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EUROPÉENNE
DANS SES RAPPORTS
AVEC LA PROSPÉRITÉ FUTURE DES COLONIES,
PAR S. LEINSTANT,
auteur de l’Essai sur les moyens d’extirper les préjugés des blancs contre
lu couleur des Africains et des sang-mélés : ouvrage couronné par la société
française pour l'abohtion de l'esclavage.
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PARIS
FRANCE, ÉDITEUR,
15, QUAI MALAQUAIS.
1850.
POGRAPHIE DE PREVOT ET DROUAT
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L'ÉMIGRATION
EUROPÉENNE
DANS SES RAPPORTS
AVEC LA PROSPÉRITÉ FUTURE DES COLONIES,
PAR S. LINSTANT,
auteur de l’Essai sur les moyens d'eatirper Les préjugés des blancs contre
la couleur des Africains et des sang-mélés : ouvrage couronné par la société
française pour l'abolition de l'esclavage.
PARIS.
FRANCE, ÉDITEUR,
15, QUAI MALAQUAIS.
1850.
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Ligne 7. Au lieu de : que leur à imposé, lisez : que lui a
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2.alanote.
imposé.
rendus compte, lisez :rendu compte.
les individus d’origine africaine ,
hisez : les individus libres d’ori-
gine africaine.
dans cette communauté , lisez
dans notre communauté.
remarquons le, lisez : ainsi, re-
marquons le.
le fait d’un, etc., lisez : le fait ex-
ceptionnel d’un, etc.
constituées comme sont, lisez
constituées comme le sont.
de contraindre, lisez : qu’il le se-
rait de contraindre.
si l’affranchi rendu, lisez : que les
affranchis rendus.
une permanence d'ouvriers, per-
manence sans laquelle, lisez
cettepermanence d'ouvriers sans
laquelle.
et qui est incertain, lisez : sans être
certain.
mais toutes ces erreurs, lisez :
sans doute toutes ces erreurs.
absurbes, lisez : absurdes.
furent péremptoires, lisez : étaient
péremptoires.
ont crié merci, lisez : criant merci.
n’ont-ils pas dit, lisez : n’avaient-
ils pas dit.
couronne à la fin leurs efforts,
lisez : couronne leurs eflorts.
que le mérite seul, lisez : le mérite
seul.
intitulé, lisez : intitulés,
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CHAPITRE L
Nous sommes entre deux mondes; entre un monde
qui finit, et un monde nouveau qui commence‘, a
dit un des grands penseurs des temps moder-
nes. Ces paroles semblent aujourd’hui plus par-
ticulièrement applicables aux colonies de l’A-
tlantique. Pendant des siècles la population de
ces îles était alimentée par de nouvelles impor-
tations de nègres que la cupidité européenne al-
lait ravir à la terre natale; et comme un coin
soumis sans relâche au balancier de l'esclavage,
l'Afrique envoyait chaque année sa monnaie
A
1 Encyclopédie nouvelle, art. Égalité de P. Leroux.
À
ARR
humaine combler le déficit de l'Amérique. Mais
dans ces temps de ténèbres où la traite était au-
torisée par ordonnances royales, où ce grand
crime s'organisait, où la société cherchait pour-
tant à se reconstituer, ce n'était pas l'esclavage,
mais la liberté qui était l'exception; le blanc
d'Europe y était soumis comme Île noir d'A-
frique; c'était le monde de l'inégalité, des cas-
tes, des priviléges, des supersüitions, des préjugés
de tous genres: c’est ce monde qui finit. L’es-
prit humain à marché : le blanc libre d'Europe
réclame pour son frère noir le partage égal
des droits inhérents à toute créature humaine.
L'homme commence à comprendre la solidarité
qui unit tous les membres de la grande com-
munauté: c'est le monde nouveau qui surgit.
L'arbre de l'esclavage et des préjugés est frappé
de mort; el si nous apercevons sur sa Cime fou-
droyée quelques rameaux encore verts, c'est
qu'ils se nourrissent du dernier suc qui s’y
trouve: mais ils ne tarderont pas eux-mêmes à
tomber avec un tronc où la vie a disparu.
L'œuvre de justice s’est accomplie. La France
républicaine ne pouvait se laisser plus longtemps
dépasser par l’aristocratique Angleterre, dans la
voie de l’humanité; elle s’est montrée fidèle à
ses généreuses traditions. La philanthropié a fait
son devoir ; mais ce n’est pas assez pour quelques
*
UNS
gouvernements de. déclarer que l'esclavage ne
souillera plus aucune terre de leur domination.
Les nations qui ont favorisé la traite, qui l'ont
subventionnée , qui ont fait de l'esclavage un
moyen d'augmenter leurs revenus, ces nations
ont aujourd'hui un acte de réparation à accom-
plir. Dans les tribunaux ordinaires, et pour des
intérêts comparativement minimes, on n'agit pas
autrement. Il faut que les colonies soient repla-
cées dans une condition telle, qu’elles oublient
les temps d'aveuglement où elles croyaient l’es-
clayage nécessaire à leur existence; 1l faut que
tous les intérêts soient sauvegardés; car Les colo-
nies ne doivent point porter seules la faute de
leurs métropoles. L'Europé semble l'avoir com-
pris. Les esprits sérieux se préoccupent de l’ave-
nir de ces possessions d'outre-mer, de leur déve-
loppement, de celui de cette race nègre que la
traite y a implantée; ils fixent avec anxiété leurs
regards vers ces régions placées pendant si long-
temps en dehors du droit et dela justice. Ah! ce
n'est plus l’avide curiosité de quelques oisiis tou-
jours empressés à recueillir les fantastiques récits
de pays lointains; ce n'est plus la sordide activité
de marchandsicherchant de nouveaux débouchés
pour leurs produits ; c’est l'inquiétude de nations
qui reViennent à un meilleur sens de leurs de-
voirs, et qui, sachant qu'elles ont imposé de
grands crimes à leurs colonies, veulent expier
les maux qu'elles y ont provoqués: ce sont des
chrétiens courant au tribunal de la pénitence.
Ce sentimént de justice et de charité s'étendra un
jour sur les autres nations assez malheureuses
pour faire de l'esclavage colonial un système de
gouvernement. L'exemple de la France et de
l'Angleterre ne sera pas perdu pour l'humanité.
Alors les cieux se réjouiront; l'Éthiopie libre
élèvera glorieuse ses mains vers le Dieu qu'elle
aura enfin appris à connaître, et, dans la ferveur
et l'abondance desa foi, chantera Hosanna, et té-
moignera de nouveau de la grandeur et de la toute-
puissance du Créateur.
L'avénement de toute une population d' escla-
ves à la liberté soulève déjà plus d’une question
d'économie politique; il n’est qu'un premier pas
vers les réformes qui doivent être introduites
dans le régime colonial des nations européen:
ness 1 #5
L'esclavage qui existait aux Antilles, cet es-
clavage dont une seule classe d'individus portait
le poids, avait tellement faussé le jugement des
Européens qui y abordaient, que ceux-ci avaient
fini par croire que la servitude devait être de tous
temps le sort de l'Africain. Ils s'étaient imaginé
que par cela seul qu'un homme avait une peau
noire et des cheveux crépus, il n'était pas sem-
» |
EE
blable à eux, et n'était point suscepuble de dé-
velopper le peu d'intelligence qu'ils daignaient
lui reconnaître ; que l'esclavage était un bienfait
pour ces êtres déshérités. Ceux qu ‘aveuglaient
des intérêts mercantiles, propageaient ces fausses
doctrines, croyant par là justifier leur participa-
ton à celte œuvre honteuse. Et s’il sortait des
rangs de ces esclaves ignorants et abrutis un
nègre illustre, on s'empressait, lorsqu'on ne pou-
vaitétouffer son génie, de le présenter comme
une rare exception à la règle générale posée par
l'orgueil et les préjugés. Des théologiens, des
hommes revêtus du sacerdoce, mais habitués à
flatter les pouvoirs temporels dans un intérêt de
_ corps, ne‘craignirent pas d'entrer dans cette lice
de sang, et, invoquant les saintes Écritures, de
proclamer que l'esclavage et la dégradation des
noirs devaient être aussi éternels que la malédic-
lion prononcée contre Cham et sa postérité ; que
« quiconque est né esclave ou le devient, doit
« moins considérer l'instrument dont Dieu se
« sert pour le réduireen servitude, que Dieu lui-
« même, qui se sert de cet instrument, » enfin
« qu'il serait bien que l’on achetât tous ces mi-
« sérables nègres, et qu'on en dépeuplât l'Afri-
« que, pour en peupler l'Amérique, ne düût-il
« résulter le salut que d’un seul être pour lequel
« Dieu ne fait pas difficulté de bouleverser quel-
Ps.
ss Qu
« quefois des royaumes entiers’. » ‘D'autres,
consultant la science, prétendirent, par l'inspec-
tion comparative des crânes et des lignes facrales
de diverses races, prouver l'infériorité intellec-
tuelle du nègre; et tous, arrivant à la même con-
clusion, ils déclarèrent que la race africaine de-
vait à tout jamais rester dans l'esclavage que leur
a imposé la race blanche, plus perfectionnée et
plus intelligente. Alors on vit dans les idées une
grande confusion. On se demandait si la religion
n’était pas une vaine simagrée inventée pour tenir
dans la soumission les imaginations faibles et
timorées; si la philosophie, sa fidèle compagne,
n'était pas un vain jeu d'esprit propre à amuser
les oisifs. Mais béni soit Dieu : la religion et la
philosophie ont triomphé des rêveries des hom-
mes; la science, appuyée de l'observation, a re-
pris le cours de ses déductions logiques. Qui ose-
rait donc aujourd’hui soutenir qu'un être humain,
quelle que soit l’étroitesse de son intelligence, la
paucité de ses idées, doive être la propriété, la chose
d'un autre être humain dont les capacités se-
raient plus développées ? Ceux-là mêmes dont les
préjugés étaient plus intéressés dans cette ques-
tion, courbent la tête devant le Se à principe de
À
1 Dissertation sur la traite el le commerce des ste pp.
>, 20, 67, 120, 167. ii
ui
. légalité. Eh bien! « dans l'ordre de la nature
_« telle qu’elle se révèle anjourd’hui à notre intel-
« ligence, les conséquences légitimes de ce prin-
« cipe, quelles qu’elles soient, se réaliseront’. »
Oui, elles se réaliseront; car la France, qui repré-
sente l'idée en Europe; n’a pas inutilement placé
dans la balance le poids de son exemple.
- Après l'abolition de l'esclavage, la première ré-
forme à introduire dans les colonies, doit être di-
rigée vers l'agriculture. Une nouvelle organisation
du travail doit y remplacer l'ancien système basé
sur la force brutale; car le proprede la servitude,
c’est d'arrêter tout perfectionnement, tout pro-
grès. Il faut qu'avec la liberté, la population tout
entière commence-une vie nouvelle, se développe
dans la loi, l'ordre et l'industrie.
Les gouvernements, en général, n'ont Jamais,
je crois, bien compris l'espèce de relations qui
doivent exister entre une métropole et ses colo-
nies. Fondés à une époque où les notions exac-
tes d'économie politique étaient fort peu connues,
encore moins répandues, ces établissements d'ou-
tre-mer n'étaient considérés que comme moyens
d'aider au développement de l'industrie métro-
politaine. Il a donc fallu les faire rapporter beau-
coup avec le moins de dépenses possible. Les :
il b ’ sf ‘+ . n -
1 Encyclopédie nouv.., art. Évalrite.
à 9 DE
D et Lt
inctivement adopté, à l égard: de
leurs esclaves, la manière de voir dé. l'Europe: à
l'égard des Antilles : et dans les îles où, en dépit
_ des traités solennellement jurés, il se fait encore
de nouvelles importations de nègres de l'Afrique,
l'existence de l’esclave est restreinte à des limites
extrêmement bornées. Cette ignorance des vrais
rapports qui lient les métropoles à leurs colonies,
a fait perdre à l'Angleterre ses bellés possessions.
du continent américain. NOTE
Les colonies françaises ne doivent pas être envi-
sagées autrement que les départements de. la
France. Elles doivent donc êtres régies par les
mêmes lois, soumises au même système d'admi-
nistration. Sous le régime de l'esclavage cela ne
pouvait être ; mais aujourd'hui, il n’y a que des
Français dans ces îles, ils ne doivent trouver sur
leur terre natale rien qui leur rappelle la dis-
tinction que l'erreur avait jadis établie entre eux
_et leurs frères d'Europe. Il ne doit désormais se
trouver dans les colonies françaises, ni blanc, ni
mulâtre, ni nègre, il ne doit y avoir que des Fran-
çais. 11 faut donc que toute haine, toute récri-
mination, vienne s’éteindre dans ce sentiment
. commun. Ne rappelons le passé que pour affer-
1 Cette opinion avait déjà été émise en 1791, par M. Gérard,
à l'assemblée nationale. Voyez Clavière, Adresse de la sociélé
des amis des noërs, p. 1153.
Th — 9 ET"
“mir le présent, et ‘trouver dans l'avenir des mo-
tifs d’ union et de fraternité. Malheur : à ceux qui
fermeraient leurs oreilles à toute voix amie, et
qui détourneraient leurs yeux de toute lumière |
L'esclavage forme à lui seul un mode simple
de gouvernement; là où les intérêts d'une portion
de la communauté, ayant pouvoir, richesse, par
conséquent, influence, sont les mêmes, bien peu
de règles suffisent pour diriger l’autre portion
privée non-seulement de ces avantages, mais
n'éprouvant même pas le désir de changer d'état.
Mais dans une société libre; que dis-je ? dans une
société qui passe subitement de l'esclavage à la
liberté, les règles deviennent plus compliquées,
plus nombreuses; car les lois seules y comman-
dent, et y remplacent la volonté du maître. La
moindre incertitude dans leur interprétation, la
moindre hésitation dans leur application, peut
être la cause de bien des malheurs qu'il est de
l'intérêt de l'humanité de prévenir.
IL était impossible qu'un événement aussi im-
portant que l'émancipation des esclaves dans les
colonies anglaises, eût lieu sans produire un
changement immense dans la condition sociale
de ces/contrées, et une certaine perturbation
dans leurs revenus. Les colonies françaises
éprouveront la même crise: c’est une conséquence
de l’état des choses qu'il faut savoir subir sans
. 1
hi AD ame #0,
se décourager, tout en cherchant les moyens lé-
gitimes de l'améliorer. On y arrivera par. l'étude
philosophique de l'histoire des Antilles, des in-
stitutions qui s'y sont implantées et de leurs mo-
difications à certaines époques de la colonisation.
C’est ce que les colons anglais n’ont pas fait. Agi-
tés de craintes dont ils ne se sont pas rendus
compile, et effrayés de ce que leurs propriétés ne
produisaient pas immédiatement après l'éman-
cipation, les mêmes revenus qu'au temps de
l'esclavage, 1ls se sont écriés qu'il fallait faire
venir de l'Afrique des travailleurs libres; ils ont
réussi à se faire voter, à cet effet, des fonds par
le parlement. Que la France se garde bien d'en-
trer dans cette voie obscure et dangereuse ; car
l'introduction de travailleurs africains aux An-
tilles ne produira aucun des heureux résultats
que le gouvernement qui la favorise se promet :
je vais plus loin, et je dis que cette mesure aura
sur l'avenir de ces îles l'influence la plus funeste
et la plus désastreuse. Non, l'immigration ne doit
pas se faire par l'Afrique, parce que la civilisation
ne peut pas venir de l'Afrique, et les colonies doi-
vent vivre et se développer dans la civilisation ;
elles l'attendent de l'Europe qui, en y envoyant
des travailleurs, continuera l'œuvre ‘d'améliora-
tion qui sè poursuit malgré les entraves mises
au progrès par la traite el l'esclavage.
% — 11 —
. En parcourant l'histoire de l'humanité, on est
frappé du mouvement migrationnel des peuples,
du nord. au sud, de l’est à l'ouest. Que les mi-
grations äient été forcées par la guerre et la
conquête; quelles aient été volontaires et pacifi-
ques par le commerce et la colonisation, tou-
jours est-1l que les peuples seraient restés sta-
tionnaires s'ils avaient persévéré dans leur
système d'isolement, système qui formait la base
de la politique de l'antiquité. Et comme nous
éprouvons un besoin d'autant plus vif d'entrer
en rapport avec les membres de la grande fa-
mille, à mesure que notre intelligence s’élève et
se développe, nous pouvons juger du degré de
civilisation d’une nation par la multiplicité et la
continuité de ses relations avec d'autres nations;
car, dit Herder, avec autant de poésie que de
vérité, .« la civilisation de l’est, de l’ouest, et du
« nord de l'Europe, est un arbre dont les raci-
« nes se trouvent dans Rome, la Grèce et l’Ara-
« bie' » Tant il est vrai que nous ne sommes
qu un anneau de la grande chaine du monde.
Retrouver et coordonner les parties détachées
de ce grand tout, voilà ce qui constitue la tra-
dition et le progrès : C’est le but que poursuivent
1 Herder, Idées sur la philosophie de l'hist. de l'humanité,
liv. 46, ch: 6. LA) |
D
les nations modernes, bien différentes, sous ce
rapport, des peuples anciens qui, renfermés-dans
leur égoïste individualité, considéraient comme
barbares, et traitaient comme ennemis, tous
ceux qui n’appartenaient pas à leur nationalité.
La politique de l'antiquité, engendrée par le po-
lythéisme païen, était le morcellement, la sépa-
ration, la division, tandis que l'esprit des temps
modernes, créé par le christianisme, est l'union,
la fraternité. iAieé,
Il y a entre les migrations anciennes et celles
qui s'opèrent de nos jours une différence qu'il
est nécessaire de faire ressortir. Dans l'antiquité;
ceux qui allaient volontairement s'établir en
pays étrangers, ou qui étaient contraints de s ex-
patrier, n'avaient qu'un court trajet à parcourir
pour arriver à leur destination. L'état imparfait
de la marine des anciens, leur ignorance de l’ai-
guille aimantée, tout leur faisait une loi de ne
jamais perdre de vue les côtes : ils ne pouvaient
donc aller bien loin planter leurs colonies. Il en
est autrement des migrations modernes. Les
émigrants ont aujourd'hui à s’aventurer sur des
mers orageuses et pleines de dangers, sur des
navires encombrés et par conséquent malsains;
leur transport est souvent l’objet d'une spécula-
tion mercantüle dans laquelle les émigrants sont
cruellement exploités; le voyage dure quelque-
— 18 —
fois plusieurs mois, et comme les agents de Fé-
migration ne paient pour le passage de ces mal-
heureux qu'une somme modique, ceux-ci ne re-
coivent qu'une nourriture chiche et parcimo-
nieuse, et 1ls sont privés de ces agréments, de ces
commodités, qui font parfois oublier, et rendent
toujours supportables, les ennuis et les fatigues
d'une navigation longue et périlleuse.
Les inconvénients que nous venons de signaler
sont communs à toutes les migrations modernes,
et quelle que soit la destination des colons. Mais
quand l'émigrant européen arrive, par exemple,
aux États-Unis d'Amérique, il trouve un climat
peu différent de celui de sa patrie; 1l en retrouve
presque les usages, les coutumes. Il se réconcilie
donc facilement avec ce nouveau pays, et se sent
plus disposé à surmonter les dégoüts, les diffi-
cultés généralement inséparables de toute colo-
nisation. Mais combien plus graves et plus dan-
gereux sont les caractères des migrations, lors-
que l'Européen aborde les plages brülantes de
l'Afrique ou des Antilles! Là, le climat, les usa-
ges, les mœurs, les coutumes, les produits du
sol, l'apparence même des habitants, en un mot,
tout ce qui s'offre à ses regards est nouveau pour
lui, et diffère complétement de ce qu'il était jus-
qu'alors accoutumé à voir. Son esprit et son
corps, placés sous des influences s1 subiles et si
Lu Ep Vi
diverses, requièrent des soins et des ménage-
ments que lui refuse malheureusément trop sou-
vent l’avidité de ses patrons, toujours empressés
à exploiter son industrie et son activité. La lan-
gueur, le découragement, et enfin la mort, sont
les suites inévitables de cette conduite impru-
dente et barbare. |
Il y a encore d'autres points communs aux
migrations anciennes et modernes. Dans l’anti-
quité, un des effets de l'établissement d'un peuple
chez un autre, était la transfusion réciproque de
leur civilisation, suivant le besoin respectif des
parties ; elle avait toujours lieu quelle que füt Ja
manière dont Ss'opérassent ces immigrations.
Les Romains admettaient volontiers au Capitole
les dieux des nations qu'ils avaient subjuguées.
Les vaincus se trouvaient ainsi, dans Rome, et
jusqu'à un certain point, dans leurs propres
foyers, au milieu de leurs amis et de leurs protec-
teurs. C'était un progrès immense sur la politique
d'exclusion adoptée par les peuples de cette épo-
que, et une des causes de la fortune de la ville
des Césars. Mais en même temps que la nation
la moins policée reçoit de l’autre les bienfaisants
effets de sa civilisation, elle transmet à son tour à
celle-ci quelques rayons de son génie particulier.
Le contact des peuples ne se fait pas impunément :
la Grèce vaincue transmit à ses rudes conquérants
— (D
la douceur de ses mœurs, ses arts, sa science,
sa littérature, et Rome ne commenca à s’enor-
gueillir: de léloquence de ses orateurs et des
œuvres de ses artistes, que lorsque les Grecs
caplüfs eurent communiqué la politesse et l’élé-
gance de leur goût aux grossiers habitants de la
ville éternelle.
Græcia capta-ferum victorem cepit, et artes
Intulit agresti Latio.
L2
a dit Horace :.
L'introduction des Africains aux Antilles, c est-
à-dire, au sein d'une société d'Européens, plus
civilisés qu'eux, à exercé une influence sensi-
ble sur les uns et les autres, et sur la société
coloniale tout entière. Mais si, d'un côté, l’A-
fricain s'est modifié d'une manière remarqua-
ble, si les traits de son visage se sont enno-
blis à mesure que son intelligence s’est déve-
loppée, d’un autre côté, l'Européen n'a pu se
soustraire complétement à la loi de l'Afrique.
Plus d’une pratique, considérée jusqu'aujourd'hui
comme exclusivement propre à la race nègre, à
été adoptée par la race blanche. Il n'était pas
rare de voir, dans les colonies, des créoles por-
ter des amulettes préparées par des mains nè-
gres, pour assurer leurs succès auprès des fem-
mes, ou pour se rendre invulnérables. «Il n’est
DLib. IE, epist. 1.
M LU,
presque aueun habitant, dit un auteur, qui
« n'affirme avoir en propriété un nègre assez sa-
« vant dans la connaissance des simples, pour
{ pouvoir, ou guérir une maladie, ou former
« un charme ‘. » Ces superstitions tendent à
disparaître, avec l'abolition de la traite, dans cer-
taines colonies ; mais on les retrouve encore dans
celles où, malgré la foi des traités, et au mépris
des conventions solennellement formées, il se
fait chaque jour de nouvelles importations d’A-
fricains.
Outre les caractères que nous venons de signa-
ler, et qui sont communs aux migrations ancien-
nes et modernes, il en est de particuliers aux
pays à esclaves. L'admission des étrangers dans
ces contrées, loin d’adoucir, comme à Rome, dans
l'antiquité, le sort de la classe servile, par l’in-
fluence qu’exerce si naturellement l'éducation, ne
fait que l’aggraver. Chaque blanc admis aujour-
d'hui dans la communauté, est un ennemi de plus
non-seulement de l’esclave, mais de tous ceux qui
tiennent, par l'origine, à l’esclave : peu importe
d’ailleurs que le blanc vienne de l’Europe, des
colonies, ou du continent américain. Ainsi, la
cruauté des maîtres envers leurs esclaves dans les
îles espagnoles, date de l’arrivée dans ces pays,
re
Los
Pugnet, Topographie de Sainte-Lucie, p. 34.
“si
* +
nf — 17 —
des colons de Saint-Domingue chassés par la ré-
volution, que leurs préjugés et leur morgue aris-
tocratique avaient allumée. La même cause a
produit certainement les mêmes effets dans le
sud des Etats-Unis, et la présence des colons de
Saint-Domingue à la Nouvelle-Orléans et à Char-
lestown, leur refuge, n'a fait qu'accroître la du-
reté des blancs envers les nègres, et rendre par
conséquent plus pesant le joug de la servitude
de ces derniers.
Nous ne parlerons pas, quant à présent, des
migrations aux Antilles, si on peut donner ce
nom aux importations des engagés ou trente-six
mois, et des nègres de traite. Nous savons l'in-
fluence de la présence des engagés, des petits
blancs, sur le sort des classes de couleur; celle
exercée également par le commerce des nègres,
et sur ceux qui en profitent et sur ceux qui en
sont les victimes. Nous constaterons simplement
ce qui se passe aux États-Unis d'Amérique,
parce que c'est dans cette partie du Nouveau-
Monde que le flot des migrations s’est dirigé avec
une intensité que rien n'a égalé, et que nous
trouverons les preuves les plus complètes de la
funeste influence exercée par les étrangers sur le
sort des populations esclaves.
CHAPITRE IL
Il y a des maux inhérents à l'esclavage, con-
sidéré en lui-même, et en dehors de toute ap-
plication spéciale. Concevoir un être humain
dans l’état de servitude et comme une chose pou-
vant appartenir à un autre être humain, c'est
réveiller en même temps l’idée de dégradation et
d'abrutissement, c'est en un mot mier l'individua-
lité humaine. Aussi est-elle très-vraie cette sen-
tence d'Homère : « Jupiter prive de la moitié de
« son âme celui qu'il jette dans la servitude. »
Mais l'esclavage des nègres dans le Nouveau-
Monde, a ceci de particulier, qu'étant attaché à
la seule race africaine, 1l a donné naissance à
de D 5
un genre de calamité inconnue aux anciens : je
veux parler du préjugé de couleur. Dans les pays
où ce préjugé existe, l'émancipation n’efface pas
les incapacités qui pèsent sur les individus d’ori-
_gine nègre, parce que ces incapacités ne sont pas
les conséquences immédiates de leur état dans la
société; mais de la couleur de leur peau. Ainsi,
tandis que dans l'antiquité, la qualification
d'homme libre donnait à celui qui la possédait
le droit de jouir de tous les avantages qu'elle im-
_ pliquait, aux États-Unis d'Amérique et dans les
colonies, à certaines époques, le seul privilége
de l’homme noir libre consistait à re pouvoir
être vendu, et à ne pas être forcé de travailler
pour autrui sans un juste salaire; mais il était,
quant à l'exercice des droits attachés à la liberté,
sous les mêmes restrictions, ou peut-être sous des
restrictions plus humiliantes que les esclaves
mêmes. C’est surtout aux États-Unis d'Amérique
que le préjugé de couleur a atteint son apogée.
Nous ne trouvons dans les annales de l'esclavage
des nègres rien qui puisse lui être comparé. Il
n'est donc pas indifférent de chercher quelle in-
fluence l'immigralion des Européens exerce sur
le sort des esclaves et des hommes de couleur :.
1 Homme de couleur dans tous les pays à esclaves, est syno-
nyme de noir ou de mulâtre libre.
Me D re
La condition avilie de la race africaine dans
les États de l'Union étant bien connue, il n'est
pas difficile de concevoir pourquoi chaque Euro-
péen qui aborde dans ce pays, contribue plus ou
moins directement à entretenir, ou plutôt à éten-
dre le préjugé des blancs contre les hommes de la
race noire. Ceux qui émigrent sont en général des
« jeunes gens sans principes, paresseux et liber-
«ins, échappés à la main paternelle qui voulait
« les corriger! ; » d'autres, des gens sans aveu qui
ont trouvé moyen de se soustraire à la sévérité de
la justice de leur pays. Acquérir des richesses,
voilà leur but, et ils tâchent d'y arriver per fas aut
nefas. Sitôt que les émigrants européens touchent
le sol américain, le premier spectacle dont ils sont
frappés, c'est l'existence de deux castes : l’une
composée de blanes, c'est-à-dire, des privilégiés
de l'éducation, de la richesse, des emplois, des
honneurs; et l’autre de noirs et de mulâtres,
c'est-à-dire, d'opprimés, de parias de la société.
Mus par leur intérêt privé, leS émigrants se ran-
gent du côté des riches et des puissants; car ils
ont compris que si, quand ils sont dans le nord,
ils se hasardent à flétrir le préjugé de couleur, et
à apprécier leurs semblables, non pas d'après la
' Considéralions sur l’état présent de la colonie de S.-D.,
par M. H. D., t. 2, p. 3.
LE = % —
teinte plus ou moins basanée de leur peau, mais
d'après leur valeur morale et intellectuelle; ou
bien si, quand dans le sud, ils condamnent la pra-
tique ignoble et dégradante de l'esclavage, — peu
importe d'ailleurs la forme sous laquelle se mani-
teste leur sentiment, que ce soit en actions ou en
paroles, — ils seront immédiatement considérés
comme des ennemis de la communauté, et ils ver-
ront la porte de la fortune qu'ils sont venus cher-
cher, se fermer à jamais pour eux. Lorsque la mo-
rale et l’égoisme ont à lutter ensemble, bien rare-
ment voyons-nous la première triompher;, si ces
deux antagonistes ne peuvent s'accorder et mar-
cher de front, l'homme trouve toujours des motifs
spécieux pour écouter la voix insinuante de son
intérêt privé. Telle est l'alternative où se trouve:
l'immigrant européen, qu'il a à se décider entre
ses devoirs d'homme, de membre de la grande
famille humaine, et son égoisme, son bien-être
particulier ; c'est-à-dire, entre la pauvreté, ou du
moins la médiocrité, et la richesse, les plaisirs de
la vie; son choix est bientôt fait : il prend le der-
nier parti, et il s’unit aux oppresseurs du pau-
vre. Il répète ces paroles du premier égoiste et
du premier assassin : « Suis-je le gardien de
« mon frère?» Paroles qui seront un jour aussi
sa propre condamnation!
Comme:il arrive toujours, ces néophytes vont
EN
plus loin que leurs initiateurs. Afin de donner
aux possesseurs d'hommes et aux aristocrates
de la peau des preuves de leur sincérité et de
leur zèle pour leur abominable doctrine, ils re-
doublent de cruauté et d’oppression envers les
classes de couleur. Ces préjugés et ces haines des
nouveaux venus vont ensuite, par une réaction
toute naturelle, raviver ceux des Américains eux-
mêmes. Voilà pourquoi, dans les États de l'U-
nion, l'esclavage etle préjugé contre la couleur des
noirs prennent chaque jour un caractère de vio-
leñce qui semble redoubler aux attaques des aboli-
tionistes du nord et des philanthropes européens.
Que les immigrants, dans des vues d'intérêt
privé, empruntent, pour arriver à leurs fins, les
sentiments de leurs hôtes, il n'y a là rien qui
doive étonner. Devons-nous espérer de ces hom-
mes ignorants et grossiers, qui ont abandonné le
toit de leurs aïeux pour des motifs plus ou moins
avouables, ce que nous ne pouvons obtenir des
fiers planteurs des colonies espagnoles, ou de cette
parodie républicaine, si mal nommée États-Unis,
car Jamais contrée ne fut moins unie sous les rap-
ports de la morale et de l'équité? Combien de
gens sacrifient volontiers les aisances de la vie, et
la perspective des richesses, à la stricte et régu-
lière observance des principes sacrés qui lient
l’homme à son semblable? Certes, un très-petit
. — 23 —
nombre; tandis que la masse de ceux qui rappor-
tent tout à leur égoiste personnalité va toujours
croissant. |
Dès que le préjugé de couleur se fut introduit
dans le cœur et les mœurs des blancs des États-
Unis, ceux-ci n’ont plus vu dans les individus
d'origine africaine que desintrus dont l'expulsion
de la société américaine devait être effectuée par
tous les moyens possibles. « C'est mon opinion,
a dit M. Brodnax, de l'État de Virginie , lors de
la discussion du bill sur la société de la colomisa-
tion africaine, « c'est mon opinion que peu (de
« nègres) consentiront à émigrer volontairement,
« si les moyens de les y forcer ne sont adoptés.
« Autrement, vous trouverez encore, sans doute,
« des gens qui non-seulement subiront avec ré-
« signation, mais solliciteront même leur trans-
« portation; mais qu'est-ce qu'un consentement
« extorqué au moyen de persécutions qui ren-
« dent leur position au milieu de nous insup-
« portable?» A quoi un autre membre, M. Fi
sher, a ajouté : « Si nous attendons jusqu'à ce
« que les nègres consentent à quitter l'État (de
« Virginie), nous attendrons jusqu'à ce qu'il n’en
« soit plus temps : ils ne donneront jamais leur
« consentement ‘. » Leur présence dans cette ré-
a
Ps
_.
‘ Sampson on Slavery in the U. S. p.72.
ou. den
publique est donc considérée comme un empiéte-
ment sur les droits et les prétentions des blancs.
Tel a été l'argument dont s’est servi M. Mayes,
professeur de droit à l’une des universités des
États-Unis, dans un meeting tenu à Kentucky en
1831, pour encourager l'exportation des nègres
libres de l'Amérique à Libéria, sur la côte d’Afri-
que. « Le travail, dit ce juge, dans cette commu-
« naulé, ne: Sent être procuré qu'à un nombre
« limité d'individus, et non au delà. Lors donc
« que le nègre libre ou esclave aura-disparu, le
« blanc trouvera plus de moyens d'employer uti-
« lement son industrie moins recherchée, ‘sinon
« totalement négligée, à cause de la présence du
« nègre! »
Avant lui MM. Bompar et Hurson, le premier,
Gouverneur général, le second, Intendant des îles
du Vent, écrivant, le 30 janvier 1754, au ministre,
contre l’usage d'emmener en Francé des nègres
pour leur faire apprendre un métier, disaient :
« C'est même un grand mal dans la colonie que
« cette multitude de nègres ouvriers, parce que
« les blancs ne trouvent plus à gagner leur vie,
« et que ces nègres sont autant de sujets Ôtés à
« la culture des terres. »
1 Address of the Hon. Dan. Mayes, at the annual meeting at
Franckfort. Déc. {st 1831, printed by order of the committee.
iQ à.
Remarquons-le en passant : au préjugé du
blanc-contre le nègre, à cause de sa couleur, est
venu s'ajouter un motif pécuniaire. Il semblerait
alors que c'était à la force brutale à décider de la
lutte engagée entre les deux classes de travail-
leurs: Peut-être même le coup fatal eüt-il été porté,
et l’extermination, dans cette partie du monde,
d'une race par une autre, aurait-elle eu lieu une
seconde fois, si l'opinion publique en Europe
n'eût secondé les efforts des amis de l'humanité
dans le nord de l'Union, pour détruire l’esclavage
et les préjugés qu'il entraîne à sa suite, et si le
succès n'avait déjà semblésourire à leur généreuse
entreprise.
L'influence funeste de l'immigration euro-
péenne sur le sort des esclaves, n’est cependant
pas particulière aux États-Unis. Nous avons choisi
ce pays comme l'illustration d'un fait général.
Nous retrouvons dans toutes les Antilles cette
pernicieuse influence dans la conduite des colons
étrangers envers leurs esclaves. « Les aventuriers
« d'Europe, dit M. Ramsay’, sont généralement
« plus durs et plus cruels envers leurs esclaves
« que les créoles des Indes occidentales. » David
Turnbull, parlant de la différence qu'il avait ob-
1 Essay on the treatment and conversion of the slaves, etc.
Voyez aussi Masse, l'Ile de Cuba et la Havane, pp. 276, 277
et 323.
