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Full text of "De l'émigration européenne dans ses rapports avec la prospérité future des colonies"

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EUROPÉENNE 
DANS SES RAPPORTS 


AVEC LA PROSPÉRITÉ FUTURE DES COLONIES, 


PAR S. LEINSTANT, 


auteur de l’Essai sur les moyens d’extirper les préjugés des blancs contre 
lu couleur des Africains et des sang-mélés : ouvrage couronné par la société 


française pour l'abohtion de l'esclavage. 


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PARIS 


FRANCE, ÉDITEUR, 


15, QUAI MALAQUAIS. 





1850. 














POGRAPHIE DE PREVOT ET DROUAT 
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L'ÉMIGRATION 
EUROPÉENNE 


DANS SES RAPPORTS 


AVEC LA PROSPÉRITÉ FUTURE DES COLONIES, 


PAR S. LINSTANT, 


auteur de l’Essai sur les moyens d'eatirper Les préjugés des blancs contre 


la couleur des Africains et des sang-mélés : ouvrage couronné par la société 


française pour l'abolition de l'esclavage. 





PARIS. 
FRANCE, ÉDITEUR, 


15, QUAI MALAQUAIS. 


1850. 


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Ligne 7. Au lieu de : que leur à imposé, lisez : que lui a 


1 


2.alanote. 


imposé. 

rendus compte, lisez :rendu compte. 

les individus d’origine africaine , 
hisez : les individus libres d’ori- 
gine africaine. 

dans cette communauté , lisez 
dans notre communauté. 

remarquons le, lisez : ainsi, re- 
marquons le. 

le fait d’un, etc., lisez : le fait ex- 
ceptionnel d’un, etc. 

constituées comme sont, lisez 
constituées comme le sont. 

de contraindre, lisez : qu’il le se- 
rait de contraindre. 

si l’affranchi rendu, lisez : que les 
affranchis rendus. 

une permanence d'ouvriers, per- 
manence sans laquelle, lisez 
cettepermanence d'ouvriers sans 
laquelle. 

et qui est incertain, lisez : sans être 
certain. 

mais toutes ces erreurs, lisez : 
sans doute toutes ces erreurs. 

absurbes, lisez : absurdes. 

furent péremptoires, lisez : étaient 
péremptoires. 

ont crié merci, lisez : criant merci. 

n’ont-ils pas dit, lisez : n’avaient- 
ils pas dit. 

couronne à la fin leurs efforts, 
lisez : couronne leurs eflorts. 

que le mérite seul, lisez : le mérite 
seul. 

intitulé, lisez : intitulés, 


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CHAPITRE L 


Nous sommes entre deux mondes; entre un monde 
qui finit, et un monde nouveau qui commence‘, a 
dit un des grands penseurs des temps moder- 
nes. Ces paroles semblent aujourd’hui plus par- 
ticulièrement applicables aux colonies de l’A- 
tlantique. Pendant des siècles la population de 
ces îles était alimentée par de nouvelles impor- 
tations de nègres que la cupidité européenne al- 
lait ravir à la terre natale; et comme un coin 
soumis sans relâche au balancier de l'esclavage, 
l'Afrique envoyait chaque année sa monnaie 


A 


1 Encyclopédie nouvelle, art. Égalité de P. Leroux. 


À 


ARR 
humaine combler le déficit de l'Amérique. Mais 
dans ces temps de ténèbres où la traite était au- 
torisée par ordonnances royales, où ce grand 
crime s'organisait, où la société cherchait pour- 
tant à se reconstituer, ce n'était pas l'esclavage, 
mais la liberté qui était l'exception; le blanc 
d'Europe y était soumis comme Île noir d'A- 
frique; c'était le monde de l'inégalité, des cas- 
tes, des priviléges, des supersüitions, des préjugés 
de tous genres: c’est ce monde qui finit. L’es- 
prit humain à marché : le blanc libre d'Europe 
réclame pour son frère noir le partage égal 
des droits inhérents à toute créature humaine. 
L'homme commence à comprendre la solidarité 
qui unit tous les membres de la grande com- 
munauté: c'est le monde nouveau qui surgit. 
L'arbre de l'esclavage et des préjugés est frappé 
de mort; el si nous apercevons sur sa Cime fou- 
droyée quelques rameaux encore verts, c'est 
qu'ils se nourrissent du dernier suc qui s’y 
trouve: mais ils ne tarderont pas eux-mêmes à 
tomber avec un tronc où la vie a disparu. 
L'œuvre de justice s’est accomplie. La France 
républicaine ne pouvait se laisser plus longtemps 
dépasser par l’aristocratique Angleterre, dans la 
voie de l’humanité; elle s’est montrée fidèle à 
ses généreuses traditions. La philanthropié a fait 
son devoir ; mais ce n’est pas assez pour quelques 


* 


UNS 

gouvernements de. déclarer que l'esclavage ne 
souillera plus aucune terre de leur domination. 
Les nations qui ont favorisé la traite, qui l'ont 
subventionnée , qui ont fait de l'esclavage un 


moyen d'augmenter leurs revenus, ces nations 


ont aujourd'hui un acte de réparation à accom- 
plir. Dans les tribunaux ordinaires, et pour des 
intérêts comparativement minimes, on n'agit pas 
autrement. Il faut que les colonies soient repla- 
cées dans une condition telle, qu’elles oublient 
les temps d'aveuglement où elles croyaient l’es- 
clayage nécessaire à leur existence; 1l faut que 
tous les intérêts soient sauvegardés; car Les colo- 
nies ne doivent point porter seules la faute de 
leurs métropoles. L'Europé semble l'avoir com- 
pris. Les esprits sérieux se préoccupent de l’ave- 
nir de ces possessions d'outre-mer, de leur déve- 
loppement, de celui de cette race nègre que la 
traite y a implantée; ils fixent avec anxiété leurs 
regards vers ces régions placées pendant si long- 
temps en dehors du droit et dela justice. Ah! ce 
n'est plus l’avide curiosité de quelques oisiis tou- 
jours empressés à recueillir les fantastiques récits 
de pays lointains; ce n'est plus la sordide activité 
de marchandsicherchant de nouveaux débouchés 
pour leurs produits ; c’est l'inquiétude de nations 
qui reViennent à un meilleur sens de leurs de- 
voirs, et qui, sachant qu'elles ont imposé de 


grands crimes à leurs colonies, veulent expier 
les maux qu'elles y ont provoqués: ce sont des 
chrétiens courant au tribunal de la pénitence. 
Ce sentimént de justice et de charité s'étendra un 


jour sur les autres nations assez malheureuses 


pour faire de l'esclavage colonial un système de 
gouvernement. L'exemple de la France et de 
l'Angleterre ne sera pas perdu pour l'humanité. 
Alors les cieux se réjouiront; l'Éthiopie libre 


élèvera glorieuse ses mains vers le Dieu qu'elle 


aura enfin appris à connaître, et, dans la ferveur 
et l'abondance desa foi, chantera Hosanna, et té- 
moignera de nouveau de la grandeur et de la toute- 
puissance du Créateur. 

L'avénement de toute une population d' escla- 
ves à la liberté soulève déjà plus d’une question 
d'économie politique; il n’est qu'un premier pas 
vers les réformes qui doivent être introduites 
dans le régime colonial des nations européen: 
ness 1 #5 
L'esclavage qui existait aux Antilles, cet es- 
clavage dont une seule classe d'individus portait 
le poids, avait tellement faussé le jugement des 
Européens qui y abordaient, que ceux-ci avaient 
fini par croire que la servitude devait être de tous 
temps le sort de l'Africain. Ils s'étaient imaginé 
que par cela seul qu'un homme avait une peau 
noire et des cheveux crépus, il n'était pas sem- 


» | 


EE 
blable à eux, et n'était point suscepuble de dé- 
velopper le peu d'intelligence qu'ils daignaient 
lui reconnaître ; que l'esclavage était un bienfait 
pour ces êtres déshérités. Ceux qu ‘aveuglaient 
des intérêts mercantiles, propageaient ces fausses 
doctrines, croyant par là justifier leur participa- 
ton à celte œuvre honteuse. Et s’il sortait des 
rangs de ces esclaves ignorants et abrutis un 
nègre illustre, on s'empressait, lorsqu'on ne pou- 
 vaitétouffer son génie, de le présenter comme 
une rare exception à la règle générale posée par 
l'orgueil et les préjugés. Des théologiens, des 
hommes revêtus du sacerdoce, mais habitués à 
flatter les pouvoirs temporels dans un intérêt de 
_ corps, ne‘craignirent pas d'entrer dans cette lice 
de sang, et, invoquant les saintes Écritures, de 
proclamer que l'esclavage et la dégradation des 
noirs devaient être aussi éternels que la malédic- 
lion prononcée contre Cham et sa postérité ; que 
« quiconque est né esclave ou le devient, doit 
« moins considérer l'instrument dont Dieu se 
« sert pour le réduireen servitude, que Dieu lui- 
« même, qui se sert de cet instrument, » enfin 
« qu'il serait bien que l’on achetât tous ces mi- 
« sérables nègres, et qu'on en dépeuplât l'Afri- 
« que, pour en peupler l'Amérique, ne düût-il 
« résulter le salut que d’un seul être pour lequel 
« Dieu ne fait pas difficulté de bouleverser quel- 


Ps. 


ss Qu 

« quefois des royaumes entiers’. » ‘D'autres, 
consultant la science, prétendirent, par l'inspec- 
tion comparative des crânes et des lignes facrales 
de diverses races, prouver l'infériorité intellec- 
tuelle du nègre; et tous, arrivant à la même con- 
clusion, ils déclarèrent que la race africaine de- 
vait à tout jamais rester dans l'esclavage que leur 
a imposé la race blanche, plus perfectionnée et 
plus intelligente. Alors on vit dans les idées une 
grande confusion. On se demandait si la religion 
n’était pas une vaine simagrée inventée pour tenir 
dans la soumission les imaginations faibles et 
timorées; si la philosophie, sa fidèle compagne, 
n'était pas un vain jeu d'esprit propre à amuser 
les oisifs. Mais béni soit Dieu : la religion et la 
philosophie ont triomphé des rêveries des hom- 
mes; la science, appuyée de l'observation, a re- 
pris le cours de ses déductions logiques. Qui ose- 
rait donc aujourd’hui soutenir qu'un être humain, 
quelle que soit l’étroitesse de son intelligence, la 
paucité de ses idées, doive être la propriété, la chose 
d'un autre être humain dont les capacités se- 
raient plus développées ? Ceux-là mêmes dont les 
préjugés étaient plus intéressés dans cette ques- 
tion, courbent la tête devant le Se à principe de 


À 


1 Dissertation sur la traite el le commerce des ste pp. 
>, 20, 67, 120, 167. ii 


ui 


. légalité. Eh bien! « dans l'ordre de la nature 


_« telle qu’elle se révèle anjourd’hui à notre intel- 


« ligence, les conséquences légitimes de ce prin- 
« cipe, quelles qu’elles soient, se réaliseront’. » 
Oui, elles se réaliseront; car la France, qui repré- 
sente l'idée en Europe; n’a pas inutilement placé 
dans la balance le poids de son exemple. 

- Après l'abolition de l'esclavage, la première ré- 
forme à introduire dans les colonies, doit être di- 


rigée vers l'agriculture. Une nouvelle organisation 


du travail doit y remplacer l'ancien système basé 


sur la force brutale; car le proprede la servitude, 


c’est d'arrêter tout perfectionnement, tout pro- 
grès. Il faut qu'avec la liberté, la population tout 
entière commence-une vie nouvelle, se développe 
dans la loi, l'ordre et l'industrie. 

Les gouvernements, en général, n'ont Jamais, 
je crois, bien compris l'espèce de relations qui 
doivent exister entre une métropole et ses colo- 
nies. Fondés à une époque où les notions exac- 
tes d'économie politique étaient fort peu connues, 
encore moins répandues, ces établissements d'ou- 
tre-mer n'étaient considérés que comme moyens 
d'aider au développement de l'industrie métro- 
politaine. Il a donc fallu les faire rapporter beau- 
coup avec le moins de dépenses possible. Les : 


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1 Encyclopédie nouv.., art. Évalrite. 
à 9 DE 


D et Lt 





inctivement adopté, à l égard: de 

leurs esclaves, la manière de voir dé. l'Europe: à 
l'égard des Antilles : et dans les îles où, en dépit 

_ des traités solennellement jurés, il se fait encore 
de nouvelles importations de nègres de l'Afrique, 
l'existence de l’esclave est restreinte à des limites 
extrêmement bornées. Cette ignorance des vrais 
rapports qui lient les métropoles à leurs colonies, 
a fait perdre à l'Angleterre ses bellés possessions. 
du continent américain. NOTE 
Les colonies françaises ne doivent pas être envi- 
sagées autrement que les départements de. la 
France. Elles doivent donc êtres régies par les 
mêmes lois, soumises au même système d'admi- 
nistration. Sous le régime de l'esclavage cela ne 
pouvait être ; mais aujourd'hui, il n’y a que des 
Français dans ces îles, ils ne doivent trouver sur 
leur terre natale rien qui leur rappelle la dis- 
tinction que l'erreur avait jadis établie entre eux 
_et leurs frères d'Europe. Il ne doit désormais se 
trouver dans les colonies françaises, ni blanc, ni 
mulâtre, ni nègre, il ne doit y avoir que des Fran- 
çais. 11 faut donc que toute haine, toute récri- 
mination, vienne s’éteindre dans ce sentiment 
. commun. Ne rappelons le passé que pour affer- 


1 Cette opinion avait déjà été émise en 1791, par M. Gérard, 
à l'assemblée nationale. Voyez Clavière, Adresse de la sociélé 
des amis des noërs, p. 1153. 


Th — 9 ET" 


“mir le présent, et ‘trouver dans l'avenir des mo- 
tifs d’ union et de fraternité. Malheur : à ceux qui 
fermeraient leurs oreilles à toute voix amie, et 
qui détourneraient leurs yeux de toute lumière | 

L'esclavage forme à lui seul un mode simple 
de gouvernement; là où les intérêts d'une portion 
de la communauté, ayant pouvoir, richesse, par 
conséquent, influence, sont les mêmes, bien peu 
de règles suffisent pour diriger l’autre portion 
privée non-seulement de ces avantages, mais 
n'éprouvant même pas le désir de changer d'état. 
Mais dans une société libre; que dis-je ? dans une 
société qui passe subitement de l'esclavage à la 
liberté, les règles deviennent plus compliquées, 
plus nombreuses; car les lois seules y comman- 
dent, et y remplacent la volonté du maître. La 
moindre incertitude dans leur interprétation, la 
moindre hésitation dans leur application, peut 
être la cause de bien des malheurs qu'il est de 
l'intérêt de l'humanité de prévenir. 

IL était impossible qu'un événement aussi im- 
portant que l'émancipation des esclaves dans les 
colonies anglaises, eût lieu sans produire un 
changement immense dans la condition sociale 
de ces/contrées, et une certaine perturbation 
dans leurs revenus. Les colonies françaises 
éprouveront la même crise: c’est une conséquence 
de l’état des choses qu'il faut savoir subir sans 


. 1 


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se décourager, tout en cherchant les moyens lé- 
gitimes de l'améliorer. On y arrivera par. l'étude 
philosophique de l'histoire des Antilles, des in- 
stitutions qui s'y sont implantées et de leurs mo- 
difications à certaines époques de la colonisation. 
C’est ce que les colons anglais n’ont pas fait. Agi- 
tés de craintes dont ils ne se sont pas rendus 
compile, et effrayés de ce que leurs propriétés ne 
produisaient pas immédiatement après l'éman- 
cipation, les mêmes revenus qu'au temps de 
l'esclavage, 1ls se sont écriés qu'il fallait faire 
venir de l'Afrique des travailleurs libres; ils ont 
réussi à se faire voter, à cet effet, des fonds par 
le parlement. Que la France se garde bien d'en- 
trer dans cette voie obscure et dangereuse ; car 
l'introduction de travailleurs africains aux An- 
tilles ne produira aucun des heureux résultats 
que le gouvernement qui la favorise se promet : 
je vais plus loin, et je dis que cette mesure aura 
sur l'avenir de ces îles l'influence la plus funeste 
et la plus désastreuse. Non, l'immigration ne doit 
pas se faire par l'Afrique, parce que la civilisation 
ne peut pas venir de l'Afrique, et les colonies doi- 
vent vivre et se développer dans la civilisation ; 
elles l'attendent de l'Europe qui, en y envoyant 
des travailleurs, continuera l'œuvre ‘d'améliora- 
tion qui sè poursuit malgré les entraves mises 
au progrès par la traite el l'esclavage. 


% — 11 — 

. En parcourant l'histoire de l'humanité, on est 
frappé du mouvement migrationnel des peuples, 
du nord. au sud, de l’est à l'ouest. Que les mi- 
grations äient été forcées par la guerre et la 
conquête; quelles aient été volontaires et pacifi- 
ques par le commerce et la colonisation, tou- 
jours est-1l que les peuples seraient restés sta- 
tionnaires s'ils avaient persévéré dans leur 
système d'isolement, système qui formait la base 
de la politique de l'antiquité. Et comme nous 
éprouvons un besoin d'autant plus vif d'entrer 
en rapport avec les membres de la grande fa- 
mille, à mesure que notre intelligence s’élève et 
se développe, nous pouvons juger du degré de 
civilisation d’une nation par la multiplicité et la 
continuité de ses relations avec d'autres nations; 
car, dit Herder, avec autant de poésie que de 
vérité, .« la civilisation de l’est, de l’ouest, et du 
« nord de l'Europe, est un arbre dont les raci- 
« nes se trouvent dans Rome, la Grèce et l’Ara- 
« bie' » Tant il est vrai que nous ne sommes 
qu un anneau de la grande chaine du monde. 
Retrouver et coordonner les parties détachées 
de ce grand tout, voilà ce qui constitue la tra- 
dition et le progrès : C’est le but que poursuivent 


1 Herder, Idées sur la philosophie de l'hist. de l'humanité, 
liv. 46, ch: 6. LA) | 


D 


les nations modernes, bien différentes, sous ce 
rapport, des peuples anciens qui, renfermés-dans 
leur égoïste individualité, considéraient comme 
barbares, et traitaient comme ennemis, tous 
ceux qui n’appartenaient pas à leur nationalité. 
La politique de l'antiquité, engendrée par le po- 
lythéisme païen, était le morcellement, la sépa- 
ration, la division, tandis que l'esprit des temps 
modernes, créé par le christianisme, est l'union, 
la fraternité. iAieé, 

Il y a entre les migrations anciennes et celles 
qui s'opèrent de nos jours une différence qu'il 
est nécessaire de faire ressortir. Dans l'antiquité; 
ceux qui allaient volontairement s'établir en 
pays étrangers, ou qui étaient contraints de s ex- 
patrier, n'avaient qu'un court trajet à parcourir 
pour arriver à leur destination. L'état imparfait 
de la marine des anciens, leur ignorance de l’ai- 
guille aimantée, tout leur faisait une loi de ne 
jamais perdre de vue les côtes : ils ne pouvaient 
donc aller bien loin planter leurs colonies. Il en 
est autrement des migrations modernes. Les 
émigrants ont aujourd'hui à s’aventurer sur des 
mers orageuses et pleines de dangers, sur des 
navires encombrés et par conséquent malsains; 
leur transport est souvent l’objet d'une spécula- 
tion mercantüle dans laquelle les émigrants sont 
cruellement exploités; le voyage dure quelque- 


— 18 — 

fois plusieurs mois, et comme les agents de Fé- 
migration ne paient pour le passage de ces mal- 
heureux qu'une somme modique, ceux-ci ne re- 
coivent qu'une nourriture chiche et parcimo- 
nieuse, et 1ls sont privés de ces agréments, de ces 
commodités, qui font parfois oublier, et rendent 
toujours supportables, les ennuis et les fatigues 
d'une navigation longue et périlleuse. 

Les inconvénients que nous venons de signaler 
sont communs à toutes les migrations modernes, 
et quelle que soit la destination des colons. Mais 
quand l'émigrant européen arrive, par exemple, 
aux États-Unis d'Amérique, il trouve un climat 
peu différent de celui de sa patrie; 1l en retrouve 
presque les usages, les coutumes. Il se réconcilie 
donc facilement avec ce nouveau pays, et se sent 
plus disposé à surmonter les dégoüts, les diffi- 
cultés généralement inséparables de toute colo- 
nisation. Mais combien plus graves et plus dan- 
gereux sont les caractères des migrations, lors- 
que l'Européen aborde les plages brülantes de 
l'Afrique ou des Antilles! Là, le climat, les usa- 
ges, les mœurs, les coutumes, les produits du 
sol, l'apparence même des habitants, en un mot, 
tout ce qui s'offre à ses regards est nouveau pour 
lui, et diffère complétement de ce qu'il était jus- 
qu'alors accoutumé à voir. Son esprit et son 
corps, placés sous des influences s1 subiles et si 


Lu Ep Vi 
diverses, requièrent des soins et des ménage- 
ments que lui refuse malheureusément trop sou- 
vent l’avidité de ses patrons, toujours empressés 
à exploiter son industrie et son activité. La lan- 
gueur, le découragement, et enfin la mort, sont 
les suites inévitables de cette conduite impru- 
dente et barbare. | 

Il y a encore d'autres points communs aux 
migrations anciennes et modernes. Dans l’anti- 
quité, un des effets de l'établissement d'un peuple 
chez un autre, était la transfusion réciproque de 
leur civilisation, suivant le besoin respectif des 
parties ; elle avait toujours lieu quelle que füt Ja 
manière dont Ss'opérassent ces immigrations. 
Les Romains admettaient volontiers au Capitole 
les dieux des nations qu'ils avaient subjuguées. 
Les vaincus se trouvaient ainsi, dans Rome, et 
jusqu'à un certain point, dans leurs propres 
foyers, au milieu de leurs amis et de leurs protec- 
teurs. C'était un progrès immense sur la politique 
d'exclusion adoptée par les peuples de cette épo- 
que, et une des causes de la fortune de la ville 
des Césars. Mais en même temps que la nation 
la moins policée reçoit de l’autre les bienfaisants 
effets de sa civilisation, elle transmet à son tour à 
celle-ci quelques rayons de son génie particulier. 
Le contact des peuples ne se fait pas impunément : 
la Grèce vaincue transmit à ses rudes conquérants 


— (D 


la douceur de ses mœurs, ses arts, sa science, 
sa littérature, et Rome ne commenca à s’enor- 
gueillir: de léloquence de ses orateurs et des 
œuvres de ses artistes, que lorsque les Grecs 
caplüfs eurent communiqué la politesse et l’élé- 
gance de leur goût aux grossiers habitants de la 
ville éternelle. 


Græcia capta-ferum victorem cepit, et artes 
Intulit agresti Latio. 


L2 


a dit Horace :. 

L'introduction des Africains aux Antilles, c est- 
à-dire, au sein d'une société d'Européens, plus 
civilisés qu'eux, à exercé une influence sensi- 
ble sur les uns et les autres, et sur la société 
coloniale tout entière. Mais si, d'un côté, l’A- 
fricain s'est modifié d'une manière remarqua- 
ble, si les traits de son visage se sont enno- 
blis à mesure que son intelligence s’est déve- 
loppée, d’un autre côté, l'Européen n'a pu se 
soustraire complétement à la loi de l'Afrique. 
Plus d’une pratique, considérée jusqu'aujourd'hui 
comme exclusivement propre à la race nègre, à 
été adoptée par la race blanche. Il n'était pas 
rare de voir, dans les colonies, des créoles por- 
ter des amulettes préparées par des mains nè- 
gres, pour assurer leurs succès auprès des fem- 
mes, ou pour se rendre invulnérables. «Il n’est 


DLib. IE, epist. 1. 


M LU, 


presque aueun habitant, dit un auteur, qui 
« n'affirme avoir en propriété un nègre assez sa- 
« vant dans la connaissance des simples, pour 
{ pouvoir, ou guérir une maladie, ou former 
« un charme ‘. » Ces superstitions tendent à 
disparaître, avec l'abolition de la traite, dans cer- 
taines colonies ; mais on les retrouve encore dans 
celles où, malgré la foi des traités, et au mépris 
des conventions solennellement formées, il se 
fait chaque jour de nouvelles importations d’A- 
fricains. 
Outre les caractères que nous venons de signa- 
ler, et qui sont communs aux migrations ancien- 
nes et modernes, il en est de particuliers aux 
pays à esclaves. L'admission des étrangers dans 
ces contrées, loin d’adoucir, comme à Rome, dans 
l'antiquité, le sort de la classe servile, par l’in- 
fluence qu’exerce si naturellement l'éducation, ne 
fait que l’aggraver. Chaque blanc admis aujour- 
d'hui dans la communauté, est un ennemi de plus 
non-seulement de l’esclave, mais de tous ceux qui 
tiennent, par l'origine, à l’esclave : peu importe 
d’ailleurs que le blanc vienne de l’Europe, des 
colonies, ou du continent américain. Ainsi, la 
cruauté des maîtres envers leurs esclaves dans les 
îles espagnoles, date de l’arrivée dans ces pays, 


re 


Los 


Pugnet, Topographie de Sainte-Lucie, p. 34. 


“si 
* + 


nf — 17 — 

des colons de Saint-Domingue chassés par la ré- 
volution, que leurs préjugés et leur morgue aris- 
tocratique avaient allumée. La même cause a 
produit certainement les mêmes effets dans le 
sud des Etats-Unis, et la présence des colons de 
Saint-Domingue à la Nouvelle-Orléans et à Char- 
lestown, leur refuge, n'a fait qu'accroître la du- 
reté des blancs envers les nègres, et rendre par 
conséquent plus pesant le joug de la servitude 
de ces derniers. 

Nous ne parlerons pas, quant à présent, des 
migrations aux Antilles, si on peut donner ce 
nom aux importations des engagés ou trente-six 
mois, et des nègres de traite. Nous savons l'in- 
fluence de la présence des engagés, des petits 
blancs, sur le sort des classes de couleur; celle 
exercée également par le commerce des nègres, 
et sur ceux qui en profitent et sur ceux qui en 
sont les victimes. Nous constaterons simplement 
ce qui se passe aux États-Unis d'Amérique, 
parce que c'est dans cette partie du Nouveau- 
Monde que le flot des migrations s’est dirigé avec 
une intensité que rien n'a égalé, et que nous 
trouverons les preuves les plus complètes de la 
funeste influence exercée par les étrangers sur le 
sort des populations esclaves. 


CHAPITRE IL 


Il y a des maux inhérents à l'esclavage, con- 
sidéré en lui-même, et en dehors de toute ap- 
plication spéciale. Concevoir un être humain 
dans l’état de servitude et comme une chose pou- 
vant appartenir à un autre être humain, c'est 
réveiller en même temps l’idée de dégradation et 
d'abrutissement, c'est en un mot mier l'individua- 
lité humaine. Aussi est-elle très-vraie cette sen- 
tence d'Homère : « Jupiter prive de la moitié de 
« son âme celui qu'il jette dans la servitude. » 
Mais l'esclavage des nègres dans le Nouveau- 
Monde, a ceci de particulier, qu'étant attaché à 
la seule race africaine, 1l a donné naissance à 


de D 5 

un genre de calamité inconnue aux anciens : je 
veux parler du préjugé de couleur. Dans les pays 
où ce préjugé existe, l'émancipation n’efface pas 
les incapacités qui pèsent sur les individus d’ori- 
_gine nègre, parce que ces incapacités ne sont pas 
les conséquences immédiates de leur état dans la 
société; mais de la couleur de leur peau. Ainsi, 
tandis que dans l'antiquité, la qualification 
d'homme libre donnait à celui qui la possédait 
le droit de jouir de tous les avantages qu'elle im- 
_ pliquait, aux États-Unis d'Amérique et dans les 
colonies, à certaines époques, le seul privilége 
de l’homme noir libre consistait à re pouvoir 
être vendu, et à ne pas être forcé de travailler 
pour autrui sans un juste salaire; mais il était, 
quant à l'exercice des droits attachés à la liberté, 
sous les mêmes restrictions, ou peut-être sous des 
restrictions plus humiliantes que les esclaves 
mêmes. C’est surtout aux États-Unis d'Amérique 
que le préjugé de couleur a atteint son apogée. 
Nous ne trouvons dans les annales de l'esclavage 
des nègres rien qui puisse lui être comparé. Il 
n'est donc pas indifférent de chercher quelle in- 
fluence l'immigralion des Européens exerce sur 
le sort des esclaves et des hommes de couleur :. 


1 Homme de couleur dans tous les pays à esclaves, est syno- 
nyme de noir ou de mulâtre libre. 


Me D re 

La condition avilie de la race africaine dans 
les États de l'Union étant bien connue, il n'est 
pas difficile de concevoir pourquoi chaque Euro- 
péen qui aborde dans ce pays, contribue plus ou 
moins directement à entretenir, ou plutôt à éten- 
dre le préjugé des blancs contre les hommes de la 
race noire. Ceux qui émigrent sont en général des 
« jeunes gens sans principes, paresseux et liber- 
«ins, échappés à la main paternelle qui voulait 
« les corriger! ; » d'autres, des gens sans aveu qui 
ont trouvé moyen de se soustraire à la sévérité de 
la justice de leur pays. Acquérir des richesses, 
voilà leur but, et ils tâchent d'y arriver per fas aut 
nefas. Sitôt que les émigrants européens touchent 
le sol américain, le premier spectacle dont ils sont 
frappés, c'est l'existence de deux castes : l’une 
composée de blanes, c'est-à-dire, des privilégiés 
de l'éducation, de la richesse, des emplois, des 
honneurs; et l’autre de noirs et de mulâtres, 
c'est-à-dire, d'opprimés, de parias de la société. 
Mus par leur intérêt privé, leS émigrants se ran- 
gent du côté des riches et des puissants; car ils 
ont compris que si, quand ils sont dans le nord, 
ils se hasardent à flétrir le préjugé de couleur, et 
à apprécier leurs semblables, non pas d'après la 


' Considéralions sur l’état présent de la colonie de S.-D., 
par M. H. D., t. 2, p. 3. 


LE = % — 

teinte plus ou moins basanée de leur peau, mais 
d'après leur valeur morale et intellectuelle; ou 
bien si, quand dans le sud, ils condamnent la pra- 
tique ignoble et dégradante de l'esclavage, — peu 
importe d'ailleurs la forme sous laquelle se mani- 
teste leur sentiment, que ce soit en actions ou en 
paroles, — ils seront immédiatement considérés 
comme des ennemis de la communauté, et ils ver- 
ront la porte de la fortune qu'ils sont venus cher- 
cher, se fermer à jamais pour eux. Lorsque la mo- 
rale et l’égoisme ont à lutter ensemble, bien rare- 
ment voyons-nous la première triompher;, si ces 
deux antagonistes ne peuvent s'accorder et mar- 
cher de front, l'homme trouve toujours des motifs 
spécieux pour écouter la voix insinuante de son 
intérêt privé. Telle est l'alternative où se trouve: 
l'immigrant européen, qu'il a à se décider entre 
ses devoirs d'homme, de membre de la grande 
famille humaine, et son égoisme, son bien-être 
particulier ; c'est-à-dire, entre la pauvreté, ou du 
moins la médiocrité, et la richesse, les plaisirs de 
la vie; son choix est bientôt fait : il prend le der- 
nier parti, et il s’unit aux oppresseurs du pau- 
vre. Il répète ces paroles du premier égoiste et 
du premier assassin : « Suis-je le gardien de 
« mon frère?» Paroles qui seront un jour aussi 
sa propre condamnation! 

Comme:il arrive toujours, ces néophytes vont 


EN 
plus loin que leurs initiateurs. Afin de donner 
aux possesseurs d'hommes et aux aristocrates 
de la peau des preuves de leur sincérité et de 
leur zèle pour leur abominable doctrine, ils re- 
doublent de cruauté et d’oppression envers les 
classes de couleur. Ces préjugés et ces haines des 
nouveaux venus vont ensuite, par une réaction 
toute naturelle, raviver ceux des Américains eux- 
mêmes. Voilà pourquoi, dans les États de l'U- 
nion, l'esclavage etle préjugé contre la couleur des 
noirs prennent chaque jour un caractère de vio- 
leñce qui semble redoubler aux attaques des aboli- 
tionistes du nord et des philanthropes européens. 

Que les immigrants, dans des vues d'intérêt 
privé, empruntent, pour arriver à leurs fins, les 
sentiments de leurs hôtes, il n'y a là rien qui 
doive étonner. Devons-nous espérer de ces hom- 
mes ignorants et grossiers, qui ont abandonné le 
toit de leurs aïeux pour des motifs plus ou moins 
avouables, ce que nous ne pouvons obtenir des 
fiers planteurs des colonies espagnoles, ou de cette 
parodie républicaine, si mal nommée États-Unis, 
car Jamais contrée ne fut moins unie sous les rap- 
ports de la morale et de l'équité? Combien de 
gens sacrifient volontiers les aisances de la vie, et 
la perspective des richesses, à la stricte et régu- 
lière observance des principes sacrés qui lient 
l’homme à son semblable? Certes, un très-petit 


. — 23 — 


nombre; tandis que la masse de ceux qui rappor- 
tent tout à leur égoiste personnalité va toujours 
croissant. | 
Dès que le préjugé de couleur se fut introduit 
dans le cœur et les mœurs des blancs des États- 
Unis, ceux-ci n’ont plus vu dans les individus 
d'origine africaine que desintrus dont l'expulsion 
de la société américaine devait être effectuée par 
tous les moyens possibles. « C'est mon opinion, 
a dit M. Brodnax, de l'État de Virginie , lors de 
la discussion du bill sur la société de la colomisa- 
tion africaine, « c'est mon opinion que peu (de 
« nègres) consentiront à émigrer volontairement, 
« si les moyens de les y forcer ne sont adoptés. 
« Autrement, vous trouverez encore, sans doute, 
« des gens qui non-seulement subiront avec ré- 
« signation, mais solliciteront même leur trans- 
« portation; mais qu'est-ce qu'un consentement 
« extorqué au moyen de persécutions qui ren- 
« dent leur position au milieu de nous insup- 
« portable?» A quoi un autre membre, M. Fi 
sher, a ajouté : « Si nous attendons jusqu'à ce 
« que les nègres consentent à quitter l'État (de 
« Virginie), nous attendrons jusqu'à ce qu'il n’en 
« soit plus temps : ils ne donneront jamais leur 
« consentement ‘. » Leur présence dans cette ré- 


a 


Ps 


_. 


‘ Sampson on Slavery in the U. S. p.72. 


ou. den 

publique est donc considérée comme un empiéte- 
ment sur les droits et les prétentions des blancs. 
Tel a été l'argument dont s’est servi M. Mayes, 
professeur de droit à l’une des universités des 
États-Unis, dans un meeting tenu à Kentucky en 
1831, pour encourager l'exportation des nègres 
libres de l'Amérique à Libéria, sur la côte d’Afri- 
que. « Le travail, dit ce juge, dans cette commu- 
« naulé, ne: Sent être procuré qu'à un nombre 
« limité d'individus, et non au delà. Lors donc 
« que le nègre libre ou esclave aura-disparu, le 
« blanc trouvera plus de moyens d'employer uti- 
« lement son industrie moins recherchée, ‘sinon 
« totalement négligée, à cause de la présence du 
« nègre! » 

Avant lui MM. Bompar et Hurson, le premier, 
Gouverneur général, le second, Intendant des îles 
du Vent, écrivant, le 30 janvier 1754, au ministre, 
contre l’usage d'emmener en Francé des nègres 
pour leur faire apprendre un métier, disaient : 
« C'est même un grand mal dans la colonie que 
« cette multitude de nègres ouvriers, parce que 
« les blancs ne trouvent plus à gagner leur vie, 
« et que ces nègres sont autant de sujets Ôtés à 
« la culture des terres. » 


1 Address of the Hon. Dan. Mayes, at the annual meeting at 
Franckfort. Déc. {st 1831, printed by order of the committee. 


iQ à. 

Remarquons-le en passant : au préjugé du 
blanc-contre le nègre, à cause de sa couleur, est 
venu s'ajouter un motif pécuniaire. Il semblerait 
alors que c'était à la force brutale à décider de la 
lutte engagée entre les deux classes de travail- 
leurs: Peut-être même le coup fatal eüt-il été porté, 
et l’extermination, dans cette partie du monde, 
d'une race par une autre, aurait-elle eu lieu une 
seconde fois, si l'opinion publique en Europe 
n'eût secondé les efforts des amis de l'humanité 
dans le nord de l'Union, pour détruire l’esclavage 
et les préjugés qu'il entraîne à sa suite, et si le 
succès n'avait déjà semblésourire à leur généreuse 
entreprise. 

L'influence funeste de l'immigration euro- 
péenne sur le sort des esclaves, n’est cependant 
pas particulière aux États-Unis. Nous avons choisi 
ce pays comme l'illustration d'un fait général. 
Nous retrouvons dans toutes les Antilles cette 
pernicieuse influence dans la conduite des colons 
étrangers envers leurs esclaves. « Les aventuriers 
« d'Europe, dit M. Ramsay’, sont généralement 
« plus durs et plus cruels envers leurs esclaves 
« que les créoles des Indes occidentales. » David 
Turnbull, parlant de la différence qu'il avait ob- 


1 Essay on the treatment and conversion of the slaves, etc. 
Voyez aussi Masse, l'Ile de Cuba et la Havane, pp. 276, 277 
et 323. 


