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V
INTRODUCTION
A L'ÉTUDE
DE LA PHILOSOPHIE
TOME I.
PARIS, 1MPRI51ERIE DE E. POCHARD,
Rue du Pot-de-Fer, n" li.
DE
L'ENTENDEMEIST ET DE LA RAISON.
INTRODUCTION
A L'ÉTUDE
DE LA PHILOSOPHIE
J.-F. THUROT,
PROFESSEUR AU COLLÈGE ROYAL DE FRAI7CE.
Dicam enim née nnfa, née ea in qnibui, li Tera
non fuerint, non tIucî me malim, qurtm TÏncere.
(Jic. AcADEK. lib. II, Cif. 4.
TOME PREMIER.
PARIS
AIMÉ ANDRÉ, LIBRAIRE, QUAI MALAQUAIS
R» l3.
BRUXELLES, A LA LIBRAIRIE PARISIENNE,
BCe DE LA VàDELBING, 5. 438.
1830
A.^.^'*-'"
^-v.-L>> 1 > A..
HARVAiffi'yNlVÊHSITY,
DOPUCAÎE
TABLE
4" DES MATIERES CONTENUES DANS LE TOME PREMIER.
Discours prÉlcmixaire. Page ix
^__^ § I. De la Philosophie , en général. — Origine de ce mot. — En quel
sens il s'applique à tous les genres de connaissances , de sciences et
■s/ d'arts. Ibid,
§ II, De la Philosophie , comme science particulière. — Qiielle n'est
r* que l'étude de soi-même , c'est-à-dire de l'homme et de ses facultés.
' --. — Que sous ce rapport elle est, comme les sciences physiques et na-
^ turelles , ime science défaits. xxiv
§ III. Que /é-j- Idées sont les phénomènes ou les faits dont s' occupe la
science de V entendement ^ ou la philosophie proprement dite. — Ç«e
les Factjltés sont les classes diverses que l'on a faites de ces mêmes
\j phénomènes, et les pouvoirs en 'vertu desquels ils existent en nous.
XXXVI
^ § IV, Dessein et plan de ce traité. Esquisse de la première partie ^ in-
- titulée E^TElîfDEMEXT. 1.1
" § V. De la première section on [Coysxiss kïs ce'). lvi
5 Vî, De la seconde section ou (Scie^ck). lxxiiî
'^' § VII De la troisième section ou (Volonté), txxxii
§ VIII, Esquisse de la seconde partie , intitulée KMsoy. xcvii
Ç IX. Observations générales. cvii
'Ït' première partie. — ENTENDEMENT,
SECTION PREMIÈRE. — CoN^'AISSA^CE.
CHAPITRE PREMIER.
i ' Exposition des faits les plus généraux qui constituent tout acte en vertu
duquel nous connaissons un objet quelconque. l
v*^ § I. Ce (ine c'est cjyt^nn Acte de connaissance. Ibid.
§ 3. Ce que c'est que sensation ., faculté ^ sens. 5
^^^^ 4* Notion plus précise de la sensation. 6
> I.
Il TABLi:
^ >. Ce que c'est que Perception. Page 7
§ G. Principe de causalité, 8
^ 7. Des impressions. 9
§ 8. Activité de l'Arue. 12
§ 9. Mémoire, Souvenirs. i3
^10. Intuition. Ibid.
§ ir. Question de l'origine et de la génération des facultés de l'âme.
i5
^ 12. Sentiments , Conscience. \6
k x3. Conclusion et récapitnlatio.n des principaux points de doctrine
présentés dans ce chapitre. i8
CHAPITRE II.
Éclaircisseinents sur les mots sensation , perception , intuition , im-
pression , sentiment , conscience , employés dans le chapitre précé-
dent. 20
§ I. Les métaphysiciens ont souvent compris , sous le mot sensation,
des faits qui sont réellement différents de la sensation, Ibid.
S 2. Philosophes qui ont commencé à démêler cette confusion. 22
^ 3. Nouveaux motifs pour distinguer la perception de la sensation.
24
§ 4. Que Vintuition est un fait qui se joint à la perception , et qui la
complète ou la détermine. 27
§ 5. Le système de l'idéalisme n'est fondé que sur l'omission du fait
de la perception. 29
§ 6. Deux sortes d^impressions : les unes , de nature à produire les
sensations ; les autres , de nature à produire les sentiments. 3o
§ 7. Le sentiment ( plaisir ou peine ) se joint à tous les faits (idées) de
l'entendement ou de la conscience. 33
§ 8. La conscience constitue lemoi,etle manifeste à lui-même comme
un être simple , quoique susceptible d'une infinie variété de modifi-
cations successives. 36
CHAPITRE III.
Du Toucher et des Perceptions acquises , qui sont le résultat de l'exercice
de ce sens. 38
§ I. Du Tact et du Toucher. Jbid.
§ a. Pression, résistance; noms des perceptions. Les sensations du
toucher ne peuvent avoir de nom dans aucune langue. 3g
§ 3. Température des corps ; rudesse ou poli de leur surface. 4©
§ 4. Leur mollesse , leur dureté, leur fluidité. 4r
§ 5. Qualités des corps. 42
§ 6. Sensation et Perception. 4^
§ 7. Mouvement. 44
DES MATIERES. II l
§ 8. Exercice et développetnent du toucher dans l'homme, dès les
premiers moments de son existence. Page 45
§ 9. Connaissance qu'il acquiert de son propre corps. 47
§ 10. Qualités tactiles, perceptions acquises qui résultent du toucher:
connaissance des corps , de leurs formes , de leur étendue , de leur
température , etc. 49
§ II, Deux classes de qualités tactiles. 5l
§ 12. Les sensations du toucher ne sont, la plupart du temps , que les
signes des perceptions qui s'y joignent. 5a
CHAPITRE IV.
Du Goût. 53
§ I. Analogie entre le goût et le toucher , sensation et perception qui
semblent communes à ces deux sens. Ibid.
§ 3. Sensations propres du goût , ou sas'eurs ; elles ne peuvent avoir de
noms particuliers. 54
§ 3. Variété infinie des sensations du goût. 55
CHAPITRE V.
De l'Odorat. 56
§ I. Organe propre à ce sens; de quelle manière les corps extérieurs
agissent sur lui. Ibid.
§ 2, Les sensations d'odeur sont celles qui s'offrent le plus naturelle-
ment avec la simplicité propre à ce genre de faits de l'entendement,
ou d'idées. 5 8
§ 3. Les sensations de l'odorat se confondent souvent avec celles du
goût. 59
CHAPITRE VI.
De l'Ouïe. 60
§ I. Organe de ce sens ; comment il reçoit les impressions des oLjels
extérieurs. Ibid.
§ 2. Diverses qualités du son. 61
§3. Prodigieuse variété des sensations de l'ouie. 63
§ 4- l-es sensations de l'ouïe ne peuvent être désignées , comme toutes
les autres sensations , que par les noms des perceptions qui s'y joi-
gnent. 64
§ 5. Effet des sensations et des perceptions sur les animaux. 65
CHAPITRE VII.
De la Vue. f>6
§ I. Importance de ce sens; sa supériorité sur les autres sens. Ibib.
§ 2. Dans les perceptions propres à ce sens, il est nécessaire de dis-
IV TABLE
tinguer ce qui appartient exclnsivenient au sens de la vue , de ce
qui appartietit à d'autres sens. P^gc 68
§ 3, Sciences diverses qui concourent à l'explication des phénomènes
de la vue. H9
§ 4- Erreurs communes et naturelles au sujet des perceptions de la
vue. 70
§ 5. La distance, la grandeur, et le mouvement des corps, ne sont
point des perceptions propres de la simple vue. 72
§ 6. Comment il arrive que la distance , la gr.indeur, etc., peuvent être
appréciées à la simple vue. 74
§ 7. De quelques antres sensations qui s'associent à celles de la vue.
§ 8. Comment nous voyons les objets simples et droits, quoiqu'il s'en
trace dans nos yeux des images doubles et renversées. 80
CHAPITRE Vin.
Des Perceptions acquises de la 'vue , et des Représentations qu'elles four-
nissent à la mémoire. 84
§ I. Les sensations considérées comme signes des perceptions qu'elles
servent à introduire dans l'entendement. Ibid.
§ 2. Qu'à parler rigoureusement , nous ne voyons jamais entièrement
les objets que nous percevons par le sens de la vue. 88
§ 3. Que nous percevons , parle sens du toucher, un grand nombre
d'objets que nous ne touchons pas tout entiers. 89
§ 4. Le même phénomène a lieu a l'occasion des perceptions de la
vue. 9r
§ 5, On peut donner à ces résultats des perceptions acquises de ia vtie
le nom de roprésentations. r)4
§ 6. Loi générale des perceptions de la vue. gS
§ 7, Application de ce qui précède aux diverses apparences de la lune ,
vue à l'horizon , ou au méridien , et à différentes illusions de la
vue. 9O
§ 8. Nouvelle preuve de l'existence des perceptions acquises et des
représentations qui en sont le résultat. 98
^ 9. Noms donnés à la faculté des représentations ^ par les plus anciens
observateurs ; en quoi elle diffère de l'imagination, tioi
§ 10. Conséquences remarquables de la distinction établie entre la
sensation et la perception, 104
§ II. Point de vue sous lequel il peut être utile de considérer les
corps , ou , en général , les objets extérieurs. io5
§ 12. Origine et principe de ce qu'on appelle communément idées
générales , et idées al/s traites. 107
§ i3. Cause de la facilité qu'ont les enfar.ts à comprendre les mots
qui expriment ces sortes d'idées. loS
§ 14. Effet de ce que nous r.})pelons ici idées intuitives générales, i lo
§ i5. La connaissance que nous avons des corps ou des objets est le
résultat d'une véritable sjntlièse. 1 1 1
DES MATIERES. V
§ i6. Couiment cette synthèse a lien , quoique nos sens ne semblefnt
destinés qu'à analyser ou à décomposer les objets. ï*age ni
CHAPITRE IX.
D es Sent'nn ents. 1 1 6
§ I. Ce qu'il faut plus spécialement entendre par le mot sentiment.
Ibicl.
§ 2. Aucune sensation ne peut être regardée comme complètement
indifférente. n8
§ 3. Sentiments de la faim, de la soif, etc.; 'volonté ou faculté de
vouloir, qui peut se manifester à leur occasion. I19
§ 4- Sensations internes^ par opposition aux sensations externes, dont
il a été question jusqu'ici. 1*21
§ 5. Développement et exercice de la faculté de vouloir. iîS
§ 6, U Imagination, faculté dérivée de la volonté , et agissant sous
son influence. 124
§ 7, U Attention , autre faculté dérivée de la volonté, ou agissant
sous son influence. laS
§ 8. Condition ou circonstance remarquable qui se joint aux actes de
la volonté; différence entre cette faculté et la mémoire. 127
§ 9. Volilions , ou actes particuliers de la volonté. Ibid.
§ 10. Liberté , autre faculté née de l'exercice de la volonté. 128
§ II. Conclusion et résumé de ce chapitre, i3o
CHAPITRE X.
De l'Instinct et de l'Habitude. 1 3 1
§ I. Ce qu'il faut entendre par le mot instinct ^ et par l'expression
Déterminations instinctives. Ibid.
§ 2. C'est dans les animaux que l'instinct se manifeste d'une manière
plus sensible; il semble présider à toutes leurs actions. i34
§ 3. L'habitude est , à quei-]'-'^s égards, pour l'homme, ce que l'in-
stinct est pour les animaux. i37
§ 4- Effets remarquables de l'habitude. 189
CHAPITRE XI.
De l'Organisation. 140
§ I. Motifs qui doivent lixer notre attention sur ce sujet. Ibid.
§ 2. Division des corps en inorganiques et organisés. 142
§ 3. Division des êtres organisés en végétaux et animaux. i43
§ 4- Naissance et vie de l'homme. i45
§ 5. Fonctions de nutrition et de relation : organes qui y sont appro-
priés. 147
§ 6. Système nerveux. loi
^ 7. Rapports de l'ariatomie, de la physiologie et de la médecine avec
l'idéologie. i53
VI TABLE
SECTION II. — ScuiNCK.
"^ CHAPITRE PREMIER.
De l'JbsUacdon et du Langage. Page i58
§ I. Nos sens ne nons servent qu'à composer , en quelque sorte , les
objets , et non à les décomposer ou à les analyser. Ibid.
§ 2. A quelle époque et comment la faculté d'abstraire existe dans
l'homme. l6o
§ 3. Souplesse et variété des inflexions de la voix humaine. Penchant
de l'homme à l'imitation. 162
§ 4» L'homme seul fait de ses gestes et des inflexions de sa voix les
signes de ses idées , et c'est en cela que consiste proprement Vabstrac-
tion. 164
§ 5. Progrès ultérieurs du langage , interjections , onomatopées. 168
§ 6. Noms personnels , ou ^/-ortow5. 170
§ 7. Noms généraux et abstraits. 172
§ 8. Les idées elles-mêmes ne sont ni générales, ni abstraites. 173
§ g. Noms de genre et d'espèce ; importance de l'abstraction ou fa-
culté d'abstraire. 174
CHAPITRE IL
Des Notions et des Conceptions. lyj
§ I. Que les mots ne sont pas , à proprement parler , les signes de nos
idées. ^ Ibid.
§ 2. Fausse doctrine des idées , considérées comme des êtres réels; in-
fluence qu'elle a eue sur les recherches de Locke. 178
§ 3. Qu'il n'y a pas d'idées complexes ou composées ; pourquoi l'on a
ern qu'il y avait de telles idées. 181
§ 4. Idées des parties de l'étendue et de la durée. i83
§ 5. Idées des actions et des sentiments des hommes. ï84
§ G. Tout terme général ne présente à l'esprit qu'qne simple idée;
exemple du mot reconnaissance. 1 86
§ 7. Une proposition tout entière ne présente pareillement à l'esprit
qu'une seule idée. Premier exemple. 188
§ 8. Second exemple. 190
§ 9. Il convient de donner aux idées exprimées par des termes géné-
raux ou abstraits le nom de notions. 191
§ 10. Il n'y a pas plus à'iàées généiales que d'idées complexes. T92
§11. Comment l'assemblage de jjlusieurs termes généraux agit sur
l'esprit, et ce que c'est que l'opération à laquelle on donne ici le
nom de conception. 194
§ 12. Comment se forment les termes généraux qui expriment des
notions. 197
DES MATIERES. VII
^^ i3. Ce que c'est qu'âne définition. Différence entre la science et la
connaissance , ou entre connaître et savoir. Page 199
§ t4. Que les idées auxquelles nous avons donné le nom de concep-
tions, sont véritablement celles qu'exprime le langage. 200
§ l5. Exemple qui peut faire voir comment les seules idées qui nous
sont transmises par le langage sont , en effet , des conceptions on in-
tuitions du rapport des mots. 202
CHAPITRE m.
De la Proposition et de ses diverses espèces. 20 5
§ I. Opinion commune des grammairiens et des logiciens sur la pro-
position. Ibid.
§ 2. Considération plus immédiate du sujet. 207
§ 3. Nature et effet de la proposition. 210
§ 4. Opinions contradictoires des logiciens, sur la nature dn rapport
qui existe entre le sujet et V attribut de la proposition. 2 ta
§ 5. Hypothèses des logiciens de l'école, 214
§ 6. De la presque simultanéité et de la succession des idées dans
l'entendement. 218
§ 7. Différence entre une idée proprement'dite et une pensée. 220
§ 8. De la suite et de l'étendue des pensées dans l'esprit. 221
§ 9, Exemple. 222
§ 10. Des diverses sortes de propositions et de leurs causes. 226
§ II. La grammaire générale et la métaphysique ne sont presque que
deux points de vue de la considération des mots. 228
CHAPITRE IV.
De la grammaire générale , ou de la manière de signijitr des mots. 23 i
§ I. Quelques principes généraux propres à éclaircir ce sujet. Ibid,
§ 2. Noms personnels , substantifs et adjectifs ; adverbes. 287
§ 3. Ferèfj et leur conjugaison j leurs temps ou formes temporelles.
240
§ 4- Leurs 7«o<^« , ou formes d'énonciation et d'expression. 243
§ 5. Prépositions et conjonctions ; déclinaison àes noms. 248
§ 6. DeV Article. 253
CHAPITRE V.
De la Métaphysique et de la signification de plusieurs termes employés
par les métaphysiciens . 2.55
§ 1. Ovï^ne et s\gn\i\cait\on àaraol métaphysique. Ibid.
§ 2. Comment la métaphysique se trouve réduite ici à l'explication de
quelques termes. 25o
§ 3. Espace , durée. 261
VIII TABLE DES MATIERES.
§ 4- Esprit, matière. Page 266
§ 5. Substance, essence. 278
§ 6. Identité, personne, individu. •i'jg
§ 7. Nombre. a85
§ 8. Infini , absolu. 289
§ 9. Cause , effet, principe de causalité. 297
§ 10. Réflexions sur ce qui précède. Exemples et inconvénients de
l'abus des mots. 3of)
§ ir. Abus des mots dans les questions inaccessibles à l'entendement.
3i5
§ 12. Du Néologisme introduit dans la pbilosopbie par quelques écri-
vains allemands. 3 18
5 i3. Des déclamations et du langage passionné dans les discussions
philosophiques. 828
FIN DE L.\ TABLE nU PREMIER VOLUME.
DISCOURS PRELIMINAIRE.
§ I-
De la philosophie , en général. — Origine de ce
mot. — En quel sens il s'applique à tous les
genres de connaissances ., de sciences et d'arts.
Si nous cherchons l'origine de la philosophie
dans la nature même de notre esprit ou de notre
entendement, c'est-à-dire là seulement où nous
pouvons espérer de la trouver, nous reconnaî-
trons qu'elle est essentiellement fondée sur un
sentiment naturel à tous les hommes, ou sur
une sorte de besoin intellectuel, qui est le prin-
cipe de toutes nos connaissances spéculatives ,
comme nos besoins physiques sont celui des arts
de toute espèce que l'homme a inventés, d'abord
pour conserver, puis pour embellir son exis-
tence.
Ce sentiment prend, suivant les circonstances,
les noms de surprise, d'étonnement, d'admira-
tion , et plus généralement de curiosité.
I.
X DISCOURS
On peut remarquer, en effet, que tout événe-
ment, tout fait imprévu et isolé qui s'offre à
notre esprit, y produit à l'instant même une
sorte d'inquiétude ou de malaise , qui ne cesse
ordinairement que lorsque nous sommes parve-
nus à rattacher ce fait à quelque autre qui nous
soit plus familier, que nous puissions concevoir
comme constamment antérieur à celui-là, et que
dès lors nous regardons comme sa cause.
Dans les moments où nous sommes le plus
sérieusement appliqués à quelque travail, ou
à quelque sujet de contemplation , une foule
de sensations ou d'impressions de divers genres
se succèdent en nous , sans nous causer néan-
moins la plus légère distraction. Mais qu'une
sensation nouvelle et inaccoutumée vienne tout-
à-coup s'offrir à nous, sans même nous causer
ni douleur, ni inquiétude, elle attire aussitôt
toute notre attention et l'occupera exclusive-
ment jusqu'à ce que nous ayons reconnu ou cru
reconnaître la cause qui l'a produite.
Je dis reconnu ou cru reconnaître ^ car il ar-
rive la plupart du temps que nous nous conten-
tons , en ce genre , des moindres apparences.
Autant nous avons besoin de concevoir une sorte
de liaison entre les divers phénomènes qui nous
frappent, autant sommes-nous disposés à leur
supposer des causes qui n'existent réellement
PRELIMINAIRE. XI
pas. Ces suppositions, pourvu que nous les ad-
mettions de bonne foi, suffisent ordinairement
pour calmer la sorte d'inquiétude que produit
en nous la surprise ou l'étonnement, et ce sen-
timent importun ne se renouvelle, au sujet des
mêmes phénomènes, que lorsque nous avons
occasion de concevoir quelque doute sur la réa-
lité de la liaison que nous avions imaginée entre
eux.
Dans les choses qui tiennent immédiatement
à nos besoins physiques les plus ordinaires , à
ceux d'où dépendent la conservation de l'indi-
vidu et l'exemption de la douleur, nous ne sau-
rions admettre de ces suppositions purement gra-
tuites, sans être promptement avertis de leur dé-
faut de réalité. Car nous sommes incessamment
forcés d'y donner notre attention, et de réformer
les notions que nous nous faisons des rapports
que les objets ont avec nous, jusqu'à ce qu'elles
soient parfaitement exactes. C'est ainsi que nous
apprenons à reconnaître les qualités ou proprié-
tés les plus importantes des corps qui nous envi-
ronnent et qui servent chaque jour à notre agré-
ment ou à notre utilité.
Mais il y a aussi un nombre très considérable
d'objets ou de phénomènes, sur lesquels l'homme
a fait dans tous les temps, et fait encore chaque
jour , des suppositions fausses , dont il ne peut
XII DISCOURS
pas sentir immédiatement le danger ou Tincon-
vénient. Ainsi Ton a pu, pendant bien des siè-
cles, admettre de fausses hypothèses sur la forme
de la terre, sur les causes de la plupart des phé-
nomènes de la nature, qu'il n'est en notre pou-
voir ni de diriger, ni de prévenir; et ces hypo-
thèses ont dû être et ont été, en effet, admises
d'autant plus long-temps et d'autant plus facile-
ment , que Ton ne pouvait en reconnaître la faus-
seté qu'à l'aide d'expériences et d'observations ,
souvent fort difficiles , suivies avec une assiduité
et une constance infatigables.
Ceci suffit pour faire comprendre comment il
est arrivé que les progrès de l'esprit humain,
dans les connaissances purement spéculatives,
ont été excessivement lents , en comparaison de
ceux qu'il â faits dans les arts de première néces-
sité , et dans les sciences d'utilité directe et im-
médiate. Mais il est facile de voir, en même
temps , que l'application que l'on a donnée, dans
tous les siècles, à ces deux genres de connais-
sances , est fondée , comme nous l'avons dit d'a-
bord, sur un même fait primitif et, s'il le faut ainsi
dire, sur un même principe de la constitution
intellectuelle de l'homme. Ce principe, c'est le
besoin que nous éprouvons tous, plus ou moins,
de reconnaître ou de concevoir une liaison entre
les phénomènes ou les faits qui soffrent à nous j
PRELIMmAIRE. XIII
en sorte que notre esprit n'est véritablement en
repos, à cet égard, que lorsqu'il est parvenu à
se faire une notion vraie ou fausse de cette liai-
son, à parcourir d'un mouvement facile des
suites plus ou moins étendues de pensées, qui
lui représentent l'ordre et la succession constante
de ces phénomènes.
L'observation de cette vérité n'avait point
échappé à la sagacité des phis anciens philo-
sophes grecs : Platon * et Aristote ** ont en effet
considéré l'admiration , la surprise , l'étonne-
ment , comme le principal mobile de cet esprit
de recherche et de méditation auquel on devait
les théories philosophiques qui avaient eu le plus
de vogue à l'époque où ils écrivaient. Mais, par-
mi les modernes , l'illustre auteur du traité de la
Richesse des nations^ et de la Théorie des senti-
ments moraux, Adam Smith***, a mieux déve-
loppé le jeu et les effets de ce puissant ressort
de notre intelligence; il a fait voir d'une ma-
nière à la fois plus nette et plus étendue, com-
ment on lui doit les efforts et les travaux de
tout genre au moyen desquels les générations
successives sont parvenues à élever l'édifice des
* Plato ^ in Theœt., p. i55, d-
Aristot. Metaphys.^ 1. i, c. 2.
*'* Voyez ses OEuvres posthumes ^ traduction de M. Pré-
vost , de Genève , t. I , [>. i '^9- 1 82.
XfV DISCOURS
connaissances humaines à la hauteur où nous
le contemplons aujourd'hui. »
Une anecdote que Cicéron rapporte d'après
Héraclide de Pont , disciple d'Aristote , en nous
faisant connaître l'origine du nom de la philoso-
phie , nous montre qu'en effet elle fut envisagée ,
dès les premiers temps , sous le point de vue que
nous venons d'indiquer. Voici en quels termes
s'exprime à ce sujet l'orateur romain: «Pythagore*
« se trouvant (dit-on) à Phliunte, ville du Pélopon-
« nèse, parla un jour avec tant de talent, en pré-
« sence de Léon, qui régnait dans cette ville, et
« montra un savoir si prodigieux, que ce prince,
a admirant son génie et son éloquence, lui de-
« manda quel était l'art dont il faisait profession.
« Pythagore répondit qu'il ne professait aucun
a art, proprement dit, mais qui\ était philosophe.
« Le prince', surpris de la nouveauté de ce mot,
« lui demanda encore ce que c'était que les phi-
« losophes, et en quoi ils différaient des autres
« hommes. — Je trouve, lui dit Pythagore, que
« la vie humaine ressemble assez à ce vaste mar-
« ché qui se tient aux jeux solennels célébrés
« par le concours de tous les Grecs. Les uns,
ce exercés dès long -temps aux combats athlé-
* 11 était de l'île de Samos,et floiissait vers Tan 56o avant
l'ère chrétienne, environ i3i ans avant la naissance de Platon.
PRELIMINAIRE. XV
a tiques, y viennent chercher la gloire et les prix
« réservés à la force ou à l'adresse; d'autres s'y
« rendent pour vendre et pour acheter, c'est
« l'amour du gain qui les conduit. Il y en a aussi
« quelques-uns, et ce ne sont pas ceux qui ont le
« moins de jugement et de sagesse, qui s'y ren-
« dent uniquement pour voir, pour observer ce
« qui se fait , et comment on le fait. Ainsi , pour-
ce suivit Pythagore, nous arrivons tous dans cette
« vie, au sortir d'une autre. Ceux-ci y cherchent
« la gloire , ceux-là la richesse; il n'y en a qu'un très
« petit nombre qui, comptant pour rien tout le
« reste, s'attachent uniquement à observer avec
a soin la nature des choses. Or, ce sont ceux-là
a que j'appelle amateurs de la sagesse^ car voilà
« ce q^ue j'entends par le mot philosophe *. »
Cette définition de la philosophie, donnée à
une époque si reculée , par celui-là même qui,
dit-on, en créa le nom , ne paraîtra peut-être ni
moins raisonnable ni moins exacte qu'aucune de
celles qu'on a données depuis. Elle nous montre
que le sage de Samos s'était fait une idée aussi
grande que juste , au moins à certains égards, de
l'objet de ses méditations, et c'est ce qui l'avait
conduit à s'appliquer avec ardeur à acquérir
toutes les connaissances que l'on pouvait avoir
* Voyez Cicer.^ Tuscul. Quœst., 1. V, c. 2.
XVI DJSCOURS
de son temps; physique, géométrie, arts, législa-
tion, morale, il avait tout embrassé. Il paraît
qu'il fit, dans plusieurs de ces sciences, des dé-
couvertes importantes, et qu'il y mêla des erreurs
contagieuses. C'est qu'aucune d'elles n'était en-
core assez avancée pour qu'il y trouvât même les
éléments de cette notion générale dont il entre-
voyait la possibilité. C'est qu'elle devait être le
résultat , non pas des travaux réunis de plusieuï's
hommes ou de plusieurs générations , mais
d'un grand nombre de siècles. 11 faut parcourir
toute la suite des temps qui se sont écoulés, de-
puis l'époque où la Grèce commença à se civili-
ser, jusqu'à nos jours, pour reconnaître, dans
chaque genre de connaissance déjà porté à un
certain degré de perfection , comme les membres
épars de cette idée universelle des sciences, qui
seule mérite le nom de philosophie.
En effet, il était nécessaire que les parties en
fussent créées, pour ainsi dire, une à une , avant
que l'ensemble existât. Mais on doit rendre aux
Grecs cette justice, que dans la période la plus
brillante de leur existence morale et intellec-
tuelle, c'est-à-dire depuis les premiers travaux
de l'école d'ionie , jusqu'à la naissance de celle
d'Alexandrie, dont le mysticisme et les systèmes
extravagants dégradèrent à la fois la raison
humaine et la philosophie, ils avaient créé et
PRELIMINAIRE. XVIÎ
perfectionné plusieurs sciences importantes.
Ainsi, lorsqu'Hippocrate, contemporain des
premiers disciples de Pythagore, et l'un des plus
beaux génies qu'aient produits les tempsantiques ,
traçait des tableaux si vrais et si complets des
maladies les plus graves, montrant sous quels
points de vue les observations doivent être faites,
faisant naître les axiomes des observations, et
transformant les résultats en règles , alors Hippo-
crate transportait, comme il le dit lui-même, la
philosophie dans la médecine.
Lorsque Socrate , ramenant la morale aux
principes du bon sens, la fondait sur les senti-
ments les plus naturels au cœur de l'homme, et
sur l'impossibilité où il est de trouver un bon-
heur réel et durable hors de la vertu , Socrate
avait créé et même déjà fort avancé la philoso-
phie de la morale.
Lorsqu'Aristote , dans son Histoire des ani-
maux^ après avoir commencé par établir les
différences et les ressemblances générales entre
les espèces diverses, marquait pour chacune les
traits les plus saillants qui la caractérisent, et
décrivant l'organisation de l'homme telle qu'on
la connaissait alors , comparait à ce tableau l'or-
ganisation des autres animaux, partie par partie,
indiquant successivement celles qui manquent
à différentes espèces, en sorte, dit Buffon , que
XMII DISCOURS
cet ouvrage se présente comme une table de ma-
tières que l'on aurait extraite avec le plus grand
soin de plusieurs milliers de volumes remplis de
descriptions et d'observations de toute espèce,
alors Aristote créait ou du moins ébauchait la phi-
losophie de cette partie de l'histoire naturelle.
Il commençait et créait pareillement la philo-
sophie de l'éloquence et de la poésie, et traçait
en même temps les premiers linéaments de la
théorie philosophique des arts et du beau , lors-
que, dans sa Rhétorique ^ il s'appliquait à faire
voir comment l'art de persuader dépend essen-
tiellement de la connaissance approfondie des
passions et des mœurs, et lorsque, dans son Art
poétique^ il ramenait tous les grands effets de la
tragédie et de l'épopée à l'imitation fidèle, choi-
sie et raisonnée de la nature. Enfin, avec Platon ,
son maître, au génie et aux merveilleux talents du-
quel il a eu peut-être le tort de ne pas rendre
une plus éclatante justice, il contribua à perfec-
tionner la morale, la politique, la dialectique, et
commença à jeter les fondements de la connais-
sance de l'homme et de ses facultés.
Les doctrines de ces deux hommes, si JHSte-
ment célèbres par l'étendue et la puissance de
leur génie et de leurs talents divers, se partagè-
rent les esprits pendant une longue suite de siè-
cles, et leur influence s'étend même aujourd'hui
PRELIMINA^IRE. XIX
sur les théories philosophiques adoptées par les
écrivains les plus distingués des pays civilisés de
l'Europe. Mais ce n'est pas ici le lieu de s'arrêter
sur le platonisme des philosophes d'Alexandrie,
ni d'indiquer les causes qqi portèrent des hommes
dont plusieurs joignaient à des connaissances éten-
dues une sagacité et des talents fort remarquables,
à choisir précisément pour objet de leurs spécula-
tions ce qu'il y avait de plus obscur ou de plus
hasardé dans les ouvrages de Platon , en sorte que
presque tous furent des illuminés ou des fanati-
ques. Nous ne dirons rien non plus de la longue
et ténébreuse période qui succéda à la chute de
l'empire romain en Occident, de cette époque
dite du moyen âge, où les docteurs de l'Europe, se
passionnant pour la dialectique d'Aristote, qu'ils
ne connaissaient que par les traductions des
Arabes, ajoutèrent aux subtilités propres à l'é-
crivain original, celles de leur génie et de leur
profession ; bien que l'on ait vu briller pendant
la durée de cette déplorable éclipse de la raison
humaine, quelques génies heureux et dignes d'un
meilleur temps.
Ce n'est que vers le milieu du quinzième siè-
cle de notre ère, je veux dire à l'époque mémo-
rable de la renaissance des lettres en Italie, et
de l'invention de l'imprimerie, qu'on voit naître
l'aurore du jour brillant qui devait suivre cette
XX DISCOURS
profonde nuit. Alors enfin, et dans le cours des
deux siècles suivants, les meilleurs esprits, se-
couant le joug de l'académie et du lycée, ou même
renonçant tout à fait à ces études frivoles que
l'on décorait si vainement du nom de philoso-
phie, tournent toutes leurs forces vers des ob-
jets plus dignes de leur attention, et obtiennent
les plus vastes et les plus heureux résultats de
ces recherches mieux dirig^ées.
Galilée, en Italie, découvre les lois du mouve-
ment accéléré et de celui des projectiles; Kepler,
en Allemagne, détermine la courbe que décrivent
les planètes, et les grandes lois auxquelles leur
marche est assujettie; Copernic révèle le vérita-
ble système des corps célestes. En France, Des-
cartes achève de renverser 4'idole du péripalé-
tisme, et dans un excellent Discours sur' la mé-
thode, substituant le doute philosophique au
scepticisme extravagant des anciens sophistes et
des pyrrhoniens, rétablit la raison humaine dans
ses droits si long-temps outragés ou méconnus.
Bacon, en Angleterre, embrassant tout ce qui
avait été fait ou écrit sur les sciences avant lui et
de son temps, et portant sur leurs procédés et
sur leurs méthodes le coup d'oeil d'un génie aussi
vaste que pénétrant , fait une classification rai-
sonnée des préjugés et des erreurs de l'esprit
humain , et lui tracé, dans son célèbre Organum,
PRELIMINAIRE. XXI
la seule route qu'il puisse désormais suivre avec
succès dans la recherche de la vérité, celle de
l'observation et de l'expérience.
Enfin , pour me borner à l'un des exemples les
plus frappants en ce genre, car je ne veux ni ne
puis faire une énumération complète, Newton
créa chez les modernes la philosophie naturelle,
lorsque raisonnant d'après un petit nombre de
principes tellement évidents, qu'il n'est aucun
homme capable de réflexion qui puisse les révo-
quer en doute, et soumettant aux lois du calcul
et aux spéculations de la plus sublime géométrie,
im vaste amas de faits constatés par de longues
suites d'observations, il posait d'une main non
moins sage que hardie les bases du véritable sys-
tème du monde , et montrait comment le nombre
prodigieux des apparences que présentent les
corps célestes, dans la suite de leurs mouve-
ments réguliers, et jusque dans les anomalies
par lesquelles ils s'écartent de cette régularité,
dépend d'un fait unique, constant, universel et
commun à toute la matière, la pesanteur, que
l'on, peut regarder avec certitude comme la cause
ou le lien de cette infinie variété de phénomènes.
Ici ce n'est plus seulement le nom et l'ébauche
encore imparfaite de la philosophie qui s'offre à
notre esprit , c'est la chose elle-même qui se ma-
nifeste par ses effets, par tout ce qu'elle ajoute à
:J^XII DISCOURS
la puissance, à la grandeur, à la dignité et au bon-
heur de l'homme.
Toutefois, ces considérations peuvent donner
lieu à une objection cjue je dois prévenir. On peut
dire : Il paraît par tout ce qui vient d'être exposé
sur ce sujet, qu'il y aune philosophie de la morale,
qu'il y en a une aussi des beaux arts , une des
sciences naturelles, une enfin pour chaque genre
d'étude auquel l'esprit humain s'applique. Or,
comme parmi les diverses parties de la connais-
sance humaine, il y en a qui sont plus avancées
et d'autres qui le sont moins; que même il pourra
exister, dans les siècles suivants, des sciences
particulières dont nous ne pouvons àprésent nous
faire aucune idée, il suit donc de là que la philo-
sophie est une chose infinie, diverse, plus ou
moins imparfaite, suivant les différents objets
dans lesquels on la considère, et pouvant ou de-
vant même avoir un jour des parties dont l'exis-
tence ne peut pas actuellement être soupçonnée.
Mais ce n'est pas moi qui me suis servi le pre-
mier de cette expressioji, philosophie des arts,
de la morale, des sciences, etc. Or, ceux qui les
premiers ont parlé ainsi, ont apparemment été
conduits à employer ce langage , parce qu'ils re-
connaissaient ou croyaient reconnaître quelque
chose de commun entre toutes les parties de nos
connaissances , quelques points par où elles
PRÉLIMINArRE. XXIII
semblent se toucher en quelque manière, et qui
en effet rendent, dans bien des cas, très sensible
le lien qui unit plusieurs d'entre elles.
Et d'abord, ce qu'on appelle principes , c'est-à-
dire les vérités premières et fondamentales, dans
chaque science, dans chaque genre de connais-
sances, sont ordinairement à la portée de tout
homme doué d'une intelligence commune et dont
les organes sont dans un état sain. Or, ces prin-
cipes ou ces vérités peuvent déjà être considérés
comme quelque chose de commun , sinon aux
sciences elles-mêmes, du moins à l'entendement
humain.
Que veut-on donc faire entendre quand on
parle de la philosophie d'un art ou d'une science,
quand on dit d'un savant, d'un artiste, d'un
homme d'état, qu'ils sont philosophes ? C'est que
dans le nombre des propositions singulières dont
se compose une science, des procédés particu-
liers que comporte la pratique d'un art ou l'exer-
cice d'une profession , il s'en trouve un grand
nombre qui s'éloignent trop des principes fonda-
mentaux, pris directement dans la nature hu-
maine, pour que leur liaison, ou leur défaut
de Uaison avec ces principes (c'est-à-dire les cau-
ses de leur vérité ou de leurfausseté) n'échappent
pas à celui qui en fait usage, s'il ne prend pas un
soin continuel de les éprouver, pour ainsi dire.
XXIV DISCOURS
à cette pierre de touche, ou s'il n'est pas cloué
d'un instinct heureux, d'une sorte d'inspiration
qui hii révèle, en quelque sorte, l'analogie de ces
propositions et de ces procédés avec cette même
nature sur laquelle ils doivent être fondés, pour
que leur emploi soit légitime. Voilà pourquoi ,
lorsque dans les écrits d'un savant, dans les com-
positions d'un poète ou d'un peintre, dans les
règlements d'un administrateur , etc. , on remar-
que un sentiment exact de ce qui est conforme
à la nature des hommes et des choses, une con-
stance assidue à l'étudier et à s'en rapprochei-,
on dit de chacun d'eux qu'il est philosophe dans
sa profession.
§ n.
De la philosophie ^ connue science particulière.
— Quelle nest que V étude de soi-même , cest-
. àrdiredejliomjne et de ses facultés. — Que ,
sous ce rapport, elle est, comme les sciences
physiques et naturelles , une science défaits.
Mais, si l'on a cru pouvoir ou devoir donner
le nom de philosophie , dans chaque science, au
procédé plus ou moins lumineux, plus ou moins
régulier, par lequel, en partant de certaines vé-
rités évidentes par elles-mêmes, d'observations
PRÉLIMINA^IRE. XXV
OU crexpériences faites avec assez d'attention ou
de précision pour que la justesse ne puisse en être
contestée, Tesprit humain s'élève graduellement
à de nouvelles vérités plus étendues, à de nou-
velles connaissances, qui forment avec les pre-
mières comme une chaîne non interrompue, et
dont l'ensemble compose cette science particu-
lière même dont on s'occupe ; ne semble-t-il pas
que l'on peut donner le nom de philosophie, spé-
cialement et proprement dite, à la science qui a
pour but de rechercher quelles sont ces vérités
premières et fondamentales, que l'entendement
admet en vertu de sa nature et de sa constitution
propres, qui entreprend de tracer le tableau gé-
néral des procédés que suit l'esprit humain dans
l'acquisition de ses connaissances, et d'observer
directement quelles sont les facultés ou proprié-
tés dont il est doué ?
Tel est en effet l'objet que l'on s'est proposé
dans cet ouvrage, et déjà il est facile de com-
prendre que la plus importante étude de l'homme^
celle qui peut justement être considérée comme
le fondement de toutes les autres , c'est celle qui
lui apprend à connaître la nature et les facultés
de son esprit ou de son ame ; en un mot, que Vé-
tude propre de V homme *, comme l'a dit un cé-
* The proper study of mankiud, is man.
Popè, Epis t. On Man.
XXVI DISCOtiRS
lèbre poète anglais, c'est l'homme : et il ne faut
pas croire que cette vérité si importante soit une
découverte de nos temps modernes, elle fut re-
connue et proclamée dans les siècles les plus re-
culés. ,
Lorsque le conseil suprême de tous les états de
la Grèce voulut faire graver dans le temple de
Delphes des inscriptions que l'on pût regarder
comme les oracles de l'éternelle sagesse , comme
ime sorte de langage adressé aux hommes par la
divinité elle-même, ce ne furent, dit Plutarque,
ni riliade, ni l'Odyssée, ni les hymnes de Pin-
dare qui fixèrent le choix des amphictyons, ce
furent les plus belles maximes des anciens sages,
et entre autres celle-ci : connais-toi toi-même *.
Elle seule, dit encore cet ingénieux écrivain,
peut, quand on l'a bien comprise, tenir lieu de
toute autre connaissance, puisqu'elle embrasse la
contemplation de notre nature, celle des effets
de l'instruction et de l'éducation sur nos esprits ,
et l'appréciation exacte de ces causes nombreuses
d'erreur, qui, se mêlant à nos raisonnements,
à nos actions, à nos affections de tout genre,
nous écartent de la vertu ou du beau par excel-
lence**.
* Plutarch. De GarniUt., toni. VIII, p. 33, éd. Reisk.
** Plutarch. De ET, etc., tom. VII, p. 5i4-
PRELIMINAIRE. XXVII
La philosophie, d'après le témoignage iina^
nime des sages de tous les temps , est donc d'a-
bord et essentiellement l'étude de la nature hu-
maine; étude dont les procédés et le résultat sont
implicitement renfermés dans la maxime si cé-
lèbre que nous venons de citer. Car, en réfléchis-
sant sur ce qu'il est parvenu à savoir jusqu'à pré-
sent, chaque homme peut se convaincre que tout
ce qu'il a acquis de connaissances réelles, posi-
tives et véritablement utiles, consiste principa-
lement dans l'observation exacte et attentive de
la manière dont se succèdent les divers ordres de
faits ou d'événements que nous offre sans cesse
le spectacle de la nature ou de la société. Quand
une fois cette succession a été reconnue et inva-
riablement constatée, la science relative à l'es-
pèce particulière de faits que l'on considère
existe , et se trouve fondée sur sa véritable base.
Mais si l'on admet ou si l'on suppose des faits qui
n'existent pas, dont aucune expérience, aucune
observation ne constatent la réalité, dès lors l'es-
prit ne fait que flotter d'erreurs en erreurs, in-
cessamment abusé par les plus ridicules ou les
plus dangereuses illusions.
L'histoiredes sciences nous offre de toutes parts
la preuve de cette vérité. Ainsi , X astronomie n'est
devenue une science certaine, et dont la marche
progressive a été assurée, que lorsque l'on a été
XXVIII DISCOURS
bien convaincu qu'elle devait se borner unique-
ment à l'observation des phénomènes célestes, à
la description du cours des astres, de leurs révo-
lutions constantes et de tous les faits de cet ordre
qu'une attention soutenue pourrait révéler au ta-
lent de l'observateur. L'application de la plus su-
blime géométrie n'a même été d'une grande impor-
tance pour les progrès de cette science, qu'en
ce qu'elle offrait un moyen puissant d'arriver à
des déterminations plus rigoureuses dans l'ap-
préciation des phénomènes. Mais tant qu'on s'i-
magina qu'il était possible d'expliquer par des
hypothèses tout à fait arbitraires les faits qu'on
avait déjà constatés, tant qu'on s'obstina à sup-
poser que le cours des astres et leurs positions
respectives, observées dans un moment donné,
avaient quelque rapport assignable avec les des-
tinées des hommes qui naissaient dans ce mo-
ment-là; tant qu'on persista, dis-je, dans ces dé-
plorables illusions, l'étude des corps célestes,
connue alors sous le nom (ïastivlogîe , n'offrit
qu'un amas d'absurdités puériles et d'erreurs
souvent funestes.
Il en fut de même de l'étude des corps de toute
espèce qui s'offrent sans cesse à nos regards sur
la terre et dans son sein. Tant que l'avarice et le
charlatanisme ne se proposèrent pour but, dans
cette étude, que la recherche d'un prétendu grand
PRELIMINAIRE. XXIX
œuK>re^ de ceiie pierre chimérique^ iïile des philo-
sophes, qui devait avoir pour propriété de conver-
tir en or les autres métaux, de guérir, comme par
enchantement, toutes les maladies, et de prolon-
ger indéfiniment la vie des hommes, l'on n'eut,
sous le nom A' alchimie ^ qu'un mélange impur
de recettes empiriques et d'énigmes obscures, au
milieu desquelles se perdaient quelques faits im-
portants que l'on n'avait pas pu s'empêcher de
remarquer. Mais du moment où, renonçant aux
chimères que l'on avait si long-temps et si péni-
blement poursuivies, on eut commencé à com-
prendre que l'on ne peut rien apprendre sur la
nature et les propriétés des corps , qu'en obser-
vant avec une constance infatigable les phéno-
mènes de tout genre qu'ils manifestent; du mo-
ment où l'on se fut convaincu qu'il n'y a point
d'autre moyen d'arriver à la connaissance des
parties constituantes des corps, que l'examen des
composés formés par la combinaison de ces par-
ties; que c'est l'unique moyen par lequel puisse
se découvrir à notre intelligence la nature ou le
mode d'action de la puissance en vertu de la-
quelle ces combinaisons ont lieu : dès lors exista
une science nouvelle et positive , la chimie, dont
les progrès rapides ont si fort illustré la dernière
moitié du siècle précédent , et dont les applica-
lions multipliées ont si prodigieusement accrii
XXX DISCOURS
et accroissent encore chaque jour notre indus-
trie, nos richesses et nos jouissances.
Il me serait sans doute facile d'apphquer des
réflexions du même genre à presque toutes les
autres branches de la connaissance hiunaine : à
la physique, à la médecine , et même aux sciences
morales et pohtiques,et l'on devine d'avance que
je serais conduit au même résultat. Il est donc
évident que toute science réelle, toute connais-
sance positive , ne consiste qu'en des séries plus
ou moins étendues de faits soigneusement ob-
servés, dont l'ordre et la succession ont été con-
statés par des expériences nombreuses et diverses,
qui nous mettent à même de prévoir, dans bien
des cas, avec certitude, ce qui doit suivre de telles
ou telles circonstances données ou connues; cir-
constances qui ne sont elles-mêmes que des faits,
de la réalité desquels nous sommes assurés, soit
immédiatement, soit d'une manière indirecte.
On m'objectera peut-être ces longues suites de
raisonnements et de déductions qui se rencon-
trent dans les sciences qui ne sont fondées , dit-
on , que sur des définitions arbitraires , ou sur
des notions abstraites, comme l'arithmétique, l'al-
gèbre, la géométrie, et ce qu'on appelle en général
les mathématiques pures, ou comme les théories
d'un grand nombre de métaphysiciens sur l'in-
fini, l'absolu, l'essence, la substance, les caté-
PRELIMINAIRE. XXXI
goiies, l'être, et d'autres dénominations de ce
genre. Ce ne sont, me dira-t-on, ni les faits, ni
l'observation qui conduisent à une grande habi-
leté dans ces sortes de combinaisons; elles con-
sistent essentiellement dans un travail de l'esprit
qui tire tout de son propre fonds. Mais je répon-
drai premièrement, que les définitions qui ser-
vent de base aux sciences mathématiques ne sont
point du tout arbitraires, et, qu'au contraire,
elles sont fondées sur des doxmées de la nature,
sur des faits primitifs de notre sensibiHté et de
notre constitution intellectuelle. En second lieu,
que leur utilité , comme moyen d'arriver à la
connaissance de la vérité , vient uniquement de
ce qu'elles sont des systèmes de signes , de véri-
tables langues, dans lesquelles les combinaisons
variées à l'infini que l'on peut faire de ces signes
n'ont de valeur et d'importance réelle, qu'autant
qu'elles représentent des faits que l'observation
et l'expérience peuvent confirmer ultérieurement.
Or, le même raisonnement s'applique avec la
plus parfaite exactitude aux théories des méta-
physiciens. Les termes généraux dont ils se sei-
vent ont d'abord été destinés à exprimer des faits
réels et positifs de la nature et de l'intelligence
humaine : mais si les combinaisons que l'on en
fait ne conduisent pas à des propositions qui
énoncent d'autres faits également réels, égaie-
XXXII DISCOURS
ment positifs, ces combinaisons ne peuvent avoir
aucune valeur, aucun mérite. Elles auront même
d'autant plus d'inconvénients, qu'on s'obstinera
davantage à croire qu'elles peuvent signifier
quelque chose. Je ne conteste assurément pas
que plusieurs de ces métaphysiciens, purement
spéculatifs, n'aient fait preuve d'une rare saga-
cité d'esprit, et quelquefois même d'une force de
tête extraordinaire; mais une grande habileté
dans certains jeux suppose aussi la faculté de
faire rapidement des combinaisons quelquefois
très difficiles, très variées; et j'avoue que s'il
avait été possible aux hommes de ne faire jamais
que de la géométrie et de la méAi^physique pares
(comme on dit), je ne verrais pas une grande
différence entre un profond géomètre ou un
profond métaphysicien, et un habile joueur
d'échecs,
De tout ceci je me crois autorisé à conclure
que la science de l'entendement humain n'est
elle-même et ne peut absolument pas être autre
chose qu'une science de faits. Il suit encore de là
que les philosophes de tous les temps et de tous
les pays , quand ils se sont occupés de remonter
à l'origine des choses et des connaissances que
nous en avons, quand ils ont cherché à connaître
ce qu'ils nommaient les puissances , les propriétés,
forces ou facultés de l'entendement, de l'intelli-
PRÉLIMINAIRE. XXXIII
gence ou de l'ame , n'ont pas fait et ne pouvaient
pas faire autre chose que constater et ranger sous
des classes diverses les faits qu'ils observaient en
eux-mêmes; et qu'enfin leurs erreurs, quelque
nombreuses et diverses qu'elles aient été, ne sont
venues la plupart du temps, que de ce qu'ils né-
gligeaient quelques faits essentiels , ou de ce
qu'ils en supposaient qui n'existaient réellement
pas; siutout (et ce fut la cause la plus générale
de leurs illusions), de ce qu'ils crurent faire ou
pouvoir faire, en ce genre, autre chose que ce
qu'ils faisaient en effet.
C'est pour cela que l'on peut dire de plusieurs
des auteurs qui ont écrit sur ce sujet, même dans
ces derniers temps , ce que Cicéron dit des philo-
sophes grecs dont il avait lu les ouvrages ou en-
tendu les leçons : « Je les trouve presque tous trop
a affirmatifs sur plusieurs points, et il me semble
« qu'ils affectent, pour la plupart, de savoir plus
« qu'ils ne savent. » Mais il est juste, plus encore
aujourd'hui qu'il ne l'était alors, d'ajouter avec
cet illustre écrivain, que « si les premiers philo-
- « soplies qui se sont appliqués à l'étude de l'es-
« prit humain, ont hésité, ou même erré bien
a des fois, comme cela doit arriver quand on
i< traite un sujet entièrement neuf, on aurait tort
« pourtant de croire que tant d'hommes d'un gé-
« nie éminent, tant d'étude et d'application n'aient
XXXIV DISCOURS
« produit aucune connaissance véritable, aucune
« lumière satisfaisante *. »
Quoi qu'il en soit, voici donc un point que
Ton peut regarder comme incontestablement éta-
bli : la science dont nous avons dessein de nous
occuper n'est autre chose qu'une science de faits,
comme les autres sciences naturelles dont elle
fait partie, ou auxquelles, si l'on veut, elle sert
de fondement et de moyen. Ces faits sont ceux
dont nous avons incessamment la conscience ,
ou qui se passent en nous-mêmes, toutes les fois
que nous prenons connaissance d'un objet, que
nous éprouvons une sensation, un sentiment, en
un mot toutes les fois que nous pensons à quel-
que chose, de quelque manière que ce soit. Ainsi,
l'objet de notre étude est manifeste, sa réalité
n'est pas douteuse, et dès lors on peut dire, sans
craindre de se tromper, que la science elle-même
existe nécessairement aussi. Et loin qu'elle soit
aussi difficile et aussi abstraite qu'on se le figure
assez communément, elle est peut-être, à cer-
tains égards, ou du moins elle semble destinée à
* Majorem autem pai tem mihi quidem omnes isti videntur
nimis etiam qnœdam adfirmare, pUisque profiteri se scire ,
(juàm sciunt. Qnod si illi tum in novis rébus, quasi modo
nascentes haesitaverunt , nihilne lot saeculis , summis inge-
niis , maximisque studiis, explicatum piitamus ?
CiCER. Académie, I. II, c. 5.
PRELIMINAIRE. XXXV
devenir aussi simple et aussi facile que toute au-
tre science.
Car, premièrement, elle a sur toutes les autres
cet avantage unique et singulièrement remarqua-
ble, que chaque homme peut à tout moment en
trouver en lui-même tous les matériaux et toutes
les données. Le botaniste, le physicien, le miné-
ralogiste, ne peuvent jamais recueiUir, après bien
des fatigues et des soins , souvent même avec
des dépenses très considérables, qu'une partie plus
ou moins incomplète des objets nécessaires à
leurs travaux et à leurs observations. Mais pour
ce genre d'étude si curieuse et si intéressante,
dont l'homme lui-même est l'objet, il suffit à
chacun de nous de rentrer en soi-même, pour y
trouver tout ce dont il a besoin; ou, pour mieux
dire, ce n'est que de cette manière qu'il peut es-
pérer de le trouver.
En second lieu, non seulement il ne s'agit que
d'observer des faits que nous pouvons, avec un
peu d'attention, reconnaître en nous-mêmes;
mais ces faits sont ceux que les hommes de tous
les pays et de tous les temps ont éprouvés, re-
connus«t marqués dans toutes les langues, quoi-
qu'ils ne se proposassent pas directement ce but.
En sorte que ces faits ont été désignés dès long-
temps par des noms vulgaires, dont la justesse
et la propriété se dérobent quelquefois à notre
XXXVT DISCOUrxS
observation, parce que leur acception première
se trouve, par le fréquent usage , surchargée de
plusieurs significations accessoires, qui en altè-
rent le sens véritable.
Voilà pourquoi j'ai évité dans cet ouvrage, au-
tant qu'il m'a été possible , l'emploi des termes
étrangers ou purement techniques, m'appliquant,
au contraire, à n'employer que des expressions
du langage ordinaire, toujours prises dans le sens
où elles sont le plus communément usitées.
§ ni.
Que les Idées sont les phénomènes ou les faits
dont s'occupe la science de V entendement , ou
la philosophie proprement dite, — Que les
Facultés sont les classes diverses qu on a faites
de ces mêmes phénomènes , et les pouvoirs en
vertu desquels ils existent en nous.
Les faits que considère la philosophie de l'es-
prit humain sont précisément ceux que l'on a dé-
signés anciennement chez les Grecs, et que l'on
désigne encore aujourd'hui chez nous le plus
souvent par le nom aidées.
J'entends donc par idées tous les phénomènes,
quels qu'ils soient, de l'entendement, de l'esprit,
PRELIMINAIRE. XXXVIÏ
de l'ame, de la conscience, ou du moi-^ car ces
cinq mots n'expi'iment qu'un seul et même être,
considéré sous des points de vue un peu diffé-
rents; c'est-à-dire l'homme pensant, voulant et
intelligent. Il me semble que c'est en ce sens que
le mot idée est employé , non seulement par les
philosophes et par les hommes instruits, mais
même par le peuple et par les ignorants. La vie
tout entière de chaque individu ne se compose
pour lui que de la suite des idées dont son
ame ou sa conscience est, en quelque sorte, le
théâtre, depuis le moment où il ouvre les yeux
à la lumière, jusqu'à celui où il cesse d'exis-
ter , du moins aux mêmes conditions qu'aupar-
avant.
A cet égard , je suis entièrement d'accord avec
le sage Locke, qui dit aussi, en prévenant ses
lecteurs du fréquent usage qu'il fait du mot
idée , dans son Essai sur V Entendement humain :
« Comme ce terme est , ce me semble , le plus
« propre qu'on puisse employer, pour signifier
« tout ce qui est V objet de notre entendement ^
« lorsque nous pensons, je m'en suis servi pour
« exprimer tout ce qu'on entend par fantôme ^
« notion, espèce^ ou quoi que ce soit qui occupe
c( notre esprit lorsqu'il pense; et je n'aurais pu
« éviter de m'en servir aussi souvent que j'ai fait.
« Je crois qu'on n'aura pas de peine à m'accor-
XXXVin DISCOURS
c( der qu'il y a de telles idées dans l'esprit des
« hommes. Chacun les sent en soi, et peut s'assu-
(i rev qn'olles se rencontrent dans les autres , s'il
« prend la peine d'examiner leurs discours et,
« leurs actions *. » Seulement j'avertis ici que je
ne crois point, avec Locke, que les idées soient
V objet de notre entendement^ lorsque nous pen-
sons ; au moins cela ne peut se dire avec vérité
que des seuls philosophes , quand ils sont occupés
de spéculations sur les idées elles-mêmes **. Quant
aux mois fantôme et espèce ^ dont cet auteur se
sert dans le passage qu'on vient de lire, ce sont
des termes de la philosophie scholastique , désor-
mais entièrement hors d'usage , et qui signifient
les idées des choses , des objets, de leurs parties
ou de leurs qualités.
Je suis également d'accord avec M. de Tracy,
lorsqu'il dit : « La faculté de penser consiste à
* Locke, Essai, etc. Introduct. , § 8.
** Je sais bien que le mot objet a , dans la phrase de
Locke, un sens technique, et relatif à la doctrine de Des-
cartes , suivant laquelle les idées sont considérées comme
étant objectivement dans l'âme ; doctrine qui a donné lieu à
l'idéalisme pur de Berkeley et aux conclusions sceptiques
de Hume. Mais ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans cette
controverse, qui d'ailleurs n'a aucun rapport avec le fait que
je prétends constater, ni avec les conséquences que je dois
en tirer.
PRÉLIMINAIRE. XXXIX
« éprouver une foule d'impressions, de modifi-
« cations , de manières d'être dont nous avons la
« conscience, et qui peuvent être comprises sous
« la dénomination générale à' idées , ou de per-
ce ceptions *. » Seulement , je n'ai pas cru devoir
adopter le moi perception , àdius le sens général
que lui donne cet illustre écrivain, à l'exemple
de la plupart des philosophes , mais j'en ai fait
le nom spécial d'ime classe particulière de faits,
ou d'idées.
Enfin , je puis alléguer encore, en faveur de la
définition que je donne des idées, l'autorité de
M. Laromiguière , qui, dans sa brillante et ingé-
nieuse leçon sur ce sujet , s'exprime en ces ter-
mes : '< Il y a donc autant d'idées dans l'esprit
« d'un homme, qu'il peut distinguer de qualités ,
« de rapports, de points de vue dans les êtres...
« — Démêler, discerner, distinguer, apercevoir,
« connaître, a^oij^ des idées , sont autant d'ex-
« pressions qui, au fond, désignent une seule et
« même chose. Et comme il est évident qu'on ne
« pourrait rien démêler , rien discerner , rien
« connaître , si l'on ne sentait pas..., il s'ensuit
« que Vidée nest autre chose quun sentiment
« démêlé d^a\^ec d'autres sentiments ^un sentiment
Eléments d'Idéologie , par M. Destutt-Tracy, cha{). I
dé la table analytique.
XL DISCOURS
« distingué de tout autre sentiment , un sentiment
« distinct*. »
M. de Tracy dit pareillement: « Penser ^ c'est
a sentir^ et ce n'est rien que sentir. » Mais, quoi-
qu'il n'y ait, ni dans la raison, ni dans l'analogie
du langage odinaire, rien qui s'oppose à ce qu'on
donne cette extension à la signification du mot
sentir ^ j'ai cru devoir la restreindre aux deux
classes de faits de l'entendement généralement
connues sous les noms de sensations et de sen-
timents ; comprenant exclusivement sous cette
dernière dénomination tous les degrés des plaisirs
et des peines physiques, morales, ou intellec-
tuelles, qui se joignent à toutes les modifications
dont l'âme est susceptible. Ainsi donc, lorsque
je dis que j'entends par^V/ee, tout fait de l'en-
tendement qui est révélé, manifesté, attesté à
rhomme par la conscience distincte qu'il en a ,
ou tout fait de son entendement dont l'homme a
une conscience distincte , je crois ma définition
conforme, au fond, à l'opinion des philosophes
célèbres que je viens de citer, et même à celle
de toute personne qui voudra se donner la peine
de réfléchir sur cette question, et de l'examiner
sans prévention.
* Leçons de Philosophie, par M. Laromiguière , part. II,
2* Icron.
PRÉLIMINAIRE. XLl
J'ai insisté sur ce point, parce qu'il me semble
plus important qu'on ne le croirait peut-être au
premier abord. En effet, si les idées sont réelle-
ment et incontestablement les faits de l'entende-
ment, de l'esprit ou de l'âme, il s'ensuit qu'on
ne peut connaître l'entendement, ou l'âme, que
par l'observation des faits qui nous manifestent
ses diverses facultés, pouvoirs ou capacités; et
que par conséquent la métaphysique , ou la psy-
chologie, n'est réellement qu'une science de faits,
susceptible, comme les autres sciences naturelles ,
d'être traitée uniquement par les procédés de
l'observation et de l'expérience.
Il s'ensuit même que le nom ^idéologie , que
M. de Tracy paraît avoir le premier donné à cette
science, est, en effet, celui qui lui convient le
mieux, puisqu'il indique, plus clairement que tout
autre, quel en est l'objet et quelle en est la nature.
Il convient assurément mieux que le terme bar-
bare de métaphysique ^o^\\ n'a jamais été ni grec ni
latin , et auquel on n'a jamais pu assigner un sens
bien déterminé; mieux même que le vùol psy-
chologie^ qui, par sa valeur étymologique, n'in-
dique qu'un point de vue assez borné et très sub-
ordonné de la science de l'entendement, je veux
dire les considérations relatives à l'âme considérée
comme substance *.
* Voyez le chap. V de la i'^ sect. de ce vol., p. 255 el suiv.
XLII DISCOURS
Enfin, si les idées sont réellement et incontes-
tablement les faits de l'entendement ou de l'âme,
on voit dès lors se résoudre d'elle-même, et pour
toujours, la fameuse question de savoir si les
idées sont acquises ou innées; car elle se réduit
à demander s'il peut y avoir des faits innés , et
la simple substitution des termes équivalents fait
voir, au premier coup d'oeil, la contradiction ou
l'absurdité que renferme une pareille question.
Je ne dois pourtant pas dissimuler que, non
seulement le mot idéologie^ comme propre à
désigner la science de l'entendement, mais même
le mot idée , comme exprimant l'objet de cette
science, ont été très sévèrement critiqués par un
philosophe écossais justement célèbre. « Depuis
« les écrits de Reid et de quelques autres philo-
ce sophes, dit M. Dugald-Stewart , le mot idée est
« universellement regardé parmi nous (en Ecosse),
« même par ceux qui n'admettent pas implicite-
« ment la théorie de Reid, comme une expression
c( au moins suspecte et dangereuse. Il a déjà perdu
« le sens technique qu'il avait dans la philosophie
a Cartésienne, en s'identifiant avec le mot notion^
« qui est plus simple et plus populaire; et c'est
« précisément le moment où nos voisins ont fait
« choix du mot idéologie (composé grec, dont
a un des éléments est ce même mot que nous
« avons tenté de supprimer ), pour désigner cette
PRÉLIMINAIRE. XLIII
« partie des connaissances humaines , à laquelle
« on avait donné auparavant le nom de Science
« de V Esprit humain ^ et dont ils nous rappellent
« sans cesse que le principal objet est de remon-
« ter, par la voie de l'induction , aux lois générales
« des phénomènes intellectuels. C'est une chose
a plaisante , qu'en voulant trouver un nouveau
(( nom pour cette branche de nos études, on soit
« allé prendre précisément celui qui, d'après sa
« valeur étymologique, semble admettre, comme
« vérité incontestable, une hypothèse qui non
« seulement a été réfutée, il y a plus de cinquante
« ans, mais qui a été reconnue pour être la source
« féconde d'une grande partie des absurdités
« avancées par les métaphysiciens anciens et
« modernes *. »
Je ne veux point tirer avantage de ce qu'il y a
d'assez peu motivé dans le petit accès de vanité
nationale , auquel M. D. Stev^art semble s'être
laissé aller dans le passage qu'on vient de hre ;
j'en ai même omis à dessein quelques traits un
peu plus forts, qui paraissent avoir fait naître une
sorte de scrupule dans l'esprit de cet écrivain ,
puisqu'il a cru devoir lui-même les modifier ou
les adoucir dans les notes qu'il y a jointes. Mais ,
D. Stewart's Philosophical Essays , p. 169 et suiv.;
111-8°; London, 1816.
XLIV DISCOURS
sans m'arrèter à ce que la forme de son raison-
nement semble avoir de peu obligeant pour les
philosophes français, je me bornerai à quelques
observations fort simples , sur le fond même de
son argumentation :
i" Je demanderai comment le mot idée , ou
tout autre mot, peut être regardé comme une
expression suspecte et dangereuse , indépendam-
ment du sens qu'on y attache.
;2° Si , comme notre adversaire en convient
lui-même , le mot idée a perdu le sens technique
qu'il avait dans la philosophie (Cartésienne , et
qu'il n'a jamais eu dans le langage populaire ; si
nous autres Français , qui nous en servons dans
nos spéculations sur la science de l'esprit humain,
nous rappelons sans cesse que le principal objet
de cette science est de remonter, par la voie de
l'induction , c'est-à-dire par l'observation et par
Texpérienee , aux lois générales des phénomènes
intellectuels , comment l'emploi du mot idée^ si
familier dans notre langue , même aux gens les
plus ignorants , pourrait-il faire supposer à per-
sonne au monde que nous admettons, comme
vérité incontestable, une hypothèse dont très
peu de gens ont entendu parler , et dont nous
ne parlons nous-mêmes que pour la réfuter?
3** Enfin, je ne sais jusqu'à quel point M. D.
Stewart ne s'est pas fait illusion à lui-même , en
PRÉLIMINAIRE. XLV
affiraaant qu'en anglais le mot idée est presque
banni de la langue populaire , et remplacé par le
mot notion. Il y aurait sans doute de la témérité
de ma part à contester cette assertion , quand elle
est avancée par un écrivain anglais fort distingué;
mais il me semble du moins qu'il n'en est pas
ainsi chez tous les autres peuples civilisés de
l'Europe, et je suis très sûr qu'en France cette
révolution ne s'est pas encore opérée.
Il y aurait donc , de la part des philosophes
français, une intolérance bien peu philosophique
et une rigueur presque absurde, à vouloir pro-
scrire un mot très usité, très populaire dans leur
langue, parce qu'il avait, il y a deux siècles,
dans l'esprit de quelques hommes spéculatifs une
acception que quelques écrivains anglais ont re-
gardée comme suspecte et dangereu*:e.
Ceci suffit, je crois, pour mettre dans tout son
jour et à l'abri de toute attaque sérieuse le prin-
cipe fondamental ou le fait dominant de toute
la science que j'ai entrepris d'exposer. Elle con-
siste uniquement , suivant cette manière de voir,
à constater les résultats de l'observation de nos
idées et à en faire autant de classes distinctes que
nous remarquerons de sortes d'idées essentiel-
lement différentes. Les noms que nous donne-
rons à ces classes diverses seront à la fois les
noms des collections de tous les faits d'une même
XLVI DJSCOURS
espèce, et aussi les noms à^s facultés , puissances
ou capacités de notre âme , en vertu desquelles
ces faits y existent et se manifestent à nous. Car,
puisque j'ai des sensations et des sentiments, il
faut bien qu'il y ait en moi la faculté ou la ca-
pacité au moyen de laquelle ces deux sortes de
phénomènes s'offrent à ma conscience.
Mais ici se présente une question qu'il est
peut-être utile et convenable d'éclaircir. Ces trois
mots , faculté , pouvoir ( ou puissance ) et capa-
cité^ sont-ils entièrement synonymes? Dans le
phénomène de la sensation , par exemple, consi-
déré dans sa simplicité primitive *, l'âme est-elle
active ou passive? car il semble qu'elle ne sau-
rait être à la fois l'un et l'autre , et il implique
également contradiction qu'elle soit active dans
certains cas, et passive dans d'autres circonstau'
ces, puisque la nature d'un être simple ne peut,
dans aucun cas, ni dans aucun moment, cesser
d'être la même.
Il me semble donc évident que l'âme, l'esprit
ou l'entendement, étant une puissance, une force
dont le caractère est d'être , suivant l'expression
si heureuse et si lumineuse de saint Augustin ,
conscia suietsuce operationis, c'est-à-dire douée
de la conscience d'elle-même et de ses opérations,
* Voyez le chap. I de la i'^*' section de cet ouvrage.
PRELIMINAIRE. XLVII
OU de ses actes (lesquels sont précisément ceux
que j'ai désignés tout-à-l'heure sous le nom
d'idées), ces idées ne peuvent être appelées les
faits de l'entendement, ou de l'âme , que parce
que c'est bien réellement elle qui les fait ce qu'ils
sont, ou qui les produit par sa propre énergie *.
Seulement, cette énergie est déterminée aux actes
qui lui sont propres , tantôt par des causes qui
ne sont ni connues, ni prévues, ni voulues par
l'âme, et alors ses actes sont spontanés. Tantôt,
au contraire , elle y est déterminée par des
causes dont elle a connaissance, dont elle craint,
désire ou prévoit les résultats, c'est-à-dire par
d'autres actes dont elle a conscience, et ceux
qu'elle produit dans ces cas-là sont volontaires.
Les uns et les autres sont donc également le pro-
duit de son activité, mais il y a dans les seconds
une condition d'action de plus que dans les pre-
miers.
Assurément, quand je désire d'éprouver une
sensation , quand je veux m'assurer du rapport de
ressemblance qu'il y a entre deux objets , mon
désir, ni ma volonté , ne sont les causes immé-
* Il y a entre les mots faculté et facilité, dérivés l'un et
l'autre du latin facere ( faire), cette différence, que le pre-
mier signifie le pouvoir de faire , qui est commun à tous, et
le second, le pouvoir de faire avec promptitude, avec ai-
sance, qui n'est le privilège que de quelques individus.
XLVIII DISCOURS
diates et essentielles, m de la sensation que je
vais éprouver, ni de l'intuition de rapport qui va
se manifester à ma conscience. Ces causes immé-
diates et nécessaires sont, premièrement, la pré-
sence des objets, et, en second lieu, l'état sain
ou la bonne disposition de mes organes. Par
conséquent , mon désir ou ma volonté ne chan-
gent absolument rien à la nature des faits de
sensation ou d'intuition de rapport dont je vais
avoir conscience; et s'ils n'avaient pas lieu in-
dépendamment de cette nouvelle condition , ils
ne pourraient pas davantage se produire avec
elle.
Toutefois, ce ne sont ni les objets, ni mes or-
ganes , qui font ou produisent mes sensations et
mes intuitions de rapport; c'est bien certainement
mon âme, ou ma faculté intellectuelle, dont l'é-
nergie, déterminée par l'action des objets sur mes
organes , et par le jeu de ces mêmes organes à
l'occasion de cette action, les produit spontané-
ment, comme des faits qui lui sont propres , qui
n'ont aucun trait de ressemblance, aucune ana-
logie avec leurs causes les plus immédiates , et
dont le mode de production échappe entièrement
à toutes nos recherches. En un mot, ma sensa-
tion, c'est-à-dire ce que je sens, n'est assurément
ni l'objet, ni l'organe, qui en sont les causes ou
les moyens , c'est un fait de moi , ou , ce qui est
PRÉLIMUNTAIRE. XLIX
la même chose dans ce cas, de ma faculté de
senlir *.
Quoi! dira-t-on peut-être , lorsque, par l'effet
d'une explosion qui a lieu près du séjour qu'il ha-
bite, un homme plongé dans un profond sommeil,
ou dans quelque méditation sérieuse, éprouve,
dans un instant presque indivisible, la sensation
d'une lumière éblouissante , celle de l'odeur du
soufre ou du salpêtre et celle d'un bruit assour-
dissant,lorsqu'il ressent en même temps un frémis-
sement et une commotion violente de tout son
corps, c'est lui, c'est son âme qui fait ou produit
tous ces phénomènes! n'est-elle pas entièrement
passive, au milieu de circonstances si opposées à
tout ce qu'elle veut, ou peut vouloir? Si l'on en-
tend par le mot passif le contraire de volontaire,
sans doute l'âme est passive , dans le cas dont il
s'agit ; mais si le contraire de l'activité est V inertie^
bien loin que l'âme soit inerte dans ce cas-là , la
cause ou les causes que je viens d'indiquer , en
agissant sur les organes , mettent spontanément
en jeu l'activité ou l'énergie qui lui est propre , et
'*' Platon paraît avoir conçu le phénomène de la sensation
précisément comme nous le présentons ici : a Ce que nous
« appelons une couleur quelconque, dit-il , n'est ni l'organe
'< qui s'applique à un objet , ni l'objet auquel l'organe est
« appliqué ; mais c'est un mélange de l'un et de l'autre , qui
»< est propre à chaque être. » ( Theœtet.^ p. i53, c. )
L DISCOURS
d'où résultent les phénomènes dont elle a instan-
tanément conscience , en sorte que c'est réelle-
ment elle qui les produit *.
La force , ou l'ensemble de forces , qui constitue
la vie organique et qui l'entretient , dans chaque
individu, pendant un plus ou moins grand nom-
bre d'années , est sans doute bien constamment
active. Personne n'imaginera de dire ou de sup-
poser que son activité ne s'exerce que dans les
circonstances qui sont conformes aux désirs ou
à la volonté des différents individus : or, de même
que les actes ou les produits de la force vitale ,
les transformations des aliments en chyle , en
sang, en substance nerveuse , musculaire, etc. ,
sont le résultat d'une action qui ne peut être
* Le passage suivant d'un ouvrage justement estimé
confirme pleinement la doctrine que nous exposons ici.
« On peut dire que nulle idée ne tire son origine des sens...
« sinon par occasion, en ce que les mouvements qui se font
« dans le cerveau, qui est tout ce que peuvent faire nos sens,
« c'est-à-dire les organes de nos sens, donnent occasion à
« l'âme de se former diverses idées , qu'elle ne se formerait
« pas sans cela , quoique presque toujours ces idées n'aient
« rien de semblable à ce qui se fait dans les sens et tlans le
a cerveau , et qu'il y ait, de plus, un très grand nombre
« d'idées qui , ne tenant rien d'aucune image corporelle , ne
<( peuvent , sans une absurdité visible, être rapportées à nos
« sens.» La Logique , ou l'Art de penser, par Arnaud et
Nicole, part. I, ch.ip. ï.
PRÉL1M1IVA.IRE. LI
suspendue un seul instant, ainsi les actes ou opé-
rations de la force intellectuelle sont le produit'
d'une activité qui ne peut pas davantage être
interrompue. Il y a seulement, entre les deux
ordres de phénomènes , cette différence essen-
tielle, que l'individu qui les éprouve a toujours
conscience, ou, comme j'espère le faire voir clai-
rement, a presque toujours au moins un senti-
ment vague et instinctif des uns, tandis qu'il a ra-
rement conscience des autres. Il semble donc que
l'on peut avancer, comme vérité fondamentale
et incontestable, cette nouvelle proposition:
lues/àits de la conscience, ou les idées, sont
le produit de l'activité constante, de la force
faculté, ou puissance intellectuelle, que nous
désignons aussi par les mots esprit, cune ou en-
tendement.
§IV.
Dessein et plan de ce traité. Esquisse de la
première partie , intitulée Eivtendemeivt.
Persuadé , par les considérations que je viens
d'exposer, que toute ma tâche , en entreprenant
cet ouvrage, consistait uniquement à décrire,
avec autant d'exactitude et de fidélité qu'il serait
possible, l'entendement de l'homme, avec tous
ses moyens et toutes ses ressources, il m'a semblé
T.II DISCOURS
que je devais considérer d'abord ses actes, sinon
les plus simples, au moins les plus ordinaires et
les plus familiers; ceux qui paraissent, sous
beaucoup de rapports, lui être communs même
avec les animaux. C'était, ce me semble, com-
mencer de la manière la plus facile et la plus
claire pour moi, en même temps que la plus in-
telligible pour ceux à qui ce livre est destiné et
pour qui cette étude est tout-à-fl\it nouvelle.
