopale  ne  l'ait  dépossédée  du  sacerdoce  (3). 

(1)  Apud  alios  potissimum  episcopos  convenit  explorare.  Cod.  Tbeod.,  lib.  XVI, 
tit.  II,  2. 

(2)  Cod.  Theod.,  lib.  XVI,  tit.  II,  23. 

(3)  Cod.  Just.,  tit:  III,  32.  Constitut.  Leoniset  Anthemii. 


—  175  — 

L'auteur  de  cette  constitution ,  Léon  ,  prétendait  concilier 
ainsi  la  vénération  due  à  la  dignité  sacerdotale  et  le  respect 
réclamé  par  la  loi.  Les  Basiliques  confirment  cette  disposi- 
tion (1). 

Il  nous  serait  facile  par  de  nombreux  exemples,  de  montrer 
cette  législation  appliquée  par  les  empereurs  byzantins.  Nous 
nous  contenterons  de  citer  deux  cas  particulièrement  graves. 
Les  ennemis  d'Athanase  ayant  accusé  auprès  de  Constantin  ce 
prélat  d'homicide,  l'empereur  ordonna  au  césar  Dalmatius,  rési- 
dant à  Antioche,  d'instruire  cette  affaire  (2).  Athanase  se  mit  à 
la  recherche  d'Arsénius,  qu'on  l'accusait  d'avoir  tué,  et  après  des 
pérégrinations  longtemps  infructueuses,  finit  par  le  découvrir 
parmi  les  moines  de  la  Thébaïde.  Il  fit  constater  devant  les  ma- 
gistrats l'identité  d'Arsénius,  et  fit  part  à  l'empereur  du  résultat 
de  ses  démarches.  L'empereur,  par  des  lettres  publiques,  fit  con- 
naître au  monde  entier  l'innocence  du  prélat,  et  ordonna  à  son 
délégué  Dalmatius  de  se  dessaisir  de  la  cause. 

Au  ix^  siècle,  le  patriarche  Méthode,  accusé  de  viol  par  les  évê- 
ques  iconoclastes,  dut  comparaître  devant  un  tribunal  composé  de 
juges  civils  et  ecclésiastiques  et  réussit  à  confondre  publique- 
ment l'imposture  de  ses  accusateurs  (3).  Ainsi  le  bénéfice  de 
clergie  ne  protégea  pas  les  évoques  et  les  prêtres  contre  la  légis- 
lation impériale.  Ils  étaient  regardés  comme  clercs  et  comme 
citoyens,  et  les  prérogatives  de  leur  dignité  n'allaient  pas  jus- 
qu'à les  défendre  contre  les  conséquences  de  leurs  fautes. 

L'empereur  reste  donc  le  souverain  justicier,  maître  d'approu- 
ver ou  de  casser  les  sentences  portées  par  les  divers  tribunaux 
de  l'empire,  tant  ecclésiastiques  que  laïques.  Une  constitution  de 


(1)  Ba«27.,lib.  m.  Ut.  I,  37. 

(2)  Athanase,  Apolog,  2. 

(3)  Cedrenus,  t.  I,  p.  S37,  éd.  1647. 


—  176  — 

Zenon  admet  formellement  l'appel  à  l'empereur  du  jugement 
des  évêques  et  la  novelle  123  de  Justinien  en  confirme  la 
teneur  (1). 


III. 


Tous  les  textes  législatifs  que  nous  avons  jusqu'ici  signalés, 
réservent  les  causes  religieuses  aux  tribunaux  ecclésiastiques.  Il 
n'appartient  pas  aux  laïques,  munere  impares  et  jure  dissimiles, 
de  discuter  le  dogme  et  de  juger  ceux  qui  le  discutent.  Mais  cette 
exclusion  n'est  point  faite  pour  l'empereur.  Les  conciles,,  qui 
sont  les  tribunaux  où  se  produisent  les  causes  religieuses,  n'exis- 
tent que  comme  un  des  organes  de  la  juridiction  impériale. 
N'est-ce  pas  l'empereur  qui  donne  à  leurs  décisions  la  sanction 
légale  ?  Du  reste  le  Nomocanon  nous  indique  la  procédure  à  sui- 
vre dans  les  affaires  de  ce  genre.  La  cause  est  plaidée  devant  le 
métropolitain  et  les  autres  évêques.  Si  les  deux  parties  ne  se 
déclarent  point  satisfaites,  il  est  permis  d'en  appeler  au  patriar- 
che, dont  la  sentence  est  définitive.  On  ne  peut  en  appeler  du 
jugement  du  patriarche  dans  les  affaires  ecclésiastiques,  comme 
dans  les  causes  civiles  on  ne  peut  en  appeler  du  jugement  du 
préfet  du  prétoire  (2).  Le  patriarche,  dit  Léon  le  Philosophe,  est 
le  premier  des  juges  ecclésiastiques.  De  lui  dépend  toute  la  juri- 
diction religieuse,  à  lui  elle  retourne.  Lui  seul  dans  le  for  de  sa 
conscience,  peut  en  appeler  de  lui-même  à  lui-même  (3). 


(1)  Ad  nos  negotium  tam  ab  episcopo  quam  a  judice  referatur  ut  nos  hoc  cognosca- 
mus,  quae  nobis  videntur,  jubeamus. 

(2)  Le  Nomoeanon,  tit.  IX,  reproduit  la  novelle  137  de  Justinien. 

(3)  Lib.  Leouis,  Dejudic.  ordine,  tit.  X.  Ex  ipso  omnia  ecclesiastica  judicia  et  in 
ipsum  revolvuntur  et  revertuntur  ;  ipsa  vero  neque  ab  aliquo,  neque  ad  aliquem  refer- 
tur.  RetractaUir  vero  spiritualiter  ipsa  a  se  ipsâ. 


—  177  — 

Est-Cfi  à  dire  que  la  majesté  impériale  perde  ses  droits,  qu'elle 
s'arrête  et  s'incline  nécessairement  devant  l'autorité  patriar- 
cale? Le  patriarche,  non  plus  que  le  préfet  du  prétoire,  ne  peut 
borner  la  juridiction  impériale  et  lui  tracer  des  limites.  Héra- 
clius,  qui  donna  au  clergé  la  constitution  la  plus  large  qu'il  ait 
reçue  des  empereurs,  termine  son  rescrit  par  ces  paroles  : 
«  L'appel  s'exerce  de  l'évêque  au  métropolitain,  du  métropolitain 
au  patriarche,  nisi  forte  jussu principis  quispiam  cognitionem 
causœ  acciperet.  Le  droit  impérial  est  si  clair  que  l'empereur  est 
obligé,  par  un  édit  spécial,  de  défendre  aux  clercs  chassés  par 
leur  évêque  d'un  diocèse,  de  se  présenter  au  palais  pour  solliciter 
un  nouveau  jugement  (1).  Hilaire  de  Poitiers,  sous  le  règne  de 
Valentinien,  ayant  attaqué  Auxence  de  Milan,  celui-ci  obtint  du 
prince  un  rescrit  qui  déférait  Hilaire  devant  le  questeur,  comme 
coupable  de  jeter  le  trouble  dans  l'église  de  Milan.  La  querelle 
d'Évagrius  et  de  Flavien,  évêque  d'Italie,  ayant  été  soumise  par 
le  concile  de  Capoue  à  l'arbitrage  du  patriarche  d'Alej^andrie, 
Théophile,  Flavien  récusa  un  pareil  juge  et  en  appela  à  l'empe- 
reur (2). 

Au  commencement  du  iv^  siècle,  les  donatistes  d'Afrique  éle- 
vèrent des  accusations  injurieuses  contre  l'évêque  de  Carthage, 
Cœcilianius,  qui  demanda  desjugesà  Constantin.  Celui-ci  décida 
que  l'affaire  serait  jugée  dans  un  concile  présidé  par  l'évêque  de 
Rome.  Cœcilianus  fit  défaut.  La  cause  fut  renvoyée  devant  le 
concile  d'Arles.  Donatus  fut  condamné,  mais  il  en  appela  au 
prince,  qui  dut  intervenir  en  personne,  entendit  les  deux  parties, 
et  se  prononça  en  faveur  de  Cœcilianus  (3). 

La  cause  d'Athanase  fait  éclater  aux  yeux  d'une  façon  plus 


(1)  Cod.  Theod.,  lib.  XVI,  tit.  II,  art.  35. 

(2)  S.  Ambroise,  lib.  VIII,  ep.  78. 

(3)  S.  Augustin,  ep.  68. 

•12 


—  178  — 

manifeste  encore  l'intervention  impériale.  Athanase  d'Alexan- 
drie avait  refusé  de  recevoir  Arius  dans  son  église.  Vivement 
attaqué  par  les  évêques  ariens,  il  dut  se  justifier  au  concile  de 
Tyr.  Condamné  et  déposé  par  les  intrigues  de  ses  ennemis,  il 
partit  pour  Constantinople,  se  plaignit  à  l'empereur  des  manœu- 
vres et  des  calomnies  dont  il  avait  été  la  victime,  et  demanda  la 
révision  du  jugement  qui  l'avait  frappé.  Constantin  eut  donc  à 
décider  entre  les  pères  du  concile  de  Tyr  et  l'évéque  d'Alexan- 
drie. Il  écrivit  aux  évêques  de  Tyr  :  «  J'ignore  ce  que  signifient 
les  troubles  et  les  tempêtes  qui  se  sont  élevés  dans  votre  synode. 
Accourez  à  la  hâte  auprès  de  Notre  Piété,  pour  me  rendre  un 
compte  exact  de  ce  qui  s'est  passé,  et  pour  qu'en  mon  prétoire 
vous  rendiez  un  jugement  sincère  et  équitable  (1).  »  Les  calom- 
nies qui  avaient  perdu  Athanase  à  Tyr  le  suivirent  à  Constan- 
tinople. L'empereur  craignit  que  sa  présence  en  Egypte  ne  fût 
une  occasion  de  guerre  civile  et  l'exila  en  Italie. 

Les  successeurs  de  Constantin  ne  s'abstinrent  pas  plus  que  lui 
d'intervenir  dans  les  querelles  des  évêques.  Au  concile  de  Chal- 
cédoine,  l'empereur  Marcien  fut  assailli  par  les  réclamations  des 
prélats,  qui  sollicitaient  la  protection  de  sa  justice  contre  les 
violences  de  Nestorius.  «  Je  demande,  disait  Eusèbe  de  Dorylée, 
que  vous  preniez  connaissance  des  événements  qui  se  sont  pas- 
sés à  Ephèse  entre  Dioscure  et  nous,  et  que  vous  décidiez  en 
notre  cause.  Si  nous  obtenons  cette  faveur,  nous  ne  cesserons, 
très-auguste  empereur,  de  prier  pour  votre  immortel  empire.  » 
Bassianus,  évêque  d'Éphèse,  s'écriait  :  «  Le  salut  de  ceux  qui 
soufifrent,  et  principalement  des  prêtres  du  Christ,  dépend  de 
Dieu,  et  après  lui  de  Votre  Sérénité.  Aussi  je  me  prosterne  à  vos 
pieds  et  vous  supplie  de  prendre  en  pitié  notre  misère.  »  Ibas, 
métropolitain  d'Édesse,  Jean  et  Daniel,  évêques,  accusés  d'hé- 

(1)  Socrate,  lib.  I,  ch.  22. 


—  179  — 

résie  par  les  clercs  de  leur  diocèse,  furent,  par  un  rescrit  de 
l'empereur  Tliéodose,  et  sur  l'avis  de  Flavien,  patriarche  de 
Constantinople,  transférés  de  leur  province  en  Pliénicie  et  reçu- 
rent pour  juger  Photiusde  Tyr,  Eustache  de  Beryte  et  Uranius 
d'Himérie  (1). 

L'hérésiarque  Eutychès,  condamné  au  concile  de  Constantino- 
ple, demande  à  l'empereur  de  réviser  la  sentence  des  pères  et  de 
faire  une  enquête  sur  sa  foi  et  sur  les  calomnies  soulevées  contre 
sa  personne.  Un  nouveau  concile  fut  réuni,  et  voici  les  termes  de 
la  lettre  envoyée  par  l'empereur  aux  prélats  convoqués  :  «  Que 
les  juges  très-religieux  de  l'archimandrite  Eutychès  soient  pré- 
sents et  que  pendant  les  débats,  ils  gardent  le  silence.  Qu'ils 
attendent  la  sentence  des  très-saints  pères  que  j'ai  appelés,  parce 
que  dans  cette  affaire,  c'est  leur  jugement  même  qui  sera 
jugé  (2).  »  La  majorité  du  concile  fut  favorable  à  Dioscure  et  à 
Eutychès.  Théodose  le  Jeune  publia  donc  un  édit,  confirmant 
leur  formulaire  de  foi. 

Il  arrivait  que  l'empereur  aggravait  ou  diminuait  la  peine 
décrétée  par  un  concile.  Le  pape  Sextus,  ayant  été  accusé  par  un 
clerc  nommé  Bassus,  Valentinien  saisit  de  l'affaire  un  synode. 
Bassus  fut  excommunié  et  privé  du  viatique  jusqu'à  son  lit  de 
mort.  Valentinien,  non  content  de  la  rigueur  des  pères,  pro- 
nonça contre  Bassus  une  sentence  d'exil  et  donna  tous  ses  biens 
à  l'Église  romaine  (3). 

Ce  fait  nous  conduit  à  chercher  si  les  papes  de  Rome  étaient 
justiciables  de  l'empereur.  En  thèse  générale  les  empereurs  ne 
permirent  jamais  qu'aucun  de  leurs  sujets  fût  en  dehors  de  leur 


(1)  Conc.  Chalced.,  ait.  10. 

(2)  Qui  antea  judicesreligiosissimiarcliimandritaefuere,  adsunto  et  tacento,  judicum 
autem  ordinem  non  habento.  Cœterum  communem  omnium  sanctissimorum  patrum 
sententiam  expectanto,  quando  que  de  rébus  ab  eis  judicatis  nunc  judicium  agitur. 

(3)  Liber  Pontifie,  Vita  Sixti. 


—  ISO  — 

juridiction.  Four  avoir  résisté  aux  édits  impériaux,  plusieurs 
papes  eurent  à  souffrir  les  persécutions  et  l'exil.  L'histoire  et 
les  textes  législatifs  sont  d'accord  pour  nier  toute  exception  à 
cette  règle  en  faveur  des  chefs  de  l'Église.  Si  nous  laissons  de 
côté  les  exécutions  ordonnées  par  les  empereurs  byzantins  con- 
tre Silverius,  Vigile,  Sergius,  Martin  et  tant  d'autres,  et  qui 
pourraient  passer  pour  des  abus  de  la  force  ou  des  coups  d'auto- 
rité, nous  voyons  que  plusieurs  papes  demandèrent  aux  empe- 
reurs la  protection  de  leur  justice  et  se  réclamèrent  de  leur  tri- 
bunal. Le  pape  Damase,  accusé  d'adultère  par  Ursinus,  implora 
le  jugement  de  Gratien.  Dans  la  supplique  que  les  évéques  du 
diocèse.adressèrent  à  l'empereur,  ils  rappellent  que  le  pape  Syl- 
vestre dans  un  cas  semblable  eut  recours  à  Constantin,  et  fut 
absous  par  lui.  «  Damase  ne  demande  rien  de  nouveau,  disaient- 
ils  ;  il  ne  fait  que  suivre  l'exemple  des  ancêtres,  qui  veut  que 
révêque  de  Rome,  s'il  ne  confie  pas  sa  cause  à  un  concile,  puisse 
se  défendre  devant  l'empereur  (1).  »  Théodoric,  roi  d'Italie, 
malgré  la  religion  arienne  qu'il  professait,  et  en  vertu  seule- 
ment de  son  privilège  royal,  fut  appelé  à  juger  entre  deux  papes, 
Laurentius  et  Symmaque,  qui  se  disputaient  le  trône  pontifical. 
Il  décida  en  faveur  de  Symmaque. 

Cette  procédure  n'est  pas  en  contradiction  avec  la  légis- 
lation canonique.  Nous  lisons  bien  dans  le  concile  de  Sois- 
sons  (303)  :  «  L'évêque  du  premier  siège  ne  sera  jugé  par 
personne,  »  et  dans  le  dernier  canon  du  concile  de  Rome  tenu 
par  le  pape  Sylvestre  :  «  Que  le  cape  de  Rome  ne  soit  jugé  ni 
par  l'Auguste ,  ni  par  le  clergé  réuni  en  concile ,  ni  par  les 
rois,  ni  par  le  peuple.  »  Mais  les  actes  de  ces  deux  conciles 


(1)  Ep.  Romani  Concil.  ad  Gratianum  :  Quoniamnon  novum  aliquid  petit,  sed 
sequitur  exeinplar  majorum,  ut  episcopus  Romanus,  si  concilio  ejus  causa  non  creditur, 
apud  concilium  se  defeadat  impériale. 


~  181  — 

sont  apocryphes  (1).  Rejetés  au  ix*"  siècle  par  Hincmar,  la 
plupart  des  théologiens  se  sont  toujours  refusés  à  les  admettre. 
Les  évéques  de  Rome  étaient  sujets  de  l'empire,  et  comme  tels, 
quoique  traités  avec  plus  d'égards,  soumis  au  même  droit  que 
le  reste  des  citoyens  romains. 

La  juridiction  impériale  est  donc  universelle  et  souveraine. 
Les  causes  ecclésiastiques,  aussi  bien  que  les  causes  civiles,  où 
sont  impliqués  des  clercs,  ne  sont  jamais  hors  de  la  compétence 
de  l'empereur.  Les  gens  d'église  sont  soumis  aux  tribunaux  ordi- 
naires et  aux  tribunaux  d'exception,  qu'il  plaît  au  prince  de 
leur  donner.  Les  privilèges  même  de  juridiction  dont  ils  jouis- 
sent, sont  des  concessions  de  l'autorité  et  témoignent  de  leur 
dépendance  à  l'égard  du  souverain.  Tout  droit  émane  de  l'empe- 
reur, c'est  à  lui  que  tout  droit  retourne.  Il  délègue  parfois  son 
autorité,  il  ne  l'aliène  jamais. 

Plus  tard  seulement,  un  droit  nouveau  prit  racine  à  côté 
et  aux  dépens  du  droit  impérial.  Les  papes  prétendirent  à 
l'indépendance  judiciaire  en  même  temps  qu'à  l'indépendance 
politique.  La  rupture  qui  éclata  entre  Rome  et  Constanti- 
nople,  leur  donna  l'une  et  l'autre.  Mais  il  fallut  une  révo- 
lution, la  plus  considérable  et  la  plus  profonde  qui  ait  changé 
les  rapports  des  hommes  entre  eux,  pour  leur  permettre  d'arri- 
ver à  ce  résultat.  Affranchi  de  la  tutelle  de  l'empereur,  soustrait 
à  sa  juridiction,  l'évêque  de  Rome  prétendit  devenir  à  son  tour 
un  justicier  souverain.  A  lui  aboutirent  de  tous  les  diocèses  de 
l'Occident  les  appels  des  tribunaux  ecclésiastiques  ;  à  lui  le  rè- 


(1)  Conc.  Suession  :  Prima  sedes  non  judicabitur  a  quoquam; 

Conc.  Rom.  :  Ut  nequeab  Augusto,  neque  ab  omni  clero,  neque  a  regibus,  neque  a 
jiopulo  judicetur  poulifex; 

Hincmar,  ép.  74,  cli.  22,  faisant  allusion  à  ces  déclarations  des  pseudo-conciles,  se 
refuse  à  les  reconnaître  :  Quoniam  in  auctoritate  profertur  sanctum  Sylvcslrum  papam 
decrevisse  lalia  quae  catliolica  ecclesia  intersynodalia  décréta  non  computal. 


—  182  — 

glement  définitif,  non-seulement  des  litiges  religieux,  mais  sou- 
vent même,  comme  dans  l'affaire  de  Teutberge  et  de  Lothaire, 
sous  le  pape  Nicolas  P",  le  jugement  des  causes  civiles  ;  à  lui  la 
haute  main  dans  la  réunion  des  conciles,  la  direction  de  leurs 
délibérations,  la  ratification  de  leurs  actes.  L'autorité  impériale 
est  peu  à  peu  efiacée  et  annulée  par  l'autorité  pontificale  en 
Occident.  Dans  la  bouche  des  papes  nous  retrouvons  le  même 
langage,  dans  leur  procédure  les  mêmes  formes,  dans  leurs  déci- 
sions la  même  infaillibilité,  que  nous  avons  observés  chez  les  sou- 
verains de  Constantinople.  La  société  ecclésiastique  du  ix^  siècle, 
s'organise  à  l'image  et  sur  le  modèle  de  la  vieille  société  byzan- 
tine. Le  schisme  entre  Rome  et  Constantinople  est  non-seule- 
ment dans  la  religion,  dans  la  politique ,  il  est  aussi  dans  le 
droit. 


CHAPITRE  IV. 


De  l'investiture  des  évêques. 


«  L'évêque  devra,  autant  que  possible,  être  ordonné' par  tous 
les  évêques  de  la  province.  En  cas  d'empêchement  ou  de  néces- 
sité pressante ,  ou  si  les  sièges  sont  trop  éloignés  les  uns  des 
autres,  que  trois  prélats  au  moins  se  rassemblent  en  l'absence 
de  leurs  collègues ,  qui  feront  néanmoins  connaître  leur  avis 
par  lettres,  et  qu'ils  procèdent  à  l'élection.  La  confirmation  de 
l'élection  appartient,  dans  chaque  province,  au  métropolitain.  » 

Telle  est  la  règle  étabhe  par  le  quatrième  concile  de  Nicée,  et 
confirmée  par  le  canon  19  du  concile  d'Antioche  et  le  canon  3  du 
deuxième  concile  de  Nicée.  Nous  avons  vu  que  cette  règle  fut, 
en  général,  mal  obéie.  La  faveur  du  peuple  ou  celle  de  l'empereur 
décide,  dans  la  plupart  des  cas,  des  élections  aux  sièges  épisco- 
paux.  A  Constantinople,  nous  avons  montré  que  les  prescriptions 
canoniques  furent,  sinon  violées,  du  moins  habilement  tournées 
par  les  césars.  Il  importait  trop  à  l'empereur  que  la  bonne  har- 
monie régnât  entre  les  pouvoirs  publics  et  le  patriarche.  Pour 
un  Jean  Chrysostome  élu  par  la  pression  de  l'enthousiasme  po- 
pulaire, que  d'autres  prélats  durent  leur  dignité  à  leur  docilité 


—  184  — 

aux  fantaisies  du  prince ,  et  furent  imposés  au  peuple  et  au 
clergé  !  Le  même  intérêt ,  quoique  moins  immédiat  et  moins 
pressant,  portait  l'empereur  à  ne  pas  souffrir  que  les  sièges  des 
autres  villes  de  l'empire  fussent  donnés,  par  le  hasard  ou  l'esprit 
d'opposition,  à  des  candidats  hostiles  au  souverain.  On  sait  de 
quelle  influence  disposaient  les  évêques  dans  la  plupart  des  cités. 
Dans  [les  provinces  éloignées  du  centre  du  gouvernement,  leur 
autorité  morale,  les  services  qu'ils  rendaient  ou  pouvaient  rendre 
aux  populations,  le  crédit  dont  ils  jouissaient  auprès  du  chef  de 
l'État  et  de  ses  délégués,  les  élevaient  au-dessus  des  magistrats 
laïques.  Il  est  même  possible  que  quelques-uns  d'entre  eux, 
surtout  au  temps  des  grandes  invasions  barbares,  aient  été  dé- 
fenseurs des  cités  qu'ils  administraient  comme  évêques  (1). 

Leur  puissance  politique  pouvait,  à  l'occasion,  les  rendre  dan- 
gereux à  l'empereur.  Placés  entre  l'intérêt  de  la  religion  et  la 
soumission  à  l'empereur,  leurs  hésitations  ou  leur  rébellion 
pouvaient  devenir  fatales  au  prince.  Il  était  d'urgente  nécessité 
que  l'empereur  eût  en  eux  des  serviteurs  fidèles  et  dévoués,  et 
ne  redoutât  pas  quelque  défection  dans  leurs  rangs.  D'autres 
raisons  invitaient  encore  l'empereur  à  ne  pas  se  désintéresser 
des  élections  épiscopales.  L'évêque  n'était-il  pas  réellement  un 
magistrat?  N'avait-il  pas  en  dépôt  une  part  de  la  puissance  pu- 
blique ?  Ne  représentait-il  pas  auprès  des  citoyens  de  l'empire 
l'autorité  que  le  prince  prétendait  exercer  dans  les  choses  de  la 
religion?  N'était-il  pas  dans  l'ordre  ecclésiastique  ce  que  le  pré- 
fet ou  le  gouverneur  de  province  était  dans  l'ordre  civil  ?  Comme 
eux,  ne  rendait- il  pas  la  justice?  N'avait-il  pas  dans  sajuri- 

(1)  Une  loi  de  Justinien  (Cod.,  I,  55,  2)  prescrit  que  les  defensores  doivent  être 
choisis  :  «  Non  ex  decuriouum  se»  ex  cohortalium  corpore  sed  ex  aliis  idoueis  personis.  » 
Ces  autres  personnes  sont  :  les  illustres,  les  spectahiles,  les  senatores,  les  clarissimi, 
les  sacerdotales  et  les  principales.  Rien  ne  prouve  qu'il  y  ait  eu  incompatibilité  entre 
les  fonctions  de  defensor  et  le  titre  d'évêque.  (Voir  cependant  note  3,  à  la  fin  des 
Institutions  politiques  de  l'ancienne  France,  par  M.  Fustel  de  Coulanges.) 


—  185  — 

diction  un  certain  nombre  de  citoyens  romains?  Une  foule  de 
causes  n'étaient-elles  pas  appelées  à  son  tribunal  ?  Constantin  et 
ses  successeurs  n'avaient-ils  pas  donné  aux  évêques  de  véritables 
attributions  civiles  ?  Plusieurs  n'exerçaient-ils  pas  des  charges 
réservées  en  général  aux  laïques  (1)?  Pour  toutes  ces  raisons, 
il  semblait  juste  que  la  volonté  de  l'empereur  se  fît  sentir  dans 
le  choix  des  évêques,  qu'il  surveillât  leur  élection  avec  un  soin 
particulier,  qu'il  ne  déléguât  une  partie  de  son  imperium  qu'à 
des  hommes  dont  les  sentiments  à  son  égard  ne  fussent  pas 
équivoques  et  qu'il  sût  incapables  d'abuser  des  pouvoirs  qu'il 
leur  conférait. 

Les  empereurs  ne  manquèrent  pas  à  ce  soin,  commandé  par 
la  prudence.  Ils  désignaient  les  évêques  à  élire,  les  arrachaient 
ou  les  rendaient  à  leurs  sièges,  suivant  que  l'intérêt  public  leur 
en  faisait  une  loi.  Constantius  recevait  Athanase  d'Alexandrie 
par  ces  paroles  :  <c  Tu  as  recouvré  ton  trône  épiscopal  par  les 
suffrages  du  synode  et  par  notre  volonté ,  »  lui  faisant  entendre 
que  les  vœux  formulés  par  les  conciles  étaient  insuffisants  par 
eux-mêmes  à  lui  restituer  sa  dignité.  Il  écrivait  au  peuple 
d'Alexandrie  :  «  Je  l'ai  rendu  à  sa  patrie  et  à  son  église,  par  la 
volonté  du  Très-Haut  et  par  mon  propre  jugement  (2).  »  Atha- 
nase, dans  sa  lettre  apologétique,  ajoutait  :  «  L'empereur  a  fait 
abroger  tous  les  arrêtés  pris  contre  moi  à  l'instigation  de  mes 
ennemis  ;  il  les  a  fait  rayer  des  tables  du  préfet  d'Egypte,  et  c'est 
le  décurion  Eusèbe,  Relégué  pour  cet  objet,  qui  est  chargé  de 


(1)  In  qualibet  mercatura  débet  servari  modus  in  pretio  et  boc  débet  per  episcopum 
taxari.  (Cod.  Just. ,  lit.  IV,  ch,  3.)  —  lllud  est  plane  maximum  reverentiae  imperatoris  erga 
religionem  argumentura,  quod  illis  qui  erant  in  judicium  vocati,  dédit  potestatem,  ma- 
gistratus  civiles  rejiciendi,  ad  episcopale  judicium  provocandi,  atque  eorum  sententiam 
ratara  esse,  et  aliorura  judicura  senlentiis  plus  habere  aucttfritatis.  (Sozom.,  lib.I,  ch.  9.) 
—  Philias  épiscopus  muneribus  civilibus  rite  et  decenter  obeundis  clarus  fuisse  dicilur. 
(Niceph.,  lib.  VII,  ch.  9.) 

(2)  Socrate,  lib.  II,  ch.  18. 


—  186  — 

faire  exécuter  les  ordres  du  prince.  »  Pour  couper  court  aux 
dissensions  que  Nestorius  avait  excitées  à  Constantinople , 
Théodose  le  Jeune  enjoignit  aux  évêques  d'introniser;  dans  sa 
capitale,  Proclus,  et  les  prélats  obéirent  sans  opposition  (1).  Le 
pape  Agapet,  étant  de  passage  à  Constantinople,  demanda  à 
l'empereur  Justinien  d'enlever  la  dignité  épiscopale  au  patriar- 
che Anthémius,  qui  avait  passé,  malgré  les  canons,  de  l'évêché  de 
Trapezonte  à  celui  de  Byzance.  L'empereur  refusa,  et,  comme  le 
pape  insistait,  il  entra  dans  une  violente  colère,  et  répondit  au 
pontife  qu'il  était  libre  d'agir  comme  il  lui  plaisait,  «  vu  qu'il 
était  le  maître  (2).  » 

Il  en  est  de  même  des  autres  sièges.  L'empereur  Valentinien 
donna  tous  ses  privilèges  à  l'archevêché  de  Ravenne,  et  comprit 
dans  la  juridiction  du  titiilaire  quatorze  cités  italiennes.  L'évêque 
de  cette  ville  fut  le  premier  qui  reçut  de  la  main  de  l'empereur 
l'investiture  par  le  pallmm  (3).  Il  est  vrai  que,  pour  sauvegarder 
son  privilège  contre  les  empiétements  du  siège  de  Rome,  l'église 
de  Ravenne  fut  souvent  obligée  d'avoir  recours  à  l'intervention 
de  Byzance.  Chaque  évêque,  à  son  avènement,  recevait  directe- 
ment le  pallium,  non  pas  du  pape,  mais  de  l'empereur  (4) .  Le  texte 
de  la  charte  octroyée  aux  Ravennates  nous  a  été  conservé  (5). 
En  voici  un  fragment  :  «  Nous  ordonnons,  par  les  présentes,  que 
l'église  de  Ravenne  soit  libre  et  indépendante  de  toute  juridic- 
tion épiscopale  supérieure,  qu'elle  s'adresse  à  notre  autorité  dans 
ses  besoins,  que  d'aucune  façon  elle  ne  soit  soumise  au  patriar- 
che de  l'ancienne  Rome,  et  qu'elle  jouisse  de  l'autocéphalie.  » 


(1)  Socrate,  lib.  VII,  ch.  39. 

(2)  xûptoç  elvat  liycùv.  Zonaras,  lib.  XIV,  cb.  8. 

(3)  Agnel,  Lib.  pontifie,  Vit.  sancti  Joannis;  Muratori,  t.  II,  p.  63. 

(4)  Lib.  pontif.  Agnelli,  Vita  Mauri;  Muratori,  t.  Il,  p.  144. 

(5)  Id.  Vita  Mauri;  Muratori,  ex  Estensi  codice. 