ER à 
servée à Cuba entre le nombre des esclaves des 
deux sexes, a dit: «À ce sujet, je dois convenir 
« que le propriétaire créole montre plus de res- 
« pect pour les lois de l'humanité que le planteur 
« émigrant d'Espagne et des États-Unis. Ce n’est, 
« du reste, que rendre justice à d’autres que de 
« signaler le fait d’un certain M. Baker, des 
« États-Unis, lequel s’est établi dans le voisinage 
« de Cienfugos, sur une plantation où 1l a ras- 
« semblé non moins de sept cents nègres mâles, 
« sans une seule femme”. » 

Des voyageurs, témoins du fait, mais ne se 
donnant pas la peine d'en rechercher la cause, 
ou se méprenant sur sa véritable origine, se sont 
hâtés de déclarer que les noirs et les blancs ne 
sauraient vivre en parfaite amitié dans une même 
communauté. Partant d’un fait particulier pour 
établir un principe général, quelques Américains 
ont essayé de fonder sur la côte d'Afrique une 
colonie composée uniquement de nègres libres 
ou affranchis, emmenés chaque année des États- 
Unis. Un pareil établissement ne pouvait être 
qu'un aliment de plus offert au préjugé. Aussi 
les classes de couleur montrent-elles la plus pro- 
fonde aversion pour cette patrie qui n’est pas la 
leur, mais qu'on veut leur imposer, et qui n'est 


1 Travels in the west. Lond. 1840, p. 146. 


m0 


en fait qu une terre d’exil pour eux. En ce mo- 
ment même, la colonie de Libéria, privée de la 
sympathie des philanthropes éclairés, considérée 
avec dégoût eteffroi par les noirs libres d’Améri- 
que, trompant, sous tous les rapports, les espéran- 
ces des malheureux que les pipeuses promesses 
des promoteurs de la colonisation y ont conduits, 
tombe en discrédit, et elle ne tardera pas à être 
complétement désertée'. M. de Tocqueville, lui- 
même, semble considérer l'alliance des deux races 
comme impossible, et dit que le seul compte ou- 
vert jusqu'ici entre elles a été l'esclavage et la 
dégradation des noirs par les blancs, ou le meur- 
tre et la destruction des blancs par les noirs ?. 
Cela est vrai pour l'Amérique; mais est-ce la 
seule partie du monde où ces deux classes d'hom- 
mes se soient trouvées en contact? La cause de 
cet antagonisme est connue, il faut la détruire. 
Ce n'est pas, comme semble l'induire M. de Toc- 
queville, la différence de races qui a créé cétte 
inimitié qu'il a signalée, mais plutôt un vice par- 
ticulier aux colonies modernes, vice qualifié du 


1 Ceci a été écrit alors que Libéria était une colonie de la 
société américaine. Mais aujourd’hui, par le fait même de sun 
indépendance et de sa reconnaissance par les grandes puis- 
sances européennes, Libéria a pris un caractère nouveau, et 
est destinée à jouer un rôle important dans l’œuvre de la ci- 
vilisation de l’Afrique. : 

? Démocratie en Amérique, 1. 2, p, 293. 


2 


terme si pittoresque de colorphohie, par les aboli- 
tionistes américains. Dans l'Orient, où l'esclavage 
est beaucoup plus ancien qu'en Amérique, dans 
l'Orient, où 1l à, pour ainsi dire, pris droit de 
bourgeoisie, on n'aperçoit aucune trace de haine 
entre les noirs etles blancs. C’est que dans ces 
régions l'aristocratie de la peau est inconnue, la 
colorphobie n'a pas encore fait invasion, et l'es- 
clavage est aussi bien le partage du blanc que du 
noir, du juif que du chrétien. Dans une société 
divisée en castes, dont les unes assument une 
espèce de supériorité sur les autres, il ne peut 
manquer de naître tôt ou tard des différends, des 
troubles, des massacres. L'existence des classes | 
privilégiées provoqua en France la révolution 
de 1789. Les efforts de la restauration pour res- 
susciter des institutions en désaccord avec l'es- 
prit de la France et les tendances du siècle, don:- 
nèrent naissance à la révolution de 1830. L'aris- 
tocratie d'argent crut pouvoir remplacer l’aristo- 
cratie de naissance; un monarque sorti des 
barricades de 1830 se mit à la tête de ceux qui 
voulaient faire converger la France vers les inté- 
rêts purement matériels, et poursuivit avec une 
persévérance acharnée ce système d’égoisme dont 
il s'était fait le patron au profit de sa dynastie. 
Mais la nation, en qui on n'avait pas réussi à 
éteindre tout sentiment de dignité et d'honneur, 


dr APS 
se leva, en 1848, et La royauté disparut. Oui, 
proclamons-le bien haut, il ne doit y avoir ni 
paix n1 trève entre l’esclavage et la liberté, pas 
plus qu'entre Christ et Baal. 

On conçoit maintenant pourquoi le courant de 
l'émigration européenne se dirigeant constam- 
ment vers les établissements américains, y rend 
chaque jour plus difficile et plus ardue l'œuvre 
de l'abolition de l'esclavage et de l'extinction des 
préjugés. C'est que les émigranis, après un {rès- 
court séjour aux États-Unis, y jouissent des droits 
de cité, et y exercent ainsi plus directement leur 
influence sur ceux qui les environnent. C’est, à 
n'en pas douter, cette influence étrangère qui a 
fait aux Américains cette réputation qu'ils tà- 
chent, il faut en convenir, de justifier; cette ré- 
putation que des esprits étroits et prévenus 
croyaient appartenir exclusivement aux juifs. Ils 
ne connaissent que l'argent ; toutes leurs transac- 
tions politiques se terminent par une demande 
en compensation pécumiaire. Leur mauvaise foi 
est devenue proverbiale : comment s’en étonner? 
Une nation observera-t-elle les règles de la pro- 
bité politique et commerciale, lorsqu'elle viole 
chaque jour chez elle les principes les plusrélé- 
mentaires de la morale; lorsqu'elle refuse à ses 
propres fils, à cause de la couleur de leur peau, 
la participation à des droits qu’elle a pompeuse- 


BD Le 

ment proclamés dans son pacte fondamental; 
lorsque cette vérité : « Dieu a fait naître d'un 
« seul sang tout le genre humain, pour habiter 
« sur toute l'étendue de la terre‘ », est à cha- 
que instant foulée aux pieds par des gens qui 
ne rougissent pas de se dire chrétiens? Est-1l 
probable qu’une communauté qui admet l'es- 
clavage comme partie essentielle de son éxis- 
tence, se montrera scrupuleuse dans ses rap- 
ports avec les autres communautés? Et quon 
ne nous cite pas l'Angleterre, qui possédait des 
esclaves, et dont la probité commerciale, n'a pour- 
tant jamais été contestée; car l'esclavage dans 
ses colonies, comme dans celles de la France, n'a 
été toléré que comme une exception; leur législa- 
tion différait en cela de celle de leur métropole, et 
ces puissances ont constamment reconnu et appli- 
qué le principe que l’esclave qui touche le sol de 
la France ou de l'Angleterre, redevient libre, prin- 
cipe maintenu même à une époque où des lois 
réactionnaires, émanées d'un génie qui tenait la 
France sous le joug de la gloire, venaient jus- 
qu'en France frapper les hommes de couleur. 
Mais si nous envisageons en elles-mêmes les co- 
lonies à esclaves, nous trouverons que les mat- 
tres sont partout semblables, qu’en moralité les 


‘ Actes des Apôtres, xvn1, 26. 


A". ON 
maîtres de la Martinique, de la Guadeloupe, de 
Bourbon, n'avaient rien à envier à ceux de la 
Jamaïque, de la Barbade, de Porto-Rico ou de 
Cuba. Le même germe de mort, les mêmes élé- 
ments de dissolution, s'y retrouvaient. Le sud 
des États-Unis ne menace-t-il pas de se séparer 
du nord, si celui-ci continue sa propagande abo- 
litioniste, sans se préoccuper du tort que cette 
rupture peut occasionner aux intérêts de l'Union? 
Ne savons-nous pas qu'à l'aurore de la révolution 
française, les colons de Saint-Domingue ont tout 
tenté pour se rendre indépendants de leur mère- 
patrie, et que ne pouvant y parvenir, ils se sont 
jetés dans les bras des ennemis de la France. Ce 
n'était pas seulement pour conserver leurs privi- 
léges aristocratiques et leur pouvoir sur les classes 
de couleur, que ces colons se sont voués au mé- 
pris de la postérité; mais ils espéraient, par cet 
acte , se libéreg de leurs dettes envers leurs créan- 
ciers d'Europe : c'était faire une banqueroute gé- 
nérale et frauduleuse ‘. 

Le docteur Channing nous a laissé de ses con- 
citoyens une peinture morale effrayante. « Notre 
« progrès dans la prospérité, dit-il, fait l’admi- 
« ration du monde; mais cette prospérité a beau- 


1 Garran Coulon, Rapport sur les troubles de Saint-Domin- 
que, t. 4, p. 408! 


O7) 
« coup contribué à paralyser la noble influence 
« des institutions libres. Les circonstances parti- 
« culières dans lesquelles ce pays et notre époque 
« se sont trouvés, ont répandu sur nous un tor- 
. «rent de richesses; mais la nature humaine n’a 
« pas esse forte pour résister à une si grande 
«tentation. La prospérité nous est devenue plus 
« chère que la liberté. Le gouvernement est con- 
« sidéré plutôt comme un moyen d'enrichir le 
« pays que de protéger les droits des individus. 
« Nous nous sommes attachés au gain comme à 
« notre bien suprême. Quiconque aura étudié 
« la nature humaine, ne sera donc pas surpris 
«que, sous l'influence de cette passion dégra- 
« dante, les vertus les plus élevées, l'indépen- 
« dance morale, la simplicité de mœurs, la pro- 
«bité sévère, le respect de soi-même, et de 
« l'homme comme homme, qui sont les ornements 
-«et la sauve-garde d’une république, soient af- 
« faiblis, et aient fait place aux calculs intéressés, 
« à l'extravagance et à la parure, aux luttes péni- 
«bles, envieuses et chagrines, aux expéditions 
«aventureuses et à l'esprit hasardeux de la spé- 
« culation *. » 

Ainsi se trouvent vérifiées ces paroles. de Mon- 
tesquieu : « L’esclavage n’est pas bon par sa na- 


4 Letter on the annexation of Texas to the U. S. 


— 33 — 
« ture; il n’est utile ni au maître, ni à l’eselave : 
« à celui-ci, parce qu'il ne peut rien faire par 
« vertu; à celui-là, parce qu'il contracte avec ses 
« esclaves toutes sortes de mauvaises habitudes, 
«qu'il s’accoutume insensiblement à manquer à 
«toutes les vertus morales, qu’il devient fier, 
« prompt, dur, colère, voluptueux, cruel (1). » 

Ne sommes-nous'pas en droit de dire que ces 
vices sont une punition anticipée des crimes 
commis chaque jour par les possesseurs d’hom- 
mes, par ceux qui oppriment injustement le pau- 
vre et le nécessiteux ? 

L'action de l'immigration étrangère sur l’escla- 
vage, et la tache imprimée ensuite au caractère 
américain, ne restent pas confinées seulement 
dans le sud ; elles s'étendent aussi, quoique len- 
tement, dans le nord. Il existe entre ces deux 
parties de l'Union des relations politiques et 
commerciales telles que le nord se trouve, peut- 
être sans en avoir la conscience, engagé dans 
tous les actes blämables du sud. Si le premier 
n’a plus d'esclaves dans ses États, il n’entretient 
pas moins au plus haut degré le préjugé de cou- 
leur, lequel serait pire que l'esclavage même, si 
quelque chose au monde pouvait être plus terri- 
ble que la perte de la liberté. 


1 Esprit des Lois, liv. 15, ch. 1. 


SOU 

Que le nord y réfléchisse donc, qu'il se décide 
enfin à cesser toute participation à l'œuvre de 
ténèbres qui se continue dans le sud : 1l en est 
temps encore; car 1l arrivera un moment où 
il n'y aura plus moyen de s'opposer à l'émanei- 
pation des esclaves. Alors les maîtres du sud ap- 
pelleront à leur secours la banqueroute générale 
pour se dégager des dettes qu'ils ont contractées 
envers les marchands du nord. Alors une grande 
perturbation se manifestera dans le sein de l’U- 
nion; des embarras politiques y surgiront, l'U- 
nion sera en danger; les existences individuelles 
seront compromises; des vengeances éclateront 
au bruit des fers rompus : juste punition que 
Dieu, dans sa colère, inflige aux violateurs des 
droits de l'humanité, à ceux qui commettent tou- 
tes sortes d'iniquités, qui ravissent le bien d'au- 
trui par violence, qui affligent le faible et le pau- 
vre, qui oppriment l'étranger sans aucune forme 
de justice. 


CHAPITRE IL 


Les migrations européennes, provoquées par la 
découverte du Nouveau-Monde, méritent peu ce 
nom, si nous considérons les circonstances au 
milieu desquelles elles ont pris naissance, la ma- 
nière dont elles se sont opérées, le nombre et le 
but des émigrants. Et quoique nous trouvions 
dans le voisinage de Santo-Domingo, et moins 
de quarante ans après la découverte de l’Améri- 
que, près de quarante moulins à sucre, ils n'é- 
taient, à cette époque, servis que par très-peu 
d'Européens ; car les indigènes n'avaient pas en- 
core complétement disparu de la terre de leurs 
aïeux, et le nombre des nègres, en 1520, c’est-à- 
dire vingt-sept ans après le premier débarque- 


ARE 
ment de Colomb, était déjà si considérable, qu'O- 
viédo dit que cette partie de l’île ressemblait 
beaucoup à une petite Guinée . 

L’antiquité n’offre rien de semblable à la colo- 
nisation des iles de l'Amérique. Après que les 
Européens eurent consommé la destruction des 
aborigènes, 1ls se dirigérent vers l'Afrique où 1ls 
mirent en usage les moyens les plus odieux pour 
procurer des nègres à leurs plantations dépeu- 
plées. Ces nègres et leurs descendants forment 
aujourd'hui la plus grande partie de la population 
coloniale. Ils sont esclaves dans quelques-unes 
des îles de l’Archipel américain; libres dans 
d'autres, et possèdent dans l’une d’entre elles un 
gouvernement indépendant. Qui sait si les des- 
cendants de ces infortunés, jadis enlevés à leur 
patrie, ne sont pas appelés, après qu'ils auront 
eux-mêmes atteint un degré convenable de civili- 
sation, à changer le code diplomatique des vieilles 
nations européennes? Qui sait si la Providence n'à 
pas déjà, dans sa sagesse immuable, décidé que 
ces nègres, jadis de vils instruments de travail, 
deviendront un jour les instituteurs de leurs frè- 
res encore plongés en Afrique dans la nuit de 
l'ignorance? Les voies de Dieu sontimpénétrables, 


1 Hist. nat. et gén. des Indes, liv. 5, chap. 4, Paris, fol. 
1556, p. 76. 


A due À 
et il choisit souvent pour opérer le bien, les armes 
mêmes dont les hommes se sont servis s POUr faire 

le mal. | 

_ Les migrations aux Antilles ont été tentées dans 
des conditions peu propres à en assurer le succès, 
soit que nous considérions celles des blancs connus 
sous la dénomination de trente-six mois, ou des 
noirs enlevés à l'Afrique; car un des premiers 
éléments d’un bon système d'émigration — la li- 
berté — a toujours manqué à ces opérations. Les 
trente-six mois, leurrés par les promesses des capi- 
taines de navires marchands à qui l'obligation 
était imposée de prendre à leur bord un certain 
nombre de blancs, s’engageaient souvent dans un 
état 0 5 d'ivresse, pour les colonies occiden- 
tales. Iln’y avait là rien qui ressemblât à la liberté. 
D'un autre côté, la manière dont les nègres sont 
tirés d'Afrique, repousse toute idée de consente- 
ment, par conséquent de liberté, de la part de ces 
derniers. 

Une réflexion que suggère à ceux qui étudient 
l’histoire de l'Amérique, la première colonisation 
de ses îles, c'est que si les planteurs avaient pu se 
procurer aussi facilement et à aussi peu de frais 
des travailleurs européens, la traite des blancs 
se serait continuée sur une aussi large échelle que 
celle des noirs. Les capitaines des navires mar- 
chands ne se faisaient aucun scrupule, quand ils 


Li pR he 

ne pouvaient se procurer des engagés volontaires, 
d'enlever d'Europe des jeunes gens de famille, 
qu'ils allaient ensuite vendre comme engagés aux 
colons des Antilles. Un seul capitaine en emmena 
ainsi deux cents à la Barbade, en 1640. C'étaient, 
en partie, des écoliers, des fils de famille, qui 
valaient mieux que ceux qu'ils servaient. Il y a eu 
même de ces maîtres cruels à qui on a élé obligé 
d'interdire l'achat des trente-six mois. Le père Du- 
tertre en a connu un qui en avait tué cinquante à 
la Guadeloupe. Les maîtres les vendaient, les 
échangealent tout comme les autres esclaves. Il 
est vrai que leur esclavage était temporaire; mais 
qui peut assurer que les maîtres n'auraient pas 
imaginé un moyen de le rendre perpétuel? Ils 
l'avaient tenté, car la seule ressource qui restât 
au trente-six mois trop maltraité par son maître, 
était de trouver un ami — car l’engagé lui-même 
n'avait pas les moyens de le faire — qui voulût 
acheter un autre engagé pour le donner en 
échange. Les gouverneurs forçaient les maîtres 
d'y consentir ; mais si le trente-six mois était 
un nouveau débarqué, le maître le faisait, par 
fourberie, servir quelquelois les trois ans, quoi- 
que l’autre n'en eût plus qu’un à achever ‘. Les 
autorités anglaises saisissaient le moindre prétexte 


1 Dutertre. Hist. gén. des Antilles habitées par les Fran- 
ais, t. 2, p. 45% et 464. 


. — 39 — 

pour arrêter les citoyens et les envoyer à la Bar- 
bade, en esclavage. Aïnsi, en 1640, soixante-dix 
citoyens y ont été transportés sous prétexte de 
l'émeute de Salisbury ; et en 1747, le roi d’Angle- 
terre lui-même envoya en esclavage, dans les co- 
lonies, les Écossais faits prisonniers dans leur 
révolte en faveur du prince Édouard, fils du pré- 
tendant Jacques III :. | | 

Mais l'immigration des blancs a dispos devant 
celle des noirs, qui se continue, malgré l’active 
surveillance des bâtiments de guerre qui croisent 
sans cesse sur les côtes d'Afrique : aussi le mot de 
migration a-t-il, depuis longtemps, fait place à 
celui de traite : à chaque fait nouveau, une qua- 
lification nouvelle. | 

Des causes malheureuses, mais qu'il est inu- 
tile d'énumérer iei, ont empêché les nations euro- 
péennes d'améliorer le mode d'administration qui 
prévalait alors dans leurs colonies. Ce n’est donc 

1 Voy. England's Slavery, or Barbados merchandize; Lon- 
don, printed in the Ath, yeir of England’s Liberty. 1659 
April 144th. — M. de a os gouv.-gén. des Iles du Vent, écri- 
vait de la Martinique, le 12 juillet 1747, au “ministre : « Un 
corsaire de cette isle vient d’y amener un bâtiment destiné 
pour Antigue, dont la cargaison consistait en 460 Ecossais dont 
16 femmes, pris. dans les dernières révolutions, et à qui le roi 
d'Angleterre avoit fait grâce. L’odieux pardon qui ne leur a été 
accordé qu'à condition qu’ils seroient vendus comme esclaves 


des colonies, pour y servir en ladite qualité. Vous le verrez par 
les papiers que j’ai l'honneur de vous envoyer, etc. » 


GET PI . 
que de nos jours, et sous le régime de la liberté, 
qu’un bon système d'immigration a commencé 
d'occuper sérieusement l'attention, des écono- 
mistes et des hommes d’État de l'Angleterre. La. 
Francé ne peut rester indifférente à une question 
qui s’agitera bientôt dans son sein; car elle aussi 
a émancipé les esclaves de ses îles; ce fait aura 
les mêmes ÉPASAUARERE que dans les Antilles 
anglaises. | 

Les systèmes d'immigration aux colonies, pro- 
posés ou déjà mis en pratique en Angleterre, sem- 
blent.avoir été conçus sous l'empire d'une préoc- 
cupation bien déplorable. Tous ceux quionttraité 
de cette matière, ont plutôt cherché comment se 
débarrasser de la portion surabondante de la po- 
pulation qui les gène, que de savoir ce qui en ad- 
viendra après qu’elle aura quitté la mère-patrie. 
Peu leur importe le sort ultérieur des émigrants, 
pourvu que le spectacle de leur misère , et 
leurs cris de détresse ne viennent pas blesser les 
sens délicats de leurs concitoyens. L’Angleterre 
peut, sans doute, se soulager temporairement, en 
envoyant le surplus de sa population former au 
loin de nouveaux établissements ; mais c’est à la 
condition d'aviser au plus tôt aux réformes que 
nécessite à l’intérieur le développement de la ci- 
vilisation moderne et des besoins de lasnation: 
autrement l’émigration de ses enfants ne prévier 


” — 41 — 
dra pas le retour des scènes de désordre qui vien- 
nent périodiquement mettre en péril ses districts 
manufacturiers. C'est donc à sa racine qu'il faut 
frapper le mal ; car il ne gt pas seulement à la 
surface du corps social. 

La vicieuse organisation du travail, et té modes 
défectueux d'acquérir la propriété, ne sont pas 
les moindres causes du malaise des sociétés mo- 
dernes. Aussi les économistes, les philosophes, 
les hommes d’État, cherchent-ils avec anxiété le 
remède à ces deux grands maux. C’est même au- 
jourd'hui la question qui préoccupe le plus sé- 
rieusement les esprits en France. L’émigration ou 
la transplantation d’une portion de citoyens, sur 
un sol étranger, telle qu'elle s'effectue en Angle- 
terre, ne sera qu'un sursis au dénouement terri- 
ble du drame qui se joue en ce moment sur ce 
vaste théâtre. Le nombre des émigraniside la 
Grande-Bretagne s’est accru annuellement sans 
porter aucun soulagement à la misère des classes 
ouvrières ; et dans l’année 1841, ce nombre a 
atteint le chiffre effrayant de 108,000, tandis que 
des désordres à Manchester et dans les autres 
districts manufacturiers, portent témoignage de 
la détresse profonde du pays, et prouvent l'in- 
suffisance des moyens employés jusqu'ici pour la 
faire cesser :. 


i En 1846, non moins de 129,854 individus ont émigré de 


ss de 


Les causes qui portent l’homme à quitter, pour 
une terre étrangère, son pays, le berceau de son 
enfance, quoique nombreuses, peuvent être ran- 
gées sous deux chefs principaux : les causes na- 
turelles et les causes artificielles. 

Par causes naturelles, il faut entendre le désir 
qui, dans une Communauté sagement organisée 
et bien administrée, porte l'homme à s'expatrier, 
non pas seulement dans le but et l'espoir d'aceroîi- 
tre ou d'améliorer sa fortune, etc.; mais encore 
d'étendre la sphère de ses connaissances où de 
communiquer à ses semblables celles qu'il a déjà 
acquises. - 

Par causes artificielles, 1l faut entendre ces 
malaises périodiques qui troublent l'harmonie 
des sociétés, et qui sont la preuve que les lois 
d’après lesquelles elles se meuvent ne répondent 
plus à leurs besoins. 

Dans le premier cas, ee tot s'effectue 
aussi naturellement que les causes qui l'ont pro- 
duite; car elle semble alors n'être que l'accom- 
plissement de ces paroles de l'Ecriture : « Crois- 
sez, multipliez, remplissez la terre et l’assujettis- 
sez ; » Car en même temps qu'elle sert de voie à 


la Grande-Bretagne; et dans les neuf premiers, mois de 1847, 
l'émigration a atteint le chiffre étonnant de 240,732 personnes, 
dont 136,395 des ports d'Angleterre, 8,155 de l'Écosse, et 
95,911 d'Irlande, 


8 
la civilisation et à la fraternité universelle, elle 
augmen{e le bien-être imdustriel du pays d'où les 
émigrants sont tirés: elle en écarte la concur- 
rence illimitée, elle ouvre de nouveaux canaux à 
son industrie, et maintient l'équilibre entre sa 
production et sa consommation. 

Dans le second cas, on a recours à l'émigration 
comme à un de ces remèdes violents administrés 
à un malade désespéré, mais le mal qui s’est 
calmé un instant, doit reparaître ensuite avec 
plus d'intensité et de dangers. 

Constituées comme sont la plupart des sociétés 
modernes, 1l n'est pas étonnant qu'elles soient 
périodiquement travaillées d’une surabondance 
de population. Le nombre des habitants d’un 
pays ne s'accroît jamais sans y créer de nouveaux 
besoins, et sans y introduire de nouvelles relà- 
tions avec les pays qui l'environnent. Eh bien ! si 
les institutions qui ont, pendant longtemps, fait 
mouvoir cette nation, ne sont pas modifiées en 
raison des progrès du siècle, il arrivera un in- 
stant où 1l y aura antagonisme entre ceux qui 
veulent marcher et ceux qui s’obstinent à nier le 
mouvement, 1l y aura malaise social. C’est l’état 
où se trouvent aujourd'hui quelques nations de 
l'Europe. Vainement, dira-t-on, qu'il n’est pas 
probable que les institutions restent stationnaires 
tandis que les hommes qu’elles régissent sont en 


ss Mal 2e 

progrès ; l'humanité lutte perpétuellement entre 
le désir d'appliquer les théories conçues pour son 
bonheur par lès hommes d'élite qui apparaissent 
à de rares intervalles sur la scène du monde, et 
les habitudes qui la lient à ses anciens usages, à 
sés vieilles institutions. L’individu lui-même ne 
brise pas toujours avec facilité les fers qui l’atta- 
chent au passé; et soit paresse d'esprit ou appré- 
hension vague d'un avenir qu'il ne connaît pas, 
il ne se résout à se dégager des langes auxquels il 
s est pour ainsi dire identifié, que dans un de ces 
moments suprèmes où l'homme quitte son man- 
teau terrestre pour prendre quelque chose de la 
Divinité. Où est le peuple en état d'affirmer qu'il 
est gouverné conformément à ses goûts et à ses 
désirs, que les lois sous lesquelles 1l courbe la tête 
soient en tous points conformes aux progrès de 
sa civilisation, et répondent exactement à ses be- 
soins ? Les lois et les institutions sont les œuvres 
des hommes, et, comme elles, sont susceptibles de 
modifications. Dieu a donné la terre aux enfants 
des hommes ; il est donc conforme à l’idée que 
nous avons de sa sagesse, que chacun y trouve sa 
sa place au soleil. Done, ce qui est une surabon- 
dance de population dans un pays organisé d'une 
manière vicieuse, sera dans un autre bien gou- 
verné, et dirigé dans les voies progressives de l'hu- 
manité, une source de richesses et de prospérités. 


Le 1 

D'après ce que nous venons de dire, 1l est fa- 
cile de s'apercevoir que l’émigration est la consé- 
quence d'un ou de plusieurs faits, et non un prin- 
cipe ; qu'elle n'est pas un fait simple, mais com- 
plexe. Le succès de cette mesure dépend de plu- 
sieurs conditions, dont les principales sont que 
le pays qui fournit les émigrants contienne une 
surabondance de population créée par des causes 
naturelles ; que le pays auquel on envoie les émi- 
grants offre à ceux-ci des avantanges tels qu'ils 
soient induits à quitter sans regrets leur terre 
natale ; car il faut à l’homme bien des misères et 
des tribulations pour qu'il s’exile volontairement 
du pays de ses aïeux, et consente à aller se créer 
ailleurs une nouvelle patrie et une nouvelle fa- 
mille. Mais un fait digne d'être remarqué, c'est 
que ce n'est plus seulement en vue de ces avan- 
ages matériels que les hommes émigrent. Ils 
comprennent mieux aujourd'hui l'esprit de fra- 
termité qui urit tous les fils d'Adam ; il sentent 
qu'ils sont appelés à remplir une mission élevée, 
sublime : une mission de civilisation. Là où ils 
l'aperçoivent, ils se dirigent avec ardeur; car il 
existe toujours dans le cœur de l’homme un fonds 
de philanthropie et de charité inépuisable , et il 
suffit qu'il y ait quelque part du bien à faire à des 
hommes comme lui, pour qu’il se dévoue avec 
empressement. 


sb et 

Ces principes généraux étant établis, appli- 
quons-les au cas particulier de l'immigration aux 
Antilles, et demandons-nous : 

1° Si les colonies ont besoin de travailleurs ; 

2° Où 1l les faut aller chercher. 


CHAPITRE LV. 


Il est de l'essence de l'esclavage, que l'homme 
non-seulement travaille sans être rétribué, mais 
“encore qu'il soit affecté à des travaux qu'il n'au- 
rail pas adoptés s’il avait été libre dans son choix. 
Quand on se rappelle de quelle manière les Afri- 
cains ont été emmenés en Amérique pour être 
jetés dans les habitations, on se demande com- 
ment il se fait qu'il y ait encore dans les colonies 
émancipées un seul nègre qui continue à s'adon- 
ner aux travaux que lui avaient jadis imposés 
des maîtres. Dans les pays où l’agriculture est 
l'occupation spéciale d'une certaine portion de 
la population, où les agriculteurs sont esclaves, 


A BU 

où des esclaves sont recrutés dans une seule race 
d' hommes, il est aisé de concevoir que tous ceux 
de cette race qui sont assez heureux pour obtenir 


leur liberté, éviteront avec soin de s’adonner aux 
travaux réservés aux. “esclaves. Aussi M. de la 
Charrière a-t:1l remarqué que, « pour l’esclave, 
« être libre, c'est être dispensé de travailler. 
« Lorsqu'il est affranchi, il cesse de cultiver la 
« terre. S'il a un métier, il l’exerce pour gagner 
.« sa vie; sil n'en a pas, 1l s'établit dans les 
$ bourgs, il se rapproche des bords de la mer, et 
« se livre à la pêche, qui se concilie si bien avec 
« la paresse ‘. » Le fait est encore vrai dans les 
colonies à esclaves, parce que dans ces pays la 
culture de la terre est une industrie honteuse, 
n'étant confiée qu'à des mains serviles. Dans l’an- 
tiquité, l'homme libre et l’esclave n’exerçaient pas 
indifféremment la même profession, etle premier 
avait le plus grand soin de ne faire quoi que ce füt du 
qui ressemblât à l'industrie, réputée ignoble, du 
second. Pourquoi en sérait-1l autrement dans les 
colonies? Pourquoi les mêmes causes ne produi- 
raient-elles pas les mêmes effets? Mais honorez le 
travail des champs, relevez-le de cet anathème dont 
vous l’avez si inconsidérément frappé, proclamez 
enfin l'homme libre, et vous verrezsi le nègrenese 







1 Observations sur les Antilles françaises, p. 58. 


> 


Ai, 0 


— 49 — Lis 


Cu 


livrera pas avec ardeur à l’agriculture, comme le 


plus prompt moyen de se créer une aisance que 
ne peut lui procurer la Pê he ou un petit trafic. 
Pourquoi d’ailleurs le nègre affranchi devrait-il 
continuer un état qui lui avait été imposé dans 
l'esclavage ? Peut-on avec raison reprocher à un 
citoyen de gagner honnêtement son existence au- 
trement qu'à couper de la canne ? L'émancipation 
générale aura pour résultat la réhabilitation de 


l'agriculture. Le temps et une conduite sage et tou- 
jours prudente de la part des classes éclairées Le: 


colonies, aplaniront bien des difficultés; car 

ne doit jamais perdre de vue que les Antilles sont 
essentiellement agricoles et commerçantes. Puis- 
qu'il n'y a plus de classes serviles, 1l ne peut plus 
y avoir de travaux serviles : c'est ce que chacun 
doit comprendre dans des pays où l’'émancipa- 
tion n'a pas encore effacé le souvenir des temps 


+. passés. 


Voilà donc une première cause de diminution 
dans le nombre des travailleurs des Antilles ; 1l 
en existe une autre. 

Avant l'émancipation, les hommes et les femmes 
étaient indistinctement employés aux travaux des 
champs ; car l'intérêt des maîtres, ainsi qu'ils le 
comprenaient alors, voulait qu'ils s’occupas- 
sent plus d'étendre leurs plantations et d'en aug- 
menter les produits, que de veiller au’ bien-être 


+3 


| — 90 — 

de leurs esclaves. Pour cet effet, 1ls envoyaient 
tous leurs bras à la culture de leurs terres. En 
dispenser les femmes aurait fait honneur à leur 
humanité, mais aurait nui à leur intérêt: Les 
femmes done, et les enfants depuis l’âge de’qua- 
{orze ans élaient, comme les hommes, employés 
aux travaux des champs. Les enfants en bas âge 
étaient, durant les heures où leurs parents élaient 
ainsi occupés, renfermés dans les cases, ou confiés 
à de vieilles négresses que l'âge et les infirmités 
retenaient chez elles. Les soins intérieurs de la 
on principale étaient laissés aux domestiques 
trop jeunes pour être employés ailleurs, ou à des 
servantes dont la jeunesse el la beauté avaient 
agacé la sensualité du maître : on n'avait donc 
pas besoin, pour ces travaux de peu d'importance, 
de tirer des champs des bras qui y étaient em- 
ployés avec avantage. Mais l'émancipation por- 
tera de notables modifications à ces habitudes : 
les femmes, au lieu de cultiver la terre, comme 
sous l’ancien régime, demeureront chez elles pour 
s'occuper de leurs affaires domestiques; les nou- 
veaux besoins que la liberté aura éveillés devront 
être satisfaits; leurs affections de mère s’éten- 
dront plus librement sur leurs enfants; ceux-ci 
seront envoyés à l’école. Il faudra par conséquent 
remplacer ces serviteurs par d’autres individus. 
D'un autre côté, les petites propriétés vont 


“#5ta 
s'accroîlre. Les terres, par suite de l'émancipa- 
tion générale, perdront de cette valeur exces- 
sive qui les meltait hors de la portée des classes 
de couleur ycelles-ct pourront en acquérir de pe- 
tites porüions que les grands propriétaires aime- 
ront mieux leur vendre, que de laisser en friche. 
Qu'on ne s’y trompe pas : l'abolition de l’escla- 
vage fera nécessairement disparaître la grande 
propriété dans les colonies. Peut-être l'agricul- 
ture n'y gagnera pas en développement et en 
perfectionnement, mais l'aristocratie terrienne 
n'est pas chose possible dans tous les temps et 
sous tous les climats. Cette institution avait sa 
raison d'être dans les colonies à une époque où 
l'homme était réputé la propriété d'un autre 
homme, parce que l'esclavage constitue une aris- 
tocratie complète ; mais tout est changé aujour- 
d'hui : plus d'un million et demi d'hommes nou- 
veaux sont jetés libres de fers au milieu de la 
société ; :1ls peuvent, en refusant leurs bras au 
service des grands planteurs, annihiler la grande 
. propriété, ayant des besoins restreints, 1ls senti- 
ront moins les aiguillons du luxe et des commo- 
dités que recherche l’homme depuis longtemps 
accoutumé à la vie policée. Est-il sage, est-il pru- 
dent, est-il politique même d'arrêter les élans de 
ces nouveaux citoyens vers l'acquisition des pe- 
tites propriétés? L'Etat, du reste, gagnera à celte 


es DS: 


division des terres, puisqu'il aura un plus gard 
nombre d'intéressés au maintien de l’ordre et de 
la sécurité publique. D'un autre côté, les grands 
propriétaires n’y perdront rien; car n'ayant pas 
assez de bras, et peut-être pas assez de fonds, 
pour continuer l'exploitation de leurs terres déjà 
en rapport, ils n'auront guère le désir d’en dé- 
fricher de nouvelles. Or, ces terres vierges ne 
produisent rien; ce sont des capitaux en sommeil; 
ils ont donc intérêt à les vendre. Ainsi, autant.de 
petits propriétaires, autant de bras retirés aux 
anciennes habitations. 