Or , les animaux dont l'organisation et le mode
d'existence ont le plus d'analogie avec l'organi-
sation et le mode d'existence de l'homme, vivent
et se conservent, comme lui, parce qu'ils sont,
à quelques égards , capables , comme lui , de
sentir, de connaître, et d'agir, jusqu'à un cer-
tain point, par des déterminations qui sont en
eux le résultat de la connaissance qu'ils ont des
objets, de leurs qualités ou propriétés diverses,
et des sentiments de plaisir ou de peine que ces
objets leur font éprouver. Il y aura donc , au
moins à cet égard, une ressemblance assez sensi-
ble entre l'homme et les animaux de l'ordre le
plus élevé; et toutes les espèces de faits, toutes
les facultés qu'un examen attentif et une exacte
analyse nous feront distinguer dans les iacultés
générales de sentir et de connaître, telles que
l'homme les possède , auront apparemment leurs
analogues dans ces mêmes animaux.
PRELIMINAIRE. LUI
Mais , si l'animal est , ainsi que l'homme , ca-
pable de co7inaitre , et d'agir en conséquence de
ce qu'il connaît, l'homme est, de plus, capable
de savoir ^ et de vouloir en conséquence de ce
qu'il sait. Si l'entendement de l'animal est une
puissance dont tous les actes portent l'empreinte
des conditions sensibilité et connaissance ^ Ten-
tendement de l'homme est une puissance dont
tous les actes sont déterminés par les conditions
sensibilité ^ connaissance ^ science et volonté.
Ici, toute analogie, ou du moins toute ressem-
blance entre ces deux espèces d'êtres s'évanouit
et s'efface entièrement. La différence entre eux
n'est pas seulement dans le degré d'énergie d'une
même force , elle est dans l'espèce et dans la na-
ture même de la force. La sensibilité et la con-
naissance , qui sont les seuls modes d'action de
l'une, ne sauraient être la même sensibilité et la
même connaissance qui, avec la science et la
volonté, sont les modes d'action de l'autre. Et si
nous employons les mêmes mots pour désigner
deux de ces modes d'action, quand nous parlons
de l'homme et quand nous parlons des animaux ,
ces mots ne sauraient avoir la même signification
dans l'un et l'autre cas. S'ils sont pris au sens
propre, dans le premier, ils n'ont plus qu'un sens
métaphorique, ou analogique, dans le second.
Aussi, dans l'examen que j'ai fait de la faculté de
LIV DISCOURS
connaître , je n'ai voulu et je ne pouvais vouloir
décrire cet ordre de phénomènes , que comme
faisant partie de la constitution intellectuelle de
l'homme. Si donc il m'arrive d'en parler comme
de faits que l'on peut observer aussi dans les
animaux , c'est plutôt pour éclairer les idées , au
moyen d'une analogie , qui semble en effet indi-
quée par la suite de leurs actions , que dans l'in-
tention de faire concevoir aucune ressemblance,
et moins encore aucune identité entre les causes,
ou entre leurs effets, chez des êtres si essentielle-
ment différents.
Mais avant que d'exposer avec plus de détail
les divers sujets que j'ai traités dans les trois
sections dont se compose la première partie de
cet ouvrage, je dois prévenir que chacune de ces
divisions ne présente, en effet, qu'un seul et
unique objet, l'entendement lui-même, sous des
points de vue différents. C'est ainsi que dans le
dessin de l'architecture , ce qu'on appelle coupe
et élévation, ou dans celui du paysage, les vues
d'un site, prises de points divers ou tout-à-fait
opposés, ne présentent réellement que les mêmes
objets sous des aspects différents. En sorte que
des parties que l'on a dû offrir dans tout leur
développement, sous l'un de ces aspects , ne sont
plus, sous l'autre, qu'indiquées par des raccour-
cis, ou par de simples lignes, ou même sont tout-
PRELIMIIVA.IRE. l.V
à-fait omises , quoique l'œil d'un homme exercé
devine ou suppose l'existence des parties qu'il ne
voit pas , uniquement sur la forme et la disposi-
tion que prennent dans le dessin les parties qui
les avoisinent et qu'il A^oit. Il en faut dire autant
des facultés particulières que nous découvrons
dans l'analyse d'une faculté plus générale; les
descriptions que nous en faisons à part ne doivent
pas les faire envisager comme des forces ou des
puissances indépendantes de la faculté de penser,
comme des espèces d'entités distinctes de l'enten-
dement lui-même*. Mais on peut comparer encore
ces descriptions aux dessins que l'on trace quel-
quefois des parties ou des ornements d'un édi-
* « Quoique nous donnions à ces facultés des noms diffé-
« rents, par rapporta leurs diverses opérations, cela ne nous
« oblige pas à les regarder comme des choses différentes.
« Car l'entendement n'est autre chose que l'àme , en tant
« qu'elle conçoit. La mémoire n'est autre chose que l'âme,
n en tant qu'elle relient et se ressouvient : la volonté n'est
« autre chose que l'âme, en tant qu'elle veut et qu'elle choi-
« sit... De sorte qu'on peut entendre que toutes ces facultés
« ne sont , au fond , que la même âme , qui reçoit divers
« noms, à cause de ses différentes opérations. » Bossuet ,
Connaissance de Dieu j etc., chap. I, art. XX.
« Les diverses facultés que l'on considère dans l'âme, ne
« sont point des choses distinctes réellement, mais le même
« être différemment considéré. » Arnaud, des vraies et des
fausses Idées , chap. XXVIL
LYI DISCOURS
fice, sur une échelle plus grande que celle du
plan général, pour l'instruction ou la commodité
de l'ouvrier chargé de les exécuter, mais qu'on
ne comprend ou qu'on n'apprécie bien qu'en se
représentant leurs rapports et leurs proportions
avec l'édifice tout entier auquel ils appartiennent.
J'ai cru devoir revenir plusieurs fois sur cette
observation, qu'il est important de ne pas perdre
de vue , parce que l'esprit humain , quoique sus-
ceptible de plusieurs sortes de modifications, qui
se succèdent incessamment en lui avec une infinie
variété, est néanmoins toujours capable d'éprou-
ver l'une quelconque d'entre elles, dans un mo-
ment donné , et dispose par conséquent, à chaque
instant, de la totalité de ses facultés , soit natu-
relles , soit acquises. Mais je reviens à l'examen
des objets compris dans la première partie de ce
traité.
§ V.
De la première section ou (Conna^issance ).
La première section de cette partie est consa-
crée à l'analyse de la connaissance^ c'est-à-dire
de la faculté qu'a l'homme de connaître les corps
dont il est sans cesse environné, leurs parties,
leurs qualités, leurs propriétés, en un mot le
monde extérieur, y compris son propre corps,
qui n'est pas moins extérieur , par rapport à son
PRÉLIMINA.IRE. LVlt
entendement, que le globe qu'il habite, ou que
ceux qui se meuvent, dans les espaces célestes ,
à des distances infinies de la terre.
Il est évident qu'il les connaît par suite des
impressions qu'ils font sur les organes de ses sens.
Mais est-ce le résultat de ces impressions , ou le
fait de conscience qui se manifeste à leur occasion
et auquel nous donnons le nom de sensation ,
qui lui fournit Cette connaissance ? L'examen
attentif de chacun des cinq ordres de sensations
nous prouve qu'elle ne pourrait résulter ni de
l'un quelconque d'entre eux, ni de la combinai-
son de plusieurs , ni même de la réunion de tous.
Car, 1° les corps sont extérieurs à l'entendement,
et la sensation n'est connue que comme une
modification, un fait de l'entendement lui-même;
a" les corps sont étendus, et aucune sensation ne
peut donner l'idée de l'étendue. Cette idée résulte
d'une suite de sensations tactiles, qui se succèdent
sans interruption , et aucune sensation ne saurait
donner l'idée de succession ; 3° les corps se dis-
tinguent les uns des autres par des rapports d'é-
tendue, de situation, de diversité dans leurs
qualités , propriétés , etc. , et aucune sensation ne
peut donner l'idée d'un rapport quelconque;
4° enfin , ils se distinguent aussi les uns des autres
par les sentiments de plaisir ou de peine qu'ils
nous font éprouver. Or, quoiqu'il n'y ait aucune
LVIII DISCOURS
sensation qui ne soit accompagnée de quelque
degré de plaisir ou de peine , cependant aucune
sensation, proprement dite, n'est un sentiment?
puisque nous pouvons souvent avoir conscience
de l'une, indépendamment de l'autre , et récipro-
quement.
Comment donc arrive-t-il que tous les indi-
vidus de l'espèce humaine parviennent assez
promptement à connaître la plupart des objets
qui les environnent? Comment un grand nom-
bre d'animaux, très peu de temps après leur
naissance, sont -ils en état d'aller chercher à
d'assez grandes distances les objets qui leur sont
nécessaires , et de fuir ceux qui leur sont nuisi-
bles? Il faut apparemment qu'il y ait, outre la
sensation, d'autre faits de conscience qui nous
servent à acquérir cette connaissance. L'obser-
vation attentive de nous-mêmes nous apprend,
en effet, que notre entendement est susceptible
de modifications diverses auxquelles on donne
les noms de perceptions, de souvenirs, d'intuitions
de rapport, de sentiments, etc., lesquelles sontau-
tant de faits primitifs qui se manifestent à la con-
science , presque en même temps que la sensation ,
et au même titre qu'elle, c'est-à-dire dont l'exis-
tence ou la réalité , comme faits de l'intelligence,
est tout aussi incontestable , tout aussi irrécusable
que celle de la sensation.
PRELIMINA.IRF. LIX
Cependant, c'est toujours le même entende-
ment qui se sent modifié de toutes ces manières
diverses, et qui, dans leur succession non inter-
rompue pendant le cours de la vie , parvenant à
distinguer celles qui se ressemblent et celles qui
diffèrent les unes des autres , est ainsi conduit à
les réduire à un petit nombre de classes ou d'es-
pèces. Celles-ci, par le caractère commun qu'elles
ont d'être les faits d'un même entendement, d'une
même conscience, constituent le moi individuel,
indivisible, identique, et lui suggèrent l'idée ou
la pensée de l'unité simple ou abstraite, idée la
plus facile à saisir pour lui; en sorte qu'il est
incessamment porté à y ramener tout ce qu'il
peut savoir ou connaître, à la prendre pour type
de tout ce qu'il est capable de concevoir.
De là, cet attrait pour la simplicité, cette
tendance à tout réduire à l'unité, qui s'est
manifestée de tout temps dans les spéculations
des philosophes sur le sujet qui nous occupe. Et,
sans remonter à la fameuse question de l'unité
et de la pluralité, si souvent agitée dans les écoles
de la Grèce, comme on le voit par plusieurs des
dialogues de Platon *, a peine Locke a-t-il réduit
systématiquement tous les faits ou toutes les idées
'* Voyez, entre autres, le Parménide , l'un des plus subtils
et des plus obscurs écrits de ce philosophe.
LX DISCOURS
de Tenleiidement, à deux principes ou à deux
classes fondamentales ( sensation et réflexion ) ,
que Condillac s'efforce, par un procédé purement
logique, c'est-à-dire par de simples substitutions
de mots, de ramener tous ces mêmes faits à la
seule sensation. Il ne voit dans toutes les sortes
d'idées que des transformations de la sensation,
comme si un fait pouvait se transformer en un
autre, sans être en réalité entièrement différent
du premier. Toutefois , pour rendre justice à ces
deux illustres écrivains , on doit dire que , loin
de méconnaître ou d'omettre tous les autres faits,
qu'ils réduisent ainsi nominalement à deux ou à
une seule espèce, ils les ont constatés avec soin,
décrits avec sagacité. Ainsi l'erreur qu'on peut
leur reprocher vient uniquement de cet attrait
pour l'unité et la simplicité, si naturel à l'esprit
humain , et dont nous essayons ici de faire voir
l'origine et la cause *.
* Il serait difficile de dire à combien de déclamations
puériles un simple vice de phraséologie dans les théories de
Locke et de Condillac a donné lieu, depuis qu'il eut été re-
marqué par des gens qui étaient trop s-^nsés pour en faire
un si grand bruit. Il est arrivé de là que quelques écrivains
de notre temps ont imaginé de désigner la doctrine de ces
philosophes et de leurs plus illustres successeurs par le mot
sensualisme. Mais ce mot, qui n'est nullement français , a,
de plus , l'inconvénient de ne pas exprimer ce qu'apparem-
PRÉLIMINAJRE. LXt
D'un autre côté, il ne faut pas oublier que la
constitution de l'entendement humain est telle,
que chacun des ordres de modifications dont il
est susceptible suppose l'existence de tous les
autres, et peut par conséquent être pris pour
l'entendement lui-même tout entier. Or, cette
condition de son existence a pu fîiire encore illu-
sion aux philosophes dont nous parlons. Le fa-
meux axiome de l'école : Nihil est in intellectu ,
quod non fuerit priiis in sensu , « Il n'y a rien
« dans l'intelligence, qui n'ait été auparavant dans
« les sens, ou dans la sensation, » est véritable,
sous ce rapport, que , sans la sensation , ni la
perception , ni la mémoire , ni les intuitions de
rapport, ni la conscience, ne peuvent avoir lieu-
ment on a voulu lui faire signifier, c'est-à-dire une théorie
fondée exclusivement sur le phénomène de la sensation. Ce-
pendant les femmes et les gens du monde, étrangers à ces
sortes de spéculations, jugeant de la signification de ce terme
par son analogie avec les moX'i sensuel et sensualité, s'ima-
gineront sans doute que les auteurs qu'on appelle sensua-
listes ont composé des ouvrages obscènes ou licencieux , ou
au moins des traités de gastronomie. Or, c'est un tort véri-
table que de donner occasion à de pareilles méprises. Il faut
donc croire que ceux qui ont imaginé ce terme malencon-
treux n'en ont aperçu ni l'inconvenance , ni l'inconvénient j
car la perversité de l'intention ne doit pas se présumer sans
[)rcuves.
LXII DISCOURS
Mais il en faudra dire autant, à peu près, de cha-
cun de ces autres ordres d'idées; car, si l'on sup-
prime, par la pensée, l'un quelconque d'entre
-eux, on reconnaît que dès lors l'entendement
lui-même est, en quelque sorte , anéanti, ou du
moins qu'il est impossible de comprendre ce qu'il
pourrait être, dans chacune des hypothèses que
l'on peut successivement faire de cette manière.
Il est donc évident que s'il y a un point de vue
sous lequel tout cet ensemble de phénomènes
puisse être ramené à l'unité, ce n'est ni celui de
la sensation , ni celui de la perception des objets
extérieurs, qu'on a trop souvent confondue avec
la sensation , ni celui de la mémoire , ou de
l'intuition des rapports. C'est uniquement la
conscience , qui , étant la condition commune
à tous les autres faits de l'entendement , le con-
stitue, pour ainsi dire, tout entier, comme être
identique et indivisible. Car, en éclairant d'une
lumière vive et immédiate , chacun des faits donnés
par l'une quelconque de nos facultés, à mesure
qu'ils se succèdent, elle jette en même temps
une lumière indirecte, mais toujours suffisante
pour les faire apercevoir au besoin, sur les faits de
toutes les autres facultés qui concourent à déter-
miner celui qu'elle manifeste plus spécialement.
Enfin elle se manifeste aussi elle-même et laisse
entrevoir le moi , comme le théâtre où se passent
PRÉLIMINAIRE. LXIII
tous ces phénomènes, et, pour me servir d'une
expression de l'école , comme le sujet d'inhésion
de toutes ces facultés. C'était apparemment la
pensée de Leibnitz, lorsqu'il disait qu'à l'axiome:
« Il n'y a rien dans l'entendement qui n'ait été
« auparavant dans la sensation, » il fallait ajou-
ter :« Excepté V entendejnent lui-même. »
La première section de cet ouvrage est donc
un traité abrégé des sensations. J'y fais voir
comment les facultés primitives de l'entende-
ment, perception, mémoire, intuition des rap-
ports, sentiment, et les facultés dérivées ou
composées, volonté, attention, imagination,
liberté , concourent avec la sensation à la produc-
tion des actes de connaissance que nous faisons
sans cesse, et qui nous sont, jusqu'à un certain
point, communs avec les animaux. Au moins
ceux dont l'organisation se rapproche le plus de
la nôtre, paraissent-ils les exécuter par des
moyens ou des facultés analogues à celles que
nous observons en nous-mêmes.
J'ai suivi, dans cette analyse, l'excellent ou-
vrage du W Reid , intitulé Recherches sur V Esprit
humain *; j'en ai adopté quelques-unes des vues
"^ Thomas Reid, docteur en théologie, et professeur de
philosophie morale dans l'université de Glascow, né en 1 7 lo,
et mort en 1796, a été eu quelque sorte le chef et le fonda-
teur de ce que quelques écrivains appellent aujourd'hui
LXIV DISCOURS
principales et piiisieurs détails quiin'onl paru avoir
le plus d'utilité ou d'intérêt. Il me semble, en
effet, que cet auteur a fait faire un pas important
à la science, en distinguant la perception ^ c'est-
à-dire le fait de l'entendement qui nous révèle la
réalité du monde extérieur, immédiatement et
presque en même temps que la sensation nous
manifeste sa propre existence et celle du moi,
qui est le sujet de ces trois faits intellectuels. Et il
est remarquable que Reid ait été conduit à cette
observation importante, précisément pour avoir
V École écossaise, dénomination peut-être assez peu conve-
nable, dans un temps où il ne peut presque plus y avoir rien
qui ressemble aux sectes ou aux écoles qui divisèrent autre-
fois les hommes qui s'occupaient de philosophie. Le pre-
mier et le plus original des écrits de Reid, ses Recherches
sur l'Esprit humain ( i vol. in-S" ) parut en 1764, et a été
réimprimé plîisieurs fois depuis celte époque. S^t^ Essais sur
les Facultés de V Esprit humain ,en 3 vol. in-S", offrent aussi
beaucoup de vues ingénieuses ou intéressantes sur toutes les
parties de la philosophie. L'érudition choisie et variée qu'il
a su y répandre, l'amour sincère de la vérité , qui s'y montre
partout, et la dignité calme de l'expression en rendent la
lecture extrêmement attachante. Un jeune professeur, déjà
connu par quelques écrits justement applaudis (M. Théo-
dore Jouffroy ), publie actuellement une traduction française,
des œuvres complètes de Reid; les Fragments du cours de
philosophie de M. Roycr-Collard , que le traducteur a eu
l'heureuse idée de joindre à cette publication , lui donnent
sans doute un très giand [)iix cl un nouveau degié d'intérêt.
PRELIMINAIRE. LXV
admis d abord les conclusions que Berkeley avait
lui-même adoptées comme des conséquences né-
cessaires de la doctrine reçue au sujet des idées.
Reid était devenu, comme Berkeley, complète-
ment idéaliste; mais Hume, en approfondissant
cette doctrine, en avait tiré un système de scep-
ticisme tellement absolu, que le professeur de
Giascow crut devoir revenir avec plus d'attention
sur les principes d'une théorie dont les résultats
lui semblaient propres à révolter le sentiment
universel des hommes. C'est donc à l'aide de la
pure lumière du bon sens, dont les philosophes
sont plus obligés que personne de suivre con-
stamment la trace, qu'il parvint à démêler la con-
fusion d'idées qui avait produit un si étrange
égarement.
J'ai adopté aussi , du même auteur , l'expres-
sion de perceptions acquises , pour désigner ce
fonds d'idées des formes, des qualités et des
parties d'un nombre considérable d'objets, dont
le développement et l'exercice continuel de nos
sens enrichit incessamment notre mémoire. Je
leur ai donné de plus le nom de représentations
( c'est-à-dire seconde ou nouvelle présence), poui*
indiquer le rôle important qu'elles jouent dans
la perception rapide et instantanée que nous
avons des objets déjà connus, lorsqu'ils viennent
à faire impression sur nos sens , et même de ceux
LXVI DTSCOURS
qui s'offrent pour la première fois à nos regards,
mais dans lesquels cette faculté des perceptions
acquises nous sert immédiatement à connaître
des qualités ou des parties, qu'il faudrait, sans
son secours, étudier, en quelque sorte, chacune
à part.
A l'exemple de Reid , je compare les diverses
espèces de sensations à des systèmes de signes ,
composant un véritable langage de la nature à
l'homme, au moyen duquel elle lui fait connaître
et son propre corps et les objets dont il est sans
cesse environné. Cette comparaison n'est pas
seulement une idée ingénieuse ; elle est impor-
tante par la lumière qu'elle jette sur tout l'en-
semble des phénomènes de la connaissance. Ber-
keley s'en était servi dans ses curieuses et savantes
recherches sur la vision , celui des écrits de cet
auteur où brillent le plus éminemment la saga-
cité et l'étendue de son esprit *.
'^ George Berkeley, évêque de Cloyne, en Irlande, où il
était né en 1684 , publia sa Théorie de la Vision en 1709 , et
ses Principes de la Connaissance humaine l'année suivante.
Ses trois Dialogues entre Hylas et Philonoiis , où il expose
sa théorie de l'idéalisme absolu , parurent en 17 i3. Il est au-
teur de plusieurs autres écrits où l'on reconnaît également
lin talent distingué et une sagacité fort remarquable, mais
aussi beaucoup de traces du faux système qui avait égaré son
jugement. Il mourut en 1753.
PIIÉL1MINA.IRE. LXVII
Mais j'ai cru devoir distinguer des phénomènes
de la sensation, proprement dite, ceux que j'ap-
pelle impressions ; nom par lequel je désigne
l'action très réelle, quoiqu'elle ne soit jamais
expressément remarquée , de tous les objets ex-
térieurs sur notre faculté de sentir, dans tous les
instants de notre vie. L'observation de cette action
n'avait point échappé à Condillac; mais Leib-
nilz,qui s'y est arrêté avec plus de détail, paraît
y avoir attaché bien plus d'importance. Cependant
cette classe de faits n'avait pas encore de déno-
mination spéciale, et n'avait , à ma connaissance,
été mise à sa place dans aucun ouvrage élémen-
taire sur la philosophie. Elle peut néanmoins
donner occasion à beaucoup de recherches in-
téressantes ; le soin que l'on prendra d'étudier
et de déterminer le mode et le degré de son in-
fluence sur presque tous les autres faits de l'en-
tendement, peut, ce me semble, donner des
résultats aussi curieux qu'utiles à l'avancement
de cette partie de nos connaissances.
La série des opérations de l'esprit qui se déve-
loppent à l'occasion de la sensation , ou plutôt
qui se manifestent en même temps qu'elle , nous
fait entrevoir, jusqu'à un certain point, comment
l'homme connaît les objets ; mais ces opérations,
comme l'indique assez le mot lui-même, suppo-
sent, de sa part, une sorte de concours, quelque
LXVni DISCOURS
effort pour les exécuter. Or, pourquoi userait-il
de ses facultés de perception , de loco-motion ,
d'intuition, etc., si rien ne l'y excitait? Pourquoi
ne resteraient-elles pas toutes dans une entière
et complète inertie , si elles ne recevaient du
dedans l'impulsion qui les met en action ? Tel est
l'effet produit par les sentiments ( plaisirs ou
peines) de tous les degrés, qui sejoignent à toutes
les opérations, à toutes les actions que l'homme,
et apparemment aussi les animaux, sont capables
de faire. Quoique l'existence de ces sentiments
ne soit pas toujours, à beaucoup près, distincte-
ment remarquée, elle peut facilement être con-
statée, par une induction qui ne laisse aucun
lieu au doute; et ils n'en exercent pas moins leur
influence naturelle et nécessaire sur l'ensemble
des phénomènes dont ils sont, en quelque sorte,
la cause immédiate. Ils donnent naissance à la
volonté et aux facultés secondaires ou dérivées
comme elle , qui n'en sont que des modifications
ou des modes : telles sont l'attention , l'imagina-
tion , le désir , la liberté.
Au reste , j'ai dû me borner presque à de sim-
ples indications sur ces diverses facultés, dans la
première section de cet ouvrage, où je ne consi-
dère les sentiments que dans l'homme réduit à la
pure faculté de connaître, c'est-à-dire à une
condition entièrement hypothétique, sur laquelle
PRÉLIMINAIRE.- LXIX
l'expérience ne peut nous Fournir aucune lumière
certaine. Mais cette hypothèse nous montre du
moins que l'intelligence humaine ne saurait être
renfermée tout entière ni dans la faculté de con-
naître , suivant le sens que nous avons donné à
cette expression , ni dans les facultés , soit primi-
tives, soit dérivées, dont celle-ci suppose l'exis-
tence.
Cependant, il ne suffit pas aux êtres animés
d'avoir une faculté de connaître, déterminée aux
actes qui lui sont propres par l'impulsion des
sentiments. La nature les a destinés à un but, à
une fin: il faut qu'ils vivent, qu'ils se conservent
et se perpétuent, autant que le permettent lés
circonstances ou les conditions extérieures et in-
térieures de leur existence actuelle. Poiu^ cela , il
y a des suites d'actions qu'ils doivent exécuter,
à une époque de leur vie, plutôt qu'à une autre,
et que tous, en effet, accomplissent ou tendent
de tout leur pouvoir à accomplir dans les temps
marqués. D'où leur vient cette tendance, si puis-
sante, si invincible, que, chez la plupart d'en-
tr'eux, elle surmonte souvent les puissants obsta-
cles que lui opposent ou les objets extérieurs ,
ou les autres êtres animés ; elle triomphe des
sentiments intimes ordinairement les plus irrésis-
tibles, l'attrait du plaisir, la crainte de la douleur
et même de la mort?
LXX DISCOURS
Ici , nous sommes obligés de reconnaître l'exis-
tence d'une force différente de celles que nous
avons déjà remarquées , ou plutôt d'un mode
particulier d'action de la force dont nous dé-
crivons les effets. Il se manifeste , en effet , non
' seulement dès les premiers temps de la vie de
chaque individu , mais aux époques le plus
distinctement marquées de son existence, et
même dans certaines circonstances , dans cer-
tains états de l'organisation. C'est ce qu'on a
désigné, dès les plus anciens temps , par le mot
instinct^ et que quelques écrivains modernes
expriment aussi par les mots déterminations
instinctives. L'influence de ce mode d'action se
prolonge moins à la vérité dans l'homme , à me-
sure que son intelligence se développe et se per-
fectionne ; tandis qu'il joue un rôle beaucoup plus
important chez toutes les espèces d'animaux , et
qu'il est presque l'unique , ou le plus constant
mobile de l'existence de ces espèces , à proportion
qu'elles s'éloignent du mode d'organisation et
d'existence propre à l'homme.
\J habitude a une analogie sensible avec l'in-
stinct; on pourrait , en quelque sorte , la regarder
comme un instinct acquis, et c'est pour cette
raison que j'ai cru devoir traiter ce sujet immé-
diatement après celui dont je viens de parler.
Enfin , l'organisation étant évidemment au
PRELIMINAIRE. LXXI
premier rang parmi les causes dont l'influence
sur tous les phénomènes que présente l'enten-
dement est le plus immédiate et le plus éten-
due, il m'a semblé utile d'entrer aussi dans
quelques détails sur les principaux faits de cet
ordre, et d'indiquer la sorte de liaison , ou plutôt
de correspondance, qui les unit aux phénomènes
de l'intelligence. Car, quoique cette union soit
incontestable , on ne saurait se dissimuler que ,
bien loin qu'il nous soit possible de comprendre
comment elle a lieu, il ne nous est pas même
donné d'imaginer comment nous pourrions le
comprendre.
Mais , quoique les faits de conscience et ceux
de l'organisation soient deux ordres de phénomè-
nes essentiellement distincts ( puisque jamais
aucun fait de conscience ne peut donner au phi-
losophe la moindre idée du fait physiologique
qui lui correspond , pas plus que la connaissance
la plus complète de la série des modifications
organiques qui produisent une idée, ne peut faire
soupçonner au physiologiste ce que c'est que
cette idée), les deux sciences de l'idéologie et de
la physiologie n'en sont pas moins unies par des
rapports constants et nécessaires. L'idéologie ne
peut donc être que fort incomplète, ou même
tout-à-fait fautive, si elle néglige de s'instruire à
l'école des physiologistes et des médecins , de
LXXII DSCOURS
toutes les anomalies que peuvent occasionner,
clans nos facultés intellectuelles, certains états
maladifs, et, en générai, certains désordres de
l'organisation bien connus et nettement caracté-
risés. Réciproquement, la science du médecin ou
du physiologiste ne saurait qu'être incomplète et
sujette à beaucoup d'erreurs , s'il néglige l'obser-
vation attentive des phénomènes de conscience ,
ou l'étude de l'idéologie *.
'*' Descartes et Malebranche expliquaient presque toutes
les opérations de l'esprit par une physiologie hypothétique;
Bossuet , se préparant à faire connaître à son ro^^al élève,
les doctrines métaphysiques qu'il jugeait les plus exactes
sur Dieu et sur l'âme , commença par lui faire donner des
leçons d'anatomieet de physiologie , dont le résumé occupe
à peu près le quart du volume assez peu considérable qu'il
avait composé à celte occasion. Il peut sembler étrange que,
depuis que la physiologie est devenue plus réservée dans ses
assertions et plus sévère dans ses procédés , quelques mo-
dernes spiritualistes ou idéalistes aient affecté de rejeter
toutes les lumières qu'elle peut porter sur le sujet de leurs
études, non pas sans doute comme moyen direct d'étendre
ou de perfectionner leurs observations , mais comme pou-
vant les garantir d'erreurs fort dangereuses. Un savant et
ingénieux ouvrage publié l'année dernière, peut leur offrit
sur ce point de sages conseils et d'utiles leçons. Voyez le
traité intitulé De l'Irritation et de la Folie , par F. J. V.
Broussais , i vol. in-8". Paris, 1828.
Ï>RÉI-1ÎM1NA1RE. LXXÎIÎ
§ VI.
De la seconde section ou (Science).
Non seulement l'homme connaît les divers
objets qui font actuellement impression sur les
organes de ses sens, et il est affecté par eux de
sentiments qui le portent à rechercher les uns et
à fuir les autres; non seulement il a le souvenir
des impressions qu'il a reçues d'un grand nombre
de ces objets, et est capable de prendre, la plu-
part du temps , des déterminations relatives à ces
souvenirs; mais il se distingue encore expressé-
ment lui-même de tout ce qui n'est pas lui. Il a
une connaissance distincte et précise des qualités,
des parties , des propriétés diverses de son corps
et des corps extérieurs, indépendamment de leur
présence,etdetoute action ou impression actuelle
de leur part : il connaît aussi ses sentiments les
plus habituels et ceux de ses semblables , leurs
passions, et quelquefois leurs desseins ou leurs
intentions à son égard , même lorsqu'il est loin
d'eux, lorsque rien ne peut actuellement lui en
faire ressentir les effets. Il peut les contempler
dans sa pensée, soit en eux-mêmes, soit dans
leurs rapports avec lui et avec ceux qui les éprou-
vent ; en un mot, il peut les considérer abstraite-
ment^ c'est-à-dire séparément des êtres et des
LXXIV DISCOURS
objets qui peuvent leur donner naissance, parce
qu'il peut les considérer dans des signes ( gestes,
attitudes, sons, etc. ) qui, ne leur ressemblant
en aucune façon, les lui présentent, en effet,
par une sorte de réflexion , qui les sépare et les
distingue de toutes les autres choses. Il dispose
par conséquent ainsi de ces qualités, de ces pro-
priétés des êtres et de leurs rapports; il embrasse
de longues séries de causes et d'effets; il a une
connaissance anticipée de l'ordre et de la liaison
des phénomènes , en lui-même et hors de lui; il
les distingue , sous ce double rapport , les uns
des autres : or, cela c'est Savoir.
L'art des signes , notamment celui des sons
articulés, ou le langage, qui est devenu le nom
générique de tous les autres moyens de commu-
nication , ou systèmes de signes que l'homme a
pu imaginer, pour fixer ses propres pensées et
les transmettre aux êtres organisés comme lui; le
langage, disons-nous, est donc en effet, pour
nous, le moyen le plus puissant, l'instrument le
plus merveilleusement propre à l'acquisition des
connaissances. C'est de lui qu'elles ont reçu les
accroissements prodigieux que le cours des siècles
a amenés; c'est à lui qu'elles devront les progrès
indéfinis qu elles sont destinées à faire encore. Il
est à la fois instrument d'analyse et moyen de
synthèse; il aide l'esprit humain à décomposer
PRFMM[TVATRE. LXXV
les objets de Ja nature et les faits de la conscience
jusque dans leurs derniers éléments, à porter
dans leur examen et dans leur description la
précision la plus rigoureuse; il lui sert également
à s'élever au plus "haut degré de généralisation
dans la contemplation de leur ensemble. En un
mot , c'est essentiellement par le langage que la
science existe pour l'homme.
Il était donc nécessaire d'exposer avec quelque
étendue les phénomènes que présente cette partie
de sa constitution intellectuelle. Ainsi, j'ai essayé
de faire voir, dans cette seconde section , quelles
sont les causes du langage , prises dans l'organi-
sation de l'homme et dans la nature même de
son inlelligence. J'ai constaté la détermination
instinctive et fondamentale, en vertu de laquelle
il est invinciblement porté à créer ce puissant
moyen de communication avec ses semblables ,
ou à les seconder ej à concourir avec eux à cette
merveilleuse création. Je me suis appliqué à dé-
mêler la véritable valeur des mots qui expriment
les idées qu'on appelle simples et complexes,
particulières, ou individuelles, et générales , et
j'ai fait voir comment ils ne sont par eux-mêmes
que signes de simples idées ^ lesquelles sont tou-
jours des faits instantanés et indivisibles de notre
esprit , sans qu'il nous soit possible d'arriver à
des éléments entièrement simples, dont on puisse
LXXVI DISCOURS
les regarder comme composés. Enfin, j'ai lâclié
de faire voir comment les idées transmises dans
le discours, soit parlé, soit écrit, ne sont pas
celles que présentent directement et immédiate-
ment les mots dont on se sert, mais résultent de
l'intuition des rapports de ces mêmes mots entre
eux , et d'une suite d'opérations de l'esprit de
celui qui lit ou qui écoute, laquelle est plus ou
moins analogue à la suite des opérations de
l'esprit de celui qui a écrit ou qui parle.
Après avoir fait connaître, autant que cela
était possible , l'origine, ou plutôt le principe et
les premiers développements du langage, après
avoir reconnu quelle est la nature des mots ,
considérés comme signes de collections d'idées
plus ou moins nombreuses , j'ai cru devoir
envisager la totalité de ceux qui composent une
langue déjà portée à un certain degré de perfec-
tion, sous deux points de \ue principaux. J'ai
donc examiné , premièrement , la manière de si-
gnifier des mots , ce qui comprend l'analyse de
la proposition , la considération d'un ensemble
de propositions exprimant une pensée, c'est-à-
dire, en dernier résultat, un fait unique de l'en-
tendement , par où je suis conduit à l'examen des
diverses espèces de mots et des modifications de
différents genres qu'ils subissent, pour devenir
propres à l'expression précise et complète de la
PRÉLlMI^AlUi:. LXXVII
pensée. Ce sont là. comme on voit, les premiers
principes ou les bases de la logique^ proprement
dite, ou de la science du raisonnement et de l'ar-
gumentation. Ce sont aussi ceux de la grammaire
générale^ c'est-à-dire de la science des causes de
la grammaire particulière de chaque idiome.
En second lieu , j'ai examiné aussi la nature
et V étendue de la signification des mots * , mais
plus spécialement de ceux qui expriment les no-
tions qui résultent immédiatement et nécessaire-
ment de la constitution même de l'entendement,
comme sont celles de cause , de temps et de
durée, d'espace et d'étendue . et aussi celles qui,
étant de pures conceptions de notre esprit , ne
comprennent et ne peuvent jamais comprendre
que ce que nous y avons mis nous-mêmes. Telles
sont les notions exprimées par les mots esprit ,
matière, substance , essence, infini, etc. En un
mot , sous ce second point de vue du langage , de
l'abstraction ou de la faculté de savoir, se trouve
compris à peu près tout ce qu'embrasse la partie
de la philosophie, ou, si l'on veut, la science
* C'est à Horne-Tooke, auteur d'un ouvrage fort piquant
et fort original sur ce (ju'on appelle en grammaire les
Par lies du Discours , que j'ai emprunté l'idée de cette divi-
sion, et une partie de ce que j'ai dit sur les mots invariables
ou indéclinables. Voyez LiOEA nTHPOHNTA , or The Di-
versions ofPurleY y 1 vol. in-4**. London, 1798 et i8o5.
LXXVIJI DISCOURS
particulière que Fou a appelée métaphysique.
Je considère la notion de substance , au sens
où l'entendent communément les métaphysi-
ciens, comme un pur effet du langage, parce
qu'il m'est tout-à-fait impossible de comprendre
ce que seraient des êtres, soit matériels, soit
intelligents, séparés de tout ce qui peut les ma-
nifester ou les faire connaître à un entendement
tel que le nôtre. Toutes les discussions des phi-
losophes sur ce sujet me semblent, je l'avoue,
pouvoir être mises au nombre de celles que
Bacon appelait des subtilités contentieuses.Ze con-
çois clairement, dans l'homme et dans les êtres
animés, deux ordres de phénomènes essentielle-
ment distincts ; mais je ne connais , à ces deux
ordres de phénomènes, ou aux facultés qui les
produisent, d'autre sujet d'inhérence ou d'inhé-
sion , pour parler comme l'école , que l'être animé
lui-même en qui je les observe. Je l'appelle corps
ou matière ^ comme étant le sujet de l'un de ces
ordres de phénomènes , et je l'appelle âme ou
esprit^ comme étant le sujet de l'autre. Si donc
on veut que l'âme ait une existence distincte et
séparée du corps , et même séparée des pouvoirs
ou facultés qui me la font distinguer, j'avoue,
qu'il ne m'a pas été donné de comprendre ce que
c'est que cette existence. Je n'affirme pas que ce
qu'il m'est impossible de comprendre , soit impos-
PRELIMIJVATRK. LXXIX
siblè en soi , mais je suis forcé de confesser que
je ne le sais pas, puisque je ne le comprends pas.
Mais, dira-t-on peut-être, d'où nous vient cette
idée , ou cette conception nécessaire de substan-
ce ? Car enfin , elle a dû nécessairement exister
avant le mot qui l'exprime. Elle vient, ce me
semble, de ce que chaque corps et chaque espèce
de corps a des qualités et des propriétés diffé-
rentes, qui seules nous sont connues et nous
aident à le distinguer; de ce qu'il peut en avoir
d'autres que nous ne connaissons pas encore, et
dont les unes nous seront connues plus tard , tan-
dis qu'il y en a peut-être que nous ne connaîtrons
jamais. Or, comme nous ne pouvons pas dire
qu'aucune de ces qualités soit le corps lui-même ,
nous le regardons comme le soutien, le substra-
tum, le sujet d'inhésion de toutes ces qualités
connues et inconnues, et nous donnons à tous
les corps , envisagés sous ce rapport , le nom de
substance Tnatérielle. Mais affirmer qu'il existe ,
indépendamment et séparément de toute qualité
ou propriété quelconque, une chose, une entité
réelle à quoi l'on doive donner ce nom ; qu'un
corps comme un pouce cube d'or, par exemple,
séparé de sa figure, ou de toute autre figure , et
réduit à n'être plus qu'un point mathématique
( c'est-à-dire à n'être plus qu'une pure conception
de l'esprit), ait encore une existence réelle, sous
LXXX DISCOURS
le nom de substance matérielle, me paraît une
véritable contradiction dans les termes. J'en dis
autant de l'esprit ou de l'âme, séparée de ses
facultés et de ses modes d'action , que l'on veut
aussi regarder comme une chose réellement
existante , sous le nom de substance spirituelle *.
Au reste , cette ignorance invincible où je suis
sur un point à l'égard ducpiel beaucoup d'hom-
mes recommandables par la supériorité de leur
esprit , n'ont manifesté aucun doute, ne peut in-
firmer en aucune manière les grands principes
que l'on regarde comme le fondement le plus
assuré de la religion et de la morale. Car d'abord,
l'immortalité de l'âme n'est pas une conséquence
nécessaire de son immatérialité , ou de l'existence
de l'âme de chaque homme , comme substance
immatérielle. En effet, puiscpie, suivant cette
doctrine. Dieu crée cette substance particulière,
pour la joindre à chaque coips humain, au mo-
ment où celui-ci reçoit l'existence, il ne lui est
* Leibnitz déclare qu'il ne croit pas qu'il existe des esprits
créés séparément du corps (Voyez ses Nouveaux Essais sur
l'Entendement humain, p. 817 , et sa Tkcodicée , tom. I ,
p. 218 et suiv. des œuvres complètes ). Il y soutient que
sa pensée sur ce sujet est conforme à la doctrine de plusieurs
des Pères de l'église et de plusieurs conciles, et (pie l'idée de
\a séparation absolue des esprits et des corps n'a été avancée
et propa^'ée que par les scholastiques.
PRELIMINAIRE. LXXXI
sans doute pas moins possible de la détruire , au
moment où l'existence de ce corps finit. L'anéan-
tissement de la substance spirituelle semblerait
même, à quelques égards, plus concevable que
celui de la substance matérielle; car nous ne con-
cevons pas qu'un seul atome de matière ait pu être
créé ou détruit, dans l'univers, depuis qu'il a
commencé d'exister. En second lieu, le sentiment
qui nous porte à espérer les récompenses, ou à
craindre les punitions que nous aurons méritées,
suivant que nos actions auront été conformes
ou contraires à la loi morale gravée dans nos
cœurs par Dieu lui-même, est un sentiment in-
destructible. Soit donc que la puissance intelli-
gente que nous appelons esprit ou âme , puisse
exister, en effet, séparément de toute matière;
soit que , par sa nature, elle doive toujours rester
unie à quelque portion de ce que nous appelons
de ce nom , il n'en sera pas moins possible et
facile à la suprême puissance d'accomplir, à cet
égard, les décrets de sa providence. Ainsi, quel-
que parti que l'on prenne sur ces questions abs-
traites, dont on s'est peut-être beaucoup trop
exagéré l'importance, les vérités essentielles de la
physique et de la science de l'entendement, aussi
bien que celles de la morale et de la religion ,
n'en peuvent recevoir aucune atteinte.
Cette section est terminée par quelques ré-
TXXXII DISCOURS
flexions sur l'abus des mots , sujet dont l'impor-
tance et l'intérêt ne sauraient être contestés par
tout homme qui a eu occasion d'y arrêter sa
pensée. Malgré les excellentes observations de
Locke, de Condillac et de plusieurs autres écri-
vains distingués, il pourrait encore fournir la
matière d'un ouvrage considérable et fort utile ,
si l'on y portait l'étendue de vues et la méthode
qu'il exige. Car il n'y a pas un seul genre de
connaissances qui ne pût fournir des exemples
fort remarquables des graves inconvénients aux-
quels expose l'emploi des expressions inexactes
ou mal déterminées. Mais c'est surtout dans la
philosophie, dans la religion , dans la morale et
dans la législation , que l'on pourrait signaler les
déplorables égarements de l'esprit humain , dus
en grande partie à cette cause.
§ VII.
De la troisième section , ou ( Volonté ).
La même faculté d'abstraction qui rend l'homme
capable de prévoir d'assez longues suites d'évé-
nements et d'en conserver dans sa mémoire
d'autres suites incomparablement plus étendues,
donne à sa volonté un degré de puissance et de
précision qui est encore une des plus merveilleuses
PRELIMIIVAIRE. LXXXIII
prérogatives qui Télèvent au dessus de toutes les
espèces d'êtres animés qui lui sont connus. Mais
si , comme je crois l'avoir assez clairement fait
voir, dans la première section, le sentiment se
mêle à tous les actes de toutes nos facultés , il
n'est personne qui ne voie que c'est surtout dans
ceux de la volonté qu'il intervient de la manière
la moins contestable. Pour peu que l'on veuille y
réfléchir on reconnaîtra qu'en effet nul homme
ne se détermine à agir que parle sentiment d'un
plus grand bien , ou par celui d'une moindre
peine pour lui-même; et l'on verra de plus qu'il
est impossible que cela soit autrement. Sans doute
nous n'avons pas la plupart du temps une con-
naissance distincte du sentiment qui nous déter-
mine; mais il suffit, pour nous convaincre que ce
sentiment existe, de supposer que nous nous fus-
sions déterminés en sens contraire, et nous recon-
naîtrons aussitôt que cette détermination nous
aurait fait éprouver ou une satisfaction moins
vive , ou une peine plus grande; qu'elle aurait été
pour nous la cause d'un moindre bien, ou d'un
plus grand mal , en prenant chacun de ces mots
dans toute l'étendue de son acception.
Ce sont donc , en dernière analyse , nos senti-
ments qui sont le principal mobile ou la cause
de toutes les déterminations de notre volonté.
Mais ils se mêlent et se compliquent de tant de
LXXXIV DJSCOURS
manières et en si grand nombre, clans chaque
circonstance, qu'il est souvent fort difficile, pour
ne pas dire impossible, d'en faire l'énumération
et d'assigner à chacun le degré d'influence qu'il
exerce. On peut cependant les réduire à deux
classes principales : ceux qui se rapportent à l'in-
dividu hii-méme qui est appelé à faire un acte de
volonté, et ceux qui se rapportent à d'autres
individus. Les premiers me semblent pouvoir être
appelés proprement personnels , et les seconds
( quoique personnels aussi, puisqu'ils sont ceux
de la même personne) peuvent être nommés
sympathiques. Tous les écrits des moralistes ne
sont, au fond, que des suites d'observations,
plus ou moins justes ou ingénieuses , sur ces deux
sortes de sentiments. Quelques-uns des plus cé-
lèbres auteurs semblent n'en avoir envisagé
qu'une seule, et ont dû, en grande partie, leur
renommée à la sagacité piquante avec laquelle ils
ont su démêler les sentiments personnels qui se
masquent ou se déguisent sous l'apparence des
sentiments sympathiques*. Car la prédominance
* Qui ne connaît le livre du duc de Lai ochefoucauld , in-
titulé Réflexions ou Sentences et Maximes morales P L'il-
lustre auteur vivait sur un théâtre et à une époque éminem-
ment favorables à ce genre d'observations ; aussi semble- 1-
il avoir vu constamment la nature humaine sous l'aspect le
plus attristant, bien qu'il y ait souvent dans ses réflexions
PHi:r.!!\iix\iiir. Lxxxt
de ceux-ci est la cause et le principe de toutes les
actions vertueuses , comme la prédominance des
sentiments personnels est le principe, ou le ca-
ractère à peu près constant des actions cjui ne le
sont pas. Mais pour établir clairement cette doc-
ua grand fonds de vérité, et qu'il les exprime comninnément
avec un rare talent. Cependant un autre homme du même
nom et de la même famille, l'un des plus grands et des
meilleurs citoyens dont la France put s'honorer dans ces
derniers temps , présente le principe universel de nos actions
et de notre conduite, sous un aspect plus consolant et plus
vrai. c(*On ne fait rien de bien, dit-il, que par sentiment.
« L'exemple , la réflexion , la vanité, feront faire par fois des
« actes de dévouement et de vertu de tous les genres à des
« hommes qui n'en ont pas le sentiment dans le cœur , mais
« ces actions seront isolées ; ce seront des excejjtions au
«' caractère habituel ^ à la manière d'être et de sentir accou-
rt tumée.... Pour être honnête homme tout- à-fait, il faut
« l'être parce qu'on ne peut pas être autrement, parce qu'on
« serait malheureux si on ne l'était pas; et ce que je <lis de
« la probité, je le dis de la bienfaisance, du courage et du
« dévouement religieux.... J'accorde que l'homme le plus
« vertueux peut avoir quelquefois à lutter contre lui-même;
« mais la vie ne peut pas être une suite continuelle de com-
« bats. La vertu constante serait alors une succession conti-
« nuelle de malheurs , et elle n'est pas cela. L'idée de la
«< vertu entraîne, au contraire, celle de la satisfaction et du
'c bonheur. » Fragments des Mémoires du duc de La Roche-
foucauld-LiancGurt , à la fin de la notice sur sa vie, par le
comte Fréd. Gaétan de La Rochefoucauld , son fils. Broch.
in- 8". Paris, 1827.
1.x XXVI DISCOURS
trine , et faire voir jusqu'à quel point elle peut
être regardée comme l'expression exacte de la
nature morale de l'homme , il était nécessaire de
reconnaître nos diverses espèces de sentiments ,
de les suivre dans leurs effets ou dans leurs con-
séquences, et c'est ce que j'ai essayé de faire
avec autant d'exactitude qu'il m'était possible ,
et avec autant de développement que le permet-
taient la forme de cet ouvrage et le but que je
m'y suis proposé.
Je fais voir ensuite comment la même nature
ou la même espèce de sentiments qui fait de
l'homme une créature destinée à vivre en société
avec ses semblables , et qui développe en lui la
faculté de parler, met également en jeu S2i faculté
de perception morale. Car on observe ici des
phénomènes qui ont une analogie fort remarqua-
ble avec ceux de la perception des objets exté-
rieurs et de leurs qualités , introduite ou suggé-
rée, en quelque manière, par les sensations. En
effet, les sentiments qui nous affectent, à l'occa-
sion des actions que nous savons devoir être
utiles ou nuisibles aux autres , lorsque nous
sommes témoins de pareilles actions, ou même
lorsque nous en sommes les auteurs ; ces senti-
ments, dis-je, passent la plupart du temps ina-
perçus , et nous ne parvenons à nous assurer de
leur existence qu'en réfléchissant attentivement
PRELIMINAIRE. LXXXVII
sur ce que nous avons souvent éprouvé dans de
pareilles circonstances. D'un autre côté , la plus
légère attention sur nous-mêmes suffit pour nous
convaincre que les sentiments de sympathie par
lesquels nous nous associons, jusqu'à un certain
point, aux peines et aux plaisirs de nos sembla-
bles , déterminent les jugements que nous portons
des actions que nous regardons comme les causes
de ces peines, ou de ces plaisirs, et l'opinion que
nous avons des personnes à qui ces actions peuvent
être imputées. C'est donc dans ce jugement même
que consiste la perception de la qualité bonne ou
ijiauvaise des actions, du mérite ou du démérite
des agents; c'est lui, en un mot, qui constitue pro-
prement la perc^^io/z morale.
Mais si les sentiments sont variables comme
les actions qui les font naître , il n'en est pas de
même des jugements et surtout des termes par
lesquels nous les exprimons. Ces termes , qui sont
toujours très généraux, ont par eux-mêmes une
valeur , en quelque sorte absolue , quoiqu'elle
puisse être considérée comme simplement relative,
dans les cas particuliers où nous les appliquons.
Ils sont l'expression de la raison ou de l'emploi
légitime et régulier de toutes nos facultés, en
sorte qu'ils nous peuvent servir à rectifier ce que
les sentiments, par leur instabilité naturelle, par
l'excès ou le défaut d'énergie convenable , pour-
L^XXVlII DISCOURS
raient introduire d'exagéré ou d'incomplet dans
nos jugements. D'où il suit que, dans cette
manière de considérer les déterminations de la
volonté, ce n'est ni le sentiment tout seul, ni
aussi la raison purement abstraite, qui peut et
doit leur servir de règle, mais qu'elles ne sont et
ne peuvent être réellement conformes au bien , à
la vertu ou au devoir, qu'autant qu'elles le sont
à des sentiments que la raison approuve. Et il
est facile de comprendre qu'il n'en saurait être
autrement. Car prétendre avec les épicuriens ou
avec leurs modernes sectateurs, que le sentiment
seul détermine notre volonté, ou prétendre avec
les stoïciens, et avec les écrivains qui ont adopté
ou exagéré leurs principes, que la raison abstraite,
indépendamment de tout sentiment conforme ou
contraire à ses décisions, doive déterminer cette
même volonté , c'est admettre une fiction qui ne
peut avoir aucun fondement dans la nature.
En effet, c'est vouloir que l'entendement, qui est
une force unique et toujours identique à elle-
même, toujours en possession de tousses modes
d'action, agisse pourtant dans le plus grand nom-
bre des cas, comme si elle était dépourvue de
celui dont l'intervention est précisément le plus
constante et le plus manifeste.
En traitant la question de la liberté morale, si
long-temps et si souvent agitée entre les philoso-
PRÉLIMINAIRE. LXXXlît
phes OU les théologiens de toutes les écoles et de
toutes les sectes, dès les plus anciens temps et
aux époques les pins récentes, je me suis borné,
comme à l'occasion de la perception externe , de
la perception morale, et de quelques autres
questions aussi vivement et aussi inutilement
controversées, à décrire le plus fidèlement que
j'ai pu , les faits qui s'y rapportent. Car dans
tout ceci, Je n explique pas ,f expose.
Ici, par exemple, peut-on nier que toute dé-
termination de la volonté puisse être, dans un
moment donné , autre chose que le résultat né-
cessaire de la manière de sentir, du degré d'in-
struction , des opinions, des habitudes, des cir-
constances particulières d'éducation , de situation
dans le monde, d'organisation , etc. , de l'individu
qui est appelé à prendre un parti? N'est-il pas
évident que cet individu est si peu le maître de
changer ou de modifier la plupart des conditions
de la décision à laquelle il va s'arrêter, qu'il s'en
faut beaucoup qu'il puisse les connaître toutes ?
C'est donc nécessairement qu'il se détermine.
Mais , d'un autre côté , iî n'est pas moins cer-
tain que, précisément parce qu'il ignore le plus
grand nombre des causes prochaines ou éloignées
qui doivent influer sur sa détermination, cette
nécessité n'existe pour lui que comme résultat
d'une induction purement logique. Au contraire,
XG DISCOURS
la conscience de l'assentiment qu'il donne à cha-
que instant aux différents motifs qui l'inclinent
vers un parti, ou qui l'en éloignent, la connais-
sance des suites probables de sa détermination ,
dont il se sent nécessairement responsable, sont
autant de circonstances qui lui donnent le senti-
ment indubitable de sa liberté. Cette liberté
existe donc à ses yeux , telle que la lui manifes-
tent son sentiment et sa conscience. Il ne saurait
douter que les autres hommes n'en aient , comme
lui, la conviction et le sentiment; qu'ils porte-
ront de ses actions et de sa conduite des juge-
ments tout-à-fait pareils à ceux qu'il en porte
lui-même.
Ainsi, tout cet ordre de choses, quelle que
soit l'opinion spéculative que l'on adopte sur la
liberté , ne saurait en souffrir aucune atteinte
réelle. Les faits se montrent aujourd'hui tels
qu'ils ont été observés dans tous les temps. La
nécessité n'est que dans la contemplation pure-
ment rationnelle du sujet ; la liberté est dans la
pratique , ou dans la suite ordinaire de nos ac
tions. Si quelquefois cette nécessité impérieuse ,
qui y préside en vertu des lois générales aux-
quelles le monde moral n'est pas moins soumis
que le monde physique , semble se manifester
d'une manière plus explicite , ces circonstances
ne peuvent pourtant altérer ni nos jugements,
PRELIMINAIRE. XCl
ni nos sentiments habituels. ïoiit au plus peuvent-
elles nousinspirer, pour certains coupahies, plus
de pitié que de colère, et modifier, en général ,
par une indulgence fondée sur la raison , cet in-
stinct de vengeance etde férocité auquel l'homme
plus accoutumé à sentir qu'à réfléchir, n"est
que trop disposé à se laisser eiitraîner.
Quanta ce libre arbitre, à cette liberté absolue
ou d'indifférence des Stoïciens et des Scolasti-
ques, dont la doctrine a été renouvellée de nos
jours par quelques écrivains allemands, elle n'est
qu'une chimère tout-à-fait incompréhensible, un
véritable non-sens, qui ne saurait manquer de
paraître tel aux yeux de tout homme qui voudra
prendre la peine d'y penser sérieusement et sans
prévention ".
* C'est peut-être pour rendre sensible cette vérité , que
l'auteur d'un livre de philosophie, publié il y a quelques
années, a donné de la liberté la définition suivante :« Se
« séparer de tonte condition sensible ; vouloir, sans égard
« aux suites de son vouloir ; vouloir, indépendamment de
« tout antécédent et de tout conséquent ; replier ses détermi-
« nations sur eîles-nièuies , cest là , la vraie liberté , le coni-
« niencement de l'éternife. » Tout ce que l'on peut com-
prendre dans ces paroles, c'est que la vraie liberté consisti^-
rait précisément à ne savoir jamais ni ce qu'on veut, ni
pourquoi l'on veut, ce qui ne saurait passer pour une bien
grande perfection , en supposant qu'il existe au monde quel-
que être pour qui cela fût quelquefois possible.
XCII DISCOURS
Après avoir déterminé les notions qu'il (jon-
vient de se faire de la vertu et du bonheur, celui-
ci comme but de la vie de l'homme , et celle-là
comme moyen ou comme condition indispensable
pour atteindre ce but, j'ai été conduit naturel-
lement à examiner le mode et le degré d'influence
des deux plus puissantes causes qui agissent sur
la conduite et sur les sentiments de chaque indi-
vidu , dans tout le cours de sa vie , je veux dire
la religion et le gouvernement. Or, ici se retrouve
encore le principe fondamental que les considé-
rations sur la faculté de perception morale m'ont
donné occasion d'établir. La prédominance des
sentiments personnels se montre encore dans
tout cet ordre de choses comme cause d'un nombre
infini de maux et d'erreurs graves , et la prédo-
minance des sentiments sympathiques, toujours
fondée sur la raison , comme l'unique moyen de
prévenir ces maux et d'y remédier.
On me pardonnera, j'espère, d'avoir exposé
avec quelque étendue les principales vérités qui
doivent servir de base à tout ordre social , à tout
système de gouvernement qui aspire à quelque
stabilité , et qui ne compte pas pour rien le bon-
heur et la sécurité des sujets. L'étroite union de
la morale et de la politique est un fait constaté
par les plus anciens observateurs de la nature
humaine : Platon et Aristote, à l'exemple de
PRELIMINAIRE. XCJIl
Socrate leur maître, regardèrent ces deux parties
de la philosophie comme unies par un lien indis-
soluble. Il est vrai que dans tout le cours du
moyen âge, et jusqu'au milieu du siècle précé-
dent , la politique a été regardée au moins en
France, comme entièrement étrangère à l'ensei-
gnement philosophique. Mais on sait assez que,
depuis long-temps, les plus illustres professeurs
des universités de l'Angleterre et de l'Allemagne se
sont appliqués à remplir cette lacune. C'est même
dans cette vue qu'Adam Smith paraît avoir com-
posé son célèbre traité de la Richesse des Na-
tions , et créé , en quelque sorte , la science de
l'économie politique. C'est aussi par le même
motif que M. de ïracy a écrit son Commentaire
sur V Esprit des Lois , et exposé avec autant
d'intérêt que de méthode les principes de
l'économie politique et de l'ordre social, dans
le quatrième volume de ses Eléments didéo-
logie.
Tout lecteur impartial comprendra sans peine
que les opinions énoncées dans les deux chapi-
très où je traite du sentiment religieux et du
mode d'existence des sociétés politiques , étant
purement spéculatives , et prises dans un ordre
d'idées tout-à-fait abstraites, il y aurait une ex-
trême injustice à prêter à l'auteur l'intention d'en
faire l'application à quelque religion positive ou
XCIV DISCOURS
à quelque gouvernement que ce soit. J'ai fait
assez entendre que , dans la plupart des ques-
tions de philosophie morale , les choses réelles ,
les faits directement observables, flottent, s'il le
faut ainsi dire, entre deux limites extrêmes, en-
tièrement rationelles ; Tune où serait le bien ,
sans mélange de mal ; et l'autre où serait le mal,
sans mélange de bien. Il doit donc être permis à
l'écrivain qui traite de pareilles questions , de
présenter hypothétiquement l'ensemble des con-
ditions qui lui paraissent le plus approcher de
l'une ou de l'autre de ces limites, sans qu'on ait
le droit de lui attribuer un dessein qui ne peut
qu'être aussi étranger à sa pensée qu'à la nature
même de son sujet. D'ailleurs je n'ai avancé aucune
assertion qui ne se trouve dans un grand nombre
d'ouvrages universellement estimés. Quelques-
unes des propositions qui sembleraient le plus
opposées aux opinions des hommes de notre
temps qui combattent avec ardeur en faveur
de l'intolérance et des maximes du pouvoir
absolu, se trouvent plus ou moins explicite-
ment énoncées dans des ouvrages qui ont paru
dans le monde , il y a plus de deux mille ans , et
qui ont obtenu, dans tous les temps, l'approba-
tion des esprits les plus sages et les plus éclairés.
A. dire vrai , cii considérant les destinées qu'ont
bubies les sociétés humaines siu- tout le globe, de-
PRELIMINAIRE. XCV
puis les temps dont il nous reste des monuments
^historiques dignes de quelque confiance, on
pourrait être tenté de regarder les principes de
morale publique, universellement admis par les
philosophes , comme les rêves d'imaginations
exaltées ou séduites par des sentiments généreux.
On pourrait même aller jusqu'à regarder les
maximes directement contraires comme l'expres-
sion plus exacte et plus fidèle de la loi qui sem-
ble régir le sort de l'humanité. Mais la conscience
du genre humain tout entier s'élève avec la plus
haute énergie contre une pareille pensée, et de
plus il est incontestable que tous les maux dont
les hommes ont eu à gémir par les vices sans
nombre des institutions * qui se sont établies
* Les délits et métne les crimes isolés et individuels ,
quelque funestes et déplorables qu'en soient les effets , ne
font pourtant qu'un mal circonscrit dans des limites assez
étroites. Mais les institutions vicieuses ou perverses produi-
sent des calamités qui s'étendent sur de longues suites de
générations. Elles fortiiient incessamment les faux principes
qui leur ont donné naissance. Jetant de profondes racines
dans les esprits et dans les volontés, elles luttent long-temps
avec succès contre tout établissement salutaire qu'on tente-
rait de leur opposer. Elles corrompent la plus grande partie
des individus voués à leur maintien , et même un nombre
considérable de ceux dont les intérêts seraient contraires aux
leurs, en les ralliant à elles précisément parce qu'elles ont
de nuisible et de dangereux pour la société tout entière.
XCVI DISCOURS
parmi eux, n'ont pourtant eu poin- fondement ,
ou pour prétexte, que ces mêmes principes de
justice et de raison , qui seuls, ont pu, à quelque
époque et chez quelque peuple que ce soit , ob-
tenir l'assentiment universel.
Si donc on applique à cette question le prin-
cipe démontré dans la théorie des probabilités ,
que « dans ime série d'événements indéfiniment
« prolongée, l'action des causes régulières et con-
« stantes doit l'emporter à la longue sur celle des
« causes irrégulières ; « si l'on considère que, de
nos jours, la tendance d'un grand nombre de
peuples dans plusieurs parties du globe , notam-
ment en Europe et en Amérique , les porte vers
un ordre de choses plus conforme à ces maximes
de justice et de morale reconnues et proclamées
parles sages de tous les pays et de tous les siècles,
et dans les livres sacrés de toutes les religions et
de presque toutes les sectes, on aura, ce me
semble, un nouveau et puissant motif pour les
regarder comme l'expression de la loi qui préside
en effet au développement de l'humanité , et à
laquelle les siècles à venir verront les destinées
des sociétés humaines se conformer de plus en
plus.
PRELIMINAIRE. XCVII
§ VIII.
Esquisse de la seconde partie , intitulée Raison.
La science de l'entendement a, sur toutes les
autres, ce précieux avantage, que presque tous
les mots dont elle se sert font partie de la langue
commune, parce qu'ils sont l'expression de la
conscience que tout individu a inévitablement de
ce qui se passe à chaque instant en lui-même.
Aussi cette façon de parler ,y^«>e la langue de la
science^ employée par Condillac, et, depuis lui,
par plusieurs écrivains, est-elle peut-être (dans
le sens où l'on paraît quelquefois l'avoir enten-
due) moins applicable à l'idéologie qu'à aucun
autre sujet. Car, pour les autres sciences natu-
relles , comme la botanique , l'anatomie , la chi-
mie , etc. , il a bien fallu que ceux qui les ont
perfectionnées , imaginassent un nombre très
considérable de mots tout-à-fait inusités dans le
langage ordinaire. Mais dans la science de l'en-
tendement , il s'agit bien plus de déterminer avec
précision le sens des termes dont tout le monde
se sert , pour exprimer à peu près les mêmes idées ,
que d'en inventer de nouveaux. Voilà pourquoi
les scolastiques et ceux qui ont entrepris de faire
revivre ou d'imiter leur langage obscur et barbare
XGVIIl DISCOURS
ont plutôt retardé les progrès de celte science
qu'ils n'ont contribué à son perfectionnement.
En lisant la première partie de cet ouvrage, ou
seulement l'esquisse que je viens d'en faire , on
reconnaîtra qu'elle ne contient guère que le dé-
veloppement des notions exprimées par quelques
mois dont tout le monde se sert assez ordinaire-
ment, et qui sont, en général, compris par les
ignorants, aussi bien que par les savants, toutes
les fois que les uns et les autres ont occasion
de les appliquer dans la conversation familière.
Le mot entendement^ par exemple, exprime la
somme de nos facultés intellectuelles, ou de nos
moyens de connaître , de savoir et de vouloir :
mais il les présente comme pouvant être appli-
quées chacune aux objets qui leur sont propres^
et pouvant se manifester en effet par ces appli-
cations même , à mesure qu'elles ont lieu.
Or, le mot raison exprime aussi la somme des
mêmes facultés , mais- appliquées à dessein par
l'être qui en est doué , et seulement toutes les
fois qu'il en fait une application exacte et régu-
lière.
D'où l'on doit conclure que la raison n'est pas,
comme on paraît le croire assez communément ,
une faculté distincte et en quelque sorte sui ge-
neris, mais qu'elle n'est réellement que l'emploi lé-
gitime et régulier de toutes nos facultés, quand
PRÉLIMINAIRE. XCiX
toutes sont dans un juste équilibre, et quand
chacune concourt aux actes dans lesquels elle
intervient , avec le degré d'intensité et d'énergie
nécessaire à leur parfaite régularité. On voit par
là comment cette seconde partie de notre travail
n'est au fond que le même sujet qui a été traité
dans la première , mais envisagé sous le point de
vue particulier que nous indiquons ici.
Cette manière de définir et de considérer la
raison conduit, au reste, à des conclusions con-
formes aux idées qu'en ont eues les plus sages
écrivains de l'antiquité et des temps modernes.
Peut-être même fait-elle ressortir avec plus de
netteté et d'évidence la justesse des opinions
qu'ils ont énoncées sur ce sujet. Ainsi, en ad-
mettant la définition que nous venons de donner
de la raison , on voit clairement pourquoi pres-
que tous les philosophes l'ont regardée comme
la partie essentielle et principale de l'âme, comme
la faculté destinée à diriger toutes les autres, et
à exercer sur elles une autorité absolue et irré-
fragable. On voit aussi pourquoila plupart d'entre
eux la regardent également comme le guide le
plus sûr que nous puissions suivre dans toutes
nos déterminations , et comme la règle unique
de toute notre conduite; en sorte que, suivant
eux, il ne nous est pas permis , ni même possible,
jusqu'à un certain point, de renoncer à la raison,
C DISCOURS
pour suivre quelque autre règle, ou quelque
autre guide que ce soit *.
L'objet essentiel de la raison , c'est la connais-
sance de la vérité , c'est-à-dire de ce qui est , de
ce qui a une existence réelle et incontestable, soit
en nous, soit hors de nous. Qui ne voit, en effet,
combien de calamités résultent chaque jour des
illusions qui nous entraînent si souvent à prendre
des chimères pour des réalités, à chercher le bon-
heur dans des systèmes de conduite qui, loin de
pouvoir jamais nous mener à ce but, ne font,
au contraire, que nous en éloigner chaque jour
davantage? Il nous importe donc beaucoup de
nous faire des idées saines sur la plupart des
questions qui intéressent le plus les destinées des
sociétés et des individus. Mais comme tout est
lié dans la nature des choses aussi bien que dans
notre intelligence qui nous la représente , il n'y
* Aussi, le sage Locke, considérant la raison comme une
révélation naturelle par laquelle Dieu communique aux
hommes la portion de vérité qu'il a mise à portée de leurs
facultés, observe expressément que « celui qui proscrit la
« raison, pour y substituer la révélation, éteint ces deux
u flambeaux à la fois, et fuit la môme chose que s'il voulait
« persuader à un homme de s'arracher les yeux, pour mieux
« recevoir, par le moyen du télescope, la lumière d'une
« étoile trop éloignée , pour qu'il ])uisse l'apercevoir à la
a simple vue. » Essai sur l'Entend.^ 1. IV, c. XIX , § /j.
PRELIMINAIRE. Cî
a presque aucun sujet d'étude ou de recherches
sur lequel nous n'ayons quelque intérêt à nous
garantir de l'erreur, parce que les objets qui
semblent quelquefois le moins dignes d'attirer
notre attention , peuvent pourtant avoir des rap-
ports, soit directs, soit indirects, avec d'autres
objets, sur lesquels une opinion erronée peut
être extrêmement dommageable.
Des considérations sur la vérité, sur les accep-
tions diverses que renferme cette notion, les-
quelles ne sont qu'autant de points de vue dif-
férents sous lesquels on peut la considérer,
devaient donc suivre celles que j'avais exposées
au sujet de la raison et des divers aspects que
présente cet ordre d'idées. J'examine, à cette oc-
casion , quels sont les caractères de la vérité, ou
de ce qui en approche le plus ( évidence , certi-
tude , probabilité ), et les effets qui en résultent
dans notre entendement (croyance, conviction ,
persuasion , opinion ). Au reste , si la raison n'est,
comme je viens de le dire , que l'emploi exact et
régulier de toutes nos facultés, et si cet emploi
ne saurait être tel , qu'autant qu'il nous conduit"
à la connaissance du vrai , on sent assez qu'il y a
entre ces deux notions, raison et vérité, une
entière et constante analogie , et presque une
sorte d'identité. Mais par quels moyens pouvons-
nous parvenir à la connaissance du vrai ?
en DISCOURS
Depuis la piiblicalion du Novum Organum de
Bacou , et: du célèbre discours de Descaries, sur
la y7/e^/io<:/e , beaucoup de philosophes se sont ph?
à nous tracer d'éloquents tableaux des merveil-
leux effets de ce qu'ils appelaient de ce nom. îl
semblait, à les entendre, que la /né tho de dut
être pour cehii qui l'aurait trouvée , une sorte
de talisman , au moyen duquel , non seulement
il verrait les difficultés de toutes les sciences
s'aplanir comme d'elles-mêmes, mais il par-
viendrait encore à faire, dans toutes les parties
des connaissances humaines, de nombreuses et
brillantes découvertes. On a donc cherché avec
ardeur cet admirable secret,etron a cru quelque-
fois, ou l'on a donné à penser, qu'on l'avait
trouvé. Plus d'un écrivain , pour donner crédit à
son système, ou pour s'en persuader à lui-même
l'importance et la vérité, s'est empressé de vanter
la puissance de la méthode, qui semblait devoir,
à son gré, opérer l'entière rénovation de l'intelli-
gence humaine. Mais l'intelligence humaine se
continue , s'agrandit avec le cours des vsiècles ,
au point de paraître fort différente , à une certaine
époque, de ce qu'elle était à une époque plus
reculée : mais elle ne se renouvelle pas; le
fonds reste toujours le même. Seulement, la vé
rite, qui y pénètre par un progrès lent et insen-
sible, semble quelquefois prendre parles travaux
PRELIMÎNAniF. Cfïï
âc quelques génies heureux un essor plus rapide.
Quoi qu'il en soit, on peut affirmer, ce me
semble, qu'il n'y a jamais eu qu'une seule mé-
thode, et qu'elle a été employée dans tous les
temps par presque tous ceux qr.i ont tait des
découvertes plus ou moins utiles ou importantes.
I.e grand mérite de Descartes et surtout de Bacon
a été de la reconnaître et de la signaler, en l'op-
posant aux vaines et fausses sciences qui, de leur
temps , occupaient et égaraient presque tous les
hommes qui aspiraient à acquérir des connais-
sances. Et,cho^e étrange! bien que les admirables
écrits du chancelier d'Angleterre, sur cette partie
de la philosophie, aient été vantés avec raison ,
on a continué , presque jusqu'à ces derniers
temps , à enseigner les principes d'une prétendue
logique purement de convention, qui, de l'aveu
même de ceux qui y étaient le plus profondément
versés , n'a jamais pu servir à découvrir une seule
vérité nouvelle , ni à démontrer aucune de celles
qui, depuis long-temps, éîaient universellement
connues *.
J'ai donc essayé de donner une idée exacte ,
quoique sommaire , de la jnéthode cVinduction ,
très anciennement connue, ou du moins prati-
quée , mais exposée d'une manière si attachante
* Voyez la Logique ou l'Art dépenser , part. III, cîi. T,
CIV DISCOURS
et si animée dans les écrits de Bacon. Elle peut
s'appliquer, en effet, à tous les genres de con-
naissance et de lecherches , quoiqu'il en ait plus
particulièrement dirigé l'application vers les
sciences naturelles; et quoiqu'il se soit trompé,
en grande partie, lorsqu'il a voulu entrer dans
les détails de cette application. C'est qu'une pa-
reille entreprise ne pouvait pas être exécutée par
un seul homme, dans Tétat où se trouvaient les
sciences à cette époque. Mais il n'en est pas moins
vrai qu'elles ont dû îes progrès notables qu'elles
ont faits depuis , à la méthode que ce grand
homme avait conçue et décrite, et aux procédés
divers qu'elle embrasse.
Sans doute elle ne peut donner à aucun homme
le génie ou les talents que la nature lui aurait
refusés; mais elle est éminemment propre à gui-
der sûrement celui cjui possède ces dons précieux,
car elle peut le préserver de beaucoup d'erreurs
et de dangereuses illusions. Enfin, elle est pour
les esprits ordinaires un puissant moyen de for-
mer et de développer le jugement ; elle peut les
rendre capables de saisir plus facilement les vé-
rités nouvelles qu'on leur présente , et d'apprécier
avec justesse le mérite et la valeur des travaux de
ceux qui sont appelés à faire faire aux sciences
de véritables progrès.
Mais, avant d'exposer avec c[uelque détail les
PIIELIM1NA.1RE. CV
procédés de la méthode proprement dite, il
convenait d'embrasser d'une vue générale l'éten-
due des objets auxquels elle s'applique , et les
conditions nécessaires au succès de cette applica-
tion. Tel a été l'objet de la partie de mon travail ^
dans laquelle , sous le titre de Préliminaires de
la Méthode^ je donne un tableau sommaire de
l'ensemble des connaissances humaines, et ensuite
quelques indications sur les moyens de prévoir
ou de prévenir les chances d'erreur auxquelles
on peut être exposé dans la recherche de la
vérité. Or, ces moyens consistent essentiellement
dans la connaissance exacte , autant qu'on peut
l'acquérir, des avantages et des inconvénients
propres à chacune de nos facultés , ou du moins
aux plus importantes d'entre elles. C'est-à-dire
qu'on ne peut guère réussir dans cette entreprise
qu'avec une sorte de philosophie, soit acquise
par l'étude et la réflexion , soit naturelle , et, s'il
le faut ainsi dire, instinctive , qui n'est le partage
que d'un bien petit nombre d'êtres privilégiés ,
et qui , chez ceux-là même , ne s'étend ordinai-
rement qu'aux objets particuliers auxquels ils
ont donné une attention assidue.
Quant à la méthode elle-même , il m'a semblé
qu'elle pouvait se réduire à trois procédés prin-
cipaux, qui sont comme autant de degrés par
lesquels on peut s'élever à la connaissance du
*****♦•
CVI DISCOURS
vrai. Ces procédés en comprennent eux-mêmes
quelques autres , qui en sont comme des consé-
quences naturelles et en quelque sorte nécessai-
res. Je les considère comme des modifications ou
des modes de ces procédés généraux , et je fais
voir comment les uns et les autres peuvent varier,
suivant la nature des objets ou des sujets auxquels
on les applique.
Enfin, en traitant du raisonnement^ que l'on
peut regarder aussi comme une partie de la mé^
thode,ou plutôt comme le moyen, à l'aide duquel
elle existe et se manifeste, j'ai cherché à détermi-
ner clairement la notion générale exprimée par
ce mot, et surtout à la distinguer de celle que
l'on désigne par les mots argument et argumen-
tation. Car ceux-ci n'expriment qu'un mode, ou,
pour mieux dire , une forme technique du rai-
sonnement proprement dit. Raisonner , c'est se
représenter à soi-même par un discours intérieur,
ou manifester au-dehors , par une suite de pro-
positions explicites , la série des idées et des pen-
sées que l'on conçoit à l'occasion d'un objet ou
d'un sujet déterminés. Or, il est évident que le
raisonnement ne peut être exact, qu'autant que
la suite des idées qu'il énonce est conforme à la
sorte de vérité que comporte le sujet que l'on
traite. Par conséquent, il n'est pas moins évi-
dent qu'on ne peut raisonner avec justesse que
PRELIMINA.IRE. CVîÉ
sur les choses que l'on connaît, ou que l'on sait.