—  187  — 

Ces  privilèges  octroyés  par  Tempereur,  l'empereur  seul  pouvait 
les  révoquer.  Issue  de  la  volonté  impériale,  l'autocéphalie  du 
siège  de  Ravenne  ne  pouvait  cesser  que  par  un  nouvel  acte  de 
cette  même  volonté.  L'empereur  Justinien  Rhinotmète,  menacé 
par  les  sectes  religieuses  qui  contestaient  son  pouvoir  à 
Byzance,  et  désireux  de  se  ménager  l'appui  du  pape,  révoqua 
la  charte  concédée  par  Valentinien,  et  décida  que  les  évêques 
de  Ravenne  seraient  désormais  ordonnés  par  le  pape  de  Rome. 
Le  type  d'autocéphalie  fut  livré  au  siège  apostolique ,  qui 
le  garda  dans  ses  archives  en  témoignage  de  sa  précieuse  vic- 
toire (1). 

On  peut,  par  cet  exemple,  juger  de  ce  qui  se  passait  dans  cha- 
cun des  diocèses  de  l'empire.  Nulle  part  l'autorité  impériale 
n'était  absente.  Toutes  les  élections  étaient  contrôlées  par  l'em- 
pereur ou  par  ses  délégués,  et  soumises  à  sa  confirmation.  Mal- 
heur à  qui  essayait  de  se  soustraire  à  ce  contrôle.  L'empereur 
voyait  dans  de  semblables  tentatives  un  acte  de  rébellion.  Zenon 
condamna  à  mort  un  certain  Moggus  qui  s'était  laissé  porter 
au  siège  d'Alexandrie  sans  demander  l'approbation  impé- 
riale (2). 

Il  dépendait  aussi  de  la  volonté  du  prince  de  fixer  les 
limites  de  chaque  circonscription  épiscopale  ,  de  remanier 
les  provinces  ecclésiastiques,  d'instituer  de  nouveaux  évêchés. 
Les  conciles  eurent  beau  lui  contester  ce  pouvoir  et  le  ré- 
clamer pour  eux ,  jamais  il  ne  consentit  à  faire  droit  à  ces 
revendications,  qui  tombèrent  peu  à  peu  dans  l'oubli.  La 
Cappadoce  avait  pour  unique  métropole  Césarée.  En  haine 
de  l'évêque  Basile,  un  empereur  divisa  la  province  en  deux 
diocèses,  et  établit  dans  l'un  d'eux  Anthémius ,  qui  siégea  à 

(1)  Lib.  Pontifie,  Vita  Léon.  II,  procurante  divali  jussione. 

(2)  Evagrius,  lib.  III,  ch.  2. 


—  188  — 

Tyane  (1).  Vainement  le  pape  Innocent  I""  s'opposa  à  cette 
nouveauté  ;  les  deux  divisions  de  la  province  et  les  deux 
évêques  furent  maintenus.  La  Palestine  ne  formait,  elle 
aussi,  qu'une  province  avec  une  autre  Césarée  pour  métro- 
pole. L'empereur  créa  trois  circonscriptions  ayant  chacune  un 
métropolitain.  L'évéque  de  Jérusalem ,  invoquant  les  souvenirs 
du  christianisme  naissant,  dont  sa  ville  épiscopale  avait  été  le 
berceau,  prétendait  au  titre  de  patriarche  et  voulait  marcher  de 
pair  avec  les  titulaires  d'Antioche,  de  Constantinople,  d'Alexan- 
drie et  de  Rome.  Une  discussion  irritante  s'éleva  à  ce  sujet  au 
concile  de  Chalcédoine.  L'empereur  Marcien  intervint,  et  ce  fut 
lui  qui  trancha  le  différend  en  accédant  à  la  demande  de  l'évéque 
de  Jérusalem.  Justinien,  plus  tard,  confirma  cette  décision,  qui 
ne  fut  solennellement  approuvée  que  par  Innocent  III  au  concile 
de  Latran. 

Des  faits  semblables  se  passèrent  en  Phénicie.  La  ville  de 
Beryte  devint  par  l'autorité  impériale  une  métropole,  et  parta- 
gea ce  privilège  avec  Tyr.  Le  canon  7  du  concile  de  Chalcédoine 
défend,  il  est  vrai,  qu'à  l'avenir  le  prince  puisse  multiplier  les 
circonscriptions  ecclésiastiques  et  créer  de  nouveaux  évêques. 
Mais  ce  décret  de  l'autorité  religieuse  ne  pouvait  avoir  de  sanc- 
tion efficace.  L'évéque  seul,  qui  consentait  au  partage,  était  at- 
teint par  les  peines  canoniques.  L'empereur  demeurait  hors  de 
toute  atteinte,  inviolable  dans  sa  toute-puissance.  Aussi  conti- 
nue-t-il,  sans  se  soucier  du  concile  de  Chalcédoine,  à  instituer 
des  évêques  et  des  métropolitains.  Zonaras ,  commentant  le 
trente-huitième  canon  du  sixième  concile  général,  revendique 
pour  l'empereur  ce  droit  en  faveur  des  villes  nouvelles  qu'il 
pouvait  fonder.  Balsamon  va  plus  loin,  et  le  réclame  non-seule- 
ment dans  les  villes  nouvelles,  mais  dans  toutes  celles  de  l'em- 

• 

(1)  Grégoire  de  Naziance,  Orat.,  20. 


—  189  — 

pire.  L'empereur,  d'après  lui,  est  le  seul  juge  des  besoins  de  son 
peuple  chrétien  et  de  la  nécessité  de  lui  accorder  un  plus  grand 
nombre  de  pasteurs  (1). 

Il  arriva  même  qu'un  siège  eut  à  la  fois  deux  titulaire's,  jouis- 
sant tous  deux  des  prérogatives  épiscopales.  Justinien  ayant 
essayé  de  rallier  à  ses  doctrines  entachées  d'hérésie  le  patriarche 
d'Antioche,  Anastase  le  Sinaïte,  l'évêque  non-seulement  résista, 
mais  osa  réfuter,  dans  une  lettre  rendue  publique,  les  erreurs 
du  prince.  La  mort  de  Justinien  suspendit  le  châtiment  réservé 
à  révéque  rebelle.  Justin  poursuivit  la  vengeance  de  son  prédé- 
cesseur, chassa  de  son  église  le  courageux  Anastase  et  intronisa 
à  sa  place  Grégoire.  Quatre  papes  passèrent  sur  le  trône  de  saint 
Pierre,  sans  qu'aucun  se  souciât  de  parler  en  faveur  d'Anastase 
et  de  s'élever  contre  un  tel  abus  de  pouvoir.  Enfin,  Grégoire  le 
Grand,  lors  de  son  avènement,  envoya  ses  lettres  synodiques  au 
patriarche  d'Antioche,  mais  n'oublia  pas  l'évêque  déchu  :  «  Vous 
êtes  toujours  pour  moi,  lui  écrivait-il,  investi  de  la  dignité  que 
vous  avez  reçue  du  Très-Haut,  et  que  la  volonté  des  hommes 
n'a  pu  vous  ravir.  »  Il  intervint  directement  auprès  de  l'empe- 
reur Maurice,  non  pas,  remarquons-le,  pour  le  faire  revenir  sur 
la  décision  de  Justin,  mais  seulement  pour  atténuer  la  rigueur 
de  la  sentence,  et  autoriser  Anastase  à  porter  encore  les  insignes 
de  l'épiscopat,  le  pallium.  Maurice  accepta  cet  accommodement, 
et  le  Sinaïte,  évêque  sans  évêché,  put  tranquillement  finir  ses 
jours  à  Rome. 

Nous  pourrions  multiplier  ces  exemples.  Ils  montrent  jusqu'où 
pouvaient  aller  l'autorité  impériale  et  la  soumission  de  l'Église 
aux  décrets  émanés  du  prince.  Toutefois,  cette  autorité,  que  les 
empereurs  revendiquaient  sur  leurs  sujets  ecclésiastiques,  fut 


(1)  BalsamoD,  Comment,  au  can.  17  de  Chalcédoine  et  au  can.  38  du  sixième  concile  : 
Non  tantum  in  novis,  sed  etiam  in  quibuscumque  civitatibus. 


—  190  — 
peu  à  peu  diminuée  et  absorbée  par  les  papes,  enhardis  par  leur 
éloignement  de  la  cour  et  par  la  yénération  dont  ils  étaient 
l'objet  en  Occident.  Au  temps  du  pape  Damase,  nous  voyons  le 
siège  d'Alexandrie  disputé  par  Lucius,  candidat  de  l'empereur 
Valens ,  et  par  Pierre ,  qu'Atlianase  mourant  avait  désigné  à 
son  clergé  comme  le  plus  digne  de  lui  succéder.  Pierre,  chassé 
d'Egypte,  se  rendit  à  Rome  et  revint  en  Egypte  avec  des  lettres 
du  pape,  qui  le  confirmaient  dans  sa  dignité  (1).  Dès  cette  époque, 
les  conflits  entre  les  deux  pouvoirs  étaient  fréquents.  Pendant 
la  persécution  arienne,  chaque  siège  avait  deux  évêques,  munis, 
l'un  de  l'investiture  papale,  l'autre  de  l'investiture  impériale, 
et  s'excommuniant  au  nom  des  deux  principes  en  présence.  Ja- 
mais, en  Orient,  un  évêque  ne  put  être  ordonné  sans  qu'aupara- 
vant l'empereur  eût  expédié  les  lettres  patentes  nécessaires  pour 
la  cérémonie  ecclésiastique.  L'éloignement  des  provinces  occi- 
dentales fit  que  sa  surveillance  se  relâcha,  que  le  pape  se  passa 
de  son  concours  et  se  substitua  à  la  personne  impériale. 

Le  pape,  qui  porta  le  plus  loin  le  souci  de  son  intervention 
dans  les  élections  épiscopales  fut  Grégoire  le  Grand.  A  parcourir 
sa  volumineuse  correspondance ,  on  reste  frappé  d'étonnement 
devant  cette  prodigieuse  activité,  ces  enquêtes  incessantes  or- 
données sur  la  vie,  les  mœurs,  les  aptitudes  des  candidats  aux 
évêchés,  devant  la  rigueur  apportée  dans  la  répression,  sa  sollici- 
tude à  faire  partout  sentir  son  autorité.  Encore  se  garda-t-il  de 
heurter  de  front  les  prétentions  de  l'empereur  et  de  nier  son 
droit.  On  le  vit  bien  dans  l'affaire  de  l'évêché  de  Salone.  Maxime, 
élu  par  le  clergé  dalmate,  reçut  l'onction  sacerdotale  sur  l'ordre 
de  l'empereur  Maurice,  et,  malgré  les  efforts  du  parti  adverse, 
fut  conduit  à  l'église  par  une  escorte  de  soldats  envoyés  de  By- 
zance.  Grégoire  excommunia  le  nouveau  prélat  pour  avoir  pro- 

(1)  Secrate,  lib.  IV,  ch.  30. 


—  191  — 

cédé  au  couronnement  sans  avoir  reçu  son  consentement,  le 
diocèse  de  Dalmatie  étant  du  ressort  du  patriarche  romain, 
Maxime  lacéra  publiquement  la  lettre  du  pape.  Maurice  signifia 
au  pontife  qu'il  n'entendait  pas  qu'il  annulât  l'ordination  de  son 
protégé,  et  exigea  qu'il  fût  accueilli  à  Rome  avec  les  honneurs 
accoutumés.  Vives  furent  les  perplexités  du  pape.  Il  ne  contesta 
pas  à  l'empereur  son  droit  à  désigner  les  titulaires  des  évêchés, 
mais  il  soutint  qu'en  qualité  de  primat  des  Gaules  et  de  Dalma- 
tie, son  devoir  était  de  faire  une  enquête  et  de  vérifier  si  les  faits 
de  simonie  et  de  sacrilège  imputés  à  Maxime  étaient  fondés.  Il 
se  garda  d'imposer  son  choix;  il  accepta  celui  de  l'empereur;  il 
se  réserva  seulement  de  prononcer  sur  la  dignité  ou  l'indignité 
du  prélat  désigné  par  le  souverain  (1). 

On  se  figure  bien  que  l'élection  des  papes  eux-mêmes  n'échap- 
pait pas  au  contrôle  de  l'empereur.  Il  arrivait  parfois  que  le  prince 
installait  d'autorité  son  candidat  sur  le  trône  pontifical  ;  ce  fut 
le  cas  pour  Félix,  imposé  par  Constantius,  après  qu'une  sentence 
d'exil  eut  frappé  Libérius.  Il  arrivait  aussi  que  l'exarque  rece- 
vait de  Byzance  l'ordre  d'expulser  de  Rome  un  pape  peu  docile. 
D'ordinaire,  le  clergé,  le  peuple  et  l'armée  (clerus^populus,  exer- 
citusque  Romanus)  élisaient  le  prélat.  Mais  l'élection  était  de 
nul  effet  tant  que  l'empereur  n'avait  pas  renvoyé  le  procès-verbal 
de  l'élection  approuvée,  et  qu'il  n'avait  pas  prescrit  formellement 
de  procéder  à  l'ordination  épiscopale  (2) .  Quelquefois,  l'exarque 
de  Ravenne  suflSsait  à  donner  cette  investiture.  L'habitude  était 
que  le  nouvel  élu,  en  même  temps  qu'il  sollicitait  l'approbation 
de  l'empereur,  lui  offrit  de  riches  présents  et  une  somme  d'argent 
considérable.  L'empereur  fit  remise  de  cette  espèce  de  tribut  au 

(1)  V.  Lettres  de  Grégoire,  lib.  Vil,  ep.  16,  34,  49,  etc. 

(2)  Vitalium  papam  legatos  suos,  juxta  consuetudinem,  in  regiam  urbem  ad  impe- 
ratorem  misisse,  et  de  suâ  ordinatione  ad  eum  retulisse  et  confirmationem  privilegii  pe- 
liisse.  Liber  pontificalis,  Vita  yitalii.  Voir  id.,  Vita  Conoms. 


—  192  — 

pape  Agathon,  eu  égard  à  l'humilité  de  la  requête  que  le  prélat 
lui  adressa.  On  y  lisait  ces  mots  :  «  Rome  est  la  fidèle  esclave  de 
Yotre  sérénissime  principat  (1).  »  L'auteur  du  Liber  pontificalis 
prétend  que  Constantin  Pogonat  dispensa  les  papes,  par  une 
lettre  impériale  au  clergé  et  au  peuple  romain,  d'attendre,  à 
l'avenir,  la  confirmation  du  prince,  et  permit  de  procéder,  aus- 
sitôt après  l'élection,  à  l'ordination  du  pontife  (2).  On  ne  peut 
voir  dans  ce  fait,  s'il  est  exact,  qu'un  acte  isolé  d'exceptionnelle 
bienveillance.  Nous  sommes  plus  portés  à  croire  que  l'écrivain 
ecclésiastique  aura  confondu  deux  choses  fort  distinctes  :  l'exemp- 
tion du  tribut  accoutumé  et  la  permission  de  se  passer  de  l'au- 
torisation de  Constantinople.  Jusqu'au  moment,  en  effet,  où 
Rome  se  sépara  politiquement  de  Byzauce,  les  empereurs  conti- 
nuèrent d'exiger  leur  sanction  aux  suffrages  du  clergé  romain. 
Les  papes  étaient  donc  redevables  au  prince  et  de  leur  élection 
et  des  honneurs  extraordinaires  attachés  au  siège  apostolique. 
Le  pape  Jean  reconnaissait  cette  dépendance  quand  il  écrivait 
à  Justinien,  en  réponse  au  décret  qui  consacrait  législativement 
la  primatie  de  Rome  :  «  Rome  est  la  première  des  Églises.  Les 
règles  de  nos  pères,  les  constitutions  des  empereur  s,  les  paroles 
de  votre  révérendissime  piété,  sont  les  sûrs  garants  de  nos  pri- 
vilèges (3). 


II. 


Le  signe  visible  de  l'investiture  impériale  était  le  pallium. 
On  appelait  ainsi  une  sorte  de  manteau,  que  les  patriarches  et 

(1)  Act.  4  du  concile  de  Constantinople  VI». 

(2)  Liber  pontificdlis,  Vita  Benedicti  II  :  Ut  persona  qui  electus  fuerit  ad  sedem 
apostolicam,  e  vestigio  absque  tarditate  pontifex  ordinetur. 

(3)  Cod.  Just.,  De  sanctâ  Trinilate,  tit.  I,  8. 


—  193  — 

les  métropolitains  avaient  coutume  de  porter  dans  les  grandes 
cérémonies,  comme  marque  de  leur  pouvoir  spirituel.  Les  auteurs 
anciens  et  modernes  ne  sont  pas  d'accord  sur  la  forme  et  la  cou- 
leur de  cet  ornement  aux  premiers  siècles  de  l'Église.  On  suppose 
avec  quelque  vraisemblance  que  Constantin  le  donna  pour  la 
première  fois  à  l'évêque  de  Rome.  Marca  (1)  pense  que  le  pallium 
était  la  chlamyde  de  pourpre,  enrichie  de  dessins  en  forme  de 
triangles  et  de  croix,  dont  parle  Balsamon,  et  qui,  dans  la 
fameuse  donation  de  Constantin  au  Saint-Siège,  est  désignée  sous 
le  nom  de  «  chlamydem  purpuream  (2).  »  Baronius  nous  semble 
plus  près  de  la  vérité,  quand  il  veut  voir  le  pallium  dans  lephry- 
gium  candidonitore  splendidum,  mentionné  dans  la  même  dona- 
tion, et  que  l'empereur  jeta,  dit  l'auteur  anonyme  de  cet  acte, 
sur  les  épaules  du  pontife.  Un  texte  négligé  par  Baronius  et 
Marca  nous  semble  couper  court  à  cette  discussion, et  trancher  le 
différend  en  faveur  de  l'opinion  de  Baronius.  Il  est  tiré  de  la 
charte  octroyée  par  l'empereur  Valentinien  à  l'église  de  Ra- 
venne  :  Ab  Augusto  pallium  eos  candidâ  lanâ  accepit  épis- 
copus  :  l'évêque  reçut  de  l'Auguste  le  pallium  en  laine  blan- 
che (3). 

«  Le  pallium  établit,  d'après  Alcuin,  la  différence  qui  existe 
entre  l'archevêque  et  ses  sujQfragants.  »  Il  faut  entendre  par  là 
que  l'archevêque  reçoit  avec  le  pallium  le  droit  d'ordonner  les 
évêques  de  son  ressort,  et  qu'en  vertu  de  son  privilège,  il  peut 
communiquer  à  ses  inférieurs  en  dignité,  les  pouvoirs  apostoli- 
ques que  l'empereur  lui  a  concédés  à  lui-même.  C'est  là  le  sens 
de  l'instruction  adressée  par  le  pape  Pelage  aux  prélats  de  l'Occi- 
dent :  «  Qu'aucun  archevêque,  aucun  patriarche  n'ordonne  les 


(1)  Marca,  De  Concordid,  lib.  VI,  ch.  6. 
(2j  Balsamon,  Mcdilatio  prima. 

(3)  Liber  Pontificalis  Agnelli,  Yita  sancti  Johanuis,  Muratori,  t.  II,  p.  67. 

13 


—  194  — 

évoques  avant  d'avoir  reçu  le  palliura  (1).  »  Le  pallium  marquait 
aussi  les  degrés  de  la  hiérarchie  ecclésiastique.  Les  métropoli- 
tains le  recevaient  du  patriarche,  témoignant  ainsi  de  leur 
dépendance  à  l'égard  de  ce  haut  dignitaire.  Les  chefs  des  églises 
indépendantes  le  recevaient  directement  de  l'empereur.  C'est 
pourquoi  Maurus,  évéque  de  Ravenne,  craignant  pour  son  église 
les  entreprises  du  siège  de  Rome,  recommandait  en  mourant  à 
ses  clercs,  de  demander  le  pallium  à  l'empereur  pour  son  succes- 
seur, s'ils  voulaient  conserver  inviolée  l'intégrité  de  leur  préro- 
gative (2). 

Le  pouvoir  spirituel  des  évéques  ne  serait  donc  qu'une  délé- 
gation de  l'autorité  impériale.  L'origine  même  du  pallium  en  est 
la  preuve.  C'est  un  ornement  impérial  dont  le  prince  se  dépouille 
en  faveur  des  magistrats  ecclésiastiques.  En  même  temps  qu'il 
leur  communique  une  part  de  son  pouvoir  religieux,  il  leur  en 
envoie  le  signe.  Les  synonymes  employés  jadis  pour  désigner  le 
pallium  ne  laissent  aucun  doute  sur  ce  point.  Le  Liber  pontifica- 
lis  l'appelle  le  manteau  impérial  ;  on  l'appelait  plus  simplement 
encore  l'Impériale  (3).  La  preuve  1^  plus  éclatante  que  nous  en 
puissions  fournir  est  le  texte  même  de  la  donation  de  Constan- 
tin. Tout  faux  qu'il  soit,  ce  texte  n'en  remonte  pas  moins  au 
viii*  ou  au  IX*  siècle.  Le  faussaire  entreprend  de  persuader  que 
Constantin,  quittant  Rome  pour  sa  nouvelle  capitale  du  Bos- 
phore, abdiqua  entre  les  mains  du  pape  toute  autorité  sur  rOcci- 
dent,  et  qu'en  témoignage  de  son  abdication,  il  laissa  à  l'évêque 
de  Rome  tous  ses  ornements  impériaux.  «  Nous  donnons  aux 
saints  Évéques  noire  palais  impérial  deLatran,  qui  l'emporte  en 

(1)  Distinctio  100  :  Nequis  archiepiscopus,  sive  primas,  sivepalriarcha  ordinet  epis- 
copos  ante  pallium  acceptum. 

(2)  Liber  Pontif.  Agnelli  {Vita  Mauri)  :  Pallium  ab  imperatore  petite,  quâcumque 
eaim  dieRomae  subjugati  fueritis,  non  eritis  integri. 

(3)  Liber  Pontificalis,  Vit.  Hormisdœ.  Y.  Ducange,  Impériale. 


—  195  — 
magnificence  sur  ceux  du  monde  entier,  le  diadème  et  la  cou- 
ronne qui  ceignent  notre  tête,  le  pallium  plirygien  d'une  écla- 
tante blancheur,  le  lorum  et  le  super-huméral  qui  entourent 
notre  cou,  notre  chlamyde  de  pourpre,  la  tunique  écarlate  et 
même  les  housses  des  chevaux  de  nos  écuries.  Nous  leur  remet- 
tons encore  le  sceptre,  les  insignes  de  notre  puissance,  de  notre 
majesté  et  de  notre  gloire.  Nous  décrétons  en  outre  que  les  clercs 
de  tous  ordres  qui  desservent  la  sainte  église  romaine,  devront 
revêtir  avec  leurs  ornements  la  sublimité  et  la  magnificence  de 
nos  sénateurs,  patrices,  consuls  et  autres  dignitaires,  etc.  »  Il  est 
inutile  de  faire  le  procès  à  cette  singulière  déclaration.  Ce  que 
nous  tenons  à  prouver,  c'est  que  dans  l'esprit  des  contempo- 
rains de  Léon  III  et  de  Nicolas  P',  il  n'y  avait  aucun  doute  sur 
l'origine  des  ornements  pontificaux  et  de  l'autorité  des  évêques 
de  Rome.  Ils  voyaient  seulement  une  abdication  là  où  nous  ne 
pouvons  reconnaître  qu'une  délégation. 

Il  n'est  pas  jusqu'à  la  tiare  qui  n'ait  été  empruntée  par  les 
papes  aux  empereurs  byzantins.  Quelques  auteurs  ont  cru  à 
tort,  et  Marca  lui-même  a  partagé  cette  erreur  (1),  que  la  tiare 
était  ce  diadème  dont  il  est  parlé  dans  l'acte  que  nous  venons  de 
citer.  ïllle  était  entourée  au  bas  d'un  cercle  d'or,  Boniface  VIII 
aurait  ajouté  le  second  cercle  et  Urbain  V  le  troisième.  Or  nous 
lisons  dans  le  Cérémonial  de  Constantin  Porphyrogénète  (2), 
que  les  empereurs  dans  certaines  cérémonies  religieuses  por- 
taient la  tiare,  et  que  la  tiare  s'appelait  d'un  autre  nom 
regnum,  qu'elle  était  entourée  d'une  triple  couronne  d'or,  qu'elle 
était  l'emblème  du  pouvoir  souverain,  religieux  et  politique. 
Les  pontifes  la  portèrent  dans  les  grandes  solennités  de  l'Église, 


(1)  Marca,  Do  Concordià,  lib.  VI,  ch.  6. 

(2;  Const.  Porphyr.,  De  Ceremoniis,  lib.  I,  cb.  7  :  Tiaram  quam  regnum 
lant  tiara  Iriplici  coronâ  ornata  quod  regaum  appellatur. 


—  190  — 

mais  jamais  pendant  la  célébration  des  saints  mystères.  Elle 
leur  rappelait  qu'ils  étaient  les  vicaires  du  Christ  prêtre  et 
roi. 

Les  papes  et  les  patriarches  en  général  remettaient  le  pallium 
aux  métropolitains.  Mais  encore  fallait-il  à  chaque  nouvelle 
investiture  que  le  pape  le  demandât  à  l'empereur.  On  voulait 
indiquer  ainsi  que  le  pape  n'était  qu'un  intermédiaire,  et  que 
l'empereur  seul  avait  qualité  pour  déléguer  à  l'évêque  ses  pou- 
voirs. A  lui,  comme  à  la  source  de  toute  autorité,  chaque  évè- 
que  venait  emprunter  la  sienne.  Éclairé  par  une  inspiration 
divine  (1),  il  approuvait  ou  rejetait  les  propositions  des  papes. 
L'évêque  d'Arles,  Auxentius,  ayant  demandé  au  pape  Vigile 
l'honneur  du  pallium,  le  pontife  dut  en  référer  à  Justinien  et 
prévint  Auxentius  en  ces  termes  :  «  L'honneur  en  sera  plus 
grand  pour  vous,  et  moi  je  me  serai  acquitté  de  mes  devoirs  de 
fidélité  envers  le  prince.  »  Dans  une  seconde  lettre  au  même  pré- 
lat, il  lui  apprenait  l'heureux  succès  de  sa  démarche  et  l'exhor- 
tait à  prier  pour  Justinien  et  Théodora  qui  avaient  consenti  à  sa 
demande.  Brunehaut  désirait  le  pallium  pour  l'évêque  d'Autun, 
Syagrius,  et  pressait  Grégoire  le  Grand  de  l'accorder  à  ce  favori. 
Le  pape  lui  répondit  (2)  :  «  J'ai  pris  tes  vœux  en  considération 
et  j'ai  résolu  d'envoyer  le  pallium  à  Syagrius.  J'ai  donc  prévenu 
le  diacre  qui  nous  représente  auprès  du  sérénissime  empereur, 
et  par  lui  j'ai  appris  que  la  volonté  impériale  était  favorable  à 
notre  requête.  »  Quand  un  évêque  était  déchu  de  sa  dignité,  il 
devait  rendre  à  l'empereur  le  pallium.  Anthimus,  chassé  de  son 
siège  de  patriarche  par  les  intrigues  du  pape  Vigile,  fit  rappor- 
ter à  Justinien  et  à  Théodora,  l'ornement  épiscopal  qu'il  avait 


(1)  Agnelli,  Lib.  Pontir.,  Vita  Mauri  :  Sicut  noslrs  divinitatis  sanctione,  supernâ 
inspiratione  perlagitum  est.  (Acte  d'Aulocépbalie.) 

(2)  Grégoire,  lib.  VII,  ep.  5. 


—  197  — 

reçu  d'eux  (1).  Lorsque  Bélisaire,  pour  crime  de  haute  trahison, 
déposa  le  pape  Siivérius,  il  lui  arracha  des  épaules  le  pallium  et 
le  fit  vêtir  d'une  robe  de  moine.  C'est  par  exception  et  par  une 
faveur  spéciale  de  l'empereur  Maurice,  qu'Anastase  le  Sinaïte, 
évèque  d'Antioche,  put  garder  les  insignes  de  l'épiscopat,  bien 
que  déchu  de  sa  dignité. 

Par  la  suite,  les  papes  s'enhardirent.  Les  rapports  entre  Rome 
et  Constantinople  devenaient  de  jour  en  jour  plus  difficiles.  Les 
papes  continuèrent  à  envoyer  le  pallium  aux  évêques  d'Occident, 
mais  s'abstinrent  de  consulter  l'empereur.  Les  évêques  le  reçu- 
rent directement,  et  comme  un  pur  don  du  Saint-Siège.  L'auto- 
rité attachée  au  pallium  eut  son  origine,  non  dans  la  toute- 
puissance  de  l'empereur,  mais  dans  la  vertu  de  saint  Pierre. 
Grégoire  II  écrivait  à  Boniface  l'apôtre  et  le  premier  évêque  de 
Germanie  :  «  Je  t'envoie  le  pallium  sacré,  afin  que  le  recevant 
par  lagrâce'du  bienheureux  Pierre,  tu  sois  le  premier  parmi  les 
évêques  (2).  »  Boniface  à  son  tour  était  chargé  de  transmettre 
le  pallium  aux  métropolitains  de  sa  région.  Mais  avant  de  s'en 
revêtir,  ils  durent  s''engager  par  écrit  à  une  soumission  absolue 
aux  volontés  de  Rome.  On  exigeait  d'eux  auparavant  une  simple 
profession  de  foi  et  la  promesse  d'observer  les  canons  de  l'Église. 
La  nouvelle  formule  fut  ainsi  rédigée  :  «  Je  promets  au  bien- 
heureux Pierre  et  à  son  vicaire,  la  soumission  et  l'obéissance 
qui  leur  est  due  ;  à  mes  sufFragants,  mon  secours  et  l'assistance 
de  mes  lumières.  »  Le  pallium  devint  donc  vers  le  viii'  siècle  le 
signe  de  l'investiture  papale  et  de  la  dépendance  des  évêques  à 
l'égard  du  siège  de  Rome,  après  avoir  été  le  signe  de  l'investi- 
ture impériale  et  de  la  dépendance  des  évêques  à  l'égard  de 
l'empereur. 

(1)  Breviarium  Liberati  Diaconi,  ch.  XXI. 

(2)  Gregorii  II,  ep.  3  ad  Bonifacium. 


TROISIÈME   PARTIE 


CHAPITRE  PREMIER 


L'Empereur  et  le  Pape. 


En  face  du  pouvoir  de  l'empereur  et  de  la  législation  impé- 
riale, s'élèvent  peu  à  peu  un  pouvoir  nouveau  et  une  législation 
nouvelle.  Les  deux  éléments  qui  constituaient  l'Imperium  anti- 
que, la  puissance  religieuse  et  la  puissance  politique,  si  long- 
temps indissolublement  unis  se  désagrègent.  L'empire  se  dédou- 
ble et  un  schisme  se  prépare  entre  Rome  et  Constantinople. 

Cette  lente  révolution  a  de  profondes  et  vivaces  racines  dans 
le  passé.  Le  christianisme  la  porte  en  germe  dans  son  berceau. 
Cette  parole  du  Christ  :  «  Rendez  à  César  ce  qui  est  à  César  et  à 
Dieu  ce  qui  est  à  Dieu  »,  va  être  le  mot  d'ordre  de  la  religion  qui 
naît,  au  moment  même  où  l'empire  d'Auguste  se  fonde.  Le  jour 
où  Jésus  répondit  par  cette  sentence  aux  perfides  questions  des 


—  200  — 

Pharisiens,  il  trouva  la  formule  qui  devait  miner  sourdement  la 
formidable  puissance  des  maitres  du  monde.  Il  proclamait  le 
principe  de  la  séparation  des  pouvoirs,  principe  nouveau  aussi 
bien  pour  la  théocratie  juive  que  pour  l'absolutisme  impérial.  Il 
émancipait  les  âmes  delà  tutelle  despotique  de  l'État,  il  jetait 
les  bases  de  la  société  indépendante  dont  le  pape  allait  être  la 
plus  haute  expression.  Les  premiers  empereurs  sentirent , 
comme  d'instinct,  que  cette  religion  venue  de  Judée  leur  était 
ennemie,  et  ils  persécutèrent  ses  adeptes.  La  persécution  ne  fit 
qu'accroître  ses  forces  en  les  exaltant. 