L’esclavage est la principale institution sur la- 
quelle les premiers colonisateurs crurent devoir 
fonder tout leur gouvernement colonial. En cela 
ils ont agi conformément aux idées qui avaient 
alors cours dans l’ancien monde au xv° siècle. 
Mais les institutions changent à mesure que les 
nations se développent. En établissant dans les 
colonies l'esclavage et une aristocratie terrienne, 
les conquérants de l'Amérique n'avaient fait que 
suivre l'esprit de leur temps; mais comment 
expliquer la persistance qu'ont mise leurs succes- 
seurs à arrêter dans ces contrées la marche de la 
civilisation? N'est-1l pas étonnant qu'au xix° siè- 
cle, dans quelques-unes des îles de l'archipel des 
Antilles, et sur le continent américain, cette forme 
gothique de gouvernement continue de subsister, 


si dE 

tandis que, d’un autre côté, de si grandes trans- 
formations se sont opérées dans les idées et les 
mœurs des peuples de l’ancien continent? Les 
nations européennes qui possèdent encore des 
colonies, et particulièrement l'Espagne, semblent 
oublier que l'esclavage et l'aristocratie terrienne, 
qui en est la conséquence, leur feront tôt ou tard 
perdre leurs îles du Nouveau-Monde. En ce mo- 
ment même, les colons de Cuba rêvent à l'indé- 
pendance. L'Espagne, pauvre et faible, croit neu- 
traliser cette tendance, en violant la foi des traités 
qu'elle a conclus avec les autres puissances de 
l'Europe pour la suppression de la traite; elle to- 
lère ce trafic honteux, dontelle se sert comme d'un 
épouvantail, d'une menace tacite d'émanciper les 
esclaves à un moment donné, pour leur confier 
ensuite le soin de faire rentrer ces colonies dans le 
giron métropolitain. Mais l'Espagne fait usage 
d'une arme dangereuse, d’une épée à deux tran- 
chants,qui tôt ou tard lui ensanglantera les mains; 
et si les colons de Cuba n’ont pas encore fait scis- 
sion avec la mère-patrie, c’est que les circonstan- 
ces ne leur ont pas paru assez favorables pour ar- 
borer la bannière de l'indépendance. Que l'Espa- 
gne et ses sœurs en iniquité le sachent bien; on 
ne viole pas impunément les lois de la justice et 
de la morale : qui se sert de l'esclavage périra par 
l'esclavage..Honte à la nation qui se vante d’être 


er M or 

catholique par excellence et qui se laisse devan- 
cer, dans la voie des principes proclamés par le 
Christ, par des princes musulmans que sa HIbne 
terie voue aux flammes éternelles | 

Disons-le donc hardiment; les colonies seront 
à jamais perdues pour leurs anciennes métropo- 
les, si celles-ci continuent à y maintenir l'escla- 
vage, où si, l'émancipation proclamée, elles persis- 
tent à y entretenir la grande propriété. Le morcel- 
lement des propriétés est une conséquence inévi- 
table de la liberté et de l'égalité. Vouloir l'em- 
pêcher dans l'intérêt de quelques amours-propres 
égoistes, c'est se créer bénévolement des em- 
barras, des difficultés dont on n'est pas certain 
de sortir avec succès. 

Maintenant que nous avons énuméré les diffé- 
rentes causes qui doivent faire diminuer dans les 
campagnes le nombre de bras employés à leur 
culture, ajoutons que sous le régime du fouet, et 
pour d'autres causes, telles que l'enfance, l’âge, 
les infirmités, les maladies réelles ou simulées, 
ete, seulement un tiers de la population numéri- 
que des ateliers était occupé aux champs, et di- 
sons que, rendu à la liberté, moins de ce tiers s’y 
portera. 

Mais, dira-t-on, ce n'est pas tant le nombre de 
travailleurs que la quantité d'ouvrage exécuté 
dans un moindre espace de temps, qui doit être 


st 2 

prise en considération; or, il est une vérité ad- 
mise par la vieille expérience européenne, confir- 
mée par celle plus récente des colonies anglaises 
depuis l'émancipation, c'est que le travail libre 
est meilleur et plus économique que le travail 
forcé; et si sous le. régime de l'esclavage seule-_ 
ment un tiers des bras était à l’œuvre, le plan- 
teur'n’était pas moins tenu de pourvoir à l’entre- 
tien, quel qu'il fût, des deux autres tiers, tandis 
qu'aujourd'hui il se trouve débarrassé de ces tra- 
vailleurs invalides et inutiles : 1l y a donc pour 
lui avantage réel à se servir de bras libres. 

Le principe n'est point contesté; mais de ce 
qu'un homme libre travaille plus et mieux qu’un 
esclave, 1l ne s'ensuit pas que dans les colonies le 
problème de la continuité du travail, du bon 
marché du travail libre sur le travail forcé, soit 
résolu. IL faut à l'homme une certaine habitude 
de la société policée pour qu'il sente le besoin de 
travailler à tous les instants de sa vie. Or, ce 
besoin ne peut être éprouvé par des individus 
pour qui, hier encore, le travail, surtout celui de 
la terre, était une flétrissure. D'un autre côté le 
planteur est sans doute degagé du som de tous 
ces gens qui jadis étaient entretenus à ses frais; 
mais il faut qu’il paie chacun des ouvriers qu'il 
emploie, et le salaire qu'il leur donnera sera 
d'autant plus élevé que le nombre des travail- 


Re 

leurs sera plus restreint. Enfin le planteur à ses 

propriétés engagées, 1l n'a pas d'argent, il vit de 
crédit, crédit qui lui sera maintenant refusé, 

parce qu’il ne peut plus offrir à ses créanciers les 
mêmes garanties de production. Or, si la quan- 

lité de travaux exécutés par, des bras libres est 

plus grande, et le prix du salaire plus élevé, tan- 

dis que celui des produits demeure le même que 

sous l'esclavage, ou tend à baisser à cause de la 

concurrence que leur font sur certains marchés eu- 
ropéens les colonies à esclaves, il va sans direque 
la plus grande perturbation se mettra dans l'ex- 
ploitation des terres. La concurrenceest donc le 
seul moyen d'obvier aux inconvénients quenous 
venons de signaler, et cette concurrence ne peut 
être produite que par l'introduction aux colonies 
de nouveaux travailleurs qui y établiront un juste 
équilibre entre le travail et les bras destinés à 
l'exécuter. 

Il y a un autre motif pour augmenter la popula- 
‘üon agricole des colonies ; c’est qu'il y a un degré 
d'activité que l'homme ne peut dépasser sans 
compromettre sa santé et quelquefois même son 
existence. Eh bien, pour que les travaux exécu- 
tés autrefois par un certain nombre d'esclaves, 
soient aujourd'hui achevés par un moindre nom- 
bre debras libres, il faut de la part de ces der- 
niers des efforts incessants. Or, ces efforts con- 


L Fe 
pe TE 
timus ‘épuiseront l’ouvrier;, celui-ci arrivera 
bientôt à une vieillesse décrépite. Une génération 
noüvelle viendra, ïl est vrai, remplacer l’an- 
"Ars. mails étant soumise aux mêmes condi- 
tions, elle subira le sort de ses prédécesseurs, et la 
colonie se trouvera de cette facon, et dans un 
très-court espace “de temps, encombrée par un 
nombre effrayant d'ouvriers rendus inutiles par 
le rachitisme etl’ épuisement, au secours desquels 
on sera forcé d' appeler la charité publique. Gui 
ne sait que dans certaines villes de la France et 
de l'Angleterre, la plus grande partie: de la popu- 
lation ouvrière s’étiole et s’abrutit dans les ma- 
nufactures ? Il faut donc établir, dans l'intérêt des 
colonies, une balance entre le travail et le nom- 
bre des travailleurs, non-seulement pour que le 
propriétaire, certain de trouver toujours des ou- 
vriers, soit excité à agrandir et améliorer ses cul- 
tures; mais encore pour que la santé etla vie du 
cultivateur soient plus ménagées, et qu'ayant 
plus de loisirs, il les consacre aux douceurs du 
foyer domestique, cultive son intelligence et ac- 
quière ainsi des habitudes d'ordre et de mora- 
lité. 

Voilà les réflexions qu'auraient dû faire les 
planteurs anglais, et comment ils auraient dû 
expliquer les’secousses qu'ont éprouvées les colo- 
nes après l'acte d’'émancipation. Loin de là : des 


QE 


25 — 

cris sont parbis des coins les plus réculés deces îles; 
demandant des travailleurs africains, accusant les 
nègres créoles de ne plus vouloir cultiver la terre 
“depuis la proclamation de la liberté générale, el 
prédisant la ruine et la perte des coloniessi la 
métropole ne leur tendait une main secourable. 
| Ces plaintes, ces accusations, étaient, d'après ce 
que nous avons dit plus haut, exagérées. Cépen- 
dant les possessions d'outre-mer de l'Angleterre 
se sont trouvées réellement enveloppées dans des 
embarras qui en ont un instant troublé Fordre et 
l'harmonie Tâchons d'en démêler l'origine et 
d’en suivre les progrès, afin que la France profite 
des erfeurs de sà voisine, et que les habitants de 
toutes couleurs des colonies françaises, abjurant 
sincèrement les vieilles haines et les anciennes 
récriminations qu'avait fait naître un régime ab- 
surde et brutal, les étouffent toutes dans un vœu 
commun : la conservation de ces possessions 
lointaines à leurs métropoles. 


Le Parlement, en proclamant l'émancipation, 
na fait que ce qui était en son pouvoir; car 
l'esclavage avait introduit dans la société colo- 
nialé des habitudes qui échappaient aux disposi- 
tions législatives. Le législateur peut, dans un 
instant, abroger les lois et les ordonnances pro- 
mulguées par lui ou ses prédécesseurs; mais 1l 
ne luiest pas donné de faire disparaitre du même 
coup les empreintes que ces lois ou ces ordon- 
nances ont laissées-dans l'esprit de ceux qu'elles 
ont régis. Ainsi un simple acte du Parlement à 
suffi pour abolir l'esclavage dans les colonies 
anglaises ; mais les préjugés créés par cette insti- 


o 


. — 60 — 

tution , et développés lentement à l'ombre de la 
protection de la mère-patrie, étaient hors de ses 
atteintes immédiates. Les anciens maîtres restè- 
rent donc à l'égard des émancipés ce qu'ils 
avaient été, et les nègres et leurs descendants 
continuèrent: à être à leurs yeux des êtres dé- 
gradés et avilis. 

D'un autre côté, l'esclavage Pen créé dans 
l'esprit des nouveaux libres des méfiances et de 
la répulsion pour les anciens maîtres; sentiments 
que n'avaient fait que développer les efforts des 
planteurs pour neutraliser les bienfaits de l'acte 
dont venait de s’honorer la Grande-Bretagne, et 
auxquels ils allaient enfin être forcés d’obéir. 

Ainsi disposés, les deux parts furent mis en 
présence : les colons, blessés dans leur vanité, 
d’être obligés de traiter comme hommes des êtres 
qu'ils avaient considérés et traités comme des 
bêtes de somme: les affranchis, se méfiant des 
dispositions des planteurs qu’une longue et dou- 
loureuse expérience leur avait appris à connaître, 
et décidés à opposer une opiniâtre résistance à 
tout ce qui pouvait avoir même l'ombre de la 
contrainte ou de la violence. 

Heureusement les missionnaires de paix étaient 
là, qui avaient, de longue main, préparé les escla- 
ves à recevoir la bonne nouvelle. [ls continue- 
rent avec persévérance leurs prédications et leurs 


DE 01 
exhorlations, et trouvèrent dans l'amour et la 
docilité de leurs disciples, la plus douce et la 
plus consolante rémunération de leur dévoue- 
ment. ft 

Cependant les nègres nouvellement affranchis 
ne tardèrent"pas à s’aperceyoir que les planteurs 
Me indispensablement besoin de leurs servi- 

: ils en élevèrent donc bien haut le prix. Les 
Lo tirés qui n'étaient pas encore initiés à ce 
régime de liberté, se récrièrent contre de telles 
prétentions, et se désespérèrent. 

Que le cultivateur nègre, connaissant la posi- 
tion du planteur, ait mis ses services à un prix 
exorbitant, il n'y a rien là d'étonnant. Le ma- 
nufacturier ou l'ouvrier européen n'agit pas au- 
trement, lorsque, profitant de la rareté ou de l'a- 
bondance de l'ouvrage, l’un offre des prix modi- 
ques, ou l'autre demande des salaires élevés. Le 
planteur, lui, peut accepter ou rejeter les condi- 
tions, du cultivateur, c’est-à-dire peut consentir à 
sauver où à perdre sa récolte, tout comme le ma- 
nufacturier européen peut cesser, —au moins pour 
quelque témps, — ou continuer de fabriquer des 
produits. Dans l'un ou l’autre cas, le mal est 
grand et exige un remède prompt; mais vouloir 
forcer le nègre des colonies à donner son temps 
et son travail pour des gages qu'il plaît aux pro- 
priétaires de lui imposer, était aussi injuste que 


… 69 + 
de contraindre le manufacturier à payer plus, lou | 
l'ouvrier à recevoir moins que l'état du marché 
ne le permet: Une telle tentative exciterait en 
France ou en Angleterre l’indignation et la résis- 
tance de la nation tout entière : c'est ce que les 
colons anglais ne voulurent pas comprendre: 

Dans toute autre contrée, ces difficultés au- 
raient été promptement et facilement aplanies. 
On aurait senti de part et d'autre qu il était de 
l'intérêt commun d'arriver vite à un accommo- 
dement. En Europe, la question des salaires a 
souvent donné naissance à des troubles et à des 
désordres ; mais les parties n'ont jamais tardé à 
s’aperceyoir que leurs prétentions devaient être 
modifiées ; elles ont toujours fini par s'entendre. 
Dans les-colonies anglaises, les plan leurs voulu- 
rent, de leur autorité privée, forcer les émanci- 
pés au travail. Il est évident que, sous ce rapport, 
ils ‘ont commis un anachronisme. Les habitudes 
impérieuses que l'esclavage leur. avait. données, 
leur faisaient prendre vis-à-vis des affranehis ün 
ton dur et hautain, et ils inséraient dans les condi- 
tions écrites qu'ils passaient ayec les travailleurs, 
des clauses pénales dont ceux-ci, peu familiers 
avec les contrats de cette nature, ne compre- 
naient pas d'abord (Oute la portée. 

Ensuite; le gouvernement métropolitain avait 
nommé à la magistrature coloniale d'anciens éco- 


LA 


En 
x? 
nomes d'habitations, des chargés d'affaires des 
propriétaires absents. De tels choix, n’auraient-ils 
pas été radicalement mauvais , eussent été au 
moins impolitiques ; ils ne pouvaient que nour- 
rir lesméfiances des nouveaux libres, «qui 
voyaient parmi leurs juges ceux-là mêmes qu'ils 
considéraient depuis longtemps, et avec raison, 
commedeurs ennemis. De la haine pour le magis- 
trat ‘au mépris pour la loi, il n'y à qu'un pas : 
mieux vaut ne pas avoir de lois que d’en faire 
qui ne puissent être équitablement exécutées. Le 
propre des bonnes lois, c'est de faire que ceux-là 
nièmes qu'elles frappent le plus sévèrement con- 
viennent de leur impartialité. | 
L'ignorance de la part des affranchis, des ter- 
mes techniques des contrats, et les conséquen- 
ces, que les planteurs en tirèrent , rendirent les 
noirs encore plus méfiants; et comme ils ne vi- 
rent aucun moyen d'échapper à. l'interprétation 
qu'en donnaient les hommes de loi des. colonies, 
ils «prirent le parti de ne jamais s'engager sans 


l'assistance. de leurs pasteurs, qui discutaient 


pour Eux les conditions de leurs engagements ; 
et lorsque cette ressource leur manquait, ils ai- 
maient mieux s'abstenir complétement de tout 
contrat écrit. Les planteurs goülaient peu celte 
intervention officieuse des pasteurs; ils redou- 
blèrent de rigueurs dans l'exécution des con- 


Lo 


— 64 € 

trats.déjà passés entre eux et les cultivateurs. Tan- 
tôt 1ls augmentaient subitement le prix des loyers 
des cases, tantôt ils exigeaient de chaque membre 
d'une même famille vivant sous le même toit, 
un loyer comme sil occupait séparément, une 
case; et lorsque l’affranchi refusait de se Met. 
ire à ces exigences, le planteur en appelait au 
magistrat : celui-ci trouvait toujours dans le con- 
trat même un motif de condamner le nègre. 

Si les planteurs anglais avaient accepté fran- 
chement et Sans arrière-pensée l'acte’ d'émanci- 
pation proclamé par le Parlement britannique, 
ils auraient tenu envers les cultivateurs une 
conduite plus sage et plus rationnelle; äls au- 
raient vu qu'ils avaient à traiter avec des hom- 
mes dont l'esprit incülte était naturellement pré- 
venu contre tout ce qui venait des,anciens mai- 
tres, que celte prévention était le fruit de la longue 
oppression qui avait pesé sur eux& ils auraient 
senti que la haute position qu’ils occupaient dans 
la société coloniale, soit par leur fortune, soit par 
leur éducation, soit même par le vieux prestige 


‘attaché à leur couleur, leur imposait l'obligation 


d'être débonnaires; que, dans l'appréciation d'une 
faute, la part de blâme doit être faite en raison 
du degré d'intelligence et d'instruction de la per- 
sonne qui l’a commise. Mais les planteurs sem- 
blaient ne pas comprendre leur nouvelle posi- 


ESS 

tion; ils ne négligeaient rien, non-seulement 
pour raviver le préjugé de couleur qu’une lon- 
gue servitude avait créé en leur faveur, mais 
pour vexer et exaspérer les émancipés. On aurait 
dit que les faux prophètes qui avaient annoncé 
tant de désastres et de calamités comme les sui- 
tes inévitables de l’affranchissement général des 
noirs, étaient fâchés d’être désappointés. Dans 
l'île de la Trinidad, par exemple, tout fut em- 
ployé pour écarter les classes de couleur des 
fonctions publiques, pour les empêcher même 
d'exercer leurs droits civiques. Il y a pourtant 
peu dercolonies dont la population de couleur, 


tant par sa richesse.que par sa moralité et son. 


intelligence, mérite plus de A tt que 
celle de cette île. 

« Douze.mois se sont écoulés, dit M. "File 
« bourne, depuis la proclamation de la liberté, 


« dans l'intervalle desquels les cours de Quarter. 


« sessions et de Common pleas, ont siégé chaque 
« trimestre, et pas un des noirs nouvellement 


« émancipés ny à été appelé à servir comme 


“juré. Une exclusion si complète et atteignant 
@srès de dix mille noirs affranchis dans cette 
« paroisse, n'est pas moins frappante qu "ohjec- 
« tionnable. C’est un des moyens employés par 
< certaines gens pour maintenir d’odieuses dis- 
incäons entre cette classe et les autres habi- 


2 


«} 


LS 


Dan] 


A 


1008 

« tants de la paroisse, et pour perpétuer des ex- 
« clusions et des incapacités incompatibles avec 
« l'esprit de la constitution anglaise ! s 

Que les avocats intéressés des planteurs procla- 
ment qu'il existe à la Trinidad, dans les rangs 
de la société, une égalité sans exemple dans au- 
cune autre colonie ?, la citation ci-dessus extraite 
des documents officiels et le fait que nous allons 
rapporler répondront péremptoirement à à cette 
assertion. E 

La plus grande partie des maisons du port 
d'Espagne, île de la Trinidad, appartient à la 
classe de couleur, et cependant, d’après d'ordon- 
nance du conseil municipal, dix-neuf personnés 
seulement de cette classe ont été réélues notables, 
tandis que les blancs en comptent quatre-vingt- 
onze, et de ces quatre-vingt-onze notables blancs, 
vingt-sept ne sont pas propriétaires, et l’un d'eux 
déclara, en pleine audience, qu'il.ne possédait 
rien, et pria la cour de lui permettre de payer 
en à-comples mensuels une modique somme 
qu'il devait *. 

La conduite injuste des anciens maitres envers 
les individus de race noire propriétaires: ne fit 


sf AR nentare, papers, vol. 32, 1. 1840, 

2 Observations on the present condition of the island of 

Trinidad, etc. By: William Hardin Burpley. Lond. 1813, 5. 
3 Anlislavery reporter. Déc: 31: 1840. 


# 6 
| OUR 
+ 


$” Ge à 


ct UE Que 

qu'augmenter les méfiances et les soupçons des 
nouveaux émancipés : ceux-ci se tinrent sur leurs 
gardes et résolurent de défendre pied à pied leurs 
droits. 

_ E n’est point dans l'ordre de la nature qu'un 
homme hier encore esclave renferme dans son 
sein, sans la manifester, la joie qu'il éprouve de 
voir tout à coup tomber ses chaînes, et retourne 
immédiatement aux travaux qui étaient affectés 
"à son ancien état, comme si la liberté était un 
bien dont il avait été depuis longtemps en pos- 
session. Non, 1l faut qu'il dilate ses poumons à 
l'air pur de la liberté; il faut qu'il jouisse du 
bonheur d'être son propre maître, de disposer à 
son gré de son temps et de sa personne. « Que 
« durant le jubilé, qui fut immédiatement célé- 
«"bré par les classes inférieures, les champs res- 
« ‘tèrent en friche, les troupeaux furent négligés, 
« etplusieürs personnes respectables furent obli- 
« gées d’être, la première fois de leur vie, leurs 
propres cuisiniers, femmes, de chambre, 
‘grooms, etc.; » nous sommes prêts à l'admet- 
tre, mais ce jubilé était inévitable, et toute loi ou 
ordonnance dont le but aurait été de l'empêcher 
ou de le restreindre, aurait eu des conséquences 
bien plus graves pour lés anciens maîtres que 
celles d’être leurs propres cuisiniers ou bouteil- 
liers. Les planteurs semblaient né pas compren- 


Ps 


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ne (es 

dre ce bonheur si naturel et si nouveau pour 
une classe d'hommes depuis longtemps plongés 
dans la servitude. Ils voulurent contraindre les 
noirs à retourner à leurs travaux agricoles. Une 
telle entreprise exigeait beaucoup de prudence et 
d'habileté, et elle n’était pas sans dangers dans 
son exécution. 

Un des moyens auxquels les planteurs eurent 
recours pour arriver à leurs fins, fut de faire avec 
les nègres des conventions par lesquelles ceux-ci 
s'engageaient à exécuter une certaine quantité 
d'ouvrage pour loyers des cases qu'ils occu- 
paient. 

Pour bien comprendre les ditftultés créces par 
cette question des loyers et des salaires, 1h faut 
savoir qu'à la fin de l’apprentissage, les planteurs 
se trouvaient en possession de toutes les cases 
habitées autrefois par les ésclaves. Es émancipés 


désiraient continuer de les occuper en en payant 


Je lover. La chose ne présentait en elle-même au- 
eune difficulté, car il n'y avait pas, à cet égard, 
à sortir de l'usage établi dans tous les pays poli- 
céss c'est-à-dire, les loyers devaient être payés er 


| _numérairé, ainsi que le salaire des travailleurs. 


suivant les prix convenus: entre les parties. Tout 


4 ‘autre pe de paiement eùt entrainé des embar- 


ras qu'il était prudent d'éviter : c’est ce que les 
colons ne firent pas, °* : 4 


— 69 — 

Ainsi, d'après les conventions conclues entre 
les propriétaires et les cultivateurs, ceux-ci n’a- 
vaient pas seulement à payer le loyer de leurs 
cases, mais ils devaient, en outre, travailler sur 
l'habitation à un certain prix et pendant un cer- 
tain nombre de jours dans la semaine. S'ils n’a- 
vaient pas rempli à la lettre toutes ces condi- 
tions, les planteurs les expulsaient de leurs cases. 
Quelques malentendus s’élevaient-ils au sujet des 

travaux, entre le propriétaire ou son chargé d'af- 
faires et le cultivateur, le premier augmentait le 
prix des loyers, ou exigeait que chaque membre 

de la même famille payât un loyer, comme s'il 
occupait une case séparée : ce système de com- 
pulsion était injuste et vexatoire. Comment s’é- 
tonner que les nouveaux libres aient refusé de 
travailler pour des hommes qui les traitaient 
comme s'ils étaient encore sous le joug de l’esela-. 
vage ou sous le régime de l'apprentissage ? 

Ce n'est pas à dire que les cultivateurs eux- 
mêmes aient toujours été fidèles aux termes de 
leurs contrats. L'observation stricte des conven- 
tions exige non-seulement une certaine habitude 
de vivre au milieu d'une société régulière, et l'in- 
telligence des égards que se doivent tous les 
membres d'une même communauté; mais aussi 
un certain respect pour les lois qui régissent les 
individus dans leurs relations privées, el ne 

A 


: K Me à 


TR 

leurs relations avec la société entière. Nous ne 
devons pas être étonnés si l’affranchi, rendu de- 
puis peu de temps à la vie civile, ne sachant par 
conséquent rien de la rédaction et de la sainteté 
des contrats, ayant à traiter avec des hommes 
dont les dispositions hostiles à leurrace s'étaient 
manifestées en plus d’une occasion, avant et de- 
puis l’affranchissement général, se soient mon- 


trés peu disposés à se soumettre à tout acte écrit 
qui püt offrir à leur esprit prévenu la moindre, 


apparence de contrainte ou de violence , et aient 
cru, en ne l'exécutant pas, faire un usage légal 
de leur liberté. Dans de telles conjonctures la con- 
duite des planteurs était toute tracée; ils n'a- 
vaient qu à en appeler à la loi commune, et non 
tenter de se faire justice à eux-mêmes : c'est 
pourtant ce qu'ils osèrent. Sous le moindre pré- 
texte, le gérant menaçait le cultivateur de le 
chasser de sa case, et n'exécutait que trop sou- 


vent ses menaces avec la plus grande rigueur... 


« Des cases, dit J.-J. Gurney, ont eu leurs.toits 
« enlevés, des cocotiers, des arbres à pain, ont 
«été abaltus; des places à vivres détruites par 
«la main de la violence :et foulés aux pieds 
« des bœufs, de telle sorte. que le laboureur 
“était forcé de chercher ailleurs une habitation. 


Lun: 


“€ Nous avons entendu, conclut le même auteur, 


Lou 


CN parler de.ces violences, ef nous en ayons vu 
À +" # ’ 


ht ; # 1 
0 * A F2 
Le 1.4 


1 


D" DA 


« des preuves ‘. » Il était impossible que cet es- 


clavage d'un nouveau genre fût patiemment souf- 
fert par des hommes st jaloux de leurs droits et 
de leurs intérêts. | 

L'esclavage est un mal pour celui qui l'inflige 
autant que pour celui qui en souffre. Il donne 
naissance à certaines habitudes qui ne se perdent 
pas immédiatement après l'émancipation : la vio- 
lence est un de ses traits caractéristiques. Pour se 


soumettre aux lois seules, 1l faut une éducation 


nouvelle de la part de l'ancien maître et du nou- 
vel affranchi. Le travail forcé, de quelque nom 
qu'on le pare, et sous quelque forme qu'il se 
présente, sera toujours un signe de servitude. 
Les planteurs fermèrent leurs yeux aux difficul- 
tés et aux embarras où allait les entraîner l'oubli 
de leur position nouvelle. 

æ Que la conduite des planteurs, dit un de 
« leurs avocats, n'ait pas toujours élé ce que l’on 
« eût désiré; que des traces d’irritation de leur 
« part aient pu sè faire remarquer de temps-en 
temps ; que l'on ait dû une partie du dernier 
« déficit aux inondations, aussi bien qu'à un dé- 
«faut de bras, et que par une administration 
« convenable, une conduite conciliante, et par 
< une volonté de se conformer davantage à leur 


Fr A 


= 


À 


= 


à Winter in the West-Indies, p. 401. 


SM * 


Lo 


À ant PABES de 


« nouvelle position, de grands travaux eussent 
« pu être exécutés, nous sommes prêts à le re- 
« connaître ‘. » 

IL est aisé de saisir, à travers les circonlocu- 
tions de l’auteur, l’aveu de l'existence des préju- 
gés et des mauvaises dispositions des propriétai- 
res blancs à l'égard des nouveaux libres. 

Aujourd'hui une entente plus cordiale existe 
dans les possessions anglaises de l'Atlantique, 
entre les planteurs et les cultivateurs. Tous sen- 
tent la nécessité de rabattre beaucoup de leurs 
prétentions respectives, et ce, au plus grand 
avantage de la société entière, un instant compro- 
mise par leur mésintelligence: mais durant la 
crise coloniale dont nous n'avons reproduit 
qu'une incomplète esquisse, les propriétaires ont 
pu se convaincre que leurs espérances et l'avenir 
de leurs plantations reposaient sur des bases 
bien fragiles et bien chancelantes. En attribuant 
uniquement à un manque de bras les embarras 
des colonies, ou les planteurs se sont mépris sur 
la cause réelle de ces embarras, ou ils avaient 
voulu donner le change à la métropole. Le mal 
auquel il fallait appliquer.un remède prompt et 
efficace, était l'incertitude, la fluctuation du 





1 The present condition of the- british West-Indies; their 
wants and the remedy{or these. By Henry Morson. Lond. 
1841;p. 19.7 #3 


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nombre des travailleurs dont on pouvait dispo- 
ser; car il ne suffit pas qu'un homme libre exé- 
_cute plus de travaux qu’un esclave, il faut que le 
propriétaire puisse compter sur des travailleurs 
toutes les fois que le besoin de ses cultures le 
réclame, et qu'ils soit de plus certain de 
leurs services pendant tout le temps qu'ils sont 
nécessaires. Lorsqu'un propriétaire fait nettoyer 
ou planter un terrain, le plus ou le moins d’acti- 
vité, de diligence, de la part de ceux qu'il emploie 
à cette opération, est certes de quelque considé- 
ration, mais lorsque la récolte est prête, lorsqu'il 
est temps de cueillir le café ou de couper la 
canne, ce n'est plus beaucoup d'ouvrage fait en 
peu de temps, mais une continuité d'action qui 
devient nécessaire, surtout dans les grandes usi- 
_nes, dans les sucreries, par exemple, où le moin- 
dre retard, la plus légère négligence peut être 
si préjudiciable aux intérêts du propriétaire. 
Comment enfin celui-ci peut-il améliorer, éten- 
dre, perfectionner’ ses cultures, s’il voit ses récol- 
tes sans cesse à la merci du caprice de gens sur 
lesquels il comptait? Du temps de l'esclavage, le 
maîlre pouvait presque, toujours avoir dans ses 
Champs un même nombre de bras , et il dirigeait 
ses opérations en vue dé-ce nombre; il y avait en 
quelque sorte permanence de travailleurs. La 
liberté est venue déranger lewieux système colo- 


3 


see es 
nial, ainsi que les plans de-ceux qui avaient cru 
que la propriété de l’homme sur l’homme était 
un droit et un droit sacré. Quelle que soit ce- 
pendant la cause du déficit qui s'est manifesté 
dans les produits des colonies anglaises dans les 
premiers temps de l'émancipation, qu'il puisse 
être attribué à une insuffisance réelle ou à une 
fluctuation dans le nombre des travailleurs à 
employer, le fait est que de nouveaux cullivateurs 
doivent être introduits dans ces îles, afin d'y 
créer une louable concurrence, une active émula- 
tion, d'y établir une balance équitable entre les 
salaires et les travaux, et afin d'assurer aux pro- 
priélaires une permanence d'ouvriers , perma- 
nence sans laquelle 1l n'y a pas de cultures pos- 
sibles. }4 


CHAPITRE VE. 


La nécessité d'accroître la population agricole 
des possessions anglaises dans les Antilles n’a pas 
paru évidente à tous ceux qui se sont occupés de 
la question d'émancipation. Peut-être aussi l’ar- 
deur avec laquelle les planteurs et leurs agents 
en Angleterre ont réclamé l'importation de tra- 
vailleurs tirés des côtes d'Afrique, a-t-elle éveillé 
l'attention des abolitionistes et les a-t-elle exci- 
tés à voir s'ils ne trouveraient pas ailleurs que 
dans le défaut de bras, la cause du déficit dont 
leS-colonies ont eu à souffrir dans leurs produits. 
En effet, tandis que d’un côté les planteurs en- 
core aveuglés par les préjugés, fruits de l’escla- 


Qu 


Lure 
vage, et peu accoutumés au régime nouveau créé. 
par l'émancipation, attribuaient à la paresse na- 
turelle des nègres, et aux lois promulguées à 
cette époque, lois qui, disaient-ils, étaient toutes 
à l'avantage des noirs, le malaise qui pesait sur 
eux; d'un autre côté, les abolitiomisies affir- 
maient que ces mêmes lois avaient été faites en 
faveur des propriétaires contre les intérêts des 
nouveaux affranchis. 

I n'est pas étonnant que les lois qu’à immé- 
diatement nécessitées l'acte d'émancipation, aient 
produit des effets tout autres que ceux quon 
élait en droit d'attendre. Les législateurs étaient, 
ainsi que nous l'avons dit plus haut, d’aneiens 
économes d'habitations, des chargés d'affaires 
de planteurs absents : tous gens dont l'hostilité 
-envers les noirs était devenue proverbiale. Quant 
à la paresse naturelle des nègres, c'est un de 
ces vieux thèmes sur lesquels des esprits arrié- 
rés s'amusent encore à broder dés phrases que 
personne ne prend plus la peine de réfuter. 

C'est donc à leurs mauvais procédés envers les 
nouveaux libres que les colons anglais devaient 
attribuer leurs mésaventures, leurs embarras ; et 
à l'appui de cette assertion nous avons le témoi- 
gnage de lord Glenelg qui, dans un discours pro- 
noncé à la chambre des lords le 27 février 1835, 
_exprima sa conviction que dans cérlaines colo- 


4 


— T1 — 

nies, sous le régime de l'apprentissage, « des 
« peines furent infligées à l'apprenti, sous pré- 
« texte de discipline, mais en réalité par ven- 
« geance, parce que le nègre n'était plus un es- 

€ clave: que des gens condamnés à perpétuité, 
r à qui ilne restait plus aucun principe d’ hon- 
« neur, ét qui ne pouvaient échapper auxremords 
« de leur conscience, avaient été choisis pour 
« exécuter la vengeance injuste des ci-devant pos- 
« sesseurs d'hommes; que les haines créées par 
« une longue série de crimes, vivaient encore 
« dans le cœur des oppresseurs, lesquels em- 
« ployaient maintenant des instruments pires 
« que ceux dont ils avaient fait usage dans l’a- 
« pogée de leur licencieuse barbarie. » 

Des voyageurs abolitionistes, frappés de l’exi- 
 guité du nombre de bras employés aux cultures 
de certaines colonies, de la Jamaïque, par exem- 
ple, ont reconnu l'urgence d’aviser aux moyens 
d'augmenter la population de ces contrées. Sir 
Ch. Metcalfe, alors gouverneur de la Jamaïque, 
était de cette opinion. « Que le territoire de cette 
« Île (Jamaïque), dit un des observateurs les plus 
« exacts et les plus consciencieux qui aient par- 
« couru les Antilles, puisse admettre un nombre 
© d'habitants beaucoup plus considérable, c’estce 
« que l’on ne saurait contester, et nous serions 
« loin de nous opposer à tout plan‘raisonnable 


EL 


= 


. 


228 
« qui aurait pour but d'y amener un plus grand 
« nombre de colons. » Mais, ajoute l’auteur, par 
forme dé correctif, et comme s'il eût prévu 
l'usage qué les promoteurs de l'immigration 
auraient fait de cette opinion, « mais nos pro- 
« pres recherches ont eu pour résultat l'intime 
« conviction que la population actuelle de la Ja- 
« maïque, sous une équitable et sage adminis- 
« tion, qui saurait et voudrait faire un bon em- 
« ploi de ses forces, se trouverait plus que suffi- 
« sante pour l'étendue actuelle de ses opérations 
« agricoles, et que, comme la population s’ac- 
« croit infailliblement sous le régime de la li- 
« berté, ses cultures ne ir dans ds de 
s'étendre indéfiniment ‘ 

Personne ne nie que il sera en effet le cas 
dans un certain laps de temps; mais espérer, 
pour entretenir et développer ses plantations, 
l'accroissement naturel de la populatiôn sous le 
régime de la liberté, revient à dire à un homme 
affamé d'attendre, pour manger, que le grain qui 
vient d'être confié à la terre ait germé, et soit en- 
suite converti en farine et en pain. Que devien- 
dront pendant ce temps les Sp et les co- 
lonies elles-mêmes ? 


À 


& 
1 Un hiver aux Antilles en 1839-10, par Ÿ 4: Cétne trad. 
par Pacaud. Rose, 1842, pp. 261-262, 


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| 4 


un, 0 

D'autres sont allés plus loin : « Favorisez, ont- 
« ils dit, les mariages parmi les ouvriers, et les 
« mariages vous donneront des enfants , lesquels 
« deviendront ensuite des ouvriers. » Il ne m'a 
pas été possible de m'assurer si ce mode de pro- 
eurer des agriculteurs aux plantations désertées 
à été proposé sérieusement où par forme d'iro- 
nie. | | 

Des hommes plus graves et parfaitement in- 
struits des affaires coloniales, ont envisagé cette 
question sous un autre point de vue; ils ont at- 
tribué à d’autres causes les embarras des colo- 
nies. 