La véritable logique, n'est donc pas, comme
on semble le croire ordinairement, un art ou
une science qui enseigne à raisonner sur toutes
sortes de sujets, ni même à juger avec justesse
des raisonnements que d'autres peuvent faire
sur quelque sujet que ce soit. La véritable logique
n'est, suivant la manière dont je la considère,
que la méthode elle-même ; elle y est comprise
tout entière , en sorte que l'on ne peut bien rai-
sonner que sur les choses auxquelles on l'a ap-
pliquée convenablement.
§ IX.
Observations générales.
On comprend facilement, d'après le nombre
considérable de questions qui ont été traitées
dans les deux parties de cet ouvrage , qu'il n'offre
guère que des indications sur la plupart d'entre
elles, et qu'une esquisse rapide des objets que
devrait comprendre un traité complet de la science
de l'esprit humain. Le titre ^Introduction à VÉ-
tucle de la Philosophie , que j'ai adopté, fait assez
connaître que je n'ai voulu y présenter avec
quelque développement que les principes géné-
raux de cette science, et de chacune des grandes
divisions qu'on y a dès long-temps établies, ou
CVllI DISCOURS
plutôt, comme je l'ai dit précisément, qiie les
traits distinctifs des principaux aspects sous les-
quels elle peut être considérée. Si donc on préfère
la division de ce sujet en métaphysique , morale
et logique^ communément adoptée autrefois dans
toutes les écoles de philosophie, on pourra la re-
trouver dans ce traité , puisque la première et la
seconde section de la première partie compren-
nent ce qu'on pourrait appeler des éléments de
métaphysique, que la troisième section de cette
même partie contient ceux de la morale , et qu'en-
fin la seconde partie tout entière est un traité
élémentaire de logique.
Quant à la division en entendement et volonté^
adoptée aussi par un grand nombre de philosophes,
on la retrouve également ici , bien que je n'aie
pas cru devoir les opposer , en quelque sorte ,
l'une à l'autre, comme on l'a fait ordinairement,
mais que je les considère, au contraire , comme
des points de vue différents d'un seul et unique
objet. Il en faut dire autant de la division en en-
tendement et raison^ que j'ai cru devoir adopter,
puisque chacun de ces deux mots exprime tou-
jours l'ensemble de nos facultés, envisagé sous
des points de vue différents. En effet, sous le
premier je les considère en puissance ^ pour me
servir d'une expression de l'école, c'est-à-dire
comme capables de produire tels ou tels phéno-
PRELIMINAIRE. CIX
mènes; sous le second , je les considère en action^
c'est-à-dire comme produisant ces mêmes phéno-
mènes sous la direction d'une volonté qui sait
en faire l'emploi le plus conforme à la nature des
choses, dans l'homme lui-même , et dans les ob-
jets qui l'environnent, autant qu'il lui est donné
de les connaître.
Ce sont donc les principes fondamentaux et
les plus généraux que j'ai tâché d'exposer avec
les développements nécessaires pour en faire
comprendre la liaison et l'importance. Mais les
conséquences plus ou moins nombreuses ou
étendues qui en dérivent , ne pouvaient , d'après
mon plan , qu'être indiquées d'une manière fort
abrégée. Ainsi, sous ce rapport, l'ouvrage lui-
même, il faut l'avouer, ne peut guère être consi-
déré que comme une table raisonnée des matiè-
res que pourrait comprendre un cours complet
de philosophie. Plusieurs des chapitres dont ce
livre se compose , et même plusieurs paragraphes
de ces chapitres pourraient, comme on le verra
facilement, donner iieu à des développements
qui exigeraient des volumes. J'ai moi-même indi-
qué,dans les notes, les ouvrages où les sujets que
j'avais en vue ont été, à ma connaissance, traités
avec le plus de talent et d'étendue. J'ai voulu
ainsi appeler l'attention des lecteurs sur l'im-
portance des objets eux-mêmes et sur les livres
ex DISCOURS
où ils pourraient puiser une instruction plus
abondante et plus complète.
Il n'y a point de science qui ne doive le degré
quelconque de perfection auquel elle est parve-
nue , à une époque donnée , aux travaux succes-
sifs des générations d'hommes qui s'en sont oc-
cupés dans les différentes contrées de la terre,
toutes les fois qu'il y a eu des traditions ou des
communications des unes aux autres. La philo-
sophie est, à cet égard, comme tous les autres
genres de connaissances qui nous ont été trans-
mis par les Grecs et par les Romains , et qui ont
été cultivés avec assiduité chez les différentes na-
tions de l'Europe, Nous devons donc aux philo-
sophes de l'antiquité, et à ceux des temps mo-
dernes qui ont écrit sur ce sujet, une sincère
x^econnaissance pour les vérités qu'ils nous ont
fait connaître. Nous devons également avoir
de l'indulgence pour les erreurs qu'ils nous sem-
blent avoir mêlées à ces vérités, quand rien ne
nous autorise à penser qu'ils avaient intention
de dire autre chose que la vérité.
Mais chaque homme est si naturellement en-
clin à se croire supérieur aux autres, nous som-
mes si satisfaits de tout ce qui nous semble pro-
pre à justifier, sous quelque rapport, la bonne
opinion que nous avons besoin d'avoir de nous-
mêmes, que nous résistons difficilement à la ten-
PRÉLIMINAIRE. CXI
talion de parler avec une sorte de dédain de ceux
qui nous semblent avoir commis quelque erreur
sur les sujets dont nous nous occupons , ou qui
paraissent n'avoir pas réussi comme nous dans
les recherches auxquelles nous nous appliquons.
Il est pourtant vrai que , cet entraînement de
Tamour propre, quelque naturel qu'il soit, a de
graves inconvénients, et qu'il n'y a guère de
mouvements dont nous devions nous défendre
avec plus de soin , dans l'inlérét même de notre
vanité.
Souvent, lorsqu'un système de philosophie s'est
produit dans le monde avec quelque applaudis-
sement , non seulement son auteur affecte une
sorte de mépris pour les opinions que l'on avait
adoptées jusqu'à lui; mais les adeptes et les par-
tisans de la doctrine nouvelle , tout fiers d'une
prétendue victoire, à laquelle ils n'ont eu aucune
part , s'efforcent de la compléter en décriant les
opinions anciennes comme immorales et dange-
reuses. Ce procédé n'est ni sensé ni équitable.
Condillac , qui n'a point eu un pareil sort, mérite
pourtant quelque reproche pour le ton de supé-
riorité qu'il prend à l'égard des philosophes , en
général , qui n'ont pas su apercevoir ce qu'il croit
avoir vu beaucoup mieux qu'eux. Il a été traité,
dans ces derniers temps avec moins de ménage-
ment qu'il n'en avait eu pour ses devanciers, et
exil DISCOURS
par conséquent avec moins de justice. Locke ,
qui semble être entré le premier dans la route de
l'observation, et qui surtout s'y est tenu le plus
constamment, n'a point eu cette faiblesse peu
digne d'un philosophe. Son livre est, encore à
cet égard , un modèle fort bon à imiter.
Sans doute , on est quelquefois obligé de faire
voir par quels motifs on regarde comme fausses
ou comme inexactes, des opinions généralement
reçues, mais on peut toujours le faire sans em-
ployer des expressions qui puissent offenser ceux
qui les ont avancées ou défendues , et surtout
sans accuser leurs intentions. Au moins me suis-
je appliqué, autant que je l'ai pu, à suivre cette
règle. Si donc on trouve quelquefois mon langage
trop affirmatif dans l'exposition que je fais de
certaines idées qui semblent opposées à celles
qui étaient plus généralement admises, je prie le
lecteur de se rappeler que mon dessein n'a pas
été de blâmer, et moins encore d'offenser ceux
qui les admettent. On verra même que , dans
bien des cas , l'opposition où je me trouve avec
quelques écrivains fort distingués qui ont traité
le même sujet, est plutôt dans les termes qu'elle
n'est dans le fonds de la doctrine.
Lorsque je dis, par exemple, qu il nj a point
d idées complexes ^ d idées générales ^ etc., il est
facile de voir que , donnant au mot idée une ac--
PRÉLIMINAIRE. CXHI
ception différente, à quelques égards, de celle
qu'y ont attachée d'autres auteurs, ces façons de
parler n'expriment que la conséquence nécessaire
de ma manière de considérer les idées , sans qu'on
puisse en conclure que je blâme ceux qui ont
employé les expressions idées générales ^ ou idées
complexes ^ puisqu'ils attachaient à ces expres-
sions un sens différent de celui que j'y attache
moi-même.
Je ne me suis point élevé à ces hautes spécu-
lations métaphysiques sur l'absolu , l'infini, etc.,
qui , de notre temps , ont si fort occupé les philo-
sophes Allemands, et qui se sont introduites en
France sous les auspices de plusieurs écrivains
d'un talent distingué. J'avoue franchement qu'il
s'y trouve beaucoup de choses qui sont au-dessus
de mon intelligence, et qu'il y en a d'autres qu'on
pouvait, ce me semble, exprimer dans un lan-
gage moins obscur ou moins scientifique , puis-
qu'elles sont très anciennement connues. Les
modernes imitateurs des Platoniciens et des Néo-
platoniciens ne me semblent ni plus ni moins in-
intelligibles que leurs devanciers; il n'y a dans
leur langage ni plus ni moins d'enthousiasme et
de ce qu'on veut appeler aujourd'hui de \2ip0esie;
mais cette poésie est loin de valoir celle d'Homère
pu de Sophocle , de Milton ou de Racine. On ne
voit pas d'ailleurs que, dans le cours de tant de
ex IV DISCOURS
siècles , où des tentatives du même genre ont été
renouvelées , à différentes époques , par des
hommes de beaucoup de talent , et qui y avaient
consacré leurs méditations assidues , il se soit fait
un progrès véritable dans la route où ils étaient
entrés.
Dans tous les genres l'infini commence, pour
l'homme, immédiatement au-delà de ce qu'il est
parvenu à connaître. Mais son imagination dont
il est si fier , à Taide de laquelle il se flatte d'o-
pérer tant de merveilles, dans cet infini qu'il ne
connaît pas , reste toujours , en effet , fort au-
dessous ou en deçà des réalités dont il acquiert
plus tard la connaissance. Le télescope et le mi-
croscope lui ont révélé, dans l'infini, en petitesse
comme en grandeur, des dimensions réelles,
qu'il était , loin de soupçonner , et qui agrandis-
sent merveilleusement à ses yeux la sphère de
ces deux infinis*. Cependant il n'y a aucun doute
* Quels eifoi ts d'imagination pourraient nous ouvrir des
perspectives de l'iniini, soit en grand, soit en petit, aussi
vastes, aussi propres à confondre notre intelligence, que la
double série des faits suivants, qui sont dus aux observations
des astronomes et des naturalistes, aidés des meilleurs instru-
ments d'oplique que l'on ait pu construire jusqu'à présent?
I. La distance du soleil à la terre peut être évaluée , en
nombres ronds, à environ 35 millions de lieues communes
de 25 an degré. Or, le double de cette distance, ou le grand
PRELIMINAIRE. CXV
que de nouvelles découvertes pourront un jour
lui manifester d'autres réalités, à la lumière des-
diamètre de l'orbite que la terre décrit dans sa révolution
annuelle autour du soleil (environ 70 millions de lieues) ,
est une grandeur tout-à-fait insensible ou inappréciable, si
on le suppose vu de la plus brillante des étoiles fixes, qui
serait apparemment la plus voisine de nous.
La distance d'une telle étoile doit être plus de 200,000
fois aussi considérable que celle du soleil à la terre, ou plus
de 70,000 fois cent millions de lieues.
Le volume du soleil étant 1,400,000 fois celui de la terre,
le volume d'une étoile placée à une distance telle que son
diamètre put être vu seulement sous un angle d'une demi
seconde, devrait être 196,851,200,000 fois celui de la terre,
ou 140,608 fois celui du soleil.
Cependant de tels corps lumineux sont répandus par
groupes nombreux dans les espaces célestes. Ces groupes ,
composés de milliards d'étoiles, et d'un nombre peut-être
non moins considérable de corps qui ont perdu leur lumière,
sont appelles des nébuleuses , et les astronomes sont portés
à croire que notre ciel étoile tout entier, avec la voie lactée
qui en fait partie , n'est qu'une nébuleuse , comme celles que
l'on aperçoit , sous la forme de taches blanches, dans beau-
coup d'endroits du ciel. Voilà l'idée de l'infini en grand ,
telle que la donnent les connaissances positives dues aux
progrès de l'astronomie. Voyez \ Exposition du système du
monde ^ par M. Laplace, p. 894 et suiv. de la 5*^ édit.
IL Pour l'infini en petit, considérons cette autre série de
propositions.
Les meilleurs microscopes grossissent jusqu'à îooo ou
i'20o fois le diamètre des objets ( voyez les Anmdes des
CXVI DISCOURS
quelles il reconnaîtra déplus en plus combien son
imagination , dans ses élans les plus audacieux ,
est toujours loin d'atteindre même les limites de
ce qu'il lui est possible de savoir avec certitude.
Je me suis donc appliqué , dans tout ce
que j'ai écrit, sur le sujet que j'entreprenais de
traiter , à me comprendre d'abord moi-même ,
sciences naturelles , par MM. Aiidouin , Ad. Brogniart et
Dumas , tom. 3 , p. 365 et 366 ).
Ainsi , im objet qui n'aurait, dans le microscope, qu'un
demi-millimètre de diamètre apparent, et qui y serait très
visible, n'aurait de diamètre réel que j-*-7 de millimètre ,
si l'instrument grossissait seulement looo fois, et la surface
apparente de cet objet, serait un million de fois plus grande
que sa surface réelle.
M. Ad. Brogniart n'évalue le diamètre réel d'un granule
spermatique du cèdre du Liban, qu'à j~- de millimètre.
Par conséq'uent, dans un millimètre quarre il tiendrait
/i90,ooo granules , inscrits chacun dans le carré de son diamè-
tre ; et dans un millimètre cid3e (à peu près la grosseur de
la tête d'une épingle commune), il en tiendrait 343 millions,
pareillement inscrits chacun dans le cube de son diamètre.
Enfin, ces granules étant sphériques , si l'on voulait
avoir le nombre absolu qui en serait compris dans le volume
d'un millimètre cid3e, il Amdrait augmenter le dernier
nombre (3.'|3 millions) dans le rapport do ii à 2i , ce qui
donnerait à peu près 523 millions de pareils corps. Quelles
seront, après cela, les dimensions des molécules des sub-
stances matérielles solides, liquides ou gazeuses, dont
chacun d'eux peut être composé ?
PRELlMmMRE. CXVIÏ
c est-à-dire à m'assurer que chacune des propo-
sitions que j'avançais était l'expression de quelque
fait observé ou observable, ou l'expression de
quelque conception de mon esprit, dont les
termes pussent en dernière analyse se réduire à
de pareils faits. J'ai tâché ensuite de me rendre ,
autant qu'il m'a été possible , intelligible pour
toute personne qui consentirait à me lire avec
quelque attention, et qui voudrait bien prendre
le soin de ne donner aux mots dont je me sers,
que le sens que j'ai cru devoir y attacher, toutes
les fois du moins que je lui paraîtrai avoir réussi
à le déterminer avec quelque précision. Car il me
semble que l'on ne peut, qu'à cette condition,
s'assurer de la vérité ou de la fausseté de mes
opinions , et se croire autorisé à les rejeter ou à
les admettre.
Il s'en faut d'ailleurs beaucoup que je sois sûr
de ne m'étre pas trompé ; je regarde, au contraire,
comme très probable , qu'il a pu m'échapper plus
d'une erreur grave , dans un genre de questions
depuis si long-temps controversées , et je suis
prêt à les désavouer aussitôt qu'on me les mon-
trera clairement, soit qu'on le fasse avec plus ou
moins d'égards ou d'indulgence. Toutefois, comme
j'ai tâché de ne fonder que sur des faits nombreux
et précis les propositions de quelque importance
que j'ai avancées , j'ai peut-être le droit d'espérer
Ci^yUl DISCOURS
qu'on n'entreprendra de les contredire ou de les
réfuter , qu'en y opposant d'autres faits , aussi
nombreux et aussi positifs, ou en me prouvant
que j'ai mal observé , mal caractérisé ceux qui
servent de base à mes raisonnements , ou enfin ,
en faisant voir que j'en ai tiré des conclusions
qui n'en sortent pas nécessairement. Si donc on
me combattait par des déclamations propres à
exciter des préventions défavorables contre mes
principes ou contre mes sentiments, par des in-
ductions et des insinuations de nature à rendre
suspectes ma doctrine et ma personne , j'avoue
que c'est un genre d'attaque contre lequel un
auteur n'a de ressource que dans l'équité et dans
l'impartialité de seslecteurs ; une sorte de malheur
dont il ne peut se consoler que par le témoignage
de sa conscience et par la pensée que les torts
véritables ne sont pas de son côté.
J'ignore si, d'après une nomenclature assez
récente , je serai classé parmi les écrivains qu'on
est convenu d'appeler sensualistes , ou si l'on
croira pouvoir me placer au rang de ceux qu'on
nomme éclectiques. Je crois pourtant avoir droit
à cette dernière dénomination , plus qu'à aucune
autre , et ce n'est ni par orgueil ni par vanité.
C'est qu'il n'y a, ce me semble, aucun homme
exerçant un métier, un art, ou une profession
quelconque , qui puisse s'empêcher d'être éclec-
PRELIMINAIRE. CXIX
tique, c'est-à-dire de choisir, entre les moyens et
les procédés que comporte l'exercice de sa pro-
fession , ceux qui lui paraissent avoir le plus
d'avantagées ou le moins d'inconvénients. Partaa^er
ou classer, comme on l'a fait, les philosophes en
sensualistes, théologiens et éclectiques, c'est à
peu près comme si l'on divisait les plantes en
arbres, en agames ou en cryptogames, et en
végétaux : division tout-à-fait vicieuse, puisque
l'un de ses membres comprendrait la totalilé du
sujet divisé. La vérité est que j'ai adopté les opi-
nions de tous les philosophes anciens ou moder-
nes, qui, à ma connaissance, ont le mieux ob-
servé ou décrit les phénomènes de l'intelligence
humaine, parce qu'il m'a semblé, qu'en général
ils n'avaient fait ou voulu faire que ce que j'en-
treprenais de faire moi-même.
Aussi , comme l'indiquent les paroles de Cicéron
que j'ai prises pour épigraphe, ai-je moins pré-
tendu dire des choses neuves, que des choses
vraies. Quant aux opinions qui pourraient m'étre
propres, ce sont précisément celles qui m'inspi-
rent le moins de confiance , jusqu'à ce qu'elles
ayent obtenu l'assentiment des véritables juges
en ces matières. Je n'ai pas besoin de dire que je
ne les aurais pas avancées , si je ne les avais pas
cru véritables, et ce n'est qu'à ce titre que je puis
désirer qu'elles soient adoptées. Enfin, je puis
tàX DISCOURS PRÉLIMINAIRE.
affirmer avec vérité, qu'à l'exemple de tous ceux
qui ont l'ambition de se rendre utiles au public
et le désir d'en être approuvés , j'aurais fort sou-
haité de faire plus et mieux que je ne pouvais.
Fin du discours préliminaire.
INTRODUCTION
A L'ÉTUDE
DE LA PHILOSOPHIE.
PREMIÈRE PARTIE.
ENTENDEMENT.
SECTION PREMIÈRE,
co:nivaissance.
CHAPITRE PREMIER.
Exposition des Faits les plus généraux qui
constituent tout Acte en vertu duquel nous
connaissons un objet quelconque.
§ I . Ce que c'est qu'un Acte de connaissance.
j_j 'ÉTUDE que nous entreprenons ne suppose abso-
lument aucune donnée antérieure , aucune autre
condition que l'existence des moyens de connaître ,
que l'on peut observer dans tout homme organisé
comme nous le sommes , et dont tous les organes
2 PREMIÈRE PARTIE.
ont acquis leur entier développement , quelles que
soient d'ailleurs les circonstances au milieu desquelles
ce développement s'est opéré. Il ne s'agit ici que
d'examiner ce qui se passe dans l'entendement d'un
tel individu,en présence de quelque objet dont il
prend connaissance , parmi ceux qui peuvent s'offrir
à lui, presque dans tous les instans de sa vie.
Il est clair que chacun de nous peut facilement se
livrer à un pareil examen , et se substituer * lui-même
au sujet présumé des observations qui viennent
d'être indiquées. Si donc , pour donner à mon lan-
gage plus de clarté et de précision , je me mets moi-
même à la place de l'individu que je veux observer,
il suffira , pour que la vérité de mes observations
soit incontestable, que je ne dise rien que chacun
de mes lecteurs ne puisse reconnaître pour l'expres-
sion fidèle de ce qu'il a lui-même éprouvé dans les
mêmes circonstances. En effet , personne ne peut
connaître , en ce genre , avec évidence et certitude
complète , que ce qu'il éprouve lui-même.
Je me suppose donc en présence de quelqu'un de
ces objets qui s'offrent sans cesse à nos regards ,
comme un bloc de pierre , un arbre , un fruit , un
animal : il ne me faut, comme on dit , qu'un
coup d'œil pour les connaître^ ou plutôt pour les
reconnaître ; car, dans ce cas , la connaissance que
j'en ai est une véritable reconnaissance, puisque, si
je n'ai pas encore vu ces objets individuels, j'en
i
ËNTËNJbEMEiyt. 3
ai du moins vu très souvent d'autres de même espèce ,
et fort semblables à ceux-là.
Cette connaissance que j'ai d\m nombre très con-
sidérable d'objets , au premier coup d'œil que je jette ,
pour ainsi dire, sur eux , est un fait important de
mon existence ; elle est assurément d'un grand prix
pour moi , puisque c'est d'après elle que je me con-
duis , la plupart du temps , de manière à éviter mille
dangers , à satisfaire mille besoins sans cesse renais-
sants.
Au reste , elle n'est pas exclusivement propre à
l'homme ; il est évident qu'elle appartient , au con-
traire, à tous les animaux, au moins dans le degré
nécessaire pour atteindre le même but , c'est-à-dire
pour veiller à leur conservation et pourvoir à la sa-
tisfaction de leurs besoins.
Mais ce que je me propose d'examiner , au sujet
de cette connaissance , c'est d'abord de quelle ma-
nière elle a lieu; me proposant de rechercher, dans
la suite, si elle a toujours une certitude infaillible, et
enfin, comment je pourrais remédier aux erreurs
auxquelles je serais exposé, si je viens à reconnaître
qu'en effet elle manque quelquefois de certitude.
5 2. Exemple.
Je reviens donc à l'examen de ce qui se passe en
moi, en présence d'un objet de l'espèce de ceux qui
me sont déjà connus. Par exemple , je vois une
T.
4 PREMIERE PARTIE.
orange posée sur une table: je sais d'avance que, si
je la prends dans ma main , je lui reconnaîtrai , au
toucher, un certain poids, une surface à peu près
lisse, une température plus ou moins fraîche ; qu'en
la flairant , en la goûtant , je lui trouverai une odeur
et une saveur à peu près déterminées.
Je tente l'épreuve , et mon attente est pleinement
justifiée ; ou peut-être trouverai-je, avec surprise ,
que l'objet que je croyais si bien connaître , n'a ni le
poids, ni la température, ni l'odeur que je m'atten-
dais à lui trouver; en un mot, je m'aperçois que ce
que je prenais pour une orange, n'est qu'un morceau
de marbre , auquel on a donné la forme et la couleur
de ce fruit.
Cet exemple et une infinité d'autres de même es-
pèce qu'il est facile d'imaginer , me font concevoir ,
i°que, dans le plus grand nombre des cas, il me
suffit de voir, de toucher, ou d'odorer , etc. , les corps
ou les objets qui sont autour de moi , pour les re-
connaître, et pour être assuré qu'ils sont, en effet ,
tels que je les connaissais déjà ; 2° qu'il peut arriver
aussi quelquefois que ces corps ou ces objets ne soient
réellement point tels que je les suppose, en les voyant,
ou les touchant, ou les odorant. Je sais même
que l'art est parvenu à produire , en ce genre , des
imitations si parfaites et si singulières , qu'il peut
souvent mettre ma croyance en défaut , et m'environ-
ner d'illusions auxquelles il me serait difficile d'é-
ENTENDEMENT, 5
chapper. Mais, sans m'arrêter à ces cas extraordinai-
res , et certainement assez rares , en comparaison de
ceux où je connais avec certitude les objets qui s'of-
frent à moi , je chercherai d'abord à m'assurer de ce
que l'examen attentif de ceux-ci peut m'apprendre.
§ 3. Ce que c'est que Sensation , Faculté , Sens.
Toucher , goûter , voir , sont des actes ou opéra-
tions de mon entendement , qui n'ont et ne peuvent
avoir lieu qu'à l'aide de certains organes, ou systèmes
d'organes, qui sont en moi; et ce n'est, à ce qu'il me
semble , que par ces actes , que je parviens à connaî-
tre , non-seulement les corps ou les objets qui m'en-
vironnent, mais aussi mon propre corps et ses di--
verses parties..
Or, on donne à ces actes ou opérations de l'en-
tendement le nom de sensations , et à la puissance
qu'il a de les produire , ou à la capacité qu'il a de
les éprouver, le nom de sens\ car il ne faut pas
confondre les sens, proprement dits, avec les organes
qui ne sont que les moyens , ou , comme l'indique la
valeur propre et étymologique du mot , les instru-
ments de la sensation. Lors donc que l'on dit que
nous avons cinq sens , la vue , l'ouïe , l'odorat , le
goût et le toucher, on n'entend par là que les facultés
particulières de produire et d'éprouver les cinq es-
pèces d'opérations et de sensations comprises dans
ja faculté générale de sentir dont est doué tout Être
6 PREMIÈRE PARTIE.
vivant et animé , qui est organisé comme le sont
communément tous les hommes.
§ 4- Notion plus précise de la Sensation.
Il suffit ordinairement d'une seule espèce de sen-
sations , pour me faire reconnaître la présence des
objets qui me sont déjà connus ; je n'ai besoin que
de voir , ou , si je suis dans les ténèbres , de toucher ,
d'odorer, de goûter une orange , pour reconnaître
cet objet. Mais une seule sensation suffirait-elle pour
me faire connaître quelque objet entièrement nou-
veau pour moi ? non sans doute. La vue d'un fruit
inconnu ne me ferait connaître , par exemple , ni sa
saveur , ni son odeur ; et il en serait de même de
toute autre sensation unique que j'éprouverais en la
présence de tout objet que je ne connaîtrais pas
encore.
En effet,' si je réfléchis sur ce que c'est qu'une
sensation en elle-même , c'est-à-dire, abstraction faite
de l'objet quelconque et de l'organe au moyen des-
quels elle a lieu , il m'est facile de comprendre qu'elle
ne peut me faire connaître absolument rien autre
chose qu'elle-même , ou le pur fait de mon entende-
ment qui la constitue ce qu'elle est.
Ainsi , lorsque j'odore une fleur, lorsque j'entends
un son ou un bruit, lorsque je vois une couleur,
ce qui se passe en moi , abstraction faite et de l'objet
qui agit sur l'organe , et de l'organe qui me semble
ENTENDEMENT. n
être le siège ou le théâtre de cette action , voilà pro
prement ce qu'on appelle sensation d'odeur, de son ,
ou de lumière diversement colorée. En un mot, la
sensation est uniquement ce que nous sentons , lors-
que quelqu'un de nos organes reçoit, de quelque
manière que ce soit , une secousse assez forte , une
impression assez vive , pour qu'elle soit distinctement
remarquée par l'Être sensible et animé.
55. Ce que c'est que Perception.
Mais il faut remarquer que le fait de la sensation ,
dont on ne peut se faire une notion suffisamment
exacte qu'à l'aide d'une abstraction qui , comme on
voit , demande déjà quelque effort d'attention , ne
s'offre presque jamais à l'entendement dans toute la
simplicité que lui suppose l'analyse que nous venons
d'en faire.
Il est toujours , au contraire , immédiatement
suivi et comme accompagné d'un autre fait intellec-
tuel , en vertu duquel nous connaissons , avec une
certitude qui n'admet aucun doute , qu'il y a conti-
nuellement hors de nous , et indépendamment de
notre sensation même , quelque chose qui y a donné
lieu.
Cet autre fait qui se manifeste dans toute la nature
animée avec la même constance et la même univer-
salité que la sensation , et en même temps qu elle ,
dont l'existence distincte n'est ni moins réelle , ni
8 PREMIÈRE PARTIE.
moins incontestable , quoique la plupart des philo-
sophes l'aient confondue avec celle de la sensation ,
est celui que l'on doit désigner , et qu'on a désigné
quelquefois même, dès les plus anciens temps, par
le nom de perception.
5 6. Principe de Causalité.
C'est dans ce fait primitif et important que com-
mence à se manifester ce qu'on appelle le principe
de causalité ; c'est en vertu du fait de la perception
que, pour l'homme, aussi bien que pour les animaux,
l'on peut dire que tout fait est un effet ^ c'est-à-dire
suppose quelque fait antérieur avec lequel il a une
connexion constante. Ainsi , Xd^perception a toujours
ou indique toujours un objet , extérieur à la faculté
intellectuelle , et qui en est essentiellement distinct ;
qui subsisteindépendamment d'elle et delà propriété
qu'il a de se manifester à elle. La sensation , au con-
traire , nous révèle, pour ainsi dire , un sujet , c'est-
à-dire la faculté intellectuelle ou l'entendement lui-
même , dont elle est une modification , un acte , une
opération, un fait. Le sujet de la sensation, ou l'en-
tendement , ou l'homme , c'est-à-dire , ici , l'Etre or-
ganisé, sensible et animé, ne sont qu'une seule et
même chose ; puisqu'en se bornant , comme nous
sommes forcés de le faire , aux seules lumières que
nous fournissent l'expérience et l'observation , on ne
peut jamais arriver à aucun lait qui nous montre la
ENTENDEMENT. 9
facilite intellectuelle indépendamment du système
d'organes auxquels elle est unie.
§ 7. Des Impressions.
Mais la perception , ainsi envisagée dans toute sa
simplicité, et réduite au dernier degré d'abstraction
où il puisse probablement nous être donné de la
considérer, ne suffît pas sans doute encore, avec la
sensation , telle que nous l'avons décrite précédem-
uient , pour compléter la connaissance, que nous
avons communément des corps ou des objets.
Car, lorsque nous touclions un corps quelconque
avec la main, nous ne pouvons percevoir, à chaque
instant indivisible, que le îninimiun tangibile ^ pour
ainsi dire , ou la plus petite partie de l'étendue de ce
corps accessible au toucher; et de même, lorsque
nous le regardons , nous n'avons de perception par-
faitement distincte que du minimum visibile , c'est-
à-dire de la plus petite partie lumineuse, ou colorée ,
de ce même corps.
Quant aux sensations de saveur, de son et d'odeur,
la perception qui s'y joint est , de sa nature , telle-
ment indéterminée , qu'on peut la regarder comme
le type de cette espèce de faits , considérés dans leur
simplicité primitive; en sorte qu'elle ne fait qu'in-
diquer à l'entendement l'existence d'une cause exté-
rieure, indépendante de la sensation, et distincte du
moi ou de l'Etre qui éprouve cette sensation.
fO PREMIÈRE PARTIE.
Il faut donc qu'il existe quelques nouvelles con-
ditions, c'est-à-dire, ici, quelques autres faits primitifs,
en vertu desquels ce que nous appelons l'étendue ,
soit tangible , soit visible , des corps , se manifeste à
notre entendement.
En effet , il est évident , d'après ce qui vient d'être
dit du peu d'espace et du peu de durée qu'embras
sent, pour ainsi dire, la sensation et la perception pro
prement dites , que si ces deux faits , toujours presque
simultanés , s'évanouissaient entièrement et complè-
tement, au moment même où la cause qui les produit
cesse d'agir sur nos organes , ou s'ils étaient absolu-
ment les seuls que nous pussions éprouver en vertu
de cette action, il nous serait impossible de connaître
aucun objet : ni les corps , ni leurs qualités diverses ,
ni les rapports de tout genre que nous y observons,
ne pourraient exister pour nous.
Mais d'abord il faut observer que , tout le temps
que dure notre vie, tant qu'elle n'est pas comme-
suspendue momentanément par quelque désordre
violent et subit de l'organisation , ou anéantie par-
tiellement dans quelqu'un de nos organes, la lumière
réfléchie par les différents corps qui nous environ-
nent , les sons et les bruits de toute espèce qui sont
produits autour de nous, les corps qui touchent im-
médiatement le nôtre , les odeurs qui émanent des
substances odorantes , etc. , toutes ces causes diver-
ses, en un mot, agissent de toutes parts sur nos
ENTENDEMENT. I i
organes , sans que nous remarquions la plupart du
temps cette action , c'est-à-dire sans qu'il y ait dans
l'entendement ni sensation, ni perception distincte.
Car il faut évidemment, pour cela, ou une volonté
expresse, ou une direction involontaire, mais plus
spéciale, des organes, occasionnée, soit par quelque
mouvement imprévu des objets , soit par la vivacité
quelquefois subite et instantanée de leur action ,
soit enfin par l'effet de la durée de cette action même,
continuée ou sans cesse répétée.
Voici donc une autre classe de faits auxquels on
pourrait donner le nom de sensations ou de percep-
tions obscures, comme l'a fait Leibnitz *; mais , outre
que ces dénominations auraient l'inconvénient de
faire confondre des phénomènes parfaitement dis-
tincts, le mot impressions ^ que j'adopte pour les
désigner , m'a paru le plus convenable , parce qu'il
est, en effet , plus propre à prévenir toute équivoque ,
et que d'ailleurs je ne fais que lui donner, dans ce
cas, l'acception la plus voisine de celle qu'il a dans le
langage ordinaire.
Ainsi , j'appelle impressions , non-seulement les
actions des objets extérieurs sur nos sens , mais
encore celles qu'exercent les unes sur les autres toutes
Voyez V avant-propos de ses nouveaux Essais sur t en-
tendement humain , dans le tome II des OEuvres philoso-
phiques de Locke , édit. de MM. Didot, pag. xlviij et siiiv.
12 PREMIÈRE PARTIE.
les parties dont notre propre corps est composé,
toutes les fois que ces actions ne sont pas distincte-
ment senties ou remarquées. D'où il suit que les
impressions assiègent, pour ainsi dire , incessamment
notre entendement , et sont toujours sur le point de
produire des sensations , ou d'introduire des per-
ceptions , du moment où , par quelque circonstance
que ce soit , elles auront acquis un degré de viva-
cité, ou d'intensité, suffisant pour les faire distinc-
tement remarquer.
§ 8. Activité de l'Ame.
Ceci prouve , pour le dire en passant , que l'en*
tendement de l'homme est essentiellement actif y
même dans la sensation, et que les modifications
distinctes qu'il éprouve , même quand la condition
particulière que nous appelons volonté ne s'y joint
pas , ne peuvent être que le produit d'une force qui lui
est propre. On peut aussi conclure de là que , dans
le cas des impressions, il y a déjà au moins, par
l'effet même de la vie , tendance à une sorte de réac-
tion de la part de la faculté intellectuelle , que ces
impressions semblent , en quelque manière, solliciter
incessamment, et disposer aux actes complets qui lui
sont propres. Et ce que je dis ici de fentendement de
l'homme , peut se dire également de celui des ani-
maux , autant du moins qu'il nous est permis d'en
juger par analogie.
ENTENDEMENT. l3
§ 9. Mémoire , Souvenirs.
Outre la classe particulière de faits que je viens
de décrire, et qui , tant que les objets sont présents ,
donne à leur action sur nos organes une sorte de
persistance , ou , plutôt , qui n'est que cette persis-
tance même de l'action des objets sur les organes de
notre faculté de sentir, il se manifeste encore, dans
tous les moments , d'autres faits d'une nature très
différente , qui rendent comme présentes à l'enten-
dement les sensations et surtout les perceptions en-
tièrement évanouies , et dont la cause , ou est absente ,
ou a complètement cessé d'agir sur les organes.
Les faits intellectuels qui ont cette propriété si
remarquable , sont précisément ceux que l'on a tou-
jours désignés sous le nom de souvenirs ^ et dont la
totalité ou la somme , quelles que soient d'ailleurs leur
nature et leur diversité , compose ce qu'on appelle la
mémoire^ nom qui sert également à exprimer ia
faculté qu'a l'entendement de produire de pareils
faits.
§ 10. Intuitions.
D'un autre côté , il est évident que deux corps ,
deux parties ou deux qualités d'un même corps , en
un mot deux objets de perception (et il ne faut
pas oublier que, par objets de perception , j'entends
non-seulement les corps autres que le notre , mais
aussi notre propre corps, et les diverses parties ou
l4 PREMIÈRE PARTIE-
qualités que nous y pouvons remarquer) ; il est évi
dent, dis-je, que de tels objets peuvent demeurer
éternellement les uns à coté des autres , sans que ^
par la nature des choses, il y ait rien à en conclure,
sinon qu'ils sont, chacun à part, ce qu'ils sont.
Mais pour l'Être doué d'entendement qui les con-
temple , ainsi rapprochés simultanément , ou qui
éprouve les sensations successives qu'ils sont destinés
à produire , ils deviennent la cause ou l'occasion d'un
nombre considérable de faits intellectuels singuliè-
rement variés , qui font , pour ainsi dire , partie de
sa constitution propre , ou qui sont exclusivement
le produit de sa nature intelligente. C'est ce que nous
appelons les rapports de ces objets de perception ,
de leurs parties, de leurs qualités diverses, etc.
Ce n'est même , en quelque manière , qu'à l'aide
de cette autre classe de faits , auxquels je donnerai
le nom di intuitions , que ces objets existent pour
nous , puisqu'en effet nous n'avons pas d'autre moyen
de les distinguer les uns des autres. Car qui ne voit
que \ intuition de leurs rapports de forme , de cou-
leur, de grandeur, d'identité, de ressemblance, de
différence , est véritablement ce qui donne à l'Etre
doué d'entendement la connaissance distincte des
objets, ou de leurs parties, ou de leurs qualités,
de même que la perception les lui montre comme
objets distingués du sujet donné immédiatement
par la sensation ?
ENTENDEMENT. I S
Ainsi , la mémoire peut offrir à chaque instant à
notre entendement la somme des perceptions absentes
ou évanouies; l'intuition ajoute , en quelque manière,
à cette somme les perceptions présentes , ou les en
retranche , suivant qu elles se manifestent par elle ,
comme semblables ou comme différentes; et, par là ^
ces deux facultés concourent à compléter pour nous
la connaissance que nous acquérons de ce que j'ai
appelé tout-à-l'heure objets de perception. Au reste,
la presque -simultanéité de l'action de toutes nos
facultés primitives dans l'acte complet de la percep-
tion distincte, le concours instantané de presque tous
les faits originaux de l'entendement, dans la produc-
tion de la connaissance complète d'un objet, quel
qu'il soit , est un fait important à remarquer , et
qu'on ne doit jamais perdre de vue quand on étudie
ce sujet.
§ II. Question de l'origine et de la génération des Facultés
de l'âme.
C'est peut-être faute d'avoir tenu compte de cette
observation , comme ils auraient dû le faire , que des
écrivains distingués se sont flattés de pouvoir ré-
soudre la prétendue question de l'origine et de la
génération de nos facultés. Sans doute nous sommes
bien forcés de présenter les faits dans un ordre suc-
cessif; et le même procédé analytique , à l'aide du-
quel nous parvenons à en faire des classes ou de&
l6 PREMIÈRE PARTIE.
ordres différents, en nous conformant, le plus rigou-
reusement qu'il est possible , à ce que prescrit une
exacte et fidèle interprétation de la nature , nous
indiquera aussi Tordre qu'il convient de suivre dans
l'exposition de ces mêmes faits , pour la rendre plus
intelligible et plus propre à éclairer les esprits de
ceux qui nous lisent ou qui nous écoutent ; mais ,
encore une fois , il n'y a à cherclier ici , du moins
autant que j'en puis juger, ni ordre, ni génération,
au sens que quelques philosophes illustres semblent
l'avoir entendu.
5 12. Sentiments , Conscience.
Enfin , il me reste à parler encore de deux sortes
de faits , ou plutôt deux circonstances , deux condi-
tions, deux points de vue, sous lesquels on peut
envisager .chacun des faits qui appartiennent aux
classes précédemment établies; circonstances ou con-
ditions qui, étant communes à tous ces mêmes faits ,
jouent nécessairement un rôle très important , ont
une influence singulièrement remarquable sur le
développement de nos facultés et sur toutes les dé-
terminations qui en sont la suite.
Premièrement donc , non seulement les sensations,
les perceptions , les impressions , les souvenirs et les
intuitions de rapport , sont des faits de notre enten-
dement réellement distincts , qu'il est facile de re-
connaître chacun par les caractères que nous leur
ENTENDEMENT. I -y
avons assignes ; mais de plus il se joint à chacun
d'eux une modification singulière, en vertu de la-
quelle ils nous semblent agréables ou désagréables ,
qui nous détermine à les rechercher ou à les fuir ,
autant qu'il dépend de nous , comme causes de plaisir
ou de peine, et, sous ce rapport, nous leur donnons
le nom de sentiments.
En second lieu , outre la circonstance particulière
dont je viens de parler , outre cette modification
singulière qui accompagne chacun des actes de l'en-
tendement, et qui est susceptible de varier à l'infini,
soit dans ses degrés, soit dans sa nature; il y a en-
core , pour chaque acte ou pour chaque fait indivi-
duel , l'intuition du rapport constant et nécessaire
qu'il a à l'Etre intelligent lui-même : soit que celui-
ci puisse marquer expressément ce rapport , comme
il arrive à l'homme qui a l'usage d'un langage arti-
ficiel quelconque , soit qu'il ne puisse jamais le re-
marquer d'une manière précise et distincte , comme
c'est probablement le cas pour tous les animaux autres
que l'homme.
C'est cette sorte d'intuitions , soit implicites, soit
explicites , dont l'ensemble est compris sous le nom
de conscience ^ qui constitue essentiellement l'Etre
intelligent, ou le moi individuel dans chaque espèce
d'animaux. C'est la conscience qui ramène , à certains
égards, à l'unité la multiplicité de nos déterminations
intellectuelles, et qui leur sert, en quelque sorte ,
l8 PREMIÈRE PARTIE.
(le centre ou de point de réunion. Il est évident que
tout Etre sensible et animé doit toujours et néces-
sairement avoir au moins le sentiment implicite de
ce rapport au moi , à l'occasion de chacun des faits
de son entendement. En effet , les sensations , les
perceptions, les impressions, les intuitions de rap-
port , les souvenirs qui entrent nécessairement dans
chacun des actes de connaissance que nous pouvons
observer en lui , ne seraient pas siens , et par consé-
quent ne feraient pas partie de cet acte de connais-
sance, dont ils sont pourtant considérés comme
des éléments indispensables , si cette circonstance
particulière du rapport au moi ne s'y trouvait pas
jointe.
5 i3. Conclusion et récapitulation des principaux points de
doctrine présentés dans ce chapitre.
Jusqu'ici nous avons cherché à reconnaître , par
une analyse rapide, quels sont les principes de notre
constitution intellectuelle. Nous avons considéré
d'une vue générale \es, facultés originales , ou, mieux
encoYe ^\es faits primitif s qui concourent à l'accom-
plissement d'un acte de connaissance , tel que nous
en faisons tous les jours, et presque à tous les in-
stants. Ces faits sont, comme je viens de le dire, ou
des sensations , ou des perceptions , ou des impres-
sions , ou des souvenirs , ou des intuitions ; et tous
ont cela de commun , qu'ils sont toujours accompa-
ENTENDEMENT. I ()
g nés d'un sentiment de plaisir ou de peine suscepti-
ble de varier à l'infini , soit dans ses degrés , soit
dans sa nature, et qu'ils sont nécessairement des faits
de la conscience ou du moi , reconnus pour tels , soit
implicitement, soit explicitement.
Nous aurons à présent à examiner si ce sont bien
là tous les faits primitifs qui concourent réellement
à ce que nous appelons un acte de connaissance ,
ou , ce qui revient à peu près à la même chose, com-
ment ils y concourent. Car ce nouvel examen nous
fera voir si nous avons admis trop ou trop peu de
ces facultés que nous avons appelées originales ; si
par conséquent il ne s'en trouve pas quelqu'une qui,
pouvant se résoudre en des faits déjà connus et admis ,
devra être retranchée de la liste que nous venons de
faire ; ou si , au contraire , nous n'aurons pas occasion
d'observer dans cette seconde analyse quelque fait
essentiel, différent de ceux que nous avons déjà
constatés , et qu'il faudra , par conséquent , faire entrer
en ligne de compte , pour être sûrs de n'avoir omis
aucune des classes défaits, ou facultés, qui constituent
proprement nos moyens de connaître.
Mais avant d'entreprendre le nouvel examen dont
nous indiquons ici le but et l'utilité , il convient ,
peut-être, de confirmer, par de nouvelles preuves ,
la légitimité des acceptions que nous venons de don-
ner aux mots par lesquels nous désignons quelques-
unes des facultés ou des classes de faits de l'entende-
10 PREMIÈRE PARTIE.
ment, dont nous avons tracé une première et rapide
esquisse.
CHAPITRE IL
Eclaircissements sur- les mots sensation , percep-
tion, INTUITION, IMPRESSION , SENTIMENT, CON-
SCIENCE , employés dans le chapitre précédent.
\ I . Les métaphysiciens ont souvent compris , sous le mot
sensation, des Faits qui sont réellement différents de la
sensation.
J'entends par sensation.^ comme je l'ai dit précé-
demment , ce que tout homme sent en lui-même ,
lorsqu'un de Ses organes reçoit, de quelque manière
que ce soit, une secousse assez forte , une impression
assez vive, pour qu'elle soit distinctement sentie et
remarquée ; c'est-à-dire pour qu'il en résulte un fait
de son entendement, dont il a dès-lors une con-
science distincte ; et c'est ce fait-là même, auquel je
donne le nom de sensation.
On me pardonnera, j'espère, d'insister sur cette
définition du mot ou sur cette description du fait de
la sensation, parce que je me suis applique , dans le
cours de cet ouvrage , à employer constamment les
termes essentiels dans le sens que je leur ai une fois
donné; j'ai cru cette attention indispensable, non
ENTENDEMENT. 21
seulement à la clarté du langage , mais à l'exactitude
même des idées , et au véritable progrès de la science.
Il me semble que c'est là l'unique moyen d'éviter
la confusion et l'obscurité qui en est la suite inévi-
table, dans les sujets qui , comme celui-ci , sont extrê-
mement compliqués.
Par exemple , Malebranche comprend sous le
mot sensation quatre choses distinctes, qu'il énu-
mère *; Bossuet en comprend également quatre qu'il
énumère aussi **, et qui , à l'exception d'une seule , ne
sont pas tout à fait les mêmes que celles que Male-
branche y a comprises ; Condillac n'y voit que trois
choses ***, dont une seule est la même que celles
dont les autres écrivains ont fait mention. Ne serait-
on pas autorisé à leur dire : si les choses que vous
comprenez sous ce mot , sont réellement distinctes
de la sensation elle-même , donnez-leur des noms
différents , et ne surchargez pas d'acceptions si diver-
ses un mot qui exprime déjà une quantité innom-
brable de faits.
En effet , les impressions faites sur nos yeux , par
la lumière , par ses modifications diverses et par tous
ses degrés d'éclat et d'affaiblissement , celles qui sont
produites par l'infinie variété des sons et des bruits
* Recherche de la Vérité , liv. i , chap. X.
Connaissance de Dieu et de soi-même , chapitre III ,
art. 7.
*** Origine des Connaiss. hum. , chap. II , § a.
11 PREMITîlRE PA.RTIE.
qui peu vont frapjjcr notre oreille , des saveurs qui
peuvent affecter notre goût , des odeurs qui peuvent
affecter notre odorat ; enfin , la variété non moins
infinie des impressions qui affectent à chaque in-
stant toutes les parties, tant intérieures qu'extérieu-
res, de notre corps, et qui toutes peuvent donner
lieu à autant de sensations, voilà assurément un bien
assez grand nombre de faits , d'un même genre ,
compris sous ce mot, sans y joindre encore des faits
d'une autre nature.
§ 2. Philosophes qui ont commericé à démêler cette
confusion.
Je dois dire , cependant , qu'entre les trois écrivains
dont je viens de faire mention, comme ayant donné
des définitions peu exactes de la sensation , Bossuet
mérite d'être excepté , parce qu'il a vu nettement ce
qu'elle est, quoiqu'il n'ait pas jugé nécessaire de
restreindre l'acception du mot à la seule chose qu'il
signifie. Voici donc les paroles mêmes de ce grand
écrivain , qui confirment pleinement , ce me semble ,
la justesse des observations qu'on vient de lire :
« Remettons-nous bien dans l'esprit (dit-il ) les quatre
« choses que nous venons d'observer dans la sensa-
« tion , c'est-à-dire ce qui se fait dans l'objet, ce qui
« se fait dans le milieu ( par lequel l'objet agit sur
« l'organe ) , ce qui se fait dans notre âme , c'est-à-»
« dire la sensation elle-niêrne *. «Ensuite il ajoute;
* Connaissance de Dieu, etc. , chap. III , ait. 7,
ENTENDEMENT. ^3
« En sentant , nous apercevons seulement la sen-
« sation elle-même^ mais quelquefois terminée à
rt quelque chose , que nous appelons objet ; » et
un peu après : «Ainsi, le vrai effet delà sensation
« est de nous aider à discerner les objets. En effet,
« nous distinguons les choses qui nous touchent ou
« nous environnent , par les sensations qu'elles nous
« excitent, et cest comme une enseigne que la
« nature nous a donnée pour les connaître *. »
Ici , Bossuet semble avoir devance , par la sagacité
de son génie , le résultat des belles observations de
Berkeley, sur les phénomènes de la vue, et des ré-
flexions du docteur Reid , sur la sensation et la per-
ception. Car , quand il dit que quelquefois la sen-
sation est terminée à quelque chose , que nous ap-
pelons objet , il indique assez clairement , comme
suite de la sensation, et comme introduit, en quelque
sorte , par elle dans l'entendement , le fait que nous
avons précédemment exprimé par le mot perception ,
en vertu duquel nous sommes invinciblement portés
à reconnaître, à chaque sensation que nous éprouvons,
et qui nous manifeste l'existence du moi , un objet ,
autre que le moi , et que nous regardons comme la
cause de la sensation.
Il était donc important de marquer ces deux
sortes de faits si distincts par deux noms différents ;
* Connaissance de Dieu , etc. , chap. III , art. 8.
2 4 PREMIÈRE PARTIE.
et celui de perception , que j'adopte avec le docteur
Reid, pour caractériser la seconde espèce, comprend
dans son acception une quantité si considérable de
faits particuliers , que l'on doit avouer qu'il y aurait
de l'inconvénient à l'employer encore , comme ont
fait presque tous les philosophes, dans le sens d'idée,
de pensée, de conscience, etc.
Les écrivains latins se sont quelquefois servi du
moX, perceptio j qu'ils traduisaient littéralement du
mot grec itcLTaL'htj'\it;^ dans un sens très voisin de
celui que j'indique ici; et, quant au fait lui-même,
voici comment Cicéron le caractérise : « L'esprit ,
« ou l'entendement (dit-il), qui est la source de nos
« sensations, et qui est la faculté même de sentir,
« est naturellement doué d'une force qu'il dirige vers
« les objets dont il reçoit les impressions *. w
§ 3. Nouveaux motifs pour distinguer la /?(?rce/?//o/i de la
sensation.
Ce fait de la perception, signalé dès les plus anciens
temps, par des observateurs exacts, était d'autant
plus important à constater par une dénomination
expresse , que , faute d'y avoir fait une attention
suffisante , ou , pour l'avoir entièrement perdu de
* Mens eniin ipsa , qiiœ sensuum fons est , atque ipsa
sensus est , naturaletn vini habet^ quam intendit ad ea qui-
bus movetur. ( Cicor. Acadoin. II, lo. )
ENTENDEMENT. ^5
vue , des hommes du plus grand génie , et doués de
la plus rare sagacité, ont été conduits à adopter une
doctrine dont la conséquence inévitable s'est trouvée
être le scepticisme le plus outré , ou l'idéalisme le
plus extravagant.
Ainsi , Descartes et Malebranche n'ont pu croire à
l'existence des choses matérielles , l'un , qu'en vertu
d'un raisonnement par lequel il se démontre à lui-
même que Dieu , en lui manifestant un monde exté-
rieur, n'a pu vouloir le tromper; l'autre, que par
la foi qu'il se croit obligé d'avoir pour toute asser-
tion contenue dans les livres de l'ancien et du nou-
veau testament. Locke lui-même , dans ses profondes
et ingénieuses recherches sur l'entendement , ayant
négligé ce fait, quoiqu'il en admette implicitement
le résultat ( de même que Tout fait, en France , Con-
dillac et d'autres écrivains), a donné occasion à
Berkeley d'élever, sur sa théorie, un système d'idéa-
lisme absolu*; tandis que Hume, partant des mêmes
principes , est arrivé à des conclusions entièrement
sceptiques.
Toutefois , le célèbre Arnaud, dans son traité Des
vraies et des fausses Idées (chap. XX), ou il at-
taque , avec une grande supériorité de raison , la
théorie de Malebranche sur ce sujet même des
idées, parlant de ce qu'il appelle les perceptions
* Voyez ses Dialogues entre Hylas et Philonous.
'26 PREMIERE PA.RTIE.
quil a des choses matérielles , quoique le mot
perception ne soit sans doute pris par lui que
dans le sens général d'idée ou de pensée , s'exprime
d'une manière extrêmement remarquable : « Moi âme
« ( dit-il ), je sais que je vois des corps , que je vois
a celui que j'ai, que je vois le soleil , quelque distant
« qu'il soit de moi.... Pourquoi donc , si l'on me
« demande d'où vient que , n'étant pas corporelle ,
« je puis apercevoir les corps présents ou absents,
« ne serait-ce pas bien répondre , que de dire que ,
« ma nature étant de penser , je sens , par ma propre
« expérience , que les corps sont du nombre des
(( choses auxquelles Dieu a voulu que je pusse penser?
ce et que , m'ayant créée et jointe à un corps, il a été
« convenable qu'il m'ait donné la faculté de penser
« aux choses matérielles, aussi bien qu'aux spirituel-
« les ? Qui ne se contente pas de cela ( poursuit
« Arnaud ) , et qui veut que , passant plus outre , on
ce lui rende raison de ce qui n'a point d'autre raison
ce que celle dont il ne lui plait pas d'être satisfait ,
« ne saurait que s'égarer, parce que, cherchant ce
ce qui n'est pas , il mérite , par sa témérité, de ne
ee trouver pas ce qui est , comme dit excellemment
ce Saint-Augustin *. »
* Compescat ergb se humana temeritas , et ici quod non
est , non quœrat , ne id quod est non inveniat. ( Augustin,
de Gen. coiUr. Man. , liv. I, chap. 2. )
ElNTEIVDEMEiyT. 27
Le fait de notre entendement , qui suit toujours
la sensation, ou plutôt qui se joint immédiatement
à elle, et en vertu duquel l'âme tend, comme dit
Cicéron, à connaître la cause extérieure, ou le corps,
dont l'action sur nos organes a donné lieu à la sen-
sation , est donc essentiellement différent de la sen-
sation elle-même ; et par conséquent , si l'on s'ac-
corde à lui donner un nom particulier, comme
celui de perception , ou tout autre , on devra le
restreindre à cette seule acception.
5 4- Qu6 Vintiiition est un l'ait qui se joint à la perception , et
qui la complète ou la détermine.
Cependant la perception , ainsi considérée dans
son principe, et comme simple tendance vers des
objets extérieurs , ne suffît pas pour expliquer la
connaissance, si nette et si précise , que nous avons,
la plupart du temps , de ces objets; nous sentons
tous que c'est par des actes également précis et
déterminés de notre entendement,que nous attribuons
à chacun d'eux des couleurs, des sons, des saveurs,
des odeurs et des qualités tactiles de diverses espèces,
à raison des sensations différentes qu'ils nous font
éprouver. Or, c'est à ces actes , qui ne sont pas la
perception elle-même , mais qui l'accompagnent ou
s'y joignent le plus souvent, que je donne le nom
à'mtuitions.
Cette dénomination , ainsi restreinte à cette seule
28 PREMIÈRE PARTIE.
acception , m'a paru devoir être préférée aux mots
rapport ^ ou m^mQ. jugement , par lesquels la plu-
part des écrivains qui ont traité de l'entendement ,
ont désigné l'espèce de faits que j'ai en vue , parce
que ces mêmes mots sont employés par eux , et dans
le langage ordinaire , pour désigner aussi un grand
nombre d'autres faits de différents genres , avec les-
quels ceux-ci se trouvent ainsi confondus. Et en ceci
je ne fais que me conformer à l'autorité de Locke ,
(j^i dLY\:iQ\\Q connaissance intuitive ^ ce que l'esprit
aperçoit , dit-il , comme l'œil voit la lumière , uni-
quement parce qu'il est tourné vers elle. « Ainsi ,
a ajoute cet auteur , l'esprit voit que le blanc n'est
« pas le noir, qu'un cercle n'est pas un triangle.... :
« dès qu'il voit ces idées ensemble , il aperçoit ces
<( sortes de vérités par une simple intuition,... ; et
« cette espèce de connaissance est la plus claire et la
« plus certaine dont la faiblesse humaine soit capa-
« ble. Elle agit d'une manière irrésistible , etc. *. »
Quoique Locke parle ici plus particulièrement du
rapport des idées exprimées par des termes généraux,
ce qu'il dit ne s'applique pas avec moins de justesse ,
ni avec moins d'évidence , à l'espèce de faits primitifs
que je considère ici.
* Essai y etc. , liv. IV , chap. 2 , § i ; voyez aussi le chap.
!JCVII, § 14 , du même livre.
ENTENDEMENT. ig
§ 5. Le système de l'irléalisme n'est fondé que sur l'omission
du fait de la perception.
Le fait de la perception , ainsi complété par celui
de l'intuition , et ayant une autorité aussi incontes-
table que celle de la sensation elle-même , puisqu'il
se manifeste au même titre qu'elle , c'est-à-dire comme
une donnée immédiate de la conscience , suffît pour
dissiper tous les nuages dont l'idéalisme et le scep-
ticisme ont semblé environner , comme à plaisir , ce
genre de questions. Sans doute, il ne répond pas à
la supposition que fait Descartes , dès le début de
ses Méditations , d'un malin génie qui aurait le pou-
voir de nous donner , à l'occasion de rien , c'est-à-
dire indépendamment de l'existence des Etres et des
objets autour de nous , précisément toutes les idées
que nous avons , à l'occasion de ces mêmes objets ;
car une pareille supposition signifie seulement que
Dieu pourrait , s'il le voulait , changer toutes les
conditions des phénomènes du monde extérieur et
celles du monde intellectuel , ou même anéantir à
son gré l'un des deux; ce qui n'implique nullement
contradiction avec l'idée de sa toute-puissance.
V Nous ne ferions que nous embarrasser et nous
« éblouir, dit encore Arnaud , si nous voulions cher-
ce cher comment la perception d'un objet peut être
« en nous, et ce qu'on entend par là.... ; car, puisque
« la nature de l'esprit est d'apercevoir les objets.... ,
3o
« il est ridicule de demander d'où vient que notre
a esprit aperçoit les objets ; et ceux qui ne veulent
ce pas voir ce que c'est qu'apercevoir les objets, en se
« consultant eux-mêmes , je ne sais comment le leur
« faire mieux entendre *. »
Ainsi, les illusions des sens, les phénomènes des
rêves ou des songes , les aberrations de l'esprit dans
le délire ou dans les diverses espèces de manie, et, en
général, toutes les anomalies de la sensibilité, ou plu-
tôt de la perception , que l'on a si souvent alléguées
comme des faits propres à ébranler notre croyance à
la réalité du monde extérieur, se trouvent dès-lors
( c'est-à-dire par la considération exacte des faits de
perception ) , réduits à leur valeur réelle; et, loin de
diminuer ou d'affaiblir en rien la confiance que
méritent nos facultés naturelles , et l'autorité des
lois généralçs que nous manifeste l'observation at-
tentive de leur mode d'action, ils ne peuvent qu'aug-
menter et fortifier l'une et l'autre , comme on pourra
s'en convaincre par les nombreux exemples que nous
en offriront les chapitres suivants.
§ G. Deux sortes à.'' impressions : les unes, de nature à produire
les sensations ; les autres , de nature à produire les senti-
ments.
D'après ce qui a été dit précédemment ( cAop. i,
§ 1 2), le sentiment , c'est-à-dire un degré quelconque
* Arnaud , Des vraies et des fausses idées , chap. II.
ENTENDEMENT. 3l
de plaisir ou de peine , tantôt agissant à la manière des
impressions, et produisant l'effet qu'il est de sa nature
de produire , quoique nous n'en ayons pas conscience;
tantôt, au contraire, se manifestant au moi par une
conscience distincte et positive : le sentiment , dis-je ,
se joint à tous les faits, quels qu'ils soient, de notre
entendement et de notre existence.
Sur quoi il faut remarquer qu'il y a deux sortes
d'impressions : les unes qui sont de la nature des
sensations, et les autres qui, par leur nature, s'unis-
sent à la classe des faits que nous désignons plus
spécialement par le nom de sentiments. Mais, comme
ces deux sortes de faits ne peuvent , d'après la défi-
nition même, être l'objet de la conscience, il est
possible qu'on doute de leur réalité ; il est du moins
évident qu'elle ne peut être constatée et prouvée que
par induction. Or voici , ce me semble, comment on
peut s'assurer que ces sentiments-impressions ^ si je
puism'exprimer ainsi, existent en effet dans l'entende-
ment ou dans l'âme , et y exercent une action qui
n'est jamais, ni suspendue, ni interrompue. La cer-
titude indubitable de leur existence me paraît du
moins ressortir évidemment de l'observation des faits
suivants :
i" Pour les impressions qui sont de la nature des
sensations, et destinées à devenir des sensations, du
moment où l'âme en a conscience , il n'est personne
qui n'ait observé qu'en marchant , par exemple, dans
3l PEEMIÈRE PARTIE.
la rue , il lui arrive sans cesse de se détourner a
droite ou à gauche, de ralentir ou de presser sa
marche , par des déterminations qui semblent
purement instinctives, surtout lorsqu'il est fortement
occupé de quelque affaire , ou de quelque sujet de
méditation. Il arrive même quelquefois , en pareil
cas, qu'on se trouve conduit dans le lieu oii l'on veut
aller, sans pouvoir nettement se rappeler toutes les
parties du chemin qu'on a parcouru. Or , il est évi-
dent qu'une foule d'objets ou d'individus qu'on a
trouvés sur son passage , ont été les causes détermi-
nantes de ces mouvements divers , dont on n'a pas
eu plus de conscience distincte, qu'on ne l'a eue des
objets eux-mêmes. Le bruit d'une voiture, ou d'un
homme à cheval , qui se fait entendre derrière nous ,
un amas de sable ou de pierres , en un mot tout
ce qui se trouve incessamment sur notre passage ,
agit sur nos organes, sans produire ni sensation, ni
perception distincte, et cependant nous détermine
a agir précisément comme nous le ferions si ces
opérations avaient lieu , et comme nous le faisons ,
en effet, quand nous en avons conscience. Il faut
donc nécessairement qu'elles soient vaguement aper-
çues , quoique non distinctement remarquées.
Cette vérité devient plus sensible encore par
l'observation d'une autre espèce de faits, à peu près
du même genre ; c'est le cas, qui n'est pas très rare,
oîi une simple impression produit sur la mémoire le
ENTENDEMENT. 33
hiéme effet qu'une sensation évanouie ou absente
pourrait y produire. Ainsi , un homme occupé d'un
travail sérieux , que l'on interrompt pour lui deman-
der l'heure qu'il est^ peu d'instants après que sa
pendule a sonné , peut répondre immédiatement à
cette question , qui suffît pour lui faire remarquer
l'impression produite en effet sur son oreille par le son
de sa pendule; bien qu'il n'en ait pas eu de con-
science distincte , au moment où elle avait lieu. Ici
donc la mémoire atteste la réalité de cette impres-
sion qui, bien certainement, aurait passé entièrement
inaperçue , si la circonstance que je viens d'indiquer
n'en avait déterminé le rappel dans la mémoire.
Mais la possibilité de ce rappel est elle-même la preuve
la plus incontestable de la réalité des impressions
considérées comme faits de l'entendement ; seulement
ils diffèrent de ceux auxquels nous avons donné le
nom ^ idées ^ en ce que l'âme a conscience de ceux-
ci , au lieu qu'elle ne l'a pas des impressions.
Ce que je dis ici des impressions de l'ouïe, pour
en constater la réalité , peut se dire également de
celles des autres sens , et il est possible , avec un peu
de réflexion , d'en acquérir la preuve par des exem-
ples analogues à ceux que je viens d'offrir.
^ 8. Le Sentiment ( plaisir ou peine ) se joint à tous les faits
( idées ) de l'entendement ou de la conscience.
Considérons maintenant les impressions qui sont
3
34 PREMIÈRE PARTIE.
de la nature des sentiments , et destinées à devenir
des sentiments distincts, dès que l'âme les aura re-
marquées.
L'homme, pendant toute la durée de sa vie, est sujet
h des alternatives de désirs et de besoins , qui sem-
l)lent ne pouvoir être que le résultat d'un nombre
infini d'impressions , produites par le jeu de ses or-
ganes , tant internes qu'externes, et par l'action , sans
cesse continuée , de toutes les causes intérieures et
extérieures avec lesquelles ils sont en rapport , ou
qui sont de nature à agir sur eux. La faim, la soif,
le besoin du mouvement, celui du repos , etc., besoins
qui comprennent dans la sphère de leur activité une
infinie variété de déterminations ou d'actes de toutes
ses facultés; tous ces besoins, dis-je, se manifestent
par des sentiments de peine ou de douleur plus ou
moins vifs , plus ou moins expressément remarqués
par l'âme , qui dès lors en a des idées distinctes.
Or, il paraît évident que ce phénomène ne peut
avoir lieu que parce que, dans tous les moments qui
ont précédé celui qui le manifeste , des impressions
déjà pénibles à un degré tout à fait imperceptible ,
quoique vaguement senties , se sont successivement
ajoutées les unes aux autres; en sorte que ce n'est
pas la dernière qui produit le sentiment distinct ,
mais c'est la somme de toutes ces impressions.
Il en doit être de même de celles qui sont agréa-
bles : c'est aussi par leur accumulation, s'il le faut
ENTENDEMENT. 35
ainsi dire, qu'elles produisent un sentiment distinct
de satisfaction , de plaisir ou de joie. Et comme ces
sentiments opposes de plaisir ou de peine ont lieu,
non seulement à l'occasion des actes de nos facultés
corporelles ou physiques , mais aussi sont produits
par l'exercice de nos facultés morales et intellectuel-
les , soit que nous considérions ces facultés isolées ,
soit que nous les considérions comme agissant simul-
tanément, comme elles font presque toujours; nous
sommes autorisés , ce me semble , à conclure de là ,
qu'il n'y a pas un seul fait de la conscience , ou une
seule idée de l'entendement, qui ne soit accompa-
gnée de quelque degré de plaisir ou de peine , si
faible qu'on le suppose , lequel est , par conséquent ,
de la nature des impressions, ou appartient à
la classe des faits que nous avons désignés par
ce terme , dans nos considérations sur la sensation.
Seulement, les impressions destinées à devenir des
sensations, appartiennent exclusivement à la classe
des idées appelées sensations; au lieu que les impres-
sions qui sont de nature à produire des sentiments
proprement dits , se mêlent h toutes les sortes
d'idées , ou accompagnent les idées de toutes sortes.
Sous ce rapport donc, on peut bien dire, en gé-
néral, f^Q penser c est sentir^ ou que dans toute
idée il y a sentiment \ mais on ne peut pas dire, ce
me semble , avec vérité , que penser n est que sentir ,
ou que toute idée est sentiment , à moins qif on ne
3.
36 PREMIÈRE PARTIE.
prenne le mot sentiment au sens de conscience ,
comme semblent l'avoir fait les auteurs qui se sont
exprimés ainsi. Car, d'après la définition du mot
idée, un sentiment ne peut être idée, qu'autant qu'il
est distinctement senti ou remarqué par l'ame, qu'au-
tant qu'il est un fait de la conscience.
§ n. La conscience constitue le moi , et le manifeste à hii-
même comme un Être simple , quoique susceptible d'une
infinie variété de modifications successives.
Quant à cette faculté générale elle-même, je n'ai
que peu de choses a ajouter à ce que j'en ai dit dans le
chapitre précédent ( § i4)- H est évident qu'elle se
compose d'intuitions du rapport au moi ou à l'ame ,
pour tous les faits qui se succèdent sans cesse dans
l'entendement, et qu'il est impossible que ce rapport
ne soit pas toujours senti, à la manière des impres-
sions , quoiqu'il soit rarement remarqué en lui-même,
de sorte qu'il en résulte des idées ou intuitions af-
fectées de ce caractère spécial. Enfin , il est évident
que c'est cette condition commune a toutes les idées,
ou à tous les faits de l'entendement , qui constitue
Vidée ou la notion du moi , et le présente comme un
Être susceptible d'une infinie variété de modifications
successives , en même temps qu'il est un et simple
par sa nature.
Le passage suivant du célèbre Arnaud peut servir
à confirmer cette manière de considérer la question
ENTENDEMENT. 3^
de l'existence ou de la notion du moi , telle que je
la présente ici: al.es changements qui arrivent dans
« les substances simples (dit-il), ne font pas qu'elles
« soient autre chose que ce qu'elles étaient , mais
a seulement qu'elles sont d'une autre manière qu'elles
« n'étaient ; et c'est ce qui doit faire distinguer les
« choses ou les substances , d'avec les modes ou
« manières d'être , que l'on peut appeler aussi modi-
« fîcations. Mais les vraies modifications ne se pou-
« vaut concevoir, sans concevoir la substance dont
« elles sont modifications , si ma nature est de penser,
« et que je puisse penser à diverses choses, sans
« changer de nature , il faut que ces diverses pensées
« ne soient que différentes modifications de la pensée
« qui fait ma nature : peut-être qu'il y a quelque
« pensée en moi qui ne change point , et qu'on pour-
« rait prendre pour l'essence de mon âme.
« La pensée que l'âme a de soi-même ( poursuit
« Arnaud ) , est peut-être telle , car elle se trouve
(f dans toutes les autres pensées.... Quoi que ce soit
« que je connaisse , je connais que je le connais, par
« une certaine réflexion virtuelle qui accompagne
« toutes mes pensées. Je me connais donc moi-même,
« en connaissant toutes les autres choses : c'est par
« là principalement, cerne semble, que l'on doit
« distinguer les Etres intelligents, de ceux qui ne le
(( sont pas : de ce que les premiers sont conscia suî
ce et suœ opérât ionis ^ et les autres non; c'est-à-dire
38 PREMIÈRE PARTIE.
(( que les uns connaissent qu'ils sont et qu'ils agissent,
u et les autres ne le connaissent pas *. »
Ce qu'Arnaud appelle ici une certaine réflexion
virtuelle^ est précisément ce que j'ai désigné par
l'expression intuition du rapport à Vâme ou au
moi ^ en adoptant le langage de Locke, qui dit ex-
pressément : « La connaissance que nous avons de
« notre propre existence nous vient ^diV intuition **.»
CHAPITRE III.
Du Toucher et des Perceptions acquises , qui
sont le résultat de l exercice de ce sens.
§ I . Du Tact et du Toucher.
Le toucher est celui de nos sens , dont l'exercice
est le plus habituel , puisqu'il commence peut-être
quelque temps avant notre naissance, et qu'il ne
cesse entièrement qu'après la mort. C'est aussi celui
dont l'organe est le plus étendu, car il revêt exté-
rieurement tout le corps humain , pénètre dans ses
cavités intérieures , et est partout susceptible d'é-
prouver les effets de l'action des autres corps , quel
cjue soit le point de son étendue auquel ils s'appliquent.
Des vraies et des fausses idées , chap. 2.
** Essai, etc. , liv. IV, chap. X , § II.
ENTENDEMENT. 3g
Mais la peau qui recouvre extérieurement tout le
corps de l'homme n'est susceptible que de sensations,
accompagnées par des perceptions plus ou moins va-
gues ou indéterminées , que l'on comprend sous le
nom général de tact , et c'est la main surtout qui sem-
ble plus spécialement destinée par la nature à exercer
le toucher proprement dit.
5 2. Pression, résistance ; noms des perceptions. Les sensations
du toucher ne peuvent avoir de nom dans aucune langue .
Les sensations de différents genres que l'homme
doit , tant au tact général qu'au toucher proprement
dit , ont cela de commun , que les corps qui s'appli-
quent à quelque partie des organes de ce sens , ou
auxquels s'applique cet organe lui-même , manifestent
leur action par une modification particulière de la
sensibilité , qui n'a de nom dans aucune langue, mais
à laquelle sejoint instantanément une perception, que
nous désignons ordinairement par les mots pression
ou résistance. Car il faut bien remarquer que ces
mots sont , à proprement parler , les noms de la per-
ception et non ceux de la sensation.
Cette sensation , que tout homme peut facilement
se représenter dans sa pensée, bien qu'il soit impos-
sible de la définir et même de la désigner par aucun
autre nom que celui de la perception à laquelle elle
donne immédiatement lieu; cette sensation, dis-je,
qui est, en quelque sorte , ce qu'il y a de plus général
4o PREMIÈRE PA.RTIE.
dans celles du tact, n'est pourtant presque jamais
seule: le plus souvent elle est accompagnée d'autres
sensations, qui ne peuvent également , ni être dé-
crites , ni avoir d'autres noms que ceux des per-
ceptions auxquelles elles donnent également lieu,
mais qui , dans certains cas , ont pour l'Etre sen-
sible qui les éprouve , un attrait plus ou moins
grand , et qui , d'autres fois , l'affectent d'une manière
plus ou moins pénible.
5 3, Température des corps ; rudesse ou poli de leur
surlace.
Tantôt c'est une clialeur douce , ou une fraîcheur
agréable, ou une absence presque totale d'aspérités,
qui, par la facilité de se mouvoir qu'elle laisse à
l'organe du toucher, semble l'inviter à parcourir les
corps que nous appelons lisses ou polis. D'autres
surfaces , par les aspérités très nombreuses et très
peu pénétrantes qu'elles présentent , produisent un
léger chatouillement, ou une sensation du tact éga-
lement agréable, comme cela a lieu dans le cas des
corps que nous nommons veloutés. D'autres fois, au
contraire , l'excès de la chaleur ou du froid , des
inégalités très sensibles , des aspérités très résistan-
tes, éparses de distance en distance, capables de
couper ou de déchirer la peau , sont autant de cir-
constances particulières dans les corps , qui rendent
leur approche plus ou moins douloureuse, et dont
ENTEN DEMENT. 4 1
la perception est en nous le résultat des sensations
qu'ils nous font éprouver.
§ 4- Leur mollesse , leur dureté , leur fluidité.
Parmi les substances sans nombre dont je suis
sans cesse environné , il y en a qui , lorsque ma main
les presse, cèdent facilement à son effort, et chan-
gent, pour ainsi dire à mon gré, de figure ou de
forme; il s'en trouve d'autres, au contraire, dans
lesquelles je ne puis opérer aucun changement de ce
genre , avec quelque force que je les presse. On
donne le nom de mollesse à la propriété qu'ont les
premiers corps de changer ainsi de conformation ^
par l'effet de la pression exercée sur eux ; et celle
qu'ont les autres corps de résister a la plus grande
pression, sans souffrir aucune altération, ni chan-
gement de forme, prend le nom de dureté. On dit
aussi , à cette occasion , que les corps mous sont
ceux dont les parties constituantes ne sont pas for-
tement adhérentes entre elles, tandis qu'au contraire ,
le caractère des corps durs est cette forte adhésion
de leurs parties constituantes les unes aux autres.
Enfin, il y a des substances dont les parties con-
stituantes ont si peu d'adhérence, qu'elles cèdent à la
plus légère pression, et que le plus petit effort suffit,
non seulement pour les séparer, mais pour pénétrer,
dans tous les sens, les corps qui en sont composés.
Ce soûl ceux que Ton nonune fluides; et, parmi
4^ PREMIÈRE PARTIE.
ceux-ci , il s'en trouve dont l'action sur les organes
du tact ou du toucher est tellement insensible , que
l'on a été long-temps avant de soupçonner qu'ils
fussent de véritables corps , capables d'exercer une
pression , ou d'opposer une résistance quelconque ,
comme l'air, et \qs fluides aérif ormes ou gaz^ dont
la chimie nous a révélé l'existence et les nombreuses
propriétés.
§ 5. Qualités des corps.