Rome  avait  jusqu'alors  accueilli  sans  distinction  et  sans 
crainte  les  religions  des  peuples  vaincus.  Leurs  dieux  faisaient  en 
quelque  sorte  partie  du  butin  triomphal  conduit  à  Rome  par  les 
conquérants.  Rome  les  adoptait  et  leur  donnait  droit  de  cité.  Le 
culte  des  divinités  grecques  s'adapta  merveilleusement  au  culte 
des  divinités  nationales  du  Latium.  Le  symbolisme  naturaliste 
des  deux  religions  se  prétait  à  ces  emprunts  et  à  cette  confusion. 
Les  dieux  asiatiques  et  égyptiens  eurent  aussi  leurs  temples  à 
Rome.  Cybèle,  Mithra,  Isis,  Melkarth  sous  les  traits  d'Hercule, 
Astaroth  sous  ceux  devenus,  eurent  leur  place  dans  le  Panthéon 
cosmopolite  que  les  empereurs  ouvraient  libéralement  aux  na- 
tions soumises.  Chacune  put  adorer  son  dieu  particulier,  sans 
cesser  d'appartenir  à  la  religion  romaine.  A  vrai  dire,  la  divinité 
suprême,  celle  qui  dominait  et  absorbait  toutes  les  autres,  était 
l'État,  personnifié  par  le  sénat  et  par  l'empereur.  Or,  le  christia- 
nisme, par  cela  même  qu'il  plaçait  dans  des  régions  plus  hautes 
l'idéal  des  hommes,  était  un  culte  hostile  à  l'État.  En  procla- 
mant le  dogme  de  la  fraternité  humaine,  il  introduisait  à  son 
insu  dans  l'empire  un  dissolvant  qui  devait  le  ruiner.  Il  appelait 
au  partage  de  la  vérité  évangélique  et  à  la  communion  uni- 
verselle les  nations  qui  assiégeaient  les  portes  de  l'empire. 
Il  était  de  son  essence  indifférent  en  matière  politique  et  par- 


—  201  — 

tant  plus  redoutable.  Son  dieu  était  au-dessus  et  en  dehors  de 
l'État. 

Ce  n'est  pas  que  les  chrétiens  aient  été  de  propos  délibéré  les 
ennemis  de  l'empire.  Ils  protestent  au  contraire  de  leur  dévoue- 
ment à  César.  Ils  sont  des  administrateurs  intègres,  des  soldats 
qui  savent  mourir  pour  leur  dr9,peau.  Nous  ne  voyons  pas  de 
complot  ourdi  contre  les  institutions  et  la  personne  de  l'empe- 
reur, où  ils  aient  trempé.  On  les  remarque  pour  leur  constance 
dans  le  péril  et  leur  fidélité  au  prince.  Mais,  quoi  qu'ils  fassent, 
leur  hostilité  dérive  fatalement  de  l'esprit  de  la  religion  qu'ils 
professent.  Ils  meurent  pour  l'empereur  ;  mais,  chose  nouvelle, 
ils  meurent  aussi  pour  leur  foi.  Leur  obéissance  connaît  des 
limites,  et  ces  limites  sont  celles  que  leur  conscience  leur  trace. 
Ils  font  deux  parts  dans  leur  vie,  l'une  est  à  l'empereur,  l'autre 
à  Dieu,  et  celle-ci  est  la  plus  sacrée.  Ils  n'appartiennent  plus 
tout  à  l'État  ;  le  domaine  de  la  conscience  est  pour  eux  inviola- 
ble. Le  schisme  est  déjà  consommé  dans  leurs  âmes. 

Telle  est  bien  la  doctrine  que  nous  trouvons  enseignée  chez  les 
premiers  écrivains  du  christianisme.  Il  n'entre  pas  dans  leur 
esprit  de  rien  entreprendre  contre  les  empereurs.  Ceux-ci  ne 
représentent-ils  pas  le  pouvoir  établi,  qu'ils  respectent  parce 
qu'il  vient  de  Dieu  ?  Toute  puissance  terrestre  est  comme  une 
émanation  de  la  puissance  divine;  enfreindre  les  lois,  c'est  déso- 
béir à  Dieu  lui-même.  Saint  Paul  le  dit  en  propres  termes  : 
Il  n'est  pas  de  pouvoir  qui  ne  vienne  de  Dieu,  et  toutes  les  puis- 
sances d'ici-bas,  existent  par  lui.  Qui  résiste  au  pouvoir  contre- 
vient à  l'ordre  divin  (1).  »  Et  Tertullien  :  «Honorons  l'empe- 
reur dans  la  mesure  qui  nous  est  permise,  comme  étant  le  second 
après  Dieu  (2).  »  Il  est  du  devoir  d'un  chrétien  de  prier  pour 

(1)  s.  Paul,  Ep.  ad  Rom.,  13. 

(2)  Tertullien,  lib.  IV  ad  Scapul. 


—  202  — 

l'empereur,  même  s'il  vit  comme  les  gentils  (1).  Loin  d'avoir 
intérêt  au  renversement  de  l'empire,  tout  chrétien  doit  le  défen- 
dre. Tant  que  durera  le  glorieux  éclat  de  l'empire  romain,  la 
conflagration  universelle  et  la  dissolution  générale  qui  menacent 
le  monde,  seront  suspendues.  L'empereur  est  le  gardien  de  l'or- 
dre ici-bas  ;  il  est  l'instrument.dont  Dieu  se  sert  pour  maintenir 
l'harmonie  et  faire  régner  la  paix. 

Mais  ce  devoir  ne  va  pas  jusqu'à  encenser  ses  statues  comme 
des  idoles,  et  à  lui  rendre  un  culte  qui  n'est  dû  qu'à  Dieu  seul.  Là 
commence  la  rébellion  contre  le  pouvoir  constitué.  La  divinité  de 
Rome  et  Auguste,  qui  symbolise  pour  les  gentils  l'unité  et  l'indes- 
tructibilité  de  l'État  ne  peut  avoir  d'adorateurs  parmi  des  chré- 
tiens. «  Il  faut  obéir  aux  puissances,  dit  saint  Basile,  mais  autant 
que  les  commandements  de  Dieu  ne  seront  pas  enfreints  (2).  » 
«  Rendons  à  César  ce  qui  est  à  César,  et  à  Dieu  ce  qui  est  à 
Dieu.  Tu  dois  l'impôt  à  César,  tu  dois  ton  âme  à  Dieu.  Que  res- 
tera-t-il  pour  lui  si  tu  donnes  tout  à  César  (3)  ?  »  Saint  Augustin 
préludant  aux  doctrines  enseignées  au  moyen-âge  par  les  moi- 
nes de  Cluny,  reconnaît  dans  l'homme  deux  natures,  la  corpo- 
relle et  la  spirituelle.  Le  corps  est  au  souverain,  mais  l'âme  est 
une  inexpugnable  citadelle  dont  Dieu  seul  a  la  clef.  «  Si  quel- 
qu'un prétend  donc,  parce  qu'il  est  chrétien,  être  exempt  de 
l'impôt  public  et  affranchi  des  obligations  dues  au  maître,  il 
tombe  dans  une  grave  erreur.  Il  faut  garder  le  tempérament 
que  Dieu  même  prescrit,  et  faire  deux  parts  de  soi-même.  »  Si 
l'empereur  commande  une  chose  et  Dieu  une  autre,  à  qui  le  chré- 
tien doit-il  entendre?  Saint  Augustin  répond  :  <  Paie  le  tribut, 
acquitte  envers  moi  tes  devoirs  d'obéissance,  dira  l'empereur. 


(1)  Optât.  Milœv.  Opcra,  p.  463. 

(2)  S.  Basile  Ethica.  De  fin.  79. 

(3)  TertuUien,  lib.  De  idolatriâ;  V.  aussi  Contra  Marcionetn. 


—  203  — 

—  Sans  doute,  reprend  le  chrétien,  mais  je  ne  me  soumets  pas 
aux  idoles.  —  Qui  te  défend  le  culte  des  idoles?  —  Un  pouvoir 
supérieur  à  tous.  Tu  peux  me  donner  des  chaînes,  mais  Dieu 
peut  me  donner  l'enfer  (1).  »  En  un  mot,  les  devoirs  envers 
l'empereur  ont  pour  borne  et  pour  mesure  les  devoirs  envers 
Dieu. 

Les  conséquences  de  cette  doctrine  sont  immenses.  L'empe- 
reur est  en  dehors  du  culte;  il  est  déchu  de  ce  prestige  religieux 
que  lui  donnait  le  paganisme.  Il  cesse  d'être  la  personnification 
vivante  de  la  religion  de  l'État.  Tout  ce  qui  dépend  de  la  cons- 
cience est  un  domaine  sacré  qu'il  lui  est  interdit  de  violer.  Saint 
Chrysostome  ira  jusqu'à  dire  en  chaire  :  «  Obéir  à  l'empereur 
dans  les  choses  que  défend  la  religion,  c'est  payer  tribut  non  à 
César,  mais  au  diable  (2).  »  Hilaire  de  Poitiers,  dans  son  invec- 
tive à  l'empereur  Constantius,  s'écriera  :  «  Tu  es  le  tyran  des 
choses  divines.  »  La  meilleure  part  de  son  pouvoir  lui  est  donc 
enlevée.  Il  doit  remettre  aux  évêques  le  gouvernement  des  âmes 
et  s'abstenir  lui-même  de  toute  ingérence  dans  leurs  fonctions 
sacerdotales.  Diâ3cile  abstention  que  Constantin  n'avait  pas 
prévue,  à  laquelle  ni  lui,  ni  ses  successeurs  ne  se  résigneront 
volontiers!  Abdication  désastreuse  qui  ruine  le  principe  sur 
lequel  repose  l'empire,  qui  change  toutes  les  conditions  du 
pouvoir,  qui  impose  aux  princes  en  certains  cas  l'obéissance,  et 
laisse  au  sujet  l'indépendance  !  L'évêque  d'Alexandrie  pourra 
dire  :  «  Dieu  t'a  donné  l'empire;  il  nous  a  confié  son  Église,  et 
de  même  qu'il  condamne  ceux  qui  portent  atteinte  en  toi  au 
délégué  de  sa  puissance,  prends  garde  qu'il  ne  te  fasse  un  crime 
de  toucher  aux  choses  de  son  Église  (3).  » 

(1)  s.  Augustin,  prop.  74,  De  Correct.  Donatist.,  ch.  VI. 

(2)  S.  Jean  Chrysost.  Homélie  76,  in  Matt. 

(3)  Alhanase,  ep.  ad  Solilar.  Vit.  agentes. 


—  204  — 

Que  l'empereur  ne  se  dissimule  pas  que  c'est  une  véritable 
abdication  qu'on  exige  de  lui  !  Des  deux  parts  qui  sont  faites  de 
son  autorité,  la  meilleure  est  à  l'Église  et  au  pape  son  représen- 
tant. De  même  que  l'âme  est  supérieure  au  corps,  que  les  intérêts 
spirituels  passent  pour  le  chrétien  avant  les  intérêts  matériels, 
ainsi  l'empereur  doit  céder  le  pas  et  s'incliner  devant  le  pouvoir 
des  prêtres.  Celui  qui  dirige  les  consciences  doit  l'emporter  sur 
celui  qui  n'a  d'autorité  que  sur  les  corps.  Telle  est  la  doctrine  de 
la  papauté  ;  le  pape  Gélase  le  fait  entendre  durement  à  l'empe- 
reur Anastase  :  «  Deux  pouvoirs  gouvernent  le  monde,  l'autorité 
pontificale  et  l'autorité  royale.  Mais  la  première  l'emporte  sans 
conteste,  puisque  notre  ministère  doit  répondre  au  tribunal  de 
Dieu  des  actions  mêmes  des  empereurs  (1).  »  Le  pape  Symma- 
que  tient  au  même  empereur  un  langage  semblable  :  «  Compa- 
rons les  honneurs  qui  te  sont  dus  et  ceux  que  l'on  rend  au  pon- 
tife de  Rome.  La  différence  entre  leurs  personnes  est  aussi  grande 
qu'entre  leurs  fonctions  ;  l'un  s'occupant  des  choses  humaines, 
l'autre  des  choses  divines.  César,  c'est  du  pontife  que  tu  reçois  le 
baptême  et  les  autres  sacrements,  à  lui  que  tu  demandes  des 
prières,  de  lui  que  tu  espères  la  bénédiction  et  que  tu  sollicites 
la  pénitence.  En  un  mot  tu  administres  l'empire  des  hommes,  il 
dispense  les  dons  de  Dieu.  Aussi  le  pontife  est-il  ton  égal,  pour 
ne  pas  dire  ton  supérieur  (2)  !  » 

Vienne  le  jour  de  l'épreuve;  que  l'empereur  confiant  dans  son 
droit  séculaire  tente  de  modifier  le  dogme  établi  par  les  conciles 
et  d'ébranler  la  tradition  évangélique  ;  qu'il  place  les  chrétiens 
entre  l'obéissance  au  prince  et  les  ordres  impérieux  de  sa  cons- 
cience, plusieurs  céderont  sans  doute,  soit  crainte  du  supplice  et 


(1)  Ep.  Gelasii  ad  Anast.  :  De  Carcndd  polyprarjmasyne. 

(2)  Ep.  Symraachi  ad  Anast.  :  Itaque,  si  non  dicara  superior,  certe  aequalis  ho- 
nor  est. 


—  205  — 

de  l'exil,  soit  habitude  de  la  servilité.  Mais  même  en  Orient  et 
dans  les  provinces  directement  soumises  à  l'autorité  impériale, 
il  se  trouvera  des  hommes  qui  n'hésiteront  pas  entre  l'apostasie 
et  la  rébellion.  C'est  ce  qui  arriva  en  particulier  pendant  la 
fameuse  persécution  des  empereurs  iconoclastes.  «  Nous  ne  céde- 
rons pas  à  l'empereur,  écrit  Jean  Damascène,  s'il  essaie  d'abolir 
les  coutumes  de  nos  pères.  En  ces  matières,  ce  n'est  pas  aux  rois, 
mais  aux  conciles  qu'il  appartient  de  statuer.  Le  droit  de  lier  et 
de  délier  a  été  donné  par  le  Christ,  non  aux  rois,  mais  aux  apô- 
tres et  à  leurs  successeurs,  aux  pasteurs  et  aux  docteurs  ecclé- 
siastiques (1).  »  Et  encore  :  «  Quand  un  ange,  quand  l'empereur 
viendrait  vous  évangéliser,  fermez  vos  oreilles.  Écoutez  en  efifet 
les  paroles  d'un  saint  :  «  Christ  a  établi  dans  l'Église,  d'abord  les 
apôtres,  puis  les  prophètes,  enfin  les  pasteurs  et  les  docteurs.  Il 
n'a  pas  admis  les  rois  à  la  constitution  de  son  Église.  Entrepren- 
dre sur  elle,  c'est  le  fait  d'un  brigand  (2).  » 

Mais  la  plus  éloquente  et  la  plus  féconde  en  enseignements 
de  ces  résistances  à  l'empereur,  est  celle  qu'opposa  l'abbé  Maxime 
au  type  de  Constans.  Dans  cet  interrogatoire  se  trahissent  les 
véritables  sentiments  des  catholiques  romains  à  l'égard  des 
princes  pontifes  de  Constantinople.  Maxime  agite  la  question 
de  droit,  telle  que  nous  l'avons  nous-même  posée  dans  le  corps 
de  cet  ouvrage.  —  D.  Nieras-tu  que  tout  empereur  soit  en  même 
temps  un  prêtre  ?  —  R.  Il  n'est  pas  un  prêtre  :  car  il  n'est  pas 
debout  à  l'autel  ;  il  n'exalte  pas  le  pain  sanctifié  en  prononçant 
les  paroles  sacramentelles  ;  il  ne  baptise  pas  ;  il  ne  compose  pas 
le  chrême;  il  n'ordonne  pas  les  évoques,  les  prêtres  et  les  dia- 
cres; il  ne  consacre  pas  les  églises,  il  ne  porte  pas  les  insignes  du 
sacerdoce,  l'huméral  et  l'évangile,  comme  il  porte  la  couronne  et 


(1)  J.  Damascène,  prima  oratio. 

(2)  IJ.,  secunda  oratiu. 


—  206  — 

le  sceptre.  —  D.  Cependant,  l'Écriture  dit  que  Meldiisédech  fut 
prêtre  et  roi.  —  R.  Melchisédecli  a  été  ici-bas  l'image  de  Dieu, 
roi  de  la  terre,  et  qui  pour  notre  salut  s'est  fait  homme  et  pon- 
tife. Dire  qu'un  autre  que  lui  soit  prêtre  et  roi,  c'est  vouloir  que 
Dieu  s'incarne  une  seconde  fois.  —  Et  Mennas  s'écria  :  Par  ces 
paroles,  tu  as  partagé  l'Église  (1)  !  » 

C'était  le  schisme  en  effet  qui  s'annonçait.  Si  la  rupture  n'était 
pas  consommée  en  réalité  entre  le  pape  et  l'empereur,  c'est  que 
le  point  d'appui  matériel  nécessaire  au  triomphe  de  l'Église  lui 
manquait  encore.  Mais  la  lutte  était  engagée,  et  le  but  claire- 
ment entrevu.  Que  l'Église  trouve  les  auxiliaires  qui  manquent 
à  sa  cause,  et  le  divorce  entre  les  deux  pouvoirs,  le  civii  et  l'ecclé- 
siastique, préparé  dès  les  origines  du  christianisme,  deviendra 
un  fait  accompli. 

C'était  Rome  qui  devait  bénéficier  de  ce  divorce,  et  recueillir 
les  fruits  de  la  victoire  de  l'Église.  C'était  son  évêque  qui  devait 
profiter  de  tous  les  pouvoirs  échappés  ou  arrachés  à  l'empereur. 
La  ville  éternelle,  sortie  des  ruines  accumulées  par  deux  siècles 
d'invasion,  allait  renaître  à  de  nouvelles  destinées  et  devenir 
une  fois  de  plus  la  capitale  du  monde.  La  papauté  allait  lui  ren- 
dre le  prestige  que  les  empereurs  lui  avaient  fait  perdre.  Il  est 
curieux  de  rechercher  les  causes  de  cette  renaissance  merveil- 
leuse. Elles  sont  multiples  et  profondes.  M.  Guizot,  dans  son  his- 
toire de  la  civilisation  en  France,  a  tenté  dans  d'éloquentes 
pages  d'expliquer  ce  grand  fait.  Nous  n'ajouterons  que  peu  de 
choses  aux  raisons  qu'il  a  données  de  cette  élection  de  la  ville 
impériale,  de  cette  autorité  obéie  dans  plus  de  la  moitié  de 
l'empire,  de  cette  suprématie  d'un  évêque  sur  tous  les  prélats  de 
la  chrétienté.      » 

Rome  chrétienne  fut  l'héritière  de  Rome  païenne.  Loin  de 

(3)  Collatio  Maximi  cum  principibus  in  secretario  palatii.  Labbe,  t.  YI,  p.  437. 


—  207  — 

nuire  à  ses  destinées  futures,  les  souvenirs  glorieux  de  la  répu- 
blique et  de  l'empire  la  servirent.  Son  nom  avait  eu  un  tel  re- 
tentissement dans  le  monde,  les  peuples  s'étaient  si  bien  habi- 
tués à  recevoir  d'elle  leurs  gouverneurs,  leurs  proconsuls,  leur 
législation,  qu'ils  ne  s'étonnèrent  pas  que  le  mot  d'ordre  leur 
vînt  encore  de  la  même  capitale.  De  nouveaux  maîtres  avaient 
eu  beau  se  substituer  aux  anciens,  les  papes  habiter  les  palais 
des  césars,  on  reçut  leurs  légats,  leurs  apocrisiaires,  comme  on 
avait  accueilli  les  magistrats  impériaux.  Nous  avons  vu  que  les 
souverains  de  Constantinople  respectaient  eux-mêmes  dans 
l'évêque  de  la  vieille  capitale,  le  passé  disparu.  Ils  rendaient 
hommage  à  ses  ruines,  sans  songer  que  sous  leurs  yeux,  mais  à 
leur  insu,  l'édifice  se  reconstruisait  à  nouveaux  frais,  et  que  le 
respect  qu'ils  témoignaient  aux  papes,  donnait  crédit  aux  ambi- 
tieuses prétentions  qui  déjà  se  faisaient  jour  dans  les  conciles. 
Sous  cette  vétusté  et  cette  décrépitude  apparente,  ils  n'aperce- 
vaient pas  la  vigueur  et  la  jeunesse  d'une  puissance  qui  déjà 
poussait  eu  tous  sens  des  racines  vivaces.  Rome  était  encore  pour 
eux  la  capitale  nominale  du  monde.  Constantinople,  dans  les 
décrets  publics,  n'était  que  la  nouvelle  Rome,  une  colonie, 
comme  disaient  dédaigneusement  les  papes. 

Comment  les  empereurs  auraient-ils  pris  ombrage  d'elle? 
Comment  auraient-ils  prévu  que  cette  ville,  qui  répudia  la  der- 
nière les  cultes  païens,  dont  le  sénat,  au  temps  de  Théodose, 
comptait  encore  une  majorité  de  gentils,  pourrait  devenir  la 
rivale  de  la  cité  chrétienne  élevée  sur  les  bords  du  Bosphore, 
qui  n'avait  pas  comme  Rome  à  dépouiller  les  traditions  tenaces 
du  paganisme  ?  Ils  l'avaient  abandonnée,  croyant  bien  avec  le 
sénat,  les  services  administratifs,  l'exercice  de  la  puissance 
publique,  emporter  avec  eux  la  vie  même  de  l'ancienne  maî- 
tresse du  monde.  Cet  imprudent  abandon  leur  fut  fatal.  Il  restait 
à  Rome  son  nom,  magni  hominis  umbra.  C'en  était  assez  pour 


—  208  — 

qu'elle  ne  s'éclipsât  pas  obscurément,  comme  ces  capitales  asia- 
tiques dont  la  croissance  hâtive  avait  été  suivie  d'une  plus 
prompte  décadence.  Cette  faute  explique  la  singalière  superche- 
rie des  faussaires  du  ix'  siècle,  qui  imaginèrent  la  donation  faite 
par  Constantin  au  pape  de  tout  l'Occident. 

Quand  l'empire  vint  s'établir  à  Constantinople,  le  christia- 
nisme avait  déjà  pris  force  ;  depuis  longtemps  il  était  adulte, 
aguerri  par  les  persécutions  et  prêt  pour  la  domination.  Ses 
progrès  avaient  été  lents  et  cachés,  mais  sûrs.  Une  sorte  de 
franc-maçonnerie  chrétienne  avait  étendu  comme  un  réseau  ses 
ramifications  à  l'infini  sur  le  monde  romain.  L'organisation  de 
cette  société  mystérieuse  avait  été  calquée  sur  l'organisation  ad- 
ministrative de  l'empire.  Ses  provinces,  ses  diocèses,  ses  exar- 
chats correspondaient  aux  divisions  et  subdivisions  impériales. 
Chacune  de  ses  cités  cachait  dans  quelque  crypte  un  évêque. 
Rome  souterraine  vivait  et  s'agitait  sous  la  Rome  des  césars. 
Sous  l'empire  romain  croissait  et  grandissait  un  empire  chré- 
tien. Rome  était  naturellement  le  point  central  de  cette  organi- 
sation. Les  papes  eurent  peu  à  faire,  par  la  suite,  pour  compléter 
et  renforcer  les  cadres  déjà  préparés  de  la  centralisation  chré- 
tienne. Ils  exercèrent  l'empire  religieux  à  la  façon  des  empereurs 
païens.  Cette  vision  de  l'avenir  fait  honneur  à  l'esprit  politique 
des  apôtres  et  de  leurs  disciples,  à  saint  Pierre,  s'il  est  vrai  qu'il 
vint  évangéliser  la  populace  des  bords  du  Tibre,  plus  sûrement 
à  saint  Paul,  qui  forma  là  le  noyau  de  la  primitive  Église.  Sur 
un  signe  de  la  volonté  impériale,  le  christianisme  sortit  tout  à 
coup  armé  de  ses  ténèbres,  comme  la  Minerve  antique  du  cer- 
veau de  Jupiter.  Quand  les  empereurs  accordèrent  la  primatie 
d'honneur  au  siège  épiscopal  de  Rome,  ils  ne  firent  que  recon- 
naître un  état  de  choses  déjà  ancien,  consacré  depuis  longues 
années  par  la  tradition. 
Sans  doute  aussi,  l'éloignement  des  empereurs  fut  pour  beau- 


—  209  — 

coup  dans  le  développement  rapide  que  prit  le  pouvoir  des  papes. 
On  sait  ce  que  devinrent,  à  Constantinople,  les  patriarches  plar 
ces  directement  sous  la  surveillance  jalouse  de  l'empereur.  Si  le 
gouvernement  avait  continué  de  siéger  à  Rome,  il  est  vraisem- 
blable que  l'autorité  épiscopale  eût  été  étouffée  de  même,  l'évê- 
que  relégué  au  second  rang,  réduit  au  rôle  difficile  de  ministre 
apostolique  des  empereurs.  Tout  travail  d'émancipation  eût  été 
impossible ,  toute  velléité  d'indépendance  sévèrement  réprimée, 
toute  propagande  faite  au  profit  de  l'empire  et  non  au  profit  de 
la  papauté.  Les  exarques  laissés  en  Italie  par  Justinien  s'y  éta- 
blirent trop  tard  ;  encore  eurent-ils  le  tort  de  choisir  Ravenne 
pour  leur  résidence.  Les  papes,  loin  de  l'œil  de  l'empereur,  loin 
aussi  de  sa  vengeance,  purent  à  leur  aise  jeter  les  bases  solides 
de  leur  domination  et  préparer  leur  affranchissement. 

De  tous  les  patriarches,  ils  étaient  les  seuls  à  peu  près  in- 
dépendants. Ceux  d'Antioche,  d'Alexandrie  étaient  trop  près  de 
Constantinople  pour  oser  ce  qu'osa  l'évêque  de  Rome.  Le  milieu 
où  ces  patriarches  exerçaient  leur  autorité  était  aussi  moins 
favorable.  Les  églises  particulières  des  Gaules,  d'Espagne,  de  Ger- 
manie, de  Bretagne,  furent  organisées  par  le  pape  et  directement 
rattachées  au  siège  apostolique.  Augustin,  Boniface,  Léandre 
et  ceux  qui  leur  succédèrent  à  Cantorbéry,  à  Mayence,  à  Tolède, 
reçurent  de  Rome  le  pallium  et  l'investiture  ecclésiastique.  De 
Rome  vint  aussi,  pour  ces  peuples,  leur  enseignement  et  leurs 
dogmes.  Celui  de  la  suprématie  du  pape  fît  partie  tout  d'abord 
de  leurs  croyances.  Ils  l'apprirent  en  même  temps  qu'ils  connu- 
rent le  christianisme.  Les  moines  sortis  des  couvents  d'Italie  fu- 
rent les  instruments  infatigables  de  cette  propagande  au  profit 
du  Saint-Siège.  Ils  furent  ses  soldats,  armés  des  armes  de  la  foi, 
ses  légions  pacifiques  et  conquérantes.  En  moins  de  quatre  siè-  ' 
clés,  sans  que  les  empereurs  occupés  de  leurs  guerres  avec  les 

barbares  de  l'Orient,  ou  de  leurs  querelles  théologiques,  aient 

14 


—  21Ô  — 
connu  ce  travail  de  patience  et  cherché  à  Tentraver,  toutes  les 
églises  d'Occident  faisaient  corps  avec  Rome  et  la  considéraient 
comme  leur  capitale  religieuse. 

D'autres  évoques  italiens  essayèrent  à  diverses  reprises  de 
disputer  à  Rome  la  suprématie  sur  l'Occident  :  Ravenne,  capitale 
officielle  de  l'Italie  depuis  que  les  exarques  y  résidaient,  Milan, 
que  le  souvenir  de  saint  Ambroise  recommandait  à  la  vénération 
des  fidèles ,  Aquilée,  si  puissante  comme  gardienne  du  passage 
des  Alpes  au  temps  des  empereurs  pannoniens.  Toutes  ces  tenta- 
tives furent  éphémères  et  vaines.  Au  commencement  du  viii'  siè- 
cle, l'Église  d'Aquilée  fit  sa  soumission  au  Saint-Siège;  son 
ambition  ne  se  réveilla  qu'au  moment  où  la  patriarche  Photius, 
engagé  dans  son  duel  avec  Rome,  cherchait  partout  des  alliés 
parmi  les  évêques  mécontents  de  la  domination  papale.  Etienne  III 
mit  définitivement  l'Église  de  Milan  sous  la  juridiction  de  Rome. 
La  seule  résistance  notable  vint  de  Ravenne,  qui  prétendait  à 
l'autocéphalie,  et  sut  la  conserver  jusqu'au  temps  du  pape  Dom- 
nus  (677).  A  cette  époque,  l'évêque  Reparatus,  à  l'insu  des 
Ravennates,  vint  à  Rome  et  renonça  entre  les  mains  du  pape 
aux  privilèges  de  son  église.  Les  Ravennates  ayant  pris  les  ar- 
mes pour  soutenir  leurs  droits  trahis,  l'empereur  Justinien  Rhi- 
notmète  envoya  une  armée  pour  réduire  la  ville  à  l'obéissance. 
L'évêque  Félix,  conduit  à  Constantinople,  eut  les  yeux  crevés  et 
fut  exilé.  Les  évêques  de  Ravenne  reçurent  dès  lors  de  Rome  le 
pallium.  La  politique  indécise  et  maladroite  des  empereurs 
d'Orient  servait  l'ambition  des  pontifes  romains,  et  abais- 
sait devant  eux  les  obstacles  que  cette  ambition  avait  fait 
naître. 

Les  hérésies  qui  troublèrent  l'Orient  et  nécessitèrent  la  réu- 
nion des  premiers  conciles,  tournèrent  à  l'avantage  de  la  supré- 
matie romaine.  C'était  un  lien  commun  de  la  polémique  engagée 
entre  Rome  et  Byzance,  que  l'Orient  avait  produit  la  plupart  des 


—  211  — 

hérésiarques,  et  que  l'Occident  avait  arrêté  leurs  progrès  (1). 
Les  défenseurs  de  la  prérogative  du  pape  faisaient  avec  raison 
ressortir  le  danger  qu'aurait  couru  le  christianisme,  si  Rome 
n'avait  été  gardienne  de  l'orthodoxie  et  n'avait  énergiquement 
résisté  aux  innovations  de  l'Orient.  Il  ne  tint  pas  aux  empereurs 
que  le  monde  ne  devînt  tour  à  tour  arien,  nestorien,  eutychien, 
suivant  qu'un  caprice  du  pouvoir  inclinait  vers  l'une  ou  l'autre 
de  ces  doctrines.  L'unanimité  de  croyances  réclamée  par  saint 
Cyprien  et  saint  Augustin  comme  une  garantie  indispensable  de 
durée  pour  le  christianisme,  n'était  pas  possible  tant  que  l'em- 
pereur se  croirait  le  droit  d'interpréter  à  sa  guise  les  canons  et 
l'Écriture,  et  d'exiger  la  soumission  des  évoques  à  ses  décrets. 
Ceux-là  s'abusaient  étrangement  qui  pensaient  que  les  conciles 
provinciaux,  les  lettres  synodiques,  les  formatœ  qui  s'échan- 
geaient de  diocèse  en  diocèse,  devaient  suffire  à  maintenir  l'unité 
compromise. 