« Le fait est, a dit M. Barrett, dans un des mee- 
tings abolitionistes tenus à Londres, qu'il n'y 
« à pas défaut de travailleurs dans les colonies ; 
«mais 1l y a défaut de quelque autre chose-:1l y 
« manque des capitaux. » 

« Le fait est, a dit William Knibb, que l'état 
présent des colonies existe, non à cause de la 
répugnance des noirs pour le travail, mais 
« parce que les propriétaires n ‘ont pas d’ argent 
« pour payer leurs services. » 

Tâchons de réduire toutes ces propositions à 
leur juste valeur. Il est évident que là où ily a 
plus de travaux que d'ouvriers pour les exécuter, 
la main-d'œuvre est très-élevée. Or, le planteur 
est nécessairement embarrassé qui à à payer un 


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Ps 


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— 80 — 


salaire exorbitant pour entretenir ses cultures, 
et qui est incertain d'en vendre les produits 
‘même au prix qu'on en donnait du temps de l'es- 
clavage. La concurrence et l'émulation sont les 
«meilleurs moyens de faire disparaître ces incon- 
‘vénients. Mais d'où vient le manque de capitaux 
dont ôn argue? Certes, l'argent n’est jamais rare 
où il trouve un emploi lucratif, et ce n’est pas aux 
capitalistes anglais que le reproche puisse être 
adressé de ne pas savoir faire produire le leur. 
Done si l'argent manque, c'est que le capitaliste 
ne trouve pas de sécurité dans son emploi, et 
que le propriétaire n’a aucun moyen de s'assurer 
une permanence, une continuilé dans les travaux 
d'exploitation de ses: champs : et ici l’assertion : 
des abolitionistes porte à gauche; car &« après 
« tout, dit M. Mérivale, la terre et les capitaux 
« sont infructueux si le travail ne peut être com- 
« mandé ‘. En effet, une communauté où l'ar- 
gent ne circule pas, où le capitaliste aime mieux 
garder ses valeurs dans ses coffres que de les 
faire travailler, est une communauté où il 
n'existe pas d'industrie. Mais supposons# a con- 
trario, que l'argent soit en abondance dans les co- 
lonies: la conduite du cultivateur sera-t-elle diffé- 


1 Lectures on colonisation and colonies, delivered before the 
University of Oxford in 1839-40-51. Lond. vol. I, p. 246. 


Ne, one 
rente de ce qu'elle a été? Lorsque le propriétaire 
voudra planter ou faire ouvrir de nouvelles cultu- 
res, iltrouvera des ouvriers, parce qu'il les paiera 
ponctuellement ; ; Mais quand le temps de recueil- 
lir sa récolte arrivera, ce même propriétaire sera 
bien forcé, s’il ne veut pas la perdre, de payer 
à ce même cultivateur un salaire bien plus élevé, 
et que celui-ci fixera, car 1l sait qu'il n'a pas de 
compétiteur à redouter ; le propriétaire est donc 
à la merci du travailleur. En outre, l'abondance 
de numéraire dans les colonies y établira la con- 
currence entre les propriétaires. C'est à qui vou- 
dra, pour sauver sa récolte, avoir le plus de tra- 
vailleurs ; et comme le nombre de ces derniers est 
restreint, leurs salaires seront d'autant plus éle- 
vés qu'il y aura sur le marché une plus grande 
demande de leurs services : ici encore le planteur 
est à la merci du cultivateur. De telles expérien- 
ces ne peuvent être tentées qu'une fois; ensuite 
le capitaliste ou le propriétaire garde ses capi- 
taux et restreint ses exploitations ; de là la rareté 
du numéraire : &'est ce qui a eu lieu dans les colo- 
nies anglaises. Personne n'a osé aventurer ses 
capitaux dans les cultures colomiales, parce que 
personne nélait certain, non-seulement d'en 
toucher régulièrement les intérêts, mais même 
de sauver le capital engagé, à cause de la diffi- 
culté de se procurer à temps des travailleurs en 
6 


7 


Ne 
nombre suffisant et permanent. Obtenons done 
la continuité des travaux et nous verrons les ca- 
pitaux se précipiier dans les colonies : cette con- 
üinuité ne peut être obtenue qu'au moyen d’une 
augmentation de een cuil créera une 
légitime émulation et une salutaire concurrence 
parmi les travailleurs. 

L'exploitation des terres est une spéculation 
qui peut manquer souvent par des causes natu- 
relles indépendantes de la volonté humaine. De 
grandes pluies, une longue sécheresse, peuvent 
neutraliser la prudence et les soins du planteur. 
SI à ces causes nous ajoutons le manque de tra- 
vailleurs au moment où leurs bras sont le plus 
nécessaires, nous trouverons que le propriétaire 
doit faire entrer cet élément dans ses prévisions, 
et calculer ses dépenses en raison des risques 
qu’il court. Or, dans certaines colonies, bien que 
le taux. des salaires n'ait pas atteint un chiffre 
exorbitant, il est très-difficile de commander le 
travail; donc le planteur, incertain d'obtenir 
celte continuité, cette permanence dans le nom- 
bre des bras que réclament ses cultures, et pour 
cette raison pouvant éprouver de grandes pertes, 
agit prudemment en cherchant à diminuer le 
prix des salaires par l’augmeniation de la po- 
pulation agricole; mais il n'agissait pas avec 
beaucoup de circonspection quand il traitait 


di Re 
les noirs libres comme s’ils étaient encore sous le 
joug de l'esclavage ou de l'apprentissage, afin 
d'obtenir leurs services à un prix arbitraire. 
Disons-le : les colons anglais ont failli payer 
cher leurs mauvais procédés envers les nouveaux 
affranchis. Il en est parmi eux qui ont tâché, 
par des moyens conciliatoires, de ramener les 
esprits vers une voie meilleure, et de prévenir les 
fâcheuses conséquences de la conduite de leurs 
amis ;: mais leurs voix ont retenti dans le désert , 
etces hommes prudents ont porté la peine qui 
n'était réservée qu'aux réactionnaires. « Pour 
« compléter, pour achever la régénération si dé- 
« sirée, dit un des avocats des colons anglais, 
« les planteurs doivent commencer par eux-mê- 
« mes, doivent réformer leurs propres habitudes, 
« leurs lois. Ce n’est pas assez de soumettre 
« toutes les colonies aux mêmes lois, quoique 
« ce soit un changement nécessaire; mais 1l 
« est urgent qu'ils fassent subir une nouvelle 
« forme, une révision honnête, impartiale, mi- 
« nutieuse, aux lois qui existent, en les adap- 
« tant aux habitudes nouvelles de la société. 
« Comme corollaire, ils doivent veiller à une 
« meilleure administration de la justice dans 
« toutes ses branches. Espérant de nouveaux 
« travailleurs, ils doivent s’efforcer d'utiliser 
« ceux qu'ils possèdent; cela se fera avec un 


RS: 7 eMNx 


« meilleur système de culture, avec de l’écono- 
« mie, et en laissant au travail sa liberté. Ils 
« doivent y arriver par la douceur, la bienveil- 
« lance et des concessions. Telles sont les in- 
« fluences qui attachent l’homme à l’homme, et, 
« dans un pays libre, ce sont les seuls moyens 

« qui doivent être employés ‘. » 

Ces conseils, donnés aux colons anglais par 
un de leurs défenseurs dévoués, les colons fran- 
çais peuvent en faire leur profit. Déjà, si nous 
en croyons certaines rumeurs qui ont traversé 
l'Atlantique, ils manifestent une tendance vers la 
réaction. Qu'ils se gardent des dangereux erre- 
ments qui ont mis leurs voisins à deux doigts de 
leur ruine ; car les colonies françaises n'ont pas la 
ressource de la haute et effective influence reli- 
gieuse qui à Calmé, tempéré, dans les colonies an- 
glaises, l'irritation provoquée chez les affranchis 
par la conduite acerbe et imprudente des anciens 
maîtres ; et une fois le flot des passions soulevé 
chez ces hommes en qui le souvenir des outrages 
passés n'est peut-être pas entièrement effacé, où 
est celui qui prononcera le Quos ego qui devra le 
faire rentrer dans son lit ordinaire ? Nous avons 
voulu et nous avons obtenu la liberté pour tous; 


1 The present condition of the british West-Indies, etc., 
pp. 59-60. | 


26 

nous voulons et nous obtiendrons aussi l'égalité 
pour tous. Est-ce trop présumer de l'humanité que 
de compter, pour accomplir cette œuvre, sur le 
concours des colons eux-mêmes? Le temps des 
priviléges est passé, et avec lui doit disparaître le 
temps des récriminations. Que chacun donc 
mette la main à la roue, s'il ne veut être écrasé 
sous le char de la civilisation. 

Nous avons démontré qu'il était nécessaire 
d'introduire dans les colonies de nouveaux bras 
pour répondre aux besoins de l'agriculture ; 
voyons maintenant d'où il faudra ürer ces tra- 
vailleurs. Les colonies avaient à choisir entre les 
nègres libres d'Afrique, les populations de cou- 
leur du continent américain, et les blancs d'Eu- 
rope. Examinons successivement le mérite de ces 
trois modes d'immigration aux Antilles. 


CHAPITRE VIE 


La première idée suggérée aux colons anglais 
par le bill d'émancipation a été de faire venir, 
sous le nom de travailleurs libres, des nègres des 
côtes de l'Afrique. C'était de leur part un ana- 
chronisme : ils n'avaient pas compris les motifs 
qui avaient autrefois poussé les gouvernements 
métropolitains à favoriser, à encourager la traite: 
mais les planteurs actuels avaient plus d’une rai- 
son pour provoquer cette mesure. L'athitude des 
nouveaux affranchis les avait effrayés et leur 
avait fait exagérer la durée des embarras et du 
malaise des colonies. D'un autre côté, les préju- 
gés qu'ils avaient sucés avec le lait de leur en- 
fance, préjugés que le temps et les institutions 


us” ON in 
avaient fortifiés, ne s'étaient pas encore façonnés 
au régime de la liberté et de l'égalité; ils ne pou- 
vaient se résoudre à voir en ces hommes, hier 
leurs esclaves, des citoyens égaux:à eux, des ou- 
vriers libres. Enfin, la gêne pécuniaire des plan- 
teurs les empêchait souvent de satisfaire aux dé- 
penses journalières de leurs habitations, 1ls ne 
payaient pas régulièrement les travailleurs qu'ils 
employaient. « Fort souvent, lorsqu'un homme a 
« fini l'ouvrage qu'il avait pris à l’entreprise, et 
« qu'il va demander son argent, il ne peut l'ob- 
« tenir. Quelquefois il loue des ouvriers pour 
« l'aider, mais ne pouvant se faire payer ce qui 
« Jui est dû, 1l se trouve à son tour hors d'état 
« de s'acquitter avec eux !. » Dans ces occa- 
sions, le planteur insolvable ne trouvait d’autres 
moyens de se tirer d’embarras que de faire sur- 
gir la question des loyers dont nous avons déjà 
parlé, afin de pouvoir opposer la compensation 
aux travailleurs. | 
Les colons, en demandant qu'on les autorisät 
à tirer encore de l'Afrique des nègres pour cul- 
tiver leurs terres, et remplacer les bras que l’af- 
franchissement général des esclaves venait de 
leur enlever, ne craignaient point de voir leur 


Peel 


{ Un Hiver aux Antilles en 1839-40, par F.:4. Gurney, trad. 
par Pacaud. Paris, 1842, p. 247. 


. — 88 — 
amour-propre et leurs préjugés froissés par les 
relations nouvelles qui allaient s'établir entre 
eux et les nouveaux venus. Ceux-ci n'avaient ja- 
mais été leurs esclaves; ils n'entendaient pas la 
langue du pays où on les amenaït ; élevés, d’ail- 
leurs, sous le gouvernement absolu de leurs rois 
ou de leurs chefs, dans des habitudes de soumis- 
sion et d'obéissance passive, à une grande dis- 
tance de leur terre natale qu'ils n'avaient plus 
l'espoir de revoir, ils se trouvaient dans les meil- 
leures conditions pour subir tous les genres de 
despotisme, et pour supporter docilement les 
charges que voudraient leur imposer les proprié- 
taires. « Les Asiatiques, dit un auteur que nous 
« avons déjà eu occasion de citer, convien- 
« draient bien, mais pour beaucoup de raisons 
on doit leur préférer les Africains ; ils sont na- 
turellement dociles et ouverts aux nouvelles 
impressions, leur ignorance même milite en 
« leur faveur, car ils n'ont pas de fausses no- 
« tons de discipline, de morale ou de religion 
« à abandonner ‘ » Quelle dérision! Mais la vé- 
ritable cause de la préférence donnée sur toutes 
les autres à l'immigration africaine, c'est que 
l'ignorance de ces Africains pouvait être plus fa- 


Pa 


À 


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a 


À 


Ps 


1 Observations on the present state and condition of the 
colony of Trinidad, p. 26. 


2 qu 

 cilement exploitée par les planteurs. Qu'on se 
rappelle avec combien peu de scrupule les pre- 
miers colonisateurs trafiquaient des engagés, — 
qui étaient pourtant des blancs comme eux, — 
et qu'on se demande ensuite s’il était à espérer 
de la part des planteurs actuels plus d'égards et 
de bienveillance pour les nègres. Ce qu'il leur 
fallait, c’étaient des cultivateurs soumis, comme 
l'étaient jadis les esclaves. Mais si, contre leur at- 
tente, les nouveaux venus, trompés dans leurs 
espérances, faisaient rompre leurs engagements, 
rescindaient leurs contrats, et attendaient de 
ceux qui avaient besoin de leur industrie des 
propositions plus avantageuses, ils étaient, en 
vertu de l'acte contre le vagabondage (vagrant 
act), appréhendés au corps et jetés dans la geôle; 
on traitait de la même manière, et en vertu de 
l'acte sur les petites dettes (petty debts act), le débi- 
teur nègre qui, ne voulant pas accepter les con- 
ditions onéreuses du planteur blanc, son créan- 
cier, allait chercher ailleurs un travail plus lu- 
cratif. Voilà comment les propriétaires anglais 
entendaient remplacer aux colonies le travail 
forcé par le travail libre, et comment ils vou- 
laient provoquer une concurrence entre les Afri- 
cains et les nouveaux affranchis. Ces tentatives, 
qui décélaient de la part de leurs auteurs une 
arrière-pensée malveillante pour les classes de 


En | 
couleur, ont heureusement échoué devant l'op- 
position vigoureuse qu'elles ont rencontrée dans 
presque toutes les classes de la société, et surtout 
dans les rangs des abolitionistes anglais qui sui- 
vaient d'un œil attentif la marche de la liberté. 
Nous l'avons dit en commençant : l'Europe a 
contracté envers la race africaine qu'elle a trans- 
portée dans ses possessions d'outre-mer, une 
dette d'honneur qu'elle est aujourd'hui appelée 
à acquitter. [l ne suffit pas que les colonies en- 
voient à leurs métropoles plus ou moins de su- 
cre, de café ou de coton, que leurs produits 
continuent d'encombrer les marchés de la mère- 
patrie ; il faut que dans ces contrées lointaines, 
abandonnées depuis des siècles à l'arbitraire des 
maitres, la civilisation se développe largement à 
l'ombre de la liberté, de l'égalité, de la frater- 
nité. Une ère nouvelle s'ouvre pour elles. L'édu- 
cation de leurs enfants, commencée sous Île ré- 
gime ignoble de l'esclavage, a laissé dans leur 
esprit des traces qu'une active vigilance et les 
soins d’une mère peuvent seuls faire disparaitre. 
L'Europe doit abandonner les errements de son 
ancien système colonial, qui n’a jusqu'iei produit 
que la dégradation d’une portion considérable 
de la famille humaine, perverti l'esprit et le ju- 
gement de l’autre portion, et créé dans ses fi- 
nances des embarras inextricables. Ce n’est certes 


— 91 — 

pas par l'importation aux Anülles de nouveaux 
Africains, quel que soit le titre dont on voudra 
qualifier cet acte, qu'elle accomplira la régénéra- 
tion de ses colonies ; car, ainsi que nous l'avons 
établi précédemment, le contact des peuples, 
comme celui des individus, ne s'opère jamais 
sans qu'il n'en résulte une transmission récipro- 
que des qualités ou des défauts, des vices ou des 
vertus qui forment le fond du caractère des indi- 
vidus ainsi mis en rapport. D’après cela, pour 
juger de l'efficacité de l'immigration africaine 
comme moyen de régénération pour les Antilles, 
il faut rechercher quelle influence elle exercera 
sur les populations de ces îles : d'abord sur les 
créoles noirs et jaunes. 

L'éducation du nègre faite dans l'esclavage, et au 
milieu d'une société corrompue par l'esclavage, 
s’est ressentie du vice de son origine. En effet, son 
instruction était nulle; pour lui pas d'écoles, pas 
d'instituteurs ; le fouet avec l'esclavage, ou le mé- 
pris avec la liberté : tel était le cercle cruel dans le- 
quel il était condamné à se mouvoir. La servitude 
et le préjugé avaient flétri son intelligence. Acca- 
blé de travaux domestiques ou agricoles, 1l voyait 
tout par les yeux du corps, ceux de l'esprit étaient 
fermés à la lumière. On n'avait pas jugé prudent 
de lui laisser le temps de réfléchir, car il aurait 
découvert toute la dégradation de son état, et la 


UE es 

sûreté publique aurait été en danger. Rentré le 
soir dans sa case, 1l y trouvait une compagne 
dont le sort était semblable au sien, des enfants 
qui avaient devant eux tout un avenir d’escla- 
vage. S'il ouvrait la bouche pour parler à ces 
êtres chéris, ce n’était pas pour leur répéter les 
paroles de consolation du prêtre chargé d'éclai- 
rer les fidèles, ou les lecons d’un instituteur 
bienveillant : ces paroles, ces lecons n'étaient ja- 
mais arrivées jusqu'à lui; mais c'était plutôt 
pour exalter le bonheur des maîtres, pour racon- 
ter les scènes de débauche dont il avait été té- 
moin. Devenu libre, tout ce qu'il avait vu se re- 
trace en couleur de feu à son imagination; 1l 
n'aspire qu'à réaliser ses rêves d'autrefois; 1l 
veut essayer à son tour de cette vie de licence, 
qui est pour lui la vie de la liberté. Il avait vu le 
blanc entretenir une ou plusieurs concubines 
sous le toit conjugal, il se figura que l'exercice 
de sa liberté consistait à avoir aussi plusieurs 
femmes, au mépris des liens qui l'attachaient à 
une épouse; 1l avait vu le blanc commander, le 
fouet à la main, à ses esclaves; 1l l'avait vu em- 
ployer, même envers ses enfants, ce dégradant 
intermédiaire ; libre, il ne vit en cet instrument 
qu'un moyen prompt et efficace de transmettre 
ses volontés aux êtres faibles confiés à son 
amour, il avait entendu le blanc blasphémer le 


. 
E : 


2 400 

saint nom de Dieu; il avait vu les ministres de 
l'Évangile fléchir honteusement le genou devant 
l'idole dont ils partageaient et encourageaient 
les vices, 1l crut qu'il y avait deux religions 
chrétiennes, celle des maîtres, et celle des escla- 
ves, et il se méfia de celle que lui préchaient des 
prêtres qui avaient aidé à river ses fers ; il n’a- 
vait rencontré dans les champs que des esclaves, 
il y avait vu même des domestiques qu'on y en- 
voyait par punition; libre, il considéra la cul- 
ture de la terre comme une occupation déshono- 
rante. Telle était l'éducation générale des nègres 
des colonies que le décret du 27 avril est venu 
émanciper. Si beaucoup d’entre eux se sont fait 
remarquer, même avant ce grand acte de justice 
nationale, par leur industrie, leur probité, leur 
intelligence; s'ils ont pu acquérir une faible 
lueur d'instruction; s'ils ont pu enfin sortir de 
l'ormière où ils paraissaient devoir croupir toute 
leur vie, ils le doivent plus à leur nature vigou- 
reuse.et foncièrement bonne qu'aux institutions 
coloniales et à l'assistance de leurs frères ; car les 
écoles que le gouvernement métropolitain y avait 
fondées pour les libres de toutes couleurs, 
avaient été constamment fermées aux nègres. 

Cette éducation du nègre était en partie celle 
du mulâtre; mais celui-ci, par le hasard de sa 
naissance, avait sur le nègre quelques avantages 


è * 7 


» 


mn RE 


qui lui ont permis plus tard de se développer et 
de former, après les blancs, la portion la plus 
riche de la population coloniale. « La nature, 
« toujours graduée dans ses divisions mêmes les 
« plus marquées, semblait l'avoir fait naître 
« de l'union des blancs avec les négresses, en y 
« fondant les deux couleurs, et les rapprochant 
« ensuite dans leurs divers mélanges par des 
« rapports insensibles, comme pour donner aux 
« uns et aux autres celte lecon de fraternité à la- 
« quelle nos besoins, nos affections et nos facul- 
« tés communes devaient sans cesse nous rap- 
« peler, malgré la diversité de l'origine et la 
« variété accidentelle des traits et de la couleur, 
« du caractère et des mœurs elles-mêmes :. » 
Les premiers habitants des colonies semblent 
avoir éprouvé ces sentiments généreux. L’affec- 
tion qu'éprouve toujours un père pour ses en- 
fants, de quelque teinte qu'il ait plu à la Divi- 
nité de colorer son visage, portait le père blanc 
à affranchir son enfant mulätre, à lui accorder, 
avec cette liberté, une certaine portion de terre, 
à lui enseigner à lire et à écrire, et à lui donner 
un métier. Plus tard, d’après le témoignage du 
P. Dutertre, les gouverneurs s'étant aperçus que 


1 Garran Coulon, Rapport sur les troubles de S.-D., tome 1, 
p. 17. 


A 
certains pères, guidés par leur cupidité, rele- 
naient en esclavage les fruits de leur commerce 
avec leurs négresses esclaves, ont rendu une or- 
donnance qui déclarait libre tout enfant mulâtre, 
condamnait le père à une amende, et l’obligeait 
à l'entretenir jusqu'à l’âge de douze ans 1. Le 
code noir tenta de revenir à cette maxime de 
droit : partus sequitur ventrem, dont les gouver- 
neurs s'étaient écartés : c'était une nouveauté que 
les mœurs n’acceptèrent pas, et les enfants mulä- 
tres continuèrent d'être affranchis. M. Ducasse 
proposa ensuite de fixer définitivement par une 
loi le droit des mulâtres à la liberté dès qu'ils 
auraient atteint l'âge de 20 ans; la demande fut 
ajournée, et l'usage de les affranchir fut continué. 
La tendresse paternelle ne s'arrêta pas là; les pè- 
res blancs « avaient trouvé moyen à Saint-Domin- 
« gue, par des ventes simulées, par des fidéi- 
« commis et par la désuétude où étaient tombées 
« la plupart de nos lois, de transmettre à leurs 
« enfants bâtards et non légitimés, la liberté, une 
« portion et plus souvent la totalité de leurs 
« biens *, » En possession de tels avantages, le 


Pa 


mulâtre s’aperçut du vide de son instruction; 1l 


1 Histoire générale des Antilles, 1. 11, p. 512. 
1 Considéralions générales sur les trois classes qui peu- 
plent les colonies françaises, p. 270. 


r 24e 
comprit qu'il avait encore beaucoup à appren- 
dre, et que son éducation devait être à la hau- 
teur de sa fortune : il n'épargna ni peines mi 
sacrifices pour agrandir le domaine de ses con- 
naissances. Quelques-uns mêmes envoyèrent 
leurs enfants en France; ceux-ci en revenaient 
avec des lumières plus ou moins étendues, des 
manières plus polies et plus élevées, et 1ls étaient 
l'ornement de leur classe ‘. Dès lors le mulâtre 
comprit le raffinement que le blanc mettait 
dans ses débauches; 1l voulut encore, sous 
ce rapport, lui ressembler. Comme lui, 1l se 
fit libertin, joueur, 1l devint violent, emporté. 
Et lorsque les colons, revenant sur eux-mêmes, 
essayèrent d'écraser ces hommes ardents et pas- 
sionnés sous le poids de nouveaux préjugés, 
lorsqu'ils tentèrent de refouler dans leurs âmes 
leurs aspirations vers l'indépendance et l'égalité, 
la classe de couleur tout entière sentit plus vi- 
vement les humiliations dont on voulut l'abreu- 
ver, et se jeta avec désespoir dans les révolutions 
qui ont causé les premières calamités, et en- 
trainé la chute finale de l'aristocratie coloniale. 
Remarquons en passant que c’est au sein des 
nations qui se disent chrétiennes, sous le règne 


i Considérations générales sur les trois classes qui peuplent 
les colontes françaises, pp. 218-250. 


0m … 

de rois appelés très-chrétiens, défenseurs de la 
foi, qu'ont pris naissance les préjugés contre la 
couléur des nègres, et la division en races de 
la famille humaine. 

Comme le nègre libre, et pour les mêmes mo- 
üifs, le mulâtre abandonna le travail des champs 
aux bras serviles. Déjà par le privilége de sa 
naissance, 1l en était dispensé même dans l’es- 
clavage. « Il est bien reconnu, dit un auteur, 
« que les mulâtres et métis ne sont jamais, ou 
« presque jamais, des esclaves attachés à la cul- 
« ture ‘. » Aussi le mulâtre et le nègre libre for- 
mèrent-ils une société à part, une aristocrâtie de 
troisième rang, laquelle se montra en tout temps 
plus dure et plus impérieuse que la première en- 
vers les esclaves. 

Mais l'opinion avait continué à marcher; la 
voix des apôtres de la liberté et de l'égalité avait 
dénoncé les abus auxquels les colonies étaient en 
proie; la métropole se décida enfin à intervenir 
directement dans l'administration de ces con- 
trées ; mais ses lois étaient tantôt éludées, tantôt 
exécutées sans intelligence, el toujours avec ré- 
pugnance, de sorte que l'hostilité qui existait 
entre toutes les classes de la société, ne continua 


: Réflexions sur le sort des noirs dans nos colonies, p. 38, 
1789. 
7 


=. 98 


pas moins de se manifester. Les germes de disso- 
lution qu'un long despotisme d’un côté, et d’a- 
mères souffrances de l’autre, avaient déposés 
dans cette communauté formée d'éléments si 
divers et si contraires, avaient continué de se dé- 
velopper, et avaient été successivement recueillis 
par les générations coloniales. En effet, si d'une 
part les créoles blancs qui étaient venus faire 
leurs études en Europe, n'étaient pas toujours 
assez indépendants pour, de retour dans leurs 
foyers, se débarrasser des langes vicieux de leur 
éducation commencée sous le toit domestique et 
sous lés influences de la famille; s'ils avaient re- 
pris, en respirant de nouveau la brise des tropi- 
ques, leurs préjugés, leur morgue, leurs duretés 
envers les descendants de l'Afrique; de l'autre 
les nègres et les mulâtres, qui étaient aussi venus 
puiser à la même source des idées d'indépen- 
dance et d'égalité, avaient senti raviver leurs 
rancunes, leurs vieilles haines pour la classe 
blanche. Mais toutes ces erreurs vont nécessaire- 
ment disparaître devant l'abolition de l'escla- 
vage; et les hommes intelligents, instruits, sen- 
iront la nécessité de s'unir et de se servir des 
moyens mis en leur pouvoir pour hâter la régé- 
nération des colonies. Mais quelque ferme que 
soit leur volonté, quelque parfait que soit leur 
accord, le nombre des individus de toutes nuan- 


ee | D 
ces, dont l'instruction est assez avancée pour 
leur donner le droit de prendre une part mili- 
tante dans les affaires coloniales, sera toujours, 
sil n'est accru par l’adjonction de nouveaux 
auxiliaires, trop faible pour faire espérer un ré- 
sultat heureux de leurs efforts. Ils viendront se 
heurter sans succès contre la force d'inertie si 
puissante dans ces contrées. Ils rencontreront 
des obstacles qui décourageront les plus dévoués 
et les plus intrépides. Leur instruction, leur édu- 
cation même, les rendront suspects à la masse 
ignorante des habitants, qui n'a vu jusqu'ici 
l'éducation et l'instruction se montrer à elle que 
sous la forme d’un maître et d'un tyran. | 
Voilà done la société au milieu de laquelle 
limmigrant africain va se trouver. Il y arrive 
avec son 1gnorance abrupte, avecses superstitions 
vigoureuses, avec ses pratiques barbares, fruit 
de l’état sauvage, avec des mœurs que le contact 
des nalions civilisées n’a pas encore polies. La 
tradition de malheurs communs, la couleur 
même, tout tendra à rapprocher le nègre créole 
de l’Africain. L'immigrant trouvera le cœur et 
l'âme de ses nouveaux amis d'autant plus ou- 
verts à ses absurbes pratiques, qu'ils n'avaient: 
jamais cédé franchement aux bienfaisantes in- 
fluences de la religion du Christ, prêchée par des 
ministres d'esclavage. L'amélioration du nègre 


x 


— 100 — 

en deviendra plus difficile; la civilisation aura 
une lutte incessante à soutenir contre la barbarie, 
alimentée par l'immigration africaine. L'Europe 
entière s'est prise d'une sainte et généreuse co- 
lère au récit des maux causés en Chine par l'o- 
pium dont les Anglais retirent tant de bénéfi- 
ces; la France permettra-t-elle qu'on introduise 
dans ses possessions d'outre-mer des éléments 
de dissolution tout aussi actifs que l’opium? 
Non, certes; les nègres des îles françaises sont 
Français, et à ce titre 1ls ont droit à la bienveil- 
lante sollicitude de la métropole, aux bienfaits 
de l'instruction distribuée à leurs frères d'Eu- 
rope. Ce n’est pas en les mettant en contact 1m- 
médiat et continuel avec l'ignorance africaine 
qu'elle s’acquittera de la dette dont le poids lui 
a élé légué par les gouvernements passés. 

Mais si l'immigration africaine n’est. pas avan- 
tageuse aux classes de couleur des Antilles, elle 
ne le sera pas non plus aux immigrants eux- 
mêmes, parce que l'Africain n’est transporté aux 
colonies que pour y travailler à da terre, et non 
pour s’instruire ; c’est un instrument de plus que 
le propriétaire se procure pour l'exploitation de 
ses plantations. On ne réussira même pas à en faire 
un bon agriculleur; car, habitué dans son pays, à 
un travail volontaire, sans suite el sans direction, 
il considère comme une peine {oute occupation 


— 101 — 


continue. Jeté sur une habitation, 1l y trouve le 
{travail livré aux mains de l’ancienne routune. 
Les nègres créoles ou les mulâtres qu'il rencontre 
aux champs, suivant eux-mêmes depuis long- 
temps un mode de culture que l'apathie colo- 
niale na pas su perfectionner, ne sont pas des 
instituteurs propres à imitler leurs nouveaux 
compagnons à la connaissance de l’agriculture. 
Au dégoût qu'il aura apporté de son pays pour 
ce genre d'occupation, se joindra le mépris qu'il 
en aura vu manifester aux colonies. De sorte 
qu'il aura quitté sa tribu , sa famille, ses babitu- 
des, pour venir aux Antilles, où 1l n'aura perdu 
aucun des vices inhérents à l'état sauvage, et où 
il n'aura acquis aucune des qualités que déve- 
loppe la civilisation. L'éducation religieuse qu'il 
pourrait recevoir dans les colonies, ne serait pas 
meilleure que celle qui lui est procurée dans son 
propre pays par les missionnaires. Cependant 
s1l à pu échapper aux mortelles conséquences 
de l'intempérance, « car 1l est bien connu que la 
« facilité de se procurer des liqueurs fortes a 
« causé la destruction d'un grand nombre d’A- 
« fricains nouvellement arrivés ‘ »; si, après 
bien des années de peines et d'économies, 1l 


1 Papers relative to the affairs of the island of Jamaica. 
1849, p. 9. 


— 102 — 


réussit à amasser un pécule, et à retourner dans 
sa patrie, loin de chercher à y introduire les fai- 
bles et incomplètes notions de travail et d'indus- 
trie qui lui seront restées de son séjour dans les 
îles, il se Livrera à la paresse; « car le grand ob- 
«jet du Kroomen, ou Fishmen (les plus disposés 
« à émigrer), est de se procurer les moyens d'a- 
« cheter autant de femmes qu'il leur en faut 
« pour pouvoir vivre dans l'oisiveté dans leur 
« propre pays ‘ »; 1l tâchera enfin d'exploiter 
l'ignorance de ses frères, comme :l a vu faire 
dans les contrées qu'il a habitées. 

Ce n'est pas tout : en supposant que l'immigra- 
tion africaine fonclionne au gré des désirs de ses 
promoteurs , elle entrainera directement pour les 
colonies des conséquences bien plus fâcheuses 
que celles que nous venons d’énumérer. En effet, 
le but auquel tendent les propriétaires, c'est la 
diminution du prix de la main d'œuvre, diminu- 
tion qui ne peut avoir lieu que par l’'augmenta- 
ton du nombre des travailleurs. Or, dans ces 
pays où l’agriculture suit encore les anciens 
errements des premiers colonisateurs, où l’art des 
machines est si peu employé, la présence d’une 
nombreuse population étrangère et le bas prix 
de la main d'œuvre entretiendront la répugnance 


Pa. 


= 


1 Sampson's slavery in the Uniled-States, p. 73. 


— 103 — 


des colons pour toute mnovaton agricole, retar- 
deront l'emploi des meilleurs procédés de fabri- 
cation, seul moyen de lutter avec avantage con- 
tre les pays à esclaves, et de favoriser le déve- 
loppement industriel, moral et intellectuel de la 
population. 

D'une autre côté, une colonie ne devient réel- 
lement florissante qu'autant que les habitants y 
forment des demeures durables, s’y établissent 
en. quelque sorte sans esprit de retour. Eh bien, 
nous savons que les seuls noirs de la côte dispo- 
sés à émigrer sont ceux de Kroo, et « leur atta- 
« chement à leur propre patrie, leurs habitudes 
« actuelles d'émigrer seulement pour un certain 
« temps et sans leurs familles, ne permettent pas 
« d'espérer qu'ils forment dans une contrée 
« étrangère des habitations permanentes, ou 
« même qu'ils y restent pour une période de 
« plus de deux ou trois ans’. » Les colonies 
peuvent-elles se développer et prospérer dans de 
semblables conditions? 

Nous avons démontré que l'immigration afri- 
caine n’est favorable ni aux nègres créoles n1 aux 
africäins : c’est dire assez qu’elle ne produira au- 
cun avantage aux colonies elle-mêmes. Au con- 


Ps 


1 Rapport du comité de la Chambre des communes, du 5 
août 1842. 


M — 


traire, elle y créera des embarras qu'il ne sera 
pas facile de faire disparaitre. « Déjà dans pres- 


« 


« 


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= 


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que toutes les paroisses de cette île (Jamaica, 
les immigrants africains, loués pour le temps 
ordinaire de douze mois, sont sous des in- 
fluences pernicieuses sans nornbre; ils sont 
exploités par des gens qui n'agissent qu’en 
vue de leurs intérêts privés; leur mécon- 
tentement est excité par la sympathie que 


leur témoignent avec affectation ceux de 


leur classe; le moindre incident développe en 
eux le désir de s'affranchir de tout engage- 
ment qui implique un travail continu, et qui 
les empêche de jouir de certaines libertés et de 
se livrer à cette indolence particulière aux ha- 
bitudes et à la position des agriculteurs séden- 
aires. ! 

« Ce qui s'est passé l’année dernière est une 
nouvelle preuve que les immigrants africains, 
à l'expiration de leurs contrats, abandonnent 
les travaux des champs. En 1846, arriva à 
Morant-Bey un navire chargé d’Africains cap- 
turés qui furent loués dans la paroisse de 
Saint-Thomas dans l’est, les adultes par con- 
trats de douze mois, et les enfants pour trois 
mois. Au débarquement de ces immigrants, 
les cultivateurs résidants, se présentèrent pour 
les prendre à leur service, offrant de compter 


« 
« 
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« 


— 105 — 

sur-le-champ la somme qui devait, ils le 
croyaient du moins, être payée par les premiers 
patrons. Mais lorsqu'ils surent que la préfé- 
rence en serait donnée à ceux-là seuls qui se 
livrent à l'agriculture, 1ls furent très-désap- 
pointés, et dirent qu'ils seraient disposés à 
donner trois ou quatre livres pour obtenir seu- 
lement le service de quelques-uns des enfants. 
La conséquence immédiate de ce désappoin- 
tement se mamilesta par plusieurs tentatives 
d'embauchage d'enfants; ils les excitaient à 
s'évader des plantations où ils avaient été ré- 
partis. Mais quand on fut averti que tout 
enfant africain au-dessous de dix ans et 
n'ayant pas de parents dans la colonie, était 
placé directement sous la protection des lois 
pendant trois ans, et que celui-là serait puni 
rigoureusement, qui tenterait de les embau- 
cher, ces manœuvres cessèrent, ou plutôt elles 
ne furent employées qu'auprès des adultes, 
qui, Je crois, ont, à peu d'exceptions près, 
abandonné leurs premiers patrons 1. » 

Voyons maintenant quelle sera l'influence de 


l'immigration africaine sur le sort de l'Afrique. 


1! Papers relative to the affairs of the island of Jamaica. 


