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Full text of "De l'entendement et de la raison : introduction a l'étude de la philosophie"

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INTRODUCTION 

A  L'ÉTUDE 

DE  LA  PHILOSOPHIE 

TOME  I. 


PARIS,  1MPRI51ERIE  DE  E.  POCHARD, 
Rue  du  Pot-de-Fer,  n"  li. 


DE 

L'ENTENDEMEIST  ET  DE  LA  RAISON. 


INTRODUCTION 

A  L'ÉTUDE 

DE  LA  PHILOSOPHIE 


J.-F.  THUROT, 

PROFESSEUR  AU  COLLÈGE   ROYAL  DE   FRAI7CE. 


Dicam  enim  née  nnfa,  née  ea  in  qnibui,  li  Tera 
non  fuerint,  non  tIucî  me  malim,  qurtm  TÏncere. 
(Jic.  AcADEK.  lib.  II,  Cif.  4. 


TOME   PREMIER. 


PARIS 

AIMÉ   ANDRÉ,    LIBRAIRE,   QUAI   MALAQUAIS 

R»    l3. 
BRUXELLES,  A  LA  LIBRAIRIE  PARISIENNE, 

BCe  DE  LA  VàDELBING,  5.  438. 

1830 


A.^.^'*-'" 


^-v.-L>>     1  >  A.. 


HARVAiffi'yNlVÊHSITY, 

DOPUCAÎE 


TABLE 


4"         DES  MATIERES  CONTENUES  DANS  LE  TOME  PREMIER. 

Discours  prÉlcmixaire.  Page      ix 

^__^      §  I.    De  la  Philosophie  ,  en  général.  —  Origine  de  ce  mot.  —  En  quel 

sens  il  s'applique  à  tous  les  genres  de  connaissances  ,  de  sciences  et 

■s/  d'arts.  Ibid, 

§  II,   De  la  Philosophie ,  comme  science  particulière. —    Qiielle   n'est 

r*  que  l'étude  de  soi-même  ,  c'est-à-dire  de  l'homme  et  de  ses  facultés. 

' --.  —  Que  sous  ce  rapport  elle  est,  comme  les  sciences  physiques  et  na- 

^  turelles ,  ime  science  défaits.  xxiv 

§   III.    Que  /é-j- Idées   sont  les  phénomènes  ou  les  faits  dont  s' occupe  la 

science  de  V entendement  ^  ou  la  philosophie  proprement  dite.  —  Ç«e 

les  Factjltés  sont  les  classes  diverses  que  l'on  a  faites  de  ces  mêmes 

\j         phénomènes,  et  les  pouvoirs  en  'vertu   desquels  ils  existent  en  nous. 

XXXVI 

^     §   IV,  Dessein  et  plan  de  ce  traité.    Esquisse  de  la  première  partie  ^  in- 

-  titulée  E^TElîfDEMEXT.  1.1 

"   §  V.   De  la  première  section  on  [Coysxiss  kïs  ce').  lvi 

5   Vî,    De  la  seconde  section  ou  (Scie^ck).  lxxiiî 

'^'    §  VII   De  la  troisième  section  ou  (Volonté),  txxxii 

§   VIII,   Esquisse  de  la  seconde  partie ,  intitulée  KMsoy.  xcvii 

Ç   IX.    Observations  générales.  cvii 

'Ït'     première  partie.  —  ENTENDEMENT, 
SECTION  PREMIÈRE.  —  CoN^'AISSA^CE. 

CHAPITRE  PREMIER. 

i  '  Exposition  des  faits  les  plus  généraux  qui  constituent  tout  acte  en  vertu 

duquel  nous  connaissons  un  objet  quelconque.  l 

v*^   §   I.   Ce  (ine  c'est  cjyt^nn  Acte  de  connaissance.  Ibid. 

§   3.  Ce  que  c'est  que  sensation  .,  faculté ^  sens.  5 

^^^^  4*  Notion  plus  précise  de  la  sensation.  6 

>        I. 


Il  TABLi: 

^    >.    Ce  que  c'est  que  Perception.  Page        7 

§   G.    Principe  de  causalité,  8 

^    7.    Des  impressions.  9 

§   8.   Activité  de  l'Arue.  12 

§   9.   Mémoire,  Souvenirs.  i3 

^10.    Intuition.  Ibid. 

§    ir.   Question  de  l'origine  et  de  la  génération  des  facultés  de  l'âme. 

i5 

^    12.   Sentiments  ,  Conscience.  \6 

k    x3.   Conclusion  et  récapitnlatio.n  des  principaux  points  de  doctrine 

présentés  dans  ce  chapitre.  i8 

CHAPITRE  II. 

Éclaircisseinents  sur  les  mots  sensation  ,  perception ,  intuition ,  im- 
pression ,  sentiment ,  conscience  ,  employés  dans  le  chapitre  précé- 
dent. 20 

§  I.  Les  métaphysiciens  ont  souvent  compris  ,  sous  le  mot  sensation, 
des  faits  qui  sont  réellement  différents  de  la  sensation,  Ibid. 

S    2.   Philosophes  qui  ont  commencé  à  démêler  cette  confusion.  22 

^   3.  Nouveaux  motifs   pour  distinguer  la  perception  de  la  sensation. 

24 

§  4.  Que  Vintuition  est  un  fait  qui  se  joint  à  la  perception  ,  et  qui  la 
complète  ou  la  détermine.  27 

§  5.  Le  système  de  l'idéalisme  n'est  fondé  que  sur  l'omission  du  fait 
de  la  perception.  29 

§  6.  Deux  sortes  d^impressions  :  les  unes ,  de  nature  à  produire  les 
sensations  ;  les  autres  ,  de  nature  à  produire  les  sentiments.  3o 

§  7.  Le  sentiment  (  plaisir  ou  peine  )  se  joint  à  tous  les  faits  (idées)  de 
l'entendement  ou  de  la  conscience.  33 

§  8.  La  conscience  constitue  lemoi,etle  manifeste  à  lui-même  comme 
un  être  simple  ,  quoique  susceptible  d'une  infinie  variété  de  modifi- 
cations successives.  36 


CHAPITRE  III. 

Du  Toucher  et  des  Perceptions  acquises  ,  qui  sont  le  résultat  de  l'exercice 
de  ce  sens.  38 

§    I.  Du  Tact  et  du  Toucher.  Jbid. 

§   a.  Pression,   résistance;    noms    des    perceptions.  Les   sensations  du 
toucher  ne  peuvent  avoir  de  nom  dans  aucune  langue.  3g 

§   3.  Température  des  corps  ;  rudesse  ou  poli  de  leur  surface.  4© 

§   4.   Leur  mollesse  ,  leur  dureté,  leur  fluidité.  4r 

§   5.  Qualités  des  corps.  42 

§   6.   Sensation  et  Perception.  4^ 

§    7.  Mouvement.  44 


DES    MATIERES.  II  l 

§   8.   Exercice  et  développetnent   du  toucher   dans  l'homme,   dès   les 

premiers  moments  de  son  existence.  Page      45 

§  9.  Connaissance  qu'il  acquiert  de  son  propre  corps.  47 

§   10.  Qualités  tactiles,  perceptions  acquises  qui  résultent  du  toucher: 

connaissance  des  corps  ,    de  leurs  formes  ,  de  leur  étendue  ,  de  leur 

température  ,  etc.  49 

§    II,   Deux  classes  de  qualités  tactiles.  5l 

§    12.   Les  sensations  du  toucher  ne  sont,  la  plupart  du  temps  ,  que  les 

signes  des  perceptions  qui  s'y  joignent.  5a 

CHAPITRE  IV. 

Du  Goût.  53 

§    I.   Analogie  entre  le  goût  et  le  toucher  ,  sensation  et  perception  qui 

semblent  communes  à  ces  deux  sens.  Ibid. 

§  3.  Sensations  propres  du  goût ,  ou  sas'eurs  ;  elles  ne  peuvent  avoir  de 

noms  particuliers.  54 

§   3.    Variété  infinie  des  sensations  du  goût.  55 

CHAPITRE  V. 

De  l'Odorat.  56 

§  I.  Organe  propre  à  ce  sens;  de  quelle  manière  les  corps  extérieurs 
agissent  sur  lui.  Ibid. 

§  2,  Les  sensations  d'odeur  sont  celles  qui  s'offrent  le  plus  naturelle- 
ment avec  la  simplicité  propre  à  ce  genre  de  faits  de  l'entendement, 
ou  d'idées.  5  8 

§  3.  Les  sensations  de  l'odorat  se  confondent  souvent  avec  celles  du 
goût.  59 

CHAPITRE  VI. 

De  l'Ouïe.  60 

§    I.  Organe  de  ce  sens  ;   comment  il  reçoit  les  impressions  des  oLjels 

extérieurs.  Ibid. 

§   2.   Diverses  qualités  du  son.  61 

§3.  Prodigieuse  variété  des  sensations  de  l'ouie.  63 

§   4-   l-es  sensations  de  l'ouïe  ne  peuvent  être  désignées  ,  comme  toutes 
les  autres  sensations  ,  que  par  les  noms  des  perceptions  qui  s'y  joi- 
gnent. 64 
§   5.    Effet  des  sensations  et  des  perceptions  sur  les  animaux.  65 


CHAPITRE    VII. 

De  la  Vue.  f>6 

§    I.   Importance  de  ce  sens;  sa  supériorité  sur  les  autres  sens.       Ibib. 
§   2.   Dans  les  perceptions  propres  à  ce  sens,    il   est  nécessaire  de  dis- 


IV  TABLE 

tinguer  ce  qui   appartient   exclnsivenient  au  sens  de  la  vue  ,  de  ce 

qui  appartietit  à  d'autres  sens.  P^gc     68 

§    3,   Sciences  diverses  qui  concourent  à  l'explication  des  phénomènes 

de  la  vue.  H9 

§   4-  Erreurs  communes  et  naturelles  au   sujet   des   perceptions  de  la 

vue.  70 

§   5.  La  distance,  la  grandeur,  et  le    mouvement   des  corps,  ne  sont 

point  des  perceptions  propres  de  la  simple  vue.  72 

§  6.   Comment  il  arrive  que  la  distance  ,  la  gr.indeur,  etc.,  peuvent  être 

appréciées  à  la  simple  vue.  74 

§  7.  De  quelques  antres  sensations  qui  s'associent  à  celles  de  la  vue. 

§   8.  Comment  nous  voyons  les  objets  simples  et  droits,  quoiqu'il  s'en 
trace  dans  nos  yeux  des  images  doubles  et  renversées.  80 

CHAPITRE  Vin. 

Des  Perceptions  acquises  de  la  'vue  ,  et  des  Représentations  qu'elles  four- 
nissent à  la  mémoire.  84 
§   I.  Les  sensations  considérées  comme  signes  des  perceptions  qu'elles 

servent  à  introduire  dans  l'entendement.  Ibid. 

§   2.   Qu'à  parler  rigoureusement ,  nous  ne  voyons  jamais  entièrement 

les  objets  que  nous  percevons  par  le  sens  de  la  vue.  88 

§  3.  Que  nous  percevons ,  parle  sens  du   toucher,  un  grand  nombre 

d'objets  que  nous  ne  touchons  pas  tout  entiers.  89 

§   4.   Le  même  phénomène  a  lieu    a  l'occasion   des  perceptions  de  la 

vue.  9r 

§   5,  On  peut  donner  à  ces  résultats  des  perceptions  acquises  de  ia  vtie 

le  nom  de  roprésentations.  r)4 

§  6.  Loi  générale  des  perceptions  de  la  vue.  gS 

§   7,   Application  de  ce  qui  précède  aux  diverses  apparences  de  la  lune , 

vue  à  l'horizon ,  ou  au  méridien  ,   et   à   différentes   illusions  de   la 

vue.  9O 

§   8.  Nouvelle  preuve  de  l'existence  des  perceptions    acquises  et  des 

représentations  qui  en  sont  le  résultat.  98 

^  9.    Noms  donnés  à  la  faculté  des  représentations  ^  par  les  plus  anciens 

observateurs  ;  en  quoi  elle  diffère  de  l'imagination,  tioi 

§    10.  Conséquences  remarquables  de  la    distinction   établie  entre   la 

sensation  et  la  perception,  104 

§    II.  Point  de  vue   sous   lequel  il   peut  être  utile  de  considérer  les 

corps  ,  ou  ,  en  général ,  les  objets  extérieurs.  io5 

§    12.   Origine  et  principe   de  ce  qu'on   appelle   communément  idées 

générales  ,  et  idées  al/s traites.  107 

§    i3.  Cause  de   la   facilité  qu'ont  les  enfar.ts  à  comprendre  les   mots 

qui  expriment  ces  sortes  d'idées.  loS 

§  14.  Effet  de  ce  que  nous  r.})pelons  ici  idées  intuitives  générales,  i  lo 
§    i5.   La  connaissance  que  nous  avons  des  corps  ou  des  objets  est  le 

résultat  d'une  véritable  sjntlièse.  1 1 1 


DES    MATIERES.  V 

§  i6.  Couiment  cette  synthèse  a  lien  ,  quoique  nos  sens  ne  semblefnt 
destinés  qu'à  analyser  ou  à  décomposer  les  objets.  ï*age    ni 

CHAPITRE  IX. 

D es  Sent'nn ents.  1 1 6 

§   I.   Ce  qu'il  faut  plus   spécialement   entendre  par  le  mot  sentiment. 

Ibicl. 
§   2.  Aucune  sensation   ne   peut  être  regardée  comme   complètement 

indifférente.  n8 

§   3.   Sentiments  de  la  faim,  de  la  soif,  etc.;    'volonté    ou    faculté    de 

vouloir,  qui  peut  se  manifester  à  leur  occasion.  I19 

§   4-    Sensations  internes^  par  opposition  aux  sensations  externes,  dont 

il  a  été  question  jusqu'ici.  1*21 

§   5.  Développement  et  exercice  de  la  faculté  de  vouloir.  iîS 

§  6,   U Imagination,    faculté   dérivée  de  la  volonté ,    et   agissant  sous 

son  influence.  124 

§   7,  U Attention  ,  autre    faculté    dérivée    de  la    volonté,  ou  agissant 

sous  son  influence.  laS 

§   8.  Condition  ou  circonstance  remarquable  qui  se  joint  aux  actes  de 

la  volonté;  différence  entre  cette  faculté  et  la  mémoire.  127 

§   9.    Volilions  ,  ou  actes  particuliers  de  la  volonté.  Ibid. 

§    10.  Liberté  ,  autre  faculté  née  de  l'exercice  de  la  volonté.  128 

§   II.   Conclusion  et  résumé  de  ce  chapitre,  i3o 

CHAPITRE  X. 

De  l'Instinct  et  de  l'Habitude.  1 3 1 

§  I.  Ce  qu'il  faut  entendre  par  le  mot  instinct  ^  et  par  l'expression 
Déterminations  instinctives.  Ibid. 

§  2.  C'est  dans  les  animaux  que  l'instinct  se  manifeste  d'une  manière 
plus  sensible;  il  semble  présider  à  toutes  leurs  actions.  i34 

§  3.  L'habitude  est  ,  à  quei-]'-'^s  égards,  pour  l'homme,  ce  que  l'in- 
stinct est  pour  les  animaux.  i37 

§   4-  Effets  remarquables  de  l'habitude.  189 

CHAPITRE  XI. 

De  l'Organisation.  140 

§    I.   Motifs  qui  doivent  lixer  notre  attention  sur  ce  sujet.  Ibid. 

§    2.   Division  des  corps  en  inorganiques  et  organisés.  142 

§    3.   Division  des  êtres  organisés  en  végétaux  et  animaux.  i43 

§  4-   Naissance  et  vie  de  l'homme.  i45 

§   5.  Fonctions  de  nutrition  et  de  relation  :  organes  qui  y  sont  appro- 
priés. 147 
§   6.    Système  nerveux.                                                                                    loi 
^   7.  Rapports  de  l'ariatomie,  de  la  physiologie  et  de  la  médecine  avec 
l'idéologie.  i53 


VI  TABLE 


SECTION  II.  —  ScuiNCK. 

"^  CHAPITRE  PREMIER. 

De  l'JbsUacdon  et  du  Langage.  Page      i58 

§  I.  Nos  sens  ne  nons  servent  qu'à  composer  ,  en  quelque  sorte  ,  les 
objets ,  et  non  à  les  décomposer  ou  à  les  analyser.  Ibid. 

§  2.  A  quelle  époque  et  comment  la  faculté  d'abstraire  existe  dans 
l'homme.  l6o 

§  3.  Souplesse  et  variété  des  inflexions  de  la  voix  humaine.  Penchant 
de  l'homme  à  l'imitation.  162 

§  4»  L'homme  seul  fait  de  ses  gestes  et  des  inflexions  de  sa  voix  les 
signes  de  ses  idées ,  et  c'est  en  cela  que  consiste  proprement  Vabstrac- 
tion.  164 

§  5.    Progrès  ultérieurs  du  langage  ,  interjections  ,  onomatopées.       168 
§   6.   Noms  personnels  ,  ou  ^/-ortow5.  170 

§   7.   Noms  généraux  et  abstraits.  172 

§   8.   Les  idées  elles-mêmes  ne  sont  ni  générales,  ni  abstraites.         173 
§  g.   Noms  de  genre  et  d'espèce  ;  importance    de  l'abstraction  ou  fa- 
culté d'abstraire.  174 

CHAPITRE  IL 

Des  Notions  et  des  Conceptions.  lyj 

§  I.  Que  les  mots  ne  sont  pas  ,  à  proprement  parler  ,  les  signes  de  nos 
idées.  ^  Ibid. 

§   2.  Fausse  doctrine  des  idées  ,  considérées  comme  des  êtres  réels;  in- 
fluence qu'elle  a  eue  sur  les  recherches  de  Locke.  178 
§   3.   Qu'il  n'y  a  pas  d'idées  complexes  ou  composées  ;  pourquoi   l'on  a 
ern  qu'il  y  avait  de  telles  idées.                                                            181 
§   4.   Idées  des  parties  de  l'étendue  et  de  la  durée.  i83 
§   5.   Idées  des  actions  et  des  sentiments  des  hommes.  ï84 
§  G.   Tout  terme  général  ne  présente   à  l'esprit    qu'qne  simple  idée; 
exemple  du  mot  reconnaissance.                                                               1  86 
§   7.   Une  proposition  tout  entière  ne   présente  pareillement    à  l'esprit 
qu'une  seule  idée.  Premier  exemple.                                                    188 
§   8.   Second  exemple.                                                                                  190 
§  9.  Il  convient  de  donner  aux  idées  exprimées  par  des  termes  géné- 
raux ou  abstraits  le  nom  de  notions.  191 
§    10.  Il  n'y  a  pas  plus  à'iàées  généiales  que  d'idées  complexes.        T92 
§11.   Comment  l'assemblage  de    jjlusieurs   termes    généraux  agit  sur 
l'esprit,  et  ce  que  c'est  que    l'opération  à   laquelle  on  donne  ici    le 
nom  de  conception.                                                                                      194 
§    12.  Comment  se  forment   les  termes  généraux   qui     expriment   des 
notions.  197 


DES    MATIERES.  VII 

^^  i3.  Ce  que  c'est  qu'âne  définition.  Différence  entre  la  science  et  la 
connaissance  ,  ou  entre  connaître  et  savoir.  Page    199 

§  t4.  Que  les  idées  auxquelles  nous  avons  donné  le  nom  de  concep- 
tions, sont  véritablement  celles  qu'exprime  le  langage.  200 

§  l5.  Exemple  qui  peut  faire  voir  comment  les  seules  idées  qui  nous 
sont  transmises  par  le  langage  sont  ,  en  effet ,  des  conceptions  on  in- 
tuitions du  rapport  des  mots.  202 

CHAPITRE  m. 

De  la  Proposition  et  de  ses  diverses  espèces.  20 5 

§    I.   Opinion  commune    des  grammairiens  et  des  logiciens  sur  la  pro- 
position. Ibid. 
§   2.   Considération  plus  immédiate  du  sujet.  207 
§   3.  Nature  et  effet  de  la  proposition.  210 
§   4.   Opinions    contradictoires  des  logiciens,  sur  la  nature  dn  rapport 
qui  existe  entre  le  sujet  et  V attribut  de  la  proposition.                     2  ta 
§   5.   Hypothèses  des  logiciens  de  l'école,                                                 214 
§  6.    De  la  presque  simultanéité    et   de    la    succession  des  idées   dans 
l'entendement.                                                                                            218 
§   7.   Différence  entre  une  idée  proprement'dite  et  une  pensée.           220 
§  8.   De  la  suite  et  de  l'étendue  des  pensées  dans  l'esprit.                   221 
§   9,  Exemple.                                                                                                222 
§    10.   Des  diverses  sortes  de  propositions  et  de  leurs  causes.  226 
§    II.  La  grammaire  générale  et  la  métaphysique  ne    sont  presque  que 
deux  points  de  vue  de  la  considération  des  mots.                             228 

CHAPITRE  IV. 

De  la  grammaire  générale ,  ou  de  la  manière  de  signijitr  des  mots.  23  i 
§  I.  Quelques  principes  généraux  propres  à  éclaircir  ce  sujet.  Ibid, 
§   2.   Noms  personnels  ,  substantifs  et  adjectifs  ;  adverbes.  287 

§   3.    Ferèfj  et  leur  conjugaison  j  leurs  temps  ou  formes   temporelles. 

240 
§   4-   Leurs  7«o<^«  ,  ou  formes  d'énonciation  et  d'expression.  243 

§   5.   Prépositions  et  conjonctions  ;  déclinaison  àes  noms.  248 

§  6.  DeV Article.  253 

CHAPITRE  V. 

De  la  Métaphysique  et  de  la  signification  de  plusieurs  termes  employés 
par  les  métaphysiciens .  2.55 

§  1.   Ovï^ne  et  s\gn\i\cait\on  àaraol  métaphysique.  Ibid. 

§  2.  Comment  la  métaphysique  se  trouve  réduite  ici  à  l'explication  de 
quelques  termes.  25o 

§   3.   Espace  ,  durée.  261 


VIII  TABLE  DES  MATIERES. 

§  4-  Esprit,  matière.  Page   266 

§   5.   Substance,  essence.  278 

§   6.   Identité,  personne,  individu.  •i'jg 

§   7.  Nombre.  a85 

§   8.   Infini  ,  absolu.  289 

§  9.    Cause  ,  effet,  principe  de  causalité.  297 

§    10.   Réflexions  sur  ce  qui  précède.    Exemples   et   inconvénients  de 
l'abus  des  mots.  3of) 

§    ir.  Abus  des  mots  dans  les  questions  inaccessibles  à  l'entendement. 

3i5 
§    12.  Du  Néologisme  introduit  dans  la  pbilosopbie  par  quelques  écri- 
vains allemands.  3  18 
5    i3.   Des  déclamations  et  du  langage  passionné    dans  les  discussions 
philosophiques.  828 


FIN    DE     L.\    TABLE    nU    PREMIER     VOLUME. 


DISCOURS  PRELIMINAIRE. 


§  I- 


De  la  philosophie ,  en  général.  —  Origine  de  ce 
mot.  —  En  quel  sens  il  s'applique  à  tous  les 
genres  de  connaissances .,  de  sciences  et  d'arts. 

Si  nous  cherchons  l'origine  de  la  philosophie 
dans  la  nature  même  de  notre  esprit  ou  de  notre 
entendement,  c'est-à-dire  là  seulement  où  nous 
pouvons  espérer  de  la  trouver,  nous  reconnaî- 
trons qu'elle  est  essentiellement  fondée  sur  un 
sentiment  naturel  à  tous  les  hommes,  ou  sur 
une  sorte  de  besoin  intellectuel,  qui  est  le  prin- 
cipe de  toutes  nos  connaissances  spéculatives , 
comme  nos  besoins  physiques  sont  celui  des  arts 
de  toute  espèce  que  l'homme  a  inventés,  d'abord 
pour  conserver,  puis  pour  embellir  son  exis- 
tence. 

Ce  sentiment  prend,  suivant  les  circonstances, 
les  noms  de  surprise,  d'étonnement,  d'admira- 
tion ,  et  plus  généralement  de  curiosité. 
I. 


X  DISCOURS 

On  peut  remarquer,  en  effet,  que  tout  événe- 
ment, tout  fait  imprévu  et  isolé  qui  s'offre  à 
notre  esprit,  y  produit  à  l'instant  même  une 
sorte  d'inquiétude  ou  de  malaise ,  qui  ne  cesse 
ordinairement  que  lorsque  nous  sommes  parve- 
nus à  rattacher  ce  fait  à  quelque  autre  qui  nous 
soit  plus  familier,  que  nous  puissions  concevoir 
comme  constamment  antérieur  à  celui-là,  et  que 
dès  lors  nous  regardons  comme  sa  cause. 

Dans  les  moments  où  nous  sommes  le  plus 
sérieusement  appliqués  à  quelque  travail,  ou 
à  quelque  sujet  de  contemplation  ,  une  foule 
de  sensations  ou  d'impressions  de  divers  genres 
se  succèdent  en  nous ,  sans  nous  causer  néan- 
moins la  plus  légère  distraction.  Mais  qu'une 
sensation  nouvelle  et  inaccoutumée  vienne  tout- 
à-coup  s'offrir  à  nous,  sans  même  nous  causer 
ni  douleur,  ni  inquiétude,  elle  attire  aussitôt 
toute  notre  attention  et  l'occupera  exclusive- 
ment jusqu'à  ce  que  nous  ayons  reconnu  ou  cru 
reconnaître  la  cause  qui  l'a  produite. 

Je  dis  reconnu  ou  cru  reconnaître  ^  car  il  ar- 
rive la  plupart  du  temps  que  nous  nous  conten- 
tons ,  en  ce  genre ,  des  moindres  apparences. 
Autant  nous  avons  besoin  de  concevoir  une  sorte 
de  liaison  entre  les  divers  phénomènes  qui  nous 
frappent,  autant  sommes-nous  disposés  à  leur 
supposer  des  causes   qui  n'existent  réellement 


PRELIMINAIRE.  XI 

pas.  Ces  suppositions,  pourvu  que  nous  les  ad- 
mettions de  bonne  foi,  suffisent  ordinairement 
pour  calmer  la  sorte  d'inquiétude  que  produit 
en  nous  la  surprise  ou  l'étonnement,  et  ce  sen- 
timent importun  ne  se  renouvelle,  au  sujet  des 
mêmes  phénomènes,  que  lorsque  nous  avons 
occasion  de  concevoir  quelque  doute  sur  la  réa- 
lité de  la  liaison  que  nous  avions  imaginée  entre 
eux. 

Dans  les  choses  qui  tiennent  immédiatement 
à  nos  besoins  physiques  les  plus  ordinaires ,  à 
ceux  d'où  dépendent  la  conservation  de  l'indi- 
vidu et  l'exemption  de  la  douleur,  nous  ne  sau- 
rions admettre  de  ces  suppositions  purement  gra- 
tuites, sans  être  promptement  avertis  de  leur  dé- 
faut de  réalité.  Car  nous  sommes  incessamment 
forcés  d'y  donner  notre  attention,  et  de  réformer 
les  notions  que  nous  nous  faisons  des  rapports 
que  les  objets  ont  avec  nous,  jusqu'à  ce  qu'elles 
soient  parfaitement  exactes.  C'est  ainsi  que  nous 
apprenons  à  reconnaître  les  qualités  ou  proprié- 
tés les  plus  importantes  des  corps  qui  nous  envi- 
ronnent et  qui  servent  chaque  jour  à  notre  agré- 
ment ou  à  notre  utilité. 

Mais  il  y  a  aussi  un  nombre  très  considérable 
d'objets  ou  de  phénomènes,  sur  lesquels  l'homme 
a  fait  dans  tous  les  temps,  et  fait  encore  chaque 
jour ,  des  suppositions  fausses ,  dont  il  ne  peut 


XII  DISCOURS 

pas  sentir  immédiatement  le  danger  ou  Tincon- 
vénient.  Ainsi  Ton  a  pu,  pendant  bien  des  siè- 
cles, admettre  de  fausses  hypothèses  sur  la  forme 
de  la  terre,  sur  les  causes  de  la  plupart  des  phé- 
nomènes de  la  nature,  qu'il  n'est  en  notre  pou- 
voir ni  de  diriger,  ni  de  prévenir;  et  ces  hypo- 
thèses ont  dû  être  et  ont  été,  en  effet,  admises 
d'autant  plus  long-temps  et  d'autant  plus  facile- 
ment ,  que  Ton  ne  pouvait  en  reconnaître  la  faus- 
seté qu'à  l'aide  d'expériences  et  d'observations  , 
souvent  fort  difficiles ,  suivies  avec  une  assiduité 
et  une  constance  infatigables. 

Ceci  suffit  pour  faire  comprendre  comment  il 
est  arrivé  que  les  progrès  de  l'esprit  humain, 
dans  les  connaissances  purement  spéculatives, 
ont  été  excessivement  lents ,  en  comparaison  de 
ceux  qu'il  â  faits  dans  les  arts  de  première  néces- 
sité ,  et  dans  les  sciences  d'utilité  directe  et  im- 
médiate. Mais  il  est  facile  de  voir,  en  même 
temps ,  que  l'application  que  l'on  a  donnée,  dans 
tous  les  siècles,  à  ces  deux  genres  de  connais- 
sances ,  est  fondée ,  comme  nous  l'avons  dit  d'a- 
bord, sur  un  même  fait  primitif  et,  s'il  le  faut  ainsi 
dire,  sur  un  même  principe  de  la  constitution 
intellectuelle  de  l'homme.  Ce  principe,  c'est  le 
besoin  que  nous  éprouvons  tous,  plus  ou  moins, 
de  reconnaître  ou  de  concevoir  une  liaison  entre 
les  phénomènes  ou  les  faits  qui  soffrent  à  nous j 


PRELIMmAIRE.  XIII 

en  sorte  que  notre  esprit  n'est  véritablement  en 
repos,  à  cet  égard,  que  lorsqu'il  est  parvenu  à 
se  faire  une  notion  vraie  ou  fausse  de  cette  liai- 
son, à  parcourir  d'un  mouvement  facile  des 
suites  plus  ou  moins  étendues  de  pensées,  qui 
lui  représentent  l'ordre  et  la  succession  constante 
de  ces  phénomènes. 

L'observation  de  cette  vérité  n'avait  point 
échappé  à  la  sagacité  des  phis  anciens  philo- 
sophes grecs  :  Platon  *  et  Aristote  **  ont  en  effet 
considéré  l'admiration  ,  la  surprise ,  l'étonne- 
ment ,  comme  le  principal  mobile  de  cet  esprit 
de  recherche  et  de  méditation  auquel  on  devait 
les  théories  philosophiques  qui  avaient  eu  le  plus 
de  vogue  à  l'époque  où  ils  écrivaient.  Mais,  par- 
mi les  modernes  ,  l'illustre  auteur  du  traité  de  la 
Richesse  des  nations^  et  de  la  Théorie  des  senti- 
ments moraux,  Adam  Smith***,  a  mieux  déve- 
loppé le  jeu  et  les  effets  de  ce  puissant  ressort 
de  notre  intelligence;  il  a  fait  voir  d'une  ma- 
nière à  la  fois  plus  nette  et  plus  étendue,  com- 
ment on  lui  doit  les  efforts  et  les  travaux  de 
tout  genre  au  moyen  desquels  les  générations 
successives  sont  parvenues  à  élever  l'édifice  des 

*  Plato  ^  in  Theœt.,  p.  i55,  d- 

Aristot.  Metaphys.^  1.  i,  c.  2. 
*'*  Voyez  ses  OEuvres posthumes  ^  traduction  de  M.  Pré- 
vost ,  de  Genève  ,  t.  I ,  [>.  i  '^9- 1 82. 


XfV  DISCOURS 

connaissances  humaines  à  la   hauteur  où   nous 
le  contemplons  aujourd'hui.  » 

Une  anecdote  que  Cicéron  rapporte  d'après 
Héraclide  de  Pont ,  disciple  d'Aristote ,  en  nous 
faisant  connaître  l'origine  du  nom  de  la  philoso- 
phie ,  nous  montre  qu'en  effet  elle  fut  envisagée , 
dès  les  premiers  temps ,  sous  le  point  de  vue  que 
nous  venons  d'indiquer.  Voici  en  quels  termes 
s'exprime  à  ce  sujet  l'orateur  romain:  «Pythagore* 
«  se  trouvant  (dit-on) à Phliunte,  ville  du  Pélopon- 
«  nèse,  parla  un  jour  avec  tant  de  talent,  en  pré- 
«  sence  de  Léon,  qui  régnait  dans  cette  ville,  et 
«  montra  un  savoir  si  prodigieux,  que  ce  prince, 
a  admirant  son  génie  et  son  éloquence,  lui  de- 
«  manda  quel  était  l'art  dont  il  faisait  profession. 
«  Pythagore  répondit  qu'il  ne  professait  aucun 
a  art,  proprement  dit,  mais  qui\  était  philosophe. 
«  Le  prince',  surpris  de  la  nouveauté  de  ce  mot, 
«  lui  demanda  encore  ce  que  c'était  que  les  phi- 
«  losophes,  et  en  quoi  ils  différaient  des  autres 
«  hommes.  — Je  trouve,  lui  dit  Pythagore,  que 
«  la  vie  humaine  ressemble  assez  à  ce  vaste  mar- 
«  ché  qui  se  tient  aux  jeux  solennels  célébrés 
«  par  le  concours  de  tous  les  Grecs.  Les  uns, 
ce  exercés  dès   long -temps   aux  combats   athlé- 

*  11  était  de  l'île  de  Samos,et  floiissait  vers  Tan  56o  avant 
l'ère  chrétienne,  environ  i3i  ans  avant  la  naissance  de  Platon. 


PRELIMINAIRE.  XV 

a  tiques,  y  viennent  chercher  la  gloire  et  les  prix 
«  réservés  à  la  force  ou  à  l'adresse;  d'autres  s'y 
«  rendent  pour  vendre  et  pour  acheter,  c'est 
«  l'amour  du  gain  qui  les  conduit.  Il  y  en  a  aussi 
«  quelques-uns,  et  ce  ne  sont  pas  ceux  qui  ont  le 
«  moins  de  jugement  et  de  sagesse,  qui  s'y  ren- 
«  dent  uniquement  pour  voir,  pour  observer  ce 
«  qui  se  fait ,  et  comment  on  le  fait.  Ainsi ,  pour- 
ce  suivit  Pythagore,  nous  arrivons  tous  dans  cette 
«  vie,  au  sortir  d'une  autre.  Ceux-ci  y  cherchent 
«  la  gloire ,  ceux-là  la  richesse;  il  n'y  en  a  qu'un  très 
«  petit  nombre  qui,  comptant  pour  rien  tout  le 
«  reste,  s'attachent  uniquement  à  observer  avec 
a  soin  la  nature  des  choses.  Or,  ce  sont  ceux-là 
a  que  j'appelle  amateurs  de  la  sagesse^  car  voilà 
«  ce  q^ue  j'entends  par  le  mot  philosophe  *.  » 

Cette  définition  de  la  philosophie,  donnée  à 
une  époque  si  reculée ,  par  celui-là  même  qui, 
dit-on,  en  créa  le  nom  ,  ne  paraîtra  peut-être  ni 
moins  raisonnable  ni  moins  exacte  qu'aucune  de 
celles  qu'on  a  données  depuis.  Elle  nous  montre 
que  le  sage  de  Samos  s'était  fait  une  idée  aussi 
grande  que  juste ,  au  moins  à  certains  égards,  de 
l'objet  de  ses  méditations,  et  c'est  ce  qui  l'avait 
conduit  à  s'appliquer  avec  ardeur  à  acquérir 
toutes  les  connaissances  que  l'on  pouvait  avoir 

*  Voyez  Cicer.^  Tuscul.  Quœst.,  1.  V,  c.  2. 


XVI  DJSCOURS 

de  son  temps;  physique,  géométrie,  arts,  législa- 
tion, morale,  il  avait  tout  embrassé.  Il  paraît 
qu'il  fit,  dans  plusieurs  de  ces  sciences,  des  dé- 
couvertes importantes,  et  qu'il  y  mêla  des  erreurs 
contagieuses.  C'est  qu'aucune  d'elles  n'était  en- 
core assez  avancée  pour  qu'il  y  trouvât  même  les 
éléments  de  cette  notion  générale  dont  il  entre- 
voyait la  possibilité.  C'est  qu'elle  devait  être  le 
résultat ,  non  pas  des  travaux  réunis  de  plusieuï's 
hommes  ou  de  plusieurs  générations  ,  mais 
d'un  grand  nombre  de  siècles.  11  faut  parcourir 
toute  la  suite  des  temps  qui  se  sont  écoulés,  de- 
puis l'époque  où  la  Grèce  commença  à  se  civili- 
ser, jusqu'à  nos  jours,  pour  reconnaître,  dans 
chaque  genre  de  connaissance  déjà  porté  à  un 
certain  degré  de  perfection  ,  comme  les  membres 
épars  de  cette  idée  universelle  des  sciences,  qui 
seule  mérite  le  nom  de  philosophie. 

En  effet,  il  était  nécessaire  que  les  parties  en 
fussent  créées,  pour  ainsi  dire,  une  à  une ,  avant 
que  l'ensemble  existât.  Mais  on  doit  rendre  aux 
Grecs  cette  justice,  que  dans  la  période  la  plus 
brillante  de  leur  existence  morale  et  intellec- 
tuelle, c'est-à-dire  depuis  les  premiers  travaux 
de  l'école  d'ionie ,  jusqu'à  la  naissance  de  celle 
d'Alexandrie,  dont  le  mysticisme  et  les  systèmes 
extravagants  dégradèrent  à  la  fois  la  raison 
humaine  et  la  philosophie,   ils  avaient   créé  et 


PRELIMINAIRE.  XVIÎ 

perfectionné     plusieurs     sciences    importantes. 

Ainsi,  lorsqu'Hippocrate,  contemporain  des 
premiers  disciples  de  Pythagore,  et  l'un  des  plus 
beaux  génies  qu'aient  produits  les  tempsantiques , 
traçait  des  tableaux  si  vrais  et  si  complets  des 
maladies  les  plus  graves,  montrant  sous  quels 
points  de  vue  les  observations  doivent  être  faites, 
faisant  naître  les  axiomes  des  observations,  et 
transformant  les  résultats  en  règles ,  alors  Hippo- 
crate  transportait,  comme  il  le  dit  lui-même,  la 
philosophie  dans  la  médecine. 

Lorsque  Socrate  ,  ramenant  la  morale  aux 
principes  du  bon  sens,  la  fondait  sur  les  senti- 
ments les  plus  naturels  au  cœur  de  l'homme,  et 
sur  l'impossibilité  où  il  est  de  trouver  un  bon- 
heur réel  et  durable  hors  de  la  vertu ,  Socrate 
avait  créé  et  même  déjà  fort  avancé  la  philoso- 
phie de  la  morale. 

Lorsqu'Aristote ,  dans  son  Histoire  des  ani- 
maux^ après  avoir  commencé  par  établir  les 
différences  et  les  ressemblances  générales  entre 
les  espèces  diverses,  marquait  pour  chacune  les 
traits  les  plus  saillants  qui  la  caractérisent,  et 
décrivant  l'organisation  de  l'homme  telle  qu'on 
la  connaissait  alors  ,  comparait  à  ce  tableau  l'or- 
ganisation des  autres  animaux,  partie  par  partie, 
indiquant  successivement  celles  qui  manquent 
à  différentes  espèces,  en  sorte,  dit  Buffon  ,  que 


XMII  DISCOURS 

cet  ouvrage  se  présente  comme  une  table  de  ma- 
tières que  l'on  aurait  extraite  avec  le  plus  grand 
soin  de  plusieurs  milliers  de  volumes  remplis  de 
descriptions  et  d'observations  de  toute  espèce, 
alors  Aristote  créait  ou  du  moins  ébauchait  la  phi- 
losophie de  cette  partie  de  l'histoire  naturelle. 

Il  commençait  et  créait  pareillement  la  philo- 
sophie de  l'éloquence  et  de  la  poésie,  et  traçait 
en  même  temps  les  premiers  linéaments  de  la 
théorie  philosophique  des  arts  et  du  beau ,  lors- 
que, dans  sa  Rhétorique  ^  il  s'appliquait  à  faire 
voir  comment  l'art  de  persuader  dépend  essen- 
tiellement de  la  connaissance  approfondie  des 
passions  et  des  mœurs,  et  lorsque,  dans  son  Art 
poétique^  il  ramenait  tous  les  grands  effets  de  la 
tragédie  et  de  l'épopée  à  l'imitation  fidèle,  choi- 
sie et  raisonnée  de  la  nature.  Enfin,  avec  Platon , 
son  maître,  au  génie  et  aux  merveilleux  talents  du- 
quel il  a  eu  peut-être  le  tort  de  ne  pas  rendre 
une  plus  éclatante  justice,  il  contribua  à  perfec- 
tionner la  morale,  la  politique,  la  dialectique,  et 
commença  à  jeter  les  fondements  de  la  connais- 
sance de  l'homme  et  de  ses  facultés. 

Les  doctrines  de  ces  deux  hommes,  si  JHSte- 
ment  célèbres  par  l'étendue  et  la  puissance  de 
leur  génie  et  de  leurs  talents  divers,  se  partagè- 
rent les  esprits  pendant  une  longue  suite  de  siè- 
cles, et  leur  influence  s'étend  même  aujourd'hui 


PRELIMINA^IRE.  XIX 

sur  les  théories  philosophiques  adoptées  par  les 
écrivains  les  plus  distingués  des  pays  civilisés  de 
l'Europe.  Mais  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  s'arrêter 
sur  le  platonisme  des  philosophes  d'Alexandrie, 
ni  d'indiquer  les  causes  qqi  portèrent  des  hommes 
dont  plusieurs  joignaient  à  des  connaissances  éten- 
dues une  sagacité  et  des  talents  fort  remarquables, 
à  choisir  précisément  pour  objet  de  leurs  spécula- 
tions ce  qu'il  y  avait  de  plus  obscur  ou  de  plus 
hasardé  dans  les  ouvrages  de  Platon ,  en  sorte  que 
presque  tous  furent  des  illuminés  ou  des  fanati- 
ques. Nous  ne  dirons  rien  non  plus  de  la  longue 
et  ténébreuse  période  qui  succéda  à  la  chute  de 
l'empire  romain  en  Occident,  de  cette  époque 
dite  du  moyen  âge,  où  les  docteurs  de  l'Europe,  se 
passionnant  pour  la  dialectique  d'Aristote,  qu'ils 
ne  connaissaient  que  par  les  traductions  des 
Arabes,  ajoutèrent  aux  subtilités  propres  à  l'é- 
crivain original,  celles  de  leur  génie  et  de  leur 
profession  ;  bien  que  l'on  ait  vu  briller  pendant 
la  durée  de  cette  déplorable  éclipse  de  la  raison 
humaine,  quelques  génies  heureux  et  dignes  d'un 
meilleur  temps. 

Ce  n'est  que  vers  le  milieu  du  quinzième  siè- 
cle de  notre  ère,  je  veux  dire  à  l'époque  mémo- 
rable de  la  renaissance  des  lettres  en  Italie,  et 
de  l'invention  de  l'imprimerie,  qu'on  voit  naître 
l'aurore  du   jour  brillant  qui  devait  suivre  cette 


XX  DISCOURS 

profonde  nuit.  Alors  enfin,  et  dans  le  cours  des 
deux  siècles  suivants,  les  meilleurs  esprits,  se- 
couant le  joug  de  l'académie  et  du  lycée,  ou  même 
renonçant  tout  à  fait  à  ces  études  frivoles  que 
l'on  décorait  si  vainement  du  nom  de  philoso- 
phie, tournent  toutes  leurs  forces  vers  des  ob- 
jets plus  dignes  de  leur  attention,  et  obtiennent 
les  plus  vastes  et  les  plus  heureux  résultats  de 
ces  recherches  mieux  dirig^ées. 

Galilée,  en  Italie,  découvre  les  lois  du  mouve- 
ment accéléré  et  de  celui  des  projectiles;  Kepler, 
en  Allemagne,  détermine  la  courbe  que  décrivent 
les  planètes,  et  les  grandes  lois  auxquelles  leur 
marche  est  assujettie;  Copernic  révèle  le  vérita- 
ble système  des  corps  célestes.  En  France,  Des- 
cartes achève  de  renverser  4'idole  du  péripalé- 
tisme,  et  dans  un  excellent  Discours  sur'  la  mé- 
thode, substituant  le  doute  philosophique  au 
scepticisme  extravagant  des  anciens  sophistes  et 
des  pyrrhoniens,  rétablit  la  raison  humaine  dans 
ses  droits  si  long-temps  outragés  ou  méconnus. 
Bacon,  en  Angleterre,  embrassant  tout  ce  qui 
avait  été  fait  ou  écrit  sur  les  sciences  avant  lui  et 
de  son  temps,  et  portant  sur  leurs  procédés  et 
sur  leurs  méthodes  le  coup  d'oeil  d'un  génie  aussi 
vaste  que  pénétrant ,  fait  une  classification  rai- 
sonnée  des  préjugés  et  des  erreurs  de  l'esprit 
humain  ,  et  lui  tracé,  dans  son  célèbre  Organum, 


PRELIMINAIRE.  XXI 

la  seule  route  qu'il  puisse  désormais  suivre  avec 
succès  dans  la  recherche  de  la  vérité,  celle  de 
l'observation  et  de  l'expérience. 

Enfin ,  pour  me  borner  à  l'un  des  exemples  les 
plus  frappants  en  ce  genre,  car  je  ne  veux  ni  ne 
puis  faire  une  énumération  complète,  Newton 
créa  chez  les  modernes  la  philosophie  naturelle, 
lorsque  raisonnant  d'après  un  petit  nombre  de 
principes  tellement  évidents,  qu'il  n'est  aucun 
homme  capable  de  réflexion  qui  puisse  les  révo- 
quer en  doute,  et  soumettant  aux  lois  du  calcul 
et  aux  spéculations  de  la  plus  sublime  géométrie, 
im  vaste  amas  de  faits  constatés  par  de  longues 
suites  d'observations,  il  posait  d'une  main  non 
moins  sage  que  hardie  les  bases  du  véritable  sys- 
tème du  monde ,  et  montrait  comment  le  nombre 
prodigieux  des  apparences  que  présentent  les 
corps  célestes,  dans  la  suite  de  leurs  mouve- 
ments réguliers,  et  jusque  dans  les  anomalies 
par  lesquelles  ils  s'écartent  de  cette  régularité, 
dépend  d'un  fait  unique,  constant,  universel  et 
commun  à  toute  la  matière,  la  pesanteur,  que 
l'on, peut  regarder  avec  certitude  comme  la  cause 
ou  le  lien  de  cette  infinie  variété  de  phénomènes. 
Ici  ce  n'est  plus  seulement  le  nom  et  l'ébauche 
encore  imparfaite  de  la  philosophie  qui  s'offre  à 
notre  esprit ,  c'est  la  chose  elle-même  qui  se  ma- 
nifeste par  ses  effets,  par  tout  ce  qu'elle  ajoute  à 


:J^XII  DISCOURS 

la  puissance,  à  la  grandeur,  à  la  dignité  et  au  bon- 
heur de  l'homme. 

Toutefois,  ces  considérations  peuvent  donner 
lieu  à  une  objection  cjue  je  dois  prévenir.  On  peut 
dire  :  Il  paraît  par  tout  ce  qui  vient  d'être  exposé 
sur  ce  sujet,  qu'il  y  aune  philosophie  de  la  morale, 
qu'il  y  en  a  une  aussi  des  beaux  arts ,  une  des 
sciences  naturelles,  une  enfin  pour  chaque  genre 
d'étude  auquel  l'esprit  humain  s'applique.  Or, 
comme  parmi  les  diverses  parties  de  la  connais- 
sance humaine,  il  y  en  a  qui  sont  plus  avancées 
et  d'autres  qui  le  sont  moins;  que  même  il  pourra 
exister,  dans  les  siècles  suivants,  des  sciences 
particulières  dont  nous  ne  pouvons  àprésent  nous 
faire  aucune  idée,  il  suit  donc  de  là  que  la  philo- 
sophie est  une  chose  infinie,  diverse,  plus  ou 
moins  imparfaite,  suivant  les  différents  objets 
dans  lesquels  on  la  considère,  et  pouvant  ou  de- 
vant même  avoir  un  jour  des  parties  dont  l'exis- 
tence ne  peut  pas  actuellement  être  soupçonnée. 

Mais  ce  n'est  pas  moi  qui  me  suis  servi  le  pre- 
mier de  cette  expressioji,  philosophie  des  arts, 
de  la  morale,  des  sciences,  etc.  Or,  ceux  qui  les 
premiers  ont  parlé  ainsi,  ont  apparemment  été 
conduits  à  employer  ce  langage ,  parce  qu'ils  re- 
connaissaient ou  croyaient  reconnaître  quelque 
chose  de  commun  entre  toutes  les  parties  de  nos 
connaissances  ,   quelques  points  par    où    elles 


PRÉLIMINArRE.  XXIII 

semblent  se  toucher  en  quelque  manière,  et  qui 
en  effet  rendent,  dans  bien  des  cas,  très  sensible 
le  lien  qui  unit  plusieurs  d'entre  elles. 

Et  d'abord,  ce  qu'on  appelle  principes ,  c'est-à- 
dire  les  vérités  premières  et  fondamentales,  dans 
chaque  science,  dans  chaque  genre  de  connais- 
sances, sont  ordinairement  à  la  portée  de  tout 
homme  doué  d'une  intelligence  commune  et  dont 
les  organes  sont  dans  un  état  sain.  Or,  ces  prin- 
cipes ou  ces  vérités  peuvent  déjà  être  considérés 
comme  quelque  chose  de  commun ,  sinon  aux 
sciences  elles-mêmes,  du  moins  à  l'entendement 
humain. 

Que  veut-on  donc  faire  entendre  quand  on 
parle  de  la  philosophie  d'un  art  ou  d'une  science, 
quand  on  dit  d'un  savant,  d'un  artiste,  d'un 
homme  d'état, qu'ils  sont  philosophes  ?  C'est  que 
dans  le  nombre  des  propositions  singulières  dont 
se  compose  une  science,  des  procédés  particu- 
liers que  comporte  la  pratique  d'un  art  ou  l'exer- 
cice d'une  profession ,  il  s'en  trouve  un  grand 
nombre  qui  s'éloignent  trop  des  principes  fonda- 
mentaux, pris  directement  dans  la  nature  hu- 
maine, pour  que  leur  liaison,  ou  leur  défaut 
de  Uaison  avec  ces  principes  (c'est-à-dire  les  cau- 
ses de  leur  vérité  ou  de  leurfausseté)  n'échappent 
pas  à  celui  qui  en  fait  usage,  s'il  ne  prend  pas  un 
soin  continuel  de  les  éprouver,  pour  ainsi  dire. 


XXIV  DISCOURS 

à  cette  pierre  de  touche,  ou  s'il  n'est  pas  cloué 
d'un  instinct  heureux,  d'une  sorte  d'inspiration 
qui  hii  révèle,  en  quelque  sorte,  l'analogie  de  ces 
propositions  et  de  ces  procédés  avec  cette  même 
nature  sur  laquelle  ils  doivent  être  fondés,  pour 
que  leur  emploi  soit  légitime.  Voilà  pourquoi , 
lorsque  dans  les  écrits  d'un  savant,  dans  les  com- 
positions d'un  poète  ou  d'un  peintre,  dans  les 
règlements  d'un  administrateur ,  etc. ,  on  remar- 
que un  sentiment  exact  de  ce  qui  est  conforme 
à  la  nature  des  hommes  et  des  choses,  une  con- 
stance assidue  à  l'étudier  et  à  s'en  rapprochei-, 
on  dit  de  chacun  d'eux  qu'il  est  philosophe  dans 
sa  profession. 

§  n. 

De  la  philosophie  ^  connue  science  particulière. 
—  Quelle  nest  que  V  étude  de  soi-même ,  cest- 

.  àrdiredejliomjne  et  de  ses  facultés.  — Que  , 
sous  ce  rapport,  elle  est,  comme  les  sciences 
physiques  et  naturelles ,  une  science  défaits. 

Mais,  si  l'on  a  cru  pouvoir  ou  devoir  donner 
le  nom  de  philosophie  ,  dans  chaque  science,  au 
procédé  plus  ou  moins  lumineux,  plus  ou  moins 
régulier,  par  lequel,  en  partant  de  certaines  vé- 
rités évidentes  par  elles-mêmes,  d'observations 


PRÉLIMINA^IRE.  XXV 

OU  crexpériences  faites  avec  assez  d'attention  ou 
de  précision  pour  que  la  justesse  ne  puisse  en  être 
contestée,  Tesprit  humain  s'élève  graduellement 
à  de  nouvelles  vérités  plus  étendues,  à  de  nou- 
velles connaissances,  qui  forment  avec  les  pre- 
mières comme  une  chaîne  non  interrompue,  et 
dont  l'ensemble  compose  cette  science  particu- 
lière même  dont  on  s'occupe  ;  ne  semble-t-il  pas 
que  l'on  peut  donner  le  nom  de  philosophie,  spé- 
cialement et  proprement  dite,  à  la  science  qui  a 
pour  but  de  rechercher  quelles  sont  ces  vérités 
premières  et  fondamentales,  que  l'entendement 
admet  en  vertu  de  sa  nature  et  de  sa  constitution 
propres,  qui  entreprend  de  tracer  le  tableau  gé- 
néral des  procédés  que  suit  l'esprit  humain  dans 
l'acquisition  de  ses  connaissances,  et  d'observer 
directement  quelles  sont  les  facultés  ou  proprié- 
tés dont  il  est  doué  ? 

Tel  est  en  effet  l'objet  que  l'on  s'est  proposé 
dans  cet  ouvrage,  et  déjà  il  est  facile  de  com- 
prendre que  la  plus  importante  étude  de  l'homme^ 
celle  qui  peut  justement  être  considérée  comme 
le  fondement  de  toutes  les  autres  ,  c'est  celle  qui 
lui  apprend  à  connaître  la  nature  et  les  facultés 
de  son  esprit  ou  de  son  ame  ;  en  un  mot,  que  Vé- 
tude propre  de  V homme  *,  comme  l'a  dit  un  cé- 

*  The  proper  study  of  mankiud,  is  man. 

Popè,  Epis  t.  On  Man. 


XXVI  DISCOtiRS 

lèbre  poète  anglais,  c'est  l'homme  :  et  il  ne  faut 
pas  croire  que  cette  vérité  si  importante  soit  une 
découverte  de  nos  temps  modernes,  elle  fut  re- 
connue et  proclamée  dans  les  siècles  les  plus  re- 
culés. , 

Lorsque  le  conseil  suprême  de  tous  les  états  de 
la  Grèce  voulut  faire  graver  dans  le  temple  de 
Delphes  des  inscriptions  que  l'on  pût  regarder 
comme  les  oracles  de  l'éternelle  sagesse  ,  comme 
ime  sorte  de  langage  adressé  aux  hommes  par  la 
divinité  elle-même,  ce  ne  furent,  dit  Plutarque, 
ni  riliade,  ni  l'Odyssée,  ni  les  hymnes  de  Pin- 
dare  qui  fixèrent  le  choix  des  amphictyons,  ce 
furent  les  plus  belles  maximes  des  anciens  sages, 
et  entre  autres  celle-ci  :  connais-toi  toi-même  *. 

Elle  seule,  dit  encore  cet  ingénieux  écrivain, 
peut,  quand  on  l'a  bien  comprise,  tenir  lieu  de 
toute  autre  connaissance,  puisqu'elle  embrasse  la 
contemplation  de  notre  nature,  celle  des  effets 
de  l'instruction  et  de  l'éducation  sur  nos  esprits , 
et  l'appréciation  exacte  de  ces  causes  nombreuses 
d'erreur,  qui,  se  mêlant  à  nos  raisonnements, 
à  nos  actions,  à  nos  affections  de  tout  genre, 
nous  écartent  de  la  vertu  ou  du  beau  par  excel- 
lence**. 


*  Plutarch.  De  GarniUt.,  toni.  VIII,  p.  33,  éd.  Reisk. 
**  Plutarch.  De  ET,  etc.,  tom.  VII,  p.  5i4- 


PRELIMINAIRE.  XXVII 

La  philosophie,  d'après  le  témoignage  iina^ 
nime  des  sages  de  tous  les  temps ,  est  donc  d'a- 
bord et  essentiellement  l'étude  de  la  nature  hu- 
maine; étude  dont  les  procédés  et  le  résultat  sont 
implicitement  renfermés  dans  la  maxime  si  cé- 
lèbre que  nous  venons  de  citer.  Car,  en  réfléchis- 
sant sur  ce  qu'il  est  parvenu  à  savoir  jusqu'à  pré- 
sent, chaque  homme  peut  se  convaincre  que  tout 
ce  qu'il  a  acquis  de  connaissances  réelles,  posi- 
tives et  véritablement  utiles,  consiste  principa- 
lement dans  l'observation  exacte  et  attentive  de 
la  manière  dont  se  succèdent  les  divers  ordres  de 
faits  ou  d'événements  que  nous  offre  sans  cesse 
le  spectacle  de  la  nature  ou  de  la  société.  Quand 
une  fois  cette  succession  a  été  reconnue  et  inva- 
riablement constatée,  la  science  relative  à  l'es- 
pèce particulière  de  faits  que  l'on  considère 
existe ,  et  se  trouve  fondée  sur  sa  véritable  base. 
Mais  si  l'on  admet  ou  si  l'on  suppose  des  faits  qui 
n'existent  pas,  dont  aucune  expérience,  aucune 
observation  ne  constatent  la  réalité,  dès  lors  l'es- 
prit ne  fait  que  flotter  d'erreurs  en  erreurs,  in- 
cessamment abusé  par  les  plus  ridicules  ou  les 
plus  dangereuses  illusions. 

L'histoiredes  sciences  nous  offre  de  toutes  parts 
la  preuve  de  cette  vérité.  Ainsi ,  X astronomie  n'est 
devenue  une  science  certaine,  et  dont  la  marche 
progressive  a  été  assurée, que  lorsque  l'on  a  été 


XXVIII  DISCOURS 

bien  convaincu  qu'elle  devait  se  borner  unique- 
ment à  l'observation  des  phénomènes  célestes,  à 
la  description  du  cours  des  astres,  de  leurs  révo- 
lutions constantes  et  de  tous  les  faits  de  cet  ordre 
qu'une  attention  soutenue  pourrait  révéler  au  ta- 
lent de  l'observateur.  L'application  de  la  plus  su- 
blime géométrie  n'a  même  été  d'une  grande  impor- 
tance pour  les  progrès  de  cette  science,  qu'en 
ce  qu'elle  offrait  un  moyen  puissant  d'arriver  à 
des  déterminations   plus  rigoureuses  dans  l'ap- 
préciation des  phénomènes.  Mais  tant  qu'on  s'i- 
magina qu'il  était  possible   d'expliquer  par  des 
hypothèses  tout  à  fait  arbitraires  les  faits  qu'on 
avait  déjà  constatés,  tant  qu'on  s'obstina  à  sup- 
poser que  le  cours  des  astres  et  leurs  positions 
respectives,  observées  dans  un  moment  donné, 
avaient  quelque  rapport  assignable  avec  les  des- 
tinées des  hommes  qui  naissaient  dans  ce  mo- 
ment-là; tant  qu'on  persista,  dis-je,  dans  ces  dé- 
plorables illusions,  l'étude  des    corps  célestes, 
connue  alors  sous  le  nom  (ïastivlogîe ,  n'offrit 
qu'un   amas  d'absurdités  puériles   et   d'erreurs 
souvent  funestes. 

Il  en  fut  de  même  de  l'étude  des  corps  de  toute 
espèce  qui  s'offrent  sans  cesse  à  nos  regards  sur 
la  terre  et  dans  son  sein.  Tant  que  l'avarice  et  le 
charlatanisme  ne  se  proposèrent  pour  but,  dans 
cette  étude,  que  la  recherche  d'un  prétendu  grand 


PRELIMINAIRE.  XXIX 

œuK>re^  de  ceiie  pierre  chimérique^  iïile  des  philo- 
sophes, qui  devait  avoir  pour  propriété  de  conver- 
tir en  or  les  autres  métaux,  de  guérir,  comme  par 
enchantement,  toutes  les  maladies,  et  de  prolon- 
ger indéfiniment  la  vie  des  hommes,  l'on  n'eut, 
sous  le  nom  A' alchimie ^  qu'un  mélange  impur 
de  recettes  empiriques  et  d'énigmes  obscures,  au 
milieu  desquelles  se  perdaient  quelques  faits  im- 
portants que  l'on  n'avait  pas  pu  s'empêcher  de 
remarquer.  Mais  du  moment  où,  renonçant  aux 
chimères  que  l'on  avait  si  long-temps  et  si  péni- 
blement poursuivies,  on  eut  commencé  à  com- 
prendre que  l'on  ne  peut  rien  apprendre  sur  la 
nature  et  les  propriétés  des  corps ,  qu'en  obser- 
vant avec  une  constance  infatigable  les  phéno- 
mènes de  tout  genre  qu'ils  manifestent;  du  mo- 
ment où  l'on  se  fut  convaincu  qu'il  n'y  a  point 
d'autre  moyen   d'arriver  à  la  connaissance  des 
parties  constituantes  des  corps,  que  l'examen  des 
composés  formés  par  la  combinaison  de  ces  par- 
ties; que  c'est  l'unique  moyen  par  lequel  puisse 
se  découvrir  à  notre  intelligence  la  nature  ou  le 
mode  d'action  de  la  puissance   en  vertu  de  la- 
quelle ces  combinaisons  ont  lieu  :  dès  lors  exista 
une  science  nouvelle  et  positive ,  la  chimie,  dont 
les  progrès  rapides  ont  si  fort  illustré  la  dernière 
moitié  du  siècle  précédent ,  et  dont  les  applica- 
lions  multipliées  ont  si  prodigieusement  accrii 


XXX  DISCOURS 

et  accroissent  encore  chaque  jour  notre  indus- 
trie, nos  richesses  et  nos  jouissances. 

Il  me  serait  sans  doute  facile  d'apphquer  des 
réflexions  du  même  genre  à  presque  toutes  les 
autres  branches  de  la  connaissance  hiunaine  :  à 
la  physique,  à  la  médecine ,  et  même  aux  sciences 
morales  et  pohtiques,et  l'on  devine  d'avance  que 
je  serais  conduit  au  même  résultat.  Il  est  donc 
évident  que  toute  science  réelle,  toute  connais- 
sance positive ,  ne  consiste  qu'en  des  séries  plus 
ou  moins  étendues  de  faits  soigneusement  ob- 
servés, dont  l'ordre  et  la  succession  ont  été  con- 
statés par  des  expériences  nombreuses  et  diverses, 
qui  nous  mettent  à  même  de  prévoir,  dans  bien 
des  cas,  avec  certitude,  ce  qui  doit  suivre  de  telles 
ou  telles  circonstances  données  ou  connues;  cir- 
constances qui  ne  sont  elles-mêmes  que  des  faits, 
de  la  réalité  desquels  nous  sommes  assurés,  soit 
immédiatement,  soit  d'une  manière  indirecte. 

On  m'objectera  peut-être  ces  longues  suites  de 
raisonnements  et  de  déductions  qui  se  rencon- 
trent dans  les  sciences  qui  ne  sont  fondées ,  dit- 
on  ,  que  sur  des  définitions  arbitraires ,  ou  sur 
des  notions  abstraites,  comme  l'arithmétique,  l'al- 
gèbre, la  géométrie,  et  ce  qu'on  appelle  en  général 
les  mathématiques  pures,  ou  comme  les  théories 
d'un  grand  nombre  de  métaphysiciens  sur  l'in- 
fini, l'absolu,  l'essence,  la  substance,  les  caté- 


PRELIMINAIRE.  XXXI 

goiies,  l'être,  et  d'autres  dénominations  de  ce 
genre.  Ce  ne  sont,  me  dira-t-on,  ni  les  faits,  ni 
l'observation  qui  conduisent  à  une  grande  habi- 
leté dans  ces  sortes  de  combinaisons;  elles  con- 
sistent essentiellement  dans  un  travail  de  l'esprit 
qui  tire  tout  de  son  propre  fonds.  Mais  je  répon- 
drai premièrement,  que  les  définitions  qui  ser- 
vent de  base  aux  sciences  mathématiques  ne  sont 
point  du  tout  arbitraires,  et,  qu'au  contraire, 
elles  sont  fondées  sur  des  doxmées  de  la  nature, 
sur  des  faits  primitifs  de  notre  sensibiHté  et  de 
notre  constitution  intellectuelle.  En  second  lieu, 
que  leur  utilité ,  comme  moyen  d'arriver  à  la 
connaissance  de  la  vérité ,  vient  uniquement  de 
ce  qu'elles  sont  des  systèmes  de  signes ,  de  véri- 
tables langues,  dans  lesquelles  les  combinaisons 
variées  à  l'infini  que  l'on  peut  faire  de  ces  signes 
n'ont  de  valeur  et  d'importance  réelle,  qu'autant 
qu'elles  représentent  des  faits  que  l'observation 
et  l'expérience  peuvent  confirmer  ultérieurement. 
Or,  le  même  raisonnement  s'applique  avec  la 
plus  parfaite  exactitude  aux  théories  des  méta- 
physiciens. Les  termes  généraux  dont  ils  se  sei- 
vent  ont  d'abord  été  destinés  à  exprimer  des  faits 
réels  et  positifs  de  la  nature  et  de  l'intelligence 
humaine  :  mais  si  les  combinaisons  que  l'on  en 
fait  ne  conduisent  pas  à  des  propositions  qui 
énoncent  d'autres  faits  également  réels,  égaie- 


XXXII  DISCOURS 

ment  positifs,  ces  combinaisons  ne  peuvent  avoir 
aucune  valeur,  aucun  mérite.  Elles  auront  même 
d'autant  plus  d'inconvénients,  qu'on  s'obstinera 
davantage  à  croire  qu'elles  peuvent  signifier 
quelque  chose.  Je  ne  conteste  assurément  pas 
que  plusieurs  de  ces  métaphysiciens,  purement 
spéculatifs,  n'aient  fait  preuve  d'une  rare  saga- 
cité d'esprit,  et  quelquefois  même  d'une  force  de 
tête  extraordinaire;  mais  une  grande  habileté 
dans  certains  jeux  suppose  aussi  la  faculté  de 
faire  rapidement  des  combinaisons  quelquefois 
très  difficiles,  très  variées;  et  j'avoue  que  s'il 
avait  été  possible  aux  hommes  de  ne  faire  jamais 
que  de  la  géométrie  et  de  la  méAi^physique  pares 
(comme  on  dit),  je  ne  verrais  pas  une  grande 
différence  entre  un  profond  géomètre  ou  un 
profond  métaphysicien,  et  un  habile  joueur 
d'échecs, 

De  tout  ceci  je  me  crois  autorisé  à  conclure 
que  la  science  de  l'entendement  humain  n'est 
elle-même  et  ne  peut  absolument  pas  être  autre 
chose  qu'une  science  de  faits.  Il  suit  encore  de  là 
que  les  philosophes  de  tous  les  temps  et  de  tous 
les  pays ,  quand  ils  se  sont  occupés  de  remonter 
à  l'origine  des  choses  et  des  connaissances  que 
nous  en  avons,  quand  ils  ont  cherché  à  connaître 
ce  qu'ils  nommaient  les  puissances ,  les  propriétés, 
forces  ou  facultés  de  l'entendement,  de  l'intelli- 


PRÉLIMINAIRE.  XXXIII 

gence  ou  de  l'ame ,  n'ont  pas  fait  et  ne  pouvaient 
pas  faire  autre  chose  que  constater  et  ranger  sous 
des  classes  diverses  les  faits  qu'ils  observaient  en 
eux-mêmes;  et  qu'enfin  leurs  erreurs,  quelque 
nombreuses  et  diverses  qu'elles  aient  été,  ne  sont 
venues  la  plupart  du  temps,  que  de  ce  qu'ils  né- 
gligeaient quelques  faits  essentiels ,  ou  de  ce 
qu'ils  en  supposaient  qui  n'existaient  réellement 
pas;  siutout  (et  ce  fut  la  cause  la  plus  générale 
de  leurs  illusions),  de  ce  qu'ils  crurent  faire  ou 
pouvoir  faire,  en  ce  genre,  autre  chose  que  ce 
qu'ils  faisaient  en  effet. 

C'est  pour  cela  que  l'on  peut  dire  de  plusieurs 
des  auteurs  qui  ont  écrit  sur  ce  sujet,  même  dans 
ces  derniers  temps ,  ce  que  Cicéron  dit  des  philo- 
sophes grecs  dont  il  avait  lu  les  ouvrages  ou  en- 
tendu les  leçons  :  «  Je  les  trouve  presque  tous  trop 
a  affirmatifs  sur  plusieurs  points,  et  il  me  semble 
«  qu'ils  affectent,  pour  la  plupart,  de  savoir  plus 
«  qu'ils  ne  savent.  »  Mais  il  est  juste,  plus  encore 
aujourd'hui  qu'il  ne  l'était  alors,  d'ajouter  avec 
cet  illustre  écrivain,  que  «  si  les  premiers  philo- 
-  «  soplies  qui  se  sont  appliqués  à  l'étude  de  l'es- 
«  prit  humain,  ont  hésité,  ou  même  erré  bien 
a  des  fois,  comme  cela  doit  arriver  quand  on 
i<  traite  un  sujet  entièrement  neuf,  on  aurait  tort 
«  pourtant  de  croire  que  tant  d'hommes  d'un  gé- 
«  nie  éminent,  tant  d'étude  et  d'application  n'aient 


XXXIV  DISCOURS 

«  produit  aucune  connaissance  véritable,  aucune 
«  lumière  satisfaisante  *.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  voici  donc  un  point  que 
Ton  peut  regarder  comme  incontestablement  éta- 
bli :  la  science  dont  nous  avons  dessein  de  nous 
occuper  n'est  autre  chose  qu'une  science  de  faits, 
comme  les  autres  sciences  naturelles  dont  elle 
fait  partie,  ou  auxquelles,  si  l'on  veut,  elle  sert 
de  fondement  et  de  moyen.  Ces  faits  sont  ceux 
dont  nous  avons  incessamment  la  conscience , 
ou  qui  se  passent  en  nous-mêmes,  toutes  les  fois 
que  nous  prenons  connaissance  d'un  objet,  que 
nous  éprouvons  une  sensation,  un  sentiment,  en 
un  mot  toutes  les  fois  que  nous  pensons  à  quel- 
que chose,  de  quelque  manière  que  ce  soit.  Ainsi, 
l'objet  de  notre  étude  est  manifeste,  sa  réalité 
n'est  pas  douteuse,  et  dès  lors  on  peut  dire,  sans 
craindre  de  se  tromper,  que  la  science  elle-même 
existe  nécessairement  aussi.  Et  loin  qu'elle  soit 
aussi  difficile  et  aussi  abstraite  qu'on  se  le  figure 
assez  communément,  elle  est  peut-être,  à  cer- 
tains égards,  ou  du  moins  elle  semble  destinée  à 

*  Majorem  autem  pai  tem  mihi  quidem  omnes  isti  videntur 
nimis  etiam  qnœdam  adfirmare,  pUisque  profiteri  se  scire  , 
(juàm  sciunt.  Qnod  si  illi  tum  in  novis  rébus,  quasi  modo 
nascentes  haesitaverunt ,  nihilne  lot  saeculis  ,  summis  inge- 
niis  ,  maximisque  studiis,  explicatum  piitamus  ? 

CiCER.  Académie,  I.  II,  c.  5. 


PRELIMINAIRE.  XXXV 

devenir  aussi  simple  et  aussi  facile  que  toute  au- 
tre science. 

Car,  premièrement,  elle  a  sur  toutes  les  autres 
cet  avantage  unique  et  singulièrement  remarqua- 
ble, que  chaque  homme  peut  à  tout  moment  en 
trouver  en  lui-même  tous  les  matériaux  et  toutes 
les  données.  Le  botaniste,  le  physicien,  le  miné- 
ralogiste, ne  peuvent  jamais  recueiUir,  après  bien 
des  fatigues  et  des  soins  ,  souvent  même  avec 
des  dépenses  très  considérables, qu'une  partie  plus 
ou  moins  incomplète  des  objets  nécessaires  à 
leurs  travaux  et  à  leurs  observations.  Mais  pour 
ce  genre  d'étude  si  curieuse  et  si  intéressante, 
dont  l'homme  lui-même  est  l'objet,  il  suffit  à 
chacun  de  nous  de  rentrer  en  soi-même,  pour  y 
trouver  tout  ce  dont  il  a  besoin;  ou,  pour  mieux 
dire,  ce  n'est  que  de  cette  manière  qu'il  peut  es- 
pérer de  le  trouver. 

En  second  lieu,  non  seulement  il  ne  s'agit  que 
d'observer  des  faits  que  nous  pouvons,  avec  un 
peu  d'attention,  reconnaître  en  nous-mêmes; 
mais  ces  faits  sont  ceux  que  les  hommes  de  tous 
les  pays  et  de  tous  les  temps  ont  éprouvés,  re- 
connus«t  marqués  dans  toutes  les  langues,  quoi- 
qu'ils ne  se  proposassent  pas  directement  ce  but. 
En  sorte  que  ces  faits  ont  été  désignés  dès  long- 
temps par  des  noms  vulgaires,  dont  la  justesse 
et  la  propriété  se  dérobent  quelquefois  à  notre 


XXXVT  DISCOUrxS 

observation,  parce  que  leur  acception  première 
se  trouve,  par  le  fréquent  usage  ,  surchargée  de 
plusieurs  significations  accessoires,  qui  en  altè- 
rent le  sens  véritable. 

Voilà  pourquoi  j'ai  évité  dans  cet  ouvrage,  au- 
tant qu'il  m'a  été  possible ,  l'emploi  des  termes 
étrangers  ou  purement  techniques,  m'appliquant, 
au  contraire,  à  n'employer  que  des  expressions 
du  langage  ordinaire,  toujours  prises  dans  le  sens 
où  elles  sont  le  plus  communément  usitées. 


§  ni. 

Que  les  Idées  sont  les  phénomènes  ou  les  faits 
dont  s'occupe  la  science  de  V entendement ,  ou 
la  philosophie  proprement  dite,  —  Que  les 
Facultés  sont  les  classes  diverses  qu  on  a  faites 
de  ces  mêmes  phénomènes ,  et  les  pouvoirs  en 
vertu  desquels  ils  existent  en  nous. 

Les  faits  que  considère  la  philosophie  de  l'es- 
prit humain  sont  précisément  ceux  que  l'on  a  dé- 
signés anciennement  chez  les  Grecs,  et  que  l'on 
désigne  encore  aujourd'hui  chez  nous  le  plus 
souvent  par  le  nom  aidées. 

J'entends  donc  par  idées  tous  les  phénomènes, 
quels  qu'ils  soient,  de  l'entendement,  de  l'esprit, 


PRELIMINAIRE.  XXXVIÏ 

de  l'ame,  de  la  conscience,  ou  du  moi-^  car  ces 
cinq  mots  n'expi'iment  qu'un  seul  et  même  être, 
considéré  sous  des  points  de  vue  un  peu  diffé- 
rents; c'est-à-dire  l'homme  pensant,  voulant  et 
intelligent.  Il  me  semble  que  c'est  en  ce  sens  que 
le  mot  idée  est  employé ,  non  seulement  par  les 
philosophes  et  par  les  hommes  instruits,  mais 
même  par  le  peuple  et  par  les  ignorants.  La  vie 
tout  entière  de  chaque  individu  ne  se  compose 
pour  lui  que  de  la  suite  des  idées  dont  son 
ame  ou  sa  conscience  est,  en  quelque  sorte,  le 
théâtre,  depuis  le  moment  où  il  ouvre  les  yeux 
à  la  lumière,  jusqu'à  celui  où  il  cesse  d'exis- 
ter ,  du  moins  aux  mêmes  conditions  qu'aupar- 
avant. 

A  cet  égard  ,  je  suis  entièrement  d'accord  avec 
le  sage  Locke,  qui  dit  aussi,  en  prévenant  ses 
lecteurs  du  fréquent  usage  qu'il  fait  du  mot 
idée ,  dans  son  Essai  sur  V Entendement  humain  : 
«  Comme  ce  terme  est ,  ce  me  semble ,  le  plus 
«  propre  qu'on  puisse  employer,  pour  signifier 
«  tout  ce  qui  est  V objet  de  notre  entendement ^ 
«  lorsque  nous  pensons,  je  m'en  suis  servi  pour 
«  exprimer  tout  ce  qu'on  entend  par  fantôme  ^ 
«  notion,  espèce^  ou  quoi  que  ce  soit  qui  occupe 
c(  notre  esprit  lorsqu'il  pense;  et  je  n'aurais  pu 
«  éviter  de  m'en  servir  aussi  souvent  que  j'ai  fait. 
«  Je  crois  qu'on  n'aura  pas  de  peine  à  m'accor- 


XXXVin  DISCOURS 

c(  der  qu'il  y  a  de  telles  idées  dans  l'esprit  des 
«  hommes.  Chacun  les  sent  en  soi,  et  peut  s'assu- 
(i  rev  qn'olles  se  rencontrent  dans  les  autres  ,  s'il 
«  prend  la  peine  d'examiner  leurs  discours  et, 
«  leurs  actions  *.  »  Seulement  j'avertis  ici  que  je 
ne  crois  point,  avec  Locke,  que  les  idées  soient 
V objet  de  notre  entendement^  lorsque  nous  pen- 
sons ;  au  moins  cela  ne  peut  se  dire  avec  vérité 
que  des  seuls  philosophes ,  quand  ils  sont  occupés 
de  spéculations  sur  les  idées  elles-mêmes  **.  Quant 
aux  mois  fantôme  et  espèce  ^  dont  cet  auteur  se 
sert  dans  le  passage  qu'on  vient  de  lire,  ce  sont 
des  termes  de  la  philosophie  scholastique ,  désor- 
mais entièrement  hors  d'usage ,  et  qui  signifient 
les  idées  des  choses ,  des  objets,  de  leurs  parties 
ou  de  leurs  qualités. 

Je  suis  également  d'accord  avec  M.  de  Tracy, 
lorsqu'il  dit  :  «  La  faculté  de  penser  consiste  à 


*  Locke,  Essai,  etc.  Introduct.  ,  §  8. 

**  Je  sais  bien  que  le  mot  objet  a ,  dans  la  phrase  de 
Locke,  un  sens  technique,  et  relatif  à  la  doctrine  de  Des- 
cartes ,  suivant  laquelle  les  idées  sont  considérées  comme 
étant  objectivement  dans  l'âme  ;  doctrine  qui  a  donné  lieu  à 
l'idéalisme  pur  de  Berkeley  et  aux  conclusions  sceptiques 
de  Hume.  Mais  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'entrer  dans  cette 
controverse,  qui  d'ailleurs  n'a  aucun  rapport  avec  le  fait  que 
je  prétends  constater,  ni  avec  les  conséquences  que  je  dois 
en  tirer. 


PRÉLIMINAIRE.  XXXIX 

«  éprouver  une  foule  d'impressions,  de  modifi- 
«  cations ,  de  manières  d'être  dont  nous  avons  la 
«  conscience,  et  qui  peuvent  être  comprises  sous 
«  la  dénomination  générale  à' idées ,  ou  de  per- 
ce ceptions  *.  »  Seulement ,  je  n'ai  pas  cru  devoir 
adopter  le  moi  perception ,  àdius  le  sens  général 
que  lui  donne  cet  illustre  écrivain,  à  l'exemple 
de  la  plupart  des  philosophes ,  mais  j'en  ai  fait 
le  nom  spécial  d'ime  classe  particulière  de  faits, 
ou  d'idées. 

Enfin  ,  je  puis  alléguer  encore,  en  faveur  de  la 
définition  que  je  donne  des  idées,  l'autorité  de 
M.  Laromiguière ,  qui,  dans  sa  brillante  et  ingé- 
nieuse leçon  sur  ce  sujet ,  s'exprime  en  ces  ter- 
mes :  '<  Il  y  a  donc  autant  d'idées  dans  l'esprit 
«  d'un  homme,  qu'il  peut  distinguer  de  qualités , 
«  de  rapports,  de  points  de  vue  dans  les  êtres... 
«  — Démêler,  discerner,  distinguer,  apercevoir, 
«  connaître,  a^oij^  des  idées ,  sont  autant  d'ex- 
«  pressions  qui,  au  fond,  désignent  une  seule  et 
«  même  chose.  Et  comme  il  est  évident  qu'on  ne 
«  pourrait  rien  démêler ,  rien  discerner ,  rien 
«  connaître  ,  si  l'on  ne  sentait  pas...,  il  s'ensuit 
«  que  Vidée  nest  autre  chose  quun  sentiment 
«  démêlé  d^a\^ec  d'autres  sentiments ^un  sentiment 


Eléments  d'Idéologie ,  par  M.  Destutt-Tracy,   cha{).  I 
dé  la  table  analytique. 


XL  DISCOURS 

«  distingué  de  tout  autre  sentiment ,  un  sentiment 
«  distinct*.  » 

M.  de  Tracy  dit  pareillement:  «  Penser ^  c'est 
a  sentir^  et  ce  n'est  rien  que  sentir.  »  Mais,  quoi- 
qu'il n'y  ait,  ni  dans  la  raison,  ni  dans  l'analogie 
du  langage  odinaire,  rien  qui  s'oppose  à  ce  qu'on 
donne  cette  extension  à  la  signification  du  mot 
sentir  ^  j'ai  cru  devoir  la  restreindre  aux  deux 
classes  de  faits  de  l'entendement  généralement 
connues  sous  les  noms  de  sensations  et  de  sen- 
timents ;  comprenant  exclusivement  sous  cette 
dernière  dénomination  tous  les  degrés  des  plaisirs 
et  des  peines  physiques,  morales,  ou  intellec- 
tuelles, qui  se  joignent  à  toutes  les  modifications 
dont  l'âme  est  susceptible.  Ainsi  donc,  lorsque 
je  dis  que  j'entends  par^V/ee,  tout  fait  de  l'en- 
tendement qui  est  révélé,  manifesté,  attesté  à 
rhomme  par  la  conscience  distincte  qu'il  en  a  , 
ou  tout  fait  de  son  entendement  dont  l'homme  a 
une  conscience  distincte ,  je  crois  ma  définition 
conforme,  au  fond,  à  l'opinion  des  philosophes 
célèbres  que  je  viens  de  citer,  et  même  à  celle 
de  toute  personne  qui  voudra  se  donner  la  peine 
de  réfléchir  sur  cette  question,  et  de  l'examiner 
sans  prévention. 

*  Leçons  de  Philosophie,  par  M.  Laromiguière  ,  part.  II, 
2*  Icron. 


PRÉLIMINAIRE.  XLl 

J'ai  insisté  sur  ce  point,  parce  qu'il  me  semble 
plus  important  qu'on  ne  le  croirait  peut-être  au 
premier  abord.  En  effet,  si  les  idées  sont  réelle- 
ment et  incontestablement  les  faits  de  l'entende- 
ment, de  l'esprit  ou  de  l'âme,  il  s'ensuit  qu'on 
ne  peut  connaître  l'entendement,  ou  l'âme,  que 
par  l'observation  des  faits  qui  nous  manifestent 
ses  diverses  facultés,  pouvoirs  ou  capacités;  et 
que  par  conséquent  la  métaphysique ,  ou  la  psy- 
chologie, n'est  réellement  qu'une  science  de  faits, 
susceptible,  comme  les  autres  sciences  naturelles , 
d'être  traitée  uniquement  par  les  procédés  de 
l'observation  et  de  l'expérience. 

Il  s'ensuit  même  que  le  nom  ^idéologie ,  que 
M.  de  Tracy  paraît  avoir  le  premier  donné  à  cette 
science,  est,  en  effet,  celui  qui  lui  convient  le 
mieux,  puisqu'il  indique,  plus  clairement  que  tout 
autre,  quel  en  est  l'objet  et  quelle  en  est  la  nature. 
Il  convient  assurément  mieux  que  le  terme  bar- 
bare de  métaphysique ^o^\\  n'a  jamais  été  ni  grec  ni 
latin ,  et  auquel  on  n'a  jamais  pu  assigner  un  sens 
bien  déterminé;  mieux  même  que  le  vùol  psy- 
chologie^ qui,  par  sa  valeur  étymologique,  n'in- 
dique qu'un  point  de  vue  assez  borné  et  très  sub- 
ordonné de  la  science  de  l'entendement,  je  veux 
dire  les  considérations  relatives  à  l'âme  considérée 
comme  substance  *. 

*  Voyez  le  chap.  V  de  la  i'^  sect.  de  ce  vol.,  p.  255  el  suiv. 


XLII  DISCOURS 

Enfin,  si  les  idées  sont  réellement  et  incontes- 
tablement les  faits  de  l'entendement  ou  de  l'âme, 
on  voit  dès  lors  se  résoudre  d'elle-même,  et  pour 
toujours,  la  fameuse  question  de  savoir  si  les 
idées  sont  acquises  ou  innées;  car  elle  se  réduit 
à  demander  s'il  peut  y  avoir  des  faits  innés ,  et 
la  simple  substitution  des  termes  équivalents  fait 
voir,  au  premier  coup  d'oeil,  la  contradiction  ou 
l'absurdité  que  renferme  une  pareille  question. 

Je  ne  dois  pourtant  pas  dissimuler  que,  non 
seulement  le  mot  idéologie^  comme  propre  à 
désigner  la  science  de  l'entendement,  mais  même 
le  mot  idée  ,  comme  exprimant  l'objet  de  cette 
science,  ont  été  très  sévèrement  critiqués  par  un 
philosophe  écossais  justement  célèbre.  «  Depuis 
«  les  écrits  de  Reid  et  de  quelques  autres  philo- 
ce  sophes,  dit  M.  Dugald-Stewart ,  le  mot  idée  est 
«  universellement  regardé  parmi  nous  (en  Ecosse), 
«  même  par  ceux  qui  n'admettent  pas  implicite- 
«  ment  la  théorie  de  Reid,  comme  une  expression 
c(  au  moins  suspecte  et  dangereuse.  Il  a  déjà  perdu 
«  le  sens  technique  qu'il  avait  dans  la  philosophie 
a  Cartésienne,  en  s'identifiant  avec  le  mot  notion^ 
«  qui  est  plus  simple  et  plus  populaire;  et  c'est 
«  précisément  le  moment  où  nos  voisins  ont  fait 
«  choix  du  mot  idéologie  (composé  grec,  dont 
a  un  des  éléments  est  ce  même  mot  que  nous 
«  avons  tenté  de  supprimer  ),  pour  désigner  cette 


PRÉLIMINAIRE.  XLIII 

«  partie  des  connaissances  humaines ,  à  laquelle 
«  on  avait  donné  auparavant  le  nom  de  Science 
«  de  V Esprit  humain  ^  et  dont  ils  nous  rappellent 
«  sans  cesse  que  le  principal  objet  est  de  remon- 
«  ter,  par  la  voie  de  l'induction ,  aux  lois  générales 
«  des  phénomènes  intellectuels.  C'est  une  chose 
a  plaisante ,  qu'en  voulant  trouver  un  nouveau 
((  nom  pour  cette  branche  de  nos  études,  on  soit 
«  allé  prendre  précisément  celui  qui,  d'après  sa 
«  valeur  étymologique,  semble  admettre,  comme 
«  vérité  incontestable,  une  hypothèse  qui  non 
«  seulement  a  été  réfutée,  il  y  a  plus  de  cinquante 
«  ans,  mais  qui  a  été  reconnue  pour  être  la  source 
«  féconde  d'une  grande  partie  des  absurdités 
«  avancées  par  les  métaphysiciens  anciens  et 
«  modernes  *.  » 

Je  ne  veux  point  tirer  avantage  de  ce  qu'il  y  a 
d'assez  peu  motivé  dans  le  petit  accès  de  vanité 
nationale ,  auquel  M.  D.  Stev^art  semble  s'être 
laissé  aller  dans  le  passage  qu'on  vient  de  hre  ; 
j'en  ai  même  omis  à  dessein  quelques  traits  un 
peu  plus  forts,  qui  paraissent  avoir  fait  naître  une 
sorte  de  scrupule  dans  l'esprit  de  cet  écrivain  , 
puisqu'il  a  cru  devoir  lui-même  les  modifier  ou 
les  adoucir  dans  les  notes  qu'il  y  a  jointes.  Mais  , 


D.  Stewart's  Philosophical   Essays ,  p.   169  et    suiv.; 
111-8°;  London,  1816. 


XLIV  DISCOURS 

sans  m'arrèter  à  ce  que  la  forme  de  son  raison- 
nement semble  avoir  de  peu  obligeant  pour  les 
philosophes  français,  je  me  bornerai  à  quelques 
observations  fort  simples ,  sur  le  fond  même  de 
son  argumentation  : 

i"  Je  demanderai  comment  le  mot  idée ,  ou 
tout  autre  mot,  peut  être  regardé  comme  une 
expression  suspecte  et  dangereuse ,  indépendam- 
ment du  sens  qu'on  y  attache. 

;2°  Si ,  comme  notre  adversaire  en  convient 
lui-même ,  le  mot  idée  a  perdu  le  sens  technique 
qu'il  avait  dans  la  philosophie  (Cartésienne  ,  et 
qu'il  n'a  jamais  eu  dans  le  langage  populaire  ;  si 
nous  autres  Français ,  qui  nous  en  servons  dans 
nos  spéculations  sur  la  science  de  l'esprit  humain, 
nous  rappelons  sans  cesse  que  le  principal  objet 
de  cette  science  est  de  remonter,  par  la  voie  de 
l'induction  ,  c'est-à-dire  par  l'observation  et  par 
Texpérienee  ,  aux  lois  générales  des  phénomènes 
intellectuels ,  comment  l'emploi  du  mot  idée^  si 
familier  dans  notre  langue ,  même  aux  gens  les 
plus  ignorants ,  pourrait-il  faire  supposer  à  per- 
sonne au  monde  que  nous  admettons,  comme 
vérité  incontestable,  une  hypothèse  dont  très 
peu  de  gens  ont  entendu  parler ,  et  dont  nous 
ne  parlons  nous-mêmes  que  pour  la  réfuter? 

3**  Enfin,  je  ne  sais  jusqu'à  quel  point  M.  D. 
Stewart  ne  s'est  pas  fait  illusion  à  lui-même  ,  en 


PRÉLIMINAIRE.  XLV 

affiraaant  qu'en  anglais  le  mot  idée  est  presque 
banni  de  la  langue  populaire  ,  et  remplacé  par  le 
mot  notion.  Il  y  aurait  sans  doute  de  la  témérité 
de  ma  part  à  contester  cette  assertion ,  quand  elle 
est  avancée  par  un  écrivain  anglais  fort  distingué; 
mais  il  me  semble  du  moins  qu'il  n'en  est  pas 
ainsi  chez  tous  les  autres  peuples  civilisés  de 
l'Europe,  et  je  suis  très  sûr  qu'en  France  cette 
révolution  ne  s'est  pas  encore  opérée. 

Il  y  aurait  donc ,  de  la  part  des  philosophes 
français,  une  intolérance  bien  peu  philosophique 
et  une  rigueur  presque  absurde,  à  vouloir  pro- 
scrire un  mot  très  usité,  très  populaire  dans  leur 
langue,  parce  qu'il  avait,  il  y  a  deux  siècles, 
dans  l'esprit  de  quelques  hommes  spéculatifs  une 
acception  que  quelques  écrivains  anglais  ont  re- 
gardée comme  suspecte  et  dangereu*:e. 

Ceci  suffit, je  crois,  pour  mettre  dans  tout  son 
jour  et  à  l'abri  de  toute  attaque  sérieuse  le  prin- 
cipe fondamental  ou  le  fait  dominant  de  toute 
la  science  que  j'ai  entrepris  d'exposer.  Elle  con- 
siste uniquement ,  suivant  cette  manière  de  voir, 
à  constater  les  résultats  de  l'observation  de  nos 
idées  et  à  en  faire  autant  de  classes  distinctes  que 
nous  remarquerons  de  sortes  d'idées  essentiel- 
lement différentes.  Les  noms  que  nous  donne- 
rons à  ces  classes  diverses  seront  à  la  fois  les 
noms  des  collections  de  tous  les  faits  d'une  même 


XLVI  DJSCOURS 

espèce,  et  aussi  les  noms  à^s  facultés ,  puissances 
ou  capacités  de  notre  âme ,  en  vertu  desquelles 
ces  faits  y  existent  et  se  manifestent  à  nous. Car, 
puisque  j'ai  des  sensations  et  des  sentiments,  il 
faut  bien  qu'il  y  ait  en  moi  la  faculté  ou  la  ca- 
pacité au  moyen  de  laquelle  ces  deux  sortes  de 
phénomènes  s'offrent  à  ma  conscience. 

Mais  ici  se  présente  une  question  qu'il  est 
peut-être  utile  et  convenable  d'éclaircir.  Ces  trois 
mots  ,  faculté  ,  pouvoir  (  ou  puissance  )  et  capa- 
cité^ sont-ils  entièrement  synonymes?  Dans  le 
phénomène  de  la  sensation  ,  par  exemple,  consi- 
déré dans  sa  simplicité  primitive  *,  l'âme  est-elle 
active  ou  passive?  car  il  semble  qu'elle  ne  sau- 
rait être  à  la  fois  l'un  et  l'autre ,  et  il  implique 
également  contradiction  qu'elle  soit  active  dans 
certains  cas,  et  passive  dans  d'autres  circonstau' 
ces,  puisque  la  nature  d'un  être  simple  ne  peut, 
dans  aucun  cas,  ni  dans  aucun  moment,  cesser 
d'être  la  même. 

Il  me  semble  donc  évident  que  l'âme,  l'esprit 
ou  l'entendement,  étant  une  puissance,  une  force 
dont  le  caractère  est  d'être ,  suivant  l'expression 
si  heureuse  et  si  lumineuse  de  saint  Augustin  , 
conscia  suietsuce  operationis,  c'est-à-dire  douée 
de  la  conscience  d'elle-même  et  de  ses  opérations, 

*  Voyez  le  chap.  I  de  la  i'^*'  section  de  cet  ouvrage. 


PRELIMINAIRE.  XLVII 

OU  de  ses  actes  (lesquels  sont  précisément  ceux 
que  j'ai  désignés  tout-à-l'heure  sous  le  nom 
d'idées),  ces  idées  ne  peuvent  être  appelées  les 
faits  de  l'entendement,  ou  de  l'âme  ,  que  parce 
que  c'est  bien  réellement  elle  qui  les  fait  ce  qu'ils 
sont,  ou  qui  les  produit  par  sa  propre  énergie  *. 
Seulement,  cette  énergie  est  déterminée  aux  actes 
qui  lui  sont  propres  ,  tantôt  par  des  causes  qui 
ne  sont  ni  connues,  ni  prévues,  ni  voulues  par 
l'âme,  et  alors  ses  actes  sont  spontanés.  Tantôt, 
au  contraire ,  elle  y  est  déterminée  par  des 
causes  dont  elle  a  connaissance,  dont  elle  craint, 
désire  ou  prévoit  les  résultats,  c'est-à-dire  par 
d'autres  actes  dont  elle  a  conscience,  et  ceux 
qu'elle  produit  dans  ces  cas-là  sont  volontaires. 
Les  uns  et  les  autres  sont  donc  également  le  pro- 
duit de  son  activité,  mais  il  y  a  dans  les  seconds 
une  condition  d'action  de  plus  que  dans  les  pre- 
miers. 

Assurément,  quand  je  désire  d'éprouver  une 
sensation ,  quand  je  veux  m'assurer  du  rapport  de 
ressemblance  qu'il  y  a  entre  deux  objets ,  mon 
désir,  ni  ma  volonté  ,  ne  sont  les  causes  immé- 

*  Il  y  a  entre  les  mots  faculté  et  facilité,  dérivés  l'un  et 
l'autre  du  latin  facere  (  faire),  cette  différence,  que  le  pre- 
mier signifie  le  pouvoir  de  faire  ,  qui  est  commun  à  tous,  et 
le  second,  le  pouvoir  de  faire  avec  promptitude,  avec  ai- 
sance, qui  n'est  le  privilège  que  de  quelques  individus. 


XLVIII  DISCOURS 

diates  et  essentielles,  m  de  la  sensation  que  je 
vais  éprouver,  ni  de  l'intuition  de  rapport  qui  va 
se  manifester  à  ma  conscience.  Ces  causes  immé- 
diates et  nécessaires  sont,  premièrement,  la  pré- 
sence des  objets,  et,  en  second  lieu,  l'état  sain 
ou  la  bonne  disposition  de  mes  organes.  Par 
conséquent ,  mon  désir  ou  ma  volonté  ne  chan- 
gent absolument  rien  à  la  nature  des  faits  de 
sensation  ou  d'intuition  de  rapport  dont  je  vais 
avoir  conscience;  et  s'ils  n'avaient  pas  lieu  in- 
dépendamment de  cette  nouvelle  condition ,  ils 
ne  pourraient  pas  davantage  se  produire  avec 
elle. 

Toutefois,  ce  ne  sont  ni  les  objets,  ni  mes  or- 
ganes ,  qui  font  ou  produisent  mes  sensations  et 
mes  intuitions  de  rapport;  c'est  bien  certainement 
mon  âme,  ou  ma  faculté  intellectuelle,  dont  l'é- 
nergie, déterminée  par  l'action  des  objets  sur  mes 
organes ,  et  par  le  jeu  de  ces  mêmes  organes  à 
l'occasion  de  cette  action,  les  produit  spontané- 
ment, comme  des  faits  qui  lui  sont  propres ,  qui 
n'ont  aucun  trait  de  ressemblance,  aucune  ana- 
logie avec  leurs  causes  les  plus  immédiates ,  et 
dont  le  mode  de  production  échappe  entièrement 
à  toutes  nos  recherches.  En  un  mot,  ma  sensa- 
tion, c'est-à-dire  ce  que  je  sens,  n'est  assurément 
ni  l'objet,  ni  l'organe,  qui  en  sont  les  causes  ou 
les  moyens  ,   c'est  un  fait  de  moi ,  ou  ,  ce  qui  est 


PRÉLIMUNTAIRE.  XLIX 

la  même  chose  dans  ce  cas,  de  ma  faculté  de 
senlir  *. 

Quoi!  dira-t-on  peut-être  ,  lorsque,  par  l'effet 
d'une  explosion  qui  a  lieu  près  du  séjour  qu'il  ha- 
bite, un  homme  plongé  dans  un  profond  sommeil, 
ou  dans  quelque  méditation  sérieuse,  éprouve, 
dans  un  instant  presque  indivisible,  la  sensation 
d'une  lumière  éblouissante  ,   celle  de  l'odeur  du 
soufre  ou  du  salpêtre  et  celle  d'un  bruit  assour- 
dissant,lorsqu'il  ressent  en  même  temps  un  frémis- 
sement et  une  commotion  violente  de  tout  son 
corps,  c'est  lui,  c'est  son  âme  qui  fait  ou  produit 
tous  ces  phénomènes!  n'est-elle  pas  entièrement 
passive, au  milieu  de  circonstances  si  opposées  à 
tout  ce  qu'elle  veut,  ou  peut  vouloir? Si  l'on  en- 
tend par  le  mot  passif  le  contraire  de  volontaire, 
sans  doute  l'âme  est  passive  ,  dans  le  cas  dont  il 
s'agit  ;  mais  si  le  contraire  de  l'activité  est  V  inertie^ 
bien  loin  que  l'âme  soit  inerte  dans  ce  cas-là  ,  la 
cause  ou  les  causes  que  je  viens  d'indiquer ,  en 
agissant  sur  les  organes ,  mettent  spontanément 
en  jeu  l'activité  ou  l'énergie  qui  lui  est  propre ,  et 

'*'  Platon  paraît  avoir  conçu  le  phénomène  de  la  sensation 
précisément  comme  nous  le  présentons  ici  :  a  Ce  que  nous 
«  appelons  une  couleur  quelconque,  dit-il  ,  n'est  ni  l'organe 
'<  qui  s'applique  à  un  objet ,  ni  l'objet  auquel  l'organe  est 
«  appliqué  ;  mais  c'est  un  mélange  de  l'un  et  de  l'autre  ,  qui 
»<  est  propre  à  chaque  être.  »  (  Theœtet.^  p.  i53,  c.  ) 


L  DISCOURS 

d'où  résultent  les  phénomènes  dont  elle  a  instan- 
tanément conscience ,  en  sorte  que  c'est  réelle- 
ment elle  qui  les  produit  *. 

La  force ,  ou  l'ensemble  de  forces ,  qui  constitue 
la  vie  organique  et  qui  l'entretient ,  dans  chaque 
individu,  pendant  un  plus  ou  moins  grand  nom- 
bre d'années  ,  est  sans  doute  bien  constamment 
active.  Personne  n'imaginera  de  dire  ou  de  sup- 
poser que  son  activité  ne  s'exerce  que  dans  les 
circonstances  qui  sont  conformes  aux  désirs  ou 
à  la  volonté  des  différents  individus  :  or,  de  même 
que  les  actes  ou  les  produits  de  la  force  vitale , 
les  transformations  des  aliments  en  chyle ,  en 
sang,  en  substance  nerveuse  ,  musculaire,  etc.  , 
sont  le  résultat  d'une  action  qui  ne  peut  être 

*  Le  passage  suivant  d'un  ouvrage  justement  estimé 
confirme  pleinement  la  doctrine  que  nous  exposons  ici. 
«  On  peut  dire  que  nulle  idée  ne  tire  son  origine  des  sens... 
«  sinon  par  occasion,  en  ce  que  les  mouvements  qui  se  font 
«  dans  le  cerveau,  qui  est  tout  ce  que  peuvent  faire  nos  sens, 
«  c'est-à-dire  les  organes  de  nos  sens,  donnent  occasion  à 
«  l'âme  de  se  former  diverses  idées ,  qu'elle  ne  se  formerait 
«  pas  sans  cela  ,  quoique  presque  toujours  ces  idées  n'aient 
«  rien  de  semblable  à  ce  qui  se  fait  dans  les  sens  et  tlans  le 
a  cerveau  ,  et  qu'il  y  ait,  de  plus,  un  très  grand  nombre 
«  d'idées  qui ,  ne  tenant  rien  d'aucune  image  corporelle  ,  ne 
<(  peuvent ,  sans  une  absurdité  visible,  être  rapportées  à  nos 
«  sens.»  La  Logique ,  ou  l'Art  de  penser,  par  Arnaud  et 
Nicole,  part.  I,  ch.ip.  ï. 


PRÉL1M1IVA.IRE.  LI 

suspendue  un  seul  instant,  ainsi  les  actes  ou  opé- 
rations de  la  force  intellectuelle  sont  le  produit' 
d'une  activité  qui  ne  peut  pas  davantage  être 
interrompue.  Il  y  a  seulement,  entre  les  deux 
ordres  de  phénomènes ,  cette  différence  essen- 
tielle, que  l'individu  qui  les  éprouve  a  toujours 
conscience,  ou,  comme  j'espère  le  faire  voir  clai- 
rement, a  presque  toujours  au  moins  un  senti- 
ment vague  et  instinctif  des  uns,  tandis  qu'il  a  ra- 
rement conscience  des  autres.  Il  semble  donc  que 
l'on  peut  avancer,  comme  vérité  fondamentale 
et  incontestable,  cette  nouvelle  proposition: 

lues/àits  de  la  conscience,  ou  les  idées,  sont 
le  produit  de   l'activité   constante,  de  la  force 
faculté,  ou  puissance  intellectuelle,    que  nous 
désignons  aussi  par  les  mots  esprit,  cune  ou  en- 
tendement. 

§IV. 

Dessein    et  plan  de  ce  traité.   Esquisse   de    la 
première  partie ,  intitulée  Eivtendemeivt. 

Persuadé  ,  par  les  considérations  que  je  viens 
d'exposer,  que  toute  ma  tâche  ,  en  entreprenant 
cet  ouvrage,  consistait  uniquement  à  décrire, 
avec  autant  d'exactitude  et  de  fidélité  qu'il  serait 
possible,  l'entendement  de  l'homme,  avec  tous 
ses  moyens  et  toutes  ses  ressources,  il  m'a  semblé 


T.II  DISCOURS 

que  je  devais  considérer  d'abord  ses  actes,  sinon 
les  plus  simples,  au  moins  les  plus  ordinaires  et 
les  plus  familiers;  ceux  qui  paraissent,  sous 
beaucoup  de  rapports,  lui  être  communs  même 
avec  les  animaux.  C'était,  ce  me  semble,  com- 
mencer de  la  manière  la  plus  facile  et  la  plus 
claire  pour  moi,  en  même  temps  que  la  plus  in- 
telligible pour  ceux  à  qui  ce  livre  est  destiné  et 
pour  qui  cette  étude  est  tout-à-fl\it  nouvelle. 

Or ,  les  animaux  dont  l'organisation  et  le  mode 
d'existence  ont  le  plus  d'analogie  avec  l'organi- 
sation et  le  mode  d'existence  de  l'homme,  vivent 
et  se  conservent,  comme  lui,  parce  qu'ils  sont, 
à  quelques  égards ,  capables ,  comme  lui ,  de 
sentir,  de  connaître,  et  d'agir,  jusqu'à  un  cer- 
tain point,  par  des  déterminations  qui  sont  en 
eux  le  résultat  de  la  connaissance  qu'ils  ont  des 
objets,  de  leurs  qualités  ou  propriétés  diverses, 
et  des  sentiments  de  plaisir  ou  de  peine  que  ces 
objets  leur  font  éprouver.  Il  y  aura  donc ,  au 
moins  à  cet  égard,  une  ressemblance  assez  sensi- 
ble entre  l'homme  et  les  animaux  de  l'ordre  le 
plus  élevé;  et  toutes  les  espèces  de  faits,  toutes 
les  facultés  qu'un  examen  attentif  et  une  exacte 
analyse  nous  feront  distinguer  dans  les  iacultés 
générales  de  sentir  et  de  connaître,  telles  que 
l'homme  les  possède  ,  auront  apparemment  leurs 
analogues  dans  ces  mêmes  animaux. 


PRELIMINAIRE.  LUI 

Mais  ,  si  l'animal  est ,  ainsi  que  l'homme ,  ca- 
pable de  co7inaitre ,  et  d'agir  en  conséquence  de 
ce  qu'il  connaît,  l'homme  est,  de  plus,  capable 
de  savoir  ^  et  de  vouloir  en  conséquence  de  ce 
qu'il  sait.  Si  l'entendement  de  l'animal  est  une 
puissance  dont  tous  les  actes  portent  l'empreinte 
des  conditions  sensibilité  et  connaissance  ^  Ten- 
tendement  de  l'homme  est  une  puissance  dont 
tous  les  actes  sont  déterminés  par  les  conditions 
sensibilité  ^  connaissance  ^  science  et  volonté. 

Ici,  toute  analogie,  ou  du  moins  toute  ressem- 
blance entre  ces  deux  espèces  d'êtres  s'évanouit 
et  s'efface  entièrement.  La  différence  entre  eux 
n'est  pas  seulement  dans  le  degré  d'énergie  d'une 
même  force ,  elle  est  dans  l'espèce  et  dans  la  na- 
ture même  de  la  force.  La  sensibilité  et  la  con- 
naissance ,  qui  sont  les  seuls  modes  d'action  de 
l'une,  ne  sauraient  être  la  même  sensibilité  et  la 
même  connaissance  qui,  avec  la  science  et  la 
volonté,  sont  les  modes  d'action  de  l'autre.  Et  si 
nous  employons  les  mêmes  mots  pour  désigner 
deux  de  ces  modes  d'action,  quand  nous  parlons 
de  l'homme  et  quand  nous  parlons  des  animaux , 
ces  mots  ne  sauraient  avoir  la  même  signification 
dans  l'un  et  l'autre  cas.  S'ils  sont  pris  au  sens 
propre,  dans  le  premier,  ils  n'ont  plus  qu'un  sens 
métaphorique,  ou  analogique,  dans  le  second. 
Aussi,  dans  l'examen  que  j'ai  fait  de  la  faculté  de 


LIV  DISCOURS 

connaître  ,  je  n'ai  voulu  et  je  ne  pouvais  vouloir 
décrire  cet  ordre  de  phénomènes ,  que  comme 
faisant  partie  de  la  constitution  intellectuelle  de 
l'homme.  Si  donc  il  m'arrive  d'en  parler  comme 
de  faits  que  l'on  peut  observer  aussi  dans  les 
animaux  ,  c'est  plutôt  pour  éclairer  les  idées ,  au 
moyen  d'une  analogie ,  qui  semble  en  effet  indi- 
quée par  la  suite  de  leurs  actions  ,  que  dans  l'in- 
tention de  faire  concevoir  aucune  ressemblance, 
et  moins  encore  aucune  identité  entre  les  causes, 
ou  entre  leurs  effets,  chez  des  êtres  si  essentielle- 
ment différents. 

Mais  avant  que  d'exposer  avec  plus  de  détail 
les  divers  sujets  que  j'ai  traités  dans  les  trois 
sections  dont  se  compose  la  première  partie  de 
cet  ouvrage,  je  dois  prévenir  que  chacune  de  ces 
divisions  ne  présente,  en  effet,  qu'un  seul  et 
unique  objet,  l'entendement  lui-même,  sous  des 
points  de  vue  différents.  C'est  ainsi  que  dans  le 
dessin  de  l'architecture ,  ce  qu'on  appelle  coupe 
et  élévation,  ou  dans  celui  du  paysage,  les  vues 
d'un  site,  prises  de  points  divers  ou  tout-à-fait 
opposés,  ne  présentent  réellement  que  les  mêmes 
objets  sous  des  aspects  différents.  En  sorte  que 
des  parties  que  l'on  a  dû  offrir  dans  tout  leur 
développement,  sous  l'un  de  ces  aspects  ,  ne  sont 
plus,  sous  l'autre,  qu'indiquées  par  des  raccour- 
cis, ou  par  de  simples  lignes,  ou  même  sont  tout- 


PRELIMIIVA.IRE.  l.V 

à-fait  omises ,  quoique  l'œil  d'un  homme  exercé 
devine  ou  suppose  l'existence  des  parties  qu'il  ne 
voit  pas  ,  uniquement  sur  la  forme  et  la  disposi- 
tion que  prennent  dans  le  dessin  les  parties  qui 
les  avoisinent  et  qu'il  A^oit.  Il  en  faut  dire  autant 
des  facultés  particulières  que  nous  découvrons 
dans  l'analyse  d'une  faculté  plus  générale;  les 
descriptions  que  nous  en  faisons  à  part  ne  doivent 
pas  les  faire  envisager  comme  des  forces  ou  des 
puissances  indépendantes  de  la  faculté  de  penser, 
comme  des  espèces  d'entités  distinctes  de  l'enten- 
dement lui-même*.  Mais  on  peut  comparer  encore 
ces  descriptions  aux  dessins  que  l'on  trace  quel- 
quefois des  parties  ou  des  ornements  d'un  édi- 

*  «  Quoique  nous  donnions  à  ces  facultés  des  noms  diffé- 
«  rents,  par  rapporta  leurs  diverses  opérations,  cela  ne  nous 
«  oblige  pas  à  les  regarder  comme  des  choses  différentes. 
«  Car  l'entendement  n'est  autre  chose  que  l'àme  ,  en  tant 
«  qu'elle  conçoit.  La  mémoire  n'est  autre  chose  que  l'âme, 
n  en  tant  qu'elle  relient  et  se  ressouvient  :  la  volonté  n'est 
«  autre  chose  que  l'âme,  en  tant  qu'elle  veut  et  qu'elle  choi- 
«  sit...  De  sorte  qu'on  peut  entendre  que  toutes  ces  facultés 
«  ne  sont ,  au  fond  ,  que  la  même  âme ,  qui  reçoit  divers 
«  noms,  à  cause  de  ses  différentes  opérations.  »  Bossuet  , 
Connaissance  de  Dieu  j  etc.,  chap.  I,  art.  XX. 