Les  tempêtes  qui ,  de  bonne  heure ,  assaillirent  le  christia- 
nisme, suggérèrent  aux  évêques  l'idée  de  se  rallier  autour  d'un 
chef  et  d'investir  l'un  d'eux  d'une  sorte  de  dictature.  Ainsi  faisait 
Rome  républicaine,  quand  la  patrie  était  en  danger,  confiant  à 
un  seul  toute  la  puissance  de  l'État.  Lorsque  l'arianisme,  patronné 
par  les  empereurs,  envahit  la  plupart  des  sièges  épiscopaux  de 
l'Orient,  quand  aux  conciles  catholiques  s'opposèrent  des  conciles 
ariens,  que  chaque  cité  eut  deux  pasteurs,  les  persécutés  et  les 
exilés  affluèrent  à  Rome,  patrie  commune  des  victimes  de  l'or- 
thodoxie. On  vit  un  moment  autour  du  pape  Jules,  Athanase 
d'Alexandrie,  Paulus  de  Constantinople ,  Marcellus  d'Ancyre, 
Asclepas  de  Gaza,  Lucius  d'Adrianopolis,  et  bien  d'autres,  solli- 
citant une  sentence  de  sa  bouche  pour  rentrer  en  possession  de 


(1)  Luitprand.  Leg.  adNiceph.-.  Hœreses  omnes  a  vobis  emanarunt,  pênes  vos  vigue- 
ruut,  a  uobis,  id  est,  occideutalibus  hic  sunt  jugulatse,  hic  sunt  occisie. 


—  212  - 

leurs  sièges,  usurpés  par  des  ariens.  C'est  en  vain  que  ceux-ci 
déclinent  la  compétence  du  pape  et  lui  rendent  excommunication 
pour  excommunication  (1).  Les  chrétiens  s'étaient  donné  un  chef 
dont  la  patience  et  la  persévérance  finirent  par  avoir  raison  de 
la  puissance  impériale.  Ils  savent  désormais  à  qui  en  appeler  au 
temps  des  persécutions.  La  papauté  sortit  de  cette  crise  singu- 
lièrement accrue  en  autorité,  et  les  papes  s'habituèrent  à  parler 
aux  empereurs  au  nam  de  la  catholicité  tout  entière. 

A  défaut  de  l'hérédité,  Rome  eut  des  traditions  auxquelles 
les  papes  restèrent  presque  toujours  fidèles.  La  papauté,  à  tra- 
vers les  siècles,  poursuivit  une  politique  savante  qui  devait  lui 
procurer  la  domination  spirituelle.  Cette  idée  donne  à  ses  des- 
seins et  à  ses  entreprises  une  suite  qui  confond  l'esprit,  chaque 
pape  continuant  les  efforts  de  son  prédécesseur  et  faisant  un  pas 
de  plus  vers  le  but  que  tous  entrevoient.  On  dirait  que  les  âmes 
des  vieux  patriciens  du  sénat  républicain  revivent  dans  les  gé- 
nérations des  néo-Romains.  Cette  continuité  et  cette  suite  man- 
quent totalement  aux  souverains  de  Constantinople.  Elus  de 
factions  rivales  et  qui  s'entre-déchirent,  chacun  s'empresse  à 
détruire  l'œuvre  ébauchée  par  ses  prédécesseurs.  La  crainte  du 
patriarche  les  jette  dans  les  bras  de  Rome,  la  crainte  de  Rome 
les  pousse  à  l'hérésie.  Tout  empereur  est  l'homme  d'un  parti 
ou  d'une  secte  ;  il  a  pour  ennemi  le  parti  ou  la  secte  adverse. 
11  lui  faut  chercher  des  alliés  autour  de  lui,  et  souvent  ceux  qu'il 
choisit  sont  les  plus  intéressés  à  entretenir  sa  faiblesse.  Ainsi 
furent  arrachées  la  plupart  des  concessions  dont  les  évèques  de 
Rome  se  prévalurent.  Les  empereurs  achetaient  à  ce  prix  la  paix 
en  Orient.  Plusieurs  s'aperçurent  de  leur  erreur  et  craignirent 
de  grandir  les  papes  à  leurs  dépens  ;  ils  tentèrent  de  rompre  cette 
trame  patiemment  ourdie  et  dont  ils  sentaient  tout  l'Occident 

(1)  Sozoraène,  lib.  III,  ch.  11. 


-  213  - 

peu  à  peu  enveloppé.  Ils  voulurent,  agissant  par  l'exarque  sur 
l'élection  papale,  donner  à  Rome  des  évêques  orientaux.  On  vit 
successivement  sur  le  trône  pontifical  Jean  V  un  Syrien,  Conon 
un  Thrace,  Sergius  un  Syrien,  Jean  VI  un  Grec,  Jean  VU  un 
Grec  encore,  Sisinnius,  Constantin,  Grégoire  III,  trois  Syriens, 
Zacharie  un  Grec.  Pendant  deux  siècles,  nous  ne  trouvons  guère 
que  Grégoire  II  qui  se  prévale  d'ure  origine  romaine.  Efforts 
inutiles.  Tous  ces  papes,  en  ceignant  la  tiare,  oubliaient  leur 
nationalité  ,  ne  se  souvenaient  plus  des  influences  qui  les 
avaient  portés  au  pouvoir,  et  devenaient  Romains  de  cœur. 
L'esprit  de  la  papauté  s'emparait  d'eux  et  les  transformait. 
Loin  de  rompre  la  tradition,  ils  la  continuaient.  L'empire  n'eut 
pas  d'ennemis  plus  audacieux  que  les  papes  Grecs.  Les  pre- 
miers, ils  firent  défection  à  l'empereur  et  se  tournèrent  vers  la 
France. 

Du  quatrième  siècle  au  neuvième,  l'évêque  de  Rome,  par  un 
progrès  lent  et  sur,  a  réduit  à  son  obéissance  et  groupé  autour 
de  lui  toutes  les  églises  d'Occident.  Les  rangs  des  dissidents 
s'éclaircissent.  Les  révoltes  qui  de  temps  à  autre  se  manifestent 
sont  des  faits  isolés,  et  ne  tardent  pas  à  être  réprimées  ou  à 
s'apaiser  d'elles-mêmes.  La  papauté  cherche  ses  titres  et  les 
trouve  dans  les  Fausses  Décrétales  d'Isidore  de  Séville.  Au  moment 
d'engager  à  fond  le  combat  contre  l'empire  d'Orient,  la  papauté 
est  armée  de  toutes  pièces  d'un  droit  nouveau  à  opposer  aux 
codes  de  Théodose  et  de  Justinien.  L'abime  entre  les  deux  pou- 
voirs rivaux  se  creuse.  Toute  entente,  toute  réconciliation,  de- 
viennent impossibles.  L'empereur  et  le  pape  en  sont  arrivés  à 
ce  point  qu'il  faut  que  l'un  d'eux  se  soumette  ou  que  le  schisme 
définitif  se  consomme.  L'accord  entre  des  prétentions  qui  s'ex- 
cluent ne  laisse  plus  place  à  des  concessions  ou  à  un  concordat. 
Longtemps,  par  la  crainte  même  d'un  danger  trop  réel,  on 
a  fermé  les  yeux,  ajourné  le  règlement  de  questions  irritantes. 


—  214  — 

Mais  bientôt  tout  voile  tombe ,  tout  compromis  cesse ,  il  faut 
que  la  masse  des  chrétiens  prenne  enfin  parti. 

Depuis  la  publication  des  Fausses  Décrétales,  qui  donnent 
comme  une  sanction  légale  à  la  politique  de  la  curie  romaine,  la 
papauté  n'a  pas  fait  un  pas  en  avant.  Toutes  les  ambitions  qu'elle 
a  par  la  suite  réalisées,  il  faut  remonter  bien  haut  dans  le  passé 
pour  en  retrouver  l'origine.  Le  germe  caché  dans  les  premières 
fondations  de  l'Église,  n'a  fait  que  se  développer  naturellement 
et  logiquement.  Il  est  facile  à  l'historien  de  suivre  les  progrès 
de  cette  puissance  bientôt  formidable  et  d'en  marquer  les  prin- 
cipales étapes  jusqu'au  ix'  siècle.  Il  était  d'usage,  dans  les  pre- 
miers siècles,  que  les  évêques  échangeassent  entre  eux  leurs 
professions  de  foi,  pour  prévenir  des  dissentiments  ou  éclaircir 
quelque  point  de  dogme.  L'évéque  de  Rome  n'échappait  pas  à 
cette  obligation,  et  envoyait  ses  lettres  synodiques  à  Constanti- 
nople,  à  Alexandrie,  à  Antioche,  à  Jérusalem.  Bientôt  le  pape 
exige  des  patriarches  et  de  tous  les  évêques  ces  lettres  syno- 
diques, comme  un  droit  qu'il  exerce  sur  la  chrétienté  entière. 
C'est  lui  qui  se  fait  le  juge  de  la  foi  de  ses  collègues.  Quiconque 
pense  autrement  que  l'évéque  de  Rome  est  un  hérétique.  Il  est 
la  règle  et  l'exemplaire  auxquels  chacun  est  tenu  de  se  confor- 
mer. Le  formulaire  de  foi  d'Anatolius  paraît-il  entaché  de  l'hé- 
résie d'Eutychès,  le  pape  Léon  somme  le  patriarche  de  penser 
comme  l'Église  romaine  sur  l'Incarnation  du  Verbe,  de  chasser 
de  leurs  sièges  les  évêques  nestoriens  et  eutychiens,  et  le  me- 
nace d'excommunication  s'il  tarde  à  obéir  (1). 

Les  grands  conciles  de  Nicée,  de  Constantinople,  de  Chalcé- 
doine  prescrivaient  l'obligation  de  réunir  des  synodes  provin- 
ciaux et  d'y  régler  les  aflTaires  en  litige  dans  les  provinces.  Dès 
le  VI»  siècle,  les  synodes  de  l'Occident  sont  sous  la  surveillance 

(1)  Ep.  Léon  1",  62  et  76. 


—  215  — 

directe  des  papes.  Grégoire  le  Grand  envoie  quelqu'un  de  ses  lé- 
gats pour  tenir  sa  place  dans  chacune  des  assemblées  de  Gaule. 
Ils  sont  chargés  de  diriger  les  débats,  d'observer  les  délibéra- 
tions, de  ramener  les  pères  s'ils  s'écartent  de  la  foi  de  Roms,  et 
s'ils  adoptent  des  canons  qu'elle  réprouve. 

Les  décisions  de  ces  conciles  ne  sont  obligatoires  qu'autant 
que  le  pape  les  a  ratifiées.  Lui  seul  peut  casser  et  réformer  leurs 
sentences.  Il  est  toujours  permis  d'en  appeler  au  Saint-Siège  des 
condamnations  qu'ils  prononcent.  Des  prêtres  d'Orient,  frappés 
de  peines  canoniques  par  le  patriarche  Jean  le  Jeûneur,  sont 
absous  par  le  pape.  L'évêque  Flavien,  chassé  de  son  siège  par 
un  synode  de  prélats  grecs ,  est  relevé  de  cette  condamnation, 
parce  que  le  pape  n'a  pas  consenti  à  cette  déchéance.  Nicolas  I" 
casse  le  jugement  d'Hincmar  de  Reims  dans  les  affaires  d'Ebbon 
et  de  Rotade,  et  force  le  métropolitain  à  réintégrer  dans  leur 
siège  épiscopal  les  évêques  que  lui-même  a  précédemment  ex- 
clus. Et  comment  les  papes  n'auraient-ils  pas  le  droit  d'appeler  à 
eux  en  dernier  ressort  toutes  les  causes  ecclésiastiques?  Le  même 
Nicolas  I"  ne  déclare-t-il  pas  que  l'Église  romaine  a  institué 
tous  les  patriarches,  les  métropolitains,  les  évêques,  et  dans 
chaque  diocèse  les  dignitaires  à  tous  les  degrés  ?  «  Pour  elle, 
celui-là  seul  l'a  fondée  et  élevée  sur  la  pierre  de  la  foi,  qui  a 
confié  au  bienheureux  Pierre,  porte-clefs  du  royaume  éternel, 
tous  ses  droits  sur  l'empire  du  ciel  et  de  la  terre  (1).  »  «  Nous 
avons  le  droit,  dit  encore  ce  pape,  d'évoquer  à  nous  les  causes  non- 
seulement  de  tous  les  moines,  mais  de  tous  les  clercs,  à  quelque 
diocèse  qu'ils  appartiennent,  si  la  nécessité  l'exige  (2).  » 

Le  pape  a  le  droit  déjuger  le  clergé  universel  ;  lui  seul  échappe 
à  toute  juridiction;  car  nul  n'est  au-dessus  de  lui.  Le  supérieur 

(1)  Nicolaï,  Mediolan.,  Dist.  22,  ch.  1. 

(2)  Nicolaî,  Ep«  ad  imp.  Michaïlam. 


—  216  — 

ne  peut  être  justiciable  de  ses  inférieurs.  L'Église,  assemblée  dans 
ses  conciles,  n'a  pas  de  droits  sur  son  clief.  Seul  il  prévaut  contre 
tous.  Adrien  II,  au  viii^  siècle,  parlant  par  la  bouche  de  ses  lé- 
gats, s'exprimait  ainsi  :  «  Le  pontife  de  Rome  peut  juger  les 
chefs  de  toutes  les  églises.  Nous  ne  voyons  nulle  part  qu'il  soit 
justiciable  de  quelqu'un.  Sans  doute,  nous  savons  que  les  Orien- 
taux ont  frappé  d'anathème  après  sa  mort  le  pape  Honorius  ; 
mais  nous  devons  remarquer  que  ce  pape  était  accusé  d'hérésie. 
Dans  ce  seul  cas,  les  inférieurs  peuvent  résister  à  leur  supérieur 
et  se  préserver  de  ses  égarements.  »  Cette  restriction  même  ne 
sera  pas  admise  par  les  successeurs  du  pape  Adrien.  Le  pape  doit 
avoir  raison  contre  tous.  A  plus  forte  raison,  l'empereur  ne 
pourra  le  citer  à  son  tribunal.  Les  puissances  laïques  ne  peuvent, 
sans  un  sacrilège,  soumettre  à  leurs  sentences  les  puissances  ec- 
clésiastiques. Pour  le  pape,  l'empereur  n'est  pas  même  un  pair  : 
«  Le  souverain  pontife,  écrit  Nicolas  I"  à  l'empereur  Michel,  ne 
peut  être  lié  ni  absous  par  le  pouvoir  séculier.  Le  pieux  em- 
pereur Constantin  n'a-t-il  pas  appelé  le  pape  un  dieu?  Or, 
il  est  clair  que  Dieu  ne  peut  se  soumettre  au  jugement  des 
hommes  (1).  »  L'histoire,  il  est  vrai,  semble  donner  un  démenti 
à  ces  prétentions  des  papes.  Nous  voyons  que  Charlemagne 
jugea  le  pape  Léon,  qu'avant  lui  le  roi  des  Ostrogoths,  Théo- 
doric,  se  porta  comme  juge  entre  deux  papes  rivaux,  que  les 
évêques  d'Orient  condamnèrent  plusieurs  fois  en  concile  les 
papes ,  que  les  empereurs  ne  se  firent  pas  faute  d'user  contre 
eux  de  rigueur  et  de  les  traiter  comme  des  sujets  rebelles.  Nous 
n'avons  pas  ici  à  établir  ou  à  réfuter  la  légitimité  des  préten- 
tions du  Saint-Siège  ;  notre  rôle  est  de  les  constater  et  de  mon- 
trer comment  les  papes  entendaient  la  dictature  de  l'Église. 
L'inviolabilité  de  J'évêque  de  Rome  découle  comme  une  consé- 

(1)  Ep.  Nicolaï  ad  iinperat.  Micb.  Dist.  19. 


—  217  — 

quence  nécessaire  de  son  infaillibilité.  Ce  dogme,  qui  n'a  été  solen- 
nellement admis  par  l'Église  qu'au  dernier  concile  (1870),  peut  en 
réalité  se  réclamer  d'une  origine  très-lointaine.  Dès  le  septième 
siècle  et  le  huitième,  la  papauté  soutient  qu'elle  ne  peut  se  trom- 
per, et  que  Dieu  même  manifeste  sa  volonté  par  la  bouche  de  son 
représentant  sur  la  terre.  On  pouvait  rappeler  aux  papes  d'alors 
que  Marcellinus  avait  sacrifié  aux  idoles,  que  Libérius,  par  son 
adhésion  au  concile  de  Sirmium,  avait  condamné  le  symbole 
d'Athanase  et  accédé  à  la  suppression  du  consubstantialis  ;  que, 
plus  récemment  encore,  Honorius  avait  versé  dans  l'hérésie  des 
monothélites.  Les  papes  n'admettent  pas  volontiers  la  discussion 
sur  ce  point  et  éludent  ces  souvenirs  importuns.  La  lettre  d'Aga- 
thon,  au  sixième  concile  œcuménique  (action  IV)  est  le  plus 
précieux  témoignage  que  nous  ait  transmis  sur  ce  point  le 
moyen-âge.  «  Le  pape  déclare  que  l'Église  romaine  ne  s'est  ja- 
mais trompée  en  matière  de  foi  et  ne  peut  se  tromper,  que  les 
pères  doivent  écouter  les  légats  romains  comme  si  Dieu  lui-même 
se  faisait  entendre  par  eux,  que  les  décisions  des  synodes  œcu- 
méniques n'ont  de  valeur  que  par  l'approbation  du  Saint- 
Siège  (1).  »  Les  évêques  qui  siègent  dans  le  concile,  dociles  à  ces 
prétentions,  déclarent  à  leur  tour  que  dans  le  combat  engagé 
contre  l'hérésie,  ils  ont  avec  eux  le  souverain  prince  des  apôtres 
et  son  successeur  au  siège  de  Rome.  «  Or,  par  le  pape  Agathon, 
c'est  Pierre  même  qui  a  parlé  (2).  »  Le  pape  Zacharie  écrit  à 
l'archevêque  de  Mayence,  Boniface  :  «  Les  lois  établies  par  nous 
ne  peuvent  être  violées,  car  le  bienheureux  Pierre  est  le  garant 
de  leur  vérité  et  de  leur  stabilité.  » 
Ces  pouvoirs  extraordinaires  ont  une  sanction,  et  cette  sanc- 

(1)  Romanam  ecclesiam  nunijuam  errare  circa  lidem,  nec  errare  quidem  posse... 
Ut  eos  audiat  sicut  Deuni  iiisura...  Sententiara  synodorum  universarura  subjacenlium 
consilio  apostolicae  sedis. 

(2)  Ibid.,  act.  18. 


—  218  — 

tion  est  l'excommunication  avec  toutes  ses  conséquences,  arme 
terrible  entre  les  mains  des  papes,  puisqu'elle  peut  atteindre 
même  les  empereurs.  Ne  croyons  pas  que  les  papes  en  aient  usé 
seulement  au  moyen-âge.  La  lutte  du  sacerdoce  et  de  l'empire, 
des  papes  et  des  empereurs  de  Byzance ,  est  marquée  par  les 
mêmes  épisodes  que  celle  de  Grégoire  YII  et  d'Innocent  III 
contre  les  souverains  de  la  Germanie.  Transportant  dans  l'ordre 
politique  le  droit  de  lier  et  de  délier,  que  le  Christ  a  légué  aux 
apôtres,  le  pape  se  met  ouvertement  en  insurrection  contre  son 
souverain,  le  sujet  se  révolte  contre  le  maître,  et,  du  haut  de 
son  tribunal,  prononce  contre  lui  les  peines  ecclésiastiques.  Le 
pape  Constantin  défend  que  le  nom  de  l'empereur  Philippicus 
soit  écrit  sur  les  chartes  publiques,  que  sa  figure  soit  reproduite 
sur  les  monnaies,  que  son  nom  soit  prononcé  dans  les  prières  de 
l'Église.  Grégoire  III  ose  plus  encore  :  il  déclare,  en  733,  l'em- 
pereur déchu  de  sa  dignité,  et  défend  aux  Occidentaux  de  lui 
payer  tribut. 

Ce  n'est  pas  que  ces  prérogatives  soient  reconnues  sans  pro- 
testation par  toutes  les  églises  :  Hincmar  pour  la  Gaule,  Photius 
pour  l'Orient,  refusent  d'admettre  la  législation  nouvelle  adoptée 
par  le  Saint-Siège,  et  s'élèvent  contre  ces  empiétements  sur  les 
droits  des  églises  locales.  Hincmar,  que  sa  proximité  de  l'Italie 
et  la  dépendance  des  empereurs  francs  retenaient  dans  la  sujé- 
tion de  la  papauté ,  revint  à  résipiscence  ;  Photius,  plus  hardi 
et,  du  reste ,  encouragé  par  son  souverain ,  soutint  que  nul  ne 
connaissait  en  Orient  les  canons  de  Sardique  et  les  Décrétales, 
d'où  le  pape  prétendait  tenir  ses  droits  (1).  Plutôt  que  de  les 


(1)  Remarquons  que  saint  Augustin  ne  connaissait  d'autre  concile  de  Sardique  que 
celui  qui  fut  tenu  par  les  ariens.  Les  canons  promulgués  par  les  pères  catholiques 
furent  longtemps  ajoutés  à  ceux  de  Nicée  et  cités  comme  tels.  Du  reste,  le  concile  de 
Sardique  ne  fut  jamais  reconnu  dans  les  grandes  assemblées  de  l'Église  comme  un 
concile  œcuménique. 


—  219  — 

reconnaître  pour  authentiques,  il  rejeta  l'autorité  du  Saint-Siège 
et  se  fit  le  chef  de  l'Église  dite  orthodoxe. 

On  voit,  par  ce  qui  précède,  dans  quels  termes  se  pose,  au 
VIII'  siècle,  la  question  entre  le  pape  et  l'empereur.  On  peut  déjà 
prévoir  l'issue  inévitable  des  conflits.  D'une  part,  l'empereur, 
en  vertu  de  ses  pouvoirs  politiques,  prétend  à  la  direction  des 
consciences  ;  le  gouvernement  des  âmes  est  pour  lui  comme  un 
appendice,  une  suite,  une  conséquence  de  la  puissance  publique  ; 
il  veut  conserver  dans  toute  son  intégrité  l'imperium,  tel  qu'il 
l'a  reçu  des  empereurs  païens,  tel  que  la  Lex  Regia  le  conférait 
à  Auguste  et  à  ses  successeurs,  sans  soufiFrir  dans  son  autorité 
une  diminution  qui  équivaut  à  une  déchéance  ;  il  représente  la 
tradition.  Le  pape,  d'autre  part,  est  le  représentant  de  la  révo- 
lution religieuse,  inaugurée  par  le  christianisme  ;  il  est  le  gar- 
dien du  dogme,  qui,  immuable  par  sa  nature,  ne  peut  s'accom- 
moder d'un  pouvoir  mobile  dans  sa  volonté  et  à  la  merci  de 
mille  influences  contraires.  L'Église,  née  en  dehors  de  l'État,  se 
développe  ensuite,  grâce  au  concours  de  l'État,  grandit  à  ses 
dépens,  puis,  comme  un  fruit  mùr,  se  détache  du  rameau  qui 
l'a  portée;  mais,  élevée  dans  la  tradition  impériale,  elle  a  hérité 
de  toutes  ses  tendances,. et  vise,  à  son  tour,  à  la  domination. 
Après  avoir  absorbé  et  retiré  à  elle  toute  l'influence  religieuse 
dont  disposaient  jadis  les  empereurs,  elle  en  vient  à  déplacer 
l'équilibre  et  à  usurper  aussi  des  pouvoirs  politiques.  L'incom- 
patibilité entre  les  deux  autorités  rivales  s'accuse  de  jour  en 
jour,  les  crises  se  précipitent.  L'empire  ne  peut  suflîre  à  deux 
maîtres  à  la  fois.  Ni  le  pape  n'admet  l'empereur  au  partage  de 
sa  puissance  religieuse,  ni  l'empereur  ne  consent  à  abdiquer  une 
part  de  ses  anciennes  prérogatives. 

Les  choses  n'en  vinrent  pas  là  tout  d'abord.  De  nombreuses 
crises  annoncent  et  préparent  la  crise  finale.  Par  de  longues  et 
multiples  résistances,  les  papes  s'essayèrent  à  une  rupture  ou- 


—  220  — 
verte  ;  des  deux  côtés,  on  essaya  plusieurs  fois  de  la  conjurer. 
Des  tentatives  de  réconciliation  rapprochèrent,  pour  de  courtes 
trêves,  l'empereur  et  le  pontife.  C'est  le  tableau  de  ces  agitations 
et  de  ces  luttes  qu'il  nous  reste  à  retracer  brièvement. 


CHAPITRE  II. 


Les  Conflits. 


LES   PREMIERS   EMPEREURS   CHRÉTIENS. 

A  peine  Constantin,  parl'édit  de  tolérance  de  Milan,  avait-il 
levé  l'interdit  qui  pesait  depuis  des  siècles  sur  la  religion  chré- 
tienne, qu'il  croyait  seule  capable  de  rendre  à  l'empire  la  paix  et 
l'unité,  que  de  nouveaux  actes  de  l'autorité  impériale  mirent  en 
péril  cette  unité  si  péniblement  conquise,  et  soulevèrent  au  sein 
de  l'Église  des  tempêtes  qui  menacèrent  de  la  ruiner  sans  retour. 
La  protection  des  empereurs  ne  suffit  pas  à  préserver  l'ortho- 
doxie des  hérésies  sans  nombre  qui  inquiétèrent  son  triomphe. 
La  plus  redoutable  de  toutes  et  celle  qui  fit  le  plus  de  ravages, 
vint  d'un  prêtre  d'Alexandrie,  Arius,  qui,  s'attaquant  au  dogme 
de  la  Trinité,  nia  que  le  Fils  fût  semblable  en  substance  à  son 
père.  Éclairé  sur  les  dangers  de  cette  doctrine,  qui  n'avait  pas 
tardé  à  recruter  des  partisans  dans  le  palais  et  jusque  dans  la 
famille  de  l'empereur,  Constantin  réunit  à  Nicée  le  premier  con- 
cile œcuménique.  L'hérésie  d' Arius  fut  frappée  d'anathème,  et 
ses  fauteurs  durent  se  rétracter  ou  expier  dans  l'exil  leur  obsti- 


—  222  — 

nation.  Mais  l'arianisme  avait  déjà  poussé  de  trop  profondes 
racines,  pour  que  les  coups  qui  lui  furent  portés  par  les  évêques 
orthodoxes,  réussissent  à  l'extirper  complètement.  Constantin 
lui-même  se  laissa  circonvenir  par  l'habileté  de  familiers  qui 
inclinaient  aux  nouveautés,  et  surtout  par  l'adresse  d'Eusèbe  de 
Nicomédie.  S'il  ne  professa  pas  ouvertement  l'arianisme  et 
n'osa  revenir  publiquement  sur  les  décisions  de  Nicée,  du  moins 
toutes  ses  faveurs  furent  pour  les  protecteurs  d'Arius,  ses  ri- 
gueurs pour  ceux  qui  l'avaient  combattu.  Arius  lui-même  revint 
en  grâce,  et  rappelé  de  son  exil,  fit  une  entrée  presque  triom- 
phale à  Gonstantinople,  où  il  mourut. 

Son  ennemi  le  plus  acharné,  Athanase  d'Alexandrie,  con- 
damné par  le  concile  de  Tyr,  entendit  confirmer  sa  sentence  par 
l'empereur  et  dut  abandonner  son  diocèse  pour  vivre  relégué  en 
Gaule.  Le  pape  Jules,  qui  avait  ouvert  Rome  comme  un  asile  à' 
tous  les  prélats  persécutés,  et  les  soutenait  dans  la  résistance 
par  son  exemple  et  ses  lettres  éloquentes,  fut  chassé  de  son  siège 
apostolique  et  ne  revint  mourir  à  Rome  que  grâce  à  l'édit  répa- 
rateur de  Constantius  (1). 

Constantin  expira  sans  avoir  tenu  les  promesses  que  les 
débuts  de  son  règne  avaient  fait  concevoir  aux  orthodoxes,  sans 
se  rétracter  ;  sentant  la  mort  venir,  il  mit  le  sceau  à  son  union 
avec  les  ariens,  en  recevant  le  baptême  de  l'un  de  ceux  que  les 
pères  de  Nicée  avaient  combattus. 

Sous  le  règne  de  son  fils,  Constantius,  l'arianisme  fit  de  rapi- 
des progrès.  L'exemple  donné  par  l'empereur,  les  faveurs  qu'il 
dispensait  aux  ariens,  entraînèrent  dans  sa  foi  la  majorité  des 


(i)  Liber  Pontificalis,  Vi(a  Julii.  Peut-être  devons-nous  mettre  en  doute  cet  exil. 
Dans  sa  savante  étude  sur  le  Liber  Pontificalis,  l'abbé  Duchesne,  ch.  III,  prétend 
qu'un  fait  semblable  étant  mentionné  dans  les  mêmes  termes  à  l'article  du  pape 
Lucius,  il  est  possible  qu'un  copiste,  trompé  par  la  similitude  des  noms,  aura  attribué 
au  pape  Jules  l'exil  souffert  par  l'autre  pontife. 


—  223  — 

évêques  d'Orient.  Constantius  mit  au  service  de  l'hérésie  le  pou- 
voir souverain  dont  il  disposait  ;  il  ne  tint  pas  à  lui  que  le  monde 
entier  n'abjurât  sa  foi  première  et  ne  se  ralliât  aux  doctrines 
que  le  prince  professait.  Ce  fut  un  véritable  byzantin  que  ce  fils 
de  Constantin.  Ses  ennemis  et  jusqu'aux  indifférents,  comme 
Ammien  Marcellin,  ne  tarissent  pas  de  critiques  sur  la  manie  de 
légiférer  en  matière  religieuse,  dont  il  semblait  possédé.  On  le 
voyait  sans  cesse  entouré  d'un  cortège  de  prêtres  et  d'évèques, 
discutant  avec  eux  les  jours  et  une  partie  des  nuits,  pesant  les 
syllabes,  épiloguant  avec  une  infatigable  ardeur  sur  les  points 
les  plus  ardus  du  dogme,  multipliant  les  synodes  dans  toutes  les 
parties  de  l'empire  (1).  Sa  grande  afiaire  fut  de  trouver  une 
formule  de  croyance  qui  pût  réunir  l'assentiment  de  tous  les  évê- 
ques d'Orient  et  d'Occident  ;  il  y  épuisa  toutes  les  subtilités  de 
la  dialectique  religieuse,  et  s'y  prit  jusqu'à  douze  fois,  sans  pou- 
voir se  flatter  d'avoir  entièrement  réussi  dans  son  œuvre  impos- 
sible de  conciliation. 

Un  moment  toutefois  il  put  croire  au  succès.  Au  concile  de  Sir- 
mium,  il  fit  traîner  le  vénérable  Osius  de  Cordoue,  âgé  de  cent  ans, 
le  même  qui  avait  conduit  les  délibérations  du  concile  de  Nicée  et 
présidé  celui  de  Sardique.  Par  les  flatteries,  les  menaces  et  les  mau- 
vais traitements,  il  parvint  à  arracher  à  ce  vieillard  débile  et  déjà 
envahi  par  la  mort,  sa  signature  au  bas  de  la  formule  de  Sir- 
mium.  Restait  à  convaincre  l'évêque  de  Rome  Libérius,  dont  le 
consentement  devait  déterminer  l'adhésion  des  derniers  prélats 
d'Occident  qui  résistaient  encore.  Constantius  lui  envoya  l'eunu- 
que Eusèbe,  dont  les  présents  et  les  caresses  échouèrent.  Des  sol- 
dats entrèrent  alors  dans  Rome,  enlevèrent  le  pape  et  le  condui- 
sirent à  Milan  auprès  de  l'empereur. 

Libérius  refusa  énergiquement  d'abjurer  sa  foi  en  souscrivant 

(1)  Ammiea  Marcellin,  XXI,  ch,  16. 