ER à
servée à Cuba entre le nombre des esclaves des
deux sexes, a dit: «À ce sujet, je dois convenir
« que le propriétaire créole montre plus de res-
« pect pour les lois de l'humanité que le planteur
« émigrant d'Espagne et des États-Unis. Ce n’est,
« du reste, que rendre justice à d’autres que de
« signaler le fait d’un certain M. Baker, des
« États-Unis, lequel s’est établi dans le voisinage
« de Cienfugos, sur une plantation où 1l a ras-
« semblé non moins de sept cents nègres mâles,
« sans une seule femme”. »
Des voyageurs, témoins du fait, mais ne se
donnant pas la peine d'en rechercher la cause,
ou se méprenant sur sa véritable origine, se sont
hâtés de déclarer que les noirs et les blancs ne
sauraient vivre en parfaite amitié dans une même
communauté. Partant d’un fait particulier pour
établir un principe général, quelques Américains
ont essayé de fonder sur la côte d'Afrique une
colonie composée uniquement de nègres libres
ou affranchis, emmenés chaque année des États-
Unis. Un pareil établissement ne pouvait être
qu'un aliment de plus offert au préjugé. Aussi
les classes de couleur montrent-elles la plus pro-
fonde aversion pour cette patrie qui n’est pas la
leur, mais qu'on veut leur imposer, et qui n'est
1 Travels in the west. Lond. 1840, p. 146.
m0
en fait qu une terre d’exil pour eux. En ce mo-
ment même, la colonie de Libéria, privée de la
sympathie des philanthropes éclairés, considérée
avec dégoût eteffroi par les noirs libres d’Améri-
que, trompant, sous tous les rapports, les espéran-
ces des malheureux que les pipeuses promesses
des promoteurs de la colonisation y ont conduits,
tombe en discrédit, et elle ne tardera pas à être
complétement désertée'. M. de Tocqueville, lui-
même, semble considérer l'alliance des deux races
comme impossible, et dit que le seul compte ou-
vert jusqu'ici entre elles a été l'esclavage et la
dégradation des noirs par les blancs, ou le meur-
tre et la destruction des blancs par les noirs ?.
Cela est vrai pour l'Amérique; mais est-ce la
seule partie du monde où ces deux classes d'hom-
mes se soient trouvées en contact? La cause de
cet antagonisme est connue, il faut la détruire.
Ce n'est pas, comme semble l'induire M. de Toc-
queville, la différence de races qui a créé cétte
inimitié qu'il a signalée, mais plutôt un vice par-
ticulier aux colonies modernes, vice qualifié du
1 Ceci a été écrit alors que Libéria était une colonie de la
société américaine. Mais aujourd’hui, par le fait même de sun
indépendance et de sa reconnaissance par les grandes puis-
sances européennes, Libéria a pris un caractère nouveau, et
est destinée à jouer un rôle important dans l’œuvre de la ci-
vilisation de l’Afrique. :
? Démocratie en Amérique, 1. 2, p, 293.
2
terme si pittoresque de colorphohie, par les aboli-
tionistes américains. Dans l'Orient, où l'esclavage
est beaucoup plus ancien qu'en Amérique, dans
l'Orient, où 1l à, pour ainsi dire, pris droit de
bourgeoisie, on n'aperçoit aucune trace de haine
entre les noirs etles blancs. C’est que dans ces
régions l'aristocratie de la peau est inconnue, la
colorphobie n'a pas encore fait invasion, et l'es-
clavage est aussi bien le partage du blanc que du
noir, du juif que du chrétien. Dans une société
divisée en castes, dont les unes assument une
espèce de supériorité sur les autres, il ne peut
manquer de naître tôt ou tard des différends, des
troubles, des massacres. L'existence des classes |
privilégiées provoqua en France la révolution
de 1789. Les efforts de la restauration pour res-
susciter des institutions en désaccord avec l'es-
prit de la France et les tendances du siècle, don:-
nèrent naissance à la révolution de 1830. L'aris-
tocratie d'argent crut pouvoir remplacer l’aristo-
cratie de naissance; un monarque sorti des
barricades de 1830 se mit à la tête de ceux qui
voulaient faire converger la France vers les inté-
rêts purement matériels, et poursuivit avec une
persévérance acharnée ce système d’égoisme dont
il s'était fait le patron au profit de sa dynastie.
Mais la nation, en qui on n'avait pas réussi à
éteindre tout sentiment de dignité et d'honneur,
dr APS
se leva, en 1848, et La royauté disparut. Oui,
proclamons-le bien haut, il ne doit y avoir ni
paix n1 trève entre l’esclavage et la liberté, pas
plus qu'entre Christ et Baal.
On conçoit maintenant pourquoi le courant de
l'émigration européenne se dirigeant constam-
ment vers les établissements américains, y rend
chaque jour plus difficile et plus ardue l'œuvre
de l'abolition de l'esclavage et de l'extinction des
préjugés. C'est que les émigranis, après un {rès-
court séjour aux États-Unis, y jouissent des droits
de cité, et y exercent ainsi plus directement leur
influence sur ceux qui les environnent. C’est, à
n'en pas douter, cette influence étrangère qui a
fait aux Américains cette réputation qu'ils tà-
chent, il faut en convenir, de justifier; cette ré-
putation que des esprits étroits et prévenus
croyaient appartenir exclusivement aux juifs. Ils
ne connaissent que l'argent ; toutes leurs transac-
tions politiques se terminent par une demande
en compensation pécumiaire. Leur mauvaise foi
est devenue proverbiale : comment s’en étonner?
Une nation observera-t-elle les règles de la pro-
bité politique et commerciale, lorsqu'elle viole
chaque jour chez elle les principes les plusrélé-
mentaires de la morale; lorsqu'elle refuse à ses
propres fils, à cause de la couleur de leur peau,
la participation à des droits qu’elle a pompeuse-
BD Le
ment proclamés dans son pacte fondamental;
lorsque cette vérité : « Dieu a fait naître d'un
« seul sang tout le genre humain, pour habiter
« sur toute l'étendue de la terre‘ », est à cha-
que instant foulée aux pieds par des gens qui
ne rougissent pas de se dire chrétiens? Est-1l
probable qu’une communauté qui admet l'es-
clavage comme partie essentielle de son éxis-
tence, se montrera scrupuleuse dans ses rap-
ports avec les autres communautés? Et quon
ne nous cite pas l'Angleterre, qui possédait des
esclaves, et dont la probité commerciale, n'a pour-
tant jamais été contestée; car l'esclavage dans
ses colonies, comme dans celles de la France, n'a
été toléré que comme une exception; leur législa-
tion différait en cela de celle de leur métropole, et
ces puissances ont constamment reconnu et appli-
qué le principe que l’esclave qui touche le sol de
la France ou de l'Angleterre, redevient libre, prin-
cipe maintenu même à une époque où des lois
réactionnaires, émanées d'un génie qui tenait la
France sous le joug de la gloire, venaient jus-
qu'en France frapper les hommes de couleur.
Mais si nous envisageons en elles-mêmes les co-
lonies à esclaves, nous trouverons que les mat-
tres sont partout semblables, qu’en moralité les
‘ Actes des Apôtres, xvn1, 26.
A". ON
maîtres de la Martinique, de la Guadeloupe, de
Bourbon, n'avaient rien à envier à ceux de la
Jamaïque, de la Barbade, de Porto-Rico ou de
Cuba. Le même germe de mort, les mêmes élé-
ments de dissolution, s'y retrouvaient. Le sud
des États-Unis ne menace-t-il pas de se séparer
du nord, si celui-ci continue sa propagande abo-
litioniste, sans se préoccuper du tort que cette
rupture peut occasionner aux intérêts de l'Union?
Ne savons-nous pas qu'à l'aurore de la révolution
française, les colons de Saint-Domingue ont tout
tenté pour se rendre indépendants de leur mère-
patrie, et que ne pouvant y parvenir, ils se sont
jetés dans les bras des ennemis de la France. Ce
n'était pas seulement pour conserver leurs privi-
léges aristocratiques et leur pouvoir sur les classes
de couleur, que ces colons se sont voués au mé-
pris de la postérité; mais ils espéraient, par cet
acte , se libéreg de leurs dettes envers leurs créan-
ciers d'Europe : c'était faire une banqueroute gé-
nérale et frauduleuse ‘.
Le docteur Channing nous a laissé de ses con-
citoyens une peinture morale effrayante. « Notre
« progrès dans la prospérité, dit-il, fait l’admi-
« ration du monde; mais cette prospérité a beau-
1 Garran Coulon, Rapport sur les troubles de Saint-Domin-
que, t. 4, p. 408!
O7)
« coup contribué à paralyser la noble influence
« des institutions libres. Les circonstances parti-
« culières dans lesquelles ce pays et notre époque
« se sont trouvés, ont répandu sur nous un tor-
. «rent de richesses; mais la nature humaine n’a
« pas esse forte pour résister à une si grande
«tentation. La prospérité nous est devenue plus
« chère que la liberté. Le gouvernement est con-
« sidéré plutôt comme un moyen d'enrichir le
« pays que de protéger les droits des individus.
« Nous nous sommes attachés au gain comme à
« notre bien suprême. Quiconque aura étudié
« la nature humaine, ne sera donc pas surpris
«que, sous l'influence de cette passion dégra-
« dante, les vertus les plus élevées, l'indépen-
« dance morale, la simplicité de mœurs, la pro-
«bité sévère, le respect de soi-même, et de
« l'homme comme homme, qui sont les ornements
-«et la sauve-garde d’une république, soient af-
« faiblis, et aient fait place aux calculs intéressés,
« à l'extravagance et à la parure, aux luttes péni-
«bles, envieuses et chagrines, aux expéditions
«aventureuses et à l'esprit hasardeux de la spé-
« culation *. »
Ainsi se trouvent vérifiées ces paroles. de Mon-
tesquieu : « L’esclavage n’est pas bon par sa na-
4 Letter on the annexation of Texas to the U. S.
— 33 —
« ture; il n’est utile ni au maître, ni à l’eselave :
« à celui-ci, parce qu'il ne peut rien faire par
« vertu; à celui-là, parce qu'il contracte avec ses
« esclaves toutes sortes de mauvaises habitudes,
«qu'il s’accoutume insensiblement à manquer à
«toutes les vertus morales, qu’il devient fier,
« prompt, dur, colère, voluptueux, cruel (1). »
Ne sommes-nous'pas en droit de dire que ces
vices sont une punition anticipée des crimes
commis chaque jour par les possesseurs d’hom-
mes, par ceux qui oppriment injustement le pau-
vre et le nécessiteux ?
L'action de l'immigration étrangère sur l’escla-
vage, et la tache imprimée ensuite au caractère
américain, ne restent pas confinées seulement
dans le sud ; elles s'étendent aussi, quoique len-
tement, dans le nord. Il existe entre ces deux
parties de l'Union des relations politiques et
commerciales telles que le nord se trouve, peut-
être sans en avoir la conscience, engagé dans
tous les actes blämables du sud. Si le premier
n’a plus d'esclaves dans ses États, il n’entretient
pas moins au plus haut degré le préjugé de cou-
leur, lequel serait pire que l'esclavage même, si
quelque chose au monde pouvait être plus terri-
ble que la perte de la liberté.
1 Esprit des Lois, liv. 15, ch. 1.
SOU
Que le nord y réfléchisse donc, qu'il se décide
enfin à cesser toute participation à l'œuvre de
ténèbres qui se continue dans le sud : 1l en est
temps encore; car 1l arrivera un moment où
il n'y aura plus moyen de s'opposer à l'émanei-
pation des esclaves. Alors les maîtres du sud ap-
pelleront à leur secours la banqueroute générale
pour se dégager des dettes qu'ils ont contractées
envers les marchands du nord. Alors une grande
perturbation se manifestera dans le sein de l’U-
nion; des embarras politiques y surgiront, l'U-
nion sera en danger; les existences individuelles
seront compromises; des vengeances éclateront
au bruit des fers rompus : juste punition que
Dieu, dans sa colère, inflige aux violateurs des
droits de l'humanité, à ceux qui commettent tou-
tes sortes d'iniquités, qui ravissent le bien d'au-
trui par violence, qui affligent le faible et le pau-
vre, qui oppriment l'étranger sans aucune forme
de justice.
CHAPITRE IL
Les migrations européennes, provoquées par la
découverte du Nouveau-Monde, méritent peu ce
nom, si nous considérons les circonstances au
milieu desquelles elles ont pris naissance, la ma-
nière dont elles se sont opérées, le nombre et le
but des émigrants. Et quoique nous trouvions
dans le voisinage de Santo-Domingo, et moins
de quarante ans après la découverte de l’Améri-
que, près de quarante moulins à sucre, ils n'é-
taient, à cette époque, servis que par très-peu
d'Européens ; car les indigènes n'avaient pas en-
core complétement disparu de la terre de leurs
aïeux, et le nombre des nègres, en 1520, c’est-à-
dire vingt-sept ans après le premier débarque-
ARE
ment de Colomb, était déjà si considérable, qu'O-
viédo dit que cette partie de l’île ressemblait
beaucoup à une petite Guinée .
L’antiquité n’offre rien de semblable à la colo-
nisation des iles de l'Amérique. Après que les
Européens eurent consommé la destruction des
aborigènes, 1ls se dirigérent vers l'Afrique où 1ls
mirent en usage les moyens les plus odieux pour
procurer des nègres à leurs plantations dépeu-
plées. Ces nègres et leurs descendants forment
aujourd'hui la plus grande partie de la population
coloniale. Ils sont esclaves dans quelques-unes
des îles de l’Archipel américain; libres dans
d'autres, et possèdent dans l’une d’entre elles un
gouvernement indépendant. Qui sait si les des-
cendants de ces infortunés, jadis enlevés à leur
patrie, ne sont pas appelés, après qu'ils auront
eux-mêmes atteint un degré convenable de civili-
sation, à changer le code diplomatique des vieilles
nations européennes? Qui sait si la Providence n'à
pas déjà, dans sa sagesse immuable, décidé que
ces nègres, jadis de vils instruments de travail,
deviendront un jour les instituteurs de leurs frè-
res encore plongés en Afrique dans la nuit de
l'ignorance? Les voies de Dieu sontimpénétrables,
1 Hist. nat. et gén. des Indes, liv. 5, chap. 4, Paris, fol.
1556, p. 76.
A due À
et il choisit souvent pour opérer le bien, les armes
mêmes dont les hommes se sont servis s POUr faire
le mal. |
_ Les migrations aux Antilles ont été tentées dans
des conditions peu propres à en assurer le succès,
soit que nous considérions celles des blancs connus
sous la dénomination de trente-six mois, ou des
noirs enlevés à l'Afrique; car un des premiers
éléments d’un bon système d'émigration — la li-
berté — a toujours manqué à ces opérations. Les
trente-six mois, leurrés par les promesses des capi-
taines de navires marchands à qui l'obligation
était imposée de prendre à leur bord un certain
nombre de blancs, s’engageaient souvent dans un
état 0 5 d'ivresse, pour les colonies occiden-
tales. Iln’y avait là rien qui ressemblât à la liberté.
D'un autre côté, la manière dont les nègres sont
tirés d'Afrique, repousse toute idée de consente-
ment, par conséquent de liberté, de la part de ces
derniers.
Une réflexion que suggère à ceux qui étudient
l’histoire de l'Amérique, la première colonisation
de ses îles, c'est que si les planteurs avaient pu se
procurer aussi facilement et à aussi peu de frais
des travailleurs européens, la traite des blancs
se serait continuée sur une aussi large échelle que
celle des noirs. Les capitaines des navires mar-
chands ne se faisaient aucun scrupule, quand ils
Li pR he
ne pouvaient se procurer des engagés volontaires,
d'enlever d'Europe des jeunes gens de famille,
qu'ils allaient ensuite vendre comme engagés aux
colons des Antilles. Un seul capitaine en emmena
ainsi deux cents à la Barbade, en 1640. C'étaient,
en partie, des écoliers, des fils de famille, qui
valaient mieux que ceux qu'ils servaient. Il y a eu
même de ces maîtres cruels à qui on a élé obligé
d'interdire l'achat des trente-six mois. Le père Du-
tertre en a connu un qui en avait tué cinquante à
la Guadeloupe. Les maîtres les vendaient, les
échangealent tout comme les autres esclaves. Il
est vrai que leur esclavage était temporaire; mais
qui peut assurer que les maîtres n'auraient pas
imaginé un moyen de le rendre perpétuel? Ils
l'avaient tenté, car la seule ressource qui restât
au trente-six mois trop maltraité par son maître,
était de trouver un ami — car l’engagé lui-même
n'avait pas les moyens de le faire — qui voulût
acheter un autre engagé pour le donner en
échange. Les gouverneurs forçaient les maîtres
d'y consentir ; mais si le trente-six mois était
un nouveau débarqué, le maître le faisait, par
fourberie, servir quelquelois les trois ans, quoi-
que l’autre n'en eût plus qu’un à achever ‘. Les
autorités anglaises saisissaient le moindre prétexte
1 Dutertre. Hist. gén. des Antilles habitées par les Fran-
ais, t. 2, p. 45% et 464.
. — 39 —
pour arrêter les citoyens et les envoyer à la Bar-
bade, en esclavage. Aïnsi, en 1640, soixante-dix
citoyens y ont été transportés sous prétexte de
l'émeute de Salisbury ; et en 1747, le roi d’Angle-
terre lui-même envoya en esclavage, dans les co-
lonies, les Écossais faits prisonniers dans leur
révolte en faveur du prince Édouard, fils du pré-
tendant Jacques III :. | |
Mais l'immigration des blancs a dispos devant
celle des noirs, qui se continue, malgré l’active
surveillance des bâtiments de guerre qui croisent
sans cesse sur les côtes d'Afrique : aussi le mot de
migration a-t-il, depuis longtemps, fait place à
celui de traite : à chaque fait nouveau, une qua-
lification nouvelle. |
Des causes malheureuses, mais qu'il est inu-
tile d'énumérer iei, ont empêché les nations euro-
péennes d'améliorer le mode d'administration qui
prévalait alors dans leurs colonies. Ce n’est donc
1 Voy. England's Slavery, or Barbados merchandize; Lon-
don, printed in the Ath, yeir of England’s Liberty. 1659
April 144th. — M. de a os gouv.-gén. des Iles du Vent, écri-
vait de la Martinique, le 12 juillet 1747, au “ministre : « Un
corsaire de cette isle vient d’y amener un bâtiment destiné
pour Antigue, dont la cargaison consistait en 460 Ecossais dont
16 femmes, pris. dans les dernières révolutions, et à qui le roi
d'Angleterre avoit fait grâce. L’odieux pardon qui ne leur a été
accordé qu'à condition qu’ils seroient vendus comme esclaves
des colonies, pour y servir en ladite qualité. Vous le verrez par
les papiers que j’ai l'honneur de vous envoyer, etc. »
GET PI .
que de nos jours, et sous le régime de la liberté,
qu’un bon système d'immigration a commencé
d'occuper sérieusement l'attention, des écono-
mistes et des hommes d’État de l'Angleterre. La.
Francé ne peut rester indifférente à une question
qui s’agitera bientôt dans son sein; car elle aussi
a émancipé les esclaves de ses îles; ce fait aura
les mêmes ÉPASAUARERE que dans les Antilles
anglaises. |
Les systèmes d'immigration aux colonies, pro-
posés ou déjà mis en pratique en Angleterre, sem-
blent.avoir été conçus sous l'empire d'une préoc-
cupation bien déplorable. Tous ceux quionttraité
de cette matière, ont plutôt cherché comment se
débarrasser de la portion surabondante de la po-
pulation qui les gène, que de savoir ce qui en ad-
viendra après qu’elle aura quitté la mère-patrie.
Peu leur importe le sort ultérieur des émigrants,
pourvu que le spectacle de leur misère , et
leurs cris de détresse ne viennent pas blesser les
sens délicats de leurs concitoyens. L’Angleterre
peut, sans doute, se soulager temporairement, en
envoyant le surplus de sa population former au
loin de nouveaux établissements ; mais c’est à la
condition d'aviser au plus tôt aux réformes que
nécessite à l’intérieur le développement de la ci-
vilisation moderne et des besoins de lasnation:
autrement l’émigration de ses enfants ne prévier
” — 41 —
dra pas le retour des scènes de désordre qui vien-
nent périodiquement mettre en péril ses districts
manufacturiers. C'est donc à sa racine qu'il faut
frapper le mal ; car il ne gt pas seulement à la
surface du corps social.
La vicieuse organisation du travail, et té modes
défectueux d'acquérir la propriété, ne sont pas
les moindres causes du malaise des sociétés mo-
dernes. Aussi les économistes, les philosophes,
les hommes d’État, cherchent-ils avec anxiété le
remède à ces deux grands maux. C’est même au-
jourd'hui la question qui préoccupe le plus sé-
rieusement les esprits en France. L’émigration ou
la transplantation d’une portion de citoyens, sur
un sol étranger, telle qu'elle s'effectue en Angle-
terre, ne sera qu'un sursis au dénouement terri-
ble du drame qui se joue en ce moment sur ce
vaste théâtre. Le nombre des émigraniside la
Grande-Bretagne s’est accru annuellement sans
porter aucun soulagement à la misère des classes
ouvrières ; et dans l’année 1841, ce nombre a
atteint le chiffre effrayant de 108,000, tandis que
des désordres à Manchester et dans les autres
districts manufacturiers, portent témoignage de
la détresse profonde du pays, et prouvent l'in-
suffisance des moyens employés jusqu'ici pour la
faire cesser :.
i En 1846, non moins de 129,854 individus ont émigré de
ss de
Les causes qui portent l’homme à quitter, pour
une terre étrangère, son pays, le berceau de son
enfance, quoique nombreuses, peuvent être ran-
gées sous deux chefs principaux : les causes na-
turelles et les causes artificielles.
Par causes naturelles, il faut entendre le désir
qui, dans une Communauté sagement organisée
et bien administrée, porte l'homme à s'expatrier,
non pas seulement dans le but et l'espoir d'aceroîi-
tre ou d'améliorer sa fortune, etc.; mais encore
d'étendre la sphère de ses connaissances où de
communiquer à ses semblables celles qu'il a déjà
acquises. -
Par causes artificielles, 1l faut entendre ces
malaises périodiques qui troublent l'harmonie
des sociétés, et qui sont la preuve que les lois
d’après lesquelles elles se meuvent ne répondent
plus à leurs besoins.
Dans le premier cas, ee tot s'effectue
aussi naturellement que les causes qui l'ont pro-
duite; car elle semble alors n'être que l'accom-
plissement de ces paroles de l'Ecriture : « Crois-
sez, multipliez, remplissez la terre et l’assujettis-
sez ; » Car en même temps qu'elle sert de voie à
la Grande-Bretagne; et dans les neuf premiers, mois de 1847,
l'émigration a atteint le chiffre étonnant de 240,732 personnes,
dont 136,395 des ports d'Angleterre, 8,155 de l'Écosse, et
95,911 d'Irlande,
8
la civilisation et à la fraternité universelle, elle
augmen{e le bien-être imdustriel du pays d'où les
émigrants sont tirés: elle en écarte la concur-
rence illimitée, elle ouvre de nouveaux canaux à
son industrie, et maintient l'équilibre entre sa
production et sa consommation.
Dans le second cas, on a recours à l'émigration
comme à un de ces remèdes violents administrés
à un malade désespéré, mais le mal qui s’est
calmé un instant, doit reparaître ensuite avec
plus d'intensité et de dangers.
Constituées comme sont la plupart des sociétés
modernes, 1l n'est pas étonnant qu'elles soient
périodiquement travaillées d’une surabondance
de population. Le nombre des habitants d’un
pays ne s'accroît jamais sans y créer de nouveaux
besoins, et sans y introduire de nouvelles relà-
tions avec les pays qui l'environnent. Eh bien ! si
les institutions qui ont, pendant longtemps, fait
mouvoir cette nation, ne sont pas modifiées en
raison des progrès du siècle, il arrivera un in-
stant où 1l y aura antagonisme entre ceux qui
veulent marcher et ceux qui s’obstinent à nier le
mouvement, 1l y aura malaise social. C’est l’état
où se trouvent aujourd'hui quelques nations de
l'Europe. Vainement, dira-t-on, qu'il n’est pas
probable que les institutions restent stationnaires
tandis que les hommes qu’elles régissent sont en
ss Mal 2e
progrès ; l'humanité lutte perpétuellement entre
le désir d'appliquer les théories conçues pour son
bonheur par lès hommes d'élite qui apparaissent
à de rares intervalles sur la scène du monde, et
les habitudes qui la lient à ses anciens usages, à
sés vieilles institutions. L’individu lui-même ne
brise pas toujours avec facilité les fers qui l’atta-
chent au passé; et soit paresse d'esprit ou appré-
hension vague d'un avenir qu'il ne connaît pas,
il ne se résout à se dégager des langes auxquels il
s est pour ainsi dire identifié, que dans un de ces
moments suprèmes où l'homme quitte son man-
teau terrestre pour prendre quelque chose de la
Divinité. Où est le peuple en état d'affirmer qu'il
est gouverné conformément à ses goûts et à ses
désirs, que les lois sous lesquelles 1l courbe la tête
soient en tous points conformes aux progrès de
sa civilisation, et répondent exactement à ses be-
soins ? Les lois et les institutions sont les œuvres
des hommes, et, comme elles, sont susceptibles de
modifications. Dieu a donné la terre aux enfants
des hommes ; il est donc conforme à l’idée que
nous avons de sa sagesse, que chacun y trouve sa
sa place au soleil. Done, ce qui est une surabon-
dance de population dans un pays organisé d'une
manière vicieuse, sera dans un autre bien gou-
verné, et dirigé dans les voies progressives de l'hu-
manité, une source de richesses et de prospérités.
Le 1
D'après ce que nous venons de dire, 1l est fa-
cile de s'apercevoir que l’émigration est la consé-
quence d'un ou de plusieurs faits, et non un prin-
cipe ; qu'elle n'est pas un fait simple, mais com-
plexe. Le succès de cette mesure dépend de plu-
sieurs conditions, dont les principales sont que
le pays qui fournit les émigrants contienne une
surabondance de population créée par des causes
naturelles ; que le pays auquel on envoie les émi-
grants offre à ceux-ci des avantanges tels qu'ils
soient induits à quitter sans regrets leur terre
natale ; car il faut à l’homme bien des misères et
des tribulations pour qu'il s’exile volontairement
du pays de ses aïeux, et consente à aller se créer
ailleurs une nouvelle patrie et une nouvelle fa-
mille. Mais un fait digne d'être remarqué, c'est
que ce n'est plus seulement en vue de ces avan-
ages matériels que les hommes émigrent. Ils
comprennent mieux aujourd'hui l'esprit de fra-
termité qui urit tous les fils d'Adam ; il sentent
qu'ils sont appelés à remplir une mission élevée,
sublime : une mission de civilisation. Là où ils
l'aperçoivent, ils se dirigent avec ardeur; car il
existe toujours dans le cœur de l’homme un fonds
de philanthropie et de charité inépuisable , et il
suffit qu'il y ait quelque part du bien à faire à des
hommes comme lui, pour qu’il se dévoue avec
empressement.
sb et
Ces principes généraux étant établis, appli-
quons-les au cas particulier de l'immigration aux
Antilles, et demandons-nous :
1° Si les colonies ont besoin de travailleurs ;
2° Où 1l les faut aller chercher.
CHAPITRE LV.
Il est de l'essence de l'esclavage, que l'homme
non-seulement travaille sans être rétribué, mais
“encore qu'il soit affecté à des travaux qu'il n'au-
rail pas adoptés s’il avait été libre dans son choix.
Quand on se rappelle de quelle manière les Afri-
cains ont été emmenés en Amérique pour être
jetés dans les habitations, on se demande com-
ment il se fait qu'il y ait encore dans les colonies
émancipées un seul nègre qui continue à s'adon-
ner aux travaux que lui avaient jadis imposés
des maîtres. Dans les pays où l’agriculture est
l'occupation spéciale d'une certaine portion de
la population, où les agriculteurs sont esclaves,
A BU
où des esclaves sont recrutés dans une seule race
d' hommes, il est aisé de concevoir que tous ceux
de cette race qui sont assez heureux pour obtenir
leur liberté, éviteront avec soin de s’adonner aux
travaux réservés aux. “esclaves. Aussi M. de la
Charrière a-t:1l remarqué que, « pour l’esclave,
« être libre, c'est être dispensé de travailler.
« Lorsqu'il est affranchi, il cesse de cultiver la
« terre. S'il a un métier, il l’exerce pour gagner
.« sa vie; sil n'en a pas, 1l s'établit dans les
$ bourgs, il se rapproche des bords de la mer, et
« se livre à la pêche, qui se concilie si bien avec
« la paresse ‘. » Le fait est encore vrai dans les
colonies à esclaves, parce que dans ces pays la
culture de la terre est une industrie honteuse,
n'étant confiée qu'à des mains serviles. Dans l’an-
tiquité, l'homme libre et l’esclave n’exerçaient pas
indifféremment la même profession, etle premier
avait le plus grand soin de ne faire quoi que ce füt du
qui ressemblât à l'industrie, réputée ignoble, du
second. Pourquoi en sérait-1l autrement dans les
colonies? Pourquoi les mêmes causes ne produi-
raient-elles pas les mêmes effets? Mais honorez le
travail des champs, relevez-le de cet anathème dont
vous l’avez si inconsidérément frappé, proclamez
enfin l'homme libre, et vous verrezsi le nègrenese
1 Observations sur les Antilles françaises, p. 58.
>
Ai, 0
— 49 — Lis
Cu
livrera pas avec ardeur à l’agriculture, comme le
plus prompt moyen de se créer une aisance que
ne peut lui procurer la Pê he ou un petit trafic.
Pourquoi d’ailleurs le nègre affranchi devrait-il
continuer un état qui lui avait été imposé dans
l'esclavage ? Peut-on avec raison reprocher à un
citoyen de gagner honnêtement son existence au-
trement qu'à couper de la canne ? L'émancipation
générale aura pour résultat la réhabilitation de
l'agriculture. Le temps et une conduite sage et tou-
jours prudente de la part des classes éclairées Le:
colonies, aplaniront bien des difficultés; car
ne doit jamais perdre de vue que les Antilles sont
essentiellement agricoles et commerçantes. Puis-
qu'il n'y a plus de classes serviles, 1l ne peut plus
y avoir de travaux serviles : c'est ce que chacun
doit comprendre dans des pays où l’'émancipa-
tion n'a pas encore effacé le souvenir des temps
+. passés.
Voilà donc une première cause de diminution
dans le nombre des travailleurs des Antilles ; 1l
en existe une autre.
Avant l'émancipation, les hommes et les femmes
étaient indistinctement employés aux travaux des
champs ; car l'intérêt des maîtres, ainsi qu'ils le
comprenaient alors, voulait qu'ils s’occupas-
sent plus d'étendre leurs plantations et d'en aug-
menter les produits, que de veiller au’ bien-être
+3
| — 90 —
de leurs esclaves. Pour cet effet, 1ls envoyaient
tous leurs bras à la culture de leurs terres. En
dispenser les femmes aurait fait honneur à leur
humanité, mais aurait nui à leur intérêt: Les
femmes done, et les enfants depuis l’âge de’qua-
{orze ans élaient, comme les hommes, employés
aux travaux des champs. Les enfants en bas âge
étaient, durant les heures où leurs parents élaient
ainsi occupés, renfermés dans les cases, ou confiés
à de vieilles négresses que l'âge et les infirmités
retenaient chez elles. Les soins intérieurs de la
on principale étaient laissés aux domestiques
trop jeunes pour être employés ailleurs, ou à des
servantes dont la jeunesse el la beauté avaient
agacé la sensualité du maître : on n'avait donc
pas besoin, pour ces travaux de peu d'importance,
de tirer des champs des bras qui y étaient em-
ployés avec avantage. Mais l'émancipation por-
tera de notables modifications à ces habitudes :
les femmes, au lieu de cultiver la terre, comme
sous l’ancien régime, demeureront chez elles pour
s'occuper de leurs affaires domestiques; les nou-
veaux besoins que la liberté aura éveillés devront
être satisfaits; leurs affections de mère s’éten-
dront plus librement sur leurs enfants; ceux-ci
seront envoyés à l’école. Il faudra par conséquent
remplacer ces serviteurs par d’autres individus.
D'un autre côté, les petites propriétés vont
“#5ta
s'accroîlre. Les terres, par suite de l'émancipa-
tion générale, perdront de cette valeur exces-
sive qui les meltait hors de la portée des classes
de couleur ycelles-ct pourront en acquérir de pe-
tites porüions que les grands propriétaires aime-
ront mieux leur vendre, que de laisser en friche.
Qu'on ne s’y trompe pas : l'abolition de l’escla-
vage fera nécessairement disparaître la grande
propriété dans les colonies. Peut-être l'agricul-
ture n'y gagnera pas en développement et en
perfectionnement, mais l'aristocratie terrienne
n'est pas chose possible dans tous les temps et
sous tous les climats. Cette institution avait sa
raison d'être dans les colonies à une époque où
l'homme était réputé la propriété d'un autre
homme, parce que l'esclavage constitue une aris-
tocratie complète ; mais tout est changé aujour-
d'hui : plus d'un million et demi d'hommes nou-
veaux sont jetés libres de fers au milieu de la
société ; :1ls peuvent, en refusant leurs bras au
service des grands planteurs, annihiler la grande
. propriété, ayant des besoins restreints, 1ls senti-
ront moins les aiguillons du luxe et des commo-
dités que recherche l’homme depuis longtemps
accoutumé à la vie policée. Est-il sage, est-il pru-
dent, est-il politique même d'arrêter les élans de
ces nouveaux citoyens vers l'acquisition des pe-
tites propriétés? L'Etat, du reste, gagnera à celte
es DS:
division des terres, puisqu'il aura un plus gard
nombre d'intéressés au maintien de l’ordre et de
la sécurité publique. D'un autre côté, les grands
propriétaires n’y perdront rien; car n'ayant pas
assez de bras, et peut-être pas assez de fonds,
pour continuer l'exploitation de leurs terres déjà
en rapport, ils n'auront guère le désir d’en dé-
fricher de nouvelles. Or, ces terres vierges ne
produisent rien; ce sont des capitaux en sommeil;
ils ont donc intérêt à les vendre. Ainsi, autant.de
petits propriétaires, autant de bras retirés aux
anciennes habitations.
L’esclavage est la principale institution sur la-
quelle les premiers colonisateurs crurent devoir
fonder tout leur gouvernement colonial. En cela
ils ont agi conformément aux idées qui avaient
alors cours dans l’ancien monde au xv° siècle.