«  Les  diverses  facultés  que  l'on  considère  dans  l'âme,  ne 
«  sont  point  des  choses  distinctes  réellement,  mais  le  même 
«  être  différemment  considéré.  »  Arnaud,  des  vraies  et  des 
fausses  Idées ,  chap.  XXVIL 


LYI  DISCOURS 

fice,  sur  une  échelle  plus  grande  que  celle  du 
plan  général,  pour  l'instruction  ou  la  commodité 
de  l'ouvrier  chargé  de  les  exécuter,  mais  qu'on 
ne  comprend  ou  qu'on  n'apprécie  bien  qu'en  se 
représentant  leurs  rapports  et  leurs  proportions 
avec  l'édifice  tout  entier  auquel  ils  appartiennent. 
J'ai  cru  devoir  revenir  plusieurs  fois  sur  cette 
observation,  qu'il  est  important  de  ne  pas  perdre 
de  vue ,  parce  que  l'esprit  humain ,  quoique  sus- 
ceptible de  plusieurs  sortes  de  modifications,  qui 
se  succèdent  incessamment  en  lui  avec  une  infinie 
variété,  est  néanmoins  toujours  capable  d'éprou- 
ver l'une  quelconque  d'entre  elles,  dans  un  mo- 
ment donné ,  et  dispose  par  conséquent,  à  chaque 
instant,  de  la  totalité  de  ses  facultés  ,  soit  natu- 
relles ,  soit  acquises.  Mais  je  reviens  à  l'examen 
des  objets  compris  dans  la  première  partie  de  ce 
traité. 

§  V. 
De  la  première  section  ou  (Conna^issance  ). 

La  première  section  de  cette  partie  est  consa- 
crée à  l'analyse  de  la  connaissance^  c'est-à-dire 
de  la  faculté  qu'a  l'homme  de  connaître  les  corps 
dont  il  est  sans  cesse  environné,  leurs  parties, 
leurs  qualités,  leurs  propriétés,  en  un  mot  le 
monde  extérieur,  y  compris  son  propre  corps, 
qui  n'est  pas  moins  extérieur ,  par  rapport  à  son 


PRÉLIMINA.IRE.  LVlt 

entendement,  que  le  globe  qu'il  habite,  ou  que 
ceux  qui  se  meuvent,  dans  les  espaces  célestes  , 
à  des  distances  infinies  de  la  terre. 

Il  est  évident  qu'il  les  connaît  par  suite  des 
impressions  qu'ils  font  sur  les  organes  de  ses  sens. 
Mais  est-ce  le  résultat  de  ces  impressions ,  ou  le 
fait  de  conscience  qui  se  manifeste  à  leur  occasion 
et  auquel  nous  donnons  le  nom  de  sensation  , 
qui  lui  fournit  Cette  connaissance  ?  L'examen 
attentif  de  chacun  des  cinq  ordres  de  sensations 
nous  prouve  qu'elle  ne  pourrait  résulter  ni  de 
l'un  quelconque  d'entre  eux,  ni  de  la  combinai- 
son de  plusieurs ,  ni  même  de  la  réunion  de  tous. 
Car,  1°  les  corps  sont  extérieurs  à  l'entendement, 
et  la  sensation  n'est  connue  que  comme  une 
modification,  un  fait  de  l'entendement  lui-même; 
a"  les  corps  sont  étendus, et  aucune  sensation  ne 
peut  donner  l'idée  de  l'étendue.  Cette  idée  résulte 
d'une  suite  de  sensations  tactiles,  qui  se  succèdent 
sans  interruption ,  et  aucune  sensation  ne  saurait 
donner  l'idée  de  succession  ;  3°  les  corps  se  dis- 
tinguent les  uns  des  autres  par  des  rapports  d'é- 
tendue, de  situation,  de  diversité  dans  leurs 
qualités ,  propriétés ,  etc. ,  et  aucune  sensation  ne 
peut  donner  l'idée  d'un  rapport  quelconque; 
4°  enfin ,  ils  se  distinguent  aussi  les  uns  des  autres 
par  les  sentiments  de  plaisir  ou  de  peine  qu'ils 
nous  font  éprouver.  Or,  quoiqu'il  n'y  ait  aucune 


LVIII  DISCOURS 

sensation  qui  ne  soit  accompagnée  de  quelque 
degré  de  plaisir  ou  de  peine ,  cependant  aucune 
sensation,  proprement  dite,  n'est  un  sentiment? 
puisque  nous  pouvons  souvent  avoir  conscience 
de  l'une,  indépendamment  de  l'autre  ,  et  récipro- 
quement. 

Comment  donc  arrive-t-il  que  tous  les  indi- 
vidus de  l'espèce  humaine  parviennent  assez 
promptement  à  connaître  la  plupart  des  objets 
qui  les  environnent?  Comment  un  grand  nom- 
bre d'animaux,  très  peu  de  temps  après  leur 
naissance,  sont -ils  en  état  d'aller  chercher  à 
d'assez  grandes  distances  les  objets  qui  leur  sont 
nécessaires ,  et  de  fuir  ceux  qui  leur  sont  nuisi- 
bles? Il  faut  apparemment  qu'il  y  ait,  outre  la 
sensation,  d'autre  faits  de  conscience  qui  nous 
servent  à  acquérir  cette  connaissance.  L'obser- 
vation attentive  de  nous-mêmes  nous  apprend, 
en  effet,  que  notre  entendement  est  susceptible 
de  modifications  diverses  auxquelles  on  donne 
les  noms  de  perceptions,  de  souvenirs, d'intuitions 
de  rapport,  de  sentiments,  etc.,  lesquelles  sontau- 
tant  de  faits  primitifs  qui  se  manifestent  à  la  con- 
science ,  presque  en  même  temps  que  la  sensation , 
et  au  même  titre  qu'elle,  c'est-à-dire  dont  l'exis- 
tence ou  la  réalité ,  comme  faits  de  l'intelligence, 
est  tout  aussi  incontestable ,  tout  aussi  irrécusable 
que  celle  de  la  sensation. 


PRELIMINA.IRF.  LIX 

Cependant,  c'est  toujours  le  même  entende- 
ment qui  se  sent  modifié  de  toutes  ces  manières 
diverses,  et  qui,  dans  leur  succession  non  inter- 
rompue pendant  le  cours  de  la  vie  ,  parvenant  à 
distinguer  celles  qui  se  ressemblent  et  celles  qui 
diffèrent  les  unes  des  autres ,  est  ainsi  conduit  à 
les  réduire  à  un  petit  nombre  de  classes  ou  d'es- 
pèces. Celles-ci,  par  le  caractère  commun  qu'elles 
ont  d'être  les  faits  d'un  même  entendement,  d'une 
même  conscience,  constituent  le  moi  individuel, 
indivisible,  identique,  et  lui  suggèrent  l'idée  ou 
la  pensée  de  l'unité  simple  ou  abstraite,  idée  la 
plus  facile  à  saisir  pour  lui;  en  sorte  qu'il  est 
incessamment  porté  à  y  ramener  tout  ce  qu'il 
peut  savoir  ou  connaître,  à  la  prendre  pour  type 
de  tout  ce  qu'il  est  capable  de  concevoir. 

De  là,  cet  attrait  pour  la  simplicité,  cette 
tendance  à  tout  réduire  à  l'unité,  qui  s'est 
manifestée  de  tout  temps  dans  les  spéculations 
des  philosophes  sur  le  sujet  qui  nous  occupe.  Et, 
sans  remonter  à  la  fameuse  question  de  l'unité 
et  de  la  pluralité,  si  souvent  agitée  dans  les  écoles 
de  la  Grèce,  comme  on  le  voit  par  plusieurs  des 
dialogues  de  Platon  *,  a  peine  Locke  a-t-il  réduit 
systématiquement  tous  les  faits  ou  toutes  les  idées 


'*  Voyez, entre  autres, le  Parménide ,  l'un  des  plus  subtils 
et  des  plus  obscurs  écrits  de  ce  philosophe. 


LX  DISCOURS 

de  Tenleiidement,  à  deux  principes  ou  à  deux 
classes  fondamentales  (  sensation  et  réflexion  ) , 
que Condillac s'efforce,  par  un  procédé  purement 
logique,  c'est-à-dire  par  de  simples  substitutions 
de  mots,  de  ramener  tous  ces  mêmes  faits   à  la 
seule  sensation.  Il  ne  voit  dans  toutes  les  sortes 
d'idées  que  des  transformations  de  la  sensation, 
comme  si  un  fait  pouvait  se  transformer  en  un 
autre,  sans  être  en  réalité  entièrement  différent 
du  premier.  Toutefois ,  pour  rendre  justice  à  ces 
deux  illustres  écrivains  ,    on  doit  dire  que  ,  loin 
de  méconnaître  ou  d'omettre  tous  les  autres  faits, 
qu'ils  réduisent  ainsi  nominalement  à  deux  ou  à 
une  seule  espèce,  ils  les  ont  constatés  avec  soin, 
décrits  avec  sagacité.  Ainsi  l'erreur  qu'on   peut 
leur  reprocher  vient  uniquement  de  cet  attrait 
pour  l'unité  et  la  simplicité,  si  naturel  à  l'esprit 
humain ,  et  dont  nous  essayons  ici  de  faire  voir 
l'origine  et  la  cause  *. 

*  Il  serait  difficile  de  dire  à  combien  de  déclamations 
puériles  un  simple  vice  de  phraséologie  dans  les  théories  de 
Locke  et  de  Condillac  a  donné  lieu,  depuis  qu'il  eut  été  re- 
marqué par  des  gens  qui  étaient  trop  s-^nsés  pour  en  faire 
un  si  grand  bruit.  Il  est  arrivé  de  là  que  quelques  écrivains 
de  notre  temps  ont  imaginé  de  désigner  la  doctrine  de  ces 
philosophes  et  de  leurs  plus  illustres  successeurs  par  le  mot 
sensualisme.  Mais  ce  mot,  qui  n'est  nullement  français  ,  a, 
de  plus  ,  l'inconvénient  de  ne  pas  exprimer  ce  qu'apparem- 


PRÉLIMINAJRE.  LXt 

D'un  autre  côté,  il  ne  faut  pas  oublier  que  la 
constitution  de  l'entendement  humain  est  telle, 
que  chacun  des  ordres  de  modifications  dont  il 
est  susceptible  suppose  l'existence  de  tous  les 
autres,  et  peut  par  conséquent  être  pris  pour 
l'entendement  lui-même  tout  entier.  Or,  cette 
condition  de  son  existence  a  pu  fîiire  encore  illu- 
sion aux  philosophes  dont  nous  parlons.  Le  fa- 
meux axiome  de  l'école  :  Nihil  est  in  intellectu  , 
quod  non  fuerit  priiis  in  sensu ,  «  Il  n'y  a  rien 
«  dans  l'intelligence,  qui  n'ait  été  auparavant  dans 
«  les  sens,  ou  dans  la  sensation,  »  est  véritable, 
sous  ce  rapport,  que ,  sans  la  sensation ,  ni  la 
perception  ,  ni  la  mémoire  ,  ni  les  intuitions  de 
rapport,  ni  la  conscience,  ne  peuvent  avoir  lieu- 


ment  on  a  voulu  lui  faire  signifier,  c'est-à-dire  une  théorie 
fondée  exclusivement  sur  le  phénomène  de  la  sensation.  Ce- 
pendant les  femmes  et  les  gens  du  monde,  étrangers  à  ces 
sortes  de  spéculations,  jugeant  de  la  signification  de  ce  terme 
par  son  analogie  avec  les  moX'i  sensuel  et  sensualité,  s'ima- 
gineront sans  doute  que  les  auteurs  qu'on  appelle  sensua- 
listes  ont  composé  des  ouvrages  obscènes  ou  licencieux ,  ou 
au  moins  des  traités  de  gastronomie.  Or,  c'est  un  tort  véri- 
table que  de  donner  occasion  à  de  pareilles  méprises.  Il  faut 
donc  croire  que  ceux  qui  ont  imaginé  ce  terme  malencon- 
treux n'en  ont  aperçu  ni  l'inconvenance  ,  ni  l'inconvénient  j 
car  la  perversité  de  l'intention  ne  doit  pas  se  présumer  sans 
[)rcuves. 


LXII  DISCOURS 

Mais  il  en  faudra  dire  autant,  à  peu  près,  de  cha- 
cun de  ces  autres  ordres  d'idées;  car,  si  l'on  sup- 
prime, par  la  pensée,  l'un  quelconque  d'entre 
-eux,  on  reconnaît  que  dès  lors  l'entendement 
lui-même  est,  en  quelque  sorte  ,  anéanti,  ou  du 
moins  qu'il  est  impossible  de  comprendre  ce  qu'il 
pourrait  être,  dans  chacune  des  hypothèses  que 
l'on  peut  successivement  faire  de  cette  manière. 
Il  est  donc  évident  que  s'il  y  a  un  point  de  vue 
sous  lequel  tout  cet  ensemble  de  phénomènes 
puisse  être  ramené  à  l'unité,  ce  n'est  ni  celui  de 
la  sensation ,  ni  celui  de  la  perception  des  objets 
extérieurs,  qu'on  a  trop  souvent  confondue  avec 
la  sensation ,  ni  celui  de  la  mémoire ,  ou  de 
l'intuition  des  rapports.  C'est  uniquement  la 
conscience  ,  qui ,  étant  la  condition  commune 
à  tous  les  autres  faits  de  l'entendement ,  le  con- 
stitue, pour  ainsi  dire,  tout  entier,  comme  être 
identique  et  indivisible.  Car,  en  éclairant  d'une 
lumière  vive  et  immédiate ,  chacun  des  faits  donnés 
par  l'une  quelconque  de  nos  facultés,  à  mesure 
qu'ils  se  succèdent,  elle  jette  en  même  temps 
une  lumière  indirecte,  mais  toujours  suffisante 
pour  les  faire  apercevoir  au  besoin,  sur  les  faits  de 
toutes  les  autres  facultés  qui  concourent  à  déter- 
miner celui  qu'elle  manifeste  plus  spécialement. 
Enfin  elle  se  manifeste  aussi  elle-même  et  laisse 
entrevoir  le  moi ,  comme  le  théâtre  où  se  passent 


PRÉLIMINAIRE.  LXIII 

tous  ces  phénomènes,  et,  pour  me  servir  d'une 
expression  de  l'école ,  comme  le  sujet  d'inhésion 
de  toutes  ces  facultés.  C'était  apparemment  la 
pensée  de  Leibnitz,  lorsqu'il  disait  qu'à  l'axiome: 
«  Il  n'y  a  rien  dans  l'entendement  qui  n'ait  été 
«  auparavant  dans  la  sensation,  »  il  fallait  ajou- 
ter :«  Excepté  V entendejnent  lui-même.  » 

La  première  section  de  cet  ouvrage  est  donc 
un  traité  abrégé  des  sensations.  J'y  fais  voir 
comment  les  facultés  primitives  de  l'entende- 
ment, perception,  mémoire,  intuition  des  rap- 
ports, sentiment,  et  les  facultés  dérivées  ou 
composées,  volonté,  attention,  imagination, 
liberté ,  concourent  avec  la  sensation  à  la  produc- 
tion des  actes  de  connaissance  que  nous  faisons 
sans  cesse,  et  qui  nous  sont,  jusqu'à  un  certain 
point,  communs  avec  les  animaux.  Au  moins 
ceux  dont  l'organisation  se  rapproche  le  plus  de 
la  nôtre,  paraissent-ils  les  exécuter  par  des 
moyens  ou  des  facultés  analogues  à  celles  que 
nous  observons  en  nous-mêmes. 

J'ai  suivi,  dans  cette  analyse,  l'excellent  ou- 
vrage du  W  Reid ,  intitulé  Recherches  sur  V Esprit 
humain  *;  j'en  ai  adopté  quelques-unes  des  vues 

"^  Thomas  Reid,  docteur  en  théologie,  et  professeur  de 
philosophie  morale  dans  l'université  de  Glascow,  né  en  1 7  lo, 
et  mort  en  1796,  a  été  eu  quelque  sorte  le  chef  et  le  fonda- 
teur  de  ce  que   quelques  écrivains  appellent  aujourd'hui 


LXIV  DISCOURS 

principales  et  piiisieurs  détails  quiin'onl  paru  avoir 
le  plus  d'utilité  ou  d'intérêt.  Il  me  semble,  en 
effet,  que  cet  auteur  a  fait  faire  un  pas  important 
à  la  science,  en  distinguant  la  perception  ^  c'est- 
à-dire  le  fait  de  l'entendement  qui  nous  révèle  la 
réalité  du  monde  extérieur,  immédiatement  et 
presque  en  même  temps  que  la  sensation  nous 
manifeste  sa  propre  existence  et  celle  du  moi, 
qui  est  le  sujet  de  ces  trois  faits  intellectuels.  Et  il 
est  remarquable  que  Reid  ait  été  conduit  à  cette 
observation  importante,  précisément  pour  avoir 

V École  écossaise,  dénomination  peut-être  assez  peu  conve- 
nable, dans  un  temps  où  il  ne  peut  presque  plus  y  avoir  rien 
qui  ressemble  aux  sectes  ou  aux  écoles  qui  divisèrent  autre- 
fois les  hommes  qui  s'occupaient  de  philosophie.  Le  pre- 
mier et  le  plus  original  des  écrits  de  Reid,  ses  Recherches 
sur  l'Esprit  humain  (  i  vol.  in-S"  )  parut  en  1764,  et  a  été 
réimprimé  plîisieurs  fois  depuis  celte  époque.  S^t^  Essais  sur 
les  Facultés  de  V Esprit  humain  ,en  3  vol.  in-S",  offrent  aussi 
beaucoup  de  vues  ingénieuses  ou  intéressantes  sur  toutes  les 
parties  de  la  philosophie.  L'érudition  choisie  et  variée  qu'il 
a  su  y  répandre,  l'amour  sincère  de  la  vérité  ,  qui  s'y  montre 
partout,  et  la  dignité  calme  de  l'expression  en  rendent  la 
lecture  extrêmement  attachante.  Un  jeune  professeur,  déjà 
connu  par  quelques  écrits  justement  applaudis  (M.  Théo- 
dore Jouffroy  ),  publie  actuellement  une  traduction  française, 
des  œuvres  complètes  de  Reid;  les  Fragments  du  cours  de 
philosophie  de  M.  Roycr-Collard  ,  que  le  traducteur  a  eu 
l'heureuse  idée  de  joindre  à  cette  publication  ,  lui  donnent 
sans  doute  un  très  giand  [)iix  cl  un  nouveau  degié  d'intérêt. 


PRELIMINAIRE.  LXV 

admis  d  abord  les  conclusions  que  Berkeley  avait 
lui-même  adoptées  comme  des  conséquences  né- 
cessaires de  la  doctrine  reçue  au  sujet  des  idées. 
Reid  était  devenu,  comme  Berkeley,  complète- 
ment idéaliste;  mais  Hume,  en  approfondissant 
cette  doctrine,  en  avait  tiré  un  système  de  scep- 
ticisme tellement  absolu,  que  le  professeur  de 
Giascow  crut  devoir  revenir  avec  plus  d'attention 
sur  les  principes  d'une  théorie  dont  les  résultats 
lui  semblaient  propres  à  révolter  le  sentiment 
universel  des  hommes.  C'est  donc  à  l'aide  de  la 
pure  lumière  du  bon  sens,  dont  les  philosophes 
sont  plus  obligés  que  personne  de  suivre  con- 
stamment la  trace,  qu'il  parvint  à  démêler  la  con- 
fusion d'idées  qui  avait  produit  un  si  étrange 
égarement. 

J'ai  adopté  aussi ,  du  même  auteur ,  l'expres- 
sion de  perceptions  acquises ,  pour  désigner  ce 
fonds  d'idées  des  formes,  des  qualités  et  des 
parties  d'un  nombre  considérable  d'objets,  dont 
le  développement  et  l'exercice  continuel  de  nos 
sens  enrichit  incessamment  notre  mémoire.  Je 
leur  ai  donné  de  plus  le  nom  de  représentations 
(  c'est-à-dire  seconde  ou  nouvelle  présence),  poui* 
indiquer  le  rôle  important  qu'elles  jouent  dans 
la  perception  rapide  et  instantanée  que  nous 
avons  des  objets  déjà  connus,  lorsqu'ils  viennent 
à  faire  impression  sur  nos  sens ,  et  même  de  ceux 


LXVI  DTSCOURS 

qui  s'offrent  pour  la  première  fois  à  nos  regards, 
mais  dans  lesquels  cette  faculté  des  perceptions 
acquises  nous  sert  immédiatement  à  connaître 
des  qualités  ou  des  parties,  qu'il  faudrait,  sans 
son  secours,  étudier,  en  quelque  sorte,  chacune 
à  part. 

A  l'exemple  de  Reid ,  je  compare  les  diverses 
espèces  de  sensations  à  des  systèmes  de  signes  , 
composant  un  véritable  langage  de  la  nature  à 
l'homme,  au  moyen  duquel  elle  lui  fait  connaître 
et  son  propre  corps  et  les  objets  dont  il  est  sans 
cesse  environné.  Cette  comparaison  n'est  pas 
seulement  une  idée  ingénieuse  ;  elle  est  impor- 
tante par  la  lumière  qu'elle  jette  sur  tout  l'en- 
semble des  phénomènes  de  la  connaissance.  Ber- 
keley s'en  était  servi  dans  ses  curieuses  et  savantes 
recherches  sur  la  vision  ,  celui  des  écrits  de  cet 
auteur  où  brillent  le  plus  éminemment  la  saga- 
cité et  l'étendue  de  son  esprit  *. 

'^  George  Berkeley,  évêque  de  Cloyne,  en  Irlande,  où  il 
était  né  en  1684  ,  publia  sa  Théorie  de  la  Vision  en  1709 ,  et 
ses  Principes  de  la  Connaissance  humaine  l'année  suivante. 
Ses  trois  Dialogues  entre  Hylas  et  Philonoiis ,  où  il  expose 
sa  théorie  de  l'idéalisme  absolu  ,  parurent  en  17  i3.  Il  est  au- 
teur de  plusieurs  autres  écrits  où  l'on  reconnaît  également 
lin  talent  distingué  et  une  sagacité  fort  remarquable,  mais 
aussi  beaucoup  de  traces  du  faux  système  qui  avait  égaré  son 
jugement.  Il  mourut  en  1753. 


PIIÉL1MINA.IRE.  LXVII 

Mais  j'ai  cru  devoir  distinguer  des  phénomènes 
de  la  sensation,  proprement  dite,  ceux  que  j'ap- 
pelle impressions  ;  nom  par  lequel  je  désigne 
l'action  très  réelle,  quoiqu'elle  ne  soit  jamais 
expressément  remarquée ,  de  tous  les  objets  ex- 
térieurs sur  notre  faculté  de  sentir,  dans  tous  les 
instants  de  notre  vie.  L'observation  de  cette  action 
n'avait  point  échappé  à  Condillac;  mais  Leib- 
nilz,qui  s'y  est  arrêté  avec  plus  de  détail,  paraît 
y  avoir  attaché  bien  plus  d'importance.  Cependant 
cette  classe  de  faits  n'avait  pas  encore  de  déno- 
mination spéciale,  et  n'avait ,  à  ma  connaissance, 
été  mise  à  sa  place  dans  aucun  ouvrage  élémen- 
taire sur  la  philosophie.  Elle  peut  néanmoins 
donner  occasion  à  beaucoup  de  recherches  in- 
téressantes ;  le  soin  que  l'on  prendra  d'étudier 
et  de  déterminer  le  mode  et  le  degré  de  son  in- 
fluence sur  presque  tous  les  autres  faits  de  l'en- 
tendement, peut,  ce  me  semble,  donner  des 
résultats  aussi  curieux  qu'utiles  à  l'avancement 
de  cette  partie  de  nos  connaissances. 

La  série  des  opérations  de  l'esprit  qui  se  déve- 
loppent à  l'occasion  de  la  sensation ,  ou  plutôt 
qui  se  manifestent  en  même  temps  qu'elle ,  nous 
fait  entrevoir,  jusqu'à  un  certain  point,  comment 
l'homme  connaît  les  objets  ;  mais  ces  opérations, 
comme  l'indique  assez  le  mot  lui-même,  suppo- 
sent, de  sa  part,  une  sorte  de  concours,  quelque 


LXVni  DISCOURS 

effort  pour  les  exécuter.  Or,  pourquoi  userait-il 
de  ses  facultés  de  perception ,  de  loco-motion  , 
d'intuition, etc.,  si  rien  ne  l'y  excitait?  Pourquoi 
ne  resteraient-elles  pas  toutes  dans  une  entière 
et  complète  inertie ,  si  elles  ne  recevaient  du 
dedans  l'impulsion  qui  les  met  en  action  ?  Tel  est 
l'effet  produit  par  les  sentiments  (  plaisirs  ou 
peines)  de  tous  les  degrés,  qui  sejoignent  à  toutes 
les  opérations,  à  toutes  les  actions  que  l'homme, 
et  apparemment  aussi  les  animaux,  sont  capables 
de  faire.  Quoique  l'existence  de  ces  sentiments 
ne  soit  pas  toujours,  à  beaucoup  près,  distincte- 
ment remarquée,  elle  peut  facilement  être  con- 
statée, par  une  induction  qui  ne  laisse  aucun 
lieu  au  doute;  et  ils  n'en  exercent  pas  moins  leur 
influence  naturelle  et  nécessaire  sur  l'ensemble 
des  phénomènes  dont  ils  sont,  en  quelque  sorte, 
la  cause  immédiate.  Ils  donnent  naissance  à  la 
volonté  et  aux  facultés  secondaires  ou  dérivées 
comme  elle ,  qui  n'en  sont  que  des  modifications 
ou  des  modes  :  telles  sont  l'attention ,  l'imagina- 
tion ,  le  désir ,  la  liberté. 

Au  reste ,  j'ai  dû  me  borner  presque  à  de  sim- 
ples indications  sur  ces  diverses  facultés, dans  la 
première  section  de  cet  ouvrage,  où  je  ne  consi- 
dère les  sentiments  que  dans  l'homme  réduit  à  la 
pure  faculté  de  connaître,  c'est-à-dire  à  une 
condition  entièrement  hypothétique,  sur  laquelle 


PRÉLIMINAIRE.-  LXIX 

l'expérience  ne  peut  nous  Fournir  aucune  lumière 
certaine.  Mais  cette  hypothèse  nous  montre  du 
moins  que  l'intelligence  humaine  ne  saurait  être 
renfermée  tout  entière  ni  dans  la  faculté  de  con- 
naître ,  suivant  le  sens  que  nous  avons  donné  à 
cette  expression  ,  ni  dans  les  facultés  ,  soit  primi- 
tives, soit  dérivées,  dont  celle-ci  suppose  l'exis- 
tence. 

Cependant,  il  ne  suffit  pas  aux  êtres  animés 
d'avoir  une  faculté  de  connaître,  déterminée  aux 
actes  qui  lui  sont  propres  par  l'impulsion  des 
sentiments.  La  nature  les  a  destinés  à  un  but,  à 
une  fin: il  faut  qu'ils  vivent,  qu'ils  se  conservent 
et  se  perpétuent,  autant  que  le  permettent  lés 
circonstances  ou  les  conditions  extérieures  et  in- 
térieures de  leur  existence  actuelle.  Poiu^  cela  ,  il 
y  a  des  suites  d'actions  qu'ils  doivent  exécuter, 
à  une  époque  de  leur  vie,  plutôt  qu'à  une  autre, 
et  que  tous,  en  effet,  accomplissent  ou  tendent 
de  tout  leur  pouvoir  à  accomplir  dans  les  temps 
marqués.  D'où  leur  vient  cette  tendance,  si  puis- 
sante, si  invincible,  que,   chez  la  plupart  d'en- 
tr'eux,  elle  surmonte  souvent  les  puissants  obsta- 
cles que  lui  opposent  ou  les  objets   extérieurs , 
ou  les  autres  êtres  animés  ;  elle   triomphe  des 
sentiments  intimes  ordinairement  les  plus  irrésis- 
tibles, l'attrait  du  plaisir,  la  crainte  de  la  douleur 
et  même  de  la  mort? 


LXX  DISCOURS 

Ici ,  nous  sommes  obligés  de  reconnaître  l'exis- 
tence d'une  force  différente  de  celles  que  nous 
avons  déjà  remarquées ,  ou  plutôt  d'un  mode 
particulier  d'action  de  la  force  dont  nous  dé- 
crivons les  effets.  Il  se  manifeste  ,  en  effet ,  non 
'  seulement  dès  les  premiers  temps  de  la  vie  de 
chaque  individu ,  mais  aux  époques  le  plus 
distinctement  marquées  de  son  existence,  et 
même  dans  certaines  circonstances ,  dans  cer- 
tains états  de  l'organisation.  C'est  ce  qu'on  a 
désigné,  dès  les  plus  anciens  temps  ,  par  le  mot 
instinct^  et  que  quelques  écrivains  modernes 
expriment  aussi  par  les  mots  déterminations 
instinctives.  L'influence  de  ce  mode  d'action  se 
prolonge  moins  à  la  vérité  dans  l'homme  ,  à  me- 
sure que  son  intelligence  se  développe  et  se  per- 
fectionne ;  tandis  qu'il  joue  un  rôle  beaucoup  plus 
important  chez  toutes  les  espèces  d'animaux  ,  et 
qu'il  est  presque  l'unique ,  ou  le  plus  constant 
mobile  de  l'existence  de  ces  espèces ,  à  proportion 
qu'elles  s'éloignent  du  mode  d'organisation  et 
d'existence  propre  à  l'homme. 

\J habitude  a  une  analogie  sensible  avec  l'in- 
stinct; on  pourrait ,  en  quelque  sorte ,  la  regarder 
comme  un  instinct  acquis,  et  c'est  pour  cette 
raison  que  j'ai  cru  devoir  traiter  ce  sujet  immé- 
diatement après  celui  dont  je  viens  de  parler. 

Enfin  ,   l'organisation   étant  évidemment   au 


PRELIMINAIRE.  LXXI 

premier  rang  parmi  les  causes  dont  l'influence 
sur  tous  les  phénomènes  que  présente  l'enten- 
dement est  le  plus  immédiate  et  le  plus  éten- 
due, il  m'a  semblé  utile  d'entrer  aussi  dans 
quelques  détails  sur  les  principaux  faits  de  cet 
ordre,  et  d'indiquer  la  sorte  de  liaison  ,  ou  plutôt 
de  correspondance,  qui  les  unit  aux  phénomènes 
de  l'intelligence.  Car,  quoique  cette  union  soit 
incontestable ,  on  ne  saurait  se  dissimuler  que  , 
bien  loin  qu'il  nous  soit  possible  de  comprendre 
comment  elle  a  lieu,  il  ne  nous  est  pas  même 
donné  d'imaginer  comment  nous  pourrions  le 
comprendre. 

Mais ,  quoique  les  faits  de  conscience  et  ceux 
de  l'organisation  soient  deux  ordres  de  phénomè- 
nes essentiellement  distincts  (  puisque  jamais 
aucun  fait  de  conscience  ne  peut  donner  au  phi- 
losophe la  moindre  idée  du  fait  physiologique 
qui  lui  correspond ,  pas  plus  que  la  connaissance 
la  plus  complète  de  la  série  des  modifications 
organiques  qui  produisent  une  idée,  ne  peut  faire 
soupçonner  au  physiologiste  ce  que  c'est  que 
cette  idée),  les  deux  sciences  de  l'idéologie  et  de 
la  physiologie  n'en  sont  pas  moins  unies  par  des 
rapports  constants  et  nécessaires.  L'idéologie  ne 
peut  donc  être  que  fort  incomplète,  ou  même 
tout-à-fait  fautive,  si  elle  néglige  de  s'instruire  à 
l'école  des  physiologistes  et  des    médecins ,  de 


LXXII  DSCOURS 

toutes  les  anomalies  que  peuvent  occasionner, 
clans  nos  facultés  intellectuelles,  certains  états 
maladifs,  et,  en  générai,  certains  désordres  de 
l'organisation  bien  connus  et  nettement  caracté- 
risés. Réciproquement, la  science  du  médecin  ou 
du  physiologiste  ne  saurait  qu'être  incomplète  et 
sujette  à  beaucoup  d'erreurs ,  s'il  néglige  l'obser- 
vation attentive  des  phénomènes  de  conscience , 
ou  l'étude  de  l'idéologie  *. 


'*'  Descartes  et  Malebranche  expliquaient  presque  toutes 
les  opérations  de  l'esprit  par  une  physiologie  hypothétique; 
Bossuet ,  se  préparant  à  faire  connaître  à  son  ro^^al  élève, 
les  doctrines  métaphysiques  qu'il  jugeait  les  plus  exactes 
sur  Dieu  et  sur  l'âme  ,  commença  par  lui  faire  donner  des 
leçons  d'anatomieet  de  physiologie  ,  dont  le  résumé  occupe 
à  peu  près  le  quart  du  volume  assez  peu  considérable  qu'il 
avait  composé  à  celte  occasion.  Il  peut  sembler  étrange  que, 
depuis  que  la  physiologie  est  devenue  plus  réservée  dans  ses 
assertions  et  plus  sévère  dans  ses  procédés  ,  quelques  mo- 
dernes spiritualistes  ou  idéalistes  aient  affecté  de  rejeter 
toutes  les  lumières  qu'elle  peut  porter  sur  le  sujet  de  leurs 
études,  non  pas  sans  doute  comme  moyen  direct  d'étendre 
ou  de  perfectionner  leurs  observations ,  mais  comme  pou- 
vant les  garantir  d'erreurs  fort  dangereuses.  Un  savant  et 
ingénieux  ouvrage  publié  l'année  dernière,  peut  leur  offrit 
sur  ce  point  de  sages  conseils  et  d'utiles  leçons.  Voyez  le 
traité  intitulé  De  l'Irritation  et  de  la  Folie  ,  par  F.  J.  V. 
Broussais  ,  i  vol.  in-8".  Paris,  1828. 


Ï>RÉI-1ÎM1NA1RE.  LXXÎIÎ 

§  VI. 

De  la  seconde  section  ou  (Science). 

Non  seulement  l'homme  connaît  les  divers 
objets  qui  font  actuellement  impression  sur  les 
organes  de  ses  sens,  et  il  est  affecté  par  eux  de 
sentiments  qui  le  portent  à  rechercher  les  uns  et 
à  fuir  les  autres;  non  seulement  il  a  le  souvenir 
des  impressions  qu'il  a  reçues  d'un  grand  nombre 
de  ces  objets,  et  est  capable  de  prendre,  la  plu- 
part du  temps ,  des  déterminations  relatives  à  ces 
souvenirs;  mais  il  se  distingue  encore  expressé- 
ment lui-même  de  tout  ce  qui  n'est  pas  lui.  Il  a 
une  connaissance  distincte  et  précise  des  qualités, 
des  parties  ,  des  propriétés  diverses  de  son  corps 
et  des  corps  extérieurs,  indépendamment  de  leur 
présence,etdetoute  action  ou  impression  actuelle 
de  leur  part  :  il  connaît  aussi  ses  sentiments  les 
plus  habituels  et  ceux  de  ses  semblables ,  leurs 
passions,  et  quelquefois  leurs  desseins  ou  leurs 
intentions  à  son  égard ,  même  lorsqu'il  est  loin 
d'eux,  lorsque  rien  ne  peut  actuellement  lui  en 
faire  ressentir  les  effets.  Il  peut  les  contempler 
dans  sa  pensée,  soit  en  eux-mêmes,  soit  dans 
leurs  rapports  avec  lui  et  avec  ceux  qui  les  éprou- 
vent ;  en  un  mot,  il  peut  les  considérer  abstraite- 
ment^ c'est-à-dire  séparément  des  êtres  et  des 


LXXIV  DISCOURS 

objets  qui  peuvent  leur  donner  naissance,  parce 
qu'il  peut  les  considérer  dans  des  signes  (  gestes, 
attitudes,  sons,  etc.  )  qui,  ne  leur  ressemblant 
en  aucune  façon,  les  lui  présentent,  en  effet, 
par  une  sorte  de  réflexion ,  qui  les  sépare  et  les 
distingue  de  toutes  les  autres  choses.  Il  dispose 
par  conséquent  ainsi  de  ces  qualités,  de  ces  pro- 
priétés des  êtres  et  de  leurs  rapports;  il  embrasse 
de  longues  séries  de  causes  et  d'effets;  il  a  une 
connaissance  anticipée  de  l'ordre  et  de  la  liaison 
des  phénomènes  ,  en  lui-même  et  hors  de  lui;  il 
les  distingue ,  sous  ce  double  rapport ,  les  uns 
des  autres  :  or,  cela  c'est  Savoir. 

L'art  des  signes ,  notamment  celui  des  sons 
articulés,  ou  le  langage,  qui  est  devenu  le  nom 
générique  de  tous  les  autres  moyens  de  commu- 
nication ,  ou  systèmes  de  signes  que  l'homme  a 
pu  imaginer,  pour  fixer  ses  propres  pensées  et 
les  transmettre  aux  êtres  organisés  comme  lui;  le 
langage,  disons-nous,  est  donc  en  effet,  pour 
nous,  le  moyen  le  plus  puissant,  l'instrument  le 
plus  merveilleusement  propre  à  l'acquisition  des 
connaissances.  C'est  de  lui  qu'elles  ont  reçu  les 
accroissements  prodigieux  que  le  cours  des  siècles 
a  amenés;  c'est  à  lui  qu'elles  devront  les  progrès 
indéfinis  qu  elles  sont  destinées  à  faire  encore.  Il 
est  à  la  fois  instrument  d'analyse  et  moyen  de 
synthèse;  il  aide  l'esprit  humain  à  décomposer 


PRFMM[TVATRE.  LXXV 

les  objets  de  Ja  nature  et  les  faits  de  la  conscience 
jusque  dans  leurs  derniers  éléments,  à  porter 
dans  leur  examen  et  dans  leur  description  la 
précision  la  plus  rigoureuse;  il  lui  sert  également 
à  s'élever  au  plus  "haut  degré  de  généralisation 
dans  la  contemplation  de  leur  ensemble.  En  un 
mot ,  c'est  essentiellement  par  le  langage  que  la 
science  existe  pour  l'homme. 

Il  était  donc  nécessaire  d'exposer  avec  quelque 
étendue  les  phénomènes  que  présente  cette  partie 
de  sa  constitution  intellectuelle.  Ainsi,  j'ai  essayé 
de  faire  voir,  dans  cette  seconde  section  ,  quelles 
sont  les  causes  du  langage ,  prises  dans  l'organi- 
sation de  l'homme  et  dans  la  nature  même  de 
son  inlelligence.  J'ai  constaté   la  détermination 
instinctive  et  fondamentale,  en  vertu  de  laquelle 
il  est  invinciblement  porté  à  créer  ce  puissant 
moyen  de  communication  avec  ses  semblables , 
ou  à  les  seconder  ej  à  concourir  avec  eux  à  cette 
merveilleuse  création.  Je  me  suis  appliqué  à  dé- 
mêler la  véritable  valeur  des  mots  qui  expriment 
les  idées    qu'on  appelle  simples  et  complexes, 
particulières,  ou  individuelles,  et  générales ,  et 
j'ai  fait  voir  comment  ils  ne  sont  par  eux-mêmes 
que  signes  de  simples  idées ^  lesquelles  sont  tou- 
jours des  faits  instantanés  et  indivisibles  de  notre 
esprit ,  sans  qu'il  nous  soit  possible  d'arriver  à 
des  éléments  entièrement  simples, dont  on  puisse 


LXXVI  DISCOURS 

les  regarder  comme  composés.  Enfin,  j'ai  lâclié 
de  faire  voir  comment  les  idées  transmises  dans 
le  discours,  soit  parlé,  soit  écrit,  ne  sont  pas 
celles  que  présentent  directement  et  immédiate- 
ment les  mots  dont  on  se  sert,  mais  résultent  de 
l'intuition  des  rapports  de  ces  mêmes  mots  entre 
eux ,  et  d'une  suite  d'opérations  de  l'esprit  de 
celui  qui  lit  ou  qui  écoute,  laquelle  est  plus  ou 
moins  analogue  à  la  suite  des  opérations  de 
l'esprit  de  celui  qui  a  écrit  ou  qui  parle. 

Après  avoir  fait  connaître,  autant  que  cela 
était  possible  ,  l'origine,  ou  plutôt  le  principe  et 
les  premiers  développements  du  langage,  après 
avoir  reconnu  quelle  est  la  nature  des  mots  , 
considérés  comme  signes  de  collections  d'idées 
plus  ou  moins  nombreuses ,  j'ai  cru  devoir 
envisager  la  totalité  de  ceux  qui  composent  une 
langue  déjà  portée  à  un  certain  degré  de  perfec- 
tion, sous  deux  points  de  \ue  principaux.  J'ai 
donc  examiné ,  premièrement ,  la  manière  de  si- 
gnifier des  mots ,  ce  qui  comprend  l'analyse  de 
la  proposition  ,  la  considération  d'un  ensemble 
de  propositions  exprimant  une  pensée,  c'est-à- 
dire,  en  dernier  résultat,  un  fait  unique  de  l'en- 
tendement ,  par  où  je  suis  conduit  à  l'examen  des 
diverses  espèces  de  mots  et  des  modifications  de 
différents  genres  qu'ils  subissent,  pour  devenir 
propres  à  l'expression  précise  et  complète  de  la 


PRÉLlMI^AlUi:.  LXXVII 

pensée.  Ce  sont  là.  comme  on  voit,  les  premiers 
principes  ou  les  bases  de  la  logique^  proprement 
dite, ou  de  la  science  du  raisonnement  et  de  l'ar- 
gumentation. Ce  sont  aussi  ceux  de  la  grammaire 
générale^  c'est-à-dire  de  la  science  des  causes  de 
la  grammaire  particulière  de  chaque  idiome. 

En  second  lieu  ,  j'ai  examiné  aussi  la  nature 
et  V étendue  de  la  signification  des  mots  * ,  mais 
plus  spécialement  de  ceux  qui  expriment  les  no- 
tions qui  résultent  immédiatement  et  nécessaire- 
ment de  la  constitution  même  de  l'entendement, 
comme  sont  celles  de  cause ,  de  temps  et  de 
durée,  d'espace  et  d'étendue .  et  aussi  celles  qui, 
étant  de  pures  conceptions  de  notre  esprit ,  ne 
comprennent  et  ne  peuvent  jamais  comprendre 
que  ce  que  nous  y  avons  mis  nous-mêmes.  Telles 
sont  les  notions  exprimées  par  les  mots  esprit , 
matière,  substance  ,  essence,  infini,  etc.  En  un 
mot ,  sous  ce  second  point  de  vue  du  langage  ,  de 
l'abstraction  ou  de  la  faculté  de  savoir,  se  trouve 
compris  à  peu  près  tout  ce  qu'embrasse  la  partie 
de  la  philosophie,  ou,  si  l'on  veut,   la   science 

*  C'est  à  Horne-Tooke,  auteur  d'un  ouvrage  fort  piquant 
et  fort  original  sur  ce  (ju'on  appelle  en  grammaire  les 
Par  lies  du  Discours  ,  que  j'ai  emprunté  l'idée  de  cette  divi- 
sion, et  une  partie  de  ce  que  j'ai  dit  sur  les  mots  invariables 
ou  indéclinables.  Voyez  LiOEA  nTHPOHNTA  ,  or  The  Di- 
versions ofPurleY y  1  vol.  in-4**.  London,  1798  et  i8o5. 


LXXVIJI  DISCOURS 

particulière  que  Fou   a   appelée  métaphysique. 
Je  considère  la  notion  de  substance  ,   au  sens 
où    l'entendent   communément  les    métaphysi- 
ciens,   comme  un  pur  effet  du  langage,  parce 
qu'il  m'est  tout-à-fait  impossible  de  comprendre 
ce  que  seraient  des  êtres,  soit  matériels,   soit 
intelligents,  séparés  de  tout  ce  qui  peut  les  ma- 
nifester ou  les  faire  connaître  à  un  entendement 
tel  que  le  nôtre.  Toutes  les  discussions  des  phi- 
losophes sur  ce  sujet  me  semblent,  je  l'avoue, 
pouvoir  être   mises  au   nombre  de   celles   que 
Bacon  appelait  des  subtilités  contentieuses.Ze  con- 
çois clairement,  dans  l'homme  et  dans  les  êtres 
animés,  deux  ordres  de  phénomènes  essentielle- 
ment distincts  ;  mais  je  ne  connais ,  à  ces  deux 
ordres  de  phénomènes,  ou  aux  facultés   qui  les 
produisent,  d'autre  sujet  d'inhérence  ou  d'inhé- 
sion ,  pour  parler  comme  l'école ,  que  l'être  animé 
lui-même  en  qui  je  les  observe.  Je  l'appelle  corps 
ou  matière  ^  comme  étant  le  sujet  de  l'un  de  ces 
ordres  de  phénomènes ,  et  je  l'appelle   âme  ou 
esprit^  comme  étant  le  sujet  de  l'autre.  Si  donc 
on  veut  que  l'âme  ait  une  existence  distincte  et 
séparée  du  corps  ,  et  même  séparée  des  pouvoirs 
ou  facultés  qui  me  la  font  distinguer,  j'avoue, 
qu'il  ne  m'a  pas  été  donné  de  comprendre  ce  que 
c'est  que  cette  existence.  Je  n'affirme  pas  que  ce 
qu'il  m'est  impossible  de  comprendre ,  soit  impos- 


PRELIMIJVATRK.  LXXIX 

siblè  en  soi ,  mais  je  suis  forcé  de  confesser  que 
je  ne  le  sais  pas,  puisque  je  ne  le  comprends  pas. 
Mais,  dira-t-on  peut-être,  d'où  nous  vient  cette 
idée  ,  ou  cette  conception  nécessaire  de  substan- 
ce ?  Car  enfin ,  elle  a  dû  nécessairement  exister 
avant  le  mot  qui  l'exprime.  Elle  vient,  ce  me 
semble,  de  ce  que  chaque  corps  et  chaque  espèce 
de  corps  a  des  qualités  et  des  propriétés  diffé- 
rentes, qui  seules  nous  sont  connues  et  nous 
aident  à  le  distinguer;  de  ce  qu'il  peut  en  avoir 
d'autres  que  nous  ne  connaissons  pas  encore,  et 
dont  les  unes  nous  seront  connues  plus  tard ,  tan- 
dis qu'il  y  en  a  peut-être  que  nous  ne  connaîtrons 
jamais.  Or,  comme  nous  ne  pouvons  pas  dire 
qu'aucune  de  ces  qualités  soit  le  corps  lui-même , 
nous  le  regardons  comme  le  soutien,  le  substra- 
tum,  le  sujet  d'inhésion  de  toutes  ces  qualités 
connues  et  inconnues,  et  nous  donnons  à  tous 
les  corps  ,  envisagés  sous  ce  rapport ,  le  nom  de 
substance  Tnatérielle.  Mais  affirmer  qu'il  existe , 
indépendamment  et  séparément  de  toute  qualité 
ou  propriété  quelconque,  une  chose,  une  entité 
réelle  à  quoi  l'on  doive  donner  ce  nom  ;  qu'un 
corps  comme  un  pouce  cube  d'or,  par  exemple, 
séparé  de  sa  figure,  ou  de  toute  autre  figure  ,  et 
réduit  à  n'être  plus  qu'un  point  mathématique 
(  c'est-à-dire  à  n'être  plus  qu'une  pure  conception 
de  l'esprit),  ait  encore  une  existence  réelle,  sous 


LXXX  DISCOURS 

le  nom  de  substance  matérielle,  me  paraît  une 
véritable  contradiction  dans  les  termes.  J'en  dis 
autant  de  l'esprit  ou  de  l'âme,  séparée  de  ses 
facultés  et  de  ses  modes  d'action ,  que  l'on  veut 
aussi  regarder  comme  une  chose  réellement 
existante ,  sous  le  nom  de  substance  spirituelle  *. 
Au  reste  ,  cette  ignorance  invincible  où  je  suis 
sur  un  point  à  l'égard  ducpiel  beaucoup  d'hom- 
mes recommandables  par  la  supériorité  de  leur 
esprit ,  n'ont  manifesté  aucun  doute,  ne  peut  in- 
firmer en  aucune  manière  les  grands  principes 
que  l'on  regarde  comme  le  fondement  le  plus 
assuré  de  la  religion  et  de  la  morale.  Car  d'abord, 
l'immortalité  de  l'âme  n'est  pas  une  conséquence 
nécessaire  de  son  immatérialité  ,  ou  de  l'existence 
de  l'âme  de  chaque  homme ,  comme  substance 
immatérielle.  En  effet,  puiscpie,  suivant  cette 
doctrine.  Dieu  crée  cette  substance  particulière, 
pour  la  joindre  à  chaque  coips  humain,  au  mo- 
ment où  celui-ci  reçoit  l'existence,  il  ne  lui  est 

*  Leibnitz  déclare  qu'il  ne  croit  pas  qu'il  existe  des  esprits 
créés  séparément  du  corps  (Voyez  ses  Nouveaux  Essais  sur 
l'Entendement  humain,  p.  817  ,  et  sa  Tkcodicée ,  tom.  I  , 
p.  218  et  suiv.  des  œuvres  complètes  ).  Il  y  soutient  que 
sa  pensée  sur  ce  sujet  est  conforme  à  la  doctrine  de  plusieurs 
des  Pères  de  l'église  et  de  plusieurs  conciles,  et  (pie  l'idée  de 
\a  séparation  absolue  des  esprits  et  des  corps  n'a  été  avancée 
et  propa^'ée  que  par  les  scholastiques. 


PRELIMINAIRE.  LXXXI 

sans  doute  pas  moins  possible  de  la  détruire  ,  au 
moment  où  l'existence  de  ce  corps  finit.  L'anéan- 
tissement de  la  substance  spirituelle  semblerait 
même,  à  quelques  égards,  plus  concevable  que 
celui  de  la  substance  matérielle;  car  nous  ne  con- 
cevons pas  qu'un  seul  atome  de  matière  ait  pu  être 
créé  ou  détruit,  dans  l'univers,  depuis  qu'il  a 
commencé  d'exister.  En  second  lieu,  le  sentiment 
qui  nous  porte  à  espérer  les  récompenses,  ou  à 
craindre  les  punitions  que  nous  aurons  méritées, 
suivant  que  nos  actions  auront  été  conformes 
ou  contraires  à  la  loi  morale  gravée  dans  nos 
cœurs  par  Dieu  lui-même,  est  un  sentiment  in- 
destructible. Soit  donc  que  la  puissance  intelli- 
gente que  nous  appelons  esprit  ou  âme ,  puisse 
exister,  en  effet,  séparément  de  toute  matière; 
soit  que ,  par  sa  nature,  elle  doive  toujours  rester 
unie  à  quelque  portion  de  ce  que  nous  appelons 
de  ce  nom ,  il  n'en  sera  pas  moins  possible  et 
facile  à  la  suprême  puissance  d'accomplir,  à  cet 
égard,  les  décrets  de  sa  providence.  Ainsi,  quel- 
que parti  que  l'on  prenne  sur  ces  questions  abs- 
traites, dont  on  s'est  peut-être  beaucoup  trop 
exagéré  l'importance,  les  vérités  essentielles  de  la 
physique  et  de  la  science  de  l'entendement,  aussi 
bien  que  celles  de  la  morale  et  de  la  religion  , 
n'en  peuvent  recevoir  aucune  atteinte. 

Cette  section  est  terminée  par  quelques  ré- 


TXXXII  DISCOURS 

flexions  sur  l'abus  des  mots  ,  sujet  dont  l'impor- 
tance et  l'intérêt  ne  sauraient  être  contestés  par 
tout  homme  qui  a  eu  occasion  d'y  arrêter  sa 
pensée.  Malgré  les  excellentes  observations  de 
Locke,  de  Condillac  et  de  plusieurs  autres  écri- 
vains distingués,  il  pourrait  encore  fournir  la 
matière  d'un  ouvrage  considérable  et  fort  utile , 
si  l'on  y  portait  l'étendue  de  vues  et  la  méthode 
qu'il  exige.  Car  il  n'y  a  pas  un  seul  genre  de 
connaissances  qui  ne  pût  fournir  des  exemples 
fort  remarquables  des  graves  inconvénients  aux- 
quels expose  l'emploi  des  expressions  inexactes 
ou  mal  déterminées.  Mais  c'est  surtout  dans  la 
philosophie,  dans  la  religion  ,  dans  la  morale  et 
dans  la  législation ,  que  l'on  pourrait  signaler  les 
déplorables  égarements  de  l'esprit  humain ,  dus 
en  grande  partie  à  cette  cause. 

§  VII. 

De  la  troisième  section ,  ou  (  Volonté  ). 

La  même  faculté  d'abstraction  qui  rend  l'homme 
capable  de  prévoir  d'assez  longues  suites  d'évé- 
nements et  d'en  conserver  dans  sa  mémoire 
d'autres  suites  incomparablement  plus  étendues, 
donne  à  sa  volonté  un  degré  de  puissance  et  de 
précision  qui  est  encore  une  des  plus  merveilleuses 


PRELIMIIVAIRE.  LXXXIII 

prérogatives  qui  Télèvent  au  dessus  de  toutes  les 
espèces  d'êtres  animés  qui  lui  sont  connus.  Mais 
si ,  comme  je  crois  l'avoir  assez   clairement  fait 
voir,   dans  la  première  section,  le  sentiment  se 
mêle  à  tous  les  actes  de  toutes   nos    facultés ,  il 
n'est  personne  qui  ne  voie  que  c'est  surtout  dans 
ceux  de  la  volonté  qu'il  intervient  de  la  manière 
la  moins  contestable.  Pour  peu  que  l'on  veuille  y 
réfléchir  on  reconnaîtra  qu'en  effet  nul  homme 
ne  se  détermine  à  agir  que  parle  sentiment  d'un 
plus  grand  bien ,  ou  par  celui  d'une  moindre 
peine  pour  lui-même;  et  l'on  verra  de  plus  qu'il 
est  impossible  que  cela  soit  autrement.  Sans  doute 
nous  n'avons  pas  la  plupart  du  temps  une  con- 
naissance distincte  du  sentiment  qui  nous  déter- 
mine; mais  il  suffit,  pour  nous  convaincre  que  ce 
sentiment  existe,  de  supposer  que  nous  nous  fus- 
sions déterminés  en  sens  contraire,  et  nous  recon- 
naîtrons aussitôt  que  cette  détermination   nous 
aurait  fait  éprouver    ou  une  satisfaction  moins 
vive ,  ou  une  peine  plus  grande;  qu'elle  aurait  été 
pour  nous  la  cause  d'un  moindre  bien,  ou  d'un 
plus  grand  mal ,  en  prenant  chacun  de  ces  mots 
dans  toute  l'étendue  de  son  acception. 

Ce  sont  donc ,  en  dernière  analyse ,  nos  senti- 
ments qui  sont  le  principal  mobile  ou  la  cause 
de  toutes  les  déterminations  de  notre  volonté. 
Mais  ils  se  mêlent  et  se  compliquent  de  tant  de 


LXXXIV  DJSCOURS 

manières  et  en  si  grand  nombre,  clans  chaque 
circonstance,  qu'il  est  souvent  fort  difficile,  pour 
ne  pas  dire  impossible,  d'en  faire  l'énumération 
et  d'assigner  à  chacun  le  degré  d'influence  qu'il 
exerce.  On  peut  cependant  les  réduire  à  deux 
classes  principales  :  ceux  qui  se  rapportent  à  l'in- 
dividu hii-méme  qui  est  appelé  à  faire  un  acte  de 
volonté,  et  ceux  qui  se  rapportent  à  d'autres 
individus.  Les  premiers  me  semblent  pouvoir  être 
appelés  proprement  personnels  ,  et  les  seconds 
(  quoique  personnels  aussi,  puisqu'ils  sont  ceux 
de  la  même  personne)  peuvent  être  nommés 
sympathiques.  Tous  les  écrits  des  moralistes  ne 
sont,  au  fond,  que  des  suites  d'observations, 
plus  ou  moins  justes  ou  ingénieuses ,  sur  ces  deux 
sortes  de  sentiments.  Quelques-uns  des  plus  cé- 
lèbres auteurs  semblent  n'en  avoir  envisagé 
qu'une  seule,  et  ont  dû,  en  grande  partie,  leur 
renommée  à  la  sagacité  piquante  avec  laquelle  ils 
ont  su  démêler  les  sentiments  personnels  qui  se 
masquent  ou  se  déguisent  sous  l'apparence  des 
sentiments  sympathiques*.  Car  la  prédominance 

*  Qui  ne  connaît  le  livre  du  duc  de  Lai  ochefoucauld  ,  in- 
titulé Réflexions  ou  Sentences  et  Maximes  morales  P  L'il- 
lustre auteur  vivait  sur  un  théâtre  et  à  une  époque  éminem- 
ment favorables  à  ce  genre  d'observations  ;  aussi  semble- 1- 
il  avoir  vu  constamment  la  nature  humaine  sous  l'aspect  le 
plus  attristant,  bien  qu'il  y  ait  souvent   dans  ses  réflexions 


PHi:r.!!\iix\iiir.  Lxxxt 

de  ceux-ci  est  la  cause  et  le  principe  de  toutes  les 
actions  vertueuses  ,  comme  la  prédominance  des 
sentiments  personnels  est  le  principe,  ou  le  ca- 
ractère à  peu  près  constant  des  actions  cjui  ne  le 
sont  pas.  Mais  pour  établir  clairement  cette  doc- 

ua  grand  fonds  de  vérité,  et  qu'il  les  exprime  comninnément 
avec  un  rare   talent.  Cependant  un  autre  homme  du  même 
nom  et  de  la  même  famille,  l'un   des  plus    grands  et  des 
meilleurs  citoyens  dont  la  France  put  s'honorer   dans  ces 
derniers  temps ,  présente  le  principe  universel  de  nos  actions 
et  de  notre  conduite,  sous  un  aspect  plus  consolant  et  plus 
vrai.  c(*On  ne  fait  rien    de  bien,  dit-il,  que  par  sentiment. 
«  L'exemple  ,  la  réflexion ,  la  vanité,  feront  faire  par  fois  des 
«  actes  de  dévouement  et  de  vertu  de  tous  les  genres  à  des 
«  hommes  qui  n'en  ont  pas  le  sentiment  dans  le  cœur  ,  mais 
«  ces  actions  seront  isolées  ;    ce    seront  des    excejjtions  au 
«'  caractère  habituel  ^  à  la  manière  d'être  et  de  sentir  accou- 
rt tumée....  Pour  être  honnête  homme    tout- à-fait,  il  faut 
«  l'être  parce  qu'on  ne  peut  pas  être  autrement,  parce  qu'on 
«  serait  malheureux  si  on  ne  l'était  pas;  et  ce  que  je  <lis  de 
«  la  probité,  je  le  dis  de  la  bienfaisance,  du  courage  et  du 
«  dévouement  religieux....   J'accorde   que  l'homme  le  plus 
«  vertueux  peut  avoir  quelquefois  à  lutter  contre  lui-même; 
«  mais  la  vie  ne  peut  pas  être  une  suite  continuelle  de  com- 
«  bats.  La  vertu  constante  serait  alors  une  succession  conti- 
«  nuelle  de  malheurs ,  et  elle  n'est  pas  cela.  L'idée  de  la 
«<  vertu  entraîne,  au  contraire,  celle  de  la  satisfaction  et  du 
'c  bonheur.  »  Fragments  des  Mémoires  du  duc  de  La  Roche- 
foucauld-LiancGurt ,  à  la  fin  de  la  notice  sur  sa  vie,  par  le 
comte  Fréd.  Gaétan  de  La  Rochefoucauld  ,  son  fils.  Broch. 
in- 8".  Paris,  1827. 


1.x  XXVI  DISCOURS 

trine ,  et  faire  voir  jusqu'à  quel  point  elle  peut 
être  regardée  comme  l'expression  exacte  de  la 
nature  morale  de  l'homme ,  il  était  nécessaire  de 
reconnaître  nos  diverses  espèces  de  sentiments  , 
de  les  suivre  dans  leurs  effets  ou  dans  leurs  con- 
séquences, et  c'est  ce  que  j'ai  essayé  de  faire 
avec  autant  d'exactitude  qu'il  m'était  possible , 
et  avec  autant  de  développement  que  le  permet- 
taient la  forme  de  cet  ouvrage  et  le  but  que  je 
m'y  suis  proposé. 

Je  fais  voir  ensuite  comment  la  même  nature 
ou  la  même  espèce  de  sentiments  qui  fait  de 
l'homme  une  créature  destinée  à  vivre  en  société 
avec  ses  semblables  ,  et  qui  développe  en  lui  la 
faculté  de  parler,  met  également  en  jeu  S2i  faculté 
de  perception  morale.  Car  on  observe  ici  des 
phénomènes  qui  ont  une  analogie  fort  remarqua- 
ble avec  ceux  de  la  perception  des  objets  exté- 
rieurs et  de  leurs  qualités  ,  introduite  ou  suggé- 
rée, en  quelque  manière,  par  les  sensations.  En 
effet,  les  sentiments  qui  nous  affectent,  à  l'occa- 
sion des  actions  que  nous  savons  devoir  être 
utiles  ou  nuisibles  aux  autres ,  lorsque  nous 
sommes  témoins  de  pareilles  actions,  ou  même 
lorsque  nous  en  sommes  les  auteurs  ;  ces  senti- 
ments, dis-je,  passent  la  plupart  du  temps  ina- 
perçus ,  et  nous  ne  parvenons  à  nous  assurer  de 
leur  existence  qu'en  réfléchissant  attentivement 


PRELIMINAIRE.  LXXXVII 

sur  ce  que  nous  avons  souvent  éprouvé  dans  de 
pareilles  circonstances.  D'un  autre  côté ,  la  plus 
légère  attention  sur  nous-mêmes  suffit  pour  nous 
convaincre  que  les  sentiments  de  sympathie  par 
lesquels  nous  nous  associons,  jusqu'à  un  certain 
point,  aux  peines  et  aux  plaisirs  de  nos  sembla- 
bles ,  déterminent  les  jugements  que  nous  portons 
des  actions  que  nous  regardons  comme  les  causes 
de  ces  peines,  ou  de  ces  plaisirs,  et  l'opinion  que 
nous  avons  des  personnes  à  qui  ces  actions  peuvent 
être  imputées.  C'est  donc  dans  ce  jugement  même 
que  consiste  la  perception  de  la  qualité  bonne  ou 
ijiauvaise  des  actions,  du  mérite  ou  du  démérite 
des  agents;  c'est  lui,  en  un  mot,  qui  constitue  pro- 
prement la  perc^^io/z  morale. 

Mais  si  les  sentiments  sont  variables  comme 
les  actions  qui  les  font  naître  ,  il  n'en  est  pas  de 
même  des  jugements  et  surtout  des  termes  par 
lesquels  nous  les  exprimons.  Ces  termes ,  qui  sont 
toujours  très  généraux,  ont  par  eux-mêmes  une 
valeur ,  en  quelque  sorte  absolue ,  quoiqu'elle 
puisse  être  considérée  comme  simplement  relative, 
dans  les  cas  particuliers  où  nous  les  appliquons. 
Ils  sont  l'expression  de  la  raison  ou  de  l'emploi 
légitime  et  régulier  de  toutes  nos  facultés,  en 
sorte  qu'ils  nous  peuvent  servir  à  rectifier  ce  que 
les  sentiments,  par  leur  instabilité  naturelle,  par 
l'excès  ou  le  défaut  d'énergie  convenable ,  pour- 


L^XXVlII  DISCOURS 

raient  introduire  d'exagéré  ou  d'incomplet  dans 
nos  jugements.  D'où  il  suit  que,  dans  cette 
manière  de  considérer  les  déterminations  de  la 
volonté,  ce  n'est  ni  le  sentiment  tout  seul,  ni 
aussi  la  raison  purement  abstraite,  qui  peut  et 
doit  leur  servir  de  règle,  mais  qu'elles  ne  sont  et 
ne  peuvent  être  réellement  conformes  au  bien ,  à 
la  vertu  ou  au  devoir,  qu'autant  qu'elles  le  sont 
à  des  sentiments  que  la  raison  approuve.  Et  il 
est  facile  de  comprendre  qu'il  n'en  saurait  être 
autrement.  Car  prétendre  avec  les  épicuriens  ou 
avec  leurs  modernes  sectateurs,  que  le  sentiment 
seul  détermine  notre  volonté,  ou  prétendre  avec 
les  stoïciens,  et  avec  les  écrivains  qui  ont  adopté 
ou  exagéré  leurs  principes,  que  la  raison  abstraite, 
indépendamment  de  tout  sentiment  conforme  ou 
contraire  à  ses  décisions,  doive  déterminer  cette 
même  volonté  ,  c'est  admettre  une  fiction  qui  ne 
peut  avoir  aucun  fondement  dans  la  nature. 
En  effet,  c'est  vouloir  que  l'entendement,  qui  est 
une  force  unique  et  toujours  identique  à  elle- 
même,  toujours  en  possession  de  tousses  modes 
d'action,  agisse  pourtant  dans  le  plus  grand  nom- 
bre des  cas,  comme  si  elle  était  dépourvue  de 
celui  dont  l'intervention  est  précisément  le  plus 
constante  et  le  plus  manifeste. 

En  traitant  la  question  de  la  liberté  morale,  si 
long-temps  et  si  souvent  agitée  entre  les  philoso- 


PRÉLIMINAIRE.  LXXXlît 

phes  OU  les  théologiens  de  toutes  les  écoles  et  de 
toutes  les  sectes,  dès  les  plus  anciens  temps  et 
aux  époques  les  pins  récentes,  je  me  suis  borné, 
comme  à  l'occasion  de  la  perception  externe ,  de 
la  perception  morale,  et  de  quelques  autres 
questions  aussi  vivement  et  aussi  inutilement 
controversées,  à  décrire  le  plus  fidèlement  que 
j'ai  pu ,  les  faits  qui  s'y  rapportent.  Car  dans 
tout  ceci,  Je  n  explique  pas  ,f  expose. 

Ici,  par  exemple,  peut-on  nier  que  toute  dé- 
termination de  la  volonté  puisse  être,  dans  un 
moment  donné ,  autre  chose  que  le  résultat  né- 
cessaire de  la  manière  de  sentir,  du  degré  d'in- 
struction ,  des  opinions,  des  habitudes,  des  cir- 
constances particulières  d'éducation ,  de  situation 
dans  le  monde,  d'organisation ,  etc. ,  de  l'individu 
qui  est  appelé  à  prendre  un  parti?  N'est-il  pas 
évident  que  cet  individu  est  si  peu  le  maître  de 
changer  ou  de  modifier  la  plupart  des  conditions 
de  la  décision  à  laquelle  il  va  s'arrêter,  qu'il  s'en 
faut  beaucoup  qu'il  puisse  les  connaître  toutes  ? 
C'est  donc  nécessairement  qu'il  se  détermine. 

Mais  ,  d'un  autre  côté ,  iî  n'est  pas  moins  cer- 
tain que,  précisément  parce  qu'il  ignore  le  plus 
grand  nombre  des  causes  prochaines  ou  éloignées 
qui  doivent  influer  sur  sa  détermination,  cette 
nécessité  n'existe  pour  lui  que  comme  résultat 
d'une  induction  purement  logique.  Au  contraire, 


XG  DISCOURS 

la  conscience  de  l'assentiment  qu'il  donne  à  cha- 
que instant  aux  différents  motifs  qui  l'inclinent 
vers  un  parti,  ou  qui  l'en  éloignent,  la  connais- 
sance des  suites  probables  de  sa  détermination  , 
dont  il  se  sent  nécessairement  responsable,  sont 
autant  de  circonstances  qui  lui  donnent  le  senti- 
ment indubitable  de  sa  liberté.  Cette  liberté 
existe  donc  à  ses  yeux ,  telle  que  la  lui  manifes- 
tent son  sentiment  et  sa  conscience.  Il  ne  saurait 
douter  que  les  autres  hommes  n'en  aient ,  comme 
lui,  la  conviction  et  le  sentiment;  qu'ils  porte- 
ront de  ses  actions  et  de  sa  conduite  des  juge- 
ments tout-à-fait  pareils  à  ceux  qu'il  en  porte 
lui-même. 

Ainsi,  tout  cet  ordre  de  choses,  quelle  que 
soit  l'opinion  spéculative  que  l'on  adopte  sur  la 
liberté ,  ne  saurait  en  souffrir  aucune  atteinte 
réelle.  Les  faits  se  montrent  aujourd'hui  tels 
qu'ils  ont  été  observés  dans  tous  les  temps.  La 
nécessité  n'est  que  dans  la  contemplation  pure- 
ment rationnelle  du  sujet  ;  la  liberté  est  dans  la 
pratique ,  ou  dans  la  suite  ordinaire  de  nos  ac 
tions.  Si  quelquefois  cette  nécessité  impérieuse  , 
qui  y  préside  en  vertu  des  lois  générales  aux- 
quelles le  monde  moral  n'est  pas  moins  soumis 
que  le  monde  physique ,  semble  se  manifester 
d'une  manière  plus  explicite ,  ces  circonstances 
ne  peuvent  pourtant  altérer  ni  nos  jugements, 


PRELIMINAIRE.  XCl 

ni  nos  sentiments  habituels.  ïoiit  au  plus  peuvent- 
elles  nousinspirer,  pour  certains  coupahies,  plus 
de  pitié  que  de  colère,  et  modifier,  en  général , 
par  une  indulgence  fondée  sur  la  raison ,  cet  in- 
stinct de  vengeance  etde  férocité  auquel  l'homme 
plus  accoutumé  à  sentir  qu'à  réfléchir,  n"est 
que  trop  disposé  à  se  laisser  eiitraîner. 

Quanta  ce  libre  arbitre,  à  cette  liberté  absolue 
ou  d'indifférence  des  Stoïciens  et  des  Scolasti- 
ques,  dont  la  doctrine  a  été  renouvellée  de  nos 
jours  par  quelques  écrivains  allemands,  elle  n'est 
qu'une  chimère  tout-à-fait  incompréhensible,  un 
véritable  non-sens,  qui  ne  saurait  manquer  de 
paraître  tel  aux  yeux  de  tout  homme  qui  voudra 
prendre  la  peine  d'y  penser  sérieusement  et  sans 
prévention  ". 

*  C'est  peut-être  pour  rendre  sensible  cette  vérité  ,  que 
l'auteur  d'un  livre  de  philosophie,  publié  il  y  a  quelques 
années,  a  donné  de  la  liberté  la  définition  suivante  :«  Se 
«  séparer  de  tonte  condition  sensible  ;  vouloir,  sans  égard 
«  aux  suites  de  son  vouloir  ;  vouloir,  indépendamment  de 
«  tout  antécédent  et  de  tout  conséquent  ;  replier  ses  détermi- 
«  nations  sur  eîles-nièuies  ,  cest  là ,  la  vraie  liberté ,  le  coni- 
«  niencement  de  l'éternife.  »  Tout  ce  que  l'on  peut  com- 
prendre dans  ces  paroles,  c'est  que  la  vraie  liberté consisti^- 
rait  précisément  à  ne  savoir  jamais  ni  ce  qu'on  veut,  ni 
pourquoi  l'on  veut,  ce  qui  ne  saurait  passer  pour  une  bien 
grande  perfection  ,  en  supposant  qu'il  existe  au  monde  quel- 
que être  pour  qui  cela  fût  quelquefois  possible. 


XCII  DISCOURS 

Après  avoir  déterminé  les  notions  qu'il  (jon- 
vient  de  se  faire  de  la  vertu  et  du  bonheur,  celui- 
ci  comme  but  de  la  vie  de  l'homme  ,  et  celle-là 
comme  moyen  ou  comme  condition  indispensable 
pour  atteindre  ce  but,  j'ai  été  conduit  naturel- 
lement à  examiner  le  mode  et  le  degré  d'influence 
des  deux  plus  puissantes  causes  qui  agissent  sur 
la  conduite  et  sur  les  sentiments  de  chaque  indi- 
vidu ,  dans  tout  le  cours  de  sa  vie ,  je  veux  dire 
la  religion  et  le  gouvernement.  Or,  ici  se  retrouve 
encore  le  principe  fondamental  que  les  considé- 
rations sur  la  faculté  de  perception  morale  m'ont 
donné  occasion  d'établir.  La  prédominance  des 
sentiments  personnels  se  montre  encore  dans 
tout  cet  ordre  de  choses  comme  cause  d'un  nombre 
infini  de  maux  et  d'erreurs  graves ,  et  la  prédo- 
minance des  sentiments  sympathiques,  toujours 
fondée  sur  la  raison  ,  comme  l'unique  moyen  de 
prévenir  ces  maux  et  d'y  remédier. 

On  me  pardonnera,  j'espère,  d'avoir  exposé 
avec  quelque  étendue  les  principales  vérités  qui 
doivent  servir  de  base  à  tout  ordre  social ,  à  tout 
système  de  gouvernement  qui  aspire  à  quelque 
stabilité ,  et  qui  ne  compte  pas  pour  rien  le  bon- 
heur et  la  sécurité  des  sujets.  L'étroite  union  de 
la  morale  et  de  la  politique  est  un  fait  constaté 
par  les  plus  anciens  observateurs  de  la  nature 
humaine  :  Platon   et  Aristote,   à  l'exemple  de 


PRELIMINAIRE.  XCJIl 

Socrate  leur  maître,  regardèrent  ces  deux  parties 
de  la  philosophie  comme  unies  par  un  lien  indis- 
soluble. Il  est  vrai  que  dans  tout  le  cours  du 
moyen  âge,  et  jusqu'au  milieu  du  siècle  précé- 
dent ,  la  politique  a  été  regardée  au  moins  en 
France,  comme  entièrement  étrangère  à  l'ensei- 
gnement philosophique.  Mais  on  sait  assez  que, 
depuis  long-temps,  les  plus  illustres  professeurs 
des  universités  de  l'Angleterre  et  de  l'Allemagne  se 
sont  appliqués  à  remplir  cette  lacune.  C'est  même 
dans  cette  vue  qu'Adam  Smith  paraît  avoir  com- 
posé son  célèbre  traité  de  la  Richesse  des  Na- 
tions ,  et  créé ,  en  quelque  sorte ,  la  science  de 
l'économie  politique.  C'est  aussi  par  le  même 
motif  que  M.  de  ïracy  a  écrit  son  Commentaire 
sur  V Esprit  des  Lois ,  et  exposé  avec  autant 
d'intérêt  que  de  méthode  les  principes  de 
l'économie  politique  et  de  l'ordre  social,  dans 
le  quatrième  volume  de  ses  Eléments  didéo- 
logie. 

Tout  lecteur  impartial  comprendra  sans  peine 
que  les  opinions  énoncées  dans  les  deux  chapi- 
très  où  je  traite  du  sentiment  religieux  et  du 
mode  d'existence  des  sociétés  politiques ,  étant 
purement  spéculatives  ,  et  prises  dans  un  ordre 
d'idées  tout-à-fait  abstraites,  il  y  aurait  une  ex- 
trême injustice  à  prêter  à  l'auteur  l'intention  d'en 
faire  l'application  à  quelque  religion  positive  ou 


XCIV  DISCOURS 

à  quelque  gouvernement  que  ce  soit.  J'ai  fait 
assez  entendre  que ,  dans  la  plupart  des  ques- 
tions de  philosophie  morale ,  les  choses  réelles , 
les  faits  directement  observables,  flottent,  s'il  le 
faut  ainsi  dire,  entre  deux  limites  extrêmes,  en- 
tièrement rationelles  ;  Tune  où  serait  le  bien  , 
sans  mélange  de  mal  ;  et  l'autre  où  serait  le  mal, 
sans  mélange  de  bien.  Il  doit  donc  être  permis  à 
l'écrivain  qui  traite  de  pareilles  questions  ,  de 
présenter  hypothétiquement  l'ensemble  des  con- 
ditions qui  lui  paraissent  le  plus  approcher  de 
l'une  ou  de  l'autre  de  ces  limites,  sans  qu'on  ait 
le  droit  de  lui  attribuer  un  dessein  qui  ne  peut 
qu'être  aussi  étranger  à  sa  pensée  qu'à  la  nature 
même  de  son  sujet.  D'ailleurs  je  n'ai  avancé  aucune 
assertion  qui  ne  se  trouve  dans  un  grand  nombre 
d'ouvrages  universellement  estimés.  Quelques- 
unes  des  propositions  qui  sembleraient  le  plus 
opposées  aux  opinions  des  hommes  de  notre 
temps  qui  combattent  avec  ardeur  en  faveur 
de  l'intolérance  et  des  maximes  du  pouvoir 
absolu,  se  trouvent  plus  ou  moins  explicite- 
ment énoncées  dans  des  ouvrages  qui  ont  paru 
dans  le  monde ,  il  y  a  plus  de  deux  mille  ans ,  et 
qui  ont  obtenu,  dans  tous  les  temps,  l'approba- 
tion des  esprits  les  plus  sages  et  les  plus  éclairés. 
A.  dire  vrai ,  cii  considérant  les  destinées  qu'ont 
bubies  les  sociétés  humaines  siu-  tout  le  globe,  de- 


PRELIMINAIRE.  XCV 

puis  les  temps  dont  il  nous  reste  des  monuments 
^historiques  dignes  de  quelque  confiance,  on 
pourrait  être  tenté  de  regarder  les  principes  de 
morale  publique,  universellement  admis  par  les 
philosophes  ,  comme  les  rêves  d'imaginations 
exaltées  ou  séduites  par  des  sentiments  généreux. 
On  pourrait  même  aller  jusqu'à  regarder  les 
maximes  directement  contraires  comme  l'expres- 
sion plus  exacte  et  plus  fidèle  de  la  loi  qui  sem- 
ble régir  le  sort  de  l'humanité.  Mais  la  conscience 
du  genre  humain  tout  entier  s'élève  avec  la  plus 
haute  énergie  contre  une  pareille  pensée,  et  de 
plus  il  est  incontestable  que  tous  les  maux  dont 
les  hommes  ont  eu  à  gémir  par  les  vices  sans 
nombre  des  institutions  *  qui  se  sont  établies 

*  Les  délits  et  métne  les  crimes  isolés  et  individuels  , 
quelque  funestes  et  déplorables  qu'en  soient  les  effets  ,  ne 
font  pourtant  qu'un  mal  circonscrit  dans  des  limites  assez 
étroites.  Mais  les  institutions  vicieuses  ou  perverses  produi- 
sent des  calamités  qui  s'étendent  sur  de  longues  suites  de 
générations.  Elles  fortiiient  incessamment  les  faux  principes 
qui  leur  ont  donné  naissance.  Jetant  de  profondes  racines 
dans  les  esprits  et  dans  les  volontés,  elles  luttent  long-temps 
avec  succès  contre  tout  établissement  salutaire  qu'on  tente- 
rait de  leur  opposer.  Elles  corrompent  la  plus  grande  partie 
des  individus  voués  à  leur  maintien ,  et  même  un  nombre 
considérable  de  ceux  dont  les  intérêts  seraient  contraires  aux 
leurs,  en  les  ralliant  à  elles  précisément  parce  qu'elles  ont 
de  nuisible  et  de  dangereux  pour  la  société  tout  entière. 


XCVI  DISCOURS 

parmi  eux,  n'ont  pourtant  eu  poin-  fondement , 
ou  pour  prétexte,  que  ces  mêmes  principes  de 
justice  et  de  raison ,  qui  seuls,  ont  pu,  à  quelque 
époque  et  chez  quelque  peuple  que  ce  soit ,  ob- 
tenir l'assentiment  universel. 

Si  donc  on  applique  à  cette  question  le  prin- 
cipe démontré  dans  la  théorie  des  probabilités  , 
que  «  dans  ime  série  d'événements  indéfiniment 
«  prolongée, l'action  des  causes  régulières  et  con- 
«  stantes  doit  l'emporter  à  la  longue  sur  celle  des 
«  causes  irrégulières  ;  «  si  l'on  considère  que,  de 
nos  jours,  la  tendance  d'un  grand  nombre  de 
peuples  dans  plusieurs  parties  du  globe ,  notam- 
ment en  Europe  et  en  Amérique ,  les  porte  vers 
un  ordre  de  choses  plus  conforme  à  ces  maximes 
de  justice  et  de  morale  reconnues  et  proclamées 
parles  sages  de  tous  les  pays  et  de  tous  les  siècles, 
et  dans  les  livres  sacrés  de  toutes  les  religions  et 
de  presque  toutes  les  sectes,  on  aura,  ce  me 
semble,  un  nouveau  et  puissant  motif  pour  les 
regarder  comme  l'expression  de  la  loi  qui  préside 
en  effet  au  développement  de  l'humanité ,  et  à 
laquelle  les  siècles  à  venir  verront  les  destinées 
des  sociétés  humaines  se  conformer  de  plus  en 
plus. 


PRELIMINAIRE.  XCVII 

§  VIII. 

Esquisse  de  la  seconde  partie ,  intitulée  Raison. 

La  science  de  l'entendement  a,  sur  toutes  les 
autres,  ce  précieux  avantage,  que  presque  tous 
les  mots  dont  elle  se  sert  font  partie  de  la  langue 
commune,  parce  qu'ils  sont  l'expression  de  la 
conscience  que  tout  individu  a  inévitablement  de 
ce  qui  se  passe  à  chaque  instant  en  lui-même. 
Aussi  cette  façon  de  parler  ,y^«>e  la  langue  de  la 
science^  employée  par  Condillac,  et,  depuis  lui, 
par  plusieurs  écrivains,  est-elle  peut-être  (dans 
le  sens  où  l'on  paraît  quelquefois  l'avoir  enten- 
due) moins  applicable  à  l'idéologie  qu'à  aucun 
autre  sujet.  Car,  pour  les  autres  sciences  natu- 
relles ,  comme  la  botanique ,  l'anatomie  ,  la  chi- 
mie ,  etc. ,  il  a  bien  fallu  que  ceux  qui  les  ont 
perfectionnées  ,  imaginassent  un  nombre  très 
considérable  de  mots  tout-à-fait  inusités  dans  le 
langage  ordinaire.  Mais  dans  la  science  de  l'en- 
tendement ,  il  s'agit  bien  plus  de  déterminer  avec 
précision  le  sens  des  termes  dont  tout  le  monde 
se  sert ,  pour  exprimer  à  peu  près  les  mêmes  idées , 
que  d'en  inventer  de  nouveaux.  Voilà  pourquoi 
les  scolastiques  et  ceux  qui  ont  entrepris  de  faire 
revivre  ou  d'imiter  leur  langage  obscur  et  barbare 


XGVIIl  DISCOURS 

ont  plutôt  retardé  les  progrès  de  celte  science 
qu'ils  n'ont  contribué  à  son  perfectionnement. 

En  lisant  la  première  partie  de  cet  ouvrage,  ou 
seulement  l'esquisse  que  je  viens  d'en  faire ,  on 
reconnaîtra  qu'elle  ne  contient  guère  que  le  dé- 
veloppement des  notions  exprimées  par  quelques 
mois  dont  tout  le  monde  se  sert  assez  ordinaire- 
ment,  et  qui  sont,  en  général,  compris  par  les 
ignorants,  aussi  bien  que  par  les  savants, toutes 
les  fois  que  les  uns  et  les  autres  ont  occasion 
de  les  appliquer  dans  la  conversation  familière. 
Le  mot  entendement^  par  exemple,  exprime  la 
somme  de  nos  facultés  intellectuelles,  ou  de  nos 
moyens  de  connaître ,  de  savoir  et  de  vouloir  : 
mais  il  les  présente  comme  pouvant  être  appli- 
quées chacune  aux  objets  qui  leur  sont  propres^ 
et  pouvant  se  manifester  en  effet  par  ces  appli- 
cations même  ,  à  mesure  qu'elles  ont  lieu. 

Or,  le  mot  raison  exprime  aussi  la  somme  des 
mêmes  facultés ,  mais- appliquées  à  dessein  par 
l'être  qui  en  est  doué ,  et  seulement  toutes  les 
fois  qu'il  en  fait  une  application  exacte  et  régu- 
lière. 

D'où  l'on  doit  conclure  que  la  raison  n'est  pas, 
comme  on  paraît  le  croire  assez  communément , 
une  faculté  distincte  et  en  quelque  sorte  sui  ge- 
neris,  mais  qu'elle  n'est  réellement  que  l'emploi  lé- 
gitime et  régulier  de  toutes  nos  facultés,  quand 


PRÉLIMINAIRE.  XCiX 

toutes  sont  dans  un  juste  équilibre,  et  quand 
chacune  concourt  aux  actes  dans  lesquels  elle 
intervient ,  avec  le  degré  d'intensité  et  d'énergie 
nécessaire  à  leur  parfaite  régularité.  On  voit  par 
là  comment  cette  seconde  partie  de  notre  travail 
n'est  au  fond  que  le  même  sujet  qui  a  été  traité 
dans  la  première  ,  mais  envisagé  sous  le  point  de 
vue  particulier  que  nous  indiquons  ici. 

Cette  manière  de  définir  et  de  considérer  la 
raison  conduit,  au  reste,  à  des  conclusions  con- 
formes aux  idées  qu'en  ont  eues  les  plus  sages 
écrivains  de  l'antiquité  et  des  temps  modernes. 
Peut-être  même  fait-elle  ressortir  avec  plus  de 
netteté  et  d'évidence  la  justesse  des  opinions 
qu'ils  ont  énoncées  sur  ce  sujet.  Ainsi,  en  ad- 
mettant la  définition  que  nous  venons  de  donner 
de  la  raison ,  on  voit  clairement  pourquoi  pres- 
que tous  les  philosophes  l'ont  regardée  comme 
la  partie  essentielle  et  principale  de  l'âme,  comme 
la  faculté  destinée  à  diriger  toutes  les  autres,  et 
à  exercer  sur  elles  une  autorité  absolue  et  irré- 
fragable. On  voit  aussi  pourquoila  plupart  d'entre 
eux  la  regardent  également  comme  le  guide  le 
plus  sûr  que  nous  puissions  suivre  dans  toutes 
nos  déterminations  ,  et  comme  la  règle  unique 
de  toute  notre  conduite;  en  sorte  que,  suivant 
eux, il  ne  nous  est  pas  permis ,  ni  même  possible, 
jusqu'à  un  certain  point,  de  renoncer  à  la  raison, 


C  DISCOURS 

pour  suivre  quelque   autre  règle,   ou  quelque 
autre  guide  que  ce  soit  *. 

L'objet  essentiel  de  la  raison  ,  c'est  la  connais- 
sance de  la  vérité ,  c'est-à-dire  de  ce  qui  est ,  de 
ce  qui  a  une  existence  réelle  et  incontestable,  soit 
en  nous,  soit  hors  de  nous.  Qui  ne  voit,  en  effet, 
combien  de  calamités  résultent  chaque  jour  des 
illusions  qui  nous  entraînent  si  souvent  à  prendre 
des  chimères  pour  des  réalités,  à  chercher  le  bon- 
heur dans  des  systèmes  de  conduite  qui, loin  de 
pouvoir  jamais  nous  mener  à  ce  but,  ne  font, 
au  contraire,  que  nous  en  éloigner  chaque  jour 
davantage?  Il  nous  importe  donc  beaucoup  de 
nous  faire  des  idées  saines  sur  la  plupart  des 
questions  qui  intéressent  le  plus  les  destinées  des 
sociétés  et  des  individus.  Mais  comme  tout  est 
lié  dans  la  nature  des  choses  aussi  bien  que  dans 
notre  intelligence  qui  nous  la  représente ,  il  n'y 


*  Aussi,  le  sage  Locke,  considérant  la  raison  comme  une 
révélation  naturelle  par  laquelle  Dieu  communique  aux 
hommes  la  portion  de  vérité  qu'il  a  mise  à  portée  de  leurs 
facultés,  observe  expressément  que  «  celui  qui  proscrit  la 
«  raison,  pour  y  substituer  la  révélation,  éteint  ces  deux 
u  flambeaux  à  la  fois,  et  fuit  la  môme  chose  que  s'il  voulait 
«  persuader  à  un  homme  de  s'arracher  les  yeux,  pour  mieux 
«  recevoir,  par  le  moyen  du  télescope,  la  lumière  d'une 
«  étoile  trop  éloignée ,  pour  qu'il  ])uisse  l'apercevoir  à  la 
a  simple  vue.  »  Essai  sur  l'Entend.^  1.  IV,  c.  XIX ,  §  /j. 


PRELIMINAIRE.  Cî 

a  presque  aucun  sujet  d'étude  ou  de  recherches 
sur  lequel  nous  n'ayons  quelque  intérêt  à  nous 
garantir  de  l'erreur,  parce  que  les  objets  qui 
semblent  quelquefois  le  moins  dignes  d'attirer 
notre  attention ,  peuvent  pourtant  avoir  des  rap- 
ports, soit  directs,  soit  indirects,  avec  d'autres 
objets,  sur  lesquels  une  opinion  erronée  peut 
être  extrêmement  dommageable. 

Des  considérations  sur  la  vérité,  sur  les  accep- 
tions diverses  que  renferme  cette  notion,  les- 
quelles ne  sont  qu'autant  de  points  de  vue  dif- 
férents sous  lesquels  on  peut  la  considérer, 
devaient  donc  suivre  celles  que  j'avais  exposées 
au  sujet  de  la  raison  et  des  divers  aspects  que 
présente  cet  ordre  d'idées.  J'examine,  à  cette  oc- 
casion ,  quels  sont  les  caractères  de  la  vérité,  ou 
de  ce  qui  en  approche  le  plus  (  évidence ,  certi- 
tude ,  probabilité  ),  et  les  effets  qui  en  résultent 
dans  notre  entendement  (croyance,  conviction  , 
persuasion ,  opinion  ).  Au  reste ,  si  la  raison  n'est, 
comme  je  viens  de  le  dire ,  que  l'emploi  exact  et 
régulier  de  toutes  nos  facultés,  et  si  cet  emploi 
ne  saurait  être  tel ,  qu'autant  qu'il  nous  conduit" 
à  la  connaissance  du  vrai ,  on  sent  assez  qu'il  y  a 
entre  ces  deux  notions,  raison  et  vérité,  une 
entière  et  constante  analogie ,  et  presque  une 
sorte  d'identité.  Mais  par  quels  moyens  pouvons- 
nous  parvenir  à  la  connaissance  du  vrai  ? 


en  DISCOURS 

Depuis  la  piiblicalion  du  Novum  Organum  de 
Bacou ,  et:  du  célèbre  discours  de  Descaries,  sur 
la  y7/e^/io<:/e ,  beaucoup  de  philosophes  se  sont  ph? 
à  nous  tracer  d'éloquents  tableaux  des  merveil- 
leux effets  de  ce  qu'ils  appelaient  de  ce  nom.  îl 
semblait,  à  les  entendre,  que  la  /né tho de  dut 
être  pour  cehii  qui  l'aurait  trouvée ,  une  sorte 
de  talisman  ,  au  moyen  duquel ,  non  seulement 
il  verrait  les  difficultés  de  toutes  les  sciences 
s'aplanir  comme  d'elles-mêmes,  mais  il  par- 
viendrait encore  à  faire,  dans  toutes  les  parties 
des  connaissances  humaines,  de  nombreuses  et 
brillantes  découvertes.  On  a  donc  cherché  avec 
ardeur  cet  admirable  secret,etron  a  cru  quelque- 
fois, ou  l'on  a  donné  à  penser,  qu'on  l'avait 
trouvé.  Plus  d'un  écrivain  ,  pour  donner  crédit  à 
son  système,  ou  pour  s'en  persuader  à  lui-même 
l'importance  et  la  vérité,  s'est  empressé  de  vanter 
la  puissance  de  la  méthode,  qui  semblait  devoir, 
à  son  gré,  opérer  l'entière  rénovation  de  l'intelli- 
gence humaine.  Mais  l'intelligence  humaine  se 
continue ,  s'agrandit  avec  le  cours  des  vsiècles  , 
au  point  de  paraître  fort  différente ,  à  une  certaine 
époque,  de  ce  qu'elle  était  à  une  époque  plus 
reculée  :  mais  elle  ne  se  renouvelle  pas;  le 
fonds  reste  toujours  le  même.  Seulement,  la  vé 
rite,  qui  y  pénètre  par  un  progrès  lent  et  insen- 
sible, semble  quelquefois  prendre  parles  travaux 


PRELIMÎNAniF.  Cfïï 

âc  quelques  génies  heureux  un  essor  plus  rapide. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  peut  affirmer,  ce  me 
semble,  qu'il  n'y  a  jamais  eu  qu'une  seule  mé- 
thode, et  qu'elle  a  été  employée  dans  tous  les 
temps  par  presque  tous  ceux  qr.i  ont  tait  des 
découvertes  plus  ou  moins  utiles  ou  importantes. 
I.e  grand  mérite  de  Descartes  et  surtout  de  Bacon 
a  été  de  la  reconnaître  et  de  la  signaler,  en  l'op- 
posant aux  vaines  et  fausses  sciences  qui,  de  leur 
temps ,  occupaient  et  égaraient  presque  tous  les 
hommes  qui  aspiraient  à  acquérir  des  connais- 
sances. Et,cho^e étrange! bien  que  les  admirables 
écrits  du  chancelier  d'Angleterre,  sur  cette  partie 
de  la  philosophie,  aient  été  vantés  avec  raison  , 
on  a  continué ,  presque  jusqu'à  ces  derniers 
temps ,  à  enseigner  les  principes  d'une  prétendue 
logique  purement  de  convention,  qui,  de  l'aveu 
même  de  ceux  qui  y  étaient  le  plus  profondément 
versés ,  n'a  jamais  pu  servir  à  découvrir  une  seule 
vérité  nouvelle ,  ni  à  démontrer  aucune  de  celles 
qui,  depuis  long-temps,  éîaient  universellement 
connues  *. 

J'ai  donc  essayé  de  donner  une  idée  exacte  , 
quoique  sommaire  ,  de  la  jnéthode  cVinduction , 
très  anciennement  connue,  ou  du  moins  prati- 
quée ,  mais  exposée  d'une  manière  si  attachante 

*  Voyez  la  Logique  ou  l'Art  dépenser ,  part.  III,  cîi.  T, 


CIV  DISCOURS 

et  si  animée  dans  les  écrits  de  Bacon.  Elle  peut 
s'appliquer,  en  effet,  à  tous  les  genres  de  con- 
naissance et  de  lecherches  ,  quoiqu'il  en  ait  plus 
particulièrement  dirigé  l'application  vers  les 
sciences  naturelles;  et  quoiqu'il  se  soit  trompé, 
en  grande  partie,  lorsqu'il  a  voulu  entrer  dans 
les  détails  de  cette  application.  C'est  qu'une  pa- 
reille entreprise  ne  pouvait  pas  être  exécutée  par 
un  seul  homme,  dans  Tétat  où  se  trouvaient  les 
sciences  à  cette  époque.  Mais  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  qu'elles  ont  dû  îes  progrès  notables  qu'elles 
ont  faits  depuis ,  à  la  méthode  que  ce  grand 
homme  avait  conçue  et  décrite,  et  aux  procédés 
divers  qu'elle  embrasse. 

Sans  doute  elle  ne  peut  donner  à  aucun  homme 
le  génie  ou  les  talents  que  la  nature  lui  aurait 
refusés;  mais  elle  est  éminemment  propre  à  gui- 
der sûrement  celui  cjui  possède  ces  dons  précieux, 
car  elle  peut  le  préserver  de  beaucoup  d'erreurs 
et  de  dangereuses  illusions.  Enfin,  elle  est  pour 
les  esprits  ordinaires  un  puissant  moyen  de  for- 
mer et  de  développer  le  jugement  ;  elle  peut  les 
rendre  capables  de  saisir  plus  facilement  les  vé- 
rités nouvelles  qu'on  leur  présente ,  et  d'apprécier 
avec  justesse  le  mérite  et  la  valeur  des  travaux  de 
ceux  qui  sont  appelés  à  faire  faire  aux  sciences 
de  véritables  progrès. 

Mais,  avant  d'exposer  avec  c[uelque  détail  les 


PIIELIM1NA.1RE.  CV 

procédés  de  la  méthode  proprement  dite,  il 
convenait  d'embrasser  d'une  vue  générale  l'éten- 
due des  objets  auxquels  elle  s'applique ,  et  les 
conditions  nécessaires  au  succès  de  cette  applica- 
tion. Tel  a  été  l'objet  de  la  partie  de  mon  travail  ^ 
dans  laquelle ,  sous  le  titre  de  Préliminaires  de 
la  Méthode^  je  donne  un  tableau  sommaire  de 
l'ensemble  des  connaissances  humaines,  et  ensuite 
quelques  indications  sur  les  moyens  de  prévoir 
ou  de  prévenir  les  chances  d'erreur  auxquelles 
on  peut  être  exposé  dans  la  recherche  de  la 
vérité.  Or,  ces  moyens  consistent  essentiellement 
dans  la  connaissance  exacte  ,  autant  qu'on  peut 
l'acquérir,  des  avantages  et  des  inconvénients 
propres  à  chacune  de  nos  facultés  ,  ou  du  moins 
aux  plus  importantes  d'entre  elles.  C'est-à-dire 
qu'on  ne  peut  guère  réussir  dans  cette  entreprise 
qu'avec  une  sorte  de  philosophie,  soit  acquise 
par  l'étude  et  la  réflexion  ,  soit  naturelle  ,  et,  s'il 
le  faut  ainsi  dire,  instinctive ,  qui  n'est  le  partage 
que  d'un  bien  petit  nombre  d'êtres  privilégiés , 
et  qui ,  chez  ceux-là  même ,  ne  s'étend  ordinai- 
rement qu'aux  objets  particuliers  auxquels  ils 
ont  donné  une  attention  assidue. 

Quant  à  la  méthode  elle-même ,  il  m'a  semblé 
qu'elle  pouvait  se  réduire  à  trois  procédés  prin- 
cipaux, qui  sont  comme  autant  de  degrés  par 

lesquels  on  peut  s'élever  à  la  connaissance  du 

*****♦• 


CVI  DISCOURS 

vrai.  Ces  procédés  en  comprennent  eux-mêmes 
quelques  autres  ,  qui  en  sont  comme  des  consé- 
quences naturelles  et  en  quelque  sorte  nécessai- 
res. Je  les  considère  comme  des  modifications  ou 
des  modes  de  ces  procédés  généraux ,  et  je  fais 
voir  comment  les  uns  et  les  autres  peuvent  varier, 
suivant  la  nature  des  objets  ou  des  sujets  auxquels 
on  les  applique. 

Enfin,  en  traitant  du  raisonnement^  que  l'on 
peut  regarder  aussi  comme  une  partie  de  la  mé^ 
thode,ou  plutôt  comme  le  moyen,  à  l'aide  duquel 
elle  existe  et  se  manifeste,  j'ai  cherché  à  détermi- 
ner clairement  la  notion  générale  exprimée  par 
ce  mot,  et  surtout  à  la  distinguer  de  celle  que 
l'on  désigne  par  les  mots  argument  et  argumen- 
tation. Car  ceux-ci  n'expriment  qu'un  mode,  ou, 
pour  mieux  dire ,  une  forme  technique  du  rai- 
sonnement proprement  dit.  Raisonner ,  c'est  se 
représenter  à  soi-même  par  un  discours  intérieur, 
ou  manifester  au-dehors ,  par  une  suite  de  pro- 
positions explicites ,  la  série  des  idées  et  des  pen- 
sées que  l'on  conçoit  à  l'occasion  d'un  objet  ou 
d'un  sujet  déterminés.  Or,  il  est  évident  que  le 
raisonnement  ne  peut  être  exact,  qu'autant  que 
la  suite  des  idées  qu'il  énonce  est  conforme  à  la 
sorte  de  vérité  que  comporte  le  sujet  que  l'on 
traite.  Par  conséquent,  il  n'est  pas  moins  évi- 
dent qu'on  ne  peut  raisonner  avec  justesse  que 


PRELIMINA.IRE.  CVîÉ 

sur  les  choses  que  l'on  connaît,  ou  que  l'on  sait. 
La  véritable  logique,  n'est  donc  pas,  comme 
on  semble  le  croire  ordinairement,  un  art  ou 
une  science  qui  enseigne  à  raisonner  sur  toutes 
sortes  de  sujets,  ni  même  à  juger  avec  justesse 
des  raisonnements  que  d'autres  peuvent  faire 
sur  quelque  sujet  que  ce  soit.  La  véritable  logique 
n'est,  suivant  la  manière  dont  je  la  considère, 
que  la  méthode  elle-même  ;  elle  y  est  comprise 
tout  entière  ,  en  sorte  que  l'on  ne  peut  bien  rai- 
sonner que  sur  les  choses  auxquelles  on  l'a  ap- 
pliquée convenablement. 

§  IX. 

Observations  générales. 

On  comprend  facilement,  d'après  le  nombre 
considérable  de  questions  qui  ont  été  traitées 
dans  les  deux  parties  de  cet  ouvrage ,  qu'il  n'offre 
guère  que  des  indications  sur  la  plupart  d'entre 
elles,  et  qu'une  esquisse  rapide  des  objets  que 
devrait  comprendre  un  traité  complet  de  la  science 
de  l'esprit  humain.  Le  titre  ^Introduction  à  VÉ- 
tucle  de  la  Philosophie ,  que  j'ai  adopté,  fait  assez 
connaître  que  je  n'ai  voulu  y  présenter  avec 
quelque  développement  que  les  principes  géné- 
raux de  cette  science,  et  de  chacune  des  grandes 
divisions  qu'on  y  a  dès  long-temps  établies,  ou 


CVllI  DISCOURS 

plutôt,  comme  je  l'ai  dit  précisément,  qiie  les 
traits  distinctifs  des  principaux  aspects  sous  les- 
quels elle  peut  être  considérée.  Si  donc  on  préfère 
la  division  de  ce  sujet  en  métaphysique ,  morale 
et  logique^  communément  adoptée  autrefois  dans 
toutes  les  écoles  de  philosophie,  on  pourra  la  re- 
trouver dans  ce  traité  ,  puisque  la  première  et  la 
seconde  section  de  la  première  partie  compren- 
nent ce  qu'on  pourrait  appeler  des  éléments  de 
métaphysique,  que  la  troisième  section  de  cette 
même  partie  contient  ceux  de  la  morale ,  et  qu'en- 
fin la  seconde  partie  tout  entière  est  un  traité 
élémentaire  de  logique. 

Quant  à  la  division  en  entendement  et  volonté^ 
adoptée  aussi  par  un  grand  nombre  de  philosophes, 
on  la  retrouve  également  ici ,  bien  que  je  n'aie 
pas  cru  devoir  les  opposer ,  en  quelque  sorte  , 
l'une  à  l'autre,  comme  on  l'a  fait  ordinairement, 
mais  que  je  les  considère,  au  contraire  ,  comme 
des  points  de  vue  différents  d'un  seul  et  unique 
objet.  Il  en  faut  dire  autant  de  la  division  en  en- 
tendement et  raison^  que  j'ai  cru  devoir  adopter, 
puisque  chacun  de  ces  deux  mots  exprime  tou- 
jours l'ensemble  de  nos  facultés,  envisagé  sous 
des  points  de  vue  différents.  En  effet,  sous  le 
premier  je  les  considère  en  puissance  ^  pour  me 
servir  d'une  expression  de  l'école,  c'est-à-dire 
comme  capables  de  produire  tels  ou  tels  phéno- 


PRELIMINAIRE.  CIX 

mènes;  sous  le  second  ,  je  les  considère  en  action^ 
c'est-à-dire  comme  produisant  ces  mêmes  phéno- 
mènes sous  la  direction  d'une  volonté  qui  sait 
en  faire  l'emploi  le  plus  conforme  à  la  nature  des 
choses,  dans  l'homme  lui-même  ,  et  dans  les  ob- 
jets qui  l'environnent,  autant  qu'il  lui  est  donné 
de  les  connaître. 

Ce  sont  donc  les  principes  fondamentaux  et 
les  plus  généraux  que  j'ai  tâché  d'exposer  avec 
les  développements  nécessaires   pour    en  faire 
comprendre  la  liaison  et  l'importance.  Mais  les 
conséquences   plus    ou  moins    nombreuses   ou 
étendues  qui  en  dérivent ,  ne  pouvaient ,  d'après 
mon  plan ,  qu'être  indiquées  d'une  manière  fort 
abrégée.  Ainsi,  sous   ce  rapport,  l'ouvrage  lui- 
même,  il  faut  l'avouer,  ne  peut  guère  être  consi- 
déré que  comme  une  table  raisonnée  des  matiè- 
res que  pourrait  comprendre  un  cours  complet 
de  philosophie.  Plusieurs  des  chapitres  dont  ce 
livre  se  compose ,  et  même  plusieurs  paragraphes 
de  ces  chapitres  pourraient,  comme  on  le  verra 
facilement,  donner  iieu  à   des  développements 
qui  exigeraient  des  volumes.  J'ai  moi-même  indi- 
qué,dans  les  notes,  les  ouvrages  où  les  sujets  que 
j'avais  en  vue  ont  été,  à  ma  connaissance,  traités 
avec  le  plus  de  talent  et  d'étendue.  J'ai  voulu 
ainsi  appeler  l'attention  des  lecteurs   sur  l'im- 
portance des  objets  eux-mêmes  et  sur  les  livres 


ex  DISCOURS 

où  ils  pourraient   puiser   une   instruction   plus 
abondante  et  plus  complète. 

Il  n'y  a  point  de  science  qui  ne  doive  le  degré 
quelconque  de  perfection  auquel  elle  est  parve- 
nue ,  à  une  époque  donnée ,  aux  travaux  succes- 
sifs des  générations  d'hommes  qui  s'en  sont  oc- 
cupés dans  les  différentes  contrées  de  la  terre, 
toutes  les  fois  qu'il  y  a  eu  des  traditions  ou  des 
communications  des  unes  aux  autres.  La  philo- 
sophie est,  à  cet  égard,  comme  tous  les  autres 
genres  de  connaissances  qui  nous  ont  été  trans- 
mis par  les  Grecs  et  par  les  Romains ,  et  qui  ont 
été  cultivés  avec  assiduité  chez  les  différentes  na- 
tions de  l'Europe,  Nous  devons  donc  aux  philo- 
sophes de  l'antiquité,  et  à  ceux  des  temps  mo- 
dernes qui  ont  écrit  sur  ce  sujet,  une  sincère 
x^econnaissance  pour  les  vérités  qu'ils  nous  ont 
fait  connaître.  Nous  devons  également  avoir 
de  l'indulgence  pour  les  erreurs  qu'ils  nous  sem- 
blent avoir  mêlées  à  ces  vérités,  quand  rien  ne 
nous  autorise  à  penser  qu'ils  avaient  intention 
de  dire  autre  chose  que  la  vérité. 

Mais  chaque  homme  est  si  naturellement  en- 
clin à  se  croire  supérieur  aux  autres,  nous  som- 
mes si  satisfaits  de  tout  ce  qui  nous  semble  pro- 
pre à  justifier,  sous  quelque  rapport,  la  bonne 
opinion  que  nous  avons  besoin  d'avoir  de  nous- 
mêmes,  que  nous  résistons  difficilement  à  la  ten- 


PRÉLIMINAIRE.  CXI 

talion  de  parler  avec  une  sorte  de  dédain  de  ceux 
qui  nous  semblent  avoir  commis  quelque  erreur 
sur  les  sujets  dont  nous  nous  occupons ,  ou  qui 
paraissent  n'avoir  pas  réussi  comme  nous  dans 
les  recherches  auxquelles  nous  nous  appliquons. 
Il  est  pourtant  vrai  que ,  cet  entraînement  de 
Tamour  propre,  quelque  naturel  qu'il  soit,  a  de 
graves  inconvénients,  et  qu'il  n'y  a  guère  de 
mouvements  dont  nous  devions  nous  défendre 
avec  plus  de  soin ,  dans  l'inlérét  même  de  notre 
vanité. 

Souvent,  lorsqu'un  système  de  philosophie  s'est 
produit  dans  le  monde  avec  quelque  applaudis- 
sement ,  non  seulement  son  auteur  affecte  une 
sorte  de  mépris  pour  les  opinions  que  l'on  avait 
adoptées  jusqu'à  lui;  mais  les  adeptes  et  les  par- 
tisans de  la  doctrine  nouvelle ,  tout  fiers  d'une 
prétendue  victoire,  à  laquelle  ils  n'ont  eu  aucune 
part ,  s'efforcent  de  la  compléter  en  décriant  les 
opinions  anciennes  comme  immorales  et  dange- 
reuses. Ce  procédé  n'est  ni  sensé  ni  équitable. 
Condillac ,  qui  n'a  point  eu  un  pareil  sort,  mérite 
pourtant  quelque  reproche  pour  le  ton  de  supé- 
riorité qu'il  prend  à  l'égard  des  philosophes ,  en 
général ,  qui  n'ont  pas  su  apercevoir  ce  qu'il  croit 
avoir  vu  beaucoup  mieux  qu'eux.  Il  a  été  traité, 
dans  ces  derniers  temps  avec  moins  de  ménage- 
ment qu'il  n'en  avait  eu  pour  ses  devanciers,  et 


exil  DISCOURS 

par  conséquent  avec  moins  de  justice.  Locke , 
qui  semble  être  entré  le  premier  dans  la  route  de 
l'observation,  et  qui  surtout  s'y  est  tenu  le  plus 
constamment,  n'a  point  eu  cette  faiblesse  peu 
digne  d'un  philosophe.  Son  livre  est,  encore  à 
cet  égard ,  un  modèle  fort  bon  à  imiter. 

Sans  doute ,  on  est  quelquefois  obligé  de  faire 
voir  par  quels  motifs  on  regarde  comme  fausses 
ou  comme  inexactes,  des  opinions  généralement 
reçues,  mais  on  peut  toujours  le  faire  sans  em- 
ployer des  expressions  qui  puissent  offenser  ceux 
qui  les  ont  avancées  ou  défendues ,  et  surtout 
sans  accuser  leurs  intentions.  Au  moins  me  suis- 
je  appliqué,  autant  que  je  l'ai  pu,  à  suivre  cette 
règle.  Si  donc  on  trouve  quelquefois  mon  langage 
trop  affirmatif  dans  l'exposition  que  je  fais  de 
certaines  idées  qui  semblent  opposées  à  celles 
qui  étaient  plus  généralement  admises,  je  prie  le 
lecteur  de  se  rappeler  que  mon  dessein  n'a  pas 
été  de  blâmer,  et  moins  encore  d'offenser  ceux 
qui  les  admettent.  On  verra  même  que ,  dans 
bien  des  cas ,  l'opposition  où  je  me  trouve  avec 
quelques  écrivains  fort  distingués  qui  ont  traité 
le  même  sujet,  est  plutôt  dans  les  termes  qu'elle 
n'est  dans  le  fonds  de  la  doctrine. 

Lorsque  je  dis,  par  exemple,  qu  il  nj  a  point 
d idées  complexes ^  d idées  générales ^  etc.,  il  est 
facile  de  voir  que  ,  donnant  au  mot  idée  une  ac-- 


PRÉLIMINAIRE.  CXHI 

ception  différente,  à  quelques  égards,  de  celle 
qu'y  ont  attachée  d'autres  auteurs,  ces  façons  de 
parler  n'expriment  que  la  conséquence  nécessaire 
de  ma  manière  de  considérer  les  idées ,  sans  qu'on 
puisse  en  conclure  que  je  blâme  ceux  qui  ont 
employé  les  expressions  idées  générales  ^  ou  idées 
complexes  ^  puisqu'ils  attachaient  à  ces  expres- 
sions un  sens  différent  de  celui  que  j'y  attache 
moi-même. 

Je  ne  me  suis  point  élevé  à  ces  hautes  spécu- 
lations métaphysiques  sur  l'absolu  ,  l'infini,  etc., 
qui ,  de  notre  temps ,  ont  si  fort  occupé  les  philo- 
sophes Allemands,  et  qui  se  sont  introduites  en 
France  sous  les  auspices  de  plusieurs  écrivains 
d'un  talent  distingué.  J'avoue  franchement  qu'il 
s'y  trouve  beaucoup  de  choses  qui  sont  au-dessus 
de  mon  intelligence,  et  qu'il  y  en  a  d'autres  qu'on 
pouvait,  ce  me  semble,  exprimer  dans  un  lan- 
gage moins  obscur  ou  moins  scientifique ,  puis- 
qu'elles sont  très  anciennement  connues.  Les 
modernes  imitateurs  des  Platoniciens  et  des  Néo- 
platoniciens ne  me  semblent  ni  plus  ni  moins  in- 
intelligibles que  leurs  devanciers;  il  n'y  a  dans 
leur  langage  ni  plus  ni  moins  d'enthousiasme  et 
de  ce  qu'on  veut  appeler  aujourd'hui  de  \2ip0esie; 
mais  cette  poésie  est  loin  de  valoir  celle  d'Homère 
pu  de  Sophocle  ,  de  Milton  ou  de  Racine.  On  ne 
voit  pas  d'ailleurs  que,  dans  le  cours  de  tant  de 


ex  IV  DISCOURS 

siècles ,  où  des  tentatives  du  même  genre  ont  été 
renouvelées ,  à  différentes  époques  ,  par  des 
hommes  de  beaucoup  de  talent ,  et  qui  y  avaient 
consacré  leurs  méditations  assidues ,  il  se  soit  fait 
un  progrès  véritable  dans  la  route  où  ils  étaient 
entrés. 