224  

au  symbole  des  ariens  et  en  abandonnant  la  cause  d'Athanase, 
chassé  pour  la  deuxième  fois  d'Alexandrie.  «  En  ta  qualité  de 
chrétien  nous  t'avons  jugé  digne,  dit  l'empereur,  de  l'évèché  de 
notre  ville  et  nous  t'avons  fait  venir  pour  t'exhorter  à  rompre 
toute  communion  avec  l'impie  Athanase.  —  Lib.  0  empereur,  les 
jugements  ecclésiastiques  réclament  l'application  la  plus  stricte 
de  la  justice.  S'il  plaît  à  Ta  Piété,  donne  l'ordre  de  constituer  un 
tribunal  et  qu' Athanase  soit  jugé  suivant  les  règles  canoniques. 
N'attends  donc  pas  sa  condamnation  de  moi,  qui  n'ai  pas  été 
appelé  à  le  juger.  —  L'Emp.  Il  a  été  jugé  au  concile  de  Tyr  et  les 
évêques  du  monde  entier  ont  approuvé  la  sentence.  —  Lib.  S'il 
a  été  condamné  à  Tyr,  il  a  été  relevé  de  sa  condamnation  à  Sar- 
dique.  Devons-nous  croire  à  ceux  qui  jadis  l'ont  trouvé  coupable 
ou  à  ceux  qui  plus  tard  ont  condamné  ses  juges.  —  L'emp.  Qu'es- 
tu  donc  sur  la  terre,  pour  donner  seul  contre  tous  tes  suffrages 
à  un  impie,  et  pour  t'opposer  à  la  paix  de  l'univers?  —  Lib.  Quand 
je  resterais  seul,  la  justice  de  ma  cause  n'en  est  pas  moins  en- 
tière. »  L'eunuque  Eusèbe  intervint  :  «  Tu  fais,  s'écria-t-il,  de 
l'empereur  un  nouveau  Nabuchodonosor  (1).  » 

Constantius,  impuissant  à  briser  la  résistance  du  pontife,  le 
relègue  en  exil  à  Beroe  en  Thrace  et  désigne  pour  le  remplacer  à 
Rome  le  pape  Félix.  Il  entre  bientôt  après  pour  la  première  fois 
dans  la  capitale  de  l'Occident.  Les  matrones  romaines  vinrent  en 
corps  le  supplier  de  leur  rendre  leur  évêque.  Il  promit  de  faire 
droit  à  leur  requête.  Des  jeux  magnifiques  furent  annoncés  à 
la  population.  Dans  l'hippodrome  un  de  ses  officiers  se  leva  et 
donna  lecture  du  décret  qui  rappelait  Libérius  et  le  réintégrait 
dans  sa  dignité,  tout  en  conservant  la  sienne  à  Félix.  Rome  allait 
avoir  deux  papes.  Le  peuple  tout  d'une  voix  s'écria  :  Un  Dieu, 


un  empereur,  un  eveque 
(1)  Théodoret,  lib.  II,  ch.l6. 


—  225  — 

Cependant  l'empereur  dépêchait  à  Beroe,  auprès  du  prélat, 
deux  évêques  chargés  d'obtenir  sa  soumission.  Deux  ans  d'exil 
avaient  eu  raison  de  la  fierté  et  de  la  constance  de  Libérius.  Il 
souffrait  à  la  pensée  de  cet  intrus  qui  avait  usurpé  son  siège  et 
qu'il  dépendait  de  lui  de  déposséder.  Il  s'abandonna  donc  à  la 
volonté  de  Constantius,  jura  de  séparer  sa  cause  de  celle  d'Atha- 
nase  et  de  supprimer  désormais  dans  sa  formule  de  foi  le  terme 
de  consuhstantiel.  A  ce  prix  il  fut  rendu  aux  Romains.  Mais 
ceux-ci  qui  tenaient  moins  à  la  personne  qu'au  symbole,  n'ac- 
ceptèrent point  cette  capitulation  de  conscience,  et  par  un  retour 
imprévu  firent  cause  commune  avec  Félix,  qui  se  sentant  sacri- 
fié, avait  donné  des  garanties  à  l'orthodoxie  romaine.  Il  fallut 
une  nouvelle  intervention  de  l'empereur  pour  forcer  ses  sujets  à 
recevoir  leur  premier  pontife,  et  leur  arracher  celui  qu'ils  avaient 
adopté.  Félix  fut  durement  puni.  Il  avait  osé  traiter  l'empereur 
d'hérétique.  Il  paya  de  sa  tête  une  si  grave  injure  (1). 

Quelques  évêques  du  concile  de  Milan  s'opposaient  encore  à  la 
condamnation  d'Athanase.  Constantius  se  leva  de  son  tribunal  : 
«  C'est  moi  qui  suis  l'accusateur  d'Athanase,  s'écria-t-il,  et  cela 
doit  suffire.  Sachez  que  les  évêques  qui  parlent  en  mon  nom, 
expriment  la  vérité  même.  J'exige  que  vous  signiez  la  condam- 
nation d'Athanase  et  qu'ensuite  vous  entriez  dans  la  communion 
de  mes  évêques.  »  Et  comme  les  évêques  protestaient  de  leur 
fidélité  au  symbole  de  Nicée  :  «  Il  faut,  ajouta-t-il,  que  ma  vo- 
lonté tienne  lieu  des  canons  de  l'Église.  Les  évêques  de  Syrie 
soufiFrent  bien  que  je  m'exprime  de  la  sorte.  Souffrez-le  de  même 
ou  préparez- vous  à  l'exil.  » 

Libérius  écarté,  Osius  déshonoré  et  soumis,  l'empereur  crut 
l'heure  venue  de  faire  signifier  au  monde  entier  sa  volonté  par 
un  synode  œcuménique.  Mais  craignant  l'embarras  défaire  venir 


(1)  Alhanase^  Ep.  ad  Solitariam  vitam  agentes. 

15 


—  226  — 

des  extrémités  de  l'univers  les  évèques  dans  la  même  ville,  il 
convoqua  ceux  d'Orient  à  Séleucie,  ceux  d'Occident  à  Ariminum. 
Les  Occidentaux  redoutaient  un  piège,  et,  moins  habiles  que  les 
Orientaux  à  se  tirer  des  subtilités  du  dogme,  ils  tergiversaient, 
évitant  de  se  compromettre  auprès  de  l'empereur,  et  n'osant 
pas  renoncer  à  la  lettre  de  Nicée.  L'arien  Valens  leur  suggéra 
une  échappatoire.  «  Je  vous  déclare,  dit-il,  que  le  Verbe  est  Dieu, 
engendré  de  Dieu  avant  tous  les  temps,  et  qu'il  n'est  pas  une 
créature  comme  sont  les  autres  créatures.  Quiconque  dira  que  le 
fils  de  Dieu  est  créature  comme  les  autres  créatures,  qu'il  soit 
anathème  !  »  Tous  répétèrent  :  «  Qu'il  soit  anathème  !  »  Fort 
satisfait  de  cette  concession,  Constantius  s'enferma  avec  les  légats 
d' Ariminum  et  de  Séleucie,  et  après  de  longues  délibérations, 
finit  par  décider  qu'on  remplacerait  désormais  dans  le  symbole 
le  terme  de  consubstantiel  par  celui  de  semblable.  Ainsi  se  trou- 
veraient d'accord  et  les  catholiques  qui  refusaient  d'admettre 
quelque  dissemblance  entre  les  personnes  de  la  Trinité,  et  les 
ariens  qui  niaient  l'identité  de  substance.  L'Occident,  dit  saint 
Ambroise,  s'éveilla  tout  étonné  de  se  trouver  arien. 

La  mort  surprit  Constantius  au  milieu  de  son  éphémère  triom- 
phe (361).  Son  successeur  Julien, que  les  chrétiens  ont  surnommé 
l'Apostat,  fut  frappé  des  profondes  divisions  du  christianisme,  et 
de  son  impuissance  à  assurer  la  paix  de  l'empire.  Dans  ce  désar- 
roi général  des  esprits  et  des  croyances,  il  crut  qu'il  serait  sage 
et  politique  de  tenter  une  restauration  du  polythéisme.  Épris  des 
souvenirs  glorieux  que  cette  religion  avait  laissés  dans  les  let- 
tres et  les  arts,  séduit  par  la  connaissance  des  poètes  et  des  phi- 
losophes qu'elle  avait  produits,  il  favorisa  un  système  de 
croyances,  qui  tout  en  gardant  un  culte  extérieur,  bien  fait  par 
sa  pompe  et  sa  magnificence  pour  émouvoir  les  imaginations 
populaires,  pouvait  se  concilier  avec  les  aspirations  plus  élevées 
et  le  rationalisme  savant  des  classes  supérieures,  nourries  de  la 


—  227  — 
moelle  de  l'antiquité  grecque  et  romaine.  Il  regardait  au  fond 
les  chrétiens  comme  des  barbares,  dont  les  fureurs  iconoclastes 
avaient  souvent  été  fatales  aux  chefs-d'œuvre  du  passé.  Il  se 
garda  ipourtant  de  les  persécuter,  sachant  que  la  persécution 
échauffe  l'enthousiasme,  et  que  la  pitié  est  le  moyen  le  plus  effi- 
cace de  propagande  religieuse.  Il  rappela  les  évêques  proscrits 
par  Constantius.  Il  laissa  ariens  et  chrétiens  aux  prises,  per- 
suadé que  leurs  éternels  conflits  allaient  les  perdre  dans  l'opi- 
nion publique.  Il  supprima  seulement  les  faveurs  dont  Constan- 
tin et  ses  fils  les  avaient  comblés,  leur  défendit  l'accès  des  écoles 
païennes  et  ne  leur  permit  pas  d'entrer  dans  l'armée.  La  mort 
prématurée  de  Julien  sauva  le  christianisme  de  cet  ennemi 
d'autant  plus  redoutable,  qu'il  semblait  plus  tolérant,  et  qui  loin 
de  proscrire  les  chrétiens,  exhortaitpar  un  édit  public  les  évêques 
à  vivre  en  bonne  intelligence. 

L'arianisme  reprit  faveur  sous  Valentinien  et  Valens,  et  se 
compliqua  de  l'hérésie  de  Macédonius  et  plus  tard  de  celle  de 
Nestorius.  Valentinien  se  prononça  en  faveur  de  l'évéque  arien 
de  Milan,  Auxentius,  contre  le  pape  Damase  et  Hilaire  de  Poi- 
tiers. Valens,  comme  Constantius,  multiplia  les  sjnodes  ariens 
de  l'Orient,  et  promulgua  plusieurs  édits  en  leur  faveur.  Vinrent 
enfin  Théodose  le  Grand,  Théodose  le  Jeune,  Marcien,  qui  en 
réunissant  les  conciles  de  Constantinople,  d'Éphèse  et  de  Chalcé- 
doine,  apaisèrent  les  querelles  de  l'Église,  renouvelèrent  les  ana- 
thèmes  de  Nicée  contre  les  hérésiarques,  et  appuyèrent  de  l'au- 
torité des  lois  et  de  la  force  publique  les  décisions  synodiques. 
«  Nous  voulons,  dit  le  grand  Théodose,  que  les  peuples  que  gou- 
verne notre  clémence  vivent  dans  la  religion  que  le  divin  apôtre 
Pierre  apporta  lui-même  aux  Romains,  et  que  suivent  le  pontife 
Damase  et  Pierre  d'Alexandrie  (1).  »  Et  ailleurs.  Théodose  le 

(1)  Code  Théodosien,  lib.  XVI,  lit.  I,  2. 


—  228  — 

Jeune  :  «  Nous  décrétons  que  quiconque  favorisera  l'impiété  <le 
Nestorius,  s'il  est  évêque  ou  clerc  sera  chassé  de  la  sainte  Église  ; 
s'il  est  laïque  sera  frappé  d'anathème  (1).  »  L'autorité  impé- 
riale se  chargeait  ainsi  de  faire  respecter  la  paix  de  l'Église, 
qu'elle  même  en  des  temps  antérieurs  avait  compromise  et 
troublée  (2). 


ZENON    (l'hÉNOTICON). 

Au  temps  de  l'empereur  Zenon,  une  question  de  doctrine  et 
une  question  de  juridiction  mirent  aux  prises  Rome  et  Constan- 
tinople. 

Les  querelles  des  nestoriens  et  des  eutychiens,  de  ceux  qui 
reconnaissaient  en  Jésus-Christ  deux  natures,  et  de  ceux  qui  con- 
fondaient en  lui  l'humaine  et  la  divine,  n'avaient  pas  été  com- 
plètement apaisées  par  le  concile  de  Chalcédoine,  et  continuaient 
à  troubler  l'Orient.  Zenon  résolut  de  mettre  un  terme  à  ces  dis- 
cordes et  d'établir  par  un  édit  impérial  la  paix  que  l'autorité 
ecclésiastique  n'avait  pu  ramener.  D'accord  avec  le  patriarche 
Acacius  il  publia  Vffénoticon,  et  en  fit  une  loi  obligatoire  pour 
tous  ses  sujets.  Il  renouvelait  contre  les  deux  hérésiarques  les 
sentences  d'excommunication  lancées  par  les  conciles  et  rappel- 
lait  les  termes  du  Credo  de  Nicée  et  de  Constantinople,  pendant 
qu'il  passait  sous  silence  celui  de  Chalcédoine.  Il  faisait  effort 
pour  se  maintenir  sur  cette  ligne  étroite  et  incertaine  qui  sépare 
le  dogme  de  l'hérésie,  espérant  amener  sur  un  terrain  commun 
ceux  que  les  discussions  théologiques  des  derniers  temps  avaient 
entraînés  dans  des  directions  opposées.  Il  éludait  les  décrets  trop 

(1)  Code  Juslinien,  lib.  I,  lit.  I,  3. 

(2)  Voir  sur  Nestorius  et  Eutycliès,  le  beau  livre  d'Atnédée  Thierry,  publié  par  les 
soins  de  son  fils:  Nesloritis  et  Eutychis. 


~  229  ~ 

catégoriques  du  quatrième  concile  général,  se  contentant  de 
réprouver  les  doctrines  hostiles  aux  trois  précédents. 

Ce  silence  suspect,  ces  formules  de  prétention  ne  furent  du 
goût  de  personne.  Il  se  trouva  des  théologiens  pour  soutenir  que 
Zenon  était  tombé  dans  l'erreur  des  Acéphales  qui  confondent  les 
deux  natures  (1).  Les  orthodoxes  lui  reprochèrent  de  ne  pas 
admettre  franchement  les  canons  de  Chalcédoine,  les  hérétiques 
de  montrer  trop  de  complaisance  et  de  déférence  pour  Rome.  Les 
uns  et  les  autres  se  refusèrent  à  cette  conciliation  que  Zenon  se 
flattait  d'obtenir.  La  résistance  aux  prescriptions  canoniques  se 
compliqua  de  désobéissance  au  nouveau  dogme  émané  de  l'auto- 
rité impériale.  Zenon  voulut  cependant  tenir  la  main  à  ce  que 
cette  autorité  fût  obéie.  \J Hénoticon  fut  envoyé  à  tous  les  évo- 
ques, qui  reçurent  ordre  d'y  souscrire,  sous  peine  de  perdre  leur 
dignité.  La  discorde  fut  à  son  comble,  et  la  conciliation  plus  dif- 
ficile que  jamais. 

Vers  la  même  époque,  Acacius  dénonça  au  pape  Simplicius 
un  prêtre  d'Alexandrie,  Pierre  Moggus,  accasé  de  favoriser 
l'hérésie  d'Eutychès  et  d'avoir  contribué  au  meurtre  de  son 
évêque,  Protérius,  dans  l'espoir  de  lui  succéder.  Le  pape  ins- 
truisit cette  affaire,  et  retrancha  Pierre  de  l'Église,  jusqu'au 
jour  où  il  viendrait  à  résipiscence  (2).  Mais,  plus  tard,  Acacius 
se  réconcilia  avec  Pierre  Moggus.  Il  trouva  en  lui  un  auxiliaire 
audacieux  et  avisé  de  sa  politique.  Moggus  se  j  ustifia  des  accu- 
sations portées  contre  lui,  adhéra  au  formulaire  de  foi  de  Nicée 
et  de  Chalcédoine,  et  fut,  par  ordre  de  l'empereur,  porté  au 
trône  épiscopal  d'Alexandrie.  Pour  lui  faire  place,  on  dut  chas- 
ser Jean  Tabennesiota,  qu'on  accusa  de  brigue  et  de  simonie. 
Celui-ci  se  rendit  auprès  de  Simplicius  et  dénonça  Acacius  et 


(1)  Cedrenus,  1. 1,  p.  856,  éd.  1647. 

(2)  Liber  ponlificalis,  Vita  Simplicii,  Vita  Felicis. 


—  230  — 

Pierre  Moggus  comme  hérétiques.  Aux  réclamations  du  pape, 
Zenon  répondit  que  Jean  avait  envalii  l'épiscopat,  refusé  de  prê- 
ter le  serment  exigé  de  lui,  c'est-à-dire  de  contre-signer  l'Héno- 
ticon,  que  son  successeur,  Pierre  Moggus,  avait  été  élu  après, 
une  enquête  sévère  sur  ses  mœurs  et  sur  ses  croyances,  et  qu'il 
adhérait  enfin  aux  conciles  reçus  par  l'Église.  Les  délations 
violentes  des  moines  d'Egypte  prévalurent  sur  l'esprit  du  pape, 
qui  excommunia  Acacius  et  son  protégé.  Le  patriarche  renvoya 
l'excommunicatiQn  au  pontife,  et  raya  son  nom  des  dyptiques 
sacrés.  Vainement  les  papes  Félix  et  Gélase  tentèrent  de  re- 
prendre les  négociations  rompues  avec  le  siège  de  Constantino- 
ple.  Les  légats  envoyés  par  eux  furent  circonvenus  par  Zenon  et 
révéque.  Les  menaces,  les  caresses,  l'appât  de  fortes  sommes, 
firent  si  bien,  qu'ils  consentirent  à  reconnaître  l'Hénoticon  et 
à  communiquer  avec  Acacius  (1).  A  leur  retour,  ils  furent 
désavoués  par  le  pape  pour  avoir  outrepassé  leurs  instructions. 
Mais  dès  lors  Acacius,  fort  de  l'appui  de  l'empereur,  resta  in- 
sensible aux  avances  des  papes  de  Rome.  Il  ne  répondit  à  aucune 
des  lettres  qui  lui  furent  envoyées  par  Félix  et  Gélase.  Tout 
rapport  fut  interrompu  entre  les  deux  capitales  de  l'empire. 
Les  noms  des  deux  papes,  comme  celui  de  leur  prédécesseur, 
furent  effacés  du  catalogue  des  évêques  romains,  conservé  dans 
les  archives  de  Constantinople. 


L EMPEREUR    ANASTASt. 

Le  silenciaire  Anastase  recueillit  la  succession  délicate  et 
diflîcile  de  Zenon.  Il  fut  porté  au  trône  par  l'impératrice  veuve, 
Ariane ,  qui ,  en  même  temps  que  la  couronne ,  lui  donna  sa 

(1)  Theophan.,  Chronic,  page  115,  éd.  1655.  —  Cedrenus,  lome  I,  page  353. 


—  231  — 

main.  C'était  un  singulier  choix  pour  venir  à  bout  des  inextri- 
cables difficultés  dogmatiques  où  se  débattait  l'empire,  que  celui 
de  ce  rude  soldat  arrogant  et  impérieux,  opiniâtre  et  rusé,  qui 
portait  la  brusquerie  des  habitudes  des  camps  dans  le  règlement 
des  intérêts  religieux.  Les  ennemis  de  Nestorius  et  d'Eutychès 
se  montrèrent  peu  rassurés  par  cette  élection.  Ils  rappelaient  la 
mère  de  l'empereur,  affiliée,  disait-on,  aux  sectes  manichéennes; 
son  oncle,  qui  avait  donné  des  gages  aux  ariens  ;  ils  craignaient 
qu'Anastase  lui-même,  issu  d'une  famille  aussi  suspecte,  ne  de- 
vint le  fauteur  d'anciennes  et  de  nouvelles  hérésies.  On  prit  à 
son  égard  les  précautions  les  plus  minutieuses  ;  on  prétendit 
l'enchaîner  à  la  foi  par  la  religion  du  serment,  et  le  patriarche 
EupTiémius  lui  fit  jurer  et  signer  un  formulaire  conforme  aux 
articles  de  Chalcédoine.  Le  serment  prêté,  Ariane  consentit  à 
épouser  le  nouvel  empereur  (1). 

Soins  inutiles  !  C'était  folie  d'espérer  par  des  engagements,  si 
solennels  qu'ils  fussent,  lier  une  volonté  que  l'onction  impériale 
faisait  toute-puissante.  L'empereur  se  hâta  d'oublier  les  pro- 
messes du  silenciaire.  Il  se  montra  moins  reconnaissant  de  l'em- 
pire qu'il  avait  reçu  qu'irrité  des  conditions  imposées  et  de  la 
contrainte  subie.  Le  patriarche  Euphémius  fut  le  premier  à  res- 
sentir les  effets  de  sa  rancune.  Il  essaya  de  l'impliquer  dans  une 
révolte  des  Isauriens,  soulevés  par  Longinus,  et  tenta  de  le  faire 
assassiner.  Au  moins  réussit-il  à  soustraire  à  la  vigilance  du 
pontife  la  confession  de  foi  qu'il  avait  jurée  le  jour  de  son  cou- 
ronnement. Dans  un  synode  réuni  à  Constantinople,  il  le  fit  ex- 
communier, lui  retira  sa  charge  et  le  relégua  dans  l'ile  d'Eu- 
chaïta.  Il  éleva  à  sa  place  le  prêtre  Macédonius,  malgré  les  ma- 
nifestations tumultueuses  de  la  foule  en  faveur  du  patriarche 
disgracié.  Tous  les  évêques,  â  l'exemple  de  leur  chef,  durent 

(1)  Théoicban.,  Chronic,  pnge  117,  éd.  1655. 


—  232  — 

adhérer  à  l'Hénoticon  de  Zenon,  et  se  soumirent  sans  résistance. 
Restait  à  obtenir  le  consentement  de  Rome  ;  un  instant,  l'empe- 
reur espéra  mener  à  bien,  cette  entreprise.  Il  parvint  à  gagner  à 
ses  Yues  le  pape  Anastase,  et  put  croire  avoir  travaillé  à  la  ré- 
conciliation des  deux  églises.  Mais  le  clergé  romain,  plus  obstiné 
que  son  évêque,  se  sépara  de  la  communion  du  pape  et  l'accusa 
publiquement  d'hérésie.  Le  pape  mourut  avant  que  le  légat  by- 
zantin, Festus,  chargé  de  dresser  l'acte  de  concorde,  fût  arrivé 
à  Rome. 

Festus  essaya  de  lui  donner  un  successeur  également  favorable 
aux  prétentions  de  l'empereur.  Il  procéda  à  l'élection  de  Lauren- 
tius,  qui  fut  ordonné  et  reconnu  par  une  partie  du  clergé  de  la 
ville.  Mais  les  dissidents  élevèrent,  de  leur  côté,  à  la  papauté  le 
diacre  Symmaque.  Rome  fut  agitée  par  les  querelles  que  Zenon 
avait  allumées  dans  toutes  les  villes  de  l'Orient.  Les  citoyens 
en  vinrent  aux  armes  ;  des  maisons  et  des  églises  furent  brûlées 
et  pillées.  Le  roi  d'Itahe,  Théodoric,  intervint  enfin.  Bien  qu'il 
fût  arien,  les  deux  partis  aux  prises  demandèrent  son  arbitrage. 
Il  se  décida  pour  Symmaque,  fit  condamner  son  rival  dans  un 
concile  provincial,  et  donna  ainsi  un  éclatant  démenti  aux  espé- 
rances un  moment  caressées  par  l'empereur  (1). 

Cet  échec  exaspéra  les  ressentiments  d' Anastase.  Il  rompit 
lui-même  la  trêve  consentie  par  l'Hénoticon,  et  démasqua  ses 
projets  tout  entiers  ;  il  favorisa  l'hérésie  d'Eutychès  et  refusa 
d'admettre  le  concile  de  Chalcédoine.  La  complaisance  des  évèques 
d'Orlenf  ne  lui  fit  pas  défaut.  Le  peuple  témoigna  d'un  attache- 
ment plus  fidèle  que  ses  pasteurs  aux  doctrines  orthodoxes.  Pour 
se  mettre  à  couvert  de  ses  fureurs.  Anastase  ordonna  que  le  préfet 
de  la  ville  l'escorterait  désormais  dans  les  processions  publiques. 
Jean  d'Alexandrie,  Flavien  d'Antioche,  Élie  de  Jérusalem,  ces 

(1)  Liber  pontificalis,  Vit.  Anastasii. 


—  233  — 

deux  derniers  à  regret,  envoyèrent  leur  consentement  à  la  con- 
damnation du  concile  de  Chalcédoine.  Le  patriarche  Macédonius, 
bien  qu'il  dût  sa  dignité  à  la  faveur  impériale,  s'obstina  dans  la 
résistance.  Anastase,  malgré  les  voi;iférations  de  la  foule,  l'arra- 
cha de  son  palais  épiscopal,  l'accusa  d'hérésie  et  de  mauvaises 
moeurs,  et  l'envoya  rejoindre  en  exil  Euphémius.  Il  le  remplaça 
par  le  prêtre  Timothée,  qui  raya  des  dyptiques  Macédonius,  et 
rétablit  sur  ces  tables  Jean  d'Alexandrie,  condamné  par  son 
prédécesseur.  La  i)ersécution  fut  si  violente,  que  Flavien  d'An- 
tioche  et  Élie  de  Jérusalem  ne  furent  pas  sauvés  par  leur  com- 
plaisante soumission  ;  on  les  accusa  d'avoir  anathématisé  le 
concile,  non  du  cœur,  mais  des  lèvres  seulement,  et  de  nouveaux 
prélats  prirent  possession  de  leurs  sièges. 

La  fureur  du  peuple,  longtemps  comprimée,  prit  pour  éclater 
une  occasion  singulière.  C'était  un  usage  déjà  ancien  dans  l'Église 
d'Orient,  de  chanter,  pendant  l'es  cérémonies  du  culte,  le  Trisa- 
gion^  l'hymne  que  les  chérubins  et  les  séraphins  font  entendre 
dans  les  cieux  au  Très-Haut.  Il  vint  à  l'esprit  d'un  moine  d'An- 
tioclie  d'ajouter  à  cette  prière  les  mots  suivants  :  Qui  crucifixus 
est pro  nobis.  Grand  émoi  parmi  les  orthodoxes!  N'était-ce  pas 
tomber  dans  l'hérésie  d'Eutychès,  et  reconnaître  une  seule  na- 
ture en  Dieu,  que  de  soutenir  que  les  trois  Personnes  étaient 
mortes  sur  la  croix?  N'était-ce  pas  une  confusion  flagrante  de  la 
nature  divine  et  de  la  nature  humaine,  coexistant  sans  cesser 
d'être  distinctes  dans  le  Christ?  L'empereur  Anastase  saisit  ce 
prétexte  pour  manifester  au  grand  jour  ses  sympathies  pour  les 
eutychiens  (1).  Il  ordonna  de  chanter  le  Trisagion,  amendé  par 
le  moine  d'Antioche,  dans  toutes  les  églises  de  Constantinople. 
Le  préfet  de  la  ville  et  le  logothète  lurent  au  jpeuple  le  décret 
sur  les  marches  du  temple.  La  foule  envahit  tumultueusement 

(1)  Zonaras,  lib.  XIV,  cb.  7.  —  Cedrenus,  t.  I,  p.  360,  éd.  1647. 


—  234  — 

l'Église.  Pendant  qu'une  partie  du  chœur  entonnait  le  Trisagion 
suivant  les  prescriptions  impériales  ,  l'autre  avec  une  ardeur 
égale  essayait  de  couvrir  les  voix  de  ses  adversaires  en  poussant 
l'hymne  orthodoxe.  Cette  lutte  indescriptible  de  cris  dégénéra 
en  rixe  sanglante.  On  criait  :  Mort  à  l'empereur  manichéen  ! 
Mort  au  contempteur  de  la  Trinité  !  Un  moine  nommé  Agrestis, 
du  couvent  de  Saint-Philippe,  qui  passait  pour  le  conseiller  du 
prince ,  fut  tué  par  les  rebelles  ;  on  promena  sa  tète  au  bout 
d'une  pique.  Une  religieuse  fut  brûlée  au  monastère  de  Studium. 
La  multitude  acclama  un  nouvel  empereur,  Vitalianus.  Anas- 
tase,  qui  s'était  d'abord  caché  dans  les  faubourgs  de  la  ville, 
parut  dans  l'hippodrome,  le  front  sans  diadème,  et  promit  de  se 
démettre  de  la  couronne  pour  donner  satisfaction  aux  malédic- 
tions de  la  foule.  Celle-ci,  cédant  à  un  revirement  subit  et  inex- 
plicable, s'émut  à  l'aspect  du  césar  détrôné,  refusa  d'accepter 
son  abdication  et  la  reconduisit  en  triomphe  au  palais  des  Bla- 
quernes. 

Anastase  se  vengea  de  cette  humiliation  et  de  ces  périls.  Il 
parvint  à  déchaîner  contre  le  clergé  réfractaire  aux  doctrines 
d'Eutychès  l'éloquence  populaire  des  moines.  Il  avait  promis  de 
réunir  un  concile  à  Héraclée.  Par  un  avis  secret,  il  fit  défendre 
au  pape  d'y  envoj-er  ses  légats,  tandis  qu'il  l'invitait  publique- 
ment à  y  assister.  Ses  soldats  dispersèrent  les  évèques,  qui, 
confiants  dans  la  parole  du  prince,  s'étaient  rendus  à  sa  convo- 
cation. 

La  papauté  ne  désespéra  pas  de  fléchir  ce  furieux.  Obéissant 
aux  conseils  de  Théodoric,  le  pape  Hormisdas  essaya  pc.r  deux 
fois  de  se  rapprocher  de  l'empereur.  Anastase  refusa  de  recevoir 
et  de  lire  le  libelle  qu'Ennodius  de  Pavie  et  Pérégrinus  lui  pré- 
sentèrent. Il  se  flattait  de  les  corrompre  à  prix  d'or.  Voyant  ses 
tentatives  inutiles,  il  les  chassa  de  sa  présence  et  les  fit  escorter 
sur  leur  vaisseau  par  des  soldats,  avec  défense  de  relâcher  dans 


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aucun  port.  Les  légats  réussirent,  malgré  la  surveillance  de  leurs 
gardes,  à  répandre,  dans  les  villes  de  l'Épire  et  de  la  Macédoine, 
des  écrits  excitant  le  peuple  à  la  révolte.  Anastase  répondit  à  ces 
provocations  par  une  lettre  insolente  à  Hormisdas  :  «  Sache, 
lui  disait-il,  qu'il  appartient  aux  augustes,  non  aux  pontifes,  de 
commander.  C'est  à  nous  d'ordonner  et  non  pas  d'obéir.  Même 
dans  les  choses  divines,  s'il  y  a  lieu  de  décréter  quoi  que  ce  soit, 
c'est  à  nous  de  le  faire,  à  vous  d'attendre  nos  décisions  et  non 
de  les  prévenir.  »  La  mort  débarrassa,  en  518,  l'Église  de  ce 
dangereux  adversaire.  Le  parti  orthodoxe  porta  alors  à  l'empire 
le  Slave  Justin,  dont  le  premier  soin  fut  de  se  réconcilier  avec 
le  pape  et  de  rétablir  l'union  détruite. 


JUSTINIEN  i*'. 