Mais les institutions changent à mesure que les
nations se développent. En établissant dans les
colonies l'esclavage et une aristocratie terrienne,
les conquérants de l'Amérique n'avaient fait que
suivre l'esprit de leur temps; mais comment
expliquer la persistance qu'ont mise leurs succes-
seurs à arrêter dans ces contrées la marche de la
civilisation? N'est-1l pas étonnant qu'au xix° siè-
cle, dans quelques-unes des îles de l'archipel des
Antilles, et sur le continent américain, cette forme
gothique de gouvernement continue de subsister,
si dE
tandis que, d’un autre côté, de si grandes trans-
formations se sont opérées dans les idées et les
mœurs des peuples de l’ancien continent? Les
nations européennes qui possèdent encore des
colonies, et particulièrement l'Espagne, semblent
oublier que l'esclavage et l'aristocratie terrienne,
qui en est la conséquence, leur feront tôt ou tard
perdre leurs îles du Nouveau-Monde. En ce mo-
ment même, les colons de Cuba rêvent à l'indé-
pendance. L'Espagne, pauvre et faible, croit neu-
traliser cette tendance, en violant la foi des traités
qu'elle a conclus avec les autres puissances de
l'Europe pour la suppression de la traite; elle to-
lère ce trafic honteux, dontelle se sert comme d'un
épouvantail, d'une menace tacite d'émanciper les
esclaves à un moment donné, pour leur confier
ensuite le soin de faire rentrer ces colonies dans le
giron métropolitain. Mais l'Espagne fait usage
d'une arme dangereuse, d’une épée à deux tran-
chants,qui tôt ou tard lui ensanglantera les mains;
et si les colons de Cuba n’ont pas encore fait scis-
sion avec la mère-patrie, c’est que les circonstan-
ces ne leur ont pas paru assez favorables pour ar-
borer la bannière de l'indépendance. Que l'Espa-
gne et ses sœurs en iniquité le sachent bien; on
ne viole pas impunément les lois de la justice et
de la morale : qui se sert de l'esclavage périra par
l'esclavage..Honte à la nation qui se vante d’être
er M or
catholique par excellence et qui se laisse devan-
cer, dans la voie des principes proclamés par le
Christ, par des princes musulmans que sa HIbne
terie voue aux flammes éternelles |
Disons-le donc hardiment; les colonies seront
à jamais perdues pour leurs anciennes métropo-
les, si celles-ci continuent à y maintenir l'escla-
vage, où si, l'émancipation proclamée, elles persis-
tent à y entretenir la grande propriété. Le morcel-
lement des propriétés est une conséquence inévi-
table de la liberté et de l'égalité. Vouloir l'em-
pêcher dans l'intérêt de quelques amours-propres
égoistes, c'est se créer bénévolement des em-
barras, des difficultés dont on n'est pas certain
de sortir avec succès.
Maintenant que nous avons énuméré les diffé-
rentes causes qui doivent faire diminuer dans les
campagnes le nombre de bras employés à leur
culture, ajoutons que sous le régime du fouet, et
pour d'autres causes, telles que l'enfance, l’âge,
les infirmités, les maladies réelles ou simulées,
ete, seulement un tiers de la population numéri-
que des ateliers était occupé aux champs, et di-
sons que, rendu à la liberté, moins de ce tiers s’y
portera.
Mais, dira-t-on, ce n'est pas tant le nombre de
travailleurs que la quantité d'ouvrage exécuté
dans un moindre espace de temps, qui doit être
st 2
prise en considération; or, il est une vérité ad-
mise par la vieille expérience européenne, confir-
mée par celle plus récente des colonies anglaises
depuis l'émancipation, c'est que le travail libre
est meilleur et plus économique que le travail
forcé; et si sous le. régime de l'esclavage seule-_
ment un tiers des bras était à l’œuvre, le plan-
teur'n’était pas moins tenu de pourvoir à l’entre-
tien, quel qu'il fût, des deux autres tiers, tandis
qu'aujourd'hui il se trouve débarrassé de ces tra-
vailleurs invalides et inutiles : 1l y a donc pour
lui avantage réel à se servir de bras libres.
Le principe n'est point contesté; mais de ce
qu'un homme libre travaille plus et mieux qu’un
esclave, 1l ne s'ensuit pas que dans les colonies le
problème de la continuité du travail, du bon
marché du travail libre sur le travail forcé, soit
résolu. IL faut à l'homme une certaine habitude
de la société policée pour qu'il sente le besoin de
travailler à tous les instants de sa vie. Or, ce
besoin ne peut être éprouvé par des individus
pour qui, hier encore, le travail, surtout celui de
la terre, était une flétrissure. D'un autre côté le
planteur est sans doute degagé du som de tous
ces gens qui jadis étaient entretenus à ses frais;
mais il faut qu’il paie chacun des ouvriers qu'il
emploie, et le salaire qu'il leur donnera sera
d'autant plus élevé que le nombre des travail-
Re
leurs sera plus restreint. Enfin le planteur à ses
propriétés engagées, 1l n'a pas d'argent, il vit de
crédit, crédit qui lui sera maintenant refusé,
parce qu’il ne peut plus offrir à ses créanciers les
mêmes garanties de production. Or, si la quan-
lité de travaux exécutés par, des bras libres est
plus grande, et le prix du salaire plus élevé, tan-
dis que celui des produits demeure le même que
sous l'esclavage, ou tend à baisser à cause de la
concurrence que leur font sur certains marchés eu-
ropéens les colonies à esclaves, il va sans direque
la plus grande perturbation se mettra dans l'ex-
ploitation des terres. La concurrenceest donc le
seul moyen d'obvier aux inconvénients quenous
venons de signaler, et cette concurrence ne peut
être produite que par l'introduction aux colonies
de nouveaux travailleurs qui y établiront un juste
équilibre entre le travail et les bras destinés à
l'exécuter.
Il y a un autre motif pour augmenter la popula-
‘üon agricole des colonies ; c’est qu'il y a un degré
d'activité que l'homme ne peut dépasser sans
compromettre sa santé et quelquefois même son
existence. Eh bien, pour que les travaux exécu-
tés autrefois par un certain nombre d'esclaves,
soient aujourd'hui achevés par un moindre nom-
bre debras libres, il faut de la part de ces der-
niers des efforts incessants. Or, ces efforts con-
L Fe
pe TE
timus ‘épuiseront l’ouvrier;, celui-ci arrivera
bientôt à une vieillesse décrépite. Une génération
noüvelle viendra, ïl est vrai, remplacer l’an-
"Ars. mails étant soumise aux mêmes condi-
tions, elle subira le sort de ses prédécesseurs, et la
colonie se trouvera de cette facon, et dans un
très-court espace “de temps, encombrée par un
nombre effrayant d'ouvriers rendus inutiles par
le rachitisme etl’ épuisement, au secours desquels
on sera forcé d' appeler la charité publique. Gui
ne sait que dans certaines villes de la France et
de l'Angleterre, la plus grande partie: de la popu-
lation ouvrière s’étiole et s’abrutit dans les ma-
nufactures ? Il faut donc établir, dans l'intérêt des
colonies, une balance entre le travail et le nom-
bre des travailleurs, non-seulement pour que le
propriétaire, certain de trouver toujours des ou-
vriers, soit excité à agrandir et améliorer ses cul-
tures; mais encore pour que la santé etla vie du
cultivateur soient plus ménagées, et qu'ayant
plus de loisirs, il les consacre aux douceurs du
foyer domestique, cultive son intelligence et ac-
quière ainsi des habitudes d'ordre et de mora-
lité.
Voilà les réflexions qu'auraient dû faire les
planteurs anglais, et comment ils auraient dû
expliquer les’secousses qu'ont éprouvées les colo-
nes après l'acte d’'émancipation. Loin de là : des
QE
25 —
cris sont parbis des coins les plus réculés deces îles;
demandant des travailleurs africains, accusant les
nègres créoles de ne plus vouloir cultiver la terre
“depuis la proclamation de la liberté générale, el
prédisant la ruine et la perte des coloniessi la
métropole ne leur tendait une main secourable.
| Ces plaintes, ces accusations, étaient, d'après ce
que nous avons dit plus haut, exagérées. Cépen-
dant les possessions d'outre-mer de l'Angleterre
se sont trouvées réellement enveloppées dans des
embarras qui en ont un instant troublé Fordre et
l'harmonie Tâchons d'en démêler l'origine et
d’en suivre les progrès, afin que la France profite
des erfeurs de sà voisine, et que les habitants de
toutes couleurs des colonies françaises, abjurant
sincèrement les vieilles haines et les anciennes
récriminations qu'avait fait naître un régime ab-
surde et brutal, les étouffent toutes dans un vœu
commun : la conservation de ces possessions
lointaines à leurs métropoles.
Le Parlement, en proclamant l'émancipation,
na fait que ce qui était en son pouvoir; car
l'esclavage avait introduit dans la société colo-
nialé des habitudes qui échappaient aux disposi-
tions législatives. Le législateur peut, dans un
instant, abroger les lois et les ordonnances pro-
mulguées par lui ou ses prédécesseurs; mais 1l
ne luiest pas donné de faire disparaitre du même
coup les empreintes que ces lois ou ces ordon-
nances ont laissées-dans l'esprit de ceux qu'elles
ont régis. Ainsi un simple acte du Parlement à
suffi pour abolir l'esclavage dans les colonies
anglaises ; mais les préjugés créés par cette insti-
o
. — 60 —
tution , et développés lentement à l'ombre de la
protection de la mère-patrie, étaient hors de ses
atteintes immédiates. Les anciens maîtres restè-
rent donc à l'égard des émancipés ce qu'ils
avaient été, et les nègres et leurs descendants
continuèrent: à être à leurs yeux des êtres dé-
gradés et avilis.
D'un autre côté, l'esclavage Pen créé dans
l'esprit des nouveaux libres des méfiances et de
la répulsion pour les anciens maîtres; sentiments
que n'avaient fait que développer les efforts des
planteurs pour neutraliser les bienfaits de l'acte
dont venait de s’honorer la Grande-Bretagne, et
auxquels ils allaient enfin être forcés d’obéir.
Ainsi disposés, les deux parts furent mis en
présence : les colons, blessés dans leur vanité,
d’être obligés de traiter comme hommes des êtres
qu'ils avaient considérés et traités comme des
bêtes de somme: les affranchis, se méfiant des
dispositions des planteurs qu’une longue et dou-
loureuse expérience leur avait appris à connaître,
et décidés à opposer une opiniâtre résistance à
tout ce qui pouvait avoir même l'ombre de la
contrainte ou de la violence.
Heureusement les missionnaires de paix étaient
là, qui avaient, de longue main, préparé les escla-
ves à recevoir la bonne nouvelle. [ls continue-
rent avec persévérance leurs prédications et leurs
DE 01
exhorlations, et trouvèrent dans l'amour et la
docilité de leurs disciples, la plus douce et la
plus consolante rémunération de leur dévoue-
ment. ft
Cependant les nègres nouvellement affranchis
ne tardèrent"pas à s’aperceyoir que les planteurs
Me indispensablement besoin de leurs servi-
: ils en élevèrent donc bien haut le prix. Les
Lo tirés qui n'étaient pas encore initiés à ce
régime de liberté, se récrièrent contre de telles
prétentions, et se désespérèrent.
Que le cultivateur nègre, connaissant la posi-
tion du planteur, ait mis ses services à un prix
exorbitant, il n'y a rien là d'étonnant. Le ma-
nufacturier ou l'ouvrier européen n'agit pas au-
trement, lorsque, profitant de la rareté ou de l'a-
bondance de l'ouvrage, l’un offre des prix modi-
ques, ou l'autre demande des salaires élevés. Le
planteur, lui, peut accepter ou rejeter les condi-
tions, du cultivateur, c’est-à-dire peut consentir à
sauver où à perdre sa récolte, tout comme le ma-
nufacturier européen peut cesser, —au moins pour
quelque témps, — ou continuer de fabriquer des
produits. Dans l'un ou l’autre cas, le mal est
grand et exige un remède prompt; mais vouloir
forcer le nègre des colonies à donner son temps
et son travail pour des gages qu'il plaît aux pro-
priétaires de lui imposer, était aussi injuste que
… 69 +
de contraindre le manufacturier à payer plus, lou |
l'ouvrier à recevoir moins que l'état du marché
ne le permet: Une telle tentative exciterait en
France ou en Angleterre l’indignation et la résis-
tance de la nation tout entière : c'est ce que les
colons anglais ne voulurent pas comprendre:
Dans toute autre contrée, ces difficultés au-
raient été promptement et facilement aplanies.
On aurait senti de part et d'autre qu il était de
l'intérêt commun d'arriver vite à un accommo-
dement. En Europe, la question des salaires a
souvent donné naissance à des troubles et à des
désordres ; mais les parties n'ont jamais tardé à
s’aperceyoir que leurs prétentions devaient être
modifiées ; elles ont toujours fini par s'entendre.
Dans les-colonies anglaises, les plan leurs voulu-
rent, de leur autorité privée, forcer les émanci-
pés au travail. Il est évident que, sous ce rapport,
ils ‘ont commis un anachronisme. Les habitudes
impérieuses que l'esclavage leur. avait. données,
leur faisaient prendre vis-à-vis des affranehis ün
ton dur et hautain, et ils inséraient dans les condi-
tions écrites qu'ils passaient ayec les travailleurs,
des clauses pénales dont ceux-ci, peu familiers
avec les contrats de cette nature, ne compre-
naient pas d'abord (Oute la portée.
Ensuite; le gouvernement métropolitain avait
nommé à la magistrature coloniale d'anciens éco-
LA
En
x?
nomes d'habitations, des chargés d'affaires des
propriétaires absents. De tels choix, n’auraient-ils
pas été radicalement mauvais , eussent été au
moins impolitiques ; ils ne pouvaient que nour-
rir lesméfiances des nouveaux libres, «qui
voyaient parmi leurs juges ceux-là mêmes qu'ils
considéraient depuis longtemps, et avec raison,
commedeurs ennemis. De la haine pour le magis-
trat ‘au mépris pour la loi, il n'y à qu'un pas :
mieux vaut ne pas avoir de lois que d’en faire
qui ne puissent être équitablement exécutées. Le
propre des bonnes lois, c'est de faire que ceux-là
nièmes qu'elles frappent le plus sévèrement con-
viennent de leur impartialité. |
L'ignorance de la part des affranchis, des ter-
mes techniques des contrats, et les conséquen-
ces, que les planteurs en tirèrent , rendirent les
noirs encore plus méfiants; et comme ils ne vi-
rent aucun moyen d'échapper à. l'interprétation
qu'en donnaient les hommes de loi des. colonies,
ils «prirent le parti de ne jamais s'engager sans
l'assistance. de leurs pasteurs, qui discutaient
pour Eux les conditions de leurs engagements ;
et lorsque cette ressource leur manquait, ils ai-
maient mieux s'abstenir complétement de tout
contrat écrit. Les planteurs goülaient peu celte
intervention officieuse des pasteurs; ils redou-
blèrent de rigueurs dans l'exécution des con-
Lo
— 64 €
trats.déjà passés entre eux et les cultivateurs. Tan-
tôt 1ls augmentaient subitement le prix des loyers
des cases, tantôt ils exigeaient de chaque membre
d'une même famille vivant sous le même toit,
un loyer comme sil occupait séparément, une
case; et lorsque l’affranchi refusait de se Met.
ire à ces exigences, le planteur en appelait au
magistrat : celui-ci trouvait toujours dans le con-
trat même un motif de condamner le nègre.
Si les planteurs anglais avaient accepté fran-
chement et Sans arrière-pensée l'acte’ d'émanci-
pation proclamé par le Parlement britannique,
ils auraient tenu envers les cultivateurs une
conduite plus sage et plus rationnelle; äls au-
raient vu qu'ils avaient à traiter avec des hom-
mes dont l'esprit incülte était naturellement pré-
venu contre tout ce qui venait des,anciens mai-
tres, que celte prévention était le fruit de la longue
oppression qui avait pesé sur eux& ils auraient
senti que la haute position qu’ils occupaient dans
la société coloniale, soit par leur fortune, soit par
leur éducation, soit même par le vieux prestige
‘attaché à leur couleur, leur imposait l'obligation
d'être débonnaires; que, dans l'appréciation d'une
faute, la part de blâme doit être faite en raison
du degré d'intelligence et d'instruction de la per-
sonne qui l’a commise. Mais les planteurs sem-
blaient ne pas comprendre leur nouvelle posi-
ESS
tion; ils ne négligeaient rien, non-seulement
pour raviver le préjugé de couleur qu’une lon-
gue servitude avait créé en leur faveur, mais
pour vexer et exaspérer les émancipés. On aurait
dit que les faux prophètes qui avaient annoncé
tant de désastres et de calamités comme les sui-
tes inévitables de l’affranchissement général des
noirs, étaient fâchés d’être désappointés. Dans
l'île de la Trinidad, par exemple, tout fut em-
ployé pour écarter les classes de couleur des
fonctions publiques, pour les empêcher même
d'exercer leurs droits civiques. Il y a pourtant
peu dercolonies dont la population de couleur,
tant par sa richesse.que par sa moralité et son.
intelligence, mérite plus de A tt que
celle de cette île.
« Douze.mois se sont écoulés, dit M. "File
« bourne, depuis la proclamation de la liberté,
« dans l'intervalle desquels les cours de Quarter.
« sessions et de Common pleas, ont siégé chaque
« trimestre, et pas un des noirs nouvellement
« émancipés ny à été appelé à servir comme
“juré. Une exclusion si complète et atteignant
@srès de dix mille noirs affranchis dans cette
« paroisse, n'est pas moins frappante qu "ohjec-
« tionnable. C’est un des moyens employés par
< certaines gens pour maintenir d’odieuses dis-
incäons entre cette classe et les autres habi-
2
«}
LS
Dan]
A
1008
« tants de la paroisse, et pour perpétuer des ex-
« clusions et des incapacités incompatibles avec
« l'esprit de la constitution anglaise ! s
Que les avocats intéressés des planteurs procla-
ment qu'il existe à la Trinidad, dans les rangs
de la société, une égalité sans exemple dans au-
cune autre colonie ?, la citation ci-dessus extraite
des documents officiels et le fait que nous allons
rapporler répondront péremptoirement à à cette
assertion. E
La plus grande partie des maisons du port
d'Espagne, île de la Trinidad, appartient à la
classe de couleur, et cependant, d’après d'ordon-
nance du conseil municipal, dix-neuf personnés
seulement de cette classe ont été réélues notables,
tandis que les blancs en comptent quatre-vingt-
onze, et de ces quatre-vingt-onze notables blancs,
vingt-sept ne sont pas propriétaires, et l’un d'eux
déclara, en pleine audience, qu'il.ne possédait
rien, et pria la cour de lui permettre de payer
en à-comples mensuels une modique somme
qu'il devait *.
La conduite injuste des anciens maitres envers
les individus de race noire propriétaires: ne fit
sf AR nentare, papers, vol. 32, 1. 1840,
2 Observations on the present condition of the island of
Trinidad, etc. By: William Hardin Burpley. Lond. 1813, 5.
3 Anlislavery reporter. Déc: 31: 1840.
# 6
| OUR
+
$” Ge à
ct UE Que
qu'augmenter les méfiances et les soupçons des
nouveaux émancipés : ceux-ci se tinrent sur leurs
gardes et résolurent de défendre pied à pied leurs
droits.
_ E n’est point dans l'ordre de la nature qu'un
homme hier encore esclave renferme dans son
sein, sans la manifester, la joie qu'il éprouve de
voir tout à coup tomber ses chaînes, et retourne
immédiatement aux travaux qui étaient affectés
"à son ancien état, comme si la liberté était un
bien dont il avait été depuis longtemps en pos-
session. Non, 1l faut qu'il dilate ses poumons à
l'air pur de la liberté; il faut qu'il jouisse du
bonheur d'être son propre maître, de disposer à
son gré de son temps et de sa personne. « Que
« durant le jubilé, qui fut immédiatement célé-
«"bré par les classes inférieures, les champs res-
« ‘tèrent en friche, les troupeaux furent négligés,
« etplusieürs personnes respectables furent obli-
« gées d’être, la première fois de leur vie, leurs
propres cuisiniers, femmes, de chambre,
‘grooms, etc.; » nous sommes prêts à l'admet-
tre, mais ce jubilé était inévitable, et toute loi ou
ordonnance dont le but aurait été de l'empêcher
ou de le restreindre, aurait eu des conséquences
bien plus graves pour lés anciens maîtres que
celles d’être leurs propres cuisiniers ou bouteil-
liers. Les planteurs semblaient né pas compren-
Ps
Ps
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Le)
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".e af oi
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*
ne (es
dre ce bonheur si naturel et si nouveau pour
une classe d'hommes depuis longtemps plongés
dans la servitude. Ils voulurent contraindre les
noirs à retourner à leurs travaux agricoles. Une
telle entreprise exigeait beaucoup de prudence et
d'habileté, et elle n’était pas sans dangers dans
son exécution.
Un des moyens auxquels les planteurs eurent
recours pour arriver à leurs fins, fut de faire avec
les nègres des conventions par lesquelles ceux-ci
s'engageaient à exécuter une certaine quantité
d'ouvrage pour loyers des cases qu'ils occu-
paient.
Pour bien comprendre les ditftultés créces par
cette question des loyers et des salaires, 1h faut
savoir qu'à la fin de l’apprentissage, les planteurs
se trouvaient en possession de toutes les cases
habitées autrefois par les ésclaves. Es émancipés
désiraient continuer de les occuper en en payant
Je lover. La chose ne présentait en elle-même au-
eune difficulté, car il n'y avait pas, à cet égard,
à sortir de l'usage établi dans tous les pays poli-
céss c'est-à-dire, les loyers devaient être payés er
| _numérairé, ainsi que le salaire des travailleurs.
suivant les prix convenus: entre les parties. Tout
4 ‘autre pe de paiement eùt entrainé des embar-
ras qu'il était prudent d'éviter : c’est ce que les
colons ne firent pas, °* : 4
— 69 —
Ainsi, d'après les conventions conclues entre
les propriétaires et les cultivateurs, ceux-ci n’a-
vaient pas seulement à payer le loyer de leurs
cases, mais ils devaient, en outre, travailler sur
l'habitation à un certain prix et pendant un cer-
tain nombre de jours dans la semaine. S'ils n’a-
vaient pas rempli à la lettre toutes ces condi-
tions, les planteurs les expulsaient de leurs cases.
Quelques malentendus s’élevaient-ils au sujet des
travaux, entre le propriétaire ou son chargé d'af-
faires et le cultivateur, le premier augmentait le
prix des loyers, ou exigeait que chaque membre
de la même famille payât un loyer, comme s'il
occupait une case séparée : ce système de com-
pulsion était injuste et vexatoire. Comment s’é-
tonner que les nouveaux libres aient refusé de
travailler pour des hommes qui les traitaient
comme s'ils étaient encore sous le joug de l’esela-.
vage ou sous le régime de l'apprentissage ?
Ce n'est pas à dire que les cultivateurs eux-
mêmes aient toujours été fidèles aux termes de
leurs contrats. L'observation stricte des conven-
tions exige non-seulement une certaine habitude
de vivre au milieu d'une société régulière, et l'in-
telligence des égards que se doivent tous les
membres d'une même communauté; mais aussi
un certain respect pour les lois qui régissent les
individus dans leurs relations privées, el ne
A
: K Me à
TR
leurs relations avec la société entière. Nous ne
devons pas être étonnés si l’affranchi, rendu de-
puis peu de temps à la vie civile, ne sachant par
conséquent rien de la rédaction et de la sainteté
des contrats, ayant à traiter avec des hommes
dont les dispositions hostiles à leurrace s'étaient
manifestées en plus d’une occasion, avant et de-
puis l’affranchissement général, se soient mon-
trés peu disposés à se soumettre à tout acte écrit
qui püt offrir à leur esprit prévenu la moindre,
apparence de contrainte ou de violence , et aient
cru, en ne l'exécutant pas, faire un usage légal
de leur liberté. Dans de telles conjonctures la con-
duite des planteurs était toute tracée; ils n'a-
vaient qu à en appeler à la loi commune, et non
tenter de se faire justice à eux-mêmes : c'est
pourtant ce qu'ils osèrent. Sous le moindre pré-
texte, le gérant menaçait le cultivateur de le
chasser de sa case, et n'exécutait que trop sou-
vent ses menaces avec la plus grande rigueur...
« Des cases, dit J.-J. Gurney, ont eu leurs.toits
« enlevés, des cocotiers, des arbres à pain, ont
«été abaltus; des places à vivres détruites par
«la main de la violence :et foulés aux pieds
« des bœufs, de telle sorte. que le laboureur
“était forcé de chercher ailleurs une habitation.
Lun:
“€ Nous avons entendu, conclut le même auteur,
Lou
CN parler de.ces violences, ef nous en ayons vu
À +" # ’
ht ; # 1
0 * A F2
Le 1.4
1
D" DA
« des preuves ‘. » Il était impossible que cet es-
clavage d'un nouveau genre fût patiemment souf-
fert par des hommes st jaloux de leurs droits et
de leurs intérêts. |
L'esclavage est un mal pour celui qui l'inflige
autant que pour celui qui en souffre. Il donne
naissance à certaines habitudes qui ne se perdent
pas immédiatement après l'émancipation : la vio-
lence est un de ses traits caractéristiques. Pour se
soumettre aux lois seules, 1l faut une éducation
nouvelle de la part de l'ancien maître et du nou-
vel affranchi. Le travail forcé, de quelque nom
qu'on le pare, et sous quelque forme qu'il se
présente, sera toujours un signe de servitude.
Les planteurs fermèrent leurs yeux aux difficul-
tés et aux embarras où allait les entraîner l'oubli
de leur position nouvelle.
æ Que la conduite des planteurs, dit un de
« leurs avocats, n'ait pas toujours élé ce que l’on
« eût désiré; que des traces d’irritation de leur
« part aient pu sè faire remarquer de temps-en
temps ; que l'on ait dû une partie du dernier
« déficit aux inondations, aussi bien qu'à un dé-
«faut de bras, et que par une administration
« convenable, une conduite conciliante, et par
< une volonté de se conformer davantage à leur
Fr A
=
À
=
à Winter in the West-Indies, p. 401.
SM *
Lo
À ant PABES de
« nouvelle position, de grands travaux eussent
« pu être exécutés, nous sommes prêts à le re-
« connaître ‘. »
IL est aisé de saisir, à travers les circonlocu-
tions de l’auteur, l’aveu de l'existence des préju-
gés et des mauvaises dispositions des propriétai-
res blancs à l'égard des nouveaux libres.
Aujourd'hui une entente plus cordiale existe
dans les possessions anglaises de l'Atlantique,
entre les planteurs et les cultivateurs. Tous sen-
tent la nécessité de rabattre beaucoup de leurs
prétentions respectives, et ce, au plus grand
avantage de la société entière, un instant compro-
mise par leur mésintelligence: mais durant la
crise coloniale dont nous n'avons reproduit
qu'une incomplète esquisse, les propriétaires ont
pu se convaincre que leurs espérances et l'avenir
de leurs plantations reposaient sur des bases
bien fragiles et bien chancelantes. En attribuant
uniquement à un manque de bras les embarras
des colonies, ou les planteurs se sont mépris sur
la cause réelle de ces embarras, ou ils avaient
voulu donner le change à la métropole. Le mal
auquel il fallait appliquer.un remède prompt et
efficace, était l'incertitude, la fluctuation du
1 The present condition of the- british West-Indies; their
wants and the remedy{or these. By Henry Morson. Lond.
1841;p. 19.7 #3
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nombre des travailleurs dont on pouvait dispo-
ser; car il ne suffit pas qu'un homme libre exé-
_cute plus de travaux qu’un esclave, il faut que le
propriétaire puisse compter sur des travailleurs
toutes les fois que le besoin de ses cultures le
réclame, et qu'ils soit de plus certain de
leurs services pendant tout le temps qu'ils sont
nécessaires. Lorsqu'un propriétaire fait nettoyer
ou planter un terrain, le plus ou le moins d’acti-
vité, de diligence, de la part de ceux qu'il emploie
à cette opération, est certes de quelque considé-
ration, mais lorsque la récolte est prête, lorsqu'il
est temps de cueillir le café ou de couper la
canne, ce n'est plus beaucoup d'ouvrage fait en
peu de temps, mais une continuité d'action qui
devient nécessaire, surtout dans les grandes usi-
_nes, dans les sucreries, par exemple, où le moin-
dre retard, la plus légère négligence peut être
si préjudiciable aux intérêts du propriétaire.
Comment enfin celui-ci peut-il améliorer, éten-
dre, perfectionner’ ses cultures, s’il voit ses récol-
tes sans cesse à la merci du caprice de gens sur
lesquels il comptait? Du temps de l'esclavage, le
maîlre pouvait presque, toujours avoir dans ses
Champs un même nombre de bras , et il dirigeait
ses opérations en vue dé-ce nombre; il y avait en
quelque sorte permanence de travailleurs. La
liberté est venue déranger lewieux système colo-
3
see es
nial, ainsi que les plans de-ceux qui avaient cru
que la propriété de l’homme sur l’homme était
un droit et un droit sacré. Quelle que soit ce-
pendant la cause du déficit qui s'est manifesté
dans les produits des colonies anglaises dans les
premiers temps de l'émancipation, qu'il puisse
être attribué à une insuffisance réelle ou à une
fluctuation dans le nombre des travailleurs à
employer, le fait est que de nouveaux cullivateurs
doivent être introduits dans ces îles, afin d'y
créer une louable concurrence, une active émula-
tion, d'y établir une balance équitable entre les
salaires et les travaux, et afin d'assurer aux pro-
priélaires une permanence d'ouvriers , perma-
nence sans laquelle 1l n'y a pas de cultures pos-
sibles. }4
CHAPITRE VE.
La nécessité d'accroître la population agricole
des possessions anglaises dans les Antilles n’a pas
paru évidente à tous ceux qui se sont occupés de
la question d'émancipation. Peut-être aussi l’ar-
deur avec laquelle les planteurs et leurs agents
en Angleterre ont réclamé l'importation de tra-
vailleurs tirés des côtes d'Afrique, a-t-elle éveillé
l'attention des abolitionistes et les a-t-elle exci-
tés à voir s'ils ne trouveraient pas ailleurs que
dans le défaut de bras, la cause du déficit dont
leS-colonies ont eu à souffrir dans leurs produits.
En effet, tandis que d’un côté les planteurs en-
core aveuglés par les préjugés, fruits de l’escla-
Qu
Lure
vage, et peu accoutumés au régime nouveau créé.
par l'émancipation, attribuaient à la paresse na-
turelle des nègres, et aux lois promulguées à
cette époque, lois qui, disaient-ils, étaient toutes
à l'avantage des noirs, le malaise qui pesait sur
eux; d'un autre côté, les abolitiomisies affir-
maient que ces mêmes lois avaient été faites en
faveur des propriétaires contre les intérêts des
nouveaux affranchis.
I n'est pas étonnant que les lois qu’à immé-
diatement nécessitées l'acte d'émancipation, aient
produit des effets tout autres que ceux quon
élait en droit d'attendre. Les législateurs étaient,
ainsi que nous l'avons dit plus haut, d’aneiens
économes d'habitations, des chargés d'affaires
de planteurs absents : tous gens dont l'hostilité
-envers les noirs était devenue proverbiale. Quant
à la paresse naturelle des nègres, c'est un de
ces vieux thèmes sur lesquels des esprits arrié-
rés s'amusent encore à broder dés phrases que
personne ne prend plus la peine de réfuter.
C'est donc à leurs mauvais procédés envers les
nouveaux libres que les colons anglais devaient
attribuer leurs mésaventures, leurs embarras ; et
à l'appui de cette assertion nous avons le témoi-
gnage de lord Glenelg qui, dans un discours pro-
noncé à la chambre des lords le 27 février 1835,
_exprima sa conviction que dans cérlaines colo-
4
— T1 —
nies, sous le régime de l'apprentissage, « des
« peines furent infligées à l'apprenti, sous pré-
« texte de discipline, mais en réalité par ven-
« geance, parce que le nègre n'était plus un es-
€ clave: que des gens condamnés à perpétuité,
r à qui ilne restait plus aucun principe d’ hon-
« neur, ét qui ne pouvaient échapper auxremords
« de leur conscience, avaient été choisis pour
« exécuter la vengeance injuste des ci-devant pos-
« sesseurs d'hommes; que les haines créées par
« une longue série de crimes, vivaient encore
« dans le cœur des oppresseurs, lesquels em-
« ployaient maintenant des instruments pires
« que ceux dont ils avaient fait usage dans l’a-
« pogée de leur licencieuse barbarie. »
Des voyageurs abolitionistes, frappés de l’exi-
guité du nombre de bras employés aux cultures
de certaines colonies, de la Jamaïque, par exem-
ple, ont reconnu l'urgence d’aviser aux moyens
d'augmenter la population de ces contrées. Sir
Ch. Metcalfe, alors gouverneur de la Jamaïque,
était de cette opinion. « Que le territoire de cette
« Île (Jamaïque), dit un des observateurs les plus
« exacts et les plus consciencieux qui aient par-
« couru les Antilles, puisse admettre un nombre
© d'habitants beaucoup plus considérable, c’estce
« que l’on ne saurait contester, et nous serions
« loin de nous opposer à tout plan‘raisonnable
EL
=
.
228
« qui aurait pour but d'y amener un plus grand
« nombre de colons. » Mais, ajoute l’auteur, par
forme dé correctif, et comme s'il eût prévu
l'usage qué les promoteurs de l'immigration
auraient fait de cette opinion, « mais nos pro-
« pres recherches ont eu pour résultat l'intime
« conviction que la population actuelle de la Ja-
« maïque, sous une équitable et sage adminis-
« tion, qui saurait et voudrait faire un bon em-
« ploi de ses forces, se trouverait plus que suffi-
« sante pour l'étendue actuelle de ses opérations
« agricoles, et que, comme la population s’ac-
« croit infailliblement sous le régime de la li-
« berté, ses cultures ne ir dans ds de
s'étendre indéfiniment ‘
Personne ne nie que il sera en effet le cas
dans un certain laps de temps; mais espérer,
pour entretenir et développer ses plantations,
l'accroissement naturel de la populatiôn sous le
régime de la liberté, revient à dire à un homme
affamé d'attendre, pour manger, que le grain qui
vient d'être confié à la terre ait germé, et soit en-
suite converti en farine et en pain. Que devien-
dront pendant ce temps les Sp et les co-
lonies elles-mêmes ?
À
&
1 Un hiver aux Antilles en 1839-10, par Ÿ 4: Cétne trad.
par Pacaud. Rose, 1842, pp. 261-262,
sé «
| 4
un, 0
D'autres sont allés plus loin : « Favorisez, ont-
« ils dit, les mariages parmi les ouvriers, et les
« mariages vous donneront des enfants , lesquels
« deviendront ensuite des ouvriers. » Il ne m'a
pas été possible de m'assurer si ce mode de pro-
eurer des agriculteurs aux plantations désertées
à été proposé sérieusement où par forme d'iro-
nie. | |
Des hommes plus graves et parfaitement in-
struits des affaires coloniales, ont envisagé cette
question sous un autre point de vue; ils ont at-
tribué à d’autres causes les embarras des colo-
nies.
« Le fait est, a dit M. Barrett, dans un des mee-
tings abolitionistes tenus à Londres, qu'il n'y
« à pas défaut de travailleurs dans les colonies ;
«mais 1l y a défaut de quelque autre chose-:1l y
« manque des capitaux. »
« Le fait est, a dit William Knibb, que l'état
présent des colonies existe, non à cause de la
répugnance des noirs pour le travail, mais
« parce que les propriétaires n ‘ont pas d’ argent
« pour payer leurs services. »
Tâchons de réduire toutes ces propositions à
leur juste valeur. Il est évident que là où ily a
plus de travaux que d'ouvriers pour les exécuter,
la main-d'œuvre est très-élevée. Or, le planteur
est nécessairement embarrassé qui à à payer un
La
Ps
RAR
C
La)
ei
+
— 80 —
salaire exorbitant pour entretenir ses cultures,
et qui est incertain d'en vendre les produits
‘même au prix qu'on en donnait du temps de l'es-
clavage. La concurrence et l'émulation sont les
«meilleurs moyens de faire disparaître ces incon-
‘vénients. Mais d'où vient le manque de capitaux
dont ôn argue? Certes, l'argent n’est jamais rare
où il trouve un emploi lucratif, et ce n’est pas aux
capitalistes anglais que le reproche puisse être
adressé de ne pas savoir faire produire le leur.