Dans  tous  les  genres  l'infini  commence,  pour 
l'homme,  immédiatement  au-delà  de  ce  qu'il  est 
parvenu  à  connaître.  Mais  son  imagination  dont 
il  est  si  fier ,  à  Taide  de  laquelle  il  se  flatte  d'o- 
pérer tant  de  merveilles,  dans  cet  infini  qu'il  ne 
connaît  pas ,  reste  toujours ,  en  effet ,  fort  au- 
dessous  ou  en  deçà  des  réalités  dont  il  acquiert 
plus  tard  la  connaissance.  Le  télescope  et  le  mi- 
croscope lui  ont  révélé,  dans  l'infini,  en  petitesse 
comme  en  grandeur,  des  dimensions  réelles, 
qu'il  était , loin  de  soupçonner ,  et  qui  agrandis- 
sent merveilleusement  à  ses  yeux  la  sphère  de 
ces  deux  infinis*.  Cependant  il  n'y  a  aucun  doute 

*  Quels  eifoi  ts  d'imagination  pourraient  nous  ouvrir  des 
perspectives  de  l'iniini,  soit  en  grand,  soit  en  petit,  aussi 
vastes,  aussi  propres  à  confondre  notre  intelligence,  que  la 
double  série  des  faits  suivants,  qui  sont  dus  aux  observations 
des  astronomes  et  des  naturalistes,  aidés  des  meilleurs  instru- 
ments d'oplique  que  l'on  ait  pu  construire  jusqu'à  présent? 

I.  La  distance  du  soleil  à  la  terre  peut  être  évaluée ,  en 
nombres  ronds,  à  environ  35  millions  de  lieues  communes 
de  25  an  degré.  Or,  le  double  de  cette  distance,  ou  le  grand 


PRELIMINAIRE.  CXV 

que  de  nouvelles  découvertes  pourront  un  jour 
lui  manifester  d'autres  réalités,  à  la  lumière  des- 
diamètre de  l'orbite  que  la  terre  décrit  dans  sa  révolution 
annuelle  autour  du  soleil  (environ  70  millions  de  lieues)  , 
est  une  grandeur  tout-à-fait  insensible  ou  inappréciable,  si 
on  le  suppose  vu  de  la  plus  brillante  des  étoiles  fixes,  qui 
serait  apparemment  la  plus  voisine  de  nous. 

La  distance  d'une  telle  étoile  doit  être  plus  de  200,000 
fois  aussi  considérable  que  celle  du  soleil  à  la  terre,  ou  plus 
de  70,000  fois  cent  millions  de  lieues. 

Le  volume  du  soleil  étant  1,400,000  fois  celui  de  la  terre, 
le  volume  d'une  étoile  placée  à  une  distance  telle  que  son 
diamètre  put  être  vu  seulement  sous  un  angle  d'une  demi 
seconde,  devrait  être  196,851,200,000  fois  celui  de  la  terre, 
ou  140,608  fois  celui  du  soleil. 

Cependant  de  tels  corps  lumineux  sont  répandus  par 
groupes  nombreux  dans  les  espaces  célestes.  Ces  groupes , 
composés  de  milliards  d'étoiles,  et  d'un  nombre  peut-être 
non  moins  considérable  de  corps  qui  ont  perdu  leur  lumière, 
sont  appelles  des  nébuleuses ,  et  les  astronomes  sont  portés 
à  croire  que  notre  ciel  étoile  tout  entier,  avec  la  voie  lactée 
qui  en  fait  partie ,  n'est  qu'une  nébuleuse  ,  comme  celles  que 
l'on  aperçoit ,  sous  la  forme  de  taches  blanches,  dans  beau- 
coup d'endroits  du  ciel.  Voilà  l'idée  de  l'infini  en  grand  , 
telle  que  la  donnent  les  connaissances  positives  dues  aux 
progrès  de  l'astronomie.  Voyez  \ Exposition  du  système  du 
monde  ^  par  M.  Laplace,  p.  894  et  suiv.  de  la  5*^  édit. 

IL  Pour  l'infini  en  petit,  considérons  cette  autre  série  de 
propositions. 

Les  meilleurs  microscopes  grossissent  jusqu'à  îooo  ou 
i'20o  fois  le  diamètre   des    objets  (  voyez  les  Anmdes  des 


CXVI  DISCOURS 

quelles  il  reconnaîtra  déplus  en  plus  combien  son 
imagination  ,  dans  ses  élans  les  plus  audacieux , 
est  toujours  loin  d'atteindre  même  les  limites  de 
ce  qu'il  lui  est  possible  de  savoir  avec  certitude. 
Je  me  suis  donc  appliqué  ,  dans  tout  ce 
que  j'ai  écrit,  sur  le  sujet  que  j'entreprenais  de 
traiter ,  à  me  comprendre  d'abord  moi-même , 

sciences  naturelles  ,  par  MM.  Aiidouin  ,  Ad.  Brogniart  et 
Dumas ,  tom.  3  ,  p.  365  et  366  ). 

Ainsi ,  im  objet  qui  n'aurait,  dans  le  microscope,  qu'un 
demi-millimètre  de  diamètre  apparent,  et  qui  y  serait  très 
visible,  n'aurait  de  diamètre  réel  que  j-*-7  de  millimètre  , 
si  l'instrument  grossissait  seulement  looo  fois,  et  la  surface 
apparente  de  cet  objet,  serait  un  million  de  fois  plus  grande 
que  sa  surface  réelle. 

M.  Ad.  Brogniart  n'évalue  le  diamètre  réel  d'un  granule 
spermatique  du  cèdre  du  Liban,  qu'à  j~-  de  millimètre. 
Par  conséq'uent,  dans  un  millimètre  quarre  il  tiendrait 
/i90,ooo  granules ,  inscrits  chacun  dans  le  carré  de  son  diamè- 
tre ;  et  dans  un  millimètre  cid3e  (à  peu  près  la  grosseur  de 
la  tête  d'une  épingle  commune),  il  en  tiendrait  343  millions, 
pareillement  inscrits  chacun  dans  le  cube  de  son  diamètre. 

Enfin,  ces  granules  étant  sphériques ,  si  l'on  voulait 
avoir  le  nombre  absolu  qui  en  serait  compris  dans  le  volume 
d'un  millimètre  cid3e,  il  Amdrait  augmenter  le  dernier 
nombre  (3.'|3  millions)  dans  le  rapport  do  ii  à  2i  ,  ce  qui 
donnerait  à  peu  près  523  millions  de  pareils  corps.  Quelles 
seront,  après  cela,  les  dimensions  des  molécules  des  sub- 
stances matérielles  solides,  liquides  ou  gazeuses,  dont 
chacun  d'eux  peut  être  composé  ? 


PRELlMmMRE.  CXVIÏ 

c  est-à-dire  à  m'assurer  que  chacune  des  propo- 
sitions que  j'avançais  était  l'expression  de  quelque 
fait  observé  ou  observable,  ou  l'expression  de 
quelque  conception  de  mon  esprit,  dont  les 
termes  pussent  en  dernière  analyse  se  réduire  à 
de  pareils  faits.  J'ai  tâché  ensuite  de  me  rendre , 
autant  qu'il  m'a  été  possible ,  intelligible  pour 
toute  personne  qui  consentirait  à  me  lire  avec 
quelque  attention,  et  qui  voudrait  bien  prendre 
le  soin  de  ne  donner  aux  mots  dont  je  me  sers, 
que  le  sens  que  j'ai  cru  devoir  y  attacher,  toutes 
les  fois  du  moins  que  je  lui  paraîtrai  avoir  réussi 
à  le  déterminer  avec  quelque  précision.  Car  il  me 
semble  que  l'on  ne  peut,  qu'à  cette  condition, 
s'assurer  de  la  vérité  ou  de  la  fausseté  de  mes 
opinions ,  et  se  croire  autorisé  à  les  rejeter  ou  à 
les  admettre. 

Il  s'en  faut  d'ailleurs  beaucoup  que  je  sois  sûr 
de  ne  m'étre  pas  trompé  ;  je  regarde,  au  contraire, 
comme  très  probable ,  qu'il  a  pu  m'échapper  plus 
d'une  erreur  grave ,  dans  un  genre  de  questions 
depuis  si  long-temps  controversées ,  et  je  suis 
prêt  à  les  désavouer  aussitôt  qu'on  me  les  mon- 
trera clairement,  soit  qu'on  le  fasse  avec  plus  ou 
moins  d'égards  ou  d'indulgence.  Toutefois,  comme 
j'ai  tâché  de  ne  fonder  que  sur  des  faits  nombreux 
et  précis  les  propositions  de  quelque  importance 
que  j'ai  avancées ,  j'ai  peut-être  le  droit  d'espérer 


Ci^yUl  DISCOURS 

qu'on  n'entreprendra  de  les  contredire  ou  de  les 
réfuter ,  qu'en  y  opposant  d'autres  faits ,  aussi 
nombreux  et  aussi  positifs,  ou  en  me  prouvant 
que  j'ai  mal  observé ,  mal  caractérisé  ceux  qui 
servent  de  base  à  mes  raisonnements ,  ou  enfin , 
en  faisant  voir  que  j'en  ai  tiré  des  conclusions 
qui  n'en  sortent  pas  nécessairement.  Si  donc  on 
me  combattait  par  des  déclamations  propres  à 
exciter  des  préventions  défavorables  contre  mes 
principes  ou  contre  mes  sentiments,  par  des  in- 
ductions et  des  insinuations  de  nature  à  rendre 
suspectes  ma  doctrine  et  ma  personne ,  j'avoue 
que  c'est  un  genre  d'attaque  contre  lequel  un 
auteur  n'a  de  ressource  que  dans  l'équité  et  dans 
l'impartialité  de  seslecteurs  ;  une  sorte  de  malheur 
dont  il  ne  peut  se  consoler  que  par  le  témoignage 
de  sa  conscience  et  par  la  pensée  que  les  torts 
véritables  ne  sont  pas  de  son  côté. 

J'ignore  si,  d'après  une  nomenclature  assez 
récente ,  je  serai  classé  parmi  les  écrivains  qu'on 
est  convenu  d'appeler  sensualistes ,  ou  si  l'on 
croira  pouvoir  me  placer  au  rang  de  ceux  qu'on 
nomme  éclectiques.  Je  crois  pourtant  avoir  droit 
à  cette  dernière  dénomination ,  plus  qu'à  aucune 
autre ,  et  ce  n'est  ni  par  orgueil  ni  par  vanité. 
C'est  qu'il  n'y  a,  ce  me  semble,  aucun  homme 
exerçant  un  métier,  un  art,  ou  une  profession 
quelconque ,  qui  puisse  s'empêcher  d'être  éclec- 


PRELIMINAIRE.  CXIX 

tique,  c'est-à-dire  de  choisir,  entre  les  moyens  et 
les  procédés  que  comporte  l'exercice  de  sa  pro- 
fession ,  ceux  qui  lui  paraissent  avoir  le  plus 
d'avantagées  ou  le  moins  d'inconvénients. Partaa^er 
ou  classer,  comme  on  l'a  fait,  les  philosophes  en 
sensualistes,  théologiens  et  éclectiques,  c'est  à 
peu  près  comme  si  l'on  divisait  les  plantes  en 
arbres,  en  agames  ou  en  cryptogames,  et  en 
végétaux  :  division  tout-à-fait  vicieuse,  puisque 
l'un  de  ses  membres  comprendrait  la  totalilé  du 
sujet  divisé.  La  vérité  est  que  j'ai  adopté  les  opi- 
nions de  tous  les  philosophes  anciens  ou  moder- 
nes, qui,  à  ma  connaissance,  ont  le  mieux  ob- 
servé ou  décrit  les  phénomènes  de  l'intelligence 
humaine,  parce  qu'il  m'a  semblé,  qu'en  général 
ils  n'avaient  fait  ou  voulu  faire  que  ce  que  j'en- 
treprenais de  faire  moi-même. 

Aussi ,  comme  l'indiquent  les  paroles  de  Cicéron 
que  j'ai  prises  pour  épigraphe,  ai-je  moins  pré- 
tendu dire  des  choses  neuves,  que  des  choses 
vraies.  Quant  aux  opinions  qui  pourraient  m'étre 
propres,  ce  sont  précisément  celles  qui  m'inspi- 
rent le  moins  de  confiance ,  jusqu'à  ce  qu'elles 
ayent  obtenu  l'assentiment  des  véritables  juges 
en  ces  matières.  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  je 
ne  les  aurais  pas  avancées  ,  si  je  ne  les  avais  pas 
cru  véritables,  et  ce  n'est  qu'à  ce  titre  que  je  puis 
désirer  qu'elles  soient  adoptées.  Enfin,  je  puis 


tàX  DISCOURS    PRÉLIMINAIRE. 

affirmer  avec  vérité,  qu'à  l'exemple  de  tous  ceux 
qui  ont  l'ambition  de  se  rendre  utiles  au  public 
et  le  désir  d'en  être  approuvés ,  j'aurais  fort  sou- 
haité de  faire  plus  et  mieux  que  je  ne  pouvais. 


Fin  du  discours  préliminaire. 


INTRODUCTION 

A    L'ÉTUDE 

DE  LA  PHILOSOPHIE. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

ENTENDEMENT. 


SECTION  PREMIÈRE, 

co:nivaissance. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Exposition  des  Faits  les  plus  généraux  qui 
constituent  tout  Acte  en  vertu  duquel  nous 
connaissons  un  objet  quelconque. 

§    I .     Ce  que  c'est  qu'un  Acte  de  connaissance. 

j_j 'ÉTUDE  que  nous  entreprenons  ne  suppose  abso- 
lument aucune  donnée  antérieure  ,  aucune  autre 
condition  que  l'existence  des  moyens  de  connaître , 
que  l'on  peut  observer  dans  tout  homme  organisé 
comme  nous  le  sommes ,  et  dont  tous  les  organes 


2  PREMIÈRE    PARTIE. 

ont  acquis  leur  entier  développement ,  quelles  que 
soient  d'ailleurs  les  circonstances  au  milieu  desquelles 
ce  développement  s'est  opéré.  Il  ne  s'agit  ici  que 
d'examiner  ce  qui  se  passe  dans  l'entendement  d'un 
tel  individu,en  présence  de  quelque  objet  dont  il 
prend  connaissance ,  parmi  ceux  qui  peuvent  s'offrir 
à  lui,  presque  dans  tous  les  instans  de  sa  vie. 

Il  est  clair  que  chacun  de  nous  peut  facilement  se 
livrer  à  un  pareil  examen ,  et  se  substituer  *  lui-même 
au  sujet  présumé  des  observations  qui  viennent 
d'être  indiquées.  Si  donc ,  pour  donner  à  mon  lan- 
gage plus  de  clarté  et  de  précision ,  je  me  mets  moi- 
même  à  la  place  de  l'individu  que  je  veux  observer, 
il  suffira ,  pour  que  la  vérité  de  mes  observations 
soit  incontestable,  que  je  ne  dise  rien  que  chacun 
de  mes  lecteurs  ne  puisse  reconnaître  pour  l'expres- 
sion fidèle  de  ce  qu'il  a  lui-même  éprouvé  dans  les 
mêmes  circonstances.  En  effet ,  personne  ne  peut 
connaître ,  en  ce  genre ,  avec  évidence  et  certitude 
complète ,  que  ce  qu'il  éprouve  lui-même. 

Je  me  suppose  donc  en  présence  de  quelqu'un  de 
ces  objets  qui  s'offrent  sans  cesse  à  nos  regards  , 
comme  un  bloc  de  pierre ,  un  arbre ,  un  fruit ,  un 
animal  :  il  ne  me  faut,  comme  on  dit  ,  qu'un 
coup  d'œil  pour  les  connaître^  ou  plutôt  pour  les 
reconnaître  ;  car,  dans  ce  cas ,  la  connaissance  que 
j'en  ai  est  une  véritable  reconnaissance, puisque,  si 
je  n'ai  pas  encore  vu  ces  objets  individuels,  j'en 


i 


ËNTËNJbEMEiyt.  3 

ai  du  moins  vu  très  souvent  d'autres  de  même  espèce , 
et  fort  semblables  à  ceux-là. 

Cette  connaissance  que  j'ai  d\m  nombre  très  con- 
sidérable d'objets ,  au  premier  coup  d'œil  que  je  jette , 
pour  ainsi  dire,  sur  eux ,  est  un  fait  important  de 
mon  existence  ;  elle  est  assurément  d'un  grand  prix 
pour  moi ,  puisque  c'est  d'après  elle  que  je  me  con- 
duis ,  la  plupart  du  temps ,  de  manière  à  éviter  mille 
dangers ,  à  satisfaire  mille  besoins  sans  cesse  renais- 
sants. 

Au  reste  ,  elle  n'est  pas  exclusivement  propre  à 
l'homme  ;  il  est  évident  qu'elle  appartient ,  au  con- 
traire, à  tous  les  animaux,  au  moins  dans  le  degré 
nécessaire  pour  atteindre  le  même  but ,  c'est-à-dire 
pour  veiller  à  leur  conservation  et  pourvoir  à  la  sa- 
tisfaction de  leurs  besoins. 

Mais  ce  que  je  me  propose  d'examiner ,  au  sujet 
de  cette  connaissance ,  c'est  d'abord  de  quelle  ma- 
nière elle  a  lieu;  me  proposant  de  rechercher,  dans 
la  suite,  si  elle  a  toujours  une  certitude  infaillible,  et 
enfin,  comment  je  pourrais  remédier  aux  erreurs 
auxquelles  je  serais  exposé,  si  je  viens  à  reconnaître 
qu'en  effet  elle  manque  quelquefois  de  certitude. 

5  2.     Exemple. 

Je  reviens  donc  à  l'examen  de  ce  qui  se  passe  en 
moi,  en  présence  d'un  objet  de  l'espèce  de  ceux  qui 
me  sont  déjà   connus.    Par  exemple ,  je  vois  une 

T. 


4  PREMIERE    PARTIE. 

orange  posée  sur  une  table:  je  sais  d'avance  que,  si 
je  la  prends  dans  ma  main  ,  je  lui  reconnaîtrai ,  au 
toucher,  un  certain  poids,  une  surface  à  peu  près 
lisse,  une  température  plus  ou  moins  fraîche  ;  qu'en 
la  flairant ,  en  la  goûtant ,  je  lui  trouverai  une  odeur 
et  une  saveur  à  peu  près  déterminées. 

Je  tente  l'épreuve ,  et  mon  attente  est  pleinement 
justifiée  ;  ou  peut-être  trouverai-je,  avec  surprise  , 
que  l'objet  que  je  croyais  si  bien  connaître ,  n'a  ni  le 
poids,  ni  la  température,  ni  l'odeur  que  je  m'atten- 
dais à  lui  trouver;  en  un  mot,  je  m'aperçois  que  ce 
que  je  prenais  pour  une  orange,  n'est  qu'un  morceau 
de  marbre ,  auquel  on  a  donné  la  forme  et  la  couleur 
de  ce  fruit. 

Cet  exemple  et  une  infinité  d'autres  de  même  es- 
pèce qu'il  est  facile  d'imaginer ,  me  font  concevoir , 
i°que,  dans  le  plus  grand  nombre  des  cas,  il  me 
suffit  de  voir,  de  toucher,  ou  d'odorer ,  etc. ,  les  corps 
ou  les  objets  qui  sont  autour  de  moi  ,  pour  les  re- 
connaître, et  pour  être  assuré  qu'ils  sont,  en  effet , 
tels  que  je  les  connaissais  déjà  ;  2°  qu'il  peut  arriver 
aussi  quelquefois  que  ces  corps  ou  ces  objets  ne  soient 
réellement  point  tels  que  je  les  suppose,  en  les  voyant, 
ou  les  touchant,  ou  les  odorant.  Je  sais  même 
que  l'art  est  parvenu  à  produire ,  en  ce  genre  ,  des 
imitations  si  parfaites  et  si  singulières ,  qu'il  peut 
souvent  mettre  ma  croyance  en  défaut ,  et  m'environ- 
ner  d'illusions  auxquelles  il  me  serait  difficile  d'é- 


ENTENDEMENT,  5 

chapper.  Mais,  sans  m'arrêter  à  ces  cas  extraordinai- 
res ,  et  certainement  assez  rares ,  en  comparaison  de 
ceux  où  je  connais  avec  certitude  les  objets  qui  s'of- 
frent à  moi ,  je  chercherai  d'abord  à  m'assurer  de  ce 
que  l'examen  attentif  de  ceux-ci  peut  m'apprendre. 

§  3.     Ce  que  c'est  que  Sensation  ,  Faculté  ,  Sens. 

Toucher ,  goûter  ,  voir ,  sont  des  actes  ou  opéra- 
tions de  mon  entendement ,  qui  n'ont  et  ne  peuvent 
avoir  lieu  qu'à  l'aide  de  certains  organes,  ou  systèmes 
d'organes,  qui  sont  en  moi;  et  ce  n'est,  à  ce  qu'il  me 
semble ,  que  par  ces  actes  ,  que  je  parviens  à  connaî- 
tre ,  non-seulement  les  corps  ou  les  objets  qui  m'en- 
vironnent,  mais  aussi  mon  propre  corps  et  ses  di-- 
verses  parties.. 

Or,  on  donne  à  ces  actes  ou  opérations  de  l'en- 
tendement le  nom  de  sensations ,  et  à  la  puissance 
qu'il  a  de  les  produire ,  ou  à  la  capacité  qu'il  a  de 
les  éprouver,  le  nom  de  sens\  car  il  ne  faut  pas 
confondre  les  sens,  proprement  dits,  avec  les  organes 
qui  ne  sont  que  les  moyens ,  ou ,  comme  l'indique  la 
valeur  propre  et  étymologique  du  mot ,  les  instru- 
ments de  la  sensation.  Lors  donc  que  l'on  dit  que 
nous  avons  cinq  sens  ,  la  vue ,  l'ouïe  ,  l'odorat ,  le 
goût  et  le  toucher,  on  n'entend  par  là  que  les  facultés 
particulières  de  produire  et  d'éprouver  les  cinq  es- 
pèces d'opérations  et  de  sensations  comprises  dans 
ja  faculté  générale  de  sentir  dont  est  doué  tout  Être 


6  PREMIÈRE    PARTIE. 

vivant  et  animé ,   qui  est  organisé  comme   le    sont 
communément  tous  les  hommes. 

§  4-    Notion  plus  précise  de  la  Sensation. 

Il  suffit  ordinairement  d'une  seule  espèce  de  sen- 
sations ,  pour  me  faire  reconnaître  la  présence  des 
objets  qui  me  sont  déjà  connus  ;  je  n'ai  besoin  que 
de  voir ,  ou ,  si  je  suis  dans  les  ténèbres ,  de  toucher , 
d'odorer,  de  goûter  une  orange  ,  pour  reconnaître 
cet  objet.  Mais  une  seule  sensation  suffirait-elle  pour 
me  faire  connaître  quelque  objet  entièrement  nou- 
veau pour  moi  ?  non  sans  doute.  La  vue  d'un  fruit 
inconnu  ne  me  ferait  connaître ,  par  exemple  ,  ni  sa 
saveur ,  ni  son  odeur  ;  et  il  en  serait  de  même  de 
toute  autre  sensation  unique  que  j'éprouverais  en  la 
présence  de  tout  objet  que  je  ne  connaîtrais  pas 
encore. 

En  effet,'  si  je  réfléchis  sur  ce  que  c'est  qu'une 
sensation  en  elle-même ,  c'est-à-dire,  abstraction  faite 
de  l'objet  quelconque  et  de  l'organe  au  moyen  des- 
quels elle  a  lieu ,  il  m'est  facile  de  comprendre  qu'elle 
ne  peut  me  faire  connaître  absolument  rien  autre 
chose  qu'elle-même ,  ou  le  pur  fait  de  mon  entende- 
ment qui  la  constitue  ce  qu'elle  est. 

Ainsi ,  lorsque  j'odore  une  fleur,  lorsque  j'entends 
un  son  ou  un  bruit,  lorsque  je  vois  une  couleur, 
ce  qui  se  passe  en  moi ,  abstraction  faite  et  de  l'objet 
qui  agit  sur  l'organe ,  et  de  l'organe  qui  me  semble 


ENTENDEMENT.  n 

être  le  siège  ou  le  théâtre  de  cette  action ,  voilà  pro 
prement  ce  qu'on  appelle  sensation  d'odeur,  de  son , 
ou  de  lumière  diversement  colorée.  En  un  mot,  la 
sensation  est  uniquement  ce  que  nous  sentons ,  lors- 
que quelqu'un  de  nos  organes  reçoit,  de  quelque 
manière  que  ce  soit ,  une  secousse  assez  forte ,  une 
impression  assez  vive ,  pour  qu'elle  soit  distinctement 
remarquée  par  l'Être  sensible  et  animé. 

55.    Ce  que  c'est  que  Perception. 

Mais  il  faut  remarquer  que  le  fait  de  la  sensation , 
dont  on  ne  peut  se  faire  une  notion  suffisamment 
exacte  qu'à  l'aide  d'une  abstraction  qui ,  comme  on 
voit ,  demande  déjà  quelque  effort  d'attention  ,  ne 
s'offre  presque  jamais  à  l'entendement  dans  toute  la 
simplicité  que  lui  suppose  l'analyse  que  nous  venons 
d'en  faire. 

Il  est  toujours  ,  au  contraire  ,  immédiatement 
suivi  et  comme  accompagné  d'un  autre  fait  intellec- 
tuel ,  en  vertu  duquel  nous  connaissons ,  avec  une 
certitude  qui  n'admet  aucun  doute ,  qu'il  y  a  conti- 
nuellement hors  de  nous ,  et  indépendamment  de 
notre  sensation  même ,  quelque  chose  qui  y  a  donné 
lieu. 

Cet  autre  fait  qui  se  manifeste  dans  toute  la  nature 
animée  avec  la  même  constance  et  la  même  univer- 
salité que  la  sensation ,  et  en  même  temps  qu  elle , 
dont  l'existence  distincte  n'est  ni  moins  réelle  ,  ni 


8  PREMIÈRE    PARTIE. 

moins  incontestable ,  quoique  la  plupart  des  philo- 
sophes l'aient  confondue  avec  celle  de  la  sensation , 
est  celui  que  l'on  doit  désigner ,  et  qu'on  a  désigné 
quelquefois  même,  dès  les  plus  anciens  temps,  par 
le  nom  de  perception. 

5  6.    Principe  de  Causalité. 

C'est  dans  ce  fait  primitif  et  important  que  com- 
mence à  se  manifester  ce  qu'on  appelle  le  principe 
de  causalité  ;  c'est  en  vertu  du  fait  de  la  perception 
que,  pour  l'homme,  aussi  bien  que  pour  les  animaux, 
l'on  peut  dire  que  tout  fait  est  un  effet  ^  c'est-à-dire 
suppose  quelque  fait  antérieur  avec  lequel  il  a  une 
connexion  constante.  Ainsi ,  Xd^perception  a  toujours 
ou  indique  toujours  un  objet ,  extérieur  à  la  faculté 
intellectuelle ,  et  qui  en  est  essentiellement  distinct  ; 
qui  subsisteindépendamment  d'elle  et  delà  propriété 
qu'il  a  de  se  manifester  à  elle.  La  sensation  ,  au  con- 
traire ,  nous  révèle,  pour  ainsi  dire ,  un  sujet ,  c'est- 
à-dire  la  faculté  intellectuelle  ou  l'entendement  lui- 
même  ,  dont  elle  est  une  modification  ,  un  acte ,  une 
opération,  un  fait.  Le  sujet  de  la  sensation,  ou  l'en- 
tendement ,  ou  l'homme ,  c'est-à-dire ,  ici ,  l'Etre  or- 
ganisé, sensible  et  animé,  ne  sont  qu'une  seule  et 
même  chose  ;  puisqu'en  se  bornant ,  comme  nous 
sommes  forcés  de  le  faire ,  aux  seules  lumières  que 
nous  fournissent  l'expérience  et  l'observation  ,  on  ne 
peut  jamais  arriver  à  aucun  lait  qui  nous  montre  la 


ENTENDEMENT.  9 

facilite   intellectuelle  indépendamment  du  système 
d'organes  auxquels  elle  est  unie. 

§  7.    Des  Impressions. 

Mais  la  perception ,  ainsi  envisagée  dans  toute  sa 
simplicité,  et  réduite  au  dernier  degré  d'abstraction 
où  il  puisse  probablement  nous  être  donné  de  la 
considérer,  ne  suffît  pas  sans  doute  encore,  avec  la 
sensation ,  telle  que  nous  l'avons  décrite  précédem- 
uient ,  pour  compléter  la  connaissance,  que  nous 
avons  communément  des  corps  ou  des  objets. 

Car,  lorsque  nous  touclions  un  corps  quelconque 
avec  la  main,  nous  ne  pouvons  percevoir,  à  chaque 
instant  indivisible,  que  le  îninimiun  tangibile  ^  pour 
ainsi  dire ,  ou  la  plus  petite  partie  de  l'étendue  de  ce 
corps  accessible  au  toucher;  et  de  même,  lorsque 
nous  le  regardons ,  nous  n'avons  de  perception  par- 
faitement distincte  que  du  minimum  visibile ,  c'est- 
à-dire  de  la  plus  petite  partie  lumineuse,  ou  colorée , 
de  ce  même  corps. 

Quant  aux  sensations  de  saveur,  de  son  et  d'odeur, 
la  perception  qui  s'y  joint  est ,  de  sa  nature  ,  telle- 
ment indéterminée ,  qu'on  peut  la  regarder  comme 
le  type  de  cette  espèce  de  faits ,  considérés  dans  leur 
simplicité  primitive;  en  sorte  qu'elle  ne  fait  qu'in- 
diquer à  l'entendement  l'existence  d'une  cause  exté- 
rieure, indépendante  de  la  sensation,  et  distincte  du 
moi  ou  de  l'Etre  qui  éprouve  cette  sensation. 


fO  PREMIÈRE    PARTIE. 

Il  faut  donc  qu'il  existe  quelques  nouvelles  con- 
ditions, c'est-à-dire,  ici,  quelques  autres  faits  primitifs, 
en  vertu  desquels  ce  que  nous  appelons  l'étendue  , 
soit  tangible  ,  soit  visible  ,  des  corps ,  se  manifeste  à 
notre  entendement. 

En  effet ,  il  est  évident ,  d'après  ce  qui  vient  d'être 
dit  du  peu  d'espace  et  du  peu  de  durée  qu'embras 
sent,  pour  ainsi  dire,  la  sensation  et  la  perception  pro 
prement  dites ,  que  si  ces  deux  faits ,  toujours  presque 
simultanés ,  s'évanouissaient  entièrement  et  complè- 
tement, au  moment  même  où  la  cause  qui  les  produit 
cesse  d'agir  sur  nos  organes ,  ou  s'ils  étaient  absolu- 
ment les  seuls  que  nous  pussions  éprouver  en  vertu 
de  cette  action,  il  nous  serait  impossible  de  connaître 
aucun  objet  :  ni  les  corps ,  ni  leurs  qualités  diverses , 
ni  les  rapports  de  tout  genre  que  nous  y  observons, 
ne  pourraient  exister  pour  nous. 

Mais  d'abord  il  faut  observer  que ,  tout  le  temps 
que  dure  notre  vie,  tant  qu'elle  n'est  pas  comme- 
suspendue  momentanément  par  quelque  désordre 
violent  et  subit  de  l'organisation  ,  ou  anéantie  par- 
tiellement dans  quelqu'un  de  nos  organes,  la  lumière 
réfléchie  par  les  différents  corps  qui  nous  environ- 
nent ,  les  sons  et  les  bruits  de  toute  espèce  qui  sont 
produits  autour  de  nous,  les  corps  qui  touchent  im- 
médiatement le  nôtre ,  les  odeurs  qui  émanent  des 
substances  odorantes ,  etc. ,  toutes  ces  causes  diver- 
ses, en  un  mot,  agissent  de  toutes  parts  sur  nos 


ENTENDEMENT.  I  i 

organes ,  sans  que  nous  remarquions  la  plupart  du 
temps  cette  action ,  c'est-à-dire  sans  qu'il  y  ait  dans 
l'entendement  ni  sensation,  ni  perception  distincte. 
Car  il  faut  évidemment,  pour  cela,  ou  une  volonté 
expresse,  ou  une  direction  involontaire,  mais  plus 
spéciale,  des  organes,  occasionnée,  soit  par  quelque 
mouvement  imprévu  des  objets ,  soit  par  la  vivacité 
quelquefois  subite  et  instantanée  de  leur  action  , 
soit  enfin  par  l'effet  de  la  durée  de  cette  action  même, 
continuée  ou  sans  cesse  répétée. 

Voici  donc  une  autre  classe  de  faits  auxquels  on 
pourrait  donner  le  nom  de  sensations  ou  de  percep- 
tions obscures,  comme  l'a  fait  Leibnitz  *;  mais ,  outre 
que  ces  dénominations  auraient  l'inconvénient  de 
faire  confondre  des  phénomènes  parfaitement  dis- 
tincts, le  mot  impressions  ^  que  j'adopte  pour  les 
désigner ,  m'a  paru  le  plus  convenable ,  parce  qu'il 
est,  en  effet ,  plus  propre  à  prévenir  toute  équivoque , 
et  que  d'ailleurs  je  ne  fais  que  lui  donner,  dans  ce 
cas,  l'acception  la  plus  voisine  de  celle  qu'il  a  dans  le 
langage  ordinaire. 

Ainsi ,  j'appelle  impressions  ,  non-seulement  les 
actions  des  objets  extérieurs  sur  nos  sens ,  mais 
encore  celles  qu'exercent  les  unes  sur  les  autres  toutes 

Voyez  V avant-propos  de  ses  nouveaux  Essais  sur  t en- 
tendement humain  ,  dans  le  tome  II  des  OEuvres  philoso- 
phiques de  Locke  ,  édit.  de  MM.  Didot,  pag.  xlviij  et  siiiv. 


12  PREMIÈRE    PARTIE. 

les  parties  dont  notre  propre  corps  est  composé, 
toutes  les  fois  que  ces  actions  ne  sont  pas  distincte- 
ment senties  ou  remarquées.  D'où  il  suit  que  les 
impressions  assiègent,  pour  ainsi  dire ,  incessamment 
notre  entendement ,  et  sont  toujours  sur  le  point  de 
produire  des  sensations  ,  ou  d'introduire  des  per- 
ceptions ,  du  moment  où ,  par  quelque  circonstance 
que  ce  soit ,  elles  auront  acquis  un  degré  de  viva- 
cité, ou  d'intensité,  suffisant  pour  les  faire  distinc- 
tement remarquer. 

§  8.    Activité  de  l'Ame. 

Ceci  prouve ,  pour  le  dire  en  passant ,  que  l'en* 
tendement  de  l'homme  est  essentiellement  actif  y 
même  dans  la  sensation,  et  que  les  modifications 
distinctes  qu'il  éprouve ,  même  quand  la  condition 
particulière  que  nous  appelons  volonté  ne  s'y  joint 
pas ,  ne  peuvent  être  que  le  produit  d'une  force  qui  lui 
est  propre.  On  peut  aussi  conclure  de  là  que ,  dans 
le  cas  des  impressions,  il  y  a  déjà  au  moins,  par 
l'effet  même  de  la  vie ,  tendance  à  une  sorte  de  réac- 
tion de  la  part  de  la  faculté  intellectuelle ,  que  ces 
impressions  semblent ,  en  quelque  manière,  solliciter 
incessamment,  et  disposer  aux  actes  complets  qui  lui 
sont  propres.  Et  ce  que  je  dis  ici  de  fentendement  de 
l'homme ,  peut  se  dire  également  de  celui  des  ani- 
maux ,  autant  du  moins  qu'il  nous  est  permis  d'en 
juger  par  analogie. 


ENTENDEMENT.  l3 

§  9.    Mémoire  ,  Souvenirs. 

Outre  la  classe  particulière  de  faits  que  je  viens 
de  décrire,  et  qui ,  tant  que  les  objets  sont  présents  , 
donne  à  leur  action  sur  nos  organes  une  sorte  de 
persistance  ,  ou ,  plutôt ,  qui  n'est  que  cette  persis- 
tance même  de  l'action  des  objets  sur  les  organes  de 
notre  faculté  de  sentir,  il  se  manifeste  encore,  dans 
tous  les  moments ,  d'autres  faits  d'une  nature  très 
différente ,  qui  rendent  comme  présentes  à  l'enten- 
dement les  sensations  et  surtout  les  perceptions  en- 
tièrement évanouies ,  et  dont  la  cause ,  ou  est  absente , 
ou  a  complètement  cessé  d'agir  sur  les  organes. 

Les  faits  intellectuels  qui  ont  cette  propriété  si 
remarquable ,  sont  précisément  ceux  que  l'on  a  tou- 
jours désignés  sous  le  nom  de  souvenirs  ^  et  dont  la 
totalité  ou  la  somme ,  quelles  que  soient  d'ailleurs  leur 
nature  et  leur  diversité ,  compose  ce  qu'on  appelle  la 
mémoire^  nom  qui  sert  également  à  exprimer  ia 
faculté  qu'a  l'entendement  de  produire  de  pareils 
faits. 

§  10.    Intuitions. 

D'un  autre  côté ,  il  est  évident  que  deux  corps  , 
deux  parties  ou  deux  qualités  d'un  même  corps ,  en 
un  mot  deux  objets  de  perception  (et  il  ne  faut 
pas  oublier  que,  par  objets  de  perception ,  j'entends 
non-seulement  les  corps  autres  que  le  notre ,  mais 
aussi  notre  propre  corps,  et  les  diverses  parties  ou 


l4  PREMIÈRE    PARTIE- 

qualités  que  nous  y  pouvons  remarquer)  ;  il  est  évi 
dent,  dis-je,  que  de  tels  objets  peuvent  demeurer 
éternellement  les  uns  à  coté  des  autres ,  sans  que  ^ 
par  la  nature  des  choses,  il  y  ait  rien  à  en  conclure, 
sinon  qu'ils  sont,  chacun  à  part,  ce  qu'ils  sont. 

Mais  pour  l'Être  doué  d'entendement  qui  les  con- 
temple ,  ainsi  rapprochés  simultanément ,  ou  qui 
éprouve  les  sensations  successives  qu'ils  sont  destinés 
à  produire ,  ils  deviennent  la  cause  ou  l'occasion  d'un 
nombre  considérable  de  faits  intellectuels  singuliè- 
rement variés ,  qui  font ,  pour  ainsi  dire  ,  partie  de 
sa  constitution  propre  ,  ou  qui  sont  exclusivement 
le  produit  de  sa  nature  intelligente.  C'est  ce  que  nous 
appelons  les  rapports  de  ces  objets  de  perception , 
de  leurs  parties,  de  leurs  qualités  diverses,  etc. 

Ce  n'est  même ,  en  quelque  manière ,  qu'à  l'aide 
de  cette  autre  classe  de  faits ,  auxquels  je  donnerai 
le  nom  di  intuitions  ,  que  ces  objets  existent  pour 
nous ,  puisqu'en  effet  nous  n'avons  pas  d'autre  moyen 
de  les  distinguer  les  uns  des  autres.  Car  qui  ne  voit 
que  \ intuition  de  leurs  rapports  de  forme ,  de  cou- 
leur, de  grandeur,  d'identité,  de  ressemblance,  de 
différence ,  est  véritablement  ce  qui  donne  à  l'Etre 
doué  d'entendement  la  connaissance  distincte  des 
objets,  ou  de  leurs  parties,  ou  de  leurs  qualités, 
de  même  que  la  perception  les  lui  montre  comme 
objets  distingués  du  sujet  donné  immédiatement 
par  la  sensation  ? 


ENTENDEMENT.  I S 

Ainsi ,  la  mémoire  peut  offrir  à  chaque  instant  à 
notre  entendement  la  somme  des  perceptions  absentes 
ou  évanouies;  l'intuition  ajoute ,  en  quelque  manière, 
à  cette  somme  les  perceptions  présentes  ,  ou  les  en 
retranche  ,  suivant  qu  elles  se  manifestent  par  elle  , 
comme  semblables  ou  comme  différentes;  et,  par  là  ^ 
ces  deux  facultés  concourent  à  compléter  pour  nous 
la  connaissance  que  nous  acquérons  de  ce  que  j'ai 
appelé  tout-à-l'heure  objets  de  perception.  Au  reste, 
la  presque -simultanéité  de  l'action  de  toutes  nos 
facultés  primitives  dans  l'acte  complet  de  la  percep- 
tion distincte, le  concours  instantané  de  presque  tous 
les  faits  originaux  de  l'entendement,  dans  la  produc- 
tion de  la  connaissance  complète  d'un  objet,  quel 
qu'il  soit ,  est  un  fait  important  à  remarquer  ,  et 
qu'on  ne  doit  jamais  perdre  de  vue  quand  on  étudie 
ce  sujet. 

§   II.     Question  de  l'origine  et  de  la  génération  des  Facultés 
de  l'âme. 

C'est  peut-être  faute  d'avoir  tenu  compte  de  cette 
observation ,  comme  ils  auraient  dû  le  faire ,  que  des 
écrivains  distingués  se  sont  flattés  de  pouvoir  ré- 
soudre la  prétendue  question  de  l'origine  et  de  la 
génération  de  nos  facultés.  Sans  doute  nous  sommes 
bien  forcés  de  présenter  les  faits  dans  un  ordre  suc- 
cessif; et  le  même  procédé  analytique ,  à  l'aide  du- 
quel nous  parvenons  à  en  faire  des  classes  ou  de& 


l6  PREMIÈRE    PARTIE. 

ordres  différents,  en  nous  conformant, le  plus  rigou- 
reusement qu'il  est  possible ,  à  ce  que  prescrit  une 
exacte  et  fidèle  interprétation  de  la  nature  ,  nous 
indiquera  aussi  Tordre  qu'il  convient  de  suivre  dans 
l'exposition  de  ces  mêmes  faits ,  pour  la  rendre  plus 
intelligible  et  plus  propre  à  éclairer  les  esprits  de 
ceux  qui  nous  lisent  ou  qui  nous  écoutent  ;  mais  , 
encore  une  fois ,  il  n'y  a  à  cherclier  ici ,  du  moins 
autant  que  j'en  puis  juger,  ni  ordre,  ni  génération, 
au  sens  que  quelques  philosophes  illustres  semblent 
l'avoir  entendu. 

5  12.    Sentiments  ,  Conscience. 

Enfin ,  il  me  reste  à  parler  encore  de  deux  sortes 
de  faits ,  ou  plutôt  deux  circonstances  ,  deux  condi- 
tions, deux  points  de  vue,  sous  lesquels  on  peut 
envisager  .chacun  des  faits  qui  appartiennent  aux 
classes  précédemment  établies;  circonstances  ou  con- 
ditions qui,  étant  communes  à  tous  ces  mêmes  faits , 
jouent  nécessairement  un  rôle  très  important ,  ont 
une  influence  singulièrement  remarquable  sur  le 
développement  de  nos  facultés  et  sur  toutes  les  dé- 
terminations qui  en  sont  la  suite. 

Premièrement  donc  ,  non  seulement  les  sensations, 
les  perceptions ,  les  impressions  ,  les  souvenirs  et  les 
intuitions  de  rapport ,  sont  des  faits  de  notre  enten- 
dement réellement  distincts ,  qu'il  est  facile  de  re- 
connaître chacun  par  les  caractères  que  nous  leur 


ENTENDEMENT.  I  -y 

avons  assignes  ;  mais  de  plus  il  se  joint  à  chacun 
d'eux  une  modification  singulière,  en  vertu  de  la- 
quelle ils  nous  semblent  agréables  ou  désagréables , 
qui  nous  détermine  à  les  rechercher  ou  à  les  fuir  , 
autant  qu'il  dépend  de  nous ,  comme  causes  de  plaisir 
ou  de  peine,  et,  sous  ce  rapport,  nous  leur  donnons 
le  nom  de  sentiments. 

En  second  lieu  ,  outre  la  circonstance  particulière 
dont  je  viens  de  parler  ,  outre  cette  modification 
singulière  qui  accompagne  chacun  des  actes  de  l'en- 
tendement, et  qui  est  susceptible  de  varier  à  l'infini, 
soit  dans  ses  degrés,  soit  dans  sa  nature;  il  y  a  en- 
core ,  pour  chaque  acte  ou  pour  chaque  fait  indivi- 
duel ,  l'intuition  du  rapport  constant  et  nécessaire 
qu'il  a  à  l'Etre  intelligent  lui-même  :  soit  que  celui- 
ci  puisse  marquer  expressément  ce  rapport ,  comme 
il  arrive  à  l'homme  qui  a  l'usage  d'un  langage  arti- 
ficiel quelconque ,  soit  qu'il  ne  puisse  jamais  le  re- 
marquer d'une  manière  précise  et  distincte  ,  comme 
c'est  probablement  le  cas  pour  tous  les  animaux  autres 
que  l'homme. 

C'est  cette  sorte  d'intuitions  ,  soit  implicites,  soit 
explicites ,  dont  l'ensemble  est  compris  sous  le  nom 
de  conscience  ^  qui  constitue  essentiellement  l'Etre 
intelligent,  ou  le  moi  individuel  dans  chaque  espèce 
d'animaux.  C'est  la  conscience  qui  ramène ,  à  certains 
égards,  à  l'unité  la  multiplicité  de  nos  déterminations 
intellectuelles,  et  qui  leur  sert,  en  quelque  sorte  , 


l8  PREMIÈRE    PARTIE. 

(le  centre  ou  de  point  de  réunion.  Il  est  évident  que 
tout  Etre  sensible  et  animé  doit  toujours  et  néces- 
sairement avoir  au  moins  le  sentiment  implicite  de 
ce  rapport  au  moi ,  à  l'occasion  de  chacun  des  faits 
de  son  entendement.  En  effet ,  les  sensations ,  les 
perceptions,  les  impressions,  les  intuitions  de  rap- 
port ,  les  souvenirs  qui  entrent  nécessairement  dans 
chacun  des  actes  de  connaissance  que  nous  pouvons 
observer  en  lui ,  ne  seraient  pas  siens ,  et  par  consé- 
quent ne  feraient  pas  partie  de  cet  acte  de  connais- 
sance, dont  ils  sont  pourtant  considérés  comme 
des  éléments  indispensables ,  si  cette  circonstance 
particulière  du  rapport  au  moi  ne  s'y  trouvait  pas 
jointe. 

5   i3.    Conclusion  et  récapitulation  des  principaux  points  de 
doctrine  présentés  dans  ce  chapitre. 

Jusqu'ici  nous  avons  cherché  à  reconnaître  ,  par 
une  analyse  rapide,  quels  sont  les  principes  de  notre 
constitution  intellectuelle.  Nous  avons  considéré 
d'une  vue  générale  \es,  facultés  originales ,  ou,  mieux 
encoYe  ^\es  faits  primitif  s  qui  concourent  à  l'accom- 
plissement d'un  acte  de  connaissance ,  tel  que  nous 
en  faisons  tous  les  jours,  et  presque  à  tous  les  in- 
stants. Ces  faits  sont, comme  je  viens  de  le  dire,  ou 
des  sensations  ,  ou  des  perceptions ,  ou  des  impres- 
sions ,  ou  des  souvenirs ,  ou  des  intuitions  ;  et  tous 
ont  cela  de  commun ,  qu'ils  sont  toujours  accompa- 


ENTENDEMENT.  I  () 

g  nés  d'un  sentiment  de  plaisir  ou  de  peine  suscepti- 
ble de  varier  à  l'infini  ,  soit  dans  ses  degrés  ,  soit 
dans  sa  nature,  et  qu'ils  sont  nécessairement  des  faits 
de  la  conscience  ou  du  moi ,  reconnus  pour  tels  ,  soit 
implicitement,  soit  explicitement. 

Nous  aurons  à  présent  à  examiner  si  ce  sont  bien 
là  tous  les  faits  primitifs  qui  concourent  réellement 
à  ce  que  nous  appelons  un  acte  de  connaissance , 
ou ,  ce  qui  revient  à  peu  près  à  la  même  chose,  com- 
ment ils  y  concourent.  Car  ce  nouvel  examen  nous 
fera  voir  si  nous  avons  admis  trop  ou  trop  peu  de 
ces  facultés  que  nous  avons  appelées  originales  ;  si 
par  conséquent  il  ne  s'en  trouve  pas  quelqu'une  qui, 
pouvant  se  résoudre  en  des  faits  déjà  connus  et  admis , 
devra  être  retranchée  de  la  liste  que  nous  venons  de 
faire  ;  ou  si ,  au  contraire ,  nous  n'aurons  pas  occasion 
d'observer  dans  cette  seconde  analyse  quelque  fait 
essentiel,  différent  de  ceux  que  nous  avons  déjà 
constatés ,  et  qu'il  faudra ,  par  conséquent ,  faire  entrer 
en  ligne  de  compte ,  pour  être  sûrs  de  n'avoir  omis 
aucune  des  classes  défaits,  ou  facultés,  qui  constituent 
proprement  nos  moyens  de  connaître. 

Mais  avant  d'entreprendre  le  nouvel  examen  dont 
nous  indiquons  ici  le  but  et  l'utilité ,  il  convient , 
peut-être,  de  confirmer,  par  de  nouvelles  preuves  , 
la  légitimité  des  acceptions  que  nous  venons  de  don- 
ner aux  mots  par  lesquels  nous  désignons  quelques- 
unes  des  facultés  ou  des  classes  de  faits  de  l'entende- 


10  PREMIÈRE    PARTIE. 

ment,  dont  nous  avons  tracé  une  première  et  rapide 
esquisse. 


CHAPITRE  IL 

Eclaircissements  sur-  les  mots  sensation  ,  percep- 
tion, INTUITION,  IMPRESSION  ,  SENTIMENT,  CON- 
SCIENCE ,  employés  dans  le  chapitre  précédent. 

\  I .  Les  métaphysiciens  ont  souvent  compris  ,  sous  le  mot 
sensation,  des  Faits  qui  sont  réellement  différents  de  la 
sensation. 

J'entends  par  sensation.^  comme  je  l'ai  dit  précé- 
demment ,  ce  que  tout  homme  sent  en  lui-même , 
lorsqu'un  de  Ses  organes  reçoit,  de  quelque  manière 
que  ce  soit,  une  secousse  assez  forte ,  une  impression 
assez  vive,  pour  qu'elle  soit  distinctement  sentie  et 
remarquée  ;  c'est-à-dire  pour  qu'il  en  résulte  un  fait 
de  son  entendement,  dont  il  a  dès-lors  une  con- 
science distincte  ;  et  c'est  ce  fait-là  même,  auquel  je 
donne  le  nom  de  sensation. 

On  me  pardonnera,  j'espère,  d'insister  sur  cette 
définition  du  mot  ou  sur  cette  description  du  fait  de 
la  sensation,  parce  que  je  me  suis  applique ,  dans  le 
cours  de  cet  ouvrage ,  à  employer  constamment  les 
termes  essentiels  dans  le  sens  que  je  leur  ai  une  fois 
donné;  j'ai   cru  cette  attention  indispensable,  non 


ENTENDEMENT.  21 

seulement  à  la  clarté  du  langage ,  mais  à  l'exactitude 
même  des  idées ,  et  au  véritable  progrès  de  la  science. 
Il  me  semble  que  c'est  là  l'unique  moyen  d'éviter 
la  confusion  et  l'obscurité  qui  en  est  la  suite  inévi- 
table, dans  les  sujets  qui ,  comme  celui-ci , sont  extrê- 
mement compliqués. 

Par  exemple ,  Malebranche  comprend  sous  le 
mot  sensation  quatre  choses  distinctes,  qu'il  énu- 
mère  *;  Bossuet  en  comprend  également  quatre  qu'il 
énumère  aussi  **,  et  qui ,  à  l'exception  d'une  seule  ,  ne 
sont  pas  tout  à  fait  les  mêmes  que  celles  que  Male- 
branche y  a  comprises  ;  Condillac  n'y  voit  que  trois 
choses  ***,  dont  une  seule  est  la  même  que  celles 
dont  les  autres  écrivains  ont  fait  mention.  Ne  serait- 
on  pas  autorisé  à  leur  dire  :  si  les  choses  que  vous 
comprenez  sous  ce  mot ,  sont  réellement  distinctes 
de  la  sensation  elle-même ,  donnez-leur  des  noms 
différents ,  et  ne  surchargez  pas  d'acceptions  si  diver- 
ses un  mot  qui  exprime  déjà  une  quantité  innom- 
brable de  faits. 

En  effet ,  les  impressions  faites  sur  nos  yeux ,  par 
la  lumière ,  par  ses  modifications  diverses  et  par  tous 
ses  degrés  d'éclat  et  d'affaiblissement ,  celles  qui  sont 
produites  par  l'infinie  variété  des  sons  et  des  bruits 

*  Recherche  de  la  Vérité  ,  liv.  i  ,  chap.  X. 

Connaissance  de  Dieu  et  de  soi-même ,  chapitre  III , 
art.  7. 

***   Origine  des  Connaiss.  hum. ,  chap.  II ,  §  a. 


11  PREMITîlRE    PA.RTIE. 

qui  peu  vont  frapjjcr  notre  oreille ,  des  saveurs  qui 
peuvent  affecter  notre  goût ,  des  odeurs  qui  peuvent 
affecter  notre  odorat  ;  enfin  ,  la  variété  non  moins 
infinie  des  impressions  qui  affectent  à  chaque  in- 
stant toutes  les  parties,  tant  intérieures  qu'extérieu- 
res, de  notre  corps,  et  qui  toutes  peuvent  donner 
lieu  à  autant  de  sensations,  voilà  assurément  un  bien 
assez  grand  nombre  de  faits  ,  d'un  même  genre , 
compris  sous  ce  mot,  sans  y  joindre  encore  des  faits 
d'une  autre  nature. 

§  2.   Philosophes   qui   ont  commericé   à    démêler  cette 
confusion. 

Je  dois  dire ,  cependant ,  qu'entre  les  trois  écrivains 
dont  je  viens  de  faire  mention,  comme  ayant  donné 
des  définitions  peu  exactes  de  la  sensation ,  Bossuet 
mérite  d'être  excepté ,  parce  qu'il  a  vu  nettement  ce 
qu'elle  est,  quoiqu'il  n'ait  pas  jugé  nécessaire  de 
restreindre  l'acception  du  mot  à  la  seule  chose  qu'il 
signifie.  Voici  donc  les  paroles  mêmes  de  ce  grand 
écrivain  ,  qui  confirment  pleinement ,  ce  me  semble , 
la  justesse  des  observations  qu'on  vient  de  lire  : 
«  Remettons-nous  bien  dans  l'esprit  (dit-il  )  les  quatre 
«  choses  que  nous  venons  d'observer  dans  la  sensa- 
«  tion  ,  c'est-à-dire  ce  qui  se  fait  dans  l'objet,  ce  qui 
«  se  fait  dans  le  milieu  (  par  lequel  l'objet  agit  sur 
«  l'organe  ) ,  ce  qui  se  fait  dans  notre  âme ,  c'est-à-» 
«  dire  la  sensation  elle-niêrne  *.  «Ensuite  il  ajoute; 

*   Connaissance  de  Dieu,  etc.  ,  chap.  III ,  ait.  7, 


ENTENDEMENT.  ^3 

«  En  sentant ,  nous  apercevons  seulement  la  sen- 
«  sation  elle-même^  mais  quelquefois  terminée  à 
rt  quelque  chose ,  que  nous  appelons  objet  ;  »  et 
un  peu  après  :  «Ainsi,  le  vrai  effet  delà  sensation 
«  est  de  nous  aider  à  discerner  les  objets.  En  effet, 
«  nous  distinguons  les  choses  qui  nous  touchent  ou 
«  nous  environnent ,  par  les  sensations  qu'elles  nous 
«  excitent,  et  cest  comme  une  enseigne  que  la 
«  nature  nous  a  donnée  pour  les  connaître  *.  » 

Ici ,  Bossuet  semble  avoir  devance ,  par  la  sagacité 
de  son  génie ,  le  résultat  des  belles  observations  de 
Berkeley,  sur  les  phénomènes  de  la  vue,  et  des  ré- 
flexions du  docteur  Reid  ,  sur  la  sensation  et  la  per- 
ception. Car  ,  quand  il  dit  que  quelquefois  la  sen- 
sation est  terminée  à  quelque  chose ,  que  nous  ap- 
pelons objet ,  il  indique  assez  clairement ,  comme 
suite  de  la  sensation,  et  comme  introduit,  en  quelque 
sorte ,  par  elle  dans  l'entendement ,  le  fait  que  nous 
avons  précédemment  exprimé  par  le  mot  perception , 
en  vertu  duquel  nous  sommes  invinciblement  portés 
à  reconnaître,  à  chaque  sensation  que  nous  éprouvons, 
et  qui  nous  manifeste  l'existence  du  moi ,  un  objet , 
autre  que  le  moi ,  et  que  nous  regardons  comme  la 
cause  de  la  sensation. 

Il  était  donc  important  de  marquer  ces  deux 
sortes  de  faits  si  distincts  par  deux  noms  différents  ; 

*   Connaissance  de  Dieu  ,  etc. ,  chap.  III ,  art.  8. 


2 4  PREMIÈRE    PARTIE. 

et  celui  de  perception  ,  que  j'adopte  avec  le  docteur 
Reid,  pour  caractériser  la  seconde  espèce,  comprend 
dans  son  acception  une  quantité  si  considérable  de 
faits  particuliers ,  que  l'on  doit  avouer  qu'il  y  aurait 
de  l'inconvénient  à  l'employer  encore ,  comme  ont 
fait  presque  tous  les  philosophes,  dans  le  sens  d'idée, 
de  pensée,  de  conscience,  etc. 

Les  écrivains  latins  se  sont  quelquefois  servi  du 
moX,  perceptio  j  qu'ils  traduisaient  littéralement  du 
mot  grec  itcLTaL'htj'\it;^  dans  un  sens  très  voisin  de 
celui  que  j'indique  ici;  et,  quant  au  fait  lui-même, 
voici  comment  Cicéron  le  caractérise  :  «  L'esprit , 
«  ou  l'entendement  (dit-il),  qui  est  la  source  de  nos 
«  sensations,  et  qui  est  la  faculté  même  de  sentir, 
«  est  naturellement  doué  d'une  force  qu'il  dirige  vers 
«  les  objets  dont  il  reçoit  les  impressions  *.  w 

§  3.  Nouveaux  motifs  pour  distinguer  la /?(?rce/?//o/i  de  la 
sensation. 

Ce  fait  de  la  perception,  signalé  dès  les  plus  anciens 
temps,  par  des  observateurs  exacts,  était  d'autant 
plus  important  à  constater  par  une  dénomination 
expresse  ,  que  ,  faute  d'y  avoir  fait  une  attention 
suffisante  ,  ou  ,  pour  l'avoir  entièrement  perdu  de 

*  Mens  eniin  ipsa ,  qiiœ  sensuum  fons  est ,  atque  ipsa 
sensus  est ,  naturaletn  vini  habet^  quam  intendit  ad  ea  qui- 
bus  movetur.  (  Cicor.  Acadoin.  II,   lo.  ) 


ENTENDEMENT.  ^5 

vue  ,  des  hommes  du  plus  grand  génie ,  et  doués  de 
la  plus  rare  sagacité,  ont  été  conduits  à  adopter  une 
doctrine  dont  la  conséquence  inévitable  s'est  trouvée 
être  le  scepticisme  le  plus  outré  ,  ou  l'idéalisme  le 
plus  extravagant. 

Ainsi ,  Descartes  et  Malebranche  n'ont  pu  croire  à 
l'existence  des  choses  matérielles ,  l'un ,  qu'en  vertu 
d'un  raisonnement  par  lequel  il  se  démontre  à  lui- 
même  que  Dieu ,  en  lui  manifestant  un  monde  exté- 
rieur, n'a  pu  vouloir  le  tromper;  l'autre,  que  par 
la  foi  qu'il  se  croit  obligé  d'avoir  pour  toute  asser- 
tion contenue  dans  les  livres  de  l'ancien  et  du  nou- 
veau testament.  Locke  lui-même  ,  dans  ses  profondes 
et  ingénieuses  recherches  sur  l'entendement ,  ayant 
négligé  ce  fait,  quoiqu'il  en  admette  implicitement 
le  résultat  (  de  même  que  Tout  fait,  en  France ,  Con- 
dillac  et  d'autres  écrivains),  a  donné  occasion  à 
Berkeley  d'élever, sur  sa  théorie, un  système  d'idéa- 
lisme absolu*;  tandis  que  Hume,  partant  des  mêmes 
principes ,  est  arrivé  à  des  conclusions  entièrement 
sceptiques. 

Toutefois ,  le  célèbre  Arnaud,  dans  son  traité  Des 
vraies  et  des  fausses  Idées  (chap.  XX),  ou  il  at- 
taque ,  avec  une  grande  supériorité  de  raison ,  la 
théorie  de  Malebranche  sur  ce  sujet  même  des 
idées,  parlant  de  ce  qu'il  appelle  les  perceptions 

*  Voyez  ses  Dialogues  entre  Hylas  et  Philonous. 


'26  PREMIERE    PA.RTIE. 

quil  a  des  choses  matérielles ,  quoique  le  mot 
perception   ne    soit  sans  doute    pris  par    lui    que 
dans  le  sens  général  d'idée  ou  de  pensée ,  s'exprime 
d'une  manière  extrêmement  remarquable  :  «  Moi  âme 
«  (  dit-il  ),  je  sais  que  je  vois  des  corps  ,  que  je  vois 
a  celui  que  j'ai,   que  je  vois  le  soleil ,  quelque  distant 
«  qu'il  soit  de  moi....    Pourquoi   donc  ,  si  l'on   me 
«  demande  d'où  vient  que ,   n'étant  pas  corporelle  , 
«  je  puis  apercevoir  les  corps  présents  ou  absents, 
«  ne  serait-ce  pas  bien  répondre ,  que  de  dire  que , 
«  ma  nature  étant  de  penser ,  je  sens ,  par  ma  propre 
«  expérience ,  que  les  corps   sont  du  nombre  des 
((  choses  auxquelles  Dieu  a  voulu  que  je  pusse  penser? 
ce  et  que  ,  m'ayant  créée  et  jointe  à  un  corps,  il  a  été 
«  convenable  qu'il  m'ait  donné  la  faculté  de  penser 
«  aux  choses  matérielles,  aussi  bien  qu'aux  spirituel- 
«  les  ?  Qui  ne  se  contente  pas  de  cela   (  poursuit 
«  Arnaud  ) ,  et  qui  veut  que ,  passant  plus  outre  ,  on 
ce  lui  rende  raison  de  ce  qui  n'a  point  d'autre  raison 
ce  que  celle  dont  il  ne  lui  plait  pas  d'être  satisfait  , 
«  ne  saurait  que  s'égarer,  parce  que,  cherchant  ce 
ce  qui  n'est  pas  ,  il  mérite  ,   par  sa  témérité,  de  ne 
ee  trouver  pas  ce  qui  est ,   comme  dit  excellemment 
ce  Saint-Augustin  *.  » 

*  Compescat  ergb  se  humana  temeritas ,  et  ici  quod  non 
est ,  non  quœrat ,  ne  id  quod  est  non  inveniat.  (  Augustin, 
de  Gen.  coiUr.  Man. ,  liv.  I,  chap.  2.  ) 


ElNTEIVDEMEiyT.  27 

Le  fait  de  notre  entendement  ,  qui  suit  toujours 
la  sensation,  ou  plutôt  qui  se  joint  immédiatement 
à  elle,  et  en  vertu  duquel  l'âme  tend,  comme  dit 
Cicéron,  à  connaître  la  cause  extérieure,  ou  le  corps, 
dont  l'action  sur  nos  organes  a  donné  lieu  à  la  sen- 
sation ,  est  donc  essentiellement  différent  de  la  sen- 
sation elle-même  ;  et  par  conséquent ,  si  l'on  s'ac- 
corde à  lui  donner  un  nom  particulier,  comme 
celui  de  perception ,  ou  tout  autre ,  on  devra  le 
restreindre  à  cette  seule  acception. 

5  4-  Qu6  Vintiiition  est  un  l'ait  qui  se  joint  à  la  perception  ,  et 
qui  la  complète  ou  la  détermine. 

Cependant  la  perception ,  ainsi  considérée  dans 
son  principe,  et  comme  simple  tendance  vers  des 
objets  extérieurs ,  ne  suffît  pas  pour  expliquer  la 
connaissance,  si  nette  et  si  précise ,  que  nous  avons, 
la  plupart  du  temps  ,  de  ces  objets;  nous  sentons 
tous  que  c'est  par  des  actes  également  précis  et 
déterminés  de  notre  entendement,que  nous  attribuons 
à  chacun  d'eux  des  couleurs,  des  sons,  des  saveurs, 
des  odeurs  et  des  qualités  tactiles  de  diverses  espèces, 
à  raison  des  sensations  différentes  qu'ils  nous  font 
éprouver.  Or,  c'est  à  ces  actes  ,  qui  ne  sont  pas  la 
perception  elle-même ,  mais  qui  l'accompagnent  ou 
s'y  joignent  le  plus  souvent,  que  je  donne  le  nom 
à'mtuitions. 

Cette  dénomination  ,  ainsi  restreinte  à  cette  seule 


28  PREMIÈRE    PARTIE. 

acception ,  m'a  paru  devoir  être  préférée  aux  mots 
rapport  ^  ou  m^mQ.  jugement ,  par  lesquels  la  plu- 
part des  écrivains  qui  ont  traité  de  l'entendement , 
ont  désigné  l'espèce  de  faits  que  j'ai  en  vue ,  parce 
que  ces  mêmes  mots  sont  employés  par  eux ,  et  dans 
le  langage  ordinaire ,  pour  désigner  aussi  un  grand 
nombre  d'autres  faits  de  différents  genres ,  avec  les- 
quels ceux-ci  se  trouvent  ainsi  confondus.  Et  en  ceci 
je  ne  fais  que  me  conformer  à  l'autorité  de  Locke , 
(j^i  dLY\:iQ\\Q  connaissance  intuitive  ^  ce  que  l'esprit 
aperçoit ,  dit-il ,  comme  l'œil  voit  la  lumière ,  uni- 
quement parce  qu'il  est  tourné  vers  elle.  «  Ainsi  , 
a  ajoute  cet  auteur ,  l'esprit  voit  que  le  blanc  n'est 
«  pas  le  noir,  qu'un  cercle  n'est  pas  un  triangle....  : 
«  dès  qu'il  voit  ces  idées  ensemble ,  il  aperçoit  ces 
<(  sortes  de  vérités  par  une  simple  intuition,...  ;  et 
«  cette  espèce  de  connaissance  est  la  plus  claire  et  la 
«  plus  certaine  dont  la  faiblesse  humaine  soit  capa- 
«  ble.  Elle  agit  d'une  manière  irrésistible ,  etc.  *.  » 
Quoique  Locke  parle  ici  plus  particulièrement  du 
rapport  des  idées  exprimées  par  des  termes  généraux, 
ce  qu'il  dit  ne  s'applique  pas  avec  moins  de  justesse , 
ni  avec  moins  d'évidence ,  à  l'espèce  de  faits  primitifs 
que  je  considère  ici. 


*  Essai  y  etc. ,  liv.  IV  ,  chap.  2  ,  §  i  ;  voyez  aussi  le  chap. 
!JCVII,  §  14  ,  du  même  livre. 


ENTENDEMENT.  ig 

§  5.   Le  système  de  l'irléalisme  n'est  fondé  que  sur  l'omission 
du  fait  de  la  perception. 

Le  fait  de  la  perception  ,  ainsi  complété  par  celui 
de  l'intuition ,  et  ayant  une  autorité  aussi  incontes- 
table que  celle  de  la  sensation  elle-même ,  puisqu'il 
se  manifeste  au  même  titre  qu'elle ,  c'est-à-dire  comme 
une  donnée  immédiate  de  la  conscience  ,  suffît  pour 
dissiper  tous  les  nuages  dont  l'idéalisme  et  le  scep- 
ticisme ont  semblé  environner ,  comme  à  plaisir ,  ce 
genre  de  questions.  Sans  doute,  il  ne  répond  pas  à 
la  supposition  que  fait  Descartes  ,  dès  le  début  de 
ses  Méditations ,  d'un  malin  génie  qui  aurait  le  pou- 
voir de  nous  donner ,  à  l'occasion  de  rien ,  c'est-à- 
dire  indépendamment  de  l'existence  des  Etres  et  des 
objets  autour  de  nous ,  précisément  toutes  les  idées 
que  nous  avons ,  à  l'occasion  de  ces  mêmes  objets  ; 
car  une  pareille  supposition  signifie  seulement  que 
Dieu  pourrait ,  s'il  le  voulait ,  changer  toutes  les 
conditions  des  phénomènes  du  monde  extérieur  et 
celles  du  monde  intellectuel ,  ou  même  anéantir  à 
son  gré  l'un  des  deux;  ce  qui  n'implique  nullement 
contradiction  avec  l'idée  de  sa  toute-puissance. 

V  Nous  ne  ferions  que  nous  embarrasser  et  nous 
«  éblouir,  dit  encore  Arnaud  ,  si  nous  voulions  cher- 
ce  cher  comment  la  perception  d'un  objet  peut  être 
«  en  nous,  et  ce  qu'on  entend  par  là....  ;  car,  puisque 
«  la  nature  de  l'esprit  est  d'apercevoir  les  objets.... , 


3o 

«  il  est  ridicule  de  demander  d'où  vient  que  notre 
a  esprit  aperçoit  les  objets  ;  et  ceux  qui  ne  veulent 
ce  pas  voir  ce  que  c'est  qu'apercevoir  les  objets,  en  se 
«  consultant  eux-mêmes  ,  je  ne  sais  comment  le  leur 
«  faire  mieux  entendre  *.  » 

Ainsi,  les  illusions  des  sens,  les  phénomènes  des 
rêves  ou  des  songes ,  les  aberrations  de  l'esprit  dans 
le  délire  ou  dans  les  diverses  espèces  de  manie,  et,  en 
général,  toutes  les  anomalies  de  la  sensibilité,  ou  plu- 
tôt de  la  perception ,  que  l'on  a  si  souvent  alléguées 
comme  des  faits  propres  à  ébranler  notre  croyance  à 
la  réalité  du  monde  extérieur,  se  trouvent  dès-lors 
(  c'est-à-dire  par  la  considération  exacte  des  faits  de 
perception  ) ,  réduits  à  leur  valeur  réelle;  et,  loin  de 
diminuer  ou  d'affaiblir  en  rien  la  confiance  que 
méritent  nos  facultés  naturelles  ,  et  l'autorité  des 
lois  généralçs  que  nous  manifeste  l'observation  at- 
tentive de  leur  mode  d'action,  ils  ne  peuvent  qu'aug- 
menter et  fortifier  l'une  et  l'autre ,  comme  on  pourra 
s'en  convaincre  par  les  nombreux  exemples  que  nous 
en  offriront  les  chapitres  suivants. 

§  G.  Deux  sortes  à.'' impressions  :  les  unes,  de  nature  à  produire 
les  sensations  ;  les  autres ,  de  nature  à  produire  les  senti- 
ments. 

D'après  ce  qui  a  été  dit  précédemment  (  cAop.  i, 
§  1 2),  le  sentiment ,  c'est-à-dire  un  degré  quelconque 

*  Arnaud  ,  Des  vraies  et  des  fausses  idées  ,  chap.  II. 


ENTENDEMENT.  3l 

de  plaisir  ou  de  peine ,  tantôt  agissant  à  la  manière  des 
impressions,  et  produisant  l'effet  qu'il  est  de  sa  nature 
de  produire ,  quoique  nous  n'en  ayons  pas  conscience; 
tantôt,  au  contraire,  se  manifestant  au  moi  par  une 
conscience  distincte  et  positive  :  le  sentiment ,  dis-je , 
se  joint  à  tous  les  faits,  quels  qu'ils  soient,  de  notre 
entendement  et  de  notre  existence. 

Sur  quoi  il  faut  remarquer  qu'il  y  a  deux  sortes 
d'impressions  :  les  unes  qui  sont  de  la  nature  des 
sensations,  et  les  autres  qui,  par  leur  nature,  s'unis- 
sent à  la  classe  des  faits  que  nous  désignons  plus 
spécialement  par  le  nom  de  sentiments.  Mais,  comme 
ces  deux  sortes  de  faits  ne  peuvent ,  d'après  la  défi- 
nition même,  être  l'objet  de  la  conscience,  il  est 
possible  qu'on  doute  de  leur  réalité  ;  il  est  du  moins 
évident  qu'elle  ne  peut  être  constatée  et  prouvée  que 
par  induction.  Or  voici ,  ce  me  semble,  comment  on 
peut  s'assurer  que  ces  sentiments-impressions  ^  si  je 
puism'exprimer  ainsi,  existent  en  effet  dans  l'entende- 
ment ou  dans  l'âme ,  et  y  exercent  une  action  qui 
n'est  jamais,  ni  suspendue,  ni  interrompue.  La  cer- 
titude indubitable  de  leur  existence  me  paraît  du 
moins  ressortir  évidemment  de  l'observation  des  faits 
suivants  : 

i"  Pour  les  impressions  qui  sont  de  la  nature  des 
sensations,  et  destinées  à  devenir  des  sensations,  du 
moment  où  l'âme  en  a  conscience ,  il  n'est  personne 
qui  n'ait  observé  qu'en  marchant , par  exemple,  dans 


3l  PEEMIÈRE    PARTIE. 

la  rue ,  il  lui  arrive  sans  cesse  de  se  détourner  a 
droite  ou  à  gauche,  de  ralentir  ou  de  presser  sa 
marche  ,  par  des  déterminations  qui  semblent 
purement  instinctives,  surtout  lorsqu'il  est  fortement 
occupé  de  quelque  affaire ,  ou  de  quelque  sujet  de 
méditation.  Il  arrive  même  quelquefois ,  en  pareil 
cas,  qu'on  se  trouve  conduit  dans  le  lieu  oii  l'on  veut 
aller,  sans  pouvoir  nettement  se  rappeler  toutes  les 
parties  du  chemin  qu'on  a  parcouru.  Or ,  il  est  évi- 
dent qu'une  foule  d'objets  ou  d'individus  qu'on  a 
trouvés  sur  son  passage ,  ont  été  les  causes  détermi- 
nantes de  ces  mouvements  divers ,  dont  on  n'a  pas 
eu  plus  de  conscience  distincte,  qu'on  ne  l'a  eue  des 
objets  eux-mêmes.  Le  bruit  d'une  voiture,  ou  d'un 
homme  à  cheval ,  qui  se  fait  entendre  derrière  nous , 
un  amas  de  sable  ou  de  pierres ,  en  un  mot  tout 
ce  qui  se  trouve  incessamment  sur  notre  passage , 
agit  sur  nos  organes,  sans  produire  ni  sensation,  ni 
perception  distincte,  et  cependant  nous  détermine 
a  agir  précisément  comme  nous  le  ferions  si  ces 
opérations  avaient  lieu ,  et  comme  nous  le  faisons , 
en  effet,  quand  nous  en  avons  conscience.  Il  faut 
donc  nécessairement  qu'elles  soient  vaguement  aper- 
çues ,  quoique  non  distinctement  remarquées. 

Cette  vérité  devient  plus  sensible  encore  par 
l'observation  d'une  autre  espèce  de  faits,  à  peu  près 
du  même  genre  ;  c'est  le  cas,  qui  n'est  pas  très  rare, 
oîi  une  simple  impression  produit  sur  la  mémoire  le 


ENTENDEMENT.  33 

hiéme  effet  qu'une  sensation  évanouie  ou  absente 
pourrait  y  produire.  Ainsi ,  un  homme  occupé  d'un 
travail  sérieux  ,  que  l'on  interrompt  pour  lui  deman- 
der l'heure  qu'il  est^  peu  d'instants  après  que  sa 
pendule  a  sonné ,  peut  répondre  immédiatement  à 
cette  question ,  qui  suffît  pour  lui  faire  remarquer 
l'impression  produite  en  effet  sur  son  oreille  par  le  son 
de  sa  pendule;  bien  qu'il  n'en  ait  pas  eu  de  con- 
science distincte  ,  au  moment  où  elle  avait  lieu.  Ici 
donc  la  mémoire  atteste  la  réalité  de  cette  impres- 
sion qui,  bien  certainement,  aurait  passé  entièrement 
inaperçue ,  si  la  circonstance  que  je  viens  d'indiquer 
n'en  avait  déterminé  le  rappel  dans  la  mémoire. 
Mais  la  possibilité  de  ce  rappel  est  elle-même  la  preuve 
la  plus  incontestable  de  la  réalité  des  impressions 
considérées  comme  faits  de  l'entendement  ;  seulement 
ils  diffèrent  de  ceux  auxquels  nous  avons  donné  le 
nom  ^ idées  ^  en  ce  que  l'âme  a  conscience  de  ceux- 
ci  ,  au  lieu  qu'elle  ne  l'a  pas  des  impressions. 

Ce  que  je  dis  ici  des  impressions  de  l'ouïe,  pour 
en  constater  la  réalité  ,  peut  se  dire  également  de 
celles  des  autres  sens  ,  et  il  est  possible ,  avec  un  peu 
de  réflexion  ,  d'en  acquérir  la  preuve  par  des  exem- 
ples analogues  à  ceux  que  je  viens  d'offrir. 

^   8.   Le   Sentiment  (  plaisir  ou  peine  )    se  joint  à  tous  les  faits 
(  idées  )  de  l'entendement  ou  de  la  conscience. 

Considérons  maintenant  les  impressions  qui  sont 

3 


34  PREMIÈRE    PARTIE. 

de  la  nature  des  sentiments ,  et  destinées  à  devenir 
des  sentiments  distincts,  dès  que  l'âme  les  aura  re- 
marquées. 

L'homme,  pendant  toute  la  durée  de  sa  vie,  est  sujet 
h  des  alternatives  de  désirs  et  de  besoins ,  qui  sem- 
l)lent  ne  pouvoir  être  que  le  résultat  d'un  nombre 
infini  d'impressions ,  produites  par  le  jeu  de  ses  or- 
ganes ,  tant  internes  qu'externes,  et  par  l'action ,  sans 
cesse  continuée ,  de  toutes  les  causes  intérieures  et 
extérieures  avec  lesquelles  ils  sont  en  rapport ,  ou 
qui  sont  de  nature  à  agir  sur  eux.  La  faim,  la  soif, 
le  besoin  du  mouvement,  celui  du  repos ,  etc.,  besoins 
qui  comprennent  dans  la  sphère  de  leur  activité  une 
infinie  variété  de  déterminations  ou  d'actes  de  toutes 
ses  facultés;  tous  ces  besoins,  dis-je,  se  manifestent 
par  des  sentiments  de  peine  ou  de  douleur  plus  ou 
moins  vifs  ,  plus  ou  moins  expressément  remarqués 
par  l'âme ,  qui  dès  lors  en  a  des  idées  distinctes. 

Or,  il  paraît  évident  que  ce  phénomène  ne  peut 
avoir  lieu  que  parce  que,  dans  tous  les  moments  qui 
ont  précédé  celui  qui  le  manifeste ,  des  impressions 
déjà  pénibles  à  un  degré  tout  à  fait  imperceptible  , 
quoique  vaguement  senties ,  se  sont  successivement 
ajoutées  les  unes  aux  autres;  en  sorte  que  ce  n'est 
pas  la  dernière  qui  produit  le  sentiment  distinct , 
mais  c'est  la  somme  de  toutes  ces  impressions. 

Il  en  doit  être  de  même  de  celles  qui  sont  agréa- 
bles :  c'est  aussi  par  leur  accumulation,  s'il  le  faut 


ENTENDEMENT.  35 

ainsi  dire,  qu'elles  produisent  un  sentiment  distinct 
de  satisfaction ,  de  plaisir  ou  de  joie.  Et  comme  ces 
sentiments  opposes  de  plaisir  ou  de  peine  ont  lieu, 
non  seulement  à  l'occasion  des  actes  de  nos  facultés 
corporelles  ou  physiques ,  mais  aussi  sont  produits 
par  l'exercice  de  nos  facultés  morales  et  intellectuel- 
les ,  soit  que  nous  considérions  ces  facultés  isolées  , 
soit  que  nous  les  considérions  comme  agissant  simul- 
tanément, comme  elles  font  presque  toujours;  nous 
sommes  autorisés  ,  ce  me  semble  ,  à  conclure  de  là , 
qu'il  n'y  a  pas  un  seul  fait  de  la  conscience ,  ou  une 
seule  idée  de  l'entendement,  qui  ne  soit  accompa- 
gnée de  quelque  degré  de  plaisir  ou  de  peine ,  si 
faible  qu'on  le  suppose  ,  lequel  est ,  par  conséquent , 
de  la  nature  des  impressions,  ou  appartient  à 
la  classe  des  faits  que  nous  avons  désignés  par 
ce  terme  ,  dans  nos  considérations  sur  la  sensation. 
Seulement,  les  impressions  destinées  à  devenir  des 
sensations,  appartiennent  exclusivement  à  la  classe 
des  idées  appelées  sensations;  au  lieu  que  les  impres- 
sions qui  sont  de  nature  à  produire  des  sentiments 
proprement  dits  ,  se  mêlent  h  toutes  les  sortes 
d'idées  ,  ou  accompagnent  les  idées  de  toutes  sortes. 
Sous  ce  rapport  donc,  on  peut  bien  dire,  en  gé- 
néral, f^Q penser  c est  sentir^  ou  que  dans  toute 
idée  il  y  a  sentiment  \  mais  on  ne  peut  pas  dire,  ce 
me  semble ,  avec  vérité ,  que  penser  n  est  que  sentir , 
ou  que  toute  idée  est  sentiment ,  à  moins  qif  on  ne 

3. 


36  PREMIÈRE    PARTIE. 

prenne  le  mot  sentiment  au  sens  de  conscience  , 
comme  semblent  l'avoir  fait  les  auteurs  qui  se  sont 
exprimés  ainsi.  Car,  d'après  la  définition  du  mot 
idée,  un  sentiment  ne  peut  être  idée,  qu'autant  qu'il 
est  distinctement  senti  ou  remarqué  par  l'ame,  qu'au- 
tant qu'il  est  un  fait  de  la  conscience. 

§  n.  La  conscience  constitue  le  moi  ,  et  le  manifeste  à  hii- 
même  comme  un  Être  simple  ,  quoique  susceptible  d'une 
infinie  variété  de  modifications  successives. 

Quant  à  cette  faculté  générale  elle-même,  je  n'ai 
que  peu  de  choses  a  ajouter  à  ce  que  j'en  ai  dit  dans  le 
chapitre  précédent  (  §   i4)-  H  est  évident  qu'elle  se 
compose  d'intuitions  du  rapport  au  moi  ou  à  l'ame , 
pour  tous  les  faits  qui  se  succèdent  sans  cesse  dans 
l'entendement,  et  qu'il  est  impossible  que  ce  rapport 
ne  soit  pas  toujours  senti,  à  la  manière  des  impres- 
sions ,  quoiqu'il  soit  rarement  remarqué  en  lui-même, 
de  sorte  qu'il  en  résulte  des  idées  ou  intuitions  af- 
fectées de  ce  caractère  spécial.  Enfin  ,  il  est  évident 
que  c'est  cette  condition  commune  a  toutes  les  idées, 
ou  à  tous  les  faits  de  l'entendement ,   qui  constitue 
Vidée  ou  la  notion  du  moi ,  et  le  présente  comme  un 
Être  susceptible  d'une  infinie  variété  de  modifications 
successives  ,  en  même  temps  qu'il  est  un  et  simple 
par  sa  nature. 

Le  passage  suivant  du  célèbre  Arnaud  peut  servir 
à  confirmer  cette  manière  de  considérer  la  question 


ENTENDEMENT.  3^ 

de  l'existence  ou  de  la  notion  du  moi ,  telle  que  je 
la  présente  ici:  al.es  changements  qui  arrivent  dans 
«  les  substances  simples  (dit-il),  ne  font  pas  qu'elles 
«  soient  autre  chose  que  ce  qu'elles  étaient ,  mais 
a  seulement  qu'elles  sont  d'une  autre  manière  qu'elles 
«  n'étaient  ;  et  c'est  ce  qui  doit  faire  distinguer  les 
«  choses  ou  les  substances  ,  d'avec  les  modes  ou 
«  manières  d'être ,  que  l'on  peut  appeler  aussi  modi- 
«  fîcations.  Mais  les  vraies  modifications  ne  se  pou- 
«  vaut  concevoir,  sans  concevoir  la  substance  dont 
«  elles  sont  modifications  ,  si  ma  nature  est  de  penser, 
«  et  que  je  puisse  penser  à  diverses  choses,  sans 
«  changer  de  nature  ,  il  faut  que  ces  diverses  pensées 
«  ne  soient  que  différentes  modifications  de  la  pensée 
«  qui  fait  ma  nature  :  peut-être  qu'il  y  a  quelque 
«  pensée  en  moi  qui  ne  change  point ,  et  qu'on  pour- 
«  rait  prendre  pour  l'essence  de  mon  âme. 

«  La  pensée  que  l'âme  a  de  soi-même  (  poursuit 
«  Arnaud  ) ,  est  peut-être  telle  ,  car  elle  se  trouve 
(f  dans  toutes  les  autres  pensées....  Quoi  que  ce  soit 
«  que  je  connaisse  ,  je  connais  que  je  le  connais,  par 
«  une  certaine  réflexion  virtuelle  qui  accompagne 
«  toutes  mes  pensées.  Je  me  connais  donc  moi-même, 
«  en  connaissant  toutes  les  autres  choses  :  c'est  par 
«  là  principalement,  cerne  semble,  que  l'on  doit 
«  distinguer  les  Etres  intelligents,  de  ceux  qui  ne  le 
((  sont  pas  :  de  ce  que  les  premiers  sont  conscia  suî 
ce  et  suœ  opérât ionis ^  et  les  autres  non;  c'est-à-dire 


38  PREMIÈRE    PARTIE. 

((  que  les  uns  connaissent  qu'ils  sont  et  qu'ils  agissent, 
u  et  les  autres  ne  le  connaissent  pas  *.  » 

Ce  qu'Arnaud  appelle  ici  une  certaine  réflexion 
virtuelle^  est  précisément  ce  que  j'ai  désigné  par 
l'expression  intuition  du  rapport  à  Vâme  ou  au 
moi ^  en  adoptant  le  langage  de  Locke,  qui  dit  ex- 
pressément :  «  La  connaissance  que  nous  avons  de 
«  notre  propre  existence  nous  vient  ^diV  intuition  **.» 


CHAPITRE  III. 

Du    Toucher  et  des  Perceptions  acquises ,   qui 
sont  le  résultat  de  l exercice  de  ce  sens. 

§   I .  Du  Tact  et  du  Toucher. 

Le  toucher  est  celui  de  nos  sens ,  dont  l'exercice 
est  le  plus  habituel ,  puisqu'il  commence  peut-être 
quelque  temps  avant  notre  naissance,  et  qu'il  ne 
cesse  entièrement  qu'après  la  mort.  C'est  aussi  celui 
dont  l'organe  est  le  plus  étendu,  car  il  revêt  exté- 
rieurement tout  le  corps  humain  ,  pénètre  dans  ses 
cavités  intérieures  ,  et  est  partout  susceptible  d'é- 
prouver les  effets  de  l'action  des  autres  corps ,  quel 
cjue  soit  le  point  de  son  étendue  auquel  ils  s'appliquent. 

Des  vraies  et  des  fausses  idées  ,  chap.  2. 
**  Essai,  etc. ,  liv.  IV,  chap.  X  ,  §  II. 


ENTENDEMENT.  3g 

Mais  la  peau  qui  recouvre  extérieurement  tout  le 
corps  de  l'homme  n'est  susceptible  que  de  sensations, 
accompagnées  par  des  perceptions  plus  ou  moins  va- 
gues ou  indéterminées ,  que  l'on  comprend  sous  le 
nom  général  de  tact ,  et  c'est  la  main  surtout  qui  sem- 
ble plus  spécialement  destinée  par  la  nature  à  exercer 
le  toucher  proprement  dit. 

5  2.  Pression,  résistance  ;  noms  des  perceptions. Les  sensations 
du  toucher  ne  peuvent  avoir  de  nom  dans  aucune  langue . 

Les  sensations  de  différents  genres  que  l'homme 
doit ,  tant  au  tact  général  qu'au  toucher  proprement 
dit ,  ont  cela  de  commun ,  que  les  corps  qui  s'appli- 
quent à  quelque  partie  des  organes  de  ce  sens ,  ou 
auxquels  s'applique  cet  organe  lui-même ,  manifestent 
leur  action  par  une  modification  particulière  de  la 
sensibilité  ,  qui  n'a  de  nom  dans  aucune  langue, mais 
à  laquelle  sejoint  instantanément  une  perception,  que 
nous  désignons  ordinairement  par  les  mots  pression 
ou  résistance.  Car  il  faut  bien  remarquer  que  ces 
mots  sont ,  à  proprement  parler ,  les  noms  de  la  per- 
ception et  non  ceux  de  la  sensation. 

Cette  sensation ,  que  tout  homme  peut  facilement 
se  représenter  dans  sa  pensée,  bien  qu'il  soit  impos- 
sible de  la  définir  et  même  de  la  désigner  par  aucun 
autre  nom  que  celui  de  la  perception  à  laquelle  elle 
donne  immédiatement  lieu;  cette  sensation,  dis-je, 
qui  est,  en  quelque  sorte ,  ce  qu'il  y  a  de  plus  général 


4o  PREMIÈRE    PA.RTIE. 

dans  celles  du  tact,  n'est  pourtant  presque  jamais 
seule:  le  plus  souvent  elle  est  accompagnée  d'autres 
sensations,  qui  ne  peuvent  également ,  ni  être  dé- 
crites ,  ni  avoir  d'autres  noms  que  ceux  des  per- 
ceptions auxquelles  elles  donnent  également  lieu, 
mais  qui ,  dans  certains  cas ,  ont  pour  l'Etre  sen- 
sible qui  les  éprouve ,  un  attrait  plus  ou  moins 
grand ,  et  qui ,  d'autres  fois ,  l'affectent  d'une  manière 
plus  ou  moins  pénible. 

5   3,    Température   des  corps  ;    rudesse   ou    poli    de    leur 
surlace. 

Tantôt  c'est  une  clialeur  douce  ,  ou  une  fraîcheur 
agréable, ou  une  absence  presque  totale  d'aspérités, 
qui,  par  la  facilité  de  se  mouvoir  qu'elle  laisse  à 
l'organe  du  toucher,  semble  l'inviter  à  parcourir  les 
corps  que  nous  appelons  lisses  ou  polis.  D'autres 
surfaces ,  par  les  aspérités  très  nombreuses  et  très 
peu  pénétrantes  qu'elles  présentent ,  produisent  un 
léger  chatouillement,  ou  une  sensation  du  tact  éga- 
lement agréable,  comme  cela  a  lieu  dans  le  cas  des 
corps  que  nous  nommons  veloutés.  D'autres  fois,  au 
contraire  ,  l'excès  de  la  chaleur  ou  du  froid  ,  des 
inégalités  très  sensibles ,  des  aspérités  très  résistan- 
tes, éparses  de  distance  en  distance,  capables  de 
couper  ou  de  déchirer  la  peau ,  sont  autant  de  cir- 
constances particulières  dans  les  corps ,  qui  rendent 
leur  approche  plus  ou  moins  douloureuse,  et  dont 


ENTEN  DEMENT.  4 1 

la  perception  est  en  nous  le  résultat  des  sensations 
qu'ils  nous  font  éprouver. 

§  4-   Leur  mollesse  ,  leur  dureté  ,  leur  fluidité. 

Parmi  les  substances  sans  nombre  dont  je  suis 
sans  cesse  environné  ,  il  y  en  a  qui ,  lorsque  ma  main 
les  presse,  cèdent  facilement  à  son  effort,  et  chan- 
gent, pour  ainsi  dire  à  mon  gré,  de  figure  ou  de 
forme;  il  s'en  trouve  d'autres,  au  contraire,  dans 
lesquelles  je  ne  puis  opérer  aucun  changement  de  ce 
genre ,  avec  quelque  force  que  je  les  presse.  On 
donne  le  nom  de  mollesse  à  la  propriété  qu'ont  les 
premiers  corps  de  changer  ainsi  de  conformation  ^ 
par  l'effet  de  la  pression  exercée  sur  eux  ;  et  celle 
qu'ont  les  autres  corps  de  résister  a  la  plus  grande 
pression,  sans  souffrir  aucune  altération,  ni  chan- 
gement de  forme,  prend  le  nom  de  dureté.  On  dit 
aussi ,  à  cette  occasion  ,  que  les  corps  mous  sont 
ceux  dont  les  parties  constituantes  ne  sont  pas  for- 
tement adhérentes  entre  elles,  tandis  qu'au  contraire , 
le  caractère  des  corps  durs  est  cette  forte  adhésion 
de  leurs  parties  constituantes  les  unes  aux  autres. 
Enfin,  il  y  a  des  substances  dont  les  parties  con- 
stituantes ont  si  peu  d'adhérence,  qu'elles  cèdent  à  la 
plus  légère  pression,  et  que  le  plus  petit  effort  suffit, 
non  seulement  pour  les  séparer,  mais  pour  pénétrer, 
dans  tous  les  sens,  les  corps  qui  en  sont  composés. 
Ce  soûl  ceux  que  Ton   nonune  fluides;    et,   parmi 


4^  PREMIÈRE    PARTIE. 

ceux-ci ,  il  s'en  trouve  dont  l'action  sur  les  organes 
du  tact  ou  du  toucher  est  tellement  insensible ,  que 
l'on  a  été  long-temps  avant  de  soupçonner  qu'ils 
fussent  de  véritables  corps ,  capables  d'exercer  une 
pression  ,  ou  d'opposer  une  résistance  quelconque , 
comme  l'air,  et  \qs  fluides  aérif ormes  ou  gaz^  dont 
la  chimie  nous  a  révélé  l'existence  et  les  nombreuses 
propriétés. 

§  5.  Qualités  des  corps. 

Or,  il  n'y  a  personne  qui,  en  se  donnant  la  peine 
d'y  penser  un  seul  moment,  ne  sache  à  merveille  ce 
que  c'est  que  cette  sensation  ou  ce  sentiment  de  ré- 
sistance et  de  pression  à  différents  degrés,  depuis 
celle  des  pierres  les  plus  dures,  jusqu'à  l'impression 
légère  et  fugitive  produite  par  le  fluide  le  plus  subtil, 
que  font  éprouver  les  différents  corps  à  toutes  les 
parties  de  l'organe  du  toucher  ;  et  il  n'y  a  personne 
aussi  qui  ne  voie  parfaitement  qu'aucune  de  ces  sen- 
sations ,  qui  n'ont  réellement  de  nom  propre  dans 
aucune  langue ,  et  qu'il  serait  impossible  de  décrire 
et  de  définir  de  manière  à  en  donner  l'idée  à  celui 
qui  ne  les  aurait  pas  éprouvées,  il  n'y  a,  dis-je,  per- 
sonne qui  ne  comprenne ,  à  merveille,  qu'aucune  de 
ces  sensations  ne  peut  ressembler  aux  corps,  et  aux 
qualités  des  corps  dont  elles  suggèrent  à  notre  enten- 
dement la  perception.  En  effet,  qu'y  a-t-il de  commun 
ou  de  semblable  entre  ces  modifications  diverses  du 


ENTENDEMENT.  4^ 

moi,  dont  j'ai  la  conscience  immédiate,  et  la  certitude 
absolue,  invincible  et  inévitable,  qu'elles  font  naître 
en  moi ,  qu'il  y  a  des  corps  plus  ou  moins  solides  ou 
résistants,  c'est-à-dire  dont  les  parties  constituantes 
ont  la  propriété  d'adhérer  avec  plus  ou  moins  de 
ténacité  les  unes  aux  autres? 

§  6.  Sensation  et  Perception. 

Ces  deux  faits  de  notre  entendement ,  qui  s'y  suc- 
cèdent avec  tant  de  rapidité ,   qu'on  les  croirait  si- 
multanés, et  qu'en  effet,   on  les  a  crus  long-temps 
un  seul  et  même  fait,  sont  donc  néanmoins  essen- 
tiellement distincts  et  ne  peuvent  pas  être  confondus 
sans    un   véritable  inconvénient.    Je    dois    à  l'un 
toute  la  certitude  que  je  puis  avoir  de  ma  propre 
existence,   comme  Etre  sentant  ;  je  dois  à  l'autre 
une    certitude    non    moins  absolue   de    l'existence 
des  Etres  autres  que  moi.  Ces  deux  faits  sont  bien 
incontestablement  des  faits  purement  intellectuels  ; 
mais ,  par  l'un ,  je  sens  que  j'existe ,  et ,  par  l'autre ,  je 
suis  sûr  qu'il  existe  des  Etres  autres  que  moi  :  ce  sont 
donc  des  Etres  réellement  existants  que  je  perçois  , 
bien  que  ma  perception  ne  soit  qu'un  fait  de  mon  en- 
tendement. C'est  là,  au  reste,  toute  ma  lumière  et  toute 
ma  certitude  ;  mais  il  ne  m'est  pas  donné  de  conce- 
voir ce  que  pourrait  être  une  certitude  autre  que 
celle-là , ni  d'en  imaginer  une  d'une  nature  différente  *. 

*  Voyez  ci-dessus,  chap.  II,  §§  3  et  5. 


44  PRE3IIÈRE    PARTIE. 

5  7.  Mouvement. 

Toutefois  il  est  à  remarquer  que ,  si  moi-même  je 
n'avais  pas  la  faculté  de  mouvoir  mes  membres  et 
les  diverses  parties  de  mon  corps ,  peut-être  me  serait- 
il  impossible  de  percevoir  aucune  chose  existante,  et 
de  rien  connaître  que  ma  faculté  de  sentir  elle-même , 
ou  plutôt  toutes  les  modifications  diverses  dont  elle 
est  susceptible  '*'.En  sorte  qu'il  y  a  lieu  de  présumer 
que  la  perception  n'est  peut-être  qu'une  suite  du 
mouvement  volontaire  ou  spontané  de  notre  corps 
et  de  ses  diverses  parties;  du  moins  semble-t-il  que 
ce  mouvement  volontaire  soit  une  condition  néces- 
saire, pour  que  la  perception  ait  lieu.  Aussi  n'y  a-t-il 
aucun  Etre  animé  qui  ne  soit  plus  ou  moins  doué  de 
quelque  faculté  motrice  ,  et  qui  ne  manifeste  en 
même  temps  qu'il  est  doué  d'un  tact  quelquefois 
extrêmement  délicat.  «  Parmi  les  animaux  sans  ver- 
ce  tèbres ,  dit  un  célèbre  naturaliste ,  ce  sens  se  per- 
te fectionne  d'autant  plus  que  les  autres  se  dégradent; 

*  Voyez  ReicVs  înquiry  into  the  human  mind^  cliap.  V , 
sect.  VI.  Voyez  aussi  le  chap.  VII  àes  Eléments  cV idéologie  y 
de  M.  de  Tracy.  L'illustre  et  ingénieux  auteur  de  ce  dernier 
ouvrage  a  parfaitement  vu  que  les  actes,  soit  spontanés,  soit 
volontaires,  de  la  faculté  de  mouvoir,  sont  la  condition  es- 
sentielle delà  perception  ;  mais  il  va  trop  loin  ,  ce  me  semble, 
lorsqu'il  suppose  que  cette  dernière  faculté  est  le  résultat 
d'une  déduction  ou  d'une  induction  purement  rationnelle. 


ENTENDEMENT.  4^ 

«  et  ceux  qui  n'en  ont  point  d'autre,  Font  quelque- 
ce  fois  si  exquis ,  que  quelques-uns  d'entre  eux  sem- 
«  blent  même  palper  la  lumière  *.  » 

§  8.  Exercice  et  développement  du  toucher  dans  l'homme  , 
dès  les  premiers  moments  de  son  existence. 

Quant  à  l'homme ,  il  n'y  a  nul  doute  que ,  même 
avant  sa  naissance ,  il  n'ait  commencé  à  éprouver  , 
du  moins  pendant  un  certain  temps,  un  assez  grand 
nombre  de  sensations  diverses  du  toucher,   et  qu'il 
ne  se  soit  senti  alternativement  bien  et  mal ,  par 
suite  de   ces   sensations.  Elles   sont   probablement 
la    cause  de    plusieurs  des  mouvements  qu'il  im- 
prime   quelquefois   à    ses    membres  ,  ou   plutôt   a 
son   corps  tout  entier;  et  il  est  évident  que,  dans 
les  premiers  temps  qui  suivent  sa  naissance ,  il  doit 
éprouver  quelque   diminution  dans   sa  faculté  de 
mouvoir,   puisque  le  fluide  dans  lequel  il  nageait , 
pour  ainsi  dire  ,  lui  rendait  plus  faciles  quelques 
mouvements  de  tout  son  corps ,   qui  lui  deviennent 
impossibles  a   exécuter   dans    le  fluide    infiniment 
moins  dense  oii  il  est  destiné  à  vivre  désormais. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'enfant ,  dans  le  nouveau  mode 
d'existence  qui  commence  pour  lui  avec  sa  nais- 
sance, ayant  plus  d'occasions  de  jouir  et  de  souffrir, 
et,  en  même  temps  ,  plus  de  moyens  d'agir,  à  mesure 

Leçons  lï Anatomie  comparée  ,  par  M   Ciivier.  (  Leçon 
XIV,  ail.  I.) 


46  PREMIÈRE    PARTIE. 

que  ses  organes  acquièrent  de  la  force  et  de  la  con- 
sistance ,  il  est  naturel  que  sa  faculté  de  sentir  s'é- 
tende et  se  perfectionne.  Mais  le  toucher,  à  l'époque 
où  nous  considérons  l'homme  en  ce  moment ,  est , 
de  tous  ses  sens ,  celui  qu'il  exerce  le  plus  constam- 
ment et  le  plus  souvent;  car  ses  autres  sens  ne  com- 
mencent à  entrer  en  exercice  que  plus  tard ,  à  l'ex- 
ception de  celui  du  goût,  dont  les  sensations,  au 
reste,  ne  peuvent  pas  être,  à  beaucoup  près,  aussi 
multipliées  ,  ni  aussi  variées  que  le  sont  celles  du 
toucher. 

L'enfant  exerce  donc  ce  sens  sur  tout  ce  qui  l'en- 
vironne et  sur  lui-même  ,  c'est-à-dire  sur  son  propre 
corps  ;  quelques-unes  des  sensations  qu'il  en  éprouve 
sont  des  causes  de  bien-être ,  et  ses  mouvements , 
d'abord  purement  instinctifs ,  cherchent ,  en  quelque 
manière ,  ces  sortes  de  sensations ,  mais  sans  qu'il 
puisse  encore  donner  à  ses  mouvements  une  direc- 
tion assurée.  D'autres  sensations  du  toucher,  sont, 
au  contraire,  causes  de  mal-aise  ou  de  douleur,  et 
il  essaie  de  s'y  dérober  par  des  mouvements  égale- 
ment instinctifs ,  qu'il  sait  encore  si  mal  diriger,  que 
peut-être  il  augmentera  par  eux  sa  douleur,  au  lieu  de 
la  diminuer.  Mais  bientôt  le  même  instinct  les  lui 
fera  diriger  en  sens  contraire ,  et  c'est  une  leçon 
donnée  par  la  nature  même ,  dont  il  profitera  très 
promptemcnt.  Si  la  cause  de  sa  douleur  est  quelque 
désordre  interne  des  fonctions  de  la  vie ,  ou  un  mal 


ENTENDEMENT.  /Jy 

dont  le  siège  soit  à  quelque  partie  extérieure  de  son 
corps ,  l'enfant ,  dans  l'un  et  l'autre  cas ,  s'agitera 
vaguement  et  sans  but  déterminé  ;  mais  enfin  il  ap- 
prendra, dans  le  second  cas,  à  diriger  sa  main  vers 
la  partie  malade  ou  souffrante ,  et  à  en  reconnaître  , 
ou,  si  l'on  veut ,  à  en  sentir  plus  distinctement  le  lieu. 
Si  la  douleur  est  occasionnée  par  le  voisinage,  ou  par 
le  contact  immédiat  de  quelque  corps  étranger ,  et 
qu'il  lui  soit  possible ,  par  un  mouvement,  d'éloigner 
la  partie  ainsi  affectée  d'un  sentiment  pénible,  de 
la  cause  qui  le  produit,  l'enfant  parviendra  à  faire 
ce  mouvement  et  cessera  de  souffrir. 

C'est  par  ces  expériences,  mille  fois  répétées,  qu'il 
apprend  insensiblement  à  les  répéter  encore  avec 
plus  de  justesse  et  de  précision  ;  c'est  au  milieu  de 
ces  actes ,  sans  cesse  renouvelés  ,  de  sa  faculté  de 
sentir  et  de  celle  de  mouvoir ,  que  l'une  et  l'autre 
s'étendent ,  pour  ainsi  dire ,  et  se  perfectionnent ,  et 
que  son  corps  et  ses  membres  acquièrent  plus  de 
vigueur  et  de  développement. 

5  g.  Connaissance  qu'il  acquiert  de  son  propre  corps. 

Bien  long-temps  avant  qu'il  puisse  manifester,  par 
la  parole  ,  aucune  des  sensations  qu'il  éprouve ,  au- 
cun des  sentiments  dont  il  est  affecté,  il  lui  est  ar- 
rivé,un  nombre  infini  de  fois,  de  touclier  les  diverses 
parties  de  son  corps  ;  et  il  a  senti  que  sa  main  droite, 
par  exemple ,  touchait  son  front  ou  son  bras  gauche  ; 


48  PREMIÈRE    PARTIE. 

11  a  senti,  en  mémo  temps,  que  son  bras  gauche ^ 
ou  son  front,  étaient  touches  par  sa  main  droite: 
mais  je  ne  dirai  pas  qu'il  en  a  conclu  que  ces  trois 
parties  appartiennent  au  même  Etre,  qui  est  hii;  je 
ne  dirai  pas  qu'il  a  été  surpris  ou  étonné  de  cette 
double  sensation ,  et  que ,  la  comparant  avec  celles  que 
lui  donnent,  en  pareil  cas,  tous  les  corps  autres 
que  le  sien ,  lesquels  ne  lui  rendent  point  sentiment 
pour  sentiment,  il  a  dû  tirer  cette  conclusion.  Je 
suis  intimement  convaincu,  au  contraire,  que  sans 
surprise,  sans  étonnement,  sans  faire  aucune  com- 
paraison expresse,  aucun  raisonnement,  il  a  connu 
que  c'étaient  des  parties  de  son  corps  ;  il  l'a  connu  , 
dis-je ,  immédiatement ,  et  en  vertu  d'une  loi  primi- 
tive de  sa  constitution.  Je  crois  que  c'est  là  un  fait 
constant  et  universel  de  la  nature  humaine ,  commun 
même  à  p;:'esque  toute  la  nature  animée ,  et  dont  il 
nous  est  aussi  impossible  de  nier  l'existence,  que 
de  donner  l'explication  par  aucun  raisonnement  con- 
forme aux  règles  de  la  logique.  En  un  mot ,  cette 
connaissance  s'est  établie  dans  son  entendement 
par  un  progrès  insensible  et  assez  rapide  ,  puisqu'on 
en  constate  l'existence  en  très  peu  de  temps  ;  elle 
s'est  établie  uniquement  par  un  nombre  infini  d'actes 
ou  opérations  de  la  faculté  originale  et  primitive 
que  j'ai  désignée  par  le  nom  d'intuition. 

Un  enfant  qui  commence  à  sentir  sa  force ,   dé- 
chire avec  ses  doigts,  ou  avec  ses  ongles,  les  divers 


ENTENDEMENT.  49 

objets  que  l'on  laisse  à  sa  portée;  il  exerce  par  là  sa 
faculté  de  mouvoir,  et  cherche  à  satisfaire  sa  curio- 
sité naissante.  Mais  il  se  garde  bien  d'essayer  ainsi 
ses  forces  sur  les  diverses  parties  de  son  corps;  et, 
s'il  lui  arrive,  par  hasard,  de  se  déchirer  la  peau  , 
parce  qu'il  y  sent  quelque  irritation  ,  ou  quelque  dé- 
mangeaison importune ,  il  sent  si  bien  que  cette 
partie  est  lui-même ,  qu'il  n'a  commencé  à  la  frotter 
avec  vivacité,  que  pour  se  procurer  quelque  soula- 
gement, et  qu'il  n'a  continué  son  action ,  que  parce 
qu'en  effet  elle  lui  en  procurait  un  sensible. 

5  lo.  Qualités  tactiles  ,  perceptions  acquises  qui  résultent  du 
toucher  :  connaissance  des  corps  ,  de  leurs  formes  ,  de  leur 
étendue  ,  de  leur  température  ,  etc. 

On  voit  par  là  ce  que  sont  réellement  les  percep- 
tions du  toucher;  de  quelle  manière  elles  nous 
font  connaître,  et  notre  propre  corps,  et  ceux  qui 
existent  autour  de  nous  ,  et  leurs  qualités  qu'on  peut 
appeler  tactiles.  Car  premièrement,  en  vertu  de  la 
faculté  de  mouvoir,  unie  à  la  perception  de  ce  que 
nous  avons  appelé  dureté,  solidité  ou  résistance  dans 
les  corps,  la  somme  d'une  suite  non  interrompue 
de  pareilles  perceptions  ,  que  la  mémoire  semble,  en 
quelque  sorte ,  ajouter  les  unes  aux  autres,  à  mesure 
que  nous  les  éprouvons  ,  forme  dans  notre  entende- 
ment \di  perception  acquise  détendue  des  corps 
solides  ;  et  il  est  facile  de  voir  que  la  perception  ac- 

.4 


5o  PREMIÈRE    PARTIE. 

quise  de  l'étendue  d'une  masse  fluide  ,  est  le  résultat 
d'un  ensemble  de  faits  primitifs  intellectuels  du  même 
genre.  Dans  ce  cas ,  l'uniformité  des  sensations  donne 
lieu  à  des  suites  de  perceptions  également  uniformes: 
ce  n'est  que  lorsqu'une  sensation  ,  ou  une  suite 
de  sensations  différentes  des  premières,  vient  frapper 
l'entendement,  qu'il  voit  naître  en  lui  une  nouvelle 
perception ,  ou  une  nouvelle  suite  de  perceptions  , 
qui  lui  annonce  qu'un  autre  corps  se  trouve  juxta- 
posé à  celui  dont  l'existence  lui  était  attestée  par  la 
précédente  suite  de  perceptions. 

En  second  lieu,  la  mémoire  assemble,  à  chaque 
moment,  ces  sommes  de  sensations  et  de  percep- 
tions qui  naissent  dans  l'entendement  ;  et  l'intui- 
tion s'y  joint  ,  pour  les  lui  faire  connaître  comme 
semblables,  ou  le  détermine  à  les  retrancher  de 
ces  assemblages ,  lorsqu'elle  les  lui  montre  comme 
différentes.  C'est  aussi  cette  même  faculté  de  l'intui- 
tion qui  co-ordonne  tous  ces  assemblages ,  toutes 
ces  suites  diverses  de  faits ,  à  l'égard  de  l'étendue  : 
qui  nous  fait  connaître,  par  exemple,  quand  la  série 
des  perceptions  tactiles ,  données  par  un  même  corps, 
vient  à  changer  de  direction  ;  et,  par  ce  moyen,  elle 
fournit  à  l'entendement  la  perception  acquise  de  la 
forme  de  ce  corps.  C'est  ainsi,  en  effet,  qu'un  aveugle- 
né  5  par  exemple ,  parvient  à  connaître  au  toucher  , 
un  cube  ou  un  globe ,  soit  de  marbre,  soit  de  métal , 
les  meubles  de  toute  espèce  qui  sont  à  son  usage,  ou 


EIN^TEN  DEMENT.  5l 

qu'il  a  occasion  de  manier  ;  en  un  mot ,  une  foule 
d'objets  et  de  corps  différents  de  forme,  de  contex- 
ture,  de  température, etc. ,  qui,  par  les  sensations 
qu'ils  produisent  sur  ses  organes  ,  rappellent  à  sa 
mémoire  les  perceptions  acquises  qui  sont  le  produit 
des  expériences  multipliées  que  le  cours  de  sa  vie 
l'a  mis  à  même  de  faire. 

^   II.  Deux  classes  de  qualités  tactiles. 