CHAPITRE VIIL 


La conséquence immédiate de la transporta- 
tation aux colonies de travailleurs libres tirés de 
la côte d'Afrique, sera de faire revivre sous une 
autre forme, la traite et toutes ses horreurs. En 
eflet, les: rois, les princes, les petits chefs de 
tribus, auxquels on s'adresse pour obtenir des 
esclaves, ne s'enquièrent pas du sort ultérieur 
des misérables qu'ils vendent, de l'usage que 
veulent en faire les acheteurs; ce qui les inté- 
resse, ce sont les sommes d'argent, les marchan- 
dises , les produits étrangers qu'ils reçoivent en 
retour. C’est à tort qu'on citerait l'exemple de 
l'Angleterre pour prouver que l’émigration afri- 


— 107 — 
caine peut s'effectuer sans donner lieu aux cri- 
mes de la traite, car le gouvernement britannique 
s'est chargé lui-même du transport des Africains 
dans ses colonies. La surveillance qu'il exerce 
sur les agents de l'immigration avant le départ 
des Africains de la côte, et après leur débarque- 
ment dans les îles, est tellement rigoureuse que 
les colons en ont demandé la cessation et ont 
invoqué le principe du libre échange ou de la 
liberté du commerce, pour être autorisés à tirer 
des travailleurs de tous les points du littoral 
africain : ce qu'ils ont enfin obtenu. Les gouver- 
nements des autres États tels que l'Espagne et le 
Brésil, trop pauvres pour faire les frais de ces 
expéditions, les laisseront aux spéculations pri- 
vées; alors on emploiera tous les moyens pour 
procurer aux colonies des travailleurs noirs, et, 
sous le voile de l’émigration libre, une véritable 
traite s'effectuera; chacun fera passer comme 
émigrants volontaires les esclaves qu'il aura 
achetés. D'ailleurs l'Afrique ne se trouve pas 
dans les conditions normales pour envoyer ses 
enfants chercher au loin une existence qu'elle 
est elle-même en état de leur fournir. Sa popu- 
lation n'est pas surabondante et n'excède pas les 
travaux à exécuter, les terres à défricher; elle 
serait, au contraire, insuffisante, si l’industrie 
locale était développée ; car la traite des esclaves 


— 108 — 

lui a déjà porté de rudes coups. « Aujourd'hui, 
« dit un missionnaire qui y à passé huit années, 
« aujourd'hui, de quelque côté qu'on se dirige, 
« on ne trouve plus que des déserts ou des po- 
« pulations clair-semées ‘. » « La Côte d'Or, dit 
« M. Gedge, qui y a fait le commerce pendant 
« douze ans, n'est pas assez peuplée pour quon 
« puisse espérer d'y recruter beaucoup d’'émi- 
« grants. Les bras y manquent, et il n’est pas du 
« tout à désirer qu'on en diminue le nombre ?. » 
Les nègres connaissent tellement les ressour- 
ces de leur pays, qu'aussitôt qu'ils eurent appris 
l'arrivée prochaine du capitaine Trotter à Sierra- 
Leone, dans le but d'y fonder une ferme-mo- 
dèle, ceux-là qui s'étaient engagés pour les colo- 
nies, se sont empressés de rompre leurs contrats, 
aimant mieux attendre le travail sur les lieux 
mêmes. Ce fait parle assez haut ; il devrait servir 
de gouverne à ceux qui s'occupent de la restaa- 
ration des colonies et de la civilisation de cette 
race d'hommes qu'on persiste encore à considé- 
rer comme une matière à exploiter au profit 
d'une autre race. | 

Il est digne de remarque que la première op- 


1 Témoignage du Rév. A. Ruës, inséré à la suite du Rap- 
port du comité de la Chambre des communes du 5 août 1842. 

? Témoignage de M. W.-E. Gedge, inséré à la suite du même 
Rapport. 


— 109 — 

position qui fut faite au projet de l'immigration 
africaine, vint de lord Normanby. Dans une dé- 
pêche au gouverneur Light, de Démérary, le no- 
ble lord s'exprime ainsi : « Toutes les précau- 
« lions qui ont été prises, ou qu'on pourrait 
« imaginer, n'empêcheraient pas cette mesure 
« d'être un encouragement au trafic intérieur 
« des esclaves sur ce continent, et de jeter des 
« doutes sur la sincérité des efforts faits par la 
« nation pour supprimer ce trafic horrible et 
« criminel ‘. » 

Ces objections furent péremptoires; mais plu- 
tôt que d'en avouer la force, les promoteurs de 
l'immigration essayèrent de tourner la difficulté, 
feignant de ne pas comprendre le vrai sens de la 
dépêche de lord Normanby. « Il paraît au co- 
« mité, dit M. Burnley, que le seul stimulant à 
« la traite est le profit qu’en tirent les négriers; 
« la continuité n'en doit donc pas être attribuée, : 
« comme elle l’a été par erreur, à la faute des 
« parliculiers, mais aux lois fixes qui règlent le 
« mouvement du capital et le poussent vers 
« l'emploi le plus avantageux. Ce fait étant ad- 
« mis (et nous pensons qu'on ne peut le révo- 
« quer en doute), 1l est évident que si nous pou- 


1 The british and foreign antislavery reporter, March. 
11h, 1840, p. 43. 


— 110 — 


« vons diminuer le profit des négriers, la traite 
« elle-même sera réduite, et quand nous pour- 
«rons annuler ces bénéfices, elle sera elle- 
« même entièrement détruite ! » 

Qui a jamais nié qu'en diminuant ou en an- 
nulant les profits de la traite, ce commerce in- 
fâme disparaîtra? Cette théorie est chaque jour 
confirmée par des faits. « Il y avait à Cuba, dit 
« D. Turnbull, deux sociétés fondées pour ga- 
« rantir les chances de la traite : elles dispo- 
« saient de grands capitaux ; mais par suite des 
« pertes successives qu'elles ont éprouvées par 
les captures de leurs négriers, elles ont été 
« forcées d'abandonner cé genre de spéculation, 
«_et de se borner à un commerce plus légitime?.» 
La seule conséquence à tirer de ce fait et de la théo- 
rie qu'il est venu corroborer, serait tout au plus 
une extension des moyens de dégoûter de pareil- 
-les entreprises en capturant autant que possible 
les navires négriers et en redonnant aux esclaves 
leur liberté : l'argument de M. Burnley porte 
donc à faux. Mais la lettre de lord Normanby 
n'avait rien à faire aux bénéfices de la traite: 
elle touchait au doigt la plaie, elle était claire et 


ps 


À 


1 Observations on the present condition of the island of 
Trinidad, p. 32. 


? Travels in the west. Lond. 1840, p. 141. 


— 111 — 


précise, et les raisons du noble lord pour s'op- 
poser à l'immigration africaine réclamée par ses 
compatriotes, peuvent être invoquées contre 
toutes les nations qui voudront entrer dans cette 
voie téncbreuse. Ce n'est pas après tant de luttes 
soutenues, de difficultés surmoniées, tant de dé- 
penses effectuées, que l'Angleterre et la France 
voudraient autoriser leurs enfants à renouveler 
les misères, et rouvrir les plaies encore saignan- 
tes de la malheureuse Afrique. Non, jamais la 
suppression de la traite n’a eu pour objet d’em- 
pècher le capital de chercher l'emploi le plus 
avantageux ; et quand des hommes tels que Bé- 
nezet, en Amérique, G. Sharp, Wilberforce, 
Clarkson, en Angleterre, Grégoire, Brissot, Pé- 
thion, en France, se sont levés, et d’une com- 
mune voix ont crié merci pour l'Afrique, ils 
étaient mus par des sentiments bien au-dessus 
des mesquins intérêts du commerce; ils puisaient 
leur courageuse persévérance dans la justice éter- 
nelle qu’ils voulaient voir régner parmi les hom- 
mes; dans le sein de Dieu qui les avait choisis 
pour être les exécuteurs de ses desseins. L’Angle- . 
terre qui a jeté, comme un os à ronger, l'immigra- 
tion africaine à l’importunité des planteurs, ne 
peut fermer bien longtemps encore les yeux sur 
les conséquences funestes de sa coupable com- 
plaisance, elle reviendra de son erreur, et cher- 


— 112 — 


chera d’autres moyens de régénérer ses colonies. 

On n’a pas plus raison de dire que la faculté 
illimitée de tirer .des nègres de l'Afrique pour le 
service des habitations d'outre-mer, mettra le 
travail forcé du Brésil et de Cuba dans l'impossi- 
bilité de lutter avec le travail libre. Le seul résul- 
tat d’une semblable autorisation, si elle était 
accordée, serait une baisse considérable dans le 


prix des nègres sur la côte. Nous ne voulons pas 


que la traite et l'esclavage soient seulement abo- 
lis de nom, nous voulons détruire les maux 
qu'ils engendrent sous quelque déguisement 
qu'ils se présentent ; et si les relations des Euro- 
péens avec l'Afrique devaient y produire les mê- 
mes conséquences que la traite ou l'esclavage, 
notre devoir serait de les interdire comme si c'é- 
tait l'esclavage ou la traite dans toute sa crudité. 

Les immigrationistes auront beau dire qu'ils 
ne veulent avoir que des immigrants libres, que 
ce ne sera qu un leurre. Les rois, les princes, 
les chefs de tribus, sont les maîtres de leurs su- 
jets dont ils disposent à leur gré. On n'ira donc 
.pas demander le consentement de l'émigrant 
quand on aura obtenu celui du chef. Une fois 
aux colonies, sur vos plantations, le traiterez- 
vous comme un homme libre? Il est permis d'en 
douter, en présence des difficultés innombrables 
que les autorités des colonies anglaises ont à 


FA 


119 2 


chaque instant à surmonter pour faire respecter 
les droits des immigrants; en présence de la ten- 
tative toute récente de la législature de la Trini- 
dad, de faire accepter par la métropole une or- 
donnance tendant à assurer le travail dans la 
colonie, ordonnance conçue en des termes tels 
que lord Grey lui-même crut devoir refuser sa 
sanction, objectant « que le travail qu'on se 
propose d'obtenir par cet acte ne serait pas 
« libre, et que la condition des immigrants ne 
« serait ni plus ni moins qu'un esclavage mi- 
« tigé, et pour un temps limité ‘. » Ainsi vous 
avez acheté un homme, c’est un esclave. Telle a 
été, du reste, l'opinion énergiquement exprimée 
par M. W. Hamilton, devant le sous-comité de 
la société d'agriculture et d'immigration de la 
Trinidad, et par le capitaine Denman, de la ma- 
rine royale, devant le comité d'enquête de la 
chambre des communes, le 5 août 1842. « Je 
« suis d'opinion, dit le premier, qu'excepté les 
« Kroomen, peu de naturels du pays sont entiè- 
« rement libreset indépendants, leur déplacement 
« ne peut donc s'opérer sans qu'on n achete le 
« consentement de leurs chefs; je considérerais 
alors cette mesure comme un acheminement 


À 


Pa 


Ps 


À 


1 The british and foreign antislavery Reporter. vol. 4. N° 46. 
Oct. 1. 1849. 


8 


ns APS 
« vers la traite, car l’émigration ne serait plus un 
acte volontaire de la part des Africains, et 
aucun résultat, quelque désirable qu'il soit, 
«ne peut être justifié, si, pour l'obtenir, on 
« doit faire le sacrifice des sentiments les plus 
« chers à la nature humaine 1. » « Partout ail- 
« leurs, dit le second, pour se procurer des émi- 
« grants, 1l faudrait les acheter, et l'on com- 
« prend dès lors que, quand même on les af- 
« franchirait avant leur embarquement, cette 
« Opération n'offrirait pas moins d'encourage- 
« ments au commerce des esclaves qui se fait 
« dans l'intérieur, que la traite de Cuba et du 
« Brésil. » | 

La difficulté d'obtenir en assez grand nombre 
des émigrants libres, n'avait pas échappé à ceux 
qui poussaient le plus à l'immigration africaine 
pour repeupler leurs plantations, car en 1842, 
la société d'agriculture de la Trinidad proposa 
d'acheter les nègres esclaves de la côte et de leur 
donner la liberté en les emmenant aux colo- 
nies ?. . 

Alors la traite serait avouée, et ses horreurs 
reviendraient épouvanter le sol africain ; car dès 


(4 


Pr 


(c 


PSN 


1 Observations on the present condition of the island of Tri- 
nidad, etc., by W. Burnley, p. 73 et suiv. 
2 [bid., p. 29. 


= 19 2 

que les chefs s'apercevraient que l’on achète leurs 
esclaves, 1ls n'auraient plus d'autre pensée que 
de s’en procurer un plus grand nombre, et d’ali- 
menter ainsi cette nouvelle source de revenus 
que la prétendue philanthropie des planteurs au- 
rait ouverte à leur cupidité. D'un autre côté, 
Pimmigration effectuée de cette manière don- 
nerait lieu à des abus qu'il ne serait pas toujours 
facile de prévenir ou de réprimer. La liberté 
n'est jamais sauve là où les hommes peuvent 
être achetés. Les esclaves ainsi vendus par les 
chefs africains, appartiennent en général à des 
tribus étrangères ; devenus libres, ils aspireraient 
plutôt à retourner au milieu de leurs parents, de 
leurs amis, qu'à s'embarquer pour des pays 
qu'ils connaissent traditionnellement comme le 
siége d'un esclavage bien autrement dur que 
celui auquel ils ont été arrachés. 

Il ne faut pas non plus perdre de vue le mal 
qui résulterait de cet exemple offert par l’Angle- 
terre et la France aux nations qui ont des colo- 
nies à esclaves. Elles ne manqueraient pas de 
sen prévaloir pour exercer, sous prétexte 
d'émigration libre, la traite des noirs sur toute ; 
la côte. Lorsque, dernièrement, le gouverne- 
ment français envoya en Afrique acheter des 
nègres, pour les incorporer comme libres 
dans ses milices coloniales, les abolitionistes 


— 116 — 

s écriérent que la France commettait un acte de 
traite. Le ministère anglais ne put s’empé- 
cher d'adresser au gouvernement des réprésen- 
lations au sujet de cette violation des traités, 
et l'achat des esclaves cessa immédiatement. II 
fut ensuite prouvé que sous le nom de pionniers 
libres un grand nombre de nègres avaient été 
vendus comme engagés même aux colonies fran- 
cases. 

Mais supposons toutes les difficultés levées, et 
les Africains prêts à s'embarquer, faudra-t-il at- 
tendre, pour passer avec eux le contrat d'engage- 
ment, qu'ils soient arrivés aux colonies, qu'ils se 
soient renseignés sur la nature des travaux aux- 
quels ils vont s'appliquer; sur la manière d'y vivre 
afin d'adapter leurs prix aux dépenses qu'ils de- 
vront y faire; ou bien seront-ils liés par des 
contrats immédiatement après qu'ils auront con- 
senti à partir, et avant leur embarquement? 

Dans le premier cas, les émigrants seront trai- 
tés comme ils doivent l'être, c'est-à-dire comme 
des hommes libres: mais sitôt débarqués, ils ne 
manqueront pas de s apercevoir qu'ils n'ont été 
emmenés de l'Afrique que dans le but de provo- 
quer une diminution dans le prix des salaires 
des nègres créoles ; ils comprendront sans peine 
que les planteurs ont besoin de leurs services ; ils 
demanderont donc le salaire qui a cours dans la 


— 117 — 

colonie, si même ils n'en exigent pas un plus 
élevé; de sorte que la position des planteurs sera 
plus difficile qu’elle ne l'était auparavant : il y 
aura crise. Le but des émigrationistes ne sera 
donc pas atteint. En vain essaierait-on d'éviter 
ces difficultés en liant l’immigrant par un contrat 
à temps; la question des salaires ne changerait 
pas. D'ailleurs le conseil de la Jamaïque l'avait 
tenté en avril 1840; mais on découvrit que ce 
n’était qu'un apprentissage déguisé. Aussi lord 
John Russell écrivait-il à ce sujet, le 14 juillet : 
Les hommes ne travailleront jamais avec plai- 
sir et énergie à un prix réduit, en exécution 
des contrats de ce genre, quand ils savent 
« qu'ils peuvent en obtenir un plus élevé en les 
faisant annuler. Ils serviront avec dégoût et de 
mauvaise grâce, et le résultat sera une suite de 
misérables querelles qui finiront par le désap- 
 pointement des planteurs. Etssi, pour échap- 
« per à ces conséquences, on a recours aux lois 
pour faire exécuter les contrats, cette compul- 
sion devra être tellement prompte, puissante, 
décisive, que la servitude sous l'apprentissage 
ne différera que de nom de ce nouvel escla- 

« vage. » 
Dans la seconde hypothèse, c’est-à-dire, lorsque 
l'émigrant sera lié par un contrat avant de quitter 
son pays, l'injustice d’une telle mesure saute aux 


Pa 
a) 


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À 


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À 


À 


À 


À 


te 
yeux. Comment des Européens civilisés peuvent- 
ils croire, de bonne foi, que des Africains igno- 
rants, dont ils ne connaissent pas letlangage, et 
avec lesquels 1ls ne peuvent communiquer.que 
par l'intermédiaire d’un interprète, aient pu vala- 
blement s'engager, par un contrat passé antérieu- 
rement à leur débarquement, à exécuter dans un 
pays lointain, des travaux dont ils n'avaient pas 
la moindre idée, à un prix qu'ils n'étaient pas 
encore à même d'apprécier? Ce système avait 
d’abord été mis en usage à l'égard des travail- 
leurs qui passaient d'une île à une autre; système 
condamné ensuite par le gouvernement métro- 
politain. « Cet usage, comme l’a fort bien remar- 
« qué lord Glenelg dans sa dépêche au gouver- 
« neur, donne lieu à de sérieuses objections, 
« vu l’inexpérience de la masse des noirs sortant 
« depuis peu de la servitude, exposés à la mau- 
« vaise foi desgens tels que ceux auxquels je fais 
« allusion, et qui ont intérêt à les engager par 
« des promesses fallacieuses et peu loyales. » 
Ainsi, quand les planteurs n'ont pas hésité d'a- 
- buser des travailleurs créoles, parlant la même 
langue qu'eux, on peut se faire une idée de ce 
que sera leur conduite envers de pauvres Aîfri- 
cains, simples, ignorants, éloignés de leur pays, 
placés sous l'influence du propriétaire, sans sa- 
voir où s'adresser pour le redressement de leurs 


— 119 — 


griefs. Les abus auxquels cet usage avait donné 
naissance, n'ont pas tardé à être signalés au 
gouvernement, qui a immédiatement ordonné 
l'annulation de tout contrat d'engagement passé 
hors des colonies où les travaux devaient être 
exécutés. Les colonies, forcées de se soumettre à 
cette décision, cherchèrent à faire revivre, sous 
une autre forme, la mesure condamnée. « Le 


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« 
« 


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« 


comité s'empresse d'avouer qu'il avait d'abord 
approuvé l'ordonnance par laquelle les contrats 
de service passés hors de l’île étaient défendus ; 
mais 1l reconnaît aujourd'hui son erreur, et, 
afin d'assurer aux immigrants de l’aisance et 
du bien-être, il insiste fortement sur la néces- 
sité de les valider pour une période de six mois 
au moins, et de douze au plus; car le vice du 
vagabondage serait neutralisé si les engage- 
ments contractés au dehors, .au lieu d’être to- 
talement défendus, étaient limités à un temps, 
plus court et plus raisonnable, sous des con- 
ditions telles — par rapport au temps, à la 
nourriture et aux soins médicaux, — que le 
bien-être et l’aisance des immigrants fussent 
assurés ('). » 

Les despotes n'ont jamais manqué de justifier 


1 Observations on the present state of the island of Tri- 


nidad, p. 20. 


" A 


— 1995 — 


leur conduite par le bonheur dont ils voulaient 
faire jouir ceux qu'ils opprimaient. Ainsi, les 
chrétiens, dans la ferveur de leur zèle religieux, 
brülaient vivants les juifs, les protestants et tous 
ceux qu'ils appelaientdes hérétiques, pour le salut 
de leurs âmes; ainsi les Espagnols chassaient et 
tuaient les indigènes d'Amérique, nouveaux con- 
vertis à la foi chrétienne, afin de les empêcher de 
retomber dans le péché; ainsi la traite a été 
commencée et favorisée, afin d’initier les Africains 
aux douceurs de la religion catholique. Quand 
on a sous les yeux la conduite des agents et des 
employés de l'immigration envers les immigrants 
européens, 1l est bien permis de douter que les 
nègres soient traités avec plus d'humanité |‘). 

Quant au vagabondage qu'il s’agit de réprimer, 
nous n’en disons rien : un nègre est nécessaire- 
ment un vagabond, dès qu'il veut obtenir pour 
son travail Le plus haut salaire possible. Dans les 
États à esclaves de l'Amérique du nord, il est un 
esclave jusqu’à ce qu'il ait prouvé qu’il est un 
homme libre. | 

Mais, après tout, si les Africains sont si fai- 
néants, si enclins au vagabondage, pourquoi 
insistez-vous tant pour les faire quitter leur 


1 Voyez à ce sujet the british and foreign antislavery Re- 
porter. May 18th, and july, 13th 1842, pp. 82, 83, 112. 


— 121 — 

pays, où ils vivent heureux? Pourquoi vous 
charger du soin pénible de leur enseigner votre 
langue, votre industrie, dont ils ne sentent pas 
le besoin? Pourquoi compromettre l'avenir des 
colonies pour leur apprendre à cultiver la terre ? 
Est-ce en vue de leur civilisation propre ? Oh! 
dans ce cas, employez à leur procurer les moyens 
de s'instruire chez eux-mêmes, les sommes énor- 
mes que vous consacrez à leur émigration; vous 
aurez beaucoup plus fait pour leur bien-être, et 
vous aurez, dans un très-court espace de temps, 
recueilli de meilleurs fruits de vos efforts. Mais 
non, ce n'est point là votre but; ce qui vous 
préoccupe, cest moins l'amélioration du sort 
des nègres, que l'accroissement de vos revenus 
au moyen de travailleurs ignorants et à bon 
marché que vous auriez la faculté de traiter à 
merci. 

Lorsque les immigrationistes s’aperçurent que 
leur ruse avait été découverte, ils déclarèrent que: 
l'opinion était que le gouvernement devait lui- 
même « entreprendre l'immigration de Africains. 
« Les planteurs avaient le droit d'attendre de la 
mère-patrie plus qu'une mesquine permission 
« de prendre seulement les nègres qui consenti- 
« raient à sembarquer. » 

L’entendez-vous maintenant ? Ce n’est plus l'é- 
migration libre que demandent les colons anglais ; 


À 


ls 


— 122 — 


ils veulent se procurer des nègres partout où ils 
en pourront trouver, et par tous les moyens pos- 
sibles. Le gouvernement britannique a cédé en 
partie aux importunités des planteurs ; 1l à pris 
en main l'opération qu'il a étendue jusque sur 
la côte de Kroo; mais il n’en a pas été pour cela 
plus heureux ; car les navires envoyés en Afrique, 
à la recherche des travailleurs libres, retournent 
vides aux colonies ; les nègres s’obstinent à rester 
dans leur misérable patrie, et à se méfier des 
bienfaits que leur promettent leurs amis les co- 
lons. 

ILest temps que les gouvernements abandon- 
‘nent toutes ces fluctuations dans l'administration 
et la direction de leurs colonies transatlantiques : 
leurs tâtonnements accroissent les difficultés qui 
naissent assez de la situation même. Cemn'est pas en 
faisant sans cesse des concessions aux exigences 
d'un parti attaché au char de la routine, et mu 
seulement par un sentiment égoiste, qu'ils établi- 
ront dans ces contrées lointaines la sécurité et la 
durée. 51 l'Europe veut sincèrement le bonheur 
de l'Afrique, c'est en Afrique même qu'elle doit 
importer la civilisation, en y fondant des établis- 
sements propres à l'y féconder, et non en forçant, 
par des moyens et dans un but plus ou moins 
avouables, des nègres à quitter leur patrie, leurs 
familles, leurs plus chères affections, pour aller 


— 123 — 


au loin chercher une éducation équivoque et 
douteuse. Des hommes éminents en Angleterre 
avaient vu le mal, avaient mis le doigt sur la 
plaie, et dans un moment de généreuses inspi- 
rations, avec cette fo1 vive qui ne se contente pas 
seulement de paroles, avaient conçu le plan de la 
civilisation de l'Afrique. Ils équipèrent à grands 
frais une flotte qui vogua vers ces contrées. Le 
Niger vit pour la première fois le pavillon de 
l'Européen apporter à ses enfants non l’escla- 
vage et la misère, mais la parole de Dieu, 
les bienfaits du christianisme. L'expédition n'a 
pas réussi. Après des malheurs inattendus, elle 
retourna en Europe, apportant les nouvelles les 
plus satisfaisantes des dispositions des peuplades 
qu'elle avait visitées, à recevoir des blancs la ci- 
vilisation et le bonheur. Le germe qu'elle a dé- 
posé dans ces climats ne sera pas perdu pour 
l'humanité. Les générations à venir qui pren- 
dront en sous œuvre cette grande entreprise, y 
retrouveront les traces de leurs prédécesseurs. 
Quand en Orient même on aperçoit les pas de la 
civilisation française traînée à la suite d’une ar- 
mée envahissante, 1l est bien permis d'espérer 
que le passage de l'expédition pacifique du Niger 
ne sera pas entièrement perdu pour les fils in- 
fortunés de l'Afrique. La civilisation y trouvera 
un jour sa place parmi eux, en supposant toutc- 


— 124 — 
fois qu'elle n'y à jamais passé auparavant : ce 
qui serait contraire aux assertions d'Hérodote 
et de Diodore, confirmées par des voyageurs 
modernes. | | 

Nous reconnaissons que l'Afrique occidentale 
n'offre au voyageur curieux aucune de ces rui- 
nes intéressantes qu'il rencontre à chaque pas 
dans l’est, et qui indiquent qu’une nation policée 
a passé là. Nous admettons même que l’Africain 
sauvage soit aujourd'hui ce qu'il fut jadis : igno- 
rant et barbare. Quel argument tirer de cet état 
contre son intelligence? Quel est le plus erimi- 
nel, de l’Africain sauvage qui vend à l'Européen 
sa femme et ses enfants, pour des grains de collier 
et une bouteille d'eau-de-vie, ou de l'Européen 
civilisé, qui profite de son éducation pour trom- 
per le nègre ignorant, et l'induire à faire ce trafic 
infernal? Mais, après tout, est-ce parce qu'une 
nation n'est pas encore civilisée qu’elle ne doit 
l'être jamais ? Les arts, les sciences, la littérature, 
étaient à Rome dans leur splendeur, lorsque les 
Romains firent la conquête de la Bretagne. Ils en 
trouvèrent les habitants dans la plus profonde 
ignorance, ne reconnaissant pour dieux que des 
pierres grossièrement taillées, autour desquelles 
ils exécutaient leurs rits religieux. Jusqu'au 
xu° siècle, l'Angleterre était le grand marché àes- 
claves pour l'Irlande. Eh bien! les pierres-druidi- 


é — 125 — 

ques sont remplacées par des temples superbes 
où retentissent les hymnes au vrai Dieu ; de: ces 
Bretons grossiers, est sorti un peuple libre et puis- 
sant, dont les mille vaisseaux vont d’un pôle à 
l'autre proclamer l'industrie et le génie. Les Ro- 
mains n ont-ils pas dit de ces Bretons, ce que les 
blancs disent des Africains, qu'ils étaient sans in- 
telligence, d'une race inférieure à la leur , et que 
l'esclavage était un bienfait pour eux? 

Nous ne tenons jamais assez compte des cau- 
ses qui ont retardé ou hâté le progrès d’un peu- 
ple. Renfermés dans le cercle étroit de notre na- 
tionalité, nous la prenons pour le critérium de 
nos jugements. Dès que nous ne trouvons pas 
chez un peuple l'idéal de civilisation que nous 
nous sommes formé, nous concluons que ce peu- 
ple est sans intelligence, qu'il appartient à une 
race inférieure, comme si la civilisation était un 
fait absolu, une de ces plantes qui font instanta- 
nément leur apparition sur la terre. Parce qu'un 
peuple a passé des siècles dans l'ignorance et la 
barbarie, ne nous hâtons pas de conclure qu'il 
est d’une intelligence bornée; car il renferme 
dans sa grossièrelé même le germe d’une civilisa- 
tion forte et vigoureuse; ce germe n'attend pour 
se développer qu’un soleil vivifiant. Les voies de 
Dieu échappent à notre vue étroite et limitée. Des 
forêts épaisses de la Gaule et des plaines muréca- 


— 1926 — | 

geuses de la Bretagne, sont sorties des nations 
grandes et puissantes; le berceau de l'enfant qui 
venait de naître et qui n'avait de force que pour 
pousser des cris inarticulés, renfermait l'homme 
extraordinaire qui devait plus tard étonner le 
monde par son génie ‘. Des étables d’un planteur 
de Saint-Domingue, est sorti le nègre qui devait 
jeter dans le cœur des enfants de l'Afrique la 
première étincelle de liberté et d'indépendance ?. 

On a comparé le développement d’un peuple à 
celui de l'homme qui passe de l'enfance à la viri- 
lité etensuite à la vieillesse. Que cette comparai- 
son soit exacte ou non, peu importe à l'humamité 
qui va toujours progressant. S’est-elle arrêtée 
parce que la Grèce ne produit plus des Homère 
ou des Démosthènes, Rome des Cicéron ou des 
Virgile, parce que des cités florissantes ont dis- 
paru de la face du monde? Si les nations moder- 
nes sont destinées à subir les mêmes vissicitudes, 
c'est qu'elles seront tombées dans les ornières qui 
ont perdu l’ancien monde, qu'elles n'auront pas 
trouvé les vrais principes de vie réelle, principes 
dont la recherche constitue le progrès. Dans l'hu- 
manité rien ne se détruit : tout se modifie. La 
civilisation ne s’est pas éteinte avec les cités de 


1 Napoléon. 
? Toussaint Louverture. 


MOT 

l'antique Grèce. Mais si les chefs-d'œuvre du gé- 
nie dont les villes modernes resplendissent, doi- 
vent un jour être balayés au souffle inexorable des 
temps ; si le voyageur consterné ne doit plus re- 
trouver les traces de notre histoire et de notre 
splendeur passée qu'au milieu des ruines semées 
sur le sol nu, c'est que nous n'aurons eu de force 
que pour remplir une parte de la carrière, que 
devenus sur la route faibles et poussifs, nous au- 
rons fait place à une génération plus forte et plus 
robuste. Aussi apercevons-nous une froide in- 
différence pour les nations arrivées à leur vieil- 
Jesse et qui vont subir leur transformation. On 
agit alors comme si on savait que les efforts pour 
rajeunir ces Corps usés seraient vains, et qu'ils ne 
sont pas dans les conditions d'une plus longue 
existence. À l'exemple des médecins humains et 
prudents, on les laisse mourir paisiblement dans 
le sommeil de leur décrépitude et de leur épuise- 
ment. Mais lorsque nous voyons naître une vive 
et profonde sympathie pour une nation obscure 
et opprimée, lorsque nous entendons chaque 
conseience s’accuser du retard qu'éprouve sa ré- 
génération ; lorsque chacun se considère comme 
appelé à racheter les crimes commis chez ce peu- 
ple par ses frères, oh! nous pouvons affirmer 
que ce peuple pour lequel il se manifeste tant de 
sollicitude, n’a pas encore parcouru l'échelle 


— 198 — 

complète de son développement; que son en- 
fance va avoir son terme, que l'époque de sa vi- 
rilité est arrivée. C'est ce qui a lieu pour l’Afri- 
que : cette anxiété pour tout ce qui concerne cette 
terre infortunée, cet intérêt pour ses enfants, ces 
efforts pour établir avec eux des relations frater- 
nelles, et leur faire oublier les maux que nous 
leur avons fait souffrir ; ne sont-ce pas des signes 
du temps, des avertissements que nous ne devons 
pas négliger ? N'est-ce pas le symptôme de quel- 
que grand changement dans le monde? N'est-ce 
pas la lumière prête à Jaillir de ces régions où 
les ténèbres avaient si longtemps régné; une ère 
nouvelle qui s'ouvre à la famille noire? Ne nous 
faisons pas illusion : il ne s'élève jamais dans les 
cœurs de ces sympathies, de ces craintes, de ces 
terreurs, sans qu'il y ait de grandes causes pour 
les faire naître; sans qu'il y aït au fond quelques 
grands résultats pour les enfants des hommesl!! 


CHAPITRE IX. 


Nous avons analysé les causes qui rendent 
l'immigration africaine aux Antilles préjudicrable 
aux intérêts des créoles de couleur, à ceux des co- 
lonies, et à ceux de l'Afrique elle-même. Nous 
allons examiner la seconde source d’immigrants, 
c'est-à-dire les Etats-Unis d'Amérique. 

[ne faut pas appliquer ces mots emmigration 
américaine aux voyages entrepris aux îles de l’ar- 
chipel par les blancs des Etats-Unis, même avec 
l'intention d'y fonder des établissements dura- 
bles. Il n'est pas probable que ces blancs qui 
trouvent dans leur patrie tant de moyens d'utili- 
ser leur industrie, et où ils trouvent déjà un 

9 


— 130 — 


commencement de bien-être, affrontent, en vue 
d'une fortune douteuse, de nouveaux dangers 
sous une zone brülante, au sein d'une société 
dont ils avaient appris chez eux à mépriser les 
membres, qu'ils se résignent enfin à devenir cul- 
lüivateurs et à travailler aux champs côte à côte 
avec les nègres qu'ils ne considèrent pas comme 
des enfants du même Dieu. Cette émigration, 
serait-elle possible, que nous la combattrions 
avec autant d’ardeur que nous avons combattu 
celle des Africains; car elle aurait pour consé- 
quences d'introduire dans les colonies de nou- 
veaux ferments de discorde, d'y perpétuer les. 
préjugés, et d'y empêcher la fusion que nous rê- 
vons, entre toutes les classes de citoyens; elle 
serait, en un mot, la pierre d'achoppement de 
tous ceux qui tenteraient d'initier la population 
de couleur à la civilisation. Nous ne nous occupe- 
rons donc que de l'immigration aux îles de l’A- 
tlantique des nègres et des mulâtres répandus 
sur la surface du territoire de l'Union. 

Des amis de l'humanité, témoins des souffran- 
ces qu'endurent les fils de l'Afrique aux Etats- 
Unis, avaient cherché un moyen de les y sous- 
traire, et de les mettre à l'abri des vexations et 
des préjugés auxquels ils étaient en butte. Ces 
malheureux eux-mêmes avaient songé à transpor- 
ter leurs pénates dans cette république nègre, 


— 131 — 

qui avait si solennellement conquis sa liberté et 
son indépendance. sur les armes, toujours victo- 
rieuses en Europe, du grand capitaine. Ces pro- 
jets conçus par des âmes ulcérées, éveillèrent 
l'atlention de quelques hommes qui, sous le 
manteau de la religion et de la morale, cachaient 
des projets sinistres. Leur hypocrisie leur fit trou- 
ver des coopérateurs jusque dans les rangs de ces 
philanthropes au dévouement sublime et cons- 
tant, de ces êtres privilégiés, dont. le cœur tou- 
jours pur ne soupçonne pas la perfidie, parce 
qu'il en est fui-même incapable. Vers la fin 
de 1816, se forma une société pour la colonisa- 
tion, sur les côtes Africaines, d'esclaves libérés, 
ou d'hommes de couleur libres qui voudraient s'y 
transporter volontairement. Le but réel de l'asso- 
ciation se manifesta, dès la première séance, aux 
abolitionistes et aux classes infortunées qu'on vou- 
lait expulser du territoire américain; en ÿain son 
président, Henry-Clay, si célèbre par sa haine con- 
treles noirs, déclarait-il le 21 décembre1816«qu'il 
« y avait convenance morale à les rendre (les nè- 
« gres) au paysde leurs ancêtres; car, ajouta-t-il, 

« si au lieu des maux et des souffrances que nous 
« avons fait éprouver aux habitants de l'Afrique, 
« nous pouvons leur transmettre les bienfaits de 
« nos arts, de notre civilisation et de notre rel- , 
« gion, nous nous serons acquittés en partie de 


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| = 109 
«la grande delte morale que nous avons contrac- 
« lée avec ce malheureux continent; » en vain 
Monsieur Caldwell disait-1l, d’un air de componc- 
tion, dans la même séance : «Nos meilleurs c1- 
« toyens et nos plus sages politiques, depuis l’é- 
« tablissement de notre indépendance, ont tou- 
« jours vu avec des sentiments de regret et d’une 


« profonde sollicitude, le sort de cette classe 


= 


« d'hommes, qui est comme un monument de 
« reproche devant les principes sacrés de la li- 
« berté civile qui sont le fondement de nos cons- 
« ütutions ‘. » Un membre de l'association, 
Robert Wright, de Maryland, pressentant la répu- 


> 


gnance des classes de couleur pour cette ‘espèce 


d’expatriation, disait : « Je crains que vous ne 
« soyez séduits par l'espérance qué les gens de 
« couleur abandonneront la terre natale, tou- 
« jours si chère au cœur de l’homme ?; et il 
prophétisait vrai, car dès le mois de septembre 
1818, un mulâtre de New-Yorck écrivait à un de. 
ses amis d'Haiti : « Ces mêmes hommes sont en- 
« tièrement indisposés contre le projet de leur 
« transplantation en Afrique. [ls ont quelques 
« amis sincères dans la société de colonisation, 
«mais le nombre de ces protecteurs est très-in- 


'4 


1 Voyez l’Abeille hat tenne nos 6 et 7. 1818, 2 année, 
2bid. n°7, p. 16. 


E&. 