Done si l'argent manque, c'est que le capitaliste
ne trouve pas de sécurité dans son emploi, et
que le propriétaire n’a aucun moyen de s'assurer
une permanence, une continuilé dans les travaux
d'exploitation de ses: champs : et ici l’assertion :
des abolitionistes porte à gauche; car &« après
« tout, dit M. Mérivale, la terre et les capitaux
« sont infructueux si le travail ne peut être com-
« mandé ‘. En effet, une communauté où l'ar-
gent ne circule pas, où le capitaliste aime mieux
garder ses valeurs dans ses coffres que de les
faire travailler, est une communauté où il
n'existe pas d'industrie. Mais supposons# a con-
trario, que l'argent soit en abondance dans les co-
lonies: la conduite du cultivateur sera-t-elle diffé-
1 Lectures on colonisation and colonies, delivered before the
University of Oxford in 1839-40-51. Lond. vol. I, p. 246.
Ne, one
rente de ce qu'elle a été? Lorsque le propriétaire
voudra planter ou faire ouvrir de nouvelles cultu-
res, iltrouvera des ouvriers, parce qu'il les paiera
ponctuellement ; ; Mais quand le temps de recueil-
lir sa récolte arrivera, ce même propriétaire sera
bien forcé, s’il ne veut pas la perdre, de payer
à ce même cultivateur un salaire bien plus élevé,
et que celui-ci fixera, car 1l sait qu'il n'a pas de
compétiteur à redouter ; le propriétaire est donc
à la merci du travailleur. En outre, l'abondance
de numéraire dans les colonies y établira la con-
currence entre les propriétaires. C'est à qui vou-
dra, pour sauver sa récolte, avoir le plus de tra-
vailleurs ; et comme le nombre de ces derniers est
restreint, leurs salaires seront d'autant plus éle-
vés qu'il y aura sur le marché une plus grande
demande de leurs services : ici encore le planteur
est à la merci du cultivateur. De telles expérien-
ces ne peuvent être tentées qu'une fois; ensuite
le capitaliste ou le propriétaire garde ses capi-
taux et restreint ses exploitations ; de là la rareté
du numéraire : &'est ce qui a eu lieu dans les colo-
nies anglaises. Personne n'a osé aventurer ses
capitaux dans les cultures colomiales, parce que
personne nélait certain, non-seulement d'en
toucher régulièrement les intérêts, mais même
de sauver le capital engagé, à cause de la diffi-
culté de se procurer à temps des travailleurs en
6
7
Ne
nombre suffisant et permanent. Obtenons done
la continuité des travaux et nous verrons les ca-
pitaux se précipiier dans les colonies : cette con-
üinuité ne peut être obtenue qu'au moyen d’une
augmentation de een cuil créera une
légitime émulation et une salutaire concurrence
parmi les travailleurs.
L'exploitation des terres est une spéculation
qui peut manquer souvent par des causes natu-
relles indépendantes de la volonté humaine. De
grandes pluies, une longue sécheresse, peuvent
neutraliser la prudence et les soins du planteur.
SI à ces causes nous ajoutons le manque de tra-
vailleurs au moment où leurs bras sont le plus
nécessaires, nous trouverons que le propriétaire
doit faire entrer cet élément dans ses prévisions,
et calculer ses dépenses en raison des risques
qu’il court. Or, dans certaines colonies, bien que
le taux. des salaires n'ait pas atteint un chiffre
exorbitant, il est très-difficile de commander le
travail; donc le planteur, incertain d'obtenir
celte continuité, cette permanence dans le nom-
bre des bras que réclament ses cultures, et pour
cette raison pouvant éprouver de grandes pertes,
agit prudemment en cherchant à diminuer le
prix des salaires par l’augmeniation de la po-
pulation agricole; mais il n'agissait pas avec
beaucoup de circonspection quand il traitait
di Re
les noirs libres comme s’ils étaient encore sous le
joug de l'esclavage ou de l'apprentissage, afin
d'obtenir leurs services à un prix arbitraire.
Disons-le : les colons anglais ont failli payer
cher leurs mauvais procédés envers les nouveaux
affranchis. Il en est parmi eux qui ont tâché,
par des moyens conciliatoires, de ramener les
esprits vers une voie meilleure, et de prévenir les
fâcheuses conséquences de la conduite de leurs
amis ;: mais leurs voix ont retenti dans le désert ,
etces hommes prudents ont porté la peine qui
n'était réservée qu'aux réactionnaires. « Pour
« compléter, pour achever la régénération si dé-
« sirée, dit un des avocats des colons anglais,
« les planteurs doivent commencer par eux-mê-
« mes, doivent réformer leurs propres habitudes,
« leurs lois. Ce n’est pas assez de soumettre
« toutes les colonies aux mêmes lois, quoique
« ce soit un changement nécessaire; mais 1l
« est urgent qu'ils fassent subir une nouvelle
« forme, une révision honnête, impartiale, mi-
« nutieuse, aux lois qui existent, en les adap-
« tant aux habitudes nouvelles de la société.
« Comme corollaire, ils doivent veiller à une
« meilleure administration de la justice dans
« toutes ses branches. Espérant de nouveaux
« travailleurs, ils doivent s’efforcer d'utiliser
« ceux qu'ils possèdent; cela se fera avec un
RS: 7 eMNx
« meilleur système de culture, avec de l’écono-
« mie, et en laissant au travail sa liberté. Ils
« doivent y arriver par la douceur, la bienveil-
« lance et des concessions. Telles sont les in-
« fluences qui attachent l’homme à l’homme, et,
« dans un pays libre, ce sont les seuls moyens
« qui doivent être employés ‘. »
Ces conseils, donnés aux colons anglais par
un de leurs défenseurs dévoués, les colons fran-
çais peuvent en faire leur profit. Déjà, si nous
en croyons certaines rumeurs qui ont traversé
l'Atlantique, ils manifestent une tendance vers la
réaction. Qu'ils se gardent des dangereux erre-
ments qui ont mis leurs voisins à deux doigts de
leur ruine ; car les colonies françaises n'ont pas la
ressource de la haute et effective influence reli-
gieuse qui à Calmé, tempéré, dans les colonies an-
glaises, l'irritation provoquée chez les affranchis
par la conduite acerbe et imprudente des anciens
maîtres ; et une fois le flot des passions soulevé
chez ces hommes en qui le souvenir des outrages
passés n'est peut-être pas entièrement effacé, où
est celui qui prononcera le Quos ego qui devra le
faire rentrer dans son lit ordinaire ? Nous avons
voulu et nous avons obtenu la liberté pour tous;
1 The present condition of the british West-Indies, etc.,
pp. 59-60. |
26
nous voulons et nous obtiendrons aussi l'égalité
pour tous. Est-ce trop présumer de l'humanité que
de compter, pour accomplir cette œuvre, sur le
concours des colons eux-mêmes? Le temps des
priviléges est passé, et avec lui doit disparaître le
temps des récriminations. Que chacun donc
mette la main à la roue, s'il ne veut être écrasé
sous le char de la civilisation.
Nous avons démontré qu'il était nécessaire
d'introduire dans les colonies de nouveaux bras
pour répondre aux besoins de l'agriculture ;
voyons maintenant d'où il faudra ürer ces tra-
vailleurs. Les colonies avaient à choisir entre les
nègres libres d'Afrique, les populations de cou-
leur du continent américain, et les blancs d'Eu-
rope. Examinons successivement le mérite de ces
trois modes d'immigration aux Antilles.
CHAPITRE VIE
La première idée suggérée aux colons anglais
par le bill d'émancipation a été de faire venir,
sous le nom de travailleurs libres, des nègres des
côtes de l'Afrique. C'était de leur part un ana-
chronisme : ils n'avaient pas compris les motifs
qui avaient autrefois poussé les gouvernements
métropolitains à favoriser, à encourager la traite:
mais les planteurs actuels avaient plus d’une rai-
son pour provoquer cette mesure. L'athitude des
nouveaux affranchis les avait effrayés et leur
avait fait exagérer la durée des embarras et du
malaise des colonies. D'un autre côté, les préju-
gés qu'ils avaient sucés avec le lait de leur en-
fance, préjugés que le temps et les institutions
us” ON in
avaient fortifiés, ne s'étaient pas encore façonnés
au régime de la liberté et de l'égalité; ils ne pou-
vaient se résoudre à voir en ces hommes, hier
leurs esclaves, des citoyens égaux:à eux, des ou-
vriers libres. Enfin, la gêne pécuniaire des plan-
teurs les empêchait souvent de satisfaire aux dé-
penses journalières de leurs habitations, 1ls ne
payaient pas régulièrement les travailleurs qu'ils
employaient. « Fort souvent, lorsqu'un homme a
« fini l'ouvrage qu'il avait pris à l’entreprise, et
« qu'il va demander son argent, il ne peut l'ob-
« tenir. Quelquefois il loue des ouvriers pour
« l'aider, mais ne pouvant se faire payer ce qui
« Jui est dû, 1l se trouve à son tour hors d'état
« de s'acquitter avec eux !. » Dans ces occa-
sions, le planteur insolvable ne trouvait d’autres
moyens de se tirer d’embarras que de faire sur-
gir la question des loyers dont nous avons déjà
parlé, afin de pouvoir opposer la compensation
aux travailleurs. |
Les colons, en demandant qu'on les autorisät
à tirer encore de l'Afrique des nègres pour cul-
tiver leurs terres, et remplacer les bras que l’af-
franchissement général des esclaves venait de
leur enlever, ne craignaient point de voir leur
Peel
{ Un Hiver aux Antilles en 1839-40, par F.:4. Gurney, trad.
par Pacaud. Paris, 1842, p. 247.
. — 88 —
amour-propre et leurs préjugés froissés par les
relations nouvelles qui allaient s'établir entre
eux et les nouveaux venus. Ceux-ci n'avaient ja-
mais été leurs esclaves; ils n'entendaient pas la
langue du pays où on les amenaït ; élevés, d’ail-
leurs, sous le gouvernement absolu de leurs rois
ou de leurs chefs, dans des habitudes de soumis-
sion et d'obéissance passive, à une grande dis-
tance de leur terre natale qu'ils n'avaient plus
l'espoir de revoir, ils se trouvaient dans les meil-
leures conditions pour subir tous les genres de
despotisme, et pour supporter docilement les
charges que voudraient leur imposer les proprié-
taires. « Les Asiatiques, dit un auteur que nous
« avons déjà eu occasion de citer, convien-
« draient bien, mais pour beaucoup de raisons
on doit leur préférer les Africains ; ils sont na-
turellement dociles et ouverts aux nouvelles
impressions, leur ignorance même milite en
« leur faveur, car ils n'ont pas de fausses no-
« tons de discipline, de morale ou de religion
« à abandonner ‘ » Quelle dérision! Mais la vé-
ritable cause de la préférence donnée sur toutes
les autres à l'immigration africaine, c'est que
l'ignorance de ces Africains pouvait être plus fa-
Pa
À
a
a
À
Ps
1 Observations on the present state and condition of the
colony of Trinidad, p. 26.
2 qu
cilement exploitée par les planteurs. Qu'on se
rappelle avec combien peu de scrupule les pre-
miers colonisateurs trafiquaient des engagés, —
qui étaient pourtant des blancs comme eux, —
et qu'on se demande ensuite s’il était à espérer
de la part des planteurs actuels plus d'égards et
de bienveillance pour les nègres. Ce qu'il leur
fallait, c’étaient des cultivateurs soumis, comme
l'étaient jadis les esclaves. Mais si, contre leur at-
tente, les nouveaux venus, trompés dans leurs
espérances, faisaient rompre leurs engagements,
rescindaient leurs contrats, et attendaient de
ceux qui avaient besoin de leur industrie des
propositions plus avantageuses, ils étaient, en
vertu de l'acte contre le vagabondage (vagrant
act), appréhendés au corps et jetés dans la geôle;
on traitait de la même manière, et en vertu de
l'acte sur les petites dettes (petty debts act), le débi-
teur nègre qui, ne voulant pas accepter les con-
ditions onéreuses du planteur blanc, son créan-
cier, allait chercher ailleurs un travail plus lu-
cratif. Voilà comment les propriétaires anglais
entendaient remplacer aux colonies le travail
forcé par le travail libre, et comment ils vou-
laient provoquer une concurrence entre les Afri-
cains et les nouveaux affranchis. Ces tentatives,
qui décélaient de la part de leurs auteurs une
arrière-pensée malveillante pour les classes de
En |
couleur, ont heureusement échoué devant l'op-
position vigoureuse qu'elles ont rencontrée dans
presque toutes les classes de la société, et surtout
dans les rangs des abolitionistes anglais qui sui-
vaient d'un œil attentif la marche de la liberté.
Nous l'avons dit en commençant : l'Europe a
contracté envers la race africaine qu'elle a trans-
portée dans ses possessions d'outre-mer, une
dette d'honneur qu'elle est aujourd'hui appelée
à acquitter. [l ne suffit pas que les colonies en-
voient à leurs métropoles plus ou moins de su-
cre, de café ou de coton, que leurs produits
continuent d'encombrer les marchés de la mère-
patrie ; il faut que dans ces contrées lointaines,
abandonnées depuis des siècles à l'arbitraire des
maitres, la civilisation se développe largement à
l'ombre de la liberté, de l'égalité, de la frater-
nité. Une ère nouvelle s'ouvre pour elles. L'édu-
cation de leurs enfants, commencée sous Île ré-
gime ignoble de l'esclavage, a laissé dans leur
esprit des traces qu'une active vigilance et les
soins d’une mère peuvent seuls faire disparaitre.
L'Europe doit abandonner les errements de son
ancien système colonial, qui n’a jusqu'iei produit
que la dégradation d’une portion considérable
de la famille humaine, perverti l'esprit et le ju-
gement de l’autre portion, et créé dans ses fi-
nances des embarras inextricables. Ce n’est certes
— 91 —
pas par l'importation aux Anülles de nouveaux
Africains, quel que soit le titre dont on voudra
qualifier cet acte, qu'elle accomplira la régénéra-
tion de ses colonies ; car, ainsi que nous l'avons
établi précédemment, le contact des peuples,
comme celui des individus, ne s'opère jamais
sans qu'il n'en résulte une transmission récipro-
que des qualités ou des défauts, des vices ou des
vertus qui forment le fond du caractère des indi-
vidus ainsi mis en rapport. D’après cela, pour
juger de l'efficacité de l'immigration africaine
comme moyen de régénération pour les Antilles,
il faut rechercher quelle influence elle exercera
sur les populations de ces îles : d'abord sur les
créoles noirs et jaunes.
L'éducation du nègre faite dans l'esclavage, et au
milieu d'une société corrompue par l'esclavage,
s’est ressentie du vice de son origine. En effet, son
instruction était nulle; pour lui pas d'écoles, pas
d'instituteurs ; le fouet avec l'esclavage, ou le mé-
pris avec la liberté : tel était le cercle cruel dans le-
quel il était condamné à se mouvoir. La servitude
et le préjugé avaient flétri son intelligence. Acca-
blé de travaux domestiques ou agricoles, 1l voyait
tout par les yeux du corps, ceux de l'esprit étaient
fermés à la lumière. On n'avait pas jugé prudent
de lui laisser le temps de réfléchir, car il aurait
découvert toute la dégradation de son état, et la
UE es
sûreté publique aurait été en danger. Rentré le
soir dans sa case, 1l y trouvait une compagne
dont le sort était semblable au sien, des enfants
qui avaient devant eux tout un avenir d’escla-
vage. S'il ouvrait la bouche pour parler à ces
êtres chéris, ce n’était pas pour leur répéter les
paroles de consolation du prêtre chargé d'éclai-
rer les fidèles, ou les lecons d’un instituteur
bienveillant : ces paroles, ces lecons n'étaient ja-
mais arrivées jusqu'à lui; mais c'était plutôt
pour exalter le bonheur des maîtres, pour racon-
ter les scènes de débauche dont il avait été té-
moin. Devenu libre, tout ce qu'il avait vu se re-
trace en couleur de feu à son imagination; 1l
n'aspire qu'à réaliser ses rêves d'autrefois; 1l
veut essayer à son tour de cette vie de licence,
qui est pour lui la vie de la liberté. Il avait vu le
blanc entretenir une ou plusieurs concubines
sous le toit conjugal, il se figura que l'exercice
de sa liberté consistait à avoir aussi plusieurs
femmes, au mépris des liens qui l'attachaient à
une épouse; 1l avait vu le blanc commander, le
fouet à la main, à ses esclaves; 1l l'avait vu em-
ployer, même envers ses enfants, ce dégradant
intermédiaire ; libre, il ne vit en cet instrument
qu'un moyen prompt et efficace de transmettre
ses volontés aux êtres faibles confiés à son
amour, il avait entendu le blanc blasphémer le
.
E :
2 400
saint nom de Dieu; il avait vu les ministres de
l'Évangile fléchir honteusement le genou devant
l'idole dont ils partageaient et encourageaient
les vices, 1l crut qu'il y avait deux religions
chrétiennes, celle des maîtres, et celle des escla-
ves, et il se méfia de celle que lui préchaient des
prêtres qui avaient aidé à river ses fers ; il n’a-
vait rencontré dans les champs que des esclaves,
il y avait vu même des domestiques qu'on y en-
voyait par punition; libre, il considéra la cul-
ture de la terre comme une occupation déshono-
rante. Telle était l'éducation générale des nègres
des colonies que le décret du 27 avril est venu
émanciper. Si beaucoup d’entre eux se sont fait
remarquer, même avant ce grand acte de justice
nationale, par leur industrie, leur probité, leur
intelligence; s'ils ont pu acquérir une faible
lueur d'instruction; s'ils ont pu enfin sortir de
l'ormière où ils paraissaient devoir croupir toute
leur vie, ils le doivent plus à leur nature vigou-
reuse.et foncièrement bonne qu'aux institutions
coloniales et à l'assistance de leurs frères ; car les
écoles que le gouvernement métropolitain y avait
fondées pour les libres de toutes couleurs,
avaient été constamment fermées aux nègres.
Cette éducation du nègre était en partie celle
du mulâtre; mais celui-ci, par le hasard de sa
naissance, avait sur le nègre quelques avantages
è * 7
»
mn RE
qui lui ont permis plus tard de se développer et
de former, après les blancs, la portion la plus
riche de la population coloniale. « La nature,
« toujours graduée dans ses divisions mêmes les
« plus marquées, semblait l'avoir fait naître
« de l'union des blancs avec les négresses, en y
« fondant les deux couleurs, et les rapprochant
« ensuite dans leurs divers mélanges par des
« rapports insensibles, comme pour donner aux
« uns et aux autres celte lecon de fraternité à la-
« quelle nos besoins, nos affections et nos facul-
« tés communes devaient sans cesse nous rap-
« peler, malgré la diversité de l'origine et la
« variété accidentelle des traits et de la couleur,
« du caractère et des mœurs elles-mêmes :. »
Les premiers habitants des colonies semblent
avoir éprouvé ces sentiments généreux. L’affec-
tion qu'éprouve toujours un père pour ses en-
fants, de quelque teinte qu'il ait plu à la Divi-
nité de colorer son visage, portait le père blanc
à affranchir son enfant mulätre, à lui accorder,
avec cette liberté, une certaine portion de terre,
à lui enseigner à lire et à écrire, et à lui donner
un métier. Plus tard, d’après le témoignage du
P. Dutertre, les gouverneurs s'étant aperçus que
1 Garran Coulon, Rapport sur les troubles de S.-D., tome 1,
p. 17.
A
certains pères, guidés par leur cupidité, rele-
naient en esclavage les fruits de leur commerce
avec leurs négresses esclaves, ont rendu une or-
donnance qui déclarait libre tout enfant mulâtre,
condamnait le père à une amende, et l’obligeait
à l'entretenir jusqu'à l’âge de douze ans 1. Le
code noir tenta de revenir à cette maxime de
droit : partus sequitur ventrem, dont les gouver-
neurs s'étaient écartés : c'était une nouveauté que
les mœurs n’acceptèrent pas, et les enfants mulä-
tres continuèrent d'être affranchis. M. Ducasse
proposa ensuite de fixer définitivement par une
loi le droit des mulâtres à la liberté dès qu'ils
auraient atteint l'âge de 20 ans; la demande fut
ajournée, et l'usage de les affranchir fut continué.
La tendresse paternelle ne s'arrêta pas là; les pè-
res blancs « avaient trouvé moyen à Saint-Domin-
« gue, par des ventes simulées, par des fidéi-
« commis et par la désuétude où étaient tombées
« la plupart de nos lois, de transmettre à leurs
« enfants bâtards et non légitimés, la liberté, une
« portion et plus souvent la totalité de leurs
« biens *, » En possession de tels avantages, le
Pa
mulâtre s’aperçut du vide de son instruction; 1l
1 Histoire générale des Antilles, 1. 11, p. 512.
1 Considéralions générales sur les trois classes qui peu-
plent les colonies françaises, p. 270.
r 24e
comprit qu'il avait encore beaucoup à appren-
dre, et que son éducation devait être à la hau-
teur de sa fortune : il n'épargna ni peines mi
sacrifices pour agrandir le domaine de ses con-
naissances. Quelques-uns mêmes envoyèrent
leurs enfants en France; ceux-ci en revenaient
avec des lumières plus ou moins étendues, des
manières plus polies et plus élevées, et 1ls étaient
l'ornement de leur classe ‘. Dès lors le mulâtre
comprit le raffinement que le blanc mettait
dans ses débauches; 1l voulut encore, sous
ce rapport, lui ressembler. Comme lui, 1l se
fit libertin, joueur, 1l devint violent, emporté.
Et lorsque les colons, revenant sur eux-mêmes,
essayèrent d'écraser ces hommes ardents et pas-
sionnés sous le poids de nouveaux préjugés,
lorsqu'ils tentèrent de refouler dans leurs âmes
leurs aspirations vers l'indépendance et l'égalité,
la classe de couleur tout entière sentit plus vi-
vement les humiliations dont on voulut l'abreu-
ver, et se jeta avec désespoir dans les révolutions
qui ont causé les premières calamités, et en-
trainé la chute finale de l'aristocratie coloniale.
Remarquons en passant que c’est au sein des
nations qui se disent chrétiennes, sous le règne
i Considérations générales sur les trois classes qui peuplent
les colontes françaises, pp. 218-250.
0m …
de rois appelés très-chrétiens, défenseurs de la
foi, qu'ont pris naissance les préjugés contre la
couléur des nègres, et la division en races de
la famille humaine.
Comme le nègre libre, et pour les mêmes mo-
üifs, le mulâtre abandonna le travail des champs
aux bras serviles. Déjà par le privilége de sa
naissance, 1l en était dispensé même dans l’es-
clavage. « Il est bien reconnu, dit un auteur,
« que les mulâtres et métis ne sont jamais, ou
« presque jamais, des esclaves attachés à la cul-
« ture ‘. » Aussi le mulâtre et le nègre libre for-
mèrent-ils une société à part, une aristocrâtie de
troisième rang, laquelle se montra en tout temps
plus dure et plus impérieuse que la première en-
vers les esclaves.
Mais l'opinion avait continué à marcher; la
voix des apôtres de la liberté et de l'égalité avait
dénoncé les abus auxquels les colonies étaient en
proie; la métropole se décida enfin à intervenir
directement dans l'administration de ces con-
trées ; mais ses lois étaient tantôt éludées, tantôt
exécutées sans intelligence, el toujours avec ré-
pugnance, de sorte que l'hostilité qui existait
entre toutes les classes de la société, ne continua
: Réflexions sur le sort des noirs dans nos colonies, p. 38,
1789.
7
=. 98
pas moins de se manifester. Les germes de disso-
lution qu'un long despotisme d’un côté, et d’a-
mères souffrances de l’autre, avaient déposés
dans cette communauté formée d'éléments si
divers et si contraires, avaient continué de se dé-
velopper, et avaient été successivement recueillis
par les générations coloniales. En effet, si d'une
part les créoles blancs qui étaient venus faire
leurs études en Europe, n'étaient pas toujours
assez indépendants pour, de retour dans leurs
foyers, se débarrasser des langes vicieux de leur
éducation commencée sous le toit domestique et
sous lés influences de la famille; s'ils avaient re-
pris, en respirant de nouveau la brise des tropi-
ques, leurs préjugés, leur morgue, leurs duretés
envers les descendants de l'Afrique; de l'autre
les nègres et les mulâtres, qui étaient aussi venus
puiser à la même source des idées d'indépen-
dance et d'égalité, avaient senti raviver leurs
rancunes, leurs vieilles haines pour la classe
blanche. Mais toutes ces erreurs vont nécessaire-
ment disparaître devant l'abolition de l'escla-
vage; et les hommes intelligents, instruits, sen-
iront la nécessité de s'unir et de se servir des
moyens mis en leur pouvoir pour hâter la régé-
nération des colonies. Mais quelque ferme que
soit leur volonté, quelque parfait que soit leur
accord, le nombre des individus de toutes nuan-
ee | D
ces, dont l'instruction est assez avancée pour
leur donner le droit de prendre une part mili-
tante dans les affaires coloniales, sera toujours,
sil n'est accru par l’adjonction de nouveaux
auxiliaires, trop faible pour faire espérer un ré-
sultat heureux de leurs efforts. Ils viendront se
heurter sans succès contre la force d'inertie si
puissante dans ces contrées. Ils rencontreront
des obstacles qui décourageront les plus dévoués
et les plus intrépides. Leur instruction, leur édu-
cation même, les rendront suspects à la masse
ignorante des habitants, qui n'a vu jusqu'ici
l'éducation et l'instruction se montrer à elle que
sous la forme d’un maître et d'un tyran. |
Voilà done la société au milieu de laquelle
limmigrant africain va se trouver. Il y arrive
avec son 1gnorance abrupte, avecses superstitions
vigoureuses, avec ses pratiques barbares, fruit
de l’état sauvage, avec des mœurs que le contact
des nalions civilisées n’a pas encore polies. La
tradition de malheurs communs, la couleur
même, tout tendra à rapprocher le nègre créole
de l’Africain. L'immigrant trouvera le cœur et
l'âme de ses nouveaux amis d'autant plus ou-
verts à ses absurbes pratiques, qu'ils n'avaient:
jamais cédé franchement aux bienfaisantes in-
fluences de la religion du Christ, prêchée par des
ministres d'esclavage. L'amélioration du nègre
x
— 100 —
en deviendra plus difficile; la civilisation aura
une lutte incessante à soutenir contre la barbarie,
alimentée par l'immigration africaine. L'Europe
entière s'est prise d'une sainte et généreuse co-
lère au récit des maux causés en Chine par l'o-
pium dont les Anglais retirent tant de bénéfi-
ces; la France permettra-t-elle qu'on introduise
dans ses possessions d'outre-mer des éléments
de dissolution tout aussi actifs que l’opium?
Non, certes; les nègres des îles françaises sont
Français, et à ce titre 1ls ont droit à la bienveil-
lante sollicitude de la métropole, aux bienfaits
de l'instruction distribuée à leurs frères d'Eu-
rope. Ce n’est pas en les mettant en contact 1m-
médiat et continuel avec l'ignorance africaine
qu'elle s’acquittera de la dette dont le poids lui
a élé légué par les gouvernements passés.
Mais si l'immigration africaine n’est. pas avan-
tageuse aux classes de couleur des Antilles, elle
ne le sera pas non plus aux immigrants eux-
mêmes, parce que l'Africain n’est transporté aux
colonies que pour y travailler à da terre, et non
pour s’instruire ; c’est un instrument de plus que
le propriétaire se procure pour l'exploitation de
ses plantations. On ne réussira même pas à en faire
un bon agriculleur; car, habitué dans son pays, à
un travail volontaire, sans suite el sans direction,
il considère comme une peine {oute occupation
— 101 —
continue. Jeté sur une habitation, 1l y trouve le
{travail livré aux mains de l’ancienne routune.
Les nègres créoles ou les mulâtres qu'il rencontre
aux champs, suivant eux-mêmes depuis long-
temps un mode de culture que l'apathie colo-
niale na pas su perfectionner, ne sont pas des
instituteurs propres à imitler leurs nouveaux
compagnons à la connaissance de l’agriculture.
Au dégoût qu'il aura apporté de son pays pour
ce genre d'occupation, se joindra le mépris qu'il
en aura vu manifester aux colonies. De sorte
qu'il aura quitté sa tribu , sa famille, ses babitu-
des, pour venir aux Antilles, où 1l n'aura perdu
aucun des vices inhérents à l'état sauvage, et où
il n'aura acquis aucune des qualités que déve-
loppe la civilisation. L'éducation religieuse qu'il
pourrait recevoir dans les colonies, ne serait pas
meilleure que celle qui lui est procurée dans son
propre pays par les missionnaires. Cependant
s1l à pu échapper aux mortelles conséquences
de l'intempérance, « car 1l est bien connu que la
« facilité de se procurer des liqueurs fortes a
« causé la destruction d'un grand nombre d’A-
« fricains nouvellement arrivés ‘ »; si, après
bien des années de peines et d'économies, 1l
1 Papers relative to the affairs of the island of Jamaica.
1849, p. 9.
— 102 —
réussit à amasser un pécule, et à retourner dans
sa patrie, loin de chercher à y introduire les fai-
bles et incomplètes notions de travail et d'indus-
trie qui lui seront restées de son séjour dans les
îles, il se Livrera à la paresse; « car le grand ob-
«jet du Kroomen, ou Fishmen (les plus disposés
« à émigrer), est de se procurer les moyens d'a-
« cheter autant de femmes qu'il leur en faut
« pour pouvoir vivre dans l'oisiveté dans leur
« propre pays ‘ »; 1l tâchera enfin d'exploiter
l'ignorance de ses frères, comme :l a vu faire
dans les contrées qu'il a habitées.
Ce n'est pas tout : en supposant que l'immigra-
tion africaine fonclionne au gré des désirs de ses
promoteurs , elle entrainera directement pour les
colonies des conséquences bien plus fâcheuses
que celles que nous venons d’énumérer. En effet,
le but auquel tendent les propriétaires, c'est la
diminution du prix de la main d'œuvre, diminu-
tion qui ne peut avoir lieu que par l’'augmenta-
ton du nombre des travailleurs. Or, dans ces
pays où l’agriculture suit encore les anciens
errements des premiers colonisateurs, où l’art des
machines est si peu employé, la présence d’une
nombreuse population étrangère et le bas prix
de la main d'œuvre entretiendront la répugnance
Pa.
=
1 Sampson's slavery in the Uniled-States, p. 73.
— 103 —
des colons pour toute mnovaton agricole, retar-
deront l'emploi des meilleurs procédés de fabri-
cation, seul moyen de lutter avec avantage con-
tre les pays à esclaves, et de favoriser le déve-
loppement industriel, moral et intellectuel de la
population.
D'une autre côté, une colonie ne devient réel-
lement florissante qu'autant que les habitants y
forment des demeures durables, s’y établissent
en. quelque sorte sans esprit de retour. Eh bien,
nous savons que les seuls noirs de la côte dispo-
sés à émigrer sont ceux de Kroo, et « leur atta-
« chement à leur propre patrie, leurs habitudes
« actuelles d'émigrer seulement pour un certain
« temps et sans leurs familles, ne permettent pas
« d'espérer qu'ils forment dans une contrée
« étrangère des habitations permanentes, ou
« même qu'ils y restent pour une période de
« plus de deux ou trois ans’. » Les colonies
peuvent-elles se développer et prospérer dans de
semblables conditions?
Nous avons démontré que l'immigration afri-
caine n’est favorable ni aux nègres créoles n1 aux
africäins : c’est dire assez qu’elle ne produira au-
cun avantage aux colonies elle-mêmes. Au con-
Ps
1 Rapport du comité de la Chambre des communes, du 5
août 1842.
M —
traire, elle y créera des embarras qu'il ne sera
pas facile de faire disparaitre. « Déjà dans pres-
«
«
€
=
«
ns
«
que toutes les paroisses de cette île (Jamaica,
les immigrants africains, loués pour le temps
ordinaire de douze mois, sont sous des in-
fluences pernicieuses sans nornbre; ils sont
exploités par des gens qui n'agissent qu’en
vue de leurs intérêts privés; leur mécon-
tentement est excité par la sympathie que
leur témoignent avec affectation ceux de
leur classe; le moindre incident développe en
eux le désir de s'affranchir de tout engage-
ment qui implique un travail continu, et qui
les empêche de jouir de certaines libertés et de
se livrer à cette indolence particulière aux ha-
bitudes et à la position des agriculteurs séden-
aires. !
« Ce qui s'est passé l’année dernière est une
nouvelle preuve que les immigrants africains,
à l'expiration de leurs contrats, abandonnent
les travaux des champs. En 1846, arriva à
Morant-Bey un navire chargé d’Africains cap-
turés qui furent loués dans la paroisse de
Saint-Thomas dans l’est, les adultes par con-
trats de douze mois, et les enfants pour trois
mois. Au débarquement de ces immigrants,
les cultivateurs résidants, se présentèrent pour
les prendre à leur service, offrant de compter
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
— 105 —
sur-le-champ la somme qui devait, ils le
croyaient du moins, être payée par les premiers
patrons. Mais lorsqu'ils surent que la préfé-
rence en serait donnée à ceux-là seuls qui se
livrent à l'agriculture, 1ls furent très-désap-
pointés, et dirent qu'ils seraient disposés à
donner trois ou quatre livres pour obtenir seu-
lement le service de quelques-uns des enfants.
La conséquence immédiate de ce désappoin-
tement se mamilesta par plusieurs tentatives
d'embauchage d'enfants; ils les excitaient à
s'évader des plantations où ils avaient été ré-
partis. Mais quand on fut averti que tout
enfant africain au-dessous de dix ans et
n'ayant pas de parents dans la colonie, était
placé directement sous la protection des lois
pendant trois ans, et que celui-là serait puni
rigoureusement, qui tenterait de les embau-
cher, ces manœuvres cessèrent, ou plutôt elles
ne furent employées qu'auprès des adultes,
qui, Je crois, ont, à peu d'exceptions près,
abandonné leurs premiers patrons 1. »
Voyons maintenant quelle sera l'influence de
l'immigration africaine sur le sort de l'Afrique.
1! Papers relative to the affairs of the island of Jamaica.