Observons  encore ,  au  sujet  des  sensations  du 
toucher  et  des  perceptions  qui  s'y  joignent  immédia- 
tement, que,  quels  qu'en  soient  lenombre  et  la  variété, 
on  peut  les  diviser  en  deux  classes  distinctes  :  l'une, 
qu'on  peut  nommer  principale  ou  fondamentale,  est 
celle  des  perceptions  qui  nous  révèlent  l'étendue  et 
la  forme  des  corps ,  leur  degré ,  plus  ou  moins  grand , 
de  solidité ,  au  moyen  de  la  sensation  ou  du  senti- 
ment de  pression  et  de  résistance,  plus  ou  moins 
grande,  dont  il  a  été  parlé  au  commencement  de  ce 
chapitre.  L'autre  classe  de  perceptions  comprend  tou- 
tes celles  qui  nous  font  connaître  les  divers  degrés  de 
température  de  ces  mêmes  corps ,  la  contexture  ou 
la  disposition  singulière  de  leurs  parties  extérieures, 
en  vertu  de  laquelle  nous  les  appelons  rudes  ,  po- 
lis ,  etc.  ;  perceptions  qui  résultent  immédiatement 
d'autres  sensations  qui  ont  aussi  été  décrites  précé- 
demment. Ces  deux  classes  de  perceptions  si  distinc- 
tes n'avaient  pas  échappé  à  la  sagacité  des  plus  an- 

4- 


5l  PREMIÈRE    PARTIE. 

ciens  observateurs ,  et  ont  été  rappelées  par  presque 
tous  les  philosophes  des  diverses  époques ,  sous  le 
nom  de  qualités  ;  mais  Locke  est ,  à  ce  qu'il  paraît , 
le  premier  qui  les  ait  plus  spécialement  désignées  par 
celui  de  qualités  premières  et  de  qualités  secondes 
ou  secondaires.  C'est  donc  principalement  par  la 
classe  de  perceptions  appelées  qualités  premières  , 
qui  appartient  exclusivement  au  toucher,  que  nous 
nous  emparons,  en  quelque  sorte,  du  monde  extérieur; 
et  que  les  corps  qui  le  composent,  y  compris  le 
nôtre ,  ont  pour  nous  une  existence  réelle  ,  perma- 
nente et  indépendante,  pour  ainsi  dire,  de  tous  les 
autres  ordres  de  faits  intellectuels  ;  et  c'est  sous  ce 
rapport,  que  cette  division  des  perceptions,  ou  des 
qualités,  peut  avoir  quelque  utilité. 

5   T2.  Les  sensations  du  toucher  ne  sont,  la  plupart  du  temps, 
que  les  signes  des  perceptions  qui  s'y  joignent. 

Mais  il  est  important ,  surtout ,  d'observer  que 
ces  sensations  ,  qui  ne  peuvent  avoir  de  nom  dans 
aucune  langue ,  et  que  nous  ne  remarquons  pres- 
que jamais,  parce  que  la  perception  qui  s'y  joint 
instantanément  absorbe  ,  en  quelque  manière ,  toute 
notre  attention  ;  que  ces  sentiments  ,  dis-je ,  dont 
nous  avons  une  conscience  si  précise  et  si  nette , 
quoiqu'il  nous  fût  impossible  de  les  définir  ou  de  les 
décrire  de  manière  à  être  compris  de  quiconque  ne 
les  aurait  pas  éprouvés ,  ne  sont  pour  nous,  la  plupart 


ENTEI>f  DEMENT.  53 

du  temps,  que  des  signes  des  perceptions  qui  leur  cor- 
respondent *. Elles  sont,s'il  le  faut  ainsi  dire,un  langage 
que  nous  parle  la  nature ,  au  moyen  duquel  elle  nous 
révèle,  en  effet,  l'existence  des  corps  et  de  leurs 
qualités  diverses.  Ce  langage  a  même  ceci  de  par- 
ticulier et  de  singulièrement  remarquable ,  que  les 
éléments  en  sont,  h  certains  égards,  tout  à  fait  ar- 
bitraires, puisqu'ils  n'ont  absolument  aucune  ana- 
logie ,  aucune  ressemblance  avec  les  cboses  qu'ils 
sont  destinés  à  signifier. 


CHAPITRE    IV. 
Du  Goût. 

%   I.  Analogie  entre  le  goût  et  le  toucher,    sensations  et  per- 
ceptions qui  semblent  communes  à  ces  deux  sens. 

Le  goût  est,  de  tous  nos  sens,  celui  qui  se  rap- 
proche le  plus  du  toucher ,  et  dont  les  sensations 
ont ,  au  moins  par  la  manière  dont  elles  sont  produites, 
le  plus  d'analogie  avec  celles  qui  sont  exclusivement 
propres  au  toucher. 

En  effet ,  l'organe  du  goût ,  ainsi  que  celui  du 
toucher,  s'applique  immédiatement  aux  corps,  et  ne 
peut  que  de  cette  manière  en  recevoir  les  impressions  ; 

*  Voyez  ci- dessus  ,  chap.  Il ,  §  2,  le  passage  cité  de  la 
Connaissance  de  Dieu  ,  etc. ,  par  Bossuet. 


54  PREMIÈRE    PA.RTIE. 

nous  avons,  à  leur  occasion,  les  mêmes  perceptions 
à  peu  près  qu'à  l'occasion  des  impressions  faites  sur 
les  organes  du  tact  en  général;  nous  reconnaissons, 
jusqu'à  un  certain  point,  à  l'aide  des  organes  du 
goût,  toutes  les  qualités  tactiles  des  substances  sou- 
mises à  leur  action ,  comme  l'étendue,  la  solidité,  le 
mouvement,  les  différents  degrés  de  consistance  et 
de  température  de  ces  substances. 

§  2.  Sensations  propres  du  goût,  ou  saveurs  ;  elles  ne  peuvent 
avoir  de  noms  particuliers. 

Cependant  les  organes  du  goût,  c'est-à-dire  les  par- 
ties intérieures  de  la  bouche,  le  palais,  la  langue,  etc., 
ne  nous  donnent  ces  perceptions  du  tact,  que  comme 
faisant  eux-mêmes  partie  de  l'organe  général  du  tou- 
cher*. Mais  il  y  a  aussi,  comme  chacun  sait,  des  sen- 
sations qui  sont  exclusivement  propres  au  sens  du 
goût, et  à  l'occasion  desquelles  nous  percevons  dans 
les  corps  un  certain  ordre  de  qualités  qui  sont  appelées 
sa{^eurs\  qualités  dont  les  nuances  ou  les  espèces  sont 
prodigieusement  nombreuses ,  quoique  nous  n'ayons 
qu'un  très  petit  nombre  de  mots  pour  désigner,  encore 
assez  vaguement ,  leurs  modifications  les  plus  géné- 
rales et  les  plus  familières,  comme  amer ^  acre  ^ 
acide  ^  acidulé^  salé^  saumâtre ,  doux ^  sucré  ^ 
Jade ,  etc. 

*  Voyez  ci-dessus,  chap.  III,  §  i. 


ENTENDEMENT.  55 

Au  reste,  il  est  à  remarquer  ici,  comme  au  sujet 
des  qualités  tactiles  des  corps ,  que  les  noms  qui  les 
désignent  expriment  tout  à  la  fois  la  sensation  et  la 
perception  qui  servent  à  les  manifester  à  notre  en- 
tendement; c'est-à-dire  ce  que  nous  sentons  en  effet 
lorsque  les  corps  agissent  sur  nos  sens ,  et  la  dispo- 
sition ,  ou  la  nature ,  quelle  qu'elle  soit ,  de  leurs 
parties  constituantes  ,  en  vertu  de  laquelle  ces  corps 
ou  ces  substances  nous  font  éprouver  de  pareilles 
sensations.  A  dire  le  vrai ,  nous  ignorons  complète- 
ment quelle  nature  ou  quelle  disposition  de  ces  par- 
ties constituantes  des  corps  les  rend  propres  à  nous 
faire  éprouver  telle  ou  telle  sensation  du  goût. 
Voilà  pourquoi,  lorsque  nous  voulons  faire  connaître 
aux  autres  une  saveur  particulière  dont  nous  leur 
parlons ,  nous  n'avons  pas  d'autre  moyen ,  pour  nous 
faire  comprendre,  que  de  nommer  les  substances 
connues  qui  ont  cette  saveur-là  ;  ou  ,  si  nous  voulons 
indiquer  celle  que  nous  avons  trouvée  à  quelque 
substance,  inconnue  de  celui  à  qui  nous  parlons ,  nous 
ne  pouvons  le  faire  qu'en  lui  nommant  la  substance 
connue  dont  le  goût  se  rapproche  le  plus  de  celui 
que  nous  essayons  de  faire  connaître. 

§  3.  Variété  infinie  des  sensations  du  goût. 

On  aura,  d'ailleurs,  une  idée  de  l'infinie  variété 
des  saveurs  qui  se  trouvent  dans  les  différentes  sub- 
stances que  nous  offre  la  nature ,  si  l'on  réfléchit  y 


56  PREMIERE    PARTIE. 

r[uindëpeiidaiiiment du  goût  fondamental,  pour  ainsi 
dire,  propre  à  chacune  de  leurs  espèces,  il  n'y  a 
pas  deux  corps  de  même  espèce  qui  ne  diffèrent 
l'un  de  l'autre  par  quelques  qualités  ou  quelques 
nuances  dans  les  degrés  de  ces  qualités.  De  plus ,  cette 
même  saveur  propre  à  chaque  substance  est  encore 
très  sensiblement  modifiée  par  des  circonstances 
de  divers  genres  ,  comme  celles  qui  tiennent  à  une 
période  déterminée  de  sa  durée  :  telles  sont,  pour  les 
fruits ,  la  verdeur ,  la  maturité ,  la  putréfaction  ;  pour 
les  substances  végétales  et  animales,  la  crudité,  les 
divers  degrés  de  cuisson ,  de  fermentation  ,  etc. 


CHAPITRE     V. 
De  V Odorat. 

§   I .   Organe  propre  à  ce  sens  ;  de  quelle  manière  les  corps 
extérieurs  agissent  sur  lui. 

Après  le  sens  du  goût ,  celui  dont  les  impressions 
semblent  le  plus  se  rapprocher,  au  moins  à  certains 
égards ,  de  celles  du  tact  ou  du  toucher ,  est  le  sens 
de  \ odorat.  Son  organe  propre  n'est,  en  quelque 
sorte,  que  la  peau  elle-même,  devenue  plus  fine,  et 
oii  les  nerfs,  nommés  olfactifs ^v ont  épanouir  leurs 
extrémités,  qu'amollit  sans  cesse  une  humeur  vis- 
queuse,   propre  à  arrêter   au  passage    les    parties 


ENTENDEMENT.  5  7 

les  plus  volatiles  qui  se  séparent  des  corps  odorants  ;, 
et  qui  s'introduisent  dans  les  cavités  du  nez  avec 
l'air  qui  les  tient  en  dissolution. 

Ces  particules  odorantes ,  que  l'on  désigne  aussi 
par  les  noms  di  effluçes  ou.  di  émanations  ^  malgré  les 
impressions  vives  et  profondes  qu'elles  font  quelque- 
fois sur  notre  sensibilité,  sont,  de  toutes  les  sub- 
stances propres  à  agir  sur  nos  sens ,  celles  que  nous 
connaissons  le  moins.  Nous  savons  seulement ,  en 
général ,  qu'il  y  a  des  corps  d'où  elles  s'exlialent 
presque  sans  interruption ,  parce  que  la  totalité,  ou 
du  moins  une  grande  partie  de  leur  substance  ,  est 
essentiellement  susceptible  de  se  volatiliser.  D'autres 
corps,  au  contraire,  retiennent  ces  principes  odo- 
rants ,  unis  à  leur  constitution  intime  par  une  force 
particulière  d'affinité ,  en  sorte  qu'ils  ne  s'en  déga- 
gent qu'à  la  faveur  de  certaines  circonstances ,  entre 
lesquelles  la  cbaleur  est  une  des  plus  générales  et 
des  plus  remarquables.  Il  y  a  des  fleurs  dont  l'odeur 
n'est,  dit-on,  sensible  que  pendant  la  nuit;  on  sait 
que  l'humidité  est  nécessaire  pour  développer  celle 
qui  est  propre  à  l'argile ,  et  le  frottement  pour  ma- 
nifester celle  du  cuivre.  Le  musc  fournit,  pendant  très 
long-temps ,  une  odeur  singulièrement  pénétrante , 
sans  qu'il  soit  possible  de  constater  aucune  déperdi- 
tion sensible  de  son  poids  :  ce  qui  a  fait  croire  à 
quelques  savants  que  son  action  ,  comme  corps 
odorant ,  ne  tenait  peut-être  point  à  une  émanation 


58  PREMIÈRE    PARTIE. 

réelle  de  ses  particules  les  plus  ténues ,  tandis  que 
la  plupart  des  physiciens  apportent  le  même  fait  en 
exemple  de  l'extrême  divisibilité  de  la  matière. 

5  2.  Les  sensations  d'odeur  sont  celles  qui  s'offrent  le  plus 
naturellement  avec  la  simplicité  propre  à  ce  genre  de  laits  de 
l'entendement ,  ou  d'idées. 

Quoi  qu'il  en  soit,  si  dans  les  phénomènes  du  tou- 
cher, et  même  dans  ceux  du  goût,  la  sensation  pure 
et  simple  s'unit  tellement  à  la  perception  des  corps 
extérieurs  qui  y  donnent  lieu,  qu'il  est  besoin  d'em- 
ployer une  certaine  force  d'attention  ,  et  quelque 
réflexion  ,  pour  distinguer ,  l'un  de  l'autre ,  ces 
deux  faits  de  l'entendement,  il  n'en  est  pas  de 
même  des  phénomènes  de  l'odorat.  Ici  la  sensation 
se  présente  fort  souvent  isolée;  et,  quoique  nous 
ne  manquions  jamais  à  la  rapporter  immédiate- 
ment à  sa  cause  réelle ,  ou  supposée ,  hors  de  nous  , 
il  nous  est  au  moins  très  facile  de  faire  abstrac- 
tion de  cette  cause  par  la  pensée ,  et  de  ne  donner 
notre  attention  qu'à  la  sensation  elle-même. 

Une  sensation  d'odeur,  venant  à  se  produire  chez 
un  Être  qui  n'en  aurait  encore  éprouvé  aucune  autre , 
de  quelque  espèce  que  ce  soit,  comme  Condillac 
l'a  supposé  pour  sa  statue ,  au  commencement  du 
Traité  des  Sensations,  ne  serait,  en  quelque  manière , 
pour  l'Etre  sentant,  qu'une  simple  irradiation  de  la 
vie,  un  fait  sensible,  sans  antécédent  ni  conséquent; 


EIVTENDEMEIVT.  Sq 

♦?t  cet  écrivain  se  trompe  ,  sans  doute ,  lorsqu'il  sup- 
pose que  sa  statue ,  en  sentant  ,  pour  la  première 
fois,  l'odeur  d'une  rose,  se  croira  elle-même  une 
odeur  de  rose.  Il  est  évident  qu'elle  ne  peut  absolu- 
ment rien  croire  du  tout ,  et  encore  moins  se  croire 
quoi  que  ce  soit  au  monde  ,  puisqu'elle  n'a  pas  encore 
appris  à  distinguer  sa  propre  existence  de  celle  des 
Etres  qui  ne  sont  pas  elle.  Mais  il  est  probable  que, 
pour  tout  Etre  organisé  comme  nous  le  sommes  , 
une  sensation  d'odeur ,  toute  seule ,  serait  accompa- 
gnée d'une  perception ,  ou,  si  l'on  veut,  d'une  tendance 
à  quelque  perception  *. 

Au  reste ,  quelque  facilité  que  nous  eussions  à 
distinguer  les  sensations  de  l'odorat ,  à  les  éprouver 
comme  isolées  et  sans  les  confondre  avec  la  percep- 
tion des  substances  qui  en  sont  les  causes  hors  de 
nous ,  il  est  certain  que  nous  ne  le  faisons  presque 
jamais,  et  que  cette  pensée  ne  peut  venir  qu'à  l'esprit 
du  philosophe ,  occupé  de  quelque  spéculation  in- 
tellectuelle ,  dont  le  but  sera ,  par  exemple,  de  classer 
les  odeurs ,  sous  le  rapport  de  leurs  variétés ,  ou  de 
les  distinguer,  comme  nous  le  faisons  en  ce  moment , 
des  perceptions  qui  s'y  joignent. 

5  3.  Les  sensations  de  l'odorat  se  contondcnt  souvent  avec  celles 
du  goût. 

En  général ,  les  sensations   d'odeur  n'intéressent 
*  Voyez  ci-dessus,  chap.  II ,  §  2. 


6o  PREMIKRE    PARTIE. 

presque  jamais  directement  notre  existence  ;  elles  se 
confondent,  la  plupart  du  temps,  avec  celles  du 
goût, qui  ont  une  bien  autre  importance  pour  nous, 
surtout  à  l'époque  du  premier  développement  de 
nos  organes ,  et  alors  nous  les  remarquons  fort  peu 
en  elles-mêmes  ;  elles  ne  sont ,  à  cette  époque  de 
notre  vie,  que  des  signes  des  qualités  de  nos  aliments. 
Car  il  est  à  remarquer  que  les  substances  nuisibles , 
comme  les  plantes  vénéneuses ,  les  cbairs  corrom- 
pues, les  métaux  empoisonnés,  ont  communément 
une  odeur  désagréable  et  repoussante. 

Nous  ne  séparons  donc  point,  durant  la  première 
période  de  notre  vie  ,  les  sensations  d'odeur  et  de 
saveur,  des  sensations  tactiles  auxquelles  elles  sont 
le  plus  souvent  unies ,  en  sorte  que  les  unes  et  les 
autres  nous  donnent  aussi,  presque  constamment , 
la  perception  des  objets  extérieurs  auxquels  l'intui- 
tion nous  'les  fait  rapporter.  Voilà  pourquoi  ce  sont 
ces  objets  mêmes  que  nous  goûtons,  que  nous  odo- 
rons,  comme  nous  les  touchons. 


CHAPITRE    VI. 
De  rOuïe. 

5    I.  Organe  de  ce  sens  ;  comment  il  reçoit  les  impressions  des 
objets  extérieurs. 

CJn  donne  le  nom  de  son  ^  et  plus  généralement 


ENTÊlVDEMElVr.  6 1 

de  bruit ,  à  la  sensation  que  nous  éprouvons  à  l'oc- 
casion d'un  mouvement  de  vibration  imprimé ,  de 
quelque  manière  que  ce  soit,  aux  corps  qui  nous 
environnent,  et  dont  les  parties  sont  susceptibles 
d'un  degré  plus  ou  moins  grand  d'élasticité.  Ce  mou- 
vement se  communique  à  l'air ,  et ,  par  lui ,  à  la 
partie  de  l'organe  de  l'ouïe  appelé  oreille  interne^ 
qui  renferme  un  fluide  contenu  par  une  membrane 
fine  et  élastique, à  laquelle  viennent  aboutir  les  ex- 
trémités du  nerf  auditif  ou  acoustique.  On  voit  par 
là,  que  l'air  est  proprement  le  milieu  à  travers  le- 
quel les  impressions  du  son  arrivent  jusqu'à  notre 
organe,  et  l'on  peut  s'assurer  de  ce  fait  par  des  ex- 
périences directes.  Ainsi ,  en  plaçant  un  timbre  de 
pendule  sous  le  récipient  d'une  machine  pneumati- 
que, dans  lequel  on  fait  ensuite  le  vide  de  l'air,  et 
faisant  mouvoir  le  marteau  adapté  à  ce  timbre ,  on 
le  voit  frapper  plusieurs  suites  de  coups ,  mais  on 
n'entend  aucun  son.  L'on  sait  aussi  qu'un  coup  de 
pistolet,  tiré  sur  le  sommet  des  hautes  montagnes, 
y  fait  beaucoup  moins  de  bruit  que  lorsqu'on  le 
tire  au  pied  de  ces  mêmes  montagnes,  parce  que 
Fair  devient  plus  rare  à  mesure  qu'on  s'élève  vers  les 
hautes  régions  de  l'atmosphère. 

§  2.  Diverses  qualités  du  son. 

On  reconnaît  dans  le  son  cinq  ordres  de  qualités 
très  distinctes  :  i  °  la/orce ,  qui  dépend  de  l'étendue 


62  PREMIÈRE    PARTIE. 

des  vibrations  que  le  corps  sonore  peut  produire  , 
soit  à  raison  de  sa  nature  propre  ou  de  ses  dimen- 
sions ,  soit  eu  égard  à  la  force  même  du  choc  ou  de 
l'impulsion  qu'il  reçoit  ;  plus  ces  vibrations  sont 
grandes,  plus  le  son  est  fort '^  i^  le  ton^  qui  dépend 
de  la  vitesse  de  ces  mêmes  vibrations ,  c'est-à-dire 
du  nombre  plus  ou  moins  grand  que  le  corps  sonore 
en  fait  dans  un  temps  donné;  c'est  ce  qui  constitue 
la  différence  du  gra^^e  à  Vaigu ,  et  voilà  pourquoi , 
dans  la  musique,  les  tons  sont  représentés  par  des 
nombres,  qui  ne  sont  autre  chose  que  l'expression 
des  rapports  de  ces  vibrations  dans  le  même  temps  ; 
tellement  que  si  l'on  désigne  un  son  quelconque  par 
I  (  ou  par  l'unité  ) ,  celui  qui  est  à  l'octave  en  haut 
sera  désigné  par  le  chiffre  2 ,  ce  qui  signifie  que  la 
corde,  par  exemple,  qui  donne  le  second  son,  fera 
deux  fois  plus  de  vibrations ,  dans  le  même  temps  , 
que  celle  qui  donne  le  premier  ;  3®  la  qualité  du 
timbre;  elle  dépend  de  la  composition  intime  du 
corps  sonore.  C'est  par  elle  que ,  dans  un  orchestre , 
par  exemple ,  nous  distinguons  la  variété  des  in- 
struments qui  donnent  le  même  ton ,  et  que  nous 
reconnaissons  s'il  est  donné  par  le  violon ,  par  la 
flûte ,  le  haut-bois  ou  le  cor ,  etc. 

C'est  aussi  par  cette  qualité  que  nous  reconnaissons 
la  voix  des  personnes  que  nous  avons  déjà  entendues 
parler.  Au  reste ,  on  désigne  les  espèces  diverses  de 
cette  qualité  par  les  noms  argentin ,  fiuté ,  sonore , 


ENTENDEMENT.  63 

éclatant^  aigre ^  glapissant ^  etc.;  4"  les  voix  pro- 
prement dites  ou  sons  vocaux ,  soit  dans  les  animaux , 
soit  dans  l'homme ,  et  ce  sont  eux  que ,  dans  nos  lan- 
gues écrites ,  nous  désignons  par  les  lettres  appelées 
voyelles  ;  5^  enfin,  les  articulations,  qui  sont  dési- 
gnées par  les  consonnes ^  forment  la  dernière  classe 
des  qualités  ou  modifications  du  son.  L'on  ignore 
absolument  à  quoi  elles  tiennent  ,  quoiqu'on  soit 
parvenu  à  reconnaître,  en  général,  quels  mouvements 
l'homme  et  les  animaux  doivent  imprimer  à  leurs 
organes  pour  les  produire.  L'oreille  de  l'homme  dis- 
tingue fort  bien  tous  ces  différents  ordres  de  qualités, 
dans  un  seul  et  même  son  ;  et  le  musicien  de  profes- 
sion ,  dont  les  organes  sont  plus  cultivés  et  plus 
exercés,  sous  ce  rapport,  que  ceux  des  autres  hom- 
mes, peut  juger  de  toutes  ces  modifications  avec  en- 
core plus  de  justesse. 

§  3.  Prodigieuse  variété  des  sensations  de  l'ouïe. 

Ajoutons  à  la  prodigieuse  variété  de  sensations 
que  donne ,  par  exemple ,  la  voix  d'un  seul  homme , 
sans  qu  elle  perde  la  qualité  de  son  ,  c'est-à-dire  le 
timbre  qui  lui  est  propre ,  et  qui  la  caractérise ,  les 
différences  sans  nombre  qui  peuvent  résulter  de  l'état 
de  santé  ou  de  maladie  ,  de  l'âge  plus  ou  moins 
avancé,  des  affections  ou  des  passions  auxquelles 
l'âme  est  en  proie ,  la  gaîté  douce ,  la  joie  impétueuse , 
la  tristesse ,  l'abattement ,  la  compassion  ,  l'enthou- 


64  PREMIÈRE    PARTIE. 

siasme,  rindlgnation,  le  mépris,  etc.,  qui  toutes 
donnent  à  un  même  mot  des  accents  divers,  lesquels 
en  font  autant  de  sons  différents,  tous  faciles  a  dis- 
tinguer pour  qui  sait  les  entendre.  Le  seul  mot  oui 
peut  être  prononcé  par  une  même  personne  de  vingt 
manières  différentes,  et  aura  autant  de  significations 
distinctes  pour  celui  qui  l'entendra ,  en  supposant 
même  qu'il  ne  voie  pas  l'expression  de  la  physionomie 
de  celui  qui  parle ,  ce  qui  pourrait  confirmer  le  sens 
qu'il  y  attache  à  chaque  fois. 

Que  serait-ce  si  nous  voulions  entrer  dans  le 
détail  des  différents  bruits  que  nous  avons  la  faculté 
et  l'habitude  de  distinguer ,  et  d'interpréter  avec  une 
précision  et  une  justesse  qui  sont  rarement  en  défaut? 
le  bruit  d'une  charrette  ou  d'un  carrosse  qui  passe 
dans  la  rue ,  d'une  personne  qui  monte  ou  qui  des- 
cend un  escalier,  qui  marche  dans  l'appartement 
voisin ,  ou  au-dessus  de  celui  que  nous  occupons  ; 
le  bruit  que  fait  un  ouvrier  qui  scie  du  bois,  ou  de 
la  pierre; celui  de  la  pluie  qui  tombe,  d'une  vitre  ou 
d'une  pièce  de  vaisselle  qui  se  casse ,  etc. 

5  4.  Les  sensations  de  l'ouïe  ne  peuvent  être  désignées  ,  comme 
toutes  les  autres  sensations ,  que  par  les  noms  des  percep- 
tions qui  s'y  joignent. 

La  manière  même  dont  je  désigne  tous  ces  bruits, 
ou  toutes  ces  sensations  diverses  de  l'ouïe ,  par  les 
perceptions  qui  s'y  joignent  immédiatement,  comme 


ENTENDEMENT.  65 

je  l'ai  fait  auparavant ,  pour  indiquer  toutes  les  va- 
riétés des  sons ,  parce  qu'il  m'eût  été  impossible  de 
faire  entendre  autrement  ma  pensée;  tout  cela  ne 
nous  fait-il  pas  voir  avec  la  dernière  évidence ,  pour 
ce  genre  de  sensations ,  la  vérité  de  ce  que  j'ai  dit 
précédemment  de  celles  du  toucher ,  du  goût  et  de 
l'odorat?  c'est-à-dire  que ,  bien  que  nous  ne  voyions 
pas,  la  plupart  du  temps,  les  objets  extérieurs  qui 
les  causent ,  nous  ne  manquons  pas  cependant  de  les 
rapporter  à  ces  objets  ;  qu'elles  ne  sont  réellement 
pour  nous  que  des  signes ,  qui  n'ont  et  ne  peuvent 
avoir,  dans  aucune  langue,  de  nom  individuel,  autre 
que  celui  de  la  perception  même  à  laquelle  les  sen- 
sations donnent  lieu  ;  et  que  communément  nous  ne 
faisons  pas  plus  d'attention  à  ces  signes,  pour  ce  qu'ils 
sont  en  eux-mêmes ,  ou  comme  sensations  ,  que  nous 
n'en  faisons  à  la  forme  individuelle  de  chaque  lettre 
des  mots  que  nous  lisons,  ou  au  son  particulier  de 
chaque  syllabe  que  nous  entendons  prononcer. 

§  5.  Effet  des  sensations  et  des  perceptions  sur  les  animaux. 

Enfin,  il  serait  facile  de  faire  voir,  par  une  foule 
d'exemples,  que  chacun  peut  suppléer  sans  peine, 
que  ,  pour  les  animaux  eux-mêmes  ,  les  sensations 
ne  sont  également  que  des  signes  qui  réveillent  im- 
médiatement en  eux  la  perception  des  objets  exté- 
rieurs et  de  leurs  qualités,  ou  nuisibles,  ou  agréables, 

5 


66  PREMIÈRE    PARTIE. 

et,  par  conséquent,  le  sentiment  instantané  de  ce 
qu'ils  ont  à  en  espérer  ou  à  en  craindre.  Aussi  est-ce 
sur  cette  connaissance  indubitable  de  l'effet  de  leurs 
sensations,  et  des  perceptions  ou  des  déterminations 
qui  en  sont  la  suite,  que  sont  fondés  tous  les  artifi- 
ces ,  tous  les  appâts,  toutes  les  ruses,  en  un  mot  les 
moyens  de  tout  genre ,  dont  se  servent  lé  chasseur , 
le  pêcheur,  l'oiseleur,  et,  en  général,  ceux  qui  veu- 
lent prendre ,  élever  ou  apprivoiser  des  animaux  de 
quelque  espèce  que  ce  soit. 


CHAPITRE    VII. 
De  la  Vue. 

%  1.  Importance  de  ce  sens  ;  sa  supériorité  sur  les  autres  sens. 

Si  nous  passons  maintenant  à  l'examen  des  sensa- 
tions propres  de  la  vue,  il  est  facile  de  prévoir  que 
nous  arriverons  encore  aux  mêmes  résultats  que  nous 
avons  obtenus  de  l'examen  des  quatre  autres  sens. 
Peut-être  même  serait-il  assez  inutile  d'entrer ,  à  ce 
sujet,  dans  beaucoup  de  détails,  si  les  phénomènes 
de  la  vue,  outre  qu'ils  sont  plus  variés,  plus  nom- 
breux, et  surtout  plus  intéressants  sous  plusieurs 
rapports ,  ne  devaient  pas  d'ailleurs  donner  lieu  a 
quelques  questions  importantes ,  qui  sont  plus  spé- 
cialement du  ressort  de  la  science  de  l'entendement. 


ENTENDEMENT.  67 

Le  sens  de  la  vue  est  celui  qui  nous  donne  les 
perceptions  les  plus  distinctes  et  les  plus  précises;  il 
est,  en  même  temps,  celui  qui  étend  le  plus,  pour 
ainsi  dire,  notre  existence  au  dehors,  qui  nous  donne 
le  sentiment  le  plus  vif  et  le  plus  intéressant  du 
mouvement  et  de  la  vie  des  autres  Etres.  Aussi  pres- 
que toutes  les  expressions  par  lesquelles  nous  cher- 
chons à  faire  connaître  nos  affections  les  plus  vives , 
celles  par  lesquelles  nous  désignons  nos  plus  nobles 
facultés,  ou  leurs  plus  admirables  résultats ,  ne  sont- 
elles  que  des  métaphores  empruntées  des  perceptions 
de  la  vue.  Nous  disons  de  l'imagination ,  qu'elle  est 
la  plus  brillante  faculté  de  l'esprit  humain  ;  de  la 
poésie ,  qu'elle  ne  vit  que  di  images^  et  nous  enchante 
par  des  tableaux  gracieux ,  ou  nous  effraie  par  de 
sombres  peintures.  Nous  voyons  le  génie  étinceler 
dans  un  livre  éloquent,  dans  une  riche  composition 
musicale ,  et  autres  expressions  de  ce  genre. 

Examinons  donc  comment  le  sens  de  la  vue,  qui 
est  susceptible  de  recevoir  les  impressions  du  plus 
subtil  et  du  plus  imperceptible  de  tous  les  corps  (  si 
même  nous  sommes  autorisés  à  dire  que  ce  soit  un 
corps),  produit  des  phénomènes  si  variés  et  si  inté- 
ressants. Examinons,  dis-je,  comment  les  seules  im- 
pressions de  la  lumière ,  et  celles  des  couleurs ,  qui 
n'en  sont  que  des  modifications ,  donnent  à  ce  sens 
les  précieux  avantages  et  la  prodigieuse  supériorité 
que  nous  lui  reconnaissons  sur  tous  les  autres. 

5, 


68  PREMIÈRE    PARTIE. 

§  2.  Dans  les  perceptions  propres  à  ce  sens ,  il  est  nécessaire 
de  distinguer  ce  qui  appartient  exclusivement  au  sens  de  la 
■\  Ue  ,  de  ce  qui  appartient  à  d'autres  sens. 

La  constitution  de  l'œil,  comme  instrument  d'op- 
tique, s'il  le  faut  ainsi  dire,  et  la  manière  dont  les 
rayons  de  lumière  y  pénètrent  sans  se  confondre 
et  vont  tracer  sur  la  rétine  des  images  fidèles  et 
colorées  des  objets  qui  nous  environnent ,  sont  peut- 
être  ,  parmi  tous  les  faits  relatifs  à  notre  organisation , 
et  au  mécanisme  de  nos  sens ,  ceux  qu'on  connaît  le 
mieux.  L'étude  de  ces  faits  est  tout  à  la  fois  utile  et 
intéressante  ;  mais ,  comme  elle  n'entre  pas  directe- 
ment dans  l'objet  de  ce  traité ,  je  ne  m'y  arrêterai 
qu'autant  que  la  nature  des  faits  de  l'entendement 
que  j'ai  à  constater ,  pourra  l'exiger. 

Comme ,  à  la  simple  vue  d'un  objet ,  surtout  si 
c'est  un  de  ceux  qui  s'offrent  le  plus  souvent  à  nous , 
nous  le  reconnaissons  immédiatement,  et  même  nous 
jugeons  avec  assez  d'exactitude,  de  sa  forme,  de  sa 
grandeur ,  de  la  distance  où  il  est  de  nous ,  et  de 
plusieurs  autres  rapports  ou  circonstances  accessoi- 
res ,  sur  lesquelles  nous  pouvons  prononcer  avec 
quelque  certitude  :  nous  sommes  naturellement  portés 
à  croire  que  le  sens  de  la  vue  nous  donne  toutes  ces 
connaissances,  au  premier  moment  où  nous  ouvrons 
les  yeux  ;  ou ,  du  moins ,  qu'il  est  de  la  nature  de  ce 
sens  de  nous  donner  toutes  ces  connaissances.  Mais 


ENTENDEMENT.  69 

c'est  une  erreur,  dont,  avec  un  peu  de  réflexion,  il 
est  très  facile  de  se  désabuser.  Car  ,  puisqu'il  est  in- 
contestable que  la  lumière  seule  et  ses  modifications 
peuvent  affecter  le  sens  de  la  vue,  on  doit  en  con- 
clure que  naturellement ,  et  en  vertu  des  affections 
qui  lui  sont  propres ,  l'œil  ne  nous  donne  que  les 
sensations  qui  produisent  les  perceptions  de  la 
lumière  et  de  ses  modifications  diverses  ;  qu'en  un 
mot,  l'œil  ne  peut  voir  par  lui-même  que  les  couleurs 
et  la  lumière ,  avec  tous  les  degrés  infinis  d'éclat  ou 
d'affaiblissement  dont  elle  est  susceptible. 

5  3.  Sciences  diverses  qui  concourent  à  l'explication  des  phé- 
nomènes de  la  vue. 

Plusieurs  sciences  concourent  à  l'explication  com- 
plète des  phénomènes  de  la  vue  :  la  physique,  qui  nous 
apprend  quelle  est  la  nature  et  la  marche  des  rayons 
de  lumière ,  quels  changements  ils  subissent  en  tra- 
versant des  milieux  plus  ou  moins  denses,  etc.;  la 
géométrie,  qui ,  en  appliquant  ses  théories  et  ses  cal- 
culs aux  faits  donnés  par  l'observation  ,  apprécie 
avec  une  justesse  rigoureuse  les  résultats  de  ces 
mêmes  faits  ;  l'anatomie  ,  dont  les  recherches  appro- 
fondies nous  ont  fait  connaître ,  dans  le  plus  grand 
détail,  toutes  les  parties,  et,  pour  ainsi  dire,  toutes 
les  pièces  dont  se  compose  le  merveilleux  instrument 
à  l'aide  duquel  la  vision  s'opère  ;  la  physiologie ,  qui 
a  reconnu  les  propriétés  non  moins  étonnantes  dont 


'jO  PREMIERE    PARTIE. 

jouissent  ces  muscles,  ces  nerfs,  ces  diverses  humeurs 
qui  entrent  dans  la  composition  de  l'œil,  considéré 
dans  l'animal  vivant;  et  enfin  la  philosophie,  qui 
s'attache  uniquement  à  constater  les  faits  intellec- 
tuels que  manifeste  le  jeu  de  tant  de  ressorts ,  dont 
la  combinaison  est  si  merveilleuse  et  si  compliquée. 
Commençons  par  exposer  les  principaux  phénomènes 
dont  nous  devons  la  connaissance  aux  autres  sciences , 
bien  que  les  considérations  qu'elles  nous  fournissent 
ne  puissent  guère  être  envisagées  que  comme  ac- 
cessoires à  l'objet  que  nous  avons  spécialement  en 
vue  ,  c'est-à-dire  relativement  aux  résultats  que  nous 
fournit  la  dernière. 

§  4'  Erreurs  communes  et  naturelles  au  sujet  des  perceptions 
de  la  vue. 

On  sait  que  tous  les  points  de  la  surface  d'un 
corps  éclairé  par  une  lumière  quelconque  réflé- 
chissent des  rayons,  qui ,  en  pénétrant  dans  chacun  de 
nos  yeux  par  l'ouverture  de  la  prunelle ,  vont  se 
peindre  sur  la  rétine  et  y  tracent  ainsi  des  images 
parfaitement  semblables  à  l'objet  que  nous  voyons  ; 
excepté  que  ces  images  sont  doubles,  quoique  l'objet 
soit  simple ,  et  qu'elles  sont  renversées ,  c'est-à-dire 
que  les  parties  de  l'objet  qui  sont  à  droite  se  trou- 
vent à  gauche  dans  l'image  tracée  au  fond  de  l'œil , 
que  celles  qui  sont  en  haut  se  peignent  en  bas ,  et 
réciproquement. 


ENTENDEMENT.  «yi 

11  semblerait  donc ,  d'abord ,  que  ce  serait  cette 
image  que  nous  devrions  sentir  ou  apercevoir  ;  mais 
il  est  bien  certain  que  nous  n'en  avons  jamais  le  plus 
léger  sentiment.  C'est  par  les  observations  des  phy- 
siciens et  des  anatomistes ,  que  nous  sommes  informés 
que  la  chose  se  passe  ainsi.  Mais  l'enfant ,  dans  les 
premiers  temps  de  sa  vie,  ou  l'aveugle  à  qui  Ton  a 
fait  l'opération  de  la  cataracte,  voient  les  objets  co- 
lorés, ou  ,  si  l'on  veut,  les  sentent  presque  à  la  surface 
extérieure  de  l'œil,  et  jamais  dans  aucune  partie 
intérieure  de  l'organe. 

En  second  lieu,  on  est  porté  à  croire  que  nous 
voyons,  au  premier  moment,  au  moins  toute  la 
partie  de  l'objet ,  dont  l'image  est  tracée  d'une  ma- 
nière nette  et  distincte  sur  la  rétine  ;  mais  on  se 
tromperait  encore.  Il  suffit,  pour  s'en  convaincre, 
d'observer  que  l'homme  qui  sait  le  mieux  faire  usage 
de  sa  vue ,  lors  même  qu'il  contemple  un  objet  qui 
lui  est  très  familier,  ne  peut  jamais  avoir  à  la  fois 
la  conscience  bien  distincte  de  deux  points  du  même 
objet.  Il  ne  les  voit  tous  deux  à  la  fois,  même  lors- 
que leur  distance  n'excède  pas  les  limites  du  champ 
de  sa  vue ,  que  d'une  manière  vague  et  incertaine  ; 
et  pour  les  distinguer  plus  sûrement,  ou  les  voir 
plus  nettement ,  il  faut  que  l'œil ,  ou  plutôt  l'atten- 
tion, se  porte  successivement  de  l'un  à  l'autre.  En 
sorte  qu'on  peut  dire  que  nous  n'avons  jamais  à  la 
fois  la  perception  bien  distincte  que  d'un  point,  en  ^i>îlùLimw^ 


72  PREMIERE    PARTIE. 

quelque  manière,  indivisible.  D'où  il  suit  qu'un  en- 
fant qui  commence  à  voir ,  un  aveugle  qui  vient  de 
re(^ouvrer  la  vue,  ne  reçoivent  d'abord ,  même  en 
présence  des  objets  qui  vont  se  peindre  sur  leur 
rétine ,  qu'une  sensation  vague  et  générale  de  lu- 
mière ;  et  qu'il  leur  faut  un  assez  long  temps  pour 
démêler  au  moins  les  points  principaux  des  objets 
qu'ils  voient ,  saisir  les  rapports  de  situation  que  ces 
points  ont  entre  eux,  et  qu'enfin  ils  ont  besoin  d'un 
certain  exercice  pour  apprendre  à  voir  même  les 
objets  les  plus  simples. 

^  5.  La  distance  ,  la  grandeur ,  et  le  mouvement  des  corps,  ne 
sont  point  des  perceptions  propres  de  la  vue. 

Une  autre  réflexion  qui  peut  nous  éclairer  encore 
sur  la  nature  des  perceptions  propres  de  la  vue, 
c'est  que  ni  la  distance  ,  ni  la  grandeur ,  ni  le  mou- 
vement des  corps  ou  de  leurs  parties,  ne  peuvent 
être  comptés  au  nombre   de  ces  perceptions  *.  Car 

*  Cest  encore  une  observation  qui  n'a  point  échappé  à 
la  sagacité  de  Bossuet. 

a  La  vue,  dit-il ,  rapporte  toujours  et  fort  prompteraent^ 
«  d'un  certain  côté,  et  à  un  certain  objet,  les  couleurs  qu'elle 
«  aperçoit:  d'où  il  suit  que  nous  devons  encore  sentir,  en 
«  quelque   façon ,  la  figure  et  le    mouvement  de  certains 

«  objets;   par  exemple,  des  corps  colorés Ce  nest  pas 

«  que  î  étendue  ,  la  figure,  et  le  mouvement ,  soient  par  eux- 
r,  mêmes    visibles  ^    puisque    l'air,  quia  toutes  ces  choses, 


ENTENDEMENT.  -yS 

il  est  facile  de  voir  que  l'appréciation  de  toutes  ces 
circonstances  appartient  exclusivement  au  sens  du 
toucher,  ainsi  que  nous  l'avons  fait  remarquer  en 
traitant  de  ce  sens.  De  plus ,  si  nous  considérons,  en 
effet ,  qu'une  tour  de  deux  cents  pieds  de  haut ,  et  de 
quarante  pieds  de  diamètre  ,  peut,  étant  vue  à  deux 
ou  trois  lieues  de  distance ,  nous  être  entièrement 
cachée  par  un  objet  de  deux  pouces  de  hauteur  et 
de  quelques  lignes  de  largeur;  qu'en  plaçant,  par 
exemple, soit  à  quelques  lignes, soit  à  quelques  pieds 
de  notre  œil,  une  glace  parfaitement  pure,  nous 
verrons  toujours  l'objet  proposé  avec  les  dimensions 
que  nous  lui  supposons ,  soit  qu'en  effet  nous  voyions 
cet  objet  lui-même,  ou  son  image  représentée  avec 
la  dernière  perfection  sur  la  glace ,  quoique  cette 
image  n'ait  réellement  que  quelques  pouces  ou  même 
quelques  lignes  en  longueur  ou  en  largeur,  il  sera 
évident  pour  nous  que  la  distance  et  les  dimensions 
réelles  de  l'objet  ne  sont  nullement  des  perceptions 
propres  de  la  vue. 

C'est  donc  véritablement  l'étendue  tangible  qui 
est  l'élément  de  la  grandeur  et  des  dimensions  des 
corps,  et,  par  conséquent, des  perceptions  que  nous 

«  ne  l'est  pas  :  on  les  appelle  aussi ,  visibles  par  accident  ^  à 

«  cause  qu'elles  ne  le  sont  que  par  les  couleurs Les  choses 

«  sensibles  par  accident  s'appellent  aussi  sensibles  communs  , 
'<  parce  qu'elles  sont  communes  à  plusieurs  sens  ,  etc.  « 
(  Connaissance  de  Dieu^  etc. ,  cliap.  I ,  art.  3  ). 


74  PREMIÈRE    PARTIE. 

avons  de  leurs  formes  diverses.  Quant  au  mouvement, 
outre  que  l'étendue  réelle  et  tangible  est  aussi  un 
des  éléments  nécessaires  de  la  perception  que  nous 
en  avons,  il  a  été  prouvé  par  les  considérations  pré- 
cédentes relatives  au  toucher ,  que  ce  sens  même  ne 
nous  donne  la  perception  du  mouvement  des  corps , 
que  parce  que  nous  avons  nous-mêmes  la  faculté  de 
mouvoir,  c'est-à-dire  d'éprouver  des  sensations  tac- 
tiles rapportées  successivement  au  moi  par  la  con- 
science ,  tandis  que  l'intuition  rapporte  à  un  corps 
extérieur,  soit  le  notre,  soit  quelque  autre ,  les  per- 
ceptions qui  se  joignent  à  ces  sensations  *.  Il  reste 
donc  incontestablement  prouvé  :  i°  que  l'œil  ne  per- 
çoit que  les  couleurs  et  la  lumière  ;  i^  que  toute 
perception  de  grandeur ,  de  distance  et  de  mouve- 
ment, appartient  exclusivement  au  toucher. 

Cependant  c'est  un  fait  également  incontestable  , 
que  lorsque  nos  organes  ont  acquis  un  certain  degré 
de  développement,  et  qu'ils  ont  été  suffisamment 
exercés ,  ce  qui  arrive  à  une  époque  fort  peu  avancée 
de  la  vie,  nous  apprécions  communément  avec  assez 
de  justesse ,  à  la  simple  vue ,  la  grandeur ,  la  distance , 
la  forme  et  le  mouvement  des  corps;  comment  donc 
un  pareil  phénomène  peut-il  avoir  lieu  ? 

§  6.  Comment  il  arrive   que  la  distance ,     la  grandeur ,  etc. , 
peuvent  être  appréciées  à  la  simple  vue. 

Nous  ne  pouvons  trouver  la  solution  de  ce  pro- 

*  Voyez  ci-dessus,  chap.  III,  §  7. 


ENTENDEMENT.  ^5 

blême  que  dans  la  manière  dont  les  perceptions  de 
la  vue  s'associent ,  par  l'effet  de  la  mémoire  et  de 
l'intuition,  aux  perceptions  du  toucher  et  à  certai- 
nes sensations  ou  à  certains  sentiments  purement 
organiques  dont  nous  sommes  affectés  dans  l'acte 
de  la  vision,  suivant  les  différentes  circonstances 
d'éloignement  et  de  situation  des  corps  que  nous 
regardons.  En  effet ,  puisque  ni  la  distance ,  ni  la 
grandeur,  ni  le  mouvement  des  corps  ,  ne  sont  des 
choses  visibles  par  elles-mêmes,  et  puisque  rien  de 
ce  qui  ne  peut  être  aperçu  par  soi-même  ne  peut 
servir  de  moyen  pour  faire  apercevoir  quelque  chose, 
il  faut  bien  que  la  connaissance  que  nous  acquérons 
quelquefois  à  la  simple  vue,  des  distances,  des  gran- 
deurs et  des  formes  ,  nous  soit  suggérée  par  quelques 
autres  faits,  qui  sont  immédiatement  aperçus  dans 
l'acte  de  la  vision.  Essayons  de  reconnaître  et  de 
constater  ces  faits. 

Premièrement  donc ,  ayant ,  dès  la  plus  tendre 
enfance,  exercé  simultanément,  et  à  l'occasion  des 
mêmes  objets,  nos  organes  du  toucher  et  ceux  de  la 
vue,  l'intuition  nous  a  fait  rapporter  à  l'étendue  tan^. 
gible  propre  à  chaque  corps  que  nous  apprenions  à 
connaître ,  les  couleurs  et  les  nuances  diverses  de 
lumière  dont  nos  yeux  étaient  affectés  en  même 
temps;  et  c'est  par  cet  exercice,  si  souvent  répété , 
que  les  souvenirs  d'étendue  et  de  couleur  se  sont  si 
invinciblement  associés^^  dans  notre  entendement , 


76  PREMIÈRE    PARTIE. 

qu'il  nous  est  dès  long-temps  devenu  entièrement 
impossible  de  séparer  dans  notre   mémoire  ou  dans 
notre  pensée  ces  deux  genres  de  perceptions.  Ainsi 
la  mémoire  a,  pour  ainsi  dire ,  à  notre  disposition  un 
nombre  infini  de  perceptions  acquises^  qui  nous 
représentent  ou  peuvent  nous  représenter ,  à  chaque 
instant,  les  innombrables  objets  que  nous  offrent 
sans  cesse  la  nature  et  l'art ,  et  les  parties  les  plus 
saillantes  ou  les  plus  remarquables  de  ces  objets  : 
plantes,  animaux ,  édifices ,  meubles  de  toute  espèce , 
qui  nous  sont  connus  ou  familiers,  avec  les  dimen- 
sions de  toutes  leurs  parties,  les  proportions  des  uns 
à  l'égard  des  autres ,  les  effets  les  plus  généraux  de 
la  lumière  et  des  couleurs  qu'ils  présentent  ordinai- 
rement à  l'œil ,  soit  quand  ils  sont  éloignés  de  lui , 
soit  lorsqu'ils  en   sont  plus   rapprochés.  Tellement 
que  ces  asspciations  de  formes  et  de  grandeurs,  uni- 
quement tangibles,  avec  les  perceptions  de  ces  mêmes 
formes  et  de  ces  couleurs  lorsqu'elles  frappent  seu- 
lement la  vue,  sont,  la  plupart  du  temps,  un  moyen 
infaillible  que  nous  avons  de  connaître  les  objets 
mêmes,  et  de  prévoir,  par  le  seul  effet  des  sensations 
visuelles ,  quelles  sensations  tactiles  ils  produiront 
en  nous  ,  ou  réciproquement. 

Ces  deux  genres  de  sensations  sont  donc  deux 
systèmes  de  signes ,  deux  langages ,  en  quelque  ma- 
nière, qui  s'expliquent  ou  s'interprètent  continuelle- 
menl  l'un  l'autre,  bien  qu'ilhi'y  ait  entre  eux  aucune 


EÎVTENDEMENT.  77 

analogie  directe,  aucune  connexion  immédiate  et 
nécessaire;  et,  sous  ce  rapport,  leur  correspon- 
dance mutuelle,  ou  la  propriété  qu'ils  ont  de  pouvoir 
se  substituer  réciproquement,  les  rend  encore  plus 
semblables  à  nos  langues,  fondées  sur  des  conventions 
arbitraires  (ou  du  moins  qui  semblent  tout-à-fait  ar- 
bitraires, quoiqu'elles  ne  le  soient  pas  en  effet  et  ne 
puissent  pas  l'être).  Au  lieu  qu'entre  les  signes  ou 
sensations  du  toucher  qui  suggèrent  à  notre  enten- 
dement des  perceptions  visuelles,  et  les  signes  ou 
sensations  de  la  vue  qui  lui  suggèrent  des  perceptions 
purement  tactiles,  la  connexion  est,  pour  nous,  réel- 
lement et  complètement  arbitraire.  Mais  elle  est  fon- 
dée de  telle  manière  sur  la  nature  de  notre  entende- 
ment, sur  ce|lle  de  notre  organisation,  et  sur  celle  des 
êtres  hors  de  nous,  qu'elle  ne  manque  jamais  d'être 
aperçue,  non  seulement  par  les  hommes  de  tous  les 
pays  et  de  tous  les  temps,  mais  même  par  les  êtres 
animés  de  toute  espèce  qui  ont  une  organisation 
semblable  ou  analogue  à  la  notre.  Tandis  que  dans 
nos  langages,  d'institution  purement  humaine,  bien 
que  la  connexion  entre  le  signe  et  la  chose  signifiée 
ne  soit  pas  toujours  impossible  à  entrevoir,  elle  n'a 
lieu  que  pour  des  temps  plus  ou  moins  limités ,  pour 
des  pays  plus  ou  moins  circonscrits ,  et  très  souvent 
elle  n'est  comprise  que  par  des  réunions  d'individus 
très  peu  nombreuses. 

Les  sensations  de  la  vue,  qui  servent,  la  plupart 


78  PREMIÈRE    PARTIE. 

du  temps ,  à  introduire  dans  notre  entendement  les 
perceptions  de  figure,  de  grandeur  et  de  distance  des 
corps,  sont  donc  uniquement  des  degrés,  infiniment 
variés ,  d'éclat  ou  d'affaiblissement  de  la  lumière  et  de 
ses  diverses  espèces  (les  couleurs) ,  associées  par  une 
longue  expérience  à  des  sensations  et  à  des  percep- 
tions du  toucher. 

5  7  •  De  quelques  autres  sensations  qui  s'associent  à  celles  de 
la  vue. 

Mais  il  y  a ,  outre  ces  sensations  propres  de  la  vue, 
d'autres  sensations,  en  quelque  sorte  accessoires, 
qui  ne  sont  pas  l'effet  immédiat  de  l'action  de  la  lu- 
mière sur  l'organe ,  mais  l'effet  des  situations  ou  des 
dispositions  diverses  qu'affectent  l'œil  lui-même  et 
ses  parties  dans  certaines  circonstances. 

Ainsi,  lorsqu'un  objet  est  très  près  de  notre  œil, 
nous  sommes  obligés ,  pour  le  bien  voir,  de  faire  une 
sorte  d'effort ,  dont  l'effet  est  de  diminuer  l'intervalle 
qui  sépare  les  prunelles  des  deux  yeux  ;  et  cet  effort 
senti,  quoiqu'il  ne  soit  pas  expressément  remarqué , 
est  une  des  sensations  accessoires  qui ,  associées  dès 
long-temps  à  la  perception  de  moindre  distance  des 
objets,  suffisent  désormais  pour  que  cette  perception 
se  réveille,  pour  ainsi  dire,  dans  l'entendement, 
toutes  les  fois  que  la  sensation  a  lieu. 

Au  contraire ,  lorsque  nous  voulons  voir  bien  dis- 
tinctement un  objet  éloigné,  les  muscles  de  l'œil  font 


ENTENDEMENT.  79 

un  effort  qui  tend  à  éloigner  le  plus  qu'il  se  peut  les 
prunelles  des  deux  yeux,  ou  à  agrandir,  autant 
qu'il  est  possible ,  l'intervalle  qui  les  sépare ,  autre 
sensation  accessoire,  associée  dès  long-temps  à  la 
perception  de  distance  plus  considérable,  et  qui  in- 
troduit, en  effet,  cette  perception,  toutes  les  fois 
qu'elle-même  a  lieu. 

D'un  autre  coté,  quand  nous  nous  appliquons  à 
considérer  successivement  les  diverses  parties  d'un 
objet  un  peu  étendu,  par  exemple  d'un  édifice,  nos 
yeux  se  meuvent ,  soit  de  bas  en  haut ,  soit  de  droite 
à  gauche,  ou  au  contraire;  nos  paupières  s'élèvent 
ou  s'abaissent,  et,  en  effet,  les  parties  supérieures  et 
inférieures,  celles  qui  sont  à  droite  et  à  gauche,  se 
manifestent  dès  lors  à  nous,  au  moyen  des  percep- 
tions destinées  à  nous  les  représenter.  Ces  mouve- 
ments des  yeux  et  des  paupières,  qui  sont  nécessai- 
rement sentis,  quoique  nous  ne  les  remarquions  pas 
expressément ,  doivent  donc  encore  être  mis  au  nom- 
bre de  ces  sensations  accessoires,  ou  purement  or- 
ganiques, de  la  vue,  qui  servent  à  introduire  dans 
l'entendement  les  perceptions  de  parties  supérieures, 
inférieures,  droites,  gauches,  des  objets  que  nous 
contemplons ,  bien  que  ces  perceptions  soient  exclu- 
sivement propres  au  toucher.  Parce  qu'une  habitude 
constante,  et  des  actes  réitérés  un  nombre  infini  de 
fois,  pendant  tout  le  cours  de  notre  vie,  ont  associé 
ces  sensations  et  ces  perceptions  de  manière  qu'elles 


8o  PREMIÈRE    PA.RTIE. 

sont  désormais  inséparables ,  et  que  leur  effet  sur 
notre  entendement  est  aussi  sûr  qu'inévitable. 

§  8.  Corament  nous  voyons  les  objets  simples  et  droits , 
quoiqu'il  s'en  trace  ,  dans  nos  yeux  ,  des  images  doubles  et 
renversées. 

Il  nous  reste  encore  à  éclaircir  deux  questions  qui 
semblent  d'abord  présenter  une  assez  grande  diffi- 
culté, et  qui  ont,  en  effet,  causé  quelque  embarras 
aux  philosophes  et  aux  physiciens  qui  ont,  les  pre- 
miers, tenté  de  les  résoudre.  Si,  comme  on  le  dé- 
montre en  physique. et  en  optique,  les  objets  se  pei- 
gnent sur  les  rétines  de  nos  yeux  dans  une  situation 
renversée,  ou  plutôt  tout-à-fait  inverse  de  celle  qu'ils 
ont  dans  la  nature,  et  si,  de  plus,  il  y  a  toujours, 
par  conséquent,  dans  chaque  œil,  une  image  du 
même  objet,  comment  se  fait-il ,  i°que  nous  voyions 
toujours  les  objets  droits,  et  situés  comme  ils  le  sont 
réellement  dans  la  nature,  et  a°  que  nous  les  voyions 
ordinairement  simples,  ou  au  moins  très  rarement 
doubles? 

Comme,  en  vertu  de  la  perception,  nous  rappor- 
tons naturellement  les  impressions  de  la  vue  au 
moins  à  la  surface  extérieure  de  notre  œil  ou  très 
près  de  cette  surface,  ainsi  qu'on  s'en  est  assuré 
en  observant  des  aveugles-nés  qui  venaient  d'être 
opérés  de  la  cataracte,  il  s'ensuit  nécessairement 
que  la  sensation  occasionnée  par  l'ébranlement  de  la 


ENTENDEMET^T.  Si 

rétine  dans  un  point  quelconque  (sensation  qui, 
comme  tous  les  faits  de  cet  ordre ,  n'a  point  de  nom, 
et  passe  instantane'ment  inaperçue),  doit  nous  donner 
la  perception  d'un  point  colore,  très  voisin  de  la 
surface  de  l'œil ,  et  dans  la  direction  du  rayon  que 
nous  envoie  le  point  lumineux  de  l'objet  que  nous 
voyons ,  et  auquel  l'intuition  nous  le  fait  rapporter 
plus  tard.  C'est-à-dire  que ,  jugeant  de  la  situation 
des  différents  points  des  objets,  par  la  direction  des 
rayons  qu'ils  envoient  à  notre  œil ,  nous  devons 
naturellement  les  voir  droits,  et  non  renversés  ;  en  un 
mot,  nous  devons  les  voir  tels  que  nous  les  voyons, 
et  non  pas  semblables  aux  images  qui  s'en  forment 
sur  la  rétine  de  notre  œil ,  puisque  ce  sont  eu^,  eu 
effet ,  que  nous  voyons ,  et  non  pas  ces  images  *. 
Ainsi  se  confirme  la  loi  générale  que  nous  avons 
observée  en  traitant  des  pbénomèiies  des  autres  sens, 
en  vertu  de  laquelle  nous  sommes  invinciblement 
déterminés  à  rapporter  aux  objets  extérieurs,  comme 
à  leurs  causes ,  les  impressions  d'où  résultent  nos 
sensations;  rapport  qui  accompagne  toujours  la  sen- 
sation elle-même,  et  constitue  le  fait  de  la  percep- 
tion de  ces  objets  et  de  leurs  divers  attributs ,  tels 
qu'ils  sont ,  au  moins  pour  nous. 

L'explication  du  phénomène  par  lequel  des  images 

Voyez  Reid's  Inquiry ,  etc.,   chap.  VI,  sect.  ii  ;  et  ie 
Traité  d'Optique  ,  par  Lacaille  ,  §  48. 

6 


^- 


8^  PREMIÈRE    PA.RTIE. 

doubles,  puisqu'il  y  en  a  une  peinte  sur  chaque  ré- 
tine, ne  nous  donnent  pourtant  la  perception  que 
d'un  objet  unique ,  au  moins  le  plus  ordinairement  , 
peut  servir  encore  à  confirmer  cette  doctrine. 

C'est  un  fait  d'observation  constante,  que  nos  yeux 
se  meuvent  toujours  tous  deux  à  la  fois ,  et  toujours 
tous  deux  dans  le  même  sens.  On  peut  s'en  convaincre 
très  facilement,  en  fermant  un  œil,  au  moyen  du 
doigt  légèrement  appuyé  sur  la  paupière  ;  car  alors , 
si  l'on  dirige  l'œil  ouvert  en  haut,  en  bas,  à  droite 
et  à  gauche,  on  s'apercevra  que  l'œil  fermé  fait  exac- 
tement, soit  qu'on  le  veuille,  ou  non, tous  les  mêmes 
mouvements  que  l'œil  ouvert.  On  a  prétendu  expli- 
quer ce  fait  par  l'expérience  et  par  l'habitude;  mais 
il  paraît  plus  probable  qu'il  est  en  nous  le  produit 
d'une  disposition  purement  organique,  comme  le 
mouvement  des  deux  prunelles  à  la  fois ,  et  celui 
des  muscles  qui  font  prendre  en  même  temps  à  cha- 
que œil  la  conformation  la  plus  appropriée  aux 
différents  degrés  d'éloignement  et  de  proximité  des 
objets  que  nous  regardons. 

Or,  on  appelle  axe  optique  la  direction  que  sui- 
vrait une  ligne  menée  du  fond  de  l'œil  perpendicu- 
lairement à  la  rétine  ,  mais  prolongée  indéfiniment 
après  son  passage  par  le  milieu  de  la  prunelle  ;  et 
pour  exprimer,  dans  le  langage  de  la  science,  le 
fait  que  je  viens  d'exposer ,  on  dit  que  les  axes 
optiques  demeurent  toujours  parallèles  dans  le  mou- 


ENTË:N  DEMENT.  83 

vement  des  yeux,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  on 
désigne  ce  fait  par  l'expression  de  parallélisme 
des  axes. 

On  dc^'^Q^^^diW.^û  points  correspondants  ceux  qui, 
sur  chaque  rétine  ,  sont  semblablement  situés  par 
rapport  aux  points  où  ai)outissent  les  axes  optiques  ; 
et  points  non  correspondants .,  ceux  qui ,  sur  chaque 
rétine ,  sont  situés  d'une  manière  différente  par  rap- 
port aux  axes  optiques. 

De  plus ,  c'est  un  fait  d'expérience ,  que  nous  voyons 
simples  les  objets  ou  les  parties  des  objets  qui  af- 
fectent des  points  correspondants  des  deux  rétines  , 
et  qu'au  contraire,  nous  voyons  doubles  les  objets 
ou  les  points  qui  ne  se  correspondent  pas  sur  chaque 
rétine. 

Cependant,  comme  il  arrive  souvent  qu'un  grand 
nombre  d'objets  se  peignent  sur  des  parties  non 
correspondantes  de  chaque  rétine,  il  semble  que 
nous  devrions  aussi  très  souvent  voir  les  objets  dou- 
bles. Mais  il  faut  remarquer ,  qu'en  vertu  du  paral- 
lélisme des  axes,  nos  yeux  se  dirigent  toujours,  sans 
même  que  nous  y  pensions,  vers  l'objet  qui  attire 
notre  attention  :  en  sorte  que  nous  n'avons  presque 
jamais  de  perception  qu'à  l'occasion  des  images  qui 
affectent  des  points  correspondants  ;  et  que  toutes 
celles  qui  occupent  d'autres  points  sont  uniquement 
causes  ^impressions .,  c'est-à-dire  appartiennent 
par  leur  mode  d'action  à  cette  classe  de  faits  in- 

6. 


84  PREMIÈRE    PARTIE. 

tellectuels   qui   sont  vaguement  sentis,  et    qui    ne 
sont  jamais  distinctement  remarqués. 

Le  fait  de  la  vision  simple ,  quoique  les  images 
qui  se  tracent  dans  nos  yeux,  pour  chaque  objet, 
soient  réellement  doubles  lorsqu'elles  affectent  des 
points  qui  ne  se  correspondent  pas ,  ne  semble  donc 
dû  à  aucune  autre  cause  qu'au  parallélisme  des  axes , 
que  la  nature  semble  avoir  spécialement  destiné  à 
produire  ce  phénomène.  Aussi ,  lorsque  l'organe  de 
la  vue  est  bien  constitué,  ce  parallélisme  a-t-il  tou- 
jours exactement  lieu  ;  et  l'on  regarde  communé- 
ment le  strabisme^  ou  le  défaut  des  yeux  louches, 
comme  produit  par  un  vice  particulier  de  confor- 
mation dans  les  organes,  ou  par  quelque  mauvaise 
habitude  qui  a  fait  perdre  aux  yeux  la  faculté  de  se 
diriger  constamment  dans  le  même  sens. 


CHAPITRE   VIII. 

Des  perceptions  acquises  de  la  vue,  et  des  repré- 
sentations qu' elles  fournissent  à  la  mémoire. 

5   I.  Les  sensations  considérées  comme  signes  des  perceptions 
qu'elles  servent  à  introduire  dans  l'entendement. 

L'organe  de  la  vue, quoique  doué,  par  la  nature, 
de  plusieurs  facultés  ou  propriétés  dont  on  cherche- 
rait vainement  à  expliquer  les  effets  par  l'habitude 


ENTENDEMENT.  85 

et  l'expërience,  comme  on  a  pu  le  reconnaître  par  ce 
qui  a  été  dit,  dans  le  chapitre  précédent,  du  parallé- 
lisme des  axes  ,  de  la  propriété  des  points  correspon- 
dants, etc.;  l'organe  de  la  vue  ,  disons-nous  ,  doit 
néanmoins  à  ces  deux  conditions,  ou  à  ces  deux  cir- 
constances (l'expérience  et  l'habitude),  sa  plus  grande 
perfection  et  ses  plus  précieux  avantages.  Car,  d'abord, 
c'est  par  l'habitude  et  l'expérience ,  c'est  par  l'asso- 
ciation qui  se  fait  nécessairement  entre  les  sensa- 
tions qui  sont  exclusivement  propres  à  la  vue,  et 
celles  qui  affectent  les  autres  sens,  particulièrement 
celui  du  toucher ,  qu'elle  apprend  à  apprécier  avec 
précision  la  forme  des  objets,  et  à  étendre  ses  per- 
ceptions (qui  dès  lors^  en  effet,  lui  deviennent,  en 
quelque  sorte  ,  propres)  bien  au-delà  des  limites  qui 
circonscrivent  celles  qui  appartiennent  exclusive- 
ment au  toucher. 

Ainsi  donc  la  nature,  c'est-à-dire,  ici,  la  collection 
de  tous  les  Etres  et  de  tous  les  objets  qui  nous  en- 
vironnent, parle  à  chacun  de  nous,  dès  les  premiers 
moments  de  notre  existence  ,  cinq  langues,  ou  cinq 
idiomes,  s'il  le  faut  ainsi  dire,  essentiellement  diffé- 
rents. Et  ce  qui  caractérise  éminemment  la  sagesse,  la 
puissance  et  la  suprême  intelligence  de  l'auteur  d'un 
ordre  de  choses  si  merveilleux,  c'est  que  les  signes 
de  ces  idiomes  si  divers  ,  loin  de  produire  dans  notre 
entendement  une  confusion  irrémédiable,  par  la 
multitude  et  la  fréquence  de  leurs  impressions  près- 


86  PREMIÈRE    PARUE. 

([lie  toujours  simultanées ,  s'expliquent  et  s'interprè- 
tent ,  en  quelque  manière,  les  uns  les  autres ,  s'unis- 
sent et  se  séparent  tour  à  tour,  pour  nous  révéler 
les  propriétés  et  les  qualités  qui  constituent  les  Etres 
autres  que  nous ,  et  les  rapports  nombreux  et  prodi- 
gieusement variés  que  leur  existence  peut  avoir  avec 
la  nôtre ,  dont  nous  acquérons ,  par  ce  moyen  ,  une 
connaissance  plus  distincte  et  plus  étendue. 

Et,  pour  ne  parler  ici  que  de  ce  qui  a  rapport 
^u  sens  de  la  vue  :  si  l'on  réfléchit  sur  cette  infinie 
variété  d'aspects  sous  lesquels  se  présentent  sans 
cesse  à  nos  regards  les  objets  qui  nous  sont  le  plus 
familiers,  ceux  qui  servent  a  chaque  instant  à  nos 
besoins  ou  à  nos  plaisirs  ;  ces  apparences  visibles  , 
qui  changent  incessamment,  et  qui  n'ont  ni  ne 
peuvent  avoir  de  nom  dans  aucune  langue,  que 
sont-elles , ,  sinon  autant  de  signes  de  la  grandeur  , 
de  la  distance ,  de  la  forme  et  de  la  situation  de  ces 
divers  objets?  signes  dont  nous  avons  dès  long-temps 
appris  à  connaître  la  valeur  véritable,  et  que  nous 
interprétons,  la  plupart  du  temps,  avec  la  plus  par- 
faite justesse,  quoique  nous  ne  les  remarquions  pas 
plus  en  eux-mêmes,  que  nous  ne  remarquons  les 
lettres  des  mots  que  nous  lisons,  ou  les  articulations 
de  ceux  que  nous  entendons  prononcer.  Enfin ,  qui 
pourrait  nier  que  les  sensations  de  la  vue ,  ou  les 
apparences  visibles  qui  affectent  ce  sens,  constituent 
une  véritable  langue,   en   considérant   qu'elle  a  ses 


ENTENDEMENT.  87 

grammairiens  ,  s'il  le  faut  ainsi  dire  ,  ses  orateurs , 
ses  poètes  et  ses  écrivains  de  tout  genre  ? 

En  effet ,  l'artiste  dont  le  pinceau  magique  nous 
fait  voir,  sur  une  simple  toile,  un  paysage  d'une 
vaste  étendue,  oii  l'on  distingue  des  objets  dans  un 
éloignement  prodigieux ,  où  l'œil  est  comme  enchanté 
par  l'éclat  des  fleurs  et  de  la  verdure,  par  la  trans- 
parence des  eaux ,  par  mille  accidents  variés  que 
produit  le  contraste  des  ombres  et  de  la  lumière  ; 
celui  qui  nous  retrace  les  scènes  de  la  vie  champêtre 
ou  domestique ,  avec  toutes  les  circonstances  des 
passions  et  des  affections  qui  les  caractérisent;  celui 
qui ,  s'élevant  à  de  plus  grandes  conceptions ,  offre 
à  nos  regards  quelqu'une  de  ces  actions  importantes 
dont  les  hommes  ont  gardé  le  souvenir ,  en  repré- 
sente les  auteurs  avec  ces  traits  nobles  ou  touchants, 
terribles  ou  hideux ,  qui  rappellent  à  notre  mémoire 
des  mortels  dignes  de  l'amour  ou  de  l'éternelle  exé- 
cration de  leurs  semblables:  que  font-ils,  qu'imiter 
les  apparences  visibles  que  la  scène  du  monde  étale 
sans  cesse  à  nos  yeux,  mais  qu'ils  ont  étudiées  avec 
une  sagacité  et  une  assiduité  peu  communes  ?  Tandis 
que  nous  ne  les  remarquons  presque  jamais,  du 
moins  comme  signes  des  Etres  et  des  affections  ou 
des  passions  qu'elles  suggèrent  à  notre  entende- 
ment. 


88  PREMIÈRE    PARTIE. 

§  2.  Qu'à  parler  rigoureusement,  nous  ne  voyons  Jamais  en- 
tièrement les  objets  que  nous  percevons  par  le  sens  de 
la  vue. 

Mais  ce  qu'il  faut  conclure  de  tout  ce  qui  a  été 
dit,  et  qui  est  singulièrement  remarquable ,  c'est  que 
les  perceptions  que  nous  avons  à  l'occasion  de  l'ac- 
tion des  objets  sur  l'organe  de  la  vue,  sont  des  faits 
purement  intellectuels,  et  des  faits  de  notre  enten- 
dement tout  à  fait  propres  à  ce  sens ,  ainsi  modifié 
par  l'association  des  perceptions  du  toucher  avec 
celles  de  la  vue.  En  un  mot ,  les  perceptions  acquises 
de  la  vue  sont  des  faits  intellectuels  entièrement  sut 
generis ,  qui  ne  ressemblent  absolument  qu'à  eux- 
mêmes.  Non  seulement  nous  ne  voyons  point  dans 
toute  leur  étendue  et  dans  toutes  leurs  parties  les 
objets  même  les  plus  simples  et  les  plus  familiers 
que  nous  regardons  ,  et  que  nous  reconnaissons  à  la 
simple  vue  (pas  plus  que  nous  ne  les  touchons  en- 
tièrement, et  dans  toutes  leurs  parties,  quand  nous 
les  reconnaissons  à  un  simple  attouchement  )  ;  mais 
nous  n'avons  jamais,  à  proprement  parler,  la  per- 
ception entièrement  distincte  que  du  ininimuin 
visihile  de  chaque  objet ,  par  la  vue  ;  comme  nous 
n'avons  que  celle  du  ininimum  tangibile  ,  par  le 
toucher. 

Ceci  a  l'air  d'un  paradoxe,  et  sera  sans  doute 
regardé  comme  tel    par  les  lecteurs  qui  n'ont  pas 


ENTENDEMENT.  89 

encore  eu  occasion  de  méditer  sur  ce  genre  de  ques- 
tions :  mais  ce  n'est  pas  dans  un  ouvrage  comme 
celui-ci,  qu'il  conviendrait  de  présenter,  sous  cette 
forme ,  des  opinions  qui  pourraient  être  énoncées 
de  toute  autre  manière,  en  apparence  moins  cho- 
quante; et  je  déclare  que  je  n'ai  voulu  présenter  ici 
que  le  fait  de  notre  nature  intellectuelle,  tel  que  je 
le  conçois  dans  sa  plus  rigoureuse  précision. 

§  3.  Que  nous  percevons  ,  par  le  sens  du  toucher,  un  grand 
nombre  d'objets  que  nous  ne  touchons  pas  tout  entiers. 

Pour  nous  en  convaincre ,  considérons  d'abord 
quelle  connaissance  nous  avons  des  objets  par  les 
seules  perceptions  du  toucher.  Lorsqu'un  homme  se 
trouve  la  nuit,  sans  lumière,  dans  un  lieu  qui  lui 
est  bien  connu,  avec  tous  les  objets,  meubles,  etc., 
qu'il  renferme;  je  suppose  que  ce  soit,  par  exemple, 
la  chambre  qu'il  habite  ordinairement:  dans  ce  cas, 
il  est  certain  que  le  plus  simple  attouchement  suffît 
pour  rappeler  à  sa  mémoire  tel  ou  tel  objet  en  par- 
ticulier, un  fauteuil,  une  table,  un  lit,  et  pour  lui 
en  fournir  une  représentation  exacte  et  complète 
avec  toutes  les  circonstances  particulières  qui  en 
font  des  objets  individuels  qui  lui  sont  parfaitement 
connus.  Or,  dans  ce  cas,  s'il  dit  qu'il  connaît 
que  l'objet  qu'il  touche  est  la  cheminée  ,  ou  la 
porte ,  ou  le  bureau  qui  est  dans  sa  chambre ,  il  est 
évident  que  les  représentations ,  si  distinctes ,  de  ces 


90  PREMIÈRE    PARTIE. 

objets,  qui  s'offrent  à  sa  mémoire,  ne  sont  assurément 
pas  l'effet  de  sa  sensation  et  de  la  perception  qui 
s'y  joint ,  mais  bien  celui  d'une  somme  très  consi- 
dérable de  perceptions  acquises,  tant  du  toucher  que 
de  la  vue. 

Un  aveugle-né ,  placé  dans  les  mêmes  circonstan- 
ces, c'est-à-dire  que  nous  supposons  au  milieu  de 
l'appartement  qu'il  habite  ordinairement  et  dont  il 
connaît  en  détail  tous  les  objets  avec  leurs  situations 
respectives,  sera,  en  plein  jour,  dans  le  même  cas 
que  l'homme  dont  je  viens  déparier,  au  milieu  des  plus 
épaisses  ténèbres.  Comme  celui-ci,  il  n'a  besoin  que 
d'une  simple  sensation  du  toucher ,  pour  avoir  une 
perception  qui  rappelle  en  lui  une  somme  considérable 
de  perceptions  acquises ,  mais  qui ,  toutes ,  sont  ex- 
clusivement des  perceptions  tactiles.  En  sorte  que, 
bien  qu'il  connaisse  immédiatement  l'objet  qu'il  tou- 
che ,  comme  nous  le  connaissons  nous-mêmes  en  pa- 
reil cas  ;  ce  qui  se  passe  en  lui  est  un  phénomène  in- 
tellectuel ,  tout  différent  de  celui  que  nous  éprouvons, 
et  dont  il  nous  serait  difficile ,  ou  plutôt  absolument 
impossible ,  de  nous  faire  une  idée  exacte. 

A  la  vérité ,  nous  pouvons ,  comme  lui ,  vérifier 
par  l'expérience  d'une  suite  de  perceptions  tactiles  , 
si  la  représentation  qui  s'est  offerte  immédiatement 
à  notre  esprit  est  conforme  à  la  nature  et  à  l'espèce 
de  l'objet  que  nous  touchons;  mais  nous  aurons, 
nous  qui  jouissons  de  la  vue ,  à   chaque  perception 


ENTENDEMENT.  gi 

tactile ,  une  représentation  des  perceptions  visuelles 
qui  s'y  joignent  ordinairement  pour  nous ,  au  lieu  que 
l'aveugle-në  n'aura  que  des  perceptions  tactiles.  Seu- 
lement, il  est  probable  qu'elles  sont,  chez  lui,  plus 
rapides,  plus  distinctes,  plus  fortement  associées  et 
en  plus  grand  nombre  que  chez  nous. 

A.insi  donc,  lorsque  portant,  au  milieu  des  ténè- 
bres ,  ma  main  sur  un  objet  qu'elle  ne  peut  ni  saisir , 
ni  contenir  tout  entier  ,  je  connais  néanmoins  avec 
certitude  cet  objet,  ce  n'est  assurément  pas  par  la 
perception  immédiate  qui  accompagne  ma  sensation 
du  toucher,  puisque  je  ne  touche  pas  ,  à  beaucoup 
près ,  cet  objet  tout  entier  ;  mais  c'est  par  une  repré- 
sentation qui  s'en  fait  instantanément  dans  mon  es- 
prit ,  ou  dans  ma  pensée ,  à  l'occasion  de  cette  sen- 
sation et  de  cette  perception  immédiates  et  simul- 
tanées. 

§  4-  Le  même  phénomène  a  lieu  à  l'occasion  des  perceptions 
de  la  vue. 

Or ,  il  en  est  entièrement  de  même  des  perceptions 
de  la  vue  :  lorsque ,  au  premier  coup  d'œil  que  nous 
portons  sur  un  objet  quelconque,  r/ous  reconnaissons 
que  cet  objet  est  un  homme,  une  statue,  un  palais, 
ce  n'est  pas  que  nous  voyions ,  à  beaucoup  près ,  cet 
objet  tout  entier,  dans  toutes  ses  parties  et  dans  tous 
ses  détails  ;  mais  c'est  qu'à  l'occasion  de  la  sensation  , 
ou  plutôt  de  la  somme  de  sensations  et  de  perceptions 


9^  PREMIÈRE    PARTIE. 

simultanées  que  cet  objet  produit  en  nous ,  il  s'y  fait, 
dans  le  même  instant,  une  représentation  de  Tobjet 
tout  entier  ,  que  nous  croyons  réellement  voir  , 
comme  nous  croyons  le  toucher  dans  le  cas  dont 
j'ai  parlé  tout  à  l'heure. 

Car,  bien  que  l'objet  tout  entier  soit  réellement 
peint  sur  les  deux  rétines  de  nos  yeux,  comme  ce 
n'est  point  cette  peinture  que  nous  voyons ,  comme 
la  sensation  est  toujours,  par  sa  nature,  un  acte ,  pour 
ainsi  dire,  subit,  instantané ,  et  par  conséquent  sans 
aucune  étendue  ,  l'étendue  que  nous  croyons  voir 
est  un  phénomène  purement  intellectuel ,  qui  a  lieu 
à  l'occasion  des  sensations  et  des  perceptions  pro- 
prement dites,  et  à  la  production  duquel  concourent 
incessamment ,  outre  la  sensation ,  la  perception  et 
les  impressions  de  la  vue,  la  mémoire  et  l'intuition. 

11  est  facile^  au  reste,  de  s'assurer  de  la  vérité  de 
cette  observation ,  en  réfléchissant  que  nous  ne  voyons 
réellement  jamais,  dans  le  même  instant,  la  tête  et 
les  pieds  d'un  homme  ou  d'une  statue.  Car  il  nous 
faut  toujours  un  examen  très  attentif  et  très  souvent 
répété,  pour  voir  bien  exactement  et  dans  tous  ses 
détails  quelque  objet  que  ce  soit,  de  la  nature  ou  de 
l'art*.  Autrement ,  le  peintre  et  le  dessinateur  n'au- 
raient besoin,  pour  être  en  état  de  faire  le  portrait 

*  Bossuct  a  entrevu  quelque  chose  de  ce  phénomène.  Il 
appelle  imagination  ,  ou  acte  d'imaginer^  le  fait  de  reiiten- 


ENTENDEMEjNT.  ^3 

d'une  personne,  que  de  la  regarder  un  seul  instant; 
nous  n'aurions  besoin  nous-mêmes  que  d'un  simple 
coup  d'œil,  pour  lire  une  phrase,  une  page,  ou  même 
une  dixaine  de  pages  d'écriture  placées  à  coté  les 
unes  des  autres.  Seulement,  il  est  bon  de  remarquer 
que  ces  peintures  qui  existent  en  effet,  de  l'objet  tout 
entier,  sur  chaque  rétine,  nous  donnent,  à  chaque 
instant ,  la  possibilité  d'avoir  la  sensation  et  la  per- 
ception distinctes  de  chacun  des  points  indivisibles 
dont  se  compose  la  surface  de  l'objet  que  nous 
regardons.  Et  si  le  besoin  et  l'habitude  ont  donné 
à  l'aveugle-né  la  facilité  et  la  rapidité  des  perceptions 
tactiles,  la  nature  nous  donne,  à  nous  qui  voyons, 
une  facilité  et  une  rapidité  incomparablement  plus 
grandes ,  pour  disposer  des  perceptions  de  la  vue , 
presque  toujours  signes  de  celles  du  toucher  qui  leur 
correspondent.  En  un  mot, au  moyen  de  ces  images 
peintes  sur  la  rétine ,  chacun  des  points  infinis  dont 


dément  que  nous  essayons  ici  de  décrire  et  de  caractériser 
d'une  manière  plus  précise  :  «  Cet  acte  d'imaginer  ,  dit-il , 
«  accompagne  toujours  l'action  des  sens  extérieurs.  Toutes 
«  les  fois  que  je  vois ,  j'imagine  en  jnéme  temps  ;  et  il  est 
«  assez  malaisé  de  distinguer  ces  deux  actes,  dans  le  temps 
'<  que  la  vue  agit.  Mais  ce  qui  nous  en  marque  la  distinction, 
«  c'est  que,  même  en  cessant  de  voir,  je  puis  continuer  à 
«  imaginer;  et  cela,  c'est  voir  encore,  en  quelque  façon,  la 
«  chose  même  telle  queje  la  voyais,  lorsqu'elle  était  présente 
«  à  mes  yeux.  »  [Connaissance  de  Dieu ,  chap.  I,  art.  5.) 


94  PREMIÈRE    PARTIE. 

se  compose  la  surface  de  l'objet  que  nous  regardons 
agit  sur  notre  organe  par  des  impressions  directes 
et  immédiates  ,  qui  peuvent ,  a  l'instant  même ,  de- 
venir des  sensations  distinctes,  et  introduire  les 
perceptions  qui  leur  correspondent. 

§  5.  On  peut  donner  à  ces  résultats  des  perceptions  acquises  de 
la  vue  le  nom  de  représentations . 

Il  résulte  de  ce  qui  vient  d'être  dit ,  que  les  sen- 
sations et  les  perceptions  propres  de  la  vue  et  du 
toucher,  s'étant  associées  par  l'effet  d'un  exercice 
journalier  et  du  progrès  de  la  vie ,  composent ,  pour 
chacun  de  nous ,  un  fonds ,  plus  ou  moins  varié  ou 
étendu,  mais  toujours  fort  considérable,  de  repré- 
sentations  ^  à  la  production  desquelles  la  mémoire 
et  l'intuition  concourent  sans  cesse.  Par  consé- 
quent, ces  représentations  sont  un  ordre  de  phéno- 
mènes de  l'entendement,  sui  generis ^  appartenant 
exclusivement  au  moi ,  puisqu'elles  se  manifestent  en 
lui ,  à  mesure  du  besoin ,  et  suivant  que  les  circon- 
stances sollicitent  plus  particulièrement  l'action  de 
quelqu'une  de  ses  facultés  primitives,  avec  laquelle 
les  autres  concourent  aussi  toujours ,  chacune  en  ce 
qui  la  concerne ,  pour  compléter  le  phénomène. 

Ceci  explique  comment  il  arrive  que  les  objets 
qui  nous  sont  très  familiers,  comme  un  arbre,  un 
homme,  une  maison  ,  nous  paraissent  toujours  avec 
les  dimensions  qui  leur  sont  propres ,  et  que  nous 


ENTENDEMENT.  q5 

leur  connaissons ,  quoique  nous  les  voyions  à  des 
distances  fort  différentes  les  unes  à  l'égard  des  autres  ; 
au  lieu  que  si  nous  devions  apprécier  ces  mêmes 
dimensions,  uniquement  suivant  les  lois  de  l'optique  , 
le  même  homme,  vu  à  cent  pieds  de  distance,  devrait 
nous  sembler  dix  fois  plus  petit  que  quand  nous  le 
voyons  à  dix  pieds.  Cependant,  si  un  objet,  même 
très  connu,  un  globe  de  dix  pieds  de  diamètre 
par  exemple ,  s'offre  à  notre  vue  dans  une  situation 
autre  que  celle  où  nous  sommes  accoutumés  à  le  voir: 
s'il  est  élevé  dans  les  airs,  au  lieu  d'être  placé  sur  le 
même  plan  horizontal  que  nous ,  alors  nous  ne  le 
verrons  guère  que  tel  qu'il  doit  nous  paraître  con- 
formément aux  lois  de  l'optique.  C'est-à-dire  que  ses 
dimensions  diminueront  à  mesure  que  l'angle  sous 
lequel  nous  le  voyons  deviendra  plus  petit,  et  que 
l'image  qui  s'en  trace  au  fond  de  notre  œil  devient 
en  effet  plus  petite, 

§  6.  Loi  générale  des  perceptions  de  la  vue. 

Voici,  ce  me  semble,  comment  on  pourrait  énoncer 
la  loi  générale  suivant  laquelle  les  phénomènes  de 
cet  ordre  se  manifestent  à  l'entendement: 

i**  L'image  qui  se  trace  des  objets  au  fond  de  notre 
œil  (image  dont  nous  n'avons  jamais ,  ni  le  sentiment , 
ni  la  conscience  ) ,  est  l'élément  principal  ou  la  con- 
dition essentielle  et  nécessaire  de  la  perception  de 
ces  objets. 


96  PREMIÈRE    PARTIE. 

2*  Mais  cette  perception  est  presque  toujours 
modifiée  par  un  nomlire  plus  ou  moins  considérable 
de  circonstances  accessoires ,  telles  que  des  impres- 
sions, des  souvenirs,  des  intuitions  de  rapport:  en 
sorte  que  l'espèce  et  les  dimensions  propres  de  l'image 
tracée  au  fond  de  l'œil  n'ont  qu'une  influence  relative, 
et  presque  jamais  absolue,sur  la  perception  elle-même; 
excepté  dans  certains  cas ,  oii  l'image  se  trouve  tout 
à  fait  isolée,  et  comme  dépouillée  de  toutes  les  cir- 
constances accessoires  dont  on  vient  de  parler. 

§  7-  Application  de  ce  qui  précède  aux  diverses  apparences  de 
la  lune  ,  vue  à  l'horizon  ou  au  méridien  ,  et  à  différentes 
illusions  de  la  vue. 

Ainsi,  la  lune  trace,  dans  mon  œil,  des  images 
d'elle-même,  qui  sont  sensiblement  égales,  soit  que 
je  la  regarde  quand  elle  est  à  l'iiorizon ,  ou  quand 
elle  est  au  méridien  ;  et  l'on  peut  en  dire  autant  du 
soleil.  Mais  la  perception  que  j'ai  de  ces  objets  me 
les  présente  comme  plus  grands  dans  le  premier  cas 
que  dans  le  second  ;  parce  que  cette  perception  est 
modifiée  par  l'intuition  du  rapport  de  ces  objets  avec 
d'autres  objets  connus,  comme  arbres,  maisons,  etc., 
ou  même  seulement  par  l'intuition  d'un  rapport  de 
distance  à  peu  près  appréciable.  Tandis  que,  lorsque 
ces  astres  sont  au  méridien,  aucune  de  ces  intuitions 
de  rapport  ne  peut  avoir  lieu. 

L'illusion  produite  par  les  fantasmagories  nous 
offre  un  exemi)le  des  cas  rares,  où  les  dimensions  de 


ENTENDEMENT.  gj 

l'image  tracée  au  fond  de  l'œil  déterminent  seules 
la  perception  des  dimensions  de  l'objet  ;  car  nous  le 
voyons  grandir  et  s'avancer  vers  nous ,  uniquement 
par  l'effet  de  l'agrandissement  réel  de  cette  image. 
C'est  que  l'obscurité  où  nous  sommes  alors,  et  la 
précaution  qu'on  a  prise  d'empêcher  que  le  mouve- 
ment de  la  machine  oli  sont  placés  la  lumière  et 
l'objet  lui-même  ,  ne  se  décèle  par  aucun  bruit ,  tan- 
dis qu'elle  s'approche  insensiblement  de  nous ,  déro- 
bent à  notre  observation  toutes  les  circonstances  qui 
accompagnent  cet  accroissement  de  l'image.  Elle 
contribue  donc  entièrement  seule  à  produire  la 
suite  de  perceptions  que  nous  éprouvons. 

Les  images  tracées  au  fond  de  l'œil  sont  aussi  les 
seules  causes  des  illusions  vraiment  prodigieuses  que 
nous  fait  la  vue  d'un  Panorama^  et  surtout  celle  d'un 
Diorama.  Mais  ici  l'art  a  su  se  prévaloir  de  toutes 
les  ressources  de  la  perspective  et  de  la  magie  des 
couleurs ,  pour  réveiller  simultanément  dans  notre 
entendement  un  nombre  infini  de  ces  impressions  et 
de  ces  intuitions  de  rapport  qui  font  ordinairement 
partie  des  perceptions  acquises  de  la  vue.  Seulement 
on  a  grand  soin  de  supprimer  toutes  les  causes  d'au- 
tres impressions  ,  ou  intuitions  ,  qui ,  en  se  mêlant  à 
celles  que  le  spectateur  doit  recevoir  du  tableau  qui 
lui  est  présenté ,  pourraient  en  contrarier  ou  en  dé- 
truire l'effet.En  sorte  que  l'illusion  devient  aussi  com- 
plète qu'elle  puisse  l'être,  et  que  de  simples  peintures 

7 


q8  PREMIERE    PARTIE. 

produisent  absolument  les  mêmes  perceptions  que 
produiraient  les  objets  mêmes  qu'elles  représentent. 
Enfin  ,  les  instruments  d'optique  les  plus  ordinaires, 
comme  les  télescopes  et  les  microscopes ,  confirment 
encore,  par  l'effet  qu'ils  sont  destinés  à  produire, 
la  loi  que  nous  avons  reconnue.  Toujours  ils  agran- 
dissent l'image  qu'ils  transmettent  au  fond  de.l'œil  : 
mais  tantôt  ils  nous  donnent  la  perception  d'un 
objet  plus  grand  que  celui  que  la  nature  nous  pré- 
sente, et  c'est  le  cas  du  microscope;  tantôt  ils  ne 
font  que  nous  le  montrer  comme  plus  rapproché  de 
nous,  et  c'est  l'effet  que  produit  le  télescope.  Car  en 
regardant  avec  cet  instrument  quelque  objet  connu , 
comme  un  homme ,  un  arbre ,  etc. ,  nous  ne  le 
voyons  pas  avec  des  dimensions  sensiblement  plus 
grandes  qu'à  l'œil  nu.  ^ 

Ce  dernier  fait ,  comparé  avec  celui  qui  a  été  cons- 
taté plus  haut,  semble  être  une  nouvelle  preuve 
de  ce  que  nous  avons  dit  précédemment  (  §  5  )  des 
perceptions  acquises  de  la  vue ,  qu'elles  sont  une 
espèce  particulière  de  faits  propres  de  l'entendement, 
qui  concourent ,  comme  nous  l'avons  expliqué ,  h 
déterminer  les  perceptions  que  nous  avons  en  pré- 
sence des  objets. 

§  8.  Nouvelle  preuve  de  l'existence  des  perceptions  acquises  , 
et  des  représentations  qui  en  sont  le  résultat. 

Il  est  si  évident  que  ces  faits  sont  exclusivement 


ENTENDEMENT.  qq 

propres  à  l'entendement ,  qu'ils  se  manifestent  sou- 
vent à  volonté ,  et  indépendamment  de  la  présence 
des  objets,  comme  nous  l'éprouvons  lorsque  nous 
nous  appliquons  à  nous  représenter  par  la  mé- 
moire ,  la  physionomie  ,  les  gestes  ,  les  attitudes  des 
personnes,  ou  la  forme,  la  grandeur  et  la  couleur 
des  objets  ;  c'est-à-dire  ,  lorsque  nous  arrêtons  notre 
attention  sur  les  représentations  que  nous  en  four- 
nissent nos  souvenirs.  Mais  l'action  continuelle  des 
objets  extérieurs  sur  tous  nos  sens  nous  rend  tou- 
jours cet  exercice  plus  ou  moins  pénible,  par  les 
distractions  multipliées  qu'elle  nous  cause. 

Au  contraire,  lorsque  cette  action  vient  à  cesser 
seulement  en  partie ,  comme  il  arrive  quand  le 
besoin  du  sommeil  commence  à  se  faire  sentir,  alors 
des  représentations  plus  vives  et  plus  distinctes ,  dont 
la  nature  se  rapproche  plus  sensiblement  de  celle 
des  perceptions  mêmes,  et  qui  se  succèdent  quelque- 
fois avec  assez  de  rapidité,  s'offrent  spontanément  à 
l'entendement,  ainsi  que  plusieurs  personnes  peu- 
vent l'avoir  observé  en  elles-mêmes. 

Locke  fait  mention  de  certaines  visions  qui  ap- 
paraissent à  quelques  individus  lorsque  ,  tranquilles 
et  assis  dans  les  ténèbres,  ils  veillent  pourtant,  les 
yeux  ouverts  ou  fermés  :  «  Il  leur  apparaît ,  dit-il , 
«  quantité  de  visages  fort  extraordinaires,  qui  se 
«  succèdent  les  uns  aux  autres;  en  sorte  que  l'un  n'a 
«  pas  plus  tôt  paru ,  qu'il   se  retire ,  et  qu'un  autre 

7- 


lOO  PREMIÈRE    PARTIE. 

«  occupe  sa  place,  sans  qu'il  y  ait  moyen  de  les  re- 
«  tenir  un  seul  moment  *.  »  Un  fait ,  à  peu  près  du 
même  genre ,  et  que  bien  des  gens  ont  pu  observer , 
au  moment  même  où  ils  commencent  à  s'endormir, 
c'est  l'apparition  subite  et  instantanée  de  certains 
objets,  comme  une  voiture  emportée  par  un  cheval, 
un  animal  ou  un  homme  qui  s'élance  avec  impétuo- 
sité ,    et  ,  en  général ,    des  objets  emportés  par  un 
mouvement  rapide   et  violent.  Ces  sortes  d'images  , 
qui  s'offrent  communément  avec  une  grande  net- 
teté, mais  qui  s'évanouissent  à  l'instant  parce  que 
le    réveil  suit  presque  toujours  leur  apparition,    et 
enfin   les   rêves,  qui  semblent  n'être  qu'un  phéno- 
mène du  même  genre  ,  mais  plus  varié ,  plus  étendu, 
et  qui  tient  à  un  état  organique  de  même  nature  , 
quoique  plus  complet  ;  tous  ces  faits,  dis-je,  peuvent 
nous  fournir  des  inductions   propres  à  éclairer   de 
plus  de  lumière  la  théorie  générale  de  la  perception. 
Rappelons-nous ,  en  effet ,  ce  qui  a  été  dit  précé- 
demment des  diverses  espèces  de  sensations  de  l'ouïe , 
de  la  vue,  etc.,  et  de  la  manière  dont  les  percep- 
tions qui  s'y  joignent ,  associées  ou  rassemblées  par  la 
mémoire ,  sont  rapportées  par  l'intuition  à  un  même 
objet,  qu'elles  nous  font  ainsi  connaître  :  voilà  les 
faits  de  l'entendement,   que  nous  désignons  par  le 

*  Voyez  le  Traité  de  la  conduite  de  V Entendement ^  §    4^  > 
tome  7  des  Œuvres  Philosophiques  de  Locke. 


ENTENDEMENT.  lOI 

nom  de  perceptions  acquises.  Enfin,  reconnais- 
sons dans  le  résultat  de  tous  les  faits  de  ce  même 
genre,  et  dans  le  pouvoir  que  nous  avons  de  re- 
produire ,  par  leur  moyen ,  des  images  entières  des 
objets  dans  notre  esprit,  l'existence  d'une  faculté 
composée  des  facultés  primitives  que  nous  avions  déjà 
observées. 

§  g.  Noms  donnés  à  la  faculté  des  représentations,  par  les 
plus  anciens  observateurs  ;  en  quoi  elle  diffère  de  Vimagi- 
nation . 

Aussi  avait-elle  reçu  des  anciens  philosophes  les 
noms  de  fantaisie  y  ^ùnaginative  ou  imagination^ 
noms  qui  lui  ont  été  conservés  par  plusieurs  des 
philosophes  modernes.  Seulement  il  est  à  remarquer 
qu'ils  ont  presque  toujours  confondu,  sous  le  dernier 
nom,  deux  sortes  de  faits  d'une  nature  assez  diffé- 
rente pour  qu'on  doive  les  marquer  par  des  noms 
distincts  si  l'on  veut  arriver  à  une  connaissance 
plus  précise  de  l'entendement  humain  et  de  ce  qui 
constitue  proprement  sa  nature. 

On  a  donc  exprimé  par  le  mot  imagination  , 
d'une  part ,  les  souvenirs  distincts  que  nous  avons 
des  objets  individuels,  de  leurs  formes,  de  leurs 
parties ,  de  leurs  qualités  diverses ,  que  nous  nous  re- 
présentons quelquefois  avec  autant  de  fidélité  et  de 
vivacité   que   s'ils    étaient   présents ,   quoiqu'ils    ne 


I02  PREMIERK    PA-RTIE. 

puissent  faire  actuellement  aucune  impression  sur 
aucun  de  nos  sens. 

Or,  il  est  évident  que  ces  images  s'offrent  ainsi 
à  notre  entendement,  en  vertu  d'une  puissance  ou 
d'une  force  particulière  dont  il  est  doué;  et  cette 
puissance  est  tellement  distincte  de  celle  d'où  résul- 
tent les  perceptions ,  qui  n'ont  et  ne  peuvent  avoir 
lieu  qu'en  présence  et  à  l'occasion  des  objets  exté- 
rieurs eux-mêmes,  que  je  crois  devoir  lui  donner  le 
nom  de  faculté  des  représentations ,  ou  appeler 
simplement  représentations  tous  les  faits  de  cette 
classe ,  puisqu'ils  sont  véritablement  comme  des 
imitations,  des  copies,  ou^,  si  l'on  veut,  une  nou- 
velle ou  seconde  présence  des  objets. 

D'un  autre  coté ,  nous  sommes  souvent  portés , 
même  sans  en  avoir  la  volonté  expresse ,  et  pour 
nous  soustraire  momentanément  à  quelque  souf- 
france, soit  physique,  soit  morale  ,  à  créer ,  en  quiel- 
que  sorte,  des  objets  qui  n'ont  de  réalité  que  dans 
notre  entendement  ;  parce  que  nous  les  composons 
de  parties,  qui  existent,  à  la  vérité,  dans  la  nature 
des  choses ,  mais  qui  n'y  existent  pas  ainsi  assorties 
ou  réunies ,  et  que ,  dès  lors ,  elles  forment  un  tout 
qui  n'a  réellement  point  de  modèle  au  dehors. 

Voilà  \ imagination  ^  au  sens  propre  et  ordinaire 
de  ce  mot;  et,  par  cette  raison,  je  crois  qu'il  convient 
de  ne  l'employer  qu'à  exprimer  cette  espèce  de  faits 
qu'il  a  presque  toujours  désignés.  Mais  il  me  semble 


ENTENDEMENT.  Io3 

aussi  qu'il  y  a  quelque  inconvénient  à  confondre, 
sous  cette  même  dénomination,  d'autres  faits  tout 
différents ,  comme  on  l'a  trop  souvent  fait  pour  ceux 
que  j'ai  appelés  perceptions  acquises  et  représen" 
talions. 

Toutefois ,  cette  confusion  était  inévitable  tant  que 
l'on  n'était  pas  parvenu  à  analyser  plus  exactement 
les  phénomènes  de  la  vue ,  et  à  distinguer  les  repré- 
sentations tactiles  qui  s'associent  aux  perceptions 
visuelles ,  ou  réciproquement  les  représentations  de 
la  vue  qui  s'associent  aux  perceptions  du  toucher. 
Il  était  impossible  encore  que  cette  confusion  n'eût 
pas  lieu  toutes  les  fois  que  des  sensations  de  la  vue 
ou  du  toucher  suggéraient  des  perceptions  qui  n'é- 
taient pas  celles  que  devaient  produire  les  objets 
eux-mêmes.  Voilà  pourquoi  ces  trois  sortes  de  faits , 
perceptions  acquises,  représentations  et  imagina- 
tions ,  ont  été  si  long-temps  rapportées  à  une  seule 
et  même  faculté ,  appelée  fantaisie  ,  imaginative  ou 
imagination. 

Cependant ,  comme  il  était  plus  facile  de  ne  pas 
confondre  les  représentations  ou  souvenirs  des  ob- 
jets, avec  les  imaginations  proprement  dites,  on  a 
eu  plus  tôt  et  plus  souvent  égard  à  cette  distinction. 
C'est  ce  qui  a  engagé  les  auteurs  à  mettre  quelque 
différence  entre  imaginative  et  imagination ,  comme 
l'a  fait  Bossuet  dans  le  i  ^^  chapitre  (art.  4)  de  l'ou- 
vrage  cité   précédemment  ;  ou  à    considérer  deux 


Io4  PREMIÈRE    PARTIE. 

sortes  d'imagination  jl'une  simplement  passive  (  que 
j'appelle  faculté  des  représentations  ) ,  et  l'autre 
active  (ou  imagination  proprement  dite),  ainsi  que 
l'ont  fait  plusieurs  écrivains  plus  récents.  Mais  je  ne 
m'arrêterai  pas  davantage ,  en  ce  moment ,  sur  les 
phénomènes  de  l'imagination;  j'aurai  occasion  d'y 
revenir  ailleurs ,  et  d'entrer  dans  plus  de  détails 
à  ce  sujet. 

§   10.  Conséquences    remarquables  de    la    distinction   établie 
entre  la  sensation  et  la  perception. 

Bornons-nous,  quant  à  présent,  à  remarquer  que 
la  distinction  fondamentale  que  nous  avons  établie, 
dès  le  commencement,  entre  la  sensation  et  la  per- 
ception ,  a  reçu  une  confirmation  plus  expresse  de 
chacune  des  analyses  précédentes,  et  sert,  à  son 
tour,  à  nous  faire  mieux  comprendre  le  phénomène 
de  la  connaissance.  Car  nous  avons  vu  comment , 
par  les  sensations  du  toucher  et  par  les  perceptions 
qui  s'y  joignent,  nous  nous  emparons,  en  quelque 
sorte ,  du  monde  extérieur  ;  que  c'est  par  elles  que 
nous  connaissons  la  solidité,  l'étendue,  les  dimen- 
sions ,  la  situation ,  le  mouvement ,  la  figure  ou  la 
forme  des  corps;  que  ce  genre  de  perceptions  est  celui 
qui  a  le  plus  de  précision  et  de  netteté  ,  tandis  que 
celles  qui  nous  sont  suggérées  par  les  autres  sensa- 
tions (saveurs ,  odeurs ,  sons,  couleurs) ,  sont  plus  va- 
gues, plus  indéterminées.  Remarquons  enfin  que  les 


ENTENDE3IENT.  lo5 

perceptions  occasionnées  par  l'action  des  corps  ex- 
térieurs sur  nos  sens  nous  révèlent,  dans  ces  corps, 
des  qualités  qui  sont  tout  autre  chose  que  nos  sen- 
sations ,  qui  ne  leur  ressemblent  en  rien ,  et  que 
l'intuition  nous  fait  rapporter  à  ces  mêmes  corps 
par  suite  de  leur  mouvement  ou  du  notre.  Car , 
lorsqu'ils  s'éloignent  de  nous ,  ils  n'emportent  pas 
nos  sensations ,  qui  sont  en  nous  et  exclusivement  à 
nous  ;  mais  ils  emportent  les  causes  de  ces  sensations , 
qui  sont  en  eux  et  exclusivement  à  eux ,  qui  consti- 
tuent ainsi  leur  nature  propre  et  la  notion  que  sont 
forcés  de  s'en  faire  des  Etres  organisés  comme  nous 
le  sommes. 

§11.  Point  de  vue  sous  lequel  il  peut  être  utile  de  considérer 
les  corps  ,  ou,  en  général ,  les  objets  extérieurs. 

Les  corps  sont  donc  réellement ,  pour  un  enten- 
dement tel  que  celui  de  l'homme ,  des  systèmes  de 
causes  propres  à  agir,  par  différentes  qualités  ou 
propriétés  qui  sont  en  eux ,  sur  les  diverses  facultés 
dont  il  est  doué.  Leur  action  éveille  et  met  en  jeu  ces 
facultés  ;  et  tous  les  faits  particuliers  dont  elles  se 
composent  deviennent,  en  quelque  manière,  par 
le  fait  de  la  perception ,  les  signes  d'autant  de  qua- 
lités, propriétés ,  rapports  et  affections  de  ces  mêmes 
corps.  Aussi  les  perceptions  acquises ,  et  les  repré- 
sentations qui  peuvent  s'en  renouveler  à  chaque 
instant    dans  notre  entendement,    composent-elles 


lo6  PREMIÈRE    PARTIE. 

presque  tout  le  fonds  de  connaissances  que  possède 
chaque  individu,  à  quelque  époque  que  ce  soit  de 
sa  vie.  Elles  sont,  en  même  temps,  le  moyen  le  plus 
puissant  qu'il  ait  pour  en  acquérir  de  nouvelles. 

En  effet,  à  mesure  que  nous  avançons  dans  la  vie, 
et  surtout  à  partir  de  l'époque  du  premier  dévelop- 
pement de  nos  organes  et  de  nos  facultés  jusqu'à 
l'âge  de  sept  à  huit  ans ,  notre  entendement  s'enri- 
chit d'un  fonds  de  perceptions  acquises  et  de  repré- 
sentations, en  général,  fort  considérable.  Les  objets 
les  plus  familiers  et  les  plus  usuels,  leurs  parties  , 
qualités ,  propriétés ,  etc. ,  sont  connus  ou  reconnus 
par  nous,  à  mesure  que  l'utilité  ou  le  besoin  de  pa- 
reilles connaissances  se  fait  sentir.  Mais  ce  fonds 
varie  prodigieusement  avec  le  temps,  dans  tous  les 
individus,  à  raison  des  dispositions  premières  de 
l'organisation ,  et  des  circonstances  de  la  vie  qui  con- 
courent à  les  développer  avec  plus  ou  moins  de  succès. 
Il  est  évident ,  par  exemple,  que  les  diverses  profes- 
sions auxquelles  les  hommes  s'appliquent  leur  ren- 
dent familières  une  grande  quantité  de  perceptions 
acquises  de  différents  genres,  et,  par  là  ,  les  mettent  à 
même  d'apprécier  ou  de  connaître,  avec  une  grande 
précision,  dp  nombreux  objets  dont  la  connaissance 
est  fort  difficile  à  acquérir  pour  les  individus  étran- 
gers à  ces  professions.  Ainsi,  un  horloger,  un  mé- 
canicien, un  ouvrier  en  bâtiments,  démêlent  dans 
une  machine,  dans  un  édifice,  beaucoup  de  parties 


EJNTENDEMENT.  107 

OU  de  rapports  que  saisit  avec  peine  un  laboureur 
ou  un  homme  de  cabinet.  Ainsi ,  un  musicien  saisit 
dans  les  sons ,  dans  les  inflexions  de  la  voix ,  beaucoup 
de  nuances  qui  échappent  à  celui  qui  n'a  point  étudie 
et  pratiqué  l'art  de  la  musique.  Un  homme  de  lettres, 
un  poète,  non  seulement  comprennent  mieux  les 
discours  d'un  orateur,  ou  les  vers  que  récite  un  ac- 
teur ;  mais  ils  entendent  plus  sûrement  et  plus  fa- 
cilement le  détail  des  mots  ou  des  expressions  ,  que 
ne  peut  ie  faire  le  commun  des  auditeurs. 

§12.  Origine  et  principe  de  ce  qu'on  appelle  communément 
idées  générales  et  idées  abstraites. 

D'un  autre  côté,  au  moyen  de  la  faculté  naturelle 
d'intuition,  dont  nous  avons  déjà  parlé  bien  des  fois, 
tous  les  objets  de  même  espèce  sont  facilement 
reconnus  pour  tels ,  c'est-à-dire  pour  semblables  , 
par  tout  ce  qu'ils  ont  de  commun.  Les  différences , 
plus  ou  moins  notables,  qui  distinguent  individuel- 
lement chacun  de  ceux  que  l'on  a  occasion  de  sou- 
mettre à  des  perceptions  directes ,  sont  sans  doute 
aussi  reconnues  dans  ces  cas-là  ,  mais  sans  altérer 
d'une  manière  bien  sensible  le  fonds  de  représenta- 
tions qui  compose  pour  nous  la  connaissance  de 
l'espèce,  et  qui  en  est  comme  Xidée  intuitive  gé- 
nérale. 

Voilà  pourquoi,  quand  il  nous  deviendra  utile  ou 
nécessaire  de  disposer,  s'il  le  faut  ainsi  dire,  de  cette 


Io8  PEE^IIÈRE    PARTIE. 

idée  ou  forme  générale ,  et  d'en  faire  un  sujet  parti- 
culier de  contemplation  et  comme  un  objet  indivi- 
duel ,  nous  l'indiquerons  par  un  signe  j  ou  par  un 
mot ,  toujours  le  même ,  pour  les  Etres  de  même 
espèce.  Ce  sera  comme  une  glace  qui  en  réfléchira 
et  en  rassemblera  tous  les  traits  principaux  ;  en  sorte 
que  l'idée  exprimée  par  ce  signe  sera  une  véritable 
idée  réfléchie,  ou  une  notion,  dans  laquelle  sera 
renfermé  ce  qui  est  commun  à  tous  les  Etres  de 
même  espèce. 

§   i3.  Cause  de  la  facilité  qu'ont  les  enfants  à  comprendre  les 
mots  qui  expriment  ces  sortes  d'idées. 

C'est ,  bien  certainement ,  en  vertu  de  cette  con- 
dition de  notre  intelligence,  que  nous  apprenons 
tous ,  de  très  bonne  heure,  à  comprendre  le  sens  des 
mots  de  notre  langue  maternelle,  et  que  les  enfants 
qui  conmiencent  à  parler  appliquent  souvent  ces 
mots  avec  une  justesse  qui  surprend  toujours  ceux 
qui  en  sont  témoins.  C'est  aussi  à  l'aide  de  cette 
faculté  naturelle  d'intuition ,  qu'ils  saisissent  quel- 
quefois la  signification  analogique  de  ces  mêmes 
mots,  ou  leur  donnent, d'eux-mêmes,  un  sens  figuré 
et  métaphorique  tout  à  fait  nouveau ,  et  néanmoins 
parfaitement  juste;  ce  qui  ne  manque  guère  de  causer 
à  ceux  qui  les  entendent,  une  surprise  aussi  vive 
qu'agréable. 