— 133 — 


« férieur à celui des politiques , qui veulent se 
« Servir des hommes libres pour mieux river les 


_« 


chaînes des esclaves ‘. » Enfin, dans son nu- 


méro du 16 février 1819, l'Abeille haîtienne 


contenait ces lignes, qui dévoilent parfaitement 


le but inhumain des promoteurs de la colonisa- 


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tion : « L'intention manifeste des Américains est 


d'établir sur les côtes d'Afrique une colonie des 
malheureux dont ils ont résolu l’expatriation ; 
et comme l'expérience a prouvé qu'il est tou- 
jours dangereux de confier ses destinées à ses 
oppresseurs, et qu'il est certain que la-craintie 


-et un sordide intérêt sont les premiers mobiles 


de la société de colonisation, les fils originai- 
res de l'Afrique ne consentiront qu'avec répu- 
gnance à une émigralion qui ne peut leur pré- 
sager que de nouvelles vexations. On se flatte 
qu’à force de les traiter durement, on parvien- 
dra à les faire consentir à l'exécution du plan 
qu'on dirige contre eux. C'est ainsi qu'une po- 
litique.antisociale foule aux pieds la justice et 
l'humanité, pour extorquer à la faiblesse un 
acquiescement qui légitime le plus odieux at- 
tentat: Ces procédés iniques ont porté l'esprit 
des hommes de’ couleur libres: au plus haut 
degré d'indignation. L'émigration aura néces- 


1 Voyez l’'Abeille haï£renne, n° 7, p. 414 


— 134 — 
« sairement lieu, puisqu'il ny à nul autre re-. 
« mède au mal, et que ce mal est insupportable 
« pour quiconque n'a pas une âme asservie au 
« préjugé le plus avilissant; mais les descen- 
« dants des Africains, réduits à s’expatrier, fré- 
« miront à l'idée de se voir conduire sur ‘un 
« continent infertile, par les mêmes hommes 
« qui les persécutent depuis si longtemps, qui 
« nourrissent encore contre eux un préjugé 
« atroce, et qui leur feront supporter de nouveau 
« Le joug de l'oppression !. » | 
Telle était, à l'apparition de la société dé CO- 
lonisation, l'opinion de ceux-là mêmes en faveur 
de qui elle semblait être fondée ; et comme son 
but n'avait pas varié, les ‘abolitionistes et les 
hommes de couleur indistinctement avaient con- 
tinué, malgré les démarches actives en Angleterre 
et ailleurs, de.ses agents et de ses fondateurs, à 
n'y voir qu un moyen de tenir les nègres dans la 
servitude, et de les humilier sous le poids de 
nouveaux préjugés. Mais Dieu, qui confond les 
“desseins des pervers, avait, dans sa sagesse, mar- 
qué le temps où cette colonie de parias devait 
commencer son existence politique, et devenir 
en réalité la véritable souree de civilisation pour 
FAfrique. Libéria à été reconnue par la France 


: Abeille haïtienne, n°9 14, p. #. 1819. 


— 135 — 

et l'Angleterre; république libre et indépendante; 
sa mission est désormais tracée : elle n’y faillira 
pas; car elle a compris que « Si l'Afrique doit un 
«-jour-paraître dans la gloire du, christianisme 
« et de:la civilisation, c’est à ses enfants et non 
« à des étrangers qu 1l appartient d'être les ins- 
« tructeurs de la jeunesse et les ministres de la 
region. Aucune-nation ne fera jamais de - 
« grands progrès sans l’aide de ses propres en- 
«-fants 1. » - 

-Les fondateurs, et les agents de la société de co- 
lonisation, en proclamant que leur but était de 
procurer aux hommes de couleur et aux eselaves 
libérés, en les envoyant « dans ce pays qui, dans 
« l’ordre de la Providence, semble avoir été des- 
« tiné à cette. famille particulière du genre hu- 
« main, »les moyens de se: développer dans la 
liberté et l'égalité, n'étaient rien moins que sin- 
cères; car, dans ce cas, ils devaient les diriger 
vers les colonies anglaises, ou quelques autres des 
îles de l'archipel qui manquent de bras, et où ces 
nouveaux travailleurs auraient été accueillis avec 
empressement. Mais non; ils voulaient bien li- 
bérer leurs esclaves, pourvu que la société voulüt 
faire les frais de leur ‘transportation en Afrique. 
Ees motifs de cette préférence étaient faciles à 


vu 


À 


Eu 


i Abeille haïtienne, n°9 16, p. 53, 2° année. 


— 136 — 
saisir. En créant en Afrique une société de mu- 
lâtres et de nègres émancipés, lés Américains se 
débarrassent d’une. partie de cette population 
dont l'accroissement menace l'existence politique 
des Etats-Unis; ils entretiennent chez ceux de 


- cette race qui restent, l’idée de leur infériorité et 


de la nécessité de courber une tête docile sous le 
joug imposé par la race blanche : en un mot, ils 
ne touchent pas aux préjugés : leur orgueil est 
satisfait. Ce n’est pas tout:: les mêmes motifs qui 
_ont empêché le gouvérnement des Etats-Unis 
d'entretenir avec la république d'Haïti des rela- 


tions diplomatiques officielles, sont invoqués con- 


tre toute émigration des classes de couleur dans 
les colonies de l'Atlantique et en Haïti. 

Le congrès craint que des relations officielles 
avec Haïti n’éveillent la fierté des classes de cou- 
leur, ne les rendent plus impatientes du joug des 
préjugés du nord, et n’ébranlent , dans les Etats 
du sud, le pouvoir des maîtres sur leurs esclaves, 
en montrant à tous, non loin de leur pays, une 


communauté de nègres révoliés (comme ils ap 


pellent les Haïtiens), traitant aveceux sur un pied 
d'égalité, et ne leur fassent penser que le succès 
justifie toutes les entreprises. Il est assez remar- 
quable que le gouvernement britannique s’est 
abstenu, pour les mêmes motifs, d'avoir avec la 


république d'Haïti, jusqu'à sa reconnaissance 


De 


— 137 — 
formelle par le roi de France, des. pitt of- 
ficiels. 

Les Américains, — à part laqué enfants per- 
dus de la compression extrême, — n’ont pas tou- 
jours avoué ouyertement la cause de leur répu- 
gnance contre la république d'Haïti; quelques 
écrivains politiques sans vergogne l'ont publiée ; 
mais les autres l'ont enveloppée de raisons spé: 
cieuses qui n’ont plus de poids. Ils ont dit, avant 
la reconnaissance de l'indépendance d'Haïti par 
la France, que s'ils avaient ouvert avec cet Etat 
des relations officielles, 1ls auraient été considé- 
rés comme prêtant leur assistance morale à une 
colonie révoltée sur laquelle la France avait en- 
core des droits, et que cet acte aurait pu rompre 
l'amitié qui existait entre les deux nations. 

Encore ici l'Angleterre s'était trouvée d'accord 
avec les Etats-Unis pour ne pas envoyer des 
agents accrédités en Haïti. Mais qui ne s'aperçoit 
que les raisons invoquées par ces deux puissances 
n'étaient que des faux-fuyants, que la seule vraie 
cause de leur abstention était le préjugé qu'elles 
entretenaient contre la race africaine ? Il y a tou- 


jours des raisons pour opprimer les nègres et 


pour les empêcher d'atteindre l'échelle de la civi- 
lisation. L’Angleterre n’était-elle pas en paix avec 
le Mexique lorsque dernièrement, en dépit des 
protestations philanthropiques des abolitionistes, 


— 138 — 
elle a reconnu formellement le Texas et donné, 
par cet acte, sa sanction à une société de mar- 
chands d'hommes, de trafiquants de chair hu- 
maine, à une société enfin HR à R CI- 
vilisation moderne? | 
Et les Américains eux-mêmes, comment se 
sont-ils rendus indépendants? N'est-ce pas en se 
révoltant? Pourquoi. se sont-ils révoltés? Est-ce 
parce qu'on leur avait dénié les droits. que tout 
homme en naissant tient de Dieu, ou bien ‘parce 
qu'ils étaient forcés de travailler jour et nuit 
pour des maîtres qui jouissaient du fruit dé leurs 
labeurs? Non. Est-ce parce qu'ils se voyaient af- 
racher impunément leurs femmes, leurs filles, 
qu’on envoyait satisfaire la luxure decertains pri- 
vilégiés, ou bien parce que, jouissant du titre 
d'hommes libres, ils étaient physiquement ét in- 
tellectuellement exposés à toutes les tortures ‘de 
l'esclavage? Non; il étaient, dans la plus large ac- 
cepüion du mot, des hommes libres. Pourquéi 
donc les blancs américains, sujets anglais, ont- 
ils pris les armes contre la mère-patrie, et ont- 
ils soutenu cette lutte énergique qui leur ‘a valu 
_ l'indépendance? Uniquement parce que l’Angle-. 
terre, dans de pressants besoins, avait imposé, 
sans avoir consulté les législatures des divers 
Etats, un droit sur le thé, promulgué la loi sur le 
ümbre; ete, Les sujets anglais, en révolte, ont eu 


— 139 — 


l'appui de la France ‘ont trouvé même dans le 
sein du parlement britannique des orateurs puis- 
sants qui ont défendu leurs droits : tous les Etats 
européens ont, à l’envi, brigué l'honneur de faire 
dés traités avec ces insurgés. Et lorsque les nè- 
gres se sont levés, non pour se dispenser de 
payer certaines taxes, mais pour conserver ce qui 
est plus précieux que la vie, ce qui est de droit 
naturel, ce que l'assemblée nationale leur avait 
reconnu, ce que des armées aguerries élaient ve- 
nues pour leur ravir, — la liberté, — les mê- 
mes nations qui étaient si empressées à venir au 
secours des colons anglais de l'Amérique, ont 
abandonné les nègres qui avaient des droits bien 
plus légitimes à l'indépendance. Mais malgré les 
entraves mises àsa marche, Haïtis'est développée : 
elle a pris rang parmi les nations indépendantes. 
Attendons encore : elle atteindra un jour l'apogée 
de la civilisation; alors des communications acti- 
ves s'établiront entre elle et l'Afrique: alors, dans 
les sombres détours de leurs forêts, les Africains 
montreront avec orgueil à leurs enfants la-direc- 
tion de la république fondée par leurs frères ; alors 
Haïti, comme une constellation brillante dans 
le ciel bleu des Antilles, attirera le voyageur 
nègre qui viendra y puiser les arts, la science, 
lawcivilisation : alors Haïti, comme une fille re- 
connaissante, deviendra un des moyens les 


— 140 — 


plus puissants de, régénération pour l'Afrique. 

Depuis la reconnaissance de l'indépendance 
d'Haïti par la France, la position politique dela 
république s’est mieux dessinée. L’Angleterre 
s est exécutée de bonne grâce, et y a immédiate- 
ment envoyé des consuls; les autres’ nations de 
l'Europe ont suivi cet exemple. Les Etats-Unis 
seuls s’obstinent à ne pas reconnaître cette répu- 
blique noire, où ils font cependant un commerce 
étendu. [ls ont aujourd’hui pour ne pas le faire 
trouvé d’autres raisons. Quoi! disent-ils, en sti- 
pulant une indemnité, vous avez confessé que 
vous n'aviez pas droit à l'indépendance que vous 
aviez conquise et dont vous étiez en possession 
depuis 180%; vous avez reconnu les prétentions 
de la France sur votre pays, vous avez en quel- 
que sorte avoué que vous n'étiez que des esclaves 
révoltés. Nous ne saurions avoir avec vous des 
relations politiques officielles, parce que nous 
jetterions dans la population esclave, ou parmi 
les hommes de. couleur de: nos Etats, des idées 
qui, en se développant, seraient pour l'Union 
une cause d'embarras inextricables. En outre, la 
reconnaissance par notre gouvernement de la 
république d'Haïti, pourrait induire nos nègres 
à s’y rendre, et à augmenter la population de ce 
pays, notre politique nous défend de favoriser 
le développement d'aucune communauté nègre. 


Ne En 

« Il ne saurait être de la politique des Etats- 
« Unis, a dit Henri Clay, quand ils considèrent 
« la puissance prédominante de cette île (Haïti), 
«et son voisinage des Etats-Unis, d'y ajouter 
« une nouvelle force ‘. » Voilà donc les motifs 
prédominants de ces prétendus républicains du 
nord, ils craignent d'aider au développement 
d’un Etat nègre dans les mers des Antilles, pour 
ne pas fournireux-mêmes des arguments contre les 
préjugés de couleur ; ils jettent, d’un autre côté, 
un coup d'œil dé convoitise sur les îles de l'A- 
tlantique ; : ils espèrent sen rendre maïtres un 
jour; leurs orateurs au congrès ont laissé percer 
leurs espérances à l'égard d'Haïti, et des citoyens 
privés ont essayé de former, sans l’assentiment 
apparent de leur gouvernement, une expédition 
contre Cuba. Les Etats-Unis apporteraient donc bé- 
névolement de nouvelles entraves à leurs projets, 
et nuiraient à leurs intérêts, s'ils créaient dans 
ces îles des éléments de prospérité. 

De leur côté, les. abolitionistes américains 
combattent l’émigration des classes de couleur 
des Etats-Unis. Ils ne veulent pas seulement, di- 
sent-ils, détruire l'esclavage dans le sud, mais 
encore le préjugé qu’il a laissé après lui dans le 


1 Discours prononcé dans un meeting de la société de colo- 
nisation tenue à Franklin, le 17 décembre 1829. 


— Hs 


nord. En émigrant, les nègres sembleraient fuir 


devant le préjugé, tandis qu'ils doivent l’attaquer 


de front; ce serait servir la cause des maîtres, ce 
serait, en un mot, une concession faite à un état 
de choses qu'ils doivent s’efforcer de détruire: leur 
cause est juste; il faut que le succès final couronne 
à la fin leurs efforts. 3 
Si les colonisationistes ne veulent pas libérer 
leurs esclaves pour les envoyer peupler les îles de 
l'Atlantique, ils ne sauraient empêcher les hommes 
de couleur de s’y rendre, de porter leur industrie 
oùil leur plaît :l'émigration libre sera utile à toutes 


des parties. Elle ne produira aucune des fâcheuses 


‘conséquences que nous ayons signalées en par- 
lant de l’émigration africaine. Les émigrants 
américains entendent le langage des pays qu'ils 
vont habiter, et qui ne sont pas loin du leur; ils 
peuvent se mettre en communication présque 
journalière avec leurs parents, leurs amis restés 
aux Etats-Unis. Les planteurs n'oseront pas agir à 
leur égardcomme ils font à l'égard des Africains, et 
leur présence aux colonies effacera les dernières 
traces des préjugés. Ils ont un moyen facile de se 
soustraire aux vexations que leur font endurer les 
blancs des Etats-Unis; 1ls se placeraient dansiun 


. milieu où ils se développeraient librement. Cer- 
* tains qu'ils habitent un pays où 1ls ne sont expo- 


4 CN « , f 
sés à aucun des misérables préjugés qu'a suggérés 


— 143 — 
l'orgueil colonial , ils sentiraient le besoin de se 


rendre dignes d'occuper dans leur patrie d’ adop- 


tion, la place à laquelle rendent apte la moralité, 
le travail, les talents , l'intelligence. Leurs efforts 
pour y arriver leur paraïitront moins pénibles, 
parce qu'ils sentiront mieux que dans une com- 
munauté libredont ils sont membres, que le mérite 
seul a de la valeur. Par leurs mœurs, leurs habi- 
tudes, qui ne diffèrent pas beaucoup de celles de 
leurs hôtes, ils sembleront n'avoir fait que chan- 
ger de toits. L'industrie et l’activité que les nou- 
veaux venus déploieront dans le but d'acquérir de 
l’aisance ou d'augmenter le pécule qu’ils possé- 
daient déjà, réveilleront à leur tour dans les créo- 
les noirs ou jaunes, l’amour du travail, et une 
émulation nouvelle ; les colonies elles-mêmes ga- 
gneront à Ces immigrations ; Car en même temps 
qu'elles posséderont de nouveaux consomma- 
teurs, destinés à y rester définitivement, elles se 
proeureront des travailleurs actifs et intelligents. 
L'immigration américaine aux Antilles, en sup- 


* . 


posant qu'elle fût à la charge du gouvernement 


ou des colonies, sera moins onéreuse que celle 
des Africains; elle n’exigérait pas comme cette 
dernière un voyage de long cours; elle créerait 
moins de difficultés, par l'avantage qu'auraient 
les parties contractantes de s'entendre sur les ter- 
mes de leurs engagements. Elle a été déjà tentée 


À gt 
| 


— 144 — 


.. avec succès .dans les colonies. Ainsi, après l'é- 
“mancipation générale, les îles de Trinidad , de 
. Démérary et d’Antigue, jetèrent les yeux sur le 


continent de l'Amérique, d'où elles tirèrent des 


_travailleurs : cet essai réussit complétement. En 


effet, sur le simple exposé des avantages que leur 
offraient ces colonies, huit cents individus y pas- 
sèrent. D’autres ne tardèrent pas à les suivre, et 
ils obtinrent plus promptement encore de l'em- 
ploi; « car l'expérience qu'on avait faite de leurs 
« devanciers était tout à leur avantage, et les ha- 
« bitants se sont empressés, à leur arrivée, de 


. « leur offrir de l'occupation ‘: » 


Les immigrants américains seraient les plus 
propres à mettre en pratique, dans les colonies, 
le système de fermage, ou de colonage partiaire , 
encore peu usilé, lequel est destiné à remplacer 
l'ancien mode de culture créé par l'esclavage , et 
entretenu par l’inertie des planteurs. Il suffit, 
pour les induire à quitter les Etats-Unis, cette 
terre de misères et de tribulations pour les fils de 
l'Afrique, d'offrir aux émigrants certains avanta- 
ges, et qu'ils soient assurés de jouir sans entra- 


À « 


Ed 


a Eh Voyez les volumes publiés par ordre du gouvernement 
"français, intitulé : Abolition de l'esclavage dans les colontes 
. “ahglaises, 3%et 4° publications, pp. 377, 379, 146 et 223. Rap- 
+ ports de M. Burnley et de M. Layrle, 








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CHAPITRE X. 


Nous ne dirons rien de l'immigration aux An- 
tilles, des Chinois, des Indiens Coolis, des Madei- 
rans, etc., etc. Qu'est-ce que ces populations fai- 
bles, abâlardies, chétives, épuisées, 1ront faire 
dans des régions où le blanc robuste, le nègre 
agile ne peuvent vivre convenablement qu entou- 
rés de précautions sanitaires qu'on ne néglige 
que trop souvent; où le travail doit être continu, 


et où il faut une activité, une surveillance de cha- 


que instant? Cette immigration, déjà tentée, n’a 
été pour les immigrants qu'une source de misères 
et de déceptions, et pour les colonies, qu'une 


nouvelle cause de dépenses et d'embarras. Les 


LATE 


planteurs qui ont essayé d'utiliser ces travaul- 
leurs, les ont tellement maltraités afin d’en tirer 


un parti avantageux, que les cœurs les plus en- 


durcis s’en sont émus; la presse anglaise, les 
meetings publics, ont retenti de l'abandon auquel 
ces malheureux ont été exposés, et des souffran- 
ces qu'ils ont endurées sur cette terre où ils de- 
vaient trouver l'abondance et le bien-être : ils 
étaient un véritable encombrement pour les 
plantations où ils étaient employés. Il y a donc 
contre cette immigration des objections bien au- 
trement puissantes que celles qu’a soulevées la 
transportation des Africains dans les îles de l’At- 
lantique. | 


CHAPITRE XI. 


# 

Nous allons maintenant nous occuper de la 
dernière source d'immigrants, c'est-à-dire de 
l'Europe. La possibilité d'effectuer avec succès 
une immigration européenne aux Antilles à trou- 
vé, à une certaine époque, bien de l'incrédulité 
et de la répulsion. C'était une opinion ayant iorce. 
de chose jugée que les Européens ne sauraient 
supporter le climat des tropiques, lequel ne con- 
vient, disait-on, qu'à la race nègre. 

Il y a une certaine nonchalance d'esprit qui fait 
que les hommes n'osent jamais remonter à l'ori- 
gine même des choses pour en trouver la raison, 
et qu'ils aiment mieux accepter les erreurs com- 


— Ho 


munes comme vérités prouvées, que de faire sorür 
leur intelligence de sa placidité paresseuse. Ils ne 
songent pas, qu'une fois l'habitude prise d’attri- 
buer à des causes surnaturelles ce que l'on ne 
peut tout d'abord expliquer, il deviendrait diffi- 
cile, pour ne pas dire impossible, de voir dans le 
monde rien de naturel. C’est dans cette prédispo- 
sition de l'esprit qu'ont pris naissance les fables 
mythologiques du monde paien, la foi en la ma- 
gle, aux sorciers, du moyen âge, Gest ainsi que 
les premiers chrétiens, dans leur crédule ferveur, 
reportaient à un pouvoir occulte des faits qui, 
étudiés en dehors de tout préjugé, n'auraient 
point paru sorür du cours ordinaire des choses ; 
c'est ainsi que les vieilles légendes chrétiennes 
sont devenues des vérités historiques, etc. 

On a accumulé, arrangé les faits avec un art 
merveilleux, pour démontrer l'inclémencedes pays 
chauds pour les tempéraments européens. Nous 
ne nions pas ces faits; mais nous contestons les 
conséquences qu on en prétend déduire. Les faits 
sont comme des pierres, lesquelles peuvent aussi 
bien servir à la construction d'un temple et d'un 
palais, qu'à celle d’une prison et d'un tombeau; 
mais de même qu'on ne doit pas plus employer 
le marbre et le porphyre à construire une prison, 
que le moellon à orner l'intérieur d'un palais, 
on ne doit pas faire servir les faits aux petites 


— 150 — 

convenances des préjugés vulgaires ou des inté- 
rêts particuliers. Un individu meurt aux colonies 
sans cause apparente connue, soit par l'ignorance 
ou l’impéritie du médecin, soit faute des soins de 
l'art: aussitôt l'imagination, amie du merveilleux, 
vient donner raison à l'ignorance, en attribuant 
ce fait naturel à une cause mystérieuse et incom- 
préhensible ; et la vérité, entourée de nuages 
d'autant plus épais qu’elle traverse dix-huit cents 
lieues de mers, ne se montre plus aux Européens 
sous son véritable jour, et s’altère en raison di- 
recte de là distance parcourue. 

Parce que des Européens ont trouvé sous le 
ciel des Antilles une mort prématurée, ou, pour 
mieux dire, parce qu'enire l’époque de leur dé- 
barquement aux îles et celle de leur décès, 1l s'est 
comparativement écoulé peu de temps, on s'est 
cru autorisé à mettre sur le compte du climat ce 
qui n’avait été peut-être que l'œuvre de la nature, 
hâtée par les imprudences du patient. La science 
a cependant démoniré que la constitution de 
l’homme est, plus que celle d'aucun autre ani- 
mal, apte à résister aux vicissitudes des tempé- 
ratures les plus diverses : le nègre de l'Afrique 
vit en Europe aussi longtemps que le blane de la 
Russie sous les tropiques. 

S'il fallait en croire nos modernes Calchas, 
pas un Européen ne devrait aller aux Antilles, à 


— 151 — 


moins de vouloir se suicider. Cependant, qu'on 
pénètre dans les antichambres du ministère des 
colonies, on y trouve ces mêmes prophètes de 
malheur sollicitant avec un dévouement surhu- 
main le plus mince emploi dans ce pays où le 
blanc meurt en touchant le sol. 

Non, les climats chauds ne sont pas plus dan- 
gereux pour les Européens que les elimats froids 
pour les fils de l'Afrique, pourvu que chacun se 
conforme au régime approprié au pays nouveau 
qu'il vient habiter. «Des expériences journalières 
« ont établi ce fait que les Européens peuvent 
« arriver à un âge avancé dans les pays chauds, 
« pourvu qu'ils prennent d'abord quelques pré- 
« cautions, et mènent ensuite une vie régu- 
« lière’. » Vainement dira-t-on que s'ils y vivent, 
cest en n'exerçant qu'une profession qui ne les 
expose pas à l'ardeur des rayons du soleil; car 
on trouve en Haïti, et dans les autres Antilles, 
des blancs qui exécutent sans danger ces travaux 
pénibles réservés 11 y a encore peu d'années aux 
nègres seuls. F 

Les fondateurs des colonies n'avaient aucune 
idée de l'influence délétère du climat des tropi- 
ques sur le tempérament des blancs ; 1ls ne sem- 
blent même pas l'avoir jamais éprouvée. Lors- 


1 Medical advice to the tnhabitants of warm climales, elc., 
by Rob. Thomas, of Nevis, Surgeon, p. 1. 1790. 


— 152 — 


qu'après avoir écumé les mers des Antilles, les 
flibustiers commencèrent à mener la vie paisible 
du propriétaire, les Espagnols, d’abord, qui s’é- 
tablirent dans la partie orientale de l’île de Saint- 
Domingue, se mirent à cultiver la terre; et bien 
qu'à cette époque primitive de la colonisation 
les environs de Saint-Domingue ressemblassent 
à une petite Guinée, pour nous servir des expres- 
sions mêmes d'Oviedo, il. n’est pas probable, et 
rien ne prouve que le travail des champs ait 
été exclusivement abandonné aux mains noires. 
Quelque temps après, MM. d’Esnambuc et Du 
Rossey, revenant de leurs voyages de Saint-Chris- 
tophe et des Barbades, obtinrent du cardinal de 
Richelieu, alors grand-maître de la marine, l’au- 
torisation de s'établir dans ces îles. L’ordonnance 
qui leur confère ce droit porte « qu'ils auraient 
« fait de grandes dépenses en équipages et ar- 
« mures de vaisseaux pour la recherche de 
« quelques terres fertiles et en bon chimat, capa- 
« bles d'être possédées et habitées par les Français; » . 
elle exige, en outre, que « ful ne soit recu pour 
« aller à ladite entreprise, qu'il ne s’oblige — 
« de demeurer trois ans avec eux, ou ceux qui 
« auront charge et pouvoir d'eux, pour servir 
« sous leur commandement 1. » Si d’autres or- 


1 Lois et conslitutions des colonies françaises de l'Amérique 
sous le vent, par M. de S.-Méry, t. 1. 


= RE 

donnances sont venues ensuite réglémenter le 
mode de transport des engagés, leur âge, leur 
taille, leur temps de service, ce n’a jamais été en 
vue de l'insalubrité du climat, mais plutôt à 
cause des mauvais traitements auxquels les co- 
_ lons les soumettaient, et dont la connaissance en 
Europe commençait à inspirer aux engagés de la 
répugnance pour les îles. L'ordonnance du 3 
août 1707 constate cette sévérité des maîtres et 
les abus auxquels donnaient lieu les engagements: 
« Les capitaines, dit-elle, transportent aux îles 
« des jeunes gens qui, n'ayant pas la force de 
« supporter les changements d'air et de nourri- 
« ture, m le travail qu'ils doivent faire, meurent, 
« Où deviennent inutiles, ou sont rebutés par : 
« les habitants. » En effet, bien que la canne 
à sucre n'ait été introduite qu'en 1640 à la Bar- 
bade, et qu'elle ait toujours servi au développe- 
ment de la traite et des préjugés de couleur, bien 
qu'en Loi la population blanche: de cette île 
s'élevät, d’ après Ligon, à cinquante mille âmes 
et la noire au double, et qu'il y eût plusieurs 
sucreries en pleine activité, on aurait tort de pen- 
ser que le sort du travailleur blanc, de l’engagé, 
fût plus doux, et que la présence du culti- 
vateur nègre dût alléger sa tâche. « Le lende- 
« main, au son de la cloche, ils sont soumis 
« d'aller travailler à six heures du matin, où 


Pl 


— 154 — 


« ils ont un surveillant sévère qui les commande 
«_et les fait travailler jusqu'à ce que la cloche 
« sonne encore, qui est sur les onze heures qu'ils 
« s’en retournent au logis pour diner. À une 
« heure, ils sont encore aux champs, au son de 
« la cloche, où ils travaillent jusqu'à six heures; 
« et s'il arrive qu'il pleuve et soient mouillés 
€ jusqu'aux os, ils n’ont pas de chemise, et se 
« mettent ainsi au lit toute la nuit ‘.» 

Ces travaux, auxquels les engagés étaient assu- 
jetiis, n'étaient pas exécutés à l'ombre; c'était 
en plein soleil, sous l'œil vigilant d’un surveil- 
lant payé pour être sévère, que le blanc euro- 
péen, nouvellement débarqué à laBarbade, travaul- 
lait aux champs dix heures par jour. Cependant 
il ne paraît pas qu'à cette époque de la première 
colonisation, époque où les planteurs avaient à 
jeter les fondements de leurs établissements, à 
défricher des terres, abattre des forêts, dessécher 
des marais, exécuter des travaux de terrasse- 
ment, où les exhalaisons méphitiques provenant 
de ces travaux pouvaient mettre en péril l'exis- 
tence des blancs qui s'y exposaient, le climat ait 
exercé sur eux une influence bien fâcheuse. Il 
semble, au contraire, que les engagés se livraient 
avec ardeur à la culture de la terre, qu'ils trou- 


(‘) Ligon, Histoire de l'ile des Barbades, trad. de l'anglais, 
in-40, p. 75, 168%. 


= db 


vaient très-lucrative ; car, après l'expiration du 
terme de leur contrat, ils s'adressaient aux gou- 
verneurs ou à la métropole pour obtenir des con- 
cessions qui leur étaient toujours accordées, le 
gouvernement étant très-désireux d'étendre la 
culture des terres coloniales.« Au commencement 
que les 1sles furent habitées, dit Dutertre, cha- 
cun faisait sa place; ceux qui venaient libres 
« avec des hommes, allaient trouver le Gouver- 
neur, qui leur donnait gratuitement une place 
de bois de deux cents pas de large, sur mille 
« pas de hauteur, à défricher. J'ai veu, continue 
« le même auteur, de bons garçons aux isles, 
.qui ne faisaient autre chose que de faire de 
belles habitations, qu'ils vendaient à assez bon 
marché, toutes plantées de vivres et de tabac, 
« aux nouveaux Venus 1. » 

La traite des noirs ne s'était pas encore déve- 
loppée ; le nombre des Africains s’accroissait 1n- 
sensiblement, mais pas assez au gré de l'impa- 
tiente activité du planteur. Celui-ci prenait en- 
core, à contre-cœur sans doute, des engagés , 
parce qu’il y trouvait son compte. Il n'avait à 
payer qu'une faible somme pour les frais du 
transport de ces blancs, lesquels étaient plus que 
remboursés par les trois années de service qu'il 


À 


Len) 
La) 


A 


À 


Ps 


À 


À 


À 


1 Hüst. gen. des Antilles, t. 2, p. 453. 


— 156 — 


en retirait, tandis que les nègres ÿ élaient plus 
rares et se vendaient cher. Aussi peut-on dire 
avec raison qu'il se faisait à cette époque une 
véritable traite des blancs pour les colonies. Les 
capitaines de navires marchands ne se conten- 
aient pas seulement de recevoir à leur bord les 
gens qui passaient volontairement aux îles, mais 
en France comme en Angleterre, ils volaient 
même des fils de famille qu'ils allaient ensuite 
vendre aux planteurs. (sl 
Cependant les colonies se peuplaient ; la traite 

des noirs fixait les regards du capitaliste. La 
prospérité toujours croissante de ces possessions 
d'outre-mer avait ouvert une voie nouvelle au 
commerce; les armateurs trouvaient de l'avan- 
tage à armer en traite et à vendre des nègres 
aux planteurs. Cette criminelle industrie donnait 
de l’activité aux manufactures, au commerce, 
l'État lui-même crut y trouver un nouveau moyen 
de développer sa marine ; il accorda des primes 
à la traite, l’'encouragea : dès lors les nègres af- 
fluèrent aux colonies. Le planteur se dégoûta 
entièrement du travail des engagés. Il aima 
mieux n avoir plus que des noirs, esclaves à per- 
pétuilé, des esclaves que les lois affectaient de 
protéger, 1l est vrai, mais que l'autorité abandon- 
nait réellement à leur arbitraire, plutôt que des 
engagés qui, en définitive, pouvaient encore 


* — 197 — 


faire parvenir leurs plaintes jusqu'à la métropole. 
Ce sont les plaintes, les réclamations des esclaves 
blancs qui ont provoqué toutes ces ordonnances 
relatives à la conduite des planteurs envers eux. 
Les planteurs’n'y obéissaient pas toujours, mais 
ils en étaient importunés. D'un autre côté, l’en- 
tretien du nègre était beaucoup moins dispen- 
dieux que celui de l’engagé. Enfin, le préjugé 
de couleur qui avait suivi le mouvement de la 
traite et le développement des colonies, s'était 
élevé, dans ces pays d'outre-mer, à la hauteur 
d'un principe : la métropole elle-même en fut en- 
suite infectée. Dès lors on ne dut plus, sous 
peine de diminuer l'influence du blanc, offrir 
le spectacle d’un individu de cette caste travail- 
lant à la terre avec un nègre : la culture des 
champs devintl'occupation des seuls esclaves, eten 
1774 furent abrogées les ordonnances, édits, etc., 
qui imposaient aux capitaines de navires mar- 
chands l'obligation de transporter des engagés 
aux colonies. 

D'après ce que nous avons dit, il n'est pas 
difficile de découvrir combien est erronée l'opi- 
nion de M. Maurel, dans un travail qui ne manque 
pas d’un certain mérite‘, que les ordonnances 
concernant les engagés avaient pour but unique 


) 
1 Histoire du travail aux colonies, Revue coloniale, mars 
1847. 


— 158 — 


de donner non des travailleurs aux îles, mais 
des habitants, des maîtres pour l'avenir, et que les 
vrais travailleurs étaient des noirs. Jamais il n’est 
venu à la pensée des ministres intelligents du 
grand roi, de créer, dans les colonies, une aristo- 
cratie recrutée dans la classe des engagés. Il fal- 
lait cultiver le sol : or, la traite ne fourmissant pas 
assez de bras africains, on avait recours aux agri- 
culteurs blancs : toutes les ordonnances, les édits, 
les ordres du roi, ne considéraient ces gens-là que 
comme culüivateurs du sol. Ce fut seulement lors- 
que le nombre des nègres se fut accru démesuré- 
ment aux îles, que l'aristocratie terrienne se fut 
développée, que le préjugé de couleur fut alimenté 
par la traite, que l'armateur eut trouvé plus 
de profits dans ce commerce immonde, ce fut 
seulement alors que les planteurs enrichis, pu- 
rent, par leurs alliances, par les charges qu'ils 
achetèrent en Europe, être assez forts pour don- 
ner aux esprits une fausse direction ; et c'est de 
ce moment aussi que nous voyons se former et 
s’agrandir, entre les deux classes, cette ligne de 
démarcation qui a subsisté jusqu à la révolution. 
Les pauvres engagés, qui souvent, n'ayant pas 
les moyens de se racheter d’un maître trop exi- 
geant, avaient recours à la bourse de leurs amis, 
ne valaient pas mieux que les Africains à côté 
desquels 1ls allaient travailler aux champs, et 


LEE 


— 159 — 


n'étaient guère des aristocrates, même en germe. 
Ce que voulait la métropole, c'étaient des ouvriers 
cultivateurs en assez grand nombre pour défen- 
dre les îles, organisés en milices, contre toute 
invasion en temps de guerre : cette garantie,.elle 
la trouvait dans les Européens qu’elle transpor- 
tait dans ces contrées, et ne pouvait la trouver 
qu’en eux. 

Mais en admettant même que les engagés fus- 
sent destinés à former aux colonies la classe des 
propriétaires, 1l est certain que tout d’abord ils 
s’adonnèrent à la culture de la terre : c’est là tout 
ce que nous voulons constater quant à présent. 
Une ordonnance des administrateurs, datée du 
24 janvier 1714, porte que, pour arrêter le dé- 
sordre et le hbertinage auxquels se livraient les 
matelots déserteurs, les vagabonds et gens sans 
aveu, les habitants les recevraient chez eux comme 
engagés, afin de ne pas entretenir dans la fainéan- 
tise des gens qui pourraient travailler à la culture 
de la terre et augmenter par la suite le nombre des 
colons. 

Ainsi les administrateurs eux-mêmes, résidant 
aux Colônies, ne croyaient pas que le travail des 
champs füt nuisible à la santé des Européens ; 
autrement ils n'auraient pas adopté, à l'égard 
de ces matelots déserteurs et autres, une mesure 
qui aurait eu pour résultat la mort de ceux qu'elle 


— 160 — 

atteignait, et qui, par cela même, éveillant latten- 
tion de la métropole, aurait provoqué le blâme 
de l'autorité supérieure. 

À “Depuis l'émancipation générale, les planteurs 
deséolonies françaises réclament des travailleurs 
européens, tandis que ceux des îles anglaises 
s'efforcent de ürer encore les leurs de l'Afrique. 