CHAPITRE VIIL
La conséquence immédiate de la transporta-
tation aux colonies de travailleurs libres tirés de
la côte d'Afrique, sera de faire revivre sous une
autre forme, la traite et toutes ses horreurs. En
eflet, les: rois, les princes, les petits chefs de
tribus, auxquels on s'adresse pour obtenir des
esclaves, ne s'enquièrent pas du sort ultérieur
des misérables qu'ils vendent, de l'usage que
veulent en faire les acheteurs; ce qui les inté-
resse, ce sont les sommes d'argent, les marchan-
dises , les produits étrangers qu'ils reçoivent en
retour. C’est à tort qu'on citerait l'exemple de
l'Angleterre pour prouver que l’émigration afri-
— 107 —
caine peut s'effectuer sans donner lieu aux cri-
mes de la traite, car le gouvernement britannique
s'est chargé lui-même du transport des Africains
dans ses colonies. La surveillance qu'il exerce
sur les agents de l'immigration avant le départ
des Africains de la côte, et après leur débarque-
ment dans les îles, est tellement rigoureuse que
les colons en ont demandé la cessation et ont
invoqué le principe du libre échange ou de la
liberté du commerce, pour être autorisés à tirer
des travailleurs de tous les points du littoral
africain : ce qu'ils ont enfin obtenu. Les gouver-
nements des autres États tels que l'Espagne et le
Brésil, trop pauvres pour faire les frais de ces
expéditions, les laisseront aux spéculations pri-
vées; alors on emploiera tous les moyens pour
procurer aux colonies des travailleurs noirs, et,
sous le voile de l’émigration libre, une véritable
traite s'effectuera; chacun fera passer comme
émigrants volontaires les esclaves qu'il aura
achetés. D'ailleurs l'Afrique ne se trouve pas
dans les conditions normales pour envoyer ses
enfants chercher au loin une existence qu'elle
est elle-même en état de leur fournir. Sa popu-
lation n'est pas surabondante et n'excède pas les
travaux à exécuter, les terres à défricher; elle
serait, au contraire, insuffisante, si l’industrie
locale était développée ; car la traite des esclaves
— 108 —
lui a déjà porté de rudes coups. « Aujourd'hui,
« dit un missionnaire qui y à passé huit années,
« aujourd'hui, de quelque côté qu'on se dirige,
« on ne trouve plus que des déserts ou des po-
« pulations clair-semées ‘. » « La Côte d'Or, dit
« M. Gedge, qui y a fait le commerce pendant
« douze ans, n'est pas assez peuplée pour quon
« puisse espérer d'y recruter beaucoup d’'émi-
« grants. Les bras y manquent, et il n’est pas du
« tout à désirer qu'on en diminue le nombre ?. »
Les nègres connaissent tellement les ressour-
ces de leur pays, qu'aussitôt qu'ils eurent appris
l'arrivée prochaine du capitaine Trotter à Sierra-
Leone, dans le but d'y fonder une ferme-mo-
dèle, ceux-là qui s'étaient engagés pour les colo-
nies, se sont empressés de rompre leurs contrats,
aimant mieux attendre le travail sur les lieux
mêmes. Ce fait parle assez haut ; il devrait servir
de gouverne à ceux qui s'occupent de la restaa-
ration des colonies et de la civilisation de cette
race d'hommes qu'on persiste encore à considé-
rer comme une matière à exploiter au profit
d'une autre race. |
Il est digne de remarque que la première op-
1 Témoignage du Rév. A. Ruës, inséré à la suite du Rap-
port du comité de la Chambre des communes du 5 août 1842.
? Témoignage de M. W.-E. Gedge, inséré à la suite du même
Rapport.
— 109 —
position qui fut faite au projet de l'immigration
africaine, vint de lord Normanby. Dans une dé-
pêche au gouverneur Light, de Démérary, le no-
ble lord s'exprime ainsi : « Toutes les précau-
« lions qui ont été prises, ou qu'on pourrait
« imaginer, n'empêcheraient pas cette mesure
« d'être un encouragement au trafic intérieur
« des esclaves sur ce continent, et de jeter des
« doutes sur la sincérité des efforts faits par la
« nation pour supprimer ce trafic horrible et
« criminel ‘. »
Ces objections furent péremptoires; mais plu-
tôt que d'en avouer la force, les promoteurs de
l'immigration essayèrent de tourner la difficulté,
feignant de ne pas comprendre le vrai sens de la
dépêche de lord Normanby. « Il paraît au co-
« mité, dit M. Burnley, que le seul stimulant à
« la traite est le profit qu’en tirent les négriers;
« la continuité n'en doit donc pas être attribuée, :
« comme elle l’a été par erreur, à la faute des
« parliculiers, mais aux lois fixes qui règlent le
« mouvement du capital et le poussent vers
« l'emploi le plus avantageux. Ce fait étant ad-
« mis (et nous pensons qu'on ne peut le révo-
« quer en doute), 1l est évident que si nous pou-
1 The british and foreign antislavery reporter, March.
11h, 1840, p. 43.
— 110 —
« vons diminuer le profit des négriers, la traite
« elle-même sera réduite, et quand nous pour-
«rons annuler ces bénéfices, elle sera elle-
« même entièrement détruite ! »
Qui a jamais nié qu'en diminuant ou en an-
nulant les profits de la traite, ce commerce in-
fâme disparaîtra? Cette théorie est chaque jour
confirmée par des faits. « Il y avait à Cuba, dit
« D. Turnbull, deux sociétés fondées pour ga-
« rantir les chances de la traite : elles dispo-
« saient de grands capitaux ; mais par suite des
« pertes successives qu'elles ont éprouvées par
les captures de leurs négriers, elles ont été
« forcées d'abandonner cé genre de spéculation,
«_et de se borner à un commerce plus légitime?.»
La seule conséquence à tirer de ce fait et de la théo-
rie qu'il est venu corroborer, serait tout au plus
une extension des moyens de dégoûter de pareil-
-les entreprises en capturant autant que possible
les navires négriers et en redonnant aux esclaves
leur liberté : l'argument de M. Burnley porte
donc à faux. Mais la lettre de lord Normanby
n'avait rien à faire aux bénéfices de la traite:
elle touchait au doigt la plaie, elle était claire et
ps
À
1 Observations on the present condition of the island of
Trinidad, p. 32.
? Travels in the west. Lond. 1840, p. 141.
— 111 —
précise, et les raisons du noble lord pour s'op-
poser à l'immigration africaine réclamée par ses
compatriotes, peuvent être invoquées contre
toutes les nations qui voudront entrer dans cette
voie téncbreuse. Ce n'est pas après tant de luttes
soutenues, de difficultés surmoniées, tant de dé-
penses effectuées, que l'Angleterre et la France
voudraient autoriser leurs enfants à renouveler
les misères, et rouvrir les plaies encore saignan-
tes de la malheureuse Afrique. Non, jamais la
suppression de la traite n’a eu pour objet d’em-
pècher le capital de chercher l'emploi le plus
avantageux ; et quand des hommes tels que Bé-
nezet, en Amérique, G. Sharp, Wilberforce,
Clarkson, en Angleterre, Grégoire, Brissot, Pé-
thion, en France, se sont levés, et d’une com-
mune voix ont crié merci pour l'Afrique, ils
étaient mus par des sentiments bien au-dessus
des mesquins intérêts du commerce; ils puisaient
leur courageuse persévérance dans la justice éter-
nelle qu’ils voulaient voir régner parmi les hom-
mes; dans le sein de Dieu qui les avait choisis
pour être les exécuteurs de ses desseins. L’Angle- .
terre qui a jeté, comme un os à ronger, l'immigra-
tion africaine à l’importunité des planteurs, ne
peut fermer bien longtemps encore les yeux sur
les conséquences funestes de sa coupable com-
plaisance, elle reviendra de son erreur, et cher-
— 112 —
chera d’autres moyens de régénérer ses colonies.
On n’a pas plus raison de dire que la faculté
illimitée de tirer .des nègres de l'Afrique pour le
service des habitations d'outre-mer, mettra le
travail forcé du Brésil et de Cuba dans l'impossi-
bilité de lutter avec le travail libre. Le seul résul-
tat d’une semblable autorisation, si elle était
accordée, serait une baisse considérable dans le
prix des nègres sur la côte. Nous ne voulons pas
que la traite et l'esclavage soient seulement abo-
lis de nom, nous voulons détruire les maux
qu'ils engendrent sous quelque déguisement
qu'ils se présentent ; et si les relations des Euro-
péens avec l'Afrique devaient y produire les mê-
mes conséquences que la traite ou l'esclavage,
notre devoir serait de les interdire comme si c'é-
tait l'esclavage ou la traite dans toute sa crudité.
Les immigrationistes auront beau dire qu'ils
ne veulent avoir que des immigrants libres, que
ce ne sera qu un leurre. Les rois, les princes,
les chefs de tribus, sont les maîtres de leurs su-
jets dont ils disposent à leur gré. On n'ira donc
.pas demander le consentement de l'émigrant
quand on aura obtenu celui du chef. Une fois
aux colonies, sur vos plantations, le traiterez-
vous comme un homme libre? Il est permis d'en
douter, en présence des difficultés innombrables
que les autorités des colonies anglaises ont à
FA
119 2
chaque instant à surmonter pour faire respecter
les droits des immigrants; en présence de la ten-
tative toute récente de la législature de la Trini-
dad, de faire accepter par la métropole une or-
donnance tendant à assurer le travail dans la
colonie, ordonnance conçue en des termes tels
que lord Grey lui-même crut devoir refuser sa
sanction, objectant « que le travail qu'on se
propose d'obtenir par cet acte ne serait pas
« libre, et que la condition des immigrants ne
« serait ni plus ni moins qu'un esclavage mi-
« tigé, et pour un temps limité ‘. » Ainsi vous
avez acheté un homme, c’est un esclave. Telle a
été, du reste, l'opinion énergiquement exprimée
par M. W. Hamilton, devant le sous-comité de
la société d'agriculture et d'immigration de la
Trinidad, et par le capitaine Denman, de la ma-
rine royale, devant le comité d'enquête de la
chambre des communes, le 5 août 1842. « Je
« suis d'opinion, dit le premier, qu'excepté les
« Kroomen, peu de naturels du pays sont entiè-
« rement libreset indépendants, leur déplacement
« ne peut donc s'opérer sans qu'on n achete le
« consentement de leurs chefs; je considérerais
alors cette mesure comme un acheminement
À
Pa
Ps
À
1 The british and foreign antislavery Reporter. vol. 4. N° 46.
Oct. 1. 1849.
8
ns APS
« vers la traite, car l’émigration ne serait plus un
acte volontaire de la part des Africains, et
aucun résultat, quelque désirable qu'il soit,
«ne peut être justifié, si, pour l'obtenir, on
« doit faire le sacrifice des sentiments les plus
« chers à la nature humaine 1. » « Partout ail-
« leurs, dit le second, pour se procurer des émi-
« grants, 1l faudrait les acheter, et l'on com-
« prend dès lors que, quand même on les af-
« franchirait avant leur embarquement, cette
« Opération n'offrirait pas moins d'encourage-
« ments au commerce des esclaves qui se fait
« dans l'intérieur, que la traite de Cuba et du
« Brésil. » |
La difficulté d'obtenir en assez grand nombre
des émigrants libres, n'avait pas échappé à ceux
qui poussaient le plus à l'immigration africaine
pour repeupler leurs plantations, car en 1842,
la société d'agriculture de la Trinidad proposa
d'acheter les nègres esclaves de la côte et de leur
donner la liberté en les emmenant aux colo-
nies ?. .
Alors la traite serait avouée, et ses horreurs
reviendraient épouvanter le sol africain ; car dès
(4
Pr
(c
PSN
1 Observations on the present condition of the island of Tri-
nidad, etc., by W. Burnley, p. 73 et suiv.
2 [bid., p. 29.
= 19 2
que les chefs s'apercevraient que l’on achète leurs
esclaves, 1ls n'auraient plus d'autre pensée que
de s’en procurer un plus grand nombre, et d’ali-
menter ainsi cette nouvelle source de revenus
que la prétendue philanthropie des planteurs au-
rait ouverte à leur cupidité. D'un autre côté,
Pimmigration effectuée de cette manière don-
nerait lieu à des abus qu'il ne serait pas toujours
facile de prévenir ou de réprimer. La liberté
n'est jamais sauve là où les hommes peuvent
être achetés. Les esclaves ainsi vendus par les
chefs africains, appartiennent en général à des
tribus étrangères ; devenus libres, ils aspireraient
plutôt à retourner au milieu de leurs parents, de
leurs amis, qu'à s'embarquer pour des pays
qu'ils connaissent traditionnellement comme le
siége d'un esclavage bien autrement dur que
celui auquel ils ont été arrachés.
Il ne faut pas non plus perdre de vue le mal
qui résulterait de cet exemple offert par l’Angle-
terre et la France aux nations qui ont des colo-
nies à esclaves. Elles ne manqueraient pas de
sen prévaloir pour exercer, sous prétexte
d'émigration libre, la traite des noirs sur toute ;
la côte. Lorsque, dernièrement, le gouverne-
ment français envoya en Afrique acheter des
nègres, pour les incorporer comme libres
dans ses milices coloniales, les abolitionistes
— 116 —
s écriérent que la France commettait un acte de
traite. Le ministère anglais ne put s’empé-
cher d'adresser au gouvernement des réprésen-
lations au sujet de cette violation des traités,
et l'achat des esclaves cessa immédiatement. II
fut ensuite prouvé que sous le nom de pionniers
libres un grand nombre de nègres avaient été
vendus comme engagés même aux colonies fran-
cases.
Mais supposons toutes les difficultés levées, et
les Africains prêts à s'embarquer, faudra-t-il at-
tendre, pour passer avec eux le contrat d'engage-
ment, qu'ils soient arrivés aux colonies, qu'ils se
soient renseignés sur la nature des travaux aux-
quels ils vont s'appliquer; sur la manière d'y vivre
afin d'adapter leurs prix aux dépenses qu'ils de-
vront y faire; ou bien seront-ils liés par des
contrats immédiatement après qu'ils auront con-
senti à partir, et avant leur embarquement?
Dans le premier cas, les émigrants seront trai-
tés comme ils doivent l'être, c'est-à-dire comme
des hommes libres: mais sitôt débarqués, ils ne
manqueront pas de s apercevoir qu'ils n'ont été
emmenés de l'Afrique que dans le but de provo-
quer une diminution dans le prix des salaires
des nègres créoles ; ils comprendront sans peine
que les planteurs ont besoin de leurs services ; ils
demanderont donc le salaire qui a cours dans la
— 117 —
colonie, si même ils n'en exigent pas un plus
élevé; de sorte que la position des planteurs sera
plus difficile qu’elle ne l'était auparavant : il y
aura crise. Le but des émigrationistes ne sera
donc pas atteint. En vain essaierait-on d'éviter
ces difficultés en liant l’immigrant par un contrat
à temps; la question des salaires ne changerait
pas. D'ailleurs le conseil de la Jamaïque l'avait
tenté en avril 1840; mais on découvrit que ce
n’était qu'un apprentissage déguisé. Aussi lord
John Russell écrivait-il à ce sujet, le 14 juillet :
Les hommes ne travailleront jamais avec plai-
sir et énergie à un prix réduit, en exécution
des contrats de ce genre, quand ils savent
« qu'ils peuvent en obtenir un plus élevé en les
faisant annuler. Ils serviront avec dégoût et de
mauvaise grâce, et le résultat sera une suite de
misérables querelles qui finiront par le désap-
pointement des planteurs. Etssi, pour échap-
« per à ces conséquences, on a recours aux lois
pour faire exécuter les contrats, cette compul-
sion devra être tellement prompte, puissante,
décisive, que la servitude sous l'apprentissage
ne différera que de nom de ce nouvel escla-
« vage. »
Dans la seconde hypothèse, c’est-à-dire, lorsque
l'émigrant sera lié par un contrat avant de quitter
son pays, l'injustice d’une telle mesure saute aux
Pa
a)
À
Fa
La
À
À
À
À
À
À
À
À
te
yeux. Comment des Européens civilisés peuvent-
ils croire, de bonne foi, que des Africains igno-
rants, dont ils ne connaissent pas letlangage, et
avec lesquels 1ls ne peuvent communiquer.que
par l'intermédiaire d’un interprète, aient pu vala-
blement s'engager, par un contrat passé antérieu-
rement à leur débarquement, à exécuter dans un
pays lointain, des travaux dont ils n'avaient pas
la moindre idée, à un prix qu'ils n'étaient pas
encore à même d'apprécier? Ce système avait
d’abord été mis en usage à l'égard des travail-
leurs qui passaient d'une île à une autre; système
condamné ensuite par le gouvernement métro-
politain. « Cet usage, comme l’a fort bien remar-
« qué lord Glenelg dans sa dépêche au gouver-
« neur, donne lieu à de sérieuses objections,
« vu l’inexpérience de la masse des noirs sortant
« depuis peu de la servitude, exposés à la mau-
« vaise foi desgens tels que ceux auxquels je fais
« allusion, et qui ont intérêt à les engager par
« des promesses fallacieuses et peu loyales. »
Ainsi, quand les planteurs n'ont pas hésité d'a-
- buser des travailleurs créoles, parlant la même
langue qu'eux, on peut se faire une idée de ce
que sera leur conduite envers de pauvres Aîfri-
cains, simples, ignorants, éloignés de leur pays,
placés sous l'influence du propriétaire, sans sa-
voir où s'adresser pour le redressement de leurs
— 119 —
griefs. Les abus auxquels cet usage avait donné
naissance, n'ont pas tardé à être signalés au
gouvernement, qui a immédiatement ordonné
l'annulation de tout contrat d'engagement passé
hors des colonies où les travaux devaient être
exécutés. Les colonies, forcées de se soumettre à
cette décision, cherchèrent à faire revivre, sous
une autre forme, la mesure condamnée. « Le
«
«
«
«
«
«
«
«
comité s'empresse d'avouer qu'il avait d'abord
approuvé l'ordonnance par laquelle les contrats
de service passés hors de l’île étaient défendus ;
mais 1l reconnaît aujourd'hui son erreur, et,
afin d'assurer aux immigrants de l’aisance et
du bien-être, il insiste fortement sur la néces-
sité de les valider pour une période de six mois
au moins, et de douze au plus; car le vice du
vagabondage serait neutralisé si les engage-
ments contractés au dehors, .au lieu d’être to-
talement défendus, étaient limités à un temps,
plus court et plus raisonnable, sous des con-
ditions telles — par rapport au temps, à la
nourriture et aux soins médicaux, — que le
bien-être et l’aisance des immigrants fussent
assurés ('). »
Les despotes n'ont jamais manqué de justifier
1 Observations on the present state of the island of Tri-
nidad, p. 20.
" A
— 1995 —
leur conduite par le bonheur dont ils voulaient
faire jouir ceux qu'ils opprimaient. Ainsi, les
chrétiens, dans la ferveur de leur zèle religieux,
brülaient vivants les juifs, les protestants et tous
ceux qu'ils appelaientdes hérétiques, pour le salut
de leurs âmes; ainsi les Espagnols chassaient et
tuaient les indigènes d'Amérique, nouveaux con-
vertis à la foi chrétienne, afin de les empêcher de
retomber dans le péché; ainsi la traite a été
commencée et favorisée, afin d’initier les Africains
aux douceurs de la religion catholique. Quand
on a sous les yeux la conduite des agents et des
employés de l'immigration envers les immigrants
européens, 1l est bien permis de douter que les
nègres soient traités avec plus d'humanité |‘).
Quant au vagabondage qu'il s’agit de réprimer,
nous n’en disons rien : un nègre est nécessaire-
ment un vagabond, dès qu'il veut obtenir pour
son travail Le plus haut salaire possible. Dans les
États à esclaves de l'Amérique du nord, il est un
esclave jusqu’à ce qu'il ait prouvé qu’il est un
homme libre. |
Mais, après tout, si les Africains sont si fai-
néants, si enclins au vagabondage, pourquoi
insistez-vous tant pour les faire quitter leur
1 Voyez à ce sujet the british and foreign antislavery Re-
porter. May 18th, and july, 13th 1842, pp. 82, 83, 112.
— 121 —
pays, où ils vivent heureux? Pourquoi vous
charger du soin pénible de leur enseigner votre
langue, votre industrie, dont ils ne sentent pas
le besoin? Pourquoi compromettre l'avenir des
colonies pour leur apprendre à cultiver la terre ?
Est-ce en vue de leur civilisation propre ? Oh!
dans ce cas, employez à leur procurer les moyens
de s'instruire chez eux-mêmes, les sommes énor-
mes que vous consacrez à leur émigration; vous
aurez beaucoup plus fait pour leur bien-être, et
vous aurez, dans un très-court espace de temps,
recueilli de meilleurs fruits de vos efforts. Mais
non, ce n'est point là votre but; ce qui vous
préoccupe, cest moins l'amélioration du sort
des nègres, que l'accroissement de vos revenus
au moyen de travailleurs ignorants et à bon
marché que vous auriez la faculté de traiter à
merci.
Lorsque les immigrationistes s’aperçurent que
leur ruse avait été découverte, ils déclarèrent que:
l'opinion était que le gouvernement devait lui-
même « entreprendre l'immigration de Africains.
« Les planteurs avaient le droit d'attendre de la
mère-patrie plus qu'une mesquine permission
« de prendre seulement les nègres qui consenti-
« raient à sembarquer. »
L’entendez-vous maintenant ? Ce n’est plus l'é-
migration libre que demandent les colons anglais ;
À
ls
— 122 —
ils veulent se procurer des nègres partout où ils
en pourront trouver, et par tous les moyens pos-
sibles. Le gouvernement britannique a cédé en
partie aux importunités des planteurs ; 1l à pris
en main l'opération qu'il a étendue jusque sur
la côte de Kroo; mais il n’en a pas été pour cela
plus heureux ; car les navires envoyés en Afrique,
à la recherche des travailleurs libres, retournent
vides aux colonies ; les nègres s’obstinent à rester
dans leur misérable patrie, et à se méfier des
bienfaits que leur promettent leurs amis les co-
lons.
ILest temps que les gouvernements abandon-
‘nent toutes ces fluctuations dans l'administration
et la direction de leurs colonies transatlantiques :
leurs tâtonnements accroissent les difficultés qui
naissent assez de la situation même. Cemn'est pas en
faisant sans cesse des concessions aux exigences
d'un parti attaché au char de la routine, et mu
seulement par un sentiment égoiste, qu'ils établi-
ront dans ces contrées lointaines la sécurité et la
durée. 51 l'Europe veut sincèrement le bonheur
de l'Afrique, c'est en Afrique même qu'elle doit
importer la civilisation, en y fondant des établis-
sements propres à l'y féconder, et non en forçant,
par des moyens et dans un but plus ou moins
avouables, des nègres à quitter leur patrie, leurs
familles, leurs plus chères affections, pour aller
— 123 —
au loin chercher une éducation équivoque et
douteuse. Des hommes éminents en Angleterre
avaient vu le mal, avaient mis le doigt sur la
plaie, et dans un moment de généreuses inspi-
rations, avec cette fo1 vive qui ne se contente pas
seulement de paroles, avaient conçu le plan de la
civilisation de l'Afrique. Ils équipèrent à grands
frais une flotte qui vogua vers ces contrées. Le
Niger vit pour la première fois le pavillon de
l'Européen apporter à ses enfants non l’escla-
vage et la misère, mais la parole de Dieu,
les bienfaits du christianisme. L'expédition n'a
pas réussi. Après des malheurs inattendus, elle
retourna en Europe, apportant les nouvelles les
plus satisfaisantes des dispositions des peuplades
qu'elle avait visitées, à recevoir des blancs la ci-
vilisation et le bonheur. Le germe qu'elle a dé-
posé dans ces climats ne sera pas perdu pour
l'humanité. Les générations à venir qui pren-
dront en sous œuvre cette grande entreprise, y
retrouveront les traces de leurs prédécesseurs.
Quand en Orient même on aperçoit les pas de la
civilisation française traînée à la suite d’une ar-
mée envahissante, 1l est bien permis d'espérer
que le passage de l'expédition pacifique du Niger
ne sera pas entièrement perdu pour les fils in-
fortunés de l'Afrique. La civilisation y trouvera
un jour sa place parmi eux, en supposant toutc-
— 124 —
fois qu'elle n'y à jamais passé auparavant : ce
qui serait contraire aux assertions d'Hérodote
et de Diodore, confirmées par des voyageurs
modernes. | |
Nous reconnaissons que l'Afrique occidentale
n'offre au voyageur curieux aucune de ces rui-
nes intéressantes qu'il rencontre à chaque pas
dans l’est, et qui indiquent qu’une nation policée
a passé là. Nous admettons même que l’Africain
sauvage soit aujourd'hui ce qu'il fut jadis : igno-
rant et barbare. Quel argument tirer de cet état
contre son intelligence? Quel est le plus erimi-
nel, de l’Africain sauvage qui vend à l'Européen
sa femme et ses enfants, pour des grains de collier
et une bouteille d'eau-de-vie, ou de l'Européen
civilisé, qui profite de son éducation pour trom-
per le nègre ignorant, et l'induire à faire ce trafic
infernal? Mais, après tout, est-ce parce qu'une
nation n'est pas encore civilisée qu’elle ne doit
l'être jamais ? Les arts, les sciences, la littérature,
étaient à Rome dans leur splendeur, lorsque les
Romains firent la conquête de la Bretagne. Ils en
trouvèrent les habitants dans la plus profonde
ignorance, ne reconnaissant pour dieux que des
pierres grossièrement taillées, autour desquelles
ils exécutaient leurs rits religieux. Jusqu'au
xu° siècle, l'Angleterre était le grand marché àes-
claves pour l'Irlande. Eh bien! les pierres-druidi-
é — 125 —
ques sont remplacées par des temples superbes
où retentissent les hymnes au vrai Dieu ; de: ces
Bretons grossiers, est sorti un peuple libre et puis-
sant, dont les mille vaisseaux vont d’un pôle à
l'autre proclamer l'industrie et le génie. Les Ro-
mains n ont-ils pas dit de ces Bretons, ce que les
blancs disent des Africains, qu'ils étaient sans in-
telligence, d'une race inférieure à la leur , et que
l'esclavage était un bienfait pour eux?
Nous ne tenons jamais assez compte des cau-
ses qui ont retardé ou hâté le progrès d’un peu-
ple. Renfermés dans le cercle étroit de notre na-
tionalité, nous la prenons pour le critérium de
nos jugements. Dès que nous ne trouvons pas
chez un peuple l'idéal de civilisation que nous
nous sommes formé, nous concluons que ce peu-
ple est sans intelligence, qu'il appartient à une
race inférieure, comme si la civilisation était un
fait absolu, une de ces plantes qui font instanta-
nément leur apparition sur la terre. Parce qu'un
peuple a passé des siècles dans l'ignorance et la
barbarie, ne nous hâtons pas de conclure qu'il
est d’une intelligence bornée; car il renferme
dans sa grossièrelé même le germe d’une civilisa-
tion forte et vigoureuse; ce germe n'attend pour
se développer qu’un soleil vivifiant. Les voies de
Dieu échappent à notre vue étroite et limitée. Des
forêts épaisses de la Gaule et des plaines muréca-
— 1926 — |
geuses de la Bretagne, sont sorties des nations
grandes et puissantes; le berceau de l'enfant qui
venait de naître et qui n'avait de force que pour
pousser des cris inarticulés, renfermait l'homme
extraordinaire qui devait plus tard étonner le
monde par son génie ‘. Des étables d’un planteur
de Saint-Domingue, est sorti le nègre qui devait
jeter dans le cœur des enfants de l'Afrique la
première étincelle de liberté et d'indépendance ?.
On a comparé le développement d’un peuple à
celui de l'homme qui passe de l'enfance à la viri-
lité etensuite à la vieillesse. Que cette comparai-
son soit exacte ou non, peu importe à l'humamité
qui va toujours progressant. S’est-elle arrêtée
parce que la Grèce ne produit plus des Homère
ou des Démosthènes, Rome des Cicéron ou des
Virgile, parce que des cités florissantes ont dis-
paru de la face du monde? Si les nations moder-
nes sont destinées à subir les mêmes vissicitudes,
c'est qu'elles seront tombées dans les ornières qui
ont perdu l’ancien monde, qu'elles n'auront pas
trouvé les vrais principes de vie réelle, principes
dont la recherche constitue le progrès. Dans l'hu-
manité rien ne se détruit : tout se modifie. La
civilisation ne s’est pas éteinte avec les cités de
1 Napoléon.
? Toussaint Louverture.
MOT
l'antique Grèce. Mais si les chefs-d'œuvre du gé-
nie dont les villes modernes resplendissent, doi-
vent un jour être balayés au souffle inexorable des
temps ; si le voyageur consterné ne doit plus re-
trouver les traces de notre histoire et de notre
splendeur passée qu'au milieu des ruines semées
sur le sol nu, c'est que nous n'aurons eu de force
que pour remplir une parte de la carrière, que
devenus sur la route faibles et poussifs, nous au-
rons fait place à une génération plus forte et plus
robuste. Aussi apercevons-nous une froide in-
différence pour les nations arrivées à leur vieil-
Jesse et qui vont subir leur transformation. On
agit alors comme si on savait que les efforts pour
rajeunir ces Corps usés seraient vains, et qu'ils ne
sont pas dans les conditions d'une plus longue
existence. À l'exemple des médecins humains et
prudents, on les laisse mourir paisiblement dans
le sommeil de leur décrépitude et de leur épuise-
ment. Mais lorsque nous voyons naître une vive
et profonde sympathie pour une nation obscure
et opprimée, lorsque nous entendons chaque
conseience s’accuser du retard qu'éprouve sa ré-
génération ; lorsque chacun se considère comme
appelé à racheter les crimes commis chez ce peu-
ple par ses frères, oh! nous pouvons affirmer
que ce peuple pour lequel il se manifeste tant de
sollicitude, n’a pas encore parcouru l'échelle
— 198 —
complète de son développement; que son en-
fance va avoir son terme, que l'époque de sa vi-
rilité est arrivée. C'est ce qui a lieu pour l’Afri-
que : cette anxiété pour tout ce qui concerne cette
terre infortunée, cet intérêt pour ses enfants, ces
efforts pour établir avec eux des relations frater-
nelles, et leur faire oublier les maux que nous
leur avons fait souffrir ; ne sont-ce pas des signes
du temps, des avertissements que nous ne devons
pas négliger ? N'est-ce pas le symptôme de quel-
que grand changement dans le monde? N'est-ce
pas la lumière prête à Jaillir de ces régions où
les ténèbres avaient si longtemps régné; une ère
nouvelle qui s'ouvre à la famille noire? Ne nous
faisons pas illusion : il ne s'élève jamais dans les
cœurs de ces sympathies, de ces craintes, de ces
terreurs, sans qu'il y ait de grandes causes pour
les faire naître; sans qu'il y aït au fond quelques
grands résultats pour les enfants des hommesl!!
CHAPITRE IX.
Nous avons analysé les causes qui rendent
l'immigration africaine aux Antilles préjudicrable
aux intérêts des créoles de couleur, à ceux des co-
lonies, et à ceux de l'Afrique elle-même. Nous
allons examiner la seconde source d’immigrants,
c'est-à-dire les Etats-Unis d'Amérique.
[ne faut pas appliquer ces mots emmigration
américaine aux voyages entrepris aux îles de l’ar-
chipel par les blancs des Etats-Unis, même avec
l'intention d'y fonder des établissements dura-
bles. Il n'est pas probable que ces blancs qui
trouvent dans leur patrie tant de moyens d'utili-
ser leur industrie, et où ils trouvent déjà un
9
— 130 —
commencement de bien-être, affrontent, en vue
d'une fortune douteuse, de nouveaux dangers
sous une zone brülante, au sein d'une société
dont ils avaient appris chez eux à mépriser les
membres, qu'ils se résignent enfin à devenir cul-
lüivateurs et à travailler aux champs côte à côte
avec les nègres qu'ils ne considèrent pas comme
des enfants du même Dieu. Cette émigration,
serait-elle possible, que nous la combattrions
avec autant d’ardeur que nous avons combattu
celle des Africains; car elle aurait pour consé-
quences d'introduire dans les colonies de nou-
veaux ferments de discorde, d'y perpétuer les.
préjugés, et d'y empêcher la fusion que nous rê-
vons, entre toutes les classes de citoyens; elle
serait, en un mot, la pierre d'achoppement de
tous ceux qui tenteraient d'initier la population
de couleur à la civilisation. Nous ne nous occupe-
rons donc que de l'immigration aux îles de l’A-
tlantique des nègres et des mulâtres répandus
sur la surface du territoire de l'Union.
Des amis de l'humanité, témoins des souffran-
ces qu'endurent les fils de l'Afrique aux Etats-
Unis, avaient cherché un moyen de les y sous-
traire, et de les mettre à l'abri des vexations et
des préjugés auxquels ils étaient en butte. Ces
malheureux eux-mêmes avaient songé à transpor-
ter leurs pénates dans cette république nègre,
— 131 —
qui avait si solennellement conquis sa liberté et
son indépendance. sur les armes, toujours victo-
rieuses en Europe, du grand capitaine. Ces pro-
jets conçus par des âmes ulcérées, éveillèrent
l'atlention de quelques hommes qui, sous le
manteau de la religion et de la morale, cachaient
des projets sinistres. Leur hypocrisie leur fit trou-
ver des coopérateurs jusque dans les rangs de ces
philanthropes au dévouement sublime et cons-
tant, de ces êtres privilégiés, dont. le cœur tou-
jours pur ne soupçonne pas la perfidie, parce
qu'il en est fui-même incapable. Vers la fin
de 1816, se forma une société pour la colonisa-
tion, sur les côtes Africaines, d'esclaves libérés,
ou d'hommes de couleur libres qui voudraient s'y
transporter volontairement. Le but réel de l'asso-
ciation se manifesta, dès la première séance, aux
abolitionistes et aux classes infortunées qu'on vou-
lait expulser du territoire américain; en ÿain son
président, Henry-Clay, si célèbre par sa haine con-
treles noirs, déclarait-il le 21 décembre1816«qu'il
« y avait convenance morale à les rendre (les nè-
« gres) au paysde leurs ancêtres; car, ajouta-t-il,
« si au lieu des maux et des souffrances que nous
« avons fait éprouver aux habitants de l'Afrique,
« nous pouvons leur transmettre les bienfaits de
« nos arts, de notre civilisation et de notre rel- ,
« gion, nous nous serons acquittés en partie de
PA
Pn
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Lu
M
Ê
2
Lire
e + £
“
| = 109
«la grande delte morale que nous avons contrac-
« lée avec ce malheureux continent; » en vain
Monsieur Caldwell disait-1l, d’un air de componc-
tion, dans la même séance : «Nos meilleurs c1-
« toyens et nos plus sages politiques, depuis l’é-
« tablissement de notre indépendance, ont tou-
« jours vu avec des sentiments de regret et d’une
« profonde sollicitude, le sort de cette classe
=
« d'hommes, qui est comme un monument de
« reproche devant les principes sacrés de la li-
« berté civile qui sont le fondement de nos cons-
« ütutions ‘. » Un membre de l'association,
Robert Wright, de Maryland, pressentant la répu-
>
gnance des classes de couleur pour cette ‘espèce
d’expatriation, disait : « Je crains que vous ne
« soyez séduits par l'espérance qué les gens de
« couleur abandonneront la terre natale, tou-
« jours si chère au cœur de l’homme ?; et il
prophétisait vrai, car dès le mois de septembre
1818, un mulâtre de New-Yorck écrivait à un de.
ses amis d'Haiti : « Ces mêmes hommes sont en-
« tièrement indisposés contre le projet de leur
« transplantation en Afrique. [ls ont quelques
« amis sincères dans la société de colonisation,
«mais le nombre de ces protecteurs est très-in-
'4
1 Voyez l’Abeille hat tenne nos 6 et 7. 1818, 2 année,
2bid. n°7, p. 16.
E&.