Successeur  d'un  empereur  orthodoxe,  Justinien,  sur  d'un 
pouvoir  qu'il  tenait,  non  d'une  faction,  mais  de  l'adoption  de  son 
oncle,  rentra  dans  la  tradition  des  empereurs  byzantins,  et  se 
départit  de  toute  dépendance  en  matière  de  foi  à  l'égard  du  siège 
de  Rome.  Peu  de  souverains  sont  aussi  difficiles  à  juger.  L'his- 
toire a  épuisé  pour  lui  les  formules  de  l'admiration  et  du  blâme. 
Le  même  historiographe  l'a  exalté,  puis  dénigré  à  outrance.  Il 
eut  de  grandes  pensées,  mais  montra  dans  leur  application  un 
esprit  méticuleux  et  tyrannique.  Il  fut  sur  le  point  de  réaliser  son 
rêve  de  domination  universelle ,  mais  ses  conquêtes  furent  éphé- 
mères et  comme  frappées  de  stérilité.  11  réunit  en  corps  de  doc- 
trine, dans  ses  mémorables  compilations,  le  droit  du  passé  glo- 
rieux de  Rome;  mais,  dans  sa  conduite  privée  et  publique,  il 
obéit  trop  souvent  à  la  passion  et  au  caprice,  et  usa  d'une  au- 
torité arbitraire.  11  se  piquait  de  théologie  et  passait  ses  nuits 


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à  compulser  des  volumes  ecclésia-itiques  (1),  ergotant  sur  le 
dogme ,  discutant  avec  les  docteurs  qu'il  appelait  au  palais. 
Tyran  bigot,  il  persécuta  l'Église  orthodoxe  et  fut  perpétuelle- 
ment en  lutte  avec  Rome.  Infatué  de  l'autorité  qu'il  s'attribuait 
en  matière  religieuse,  il  substitua  sa  volonté  aux  décisions  des 
conciles  et  encourut  plusieurs  fois  le  reproche  d'hérésie.  Il  en- 
tendait à  la  manière  de  l'Inquisition  du  moyen-àge  la  propa- 
gande religieuse,  et  poursuivit  les  dissidents  avec  l'ardeur  aveu- 
gle d'un  sectaire.  La  religion  de  l'empire  fut  le  dogme  favori  de 
cet  hérésiarque.  L'impiété  fut  punie  comme  un  crime  d'État,  et 
les  non-conformistes  furent  traités  comme  des  rebelles.  Il  en- 
treprit la  tâche  impossible  d'extirper  le  judaïsme,  et  donna  le  der- 
nier coup  au  paganisme,  qui  comptait  encore,  au  sein  même  du 
sénat,  des  partisans  dévoués.  Il  accorda  à  ces  derniers  trois 
mois  pour  se  décider  entre  Jupiter  et  Juslinien. 

L'empereur  ne  souffrit  pas  d'être  troublé  par  les  papes  dans 
l'exercice  de  son  pouvoir  discrétionnaire.  Il  entendait  qu'ils  fus- 
sent les  premiers  à  se  soumettre  à  ses  fantaisies  théologiques.  Le 
pape  Agapet  lui  avait  été  député  par  le  roi  Théodoric  pour  opérer 
une  réconciliation  entre  le  royaume  d'Italie  et  l'empire.  L^'em- 
pereur  ne  laissa  pas  passer  cette  occasion  de  se  livrer  à  ses  dis- 
cussions favorites.  La  question  des  deux  natures,  que  cent  ans 
de  querelles  n'avaient  point  épuisée ,  fut  de  nouveau  traitée 
entre  eux.  Le  pape  se  renferma  dans  la  lettre  et  l'esprit  du 
concile  de  Chalcédoine,  et  soutint  contre  l'empereur  la  coexis- 
tence dans  la  personne  divine  de  la  nature  humaine  et  de  la 
nature  divine.  Justinien  coui)a  court  à  cet  entretien  par  ces  pa- 
roles décisives  :  «  Sois  de  mon  avis  ou  je  te  fais  jeter  en  exil.  » 
«  Je  ne  suis  qu'un  simple  pécheur,  reprit  Agapet,  maisje  croyais 
parler  au  très-pieux  empereur  Justinien,  et  je  n'ai  trouvé  de- 

(1)  Procope,  De  bel  Gothico,  lib.  111,  ch.  32. 


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vant  moi  que  Dioclétien;  du  reste,  je  ne  crains  pas  tes  menaces. 
Sache  que  tu  n'es  point  appelé  à  décider  en  matière  de  foi.  Ton 
évêque  seul  peut  discuter  ces  choses  avec  moi.  »  Le  patriarche 
Anthémius  fut  introduit  et,  malgré  les  objurgations  du  pape, 
refusa  de  reconnaître  les  deux  natures  en  Jésus-Christ.  Le  pape 
le  déclara  anathèrae  sur-le-champ,  et,  profitant  des  dispositions 
plus  bénignes  de  Justinien,  fit  sacrer  à  sa  place  Mennas.  Toute- 
fois ,  il  ne  réussit  pas  à  triompher  des  subtilités  infatigables  de 
l'empereur,  et  mourut  à  Constantinople,  abreuvé  de  dégoûts  et 
d'ennuis  (1). 

Les  Romains  lui  donnèrent  pour  successeur  Silvérius,  victime 
dévouée  d'avance  aux  amertumes  et  à  l'exil.  L'Italie  traversait 
de  graves  événements.  Le  royaume  des  Ostrogoths,  né  d'hier, 
bâti  par  Théodoric,  sur  des  bases  en  apparence  solides,  s'ef- 
fondrait sous  ses  successeurs.  Théodoric  avait  essayé  d'unir  en 
une  seule  nation  les  Barbares  et  les  Romains.  Cette  tentative 
n'avait  fait  qu'accuser  davantage  les  antipathies  des  deux  peu- 
ples, l'un  se  retranchant  dans  les  fonctions  civiles,  l'autre  affec- 
tant de  mépriser  toute  autre  profession  que  celle  des  armes.  Le 
respect  du  roi  pour  la  propriété,  son  équité,  la  longue  trêve  qu'il 
avait  procurée  à  l'Italie  agonisante,  sa  force  et  la  crainte  qu'elle 
inspirait,  retinrent,  tant  qu'il  vécut,  les  Italiens  dans  l'obéis- 
sance. 

Après  lui,  Rome  rougit  de  ses  maîtres  barbares.  Les  passions 
religieuses  envenimaient  encore  cette  sourde  hostilité.  Chré- 
tienne et  catholique,  elle  détesta  en  eux  des  ariens.  Elle  leur  pré- 
féra le  souverain  d'outre-mer,  moins  proche,  et  qui  continuait  à 
porter  parmi  ses  titres  celui  d'empereur  des  Romains.  Les  discor- 
des de  la  famille  de  Théodoric  achevèrent  sa  ruine.  Cette  royauté 
barbare  se  dissolvait  d'elle-même,  quand  Bélisaire  parut,  salué 

(1)  Liber  pontificalis,  Vita  Agapeti. 


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avec  enthousiasme  par  les  Italiens,  appelé  même  par  une  partie 
des  Barbares.  Il  entra  dans  Rome,  veuve,  depuis  près  d'un  siècle, 
de  tout  gouvernement  national.  Justinien  profita  de  ce  séjour 
de  son  lieutenant  pour  exiger  du  pape  le  rétablissement  d'Anthé- 
mius,  sacrifié  jadis  à  Agapet.  Le  diacre  Vigile  apporta  au  pon- 
tife une  lettre  de  l'impératrice  Théodora  :  «  Rends  sa  dignité  à 
Anthémius,  disait-elle,  ou  viens  sans  tarder  te  justifier  auprès 
de  nous.  »  Silvérius,  à  ces  mots,  poussa  un  profond  soupir,  et 
s'écria  :  «  Voici,  je  le  sais  bien,  qui  m'annonce  la  fin  de  mes 
jours.  »  Puis,  résigné  à  son  sort,  il  répondit  à  Théodora  par  un 
refus  :  «  Je  ne  puis  rétablir  un  hérétique  condamné  dans  son 
impiété.  »  Outrée  de  colère,  l'impératrice  écrivit  à  Bélisaire  : 
Vois  quelle  occasion  tu  pourras  saisir  de  déposer  Silvérius ,  et 
de  nous  l'envoyer.  Nous  t'adressons  notre  très-cher  apocrisiaire, 
l'archidiacre  Vigile,  qui  se  charge  de  rétablir  Anthémius.  »  De 
faux  témoins  furent  subornés,  qui  accusèrent  le  pape  de  travail- 
ler secrètement  à  rendre  la  ville  de  Rome  aux  Ostrogoths.  Bien 
qu'il  eût  ses  raisons  pour  n'être  pas  dupe  de  pareilles  déposi- 
tions, Bélisaire  prit  ce  prétexte  pour  mander  auprès  de  lui  le 
prélat.  Quand  il  entra  dans  l'appartement  du  patrice,  Silvérius 
vit  Antonine,  la  femme  de  Bélisaire,  étendue  sur  un  lit  de  repos, 
et  le  général  à  ses  pieds.  Dès  qu'elle  aperçut  le  pape,  Antonine 
s'écria  :  €  Dis-nous,  seigneur  pape,  qu'avons-nous  fait  à  toi  et 
aux  Romains  pour  que  tu  veuilles  nous  livrer  aux  Goths?  »  Elle 
parlait  encore,  que  le  sous-diacre  Jean  arracha  au  pape  le  pal- 
lium  et  l'emmena  sous  bonne  garde,  revêtu  d'une  robe  de  moine. 
Il  fut  déporté  dans  une  île  du  Pont,  où  il  ne  tarda  pas  à  suc- 
comber (1). 

L'ambitieux  Vigile ,  qui  avait  si  perfidement  travaillé  à  la 
perte  de  Silvérius,  hérita  de  sa  dignité.  L'empereur  comptait 

(1)  Liber  pontificalis,  Vita  Silverii.  —  Paul  Diacre,  lib.  XVI. 


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avoir  en  lui  un  serviteur  docile.  Mais,  parvenu  à  ce  comble  d'hon- 
neur, satisfait  dans  ses  désirs,  Vigile  dépouilla  l'homme  servile 
qu'il  avait  été  ;  la  papauté  le  transforma  et  lui  donna  l'indépen- 
dance et  la  conscience  de  ses  devoirs.  Sommé  par  Théodora 
d'acquitter  ses  promesses  :  «  A  Dieu  ne  plaise  !  répondit-il  ; 
jadis  ma  bouche  a  prononcé  des  paroles  impies  ;  aujourd'hui  je 
ne  puis  consentir  à  ta  demande,  ni  rétablir  un  homme  hérétique 
et  excommunié.  »  L'impératrice,  furieuse,  blessée  au  vif  par  cet 
échec,  écrivit  à  l'un  de  ses  officiers  :  «  Partout  où  tu  trouveras 
Vigile,  excepté  dans  la  basilique  de  Saint-Pierre,  jette-le  dans 
un  vaisseau  et  conduis- le  à  Constantinople.  Situ  y  manques, 
par  le  Dieu  vivant,  je  te  fais  écorcher  vif.  »  Cette  fois,  Théodora 
fut  obéie. 

Mais  déjà  le  peuple  ne  se  désintéressait  plus  des  malheurs  de 
ses  pontifes,  et  s'indignait  de  ces  coups  d'autorité  partis  de 
Constantinople,  et  qui  si  subitement  changeaient  ses  destinées. 
Il  suivit  le  pape  Vigile  jusqu'au  port,  le  saluant  de  ses  acclama- 
tions et  de  ses  protestations  d'amour.  Le  pape  fit  tout  haut  la 
prière  ;  à  chaque  répons,  la  foule  répondait  pieusement  :  Amen, 
Bientôt  le  vent  gonfla  la  voile  du  navire,  qui  s'ébranla  et  glissa 
sur  les  flots.  Le  peuple,  exaspéré,  jetait  au  vaisseau  des  pierres, 
des  bâtons,  de  la  boue,  le  maudissait  :  «  Puisses-tu  apporter  la 
peste,  puisses-tu  apporter  la  destruction  à  Byzance  !  Tu  as  été 
funeste  aux  Romains,  puisses-tu  l'être  à  ceux  que  tu  vas  trou- 
ver !  »  Ainsi  se  perdait  peu  à  peu  le  respect  des'  Romains  pour 
leurs  maîtres;  ainsi  se  préparait  par  la  désaffection  la  révolution 
qni  devait  affranchir  Rome  de  Constantinople  (1). 

Jnstinien  feignit  d'accueillir  avec  toutes  les  marques  de  la 
joie  et  les  prévenances  de  la  sympathie  le  prélat  prisonnier. 
Pendant  deux  ans  entiers,  il  épuisa  tous  les  moyens  pour  arra- 

(1)  Liber  pontificalis,  Vita  Vigilii» 


—  240  — 

cher  au  pape  le  rétablissement  d'Anthémius,  lui  rappelant  ses 
promesses  passées,  lui  mettant  sous  les  yeux  l'engagement  écrit 
de  sa  main.  Vigile  fut  inébranlable  :  «  Faites  de  moi  ce  qu'il 
vous  plaira,  dit-il  un  jour  à  Théodora  et  à  Justinien;  ce  ne  sont 
plus  des  princes  très-pieux  que  j'ai  trouvés  en  vous,  mais  un 
Dioclétien  et  une  Éleuthérie;  du  reste,  j'ai  le  châtiment  que  j'ai 
mérité,  »  L'empereur  s'emporta  jusqu'à  lui  donner  un  soufflet 
et  à  l'accuser  du  meurtre  de  Silvérius.  Le  malheureux  pape, 
craignant  un  plus  grand  éclat,  se  réfugia  vers  l'autel  de  Saint- 
Serge  et  embrassa  de  ses  mains  un  fût  de  colonne,  priant  Dieu 
d'avoir  pitié  de  lui.  Ses  persécuteurs  l'arrachèrent  à  cet  asile 
avec  une  telle  brutalité,  qu'ils  entraînèrent  avec  lui  la  colonne, 
qui  croula  à  leurs  pieds.  Jeté  hors  du  temple,  il  fut  promené  par 
la  ville,  la  corde  au  cou,  puis  retenu  en  prison  (1). 

Il  n'avait  pas  encore  épuisé  toutes  les  rigueurs  de  Justinien. 
L'esprit  sans  cesse  occupé  de  discussions  théologiques,  le  prince 
s'avisa  de  réveiller  une  affaire  qui  semblait  depuis  longtemps 
jugée  et  oubliée.  Au  concile  de  Chalcédoine,  Ibas,  partisan  de 
Théodore  de  Mopsueste,  et  Théodoret  de  Cyrrha,  qui  avait  en- 
gagé une  polémique  religieuse  contre  Cyrille,  furent  accusés  de 
partager  l'hérésie  d'Eutychès  ;  mais ,  absous  par  les  pères ,  ils 
furent  admis  à  siéger  dans  le  concile.  Un  siècle  après,  on  renou- 
vela le  procès  fait  à  leur  mémoire.  L'évêque  de  Césarée,  Théo- 
dore, protecteur  des  origénistes,  irrité  d'un  décret  inspiré  par  le 
pape  contre  les  sectateurs  d'Origène,  entreprit  de  faire  condam- 
ner le  livre  de  Tbéodore  de  Mopsueste ,  une  épître  d'Ibas,  un 
écrit  de  Théodoret,  ce  qu'on  appela  Les  Trois  Chapitres.  Le  pape 
soutenait  ces  écrits,  comme  tout  ce  qu'avait  approuvé  le  concile 
de  Chalcédoine. 

L'évêque  de  Césarée  persuada  à  Justinien  que  ces  trois  chapitres 

(1)  Theophan.,  Chronic,  p.  191,  éd.  1655. 


—  241  — 

empêchaient  seuls  les  Acéphales  de  recevoir  le  dernier  concile.  Si 
l'empereur  les  condamnait,  il  réconciliait  du  même  coup  Eutychès 
et  les  catholiques.  Justinien  suivit  docilement  ses  conseils  et  publia 
une  constitution  dans  ce  sens.  Le  pape  Vigile  refusa  d'imiter  les 
évêques  d'Orient,  qui  s'étaient  hâtés,  suivant  l'usage,  de  s'incli- 
ner devant  les  volontés  du  souverain.  Il  suspendit  de  leurs  fonc- 
tions le  patriarche  Mennas  et  ceux  qu'il  avait  entraînés  dans  son 
hérésie.  Poussé  à  bout  par  Justinien,  il  consentit  à  un  accommode- 
ment. Il  condamna  les  auteurs  des  trois  chapitres  «  sauf  le  res- 
pect dû  au  concile  de  Chalcédoine  ».  Cet  expédient,  fut  de  nul 
effet  et  indisposa  les  Orientaux  et  les  Occidentaux.  On  voulait 
une  absolution  ou  une  condamnation  formelle.  Justinien  prit  le 
parti  de  réunir  le  cinquième  concile  général.  Le  pape  s'obstina  à 
ne  pas  se  présenter  aux  séances,  il  prétexta  que  jamais  les 
papes  n'avaient  participé  autrement  que  par  leurs  légats  aux 
grands  conciles.  Cependant,  vers  la  fin  du  concile,  il  mollit  et 
imagina  un  nouveau  biais  pour  accorder  sa  conscience  et  les 
exigences  de  l'empereur.  Il  approuva  les  trois  chapitres  tout  en 
condamnant  les  doctrines  attribuées  à  leurs  auteurs.  Le  concile 
ne  s'arrêta  pas  à  ces  subtilités.  Il  condamna  purement  et  simple- 
ment les  trois  écrits.  Sur  le  refus  du  pape  de  se  soumettre,  il 
fut  envoyé  en  exil. 

Plus  tard,  à  la  prière  du  clergé  romain,  Justinien  rappela 
Vigile  et  le  rendit  à  son  église.  Mais  si  vives  avaient  été  les 
souffrances  du  malheureux  pontife,  que  cette  nouvelle  émotion 
acheva  de  le  briser  ;  il  mourut  pendant  la  traversée. 

La  dernière  année  de  Justinien  fut  marquée  par  une  hérésie 
nouvelle,  celle  des  Aphthardocètes,  voisine  de  l'erreur  d'Euty- 
chès.  L'empereur  soutenait  que  la  chair  du  Christ,  durant  sa 
vie,  était  incorruptible  et  non  soumise  aux  besoins  matériels  de 
notre  nature,  par  conséquent  que  sur  la  croix  même,  il  avait  été 
affranchi  de  toute  souflErance.  Le  patriarche  de  Constantinople, 

16 


—  242  — 

qui  avait  voulu  s'opposer  à  cette  nouveauté,  l'ut  exilé  à  Araasie, 
Les  persécutions  se  seraient  sans  doute  étendues  plus  loin,  si  la 
mort  n'avait  enlevé  le  vieil  empereur  en  565. 


LES    MONOTHÉLITBS. 
HÈRACI.IUS  (l'ecTHÈSE). 

Nous  ne  nous  arrêtons  pas  aux  règnes  de  l'empereur  Maurice 
et  de  Phocas.  Le  premier,  malgré  de  fréquents  dissentiments  avec 
le  pape  Grégoire  le  Grand,  sut  du  moins  éviter  une  rupture.  Son 
meurtrier  Phocas  chercha  à  Rome  son  appui,  et  accorda  à  ses 
pontifes  tous  les  privilèges  qu'ils  réclamèrent.  Lasse  des  crimes 
du  tyran,  Constantinople  ouvrit  ses  portes  au  jeune  Héraclius, 
qui  fit  justice  de  Phocas  et  gouverna  à  sa  place  (1). 

La  première  partie  du  règne  d'Héraclius  fut  paisible  et  glo- 
rieuse. Né  d'une  famille  renommée  pour  sa  piété,  il  porta  dans 
l'exercice  du  pouvoir,  la  dévotion  et  l'ardeur  religieuse  d'un 
moine.  Il  dirigea  contre  les  Perses  une  véritable  croisade,  et 
détruisit  les  sanctuaires  du  magisme.  Dévot  à  l'image  mystique 
d'Édesse,  qui  reproduisait  les  traits  sanglants  du  Christ,  il  la 
faisait  porter  devant  lui  dans  les  combats,  et  attribuait  à  ce  pal- 
ladium les  victoires  qu'il  sut  gagner.  Ce  pieux  personnage 
n'échappa  point,  sur  la  fin  de  sa  vie,  au  reproche  d'hérésie.  Il 
était  de  passage  à  Hiérapolis,  quand  le  patriarche  des  jacobites, 
Athanase,  vint  à  lui  pour  lui  soumettre  une  question  de  foi.  La 
querelle  des  monophysites  était  à  peine  apaisée  et  passionnait 
encore  quelques  esprits.  Athanasa  demanda  à  l'empereur  s'il 
fallait  reconnaître  dans  le  Christ  une  ou  deux  volontés,  une  ou 

(1)  V.  la  thèse  de  M.  Drapeyron  sur  Héraclius  et  son  historien,  Georges  Pisidès. 


—  243  — 

deux  opérations.  L'empereur  embarrassé  différa  de  répondre. 
Dans  le  doute,  il  écrivit  au  patriarche  de  Constantinople,  Ser- 
gius,  qui  à  son  tour  consulta  1  evèque  Cyrus.  La  réponse  des  deux 
théologiens  fat  qu'il  ne  fallait  reconnaître  dans  le  Christ  qu'une 
volonté  et  qu'une  opération  (1). 

Mais  les  orthodoxes  ne  laissèrent  pas  se  répandre  le  dogme 
nouveau  sans  protester.  Les  querelles  sur  la  nature  du  Christ, 
un  moment  assouijies,  se  réveillèrent  et  éclatèrent  avec  fureur. 
Forts  de  la  décision  du  concile  de  Chalcédoine,  les  orthodoxes 
soutinrent  que  la  volonté  humaine  et  la  volonté  divine,  s'exer- 
çaient dans  le  Christ  séparément,  mais  toujours  dans  le  même 
sens.  Le  moine  Sophronius  s'en  référa  à  l'autorité  du  pape  et  lui 
adressa  une  lettre  que  Photius  mentionne  dans  sa  bibliothèque. 
Le  patriarche  Sergius  lui  écrivit  à  son  tour  contre  Sophronius,  et 
pour  obtenir  de  lui  une  réponse  favorable  à  ses  vues  particulières. 

Le  pape  Honorius  fort  embarrassé  dans  ce  litige,  crut  accor- 
der les  deux  partis  de  la  même  façon  que  Constantin  et  ses  suc- 
cesseurs avaient  fait  dans  des  cas  semblables.  Il  évita  de  se  pro- 
noncer directement  et  conseilla  d'éluder  la  difficulté  en  la  pas- 
sant sous  silence.  Il  écrivit  à  Sergius  :  «  Que  Votre  Fraternité 
soit  d'accord  avec  nous,  comme  nous  sommes  d'accord  avec  elle. 
Nous  vous  exhortons  à  éviter  ces  discussions  sur  une  simple  ou 
une  double  volonté  dans  le  Christ,  et  à  proclamer  avec  nous  que 
Jésus-Christ,  fils  du  Dieu  vivant,  et  Dieu  vivant  lui-même,  a 
agi  suivant  ses  deux  natures,  divinement  et  humainement, 
comme  l'enseigne  la  foi  orthodoxe.  »  Cette  lettre  étrange  ne  ter- 
minait pas  le  débat.  Du  moment  que  la  question  se  posait,  il 
était  urgent  de  la  résoudre.  Or,  tandis  qu'Héraclius  et  Sergius 
ne  voulaient  reconnaître  qu'une  seule  volonté  dans  le  Verbe,  le 
pape  défendait  d'enseigner  qu'il  y  en  eût  une  ou  deux. 

(1)  Tbeoph.,  C/ivonic,  p.  274,  éd.  1653. 


—  244  — 
L'autorité  impériale  intervint  encore  une  fois  solennellement. 
Héraclius  publia  l'Ecthèse  qui  fut  affichée  aux  portes  de  Sainte- 
Sophie.  En  voici  le  début  :  «  Exposition  de  foi  faite  par  le  très- 
pieux  et  très-grand  prince  Héraclius,  que  Dieu  conserve  !  pour 
mettre  fin  aux  altercations  que  quelques-uns  ont  soulevées  au 
sujet  de  l'opération  divine.  Elle  est  conforme  à  la  foi  reconnue 
par  les  cinq  grands  conciles  généraux,  et  les  titulaires  des  siè- 
ges patriarcaux  l'ont  reçue  avec  satisfaction,  comme  devant  pro- 
curer la  paix  aux  saintes  églises  de  Dieu.  »  Après  avoir  déve- 
loppé le  dogme  monothélite,  l'Ecthèse  s'achevait  ainsi  :  «  Ceux  qui 
suivent  en  tous  points  et  reçoivent  cette  doctrine  de  foi,  nous  les 
recevons  ;  ceux  qui  la  rejettent,  nous  les  rejetons  et  les  frappons 
d'anathème.  »  Suivaient  les  signatures  du  prince  et  des  princi- 
paux évêques. 

Un  synode  réuni  à  Constantinople  pour  approuver  l'Ecthèse, 
le  fit  dans  des  termes  qui  ne  laissent  aucun  doute  sur  le  res- 
pect qu'inspiraient  les  décisions  des  princes  en  ces  matières.  «  Le 
saint  synode,  à  la  suite  des  discussions  où  a  été  exposé  le  dogme 
orthodoxe  du  très-pieux  et  très-grand  prince,  à  la  suite  des 
lectures  qui  précédemment  ont  été  faites,  connaissant  la  sagesse 
vigilante  du  très-grand  prince,  sa  perfection  et  ses  lumières, 
approuve,  adopte  et  confirme  ladite  Exposition.  » 

Héraclius  ne  trouva  pas  en  Occident  la  même  soumission  qu'en 
Orient.  Il  n'est  pas  douteux  cependant  que  le  pape  Honorius, 
mort  avant  la  publication  de  l'Ecthèse,  ait  approuvé  l'erreur 
monothélite.  Au  concile  tenu  à  Constantinople  en  680,  sous 
l'empereur  Constantin  Pogonat,  on  condamna  solennellement  les 
évêques  Sergius,  Cyrus,  Pyrrhus,  Paulus,  auxquels  on  joignit 
l'évêque  de  Rome.  On  a  prétendu  bien  vainement  que  le  texte 
du  sixième  concile  avait  été  interpolé,  et  que  les  Orientaux  y 
avaient  glissé  le  nom  d'Honorius.  Le  fait  est  impossible,  car  tous 
les  manuscrits  sont  d'accord  sur  les  noms  des  évêques  frappés 


—  245  — 
d'anathème.  La  chose  eût  peut-être  été  vraisemblable  pour 
l'exemplaire  gardé  à  Byzance  ;  mais  ceux  qui  furent  envoyés  à 
Jérusalem,  à  Antioche,  à  Alexandrie  et  à  Rome  ne  diffèrent  en 
rien  du  précédent.  Une  telle  fraude  d'ailleurs  n'eût  point  passé 
inaperçue,  si  l'on  réfléchit  que  les  légats  de  la  curie  romaine  et 
l'évêque  de  Ravenne  assistèrent  à  toutes  les  séances.  Enfin,  les 
derniers  doutes  sont  levés  par  la  lettre  de  Léon  II  qui  communi- 
que aux  évêques  d'Occident  les  décisions  du  concile  (1).  «  Sont 
condamnés  à  la  damnation  éternelle,  écrivait-il  aux  évêques 
d'Espagne,  Théodore  de  Phare,  Cyrus  d'Alexandrie,  Sergius, 
Pyrrhus,  Paulus,  et  avec  eux  Honorius  pour  n'avoir  pas  éteint 
comme  il  convenait  à  l'autorité  ecclésiastique,  la  flamme  nais- 
sante du  dogme  hérétique  et  pour  l'avoir  entretenue  par  son 
indifférence  (2).  » 

Les  successeurs  d'Honorius  rétablirent  l'intégrité  et  la  pureté 
de  la  tradition  apostolique.  Le  pape  Sévcrius  reçut  de  l'exarque 
Isaac  le  texte  de  l'Exposition  et  refusa  d'apposer  son  nom  auprès 
de  ceux  des  autrespatriarches.il  mourut  presque  aussitôt  après, 
échappant  ainsi  aux  conséquences  probables  de  sa  résistance. 
Héraclius  lui  survécut  un  an  à  peine  et  succomba,  sans  avoir 
apaisé  la  querelle  qu'il  avait  imprudemment  excitée  dans 
l'Église. 


CONSTANT    (le  TYPe). 

Constant,  fils  d'Héraclius,  subit  l'influence  et  les  conseils  du 
patriarche  Paulus.  Il  persévéra  dans  l'hérésie  monothélite,  et 


(1)  Coiuiliorum  synopsis,  Cabassut,  6«  concile. 

(2)  Ep.  Leonis,  2  et  5  :  QuiDaminam  liceretici  dogmatis,  non,  ut  decuit  apostolicam 
auctoritatem,  incipiendam  exstinxit,  sed  negligendo  confovit.  —  V.  aussi,  Lettre 
d'Adrien  III  au  8«  concile. 


—  246  — 

renouvelant  la  tentative  de  son  père,  par  un  acte  de  son  autorité, 
il  voulut  imposer  comme  une  loi,  la  doctrine  d'une  seule  vo- 
lonté. Lui  aussi  espérait  calmer  ainsi  l'effervescence  religieuse, 
et  intervenant  dans  le  domaine  de  la  pensée  et  de  la  conscience, 
couper  court  par  un  édit  de  foi  aux  discussions  sans  cesse  renais- 
santes. Il  publia  donc  le  Type.  Le  préambule  mérite  d'être  si- 
gnalé. «  Ayant  coutume  d'agir  dans  l'intérêt  commun  et  d'éten- 
dre notre  sollicitude  aux  choses  qui  regardent  l'utilité  de  notre 
très-chrétienne  république,  principalement  la  pureté  immacu- 
lée de  notre  sainte  foi,  nous  avons  reconnu  que  la  plus  grande 
perturbation  régnait  dans  notre  peuple  orthodoxe,  les  uns  sou- 
tenant qu'une  seule  volonté  et  une  seule  énergie  se  manifestaient 
dans  les  opérations  divines  et  humaines  de  N.-S.  J.-C,  les  autres 
qu'on  devait  distinguer  deux  volontés  et  deux  opérations  dans 
la  personne  du  Yerbe,  etc.,  etc.  Inspirés  par  le  Dieu  tout- 
puissant  nous  avons  pensé  qu'il  fallait  éteindre  cette  flamme  de 
discorde  et  ne  pas  laisser  l'incendie  répandre  davantage  ses  ra- 
vages dans  les  âmes.  Aussi  décrétons-nous  que  nos  sujets  appar- 
tenant à  la  foi  orthodoxe  et  immaculée  du  Christ,  et  qui  font 
partie  de  l'Église  catholique  et  apostolique,  n'auront  plus  à  dater 
des  présentes,  la  liberté  de  disputer  sur  les  deux  volontés  et  les 
deux  opérations  ou  sur  l'unique  volonté  et  l'unique  opération.  » 

Le  pape  Théodore  ne  voulut  pas  joindre  sa  signature  à  celles 
de  ses  collègues  orientaux  au  bas  du  Type.  Il  estimait  que  le 
silence  même  en  pareille  matière  impliquait  le  doute,  et  par 
conséquent  l'hérésie  ;  que  la  vérité  apostolique  devait  être  hau- 
tement avouée  et  non  dissimulée  derrière  l'équivoque  ;  il  assem- 
bla un  synode  à  Latran  et  condamna  le  Type  en  ces  termes  :  «  Il 
témoigne  de  bonnes  intentions,  mais  ses  conséquences  sont  en 
désaccord  avec  l'intention  de  celui  qui  l'a  conçu.  » 

Le  pape  Martin  fit  au  Type  une  réponse  plus  énergique.  Il 
déclara  qu'il  n'appartenait  pas  à  l'empereur  de  discuter  les  ques- 


—  247  — 

lions  de  foi,  et  par  une  lettre-circulaire  adressée  à  tout  le 
monde  chrétien,  il  dénonça  l'édit  impérial  comme  infâme  et 
impie. 