Or, il n'y a personne qui, en se donnant la peine
d'y penser un seul moment, ne sache à merveille ce
que c'est que cette sensation ou ce sentiment de ré-
sistance et de pression à différents degrés, depuis
celle des pierres les plus dures, jusqu'à l'impression
légère et fugitive produite par le fluide le plus subtil,
que font éprouver les différents corps à toutes les
parties de l'organe du toucher ; et il n'y a personne
aussi qui ne voie parfaitement qu'aucune de ces sen-
sations , qui n'ont réellement de nom propre dans
aucune langue , et qu'il serait impossible de décrire
et de définir de manière à en donner l'idée à celui
qui ne les aurait pas éprouvées, il n'y a, dis-je, per-
sonne qui ne comprenne , à merveille, qu'aucune de
ces sensations ne peut ressembler aux corps, et aux
qualités des corps dont elles suggèrent à notre enten-
dement la perception. En effet, qu'y a-t-il de commun
ou de semblable entre ces modifications diverses du
ENTENDEMENT. 4^
moi, dont j'ai la conscience immédiate, et la certitude
absolue, invincible et inévitable, qu'elles font naître
en moi , qu'il y a des corps plus ou moins solides ou
résistants, c'est-à-dire dont les parties constituantes
ont la propriété d'adhérer avec plus ou moins de
ténacité les unes aux autres?
§ 6. Sensation et Perception.
Ces deux faits de notre entendement , qui s'y suc-
cèdent avec tant de rapidité , qu'on les croirait si-
multanés, et qu'en effet, on les a crus long-temps
un seul et même fait, sont donc néanmoins essen-
tiellement distincts et ne peuvent pas être confondus
sans un véritable inconvénient. Je dois à l'un
toute la certitude que je puis avoir de ma propre
existence, comme Etre sentant ; je dois à l'autre
une certitude non moins absolue de l'existence
des Etres autres que moi. Ces deux faits sont bien
incontestablement des faits purement intellectuels ;
mais , par l'un , je sens que j'existe , et , par l'autre , je
suis sûr qu'il existe des Etres autres que moi : ce sont
donc des Etres réellement existants que je perçois ,
bien que ma perception ne soit qu'un fait de mon en-
tendement. C'est là, au reste, toute ma lumière et toute
ma certitude ; mais il ne m'est pas donné de conce-
voir ce que pourrait être une certitude autre que
celle-là , ni d'en imaginer une d'une nature différente *.
* Voyez ci-dessus, chap. II, §§ 3 et 5.
44 PRE3IIÈRE PARTIE.
5 7. Mouvement.
Toutefois il est à remarquer que , si moi-même je
n'avais pas la faculté de mouvoir mes membres et
les diverses parties de mon corps , peut-être me serait-
il impossible de percevoir aucune chose existante, et
de rien connaître que ma faculté de sentir elle-même ,
ou plutôt toutes les modifications diverses dont elle
est susceptible '*'.En sorte qu'il y a lieu de présumer
que la perception n'est peut-être qu'une suite du
mouvement volontaire ou spontané de notre corps
et de ses diverses parties; du moins semble-t-il que
ce mouvement volontaire soit une condition néces-
saire, pour que la perception ait lieu. Aussi n'y a-t-il
aucun Etre animé qui ne soit plus ou moins doué de
quelque faculté motrice , et qui ne manifeste en
même temps qu'il est doué d'un tact quelquefois
extrêmement délicat. « Parmi les animaux sans ver-
ce tèbres , dit un célèbre naturaliste , ce sens se per-
te fectionne d'autant plus que les autres se dégradent;
* Voyez ReicVs înquiry into the human mind^ cliap. V ,
sect. VI. Voyez aussi le chap. VII àes Eléments cV idéologie y
de M. de Tracy. L'illustre et ingénieux auteur de ce dernier
ouvrage a parfaitement vu que les actes, soit spontanés, soit
volontaires, de la faculté de mouvoir, sont la condition es-
sentielle delà perception ; mais il va trop loin , ce me semble,
lorsqu'il suppose que cette dernière faculté est le résultat
d'une déduction ou d'une induction purement rationnelle.
ENTENDEMENT. 4^
« et ceux qui n'en ont point d'autre, Font quelque-
ce fois si exquis , que quelques-uns d'entre eux sem-
« blent même palper la lumière *. »
§ 8. Exercice et développement du toucher dans l'homme ,
dès les premiers moments de son existence.
Quant à l'homme , il n'y a nul doute que , même
avant sa naissance , il n'ait commencé à éprouver ,
du moins pendant un certain temps, un assez grand
nombre de sensations diverses du toucher, et qu'il
ne se soit senti alternativement bien et mal , par
suite de ces sensations. Elles sont probablement
la cause de plusieurs des mouvements qu'il im-
prime quelquefois à ses membres , ou plutôt a
son corps tout entier; et il est évident que, dans
les premiers temps qui suivent sa naissance , il doit
éprouver quelque diminution dans sa faculté de
mouvoir, puisque le fluide dans lequel il nageait ,
pour ainsi dire , lui rendait plus faciles quelques
mouvements de tout son corps , qui lui deviennent
impossibles a exécuter dans le fluide infiniment
moins dense oii il est destiné à vivre désormais.
Quoi qu'il en soit, l'enfant , dans le nouveau mode
d'existence qui commence pour lui avec sa nais-
sance, ayant plus d'occasions de jouir et de souffrir,
et, en même temps , plus de moyens d'agir, à mesure
Leçons lï Anatomie comparée , par M Ciivier. ( Leçon
XIV, ail. I.)
46 PREMIÈRE PARTIE.
que ses organes acquièrent de la force et de la con-
sistance , il est naturel que sa faculté de sentir s'é-
tende et se perfectionne. Mais le toucher, à l'époque
où nous considérons l'homme en ce moment , est ,
de tous ses sens , celui qu'il exerce le plus constam-
ment et le plus souvent; car ses autres sens ne com-
mencent à entrer en exercice que plus tard , à l'ex-
ception de celui du goût, dont les sensations, au
reste, ne peuvent pas être, à beaucoup près, aussi
multipliées , ni aussi variées que le sont celles du
toucher.
L'enfant exerce donc ce sens sur tout ce qui l'en-
vironne et sur lui-même , c'est-à-dire sur son propre
corps ; quelques-unes des sensations qu'il en éprouve
sont des causes de bien-être , et ses mouvements ,
d'abord purement instinctifs , cherchent , en quelque
manière , ces sortes de sensations , mais sans qu'il
puisse encore donner à ses mouvements une direc-
tion assurée. D'autres sensations du toucher, sont,
au contraire, causes de mal-aise ou de douleur, et
il essaie de s'y dérober par des mouvements égale-
ment instinctifs , qu'il sait encore si mal diriger, que
peut-être il augmentera par eux sa douleur, au lieu de
la diminuer. Mais bientôt le même instinct les lui
fera diriger en sens contraire , et c'est une leçon
donnée par la nature même , dont il profitera très
promptemcnt. Si la cause de sa douleur est quelque
désordre interne des fonctions de la vie , ou un mal
ENTENDEMENT. /Jy
dont le siège soit à quelque partie extérieure de son
corps , l'enfant , dans l'un et l'autre cas , s'agitera
vaguement et sans but déterminé ; mais enfin il ap-
prendra, dans le second cas, à diriger sa main vers
la partie malade ou souffrante , et à en reconnaître ,
ou, si l'on veut , à en sentir plus distinctement le lieu.
Si la douleur est occasionnée par le voisinage, ou par
le contact immédiat de quelque corps étranger , et
qu'il lui soit possible , par un mouvement, d'éloigner
la partie ainsi affectée d'un sentiment pénible, de
la cause qui le produit, l'enfant parviendra à faire
ce mouvement et cessera de souffrir.
C'est par ces expériences, mille fois répétées, qu'il
apprend insensiblement à les répéter encore avec
plus de justesse et de précision ; c'est au milieu de
ces actes , sans cesse renouvelés , de sa faculté de
sentir et de celle de mouvoir , que l'une et l'autre
s'étendent , pour ainsi dire , et se perfectionnent , et
que son corps et ses membres acquièrent plus de
vigueur et de développement.
5 g. Connaissance qu'il acquiert de son propre corps.
Bien long-temps avant qu'il puisse manifester, par
la parole , aucune des sensations qu'il éprouve , au-
cun des sentiments dont il est affecté, il lui est ar-
rivé,un nombre infini de fois, de touclier les diverses
parties de son corps ; et il a senti que sa main droite,
par exemple , touchait son front ou son bras gauche ;
48 PREMIÈRE PARTIE.
11 a senti, en mémo temps, que son bras gauche ^
ou son front, étaient touches par sa main droite:
mais je ne dirai pas qu'il en a conclu que ces trois
parties appartiennent au même Etre, qui est hii; je
ne dirai pas qu'il a été surpris ou étonné de cette
double sensation , et que , la comparant avec celles que
lui donnent, en pareil cas, tous les corps autres
que le sien , lesquels ne lui rendent point sentiment
pour sentiment, il a dû tirer cette conclusion. Je
suis intimement convaincu, au contraire, que sans
surprise, sans étonnement, sans faire aucune com-
paraison expresse, aucun raisonnement, il a connu
que c'étaient des parties de son corps ; il l'a connu ,
dis-je , immédiatement , et en vertu d'une loi primi-
tive de sa constitution. Je crois que c'est là un fait
constant et universel de la nature humaine , commun
même à p;:'esque toute la nature animée , et dont il
nous est aussi impossible de nier l'existence, que
de donner l'explication par aucun raisonnement con-
forme aux règles de la logique. En un mot , cette
connaissance s'est établie dans son entendement
par un progrès insensible et assez rapide , puisqu'on
en constate l'existence en très peu de temps ; elle
s'est établie uniquement par un nombre infini d'actes
ou opérations de la faculté originale et primitive
que j'ai désignée par le nom d'intuition.
Un enfant qui commence à sentir sa force , dé-
chire avec ses doigts, ou avec ses ongles, les divers
ENTENDEMENT. 49
objets que l'on laisse à sa portée; il exerce par là sa
faculté de mouvoir, et cherche à satisfaire sa curio-
sité naissante. Mais il se garde bien d'essayer ainsi
ses forces sur les diverses parties de son corps; et,
s'il lui arrive, par hasard, de se déchirer la peau ,
parce qu'il y sent quelque irritation , ou quelque dé-
mangeaison importune , il sent si bien que cette
partie est lui-même , qu'il n'a commencé à la frotter
avec vivacité, que pour se procurer quelque soula-
gement, et qu'il n'a continué son action , que parce
qu'en effet elle lui en procurait un sensible.
5 lo. Qualités tactiles , perceptions acquises qui résultent du
toucher : connaissance des corps , de leurs formes , de leur
étendue , de leur température , etc.
On voit par là ce que sont réellement les percep-
tions du toucher; de quelle manière elles nous
font connaître, et notre propre corps, et ceux qui
existent autour de nous , et leurs qualités qu'on peut
appeler tactiles. Car premièrement, en vertu de la
faculté de mouvoir, unie à la perception de ce que
nous avons appelé dureté, solidité ou résistance dans
les corps, la somme d'une suite non interrompue
de pareilles perceptions , que la mémoire semble, en
quelque sorte , ajouter les unes aux autres, à mesure
que nous les éprouvons , forme dans notre entende-
ment \di perception acquise détendue des corps
solides ; et il est facile de voir que la perception ac-
.4
5o PREMIÈRE PARTIE.
quise de l'étendue d'une masse fluide , est le résultat
d'un ensemble de faits primitifs intellectuels du même
genre. Dans ce cas , l'uniformité des sensations donne
lieu à des suites de perceptions également uniformes:
ce n'est que lorsqu'une sensation , ou une suite
de sensations différentes des premières, vient frapper
l'entendement, qu'il voit naître en lui une nouvelle
perception , ou une nouvelle suite de perceptions ,
qui lui annonce qu'un autre corps se trouve juxta-
posé à celui dont l'existence lui était attestée par la
précédente suite de perceptions.
En second lieu, la mémoire assemble, à chaque
moment, ces sommes de sensations et de percep-
tions qui naissent dans l'entendement ; et l'intui-
tion s'y joint , pour les lui faire connaître comme
semblables, ou le détermine à les retrancher de
ces assemblages , lorsqu'elle les lui montre comme
différentes. C'est aussi cette même faculté de l'intui-
tion qui co-ordonne tous ces assemblages , toutes
ces suites diverses de faits , à l'égard de l'étendue :
qui nous fait connaître, par exemple, quand la série
des perceptions tactiles , données par un même corps,
vient à changer de direction ; et, par ce moyen, elle
fournit à l'entendement la perception acquise de la
forme de ce corps. C'est ainsi, en effet, qu'un aveugle-
né 5 par exemple , parvient à connaître au toucher ,
un cube ou un globe , soit de marbre, soit de métal ,
les meubles de toute espèce qui sont à son usage, ou
EIN^TEN DEMENT. 5l
qu'il a occasion de manier ; en un mot , une foule
d'objets et de corps différents de forme, de contex-
ture, de température, etc. , qui, par les sensations
qu'ils produisent sur ses organes , rappellent à sa
mémoire les perceptions acquises qui sont le produit
des expériences multipliées que le cours de sa vie
l'a mis à même de faire.
^ II. Deux classes de qualités tactiles.
Observons encore , au sujet des sensations du
toucher et des perceptions qui s'y joignent immédia-
tement, que, quels qu'en soient lenombre et la variété,
on peut les diviser en deux classes distinctes : l'une,
qu'on peut nommer principale ou fondamentale, est
celle des perceptions qui nous révèlent l'étendue et
la forme des corps , leur degré , plus ou moins grand ,
de solidité , au moyen de la sensation ou du senti-
ment de pression et de résistance, plus ou moins
grande, dont il a été parlé au commencement de ce
chapitre. L'autre classe de perceptions comprend tou-
tes celles qui nous font connaître les divers degrés de
température de ces mêmes corps , la contexture ou
la disposition singulière de leurs parties extérieures,
en vertu de laquelle nous les appelons rudes , po-
lis , etc. ; perceptions qui résultent immédiatement
d'autres sensations qui ont aussi été décrites précé-
demment. Ces deux classes de perceptions si distinc-
tes n'avaient pas échappé à la sagacité des plus an-
4-
5l PREMIÈRE PARTIE.
ciens observateurs , et ont été rappelées par presque
tous les philosophes des diverses époques , sous le
nom de qualités ; mais Locke est , à ce qu'il paraît ,
le premier qui les ait plus spécialement désignées par
celui de qualités premières et de qualités secondes
ou secondaires. C'est donc principalement par la
classe de perceptions appelées qualités premières ,
qui appartient exclusivement au toucher, que nous
nous emparons, en quelque sorte, du monde extérieur;
et que les corps qui le composent, y compris le
nôtre , ont pour nous une existence réelle , perma-
nente et indépendante, pour ainsi dire, de tous les
autres ordres de faits intellectuels ; et c'est sous ce
rapport, que cette division des perceptions, ou des
qualités, peut avoir quelque utilité.
5 T2. Les sensations du toucher ne sont, la plupart du temps,
que les signes des perceptions qui s'y joignent.
Mais il est important , surtout , d'observer que
ces sensations , qui ne peuvent avoir de nom dans
aucune langue , et que nous ne remarquons pres-
que jamais, parce que la perception qui s'y joint
instantanément absorbe , en quelque manière , toute
notre attention ; que ces sentiments , dis-je , dont
nous avons une conscience si précise et si nette ,
quoiqu'il nous fût impossible de les définir ou de les
décrire de manière à être compris de quiconque ne
les aurait pas éprouvés , ne sont pour nous, la plupart
ENTEI>f DEMENT. 53
du temps, que des signes des perceptions qui leur cor-
respondent *. Elles sont,s'il le faut ainsi dire,un langage
que nous parle la nature , au moyen duquel elle nous
révèle, en effet, l'existence des corps et de leurs
qualités diverses. Ce langage a même ceci de par-
ticulier et de singulièrement remarquable , que les
éléments en sont, h certains égards, tout à fait ar-
bitraires, puisqu'ils n'ont absolument aucune ana-
logie , aucune ressemblance avec les cboses qu'ils
sont destinés à signifier.
CHAPITRE IV.
Du Goût.
% I. Analogie entre le goût et le toucher, sensations et per-
ceptions qui semblent communes à ces deux sens.
Le goût est, de tous nos sens, celui qui se rap-
proche le plus du toucher , et dont les sensations
ont , au moins par la manière dont elles sont produites,
le plus d'analogie avec celles qui sont exclusivement
propres au toucher.
En effet , l'organe du goût , ainsi que celui du
toucher, s'applique immédiatement aux corps, et ne
peut que de cette manière en recevoir les impressions ;
* Voyez ci- dessus , chap. Il , § 2, le passage cité de la
Connaissance de Dieu , etc. , par Bossuet.
54 PREMIÈRE PA.RTIE.
nous avons, à leur occasion, les mêmes perceptions
à peu près qu'à l'occasion des impressions faites sur
les organes du tact en général; nous reconnaissons,
jusqu'à un certain point, à l'aide des organes du
goût, toutes les qualités tactiles des substances sou-
mises à leur action , comme l'étendue, la solidité, le
mouvement, les différents degrés de consistance et
de température de ces substances.
§ 2. Sensations propres du goût, ou saveurs ; elles ne peuvent
avoir de noms particuliers.
Cependant les organes du goût, c'est-à-dire les par-
ties intérieures de la bouche, le palais, la langue, etc.,
ne nous donnent ces perceptions du tact, que comme
faisant eux-mêmes partie de l'organe général du tou-
cher*. Mais il y a aussi, comme chacun sait, des sen-
sations qui sont exclusivement propres au sens du
goût, et à l'occasion desquelles nous percevons dans
les corps un certain ordre de qualités qui sont appelées
sa{^eurs\ qualités dont les nuances ou les espèces sont
prodigieusement nombreuses , quoique nous n'ayons
qu'un très petit nombre de mots pour désigner, encore
assez vaguement , leurs modifications les plus géné-
rales et les plus familières, comme amer ^ acre ^
acide ^ acidulé^ salé^ saumâtre , doux ^ sucré ^
Jade , etc.
* Voyez ci-dessus, chap. III, § i.
ENTENDEMENT. 55
Au reste, il est à remarquer ici, comme au sujet
des qualités tactiles des corps , que les noms qui les
désignent expriment tout à la fois la sensation et la
perception qui servent à les manifester à notre en-
tendement; c'est-à-dire ce que nous sentons en effet
lorsque les corps agissent sur nos sens , et la dispo-
sition , ou la nature , quelle qu'elle soit , de leurs
parties constituantes , en vertu de laquelle ces corps
ou ces substances nous font éprouver de pareilles
sensations. A dire le vrai , nous ignorons complète-
ment quelle nature ou quelle disposition de ces par-
ties constituantes des corps les rend propres à nous
faire éprouver telle ou telle sensation du goût.
Voilà pourquoi, lorsque nous voulons faire connaître
aux autres une saveur particulière dont nous leur
parlons , nous n'avons pas d'autre moyen , pour nous
faire comprendre, que de nommer les substances
connues qui ont cette saveur-là ; ou , si nous voulons
indiquer celle que nous avons trouvée à quelque
substance, inconnue de celui à qui nous parlons , nous
ne pouvons le faire qu'en lui nommant la substance
connue dont le goût se rapproche le plus de celui
que nous essayons de faire connaître.
§ 3. Variété infinie des sensations du goût.
On aura, d'ailleurs, une idée de l'infinie variété
des saveurs qui se trouvent dans les différentes sub-
stances que nous offre la nature , si l'on réfléchit y
56 PREMIERE PARTIE.
r[uindëpeiidaiiiment du goût fondamental, pour ainsi
dire, propre à chacune de leurs espèces, il n'y a
pas deux corps de même espèce qui ne diffèrent
l'un de l'autre par quelques qualités ou quelques
nuances dans les degrés de ces qualités. De plus , cette
même saveur propre à chaque substance est encore
très sensiblement modifiée par des circonstances
de divers genres , comme celles qui tiennent à une
période déterminée de sa durée : telles sont, pour les
fruits , la verdeur , la maturité , la putréfaction ; pour
les substances végétales et animales, la crudité, les
divers degrés de cuisson , de fermentation , etc.
CHAPITRE V.
De V Odorat.
§ I . Organe propre à ce sens ; de quelle manière les corps
extérieurs agissent sur lui.
Après le sens du goût , celui dont les impressions
semblent le plus se rapprocher, au moins à certains
égards , de celles du tact ou du toucher , est le sens
de \ odorat. Son organe propre n'est, en quelque
sorte, que la peau elle-même, devenue plus fine, et
oii les nerfs, nommés olfactifs ^v ont épanouir leurs
extrémités, qu'amollit sans cesse une humeur vis-
queuse, propre à arrêter au passage les parties
ENTENDEMENT. 5 7
les plus volatiles qui se séparent des corps odorants ;,
et qui s'introduisent dans les cavités du nez avec
l'air qui les tient en dissolution.
Ces particules odorantes , que l'on désigne aussi
par les noms di effluçes ou. di émanations ^ malgré les
impressions vives et profondes qu'elles font quelque-
fois sur notre sensibilité, sont, de toutes les sub-
stances propres à agir sur nos sens , celles que nous
connaissons le moins. Nous savons seulement , en
général , qu'il y a des corps d'où elles s'exlialent
presque sans interruption , parce que la totalité, ou
du moins une grande partie de leur substance , est
essentiellement susceptible de se volatiliser. D'autres
corps, au contraire, retiennent ces principes odo-
rants , unis à leur constitution intime par une force
particulière d'affinité , en sorte qu'ils ne s'en déga-
gent qu'à la faveur de certaines circonstances , entre
lesquelles la cbaleur est une des plus générales et
des plus remarquables. Il y a des fleurs dont l'odeur
n'est, dit-on, sensible que pendant la nuit; on sait
que l'humidité est nécessaire pour développer celle
qui est propre à l'argile , et le frottement pour ma-
nifester celle du cuivre. Le musc fournit, pendant très
long-temps , une odeur singulièrement pénétrante ,
sans qu'il soit possible de constater aucune déperdi-
tion sensible de son poids : ce qui a fait croire à
quelques savants que son action , comme corps
odorant , ne tenait peut-être point à une émanation
58 PREMIÈRE PARTIE.
réelle de ses particules les plus ténues , tandis que
la plupart des physiciens apportent le même fait en
exemple de l'extrême divisibilité de la matière.
5 2. Les sensations d'odeur sont celles qui s'offrent le plus
naturellement avec la simplicité propre à ce genre de laits de
l'entendement , ou d'idées.
Quoi qu'il en soit, si dans les phénomènes du tou-
cher, et même dans ceux du goût, la sensation pure
et simple s'unit tellement à la perception des corps
extérieurs qui y donnent lieu, qu'il est besoin d'em-
ployer une certaine force d'attention , et quelque
réflexion , pour distinguer , l'un de l'autre , ces
deux faits de l'entendement, il n'en est pas de
même des phénomènes de l'odorat. Ici la sensation
se présente fort souvent isolée; et, quoique nous
ne manquions jamais à la rapporter immédiate-
ment à sa cause réelle , ou supposée , hors de nous ,
il nous est au moins très facile de faire abstrac-
tion de cette cause par la pensée , et de ne donner
notre attention qu'à la sensation elle-même.
Une sensation d'odeur, venant à se produire chez
un Être qui n'en aurait encore éprouvé aucune autre ,
de quelque espèce que ce soit, comme Condillac
l'a supposé pour sa statue , au commencement du
Traité des Sensations, ne serait, en quelque manière ,
pour l'Etre sentant, qu'une simple irradiation de la
vie, un fait sensible, sans antécédent ni conséquent;
EIVTENDEMEIVT. Sq
♦?t cet écrivain se trompe , sans doute , lorsqu'il sup-
pose que sa statue , en sentant , pour la première
fois, l'odeur d'une rose, se croira elle-même une
odeur de rose. Il est évident qu'elle ne peut absolu-
ment rien croire du tout , et encore moins se croire
quoi que ce soit au monde , puisqu'elle n'a pas encore
appris à distinguer sa propre existence de celle des
Etres qui ne sont pas elle. Mais il est probable que,
pour tout Etre organisé comme nous le sommes ,
une sensation d'odeur , toute seule , serait accompa-
gnée d'une perception , ou, si l'on veut, d'une tendance
à quelque perception *.
Au reste , quelque facilité que nous eussions à
distinguer les sensations de l'odorat , à les éprouver
comme isolées et sans les confondre avec la percep-
tion des substances qui en sont les causes hors de
nous , il est certain que nous ne le faisons presque
jamais, et que cette pensée ne peut venir qu'à l'esprit
du philosophe , occupé de quelque spéculation in-
tellectuelle , dont le but sera , par exemple, de classer
les odeurs , sous le rapport de leurs variétés , ou de
les distinguer, comme nous le faisons en ce moment ,
des perceptions qui s'y joignent.
5 3. Les sensations de l'odorat se contondcnt souvent avec celles
du goût.
En général , les sensations d'odeur n'intéressent
* Voyez ci-dessus, chap. II , § 2.
6o PREMIKRE PARTIE.
presque jamais directement notre existence ; elles se
confondent, la plupart du temps, avec celles du
goût, qui ont une bien autre importance pour nous,
surtout à l'époque du premier développement de
nos organes , et alors nous les remarquons fort peu
en elles-mêmes ; elles ne sont , à cette époque de
notre vie, que des signes des qualités de nos aliments.
Car il est à remarquer que les substances nuisibles ,
comme les plantes vénéneuses , les cbairs corrom-
pues, les métaux empoisonnés, ont communément
une odeur désagréable et repoussante.
Nous ne séparons donc point, durant la première
période de notre vie , les sensations d'odeur et de
saveur, des sensations tactiles auxquelles elles sont
le plus souvent unies , en sorte que les unes et les
autres nous donnent aussi, presque constamment ,
la perception des objets extérieurs auxquels l'intui-
tion nous 'les fait rapporter. Voilà pourquoi ce sont
ces objets mêmes que nous goûtons, que nous odo-
rons, comme nous les touchons.
CHAPITRE VI.
De rOuïe.
5 I. Organe de ce sens ; comment il reçoit les impressions des
objets extérieurs.
CJn donne le nom de son ^ et plus généralement
ENTÊlVDEMElVr. 6 1
de bruit , à la sensation que nous éprouvons à l'oc-
casion d'un mouvement de vibration imprimé , de
quelque manière que ce soit, aux corps qui nous
environnent, et dont les parties sont susceptibles
d'un degré plus ou moins grand d'élasticité. Ce mou-
vement se communique à l'air , et , par lui , à la
partie de l'organe de l'ouïe appelé oreille interne^
qui renferme un fluide contenu par une membrane
fine et élastique, à laquelle viennent aboutir les ex-
trémités du nerf auditif ou acoustique. On voit par
là, que l'air est proprement le milieu à travers le-
quel les impressions du son arrivent jusqu'à notre
organe, et l'on peut s'assurer de ce fait par des ex-
périences directes. Ainsi , en plaçant un timbre de
pendule sous le récipient d'une machine pneumati-
que, dans lequel on fait ensuite le vide de l'air, et
faisant mouvoir le marteau adapté à ce timbre , on
le voit frapper plusieurs suites de coups , mais on
n'entend aucun son. L'on sait aussi qu'un coup de
pistolet, tiré sur le sommet des hautes montagnes,
y fait beaucoup moins de bruit que lorsqu'on le
tire au pied de ces mêmes montagnes, parce que
Fair devient plus rare à mesure qu'on s'élève vers les
hautes régions de l'atmosphère.
§ 2. Diverses qualités du son.
On reconnaît dans le son cinq ordres de qualités
très distinctes : i ° la/orce , qui dépend de l'étendue
62 PREMIÈRE PARTIE.
des vibrations que le corps sonore peut produire ,
soit à raison de sa nature propre ou de ses dimen-
sions , soit eu égard à la force même du choc ou de
l'impulsion qu'il reçoit ; plus ces vibrations sont
grandes, plus le son est fort '^ i^ le ton^ qui dépend
de la vitesse de ces mêmes vibrations , c'est-à-dire
du nombre plus ou moins grand que le corps sonore
en fait dans un temps donné; c'est ce qui constitue
la différence du gra^^e à Vaigu , et voilà pourquoi ,
dans la musique, les tons sont représentés par des
nombres, qui ne sont autre chose que l'expression
des rapports de ces vibrations dans le même temps ;
tellement que si l'on désigne un son quelconque par
I ( ou par l'unité ) , celui qui est à l'octave en haut
sera désigné par le chiffre 2 , ce qui signifie que la
corde, par exemple, qui donne le second son, fera
deux fois plus de vibrations , dans le même temps ,
que celle qui donne le premier ; 3® la qualité du
timbre; elle dépend de la composition intime du
corps sonore. C'est par elle que , dans un orchestre ,
par exemple , nous distinguons la variété des in-
struments qui donnent le même ton , et que nous
reconnaissons s'il est donné par le violon , par la
flûte , le haut-bois ou le cor , etc.
C'est aussi par cette qualité que nous reconnaissons
la voix des personnes que nous avons déjà entendues
parler. Au reste , on désigne les espèces diverses de
cette qualité par les noms argentin , fiuté , sonore ,
ENTENDEMENT. 63
éclatant^ aigre ^ glapissant ^ etc.; 4" les voix pro-
prement dites ou sons vocaux , soit dans les animaux ,
soit dans l'homme , et ce sont eux que , dans nos lan-
gues écrites , nous désignons par les lettres appelées
voyelles ; 5^ enfin, les articulations, qui sont dési-
gnées par les consonnes ^ forment la dernière classe
des qualités ou modifications du son. L'on ignore
absolument à quoi elles tiennent , quoiqu'on soit
parvenu à reconnaître, en général, quels mouvements
l'homme et les animaux doivent imprimer à leurs
organes pour les produire. L'oreille de l'homme dis-
tingue fort bien tous ces différents ordres de qualités,
dans un seul et même son ; et le musicien de profes-
sion , dont les organes sont plus cultivés et plus
exercés, sous ce rapport, que ceux des autres hom-
mes, peut juger de toutes ces modifications avec en-
core plus de justesse.
§ 3. Prodigieuse variété des sensations de l'ouïe.
Ajoutons à la prodigieuse variété de sensations
que donne , par exemple , la voix d'un seul homme ,
sans qu elle perde la qualité de son , c'est-à-dire le
timbre qui lui est propre , et qui la caractérise , les
différences sans nombre qui peuvent résulter de l'état
de santé ou de maladie , de l'âge plus ou moins
avancé, des affections ou des passions auxquelles
l'âme est en proie , la gaîté douce , la joie impétueuse ,
la tristesse , l'abattement , la compassion , l'enthou-
64 PREMIÈRE PARTIE.
siasme, rindlgnation, le mépris, etc., qui toutes
donnent à un même mot des accents divers, lesquels
en font autant de sons différents, tous faciles a dis-
tinguer pour qui sait les entendre. Le seul mot oui
peut être prononcé par une même personne de vingt
manières différentes, et aura autant de significations
distinctes pour celui qui l'entendra , en supposant
même qu'il ne voie pas l'expression de la physionomie
de celui qui parle , ce qui pourrait confirmer le sens
qu'il y attache à chaque fois.
Que serait-ce si nous voulions entrer dans le
détail des différents bruits que nous avons la faculté
et l'habitude de distinguer , et d'interpréter avec une
précision et une justesse qui sont rarement en défaut?
le bruit d'une charrette ou d'un carrosse qui passe
dans la rue , d'une personne qui monte ou qui des-
cend un escalier, qui marche dans l'appartement
voisin , ou au-dessus de celui que nous occupons ;
le bruit que fait un ouvrier qui scie du bois, ou de
la pierre; celui de la pluie qui tombe, d'une vitre ou
d'une pièce de vaisselle qui se casse , etc.
5 4. Les sensations de l'ouïe ne peuvent être désignées , comme
toutes les autres sensations , que par les noms des percep-
tions qui s'y joignent.
La manière même dont je désigne tous ces bruits,
ou toutes ces sensations diverses de l'ouïe , par les
perceptions qui s'y joignent immédiatement, comme
ENTENDEMENT. 65
je l'ai fait auparavant , pour indiquer toutes les va-
riétés des sons , parce qu'il m'eût été impossible de
faire entendre autrement ma pensée; tout cela ne
nous fait-il pas voir avec la dernière évidence , pour
ce genre de sensations , la vérité de ce que j'ai dit
précédemment de celles du toucher , du goût et de
l'odorat? c'est-à-dire que , bien que nous ne voyions
pas, la plupart du temps, les objets extérieurs qui
les causent , nous ne manquons pas cependant de les
rapporter à ces objets ; qu'elles ne sont réellement
pour nous que des signes , qui n'ont et ne peuvent
avoir, dans aucune langue, de nom individuel, autre
que celui de la perception même à laquelle les sen-
sations donnent lieu ; et que communément nous ne
faisons pas plus d'attention à ces signes, pour ce qu'ils
sont en eux-mêmes , ou comme sensations , que nous
n'en faisons à la forme individuelle de chaque lettre
des mots que nous lisons, ou au son particulier de
chaque syllabe que nous entendons prononcer.
§ 5. Effet des sensations et des perceptions sur les animaux.
Enfin, il serait facile de faire voir, par une foule
d'exemples, que chacun peut suppléer sans peine,
que , pour les animaux eux-mêmes , les sensations
ne sont également que des signes qui réveillent im-
médiatement en eux la perception des objets exté-
rieurs et de leurs qualités, ou nuisibles, ou agréables,
5
66 PREMIÈRE PARTIE.
et, par conséquent, le sentiment instantané de ce
qu'ils ont à en espérer ou à en craindre. Aussi est-ce
sur cette connaissance indubitable de l'effet de leurs
sensations, et des perceptions ou des déterminations
qui en sont la suite, que sont fondés tous les artifi-
ces , tous les appâts, toutes les ruses, en un mot les
moyens de tout genre , dont se servent lé chasseur ,
le pêcheur, l'oiseleur, et, en général, ceux qui veu-
lent prendre , élever ou apprivoiser des animaux de
quelque espèce que ce soit.
CHAPITRE VII.
De la Vue.
% 1. Importance de ce sens ; sa supériorité sur les autres sens.
Si nous passons maintenant à l'examen des sensa-
tions propres de la vue, il est facile de prévoir que
nous arriverons encore aux mêmes résultats que nous
avons obtenus de l'examen des quatre autres sens.
Peut-être même serait-il assez inutile d'entrer , à ce
sujet, dans beaucoup de détails, si les phénomènes
de la vue, outre qu'ils sont plus variés, plus nom-
breux, et surtout plus intéressants sous plusieurs
rapports , ne devaient pas d'ailleurs donner lieu a
quelques questions importantes , qui sont plus spé-
cialement du ressort de la science de l'entendement.
ENTENDEMENT. 67
Le sens de la vue est celui qui nous donne les
perceptions les plus distinctes et les plus précises; il
est, en même temps, celui qui étend le plus, pour
ainsi dire, notre existence au dehors, qui nous donne
le sentiment le plus vif et le plus intéressant du
mouvement et de la vie des autres Etres. Aussi pres-
que toutes les expressions par lesquelles nous cher-
chons à faire connaître nos affections les plus vives ,
celles par lesquelles nous désignons nos plus nobles
facultés, ou leurs plus admirables résultats , ne sont-
elles que des métaphores empruntées des perceptions
de la vue. Nous disons de l'imagination , qu'elle est
la plus brillante faculté de l'esprit humain ; de la
poésie , qu'elle ne vit que di images^ et nous enchante
par des tableaux gracieux , ou nous effraie par de
sombres peintures. Nous voyons le génie étinceler
dans un livre éloquent, dans une riche composition
musicale , et autres expressions de ce genre.
Examinons donc comment le sens de la vue, qui
est susceptible de recevoir les impressions du plus
subtil et du plus imperceptible de tous les corps ( si
même nous sommes autorisés à dire que ce soit un
corps), produit des phénomènes si variés et si inté-
ressants. Examinons, dis-je, comment les seules im-
pressions de la lumière , et celles des couleurs , qui
n'en sont que des modifications , donnent à ce sens
les précieux avantages et la prodigieuse supériorité
que nous lui reconnaissons sur tous les autres.
5,
68 PREMIÈRE PARTIE.
§ 2. Dans les perceptions propres à ce sens , il est nécessaire
de distinguer ce qui appartient exclusivement au sens de la
■\ Ue , de ce qui appartient à d'autres sens.
La constitution de l'œil, comme instrument d'op-
tique, s'il le faut ainsi dire, et la manière dont les
rayons de lumière y pénètrent sans se confondre
et vont tracer sur la rétine des images fidèles et
colorées des objets qui nous environnent , sont peut-
être , parmi tous les faits relatifs à notre organisation ,
et au mécanisme de nos sens , ceux qu'on connaît le
mieux. L'étude de ces faits est tout à la fois utile et
intéressante ; mais , comme elle n'entre pas directe-
ment dans l'objet de ce traité , je ne m'y arrêterai
qu'autant que la nature des faits de l'entendement
que j'ai à constater , pourra l'exiger.
Comme , à la simple vue d'un objet , surtout si
c'est un de ceux qui s'offrent le plus souvent à nous ,
nous le reconnaissons immédiatement, et même nous
jugeons avec assez d'exactitude, de sa forme, de sa
grandeur , de la distance où il est de nous , et de
plusieurs autres rapports ou circonstances accessoi-
res , sur lesquelles nous pouvons prononcer avec
quelque certitude : nous sommes naturellement portés
à croire que le sens de la vue nous donne toutes ces
connaissances, au premier moment où nous ouvrons
les yeux ; ou , du moins , qu'il est de la nature de ce
sens de nous donner toutes ces connaissances. Mais
ENTENDEMENT. 69
c'est une erreur, dont, avec un peu de réflexion, il
est très facile de se désabuser. Car , puisqu'il est in-
contestable que la lumière seule et ses modifications
peuvent affecter le sens de la vue, on doit en con-
clure que naturellement , et en vertu des affections
qui lui sont propres , l'œil ne nous donne que les
sensations qui produisent les perceptions de la
lumière et de ses modifications diverses ; qu'en un
mot, l'œil ne peut voir par lui-même que les couleurs
et la lumière , avec tous les degrés infinis d'éclat ou
d'affaiblissement dont elle est susceptible.
5 3. Sciences diverses qui concourent à l'explication des phé-
nomènes de la vue.
Plusieurs sciences concourent à l'explication com-
plète des phénomènes de la vue : la physique, qui nous
apprend quelle est la nature et la marche des rayons
de lumière , quels changements ils subissent en tra-
versant des milieux plus ou moins denses, etc.; la
géométrie, qui , en appliquant ses théories et ses cal-
culs aux faits donnés par l'observation , apprécie
avec une justesse rigoureuse les résultats de ces
mêmes faits ; l'anatomie , dont les recherches appro-
fondies nous ont fait connaître , dans le plus grand
détail, toutes les parties, et, pour ainsi dire, toutes
les pièces dont se compose le merveilleux instrument
à l'aide duquel la vision s'opère ; la physiologie , qui
a reconnu les propriétés non moins étonnantes dont
'jO PREMIERE PARTIE.
jouissent ces muscles, ces nerfs, ces diverses humeurs
qui entrent dans la composition de l'œil, considéré
dans l'animal vivant; et enfin la philosophie, qui
s'attache uniquement à constater les faits intellec-
tuels que manifeste le jeu de tant de ressorts , dont
la combinaison est si merveilleuse et si compliquée.
Commençons par exposer les principaux phénomènes
dont nous devons la connaissance aux autres sciences ,
bien que les considérations qu'elles nous fournissent
ne puissent guère être envisagées que comme ac-
cessoires à l'objet que nous avons spécialement en
vue , c'est-à-dire relativement aux résultats que nous
fournit la dernière.
§ 4' Erreurs communes et naturelles au sujet des perceptions
de la vue.
On sait que tous les points de la surface d'un
corps éclairé par une lumière quelconque réflé-
chissent des rayons, qui , en pénétrant dans chacun de
nos yeux par l'ouverture de la prunelle , vont se
peindre sur la rétine et y tracent ainsi des images
parfaitement semblables à l'objet que nous voyons ;
excepté que ces images sont doubles, quoique l'objet
soit simple , et qu'elles sont renversées , c'est-à-dire
que les parties de l'objet qui sont à droite se trou-
vent à gauche dans l'image tracée au fond de l'œil ,
que celles qui sont en haut se peignent en bas , et
réciproquement.
ENTENDEMENT. «yi
11 semblerait donc , d'abord , que ce serait cette
image que nous devrions sentir ou apercevoir ; mais
il est bien certain que nous n'en avons jamais le plus
léger sentiment. C'est par les observations des phy-
siciens et des anatomistes , que nous sommes informés
que la chose se passe ainsi. Mais l'enfant , dans les
premiers temps de sa vie, ou l'aveugle à qui Ton a
fait l'opération de la cataracte, voient les objets co-
lorés, ou , si l'on veut, les sentent presque à la surface
extérieure de l'œil, et jamais dans aucune partie
intérieure de l'organe.
En second lieu, on est porté à croire que nous
voyons, au premier moment, au moins toute la
partie de l'objet , dont l'image est tracée d'une ma-
nière nette et distincte sur la rétine ; mais on se
tromperait encore. Il suffit, pour s'en convaincre,
d'observer que l'homme qui sait le mieux faire usage
de sa vue , lors même qu'il contemple un objet qui
lui est très familier, ne peut jamais avoir à la fois
la conscience bien distincte de deux points du même
objet. Il ne les voit tous deux à la fois, même lors-
que leur distance n'excède pas les limites du champ
de sa vue , que d'une manière vague et incertaine ;
et pour les distinguer plus sûrement, ou les voir
plus nettement , il faut que l'œil , ou plutôt l'atten-
tion, se porte successivement de l'un à l'autre. En
sorte qu'on peut dire que nous n'avons jamais à la
fois la perception bien distincte que d'un point, en ^i>îlùLimw^
72 PREMIERE PARTIE.
quelque manière, indivisible. D'où il suit qu'un en-
fant qui commence à voir , un aveugle qui vient de
re(^ouvrer la vue, ne reçoivent d'abord , même en
présence des objets qui vont se peindre sur leur
rétine , qu'une sensation vague et générale de lu-
mière ; et qu'il leur faut un assez long temps pour
démêler au moins les points principaux des objets
qu'ils voient , saisir les rapports de situation que ces
points ont entre eux, et qu'enfin ils ont besoin d'un
certain exercice pour apprendre à voir même les
objets les plus simples.
^ 5. La distance , la grandeur , et le mouvement des corps, ne
sont point des perceptions propres de la vue.
Une autre réflexion qui peut nous éclairer encore
sur la nature des perceptions propres de la vue,
c'est que ni la distance , ni la grandeur , ni le mou-
vement des corps ou de leurs parties, ne peuvent
être comptés au nombre de ces perceptions *. Car
* Cest encore une observation qui n'a point échappé à
la sagacité de Bossuet.
a La vue, dit-il , rapporte toujours et fort prompteraent^
« d'un certain côté, et à un certain objet, les couleurs qu'elle
« aperçoit: d'où il suit que nous devons encore sentir, en
« quelque façon , la figure et le mouvement de certains
« objets; par exemple, des corps colorés Ce nest pas
« que î étendue , la figure, et le mouvement , soient par eux-
r, mêmes visibles ^ puisque l'air, quia toutes ces choses,
ENTENDEMENT. -yS
il est facile de voir que l'appréciation de toutes ces
circonstances appartient exclusivement au sens du
toucher, ainsi que nous l'avons fait remarquer en
traitant de ce sens. De plus , si nous considérons, en
effet , qu'une tour de deux cents pieds de haut , et de
quarante pieds de diamètre , peut, étant vue à deux
ou trois lieues de distance , nous être entièrement
cachée par un objet de deux pouces de hauteur et
de quelques lignes de largeur; qu'en plaçant, par
exemple, soit à quelques lignes, soit à quelques pieds
de notre œil, une glace parfaitement pure, nous
verrons toujours l'objet proposé avec les dimensions
que nous lui supposons , soit qu'en effet nous voyions
cet objet lui-même, ou son image représentée avec
la dernière perfection sur la glace , quoique cette
image n'ait réellement que quelques pouces ou même
quelques lignes en longueur ou en largeur, il sera
évident pour nous que la distance et les dimensions
réelles de l'objet ne sont nullement des perceptions
propres de la vue.
C'est donc véritablement l'étendue tangible qui
est l'élément de la grandeur et des dimensions des
corps, et, par conséquent, des perceptions que nous
« ne l'est pas : on les appelle aussi , visibles par accident ^ à
« cause qu'elles ne le sont que par les couleurs Les choses
« sensibles par accident s'appellent aussi sensibles communs ,
'< parce qu'elles sont communes à plusieurs sens , etc. «
( Connaissance de Dieu^ etc. , cliap. I , art. 3 ).
74 PREMIÈRE PARTIE.
avons de leurs formes diverses. Quant au mouvement,
outre que l'étendue réelle et tangible est aussi un
des éléments nécessaires de la perception que nous
en avons, il a été prouvé par les considérations pré-
cédentes relatives au toucher , que ce sens même ne
nous donne la perception du mouvement des corps ,
que parce que nous avons nous-mêmes la faculté de
mouvoir, c'est-à-dire d'éprouver des sensations tac-
tiles rapportées successivement au moi par la con-
science , tandis que l'intuition rapporte à un corps
extérieur, soit le notre, soit quelque autre , les per-
ceptions qui se joignent à ces sensations *. Il reste
donc incontestablement prouvé : i° que l'œil ne per-
çoit que les couleurs et la lumière ; i^ que toute
perception de grandeur , de distance et de mouve-
ment, appartient exclusivement au toucher.
Cependant c'est un fait également incontestable ,
que lorsque nos organes ont acquis un certain degré
de développement, et qu'ils ont été suffisamment
exercés , ce qui arrive à une époque fort peu avancée
de la vie, nous apprécions communément avec assez
de justesse , à la simple vue , la grandeur , la distance ,
la forme et le mouvement des corps; comment donc
un pareil phénomène peut-il avoir lieu ?
§ 6. Comment il arrive que la distance , la grandeur , etc. ,
peuvent être appréciées à la simple vue.
Nous ne pouvons trouver la solution de ce pro-
* Voyez ci-dessus, chap. III, § 7.
ENTENDEMENT. ^5
blême que dans la manière dont les perceptions de
la vue s'associent , par l'effet de la mémoire et de
l'intuition, aux perceptions du toucher et à certai-
nes sensations ou à certains sentiments purement
organiques dont nous sommes affectés dans l'acte
de la vision, suivant les différentes circonstances
d'éloignement et de situation des corps que nous
regardons. En effet , puisque ni la distance , ni la
grandeur, ni le mouvement des corps , ne sont des
choses visibles par elles-mêmes, et puisque rien de
ce qui ne peut être aperçu par soi-même ne peut
servir de moyen pour faire apercevoir quelque chose,
il faut bien que la connaissance que nous acquérons
quelquefois à la simple vue, des distances, des gran-
deurs et des formes , nous soit suggérée par quelques
autres faits, qui sont immédiatement aperçus dans
l'acte de la vision. Essayons de reconnaître et de
constater ces faits.
Premièrement donc , ayant , dès la plus tendre
enfance, exercé simultanément, et à l'occasion des
mêmes objets, nos organes du toucher et ceux de la
vue, l'intuition nous a fait rapporter à l'étendue tan^.
gible propre à chaque corps que nous apprenions à
connaître , les couleurs et les nuances diverses de
lumière dont nos yeux étaient affectés en même
temps; et c'est par cet exercice, si souvent répété ,
que les souvenirs d'étendue et de couleur se sont si
invinciblement associés^^ dans notre entendement ,
76 PREMIÈRE PARTIE.
qu'il nous est dès long-temps devenu entièrement
impossible de séparer dans notre mémoire ou dans
notre pensée ces deux genres de perceptions. Ainsi
la mémoire a, pour ainsi dire , à notre disposition un
nombre infini de perceptions acquises^ qui nous
représentent ou peuvent nous représenter , à chaque
instant, les innombrables objets que nous offrent
sans cesse la nature et l'art , et les parties les plus
saillantes ou les plus remarquables de ces objets :
plantes, animaux , édifices , meubles de toute espèce ,
qui nous sont connus ou familiers, avec les dimen-
sions de toutes leurs parties, les proportions des uns
à l'égard des autres , les effets les plus généraux de
la lumière et des couleurs qu'ils présentent ordinai-
rement à l'œil , soit quand ils sont éloignés de lui ,
soit lorsqu'ils en sont plus rapprochés. Tellement
que ces asspciations de formes et de grandeurs, uni-
quement tangibles, avec les perceptions de ces mêmes
formes et de ces couleurs lorsqu'elles frappent seu-
lement la vue, sont, la plupart du temps, un moyen
infaillible que nous avons de connaître les objets
mêmes, et de prévoir, par le seul effet des sensations
visuelles , quelles sensations tactiles ils produiront
en nous , ou réciproquement.
Ces deux genres de sensations sont donc deux
systèmes de signes , deux langages , en quelque ma-
nière, qui s'expliquent ou s'interprètent continuelle-
menl l'un l'autre, bien qu'ilhi'y ait entre eux aucune
EÎVTENDEMENT. 77
analogie directe, aucune connexion immédiate et
nécessaire; et, sous ce rapport, leur correspon-
dance mutuelle, ou la propriété qu'ils ont de pouvoir
se substituer réciproquement, les rend encore plus
semblables à nos langues, fondées sur des conventions
arbitraires (ou du moins qui semblent tout-à-fait ar-
bitraires, quoiqu'elles ne le soient pas en effet et ne
puissent pas l'être). Au lieu qu'entre les signes ou
sensations du toucher qui suggèrent à notre enten-
dement des perceptions visuelles, et les signes ou
sensations de la vue qui lui suggèrent des perceptions
purement tactiles, la connexion est, pour nous, réel-
lement et complètement arbitraire. Mais elle est fon-
dée de telle manière sur la nature de notre entende-
ment, sur ce|lle de notre organisation, et sur celle des
êtres hors de nous, qu'elle ne manque jamais d'être
aperçue, non seulement par les hommes de tous les
pays et de tous les temps, mais même par les êtres
animés de toute espèce qui ont une organisation
semblable ou analogue à la notre. Tandis que dans
nos langages, d'institution purement humaine, bien
que la connexion entre le signe et la chose signifiée
ne soit pas toujours impossible à entrevoir, elle n'a
lieu que pour des temps plus ou moins limités , pour
des pays plus ou moins circonscrits , et très souvent
elle n'est comprise que par des réunions d'individus
très peu nombreuses.
Les sensations de la vue, qui servent, la plupart
78 PREMIÈRE PARTIE.
du temps , à introduire dans notre entendement les
perceptions de figure, de grandeur et de distance des
corps, sont donc uniquement des degrés, infiniment
variés , d'éclat ou d'affaiblissement de la lumière et de
ses diverses espèces (les couleurs) , associées par une
longue expérience à des sensations et à des percep-
tions du toucher.
5 7 • De quelques autres sensations qui s'associent à celles de
la vue.
Mais il y a , outre ces sensations propres de la vue,
d'autres sensations, en quelque sorte accessoires,
qui ne sont pas l'effet immédiat de l'action de la lu-
mière sur l'organe , mais l'effet des situations ou des
dispositions diverses qu'affectent l'œil lui-même et
ses parties dans certaines circonstances.
Ainsi, lorsqu'un objet est très près de notre œil,
nous sommes obligés , pour le bien voir, de faire une
sorte d'effort , dont l'effet est de diminuer l'intervalle
qui sépare les prunelles des deux yeux ; et cet effort
senti, quoiqu'il ne soit pas expressément remarqué ,
est une des sensations accessoires qui , associées dès
long-temps à la perception de moindre distance des
objets, suffisent désormais pour que cette perception
se réveille, pour ainsi dire, dans l'entendement,
toutes les fois que la sensation a lieu.
Au contraire , lorsque nous voulons voir bien dis-
tinctement un objet éloigné, les muscles de l'œil font
ENTENDEMENT. 79
un effort qui tend à éloigner le plus qu'il se peut les
prunelles des deux yeux, ou à agrandir, autant
qu'il est possible , l'intervalle qui les sépare , autre
sensation accessoire, associée dès long-temps à la
perception de distance plus considérable, et qui in-
troduit, en effet, cette perception, toutes les fois
qu'elle-même a lieu.
D'un autre coté, quand nous nous appliquons à
considérer successivement les diverses parties d'un
objet un peu étendu, par exemple d'un édifice, nos
yeux se meuvent , soit de bas en haut , soit de droite
à gauche, ou au contraire; nos paupières s'élèvent
ou s'abaissent, et, en effet, les parties supérieures et
inférieures, celles qui sont à droite et à gauche, se
manifestent dès lors à nous, au moyen des percep-
tions destinées à nous les représenter. Ces mouve-
ments des yeux et des paupières, qui sont nécessai-
rement sentis, quoique nous ne les remarquions pas
expressément , doivent donc encore être mis au nom-
bre de ces sensations accessoires, ou purement or-
ganiques, de la vue, qui servent à introduire dans
l'entendement les perceptions de parties supérieures,
inférieures, droites, gauches, des objets que nous
contemplons , bien que ces perceptions soient exclu-
sivement propres au toucher. Parce qu'une habitude
constante, et des actes réitérés un nombre infini de
fois, pendant tout le cours de notre vie, ont associé
ces sensations et ces perceptions de manière qu'elles
8o PREMIÈRE PA.RTIE.
sont désormais inséparables , et que leur effet sur
notre entendement est aussi sûr qu'inévitable.
§ 8. Corament nous voyons les objets simples et droits ,
quoiqu'il s'en trace , dans nos yeux , des images doubles et
renversées.
Il nous reste encore à éclaircir deux questions qui
semblent d'abord présenter une assez grande diffi-
culté, et qui ont, en effet, causé quelque embarras
aux philosophes et aux physiciens qui ont, les pre-
miers, tenté de les résoudre. Si, comme on le dé-
montre en physique. et en optique, les objets se pei-
gnent sur les rétines de nos yeux dans une situation
renversée, ou plutôt tout-à-fait inverse de celle qu'ils
ont dans la nature, et si, de plus, il y a toujours,
par conséquent, dans chaque œil, une image du
même objet, comment se fait-il , i°que nous voyions
toujours les objets droits, et situés comme ils le sont
réellement dans la nature, et a° que nous les voyions
ordinairement simples, ou au moins très rarement
doubles?
Comme, en vertu de la perception, nous rappor-
tons naturellement les impressions de la vue au
moins à la surface extérieure de notre œil ou très
près de cette surface, ainsi qu'on s'en est assuré
en observant des aveugles-nés qui venaient d'être
opérés de la cataracte, il s'ensuit nécessairement
que la sensation occasionnée par l'ébranlement de la
ENTENDEMET^T. Si
rétine dans un point quelconque (sensation qui,
comme tous les faits de cet ordre , n'a point de nom,
et passe instantane'ment inaperçue), doit nous donner
la perception d'un point colore, très voisin de la
surface de l'œil , et dans la direction du rayon que
nous envoie le point lumineux de l'objet que nous
voyons , et auquel l'intuition nous le fait rapporter
plus tard. C'est-à-dire que , jugeant de la situation
des différents points des objets, par la direction des
rayons qu'ils envoient à notre œil , nous devons
naturellement les voir droits, et non renversés ; en un
mot, nous devons les voir tels que nous les voyons,
et non pas semblables aux images qui s'en forment
sur la rétine de notre œil , puisque ce sont eu^, eu
effet , que nous voyons , et non pas ces images *.
Ainsi se confirme la loi générale que nous avons
observée en traitant des pbénomèiies des autres sens,
en vertu de laquelle nous sommes invinciblement
déterminés à rapporter aux objets extérieurs, comme
à leurs causes , les impressions d'où résultent nos
sensations; rapport qui accompagne toujours la sen-
sation elle-même, et constitue le fait de la percep-
tion de ces objets et de leurs divers attributs , tels
qu'ils sont , au moins pour nous.
L'explication du phénomène par lequel des images
Voyez Reid's Inquiry , etc., chap. VI, sect. ii ; et ie
Traité d'Optique , par Lacaille , § 48.
6
^-
8^ PREMIÈRE PA.RTIE.
doubles, puisqu'il y en a une peinte sur chaque ré-
tine, ne nous donnent pourtant la perception que
d'un objet unique , au moins le plus ordinairement ,
peut servir encore à confirmer cette doctrine.
C'est un fait d'observation constante, que nos yeux
se meuvent toujours tous deux à la fois , et toujours
tous deux dans le même sens. On peut s'en convaincre
très facilement, en fermant un œil, au moyen du
doigt légèrement appuyé sur la paupière ; car alors ,
si l'on dirige l'œil ouvert en haut, en bas, à droite
et à gauche, on s'apercevra que l'œil fermé fait exac-
tement, soit qu'on le veuille, ou non, tous les mêmes
mouvements que l'œil ouvert. On a prétendu expli-
quer ce fait par l'expérience et par l'habitude; mais
il paraît plus probable qu'il est en nous le produit
d'une disposition purement organique, comme le
mouvement des deux prunelles à la fois , et celui
des muscles qui font prendre en même temps à cha-
que œil la conformation la plus appropriée aux
différents degrés d'éloignement et de proximité des
objets que nous regardons.
Or, on appelle axe optique la direction que sui-
vrait une ligne menée du fond de l'œil perpendicu-
lairement à la rétine , mais prolongée indéfiniment
après son passage par le milieu de la prunelle ; et
pour exprimer, dans le langage de la science, le
fait que je viens d'exposer , on dit que les axes
optiques demeurent toujours parallèles dans le mou-
ENTË:N DEMENT. 83
vement des yeux, ou, ce qui revient au même, on
désigne ce fait par l'expression de parallélisme
des axes.
On dc^'^Q^^^diW.^û points correspondants ceux qui,
sur chaque rétine , sont semblablement situés par
rapport aux points où ai)outissent les axes optiques ;
et points non correspondants ., ceux qui , sur chaque
rétine , sont situés d'une manière différente par rap-
port aux axes optiques.
De plus , c'est un fait d'expérience , que nous voyons
simples les objets ou les parties des objets qui af-
fectent des points correspondants des deux rétines ,
et qu'au contraire, nous voyons doubles les objets
ou les points qui ne se correspondent pas sur chaque
rétine.
Cependant, comme il arrive souvent qu'un grand
nombre d'objets se peignent sur des parties non
correspondantes de chaque rétine, il semble que
nous devrions aussi très souvent voir les objets dou-
bles. Mais il faut remarquer , qu'en vertu du paral-
lélisme des axes, nos yeux se dirigent toujours, sans
même que nous y pensions, vers l'objet qui attire
notre attention : en sorte que nous n'avons presque
jamais de perception qu'à l'occasion des images qui
affectent des points correspondants ; et que toutes
celles qui occupent d'autres points sont uniquement
causes ^impressions ., c'est-à-dire appartiennent
par leur mode d'action à cette classe de faits in-
6.
84 PREMIÈRE PARTIE.
tellectuels qui sont vaguement sentis, et qui ne
sont jamais distinctement remarqués.
Le fait de la vision simple , quoique les images
qui se tracent dans nos yeux, pour chaque objet,
soient réellement doubles lorsqu'elles affectent des
points qui ne se correspondent pas , ne semble donc
dû à aucune autre cause qu'au parallélisme des axes ,
que la nature semble avoir spécialement destiné à
produire ce phénomène. Aussi , lorsque l'organe de
la vue est bien constitué, ce parallélisme a-t-il tou-
jours exactement lieu ; et l'on regarde communé-
ment le strabisme^ ou le défaut des yeux louches,
comme produit par un vice particulier de confor-
mation dans les organes, ou par quelque mauvaise
habitude qui a fait perdre aux yeux la faculté de se
diriger constamment dans le même sens.
CHAPITRE VIII.
Des perceptions acquises de la vue, et des repré-
sentations qu' elles fournissent à la mémoire.
5 I. Les sensations considérées comme signes des perceptions
qu'elles servent à introduire dans l'entendement.
L'organe de la vue, quoique doué, par la nature,
de plusieurs facultés ou propriétés dont on cherche-
rait vainement à expliquer les effets par l'habitude
ENTENDEMENT. 85
et l'expërience, comme on a pu le reconnaître par ce
qui a été dit, dans le chapitre précédent, du parallé-
lisme des axes , de la propriété des points correspon-
dants, etc.; l'organe de la vue , disons-nous , doit
néanmoins à ces deux conditions, ou à ces deux cir-
constances (l'expérience et l'habitude), sa plus grande
perfection et ses plus précieux avantages. Car, d'abord,
c'est par l'habitude et l'expérience , c'est par l'asso-
ciation qui se fait nécessairement entre les sensa-
tions qui sont exclusivement propres à la vue, et
celles qui affectent les autres sens, particulièrement
celui du toucher , qu'elle apprend à apprécier avec
précision la forme des objets, et à étendre ses per-
ceptions (qui dès lors^ en effet, lui deviennent, en
quelque sorte , propres) bien au-delà des limites qui
circonscrivent celles qui appartiennent exclusive-
ment au toucher.
Ainsi donc la nature, c'est-à-dire, ici, la collection
de tous les Etres et de tous les objets qui nous en-
vironnent, parle à chacun de nous, dès les premiers
moments de notre existence , cinq langues, ou cinq
idiomes, s'il le faut ainsi dire, essentiellement diffé-
rents. Et ce qui caractérise éminemment la sagesse, la
puissance et la suprême intelligence de l'auteur d'un
ordre de choses si merveilleux, c'est que les signes
de ces idiomes si divers , loin de produire dans notre
entendement une confusion irrémédiable, par la
multitude et la fréquence de leurs impressions près-
86 PREMIÈRE PARUE.
([lie toujours simultanées , s'expliquent et s'interprè-
tent , en quelque manière, les uns les autres , s'unis-
sent et se séparent tour à tour, pour nous révéler
les propriétés et les qualités qui constituent les Etres
autres que nous , et les rapports nombreux et prodi-
gieusement variés que leur existence peut avoir avec
la nôtre , dont nous acquérons , par ce moyen , une
connaissance plus distincte et plus étendue.
Et, pour ne parler ici que de ce qui a rapport
^u sens de la vue : si l'on réfléchit sur cette infinie
variété d'aspects sous lesquels se présentent sans
cesse à nos regards les objets qui nous sont le plus
familiers, ceux qui servent a chaque instant à nos
besoins ou à nos plaisirs ; ces apparences visibles ,
qui changent incessamment, et qui n'ont ni ne
peuvent avoir de nom dans aucune langue, que
sont-elles , , sinon autant de signes de la grandeur ,
de la distance , de la forme et de la situation de ces
divers objets? signes dont nous avons dès long-temps
appris à connaître la valeur véritable, et que nous
interprétons, la plupart du temps, avec la plus par-
faite justesse, quoique nous ne les remarquions pas
plus en eux-mêmes, que nous ne remarquons les
lettres des mots que nous lisons, ou les articulations
de ceux que nous entendons prononcer. Enfin , qui
pourrait nier que les sensations de la vue , ou les
apparences visibles qui affectent ce sens, constituent
une véritable langue, en considérant qu'elle a ses
ENTENDEMENT. 87
grammairiens , s'il le faut ainsi dire , ses orateurs ,
ses poètes et ses écrivains de tout genre ?
En effet , l'artiste dont le pinceau magique nous
fait voir, sur une simple toile, un paysage d'une
vaste étendue, oii l'on distingue des objets dans un
éloignement prodigieux , où l'œil est comme enchanté
par l'éclat des fleurs et de la verdure, par la trans-
parence des eaux , par mille accidents variés que
produit le contraste des ombres et de la lumière ;
celui qui nous retrace les scènes de la vie champêtre
ou domestique , avec toutes les circonstances des
passions et des affections qui les caractérisent; celui
qui , s'élevant à de plus grandes conceptions , offre
à nos regards quelqu'une de ces actions importantes
dont les hommes ont gardé le souvenir , en repré-
sente les auteurs avec ces traits nobles ou touchants,
terribles ou hideux , qui rappellent à notre mémoire
des mortels dignes de l'amour ou de l'éternelle exé-
cration de leurs semblables: que font-ils, qu'imiter
les apparences visibles que la scène du monde étale
sans cesse à nos yeux, mais qu'ils ont étudiées avec
une sagacité et une assiduité peu communes ? Tandis
que nous ne les remarquons presque jamais, du
moins comme signes des Etres et des affections ou
des passions qu'elles suggèrent à notre entende-
ment.
88 PREMIÈRE PARTIE.
§ 2. Qu'à parler rigoureusement, nous ne voyons Jamais en-
tièrement les objets que nous percevons par le sens de
la vue.
Mais ce qu'il faut conclure de tout ce qui a été
dit, et qui est singulièrement remarquable , c'est que
les perceptions que nous avons à l'occasion de l'ac-
tion des objets sur l'organe de la vue, sont des faits
purement intellectuels, et des faits de notre enten-
dement tout à fait propres à ce sens , ainsi modifié
par l'association des perceptions du toucher avec
celles de la vue. En un mot , les perceptions acquises
de la vue sont des faits intellectuels entièrement sut
generis , qui ne ressemblent absolument qu'à eux-
mêmes. Non seulement nous ne voyons point dans
toute leur étendue et dans toutes leurs parties les
objets même les plus simples et les plus familiers
que nous regardons , et que nous reconnaissons à la
simple vue (pas plus que nous ne les touchons en-
tièrement, et dans toutes leurs parties, quand nous
les reconnaissons à un simple attouchement ) ; mais
nous n'avons jamais, à proprement parler, la per-
ception entièrement distincte que du ininimuin
visihile de chaque objet , par la vue ; comme nous
n'avons que celle du ininimum tangibile , par le
toucher.
Ceci a l'air d'un paradoxe, et sera sans doute
regardé comme tel par les lecteurs qui n'ont pas
ENTENDEMENT. 89
encore eu occasion de méditer sur ce genre de ques-
tions : mais ce n'est pas dans un ouvrage comme
celui-ci, qu'il conviendrait de présenter, sous cette
forme , des opinions qui pourraient être énoncées
de toute autre manière, en apparence moins cho-
quante; et je déclare que je n'ai voulu présenter ici
que le fait de notre nature intellectuelle, tel que je
le conçois dans sa plus rigoureuse précision.
§ 3. Que nous percevons , par le sens du toucher, un grand
nombre d'objets que nous ne touchons pas tout entiers.
Pour nous en convaincre , considérons d'abord
quelle connaissance nous avons des objets par les
seules perceptions du toucher. Lorsqu'un homme se
trouve la nuit, sans lumière, dans un lieu qui lui
est bien connu, avec tous les objets, meubles, etc.,
qu'il renferme; je suppose que ce soit, par exemple,
la chambre qu'il habite ordinairement: dans ce cas,
il est certain que le plus simple attouchement suffît
pour rappeler à sa mémoire tel ou tel objet en par-
ticulier, un fauteuil, une table, un lit, et pour lui
en fournir une représentation exacte et complète
avec toutes les circonstances particulières qui en
font des objets individuels qui lui sont parfaitement
connus. Or, dans ce cas, s'il dit qu'il connaît
que l'objet qu'il touche est la cheminée , ou la
porte , ou le bureau qui est dans sa chambre , il est
évident que les représentations , si distinctes , de ces
90 PREMIÈRE PARTIE.
objets, qui s'offrent à sa mémoire, ne sont assurément
pas l'effet de sa sensation et de la perception qui
s'y joint , mais bien celui d'une somme très consi-
dérable de perceptions acquises, tant du toucher que
de la vue.
Un aveugle-né , placé dans les mêmes circonstan-
ces, c'est-à-dire que nous supposons au milieu de
l'appartement qu'il habite ordinairement et dont il
connaît en détail tous les objets avec leurs situations
respectives, sera, en plein jour, dans le même cas
que l'homme dont je viens déparier, au milieu des plus
épaisses ténèbres. Comme celui-ci, il n'a besoin que
d'une simple sensation du toucher , pour avoir une
perception qui rappelle en lui une somme considérable
de perceptions acquises , mais qui , toutes , sont ex-
clusivement des perceptions tactiles. En sorte que,
bien qu'il connaisse immédiatement l'objet qu'il tou-
che , comme nous le connaissons nous-mêmes en pa-
reil cas ; ce qui se passe en lui est un phénomène in-
tellectuel , tout différent de celui que nous éprouvons,
et dont il nous serait difficile , ou plutôt absolument
impossible , de nous faire une idée exacte.
A la vérité , nous pouvons , comme lui , vérifier
par l'expérience d'une suite de perceptions tactiles ,
si la représentation qui s'est offerte immédiatement
à notre esprit est conforme à la nature et à l'espèce
de l'objet que nous touchons; mais nous aurons,
nous qui jouissons de la vue , à chaque perception
ENTENDEMENT. gi
tactile , une représentation des perceptions visuelles
qui s'y joignent ordinairement pour nous , au lieu que
l'aveugle-në n'aura que des perceptions tactiles. Seu-
lement, il est probable qu'elles sont, chez lui, plus
rapides, plus distinctes, plus fortement associées et
en plus grand nombre que chez nous.
A.insi donc, lorsque portant, au milieu des ténè-
bres , ma main sur un objet qu'elle ne peut ni saisir ,
ni contenir tout entier , je connais néanmoins avec
certitude cet objet, ce n'est assurément pas par la
perception immédiate qui accompagne ma sensation
du toucher, puisque je ne touche pas , à beaucoup
près , cet objet tout entier ; mais c'est par une repré-
sentation qui s'en fait instantanément dans mon es-
prit , ou dans ma pensée , à l'occasion de cette sen-
sation et de cette perception immédiates et simul-
tanées.
§ 4- Le même phénomène a lieu à l'occasion des perceptions
de la vue.
Or , il en est entièrement de même des perceptions
de la vue : lorsque , au premier coup d'œil que nous
portons sur un objet quelconque, r/ous reconnaissons
que cet objet est un homme, une statue, un palais,
ce n'est pas que nous voyions , à beaucoup près , cet
objet tout entier, dans toutes ses parties et dans tous
ses détails ; mais c'est qu'à l'occasion de la sensation ,
ou plutôt de la somme de sensations et de perceptions
9^ PREMIÈRE PARTIE.
simultanées que cet objet produit en nous , il s'y fait,
dans le même instant, une représentation de Tobjet
tout entier , que nous croyons réellement voir ,
comme nous croyons le toucher dans le cas dont
j'ai parlé tout à l'heure.
Car, bien que l'objet tout entier soit réellement
peint sur les deux rétines de nos yeux, comme ce
n'est point cette peinture que nous voyons , comme
la sensation est toujours, par sa nature, un acte , pour
ainsi dire, subit, instantané , et par conséquent sans
aucune étendue , l'étendue que nous croyons voir
est un phénomène purement intellectuel , qui a lieu
à l'occasion des sensations et des perceptions pro-
prement dites, et à la production duquel concourent
incessamment , outre la sensation , la perception et
les impressions de la vue, la mémoire et l'intuition.
11 est facile^ au reste, de s'assurer de la vérité de
cette observation , en réfléchissant que nous ne voyons
réellement jamais, dans le même instant, la tête et
les pieds d'un homme ou d'une statue. Car il nous
faut toujours un examen très attentif et très souvent
répété, pour voir bien exactement et dans tous ses
détails quelque objet que ce soit, de la nature ou de
l'art*. Autrement , le peintre et le dessinateur n'au-
raient besoin, pour être en état de faire le portrait
* Bossuct a entrevu quelque chose de ce phénomène. Il
appelle imagination , ou acte d'imaginer^ le fait de reiiten-
ENTENDEMEjNT. ^3
d'une personne, que de la regarder un seul instant;
nous n'aurions besoin nous-mêmes que d'un simple
coup d'œil, pour lire une phrase, une page, ou même
une dixaine de pages d'écriture placées à coté les
unes des autres. Seulement, il est bon de remarquer
que ces peintures qui existent en effet, de l'objet tout
entier, sur chaque rétine, nous donnent, à chaque
instant , la possibilité d'avoir la sensation et la per-
ception distinctes de chacun des points indivisibles
dont se compose la surface de l'objet que nous
regardons. Et si le besoin et l'habitude ont donné
à l'aveugle-né la facilité et la rapidité des perceptions
tactiles, la nature nous donne, à nous qui voyons,
une facilité et une rapidité incomparablement plus
grandes , pour disposer des perceptions de la vue ,
presque toujours signes de celles du toucher qui leur
correspondent. En un mot, au moyen de ces images
peintes sur la rétine , chacun des points infinis dont
dément que nous essayons ici de décrire et de caractériser
d'une manière plus précise : « Cet acte d'imaginer , dit-il ,
« accompagne toujours l'action des sens extérieurs. Toutes
« les fois que je vois , j'imagine en jnéme temps ; et il est
« assez malaisé de distinguer ces deux actes, dans le temps
'< que la vue agit. Mais ce qui nous en marque la distinction,
« c'est que, même en cessant de voir, je puis continuer à
« imaginer; et cela, c'est voir encore, en quelque façon, la
« chose même telle queje la voyais, lorsqu'elle était présente
« à mes yeux. » [Connaissance de Dieu , chap. I, art. 5.)
94 PREMIÈRE PARTIE.
se compose la surface de l'objet que nous regardons
agit sur notre organe par des impressions directes
et immédiates , qui peuvent , a l'instant même , de-
venir des sensations distinctes, et introduire les
perceptions qui leur correspondent.
§ 5. On peut donner à ces résultats des perceptions acquises de
la vue le nom de représentations .
Il résulte de ce qui vient d'être dit , que les sen-
sations et les perceptions propres de la vue et du
toucher, s'étant associées par l'effet d'un exercice
journalier et du progrès de la vie , composent , pour
chacun de nous , un fonds , plus ou moins varié ou
étendu, mais toujours fort considérable, de repré-
sentations ^ à la production desquelles la mémoire
et l'intuition concourent sans cesse. Par consé-
quent, ces représentations sont un ordre de phéno-
mènes de l'entendement, sui generis ^ appartenant
exclusivement au moi , puisqu'elles se manifestent en
lui , à mesure du besoin , et suivant que les circon-
stances sollicitent plus particulièrement l'action de
quelqu'une de ses facultés primitives, avec laquelle
les autres concourent aussi toujours , chacune en ce
qui la concerne , pour compléter le phénomène.
Ceci explique comment il arrive que les objets
qui nous sont très familiers, comme un arbre, un
homme, une maison , nous paraissent toujours avec
les dimensions qui leur sont propres , et que nous
ENTENDEMENT. q5
leur connaissons , quoique nous les voyions à des
distances fort différentes les unes à l'égard des autres ;
au lieu que si nous devions apprécier ces mêmes
dimensions, uniquement suivant les lois de l'optique ,
le même homme, vu à cent pieds de distance, devrait
nous sembler dix fois plus petit que quand nous le
voyons à dix pieds. Cependant, si un objet, même
très connu, un globe de dix pieds de diamètre
par exemple , s'offre à notre vue dans une situation
autre que celle où nous sommes accoutumés à le voir:
s'il est élevé dans les airs, au lieu d'être placé sur le
même plan horizontal que nous , alors nous ne le
verrons guère que tel qu'il doit nous paraître con-
formément aux lois de l'optique. C'est-à-dire que ses
dimensions diminueront à mesure que l'angle sous
lequel nous le voyons deviendra plus petit, et que
l'image qui s'en trace au fond de notre œil devient
en effet plus petite,
§ 6. Loi générale des perceptions de la vue.
Voici, ce me semble, comment on pourrait énoncer
la loi générale suivant laquelle les phénomènes de
cet ordre se manifestent à l'entendement:
i** L'image qui se trace des objets au fond de notre
œil (image dont nous n'avons jamais , ni le sentiment ,
ni la conscience ) , est l'élément principal ou la con-
dition essentielle et nécessaire de la perception de
ces objets.
96 PREMIÈRE PARTIE.
2* Mais cette perception est presque toujours
modifiée par un nomlire plus ou moins considérable
de circonstances accessoires , telles que des impres-
sions, des souvenirs, des intuitions de rapport: en
sorte que l'espèce et les dimensions propres de l'image
tracée au fond de l'œil n'ont qu'une influence relative,
et presque jamais absolue,sur la perception elle-même;
excepté dans certains cas , oii l'image se trouve tout
à fait isolée, et comme dépouillée de toutes les cir-
constances accessoires dont on vient de parler.
§ 7- Application de ce qui précède aux diverses apparences de
la lune , vue à l'horizon ou au méridien , et à différentes
illusions de la vue.
Ainsi, la lune trace, dans mon œil, des images
d'elle-même, qui sont sensiblement égales, soit que
je la regarde quand elle est à l'iiorizon , ou quand
elle est au méridien ; et l'on peut en dire autant du
soleil. Mais la perception que j'ai de ces objets me
les présente comme plus grands dans le premier cas
que dans le second ; parce que cette perception est
modifiée par l'intuition du rapport de ces objets avec
d'autres objets connus, comme arbres, maisons, etc.,
ou même seulement par l'intuition d'un rapport de
distance à peu près appréciable. Tandis que, lorsque
ces astres sont au méridien, aucune de ces intuitions
de rapport ne peut avoir lieu.