Ainsi, pour les planteurs français, le’ travail de 


la terre par les blancs n’est plus ni aussi pémible 
ni aussi dangereux aux Antilles, et pour les An- 
glais ces occupations ont conservé leurs périls. 
D'où vient cette différence dans la manière de 
voir des deux nations, qui semblent pourtant 
placées dans des conditions identiques ? Il est 
facile de se l'expliquer. Le planteur français ré- 
side sur son habitation, 1l l’exploite lui-même, 
il croit qu'une: rigueur excessive a pu seule con- 
traindre au travail ces hommes malheureux pla- 
cés sous la verge de fer de l'esclavage; les lois 
rendues en France venaient à chaque instant s'in- 
terposer entre lui et l'esclave. Le planteur, avant 
la constitution républicaine de 1848, n'était 
point officiellement représenté à la chambre ; 
éloigné de la mère- patrie, il n'avait jamais pu 
faire entendre ses plaintes ou ses réclamations 
que par l'intermédiaire de délégués salariés par 
lui, dont la mission même était devenue suspecte 
en France, et qui rencontraient, de la part des 


— 161 — 

abolitionistes et de l’opinion publique, une op- 
position énergique; ils avaient bien une certaine 
influence dans les bureaux du ministère de la ma- 
rine, mais leurs menées n ‘éhappaient pas W'œil 
vigilant des amis des esclaves, qui les dénon- 
çaient à la publicité. Depuis l'émancipation gé- 
nérale des noirs, le planteur français a eu à souf- 
frir du chômage des travailleurs ; 1l sait que, 
pendant quelque temps, les travaux ont été sus- 
pendus dans les îles anglaises ; 1l s’est aperçu 
de la tendance des nouveaux libres à devenir 
propriétaires; 1l craint d'être à leur merci; il n'i- 
gnore pas qu'en important aux colonies d’autres 
Africains il ne fera qu'ajouter de nouveaux embar- 
ras à ceux dont il est déjà accablé, et rendre sa po- 
sition plus précaire. Lecommerce ne peut, de 
son côté, venir en aide au planteur; il ne voudrait 
plus, comme autrefois, s’aventurer sur les côtes 
d'Afrique pour y chercher, en concurrence avec 
les Anglais, des travailleurs que ceux-ci ont déjà 
tant de peine à trouver. Le gouvernement, qui 
ne trouverait aucun profit à favoriser ce trafic, 
ne lui accorderait aucun encouragement, même 
en faisant des traités avec les princes nègres, qu’il 
faudrait toujours gagner par des sacrifices d’ar- 
gent, sacrifices que les chambres françaises ne 
voteraient jamais. 


Mais le colon francais, en demandant des tra- 
11 


em TOURS 


vailleurs blancs, el la métropole en les fournis- 


sant, comprennent l’un et l’autre aujourd’hui 
qu'il sagit de conserver les colonies à la France, 


et qu'ils n'y arriveront qu’en y jetant des élé- : 


ments puissants d'industrie et de civilisation; 
qu'il faut donner à cette population des Antilles, 
croupissant depuis si longlemps dans l’inaction 
intellectuelle de l'esclavage, des initiateurs à cette 
vie de progrès et d'activité, qui est le caractère 
de la liberté éclairée. Les colons français ont, 
pour la plupart, leur fortune dans les îles ; très- 
peu ont songé à metire leurs économies (en tant 
qu'un colon ait jamais songé à en faire) sousila 
garantie des banques du gouvernement, métro- 
politain. La vie de grands seigneurs et de mai- 
tres dans les colonieswconvenait à leur vanité, 
ils ne l'auraient pas changée contre les plaisirs 
que leur offraient les grandes villes d'Europe. 
Être forcés de retourner en Europe équivalait, 
pour eux, à l'exil; témoin ces grands planteurs 
de Saint-Domingue que la révolution jeta sur la 
terre de France, où ils ont traîné leur misère et 
leur désespoir, regrettant à leur lit de mort ce 
beau ciel des tropiques qu'ils étaient condam- 
nés à ne plus revoir. Le planteur français trouve 
done que la partie africaine de la population 
est assez considérable, et ne veut pas, en l'aug- 
mentant, se trouver dans la nécessité de mor- 


= 408 

celer ses propriétés en faveur de ces nouveaux 
acheteurs ; il veut enfin, sous le régime de la 
hberté, rester encore grand planteur. 

Telle n’est pas la position des planteurs an- 
glais. Peu d’entre eux résident aux colonies. Ils 
confient leurs propriétés aux soins de géreurs et 
d’attorneys, gens durs et rapaces, et restent à Lon- 
dres, à Manchester, à Liverpool, où ils jouissent 
des revenus qu'ils reçoivent de leurs plantations. 
Les géreurs, les attorneys, chargés souvent de 
l'administration de plusieurs habitations, pres- 
suraient l’esclave et lui faisaient rendre tout le 
travail qu'il était humainement possible d'en ex- 
traire dans une période de temps donnée, parce 
que, pressés de s'enrichir, ils n’aspiraient qu’à 
quitter un jour cette terre deépassage pour aller dans 
la mère-patrie, à l'imitation des propriétaires, 
se reposer, se recueillir, se préparer à mourir 
au sein de leur famille. Ces gens-là calculaient, 
avec une précision digne d'un comptable an- 
glais, la durée da plus longue que pût avoir la 
vie d'un homme soumis aux travaux les plus 
pénibles et les plus assidus. Aussi, après dix 
ans de ce régime, l’esclave anglais mourait ou 
devenait complétement inutile ; mais 1l avait 
centuplé pour son maïtre son prix d'achat. Le 
géreur le revendait à d'autres petits propriétaires 
pour être portier, tirer les bacs, etc., et il en 


— 164 — 


rachetait d’autres tout frais, auxquels il appli- 
quait derechef le’ même système : le planteur 
absent ne $ “enquérait pas du mode de produc- 
tion; ce qui l'intéressait c'étaient les produits, 
et le meilleur géreur était celui qui en envoyait 
le plus. 

Aujourd'hui les grands planteurs anglais sont 
moins que jamais disposés à aller résider sur 
leurs habitations des colonies. Dans la métro- 
pole, ils vivent de la vie intellectuelle, qu'ils ne 
trouvent qu'avec peine aux Îles ; ils sont la plu- 
part membres de la chambre des communes où 
des lords, appartiennent aux clubs les plus aris- 
tocratiques, se mêlent aux corporations les plus 
influentes ; leurs voix s’y font entendre ; ils ont 
de grands capitaux engagés dans le commerce; 
de sorte qu’en dépit de l'opposition ferme des 
abolitionistes, et des intentions par fois libérales 
du gouvernement, ils réussissent toujours à rattra- 
per quelques lambeaux de leur influence, à faire 
maintenir les réglements des législatures colo- 
niales relatifs au travail des émancipés, à arra- 
cher aux ministres quelques-unes de ces disposi- 
tions qui tendent à fournir-aux colonies du tra- 
vail à bon marché au détriment de la liberté. 
C'est ainsi qu'ils ont réussi à obtenir du gouver- 
nement, en dépit de la résistance des philan- 
thropes et de la répugnance du ministère, qu'il 





— 165 — 


recommencçät la traite sur les côtes d'Afrique, 
sous le nom d'émigration libre, afin de fournir 
à leur avidité des travailleurs dont ils pussent 
disposer à volonté ; c'est aïnsi qu'ils ont fait 
rendre, par les législatures complaisantes de cer- 
taines îles, des: réglements attentatoires à la li- 
berté des Africains qui venaient travailler sous 
la foi des contrats. La répugnance du planteur 
anglais pour le cultivateur européen est facile à 
expliquer : les mauvais traitements qu'il ferait 
endurer aux nouveaux venus pourraient s’ébrui- 
ter, traverser l'Atlantique, et aller frapper, en Eu- 
rope, les oreilles des citoyens anglais, si fiers de 
leur liberté et de leurs droits; il ne pourrait 
pas forcer au travail l’émigrant blanc comme il 
le fait pour l’Africain; le, cultivateur européen, 
comprenant la langue de son patron, serait tou- 
jours prêt à protester contre toute espèce d'op- 
pression, tandis que pour le pauvre nègre, jeté. 
au milieu d’une société dont il ne connaît ni les 
usages, n1 le langage, on aura le temps de le 
plier aux travaux de la production exagérée, 
avant qu’il ait lui-même celui de connaitre l'é- 
tendue des droits que lui confèrent les lois an- 
glaises. | | 

Mais en agissant ainsi, le planteur anglais, dans 
un but d'intérêt pécuniaire actuel, engage l’ave- 
nir des colonies, et y prépare des catastrophes 


— 166 — 


terribles à la suite desquelles ces possessions se 
soustrairont à la domination de la métropole. 
Ce n’est donc pas seulement à cause du mauvais 
traitement qu'endure aux colonies la race nègre 
amenée d'Afrique, que les philanthropes doivent 
s'opposer à l'immigration africaine, mais plutôt 
en vue de la civilisation et du développement 
intellectuel de ces contrées ; car les destinées de 
cette race d'hommes se préparent par les mains 
mêmes de ceux qui songent encore à arrêter son 
essor. Un grand problème reste à résoudre dans 
les mers des Antilles ; les fils de l'Afrique sont 
peut-être désignés par la main de Dieu pour 
accomplir de grandes choses. Il faut qu'ils sa- 
chent attendre, qu'ils travaillent afin d’être prêts 
pour le jour où appel serait fait à leur génie. 
Ce qui se passe en ce moment de l’autre côté 
de l'Atlantique ne saurait ébranler notre foi. 
Le monde est en travail ; les descendants des 
anciens esclaves trouveront un jour l'homme 
nouveau à la voix duquel ils se rallieront : 
les temps approchent ; la cité nouvelle va se 
rebâtir. 

Ainsi, aujourd'hui,leplanteur français demande 
à l'Europe des cultivateurs. Est-ce que depuis 
deux ans le climat des Antilles serait devenu plus 
salubre? Non; mais les circonstances sont chan- 
gées, et avec elles les théories, les systèmes | 


— 167 — 

L'esclavage ayant fait place à la liberté, il n'y & 
plus de raison d'empêcher le contact du blanc 
et:du noir dans les champs , l'aristocratie colo- 
niale a perdu sa base, les colonies sont rentrées 
dans le droit commun. | 

Si, dans les- premiers temps de la colonisation 
de l'Amérique, si, de nos jours même, la mort a 
fait de grands ravages dans les rangs des émi- 
grants, c'est moins au climat qu'il faut attribuer 
_ces désastres qu'à la mauvaise administration des 
affaires de ces pays, aux besoins, aux privations, 
aux souffrances endurés par les pionniers dela 
colonisation, enfin aux chagrins causés par la 
solitude, par l'éloignement de leurs parents et de 
leurs amis, sur une terre encore peu connue. . 

Lorsque M. d'Esnambuc débarqua à Saint- 
Christophe, il y rencontra, dit Dutertre, « plu- 
sieurs Français réfugiés en divers temps et 
« par différentes occasions, qui vivaient en 
« bonne intelligence avec les sauvages, se nour- 
« rissant de vivres qu'ils leur fournissaient fort 
libéralement :. » Il chargea de tabac ses na- 
vires et revint en France, où 1l obtint du car- 
dinal de Richelieu la permission de fonder une 
colonie dans les Antilles. Une compagnie se forma 
et repartit avec soixante-dix hommes pour Saint- 


À 


À 


i Histoëre génerale des Antilles de l'Amérique, t, 4, pp. 238, 


— 168 — 

Christophe ; mais, par suite de la mauvaise ad- 
minisiration des fonds avancés par la compagnie, 
les hommes eurent tellement à souffrir en mer, 
que, de ces-soixante-dix individus, il n'en ré- 
chappa que seize, qui furent débarqués à Saint- 
Christophe, au grand désespoir de ceux que d'Es- 

nambuc y avait laissés, et qui, au lieu de renforts 
qu'ils attendaient, virent arriver des moribonds. 
Les Anglais établis de l’autre côté de l’île, n'é- 
prouvaient pas les mêmes désastres, parce qu ils 
avaient soin de pourvoir les émigrants de tout 
cesqu'il leur fallait pour leur subsistance et leur 
commodité pendant la traversée; ceux-e1 donc 
arrivaient à destination forts et robustes, tan- 
dis que les Français débarquaient malades, 
fatigués du voyage, et on les obligeait dans 
cet état d'aller immédiatement travailler aux 
champs. « Il est très-constant, continue le père 
« Dutertre, que la Lézine honteuse des capitaines 
« des navires, et mesme des seigneurs de la 
« compagnie, où au moins de leurs commis, a 
« fait plus mourir de monde à Saint-Christophe 
« dans ces commencemens, qu'il n’y en à main- 
« tenant dans les isles ‘. » Tel a été le résultat 
du système suivi par les deux nations, que, tandis 
que la colonie française périclitait, la colonie des 


Pas 


t Histoire générale des Antilles de l'Amérique, t. 1, pp. 20. 


. 16 
Anglais florissait; 1ls envoyaient déjà Le trop plein 
de leur établissement former à Nevis une nouvelle 
colonie, et ils se plaignaient d’être empêchés, par 
une poignée de malades et de moribonds, de 
s'étendre davantage sur le sol de Saint-Chris- 
tophe. | | 
Tandis que M. d'Esnambue sollicitait en France 
des secours de la compagnie, la petite colonie 
française de Saint-Christophe reçut un renfort 
inespéré d'un navire arrivé de Zélande. « Ils 
« reprirent courage, dit Dutertre, et se remirent 
« à défricher la terre, à planter des vivres, à cult- 
« ver quantité de petun et à bâtir des cases ‘. » 
Ces travaux furent pourtant exécutés dans des 
circonstances où ils sont toujours dangereux. 
La fondation des nouveaux établissements a causé 
la mort de presque tous ceux qui l'entrepre- 
naient, quel que fût le climat sous lequel les 
travaux s’exécutaient. Que d'hommes ont péri 
dans les grands travaux exécutés à Versailles 
pour préparer le jardin du palais du grand roi, 
à Maintenon pour l’aqueduc, etc. ! Que de dé- 
sastres ont suivi les premiers essais de colo- 
nisation de cette partie. de l'Amérique connue 
aujourd'hui sous le nom de l’État de Virginie! 
Faut-il s'étonner que sous le ciel brülant des 


1 Histoire générale des Antilles de l'Amérique, t. 1, p. 23. 


— 170 —- 
tropiques, des Européens affamés, fatigués, ma- 
lades, s'ils se livrent immédiatement au défriche- 
ment des terres, tombent victimes de leur 1m- 
prudence : ? 


1 Voyez Ch. Comte, Traité de la propriété, vol. 1, ch. 11. 


C4 


CHAPITRE XIL. 


L'opinion que le climat des tropiques est 
fatal à la constitution des Européens est toute 
nouvelle; elle est d’ailleurs contredite par les 
faits. « Plus on approfondit cet intéressant su- 
« jet, dit Colquhoun, plus on reconnaît l’im- 
« portance des conclusions à tirer de la connais- 
sance exacte des faits. Des mesures. promp- 
tes et judicieuses, bien conçues et exécutées 
avec prudence, peuvent conserver ces pré- 
cieuses colonies à la mère-patrie, à laquelle 
il serait difficile, sinon impossible, plus tard, 
de porter remède. Lorsque la Barbade et Saint- 
Christophe furent établis pour la première 


n = * Ps 
= À D = ES ES 


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— 172 — 
fois, la culture du sol fut confiée entièrement 
aux émigrants d'Angleterre, qui. devinrent ri- 
ches et florissants avant d'employer des nègres. 
S'ils avaient persévéré dans cet état, leurs habi- 


tations auraient été plus nombreuses, et se fus- 


sent ornées de tous les accessoires, indiquant 
l’aisance et le contentement, ce qui ne peut 
avoir lieu dans le système actuel. À ceux qui 
veulent travailler à la sueur de leur front dans 
ce pays-ci, pour une subsistance mesquine, 
la moitié du travail corporel dans le climat 
des tropiques produirait la plus grande abcn- 
dance, avec la certitude d’un surcroît de pro- 
duits en raison de l’industrie qu'ils auraient 
déployée. Tel était l’état des premiers coloni- 


‘sateurs de la Barbade, alors que, par sa seule 
industrie, une population de dix mille âmes y 


trouva des moyens d'existence. Dans un mo- 
ment de funeste inspiration, la population 
nègre fut introduite, et à dater de cette époque 
les habitants blancs cessèrent de travailler ‘. » 


L'habitude de ne voir employés aux champs 
que des individus de race nègre, fit considérer 
celte occupation comme devant être exclusive- 
ment son partage. La culture de la terre devint 


1 Colquhoun's treatise on the wealth, power, etc., of Great 


Britain, in-%o, 1815, p. 379. 


— 173 — 
dès lors une industrie sérvile et honteuse ; et SE, 
après l'arrêt du conseil d'État du 10 septembre 
1774, il continua à passer des blancs aux co- 
lonies, ce ne fut plus comme cultivateurs; c’é- 
taient des géreurs, des commandeurs, des surveil- 
lants, etc. ; c'étaient souvent des gens de mau- 
vais aloi, qui abandonnaient leur patrie pour 
des motifs qu'ils n'avouaient pas volontiers. 
Ceux-là n'étant point, comme les engagés, sou- 
mis à la police des maîtres, se livrèrent à toutes 
les exagérations des plaisirs dont ils avaient été 
sevrés dans la métropole ou pendant la traversée. 
D'autres, anciens domestiques, engagés, qui 
avaient pu, à force de travail et de parcimonies, 
atteindre au rang de petits propriétaires, vou- 
lurent à leur tour, à l'exemple de leurs anciens 
patrons, goûter des plaisirs qui coûtent si peu 
dans ces pays. Ils s’y précipitèrent tous avec 
fureur et tombèrent victimes de leur folle intem- 
pérance. On nosa pas avouer en Europe les 
véritables causes de ces mortalités. « Des. espé- 
« rances frustrées, l'abandon, l'inquiétude pour 
« l'avenir, et la débauche ou même les irrégu- 
_« larités du régime diététique, faisaient bien 
« plus de victimes que le climat '. » D'un autre 


1 PAGE, Trailé d'économie polit. el de comm. des colonies, 
2e part., p. 162. 


— 174 — 


côté, des médecins ignorants rejetaient sur le 
climat des désastres qu'ils avaient hâtés par leur 
impéritie, et les parents, les amis des victimes, ne 
sachant rien des colonies, acceptaient volontiers, 
en les exagérant, les rumeurs qui en arrivaient : 
telles sont les causes qui ont créé cette opinion 
que les Antilles sont funestes aux Européens. 
Pourquoi, après tout, le climat des tropiques 
conviendrait-il mieux aux nègres qu'aux blanes ? 
Est-ce parce que le soleil y estiaussi ardent 
qu'en Afrique? « Mais, dit le docteur Chisolm, 
€ la chaleur seule du soleil, à moins qu'on 
« n'y soit exposé dans des cas particuliers, n'a 
« jamais été une cause de maladie ‘. » Est-ce à 
cause de la couleur et du tempérament des Afri- 
cains? Mais les colonisateurs de la Barbade et 
de Saint-Christophe étaient des blanes d'Europe. 
Le climat, dans son acception la plus large, ne 
comprend pas seulement le plus ou moins d’élé- 
vation de la température d’un pays, maïs aussi 
la manière de se vêétir, la nourriture, les exer- 
cices auxquels on se livre, même les maladies 
auxquelles on est sujet. Si, ne-tenant aucun 
compte de ces considérations, on veut conser- 
ver sous un climat étranger les habitudes qu'on 


‘ A manual of the climate and diseases of tropical cli- 
males, elc., 1822, p. 6. 


— 175 — 


avait dans son pays natal, on s'expose à des 
dangers et souvent à la mort. « Rien n’est plus 
«tinconséquent, dit le capitaine Williamson, que 
« le dédain qu’affectent cèux qui arrivent pour 
« la première fois dans.les Indes, pour ce qu'ils 
« appellent, avec un air de mépris, le luxe et 
« la mollesse. Ainsi on en voit qui se promènent 
« sans chattahs (parasols) durant les plus fortes 
«-chaleurs. Ils rejettent, avec affectation, un 
« aide, croyant donner par là une preuve de la 
« grande confiance qu'ils placent dans la vigueur 
« de leur tempérament. Cette ostentation dure 
« rarement plus de quelques jours: après quoi 
« nous sommes appelés à assister aux funérail- 
«les de ces victimes de trop de confiance *. » 
C'est là, sans doute, un cas extrème; mais 1l 
nous apprend avec combien de prudence on doit 
se conduire quand on passe d'un climat à un 
autre. Les maladies auront beaucoup perdu de 
leur gravité, si on observe en pays étranger les 
précautions que les naturels eux-mêmes ne dé- \ 
daignent pas. Ne nous hâtons jamais de traiter 
de préjugés ou d'usages ridicules les habitudes | 
d'un pays, parce qu'elles heurtent les nôtres ; 
car ces usages, ces habitudes ont leur raison 
d’être dans la nature : le temps et l'expérience 


East India, vade mecum, 1. 2, p. 11, 


— 176 — 
les ont confirmés. Si donc la défini tess que 
nous venons de donner du climat est exacte, 
‘elle s’applique évidemment aux nègres aussi bien 
- qu'aux blancs, puisque les uns et les autres sont 
tenus de changer aux Antilles leur manière d'être, 


sous peine d'être exposés à des maladies graves 


et à la plus prompte mort. Mais si le tempérament 
des nègres.est plus adéquat au climat des tropi- 
ques, ah! dites-moi où sont passés ces millions 
de nos frères noirs amenés des rives africaines 
aux îles de l'Amérique! Dites-moi ce que sont 
devenus les enfants de ce pays infortuné que 
l'Afrique, comme une autre Rachel, pleure sans 
pouvoir être consolée, parce qu'ils ne sont plus ? 
Ils sont partis pour cet autre monde où leur 
croyance leur a fait espérer qu'ils retrouveraient 
leurs parents, leurs amis, leurs frères ; pour ce 
monde où il n’y a ni blane, ni nègre, ni maître, 
ni esclave [‘). Est-ce là ce qu'on entend par la 
congénialité du climat des Antilles au tempéra- 


1 D’après M. Moreau de Jonnès, de 1680 à 1780, l'importa- 
tion aux Antilles anglaises monta, en l’espace. d’un siècle, à 
2,130,000 nègres; la Jamaïque seule en reçut de 1680 à 1786, 
610,000, et cependant en 1832 la population totale des colonies 
anglaises, ne s’éleva qu’à 660,478; tant blancs qu’affranchis 
et esclaves, la Jamaïque ne comptant alors que pour 386,000 


babitants. Recherches statistiques sur l'esclavage colonial, pp. 
11, 43. 1842. : 





PER" CORP TEL 7 0e 


= MNT — | 
ment nègre ? Le noir d'Afrique meurt aux colo- 
nies aussi bien de maladie, d’exeès de travail, de 
misère, que le blanc d'Europe d’intempérance et 
de vices. Des causes différentes en apparence 
conduisent aux mêmes résultats. 

Nous avons prouvé, par l'histoire de notre pre- 
mière colonisation des Antilles, que le blanc vit 
sous les tropiques, non-seulement comme arti- 
san, domestique, elc., mais aussi comme cul- 
tivateur. « Quand ces pauvres gens (les engagés), 
« dit Dutertre, avaient achevé leurs trois ans, ils 
« se mettaient deux ou trois «ensemble, abat- 


« taient du bois, et faisaient une habitation, sur 


« laquelle ils bâtissaient une case et faisaient des 
« marchandises ‘. » Des Polonais, tristes restes 
de l’expédition de Leclerc à Saint- Domingue, 
vivent encore en Haïti, en y travaillant à la terre; 
beaucoup d'entre eux sont parvenus à une ex- 
trême vieillesse. Les principales productions de 
l'île de Porto-Rico ont été cultivées pendant long- 
temps par des blancs, descendants des premiers 
fondateurs de la colonie. « Il n’y a rien, dit un 
« auteur, dans le climat de Porto-Rico, qui le 
« distingue des îles voisines. Il n’est donc pas 
« absurde d'espérer que l'abolition définitive et 


1 Duterire. Histoire générale des Antilles habitées par tes 
Français, 1. 2, p. 453. 
12 


* 


— 178 — 


« générale de l'esclavagé, combinée avec une 


« tendance croissante à l'émigration dans les 
« autres pays de l'Europe, trop peuplés de tra- 
« vailleurs, puisse amener des changements, 
« dont nous ne saurions encore nous former au- 


« cune 1dée claire, dans le système général de 


A 


« l'agriculture des tropiques *. » Enfin, dans la 
discussion soulevée au sein de la société royale 
et patriotique d'agriculture de la Havane, il est 
ressort que la totalité des travaux agricoles peut 
être effectuée avec avantage par des blanes, et 
D. Turnbull a vu à la Barbade des Européens 
occupés à creuser des trous de cannes, ce qui 
est, dans les Anülles, considéré comme la tâche 
la plus pénible. | 
M. John Innes,; qui a visité les colomes en 
1834, y a vu un matelot qui travaillait avec 
beaucoup de succès pendant les plus fortes cha- 
leurs du jour. À son retour en Angleterre, 1l 
voulut savoir ce qu'était devenu cet individu; ii 
s’adressa à cet effet au planteur, qui lui répondit: 
« Quant aux renseignements que vous me de- 
« mandez, je puis vous dire que le blanc que 
« vous avez vu travailler. en compagnie avec un 
« certain nombre de nègres [à entasser des en- 


1 Turnbull’s travels in the West. Lond, 1840, pp. 259,-969, 
559, 560. À 


— 179 — 

« grais) na pas abandonné ses travaux jusqu'à 
« ce moment, il recoit deux piastres par se- 
« maine ; il paie deux tiers de piastre par se- 
« maine pour sa pension fournie par le gérant, 
« qui donne sur son compte les meilleures notes, 
«et qui me fait savoir qu'il se livre à tous les 
« travaux et s'occupe depuis le matin jusqu’au 
« soir. Maintenant il laboure et conduit la char- 
«rue’.» «Dans les campagnes de Villa-Clara , 
« dit M.R. deBeauvyallon, j'ai vu partout sur mon 
_« passage le blanc travailler à la terre, entre 
« l’homme de couleur et le noir”. » 

Je ne suis pas de ceux qui pensent que, 
parce que les blanes ont jusqu'ici opprimé les 
noirs, on ne doive pas essayer de réconcilier les 
deux races. Je n’admets pas qu’elles doivent à 
jamais rester séparées et vivre dans un état d’hos- 
tilité permanente, parce qu'à certaines époques 
l’une a fait sentir à l’autre le poids de sa tyran- 
nie, parce que, dans des temps d'erreurs fatales, 
l'une était composée de maitres, l’autre d’escla- 
ves. Notre devoir à nous, enfants d'un siècle de 
lumières et de civilisation, à nous qui ne rêvons 
que le‘bien-être des colonies et le bonheur de 
tous ceux qui les habitent, notre devoir est de 


1 Létter to sir Glenclg, by John Innes, 29 ed, 1835: . 
? R. de Beauvallon, Viîle de Cuba,.t. 1, p. 291. 


LE 


= 180 = 
détruire 1es sentiments de vengeance que le sou- 
venir des injures passées a soulevés dans le cœur 


des ci-devant esclaves, ainsi que les préjugés de 


couleur que la morgue coloniale et une société 
vicieuse avaient créés dans l'âme dés blancs. 
Notre devoir est d'amener, entre les habitants de 
ces pays, une fusion telle que toute distinction, 
autre que celle qui résulte du mérite pérsonnel, 
disparaisse. Cette œuvre est celle du temps et des 
bonnes institutions que le gouvernement de la 
métropole fondera dans {es îles : ne nous décou- 


\ 


rageons donc pas, l'avenir est à la cause que 


nous plaidons. Le nègre ne vaut pas moins que 
le blanc, le blanc n’est pas plus méchant quelle 
naturel de l'Afrique. L'intérêt privé a rendue 
blanc dur, inju$te, cruel envers le nègre ; la 
misère, l'oppression. l'esclavage ont rendu lenègre 
légal de la brute, et lui en ont donné quelquefois 
là rage; mais les temps sont changés, l'unet 
l'autre sentent aujourd’hui le besoin de redevenir 
hommes, de s'unir. Quel bien à produit à Libéria 
l'exclusion des blancs? Décréter, comme l’a fait ce 
jeune État, que le blanc ne sera pas admis à sy 
domicilier, n'est-ce pas décréter que la civilisation 


ne dépassera pas le rivage de la mer ? n'est-ce 


pas vouloir opposer au progrès des lumières du 
siècle le cordon sanitaire de l’égoismé et de l'i- 
gnorance? On s'étonne de trouver encore auvxix* 


— 181 — | 

siècle des hommes qui approuvent ce système, el 
qui pourtant se disent chrétiens tamis de l'Afri- 
que. Loin de nous de sinistres augures; mais 
malheur à-ceux qui veulent toujours de la sépa- 
ration, qui persistent à rester dans l'état d'hos- 
lité où 1ls sont.envers une autre partie de la 
population coloniale ;, malheur à ceux qui ne 
veulent rien oublier, à ceux qui ne veulent rien 
apprendre ! Ils pleureront plus tard des larmes 
de sang sur leur obsüination et leur  aveugle- 
ment | | 

Les eris contre le et des tropiques ont ef- 
frayé les Européens qui avaient voulu aller se 
fixer aux-iles; qu'on. s'étonne après cela que 
ces. pays soient restés stationnaires, et n'aient 
fait,aucun pas vers la civilisation. Aujourd'hui, 
dégagée des intérêts personnels et pécuniaires qui 
la-rendaient,si obscure, la question se présente 
dans toute sa simplicité. Les colons eux-mêmes 
demandent des travailleurs européens : 1ls ont 
raison. Une immigration libre et bien conduite 
d'Européens ne peut offrir que des avantages à 
toutes les parties. Aux. Européensz parce qu’elle 
leur procurera une aisance que leur refuse [a 
concurrence qu’ils rencontrent à chaque. pas 
dans leur pays. natal ; aux, colonies, parce qu ’el- 
les,receyront. de nouveaux travailleurs qui de- 
viendront en même temps des consommateurs ; 


= 1 = 

la métropole y gagnera, parce qu'il y aura de 
nouveaux et plus nombreux débouchés offerts à 
ses produits. Les Européens y introduiront en 
outre leurs habitudes d'industrie, qui, adoptées 
par les laboureurs créoles, créeront cette classe 
de cultivateurs, une des gloires et des richesses 
de l'Angleterre. Les noirs adopteront une portion 
de l’industrie et de l’activité des Européens, et les 
colonies profiteront de celte émulation. Le goût 
du confortable s’introduira avec le travail régu- 
lier: voilà où doivent tendre nos vues et nos 
ellorts. L’esclavage n'existe plus dans quelques 
colonies de l'Atlantique; les efforts des philan- 
throphes n'ont pas été sans succès. Mais, après 
avoir rendu des hommes à la liberté, nous n'a- 
vons fait qu'une partie de notre tâche; nous 
devons leur apprendre à user de celte liberté ; 
nous devons les initier à la civilisation, au tra- 
vail régulier, à la religion, sans Rebiess il n'y 
a pas d'institulions solides. Bi 

De tout ce que nous avons exposé plis haut, 
on aurait tort de conclure que la civilisation des 
nègres ne puisse s'effectuer que par les blancs. 
Nous n’avons, dans cette discussion , nullement 
considéré la couleur des parties. Il suffit que 
nous ayons reconnu que l’une est, quant à pré- 
sent, plus avancée en civilisation, plus instruite, 
pour qu'elle départisse à l’autre une portion de 


283 

ses lumières. Pour cela il faut les mettre fran- 
chement en contact : c’est ainsi que les individus, 
les nations S’améliorent, s'éclairent. Et sion nous 
demandait ce que sont devenus tous les blancs 
qui ont passé aux Îles, nous répondrions que nous 
ignorions que par le seul fait de son passage aux 
Anülles le blanc devint immortel. Du reste, si 
l'argument était valable pour les blanes, il le 
serait également pour les noirs. La plus longue 
durée de la vie d'un esclave Africain dans les 
iles est de dix ans; le blanc y vit certes plus jo 
temps. 

* Mais là n'est pas la question : l'esclavage a été 
funeste à toutes les classes des colonies; les mal- 
heurs de ces pays l'ont assez prouvé. Occupons- 
nous de leur avenir, et ne nous rappelons ce 
passé que pour en regretter et maudire les er- 
reurs. 

Les gouvernements anciens se sont Le M 
mépris sur le but de la colonisation; ils admet- 
{aient que les colonies n'étaient fondées que pour 
l'avantage de la métropole. C’est là une erreur 
que les faits tendent chaque jour à rendre plus 
palpable. Aujourd’hui la colonisation est envisa- 
gée sous le point de vue de l'utilité et de l’avan- 
tage des colonisateurs, du progrès, de la civili- 
sation et du commerce. Ce but ne sera attemnt 
que par une émigration libre d'Européens. « Il 


] = (184 — 

« est pas possible d'insister trop fortement sur 
«ka politique el la nécessité d'une population 
« blanche, afin d'étendre la culture dans toutes 
«les: colonies aux dernières limites des forces 

« physiques qu’elles possèdent 
Il est facile, avec un peu dira de 
prendre quelques faits particuliers et de les ar- 
ranger dramaliquement pour exciter l'émotion 
du peuple; on fait, dans ce cas, du roman à 
l'aide de l'histoire. Ainsi, des émigrants euro- 
péens sont presque tous morts peu de jours après 
leur arrivée aux colonies. Au lieu de reporterces 
désastres à leurs véritables causes, on a préféré 
en accuser le climat, et déclarer qu'il est impos- 
sible aux blancs de vivre sous les tropiques. 
L'anti slavery Reporter, du 13 juillet 1842, rap- 
porte des faits d’une gravité telle qu'il était de 
toute nécessité que le gouvernement métropo- 
litain en punîit les coupables : il n'en fut pour- 
tant rien. Ainsi les émigrants européens arri- 
vaient ; « mais il n’y avait pas de lits pour eux, 
« si ce n'élait à l'hôpital. Is se rangeaient tous 
« autour de la chambre, les uns se couchant sur 
€ leurs habits plutôt que de prendre les lits des 
« morts, d’autres sortaient de l'hôpital. » Des 


1 Colquihoun’s treatise on the weallh, power, ds of Great 
Britain. Lond. 1815, p. 343. l 


— 185 — 


femmes accouchaient, et on ne leur donnaitrien 


pendant leur maladie, ni nourriture, ni- “chan= 


delles, etc. Ces malheureux étaient moins bien 


traités que des bestiaux ; ils ne buvaient qu'une : 


eau malsaine que fournissait un puits avare. La 
négligence, l'abandon fut poussé tellement loin, 
qu'un «enfant de la femme Ready étant mort sur 
l'habitation où la mère et l'enfant furent reçus, 
le jour suivant ses yeux et sa face furent dévorés 
par les fourmis, et on mit tant de temps à ap- 
porter le cercueil que la gardienne fut obligée de 
tenrr les croisées fermées afin d' les vau- 
tours d'entrer dans la maison. 

Qu'on simagine un grand sors dite 
grants européens débarquant après six ou sept 
semaines de traversée, après avoir subi toutes les 
fatigues et les privations inhérentes à ces voyages, 
et au lieu de trouver à leur arrivée un traitement 
convenable, se voyant entourés de toutes sortes 
de misères, et demandons-nous s'il est un tem- 
pérament assez robuste pour ne pas y succom- 
ber. Les émigrants arrivèrent à la Jamaique au 
mois de mai, et durant la partie la plus chaude 
| de l'année ils restèrent entassés dans une espèce 
d'hôpital, où il était impossible de se procurer 
même de l'eau claire. Ces gens mouraient tous. 
Quel est le climat, quelque sain qu'il soit, qui 
n'eut eu les mêmes résultats ? 


+ 


— 186 — 

Quand la vie des Jrimigranls était si peu 
.ménagée, il n’est pas à présumer que les règles 
de la décence la plus ordinaire y furent respec- 
tées. Hommes, femmes, enfants, couchaïent tous 
pêle-mêle dans ces réduits infects qu'on a dé- 
corés du nom d'hôpitaux. 
Telle était la position de ces Européens à 

leur débarquement. Ils ne pouvaient manquer 
_de contracter immédiatement des maladies mor- : 
telles. Étaient-ils l’objet de plus de soins durant 
leur maladie ? 

« J'allai et je vis, dit Rich. Daly, magistrat 
« spécial, plusieurs malades, apparemment at- 
« teints de fièvre, étendus la plupart sur le plan- 
_« cher ; ils paraïssaient souffrir beaucoup, et 
« je n'y vis rien qui ressemblât à de la nourri- 
« ture ou à des médicaments, rien que des chif- 
« fons sales répandus sur le parquet sur lequel 
« ces gens se couchaient, faute de lits et de 
« matelas. » | 

Il nous répugne de nous appesantir sur de 
pareilles scènes. L'Afrique, toute barbare et toute 
ignorante qu'on la représente, offrirait-elleà 
l'humanité un spectacle si dégoûtant? Ce sont 
pourtant des blancs anglais qui s’en sont rendus 
coupables sur des sujets britanniques : l'hôpital 
était confié aux soins du docteur Paul. 