— 133 —
« férieur à celui des politiques , qui veulent se
« Servir des hommes libres pour mieux river les
_«
chaînes des esclaves ‘. » Enfin, dans son nu-
méro du 16 février 1819, l'Abeille haîtienne
contenait ces lignes, qui dévoilent parfaitement
le but inhumain des promoteurs de la colonisa-
€
la)
PA à
«
«
«
«
«
«
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=
Fa
À
tion : « L'intention manifeste des Américains est
d'établir sur les côtes d'Afrique une colonie des
malheureux dont ils ont résolu l’expatriation ;
et comme l'expérience a prouvé qu'il est tou-
jours dangereux de confier ses destinées à ses
oppresseurs, et qu'il est certain que la-craintie
-et un sordide intérêt sont les premiers mobiles
de la société de colonisation, les fils originai-
res de l'Afrique ne consentiront qu'avec répu-
gnance à une émigralion qui ne peut leur pré-
sager que de nouvelles vexations. On se flatte
qu’à force de les traiter durement, on parvien-
dra à les faire consentir à l'exécution du plan
qu'on dirige contre eux. C'est ainsi qu'une po-
litique.antisociale foule aux pieds la justice et
l'humanité, pour extorquer à la faiblesse un
acquiescement qui légitime le plus odieux at-
tentat: Ces procédés iniques ont porté l'esprit
des hommes de’ couleur libres: au plus haut
degré d'indignation. L'émigration aura néces-
1 Voyez l’'Abeille haï£renne, n° 7, p. 414
— 134 —
« sairement lieu, puisqu'il ny à nul autre re-.
« mède au mal, et que ce mal est insupportable
« pour quiconque n'a pas une âme asservie au
« préjugé le plus avilissant; mais les descen-
« dants des Africains, réduits à s’expatrier, fré-
« miront à l'idée de se voir conduire sur ‘un
« continent infertile, par les mêmes hommes
« qui les persécutent depuis si longtemps, qui
« nourrissent encore contre eux un préjugé
« atroce, et qui leur feront supporter de nouveau
« Le joug de l'oppression !. » |
Telle était, à l'apparition de la société dé CO-
lonisation, l'opinion de ceux-là mêmes en faveur
de qui elle semblait être fondée ; et comme son
but n'avait pas varié, les ‘abolitionistes et les
hommes de couleur indistinctement avaient con-
tinué, malgré les démarches actives en Angleterre
et ailleurs, de.ses agents et de ses fondateurs, à
n'y voir qu un moyen de tenir les nègres dans la
servitude, et de les humilier sous le poids de
nouveaux préjugés. Mais Dieu, qui confond les
“desseins des pervers, avait, dans sa sagesse, mar-
qué le temps où cette colonie de parias devait
commencer son existence politique, et devenir
en réalité la véritable souree de civilisation pour
FAfrique. Libéria à été reconnue par la France
: Abeille haïtienne, n°9 14, p. #. 1819.
— 135 —
et l'Angleterre; république libre et indépendante;
sa mission est désormais tracée : elle n’y faillira
pas; car elle a compris que « Si l'Afrique doit un
«-jour-paraître dans la gloire du, christianisme
« et de:la civilisation, c’est à ses enfants et non
« à des étrangers qu 1l appartient d'être les ins-
« tructeurs de la jeunesse et les ministres de la
region. Aucune-nation ne fera jamais de -
« grands progrès sans l’aide de ses propres en-
«-fants 1. » -
-Les fondateurs, et les agents de la société de co-
lonisation, en proclamant que leur but était de
procurer aux hommes de couleur et aux eselaves
libérés, en les envoyant « dans ce pays qui, dans
« l’ordre de la Providence, semble avoir été des-
« tiné à cette. famille particulière du genre hu-
« main, »les moyens de se: développer dans la
liberté et l'égalité, n'étaient rien moins que sin-
cères; car, dans ce cas, ils devaient les diriger
vers les colonies anglaises, ou quelques autres des
îles de l'archipel qui manquent de bras, et où ces
nouveaux travailleurs auraient été accueillis avec
empressement. Mais non; ils voulaient bien li-
bérer leurs esclaves, pourvu que la société voulüt
faire les frais de leur ‘transportation en Afrique.
Ees motifs de cette préférence étaient faciles à
vu
À
Eu
i Abeille haïtienne, n°9 16, p. 53, 2° année.
— 136 —
saisir. En créant en Afrique une société de mu-
lâtres et de nègres émancipés, lés Américains se
débarrassent d’une. partie de cette population
dont l'accroissement menace l'existence politique
des Etats-Unis; ils entretiennent chez ceux de
- cette race qui restent, l’idée de leur infériorité et
de la nécessité de courber une tête docile sous le
joug imposé par la race blanche : en un mot, ils
ne touchent pas aux préjugés : leur orgueil est
satisfait. Ce n’est pas tout:: les mêmes motifs qui
_ont empêché le gouvérnement des Etats-Unis
d'entretenir avec la république d'Haïti des rela-
tions diplomatiques officielles, sont invoqués con-
tre toute émigration des classes de couleur dans
les colonies de l'Atlantique et en Haïti.
Le congrès craint que des relations officielles
avec Haïti n’éveillent la fierté des classes de cou-
leur, ne les rendent plus impatientes du joug des
préjugés du nord, et n’ébranlent , dans les Etats
du sud, le pouvoir des maîtres sur leurs esclaves,
en montrant à tous, non loin de leur pays, une
communauté de nègres révoliés (comme ils ap
pellent les Haïtiens), traitant aveceux sur un pied
d'égalité, et ne leur fassent penser que le succès
justifie toutes les entreprises. Il est assez remar-
quable que le gouvernement britannique s’est
abstenu, pour les mêmes motifs, d'avoir avec la
république d'Haïti, jusqu'à sa reconnaissance
De
— 137 —
formelle par le roi de France, des. pitt of-
ficiels.
Les Américains, — à part laqué enfants per-
dus de la compression extrême, — n’ont pas tou-
jours avoué ouyertement la cause de leur répu-
gnance contre la république d'Haïti; quelques
écrivains politiques sans vergogne l'ont publiée ;
mais les autres l'ont enveloppée de raisons spé:
cieuses qui n’ont plus de poids. Ils ont dit, avant
la reconnaissance de l'indépendance d'Haïti par
la France, que s'ils avaient ouvert avec cet Etat
des relations officielles, 1ls auraient été considé-
rés comme prêtant leur assistance morale à une
colonie révoltée sur laquelle la France avait en-
core des droits, et que cet acte aurait pu rompre
l'amitié qui existait entre les deux nations.
Encore ici l'Angleterre s'était trouvée d'accord
avec les Etats-Unis pour ne pas envoyer des
agents accrédités en Haïti. Mais qui ne s'aperçoit
que les raisons invoquées par ces deux puissances
n'étaient que des faux-fuyants, que la seule vraie
cause de leur abstention était le préjugé qu'elles
entretenaient contre la race africaine ? Il y a tou-
jours des raisons pour opprimer les nègres et
pour les empêcher d'atteindre l'échelle de la civi-
lisation. L’Angleterre n’était-elle pas en paix avec
le Mexique lorsque dernièrement, en dépit des
protestations philanthropiques des abolitionistes,
— 138 —
elle a reconnu formellement le Texas et donné,
par cet acte, sa sanction à une société de mar-
chands d'hommes, de trafiquants de chair hu-
maine, à une société enfin HR à R CI-
vilisation moderne? |
Et les Américains eux-mêmes, comment se
sont-ils rendus indépendants? N'est-ce pas en se
révoltant? Pourquoi. se sont-ils révoltés? Est-ce
parce qu'on leur avait dénié les droits. que tout
homme en naissant tient de Dieu, ou bien ‘parce
qu'ils étaient forcés de travailler jour et nuit
pour des maîtres qui jouissaient du fruit dé leurs
labeurs? Non. Est-ce parce qu'ils se voyaient af-
racher impunément leurs femmes, leurs filles,
qu’on envoyait satisfaire la luxure decertains pri-
vilégiés, ou bien parce que, jouissant du titre
d'hommes libres, ils étaient physiquement ét in-
tellectuellement exposés à toutes les tortures ‘de
l'esclavage? Non; il étaient, dans la plus large ac-
cepüion du mot, des hommes libres. Pourquéi
donc les blancs américains, sujets anglais, ont-
ils pris les armes contre la mère-patrie, et ont-
ils soutenu cette lutte énergique qui leur ‘a valu
_ l'indépendance? Uniquement parce que l’Angle-.
terre, dans de pressants besoins, avait imposé,
sans avoir consulté les législatures des divers
Etats, un droit sur le thé, promulgué la loi sur le
ümbre; ete, Les sujets anglais, en révolte, ont eu
— 139 —
l'appui de la France ‘ont trouvé même dans le
sein du parlement britannique des orateurs puis-
sants qui ont défendu leurs droits : tous les Etats
européens ont, à l’envi, brigué l'honneur de faire
dés traités avec ces insurgés. Et lorsque les nè-
gres se sont levés, non pour se dispenser de
payer certaines taxes, mais pour conserver ce qui
est plus précieux que la vie, ce qui est de droit
naturel, ce que l'assemblée nationale leur avait
reconnu, ce que des armées aguerries élaient ve-
nues pour leur ravir, — la liberté, — les mê-
mes nations qui étaient si empressées à venir au
secours des colons anglais de l'Amérique, ont
abandonné les nègres qui avaient des droits bien
plus légitimes à l'indépendance. Mais malgré les
entraves mises àsa marche, Haïtis'est développée :
elle a pris rang parmi les nations indépendantes.
Attendons encore : elle atteindra un jour l'apogée
de la civilisation; alors des communications acti-
ves s'établiront entre elle et l'Afrique: alors, dans
les sombres détours de leurs forêts, les Africains
montreront avec orgueil à leurs enfants la-direc-
tion de la république fondée par leurs frères ; alors
Haïti, comme une constellation brillante dans
le ciel bleu des Antilles, attirera le voyageur
nègre qui viendra y puiser les arts, la science,
lawcivilisation : alors Haïti, comme une fille re-
connaissante, deviendra un des moyens les
— 140 —
plus puissants de, régénération pour l'Afrique.
Depuis la reconnaissance de l'indépendance
d'Haïti par la France, la position politique dela
république s’est mieux dessinée. L’Angleterre
s est exécutée de bonne grâce, et y a immédiate-
ment envoyé des consuls; les autres’ nations de
l'Europe ont suivi cet exemple. Les Etats-Unis
seuls s’obstinent à ne pas reconnaître cette répu-
blique noire, où ils font cependant un commerce
étendu. [ls ont aujourd’hui pour ne pas le faire
trouvé d’autres raisons. Quoi! disent-ils, en sti-
pulant une indemnité, vous avez confessé que
vous n'aviez pas droit à l'indépendance que vous
aviez conquise et dont vous étiez en possession
depuis 180%; vous avez reconnu les prétentions
de la France sur votre pays, vous avez en quel-
que sorte avoué que vous n'étiez que des esclaves
révoltés. Nous ne saurions avoir avec vous des
relations politiques officielles, parce que nous
jetterions dans la population esclave, ou parmi
les hommes de. couleur de: nos Etats, des idées
qui, en se développant, seraient pour l'Union
une cause d'embarras inextricables. En outre, la
reconnaissance par notre gouvernement de la
république d'Haïti, pourrait induire nos nègres
à s’y rendre, et à augmenter la population de ce
pays, notre politique nous défend de favoriser
le développement d'aucune communauté nègre.
Ne En
« Il ne saurait être de la politique des Etats-
« Unis, a dit Henri Clay, quand ils considèrent
« la puissance prédominante de cette île (Haïti),
«et son voisinage des Etats-Unis, d'y ajouter
« une nouvelle force ‘. » Voilà donc les motifs
prédominants de ces prétendus républicains du
nord, ils craignent d'aider au développement
d’un Etat nègre dans les mers des Antilles, pour
ne pas fournireux-mêmes des arguments contre les
préjugés de couleur ; ils jettent, d’un autre côté,
un coup d'œil dé convoitise sur les îles de l'A-
tlantique ; : ils espèrent sen rendre maïtres un
jour; leurs orateurs au congrès ont laissé percer
leurs espérances à l'égard d'Haïti, et des citoyens
privés ont essayé de former, sans l’assentiment
apparent de leur gouvernement, une expédition
contre Cuba. Les Etats-Unis apporteraient donc bé-
névolement de nouvelles entraves à leurs projets,
et nuiraient à leurs intérêts, s'ils créaient dans
ces îles des éléments de prospérité.
De leur côté, les. abolitionistes américains
combattent l’émigration des classes de couleur
des Etats-Unis. Ils ne veulent pas seulement, di-
sent-ils, détruire l'esclavage dans le sud, mais
encore le préjugé qu’il a laissé après lui dans le
1 Discours prononcé dans un meeting de la société de colo-
nisation tenue à Franklin, le 17 décembre 1829.
— Hs
nord. En émigrant, les nègres sembleraient fuir
devant le préjugé, tandis qu'ils doivent l’attaquer
de front; ce serait servir la cause des maîtres, ce
serait, en un mot, une concession faite à un état
de choses qu'ils doivent s’efforcer de détruire: leur
cause est juste; il faut que le succès final couronne
à la fin leurs efforts. 3
Si les colonisationistes ne veulent pas libérer
leurs esclaves pour les envoyer peupler les îles de
l'Atlantique, ils ne sauraient empêcher les hommes
de couleur de s’y rendre, de porter leur industrie
oùil leur plaît :l'émigration libre sera utile à toutes
des parties. Elle ne produira aucune des fâcheuses
‘conséquences que nous ayons signalées en par-
lant de l’émigration africaine. Les émigrants
américains entendent le langage des pays qu'ils
vont habiter, et qui ne sont pas loin du leur; ils
peuvent se mettre en communication présque
journalière avec leurs parents, leurs amis restés
aux Etats-Unis. Les planteurs n'oseront pas agir à
leur égardcomme ils font à l'égard des Africains, et
leur présence aux colonies effacera les dernières
traces des préjugés. Ils ont un moyen facile de se
soustraire aux vexations que leur font endurer les
blancs des Etats-Unis; 1ls se placeraient dansiun
. milieu où ils se développeraient librement. Cer-
* tains qu'ils habitent un pays où 1ls ne sont expo-
4 CN « , f
sés à aucun des misérables préjugés qu'a suggérés
— 143 —
l'orgueil colonial , ils sentiraient le besoin de se
rendre dignes d'occuper dans leur patrie d’ adop-
tion, la place à laquelle rendent apte la moralité,
le travail, les talents , l'intelligence. Leurs efforts
pour y arriver leur paraïitront moins pénibles,
parce qu'ils sentiront mieux que dans une com-
munauté libredont ils sont membres, que le mérite
seul a de la valeur. Par leurs mœurs, leurs habi-
tudes, qui ne diffèrent pas beaucoup de celles de
leurs hôtes, ils sembleront n'avoir fait que chan-
ger de toits. L'industrie et l’activité que les nou-
veaux venus déploieront dans le but d'acquérir de
l’aisance ou d'augmenter le pécule qu’ils possé-
daient déjà, réveilleront à leur tour dans les créo-
les noirs ou jaunes, l’amour du travail, et une
émulation nouvelle ; les colonies elles-mêmes ga-
gneront à Ces immigrations ; Car en même temps
qu'elles posséderont de nouveaux consomma-
teurs, destinés à y rester définitivement, elles se
proeureront des travailleurs actifs et intelligents.
L'immigration américaine aux Antilles, en sup-
* .
posant qu'elle fût à la charge du gouvernement
ou des colonies, sera moins onéreuse que celle
des Africains; elle n’exigérait pas comme cette
dernière un voyage de long cours; elle créerait
moins de difficultés, par l'avantage qu'auraient
les parties contractantes de s'entendre sur les ter-
mes de leurs engagements. Elle a été déjà tentée
À gt
|
— 144 —
.. avec succès .dans les colonies. Ainsi, après l'é-
“mancipation générale, les îles de Trinidad , de
. Démérary et d’Antigue, jetèrent les yeux sur le
continent de l'Amérique, d'où elles tirèrent des
_travailleurs : cet essai réussit complétement. En
effet, sur le simple exposé des avantages que leur
offraient ces colonies, huit cents individus y pas-
sèrent. D’autres ne tardèrent pas à les suivre, et
ils obtinrent plus promptement encore de l'em-
ploi; « car l'expérience qu'on avait faite de leurs
« devanciers était tout à leur avantage, et les ha-
« bitants se sont empressés, à leur arrivée, de
. « leur offrir de l'occupation ‘: »
Les immigrants américains seraient les plus
propres à mettre en pratique, dans les colonies,
le système de fermage, ou de colonage partiaire ,
encore peu usilé, lequel est destiné à remplacer
l'ancien mode de culture créé par l'esclavage , et
entretenu par l’inertie des planteurs. Il suffit,
pour les induire à quitter les Etats-Unis, cette
terre de misères et de tribulations pour les fils de
l'Afrique, d'offrir aux émigrants certains avanta-
ges, et qu'ils soient assurés de jouir sans entra-
À «
Ed
a Eh Voyez les volumes publiés par ordre du gouvernement
"français, intitulé : Abolition de l'esclavage dans les colontes
. “ahglaises, 3%et 4° publications, pp. 377, 379, 146 et 223. Rap-
+ ports de M. Burnley et de M. Layrle,
PT enoiBluqc
tit MAO ; :
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CHAPITRE X.
Nous ne dirons rien de l'immigration aux An-
tilles, des Chinois, des Indiens Coolis, des Madei-
rans, etc., etc. Qu'est-ce que ces populations fai-
bles, abâlardies, chétives, épuisées, 1ront faire
dans des régions où le blanc robuste, le nègre
agile ne peuvent vivre convenablement qu entou-
rés de précautions sanitaires qu'on ne néglige
que trop souvent; où le travail doit être continu,
et où il faut une activité, une surveillance de cha-
que instant? Cette immigration, déjà tentée, n’a
été pour les immigrants qu'une source de misères
et de déceptions, et pour les colonies, qu'une
nouvelle cause de dépenses et d'embarras. Les
LATE
planteurs qui ont essayé d'utiliser ces travaul-
leurs, les ont tellement maltraités afin d’en tirer
un parti avantageux, que les cœurs les plus en-
durcis s’en sont émus; la presse anglaise, les
meetings publics, ont retenti de l'abandon auquel
ces malheureux ont été exposés, et des souffran-
ces qu'ils ont endurées sur cette terre où ils de-
vaient trouver l'abondance et le bien-être : ils
étaient un véritable encombrement pour les
plantations où ils étaient employés. Il y a donc
contre cette immigration des objections bien au-
trement puissantes que celles qu’a soulevées la
transportation des Africains dans les îles de l’At-
lantique. |
CHAPITRE XI.
#
Nous allons maintenant nous occuper de la
dernière source d'immigrants, c'est-à-dire de
l'Europe. La possibilité d'effectuer avec succès
une immigration européenne aux Antilles à trou-
vé, à une certaine époque, bien de l'incrédulité
et de la répulsion. C'était une opinion ayant iorce.
de chose jugée que les Européens ne sauraient
supporter le climat des tropiques, lequel ne con-
vient, disait-on, qu'à la race nègre.
Il y a une certaine nonchalance d'esprit qui fait
que les hommes n'osent jamais remonter à l'ori-
gine même des choses pour en trouver la raison,
et qu'ils aiment mieux accepter les erreurs com-
— Ho
munes comme vérités prouvées, que de faire sorür
leur intelligence de sa placidité paresseuse. Ils ne
songent pas, qu'une fois l'habitude prise d’attri-
buer à des causes surnaturelles ce que l'on ne
peut tout d'abord expliquer, il deviendrait diffi-
cile, pour ne pas dire impossible, de voir dans le
monde rien de naturel. C’est dans cette prédispo-
sition de l'esprit qu'ont pris naissance les fables
mythologiques du monde paien, la foi en la ma-
gle, aux sorciers, du moyen âge, Gest ainsi que
les premiers chrétiens, dans leur crédule ferveur,
reportaient à un pouvoir occulte des faits qui,
étudiés en dehors de tout préjugé, n'auraient
point paru sorür du cours ordinaire des choses ;
c'est ainsi que les vieilles légendes chrétiennes
sont devenues des vérités historiques, etc.
On a accumulé, arrangé les faits avec un art
merveilleux, pour démontrer l'inclémencedes pays
chauds pour les tempéraments européens. Nous
ne nions pas ces faits; mais nous contestons les
conséquences qu on en prétend déduire. Les faits
sont comme des pierres, lesquelles peuvent aussi
bien servir à la construction d'un temple et d'un
palais, qu'à celle d’une prison et d'un tombeau;
mais de même qu'on ne doit pas plus employer
le marbre et le porphyre à construire une prison,
que le moellon à orner l'intérieur d'un palais,
on ne doit pas faire servir les faits aux petites
— 150 —
convenances des préjugés vulgaires ou des inté-
rêts particuliers. Un individu meurt aux colonies
sans cause apparente connue, soit par l'ignorance
ou l’impéritie du médecin, soit faute des soins de
l'art: aussitôt l'imagination, amie du merveilleux,
vient donner raison à l'ignorance, en attribuant
ce fait naturel à une cause mystérieuse et incom-
préhensible ; et la vérité, entourée de nuages
d'autant plus épais qu’elle traverse dix-huit cents
lieues de mers, ne se montre plus aux Européens
sous son véritable jour, et s’altère en raison di-
recte de là distance parcourue.
Parce que des Européens ont trouvé sous le
ciel des Antilles une mort prématurée, ou, pour
mieux dire, parce qu'enire l’époque de leur dé-
barquement aux îles et celle de leur décès, 1l s'est
comparativement écoulé peu de temps, on s'est
cru autorisé à mettre sur le compte du climat ce
qui n’avait été peut-être que l'œuvre de la nature,
hâtée par les imprudences du patient. La science
a cependant démoniré que la constitution de
l’homme est, plus que celle d'aucun autre ani-
mal, apte à résister aux vicissitudes des tempé-
ratures les plus diverses : le nègre de l'Afrique
vit en Europe aussi longtemps que le blane de la
Russie sous les tropiques.
S'il fallait en croire nos modernes Calchas,
pas un Européen ne devrait aller aux Antilles, à
— 151 —
moins de vouloir se suicider. Cependant, qu'on
pénètre dans les antichambres du ministère des
colonies, on y trouve ces mêmes prophètes de
malheur sollicitant avec un dévouement surhu-
main le plus mince emploi dans ce pays où le
blanc meurt en touchant le sol.
Non, les climats chauds ne sont pas plus dan-
gereux pour les Européens que les elimats froids
pour les fils de l'Afrique, pourvu que chacun se
conforme au régime approprié au pays nouveau
qu'il vient habiter. «Des expériences journalières
« ont établi ce fait que les Européens peuvent
« arriver à un âge avancé dans les pays chauds,
« pourvu qu'ils prennent d'abord quelques pré-
« cautions, et mènent ensuite une vie régu-
« lière’. » Vainement dira-t-on que s'ils y vivent,
cest en n'exerçant qu'une profession qui ne les
expose pas à l'ardeur des rayons du soleil; car
on trouve en Haïti, et dans les autres Antilles,
des blancs qui exécutent sans danger ces travaux
pénibles réservés 11 y a encore peu d'années aux
nègres seuls. F
Les fondateurs des colonies n'avaient aucune
idée de l'influence délétère du climat des tropi-
ques sur le tempérament des blancs ; 1ls ne sem-
blent même pas l'avoir jamais éprouvée. Lors-
1 Medical advice to the tnhabitants of warm climales, elc.,
by Rob. Thomas, of Nevis, Surgeon, p. 1. 1790.
— 152 —
qu'après avoir écumé les mers des Antilles, les
flibustiers commencèrent à mener la vie paisible
du propriétaire, les Espagnols, d’abord, qui s’é-
tablirent dans la partie orientale de l’île de Saint-
Domingue, se mirent à cultiver la terre; et bien
qu'à cette époque primitive de la colonisation
les environs de Saint-Domingue ressemblassent
à une petite Guinée, pour nous servir des expres-
sions mêmes d'Oviedo, il. n’est pas probable, et
rien ne prouve que le travail des champs ait
été exclusivement abandonné aux mains noires.
Quelque temps après, MM. d’Esnambuc et Du
Rossey, revenant de leurs voyages de Saint-Chris-
tophe et des Barbades, obtinrent du cardinal de
Richelieu, alors grand-maître de la marine, l’au-
torisation de s'établir dans ces îles. L’ordonnance
qui leur confère ce droit porte « qu'ils auraient
« fait de grandes dépenses en équipages et ar-
« mures de vaisseaux pour la recherche de
« quelques terres fertiles et en bon chimat, capa-
« bles d'être possédées et habitées par les Français; » .
elle exige, en outre, que « ful ne soit recu pour
« aller à ladite entreprise, qu'il ne s’oblige —
« de demeurer trois ans avec eux, ou ceux qui
« auront charge et pouvoir d'eux, pour servir
« sous leur commandement 1. » Si d’autres or-
1 Lois et conslitutions des colonies françaises de l'Amérique
sous le vent, par M. de S.-Méry, t. 1.
= RE
donnances sont venues ensuite réglémenter le
mode de transport des engagés, leur âge, leur
taille, leur temps de service, ce n’a jamais été en
vue de l'insalubrité du climat, mais plutôt à
cause des mauvais traitements auxquels les co-
_ lons les soumettaient, et dont la connaissance en
Europe commençait à inspirer aux engagés de la
répugnance pour les îles. L'ordonnance du 3
août 1707 constate cette sévérité des maîtres et
les abus auxquels donnaient lieu les engagements:
« Les capitaines, dit-elle, transportent aux îles
« des jeunes gens qui, n'ayant pas la force de
« supporter les changements d'air et de nourri-
« ture, m le travail qu'ils doivent faire, meurent,
« Où deviennent inutiles, ou sont rebutés par :
« les habitants. » En effet, bien que la canne
à sucre n'ait été introduite qu'en 1640 à la Bar-
bade, et qu'elle ait toujours servi au développe-
ment de la traite et des préjugés de couleur, bien
qu'en Loi la population blanche: de cette île
s'élevät, d’ après Ligon, à cinquante mille âmes
et la noire au double, et qu'il y eût plusieurs
sucreries en pleine activité, on aurait tort de pen-
ser que le sort du travailleur blanc, de l’engagé,
fût plus doux, et que la présence du culti-
vateur nègre dût alléger sa tâche. « Le lende-
« main, au son de la cloche, ils sont soumis
« d'aller travailler à six heures du matin, où
Pl
— 154 —
« ils ont un surveillant sévère qui les commande
«_et les fait travailler jusqu'à ce que la cloche
« sonne encore, qui est sur les onze heures qu'ils
« s’en retournent au logis pour diner. À une
« heure, ils sont encore aux champs, au son de
« la cloche, où ils travaillent jusqu'à six heures;
« et s'il arrive qu'il pleuve et soient mouillés
€ jusqu'aux os, ils n’ont pas de chemise, et se
« mettent ainsi au lit toute la nuit ‘.»
Ces travaux, auxquels les engagés étaient assu-
jetiis, n'étaient pas exécutés à l'ombre; c'était
en plein soleil, sous l'œil vigilant d’un surveil-
lant payé pour être sévère, que le blanc euro-
péen, nouvellement débarqué à laBarbade, travaul-
lait aux champs dix heures par jour. Cependant
il ne paraît pas qu'à cette époque de la première
colonisation, époque où les planteurs avaient à
jeter les fondements de leurs établissements, à
défricher des terres, abattre des forêts, dessécher
des marais, exécuter des travaux de terrasse-
ment, où les exhalaisons méphitiques provenant
de ces travaux pouvaient mettre en péril l'exis-
tence des blancs qui s'y exposaient, le climat ait
exercé sur eux une influence bien fâcheuse. Il
semble, au contraire, que les engagés se livraient
avec ardeur à la culture de la terre, qu'ils trou-
(‘) Ligon, Histoire de l'ile des Barbades, trad. de l'anglais,
in-40, p. 75, 168%.
= db
vaient très-lucrative ; car, après l'expiration du
terme de leur contrat, ils s'adressaient aux gou-
verneurs ou à la métropole pour obtenir des con-
cessions qui leur étaient toujours accordées, le
gouvernement étant très-désireux d'étendre la
culture des terres coloniales.« Au commencement
que les 1sles furent habitées, dit Dutertre, cha-
cun faisait sa place; ceux qui venaient libres
« avec des hommes, allaient trouver le Gouver-
neur, qui leur donnait gratuitement une place
de bois de deux cents pas de large, sur mille
« pas de hauteur, à défricher. J'ai veu, continue
« le même auteur, de bons garçons aux isles,
.qui ne faisaient autre chose que de faire de
belles habitations, qu'ils vendaient à assez bon
marché, toutes plantées de vivres et de tabac,
« aux nouveaux Venus 1. »
La traite des noirs ne s'était pas encore déve-
loppée ; le nombre des Africains s’accroissait 1n-
sensiblement, mais pas assez au gré de l'impa-
tiente activité du planteur. Celui-ci prenait en-
core, à contre-cœur sans doute, des engagés ,
parce qu’il y trouvait son compte. Il n'avait à
payer qu'une faible somme pour les frais du
transport de ces blancs, lesquels étaient plus que
remboursés par les trois années de service qu'il
À
Len)
La)
A
À
Ps
À
À
À
1 Hüst. gen. des Antilles, t. 2, p. 453.
— 156 —
en retirait, tandis que les nègres ÿ élaient plus
rares et se vendaient cher. Aussi peut-on dire
avec raison qu'il se faisait à cette époque une
véritable traite des blancs pour les colonies. Les
capitaines de navires marchands ne se conten-
aient pas seulement de recevoir à leur bord les
gens qui passaient volontairement aux îles, mais
en France comme en Angleterre, ils volaient
même des fils de famille qu'ils allaient ensuite
vendre aux planteurs. (sl
Cependant les colonies se peuplaient ; la traite
des noirs fixait les regards du capitaliste. La
prospérité toujours croissante de ces possessions
d'outre-mer avait ouvert une voie nouvelle au
commerce; les armateurs trouvaient de l'avan-
tage à armer en traite et à vendre des nègres
aux planteurs. Cette criminelle industrie donnait
de l’activité aux manufactures, au commerce,
l'État lui-même crut y trouver un nouveau moyen
de développer sa marine ; il accorda des primes
à la traite, l’'encouragea : dès lors les nègres af-
fluèrent aux colonies. Le planteur se dégoûta
entièrement du travail des engagés. Il aima
mieux n avoir plus que des noirs, esclaves à per-
pétuilé, des esclaves que les lois affectaient de
protéger, 1l est vrai, mais que l'autorité abandon-
nait réellement à leur arbitraire, plutôt que des
engagés qui, en définitive, pouvaient encore
* — 197 —
faire parvenir leurs plaintes jusqu'à la métropole.
Ce sont les plaintes, les réclamations des esclaves
blancs qui ont provoqué toutes ces ordonnances
relatives à la conduite des planteurs envers eux.
Les planteurs’n'y obéissaient pas toujours, mais
ils en étaient importunés. D'un autre côté, l’en-
tretien du nègre était beaucoup moins dispen-
dieux que celui de l’engagé. Enfin, le préjugé
de couleur qui avait suivi le mouvement de la
traite et le développement des colonies, s'était
élevé, dans ces pays d'outre-mer, à la hauteur
d'un principe : la métropole elle-même en fut en-
suite infectée. Dès lors on ne dut plus, sous
peine de diminuer l'influence du blanc, offrir
le spectacle d’un individu de cette caste travail-
lant à la terre avec un nègre : la culture des
champs devintl'occupation des seuls esclaves, eten
1774 furent abrogées les ordonnances, édits, etc.,
qui imposaient aux capitaines de navires mar-
chands l'obligation de transporter des engagés
aux colonies.
D'après ce que nous avons dit, il n'est pas
difficile de découvrir combien est erronée l'opi-
nion de M. Maurel, dans un travail qui ne manque
pas d’un certain mérite‘, que les ordonnances
concernant les engagés avaient pour but unique
)
1 Histoire du travail aux colonies, Revue coloniale, mars
1847.
— 158 —
de donner non des travailleurs aux îles, mais
des habitants, des maîtres pour l'avenir, et que les
vrais travailleurs étaient des noirs. Jamais il n’est
venu à la pensée des ministres intelligents du
grand roi, de créer, dans les colonies, une aristo-
cratie recrutée dans la classe des engagés. Il fal-
lait cultiver le sol : or, la traite ne fourmissant pas
assez de bras africains, on avait recours aux agri-
culteurs blancs : toutes les ordonnances, les édits,
les ordres du roi, ne considéraient ces gens-là que
comme culüivateurs du sol. Ce fut seulement lors-
que le nombre des nègres se fut accru démesuré-
ment aux îles, que l'aristocratie terrienne se fut
développée, que le préjugé de couleur fut alimenté
par la traite, que l'armateur eut trouvé plus
de profits dans ce commerce immonde, ce fut
seulement alors que les planteurs enrichis, pu-
rent, par leurs alliances, par les charges qu'ils
achetèrent en Europe, être assez forts pour don-
ner aux esprits une fausse direction ; et c'est de
ce moment aussi que nous voyons se former et
s’agrandir, entre les deux classes, cette ligne de
démarcation qui a subsisté jusqu à la révolution.
Les pauvres engagés, qui souvent, n'ayant pas
les moyens de se racheter d’un maître trop exi-
geant, avaient recours à la bourse de leurs amis,
ne valaient pas mieux que les Africains à côté
desquels 1ls allaient travailler aux champs, et
LEE
— 159 —
n'étaient guère des aristocrates, même en germe.
Ce que voulait la métropole, c'étaient des ouvriers
cultivateurs en assez grand nombre pour défen-
dre les îles, organisés en milices, contre toute
invasion en temps de guerre : cette garantie,.elle
la trouvait dans les Européens qu’elle transpor-
tait dans ces contrées, et ne pouvait la trouver
qu’en eux.
Mais en admettant même que les engagés fus-
sent destinés à former aux colonies la classe des
propriétaires, 1l est certain que tout d’abord ils
s’adonnèrent à la culture de la terre : c’est là tout
ce que nous voulons constater quant à présent.
Une ordonnance des administrateurs, datée du
24 janvier 1714, porte que, pour arrêter le dé-
sordre et le hbertinage auxquels se livraient les
matelots déserteurs, les vagabonds et gens sans
aveu, les habitants les recevraient chez eux comme
engagés, afin de ne pas entretenir dans la fainéan-
tise des gens qui pourraient travailler à la culture
de la terre et augmenter par la suite le nombre des
colons.
Ainsi les administrateurs eux-mêmes, résidant
aux Colônies, ne croyaient pas que le travail des
champs füt nuisible à la santé des Européens ;
autrement ils n'auraient pas adopté, à l'égard
de ces matelots déserteurs et autres, une mesure
qui aurait eu pour résultat la mort de ceux qu'elle
— 160 —
atteignait, et qui, par cela même, éveillant latten-
tion de la métropole, aurait provoqué le blâme
de l'autorité supérieure.
À “Depuis l'émancipation générale, les planteurs
deséolonies françaises réclament des travailleurs
européens, tandis que ceux des îles anglaises
s'efforcent de ürer encore les leurs de l'Afrique.
Ainsi, pour les planteurs français, le’ travail de
la terre par les blancs n’est plus ni aussi pémible
ni aussi dangereux aux Antilles, et pour les An-
glais ces occupations ont conservé leurs périls.