L'illusion produite par les fantasmagories nous
offre un exemi)le des cas rares, où les dimensions de
ENTENDEMENT. gj
l'image tracée au fond de l'œil déterminent seules
la perception des dimensions de l'objet ; car nous le
voyons grandir et s'avancer vers nous , uniquement
par l'effet de l'agrandissement réel de cette image.
C'est que l'obscurité où nous sommes alors, et la
précaution qu'on a prise d'empêcher que le mouve-
ment de la machine oli sont placés la lumière et
l'objet lui-même , ne se décèle par aucun bruit , tan-
dis qu'elle s'approche insensiblement de nous , déro-
bent à notre observation toutes les circonstances qui
accompagnent cet accroissement de l'image. Elle
contribue donc entièrement seule à produire la
suite de perceptions que nous éprouvons.
Les images tracées au fond de l'œil sont aussi les
seules causes des illusions vraiment prodigieuses que
nous fait la vue d'un Panorama^ et surtout celle d'un
Diorama. Mais ici l'art a su se prévaloir de toutes
les ressources de la perspective et de la magie des
couleurs , pour réveiller simultanément dans notre
entendement un nombre infini de ces impressions et
de ces intuitions de rapport qui font ordinairement
partie des perceptions acquises de la vue. Seulement
on a grand soin de supprimer toutes les causes d'au-
tres impressions , ou intuitions , qui , en se mêlant à
celles que le spectateur doit recevoir du tableau qui
lui est présenté , pourraient en contrarier ou en dé-
truire l'effet.En sorte que l'illusion devient aussi com-
plète qu'elle puisse l'être, et que de simples peintures
7
q8 PREMIERE PARTIE.
produisent absolument les mêmes perceptions que
produiraient les objets mêmes qu'elles représentent.
Enfin , les instruments d'optique les plus ordinaires,
comme les télescopes et les microscopes , confirment
encore, par l'effet qu'ils sont destinés à produire,
la loi que nous avons reconnue. Toujours ils agran-
dissent l'image qu'ils transmettent au fond de.l'œil :
mais tantôt ils nous donnent la perception d'un
objet plus grand que celui que la nature nous pré-
sente, et c'est le cas du microscope; tantôt ils ne
font que nous le montrer comme plus rapproché de
nous, et c'est l'effet que produit le télescope. Car en
regardant avec cet instrument quelque objet connu ,
comme un homme , un arbre , etc. , nous ne le
voyons pas avec des dimensions sensiblement plus
grandes qu'à l'œil nu. ^
Ce dernier fait , comparé avec celui qui a été cons-
taté plus haut, semble être une nouvelle preuve
de ce que nous avons dit précédemment ( § 5 ) des
perceptions acquises de la vue , qu'elles sont une
espèce particulière de faits propres de l'entendement,
qui concourent , comme nous l'avons expliqué , h
déterminer les perceptions que nous avons en pré-
sence des objets.
§ 8. Nouvelle preuve de l'existence des perceptions acquises ,
et des représentations qui en sont le résultat.
Il est si évident que ces faits sont exclusivement
ENTENDEMENT. qq
propres à l'entendement , qu'ils se manifestent sou-
vent à volonté , et indépendamment de la présence
des objets, comme nous l'éprouvons lorsque nous
nous appliquons à nous représenter par la mé-
moire , la physionomie , les gestes , les attitudes des
personnes, ou la forme, la grandeur et la couleur
des objets ; c'est-à-dire , lorsque nous arrêtons notre
attention sur les représentations que nous en four-
nissent nos souvenirs. Mais l'action continuelle des
objets extérieurs sur tous nos sens nous rend tou-
jours cet exercice plus ou moins pénible, par les
distractions multipliées qu'elle nous cause.
Au contraire, lorsque cette action vient à cesser
seulement en partie , comme il arrive quand le
besoin du sommeil commence à se faire sentir, alors
des représentations plus vives et plus distinctes , dont
la nature se rapproche plus sensiblement de celle
des perceptions mêmes, et qui se succèdent quelque-
fois avec assez de rapidité, s'offrent spontanément à
l'entendement, ainsi que plusieurs personnes peu-
vent l'avoir observé en elles-mêmes.
Locke fait mention de certaines visions qui ap-
paraissent à quelques individus lorsque , tranquilles
et assis dans les ténèbres, ils veillent pourtant, les
yeux ouverts ou fermés : « Il leur apparaît , dit-il ,
« quantité de visages fort extraordinaires, qui se
« succèdent les uns aux autres; en sorte que l'un n'a
« pas plus tôt paru , qu'il se retire , et qu'un autre
7-
lOO PREMIÈRE PARTIE.
« occupe sa place, sans qu'il y ait moyen de les re-
« tenir un seul moment *. » Un fait , à peu près du
même genre , et que bien des gens ont pu observer ,
au moment même où ils commencent à s'endormir,
c'est l'apparition subite et instantanée de certains
objets, comme une voiture emportée par un cheval,
un animal ou un homme qui s'élance avec impétuo-
sité , et , en général , des objets emportés par un
mouvement rapide et violent. Ces sortes d'images ,
qui s'offrent communément avec une grande net-
teté, mais qui s'évanouissent à l'instant parce que
le réveil suit presque toujours leur apparition, et
enfin les rêves, qui semblent n'être qu'un phéno-
mène du même genre , mais plus varié , plus étendu,
et qui tient à un état organique de même nature ,
quoique plus complet ; tous ces faits, dis-je, peuvent
nous fournir des inductions propres à éclairer de
plus de lumière la théorie générale de la perception.
Rappelons-nous , en effet , ce qui a été dit précé-
demment des diverses espèces de sensations de l'ouïe ,
de la vue, etc., et de la manière dont les percep-
tions qui s'y joignent , associées ou rassemblées par la
mémoire , sont rapportées par l'intuition à un même
objet, qu'elles nous font ainsi connaître : voilà les
faits de l'entendement, que nous désignons par le
* Voyez le Traité de la conduite de V Entendement ^ § 4^ >
tome 7 des Œuvres Philosophiques de Locke.
ENTENDEMENT. lOI
nom de perceptions acquises. Enfin, reconnais-
sons dans le résultat de tous les faits de ce même
genre, et dans le pouvoir que nous avons de re-
produire , par leur moyen , des images entières des
objets dans notre esprit, l'existence d'une faculté
composée des facultés primitives que nous avions déjà
observées.
§ g. Noms donnés à la faculté des représentations, par les
plus anciens observateurs ; en quoi elle diffère de Vimagi-
nation .
Aussi avait-elle reçu des anciens philosophes les
noms de fantaisie y ^ùnaginative ou imagination^
noms qui lui ont été conservés par plusieurs des
philosophes modernes. Seulement il est à remarquer
qu'ils ont presque toujours confondu, sous le dernier
nom, deux sortes de faits d'une nature assez diffé-
rente pour qu'on doive les marquer par des noms
distincts si l'on veut arriver à une connaissance
plus précise de l'entendement humain et de ce qui
constitue proprement sa nature.
On a donc exprimé par le mot imagination ,
d'une part , les souvenirs distincts que nous avons
des objets individuels, de leurs formes, de leurs
parties , de leurs qualités diverses , que nous nous re-
présentons quelquefois avec autant de fidélité et de
vivacité que s'ils étaient présents , quoiqu'ils ne
I02 PREMIERK PA-RTIE.
puissent faire actuellement aucune impression sur
aucun de nos sens.
Or, il est évident que ces images s'offrent ainsi
à notre entendement, en vertu d'une puissance ou
d'une force particulière dont il est doué; et cette
puissance est tellement distincte de celle d'où résul-
tent les perceptions , qui n'ont et ne peuvent avoir
lieu qu'en présence et à l'occasion des objets exté-
rieurs eux-mêmes, que je crois devoir lui donner le
nom de faculté des représentations , ou appeler
simplement représentations tous les faits de cette
classe , puisqu'ils sont véritablement comme des
imitations, des copies, ou^, si l'on veut, une nou-
velle ou seconde présence des objets.
D'un autre coté , nous sommes souvent portés ,
même sans en avoir la volonté expresse , et pour
nous soustraire momentanément à quelque souf-
france, soit physique, soit morale , à créer , en quiel-
que sorte, des objets qui n'ont de réalité que dans
notre entendement ; parce que nous les composons
de parties, qui existent, à la vérité, dans la nature
des choses , mais qui n'y existent pas ainsi assorties
ou réunies , et que , dès lors , elles forment un tout
qui n'a réellement point de modèle au dehors.
Voilà \ imagination ^ au sens propre et ordinaire
de ce mot; et, par cette raison, je crois qu'il convient
de ne l'employer qu'à exprimer cette espèce de faits
qu'il a presque toujours désignés. Mais il me semble
ENTENDEMENT. Io3
aussi qu'il y a quelque inconvénient à confondre,
sous cette même dénomination, d'autres faits tout
différents , comme on l'a trop souvent fait pour ceux
que j'ai appelés perceptions acquises et représen"
talions.
Toutefois , cette confusion était inévitable tant que
l'on n'était pas parvenu à analyser plus exactement
les phénomènes de la vue , et à distinguer les repré-
sentations tactiles qui s'associent aux perceptions
visuelles , ou réciproquement les représentations de
la vue qui s'associent aux perceptions du toucher.
Il était impossible encore que cette confusion n'eût
pas lieu toutes les fois que des sensations de la vue
ou du toucher suggéraient des perceptions qui n'é-
taient pas celles que devaient produire les objets
eux-mêmes. Voilà pourquoi ces trois sortes de faits ,
perceptions acquises, représentations et imagina-
tions , ont été si long-temps rapportées à une seule
et même faculté , appelée fantaisie , imaginative ou
imagination.
Cependant , comme il était plus facile de ne pas
confondre les représentations ou souvenirs des ob-
jets, avec les imaginations proprement dites, on a
eu plus tôt et plus souvent égard à cette distinction.
C'est ce qui a engagé les auteurs à mettre quelque
différence entre imaginative et imagination , comme
l'a fait Bossuet dans le i ^^ chapitre (art. 4) de l'ou-
vrage cité précédemment ; ou à considérer deux
Io4 PREMIÈRE PARTIE.
sortes d'imagination jl'une simplement passive ( que
j'appelle faculté des représentations ) , et l'autre
active (ou imagination proprement dite), ainsi que
l'ont fait plusieurs écrivains plus récents. Mais je ne
m'arrêterai pas davantage , en ce moment , sur les
phénomènes de l'imagination; j'aurai occasion d'y
revenir ailleurs , et d'entrer dans plus de détails
à ce sujet.
§ 10. Conséquences remarquables de la distinction établie
entre la sensation et la perception.
Bornons-nous, quant à présent, à remarquer que
la distinction fondamentale que nous avons établie,
dès le commencement, entre la sensation et la per-
ception , a reçu une confirmation plus expresse de
chacune des analyses précédentes, et sert, à son
tour, à nous faire mieux comprendre le phénomène
de la connaissance. Car nous avons vu comment ,
par les sensations du toucher et par les perceptions
qui s'y joignent, nous nous emparons, en quelque
sorte , du monde extérieur ; que c'est par elles que
nous connaissons la solidité, l'étendue, les dimen-
sions , la situation , le mouvement , la figure ou la
forme des corps; que ce genre de perceptions est celui
qui a le plus de précision et de netteté , tandis que
celles qui nous sont suggérées par les autres sensa-
tions (saveurs , odeurs , sons, couleurs) , sont plus va-
gues, plus indéterminées. Remarquons enfin que les
ENTENDE3IENT. lo5
perceptions occasionnées par l'action des corps ex-
térieurs sur nos sens nous révèlent, dans ces corps,
des qualités qui sont tout autre chose que nos sen-
sations , qui ne leur ressemblent en rien , et que
l'intuition nous fait rapporter à ces mêmes corps
par suite de leur mouvement ou du notre. Car ,
lorsqu'ils s'éloignent de nous , ils n'emportent pas
nos sensations , qui sont en nous et exclusivement à
nous ; mais ils emportent les causes de ces sensations ,
qui sont en eux et exclusivement à eux , qui consti-
tuent ainsi leur nature propre et la notion que sont
forcés de s'en faire des Etres organisés comme nous
le sommes.
§11. Point de vue sous lequel il peut être utile de considérer
les corps , ou, en général , les objets extérieurs.
Les corps sont donc réellement , pour un enten-
dement tel que celui de l'homme , des systèmes de
causes propres à agir, par différentes qualités ou
propriétés qui sont en eux , sur les diverses facultés
dont il est doué. Leur action éveille et met en jeu ces
facultés ; et tous les faits particuliers dont elles se
composent deviennent, en quelque manière, par
le fait de la perception , les signes d'autant de qua-
lités, propriétés , rapports et affections de ces mêmes
corps. Aussi les perceptions acquises , et les repré-
sentations qui peuvent s'en renouveler à chaque
instant dans notre entendement, composent-elles
lo6 PREMIÈRE PARTIE.
presque tout le fonds de connaissances que possède
chaque individu, à quelque époque que ce soit de
sa vie. Elles sont, en même temps, le moyen le plus
puissant qu'il ait pour en acquérir de nouvelles.
En effet, à mesure que nous avançons dans la vie,
et surtout à partir de l'époque du premier dévelop-
pement de nos organes et de nos facultés jusqu'à
l'âge de sept à huit ans , notre entendement s'enri-
chit d'un fonds de perceptions acquises et de repré-
sentations, en général, fort considérable. Les objets
les plus familiers et les plus usuels, leurs parties ,
qualités , propriétés , etc. , sont connus ou reconnus
par nous, à mesure que l'utilité ou le besoin de pa-
reilles connaissances se fait sentir. Mais ce fonds
varie prodigieusement avec le temps, dans tous les
individus, à raison des dispositions premières de
l'organisation , et des circonstances de la vie qui con-
courent à les développer avec plus ou moins de succès.
Il est évident , par exemple, que les diverses profes-
sions auxquelles les hommes s'appliquent leur ren-
dent familières une grande quantité de perceptions
acquises de différents genres, et, par là , les mettent à
même d'apprécier ou de connaître, avec une grande
précision, dp nombreux objets dont la connaissance
est fort difficile à acquérir pour les individus étran-
gers à ces professions. Ainsi, un horloger, un mé-
canicien, un ouvrier en bâtiments, démêlent dans
une machine, dans un édifice, beaucoup de parties
EJNTENDEMENT. 107
OU de rapports que saisit avec peine un laboureur
ou un homme de cabinet. Ainsi , un musicien saisit
dans les sons , dans les inflexions de la voix , beaucoup
de nuances qui échappent à celui qui n'a point étudie
et pratiqué l'art de la musique. Un homme de lettres,
un poète, non seulement comprennent mieux les
discours d'un orateur, ou les vers que récite un ac-
teur ; mais ils entendent plus sûrement et plus fa-
cilement le détail des mots ou des expressions , que
ne peut ie faire le commun des auditeurs.
§12. Origine et principe de ce qu'on appelle communément
idées générales et idées abstraites.
D'un autre côté, au moyen de la faculté naturelle
d'intuition, dont nous avons déjà parlé bien des fois,
tous les objets de même espèce sont facilement
reconnus pour tels , c'est-à-dire pour semblables ,
par tout ce qu'ils ont de commun. Les différences ,
plus ou moins notables, qui distinguent individuel-
lement chacun de ceux que l'on a occasion de sou-
mettre à des perceptions directes , sont sans doute
aussi reconnues dans ces cas-là , mais sans altérer
d'une manière bien sensible le fonds de représenta-
tions qui compose pour nous la connaissance de
l'espèce, et qui en est comme Xidée intuitive gé-
nérale.
Voilà pourquoi, quand il nous deviendra utile ou
nécessaire de disposer, s'il le faut ainsi dire, de cette
Io8 PEE^IIÈRE PARTIE.
idée ou forme générale , et d'en faire un sujet parti-
culier de contemplation et comme un objet indivi-
duel , nous l'indiquerons par un signe j ou par un
mot , toujours le même , pour les Etres de même
espèce. Ce sera comme une glace qui en réfléchira
et en rassemblera tous les traits principaux ; en sorte
que l'idée exprimée par ce signe sera une véritable
idée réfléchie, ou une notion, dans laquelle sera
renfermé ce qui est commun à tous les Etres de
même espèce.
§ i3. Cause de la facilité qu'ont les enfants à comprendre les
mots qui expriment ces sortes d'idées.
C'est , bien certainement , en vertu de cette con-
dition de notre intelligence, que nous apprenons
tous , de très bonne heure, à comprendre le sens des
mots de notre langue maternelle, et que les enfants
qui conmiencent à parler appliquent souvent ces
mots avec une justesse qui surprend toujours ceux
qui en sont témoins. C'est aussi à l'aide de cette
faculté naturelle d'intuition , qu'ils saisissent quel-
quefois la signification analogique de ces mêmes
mots, ou leur donnent, d'eux-mêmes, un sens figuré
et métaphorique tout à fait nouveau , et néanmoins
parfaitement juste; ce qui ne manque guère de causer
à ceux qui les entendent, une surprise aussi vive
qu'agréable.
Tous les enfants , sans exception , dès qu'ils côm-
ENTENDEMENT. IO9
mencent à pouvoir exprimer quelques idées, disent
moi en parlant d'eux-mêmes, et foz lorsqu'ils adres-
sent la parole à un autre individu. C'est une véri-
table création de leur intelligence ; car, assurément,
personne ne leur a appris ni n'a pu leur enseigner
cet emploi du pronom ou nom personnel dans le
discours.
Or, ces faits , et beaucoup d'autres du même genre ,
que peuvent remarquer, tous les jours, ceux qui
prennent la peine d'observer ce développement si
curieux et si intéressant du premier âge, s'expliquent ,
ce me semble, d'une manière assez satisfaisante par
la considération des perceptions acquises et des ré-
sultats de l'intuition. Car ces perceptions, non seu-
lement produisent dans la mémoire, comme nous
l'avons dit, des représentations des objets individuels;
mais aussi elles rendent l'entendement capable de
se représenter , au besoin et suivant les circonstan-
ces, des parties distinctes de ces objets , leurs qualités
ou propriétés, leurs rapports de situation, d'action
ou d'influence réciproque, et de s'en former égale-
ment comme des idées intuitives générales^ qui
sont encore cause que les hommes donnent à ces
rapports de situation, etc., des noms toujours les
mêmes dans les différentes espèces d'Etres. En sorte
que ces noms deviennent encore pour eux des
signes de notions où ces idées intuitives sont , en
quelque manière, réfléchies. Tel est le fondement
ÏIO PREMIERE PARTIE.
de l'emploi d'un nombre très considérable d'expres-
sions par lesquelles on désigne, dans l'histoire na-
turelle par exemple, des parties ou des organes
d'Etres qui diffèrent prodigieusement les uns des
autres, quadrupèdes, oiseaux, poissons, et même
des plantes et des minéraux. Tel est le fondement de
tout ce qu'on appelle figures et métaphores dans le
langage , lesquelles seraient entièrement inintelligi-
bles pour les auditeurs ou pour les lecteurs , si l'en-
tendement de tous les hommes n'était pas effecti-
vement doué des facultés dont nous venons d'exposer
la nature et les effets.
§ i4- Eftet de ce que nous appelons ici idées intuitives
générales.
Mais ces réflexions nous ont amenés à des consi-
dérations qui n'appartiennent pas spécialement au
sujet qui nous occupe en ce moment , et sur lesquelles
nous serons obligés de revenir dans la section sui-
vante , oii nous traiterons de l'abstraction et du
langage. Bornons-nous donc à observer ici , qu'indé-
pendamment de tout langage d'institution, ces idées
intuitives générales , ou la connaiss.ance générale
( mais toujours purement intuitive , toujours dépen-
dante de la présence des objets et des circonstances, )
que nous acquérons d'un nombre plus ou moins grand
de ces rapports de situation, d'action ou d'influence
réciproque ries parties et des qualités des différents
ENTENDEMETVT. III
Êtres ou objets qui s'offrent le plus communément à
nous, aide singulièrement l'entendement de l'homme,
même celui des animaux, à connaître tous ces objets.
Elle y sert du moins autant qu'il est nécessaire, pour
leur faire prévoir, presque immédiatement, ou le
bien qu'ils peuvent en attendre, ou le mal qu'ils
peuvent en craindre; et devient ainsi l'un des moyens
les plus efficaces que la nature leur ait donnés pour
veiller à leur conservation.
§ i5. La connaissance que nous avons des corps ou des objets
est le résultat d'une véritable synthèse.
Une dernière observation , qu'il ne faut pas né-
gliger , parce qu'elle est très importante , et qu'elle
s'étend à tous les faits que nous avons observés jus-
qu'ici , c'est que la connaissance que l'homme acquiert
des objets nombreux et divers qui s'offrent sans cesse
à lui , est véritablement le résultat d'une espèce de
synthèse que les facultés diverses, dont l'action con-
court avec les impressions et avec les perceptions que
ses sens lui suggèrent, lui ont de très bonne heure
appris à faire. En un mot , nous ne parvenons à
distinguer, les uns des autres , des corps ou des objets
composés de parties, de qualités, ou de propriétés
diverses , que parce que nous avons appris de bonne
heure à les composer.
11 a fallu que , dans les premiers temps de notre
vie, notre œil apprît à porter, pour ainsi dire, à
tll PREMIERE PARTIE.
différentes distances, les points colorés qui, d'abord,
semblaient presque le toucher; qu'il apprît à les
étendre sur des surfaces , et à coordonner les im-
pressions qui lui sont propres avec celles du toucher
et des autres sens. Ceux-ci , à leur tour, ont appris
à rapporter les impressions qui les affectaient aux
objets qui les leur faisaient éprouver.
Par là , ces impressions , ou plutôt les sensations
qu'elles déterminent, sont devenues les signes de ces
objets, ou au moins de leurs qualités; et, récipro-
quement, les objets eux-mêmes sont devenus les
signes des affections ou des sentiments, tantôt agréa-
bles, tantôt pénibles, qui accompagnaient ces sen-
sations mêmes , pour nous déterminer à les recher-
cher, ou a les fuir. Il semble que ce fût là l'uni-
que but que s'était proposé la nature, ou le prin-
cipal résultat des lois par lesquelles elle pourvoit
à la conservation des différentes espèces d'animaux.
Car ce premier apprentissage semble s'oublier d'au-
tant plus promptement, que la connaissance qui
en est le fruit s'acquiert plus rapidement; et il n'en
reste absolument aucune trace , dans la mémoire
même de l'enfant chez lequel cette acquisition a été
le plus lente.
Ainsi, nous ne distinguons réellement un corps,
ou un objet quelconque , qu'à l'époque où , ayant
appris à rendre concordantes les perceptions que
nous fournit chacun des organes de nos sens ,
ENTENDEMENT. I i 3
rentendement les réunit, en quelque manière, hors
de lui, et parvient à acquérir l'habitude de cette
espèce de synthèse, à tel point, que, tout le premier
travail , à l'aide duquel cette habitude s'est formée,
s'effaçant entièrement aussitôt qu'elle existe, il est
impossible que nous ne soyons pas portés à la prendre
pour une faculté originale et primitive, et que nous
ne croyions pas qu'il suffît d'avoir les organes qui
nous ont été donnés , pour en faire , au premier
instant, l'usage que chacun de nous en fait dans
tout le cours de sa vie.
§ i6. Comment cette synthèse a lieu , quoique nos sens ne
semblent destinés qu'à analyser ou à décomposer les objets.
Cependant les organes de nos sens semblent être
des instrimients essentiellement analytiques; il sem-
ble qu'ils ne fassent jamais , en vertu de leur nature
propre , et qu'ils ne puissent jamais faire que des
analyses. Comment donc arrive-t-il que le premier
degré de connaissance que nous acquérons par eux ,
et qui consiste à distinguer des objets hors de nous ,
ou dont l'existence permanente est indépendante
des actes de l'entendement qui nous la manifestent ,
soit, comme je viens de le dire, le résultat d'une
sorte de synthèse ?
C'est , premièrement , parce que ces objets eux-
mêmes sont réellement composés ; c'est que chacun
d'eux est véritablement un assemblage de parties,
8
Tl4 PREMIÈRE PARTIE.
de qualités et de propriétés diverses ; et que , pat-
conséquent, cette synthèse est, en quelque manière,
le fait des objets eux-mêmes , autant que celui de
nos sens ou de nos sensations. En second lieu , c'est
que nos sensations ne sont pas , à beaucoup près ,
comme on l'a vu , nos seuls moyens de connaître ,
car elles sont simplement causes d'affections , ou
de perceptions. Dans le premier cas, l'Etre sentant
est bien ou mal , et il tend nécessairement à prolon-
ger le plaisir qu'il éprouve , ou à se soustraire à la
douleur. Dans le second cas (celui de la perception),
il est clair qu'étant, par la nature même de notre
entendement, rapportée hors du moi, elle est fugi-
tive , instable et sujette à s'évanouir sans cesse , tant
que nous ne lui avons pas donné un soutien au de-
hors , c'est-à-dire tant que nous ne distinguons pas
l'objet extérieur auquel nous devons la rapporter. Or
c'est ce qui ne peut arriver, ce me semble , que quand
nous avons appris, par l'expérience, à rendre con-
cordantes les perceptions du toucher et celles de la
vue. Mais aussi , dès ce moment , nos perceptions
nous manifestent constamment des parties, des qua-
lités ou des propriétés des objets ; ou , pour mieux
dire, elles ne sont plus, pour nous, que ces parties
et ces qualités elles-mêmes. C'est alors , en effet ,
que nos sens, quoiqu'ils ne fassent que ce qu'ils ont
toujours fait , et que ce qu'il ne leur est pas possible
de ne pas faire , commencent ^ en quelque sorte , à
ENTENDEMENT. I 1 5
analyser. Il est trop facile , au reste , de voir que la
chose ne saurait être autrement ; car , pour que l'a-
nalyse , ou la décomposition , puisse avoir lieu , il
faut bien qu'il existe quelque Etre ou quelque objet
composé qui soit le sujet de ses opérations; et ces
Etres ou ces objets ne me semblent pouvoir exister,
pour nous, qu'à l'époque et de la manière que je
viens de dire.
A cette époque néanmoins tout paraît assez égal
entre l'homme et les animaux dont l'organisation a
le plus d'analogie avec la sienne. Ils distinguent ,
comme lui, des Etres et des objets extérieurs; comme
lui , ils ont des sens qui ne peuvent qu'analyser ou
décomposer ces objets, c'est-à-dire y démêler des
parties, être affectés les uns par une qualité, ou
plutôt par un certain ordre de qualités, et les autres
par un autre. Jusque là , même , l'avantage semble-
rait être du côté des animaux , qui , apportant pres-
que tous, en naissant, un instinct plus sûr, plus
développé , que ne l'est celui de l'homme dans les
mêmes circonstances, sont bien plus tôt que lui en
état de se procurer leur subsistance , de pourvoir à
leur défense et à leur conservation.
8.
IlG PREMIÈRE PARTIE.
CHAPITRE IX.
Des sentiments.
§ I. Ce qu'il faut entendre plus spécialement par le mot
sentiment.
Le tableau que j'ai tracé précédemment de nos
moyens de connaître et de leur mode d'action , dans
les diverses acquisitions dont ils enrichissent l'en-
tendement, serait bien imparfait et bien incomplet,
si je ne faisais voir à présent quel est le principe qui
met en jeu ces facultés ou ces moyens, et qui déter-
mine les actes de connaissance aussi variés que nom-
breux qui en sont à chaque instant l'effet ou le ré-
sultat. Ainsi, celui qui, chargé de nous faire con-
naître une machine extrêmement ingénieuse, se bor-
nerait à nous en faire observer les pièces diverses
et les principaux ressorts , à nous en étaler les riches
produits , sans nous rien dire du moteur principal qui
lui imprime l'action , ne nous en donnerait , en effet ,
qu'une connaissance fort insuffisante. Il s'agit donc
maintenant de compléter l'explication des phéno-
mènes que j'ai indiqués , en découvrant quel est en
nous le mobile de ces facultés dont j'ai décrit les
principales opérations , ou les actes les plus remar-
quables, dans les chapitres précédents.
ENTENDEMENT. I T 7
Si Ton se rappelle ce qui a été dit dans les premiers
chapitres de cet ouvrage , des deux classes de faits
primitifs auxquels on donne communément les
noms de sensations et de sentiments , on reconnaî-
tra que le phénomène de la sensation a , pour ainsi
dire, deux faces, ou peut être envisagé sous deux
points de vue. L'un , qui nous échappe sans cesse, et
que nous ne considérons presque jamais , parce que
notre attention est exclusivement absorhée ou occu-
pée par le fait de la perception qui s'y joint immé-
diatement. L'on pourrait , peut-être , lui donner le
nom de sensation significative ; ou plutôt , c'est la
sensation envisagée comme signe , et déterminant ,
à ce titre ou en cette qualité , certains actes de
l'entendement. L'autre point de vue de la sensation
est celui que nous remarquons plus spécialement ,
lorsque nous nous arrêtons à ce qui est senti, sans
faire attention à la perception qui s'y joint. Le
moi se borne alors uniquement à jouir ou à souffrir,
par l'effet de ce sentiment même , et reste , pendant
un temps plus ou moins long, comme concentré
dans l'affection qu'il éprouve. C'est la sensation af-
fective , ou le point de vue purement affectif de la
sensation ; et c'est là ce qu'on doit plus particuliè-
rement entendre par le nom de sentiment.
Ainsi, l'odeur de la rose et celle du jasmin pro-
duisent chacune, sur l'organe de l'odorat, des im-
pressions d'oii résultent deux sensations distinctes ,
tt8 phemiëre partie.
vl qu oïl ne pont jamais confondre Tune avec l'autre :
]nais toutes deux sont agréables , et , sous ce rap-
port , elles sont causes d'un sentiment de plaisir.
Or, quoiqu'il nous soit absolument impossible de sé-
parer, par le fait, le sentiment de la sensation, il
nous est pourtant facile de reconnaître que ces deux
sortes de modifications de notre sensibilité sont es-
sentiellement différentes, et que, par conséquent, il
était nécessaire de désigner chacune d'elles par un
nom particulier.
§ 2. Aucune sensation ne peut être regardée comme complè-
tement indiiïérente.
Dans les premiers temps de la vie , toutes les sen-
sations sont peut-être essentiellement affectives ; ce
n'est qu'avec le temps, et par l'effet de l'expé-
rience et de l'habitude, qu'étant devenues extrême-
ment familières à l'entendement , la plupart de
celles que nous éprouvons à chaque instant finis-
sent par nous être indifférentes , en tant que senti-
ments , et passent sans cesse tout à fait inaper-
çues, pour faire place à la perception, dont elles
sont les signes, et qui est, en effet, ordinairement
bien plus importante pour nous. Mais cet énoncé
peut être ramené , par un examen plus approfondi ,
à l'expression plus vraie de ce qui se passe en nous.
11 est plus exact, en effet, de dire qu'aucune sensa-
tion n'est complètement indifférente. Il est même
ENTENDEMENT. I IQ
très vraisemblable que les impressions nombreuses
et diverses que font sans cesse sur nous les objets
qui nous environnent , sont des causes de plaisir
et de peine, quoiqu'à un degré trop faible pour
pouvoir être aperçues, et que c'est, en grande par-
tie , comme affectives , qu'elles se confondent dans
ce que nous avons appelé , avec raison , ce me
semble , un sentiment général. Enfin, on peut pré-
sumer , avec assez de fondement , que la somme
de tous les plaisirs inaperçus qui résultent des im-
pressions que nous recevons sans cesse , et des sen-
sations que nous ne remarquons pas expressément
comme telles, compose cet attrait indéfinissable, ce
charme puissant et secret qui nous attache à la vie,
même lorsque des peines cruelles de tout genre
sembleraient devoir nous la rendre odieuse. Cette
manière de considérer le sentiment me semble, au
moins, plus près de la vérité, et constater peut-être
un des faits les plus importants et les plus remar-
quables de notre existence *.
§ 3. Sentiments de la faim , de la soif , etc. ; volonté ou faculté
de vouloir, qui peut se manifester à leur occasion.
Outre les sensations considérées comme affectives,
auxquelles nous donnons le nom de sentiments ,
et qui , lorsqu'elles ont lieu, indiquent comme objet
'' Voyez ci-dessu!5 5 chap. II, § 8.
ilO PREMIÈRE PARTIE.
de perception , soit l'organe lui-même , soit le corps
extérieur que nous concevons comme la cause de
ces sentiments, il y a encore à remarquer d'autres
affections , qui ne sont accompagnées d'aucune per-
ception propre ou immédiate, qui ne se rapportent
directement à aucun organe ou système d'organes
proprement dit, et qu'on a plus généralement
désignées dans notre langue par ce même nom.
Tels sont le sentiment de malaise produit par la
faim, celui de la soif, de la fatigue, ou, au con-
traire , le sentiment de bien-être qui succède à ces
besoins quand ils sont satisfaits.
Ces sentiments naissent principalement des im-
pressions produites par le jeu des organes internes,
impressions qui, en se multipliant, et s'ajoutant, pour
ainsi dire , les unes aux autres , finissent par attirer
exclusivemçnt l'attention de l'Etre animé qui les
éprouve, et font, à leur tour, naître en lui des repré-
sentations ou des pensées qui lui retracent les objets
propres à satisfaire ses besoins. Dès lors commence
une série de déterminations , de mouvements ou
d'actions , qui ont un but ou une fin , en quelque
sorte, prévue à l'avance, et qui, par conséquent, sont
voulus ou volontaires. Tel est, en effet, le carac-
tère de ce que nous appelons volonté, ou faculté
de vouloir ; il consiste essentiellement dans cette an-
ticipation du résultat de nos actions et de l'effet des
moyens que nous employons pour arriver à ce résultat.
ENTENDEMENT. I Q I
Mais essayons de nous faire des notions plus exac-
tes de tout cet ensemble de phénomènes relatifs à la
volonté ; et , pour y parvenir , reprenons les choses
d'un peu plus haut.
§ 4- Sensations internes , par opposition aux sensations exter-
nes , dont il a été question jusqu'ici.
Jusqu'ici je n'ai parlé que des sensations que les
physiologistes ont nommées externes^ et qui sont
produites par l'action des corps extérieurs sur les
organes de nos sens. Mais il y a d'autres sensations
qui naissent de causes profondément placées , s'il
le faut ainsi dire, dans notre organisation, et qui
sont le résultat du jeu de ces fluides et de ces solides
de différents genres , dont le corps de l'homme est
composé , et que le mouvement de la vie entretient
et renouvelle sans cesse , depuis le moment de notre
naissance jusqu'à notre mort.
Dans le cours ordinaire de la vie, et dans l'état de
santé, la plupart de ces mouvements de nos diverses
humeurs, telles que le sang, la bile, le chyle, le
fluide lymphatique , etc. ; et même les efforts des
muscles qui concourent aux fonctions les plus im-
portantes de la vie, comme la circulation, la diges-
tion , les sécrétions de différents genres : en un mot ,
la plupart des phénomènes constants et réguliers
de notre organisation , ne sont nullement sensibles
pour nous. Mais pour peu que quelque circonstance
Ï22 PREMIKRE PARTIE.
extraordinaire suspende leur marche naturelle, ou
seulement en altère la régularité , soit , comme il
arrive quelquefois , en accroissant momentanément
l'énergie de leur action d'une manière favorable ;
soit , au contraire , et comme cela est plus fréquent ,
en la troublant d'une manière plus ou moins fâcheuse ,
nous ne tardons pas à en être avertis par des sensa-
tions agréables dans le premier cas , ou douloureuses
dans le second. Or, c'est cette espèce particulière de
sensations que l'on a appelées internes , par opposi-
tion à celles dont il a été question dans les chapitres
précédents. Les maux de tête , de poitrine , d'esto-
mac ou d'entrailles , etc. , peuvent être rangés dans
la classe des sensations internes. Ils ont, du moins
jusqu'à un certain point, le même caractère que
nous avons remarqué dans les sensations externes :
c'est-à-dire que la perception qui les accompagne
nous avertit de l'existence des parties intérieures de
notre corps, et nous garantit la réalité de cette
existence matérielle, en quelque sorte, avec une
certitude aussi invincible, que les perceptions qui
se joignent aux sensations externes nous font con-
naître les objets extérieurs.
Quant aux sentiments dont j'ai parlé d'abord ,
tels que celui de la faim , de la soif, de la lassitu-
de , etc. , ils résultent d'une somme plus ou moins
grande de sensations , ou plutôt d'impressions inter-
nes, dont aucune n'est proprement sentie ou remar*
ENTENDEMENT. 1^3
cjLiëe en particulier , mais qui , en s'accumulant ,
finissent par produire un mal aise d'abord vague ,
puis enfin une souffrance assez vive pour détourner
l'attention de toute autre chose. Dès lors commence
dans l'Etre sensible une série de pensées ou d'opé-
rations intellectuelles qui se rapportent à cet état,
et dont il est utile de suivre ou de marquer avec
plus de précision les différents résultats.
§ 5. Développement et exercice de la faculté de vouloir.
Le sauvage , qui ne vit que de la chasse ou de la
pêche , est , comme on sait , l'homme dont l'intelli-
gence est le moins développée , et celui que sa ma-
nière de vivre et ses habitudes rapprochent le plus
des espèces d'animaux qui subsistent, à peu près,
par les mêmes moyens que lui. Essayons de nous
représenter quelques uns des actes de la vie d'un tel
homme, abstraction faite de l'intelligence supérieure
qu'il doit à sa nature propre, à l'emploi d'un lan-
gage quelconque , et à ses communications plus ou
moins fréquentes , plus ou moins multipliées , avec
ses semblables.
Un tel homme éprouve, chaque jour, les mêmes
besoins que nous sentons se succéder en nous avec
autant de constance que de régularité , la faim , la
soif, le désir du repos, celui du mouvement, etc.
Je suppose donc qu'à la suite d'une fatigue violente
et prolongée , qui aura eu pour but la poursuite des
Ï24 PREMIÈRE PARTIE.
animaux dont la dépouille sert à le vêtir, ou dont
il fait sa nourriture, il se livre à un repos devenu
nécessaire. Il est probable qu'après un assez long
intervalle de temps , pendant lequel il n'aura guère
qu'une existence purement végétative, cet homme
commencera à éprouver de nouveaux besoins. Une
suite d'impressions internes, produites par le simr
pie mouvement de la vie, amènera bientôt un
sentiment de malaise, qui sera accompagné de la
représentation des objets propres à satisfaire sa
faim ou sa soif. Les images des animaux qu'il
est accoutumé à poursuivre , des lieux où il trouve
ordinairement de l'eau pour se désaltérer , se retra^
ceront dans son entendement; toutes ces représen-
tations diverses, combinées, en quelque sorte, à
souhait , s'offriront à sa pensée ; et enfin , le besoin
étant devenu plus pressant , il se déterminera à se
mettre de nouveau en mouvement pour le satisfaire.
§ 6. 11? imagination j faculté dérivée de la volonté , et agissant
sous son influence.
Or, il y a ici deux choses importantes à remarquer:
premièrement , le travail de l'entendement qui com-
bine et choisit, pour ainsi dire, les représentations
que lui fournit la mémoire; et secondement, le but,
la fin que se propose cet homme , au moment où il
se détermine à la suite de mouvements ou d'actions
qu'il entreprend ; fin ou but dont il a dès lors une
ENTENDEMENT. 1^5
conscience assez distincte , assez explicite , pour que
cette nouvelle condition de ses actes mérite qu'on
en tienne compte. En un mot , nous voyons clai-
rement, dans ce choix et dans cette préférence
donnée à un certain genre de représentations , une
condition particulière qui nous autorise à en faire
une classe à part, à les considérer comme apparte-
nant à une faculté distincte, qui a été, en effet,
reconnue dans tous les temps, et à laquelle on a
donné le nom ^imagination. Et, d'un autre coté,
le même caractère de choix et de préférence qui
distingue les actes auxquels cette faculté donne lieu,
en sorte qu'ils ont un but, une fin déterminée et
connue ou du moins entrevue à l'avance, leur a fait
donner le nom àe volontaires , comme dépendant de
la faculté générale que nous avons de choisir ou de
préférer certaines modifications de notre enten-
dement à d'autres , les résultats de certaines actions
à ceux de quelques autres. C'est, en effet, cette
faculté que l'on a également remarquée dans tous
les temps , et désignée dans toutes les langues par
quelque mot équivalent à celui de volonté.
% 7. U attention , autre faculté dérivée de la volonté , ou agis-
sant sous son influence.
Mais il est de l'essence des pensées et des actions
qui se présentent à l'entendement, comme objets-
d'un choix ou d'une préférence , de donner immé-
1^6 PREMIÈRK PARTIE.
diatemeiitlieu à mie direction exclusive des organes,
et d'occuper entièrement la conscience, de manière
qu'aucun autre objet ne puisse plus agir sur elle,
que par des impressions presque inaperçues ; ou , au
contraire , d'être le résultat immédiat de cette appli-
cation exclusive des organes et de la conscience, à
laquelle on donne le nom (S! attention. En sorte que
la volonté est un des éléments nécessaires de Fatten-
tion , et que l'une et l'autre concourent aussi dans
les actes de l'imagination.
Nous avons donc dans ces actes mêmes l'exercice
d'une faculté que nous n'avions pas encore observée ,
mais qui diffère de celles que les précédentes ana-
lyses nous ont manifestées , en ce que les faits qui la
constituent ne sont , ni primitifs , ni originaux ,
comme ceux de la sensation , de la perception , de
l'intuition, etc., mais sont plutôt dérivés et composés
de tous ceux-là. Car la volonté, en vertu de laquelle
nous préférons ce qui nous cause le plus de plaisir ,
ou le moins de peine , n'est que l'effet du sentiment,
attaché, comme nous l'avons montré précédemment ,
à tous les actes de nos facultés. JJ attention , d'un
autre côté , est encore la cause ou la conséquence
immédiate de ces mêmes sentiments, lesquels sont,
comme on voit, le mobile universel de tous nos actes
volontaires.
ENTENDEMENT. 19J
§ 8. Condition ou circonstance remarquable qui se joint aux
actes de la volonté ; différence entre cette faculté et la
mémoire.
Toutefois ces actes ont, comme on vient de le
voir , un caractère singulièrement remarquable , c'est
l'anticipation intellectuelle ou la prévision de leurs
résultats ; et , à cet égard , la volonté diffère essen-
tiellement de la mémoire, en ce que celle-ci n'offre
à l'entendement que des faits passés , tandis que la
volonté lui fournit, en quelque manière, des faits à
venir , comme la conscience lui garantit l'existence
des faits actuels. Ainsi , l'intuition de la durée et de
ses divers modes résulte de l'exercice de ces trois
facultés et de l'intuition du rapport qu'ont entre eux
les actes propres à chacune d'elles.
Mais continuons d'examiner ce qui résulte ou ce
qui peut résulter d'une suite de déterminations vo-
lontaires produites par quelque besoin impérieux ,
et des actions que ce besoin oblige celui qui l'éprouve
à entreprendre.
§ 9. Volilions, ou actes particuliers de la volonté.
Pressé , comme je le suppose , par le besoin de sa-
tisfaire sa faim ou sa soif, l'homme dont j'ai parié se
dirige vers les lieux oii il s'imagine qu'il trouvera des
fruits , ou du gibier , ou de l'eau. Le but qu'il se
propose s'offre nettement à son esprit , et chacune
l!28 PREMIÈRE PARTIE.
des actions particulières qu'il fera pour l'atteindre
sera l'effet d'autant d'actes singuliers de volonté,
destinés à le conduire à cette fin spéciale qui les em-
brasse et les occasionne tous.
Locke a cru devoir désigner, par le terme de vo-
litions , chacune de ces volontés singulières , réser-
vant celui de volonté , en général , pour celle dont
les autres ne sont que des moyens ; et ces dénomi-
nations sont assez utiles pour qu'on doive regretter
que les philosophes qui ont traité le même sujet
depuis lui ne les aient pas conservées, puisqu'elles
servent à mieux faire entendre ou à énoncer plus
clairement des faits que d'ailleurs on a sans cesse
occasion d'observer.
Ainsi , parmi ces actes particuliers , ou volitions ,
qui tendent à une fin commune, objet de la volonté,
il peut y en avoir plusieurs qui semblent directement
contraires à cette fin. Par exemple, si l'homme que
je supposais pressé par la soif, au moment où il
arrive auprès d'une source, ou sur les bords d'un
fleuve , s'en éloigne avec rapidité pour fuir quelque
animal dangereux. Et ainsi d'une infinité d'autres
circonstances, qui font naître en nous des volitions^
et produisent des actes en apparence contraires à
notre volonté, ou au but que nous avions en vue.
§ lo. Liberté , autre Faculté née de l'exercice de la volonté.
Enfin, il pourra arriver souvent, dans l'hypothèse
ENTENDEMENT. 1 2Ô
OÙ nous nous sommes places , que l'homme pressé par
un besoin impérieux, et se trouvant, pour le satisfai-
re, obligé de s'exposer à quelque danger, demeurera
en suspens, hésitera, et qu'en un mot, sa volonté
première et la volition produite par une circon-
stance imprévue seront comme deux forces opposées
et égales qui , s'appliquant à un mobile , le tiennent
en équilibre.
Voilà donc encore une faculté, qui se manifeste
en lui à l'occasion du besoin et des circonstances ,
en vertu de laquelle il suspend son action , compare
les motifs d'agir ou de n'agir pas, pèse, pour ainsi
dire, en lui-même , les avantages ou les inconvénients
de la détermination qu'il va prendre, ce qui s'appelle
délibérer; et de là est venu le nom de liberté que nous
donnons à cette faculté. Elle consiste essentiellement ,
comme on voit, dans le pouvoir que nous avons, en
certains cas , de suspendre les actions qui dépendent
de notre volonté , ou de substituer la volonté de ne
pas agir à la volonté d'agir.
Remarquons, toutefois, que l'homme que nous
considérons ici liypothétiquement , c'est-à-dire dé-
pourvu de toute espèce de langage, n'aura aucun
moyen d'envisager les conséquences éloignées de son
action ; et que , par cette raison , il sera presque tou-
jours sous l'influence des objets qui s'offrent immé-
diatement à ses sens. En sorte que , sous ce rapport ,
ou par cette faculté , comme par toutes celles que
9
l3o PREMIÈRE PARTIE.
nous avons considérées jusqu'ici , il ne différera que
très peu des animaux de Tordre le plus élevé , c'est-
à-dire dont l'organisation a le plus d'analogie avec
la sienne.
§ II. Conclusion et résumé de ce chapitre.
Impressions, sensations, perceptions, intuitions ,
souvenirs, conscience, sentiments, volonté , imagi-
nation , liberté , telles sont donc les facultés ou les
classes de faits distincts , quoiqu'ayant tous entre eux
une connexion intime et constante, qui concourent
dans les actes par lesquels l'homme et les animaux
de l'ordre élevé connaissent les corps ou les objets ,
leurs qualités et propriétés diverses , et font servir
cette coimaissance au soutien et à la conservation de
leur existence.
Ainsi , dans la recherche que nous nous étions
proposée d'abord de nos moyens de connaître , une
première observation attentive de ce qui se passe
dans notre entendement nous a , en effet , révélé
les facultés primitives et originales qui concourent
a la production de tout acte de connaissance (ch. P*);
et l'examen plus détaillé que nous avons fait de nos
sens a confirmé ce premier aperçu (chap. III-VIII).
Considérant ensuite les sentiments^ proprement dits,
comme le premier mobile ou le principal ressort
qui met en jeu ces mêmes facultés, nous en avons
vu naître trois autres , que l'on peut regarder comme
ÎENTENDEMENT. I 3 t
composées ou dérivées , et qui semblent compléter
l'exercice de la vie de relation propre aux animaux ,
et à l'homme lui-même , considéré dans ce qu'il a
de commun avec eux. Mais comme, pour donner
plus de clarté à notre exposition , nous avons cru
devoir d'abord considérer nos facultés dans leur en-
tier développement , il nous reste encore , pour
compléter ce travail , à les envisager dans leurs prin-
cipes, et dans les causes qui en commencent et en
déterminent l'action. Ce sera l'objet des deux cha-
pitres suivants.
CHAPITRE X,
De V Instinct et de T Habitude.
§ 1. Ce qu'il faut entendre par le mot instinct, et par l'exprès -
si on déterminations instinctives .
Non seulement l'homme apporte en naissant les
dispositions , ou , si l'on veut, les germes des facultés
dont nous avons vu les opérations concourir à tout
acte de connaissance ; mais la nature lui donne aussi
les moyens d'exercer les fonctions les plus impor-
tantes au développement et au soutien de sa vie, et
lui imprime , dès les premiers moments de son exis-
tence, des déterminations salutaires, éminemment
9-
l3l PREMIÈRE PARTIE.
propres à cette fin. Ainsi , quoique les mouvements
de la bouche et des organes de la respiration , qui
lui sont nécessaires pour tirer du sein de sa nour-
rice l'aliment dont il a besoin, soient par eux-mêmes
assez compliqués, l'enfant qui vient de naître les
exécute néanmoins avec une parfaite justesse ; et
cette aptitude qu'il manifeste de si bonne heure , il
en a si peu la conscience , que , du moment où elle
ne lui est plus nécessaire , il la perd presque entière-
ment, et devient bientôt tout à fait incapable de la
retrouver.
Elle fait partie d'un ordre de phénomènes d'au-
tant plus remarquables , qu'ils sont complètement
hors du domaine de la volonté , et que du moins ils
la précèdent toujours. Voilà pourquoi on les a com-
pris sous le nom général d'instinct , qui , suivant sa
valeur étymologique, exprime cette impulsion ou
excitation intérieure que nous considérons comme
leur cause *.
Au fait que je viens d'alléguer , comme exemple
frappant de nos déterminations instinctives , on peut
en joindre plusieurs autres , qui ne sont pas moins
* Instinctiis de \v , ou hioç , (7T/Ç<y , intus pungo ou
excito. « Le loup attaque avec ses dents , le taureau avec ses
« cornes; qui leur a appris cela , sinon une inspiration inté-
V rieure ? »
Dente lupus , cornu taurus petit ; unde , nisi intus
Monstratum P ( Horat. Satyr. , 1. II , v. 53.)
ENTENDEMENT. 1 33
dignes d'attention , et dont la connexion avec tous
les faits ou tous les ordres de faits exposés précé-
demment n'échappe pas moins à toutes nos réflexions
et à toutes nos recherches.
Telle est la connaissance anticipée que les enfants
encore au berceau ont de l'expression des passions
violentes qui se manifestent dans les traits du visage
de l'homme , comme la joie et la douleur , à l'occa-
sion desquelles ils montrent une sympathie évidente,
tandis que leurs traits savent aussi déjà exprimer
des passions analogues. Tels sont encore ces mou-
vements rapides par lesquels ils essaient de ga-
rantir, au besoin , les parties de leur corps qui peu-
vent être exposées à quelque choc violent, surtout la
tête et le visage ; les efforts qu'ils font pour se main-
tenir en équilibre, lorsqu'on les abandonne, un
instant , à leur faiblesse naturelle ; et la crainte évi-
dente qu'ils montrent, lorsqu'ils se sentent instanta-
nément privés d'appui.
Outre ces déterminations premières et communes
à tous les enfants, on peut, à mesure qu'ils croissent
et se développent, en observer encore qui sont
propres à chaque sexe, et qui portent l'empreinte
manifeste des goûts et des penchants qui doivent plus
tard caractériser des destinations essentiellement
différentes , quoiqu'appropriées à un but commun.
On ne saurait même douter que le progrès de la
vie n'amène avec lui des déterminations instinctives,
l34 PREMIÈRE PARTIE.
propres à chaque âge, lorsqu'on voit dans l'un et
l'autre sexe, des penchants si nouveaux, si impé-
rieux, des manières de sentir si vives et quelquefois
si profondes , se manifester à l'époque de l'adolescen-
ce , tandis que le progrès des années amène d'autres
sentiments , d'autres passions ; lorsqu'on observe
surtout la révolution presque subite et absolue
qui s'opère ordinairement dans les habitudes et dans
les goûts des jeunes femmes , au moment où elles
sont devenues mères. Assurément , ni la nécessité ,
ni les conseils de la raison , ne suffisent pour expli-
quer un changement si brusque et si complet. En
sorte qu'il faut bien y reconnaître l'action d'une
puissance supérieure , qui n'a pas voulu abandonner
le soin important de la conservation de l'espèce à la
faible intelligence qu'elle nous a donnée en partage;
qui imprime la tendresse au cœur des mères , en
même temps qu'elle forme dans leur sein le lait
qui doit être la première nourriture de l'enfant
nouveau-né.
^ 2. C'est dans les animaux que l'instinct se manifeste d'une
manière plus sensible ; il semble présider à toutes leurs
actions.
Mais c'est principalement dans les animaux que
se montrent , avec plus d'éclat , toutes les merveilles
de l'instinct. Il faut voir dans les écrits des natura-
listes et des observateurs les plus exacts les faits
ENTENDEMENT. l35
aussi nombreux qu'attachants qu'ils ont rassemblés
sur ce sujet. Comment le jeune poulet , à peine sorti
de la coque dont il traîne encore les débris, a-t-il
appris a discerner le grain qu'il court béqueter , et
vers lequel il dirige ses yeux et ses mouvements avec
une justesse qui met en défaut toutes nos observations
sur l'association nécessaire des impressions du tou-
cher avec celles de la vue? Comment le petit canard
couvé par une poule court-il , à peine éclos , se jeter
dans les eaux de l'étang voisin , malgré les cris et la
vive inquiétude de sa mère adoptive ? Plusieurs qua-
drupèdes , dès le premier jour de leur naissance ,
vont chercher leurs mères à d'assez grandes distan-
ces. Beaucoup d'animaux sont frappés de la plus
vive terreur au premier aspect d'un individu d'une
autre espèce ennemie de la leur , ou donnent des
signes évidents de colère en voyant, pour la pre
mière fois, des individus de l'espèce dont ils font
ordinairement leur proie. Parlerai-je de l'instinct de
la tendresse maternelle dans un nombre infini d'es-
pèces d'animaux ; des déterminations nouvelles que
la saison des amours manifeste dans la plupart des
races de quadrupèdes et d'oiseaux ; de la construc-
tion des nids de ces derniers ; des preuves de dévoue-
ment, de fidélité courageuse, de tendresse ingénieuse,
qu'on observe dans plusieurs espèces ? Toutes ces
choses sont connues et se trouvent dans un très
grand nombre d'ouvrages.
l36 PREMIÈRE PARTIE.
Mais une remarque importante, et que je ne dois
pas passer sous silence , c'est que la perfection de
l'instinct paraît , dans les animaux, être en raison
inverse du degré d'entendement et d'intelligence
qu'ils sont capables d'acquérir par le progrès de
la vie et par l'expérience. En sorte que ceux dont
les travaux sont le plus merveilleux , dont la ma-
nière d'exister présente les phénomènes les plus
curieux et les plus admirables, sont précisément
ceux qui sont le moins capables d'une détermina-
tion spontanée et appropriée au besoin du moment.
C'eçt ce dont il est facile de se convaincre en lisant
l'histoire des abeilles, des fourmis et de plusieurs
autres espèces d'insectes, dont les travaux exci-
tent chaque jour notre admiration, et dont les
mœurs et les habitudes régulières sont assujetties à
des lois invariables, à une police qui nous semble ne
pouvoir être que le résultat d'une sagesse accomplie
et d'une prévoyance miraculeuse. Mais cette sagesse
n'est point la leur ; elle est, comme dit Bossuet, « celle
« de la puissance suprême qui les a construits avec
« tant d'art, qu'ils semblent même agir avec art. »
Ainsi donc Xinstinct est tout , en quelque ma-
nière, pour les animaux dans lesquels il a le plus
de perfection et auxquels il fait produire les œuvres
les plus merveilleuses. Mais aussi les effets des dé-
terminations spontanées , chez ces mêmes animaux ,
sont singulièrement bornés et presque nuls : tandis
ENTENDEMENT. 1 37
que la sphère de ces déterminations semble s'a-
grandir, dans les autres espèces , à mesure que celle
de l'instinct se resserre.De manière que dans l'homme,
dont l'existence , au contraire , semble presque ex-
clusivement se composer de déterminations sponta-
nées , fruit de l'expérience et de l'exercice des facul-
tés diverses dont nous avons précédemment exposé
le développement et les effets , l'instinct est réelle-
ment moins développé, joue un rôle beaucoup moins
important, et paraît même s'obscurcir et s'effacer ,
à raison du degré de perfectionnement et d'activité
de ces mêmes facultés. Il se borne uniquement ,
comme je l'ai dit, à commencer des séries parti-
culières de déterminations , qui bientôt rentrent ,
s'il le faut ainsi dire , dans le domaine de la spon-
tanéité , ou sous les lois de la volonté et de la con-
science. En un mot , dans l'homme , c'est la pre-
mière impulsion qui seule appartient à l'instinct.
§ 3. JJ'habitude est, à quelques égards , pour l'homme , ce que
l'instinct est pour les animaux.
Cependant on ne saurait nier que sa prédomi-
nance absolue , par la constance et la régularité des
actes auxquels elle donne lieu, non seulement ne soit
propre à imprimer aux résultats de ces actes un ca-
ractère de perfection incomparablement plus grande,
comme le prouve l'observation; mais elle paraît aussi
devoir contribuer, d'une manière plus sûre et plus
l38 PREMIÈRE PARTIE.
efficace, aux fins de la nature, la conservation et la
perpétuité des espèces. Il faut donc qu'il existe
dans les animaux chez lesquels ce ressort est plus
faible, un principe particulier qui puisse donner
à ceux de leurs actes qui passent si prompte-
ment, comme nous l'avons dit tout-à-l'heure , du
domaine de l'instinct dans celui de la spontanéité ,
le degré de constance et de régularité qui leur est
nécessaire. Ce principe , ou cette condition , se
trouve dans Xhahitude , c'est-à-dire dans le résultat
de la fréquente répétition des mêmes actes.
C'est cette circonstance , en effet, qui donne, la
plupart du temps , à ces actes et à leurs produits ,
la perfection dont ils sont susceptibles. L'habitude
est , s'il le faut ainsi dire , la mémoire des organes :
ou plutôt c'est elle qui donne, en quelque sorte, de
la mémoire aux organes. Elle enchaîne et associe
les séries plus ou moins longues ou compliquées de
leurs mouvements , comme la mémoire enchaîne et
associe les séries de perceptions et d'intuitions dont
se composent nos représentations. Elle est donc , en
effet , le supplément de l'instinct dans les animaux
chez lesquels ce ressort est moins puissant ; et ce n'est
pas sans raison , que les anciens l'ont appelée une
seconde nature. Mais ce qui lui manque quelquefois,
sous le rapport de la perfection et de la constance de
ses résultats, elle le compense par la variété de ceux
qu'elle peut donner, à raison du nombre et de l'é-
ElYTENDEMENT. . 1 3q
tendue des facultés qu'elle embrasse sous son influen-
ce, et qu'elle modifie de la manière qui lui est propre ,
en leur donnant un caractère singulièrement remar-
quable de facilité et de souplesse dans leurs opéra-
tions.
5 4- Effets remarquables de l'habitude.
Mais elle ne se borne pas à cela : elle influe d'une
manière remarquable sur les sentiments qui se joi-
gnent à tout acte de notre entendement, à toute
modification de notre organisation ; elle émousse ,
en quelque sorte , cette pointe vive de plaisir ou de
douleur qui les partage pour nous en deux classes
si distinctes , l'une , de celles qui nous semblent émi-
nemment désirables , et l'autre , de celles que nous
sommes portés à fuir avec non moins d'empresse-
ment. Par ce moyen, l'babitude nous rend plus
capables de maîtriser les unes , de supporter les au-
tres , et de les soumettre toutes aux lois de la con-
venance et de la raison.
Elle peut donc , par cette seconde propriété ,
soustraire jusqu'à un certain point nos détermina-
tions à l'espèce de nécessité qu'elle leur imprime par
la première , qui les rend , pour ainsi dire , instinc-
tives ; et sous ce rapport elle devient , à certains
égards, favorable à leur liberté. Mais comme ces
deux propriétés de Tbabitude , quoiqu'opposées en
apparence , ne sont réellement pas contraires, et que
j4o PREMIERE PARTIE.
sa tendance principale et constante est le caractère
instinctif, c'est essentiellement sous ce point de
vue qu'il convient de l'envisager, d'en surveiller et
d'en diriger, autant qu'il est possible , l'influence.
Je dois me borner à ce petit nombre d'observations,
qui suffisent pour le but que je me suis proposé
dans la première partie de cet ouvrage *.
CHAPITRE XL
De C Organisa tion .
§ 1 . Motifs qui doivent, fixer notre attention sur ce sujet.
Nous avons commence l'observation et la descrip-
tion des phénomènes de l'entendement de l'homme ,
en le supposant parvenu à l'entier accroissement et
au complet développement de tous ses organes; nous
avons indiqué, pour chaque espèce de sensations,
quels sont les organes particuliers au moyen des-
quels elle a lieu. Les sentiments même, quoique la
distinction que nous avons établie entre eux et les
sensations auxquelles ils se joignent toujours soit
* On trouve, sur ce même sujet, des observations aussi
curieuses qu'intéressantes dans le chap. XIV des Eléments
(VldcoLogie do M. deTracy, et dans les Rapports du Phy-
sique cl du Moral de l'homme de M. Cabanis.
ENTENDEMENT. l4l
incontestable, ont aussi évidemment leur origine ou
leur cause clans quelques modifications particulières
des organes, bien que le mode d'action de cette
cause ne puisse pas , la plupart du temps , être dé-
terminé avec une grande précision. Enfin , tous les
phénomènes de l'instinct, soit dans les animaux, soit
dans l'homme , ne sauraient être assignés à aucune
autre cause. Il est donc évident que c'est de l'orga-
nisation de l'homme et des animaux que tous les
faits dont la succession compose leur existence re-
çoivent en partie les caractères qui les distinguent ,
et en quelque manière la première impulsion qui
les manifeste à la conscience. Ces réflexions suffisent ,
ce me semble , pour m'autoriser à entrer dans quel-
ques détails sur ce sujet ; ne fût-ce que pour indiquer
l'importance qu'il a en lui-même, et tout l'intérêt
qu'il doit inspirer au philosophe , par les rapports
constants et multipliés qu'il a avec l'objet spécial de
son étude.
En effet , ce qui caractérise essentiellement l'es-
pèce de phénomènes que nous considérons dans la
science de l'entendement , c'est leur différence , ou
même leur entière opposition , avec les phénomènes
propres du corps ou des organes. Car c'est sur cette
différence, ou sur cette opposition, que sont fondées
les dénominations mêmes à' âme et de corps , à' esprit
et de matière , et les autres termes que nous em-
ployons sans cesse dans nos considérations sur ce
l42 PREMIÈRE P.VRTIE.
sujet. Il est donc évident que nous connaîtrons d'au-
tant mieux la nature propre des faits qui sont l'ob-
jet de notre observation, que nous aurons acquis
une connaissance plus distincte de ceux qui leur
sont opposes , et que nous avons à chaque instant
occasion de faire contraster avec eux.
§ 2. Division des corps en inorganiques et organisés.
Tous les êtres qui s'offrent sans cesse à nos regards
se partagent, comme on sait, en deux classes très
distinctes et très faciles à reconnaître, pour ainsi
dire, au premier coup d'œil. Les uns ayant des
formes presque toujours fort irrégulières et angu-
leuses , sont composés de parties parfaitement sem-
blables , ou même tout à fait identiques ; en sorte
que leur volume, plus ou moins considérable, résulte
uniquement de l'aggrégation ou de la juxta-posi-
tion de ces parties. C'est là, pour eux, l'unique
mode d'un accroissement qui , en général , n'a point
de limite déterminée. Tels sont les minéraux, les
pierres , les métaux , les fluides ou les liquides que
nous rencontrons partout sur la terre , ou dans son
sein. La plus petite partie de ces diverses substances,
perceptible à nos sens, est elle-même un Etre ou
un corps entièrement de même nature que la masse
la plus considérable , composé des mêmes éléments et
ayant toutes les mêmes qualités ou propriétés qu'elle.
L'autre classe, au contraire, se compose d'Etres
ENTENDEMENT. l43
qui ont presque généralement des formes régulières
ou symétriques et arrondies; ils sont susceptibles
d'un accroissement qui , dans chaque espèce d'Êtres ,
ne dépasse point de certaines limites , et qui s'opère
par une sorte d'intussusception de substances diver-
ses , fort souvent différentes de celles qui composent
ces Etres , mais qu'ils s'assimilent et qu'ils transfor-
ment en leur propre substance. C'est pourquoi ils
sont tous pourvus d'un nombre plus ou moins grand
d'instruments appropriés à cette fin, et que l'on
appelle organes , d'où leur est venue la dénomina-
tion d'Etres ou de corps organisés ou organiques ^
par opposition à la classe précédemment décrite
qui comprend les corps inorganisés ou inorga-
niques.
§ 3. Division des Êtres organisés en végétaux et animaux.
Mais la classe des Etres organisés se partage en-
core elle-même en deux autres classes , dont l'une
comprend ceux qui , incapables d'aucun mouvement
de translation , et fixés au sol , y puisent leur nour-
riture et y acquièrent le degré d'accroissement que
comporte leur nature , quand les circonstances le
permettent ; ce sont les végétaux. L'autre classe
( celle des animaux ) comprend les Etres doués de
facultés loco-motrices , et pouvant, par conséquent,
transporter d'un lieu dans un autre la provision
d'aliments qu'ils emploient immédiatement à leur
l44 PREMIÈRE PARTIE.
nourriture, ou Tallor chercher et la renouveler quand
elle est épuisée.
Mais cette seule condition de leur existence fait
des animaux une espèce d'Etres dont la nature dif-
fère essentiellement de celle des végétaux ; car elle
entraîne avec elle non seulement la nécessité d'un
appareil d'organes de nutrition et de reproduction
généralement beaucoup plus compliqué ; mais elle
rend indispensable une autre condition d'existence,
qui ne se trouve nullement dans les végétaux; je
veux dire la sensibilité , qui se manifeste principa-
lement par la conscience de l'existence de soi-même
et de ses actes , et qu'accompagne toujours la per-
cep^/o/z, plus ou moins obscure, du moi ^t des Etres
autres que le moi.
En effet, il est évident qu'un Etre qui ne peut vivre
qu'en se déplaçant et allant chercher au loin sa nour-
riture , peut se trouver exposé à mille accidents et
au choc de tous les corps qui l'environnent. Il faut
donc qu'il puisse, au moins jusqu'à un certain point,
connaître ces corps.
Ainsi, en laissant de coté le fait de la reproduc-
tion et de la propagation des espèces , qui a dû
aussi nécessiter l'existence d'organes appropriés à
cette (in , dans tous les Etres organisés , il est évi-
dent que, parmi ceux-ci, les animaux ne pouvaient
exister, c'est-a-dire parvenir au degré d'accroisse-
ment que comporte la nature de chaque espèce , et
ENTENDEMENT. I /| 5
prolonger leur existence pendant un certain temps ,
qu'autant que chaque individu joindrait aux moyens
de se nourrir des substances qu'il peut transformer
dans la sienne propre , les moyens de connaître les
objets qui peuvent servir à ses besoins, ou nuire à sa
conservation.
Or, dans la science qui a pour objet l'ëtude des
Etres vivants et organisés , ou dans la physiologie ,
ces deux espèces de moyens sont dësigne's par les
noms de fonctions de nutrition et à^ fonctions de
relation,
§ 4* Naissance et Vie de l'homme.
Il ne nous est pas donné d'observer , et, par con-
séquent, de connaître l'homme, ni même aucun
Etre organisé , autrement que dans l'état de déve-
loppement à peu près complet de son organisation.
Nous savons seulement que , pour l'amener à cet état ,
il faut le concours de deux Etres de la même espèce ,
quoique différant l'un de l'autre précisément sous
le rapport qui les rend aptes à cette fin commune.
Mais la part que chacun d'eux y peut avoir est pour
nous un mystère impénétrable.
Lorsque le germe contenu dans le sein de la mère
a déjà commencé à se développer par l'effet de cette
force mystérieuse à laquelle nous donnons le nom
de vie ( mot qui n'exprime pour nous que la série
des phénomènes par lesquels cette force même se
JO
1^6 PREMIÈRE PARTIE.
manifeste), le germe, ou \ embryon^ présente déjà
quelques traces visibles, quelques rudiments impar-
faits des organes propres aux fonctions de nutrition
et à celles de relation. Ensuite , c'est-à-dire à partir
du troisième ou quatrième mois de la grossesse de
la femme, l'être qu'elle doit produire à la lumière,
ou \g fœtus , vivant de la vie de sa mère , et faisant ,
en quelque sorte, partie du système de ses organes
pour tout le temps qu'elle doit le porter dans son
sein , continue de croître , jusqu'à ce qu'il ait acquis
le complément d'organisation nécessaire pour qu'il
puisse désormais vivre de sa propre vie.
Au moment donc où l'enfant, par le fait de sa
naissance , commence à jouir d'une existence dis-
tincte et séparée de celle de sa mère , on peut le con-
sidérer comme ayant tous les moyens de continuer et
de prolonger cette existence jusqu'au plus long
terme qu'elle puisse atteindre. Si ses membres et ses
organes n'ont encore, ni la forme, ni la consistance,
ni les proportions relatives, qu'ils sont destinés à ac-
quérir plus tard, ces différences entre lui et l'adulte
ne sont d'aucune importance , au moins par rapport
au point de vue sous lequel nous considérons les
phénomènes dont nous allons parler. En effet, il
est déjà capable de produire une assez grande variété
d'actes , et il le devient bientôt d'exécuter un nombre
assez considérable d'actions , d'où doit résulter l'ac-
croissement et l'entretien de toutes ses forces.
ENTENDEMENT. l4'^
§ 5. Fonctions de nutrition et de relation : organes qui y sont
appropriés.
Quoique ces deux ordres généraux de fonctions
se distinguent assez l'un de l'autre , et par leurs ré-
sultats, et par les organes spéciaux qui y concourent ,
il s'en faut beaucoup qu'ils puissent être considérés
comme isolés et indépendants l'un de l'autre. Il en
est ici comme des fonctions ou des facultés de l'en-
tendement : tous les phénomènes sont unis entre eux
par un lien indissoluble, et rentrent, en quelque
manière , les uns dans les autres. Cependant , les
caractères principaux qui les diversifient sont faciles
à remarquer. Ainsi , les organes qui servent aux fonc-
tions de relation , c'est-à-dire aux sensations et aux
mouvements volontaires, sont en grande partie visi-
bles extérieurement et symétriquement disposés. Les
parties même de ces organes qui se dérobent à la vue
et qui concourent d'une manière plus immédiate et
plus essentielle encore , s'il est possible , à l'exercice de
ces mêmes fonctions , comme les os , les muscles et
même les nerfs , présentent aussi les mêmes carac-
tères de régularité et de symétrie.
Au contraire , l'irrégularité des formes et l'absence
totale de symétrie dans leur disposition caractéri-
sent les organes qui servent à l'accroissement de
l'individu dans les premiers temps, et à l'entretien
de son existence dans tout le reste de sa vie.
lO.
l/jS PREMIERE PARTIE.
Ainsi , l'estomac , où les aliments sont d'abord in-
troduits et subissent une première transformation ;
le canal intestinal, où ils passent ensuite pour y
prendre un nouveau degré d'assimilation ; le système
des vaisseaux qui font passer le fluide nourricier ,
ainsi élaboré , dans les veines , qui le portent , sous
la forme d'un sang noir, jusqu'à la cavité droite du
cœur ; ce viscère lui-même , qui , en se contractant ,
porte le sang vers la poitrine et dans les poumons,
où il reçoit du contact de l'air, par l'effet de la respira-
tion, un nouveau degré de chaleur , en même temps
qu'il se dégage, par l'expiration, de quelques principes
délétères qu'il contenait , et prend avec une couleur
plus vermeille des qualités, pour ainsi dire, plus vi-
tales , avant de redescendre dans la cavité gauche du
cœur , dont la contraction violente le repousse dans
tout le système des vaisseaux artériels : tous ces or-
ganes ou systèmes d'organes sont singulièrement
remarquables par l'irrégularité de leurs formes , de
leurs situations, et par la prodigieuse variété de leurs
dimensions.
Il en faut dire autant des organes qui servent aux
sécrétions , aux exhalations , etc. , autre sorte de
fonctions qui complètent ce continuel mouvement
de composition et de décomposition par lequel le
corps est incessamment renouvelé. En sorte que la vie
de l'homme s'entretient au moyen d'un afflux presque
continuel des molécules, soit des substances qui lui
ENTENDEMENT. 1 49
servent d'aliments et de boissons , soit de celles au
milieu desquelles il vit continuellement plongé , et
qui toutes entrent, pour un temps plus ou moins
long , dans la composition intime de son Etre , et en
sont sans cesse expulsées par différentes voies , après
avoir servi à l'entretenir ou à le réparer.
La double circulation par laquelle le sang, après
avoir parcouru tout le système des vaisseaux arté-
riels , rentre dans les veines , est le moyen principal
à l'aide duquel s'accomplit ce merveilleux ordre de
choses , puisque le sang charrie , en quelque manière ,
avec le fluide nourricier , ou chyle , des molécules
qui s'en séparent tout à fait , par différents moyens ,
exhalation , transpiration , etc. , et que le sang arté-
riel paraît plus spécialement destiné à réparer , dans
son cours, les parties de l'organisation qui ont subi
quelque altération. Cependant on ne connaît pas
encore , à beaucoup près , les modes de déperdition
et de réparation des divers organes dans tous leurs
détails; seulement on retrouve, dans le sang, pres-
que tous les éléments que l'analyse chimique a fait
découvrir dans la substance de chaque organe en
particulier *. v
Ces éléments sont au nombre de douze, sans compter
les quatre corps ou fluides incoercibles et impondérables
( lumière, calorique, fluide électrique et fluide magnétique ).
On les regarde comme des substances simples (ou éléments),
parce que la chimie n'est pas encore parvenue à les décom-
5o
PREMIERE PARTIE.
§ G. Système nerveux.
C'est la substance nerveuse , comprise en partie
dans les cavités de la tête et des vertèbres du tronc ^
et composée , par conséquent , du cerveau, du cerve-
let et de la moelle alongée ou épinière : c'est le sy-
stème nerveux , disons-nous^ qui semble présider à
la multitude d'actions, si compliquées et si diverses,
dont se composent les fonctions générales que nous
venons d'indiquer, et toutes celles qui leur sont sub-
ordonnées. Car ce système est l'organe propre de
la sensibilité et de tous les mouvements , soit volon-
taires , soit , en quelque sorte , purement automati-
ques , qui résultent de l'exercice de toutes ces fonc-
tions.
Les nerfs , à leur sortie , soit du crâne , soit des
vertèbres de- l'épine, sont disposés par troncs assez
considérables et par paires symétriques ( au moins
ceux qui servent aux fonctions de relation ). Ils se
divisent et se subdivisent ensuite à l'infini , de ma-
nière à suivre, dans toute leur étendue, tous les
autres systèmes d'organes (muscles, artères, vei-
nes, etc. ), pénètrent leurs tissus, ou se ramifient
sur leurs enveloppes, et mettent ainsi en conimuni-
poser; mais on n'est pas sûr qu'au moins plusieurs d'entre
eux soient entièrement indécomposables. Voyez le Précis
(les cléments de Physiologie , par M. Magendie, -i^ édit. ,
tom. I , pag. i5.
ENTENDEMENT. 1 5 I
cation avec le cerveau presque tous les points ma-
tériels des parties solides du corps. lisse présentent,
tant qu'ils sont visibles , sous la forme de cordons
ou de fils , qui s'entrelacent de mille manières , en for-
mant des plexus plus ou moins considérables; et ces
cordons sont encore des enveloppes, qui contiennent
une substance blanchâtre, absolument identique avec
celle dont se compose le cerveau lui-même.