Certes, dans de telles circonstances, non-seule- 


| — 187 — 
ment les blancs, mais aucun homme, de quelque 
couleur qu'il fût, n'aurait pas vécu longtemps. 
Aussi M. Knibb a-t-il pu dire avec vérité : « Les 
« émigrations venant d'Amérique sont aussi dé- 
« sastreuses que celles des autres parties du 
« monde. Les gens de couleur qui sont arrivés 
d'Amérique même sont tous morts dans douze 

« MOIS. » | 

Après cela est-il juste de tant crier contre le 
climat des Antilles? Au lieu de citer, comme 
autant de preuves de l’inclémence du climat, 
toutes les mortalités qui ont été la conséquence 
des mauvais traitements qu’ont endurés les émi- 
grants, ne valait-il pas mieux appeler le mépris 
et l’animadversion publics sur les auteurs de 
ces meurtres? Le devoir d'un gouvernement qui 
a le moindre sens de ses devoirs était de provo- 
quer une enquête sur les faits cités par l'anti- 
slavery Reporter, et dont nous avons rapporté de 
faibles fragments, et d'en punir les auteurs ; mais 
ce-gouvernement a mieux aimé fermer les yeux 
sur ces crimes, heureux d’en voir aceuser le cli- 
"mat. Ces émigrants étaient des hommes, des An- 
glais ; comme tels, ils avaient droit à la protection 
des lois de leur pays. Leur existence ne devait 
pas être ainsi abandonnée aux caprices des agents 
de l'immigration. Un crime commis aux colo- 
nies a-t-1l donc le privilége d'échapper à la vin- 


A 


— 488 — 

dicte des lois, qui l'aurait puni avec rigueurusil 
avait été perpétré dans la métropole? Et qu'on 
le sache bien, les immigrants européens dont 
nous venons de parler n'étaient n1 des forçats, 
ni des ivrognes, ni des hommes crapuleux et 
vicieux ; l’auraient-ils été, que personne n'avait 
le droit de les sacrifier; mais beaucoup d’entre 
eux étaient des hommes respectables, avarent une 
vie régulière. Ils avaient abandonné leurs foyers 
domestiques, trompés qu'ils avaient été par les 
agents de l'immigration, qui leur avaient: dit: 
« qu'ils allaient avoir des cases préparées pour 
« eux, de bons salaires et des provisions en abon- 
« dance, » et, au lieu de ces avantages, ils n’ont 
trouvé que la misère, la famine, les maladies et 
la mort, sans même le secours dela religion, 
sans la main charitable d’un ami pour leur fer- 
mer les yeux. Ah! le climat meurtrier des Antlles 
n'avait ni le temps ni l’occasion d'exercer son 
influence sur ces malheureux. Le docteur Paul 
et les agents de l'immigration étaient là; é'é- 
tait bien assez. L’Angleterre qui, la première ;. 
a détruit la traite des nègres en Afrique, qui av 
par cet acte, posé une nouvelle couronne de gloire 
sur son front, l'Angleterre a toléré ces crimes, 
elle a donné son assistance à une société qui 
commettait l'assassinat en grand dans ses colonies 
de l’Atlantique. 


CHAPITRE. XHIL 


Le climat des tropiques exerce sans doute quel- 
que: influence sur la santé des Européens; in- 
fluence plus ou moins grave suivant le tempéra- 
ment de l'individu. Qu'un homme sobre et vigou- 
reux meure aux Antilles, il n'y a dans ce fait rien 
d'étonnant; il serait mort plus tôt ou plus tard 
en France ou en Espagne, en Angleterre ou en 
Allemagne. Que, dans certains cas, le climat ait 
hâtéle dernier moment de l’immigrant, d'accord : 
notre force, notre faiblesse, sont toujours en 
rapport avec le milieu où nous vivons ; mais si, 
dans quelques circonstances, nous sommes in- 
habiles à trouver la cause d’une mort prématu- 


ROUTES 


rée, nous ne devons en accuser que nolre Iigno- 
rance et non le climat auquel, en ce cas, nous 
attribuons le pouvoir dont nous gratifions souvent 
le hasard qui n’est, après tout, qu’un effet dont 
la cause nous échappe. Depuis que les sciences 
naturelles se sont propagées, l'apparition d'une 
comète n’est plus d’un mauvais augure, et les 
éclipses ont cessé de nous effrayer; depuis que 
nous avons la connaissance d'un vrai Dieu, nous 
he consultons plus, pour régler nos actions, le 
vol des oiseaux ni les entrailles des victimes. 

Nous pouvons, dès à présent, désigner quel- 
ques-unes des principales causes de maladie et de 
mortalité parmi les Européens qui passent aux 
îles. Ces causes une fois déterminées, il sera plus 
aisé d'en prévenir les dangereux effels; ce sont, 
du reste, les mêmes qui dans toutes les parties 
du monde et sous tous les climats amèneraient 
les mêmes résultats. Elles agissent sur les blancs 
d'Europe aussi bien ue sur les nègres d'Afrique 
et les créoles. 

L'Européen qui se décide à passer aux An- 
tilles doit d’abord choisir l'époque de son ,dé- 
part. Ce point est important, car, suivant les 
saisons, iltpeut avoir une traversée longue ou 
courte, agréable ou orageuse. Dans l’un ou l’au- 
tre cas le malaise qu'éprouve tout individu peu 
accoutumé aux voyages de long cours ne man- 


— 191 — 


que jamais de réagir sur son esprit. Il se trouve 
plus facilement accessible aux influences clima- 
(ériques. Si nous ajoutons à cetle prédisposition 
la crainte anticipée des maladies du pays, nous 
aurons l'explication de bien des phénomènes qui 
échappent à l'œil vulgaire. Un immigrant meurt 
souvent aux colonies, de la crainte de la mort : la 
science du médecin consiste dans ce cas à éloi- 
gner de l'esprit du moribond l'image de cette 
tombe qu'il voit déjà béante, et prête à le dé- 
vorer. | 

« Deux causes principales de mortalité parmi 
les Européens, dit le docteur Chisolm, à leur 
débarquement aux Antilles, sont 1° le choix ir- 
rationnel des saisons au temps de leur départ 
d'Europe, et par conséquent de leur arrivée 
sous la zone torride; 2° la peur du climat dont 
leur esprit est malheureusement frappé avant 
même de quitter la terre natale‘. » 

Lorsque les créoles quittent les Antilles pour 
passer en Europe, 1ls choisissent l'époque de leur 
départ de telle sorte qu'ils arrivent dans une sai- 
son qui ne diffère pas beaucoup de celle de leur 
pays, et se préparent graduellement à supporter 
les rudes mois d'hiver. Les Européens qui passent 
aux colonies doivent agir avec la même prudence. 


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FA 


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À 


1 À manual of the climate and diseases of tropical elé- 
males, Lond. 1822, p. 22. ” 


— 192 — 


Une transition trop subite du chaud au froid ou 
du froid au chaud peut avoir pour ceux qui s’y 
exposent bénévolement les suites les plus graves. 


Il résulte de ces remarques que le plus grand 


soin doit présider au choix de la saison de l’em- 
barquement. Elle doit être telle qu'après une tra- 
versée ordinaire l'émigrant se trouve, autant que 
faire se pourra, aux-colonies vers la fin d'octo- 
bre; car « Si les hommes qui vont aux Indes oc- 


« 


((@ 


« 


« 


« 


« 


[Le 


cidentales, s'embarquent, ou plutôt partenten 
septembre ou dans les premiers jours d'octo- 
bre, la saison dangereuse entre ces mois et les 
sécheresses, est employée X traverser l'Atlanti- 
que, et ils arrivent sous la zone torride alors 
que les pluies et une température modérée ont 
déjà dissipé, dans une certaine mesure, les 
causes endémiques de maladies; et durant les 
mois de sécheresse qui suivent, leur constitu- 
tion se trouve, à un certain degré, préparée au 
climat !. | | 

« La saison qui paraît la plus favorable, dit 
Pouppé Desportes, pour venir dans la colonie 
(Saint - Domingue) est le commencement de 
l'hiver ou de l'automne. Ceux qui viennent au 
PAR et en été, étant très-échauffés par la 


4 Chésobms manvaliof the ais and diseases of tropical 


climates. Lénd. 1822; p. 17. 


k 


5 


— 193 — 

« navigation, et par la qualité des aliments dont 
« on use dans les navires, sont plus exposés à 
« tomber malades en arrivant, et à de fâcheux 
symptômes, que ceux qui ont le bonheur d’être 
« quelque temps dans l’île sans être malades. ‘ » 
Tous les médecins qui ont fait une étude spéciale 
des maladies des tropiques, tous les voyageurs 
qui ont parcouru les Antilles, sont d'accord sur 
ce point. 

Ainsi, la saison de départ étant convenable- 
ment choisie, les émigrants bien traités à bord, 
leur esprit moins frappé des suites de leur voya- 
ge, 1l est évident que les premières causes de ma- 
ladies et même de mort se trouveront considéra- 
blement neutralisées; mais là ne doivent pas s’ar- 
rêter les précautions et les soins. 

Comme un voyage de long cours, quelles que 
soient les circonstances favorables qui l’aient 
précédé, est toujours plus ou moins fatigant et 
ennuyeux pour les personnes qui y sont peu ac- 
coutumées, le repos du corps est, au moins pen- 
dant un certain temps, aussi nécessaire à l’Euro- 
péen qui arrive pour la première fois aux Antilles, 
que le calme et la tranquillité d'esprit. Si l’immi- 
grant est envoyé aux travaux des champs immé- 


À 


M. | 
1 Pouppé-Desportes. Histoire des. maladies de St-Domin- 
que\Paris, 1770, t. 2; p. 263. *:° 401 SR 
13. 


Fo 


diatement après son débarquement, une transi- 
tion si brusque aura les conséquences les plus fà- 
cheuses pour sa santé. Les nègres amenés d'Afri- 
que aux colonies mouraient presque tous lorsque 
les précautions hygiéniques nécessaires, et un 
repos utile, ne leur étaient pas accordés par leurs 
possesseurs. | 

Il est évident que nous n'entendons point par- 
ler de ces émigrations d'Européens effectuées en 
masse par le gouvernement sous forme de trans- 
portation. Siles émigrationsindividuelles qui sedi- 
rigent vers les Antilles, exigent tant de précautions, 
combien à plus forte raison des masses d'hom- 
mes enlassées dans un navire déjà encombré n'en 
exigeront-elles pas! De combien d'attentions, 
de soins ne faudra-t-1l pas entourer ces gens, lors- 
que jetés sur ces plages brûlantes, privés des con- 
solations de là famille, et souffranis en raison 
même de la négligence à laquelle ils auront étédi- 
vrés, 1ls se verront gisant dans les hôpitaux mal- 
sains de ces contrées, portant déjà en eux les ger- 
mes de ces maladies, de ces épidémies qu'occa- 
sionne toujours une grande agglomération d'hom- 
mes dans un espace circonscrit! Les mfructueux 
essais d'immigration en masse à la Guyane fran- 
caise, à certaines époques, et la destruction pres-. 
que totale de l’armée expédiée en 1801 contre 
Saint-Domingue, par Napoléon Bonaparte, sont là 


— 195 — 

pour témoigner de l'imprudence de ces mesures, 
elles retentissent douloureusement aux oreilles 
européennes, et elles n'ont pas peu contribué à 
jeter dans les esprits cette méfiance contre le cli- 
mat des Antilles, méfiance encore aujourd’hui si 
difficile à vaincre. | 

Les émigrations en masse ne sont pas seule- 
ment fatales aux blancs; elles le sont à toutes les 
classes; aux mulâtres comme aux nègres, témoin 
les épidémies et les mortalités dont périrent en 
1824 tant d'émigrants de couleur des Etats-Unis 
d'Amérique, qui étaient venus en Haïti sur l’in- 
vitation du président Boyer, et sur des navires 
expédiés par ce gouvernement, chercher sur cette 
terre, alors le refuge des fils persécutés de l’Afri- 
que, un abri contre les préjugés et les tourments 
qu'ils enduraient dans le pays républicain pro- 
clamé le plus libre du monde. , 

Nous avons dit plus haut pourquoi l’'émigration 
ne doit pas être employée comme moyen de dé- 
barrasser la mère-patrie de la portion surabon- 
dante de sa population. En effet, parmi ceux qui 
abandonnent leur patrie pour aller se fixer sur 
une terre éloignée, il se trouvera d'un côté, en 
nombre très-limité, des individus qui possèdent 
un petit pécule, des ouvriers honnêtes, labo- 
rieux ; de l’autre des paresseux, des mauvais su- 
jets qui trouvent toujours dans les grandes villes 


— 196 — 
moyen de cacher el d'entretenir leur industrie 
équivoque. 

Le désir d'améliorer leur condition conduira 
les prémièrs aux Antilles; tandis que pour les 
autres il faudra avoir recours à l'émigration for- 
cée, ce qui ne peut se faire chez des nations civi- 
lisées et dans l’état actuel de nos mœurs. Ce mode 
de recruter la population des îles ne serait du 
reste à celles-ci d'aucune utilité, puisque les nou- 
veaux venus y importeraient la perturbation el le 
désordre que leur présence avait produits dans la 
mère-patrie. 

Ce n'est donc pas à l’émigration effectuée sur 
une large échelle par le gouvernement que nous 
devons recourir pour soulager la métropole de 
son malaise; car ce soulagement, s’il avait lieu, 
ne serait que momentané, et l’'émigration servi- 
rait à dissimuler, sans le détruire, le mal dont 
souffre la société moderne. | 

Supposons maintenant que l'immigrant ait eu 
le temps de prendre, après son débarquement 
aux colonies, le repos d'esprit et de corps néces- 
saire à la réparation de es forces, qu'il n'ait été 
envoyé que graduellement aux travaux qui lui 
sont destinés, supposons-le enfin parfaitement 
acclimaté. Tout n’est pas fini : il a envers lui- 
même un devoir non moins important à remplir: 
c'est-à-dire les habitudes d'une vie tempérante. 


— 197 — 


L'intempérance est aux Antilles la cause la plus 
générale de mortalité, non-seulement pour les 
Européens, mais encore pour les créoles de toutes 
les couleurs. Les excès de table, les longues veil- 
les dans les maisons de jeu, l’abus des liqueurs 
fortes ont abrégé les jours de plusieurs. Combien 
de jeunes gens de ces contrées ont quitté celte vie 
avant d’avoir atteint leur trentième année; com- 
bien d'autres ne sont arrivés à cet âge que pour se 
voir condamnés à traîner les restes d’une existence 
honteuse et inutile à leur patrie! Ils marchent 
non plus comme des hommes, mais comme des 
squelettes ambulants. Cependant, en revanche, 1l 
y à plus d’un exemple d'individus de toutes nuan- 
ces, appartenant à tous Les climats, qui ont at- 
teint aux Antilles un âge très-avancé, des vieil- 
lards de 70 à 80 ans n’y sont pas rares; mais 
quand on s’informe de leurs habitudes, on ap- 
prend qu'ils sont sobres et tempérants. [ls jouis- 
sent jusqu à leurs derniers moments de toute la 
plénitude de leur raison et de leur intelligence. 

Nous avons fait remarquer que depuis long- 
temps, et par suite de l'opinion erronée que le 
climat des tropiques était funeste aux Européens, 
et par l'effet des progrès de la traite et des pré- 
jugés de couleur, il ne s'était effectué aux Antilles 
aucune immigration d'Européens en qualité de 
laboureurs. Ceux qui ont visité ces pays étateni ou 


— 198 — 

des touristes, ou des ouvriers etdes domestiques. 
Les premiers pouvaient choisir les heures de 
leurs excursions dans l’intérieur du pays, les au- 
tres travaillaient à couvert. La mort néanmoins 
moissonnait de temps en temps les rangs de ces 
deux classes d'Européens : le fait est facile à ex- 
pliquer. 

L'Européen qui arrive aux colonies, s’il jouit 
d'une fortune indépendante, est introduit immé- 
diatement dans les sociétés où l'hospitalité créole 
étale tout les raffinements du luxe et de la bonne 
chère. Par un ridicule et faux amour-propre, il 
veut se montrer aussi intrépide convive que ses 
hôtes, il répond à tous les toasts qui sont portés, 
il se livre avec épanchement aux excès que les 
créoles eux-mêmes ne bravent jamais impuné- 
ment. Ces imprudences.commises souvent avant 
un acclimatement complet ne tardent pas à lui 
devenir fatales. 

« La généreuse hospitalité des habitants des 
« îles, dit un auteur, est souvent l’origine de 
« bien des maux pour Îles étrangers; car ceux-ci 
« ne sont pas plutôt débarqués qu'ils sont invités. 
« dans leurs visites de chaque jour, à des repas 
« durant lesquels ils commettent des excès qui 
« donnent naissance à des maladies dont les sui- 
« tes sont toujours déplorables. » 

« Le duc d'Albermale, dit un autre auteur, ne 


— 199 — 


jouit pas longtemps de son gouvernement (la 
Jamaïque) : les altérations produites par le cli- 
mat, etun peu trop de boisson, ont abrégé sa 
€ vie 1.» 

Certes, s'il y a dans les Antilles une position 
qui doive donner peu de prise à l'influence du 
climat, c'est celle de Gouverneur; mais quand on 
voit l'effet produit sur un fonctionnaire d'un rang 
si élevé, par un peu trop de boisson, on peut se faire 
une idée des ravages. occasionnés par des excès 
semblables sur les individus d’une position in- 
férieure. 

Les cultivaleurs, mécaniciens, les ouvriers en 
général, ont aussi leurs réunions où ils s’adon- 
nent aux mêmes excès. Jetés dans des pays où les 
liqueurs spiritueuses sont abondantes et peu coù- 
teuses, seuls, souvent sans famille, loin de leur pa- 


À 


À 


À 


ire, des amis de leur enfance, en proie à la crainte 


des maladies du pays, appréhendant l'avenir, ils 
cherchent à s’étourdir ; ils trouvent dans l'ivresse 
un soulagement aux maux créés par leur imagj- 
üon, et lorsqu'ils ne peuvent s’y livrer en compa- 
gnie d'imprudents comme eux, ils le font solitai- 
rement. Ils boivent alors, non parce qu'ils y sont 
poussés par la société dont ils font partie, mais 
parce que leurs goûts émoussés les y poussent et 


5 À nes history of Jamaica. Dublin, 1741, p. 185. 


* 


— 01 
qu'ils ne sentraient pas autrement leur existence. 
Qu'à ces déportements on joigne des travaux péni- 
bles et continus, même à couvert, et l'on aura 
l'explication des ravages que la mort a exercés, 
souvent sur les étrangers. 

Ainsi des individus, placés chacun aux deux. 
extrémités de l'échelle sociale, l’un voyageur opu- 
lent, touriste insouciant, l’autre manœuvre, jour- 
nalier, cultivateur gagnant péniblement son pain 
par son travail quotidien, subissent les consé- 
quences des mêmes irrégularités dans leur genre 
de-vie; ce que voyant, des personnes peu accou- 
tumées à remonter des effets aux causes, et ne 
* faisant point la part des circonstances que nous 
venons de signaler, se sont écriées que le climat 
des pays « chauds est mortel aux Européens. 

. Loin dé combattre ce penchant à la boisson si 
funeste aux colonies comme partout, chacun 
. cherche à à le justifier. L'Européen prétend que les 
climats froids requièrent l'usage des liqueurs 
… fortes afin de réconforter les organes refroidis par 
* l'hiver: les créoles, afin de suppléer aux esprits 
qu ’évapore une trop abondante. transpiration : 
voilà donc deux effets différents, rer à la 
même cause. 

Il y eut en Europe un pays dont le nom était 
jadis synonyme de brutalité, dont les fils étaient 
mis avec mépris au ban de la civilisation; pays 


— 201 — 


qui avait pourtant produit le grand O’Connell : 
l'Irlande! L’ivrognerie chez ce peuple était passée 
en proverbe, et en élait la malédiction. L’orgueil- 
leuse Angleterre considérait d’un œil satisfait la 
démoralisation de ce peuple, et en la publiant, en 
rendait la rédemption plus difficile. Sa main 
s'appesantissait chaque jour sur la tête de la fille 
d'Erin, et afin de la tenir plus longtemps sous sa 
verge de fer, elle faisait une effrayante applica- 
tion des conseils donnés par Tacitus aux Romains 
conquérants des Germains : « Vous n'avez pas 
« besoin d'employer la terreur de vos armes, 
« leurs propres vices les subjugueront. » Siindul- 
seris ebrielati, suggerendo quantüm concupiscunt, 
haud. minds facilè vitiis, quâm armis vincentur ?. 
Mais un homme se leva, qui prit en main 


la rédemption de ses concitoyens ; il résolut de .. 


les sauver du péché d’ivrognerie, de les racheter - 
de la mort morale. Cet homme, d’un nom jus= 
que lainconnu, qui n’avait pour le recommander 
à l’attention du peuple, ni titre n1 blason, c'est le 
révérend père Mathieu. Il n'eut besoin pour ac-. 
complir son œuvre sainte ni de la puissance de 
l'or, —il était pauvre, — ni de l'influence d'un 
grand nom, — il était né plébéien, — n1 de l’élo- 
quence d'un Démosthène ou d’un Cicéron, — il 


1 Voyez aussi la lettre 8° du Journal de Charlevoix. 


— 902 — 


ci 


parlait d’après son cœur guidé par le seul amour 
du bien. — Non, depuis la prédication de l'Evan- 

gile, jamais de sisubites conversions n’eurent lieu 
_ que sous la parole de ce saint homme. L'Irlan- 
dais, moilié ivre, à sa voix, brisa le verre quicon- 
tenait le poison dont il se délectait chaque jour; 
l'orateur payé pour combattre et arrêter la propa- 
gation de cette nouvelle loi de salut, éconta Fapô- 
tre de la tempérance, et, nouveau Paul, abjura 
ses erreurs et confessa la vérité ; les marchands 
de liqueurs pénétrèrent dans les meetings, afin 
d'opposer leurs forces physiques à la force mo- 
rale du père Mathieu; mais ils l'avaient à peine 
écouté que l'esprit nouveau s’empara d'eux; ils 
retournèrent à leurs boutiques pour en fermer les 
portes, et se rangèrent sous la bannière de la ré- 
‘orme. Le grand agitateur lui-même baissa son 
front devant le prédicateur et en adopta la lor. fl 
connaissait la puissance de son nom et de son 
_ exemple. À partir de cette époque, la réforme fut 
assurée ; des hommes qui avaient, pendant un 
demi-siècle, joui de tous les plaisirs de la table, 
où ils étalaient les vins de toutes les couleurs et 
de toutes les contrées, non-seulement abandonne- 
rent leurs vieilles et douces habitudes ; mais em- 
ployèrent à leur tour leur influence pour arracher 
leurs concitoyens au même vice. Aujourd'hui les 
rues de Dublin sont paisibles, on y rencontre en- 


— 203 — 

core des pauvres, mais pas d'ivrognes. Une popu- 
lation honnète a remplacé la bruyante génération ; 
le nom irlandais a repris son antique splendeur. 
La fière Albion elle-même, forcée de reconnaître 
les services rendus par sa sœur à l'humanité, 
l'appelle une noble contrée. La verte Erin, pour 
mieux propager la nouvelle doctrine, ajouta le 
charme de la beauté à l'éloquence de l'amour ; le 
miracle était complet. Aussi l'autel élevé au ré- 
vérend père Mathieu, dans le cœur de chacun de 
ses concitoyens, et les actions de grâces de ceux 
qu'il a sauvés, vivront plus longtemps que ces 
temples splendides qu'un âge ignorant avait élevés 
à ses grands hommes, et qu'un siècle plus éclairé 
a vus tomber. 

La réforme prèchée par le prêtre irlandais ne 
devait pas s'arrêter en Irlande, en Écosse et en 
Angleterre. Elle a traversé l'Atlantique, s’est ré- 
pandue aux Etats-Unis d'Amérique. Elle à péné- 
tré dans quelques-unes des Anülles anglaises. Il 
serait à désirer qu'elle y fit plus de progrès; ce 
sera l’œuvre du temps et de la persévérance de 
ceux qui désirent sincèrement la régénération de 
la population de ces iles. | 

Vainement on avait signalé le mal aux habbo 
des colonies; vainement les médecins avaient 
prescrit aux émigrants européens les règles à sui- 
vre ; vainement des voyageurs avaient découvert 


| + 20 — 


la cause de la grande mortalité qui frappait les 
colonisateurs étrangers; on n’en continua pas 
moins à se plonger dans tous Les excès de l'in- 
tempérance et de la débauche, et quand la mort 
venait faire sa moisson dans leurs rangs, 1ls reje 

taient leurs malheurs sur le climat. À 

«Les plaintes générales contre l’insalubrité 
de cet endroit {la Jamaïque), dit un auteur que 
nous avons déjà eu occasion de citer, « vien- 
« nent d'une erreur manifeste. Si les nouveaux 
« débarqués voulaient suivre un régime conve- 
« nable et observer les règles de la tempérance, 
« ils vivraient en aussi bonne santé 1c1 qu'en au- 
« cun autre endroit du monde *. » 

Le même auteur ne laisse échapper aucune 
occasion de rappeler aux Européens qui vont aux 
iles, qu'ils doivent s'abstenir complétement de 
l'usage de liqueurs fortes. « Après, dit-1l, un 
« séjour de douze mois, ils peuvent essayer d’en 
boire, quoiqu'ils feraient mieux de s'en abstenir, 
« parce que les liqueurs spiritueuses enflamment 
« le sang et occasionnent les fièvres. Je suis con- 
« vaincu, ajoute-t-il, que la mortalité est plutôt 
« due à l’intempérance qu’au climat. » C’est Lia- 
vis de tous ceux qui ont pratiqué la médecine aux 
colonies. Moseley n’est pas moins explicite. 


À 


1 A new history of Jamaica. Dublin, 1741, p. 248. 


— 9205 — 


« La ridicule notion, dit-il, qu'on doit mourir 
« dans les climats chauds de fièvres putrides, à 
« moins qu'on nexcite les esprits et qu'on ne 
« s’embaume le corps avec des vins, des liqueurs 
« fortes et des mets épicés, a causé la mort de 
« milliers d'individus; mais j'en appelle à mes 
« propres lumières et à mon expérience, aussi 
« bien qu’à la pratique et aux observations des 
« autres : ceux qui ne boivent que de l'eau, ne sont 
« que peu affectés par le climat, et peuvent sup- 
« 2. sans inconvénient les plus grandes fati- 
« ssibl : o 

J'ai eu soin de ne citer que les médecins et les 
auteurs qui ont vécu plus ou moins longtemps aux 
colonies. J'en aurais pu trouver un plus grand 
nombre qui tous confirment les doctrines que 
nous venons d'énoncer. Chose remarquable, les 
médecins qui ont écrit sur les maladies des pays 
chauds et l'hygiène à y observer, sans avoir connu 
ces contrées, prescrivent l'usage des boissons for- 
tes, tandis que les autres les proscrivent formel- 
lement. Le docteur Currie est un de ceux-là ; mais 
voici comment le savant docteur James Johnson 
combat la doctrine de son confrère. 

« Supposons, dit-1l, deux personnes assises 


1 Moseley's treatise on tropical diseases, etc., p. #7, 51, 
Lond. 1787. 


« 


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” 


( 


à 6006 = 


dans une chambre, à Madras ou à la Jamaïque, 
un peu avant que la brise de mer commence à 
souffler, toutes deux soUArant de la soif, ayant 


sa peau chaude, la température de leur Corps 


à 100°, c’est-à-dire 2° au-dessus de la mesure 
ordinaire. * 
« L'un d'eux, suivant les instructions du doc- 
teur Currie (qui recommande de mélanger son 
eau avec un peu de liqueur, et de friser l’eni- 
vrement), se fait apporter du sangary ou du 
porter, et après une ou deux libations provo- 
que une copieuse transpiration, laquelle réduit 
la température à 98°. Il ne s’arrêtera.pas là; 
car au lieu de se placer le thermomètre sous la 
langue pour voir si le mercure est assez bas, 1l 
sentira sa soif augmentée par cette transpiras | 
tion, etaura naturellement recours à un autre 
verre ou deux de sangary ou de punch, pour 
supporter la chaleur, sans toutefois s’enivrer. 
Par ce moyen, la température est réduite à 97° 
ou 96° 172. Dans cet état, la brise rafraîchis-’ 
sante de la mer, frappant plus où moins la 
peau déjà humide, prépare le sujet à des mala- 
dies futures. 
« Le docteur Currie lui-même reconnaît que 
telle sera la conséquence de son système; car, 
dit-1}, si la quantité nécessaire de transpiration 
a lieu {c'est-à-dire par l'usage d'un liquide lé- 


Le 


« C ‘au’ moins de sa chaleur. Il se trouve alors, nous 


— 207 — 


« gerement stimulant); le corps est affaibli par 
« l'évacuation, les vaisseaux superficiels con- 
« tinuant à transmettre la sueur, même après 
« que la chaleur aura été réduite à sa mesure 
« ordinaire, ou peut-être plus bas. Dans cet 
« état, nous pouvons facilement supposer que 


« la moindre cause de froid survenant de l’exté-- 


« rieur peut devenir dangereuse 4 

Comme on le voit, le remède même dat docteur 
Currie, pris suivant sa propre. recelte, se trouve 
être une cause puissante de maladies. 


«Retournons, continue le docteur Johnson, à 


«, l’autre personne (celle du docteur Moseley), qui 
« suit une ligne différente de conduite. Au lieu 
« de la liqueur agréable de sangary, il prend'un 


» SE verre d'eau pure. Il ne l’a pas plutôt avalé que 


« Ja. nr de son corps baisse d’un degré 


‘« le supposons, à 99°; mais la surface de son 
« corps, sympathisant immédiatement avec celle 
« de l'estomac; se relâche, et une sueur douce 
«est produite, laquelle réduit la température à 
« sa hauteur naturelle, soit 98°. Bien plus, ce 
« relâchement simultané des deux surfaces, en- 
« lève complétement la sensation désagréable-de 
« la soif, et comme ce breuvage antédiluvien ne 


Fa 


1 The medical repository, vol. 1, p. 278. 


i @e8 = » 


possède pas des charmes excitants pour les pa- 
« lais modernes, il ny a pas le moindre danger 
« qu'on en abuse, et que la transpiration aille 
«aù delà de ses limites salutaires: D'un autre 
«. côté, nous n'avons pas à craindre qu on lené- : 
« glige, puisque du moment où la. peau com- 
« mence à se-contracter, et la chaleur 1 morbide  ,4 
«às ‘accumuler, l'estomac et Ja gorge ne man- : 
« quentj jamais de: nous avertir du danger, en fai- 


«sant appélau remède. convenable. Pris donc 


« comme regle générale, les avantages de ce der- 
« nier régime (l'usage absolu de l’ _. sont nom- 
«-breux et offrent peu d’objections ‘. 

Nous n'avons rien à ajouter à la dchiption 
graphique — s’il nous est permis:de nous servir 
de cette expression — dela manière dont l'e CS 
les liqueurs fortes agissent sur la constitution. à de. 
l'homme. Que ceux qui se décident à passer aux » 
colonies, réfléchissent sur la conduite qu'ils doi- 
vent y tenir. Qu'ils soient bien persuadés que la 
croisade contre les boissons spiritueuses, n’est pas 
en Angleterre et en Amériqueune à ire de mode, 
mails que € est une panacée aussi bien pour ceux 
qui restent en Europe que pour ceux qui émigrent 
dans ces climats, en augrné nl bien-être ma- 


vx : 
d 2 w 
= 


1 J. Johnson, on the influence of tropical climales on eu- 
ropeanñ conslilutions. Lond. 1821, p. 6, 7 
‘+ 


— 209: 
tériel et moral des uns, et en préservant les autres 
de maladies cruelles et de la mort. | 
D'après ce que nous avons dit de l abus des li- 
queurs fortes sur la santé et la vie des émigrants 
tourisies, ouvriers ou domestiques, on peut se 
faire une idée de son influence sur les militaires 
envoyés en garnison aux Antilles. Un régiment 
d'Alsace fut expédié en 1793 pour. Cayenne; «mais 
« la saison fut ‘oujours favorable : les calmes 
« n'eurent point lieu; les ortes brises de l'est 
« continuèrent à balayer l atmosphère des mias-_: 
« mes qui s'élevaient des marais desséchés. Les 
« maladies qu'ils éprouvèrent tenaient du caractère 
« inflammatoire, par suite de l'excès qu'ils faisaient 
des liqueurs spiritueuses ‘. » Cet excès n'est pas 
le seul que l'Européen doive éviter avec le plus 
de soin. Les mêmes causes qui le portent à boire 
& À avec intempérance le font tomber dans d'au- 
tres déréglements. Il ne tarde jamais à sentir les 
fatales conséquences de sa conduite. 

Mais j ‘entends dire : « Si on doit prendre tant 
de soins des émigrants européens, de tels travail- 
leurs coùtéront plus que ceux que nous avons 
déjà ou que nous pourrions tirer de l'Afrique : 
alors, pas d'é émi rants blancs. » 

Croit-on quel’ pisrant africain n'exige aucun 


Mo 


PS 


A 





* Leblond, Observatt ons sur La fièvre jaune, et sur les ma- 


ladies des tropiques, pe "46. Paris, 1805, ; 
4. 


dt 
* 


— 210 — 

soin àfl'arrivée? La cause la vi générale de 
mortalité parmi les nouveaux débarqués des cô- 
tes, c'est Le changement subit de climat et d'habi- 
tudes, accompagné d’une mauvaise nourriture 
et d’un travail trop hâté dans les champs. «Quoi- 
« que les nègres nouvellement débarqués ne se 
« livrent pas au vice de l’ivrognerie, dit M. Mac 
« Callum, cependant je trouve qu'ils périssent en 
«, plus grand nombre que les Européens non ac- 
« climatés ‘. » Le défaut de soins produit ses ra- 

‘ vages sur les nègres tirés des côtes d'Afrique, 
aussi bien que la nostalgie et les horreurs de l’es- 
clavage. 

Ainsi, d'après l'autorité de l'histoire et des 
hommes de science qui ont pendant des années 
exercé la médecine dans les colonies, des hom=. 
mes qui ont émis leurs opinions, libres de tout 
intérêt privé et de tout esprit de corps, nous avons * 
constaté que si les règles hygiéniques nécessaires 
sont observées, les Européens peuvent vivre aussi 
longtemps dans les Antilles qu’en Europe. Il était 
utile de leur montrer, afin qu’ils pussent l’éviter, 
l'écueil oùftant de leurs concitoyens sont venus 
imprudemment se perdre. : 

Ainsi, l'immigration des das aux Anülles 
est destinée à transformer ces pays, à leur ouvrir 
une voie nouvelle dans la civilisation. Conduite 


1 Travels in Trinidad. Lond. 1805, p” 78. 


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à | à 
SR 
prudemment par le gouvernement, même sur une 
large échelle, elle introduirait, des idées de pro- 
grès et d'amélioration qui n’ont pu y pénétrer jus- 
qu'à présent; elle opérerait d'heureux change- 
ments dans les idées des habitants. Nous avons 
dit précédemment que nous: avions besoin dans 
les colonies d’une nouvelle organisation du tra- 
vail; mais puisqu'il ne nous est pas possible, 
quant à présent, de compter sur les propriétaires 
eux-mêmes pour l'établir, nous devons recourir 
aux Européens. Ce moyen ne porterait aucune 
atteinte à la propriété et aux droits individuels : 
la transformation se ferait d'une manière imper- 
ceptible. | 
Aussi longtemps que nous songerons à élever 
un nouvel édifice sur une base pourrie, nous ne 
pourrons avoir aucune confiance en la durée de 
notre œuvre. L'esclavage a introduit aux Antilles 
des habitudes et un état de choses qui allaient 
parfaitement à cette institution, parce qu'ils en 
étaient la conséquence naturelle; sous le règne 
de la liberté, ces habitudes, cet était de choses 
doivent faire place à d'autres sentiments. Les pro- 
priétaires, les anciens maitres, doivent entrer 
franchement et sans arrière-pensée dans les ré- 
formes qu'exige l'émancipation générale. Elles 
peuvent blesser un instant leur vanité, mais elles 
profiteront ! à leurs intérêts et à leur bien-être final. 


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— 2 — 


Nous ne sommes pas assez insensé pour croire : 
que personne aux colonies rêve le rétablissement 
de l'esclavage, bien qu'il n'y eût là rien d'éton- 
nant. Le premier consul n'a-t-il pas remis, en 
1801, en esclavage, dans les colonies françaises, 
les noirs libres depuis 1793 ? Etn’a-t-il pas sacrifié 
une armée de SOAAC mille hommes pour essayer 
d'appliquer le méme apte à Saint-Domingue ? 
Heureusement que” lés temps sont changés; de 
pareilles folies ne peuvent plus se renouveler. 
Pourquoi donc conserver les sentiments qu une 
institution vicieuse avait créés, quand cette insti- 
tution elle-même a disparu ? Les regrets du passé 
entretiennent les méfiances, et rendent tout rap- 
prochement impossible. Oubliez donc un peu que 
vous étiez hier des maîtres, si vous voulez qu’on 
oublie qu’on a été esclave! +" ve 

Une nouvelle société surgit aux colonies, elle 
mettra en relief toute une génération d'hommes 
quin'étaient connus jusqu'ici que par leur misère, 
leur dégradation, leur esclavage. Les. obstacles 
qu'on suscite à cette œuvre, ou les subterfuges 
qu'on invente pour l'entraver, n'arréteront pas sa 
marche: ils serviront seulement à désigner à l’o- 
pinion publique ceux qui par des motifs fenisies 






_et des préjugés ridicules, auront tenté de s pl 


ser à ses progrès. N ‘" 
se? : “ol pa 
«HA FIN. 





à 
‘} 


SAINT-DENIS, — TYPOGRAPHIE DE PREVOTLET DROUARD.