D'où vient cette différence dans la manière de
voir des deux nations, qui semblent pourtant
placées dans des conditions identiques ? Il est
facile de se l'expliquer. Le planteur français ré-
side sur son habitation, 1l l’exploite lui-même,
il croit qu'une: rigueur excessive a pu seule con-
traindre au travail ces hommes malheureux pla-
cés sous la verge de fer de l'esclavage; les lois
rendues en France venaient à chaque instant s'in-
terposer entre lui et l'esclave. Le planteur, avant
la constitution républicaine de 1848, n'était
point officiellement représenté à la chambre ;
éloigné de la mère- patrie, il n'avait jamais pu
faire entendre ses plaintes ou ses réclamations
que par l'intermédiaire de délégués salariés par
lui, dont la mission même était devenue suspecte
en France, et qui rencontraient, de la part des
— 161 —
abolitionistes et de l’opinion publique, une op-
position énergique; ils avaient bien une certaine
influence dans les bureaux du ministère de la ma-
rine, mais leurs menées n ‘éhappaient pas W'œil
vigilant des amis des esclaves, qui les dénon-
çaient à la publicité. Depuis l'émancipation gé-
nérale des noirs, le planteur français a eu à souf-
frir du chômage des travailleurs ; 1l sait que,
pendant quelque temps, les travaux ont été sus-
pendus dans les îles anglaises ; 1l s’est aperçu
de la tendance des nouveaux libres à devenir
propriétaires; 1l craint d'être à leur merci; il n'i-
gnore pas qu'en important aux colonies d’autres
Africains il ne fera qu'ajouter de nouveaux embar-
ras à ceux dont il est déjà accablé, et rendre sa po-
sition plus précaire. Lecommerce ne peut, de
son côté, venir en aide au planteur; il ne voudrait
plus, comme autrefois, s’aventurer sur les côtes
d'Afrique pour y chercher, en concurrence avec
les Anglais, des travailleurs que ceux-ci ont déjà
tant de peine à trouver. Le gouvernement, qui
ne trouverait aucun profit à favoriser ce trafic,
ne lui accorderait aucun encouragement, même
en faisant des traités avec les princes nègres, qu’il
faudrait toujours gagner par des sacrifices d’ar-
gent, sacrifices que les chambres françaises ne
voteraient jamais.
Mais le colon francais, en demandant des tra-
11
em TOURS
vailleurs blancs, el la métropole en les fournis-
sant, comprennent l’un et l’autre aujourd’hui
qu'il sagit de conserver les colonies à la France,
et qu'ils n'y arriveront qu’en y jetant des élé- :
ments puissants d'industrie et de civilisation;
qu'il faut donner à cette population des Antilles,
croupissant depuis si longlemps dans l’inaction
intellectuelle de l'esclavage, des initiateurs à cette
vie de progrès et d'activité, qui est le caractère
de la liberté éclairée. Les colons français ont,
pour la plupart, leur fortune dans les îles ; très-
peu ont songé à metire leurs économies (en tant
qu'un colon ait jamais songé à en faire) sousila
garantie des banques du gouvernement, métro-
politain. La vie de grands seigneurs et de mai-
tres dans les colonieswconvenait à leur vanité,
ils ne l'auraient pas changée contre les plaisirs
que leur offraient les grandes villes d'Europe.
Être forcés de retourner en Europe équivalait,
pour eux, à l'exil; témoin ces grands planteurs
de Saint-Domingue que la révolution jeta sur la
terre de France, où ils ont traîné leur misère et
leur désespoir, regrettant à leur lit de mort ce
beau ciel des tropiques qu'ils étaient condam-
nés à ne plus revoir. Le planteur français trouve
done que la partie africaine de la population
est assez considérable, et ne veut pas, en l'aug-
mentant, se trouver dans la nécessité de mor-
= 408
celer ses propriétés en faveur de ces nouveaux
acheteurs ; il veut enfin, sous le régime de la
hberté, rester encore grand planteur.
Telle n’est pas la position des planteurs an-
glais. Peu d’entre eux résident aux colonies. Ils
confient leurs propriétés aux soins de géreurs et
d’attorneys, gens durs et rapaces, et restent à Lon-
dres, à Manchester, à Liverpool, où ils jouissent
des revenus qu'ils reçoivent de leurs plantations.
Les géreurs, les attorneys, chargés souvent de
l'administration de plusieurs habitations, pres-
suraient l’esclave et lui faisaient rendre tout le
travail qu'il était humainement possible d'en ex-
traire dans une période de temps donnée, parce
que, pressés de s'enrichir, ils n’aspiraient qu’à
quitter un jour cette terre deépassage pour aller dans
la mère-patrie, à l'imitation des propriétaires,
se reposer, se recueillir, se préparer à mourir
au sein de leur famille. Ces gens-là calculaient,
avec une précision digne d'un comptable an-
glais, la durée da plus longue que pût avoir la
vie d'un homme soumis aux travaux les plus
pénibles et les plus assidus. Aussi, après dix
ans de ce régime, l’esclave anglais mourait ou
devenait complétement inutile ; mais 1l avait
centuplé pour son maïtre son prix d'achat. Le
géreur le revendait à d'autres petits propriétaires
pour être portier, tirer les bacs, etc., et il en
— 164 —
rachetait d’autres tout frais, auxquels il appli-
quait derechef le’ même système : le planteur
absent ne $ “enquérait pas du mode de produc-
tion; ce qui l'intéressait c'étaient les produits,
et le meilleur géreur était celui qui en envoyait
le plus.
Aujourd'hui les grands planteurs anglais sont
moins que jamais disposés à aller résider sur
leurs habitations des colonies. Dans la métro-
pole, ils vivent de la vie intellectuelle, qu'ils ne
trouvent qu'avec peine aux Îles ; ils sont la plu-
part membres de la chambre des communes où
des lords, appartiennent aux clubs les plus aris-
tocratiques, se mêlent aux corporations les plus
influentes ; leurs voix s’y font entendre ; ils ont
de grands capitaux engagés dans le commerce;
de sorte qu’en dépit de l'opposition ferme des
abolitionistes, et des intentions par fois libérales
du gouvernement, ils réussissent toujours à rattra-
per quelques lambeaux de leur influence, à faire
maintenir les réglements des législatures colo-
niales relatifs au travail des émancipés, à arra-
cher aux ministres quelques-unes de ces disposi-
tions qui tendent à fournir-aux colonies du tra-
vail à bon marché au détriment de la liberté.
C'est ainsi qu'ils ont réussi à obtenir du gouver-
nement, en dépit de la résistance des philan-
thropes et de la répugnance du ministère, qu'il
— 165 —
recommencçät la traite sur les côtes d'Afrique,
sous le nom d'émigration libre, afin de fournir
à leur avidité des travailleurs dont ils pussent
disposer à volonté ; c'est aïnsi qu'ils ont fait
rendre, par les législatures complaisantes de cer-
taines îles, des: réglements attentatoires à la li-
berté des Africains qui venaient travailler sous
la foi des contrats. La répugnance du planteur
anglais pour le cultivateur européen est facile à
expliquer : les mauvais traitements qu'il ferait
endurer aux nouveaux venus pourraient s’ébrui-
ter, traverser l'Atlantique, et aller frapper, en Eu-
rope, les oreilles des citoyens anglais, si fiers de
leur liberté et de leurs droits; il ne pourrait
pas forcer au travail l’émigrant blanc comme il
le fait pour l’Africain; le, cultivateur européen,
comprenant la langue de son patron, serait tou-
jours prêt à protester contre toute espèce d'op-
pression, tandis que pour le pauvre nègre, jeté.
au milieu d’une société dont il ne connaît ni les
usages, n1 le langage, on aura le temps de le
plier aux travaux de la production exagérée,
avant qu’il ait lui-même celui de connaitre l'é-
tendue des droits que lui confèrent les lois an-
glaises. | |
Mais en agissant ainsi, le planteur anglais, dans
un but d'intérêt pécuniaire actuel, engage l’ave-
nir des colonies, et y prépare des catastrophes
— 166 —
terribles à la suite desquelles ces possessions se
soustrairont à la domination de la métropole.
Ce n’est donc pas seulement à cause du mauvais
traitement qu'endure aux colonies la race nègre
amenée d'Afrique, que les philanthropes doivent
s'opposer à l'immigration africaine, mais plutôt
en vue de la civilisation et du développement
intellectuel de ces contrées ; car les destinées de
cette race d'hommes se préparent par les mains
mêmes de ceux qui songent encore à arrêter son
essor. Un grand problème reste à résoudre dans
les mers des Antilles ; les fils de l'Afrique sont
peut-être désignés par la main de Dieu pour
accomplir de grandes choses. Il faut qu'ils sa-
chent attendre, qu'ils travaillent afin d’être prêts
pour le jour où appel serait fait à leur génie.
Ce qui se passe en ce moment de l’autre côté
de l'Atlantique ne saurait ébranler notre foi.
Le monde est en travail ; les descendants des
anciens esclaves trouveront un jour l'homme
nouveau à la voix duquel ils se rallieront :
les temps approchent ; la cité nouvelle va se
rebâtir.
Ainsi, aujourd'hui,leplanteur français demande
à l'Europe des cultivateurs. Est-ce que depuis
deux ans le climat des Antilles serait devenu plus
salubre? Non; mais les circonstances sont chan-
gées, et avec elles les théories, les systèmes |
— 167 —
L'esclavage ayant fait place à la liberté, il n'y &
plus de raison d'empêcher le contact du blanc
et:du noir dans les champs , l'aristocratie colo-
niale a perdu sa base, les colonies sont rentrées
dans le droit commun. |
Si, dans les- premiers temps de la colonisation
de l'Amérique, si, de nos jours même, la mort a
fait de grands ravages dans les rangs des émi-
grants, c'est moins au climat qu'il faut attribuer
_ces désastres qu'à la mauvaise administration des
affaires de ces pays, aux besoins, aux privations,
aux souffrances endurés par les pionniers dela
colonisation, enfin aux chagrins causés par la
solitude, par l'éloignement de leurs parents et de
leurs amis, sur une terre encore peu connue. .
Lorsque M. d'Esnambuc débarqua à Saint-
Christophe, il y rencontra, dit Dutertre, « plu-
sieurs Français réfugiés en divers temps et
« par différentes occasions, qui vivaient en
« bonne intelligence avec les sauvages, se nour-
« rissant de vivres qu'ils leur fournissaient fort
libéralement :. » Il chargea de tabac ses na-
vires et revint en France, où 1l obtint du car-
dinal de Richelieu la permission de fonder une
colonie dans les Antilles. Une compagnie se forma
et repartit avec soixante-dix hommes pour Saint-
À
À
i Histoëre génerale des Antilles de l'Amérique, t, 4, pp. 238,
— 168 —
Christophe ; mais, par suite de la mauvaise ad-
minisiration des fonds avancés par la compagnie,
les hommes eurent tellement à souffrir en mer,
que, de ces-soixante-dix individus, il n'en ré-
chappa que seize, qui furent débarqués à Saint-
Christophe, au grand désespoir de ceux que d'Es-
nambuc y avait laissés, et qui, au lieu de renforts
qu'ils attendaient, virent arriver des moribonds.
Les Anglais établis de l’autre côté de l’île, n'é-
prouvaient pas les mêmes désastres, parce qu ils
avaient soin de pourvoir les émigrants de tout
cesqu'il leur fallait pour leur subsistance et leur
commodité pendant la traversée; ceux-e1 donc
arrivaient à destination forts et robustes, tan-
dis que les Français débarquaient malades,
fatigués du voyage, et on les obligeait dans
cet état d'aller immédiatement travailler aux
champs. « Il est très-constant, continue le père
« Dutertre, que la Lézine honteuse des capitaines
« des navires, et mesme des seigneurs de la
« compagnie, où au moins de leurs commis, a
« fait plus mourir de monde à Saint-Christophe
« dans ces commencemens, qu'il n’y en à main-
« tenant dans les isles ‘. » Tel a été le résultat
du système suivi par les deux nations, que, tandis
que la colonie française périclitait, la colonie des
Pas
t Histoire générale des Antilles de l'Amérique, t. 1, pp. 20.
. 16
Anglais florissait; 1ls envoyaient déjà Le trop plein
de leur établissement former à Nevis une nouvelle
colonie, et ils se plaignaient d’être empêchés, par
une poignée de malades et de moribonds, de
s'étendre davantage sur le sol de Saint-Chris-
tophe. | |
Tandis que M. d'Esnambue sollicitait en France
des secours de la compagnie, la petite colonie
française de Saint-Christophe reçut un renfort
inespéré d'un navire arrivé de Zélande. « Ils
« reprirent courage, dit Dutertre, et se remirent
« à défricher la terre, à planter des vivres, à cult-
« ver quantité de petun et à bâtir des cases ‘. »
Ces travaux furent pourtant exécutés dans des
circonstances où ils sont toujours dangereux.
La fondation des nouveaux établissements a causé
la mort de presque tous ceux qui l'entrepre-
naient, quel que fût le climat sous lequel les
travaux s’exécutaient. Que d'hommes ont péri
dans les grands travaux exécutés à Versailles
pour préparer le jardin du palais du grand roi,
à Maintenon pour l’aqueduc, etc. ! Que de dé-
sastres ont suivi les premiers essais de colo-
nisation de cette partie. de l'Amérique connue
aujourd'hui sous le nom de l’État de Virginie!
Faut-il s'étonner que sous le ciel brülant des
1 Histoire générale des Antilles de l'Amérique, t. 1, p. 23.
— 170 —-
tropiques, des Européens affamés, fatigués, ma-
lades, s'ils se livrent immédiatement au défriche-
ment des terres, tombent victimes de leur 1m-
prudence : ?
1 Voyez Ch. Comte, Traité de la propriété, vol. 1, ch. 11.
C4
CHAPITRE XIL.
L'opinion que le climat des tropiques est
fatal à la constitution des Européens est toute
nouvelle; elle est d’ailleurs contredite par les
faits. « Plus on approfondit cet intéressant su-
« jet, dit Colquhoun, plus on reconnaît l’im-
« portance des conclusions à tirer de la connais-
sance exacte des faits. Des mesures. promp-
tes et judicieuses, bien conçues et exécutées
avec prudence, peuvent conserver ces pré-
cieuses colonies à la mère-patrie, à laquelle
il serait difficile, sinon impossible, plus tard,
de porter remède. Lorsque la Barbade et Saint-
Christophe furent établis pour la première
n = * Ps
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— 172 —
fois, la culture du sol fut confiée entièrement
aux émigrants d'Angleterre, qui. devinrent ri-
ches et florissants avant d'employer des nègres.
S'ils avaient persévéré dans cet état, leurs habi-
tations auraient été plus nombreuses, et se fus-
sent ornées de tous les accessoires, indiquant
l’aisance et le contentement, ce qui ne peut
avoir lieu dans le système actuel. À ceux qui
veulent travailler à la sueur de leur front dans
ce pays-ci, pour une subsistance mesquine,
la moitié du travail corporel dans le climat
des tropiques produirait la plus grande abcn-
dance, avec la certitude d’un surcroît de pro-
duits en raison de l’industrie qu'ils auraient
déployée. Tel était l’état des premiers coloni-
‘sateurs de la Barbade, alors que, par sa seule
industrie, une population de dix mille âmes y
trouva des moyens d'existence. Dans un mo-
ment de funeste inspiration, la population
nègre fut introduite, et à dater de cette époque
les habitants blancs cessèrent de travailler ‘. »
L'habitude de ne voir employés aux champs
que des individus de race nègre, fit considérer
celte occupation comme devant être exclusive-
ment son partage. La culture de la terre devint
1 Colquhoun's treatise on the wealth, power, etc., of Great
Britain, in-%o, 1815, p. 379.
— 173 —
dès lors une industrie sérvile et honteuse ; et SE,
après l'arrêt du conseil d'État du 10 septembre
1774, il continua à passer des blancs aux co-
lonies, ce ne fut plus comme cultivateurs; c’é-
taient des géreurs, des commandeurs, des surveil-
lants, etc. ; c'étaient souvent des gens de mau-
vais aloi, qui abandonnaient leur patrie pour
des motifs qu'ils n'avouaient pas volontiers.
Ceux-là n'étant point, comme les engagés, sou-
mis à la police des maîtres, se livrèrent à toutes
les exagérations des plaisirs dont ils avaient été
sevrés dans la métropole ou pendant la traversée.
D'autres, anciens domestiques, engagés, qui
avaient pu, à force de travail et de parcimonies,
atteindre au rang de petits propriétaires, vou-
lurent à leur tour, à l'exemple de leurs anciens
patrons, goûter des plaisirs qui coûtent si peu
dans ces pays. Ils s’y précipitèrent tous avec
fureur et tombèrent victimes de leur folle intem-
pérance. On nosa pas avouer en Europe les
véritables causes de ces mortalités. « Des. espé-
« rances frustrées, l'abandon, l'inquiétude pour
« l'avenir, et la débauche ou même les irrégu-
_« larités du régime diététique, faisaient bien
« plus de victimes que le climat '. » D'un autre
1 PAGE, Trailé d'économie polit. el de comm. des colonies,
2e part., p. 162.
— 174 —
côté, des médecins ignorants rejetaient sur le
climat des désastres qu'ils avaient hâtés par leur
impéritie, et les parents, les amis des victimes, ne
sachant rien des colonies, acceptaient volontiers,
en les exagérant, les rumeurs qui en arrivaient :
telles sont les causes qui ont créé cette opinion
que les Antilles sont funestes aux Européens.
Pourquoi, après tout, le climat des tropiques
conviendrait-il mieux aux nègres qu'aux blanes ?
Est-ce parce que le soleil y estiaussi ardent
qu'en Afrique? « Mais, dit le docteur Chisolm,
€ la chaleur seule du soleil, à moins qu'on
« n'y soit exposé dans des cas particuliers, n'a
« jamais été une cause de maladie ‘. » Est-ce à
cause de la couleur et du tempérament des Afri-
cains? Mais les colonisateurs de la Barbade et
de Saint-Christophe étaient des blanes d'Europe.
Le climat, dans son acception la plus large, ne
comprend pas seulement le plus ou moins d’élé-
vation de la température d’un pays, maïs aussi
la manière de se vêétir, la nourriture, les exer-
cices auxquels on se livre, même les maladies
auxquelles on est sujet. Si, ne-tenant aucun
compte de ces considérations, on veut conser-
ver sous un climat étranger les habitudes qu'on
‘ A manual of the climate and diseases of tropical cli-
males, elc., 1822, p. 6.
— 175 —
avait dans son pays natal, on s'expose à des
dangers et souvent à la mort. « Rien n’est plus
«tinconséquent, dit le capitaine Williamson, que
« le dédain qu’affectent cèux qui arrivent pour
« la première fois dans.les Indes, pour ce qu'ils
« appellent, avec un air de mépris, le luxe et
« la mollesse. Ainsi on en voit qui se promènent
« sans chattahs (parasols) durant les plus fortes
«-chaleurs. Ils rejettent, avec affectation, un
« aide, croyant donner par là une preuve de la
« grande confiance qu'ils placent dans la vigueur
« de leur tempérament. Cette ostentation dure
« rarement plus de quelques jours: après quoi
« nous sommes appelés à assister aux funérail-
«les de ces victimes de trop de confiance *. »
C'est là, sans doute, un cas extrème; mais 1l
nous apprend avec combien de prudence on doit
se conduire quand on passe d'un climat à un
autre. Les maladies auront beaucoup perdu de
leur gravité, si on observe en pays étranger les
précautions que les naturels eux-mêmes ne dé- \
daignent pas. Ne nous hâtons jamais de traiter
de préjugés ou d'usages ridicules les habitudes |
d'un pays, parce qu'elles heurtent les nôtres ;
car ces usages, ces habitudes ont leur raison
d’être dans la nature : le temps et l'expérience
East India, vade mecum, 1. 2, p. 11,
— 176 —
les ont confirmés. Si donc la défini tess que
nous venons de donner du climat est exacte,
‘elle s’applique évidemment aux nègres aussi bien
- qu'aux blancs, puisque les uns et les autres sont
tenus de changer aux Antilles leur manière d'être,
sous peine d'être exposés à des maladies graves
et à la plus prompte mort. Mais si le tempérament
des nègres.est plus adéquat au climat des tropi-
ques, ah! dites-moi où sont passés ces millions
de nos frères noirs amenés des rives africaines
aux îles de l'Amérique! Dites-moi ce que sont
devenus les enfants de ce pays infortuné que
l'Afrique, comme une autre Rachel, pleure sans
pouvoir être consolée, parce qu'ils ne sont plus ?
Ils sont partis pour cet autre monde où leur
croyance leur a fait espérer qu'ils retrouveraient
leurs parents, leurs amis, leurs frères ; pour ce
monde où il n’y a ni blane, ni nègre, ni maître,
ni esclave [‘). Est-ce là ce qu'on entend par la
congénialité du climat des Antilles au tempéra-
1 D’après M. Moreau de Jonnès, de 1680 à 1780, l'importa-
tion aux Antilles anglaises monta, en l’espace. d’un siècle, à
2,130,000 nègres; la Jamaïque seule en reçut de 1680 à 1786,
610,000, et cependant en 1832 la population totale des colonies
anglaises, ne s’éleva qu’à 660,478; tant blancs qu’affranchis
et esclaves, la Jamaïque ne comptant alors que pour 386,000
babitants. Recherches statistiques sur l'esclavage colonial, pp.
11, 43. 1842. :
PER" CORP TEL 7 0e
= MNT — |
ment nègre ? Le noir d'Afrique meurt aux colo-
nies aussi bien de maladie, d’exeès de travail, de
misère, que le blanc d'Europe d’intempérance et
de vices. Des causes différentes en apparence
conduisent aux mêmes résultats.
Nous avons prouvé, par l'histoire de notre pre-
mière colonisation des Antilles, que le blanc vit
sous les tropiques, non-seulement comme arti-
san, domestique, elc., mais aussi comme cul-
tivateur. « Quand ces pauvres gens (les engagés),
« dit Dutertre, avaient achevé leurs trois ans, ils
« se mettaient deux ou trois «ensemble, abat-
« taient du bois, et faisaient une habitation, sur
« laquelle ils bâtissaient une case et faisaient des
« marchandises ‘. » Des Polonais, tristes restes
de l’expédition de Leclerc à Saint- Domingue,
vivent encore en Haïti, en y travaillant à la terre;
beaucoup d'entre eux sont parvenus à une ex-
trême vieillesse. Les principales productions de
l'île de Porto-Rico ont été cultivées pendant long-
temps par des blancs, descendants des premiers
fondateurs de la colonie. « Il n’y a rien, dit un
« auteur, dans le climat de Porto-Rico, qui le
« distingue des îles voisines. Il n’est donc pas
« absurde d'espérer que l'abolition définitive et
1 Duterire. Histoire générale des Antilles habitées par tes
Français, 1. 2, p. 453.
12
*
— 178 —
« générale de l'esclavagé, combinée avec une
« tendance croissante à l'émigration dans les
« autres pays de l'Europe, trop peuplés de tra-
« vailleurs, puisse amener des changements,
« dont nous ne saurions encore nous former au-
« cune 1dée claire, dans le système général de
A
« l'agriculture des tropiques *. » Enfin, dans la
discussion soulevée au sein de la société royale
et patriotique d'agriculture de la Havane, il est
ressort que la totalité des travaux agricoles peut
être effectuée avec avantage par des blanes, et
D. Turnbull a vu à la Barbade des Européens
occupés à creuser des trous de cannes, ce qui
est, dans les Anülles, considéré comme la tâche
la plus pénible. |
M. John Innes,; qui a visité les colomes en
1834, y a vu un matelot qui travaillait avec
beaucoup de succès pendant les plus fortes cha-
leurs du jour. À son retour en Angleterre, 1l
voulut savoir ce qu'était devenu cet individu; ii
s’adressa à cet effet au planteur, qui lui répondit:
« Quant aux renseignements que vous me de-
« mandez, je puis vous dire que le blanc que
« vous avez vu travailler. en compagnie avec un
« certain nombre de nègres [à entasser des en-
1 Turnbull’s travels in the West. Lond, 1840, pp. 259,-969,
559, 560. À
— 179 —
« grais) na pas abandonné ses travaux jusqu'à
« ce moment, il recoit deux piastres par se-
« maine ; il paie deux tiers de piastre par se-
« maine pour sa pension fournie par le gérant,
« qui donne sur son compte les meilleures notes,
«et qui me fait savoir qu'il se livre à tous les
« travaux et s'occupe depuis le matin jusqu’au
« soir. Maintenant il laboure et conduit la char-
«rue’.» «Dans les campagnes de Villa-Clara ,
« dit M.R. deBeauvyallon, j'ai vu partout sur mon
_« passage le blanc travailler à la terre, entre
« l’homme de couleur et le noir”. »
Je ne suis pas de ceux qui pensent que,
parce que les blanes ont jusqu'ici opprimé les
noirs, on ne doive pas essayer de réconcilier les
deux races. Je n’admets pas qu’elles doivent à
jamais rester séparées et vivre dans un état d’hos-
tilité permanente, parce qu'à certaines époques
l’une a fait sentir à l’autre le poids de sa tyran-
nie, parce que, dans des temps d'erreurs fatales,
l'une était composée de maitres, l’autre d’escla-
ves. Notre devoir à nous, enfants d'un siècle de
lumières et de civilisation, à nous qui ne rêvons
que le‘bien-être des colonies et le bonheur de
tous ceux qui les habitent, notre devoir est de
1 Létter to sir Glenclg, by John Innes, 29 ed, 1835: .
? R. de Beauvallon, Viîle de Cuba,.t. 1, p. 291.
LE
= 180 =
détruire 1es sentiments de vengeance que le sou-
venir des injures passées a soulevés dans le cœur
des ci-devant esclaves, ainsi que les préjugés de
couleur que la morgue coloniale et une société
vicieuse avaient créés dans l'âme dés blancs.
Notre devoir est d'amener, entre les habitants de
ces pays, une fusion telle que toute distinction,
autre que celle qui résulte du mérite pérsonnel,
disparaisse. Cette œuvre est celle du temps et des
bonnes institutions que le gouvernement de la
métropole fondera dans {es îles : ne nous décou-
\
rageons donc pas, l'avenir est à la cause que
nous plaidons. Le nègre ne vaut pas moins que
le blanc, le blanc n’est pas plus méchant quelle
naturel de l'Afrique. L'intérêt privé a rendue
blanc dur, inju$te, cruel envers le nègre ; la
misère, l'oppression. l'esclavage ont rendu lenègre
légal de la brute, et lui en ont donné quelquefois
là rage; mais les temps sont changés, l'unet
l'autre sentent aujourd’hui le besoin de redevenir
hommes, de s'unir. Quel bien à produit à Libéria
l'exclusion des blancs? Décréter, comme l’a fait ce
jeune État, que le blanc ne sera pas admis à sy
domicilier, n'est-ce pas décréter que la civilisation
ne dépassera pas le rivage de la mer ? n'est-ce
pas vouloir opposer au progrès des lumières du
siècle le cordon sanitaire de l’égoismé et de l'i-
gnorance? On s'étonne de trouver encore auvxix*
— 181 — |
siècle des hommes qui approuvent ce système, el
qui pourtant se disent chrétiens tamis de l'Afri-
que. Loin de nous de sinistres augures; mais
malheur à-ceux qui veulent toujours de la sépa-
ration, qui persistent à rester dans l'état d'hos-
lité où 1ls sont.envers une autre partie de la
population coloniale ;, malheur à ceux qui ne
veulent rien oublier, à ceux qui ne veulent rien
apprendre ! Ils pleureront plus tard des larmes
de sang sur leur obsüination et leur aveugle-
ment | |
Les eris contre le et des tropiques ont ef-
frayé les Européens qui avaient voulu aller se
fixer aux-iles; qu'on. s'étonne après cela que
ces. pays soient restés stationnaires, et n'aient
fait,aucun pas vers la civilisation. Aujourd'hui,
dégagée des intérêts personnels et pécuniaires qui
la-rendaient,si obscure, la question se présente
dans toute sa simplicité. Les colons eux-mêmes
demandent des travailleurs européens : 1ls ont
raison. Une immigration libre et bien conduite
d'Européens ne peut offrir que des avantages à
toutes les parties. Aux. Européensz parce qu’elle
leur procurera une aisance que leur refuse [a
concurrence qu’ils rencontrent à chaque. pas
dans leur pays. natal ; aux, colonies, parce qu ’el-
les,receyront. de nouveaux travailleurs qui de-
viendront en même temps des consommateurs ;
= 1 =
la métropole y gagnera, parce qu'il y aura de
nouveaux et plus nombreux débouchés offerts à
ses produits. Les Européens y introduiront en
outre leurs habitudes d'industrie, qui, adoptées
par les laboureurs créoles, créeront cette classe
de cultivateurs, une des gloires et des richesses
de l'Angleterre. Les noirs adopteront une portion
de l’industrie et de l’activité des Européens, et les
colonies profiteront de celte émulation. Le goût
du confortable s’introduira avec le travail régu-
lier: voilà où doivent tendre nos vues et nos
ellorts. L’esclavage n'existe plus dans quelques
colonies de l'Atlantique; les efforts des philan-
throphes n'ont pas été sans succès. Mais, après
avoir rendu des hommes à la liberté, nous n'a-
vons fait qu'une partie de notre tâche; nous
devons leur apprendre à user de celte liberté ;
nous devons les initier à la civilisation, au tra-
vail régulier, à la religion, sans Rebiess il n'y
a pas d'institulions solides. Bi
De tout ce que nous avons exposé plis haut,
on aurait tort de conclure que la civilisation des
nègres ne puisse s'effectuer que par les blancs.
Nous n’avons, dans cette discussion , nullement
considéré la couleur des parties. Il suffit que
nous ayons reconnu que l’une est, quant à pré-
sent, plus avancée en civilisation, plus instruite,
pour qu'elle départisse à l’autre une portion de
283
ses lumières. Pour cela il faut les mettre fran-
chement en contact : c’est ainsi que les individus,
les nations S’améliorent, s'éclairent. Et sion nous
demandait ce que sont devenus tous les blancs
qui ont passé aux Îles, nous répondrions que nous
ignorions que par le seul fait de son passage aux
Anülles le blanc devint immortel. Du reste, si
l'argument était valable pour les blanes, il le
serait également pour les noirs. La plus longue
durée de la vie d'un esclave Africain dans les
iles est de dix ans; le blanc y vit certes plus jo
temps.
* Mais là n'est pas la question : l'esclavage a été
funeste à toutes les classes des colonies; les mal-
heurs de ces pays l'ont assez prouvé. Occupons-
nous de leur avenir, et ne nous rappelons ce
passé que pour en regretter et maudire les er-
reurs.
Les gouvernements anciens se sont Le M
mépris sur le but de la colonisation; ils admet-
{aient que les colonies n'étaient fondées que pour
l'avantage de la métropole. C’est là une erreur
que les faits tendent chaque jour à rendre plus
palpable. Aujourd’hui la colonisation est envisa-
gée sous le point de vue de l'utilité et de l’avan-
tage des colonisateurs, du progrès, de la civili-
sation et du commerce. Ce but ne sera attemnt
que par une émigration libre d'Européens. « Il
] = (184 —
« est pas possible d'insister trop fortement sur
«ka politique el la nécessité d'une population
« blanche, afin d'étendre la culture dans toutes
«les: colonies aux dernières limites des forces
« physiques qu’elles possèdent
Il est facile, avec un peu dira de
prendre quelques faits particuliers et de les ar-
ranger dramaliquement pour exciter l'émotion
du peuple; on fait, dans ce cas, du roman à
l'aide de l'histoire. Ainsi, des émigrants euro-
péens sont presque tous morts peu de jours après
leur arrivée aux colonies. Au lieu de reporterces
désastres à leurs véritables causes, on a préféré
en accuser le climat, et déclarer qu'il est impos-
sible aux blancs de vivre sous les tropiques.
L'anti slavery Reporter, du 13 juillet 1842, rap-
porte des faits d’une gravité telle qu'il était de
toute nécessité que le gouvernement métropo-
litain en punîit les coupables : il n'en fut pour-
tant rien. Ainsi les émigrants européens arri-
vaient ; « mais il n’y avait pas de lits pour eux,
« si ce n'élait à l'hôpital. Is se rangeaient tous
« autour de la chambre, les uns se couchant sur
€ leurs habits plutôt que de prendre les lits des
« morts, d’autres sortaient de l'hôpital. » Des
1 Colquihoun’s treatise on the weallh, power, ds of Great
Britain. Lond. 1815, p. 343. l
— 185 —
femmes accouchaient, et on ne leur donnaitrien
pendant leur maladie, ni nourriture, ni- “chan=
delles, etc. Ces malheureux étaient moins bien
traités que des bestiaux ; ils ne buvaient qu'une :
eau malsaine que fournissait un puits avare. La
négligence, l'abandon fut poussé tellement loin,
qu'un «enfant de la femme Ready étant mort sur
l'habitation où la mère et l'enfant furent reçus,
le jour suivant ses yeux et sa face furent dévorés
par les fourmis, et on mit tant de temps à ap-
porter le cercueil que la gardienne fut obligée de
tenrr les croisées fermées afin d' les vau-
tours d'entrer dans la maison.
Qu'on simagine un grand sors dite
grants européens débarquant après six ou sept
semaines de traversée, après avoir subi toutes les
fatigues et les privations inhérentes à ces voyages,
et au lieu de trouver à leur arrivée un traitement
convenable, se voyant entourés de toutes sortes
de misères, et demandons-nous s'il est un tem-
pérament assez robuste pour ne pas y succom-
ber. Les émigrants arrivèrent à la Jamaique au
mois de mai, et durant la partie la plus chaude
| de l'année ils restèrent entassés dans une espèce
d'hôpital, où il était impossible de se procurer
même de l'eau claire. Ces gens mouraient tous.
Quel est le climat, quelque sain qu'il soit, qui
n'eut eu les mêmes résultats ?
+
— 186 —
Quand la vie des Jrimigranls était si peu
.ménagée, il n’est pas à présumer que les règles
de la décence la plus ordinaire y furent respec-
tées. Hommes, femmes, enfants, couchaïent tous
pêle-mêle dans ces réduits infects qu'on a dé-
corés du nom d'hôpitaux.
Telle était la position de ces Européens à
leur débarquement. Ils ne pouvaient manquer
_de contracter immédiatement des maladies mor- :
telles. Étaient-ils l’objet de plus de soins durant
leur maladie ?
« J'allai et je vis, dit Rich. Daly, magistrat
« spécial, plusieurs malades, apparemment at-
« teints de fièvre, étendus la plupart sur le plan-
_« cher ; ils paraïssaient souffrir beaucoup, et
« je n'y vis rien qui ressemblât à de la nourri-
« ture ou à des médicaments, rien que des chif-
« fons sales répandus sur le parquet sur lequel
« ces gens se couchaient, faute de lits et de
« matelas. » |
Il nous répugne de nous appesantir sur de
pareilles scènes. L'Afrique, toute barbare et toute
ignorante qu'on la représente, offrirait-elleà
l'humanité un spectacle si dégoûtant? Ce sont
pourtant des blancs anglais qui s’en sont rendus
coupables sur des sujets britanniques : l'hôpital
était confié aux soins du docteur Paul.
Certes, dans de telles circonstances, non-seule-
| — 187 —
ment les blancs, mais aucun homme, de quelque
couleur qu'il fût, n'aurait pas vécu longtemps.