La  vengeance  de  Constant  ne  se  fit  pas  attendre.  Déjà  il  avait 
fait  frapper  de  verges  et  jeter  en  prison  les  légats  envoyés  à 
Constantinople  par  Martin  ;  il  avait  renversé  un  autel  élevé  et 
consacré  par  eux,  et  défendu  d'y  célébrer  le  sacrifice.  Cette  fois 
il  envoya  en  Italie  l'exarque  Olympius  en  lui  confiant  ces  ins- 
tructions :  «  Si  tu  trouves  la  province  disposée  à  consentir  au 
Type  que  nous  avons  exposé,  force  les  cvêques  et  les  hérétiques 
influents  par  leur  richesse,  à  souscrire  à  notre  édit.  Si,  comme 
nous  l'a  fait  pressentir  le  glorieux  patrice  Platon  et  le  glorieux 
Eupraxius,  tu  parviens  à  persuader  l'armée,  nous  t'ordonnons 
de  t'emparer  de  Martin,  qui  fut  jadis  apocrisiaire  dans  notre 
ville  impériale.  Montre  bien  ensuite  aux  diverses  églises  que 
nous  ne  sommes  pas  éloignés  de  la  doctrine  orthodoxe,  et  fais 
souscrire  tous  les  évêques.  Si  tu  trouves  au  contraire  l'armée 
hostile  à  nos  intentions,  reste  en  repos  jusqu'à  ce  que  tes  soldats 
se  soient  rendus  maîtres  de  la  province  et  en  particulier  de 
Rome  et  de  Ravenne  ;  ensuite  fais  que  nos  instructions  soient 
obéies  au  plus  vite  (1).  » 

Olympius  trouva  en  Italie  la  résistance  que  l'empereur  soup- 
çonnait. Ces  provinces  lointaines,  déshabituées  de  l'obéissance 
immédiate  à  l'empereur,  commençaient  à  se  détacher  de  Cons- 
tantinople et  à  porter  ailleurs  leurs  regards  et  leurs  vœux. 
Olympius,  désespérant  de  s'emparer  du  pape,  reçut  l'ordre  de  le 
tuer  ;  mais  le  spathaire  qu'il  chargea.de  cette  exécution,  soit  que 
la  crainte  éblouît  ses  sens,  soit  qu'il  eût  peine  à  distinguer  le 
pontife  parmi  les  clercs  qui  l'entouraient,  hésita  et  ne  put  frap- 
per. Les  écrivains  ecclésiastiques  ne  manquèrent  pas  de  dire  qu'il 

(1)  Liher  pontificalis,  Vita  Martini. 


—  248  — 

fut  subitement  atteint  de  cécité,  et  que  Dieu  par  ce  miracle  sauva 
les  jours  du  pape. 

Olympius  découvrit  une  cliose  qui  échappait  à  la  cour  de  Cons- 
tantinople.  Il  sentit  l'Italie  se  dérober  sous  l'empereur.  Il  sur- 
prit des  paroles  d'aversion  et  de  menace.  Il  comprit  qu'une  puis- 
sance était  née,  avec  qui  l'empereur  devait  un  jour  compter. 
Peut-être  crut-il  cette  révolution  plus  prochaine  qu'elle  n'était 
en  réalité,  et  voulut-il  exploiter  à  son  profit  le  mécontentement 
des  Italiens.  Il  parait  certain  qu'il  s"entendit  avec  le  pape  Mar- 
tin, lui  dénonça  les  projets  et  les  pièges  de  l'empereur.  Si  nous 
en  croyons  les  accusations  de  lèse-majesté  portées  plus  tard  con- 
tre le  pontife,  il  prépara  de  concert  avec  lui  l'indépendance  et  le 
schisme  politique  de  l'Italie.  On  alla  jusqu'à  dire  que  le  pape 
aurait  revêtu  Olympius  de  la  pourpre  (1).  Une  mort  obscure  qui 
atteignit  l'exarque  en  Sicile,  mit  fin  à  ces  rêves  ambitieux  et 
découvrit  entièrement  le  pape. 

L'empereur  écrivit  à  Martin  une  lettre  menaçante.  Il  l'accu- 
sait d'avoir  dépravé  la  tradition  apostolique,  d'avoir  conspiré 
d'accord  avec  les  Sarrasins,  la  ruine  de  l'empire  romain,  enfin 
d'avoir  prononcé  à  l'occasion  de  la  vierge  Marie,  quelques  paro- 
les entachées  d'hérésie.  L'empereur  se  présentait  dans  cette 
lettre  comme  le  vengeur  de  l'intégrité  de  l'empire  compromise 
et  de  la  foi  corrompue. 

Le  nouvel  exarque  Calliopas  arrivait  en  Italie  avec  des  ordres 
exprès.  Malgré  les  protestations  des  Romains,  il  s'empare  de  la 
personne  du  pontife  dans  l'église  du  Sauveur,  le  fait  charger  de 
chaînes,  jeter  sur  un  vaisseau  et  envoyer  à  Constantinople.  La 
surprise  de  la  population,  et  les  précautions  prises  par  Calliopas 
furent  telles  que  personne  n'osa  prendre  les  armes  et  que  l'Italie 
assista  stupéfaite  et  impuissante  à  cette  exécution.  En  Orient, 

(1)  Liber  pontificalis;,  vita  Martini. 


—  249  — 

quelques  moines  comme  l'abbé  Maxime,  prirent  parti  pour  le 
pape  et  soutinrent  que  l'empereur  n'avait  pas  pouvoir  pour  défi- 
nir le  dogme.  Ces  protestations  isolées  se  perdirent  au  milieu  de 
l'indifférence  des  uns,  de  la  crainte  des  autres. 

Cependant  Martin  conduit  à  Constantinople  fut  jugé  non  par 
un  synode,  mais  par  le  sénat.  On  l'accusa  moins  d'hérésie  que  du 
crime  de  lèse-majesté.  Il  fut  dépouillé  publiquement  du  pallium. 
On  lui  coupa  la  langue  et  les  mains  et  on  le  relégua  dans  la  Cher- 
sonnèse  où  il  mourut  bientôt  (1). 

L'hérésie  monothélite  survécut  peu  à  l'empereur  Constant. 
Son  fils,  Constantin  Pogonat,  probablement  effrayé  des  consé- 
quences politiques  que  pouvaient  avoir  de  telles  discussions  reli- 
gieuses, prit  le  parti  de  se  réconcilier  avec  le  Saint-Siège.  Il 
avertit  le  pape  Bonus  de  son  intention  de  réunir  un  concile  œcu- 
ménique. Sa  lettre  fut  reçue  par  le  pape  Agathon,  qui  après  avoir 
demandé  l'avis  d'un  synode,  envoya  ses  légats  à  Constantinople. 
L'empereur  assista  à  ce  concile  et  le  présida.  On  y  condamna  tous 
les  fauteurs  de  l'hérésie  monothélite,  Sergius,  Cyrus,  Pyrrhus, 
Paulus  et  le  pape  Honorius.  L'empereur  rendit  par  un  décret 
obligatoires  les  décisions  du  concile  et  menaça  les  réfractaires 
des  peines  accoutumées. 


JUSTINIEN   M    RHINOTMETE. 

Le  concile  assemblé  à  Constantinople  par  le  grand  Justinien 
et  celui  que  réunit  dans  la  même  ville  Constantin  Pogonat,  n'a-- 
vaient  pas  formulé  de  canons  touchant  la  constitution  de  l'Église. 
C'est  pour  combler  cette  lacune  que  Justinien  II  convoqua  \o. 
concile  m  TruUo,  connu  aussi  sous  le  nom  de  Quinisexte,  parco 

(1)  Baronius,  Ann.ecclésiast.,  an  668. 


—  250  — 

qu'il  avait  la  prétention  de  compléter  le  cinquième  et  le  sixième. 
Les  Orientaux  le  tiennent  pour  œcuménique ,  vu  que  tous  les 
patriarches  s'y  firent  représenter.  Balsamon  soutient  que  le 
pape  y  délégua,  muni  de  ses  pouvoirs,  l'évêque  de  Ravenne.  Les 
Occidentaux,  au  contraire,  refusent  de  reconnaître  ce  concile 
pour  valide  et  contestent  même  la  présence  d'un  légat  romain. 
Nous  avons  vu  plus  haut  ce  qu'il  faut  penser  de  cette  querelle  (1). 
Quoi  qu'il  en  soit,  le  concile  in  Trullo,  présidé  par  Justinien, 
confirma  les  prétentions  des  empereurs  à  la  direction  religieuse 
de  l'Église,  et  adopta  plusieurs  articles  contraires  à  la  discipline 
en  usage  dans  tout  l'Occident.  S'appuyant  sur  un  canon  des  apô- 
tres, qui  défendait  aux  premiers  évêques  de  se  séparer  de  leurs 
femmes,  sous  prétexte  de  religion,  les  pères  autorisèrent  le  mariage 
des  prêtres.  Le  pape  s'émut  de  cette  atteinte  portée  à  la  discipline 
ecclésiastique,  et  qui  n'allait  à  rien  moins  qu'à  désorganiser  la 
constitution  du  clergé.  Il  désavoua  ses  légats  et  refusa  de  sous- 
crire au  concile.  Il  ne  voulut  même  pas  prendre  connaissance 
des  tomes  qui  lui  furent  offerts,  et  déclara  qu'il  préférait  mourir 
que  de  consentir  à  ces  nouveautés  et  à  ces  erreurs  (2).  Justinien 
envoya  le  protospathaire  Zacharie  pour  obtenir  la  soumission  de 
Sergius  ou  pour  amener  à  Constantinople  le  rebelle. 

Sitôt  que  le  bruit  se  répandit  en  Italie  de  l'arrivée  du  sjm- 
thaire  et  de  l'exécution  dont  il  était  chargé,  le  peuple  des  villes 
s'agita.  Les  Ravennates  et  les  Romains  se  distinguèrent  entre 
tous  par  leur  exaltation.  L'esprit  de  révolte,  longtemps  contenu, 
éclata  enfin.  Qu'importait  à  ces  Italiens  l'autorité  lointaine  et 
pourtant  tyrannique  de  l'empereur?  N'étaient-ils  pas  habitués 
depuis  assez  longtemps  à  se  passer  de  Constantinople?  Le  lien  de 
l'obéissance  ne  s'étaifc-il  pas  relâché  pendant  la  domination  des 

(1)  V.  le  chapitre  sur  l'Empereur  et  les  Conciles. 

(2)  Liber  pontificalis,  Vit.  Scrgii  :  Pro  eo  quod  quaedam  capitula  extra  ritumeccle- 
siaslicum  fucrant  in  eo  admissa. 


—  251  — 

chefs  barbares  et  de  l'ostrogoth  Théodoric?  Qu'avaient  fait,  pour 
raviver  l'ancienne  vénération  pour  la  majesté  impériale ,  les 
successeurs  de  Justinien?  Étaient-ils  apparus  dans  le  glorieux 
appareil  de  leur  puissance  aux  Italiotes?  Seul,  Constantin  Pogo- 
net  avait  visité  Rome.  Il  était  entré  dans  la  ville  comme  dans 
une  cité  conquise,  dépouillant  les  édifices  publics  et  les  temples 
des  derniers  restes  de  la  splendeur  romaine.  Maintenant  l'empe- 
reur n'intervenait  plus  que  par  ses  édits  vexatoires,  pour  exiger 
l'impôt  public,  publier  des  dogmes  nouveaux ,  frapper  les  évo- 
ques de  Rome,  qui  tant  de  fois  s'étaient  entremis,  au  péril  de 
leur  vie,  pour  le  salut  de  tous.  Aussi  l'envoyé  de  l'empereur 
fut-il  accueilli  par  des  huées  et  des  menaces.  De  toutes  les  villes 
de  l'exarquat  et  de  la  Pentapole,  accourent  des  hommes  armés 
qui  envahissent  les  rues  de  Rome  et  jurent  qu'ils  ne  laisseront 
pas  enlever  le  pape,  comme  Silvérius,  Vigile  et  Martin.  Pour- 
suivi de  rues  en  rues  et  de  maisons  en  maisons,  le  malheureux 
Zacharie  ne  trouva  de  refuge  que  dans  le  palais  même  des  pon- 
tifes. Par  une  ironie  sanglante,  la  fatalité  l'obligeait  à  demander 
la  vie  à  l'homme  qu'il  avait  promis  d'emmener  enchaîné  à 
Constantinople.  Il  se  jeta  tout  tremblant  aux  pieds  de  Sergius 
et  le  supplia,  les  larmes  aux  yeux,  de  l'arracher  aux  fureurs  de 
la  foule.  Le  peuple  était  entré  cependant  dans  la  demeure  du 
pape  et  demandait  la  mort  du  protospathaire.  A  bout  de  cou- 
rage, Zacharie  dut  se  cacher  sous  le  lit  même  de  Sergius,  et  de 
là  il  entendit,  au  milieu  d'horribles  angoisses,  le  pape  haranguer 
les  soldats  et  la  multitude  pour  les  apaiser.  La  sédition  ne  se 
calma  que  lorsque  Rome  apprit  que  l'officier  impérial  avait  re- 
pris la  mer  pour  retourner  vers  sas  maîtres  (1). 

Justinien  ne  put  venger  cet  affront.  Tandis  que  son  envoyé 
fuyait  les  ressentiments  des  Romains,  lui-même  était,  à  Cons- 

(t)  Anabl.,  Bibl.,  Vifa  Joannis  17. 


—  252  — 

tantinople,  le  jouet  des  révolutions  populaires.  Saisi  dans  son 
palais,  traîné  dans  l'hippodrome ,  ses  ennemis  lui  coupèrent  le 
nez,  puis  le  reléguèrent  mutilé  chez  les  Bulgares.  Apsimarus 
et  Tibère  régnèrent  à  sa  place.  Tibère  crut  de  son  devoir  de 
punir  la  rébellion  des  Italiens,  et  envoya  au  pape  Jean  VI  le  cubi- 
culaire  Théophylacte.  Le  peuple  montra  la  même  constance  et 
le  même  empressement  à  défendre  son  évêque  (1).  L'Italie  s'af- 
fermit dans  son  parti  pris  de  révolte ,  et  manifesta  une  fois  de 
plus  son  mépris  de  l'autorité  impériale.  Le  pape  dut  se  mêler  à 
la  foule,  et,  entouré  de  ses  prêtres,  calma  par  de  fermes  paroles 
les  furieux.  En  même  temps  il  ordonnait  que  les  portes  de  la 
ville  fussent  closes,  et  faisait  exécuter  quelques  Romains  soup- 
çonnés d'avoir  voulu  livrer  Rome  à  l'exarque.  Théophylacte  ne 
put  que  constater  son  impuissance  et  s'éloigna  de  la  ville,  où 
désormais  les  papes  régnaient  en  maîtres. 

A  quelque  temps  de  là,  Gisolphe,  duc  des  Lombards,  envahit 
la  Campanie,  ravagea  les  terres  des  laboureurs  et  emmena  les 
enfants  et  les  femmes  en  captivité.  Le  pape  Jean  envoya  ses 
prêtres  au  Lombard  pour  racheter  les  captifs  et  le  décider,  à 
prix  d'argent,  à  donner  la  paix  à  la  Campanie.  C'est  par  des 
services  de  ce  genre  que  la  papauté  grandissait  en  Italie.  Le 
peuple  voyait  dans  l'intercession  de  son  évêque  la  protection  et 
le  salut. 

Cependant  Justinien ,  aidé  du  secours  des  Bulgares ,  avait 
repris  Constantinople,  et  foulé  superbement  dans  l'hippodrome 
<  comme  l'aspic  et  le  basilic  »  les  cadavres  de  ses  ennemis.  A 
peine  rétabli,  il  envoya  au  pape  Jean  VII  deux  métropolitains 
pour  lui  présenter  les  tomes  du  concile  in  Trullo.  Il  le  priait, 
par  une  lettre,  de  rendre  la  paix  à  l'Orient,  et  l'autorisait  à 


(1)  Liber  pontificalis,  Vita  Joannis  sexti  ;  Militia  lotius  Italiae  tumultuose  conve- 
nit  apiid  hanc  Romam  civitatem,  volens  praefalum  exarrluim  tribulare. 


—  253  — 

rayer,  s'il  le  jugeait  nécessaire,  les  articles  contraires  à  la  foi  des 
Romains.  Le  pape,  «  cédant  à  l'humanité  fragile,  fît  quelques 
corrections  aux  tomes  du  concile,  et  les  renvoya  ainsi  amendés 
à  l'empereur  (1).  » 

Pour  achever  sa  réconciliation  avec  le  Saint-Siège ,  Justinien 
Rhinotmète  appela  à  Nicomédie  le  successeur  de  Jean  VII , 
Constantin.  Mais  ses  ennemis  hâtèrent  sa  fin  et  le  firent  assas- 
siner en  l'année  711. 


PHILIPPICUS. 

Le  pape  Constantin  avait  à  peine  quitté  Nicomédie,  qu'il 
apprît  l'avènement  au  trône  de  Philippicus.  Le  nouvel  empereur 
avait  profité  du  moment  où  Justinien  abjurait  son  erreur  et  se 
réconciliait  avec  la  papauté  pour  relever  le  drapeau  de  l'hérésie 
et  s'appuyer  sur  le  parti  hostile  aux  orthodoxes.  Paul  Diacre 
raconte  qu'un  jour  que  ce  prince  était  endormi  sous  le  ciel,  un 
moine  vit  un  aigle  qui  planait  immobile  sur  le  jeune  homme  et 
le  protégeait  de  ses  ailes.  Le  moine,  frappé  de  cet  augure, 
réveilla  et  lui  promit  l'empire  s'il  consentait ,  en  retour,  à 
abolir  le  sixième  concile  œcuménique  (2).  Philippicus  engagea 
sa  parole  au  moine  et  poussa  sa  fortune  à  Constantinople.  Une 
première  fois,  sous  Apsimarus,  il  parla  du  présage  qui  lui 
annonçait  la  souveraine  puissance.  L'empereur  le  fit  jeter  dans 
l'ile  de  Céphalonie.  Ces  rigueurs  mêmes  le  désignaient  aux 
suffrages  des  superstitieux  Byzantins.  A  peine  le  retour  de 
Justinien  l'eut-il  délivré,  que,  confiant  dans  ses  destinées,  il  se 
fit  reconnaître  empereur  et  fut  proclamé  à  Constantinople.  Son 
premier  soin  fut  de  chasser  le  patriarche  pour  le  remplacer 

(1;  Liber  pontiGcalis,  Vita  Johannis  septimi. 

(i)  Paul  Diacre,  liv.  XX;  —  Cedrenus,  t.  I,  p.  448,  éd.  1647. 


—  254  — 
par  le  moine  Jean.  S'il  faut  en  croire  Paul  Diacre,  non-seule- 
ment il  condamna  le  sixième  concile  ,  mais  il  renversa  les 
images  et  les  statues  des  saints,  et  revint  à  l'hérésie  d'Arius. 
Le  pape -Constantin  ne  voulut  pas  recevoir  la  profession  de  foi 
hérétique  de  Philippicus.  Soutenu  par  le  peuple  romain,  il  fit  sus- 
pendre dans  l'église  de  Saint-Pierre  un  vaste  tableau  qui  conte- 
nait les  principaux  articles  des  six  grands  conciles  œcuméni- 
ques. Il  raya  le  nom  de  l'empereur  des  chartes  publiques  et  son 
image  des  monnaies.  Sa  statue  ne  fut  pas,  suivant  la  coutume, 
dressée  dans  l'église,  ni  son  nom  prononcé  dans  les  cérémonies 
du  culte  et  recommandé  aux  prières  des  fidèles  (1).  Les  Italiens 
refusèrent  d'obéir  aux  ordres  de  l'exarque  de  Ravenne,  Pierre. 
La  guerre  civile  ensanglanta  la  ville  de  Rome.  Une  bataille  s'en- 
gagea sous  les  fenêtres  du  palais  des  papes.  Il  fallut  l'interven- 
tion du  pape,  suivi  de  ses  prêtres,  portant  en  leurs  mains 
l'Évangile  et  la  Croix  pour  mettre  fin  à  ce  conflit. 

La  paix  n'était  pas  encore  rendue  à  l'Italie ,  quand  arriva  la 
nouvelle  de  la  chute  de  Philippicus  et  de  l'avènement  d'Anas- 
tase.  L'exarque  apporta  au  pape  la  profession  de  foi  du  nouvel 
empereur,  qui  reconnaissait  le  sixième  concile.  On  fit  part  à  la 
multitude  de  cet  heureux  événement.  Alors  seulement  l'exarque 
put  regagner  Ravenne. 

LES    ICONOCLASTES. 
LÉON     l'iSaIRIEN. 

Parvenu  à  l'empire  en  717,  Léon  l'Isaurien  défendit  heureu- 
sement Constantinople  contre  les  assauts  prématurés  des  musul- 
mans, qui  ne  devaient  emporter  cette  ville  que  sept  siècles  plus 

(1)  Liber  ponlificaliSj  Vita  Constantini. 


—  255  — 

tard.  Il  n'est  pas  douteux  que  l'extraordinaire  succès  de  la  pré- 
dication de  rislam  parmi  les  populations  asiatiques  et  africaines 
lui  suggéra  l'idée  de  corriger  ce  qui,  dans  la  religion  orthodoxe, 
pouvait  cboquer  quelques  esprits  et  les  disposer  à  recevoir  le 
Coran.  On  sait  que  l'islamisme  est  une  religion  monothéiste,  et 
qu'elle  considère  comme  un  sacrilège  toute  représentation  figu- 
rée de  la  divinité  et  de  ses  attributs.  Le  premier  acte  de  Mahomet, 
revenu  vainqueur  à  la  Mecque,  avait  été  de  briser  les  images 
suspendues  à  la  Caaba.  Ses  disciples,  partout  où  les  avait  portés 
l'ardeur  victorieuse  de  leur  prosélytisme,  ne  manquèrent  pas  de 
suivre  l'exemple  du  prophète  et  de  détruire  les  tableaux  et  les  sta- 
tues proposés  à  la  vénération  des  chrétiens.  Le  christianisme,  en 
se  substituant  au  paganisme,  avait  en  effet  respecté  quelques-uns 
de  ses  usages,  et  donné  satisfaction  aux  tendances  idolatriques 
des  sujets  de  l'empire,  en  remplaçant  par  le  culte  des  saints  et 
des  anges  le  culte  des  dieux  et  des  déesses  de  l'Olympe  grec  et 
romain.  Dans  les  temples,  dans  les  carrefours,  et  jusqu'au  foyer 
domestique,  la  piété  des  fidèles  fut  sans  cesse  éveillée  et  entre- 
tenue par  la  vue  des  principaux  personnages  de  la  légende  chré- 
tienne et  par  les  images  de  ceux  qui  étaient  morts  dans  les  sup- 
plices pour  attester  leur  foi. 

Ce  culte  n'avait,  il  est  vrai,  que  la  valeur  d'une  commémora- 
tion ;  plusieurs  conciles  s'efforcèrent  d'en  déterminer  clairement 
la  nature  ;  mais  les  âmes  grossières  du  peuple,  surtout  en  Occi- 
dent, n'entrèrent  pas  dans  ces  distinctions  subtiles,  et  se  laissè- 
rent glisser  sur  la  pente  de  l'idolâtrie.  La  religion  chrétienne  se 
matérialisait  peu  à  peu  ;  sous  une  forme  nouvelle  le  paganisme 
reprenait  possession  des  âmes.  Ces  tendances,  constatées  par  un 
témoin  impartial,  Paul  Diacre,  préoccupaient  l'esprit  de  l'empe- 
reur (1).  Pour  rattacher  à  l'empire  les  nations,  que  séduisaient 

(1)  Paul  Diacre,  lib.  XXI.  , 


—  256  — 
la  sévérité  et  l'imposante  unité  du  dogme  musulman,  il  publia 
un  édit  qui  proscrivait  les  images  des  saints,  des  anges,  de  la 
vierge  Marie ,  et  ordonnait  de  les  abattre  dans  toute  l'étendue 
de  l'empire.  Lui-même  donna  l'exemple  à  Constantinople,  et  fit 
brûler  sur  les  places  de  la  ville  tous  ces  témoignages  de  la  su- 
perstition chrétienne.  On  dit  même  qu'il  poussa  le  zèle  icono- 
claste jusqu'à  livrer  aux  flammes  la  magnifique  bibliothèque  de 
Constantinople,  et  qu'il  enveloppa  dans  la  même  proscription 
les  professeurs  qui  tentaient  de  sauver  leurs  livres  et  leurs  ma- 
nuscrits. Il  nous  importe  d'établir  avant  tout  que  la  mesure 
prise  par  l'empereur  fut  une  mesure  politique ,  qu'il  prit,  avant 
de  publier  son  édit,  l'avis  non  d'un  concile,  mais  du  sénat,  qu'il 
n'eut  aucun  doute  sur  la  valeur  théologique  de  son  édit,  et  qu'il 
donna  à  ceux  qui  contestaient  son  droit,  pour  unique  explication 
de  sa  conduite,  celle  qu'avaient  déjà  invoquée  tous  ses  prédéces- 
seurs, qu'il  était  empereur  et  prêtre  (1). 

Le  décret  impérial  qui  proscrivait  les  images  fut  publié  en 
Italie  par  les  soins  de  l'exarque  et  communiqué  au  pape  Gré- 
goire II.  Léon,  déjà  indisposé  contre  le  pontife  pour  sa  résistance 
à  la  perception  d'un  nouvel  impôt  en  Italie,  ne  lui  laissait  d'autre 
alternative  que  la  soumission  absolue  à  ses  ordres  ou  la  perte  de 
sa  dignité.  Plus  que  jamais  les  Italiens  prirent  fait  et  cause  pour 
leur  évêque.  Tant  qu'il  s'était  agi  de  quelque  subtilité  de  dogme, 
d'une  question  de  discipline,  d'un  conflit  d'autorité,  les  Occiden- 
taux avaient  pu  rester  neutres.  Leur  attachement  pour  l'évêque 
de  Rome ,  bien  plus  que  le  danger  couru  par  la  religion ,  avait 
soulevé  l'émeute  dans  les  rues  de  Ravenne  et  de  Rome.  Le  décret 
contre  les  images  les  touchait  plus  vivement.  Il  les  atteignait 
dans  des  habitudes  d'esprit  et  des  croyances  que  vingt  siècles 
avaient  enracinées  dans  les  âmes.  Ces  Italiens  ne  comprenaient 

(1)  Ep.  II  Gregorii  ad  Leouera  :  Srt  ^atrileùç  xal  iepibç  et/xt. 


—  257  — 

pas  une  religion  sans  figure  ni  représentation  sensible  ;  il  leur 
répugnait  de  chasser  de  leurs  foyers  ces  saints  et  ces  martyrs, 
images  vénérées,  confidentes  et  spectatrices  de  leurs  joies  et  de 
leurs  soucis.  Qu'un  empereur  dont  la  majesté  était  singulière- 
ment effacée  par  la  distance  et  affaiblie  par  de  récents  échecs, 
prétendit  ainsi  blesser  les  consciences  dans  leurs  plus  intimes 
susceptibilités  et  jeter  le  trouble  dans  leurs  esprits ,  c'est  ce 
qu'ils  ne  pouvaient  admettre.  Un  pareil  sacrifice  dépassait  leur 
dévoùment  et  leur  fidélité  à  la  personne  de  l'empereur.  Toute 
l'Italie  fut,  de  la  sorte,  intéressée  à  la  querelle  du  pape,  et  sou- 
tint, en  même  temps  que  la  cause  des  pontifes,  une  cause  qui  lui 
était  chère. 

Grégoire  II  se  sentit  fort  de  l'assentiment  et  des  répugnances 
de  tout  un  peuple,  et  repoussa  l'ultimatum  de  l'empereur.  Il  lui 
adressa  deux  lettres,  dont  le  ton  n'était  pas  fait  pour  réduire 
les  exigences  d'un  souverain  jaloux  de  son  autorité.  Ces  deux 
lettres,  trouvées  dans  la  bibliothèque  du  cardinal  de  Lorraine 
et  reproduites  dans  les  annales  de  Baronius,  sont  d'une  authen- 
ticité qui  repousse  tout  soupçon.  Leur  existence  est  attestée  par 
les  chroniqueurs  grecs  et  latins,  Anastase  et  Paul  Diacre,  Théo- 
phane  ec  Cedrenus. 

«  Il  est  nécessaire,  disait  le  pape,  que  nous  t'écrivions  dans 
un  langage  barbare  et  grossier,  étant  toi-même  grossieret  bar- 
bare. De  par  Dieu,  nous  te  conjurons  de  cesser  tes  propos  arro- 
gants et  de  déposer  cette  superbe  où  tu  te  complais...  Défends 
ton  âme  des  funestes  pensées  ;  entends  les  malédictions  dont  tu  es 
l'objet  de  la  part  du  monde  entier,  et  que  ne  t'épargnent  pas 
même  les  petits  enfants.  Entre  seulement  dans  une  école,  où  le 
maître  apprend  à  lire,  et  dis  :  C'est  moi  qui  sute  le  persécuteur 
des  images,  et  tous  te  jetteront  leurs  tablettes  à  la  tète.  » 

Le  pape  reproche  ensuite  à  Léon  de  n'avoir  pas  suivi  l'exem- 
ple de  ses  pieux  prédécesseurs,  et  d'avoir  sans  l'avis  d'uh  concile 

17 


—  258  — 

publié  son  décret.  <  Sache,  ajoutait-il,  que  le  dogme  de  la  sainte 
Église  n'est  pas  de  la  compétence  des  empereurs,  mais  des  évo- 
ques. C'est  pour  cela  que  les  clercs  qui  sont  préposés  à  la  sur- 
veillance de  l'Église,  s'abstiennent  de  se  mêler  des  affaires  pu- 
bliques. Les  empereurs  aussi  doivent  s'abstenir  de  traiter  les 
choses  ecclésiastiques  et  s'occuper  seulement  du  gouvernement 
de  l'empire.  »  Il  essaie  d'intimider  l'empereur  en  lui  étalant  le 
spectacle  de  sa  propre  impuissance,  et  de  le  décourager  d'une 
lutte  impossible.  «  C'est  grâce  à  moi  que  tes  images  ont  été 
reçues  par  les  rois  barbares.  Lorsque  tes  soldats  étrangers,  re- 
venus dans  leurs  foyers,  ont  raconté  tes  fureurs  sacrilèges,  tes 
statues  laurées  ont  été  jetées  à  terre,  ton  visage  insulté.  lies 
Lombards,  les  Sarmates  et  les  autres  peuples  du  Septentrion  se 
sont  jetés  sur  le  Décapole,  ont  envahi  sa  capitale  Ravenne,  ren- 
versé tes  magistrats,  établi  dans  tes  cités  des  chefs  élus,  et  ils 
ont  failli  infliger  le  même  sort  à  Rome.  Et  toi,  impuissant  à  nous 
défendre,  tu  parles  de  venir  briser  l'image  de  saint  Pierre,  et  de 
me  faire  subir  le  même  châtiment  qu'au  pape  Martin  ! 

»  Que  peux-tu  faire,  cependant?  Que  s'il  te  plaît  d'éprouver  ton 
pouvoir,  les  Occidentaux  sont  prêts  à  venger  sur  toi  les  injures 
dont  tu  abreuves  impunément  l'Orient.  A  peine  avec  tes  vaisseaux 
pourrais-tu  te  rendre  maître  de  la  ville  de  Rome.  Mais  si  le  pape 
s'éloigne  seulement  de  vingt-quatre  stades,  il  peut  se  rire  de  tes 
menaces.  Tout  l'Occident  a  les  regards  tournés  vers  Notre  Hu- 
milité (1).  Si  tu  envoies  tes  soldats  pour  renverser  l'image  de 
saint  Pierre,  qui  est  pour  toutes  les  royautés  d'Occident,  l'objet 
d'un  culte  national  (2),  prends  garde,  nous  serons  innocents  du 
sang  répandu  ;  il  retombera  tout  entier  sur  ta  tête  !  » 

Dans  cette  lej^re  si  rude  et  si  hautaine,  le  pape  n'exagérait 

(1)  Trâca  9  x^""''  ''S  '*'^^  )7/Ji£Tépav  àn'oê^ÉTrei  TflkTTEtvwffiv. 