La sensibilité ne se manifeste qu'autant que la libre
communication du cerveau avec les extrémités ner-
veuses n'est, ni gênée, ni interrompue; et les mou-
vements volontaires n'ont lieu qu'à la même condi-
tion. En effet , si l'on coupe, ou si l'on lie fortement
un des principaux troncs nerveux , la sensibilité
s'éteint dans toutes les parties auxquelles il fournit
des branches ou des rameaux , ou elle y est suspen-
due jusqu'à ce qu'on ait cessé de comprimer le nerf
principal. Dans les sensations , soit internes , soit
externes , l'action se propage de l'extrémité nerveuse
au centre, ou au moins à quelque point intérieur,
mais inconnu , de la masse cérébrale. Dans les mou-
vements volontaires, l'impulsion semble, au contraire,
partir du centre cérébral, quel qu'il soit, et se com-
muniquer aux nerfs , dont l'irritation ou l'excitation
quelconque fait contracter les muscles destinés à
produire ces mouvements.
xiu reste, les sensations produites par l'impression
des corps extérieurs , aussi bien que celles qui nais-
l52 PREMIÈRE PARTIE.
sent des affections intimes des diverses parties des
organes, ont lieu à l'occasion de quelque modifica-
tion singulière (mais dont le mode et la nature sont
tout à fait inconnus) que ces impressions ou ces af-
fections déterminent au sein même de la masse cé-
rébrale. La preuve en est dans les phénomènes
des songes , où l'entendement a des perceptions de
la vue, de l'ouïe et du toucher, qui ne sont occa-
sionnées par l'action d'aucun corps propre à les faire
naître. Ce qui arrive aux personnes qui , plusieurs
années après avoir perdu un bras ou une jambe ,
croient néanmoins , dans certains cas , sentir des
douleurs dans ces membres , ou dans quelque partie
de ces membres , qu'ils n'ont plus depuis long-temps,
est un fait du même genre. Enfin , a quelle autre
cause attribuer les rêves , dans lesquels des hommes
privés de la vue s'imaginent pourtant voir bien dis-
tinctement des objets qui leur sont connus, sinon à
quelque modification du cerveau , absolument pa-
reille à celles qu'y produiraient la présence même de
ces objets et les sensations de la vue auxquelles ils
donneraient lieu ?
L'énergie ou la force de l'organe nerveux semble
susceptible ô,e s'épuiser et de se réparer , à la manière
d'un fluide qui diminuerait par la perte ou l'emploi
qu'on en ferait , jusqu'à ce qu'on en eût recouvré ,
en quelque manière , de nouvelles quantités. C'est
à cette cause que l'on croit devoir attribuer la las-
ENTENDEMENT. l53
situde et presque l'impuissance d'agir qui succèdent
à des mouvements violents et prolongés, la sensibi-
lité moins vive que l'on a pour certains genres d'im-
pressions , dans les cas où elles ont été souvent ré-
pétées, ou très multipliées. C'est encore à cette cause
qu'on attribue ce qui arrive aux personnes qui ont
arrêté , pendant quelque temps , leur vue sur un
corps éclairé d'une vive lumière; car, en portant
ensuite leurs regards sur d'autres parties de l'espace
moins éclairées, ils continuent de voir, durant quel-
ques instants , comme une tache noire , précisément
de la même grandeur et de la même forme que le
corps brillant qu'ils venaient de regarder. Au con-
traire , si c'est un corps obscur sur lequel ils ont
fixé les yeux , et qu'ensuite ils les dirigent vers une
partie de l'espace plus éclairée, ils voient encore la
figure de ce corps , mais plus brillante que le reste
de l'espace. Il semble donc que , dans le premier cas ,
la partie de la rétine où le corps brillant projetait
sa lumière , fatiguée de cette sensation , ait perdu ,
pour quelques moments , sa sensibilité naturelle et
ordinaire ; et que, dans le second cas, cette même
partie, moins fatiguée d'impressions que le reste
de la membrane, jouisse, au contraire , d'une sen-
sibilité plus active.
§ 7 . Rapports de l'anatomie , de la physiologie et de la méde-
cine avec l'idéologie.
De l'aveu même des anatomistes et des physiolo-
1 5/| PREMIÈRE PARTIE.
gistes les plus célèbres , il y a encore plusieurs or-
ganes du corps humain, beaucoup de dispositions
singulières , beaucoup de relations de ces organes
entre eux, dont ils ignorent les usages ou les effets
dans l'économie générale de la vie. Il s'en faut beau-
coup qu'ils puissent suivre les divers systèmes de
vaisseaux (nerveux, artériels, veineux,) jusque dans
leurs dernières ramifications. Quoiqu'on ait décou-
vert, dans ces derniers temps, quelles parties de la
masse cérébrale contribuent à diverses espèces de
sensations et de mouvements , et que la physiologie
se soit enrichie d'un nombre assez grand de découver-
tes précieuses, on convient pourtant généralement
que cette science est encore dans l'enfance.
Cependant elle n'est pas la seule à laquelle nous
devions d'importantes observations sur la correspon-
dance constante que la nature a établie entre les
phénomènes organiques et ceux de l'intelligence. Dès
long-temps la médecine avait commencé à constater
les dispositions physiques qui caractérisent les âges ,
les sexes et les tempéraments, ainsi que les habitudes
morales et la nature, à peu près déterminée, d'idées
ou de pensées qui y correspondent assez ordinaire-
ment. On a pareillement constaté , jusqu'à un certain
point , les effets que produit sur l'organisation de
l'homme l'influence du climat^ c'est-a-dire de l'en-
semble des circonstances physiques des lieux ou il vit.
Les qualités et tes propriétés de l'air et des eaux ont
ENTENDEMENT. T DO
oté reconnues comme causes d'un état physique et
moral à peu près uniforme, toutes choses étant éga-
les d'ailleurs. Il faut en dire autant du régime ^ en
comprenant sous ce mot, outre les modifications qui
résultent du climat, celles qui sont le produit de
l'exercice et du repos, du sommeil et de la veille,
des travaux et des aliments les plus habituels. En-
fin , il n'est pas jusqu'aux maladies bien caracté-
risées et bien connues , dont chacune ne soit ac-
compagnée de phénomènes moraux et intellectuels ,
qui se représentent aussi d'une manière à peu près
constante.
Aussi Bacon, dans son admirable ouvrage inti-
tulé de la Dignité et de V Accroissement des Scien-
ces , a-t-il cru devoir insister de la manière la plus
formelle sur l'importance de cette étude comparative
des facultés de l'âme , et des propriétés ou affections
particulières du corps qui correspondent aux actes
de ces facultés ; c'est ce qu'il appelle la Science de
V alliance ou du lien commun de ïâme et du corps* .
* Doctrinam de fœdeie , sive de communi vinculo anirnœ
et corporis. Bacon de Augment. scient.^ l. IF , cap. I. — On
trouve sin ce sujet une source abondante de solide instruction,
et des observations profondes et judicieuses, dans l'ouvrage
de M. Cabanis , intitulé Rapports du Physique et du Moral
de l'homme. Ce livre, écrit avec beaucoup de talent, est in-
contestablement l'une des plus estimables productions de la
philosophie du XVIIP siècle. L'auteur s'y montre partout un
l56 PREMIÈRE PARTIE.
Mais, bien que tout nous porte à croire qu'il y a,
en effet , une liaison constante et nécessaire entre les
actes successifs de notre entendement et les modi-
fications incessamment variées des organes et parti-
culièrement du cerveau , en sorte que nous n'avons
pas une sensation, une perception, un souvenir, un
sentiment , une pensée à laquelle ne corresponde
quelque modification distincte et déterminée de ce
viscère; quoiqu'on doive reconnaître que tout ce que
les observations des hommes de génie ou de talent
pourront ajouter à ce que nous connaissons déjà de
la correspondance de ces deux ordres de phéno-
mènes, sera une acquisition infiniment précieuse
pour l'humanité : il faut pourtant avouer qu'à quel-
que degré de perfection que puisse être porté cha-
cun de ces genres d'études ou de connaissances , ils
resteront toujours séparés l'un de l'autre par toute
la distance qu'il y a entre un fait de conscience et
une modification de la matière. C'est dire assez qu'il
y a entre eux une distance réellement incommen-
surable, puisqu'il ne nous est pas même donné de con-
cevoir ou d'imaginer quelle commune mesure on
ami sincère de rhumanité et de hi vertu; la candeur avec
laquelle il avertit plusieurs fois ses lecteurs de rejeter, parmi
les conclusions qu'il présente comme les plus évidentes , celles
qui leur paraîtraient dépasser les justes limites des faits ,
prouve combien il avait à cœur de ne rien avancer que d'u
tilc et de vrai.
ENTENDEMENT. I 5 ~
pourrait leur appliquer. Leur nature et leur essence
diffèrent donc entièrement; au moins notre intelli-
gence est-elle tout à fait incapable de saisir le lien
qui les unit. Par conséquent , les moyens d'investi-
gation , les procédés de tout genre , qui peuvent per-
fectionner la physiologie, et l'enrichir de nouvelles
découvertes , n'ont absolument rien de commun
avec ceux dont la science de l'entendement peut
disposer.
PREMIERE PARTIE.
SECTION II.
SCIENCE.
CHAPITRE PREMIER.
De V Abstraction et du Langage.
§ i. Nos sens ne nous servent qu'à composer, en quelque
sorte , les objets , et non à les décomposer ou à les analyser.
L'homme qui n'aurait , comme les animaux , que
l'usage de ses sens et des facultés que nous avons
observées jusqu'ici , aurait beau être attiré par
quelque sensation agréable vers un objet, ou, au
contraire , repoussé par quelque sensation pénible ,
il ne séparerait point , dans sa pensée , cette sensa-
tion , ou plutôt la perception qui l'accompagne , de
l'objet lui-même: jamais il ne la considérerait comme
en faisant partie ; elle y serait toujours , pour lui ,
comme mêlée et confondue avec toutes les autres
perceptions qu'il aurait pu ou qu'il pourrait en re-
cevoir dans d'autres circonstances.
Un enfant , avant l'époque où il commence à pou-
voir marcher et bégayer quelques mots, voit les
personnes qui l'environnent se mouvoir et faire de-
ENTENDEMENT. 1 5q
vant lui différenles actions : il sera , tantôt frappé de
l'éclat et de la couleur de quelques parties de leurs
vêtements , tantôt amusé par leurs gestes et par
leurs mouvements, flatté de leurs caresses , intéressé
par les accents tendres ou gais de la voix de sa mère
ou de sa nourrice, et ainsi de mille autres circon-
stances ; mais il ne remarquera aucune de ces cir-
constances comme distincte de l'objet qui la lui pré-
sente. Les parties , les qualités de chaque objet ,
quoique perçues chacune à part et très distinctement ,
dans le moment où elles font impression sur ses sens ,
resteront néanmoins toujours confondues, pour lui,
dans l'objet même auquel elles appartiennent. Les sens
n'ont donc encore fait, dans cette supposition, et ne
peuvent jamais faire qu'une sorte de synthèse ou de
composition pour chaque objet, même parmi ceux
qui leur sont le plus familiers, et sur lesquels ils
s'exercent le plus souvent.
Or, analyser un objet ou un tout , c'est le décom-
poser en ses diverses parties ; c'est isoler ces parties
les unes des autres afin de pouvoir les considérer
chacune à part , c'est les séparer ou les tirer de ce
tout, en un mot c'est les abstraire.
Nos sens ne font donc , proprement et naturelle-
ment , ni analyses , ni décompositions , ni abstrac-
tions, quoiqu'il soit de leur essence de nous offrir,
une à une, les perceptions qui accompagnent les
impressions qu'ils reçoivent , ou qui se joignent à
j()0 PREMIÈRE PARTIE. ,
nos sensations , comme je l'ai fait voir précédem-
ment.
§ 2. A qudle époque et comment la l'acuité d'abstraire existe
dans l'homme.
Or, cette faculté d'abstraire ou de considérer à
part , et dans un état d'isolement , les parties ou les
qualités des objets , faculté qui appartient exclusive-
ment à l'homme entre toutes les races d'animaux
qui lui sont connues , quand commence-t-elle à se
manifester? quelle en est la cause et le fondement?
Il me semble hors de doute que l'abstraction
n'a lieu et ne peut exister pour nous qu'à l'époque
où nous commençons à parler et à prononcer les
noms des qualités et des parties de chaque objet, en
y attachant les idées distinctes de qualités et de par-
ties; comme l'expérience et une induction naturelle,
résultat de l'intuition, nous apprennent à le faire ,
à mesure que nous entendons nommer ces parties et
ces qualités.
A la vérité , ce n'est pas là donner une explication
suffisante d'un phénomène si important et si remar-
quable ; car , si nous apprenons à parler , dans notre
enfance, en imitant le langage de ceux avec qui
nous vivons , il est clair que ce langage a dû avoir
une origine , et qu'on peut remonter par la pensée ,
ou au moins par hypothèse , à un temps où les hom-
mes, qui n'avaient encore jamais entrepris de com-
"•*«■
ENTENDEMENT. i6ï
muniquer entre eux par la parole , ont commencé à
le faire.
Cette manière de considérer la question est, en
effet, entièrement hypothétique; car nous ne con-
naissons proprement l'origine d'aucune chose. En
y réfléchissant de bonne foi et avec attention , nous
sommes forcés de reconnaître qu'il nous est égale-
ment impossible de comprendre comment les choses
ont eu une origine , et comment elles pourraient
n'en point avoir. L'observation scrupuleuse des faits ,
c'est-à-dire de nos facultés et de nos besoins, peut
donc seule nous fournir toute la lumière qu'il nous
est possible de jeter sur cette importante question ,
comme sur toutes celles du même genre. Car, attri-
buer immédiatement à Dieu l'institution des lan-
gues , comme l'ont fait quelques écrivains , soit an-
ciens,,soit modernes, c'est donner une assertion
dogmatique pour un fait; c'est proprement ne
rien dire, puisque Dieu n'est l'auteur de notre fa-
culté de parler que comme il l'est de toutes nos
autres facultés, sans que l'on puisse tirer de cette
vérité incontestable aucune connaissance plus parti-
culière sur leur nature et sur leurs effets. Il est
d'ailleurs facile de distinguer les facultés qui sont le
résultat nécessaire de notre constitution intellectuel-
le , des procédés ou des inventions qui n'en sont que
des conséquences fortuites ou éloignées, l'universalité
étant le caractère des unes , et non celui des autres.
1 1
l6'l PREMIÈRE PARTIE.
§ 3, Souplesse et variété des inflexions de la voix humaine.
Penchant de l'homme à l'imitation.
Remarquons donc premièrement que non seule-
ment l'homme est doué de la faculté de moduler les
accents de sa voix d'une manière extrêmement variée ;
mais qu'il y joint de plus des articulations de diffé-
rents genres , qui ne sont propres qu'à ses organes.
Quoiqu'il y ait plusieurs espèces d'oiseaux capables
d'imiter quelques unes de ces articulations, ils le
font toujours avec assez de peine, et uniquement
lorsqu'ils y ont été instruits par l'homme.
En second lieu, quelque avantage que nous eus-
sions , à cet égard , sur les autres animaux , et quel-
que facilité qu'il pût nous donner pour rendre , avec
plus ou moins de perfection, un nombre considéra-
ble de bruits ou de sons divers, et satisfaire ainsi ce
penchant à l'imitation que notre espèce partage avec
plusieurs autres , nous n'aurions cependant tiré que
bien peu d'utilité de cette supériorité dans les or-
ganes de la voix , si nous n'avions fait servir la va-
riété, presque infinie, des inflexions qu'ils peuvent
nous fournir , à faire connaître à nos semblables nos
besoins, nos désirs, nos passions, en un mot les
sentiments de toute espèce dont nous sommes af-
fectés.
Or, comment l'homme parvient-il à attacher ses
pensées à des signes? comment fait-il servir à cette
ENTENDEMENT. l63
vue , non seulement les inflexions variées de sa voix ,
mais les attitudes également variées de son corps ,
les mouvements des muscles de son visage et de tous
ses membres?
Est-ce que sa faiblesse naturelle, résultat d'une
organisation plus délicate, plus souple, plus mo-
bile, et, en général, plus parfaite, prolongeant
pour lui l'état d'enfance et d'impuissance qui en est
la suite , exigeant , de la part du père et de la mère,
des soins plus assidus , une union plus durable que
dans les autres espèces , le rend capable d'une
attention plus soutenue , et éveille , en lui , cette
puissance d'invention qui lui assure une préémi-
nence incontestable sur toutes les races d'animaux?
L'intuition est-elle, dans l'homme, plus distincte,
plus étendue que dans toutes les espèces inférieu-
res? Faut-il attribuer le phénomène qui nous occupe
à la réunion de ces deux causes, ou peut-être au
concours de plusieurs autres ?
Quelque opinion que l'on adopte sur cette ques-
tion, on sera toujours forcé de reconnaître que nous
tenons de la nature même de notre constitution in-
tellectuelle une disposition particulière à faire un
usage réfléchi de notre faculté d'imiter, par la voix ,
les sons et les bruits, et les actions par des gestes ;
tandis que cette même faculté, dans les autres ani-
maux , à quelque degré qu'ils la possèdent , ne pro-
duit jamais que des mouvements , pour ainsi dire ,
1 1.
l64 PREMIÈRE PARTIE.
automatiques , et des déterminations purement in-
stinctives.
§ 4- L'homme seul fait de ses gestes et des inflexions de sa
vdix les signes de ses idées , et c'est en cela que consiste
proprement V abstraction .
Le sauvage le plus grossier, le plus voisin de la
condition des animaux dont il fait ordinairement sa
proie, ou contre lesquels il est quelquefois obligé de
défendre sa vie , imite , par ses gestes , leurs mouve-
ments divers , ou leurs cris par sa voix. Il imite , de
la même manière , les mouvements et les cris de ses
semblables , dans telle ou telle circonstance parti-
culière. Mais, en agissant ainsi, il a un but, une
intention : il veut que ses gestes soient des tableaux ,
que ses cris soient des signes , et il est persuadé d'a-
vance que ces tableaux seront compris , que ces signes
seront interprétés.
D'où lui viennent cette intention et cette croyan-
ce? A-t-i! raisonné sur ses propres impressions, et
conclu que l'analogie de conformation qui existe
entre lui et ceux avec qui il a des rapports de famille
et de voisinage , devait les rendre accessibles aux
mêmes impressions que lui ? Non sans doute. A-t-il
fait des expériences, pour s'assurer si ses tableaux et
ses signes pourraient réellement produire sur ceux
à qui ils s'adressaient , l'effet attendu? Pas davantage.
Il n'a fait qu'obéir à l'impulsion de son instinct et
ENTENDEMENT. l65
de son organisation. Il me semble, en effet, qu'il n'y
a pas d'autre moyen d'expliquer comment l'homme
attache ses idées à des signes artificiels ; c'est-à-dire
que cette détermination, en lui, est un fait primi-
tif, dérivant immédiatement de sa nature et de sa
constitution intellectuelle. Or, ce fait peut se décrire
et s'énoncer de la manière suivante : tant que l'homme
n'a pas l'usage de quelques signes d'institution, ou
d'un langage artificiel quelconque , toutes les percep-
tions qu'il peut avoir à l'occasion des objets restent
confondues ou constamment unies avec ces objets ;
en sorte que , malgré la faculté qu'il a de ne les rece-
voir qu'une à une par les organes de ses sens , il ne
peut jamais décomposer ou analyser, dans le sens
ordinaire de ce mot, c'est-à-dire, ici, faire aucune
abstraction. Mais , du moment oii* il aperçoit ces
mêmes perceptions dans un signe quelconque, soit
un geste, une attitude, un cri, ou un son, alors il
les sépare, par sa pensée, de l'objet auquel il était
accoutumé à les joindre; parce qu'alors il les en voit
réellement séparées , dans le signe qui les lui repré-
sente.
Je suppose , par exemple , qu'un sauvage ait vu
fréquemment des serpents ; qu'il les ait vus se mou-
voir, en rampant, avec plus ou moins de vitesse ; qu'il
ait entendu leurs sifflements : ces perceptions , quoi-
que très distinctes , et reçues dans des temps diffé-
I onts , ne seront point séparées de l'objet ou des
lG6 PREMIÈRE PARTIE.
objets mêmes qui les lui ont fait éprouver, ou, pour
mieux dire, de la représentation d'un pareil objet
dans sa mémoire. Mais si, au moment oii il s'avance
vers quelque endroit d'une forêt où se trouve un de
ces reptiles dangereux, il rencontre un autre sau-
vage qui lui indique cet endroit, en imitant, par
ses gestes, le mouvement oblique et tortueux du
serpent, et par sa voix le sifflement de cet animal ;
peignant, en même temps, par l'expression de son
visage et par ses attitudes variées, la frayeur qu'il a
éprouvée, ou le danger qu'il a couru : je dis qu'alors
les perceptions et même les intuitions de rapport,
qui , jusque là , n'étaient pas entrées dans l'entende-
ment du premier de ces deux hommes, indépen-
damment de l'objet propre à les produire, commen-
cent, pour ainsi dire, à se détacher, à se séparer
de cet objet même , parce qu'il les éprouve indé-
pendamment de lui , et qu'il les en voit séparées.
On me dira, peut-être, que celui qui a fait ces
signes a pourtant dû concevoir les perceptions comme
séparées de l'objet, puisqu'il les représente comme
telles, et que, par conséquent, il n'a pas eu besoin
du signe pour abstraire. Mais il me paraît' indubi-
table que, dans l'hypothèse où je me suis placé,
l'imagination de l'homme sauvage serait tellement
préoccupée par un sentiment violent , qu'il ne fe-
rait, en agissant comme je l'ai supposé, qu'obéir à sa
manière d'être affecté, et aux déterminations in-
ENTENDEMENT . 1 67
volontaires de son instinct et de son organisation.
A la vérité, je crois que, s'il a occasion de répéter
plusieurs fois les mêmes gestes et les mêmes sons ,
alors l'habitude rendant les impressions moins vives ,
ou les circonstances n'étant pas de nature à absor-
ber toute son attention , il pourra remarquer lui-
même ses gestes, ou ses cris, comme représentant
des perceptions particulières qu'il a éprouvées ; c'est-
à-dire qu'alors ils deviendront , pour lui , de vérita-
bles signes , dans lesquels il apercevra des parties ou
des qualités des objets, qu'il commencera dès lors à
pouvoir en séparer ou en isoler dans sa pensée. C'est ,
à ce qu'il me semble , de cette manière , que nous
commençons nous-mêmes à avoir ce que l'on appelle
des idées abstraites, ou des idées de qualités, de
parties , de modifications ou manières d'être quel-
conques, considérées indépendamment des objets ou
des circonstances dans lesquelles elles étaient d'abord
confondues. Car ce sont les signes , c'est-à-dire , ici ,
les mots, dont l'usage nous est enseigné dès la plus
tendre enfance , qui nous transmettent ces abstrac-
tions, ou ces idées abstraites, pour ainsi dire toutes
faites ; ou plutôt , nous les concluons de l'emploi
que nous entendons sans cesse faire des mots , dans
certaines circonstances déterminées , en vertu de la
faculté naturelle d'intuition et d'induction dont j'ai
déjà parlé.
l68 PREMIÈRE PARTIE.
§ 5. Progrès ultérieurs du langage, interjections ^
onomatopées.
Le fait primitif que je viens de décrire , une fois
admis, la marche progressive de l'intelligence hu-
maine dans cette route , le perfectionnement , et
même la complication souvent très singulière, des
signes de tout genre, peuvent s'expliquer, sinon par
une suite d'observations authentiques et rigoureu-
sement constatées, au moins par des conjectures
fondées sur la connaissance des facultés de l'enten-
dement humain , et qui ont souvent un très haut
degré de probabilité. C'est ainsi que ce sujet a été
traité par plusieurs écrivains distingués du siècle
précédent , et par quelques philosophes illustres de
notre temps , en France , en Allemagne et en An-
gleterre.
Sans même remonter à cette période hypothétique
de l'existence de notre espèce, que l'on appelle état
de nature, origine des langues et des sociétés, et
sur laquelle nous n'avons guère plus de renseigne-
ments qui méritent quelque confiance , que les poètes
n'en ont sûr leur âge d'or, nous voyons que, chez
les hordes sauvages les moins avancées dans la civi-
lisation, le langage des gestes, et celui des sons
articulés, contribuent presque également à la com-
munication des pensées et des sentiments. Ainsi,
nous n'avons aucune raison de croire que le second
ENTENDEMENT. 1 69
ne se soit formé que sur le premier, et n'en ait été
que la traduction , comme Condillac l'a supposé ,
ce me semble , sans fondement. En effet , la dou-
leur, le plaisir, la surprise, la crainte, arrachent
à tous les hommes des cris inarticulés, qui ne
sont assurément pas les mêmes dans chacune de
ces circonstances diverses, et qui ne peuvent man-
quer de devenir les signes de ces affections. Aussi
trouvons-nous dans tous les idiomes des mots de
l'espèce de ceux que les grammairiens ont nommés
interjections. De plus , la facilité qu'offrent les
signes vocaux pour appeler l'attention, soit dans les
ténèbres, soit dans l'éloignement, et le peu de
peine que donne leur usage ( comparé à celui des
mouvements et des gestes ) , tant à celui qui parle,
qu'à celui qui écoute , out dû nécessairement rendre
partout l'emploi de ces deux sortes de signes,
non seulement à peu près égal en proportion , mais
aussi presque toujours simultané.
A. l'institution des interjections , qui sont évidem-
ment les signes vocaux les plus simples et les plus
naturels , il faut joindre celle des noms des objets
que Ton peut, en quelque manière, peindre à l'ouïe.
Comme sont les animaux que l'on a le plus souvent
occasion de voir ou de rencontrer, ou dont la voix
ou le cri naturel est facile à imiter ; les corps ou les
substances naturelles qui peuvent se représenter par
de certains bruits , ou sons , qu'ils font entendre
I ^O PREMIÈRE PARTIE.
dans les circonstances les plus ordinaires. En effet ,
on trouve dans les idiomes de tous les pays et de
tous les peuples , quel que soit le degré de civilisation
où ils soient parvenus, des noms imitatifs de l'espèce
de ceux que les grammairiens ont appelés onomato-
pées. Et l'on est généralement d'accord sur l'ordre
ou plutôt sur le degré d'invention ou d'institution
des signes vocaux que j'indique ici comme commun
ou comme universel dans tous les pays et chez tous
les peuples.
§ 6. Noms personnels , ou Pronoms.
Mais il est une espèce particulière de mots, que
l'on a généralement regardés comme d'une origine
beaucoup moins ancienne que les interjections et les
noms substantifs ou adjectifs dont je viens de parler ,
et qui , par le nom même qu'on leur a donné , sem-
blent avoir été considérés comme des substituts
d'autres noms, dont on suppose qu'ils ont pris la
place; ce sont ceux des personnes mêmes, qui jouent
le rôle le plus important dans le langage ( celle qui
parle, ou à qui l'on parle, ou dont on parle), et que
l'on appelle jy/'ozzo/zzi- personnels.
J'avoue que, sur ce point, j'ai peine à adopter
l'opinion communément reçue , et que les mots je ,
tu.) il., ou leurs équivalents, dans quelque langue
que ce soit, loin d'avoir jamais pu être substitués à
des noms propres d'individus , comme on le prétend ,
ENTENDEMENT. I ^ ]
me semblent devoir être , au contraire , primitifs et
contemporains de la première institution ou du pre-
mier emploi d'un langage quelconque.
En effet, le sentiment du moi^ ou la conscience
de sa propre existence , est, pour chaque individu, le
sentiment fondamental , c'est-à-dire celui auquel se
rapportent tous les autres , et dont on ne les aper-
çoit que comme des modifications ou des relations ;
et je ne puis comprendre comment un homme , en
voulant parler de lui-même, aurait jamais pu se
donner un nom , soit significatif de quelqu'une de ses
qualités, soit de pure invention.
Smith *, qui trouve dans l'invention du mot je ou
moi une métaphysique si fine et si profonde , me
paraît s'être mépris en ceci ; et l'exemple dont il s'au-
torise ne prouve pas autant, en faveur de l'hypothèse
ordinaire, que cet ingénieux écrivain semble le croire.
Car, si un enfant qui commence à parler dit à sa
mère, donne cela à Henri ^ ou d est pour Henri ^ etc.,
c'est qu'accoutumé à s'entendre nommer ainsi , le
uiolHeJiri est, dans sa pensée, le nom de l'idée moi ;
mais on aurait tort, ce me semble, de conclure de
là, que les premiers inventeurs d'une langue aient dû
imaginer d'abord des noms propres, et, long-temps
après, les prétendus pronoms, qui, dit-on , n'en sont
que les substituts.
Voyez sa Dissertation sur V origine des langues.
1^2 PREMIÈRE PARTIE.
La preuve que ce n'est pas ainsi qu'il faut con-
cevoir la chose , c'est que la forme grammaticale ,
dans toutes les langues, est tout à fait autre, lors-
qu'on se sert du nom personnel ye, ou lorsqu'on y
substitue un nom propre. Mais j'aurai occasion de
traiter ailleurs, avec plus de détail, de ce qui re-
garde les diverses espèces de mots , et de quelques
points intéressants de grammaire générale. Je reviens
donc à l'examen des effets et des résultats de l'abs-
traction.
§ 7. Noms généraux et abstraits.
Comme l'attention exige toujours de notre part
une espèce d'effort, tandis que l'intuition s'exerce
sans la moindre fatigue, nous sommes naturellement
portés à remarquer les ressemblances des objets beau-
coup plus que leurs différences. Aussi , dès qu'une
fois nous avons donné un nom à un objet quelconque,
nous répéterons le même nom pour tous les objets
semblables , ou à peu près , qui s'offriront à nous ;
en sorte que ce nom deviendra bientôt extrêmement
général , c'est-à-dire commun à un très grand nom-
bre d'objets individuels. Il en sera de même des noms
a l'aide desquels nous aurons abstrait quelque par-
tie , qualité , ou circonstance d'un objet , et que nous
répéterons sans cesse, pour désigner toutes les par-
ties, qualités ou circonstances semblables ou analo-
gues d'une infinité d'autres objets *.
* Voyez le chap. VIII do ki scct. précédente', § 12.
ENTENDEMENT. 1^3
Cependant , à mesure que Ton oliservera de nou-
velles différences entre des objets que l'on avait cru
d'abord parfaitement semblables , ou qu'on remar-
quera des nuances assez sensibles entre des qualités
qu'on avait regardées comme tout-à-fait identiques ,
on imaginera de nouveaux signes, que l'on conti-
nuera d'appliquer ainsi dans des circonstances plus
ou moins analogues à celles qui auront donné lieu
à leur premier emploi. Voilà pourquoi les phi-
losophes disent que les idées abstraites sont aussi
des idées générales ; car les signes dont on se sert
pour exprimer des perceptions isolées, et comme
détachées des objets, s'appliquent, en effet, à un
très grand nombre de circonstances diverses.
§ 8. Les idées elles-mêmes ne sont, ni générales, ni abstraites.
Il est donc évident , par tout ce qui a été dit jus-
qu'ici , que ce n'est qu'à l'aide des signes , que nous
avons des idées , ou générales , ou abstraites ; que
même elles ne sont telles, qu'autant que nous les
considérons dans les signes qui nous les représentent;
qu'enfin , ce ne sont pas véritablement les idées qui
sont générales , mais qu'il n'y a que les signes , c'est-
à-dire , ici , les mots, qui soient généraux , parce que
les mêmes mots peuvent, en effet, s'appliquer à une
infinité d'objets réellement différents.
Au reste , cette généralité des noms était une
chose absolument nécessaire et inévitable ; car il ne
I'y4 PREMIÈRE PARTIE.
pouvait pas venir à l'esprit des hommes , d'imaginer
des noms différents pour des objets ou pour des
qualités semblables, a moins qu'il n'y eût une grande
utilité à le faire. Aussi n'y a-t-on pas manqué, quand
cette utilité s'est fait sentir. Par exemple, quoique
tous les hommes d'un village se ressemblent , à peu
près , comme tous les arbres de la forêt qui en est
voisine , chaque homme de ce village a pourtant son
nom individuel , tandis que chaque arbre de la forêt
n'a que le nom général d'arbre, ou tout au plus
celui de l'espèce à laquelle il appartient en ce gen-
re , comme chêne , sapin , etc. Et la raison de cette
différence est évidente ; car on a un très grand
intérêt à connaître individuellement les hommes
avec qui l'on vit, au lieu qu'on n'en a aucun à con-
naître en particulier chaque arbre d'une forêt. Ainsi,
excepté les circonstances singulières oii l'on peut
avoir eu besoin de connaître , d'une manière précise,
des objets individuels, il n'y a rien de si naturel ,
ou même de si indispensable , que de donner à tous
ceux qui se ressemblent le même nom que l'on a
déjà donné à l'un quelconque d'entre eux.
§ g. Noms de genre et d'espèce ; importance de l'abstraction ,
ou faculté d'abstraire.
Tels sont donc le fondement et la cause des noms
appellatifs , ou de ces noms de classes qu'on a dési-
gnées par les mots genre , espèce, sorte , etc. , dans
ENTENDEMENT. l'J^
rinvention desquels quelques philosophes, et entre
autres J.-J. Rousseau, ont cru voir l'un des plus
difficiles problèmes de la métaphysique. « Ce qui
« constitue une espèce ( dit avec raison Smith ) n'est
« qu'un certain nombre d'Etres , liés par une mutuelle
« ressemblance, et qui, par cette raison, sont dési-
cc gnés par un même nom également applicable à
« tous. »
Il suit de là , que le travail de la classification des
Etres , si propre à porter une lumière précieuse dans
cette multitude infinie d'existences , qui autrement
ne seraient , pour nous , qu'un chaos , ou toutes de-
meureraient confondues, sans liaison et sans ordre,
est un des premiers services, et, l'on peut dire même,
un des plus grands bienfaits que nous devions à la
faculté d'abstraire. On doit donc regarder l'abstrac-
tion comme la cause incontestable du progrès de la
plupart de nos connaissances les plus importantes ,
dont elle est , en même temps , le principal fonde-
ment. Et si, comme l'a dit Condillac, nous devons
tout à l'analyse , c'est-à-dire à la faculté de décom-
poser et de recomposer sans cesse les objets propres
de nos connaissances ( et non pas nos idées ou nos
pensées, comme le prétend ce philosophe), il faudra
avovier que l'homme tout entier, c'est-à-dire la
raison et le génie, qui l'élèvent au-dessus de tout
ce qui a vie et mouvement sur ce globe, consistent
uniquement dans l'art des signes, et dans le per-
1^6 PREMIÈRE PARTIE.
fectioniicment indofini dont cet art ost susceptible.
Il suffit, pour s'en convaincre, de considérer que
tous les mots de nos langues, à l'exception des noms
propres, sont des termes généraux , qui, par consé-
quent, expriment toujours des abstractions, soit
qu'ils servent à désigner des classes d'individus réel-
lement existants, soit qu'ils n'expriment que des
qualités, des modifications, ou des circonstances, qui
peuvent appartenir à des Etres, ou à des objets pris
dans un grand nombre de classes diverses. Car, dans
le premier cas, c'est-à-dire pour les noms qui dé-
signent des classes d'individus , il est clair que ces
noms ne signifient que la somme des qualités ou
propriétés qui sont communes à tous les individus
compris dans la classe qu'ils désignent , en excluant
positivement les différences nombreuses qui les dis-
tinguent les uns des autres ; puisqu'il n'existe pas
deux Êtres individuels qui se ressemblent parfaite-
ment. Il en faut dire autant des noms qui expriment
des qualités ou des manières d'être, ou , en général ,
des rapports quels qu'ils soient. Car, d'abord, une
qualité est par elle-même une abstraction , puisque
ce n'est qu'une perception tirée ou séparée , au moyen
du signe qui la représente, de l'objet auquel elle
était unie; et de plus, dans l'emploi qu'on fait du
nom d'une qualité quelconque, on exclut les nuances
très nombreuses qui la diversifient d'un objet à un
autre.
ENTENDEMENT. in'l
CHAPITRE IL
Des Notions et des Conceptions.
§ I. Que les mots ne sont pas , à proprement parler , les
signes de nos idées.
Depuis qu'on eut commencé à donner le nom
aidées à tous les faits de l'entendement , quels qu'ils
fussent, à tout ce qui se passe dans notre esprit, et
dont l'existence réelle et incontestable nous est at-
testée par cela seul que nous en avons la conscience ,
il était naturel et à peu près inévitable que l'on re-
gardât les mots comme les signes de nos idées. Et
parce que les idées elles-mêmes semblaient , en quel-
que manière , se réfléchir dans les mots et devenir
ainsi , puur l'esprit , un objet de contemplation ,
l'on dut naturellement regarder les idées comme les
objets propres de l'esprit , comme des Êtres ou des
entités d'une nature particulière et purement intel-
ligible , et qu'il était donné à l'entendement ou à l'âme
de connaître , comme il était donné aux sens de con-
naître les corps ou les objets extérieurs et maté-
riels. Aussi cette doctrine a-t-elle été presque gé-
néralement admise depuis Platon jusqu'à Malebran-
che ; et quoique Locke et Condillac ne se soient pas
12
I-yS PREMIÈRE PARTIE.
expliqués sur cet article aussi formellement que
l'avait fait l'auteur de la Pœcherche de la vérité ,
il est facile de voir , par plusieurs endroits de leurs
écrits , qu'ils retenaient , en partie, ce principe fon-
damental de la philosophie platonicienne , puisqu'ils
en ont expressément admis la conséquence la plus
immédiate, que les mots sont les signes de nos idées.
Je ne veux pas dire que cette façon de s'exprimer
soit complètement fausse, ou même tout à fait in-
exacte; il serait hien étrange que tant d'hommes
doués d'un génie supérieur et d'une admirable saga-
cité , se fussent accordés à l'adopter , si elle ne con-
tenait pas du moins un fonds de vérité ; et puisque
les mots nous servent à communiquer aux autres
hommes nos idées et nos pensées , à les leur trans-
mettre souvent avec une parfaite exactitude, il faut
bien, qu'à certains égards , ils en soient les signes, ou
les fidèles interprètes.
§ 2. Fausse doctrine des idées, considérées comme des Etres
réels i influence qu'elle a eue sur les recherches de Locke.
Mais d'abord, il me paraît évident que la doctrine
des idées , considérées comme des Etres réels et sui
seneris , ou comme des objets propres de l'entende-
ment, de l'esprit, ou de l'âme, n'est autre chose
qu'une hypothèse tout à fait arbitraire , et par con-
séquent , entièrement inadmissible, dans une science
qui doit être uniquement fondée sur l'expérience et
ENTENDEMENT. I nn
sur l'observation. Aussi Locke, Condillac , et les plus
illustres de leurs disciples ou de leurs successeurs ,
n'en ont-ils retenu que quelques ternies qui, pour-
tant, ont encore eu l'inconvénient de répandre de
l'obscurité sur leur manière d'exposer et peut-être
de concevoir les phénomènes. Tel est, entre autres ,
le mot perceptiojî , dans le sens qu'ils y ont commu-
nément attaché.
En second lieu , cette proposition , que les mots
sont les signes de nos idées , considérée comme con-
séquence immédiate de la doctrine platonicienne sur
ce sujet , a conduit Locke à une division des idées
adoptée au- fond , quoique modifiée de différentes
manières par ses disciples et ses successeurs ; et
j'avoue que cette division me paraît porter l'em-
preinte du faux principe qui lui a servi de base.
C'est ce que l'examen de sa théorie sur ce sujet , va,
ce me semble , prouver avec évidence.
En effet , ce philosophe me paraît avoir parfaite-
ment déterminé les caractères des idées qu'il appelle
simples , et que j'appelle simplement idées , en en-
tendant par ce mot, comme il l'a entendu lui-même
la plupart du temps , tous les faits intellectuels in-
stantanés et indivisibles , dont la série occupe notre
esprit, depuis le premier moment oii il commence à
penser, jusqu'à celui oîi la pensée s'éteint en nous
avec la vie ; c'est-à-dire , cesse de se manifester aux
mêmes conditions qui avaient été nécessaires jusque
12.
l8o PREMIÈRE PARTIE.
là, pour qu'elle existât. Car il déclare positivement
qu'il ne croit pas qu'un homme puisse avoir dans
l'esprit une seule idée qui y reste long temps pure-
ment la même. C'est , dit-il , un fait d'expérience dont
il ne saurait rendre d'autre raison. « Qu'on prenne,
« par exemple (poursuit-il), une certaine figure,
« un certain degré de lumière , ou de blancheur , ou
« telle autre idée qu'on voudra : et l'on aura , je
« m'assure , bien de la peine à tenir son esprit vide
« de toute autre idée ; ou plutôt , on éprouvera
« qu'effectivement d'autres idées d'une espèce diffé-
« rente , ou diverses considérations de la même idée
« (chacune desquelles est une idée nouvelle), vien-
« dront se présenter incessamment à l'esprit les unes
« après les autres , quelque soin qu'on prenne de se
« fixer à une seule *. »
Locke reconnaît de plus, qu'étant en nous des
effets d'une puissance attachée aux choses extérieu-
res, établie par l'auteur de notre Etre, pour nous
faire avoir telles ou telles sensations, ce sont en nous
des idées réelles , par où nous distinguons les qua-
lités qui sont réellement dans les choses mêmes;
qu'elles sont complètes, par une raison à peu près
semblable , et l'on peut dire aussi , parce qu'étant
de leur nature indivisibles , les parties ou les modi-
fications , de quelque nature qu'elles soient , qu'on y
* Essai sur l'entendement humain^Wy. Il, cli. XIV, § 14.
ENTENDEMENT. l8l
remarquerait , seraient , comme il en convient lui-
même , de nouvelles idées.
§ 3. Qu'il n'y a point d'idées complexes ou composées ; pour-
quoi l'on a cru qu'il y avait de telles idées.
Jusqu'ici donc je suis parfaitement d'accord avec
ce philosophe , et j'adopte entièrement sa doctrine
sur les idées qu'il appelle simples; mais , encore une
fois, je crois qu'il n'y a que celles-là qui méritent,
à proprement parler , le nom d'idées , et que celles
qu'il nomme complexes ^ avec toutes les espèces
qu'il admet dans ce genre , ne sont que de purs effets
du langage. Car il n'y a jamais , et même il ne
peut jamais y avoir , dans l'esprit humain , rien qui
ressemble à ces prétendues agrégations d'idées sim-
ples , que l'on a voulu désigner par le nom d'idées
composées ou complexes. Ce n'est donc pas seulement
l'expression que je crois peu exacte , mais je ne vois
aussi, je l'avoue, aucun fondement à l'opinion où l'on
paraît être qu'il puisse exister quelque chose de pareil
dans l'entendement humain.
Quoi ! me répondra-t-on , lorsque je vois un ani-
mal ou un palais, quand je pense à ces objets de la
nature ou de l'art, quand je pense à l'amitié, à la
reconnaissance, à la vertu, à une science qui m'est
familière , etc. , n'ai-je pas dans toutes ces circon-
stances , des idées abstraites , générales , collectives ,
composées ou complexes , de tout genre ?
182 PREMIÈRE PA.RTIE.
J'avoue, à mon tour, que je ne comprends pas
comment il nous serait possible d'avoir, dans quel-
que circonstance que ce soit, autre chose que des
suites d'idées simples et indivisibles, d'avoir con-
science d'autre chose que d'une série de faits intel-
lectuels , dans lesquels il est impossible de remar-
quer ou de démêler une seule partie, une seule mo-
dification , qui ne soit un fait nouveau , instantané ,
indivisible et, sous ce rapport, entièrement de la
même nature que tous les autres. Je sens, pour moi,
qu'il m'est impossible d'avoir conscience de deux
pareils faits à la fois, et je crois être bien sûr que
nul homme ne peut avoir, à cet égard, la faculté
que je n'ai pas. Comment donc a-t-on pu s'imaginer
que l'on avait des idées complexes des substances ,
par exemple, pour me servir de l'expression de Locke,
et que les noms des substances ou des objets , comme
or, marbre, pomme , lion, etc. , étaient des signes
d'idées complexes ? Gela vient, à ce qu'il me semble,
de ce qu'on a transporté ou attribué aux idées ce qui
ne convient qu'aux objets eux-mêmes, ou aux signes
destinés à les rappeler.
L'objet est le signe naturel d'une certaine suite
d'idées ; le nom en est le signe artificiel ; au reste
cette suite d'idées n'est presque jamais la même dans
dés temps différents, et ne se compose jamais, ni
dans le même ordre, ni du même nombre d'idées.
Et si elle peut varier beaucoup pour le même homme
ENTENDEMENT. l83
dans différents temps, elle varie encore bien davan-
tage d'un homme à un autre , à raison du degré
d'instruction , de finesse dans les organes , et de
beaucoup d'autres circonstances ou conditions; au
lieu que les idées simples ,ou proprement dites, sont
à peu près les mêmes pour tous les hommes, et dans
tous les temps. Ainsi donc , ce sont les objets eux-
mêmes qui sont composés ou complexes; on peut les
considérer comme des systèmes de causes , capables
d'exciter dans notre esprit de certaines suites d'idées,
et les noms de ces objets produisent à peu près le
même effet.
§ 4* Idées des parties de l'étendue et de la durée.
Considérons maintenant ce que Locke appelle les
idées complexes des modes , tant simples que mix-
tes. D'abord , ce qu'il appelle les modes simples de
l'espace , de l'étendue et de la durée , comme sont
la distance, les dimensions des corps et les divisions
du temps, toutes les fois qu'ils ne sont pas de simples
idées, c'est-à-dire des faits actuels et instantanés de
la conscience , n'existent réellement pour nous que
dans les signes à l'occasion desquels ces idées peu-
vent se réveiller dans notre esprit. Car les simples
idées d'étendue , d'espace et de durée , sont des faits
originaux et primitifs, de purs actes d'intuition , qui
existent en nous avant que nous ayons connaissance
d'aucune distance , d'aucune dimension , d'aucune
l84 PREMIÈRE PARTIE.
durée particulière et déterminée, en un mot de rien
de ce que Locke appelle les modes simples de ces
idées. Quant aux idées des nombres, il est évident
qu'elles ne peuvent pas être simples, en tant qu'elles
sont attachées à des signes dont l'effet est de les
manifester comme des collections déterminées d'u-
nités semblables. Mais , dans l'homme qui n'aurait
l'usage d'aucun signe artificiel, ou dans les animaux,
l'idée de plusieurs Etres semblables peut sans doute
être une simple idée, puisqu'elle peut être une per-
ception unique, instantanée, indivisible, et par con-
séquent, un seul fait intellectuel. Ainsi , ce que Locke
appelle idées complexes des inodes simples^ ne
sont que les noms, ou les signes quelconques , à l'aide
desquels nous représentons certaines idées , et qui
peuvent se résoudre en d'autres signes représentant
encore d'autres idées de même espèce ; en sorte que
ces prétendues idées complexes n'existent réellement
que dans ces signes, et à cause d'eux.
§ 5. Idées des actions et des sentiments des hommes.
J'en dirai autant de celles que le même auteur
appelle idées complexes des modes mixtes , ex-
pression par laquelle il désigne certaines combinai-
sons d'idées simples de différentes espèces, comme
sont celles qui nous représentent les vices , les ver^
tus et les actions des hommes , et dont nous acqué-
ENTENDEMENT. ï 85
rons la connaissance , comme il le remarque, soit
par l'observation des choses mêmes , soit par l'in-
vention et l'assemblage volontaire de différentes idées
simples, soit enfin par l'explication qu'on nous donne
des termes par lesquels ces combinaisons sont dési-
gnées. Mais on peut faire voir , ce me semble , que
ces combinaisons n'existent , comme les précédentes,
que dans les signes qui leur sont affectés , et à cause
de ces signes.
En effet, si je n'avais l'usage d'aucun des mots
par lesquels on désigne les qualités ou circonstances
particulières que je puis énoncer à l'occasion d'un
objet quelconque , parmi ceux qui me sont le plus
connus; par exemple, lorsque je vois une orange ,
je pourrais éprouver successivement toutes les per-
ceptions que ce fruit est susceptible de produire en
moi, mais je ne les détacherais jamais, pour ainsi
dire , de l'objet lui-même. Il attirerait mon attention
tantôt par l'une , tantôt par l'autre de ses qualités ,
mais ce seraient autant d'actes fugitifs et isolés de
mon entendement , qui passeraient sans retour, et ne
me donneraient, de l'objet et de ses qualités , d'autre
connaissance que celle qui suffirait à la satisfaction
des besoins purement physiques du moment.
Mais aussitôt que j'ai appris à attacher à des noms
les perceptions et les idées diverses qu'excite en moi
la présence des objets, alors chaque objet lui-même
devient le signe d'un nombre plus ou moins grand
l86 PREMIÈRE PARTIE.
de ces perceptions ou de ces idées que je puis rap-
peler presque à volonté dans ma mémoire, et le nom
assigné à l'objet lui-même remplit , sous ce rapport ,
à peu près la même fonction. En sorte que désor-
mais, en voyant ou en touchant cei objet, soit qu'il
se manifeste à moi par l'odeur, par la saveur, par le
bruit ou le son qui le caractérisent , que j'en entende
prononcer le nom , ou que je le voie écrit , je n'aurai
pas sans doute instantanément et simultanément
présentes toutes les idées dont je sais qu'il est com-
posé , ou qui peuvent se rattacher à son existence ;
mais l'habitude m'a rendu capable de rappeler très
promptement un nombre assez considérable de ces
idées. Elles viennent en foule , pour ainsi dire , as-
siéger mon entendement , et c'est ce qui me donne
le moyen de comprendre , ou souvent même de pré-
voir à l'avance , un grand nombre des propositions
que l'on pourra faire à l'occasion de cet objet.
§ 6. Tout terme général ne présente à l'esprit qu'une simple
idée ; exemple du mot reconnaissance.
C'est ainsi , c'est en vertu de cette association
d'idées, formée comme je viens de le dire, qu'un
terme général qui désigne une espèce quelconque de
substances, ne présente réellement à mon esprit
qu'une simple idée , c'est-à-dire y produit une im-
pression que je ne puis regarder que comme un fait
unique, instantané, indivisible, avec la disposition
EîfTENDEMENT. 187
prochaine à exciter ou à réveiller toutes celles qui
y sont associées.
Or, la même chose précisément a lieu pour tout
ce que les philosophes ont appelé idées complexes ,
de quelque genre que ce soit. Par exemple, il n'est
personne qui n'ait vu , dans le cours de sa vie , des
hommes témoigner de la joie, de l'attendrissement,
en recevant un service ou un bon office, peindre
par l'expression vive et animée de leur physionomie,
par la chaleur et la vivacité de leurs discours, le
sentiment intérieur dont les pénétrait le souvenir
d'un bienfait reçu; il n'est personne qui n'ait entendu
dire , dans de pareilles rencontres , que ces hommes
étaient reconnaissants, qu'ils n'étaient point ingrats,
et ainsi s'est formée, dans notre esprit, l'association
d'idées exprimée par le mot reconnaissance.
Il suffît de cet exemple pour faire comprendre
comment nous avons acquis la notion , ou même
l'ensemble de notions attaché aux mots vice, vertu,
ou aux diverses espèces de vices et de vertus com-
prises sous ces termes généraux : et l'on conçoit
comment chacun de ces termes, quand nous l'enten-
dons prononcer , produit sur notre entendement le
même effet que la perception d'un Etre ou d'un
objet qui ne ressemble à aucun autre qu'à ceux de
son espèce , dont il a d'ailleurs toutes les propriétés ,
toutes les qualités propres et distinctives. On conçoit,
dis-je , comment un terme général devient le signe
l88 PREMIÈRE PARTIE.
d'une certaine association d'idées OU de notions, qui,
si nous voulons y arrêter quelques moments notre
attention, vont s'offrir en foule à la mémoire, dans
un ordre plus ou moins régulier; de sorte qu'à cette
occasion encore , nous serons capables de compren-
dre , et quelquefois de prévoir , la plupart des pro-
positions dont ce terme général pourra être le sujet.
§ 7. Une proposition tout entière ne présente pareillement à
l'esprit qu'une seule idée. Premier exemple.
Mais les hommes de génie , ou de beaucoup d'es-
prit, aperçoivent souvent entre ces groupes d'idées
ainsi comprises sous un seul terme, des rapports
qui échappent aux hommes ordinaires. C'est ce qui
fait les pensées brillantes , ingénieuses ou profon-
des , qui nous frappent et nous intéressent à la fois
par leur nouveauté et leur justesse , et auxquelles
la précision et la vivacité de l'expression donnent
encore un nouveau charme. Telle est , par exemple ,
cette maxime si connue de La Rochefoucault : « L'hy-
« pocrisie est un hommage que le vice rend à la
« vertu. »
Sans nous arrêter ici au mérite de cette pensée,
plus ingénieuse peut-être que vraie , si nous cher-
chons à connaître comment il arrive qu'une pareille
proposition, ou toute autre du même genre, peut
être immédiatement comprise par tout homme qui
entend le français et qui connaît la valeur des ter-^
El^fTENDÈ]MENT. 1 So
mes , Locke et la plupart des philosophes nous ré-
pondront que c'est parce que tout homme qui en-
tend ces termes , ayant dans l'esprit les idées com-
plexes exprimées par les mots hypocrisie ^homniage^
vice^ vertu ^ est à même d'apprécier la justesse du
rapport que La Rochefoucault a su apercevoir entre
ces mêmes idées.
Mais si les ohservations précédentes sont, comme
je le crois , conformes à la vérité des faits , et re-
présentent avec quelque exactitude ce qui se passe
réellement dans notre entendement, il sera plus
exact de dire que , chacun des mots énoncés dans
cette proposition étant le signe destiné à rappeler
un certain nombre d'idées qui se sont associées dans
différentes circonstances sous ce mot et par son
moyen , il est , à cet égard , comme un Etre ou un
objet particulier ; puisqu'en effet , un fruit , un ani-
mal, un objet quel qu'il soit, quand nous les con-
naissons , ne sont également pour nous que certains
groupes d'idées, formées et associées à peu près de la
même manière. Ainsi donc les mots hypocrisie ,
hommage^ vice , vertu , sont entendus par un Fran-
çais , tout aussi bien que les mots orange , lion ,
or, etc.: non que nous ayons dans l'esprit des idées
complexes qui représentent les combinaisons ou as-
sociations dont ces mots sont les signes ; mais parce
qu'à l'instant où on les prononce , les idées plus ou
moins nombreuses dont elles se composent viennent
iqO PREMIÈRE PARTIE.
se presser , en quelque sorte, dans notre souvenir, et
que ridée ou la perception que nous avons du signe,
lorsqu'il vient à frapper notre oreille ou nos yeux ,
est comme le premier anneau de cette chaîne , qu'il
né tient qu'à nous de parcourir dans une plus ou
moins grande partie de son étendue.
§ 8. Second exemple.
Il est évident qu'il doit en être de même de tous
les mots , et lorsque j'entends énoncer ou lorsque je
lis cette proposition « l'aimant attire le fer w , il me
semble incontestable que plus je réfléchis à ce qui se
passe en moi, en entendant ou en lisant ces paroles
que je comprends très bien, moins je m'aperçois
qu'il y ait dans mon esprit, à l'occasion d'aucune
d'elles , rien qui ressemble le moins du monde à
quelque chose de composé , à une collection ou com-
binaison d'idées quelconques. J'ai vu quelquefois de
l'aimant, très souvent du fer; je puis, à propos de
chacun de ces mots , rappeler une suite plus ou moins
considérable d'idées , de faits , de notions que j'ai
acquises. Un ouvrier accoutumé à travailler et à em-
ployer le fer, un minéralogiste, un chimiste, peu-
vent en rappeler un bien plus grand nombre que
moi; mais je suis persuadé que tous les mots de cette
proposition « l'aimant attire le fer » , ne sont dans
leur entendement, comme dans le mien , que des faits
ENTENDEMENT. I g l
simples et instantanés , qui ne ressemblent qu'à eux-
mêmes, qui se distinguent par là de tout ce qui
n'est pas eux , et aussi par la propriété qu'ils ont de
tenir à des séries d'autres faits associés entre eux et
avec lui. Je ne saurais décrire le phénomène autre-
ment , je ne saurais y voir autre chose que ce que je
viens de dire.
§ 9. Il convient de donner aux idées exprimées par des termes
généraux ou abstraits le nom de Notions.
Il n'y a donc point réellement d'idées complexes
des substances ,. comme Locke l'a prétendu ; il n'y a
que des mots qui sont les noms donnés à des objets
particuliers et individuels, et les signes d'un ensem-
ble de qualités et de propriétés , ou plutôt d'une
somme plus ou moins nombreuse de faits que nous
a fournis l'observation de ces objets. Il y a aussi des
mots qui sont les noms donnés à des collections de
faits particuliers , que l'observation de nos pensées ,
de nos sentiments et de nos affections , dans les dif-
férentes circonstances de la vie , nous a donné occa-
sion de former. Mais les idées, proprement dites ,
sont toujours simples et successives : et ce que Locke
a appelé idées complexes des modes mixtes et idées
complexes de relation , ce sont les termes ou les mots
eux-mêmes, qui, par conséquent, ne sont point si-
gnes dçs idées, mais signes de collections ou de
sommes d'idées associées; collections ou sommes
192 PREMIERE PARTIE.
auxquelles on peut, ce me semble assez convena-
blement , donner le nom de notions.
§ 10. Il n'y a pas plus d'idées générales que d'idées
complexes.
S'il n'y a point d'idées qu'on puisse appeler com-
plexes , il n'y en a point non plus qu'on puisse ap-
peler générales \ et à ce sujet , je me contenterai de
citer un passage de la langue des calculs de Con-
dillac, qui servira à compléter la preuve de ce que
j'ai avancé dans ce chapitre, et qui recevra peut-
être un nouveau jour des réflexions que l'on vient de
lire. « Considérer les nom.bres , d'une manière géné-
« raie, dit-il , ou comme applicables à tous les objets
a de l'univers, c'est la même chose que ne les appli-
« quer à aucun de ces objets en particulier ; c'est la
« même chose que les abstraire , ou les séparer de
a ces objets pour les considérer à part , et alors nous
« disons que les idées générales des nombres sont
« des idées abstraites. Mais quand les idées des
« nombres, d'abord aperçues dans les doigts, ensuite
a dans tous les objets auxquels on les applique , de-
ce viennent générales et abstraites , nous ne les aper-
ce cevons plus, ni dans nos doigts, ni dans les objets
« auxquels nous cessons de les appliquer : où donc
((les apercevons-nous? dans les noms, devenus les
a signes des nombres.... Si vous croyez que les idées
ce abstraites sont autre chose que des noms, dites,
ENTENDEMENT. 1 ^3
ce si VOUS pouvez , quelle est cette autre chose. En
« effet , quand vous aurez fait abstraction des doigts
« et des autres objets qui peuvent représenter les
a nombres; quand vous aurez fait abstraction des
« noms, qui en sont d'autres signes, en vain vous
« chercheriez ce qui reste dans votre esprit , vous n'y
« trouverez rien, absolument rien. Mais, dira-t-on ,
(c comment réduire les idées abstraites à n'être que
« des mots ? Il me sera plus facile de répondre à
« cette question, qu'il ne le serait de répondre à
« celle-ci : si les idées abstraites sont autre chose que
« des noms, que sont-elles?... Je réponds donc que
« un est un mot que je me souviens d'avoir choisi
« pour signifier un seul doigt, un seul caillou, un
«seul arbre, et, en général, un objet individuel ;
« que deux est un autre mot que je me souviens
« d'avoir choisi pour exprimer un doigt plus un
« doigt, un caillou plus un caillou, etc. ;or, comme
« dans les noms généraux, tels que un^ deux , trois ^
« il n'y a proprement que des noms , il n'y a aussi
« que des noms dans les idées abstraites ; car idées
« abstraites et noms généraux sont proprement la
« même chose.
« On sait, ajoute enfin Condillac , qu'il n'y a hors
« de nous, ni genres, ni espèces; on sait qu'il n'y a
« que des individus.... Les genres et les espèces ne
« sont donc que des dénominations que nous avons
« faites; et nous avons eu besoin de les faire, parce
i3
194 PREMIÈRE PARTIE.
« que la limitation de notre esprit nous faisait une
a nécessité de classer les objets *. »
§ II. Comment l'assemblage de plusieurs termes généraux
agil sur l'esprit , et ce que c'est que l'opération à laquelle
on donne ici le nom de conception.
Après avoir ainsi fait connaître la nature des mots
ou des termes, soit généraux, soit abstraits, et la
manière dont ils agissent , en quelque sorte , sur
l'entendement ; après avoir montré que ce n'est qu'im-
proprement qu'on peut les appeler les signes de nos
idées, puisque les idées sont des faits singuliers, et,
pour ainsi dire, individuels et indivisibles, tandis
qu'il est de l'essence des termes généraux de ne rien
signifier de tel , il nous reste encore à examiner :
I " comment se forment la plus grande partie de ces
mêmes noms , et 2° comment leur assemblage dans
le discours , ou au moins dans la proposition, agit
sur l'esprit de manière à y faire naître de nouvelles
idées , c'est-à-dire de nouveaux faits toujours parti-
culiers et individuels.
Sur quoi Ton peut remarquer que la solution de
la première de ces deux questions dépend essentiel-
lement de celle de la seconde , et doit nécessairement
s'y trouver comprise. Car les notions , c'est-à-dire
les sommes de faits ou d'idées exprimées par un seul
* La Langue des calculs , chap. IV.
ENTENDEMENT. igS
terme , ne peuvent avoir pour l'entendement leur
valeur propre et déterminée , qu'autant qu'il connaît
ou qu'il peut connaître , au besoin , la plupart des
faits , ou des idées composantes , qui font partie
de chaque somme, bien qu'il n'en ait pas actuelle-
ment le sentiment ou la conscience distincte. Or,
ces idées composantes ne peuvent être connues
qu'autant qu'elles sont exprimées par des mots, qui,
étant, la plupart du temps, des termes généraux,
sont en effet d'autres notions. C'est à peu près ainsi
qu'en arithmétique, tout nombre peut être considéré
comme une somme, ou comme une combinaison
quelconque d'autres nombres, quand on connaît ou
quand on peut connaître quels sont ces autres nom-
bres; et que chacun de ceux-ci peut, à son tour, être
considéré de la même manière, par rapport à d'autres
nombres dont on peut supposer qu'il est composé.
On connaîtra donc comment se forment le plus ordi-
nairement les termes généraux , quand on saura de
quelle manière un assemblage de ces termes , ou une
proposition, agit, en quelque sorte, sur l'entende-
ment pour y produire une idée unique , un fait
instantané et individuel.
Prenons encore pour exemples les deux proposi-
tions que nous avons déjà considérées , et d'abord
celle qui est la plus simple : «L'aimant attire le fer~ »
Il est évident qu'elle n'est que l'expression d'un fait
unique , d'un pur acte d'intuition de l'entendement
i3.
JC)G PREMIÈRE PARTIE.
de tout homme qui a eu occasion de voir un morceau
d'aimant placé à côté d'un morceau de fer, à la di-
stance convenable pour que l'attraction ait lieu. Le
mouvement subit par lequel ces deux corps s'appro-
chent et semblent s'unir l'un à l'autre , est bien un
fait de ces deux corps ; mais la connaissance que j'en
ai n'est certainement qu'un fait de mon entende-
ment ; et certainement aussi la proposition qui l'ex-
prime ne signifie pas autre chose que ce fait lui-
même , comme devant se reproduire toutes les fois
que les conditions ou les circonstances que je viens
de décrire se représenteront. Il faut donc que cette
proposition , ou cet assemblage de termes généraux,
produise sur mon esprit le même effet à peu près que
la présence même des objets qu'ils désignent y peut
produire. C'est-à-dire qu'en les entendant prononcer,
ou en les voyant écrits, mon esprit doit être frappé
du fait unique de l'intuition de leurs rapports , comme
en présence du fer et de l'aimant placés à une di-
stance convenable , il est frappé du fait unique de
leur attraction mutuelle. Telle est, en effet, la ma-
nière dont un assemblage de mots, formant une
proposition , semble agir sur notre entendement.
Or , comme l'intuition qu'il a du rapport des ter-
mes, en pareil cas, est un fait intellectuel d'une
nature particulière, et essentiellement différent de
toute autre intuition, il convient de le désigner par
un terme qui le distingue de tous les autres faits
ENTENDEMENT. IQ-y
déjà reconnus. Le mot conception m'a paru le plus
convenable pour cet objet, car il est employé fort
souvent, dans le langage ordinaire, avec une ac-
ception très voisine de celle que je lui donne ici.
J'appelle donc conception l'intuition du rapport des
mots dans les propositions.
§ 1 2. Comment se forment les termes généraux qui expriment
des notions.
Mais, à cette occasion même, on peut remarquer
qu'il serait assez inutile de donner un nom particu-
lier à l'opération que nous venons de décrire, de
comprendre ainsi sous un seul terme la proposi-
tion qui l'exprime, si l'on n'était pas dans le cas
d'en faire un fréquent usage. Le mot conception
ne me servirait donc pas à grand'chose , si je n'avais
souvent occasion , dans ces spéculations sur l'emploi
des mots , de rappeler l'opération intellectuelle qui
consiste à avoir des intuitions de leurs rapports dans
les propositions. Et par conséquent, il est clair que
je ne l'ai adopté que pour éviter la répétition fas-
tidieuse de ces termes, intuition du rapport ^ etc.
Mais, d'un autre coté, comme ce mot est précisée
ment un de ceux qui expriment ces sommes d'idées
que nous avons désignées elles-mêmes par le nom
de notions^ on voit ici la solution de la première
question que je m'étais proposée , savoir : com-
ment se forment les notions et les mots qui en
>9^ PREMIÈRE PARTIE.
sont les signes? car on voit, par tout ce que je
viens de dire , qu'elles ne sont que des concep-
tions qu'on a juge à propos de marquer par un
mot unique , à cause du besoin qu'on avait de les
rappeler sans cesse dans le discours. C'est ainsi que
la langue usuelle s'enrichit d'un nombre considé-
rable de termes qui sont introduits par les mœurs ,
les usages , les institutions , les opinions qui se for-
ment et se développent au sein de la société, à me-»
sure qu'elle avance dans la civilisation. C'est aussi
par le même procédé , et à raison des mêmes be-
soins , que le langage ou le vocabulaire propre à
chaque science , à chaque art , se charge , avec
le temps, d'une quantité de termes, que le besoin
de se faire entendre clairement et promptement fait
adopter ou créer par les hommes qui cultivent ces
sciences , ou qui pratiquent ces arts. Et il est à
remarquer que cet accroissement du vocabulaire
propre à chaque science ou à chaque art n'a lieu qu'à
mesure que cet art ou cette science fait de nouveaux
progrès ; qu'enfin chaque nouveau terme, quand
il est le résultat d'expériences et d'observations bien
faites, consacre en effet, s'il le faut ainsi dire, et
perpétue la connaissance de faits nouveaux et im-
portants, qui , sans lui, ne tarderaient pas à s'effacer
de la mémoire des hommes.
ENTENDEMENT.
199
§ i3. Ce que c'est qu'une définition. Diltéreiice eatre la science
et la connaissance , ou entre connaître et savoir.
Il suit de là que la définition d'un terme général
n'est autre chose que la proposition première dont
ce terme est le résumé ; qu elle est le développe-
ment d'une conception à laquelle on a donné un
nom, par la raison que je viens de dire. Il suit
encore de là que les conceptions sont infiniment
plus nombreuses que les notions , ou plutôt qu'elles
sont nécessairement en nombre infini , puisque les
combinaisons que l'on peut faire d'un nombre fort
considérable de choses ou d'éléments , tels que les
mots d'une langue , sont inépuisables.
Enfin, on doit conclure de tout ceci que la con-
ception est véritablement l'opération sur laquelle
sont fondées toutes les sciences et toutes les connais-
sances humaines , puisque toutes sont uniquement
fondées sur le langage , que les langues elles-mêmes
ne s'enrichissent insensiblement d'une foule de ter-
mes nouveaux , que par les termes qu'on substitue à
des conceptions , à mesure que les occasions de les
répéter deviennent plus fréquentes. C'est donc le
langage qui est le véritable créateur et le véritable
instrument de la science proprement dite. L'homme
dépourvu de langage n'aurait guère , comme les
animaux de l'oindre le plus élevé , que la simple con-
naissance des objets et de leurs qualités ou propriétés ,
200 PREMIERE PARTIE.
à mesure qu'ils s'offriraient à lui ;mais il ne pourrait
en faire aucune combinaison qui lui fût propre , rien
inventer , rien imaginer ; en un mot , aucune de
leurs parties , ni de leurs qualités , ne serait à sa
disposition. Ainsi , l'on peut dire que connaitre est
le résultat naturel et immédiat de ses facultés pure-
ment animales , au lieu que savoir est le produit de
la faculté intellectuelle , qu'il possède exclusivement
à tous les autres Etres animés. De sorte qu'au moyen
des noms qu'il a donnés aux objets, à leurs diverses
parties, à leurs qualités, etc., la science est partout
unie pour lui à la simple connaissance *.
5 14. Que les idées auxquelles nous avons donné le nom de
conceptions^ sont véritablement celles qu'exprime le langage.
Mais ce qu'il y a de plus important à remarquer,
au sujet de la conception , et ce qui prouve incon-
testablement que les mots ne sont pas les signes de
nos idées , dans le sens qu'on attache communément
à cette façon de s'exprimer , c'est que cette intuition
du rapport des mots dans les propositions constitue
exclusivement toute l'intelligence que nous pouvons
avoir des langues , et règne sans cesse dans l'emploi
que nous en faisons.
Cette distinction importante avait aussi été remarquée
par Hobbes. Voyez son Traité de la nature humaine ,
chap. V,§"/,.
EJVTEIVDEMENT. 20I
Ainsi , dans la maxime de La Rochefoucault citée
précédemment, ce que l'esprit saisit immédiatement
c'est le rapport entre les notions exprimées par les
mots hypocrisie et hommage rendu par le vice à
la vertu ; mais ce n'est assurément aucune de ces
notions , considérées sous le point de vue des déve-
loppements nombreux et presque infinis auxquels
chacune d'elles pourrait donner lieu ; on sent assez
que cela serait tout à fait impossible. Cependant il
est visible que, pour sentir la justesse de ce rapport ,
il faut nécessairement connaître la valeur de chaque
mot, et avoir jusqu'à un certain point à sa disposi-
tion toutes les idées , ou du moins la plus grande
partie des idées associées sous chacun de ces mots.
Soit donc que l'on entende parler un homme instruit ,
ou qu'on lise un discours écrit , les actes de concep-
tion que suppose ou que doit faire naître la suite et
l'enchaînement des mots, ne pourront avoir lieu
qu'autant qu'on aura associé , sous les mêmes termes ,
les mêmes idées, à peu près , que l'écrivain ou l'o-
rateur y avaient eux-mêmes associées.
Dans la communication des idées , des pensées et
des sentiments , par le langage ou par l'écriture , il y
a donc une suite d'opérations de l'entendement de
celui qui lit ou qui écoute , laquelle correspond à
une suite plus ou moins pareille d'actes ou d'opé-
rations de l'esprit de celui qui parle ou qui écrit.
Ces actes ou opérations sont, de part et d'autre,
202 PREMIÈRE PARTIE.
desconceptionSjCest'h'd'iredes intuitions du rapport
des mots entre eux , à mesure qu'on les entend pro-
noncer ou qu'on les lit ; ces conceptions sont plus ou
moins complètes , suivant qu'elles sont l'intuition
d'un rapport plus ou moins déterminé. C'est donc
avec raison que Turgot a dit quelque part, qu'en
parlant on se deuine , la plupart du temps , plus
quon ne s explique. Il aurait pu dire qu'on se de-
vine en effet toujours, et qu'à proprement parler,
on ne s'explique jamais. Ceci est une nouvelle preuve
de la vérité de ce que j'ai dit précédemment , en trai-
tant de l'origine du langage , qu'il est un résultat né-
cessaire de la constitution intellectuelle de l'homme.
En effet, sans cette disposition primitive, sans cette
détermination instinctive qui le porte à communiquer
par des signes ses pensées aux Etres en qui il reconnaît
une organisation semblable à la sienne , et qui lui
fait comprendre très promptement les signes qui
s'adressent pareillement à son intelligence, non seu-
lement les enfants seraient tout à fait incapables
d'apprendre leur langue maternelle , mais les hommes
faits eux-mêmes ne parviendraient jamais à s'en-
tendre entre eux.
§ i5. Exemple qui peut faire voir comment les seules idées
qui nous sont transmises par le langage sont , en effet , des
conceptions ou intuitions du rapport des mots.
De même que les couleurs, les teintes ou les
ENTENDEMENT. «loS
nuances diverses qu'un peintre dispose à Tavance sur
sa palette ne sont pas, à beaucoup près , suffisantes
pour représenter avec exactitude et fidélité les objets
et les scènes que l'artiste veut mettre sous nos yeux,
en sorte qu'il est sans cesse obligé de les combiner
et de les mélanger de mille manières différentes ,
avant d'arriver à un degré de vérité dans l'imitation
qui puisse le satisfaire : ainsi la totalité des mots
d'une langue ne suffit pas, à beaucoup près, à celui
qui la parle ou l'écrit , pour exprimer ses pensées
avec toute la clarté et toute la précision désirables.
Ces deux qualités , si nécessaires au langage , ne
peuvent être que le résultat de l'art de placer et de
combiner les mots de manière que leurs rapports ,
ou les reflets, pour ainsi dire, qu'ils reçoivent les
uns des autres , leur donnent les nuances de signifi-
cation les plus propres à représenter fidèlement la
suite des idées de l'orateur ou de l'écrivain.
Il suffit , pour bien comprendre cet effet , de con-
sidérer avec attention quelques phrases d'un discours
ou d'un poème. Par exemple, dans la fable de La
Fontaine intitulée, Zera^^z//^'^^^ retiré du monde ^
qui ne voit que le mot monde reçoit des mots qui
le précèdent une acception toute particulière, qui
est celle de soucis , embarras ou affaires de la vie ?
Qui ne voit que le seul titre de ce petit poème dis-
* C'est la V fable du livre Vil.
204 PREMIÈRE PARTIE.
pose déjà l'esprit du lecteur à une série déterminée
d'idées ou de pensées , et que cette disposition doit
influer sensiblement sur l'intelligence qu'il aura de
toute la suite du discours? Ainsi, dans les premiers
vers de cette charmante fable ,
Les Levantins , en leur légende ,
Disent qu'un certain rat, las des soins d'ici-bas ,
Dans un fromage de Hollande
Se retira loin du tracas;
le sens particulier des mots légende ( Vies des
saints ) , disent (qui signifie ici ont écrit\ se retira
(qui û^mîiQ fixa son séjour)^ etc.; en un mot, toutes
les nuances singulières que chaque terme reçoit de
ceux qui le précèdent ou le suivent, et de la pensée
qui domine dans tout le récit, sont saisies à chaque
instant avec la plus grande facilité par un lecteur
intelligent. Il comprend même , avec non moins de
facilité, les expressions qui disent, en apparence , tout
le contraire de la pensée de l'auteur :
Qui désigné-je , à votre avis ,
Par ce rat si peu secourable ?
Un moine ? Non, mais un dervis.
Je suppose qu'un moine est toujours charitable.
Ici , non veut évidemment dire oui : et quand le
poète, pour confirmer en apparence son assertion ,
ajoute ,ye suppose^ etc., il n'est pas moins évident
ENTENDEMENT. 2o5'
qu'il veut dire , je sais trop qu'un moine est rare-
ment charitable ; car assurément il y avait assez de
moines en France, au temps de LaFontaine, pour qu'il
ne fût pas obligé de supposer que la charité, ou la
tendre compassion pour les maux de leurs sembla-
bles, était une vertu commune chez cette espèce
d'hommes, si leur conduite habituelle lui avait donné
occasion de le croire.
CHAPITRE III.
De la Proposition et de ses dii^erses espèces.
§ I. Opinion commune des grammairiens et des logiciens sur
la proposition.
Les considérations précédentes nous conduisent
naturellement à l'examen des principes généraux du
langage, et particulièrement de cette partie de la
philosophie, appelée , par les logiciens et par les
grammairiens , Théorie de la proposition.
Ils appellent jugement le rapport que l'esprit
aperçoit entre un objet et un autre objet ; entre un
objet et quelque qualité , quelque propriété ou quel-
que partie de ce même objet , ou de tout autre : en
un mot, ils expriment par ce terme tous les actes
que j'ai désignés précédemment par le nom d'i>2-
206 PREMIÈRE PARTIE.
tuitions de rapport^ ou simplement par le mot
intuitions. Ce n'est pas là sans doute le sens qu on
attache dans le langage ordinaire au mot jugement ,
mais peut-être n'y a-t-il pas grand inconvénient à
l'adopter , au sens des logiciens et des grammairiens ,
surtout si l'on convient de désigner par ce terme
les intuitions qui sont assez nettes et assez précises
pour pouvoir être exprimées par des mots , ou , en
général , celles dont on a une conscience distincte ,
et qu'on remarque expressément comme étant le
résultat des perceptions produites par des objets
également distincts et déterminés. Alors , le terme
plus général di intuitions comprendra, outre les
actes que je viens d'indiquer, ceux qui, passant trop
rapidement pour qu'on en ait une conscience di-
stincte , influent néanmoins sur la suite des idées ,
et agissent ainsi sur l'entendement à la manière des
impressions.