Aussi M. Knibb a-t-il pu dire avec vérité : « Les
« émigrations venant d'Amérique sont aussi dé-
« sastreuses que celles des autres parties du
« monde. Les gens de couleur qui sont arrivés
d'Amérique même sont tous morts dans douze
« MOIS. » |
Après cela est-il juste de tant crier contre le
climat des Antilles? Au lieu de citer, comme
autant de preuves de l’inclémence du climat,
toutes les mortalités qui ont été la conséquence
des mauvais traitements qu’ont endurés les émi-
grants, ne valait-il pas mieux appeler le mépris
et l’animadversion publics sur les auteurs de
ces meurtres? Le devoir d'un gouvernement qui
a le moindre sens de ses devoirs était de provo-
quer une enquête sur les faits cités par l'anti-
slavery Reporter, et dont nous avons rapporté de
faibles fragments, et d'en punir les auteurs ; mais
ce-gouvernement a mieux aimé fermer les yeux
sur ces crimes, heureux d’en voir aceuser le cli-
"mat. Ces émigrants étaient des hommes, des An-
glais ; comme tels, ils avaient droit à la protection
des lois de leur pays. Leur existence ne devait
pas être ainsi abandonnée aux caprices des agents
de l'immigration. Un crime commis aux colo-
nies a-t-1l donc le privilége d'échapper à la vin-
A
— 488 —
dicte des lois, qui l'aurait puni avec rigueurusil
avait été perpétré dans la métropole? Et qu'on
le sache bien, les immigrants européens dont
nous venons de parler n'étaient n1 des forçats,
ni des ivrognes, ni des hommes crapuleux et
vicieux ; l’auraient-ils été, que personne n'avait
le droit de les sacrifier; mais beaucoup d’entre
eux étaient des hommes respectables, avarent une
vie régulière. Ils avaient abandonné leurs foyers
domestiques, trompés qu'ils avaient été par les
agents de l'immigration, qui leur avaient: dit:
« qu'ils allaient avoir des cases préparées pour
« eux, de bons salaires et des provisions en abon-
« dance, » et, au lieu de ces avantages, ils n’ont
trouvé que la misère, la famine, les maladies et
la mort, sans même le secours dela religion,
sans la main charitable d’un ami pour leur fer-
mer les yeux. Ah! le climat meurtrier des Antlles
n'avait ni le temps ni l’occasion d'exercer son
influence sur ces malheureux. Le docteur Paul
et les agents de l'immigration étaient là; é'é-
tait bien assez. L’Angleterre qui, la première ;.
a détruit la traite des nègres en Afrique, qui av
par cet acte, posé une nouvelle couronne de gloire
sur son front, l'Angleterre a toléré ces crimes,
elle a donné son assistance à une société qui
commettait l'assassinat en grand dans ses colonies
de l’Atlantique.
CHAPITRE. XHIL
Le climat des tropiques exerce sans doute quel-
que: influence sur la santé des Européens; in-
fluence plus ou moins grave suivant le tempéra-
ment de l'individu. Qu'un homme sobre et vigou-
reux meure aux Antilles, il n'y a dans ce fait rien
d'étonnant; il serait mort plus tôt ou plus tard
en France ou en Espagne, en Angleterre ou en
Allemagne. Que, dans certains cas, le climat ait
hâtéle dernier moment de l’immigrant, d'accord :
notre force, notre faiblesse, sont toujours en
rapport avec le milieu où nous vivons ; mais si,
dans quelques circonstances, nous sommes in-
habiles à trouver la cause d’une mort prématu-
ROUTES
rée, nous ne devons en accuser que nolre Iigno-
rance et non le climat auquel, en ce cas, nous
attribuons le pouvoir dont nous gratifions souvent
le hasard qui n’est, après tout, qu’un effet dont
la cause nous échappe. Depuis que les sciences
naturelles se sont propagées, l'apparition d'une
comète n’est plus d’un mauvais augure, et les
éclipses ont cessé de nous effrayer; depuis que
nous avons la connaissance d'un vrai Dieu, nous
he consultons plus, pour régler nos actions, le
vol des oiseaux ni les entrailles des victimes.
Nous pouvons, dès à présent, désigner quel-
ques-unes des principales causes de maladie et de
mortalité parmi les Européens qui passent aux
îles. Ces causes une fois déterminées, il sera plus
aisé d'en prévenir les dangereux effels; ce sont,
du reste, les mêmes qui dans toutes les parties
du monde et sous tous les climats amèneraient
les mêmes résultats. Elles agissent sur les blancs
d'Europe aussi bien ue sur les nègres d'Afrique
et les créoles.
L'Européen qui se décide à passer aux An-
tilles doit d’abord choisir l'époque de son ,dé-
part. Ce point est important, car, suivant les
saisons, iltpeut avoir une traversée longue ou
courte, agréable ou orageuse. Dans l’un ou l’au-
tre cas le malaise qu'éprouve tout individu peu
accoutumé aux voyages de long cours ne man-
— 191 —
que jamais de réagir sur son esprit. Il se trouve
plus facilement accessible aux influences clima-
(ériques. Si nous ajoutons à cetle prédisposition
la crainte anticipée des maladies du pays, nous
aurons l'explication de bien des phénomènes qui
échappent à l'œil vulgaire. Un immigrant meurt
souvent aux colonies, de la crainte de la mort : la
science du médecin consiste dans ce cas à éloi-
gner de l'esprit du moribond l'image de cette
tombe qu'il voit déjà béante, et prête à le dé-
vorer. |
« Deux causes principales de mortalité parmi
les Européens, dit le docteur Chisolm, à leur
débarquement aux Antilles, sont 1° le choix ir-
rationnel des saisons au temps de leur départ
d'Europe, et par conséquent de leur arrivée
sous la zone torride; 2° la peur du climat dont
leur esprit est malheureusement frappé avant
même de quitter la terre natale‘. »
Lorsque les créoles quittent les Antilles pour
passer en Europe, 1ls choisissent l'époque de leur
départ de telle sorte qu'ils arrivent dans une sai-
son qui ne diffère pas beaucoup de celle de leur
pays, et se préparent graduellement à supporter
les rudes mois d'hiver. Les Européens qui passent
aux colonies doivent agir avec la même prudence.
La
FA
AR
A
2
#
La)
2
FN
À
1 À manual of the climate and diseases of tropical elé-
males, Lond. 1822, p. 22. ”
— 192 —
Une transition trop subite du chaud au froid ou
du froid au chaud peut avoir pour ceux qui s’y
exposent bénévolement les suites les plus graves.
Il résulte de ces remarques que le plus grand
soin doit présider au choix de la saison de l’em-
barquement. Elle doit être telle qu'après une tra-
versée ordinaire l'émigrant se trouve, autant que
faire se pourra, aux-colonies vers la fin d'octo-
bre; car « Si les hommes qui vont aux Indes oc-
«
((@
«
«
«
«
[Le
cidentales, s'embarquent, ou plutôt partenten
septembre ou dans les premiers jours d'octo-
bre, la saison dangereuse entre ces mois et les
sécheresses, est employée X traverser l'Atlanti-
que, et ils arrivent sous la zone torride alors
que les pluies et une température modérée ont
déjà dissipé, dans une certaine mesure, les
causes endémiques de maladies; et durant les
mois de sécheresse qui suivent, leur constitu-
tion se trouve, à un certain degré, préparée au
climat !. | |
« La saison qui paraît la plus favorable, dit
Pouppé Desportes, pour venir dans la colonie
(Saint - Domingue) est le commencement de
l'hiver ou de l'automne. Ceux qui viennent au
PAR et en été, étant très-échauffés par la
4 Chésobms manvaliof the ais and diseases of tropical
climates. Lénd. 1822; p. 17.
k
5
— 193 —
« navigation, et par la qualité des aliments dont
« on use dans les navires, sont plus exposés à
« tomber malades en arrivant, et à de fâcheux
symptômes, que ceux qui ont le bonheur d’être
« quelque temps dans l’île sans être malades. ‘ »
Tous les médecins qui ont fait une étude spéciale
des maladies des tropiques, tous les voyageurs
qui ont parcouru les Antilles, sont d'accord sur
ce point.
Ainsi, la saison de départ étant convenable-
ment choisie, les émigrants bien traités à bord,
leur esprit moins frappé des suites de leur voya-
ge, 1l est évident que les premières causes de ma-
ladies et même de mort se trouveront considéra-
blement neutralisées; mais là ne doivent pas s’ar-
rêter les précautions et les soins.
Comme un voyage de long cours, quelles que
soient les circonstances favorables qui l’aient
précédé, est toujours plus ou moins fatigant et
ennuyeux pour les personnes qui y sont peu ac-
coutumées, le repos du corps est, au moins pen-
dant un certain temps, aussi nécessaire à l’Euro-
péen qui arrive pour la première fois aux Antilles,
que le calme et la tranquillité d'esprit. Si l’immi-
grant est envoyé aux travaux des champs immé-
À
M. |
1 Pouppé-Desportes. Histoire des. maladies de St-Domin-
que\Paris, 1770, t. 2; p. 263. *:° 401 SR
13.
Fo
diatement après son débarquement, une transi-
tion si brusque aura les conséquences les plus fà-
cheuses pour sa santé. Les nègres amenés d'Afri-
que aux colonies mouraient presque tous lorsque
les précautions hygiéniques nécessaires, et un
repos utile, ne leur étaient pas accordés par leurs
possesseurs. |
Il est évident que nous n'entendons point par-
ler de ces émigrations d'Européens effectuées en
masse par le gouvernement sous forme de trans-
portation. Siles émigrationsindividuelles qui sedi-
rigent vers les Antilles, exigent tant de précautions,
combien à plus forte raison des masses d'hom-
mes enlassées dans un navire déjà encombré n'en
exigeront-elles pas! De combien d'attentions,
de soins ne faudra-t-1l pas entourer ces gens, lors-
que jetés sur ces plages brûlantes, privés des con-
solations de là famille, et souffranis en raison
même de la négligence à laquelle ils auront étédi-
vrés, 1ls se verront gisant dans les hôpitaux mal-
sains de ces contrées, portant déjà en eux les ger-
mes de ces maladies, de ces épidémies qu'occa-
sionne toujours une grande agglomération d'hom-
mes dans un espace circonscrit! Les mfructueux
essais d'immigration en masse à la Guyane fran-
caise, à certaines époques, et la destruction pres-.
que totale de l’armée expédiée en 1801 contre
Saint-Domingue, par Napoléon Bonaparte, sont là
— 195 —
pour témoigner de l'imprudence de ces mesures,
elles retentissent douloureusement aux oreilles
européennes, et elles n'ont pas peu contribué à
jeter dans les esprits cette méfiance contre le cli-
mat des Antilles, méfiance encore aujourd’hui si
difficile à vaincre. |
Les émigrations en masse ne sont pas seule-
ment fatales aux blancs; elles le sont à toutes les
classes; aux mulâtres comme aux nègres, témoin
les épidémies et les mortalités dont périrent en
1824 tant d'émigrants de couleur des Etats-Unis
d'Amérique, qui étaient venus en Haïti sur l’in-
vitation du président Boyer, et sur des navires
expédiés par ce gouvernement, chercher sur cette
terre, alors le refuge des fils persécutés de l’Afri-
que, un abri contre les préjugés et les tourments
qu'ils enduraient dans le pays républicain pro-
clamé le plus libre du monde. ,
Nous avons dit plus haut pourquoi l’'émigration
ne doit pas être employée comme moyen de dé-
barrasser la mère-patrie de la portion surabon-
dante de sa population. En effet, parmi ceux qui
abandonnent leur patrie pour aller se fixer sur
une terre éloignée, il se trouvera d'un côté, en
nombre très-limité, des individus qui possèdent
un petit pécule, des ouvriers honnêtes, labo-
rieux ; de l’autre des paresseux, des mauvais su-
jets qui trouvent toujours dans les grandes villes
— 196 —
moyen de cacher el d'entretenir leur industrie
équivoque.
Le désir d'améliorer leur condition conduira
les prémièrs aux Antilles; tandis que pour les
autres il faudra avoir recours à l'émigration for-
cée, ce qui ne peut se faire chez des nations civi-
lisées et dans l’état actuel de nos mœurs. Ce mode
de recruter la population des îles ne serait du
reste à celles-ci d'aucune utilité, puisque les nou-
veaux venus y importeraient la perturbation el le
désordre que leur présence avait produits dans la
mère-patrie.
Ce n'est donc pas à l’émigration effectuée sur
une large échelle par le gouvernement que nous
devons recourir pour soulager la métropole de
son malaise; car ce soulagement, s’il avait lieu,
ne serait que momentané, et l’'émigration servi-
rait à dissimuler, sans le détruire, le mal dont
souffre la société moderne. |
Supposons maintenant que l'immigrant ait eu
le temps de prendre, après son débarquement
aux colonies, le repos d'esprit et de corps néces-
saire à la réparation de es forces, qu'il n'ait été
envoyé que graduellement aux travaux qui lui
sont destinés, supposons-le enfin parfaitement
acclimaté. Tout n’est pas fini : il a envers lui-
même un devoir non moins important à remplir:
c'est-à-dire les habitudes d'une vie tempérante.
— 197 —
L'intempérance est aux Antilles la cause la plus
générale de mortalité, non-seulement pour les
Européens, mais encore pour les créoles de toutes
les couleurs. Les excès de table, les longues veil-
les dans les maisons de jeu, l’abus des liqueurs
fortes ont abrégé les jours de plusieurs. Combien
de jeunes gens de ces contrées ont quitté celte vie
avant d’avoir atteint leur trentième année; com-
bien d'autres ne sont arrivés à cet âge que pour se
voir condamnés à traîner les restes d’une existence
honteuse et inutile à leur patrie! Ils marchent
non plus comme des hommes, mais comme des
squelettes ambulants. Cependant, en revanche, 1l
y à plus d’un exemple d'individus de toutes nuan-
ces, appartenant à tous Les climats, qui ont at-
teint aux Antilles un âge très-avancé, des vieil-
lards de 70 à 80 ans n’y sont pas rares; mais
quand on s’informe de leurs habitudes, on ap-
prend qu'ils sont sobres et tempérants. [ls jouis-
sent jusqu à leurs derniers moments de toute la
plénitude de leur raison et de leur intelligence.
Nous avons fait remarquer que depuis long-
temps, et par suite de l'opinion erronée que le
climat des tropiques était funeste aux Européens,
et par l'effet des progrès de la traite et des pré-
jugés de couleur, il ne s'était effectué aux Antilles
aucune immigration d'Européens en qualité de
laboureurs. Ceux qui ont visité ces pays étateni ou
— 198 —
des touristes, ou des ouvriers etdes domestiques.
Les premiers pouvaient choisir les heures de
leurs excursions dans l’intérieur du pays, les au-
tres travaillaient à couvert. La mort néanmoins
moissonnait de temps en temps les rangs de ces
deux classes d'Européens : le fait est facile à ex-
pliquer.
L'Européen qui arrive aux colonies, s’il jouit
d'une fortune indépendante, est introduit immé-
diatement dans les sociétés où l'hospitalité créole
étale tout les raffinements du luxe et de la bonne
chère. Par un ridicule et faux amour-propre, il
veut se montrer aussi intrépide convive que ses
hôtes, il répond à tous les toasts qui sont portés,
il se livre avec épanchement aux excès que les
créoles eux-mêmes ne bravent jamais impuné-
ment. Ces imprudences.commises souvent avant
un acclimatement complet ne tardent pas à lui
devenir fatales.
« La généreuse hospitalité des habitants des
« îles, dit un auteur, est souvent l’origine de
« bien des maux pour Îles étrangers; car ceux-ci
« ne sont pas plutôt débarqués qu'ils sont invités.
« dans leurs visites de chaque jour, à des repas
« durant lesquels ils commettent des excès qui
« donnent naissance à des maladies dont les sui-
« tes sont toujours déplorables. »
« Le duc d'Albermale, dit un autre auteur, ne
— 199 —
jouit pas longtemps de son gouvernement (la
Jamaïque) : les altérations produites par le cli-
mat, etun peu trop de boisson, ont abrégé sa
€ vie 1.»
Certes, s'il y a dans les Antilles une position
qui doive donner peu de prise à l'influence du
climat, c'est celle de Gouverneur; mais quand on
voit l'effet produit sur un fonctionnaire d'un rang
si élevé, par un peu trop de boisson, on peut se faire
une idée des ravages. occasionnés par des excès
semblables sur les individus d’une position in-
férieure.
Les cultivaleurs, mécaniciens, les ouvriers en
général, ont aussi leurs réunions où ils s’adon-
nent aux mêmes excès. Jetés dans des pays où les
liqueurs spiritueuses sont abondantes et peu coù-
teuses, seuls, souvent sans famille, loin de leur pa-
À
À
À
ire, des amis de leur enfance, en proie à la crainte
des maladies du pays, appréhendant l'avenir, ils
cherchent à s’étourdir ; ils trouvent dans l'ivresse
un soulagement aux maux créés par leur imagj-
üon, et lorsqu'ils ne peuvent s’y livrer en compa-
gnie d'imprudents comme eux, ils le font solitai-
rement. Ils boivent alors, non parce qu'ils y sont
poussés par la société dont ils font partie, mais
parce que leurs goûts émoussés les y poussent et
5 À nes history of Jamaica. Dublin, 1741, p. 185.
*
— 01
qu'ils ne sentraient pas autrement leur existence.
Qu'à ces déportements on joigne des travaux péni-
bles et continus, même à couvert, et l'on aura
l'explication des ravages que la mort a exercés,
souvent sur les étrangers.
Ainsi des individus, placés chacun aux deux.
extrémités de l'échelle sociale, l’un voyageur opu-
lent, touriste insouciant, l’autre manœuvre, jour-
nalier, cultivateur gagnant péniblement son pain
par son travail quotidien, subissent les consé-
quences des mêmes irrégularités dans leur genre
de-vie; ce que voyant, des personnes peu accou-
tumées à remonter des effets aux causes, et ne
* faisant point la part des circonstances que nous
venons de signaler, se sont écriées que le climat
des pays « chauds est mortel aux Européens.
. Loin dé combattre ce penchant à la boisson si
funeste aux colonies comme partout, chacun
. cherche à à le justifier. L'Européen prétend que les
climats froids requièrent l'usage des liqueurs
… fortes afin de réconforter les organes refroidis par
* l'hiver: les créoles, afin de suppléer aux esprits
qu ’évapore une trop abondante. transpiration :
voilà donc deux effets différents, rer à la
même cause.
Il y eut en Europe un pays dont le nom était
jadis synonyme de brutalité, dont les fils étaient
mis avec mépris au ban de la civilisation; pays
— 201 —
qui avait pourtant produit le grand O’Connell :
l'Irlande! L’ivrognerie chez ce peuple était passée
en proverbe, et en élait la malédiction. L’orgueil-
leuse Angleterre considérait d’un œil satisfait la
démoralisation de ce peuple, et en la publiant, en
rendait la rédemption plus difficile. Sa main
s'appesantissait chaque jour sur la tête de la fille
d'Erin, et afin de la tenir plus longtemps sous sa
verge de fer, elle faisait une effrayante applica-
tion des conseils donnés par Tacitus aux Romains
conquérants des Germains : « Vous n'avez pas
« besoin d'employer la terreur de vos armes,
« leurs propres vices les subjugueront. » Siindul-
seris ebrielati, suggerendo quantüm concupiscunt,
haud. minds facilè vitiis, quâm armis vincentur ?.
Mais un homme se leva, qui prit en main
la rédemption de ses concitoyens ; il résolut de ..
les sauver du péché d’ivrognerie, de les racheter -
de la mort morale. Cet homme, d’un nom jus=
que lainconnu, qui n’avait pour le recommander
à l’attention du peuple, ni titre n1 blason, c'est le
révérend père Mathieu. Il n'eut besoin pour ac-.
complir son œuvre sainte ni de la puissance de
l'or, —il était pauvre, — ni de l'influence d'un
grand nom, — il était né plébéien, — n1 de l’élo-
quence d'un Démosthène ou d’un Cicéron, — il
1 Voyez aussi la lettre 8° du Journal de Charlevoix.
— 902 —
ci
parlait d’après son cœur guidé par le seul amour
du bien. — Non, depuis la prédication de l'Evan-
gile, jamais de sisubites conversions n’eurent lieu
_ que sous la parole de ce saint homme. L'Irlan-
dais, moilié ivre, à sa voix, brisa le verre quicon-
tenait le poison dont il se délectait chaque jour;
l'orateur payé pour combattre et arrêter la propa-
gation de cette nouvelle loi de salut, éconta Fapô-
tre de la tempérance, et, nouveau Paul, abjura
ses erreurs et confessa la vérité ; les marchands
de liqueurs pénétrèrent dans les meetings, afin
d'opposer leurs forces physiques à la force mo-
rale du père Mathieu; mais ils l'avaient à peine
écouté que l'esprit nouveau s’empara d'eux; ils
retournèrent à leurs boutiques pour en fermer les
portes, et se rangèrent sous la bannière de la ré-
‘orme. Le grand agitateur lui-même baissa son
front devant le prédicateur et en adopta la lor. fl
connaissait la puissance de son nom et de son
_ exemple. À partir de cette époque, la réforme fut
assurée ; des hommes qui avaient, pendant un
demi-siècle, joui de tous les plaisirs de la table,
où ils étalaient les vins de toutes les couleurs et
de toutes les contrées, non-seulement abandonne-
rent leurs vieilles et douces habitudes ; mais em-
ployèrent à leur tour leur influence pour arracher
leurs concitoyens au même vice. Aujourd'hui les
rues de Dublin sont paisibles, on y rencontre en-
— 203 —
core des pauvres, mais pas d'ivrognes. Une popu-
lation honnète a remplacé la bruyante génération ;
le nom irlandais a repris son antique splendeur.
La fière Albion elle-même, forcée de reconnaître
les services rendus par sa sœur à l'humanité,
l'appelle une noble contrée. La verte Erin, pour
mieux propager la nouvelle doctrine, ajouta le
charme de la beauté à l'éloquence de l'amour ; le
miracle était complet. Aussi l'autel élevé au ré-
vérend père Mathieu, dans le cœur de chacun de
ses concitoyens, et les actions de grâces de ceux
qu'il a sauvés, vivront plus longtemps que ces
temples splendides qu'un âge ignorant avait élevés
à ses grands hommes, et qu'un siècle plus éclairé
a vus tomber.
La réforme prèchée par le prêtre irlandais ne
devait pas s'arrêter en Irlande, en Écosse et en
Angleterre. Elle a traversé l'Atlantique, s’est ré-
pandue aux Etats-Unis d'Amérique. Elle à péné-
tré dans quelques-unes des Anülles anglaises. Il
serait à désirer qu'elle y fit plus de progrès; ce
sera l’œuvre du temps et de la persévérance de
ceux qui désirent sincèrement la régénération de
la population de ces iles. |
Vainement on avait signalé le mal aux habbo
des colonies; vainement les médecins avaient
prescrit aux émigrants européens les règles à sui-
vre ; vainement des voyageurs avaient découvert
| + 20 —
la cause de la grande mortalité qui frappait les
colonisateurs étrangers; on n’en continua pas
moins à se plonger dans tous Les excès de l'in-
tempérance et de la débauche, et quand la mort
venait faire sa moisson dans leurs rangs, 1ls reje
taient leurs malheurs sur le climat. À
«Les plaintes générales contre l’insalubrité
de cet endroit {la Jamaïque), dit un auteur que
nous avons déjà eu occasion de citer, « vien-
« nent d'une erreur manifeste. Si les nouveaux
« débarqués voulaient suivre un régime conve-
« nable et observer les règles de la tempérance,
« ils vivraient en aussi bonne santé 1c1 qu'en au-
« cun autre endroit du monde *. »
Le même auteur ne laisse échapper aucune
occasion de rappeler aux Européens qui vont aux
iles, qu'ils doivent s'abstenir complétement de
l'usage de liqueurs fortes. « Après, dit-1l, un
« séjour de douze mois, ils peuvent essayer d’en
boire, quoiqu'ils feraient mieux de s'en abstenir,
« parce que les liqueurs spiritueuses enflamment
« le sang et occasionnent les fièvres. Je suis con-
« vaincu, ajoute-t-il, que la mortalité est plutôt
« due à l’intempérance qu’au climat. » C’est Lia-
vis de tous ceux qui ont pratiqué la médecine aux
colonies. Moseley n’est pas moins explicite.
À
1 A new history of Jamaica. Dublin, 1741, p. 248.
— 9205 —
« La ridicule notion, dit-il, qu'on doit mourir
« dans les climats chauds de fièvres putrides, à
« moins qu'on nexcite les esprits et qu'on ne
« s’embaume le corps avec des vins, des liqueurs
« fortes et des mets épicés, a causé la mort de
« milliers d'individus; mais j'en appelle à mes
« propres lumières et à mon expérience, aussi
« bien qu’à la pratique et aux observations des
« autres : ceux qui ne boivent que de l'eau, ne sont
« que peu affectés par le climat, et peuvent sup-
« 2. sans inconvénient les plus grandes fati-
« ssibl : o
J'ai eu soin de ne citer que les médecins et les
auteurs qui ont vécu plus ou moins longtemps aux
colonies. J'en aurais pu trouver un plus grand
nombre qui tous confirment les doctrines que
nous venons d'énoncer. Chose remarquable, les
médecins qui ont écrit sur les maladies des pays
chauds et l'hygiène à y observer, sans avoir connu
ces contrées, prescrivent l'usage des boissons for-
tes, tandis que les autres les proscrivent formel-
lement. Le docteur Currie est un de ceux-là ; mais
voici comment le savant docteur James Johnson
combat la doctrine de son confrère.
« Supposons, dit-1l, deux personnes assises
1 Moseley's treatise on tropical diseases, etc., p. #7, 51,
Lond. 1787.
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
”
(
à 6006 =
dans une chambre, à Madras ou à la Jamaïque,
un peu avant que la brise de mer commence à
souffler, toutes deux soUArant de la soif, ayant
sa peau chaude, la température de leur Corps
à 100°, c’est-à-dire 2° au-dessus de la mesure
ordinaire. *
« L'un d'eux, suivant les instructions du doc-
teur Currie (qui recommande de mélanger son
eau avec un peu de liqueur, et de friser l’eni-
vrement), se fait apporter du sangary ou du
porter, et après une ou deux libations provo-
que une copieuse transpiration, laquelle réduit
la température à 98°. Il ne s’arrêtera.pas là;
car au lieu de se placer le thermomètre sous la
langue pour voir si le mercure est assez bas, 1l
sentira sa soif augmentée par cette transpiras |
tion, etaura naturellement recours à un autre
verre ou deux de sangary ou de punch, pour
supporter la chaleur, sans toutefois s’enivrer.
Par ce moyen, la température est réduite à 97°
ou 96° 172. Dans cet état, la brise rafraîchis-’
sante de la mer, frappant plus où moins la
peau déjà humide, prépare le sujet à des mala-
dies futures.
« Le docteur Currie lui-même reconnaît que
telle sera la conséquence de son système; car,
dit-1}, si la quantité nécessaire de transpiration
a lieu {c'est-à-dire par l'usage d'un liquide lé-
Le
« C ‘au’ moins de sa chaleur. Il se trouve alors, nous
— 207 —
« gerement stimulant); le corps est affaibli par
« l'évacuation, les vaisseaux superficiels con-
« tinuant à transmettre la sueur, même après
« que la chaleur aura été réduite à sa mesure
« ordinaire, ou peut-être plus bas. Dans cet
« état, nous pouvons facilement supposer que
« la moindre cause de froid survenant de l’exté--
« rieur peut devenir dangereuse 4
Comme on le voit, le remède même dat docteur
Currie, pris suivant sa propre. recelte, se trouve
être une cause puissante de maladies.
«Retournons, continue le docteur Johnson, à
«, l’autre personne (celle du docteur Moseley), qui
« suit une ligne différente de conduite. Au lieu
« de la liqueur agréable de sangary, il prend'un
» SE verre d'eau pure. Il ne l’a pas plutôt avalé que
« Ja. nr de son corps baisse d’un degré
‘« le supposons, à 99°; mais la surface de son
« corps, sympathisant immédiatement avec celle
« de l'estomac; se relâche, et une sueur douce
«est produite, laquelle réduit la température à
« sa hauteur naturelle, soit 98°. Bien plus, ce
« relâchement simultané des deux surfaces, en-
« lève complétement la sensation désagréable-de
« la soif, et comme ce breuvage antédiluvien ne
Fa
1 The medical repository, vol. 1, p. 278.
i @e8 = »
possède pas des charmes excitants pour les pa-
« lais modernes, il ny a pas le moindre danger
« qu'on en abuse, et que la transpiration aille
«aù delà de ses limites salutaires: D'un autre
«. côté, nous n'avons pas à craindre qu on lené- :
« glige, puisque du moment où la. peau com-
« mence à se-contracter, et la chaleur 1 morbide ,4
«às ‘accumuler, l'estomac et Ja gorge ne man- :
« quentj jamais de: nous avertir du danger, en fai-
«sant appélau remède. convenable. Pris donc
« comme regle générale, les avantages de ce der-
« nier régime (l'usage absolu de l’ _. sont nom-
«-breux et offrent peu d’objections ‘.
Nous n'avons rien à ajouter à la dchiption
graphique — s’il nous est permis:de nous servir
de cette expression — dela manière dont l'e CS
les liqueurs fortes agissent sur la constitution. à de.
l'homme. Que ceux qui se décident à passer aux »
colonies, réfléchissent sur la conduite qu'ils doi-
vent y tenir. Qu'ils soient bien persuadés que la
croisade contre les boissons spiritueuses, n’est pas
en Angleterre et en Amériqueune à ire de mode,
mails que € est une panacée aussi bien pour ceux
qui restent en Europe que pour ceux qui émigrent
dans ces climats, en augrné nl bien-être ma-
vx :
d 2 w
=
1 J. Johnson, on the influence of tropical climales on eu-
ropeanñ conslilutions. Lond. 1821, p. 6, 7
‘+
— 209:
tériel et moral des uns, et en préservant les autres
de maladies cruelles et de la mort. |
D'après ce que nous avons dit de l abus des li-
queurs fortes sur la santé et la vie des émigrants
tourisies, ouvriers ou domestiques, on peut se
faire une idée de son influence sur les militaires
envoyés en garnison aux Antilles. Un régiment
d'Alsace fut expédié en 1793 pour. Cayenne; «mais
« la saison fut ‘oujours favorable : les calmes
« n'eurent point lieu; les ortes brises de l'est
« continuèrent à balayer l atmosphère des mias-_:
« mes qui s'élevaient des marais desséchés. Les
« maladies qu'ils éprouvèrent tenaient du caractère
« inflammatoire, par suite de l'excès qu'ils faisaient
des liqueurs spiritueuses ‘. » Cet excès n'est pas
le seul que l'Européen doive éviter avec le plus
de soin. Les mêmes causes qui le portent à boire
& À avec intempérance le font tomber dans d'au-
tres déréglements. Il ne tarde jamais à sentir les
fatales conséquences de sa conduite.
Mais j ‘entends dire : « Si on doit prendre tant
de soins des émigrants européens, de tels travail-
leurs coùtéront plus que ceux que nous avons
déjà ou que nous pourrions tirer de l'Afrique :
alors, pas d'é émi rants blancs. »
Croit-on quel’ pisrant africain n'exige aucun
Mo
PS
A
* Leblond, Observatt ons sur La fièvre jaune, et sur les ma-
ladies des tropiques, pe "46. Paris, 1805, ;
4.
dt
*
— 210 —
soin àfl'arrivée? La cause la vi générale de
mortalité parmi les nouveaux débarqués des cô-
tes, c'est Le changement subit de climat et d'habi-
tudes, accompagné d’une mauvaise nourriture
et d’un travail trop hâté dans les champs. «Quoi-
« que les nègres nouvellement débarqués ne se
« livrent pas au vice de l’ivrognerie, dit M. Mac
« Callum, cependant je trouve qu'ils périssent en
«, plus grand nombre que les Européens non ac-
« climatés ‘. » Le défaut de soins produit ses ra-
‘ vages sur les nègres tirés des côtes d'Afrique,
aussi bien que la nostalgie et les horreurs de l’es-
clavage.
Ainsi, d'après l'autorité de l'histoire et des
hommes de science qui ont pendant des années
exercé la médecine dans les colonies, des hom=.
mes qui ont émis leurs opinions, libres de tout
intérêt privé et de tout esprit de corps, nous avons *
constaté que si les règles hygiéniques nécessaires
sont observées, les Européens peuvent vivre aussi
longtemps dans les Antilles qu’en Europe. Il était
utile de leur montrer, afin qu’ils pussent l’éviter,
l'écueil oùftant de leurs concitoyens sont venus
imprudemment se perdre. :
Ainsi, l'immigration des das aux Anülles
est destinée à transformer ces pays, à leur ouvrir
une voie nouvelle dans la civilisation. Conduite
1 Travels in Trinidad. Lond. 1805, p” 78.
{
E |
“+
à | à
SR
prudemment par le gouvernement, même sur une
large échelle, elle introduirait, des idées de pro-
grès et d'amélioration qui n’ont pu y pénétrer jus-
qu'à présent; elle opérerait d'heureux change-
ments dans les idées des habitants. Nous avons
dit précédemment que nous: avions besoin dans
les colonies d’une nouvelle organisation du tra-
vail; mais puisqu'il ne nous est pas possible,
quant à présent, de compter sur les propriétaires
eux-mêmes pour l'établir, nous devons recourir
aux Européens. Ce moyen ne porterait aucune
atteinte à la propriété et aux droits individuels :
la transformation se ferait d'une manière imper-
ceptible. |
Aussi longtemps que nous songerons à élever
un nouvel édifice sur une base pourrie, nous ne
pourrons avoir aucune confiance en la durée de
notre œuvre. L'esclavage a introduit aux Antilles
des habitudes et un état de choses qui allaient
parfaitement à cette institution, parce qu'ils en
étaient la conséquence naturelle; sous le règne
de la liberté, ces habitudes, cet était de choses
doivent faire place à d'autres sentiments. Les pro-
priétaires, les anciens maitres, doivent entrer
franchement et sans arrière-pensée dans les ré-
formes qu'exige l'émancipation générale. Elles
peuvent blesser un instant leur vanité, mais elles
profiteront ! à leurs intérêts et à leur bien-être final.
L #
L La
Le LE
“
#4
+ # :
%
— 2 —
Nous ne sommes pas assez insensé pour croire :
que personne aux colonies rêve le rétablissement
de l'esclavage, bien qu'il n'y eût là rien d'éton-
nant. Le premier consul n'a-t-il pas remis, en
1801, en esclavage, dans les colonies françaises,
les noirs libres depuis 1793 ? Etn’a-t-il pas sacrifié
une armée de SOAAC mille hommes pour essayer
d'appliquer le méme apte à Saint-Domingue ?
Heureusement que” lés temps sont changés; de
pareilles folies ne peuvent plus se renouveler.
Pourquoi donc conserver les sentiments qu une
institution vicieuse avait créés, quand cette insti-
tution elle-même a disparu ? Les regrets du passé
entretiennent les méfiances, et rendent tout rap-
prochement impossible. Oubliez donc un peu que
vous étiez hier des maîtres, si vous voulez qu’on
oublie qu’on a été esclave! +" ve
Une nouvelle société surgit aux colonies, elle
mettra en relief toute une génération d'hommes
quin'étaient connus jusqu'ici que par leur misère,
leur dégradation, leur esclavage. Les. obstacles
qu'on suscite à cette œuvre, ou les subterfuges
qu'on invente pour l'entraver, n'arréteront pas sa
marche: ils serviront seulement à désigner à l’o-
pinion publique ceux qui par des motifs fenisies
_et des préjugés ridicules, auront tenté de s pl
ser à ses progrès. N ‘"
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SAINT-DENIS, — TYPOGRAPHIE DE PREVOTLET DROUARD.