Tous  les  enfants ,  sans  exception  ,  dès  qu'ils  côm- 


ENTENDEMENT.  IO9 

mencent  à  pouvoir  exprimer  quelques  idées,  disent 
moi  en  parlant  d'eux-mêmes,  et  foz  lorsqu'ils  adres- 
sent la  parole  à  un  autre  individu.  C'est  une  véri- 
table création  de  leur  intelligence  ;  car,  assurément, 
personne  ne  leur  a  appris  ni  n'a  pu  leur  enseigner 
cet  emploi  du  pronom  ou  nom  personnel  dans  le 
discours. 

Or,  ces  faits ,  et  beaucoup  d'autres  du  même  genre , 
que  peuvent  remarquer,  tous  les  jours,  ceux  qui 
prennent  la  peine  d'observer  ce  développement  si 
curieux  et  si  intéressant  du  premier  âge,  s'expliquent , 
ce  me  semble,  d'une  manière  assez  satisfaisante  par 
la  considération  des  perceptions  acquises  et  des  ré- 
sultats de  l'intuition.  Car  ces  perceptions,  non  seu- 
lement produisent  dans  la  mémoire,  comme  nous 
l'avons  dit, des  représentations  des  objets  individuels; 
mais  aussi  elles  rendent  l'entendement  capable  de 
se  représenter ,  au  besoin  et  suivant  les  circonstan- 
ces, des  parties  distinctes  de  ces  objets ,  leurs  qualités 
ou  propriétés,  leurs  rapports  de  situation,  d'action 
ou  d'influence  réciproque,  et  de  s'en  former  égale- 
ment  comme  des  idées  intuitives  générales^  qui 
sont  encore  cause  que  les  hommes  donnent  à  ces 
rapports  de  situation,   etc.,  des  noms  toujours  les 
mêmes  dans  les  différentes  espèces  d'Etres.  En  sorte 
que    ces    noms  deviennent  encore    pour  eux    des 
signes  de  notions  où  ces  idées  intuitives  sont ,  en 
quelque  manière,  réfléchies.  Tel  est  le  fondement 


ÏIO  PREMIERE    PARTIE. 

de  l'emploi  d'un  nombre  très  considérable  d'expres- 
sions par  lesquelles  on  désigne,  dans  l'histoire  na- 
turelle par  exemple,  des  parties  ou  des  organes 
d'Etres  qui  diffèrent  prodigieusement  les  uns  des 
autres,  quadrupèdes,  oiseaux,  poissons,  et  même 
des  plantes  et  des  minéraux.  Tel  est  le  fondement  de 
tout  ce  qu'on  appelle  figures  et  métaphores  dans  le 
langage ,  lesquelles  seraient  entièrement  inintelligi- 
bles pour  les  auditeurs  ou  pour  les  lecteurs ,  si  l'en- 
tendement de  tous  les  hommes  n'était  pas  effecti- 
vement doué  des  facultés  dont  nous  venons  d'exposer 
la  nature  et  les  effets. 

§   i4-  Eftet  de  ce  que  nous  appelons  ici  idées  intuitives 
générales. 

Mais  ces  réflexions  nous  ont  amenés  à  des  consi- 
dérations qui  n'appartiennent  pas  spécialement  au 
sujet  qui  nous  occupe  en  ce  moment ,  et  sur  lesquelles 
nous  serons  obligés  de  revenir  dans  la  section  sui- 
vante ,  oii  nous  traiterons  de  l'abstraction  et  du 
langage.  Bornons-nous  donc  à  observer  ici ,  qu'indé- 
pendamment de  tout  langage  d'institution,  ces  idées 
intuitives  générales ,  ou  la  connaiss.ance  générale 
(  mais  toujours  purement  intuitive ,  toujours  dépen- 
dante de  la  présence  des  objets  et  des  circonstances,  ) 
que  nous  acquérons  d'un  nombre  plus  ou  moins  grand 
de  ces  rapports  de  situation,  d'action  ou  d'influence 
réciproque  ries  parties  et  des  qualités  des  différents 


ENTENDEMETVT.  III 

Êtres  ou  objets  qui  s'offrent  le  plus  communément  à 
nous,  aide  singulièrement  l'entendement  de  l'homme, 
même  celui  des  animaux,  à  connaître  tous  ces  objets. 
Elle  y  sert  du  moins  autant  qu'il  est  nécessaire,  pour 
leur  faire  prévoir,  presque  immédiatement,  ou  le 
bien  qu'ils  peuvent  en  attendre,  ou  le  mal  qu'ils 
peuvent  en  craindre;  et  devient  ainsi  l'un  des  moyens 
les  plus  efficaces  que  la  nature  leur  ait  donnés  pour 
veiller  à  leur  conservation. 

§   i5.  La  connaissance  que  nous  avons  des  corps  ou  des  objets 
est  le  résultat  d'une  véritable  synthèse. 

Une  dernière  observation  ,  qu'il  ne  faut  pas  né- 
gliger ,  parce  qu'elle  est  très  importante ,  et  qu'elle 
s'étend  à  tous  les  faits  que  nous  avons  observés  jus- 
qu'ici ,  c'est  que  la  connaissance  que  l'homme  acquiert 
des  objets  nombreux  et  divers  qui  s'offrent  sans  cesse 
à  lui ,  est  véritablement  le  résultat  d'une  espèce  de 
synthèse  que  les  facultés  diverses,  dont  l'action  con- 
court avec  les  impressions  et  avec  les  perceptions  que 
ses  sens  lui  suggèrent,  lui  ont  de  très  bonne  heure 
appris  à  faire.  En  un  mot ,  nous  ne  parvenons  à 
distinguer,  les  uns  des  autres ,  des  corps  ou  des  objets 
composés  de  parties,  de  qualités,  ou  de  propriétés 
diverses ,  que  parce  que  nous  avons  appris  de  bonne 
heure  à  les  composer. 

11  a  fallu  que ,  dans  les  premiers  temps  de  notre 
vie,  notre  œil  apprît  à   porter,  pour  ainsi  dire,  à 


tll  PREMIERE    PARTIE. 

différentes  distances, les  points  colorés  qui,  d'abord, 
semblaient  presque  le  toucher;  qu'il  apprît  à  les 
étendre  sur  des  surfaces ,  et  à  coordonner  les  im- 
pressions qui  lui  sont  propres  avec  celles  du  toucher 
et  des  autres  sens.  Ceux-ci ,  à  leur  tour,  ont  appris 
à  rapporter  les  impressions  qui  les  affectaient  aux 
objets  qui  les  leur  faisaient  éprouver. 

Par  là ,  ces  impressions ,  ou  plutôt  les  sensations 
qu'elles  déterminent,  sont  devenues  les  signes  de  ces 
objets,  ou  au  moins  de  leurs  qualités;  et,  récipro- 
quement, les  objets  eux-mêmes  sont  devenus  les 
signes  des  affections  ou  des  sentiments,  tantôt  agréa- 
bles, tantôt  pénibles,  qui  accompagnaient  ces  sen- 
sations mêmes ,  pour  nous  déterminer  à  les  recher- 
cher, ou  a  les  fuir.  Il  semble  que  ce  fût  là  l'uni- 
que but  que  s'était  proposé  la  nature,  ou  le  prin- 
cipal résultat  des  lois  par  lesquelles  elle  pourvoit 
à  la  conservation  des  différentes  espèces  d'animaux. 
Car  ce  premier  apprentissage  semble  s'oublier  d'au- 
tant plus  promptement,  que  la  connaissance  qui 
en  est  le  fruit  s'acquiert  plus  rapidement;  et  il  n'en 
reste  absolument  aucune  trace ,  dans  la  mémoire 
même  de  l'enfant  chez  lequel  cette  acquisition  a  été 
le  plus  lente. 

Ainsi,  nous  ne  distinguons  réellement  un  corps, 
ou  un  objet  quelconque ,  qu'à  l'époque  où ,  ayant 
appris  à  rendre  concordantes  les  perceptions  que 
nous    fournit    chacun   des   organes    de    nos    sens  , 


ENTENDEMENT.  I  i  3 

rentendement  les  réunit,  en  quelque  manière,  hors 
de  lui,  et  parvient  à  acquérir  l'habitude  de  cette 
espèce  de  synthèse,  à  tel  point,  que,  tout  le  premier 
travail ,  à  l'aide  duquel  cette  habitude  s'est  formée, 
s'effaçant  entièrement  aussitôt  qu'elle  existe,  il  est 
impossible  que  nous  ne  soyons  pas  portés  à  la  prendre 
pour  une  faculté  originale  et  primitive,  et  que  nous 
ne  croyions  pas  qu'il  suffît  d'avoir  les  organes  qui 
nous  ont  été  donnés ,  pour  en  faire ,  au  premier 
instant,  l'usage  que  chacun  de  nous  en  fait  dans 
tout  le  cours  de  sa  vie. 

§   i6.  Comment  cette   synthèse  a  lieu ,   quoique  nos  sens  ne 
semblent  destinés  qu'à  analyser  ou  à  décomposer  les  objets. 

Cependant  les  organes  de  nos  sens  semblent  être 
des  instrimients  essentiellement  analytiques;  il  sem- 
ble qu'ils  ne  fassent  jamais ,  en  vertu  de  leur  nature 
propre ,  et  qu'ils  ne  puissent  jamais  faire  que  des 
analyses.  Comment  donc  arrive-t-il  que  le  premier 
degré  de  connaissance  que  nous  acquérons  par  eux  , 
et  qui  consiste  à  distinguer  des  objets  hors  de  nous , 
ou  dont  l'existence  permanente  est  indépendante 
des  actes  de  l'entendement  qui  nous  la  manifestent , 
soit,  comme  je  viens  de  le  dire,  le  résultat  d'une 
sorte  de  synthèse  ? 

C'est ,  premièrement ,  parce  que  ces  objets  eux- 
mêmes  sont  réellement  composés  ;  c'est  que  chacun 
d'eux  est  véritablement  un  assemblage  de  parties, 

8 


Tl4  PREMIÈRE    PARTIE. 

de  qualités  et  de  propriétés  diverses  ;  et  que ,   pat- 
conséquent,  cette  synthèse  est,  en  quelque  manière, 
le  fait  des  objets  eux-mêmes ,  autant  que  celui   de 
nos  sens  ou  de  nos  sensations.  En  second  lieu ,  c'est 
que  nos  sensations  ne  sont  pas ,  à  beaucoup  près  , 
comme  on  l'a  vu ,  nos  seuls  moyens  de  connaître  , 
car    elles  sont  simplement  causes  d'affections ,  ou 
de  perceptions.  Dans  le  premier  cas,  l'Etre  sentant 
est  bien  ou  mal ,  et  il  tend  nécessairement  à  prolon- 
ger le  plaisir  qu'il  éprouve ,  ou  à  se  soustraire  à  la 
douleur.  Dans  le  second  cas  (celui  de  la  perception), 
il  est  clair  qu'étant,  par  la  nature  même  de  notre 
entendement,  rapportée  hors  du  moi,  elle  est  fugi- 
tive ,  instable  et  sujette  à  s'évanouir  sans  cesse ,  tant 
que  nous  ne  lui  avons  pas  donné  un  soutien  au  de- 
hors ,  c'est-à-dire  tant  que  nous  ne  distinguons  pas 
l'objet  extérieur  auquel  nous  devons  la  rapporter.  Or 
c'est  ce  qui  ne  peut  arriver,  ce  me  semble ,  que  quand 
nous  avons  appris,  par  l'expérience,  à  rendre  con- 
cordantes les  perceptions  du  toucher  et  celles  de  la 
vue.  Mais  aussi ,  dès  ce  moment ,  nos  perceptions 
nous  manifestent  constamment  des  parties,  des  qua- 
lités ou  des  propriétés  des  objets  ;  ou ,  pour  mieux 
dire,  elles  ne  sont  plus,  pour  nous,  que  ces  parties 
et  ces  qualités  elles-mêmes.  C'est  alors ,   en  effet , 
que  nos  sens,  quoiqu'ils  ne  fassent  que  ce  qu'ils  ont 
toujours  fait ,  et  que  ce  qu'il  ne  leur  est  pas  possible 
de  ne  pas  faire ,  commencent  ^  en  quelque  sorte ,  à 


ENTENDEMENT.  I  1  5 

analyser.  Il  est  trop  facile ,  au  reste ,  de  voir  que  la 
chose  ne  saurait  être  autrement  ;  car ,  pour  que  l'a- 
nalyse ,  ou  la  décomposition ,  puisse  avoir  lieu ,  il 
faut  bien  qu'il  existe  quelque  Etre  ou  quelque  objet 
composé  qui  soit  le  sujet  de  ses  opérations;  et  ces 
Etres  ou  ces  objets  ne  me  semblent  pouvoir  exister, 
pour  nous,  qu'à  l'époque  et  de  la  manière  que  je 
viens  de  dire. 

A  cette  époque  néanmoins  tout  paraît  assez  égal 
entre  l'homme  et  les  animaux  dont  l'organisation  a 
le  plus  d'analogie  avec  la  sienne.  Ils  distinguent , 
comme  lui,  des  Etres  et  des  objets  extérieurs;  comme 
lui ,  ils  ont  des  sens  qui  ne  peuvent  qu'analyser  ou 
décomposer  ces  objets,  c'est-à-dire  y  démêler  des 
parties,  être  affectés  les  uns  par  une  qualité,  ou 
plutôt  par  un  certain  ordre  de  qualités,  et  les  autres 
par  un  autre.  Jusque  là ,  même ,  l'avantage  semble- 
rait être  du  côté  des  animaux ,  qui ,  apportant  pres- 
que tous,  en  naissant,  un  instinct  plus  sûr,  plus 
développé ,  que  ne  l'est  celui  de  l'homme  dans  les 
mêmes  circonstances,  sont  bien  plus  tôt  que  lui  en 
état  de  se  procurer  leur  subsistance ,  de  pourvoir  à 
leur  défense  et  à  leur  conservation. 


8. 


IlG  PREMIÈRE    PARTIE. 


CHAPITRE    IX. 
Des  sentiments. 

§   I.  Ce  qu'il  faut  entendre  plus  spécialement  par  le  mot 

sentiment. 

Le  tableau  que  j'ai  tracé  précédemment  de  nos 
moyens  de  connaître  et  de  leur  mode  d'action  ,  dans 
les  diverses  acquisitions  dont  ils  enrichissent  l'en- 
tendement,  serait  bien  imparfait  et  bien  incomplet, 
si  je  ne  faisais  voir  à  présent  quel  est  le  principe  qui 
met  en  jeu  ces  facultés  ou  ces  moyens,  et  qui  déter- 
mine les  actes  de  connaissance  aussi  variés  que  nom- 
breux qui  en  sont  à  chaque  instant  l'effet  ou  le  ré- 
sultat.   Ainsi,  celui  qui,  chargé  de  nous  faire  con- 
naître une  machine  extrêmement  ingénieuse,  se  bor- 
nerait à  nous  en  faire  observer  les  pièces  diverses 
et  les  principaux  ressorts ,  à  nous  en  étaler  les  riches 
produits ,  sans  nous  rien  dire  du  moteur  principal  qui 
lui  imprime  l'action ,  ne  nous  en  donnerait ,  en  effet , 
qu'une  connaissance  fort  insuffisante.  Il  s'agit  donc 
maintenant  de  compléter  l'explication  des  phéno- 
mènes que  j'ai  indiqués ,  en  découvrant  quel  est  en 
nous  le  mobile  de  ces  facultés  dont  j'ai  décrit   les 
principales  opérations ,  ou  les  actes  les  plus  remar- 
quables, dans  les  chapitres  précédents. 


ENTENDEMENT.  I  T  7 

Si  Ton  se  rappelle  ce  qui  a  été  dit  dans  les  premiers 
chapitres  de  cet  ouvrage ,  des  deux  classes  de  faits 
primitifs  auxquels  on  donne  communément  les 
noms  de  sensations  et  de  sentiments ,  on  reconnaî- 
tra que  le  phénomène  de  la  sensation  a ,  pour  ainsi 
dire,  deux  faces,  ou  peut  être  envisagé  sous  deux 
points  de  vue.  L'un ,  qui  nous  échappe  sans  cesse,  et 
que  nous  ne  considérons  presque  jamais  ,  parce  que 
notre  attention  est  exclusivement  absorhée  ou  occu- 
pée par  le  fait  de  la  perception  qui  s'y  joint  immé- 
diatement. L'on  pourrait ,  peut-être ,  lui  donner  le 
nom  de  sensation  significative  ;  ou  plutôt ,  c'est  la 
sensation  envisagée  comme  signe  ,  et  déterminant , 
à  ce  titre  ou  en  cette  qualité ,  certains  actes  de 
l'entendement.  L'autre  point  de  vue  de  la  sensation 
est  celui  que  nous  remarquons  plus  spécialement , 
lorsque  nous  nous  arrêtons  à  ce  qui  est  senti,  sans 
faire  attention  à  la  perception  qui  s'y  joint.  Le 
moi  se  borne  alors  uniquement  à  jouir  ou  à  souffrir, 
par  l'effet  de  ce  sentiment  même ,  et  reste ,  pendant 
un  temps  plus  ou  moins  long,  comme  concentré 
dans  l'affection  qu'il  éprouve.  C'est  la  sensation  af- 
fective ,  ou  le  point  de  vue  purement  affectif  de  la 
sensation  ;  et  c'est  là  ce  qu'on  doit  plus  particuliè- 
rement entendre  par  le  nom  de  sentiment. 

Ainsi,  l'odeur  de  la  rose  et  celle  du  jasmin  pro- 
duisent chacune,  sur  l'organe  de  l'odorat,  des  im- 
pressions d'oii  résultent  deux  sensations  distinctes , 


tt8  phemiëre  partie. 

vl  qu  oïl  ne  pont  jamais  confondre  Tune  avec  l'autre  : 
]nais  toutes  deux  sont  agréables ,  et  ,  sous  ce  rap- 
port ,  elles  sont  causes  d'un  sentiment  de  plaisir. 
Or,  quoiqu'il  nous  soit  absolument  impossible  de  sé- 
parer,  par  le  fait,  le  sentiment  de  la  sensation,  il 
nous  est  pourtant  facile  de  reconnaître  que  ces  deux 
sortes  de  modifications  de  notre  sensibilité  sont  es- 
sentiellement différentes,  et  que,  par  conséquent,  il 
était  nécessaire  de  désigner  chacune  d'elles  par  un 
nom  particulier. 

§   2.  Aucune  sensation  ne  peut  être  regardée  comme  complè- 
tement indiiïérente. 

Dans  les  premiers  temps  de  la  vie ,  toutes  les  sen- 
sations sont  peut-être  essentiellement  affectives  ;  ce 
n'est  qu'avec  le  temps,  et  par  l'effet  de  l'expé- 
rience et  de  l'habitude,  qu'étant  devenues  extrême- 
ment familières  à  l'entendement  ,  la  plupart  de 
celles  que  nous  éprouvons  à  chaque  instant  finis- 
sent par  nous  être  indifférentes ,  en  tant  que  senti- 
ments ,  et  passent  sans  cesse  tout  à  fait  inaper- 
çues, pour  faire  place  à  la  perception,  dont  elles 
sont  les  signes,  et  qui  est,  en  effet,  ordinairement 
bien  plus  importante  pour  nous.  Mais  cet  énoncé 
peut  être  ramené ,  par  un  examen  plus  approfondi , 
à  l'expression  plus  vraie  de  ce  qui  se  passe  en  nous. 
11  est  plus  exact,  en  effet,  de  dire  qu'aucune  sensa- 
tion n'est  complètement  indifférente.  Il  est   même 


ENTENDEMENT.  I  IQ 

très  vraisemblable  que  les  impressions  nombreuses 
et  diverses  que  font  sans  cesse  sur  nous  les  objets 
qui  nous  environnent ,  sont  des  causes  de  plaisir 
et  de  peine,  quoiqu'à  un  degré  trop  faible  pour 
pouvoir  être  aperçues,  et  que  c'est,  en  grande  par- 
tie ,  comme  affectives ,  qu'elles  se  confondent  dans 
ce  que  nous  avons  appelé ,  avec  raison ,  ce  me 
semble  ,  un  sentiment  général.  Enfin, on  peut  pré- 
sumer ,  avec  assez  de  fondement ,  que  la  somme 
de  tous  les  plaisirs  inaperçus  qui  résultent  des  im- 
pressions que  nous  recevons  sans  cesse ,  et  des  sen- 
sations que  nous  ne  remarquons  pas  expressément 
comme  telles,  compose  cet  attrait  indéfinissable,  ce 
charme  puissant  et  secret  qui  nous  attache  à  la  vie, 
même  lorsque  des  peines  cruelles  de  tout  genre 
sembleraient  devoir  nous  la  rendre  odieuse.  Cette 
manière  de  considérer  le  sentiment  me  semble,  au 
moins,  plus  près  de  la  vérité,  et  constater  peut-être 
un  des  faits  les  plus  importants  et  les  plus  remar- 
quables de  notre  existence  *. 

§  3.  Sentiments  de  la  faim  ,  de  la  soif ,  etc.  ;  volonté  ou  faculté 
de  vouloir,  qui  peut  se  manifester  à  leur  occasion. 

Outre  les  sensations  considérées  comme  affectives, 
auxquelles  nous  donnons  le  nom  de  sentiments  , 
et  qui ,  lorsqu'elles  ont  lieu,  indiquent  comme  objet 

''    Voyez  ci-dessu!5  5  chap.  II,  §  8. 


ilO  PREMIÈRE    PARTIE. 

de  perception  ,  soit  l'organe  lui-même ,  soit  le  corps 
extérieur  que  nous  concevons  comme  la  cause  de 
ces  sentiments,  il  y  a  encore  à  remarquer  d'autres 
affections ,  qui  ne  sont  accompagnées  d'aucune  per- 
ception propre  ou  immédiate,  qui  ne  se  rapportent 
directement  à  aucun  organe  ou  système  d'organes 
proprement  dit,  et  qu'on  a  plus  généralement 
désignées  dans  notre  langue  par  ce  même  nom. 
Tels  sont  le  sentiment  de  malaise  produit  par  la 
faim,  celui  de  la  soif,  de  la  fatigue,  ou,  au  con- 
traire ,  le  sentiment  de  bien-être  qui  succède  à  ces 
besoins  quand  ils  sont  satisfaits. 

Ces  sentiments  naissent  principalement  des  im- 
pressions produites  par  le  jeu  des  organes  internes, 
impressions  qui,  en  se  multipliant,  et  s'ajoutant,  pour 
ainsi  dire ,  les  unes  aux  autres ,  finissent  par  attirer 
exclusivemçnt  l'attention  de  l'Etre  animé  qui  les 
éprouve,  et  font,  à  leur  tour, naître  en  lui  des  repré- 
sentations ou  des  pensées  qui  lui  retracent  les  objets 
propres  à  satisfaire  ses  besoins.  Dès  lors  commence 
une  série  de  déterminations ,  de  mouvements  ou 
d'actions ,  qui  ont  un  but  ou  une  fin ,  en  quelque 
sorte, prévue  à  l'avance,  et  qui,  par  conséquent,  sont 
voulus  ou  volontaires.  Tel  est,  en  effet,  le  carac- 
tère de  ce  que  nous  appelons  volonté,  ou  faculté 
de  vouloir  ;  il  consiste  essentiellement  dans  cette  an- 
ticipation du  résultat  de  nos  actions  et  de  l'effet  des 
moyens  que  nous  employons  pour  arriver  à  ce  résultat. 


ENTENDEMENT.  I Q  I 

Mais  essayons  de  nous  faire  des  notions  plus  exac- 
tes de  tout  cet  ensemble  de  phénomènes  relatifs  à  la 
volonté  ;  et ,  pour  y  parvenir ,  reprenons  les  choses 
d'un  peu  plus  haut. 

§  4-  Sensations  internes  ,  par  opposition  aux  sensations  exter- 
nes ,  dont  il  a  été  question  jusqu'ici. 

Jusqu'ici  je  n'ai  parlé  que  des  sensations  que  les 
physiologistes  ont  nommées  externes^  et  qui  sont 
produites  par  l'action  des  corps  extérieurs  sur  les 
organes  de  nos  sens.  Mais  il  y  a  d'autres  sensations 
qui  naissent  de  causes  profondément  placées ,  s'il 
le  faut  ainsi  dire,  dans  notre  organisation,  et  qui 
sont  le  résultat  du  jeu  de  ces  fluides  et  de  ces  solides 
de  différents  genres ,  dont  le  corps  de  l'homme  est 
composé ,  et  que  le  mouvement  de  la  vie  entretient 
et  renouvelle  sans  cesse ,  depuis  le  moment  de  notre 
naissance  jusqu'à  notre  mort. 

Dans  le  cours  ordinaire  de  la  vie,  et  dans  l'état  de 
santé,  la  plupart  de  ces  mouvements  de  nos  diverses 
humeurs,  telles  que  le  sang,  la  bile,  le  chyle,  le 
fluide  lymphatique ,  etc.  ;  et  même  les  efforts  des 
muscles  qui  concourent  aux  fonctions  les  plus  im- 
portantes de  la  vie,  comme  la  circulation,  la  diges- 
tion ,  les  sécrétions  de  différents  genres  :  en  un  mot , 
la  plupart  des  phénomènes  constants  et  réguliers 
de  notre  organisation ,  ne  sont  nullement  sensibles 
pour  nous.  Mais  pour  peu  que  quelque  circonstance 


Ï22  PREMIKRE    PARTIE. 

extraordinaire  suspende  leur  marche  naturelle,  ou 
seulement  en  altère  la  régularité  ,  soit ,  comme  il 
arrive  quelquefois ,  en  accroissant  momentanément 
l'énergie  de  leur   action    d'une  manière  favorable  ; 
soit ,  au  contraire ,  et  comme  cela  est  plus  fréquent , 
en  la  troublant  d'une  manière  plus  ou  moins  fâcheuse , 
nous  ne  tardons  pas  à  en  être  avertis  par  des  sensa- 
tions agréables  dans  le  premier  cas  ,  ou  douloureuses 
dans  le  second.  Or,  c'est  cette  espèce  particulière  de 
sensations  que  l'on  a  appelées  internes ,  par  opposi- 
tion à  celles  dont  il  a  été  question  dans  les  chapitres 
précédents.  Les  maux  de  tête ,  de  poitrine ,  d'esto- 
mac ou  d'entrailles ,  etc. ,  peuvent  être  rangés  dans 
la  classe  des  sensations  internes.  Ils   ont,  du  moins 
jusqu'à  un  certain  point,  le  même  caractère  que 
nous  avons  remarqué  dans  les  sensations  externes  : 
c'est-à-dire  que  la  perception  qui  les  accompagne 
nous  avertit  de  l'existence  des  parties  intérieures  de 
notre  corps,   et  nous  garantit  la  réalité   de  cette 
existence   matérielle,  en  quelque  sorte,    avec  une 
certitude  aussi  invincible,   que  les  perceptions  qui 
se  joignent  aux  sensations   externes  nous  font  con- 
naître les  objets  extérieurs. 

Quant  aux  sentiments  dont  j'ai  parlé  d'abord  , 
tels  que  celui  de  la  faim ,  de  la  soif,  de  la  lassitu- 
de ,  etc. ,  ils  résultent  d'une  somme  plus  ou  moins 
grande  de  sensations ,  ou  plutôt  d'impressions  inter- 
nes, dont  aucune  n'est  proprement  sentie  ou  remar* 


ENTENDEMENT.  1^3 

cjLiëe  en  particulier ,  mais  qui ,  en  s'accumulant , 
finissent  par  produire  un  mal  aise  d'abord  vague  , 
puis  enfin  une  souffrance  assez  vive  pour  détourner 
l'attention  de  toute  autre  chose.  Dès  lors  commence 
dans  l'Etre  sensible  une  série  de  pensées  ou  d'opé- 
rations intellectuelles  qui  se  rapportent  à  cet  état, 
et  dont  il  est  utile  de  suivre  ou  de  marquer  avec 
plus  de  précision  les  différents  résultats. 

§  5.  Développement  et  exercice  de  la  faculté  de  vouloir. 

Le  sauvage ,  qui  ne  vit  que  de  la  chasse  ou  de  la 
pêche ,  est ,  comme  on  sait ,  l'homme  dont  l'intelli- 
gence est  le  moins  développée ,  et  celui  que  sa  ma- 
nière de  vivre  et  ses  habitudes  rapprochent  le  plus 
des  espèces  d'animaux  qui  subsistent,  à  peu  près, 
par  les  mêmes  moyens  que  lui.  Essayons  de  nous 
représenter  quelques  uns  des  actes  de  la  vie  d'un  tel 
homme, abstraction  faite  de  l'intelligence  supérieure 
qu'il  doit  à  sa  nature  propre,  à  l'emploi  d'un  lan- 
gage quelconque ,  et  à  ses  communications  plus  ou 
moins  fréquentes  ,  plus  ou  moins  multipliées ,  avec 
ses  semblables. 

Un  tel  homme  éprouve,  chaque  jour,  les  mêmes 
besoins  que  nous  sentons  se  succéder  en  nous  avec 
autant  de  constance  que  de  régularité ,  la  faim  ,  la 
soif,  le  désir  du  repos,  celui  du  mouvement,  etc. 

Je  suppose  donc  qu'à  la  suite  d'une  fatigue  violente 
et  prolongée ,  qui  aura  eu  pour  but  la  poursuite  des 


Ï24  PREMIÈRE    PARTIE. 

animaux  dont  la  dépouille  sert  à  le  vêtir,  ou  dont 
il  fait  sa  nourriture,  il  se  livre  à  un  repos  devenu 
nécessaire.  Il  est  probable  qu'après  un  assez  long 
intervalle  de  temps ,  pendant  lequel  il  n'aura  guère 
qu'une  existence  purement  végétative,  cet  homme 
commencera  à  éprouver  de  nouveaux  besoins.  Une 
suite  d'impressions  internes,  produites  par  le  simr 
pie  mouvement  de  la  vie,  amènera  bientôt  un 
sentiment  de  malaise,  qui  sera  accompagné  de  la 
représentation  des  objets  propres  à  satisfaire  sa 
faim  ou  sa  soif.  Les  images  des  animaux  qu'il 
est  accoutumé  à  poursuivre ,  des  lieux  où  il  trouve 
ordinairement  de  l'eau  pour  se  désaltérer ,  se  retra^ 
ceront  dans  son  entendement;  toutes  ces  représen- 
tations diverses,  combinées,  en  quelque  sorte,  à 
souhait ,  s'offriront  à  sa  pensée  ;  et  enfin ,  le  besoin 
étant  devenu  plus  pressant ,  il  se  déterminera  à  se 
mettre  de  nouveau  en  mouvement  pour  le  satisfaire. 

§  6.  11? imagination  j  faculté  dérivée  de  la  volonté  ,  et  agissant 
sous  son  influence. 

Or,  il  y  a  ici  deux  choses  importantes  à  remarquer: 
premièrement ,  le  travail  de  l'entendement  qui  com- 
bine et  choisit,  pour  ainsi  dire,  les  représentations 
que  lui  fournit  la  mémoire;  et  secondement,  le  but, 
la  fin  que  se  propose  cet  homme ,  au  moment  où  il 
se  détermine  à  la  suite  de  mouvements  ou  d'actions 
qu'il  entreprend  ;   fin  ou  but  dont  il  a  dès  lors  une 


ENTENDEMENT.  1^5 

conscience  assez  distincte ,  assez  explicite ,  pour  que 
cette  nouvelle  condition  de  ses  actes  mérite  qu'on 
en  tienne  compte.  En  un  mot ,  nous  voyons  clai- 
rement, dans  ce  choix  et  dans  cette  préférence 
donnée  à  un  certain  genre  de  représentations ,  une 
condition  particulière  qui  nous  autorise  à  en  faire 
une  classe  à  part,  à  les  considérer  comme  apparte- 
nant à  une  faculté  distincte,  qui  a  été,  en  effet, 
reconnue  dans  tous  les  temps,  et  à  laquelle  on  a 
donné  le  nom  ^imagination.  Et,  d'un  autre  coté, 
le  même  caractère  de  choix  et  de  préférence  qui 
distingue  les  actes  auxquels  cette  faculté  donne  lieu, 
en  sorte  qu'ils  ont  un  but,  une  fin  déterminée  et 
connue  ou  du  moins  entrevue  à  l'avance,  leur  a  fait 
donner  le  nom  àe  volontaires ,  comme  dépendant  de 
la  faculté  générale  que  nous  avons  de  choisir  ou  de 
préférer  certaines  modifications  de  notre  enten- 
dement à  d'autres ,  les  résultats  de  certaines  actions 
à  ceux  de  quelques  autres.  C'est,  en  effet,  cette 
faculté  que  l'on  a  également  remarquée  dans  tous 
les  temps ,  et  désignée  dans  toutes  les  langues  par 
quelque  mot  équivalent  à  celui  de  volonté. 

%  7.  U attention ,  autre  faculté  dérivée  de  la  volonté  ,  ou  agis- 
sant sous   son  influence. 

Mais  il  est  de  l'essence  des  pensées  et  des  actions 
qui  se  présentent  à  l'entendement,  comme  objets- 
d'un  choix  ou  d'une  préférence ,  de  donner  immé- 


1^6  PREMIÈRK    PARTIE. 

diatemeiitlieu  à  mie  direction  exclusive  des  organes, 
et  d'occuper  entièrement  la  conscience,  de  manière 
qu'aucun  autre  objet  ne  puisse  plus  agir  sur  elle, 
que  par  des  impressions  presque  inaperçues  ;  ou ,  au 
contraire  ,  d'être  le  résultat  immédiat  de  cette  appli- 
cation exclusive  des  organes  et  de  la  conscience,  à 
laquelle  on  donne  le  nom  (S! attention.  En  sorte  que 
la  volonté  est  un  des  éléments  nécessaires  de  Fatten- 
tion ,  et  que  l'une  et  l'autre  concourent  aussi  dans 
les  actes  de  l'imagination. 

Nous  avons  donc  dans  ces  actes  mêmes  l'exercice 
d'une  faculté  que  nous  n'avions  pas  encore  observée , 
mais  qui  diffère  de  celles  que  les  précédentes  ana- 
lyses nous  ont  manifestées ,  en  ce  que  les  faits  qui  la 
constituent  ne  sont ,  ni  primitifs  ,  ni  originaux , 
comme  ceux  de  la  sensation ,  de  la  perception  ,  de 
l'intuition,  etc.,  mais  sont  plutôt  dérivés  et  composés 
de  tous  ceux-là.  Car  la  volonté,  en  vertu  de  laquelle 
nous  préférons  ce  qui  nous  cause  le  plus  de  plaisir , 
ou  le  moins  de  peine  ,  n'est  que  l'effet  du  sentiment, 
attaché,  comme  nous  l'avons  montré  précédemment , 
à  tous  les  actes  de  nos  facultés.  JJ attention ,  d'un 
autre  côté ,  est  encore  la  cause  ou  la  conséquence 
immédiate  de  ces  mêmes  sentiments,  lesquels  sont, 
comme  on  voit,  le  mobile  universel  de  tous  nos  actes 
volontaires. 


ENTENDEMENT.  19J 


§  8.  Condition  ou  circonstance  remarquable  qui  se  joint  aux 
actes  de  la  volonté  ;  différence  entre  cette  faculté  et  la 
mémoire. 

Toutefois  ces  actes  ont,  comme  on  vient  de  le 
voir ,  un  caractère  singulièrement  remarquable ,  c'est 
l'anticipation  intellectuelle  ou  la  prévision  de  leurs 
résultats  ;  et ,  à  cet  égard ,  la  volonté  diffère  essen- 
tiellement de  la  mémoire,  en  ce  que  celle-ci  n'offre 
à  l'entendement  que  des  faits  passés ,  tandis  que  la 
volonté  lui  fournit,  en  quelque  manière,  des  faits  à 
venir ,  comme  la  conscience  lui  garantit  l'existence 
des  faits  actuels.  Ainsi ,  l'intuition  de  la  durée  et  de 
ses  divers  modes  résulte  de  l'exercice  de  ces  trois 
facultés  et  de  l'intuition  du  rapport  qu'ont  entre  eux 
les  actes  propres  à  chacune  d'elles. 

Mais  continuons  d'examiner  ce  qui  résulte  ou  ce 
qui  peut  résulter  d'une  suite  de  déterminations  vo- 
lontaires produites  par  quelque  besoin  impérieux  , 
et  des  actions  que  ce  besoin  oblige  celui  qui  l'éprouve 
à  entreprendre. 

§  9.  Volilions,  ou  actes  particuliers  de  la  volonté. 

Pressé ,  comme  je  le  suppose ,  par  le  besoin  de  sa- 
tisfaire sa  faim  ou  sa  soif,  l'homme  dont  j'ai  parié  se 
dirige  vers  les  lieux  oii  il  s'imagine  qu'il  trouvera  des 
fruits ,  ou  du  gibier ,  ou  de  l'eau.  Le  but  qu'il  se 
propose  s'offre  nettement  à  son  esprit ,  et  chacune 


l!28  PREMIÈRE    PARTIE. 

des  actions  particulières  qu'il  fera  pour  l'atteindre 
sera  l'effet  d'autant  d'actes  singuliers  de  volonté, 
destinés  à  le  conduire  à  cette  fin  spéciale  qui  les  em- 
brasse et  les  occasionne  tous. 

Locke  a  cru  devoir  désigner,  par  le  terme  de  vo- 
litions ,  chacune  de  ces  volontés  singulières  ,  réser- 
vant celui  de  volonté ,  en  général ,  pour  celle  dont 
les  autres  ne  sont  que  des  moyens  ;  et  ces  dénomi- 
nations sont  assez  utiles  pour  qu'on  doive  regretter 
que  les  philosophes  qui  ont  traité  le  même  sujet 
depuis  lui  ne  les  aient  pas  conservées,  puisqu'elles 
servent  à  mieux  faire  entendre  ou  à  énoncer  plus 
clairement  des  faits  que  d'ailleurs  on  a  sans  cesse 
occasion  d'observer. 

Ainsi ,  parmi  ces  actes  particuliers ,  ou  volitions , 
qui  tendent  à  une  fin  commune,  objet  de  la  volonté, 
il  peut  y  en  avoir  plusieurs  qui  semblent  directement 
contraires  à  cette  fin.  Par  exemple,  si  l'homme  que 
je  supposais  pressé  par  la  soif,  au  moment  où  il 
arrive  auprès  d'une  source,  ou  sur  les  bords  d'un 
fleuve ,  s'en  éloigne  avec  rapidité  pour  fuir  quelque 
animal  dangereux.  Et  ainsi  d'une  infinité  d'autres 
circonstances,  qui  font  naître  en  nous  des  volitions^ 
et  produisent  des  actes  en  apparence  contraires  à 
notre  volonté,  ou  au  but  que  nous  avions  en  vue. 

§   lo.  Liberté  ,  autre  Faculté  née  de  l'exercice  de  la  volonté. 
Enfin,  il  pourra  arriver  souvent,  dans  l'hypothèse 


ENTENDEMENT.  1 2Ô 

OÙ  nous  nous  sommes  places ,  que  l'homme  pressé  par 
un  besoin  impérieux,  et  se  trouvant,  pour  le  satisfai- 
re, obligé  de  s'exposer  à  quelque  danger,  demeurera 
en  suspens,  hésitera,  et  qu'en  un  mot,  sa  volonté 
première  et  la  volition  produite  par  une  circon- 
stance imprévue  seront  comme  deux  forces  opposées 
et  égales  qui ,  s'appliquant  à  un  mobile  ,  le  tiennent 
en  équilibre. 

Voilà  donc  encore  une  faculté,  qui  se  manifeste 
en  lui  à  l'occasion  du  besoin  et  des  circonstances , 
en  vertu  de  laquelle  il  suspend  son  action ,  compare 
les  motifs  d'agir  ou  de  n'agir  pas,  pèse,  pour  ainsi 
dire,  en  lui-même  ,  les  avantages  ou  les  inconvénients 
de  la  détermination  qu'il  va  prendre,  ce  qui  s'appelle 
délibérer;  et  de  là  est  venu  le  nom  de  liberté  que  nous 
donnons  à  cette  faculté.  Elle  consiste  essentiellement , 
comme  on  voit,  dans  le  pouvoir  que  nous  avons,  en 
certains  cas  ,  de  suspendre  les  actions  qui  dépendent 
de  notre  volonté ,  ou  de  substituer  la  volonté  de  ne 
pas  agir  à  la  volonté  d'agir. 

Remarquons,  toutefois,  que  l'homme  que  nous 
considérons  ici  liypothétiquement ,  c'est-à-dire  dé- 
pourvu de  toute  espèce  de  langage,  n'aura  aucun 
moyen  d'envisager  les  conséquences  éloignées  de  son 
action  ;  et  que ,  par  cette  raison  ,  il  sera  presque  tou- 
jours sous  l'influence  des  objets  qui  s'offrent  immé- 
diatement à  ses  sens.  En  sorte  que ,  sous  ce  rapport , 
ou  par  cette  faculté ,  comme  par  toutes  celles  que 

9 


l3o  PREMIÈRE    PARTIE. 

nous  avons  considérées  jusqu'ici ,  il  ne  différera  que 
très  peu  des  animaux  de  Tordre  le  plus  élevé ,  c'est- 
à-dire  dont  l'organisation  a  le  plus  d'analogie  avec 
la  sienne. 

§   II.  Conclusion  et  résumé  de  ce  chapitre. 

Impressions,  sensations,  perceptions,  intuitions  , 
souvenirs,  conscience,  sentiments,  volonté ,  imagi- 
nation ,  liberté ,  telles  sont  donc  les  facultés  ou  les 
classes  de  faits  distincts ,  quoiqu'ayant  tous  entre  eux 
une  connexion  intime  et  constante,  qui  concourent 
dans  les  actes  par  lesquels  l'homme  et  les  animaux 
de  l'ordre  élevé  connaissent  les  corps  ou  les  objets , 
leurs  qualités  et  propriétés  diverses ,  et  font  servir 
cette  coimaissance  au  soutien  et  à  la  conservation  de 
leur  existence. 

Ainsi ,  dans  la  recherche  que  nous  nous  étions 
proposée  d'abord  de  nos  moyens  de  connaître ,  une 
première  observation  attentive  de  ce  qui  se  passe 
dans  notre  entendement  nous  a ,  en  effet ,  révélé 
les  facultés  primitives  et  originales  qui  concourent 
a  la  production  de  tout  acte  de  connaissance  (ch.  P*); 
et  l'examen  plus  détaillé  que  nous  avons  fait  de  nos 
sens  a  confirmé  ce  premier  aperçu  (chap.  III-VIII). 
Considérant  ensuite  les  sentiments^  proprement  dits, 
comme  le  premier  mobile  ou  le  principal  ressort 
qui  met  en  jeu  ces  mêmes  facultés,  nous  en  avons 
vu  naître  trois  autres ,  que  l'on  peut  regarder  comme 


ÎENTENDEMENT.  I  3  t 

composées  ou  dérivées ,  et  qui  semblent  compléter 
l'exercice  de  la  vie  de  relation  propre  aux  animaux , 
et  à  l'homme  lui-même ,  considéré  dans  ce  qu'il  a 
de  commun  avec  eux.  Mais  comme,  pour  donner 
plus  de  clarté  à  notre  exposition ,  nous  avons  cru 
devoir  d'abord  considérer  nos  facultés  dans  leur  en- 
tier développement ,  il  nous  reste  encore  ,  pour 
compléter  ce  travail ,  à  les  envisager  dans  leurs  prin- 
cipes, et  dans  les  causes  qui  en  commencent  et  en 
déterminent  l'action.  Ce  sera  l'objet  des  deux  cha- 
pitres suivants. 


CHAPITRE     X, 
De  V  Instinct  et  de  T  Habitude. 

§  1.  Ce  qu'il  faut  entendre  par  le  mot  instinct,  et  par  l'exprès  - 
si  on  déterminations  instinctives . 

Non  seulement  l'homme  apporte  en  naissant  les 
dispositions ,  ou ,  si  l'on  veut,  les  germes  des  facultés 
dont  nous  avons  vu  les  opérations  concourir  à  tout 
acte  de  connaissance  ;  mais  la  nature  lui  donne  aussi 
les  moyens  d'exercer  les  fonctions  les  plus  impor- 
tantes au  développement  et  au  soutien  de  sa  vie,  et 
lui  imprime ,  dès  les  premiers  moments  de  son  exis- 
tence, des  déterminations  salutaires,  éminemment 

9- 


l3l  PREMIÈRE    PARTIE. 

propres  à  cette  fin.  Ainsi ,  quoique  les  mouvements 
de  la  bouche  et  des  organes  de  la  respiration ,  qui 
lui  sont  nécessaires  pour  tirer  du  sein  de  sa  nour- 
rice l'aliment  dont  il  a  besoin,  soient  par  eux-mêmes 
assez  compliqués,  l'enfant  qui  vient  de  naître  les 
exécute  néanmoins  avec  une  parfaite  justesse  ;  et 
cette  aptitude  qu'il  manifeste  de  si  bonne  heure ,  il 
en  a  si  peu  la  conscience ,  que  ,  du  moment  où  elle 
ne  lui  est  plus  nécessaire ,  il  la  perd  presque  entière- 
ment, et  devient  bientôt  tout  à  fait  incapable  de  la 
retrouver. 

Elle  fait  partie  d'un  ordre  de  phénomènes  d'au- 
tant plus  remarquables  ,  qu'ils  sont  complètement 
hors  du  domaine  de  la  volonté  ,  et  que  du  moins  ils 
la  précèdent  toujours.  Voilà  pourquoi  on  les  a  com- 
pris sous  le  nom  général  d'instinct ,  qui ,  suivant  sa 
valeur  étymologique,  exprime  cette  impulsion  ou 
excitation  intérieure  que  nous  considérons  comme 
leur  cause  *. 

Au  fait  que  je  viens  d'alléguer ,  comme  exemple 
frappant  de  nos  déterminations  instinctives ,  on  peut 
en  joindre  plusieurs  autres ,  qui  ne  sont  pas  moins 

*  Instinctiis  de  \v ,  ou  hioç  ,  (7T/Ç<y ,  intus  pungo  ou 
excito.  «  Le  loup  attaque  avec  ses  dents ,  le  taureau  avec  ses 
«  cornes;  qui  leur  a  appris  cela ,  sinon  une  inspiration  inté- 
V  rieure  ?  » 

Dente  lupus  ,  cornu  taurus  petit  ;  unde  ,  nisi  intus 

Monstratum  P  (  Horat.  Satyr.  ,  1.  II ,  v.  53.) 


ENTENDEMENT.  1 33 

dignes  d'attention ,  et  dont  la  connexion  avec  tous 
les  faits  ou  tous  les  ordres  de  faits  exposés  précé- 
demment n'échappe  pas  moins  à  toutes  nos  réflexions 
et  à  toutes  nos  recherches. 

Telle  est  la  connaissance  anticipée  que  les  enfants 
encore  au  berceau  ont  de  l'expression  des  passions 
violentes  qui  se  manifestent  dans  les  traits  du  visage 
de  l'homme ,  comme  la  joie  et  la  douleur ,  à  l'occa- 
sion desquelles  ils  montrent  une  sympathie  évidente, 
tandis  que  leurs  traits  savent  aussi  déjà  exprimer 
des  passions  analogues.  Tels  sont  encore  ces  mou- 
vements rapides  par  lesquels  ils  essaient  de  ga- 
rantir, au  besoin ,  les  parties  de  leur  corps  qui  peu- 
vent être  exposées  à  quelque  choc  violent,  surtout  la 
tête  et  le  visage  ;  les  efforts  qu'ils  font  pour  se  main- 
tenir en  équilibre,  lorsqu'on  les  abandonne,  un 
instant ,  à  leur  faiblesse  naturelle  ;  et  la  crainte  évi- 
dente qu'ils  montrent,  lorsqu'ils  se  sentent  instanta- 
nément privés  d'appui. 

Outre  ces  déterminations  premières  et  communes 
à  tous  les  enfants,  on  peut,  à  mesure  qu'ils  croissent 
et  se  développent,  en  observer  encore  qui  sont 
propres  à  chaque  sexe,  et  qui  portent  l'empreinte 
manifeste  des  goûts  et  des  penchants  qui  doivent  plus 
tard  caractériser  des  destinations  essentiellement 
différentes ,  quoiqu'appropriées  à  un  but  commun. 

On  ne  saurait  même  douter  que  le  progrès  de  la 
vie  n'amène  avec  lui  des  déterminations  instinctives, 


l34  PREMIÈRE    PARTIE. 

propres  à  chaque  âge,  lorsqu'on  voit  dans  l'un  et 
l'autre  sexe,  des  penchants  si  nouveaux,  si  impé- 
rieux, des  manières  de  sentir  si  vives  et  quelquefois 
si  profondes ,  se  manifester  à  l'époque  de  l'adolescen- 
ce ,  tandis  que  le  progrès  des  années  amène  d'autres 
sentiments ,  d'autres  passions  ;  lorsqu'on  observe 
surtout  la  révolution  presque  subite  et  absolue 
qui  s'opère  ordinairement  dans  les  habitudes  et  dans 
les  goûts  des  jeunes  femmes ,  au  moment  où  elles 
sont  devenues  mères.  Assurément ,  ni  la  nécessité  , 
ni  les  conseils  de  la  raison ,  ne  suffisent  pour  expli- 
quer un  changement  si  brusque  et  si  complet.  En 
sorte  qu'il  faut  bien  y  reconnaître  l'action  d'une 
puissance  supérieure ,  qui  n'a  pas  voulu  abandonner 
le  soin  important  de  la  conservation  de  l'espèce  à  la 
faible  intelligence  qu'elle  nous  a  donnée  en  partage; 
qui  imprime  la  tendresse  au  cœur  des  mères  ,  en 
même  temps  qu'elle  forme  dans  leur  sein  le  lait 
qui  doit  être  la  première  nourriture  de  l'enfant 
nouveau-né. 

^  2.  C'est  dans  les  animaux  que  l'instinct  se  manifeste  d'une 
manière  plus  sensible  ;  il  semble  présider  à  toutes  leurs 
actions. 

Mais  c'est  principalement  dans  les  animaux  que 
se  montrent ,  avec  plus  d'éclat ,  toutes  les  merveilles 
de  l'instinct.  Il  faut  voir  dans  les  écrits  des  natura- 
listes et  des  observateurs  les    plus  exacts   les  faits 


ENTENDEMENT.  l35 

aussi  nombreux  qu'attachants  qu'ils  ont  rassemblés 
sur  ce  sujet.  Comment  le  jeune  poulet ,  à  peine  sorti 
de  la  coque  dont  il  traîne  encore  les  débris,  a-t-il 
appris  a  discerner  le  grain  qu'il  court  béqueter ,  et 
vers  lequel  il  dirige  ses  yeux  et  ses  mouvements  avec 
une  justesse  qui  met  en  défaut  toutes  nos  observations 
sur  l'association  nécessaire  des  impressions  du  tou- 
cher avec  celles  de  la  vue?  Comment  le  petit  canard 
couvé  par  une  poule  court-il ,  à  peine  éclos ,  se  jeter 
dans  les  eaux  de  l'étang  voisin  ,  malgré  les  cris  et  la 
vive  inquiétude  de  sa  mère  adoptive  ?  Plusieurs  qua- 
drupèdes ,  dès  le  premier  jour  de  leur  naissance  , 
vont  chercher  leurs  mères  à  d'assez  grandes  distan- 
ces. Beaucoup  d'animaux  sont  frappés  de  la  plus 
vive  terreur  au  premier  aspect  d'un  individu  d'une 
autre  espèce  ennemie  de  la  leur ,  ou  donnent  des 
signes  évidents  de  colère  en  voyant,  pour  la  pre 
mière  fois,  des  individus  de  l'espèce  dont  ils  font 
ordinairement  leur  proie.  Parlerai-je  de  l'instinct  de 
la  tendresse  maternelle  dans  un  nombre  infini  d'es- 
pèces d'animaux  ;  des  déterminations  nouvelles  que 
la  saison  des  amours  manifeste  dans  la  plupart  des 
races  de  quadrupèdes  et  d'oiseaux  ;  de  la  construc- 
tion des  nids  de  ces  derniers  ;  des  preuves  de  dévoue- 
ment, de  fidélité  courageuse,  de  tendresse  ingénieuse, 
qu'on  observe  dans  plusieurs  espèces  ?  Toutes  ces 
choses  sont  connues  et  se  trouvent  dans  un  très 
grand  nombre  d'ouvrages. 


l36  PREMIÈRE    PARTIE. 

Mais  une  remarque  importante,  et  que  je  ne  dois 
pas  passer  sous  silence ,  c'est  que  la  perfection  de 
l'instinct  paraît ,  dans  les  animaux,  être  en  raison 
inverse  du  degré  d'entendement  et  d'intelligence 
qu'ils  sont  capables  d'acquérir  par  le  progrès  de 
la  vie  et  par  l'expérience.  En  sorte  que  ceux  dont 
les  travaux  sont  le  plus  merveilleux ,  dont  la  ma- 
nière d'exister  présente  les  phénomènes  les  plus 
curieux  et  les  plus  admirables,  sont  précisément 
ceux  qui  sont  le  moins  capables  d'une  détermina- 
tion spontanée  et  appropriée  au  besoin  du  moment. 
C'eçt  ce  dont  il  est  facile  de  se  convaincre  en  lisant 
l'histoire  des  abeilles,  des  fourmis  et  de  plusieurs 
autres  espèces  d'insectes,  dont  les  travaux  exci- 
tent chaque  jour  notre  admiration,  et  dont  les 
mœurs  et  les  habitudes  régulières  sont  assujetties  à 
des  lois  invariables,  à  une  police  qui  nous  semble  ne 
pouvoir  être  que  le  résultat  d'une  sagesse  accomplie 
et  d'une  prévoyance  miraculeuse.  Mais  cette  sagesse 
n'est  point  la  leur  ;  elle  est,  comme  dit  Bossuet,  «  celle 
«  de  la  puissance  suprême  qui  les  a  construits  avec 
«  tant  d'art,  qu'ils  semblent  même  agir  avec  art.  » 

Ainsi  donc  Xinstinct  est  tout ,  en  quelque  ma- 
nière, pour  les  animaux  dans  lesquels  il  a  le  plus 
de  perfection  et  auxquels  il  fait  produire  les  œuvres 
les  plus  merveilleuses.  Mais  aussi  les  effets  des  dé- 
terminations spontanées  ,  chez  ces  mêmes  animaux  , 
sont  singulièrement  bornés  et  presque  nuls  :  tandis 


ENTENDEMENT.  1 37 

que  la  sphère  de  ces  déterminations  semble  s'a- 
grandir, dans  les  autres  espèces ,  à  mesure  que  celle 
de  l'instinct  se  resserre.De  manière  que  dans  l'homme, 
dont  l'existence ,  au  contraire ,  semble  presque  ex- 
clusivement se  composer  de  déterminations  sponta- 
nées ,  fruit  de  l'expérience  et  de  l'exercice  des  facul- 
tés diverses  dont  nous  avons  précédemment  exposé 
le  développement  et  les  effets ,  l'instinct  est  réelle- 
ment moins  développé,  joue  un  rôle  beaucoup  moins 
important,  et  paraît  même  s'obscurcir  et  s'effacer  , 
à  raison  du  degré  de  perfectionnement  et  d'activité 
de  ces  mêmes  facultés.  Il  se  borne  uniquement , 
comme  je  l'ai  dit,  à  commencer  des  séries  parti- 
culières de  déterminations ,  qui  bientôt  rentrent , 
s'il  le  faut  ainsi  dire ,  dans  le  domaine  de  la  spon- 
tanéité ,  ou  sous  les  lois  de  la  volonté  et  de  la  con- 
science. En  un  mot ,  dans  l'homme ,  c'est  la  pre- 
mière impulsion  qui  seule  appartient  à  l'instinct. 

§  3.   JJ'habitude  est,  à  quelques  égards  ,  pour  l'homme  ,  ce  que 
l'instinct  est  pour  les  animaux. 

Cependant  on  ne  saurait  nier  que  sa  prédomi- 
nance absolue ,  par  la  constance  et  la  régularité  des 
actes  auxquels  elle  donne  lieu,  non  seulement  ne  soit 
propre  à  imprimer  aux  résultats  de  ces  actes  un  ca- 
ractère de  perfection  incomparablement  plus  grande, 
comme  le  prouve  l'observation;  mais  elle  paraît  aussi 
devoir  contribuer,  d'une  manière  plus  sûre  et  plus 


l38  PREMIÈRE    PARTIE. 

efficace,  aux  fins  de  la  nature,  la  conservation  et  la 
perpétuité  des  espèces.  Il  faut  donc  qu'il  existe 
dans  les  animaux  chez  lesquels  ce  ressort  est  plus 
faible,  un  principe  particulier  qui  puisse  donner 
à  ceux  de  leurs  actes  qui  passent  si  prompte- 
ment,  comme  nous  l'avons  dit  tout-à-l'heure ,  du 
domaine  de  l'instinct  dans  celui  de  la  spontanéité , 
le  degré  de  constance  et  de  régularité  qui  leur  est 
nécessaire.  Ce  principe  ,  ou  cette  condition  ,  se 
trouve  dans  Xhahitude ,  c'est-à-dire  dans  le  résultat 
de  la  fréquente  répétition  des  mêmes  actes. 

C'est  cette  circonstance ,  en  effet,   qui  donne,  la 

plupart  du  temps ,  à  ces  actes  et  à  leurs  produits , 

la  perfection  dont  ils  sont  susceptibles.  L'habitude 

est ,  s'il  le  faut  ainsi  dire ,  la  mémoire  des  organes  : 

ou  plutôt  c'est  elle  qui  donne,  en  quelque  sorte,  de 

la  mémoire  aux  organes.   Elle  enchaîne  et  associe 

les  séries  plus  ou  moins  longues  ou  compliquées  de 

leurs  mouvements ,  comme  la  mémoire  enchaîne  et 

associe  les  séries  de  perceptions  et  d'intuitions  dont 

se  composent  nos  représentations.  Elle  est  donc ,  en 

effet ,  le  supplément  de  l'instinct  dans  les  animaux 

chez  lesquels  ce  ressort  est  moins  puissant  ;  et  ce  n'est 

pas  sans  raison ,  que  les  anciens  l'ont  appelée  une 

seconde  nature.  Mais  ce  qui  lui  manque  quelquefois, 

sous  le  rapport  de  la  perfection  et  de  la  constance  de 

ses  résultats,  elle  le  compense  par  la  variété  de  ceux 

qu'elle  peut  donner,   à  raison  du  nombre  et  de  l'é- 


ElYTENDEMENT.  .  1 3q 

tendue  des  facultés  qu'elle  embrasse  sous  son  influen- 
ce, et  qu'elle  modifie  de  la  manière  qui  lui  est  propre , 
en  leur  donnant  un  caractère  singulièrement  remar- 
quable de  facilité  et  de  souplesse  dans  leurs  opéra- 
tions. 

5  4-  Effets  remarquables  de  l'habitude. 

Mais  elle  ne  se  borne  pas  à  cela  :  elle  influe  d'une 
manière  remarquable  sur  les  sentiments  qui  se  joi- 
gnent à  tout  acte  de  notre  entendement,  à  toute 
modification  de  notre  organisation  ;  elle  émousse  , 
en  quelque  sorte ,  cette  pointe  vive  de  plaisir  ou  de 
douleur  qui  les  partage  pour  nous  en  deux  classes 
si  distinctes ,  l'une  ,  de  celles  qui  nous  semblent  émi- 
nemment désirables ,  et  l'autre ,  de  celles  que  nous 
sommes  portés  à  fuir  avec  non  moins  d'empresse- 
ment. Par  ce  moyen,  l'babitude  nous  rend  plus 
capables  de  maîtriser  les  unes ,  de  supporter  les  au- 
tres ,  et  de  les  soumettre  toutes  aux  lois  de  la  con- 
venance et  de  la  raison. 

Elle  peut  donc ,  par  cette  seconde  propriété , 
soustraire  jusqu'à  un  certain  point  nos  détermina- 
tions à  l'espèce  de  nécessité  qu'elle  leur  imprime  par 
la  première ,  qui  les  rend ,  pour  ainsi  dire ,  instinc- 
tives ;  et  sous  ce  rapport  elle  devient ,  à  certains 
égards,  favorable  à  leur  liberté.  Mais  comme  ces 
deux  propriétés  de  Tbabitude ,  quoiqu'opposées  en 
apparence ,  ne  sont  réellement  pas  contraires,  et  que 


j4o  PREMIERE    PARTIE. 

sa  tendance  principale  et  constante  est  le  caractère 
instinctif,  c'est  essentiellement  sous  ce  point  de 
vue  qu'il  convient  de  l'envisager,  d'en  surveiller  et 
d'en  diriger,  autant  qu'il  est  possible  ,  l'influence. 

Je  dois  me  borner  à  ce  petit  nombre  d'observations, 
qui  suffisent  pour  le  but  que  je  me  suis  proposé 
dans  la  première  partie  de  cet  ouvrage  *. 


CHAPITRE  XL 
De    C  Organisa  tion . 

§   1 .  Motifs  qui  doivent,  fixer  notre  attention  sur  ce  sujet. 

Nous  avons  commence  l'observation  et  la  descrip- 
tion des  phénomènes  de  l'entendement  de  l'homme , 
en  le  supposant  parvenu  à  l'entier  accroissement  et 
au  complet  développement  de  tous  ses  organes;  nous 
avons  indiqué,  pour  chaque  espèce  de  sensations, 
quels  sont  les  organes  particuliers  au  moyen  des- 
quels elle  a  lieu. Les  sentiments  même,  quoique  la 
distinction  que  nous  avons  établie  entre  eux  et  les 
sensations  auxquelles  ils   se  joignent  toujours  soit 

*  On  trouve,  sur  ce  même  sujet,  des  observations  aussi 
curieuses  qu'intéressantes  dans  le  chap.  XIV  des  Eléments 
(VldcoLogie  do  M.  deTracy,  et  dans  les  Rapports  du  Phy- 
sique cl  du  Moral  de  l'homme  de  M.  Cabanis. 


ENTENDEMENT.  l4l 

incontestable,  ont  aussi  évidemment  leur  origine  ou 
leur  cause  clans  quelques  modifications  particulières 
des  organes,  bien  que  le  mode  d'action  de  cette 
cause  ne  puisse  pas ,  la  plupart  du  temps  ,  être  dé- 
terminé avec  une  grande  précision.  Enfin ,  tous  les 
phénomènes  de  l'instinct,  soit  dans  les  animaux,  soit 
dans  l'homme ,  ne  sauraient  être  assignés  à  aucune 
autre  cause.  Il  est  donc  évident  que  c'est  de  l'orga- 
nisation de  l'homme  et  des  animaux  que  tous  les 
faits  dont  la  succession  compose  leur  existence  re- 
çoivent en  partie  les  caractères  qui  les  distinguent , 
et  en  quelque  manière  la  première  impulsion  qui 
les  manifeste  à  la  conscience.  Ces  réflexions  suffisent , 
ce  me  semble ,  pour  m'autoriser  à  entrer  dans  quel- 
ques détails  sur  ce  sujet  ;  ne  fût-ce  que  pour  indiquer 
l'importance  qu'il  a  en  lui-même,  et  tout  l'intérêt 
qu'il  doit  inspirer  au  philosophe  ,  par  les  rapports 
constants  et  multipliés  qu'il  a  avec  l'objet  spécial  de 
son  étude. 

En  effet ,  ce  qui  caractérise  essentiellement  l'es- 
pèce de  phénomènes  que  nous  considérons  dans  la 
science  de  l'entendement ,  c'est  leur  différence  ,  ou 
même  leur  entière  opposition ,  avec  les  phénomènes 
propres  du  corps  ou  des  organes.  Car  c'est  sur  cette 
différence,  ou  sur  cette  opposition,  que  sont  fondées 
les  dénominations  mêmes  à' âme  et  de  corps ,  à' esprit 
et  de  matière ,  et  les  autres  termes  que  nous  em- 
ployons sans  cesse  dans  nos  considérations  sur  ce 


l42  PREMIÈRE    P.VRTIE. 

sujet.  Il  est  donc  évident  que  nous  connaîtrons  d'au- 
tant mieux  la  nature  propre  des  faits  qui  sont  l'ob- 
jet de  notre  observation,  que  nous  aurons  acquis 
une  connaissance  plus  distincte  de  ceux  qui  leur 
sont  opposes ,  et  que  nous  avons  à  chaque  instant 
occasion  de  faire  contraster  avec  eux. 

§  2.  Division  des  corps  en  inorganiques  et  organisés. 

Tous  les  êtres  qui  s'offrent  sans  cesse  à  nos  regards 
se  partagent,  comme  on  sait,  en  deux  classes  très 
distinctes  et  très  faciles  à  reconnaître,  pour  ainsi 
dire,  au  premier  coup  d'œil.  Les  uns  ayant  des 
formes  presque  toujours  fort  irrégulières  et  angu- 
leuses ,  sont  composés  de  parties  parfaitement  sem- 
blables ,  ou  même  tout  à  fait  identiques  ;  en  sorte 
que  leur  volume, plus  ou  moins  considérable, résulte 
uniquement  de  l'aggrégation  ou  de  la  juxta-posi- 
tion  de  ces  parties.  C'est  là,  pour  eux,  l'unique 
mode  d'un  accroissement  qui ,  en  général ,  n'a  point 
de  limite  déterminée.  Tels  sont  les  minéraux,  les 
pierres ,  les  métaux ,  les  fluides  ou  les  liquides  que 
nous  rencontrons  partout  sur  la  terre  ,  ou  dans  son 
sein.  La  plus  petite  partie  de  ces  diverses  substances, 
perceptible  à  nos  sens,  est  elle-même  un  Etre  ou 
un  corps  entièrement  de  même  nature  que  la  masse 
la  plus  considérable ,  composé  des  mêmes  éléments  et 
ayant  toutes  les  mêmes  qualités  ou  propriétés  qu'elle. 
L'autre  classe,  au   contraire,  se  compose  d'Etres 


ENTENDEMENT.  l43 

qui  ont  presque  généralement  des  formes  régulières 
ou  symétriques  et  arrondies;  ils  sont  susceptibles 
d'un  accroissement  qui ,  dans  chaque  espèce  d'Êtres , 
ne  dépasse  point  de  certaines  limites ,  et  qui  s'opère 
par  une  sorte  d'intussusception  de  substances  diver- 
ses ,  fort  souvent  différentes  de  celles  qui  composent 
ces  Etres  ,  mais  qu'ils  s'assimilent  et  qu'ils  transfor- 
ment en  leur  propre  substance.  C'est  pourquoi  ils 
sont  tous  pourvus  d'un  nombre  plus  ou  moins  grand 
d'instruments  appropriés  à  cette  fin,  et  que  l'on 
appelle  organes ,  d'où  leur  est  venue  la  dénomina- 
tion d'Etres  ou  de  corps  organisés  ou  organiques  ^ 
par  opposition  à  la  classe  précédemment  décrite 
qui  comprend  les  corps  inorganisés  ou  inorga- 
niques. 

§  3.  Division  des  Êtres  organisés  en  végétaux  et  animaux. 

Mais  la  classe  des  Etres  organisés  se  partage  en- 
core elle-même  en  deux  autres  classes ,  dont  l'une 
comprend  ceux  qui ,  incapables  d'aucun  mouvement 
de  translation ,  et  fixés  au  sol ,  y  puisent  leur  nour- 
riture et  y  acquièrent  le  degré  d'accroissement  que 
comporte  leur  nature ,  quand  les  circonstances  le 
permettent  ;  ce  sont  les  végétaux.  L'autre  classe 
(  celle  des  animaux  )  comprend  les  Etres  doués  de 
facultés  loco-motrices ,  et  pouvant,  par  conséquent, 
transporter  d'un  lieu  dans  un  autre  la  provision 
d'aliments   qu'ils  emploient  immédiatement  à  leur 


l44  PREMIÈRE    PARTIE. 

nourriture,  ou  Tallor  chercher  et  la  renouveler  quand 
elle  est  épuisée. 

Mais  cette  seule  condition  de  leur  existence  fait 
des  animaux  une  espèce  d'Etres  dont  la  nature  dif- 
fère essentiellement  de  celle  des  végétaux  ;  car  elle 
entraîne  avec  elle  non  seulement  la  nécessité  d'un 
appareil  d'organes  de  nutrition  et  de  reproduction 
généralement  beaucoup  plus  compliqué  ;  mais  elle 
rend  indispensable  une  autre  condition  d'existence, 
qui  ne  se  trouve  nullement  dans  les  végétaux;  je 
veux  dire  la  sensibilité ,  qui  se  manifeste  principa- 
lement par  la  conscience  de  l'existence  de  soi-même 
et  de  ses  actes ,  et  qu'accompagne  toujours  la  per- 
cep^/o/z,  plus  ou  moins  obscure,  du  moi  ^t  des  Etres 
autres  que  le  moi. 

En  effet,  il  est  évident  qu'un  Etre  qui  ne  peut  vivre 
qu'en  se  déplaçant  et  allant  chercher  au  loin  sa  nour- 
riture ,  peut  se  trouver  exposé  à  mille  accidents  et 
au  choc  de  tous  les  corps  qui  l'environnent.  Il  faut 
donc  qu'il  puisse,  au  moins  jusqu'à  un  certain  point, 
connaître  ces  corps. 

Ainsi,  en  laissant  de  coté  le  fait  de  la  reproduc- 
tion et  de  la  propagation  des  espèces ,  qui  a  dû 
aussi  nécessiter  l'existence  d'organes  appropriés  à 
cette  (in ,  dans  tous  les  Etres  organisés ,  il  est  évi- 
dent que,  parmi  ceux-ci,  les  animaux  ne  pouvaient 
exister,  c'est-a-dire  parvenir  au  degré  d'accroisse- 
ment que  comporte  la  nature  de  chaque  espèce ,  et 


ENTENDEMENT.  I  /|  5 

prolonger  leur  existence  pendant  un  certain  temps  , 
qu'autant  que  chaque  individu  joindrait  aux  moyens 
de  se  nourrir  des  substances  qu'il  peut  transformer 
dans  la  sienne  propre ,  les  moyens  de  connaître  les 
objets  qui  peuvent  servir  à  ses  besoins,  ou  nuire  à  sa 
conservation. 

Or,  dans  la  science  qui  a  pour  objet  l'ëtude  des 
Etres  vivants  et  organisés  ,  ou  dans  la  physiologie , 
ces  deux  espèces  de  moyens  sont  dësigne's  par  les 
noms  de  fonctions  de  nutrition  et  à^  fonctions  de 
relation, 

§  4*  Naissance  et  Vie  de  l'homme. 

Il  ne  nous  est  pas  donné  d'observer ,  et,  par  con- 
séquent, de  connaître  l'homme,  ni  même  aucun 
Etre  organisé ,  autrement  que  dans  l'état  de  déve- 
loppement à  peu  près  complet  de  son  organisation. 
Nous  savons  seulement  que ,  pour  l'amener  à  cet  état , 
il  faut  le  concours  de  deux  Etres  de  la  même  espèce , 
quoique  différant  l'un  de  l'autre  précisément  sous 
le  rapport  qui  les  rend  aptes  à  cette  fin  commune. 
Mais  la  part  que  chacun  d'eux  y  peut  avoir  est  pour 
nous  un  mystère  impénétrable. 

Lorsque  le  germe  contenu  dans  le  sein  de  la  mère 
a  déjà  commencé  à  se  développer  par  l'effet  de  cette 
force  mystérieuse  à  laquelle  nous  donnons  le  nom 
de  vie  (  mot  qui  n'exprime  pour  nous  que  la  série 
des  phénomènes  par  lesquels  cette  force  même  se 

JO 


1^6  PREMIÈRE    PARTIE. 

manifeste),  le  germe,  ou  \ embryon^  présente  déjà 
quelques  traces  visibles,  quelques  rudiments  impar- 
faits des  organes  propres  aux  fonctions  de  nutrition 
et  à  celles  de  relation.  Ensuite ,  c'est-à-dire  à  partir 
du  troisième  ou  quatrième  mois  de  la  grossesse  de 
la  femme,  l'être  qu'elle  doit  produire  à  la  lumière, 
ou  \g  fœtus ,  vivant  de  la  vie  de  sa  mère ,  et  faisant , 
en  quelque  sorte,  partie  du  système  de  ses  organes 
pour  tout  le  temps  qu'elle  doit  le  porter  dans  son 
sein  ,  continue  de  croître  ,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  acquis 
le  complément  d'organisation  nécessaire  pour  qu'il 
puisse  désormais  vivre  de  sa  propre  vie. 

Au  moment  donc  où  l'enfant,  par  le  fait  de  sa 
naissance ,  commence  à  jouir  d'une  existence  dis- 
tincte et  séparée  de  celle  de  sa  mère ,  on  peut  le  con- 
sidérer comme  ayant  tous  les  moyens  de  continuer  et 
de  prolonger  cette  existence  jusqu'au  plus  long 
terme  qu'elle  puisse  atteindre.  Si  ses  membres  et  ses 
organes  n'ont  encore,  ni  la  forme,  ni  la  consistance, 
ni  les  proportions  relatives,  qu'ils  sont  destinés  à  ac- 
quérir plus  tard,  ces  différences  entre  lui  et  l'adulte 
ne  sont  d'aucune  importance ,  au  moins  par  rapport 
au  point  de  vue  sous  lequel  nous  considérons  les 
phénomènes  dont  nous  allons  parler.  En  effet,  il 
est  déjà  capable  de  produire  une  assez  grande  variété 
d'actes ,  et  il  le  devient  bientôt  d'exécuter  un  nombre 
assez  considérable  d'actions ,  d'où  doit  résulter  l'ac- 
croissement et  l'entretien  de  toutes  ses  forces. 


ENTENDEMENT.  l4'^ 

§  5.  Fonctions  de  nutrition  et  de  relation  :  organes  qui  y  sont 
appropriés. 

Quoique  ces  deux  ordres  généraux  de  fonctions 
se  distinguent  assez  l'un  de  l'autre ,  et  par  leurs  ré- 
sultats, et  par  les  organes  spéciaux  qui  y  concourent , 
il  s'en  faut  beaucoup  qu'ils  puissent  être  considérés 
comme  isolés  et  indépendants  l'un  de  l'autre.  Il  en 
est  ici  comme  des  fonctions  ou  des  facultés  de  l'en- 
tendement :  tous  les  phénomènes  sont  unis  entre  eux 
par  un  lien  indissoluble,  et  rentrent,  en  quelque 
manière ,  les  uns  dans  les  autres.  Cependant ,  les 
caractères  principaux  qui  les  diversifient  sont  faciles 
à  remarquer.  Ainsi ,  les  organes  qui  servent  aux  fonc- 
tions de  relation  ,  c'est-à-dire  aux  sensations  et  aux 
mouvements  volontaires,  sont  en  grande  partie  visi- 
bles extérieurement  et  symétriquement  disposés.  Les 
parties  même  de  ces  organes  qui  se  dérobent  à  la  vue 
et  qui  concourent  d'une  manière  plus  immédiate  et 
plus  essentielle  encore  ,  s'il  est  possible ,  à  l'exercice  de 
ces  mêmes  fonctions ,  comme  les  os ,  les  muscles  et 
même  les  nerfs ,  présentent  aussi  les  mêmes  carac- 
tères de  régularité  et  de  symétrie. 

Au  contraire ,  l'irrégularité  des  formes  et  l'absence 
totale  de  symétrie  dans  leur  disposition  caractéri- 
sent les  organes  qui  servent  à  l'accroissement  de 
l'individu  dans  les  premiers  temps,  et  à  l'entretien 
de  son  existence  dans  tout  le  reste  de  sa  vie. 

lO. 


l/jS  PREMIERE    PARTIE. 

Ainsi ,  l'estomac ,  où  les  aliments  sont  d'abord  in- 
troduits et  subissent  une  première  transformation  ; 
le  canal  intestinal,  où  ils  passent  ensuite  pour  y 
prendre  un  nouveau  degré  d'assimilation  ;  le  système 
des  vaisseaux  qui  font  passer  le  fluide  nourricier , 
ainsi  élaboré ,  dans  les  veines ,  qui  le  portent ,  sous 
la  forme  d'un  sang  noir,  jusqu'à  la  cavité  droite  du 
cœur  ;  ce  viscère  lui-même ,  qui ,  en  se  contractant , 
porte  le  sang  vers  la  poitrine  et  dans  les  poumons, 
où  il  reçoit  du  contact  de  l'air,  par  l'effet  de  la  respira- 
tion, un  nouveau  degré  de  chaleur ,  en  même  temps 
qu'il  se  dégage,  par  l'expiration,  de  quelques  principes 
délétères  qu'il  contenait ,  et  prend  avec  une  couleur 
plus  vermeille  des  qualités,  pour  ainsi  dire,  plus  vi- 
tales ,  avant  de  redescendre  dans  la  cavité  gauche  du 
cœur ,  dont  la  contraction  violente  le  repousse  dans 
tout  le  système  des  vaisseaux  artériels  :  tous  ces  or- 
ganes ou  systèmes  d'organes  sont  singulièrement 
remarquables  par  l'irrégularité  de  leurs  formes ,  de 
leurs  situations,  et  par  la  prodigieuse  variété  de  leurs 
dimensions. 

Il  en  faut  dire  autant  des  organes  qui  servent  aux 
sécrétions ,  aux  exhalations  ,  etc. ,  autre  sorte  de 
fonctions  qui  complètent  ce  continuel  mouvement 
de  composition  et  de  décomposition  par  lequel  le 
corps  est  incessamment  renouvelé.  En  sorte  que  la  vie 
de  l'homme  s'entretient  au  moyen  d'un  afflux  presque 
continuel  des  molécules,  soit  des  substances  qui  lui 


ENTENDEMENT.  1 49 

servent  d'aliments  et  de  boissons ,  soit  de  celles  au 
milieu  desquelles  il  vit  continuellement  plongé  ,  et 
qui  toutes  entrent,  pour  un  temps  plus  ou  moins 
long  ,  dans  la  composition  intime  de  son  Etre ,  et  en 
sont  sans  cesse  expulsées  par  différentes  voies ,  après 
avoir  servi  à  l'entretenir  ou  à  le  réparer. 

La  double  circulation  par  laquelle  le  sang,  après 
avoir  parcouru  tout  le  système  des  vaisseaux  arté- 
riels ,  rentre  dans  les  veines  ,  est  le  moyen  principal 
à  l'aide  duquel  s'accomplit  ce  merveilleux  ordre  de 
choses ,  puisque  le  sang  charrie ,  en  quelque  manière , 
avec  le  fluide  nourricier ,  ou  chyle ,  des  molécules 
qui  s'en  séparent  tout  à  fait ,  par  différents  moyens , 
exhalation ,  transpiration ,  etc. ,  et  que  le  sang  arté- 
riel paraît  plus  spécialement  destiné  à  réparer ,  dans 
son  cours,  les  parties  de  l'organisation  qui  ont  subi 
quelque  altération.  Cependant  on  ne  connaît  pas 
encore ,  à  beaucoup  près  ,  les  modes  de  déperdition 
et  de  réparation  des  divers  organes  dans  tous  leurs 
détails;  seulement  on  retrouve,  dans  le  sang,  pres- 
que tous  les  éléments  que  l'analyse  chimique  a  fait 
découvrir  dans  la  substance  de  chaque  organe  en 
particulier  *.  v 

Ces  éléments  sont  au  nombre  de  douze,  sans  compter 
les  quatre  corps  ou  fluides  incoercibles  et  impondérables 
(  lumière,  calorique,  fluide  électrique  et  fluide  magnétique  ). 
On  les  regarde  comme  des  substances  simples  (ou  éléments), 
parce  que  la  chimie  n'est  pas  encore  parvenue  à  les  décom- 


5o 


PREMIERE    PARTIE. 


§  G.  Système  nerveux. 

C'est  la  substance  nerveuse ,  comprise  en  partie 
dans  les  cavités  de  la  tête  et  des  vertèbres  du  tronc ^ 
et  composée ,  par  conséquent ,  du  cerveau,  du  cerve- 
let et  de  la  moelle  alongée  ou  épinière  :  c'est  le  sy- 
stème nerveux ,  disons-nous^  qui  semble  présider  à 
la  multitude  d'actions,  si  compliquées  et  si  diverses, 
dont  se  composent  les  fonctions  générales  que  nous 
venons  d'indiquer,  et  toutes  celles  qui  leur  sont  sub- 
ordonnées. Car  ce  système  est  l'organe  propre  de 
la  sensibilité  et  de  tous  les  mouvements  ,  soit  volon- 
taires ,  soit ,  en  quelque  sorte ,  purement  automati- 
ques ,  qui  résultent  de  l'exercice  de  toutes  ces  fonc- 
tions. 

Les  nerfs ,  à  leur  sortie ,  soit  du  crâne ,  soit  des 
vertèbres  de- l'épine,  sont  disposés  par  troncs  assez 
considérables  et  par  paires  symétriques  (  au  moins 
ceux  qui  servent  aux  fonctions  de  relation  ).  Ils  se 
divisent  et  se  subdivisent  ensuite  à  l'infini ,  de  ma- 
nière à  suivre,  dans  toute  leur  étendue,  tous  les 
autres  systèmes  d'organes  (muscles,  artères,  vei- 
nes, etc.  ),  pénètrent  leurs  tissus,  ou  se  ramifient 
sur  leurs  enveloppes,  et  mettent  ainsi  en  conimuni- 

poser;  mais  on  n'est  pas  sûr  qu'au  moins  plusieurs  d'entre 
eux  soient  entièrement  indécomposables.  Voyez  le  Précis 
(les  cléments  de  Physiologie ,  par  M.  Magendie,  -i^  édit.  , 
tom.  I ,  pag.  i5. 


ENTENDEMENT.  1  5  I 

cation  avec  le  cerveau  presque  tous  les  points  ma- 
tériels des  parties  solides  du  corps.  lisse  présentent, 
tant  qu'ils  sont  visibles ,  sous  la  forme  de  cordons 
ou  de  fils ,  qui  s'entrelacent  de  mille  manières ,  en  for- 
mant des  plexus  plus  ou  moins  considérables;  et  ces 
cordons  sont  encore  des  enveloppes,  qui  contiennent 
une  substance  blanchâtre,  absolument  identique  avec 
celle  dont  se  compose  le  cerveau  lui-même. 

La  sensibilité  ne  se  manifeste  qu'autant  que  la  libre 
communication  du  cerveau  avec  les  extrémités  ner- 
veuses n'est,  ni  gênée,  ni  interrompue;  et  les  mou- 
vements volontaires  n'ont  lieu  qu'à  la  même  condi- 
tion. En  effet ,  si  l'on  coupe,  ou  si  l'on  lie  fortement 
un  des  principaux  troncs  nerveux  ,  la  sensibilité 
s'éteint  dans  toutes  les  parties  auxquelles  il  fournit 
des  branches  ou  des  rameaux ,  ou  elle  y  est  suspen- 
due jusqu'à  ce  qu'on  ait  cessé  de  comprimer  le  nerf 
principal.  Dans  les  sensations ,  soit  internes ,  soit 
externes ,  l'action  se  propage  de  l'extrémité  nerveuse 
au  centre,  ou  au  moins  à  quelque  point  intérieur, 
mais  inconnu  ,  de  la  masse  cérébrale.  Dans  les  mou- 
vements volontaires,  l'impulsion  semble,  au  contraire, 
partir  du  centre  cérébral,  quel  qu'il  soit,  et  se  com- 
muniquer aux  nerfs ,  dont  l'irritation  ou  l'excitation 
quelconque  fait  contracter  les  muscles  destinés  à 
produire  ces  mouvements. 

xiu  reste,  les  sensations  produites  par  l'impression 
des  corps  extérieurs  ,  aussi  bien  que  celles  qui  nais- 


l52  PREMIÈRE    PARTIE. 

sent  des  affections  intimes  des  diverses  parties  des 
organes,  ont  lieu  à  l'occasion  de  quelque  modifica- 
tion singulière  (mais  dont  le  mode  et  la  nature  sont 
tout  à  fait  inconnus)  que  ces  impressions  ou  ces  af- 
fections déterminent  au  sein  même  de  la  masse  cé- 
rébrale. La  preuve  en  est  dans  les  phénomènes 
des  songes ,  où  l'entendement  a  des  perceptions  de 
la  vue,  de  l'ouïe  et  du  toucher,  qui  ne  sont  occa- 
sionnées par  l'action  d'aucun  corps  propre  à  les  faire 
naître.  Ce  qui  arrive  aux  personnes  qui ,  plusieurs 
années  après  avoir  perdu  un  bras  ou  une  jambe , 
croient  néanmoins ,  dans  certains  cas ,  sentir  des 
douleurs  dans  ces  membres ,  ou  dans  quelque  partie 
de  ces  membres  ,  qu'ils  n'ont  plus  depuis  long-temps, 
est  un  fait  du  même  genre.  Enfin ,  a  quelle  autre 
cause  attribuer  les  rêves ,  dans  lesquels  des  hommes 
privés  de  la  vue  s'imaginent  pourtant  voir  bien  dis- 
tinctement des  objets  qui  leur  sont  connus,  sinon  à 
quelque  modification  du  cerveau ,  absolument  pa- 
reille à  celles  qu'y  produiraient  la  présence  même  de 
ces  objets  et  les  sensations  de  la  vue  auxquelles  ils 
donneraient  lieu  ? 

L'énergie  ou  la  force  de  l'organe  nerveux  semble 
susceptible  ô,e  s'épuiser  et  de  se  réparer ,  à  la  manière 
d'un  fluide  qui  diminuerait  par  la  perte  ou  l'emploi 
qu'on  en  ferait ,  jusqu'à  ce  qu'on  en  eût  recouvré  , 
en  quelque  manière ,  de  nouvelles  quantités.  C'est 
à  cette  cause  que  l'on  croit  devoir  attribuer  la  las- 


ENTENDEMENT.  l53 

situde  et  presque  l'impuissance  d'agir  qui  succèdent 
à  des  mouvements  violents  et  prolongés,  la  sensibi- 
lité moins  vive  que  l'on  a  pour  certains  genres  d'im- 
pressions ,  dans  les  cas  où  elles  ont  été  souvent  ré- 
pétées, ou  très  multipliées.  C'est  encore  à  cette  cause 
qu'on  attribue  ce  qui  arrive  aux  personnes  qui  ont 
arrêté ,  pendant  quelque  temps ,  leur  vue  sur  un 
corps  éclairé  d'une  vive  lumière;  car,  en  portant 
ensuite  leurs  regards  sur  d'autres  parties  de  l'espace 
moins  éclairées,  ils  continuent  de  voir,  durant  quel- 
ques instants  ,  comme  une  tache  noire ,  précisément 
de  la  même  grandeur  et  de  la  même  forme  que  le 
corps  brillant  qu'ils  venaient  de  regarder.  Au  con- 
traire ,  si  c'est  un  corps  obscur  sur  lequel  ils  ont 
fixé  les  yeux ,  et  qu'ensuite  ils  les  dirigent  vers  une 
partie  de  l'espace  plus  éclairée,  ils  voient  encore  la 
figure  de  ce  corps ,  mais  plus  brillante  que  le  reste 
de  l'espace.  Il  semble  donc  que  ,  dans  le  premier  cas , 
la  partie  de  la  rétine  où  le  corps  brillant  projetait 
sa  lumière  ,  fatiguée  de  cette  sensation  ,  ait  perdu  , 
pour  quelques  moments ,  sa  sensibilité  naturelle  et 
ordinaire  ;  et  que,  dans  le  second  cas,  cette  même 
partie,  moins  fatiguée  d'impressions  que  le  reste 
de  la  membrane,  jouisse,  au  contraire  ,  d'une  sen- 
sibilité plus  active. 

§  7 .  Rapports  de  l'anatomie  ,  de  la  physiologie  et  de  la  méde- 
cine avec  l'idéologie. 

De  l'aveu  même  des  anatomistes  et  des  physiolo- 


1  5/|  PREMIÈRE    PARTIE. 

gistes  les  plus  célèbres ,  il  y  a  encore  plusieurs  or- 
ganes du  corps  humain,  beaucoup  de  dispositions 
singulières ,  beaucoup  de  relations  de  ces  organes 
entre  eux,  dont  ils  ignorent  les  usages  ou  les  effets 
dans  l'économie  générale  de  la  vie.  Il  s'en  faut  beau- 
coup qu'ils  puissent  suivre  les  divers  systèmes  de 
vaisseaux  (nerveux,  artériels,  veineux,)  jusque  dans 
leurs  dernières  ramifications.  Quoiqu'on  ait  décou- 
vert, dans  ces  derniers  temps,  quelles  parties  de  la 
masse  cérébrale  contribuent  à  diverses  espèces  de 
sensations  et  de  mouvements ,  et  que  la  physiologie 
se  soit  enrichie  d'un  nombre  assez  grand  de  découver- 
tes précieuses,  on  convient  pourtant  généralement 
que  cette  science  est  encore  dans  l'enfance. 

Cependant  elle  n'est  pas  la  seule  à  laquelle  nous 
devions  d'importantes  observations  sur  la  correspon- 
dance constante  que  la  nature  a  établie  entre  les 
phénomènes  organiques  et  ceux  de  l'intelligence.  Dès 
long-temps  la  médecine  avait  commencé  à  constater 
les  dispositions  physiques  qui  caractérisent  les  âges , 
les  sexes  et  les  tempéraments,  ainsi  que  les  habitudes 
morales  et  la  nature,  à  peu  près  déterminée,  d'idées 
ou  de  pensées  qui  y  correspondent  assez  ordinaire- 
ment. On  a  pareillement  constaté ,  jusqu'à  un  certain 
point ,  les  effets  que  produit  sur  l'organisation  de 
l'homme  l'influence  du  climat^  c'est-a-dire  de  l'en- 
semble des  circonstances  physiques  des  lieux  ou  il  vit. 
Les  qualités  et  tes  propriétés  de  l'air  et  des  eaux  ont 


ENTENDEMENT.  T  DO 

oté  reconnues  comme  causes  d'un  état  physique  et 
moral  à  peu  près  uniforme,  toutes  choses  étant  éga- 
les d'ailleurs.  Il  faut  en  dire  autant  du  régime ^  en 
comprenant  sous  ce  mot,  outre  les  modifications  qui 
résultent  du  climat,  celles  qui  sont  le  produit  de 
l'exercice  et  du  repos,  du  sommeil  et  de  la  veille, 
des  travaux  et  des  aliments  les  plus  habituels.  En- 
fin ,  il  n'est  pas  jusqu'aux  maladies  bien  caracté- 
risées et  bien  connues ,  dont  chacune  ne  soit  ac- 
compagnée de  phénomènes  moraux  et  intellectuels , 
qui  se  représentent  aussi  d'une  manière  à  peu  près 
constante. 

Aussi  Bacon,  dans  son  admirable  ouvrage  inti- 
tulé de  la  Dignité  et  de  V Accroissement  des  Scien- 
ces ,  a-t-il  cru  devoir  insister  de  la  manière  la  plus 
formelle  sur  l'importance  de  cette  étude  comparative 
des  facultés  de  l'âme ,  et  des  propriétés  ou  affections 
particulières  du  corps  qui  correspondent  aux  actes 
de  ces  facultés  ;  c'est  ce  qu'il  appelle  la  Science  de 
V alliance  ou  du  lien  commun  de  ïâme  et  du  corps* . 

*  Doctrinam  de  fœdeie ,  sive  de  communi  vinculo  anirnœ 
et  corporis.  Bacon  de  Augment.  scient.^  l.  IF ,  cap.  I. —  On 
trouve  sin  ce  sujet  une  source  abondante  de  solide  instruction, 
et  des  observations  profondes  et  judicieuses,  dans  l'ouvrage 
de  M.  Cabanis  ,  intitulé  Rapports  du  Physique  et  du  Moral 
de  l'homme.  Ce  livre,  écrit  avec  beaucoup  de  talent,  est  in- 
contestablement l'une  des  plus  estimables  productions  de  la 
philosophie  du  XVIIP  siècle.  L'auteur  s'y  montre  partout  un 


l56  PREMIÈRE    PARTIE. 

Mais,  bien  que  tout  nous  porte  à  croire  qu'il  y  a, 
en  effet ,  une  liaison  constante  et  nécessaire  entre  les 
actes  successifs  de  notre  entendement  et  les  modi- 
fications incessamment  variées  des  organes  et  parti- 
culièrement du  cerveau  ,  en  sorte  que  nous  n'avons 
pas  une  sensation,  une  perception,  un  souvenir,  un 
sentiment  ,  une  pensée  à  laquelle  ne  corresponde 
quelque  modification  distincte  et  déterminée  de  ce 
viscère;  quoiqu'on  doive  reconnaître  que  tout  ce  que 
les  observations  des  hommes  de  génie  ou  de  talent 
pourront  ajouter  à  ce  que  nous  connaissons  déjà  de 
la  correspondance  de  ces  deux  ordres  de  phéno- 
mènes, sera  une  acquisition  infiniment  précieuse 
pour  l'humanité  :  il  faut  pourtant  avouer  qu'à  quel- 
que degré  de  perfection  que  puisse  être  porté  cha- 
cun de  ces  genres  d'études  ou  de  connaissances ,  ils 
resteront  toujours  séparés  l'un  de  l'autre  par  toute 
la  distance  qu'il  y  a  entre  un  fait  de  conscience  et 
une  modification  de  la  matière.  C'est  dire  assez  qu'il 
y  a  entre  eux  une  distance  réellement  incommen- 
surable, puisqu'il  ne  nous  est  pas  même  donné  de  con- 
cevoir  ou  d'imaginer  quelle  commune  mesure  on 

ami  sincère  de  rhumanité  et  de  hi  vertu;  la  candeur  avec 
laquelle  il  avertit  plusieurs  fois  ses  lecteurs  de  rejeter,  parmi 
les  conclusions  qu'il  présente  comme  les  plus  évidentes ,  celles 
qui  leur  paraîtraient  dépasser  les  justes  limites  des  faits  , 
prouve  combien  il  avait  à  cœur  de  ne  rien  avancer  que  d'u 
tilc  et  de  vrai. 


ENTENDEMENT.  I  5  ~ 

pourrait  leur  appliquer.  Leur  nature  et  leur  essence 
diffèrent  donc  entièrement;  au  moins  notre  intelli- 
gence est-elle  tout  à  fait  incapable  de  saisir  le  lien 
qui  les  unit.  Par  conséquent ,  les  moyens  d'investi- 
gation ,  les  procédés  de  tout  genre ,  qui  peuvent  per- 
fectionner la  physiologie,  et  l'enrichir  de  nouvelles 
découvertes  ,  n'ont  absolument  rien  de  commun 
avec  ceux  dont  la  science  de  l'entendement  peut 
disposer. 


PREMIERE    PARTIE. 


SECTION   II. 


SCIENCE. 


CHAPITRE  PREMIER. 
De  V Abstraction  et  du  Langage. 

§    i.  Nos  sens  ne  nous   servent  qu'à  composer,  en  quelque 
sorte  ,  les  objets  ,  et  non  à  les  décomposer  ou  à  les  analyser. 

L'homme  qui  n'aurait ,  comme  les  animaux ,  que 
l'usage  de  ses  sens  et  des  facultés  que  nous  avons 
observées  jusqu'ici  ,  aurait  beau  être  attiré  par 
quelque  sensation  agréable  vers  un  objet,  ou,  au 
contraire  ,  repoussé  par  quelque  sensation  pénible , 
il  ne  séparerait  point ,  dans  sa  pensée ,  cette  sensa- 
tion ,  ou  plutôt  la  perception  qui  l'accompagne ,  de 
l'objet  lui-même: jamais  il  ne  la  considérerait  comme 
en  faisant  partie  ;  elle  y  serait  toujours ,  pour  lui , 
comme  mêlée  et  confondue  avec  toutes  les  autres 
perceptions  qu'il  aurait  pu  ou  qu'il  pourrait  en  re- 
cevoir dans  d'autres  circonstances. 

Un  enfant ,  avant  l'époque  où  il  commence  à  pou- 
voir marcher  et  bégayer  quelques  mots,  voit  les 
personnes  qui  l'environnent  se  mouvoir  et  faire  de- 


ENTENDEMENT.  1 5q 

vant  lui  différenles  actions  :  il  sera ,  tantôt  frappé  de 
l'éclat  et  de  la  couleur  de  quelques  parties  de  leurs 
vêtements ,  tantôt  amusé  par  leurs  gestes  et  par 
leurs  mouvements,  flatté  de  leurs  caresses  ,  intéressé 
par  les  accents  tendres  ou  gais  de  la  voix  de  sa  mère 
ou  de  sa  nourrice,  et  ainsi  de  mille  autres  circon- 
stances ;  mais  il  ne  remarquera  aucune  de  ces  cir- 
constances comme  distincte  de  l'objet  qui  la  lui  pré- 
sente. Les  parties ,  les  qualités  de  chaque  objet , 
quoique  perçues  chacune  à  part  et  très  distinctement , 
dans  le  moment  où  elles  font  impression  sur  ses  sens , 
resteront  néanmoins  toujours  confondues,  pour  lui, 
dans  l'objet  même  auquel  elles  appartiennent.  Les  sens 
n'ont  donc  encore  fait,  dans  cette  supposition,  et  ne 
peuvent  jamais  faire  qu'une  sorte  de  synthèse  ou  de 
composition  pour  chaque  objet,  même  parmi  ceux 
qui  leur  sont  le  plus  familiers,  et  sur  lesquels  ils 
s'exercent  le  plus  souvent. 

Or,  analyser  un  objet  ou  un  tout ,  c'est  le  décom- 
poser en  ses  diverses  parties  ;  c'est  isoler  ces  parties 
les  unes  des  autres  afin  de  pouvoir  les  considérer 
chacune  à  part ,  c'est  les  séparer  ou  les  tirer  de  ce 
tout,  en  un  mot  c'est  les  abstraire. 

Nos  sens  ne  font  donc ,  proprement  et  naturelle- 
ment ,  ni  analyses  ,  ni  décompositions ,  ni  abstrac- 
tions, quoiqu'il  soit  de  leur  essence  de  nous  offrir, 
une  à  une,  les  perceptions  qui  accompagnent  les 
impressions  qu'ils  reçoivent ,  ou  qui  se  joignent  à 


j()0  PREMIÈRE    PARTIE.       , 

nos  sensations  ,  comme  je  l'ai  fait  voir  précédem- 
ment. 

§  2.  A  qudle  époque  et  comment  la  l'acuité  d'abstraire  existe 
dans  l'homme. 

Or,  cette  faculté  d'abstraire  ou  de  considérer  à 
part ,  et  dans  un  état  d'isolement ,  les  parties  ou  les 
qualités  des  objets ,  faculté  qui  appartient  exclusive- 
ment à  l'homme  entre  toutes  les  races  d'animaux 
qui  lui  sont  connues ,  quand  commence-t-elle  à  se 
manifester?  quelle  en  est  la  cause  et  le  fondement? 

Il  me  semble  hors  de  doute  que  l'abstraction 
n'a  lieu  et  ne  peut  exister  pour  nous  qu'à  l'époque 
où  nous  commençons  à  parler  et  à  prononcer  les 
noms  des  qualités  et  des  parties  de  chaque  objet,  en 
y  attachant  les  idées  distinctes  de  qualités  et  de  par- 
ties; comme  l'expérience  et  une  induction  naturelle, 
résultat  de  l'intuition,  nous  apprennent  à  le  faire , 
à  mesure  que  nous  entendons  nommer  ces  parties  et 
ces  qualités. 

A  la  vérité ,  ce  n'est  pas  là  donner  une  explication 
suffisante  d'un  phénomène  si  important  et  si  remar- 
quable ;  car ,  si  nous  apprenons  à  parler ,  dans  notre 
enfance,  en  imitant  le  langage  de  ceux  avec  qui 
nous  vivons ,  il  est  clair  que  ce  langage  a  dû  avoir 
une  origine ,  et  qu'on  peut  remonter  par  la  pensée , 
ou  au  moins  par  hypothèse ,  à  un  temps  où  les  hom- 
mes, qui  n'avaient  encore  jamais  entrepris  de  com- 


"•*«■ 


ENTENDEMENT.  i6ï 

muniquer  entre  eux  par  la  parole ,  ont  commencé  à 
le  faire. 

Cette  manière  de  considérer  la  question  est,  en 
effet,  entièrement  hypothétique;  car  nous  ne  con- 
naissons proprement  l'origine  d'aucune  chose.  En 
y  réfléchissant  de  bonne  foi  et  avec  attention ,  nous 
sommes  forcés  de  reconnaître  qu'il  nous  est  égale- 
ment impossible  de  comprendre  comment  les  choses 
ont  eu  une  origine ,  et  comment  elles  pourraient 
n'en  point  avoir.  L'observation  scrupuleuse  des  faits  , 
c'est-à-dire  de  nos  facultés  et  de  nos  besoins,  peut 
donc  seule  nous  fournir  toute  la  lumière  qu'il  nous 
est  possible  de  jeter  sur  cette  importante  question  , 
comme  sur  toutes  celles  du  même  genre.  Car,  attri- 
buer immédiatement  à  Dieu  l'institution  des  lan- 
gues ,  comme  l'ont  fait  quelques  écrivains ,  soit  an- 
ciens,,soit  modernes,  c'est  donner  une  assertion 
dogmatique  pour  un  fait;  c'est  proprement  ne 
rien  dire,  puisque  Dieu  n'est  l'auteur  de  notre  fa- 
culté de  parler  que  comme  il  l'est  de  toutes  nos 
autres  facultés,  sans  que  l'on  puisse  tirer  de  cette 
vérité  incontestable  aucune  connaissance  plus  parti- 
culière sur  leur  nature  et  sur  leurs  effets.  Il  est 
d'ailleurs  facile  de  distinguer  les  facultés  qui  sont  le 
résultat  nécessaire  de  notre  constitution  intellectuel- 
le ,  des  procédés  ou  des  inventions  qui  n'en  sont  que 
des  conséquences  fortuites  ou  éloignées, l'universalité 
étant  le  caractère  des  unes  ,  et  non  celui  des  autres. 

1 1 


l6'l  PREMIÈRE    PARTIE. 

§  3,  Souplesse  et  variété  des  inflexions  de   la  voix  humaine. 
Penchant  de  l'homme  à  l'imitation. 

Remarquons  donc  premièrement  que  non  seule- 
ment l'homme  est  doué  de  la  faculté  de  moduler  les 
accents  de  sa  voix  d'une  manière  extrêmement  variée  ; 
mais  qu'il  y  joint  de  plus  des  articulations  de  diffé- 
rents genres ,  qui  ne  sont  propres  qu'à  ses  organes. 
Quoiqu'il  y  ait  plusieurs  espèces  d'oiseaux  capables 
d'imiter  quelques  unes  de  ces  articulations,  ils  le 
font  toujours  avec  assez  de  peine,  et  uniquement 
lorsqu'ils  y  ont  été  instruits  par  l'homme. 

En  second  lieu,  quelque  avantage  que  nous  eus- 
sions ,  à  cet  égard ,  sur  les  autres  animaux ,  et  quel- 
que facilité  qu'il  pût  nous  donner  pour  rendre ,  avec 
plus  ou  moins  de  perfection,  un  nombre  considéra- 
ble de  bruits  ou  de  sons  divers,  et  satisfaire  ainsi  ce 
penchant  à  l'imitation  que  notre  espèce  partage  avec 
plusieurs  autres ,  nous  n'aurions  cependant  tiré  que 
bien  peu  d'utilité  de  cette  supériorité  dans  les  or- 
ganes de  la  voix  ,  si  nous  n'avions  fait  servir  la  va- 
riété, presque  infinie,  des  inflexions  qu'ils  peuvent 
nous  fournir ,  à  faire  connaître  à  nos  semblables  nos 
besoins,  nos  désirs,  nos  passions,  en  un  mot  les 
sentiments  de  toute  espèce  dont  nous  sommes  af- 
fectés. 

Or,  comment  l'homme  parvient-il  à  attacher  ses 
pensées  à  des  signes?  comment  fait-il  servir  à  cette 


ENTENDEMENT.  l63 

vue ,  non  seulement  les  inflexions  variées  de  sa  voix , 
mais  les  attitudes  également  variées  de  son  corps , 
les  mouvements  des  muscles  de  son  visage  et  de  tous 
ses  membres? 

Est-ce  que  sa  faiblesse  naturelle,  résultat  d'une 
organisation  plus  délicate,  plus  souple,  plus  mo- 
bile, et,  en  général,  plus  parfaite,  prolongeant 
pour  lui  l'état  d'enfance  et  d'impuissance  qui  en  est 
la  suite ,  exigeant ,  de  la  part  du  père  et  de  la  mère, 
des  soins  plus  assidus ,  une  union  plus  durable  que 
dans  les  autres  espèces  ,  le  rend  capable  d'une 
attention  plus  soutenue ,  et  éveille ,  en  lui ,  cette 
puissance  d'invention  qui  lui  assure  une  préémi- 
nence incontestable  sur  toutes  les  races  d'animaux? 
L'intuition  est-elle,  dans  l'homme,  plus  distincte, 
plus  étendue  que  dans  toutes  les  espèces  inférieu- 
res? Faut-il  attribuer  le  phénomène  qui  nous  occupe 
à  la  réunion  de  ces  deux  causes,  ou  peut-être  au 
concours  de  plusieurs  autres  ? 

Quelque  opinion  que  l'on  adopte  sur  cette  ques- 
tion, on  sera  toujours  forcé  de  reconnaître  que  nous 
tenons  de  la  nature  même  de  notre  constitution  in- 
tellectuelle une  disposition  particulière  à  faire  un 
usage  réfléchi  de  notre  faculté  d'imiter,  par  la  voix  , 
les  sons  et  les  bruits,  et  les  actions  par  des  gestes  ; 
tandis  que  cette  même  faculté,  dans  les  autres  ani- 
maux ,  à  quelque  degré  qu'ils  la  possèdent ,  ne  pro- 
duit jamais  que  des  mouvements  ,  pour  ainsi  dire  , 

1 1. 


l64  PREMIÈRE    PARTIE. 

automatiques ,  et  des  déterminations  purement  in- 
stinctives. 

§  4-  L'homme  seul  fait  de  ses  gestes  et  des  inflexions  de  sa 
vdix  les  signes  de  ses  idées  ,  et  c'est  en  cela  que  consiste 
proprement  V abstraction . 

Le  sauvage  le  plus  grossier,  le  plus  voisin  de  la 
condition  des  animaux  dont  il  fait  ordinairement  sa 
proie,  ou  contre  lesquels  il  est  quelquefois  obligé  de 
défendre  sa  vie ,  imite ,  par  ses  gestes ,  leurs  mouve- 
ments divers ,  ou  leurs  cris  par  sa  voix.  Il  imite ,  de 
la  même  manière  ,  les  mouvements  et  les  cris  de  ses 
semblables ,  dans  telle  ou  telle  circonstance  parti- 
culière. Mais,  en  agissant  ainsi,  il  a  un  but,  une 
intention  :  il  veut  que  ses  gestes  soient  des  tableaux , 
que  ses  cris  soient  des  signes ,  et  il  est  persuadé  d'a- 
vance que  ces  tableaux  seront  compris ,  que  ces  signes 
seront  interprétés. 

D'où  lui  viennent  cette  intention  et  cette  croyan- 
ce? A-t-i!  raisonné  sur  ses  propres  impressions,  et 
conclu  que  l'analogie  de  conformation  qui  existe 
entre  lui  et  ceux  avec  qui  il  a  des  rapports  de  famille 
et  de  voisinage ,  devait  les  rendre  accessibles  aux 
mêmes  impressions  que  lui  ?  Non  sans  doute.  A-t-il 
fait  des  expériences,  pour  s'assurer  si  ses  tableaux  et 
ses  signes  pourraient  réellement  produire  sur  ceux 
à  qui  ils  s'adressaient ,  l'effet  attendu?  Pas  davantage. 
Il  n'a  fait  qu'obéir  à  l'impulsion  de  son   instinct  et 


ENTENDEMENT.  l65 

de  son  organisation.  Il  me  semble,  en  effet,  qu'il  n'y 
a  pas  d'autre  moyen  d'expliquer  comment  l'homme 
attache  ses  idées  à  des  signes  artificiels  ;  c'est-à-dire 
que  cette  détermination,  en  lui,  est  un  fait  primi- 
tif, dérivant  immédiatement  de  sa  nature  et  de  sa 
constitution  intellectuelle.  Or,  ce  fait  peut  se  décrire 
et  s'énoncer  de  la  manière  suivante  :  tant  que  l'homme 
n'a  pas  l'usage  de  quelques  signes  d'institution,  ou 
d'un  langage  artificiel  quelconque ,  toutes  les  percep- 
tions qu'il  peut  avoir  à  l'occasion  des  objets  restent 
confondues  ou  constamment  unies  avec  ces  objets  ; 
en  sorte  que ,  malgré  la  faculté  qu'il  a  de  ne  les  rece- 
voir qu'une  à  une  par  les  organes  de  ses  sens  ,  il  ne 
peut  jamais  décomposer  ou  analyser,  dans  le  sens 
ordinaire  de  ce  mot,  c'est-à-dire,  ici,  faire  aucune 
abstraction.  Mais ,  du  moment  oii*  il  aperçoit  ces 
mêmes  perceptions  dans  un  signe  quelconque,  soit 
un  geste,  une  attitude,  un  cri,  ou  un  son,  alors  il 
les  sépare,  par  sa  pensée,  de  l'objet  auquel  il  était 
accoutumé  à  les  joindre;  parce  qu'alors  il  les  en  voit 
réellement  séparées ,  dans  le  signe  qui  les  lui  repré- 
sente. 

Je  suppose ,  par  exemple ,  qu'un  sauvage  ait  vu 
fréquemment  des  serpents  ;  qu'il  les  ait  vus  se  mou- 
voir, en  rampant,  avec  plus  ou  moins  de  vitesse  ;  qu'il 
ait  entendu  leurs  sifflements  :  ces  perceptions ,  quoi- 
que très  distinctes ,  et  reçues  dans  des  temps  diffé- 
I  onts ,  ne  seront   point  séparées  de   l'objet  ou  des 


lG6  PREMIÈRE    PARTIE. 

objets  mêmes  qui  les  lui  ont  fait  éprouver, ou,  pour 
mieux  dire,  de  la  représentation  d'un  pareil  objet 
dans  sa  mémoire.  Mais  si,  au  moment  oii  il  s'avance 
vers  quelque  endroit  d'une  forêt  où  se  trouve  un  de 
ces  reptiles  dangereux,  il  rencontre  un  autre  sau- 
vage qui  lui  indique  cet  endroit,  en  imitant,  par 
ses  gestes,  le  mouvement  oblique  et  tortueux  du 
serpent,  et  par  sa  voix  le  sifflement  de  cet  animal  ; 
peignant,  en  même  temps,  par  l'expression  de  son 
visage  et  par  ses  attitudes  variées,  la  frayeur  qu'il  a 
éprouvée,  ou  le  danger  qu'il  a  couru  :  je  dis  qu'alors 
les  perceptions  et  même  les  intuitions  de  rapport, 
qui ,  jusque  là ,  n'étaient  pas  entrées  dans  l'entende- 
ment du  premier  de  ces  deux  hommes,  indépen- 
damment de  l'objet  propre  à  les  produire,  commen- 
cent, pour  ainsi  dire,  à  se  détacher,  à  se  séparer 
de  cet  objet  même ,  parce  qu'il  les  éprouve  indé- 
pendamment de  lui ,  et  qu'il  les  en  voit  séparées. 