Dans \q jugement ^ disent-ils, il y a uniquement
l'opération de l'esprit, qui aperçoit la convenance
ou la disconvenance des idées ; et la proposition ,
n'étant que renonciation d'un jugement par la pa-
role, n'est, par conséquent, que l'expression, ou,
en quelque sorte , l'image de ce rapport , réfléchie
dans les signes qui représentent ces idées. Ainsi ,
quand je dis , « le temps est beau», mon esprit, sui-
vant l'opinion de Tjocke et de tous les logiciens et
grammairiens, ayant en lui-même les idées du temps
ENTENDEMENT. 207
OU de la constitution et de la disposition présente de
l'atmosphère, et celle de la beauté propre à une telle
constitution, juge que ces deux idées conviennent
entre elles ; et quand je prononce ces mots, « le temps
est beau », je ne fais qu'exprimer au dehors cette con-
venance des idées, que j'avais aperçue en moi-même,
et qui n'était en moi, jusque là, qu'un pur fait de la
conscience ou du sens intime.
Cependant il y a, peut-être, dans cette manière
de présenter le phénomène de l'esprit qu'on veut ex-
pliquer, quelque chose de trop systématique, et, en
même temps, de trop vague, de trop indéterminé,
pour qu'on y reconnaisse la peinture fidèle de ce qui
se passe réellement dans l'entendement. Ne serait-il
pas possible d'arriver, par une observation exacte ,
à une description du fait à la fois plus simple et plus
satisfaisante? On peut du moins l'essayer; et les ré-
flexions suivantes me semblent, je l'avoue , propres
à y conduire.
§ 2. Considération plus immédiate du sujet.
Chaque Etre, chaque objet de la nature, comme
nous l'avons déjà dit, peut être considéré, par rap-
port à nous , comme un système de causes propres à
agir sur notre entendement, et à éveiller ou à mettre
en action nos facultés de sensation, de perception,
de mémoire , etc. De plus , chaque Etre , ou chaque
ao8 PREMIÈRE PARTIE.
objet , contenant en soi toutes les principales quali-
tés , affections ou propriétés qui sont communes à
tous les Êtres et à tous les objets de même espèce
que lui , peut , sous ce rapport , être considéré comme
un signe auquel se rattachent toutes les idées de
ces qualités, affections et propriétés qui nous sont
connues , et que nous avons eu occasion de remar-
quer, en différents temps, dans tous les objets indi-
viduels de la même espèce que nous avons observés.
Ainsi, chaque . objet , comme signe, peut rappe-
ler à notre esprit toutes les idées que nous avons
associées , à l'occasion des objets de même espèce ;
et le nom de cet objet , quand nous l'entendons pro-
noncer , peut produire le même effet.
Il en est absolument de même , comme nous l'avons
dit encore, des noms qui représentent certaines asso-
ciations d'idées, dont ils sont l'unique lien, et qui
ont également été formées par nous , en différentes
occasions, où nos affections, nos sentiments , avaient
quelque analogie , quelque ressemblance , qui nous
déterminait à unir ces idées sous un même signe.
C'est, en effet, de cette manière que nous nous
sommes fait les notions exprimées par les mots
amitié^ gouvernement^ état^ loi^ reconnaissan-
ce , etc. , et une infinité d'autres. Car ces notions , je
le répète , n'existent réellement pour nous , ou du
moins ne sont à notre disposition , qu'au moyen des
mots qui les expriment ; et c'est par le secours de
ENTENDEMENT. 20q
ces mêmes mots, qui s'offrent à notre mémoire
suivant le besoin, que nous pouvons considérer,
dans les objets, un nombre très considérable de
circonstances, de qualités, de rapports, qui nous
échapperaient sans cela.
Ce qu'on ap^^eWe jugement , ou faculté de juger ,
telle que nous l'envisageons ici , est donc évidemment
le produit du langage ou de l'abstraction , et n'existe
dans les animaux , ni au même degré , ni aux mêmes
conditions.
Remarquons, en effet, que la plupart de nos
perceptions sont des jugements, ou même des pro-
positions implicites. Un gazon dont l'herLe a été
récemment coupée , des blés renversés par une pluie
d'orage, un cheval qui traverse une rivière à la nage,
voilà des perceptions qui peuvent s'offrir à mon esprit,
sans que je songe à prononcer les mots qui les ex-
priment , mais qui n'en doivent pas moins toute la
netteté qu'elles ont dans mon entendement, à la
possibilité de trouver et de prononcer ces mênfes
mots, si j'en avais le besoin ou la fantaisie. Par con-
séquent, \u\e propositioJi est un jugement explicite,
ou énoncé par le langage, lequel, comme on voit,
n'est pas moins nécessaire pour l'opération que nous
appelons y ^/^er, que pour celle qui consiste à com-
muniquer aux autres les résultats de nos jugements,
ou pour leur faire connaître ce qui se passe en nous
dans ces cas-là.
i4
2TO PREMIÈRE PARTIE.
Ainsi donc, nous avons , d'une part, dans les objets
naturels, autant de systèmes de causes propres à
agir sur notre entendement , et à y faire naître un
nombre plus ou moins grand d'idées diverses , sui-
vant l'espèce de facultés que leur action met en jeu.
D'une autre part , nous disposons d'un nombre plus
ou moins grand, mais toujours fort considérable, de
termes généraux , capables d'exprimer au besoin ces
objets et ces causes, entre lesquelles il y en aura une
ou plusieurs qui viendront à nous frapper d'une
manière plus remarquable , ou que nous croirons
convenable de faire remarquer à d'autres. Or, dans
ce dernier cas, nous n'aurons pas d'autre moyen
que d'unir, par le langage, les deux signes, dont
l'un exprime l'objet , et l'autre la qualité ou le rapport
quel qu'il soit que nous remarquons plus particu-
lièrement.
§ 3. Nature et effet de la proposition.
Une proposition n'est donc réellement qu'une
énonciation dans laquelle nous rapprochons l'un de
l'autre ou nous unissons les signes , c'est-à-dire les
mots, dont l'un exprime l'objet ou le système de
causes qui agit actuellement sur notre, esprit , et
l'autre exprime celle de ces causes que nous remar-
quons, ou l'action particulière qu'elle produit. Le
premier de ces mots , comme on sait , a été appelé
sujet; et le second , attribut.
EPJTEN DEMENT. Si î t
Le sujet , c'est-à-dire le mot qui l'exprime, est le
signe d'un objet ou d'une notion , d'une idée ; \at-
tribut est le signe d'une autre idée ; l'union de l'une
et de l'autre, l'acte par lequel nous saisissons leur
rapport, et auquel j'ai donné le nom de conception
est une troisième idée , résultant des deux autres et
de la modification qu'elles ont subie par cette union
ou par ce rapprochement. Il produit, en effet, dans
l'esprit de celui qui entend énoncer la proposition,
ou qui la voit écrite, une impression, une pensée,
semblable à ce qui se passe dans l'esprit de celui qui
parle ou qui écrit. Voilà , je l'avoue , tout ce qu'il
m'est possible de voir dans la proposition : il y a ,
comme dit Quintilien, la chose dont on parle, et ce
qu'on dit de cette chose-là : alterum est quod loqui-
mur ^ alterum de quo loquimur.
Mais, puisque, dans toute proposition, il n'y a
jamais qu'une seule et même opération de l'esprit ,
la conception, qui lie ou assemble les deux parties,
sujet et attribut, dont elle se compose, il s'ensuit
que ces deux parties seront ou pourront être essen-
tiellement et continuellement variables; tandis que
s'il existe un signe destiné à représenter l'opération
qui unit ou sépare ces deux parties , ce signe devra
être invariable. Or, le mot est , qui se trouve , sinon
explicitement, au moins virtuellement, dans toutes les
formes des verbes que les grammairiens ont appelés
adjectifs^ par opposition au verbe être ^ qu'ils nom-
■ 4-
212 PREMIÈRE PARTIE.
ment substantif ^ remplit, en effet, cette fonction,
et voilà pourquoi les logiciens lui ont donné le nom
de copule^ du latin copiila^ qui signifie lien.
Mais, comme dans bien des cas (par exemple
dans les propositions elliptiques) ce mot n'est pas
explicitement énonce, comme il n'est pas absolument
indispensable, puisque la conception ou le juge-
ment a lieu par le seul fait du rapprochement du
sujet et de l'attribut, plusieurs de ceux qui ont traité
cette matière se bornent uniquement à la considé-
ration de ces deux parties de la proposition, les uns
regardant la copule comme implicitement comprise
dans l'attribut, et les autres dans le sujet.
§ 4- Opinions contradictoires des logiciens , sur la nature du
rapport qui existe entre le sujet et V attribut àe^ la proposition.
Quant à la véritable nature du rapport qui existe
entre ces deux parties, les opinions des plus célèbres
auteurs offrent des divergences ou des contrastes
fort remarquables.
Suivant Condillac , « toute vérité est une propo-
« sition identique » , c'est-à-dire , comme il l'explique
lui-même, une proposition dans laquelle la même
idée est affirmée d'elle-même, dans laquelle enfin on
se borne uniquement à affirmer , sous des expressions
différentes , que le même est le même. Il en donne
pour exemples les propositions d'arithmétique et de
géométrie , comme 2 et 2 sont l\ , la sommo des trois
ENTENDEMENT. 21 3
angles d'un triangle est égale à celle de deux angles
droits, etc. Cette assertion, fondée sur l'emploi abusif
du mot identique ^11 est que spécieuse, appliquée aux
propositions que l'on peut faire sur les idées de gran-
deur et de quantité ; elle me semble tout à fait inad-
missible, si on l'applique aux propositions qui se font
sur des idées d'un autre ordre.
Les anciens logiciens (les péripatéticiens , et après
eux les scholastiques) donnèrent à l'attribut le nom de
grand terme ^ comme comprenant toujours, dans
l'étendue de sa signification , le sujet , que par cette
raison ils nommèrent /?e^iV terme.
Enfin, l'illustre et ingénieux auteur des Eléments
d'idéologie prétend, au contraire, que «dans tous
« nos jugements quelconques, l'extension des deux
« idées comparées étant la même , parce qu'elle est
« toujours égale à celle du sujet , l'opération intel-
« lectuelle consiste à sentir que le sujet comprend
<( r attribut *. »
Ainsi, selon les logiciens de l'école péripatéticienne,
l'attribut est plus grand que le sujet: suivant Gon-
dillac , l'attribut est égal au sujet ; et , suivant M. de
Tracy , l'attribut serait plus petit que le sujet.
Or , il n'est pas possible que ces trois assertions ,
ni même deux d'entre elles, soient véritables à la fois;
Voyez les Éléments d'idcologie , IIP partie , ou logique y
pag. 172 et suiv. , edit. de 1806.
21 4 PREMliiRE PARTIE.
et , d'un autre coté , si elles étaient entièrement
fausses, des hommes d'un esprit éminent, et qui ont
beaucoup médité sur cette question , ne les auraient
sûrement pas admises. Il faut donc qu'il y ait quel-
que point de vue sous lequel chacune d'elles peut
paraître véritable. Il me semble , en effet , que les
premiers philosophes qui ont entrepris de traiter
cette question , en l'envisageant sous le point de vue
qui avait pour eux le plus d'importance, ont pour-
tant négligé de considérer celui qui s'offre le plus
fréquemment et le plus familièrement à l'esprit.
Je ne m'arrêterai pas sur l'opinion de Condillac,
parce que j'ai donné à entendre, par le peu de mots
que j'en ai dit tout à l'heure , pour quelle raison elle
me semble tout à fait erronée.
§ 5. Hypothèses des logiciens de l'école.
Quant aux péripatéticiens, il paraît évident qu'ils
n'ont considéré, dans leur théorie, que les propo-
sitions scientifiques , ou , comme ils les appelaient,
catégoriques, \\s supposaient qu'Aristote avait rangé
dans ses dix fameuses classes, ou catégories, toutes
les idées que l'esprit humain est capable de conce-
voir; que chacune de ces classes pouvait être sub-
divisée en un nombre plus ou moins grand de
genres et d'espèces , subordonnées les unes à l'égard
des autres, de manière que chaque espèce fût un
ENTENDEMENT. 2l5
genre , par rapport à l'espèce immédiatement infé-
rieure , depuis la catégorie , ou genre suprême
(^summum genus) , jusqu'à l'individu, ou dernière
espèce ( infima species ) : ils supposaient , de plus ,
qu'ils avaient fait une classification exacte de tous
les attributs, en les réduisant à cinq classes *, dont
chacune pouvait s'appliquer à un nombre très con-
sidérable de sujets différents. Or, comme tout l'ar-
tifice du raisonnement consistait , suivant eux, à faire
voir qu'un certain attribut est réellement et légiti-
mement applicable à tel sujet déterminé ; et comme
chaque attribut, appartenant à quelqu'une des cinq
classes qu'ils avaient imaginées , pouvait être appli-
cable à un grand nombre de sujets, autres que celui
auquel on l'applique dans toute proposition déter-
minée ; de là la dénomination de grand terme ,
donnée à l'attribut de la proposition , et celle de
petit terme j donnée au sujet, comme étant, suivant
eux, compris dans l'attribut.
Mais tout ce système repose, comme on voit, sur
* Ce sont ces classes d'attributs que les logiciens de l'école
ont appelées universaux (genre, espèce, différence, propre,
accident }. Le D^ Reid a fort bien exposé tonte cette théorie
de la logique péripatéticienne dans une dissertation intitulée
A brief account of Aristotles logic. On l'a imprimée au com*
mencement du i*^ volume de ses Essays on the powers of
the human minci (Essais sur les f^icultés de l'esprit humain),
3 vol. in-8*'. Edimbourg, 1812.2* édit.
9.1 6 PREMIÈRE PARTIE.
des. hypothèses purement gratuites , et ne peut nul-
lement satisfaire un esprit qui sent le hesoin de la
lumière et de l'exactitude. L'opinion de M. de Tracy,
quoique née peut-être en lui à l'occasion de cette
théorie des përipatéticiens, est plus près de la vérité,
parce qu'il l'a puisée dans la considération immé-
diate des termes de la proposition , indépendam-
ment de tout système , et de toute préoccupation en
faveur d'une hypothèse quelconque. Au reste, il est
assez évident que , dans cette comparaison des deux
termes, il a considéré le sujet sous le rapport de sa
compréhension, tandis que les logiciens de l'école
considéraient l'attrihut sous le rapport de son exten-
sion; en sorte que c'est réellement la différence des
points de vue qui a produit le contraste des résultats,
lesquels sont , de part et d'autre , ce qu'ils devaient
être. Peut-êtr,e néanmoins cette considération de l'ex-
tension et de la compréhension des idées , c'est-à-dire
des mots ou des termes , quelque importance qu'y
aient attachée les auteurs de logique , n'est-elle pas
réellement d'une grande utilité dans la théorie de
la proposition.
En effet , si , comme nous l'avons dit, elle ne fait
que rapprocher deux idées pour en faire naître une
troisième , qui est le produit de ce rapprochement ,
on ne voit pas bien ce que peut faire à cela la con-
sidération de la somme d'idées associées sous le mot
qui est le sujet de la proposition , et la somme des
ENTENDEMENT. 2 I 7
autres idées ou objets auxquels peut s'appliquer le
terme qui est l'attribut de cette même proposition ,
ainsi que nous aurons occasion de le faire voir dans
la seconde partie de cet ouvrage , en traitant du
raisonnement.
Depuis près de trois siècles, les esprits justes et
sans prévention ont commencé à reconnaître les im-
perfections et l'inutilité presque entière de toute la
théorie du syllogisme ; et l'on n'a pas manqué surtout
d'observer combien l'analyse des diverses espèces de
propositions y est incomplète. A cet égard, les gram-
mairiens sont allés beaucoup plus loin que les logiciens
de l'école , et ont été véritablement plus philosophes
qu'eux. Nous rappellerons donc ici ce qu'ils ont dit
de plus important sur ce sujet , mais en l'adaptant
plus particulièrement à celui que nous traitons , et
avec les modifications qui nous paraîtront plus ap-
procher de la vérité et de l'exacte observation des
faits.
§ 6. De la presque-simultanéité et de la succession des idées
dans l'entendement.
L'entendement de l'homme est tout entier dans le
temps, et tout entier ce qu'il est, avec toutes les
facultés ou propriétés dont il est doué , dans chaque
instant indivisible de la durée. Voilà pourquoi aucune
de ces modifications de notre âme , dont nous avons
à chaque instant la conscience, et qui n'existent pour
2l8 PREMIÈRE PA.RTIE.
nous que dans la conscience que nous en avons, ne
peut jamais être considérée comme une idée simple ;
c'est-à-dire qu'il n'y a pas une seule idée, dont
l'existence actuelle dans notre esprit ne suppose né-
cessairement, outre l'action de la faculté particulière
dont elle est le produit, les actions simultanées ou
le concours instantané de toutes les autres facultés.
Car c'est la condition indispensable de sa manifes-
tation comme idée distincte.
Pour se convaincre de cette vérité, il suffît de se
rappeler qu'une sensation , par exemple , en tant que
sensation , c'est-à-dire considérée dans toute la sim-
plicité propre à ce genre de faits, ne saurait pourtant
se présenter à l'esprit qu'avec l'objet qui y donne lieu;
avec le sentiment qui la rend agréable , ou désagréa-
ble,ou à peu près iadifférente; avec la mémoire, qui
en fait une idée déjà connue ou éprouvée ; avec la
volonté, qui la déclare, pour ainsi dire, un objet
de désir ou d'aversion ; enfin , avec tout le cortège
des autres facultés, dont chacune, pour sa part, la
détermine, par l'espèce de rapport dans lequel elle
se trouve à son égard.
Cette observation peut seule nous faire compren-
dre , jusqu'à un certain point, l'inconcevable sou-
plesse de notre esprit, la rapidité incroyable de ses
actes , et comment , dans certains cas , nous avons
presque conscience de la simultanéité d'un grand
nombre d'entre eux. Ainsi, il y a des occasions où,
ENTENDEMENT. 2 I ()
ayant un grand intérêt à démêler les vrais sentiments
et la pensée secrète d'une personne avec qui nous
nous entretenons , son attitude , son geste , l'expres-
sion de sa physionomie , le ton de sa voix, l'accent
particulier qu'elle donnera à quelques monosyllabes ,
qui lui échapperont , plutôt qu'elle ne semblera les
avoir prononcés avec réflexion : toutes ces choses ,
en un mot , que l'énumération que j'en fais ici ne
présente encore que par masses fort composées , au-
ront frappé instantanément celui qui a intérêt à les
observer; il aura saisi en un clin d'œil ce qui ne
pourrait s'exprimer ou se décrire que par un long
discours.
D'un autre coté, comme, depuis le moment où
nous commençons h faire quelque usage de nos fa-
cultés , jusqu'au dernier instant de notre vie , l'acti-
vité de cette force à laquelle nous donnons le nom
d'esprit ou d'intelligence, n'est jamais entièrement
suspendue ; comme elle se manifeste , par la suite non
interrompue des actes qui lui sont propres , au moins
pendant tout le temps de la veille : il s'ensuit que
chacun des actes dont nous avons une conscience
distincte , ne pouvant exister que dans l'instant
même où nous en avons conscience, il est tout à fait
impossible que nous ayons, dans tout le cours de
notre vie , deux fois la même idée. Sans doute , les
causes de nos idées, dans les objets qui nous les
donnent, peuvent être les mêmes dans bien des cas ;
2 20 PRE3IIERE PARTIE.
sans doute aussi les termes abstraits , qui expriment
certains groupes ou certaines sommes d'idées , sont
toujours les mêmes : mais assurément aucune idée
proprement dite , c'est-à-dire aucun fait de l'enten-
dement , ne peut être le même deux fois de suite ,
pas plus que le moment présent ne peut être le même
que celui qui le précède ou qui le suit immédiate-
ment.
§ 7. Différence entre une idée , proprement dite , et une
pensée.
Mais si les idées, proprement dites, ou les faits
de l'entendement dont nous avons une conscience
distincte, sont des phénomènes extrêmement fugitifs
qui se succèdent quelquefois avec la plus étonnante
rapidité; les combinaisons que nous en faisons, à
l'aide du langage , et plus encore au moyen de l'écri-
ture ( dont l'invention a si prodigieusement étendu
et perfectionné le langage lui-même), ont plus de
fixité , et peuvent se représenter bien des fois à l'es-
prit , avec un caractère d'identité suffisant pour que
nous puissions à chaque fois les considérer , jusqu'à
un certain point, comme les mêmes idées ou les
mêmes pensées. Car, bien que l'on se serve à peu
près indifféremment de ces deux mots pour expri-
mer un même genre de faits, et qu'une proposition
tout entière, comme nous l'avons remarqué précé-
demment, agisse, en quelque sorte, sur l'entende-
ENTENDEMENT. '21 J
ment, comme une seule idée, ou se transforme ,
s'il le faut ainsi dire , en un fait unique , qui est la
conception , ou l'intuition du rapport des termes ;
cependant , il est sans doute convenable d'appliquer
plus spécialement le motpensée à ces systèmes d'i-
dées, quelquefois fort composés , que présente renon-
ciation d'une proposition développée dans toutes ses
parties, comme il nous arrive sans cesse d'en faire,
soit en parlant, soit en écrivant. Tel est donc le sens
que je donnerai désormais au mot pensée', et peut-
être n'est-il pas inutile d'observer , à cette occasion,
comment se forment et se développent les pensées
dans notre entendement.
§ 8. De la suite et de l'étendue des pensées dans l'esprit.
Ce qui prouve que l'esprit de l'homme dispose à
peu près à volonté , dans un instant donné , de
toutes ses facultés, et de tous ses moyens naturels ou
acquis , comme nous l'avons dit tout à l'heure ; c'est
que , quel que soit le sujet dont on veuille entretenir
actuellement un homme qui réunit une grande va-
riété de connaissances, histoire, jurisprudence, ma-
thématiques, morale, etc, , on le trouvera prêt à
énoncer sur ce sujet des suites de propositions, qui
n'auront pas sans doute toujours le même degré
d'originalité dans l'invention, ou de bonheur dans
l'expression , mais qui auront du moins de l'intérêt ,
et , en général , un grand fonds de vérité. Il en sera
^11 PREMIÈRE PARTIE.
de même , à proportion , des personnes qui ont une
instruction moins étendue , ou des connaissances
moins approfondies. Or , c'est de cette disposition
constante, et commune au moins à tous les hommes
dont l'éducation a été soignée, ou qui se sont ap-
pliqués spécialement à quelque sujet d'étude , à
quelque genre de travaux , que naissent les diverses
pensées qui se succèdent dans leur esprit, lorsqu'ils
viennent à l'appliquer aux objets ordinaires de leur
attention.
§ g. Exemple.
Voici, par exemple, une suite de pensées qui
peut se présenter à l'esprit d'un homme qui a réflé-
chi sur l'ordre des sociétés politiques , et sur les
causes propres à en garantir la durée ou la stabilité :
1 . La soumission que le peuple a pour les lois ,
assure le repos et la tranquillité des états....
2. Mais le peuple n'obéit volontiers ou constam-
ment aux lois , que quand il les croit justes....
3. Par conséquent , si elles sont ou s'il les croit
injustes y il sera tenté de ne leur pas obéir, il pourra
y avoir sédition , désordre dans la société....
4. Il est donc utile d'empêcher qu'on ne dise au
peuple que les lois sont injustes....
5. Mais, si , comme cela ne peut guère manquer
d'arriver, il vient à s'apercevoir de lui-même qu'elles
sont injustes....
ENTENDEMENT. 2^3
6. Il ne servira pas à grand'chose , d'empêcher
qu'on ne le lui dise....
■y. Il faudrait donc trouver un autre moyen d'as-
surer son obéissance aux lois , même injustes....
8. J'ai remarqué qu'ordinairement le peuple obéit
aux supérieurs, uniquement parce qu'ils sont supé-
rieurs....
9. Sans s'informer s'ils ont un droit incontestable
à l'autorité , ni s'ils ont le mérite ou la vertu néces-
saire pour l'exercer convenablement....
10. Ainsi, il n'y aurait qu'à dire au peuple qu'il
doit obéir aux lois, parce qu'elles sont lois....
1 1 . Mais le peuple voudra-t-il ou pourra-t-il
toujours admettre cette maxime, sans aucune autre
preuve de sa vérité ou de sa nécessité pratique?....
12. Gela est douteux, et même assez peu pro-
bable....
1 3. Il vaudrait donc mieux faire en sorte que les
lois fussent justes.
Dans cette suite de pensées , que l'expérience de
la vie et la connaissance de l'histoire peuvent faire
naître dans l'esprit d'un homme capable de réfléchir,
il est facile d'observer comment elles s'appellent, en
quelque sorte , les unes les autres , soit parce que
l'une sert à expliquer ou à confirmer celle qui la
précède; soit parce que celle-ci fait naître un doute
dont celle qui la suit donne la solution, ou provoque
1l[\ PREMIÈRE PARTIE.
une supposition , dont la conséquence s'offre bientôt
crelle-meme a l'entendement, etc.
Au reste , il ne faut pas s'imaginer qu'en marquant
cette suite de pensées par des nombres , j'aie prétendu
faire considérer chaque proposition ou chaque phra-
se , ainsi marquée , comme une pensée singulière ,
et, s'il le faut ainsi dire, individuelle, en sorte qu'il
y ait ici précisément treize pensées , ni plus , ni
moins. Il est facile de comprendre, au contraire,
que je n'ai voulu indiquer que le progrès de l'esprit
dans la suite desespe/i^ee^, etque la division qu'on
en peut faire doit nécessairement être toujours plus
ou moins arbitraire.
On doit comprendre même qu'il n'y a pas une de
ces pensées qui ne pût donner lieu à des développe-
ments plus étendus , comme toutes pourraient être
resserrées sous une expression plus concise.
C'est ainsi , en effet , que Pascal les a présentées ,
en leur donnant en même temps une forme plus pi-
quante , et ce degré d'intérêt qui naît de l'art propre
aux hommes de génie ou doués d'un grand talent ,
celui de provoquer l'activité de l'esprit par la lumière
même dont ils l'éclairent : « Il est dangereux, dit-il ,
« de dire au peuple que les lois ne sont pas justes;
« car il n'obéit que parce qu'il les croit justes ; c'est
ce pourquoi il faut lui dire, en même temps, qu'il
« doit obéir, parce qu'elles sont lois; comme on obéit
a aux supérieurs , parce qu'ils sont supérieurs. Par
ENTENDEMENT. 2 25
« là toute sédition est prévenue , si l'on peut faire
« entendre cela *. »
On peut même observer ici comment une pensée
telle que celle-ci , « il faut que les lois soient justes , »
peut être présentée à l'esprit avec les développe-
ments qui servent à en mieux faire comprendre la
justesse et la vérité , sans qu'elle perde néanmoins
la sorte d'unité qui peut appartenir aux faits de ce
genre; car cette unité est le résultat de renonciation
de toutes les idées dont elle se compose, et dont au-
cune ne saurait être remarquée en particulier,
sans devenir presque aussitôt une autre idée que
celle qui fait partie de la pensée tout entière , et qui
sert à la modifier ou à la déterminer.
Ainsi donc , quand nous lisons ou quand nous
entendons prononcer une suite de mots , destinés à
nous faire connaître le rapport de deux notions gé-
nérales ou abstraites , l'effet total qui est produit
dans notre esprit est , en quelque manière , la con-
ception d'une pensée unique , résultant de la somme
des conceptions ou des idées successives que lui
ont offertes les rapports des mots que nous avons lus
ou entendus ; soit que ces rapports puissent s'exprimer
par le simple rapprochement des deux termes d'une
proposition unique, soit qu'ils se présentent dans une
suite de propositions, liées entre elles de diverses
* Pensées de Pascal, V^ part. , art. X.
j5
'2l6 PREMIÈRE PA.RTIE.
manières, et formant une période plus ou moins lon-
gue. C'est ainsi que comme nous pouvons embrasser,
d'un seul regard, un objet, ou un ensemble d'objets
assez considérable, tel qu'un palais, une place pu-
blique , un paysage , quand nous avons eu occasion
d'observer , en différents temps ou à diverses repri-
ses , les parties les plus saillantes de ces objets , leurs
rapports de dimension , de distance et de situation.
§ lo. Des diverses sortes de propositions et de leurs causes.
Nous pouvons donc , à présent , nous rendre
compte de la manière dont se composent ces sortes
de pensées, exprimées quelquefois par une seule pro-
position , et quelquefois par des suites de proposi-
tions. Et d'abord, nous remarquerons que les termes
généraux, sans lesquels nous ne pourrions jamais ,
ni exprimer , ni même avoir aucune idée abstraite ,
comprenant toujours, dans leur signification, des
groupes ou des collections d'idées , tantôt plus , tan-
tôt moins nombreuses ; il est très souvent indispen-
sable d'étendre ou de restreindre cette signification ,
et , en général , de la modifier de diverses maniè-
res, pour faire passer dans l'esprit du lecteur ou
de l'auditeur le véritable sens que nous y attaclions ,
ou pour indiquer quelques idées accessoires que
nous jugeons nécessaire d'y joindre. C'est ce que
l'on parvient à faire , en joignant à l'un ou à l'autre
ENTENDEMENT. 227
des termes de la proposition ( sujet et attribut ), ou
à tous deux à la fois, des mots qui les modifient de
la manière que nous venons de dire. Or, voilà ce
qui fait les propositions que les grammairiens ont
appelées complexes^ soit par le sujet, soit par
l'attribut , soit par l'un et par l'autre *.
D'un autre côté, par la nature même de notre
entendement, et par la manière dont les idées s'y
succèdent , presque sans interruption , le présent
nous échappe sans cesse, nous n'avons de connais-
sance certaine que du passé , et nous vivons , en
quelque sorte , uniquement dans l'avenir. De là ces
alternatives continuelles de lumière et d'obscurité ,
de doute et de certitude, de craintes et d'espé-
rances , qui agitent sans cesse notre vie , et dont on
retrouve partout l'empreinte dans le langage , qui
est l'expression la plus immédiate ou la représen-
tation la plus exacte du mouvement de nos pensées.
Car, si le sentiment, soit distinctement remarqué,
soit plus généralement inaperçu , se joint néanmoins
à toutes les déterminations de notre esprit , ainsi
que nous croyons l'avoir montré avec évidence ; il
ne faut pas être surpris que le langage, même quand
il exprime nos méditations les plus abstraites , et ,
en apparence , les plus étrangères à ce genre de
Voyez l'article proposition dans l'Encyclopédie , ou
dans les Œuvres de Dumarsais.
i5.
'2lS PREMIÈRE PARTIE.
modifications de notre entendement , en conserve
encore quelques indices. Qui ne sait d'ailleurs que
la vérité , en général , ayant pour notre intelligence
un attrait puissant et un intérêt immense , les hom-
mes qui se livrent aux spéculations les plus étran-
gères aux sentiments et aux intérêts de la vie com-
mune sont précisément ceux qui ressentent le plus
vivement l'espèce de plaisir qui s'attache à sa dé-
couverte ?
C'est donc à cette cause, prise dans la nature
même de l'esprit humain, que nous croyons pouvoir
attribuer les formes variées sous lesquelles se pré-
sentent les diverses propositions qui concourent à
l'expression complète d'une même pensée , supposi-
tives , conditionnelles, indiquant un souhait, un
vœu , un ordre , une prière , etc. En un mot , c'est
là qu'on peut reconnaître l'origine de toutes les for-
mes des propositions qui, dans une phrase, ou dans
une période, sont diversement subordonnées à une
proposition principale , qu'elles développent ou dé-
terminent, de manière à porter dans l'esprit de celui
qui la lit, ou qui l'entend prononcer, toute la lumière
dont elle a besoin , pour être parfaitement comprise.
§ II. La Grammaire générale et la Métaphysique ne sont
presque que doux points de vue de la considération des mots.
Les deux conditions nécessaires à remplir pour
ENTENDEMENT. ^iQ
compléter, dans une phrase ou dans une période,
renonciation d'une pensée , c'est-à-dire d'un système
ou d'une combinaison d'idées, consistaient donc à
trouver : i ° les moyens d'étendre ou de restreindre ,
ou , en général , de modifier, d'une manière quelcon-
que , la signification des termes généraux , par quel-
ques idées accessoires; et a** les moyens d'exprimer
les divers mouvements de l'esprit , doute , supposi-
tion , condition , ordre, désir, prière , etc. , qui carac-
térisent les propositions qui sont subordonnées à
une proposition principale. Or , c'est la nécessité de
satisfaire à ces deux conditions , qui a donné nais-
sance aux différentes formes que prend un même
mot, à raison des significations diverses, ou des
nuances d'une même signification , qu'il est destiné
à exprimer. Yoilà comment il est arrivé que les
grammairiens, en observant les procédés du lan-
gage , ont reconnu ces formes variables d'un même
mot , et partagé tous les mots en différentes classes
ou espèces , auxquelles ils ont donné le nom de
parties du discours^ ou parties d'oraison. Leur
travail n'a donc été en effet qu'un point de vue de
la considération des mots , celui de leurs manières
diverses de signifier , eu égard à l'expression de la
pensée. Ce genre de recherches , étendu à un grand
nombre d'idiomes, ou plutôt, appliqué à l'observa-
tion immédiate des besoins de renonciation , a pro-
duit à son tour la grammaire générale , qui est
aSo PREMIÈRE PARTIE.
proprement la science des causes de la grammaire
de chaque idiome en particulier.
Cependant , il y a un autre point de vue , non
moins important, de la considération des mots, que
les grammairiens ont abandonné aux littérateurs de
profession , et aux philosophes , particulièrement
ceux qu'on appelle métaphysiciens; c'est celui qui
se rapporte à l'étendue et à la force de la significa-
tion des termes.
On sait assez , en effet , de quelle importance est ,
dans le style, ou dans le discours, la propriété de
l'expression , puisque c'est de cette condition que
dépend essentiellement la clarté des idées ; presque
tous les mots d'une langue , à l'exception des noms
des objets et des Etres individuels , étant des termes
généraux, et comprenant, par conséquent, dans
leur signification , un assez grand nombre d'idées ,
celui qui a une connaissance plus exacte ou un
sentiment plus juste de leur valeur, sous ce rapport,
est aussi celui qui les emploie avec plus de talent et
de succès. Mais l'acquisition de ce genre de connais-
sance ne peut résulter que de la lecture attentive et
assidue des bons écrivains, des plus habiles criti-
ques, et de quelques ouvrages qui ont été composés
expressément sur ce sujet , comme les dictionnaires
des synonymes.
Le travail des métaphysiciens , dans celte partie,
s'est presque toujours borné à l'explication ou à la
ENTENDEMENT. sSl
discussion d'un petit nombre de termes. A la vérité ,
ce sont ceux qui expriment les notions les plus gé-
nérales et les plus importantes de l'entendement
humain; et ils donnent lieu à des questions, dont
les unes ne peuvent être résolues que jusqu'à un
certain point , et dans les limites assignées par la
nature à nos facultés , tandis que les autres sont et
demeureront éternellement insolubles.
Nous traiterons donc aussi de la signification de
ces termes de métaphysique; mais nous croyons
devoir présenter d'abord quelques considérations
sur le premier des deux points de vue de la science
des mots , que nous venons d'indiquer.
CHAPITRE IV.
De la Grammaire générale, ou de la manière de
signifier des mots.
§ I. Quelques principes généraux propres à éclaircir ce
sujet.
« Le temps, par le progrès des langues, a mul-
et tiplié à l'infini les idées ; et quand l'homme a voulu
« se replier sur lui-même, il s'est trouvé dans un
ce labyrinthe , où il était entré les yeux fermés *. m
* OEuvres de Turgot ^ tom. II,pag. 261.
.4 3*2 PREMIÈRE PARTIE.
Cette réflexion d'un philosophe ilhistre, qui ex-
prime , d'une manière si frappante, la difficulté pro-
pre aux questions dont s'occupe la philosophie , et
les nomhreuses chances d'erreur auxquelles on est
exposé en essayant de les résoudre, est particuliè-
rement applicable aux recherches qui ont pour ob-
jet l'analyse et la théorie du langage. Car on n'a pu
commencer à se livrer à de pareilles recherches qu'à
une époque où les progrès de la civilisation , dans
tous les genres , avaient déjà fait acquérir aux lan-
gues un très haut degré de perfection. Dès lors , les
hommes étaient parvenus à se communiquer leurs
pensées par des procédés sûrs , faciles et précis ; et
les traces des premiers efforts qu'ils avaient dû ten-
ter, pour arriver à ce résultat, devaient depuis long-
temps avoir disparu. Cependant , comment se recon-
naître , ou se diriger avec quelque succès , dans ce
labyrinthe où , comme dit Turgot , l'on était entré
les yeux fermés ? D'un autre coté, si le langage est
véritablement l'expression ou l'image fidèle de toute
notre intelligence, de toute notre existence morale et
sociale, combien n'était-on pas intéressé à en connaî-
tre tous les effets, toutes les ressources, et à le suivre
depuis sa naissance jusqu'à son parfait développe-
ment? Aussi voyons-nous que du moment où quel-
ques esprits investigateurs eurent conçu la pensée
de s'appliquer à ce sujet de recherches , il devint,
de siècle en siècle, l'étude assidue d'une foule d'hom-
ENTENDEMENT. 2 33
mes doués de sagacité , qui ne laissèrent pas d'y porter
successivement une lumière satisfaisante.
Les théories grammaticales se sont donc multi-
pliées, à toutes les époques, chez les peuples qui
ont cultivé avec succès l'art de parler et d'écrire ; et ,
s'il y reste encore beaucoup de contradictions et
d'obscurités, on ne perd pourtant pas tout à fait
l'espérance de concilier les opinions opposées , en
remontant par une analyse rigoureuse aux principes
qui ont dû présider à la formation et aux divers
perfectionnements des langues.
Quelques observations préliminaires nous peu-
vent, ce me semble, beaucoup aider, soit à décou-
vrir ces principes , soit à éviter les erreurs dans les-
quelles on peut si facilement tomber, en essayant de
résoudre ce problème difficile.
I. Premièrement, quelque compliqués que nous
paraissent les procédés du langage, aujourd'hui que
nous cherchons à en démêler l'artifice, dans des
idiomes très perfectionnés et travaillés , pendant une
longue suite de siècles, par des hommes de génie, il
ne faut pas perdre de vue que ce moyen de communi-
cation des idées est pourtant une création de l'homme.
Par conséquent , les principales ressources, peut-être
même toutes celles dont il peut disposer , pour at-
teindre le but auquel il tend sans cesse , doivent se
retrouver, en grande partie, dans les langues les plus
pauvres ou les plus grossières. Car l'emploi d'un
2 34 PREMIÈRE PARTIE.
langage quelconque est une des nécessités les plus
indispensables de l'homme , vivant en société avec
ses semblables , c'est-à-dire vivant de la seule ma-
nière dont on puisse concevoir la possibilité de son
existence.
II. En second lieu , la satisfaction des besoins les
plus impérieux, et l'impulsion des passions les plus
ordinaires et les plus vives dont notre nature soit
susceptible, ayant dû mettre en jeu cette faculté de
l'homme , en vertu de laquelle il attache ses idées à
des signes , pour parvenir à les communiquer à
ses semblables , il n'a pu l'exercer avec succès , ou
même tenter de s'en servir , que dans les circonstan-
ces où le besoin de comprendre se faisait sentir à
celui qui écoutait , à peu près au même degré où le
besoin d'être compris était senti de celui qui par-
lait. Les sentiments réciproques , les circonstances
environnantes, faisant des impressions analogues sur
l'un et l'autre des interlocuteurs , on peut dire avec
vérité, des hommes dans cet état, ce que le philoso-
phe dont nous avons cité précédemment les paroles
a dit encore, avec tant de justesse, du langage, tel
que nous l'employons maintenant ; qu'on se devinait
beaucoup plus qu'on ne s'expliquait.
Mais, comme toute espèce de travail répugne na-
turellement à l'homme, et celui de l'intelligence plus
qu'aucun autre , on ne saurait douter que toute in-
vention , une fois conçue , en fait de langage , a dû
ENTENDEMENT. 2 35
être adoptée , dans toutes les occasions semblables à
celle où elle avait été d'abord appliquée , et se trans-
mettre ensuite par tradition.
III. Troisièmement , il faut surtout remarquer
que si les liommes , employant d'abord le langage ,
dans les circonstances et sous l'influence des causes
que nous venons d'indiquer, ont dû s'appliquer à se
faire comprendre clairement, ils éprouvaient pres-
que au même degré le besoin de se faire comprendre
promptement.
De là sont venues diverses sortes d'abréviations
qu'on observe en grand nombre dans toutes les lan-
gues. Si l'on considère d'abord les altérations qu'ont
dû subir les mots d'une langue , supposée primitive ,
par l'effet naturel du progrès des idées , de l'emploi
plus fréquent qu'on en faisait et de la facilité plus
grande qu'on avait à s'en servir ; ensuite les effets de
cette tendance naturelle à l'abréviation , surtout
dans les mots composés, qui ont dû se former en
grand nombre, précisément dans les idiomes encore
grossiers et imparfaits ; et jusqu'aux altérations ou
abréviations produites par l'euphonie, ou par le
besoin de plaire à l'oreille, indice d'un perfectionne-
ment déjà très considérable, on concevra facilement
quels prodigieux changements sont dus à cette cause.
Àjoutons-y ceux qui résultent des abréviations dans
la syntaxe ou dans la construction des propositions
et des phrases entières; changements qui, assurément,
236 PREMIÈRE PA.RTIE.
n'ont dû être ni moins nombreux, ni moins im-
portants.
IV. Enfin , et cette considération est fondamen-
tale dans la question qui nous occupe , il ne faut
pas oublier que si, d'une part, le langage le plus
imparfait doit contenir au moins le germe ou l'in-
dication de tous les éléments nécessaires à renoncia-
tion complète des pensées les plus composées ou les
plus complexes ; d'un autre côté , les moyens dont
on se sert ne sauraient être que fort simples et très
uniformes , puisque c'est la condition indispensable
pour se faire comprendre par des hommes dont
l'entendement est encore très peu exercé, qui n'ont
que très peu de penchant à réfléchir sur leurs pro-
pres pensées , et peut-être encore moins d'occasions
de le faire.
Au reste , les observations qu'on vient de lire , si
elles sont vraies , auront l'avantage de suppléer pour
nous , du moins jusqu'à un certain point , au man-
que de faits positifs et directement observables, sur
l'origine ou sur les premiers développements du
langage. Car , dans l'impossibilité où nous sommes
de remonter par une suite de documents authenti-
ques , c'est-à-dire , ici , par des étymologies exactes
et rigoureuses , à la signification première et origi-
nale de la plupart des mots dont nous nous servons,
c'est faire peut-être tout ce qu'on peut raisonnable-
ment attendre de l'esprit de recherche , que d'arri-
ENTENDEMENT. sSy
ver, par une suite d'observations simples et incon-
testables , à la détermination exacte de la manière
de signifier des diverses espèces de mots , et à la
détermination probable de la signification particu-
lière de la plupart d'entre eux. C'est peut-être aussi
tout ce qu'il peut y avoir de réellement utile dans
ce genre de considérations.
§ 2. Noms personnels , substantifs et adjectifs ; adverbes.
Examinons , d'après ces principes , les formes di-
verses sous lesquelles se présentent, dans nos langues
perfectionnées , les mots autres que les noms person-
nels et les noms qu'on appelle substantifs. Car nous
avons fait voir précédemment * de quelle manière
les noms généraux des personnes, considérées com-
me jouant le rôle le plus important dans le discours
(|les pronoms ) , ceux des objets et de leurs par-
ties les plus remarquables , ceux des actions diverses
et de leurs modifications les plus frappantes , enfin
ceux des sentiments et des affections les plus ordi-
naires au cœur de l'homme, et ceux des notions les
plus communes , ont dû se former dans toutes
les langues. Ils composent , évidemment , ce qu'on
pourrait appeler le fonds de chacune d'elles. Peut-
être même pourrait-on dire qu'il n'y a, en dernière
analyse, que ces deux espèces de mots {^noms et
* Section II , cbap. I , §§ 6 et 7.
9.38 PREMIÈRE PARTIE.
pronoms) dans quelque langue que ce soit, puisque
tout nous porte à croire que les autres espèces qu'on
a reconnues ne sont que des dérivations ou des
combinaisons de celles-là.
Et d'abord , les noms que les grammairiens appel-
lent adjectifs ne sont autre chose que ces mêmes
termes généraux et abstraits, ou ces mêmes noms
des objets physiques, considérés comme exprimant
une qualité, une modification du nom auquel ils
sont joints ; et il est indubitable qu'on a pu long-
temps se borner à joindre ainsi un nom d'objet ou
de qualité à celui qu'on voulait faire envisager sous
un certain point de vue , avant qu'on s'avisât de
donner aux mots qui prenaient cette manière de si-
gnifier , les terminaisons particulières qui en devin-
rent le signe.
L'invention même de cette terminaison particu-
lière fut sans doute d'abord une inspiration du besoin
et de la vivacité des sentiments , plutôt qu'un résultat
de la réflexion : elle dut être sentie et comprise
aussitôt par ceux à qui l'on adressait la parole; or,
cela ne pouvait se faire qu'autant que la terminaison
elle-même exprimait quelque qualité très familière ,
quelque rapport très commun, c'est-à-dire que c'était
quelque mot exprimant abondance , plénitude , ca-
pacité , pouvoir, aptitude, ressemblance, identité.
Mais les adjectifs ^ ou plutôt la forme adjective
des noms une fois inventée et admise , les besoins
ENTENDEMENT. sSq
de renonciation exigèrent quelquefois que , pour
rendre leur signification plus précise , on joignît à
un mot de forme adjective ou attributive, d'autres
mots qui exprimassent le mode ou le degré de la
qualité , ou , en général , de l'idée déjà exprimée par
l'adjectif, c'est-à-dire d'autres adjectifs , dont la ma-
nière de signifier subissait ainsi une altération que
les circonstances du discours faisaient facilement com-
prendre. Quand nous disons qu'un homme est fort
savant^ qu'il est vrai philosophe y qu'on l'a enten-
du parlant tout haut , ou gémissant tout bas , etc. ,
les mots fort ^ vrai ^ tout ^ haut ^ has^ ne signi-
fient plus que la manière dont nous concevons que
les adjectifs savant ^philosophe ^parlant ^ etgémis-
sant ^ doivent être entendus. Or, dans presque tou-
tes les langues , on a donné aux adjectifs , ou aux
noms destinés à modifier et à déterminer ainsi
d'autres adjectifs, des terminaisons particulières,
comme en ïx^lwqj^xs fortement ^ hautement^ basse-
ment , etc. ; et ces terminaisons n'ont été et n'ont
pu être encore que le résultat d'autres noms , soit
adjectifs, soit substantifs, qu'on joignait à ceux-là.
Ainsi s'est formée l'espèce de mots que les grammai-
riens ont appelés acherbes , nom qui leur a été donné
par les plus anciens écrivains en ce genre, parce qu'en
effet, ils se joignent plus souvent aux verbes Qu'aux
adjectifs , quoique leur manière de signifier soit la
même , à l'égard des uns et des autres.
oJ^O PREMIÈRE PARTIE.
^ 3. /-Vr^e^ et leur conjugaison ; leurs tertips ^ ou formes
temporelles.
Quant à l'espèce de mots que ces mêmes gram-
mairiens ont appelée 2;e/7^^, c'est-à-dire mot ou pa-
role par excellence , ce nom leur a été donné parce
qu'on a remarqué qu'il n'y a point de proposition
explicite oii l'on ne trouve en effet un verbe à quel-
que mode d'énonciation absolue ou relative. C'est
que ces mots sont composés des noms d'action ,
d'affection, de mouvement, d'état ou de situation,
auxquels les noms personnels se trouvent joints, soit
explicitement, soit implicitement. Ce n'est donc pas
précisément parce que le verbe est destiné , comme
on le dit ordinairement , à marquer l'existence et ses
divers modes , qu'il joue un rôle si important dans
le langage; mais plutôt il tient ce caractère distinc-
tif , du nom personnel , qui , en s'y joignant, l'em-
preint, s'il le faut ainsi dire, de sa propre vie.
Cette assertion se confirme par l'observation des
faits propres à des systèmes de langue entièrement
différents. Dans les idiomes du nord , par exemple ,
et dans les langues qui en sont formées , comme
l'anglais, l'allemand , etc., il suffit souvent de join-
dre le nom personnel (au moins celui de la première
personne ") à un nom substantif, pour faire de celui-
ci un verbe. Dans le grec , dans la langue latine ,
qui en est dérivée en grande partie, et dans les
EîfTEN DEMENT. "1 !\
idiomes modernes, qui ont été formes presque entiè-
rement du latin , comme l'espagnol , l'italien et le
français, le pronom, ou nom personnel, semble
avoir été, en quelque sorte , fondu et comme incor-
poré dans le nom primitif qui exprimait l'espèce
d'action , d'affection ou d'existence , signifiée par le
verbe. En sorte que c'est probablement à cette com-
position ou à ce mélange , qu'a été due , dans l'ori-
gine , la variété des formes que prennent les verbes
grecs et latins, suivant qu'ils expriment la première,
la seconde ou la troisième personne, tant au singu-
lier qu'au pluriel.
La même cause qui faisait du verbe un mot ex-
primant des actions , des sentiments , etc. , rapportés
à une personne , à un être doué de vie , a dû le
rendre également susceptible des modifications qui
expriment les diverses périodes de la durée. De là
les formes ou terminaisons diverses que le verbe
prend, en effet, dans toutes les langues, et auxquelles
on a donné le nom de temps ^ ow. formes temporelles.
Leur effet est de marquer si l'action exprimée par
le verbe se rapporte à une période passée , ou pré-
sente, ou à venir. Je dis une période , et non pas un
moment ou un instant , car il faut bien remarquer
que c'est là ce qu'on doit entendre, quand on parle
des temps des verbes. IjQ présent ou le temps pré-
sent est la période de la durée dans laquelle celui
qui parle se considère comme existant actuellement ;
16
'X[\'l PREMIÈRE PARTIE.
\ç. passé ^ la période de la durée dans laquelle il se
considère comme n étant plus ^ au moment où il
parle; enfin , \q futur est la période dans laquelle il
se considère comme ri étant pas encore *.
Au reste, ces périodes diverses sont marquées ,
tantôt d'une manière précise et par les noms usités
pour cela, comme jour, mois, année, siècle; tantôt
elles sont simplement indiquées par les accessoires du
discours, ou par les circonstances dans lesquelles se
trouve celui qui parle, mais toujours d'une manière
suffisante pour le besoin qu'on peut en avoir **.
A ces trois temps, donnés par la nature même
de cette condition de l'existence à laquelle se rap-
porte leur emploi , il faut en joindre un quatrième,
qui se trouve dans toutes les langues perfectionnées,
et qui exprime le rapport de toute la durée passée
avec l'instant présent, lequel est toujours déterminé
par l'acte même de la parole; c'est celui que nous
nommons imparfait, et que les grammairiens grecs
avaient appelé temps étendu. Nous disons de Dieu,
« qu'il était avant tous les temps ; » nous pouvons
* Voyez, à ce sujet, les Remarques sur V Hermès ^ etc. ,
de Harris, pag. 127 et suiv. de la traduction française.
*• On reconnaîtra, je crois, la vérité de ces observations,
si Ton prend la peine d'en faire l'application à quelques pas-
sages de nos meilleurs écrivains ; par exemple , à la scène 3'
du 1*^ acte de la tragédie de Phèdre, ou à la scène 2* du 4'
acte de Britannicus.
ENTENDEMENT. 1^3
également dire à une personne que nous rencontrons
inopinément dans la rue, a je pensais à vous. »
Enfin, outre les formes du verbe destinées à ex-
primer ces périodes diverses de la durée , il y a en-
core, dans toutes les langues perfectionnées, d'autres
expressions employées à marquer des degrés d'anté-
riorité , relative à quelque moment déterminé de
chacune de ces périodes. Telles sont , en français , les
formes composées avec les auxiliaires être et auoir.
comme f ai fait ^f avais fait ^f eus fait fan? ai fait ;
expressions qui marquent chacune un degré d'anté-
riorité, par rapport aux expressionsy^y^^'i- , je fai-
sais^ je fis^ je ferai. Nous pouvons même exprimer
un degré de plus d'antériorité , à l'aide des formes
doublement composées , j'ai eu fait , j avais eu
fait^ etc.; mais les besoins de renonciation vont ra-
rement jusque là. Au reste, c'est, à ce qu'il me sem-
ble , faute d'avoir observé que les formes temporelles
des verbes, dans toutes les langues, se rapportent
à des périodes et non pas à des époques de la durée ,
que les grammairiens , même les plus justement cé-
lèbres, ont été si peu d'accord entre eux, et ont
quelquefois mis si peu de clarté et de précision dans
ce qu'ils ont écrit sur ce sujet.
§ 4- Leurs modes , ou formes d'énonciat.ion et d'expression.
Mais, comme il arrive, la plupart du temps , qu'une
seule proposition ne suffit pas à l'expression com-
i6.
'i.l\[\ PREMIÈRE PARTIE.
plète de la pensée , d'autres propositions, qui servent
à en modifier une plus essentielle ou plus impor-
tante, à laquelle elles se rapportent , ou à déterminer
avec plus de précision quelques mots , quelques idées
de cette proposition principale , concourent avec
celle-ci à former un tout, un ensemble, dont les
diverses parties , liées entre elles et subordonnées les
unes aux autres, sont indispensables pour donner
à la pensée tout le développement nécessaire. Les
différentes formes que prend le verbe, pour satis-
faire aux besoins de renonciation , dans ces propo-
sitions diversement subordonnées à une proposition
principale , ont été appelées modes.
On remarque donc , dans les langues qui ont été
le plus perfectionnées , outre le mode qui sert à l'ex-
pression des propositions absolues , directes ou prin-
cipales , et qu'on appelle indicatifs trois autres
modes propres à exprimer les propositions relatives ,
accessoires ou subordonnées: l'un, qui marque plus
spécialement que la proposition où il se trouve dé-
pend d'une autre proposition, à laquelle elle doit
être jointe pour en compléter et en développer le
sens , a été nommé , par cette raison , conjonctif ou
suhjonctij ; l'autre , exprimant un ordre , une vo-
lonté, un désir , une prière , et se rapportant moins
à quelque proposition précédente et expressément
énoncée, qu'à ces mouvements mêmes de l'âme ou
de la faculté intellectuelle, qu'on néglige d'énoncer
E?vTENDEMENT. 9^5
d'une manière plus explicite , est le mode appelé
impéralif. Enfin , dans les propositions subordon-
nées qui renferment quelque supposition ou condi-
tion, quelque vœu ou désir dont l'accomplissement
est incertain, ou au moins dépendant de ces condi-
tions mêmes , nous trouvons le mode appelé optatif
par les anciçns grammairiens, ou conditionnel par
quelques écrivains modernes, tandis que d'autres
auteurs l'ont classé mal à propos , ce me semble ,
parmi les temps du subjonctif. Sur quoi nous re-
marquerons , qu'à proprement parler , l'indicatif seul
a des temps, ou formes temporelles, dont la signi-
fication soit expresse et rigoureusement déterminée ,
et que les autres modes n'en ont que par imitation
de ce mode essentiel et principal. Aussi leur signi-
fication , par rapport au temps , est-elle toujours
indéterminée en elle-même , et entièrement dépen-
dante des autres accessoires du discours.
Quant à V infinitif Qt dM participe ^ bien que pres-
que tous les grammairiens anciens et modernes aient
rangé ces deux formes du verbe parmi les modes ,
il est facile de voir que cette dénomination ne leur
convient pas précisément, au moins dans le sens que
nous venons d'expliquer. Ils ne sont réellement que
des noms et des adjectifs , qu'on peut appeler ver-
baux ^^owv les distinguer des noms et des adjectifs
proprement dits , dont ils diffèrent , en effet , sous
plusieurs rapports essentiels. A moins que, considé-
246 PREMIÈRE PARTIE.
raut ce qu'ils ont de comiriLui avec le verbe dans leur
manière de signifier, et, pour ainsi dire, dans leur
essence , et prenant la dénomination de mode dans
un sens plus étendu que celui que nous lui avons
donné tout à l'heure , on ne préfère d'appeler l'infi-
nitif mode substantif , et le participe mode ad-
jectif àes verbes.
Mais, quelque dénomination que l'on croie devoir
adopter, ce qui est surtout important, dans la con-
sidération de ces sortes de mots , c'est de déterminer
avec précision leur nature, c'est-à-dire, ici, leur ma-
nière de signifier. Or , les modes de la première es-
pèce, tels que courir^ croire^ louer ^ dormir ^ etc. ,
diffèrent des noms substantifs qui expriment les
mêmes idées ou notions, comme course ^ croyance^
louange , sommeil^ etc., en ce que d'abord ils con-
servent virtuellement, s'il le faut ainsi dire, le prin-
cipe de vie, d'action, et, en quelque manière, d'exis-
tence, qui appartient , en général , aux autres modes ,
et qui leur est venu de leur rapport constant aux noms
personnels, ou de leur fusion avec ces mêmes noms;
ils conservent de plus, comme les modes essentiels
et proprement dits , dans les verbes qui expriment
une action, soit directe, soit réfléchie , l'indication
d'anc sorte de tendance à transmettre ou à éprouver
cette action. Enfin , comme les modes dont nous
avons déjà parlé , ils sont susceptibles de prendre ,
ENTENDEMENT. 1^'J
par la conjugaison , des formes applicables ou rela-
tives aux diverses périodes de la durée.
Il en faut dire autant des participes, soit celui
que l'on appelle actifs comme courant^ croyant,
louant^ etc. , soit celui que l'on nomme passif ^
comme couru ^ cru^ loué^ etc. Non seulement le
premier présente l'idée d'état , de situation , même
d'action, comme transmissible à un sujet, ou, sui-
vant l'expression des grammairiens, à un régime^
ce qui caractérise essentiellement le verbe ; mais il
présente cette action comme se continuant pendant
une portion de la période à laquelle on la rapporte,
et n'étant pas terminée dans cette période-là; c'est
pourquoi on lui a aussi donné le nom de participe
présent. Quant au participe passif, que l'on appelle
aussi participe pâ!^i"e, il présente, au contraire, l'ac-
tion qu'il signifie , comme terminée et accomplie
dans la période à laquelle elle se rapporte.
On voit, par ce que nous venons de dire de la na-
ture et de la manière de signifier des verbes, comment
cette espèce de mots entre presque toujours dans
une proposition, puisque, à l'exception de l'infinitif
et du participe, qui sont même plutôt des formes
d'expression que d'énonciation , toutes les autres for-
mes constituent presque seules de vraies proposi-
tions : les unes directes ou principales ( mode indi
catif); les autres diversement subordonnées (modes
subjonctif, conditionnel, etc.). On conçoit, déplus.
94B PREMIÈRE PARTIE.
que cela ne saurait être autrement, puisque le verbe
est , en effet , composé du nom général des personnes
ou de celui des objets ( le pronom personnel ) , et
d'un nom d'action ou de manière d'être, et qu'ainsi,
chacune de ses formes, à un mode d'énonciation
quelconque, comprend implicitement en soi un sujet
et un attribut.
§ 5. Prépositions et conjonctions ; déclinaison des noms.
Nous avons fait voir plus haut ( § 2 ) , comment
les adjectifs servent à modifier par des idées acces-
soires , soit le sujet , soit l'attribut des propositions.
Mais on peut aussi étendre , restreindre ou modifier
un terme quelconque , par l'idée d'un autre terme ,
au moyen de certains mots spécialement destinés à
cette fonction , et qui , comme les adverbes , sont des
mots invariables ; c'est-à-dire qu'ils ne subissent
aucun changement de forme, ni par rapport au
nombre ( pluriel ou singulier ) , ni par rapport au
genre (masculin ou féminin), des noms qu'ils sont
destinés à unir.
Par exemple , lorsqu'on dit d'un homme qu'il a de
la bravoure ^«725 témérité, qu'il sait allier la douceur
à la fermeté, et la piété sincère <2rec la tolérance, que
sa bonté est exempte de faiblesse, et dans beaucoup
d'autres expressions semblables, les mots sans ^ «,
avec y de ^ remplissent évidemment la fonction que
ENTENDEMENT. 2 49
nous venons d'indiquer, et n'en ont absolument
point d'autre.
Mais il ne faut pas s'imaginer qu'ils aient été in-
ventés ou créés exprès pour cet usage. Il est facile ,
au contraire, de se convaincre, avec un peu de ré-
flexion , qu'une invention aussi subtile , aussi méta-
physique, n'a pu être tentée à aucune époque du
progrès des langues , et que ce serait bien vainement
qu'un esprit supérieur , à qui elle se serait présentée,
aurait espéré d'en rendre l'usage familier ou popu-
laire. Il est donc probable que tous ces mots , dont
la fonction est devenue, avec le temps, purement
rationnelle , et la signification tout à fait abstraite ,
ont été, dans l'origine, des noms (soit adjectifs, soit
substantifs), ou des verbes, à différents modes, qui
se sont altérés par diverses causes , en sorte qu'il ne
reste plus que des débris , pour ainsi dire , de plusieurs
d'entre eux. Ceux dont l'emploi est le plus fréquent,
le plus nécessaire , et qui sont , par conséquent ,
usités depuis de longs siècles, ont précisément dû
subir les plus grandes altérations.
Cependant , il y a un assez grand nombre de ces
prépositions, conjonctions et adverbes, dans lesquels
on peut reconnaître encore des adjectifs , comme
ceux qui expriment les rapports de situation , soit
d'un ensemble d'objets, à l'égard d'un objet princi-
pal , soit des parties d'un même objet , les unes à
l'égard des autres ; il y en a où l'on retrouve des
1DO PREMIERE PA.RT1E.
substantifs, des verbes, et même des pronoms, ou
noms généraux des personnes et des choses *. Sur
environ cent cinquante mots de cette espèce , pris
dans une de nos langues les plus cultivées de l'Eu-
rope , il est probable qu'on pourrait parvenir à
prouver , par des étymologies presque certaines ,
* En Français , par exemple, les mots sur ( lat. siipera ,
supra ), près ( lat. prcssus ^ \^d\. pressa ), vers (lat. versus ),
entre ( lat. interiora , intra ), etc. , peuvent être cités comme
dérivés de véritables adjectifs. Parmi ceux qui sont dérivés
des substantifs, nous indiquerons les mots comme ( lat. quo
modo^j sans (lat. ahsentia ^ ital. assenza et senza^ , chez
( lat. et ital. casa y d'où le vieux français chézal ou chézeau ,
c'est-à-dire , demeure , habitation , etc. ). Foici ou voilà
( pour vois ici , vois là), si pt soit ( du lat. sit , « que cela
soit » ), sont de véritables verbes; sans parler des participes
partant j pendant , durant, nonobstant, vu , attendu, etc.
Enfin , notre conjonction que , dont l'usage est si fréquent ,
et paraît si indispensable, signifiant précisément (comme le
mot latin quod , d'où nous l'avons prise ) , ceci ou cela, est
un véritable pronom. Ainsi nous disons: «je crois que ( c'est
à-dire ceci) vous vous trompez » ; on peut même y substi-
tuer une autre forme du même pronom , et dire : « vous vous
trompez, je le crois. » Car ici le ( lat. illud) signifie encore
ceciow cela. Enfin, on peut supprimer tout à fait le pronom ,
et dire : « vous vous trompez , je crois. » Les écrivains anglais
suppriment très souvent, dans ce cas, la conjonction that ^
qui correspond à notre que conjonctif , et qui n'est aussi
qu'un pronom, ayant précisément la même signitication et
la même valeur.
EJVTENDEMENT. 2DI
que la plus grande partie ne sont que des noms ou
des verbes , et qu'on n'en trouverait guère qu'une
douzaine trop altères , peut-être , pour qu'il fût pos-
sible de remonter à leur origine. La doctrine que
nous adoptons ici paraît donc fondée sur les faits ,
aussi bien que sur la nature du langage. La com-
paraison, sous ce rapport, de plusieurs langues,
dont les systèmes diffèrent entièrement de celui de
nos idiomes d'Europe, pourrait confirmer encore
cette doctrine, et prouver le point principal que
nous nous sommes proposé d'établir ici : c'est que la
forme invariable de tous ces mots a été le résultat
nécessaire de leur manière de signifier, née elle-
même des besoins de renonciation.
Mais l'analogie qui paraît ainsi entre les diverses
classes qu'on en a faites, et qui a fait prendre à tous
ces mots le caractère d'invariabilité que nous venons
de remarquer, peut naturellement faire présumer
que les distinctions établies par les grammairiens ,
entre ces classes , n'ont pas toujours un fondement
bien solide. Aussi retrouve-t-on plusieurs fois , dans
les listes qu'ils en ont faites , les mêmes mots indi-
qués, ici comme adverbes , et là comme prépositions
ou conjonctions. C'est sans doute un défaut, dans
toute classification méthodique , que cette absence
de caractères nettement tranchés, entre les divisions
qu'on y établit. Il est d'ailleurs facile de comprendre
([ue les mêmes mots , qui ont pour unique fonction
25î2 PREMIÈRE PARTIE.
d'indiquer un rapport particulier entre deux termes
généraux, peuvent également indiquer le même
rapport entre deux propositions; et que ceux qui
modifient d'une certaine manière une expression ,
peuvent modifier de la même manière une idée ou
une pensée exprimées par plusieurs mots. Au reste ,
ce n'est pas ici le lieu d'insister sur cet inconvénient,
qui sera d'autant moins grave qu'on aura acquis des
notions plus exactes sur la nature des espèces de
mots dont nous parlons , et sur leur véritable emploi
dans l'expression de la pensée.
Enfin, nous remarquerons encore, sur ce sujet, que,
dans les langues grecque et latine, et dans plusieurs
autres idiomes , ce qu'on appelle cas ( c'est- à-dire
désinences ou terminaisons ) des noms , n'est qu'un
moyen de plus, dont ces langues disposent, pour
exprimer quelques rapports très généraux et très
familiers, tels que ceux qui sont marqués, en fran-
çais , par les mots à^ de ^par^ etc. Le système de ces
terminaisons particulières , auquel on donne le nom
de déclinaison^ dans les noms, comme on lui donne
celui de conjugaison dans les verbes , n'a guère pu
se former que parce qu'on ajoutait , dans l'origine ,
à ces noms et à ces verbes , certains mots , dont la
signification expresse et déterminée indiquait l'espèce
de rapport qu'on voulait exprimer. Il est donc pro-
bable ([ue le temps et la tendance constante des
langues à l'abréviation, leur ont fait subir diverses
ENTENDEMENT. 253
altérations , par l'effet desquelles ils se sont tout à
fait unis à ces noms et à ces verbes , dont ils n'ont
plus été que de simples désinences.
§ 6. De Varticle.
Les propositions qui ont le plus de clarté, sont
sans doute celles dont le sujet est un individu dé-
terminé et déjà connu : or, le nom personnel , ou pro-
nom de la troisième personne , est le terme général
par lequel on désigne tout individu dont on fait le
sujet de quelque proposition, soit qu'on ait déjà eu
occasion de le désigner par son nom propre, soit
qu'on l'ait fait connaître auparavant de toute autre
manière. Voilà pourquoi, lorsqu'on a senti le besoin
ou la convenance de considérer ou de faire envisa-
ger comme un être individuel quelque autre nom
général, au sujet duquel on voulait énoncer diverses
propositions , on a joint à ce nom le pronom per-
sonnel lui-même (ou quelqu'une de ses formes); car
il s'offrait naturellement pour remplir cette fonc-
tion. Envisagé sous ce point de vue , il a conservé ,
avec le même emploi , la forme qui avait été une fois
adoptée; et c'est à cette forme du nom général de
la troisième personne , que les grammairiens grecs ,
et ensuite tous ceux qui ont écrit sur la grammaire,
dans les langues dérivées du grec et du latin, ont
donné le nom ^article. La véritable manière de si-
gnifier de cette sorte de mots est donc de faire con-
254 PREMIÈRE PARTIE.
sidérer, en quelque sorte , comme des individus connus
et déterminés , les termes de toute espèce auxquels
ils se joignent, et, s'il le faut ainsi dire, de les in-
dividualiser.
Ainsi , lorsque nous lisons un fragment ou un
chapitre d'histoire naturelle intitulé. Le lion , Le
cheval ^ V éléphant , etc. , nous comprenons que
l'auteur , ne devant rien dire sur chacun de ces ani-
maux que ce qui est commun à l'espèce , et qui ,
par conséquent, doit se retrouver dans tous les in-
dividus qu'elle comprend , c'est sous ce rapport indi-
viduel qu'il considère son sujet ; en sorte que la
description qu'il en fait nous présente , comme un
individu , le type de l'espèce tout entière. Les apo-
logues, qui sont quelquefois intitulés de la même
manière , ne font pas exception à cette observation
générale ; car la nature même de ce genre de petits
poèmes , où Ton fait le récit de quelque action qui ne
peut avoir lieu qu'entre des individus, suffît pour pré-
venir toute équivoque. Dans la fable de La Fontaine,
par exemple , intitulée Le Chêne et le Roseau , il est
évident que le poète, ayant surtout en vue le con-
traste entre les idées de force et de grandeur , d'une
part, et celles de faiblesse et d'abaissement de l'autre,
ce sont ces idées et leur opposition qu'il a voulu
exprimer dans toute leur étendue. En sorte qu'il y
aurait eu moins de justesse et de vérité dans son ex-
pression , s'il eût dit un chêne et un roseau.
ENTENDEMENT. 2 55
Cette indication rapide des fonctions de l'article
suffît sans doute pour le but que nous nous sommes
proposé, si nous avons marqué avec quelque préci-
sion la nature et le principal effet de cette sorte de
mots dans le discours. L'application de ces principes
généraux aux divers idiomes en particulier , l'obser-
vation des anomalies que l'usage, quelquefois guidé
par une logique très fine , et quelquefois sanction-
nant de son autorité des locutions tout à fait abusi-
ves , a pu y introduire , est évidemment étrangère à
l'objet de nos recherches.
CHAPITRE V.
De la Métaphysique et de la signification de
plusieurs termes employés par les métaphysi-
ciens.
§ i. Origine et signification du mot métaphysique.
Cette partie des études, qui , sous le nom de mé-
taphysique., formait , avec la logique et la morale.,
l'ensemble de ce qu'on a appelé dans les écoles un
cours de philosophie , fut désignée dès les plus an-
ciens temps sous le nom de philosophie première ^
et s'est divisée depuis en diverses branches , dont
j'indiquerai tout à l'heure les noms et le principal
objet. Mais il convient de faire connaître d'abord
2 56 PREMIÈRE PA.RTIE.
l'origine et la véritable signification du mot meta-
phjsique\\x\'mba\% ^ sur lequel on a communément
des notions peu exactes , ou même tout à fait fausses.
En effet, on s'imagine assez ordinairement que
les philosophes ont voulu designer par ce terme
(que l'on croit grec ou dérivé du grec), ce qui est
au-delà ou au-dessus des choses physiques et natu-
relles, des objets ou de leurs qualités, et des idées
que nous en avons. Mais cette notion , qui a déjà
l'inconvénient d'être extrêmement vague , est de plus
fort inexacte.
Premièrement, ce mot n'est, dans la réalité, ni
grec, ni latin, du moins ne le trouve-t-on dans
aucun écrivain des siècles ou ces langues étaient
encore florissantes, ni même de l'époque de leur
décadence. Il paraît avoir été formé par les scholas-
tiques des premiers siècles du moyen âge , dans un
temps ou €es hommes , qui étaient presque tous
incapables de lire Aristote dans sa langue , se fai-
saient pourtant une sorte de religion d'être les par-
tisans et les admirateurs fonatiques de ce philo-
sophe. Mais , parmi les traités qui nous restent de
lui, il s'en trouve un, en treize livres, écrit sans
ordre ni méthode , obscur en beaucoup d'endroits ,
OLi quelques questions intéressantes se trouvent
mêlées à beaucoup de définitions et d'explications
grammaticales de termes abstraits. Ces treize livres,
l'un des ouvrages d' Aristote les plus incomplets et les
ENTENDEMENT. 267
plus maltraités par le temps, sont intitulés ra yusra
ra (pva-izoi, c'est-à-dire, liç^res qui suivent ou qui
viennent après les livres de physique. Il est donc
probable que c'est ce titre du traité dont nous par-
lons, qui a donné occasion à quelque bomme peu
versé dans la langue grecque de forger le mot latin
barbare metaphjsica *.
On ne peut guère aujourd'hui savoir si c'était
Aristote lui-même qui avait ainsi intitulé son ouvra-
ge , ou si ce furent ceux qui les premiers mirent en
ordre ses écrits , perdus pendant près de deux siècles
après sa mort. Il parait néanmoins , d'après quel-
ques anciens commentateurs grecs de ce philosophe,
qu'on pourrait regarder le titre de ce traité , non
pas comme indiquant simplement la place qu'il oc-
cupait après les livres de physique, mais comme
exprimant l'ordre suivant lequel nous concevons les
idées abstraites et générales, après les idées physi-
ques et particulières; bien que ces idées générales
dussent, suivant eux, avoir la priorité dans notre
entendement , comme causes ou principes des idées
singulières **.
* C'est ainsi que des mots t^ ^tChicf. -, les livres y c'est-à-
dire les livres par excellence , contenant l'ancien et le nou-
veau testament , on avait fait le latin barbare Biblia , la
Bible; plusieurs autres mots ont une origine semblable.
** Voy. Philoponus, inAristot, de Gen. et Corn, pag. 22,
éd. Aid. Venet. 1527.
17
2bS PREMIÈRE PA.RTIE.
Quoi qu il en soit de l'étymologie du mot méta-
physique, essayons de déterminer la notion qui y
fut attachée à l'époque ou l'on commença à en faire
un assez fréquent usage, et, pour cela, rappelons
en peu de mots ce qu'on sait de la science qu'il dé-
signe.
Les premiers philosophes grecs , et entre autres
Heraclite , avaient remarqué que tous les Etres que
nous connaissons sont dans un continuel mouvement
de décomposition et de recomposition; que tout naît,
s'accroît et dépérit par un flux , en quelque sorte , con-
tinuel , des molécules matérielles dont chaque corps
est actuellement composé. De là, ce dogme ou cette
maxime fondamentale de leur doctrine , que tout
est en mouvement de génération ou d'existence,
mais que rien uest ou n'existe véritablement,
Tl fallait donc chercher ce que c'est que VÉtre en
soi, l'existence, l'essence ou la substance propre-
ment dite; en un mot, ce qui subsiste indépendam-
ment de ses accidents ( qualités ou modifications ) ,
toujours instables, fugitifs et sujets au changement.
Cette existence absolue que l'on concevait , sans
en trouver nulle part le type ou le modèle , les uns
l'attribuaient aux dimensions ou affections mathé-
matiques des corps , les autres aux idées de Platon ,
d'autres aux nombres de Pythagore : et c'est proba-
blement cette diversité d'opinions qui donna occasion
au traité d'4ristote dont j'ai parlé tout à l'heure. En
ENTENDEMENT. sSq
effet , il y examine les diverses hypothèses que je
viens d'indiquer , et plusieurs autres questions qui
naissent de la question principale ou du problème
qu'on s'efforçait en vain de résoudre.
Tel est le fonds sur lequel les scholastiques éle-
vèrent, dans la suite, un système plus étendu, plus
complet , une prétendue doctrine à laquelle on a
long-temps attaché une très haute importance, bien
qu'on n'en ait jamais pu tirer aucun résultat utile ,
et qu'elle n'ait produit , pendant tout le temps
qu'elle a régné dans les écoles , que d'intermina-
bles disputes, et quelquefois même des querelles
aussi violentes que déplorables. Voici, au reste,
comment on avait conçu les diverses parties de ce
système.
Premièrement, comme la nature de l'Etre, con-
sidéré comme Etre , était un des points fréquemment
mentionnés dans le traité d'Aristote , on fît une sec-
tion particulière de ce qui pouvait se dire sur ce
sujet, et on lui donna le nom d^ Ontologie.
Ensuite, puisque l'Etre par excellence , l'Etre seul
réel , immuable , toujours subsistant par lui-même ,
cause unique et suprême de toutes les autres exis-
tences, n'est autre que Dieu., on fît, des considérations
sur Dieu et sur ses attributs, une seconde section de
la métaphysique , appelée Théologie natm^elle.
Enfin , on donna le nom de Psychologie * à une
* Plusieurs écrivains allemands ont affecté de remettre en
ï7-
.260 PREMIÈRE PARTIE.
troisième partie de la même science, dans laquelle
fut compris tout ce qu'il était possible de savoir sur
la nature et les affections des esprits , autres que
Dieu, et sur fâme humaine, considérée comme une
substance , comme un Être d'une espèce particulière
entre les esprits.
§ 2. Comment la métaphysique se trouve réduite ici à
l'explication de quelques termes.