(2)  ov  TE  Trâffai  ^xaikeicu  t^ç  Sûo-soj;  6sèv  iTrj'yeiov  épjoufftv. 


—  259  — 
rien.  Les  peuples  de  la  Pentapole  et  Tarmée  de  Venise,  assurant 
le  pape  de  leur  dévouement,  avaient  rejeté  l'autorité  de  l'empe- 
reur, s'étaient  donné  des  chefs  indépendants,  et  tous,  unis  dans 
une  même  résolution,  avaient  délibéré  pour  élire  un  nouveau 
césar  et  le  conduire  à  Constantinople  (1).  Le  pape,  qui  hésitait 
encore  entre  une  rupture  ouverte  et  un  accommodement  de 
plus  en  plus  problématique,  avait  eu  grand'peine  à  retarder 
leur  dessein  et  à  calmer  leur  indignation.  Le  duc  de  Naples, 
Exhilarius,  et  son  fils  Adrien,  essayèrent  de  faire  obéir  dans  la 
Campanie  l'édit  impérial,  et  de  soulever  contre  le  pontife  les 
populations  du  midi  de  l'Italie.  Les  Romains  coururent  aux 
armes  et  égorgèrent  l'officier  de  l'empereur.  A.  Ravenne,  le  pa- 
trice  Paulus,  excommunié  par  le  pape,  fut  massacré  par  la  popu- 
lace. Le  patrice  Eutychius  qui  lui  succéda,  encourut  les  mêmes 
peines  ecclésiastiques  et  vit  méconnaître  publiquement  son  auto- 
rité. Sous  ses  yeux  se  conclut  une  alliance  entre  les  Romains  et 
les  Lombards,  qui  guettaient  l'occasion  d'envahir  le  centre  de 
l'Italie  et  de  substituer  partout  leur  autorité  à  celle  de  l'empire. 
Ravenne  assiégée,  tomba  entre  leurs  mains. 

Le  pape,  qui  avait  déchaîné  la  révolte,  en  redouta  bientôt  les 
suites.  Il  eut  peur  de  ne  s'affranchir  des  Byzantins  que  pour  tom- 
ber sous  la  tutelle  onéreuse  d'un  peuple  dont  ses  prédécesseurs 
avaient  souvent  éprouvé  la  grossièreté  et  la  rigueur.  Rome  plu- 
sieurs fois  avait  été  assiégée  par  eux,  et  les  savait  impitoyables. 
Le  pape  craignit  donc  de  se  donner  de  nouvelles  chaînes  et  recula 
devant  cette  alliance  qui  compromettait  l'avenir.  Il  écrivit  au 
duc  des  Vénitiens  Ursus  :  «  La  ville  de  Ravenne,  qui  est  la  capi- 
tale de  toute  l'Italie,  a  été  prise  par  la  nation  des  Lombards 
détestés  de  Dieu,  et  notre  très-cher  fils  l'exarque  a  cherché, 
nous  le  savons,  un  refuge  à  Venise.  Que  la  noblesse  vénitienne  se 

(1)  Liber  pontificalis ,  VHa  Gregorii  II. 


—  260  — 

groupe  autour  de  lui,  qu'elle  combatte  sous  ses  ordres  pour 
ramener  la  sainte  république  sous  le  joug  impérial  de  nos  maî- 
tres, les  grands  empereurs  Léon  et  Constantin.  Que  Ravenne 
soit  reconquise,  et  que  tous  avec  l'aide  de  Dieu,  nous  rétablis- 
sions la  paix  et  l'obéissance  légitime.  »  Dociles  à  ces  instructions, 
les  Vénitiens  chassèrent  les  Lombards  de  l'exarquat,  et  l'empe- 
reur dut  au  pape  d'avoir  recouvré  sa  capitale  italienne. 

L'empereur  ne  fut  pas  dupe  de  cette  intervention.  Son  ressenti- 
ment s'exhala  dans  des  lettres  amères,  où  il  enjoignait  au  pape 
sans  plus  tarder,  d'obéir  à  son  précédent  décret. 

Grégoire  II  répondit  :  «  Tu  nous  écris  :  Je  suis  prêtre  et  roi.  Ce 
titre,  tes  prédécesseurs  l'ont  justifié  par  leurs  paroles  et  leurs 
actes,  eux  qui  ont  fondé  cette  Église,  l'ont  soutenue  par  leur 
libéralité,  ont  veillé  avec  zèle,  d'accord  avec  les  pontifes,  au 
maintien  de  la  foi  et  de  la  vérité.  Ceux-là  s'appelaient  Constan- 
tin le  Grand,  Théodose  le  Grand,  Valentinien  le  Grand  et  Cons- 
tantin qui  convoqua  le  sixième  concile.  Ceux-là  furent  prêtres 
et  rois  ;  leurs  actes  en  sont  la  preuve.  Mais  toi,  du  jour  où  tu  t'es 
emparé  de  l'empire,  loin  d'observer  les  canons  et  les  définitions 
des  pères,  tu  as  spolié  les  églises  de  leurs  ornements  d'or  et 
-d'argent. . .  Il  n'appartient  pas  aux  empereurs  mais  aux  évê- 
que  de  fixer  le  dogme,  parce  que  seuls  ils  ont  la  pensée  du 
Christ.  Tout  autre  est  l'esprit  de  la  constitution  de  l'Église,  tout 
autre  l'esprit  du  gouvernement  laïque.  Toi  dont  l'inteUigenee 
est  absorbée  par  les  soins  de  la  guerre,  tu  ne  peux  rien  connaî- 
tre à  nos  dogmes,  et  voici  qu'il  faut  que  je  te  fasse  comprendre 
en  quoi  diffèrent  le  palatium  et  le  temple,  le  pontife  et  l'empe- 
reur. » 

On  voit  qu'entre  l'empereur  et  le  pape,  la  question  se  posait 
enfin  avec  la  plus  grande  netteté.  L'empereur  prétendait  au  titre 
de  prêtre  ;  le  pape  le  lui  déniait.  Le  prince  se  croyait  le  droit  de 
dogmatiser  et  [de  rendre  obligatoires  ses  décisions  en  matière 


—  261  — 

religieuse,  comme  il  faisait  ses  édlts.  Le  pape  attribuait  à 
l'Église  seule  ce  droit.  Ni  l'empereur  ne  voulait  rien  céder  de  son 
autorité  qu'il  considérait  comme  indivise  et  absolue  dans  tous 
ies  cas  ;  ni  le  pape  ne  voulait  admettre  un  laïque  à  participer 
aux  prérogatives  des  clercs.  Le  droit  ancien  et  le  droit  nouveau 
étaient  aux  prises,  sans  qu'aucun  des  deux  partis  se  prêtât  à  un 
accommodement,  sans  qu'une  solution  à  l'amiable  fût  devenue 
possible.  Cette  crise,  passée  à  l'état  aigu,  ne  pouvait  se  dénouer 
que  par  un  schisme. 

Pour  réduire  à  composition  le  pape,  et  l'isoler  en  Italie,  il  im- 
portait à  Léon  de  lui  enlever  la  dangereuse  alliance  des  Lombards, 
et  s'il  se  pouvait,  de  les  tourner  contre  l'Église.  L'exarque  Euty- 
chiuss'y  employa.  Il  entama  des  négociations  avec  Luitprand.  Il 
fit  comprendre  à  ce  roi  qu'il  était  d'un  mauvais  exemple  de  soute- 
nir un  rebelle  contre  son  souverain,  que  lui-même  avait  parmi 
les  siens  plusieurs  ducs,  dont  la  fidélité  était  incertaine,  et  qui 
pouvaient  être  tentés  d'imiter  la  révolte  de  l'évêque  de  Rome. 
Il  s'offrit  à  l'aider  de  ses  forces  pour  faire  rentrer  dans  le  devoir 
les  ducs  de  Spolète  et  de  Bénévent,  qui  avaient  secoué  le  joug  et 
visaient  à  l'indépendance.  Luitprand  fut  si  bien  enlacé  par  les 
artifices  de  cette  diplomatie  byzantine,  qu'il  vint  camper  devant 
Rome,  au  Champ  de  Mars,  et  promit  d'ouvrir  la  ville  à  l'exar- 
que. Le  pape  affronta  en  face  le  péril.  Renouvelant  l'exemple 
donné  en  pareille  occasion  par  Grégoire  le  Grand,  il  alla  trouver 
le  roi  dans  sa  tente.  Il  lui  montra  dans  l'empereur  son  véritable 
ennemi  ;  peut-être  essaya-t-il  de  tenter  la  cupidité  du  barbare 
en  faisant  briller  à  ses  yeux  l'espoir  probable  de  succéder  aux 
Byzantins  en  Italie.  Luitprand  gagné,  déposa  aux  pieds  du  pape 
son  épée,  son  baudrier  et  son  bouclier.  Le  plan  de  l'empereur 
était  déjoué. 

A  la  même  époque,  un  certain  Tibérius  soulevait  les  popula- 
tions italiennes  et  se  faisait  proclamer  empereur.  Il  parvint  à 


—  262  — 
séduire  quelques  villes  de  la  côte  ligurienne.  Le  pape  se  servit  de 
Luitprand  pour  en  défaire  l'Italie.  Tibérius  fut  tué  et  sa  tète  fut 
envoyée  à  Constantinople.  Léon  l'Isaurien  ne  se  laissa  pas  fléchir 
par  cette  preuve  suprême  de  soumission  (1).  Il  publia  un  nouvel 
édit  contre  les  idoles,  plus  rigoureux  que  les  précédents,  chassa 
de  son  siège  le  patriarche  Germanus,  qui  s'était  efforcé  de  ra- 
lentir ses  fureurs,  et  triomphant  d'une  violente  émeute,  il  fit 
élire  à  sa  place  Anastase. 

La  patience  de  Grégoire  II  était  à  bout.  Il  assemble  un  synode 
à  Rome,  refuse  de  reconnaître  Anastase,  lance  contre  lui  l'ana- 
thème  et  frappe  l'empereur  lui-même  d'une  sentence  d'excom- 
munication. Il  défendait  en  même  temps  aux  Italiens  de  payer  le 
tribut,  et  les  déliait  du  serment  de  fidélité  à  l'empire  [730]  (2). 

C'était  là  un  acte  de  rébellion,  un  crime  de  lèse-majesté  inoui 
dans  les  annales  de  l'empire  et  de  l'Église.  Pour  la  première  fois 
un  évêque,  un  sujet  rompait  solennellement  les  liens  qui  l'unis- 
saient à  son  souverain  ;  pour  la  première  fois  un  pape  usurpait 
une  autorité  politique  qu'il  ne  tenait  d'aucune  investiture,  s'in- 
terposait entre  l'empereur  et  les  sujets  de  l'empire,  et  dispensait 
ceux-ci  du  premier  et  du  plus  strict  de  leurs  devoirs.  Il  faisait 
plus  qu'encourager  la  désobéissance,  il  l'ordonnait,  il  en  faisait 
l'obligation  de  tout  vrai  chrétien.  D'où  lui  venait  cette  téméraire 
audace?  Où  puisait-il  ce  droit  inconnu  à  ses  prédécesseurs  et 
contraire  au  droit  de  l'empire?  L'autorité  spirituelle  empiétait 
sur  la  temporelle.  Elle  se  déclarait  antérieure  et  supérieure  à 
celle-ci.  Sans  doute  l'empereur  avait  donné  le  premier  l'exemple 
de  cette  confusion  du  pouvoir,  en  entreprenant  sur  le  domaine 
ecclésiastique.  Mais  il  pouvait  invoquer  pour  lui  tout  le  passé  de 


(1)  Liber  pontificalis,  Vita  Gregorii  II. 

(2)  Liber  pontificalis,  Vita  Gregorii  II.  —  Theopb.,  Chronic,  p.  338,  éd.  1665. 
Cedrenus,  t.  I,  p.  455,  éd.  1647.  —  Zonaras,  etc. 


—  263  — 

Rome.  En  rendant  coup  pour  coup  le  pape  proclamait  un  prin- 
cipe nouveau.  Avant  la  fidélité  due  à  l'empereur,  il  plaçait  la 
fidélité  due  à  l'Église.  De  la  hauteur  de  ce  principe  il  dominait 
le  pouvoir  séculier  et  le  condamnait.  Il  s  "élevait  au-dessus  de  lui 
pour  affirmer  son  indépendance  en  tant  que  prêtre  et  chef  de 
l'Église  et  se  dégager  de  liens  solennellement  scellés  par  les  siè- 
cles. Son  excuse  était  la  nécessité  et  le  salut  de  la  chrétienté.  Lui 
aussi  il  tournait  à  son  profit  cette  vieille  maxime  du  droit 
romain  :  «  Le  salut  de  la  république  chrétienne  est  la  seule  loi.  » 
Issue  fatale,  dira-t-on;  non,  mais  issue  logique  que  tout  faisait 
prévoir,  que  tout  préparait  dans  le  passé. 

Le  pape  comprit  qu'il  était  perdu  s'il  ne  cherchait  des  protec- 
teurs autour  de  lui.  Si  grande  que  fût  son  autorité  dans  l'Église, 
sa  faiblesse  réelle  était  plus  grande  encore.  Il  ne  se  dissimulait 
pas  qu'il  était  à  la  merci  de  la  première  armée  qui  débarquerait 
à  Ostie,  et  que  les  Romains  ne  pouvaient  le  défendre,  réduits  à 
leurs  seules  forces.  Il  avait  trop  souvent  éprouvé  la  versatilité  et 
la  perfidie  des  Lombards  pour  se  fier  à  eux.  La  récente  expédi- 
tion de  Luitprand  lui  avait  ouvert  les  yeux  ;  il  savait  qu'il  ne 
fallait  pas  faire  fond  sur  ces  princes  avides  et  sans  scrupules. 
Mais  plus  loin,  par-delà  les  Alpes  une  puissance  avait  grandi, 
dont  le  nom  était  dans  toutes  les  bouches,  les  Francs,  qui  par 
une  victoire  décisive  sur  les  Musulmans,  venaient  de  se  révéler 
comme  les  sauveurs  de  la  chrétienté.  Grégoire  II  s'adressa  à  leur 
chef  et  le  supplia  de  sauver  Rome  de  la  fureur  .de  l'empereur. 
Entré  dans  la  voie  des  usurpations,  il  ne  pouvait  s'arrêter  sans 
se  perdre,  et  avec  lui  l'Église.  Il  envoya  à  Charles  Martel  le  titre 
de  consul  (731). 

Dès  lors  le  schisme  politique  est  accompli.  Vainement  Gré- 
goire III  essaya  une  dernière  fois  de  la  conciliation.  Vainement 
Constantin  Copronyme  par  ses  sanguinaires  exécutions  tenta 
d'effrayer  l'évèque  de  Rome.  Vainement  l'impératrice  Irène, 


—  264  —  " 

sentant  la  moitié  du  monde  lui  échapper,  convoqua  le  concile  de 
Nicée,  qui  condamna  les  iconoclastes.  Ni  la  crainte,  ni  la  séduc- 
tion n'eurent  prise  sur  la  ferme  résolution  des  papes.  Ils  com- 
prenaient qu'ils  étaient  désormais  sauvés  et  des  Grecs  et  des 
Lombards  par  l'appui  des  Francs,  et  par  eux  invincibles.  Aussi, 
la  séparation  fut  définitive  et  irrémédiable.  —  Mettant  le  com- 
ble à  sa  reconnaissance,  le  pape  Léon  III  devait  poser  sur  la  tête 
du  roi  des  Francs  la  couronne  d'empereur,  qui  depuis  des  siè- 
cles n'avait  appartenu  qu'aux  césars  de  l'Orient. 


CONCLUSION. 


Il  est  inutile  de  pousser  plus  avant  l'histoire  des  conflits  sur- 
venus entre  Rome  et  Byzance,  entre  le  pape  et  l'empereur.  Aussi 
bien,  du  jour  où  par-delà  les  Alpes,  dans  cette  Gaule  qui  s'orga- 
nisait sous  la  main  puissante  des  chefs  de  l'aristocratie^  austra- 
sienne,  les  papes  ont  fait  entendre  leur  appel  désespéré,  et  im- 
ploré des  protecteurs  et  des  vengeurs,  la  solution  est  trouvée. 
Qu'importent  désormais  les  fureurs  inutiles  des  empereurs  byzan- 
tins? Qu'importent  les  menaces  et  la  foi  chancelante  des  Lom- 
bards ?  Le  peuple  qui  a  brisé  le  flot  des  invasions  musulmanes 
et  imposé  des  digues  à  l'islamisme  débordant  de  l'Espagne,  saura 
bien  garantir  au  chef  de  l'Église  l'indépendance  et  plier  sous  sa 
domination  les  souverains  de  Pavie.  Pour  prix  de  ces  services,  les 
papes  permettront  aux  chefs  austrasiens  de  porter  la  main  sur 
cette  couronne,  apanage  des  mérovingiens  dégénérés  et  qu'une 
antique  vénération  a  protégée  jusqu'à  ce  jour  contre  leurs  en- 
treprises. Les  papes  paieront  largement  leur  dette  de  reconnais- 
sance. De  ces  maires  du  palais,  hier  encore  chefs  obscurs  d'une 
nation  barbare,  ils  feront  des  rois,  bientôt  des  empereurs.  Des 
temps  nouveaux  s'ouvrent  pour  l'histoire  de  l'Occident.  A  cette 
date  de  Noël  799,  où  Charleraagne  reçut  de  Léon  HI  l'onction 


—  266  — 

impériale,  on  pourra  dire  que  le  passé  a  vécu  et  que  l'ère  mo- 
derne commence. 

Il  a  fallu  cinq  siècles  pour  consommer  cette  immense  révolu- 
tion. Nous  avons  essayé  dans  ce  travail,  d'en  démêler  les  origi- 
nes. Nous  avons  montré  les  États  antiques  en  possession  du  droit 
religieux,  et  la  magistrature  participant  au  sacerdoce.  Ce  droit, 
l'État  ne  s'en  dessaisit  à  aucune  époque  de  l'histoire.  Les  rois  de 
Rome  disposent  des  choses  saintes,  distribuent  les  fonctions  reli- 
gieuses, surveillent  les  collèges  de  prêtres.  Le  pouvoir  religieux 
se  partage  il  est  vrai  entre  le  pontife  et  l'État,  mais  l'État  ne 
laisse  pas  d'avoir  la  haute  main  sur  la  religion  et  sur  ses  minis- 
tres. Ceux-ci  n'exercent  qu'une  autorité  déléguée,  contenue 
dans  d'étroites  limites,  et  dont  il  ne  leur  est  pas  permis  d'abuser. 
Ils  président  aux  fêtes  et  aux  cérémonies  du  culte  ;  mais  le  sénat 
les  décrète.  Ils  ont  la  garde  des  livres  saints  ;  mais  ils  ne  peu- 
vent les  ouvrir  et  interroger  leurs  oracles  sacrés  que  sur  l'in- 
jonction expresse  qui  leur  est  faite  par  les  représentants  de  l'au- 
torité publique.  Ils  ne  possèdent  aucun  droit  d'initiative,  ils  sont 
réduits  au  simple  rôle  de  collège  consultatif.  L'État  seul  a  l'Im- 
perium. 

Les  empereurs  cumulent  les  pouvoirs  des  souverains  pontifes, 
et  ceux  qu'ils  tiennent  de  la  volonté  du  peuple  et  du  sénat.  En 
eux  se  concentre  l'autorité  absolue  en  matière  religieuse.  Ils  ont 
à  la  fois  le  droit  d'initiative,  le  pouvoir  consultatif,  le  pouvoir 
exécutif.  Ils  proscrivent  les  cultes  funestes  et  dangereux  ;  ils 
déchaînent  la  persécution  contre  les  chrétiens  en  qui  ils  voient 
des  ennemis  de  l'Etat.  Leur  législation  témoigne  de  leur  zèle. 
Ils  sont  véritablement  prêtres  et  rois,  les  maîtres  des  conscien- 
ces et  de  la  vie  de  leurs  sujets.  Leurs  décisions  font  loi  de  leur 
vivant,  et  après  leur  mort  le  ciel  s'ouvre  pour  eux  par  l'apo- 
théose. 

Les  empereurs  chrétiens  n'abdiquent  aucun  des  droits  qu'ont 


—  267  — 

exercés  leurs  prédécesseurs  païens.  Ils  dominent  la  société  laïque 
et  la  société  ecclésiastique.  Ils  se  parent  encore  du  titre  de  prê- 
tres-rois. Ils  se  croient  les  chefs  du  culte  nouveau,  comme  si  rien 
n'était  changé  autour  d'eux.  Ils  siègent  en  évêques  au  milieu  des 
évêques.  Ils  continuent  à  recevoir  les  adulations  de  la  foule,  qui 
les  proclame  les  successeurs  des  apôtres.  Christs  vivants  en  qui 
s'incarne  temporairement  la  puissance  divine  et  qu'éclaire  Dieu 
lui-même  de  ses^rayons.  Ils  abandonnent  aux  prêtres  le  soin  de 
distribuer  les  sacrements  et  d'accomplir  le  sacrifice,  mais  eux- 
mêmes  approchent  du  saint  des  saints,  et  s'entretiennent  avec 
lui  dans  le  silence  mystérieux  du  sanctuaire.  Ils  jouissent  de 
privautés  dont  les  laïques  sont  exclus,  ils  entrent  en  partage  des 
privilèges  réservés  au  sacerdoce.  Après  leur  mort,  l'apothéose, 
comme  au  temps  du  paganisme,  entr'ouvre  pour  eux  la  voûte 
céleste,  où  ils  vont  grossir  les  légions  d'anges  et  de  saints,  pro- 
mis comme  eux  aux  éternelles  délices. 

Non  contents  des  honneurs  religieux  dont  le  monde  byzantin 
les  environne,  ils  exercent  en  réalité  l'autorité  souveraine  en 
matière  de  foi.  Ils  dictent  des  lois  à  l'Église,  ils  règlent  la  disci- 
pline du  clergé,  ils  remplissent  leurs  codes  de  prescriptions  reli- 
gieuses. Pour  résoudre  les  difficultés  que  l'interprétation  du 
dogme  fait  naître,  ils  réunissent  dans  des  assemblées,  appelées 
conciles,  les  évêques  et  les  docteurs  dont  il  leur  plaît  de  prendre 
les  avis.  Ils  président  à  leurs  séances,  dirigent  leurs  délibéra- 
tions, sanctionnent  leurs  décrets.  Les  canons  prennent  place 
dans  la  législation,  et  revêtus  de  l'autorité  qu'ils  leur  communi- 
quent, deviennent  obligatoires,  et  engagent  le  monde  catholique 
tout  entier.  Ils  distribuent  comme  autrefois  les  dignités  sacer- 
dotales, ou  ne  laissent  à  l'élection  des  pasteurs  chrétiens  qu'une 
liberté  illusoire.  Ils  vont  plus  loin  encore.  S'ils  proscrivent  l'hé- 
résie et  s'ils  se  font  inquisiteurs  de  la  foi,  ils  prétendent  aussi 
interpréter  le  dogme  et  imposer  leurs  solutions.  Chaque  empe- 


—  268  — 

reur  de  Byzance  est  doublé  d'un  théologien.  Ils  introduisent 
l'arbitraire  dans  les  matières  de  la  foi.  Comme  ils  ont  accepté  le 
christianisme,  ils  croient  pouvoir  le  réformer  à  leur  gré,  et  plier 
à  leurs  fantaisies  et  à  leurs  subtilités  le  texte  immuable  fixé  par 
les  grands  conciles. 

Mais  alors  se  dresse  devant  eux  une  autorité  d'abord  humble 
et  dédaignée,  celle  des  pontifes  de  Rome.  Malgré  les  césars, 
s'opère  insensiblement  sous  leurs  yeux,  la  séparation  du 
pouvoir  religieux  et  du  pouvoir  politique.  On  laisse  à  César 
ce  qui  est  à  César,  pour  rendre  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu. 
Le  pape  devient  le  véritable  vicaire  du  Christ  et  dépouille  de  ce 
titre  emprunté  la  majesté  impériale.  Le  centre  de  la  catholicité 
se  déplace  et  de  Constantinople  passe  à  Rome.  Au  milieu  des  ré- 
volutions religieuses  et  des  hérésies  que  déchaîne  le  caprice  des 
souverains  orientaux,  c'est  la  papauté  qui  représente  la  tradi- 
tion et  l'unité.  Autour  des  évêques  de  Rome  se  groupent  et  se 
serrent  ceux  dont  la  conscience  s'alarme  de  nouveautés  impies 
et  qui  veulent  mettre  la  religion  à  l'abri  des  changements  et  des 
tempêtes  politiques. 

L'antagonisme  des  deux  pouvoirs  rivaux  s'accuse  dans  la 
lutte.  Sommé  d'obéir  aux  décrets  du  prince  et  d'abjurer  sa  foi, 
le  pape  proteste  et  résiste.  Ces  résistances  sont  maintes  fois  pu- 
nies par  les  supplices  et  l'exil.  Vient  enfin  le  jour  où  la  papauté, 
plus  forte,  n'a  rien  à  craindre  des  menaces  des  empereurs.  Une 
puissance  grandit  auprès  d'elle,  qui  sera  son  recours,  et  son  ap- 
pui dans  le  danger.  Le  monde  alors  se  déchire  ;  c'en  est  fait  de 
l'unité  de  l'empire.  Tout  l'Occident  reste  fidèle  à  Rome.  L'Orient 
se  courbe  sous  l'omnipotence  des  souverains  de  Byzance.  Le  pape 
se  donne  à  de  nouveaux  maîtres,  qu'il  espère  plus  dociles  et  qu'il 
pense  dominer  à  son  tour.  Par  une  usurpation  hardie,  il  ôte  et 
donne  des  couronnes,  il  fait  des  consuls,  des  patrices,  des  rois, 
des  empereurs.  D'où  lui  vient  cette  prétention  inouïe,  et  de 


—    2(VJ   — 

(luelle  source  inconnue  tient-il  ses  droits?  De  Dieu  seul,  «  par 
qui  les  rois  régnent  ».  C'est  là  le  fait  capital  de  l'histoire  du 
nio.yen-à<j;e.  A  cette  lueur  imprévue,  les  temps  nouveaux  s'éclai- 
rent. Du  même  coui)  les  papes  fondent  l'empire  carlovingien,  qui 
va  rendre  la  vie  aux  nations  occidentales  engourdies  dans  la 
barbarie,  et  ils  assurent  l'indépendance  de  l'Église.  Ils  procla- 
ment la  supériorité  du  pouvoir  spirituel  sur  le  pouvoir  tempo- 
rel. Ce  n'est  pas  tout  encore.  Au  schisme  politique  consommé 
l)ar  les  papes,  répond  le  schisme  religieux  consommé  par  les 
empereurs  d'Orient.  Cette  seconde  révolution  est  la  conséquence 
et  la  revanche  de  la  première.  Élevée  si  haut,  l'autorité  de  l'évê- 
que  de  Rome  est  incompatible  avec  l'autorité  impériale.  Rome  a 
enlevé  à  Constantinople  la  moitié  de  ses  sujets,  Byzance  sous- 
trait à  l'obédience  de  Rome  la  moitié  de  ses  fidèles.  Pendant  que 
le  pape  préside  aux  destinées  de  l'Église  d'Occident,  l'empereur, 
héritier  de  la  tradition,  demeure  le  chef  de  l'Église  d'Orient. 
Rien  ne  saurait  plus  rapprocher  les  deux  anciennes  capitales  du 
monde.  Elles  vivent  d'une  vie  propre,  indépendante,  animées  de 
principes  inconciliables.  Nulle  ne  consent  à  abdiquer.  Et  l'antago- 
nisme persiste  à  travers  les  âges  ;  les  nations  issues  de  Constan- 
tinople restent  fidèles  à  la  tradition  byzantine,  tandis  que  Rome 
ira  développant  son  principe  et  le  poussant,  à  travers  des  siècles 
de  grandeur  et  de  misère,  à  ses  conséquences  extrêmes.  Encore 
aujourd'hui,  le  divorce  n'a  pas  cessé  entre  les  deux  Églises. 


TABLE  DES  MATIERES 


PREMIERE   PARTIE. 

I.  —  De  l'Imperium  en  matière  religieuse ,  depuis  l'origine  de  Rome 

jusqu'à  l'empereur  Gratien 1 

II.  —  Ce  qu'il  reste  de  la  dignité  pontificale  aux  empereurs  chrétiens  de 

Byzance 37 

III.  —  De  l'apothéose  des  empereurs  chrétiens  de  Byzance 67 

rV.  —  Le  patriarche  de  Constantinople 83 

DEUXIÈME   PARTIE. 

I.  —  L'empereur  législateur  en  matière  religieuse , 117 

II.  —  L'empereur  et  les  conciles i35 

III.  —  De  la  juridiction  impériale  en  matière  religieuse 165 

IV.  —  De  l'investiture  des  évêques 183 

TROISIÈME  PARTIE. 

I.  —  L'empereur  et  le  pape 199 

II.  —  Les  conflits 221 

Conclusion 265 


Clermont-Ferrand,  typographie  Momt-I^cis,  rae  Barbançon,  2. 


ERRATA 


Page  4,  ligne  17,  riii  lieu  de  -.  comices,  par  Iribus,  lire  .-  comices  par  triinis. 

l'âge  7,  ligne  l(J,  au  lion  de  -.  quel  qu'ait  été,  liro  -.  quelle  qu'ail  r-ié. 

Page  9,  note  2,  au  lieu  de  :  injussa  populi,  lire  .-  injussu  populi. 

Page  :55,  note  3,  au  lieu  de  :  nec  liœredici,  lire  -.  nec  lueretici. 

Page  40,  note  2,  au  lieu  de  -.  pape  Agalon,  lire  -.  pape  Agallion. 

Page  37,  note  2,  au  lieu  de  :  dum  patriarchalem,  lire  -.  tum  palriarclialem. 

Page  68,  note  1,  au  lieu  de  .-  Frestal  de  Goulanges,  lire  :  Fustel  de  Coulanges. 

Page  81,  ligne  i3,  nu  lieu  de  .-  dans  l'Iiervon,  lire  -.  dans  l'herooii. 

Page  83,  note  1,  au  lieu  de  .•  du  8"  concile,  lire  .-  du  l"  concile. 

Page  142,  ligne  24,  au  tien  de  :  Grille,  lire  :  Cyrille. 

Page  171,  note  2,  au  lieu  de  :  credilor,  lire  :  creditos. 

Page  174,  ligne  28,  au  lieu  de  -.  dépossédée,  lire  :  dépossédé. 

Page  183,  ligne  8,  au  lieu  de:  quatrième  concile   de  Nicée,  lire  -.   quatrième 
canon  du  concile  de  Nicée. 

Paire  li>j,  note  2,  au  lieu  île  :  appellant  tiara,  lire  .-  apiiellant.  —  Tiara. 


La   Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 

Echéance 

Celui  qui  rapporte  un  volume 
après  la  dernière  date  timbrée 
ci-dessous  devra  payer  une  amen- 
de de  cinq  cents,  plus  deux  cents 
pour   chaque    jour   de    retord. 


The  Library 
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Date   due 

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or  before  the  last  date  stamped 
below  there  will  be  a  fine  of  five 
cents,  and  an  extra  charge  of  two 
cents  for  eoch  additional  doy. 


^ 


UOV  2  5197(1 


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Echéance 


The  Library 
Univers! ty  of  Ottawa 
Date  Due 


DEC  15  ^80  ^ 


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ZI04 


B    R 


1     7    0 


•     C    3    3  18    7    9 

CflSQUET,  OfHEDEE 

DE         L.    AUTORITE 


LOUIS 
IPIPERIPL 


^ 


CE     8R        0170 

s,G3  3     187  9 

COO   GASQUET,  AME  DE     L» AUTOR 

ACC#  1416101