On  me  dira,  peut-être,  que  celui  qui  a  fait  ces 
signes  a  pourtant  dû  concevoir  les  perceptions  comme 
séparées  de  l'objet,  puisqu'il  les  représente  comme 
telles,  et  que,  par  conséquent,  il  n'a  pas  eu  besoin 
du  signe  pour  abstraire.  Mais  il  me  paraît'  indubi- 
table que,  dans  l'hypothèse  où  je  me  suis  placé, 
l'imagination  de  l'homme  sauvage  serait  tellement 
préoccupée  par  un  sentiment  violent ,  qu'il  ne  fe- 
rait, en  agissant  comme  je  l'ai  supposé,  qu'obéir  à  sa 
manière   d'être  affecté,  et   aux  déterminations   in- 


ENTENDEMENT .  1 67 

volontaires  de  son  instinct  et  de  son  organisation. 
A  la  vérité,  je  crois  que,  s'il  a  occasion  de  répéter 
plusieurs  fois  les  mêmes  gestes  et  les  mêmes  sons , 
alors  l'habitude  rendant  les  impressions  moins  vives , 
ou  les  circonstances  n'étant  pas  de  nature  à  absor- 
ber toute  son  attention  ,  il  pourra  remarquer  lui- 
même  ses  gestes,  ou  ses  cris,  comme  représentant 
des  perceptions  particulières  qu'il  a  éprouvées  ;  c'est- 
à-dire  qu'alors  ils  deviendront ,  pour  lui ,  de  vérita- 
bles signes  ,  dans  lesquels  il  apercevra  des  parties  ou 
des  qualités  des  objets,  qu'il  commencera  dès  lors  à 
pouvoir  en  séparer  ou  en  isoler  dans  sa  pensée.  C'est , 
à  ce  qu'il  me  semble ,  de  cette  manière  ,  que  nous 
commençons  nous-mêmes  à  avoir  ce  que  l'on  appelle 
des  idées  abstraites,  ou  des  idées  de  qualités,  de 
parties ,  de  modifications  ou  manières  d'être  quel- 
conques, considérées  indépendamment  des  objets  ou 
des  circonstances  dans  lesquelles  elles  étaient  d'abord 
confondues.  Car  ce  sont  les  signes  ,  c'est-à-dire ,  ici , 
les  mots,  dont  l'usage  nous  est  enseigné  dès  la  plus 
tendre  enfance ,  qui  nous  transmettent  ces  abstrac- 
tions, ou  ces  idées  abstraites,  pour  ainsi  dire  toutes 
faites  ;  ou  plutôt ,  nous  les  concluons  de  l'emploi 
que  nous  entendons  sans  cesse  faire  des  mots  ,  dans 
certaines  circonstances  déterminées ,  en  vertu  de  la 
faculté  naturelle  d'intuition  et  d'induction  dont  j'ai 
déjà  parlé. 


l68  PREMIÈRE    PARTIE. 

§  5.  Progrès  ultérieurs   du  langage,  interjections ^ 
onomatopées. 

Le  fait  primitif  que  je  viens  de  décrire ,  une  fois 
admis,  la  marche  progressive  de  l'intelligence  hu- 
maine dans  cette  route ,  le  perfectionnement ,  et 
même  la  complication  souvent  très  singulière,  des 
signes  de  tout  genre,  peuvent  s'expliquer, sinon  par 
une  suite  d'observations  authentiques  et  rigoureu- 
sement constatées,  au  moins  par  des  conjectures 
fondées  sur  la  connaissance  des  facultés  de  l'enten- 
dement humain ,  et  qui  ont  souvent  un  très  haut 
degré  de  probabilité.  C'est  ainsi  que  ce  sujet  a  été 
traité  par  plusieurs  écrivains  distingués  du  siècle 
précédent ,  et  par  quelques  philosophes  illustres  de 
notre  temps ,  en  France ,  en  Allemagne  et  en  An- 
gleterre. 

Sans  même  remonter  à  cette  période  hypothétique 
de  l'existence  de  notre  espèce,  que  l'on  appelle  état 
de  nature,  origine  des  langues  et  des  sociétés,  et 
sur  laquelle  nous  n'avons  guère  plus  de  renseigne- 
ments qui  méritent  quelque  confiance ,  que  les  poètes 
n'en  ont  sûr  leur  âge  d'or,  nous  voyons  que,  chez 
les  hordes  sauvages  les  moins  avancées  dans  la  civi- 
lisation, le  langage  des  gestes,  et  celui  des  sons 
articulés,  contribuent  presque  également  à  la  com- 
munication des  pensées  et  des  sentiments.  Ainsi, 
nous  n'avons  aucune  raison  de  croire  que  le  second 


ENTENDEMENT.  1 69 

ne  se  soit  formé  que  sur  le  premier,  et  n'en  ait  été 
que  la  traduction  ,  comme  Condillac  l'a  supposé , 
ce  me  semble ,  sans  fondement.  En  effet ,  la  dou- 
leur, le  plaisir,  la  surprise,  la  crainte,  arrachent 
à  tous  les  hommes  des  cris  inarticulés,  qui  ne 
sont  assurément  pas  les  mêmes  dans  chacune  de 
ces  circonstances  diverses,  et  qui  ne  peuvent  man- 
quer de  devenir  les  signes  de  ces  affections.  Aussi 
trouvons-nous  dans  tous  les  idiomes  des  mots  de 
l'espèce  de  ceux  que  les  grammairiens  ont  nommés 
interjections.  De  plus ,  la  facilité  qu'offrent  les 
signes  vocaux  pour  appeler  l'attention,  soit  dans  les 
ténèbres,  soit  dans  l'éloignement,  et  le  peu  de 
peine  que  donne  leur  usage  (  comparé  à  celui  des 
mouvements  et  des  gestes  )  ,  tant  à  celui  qui  parle, 
qu'à  celui  qui  écoute  ,  out  dû  nécessairement  rendre 
partout  l'emploi  de  ces  deux  sortes  de  signes, 
non  seulement  à  peu  près  égal  en  proportion ,  mais 
aussi  presque  toujours  simultané. 

A.  l'institution  des  interjections ,  qui  sont  évidem- 
ment les  signes  vocaux  les  plus  simples  et  les  plus 
naturels ,  il  faut  joindre  celle  des  noms  des  objets 
que  Ton  peut,  en  quelque  manière,  peindre  à  l'ouïe. 
Comme  sont  les  animaux  que  l'on  a  le  plus  souvent 
occasion  de  voir  ou  de  rencontrer,  ou  dont  la  voix 
ou  le  cri  naturel  est  facile  à  imiter  ;  les  corps  ou  les 
substances  naturelles  qui  peuvent  se  représenter  par 
de  certains  bruits  ,   ou  sons  ,  qu'ils    font  entendre 


I  ^O  PREMIÈRE    PARTIE. 

dans  les  circonstances  les  plus  ordinaires.  En  effet , 
on  trouve  dans  les  idiomes  de  tous  les  pays  et  de 
tous  les  peuples ,  quel  que  soit  le  degré  de  civilisation 
où  ils  soient  parvenus,  des  noms  imitatifs  de  l'espèce 
de  ceux  que  les  grammairiens  ont  appelés  onomato- 
pées.  Et  l'on  est  généralement  d'accord  sur  l'ordre 
ou  plutôt  sur  le  degré  d'invention  ou  d'institution 
des  signes  vocaux  que  j'indique  ici  comme  commun 
ou  comme  universel  dans  tous  les  pays  et  chez  tous 
les  peuples. 

§  6.  Noms  personnels  ,  ou  Pronoms. 

Mais  il  est  une  espèce  particulière  de  mots,  que 
l'on  a  généralement  regardés  comme  d'une  origine 
beaucoup  moins  ancienne  que  les  interjections  et  les 
noms  substantifs  ou  adjectifs  dont  je  viens  de  parler  , 
et  qui ,  par  le  nom  même  qu'on  leur  a  donné  ,  sem- 
blent avoir  été  considérés  comme  des  substituts 
d'autres  noms,  dont  on  suppose  qu'ils  ont  pris  la 
place;  ce  sont  ceux  des  personnes  mêmes,  qui  jouent 
le  rôle  le  plus  important  dans  le  langage  (  celle  qui 
parle,  ou  à  qui  l'on  parle,  ou  dont  on  parle),  et  que 
l'on  appelle  jy/'ozzo/zzi-  personnels. 

J'avoue  que,  sur  ce  point,  j'ai  peine  à  adopter 
l'opinion  communément  reçue ,  et  que  les  mots  je  , 
tu.)  il.,  ou  leurs  équivalents,  dans  quelque  langue 
que  ce  soit,  loin  d'avoir  jamais  pu  être  substitués  à 
des  noms  propres  d'individus  ,  comme  on  le  prétend , 


ENTENDEMENT.  I  ^  ] 

me  semblent  devoir  être ,  au  contraire ,  primitifs  et 
contemporains  de  la  première  institution  ou  du  pre- 
mier emploi  d'un  langage  quelconque. 

En  effet,  le  sentiment  du  moi^  ou  la  conscience 
de  sa  propre  existence ,  est,  pour  chaque  individu,  le 
sentiment  fondamental ,  c'est-à-dire  celui  auquel  se 
rapportent  tous  les  autres ,  et  dont  on  ne  les  aper- 
çoit que  comme  des  modifications  ou  des  relations  ; 
et  je  ne  puis  comprendre  comment  un  homme ,  en 
voulant  parler  de  lui-même,  aurait  jamais  pu  se 
donner  un  nom ,  soit  significatif  de  quelqu'une  de  ses 
qualités,  soit  de  pure  invention. 

Smith  *,  qui  trouve  dans  l'invention  du  mot  je  ou 
moi  une  métaphysique  si  fine  et  si  profonde ,  me 
paraît  s'être  mépris  en  ceci  ;  et  l'exemple  dont  il  s'au- 
torise ne  prouve  pas  autant, en  faveur  de  l'hypothèse 
ordinaire,  que  cet  ingénieux  écrivain  semble  le  croire. 
Car,  si  un  enfant  qui  commence  à  parler  dit  à  sa 
mère,  donne  cela  à  Henri  ^  ou  d  est  pour  Henri  ^  etc., 
c'est  qu'accoutumé  à  s'entendre  nommer  ainsi  ,  le 
uiolHeJiri  est,  dans  sa  pensée,  le  nom  de  l'idée  moi  ; 
mais  on  aurait  tort,  ce  me  semble,  de  conclure  de 
là, que  les  premiers  inventeurs  d'une  langue  aient  dû 
imaginer  d'abord  des  noms  propres,  et,  long-temps 
après,  les  prétendus  pronoms,  qui,  dit-on  ,  n'en  sont 
que  les  substituts. 

Voyez  sa  Dissertation  sur  V origine  des  langues. 


1^2  PREMIÈRE    PARTIE. 

La  preuve  que  ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  faut  con- 
cevoir la  chose ,  c'est  que  la  forme  grammaticale , 
dans  toutes  les  langues,  est  tout  à  fait  autre,  lors- 
qu'on se  sert  du  nom  personnel  ye,  ou  lorsqu'on  y 
substitue  un  nom  propre.  Mais  j'aurai  occasion  de 
traiter  ailleurs,  avec  plus  de  détail,  de  ce  qui  re- 
garde les  diverses  espèces  de  mots ,  et  de  quelques 
points  intéressants  de  grammaire  générale.  Je  reviens 
donc  à  l'examen  des  effets  et  des  résultats  de  l'abs- 
traction. 

§  7.  Noms  généraux  et  abstraits. 

Comme  l'attention  exige  toujours  de  notre  part 
une  espèce  d'effort,  tandis  que  l'intuition  s'exerce 
sans  la  moindre  fatigue,  nous  sommes  naturellement 
portés  à  remarquer  les  ressemblances  des  objets  beau- 
coup plus  que  leurs  différences.  Aussi ,  dès  qu'une 
fois  nous  avons  donné  un  nom  à  un  objet  quelconque, 
nous  répéterons  le  même  nom  pour  tous  les  objets 
semblables ,  ou  à  peu  près  ,  qui  s'offriront  à  nous  ; 
en  sorte  que  ce  nom  deviendra  bientôt  extrêmement 
général ,  c'est-à-dire  commun  à  un  très  grand  nom- 
bre d'objets  individuels.  Il  en  sera  de  même  des  noms 
a  l'aide  desquels  nous  aurons  abstrait  quelque  par- 
tie ,  qualité ,  ou  circonstance  d'un  objet ,  et  que  nous 
répéterons  sans  cesse,  pour  désigner  toutes  les  par- 
ties, qualités  ou  circonstances  semblables  ou  analo- 
gues d'une  infinité  d'autres  objets  *. 

*  Voyez  le  chap.  VIII  do  ki  scct.  précédente',  §  12. 


ENTENDEMENT.  1^3 

Cependant ,  à  mesure  que  Ton  oliservera  de  nou- 
velles différences  entre  des  objets  que  l'on  avait  cru 
d'abord  parfaitement  semblables ,  ou  qu'on  remar- 
quera des  nuances  assez  sensibles  entre  des  qualités 
qu'on  avait  regardées  comme  tout-à-fait  identiques  , 
on  imaginera  de  nouveaux  signes,  que  l'on  conti- 
nuera d'appliquer  ainsi  dans  des  circonstances  plus 
ou  moins  analogues  à  celles  qui  auront  donné  lieu 
à  leur  premier  emploi.  Voilà  pourquoi  les  phi- 
losophes disent  que  les  idées  abstraites  sont  aussi 
des  idées  générales  ;  car  les  signes  dont  on  se  sert 
pour  exprimer  des  perceptions  isolées,  et  comme 
détachées  des  objets,  s'appliquent,  en  effet,  à  un 
très  grand  nombre  de  circonstances  diverses. 

§  8.  Les  idées  elles-mêmes  ne  sont,  ni  générales,  ni  abstraites. 

Il  est  donc  évident ,  par  tout  ce  qui  a  été  dit  jus- 
qu'ici ,  que  ce  n'est  qu'à  l'aide  des  signes ,  que  nous 
avons  des  idées ,  ou  générales ,  ou  abstraites  ;  que 
même  elles  ne  sont  telles,  qu'autant  que  nous  les 
considérons  dans  les  signes  qui  nous  les  représentent; 
qu'enfin  ,  ce  ne  sont  pas  véritablement  les  idées  qui 
sont  générales ,  mais  qu'il  n'y  a  que  les  signes ,  c'est- 
à-dire  ,  ici ,  les  mots,  qui  soient  généraux ,  parce  que 
les  mêmes  mots  peuvent,  en  effet,  s'appliquer  à  une 
infinité  d'objets  réellement  différents. 

Au  reste ,  cette  généralité  des  noms  était  une 
chose  absolument  nécessaire  et  inévitable  ;  car  il  ne 


I'y4  PREMIÈRE    PARTIE. 

pouvait  pas  venir  à  l'esprit  des  hommes ,  d'imaginer 
des  noms  différents  pour  des  objets  ou  pour  des 
qualités  semblables,  a  moins  qu'il  n'y  eût  une  grande 
utilité  à  le  faire.  Aussi  n'y  a-t-on  pas  manqué,  quand 
cette  utilité  s'est  fait  sentir.  Par  exemple,  quoique 
tous  les  hommes  d'un  village  se  ressemblent ,  à  peu 
près ,  comme  tous  les  arbres  de  la  forêt  qui  en  est 
voisine ,  chaque  homme  de  ce  village  a  pourtant  son 
nom  individuel ,  tandis  que  chaque  arbre  de  la  forêt 
n'a  que  le  nom  général  d'arbre,  ou  tout  au  plus 
celui  de  l'espèce  à  laquelle  il  appartient  en  ce  gen- 
re ,  comme  chêne  ,  sapin ,  etc.  Et  la  raison  de  cette 
différence  est  évidente  ;  car  on  a  un  très  grand 
intérêt  à  connaître  individuellement  les  hommes 
avec  qui  l'on  vit,  au  lieu  qu'on  n'en  a  aucun  à  con- 
naître en  particulier  chaque  arbre  d'une  forêt.  Ainsi, 
excepté  les  circonstances  singulières  oii  l'on  peut 
avoir  eu  besoin  de  connaître  ,  d'une  manière  précise, 
des  objets  individuels,  il  n'y  a  rien  de  si  naturel  , 
ou  même  de  si  indispensable ,  que  de  donner  à  tous 
ceux  qui  se  ressemblent  le  même  nom  que  l'on  a 
déjà  donné  à  l'un  quelconque  d'entre  eux. 

§  g.  Noms  de  genre  et  d'espèce  ;  importance  de  l'abstraction , 
ou  faculté  d'abstraire. 

Tels  sont  donc  le  fondement  et  la  cause  des  noms 
appellatifs ,  ou  de  ces  noms  de  classes  qu'on  a  dési- 
gnées par  les  mots  genre ,  espèce,  sorte ,  etc. ,  dans 


ENTENDEMENT.  l'J^ 

rinvention  desquels  quelques  philosophes,  et  entre 
autres  J.-J.  Rousseau,  ont  cru  voir  l'un  des  plus 
difficiles  problèmes  de  la  métaphysique.  «  Ce  qui 
«  constitue  une  espèce  (  dit  avec  raison  Smith  )  n'est 
«  qu'un  certain  nombre  d'Etres ,  liés  par  une  mutuelle 
«  ressemblance,  et  qui,  par  cette  raison,  sont  dési- 
cc  gnés  par  un  même  nom  également  applicable  à 
«  tous.  » 

Il  suit  de  là ,  que  le  travail  de  la  classification  des 
Etres ,  si  propre  à  porter  une  lumière  précieuse  dans 
cette  multitude  infinie  d'existences  ,  qui  autrement 
ne  seraient ,  pour  nous ,  qu'un  chaos ,  ou  toutes  de- 
meureraient confondues,  sans  liaison  et  sans  ordre, 
est  un  des  premiers  services,  et,  l'on  peut  dire  même, 
un  des  plus  grands  bienfaits  que  nous  devions  à  la 
faculté  d'abstraire.  On  doit  donc  regarder  l'abstrac- 
tion comme  la  cause  incontestable  du  progrès  de  la 
plupart  de  nos  connaissances  les  plus  importantes  , 
dont  elle  est ,  en  même  temps ,  le  principal  fonde- 
ment. Et  si,  comme  l'a  dit  Condillac,  nous  devons 
tout  à  l'analyse ,  c'est-à-dire  à  la  faculté  de  décom- 
poser et  de  recomposer  sans  cesse  les  objets  propres 
de  nos  connaissances  (  et  non  pas  nos  idées  ou  nos 
pensées,  comme  le  prétend  ce  philosophe),  il  faudra 
avovier  que  l'homme  tout  entier,  c'est-à-dire  la 
raison  et  le  génie,  qui  l'élèvent  au-dessus  de  tout 
ce  qui  a  vie  et  mouvement  sur  ce  globe,  consistent 
uniquement  dans  l'art  des  signes,  et   dans  le   per- 


1^6  PREMIÈRE    PARTIE. 

fectioniicment  indofini  dont  cet  art  ost  susceptible. 
Il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de  considérer  que 
tous  les  mots  de  nos  langues,  à  l'exception  des  noms 
propres,  sont  des  termes  généraux ,  qui,  par  consé- 
quent, expriment  toujours  des  abstractions,  soit 
qu'ils  servent  à  désigner  des  classes  d'individus  réel- 
lement existants,  soit  qu'ils  n'expriment  que  des 
qualités,  des  modifications,  ou  des  circonstances,  qui 
peuvent  appartenir  à  des  Etres,  ou  à  des  objets  pris 
dans  un  grand  nombre  de  classes  diverses.  Car,  dans 
le  premier  cas,  c'est-à-dire  pour  les  noms  qui  dé- 
signent des  classes  d'individus ,  il  est  clair  que  ces 
noms  ne  signifient  que  la  somme  des  qualités  ou 
propriétés  qui  sont  communes  à  tous  les  individus 
compris  dans  la  classe  qu'ils  désignent ,  en  excluant 
positivement  les  différences  nombreuses  qui  les  dis- 
tinguent les  uns  des  autres  ;  puisqu'il  n'existe  pas 
deux  Êtres  individuels  qui  se  ressemblent  parfaite- 
ment. Il  en  faut  dire  autant  des  noms  qui  expriment 
des  qualités  ou  des  manières  d'être,  ou ,  en  général , 
des  rapports  quels  qu'ils  soient.  Car,  d'abord,  une 
qualité  est  par  elle-même  une  abstraction  ,  puisque 
ce  n'est  qu'une  perception  tirée  ou  séparée ,  au  moyen 
du  signe  qui  la  représente,  de  l'objet  auquel  elle 
était  unie;  et  de  plus,  dans  l'emploi  qu'on  fait  du 
nom  d'une  qualité  quelconque,  on  exclut  les  nuances 
très  nombreuses  qui  la  diversifient  d'un  objet  à  un 
autre. 


ENTENDEMENT.  in'l 


CHAPITRE   IL 
Des  Notions  et  des  Conceptions. 

§   I.  Que  les  mots  ne  sont  pas  ,  à  proprement  parler ,  les 
signes  de  nos  idées. 

Depuis  qu'on  eut  commencé  à  donner  le  nom 
aidées  à  tous  les  faits  de  l'entendement ,  quels  qu'ils 
fussent,  à  tout  ce  qui  se  passe  dans  notre  esprit,  et 
dont  l'existence  réelle  et  incontestable  nous  est  at- 
testée par  cela  seul  que  nous  en  avons  la  conscience , 
il  était  naturel  et  à  peu  près  inévitable  que  l'on  re- 
gardât les  mots  comme  les  signes  de  nos  idées.  Et 
parce  que  les  idées  elles-mêmes  semblaient ,  en  quel- 
que manière ,  se  réfléchir  dans  les  mots  et  devenir 
ainsi ,  puur  l'esprit  ,  un  objet  de  contemplation  , 
l'on  dut  naturellement  regarder  les  idées  comme  les 
objets  propres  de  l'esprit ,  comme  des  Êtres  ou  des 
entités  d'une  nature  particulière  et  purement  intel- 
ligible ,  et  qu'il  était  donné  à  l'entendement  ou  à  l'âme 
de  connaître ,  comme  il  était  donné  aux  sens  de  con- 
naître les  corps  ou  les  objets  extérieurs  et  maté- 
riels. Aussi  cette  doctrine  a-t-elle  été  presque  gé- 
néralement admise  depuis  Platon  jusqu'à  Malebran- 
che  ;  et  quoique  Locke  et  Condillac  ne  se  soient  pas 

12 


I-yS  PREMIÈRE    PARTIE. 

expliqués  sur  cet  article  aussi  formellement  que 
l'avait  fait  l'auteur  de  la  Pœcherche  de  la  vérité , 
il  est  facile  de  voir ,  par  plusieurs  endroits  de  leurs 
écrits  ,  qu'ils  retenaient ,  en  partie,  ce  principe  fon- 
damental de  la  philosophie  platonicienne ,  puisqu'ils 
en  ont  expressément  admis  la  conséquence  la  plus 
immédiate,  que  les  mots  sont  les  signes  de  nos  idées. 
Je  ne  veux  pas  dire  que  cette  façon  de  s'exprimer 
soit  complètement  fausse,  ou  même  tout  à  fait  in- 
exacte; il  serait  hien  étrange  que  tant  d'hommes 
doués  d'un  génie  supérieur  et  d'une  admirable  saga- 
cité ,  se  fussent  accordés  à  l'adopter ,  si  elle  ne  con- 
tenait pas  du  moins  un  fonds  de  vérité  ;  et  puisque 
les  mots  nous  servent  à  communiquer  aux  autres 
hommes  nos  idées  et  nos  pensées  ,  à  les  leur  trans- 
mettre souvent  avec  une  parfaite  exactitude,  il  faut 
bien,  qu'à  certains  égards ,  ils  en  soient  les  signes,  ou 
les  fidèles  interprètes. 

§   2.  Fausse  doctrine  des  idées,  considérées  comme  des  Etres 
réels  i  influence  qu'elle  a  eue  sur  les  recherches  de  Locke. 

Mais  d'abord,  il  me  paraît  évident  que  la  doctrine 
des  idées ,  considérées  comme  des  Etres  réels  et  sui 
seneris ,  ou  comme  des  objets  propres  de  l'entende- 
ment, de  l'esprit,  ou  de  l'âme,  n'est  autre  chose 
qu'une  hypothèse  tout  à  fait  arbitraire ,  et  par  con- 
séquent ,  entièrement  inadmissible,  dans  une  science 
qui  doit  être  uniquement  fondée  sur  l'expérience  et 


ENTENDEMENT.  I  nn 

sur  l'observation.  Aussi  Locke,  Condillac ,  et  les  plus 
illustres  de  leurs  disciples  ou  de  leurs  successeurs , 
n'en  ont-ils  retenu  que  quelques  ternies  qui,  pour- 
tant, ont  encore  eu  l'inconvénient  de  répandre  de 
l'obscurité  sur  leur  manière  d'exposer  et  peut-être 
de  concevoir  les  phénomènes.  Tel  est,  entre  autres  , 
le  mot perceptiojî ,  dans  le  sens  qu'ils  y  ont  commu- 
nément attaché. 

En  second  lieu ,  cette  proposition ,  que  les  mots 
sont  les  signes  de  nos  idées ,  considérée  comme  con- 
séquence immédiate  de  la  doctrine  platonicienne  sur 
ce  sujet ,  a  conduit  Locke  à  une  division  des  idées 
adoptée  au- fond ,  quoique  modifiée  de  différentes 
manières  par  ses  disciples  et  ses  successeurs  ;  et 
j'avoue  que  cette  division  me  paraît  porter  l'em- 
preinte du  faux  principe  qui  lui  a  servi  de  base. 
C'est  ce  que  l'examen  de  sa  théorie  sur  ce  sujet ,  va, 
ce  me  semble  ,  prouver  avec  évidence. 

En  effet ,  ce  philosophe  me  paraît  avoir  parfaite- 
ment déterminé  les  caractères  des  idées  qu'il  appelle 
simples ,  et  que  j'appelle  simplement  idées ,  en  en- 
tendant par  ce  mot,  comme  il  l'a  entendu  lui-même 
la  plupart  du  temps ,  tous  les  faits  intellectuels  in- 
stantanés et  indivisibles  ,  dont  la  série  occupe  notre 
esprit,  depuis  le  premier  moment  oii  il  commence  à 
penser,  jusqu'à  celui  oîi  la  pensée  s'éteint  en  nous 
avec  la  vie  ;  c'est-à-dire ,  cesse  de  se  manifester  aux 
mêmes  conditions  qui  avaient  été  nécessaires  jusque 

12. 


l8o  PREMIÈRE    PARTIE. 

là,  pour  qu'elle  existât.  Car  il  déclare  positivement 
qu'il  ne  croit  pas  qu'un  homme  puisse  avoir  dans 
l'esprit  une  seule  idée  qui  y  reste  long  temps  pure- 
ment la  même.  C'est ,  dit-il ,  un  fait  d'expérience  dont 
il  ne  saurait  rendre  d'autre  raison.  «  Qu'on  prenne, 
«  par  exemple  (poursuit-il),  une  certaine  figure, 
«  un  certain  degré  de  lumière ,  ou  de  blancheur ,  ou 
«  telle  autre  idée  qu'on  voudra  :  et  l'on  aura  ,  je 
«  m'assure ,  bien  de  la  peine  à  tenir  son  esprit  vide 
«  de  toute  autre  idée  ;  ou  plutôt  ,  on  éprouvera 
«  qu'effectivement  d'autres  idées  d'une  espèce  diffé- 
«  rente ,  ou  diverses  considérations  de  la  même  idée 
«  (chacune  desquelles  est  une  idée  nouvelle),  vien- 
«  dront  se  présenter  incessamment  à  l'esprit  les  unes 
«  après  les  autres ,  quelque  soin  qu'on  prenne  de  se 
«  fixer  à  une  seule  *.  » 

Locke  reconnaît  de  plus,  qu'étant  en  nous  des 
effets  d'une  puissance  attachée  aux  choses  extérieu- 
res,  établie  par  l'auteur  de  notre  Etre,  pour  nous 
faire  avoir  telles  ou  telles  sensations,  ce  sont  en  nous 
des  idées  réelles ,  par  où  nous  distinguons  les  qua- 
lités qui  sont  réellement  dans  les  choses  mêmes; 
qu'elles  sont  complètes,  par  une  raison  à  peu  près 
semblable ,  et  l'on  peut  dire  aussi ,  parce  qu'étant 
de  leur  nature  indivisibles ,  les  parties  ou  les  modi- 
fications ,  de  quelque  nature  qu'elles  soient ,  qu'on  y 

*  Essai  sur  l'entendement  humain^Wy.  Il,  cli.  XIV,  §  14. 


ENTENDEMENT.  l8l 

remarquerait ,  seraient ,  comme  il  en  convient  lui- 
même  ,  de  nouvelles  idées. 

§  3.  Qu'il  n'y  a  point  d'idées  complexes  ou  composées  ;  pour- 
quoi l'on  a  cru  qu'il  y  avait  de  telles  idées. 

Jusqu'ici  donc  je  suis  parfaitement  d'accord  avec 
ce  philosophe ,  et  j'adopte  entièrement  sa  doctrine 
sur  les  idées  qu'il  appelle  simples;  mais  ,  encore  une 
fois,  je  crois  qu'il  n'y  a  que  celles-là  qui  méritent, 
à  proprement  parler ,  le  nom  d'idées ,  et  que  celles 
qu'il  nomme  complexes  ^  avec  toutes  les  espèces 
qu'il  admet  dans  ce  genre ,  ne  sont  que  de  purs  effets 
du  langage.  Car  il  n'y  a  jamais ,  et  même  il  ne 
peut  jamais  y  avoir ,  dans  l'esprit  humain ,  rien  qui 
ressemble  à  ces  prétendues  agrégations  d'idées  sim- 
ples ,  que  l'on  a  voulu  désigner  par  le  nom  d'idées 
composées  ou  complexes.  Ce  n'est  donc  pas  seulement 
l'expression  que  je  crois  peu  exacte ,  mais  je  ne  vois 
aussi,  je  l'avoue,  aucun  fondement  à  l'opinion  où  l'on 
paraît  être  qu'il  puisse  exister  quelque  chose  de  pareil 
dans  l'entendement  humain. 

Quoi  !  me  répondra-t-on ,  lorsque  je  vois  un  ani- 
mal ou  un  palais,  quand  je  pense  à  ces  objets  de  la 
nature  ou  de  l'art,  quand  je  pense  à  l'amitié,  à  la 
reconnaissance,  à  la  vertu,  à  une  science  qui  m'est 
familière ,  etc. ,  n'ai-je  pas  dans  toutes  ces  circon- 
stances ,  des  idées  abstraites ,  générales  ,  collectives  , 
composées  ou  complexes  ,  de  tout  genre  ? 


182  PREMIÈRE    PA.RTIE. 

J'avoue,  à  mon  tour,  que  je  ne  comprends  pas 
comment  il  nous  serait  possible  d'avoir,  dans  quel- 
que circonstance  que  ce  soit,  autre  chose  que  des 
suites  d'idées  simples  et  indivisibles,  d'avoir  con- 
science d'autre  chose  que  d'une  série  de  faits  intel- 
lectuels ,  dans  lesquels  il  est  impossible  de  remar- 
quer ou  de  démêler  une  seule  partie,  une  seule  mo- 
dification ,  qui  ne  soit  un  fait  nouveau ,  instantané , 
indivisible  et,  sous  ce  rapport,  entièrement  de  la 
même  nature  que  tous  les  autres.  Je  sens,  pour  moi, 
qu'il  m'est  impossible  d'avoir  conscience  de  deux 
pareils  faits  à  la  fois,  et  je  crois  être  bien  sûr  que 
nul  homme  ne  peut  avoir,  à  cet  égard,  la  faculté 
que  je  n'ai  pas.  Comment  donc  a-t-on  pu  s'imaginer 
que  l'on  avait  des  idées  complexes  des  substances , 
par  exemple,  pour  me  servir  de  l'expression  de  Locke, 
et  que  les  noms  des  substances  ou  des  objets ,  comme 
or,  marbre,  pomme ,  lion,  etc.  ,  étaient  des  signes 
d'idées  complexes  ?  Gela  vient,  à  ce  qu'il  me  semble, 
de  ce  qu'on  a  transporté  ou  attribué  aux  idées  ce  qui 
ne  convient  qu'aux  objets  eux-mêmes,  ou  aux  signes 
destinés  à  les  rappeler. 

L'objet  est  le  signe  naturel  d'une  certaine  suite 
d'idées  ;  le  nom  en  est  le  signe  artificiel  ;  au  reste 
cette  suite  d'idées  n'est  presque  jamais  la  même  dans 
dés  temps  différents,  et  ne  se  compose  jamais,  ni 
dans  le  même  ordre,  ni  du  même  nombre  d'idées. 
Et  si  elle  peut  varier  beaucoup  pour  le  même  homme 


ENTENDEMENT.  l83 

dans  différents  temps,  elle  varie  encore  bien  davan- 
tage d'un  homme  à  un  autre  ,  à  raison  du  degré 
d'instruction  ,  de  finesse  dans  les  organes ,  et  de 
beaucoup  d'autres  circonstances  ou  conditions;  au 
lieu  que  les  idées  simples  ,ou  proprement  dites,  sont 
à  peu  près  les  mêmes  pour  tous  les  hommes,  et  dans 
tous  les  temps.  Ainsi  donc  ,  ce  sont  les  objets  eux- 
mêmes  qui  sont  composés  ou  complexes;  on  peut  les 
considérer  comme  des  systèmes  de  causes ,  capables 
d'exciter  dans  notre  esprit  de  certaines  suites  d'idées, 
et  les  noms  de  ces  objets  produisent  à  peu  près  le 
même  effet. 

§  4*  Idées  des  parties  de  l'étendue  et  de  la  durée. 

Considérons  maintenant  ce  que  Locke  appelle  les 
idées  complexes  des  modes ,  tant  simples  que  mix- 
tes. D'abord  ,  ce  qu'il  appelle  les  modes  simples  de 
l'espace ,  de  l'étendue  et  de  la  durée ,  comme  sont 
la  distance,  les  dimensions  des  corps  et  les  divisions 
du  temps,  toutes  les  fois  qu'ils  ne  sont  pas  de  simples 
idées,  c'est-à-dire  des  faits  actuels  et  instantanés  de 
la  conscience ,  n'existent  réellement  pour  nous  que 
dans  les  signes  à  l'occasion  desquels  ces  idées  peu- 
vent se  réveiller  dans  notre  esprit.  Car  les  simples 
idées  d'étendue ,  d'espace  et  de  durée ,  sont  des  faits 
originaux  et  primitifs,  de  purs  actes  d'intuition  ,  qui 
existent  en  nous  avant  que  nous  ayons  connaissance 
d'aucune  distance ,   d'aucune  dimension ,   d'aucune 


l84  PREMIÈRE    PARTIE. 

durée  particulière  et  déterminée,  en  un  mot  de  rien 
de  ce  que  Locke  appelle  les  modes  simples  de  ces 
idées.  Quant  aux  idées  des  nombres,  il  est  évident 
qu'elles  ne  peuvent  pas  être  simples,  en  tant  qu'elles 
sont  attachées  à  des  signes  dont  l'effet  est  de  les 
manifester  comme  des  collections  déterminées  d'u- 
nités semblables.  Mais ,  dans  l'homme  qui  n'aurait 
l'usage  d'aucun  signe  artificiel,  ou  dans  les  animaux, 
l'idée  de  plusieurs  Etres  semblables  peut  sans  doute 
être  une  simple  idée,  puisqu'elle  peut  être  une  per- 
ception unique,  instantanée,  indivisible,  et  par  con- 
séquent, un  seul  fait  intellectuel.  Ainsi ,  ce  que  Locke 
appelle  idées  complexes  des  inodes  simples^  ne 
sont  que  les  noms,  ou  les  signes  quelconques ,  à  l'aide 
desquels  nous  représentons  certaines  idées ,  et  qui 
peuvent  se  résoudre  en  d'autres  signes  représentant 
encore  d'autres  idées  de  même  espèce  ;  en  sorte  que 
ces  prétendues  idées  complexes  n'existent  réellement 
que  dans  ces  signes,  et  à  cause  d'eux. 

§  5.  Idées  des  actions  et  des  sentiments  des  hommes. 

J'en  dirai  autant  de  celles  que  le  même  auteur 
appelle  idées  complexes  des  modes  mixtes  ,  ex- 
pression par  laquelle  il  désigne  certaines  combinai- 
sons d'idées  simples  de  différentes  espèces,  comme 
sont  celles  qui  nous  représentent  les  vices ,  les  ver^ 
tus  et  les  actions  des  hommes ,  et  dont  nous  acqué- 


ENTENDEMENT.  ï  85 

rons  la  connaissance  ,  comme  il  le  remarque,  soit 
par  l'observation  des  choses  mêmes ,  soit  par  l'in- 
vention et  l'assemblage  volontaire  de  différentes  idées 
simples, soit  enfin  par  l'explication  qu'on  nous  donne 
des  termes  par  lesquels  ces  combinaisons  sont  dési- 
gnées. Mais  on  peut  faire  voir ,  ce  me  semble ,  que 
ces  combinaisons  n'existent ,  comme  les  précédentes, 
que  dans  les  signes  qui  leur  sont  affectés ,  et  à  cause 
de  ces  signes. 

En  effet,  si  je  n'avais  l'usage  d'aucun  des  mots 
par  lesquels  on  désigne  les  qualités  ou  circonstances 
particulières  que  je  puis  énoncer  à  l'occasion  d'un 
objet  quelconque ,  parmi  ceux  qui  me  sont  le  plus 
connus;  par  exemple,  lorsque  je  vois  une  orange  , 
je  pourrais  éprouver  successivement  toutes  les  per- 
ceptions que  ce  fruit  est  susceptible  de  produire  en 
moi,  mais  je  ne  les  détacherais  jamais,  pour  ainsi 
dire  ,  de  l'objet  lui-même.  Il  attirerait  mon  attention 
tantôt  par  l'une ,  tantôt  par  l'autre  de  ses  qualités , 
mais  ce  seraient  autant  d'actes  fugitifs  et  isolés  de 
mon  entendement ,  qui  passeraient  sans  retour,  et  ne 
me  donneraient,  de  l'objet  et  de  ses  qualités ,  d'autre 
connaissance  que  celle  qui  suffirait  à  la  satisfaction 
des  besoins  purement  physiques  du  moment. 

Mais  aussitôt  que  j'ai  appris  à  attacher  à  des  noms 
les  perceptions  et  les  idées  diverses  qu'excite  en  moi 
la  présence  des  objets,  alors  chaque  objet  lui-même 
devient  le  signe  d'un  nombre  plus  ou  moins  grand 


l86  PREMIÈRE    PARTIE. 

de  ces  perceptions  ou  de  ces  idées  que  je  puis  rap- 
peler presque  à  volonté  dans  ma  mémoire,  et  le  nom 
assigné  à  l'objet  lui-même  remplit ,  sous  ce  rapport , 
à  peu  près  la  même  fonction.  En  sorte  que  désor- 
mais,  en  voyant  ou  en  touchant  cei  objet,  soit  qu'il 
se  manifeste  à  moi  par  l'odeur,  par  la  saveur,  par  le 
bruit  ou  le  son  qui  le  caractérisent ,  que  j'en  entende 
prononcer  le  nom  ,  ou  que  je  le  voie  écrit ,  je  n'aurai 
pas  sans  doute  instantanément  et  simultanément 
présentes  toutes  les  idées  dont  je  sais  qu'il  est  com- 
posé ,  ou  qui  peuvent  se  rattacher  à  son  existence  ; 
mais  l'habitude  m'a  rendu  capable  de  rappeler  très 
promptement  un  nombre  assez  considérable  de  ces 
idées.  Elles  viennent  en  foule ,  pour  ainsi  dire ,  as- 
siéger mon  entendement ,  et  c'est  ce  qui  me  donne 
le  moyen  de  comprendre  ,  ou  souvent  même  de  pré- 
voir à  l'avance ,  un  grand  nombre  des  propositions 
que  l'on  pourra  faire  à  l'occasion  de  cet  objet. 

§  6.  Tout  terme  général  ne  présente  à  l'esprit  qu'une  simple 
idée  ;  exemple  du  mot  reconnaissance. 

C'est  ainsi ,  c'est  en  vertu  de  cette  association 
d'idées,  formée  comme  je  viens  de  le  dire,  qu'un 
terme  général  qui  désigne  une  espèce  quelconque  de 
substances,  ne  présente  réellement  à  mon  esprit 
qu'une  simple  idée ,  c'est-à-dire  y  produit  une  im- 
pression que  je  ne  puis  regarder  que  comme  un  fait 
unique,   instantané,  indivisible,  avec  la  disposition 


EîfTENDEMENT.  187 

prochaine  à  exciter  ou  à  réveiller  toutes  celles  qui 
y  sont  associées. 

Or,  la  même  chose  précisément  a  lieu  pour  tout 
ce  que  les  philosophes  ont  appelé  idées  complexes , 
de  quelque  genre  que  ce  soit.  Par  exemple,  il  n'est 
personne  qui  n'ait  vu ,  dans  le  cours  de  sa  vie ,  des 
hommes  témoigner  de  la  joie,  de  l'attendrissement, 
en  recevant  un  service  ou  un  bon  office,  peindre 
par  l'expression  vive  et  animée  de  leur  physionomie, 
par  la  chaleur  et  la  vivacité  de  leurs  discours,  le 
sentiment  intérieur  dont  les  pénétrait  le  souvenir 
d'un  bienfait  reçu;  il  n'est  personne  qui  n'ait  entendu 
dire ,  dans  de  pareilles  rencontres ,  que  ces  hommes 
étaient  reconnaissants,  qu'ils  n'étaient  point  ingrats, 
et  ainsi  s'est  formée,  dans  notre  esprit,  l'association 
d'idées  exprimée  par  le  mot  reconnaissance. 

Il  suffît  de  cet  exemple  pour  faire  comprendre 
comment  nous  avons  acquis  la  notion ,  ou  même 
l'ensemble  de  notions  attaché  aux  mots  vice,  vertu, 
ou  aux  diverses  espèces  de  vices  et  de  vertus  com- 
prises sous  ces  termes  généraux  :  et  l'on  conçoit 
comment  chacun  de  ces  termes,  quand  nous  l'enten- 
dons prononcer ,  produit  sur  notre  entendement  le 
même  effet  que  la  perception  d'un  Etre  ou  d'un 
objet  qui  ne  ressemble  à  aucun  autre  qu'à  ceux  de 
son  espèce ,  dont  il  a  d'ailleurs  toutes  les  propriétés , 
toutes  les  qualités  propres  et  distinctives.  On  conçoit, 
dis-je ,  comment  un  terme  général  devient  le  signe 


l88  PREMIÈRE    PARTIE. 

d'une  certaine  association  d'idées  OU  de  notions,  qui, 
si  nous  voulons  y  arrêter  quelques  moments  notre 
attention,  vont  s'offrir  en  foule  à  la  mémoire,  dans 
un  ordre  plus  ou  moins  régulier;  de  sorte  qu'à  cette 
occasion  encore ,  nous  serons  capables  de  compren- 
dre ,  et  quelquefois  de  prévoir ,  la  plupart  des  pro- 
positions dont  ce  terme  général  pourra  être  le  sujet. 

§  7.  Une  proposition  tout  entière  ne  présente  pareillement  à 
l'esprit  qu'une  seule  idée.  Premier  exemple. 

Mais  les  hommes  de  génie  ,  ou  de  beaucoup  d'es- 
prit, aperçoivent  souvent  entre  ces  groupes  d'idées 
ainsi  comprises  sous  un  seul  terme,  des  rapports 
qui  échappent  aux  hommes  ordinaires.  C'est  ce  qui 
fait  les  pensées  brillantes ,  ingénieuses  ou  profon- 
des ,  qui  nous  frappent  et  nous  intéressent  à  la  fois 
par  leur  nouveauté  et  leur  justesse ,  et  auxquelles 
la  précision  et  la  vivacité  de  l'expression  donnent 
encore  un  nouveau  charme.  Telle  est ,  par  exemple  , 
cette  maxime  si  connue  de  La  Rochefoucault  :  «  L'hy- 
«  pocrisie  est  un  hommage  que  le  vice  rend  à  la 
«  vertu.  » 

Sans  nous  arrêter  ici  au  mérite  de  cette  pensée, 
plus  ingénieuse  peut-être  que  vraie ,  si  nous  cher- 
chons à  connaître  comment  il  arrive  qu'une  pareille 
proposition,  ou  toute  autre  du  même  genre,  peut 
être  immédiatement  comprise  par  tout  homme  qui 
entend  le  français  et  qui  connaît  la  valeur  des  ter-^ 


El^fTENDÈ]MENT.  1  So 

mes ,  Locke  et  la  plupart  des  philosophes  nous  ré- 
pondront que  c'est  parce  que  tout  homme  qui  en- 
tend ces  termes ,  ayant  dans  l'esprit  les  idées  com- 
plexes exprimées  par  les  mots  hypocrisie ^homniage^ 
vice^  vertu  ^  est  à  même  d'apprécier  la  justesse  du 
rapport  que  La  Rochefoucault  a  su  apercevoir  entre 
ces  mêmes  idées. 

Mais  si  les  ohservations  précédentes  sont,  comme 
je  le  crois ,  conformes  à  la  vérité  des  faits ,   et  re- 
présentent avec  quelque  exactitude  ce  qui  se  passe 
réellement  dans  notre   entendement,   il   sera  plus 
exact  de  dire  que ,  chacun  des  mots  énoncés  dans 
cette  proposition  étant  le  signe  destiné  à  rappeler 
un  certain  nombre  d'idées  qui  se  sont  associées  dans 
différentes  circonstances   sous  ce  mot  et  par  son 
moyen ,  il  est ,  à  cet  égard ,  comme  un  Etre  ou  un 
objet  particulier  ;  puisqu'en  effet ,  un  fruit ,  un  ani- 
mal,  un  objet  quel  qu'il  soit,  quand  nous  les  con- 
naissons ,  ne  sont  également  pour  nous  que  certains 
groupes  d'idées,  formées  et  associées  à  peu  près  de  la 
même   manière.   Ainsi  donc  les  mots  hypocrisie , 
hommage^  vice ,  vertu ,  sont  entendus  par  un  Fran- 
çais ,   tout  aussi  bien  que  les  mots  orange ,   lion , 
or,  etc.:  non  que  nous  ayons  dans  l'esprit  des  idées 
complexes  qui  représentent  les  combinaisons  ou  as- 
sociations dont  ces  mots  sont  les  signes  ;  mais  parce 
qu'à  l'instant  où  on  les  prononce ,  les  idées  plus  ou 
moins  nombreuses  dont  elles  se  composent  viennent 


iqO  PREMIÈRE    PARTIE. 

se  presser ,  en  quelque  sorte,  dans  notre  souvenir,  et 
que  ridée  ou  la  perception  que  nous  avons  du  signe, 
lorsqu'il  vient  à  frapper  notre  oreille  ou  nos  yeux , 
est  comme  le  premier  anneau  de  cette  chaîne ,  qu'il 
né  tient  qu'à  nous  de  parcourir  dans  une  plus  ou 
moins  grande  partie  de  son  étendue. 

§  8.  Second  exemple. 

Il  est  évident  qu'il  doit  en  être  de  même  de  tous 
les  mots ,  et  lorsque  j'entends  énoncer  ou  lorsque  je 
lis  cette  proposition  «  l'aimant  attire  le  fer  w ,  il  me 
semble  incontestable  que  plus  je  réfléchis  à  ce  qui  se 
passe  en  moi,  en  entendant  ou  en  lisant  ces  paroles 
que  je  comprends  très  bien,  moins  je  m'aperçois 
qu'il  y  ait  dans  mon  esprit,  à  l'occasion  d'aucune 
d'elles ,  rien  qui  ressemble  le  moins  du  monde  à 
quelque  chose  de  composé ,  à  une  collection  ou  com- 
binaison d'idées  quelconques.  J'ai  vu  quelquefois  de 
l'aimant,  très  souvent  du  fer;  je  puis,  à  propos  de 
chacun  de  ces  mots ,  rappeler  une  suite  plus  ou  moins 
considérable  d'idées ,  de  faits ,  de  notions  que  j'ai 
acquises.  Un  ouvrier  accoutumé  à  travailler  et  à  em- 
ployer le  fer,  un  minéralogiste,  un  chimiste,  peu- 
vent en  rappeler  un  bien  plus  grand  nombre  que 
moi;  mais  je  suis  persuadé  que  tous  les  mots  de  cette 
proposition  «  l'aimant  attire  le  fer  » ,  ne  sont  dans 
leur  entendement, comme  dans  le  mien , que  des  faits 


ENTENDEMENT.  I  g  l 

simples  et  instantanés ,  qui  ne  ressemblent  qu'à  eux- 
mêmes,  qui  se  distinguent  par  là  de  tout  ce  qui 
n'est  pas  eux  ,  et  aussi  par  la  propriété  qu'ils  ont  de 
tenir  à  des  séries  d'autres  faits  associés  entre  eux  et 
avec  lui.  Je  ne  saurais  décrire  le  phénomène  autre- 
ment ,  je  ne  saurais  y  voir  autre  chose  que  ce  que  je 
viens  de  dire. 

§  9.  Il  convient  de  donner  aux  idées  exprimées  par  des  termes 
généraux  ou  abstraits  le  nom  de  Notions. 

Il  n'y  a  donc  point  réellement  d'idées  complexes 
des  substances ,.  comme  Locke  l'a  prétendu  ;  il  n'y  a 
que  des  mots  qui  sont  les  noms  donnés  à  des  objets 
particuliers  et  individuels,  et  les  signes  d'un  ensem- 
ble de  qualités  et  de  propriétés ,  ou  plutôt  d'une 
somme  plus  ou  moins  nombreuse  de  faits  que  nous 
a  fournis  l'observation  de  ces  objets.  Il  y  a  aussi  des 
mots  qui  sont  les  noms  donnés  à  des  collections  de 
faits  particuliers  ,  que  l'observation  de  nos  pensées  , 
de  nos  sentiments  et  de  nos  affections ,  dans  les  dif- 
férentes circonstances  de  la  vie ,  nous  a  donné  occa- 
sion de  former.  Mais  les  idées,  proprement  dites  , 
sont  toujours  simples  et  successives  :  et  ce  que  Locke 
a  appelé  idées  complexes  des  modes  mixtes  et  idées 
complexes  de  relation ,  ce  sont  les  termes  ou  les  mots 
eux-mêmes,  qui,  par  conséquent,  ne  sont  point  si- 
gnes dçs  idées,  mais  signes  de  collections  ou  de 
sommes   d'idées   associées;  collections  ou   sommes 


192  PREMIERE    PARTIE. 

auxquelles  on  peut,  ce  me  semble  assez   convena- 
blement ,  donner  le  nom  de  notions. 

§   10.  Il  n'y  a  pas    plus  d'idées  générales   que  d'idées 
complexes. 

S'il  n'y  a  point  d'idées  qu'on  puisse  appeler  com- 
plexes ,  il  n'y  en  a  point  non  plus  qu'on  puisse  ap- 
peler générales  \  et  à  ce  sujet ,  je  me  contenterai  de 
citer  un  passage  de  la  langue  des  calculs  de  Con- 
dillac,  qui  servira  à  compléter  la  preuve  de  ce  que 
j'ai  avancé  dans  ce  chapitre,  et  qui  recevra  peut- 
être  un  nouveau  jour  des  réflexions  que  l'on  vient  de 
lire.  «  Considérer  les  nom.bres ,  d'une  manière  géné- 
«  raie,  dit-il ,  ou  comme  applicables  à  tous  les  objets 
a  de  l'univers,  c'est  la  même  chose  que  ne  les  appli- 
«  quer  à  aucun  de  ces  objets  en  particulier  ;  c'est  la 
«  même  chose  que  les  abstraire ,  ou  les  séparer  de 
a  ces  objets  pour  les  considérer  à  part ,  et  alors  nous 
«  disons  que  les  idées  générales  des  nombres  sont 
«  des  idées  abstraites.  Mais  quand  les  idées  des 
«  nombres,  d'abord  aperçues  dans  les  doigts,  ensuite 
a  dans  tous  les  objets  auxquels  on  les  applique ,  de- 
ce  viennent  générales  et  abstraites ,  nous  ne  les  aper- 
ce cevons  plus,  ni  dans  nos  doigts,  ni  dans  les  objets 
«  auxquels  nous  cessons  de  les  appliquer  :  où  donc 
((les  apercevons-nous?  dans  les  noms,  devenus  les 
a  signes  des  nombres....  Si  vous  croyez  que  les  idées 
ce  abstraites  sont  autre  chose  que  des  noms,  dites, 


ENTENDEMENT.  1  ^3 

ce  si  VOUS  pouvez ,  quelle  est  cette  autre  chose.  En 
«  effet ,  quand  vous  aurez  fait  abstraction  des  doigts 
«  et  des  autres  objets  qui  peuvent  représenter  les 
a  nombres;  quand  vous  aurez  fait  abstraction  des 
«  noms,  qui  en  sont  d'autres  signes,  en  vain  vous 
«  chercheriez  ce  qui  reste  dans  votre  esprit ,  vous  n'y 
«  trouverez  rien,  absolument  rien.  Mais,  dira-t-on , 
(c  comment  réduire  les  idées  abstraites  à  n'être  que 
«  des  mots  ?  Il  me  sera  plus  facile  de  répondre  à 
«  cette  question,  qu'il  ne  le  serait  de  répondre  à 
«  celle-ci  :  si  les  idées  abstraites  sont  autre  chose  que 
«  des  noms,  que  sont-elles?...  Je  réponds  donc  que 
«  un  est  un  mot  que  je  me  souviens  d'avoir  choisi 
«  pour  signifier  un  seul  doigt,  un  seul  caillou,  un 
«seul  arbre,  et,  en  général,  un  objet  individuel  ; 
«  que  deux  est  un  autre  mot  que  je  me  souviens 
«  d'avoir  choisi  pour  exprimer  un  doigt  plus  un 
«  doigt,  un  caillou  plus  un  caillou,  etc.  ;or,  comme 
«  dans  les  noms  généraux,  tels  que  un^  deux ,  trois  ^ 
«  il  n'y  a  proprement  que  des  noms ,  il  n'y  a  aussi 
«  que  des  noms  dans  les  idées  abstraites  ;  car  idées 
«  abstraites  et  noms  généraux  sont  proprement  la 
«  même  chose. 

«  On  sait,  ajoute  enfin  Condillac  ,  qu'il  n'y  a  hors 
«  de  nous,  ni  genres,  ni  espèces;  on  sait  qu'il  n'y  a 
«  que  des  individus....  Les  genres  et  les  espèces  ne 
«  sont  donc  que  des  dénominations  que  nous  avons 
«  faites;  et  nous  avons  eu  besoin  de  les  faire,  parce 

i3 


194  PREMIÈRE    PARTIE. 

«  que  la  limitation  de  notre  esprit  nous  faisait  une 
a  nécessité  de  classer  les  objets  *.  » 

§  II.  Comment  l'assemblage  de  plusieurs  termes  généraux 
agil  sur  l'esprit ,  et  ce  que  c'est  que  l'opération  à  laquelle 
on  donne  ici  le  nom  de  conception. 

Après  avoir  ainsi  fait  connaître  la  nature  des  mots 
ou  des  termes,  soit  généraux,  soit  abstraits,  et  la 
manière  dont  ils  agissent ,  en  quelque  sorte ,  sur 
l'entendement  ;  après  avoir  montré  que  ce  n'est  qu'im- 
proprement qu'on  peut  les  appeler  les  signes  de  nos 
idées,  puisque  les  idées  sont  des  faits  singuliers,  et, 
pour  ainsi  dire,  individuels  et  indivisibles,  tandis 
qu'il  est  de  l'essence  des  termes  généraux  de  ne  rien 
signifier  de  tel  ,  il  nous  reste  encore  à  examiner  : 
I  "  comment  se  forment  la  plus  grande  partie  de  ces 
mêmes  noms ,  et  2°  comment  leur  assemblage  dans 
le  discours ,  ou  au  moins  dans  la  proposition,  agit 
sur  l'esprit  de  manière  à  y  faire  naître  de  nouvelles 
idées ,  c'est-à-dire  de  nouveaux  faits  toujours  parti- 
culiers et  individuels. 

Sur  quoi  Ton  peut  remarquer  que  la  solution  de 
la  première  de  ces  deux  questions  dépend  essentiel- 
lement de  celle  de  la  seconde ,  et  doit  nécessairement 
s'y  trouver  comprise.  Car  les  notions ,  c'est-à-dire 
les  sommes  de  faits  ou  d'idées  exprimées  par  un  seul 

*   La  Langue  des  calculs  ,  chap.  IV. 


ENTENDEMENT.  igS 

terme ,   ne  peuvent  avoir  pour  l'entendement  leur 
valeur  propre  et  déterminée ,  qu'autant  qu'il  connaît 
ou  qu'il  peut  connaître ,  au  besoin ,  la  plupart  des 
faits ,   ou   des  idées  composantes  ,    qui   font  partie 
de  chaque  somme,  bien  qu'il  n'en  ait  pas  actuelle- 
ment le  sentiment  ou  la  conscience  distincte.  Or, 
ces   idées  composantes    ne  peuvent    être    connues 
qu'autant  qu'elles  sont  exprimées  par  des  mots,  qui, 
étant,  la   plupart  du  temps,  des  termes  généraux, 
sont  en  effet  d'autres  notions.  C'est  à  peu  près  ainsi 
qu'en  arithmétique,  tout  nombre  peut  être  considéré 
comme  une  somme,   ou   comme  une  combinaison 
quelconque  d'autres  nombres,  quand  on  connaît  ou 
quand  on  peut  connaître  quels  sont  ces  autres  nom- 
bres; et  que  chacun  de  ceux-ci  peut,  à  son  tour, être 
considéré  de  la  même  manière,  par  rapport  à  d'autres 
nombres  dont  on  peut  supposer  qu'il  est  composé. 
On  connaîtra  donc  comment  se  forment  le  plus  ordi- 
nairement les  termes  généraux ,  quand  on  saura  de 
quelle  manière  un  assemblage  de  ces  termes  ,  ou  une 
proposition,  agit,  en  quelque  sorte,  sur  l'entende- 
ment  pour  y    produire  une    idée  unique ,  un  fait 
instantané  et  individuel. 

Prenons  encore  pour  exemples  les  deux  proposi- 
tions que  nous  avons  déjà  considérées ,  et  d'abord 
celle  qui  est  la  plus  simple  :  «L'aimant  attire  le  fer~  » 
Il  est  évident  qu'elle  n'est  que  l'expression  d'un  fait 
unique ,  d'un  pur  acte  d'intuition  de  l'entendement 

i3. 


JC)G  PREMIÈRE    PARTIE. 

de  tout  homme  qui  a  eu  occasion  de  voir  un  morceau 
d'aimant  placé  à  côté  d'un  morceau  de  fer,  à  la  di- 
stance convenable  pour  que  l'attraction  ait  lieu.  Le 
mouvement  subit  par  lequel  ces  deux  corps  s'appro- 
chent et  semblent  s'unir  l'un  à  l'autre ,  est  bien  un 
fait  de  ces  deux  corps  ;  mais  la  connaissance  que  j'en 
ai  n'est  certainement  qu'un  fait  de   mon  entende- 
ment ;  et  certainement  aussi  la  proposition  qui  l'ex- 
prime ne  signifie  pas  autre  chose  que  ce  fait  lui- 
même  ,  comme  devant  se  reproduire  toutes  les  fois 
que  les  conditions  ou  les  circonstances  que  je  viens 
de  décrire  se  représenteront.  Il  faut  donc  que  cette 
proposition  ,  ou  cet  assemblage  de  termes  généraux, 
produise  sur  mon  esprit  le  même  effet  à  peu  près  que 
la  présence  même  des  objets  qu'ils  désignent  y  peut 
produire.  C'est-à-dire  qu'en  les  entendant  prononcer, 
ou  en  les  voyant  écrits,  mon  esprit  doit  être  frappé 
du  fait  unique  de  l'intuition  de  leurs  rapports ,  comme 
en  présence  du  fer  et  de  l'aimant  placés  à  une  di- 
stance convenable ,  il  est  frappé  du  fait  unique  de 
leur  attraction  mutuelle.  Telle  est,  en  effet,  la  ma- 
nière  dont   un   assemblage  de  mots,  formant  une 
proposition ,  semble   agir  sur   notre  entendement. 
Or ,  comme  l'intuition  qu'il  a  du  rapport  des  ter- 
mes,  en  pareil  cas,   est   un  fait  intellectuel  d'une 
nature  particulière,  et  essentiellement  différent  de 
toute  autre  intuition,  il  convient  de  le  désigner  par 
un    terme  qui  le   distingue  de  tous  les  autres  faits 


ENTENDEMENT.  IQ-y 

déjà  reconnus.  Le  mot  conception  m'a  paru  le  plus 
convenable  pour  cet  objet,  car  il  est  employé  fort 
souvent,  dans  le  langage  ordinaire,  avec  une  ac- 
ception très  voisine  de  celle  que  je  lui  donne  ici. 
J'appelle  donc  conception  l'intuition  du  rapport  des 
mots  dans  les  propositions. 

§  1 2.  Comment  se  forment  les  termes  généraux  qui  expriment 
des  notions. 

Mais,  à  cette  occasion  même,  on  peut  remarquer 
qu'il  serait  assez  inutile  de  donner  un  nom  particu- 
lier à  l'opération  que  nous  venons  de  décrire,  de 
comprendre  ainsi  sous  un  seul  terme  la  proposi- 
tion qui  l'exprime,  si  l'on  n'était  pas  dans  le  cas 
d'en  faire  un  fréquent  usage.  Le  mot  conception 
ne  me  servirait  donc  pas  à  grand'chose ,  si  je  n'avais 
souvent  occasion  ,  dans  ces  spéculations  sur  l'emploi 
des  mots ,  de  rappeler  l'opération  intellectuelle  qui 
consiste  à  avoir  des  intuitions  de  leurs  rapports  dans 
les  propositions.  Et  par  conséquent,  il  est  clair  que 
je  ne  l'ai  adopté  que  pour  éviter  la  répétition  fas- 
tidieuse de  ces  termes,  intuition  du  rapport  ^  etc. 
Mais,  d'un  autre  coté,  comme  ce  mot  est  précisée 
ment  un  de  ceux  qui  expriment  ces  sommes  d'idées 
que  nous  avons  désignées  elles-mêmes  par  le  nom 
de  notions^  on  voit  ici  la  solution  de  la  première 
question  que  je  m'étais  proposée  ,  savoir  :  com- 
ment   se  forment  les  notions  et  les  mots    qui    en 


>9^  PREMIÈRE    PARTIE. 

sont  les  signes?  car  on  voit,  par  tout  ce  que  je 
viens  de  dire ,  qu'elles  ne  sont  que  des  concep- 
tions qu'on  a  juge  à  propos  de  marquer  par  un 
mot  unique ,  à  cause  du  besoin  qu'on  avait  de  les 
rappeler  sans  cesse  dans  le  discours.  C'est  ainsi  que 
la  langue  usuelle  s'enrichit  d'un  nombre  considé- 
rable de  termes  qui  sont  introduits  par  les  mœurs , 
les  usages ,  les  institutions ,  les  opinions  qui  se  for- 
ment et  se  développent  au  sein  de  la  société,  à  me-» 
sure  qu'elle  avance  dans  la  civilisation.  C'est  aussi 
par  le  même  procédé  ,  et  à  raison  des  mêmes  be- 
soins ,  que  le  langage  ou  le  vocabulaire  propre  à 
chaque  science ,  à  chaque  art ,  se  charge ,  avec 
le  temps,  d'une  quantité  de  termes,  que  le  besoin 
de  se  faire  entendre  clairement  et  promptement  fait 
adopter  ou  créer  par  les  hommes  qui  cultivent  ces 
sciences ,  ou  qui  pratiquent  ces  arts.  Et  il  est  à 
remarquer  que  cet  accroissement  du  vocabulaire 
propre  à  chaque  science  ou  à  chaque  art  n'a  lieu  qu'à 
mesure  que  cet  art  ou  cette  science  fait  de  nouveaux 
progrès  ;  qu'enfin  chaque  nouveau  terme,  quand 
il  est  le  résultat  d'expériences  et  d'observations  bien 
faites,  consacre  en  effet,  s'il  le  faut  ainsi  dire,  et 
perpétue  la  connaissance  de  faits  nouveaux  et  im- 
portants, qui , sans  lui,  ne  tarderaient  pas  à  s'effacer 
de  la  mémoire  des  hommes. 


ENTENDEMENT. 


199 


§  i3.  Ce  que  c'est  qu'une  définition.  Diltéreiice  eatre  la  science 
et  la  connaissance  ,  ou  entre  connaître  et  savoir. 

Il  suit  de  là  que  la  définition  d'un  terme  général 
n'est  autre  chose  que  la  proposition  première  dont 
ce  terme  est  le  résumé  ;  qu  elle  est  le  développe- 
ment d'une  conception  à  laquelle  on  a  donné  un 
nom,  par  la  raison  que  je  viens  de  dire.  Il  suit 
encore  de  là  que  les  conceptions  sont  infiniment 
plus  nombreuses  que  les  notions ,  ou  plutôt  qu'elles 
sont  nécessairement  en  nombre  infini ,  puisque  les 
combinaisons  que  l'on  peut  faire  d'un  nombre  fort 
considérable  de  choses  ou  d'éléments ,  tels  que  les 
mots  d'une  langue ,  sont  inépuisables. 

Enfin,  on  doit  conclure  de  tout  ceci  que  la  con- 
ception est  véritablement  l'opération  sur  laquelle 
sont  fondées  toutes  les  sciences  et  toutes  les  connais- 
sances humaines ,  puisque  toutes  sont  uniquement 
fondées  sur  le  langage ,  que  les  langues  elles-mêmes 
ne  s'enrichissent  insensiblement  d'une  foule  de  ter- 
mes nouveaux ,  que  par  les  termes  qu'on  substitue  à 
des  conceptions ,  à  mesure  que  les  occasions  de  les 
répéter  deviennent  plus  fréquentes.  C'est  donc  le 
langage  qui  est  le  véritable  créateur  et  le  véritable 
instrument  de  la  science  proprement  dite.  L'homme 
dépourvu  de  langage  n'aurait  guère  ,  comme  les 
animaux  de  l'oindre  le  plus  élevé ,  que  la  simple  con- 
naissance des  objets  et  de  leurs  qualités  ou  propriétés , 


200  PREMIERE    PARTIE. 

à  mesure  qu'ils  s'offriraient  à  lui  ;mais  il  ne  pourrait 
en  faire  aucune  combinaison  qui  lui  fût  propre ,  rien 
inventer ,  rien  imaginer  ;  en  un  mot ,  aucune  de 
leurs  parties ,  ni  de  leurs  qualités ,  ne  serait  à  sa 
disposition.  Ainsi ,  l'on  peut  dire  que  connaitre  est 
le  résultat  naturel  et  immédiat  de  ses  facultés  pure- 
ment animales ,  au  lieu  que  savoir  est  le  produit  de 
la  faculté  intellectuelle ,  qu'il  possède  exclusivement 
à  tous  les  autres  Etres  animés.  De  sorte  qu'au  moyen 
des  noms  qu'il  a  donnés  aux  objets,  à  leurs  diverses 
parties,  à  leurs  qualités,  etc.,  la  science  est  partout 
unie  pour  lui  à  la  simple  connaissance  *. 

5  14.  Que  les  idées  auxquelles  nous  avons  donné  le  nom  de 
conceptions^  sont  véritablement  celles  qu'exprime  le  langage. 

Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  important  à  remarquer, 
au  sujet  de  la  conception ,  et  ce  qui  prouve  incon- 
testablement que  les  mots  ne  sont  pas  les  signes  de 
nos  idées  ,  dans  le  sens  qu'on  attache  communément 
à  cette  façon  de  s'exprimer ,  c'est  que  cette  intuition 
du  rapport  des  mots  dans  les  propositions  constitue 
exclusivement  toute  l'intelligence  que  nous  pouvons 
avoir  des  langues ,  et  règne  sans  cesse  dans  l'emploi 
que  nous  en  faisons. 

Cette  distinction  importante  avait  aussi  été  remarquée 
par  Hobbes.  Voyez  son  Traité  de  la  nature  humaine , 
chap.  V,§"/,. 


EJVTEIVDEMENT.  20I 

Ainsi ,  dans  la  maxime  de  La  Rochefoucault  citée 
précédemment,  ce  que  l'esprit  saisit  immédiatement 
c'est  le  rapport  entre  les  notions  exprimées  par  les 
mots  hypocrisie  et  hommage  rendu  par  le  vice  à 
la  vertu  ;  mais  ce  n'est  assurément  aucune  de  ces 
notions ,  considérées  sous  le  point  de  vue  des  déve- 
loppements nombreux  et  presque  infinis  auxquels 
chacune  d'elles  pourrait  donner  lieu  ;  on  sent  assez 
que  cela  serait  tout  à  fait  impossible.  Cependant  il 
est  visible  que,  pour  sentir  la  justesse  de  ce  rapport , 
il  faut  nécessairement  connaître  la  valeur  de  chaque 
mot,  et  avoir  jusqu'à  un  certain  point  à  sa  disposi- 
tion toutes  les  idées ,  ou  du  moins  la  plus  grande 
partie  des  idées  associées  sous  chacun  de  ces  mots. 
Soit  donc  que  l'on  entende  parler  un  homme  instruit , 
ou  qu'on  lise  un  discours  écrit ,  les  actes  de  concep- 
tion que  suppose  ou  que  doit  faire  naître  la  suite  et 
l'enchaînement  des  mots,  ne  pourront  avoir  lieu 
qu'autant  qu'on  aura  associé ,  sous  les  mêmes  termes  , 
les  mêmes  idées,  à  peu  près ,  que  l'écrivain  ou  l'o- 
rateur y  avaient  eux-mêmes  associées. 

Dans  la  communication  des  idées ,  des  pensées  et 
des  sentiments  ,  par  le  langage  ou  par  l'écriture ,  il  y 
a  donc  une  suite  d'opérations  de  l'entendement  de 
celui  qui  lit  ou  qui  écoute ,  laquelle  correspond  à 
une  suite  plus  ou  moins  pareille  d'actes  ou  d'opé- 
rations de  l'esprit  de  celui  qui  parle  ou  qui  écrit. 
Ces  actes  ou  opérations  sont,  de  part  et  d'autre, 


202  PREMIÈRE    PARTIE. 

desconceptionSjCest'h'd'iredes  intuitions  du  rapport 
des  mots  entre  eux ,  à  mesure  qu'on  les  entend  pro- 
noncer ou  qu'on  les  lit  ;  ces  conceptions  sont  plus  ou 
moins  complètes ,  suivant  qu'elles  sont  l'intuition 
d'un  rapport  plus  ou  moins  déterminé.  C'est  donc 
avec  raison  que  Turgot  a  dit  quelque  part,  qu'en 
parlant  on  se  deuine ,  la  plupart  du  temps ,  plus 
quon  ne  s  explique.  Il  aurait  pu  dire  qu'on  se  de- 
vine en  effet  toujours,  et  qu'à  proprement  parler, 
on  ne  s'explique  jamais.  Ceci  est  une  nouvelle  preuve 
de  la  vérité  de  ce  que  j'ai  dit  précédemment ,  en  trai- 
tant de  l'origine  du  langage ,  qu'il  est  un  résultat  né- 
cessaire de  la  constitution  intellectuelle  de  l'homme. 
En  effet,  sans  cette  disposition  primitive,  sans  cette 
détermination  instinctive  qui  le  porte  à  communiquer 
par  des  signes  ses  pensées  aux  Etres  en  qui  il  reconnaît 
une  organisation  semblable  à  la  sienne ,  et  qui  lui 
fait  comprendre  très  promptement  les  signes  qui 
s'adressent  pareillement  à  son  intelligence, non  seu- 
lement les  enfants  seraient  tout  à  fait  incapables 
d'apprendre  leur  langue  maternelle ,  mais  les  hommes 
faits  eux-mêmes  ne  parviendraient  jamais  à  s'en- 
tendre entre  eux. 

§  i5.  Exemple  qui  peut  faire  voir  comment  les  seules  idées 
qui  nous  sont  transmises  par  le  langage  sont ,  en  effet ,  des 
conceptions  ou  intuitions  du  rapport  des  mots. 

De  même  que  les  couleurs,  les   teintes  ou  les 


ENTENDEMENT.  «loS 

nuances  diverses  qu'un  peintre  dispose  à  Tavance  sur 
sa  palette  ne  sont  pas,  à  beaucoup  près  ,  suffisantes 
pour  représenter  avec  exactitude  et  fidélité  les  objets 
et  les  scènes  que  l'artiste  veut  mettre  sous  nos  yeux, 
en  sorte  qu'il  est  sans  cesse  obligé  de  les  combiner 
et  de  les  mélanger  de  mille  manières  différentes , 
avant  d'arriver  à  un  degré  de  vérité  dans  l'imitation 
qui  puisse  le  satisfaire  :  ainsi  la  totalité  des  mots 
d'une  langue  ne  suffit  pas,  à  beaucoup  près,  à  celui 
qui  la  parle  ou  l'écrit ,  pour  exprimer  ses  pensées 
avec  toute  la  clarté  et  toute  la  précision  désirables. 
Ces  deux  qualités  ,  si  nécessaires  au  langage ,  ne 
peuvent  être  que  le  résultat  de  l'art  de  placer  et  de 
combiner  les  mots  de  manière  que  leurs  rapports  , 
ou  les  reflets,  pour  ainsi  dire,  qu'ils  reçoivent  les 
uns  des  autres ,  leur  donnent  les  nuances  de  signifi- 
cation les  plus  propres  à  représenter  fidèlement  la 
suite  des  idées  de  l'orateur  ou  de  l'écrivain. 

Il  suffit ,  pour  bien  comprendre  cet  effet ,  de  con- 
sidérer avec  attention  quelques  phrases  d'un  discours 
ou  d'un  poème.  Par  exemple,  dans  la  fable  de  La 
Fontaine  intitulée,  Zera^^z//^'^^^  retiré  du  monde  ^ 
qui  ne  voit  que  le  mot  monde  reçoit  des  mots  qui 
le  précèdent  une  acception  toute  particulière,  qui 
est  celle  de  soucis ,  embarras  ou  affaires  de  la  vie  ? 
Qui  ne  voit  que  le  seul  titre  de  ce  petit  poème  dis- 

*  C'est  la  V  fable  du  livre  Vil. 


204  PREMIÈRE    PARTIE. 

pose  déjà  l'esprit  du  lecteur  à  une  série  déterminée 
d'idées  ou  de  pensées  ,  et  que  cette  disposition  doit 
influer  sensiblement  sur  l'intelligence  qu'il  aura  de 
toute  la  suite  du  discours?  Ainsi,  dans  les  premiers 
vers  de  cette  charmante  fable , 

Les  Levantins ,  en  leur  légende  , 
Disent  qu'un  certain  rat,  las  des  soins  d'ici-bas  , 
Dans  un  fromage  de  Hollande 
Se  retira  loin  du  tracas; 

le  sens  particulier  des  mots  légende  (  Vies  des 
saints  ) ,  disent  (qui  signifie  ici  ont  écrit\  se  retira 
(qui  û^mîiQ  fixa  son  séjour)^  etc.;  en  un  mot,  toutes 
les  nuances  singulières  que  chaque  terme  reçoit  de 
ceux  qui  le  précèdent  ou  le  suivent,  et  de  la  pensée 
qui  domine  dans  tout  le  récit,  sont  saisies  à  chaque 
instant  avec  la  plus  grande  facilité  par  un  lecteur 
intelligent.  Il  comprend  même ,  avec  non  moins  de 
facilité,  les  expressions  qui  disent,  en  apparence ,  tout 
le  contraire  de  la  pensée  de  l'auteur  : 

Qui  désigné-je ,  à  votre  avis , 
Par  ce  rat  si  peu  secourable  ? 
Un  moine  ?  Non,  mais  un  dervis. 
Je  suppose  qu'un  moine  est  toujours  charitable. 

Ici ,  non  veut  évidemment  dire  oui  :  et  quand  le 
poète,  pour  confirmer  en  apparence  son  assertion  , 
ajoute  ,ye  suppose^  etc.,  il  n'est  pas  moins  évident 


ENTENDEMENT.  2o5' 


qu'il  veut  dire  ,  je  sais  trop  qu'un  moine  est  rare- 
ment charitable  ;  car  assurément  il  y  avait  assez  de 
moines  en  France,  au  temps  de  LaFontaine,  pour  qu'il 
ne  fût  pas  obligé  de  supposer  que  la  charité,  ou  la 
tendre  compassion  pour  les  maux  de  leurs  sembla- 
bles, était  une  vertu  commune  chez  cette  espèce 
d'hommes,  si  leur  conduite  habituelle  lui  avait  donné 
occasion  de  le  croire. 


CHAPITRE    III. 

De  la  Proposition  et  de  ses  dii^erses  espèces. 

§   I.  Opinion  commune  des  grammairiens  et  des  logiciens  sur 
la   proposition. 

Les  considérations  précédentes  nous  conduisent 
naturellement  à  l'examen  des  principes  généraux  du 
langage,  et  particulièrement  de  cette  partie  de  la 
philosophie,  appelée  ,  par  les  logiciens  et  par  les 
grammairiens ,  Théorie  de  la  proposition. 

Ils  appellent  jugement  le  rapport  que  l'esprit 
aperçoit  entre  un  objet  et  un  autre  objet  ;  entre  un 
objet  et  quelque  qualité ,  quelque  propriété  ou  quel- 
que partie  de  ce  même  objet ,  ou  de  tout  autre  :  en 
un  mot,  ils  expriment  par  ce  terme  tous  les  actes 
que  j'ai  désignés  précédemment  par  le  nom    d'i>2- 


206  PREMIÈRE    PARTIE. 

tuitions  de  rapport^  ou  simplement  par  le  mot 
intuitions.  Ce  n'est  pas  là  sans  doute  le  sens  qu  on 
attache  dans  le  langage  ordinaire  au  mot  jugement , 
mais  peut-être  n'y  a-t-il  pas  grand  inconvénient  à 
l'adopter ,  au  sens  des  logiciens  et  des  grammairiens , 
surtout  si  l'on  convient  de  désigner  par  ce  terme 
les  intuitions  qui  sont  assez  nettes  et  assez  précises 
pour  pouvoir  être  exprimées  par  des  mots ,  ou ,  en 
général ,  celles  dont  on  a  une  conscience  distincte  , 
et  qu'on  remarque  expressément  comme  étant  le 
résultat  des  perceptions  produites  par  des  objets 
également  distincts  et  déterminés.  Alors ,  le  terme 
plus  général  di intuitions  comprendra,  outre  les 
actes  que  je  viens  d'indiquer,  ceux  qui,  passant  trop 
rapidement  pour  qu'on  en  ait  une  conscience  di- 
stincte ,  influent  néanmoins  sur  la  suite  des  idées  , 
et  agissent  ainsi  sur  l'entendement  à  la  manière  des 
impressions. 

Dans  \q  jugement  ^  disent-ils,  il  y  a  uniquement 
l'opération  de  l'esprit,  qui  aperçoit  la  convenance 
ou  la  disconvenance  des  idées  ;  et  la  proposition  , 
n'étant  que  renonciation  d'un  jugement  par  la  pa- 
role, n'est,  par  conséquent,  que  l'expression,  ou, 
en  quelque  sorte ,  l'image  de  ce  rapport ,  réfléchie 
dans  les  signes  qui  représentent  ces  idées.  Ainsi , 
quand  je  dis  ,  «  le  temps  est  beau», mon  esprit,  sui- 
vant l'opinion  de  Tjocke  et  de  tous  les  logiciens  et 
grammairiens,  ayant  en  lui-même  les  idées  du  temps 


ENTENDEMENT.  207 

OU  de  la  constitution  et  de  la  disposition  présente  de 
l'atmosphère,  et  celle  de  la  beauté  propre  à  une  telle 
constitution,  juge  que  ces  deux  idées  conviennent 
entre  elles  ;  et  quand  je  prononce  ces  mots,  «  le  temps 
est  beau  »,  je  ne  fais  qu'exprimer  au  dehors  cette  con- 
venance des  idées,  que  j'avais  aperçue  en  moi-même, 
et  qui  n'était  en  moi,  jusque  là,  qu'un  pur  fait  de  la 
conscience  ou  du  sens  intime. 

Cependant  il  y  a,  peut-être,  dans  cette  manière 
de  présenter  le  phénomène  de  l'esprit  qu'on  veut  ex- 
pliquer, quelque  chose  de  trop  systématique,  et, en 
même  temps,  de  trop  vague,  de  trop  indéterminé, 
pour  qu'on  y  reconnaisse  la  peinture  fidèle  de  ce  qui 
se  passe  réellement  dans  l'entendement.  Ne  serait-il 
pas  possible  d'arriver,  par  une  observation  exacte  , 
à  une  description  du  fait  à  la  fois  plus  simple  et  plus 
satisfaisante?  On  peut  du  moins  l'essayer;  et  les  ré- 
flexions suivantes  me  semblent,  je  l'avoue  ,  propres 
à  y  conduire. 

§  2.  Considération  plus  immédiate  du  sujet. 

Chaque  Etre,  chaque  objet  de  la  nature,  comme 
nous  l'avons  déjà  dit,  peut  être  considéré,  par  rap- 
port à  nous ,  comme  un  système  de  causes  propres  à 
agir  sur  notre  entendement,  et  à  éveiller  ou  à  mettre 
en  action  nos  facultés  de  sensation,  de  perception, 
de  mémoire ,  etc.  De  plus ,  chaque  Etre ,  ou  chaque 


ao8  PREMIÈRE    PARTIE. 

objet ,  contenant  en  soi  toutes  les  principales  quali- 
tés ,  affections  ou  propriétés  qui  sont  communes  à 
tous  les  Êtres  et  à  tous  les  objets  de  même  espèce 
que  lui ,  peut ,  sous  ce  rapport ,  être  considéré  comme 
un  signe  auquel  se  rattachent  toutes  les  idées  de 
ces  qualités,  affections  et  propriétés  qui  nous  sont 
connues ,  et  que  nous  avons  eu  occasion  de  remar- 
quer, en  différents  temps,  dans  tous  les  objets  indi- 
viduels de  la  même  espèce  que  nous  avons  observés. 
Ainsi,  chaque . objet ,  comme  signe,  peut  rappe- 
ler à  notre  esprit  toutes  les  idées  que  nous  avons 
associées ,  à  l'occasion  des  objets  de  même  espèce  ; 
et  le  nom  de  cet  objet ,  quand  nous  l'entendons  pro- 
noncer ,  peut  produire  le  même  effet. 

Il  en  est  absolument  de  même ,  comme  nous  l'avons 
dit  encore,  des  noms  qui  représentent  certaines  asso- 
ciations d'idées,  dont  ils  sont  l'unique  lien,  et  qui 
ont  également  été  formées  par  nous ,  en  différentes 
occasions,  où  nos  affections,  nos  sentiments ,  avaient 
quelque  analogie ,  quelque  ressemblance ,  qui  nous 
déterminait  à  unir  ces  idées  sous  un  même  signe. 

C'est,  en  effet,  de  cette  manière  que  nous  nous 
sommes  fait  les  notions  exprimées  par  les  mots 
amitié^  gouvernement^  état^  loi^  reconnaissan- 
ce ,  etc. ,  et  une  infinité  d'autres.  Car  ces  notions ,  je 
le  répète ,  n'existent  réellement  pour  nous ,  ou  du 
moins  ne  sont  à  notre  disposition ,  qu'au  moyen  des 
mots  qui  les  expriment  ;  et  c'est  par  le   secours  de 


ENTENDEMENT.  20q 

ces  mêmes  mots,  qui  s'offrent  à  notre  mémoire 
suivant  le  besoin,  que  nous  pouvons  considérer, 
dans  les  objets,  un  nombre  très  considérable  de 
circonstances,  de  qualités,  de  rapports,  qui  nous 
échapperaient  sans  cela. 

Ce  qu'on  ap^^eWe  jugement ,  ou  faculté  de  juger  , 
telle  que  nous  l'envisageons  ici ,  est  donc  évidemment 
le  produit  du  langage  ou  de  l'abstraction ,  et  n'existe 
dans  les  animaux ,  ni  au  même  degré ,  ni  aux  mêmes 
conditions. 

Remarquons,  en  effet,  que  la  plupart  de  nos 
perceptions  sont  des  jugements,  ou  même  des  pro- 
positions implicites.  Un  gazon  dont  l'herLe  a  été 
récemment  coupée  ,  des  blés  renversés  par  une  pluie 
d'orage,  un  cheval  qui  traverse  une  rivière  à  la  nage, 
voilà  des  perceptions  qui  peuvent  s'offrir  à  mon  esprit, 
sans  que  je  songe  à  prononcer  les  mots  qui  les  ex- 
priment ,  mais  qui  n'en  doivent  pas  moins  toute  la 
netteté  qu'elles  ont  dans  mon  entendement,  à  la 
possibilité  de  trouver  et  de  prononcer  ces  mênfes 
mots,  si  j'en  avais  le  besoin  ou  la  fantaisie.  Par  con- 
séquent, \u\e  propositioJi  est  un  jugement  explicite, 
ou  énoncé  par  le  langage,  lequel,  comme  on  voit, 
n'est  pas  moins  nécessaire  pour  l'opération  que  nous 
appelons  y ^/^er,  que  pour  celle  qui  consiste  à  com- 
muniquer aux  autres  les  résultats  de  nos  jugements, 
ou  pour  leur  faire  connaître  ce  qui  se  passe  en  nous 
dans  ces  cas-là. 

i4 


2TO  PREMIÈRE    PARTIE. 

Ainsi  donc, nous  avons , d'une  part, dans  les  objets 
naturels,  autant  de  systèmes  de  causes  propres  à 
agir  sur  notre  entendement ,  et  à  y  faire  naître  un 
nombre  plus  ou  moins  grand  d'idées  diverses ,  sui- 
vant l'espèce  de  facultés  que  leur  action  met  en  jeu. 
D'une  autre  part ,  nous  disposons  d'un  nombre  plus 
ou  moins  grand,  mais  toujours  fort  considérable,  de 
termes  généraux ,  capables  d'exprimer  au  besoin  ces 
objets  et  ces  causes,  entre  lesquelles  il  y  en  aura  une 
ou  plusieurs  qui  viendront  à  nous  frapper  d'une 
manière  plus  remarquable ,  ou  que  nous  croirons 
convenable  de  faire  remarquer  à  d'autres.  Or,  dans 
ce  dernier  cas,  nous  n'aurons  pas  d'autre  moyen 
que  d'unir,  par  le  langage,  les  deux  signes,  dont 
l'un  exprime  l'objet ,  et  l'autre  la  qualité  ou  le  rapport 
quel  qu'il  soit  que  nous  remarquons  plus  particu- 
lièrement. 

§  3.  Nature  et  effet  de  la  proposition. 

Une  proposition  n'est  donc  réellement  qu'une 
énonciation  dans  laquelle  nous  rapprochons  l'un  de 
l'autre  ou  nous  unissons  les  signes ,  c'est-à-dire  les 
mots,  dont  l'un  exprime  l'objet  ou  le  système  de 
causes  qui  agit  actuellement  sur  notre,  esprit ,  et 
l'autre  exprime  celle  de  ces  causes  que  nous  remar- 
quons, ou  l'action  particulière  qu'elle  produit.  Le 
premier  de  ces  mots  ,  comme  on  sait ,  a  été  appelé 
sujet;  et  le  second  ,  attribut. 


EPJTEN DEMENT.  Si  î  t 

Le  sujet ,  c'est-à-dire  le  mot  qui  l'exprime,  est  le 
signe  d'un  objet  ou  d'une  notion ,  d'une  idée  ;  \at- 
tribut  est  le  signe  d'une  autre  idée  ;  l'union  de  l'une 
et  de  l'autre,  l'acte  par  lequel  nous  saisissons  leur 
rapport,  et  auquel  j'ai  donné  le  nom  de  conception 
est  une  troisième  idée ,  résultant  des  deux  autres  et 
de  la  modification  qu'elles  ont  subie  par  cette  union 
ou  par  ce  rapprochement.  Il  produit,  en  effet,  dans 
l'esprit  de  celui  qui  entend  énoncer  la  proposition, 
ou  qui  la  voit  écrite,  une  impression,  une  pensée, 
semblable  à  ce  qui  se  passe  dans  l'esprit  de  celui  qui 
parle  ou  qui  écrit.  Voilà ,  je  l'avoue ,  tout  ce  qu'il 
m'est  possible  de  voir  dans  la  proposition  :  il  y  a , 
comme  dit  Quintilien,  la  chose  dont  on  parle,  et  ce 
qu'on  dit  de  cette  chose-là  :  alterum  est  quod  loqui- 
mur  ^  alterum  de  quo  loquimur. 

Mais,  puisque,  dans  toute  proposition,  il  n'y  a 
jamais  qu'une  seule  et  même  opération  de  l'esprit , 
la  conception,  qui  lie  ou  assemble  les  deux  parties, 
sujet  et  attribut,  dont  elle  se  compose,  il  s'ensuit 
que  ces  deux  parties  seront  ou  pourront  être  essen- 
tiellement et  continuellement  variables;  tandis  que 
s'il  existe  un  signe  destiné  à  représenter  l'opération 
qui  unit  ou  sépare  ces  deux  parties ,  ce  signe  devra 
être  invariable.  Or,  le  mot  est ,  qui  se  trouve ,  sinon 
explicitement,  au  moins  virtuellement,  dans  toutes  les 
formes  des  verbes  que  les  grammairiens  ont  appelés 
adjectifs^  par  opposition  au  verbe  être ^  qu'ils  nom- 

■  4- 


212  PREMIÈRE    PARTIE. 

ment  substantif  ^  remplit,  en  effet,  cette  fonction, 
et  voilà  pourquoi  les  logiciens  lui  ont  donné  le  nom 
de  copule^  du  latin  copiila^  qui  signifie  lien. 

Mais,  comme  dans  bien  des  cas  (par  exemple 
dans  les  propositions  elliptiques)  ce  mot  n'est  pas 
explicitement  énonce,  comme  il  n'est  pas  absolument 
indispensable,  puisque  la  conception  ou  le  juge- 
ment a  lieu  par  le  seul  fait  du  rapprochement  du 
sujet  et  de  l'attribut,  plusieurs  de  ceux  qui  ont  traité 
cette  matière  se  bornent  uniquement  à  la  considé- 
ration de  ces  deux  parties  de  la  proposition,  les  uns 
regardant  la  copule  comme  implicitement  comprise 
dans  l'attribut,  et  les  autres  dans  le  sujet. 

§  4-  Opinions  contradictoires  des  logiciens  ,  sur  la  nature  du 
rapport  qui  existe  entre  le  sujet  et  V attribut  àe^  la  proposition. 

Quant  à  la  véritable  nature  du  rapport  qui  existe 
entre  ces  deux  parties,  les  opinions  des  plus  célèbres 
auteurs  offrent  des  divergences  ou  des  contrastes 
fort  remarquables. 

Suivant  Condillac ,  «  toute  vérité  est  une  propo- 
«  sition  identique  »  ,  c'est-à-dire ,  comme  il  l'explique 
lui-même,  une  proposition  dans  laquelle  la  même 
idée  est  affirmée  d'elle-même,  dans  laquelle  enfin  on 
se  borne  uniquement  à  affirmer ,  sous  des  expressions 
différentes ,  que  le  même  est  le  même.  Il  en  donne 
pour  exemples  les  propositions  d'arithmétique  et  de 
géométrie ,  comme  2  et  2  sont  l\  ,  la  sommo  des  trois 


ENTENDEMENT.  21 3 

angles  d'un  triangle  est  égale  à  celle  de  deux  angles 
droits,  etc.  Cette  assertion,  fondée  sur  l'emploi  abusif 
du  mot  identique ^11  est  que  spécieuse,  appliquée  aux 
propositions  que  l'on  peut  faire  sur  les  idées  de  gran- 
deur et  de  quantité  ;  elle  me  semble  tout  à  fait  inad- 
missible, si  on  l'applique  aux  propositions  qui  se  font 
sur  des  idées  d'un  autre  ordre. 

Les  anciens  logiciens  (les  péripatéticiens ,  et  après 
eux  les  scholastiques)  donnèrent  à  l'attribut  le  nom  de 
grand  terme ^  comme  comprenant  toujours,  dans 
l'étendue  de  sa  signification  ,  le  sujet ,  que  par  cette 
raison  ils  nommèrent /?e^iV  terme. 

Enfin,  l'illustre  et  ingénieux  auteur  des  Eléments 
d'idéologie  prétend,  au  contraire,  que  «dans  tous 
«  nos  jugements  quelconques,  l'extension  des  deux 
«  idées  comparées  étant  la  même ,  parce  qu'elle  est 
«  toujours  égale  à  celle  du  sujet ,  l'opération  intel- 
«  lectuelle  consiste  à  sentir  que  le  sujet  comprend 
<(  r attribut  *.  » 

Ainsi,  selon  les  logiciens  de  l'école  péripatéticienne, 
l'attribut  est  plus  grand  que  le  sujet:  suivant  Gon- 
dillac ,  l'attribut  est  égal  au  sujet  ;  et ,  suivant  M.  de 
Tracy ,  l'attribut  serait  plus  petit  que  le  sujet. 

Or ,  il  n'est  pas  possible  que  ces  trois  assertions  , 
ni  même  deux  d'entre  elles, soient  véritables  à  la  fois; 

Voyez  les  Éléments  d'idcologie ,  IIP  partie  ,  ou  logique  y 
pag.  172  et  suiv.  ,  edit.  de  1806. 


21  4  PREMliiRE    PARTIE. 

et ,  d'un  autre  coté ,  si  elles  étaient  entièrement 
fausses,  des  hommes  d'un  esprit  éminent,  et  qui  ont 
beaucoup  médité  sur  cette  question ,  ne  les  auraient 
sûrement  pas  admises.  Il  faut  donc  qu'il  y  ait  quel- 
que point  de  vue  sous  lequel  chacune  d'elles  peut 
paraître  véritable.  Il  me  semble ,  en  effet ,  que  les 
premiers  philosophes  qui  ont  entrepris  de  traiter 
cette  question  ,  en  l'envisageant  sous  le  point  de  vue 
qui  avait  pour  eux  le  plus  d'importance,  ont  pour- 
tant négligé  de  considérer  celui  qui  s'offre  le  plus 
fréquemment  et  le  plus  familièrement  à  l'esprit. 

Je  ne  m'arrêterai  pas  sur  l'opinion  de  Condillac, 
parce  que  j'ai  donné  à  entendre,  par  le  peu  de  mots 
que  j'en  ai  dit  tout  à  l'heure ,  pour  quelle  raison  elle 
me  semble  tout  à  fait  erronée. 

§  5.  Hypothèses  des  logiciens  de  l'école. 

Quant  aux  péripatéticiens,  il  paraît  évident  qu'ils 
n'ont  considéré,  dans  leur  théorie,  que  les  propo- 
sitions scientifiques ,  ou ,  comme  ils  les  appelaient, 
catégoriques, \\s  supposaient  qu'Aristote  avait  rangé 
dans  ses  dix  fameuses  classes,  ou  catégories,  toutes 
les  idées  que  l'esprit  humain  est  capable  de  conce- 
voir; que  chacune  de  ces  classes  pouvait  être  sub- 
divisée en  un  nombre  plus  ou  moins  grand  de 
genres  et  d'espèces ,  subordonnées  les  unes  à  l'égard 
des  autres,  de  manière  que  chaque  espèce  fût  un 


ENTENDEMENT.  2l5 

genre ,  par  rapport  à  l'espèce  immédiatement  infé- 
rieure ,  depuis  la  catégorie ,  ou  genre  suprême 
(^summum  genus)  ,  jusqu'à  l'individu,  ou  dernière 
espèce  (  infima  species  )  :  ils  supposaient ,  de  plus  , 
qu'ils  avaient  fait  une  classification  exacte  de  tous 
les  attributs,  en  les  réduisant  à  cinq  classes  *,  dont 
chacune  pouvait  s'appliquer  à  un  nombre  très  con- 
sidérable de  sujets  différents.  Or,  comme  tout  l'ar- 
tifice du  raisonnement  consistait ,  suivant  eux,  à  faire 
voir  qu'un  certain  attribut  est  réellement  et  légiti- 
mement applicable  à  tel  sujet  déterminé  ;  et  comme 
chaque  attribut,  appartenant  à  quelqu'une  des  cinq 
classes  qu'ils  avaient  imaginées ,  pouvait  être  appli- 
cable à  un  grand  nombre  de  sujets,  autres  que  celui 
auquel  on  l'applique  dans  toute  proposition  déter- 
minée ;  de  là  la  dénomination  de  grand  terme , 
donnée  à  l'attribut  de  la  proposition ,  et  celle  de 
petit  terme  j  donnée  au  sujet,  comme  étant,  suivant 
eux,  compris  dans  l'attribut. 

Mais  tout  ce  système  repose,  comme  on  voit,  sur 

*  Ce  sont  ces  classes  d'attributs  que  les  logiciens  de  l'école 
ont  appelées  universaux  (genre,  espèce,  différence,  propre, 
accident  }.  Le  D^  Reid  a  fort  bien  exposé  tonte  cette  théorie 
de  la  logique  péripatéticienne  dans  une  dissertation  intitulée 
A  brief  account  of  Aristotles  logic.  On  l'a  imprimée  au  com* 
mencement  du  i*^  volume  de  ses  Essays  on  the  powers  of 
the  human  minci  (Essais  sur  les  f^icultés  de  l'esprit  humain), 
3  vol.  in-8*'.  Edimbourg,  1812.2*  édit. 


9.1 6  PREMIÈRE    PARTIE. 

des.  hypothèses  purement  gratuites ,  et  ne  peut  nul- 
lement satisfaire  un  esprit  qui  sent  le  hesoin  de  la 
lumière  et  de  l'exactitude.  L'opinion  de  M.  de  Tracy, 
quoique  née  peut-être  en  lui  à  l'occasion  de  cette 
théorie  des  përipatéticiens,  est  plus  près  de  la  vérité, 
parce  qu'il  l'a  puisée  dans  la  considération  immé- 
diate des  termes  de  la  proposition ,  indépendam- 
ment de  tout  système ,  et  de  toute  préoccupation  en 
faveur  d'une  hypothèse  quelconque.  Au  reste,  il  est 
assez  évident  que ,  dans  cette  comparaison  des  deux 
termes,  il  a  considéré  le  sujet  sous  le  rapport  de  sa 
compréhension,  tandis  que  les  logiciens  de  l'école 
considéraient  l'attrihut  sous  le  rapport  de  son  exten- 
sion; en  sorte  que  c'est  réellement  la  différence  des 
points  de  vue  qui  a  produit  le  contraste  des  résultats, 
lesquels  sont ,  de  part  et  d'autre ,  ce  qu'ils  devaient 
être.  Peut-êtr,e  néanmoins  cette  considération  de  l'ex- 
tension et  de  la  compréhension  des  idées ,  c'est-à-dire 
des  mots  ou  des  termes ,  quelque  importance  qu'y 
aient  attachée  les  auteurs  de  logique ,  n'est-elle  pas 
réellement  d'une  grande  utilité  dans  la  théorie  de 
la  proposition. 

En  effet ,  si ,  comme  nous  l'avons  dit,  elle  ne  fait 
que  rapprocher  deux  idées  pour  en  faire  naître  une 
troisième ,  qui  est  le  produit  de  ce  rapprochement , 
on  ne  voit  pas  bien  ce  que  peut  faire  à  cela  la  con- 
sidération de  la  somme  d'idées  associées  sous  le  mot 
qui  est  le  sujet  de  la  proposition ,  et  la  somme  des 


ENTENDEMENT.  2  I  7 

autres  idées  ou  objets  auxquels  peut  s'appliquer  le 
terme  qui  est  l'attribut  de  cette  même  proposition , 
ainsi  que  nous  aurons  occasion  de  le  faire  voir  dans 
la  seconde  partie  de  cet  ouvrage ,  en  traitant  du 
raisonnement. 

Depuis  près  de  trois  siècles,  les  esprits  justes  et 
sans  prévention  ont  commencé  à  reconnaître  les  im- 
perfections et  l'inutilité  presque  entière  de  toute  la 
théorie  du  syllogisme  ;  et  l'on  n'a  pas  manqué  surtout 
d'observer  combien  l'analyse  des  diverses  espèces  de 
propositions  y  est  incomplète.  A  cet  égard,  les  gram- 
mairiens sont  allés  beaucoup  plus  loin  que  les  logiciens 
de  l'école  ,  et  ont  été  véritablement  plus  philosophes 
qu'eux.  Nous  rappellerons  donc  ici  ce  qu'ils  ont  dit 
de  plus  important  sur  ce  sujet ,  mais  en  l'adaptant 
plus  particulièrement  à  celui  que  nous  traitons ,  et 
avec  les  modifications  qui  nous  paraîtront  plus  ap- 
procher de  la  vérité  et  de  l'exacte  observation  des 
faits. 

§  6.  De  la  presque-simultanéité  et  de  la  succession  des  idées 
dans  l'entendement. 

L'entendement  de  l'homme  est  tout  entier  dans  le 
temps,  et  tout  entier  ce  qu'il  est,  avec  toutes  les 
facultés  ou  propriétés  dont  il  est  doué ,  dans  chaque 
instant  indivisible  de  la  durée.  Voilà  pourquoi  aucune 
de  ces  modifications  de  notre  âme ,  dont  nous  avons 
à  chaque  instant  la  conscience,  et  qui  n'existent  pour 


2l8  PREMIÈRE    PA.RTIE. 

nous  que  dans  la  conscience  que  nous  en  avons,  ne 
peut  jamais  être  considérée  comme  une  idée  simple  ; 
c'est-à-dire  qu'il  n'y  a  pas  une  seule  idée,  dont 
l'existence  actuelle  dans  notre  esprit  ne  suppose  né- 
cessairement, outre  l'action  de  la  faculté  particulière 
dont  elle  est  le  produit,  les  actions  simultanées  ou 
le  concours  instantané  de  toutes  les  autres  facultés. 
Car  c'est  la  condition  indispensable  de  sa  manifes- 
tation comme  idée  distincte. 

Pour  se  convaincre  de  cette  vérité,  il  suffît  de  se 
rappeler  qu'une  sensation ,  par  exemple ,  en  tant  que 
sensation  ,  c'est-à-dire  considérée  dans  toute  la  sim- 
plicité propre  à  ce  genre  de  faits,  ne  saurait  pourtant 
se  présenter  à  l'esprit  qu'avec  l'objet  qui  y  donne  lieu; 
avec  le  sentiment  qui  la  rend  agréable ,  ou  désagréa- 
ble,ou  à  peu  près  iadifférente;  avec  la  mémoire, qui 
en  fait  une  idée  déjà  connue  ou  éprouvée  ;  avec  la 
volonté,  qui  la  déclare,  pour  ainsi  dire,  un  objet 
de  désir  ou  d'aversion  ;  enfin ,  avec  tout  le  cortège 
des  autres  facultés,  dont  chacune,  pour  sa  part,  la 
détermine,  par  l'espèce  de  rapport  dans  lequel  elle 
se  trouve  à  son  égard. 

Cette  observation  peut  seule  nous  faire  compren- 
dre ,  jusqu'à  un  certain  point,  l'inconcevable  sou- 
plesse de  notre  esprit,  la  rapidité  incroyable  de  ses 
actes ,  et  comment ,  dans  certains  cas ,  nous  avons 
presque  conscience  de  la  simultanéité  d'un  grand 
nombre  d'entre  eux.  Ainsi,  il  y  a  des  occasions  où, 


ENTENDEMENT.  2  I  () 

ayant  un  grand  intérêt  à  démêler  les  vrais  sentiments 
et  la  pensée  secrète  d'une  personne  avec  qui  nous 
nous  entretenons ,  son  attitude  ,  son  geste ,  l'expres- 
sion de  sa  physionomie  ,  le  ton  de  sa  voix,  l'accent 
particulier  qu'elle  donnera  à  quelques  monosyllabes  , 
qui  lui  échapperont ,  plutôt  qu'elle  ne  semblera  les 
avoir  prononcés  avec  réflexion  :  toutes  ces  choses , 
en  un  mot ,  que  l'énumération  que  j'en  fais  ici  ne 
présente  encore  que  par  masses  fort  composées ,  au- 
ront frappé  instantanément  celui  qui  a  intérêt  à  les 
observer;  il  aura  saisi  en  un  clin  d'œil  ce  qui  ne 
pourrait  s'exprimer  ou  se  décrire  que  par  un  long 
discours. 

D'un  autre  coté,  comme,  depuis  le  moment  où 
nous  commençons  h  faire  quelque  usage  de  nos  fa- 
cultés ,  jusqu'au  dernier  instant  de  notre  vie ,  l'acti- 
vité de  cette  force  à  laquelle  nous  donnons  le  nom 
d'esprit  ou  d'intelligence,  n'est  jamais  entièrement 
suspendue  ;  comme  elle  se  manifeste ,  par  la  suite  non 
interrompue  des  actes  qui  lui  sont  propres ,  au  moins 
pendant  tout  le  temps  de  la  veille  :  il  s'ensuit  que 
chacun  des  actes  dont  nous  avons  une  conscience 
distincte ,  ne  pouvant  exister  que  dans  l'instant 
même  où  nous  en  avons  conscience,  il  est  tout  à  fait 
impossible  que  nous  ayons,  dans  tout  le  cours  de 
notre  vie  ,  deux  fois  la  même  idée.  Sans  doute  ,  les 
causes  de  nos  idées,  dans  les  objets  qui  nous  les 
donnent,  peuvent  être  les  mêmes  dans  bien  des  cas  ; 


2  20  PRE3IIERE    PARTIE. 

sans  doute  aussi  les  termes  abstraits ,  qui  expriment 
certains  groupes  ou  certaines  sommes  d'idées ,  sont 
toujours  les  mêmes  :  mais  assurément  aucune  idée 
proprement  dite ,  c'est-à-dire  aucun  fait  de  l'enten- 
dement ,  ne  peut  être  le  même  deux  fois  de  suite , 
pas  plus  que  le  moment  présent  ne  peut  être  le  même 
que  celui  qui  le  précède  ou  qui  le  suit  immédiate- 
ment. 

§  7.  Différence  entre  une  idée  ,   proprement  dite  ,  et  une 
pensée. 

Mais  si  les  idées,  proprement  dites,  ou  les  faits 
de  l'entendement  dont  nous  avons  une  conscience 
distincte,  sont  des  phénomènes  extrêmement  fugitifs 
qui  se  succèdent  quelquefois  avec  la  plus  étonnante 
rapidité;  les  combinaisons  que  nous  en  faisons,  à 
l'aide  du  langage ,  et  plus  encore  au  moyen  de  l'écri- 
ture (  dont  l'invention  a  si  prodigieusement  étendu 
et  perfectionné  le  langage  lui-même),  ont  plus  de 
fixité ,  et  peuvent  se  représenter  bien  des  fois  à  l'es- 
prit ,  avec  un  caractère  d'identité  suffisant  pour  que 
nous  puissions  à  chaque  fois  les  considérer ,  jusqu'à 
un  certain  point,  comme  les  mêmes  idées  ou  les 
mêmes  pensées.  Car,  bien  que  l'on  se  serve  à  peu 
près  indifféremment  de  ces  deux  mots  pour  expri- 
mer un  même  genre  de  faits,  et  qu'une  proposition 
tout  entière,  comme  nous  l'avons  remarqué  précé- 
demment, agisse,   en   quelque  sorte,  sur  l'entende- 


ENTENDEMENT.  '21 J 

ment,  comme  une  seule  idée,  ou  se  transforme  , 
s'il  le  faut  ainsi  dire  ,  en  un  fait  unique ,  qui  est  la 
conception ,  ou  l'intuition  du  rapport  des  termes  ; 
cependant ,  il  est  sans  doute  convenable  d'appliquer 
plus  spécialement  le  motpensée  à  ces  systèmes  d'i- 
dées, quelquefois  fort  composés ,  que  présente  renon- 
ciation d'une  proposition  développée  dans  toutes  ses 
parties,  comme  il  nous  arrive  sans  cesse  d'en  faire, 
soit  en  parlant,  soit  en  écrivant.  Tel  est  donc  le  sens 
que  je  donnerai  désormais  au  mot  pensée',  et  peut- 
être  n'est-il  pas  inutile  d'observer  ,  à  cette  occasion, 
comment  se  forment  et  se  développent  les  pensées 
dans  notre  entendement. 

§  8.  De  la  suite  et  de  l'étendue  des  pensées  dans  l'esprit. 

Ce  qui  prouve  que  l'esprit  de  l'homme  dispose  à 
peu  près  à  volonté ,  dans  un  instant  donné ,  de 
toutes  ses  facultés,  et  de  tous  ses  moyens  naturels  ou 
acquis ,  comme  nous  l'avons  dit  tout  à  l'heure  ;  c'est 
que ,  quel  que  soit  le  sujet  dont  on  veuille  entretenir 
actuellement  un  homme  qui  réunit  une  grande  va- 
riété de  connaissances,  histoire,  jurisprudence,  ma- 
thématiques, morale,  etc,  ,  on  le  trouvera  prêt  à 
énoncer  sur  ce  sujet  des  suites  de  propositions,  qui 
n'auront  pas  sans  doute  toujours  le  même  degré 
d'originalité  dans  l'invention,  ou  de  bonheur  dans 
l'expression ,  mais  qui  auront  du  moins  de  l'intérêt , 
et ,  en  général ,  un  grand  fonds  de  vérité.  Il  en  sera 


^11  PREMIÈRE    PARTIE. 

de  même ,  à  proportion ,  des  personnes  qui  ont  une 
instruction  moins  étendue  ,  ou  des  connaissances 
moins  approfondies.  Or ,  c'est  de  cette  disposition 
constante, et  commune  au  moins  à  tous  les  hommes 
dont  l'éducation  a  été  soignée,  ou  qui  se  sont  ap- 
pliqués spécialement  à  quelque  sujet  d'étude  ,  à 
quelque  genre  de  travaux ,  que  naissent  les  diverses 
pensées  qui  se  succèdent  dans  leur  esprit,  lorsqu'ils 
viennent  à  l'appliquer  aux  objets  ordinaires  de  leur 
attention. 

§  g.  Exemple. 

Voici,  par  exemple,  une  suite  de  pensées  qui 
peut  se  présenter  à  l'esprit  d'un  homme  qui  a  réflé- 
chi sur  l'ordre  des  sociétés  politiques ,  et  sur  les 
causes  propres  à  en  garantir  la  durée  ou  la  stabilité  : 

1 .  La  soumission  que  le  peuple  a  pour  les  lois  , 
assure  le  repos  et  la  tranquillité  des  états.... 

2.  Mais  le  peuple  n'obéit  volontiers  ou  constam- 
ment aux  lois  ,  que  quand  il  les  croit  justes.... 

3.  Par  conséquent ,  si  elles  sont  ou  s'il  les  croit 
injustes  y  il  sera  tenté  de  ne  leur  pas  obéir,  il  pourra 
y  avoir  sédition ,  désordre  dans  la  société.... 

4.  Il  est  donc  utile  d'empêcher  qu'on  ne  dise  au 
peuple  que  les  lois  sont  injustes.... 

5.  Mais,  si ,  comme  cela  ne  peut  guère  manquer 
d'arriver,  il  vient  à  s'apercevoir  de  lui-même  qu'elles 
sont  injustes.... 


ENTENDEMENT.  2^3 

6.  Il  ne  servira  pas  à  grand'chose ,  d'empêcher 
qu'on  ne  le  lui  dise.... 

■y.  Il  faudrait  donc  trouver  un  autre  moyen  d'as- 
surer son  obéissance  aux  lois ,  même  injustes.... 

8.  J'ai  remarqué  qu'ordinairement  le  peuple  obéit 
aux  supérieurs,  uniquement  parce  qu'ils  sont  supé- 
rieurs.... 

9.  Sans  s'informer  s'ils  ont  un  droit  incontestable 
à  l'autorité ,  ni  s'ils  ont  le  mérite  ou  la  vertu  néces- 
saire pour  l'exercer  convenablement.... 

10.  Ainsi,  il  n'y  aurait  qu'à  dire  au  peuple  qu'il 
doit  obéir  aux  lois,  parce  qu'elles  sont  lois.... 

1 1 .  Mais  le  peuple  voudra-t-il  ou  pourra-t-il 
toujours  admettre  cette  maxime,  sans  aucune  autre 
preuve  de  sa  vérité  ou  de  sa  nécessité  pratique?.... 

12.  Gela  est  douteux,  et  même  assez  peu  pro- 
bable.... 

1 3.  Il  vaudrait  donc  mieux  faire  en  sorte  que  les 
lois  fussent  justes. 

Dans  cette  suite  de  pensées  ,  que  l'expérience  de 
la  vie  et  la  connaissance  de  l'histoire  peuvent  faire 
naître  dans  l'esprit  d'un  homme  capable  de  réfléchir, 
il  est  facile  d'observer  comment  elles  s'appellent,  en 
quelque  sorte ,  les  unes  les  autres ,  soit  parce  que 
l'une  sert  à  expliquer  ou  à  confirmer  celle  qui  la 
précède;  soit  parce  que  celle-ci  fait  naître  un  doute 
dont  celle  qui  la  suit  donne  la  solution,  ou  provoque 


1l[\  PREMIÈRE    PARTIE. 

une  supposition ,  dont  la  conséquence  s'offre  bientôt 
crelle-meme  a  l'entendement,  etc. 

Au  reste ,  il  ne  faut  pas  s'imaginer  qu'en  marquant 
cette  suite  de  pensées  par  des  nombres ,  j'aie  prétendu 
faire  considérer  chaque  proposition  ou  chaque  phra- 
se ,  ainsi  marquée ,  comme  une  pensée  singulière , 
et,  s'il  le  faut  ainsi  dire,  individuelle,  en  sorte  qu'il 
y  ait  ici  précisément  treize  pensées ,  ni  plus ,  ni 
moins.  Il  est  facile  de  comprendre,  au  contraire, 
que  je  n'ai  voulu  indiquer  que  le  progrès  de  l'esprit 
dans  la  suite  desespe/i^ee^,  etque  la  division  qu'on 
en  peut  faire  doit  nécessairement  être  toujours  plus 
ou  moins  arbitraire. 

On  doit  comprendre  même  qu'il  n'y  a  pas  une  de 
ces  pensées  qui  ne  pût  donner  lieu  à  des  développe- 
ments plus  étendus  ,  comme  toutes  pourraient  être 
resserrées  sous  une  expression  plus  concise. 

C'est  ainsi ,  en  effet ,  que  Pascal  les  a  présentées , 
en  leur  donnant  en  même  temps  une  forme  plus  pi- 
quante ,  et  ce  degré  d'intérêt  qui  naît  de  l'art  propre 
aux  hommes  de  génie  ou  doués  d'un  grand  talent , 
celui  de  provoquer  l'activité  de  l'esprit  par  la  lumière 
même  dont  ils  l'éclairent  :  «  Il  est  dangereux,  dit-il , 
«  de  dire  au  peuple  que  les  lois  ne  sont  pas  justes; 
«  car  il  n'obéit  que  parce  qu'il  les  croit  justes  ;  c'est 
ce  pourquoi  il  faut  lui  dire,  en  même  temps,  qu'il 
«  doit  obéir,  parce  qu'elles  sont  lois;  comme  on  obéit 
a  aux  supérieurs ,  parce  qu'ils  sont  supérieurs.  Par 


ENTENDEMENT.  2  25 

«  là  toute  sédition  est  prévenue ,  si  l'on  peut  faire 
«  entendre  cela  *.  » 

On  peut  même  observer  ici  comment  une  pensée 
telle  que  celle-ci ,  «  il  faut  que  les  lois  soient  justes ,  » 
peut  être  présentée  à  l'esprit  avec  les  développe- 
ments qui  servent  à  en  mieux  faire  comprendre  la 
justesse  et  la  vérité ,  sans  qu'elle  perde  néanmoins 
la  sorte  d'unité  qui  peut  appartenir  aux  faits  de  ce 
genre;  car  cette  unité  est  le  résultat  de  renonciation 
de  toutes  les  idées  dont  elle  se  compose,  et  dont  au- 
cune ne  saurait  être  remarquée  en  particulier, 
sans  devenir  presque  aussitôt  une  autre  idée  que 
celle  qui  fait  partie  de  la  pensée  tout  entière ,  et  qui 
sert  à  la  modifier  ou  à  la  déterminer. 

Ainsi  donc ,  quand  nous  lisons  ou  quand  nous 
entendons  prononcer  une  suite  de  mots ,  destinés  à 
nous  faire  connaître  le  rapport  de  deux  notions  gé- 
nérales ou  abstraites ,  l'effet  total  qui  est  produit 
dans  notre  esprit  est ,  en  quelque  manière ,  la  con- 
ception d'une  pensée  unique ,  résultant  de  la  somme 
des  conceptions  ou  des  idées  successives  que  lui 
ont  offertes  les  rapports  des  mots  que  nous  avons  lus 
ou  entendus  ;  soit  que  ces  rapports  puissent  s'exprimer 
par  le  simple  rapprochement  des  deux  termes  d'une 
proposition  unique,  soit  qu'ils  se  présentent  dans  une 
suite  de  propositions,  liées  entre  elles  de  diverses 

*  Pensées  de  Pascal,  V^  part.  ,  art.  X. 

j5 


'2l6  PREMIÈRE    PA.RTIE. 

manières,  et  formant  une  période  plus  ou  moins  lon- 
gue. C'est  ainsi  que  comme  nous  pouvons  embrasser, 
d'un  seul  regard,  un  objet,  ou  un  ensemble  d'objets 
assez  considérable,  tel  qu'un  palais,  une  place  pu- 
blique ,  un  paysage ,  quand  nous  avons  eu  occasion 
d'observer ,  en  différents  temps  ou  à  diverses  repri- 
ses ,  les  parties  les  plus  saillantes  de  ces  objets ,  leurs 
rapports  de  dimension ,  de  distance  et  de  situation. 

§   lo.  Des  diverses  sortes  de  propositions  et  de  leurs  causes. 

Nous  pouvons  donc  ,  à  présent  ,  nous  rendre 
compte  de  la  manière  dont  se  composent  ces  sortes 
de  pensées,  exprimées  quelquefois  par  une  seule  pro- 
position ,  et  quelquefois  par  des  suites  de  proposi- 
tions. Et  d'abord,  nous  remarquerons  que  les  termes 
généraux,  sans  lesquels  nous  ne  pourrions  jamais , 
ni  exprimer ,  ni  même  avoir  aucune  idée  abstraite  , 
comprenant  toujours,  dans  leur  signification,  des 
groupes  ou  des  collections  d'idées ,  tantôt  plus ,  tan- 
tôt moins  nombreuses  ;  il  est  très  souvent  indispen- 
sable d'étendre  ou  de  restreindre  cette  signification  , 
et ,  en  général ,  de  la  modifier  de  diverses  maniè- 
res, pour  faire  passer  dans  l'esprit  du  lecteur  ou 
de  l'auditeur  le  véritable  sens  que  nous  y  attaclions , 
ou  pour  indiquer  quelques  idées  accessoires  que 
nous  jugeons  nécessaire  d'y  joindre.  C'est  ce  que 
l'on  parvient  à  faire ,  en  joignant  à  l'un  ou  à  l'autre 


ENTENDEMENT.  227 

des  termes  de  la  proposition  (  sujet  et  attribut  ),  ou 
à  tous  deux  à  la  fois,  des  mots  qui  les  modifient  de 
la  manière  que  nous  venons  de  dire.  Or,  voilà  ce 
qui  fait  les  propositions  que  les  grammairiens  ont 
appelées  complexes^  soit  par  le  sujet,  soit  par 
l'attribut ,  soit  par  l'un  et  par  l'autre  *. 

D'un  autre  côté,   par  la  nature  même  de  notre 
entendement,  et  par  la  manière  dont  les  idées  s'y 
succèdent ,   presque  sans  interruption  ,    le  présent 
nous  échappe  sans  cesse,  nous  n'avons  de  connais- 
sance certaine  que  du  passé ,   et  nous  vivons  ,  en 
quelque  sorte ,  uniquement  dans  l'avenir.  De  là  ces 
alternatives  continuelles  de  lumière  et  d'obscurité  , 
de    doute  et   de  certitude,   de  craintes  et  d'espé- 
rances ,  qui  agitent  sans  cesse  notre  vie ,  et  dont  on 
retrouve  partout  l'empreinte  dans  le  langage ,  qui 
est  l'expression  la  plus  immédiate  ou  la  représen- 
tation la  plus  exacte  du  mouvement  de  nos  pensées. 
Car,  si  le  sentiment,  soit  distinctement  remarqué, 
soit  plus  généralement  inaperçu ,  se  joint  néanmoins 
à  toutes  les  déterminations   de  notre  esprit ,   ainsi 
que  nous  croyons  l'avoir  montré  avec  évidence  ;   il 
ne  faut  pas  être  surpris  que  le  langage,  même  quand 
il  exprime  nos  méditations  les  plus  abstraites ,  et  , 
en  apparence ,  les  plus  étrangères   à    ce  genre  de 

Voyez  l'article  proposition   dans  l'Encyclopédie ,    ou 
dans  les  Œuvres  de  Dumarsais. 

i5. 


'2lS  PREMIÈRE    PARTIE. 

modifications  de  notre  entendement ,  en  conserve 
encore  quelques  indices.  Qui  ne  sait  d'ailleurs  que 
la  vérité  ,  en  général ,  ayant  pour  notre  intelligence 
un  attrait  puissant  et  un  intérêt  immense  ,  les  hom- 
mes qui  se  livrent  aux  spéculations  les  plus  étran- 
gères aux  sentiments  et  aux  intérêts  de  la  vie  com- 
mune sont  précisément  ceux  qui  ressentent  le  plus 
vivement  l'espèce  de  plaisir  qui  s'attache  à  sa  dé- 
couverte ? 

C'est  donc  à  cette  cause,  prise  dans  la  nature 
même  de  l'esprit  humain,  que  nous  croyons  pouvoir 
attribuer  les  formes  variées  sous  lesquelles  se  pré- 
sentent les  diverses  propositions  qui  concourent  à 
l'expression  complète  d'une  même  pensée ,  supposi- 
tives  ,  conditionnelles,  indiquant  un  souhait,  un 
vœu ,  un  ordre ,  une  prière ,  etc.  En  un  mot ,  c'est 
là  qu'on  peut  reconnaître  l'origine  de  toutes  les  for- 
mes des  propositions  qui,  dans  une  phrase,  ou  dans 
une  période,  sont  diversement  subordonnées  à  une 
proposition  principale ,  qu'elles  développent  ou  dé- 
terminent, de  manière  à  porter  dans  l'esprit  de  celui 
qui  la  lit,  ou  qui  l'entend  prononcer,  toute  la  lumière 
dont  elle  a  besoin  ,  pour  être  parfaitement  comprise. 

§   II.  La  Grammaire  générale   et    la  Métaphysique   ne    sont 
presque  que  doux  points  de  vue  de  la  considération  des  mots. 

Les  deux  conditions   nécessaires  à  remplir  pour 


ENTENDEMENT.  ^iQ 

compléter,  dans  une  phrase  ou  dans  une  période, 
renonciation  d'une  pensée ,  c'est-à-dire  d'un  système 
ou  d'une  combinaison  d'idées,  consistaient  donc  à 
trouver  :  i  °  les  moyens  d'étendre  ou  de  restreindre , 
ou ,  en  général ,  de  modifier,  d'une  manière  quelcon- 
que ,  la  signification  des  termes  généraux ,  par  quel- 
ques idées  accessoires;  et  a**  les  moyens  d'exprimer 
les  divers  mouvements  de  l'esprit ,  doute  ,  supposi- 
tion ,  condition  ,  ordre,  désir, prière  ,  etc. ,  qui  carac- 
térisent les  propositions  qui  sont  subordonnées  à 
une  proposition  principale.  Or ,  c'est  la  nécessité  de 
satisfaire  à  ces  deux  conditions ,  qui  a  donné  nais- 
sance aux  différentes  formes  que  prend  un  même 
mot,  à  raison  des  significations  diverses,  ou  des 
nuances  d'une  même  signification  ,  qu'il  est  destiné 
à  exprimer.  Yoilà  comment  il  est  arrivé  que  les 
grammairiens,  en  observant  les  procédés  du  lan- 
gage ,  ont  reconnu  ces  formes  variables  d'un  même 
mot ,  et  partagé  tous  les  mots  en  différentes  classes 
ou  espèces ,  auxquelles  ils  ont  donné  le  nom  de 
parties  du  discours^  ou  parties  d'oraison.  Leur 
travail  n'a  donc  été  en  effet  qu'un  point  de  vue  de 
la  considération  des  mots ,  celui  de  leurs  manières 
diverses  de  signifier ,  eu  égard  à  l'expression  de  la 
pensée.  Ce  genre  de  recherches ,  étendu  à  un  grand 
nombre  d'idiomes,  ou  plutôt,  appliqué  à  l'observa- 
tion immédiate  des  besoins  de  renonciation ,  a  pro- 
duit à  son  tour  la  grammaire  générale ,  qui    est 


aSo  PREMIÈRE    PARTIE. 

proprement  la  science  des  causes  de  la  grammaire 
de  chaque  idiome  en  particulier. 

Cependant ,  il  y  a  un  autre  point  de  vue ,  non 
moins  important,  de  la  considération  des  mots,  que 
les  grammairiens  ont  abandonné  aux  littérateurs  de 
profession  ,  et  aux  philosophes  ,  particulièrement 
ceux  qu'on  appelle  métaphysiciens;  c'est  celui  qui 
se  rapporte  à  l'étendue  et  à  la  force  de  la  significa- 
tion des  termes. 

On  sait  assez ,  en  effet ,  de  quelle  importance  est , 
dans  le  style,  ou  dans  le  discours,  la  propriété  de 
l'expression ,  puisque  c'est  de  cette  condition  que 
dépend  essentiellement  la  clarté  des  idées  ;  presque 
tous  les  mots  d'une  langue ,  à  l'exception  des  noms 
des  objets  et  des  Etres  individuels ,  étant  des  termes 
généraux,  et  comprenant,  par  conséquent,  dans 
leur  signification ,  un  assez  grand  nombre  d'idées , 
celui  qui  a  une  connaissance  plus  exacte  ou  un 
sentiment  plus  juste  de  leur  valeur,  sous  ce  rapport, 
est  aussi  celui  qui  les  emploie  avec  plus  de  talent  et 
de  succès.  Mais  l'acquisition  de  ce  genre  de  connais- 
sance ne  peut  résulter  que  de  la  lecture  attentive  et 
assidue  des  bons  écrivains,  des  plus  habiles  criti- 
ques, et  de  quelques  ouvrages  qui  ont  été  composés 
expressément  sur  ce  sujet ,  comme  les  dictionnaires 
des  synonymes. 

Le  travail  des  métaphysiciens  ,  dans  celte  partie, 
s'est  presque  toujours  borné  à  l'explication  ou  à  la 


ENTENDEMENT.  sSl 

discussion  d'un  petit  nombre  de  termes.  A  la  vérité , 
ce  sont  ceux  qui  expriment  les  notions  les  plus  gé- 
nérales et  les  plus  importantes  de  l'entendement 
humain;  et  ils  donnent  lieu  à  des  questions,  dont 
les  unes  ne  peuvent  être  résolues  que  jusqu'à  un 
certain  point ,  et  dans  les  limites  assignées  par  la 
nature  à  nos  facultés ,  tandis  que  les  autres  sont  et 
demeureront  éternellement  insolubles. 

Nous  traiterons  donc  aussi  de  la  signification  de 
ces  termes  de  métaphysique;  mais  nous  croyons 
devoir  présenter  d'abord  quelques  considérations 
sur  le  premier  des  deux  points  de  vue  de  la  science 
des  mots  ,  que  nous  venons  d'indiquer. 


CHAPITRE    IV. 

De  la  Grammaire  générale,  ou  de  la  manière  de 
signifier  des  mots. 

§   I.  Quelques  principes  généraux  propres  à  éclaircir  ce 
sujet. 

«  Le  temps,  par  le  progrès  des  langues,  a  mul- 
et tiplié  à  l'infini  les  idées  ;  et  quand  l'homme  a  voulu 
«  se  replier  sur  lui-même,  il  s'est  trouvé  dans  un 
ce  labyrinthe ,  où  il  était  entré  les  yeux  fermés  *.  m 

*    OEuvres  de  Turgot  ^  tom.  II,pag.  261. 


.4  3*2  PREMIÈRE    PARTIE. 

Cette  réflexion  d'un  philosophe  ilhistre,  qui  ex- 
prime ,  d'une  manière  si  frappante,  la  difficulté  pro- 
pre aux  questions  dont  s'occupe  la  philosophie ,  et 
les  nomhreuses  chances  d'erreur  auxquelles  on  est 
exposé  en  essayant  de  les  résoudre,  est  particuliè- 
rement applicable  aux  recherches  qui  ont  pour  ob- 
jet l'analyse  et  la  théorie  du  langage.  Car  on  n'a  pu 
commencer  à  se  livrer  à  de  pareilles  recherches  qu'à 
une  époque  où  les  progrès  de  la  civilisation ,  dans 
tous  les  genres ,  avaient  déjà  fait  acquérir  aux  lan- 
gues un  très  haut  degré  de  perfection.  Dès  lors ,  les 
hommes  étaient  parvenus  à  se  communiquer  leurs 
pensées  par  des  procédés  sûrs ,  faciles  et  précis  ;  et 
les  traces  des  premiers  efforts  qu'ils  avaient  dû  ten- 
ter, pour  arriver  à  ce  résultat,  devaient  depuis  long- 
temps avoir  disparu.  Cependant ,  comment  se  recon- 
naître ,  ou  se  diriger  avec  quelque  succès ,  dans  ce 
labyrinthe  où ,  comme  dit  Turgot ,  l'on  était  entré 
les  yeux  fermés  ?  D'un  autre  coté,  si  le  langage  est 
véritablement  l'expression  ou  l'image  fidèle  de  toute 
notre  intelligence,  de  toute  notre  existence  morale  et 
sociale,  combien  n'était-on  pas  intéressé  à  en  connaî- 
tre tous  les  effets,  toutes  les  ressources,  et  à  le  suivre 
depuis  sa  naissance  jusqu'à  son  parfait  développe- 
ment? Aussi  voyons-nous  que  du  moment  où  quel- 
ques esprits  investigateurs  eurent  conçu  la  pensée 
de  s'appliquer  à  ce  sujet  de  recherches ,  il  devint, 
de  siècle  en  siècle,  l'étude  assidue  d'une  foule  d'hom- 


ENTENDEMENT.  2  33 

mes  doués  de  sagacité ,  qui  ne  laissèrent  pas  d'y  porter 
successivement  une  lumière  satisfaisante. 

Les  théories  grammaticales  se  sont  donc  multi- 
pliées, à  toutes  les  époques,  chez  les  peuples  qui 
ont  cultivé  avec  succès  l'art  de  parler  et  d'écrire  ;  et , 
s'il  y  reste  encore  beaucoup  de  contradictions  et 
d'obscurités,  on  ne  perd  pourtant  pas  tout  à  fait 
l'espérance  de  concilier  les  opinions  opposées ,  en 
remontant  par  une  analyse  rigoureuse  aux  principes 
qui  ont  dû  présider  à  la  formation  et  aux  divers 
perfectionnements  des  langues. 

Quelques  observations  préliminaires  nous  peu- 
vent, ce  me  semble,  beaucoup  aider, soit  à  décou- 
vrir ces  principes  ,  soit  à  éviter  les  erreurs  dans  les- 
quelles on  peut  si  facilement  tomber,  en  essayant  de 
résoudre  ce  problème  difficile. 

I.  Premièrement,  quelque  compliqués  que  nous 
paraissent  les  procédés  du  langage,  aujourd'hui  que 
nous  cherchons  à  en  démêler  l'artifice,  dans  des 
idiomes  très  perfectionnés  et  travaillés  ,  pendant  une 
longue  suite  de  siècles,  par  des  hommes  de  génie,  il 
ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  ce  moyen  de  communi- 
cation des  idées  est  pourtant  une  création  de  l'homme. 
Par  conséquent ,  les  principales  ressources,  peut-être 
même  toutes  celles  dont  il  peut  disposer ,  pour  at- 
teindre le  but  auquel  il  tend  sans  cesse ,  doivent  se 
retrouver,  en  grande  partie,  dans  les  langues  les  plus 
pauvres  ou  les  plus  grossières.  Car  l'emploi   d'un 


2 34  PREMIÈRE    PARTIE. 

langage  quelconque  est  une  des  nécessités  les  plus 
indispensables  de  l'homme ,  vivant  en  société  avec 
ses  semblables ,  c'est-à-dire  vivant  de  la  seule  ma- 
nière dont  on  puisse  concevoir  la  possibilité  de  son 
existence. 

II.  En  second  lieu ,  la  satisfaction  des  besoins  les 
plus  impérieux,  et  l'impulsion  des  passions  les  plus 
ordinaires  et  les  plus  vives  dont  notre  nature  soit 
susceptible,  ayant  dû  mettre  en  jeu  cette  faculté  de 
l'homme ,  en  vertu  de  laquelle  il  attache  ses  idées  à 
des  signes ,  pour  parvenir  à  les  communiquer  à 
ses  semblables ,  il  n'a  pu  l'exercer  avec  succès ,  ou 
même  tenter  de  s'en  servir ,  que  dans  les  circonstan- 
ces où  le  besoin  de  comprendre  se  faisait  sentir  à 
celui  qui  écoutait ,  à  peu  près  au  même  degré  où  le 
besoin  d'être  compris  était  senti  de  celui  qui  par- 
lait. Les  sentiments  réciproques ,  les  circonstances 
environnantes,  faisant  des  impressions  analogues  sur 
l'un  et  l'autre  des  interlocuteurs ,  on  peut  dire  avec 
vérité,  des  hommes  dans  cet  état,  ce  que  le  philoso- 
phe dont  nous  avons  cité  précédemment  les  paroles 
a  dit  encore,  avec  tant  de  justesse,  du  langage,  tel 
que  nous  l'employons  maintenant  ;  qu'on  se  devinait 
beaucoup  plus  qu'on  ne  s'expliquait. 

Mais,  comme  toute  espèce  de  travail  répugne  na- 
turellement à  l'homme,  et  celui  de  l'intelligence  plus 
qu'aucun  autre ,  on  ne  saurait  douter  que  toute  in- 
vention ,  une  fois  conçue ,  en  fait  de  langage ,  a  dû 


ENTENDEMENT.  2  35 

être  adoptée ,  dans  toutes  les  occasions  semblables  à 
celle  où  elle  avait  été  d'abord  appliquée  ,  et  se  trans- 
mettre ensuite  par  tradition. 

III.  Troisièmement ,  il  faut  surtout  remarquer 
que  si  les  liommes ,  employant  d'abord  le  langage , 
dans  les  circonstances  et  sous  l'influence  des  causes 
que  nous  venons  d'indiquer,  ont  dû  s'appliquer  à  se 
faire  comprendre  clairement,  ils  éprouvaient  pres- 
que au  même  degré  le  besoin  de  se  faire  comprendre 
promptement. 

De  là  sont  venues  diverses  sortes  d'abréviations 
qu'on  observe  en  grand  nombre  dans  toutes  les  lan- 
gues. Si  l'on  considère  d'abord  les  altérations  qu'ont 
dû  subir  les  mots  d'une  langue ,  supposée  primitive , 
par  l'effet  naturel  du  progrès  des  idées ,  de  l'emploi 
plus  fréquent  qu'on  en  faisait  et  de  la  facilité  plus 
grande  qu'on  avait  à  s'en  servir  ;  ensuite  les  effets  de 
cette  tendance  naturelle  à  l'abréviation ,  surtout 
dans  les  mots  composés,  qui  ont  dû  se  former  en 
grand  nombre,  précisément  dans  les  idiomes  encore 
grossiers  et  imparfaits  ;  et  jusqu'aux  altérations  ou 
abréviations  produites  par  l'euphonie,  ou  par  le 
besoin  de  plaire  à  l'oreille,  indice  d'un  perfectionne- 
ment déjà  très  considérable,  on  concevra  facilement 
quels  prodigieux  changements  sont  dus  à  cette  cause. 
Àjoutons-y  ceux  qui  résultent  des  abréviations  dans 
la  syntaxe  ou  dans  la  construction  des  propositions 
et  des  phrases  entières;  changements  qui, assurément, 


236  PREMIÈRE    PA.RTIE. 

n'ont  dû  être  ni  moins  nombreux,  ni  moins  im- 
portants. 

IV.  Enfin ,  et  cette  considération  est  fondamen- 
tale dans  la  question  qui  nous  occupe ,  il  ne  faut 
pas  oublier  que  si,  d'une  part,  le  langage  le  plus 
imparfait  doit  contenir  au  moins  le  germe  ou  l'in- 
dication de  tous  les  éléments  nécessaires  à  renoncia- 
tion complète  des  pensées  les  plus  composées  ou  les 
plus  complexes  ;  d'un  autre  côté ,  les  moyens  dont 
on  se  sert  ne  sauraient  être  que  fort  simples  et  très 
uniformes ,  puisque  c'est  la  condition  indispensable 
pour  se  faire  comprendre  par  des  hommes  dont 
l'entendement  est  encore  très  peu  exercé,  qui  n'ont 
que  très  peu  de  penchant  à  réfléchir  sur  leurs  pro- 
pres pensées ,  et  peut-être  encore  moins  d'occasions 
de  le  faire. 

Au  reste ,  les  observations  qu'on  vient  de  lire ,  si 
elles  sont  vraies ,  auront  l'avantage  de  suppléer  pour 
nous  ,  du  moins  jusqu'à  un  certain  point ,  au  man- 
que de  faits  positifs  et  directement  observables,  sur 
l'origine  ou  sur  les  premiers  développements  du 
langage.  Car ,  dans  l'impossibilité  où  nous  sommes 
de  remonter  par  une  suite  de  documents  authenti- 
ques ,  c'est-à-dire ,  ici ,  par  des  étymologies  exactes 
et  rigoureuses ,  à  la  signification  première  et  origi- 
nale de  la  plupart  des  mots  dont  nous  nous  servons, 
c'est  faire  peut-être  tout  ce  qu'on  peut  raisonnable- 
ment attendre  de  l'esprit  de  recherche  ,  que  d'arri- 


ENTENDEMENT.  sSy 

ver,  par  une  suite  d'observations  simples  et  incon- 
testables ,  à  la  détermination  exacte  de  la  manière 
de  signifier  des  diverses  espèces  de  mots  ,  et  à  la 
détermination  probable  de  la  signification  particu- 
lière de  la  plupart  d'entre  eux.  C'est  peut-être  aussi 
tout  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  réellement  utile  dans 
ce  genre  de  considérations. 

§  2.  Noms  personnels  ,  substantifs  et  adjectifs  ;  adverbes. 

Examinons ,  d'après  ces  principes ,  les  formes  di- 
verses sous  lesquelles  se  présentent,  dans  nos  langues 
perfectionnées ,  les  mots  autres  que  les  noms  person- 
nels et  les  noms  qu'on  appelle  substantifs.  Car  nous 
avons  fait  voir  précédemment  *  de  quelle  manière 
les  noms  généraux  des  personnes,  considérées  com- 
me jouant  le  rôle  le  plus  important  dans  le  discours 
(|les  pronoms  )  ,  ceux  des  objets  et  de  leurs  par- 
ties les  plus  remarquables ,  ceux  des  actions  diverses 
et  de  leurs  modifications  les  plus  frappantes ,  enfin 
ceux  des  sentiments  et  des  affections  les  plus  ordi- 
naires au  cœur  de  l'homme,  et  ceux  des  notions  les 
plus  communes ,  ont  dû  se  former  dans  toutes 
les  langues.  Ils  composent ,  évidemment ,  ce  qu'on 
pourrait  appeler  le  fonds  de  chacune  d'elles.  Peut- 
être  même  pourrait-on  dire  qu'il  n'y  a,  en  dernière 
analyse,  que  ces  deux  espèces  de  mots  {^noms  et 

*  Section  II ,  cbap.  I ,  §§  6  et  7. 


9.38  PREMIÈRE    PARTIE. 

pronoms)  dans  quelque  langue  que  ce  soit, puisque 
tout  nous  porte  à  croire  que  les  autres  espèces  qu'on 
a  reconnues  ne  sont  que  des  dérivations  ou  des 
combinaisons  de  celles-là. 

Et  d'abord ,  les  noms  que  les  grammairiens  appel- 
lent adjectifs  ne  sont  autre  chose  que  ces  mêmes 
termes  généraux  et  abstraits,  ou  ces  mêmes  noms 
des  objets  physiques,  considérés  comme  exprimant 
une  qualité,  une  modification  du  nom  auquel  ils 
sont  joints  ;  et  il  est  indubitable  qu'on  a  pu  long- 
temps se  borner  à  joindre  ainsi  un  nom  d'objet  ou 
de  qualité  à  celui  qu'on  voulait  faire  envisager  sous 
un  certain  point  de  vue  ,  avant  qu'on  s'avisât  de 
donner  aux  mots  qui  prenaient  cette  manière  de  si- 
gnifier ,  les  terminaisons  particulières  qui  en  devin- 
rent le  signe. 

L'invention  même  de  cette  terminaison  particu- 
lière fut  sans  doute  d'abord  une  inspiration  du  besoin 
et  de  la  vivacité  des  sentiments ,  plutôt  qu'un  résultat 
de  la  réflexion  :  elle  dut  être  sentie  et  comprise 
aussitôt  par  ceux  à  qui  l'on  adressait  la  parole;  or, 
cela  ne  pouvait  se  faire  qu'autant  que  la  terminaison 
elle-même  exprimait  quelque  qualité  très  familière , 
quelque  rapport  très  commun,  c'est-à-dire  que  c'était 
quelque  mot  exprimant  abondance ,  plénitude  ,  ca- 
pacité ,  pouvoir,  aptitude,  ressemblance,  identité. 

Mais  les  adjectifs  ^  ou  plutôt  la  forme  adjective 
des  noms  une  fois  inventée  et  admise ,    les  besoins 


ENTENDEMENT.  sSq 

de  renonciation  exigèrent  quelquefois  que  ,  pour 
rendre  leur  signification  plus  précise ,  on  joignît  à 
un  mot  de  forme  adjective  ou  attributive,  d'autres 
mots  qui  exprimassent  le  mode  ou  le  degré  de  la 
qualité ,  ou ,  en  général ,  de  l'idée  déjà  exprimée  par 
l'adjectif,  c'est-à-dire  d'autres  adjectifs ,  dont  la  ma- 
nière de  signifier  subissait  ainsi  une  altération  que 
les  circonstances  du  discours  faisaient  facilement  com- 
prendre. Quand  nous  disons  qu'un  homme  est  fort 
savant^  qu'il  est  vrai  philosophe  y  qu'on  l'a  enten- 
du parlant  tout  haut ,  ou  gémissant  tout  bas ,  etc. , 
les  mots  fort ^  vrai ^  tout  ^  haut  ^  has^  ne  signi- 
fient plus  que  la  manière  dont  nous  concevons  que 
les  adjectifs  savant  ^philosophe  ^parlant  ^  etgémis- 
sant ^  doivent  être  entendus.  Or,  dans  presque  tou- 
tes les  langues  ,  on  a  donné  aux  adjectifs ,  ou  aux 
noms  destinés  à  modifier  et  à  déterminer  ainsi 
d'autres  adjectifs,  des  terminaisons  particulières, 
comme  en  ïx^lwqj^xs  fortement ^  hautement^  basse- 
ment ,  etc.  ;  et  ces  terminaisons  n'ont  été  et  n'ont 
pu  être  encore  que  le  résultat  d'autres  noms  ,  soit 
adjectifs,  soit  substantifs,  qu'on  joignait  à  ceux-là. 
Ainsi  s'est  formée  l'espèce  de  mots  que  les  grammai- 
riens ont  appelés  acherbes ,  nom  qui  leur  a  été  donné 
par  les  plus  anciens  écrivains  en  ce  genre, parce  qu'en 
effet,  ils  se  joignent  plus  souvent  aux  verbes  Qu'aux 
adjectifs ,  quoique  leur  manière  de  signifier  soit  la 
même ,  à  l'égard  des  uns  et  des  autres. 


oJ^O  PREMIÈRE    PARTIE. 

^  3.  /-Vr^e^  et  leur  conjugaison  ;  leurs  tertips  ^  ou  formes 
temporelles. 

Quant  à  l'espèce  de  mots  que  ces  mêmes  gram- 
mairiens ont  appelée  2;e/7^^,  c'est-à-dire  mot  ou  pa- 
role par  excellence ,  ce  nom  leur  a  été  donné  parce 
qu'on  a  remarqué  qu'il  n'y  a  point  de  proposition 
explicite  oii  l'on  ne  trouve  en  effet  un  verbe  à  quel- 
que mode  d'énonciation  absolue  ou  relative.  C'est 
que  ces  mots  sont  composés  des  noms  d'action  , 
d'affection,  de  mouvement,  d'état  ou  de  situation, 
auxquels  les  noms  personnels  se  trouvent  joints,  soit 
explicitement,  soit  implicitement.  Ce  n'est  donc  pas 
précisément  parce  que  le  verbe  est  destiné ,  comme 
on  le  dit  ordinairement ,  à  marquer  l'existence  et  ses 
divers  modes ,  qu'il  joue  un  rôle  si  important  dans 
le  langage;  mais  plutôt  il  tient  ce  caractère  distinc- 
tif ,  du  nom  personnel ,  qui ,  en  s'y  joignant,  l'em- 
preint, s'il  le  faut  ainsi  dire,  de  sa  propre  vie. 

Cette  assertion  se  confirme  par  l'observation  des 
faits  propres  à  des  systèmes  de  langue  entièrement 
différents.  Dans  les  idiomes  du  nord ,  par  exemple  , 
et  dans  les  langues  qui  en  sont  formées ,  comme 
l'anglais,  l'allemand ,  etc.,  il  suffit  souvent  de  join- 
dre le  nom  personnel  (au  moins  celui  de  la  première 
personne  ")  à  un  nom  substantif,  pour  faire  de  celui- 
ci  un  verbe.  Dans  le  grec ,  dans  la  langue  latine , 
qui   en  est  dérivée  en  grande   partie,   et  dans  les 


EîfTEN  DEMENT.  "1  !\ 


idiomes  modernes, qui  ont  été  formes  presque  entiè- 
rement du  latin ,  comme  l'espagnol ,  l'italien  et  le 
français,  le  pronom,  ou  nom  personnel,  semble 
avoir  été,  en  quelque  sorte ,  fondu  et  comme  incor- 
poré dans  le  nom  primitif  qui  exprimait  l'espèce 
d'action ,  d'affection  ou  d'existence ,  signifiée  par  le 
verbe.  En  sorte  que  c'est  probablement  à  cette  com- 
position ou  à  ce  mélange ,  qu'a  été  due ,  dans  l'ori- 
gine ,  la  variété  des  formes  que  prennent  les  verbes 
grecs  et  latins,  suivant  qu'ils  expriment  la  première, 
la  seconde  ou  la  troisième  personne,  tant  au  singu- 
lier qu'au  pluriel. 

La  même  cause  qui  faisait  du  verbe  un  mot  ex- 
primant des  actions ,  des  sentiments ,  etc. ,  rapportés 
à  une  personne ,  à  un  être  doué  de  vie ,  a  dû  le 
rendre  également  susceptible  des  modifications  qui 
expriment  les  diverses  périodes  de  la  durée.  De  là 
les  formes  ou  terminaisons  diverses  que  le  verbe 
prend,  en  effet, dans  toutes  les  langues,  et  auxquelles 
on  a  donné  le  nom  de  temps  ^  ow. formes  temporelles. 
Leur  effet  est  de  marquer  si  l'action  exprimée  par 
le  verbe  se  rapporte  à  une  période  passée ,  ou  pré- 
sente, ou  à  venir.  Je  dis  une  période ,  et  non  pas  un 
moment  ou  un  instant ,  car  il  faut  bien  remarquer 
que  c'est  là  ce  qu'on  doit  entendre,  quand  on  parle 
des  temps  des  verbes.  IjQ  présent  ou  le  temps  pré- 
sent est  la  période  de  la  durée  dans  laquelle  celui 
qui  parle  se  considère  comme  existant  actuellement  ; 

16 


'X[\'l  PREMIÈRE    PARTIE. 

\ç.  passé  ^  la  période  de  la  durée  dans  laquelle  il  se 
considère  comme  n  étant  plus  ^  au  moment  où  il 
parle;  enfin  ,  \q  futur  est  la  période  dans  laquelle  il 
se  considère  comme  ri  étant  pas  encore  *. 

Au  reste,  ces  périodes  diverses  sont  marquées  , 
tantôt  d'une  manière  précise  et  par  les  noms  usités 
pour  cela,  comme  jour,  mois,  année,  siècle;  tantôt 
elles  sont  simplement  indiquées  par  les  accessoires  du 
discours,  ou  par  les  circonstances  dans  lesquelles  se 
trouve  celui  qui  parle,  mais  toujours  d'une  manière 
suffisante  pour  le  besoin  qu'on  peut  en  avoir  **. 

A  ces  trois  temps,  donnés  par  la  nature  même 
de  cette  condition  de  l'existence  à  laquelle  se  rap- 
porte leur  emploi ,  il  faut  en  joindre  un  quatrième, 
qui  se  trouve  dans  toutes  les  langues  perfectionnées, 
et  qui  exprime  le  rapport  de  toute  la  durée  passée 
avec  l'instant  présent,  lequel  est  toujours  déterminé 
par  l'acte  même  de  la  parole;  c'est  celui  que  nous 
nommons  imparfait,  et  que  les  grammairiens  grecs 
avaient  appelé  temps  étendu.  Nous  disons  de  Dieu, 
«  qu'il  était  avant  tous  les  temps  ;  »  nous  pouvons 

*  Voyez,  à  ce  sujet,  les  Remarques  sur  V  Hermès  ^  etc.  , 
de  Harris,  pag.  127  et  suiv.  de  la  traduction  française. 

*•  On  reconnaîtra,  je  crois,  la  vérité  de  ces  observations, 
si  Ton  prend  la  peine  d'en  faire  l'application  à  quelques  pas- 
sages de  nos  meilleurs  écrivains  ;  par  exemple ,  à  la  scène  3' 
du  1*^  acte  de  la  tragédie  de  Phèdre,  ou  à  la  scène  2*  du  4' 
acte  de  Britannicus. 


ENTENDEMENT.  1^3 

également  dire  à  une  personne  que  nous  rencontrons 
inopinément  dans  la  rue,  a  je  pensais  à  vous.  » 

Enfin,  outre  les  formes  du  verbe  destinées  à  ex- 
primer ces  périodes  diverses  de  la  durée ,  il  y  a  en- 
core, dans  toutes  les  langues  perfectionnées,  d'autres 
expressions  employées  à  marquer  des  degrés  d'anté- 
riorité ,  relative  à  quelque  moment  déterminé  de 
chacune  de  ces  périodes.  Telles  sont ,  en  français ,  les 
formes  composées  avec  les  auxiliaires  être  et  auoir. 
comme  f  ai  fait  ^f  avais  fait  ^f  eus  fait  fan?  ai  fait  ; 
expressions  qui  marquent  chacune  un  degré  d'anté- 
riorité, par  rapport  aux  expressionsy^y^^'i- ,  je  fai- 
sais^ je  fis^  je  ferai.  Nous  pouvons  même  exprimer 
un  degré  de  plus  d'antériorité ,  à  l'aide  des  formes 
doublement  composées  ,  j'ai  eu  fait ,  j avais  eu 
fait^  etc.;  mais  les  besoins  de  renonciation  vont  ra- 
rement jusque  là.  Au  reste,  c'est,  à  ce  qu'il  me  sem- 
ble ,  faute  d'avoir  observé  que  les  formes  temporelles 
des  verbes,  dans  toutes  les  langues,  se  rapportent 
à  des  périodes  et  non  pas  à  des  époques  de  la  durée , 
que  les  grammairiens ,  même  les  plus  justement  cé- 
lèbres, ont  été  si  peu  d'accord  entre  eux,  et  ont 
quelquefois  mis  si  peu  de  clarté  et  de  précision  dans 
ce  qu'ils  ont  écrit  sur  ce  sujet. 

§  4-  Leurs  modes  ,  ou  formes  d'énonciat.ion  et  d'expression. 

Mais,  comme  il  arrive,  la  plupart  du  temps ,  qu'une 
seule  proposition  ne  suffit  pas  à  l'expression  com- 

i6. 


'i.l\[\  PREMIÈRE    PARTIE. 

plète  de  la  pensée , d'autres  propositions, qui  servent 
à  en  modifier  une  plus  essentielle  ou  plus  impor- 
tante, à  laquelle  elles  se  rapportent ,  ou  à  déterminer 
avec  plus  de  précision  quelques  mots  ,  quelques  idées 
de  cette  proposition  principale  ,  concourent  avec 
celle-ci  à  former  un  tout,  un  ensemble,  dont  les 
diverses  parties ,  liées  entre  elles  et  subordonnées  les 
unes  aux  autres,  sont  indispensables  pour  donner 
à  la  pensée  tout  le  développement  nécessaire.  Les 
différentes  formes  que  prend  le  verbe,  pour  satis- 
faire aux  besoins  de  renonciation ,  dans  ces  propo- 
sitions diversement  subordonnées  à  une  proposition 
principale ,  ont  été  appelées  modes. 

On  remarque  donc ,  dans  les  langues  qui  ont  été 
le  plus  perfectionnées ,  outre  le  mode  qui  sert  à  l'ex- 
pression des  propositions  absolues ,  directes  ou  prin- 
cipales ,  et  qu'on  appelle  indicatifs  trois  autres 
modes  propres  à  exprimer  les  propositions  relatives  , 
accessoires  ou  subordonnées:  l'un,  qui  marque  plus 
spécialement  que  la  proposition  où  il  se  trouve  dé- 
pend d'une  autre  proposition,  à  laquelle  elle  doit 
être  jointe  pour  en  compléter  et  en  développer  le 
sens ,  a  été  nommé ,  par  cette  raison  ,  conjonctif  ou 
suhjonctij  ;  l'autre  ,  exprimant  un  ordre ,  une  vo- 
lonté, un  désir ,  une  prière ,  et  se  rapportant  moins 
à  quelque  proposition  précédente  et  expressément 
énoncée,  qu'à  ces  mouvements  mêmes  de  l'âme  ou 
de  la  faculté  intellectuelle,  qu'on  néglige  d'énoncer 


E?vTENDEMENT.  9^5 

d'une  manière  plus  explicite ,  est  le  mode  appelé 
impéralif.  Enfin  ,  dans  les  propositions  subordon- 
nées qui  renferment  quelque  supposition  ou  condi- 
tion, quelque  vœu  ou  désir  dont  l'accomplissement 
est  incertain,  ou  au  moins  dépendant  de  ces  condi- 
tions mêmes  ,  nous  trouvons  le  mode  appelé  optatif 
par  les  anciçns  grammairiens,  ou  conditionnel  par 
quelques  écrivains  modernes,  tandis  que  d'autres 
auteurs  l'ont  classé  mal  à  propos ,  ce  me  semble  , 
parmi  les  temps  du  subjonctif.  Sur  quoi  nous  re- 
marquerons ,  qu'à  proprement  parler ,  l'indicatif  seul 
a  des  temps,  ou  formes  temporelles,  dont  la  signi- 
fication soit  expresse  et  rigoureusement  déterminée , 
et  que  les  autres  modes  n'en  ont  que  par  imitation 
de  ce  mode  essentiel  et  principal.  Aussi  leur  signi- 
fication ,  par  rapport  au  temps  ,  est-elle  toujours 
indéterminée  en  elle-même ,  et  entièrement  dépen- 
dante des  autres  accessoires  du  discours. 

Quant  à  V infinitif  Qt  dM  participe  ^  bien  que  pres- 
que tous  les  grammairiens  anciens  et  modernes  aient 
rangé  ces  deux  formes  du  verbe  parmi  les  modes  , 
il  est  facile  de  voir  que  cette  dénomination  ne  leur 
convient  pas  précisément,  au  moins  dans  le  sens  que 
nous  venons  d'expliquer.  Ils  ne  sont  réellement  que 
des  noms  et  des  adjectifs ,  qu'on  peut  appeler  ver- 
baux ^^owv  les  distinguer  des  noms  et  des  adjectifs 
proprement  dits ,  dont  ils  diffèrent ,  en  effet ,  sous 
plusieurs  rapports  essentiels.  A  moins  que,  considé- 


246  PREMIÈRE    PARTIE. 

raut  ce  qu'ils  ont  de  comiriLui  avec  le  verbe  dans  leur 
manière  de  signifier,  et,  pour  ainsi  dire,  dans  leur 
essence ,  et  prenant  la  dénomination  de  mode  dans 
un  sens  plus  étendu  que  celui  que  nous  lui  avons 
donné  tout  à  l'heure ,  on  ne  préfère  d'appeler  l'infi- 
nitif mode  substantif ,  et  le  participe  mode  ad- 
jectif àes  verbes. 

Mais,  quelque  dénomination  que  l'on  croie  devoir 
adopter,  ce  qui  est  surtout  important,  dans  la  con- 
sidération de  ces  sortes  de  mots ,  c'est  de  déterminer 
avec  précision  leur  nature, c'est-à-dire,  ici,  leur  ma- 
nière de  signifier.  Or  ,  les  modes  de  la  première  es- 
pèce, tels  que  courir^  croire^  louer ^  dormir ^  etc.  , 
diffèrent  des  noms  substantifs  qui  expriment  les 
mêmes  idées  ou  notions,  comme  course ^  croyance^ 
louange  ,  sommeil^  etc.,  en  ce  que  d'abord  ils  con- 
servent virtuellement,  s'il  le  faut  ainsi  dire,  le  prin- 
cipe de  vie,  d'action,  et,  en  quelque  manière,  d'exis- 
tence, qui  appartient ,  en  général ,  aux  autres  modes  , 
et  qui  leur  est  venu  de  leur  rapport  constant  aux  noms 
personnels,  ou  de  leur  fusion  avec  ces  mêmes  noms; 
ils  conservent  de  plus,  comme  les  modes  essentiels 
et  proprement  dits ,  dans  les  verbes  qui  expriment 
une  action,  soit  directe,  soit  réfléchie  ,  l'indication 
d'anc  sorte  de  tendance  à  transmettre  ou  à  éprouver 
cette  action.  Enfin ,  comme  les  modes  dont  nous 
avons  déjà  parlé  ,  ils  sont  susceptibles  de  prendre , 


ENTENDEMENT.  1^'J 

par  la  conjugaison  ,  des  formes  applicables  ou  rela- 
tives aux  diverses  périodes  de  la  durée. 

Il  en  faut  dire  autant  des  participes,  soit  celui 
que  l'on  appelle  actifs  comme  courant^  croyant, 
louant^  etc.  ,  soit  celui  que  l'on  nomme  passif  ^ 
comme  couru  ^  cru^  loué^  etc.  Non  seulement  le 
premier  présente  l'idée  d'état ,  de  situation ,  même 
d'action,  comme  transmissible  à  un  sujet,  ou,  sui- 
vant l'expression  des  grammairiens,  à  un  régime^ 
ce  qui  caractérise  essentiellement  le  verbe  ;  mais  il 
présente  cette  action  comme  se  continuant  pendant 
une  portion  de  la  période  à  laquelle  on  la  rapporte, 
et  n'étant  pas  terminée  dans  cette  période-là;  c'est 
pourquoi  on  lui  a  aussi  donné  le  nom  de  participe 
présent.  Quant  au  participe  passif,  que  l'on  appelle 
aussi  participe pâ!^i"e,  il  présente,  au  contraire,  l'ac- 
tion qu'il  signifie  ,  comme  terminée  et  accomplie 
dans  la  période  à  laquelle  elle  se  rapporte. 

On  voit,  par  ce  que  nous  venons  de  dire  de  la  na- 
ture et  de  la  manière  de  signifier  des  verbes,  comment 
cette  espèce  de  mots  entre  presque  toujours  dans 
une  proposition,  puisque,  à  l'exception  de  l'infinitif 
et  du  participe,  qui  sont  même  plutôt  des  formes 
d'expression  que  d'énonciation ,  toutes  les  autres  for- 
mes constituent  presque  seules  de  vraies  proposi- 
tions :  les  unes  directes  ou  principales  (  mode  indi 
catif);  les  autres  diversement  subordonnées  (modes 
subjonctif,  conditionnel,  etc.).  On  conçoit,  déplus. 


94B  PREMIÈRE    PARTIE. 

que  cela  ne  saurait  être  autrement,  puisque  le  verbe 
est ,  en  effet ,  composé  du  nom  général  des  personnes 
ou  de  celui  des  objets  (  le  pronom  personnel  ) ,  et 
d'un  nom  d'action  ou  de  manière  d'être,  et  qu'ainsi, 
chacune  de  ses  formes,  à  un  mode  d'énonciation 
quelconque,  comprend  implicitement  en  soi  un  sujet 
et  un  attribut. 

§  5.   Prépositions  et  conjonctions  ;  déclinaison  des  noms. 

Nous  avons  fait  voir  plus  haut  (  §  2  ) ,  comment 
les  adjectifs  servent  à  modifier  par  des  idées  acces- 
soires ,  soit  le  sujet ,  soit  l'attribut  des  propositions. 
Mais  on  peut  aussi  étendre ,  restreindre  ou  modifier 
un  terme  quelconque ,  par  l'idée  d'un  autre  terme , 
au  moyen  de  certains  mots  spécialement  destinés  à 
cette  fonction  ,  et  qui ,  comme  les  adverbes ,  sont  des 
mots  invariables  ;  c'est-à-dire  qu'ils  ne  subissent 
aucun  changement  de  forme,  ni  par  rapport  au 
nombre  (  pluriel  ou  singulier  ) ,  ni  par  rapport  au 
genre  (masculin  ou  féminin),  des  noms  qu'ils  sont 
destinés  à  unir. 

Par  exemple ,  lorsqu'on  dit  d'un  homme  qu'il  a  de 
la  bravoure  ^«725  témérité,  qu'il  sait  allier  la  douceur 
à  la  fermeté,  et  la  piété  sincère  <2rec  la  tolérance,  que 
sa  bonté  est  exempte  de  faiblesse,  et  dans  beaucoup 
d'autres  expressions  semblables,  les  mots  sans ^  «, 
avec  y  de  ^  remplissent  évidemment  la  fonction  que 


ENTENDEMENT.  2  49 

nous  venons  d'indiquer,  et  n'en  ont  absolument 
point  d'autre. 

Mais  il  ne  faut  pas  s'imaginer  qu'ils  aient  été  in- 
ventés ou  créés  exprès  pour  cet  usage.  Il  est  facile , 
au  contraire,  de  se  convaincre,  avec  un  peu  de  ré- 
flexion ,  qu'une  invention  aussi  subtile ,  aussi  méta- 
physique, n'a  pu  être  tentée  à  aucune  époque  du 
progrès  des  langues  ,  et  que  ce  serait  bien  vainement 
qu'un  esprit  supérieur ,  à  qui  elle  se  serait  présentée, 
aurait  espéré  d'en  rendre  l'usage  familier  ou  popu- 
laire. Il  est  donc  probable  que  tous  ces  mots ,  dont 
la  fonction  est  devenue,  avec  le  temps,  purement 
rationnelle ,  et  la  signification  tout  à  fait  abstraite , 
ont  été,  dans  l'origine,  des  noms  (soit  adjectifs,  soit 
substantifs),  ou  des  verbes,  à  différents  modes,  qui 
se  sont  altérés  par  diverses  causes ,  en  sorte  qu'il  ne 
reste  plus  que  des  débris ,  pour  ainsi  dire ,  de  plusieurs 
d'entre  eux.  Ceux  dont  l'emploi  est  le  plus  fréquent, 
le  plus  nécessaire  ,  et  qui  sont ,  par  conséquent  , 
usités  depuis  de  longs  siècles,  ont  précisément  dû 
subir  les  plus  grandes  altérations. 

Cependant ,  il  y  a  un  assez  grand  nombre  de  ces 
prépositions,  conjonctions  et  adverbes,  dans  lesquels 
on  peut  reconnaître  encore  des  adjectifs ,  comme 
ceux  qui  expriment  les  rapports  de  situation ,  soit 
d'un  ensemble  d'objets,  à  l'égard  d'un  objet  princi- 
pal ,  soit  des  parties  d'un  même  objet ,  les  unes  à 
l'égard  des  autres  ;  il  y  en  a  où  l'on  retrouve  des 


1DO  PREMIERE    PA.RT1E. 

substantifs,  des  verbes,  et  même  des  pronoms,  ou 
noms  généraux  des  personnes  et  des  choses  *.  Sur 
environ  cent  cinquante  mots  de  cette  espèce ,  pris 
dans  une  de  nos  langues  les  plus  cultivées  de  l'Eu- 
rope ,  il  est  probable  qu'on  pourrait  parvenir  à 
prouver ,  par  des   étymologies   presque  certaines , 

*  En  Français  ,  par  exemple,  les  mots  sur  (  lat.  siipera  , 
supra  ), près  (  lat.  prcssus ^  \^d\. pressa  ),  vers  (lat.  versus  ), 
entre  (  lat.  interiora  ,  intra  ),  etc. ,  peuvent  être  cités  comme 
dérivés  de  véritables  adjectifs.  Parmi  ceux  qui  sont  dérivés 
des  substantifs,  nous  indiquerons  les  mots  comme  (  lat.  quo 
modo^j  sans  (lat.  ahsentia ^  ital.  assenza  et  senza^  ,  chez 
(  lat.  et  ital.  casa  y  d'où  le  vieux  français  chézal  ou  chézeau  , 
c'est-à-dire  ,  demeure  ,  habitation ,  etc.  ).  Foici  ou  voilà 
(  pour  vois  ici ,  vois  là),  si  pt  soit  (  du  lat.  sit ,  «  que  cela 
soit  »  ),  sont  de  véritables  verbes;  sans  parler  des  participes 
partant j  pendant ,  durant,  nonobstant,  vu ,  attendu,  etc. 
Enfin  ,  notre  conjonction  que  ,  dont  l'usage  est  si  fréquent , 
et  paraît  si  indispensable,  signifiant  précisément  (comme  le 
mot  latin  quod ,  d'où  nous  l'avons  prise  ) ,  ceci  ou  cela,  est 
un  véritable  pronom.  Ainsi  nous  disons:  «je  crois  que  (  c'est 
à-dire  ceci)  vous  vous  trompez  »  ;  on  peut  même  y  substi- 
tuer une  autre  forme  du  même  pronom ,  et  dire  :  «  vous  vous 
trompez,  je  le  crois.  »  Car  ici  le  (  lat.  illud)  signifie  encore 
ceciow  cela.  Enfin,  on  peut  supprimer  tout  à  fait  le  pronom  , 
et  dire  :  «  vous  vous  trompez ,  je  crois.  »  Les  écrivains  anglais 
suppriment  très  souvent,  dans  ce  cas,  la  conjonction  that  ^ 
qui  correspond  à  notre  que  conjonctif ,  et  qui  n'est  aussi 
qu'un  pronom,  ayant  précisément  la  même  signitication  et 
la  même  valeur. 


EJVTENDEMENT.  2DI 

que  la  plus  grande  partie  ne  sont  que  des  noms  ou 
des  verbes ,  et  qu'on  n'en  trouverait  guère  qu'une 
douzaine  trop  altères ,  peut-être ,  pour  qu'il  fût  pos- 
sible de  remonter  à  leur  origine.  La  doctrine  que 
nous  adoptons  ici  paraît  donc  fondée  sur  les  faits , 
aussi  bien  que  sur  la  nature  du  langage.  La  com- 
paraison, sous  ce  rapport,  de  plusieurs  langues, 
dont  les  systèmes  diffèrent  entièrement  de  celui  de 
nos  idiomes  d'Europe,  pourrait  confirmer  encore 
cette  doctrine,  et  prouver  le  point  principal  que 
nous  nous  sommes  proposé  d'établir  ici  :  c'est  que  la 
forme  invariable  de  tous  ces  mots  a  été  le  résultat 
nécessaire  de  leur  manière  de  signifier,  née  elle- 
même  des  besoins  de  renonciation. 

Mais  l'analogie  qui  paraît  ainsi  entre  les  diverses 
classes  qu'on  en  a  faites,  et  qui  a  fait  prendre  à  tous 
ces  mots  le  caractère  d'invariabilité  que  nous  venons 
de  remarquer,  peut  naturellement  faire  présumer 
que  les  distinctions  établies  par  les  grammairiens  , 
entre  ces  classes  ,  n'ont  pas  toujours  un  fondement 
bien  solide.  Aussi  retrouve-t-on  plusieurs  fois ,  dans 
les  listes  qu'ils  en  ont  faites ,  les  mêmes  mots  indi- 
qués, ici  comme  adverbes  ,  et  là  comme  prépositions 
ou  conjonctions.  C'est  sans  doute  un  défaut,  dans 
toute  classification  méthodique ,  que  cette  absence 
de  caractères  nettement  tranchés, entre  les  divisions 
qu'on  y  établit.  Il  est  d'ailleurs  facile  de  comprendre 
([ue  les  mêmes  mots ,  qui  ont  pour  unique  fonction 


25î2  PREMIÈRE    PARTIE. 

d'indiquer  un  rapport  particulier  entre  deux  termes 
généraux,  peuvent  également  indiquer  le  même 
rapport  entre  deux  propositions;  et  que  ceux  qui 
modifient  d'une  certaine  manière  une  expression  , 
peuvent  modifier  de  la  même  manière  une  idée  ou 
une  pensée  exprimées  par  plusieurs  mots.  Au  reste , 
ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'insister  sur  cet  inconvénient, 
qui  sera  d'autant  moins  grave  qu'on  aura  acquis  des 
notions  plus  exactes  sur  la  nature  des  espèces  de 
mots  dont  nous  parlons ,  et  sur  leur  véritable  emploi 
dans  l'expression  de  la  pensée. 

Enfin,  nous  remarquerons  encore,  sur  ce  sujet, que, 
dans  les  langues  grecque  et  latine,  et  dans  plusieurs 
autres  idiomes ,  ce  qu'on  appelle  cas  (  c'est-  à-dire 
désinences  ou  terminaisons  )  des  noms ,  n'est  qu'un 
moyen  de  plus,  dont  ces  langues  disposent,  pour 
exprimer  quelques  rapports  très  généraux  et  très 
familiers,  tels  que  ceux  qui  sont  marqués,  en  fran- 
çais ,  par  les  mots  à^  de  ^par^  etc.  Le  système  de  ces 
terminaisons  particulières ,  auquel  on  donne  le  nom 
de  déclinaison^ dans  les  noms,  comme  on  lui  donne 
celui  de  conjugaison  dans  les  verbes ,  n'a  guère  pu 
se  former  que  parce  qu'on  ajoutait ,  dans  l'origine  , 
à  ces  noms  et  à  ces  verbes ,  certains  mots ,  dont  la 
signification  expresse  et  déterminée  indiquait  l'espèce 
de  rapport  qu'on  voulait  exprimer.  Il  est  donc  pro- 
bable ([ue  le  temps  et  la  tendance  constante  des 
langues  à  l'abréviation,  leur  ont  fait  subir  diverses 


ENTENDEMENT.  253 

altérations ,  par  l'effet  desquelles  ils  se  sont  tout  à 
fait  unis  à  ces  noms  et  à  ces  verbes ,  dont  ils  n'ont 
plus  été  que  de  simples  désinences. 

§  6.  De  Varticle. 

Les  propositions  qui  ont  le  plus  de  clarté,  sont 
sans  doute  celles  dont  le  sujet  est  un  individu  dé- 
terminé et  déjà  connu  :  or,  le  nom  personnel ,  ou  pro- 
nom de  la  troisième  personne ,  est  le  terme  général 
par  lequel  on  désigne  tout  individu  dont  on  fait  le 
sujet  de  quelque  proposition,  soit  qu'on  ait  déjà  eu 
occasion  de  le  désigner  par  son  nom  propre,  soit 
qu'on  l'ait  fait  connaître  auparavant  de  toute  autre 
manière.  Voilà  pourquoi,  lorsqu'on  a  senti  le  besoin 
ou  la  convenance  de  considérer  ou  de  faire  envisa- 
ger comme  un  être  individuel  quelque  autre  nom 
général,  au  sujet  duquel  on  voulait  énoncer  diverses 
propositions ,  on  a  joint  à  ce  nom  le  pronom  per- 
sonnel lui-même  (ou  quelqu'une  de  ses  formes); car 
il  s'offrait  naturellement  pour  remplir  cette  fonc- 
tion. Envisagé  sous  ce  point  de  vue  ,  il  a  conservé  , 
avec  le  même  emploi ,  la  forme  qui  avait  été  une  fois 
adoptée;  et  c'est  à  cette  forme  du  nom  général  de 
la  troisième  personne ,  que  les  grammairiens  grecs  , 
et  ensuite  tous  ceux  qui  ont  écrit  sur  la  grammaire, 
dans  les  langues  dérivées  du  grec  et  du  latin,  ont 
donné  le  nom  ^article.  La  véritable  manière  de  si- 
gnifier de  cette  sorte  de  mots  est  donc  de  faire  con- 


254  PREMIÈRE    PARTIE. 

sidérer,  en  quelque  sorte ,  comme  des  individus  connus 
et  déterminés ,  les  termes  de  toute  espèce  auxquels 
ils  se  joignent,  et,  s'il  le  faut  ainsi  dire,  de  les  in- 
dividualiser. 

Ainsi ,  lorsque  nous  lisons  un  fragment  ou  un 
chapitre  d'histoire  naturelle  intitulé.  Le  lion  ,  Le 
cheval  ^  V éléphant  ,  etc.  ,  nous  comprenons  que 
l'auteur ,  ne  devant  rien  dire  sur  chacun  de  ces  ani- 
maux que  ce  qui  est  commun  à  l'espèce ,  et  qui , 
par  conséquent,  doit  se  retrouver  dans  tous  les  in- 
dividus qu'elle  comprend  ,  c'est  sous  ce  rapport  indi- 
viduel qu'il  considère  son  sujet  ;  en  sorte  que  la 
description  qu'il  en  fait  nous  présente ,  comme  un 
individu ,  le  type  de  l'espèce  tout  entière.  Les  apo- 
logues, qui  sont  quelquefois  intitulés  de  la  même 
manière ,  ne  font  pas  exception  à  cette  observation 
générale  ;  car  la  nature  même  de  ce  genre  de  petits 
poèmes ,  où  Ton  fait  le  récit  de  quelque  action  qui  ne 
peut  avoir  lieu  qu'entre  des  individus,  suffît  pour  pré- 
venir toute  équivoque.  Dans  la  fable  de  La  Fontaine, 
par  exemple ,  intitulée  Le  Chêne  et  le  Roseau ,  il  est 
évident  que  le  poète,  ayant  surtout  en  vue  le  con- 
traste entre  les  idées  de  force  et  de  grandeur ,  d'une 
part,  et  celles  de  faiblesse  et  d'abaissement  de  l'autre, 
ce  sont  ces  idées  et  leur  opposition  qu'il  a  voulu 
exprimer  dans  toute  leur  étendue.  En  sorte  qu'il  y 
aurait  eu  moins  de  justesse  et  de  vérité  dans  son  ex- 
pression ,  s'il  eût  dit  un  chêne  et  un  roseau. 


ENTENDEMENT.  2  55 

Cette  indication  rapide  des  fonctions  de  l'article 
suffît  sans  doute  pour  le  but  que  nous  nous  sommes 
proposé,  si  nous  avons  marqué  avec  quelque  préci- 
sion la  nature  et  le  principal  effet  de  cette  sorte  de 
mots  dans  le  discours.  L'application  de  ces  principes 
généraux  aux  divers  idiomes  en  particulier ,  l'obser- 
vation des  anomalies  que  l'usage,  quelquefois  guidé 
par  une  logique  très  fine ,  et  quelquefois  sanction- 
nant de  son  autorité  des  locutions  tout  à  fait  abusi- 
ves ,  a  pu  y  introduire ,  est  évidemment  étrangère  à 
l'objet  de  nos  recherches. 


CHAPITRE     V. 

De  la  Métaphysique  et  de  la  signification  de 
plusieurs  termes  employés  par  les  métaphysi- 
ciens. 

§    i.  Origine  et  signification  du  mot  métaphysique. 

Cette  partie  des  études,  qui ,  sous  le  nom  de  mé- 
taphysique., formait ,  avec  la  logique  et  la  morale., 
l'ensemble  de  ce  qu'on  a  appelé  dans  les  écoles  un 
cours  de  philosophie ,  fut  désignée  dès  les  plus  an- 
ciens temps  sous  le  nom  de  philosophie  première  ^ 
et  s'est  divisée  depuis  en  diverses  branches ,  dont 
j'indiquerai  tout  à  l'heure  les  noms  et  le  principal 
objet.  Mais  il  convient  de  faire  connaître  d'abord 


2 56  PREMIÈRE    PA.RTIE. 

l'origine  et  la  véritable  signification  du  mot  meta- 
phjsique\\x\'mba\% ^  sur  lequel  on  a  communément 
des  notions  peu  exactes ,  ou  même  tout  à  fait  fausses. 

En  effet,  on  s'imagine  assez  ordinairement  que 
les  philosophes  ont  voulu  designer  par  ce  terme 
(que  l'on  croit  grec  ou  dérivé  du  grec),  ce  qui  est 
au-delà  ou  au-dessus  des  choses  physiques  et  natu- 
relles, des  objets  ou  de  leurs  qualités,  et  des  idées 
que  nous  en  avons.  Mais  cette  notion  ,  qui  a  déjà 
l'inconvénient  d'être  extrêmement  vague ,  est  de  plus 
fort  inexacte. 

Premièrement,  ce  mot  n'est,  dans  la  réalité,  ni 
grec,  ni  latin,  du  moins  ne  le  trouve-t-on  dans 
aucun  écrivain  des  siècles  ou  ces  langues  étaient 
encore  florissantes,  ni  même  de  l'époque  de  leur 
décadence.  Il  paraît  avoir  été  formé  par  les  scholas- 
tiques  des  premiers  siècles  du  moyen  âge ,  dans  un 
temps  ou  €es  hommes  ,  qui  étaient  presque  tous 
incapables  de  lire  Aristote  dans  sa  langue ,  se  fai- 
saient pourtant  une  sorte  de  religion  d'être  les  par- 
tisans et  les  admirateurs  fonatiques  de  ce  philo- 
sophe. Mais ,  parmi  les  traités  qui  nous  restent  de 
lui,  il  s'en  trouve  un,  en  treize  livres,  écrit  sans 
ordre  ni  méthode ,  obscur  en  beaucoup  d'endroits , 
OLi  quelques  questions  intéressantes  se  trouvent 
mêlées  à  beaucoup  de  définitions  et  d'explications 
grammaticales  de  termes  abstraits.  Ces  treize  livres, 
l'un  des  ouvrages  d' Aristote  les  plus  incomplets  et  les 


ENTENDEMENT.  267 

plus  maltraités  par  le  temps,  sont  intitulés  ra  yusra 
ra  (pva-izoi,  c'est-à-dire,  liç^res  qui  suivent  ou  qui 
viennent  après  les  livres  de  physique.  Il  est  donc 
probable  que  c'est  ce  titre  du  traité  dont  nous  par- 
lons, qui  a  donné  occasion  à  quelque  bomme  peu 
versé  dans  la  langue  grecque  de  forger  le  mot  latin 
barbare  metaphjsica  *. 

On  ne  peut  guère  aujourd'hui  savoir  si  c'était 
Aristote  lui-même  qui  avait  ainsi  intitulé  son  ouvra- 
ge ,  ou  si  ce  furent  ceux  qui  les  premiers  mirent  en 
ordre  ses  écrits ,  perdus  pendant  près  de  deux  siècles 
après  sa  mort.  Il  parait  néanmoins ,  d'après  quel- 
ques anciens  commentateurs  grecs  de  ce  philosophe, 
qu'on  pourrait  regarder  le  titre  de  ce  traité  ,  non 
pas  comme  indiquant  simplement  la  place  qu'il  oc- 
cupait après  les  livres  de  physique,  mais  comme 
exprimant  l'ordre  suivant  lequel  nous  concevons  les 
idées  abstraites  et  générales,  après  les  idées  physi- 
ques et  particulières;  bien  que  ces  idées  générales 
dussent,  suivant  eux,  avoir  la  priorité  dans  notre 
entendement ,  comme  causes  ou  principes  des  idées 
singulières  **. 

*  C'est  ainsi  que  des  mots  t^  ^tChicf.  -,  les  livres  y  c'est-à- 
dire  les  livres  par  excellence ,  contenant  l'ancien  et  le  nou- 
veau testament  ,  on  avait  fait  le  latin  barbare  Biblia ,  la 
Bible;  plusieurs  autres  mots   ont   une  origine  semblable. 

**  Voy.  Philoponus,  inAristot,  de  Gen.  et  Corn,  pag.  22, 
éd.  Aid.  Venet.  1527. 

17 


2bS  PREMIÈRE    PA.RTIE. 

Quoi  qu  il  en  soit  de  l'étymologie  du  mot  méta- 
physique, essayons  de  déterminer  la  notion  qui  y 
fut  attachée  à  l'époque  ou  l'on  commença  à  en  faire 
un  assez  fréquent  usage,  et,  pour  cela,  rappelons 
en  peu  de  mots  ce  qu'on  sait  de  la  science  qu'il  dé- 
signe. 

Les  premiers  philosophes  grecs ,  et  entre  autres 
Heraclite ,  avaient  remarqué  que  tous  les  Etres  que 
nous  connaissons  sont  dans  un  continuel  mouvement 
de  décomposition  et  de  recomposition;  que  tout  naît, 
s'accroît  et  dépérit  par  un  flux ,  en  quelque  sorte  ,  con- 
tinuel ,  des  molécules  matérielles  dont  chaque  corps 
est  actuellement  composé.  De  là,  ce  dogme  ou  cette 
maxime  fondamentale  de  leur  doctrine ,  que  tout 
est  en  mouvement  de  génération  ou  d'existence, 
mais  que  rien  uest  ou  n'existe  véritablement, 

Tl  fallait  donc  chercher  ce  que  c'est  que  VÉtre  en 
soi,  l'existence,  l'essence  ou  la  substance  propre- 
ment dite;  en  un  mot,  ce  qui  subsiste  indépendam- 
ment de  ses  accidents  (  qualités  ou  modifications  )  , 
toujours  instables,  fugitifs  et  sujets  au  changement. 

Cette  existence  absolue  que  l'on  concevait ,  sans 
en  trouver  nulle  part  le  type  ou  le  modèle ,  les  uns 
l'attribuaient  aux  dimensions  ou  affections  mathé- 
matiques des  corps ,  les  autres  aux  idées  de  Platon  , 
d'autres  aux  nombres  de  Pythagore  :  et  c'est  proba- 
blement cette  diversité  d'opinions  qui  donna  occasion 
au  traité  d'4ristote  dont  j'ai  parlé  tout  à  l'heure.  En 


ENTENDEMENT.  sSq 

effet ,  il  y  examine  les  diverses  hypothèses  que  je 
viens  d'indiquer ,  et  plusieurs  autres  questions  qui 
naissent  de  la  question  principale  ou  du  problème 
qu'on  s'efforçait  en  vain  de  résoudre. 

Tel  est  le  fonds  sur  lequel  les  scholastiques  éle- 
vèrent, dans  la  suite,  un  système  plus  étendu,  plus 
complet ,  une  prétendue  doctrine  à  laquelle  on  a 
long-temps  attaché  une  très  haute  importance,  bien 
qu'on  n'en  ait  jamais  pu  tirer  aucun  résultat  utile , 
et  qu'elle  n'ait  produit ,  pendant  tout  le  temps 
qu'elle  a  régné  dans  les  écoles ,  que  d'intermina- 
bles disputes,  et  quelquefois  même  des  querelles 
aussi  violentes  que  déplorables.  Voici,  au  reste, 
comment  on  avait  conçu  les  diverses  parties  de  ce 
système. 

Premièrement,  comme  la  nature  de  l'Etre,  con- 
sidéré comme  Etre ,  était  un  des  points  fréquemment 
mentionnés  dans  le  traité  d'Aristote ,  on  fît  une  sec- 
tion particulière  de  ce  qui  pouvait  se  dire  sur  ce 
sujet,  et  on  lui  donna  le  nom  d^ Ontologie. 

Ensuite,  puisque  l'Etre  par  excellence  ,  l'Etre  seul 
réel ,  immuable ,  toujours  subsistant  par  lui-même  , 
cause  unique  et  suprême  de  toutes  les  autres  exis- 
tences, n'est  autre  que  Dieu.,  on  fît,  des  considérations 
sur  Dieu  et  sur  ses  attributs,  une  seconde  section  de 
la  métaphysique  ,  appelée  Théologie  natm^elle. 

Enfin ,  on  donna  le  nom  de  Psychologie  *  à  une 

*  Plusieurs  écrivains  allemands  ont  affecté  de  remettre  en 

ï7- 


.260  PREMIÈRE    PARTIE. 

troisième  partie  de  la  même  science,  dans  laquelle 
fut  compris  tout  ce  qu'il  était  possible  de  savoir  sur 
la  nature  et  les  affections  des  esprits ,  autres  que 
Dieu,  et  sur  fâme  humaine,  considérée  comme  une 
substance  ,  comme  un  Être  d'une  espèce  particulière 
entre  les  esprits. 

§   2.  Comment  la  métaphysique   se  trouve  réduite  ici  à 
l'explication  de  quelques  termes. 

Il  est  évident  qu'entre  ces  trois  parties  de  la  mé- 
taphysique de  l'école ,  la  dernière  était  la  seule  qui 
pût  avoir  quelque  intérêt,  et  qu'elle  comprenait 
implicitement  les  deux  autres  ;  puisque  nous  ne  pou- 
vons rien  savoir ,  et ,  par  conséquent ,  rien  dire  des 
Êtres  autres  que  l'homme ,  et  de  Dieu  lui-même ,  que 
ce  qu'il  nous  est  possible  d'en  connaître  par  un 
emploi  légitime  et  régulier  des  facultés  qu'il  nous  a 
départies.  Aussi ,  depuis  que  l'on  eût  commencé  à 
secouer  le  joug  de  cette  prétendue  philosophie ,  qui 
n'agitait  que  des  questions  insolubles  à  la  raison 
humaine ,  éternel  aliment  des  esprits  faux  ou  témé- 
raires, le  mot  de  métaphysique^  resté  seul  en  usage , 
n'exprima-t-il  plus  ,  au  moins  pour  ceux  qui  tenaient 
à  s'entendre  eux-mêmes  et  à  se  faire  comprendre  des 


vogue  ce  terme  des  scholasliques ,  qui  paraît  avoir  aussi  été 
adopté,  en  France  ,  dans  ces  derniers  temps,  par  quelques 
professeurs  de  philosophie. 


ENTENDEMEIVT.  26 1 

autres,  que  la  science  ou  l'étude  de  l'entendement 
humain  et  de  ses  facultés.  Descartes,  Locke,  et  leurs 
plus  illustres  successeurs,  en  France, en  Angleterre, 
et  chez  les  autres  nations  éclairées  de  l'Europe  ,  en 
firent  ce  qu  elle  est  aujourd'hui ,  une  science  de  pure 
observation  des  faits  de  la  conscience,  c'est-à-dire  des 
idées  \  et  c'est  pour  cela  qu'un  philosophe  très  dis- 
tingué de  notre  temps  *  a  proposé  et  employé ,  pour 
la  désigner ,  le  nom  ^Idéologie.  Enfin ,  c'est  ainsi 
que  nous  l'avons  considérée  nous-même,  et  que  nous 
avons  essayé  de  la  présenter  dans  cet  ouvrage. 

Mais,  ayant  traité  d'abord  des  diverses  facultés 
de  l'entendement  et  des  différentes  espèces  d'idées 
qui  en  sont  le  résultat ,  puis  du  langage  et  de  la 
faculté  d'abstraire,  qui  nous  sert  à  les  manifester, 
il  ne  nous  reste  plus,  pour  compléter  cette  partie 
de  notre  travail,  qu'à  discuter  la  valeur  de  quelques 
termes  qui ,  bien  qu'ils  soient  d'un  usage  très  fami- 
lier, et  généralement  entendus  de  tout  le  monde,  ont 
pourtant  été  le  sujet  d'interminables  controverses 
€ntre  les  métaphysiciens. 

§  3.  Espace  ,   Durée. 

On  a  vu  précédemment  **  comment  les  notions , 
et  les  mots  qui  en  sont  les  signes,   sont,  sous  un 

*  M.  de  Tiacy. 

**  Chap.  II  de  cette  II*  section. 


ilGl  PREMIÈRE    PARTIE. 

certain  point  de  vue  ,  une  pure  création  de  notre 
entendement  ;  en  sorte  que  ces  notions ,  ou  ces 
groupes  de  faits  et  d'idées  associées,  n'existent  ab- 
solument que  dans  les  mots  et  à  cause  d'eux,  c'est- 
à-dire  par  leur  moyen. 

H  n'y  a  donc,  et  il  ne  peut  y  avoir,  sous  ces  ter- 
mes généraux ,  que  ce  que  nous  y  avons  mis  nous- 
mêmes,  c'est-à-dire,  en  dernier  résultat,  que  des 
faits  de  notre  conscience ,  dont  les  uns  nous  attes- 
tent des  existences  indépendantes  de  la  nôtre,  et 
extérieures  au  moi;  tandis  que  les  autres  se  mani- 
festent à  nous  comme  des  faits  directs  de  l'entende- 
ment ou  du  moi ,  et  qui  lui  sont  exclusivement  pro- 
pres. Cependant  certaines  conceptions  ,  ou  intuitions 
de  rapport  entre  les  mots  (  bien  qu'elles  soient  aussi 
des  idées,  c'est-à-dire  des  faits  réels  de  l'entende- 
ment), lorsqu'une  fois  nous  les  avons  désignées  par 
un  terme  particulier  ,  semblent  prendre  dans  notre 
esprit  uae  réalité  indépendante ,  et  comme  une  exis- 
tence extérieure  qu'elles  n'ont  pas,  ou  du  moins  que 
rien  ne  nous  autorise  à  leur  attribuer.  C'est  là  une 
cause  féconde  d'erreurs  souvent  graves  et  dangereu- 
ses, dont  les  hommes  ont  été  plus  ou  moins  dupes 
dans  tous  les  temps. 

Et  d'abord,  pour  ce  qui  est  de  la  durée  et  de 
Vespace,']3iï  déjà  dit  qu'avant  l'institution  ou  l'em- 
ploi d'aucun  signe  ,  d'aucun  langage  ,  l'homme  et  les 
animaux  ont  une  connaissance  intuitive ,  ou  plutôt 


ENTENDEMENT.  Si63 

ont,  dans  certains  cas,  des  intuitions  de    ces  deux 
conditions  de  l'existence  des  Etres. 

L'étendue  des  corps ,  la  distance  qui  les  sépare  , 
sont  connues ,  comme  on  l'a  vu  dans  la  première 
section  de  cet  ouvrage ,  non  seulement  de  l'homme  , 
réduit  aux  simples  actes  nécessaires  à  la  vie  de  rela- 
tion ,  mais  aussi  des  animaux ,  qui  n'ont  que  les  fa- 
cultés nécessaires  à  l'accomplissement  de  ces  actes. 
Cependant  l'homme ,  tant  qu'il  est  ainsi  borné  aux 
seuls  moyens  de  connaître ,  ne  peut  avoir  aucune 
notion  proprement  dite,  ni  de  l'espace,  ni  de  la 
durée  ;  il  faut ,  pour  que  ces  intuitions  puissent  de- 
venir l'objet  de  sa  contemplation  ou  de  ses  médita- 
tions ,  qu'elles  soient  réfléchies  dans  des  signes.  Mais 
aussi ,  dès  lors ,  ces  intuitions  perdent  leur  caractère 
d'idées ,  pour  prendre  celui  de  notions;  et,  ce  qu'il  y 
a  surtout  de  remarquable ,  les  mots  qui  les  expri- 
ment nous  semblent  désigner ,  non  plus  seulement 
des  rapports,  mais  des  entités  réelles,  qui  ont  une 
existence  indépendante  et  de  notre  pensée  et  de  toutes 
les  existences.  Je  puis  concevoir  que  tous  les  corps 
de  l'univers  soient  anéantis,  mais  il  m'est  impossible 
de  comprendre  que  l'espace  qui  les  contient  cessât 
lui-même  d'être,  et  que,  par  conséquent,  son  exis- 
tence ne  durât  pas  ,  puisque  continuer  d'exister  c'est 
durer,  puisqu'enfin  l'existence  est  tout  à  fait  incom- 
préhensible sans  la  durée.  En  un  mot,  l'espace  et 
la  durée  sont  deux  existences  que  je  suis  forcé  de 


^64  PREMIÈRE    PARTIE. 

concevoir  comme  immuables,  éternelles  et  incrëëes. 

D'oii  vient  donc  le  caractère  extraordinaire  qui 
distingue  ces  deux  notions  entre  toutes  les  autres  ? 
Comment  arrivons-nous  à  être  forcés  de  concevoir 
des  existences  qui  n'ont  rien  de  commun  avec  toutes 
celles  qui  nous  sont  connues;  qui  semblent  n'être, 
au  fond,  et  qui  ne  sont  peut-être  en  effet  que 
de  simples  rapports? 

Remarquons  d'abord,  que  la  différence  de  nos 
idées,  les  unes  à  l'égard  des  autres,  se  manifeste  par 
leur  succession;  c'est-à-dire  que  cette  succession 
même  est  une  des  conditions  nécessaires  de  leur 
manifestation  comme  idées  distinctes.  Or,  c'est  l'in- 
tuition de  ce  rapport  constant  de  toutes  nos  idées , 
qui  nous  manifeste  à  son  tour  une  propriété  essen- 
tielle et  fondamentale  de  tous  les  Etres  dont  ces 
idées  nous  attestent  l'existence.  Car  ces  Etres,  leurs 
qualités ,  leurs  parties ,  leurs  modifications  de  tout 
genre,  ne  peuvent  être  conçus  par  nous  qu'autant 
qu'ils  ont  une  certaine  durée,  et  cette  durée  est 
aussi  la  propriété  essentielle  des  idées  qui  nous  re- 
présentent toutes  ces  choses.  Elle  est  donc,  en  effet, 
la  condition  nécessaire  de  l'existence  des  Etres  et 
des  idées  que  nous  en  avons. 

En  second  lieu ,  l'étendue  est  le  mode  constant 
de  l'existence  des  corps,  la  condition  sans  laquelle 
il  nous  est  impossible  de  les  concevoir.  Or,  l'espace 
n'est ,  pour  ainsi  dire,  que  la  possibilité  de  l'étendue: 


ENTENDEMENT.  205 

si  donc  il  nous  était  donné  de  comprendre  que  l'es- 
pace et  la  durée  pussent  être  anéantis,  il  nous 
serait  donné  de  comprendre  l'impossibilité  de  toutes 
les  existences ,  ou  de  tout  ce  qui  est ,  c'est-à-dire  de 
comprendre  une  contradiction  manifeste,  une  ab- 
surdité palpable. 

Ce  n'est  pas  là,  sans  doute,  expliquer  ce  que  sont 
l'espace  et  la  durée  ;  ce  n'est  pas  là  faire  connaître  , 
comme  on  dit,  leur  nature  ou  leur  essence;  et  certes 
je  n'en  avais  ni  le  projet,  ni  la  prétention,  l'intui- 
tion qui  sert  de  fondement  à  ces  deux  notions  étant 
un  de  ces  faits  primitifs  de  l'entendement ,  qu'on  ne 
peut  qu'obscurcir  en  cherchant  à  les  expliquer  ou  à 
les  définir.  Car,  dire  avec  Leibnitz ,  par  exemple  , 
que  l'espace  est  l'ordre  des  co-existants ,  et  que  la 
durée  est  l'ordre  des  successifs,  ce  ne  serait  pas  assu- 
rément faire  connaître  la  signification  de  ces  deux 
mots  à  celui  qui  ne  saurait  pas  quelle  espèce  de  faits 
primitifs  ils  expriment.C'est  seulement  constater  une 
observation  importante ,  parce  qu'elle  sert  à  carac- 
tériser deux  ordres  de  phénomènes  essentiellement 
distincts.  C'est  dire,  en  d'autres  mots,  que  toutes 
nos  idées  sont  dans  le  temps ,  et  tous  les  corps  dans 
l'espace  ;  que  la  succession  est  le  mode  essentiel  des 
unes ,  et  l'étendue  le  mode  essentiel  des  autres  ;  enfin , 
c'est  dire  que  tout  ce  qui  constitue  le  moi  est  dans  le 
temps,  et  tout  ce  qui  constitue  le  non-moi^  dans 
l'espace.  ^ 


'266  PREMIÈRE    PARTIE. 

En  dernier  résultat  ,1a  durée,  ou,  plus  exactement, 
une  durée,  c'est  l'intuition  de  l'existence  d'un  Être 
ou  d'un  objet  comparé  à  un  ensemble  de  faits  ou  de 
phénomènes  qui  se  succèdent  ;  ou  mieux  encore  , 
c'est  ce  que  tout  homme  qui  sait  le  français  entend 
sous  ce  mot ,  et  que  les  hommes  de  tous  les  temps 
et  de  tous  les  pays  entendent  et  ont  toujours  entendu 
par  les  mots  qui ,  dans  leur  langue ,  étaient  les  équi- 
valents de  ce  terme  *.  La  durée ,  comme  notion , 
n'est  autre  chose  que  ce  mot  lui-même,  signifiant 
la  somme  de  tous  les  faits  de  ce  genre  et  de  toutes 
les  combinaisons  que  l'on  peut  en  faire. 

JJ espace ,  ou ,  pour  mieux  dire  ,  un  espace ,  c'est 
l'intuition  de  la  distance  qui  sépare  deux  ou  plu- 
sieurs corps  les  uns  des  autres  ;  c'est  la  place  qu'oc- 
cupe un  corps,  ou  qu'il  est  destiné  à  occuper. 
L'espace ,  comme  notion ,  c'est  le  mot  espace  lui- 
même  ,  signifiant  la  somme  de  tous  les  faits  de  ce 
genre  et  de  toutes  les  combinaisons  auxquelles  ces 
faits  peuvent  donner  lieu. 

§  4*  Esprit,  Matière. 

On  sent  que  les  observations  que  nous  venons  de 

*  «  Qu'est-ce  donc  que  le  temps  ?  si  personne  ne  me  le 
«  demande,  je  le  sais;  si  je  veux  l'expliquer  à  celui  qui  me 
«  ferait  cette  question ,  je  ne  le  sais  pas.  »  Quid  est  ergo 
tempus  ?  si  nemo  ex  me  quœrat  ^  scio  ;  si  quœrenti  expli- 
care  velim  ,  nescio. 

(  S.  Augustin.  Confess.  lib.  XI,  cap.  XIV.) 


ENTENDEMENT.  267 

faire  sur  l'espace  et  sur  la  durée ,  ou  des  observa- 
tions à  peu  près  semblables ,  peuvent  s'appliquer  aux 
autres  notions ,  parce  que  l'esprit  humain  n'a  guère 
qu'une  manière  uniforme  de  procéder  dans  ses  créa- 
tions, 011  plutôt  parce  que  sa  nature  le  porte  à  sui- 
vre ,  dans  tout  son  développement ,  une  marche ,  en 
général ,  assez  uniforme.  Ainsi ,  nous  dirons  que  le 
mot  matière^  comme  idée,  signifie  tout  fait  produit 
dans  notre  entendement ,  lorsqu'il  perçoit  les  quali- 
tés des  corps  exprimées  par  les  mots  étendue ,  soli- 
dité ,  résistance ,  impénétrabilité  ,  mobilité ,  agréga- 
tion de  parties  semblables  ou  diverses.  Mais ,  comme 
notion ,  ce  n'est  que  le  terme  lui-même ,  en  tant 
qu  il  exprime  la  somme  de  tous  ces  faits  et  de  toutes 
ces  qualités  ou  propriétés ,  qui  toutes  ont ,  comme 
nous  venons  de  le  dire ,  pour  caractère  essentiel , 
pour  condition  expresse,  de  pouvoir  être  considérées 
dans  l'espace. 

Au  contraire ,  le  mot  esprit  exprime  la  somme 
des  faits  uniquement  et  directement  propres  au  moi , 
ou  à  l'Etre  animé  ;  faits  qui  ont  pour  caractère  es- 
sentiel ,  pour  condition  expresse ,  de  ne  pouvoir  se 
manifester  que  par  leur  succession  ,  ou  de  n'exister 
que  dans  le  temps  :  telle  est  la  notion  attachée  à  ce 
terme.  Les  mots  âme  et  entendement  n'expriment 
que  la  même  notion ,  envisagée  sous  des  points  de 
vue  un  peu  différents. 

On  voit  par  là  que  les  mots  d'esprit  et  de  matière. 


a68  PREMIERE    PARTIE. 

OU  ceux  d'âme  et  de  corps ,  qu'on  emploie  quelque- 
fois comme  entièrement  équivalents  ,  sont  des  no- 
tions de  notre  entendement,  ou  les  signes  de  collec- 
tions de  faits  intellectuels ,  qui ,  comme  collections  , 
n'existent  réellement  que  dans  ces  mots  et  à  cause 
d'eux;  que  nous  n'avons  imaginé  ces  noms  divers  , 
que  parce  que  les  faits  qu'ils  expriment  sont  vérita- 
blement de  nature  très  différente ,  et  même  tout  à 
fait  opposée;  que,  par  conséquent ,  aucun  effort  de 
méditation  ou  d'attention  de  notre  part,  aucun  ar- 
tifice de  langage  ne  peut  faire  qu'il  y  ait  aucune 
ressemblance,  aucune  identité  entre  ce  que  la  nature 
a  fait  différent.  En  un  mot ,  on  voit  que  le  fameux 
problème  de  l'union  des  deux  substances  ,  qui  a  si 
fortement  occupé  les  philosopbes ,  dès  les  plus  an- 
ciens temps ,  et  pour  la  solution  duquel  des  hommes 
doués  de  la  plus  grande  force  de  tête  ont  créé  tant 
de  systèmes  plus  ou  moins  ingénieux,  n'a  jamais 
produit  et  dû  produire  que  de  purs  abus  de  mots  ; 
en  sorte  qu'ils  ont  toujours  laissé  la  question  préci- 
sément au  point  où  ils  l'avaient  prise. 

Ceux  qui  se  disent  ou  se  croient  jnatéiialistes , 
c'est-à-dire  qui  prétendent  que  la  matière  peut 
penser,  tombent  dans  une  erreur  à  peu  près  pareille  ; 
car  il  faudrait  d'abord  qu'ils  eussent  reconnu ,  entre 
l^s  substances  simples  dont  le  corps  humain  est 
composé ,  quelle  est  précisément  celle  à  qui  appar- 
itient  cette  merveilleuse  propriété  ;  qu'ils  se  fussent 


ENTENDEMENT.  269 

assurés,  de  plus,  que  cette  substance  est  véritablement 
simple,  c'est-à-dire  indécomposable;  et  enfin,  qu'ils 
eussent  démontré  que  les  notions  de  pensée  et  d'é- 
tendue ne  s'excluent  pas  réciproquement.  Jusque  là, 
leur  opinion  ne  peut  être  qu'une  bypotbèse  tout  à 
fait  arbitraire  ,  qui  ne  saurait  avoir  plus  de  crédit 
sur  un  esprit  raisonnable,  que  celles  de  Leibnitz, 
de  Malebranche ,  et  de  plusieurs  autres ,  sur  l'union 
des  deux  substances. 

On  comprend  aussi  pourquoi,  de  tant  d'iiypothèses 
qui  ont  été  faites  sur  la  nature  et  l'essence  de  la 
matière ,  il  était  impossible  qu'il  y  en  eût  une  seule 
qui  approchât  de  la  vérité ,  puisque  l'on  ne  faisait 
jamais ,  en  pareil  cas ,  que  réaliser  une  abstraction. 
Ainsi ,  considérer  la  matière ,  ou  les  derniers  élé- 
ments dont  se  composent  les  corps ,  comme  des  par- 
ticules étendues  et  parfaitement  dures ,  suivant  la 
doctrine  des  atomistes  anciens  et  modernes ,  ou  les 
regarder ,  avec  le  Père  Boscovich  ,  comme  des  points 
mathématiques ,  doués  de  forces  attractives  et  répul- 
sives ,  c'est  non  seulement  imaginer  des  Etres  dont 
l'existence  n'est  constatée  par  aucun  fait ,  par  aucune 
expérience ,  mais  c'est  encore  regarder  une  pure 
conception  de  l'entendement  comme  un  Etre  réel  ; 
c'est  oublier  une  convention  que  nous  avons  faite 
avec  nous-mêmes ,  pour  y  voir  tout  autre  chose 
que  ce  que  nous  y  avons  mis. 

Les  notions  comprises  dans  celle  de  corps  ou  de 


270  PREMIÈRE    PARTIE. 

matière  ont  encore  donné  lieu  à  plusieurs  erreurs, 
qu'on  aurait  sans  doute  évitées,  si  l'on  était  remonté 
à  leur  véritable  valeur  par  une  analyse  plus  exacte; 
et  ces  erreurs  ont  souvent  répandu  de  l'obscurité 
sur  les  principes  des  sciences  les  plus  importantes. 
Ainsi ,  dans  la  géométrie,  les  dimensions  des  corps, 
les  lignes,  les  surfaces , sont  de  pures  conceptions  de 
l'entendement ,  qui ,  tant  qu'on  se  borne  à  les  envi- 
sager comme  telles  ,  donnent  lieu  à  des  propositions 
dont  l'évidence  est  incontestable.  Mais ,  quand  on  a 
cru  pouvoir  remonter  à  l'essence  prétendue  de  ces 
notions  considérées  comme  des  Etres  réels,  quand 
on  a  voulu  pénétrer  au  delà  des  faits  primitifs  extrê- 
mement simples  d'oii  ces  notions  et  leurs  expressions 
sont  dérivées ,  on  s'est  jeté  dans  des  difficultés  inex- 
tricables. 

La  ligne  droite^  par  exemple ,  a  été  définie  com- 
munément la  plus  courte  distance  d'un  point  à  un 
autre  ;  mais  ces  mots  (  ligne  droite  )  ne  sont  que 
l'expression  de  notre  intuition  naturelle  et  pri- 
mitive de  distance.  Car,  quand  nous  parlons  de  la 
distance  qu'il  y  a  entre  deux  points ,  ou  entre  deux 
objets  qui  sont  sous  nos  yeux ,  nous  entendons  tou- 
jours la  plus  courte  possible ,  celle  que  suivrait  un 
rayon  lumineux  partant  d'un  de  ces  points  pour 
aller  à  l'autre.  En  un  mot ,  la  ligne  tirée  sur  le  pa- 
pier avec  une  règle  bien  droite ,  ou  la  corde  tendue 
avec  force  entre  deux  objets  peu  distants ,  ne  sont , 


ENTENDEMENT.  2  7  I 

comme  les  mots  mêmes  de  ligne  droite ,  que  les  si- 
gnes de  l'intuition  naturelle  du  rapport  de  distance 
entre  deux  points  ou  deux  corps. 

Il  n'y  a  donc  aucun  objet ,  ni  aucune  partie  d'un 
objet   dans    la    nature,  qui   soit  une  ligne   droite. 
Depuis  qu'on  a  mieux  apprécié  la  valeur  des  mots 
dans  la   géométrie,  plusieurs   objections   peu   fon- 
dées ont  été  victorieusement  réfutées  par  les  géomè- 
tres philosophes.  On  leur  reprochait  d'admettre  des 
surfaces  sans  aucune  épaisseur  ,  des  lignes  sans  au- 
cune largeur ,  des  points  sans  longueur  ,  ni  largeur, 
ni  épaisseur.  Mais  une  seule  proposition ,  qui  peut 
paraître  frivole  à  force  d'être  simple  et   évidente , 
suffisait  pour  répondre  à  toutes  ces  vaines  difficultés: 
quand  on  dit  une  chose,  on  n'en  dit  pas  une  autre  ; 
qui  dit  surface,  ne  dit  pas  solidité;  qui  dit  longueur, 
ne    dit   pas  largeur.  Il  n'y  a  pas  plus  de  surfaces 
réelles ,  ni  même  de  solides  réels ,  tels  que  la  géomé- 
trie les  considère,  qu'il  n'y  a  de  lignes  et  de  points 
réels.  Ces  termes  ne  désignent  que  des  conceptions 
de  notre  esprit ,  qui   peuvent ,  dans  certains  cas , 
être  représentées  par  des  figures  tracées  sur  le  pa- 
pier, ou  même  par  des  modèles  faits  en  bois,   en 
pierre  ,  ou  de  toute  autre  matière  ;  mais  ces  figures 
et  ces  modèles  ne  doivent  jamais  être  regardés,  ainsi 
que  les  mots  eux-mêmes,  que  comme  de  simples  si- 
gnes de  ces  conceptions. 

La  même  manière   d'envisager  ce  sujet ,  ou  les 


2^2  PREMIERE    PARTIE. 

considérations  que  nous  avons  présentées  sur  la 
matière,  comme  notion  ou  conception  de  notre  es- 
prit, peuvent  servir  à  résoudre  une  autre  question, 
fort  agitée  entre  les  métaphysiciens  grecs  et  parmi 
ceux  de  l'école,  la  dwisihilité  de  la  matière  à 
l infini.  Car,  premièrement,  il  nous  est  impossible 
de  concevoir  la  matière  autrement  qu'étendue  , 
puisque  la  notion  d'étendue  est  une  de  celles  que 
nous  avons  comprises  sous  le  mot  matière ,  et  que 
cette  notion  elle-même  suppose  la  conception  de 
parties  séparées  ou  séparables  les  unes  des  autres, 
mais  toujours  étendues.  En  second  lieu  ,  comme  di- 
viser ne  signifie  que  séparer  des  parties,  et  non  pas 
les  détruire  ou  les  anéantir ,  nous  sommes  obligés 
de  concevoir  que  cette  division ,  quelque  loin  qu'on 
la  continue,  ne  pourra  jamais  détruire  l'étendue,  ou 
la  condition  essentielle  et  nécessaire  de  la  notion 
attachée  au  mot  matière.  Mais  il  est  clair  aussi  que, 
cette  notion  n'exprimant  rien  de  réellement  existant, 
nous  ne  sommes  nullement  autorisés  à  appliquer 
cette  manière  de  raisonner  aux  corps  réels  et  naturels, 
tels  qu'ils  existent  autour  de  nous.  Car  les  qualités , 
les  propriétés  et  les  affections  de  ces  corps  ne  peu- 
vent nous  être  connues  par  aucune  induction  tirée 
du  raisonnement  sur  des  notions  abstraites,  mais 
uniquement  par  l'expérience  et  par  l'observation  *. 

*  L*étendue  de  la  matière  et  des  corps  ,  telle  que  les  mé- 


ENTENDEMENT.  2^3 

§  5.  Substance  ,  Essence. 

Tous  les  Etres ,  tous  les  objets  que  nous  connais- 
sons ,  ne  se  distinguent  pour  nous,  les  uns  des  autres, 
et  par  conséquent  ne  nous  sont  connus ,  que  par  les 
qualités,  propriétés,  modes  ou  manières  d'être  que 
nous  remarquons  en  eux.  Chacun  d'eux  n'est  donc  pour 
nous,  en  effet,  qu'un  certain  assemblage  de  qualités 
ou  de  propriétés  diverses.  Mais  il  peut  quelquefois 
nous  être  utile  ou  nécessaire  ,  dans  les  considérations 
auxquelles  ils  donnent  lieu,  d'envisager  ces  objets  ou 
ces  Etres  uniquement  sous  ce  point  de  vue  particu- 
lier ;  c'est-à-dire ,  comme  réunissant  une  certaine 
somme  de  qualités  ou  de  propriétés ,  dont  nous  les 

taphysiciens  la  conçoivent,  suppose  des  parties  séparables  , 
mais  juxta-posées  les  unes  aux  autres,  sans  la  moindre  solu- 
tion de  continuité  ;  or,  les  physiciens  démontrent,  par  l'ex- 
périence, qu'il  est  impossible  qu'il  y  ait  contact  entre  les 
molécules  constituantes  des  corps  même  les  plus  denses.  Ce 
n'est  donc  pas  la  même  étendue  que  les  uns  et  les  autres 
considèrent;  et,  par  conséquent,  tous  les  raisonnements  des 
premiers,  tous  les  arguments  de  Zenon  d'Élée,  par  exemple, 
et  des  autres  sophistes  grecs  ,  ou  des  scholastiques  ,  contre 
l'existence  du  mouvement ,  contre  celle  de  la  matière  ,  etc.  , 
ne  sont  que  des  jeux  d'esprit,  des  arguties  purement  ver- 
baies,  qui  ne  peuvent  nullement  s'appliquer  aux  corps  tels 
que  nous  les  connaissons.  On  peut  voir,  au  reste,  toutes  ces 
extravagances  métaphysiques  exposées  avec  beaucoup  de 
sagacité  ,  par  Bayle ,  à  l'article  Zenon  ,  et  dans  plusieurs  au- 
tres endroits  de  son  Dictionnaire  critique  et  historicjue . 

i8 


274  PREMIERE    PARTIE. 

regardons  alors  comme  le  support  ou  le  soutien ,  et, 
dans  ce  cas,  nous  donnons  h  ces  Etres,  à  ces  objets, 
le  nom  de  substances. 

Ce  mot  ne  désigne  donc,  par  lui-même,  aucun 
Etre  réellement  existant;  mais  il  est  propre  à  les 
désigner  également  tous ,  quand  on  les  considère 
sous  le  point  de  vue  que  je  viens  d'indiquer.  Il  est 
même  facile  de  voir  qu'il  n'a  été  imaginé  et  employé 
que  pour  nous  servir  à  comprendre ,  sous  une  même 
dénomination ,  tous  les  Etres  que  nous  pouvons  sup- 
poser existants.  Car,  étant  invinciblement  forcés 
(comme  on  vient  de  le  voir  dans  le  §  précédent)  d'en 
faire  deux  classes  essentiellement  distinctes ,  les  es- 
prits et  les  corps ,  marquées  chacune  par  des  quali- 
tés ou  attributs,  dont  la  différence  est  telle  qu'il 
nous  est  impossible  d'apercevoir  ou  même  d'ima- 
giner rien  d'identique  et  de  communicable  de  l'une 
à  l'autre,  il  n'y  avait  pas  d'autre  moyen  de  les  rap- 
procher qu'en  les  considérant  sous  un  même  point 
de  vue,  et  en  indiquant,  par  un  même  terme,  la 
sorte  d'identité  à  laquelle  ils  étaient  ainsi  ramenés  , 
comme  le  mot  Être  indique  celle  à  laquelle  on  les 
ramène  pareillement ,  quand  on  les  considère  sous 
le  rapport  de  l'existence. 

Si  la  notion  attachée  au  mot  substance  est  par  là 
déterminée  avec  exactitude,  si  l'explication  que  l'on 
donne  ici  de  ce  terme  est  la  seule  que  la  raison 
puisse  admettre ,  ou  la  seule  qui  soit  conforme  aux 


ENTEIN  DEMENT.  1-;  o 

faits  de  notre  entendement  observés  avec  exactitude, 
dès  lors  toutes  les  questions  auxquelles  il  a  donné 
lieu,  devront  s'éclaircir  facilement;  les  vaines  tbéo. 
ries  qu'on  a  essayé  d'élever  sur  ce  mot,  et  les  dispu- 
tes encore  plus  vaines,  s'il  est  possible ,  dont  il  a  été 
l'occasion ,  paraîtront  évidemment  ce  qu'elles  étaient, 
c'est-à-dire  de  purs  abus  du  langage. 

En  effet ,  pour  peu  qu'on  y  réfléchisse  de  bonne 
foi  et  sans  prévention ,  on  se  convaincra  aisément 
que  nous  ne  connaissons  ni  ne  pouvons  connaître 
ce  que  c'est  que  la  substance ,  soit  matérielle ,  soit 
spirituelle, puisque  ces  expressions  ne  signifient  que 
des  conceptions  de  notre  entendement ,  et  point  du 
tout  des  Etres  réels,  comme  ceux  qu'il  nous  est 
donné  de  connaître. 

La  substance  matérielle,  considérée,  par  exem- 
ple ,  dans  le  corps  humain ,  est-elle  étendue  ,  résis- 
tante, figurée  ,  mobile,  comme  le  corps  lui-même  ? 
Est-elle  liquide  dans  les  humeurs ,  gazeuse  dans  les 
fluides  aériformes  dont  il  est  composé ,  plus  ou  moins 
solide  dans  les  muscles  et  dans  les  os?  Alors,  en  quoi 
diffère-t-elle  du  corps  lui-même?  Si  l'on  veut  qu'elle 
soit  le  support  ou  le  soutien  de  toutes  les  sortes  de 
corps  élémentaires  ,  quoiqu'elle  ne  soit  celui  d'aucun 
d'eux  en  particulier,  alors  il  n'est  plus  possible  d'y 
voir  qu'une  pure  fiction  de  l'esprit ,  tout  à  fait  sem- 
blable à  cette  prétendue  matière  première  d'Aris- 
tote  et  des  scholastiques ,  qui  était  apte  à   devenir 

i8. 


Q.'jG  PREMIÈRE    PARTIE. 

tous  les  corps  possibles,   mais  qui  n'était  pourtant 
aucun  corps  en  particulier. 

Nous  ne  saurions  douter  que  l'accroissement  et 
le  développement  du  corps  humain  ne  s'opère  sous 
l'influence  d'une  loi  ou  d'une  force  qui  en  règle  le 
mode  et  les  limites;  cette  force  se  manifeste  par  des 
effets  semblables  ou  analogues  ,  non  seulement  dans 
tous  les  individus  de  l'espèce  humaine,  mais  aussi 
dans  ceux  de  toutes  les  espèces  d'animaux  et  de 
plantes.  Or,  cette  puissance  formatrice  ouplastique, 
comme  l'ont  appelée  quelques  philosophes  anciens 
et  modernes ,  est-elle  essentiellement  distincte  de 
celle  que  nous  appelons  âme ,  esprit ,  entendement , 
intelligence  ?  ou ,  s'opposant ,  pour  ainsi  dire ,  à 
elle-même ,  dans  la  double  série  des  phénomènes 
auxquels  elle  préside,  nous  manifeste-t-elle  les  uns 
dans  la  conscience  du  moi  et  des  actes  ou  opérations 
qui  lui  sont  propres,  tandis  qu'elle  dérobe  entière- 
ment les  autres  à  cette  même  conscience ,  et  établit 
par  là  l'opposition  ou  la  distinction  qui  les  sépare? 
Nous  l'ignorons  absolument.  Ce  ne  serait  là  qu'une 
hypothèse ,  qui ,  comme  toutes  celles  qu'on  a  faites 
sur  ce  sujet,  laisserait  encore  la  question  entière. 

On  a  dit  :  il  n'y  a  point  d'attributs  sans  un  sujet , 
point  de  qualités  sans  une  substance  à  laquelle  elles 
appartiennent;  sans  doute,  puisque  les  mots  sujet 
et  attribut ,  qualité  et  substance ,  n'ont  été  imaginés 
que  pour  marquer  ce  rapport  nécessaire  entre  les 


ENTENDEMENT.  inn 

choses  qu'ils  désignent.  Mais  pourquoi  n'y  aurait-il 
pas  des  sujets  distingués  d'autres  sujets  ,  des  substan- 
ces distinguées  d'autres  substances  par  deux  sortes 
d'attributs  et  de  qualités  ?  Pourquoi  l'homme ,  et  en 
général  les  Etres  vivants  et  organisés,  ne  serai«nt-ils 
pas  des  substances  et  des  sujets  distingués,  précisément 
par  ce  double  caractère  ,  de  tout  ce  qui  n'a  ni  orga- 
nisation, ni  vie?  Puisque  nous  sommes  invinciblement 
forcés  de  reconnaître  en  lui  deux  ordres  de  phénomè- 
nes essentiellement  distincts,  pourquoi  ne  regarde- 
rions-nous pas  l'homme  lui-même  comme  l'unique 
sujet  des  deux  classes  d'attributs  par  lesquels  nous 
exprimons  les  phénomènes  de  ces  deux  ordres  ?  Pour- 
quoi l'une  de  ces  deux  classes  ne  comprendrait-elle 
pas  les  qualités  de  toutes  les  substances  dont  son  corps 
est  composé,  quoique  nous  ne  connaissions  pas  encore 
avec  certitude  le  nombre  de  ces  substances? La  philo- 
sophie aura  fait,  ce  me  semble,  un  véritable  progrès , 
quand  ceux  qui  en  font  l'objet  de  leur  étude  auront 
commencé  à  comprendre  qu'il  ne  leur  a  pas  été 
donné  de  créer  des  Etres ,  ou  des  existences  réelles , 
avec  des  mots. 

Locke  est  le  premier  qui  ait  fait  voir  le  peu  de 
fondement  de  l'emploi  du  mot  substance ,  au  sens 
que  lui  donnaient  les  métaphysiciens  *.  Il  fut  atta- 
qué ,  à  cette  occasion,  avec  assez  de  violence,  par 

*  Voyez  V Essai  sur  l'entendement  humain  ,  liv.  II ,  chap. 
XIII ,  §  1 8  ,  et  chap.  XXIII ,  §  2  ,  etc. 


278  PREMIÈRE    PA.RÏ1E. 

quelques  théologiens  de  sa  communion ,  auxquels  il 
répondit  avec  le  calme  et  la  fermeté  qu'inspire  un 
amour  sincère  de  la  vérité.  Il  essaya  de  leur  faire 
comprendre  que  la  religion  n'est  nullement  compro- 
mise dans  ce  genre  de  questions  ;  mais  que  des  accu- 
sations telles  que  celles  dont  il  était  l'objet,  détrui- 
sent la  vertu  la  plus  expressément  recommandée  par 
l'Evangile  ,  je  veux  dire  la  charité,  ou  du  moins  lui 
portent  de  graves  atteintes. 

Les  métaphysiciens  avaient  cherché  à  connaître  ce 
qui  subsiste  par  soi-même  ,  ce  qui  existe  dans  chaque 
Etre  ou  dans  chaque  chose,  indépendamment  de  ses 
modifications,  attributs,  qualités  onaccidents  (comme 
on  s'exprimait  dans  l'école);  ils  avaient  fait,  à  cette 
occasion ,  le  mot  substance ,  et  c'est  uniquement  à 
cela  que  se  bornèrent  et  que  devaient  nécessairement 
aboutir  tous  leurs  effors.  Ils  s'occupèrent  aussi  d'une 
autre  question  très  voisine  de  celle-là,  et  qui  devait, 
par  conséquent,  avoir  le  même  résultat.  Ils  cher- 
chèrent à  connaître  dans  les  choses  ce  qui  les  fait 
être  ce  qu'elles  sont,  sans  quoi  elles  ne  seraient 
pas,  ou  seraient  tout  autres;  mais  ils  ne  purent 
qu'imaginer  le  mot  essence ^^our  représenter  cette 
conception  de  l'entendement. 

Locke  a  encore  fait  voir  combien  elle  peut  être 
illusoire.  A  la  vérité,  il  distingue  l'essence  réelle  de 
l'essence  nominale  * ,  comme  Condillac  distingue 
Essai  sur  Venlend.  hum.  ,  liv.  III,  c.  III,  §  i5  et  siiiv. 


ENTENDEMENT.  279 

l'essence  première  de  l'essence  seconde  *  :  mais  l'un 
de  ces  philosophes  déclare  que  l'essence  réelle  des 
choses  nous  est  inconnue ,  et  l'autre  avoue  que  nous 
ne  pouvons  connaître  que  leur  essence  seconde,  qui, 
dit-il ,  n'est  pas  la  véritable  essence.  D'où  il  est  facile 
de  conclure  que  ce  terme  ,  qui  peut  être  utile  ou  né- 
cessaire, dans  certains  cas,  pour  désigner  une  con- 
ception de  notre  esprit ,  très  claire ,  lorsqu'on  la 
regarde  uniquement  comme  telle ,  ne  désigne  d'ail- 
leurs aucune  chose  qu'il  nous  soit  possible  de  con- 
naître, rien  que  nous  soyons  autorisés  à  considérer 
comme  réellement  existant. 

On  voit  par  là  pourquoi  les  mots  essence  et  sub- 
stance  ne  causent  aujourd'hui  aucun  embarras,  ne 
présentent  aucune  obscurité  dans  les  écrits  des  phy- 
siciens et  dans  le  langage  ordinaire ,  tandis  qu'ils 
ont  donné  lieu  à  de  si  violentes  querelles  dans  les 
écoles ,  et  même  dans  le  monde ,  à  l'époque  où  l'in- 
fluence des  écoles  y  était  prédominante. 

§  6.  Identité ,  Personne  ,  Individu. 

La  notion  à^ identité  est  si  claire  par  elle-même , 
et  les  actes  d'intuition  dont  elle  résulte  sont  si  sim- 
ples et  si  familiers ,  qu'on  ne  peut  que  l'obscurcir  en 
cherchant  à  l'expliquer.  D'ailleurs  ces  actes  sont, 
comme  tous  les  faits  primitifs  de  notre  intelligence^ 

*   Cours  d études  ,  tom.  III;  Art  de  raisonner ,  chap.  IJL 


280  PREMIÈRE    PARTIE. 

impossibles  à  décrire  de  manière  à  pouvoir  se  faire 
comprendre  de  tout  homme  qui  ne  les  connaîtrait 
pas  déjà.  Si  je  dis,  par  exemple:  le  mot  identité 
exprime  le  rapport  de  l'existence  d'une  chose  ou  d'un 
Être  ,  à  différents  lieux ,  à  différents  temps  ,  ou  à  di- 
verses autres  choses  ou  Etres;  il  faudra  assurément 
quelque  habitude  de  réflexion  ,  quelque  contention 
d'esprit,  pour  comprendre  ces  paroles.  Tandis  qu'il 
n'y  a  personne  qui  ne  comprenne  immédiatement  ce 
qu'on  veut  faire  entendre  quand  on  dit  qu'un  homme 
a  été  vu  hier  portant  le  même  habit ,  ou  montant 
le  même  cheval,  ou  s'entretenant  avec  la  même 
personne  qu'avant  hier. 

Tout  le  monde  comprend  pareillement  l'emploi 
abusif  que  l'on  fait  très  souvent  du  mot  même ,  lors- 
qu'on dit ,  par  exemple ,  qu'on  a  rencontré  telle  per- 
sonne deux  jours  de  suite  à  la  même  heure  ;  que 
Henri  IV  et  Louis  XIV  ont  régné  sur  le  même 
peuple  ,  et  ainsi  d'un  grand  nombre  d'autres  expres- 
sions. Mais  les  métaphysiciens  ont  voulu  arriver  à 
une  plus  grande  précision  dans  la  détermination  du 
mot  identité,  et  ils  n'y  ont  réussi  que  fort  impar- 
faitement. 

Ainsi ,  pour  savoir ,  par  exemple ,  ce  qui  constitue 
Xidentité  d'une  personne ,  d'une  chose ,  ce  qui  en 
fait  le  772cv/2e Être  pendant  tout  le  temps  qu'il  existe, 
les  scholastiques  avaient  imaginé  l'expression  prin- 
cipe dHndividuation  ( principium  individuationis)^ 


ENTENDEMENT.  28 1 

qui  ne  leur  a  guère  servi  qu'à  désigner  cette  concep- 
tion de  leur  esprit. 

L'identité  d'un  homme ,  à  différentes  époques  de 
sa  vie ,  peut  être  considérée ,  ou  par  rapport  aux 
autres ,  ou  par  rapport  à  lui-même  ;  dans  l'un  et 
l'autre  cas  c'est  ce  qu'on  appelle  identité  personnelle. 
Car  le  mot  personne^  dans  notre  langue,  comme 
dans  les  écrivains  latins,  d'oii  nous  l'avons  pris ,  si- 
gnifie plus  spécialement  l'individu  considéré  comme 
capable  d'actions  moralement  bonnes  ou  mauvaises, 
et  par  conséquent  comme  responsable  envers  la  so- 
ciété, comme  y  exerçant  des  droits  et  y  remplissant 
des  fonctions.  Il  exprime  ,  en  un  mot,  la  partie  mo- 
rale et  sociale  de  l'existence  de  chaque  individu.  L'i- 
dentité personnelle  d'un  homme  n'est  donc  ni  difficile 
à  concevoir,  ni  la  plupart  du  temps  un  sujet  de  doute 
pour  ceux  qui  ont  intérêt  à  s'en  assurer.  Mais  lorsqu'il 
y  a  lieu  à  incertitude ,  la  question  peut  quelquefois 
être  très  compliquée;  et  ce  qu'on  appelle  en  jurispru- 
dence causes  ou  procès  ^état ,  c'est-à-dire  ceux  oii  les 
tribunaux  ont  à  prononcer  sur  l'identité  personnelle 
d'un  individu ,  présente  quelquefois  de  très  grandes 
difficultés. 

C'est  que  la  certitude  la  plus  complète  et  la  plus 
incontestable  sur  ce  sujet  est  celle  qu'un  homme , 
qui  n'est  pas  dans  un  état  de  démence  momentané 
ou  permanent,  a  de  sa  propre  identité  dans  tout  le 
cours  de  sa  vie;  en  sorte  que  s'il  a  un  puissant  intérêt 


■2S'2  PREMIÈRE    PARTIE. 

à  dérober  aux  autres  les  moyens  de  la  constater  ,  il 
peut  quelquefois,  en  effet,  la  rendre  pour  eux  tout 
à  fait  problématique. 

Locke  a  traité ,  avec  assez  d'étendue ,  cette  ques- 
tion de  l'identité,  soit  des  personnes,  soit  des  cboses , 
et  peut-être  même  y  a-t-il  un  peu  de  luxe  dans  les 
développements  oii  il  est  entré  à  ce  sujet  *.  La  con- 
naissance ,  ou  plutôt  la  conviction  inébranlable  que 
cbaque  bomme  a  de  son  identité  personnelle,  dans 
tout  le  cours  de  sa  vie ,  consiste,  suivant  lui ,  unique- 
ment dans  la  conscience.  Le  D^  Reid  **  observe  avec 
raison  qu'il  faut  y  joindre  aussi  la  mémoire^  et  que 
c'est  en  ce  sens  que  Locke  lui-même  paraît  l'avoir 
entendu ,  quoiqu'il  n'ait  pas  assez  nettement  marqué 
la  distinction  de  ces  deux  facultés.  Mais  il  y  a  plus 
que  mémoire  et  conscience  dans  ce  phénomène  de 
l'entendement  ;  il  y  a  science ,  et  science  certaine. 

En  effet,  pour  avoir,  par  la  conscience  et  par  la 
mémoire,  la  certitude  de  mon  existence  antérieure, 
seulement  d'une  heure  ou  d'un  jour,  au  moment 
présent ,  et  à  plus  forte  raison  d'une  année ,  ou  de 
toutes  les  années  passées  de  ma  vie ,  il  faudrait  que 
je  me  représentasse  clairement  et  distinctement  tous 
les  actes  de  mon  entendement  qui  ont  rempli  la  durée 
de  cette  heure  ,  de  ce  jour ,  etc. ,  ce  qui  est  impos- 

*  Essai  sur  t entend,  hum.  ,  liv.  II  ,  chap.  XXYII. 

^*  Essays  on  ihc  intellect,  poivers ,  Essai  III ,  ch.  IV  et  V. 


ENTENDEMENT.  ^83 

sible  et  contradictoire,  puisque  ce  serait  employer 
le  présent  et  l'avenir  à  vivre  dans  le  passé.  Il  est 
évident,  au  contraire,  qu'à  peine  notre  mémoire 
peut  nous  retracer  avec  fidélité  quelques  événements 
et  quelques  circonstances  particulières  assez  rares , 
dans  toute  la  durée  qui  a  précédé  le  moment  présent. 
11  est  également  certain  qu'aucun  homme  ne  peut 
conserver  de  souvenir  des  deux  ou  trois  premières 
années  de  sa  vie ,  et  que  la  conviction  de  chaque 
individu ,  à  cet  égard ,  ne  repose  que  sur  la  confiance 
qu'il  a  dans  le  témoignage  des  autres,  ou  dans  l'au- 
thenticité des  actes  légaux  destinés  à  constater  la 
naissance  des  citoyens.  La  certitude  absolue  et  iné- 
branlable qu'il  a  de  son  identité  personnelle ,  pen- 
dant tout  le  temps  de  sa  vie,  repose  donc  essen- 
tiellement sur  la  notion  inévitable  et  primitive  du 
temps  lui-même,  et  sur  la  connaissance  scientifi- 
que ,  pour  ainsi  dire ,  des  diverses  périodes  dans 
lesquelles  nous  le  divisons. 

Au  reste,  cette  invincible  et  inébranlable  convic- 
tion que  chaque  homme  a  de  son  identité  person- 
nelle a  été  admirablement  représentée  par  Plaute , 
et  mieux  encore  après  lui ,  par  Molière.  La  seconde 
scène  du  premier  acte  de  \ Amphitryon  n'est  pas 
seulement  un  chef-d'œuvre  d'excellente  plaisanterie, 
où  brille  éminemment  cette  force  comique  qui  ca- 
ractérise notre  grand  poète  ;  elle  est  aussi  un  chef- 
d'œuvre  de  raison  et  de  saine  philosophie.  Il  s'agit, 


284  PREMIÈRE    PARTIE. 

comme  on  sait ,  dans  cette  scène ,  de  persuader  à 
Sosie  qu'il  n'est  pas  lui-même,  qu'il  n'est  pas  Sosie. 
Cette  tâche,  fort  difficile  assurément  ,  n'est  pas 
donnée  à  un  sophiste  armé  d'arguments  captieux  et 
subtils ,  dont  un  valet  souple  et  rusé  n'aurait  fait 
que  se  moquer;  c'est  Mercure  qui  s'en  charge  ;  c'est 
un  Dieu ,  fort  de  tous  les  prestiges  dont ,  en  vertu  de 
sa  puissance ,  il  peut  éblouir  un  homme  ignorant  et 
craintif.  Il  lui  vole,  non  pas  seulement,  comme  il 
le  dit,  son  nom  avec  sa  ressemblance,  mais  ses  pen- 
sées les  plus  intimes,  ses  sentiments  les  plus  secrets, 
sa  mémoire ,  sa  conscience ,  en  un  mot  tout  ce  qui 
constitue  réellement  son  identité  personnelle.  Il 
joint  à  ces  moyens  surnaturels  les  menaces  les  plus 
terribles  ,  et  même  plus  que  des  menaces ,  et ,  avec 
tout  cela,  il  parvient  à  peine  à  ébranler,  pendant 
quelques  instants ,  cette  conviction  absolue ,  si  pro- 
fondément inhérente  à  la  nature  humaine. 

Qu'est-ce  pourtant,  au  fond,  que  l'identité  des 
Etres  organisés  et  animés  ?  ce  n'est  assurément  pas 
celle  des  parties  matérielles  dont  leurs  corps  sont 
composés ,  puisqu'elles  se  renouvellent  sans  cesse. 
C'est  encore  moins,  dans  l'homme,  celle  des  actes 
ou  opérations  de  son  entendement ,  et  des  facultés 
qui  y  donnent  lieu,  puisqu'elles  sont  incessamment 
modifiées  par  leurs  actes  mêmes.  On  semblerait  com- 
prendre mieux  l'identité  de  quelque  corps  inerte,  ou 
de  quelque  masse  de  matière  brute ,  qui  du  moins 


ENTENDEMENT.  285 

ne  peut  subir  d'altération  ou  de  changement  sensible 
que  dans  un  intervalle  de  temps  assez  long. 

Quant  à  celle  des  plantes,  des  animaux  et  des 
hommes,  elle  résulte  d'abord  de  leur  indwidualité; 
car  chaque  Etre,  dans  ces  diverses  espèces  ,  est  re- 
gardé comme  tout  à  fait  indivisible  :  on  ne  conçoit 
pas  ce  que  serait  la  moitié  d'un  arbre  ou  d'un  animal  ; 
l'individu  existe,  quelques  mutilations  qu'il  puisse 
subir,  tant  que  sa  vie  se  conserve.  L'identité  indivi- 
duelle résulte  aussi,  dans  ce  cas,  de  ce  que  les  chan- 
gements occasionnés  par  le  cours  ordinaire  de  la  vie 
sont,  en  général,  presque  insensibles,  et  aussi  de 
l'identité  d'espèce  dans  les  rapports  de  situation, 
dans  ceux  des  modes  d'accroissement  et  d'altérations 
de  divers  genres.  Enfin,  il  faut  bien  remarquer  que 
la  conscience  et  la  mémoire  lient  et  associent  dans 
notre  esprit  incomparablement  plus  de  faits  que  nous 
n'en  pouvons  noter  ou  distinguer  *. 

§   y.  Nombre. 

On  a  vu,  dans  le  passage  de  Condillac,  cité  pré- 
cédemment **,  les  noms  des  nombres  présentés 
comme  exemples  et  comme  instruments  de  l'abstrac- 

*  Voyez  le  Traité  de  la  nature  humaine  par  D.  Hume  (  liv. 
I,  part.  4  ,  sect.  6),  où  cette  question  de  l'identité  est  traitée 
avec  beaucoup  de  sagacité  et  de  finesse  d'observation. 

**  Chap.  II,  §  5  de  cette  2®  sect. 


286  PREMIÈRE    PARTIE. 

tion:  d'après  tout  ce  qui  a  été  dit  jusqu'ici,  on  peut, 
ce  me  semble,  résoudre  sans  peine  la  question  agitée 
aussi  par  les  métaphysiciens  sur  ce  sujet  :  savoir,  si 
Xunité  est  un  nombre ,  ou  si  elle  est  seulement  \ élé- 
ment du  nombre.  Car  il  est  facile  de  voir  que  ces 
deux   expressions  sont  essentiellement  relatives ,  et 
par  conséquent ,  ne  peuvent  être  conçues  l'une  sans 
l'autre  ;  c'est-à-dire  qu'on  ne  peut  concevoir  l'unité 
que  par  rapport  au  nombre,  et  le  nombre  que  par 
rapport  à  l'unité.  Du  reste ,  l'unité  et  la  pluralité 
peuvent  être  regardées,  indépendamment  de  l'emploi 
des  signes  et  du  langage ,  comme  des  intuitions  qui 
résultent  très  promptement  de  l'usage  des  facultés 
naturelles  propres  à  l'homme  et  aux  animaux  de 
l'ordre  élevé.  Les  perceptions  et  les  représentations, 
qui  sont  les  premiers  résultats  du  développement  de 
ces  facultés,  nous  offrent  sans  cesse  des  objets  qui 
sont   uns  ^   s'il  le  faut  ainsi  dire,  et  immédiatement 
connus  comme  tels.  L'intuition  du  rapport  entre  un 
et  plusieurs  est  un  des  faits  intellectuels  qui  s'offrent 
le  plus  souvent  aux  Etres  dépourvus  de  l'usage  de 
tout  signe  artificiel.  Mais   aussi,  dans   cet  état,  il 
n'existe  et  ne  peut  jamais  exister  pour  eux,  Aq nom- 
bres déterminés  et  proprement  dits. 

Quant  à  la  manière  dont  les  notions  des  nombres 
sont  formées ,  à  l'aide  des  noms  qui  les  représentent, 
ie  n'ai  rien  à  ajouter  h  ce  qu'en  dit  Condillac  dans  le 
passage  que  j'ai  extrait  de  la  langue  des  calculs  ; 


ENTENDEMENT.  287 

mais  je  ne  puis  m'empêclier  de  faire  remarquer  ici  la 
prodigieuse  fécondité,  et  en  même  temps  la  simpli- 
cité de  l'art  des  signes  ainsi  appliqué  aux  nombres. 

En  effet ,  si  l'on  proposait  cette  question  :  trouver 
un  moyen  de  désigner  une  quantité  immense  de 
choses  ou  d'Etres  ,  un  à  un ,  et  d'une  manière  très 
distincte ,  en  sorte  que  chacun  ait  sou  nom ,  et  que 
tous  ces  noms  puissent  se  présenter  à  l'esprit ,  à 
volonté ,  sans  surcharger  ni  fatiguer  la  mémoire  ? 
assurément  il  n'est  personne  qui  ne  fût  effrayé  de  la 
difficulté  d'un  pareil  problème,  ou  même  qui  n'en 
regardât  la  solution  comme  à  peu  près  impossible. 
Elle  se  trouve  pourtant  dans  les  noms  donnés  aux 
nombres  dès  les  plus  anciens  temps  ,  et  dans  les  qua- 
torze mots  *  de  notre  langue,  qui  suffisent,  à  la  ri- 

Je  ne  compte  point  ici  les  mots  onze ,  douze ,  etc. ,  ni 
vingt,  trente ,  etc.,  qui,  comme  l'ont  remarqué  plusieurs  de 
ceux  qui  ont  écrit  sur  l'arithmétique  ,  auraient  pu  être  rem- 
placés par  des  expressions  plus  analogues.  Car  pourquoi 
n'aurait-on  pas  pu  dire  dix-un,  dix-deux,  etc,  puisqu'on 
dit  bien  dix-sept ,  dix -huit ,  etc.  ?  Et  pourquoi  ne  dirait-on 
-^3iS  deux-dix ,  trois-dix,...  huit- dix ,  neuf- dix  ,  puisqu'on 
dit  bien  (ou  plutôt  assez  mal)  quatr-e-vingts  et  quatre-vingt- 
dix?  On  sent  assez,  au  reste,  que  le  but  de  cette  remarque 
n'est  ni  d'introduire,  ni  de  proposer  un  changement  dans 
la  langue  usuelle,  mais  seulement  d'indiquer  des  expressions 
qui  marquent  d'une  manière  plus  sensible  l'analogie  et  l'ad- 
mirable simplicité  de  la  langue  parlée  des  nombres.  En  sorte 
que  la  langue  écrite  ,  ou  notre  système  de  notation  par  les 


9.88  PREMIÈRE    PARTIE. 

gueur,  pour  exprimer  tout  nombre  composé  de  douze 
chiffres,  c'est-à-dire  allant  jusqu'aux  centaines  de 
milliards. 

D'un  autre  coté,  si  l'on  considère  que  l'unité  abs- 
traite (ou  le  terme  un)  peut  s'appliquer  à  toutes  les 
grandeurs  possibles,  au  grand  diamètre  de  l'orbite 
terrestre,  par  exemple,  aussi  bien  qu'à  la  millième 
partie  du  mètre  (  millimètre  )  ,  dont  les  subdivisions 
peuvent  indéfiniment  être  exprimées ,  toujours  avec 
le  même  système  de  numération  (en  changeant  un 
peu  la  terminaison  du  petit  nombre  de  mots  dont  il 
se  compose):  on  verra  dans  ce  système,  si  admi- 
rable par  son  extrême  simplicité,  une  sorte  de 
compas  intellectuel ,  à  l'aide  duquel  il  serait  pos- 
sible non  seulement,  de  mesurer  les  distances  et 
les  dimensions  de  ces  globes  sans  nombre,  que  la 
main  du  créateur  a  semés  dans  l'immensité  des  cieux , 

chiffres,  ne  doit  la  supériorité  qu'il  a  sur  celui  des  Grecs  et  des 
Romains  ,  qu'à  la  fidélité  et  à  la  précision  rigoureuse  avec 
laquelle  il  reproduit  les  expressions  de  la  langue  parlée. 
Celle-ci  même  a  plus  de  concision  encore  que  la  langue 
écrite,  qui  a  été  forcée  d'adopter  un  signe  particulier  pour 
marquer  l'absence  des  différents  ordres  d'unités  qui  ne  sont 
pas  énoncés.  Ainsi,  quand  l'une  dit  simplement  deux  mille 
quatre  ,Yàx  exemple  ,  l'autre,  au  moyen  de  sa  notation  (2004) 
dit  explicitement  deux  mille ,  point  de  centaines ,  point  de 
dixaines  ,  quatre  unités;  parce  que  celle-ci  ne  peut  repré- 
senter que  par  le  rang  qu'occupe  chaque  chiffre  vers  la 
gauche,  ce  que  celle-là  exprime  par  des  noms  distincts. 


ENTENDEMEJYT.  289 

et  de  déterminer  la  vaste  étendue  de  leur  cours  dans 
cet  espace  sans  limites ,  mais  même  d'apprécier  les 
dimensions  du  plus  petit  insecte ,  et  celles  de  ses 
parties  qui,  par  leur  étonnante  petitesse,  échappent 
à  l'œil  le  plus  pénétrant,  armé  des  meilleurs  instru- 
ments d'optique. 

§   8.  Infini  ,  Absolu. 

La  possibilité  d'ajouter  sans  cesse  un  nombre  ou 
une  quantité  à  une  autre ,  quelque  grande  qu'elle 
soit,  sans  qu'on  puisse  assigner  de  limite  à  ces 
additions  successives,  a  donné  lieu  à  la  notion  de 
X infini  ;  car  ce  mot  ne  fait  qu'exprimer  la  concep- 
tion que  nous  venons  d'énoncer.  Mais  il  est  évident, 
par  le  peu  que  nous  en  disons  ici ,  que  cette  concep- 
tion ,  ou  la  notion  qui  en  résulte,  est  toujours  néces- 
sairement incomplète  et  imparfaite,  puisque  la  con- 
dition expresse  que  l'on  met  à  ces  additions  ou  à 
ces  accroissements  successifs ,  c'est  qu'ils  n'aient  au- 
cune limite ,  aucun  terme.  Par  conséquent  c'est  une 
notion  qui  ne  peut  presque  nous  être  d'aucune  uti- 
lité ,  au  moins  toutes  les  fois  qu'il  s'agit  d'arriver  à 
des  déterminations  précises  et  rigoureuses.  Ainsi,  la 
considération  de  l'infini,  ou  des  infiniment  petits  et 
des  infiniment  grands  de  différents  ordres,  dans  le 
calcul  différentiel  et  intégral ,  se  réduit  à  une  simple 
formule  de  langage ,  qu'on  a  trouvée  très  commode 
par  sa  brièveté ,  mais  qui ,  sans  attribuer  une  exis- 

'9 


290  PREMIERE    PARTIE. 

tence  réelle  à  Finfîni  mathématique,  n'exprime,  à  pro- 
prement parler ,  qu'une  idée  négative.  Par  exemple  , 
quand  on  dit  qu'une  ligne  en  touche  ou  en  rencontre 
une  autre  à  rin/i7îi^  cela  signifie  simplement  que  ces 
lignes  ne  peuvent  jamais,  ou  se  toucher,  ou  se  ren- 
contrer. 

La  description  et  la  détermination  des  divers 
genres  de  courbes  que  la  géométrie  considère,  a 
été  l'un  des  premiers  et  est  encore  l'un  des  plus  fré- 
quents objets  de  l'application  de  ces  calculs.  Or,  il 
est  facile  de  se  convaincre  que  la  considération  de 
l'infini  actuel,  ou  proprement  dit,  n'a  pu  être  la 
cause  des  merveilleux  succès  que  les  grands  géomètres 
des  deux  siècles  précédents  et  ceux  de  notre  temps 
ont  obtenus  dans  ce  genre  de  recherches. 

En  effet ,  on  appelle  quantité  discrète  celle  qui 
résulte  de  l'assemblage  d'un  nombre  plus  ou  moins 
grand  d' autres  quantités  de  même  espèce ,  égales  ou 
inégales ,  mais  finies  et  déterminées ,  comme  sont , 
par  exemple,  les  cotés  d'un  polygone,  et ,  en  général , 
toute  quantité  qui  est  ou  peut  être  exprimée  par  des 
nombres;  en  sorte  que  tout  nombre  est  une  quantité 
discrète.  Au  contraire ,  on  appelle  quantité  continue 
celle  dont  l'accroissement  s'opère  sans  aucune  inter- 
ruption ,  dont  le  développement  est  produit  par  une 
action  non  interrompue  du  mouvement  ou  de  la 
cause  quelconque  qui  est  propre  à  le  produire.  C'est 
ainsi  que  l'on  conçoit  le  progrès  du   temps  et  du 


ENTENDEMENT.  SOI 

mouvement  lui-même,  la  formation  du  cercle  et  des 
courbes  de  tout  genre;  en  sorte  que  la  quantité 
continue  ne  peut  être  proprement  représentée  par 
aucun  nombre. 

Voilà  donc  deux  sortes  de  notions  directement 
contraires  ou  opposées,  deux  expressions  que  nous 
avons  faites  pour  représenter  ces  deux  sortes  de 
notions  ou  de  conceptions ,  et  dans  lesquelles  il  n'y  a 
bien  évidemment  que  ce  que  nous  y  avons  mis  ,  et 
ce  que  nous  avons  voulu  y  mettre.  Par  conséquent , 
aucune  considération  de  l'infini ,  ou  de  toute  autre 
nature ,  ne  peut  réellement  faire  coïncider  des  no- 
tions si  essentiellement  distinctes.  Mais  on  peut  fort 
bien  considérer,  par  hypotbèse ,  des  parties  dans 
la  durée,  ou  dans  l'étendue,  qui  soient  plus  petites 
qu'aucune  durée ,  ou  qu'aucune  étendue  assignable , 
et  arriver  ainsi  à  des  déterminations  dont  la  préci- 
sion soit  plus  que  suffisante  pour  tous  les  besoins  des 
arts  et  des  sciences.  Aussi,  est-ce  uniquement  là  ce 
qu'on  a  fait  dans  la  géométrie  transcendante,  comme 
l'ont  expressément  reconnu  les  géomètres  philo- 
sophes *. 

Non  seulement  la  notion  de  l'infini  ne  peut  nous 

*  «  Il  n'y  a  d'énonciation  exacte  (en  ce  genre) ,  dit  M.  La- 
«  croix,  que  dans  les  axiomes  suivants,  sur  lesquels  se  sont 
«  toujours  appuyés  les  géomètres  anciens  :  i" Quelque  grande 
«  que  soit  une  quantité,  on  peut  toujours  en  concevoir  une 
«  autre  qui  la  surpasse  autant  qu'on  voudra;   2°  Quelque 

19- 


'JX)'2  PREMIERE    PARTIE. 

conduire  a  rien  de  précis  et  qu'il  nous  soit  possible 
de  connaître  ou  de  savoir  ,  parce  qu'elle  est  évi- 
demment hors  de  toute  proportion  avec  nos  facultés, 
et  avec  tous  les  objets  que  ces  facultés  peuvent  at- 
teindre ;  mais  toutes  les  notions  oii  celle  de  l'infini 
se  trouve  mêlée ,  en  quelque  manière  que  ce  soit  , 
ou  qui  ont  avec  elle  quelque  rapport  ou  quelque 
analogie,  ne  peuvent  jamais  être  pour  nous,  comme 
l'infini  lui-même,  que  de  pures  conceptions  intellec- 
tuelles, toujours  et  nécessairement  incomplètes,  et  ne 
pouvant  s'appliquer  qu'à  des  objets  entièrement  dis- 
proportionnés à  tous  nos  moyens  de  connaître. 

Ainsi,  les  notions  exprimées  par  les  mots  éternel, 
immense  ,  immuable ,  parfait ,  absolu ,  et  autres  ex- 
pressions de  ce  genre ,  ne  peuvent  jamais  avoir  pour 
nous  qu'une  signification  vague  et  indéterminée. 
Quoique  noiis  soyons  assurés  de  les  appliquer  avec 

('  petite  que  soit  une  quantité  ,  on  peut  en  concevoir  une  qui 
«  soit  encore  au-dessous  de  celle-là. 

«  Si  l'on  rencontre  quelquefois  (  ajoute  le  même  auteur  ) 
«  des  expressions  qui  paraissent  contraires  à  ces  axiomes  ,  il 
«  suffira  de  les  analyser  avec  quelque  attention ,  pour  se 
«  convaincre  que  l'infmi,  ou  l'infiniment  petit  ,  ne  s'y  trou- 
«  vent  jamais  considérés  d'une  manière  absolue ,  mais  qu'il 
«  s'agit  toujours  réellement  de  rapports  qui  tendent  vers  des 
«  limites  assignables  et  dont  l'existence  est  facile  à  conce- 
«  voir.»  Traité  du  Calcul  Différentiel  et  du  Calcul  Intégral , 
tom.  I,  pag.  18-19.  Voyez  aussi  les  Essais  sur  l'Enseigne- 
ment, etc.,  du  même  auteur. 


ENTENDEMENT.  1^3 

justesse  dans  certains  cas  ,  comme  lorsque  nous 
parlons  de  Dieu ,  et  cpie  nous  exprimons  ainsi  ses 
attributs ,  il  est  pourtant  très  vrai  que  nous  ne  fai- 
sons dans  ces  cas-là  que  calculer  avec  des  signes , 
dont  la  valeur  propre  nous  est  complètement  in- 
connue ;  puisqu'en  fait  de  connaissance  réelle  et  pro- 
prement dite ,  il  nous  est  bien  évidemment  impossi- 
ble de  jamais  franchir  les  bornes  assignées  à  nos 
facultés. 

Les  mots  de  cette  espèce  ont  donc  un  caractère 
particulier  et  remarquable  eil  ceci,  que,  comme  re- 
présentant de  pures  conceptions  de  l'entendement  , 
ils  sont  parfaitement  clairs  et  intelligibles;  mais, 
comme  exprimant  quelque  chose  de  positif  et  qui 
ait  une  réalité  extérieure,  ce  qu'ils  signifient  est 
entièrement  inaccessible  à  notre  intelligence.  Ainsi , 
dans  l'arithmétique, nous  concevons  parfaitement  ce, 
que  l'on  veut  dire  quand  on  demande  un  nombre 
qui ,  étant  multiplié  par  lui-même  ,  donnerait  i  ou 
3  pour  produit ,  quoiqu'il  nous  soit  démontré  qu'un 
pareil  nombre  n'existe  pas.  Malheureusement  les 
hommes  ne  se  sont  pas  toujours,  à  beaucoup  près  , 
rendu  compte  de  la  valeur  et  de  la  signification  des 
termes ,  en  métaphysique ,  en  morale  ,  en  politique  , 
avec  autant  de  rigueur  et  de  bonne  foi  ou  d'impartia- 
lité ,  qu'ils  l'ont  fait  en  arithmétique  et  en  géométrie. 
Mais  il  faut  convenir  que  ce  n'était  pas  une  chose 
aussi  facile,  attendu  que  les  notions  sur  lesquelles 


294  PREMIÈRE    PARTIE. 

on  opère,  clans  ces  diverses  sciences,  sont  beaucoup 
plus  compliquées ,  ou  se  composent  de  beaucoup 
plus  de  faits  et  de  rapports  divers  que  les  notions  de 
quantité,  qui  sont  sans  doute  les  plus  simples  parmi 
celles  que  nous  pouvons  considérer.  Aussi,  dans 
tout  ce  qui  tient  aux  sciences  morales  et  politiques, 
s'est-on  laissé  égarer  sans  cesse  par  de  fausses  no- 
tions, ou  par  les  conceptions  illusoires  qui  résul-^ 
taient  de  la  combinaison  de  notions  mal  déterminées. 
L'abus  qu'on  a  fait ,  dans  ces  derniers  temps ,  du 
mot  absolu^  dans  quelques  systèmes  de  philosophie, 
peut  prouver  encore  la  vérité  de  cette  observation. 
Quoique  toute  notre  connaissance  ou  toute  notre 
science  ne  se  compose  que  d'idées  de  rapports  , 
comme  on  a  pu  le  voir  par  tout  ce  qui  a  été  dit 
jusqu'ici ,  en  sorte  que  chaque  acte  de  l'une  quel- 
conque de  nos  facultés  est  déterminé  par  les  relations 
qu'il  a  avec  les  actes  de  presque  toutes  les  autres  ; 
quoique  tout  ne  soit  lié ,  pour  nous ,  dans  la  nature , 
que  parce  que  tout  est  lié  dans  les  phénomènes  de 
notre  esprit  qui  nous  la  représentent  :  cependant  il 
peut  nous  être  utile  de  considérer ,  pour  quelques 
instants,  ou  par  hypothèse, un  fait  ou  une  existence  , 
indépendamment  de  ses  relations  avec  tout  autre 
fait  ou  avec  toute  autre  existence.  Dans  ce  cas ,  nous 
disons  que  nous  les  considérons  dans  un  sens  ab- 
solu ,  c'est-à-dire  dégagé  ou  séparé  de  tous  les  rap- 
ports que  cet  Etre  ou  ce  fait  peut  avoir  avec  tout 


EIVTENDEMENT.  2q5 

ce  qui  n'est  pas  lui.  Le  mot  absolu  est  donc  l'opposé 
de  relatifs  et ,  quoi  que  nous  fassions ,  l'idée  ou  la 
notion  qu'il  exprime  suppose  nécessairement  l'idée 
avec  laquelle  il  est  en  opposition  ,  ou  dont  il  indique 
l'exclusion;  en  sorte  que,  sans  elle,  il  serait  tout  à 
fait  inintelligible.  Ce  mot  ne  peut  donc ,  comme  tous 
les  autres ,  exprimer  qu'un  rapport ,  un  point  de 
vue,  une  manière  de  considérer  un  Etre  ou  un  fait; 
et  assurément  il  est  bien  loin  d'indiquer,  par  lui- 
même,  quelque  chose  à  quoi  nous  puissions  attribuer 
une  existence  réelle. 

Cependant ,  parce  qu'une  notion  prise  dans  un 
sens  absolu  ,  ou  considérée  en  elle-même,  comme 
s'exprimait  Platon  ,  semble  s'offrir  à  l'esprit  avec 
plus  de  simplicité  que  lorsqu'on  envisage,  en  même 
temps,  les  rapports  qu'elle  peut  avoir  avec  d'autres 
notions  ;  parce  quelle  semble,  dans  ce  cas,  n'avoir 
besoin  d'aucune  autre  condition  pour  être  parfaite- 
ment déterminée,  pour  manifester  pleinement  et 
entièrement  ce  qu'elle  est ,  on  s'est  imaginé  qu'il 
suffisait  de  joindre  l'épithète  ^absolu  au  nom  qui 
exprime  cette  notion ,  pour  arriver  à  la  connaissance 
complète  de  tout  ce  qu'elle  renferme.  Ainsi,  l'on  a 
cru  que  les  expressions  pwwi^a/z ce  absolue^  raison 
absolue ,  bien  absolu  ,  etc. ,  nous  feraient  beaucoup 
mieux  connaître  la  nature  et  l'essence  des  idées 
qu'elles  désignent,  que  ne  le  pourraient  faire  les 
simples  mots  puissance  ,  raison ,  bien^  etc. 


296  PREMIÈRE    PARTIE. 

Platon,  qui  revient  sans  cesse,  dans  ses  écrits, 
sur  ce  genre  de  considérations,  qui  a  cherché  à  dé- 
terminer Vidée  générale  ou  absolue  de  la  plupart 
des  notions  abstraites ,  sans  jamais  y  parvenir  pour 
aucune  d'elles;  Platon,  dis-je,  avait  du  moins  une 
excuse  de  l'illusion  qu'il  semblait  se  faire  à  cet  égard. 
C'est  la  persuasion  oii  il  était,  et  l'opinion,  qu'il  avait 
]3robablement  puisée  dans  la  doctrine  des  Pythago- 
riciens ,  que  les  idées  ou  archétypes  de  tous  les  ter- 
mes généraux  étaient  des  Etres  réels  ,  qui  avaient 
leur  siège ,  leur  domaine ,  soit  dans  l'entendement 
de  Dieu,  soit  quelque  part  ailleurs  dans  l'univers. 
Mais  aujourd'hui  que  l'on  connaît  mieux  la  manière 
dont  ces  idées  naissent  et  se  forment  dans  notre  es- 
prit, aujourd'hui  qu'on  ne  saurait  douter  qu'elles 
sont  un  pur  effet  du  langage  ,  et  que  les  mots  qui 
en  sont  les  signes  ne  peuvent  avoir  aucun  autre  sens 
que  celui  que  nous  avons  voulu  y  attacher ,  il  est 
plus  difficile  de  comprendre  comment  des  hommes, 
distingués  d'ailleurs  par  de  rares  talents  et  par  l'é- 
tendue de  leurs  connaissances ,  ont  pu  tomber  dans 
de  pareilles  illusions.  Comment  ont-ils  pu  s'imagi- 
ner, par  exemple,  qu'il  pourrait  exister  quelque 
chose  ,  comme  \ absolu ,  en  soi  ou  en  général  , 
qu'il  suffirait  de  connaître,  pour  avoir  la  science 
universelle ,  et  devenir  apparemment  égal  à  Dieu 
lui-même  ? 


ENTENDEMENT. 


'97 


§  9.  Cause  ,  Effet ,  principe  de  Causalité. 


Nous  avons  indique ,  au  commencement  de  cet 
ouvrage  *,  l'origine  de  ce  qu'on  peut  appeler,  pour 
un  entendement  tel  que  le  notre ,  le  principe  de 
causalité^  nom  que  les  philosophes  ont  donné  à  cette 
tendance  singulière  de  notre  esprit ,  à  cette  déter- 
mination fort  remarquahle  de  toute  la  suite  de  ses 
opérations  ,  en  vertu  de  laquelle ,  pour  lui,  tout  fait 
est  un  effet ,  c'est-à-dire  indique  quelque  autre  fait 
qui  l'a  précédé,  et  que  nous  regardons  comme  la  cause 
de  celui  dont  nous  avons  actuellement  conscience. 
Les  perceptions  qui  se  joignent  à  chacune  de  nos 
sensations,  nous  ont  paru  porter  l'empreinte  de  cette 
loi  de  notre  constitution  intellectuelle ,  loi  d'autant 
plus  impossible  à  méconnaître ,  qu'elle  se  manifeste 
bien  long-temps  avant  le  développement  complet  de 
nos  organes ,  ou  de  nos  facultés  ,  et  qu'on  en  peut 
observer  l'influence,  même  dans  les  espèces  inférieu- 
res d'Etres  animés. 

Ce  n'est  donc  pas  seulement  parce  que  la  mémoire 
associe  dans  notre  esprit  les  phénomènes ,  à  mesure 
qu'ils  se  succèdent  et  que  nous  avons  occasion  d'en 
observer  la  succession  constante  ou  régulière ,  que 
nous  regardons  les  uns  comme  les  causes  de  ceux 
qui  les  suivent ,  et  ceux-ci  comme  des  effets  de  ceux- 

*  Sect.  I,  chap.  I,  §  6. 


1C)S  PREMIÈRE    PARTIE. 

là;  c'est  en  vertu  d'une  tendance  instinctive,  d'une 
loi,  pour  ainsi  dire,  fondamentale  de  notre  intelli- 
gence. 

Les  anciens  philosophes  ont  défini  la  cause  ,  ce 
qui  produit  ou  effectue  ce  dont  elle  est  cause  *  , 
définition  dans  laquelle  on  reconnaît  implicitement 
l'idée  de  puissance ,  de  vertu  ou  de  force ,  attribuée 
à  tout  ce  qui  est  considéré  comme  cause.  C'est  là 
réellement  l'idée  que  tous  les  hommes  se  font  natu- 
rellement de  ce  qu'ils  appellent  de  ce  nom  ;  ils  sup- 
posent toujours,  non  seulement  qu'une  cause  est 
capable  de  produire  son  effet,  mais  parfaitement 
égale  ou  proportionnée  à  l'effet  produit.  Ce  qu'il 
y  aurait  de  plus  dans  celui-ci,  serait ,  disent-ils ,  un 
effet  sans  cause  ;  ce  qu'il  y  aurait  de  plus  dans  celle- 
là,  serait  une  cause  sans  effet:  et  leur  raison  regarde 
ces  deux  suppositions  comme  également  absurdes  , 
et  par  conséquent  inadmissibles.  Il  n'y  a  donc ,  à 
leurs  yeux  ,  de  véritable  cause ,  que  celle  que  l'on 
nomme  efficiente  ou  efficace ,  et  toutes  les  autres 
causes,  que  les  logiciens  ou  les  métaphysiciens  de 
l'école  ont  distinguées,  comme  des  espèces  dans  ce 
genre ,  sous  les  noms  de  cause  intérieure  ou  exté- 
rieure,   prochaine  ou   éloignée,  instrumentale   ou 

Causa  autem  ea  est,  quœ  id  efficit,  cujus  est  causa. 
Cicer.,  de  Fato,  chap.  i5.  Voyez  aussi  Platon.  Hipp.  rnaj.  , 
pag.  296,  et  Aristot.  Metaphjsic,  lib.  4  ,  cap,  2. 


ENTENDEMENT.  200 

principale,  etc.,  ne  touchent  en  rien  au  fond  de  la 
question  *. 

Au  reste ,  Hume  **  a  parfaitement  démontré  que 
nous  ne  pouvons  jamais  apercevoir  aucune  con- 
nexion nécessaire  entre  les  faits  de  l'ordre  physique, 
bien  que  toute  la  connaissance  ou  la  science  que 
nous  pouvons  avoir  du  monde  extérieur  et  des  lois 
qui  le  régissent ,  repose  uniquement  sur  la  succes- 
sion des  phénomènes  qu'il  nous  manifeste,  considé- 
rés conmie  causes  et  effets  les  uns  des  autres.  Car, 
entre  les  deux  sortes  de  relations  qu'il  nous  est  donné 
de  connaître,  celles  qui  ont  lieu  entre  des  idées 
abstraites  et  celles  qui  ont  lieu  entre  les  faits  du 
monde  matériel,  les  premières  nous  fournissent  les 

Quant  aux  causes  assez  improprement  2ippe\ées  Jinales , 
c'est-à-dire  dont  on  croit  entrevoir  la  connexion  avec  leurs 
effets,  en  considérant  ceux-ci  comme  nne^n  ou  un  but  que 
se  serait  proposé  l'auteur  de  la  nature,  on  est,  en  quelque 
sorte,  forcé  de  les  admettre  dans  plusieurs  parties  de  la  phy- 
sique ou  de  l'histoire  naturelle,  particulièrement  dans  la  phy- 
siologie et  dans  l'anatomie  comparée.  Il  faut  donc  croire  que 
l'espèce  de  réprobation  prononcée  contre  elles  par  Descartes 
et  par  Bacon ,  n'a  eu  d'autre  motif  que  l'abus  ridicule  ou  dan- 
gereux qu'en  avaient  fait  les  scholastiques  et  quelques  théo- 
logiens superstitieux.  Ce  sujet  a  été  traité  avec  assez  d'éten- 
due par  M.  D.  Stewart,  dans  ses  Eléments  Ide  la  philosophie 
de  l'esprit  humain^  tom.  II,  chap.  IV,  sect.  VI. 

**  Voyez  parmi  ses  Essais ,  etc.,  celui  qui  est  intitulé  de 
l'Idée  de  Connexion  nécessaire»  Voyez  aussi  son  Traité  de 
la  Nature  Humaine ,  IIP  partie,  sect.  II  et  suiv." 


3oO  PREMIÈRE    PARTIE. 

vérités  qu'on  appelle  nécessaires  ^  et  les  secondes 
celles  qu'on  nomme  contingentes.  Le  caractère  des 
unes  a  ceci  de  particulier,  que  les  propositions  con- 
traires à  celles  qui  les  expriment ,  impliquent  con- 
tradiction et  absurdité;  au  lieu  que  le  contraire  de 
toute  proposition  qui  énonce  une  vérité  de  l'ordre 
contingent  n'a  rien  d'absurde  et  de  choquant. 

Ainsi ,  il  est  absurde  de  dire  que  deux  plus  deux 
puissent  faire  quelque  nombre  autre  que  quatre  ^  ou 
que  la  somme  des  quarrés  faits  sur  les  cotés  qui 
comprennent  l'angle  droit  dans  tout  triangle  rec- 
tangle, puisse  être  plus  grande  ou  moindre  que  le 
quarré  fait  sur  le  côté  opposé  à  ce  même  angle.  Il 
l'est  également  de  dire  que  l'infini  peut  avoir  des 
bornes ,  ou  que  des  attributs  peuvent  n'avoir  point 
de  sujet  ;  mais  il  n'y  a  nulle  contradiction  à  penser 
que  les  corps  pourraient  n'être  pas  pesants  ,  ou 
qu'une  bille  de  billard  pourrait  revenir  sur  elle- 
même,  après  en  avoir  frappé  une  autre,  et  la  rame- 
ner sur  sa  trace,  etc.  C'est  qu'il  n'y  a,  dans  les  ter- 
mes qui  expriment  nos  idées  abstraites ,  que  ce  que 
nous  y  avons  mis  nous-mêmes  ;  qu'elles  ne  sont  que 
l'expression  des  rapports  aperçus  entre  des  faits  de 
notre  nature  intellectuelle,  et  qui  la  constituent  tout 
entière  ;  au  lieu  que  les  faits  de  l'ordre  physique,  les 
rapports  entre  les  substances  matérielles ,  ne  nous 
sont  connus  qu'après  l'expérience ,  qu'il  s'en  faut 
toujours  beaucoup  que  nous  sachions  tout  ce  que 


ENTENDEMENT.  3oi 

l'expérience  peut  nous  apprendre  à  leur  sujet ,  et 
qu'il  nous  est  généralement  impossible  de  rien  pré- 
voir de  ce  qu'elle  peut  nous  apprendre  ;  ou ,  si  nous 
en  conjecturons  quelque  chose,  nous  ne  pouvons 
accorder  quelque  confiance  à  nos  conjectures ,  que 
quand  l'expérience  les  a  confirmées. 

Ce  n'est  qu'après  avoir  comparé  entre  elles  de 
longues  suites  d'observations  et  d'expériences  ,  ce 
n'est  qu'après  avoir  appliqué  le  calcul  à  leurs  ré- 
sultats ,  que  Galilée  et  Newton  sont  parvenus  à  re- 
connaître ,  l'un  que  les  corps ,  dans  leur  chute,  par- 
courent des  espaces  qui  sont  entre  eux  comme  les 
quarrés  des  temps  employés  à  les  parcourir;  l'autre, 
que  les  planètes  sont  attirées  par  le  soleil ,  en  vertu 
d'une  force  qui  est  en  raison  directe  de  leurs  masses 
et  inverse  des  quarrés  de  leurs  distances  à  cet  astre. 
Mais  la  connaissance  de  faits  bien  plus  familiers 
à  tous  les  hommes,  et  dont  la  réalité  est  imcompa- 
rablement  plus  facile  à  constater ,  n'est  pas  moins 
impossible  a  acquérir,  sans  le  secours  de  l'expérience  ; 
et  rien  au  monde  ne  pourrait  faire  prévoir  à  un 
homme  qui  n'aurait  jamais  vu  un  charbon  ardent , 
ou  la  flamme  d'une  bougie  allumée,  la  sensation 
douloureuse  qu'il  éprouve  en  les  touchant. 

Au  reste,  il  n'y  a  rien  à  conclure  des  observations 
très  fines  et  très  judicieuses  de  Hume^  sur  l'impos- 
sibilité oii  nous  sommes  de  reconnaître  aucune  con- 
nexion nécessaire  entre  les  faits  du  monde  matériel 


3o2  PREMIÈRE    PARTIE. 

et  les  causes  auxquelles  nous  les  attribuons.  Ce  phi- 
losophe a  seulement  appris  aux  métaphysiciens  que 
la  puissance  ou  l'efficacité  qu'ils  supposaient  dans 
ces  causes  est  une  chose  dont  ils  n'ont  ni  ne  peuvent 
avoir  aucune  idée  précise ,  aucune  connaissance  dis- 
tincte ,  et  c'est  toujours  un  très  grand  bien  que  de 
reconnaître  qu'on  ignore  ce  qu'on  ne  sait  pas.  Mais 
la  croyance  instinctive  à  l'existence  d'une  certaine 
puissance  dans  les  causes ,  pour  produire  les  effets 
que  nous  observons,  n'en  subsiste  pas  moins  dans 
notre  esprit,  car  il  lui  répugne  de  ne  voir  dans  les 
phénomènes  qu'une  simple  succession ,  qui ,  après 
tout ,  lui  semble  d'autant  plus  impuissante  pour  les 
produire,  qu'assurément  elle  ne  les  produit  pas  dans 
tous  les  cas.  Il  sait  fort  bien ,  dans  un  très  grand 
nombre  de  circonstances,  distinguer,  entre  les  faits 
qui  se  succèdent ,  quels  sont  ceux  qui  lui  semblent 
être  causes  d'autres  faits,  et  quels  sont  ceux  qui  n'ont 
pas  ce  caractère.  Toute  son  étude ,  dans  lés  sciences 
naturelles ,  n'a  même  pas  d'autre  but  que  de  lui  ap- 
prendre à  faire  cette  distinction. 

Essayons  donc  de  remonter  au  principe  de  cette 
croyance ,  si  fort  enracinée  dans  l'entendement  de 
l'homme,  et  de  la  suivre  dans  ses  conséquences 
les  plus  éloignées  ;  voyons ,  en  un  mot ,  d'où  elle 
nous  vient  et  oii  elle  nous  conduit. 

Or ,  il  me  semble ,  quoi  qu'en  dise  Hume ,  qu  elle 
a  sa  source  en  nous-mêmes ,  dans  le  sentiment  intime 


ENTENDEMEJYT.  3o3 

que  nous  avons  de  l'activité  propre  de  nos  facultés, 
et  dans  la  conscience  des  opérations  qui  en  sont  le 
produit.  Nous  nous  sentons  et  nous  nous  connaissons 
comme  causes  véritablement  efficaces  des  actions 
qui  sont  le  produit  de  notre  volonté  et  de  tout  ce 
qui  peut  en  être  la  conséquence  naturelle  et  inévi- 
table *.  Par  analogie  avec  cette  manière  d'être  du 
moi ,  dont  la  conscience  ne  nous  abandonne  jamais 
un  seul  instant,  nous  étendons,  nous  appliquons 
cette  activité  ou  cette  énergie  à  toutes  les  substances, 
et  nous  regardons  comme  ses  produits  tous  les  phé- 
nomènes que  nous  présentent  ce  que  nous  appelons 
alors  leurs  actions  réciproques. 

Toutefois  la  moindre  réflexion  suffît  pour  nous 
convaincre  que  ce  n'est  encore  là  qu'un  simple  ache- 
minement à  l'idée  absolue  de  cause ,  ou  plutôt  à  l'idée 
de  cause  absolue,  définitive,  et  sans  aucune  relation 
à  quoi  que  ce  soit  d'antérieur.  C'est  donc  en  nous- 
mêmes  et  dans  la  nature  propre  de  notre  entende- 
ment que  nous  trouvons  ainsi  le  premier  anneau  de 
la  chaîne  qui  aboutit  à  la  conception  d'une  cause 

*  Un  procès,  ou  l'ensemble  des  actions  judiciaires  dirigées 
contre  l'auteur  d'un  délit ,  est  appelé  cause  ,  non  seulement 
en  français  ,  mais  en  grec ,  en  latin,  et  dans  plusieurs  autres 
langues;  or  des  idées  ,  en  apparence  si  diverses,  réunies  sous 
un  même  terme,  chez  des  peuples,  dans  des  lieux  et  des 
temps  fort  différents,  sont  un  indice  frappant  de  l'analogie 
qui  existe  entre  elles  dans  notre  manière  de  concevoir. 


364  PREMIÈRE    PARTIE. 

première^  unique ,  universelle^  d'où  dépend  la  série 
infinie  des  phénomènes  de  l'univers ,  tant  ceux  qu'il 
peut  nous  être  donné  de  connaître ,  que  l'immensité 
de  ceux  qui  demeureront  à  jamais  inaccessibles  à  nos 
facultés. 

En  effet,  connaissant  en  nous-mêmes  un  ordre 
tout  entier  de  phénomènes  qui  appartiennent  exclu- 
sivement au  moi,  et  qui  sont  essentiellement  distincts 
de  tout  ce  que  nous  pouvons  connaître  du  monde 
matériel  et  des  objets  de  perception,  nous  ne  sau- 
rions douter  que  les  facultés  que  nous  manifestent 
ces  phénomènes  ne  sont  point  notre  ouvrage,  et 
moins  encore  notre  création.  Or ,  la  matière  inerte 
et  brute  pourrait-elle  communiquer  ce  qu'elle-même 
n'a  pas?  N'est-elle  pas  essentiellement  distinguée  de 
la  vie  et  du  mouvement  spontané  ou  volontaire,  dans 
tous  les  Etres  marqués ,  à  quelque  degré  que  ce  soit, 
de  ces  deux  caractères  ?  Non  seulement  donc  ,  nous 
avons  un  entendement,  une  intelligence;  mais  bien 
certainement  cette  intelligence ,  qui  ne  vient  pas  de 
nous ,  ne  peut  nous  venir  que  d'une  autre  intelli- 
gence ,  infiniment  supérieure  à  la  notre. 

Cependant ,  bien  que  le  sentiment  même  que  nous 
avons  de  la  faiblesse  de  cette  intelligence  qui  est 
notre  partage ,  nous  porte  à  concevoir  la  possibilité 
d'un  nombre  infini  de  degrés ,  entre  elle  et  celle  qui 
suffit  au  gouvernement  et  à  la  conservation  de  l'uni- 
vers, il  nous  est  pourtant  impossible  de  comprendre 


ENTENDEMENT.  3o5 

ce  que  pourrait  être  une  intelligenee  supérieure  a  la 
nôtre  dans  le  moindre  degré  ;  car  nous  n'avons  au- 
cun moyen  de  connaître  ,  en  ce  genre,  autre  chose 
que  nous-mêmes.  Nous  sommes  donc  forcés,  en 
quelque  manière,  de  nous  élever  immédiatement 
au  suprême  degré,  à  l'intelligence  que  nous  con- 
cevons comme  la  source  et  la  cause  de  toutes  les 
autres,  quelles  qu'elles  puissent  être;  et  c'est  cette 
cause  première ,  toute  puissante  et  toute  intelligente , 
que  nous  appelons  Dieu. 

Cette  notion,  à  laquelle  nous  conduit  presque  in- 
vinciblement le  principe  de  causalité  qui ,  comme 
on  l'a  vu,  est  une  loi  de  notre  entendement ,  nous 
révèle  ainsi  une  existence,  un  Etre  évidemment 
hors  de  toute  proportion  avec  nos  moyens  de  con- 
naître, et  dont  on  ne  peut  savoir,  au  moins  par  les 
lumières  naturelles ,  rien  autre  chose  que  ce  que 
nous  venons  d'en  dire.  Aussi  tous  les  efforts  que  les 
hommes  ont  tentés,  dans  tous  les  siècles,  pour  ar- 
river à  une  connaissance  plus  explicite  de  cette 
cause  suprême,  n'ont-ils  abouti  qu'à  un  anthropo- 
morphisme puérile  ou  ridicule  ,  résultat  tout  à  fait 
inévitable  d'une  pareille  entreprise.  Car,  encore  une 
fois,  la  nature  humaine  n'est  ce  qu'elle  est,  que 
parce  qu'il  lui  est  absolument  impossible  de  franchir 
les  limites  qui  lui  ont  été  assignées  par  la  suprême 
puissance,  ou  par  Dieu  lui-même  *. 

*  Voici  un  passage  de  Ma !ebr anche,  qui  me  semble  con- 

2.0 


3o6  PREMIERE    PA.RTIE. 

§  lo.  Rétlexionssur  ce  qui  précède.  Exemples  et  inconvénients 
de  l'abus  des  mots. 

Tous  les  objets  que  nous  pouvons  considérer  sont 
particuliers  et  individuels;  leurs  parties,  leurs  qua- 
lités ,  les  rapports  de  tout  genre  que  nous  pouvons 
observer  en  eux,  le  sont  également,  et  il  en  faut  dire 
autant  des  idées  que  nous  avons  de  toutes  ces  cboses; 
mais  les  termes  par  lesquels  nous   exprimons  ces 

firmer  pleinement  ce  que  je  dis  ici.  Après  avoir  essayé  de 
donner  une  idée  de  Dieu,  en  accumulant  une  foule  de  ter- 
mes qui  s'excluent  les  uns  les  autres  ,  comme  lorsqu'il  dit  : 
«  Dieu  est  étendu  aussi  bien  que  les  corps ,  mais  il  n'y  a 
a  point  de  parties  dans  sa  substance....  Il  est  toujours  un ,  et 
'<  toujours  infini,  parfaitement  simple,  et  composé,  pour 
«  ainsi  dire ,  de  toutes  les  réalités  et  de  toutes  les  perfections.. . 
«  C'est  l'Être  sans  restriction ,  non  l'Etre  fini ,  lEtre  com- 
'(  posé,  pour  ainsi  dire,  de  l'Etre  et  du  néant ..  ,  etc.  »  il 
ajoute  ces  paroles  fort  remarquables  :  «  Et  quoique  vous  ne 
«  compreniez  pas  clairement  tout  ce  que  je  vous  dis,  comme 
n  je  ne  le  comprends  pas  moi-même,  vous  comprendrez  du 
«  moins  que  Dieu  est  tel  que  je  vous  le  représente.  Car  vous 
«  devez  sd\oïr  que  pour  Ju^er  dignement  de  Dieu,  il  ne  faut 
«  lui  attribuer  que  des  attributs  incompréhejisibles .  Cela  est 
«  évident,  puisque  Dieu  est  l'infini  en  tout  sens;  que  rien  de 
«  fini  ne  lui  convient;  et  que  tout  ce  qui  est  infini  en  tout 
«  sens,  est,  en  toutes  manières,  incompréhensible  à  l'esprit 
«  humain.  « 

Entretiens  de  métaphysique^  Entret.  VII ,  Z)e  Bieu  et  de 
ses  attributs. 


ENTENDEMENT.  3o7 

idées  soiil   tous   et  toujours   généraux.    C'est   sans 
doute  à  ces  conditions  nécessaires  do  l'existence  d'un 
entendement   tel  que  le  notre  ,  qu'il  faut  attribuer 
les   illusions   nombreuses,   fréquentes,   et    souvent 
peut-être  inévitables,  qu'il  est  sujet  à  se  faire  dans 
l'emploi  des  mots.  Le  mot  matière  ^  par  exemple,  ou 
son  équivalent  dans  toutes  les  langues ,  a  dû  être  d'a- 
bord le  nom  de  quelque  espèce  de  corps  que  l'on  avait 
sans  cesse  sous  les  yeux ,  et  dont  on  se  servait  pour  les 
usages  les  plus  ordinaires  de  la  vie,  comme  le  bois*  ou 
la  pierre.  Mais  lorsque  sa  signification  se  fut  éten- 
due à  toutes  les  substances  matérielles  connues  ou 
inconnues,  non  seulement  on  oublia  qu'il  ne  pouvait 
en  signifier  aucune  en  particulier,  précisément  parce 
qu'il   les  désignait  toutes  ensemble;  on  ne  fit  pas 
même  attention   qu'il  ne  pouvait  désigner   aucune 
chose   réellement    existante  ,  puisqu'il  n'exprimait 
qu'un  petit  nombre  de  qualités  communes  à  toutes 
ces  substances ,  à  l'exclusion  de  toutes  les  autres  qua- 
lités qui  peuvent  être  propres  à  chacune  d'elles.  Alors 
on  s'est  demandé  comment  la  matière  pouvait  exister, 
de  quoi  elle  pouvait  être  composée,  et  l'on  n'avait 
garde  de  trouver  la  solution  d'un  pareil  problème  : 

*  En  grec  le  mot  '■jKy\  (bois) ,  d'où  les  latins  ont  fait  sylva^ 
est  aussi  le  terme  général  qui  signifie  matière \  et  le  mot 
materia,  d'où  celui-ci  a  été  formé,  signifie,  dans  les  auteursla- 
tins  qui  ont  écrit  sur  l'agriculture  ,  le  cœnr  ou  la  partie  dure 
du  bois  ,  par  opposition  à  l'écorce. 

20. 


:3o8  PREMIÈRE    PARTIE. 

mêmes  questions  au  sujet  de  l'étendue,  de  l'espace, 
du  temps,  etc.,  et  toujours  même  difficulté,  même 
impossibilité  d'arriver  à  une  réponse  qui  ne  fût  pas 
absurde  ou  inintelligible. 

Nous  ne  pouvons  connaître  que  des  objets  parti- 
culiers ou  individuels  et  finis,  parce  que  nos  facultés 
sont  limitées  ;  aussi  en  sentons-nous  ,  à  cbaque  in- 
stant ,  les  bornes  :  et  l'infini  nous  environne  de  toutes 
parts,  parce  que,  quelle  que  soit  l'étendue  de  nos 
connaissai^ces  positives  ,  nous  concevons  toujours 
quelque  cbose  au-delà.  La  notion  ou  l'idée  de  l'in- 
fini s'agrandit  donc  et  s'étend  pour  nous  à  mesure 
que  nos  connaissances  elles-mêmes  s'augmentent.  La 
Méditerranée  ,  par  exemple  ,  ou  plutôt  la  portion  de 
cette  mer  qui  baigne  les  cotes  de  la  Grèce  et  de  l'Asie- 
Mineure  ,  était  plus  infinie  dans  la  pensée  d'Ho- 
mère, que  l'étendue  entière  des  eaux  qui  couvrent 
en  partie  notre  globe  ne  l'est  aujourd'hui  pour  tout 
homme  qui  a  quelque  connaissance  de  la  géographie. 
Anaxagoras,  en  supposant  que  le  soleil  pouvait  bien 
être  un  globe  de  feu  aussi  grand  ou  plus  grand  que 
tout  le  Péloponèse,  étonna  sans  doute  plus  ses  con- 
temporains ,  qu'Herschell  ne  nous  a  étonnés  en  con- 
jecturant que  les  nébuleuses  pourraient  être  autant 
de  systèmes  stellaires,  répandus  dans  l'immensité 
des  cieux  ,  et  pareils  à  l'ensemble  des  constellations 
qui ,  avec  la  voie  lactée  ,  remplissent  la  partie  des 
espaces  célestes  accessible ,  de  tous  les  points  de  la 


ENTENDEMENT.  SoQ 

terre,  à  notre  vue  ou  à  nos  instruments  d'optique. 
Les  expériences  des  physiciens  et  des  chimistes,  les 
procédés  de  pkisieurs  de  nos  arts ,  les  observations 
microscopiques ,  nous  ont  découvert  un  infmi  en  pe- 
titesse ,  aussi  merveilleux  que  l'infini  en  grandeur. 
L'invention  du  pendule  et  son  application  aux  hor- 
loges, nous  ont  appris  à  diviser  le  temps  ,  avec  une 
précision  qui  peut  aller  désormais  jusqu'à  la  ving- 
tième partie  de  la  seconde  ,  et  nous  donner  ainsi  la 
conscience  de  vingt  idées  distinctes,  dans  cet  inter- 
valle *;  mais  ces  idées  sont  toutes  de  même  nature , 
au  lieu  qu'il  y  a  des  faits  d'observation  intellectuelle 
qui  prouvent  que  l'esprit  humain  est  capable  d'avoir 
un  bien  plus  grand  nombre  d'idées  de  différentes 
espèces  dans  un  temps  à  peu  près  aussi  court  **. 


Un  de  nos  artistes  les  plus  distingués  par  son  génie  in- 
ventif, aussi  bien  que  par  la  noblesse  de  son  caractère,  feu 
M.  Breguet,  avait  imaginé  un  mouvement  d'horlogerie  dont 
l'effet  est  de  faire  décrire  un  arc  de  cercle  divisé  en  vingt  par  - 
ties,  par  une  aiguille  qui  les  parcourt  d'un  mouvement  con- 
tinu dans  l'intervalle  d'une  seconde.  Cet  instrument  s'adapte 
aux  lunettes  astronomiques,  et,  placé  près  de  l'oculaire, 
il  donne  à  l'observateur  la  possibilité  déporter  la  précision 
de  ses  observations  jusqu'au  1/20  de  la  seconde. 

**  On  a  entendu  dire  à  des  personnes  qui  étaient  tombées 
inopinément,  ou  qui  s'étaient  précipitées  volontairement 
d'un  endroit  élevé,  que,  durant  l'intervalle  de  leur  chute  , 
une  telle  multitude  d'idées  de  toute  espèce  s'offrait  à  leur 


3lO  PREMIKRE    PA.RTIE. 

Le  mot  infini  a  donc,  dans  le  langage  ordinaire, 
à  peu  près  la  même  signification  qu'il  a  dans  les 
traités  de  géométrie  *;  il  indique  une  limite  vers 
laquelle  on  peut  tendre  indéfiniment ,  mais  qu'où 
est  bien  sûr  de  ne  jamais  atteindre.  Quant  à  la 
notion  d'infini  actuel  ou  absolu ,  elle  est  évidem- 
ment, comme  nous  l'avons  déjà  dit,  hors  de  toute 
proportion  avec  notre  intelligence  ;  on  doit  même 
remarquer  que  les  notions  ^infini  et  ^absolu  s'ex- 
cluent ,  en  quelque  sorte ,  l'une  l'autre.  Il  y  a  plus  : 
les  mots  éternel^  immense^  inconditionnel^  et  en 
général  ceux  qui  signifient  la  négation  de  ce  que 
nous  connaissons ,  ou  que  nous  pouvons  connaître , 
doivent  évidemment  exprimer ,  par  opposition ,  ce 
qu'il  ne  nous  est  pas  donné  de  comprendre. 

Mais  tout  terme  général ,  par  cela  seul  qu'il  est 
général ,  exprime  toujours  la  notion  dont  il  est  le 
signe  dans  toute  son  étendue  et  dans  un  sens  absolu. 
Justice  ^  raison  ,  vérité^  signifient  autant  que  justice 
absolue,  raison  absolue  ,  vérité  absolue ,  et ,  par  con- 
séquent ,  excluent  les  applications  qu'on  en  peut 
faire  à  tout  ce  qui  ne  serait  pas  juste,  ou  raisonna- 
ble ou  vrai.  Aucun  homme  ne  peut  en  faire  sciem- 
ment un  pareil  emploi ,  à  moins  que  ce  ne  soit  pour 

imagination,   qu'il  leur  semblait    que    l'instant  fatal   tlont 
elles  se  sentaient  menacées  n'arriverait  jamais. 

*  Voyez  ci-tlessus,  §  9. 


FJNTENDEMEIVT.  3tI 

tromper  les  autres ,  mais ,  dans  ce  cas  ,  il  ne  peut 
se  faire  illusion  à  lui-même. 

Cependant  il  n'est  personne  qui ,  par  ignorance , 
par  préjugé  ,  ou  par  passion  ,  ne  puisse  faire  de  ces 
mots,  ou  de  tout  autre  terme  général,  une  fausse 
application  ;  il  n'y  a  personne  qui  puisse  être  assuré 
de  les  appliquer  toujours  avec  une  parfaite  justesse. 
Que  sont-ils  donc  en  eux-mêmes,  et  considérés  dans 
leur  valeur  absolue?  Ils  sont,  ce  me  semble,  une 
limite  intellectuelle  par  rapport  à  tous  les  cas  oii 
l'on  peut  les  appliquer  avec  justesse  ;  limite  dont  un 
homme  peut  approcher,  plus  ou  moins  ,  à  mesure 
qu'il  a  plus  de  connaissances  acquises ,  ou  de  bonnes 
habitudes  ,  ou  que  ses  facultés  sont  plus  étendues  et 
mieux  réglées;  mais  il  ne  peut  jamais  être  sûr  de 
l'atteindre  dans  tous  les  cas. 

C'est  précisément  parce  que  les  mots  ont  ce  carac- 
tère de  généralité  indéterminée,  qu'ils  ne  sont  pas,  à 
parler  rigoureusement ,  les  signes  de  nos  idées  , 
comme  je  crois  l'avoir  démontré  dans  un  autre  en- 
droit*; et  que  les  idées  particulières,  ou  proprement 
dites,  ne  peuvent  être  exprimées  que  par  les  com- 
binaisons diverses  que  nous  faisons  de  ces  termes 
généraux  ,  ou  n'en  sont  que  les  rapports  ,  comme  je 
l'ai  fait  voir  encore  **.  C'est  aussi  par  la  même  raison  , 

Chapitre  II,  §  i  de  cette  seconde  section. 
**  Ibid.  §§  i4et  i5. 


3  i  '1  PRE  M I K  RE    P  A  RT 1 V . 

qu'à  mesure  que  les  esprits  doués  de  quelque  justesse 
et  de  quelque  sagacité  s'appliquent  à  considérer  un 
sujet  assez  étendu  et  assez  important  pour  former  à 
lui  seul  une  science  ,  les  mots  qui  s'y  rapportent 
prennent  des  acceptions  plus  exactes  et  mieux  déter- 
minées, en  sorte  qu'ils  deviennent  plus  propres  à  expri- 
mer clairement  les  vérités  que  renferme  cette  science. 
De  là  cette  proposition ,  en  apparence  paradoxale ,  de 
Condillac ,  {\\xune  science  nest  qu'une  langue  bien 
faite ^  ou  que,  pour  faire  une  science,  il  faut  com- 
mencer par  en  faire  la  langue.  Ce  qui  signifie  sim- 
plement qu'à  mesure  que  l'on  observe  plus  attenti- 
vement les  faits  ou  les  idées  propres  à  une  science, 
on  est  forcé  de  donner  aux  mots  qui  les  expriment 
des  acceptions  mieux  déterminées,  d'où  résulte  né- 
cessairement une  plus  grande  netteté  dans  l'exposi- 
tion de  ces  mêmes  faits. 

Ce  sont  donc  réellement  les  choses  qui  conduisent 
aux  mots,  et  qui  y  conduisent  presque  inévitable- 
ment; mais  rarement  les  mots  conduisent  aux  choses 
ou  aux  idées ,  ou  du  moins  ils  n'y  conduisent  pas 
sûrement.  On  aurait  tort,  par  conséquent,  de  pren- 
dre à  la  rigueur  l'expression  de  Condillac ,  qu'il  faut 
commencer  par  faire  la  langue  d'une  science  qu'on 
entreprend  d'apprendre  ou  de  perfectionner  :  la  vé- 
rité est,  ce  me  semble,  que  la  langue  ne  peut  se 
faire  qu'en  même  temps  et  à  mesure  que  la  science 
elle-même  se  fait  et  se  perfectionne.  Ainsi  ,  quand 


ENTENDEMENT.  3 1  3 

on  a  eu  observé  avec  plus  de  soin  et  d'attention 
qu'on  ne  l'avait  fait  auparavant ,  comment  les  ri- 
chesses se  produisent,  se  consomment  et  se  distri- 
buent dans  les  sociétés  politiques,  on  a  été  conduit 
à  reconnaître  quelle  signification  précise  il  fallait 
donner  aux  mois  production  ,  consommation  ,  ca- 
pitaux ,  valeur  des  choses  ,  etc. ,  et  la  science  de 
Y  économie  politique  2l  pu  être  exposée  avec  un  de- 
gré de  clarté  et  d'intérêt  dont  on  ne  la  croyait  pas 
susceptible*.  De  même,  encore,  si  la  considération 
attentive  des  faits  de  l'entendement  nous  avait  con- 
duits ,  dans  les  recherches  dont  nous  nous  occupons 
ici,  à  une  détermination  plus  exacte  et  plus  pré- 
cise des  mots  sensation ,  perception  ,  sentiment^ 
idée^  etc.,  il  en  résulterait  peut-être  une  exposition 
plus  claire  des  phénomènes  de  cet  ordre.  Mais  elle  de- 
vrait uniquement  le  plus  grand  degré  de  clarté  qu'on 
y  pourrait  observer  à  la  fidélité  scrupuleuse  avec  la- 
quelle nous  aurions  tâché  de  nous  conformer  à  la 
méthode  d'observation  déjà  suivie  par  les  hommes 
d'un  génie  supérieur  qui  nous  ont  précédés  et  guidés 
dans  cette  carrière. 

Au  reste,  cène  sont  pas  seulement  Locke,  Condil- 
lac,  et  leurs  plus  illustres  successeurs,  qui  ont  re- 
voyez l'excellent  Traité  élémentaire  à^  M.  J.-B.  Saysnr 
cette  matière  ,  ouvrage  qui  a  obtenu  un  succès  mérité  , 
et  qui  a  été  traduit  dans  presque  toutes  les  langues  de 
l'Europe. 


3l4  PREMIÈRE    PA.RTIE. 

commande  l'exactitude  et  la  précision  dans  le  lan- 
gage, et  signalé  l'inconvénient  de  l'abus  des  mots 
dans  la  plupart  des  discussions  philosophiques,  po- 
litiques, ou  religieuses.  Platon,  Aristote  et  Cicé- 
ron  n'avaient  ni  méconnu  l'utilité  des  définitions 
exactes  ,  ni  négligé  d'insister  sur  la  nécessité  de  dé- 
terminer nettement  le  sens  des  termes  dont  on  se 
sert,  quand  on  traite  quelque  sujet  digne  d'attention 
ou  d'intérêt.  Les  modernes  n'ont  fait,  à  cet  égard, 
que  rappeler  ce  qui  avait  été  dit  avant  eux  de  la 
manière  la  plus  formelle  ;  mais  on  leur  doit  des  ob- 
servations ,  fort  utiles  ,  sur  la  nature  du  langage  con- 
sidéré comme  instrument  de  la  pensée  *. 


*Nous  citerons  parmi  les  philosophes  qui  ont  le  mieux  su 
apprécier  l'influence  du  langage,  et  combien  il  est  utile  de  se 
garantir  des  illusions  que  les  mots  nous  font  trop  souvent , 
Hol)bes,qui  dit  positivement,  dans  son  Léviathan  (part. I, 
c.  U)  :  «  Les  mots  sont  une  simple  monnaie  de  compte  pour  le 
«  sage  ;  mais  les  hommes  dépourvus  de  jugement  et  de  ré- 
«  flexion  les  prennent  pour  des  pièces  de  bon  aloi.  »  Words 
are  wise men  counters,..  but they are  the  monej  of/ools.'Nous 
citerons  encore  le  professeur  Samuel  Werenfels,  qui  publia, 
en  1692 ,  une  dissertation  fort  ingénieuse  et  fort  savante  inti- 
tulée i)eZo^o/w«c^MV<?r«û?i:to/-«OT,  où  il  considère  l'abus  des 
mots  comme  une  maladie  de  l'esprit,  qui  a  ses  symptômes 
et  ses  divers  degrés  de  danger  ou  d'intensité;  il  en  présente 
un  assez  grand  nombre  d'exemples  pris  dans  les  différentes 
sciences  et  dans  les  professions  diverses. 


ENTENDEMENT ,  3  I  5 

§   II.  Abus  des  mots  dans  les  questions  inaccessibles  à 
l'Entendement. 

Qui  n'a  pas  entendu  parler  des  disputes  sur  la 
grâce  ,  qui  divisèrent  pendant  une  grande  partie  du 
dix-septième  siècle,  et  pendant  la  moitié  du  dix-hui- 
tième, les  théologiens  que  l'on  appelait  molinistes , 
et  ceux  qu'on  wommvât  jansénistes?  Qui  n'a  pas 
vu,  dans  l'un  des  plus  éloquents  et  des  plus  admi- 
rahles  ouvrages  qui  aient  été  écrits  dans  notre  lan- 
gue, les  distinctions  subtiles  et  ardues  dans  lesquelles 
se  perdait  chaque  parti,  bien  plus  fort  quand  il 
attaquait  la  doctrine  du  parti  contraire  que  quand 
il  entreprenait  de  justifier  sa  propre  doctrine  ?  Toute- 
fois, celui  qui  semblait  avoir  le  plus  de  véritable 
piété ,  qui  du  moins  comptait  dans  ses  rangs  les 
hommes  les  plus  éminents  en  savoir  et  en  vertu , 
succomba  sous  les  coups  de  l'autorité,  armée  par  le 
parti  moliniste ,  et  surtout  par  les  jésuites  qui  en 
faisaient  la  principale  force. 

Au  fait ,  il  ne  s'agissait  de  rien  moins ,  dans  toute 
cette  controverse,  que  d'expliquer  les  desseins  que 
Dieu  a  eus  de  toute  éternité  à  l'égard  des  hommes , 
et  les  moyens  dont  il  se  sert  pour  l'accomplissement 
de  ces  mêmes  desseins.  Or,  il  est  bien  évident  qu'il 
nous  sera  éternellement  impossible  d'arriver ,  dans 
une  pareille  recherche  ,  à  quelque  résultat  dont  la 
raison  puisse  être  satisfaite.  Dieu  lui-même  ne  pour- 
rait apparemment  rendre  cette  question  accessible 


3l6  PREMIÈRE    PARTIE. 

à  un  entendement  tel  que  le  notre ,   qu'en  lui  don- 
nant quelques  faeultes ,  autres  que  celles  qu'il  lui  a 
accordées.  Aussi ,  tandis  que  le  monarque  le  plus  ab- 
solu qu'ait  eu  la  France    employait  tout  son  pou- 
voir   pour    faire  adopter    des  décisions    fort    peu 
claires  sur  une  question  si  difficile  ;  tandis  que  des 
évêques  et  des  magistrats ,  suivis  d'un  appareil  mi- 
litaire, allaient  dans  les  asyles  que  la  religion  con- 
sacrait à  des  filles  pauvres  et  ignorantes ,  exiger  de 
celles-ci  la  déclaration  qu'un  livre  écrit  en  latin , 
cinquante  ans  auparavant ,  par  un  évêque  flamand , 
Hivre  qu'elles  n'avaient  jamais  lu,  ni  pu  lire,)  con- 
tenait cinq  propositions  ,  que  les  plus  savants  hom- 
mes déclaraient  n'y  avoir  jamais  vues  *;  en  un  mot, 
dans  toute  la  chaleur  des  disputes  sur  la  prédestina- 
tion, sur  la  grâce,  et  sur  le  sens  qu'il  fallait  atta- 
cher à  ces  termes ,  voici  comment  s'exprimait  sur 
le  même  sujet  un  jésuite  ,  homme  d'esprit ,  homme 
de  lettres  fort  répandu  dans  le  monde ,  le  père  Bou- 
hours  :  «  La  Grâce  elle-même ,  dit-il ,  cette  divine 
«  Grâce  qui  a  fait  tant  de  bruit  dans  les  écoles,  et 
«  qui  fait  des  effets  si  admirables  dans  les   cœurs; 
«  cette  Grâce,  si  forte  et  si  douce  tout  ensemble, 
a  qui  triomphe  de  la  dureté  du  cœur,  sans  blesser 
«  la  liberté  du  franc-arbitre;  qui  s'assujettit  la  na- 
«  ture  en  s'y  accommodant  ;  qui  se  rend  maîtresse  de 
a  la  volonté,   en  la  laissant  maîtresse  d'elle-même; 
*  Voyez  r  Histoire  de  Port-Royal  y  par  Racine. 


ENTENDEMENT.  3l7 

«  cette  Grâce ,  clis-je  ,  qu'est-ce  autre  chose  que  je 
a  NE  SA.1S  QUOI  de  surnaturel  et  de  divin ,  qu'on  ne 

«  PEUT  NI  EXPLIQUER  NI  COMPRENDRE  ?.  .  .  LcS  PèlW 

«  de  l'Eglise,  ajoute  le  même  écrivain,  ont  taché  de 
«  la  définir,  et  ils  Font  a])pelée  une  vocation  secrète 
«  et  profonde^  une  impression  de  V  esprit  de  Dieu , 
«  une  onction  divine^  une  douceur  toute  puissante^ 
c<  un  plaisir  victorieux ,  une  sainte  concupiscence^ 
«  une  convoitise  du  vrai  bien  ;  c'est-à-dire  que  c'est 
«  quelque  chose  qui  se  fait  hien  sentir ,  mais  qui  ne 
«  se  peut  exprimer,  et  dont  on  ferait  bien  mieux 
«  de  se  taire  *.  » 

Sans  doute  le  P.  Bouhours  avait  raison  au  fond  ; 
mais  il  faut  avouer  que  ces  antithèses  ,  si  artiste- 
ment  concertées,  ce  ton  dégagé  et  cavalier,  comme 
on  disait  alors ,  employé  par  un  religieux ,  dans  un 
sujet  aussi  grave ,  avait  quelque  chose  d'insultant  et 
de  cruel  à  la  fois  :  surtout  si  l'on  considère  que  celui 
qui  s'exprimait  ainsi  était  l'organe  du  parti  le  plus 
fort ,  du  parti  qui  faisait  dans  ce  moment-là  même 
un  si  coupable  abus  de  la  force.  Il  n'est  pas  dou- 

*  Voyez  dans  le  livre  intitulé  Entretiens  d'Ariste  et 
et  Eugène,  le  cinquième  entretien,  qui  a  pour  titre:  Le  je 
ne  sais  quoi.  Il  est  à  remarquer  que  l'opinion  qu'énonce 
ici  le  père  Bouhours  ne  peut  pas  être  considérée  comme  lui 
étant  purement  personnelle,  puisqu'on  sait  qu'aucun  Jésuite 
ne  pouvait  rien  imprimer  sans  le  consentement  des  chefs  et 
l'approbation  formelle  des  principaux  docteurs  de  son  ordre. 


3l8  PREMIERE    PARTIE. 

teux  que,  si  un  janséniste  se  fût  avisé  de  s'exprimer 
de  la  même  manière,  il  n'y  aurait  pas  eu  assez  de 
lettres-de-cachet  pour  punir  sa  témérité.  Tel  est ,  au 
reste ,  l'inconvénient  inévitablement  attaché  à  l'abus 
des  mots,  dans  les  questions  qui  sont  au-dessus  de  la 
raison  humaine.  Ce  que  chaque  parti  redoute  le 
plus ,  c'est  une  discussion  franche  et  sincère  de  la 
valeurdes  termes  ;  et  ils  se  réuniraient  avec  une  égale 
fureur  contre  tout  homme  qui  oserait  l'entreprendre, 
comme  il  est  arrivé  partout  et  toujours  ,  dans  les 
questions  de  ce  genre.  Elles  ne  se  décident  donc  ja- 
mais que  par  des  formules  arbitraires  que  le  parti  le 
plus  fort  impose  aux  dissidents  ,  et  auxquelles  ceux- 
ci  ,  au  moins  pour  la  plupart ,  fatigués  des  persécu- 
tions et  des  violences  qu'on  exerce  contre  eux  avec 
une  rigueur  inflexible,  finissent  par  adhérer  débou- 
che ,  quoiqu'elles  ne  puissent  porter  aucune  lumière 
à  leur  esprit ,  et  que  leur  cœur  les  réprouve. 

§   12.  Du  Néologisme  introduit  dans  la  Philosophie  par  quel- 
ques écrivains  allemands. 

Un  autre  abus  du  langage,  qui  a  eu,  particuliè- 
rement dans  ces  derniers  temps ,  de  fort  graves  in- 
convénients, c'est  le  penchant  qu'ont  quelquefois 
ceux  qui  s'occupent  de  questions  de  métaphysique 
ou  de  philosophie  ,  à  imaginer  des  expressions 
nouvelles,  des  termes    tout -à- fait  inusités,  pour 


ENTENDEMENT.  3lC| 

exprimer  des  phénomènes  qui  ont  été  observés  et 
constatés  dès  long-temps  ,  et  qu'ils  semblent  ainsi 
présenter  comme  le  résultat  d'observations  qui  leur 
sont  propres,  bien  qu'ils  n'aient  fait  que  les  envisager 
sous  un  point  de  vue  particulier.  Par  exemple , 
un  homme  doué  d'une  force  de  tête  remarquable, 
possédant  des  connaissances  variées  et  une  érudition 
étendue  dans  l'histoire  de  la  philosophie ,  consi- 
dère que  les  conditions  de  temps  et  d'espace  se 
joignent  nécessairement  à  toutes  les  idées  que  nous 
avons  des  objets  extérieurs  et  de  leurs  qualités;  il 
imagine  de  regarder  ces  conditions  comme  des  con- 
naissances à  priori^  comme  dcs/ô z'/Tzei' primitives  et 
originales  de  notre  sensibilité,  dont  elle  est  douée 
antérieurement  à  toute  expérience,  et,  pour  cela, 
il  l'appelle  sensibilité  pure.  Il  borne  l'acception 
du  mot  entendement  à  la  seule  faculté  de  con- 
cevoir ^  c'est-à-dire,  de  former  ou  de  comprendre 
les  propositions  qui  se  font  à  l'aide  des  termes  gé- 
néraux dont  se  composent  les  langues.  Il  croit  pou- 
voir réduire  à  quatre  classes  générales  ,  divisées 
chacune  en  trois  classes  subordonnées,  toutes  les 
sortes  de  propositions  ou  de  jugements  qu'il  est  possi- 
ble de  faire;  et  ces  diverses  classes  sont  encore  consi- 
dérées par  lui  comme  autant  Aq  formes  primitives 
et  originales  de  l'entendement,  qui  y  existent  anté- 
rieurement à  toute  expérience ,  et  qu'il  appelle  caté^ 
gories^  ou  conceptions  pures  de  l' entendement  pur . 


3aO  PRÈMIl.RE    PARTIE. 

Il  lui  plaît  d'entendre  par  le  mot  raison^  unique- 
ment la  faculté  de  généraliser  considérée  dans  son 
plus  haut  degré ,  la  tendance  de  notre  esprit  à  rame- 
ner le  plus  qu'il  lui  est  possible  à  l'unité  les  objets  ou 
les  sujets  de  ses  contemplations.  En  conséquence  il 
donne  à  cette  dernière  faculté  ,  considérée  avant 
toute  expérience,  c'est-à-dire  antérieurement  à  tout 
emploi  que  l'homme  en  peut  faire ,  le  nom  de  rai- 
son pure.  Enfm ,  comme  il  appelle  transcendentales 
toutes  les  connaissances  qu'il  suppose  exister  ainsi 
à  priori  dans  la  sensibilité ,  dans  l'entendement  et 
dans  la  raison ,  il  donne  à  sa  doctrine  le  nom  de 
philosophie  transcendentale. 

Je  ne  parle  point  de  plusieurs  autres  dénomi- 
nations, également  arbitraires;  car  je  n'ai  le  des- 
sein ,  ni  d'exposer ,  ni  de  discuter  ce  système.  Je 
conviendrai  même  que  Rant*,  qui  en  est  l'auteur  , 
a  traité  quelques-unes  des  questions  les  plus  difficiles 
de  la  métaphysique  avec  une  sagacité  peu  commune, 
qu'il  a  donné  occasion  à  plusieurs  écrivains  distin- 
gués d'en  considérer  d'autres  avec  plus  d'attention 


*  Emmanuel  Kant,  professeur  de  philosophie  à  Kœnii^s- 
berg,  a  publié  un  très  grand  nombre  d'écrits  sur  presque 
toutes  les  parties  des  connaissances  humaines.  Ses  deux 
principaux  ouvrages  sont  intitulés  :  Critique  (  c'est-à-dire 
examen  raisonné  )  de  la  raison  pure  et  Critique  de  la  rai- 
son  pratique. 


ENTENDEMENT.  "^2  1 

qu'on  ne  le  faisait  ordinairement ,  et  que ,  sous  plu- 
sieurs rapports,  ses  ouvrages  ont  pu  avoir  une  in- 
fluenceavantageuse.  Ce  que  je  veux  faire  remarquer  ici, 
c'est  uniquement  l'effet  qu'a  produit  ce  grand  nom- 
bre de  termes  empruntés  à  la  scholastique  ou  à  la 
langue  grecque ,  auxquels  il  a  donné  des  acceptions 
exclusivement  adaptées  à  sa  manière  de  considérer 
ce  sujet. 

Premièrement  donc,  le  livre  où  cette  doctrine  est 
exposée  paraissant  au  milieu  d'un  pays  où  l'on  trouve 
plus  que  dans  aucune  autre  contrée  de  l'Europe  des 
hommes  que  les  habitudes  d'une  vie  studieuse  et 
contemplative  disposent  naturellement  à  l'enthou- 
siasme ,  y  produisit ,  comme  cela  devait  être ,  une 
vive  sensation.  Comme  il  fallait,  pour  le  comprendre 
une  application  forte  et  soutenue ,  et  que  d'ailleurs 
nous  nous  passionnons  facilement  pour  tout  ce 
qui  a  exigé  de  notre  part  un  travail  assidu ,  ceux 
qui  avaient  fait  une  étude  particulière  du  livre  df 
Rant,  crurent  y  voir  une  philosophie  entièrement 
nouvelle  ,  qui  surpassait  tout  ce  qui  avait  été  pensé 
ou  imaginé  jusque  là.  Toutefois  ils  n'étaient  pas 
toujours  d'accord  entre  eux,  ni  avec  Kant  lui-même, 
sur  la  manière  d'entendre  ou  d'interpréter  plusieurs 
des  points  les  plus  importants  de  sa  doctrine ,  effet 
inévitable  d'un  langage  qui,  au  fond,  n'appartenait 
ni  à  la  langue  vulgaire  ni  à  celle  qui  avait  été,  avant 
cette  époque,  celle  de  la  science.  D'un  autre  côté  , 

ai 


39,  Cl  PREMIIlRE    PA.RTIE. 

ceux  qui  n'avaient  ni  le  temps  ni  la  volonté  de  con- 
sacrer de  longues  études  au  nouveau  système ,  rebu- 
tés par  l'obscurité  du  livre  où  il  était  exposé ,  et  par 
la  barbarie  des  termes  de  l'école,  ne  parlaient 
de  la  doctrine  elle-même  qu'avec  un  mépris  et  un 
dédain  affectés  ,  et  portaient  du  mérite  et  des 
talents  de  son  auteur  un  jugement  sans  doute  fort 
injuste. 

En  second  lieu,  quant  au  fond  de  la  doctrine 
elle-même  ,  Rant,  en  appuyant  quelques  uns  de  ses 
principes  sur  des  déductions  purement  logiques  ou 
verbales ,  plutôt  que  sur  l'observation  exacte  et  scru- 
puleuse des  faits ,  arrivait  à  des  conclusions  très 
voisines  d'un  idéalisme  exagéré ,  et  donnait  ainsi ,  à 
des  esprits  plus  bardis  ou  plus  téméraires  que  lui ,  la 
tentation  de  compléter ,  en  quelque  manière ,  son 
propre  système ,  en  le  ramenant  à  cette  unité  qui 
fut  dans  tous  les  temps  une  tendance  instinctive  et 
une  sorte  de  besoin  intellectuel  pour  les  esprits  spé- 
culatifs. C'est  ce  que  fit  l'auteur  de  Y  Idéalisme  tran- 
scendant * ,  système  dont  la  simple  et  rapide  expo- 
sition ,  telle  que  nous  l'a  donnée  un  des  hommes  les 
plus  versés  dans  la  connaissance  de  la  philosophie 
allemande ,  présente  l'exemple  le  plus  extraordinaire 
de  l'abus  que  l'on  peut  faire  du  langage.  «  Dans  les 
«  principes  de  ce  système,  dit  M.  Ancillon,  le  sujet 

♦  Fichte. 


ENTENDEMENT.  323 

«  seul  est  la  source  de  toute  réalité  et  de  toute  certi- 
«  tude.  La  seule  proposition  qui  ait  une  certitude 
«  immédiate ,  c'est  :  moi  égal  a  moi.  Elle  porte  sa 
«  preuve  en  elle-même ,  et  sert  elle-même  de  preuve 
a  à  toutes  les  autres  propositions.  Ce  sentiment  du 
«moi  n'est  pas  une  illusion  :  il  constitue  la  pensée, 
(c  et  la  pensée  le  constitue.  Penser,  c'est  abstraire 
«  et  réfléchir. . .  Pour  penser  le  moi  ,  il  faut  faire 
«  abstraction  de  tous  les  objets  :  il  faut  ensuite  réflé- 
«  chir^  c'est-à-dire  ,  se  replier  sur  soi-même. . .  sur 
«  ce  qui  a  fait  abstraction  de  tous  les  objets. 

«  Mais  de  cette  manière  on  ne  saisirait  encore 
«  qu'<2  moitié  la  réalité  du  sujet  transcendant.  Pen- 
«  ser ,  c'est  agir;  penser  le  moi,  c'est  ramener  l'action 
«  de  la  pensée  sur  elle-même ,  de  façon  que  l'être 
«  pensant  et  la  cliose  pensée  se  confondent  dans  un 
«  seul  et  même  aperçu. 

a  Alors  le  moi  se  pose  lui-même ,  par  un  acte 
«  de  sa  liberté  ;  et  c'est  cette  action  primitive  (  qu'il 
«  faut  bien  distinguer  d'un  fait  primitif)  qui  est  le 
«  principe  générateur  de  la  science. 

«  Tout  ce  qui  n'est  pas  moi ,  c'est-à-dire  \ univers, 
«  résulte  de  cet  acte  primitif. . .  Ainsi ,  comme  le 
«  sujet ,  dans  un  sens  transcendant ,  est  la  seule 
«réalité,  et  que  ce  sujet,  par  un  acte  primitif  et 
«  libre,  se  pose  lui-même,  il  est  clair  que  savoir  et 
«  exister  sont  une  seule  et  même  chose.  Ce  qui  existe 

21. 


3'^4  PREMIÈRE    PARTIE. 

«  sait  qu'il  existe  ;  ce  qui  sait  ou  connaît  est  i,a 
«  seule  existence.  *  )^ 

On  croirait  qu'il  est  impossible  d'aller  au-delà  de 
ce  degré  dans  l'art  de  combiner  des  notions  abs- 
traites, et  d'arriver  par  leur  moyen  à  des  conclusions 
qui  paraissent  d'autant  plus  profondes  qu'elles  sont 
plus  vides.  Mais  l'esprit  liumain ,  naturellement 
amoureux  des  erreurs  qui  sont  son  ouvrage ,  une 
fois  engagé  dans  ce  labyrinthe,  séduit  par  les  fantô- 
mes qu'il  se  plait  à  y  poursuivre ,  au  point  de  ne 
vouloir  plus  ressaisir  le  fd  qui  seul  pourrait  lui  en 
faire  trouver  l'issue ,  peut  demeurer ,  pendant  des 
siècles ,  dupe  des  illusions  qu'il  se  fait  ainsi  à  lui-mê- 
me; c'est  ce  que  prouve  l'histoire  de  la  philosophie 
dans  les  écoles  d'Alexandrie  et  dans  celles  de  l'Europe 
au  moyen  âge. 

La  doctrine  de  V idéalisme  transcendant ,  qui  ne 
reconnaissait  de  réalité  que  dans  le  sujet,  qui  regar- 
dait l'être  qui  sait  ou  connaît  comme  la  seule  exis- 
tence ,  parut  à  l'auteur  de  la  Philosophie  de  la 
nature  **  incomplète,  et  par  conséquent  fausse,  au 
moins  sous  ce  rapport.  Il  disait:  détruire  l'objet, 
ou  le  monde  extérieur  (  réduit  à  n'être  plus  que  le 
résultat  de  l'acte  primitif  et  libre  du  moi  qui  se  pose 

*  Mélanges  de  littérature  et  de  Philosophie ;\yAV  F.  Ancil- 
lon,  tome  II,  pages  iSg  et  140. 
**  Schelling. 


ENTENDEMENT.  SsD 

lui-même  ) ,  c'est  détruire  eu  même  temps  le  sujet 
ou  l'être  pensant ,  puisque  l'un  et  l'autre  sont  corré- 
latifs; et  par  conséquent  il  n'y  a  pas  plus  de  réalité 
(au  sens  transcendant  de  ce  mot)  dans  l'un  que  dans 
l'autre.  H  n'y  a  donc  de  réel  que  V existence  absolue , 
c'est-à-dire  Dieu ,  principe  de  l'unité  et  du  bonheur. 
Cette  existence  absolue ,  on  la  saisit  par  un  acte 
que  l'auteur  de  ce  nouveau  système  appelle  intui- 
tion intellectuelle;  mais  cet  acte  lui-même ,  on  ne  le 
produit,  suivant  le  même  auteur,  «  qu'en  détruisant 
«  l'un  par  l'autre,  ou  l'un  avec  l'autre  ,  le  sujet  et 
«  l'objet ,  et  en  se  plaçant  sur  le  point  où  l'on  devient 
«  également  indifférent  à  tous  deux  *.  » 


*  Mélanges  ^  etc.,  tome  II,  page  \l\%.  On  ne  saurait  s'em- 
pêcher de  remarquer  ici  une  analogie  fort  singulière  entre 
les  spéculations  philosophiques  de  Locke,  de  Berkeley  et 
de  Hume,  en  Angleterre,  et  celles  des  trois  écrivains  alle- 
mands dont  nous  venons  de  parler.  Locke  et  Kant,  quoique 
partant  de  principes  fort  différents ,  ou  même  tout-à-fait 
opposés ,  admettent  comme  incontestable  la  double  exis- 
tence de  l'être  pensant  et  du  monde  extérieur.  Berkeley  et 
Fichte  arrivent,  chacun  parla  route  où  sont  entrés  leurs  deux 
devanciers,  à  nier  positivement  l'existence  des  objets  autres 
que  le  moi  :  enûn.  Hume  et  Schelling,  suivant  aussi  chacun, 
jusqu'à  leurs  dernières  conséquences,  les  théories  de  Locke 
et  de  Kant,  sont  conduits  l'un  à  un  scepticisme,  et  l'autre  à 
un  dogmatisme,  au  moyen  desquels  s'évanouissent  également 
le  sujet  et  l'objet,  le  moi  et  l'Univers. 

Mais,  quoique  la  théorie  de  Locke  soit  incomplète  et  que 


3^6  PREMIÈRE    PARTIE. 

Ici  l'abus  des  mots,  l'illusion  si  souvent  produite 
par  la  stérile  combinaison  des  notions  abstraites,  se 
montre  avec  une  évidence  encore  plus  frappante , 
s'il  est  possible,  que  dans  le  système  de  l'idéalisme 
transcendant.  Peut-être,  au  reste,  doit-il  résulter  de 
ces  tentatives  infructueuses  et  de  toutes  celles  du 
même  genre,  une  connaissance  plus  explicite  du 
caractère  auquel  on  pourra  reconnaître ,  en  général , 
les  prétendues  doctrines  qui  s'appuient  sur  un  fon- 
dement aussi  ruineux.  Car  l'homme  ne  pouvant 
connaître  que  les  faits  de  la  nature  et  ceux  de  son 
propre  esprit  (et  cela,  seulement  dans  les  limites 
assignées  à  ses  facultés  )  ,  toutes  les  fois  qu'il  est  con- 
duit par  une  suite  de  raisonnements  ,  quelque  rigou- 
reux qu'on  les  suppose,  à  des  propositions  qui  ne 
sont  l'expression  d'aucun  fait  observé,  ni  observable, 
on  peut,  ce  ;iie  semble,  être  sûr  qu'il  n'y  est  arrivé 
que  par  l'abus  du  langage. 

son  langage  n'ait  pas  toujours,  à  beaucoup  près,  tonte  la 
précision  désirable,  ses  ouvrages,  comme  ceux  de  Berkeley 
et  de  Hume,  malgré  leurs  paradoxes,  offriront  long-lemps 
encore  une  lecture  attachante  et  profitable,  parce  qu'ils  sont 
riches  de  faits  et  d'observations  fines  et  judicieuses;  tandis 
que  les  écrits  des  trois  philosophes  allem  :nds,  dont  les  sy- 
stèmes s'appuient  presque  uniquement  sur  des  déductions 
purement  logiques,  n'ont  désormais  que  très  peu  de  lec- 
teurs, bien  que  leurs  auteurs  aient  réuni  des  talents  fort 
distingués  à  beaucoup  d'instiuction. 


ENTENDEMENT.  827 

La  théorie  de  Kant,  qui ,  il  y  a  à  peine  quarante 
ans,  excita  un  enthousiasme  si  extraordinaire,  et 
donna  heu  à  des  controverses  si  animées  dans  le 
pays  qui  la  vit  naître,  y  est,  dit-on,  à  peu  près 
abandonnée  ,  ou  du  moins  n'y  est  plus  regardée  que 
comme  un  fait  curieux  de  l'histoire  des  opinions 
philosophiques.  Les  hypothèses  de  Fichte  et  de 
Schelling  ont  eu  le  même  sort;  elles  ont  été  rempla- 
cées par  d'autres  systèmes,  dont  les  auteurs,  imitant 
l'exemple  du  philosophe  de  Kœnigsberg,  ou  usant 
du  droit  qu'il  s'était  arrogé,  ont  modifié  de  diverses 
manières  sa  phraséologie,  ou  ont  imaginé  de  nou- 
veaux termes  :  ce  qui  est  d'autant  plus  facile ,  dans 
la  langue  allemande,  qu'elle  se  prête  merveilleuse- 
ment aux  compositions  de  mots. 

Mais  on  peut  craindre  que  cette  circonstance 
n'ait  exercé  sur  la  littérature  elle-même  une  influence 
peu  avantageuse.  L'introduction  d'une  foule  de 
termes  purement  techniques,  et  qui  expriment  des 
conceptions  d'autant  moins  claires  qu'elles  résultent 
des  vains  efforts  qu'on  fait  pour  résoudre  des  ques- 
tions inaccessibles  à  la  raison  humaine,  oblige  les 
écrivains  à  recourir  continuellement  h  des  compa- 
raisons ou  à  des  métaphores  empruntées ,  soit  des 
objets  physiques  les  plus  familiers ,  soit  des  opérations 
mécaniques  les  plus  vulgaires.  Ceux  qui  ont  le  plus 
de  force  ou  d'éclat  dans  l'imagination  arrivent  par  ce 
moyen  à  se  faire  illusion  à  eux-mêmes,  et  séduisent 


328  PREMIÈRE    PA.RÏIE. 

plus  facilement  encore  le  commun  des  lecteurs,  qui 
s'imaginent  comprendre  ce  qui,  dans  le  fait,  est  in- 
intelligible. 

Il  aurait  donc  été  à  souhaiter  que  les  écrivains 
qui  les  premiers  ont  fait  connaître  en  France 
ces  doctrines  des  philosophes  allemands,  se  fussent 
appliqués  à  démêler  ce  qu'il  pouvait  y  avoir  de  véri- 
tablement utile  aux  progrès  de  la  science,  au  lieu 
d'adopter ,  comme  ils  l'ont  fait ,  cette  multitude  de 
termes  scholastiques  et  barbares  ,  dont  l'emploi  a 
répandu  sur  leurs  écrits  une  obscurité  que  le  vul- 
gaire est  trop  souvent  enclin  à  prendre  pour  de  la 
profondeur.  Mais  quels  que  puissent  être  les  talents 
et  la  sagacité  de  ceux  qui  s'engagent  ou  s'engageront 
dans  cette  route,  il  est  permis  de  douter  qu'ils 
arrivent  à  des  découvertes  tellement  merveilleuses , 
à  des  concepJtions  tellement  sublimes  ,  que  la  langue 
philosophique  de  Descartes,  de  Pascal,  de  Bossuet, 
de  Malebranclie ,  et  de  tant  d'autres  illustres  écri- 
vains, soit  tout-à-fait  insuffisante  pour  les  exprimer. 

§   i3.  Des  Déclamations  et  du  Langage  passionné  dans  les 
discussions  philosophiques. 

Par  une  fatalité  de  tout  temps  attachée  aux  con- 
troverses que  font  naître  les  questions  trop  abstraites 
pour  qu'avec  de  la  raison  et  une  instruction  com- 
mune on  puisse  en  porter  immédiatement  un  juge- 
ment assuré ,  ceux  qui    ont   une    fois   adopté   une 


ENTENDEMENT.  J^g 

opinion  ou  un  système,  en  ce  genre,  s'y  attachent 
avec  tant  d'opiniâtreté  ,  qu'ils  éprouvent  toujours 
quelque  peine,  ou  même' une  sorte  de  colère,  à  l'oc- 
casion de  tout  ce  qui  contrarie  leur  théorie  favo- 
rite. Plusieurs  d'entr'eux  ont  recours  ,  pour  la  faire 
triompher,  à  deux  moyens  qui  ont,  en  effet,  quel- 
que succès  auprès  de  la  multitude ,  et  qui  semblent 
se  prêter  l'un  à  l'autre  un  mutuel  appui ,  mais  qui 
pourtant  ne  font  absolument  rien  au  fond  de  la 
question.  Le  premier  ,  c'est  de  parler  avec  une 
grande  admiration  d'eux-mêmes,  de  leurs  doctrines, 
où  de  celles  qui  s'en  rapprochent  le  plus.  Le  second  , 
c'est  de  s'exprimer,  au  contraire,  avec  un  dédain 
presque  voisin  du  mépris  sur  les  opinions  opposées, 
d'employer  même,  pour  les  désigner,  des  termes  qui 
tendent  à  les  faire  regarder  comme  immorales  et 
dangereuses.  *  C'est  là  encore  un  abus    du  langage 

*  Il  est  à  remarquer  que  dans  les  déclamations  auxquelles 
on  s'est  livré  de  tout  temps,  sur  la  tendance  immorale  ou 
dangereuse  de  certaines  doctrines  philosophiques,  on  a 
constamment  pris  l'effet  pour  la  cause.  Ce  ne  sont  pas  les 
théories  licencieuses  qui  ont  produit  lacorruption  des  mœurs; 
c'est,  au  contraire,  cette  corruption  qui  a  produit  les  misé- 
vables  sophismes  à  l'aide  desquels  elle  a  quelquefois  essayé, 
de  se  justifier.  Ce  n'est  pas  le  livre  du  Prince  de  Machiavel, 
par  exemple,  qui  a  formé  les  tyrans  exécrables  qui  désolè- 
rent l'Italie  pendant  plusieurs  siècles,  jusqu'à  l'entier  anéan- 
tissement de  sa  liberté.  Ce  livre  n'est  que  la  peinture  trop 
fidèle  de  l'horrible  époque  où  vivait  son  auteur,  présentée 


33o  PREMIÈRE    PARTIE. 

qui  mérite  d'autant  plus  que  nous  le  signalions  ici , 
qu'il  est  extrêmement  commun.  Non-seulement  il  a 
l'inconvénient  très  grave  d'éloigner  de  la  vérité, 
plutôt  que  d'y  conduire,  quoi  qu'elle  soit  l'unique 
objet  qu'on  doive  avoir  en  vue  dans  toute  discussion 
philosophique  ;  il  est  de  plus  une  violation  manifeste 
des  règles  de  la  justice ,  et  porte  atteinte  à  cet 
esprit  de  paix  et  de  tolérance  qui  est  l'un  des  carac- 
tères essentiels  de  la  raison  et  de  la  vraie  philosophie. 
Depuis  que  les  idées  de  Rant  et  de  quelques  autres 
écrivains  allemands  ont  commencé  à  être  connues 
dans  notre  pays ,  quelques  personnes ,  passionnées 
pour  ces  nouveaux  systèmes,  ont  affecté  de  parler 
delà  doctrine  de  Locke,  de  Condillac ,  et  des  phi- 
losophes français ,  avec  une  sorte  de  dédain  ;  ils  ont 
insisté  surtout ,  par  l'effet  d'une  prévention  ou  d'une 
inadvertance  bien  étrange,  sur  la  prétendue  tendan- 
ce matérialiste  de  cette  doctrine ,  qu'ils  ont  appelée 
théorie  abjecte  de  la  sensation ,  sensualisme ^  etc. 
Ils  auraient  dû  savoir  que  la  tendance  de  cette  doc- 
trine est,  au  contraire  éminemment  et  exclusive- 
ment  idéaliste,  *  Ils  devaient    savoir    surtout  que 


sous  une  apparence  sophistique;  peut-être  (comme  l'ont  cru 
quelques  personnes)  parce  qu'il  y  aurait  eu  trop  de  danger 
à  la  présenter  autrement. 

*  Un  écrivain  dont  l'opinion  ne  saurait  être  suspecte  dans 
ji^elte  question,   Diderot,   tiois  ans   après  que  V£ssai  sur 


ENTENDEMENT.  33 1 

dans  les  questions  de  ce  genre,  qui  sont  purement 
du  ressort  de  la  raison,  et  oii  l'esprit  a  besoin ,  pour  ar- 
river à  la  vérité ,  de  tout  le  calme  et  de  toute  l'in- 
dépendance dont  il  peut  lui  être  permis  de  jouir,  on 
doit  s'abstenir  de  toute  expression  propre  à  exciter 
les  passions;  que  les  mouvements  oratoires,  les  ex- 
pressions emphatiques,  les  métaphores  brillantes  ou 
hardies ,  sont,  en  pareil  cas,  tout-à-fait  déplacées  ,  et 
même  d'assez  mauvais  goût;  qu'enfin  il  n'est  permis  de 
s'indigner  ou  de  s'irriter  que  contre  les  actions  nui- 
sibles, quand  elles  sont  l'effet  d'intentions  perverses 
bien  prouvées  et  bien  constatées. 

t origine  des  connaissances  humaines  ^  de  Condillac  ,  eut 
pariij  c'est-à-dire  en  1749?  s'exprimait  en  ces  termes  : 

«  On  appelle  Idéalistes  ces  philosophes  qui,  n'ayant  con- 
«  science  que  de  leur  existence,  et  des  sensations  qui  se  suc- 
«  cèdent  en  dedans  d'eux-mêmes,  n'admettent  pas  autre 
«  chose:  système  extravagant,. .  .  qui,  à  la  honte  de  l'esprit 
«  humain  et  de  la  philosophie,  est  le  plus  difficile  à  combat- 
«  tre,  quoique  le  plus  absurde  de  tous.  Il  est  exposé  ,  avec 
«  autant  de  franchise  que  de  clarté,  dans  trois  dialogues 
«  du  docteur  Berkeley,  évcque  de  Cloyne. 

«  Il  faudrait  (poursuit  Diderot)  nviter  l'auteur  de  \ Essai 
«  surnos  connaissances,  à  examiner  cet  ouvrage...  L'idéalisme 
«  mérite  bien  de  lui  être  dénoncé,  et  cette  hypothèse  a  de 
«  quoi  piquer  sa  curiosité,  moins  encore  par  sa  singularité, 
*  que  par  la  difficulté  de  la  réfuter,  d'après  ses  principes, 
«  car  ce  sont  absolument  k's  mêmes.  » 

f  Lettre  sur  les  Aveugles  ^  etc.J 


)3'2  PREMIÈRE    PARTIE. 

Sans  doute  on  parvient  quelquefois  à  donner  une 
opinion  favorable  de  ses  sentiments  religieux  ou  mo- 
raux, en  affectant  une  grande  sévérité  dans  les  juge- 
ments que  l'on  porte  des  autres ,  sous  ce  double 
rapport  ;  on  peut  également  se  donner  l'air  d'une 
grande  supériorité  de  talent  ou  d'intelligence ,  dans 
les  arts  et  dans  les  sciences ,  en  affectant  de  dédai- 
gner ou  de  mépriser  ceux  dont  on  craint  la  rivalité 
ou  la  concurrence  :  mais  il  est  certain  aussi  que  le 
succès  qu'on  obtient  par  de  pareils  moyens,  outre 
qu'il  n'est  pas  toujours  sûr,  est  rarement  durable,  et 
n'est  jamais  légitime. 

Pourquoi  donc,  sur  une  infinité  de  questions  pu- 
rement spéculatives,  dans  les  matières  philosophi- 
ques, politiques  ou  religieuses,  a-t-on  vu  se  renou- 
veler ,  dans  tous  les  pays  et  à  toutes  les  époques, 
cet  abus  du  langage,  aussi  contraire  aux  progrès  de 
la  vérité  qu'aux  plus  simples  notions  de  la  justice? 
Pourquoi  des  hommes,  recommandables  d'ailleurs 
par  la  pureté  de  leurs  intentions ,  et  par  l'étendue 
de  leurs  connaissances  (  car  il  est  clair  que  je  ne 
parle  point  ici  de  ceux  qui  calomnient  à  dessein 
leurs  adversaires;  ceux-là  savent,  mieux  que  per- 
sonne, que  ce  n'est  ni  l'intérêt  de  la  vérité,  ni  le 
bien  public,  qu'ils  ont  en  vue);  pourquoi,  dis-je, 
des  personnes  de  mérite ,  et  qui  ont  de  véritables 
droits  à  l'estime  générale,  se  laissent-elles  néanmoins 
trop  souvent  entraîner  à  cet  abus  dos   expressions 


ENTENDEMENT.  333 

amères  ou  insultantes ,  en  discutant  on  en  réfutant 
les  opinions  qu'elles  ne  croient  pas  devoir  adopter  ? 
C'est  qu'une  foule  de  sentiments  inaperçus,  ou 
dont  nous  n'avons  pas  une  conscience  distincte,  se 
mêle  incessamment  à  toutes  les  opérations  de  notre 
entendement,  lequel  agit,  à  chaque  instant,  comme 
je  l'ai  déjà  dit ,  avec  toutes  ses  facultés.  Voilà  pour- 
quoi tant  de  dissentiments  sur  des  objets  qui  sem- 
blaient devoir  être  exclusivement  du  ressort  de  la 
raison  abstraite,  ou  du  raisonnement,  ont  donné 
lieu  à  des  persécutions  atroces ,  exercées  avec  une 
égale  fureur  par  les  partis  opposés,  toutes  les  fois 
qu'ils  pouvaient  disposer  de  la  force  matérielle.  Voilà 
pourquoi  l'intolérance  la  plus  cruelle  s'est  toujours 
attachée  aux  opinions  ,  soit  politiques  ,  soit  reli- 
gieuses, c'est-à-dire,  à  ce  qui,  par  sa  nature,  est  le 
moins  susceptible  d'être  modifié  par  la  violence,  à 
ce  qui  n'a  absolument  rien  de  commun ,  aucune 
analogie,  aucun  rapport,  avec  tous  les  moyens  dont 
la  puissance  extérieure  peut  disposer.  Il  est  donc 
bien  important  de  connaître  cette  partie  de  notre 
constitution  intellectuelle,  d'étudier  soigneusement 
la  nature  et  les  effets  de  nos  divers  sentiments,  afin 
de  garantir ,  autant  qu'il  est  possible  ,  notre  raison 
de  leur  funeste  influence.  Tel  sera  le  sujet  de  la 
section  suivante. 


FIN  DU  PREMIER  VOLUME. 


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