Il est évident qu'entre ces trois parties de la mé-
taphysique de l'école , la dernière était la seule qui
pût avoir quelque intérêt, et qu'elle comprenait
implicitement les deux autres ; puisque nous ne pou-
vons rien savoir , et , par conséquent , rien dire des
Êtres autres que l'homme , et de Dieu lui-même , que
ce qu'il nous est possible d'en connaître par un
emploi légitime et régulier des facultés qu'il nous a
départies. Aussi , depuis que l'on eût commencé à
secouer le joug de cette prétendue philosophie , qui
n'agitait que des questions insolubles à la raison
humaine , éternel aliment des esprits faux ou témé-
raires, le mot de métaphysique^ resté seul en usage ,
n'exprima-t-il plus , au moins pour ceux qui tenaient
à s'entendre eux-mêmes et à se faire comprendre des
vogue ce terme des scholasliques , qui paraît avoir aussi été
adopté, en France , dans ces derniers temps, par quelques
professeurs de philosophie.
ENTENDEMEIVT. 26 1
autres, que la science ou l'étude de l'entendement
humain et de ses facultés. Descartes, Locke, et leurs
plus illustres successeurs, en France, en Angleterre,
et chez les autres nations éclairées de l'Europe , en
firent ce qu elle est aujourd'hui , une science de pure
observation des faits de la conscience, c'est-à-dire des
idées \ et c'est pour cela qu'un philosophe très dis-
tingué de notre temps * a proposé et employé , pour
la désigner , le nom ^Idéologie. Enfin , c'est ainsi
que nous l'avons considérée nous-même, et que nous
avons essayé de la présenter dans cet ouvrage.
Mais, ayant traité d'abord des diverses facultés
de l'entendement et des différentes espèces d'idées
qui en sont le résultat , puis du langage et de la
faculté d'abstraire, qui nous sert à les manifester,
il ne nous reste plus, pour compléter cette partie
de notre travail, qu'à discuter la valeur de quelques
termes qui , bien qu'ils soient d'un usage très fami-
lier, et généralement entendus de tout le monde, ont
pourtant été le sujet d'interminables controverses
€ntre les métaphysiciens.
§ 3. Espace , Durée.
On a vu précédemment ** comment les notions ,
et les mots qui en sont les signes, sont, sous un
* M. de Tiacy.
** Chap. II de cette II* section.
ilGl PREMIÈRE PARTIE.
certain point de vue , une pure création de notre
entendement ; en sorte que ces notions , ou ces
groupes de faits et d'idées associées, n'existent ab-
solument que dans les mots et à cause d'eux, c'est-
à-dire par leur moyen.
H n'y a donc, et il ne peut y avoir, sous ces ter-
mes généraux , que ce que nous y avons mis nous-
mêmes, c'est-à-dire, en dernier résultat, que des
faits de notre conscience , dont les uns nous attes-
tent des existences indépendantes de la nôtre, et
extérieures au moi; tandis que les autres se mani-
festent à nous comme des faits directs de l'entende-
ment ou du moi , et qui lui sont exclusivement pro-
pres. Cependant certaines conceptions , ou intuitions
de rapport entre les mots ( bien qu'elles soient aussi
des idées, c'est-à-dire des faits réels de l'entende-
ment), lorsqu'une fois nous les avons désignées par
un terme particulier , semblent prendre dans notre
esprit uae réalité indépendante , et comme une exis-
tence extérieure qu'elles n'ont pas, ou du moins que
rien ne nous autorise à leur attribuer. C'est là une
cause féconde d'erreurs souvent graves et dangereu-
ses, dont les hommes ont été plus ou moins dupes
dans tous les temps.
Et d'abord, pour ce qui est de la durée et de
Vespace,']3iï déjà dit qu'avant l'institution ou l'em-
ploi d'aucun signe , d'aucun langage , l'homme et les
animaux ont une connaissance intuitive , ou plutôt
ENTENDEMENT. Si63
ont, dans certains cas, des intuitions de ces deux
conditions de l'existence des Etres.
L'étendue des corps , la distance qui les sépare ,
sont connues , comme on l'a vu dans la première
section de cet ouvrage , non seulement de l'homme ,
réduit aux simples actes nécessaires à la vie de rela-
tion , mais aussi des animaux , qui n'ont que les fa-
cultés nécessaires à l'accomplissement de ces actes.
Cependant l'homme , tant qu'il est ainsi borné aux
seuls moyens de connaître , ne peut avoir aucune
notion proprement dite, ni de l'espace, ni de la
durée ; il faut , pour que ces intuitions puissent de-
venir l'objet de sa contemplation ou de ses médita-
tions , qu'elles soient réfléchies dans des signes. Mais
aussi , dès lors , ces intuitions perdent leur caractère
d'idées , pour prendre celui de notions; et, ce qu'il y
a surtout de remarquable , les mots qui les expri-
ment nous semblent désigner , non plus seulement
des rapports, mais des entités réelles, qui ont une
existence indépendante et de notre pensée et de toutes
les existences. Je puis concevoir que tous les corps
de l'univers soient anéantis, mais il m'est impossible
de comprendre que l'espace qui les contient cessât
lui-même d'être, et que, par conséquent, son exis-
tence ne durât pas , puisque continuer d'exister c'est
durer, puisqu'enfin l'existence est tout à fait incom-
préhensible sans la durée. En un mot, l'espace et
la durée sont deux existences que je suis forcé de
^64 PREMIÈRE PARTIE.
concevoir comme immuables, éternelles et incrëëes.
D'oii vient donc le caractère extraordinaire qui
distingue ces deux notions entre toutes les autres ?
Comment arrivons-nous à être forcés de concevoir
des existences qui n'ont rien de commun avec toutes
celles qui nous sont connues; qui semblent n'être,
au fond, et qui ne sont peut-être en effet que
de simples rapports?
Remarquons d'abord, que la différence de nos
idées, les unes à l'égard des autres, se manifeste par
leur succession; c'est-à-dire que cette succession
même est une des conditions nécessaires de leur
manifestation comme idées distinctes. Or, c'est l'in-
tuition de ce rapport constant de toutes nos idées ,
qui nous manifeste à son tour une propriété essen-
tielle et fondamentale de tous les Etres dont ces
idées nous attestent l'existence. Car ces Etres, leurs
qualités , leurs parties , leurs modifications de tout
genre, ne peuvent être conçus par nous qu'autant
qu'ils ont une certaine durée, et cette durée est
aussi la propriété essentielle des idées qui nous re-
présentent toutes ces choses. Elle est donc, en effet,
la condition nécessaire de l'existence des Etres et
des idées que nous en avons.
En second lieu , l'étendue est le mode constant
de l'existence des corps, la condition sans laquelle
il nous est impossible de les concevoir. Or, l'espace
n'est , pour ainsi dire, que la possibilité de l'étendue:
ENTENDEMENT. 205
si donc il nous était donné de comprendre que l'es-
pace et la durée pussent être anéantis, il nous
serait donné de comprendre l'impossibilité de toutes
les existences , ou de tout ce qui est , c'est-à-dire de
comprendre une contradiction manifeste, une ab-
surdité palpable.
Ce n'est pas là, sans doute, expliquer ce que sont
l'espace et la durée ; ce n'est pas là faire connaître ,
comme on dit, leur nature ou leur essence; et certes
je n'en avais ni le projet, ni la prétention, l'intui-
tion qui sert de fondement à ces deux notions étant
un de ces faits primitifs de l'entendement , qu'on ne
peut qu'obscurcir en cherchant à les expliquer ou à
les définir. Car, dire avec Leibnitz , par exemple ,
que l'espace est l'ordre des co-existants , et que la
durée est l'ordre des successifs, ce ne serait pas assu-
rément faire connaître la signification de ces deux
mots à celui qui ne saurait pas quelle espèce de faits
primitifs ils expriment.C'est seulement constater une
observation importante , parce qu'elle sert à carac-
tériser deux ordres de phénomènes essentiellement
distincts. C'est dire, en d'autres mots, que toutes
nos idées sont dans le temps , et tous les corps dans
l'espace ; que la succession est le mode essentiel des
unes , et l'étendue le mode essentiel des autres ; enfin ,
c'est dire que tout ce qui constitue le moi est dans le
temps, et tout ce qui constitue le non-moi^ dans
l'espace. ^
'266 PREMIÈRE PARTIE.
En dernier résultat ,1a durée, ou, plus exactement,
une durée, c'est l'intuition de l'existence d'un Être
ou d'un objet comparé à un ensemble de faits ou de
phénomènes qui se succèdent ; ou mieux encore ,
c'est ce que tout homme qui sait le français entend
sous ce mot , et que les hommes de tous les temps
et de tous les pays entendent et ont toujours entendu
par les mots qui , dans leur langue , étaient les équi-
valents de ce terme *. La durée , comme notion ,
n'est autre chose que ce mot lui-même, signifiant
la somme de tous les faits de ce genre et de toutes
les combinaisons que l'on peut en faire.
JJ espace , ou , pour mieux dire , un espace , c'est
l'intuition de la distance qui sépare deux ou plu-
sieurs corps les uns des autres ; c'est la place qu'oc-
cupe un corps, ou qu'il est destiné à occuper.
L'espace , comme notion , c'est le mot espace lui-
même , signifiant la somme de tous les faits de ce
genre et de toutes les combinaisons auxquelles ces
faits peuvent donner lieu.
§ 4* Esprit, Matière.
On sent que les observations que nous venons de
* « Qu'est-ce donc que le temps ? si personne ne me le
« demande, je le sais; si je veux l'expliquer à celui qui me
« ferait cette question , je ne le sais pas. » Quid est ergo
tempus ? si nemo ex me quœrat ^ scio ; si quœrenti expli-
care velim , nescio.
( S. Augustin. Confess. lib. XI, cap. XIV.)
ENTENDEMENT. 267
faire sur l'espace et sur la durée , ou des observa-
tions à peu près semblables , peuvent s'appliquer aux
autres notions , parce que l'esprit humain n'a guère
qu'une manière uniforme de procéder dans ses créa-
tions, 011 plutôt parce que sa nature le porte à sui-
vre , dans tout son développement , une marche , en
général , assez uniforme. Ainsi , nous dirons que le
mot matière^ comme idée, signifie tout fait produit
dans notre entendement , lorsqu'il perçoit les quali-
tés des corps exprimées par les mots étendue , soli-
dité , résistance , impénétrabilité , mobilité , agréga-
tion de parties semblables ou diverses. Mais , comme
notion , ce n'est que le terme lui-même , en tant
qu il exprime la somme de tous ces faits et de toutes
ces qualités ou propriétés , qui toutes ont , comme
nous venons de le dire , pour caractère essentiel ,
pour condition expresse, de pouvoir être considérées
dans l'espace.
Au contraire , le mot esprit exprime la somme
des faits uniquement et directement propres au moi ,
ou à l'Etre animé ; faits qui ont pour caractère es-
sentiel , pour condition expresse , de ne pouvoir se
manifester que par leur succession , ou de n'exister
que dans le temps : telle est la notion attachée à ce
terme. Les mots âme et entendement n'expriment
que la même notion , envisagée sous des points de
vue un peu différents.
On voit par là que les mots d'esprit et de matière.
a68 PREMIERE PARTIE.
OU ceux d'âme et de corps , qu'on emploie quelque-
fois comme entièrement équivalents , sont des no-
tions de notre entendement, ou les signes de collec-
tions de faits intellectuels , qui , comme collections ,
n'existent réellement que dans ces mots et à cause
d'eux; que nous n'avons imaginé ces noms divers ,
que parce que les faits qu'ils expriment sont vérita-
blement de nature très différente , et même tout à
fait opposée; que, par conséquent , aucun effort de
méditation ou d'attention de notre part, aucun ar-
tifice de langage ne peut faire qu'il y ait aucune
ressemblance, aucune identité entre ce que la nature
a fait différent. En un mot , on voit que le fameux
problème de l'union des deux substances , qui a si
fortement occupé les philosopbes , dès les plus an-
ciens temps , et pour la solution duquel des hommes
doués de la plus grande force de tête ont créé tant
de systèmes plus ou moins ingénieux, n'a jamais
produit et dû produire que de purs abus de mots ;
en sorte qu'ils ont toujours laissé la question préci-
sément au point où ils l'avaient prise.
Ceux qui se disent ou se croient jnatéiialistes ,
c'est-à-dire qui prétendent que la matière peut
penser, tombent dans une erreur à peu près pareille ;
car il faudrait d'abord qu'ils eussent reconnu , entre
l^s substances simples dont le corps humain est
composé , quelle est précisément celle à qui appar-
itient cette merveilleuse propriété ; qu'ils se fussent
ENTENDEMENT. 269
assurés, de plus, que cette substance est véritablement
simple, c'est-à-dire indécomposable; et enfin, qu'ils
eussent démontré que les notions de pensée et d'é-
tendue ne s'excluent pas réciproquement. Jusque là,
leur opinion ne peut être qu'une bypotbèse tout à
fait arbitraire , qui ne saurait avoir plus de crédit
sur un esprit raisonnable, que celles de Leibnitz,
de Malebranche , et de plusieurs autres , sur l'union
des deux substances.
On comprend aussi pourquoi, de tant d'iiypothèses
qui ont été faites sur la nature et l'essence de la
matière , il était impossible qu'il y en eût une seule
qui approchât de la vérité , puisque l'on ne faisait
jamais , en pareil cas , que réaliser une abstraction.
Ainsi , considérer la matière , ou les derniers élé-
ments dont se composent les corps , comme des par-
ticules étendues et parfaitement dures , suivant la
doctrine des atomistes anciens et modernes , ou les
regarder , avec le Père Boscovich , comme des points
mathématiques , doués de forces attractives et répul-
sives , c'est non seulement imaginer des Etres dont
l'existence n'est constatée par aucun fait , par aucune
expérience , mais c'est encore regarder une pure
conception de l'entendement comme un Etre réel ;
c'est oublier une convention que nous avons faite
avec nous-mêmes , pour y voir tout autre chose
que ce que nous y avons mis.
Les notions comprises dans celle de corps ou de
270 PREMIÈRE PARTIE.
matière ont encore donné lieu à plusieurs erreurs,
qu'on aurait sans doute évitées, si l'on était remonté
à leur véritable valeur par une analyse plus exacte;
et ces erreurs ont souvent répandu de l'obscurité
sur les principes des sciences les plus importantes.
Ainsi , dans la géométrie, les dimensions des corps,
les lignes, les surfaces , sont de pures conceptions de
l'entendement , qui , tant qu'on se borne à les envi-
sager comme telles , donnent lieu à des propositions
dont l'évidence est incontestable. Mais , quand on a
cru pouvoir remonter à l'essence prétendue de ces
notions considérées comme des Etres réels, quand
on a voulu pénétrer au delà des faits primitifs extrê-
mement simples d'oii ces notions et leurs expressions
sont dérivées , on s'est jeté dans des difficultés inex-
tricables.
La ligne droite^ par exemple , a été définie com-
munément la plus courte distance d'un point à un
autre ; mais ces mots ( ligne droite ) ne sont que
l'expression de notre intuition naturelle et pri-
mitive de distance. Car, quand nous parlons de la
distance qu'il y a entre deux points , ou entre deux
objets qui sont sous nos yeux , nous entendons tou-
jours la plus courte possible , celle que suivrait un
rayon lumineux partant d'un de ces points pour
aller à l'autre. En un mot , la ligne tirée sur le pa-
pier avec une règle bien droite , ou la corde tendue
avec force entre deux objets peu distants , ne sont ,
ENTENDEMENT. 2 7 I
comme les mots mêmes de ligne droite , que les si-
gnes de l'intuition naturelle du rapport de distance
entre deux points ou deux corps.
Il n'y a donc aucun objet , ni aucune partie d'un
objet dans la nature, qui soit une ligne droite.
Depuis qu'on a mieux apprécié la valeur des mots
dans la géométrie, plusieurs objections peu fon-
dées ont été victorieusement réfutées par les géomè-
tres philosophes. On leur reprochait d'admettre des
surfaces sans aucune épaisseur , des lignes sans au-
cune largeur , des points sans longueur , ni largeur,
ni épaisseur. Mais une seule proposition , qui peut
paraître frivole à force d'être simple et évidente ,
suffisait pour répondre à toutes ces vaines difficultés:
quand on dit une chose, on n'en dit pas une autre ;
qui dit surface, ne dit pas solidité; qui dit longueur,
ne dit pas largeur. Il n'y a pas plus de surfaces
réelles , ni même de solides réels , tels que la géomé-
trie les considère, qu'il n'y a de lignes et de points
réels. Ces termes ne désignent que des conceptions
de notre esprit , qui peuvent , dans certains cas ,
être représentées par des figures tracées sur le pa-
pier, ou même par des modèles faits en bois, en
pierre , ou de toute autre matière ; mais ces figures
et ces modèles ne doivent jamais être regardés, ainsi
que les mots eux-mêmes, que comme de simples si-
gnes de ces conceptions.
La même manière d'envisager ce sujet , ou les
2^2 PREMIERE PARTIE.
considérations que nous avons présentées sur la
matière, comme notion ou conception de notre es-
prit, peuvent servir à résoudre une autre question,
fort agitée entre les métaphysiciens grecs et parmi
ceux de l'école, la dwisihilité de la matière à
l infini. Car, premièrement, il nous est impossible
de concevoir la matière autrement qu'étendue ,
puisque la notion d'étendue est une de celles que
nous avons comprises sous le mot matière , et que
cette notion elle-même suppose la conception de
parties séparées ou séparables les unes des autres,
mais toujours étendues. En second lieu , comme di-
viser ne signifie que séparer des parties, et non pas
les détruire ou les anéantir , nous sommes obligés
de concevoir que cette division , quelque loin qu'on
la continue, ne pourra jamais détruire l'étendue, ou
la condition essentielle et nécessaire de la notion
attachée au mot matière. Mais il est clair aussi que,
cette notion n'exprimant rien de réellement existant,
nous ne sommes nullement autorisés à appliquer
cette manière de raisonner aux corps réels et naturels,
tels qu'ils existent autour de nous. Car les qualités ,
les propriétés et les affections de ces corps ne peu-
vent nous être connues par aucune induction tirée
du raisonnement sur des notions abstraites, mais
uniquement par l'expérience et par l'observation *.
* L*étendue de la matière et des corps , telle que les mé-
ENTENDEMENT. 2^3
§ 5. Substance , Essence.
Tous les Etres , tous les objets que nous connais-
sons , ne se distinguent pour nous, les uns des autres,
et par conséquent ne nous sont connus , que par les
qualités, propriétés, modes ou manières d'être que
nous remarquons en eux. Chacun d'eux n'est donc pour
nous, en effet, qu'un certain assemblage de qualités
ou de propriétés diverses. Mais il peut quelquefois
nous être utile ou nécessaire , dans les considérations
auxquelles ils donnent lieu, d'envisager ces objets ou
ces Etres uniquement sous ce point de vue particu-
lier ; c'est-à-dire , comme réunissant une certaine
somme de qualités ou de propriétés , dont nous les
taphysiciens la conçoivent, suppose des parties séparables ,
mais juxta-posées les unes aux autres, sans la moindre solu-
tion de continuité ; or, les physiciens démontrent, par l'ex-
périence, qu'il est impossible qu'il y ait contact entre les
molécules constituantes des corps même les plus denses. Ce
n'est donc pas la même étendue que les uns et les autres
considèrent; et, par conséquent, tous les raisonnements des
premiers, tous les arguments de Zenon d'Élée, par exemple,
et des autres sophistes grecs , ou des scholastiques , contre
l'existence du mouvement , contre celle de la matière , etc. ,
ne sont que des jeux d'esprit, des arguties purement ver-
baies, qui ne peuvent nullement s'appliquer aux corps tels
que nous les connaissons. On peut voir, au reste, toutes ces
extravagances métaphysiques exposées avec beaucoup de
sagacité , par Bayle , à l'article Zenon , et dans plusieurs au-
tres endroits de son Dictionnaire critique et historicjue .
i8
274 PREMIERE PARTIE.
regardons alors comme le support ou le soutien , et,
dans ce cas, nous donnons h ces Etres, à ces objets,
le nom de substances.
Ce mot ne désigne donc, par lui-même, aucun
Etre réellement existant; mais il est propre à les
désigner également tous , quand on les considère
sous le point de vue que je viens d'indiquer. Il est
même facile de voir qu'il n'a été imaginé et employé
que pour nous servir à comprendre , sous une même
dénomination , tous les Etres que nous pouvons sup-
poser existants. Car, étant invinciblement forcés
(comme on vient de le voir dans le § précédent) d'en
faire deux classes essentiellement distinctes , les es-
prits et les corps , marquées chacune par des quali-
tés ou attributs, dont la différence est telle qu'il
nous est impossible d'apercevoir ou même d'ima-
giner rien d'identique et de communicable de l'une
à l'autre, il n'y avait pas d'autre moyen de les rap-
procher qu'en les considérant sous un même point
de vue, et en indiquant, par un même terme, la
sorte d'identité à laquelle ils étaient ainsi ramenés ,
comme le mot Être indique celle à laquelle on les
ramène pareillement , quand on les considère sous
le rapport de l'existence.
Si la notion attachée au mot substance est par là
déterminée avec exactitude, si l'explication que l'on
donne ici de ce terme est la seule que la raison
puisse admettre , ou la seule qui soit conforme aux
ENTEIN DEMENT. 1-; o
faits de notre entendement observés avec exactitude,
dès lors toutes les questions auxquelles il a donné
lieu, devront s'éclaircir facilement; les vaines tbéo.
ries qu'on a essayé d'élever sur ce mot, et les dispu-
tes encore plus vaines, s'il est possible , dont il a été
l'occasion , paraîtront évidemment ce qu'elles étaient,
c'est-à-dire de purs abus du langage.
En effet , pour peu qu'on y réfléchisse de bonne
foi et sans prévention , on se convaincra aisément
que nous ne connaissons ni ne pouvons connaître
ce que c'est que la substance , soit matérielle , soit
spirituelle, puisque ces expressions ne signifient que
des conceptions de notre entendement , et point du
tout des Etres réels, comme ceux qu'il nous est
donné de connaître.
La substance matérielle, considérée, par exem-
ple , dans le corps humain , est-elle étendue , résis-
tante, figurée , mobile, comme le corps lui-même ?
Est-elle liquide dans les humeurs , gazeuse dans les
fluides aériformes dont il est composé , plus ou moins
solide dans les muscles et dans les os? Alors, en quoi
diffère-t-elle du corps lui-même? Si l'on veut qu'elle
soit le support ou le soutien de toutes les sortes de
corps élémentaires , quoiqu'elle ne soit celui d'aucun
d'eux en particulier, alors il n'est plus possible d'y
voir qu'une pure fiction de l'esprit , tout à fait sem-
blable à cette prétendue matière première d'Aris-
tote et des scholastiques , qui était apte à devenir
i8.
Q.'jG PREMIÈRE PARTIE.
tous les corps possibles, mais qui n'était pourtant
aucun corps en particulier.
Nous ne saurions douter que l'accroissement et
le développement du corps humain ne s'opère sous
l'influence d'une loi ou d'une force qui en règle le
mode et les limites; cette force se manifeste par des
effets semblables ou analogues , non seulement dans
tous les individus de l'espèce humaine, mais aussi
dans ceux de toutes les espèces d'animaux et de
plantes. Or, cette puissance formatrice ouplastique,
comme l'ont appelée quelques philosophes anciens
et modernes , est-elle essentiellement distincte de
celle que nous appelons âme , esprit , entendement ,
intelligence ? ou , s'opposant , pour ainsi dire , à
elle-même , dans la double série des phénomènes
auxquels elle préside, nous manifeste-t-elle les uns
dans la conscience du moi et des actes ou opérations
qui lui sont propres, tandis qu'elle dérobe entière-
ment les autres à cette même conscience , et établit
par là l'opposition ou la distinction qui les sépare?
Nous l'ignorons absolument. Ce ne serait là qu'une
hypothèse , qui , comme toutes celles qu'on a faites
sur ce sujet, laisserait encore la question entière.
On a dit : il n'y a point d'attributs sans un sujet ,
point de qualités sans une substance à laquelle elles
appartiennent; sans doute, puisque les mots sujet
et attribut , qualité et substance , n'ont été imaginés
que pour marquer ce rapport nécessaire entre les
ENTENDEMENT. inn
choses qu'ils désignent. Mais pourquoi n'y aurait-il
pas des sujets distingués d'autres sujets , des substan-
ces distinguées d'autres substances par deux sortes
d'attributs et de qualités ? Pourquoi l'homme , et en
général les Etres vivants et organisés, ne serai«nt-ils
pas des substances et des sujets distingués, précisément
par ce double caractère , de tout ce qui n'a ni orga-
nisation, ni vie? Puisque nous sommes invinciblement
forcés de reconnaître en lui deux ordres de phénomè-
nes essentiellement distincts, pourquoi ne regarde-
rions-nous pas l'homme lui-même comme l'unique
sujet des deux classes d'attributs par lesquels nous
exprimons les phénomènes de ces deux ordres ? Pour-
quoi l'une de ces deux classes ne comprendrait-elle
pas les qualités de toutes les substances dont son corps
est composé, quoique nous ne connaissions pas encore
avec certitude le nombre de ces substances? La philo-
sophie aura fait, ce me semble, un véritable progrès ,
quand ceux qui en font l'objet de leur étude auront
commencé à comprendre qu'il ne leur a pas été
donné de créer des Etres , ou des existences réelles ,
avec des mots.
Locke est le premier qui ait fait voir le peu de
fondement de l'emploi du mot substance , au sens
que lui donnaient les métaphysiciens *. Il fut atta-
qué , à cette occasion, avec assez de violence, par
* Voyez V Essai sur l'entendement humain , liv. II , chap.
XIII , § 1 8 , et chap. XXIII , § 2 , etc.
278 PREMIÈRE PA.RÏ1E.
quelques théologiens de sa communion , auxquels il
répondit avec le calme et la fermeté qu'inspire un
amour sincère de la vérité. Il essaya de leur faire
comprendre que la religion n'est nullement compro-
mise dans ce genre de questions ; mais que des accu-
sations telles que celles dont il était l'objet, détrui-
sent la vertu la plus expressément recommandée par
l'Evangile , je veux dire la charité, ou du moins lui
portent de graves atteintes.
Les métaphysiciens avaient cherché à connaître ce
qui subsiste par soi-même , ce qui existe dans chaque
Etre ou dans chaque chose, indépendamment de ses
modifications, attributs, qualités onaccidents (comme
on s'exprimait dans l'école); ils avaient fait, à cette
occasion , le mot substance , et c'est uniquement à
cela que se bornèrent et que devaient nécessairement
aboutir tous leurs effors. Ils s'occupèrent aussi d'une
autre question très voisine de celle-là, et qui devait,
par conséquent, avoir le même résultat. Ils cher-
chèrent à connaître dans les choses ce qui les fait
être ce qu'elles sont, sans quoi elles ne seraient
pas, ou seraient tout autres; mais ils ne purent
qu'imaginer le mot essence ^^our représenter cette
conception de l'entendement.
Locke a encore fait voir combien elle peut être
illusoire. A la vérité, il distingue l'essence réelle de
l'essence nominale * , comme Condillac distingue
Essai sur Venlend. hum. , liv. III, c. III, § i5 et siiiv.
ENTENDEMENT. 279
l'essence première de l'essence seconde * : mais l'un
de ces philosophes déclare que l'essence réelle des
choses nous est inconnue , et l'autre avoue que nous
ne pouvons connaître que leur essence seconde, qui,
dit-il , n'est pas la véritable essence. D'où il est facile
de conclure que ce terme , qui peut être utile ou né-
cessaire, dans certains cas, pour désigner une con-
ception de notre esprit , très claire , lorsqu'on la
regarde uniquement comme telle , ne désigne d'ail-
leurs aucune chose qu'il nous soit possible de con-
naître, rien que nous soyons autorisés à considérer
comme réellement existant.
On voit par là pourquoi les mots essence et sub-
stance ne causent aujourd'hui aucun embarras, ne
présentent aucune obscurité dans les écrits des phy-
siciens et dans le langage ordinaire , tandis qu'ils
ont donné lieu à de si violentes querelles dans les
écoles , et même dans le monde , à l'époque où l'in-
fluence des écoles y était prédominante.
§ 6. Identité , Personne , Individu.
La notion à^ identité est si claire par elle-même ,
et les actes d'intuition dont elle résulte sont si sim-
ples et si familiers , qu'on ne peut que l'obscurcir en
cherchant à l'expliquer. D'ailleurs ces actes sont,
comme tous les faits primitifs de notre intelligence^
* Cours d études , tom. III; Art de raisonner , chap. IJL
280 PREMIÈRE PARTIE.
impossibles à décrire de manière à pouvoir se faire
comprendre de tout homme qui ne les connaîtrait
pas déjà. Si je dis, par exemple: le mot identité
exprime le rapport de l'existence d'une chose ou d'un
Être , à différents lieux , à différents temps , ou à di-
verses autres choses ou Etres; il faudra assurément
quelque habitude de réflexion , quelque contention
d'esprit, pour comprendre ces paroles. Tandis qu'il
n'y a personne qui ne comprenne immédiatement ce
qu'on veut faire entendre quand on dit qu'un homme
a été vu hier portant le même habit , ou montant
le même cheval, ou s'entretenant avec la même
personne qu'avant hier.
Tout le monde comprend pareillement l'emploi
abusif que l'on fait très souvent du mot même , lors-
qu'on dit , par exemple , qu'on a rencontré telle per-
sonne deux jours de suite à la même heure ; que
Henri IV et Louis XIV ont régné sur le même
peuple , et ainsi d'un grand nombre d'autres expres-
sions. Mais les métaphysiciens ont voulu arriver à
une plus grande précision dans la détermination du
mot identité, et ils n'y ont réussi que fort impar-
faitement.
Ainsi , pour savoir , par exemple , ce qui constitue
Xidentité d'une personne , d'une chose , ce qui en
fait le 772cv/2e Être pendant tout le temps qu'il existe,
les scholastiques avaient imaginé l'expression prin-
cipe dHndividuation ( principium individuationis)^
ENTENDEMENT. 28 1
qui ne leur a guère servi qu'à désigner cette concep-
tion de leur esprit.
L'identité d'un homme , à différentes époques de
sa vie , peut être considérée , ou par rapport aux
autres , ou par rapport à lui-même ; dans l'un et
l'autre cas c'est ce qu'on appelle identité personnelle.
Car le mot personne^ dans notre langue, comme
dans les écrivains latins, d'oii nous l'avons pris , si-
gnifie plus spécialement l'individu considéré comme
capable d'actions moralement bonnes ou mauvaises,
et par conséquent comme responsable envers la so-
ciété, comme y exerçant des droits et y remplissant
des fonctions. Il exprime , en un mot, la partie mo-
rale et sociale de l'existence de chaque individu. L'i-
dentité personnelle d'un homme n'est donc ni difficile
à concevoir, ni la plupart du temps un sujet de doute
pour ceux qui ont intérêt à s'en assurer. Mais lorsqu'il
y a lieu à incertitude , la question peut quelquefois
être très compliquée; et ce qu'on appelle en jurispru-
dence causes ou procès ^état , c'est-à-dire ceux oii les
tribunaux ont à prononcer sur l'identité personnelle
d'un individu , présente quelquefois de très grandes
difficultés.
C'est que la certitude la plus complète et la plus
incontestable sur ce sujet est celle qu'un homme ,
qui n'est pas dans un état de démence momentané
ou permanent, a de sa propre identité dans tout le
cours de sa vie; en sorte que s'il a un puissant intérêt
■2S'2 PREMIÈRE PARTIE.
à dérober aux autres les moyens de la constater , il
peut quelquefois, en effet, la rendre pour eux tout
à fait problématique.
Locke a traité , avec assez d'étendue , cette ques-
tion de l'identité, soit des personnes, soit des cboses ,
et peut-être même y a-t-il un peu de luxe dans les
développements oii il est entré à ce sujet *. La con-
naissance , ou plutôt la conviction inébranlable que
cbaque bomme a de son identité personnelle, dans
tout le cours de sa vie , consiste, suivant lui , unique-
ment dans la conscience. Le D^ Reid ** observe avec
raison qu'il faut y joindre aussi la mémoire^ et que
c'est en ce sens que Locke lui-même paraît l'avoir
entendu , quoiqu'il n'ait pas assez nettement marqué
la distinction de ces deux facultés. Mais il y a plus
que mémoire et conscience dans ce phénomène de
l'entendement ; il y a science , et science certaine.
En effet, pour avoir, par la conscience et par la
mémoire, la certitude de mon existence antérieure,
seulement d'une heure ou d'un jour, au moment
présent , et à plus forte raison d'une année , ou de
toutes les années passées de ma vie , il faudrait que
je me représentasse clairement et distinctement tous
les actes de mon entendement qui ont rempli la durée
de cette heure , de ce jour , etc. , ce qui est impos-
* Essai sur t entend, hum. , liv. II , chap. XXYII.
^* Essays on ihc intellect, poivers , Essai III , ch. IV et V.
ENTENDEMENT. ^83
sible et contradictoire, puisque ce serait employer
le présent et l'avenir à vivre dans le passé. Il est
évident, au contraire, qu'à peine notre mémoire
peut nous retracer avec fidélité quelques événements
et quelques circonstances particulières assez rares ,
dans toute la durée qui a précédé le moment présent.
11 est également certain qu'aucun homme ne peut
conserver de souvenir des deux ou trois premières
années de sa vie , et que la conviction de chaque
individu , à cet égard , ne repose que sur la confiance
qu'il a dans le témoignage des autres, ou dans l'au-
thenticité des actes légaux destinés à constater la
naissance des citoyens. La certitude absolue et iné-
branlable qu'il a de son identité personnelle , pen-
dant tout le temps de sa vie, repose donc essen-
tiellement sur la notion inévitable et primitive du
temps lui-même, et sur la connaissance scientifi-
que , pour ainsi dire , des diverses périodes dans
lesquelles nous le divisons.
Au reste, cette invincible et inébranlable convic-
tion que chaque homme a de son identité person-
nelle a été admirablement représentée par Plaute ,
et mieux encore après lui , par Molière. La seconde
scène du premier acte de \ Amphitryon n'est pas
seulement un chef-d'œuvre d'excellente plaisanterie,
où brille éminemment cette force comique qui ca-
ractérise notre grand poète ; elle est aussi un chef-
d'œuvre de raison et de saine philosophie. Il s'agit,
284 PREMIÈRE PARTIE.
comme on sait , dans cette scène , de persuader à
Sosie qu'il n'est pas lui-même, qu'il n'est pas Sosie.
Cette tâche, fort difficile assurément , n'est pas
donnée à un sophiste armé d'arguments captieux et
subtils , dont un valet souple et rusé n'aurait fait
que se moquer; c'est Mercure qui s'en charge ; c'est
un Dieu , fort de tous les prestiges dont , en vertu de
sa puissance , il peut éblouir un homme ignorant et
craintif. Il lui vole, non pas seulement, comme il
le dit, son nom avec sa ressemblance, mais ses pen-
sées les plus intimes, ses sentiments les plus secrets,
sa mémoire , sa conscience , en un mot tout ce qui
constitue réellement son identité personnelle. Il
joint à ces moyens surnaturels les menaces les plus
terribles , et même plus que des menaces , et , avec
tout cela, il parvient à peine à ébranler, pendant
quelques instants , cette conviction absolue , si pro-
fondément inhérente à la nature humaine.
Qu'est-ce pourtant, au fond, que l'identité des
Etres organisés et animés ? ce n'est assurément pas
celle des parties matérielles dont leurs corps sont
composés , puisqu'elles se renouvellent sans cesse.
C'est encore moins, dans l'homme, celle des actes
ou opérations de son entendement , et des facultés
qui y donnent lieu, puisqu'elles sont incessamment
modifiées par leurs actes mêmes. On semblerait com-
prendre mieux l'identité de quelque corps inerte, ou
de quelque masse de matière brute , qui du moins
ENTENDEMENT. 285
ne peut subir d'altération ou de changement sensible
que dans un intervalle de temps assez long.
Quant à celle des plantes, des animaux et des
hommes, elle résulte d'abord de leur indwidualité;
car chaque Etre, dans ces diverses espèces , est re-
gardé comme tout à fait indivisible : on ne conçoit
pas ce que serait la moitié d'un arbre ou d'un animal ;
l'individu existe, quelques mutilations qu'il puisse
subir, tant que sa vie se conserve. L'identité indivi-
duelle résulte aussi, dans ce cas, de ce que les chan-
gements occasionnés par le cours ordinaire de la vie
sont, en général, presque insensibles, et aussi de
l'identité d'espèce dans les rapports de situation,
dans ceux des modes d'accroissement et d'altérations
de divers genres. Enfin, il faut bien remarquer que
la conscience et la mémoire lient et associent dans
notre esprit incomparablement plus de faits que nous
n'en pouvons noter ou distinguer *.
§ y. Nombre.
On a vu, dans le passage de Condillac, cité pré-
cédemment **, les noms des nombres présentés
comme exemples et comme instruments de l'abstrac-
* Voyez le Traité de la nature humaine par D. Hume ( liv.
I, part. 4 , sect. 6), où cette question de l'identité est traitée
avec beaucoup de sagacité et de finesse d'observation.
** Chap. II, § 5 de cette 2® sect.
286 PREMIÈRE PARTIE.
tion: d'après tout ce qui a été dit jusqu'ici, on peut,
ce me semble, résoudre sans peine la question agitée
aussi par les métaphysiciens sur ce sujet : savoir, si
Xunité est un nombre , ou si elle est seulement \ élé-
ment du nombre. Car il est facile de voir que ces
deux expressions sont essentiellement relatives , et
par conséquent , ne peuvent être conçues l'une sans
l'autre ; c'est-à-dire qu'on ne peut concevoir l'unité
que par rapport au nombre, et le nombre que par
rapport à l'unité. Du reste , l'unité et la pluralité
peuvent être regardées, indépendamment de l'emploi
des signes et du langage , comme des intuitions qui
résultent très promptement de l'usage des facultés
naturelles propres à l'homme et aux animaux de
l'ordre élevé. Les perceptions et les représentations,
qui sont les premiers résultats du développement de
ces facultés, nous offrent sans cesse des objets qui
sont uns ^ s'il le faut ainsi dire, et immédiatement
connus comme tels. L'intuition du rapport entre un
et plusieurs est un des faits intellectuels qui s'offrent
le plus souvent aux Etres dépourvus de l'usage de
tout signe artificiel. Mais aussi, dans cet état, il
n'existe et ne peut jamais exister pour eux, Aq nom-
bres déterminés et proprement dits.
Quant à la manière dont les notions des nombres
sont formées , à l'aide des noms qui les représentent,
ie n'ai rien à ajouter h ce qu'en dit Condillac dans le
passage que j'ai extrait de la langue des calculs ;
ENTENDEMENT. 287
mais je ne puis m'empêclier de faire remarquer ici la
prodigieuse fécondité, et en même temps la simpli-
cité de l'art des signes ainsi appliqué aux nombres.
En effet , si l'on proposait cette question : trouver
un moyen de désigner une quantité immense de
choses ou d'Etres , un à un , et d'une manière très
distincte , en sorte que chacun ait sou nom , et que
tous ces noms puissent se présenter à l'esprit , à
volonté , sans surcharger ni fatiguer la mémoire ?
assurément il n'est personne qui ne fût effrayé de la
difficulté d'un pareil problème, ou même qui n'en
regardât la solution comme à peu près impossible.
Elle se trouve pourtant dans les noms donnés aux
nombres dès les plus anciens temps , et dans les qua-
torze mots * de notre langue, qui suffisent, à la ri-
Je ne compte point ici les mots onze , douze , etc. , ni
vingt, trente , etc., qui, comme l'ont remarqué plusieurs de
ceux qui ont écrit sur l'arithmétique , auraient pu être rem-
placés par des expressions plus analogues. Car pourquoi
n'aurait-on pas pu dire dix-un, dix-deux, etc, puisqu'on
dit bien dix-sept , dix -huit , etc. ? Et pourquoi ne dirait-on
-^3iS deux-dix , trois-dix,... huit- dix , neuf- dix , puisqu'on
dit bien (ou plutôt assez mal) quatr-e-vingts et quatre-vingt-
dix? On sent assez, au reste, que le but de cette remarque
n'est ni d'introduire, ni de proposer un changement dans
la langue usuelle, mais seulement d'indiquer des expressions
qui marquent d'une manière plus sensible l'analogie et l'ad-
mirable simplicité de la langue parlée des nombres. En sorte
que la langue écrite , ou notre système de notation par les
9.88 PREMIÈRE PARTIE.
gueur, pour exprimer tout nombre composé de douze
chiffres, c'est-à-dire allant jusqu'aux centaines de
milliards.
D'un autre coté, si l'on considère que l'unité abs-
traite (ou le terme un) peut s'appliquer à toutes les
grandeurs possibles, au grand diamètre de l'orbite
terrestre, par exemple, aussi bien qu'à la millième
partie du mètre ( millimètre ) , dont les subdivisions
peuvent indéfiniment être exprimées , toujours avec
le même système de numération (en changeant un
peu la terminaison du petit nombre de mots dont il
se compose): on verra dans ce système, si admi-
rable par son extrême simplicité, une sorte de
compas intellectuel , à l'aide duquel il serait pos-
sible non seulement, de mesurer les distances et
les dimensions de ces globes sans nombre, que la
main du créateur a semés dans l'immensité des cieux ,
chiffres, ne doit la supériorité qu'il a sur celui des Grecs et des
Romains , qu'à la fidélité et à la précision rigoureuse avec
laquelle il reproduit les expressions de la langue parlée.
Celle-ci même a plus de concision encore que la langue
écrite, qui a été forcée d'adopter un signe particulier pour
marquer l'absence des différents ordres d'unités qui ne sont
pas énoncés. Ainsi, quand l'une dit simplement deux mille
quatre ,Yàx exemple , l'autre, au moyen de sa notation (2004)
dit explicitement deux mille , point de centaines , point de
dixaines , quatre unités; parce que celle-ci ne peut repré-
senter que par le rang qu'occupe chaque chiffre vers la
gauche, ce que celle-là exprime par des noms distincts.
ENTENDEMEJYT. 289
et de déterminer la vaste étendue de leur cours dans
cet espace sans limites , mais même d'apprécier les
dimensions du plus petit insecte , et celles de ses
parties qui, par leur étonnante petitesse, échappent
à l'œil le plus pénétrant, armé des meilleurs instru-
ments d'optique.
§ 8. Infini , Absolu.
La possibilité d'ajouter sans cesse un nombre ou
une quantité à une autre , quelque grande qu'elle
soit, sans qu'on puisse assigner de limite à ces
additions successives, a donné lieu à la notion de
X infini ; car ce mot ne fait qu'exprimer la concep-
tion que nous venons d'énoncer. Mais il est évident,
par le peu que nous en disons ici , que cette concep-
tion , ou la notion qui en résulte, est toujours néces-
sairement incomplète et imparfaite, puisque la con-
dition expresse que l'on met à ces additions ou à
ces accroissements successifs , c'est qu'ils n'aient au-
cune limite , aucun terme. Par conséquent c'est une
notion qui ne peut presque nous être d'aucune uti-
lité , au moins toutes les fois qu'il s'agit d'arriver à
des déterminations précises et rigoureuses. Ainsi, la
considération de l'infini, ou des infiniment petits et
des infiniment grands de différents ordres, dans le
calcul différentiel et intégral , se réduit à une simple
formule de langage , qu'on a trouvée très commode
par sa brièveté , mais qui , sans attribuer une exis-
'9
290 PREMIERE PARTIE.
tence réelle à Finfîni mathématique, n'exprime, à pro-
prement parler , qu'une idée négative. Par exemple ,
quand on dit qu'une ligne en touche ou en rencontre
une autre à rin/i7îi^ cela signifie simplement que ces
lignes ne peuvent jamais, ou se toucher, ou se ren-
contrer.
La description et la détermination des divers
genres de courbes que la géométrie considère, a
été l'un des premiers et est encore l'un des plus fré-
quents objets de l'application de ces calculs. Or, il
est facile de se convaincre que la considération de
l'infini actuel, ou proprement dit, n'a pu être la
cause des merveilleux succès que les grands géomètres
des deux siècles précédents et ceux de notre temps
ont obtenus dans ce genre de recherches.
En effet , on appelle quantité discrète celle qui
résulte de l'assemblage d'un nombre plus ou moins
grand d' autres quantités de même espèce , égales ou
inégales , mais finies et déterminées , comme sont ,
par exemple, les cotés d'un polygone, et , en général ,
toute quantité qui est ou peut être exprimée par des
nombres; en sorte que tout nombre est une quantité
discrète. Au contraire , on appelle quantité continue
celle dont l'accroissement s'opère sans aucune inter-
ruption , dont le développement est produit par une
action non interrompue du mouvement ou de la
cause quelconque qui est propre à le produire. C'est
ainsi que l'on conçoit le progrès du temps et du
ENTENDEMENT. SOI
mouvement lui-même, la formation du cercle et des
courbes de tout genre; en sorte que la quantité
continue ne peut être proprement représentée par
aucun nombre.
Voilà donc deux sortes de notions directement
contraires ou opposées, deux expressions que nous
avons faites pour représenter ces deux sortes de
notions ou de conceptions , et dans lesquelles il n'y a
bien évidemment que ce que nous y avons mis , et
ce que nous avons voulu y mettre. Par conséquent ,
aucune considération de l'infini , ou de toute autre
nature , ne peut réellement faire coïncider des no-
tions si essentiellement distinctes. Mais on peut fort
bien considérer, par hypotbèse , des parties dans
la durée, ou dans l'étendue, qui soient plus petites
qu'aucune durée , ou qu'aucune étendue assignable ,
et arriver ainsi à des déterminations dont la préci-
sion soit plus que suffisante pour tous les besoins des
arts et des sciences. Aussi, est-ce uniquement là ce
qu'on a fait dans la géométrie transcendante, comme
l'ont expressément reconnu les géomètres philo-
sophes *.
Non seulement la notion de l'infini ne peut nous
* « Il n'y a d'énonciation exacte (en ce genre) , dit M. La-
« croix, que dans les axiomes suivants, sur lesquels se sont
« toujours appuyés les géomètres anciens : i" Quelque grande
« que soit une quantité, on peut toujours en concevoir une
« autre qui la surpasse autant qu'on voudra; 2° Quelque
19-
'JX)'2 PREMIERE PARTIE.
conduire a rien de précis et qu'il nous soit possible
de connaître ou de savoir , parce qu'elle est évi-
demment hors de toute proportion avec nos facultés,
et avec tous les objets que ces facultés peuvent at-
teindre ; mais toutes les notions oii celle de l'infini
se trouve mêlée , en quelque manière que ce soit ,
ou qui ont avec elle quelque rapport ou quelque
analogie, ne peuvent jamais être pour nous, comme
l'infini lui-même, que de pures conceptions intellec-
tuelles, toujours et nécessairement incomplètes, et ne
pouvant s'appliquer qu'à des objets entièrement dis-
proportionnés à tous nos moyens de connaître.
Ainsi, les notions exprimées par les mots éternel,
immense , immuable , parfait , absolu , et autres ex-
pressions de ce genre , ne peuvent jamais avoir pour
nous qu'une signification vague et indéterminée.
Quoique noiis soyons assurés de les appliquer avec
(' petite que soit une quantité , on peut en concevoir une qui
« soit encore au-dessous de celle-là.
« Si l'on rencontre quelquefois ( ajoute le même auteur )
« des expressions qui paraissent contraires à ces axiomes , il
« suffira de les analyser avec quelque attention , pour se
« convaincre que l'infmi, ou l'infiniment petit , ne s'y trou-
« vent jamais considérés d'une manière absolue , mais qu'il
« s'agit toujours réellement de rapports qui tendent vers des
« limites assignables et dont l'existence est facile à conce-
« voir.» Traité du Calcul Différentiel et du Calcul Intégral ,
tom. I, pag. 18-19. Voyez aussi les Essais sur l'Enseigne-
ment, etc., du même auteur.
ENTENDEMENT. 1^3
justesse dans certains cas , comme lorsque nous
parlons de Dieu , et cpie nous exprimons ainsi ses
attributs , il est pourtant très vrai que nous ne fai-
sons dans ces cas-là que calculer avec des signes ,
dont la valeur propre nous est complètement in-
connue ; puisqu'en fait de connaissance réelle et pro-
prement dite , il nous est bien évidemment impossi-
ble de jamais franchir les bornes assignées à nos
facultés.
Les mots de cette espèce ont donc un caractère
particulier et remarquable eil ceci, que, comme re-
présentant de pures conceptions de l'entendement ,
ils sont parfaitement clairs et intelligibles; mais,
comme exprimant quelque chose de positif et qui
ait une réalité extérieure, ce qu'ils signifient est
entièrement inaccessible à notre intelligence. Ainsi ,
dans l'arithmétique, nous concevons parfaitement ce,
que l'on veut dire quand on demande un nombre
qui , étant multiplié par lui-même , donnerait i ou
3 pour produit , quoiqu'il nous soit démontré qu'un
pareil nombre n'existe pas. Malheureusement les
hommes ne se sont pas toujours, à beaucoup près ,
rendu compte de la valeur et de la signification des
termes , en métaphysique , en morale , en politique ,
avec autant de rigueur et de bonne foi ou d'impartia-
lité , qu'ils l'ont fait en arithmétique et en géométrie.
Mais il faut convenir que ce n'était pas une chose
aussi facile, attendu que les notions sur lesquelles
294 PREMIÈRE PARTIE.
on opère, clans ces diverses sciences, sont beaucoup
plus compliquées , ou se composent de beaucoup
plus de faits et de rapports divers que les notions de
quantité, qui sont sans doute les plus simples parmi
celles que nous pouvons considérer. Aussi, dans
tout ce qui tient aux sciences morales et politiques,
s'est-on laissé égarer sans cesse par de fausses no-
tions, ou par les conceptions illusoires qui résul-^
taient de la combinaison de notions mal déterminées.
L'abus qu'on a fait , dans ces derniers temps , du
mot absolu^ dans quelques systèmes de philosophie,
peut prouver encore la vérité de cette observation.
Quoique toute notre connaissance ou toute notre
science ne se compose que d'idées de rapports ,
comme on a pu le voir par tout ce qui a été dit
jusqu'ici , en sorte que chaque acte de l'une quel-
conque de nos facultés est déterminé par les relations
qu'il a avec les actes de presque toutes les autres ;
quoique tout ne soit lié , pour nous , dans la nature ,
que parce que tout est lié dans les phénomènes de
notre esprit qui nous la représentent : cependant il
peut nous être utile de considérer , pour quelques
instants, ou par hypothèse, un fait ou une existence ,
indépendamment de ses relations avec tout autre
fait ou avec toute autre existence. Dans ce cas , nous
disons que nous les considérons dans un sens ab-
solu , c'est-à-dire dégagé ou séparé de tous les rap-
ports que cet Etre ou ce fait peut avoir avec tout
EIVTENDEMENT. 2q5
ce qui n'est pas lui. Le mot absolu est donc l'opposé
de relatifs et , quoi que nous fassions , l'idée ou la
notion qu'il exprime suppose nécessairement l'idée
avec laquelle il est en opposition , ou dont il indique
l'exclusion; en sorte que, sans elle, il serait tout à
fait inintelligible. Ce mot ne peut donc , comme tous
les autres , exprimer qu'un rapport , un point de
vue, une manière de considérer un Etre ou un fait;
et assurément il est bien loin d'indiquer, par lui-
même, quelque chose à quoi nous puissions attribuer
une existence réelle.
Cependant , parce qu'une notion prise dans un
sens absolu , ou considérée en elle-même, comme
s'exprimait Platon , semble s'offrir à l'esprit avec
plus de simplicité que lorsqu'on envisage, en même
temps, les rapports qu'elle peut avoir avec d'autres
notions ; parce quelle semble, dans ce cas, n'avoir
besoin d'aucune autre condition pour être parfaite-
ment déterminée, pour manifester pleinement et
entièrement ce qu'elle est , on s'est imaginé qu'il
suffisait de joindre l'épithète ^absolu au nom qui
exprime cette notion , pour arriver à la connaissance
complète de tout ce qu'elle renferme. Ainsi, l'on a
cru que les expressions pwwi^a/z ce absolue^ raison
absolue , bien absolu , etc. , nous feraient beaucoup
mieux connaître la nature et l'essence des idées
qu'elles désignent, que ne le pourraient faire les
simples mots puissance , raison , bien^ etc.
296 PREMIÈRE PARTIE.
Platon, qui revient sans cesse, dans ses écrits,
sur ce genre de considérations, qui a cherché à dé-
terminer Vidée générale ou absolue de la plupart
des notions abstraites , sans jamais y parvenir pour
aucune d'elles; Platon, dis-je, avait du moins une
excuse de l'illusion qu'il semblait se faire à cet égard.
C'est la persuasion oii il était, et l'opinion, qu'il avait
]3robablement puisée dans la doctrine des Pythago-
riciens , que les idées ou archétypes de tous les ter-
mes généraux étaient des Etres réels , qui avaient
leur siège , leur domaine , soit dans l'entendement
de Dieu, soit quelque part ailleurs dans l'univers.
Mais aujourd'hui que l'on connaît mieux la manière
dont ces idées naissent et se forment dans notre es-
prit, aujourd'hui qu'on ne saurait douter qu'elles
sont un pur effet du langage , et que les mots qui
en sont les signes ne peuvent avoir aucun autre sens
que celui que nous avons voulu y attacher , il est
plus difficile de comprendre comment des hommes,
distingués d'ailleurs par de rares talents et par l'é-
tendue de leurs connaissances , ont pu tomber dans
de pareilles illusions. Comment ont-ils pu s'imagi-
ner, par exemple, qu'il pourrait exister quelque
chose , comme \ absolu , en soi ou en général ,
qu'il suffirait de connaître, pour avoir la science
universelle , et devenir apparemment égal à Dieu
lui-même ?
ENTENDEMENT.
'97
§ 9. Cause , Effet , principe de Causalité.
Nous avons indique , au commencement de cet
ouvrage *, l'origine de ce qu'on peut appeler, pour
un entendement tel que le notre , le principe de
causalité^ nom que les philosophes ont donné à cette
tendance singulière de notre esprit , à cette déter-
mination fort remarquahle de toute la suite de ses
opérations , en vertu de laquelle , pour lui, tout fait
est un effet , c'est-à-dire indique quelque autre fait
qui l'a précédé, et que nous regardons comme la cause
de celui dont nous avons actuellement conscience.
Les perceptions qui se joignent à chacune de nos
sensations, nous ont paru porter l'empreinte de cette
loi de notre constitution intellectuelle , loi d'autant
plus impossible à méconnaître , qu'elle se manifeste
bien long-temps avant le développement complet de
nos organes , ou de nos facultés , et qu'on en peut
observer l'influence, même dans les espèces inférieu-
res d'Etres animés.
Ce n'est donc pas seulement parce que la mémoire
associe dans notre esprit les phénomènes , à mesure
qu'ils se succèdent et que nous avons occasion d'en
observer la succession constante ou régulière , que
nous regardons les uns comme les causes de ceux
qui les suivent , et ceux-ci comme des effets de ceux-
* Sect. I, chap. I, § 6.
1C)S PREMIÈRE PARTIE.
là; c'est en vertu d'une tendance instinctive, d'une
loi, pour ainsi dire, fondamentale de notre intelli-
gence.
Les anciens philosophes ont défini la cause , ce
qui produit ou effectue ce dont elle est cause * ,
définition dans laquelle on reconnaît implicitement
l'idée de puissance , de vertu ou de force , attribuée
à tout ce qui est considéré comme cause. C'est là
réellement l'idée que tous les hommes se font natu-
rellement de ce qu'ils appellent de ce nom ; ils sup-
posent toujours, non seulement qu'une cause est
capable de produire son effet, mais parfaitement
égale ou proportionnée à l'effet produit. Ce qu'il
y aurait de plus dans celui-ci, serait , disent-ils , un
effet sans cause ; ce qu'il y aurait de plus dans celle-
là, serait une cause sans effet: et leur raison regarde
ces deux suppositions comme également absurdes ,
et par conséquent inadmissibles. Il n'y a donc , à
leurs yeux , de véritable cause , que celle que l'on
nomme efficiente ou efficace , et toutes les autres
causes, que les logiciens ou les métaphysiciens de
l'école ont distinguées, comme des espèces dans ce
genre , sous les noms de cause intérieure ou exté-
rieure, prochaine ou éloignée, instrumentale ou
Causa autem ea est, quœ id efficit, cujus est causa.
Cicer., de Fato, chap. i5. Voyez aussi Platon. Hipp. rnaj. ,
pag. 296, et Aristot. Metaphjsic, lib. 4 , cap, 2.
ENTENDEMENT. 200
principale, etc., ne touchent en rien au fond de la
question *.
Au reste , Hume ** a parfaitement démontré que
nous ne pouvons jamais apercevoir aucune con-
nexion nécessaire entre les faits de l'ordre physique,
bien que toute la connaissance ou la science que
nous pouvons avoir du monde extérieur et des lois
qui le régissent , repose uniquement sur la succes-
sion des phénomènes qu'il nous manifeste, considé-
rés conmie causes et effets les uns des autres. Car,
entre les deux sortes de relations qu'il nous est donné
de connaître, celles qui ont lieu entre des idées
abstraites et celles qui ont lieu entre les faits du
monde matériel, les premières nous fournissent les
Quant aux causes assez improprement 2ippe\ées Jinales ,
c'est-à-dire dont on croit entrevoir la connexion avec leurs
effets, en considérant ceux-ci comme nne^n ou un but que
se serait proposé l'auteur de la nature, on est, en quelque
sorte, forcé de les admettre dans plusieurs parties de la phy-
sique ou de l'histoire naturelle, particulièrement dans la phy-
siologie et dans l'anatomie comparée. Il faut donc croire que
l'espèce de réprobation prononcée contre elles par Descartes
et par Bacon , n'a eu d'autre motif que l'abus ridicule ou dan-
gereux qu'en avaient fait les scholastiques et quelques théo-
logiens superstitieux. Ce sujet a été traité avec assez d'éten-
due par M. D. Stewart, dans ses Eléments Ide la philosophie
de l'esprit humain^ tom. II, chap. IV, sect. VI.
** Voyez parmi ses Essais , etc., celui qui est intitulé de
l'Idée de Connexion nécessaire» Voyez aussi son Traité de
la Nature Humaine , IIP partie, sect. II et suiv."
3oO PREMIÈRE PARTIE.
vérités qu'on appelle nécessaires ^ et les secondes
celles qu'on nomme contingentes. Le caractère des
unes a ceci de particulier, que les propositions con-
traires à celles qui les expriment , impliquent con-
tradiction et absurdité; au lieu que le contraire de
toute proposition qui énonce une vérité de l'ordre
contingent n'a rien d'absurde et de choquant.
Ainsi , il est absurde de dire que deux plus deux
puissent faire quelque nombre autre que quatre ^ ou
que la somme des quarrés faits sur les cotés qui
comprennent l'angle droit dans tout triangle rec-
tangle, puisse être plus grande ou moindre que le
quarré fait sur le côté opposé à ce même angle. Il
l'est également de dire que l'infini peut avoir des
bornes , ou que des attributs peuvent n'avoir point
de sujet ; mais il n'y a nulle contradiction à penser
que les corps pourraient n'être pas pesants , ou
qu'une bille de billard pourrait revenir sur elle-
même, après en avoir frappé une autre, et la rame-
ner sur sa trace, etc. C'est qu'il n'y a, dans les ter-
mes qui expriment nos idées abstraites , que ce que
nous y avons mis nous-mêmes ; qu'elles ne sont que
l'expression des rapports aperçus entre des faits de
notre nature intellectuelle, et qui la constituent tout
entière ; au lieu que les faits de l'ordre physique, les
rapports entre les substances matérielles , ne nous
sont connus qu'après l'expérience , qu'il s'en faut
toujours beaucoup que nous sachions tout ce que
ENTENDEMENT. 3oi
l'expérience peut nous apprendre à leur sujet , et
qu'il nous est généralement impossible de rien pré-
voir de ce qu'elle peut nous apprendre ; ou , si nous
en conjecturons quelque chose, nous ne pouvons
accorder quelque confiance à nos conjectures , que
quand l'expérience les a confirmées.
Ce n'est qu'après avoir comparé entre elles de
longues suites d'observations et d'expériences , ce
n'est qu'après avoir appliqué le calcul à leurs ré-
sultats , que Galilée et Newton sont parvenus à re-
connaître , l'un que les corps , dans leur chute, par-
courent des espaces qui sont entre eux comme les
quarrés des temps employés à les parcourir; l'autre,
que les planètes sont attirées par le soleil , en vertu
d'une force qui est en raison directe de leurs masses
et inverse des quarrés de leurs distances à cet astre.
Mais la connaissance de faits bien plus familiers
à tous les hommes, et dont la réalité est imcompa-
rablement plus facile à constater , n'est pas moins
impossible a acquérir, sans le secours de l'expérience ;
et rien au monde ne pourrait faire prévoir à un
homme qui n'aurait jamais vu un charbon ardent ,
ou la flamme d'une bougie allumée, la sensation
douloureuse qu'il éprouve en les touchant.
Au reste, il n'y a rien à conclure des observations
très fines et très judicieuses de Hume^ sur l'impos-
sibilité oii nous sommes de reconnaître aucune con-
nexion nécessaire entre les faits du monde matériel
3o2 PREMIÈRE PARTIE.
et les causes auxquelles nous les attribuons. Ce phi-
losophe a seulement appris aux métaphysiciens que
la puissance ou l'efficacité qu'ils supposaient dans
ces causes est une chose dont ils n'ont ni ne peuvent
avoir aucune idée précise , aucune connaissance dis-
tincte , et c'est toujours un très grand bien que de
reconnaître qu'on ignore ce qu'on ne sait pas. Mais
la croyance instinctive à l'existence d'une certaine
puissance dans les causes , pour produire les effets
que nous observons, n'en subsiste pas moins dans
notre esprit, car il lui répugne de ne voir dans les
phénomènes qu'une simple succession , qui , après
tout , lui semble d'autant plus impuissante pour les
produire, qu'assurément elle ne les produit pas dans
tous les cas. Il sait fort bien , dans un très grand
nombre de circonstances, distinguer, entre les faits
qui se succèdent , quels sont ceux qui lui semblent
être causes d'autres faits, et quels sont ceux qui n'ont
pas ce caractère. Toute son étude , dans lés sciences
naturelles , n'a même pas d'autre but que de lui ap-
prendre à faire cette distinction.
Essayons donc de remonter au principe de cette
croyance , si fort enracinée dans l'entendement de
l'homme, et de la suivre dans ses conséquences
les plus éloignées ; voyons , en un mot , d'où elle
nous vient et oii elle nous conduit.
Or , il me semble , quoi qu'en dise Hume , qu elle
a sa source en nous-mêmes , dans le sentiment intime
ENTENDEMEJYT. 3o3
que nous avons de l'activité propre de nos facultés,
et dans la conscience des opérations qui en sont le
produit. Nous nous sentons et nous nous connaissons
comme causes véritablement efficaces des actions
qui sont le produit de notre volonté et de tout ce
qui peut en être la conséquence naturelle et inévi-
table *. Par analogie avec cette manière d'être du
moi , dont la conscience ne nous abandonne jamais
un seul instant, nous étendons, nous appliquons
cette activité ou cette énergie à toutes les substances,
et nous regardons comme ses produits tous les phé-
nomènes que nous présentent ce que nous appelons
alors leurs actions réciproques.
Toutefois la moindre réflexion suffît pour nous
convaincre que ce n'est encore là qu'un simple ache-
minement à l'idée absolue de cause , ou plutôt à l'idée
de cause absolue, définitive, et sans aucune relation
à quoi que ce soit d'antérieur. C'est donc en nous-
mêmes et dans la nature propre de notre entende-
ment que nous trouvons ainsi le premier anneau de
la chaîne qui aboutit à la conception d'une cause
* Un procès, ou l'ensemble des actions judiciaires dirigées
contre l'auteur d'un délit , est appelé cause , non seulement
en français , mais en grec , en latin, et dans plusieurs autres
langues; or des idées , en apparence si diverses, réunies sous
un même terme, chez des peuples, dans des lieux et des
temps fort différents, sont un indice frappant de l'analogie
qui existe entre elles dans notre manière de concevoir.
364 PREMIÈRE PARTIE.
première^ unique , universelle^ d'où dépend la série
infinie des phénomènes de l'univers , tant ceux qu'il
peut nous être donné de connaître , que l'immensité
de ceux qui demeureront à jamais inaccessibles à nos
facultés.
En effet, connaissant en nous-mêmes un ordre
tout entier de phénomènes qui appartiennent exclu-
sivement au moi, et qui sont essentiellement distincts
de tout ce que nous pouvons connaître du monde
matériel et des objets de perception, nous ne sau-
rions douter que les facultés que nous manifestent
ces phénomènes ne sont point notre ouvrage, et
moins encore notre création. Or , la matière inerte
et brute pourrait-elle communiquer ce qu'elle-même
n'a pas? N'est-elle pas essentiellement distinguée de
la vie et du mouvement spontané ou volontaire, dans
tous les Etres marqués , à quelque degré que ce soit,
de ces deux caractères ? Non seulement donc , nous
avons un entendement, une intelligence; mais bien
certainement cette intelligence , qui ne vient pas de
nous , ne peut nous venir que d'une autre intelli-
gence , infiniment supérieure à la notre.
Cependant , bien que le sentiment même que nous
avons de la faiblesse de cette intelligence qui est
notre partage , nous porte à concevoir la possibilité
d'un nombre infini de degrés , entre elle et celle qui
suffit au gouvernement et à la conservation de l'uni-
vers, il nous est pourtant impossible de comprendre
ENTENDEMENT. 3o5
ce que pourrait être une intelligenee supérieure a la
nôtre dans le moindre degré ; car nous n'avons au-
cun moyen de connaître , en ce genre, autre chose
que nous-mêmes. Nous sommes donc forcés, en
quelque manière, de nous élever immédiatement
au suprême degré, à l'intelligence que nous con-
cevons comme la source et la cause de toutes les
autres, quelles qu'elles puissent être; et c'est cette
cause première , toute puissante et toute intelligente ,
que nous appelons Dieu.
Cette notion, à laquelle nous conduit presque in-
vinciblement le principe de causalité qui , comme
on l'a vu, est une loi de notre entendement , nous
révèle ainsi une existence, un Etre évidemment
hors de toute proportion avec nos moyens de con-
naître, et dont on ne peut savoir, au moins par les
lumières naturelles , rien autre chose que ce que
nous venons d'en dire. Aussi tous les efforts que les
hommes ont tentés, dans tous les siècles, pour ar-
river à une connaissance plus explicite de cette
cause suprême, n'ont-ils abouti qu'à un anthropo-
morphisme puérile ou ridicule , résultat tout à fait
inévitable d'une pareille entreprise. Car, encore une
fois, la nature humaine n'est ce qu'elle est, que
parce qu'il lui est absolument impossible de franchir
les limites qui lui ont été assignées par la suprême
puissance, ou par Dieu lui-même *.
* Voici un passage de Ma !ebr anche, qui me semble con-
2.0
3o6 PREMIERE PA.RTIE.
§ lo. Rétlexionssur ce qui précède. Exemples et inconvénients
de l'abus des mots.
Tous les objets que nous pouvons considérer sont
particuliers et individuels; leurs parties, leurs qua-
lités , les rapports de tout genre que nous pouvons
observer en eux, le sont également, et il en faut dire
autant des idées que nous avons de toutes ces cboses;
mais les termes par lesquels nous exprimons ces
firmer pleinement ce que je dis ici. Après avoir essayé de
donner une idée de Dieu, en accumulant une foule de ter-
mes qui s'excluent les uns les autres , comme lorsqu'il dit :
« Dieu est étendu aussi bien que les corps , mais il n'y a
a point de parties dans sa substance.... Il est toujours un , et
'< toujours infini, parfaitement simple, et composé, pour
« ainsi dire , de toutes les réalités et de toutes les perfections.. .
« C'est l'Être sans restriction , non l'Etre fini , lEtre com-
'( posé, pour ainsi dire, de l'Etre et du néant .. , etc. » il
ajoute ces paroles fort remarquables : « Et quoique vous ne
« compreniez pas clairement tout ce que je vous dis, comme
n je ne le comprends pas moi-même, vous comprendrez du
« moins que Dieu est tel que je vous le représente. Car vous
« devez sd\oïr que pour Ju^er dignement de Dieu, il ne faut
« lui attribuer que des attributs incompréhejisibles . Cela est
« évident, puisque Dieu est l'infini en tout sens; que rien de
« fini ne lui convient; et que tout ce qui est infini en tout
« sens, est, en toutes manières, incompréhensible à l'esprit
« humain. «
Entretiens de métaphysique^ Entret. VII , Z)e Bieu et de
ses attributs.
ENTENDEMENT. 3o7
idées soiil tous et toujours généraux. C'est sans
doute à ces conditions nécessaires do l'existence d'un
entendement tel que le notre , qu'il faut attribuer
les illusions nombreuses, fréquentes, et souvent
peut-être inévitables, qu'il est sujet à se faire dans
l'emploi des mots. Le mot matière ^ par exemple, ou
son équivalent dans toutes les langues , a dû être d'a-
bord le nom de quelque espèce de corps que l'on avait
sans cesse sous les yeux , et dont on se servait pour les
usages les plus ordinaires de la vie, comme le bois* ou
la pierre. Mais lorsque sa signification se fut éten-
due à toutes les substances matérielles connues ou
inconnues, non seulement on oublia qu'il ne pouvait
en signifier aucune en particulier, précisément parce
qu'il les désignait toutes ensemble; on ne fit pas
même attention qu'il ne pouvait désigner aucune
chose réellement existante , puisqu'il n'exprimait
qu'un petit nombre de qualités communes à toutes
ces substances , à l'exclusion de toutes les autres qua-
lités qui peuvent être propres à chacune d'elles. Alors
on s'est demandé comment la matière pouvait exister,
de quoi elle pouvait être composée, et l'on n'avait
garde de trouver la solution d'un pareil problème :
* En grec le mot '■jKy\ (bois) , d'où les latins ont fait sylva^
est aussi le terme général qui signifie matière \ et le mot
materia, d'où celui-ci a été formé, signifie, dans les auteursla-
tins qui ont écrit sur l'agriculture , le cœnr ou la partie dure
du bois , par opposition à l'écorce.
20.
:3o8 PREMIÈRE PARTIE.
mêmes questions au sujet de l'étendue, de l'espace,
du temps, etc., et toujours même difficulté, même
impossibilité d'arriver à une réponse qui ne fût pas
absurde ou inintelligible.
Nous ne pouvons connaître que des objets parti-
culiers ou individuels et finis, parce que nos facultés
sont limitées ; aussi en sentons-nous , à cbaque in-
stant , les bornes : et l'infini nous environne de toutes
parts, parce que, quelle que soit l'étendue de nos
connaissai^ces positives , nous concevons toujours
quelque cbose au-delà. La notion ou l'idée de l'in-
fini s'agrandit donc et s'étend pour nous à mesure
que nos connaissances elles-mêmes s'augmentent. La
Méditerranée , par exemple , ou plutôt la portion de
cette mer qui baigne les cotes de la Grèce et de l'Asie-
Mineure , était plus infinie dans la pensée d'Ho-
mère, que l'étendue entière des eaux qui couvrent
en partie notre globe ne l'est aujourd'hui pour tout
homme qui a quelque connaissance de la géographie.
Anaxagoras, en supposant que le soleil pouvait bien
être un globe de feu aussi grand ou plus grand que
tout le Péloponèse, étonna sans doute plus ses con-
temporains , qu'Herschell ne nous a étonnés en con-
jecturant que les nébuleuses pourraient être autant
de systèmes stellaires, répandus dans l'immensité
des cieux , et pareils à l'ensemble des constellations
qui , avec la voie lactée , remplissent la partie des
espaces célestes accessible , de tous les points de la
ENTENDEMENT. SoQ
terre, à notre vue ou à nos instruments d'optique.
Les expériences des physiciens et des chimistes, les
procédés de pkisieurs de nos arts , les observations
microscopiques , nous ont découvert un infmi en pe-
titesse , aussi merveilleux que l'infini en grandeur.
L'invention du pendule et son application aux hor-
loges, nous ont appris à diviser le temps , avec une
précision qui peut aller désormais jusqu'à la ving-
tième partie de la seconde , et nous donner ainsi la
conscience de vingt idées distinctes, dans cet inter-
valle *; mais ces idées sont toutes de même nature ,
au lieu qu'il y a des faits d'observation intellectuelle
qui prouvent que l'esprit humain est capable d'avoir
un bien plus grand nombre d'idées de différentes
espèces dans un temps à peu près aussi court **.
Un de nos artistes les plus distingués par son génie in-
ventif, aussi bien que par la noblesse de son caractère, feu
M. Breguet, avait imaginé un mouvement d'horlogerie dont
l'effet est de faire décrire un arc de cercle divisé en vingt par -
ties, par une aiguille qui les parcourt d'un mouvement con-
tinu dans l'intervalle d'une seconde. Cet instrument s'adapte
aux lunettes astronomiques, et, placé près de l'oculaire,
il donne à l'observateur la possibilité déporter la précision
de ses observations jusqu'au 1/20 de la seconde.
** On a entendu dire à des personnes qui étaient tombées
inopinément, ou qui s'étaient précipitées volontairement
d'un endroit élevé, que, durant l'intervalle de leur chute ,
une telle multitude d'idées de toute espèce s'offrait à leur
3lO PREMIKRE PA.RTIE.
Le mot infini a donc, dans le langage ordinaire,
à peu près la même signification qu'il a dans les
traités de géométrie *; il indique une limite vers
laquelle on peut tendre indéfiniment , mais qu'où
est bien sûr de ne jamais atteindre. Quant à la
notion d'infini actuel ou absolu , elle est évidem-
ment, comme nous l'avons déjà dit, hors de toute
proportion avec notre intelligence ; on doit même
remarquer que les notions ^infini et ^absolu s'ex-
cluent , en quelque sorte , l'une l'autre. Il y a plus :
les mots éternel^ immense^ inconditionnel^ et en
général ceux qui signifient la négation de ce que
nous connaissons , ou que nous pouvons connaître ,
doivent évidemment exprimer , par opposition , ce
qu'il ne nous est pas donné de comprendre.
Mais tout terme général , par cela seul qu'il est
général , exprime toujours la notion dont il est le
signe dans toute son étendue et dans un sens absolu.
Justice ^ raison , vérité^ signifient autant que justice
absolue, raison absolue , vérité absolue , et , par con-
séquent , excluent les applications qu'on en peut
faire à tout ce qui ne serait pas juste, ou raisonna-
ble ou vrai. Aucun homme ne peut en faire sciem-
ment un pareil emploi , à moins que ce ne soit pour
imagination, qu'il leur semblait que l'instant fatal tlont
elles se sentaient menacées n'arriverait jamais.
* Voyez ci-tlessus, § 9.
FJNTENDEMEIVT. 3tI
tromper les autres , mais , dans ce cas , il ne peut
se faire illusion à lui-même.
Cependant il n'est personne qui , par ignorance ,
par préjugé , ou par passion , ne puisse faire de ces
mots, ou de tout autre terme général, une fausse
application ; il n'y a personne qui puisse être assuré
de les appliquer toujours avec une parfaite justesse.
Que sont-ils donc en eux-mêmes, et considérés dans
leur valeur absolue? Ils sont, ce me semble, une
limite intellectuelle par rapport à tous les cas oii
l'on peut les appliquer avec justesse ; limite dont un
homme peut approcher, plus ou moins , à mesure
qu'il a plus de connaissances acquises , ou de bonnes
habitudes , ou que ses facultés sont plus étendues et
mieux réglées; mais il ne peut jamais être sûr de
l'atteindre dans tous les cas.
C'est précisément parce que les mots ont ce carac-
tère de généralité indéterminée, qu'ils ne sont pas, à
parler rigoureusement , les signes de nos idées ,
comme je crois l'avoir démontré dans un autre en-
droit*; et que les idées particulières, ou proprement
dites, ne peuvent être exprimées que par les com-
binaisons diverses que nous faisons de ces termes
généraux , ou n'en sont que les rapports , comme je
l'ai fait voir encore **. C'est aussi par la même raison ,
Chapitre II, § i de cette seconde section.
** Ibid. §§ i4et i5.
3 i '1 PRE M I K RE P A RT 1 V .
qu'à mesure que les esprits doués de quelque justesse
et de quelque sagacité s'appliquent à considérer un
sujet assez étendu et assez important pour former à
lui seul une science , les mots qui s'y rapportent
prennent des acceptions plus exactes et mieux déter-
minées, en sorte qu'ils deviennent plus propres à expri-
mer clairement les vérités que renferme cette science.
De là cette proposition , en apparence paradoxale , de
Condillac , {\\xune science nest qu'une langue bien
faite ^ ou que, pour faire une science, il faut com-
mencer par en faire la langue. Ce qui signifie sim-
plement qu'à mesure que l'on observe plus attenti-
vement les faits ou les idées propres à une science,
on est forcé de donner aux mots qui les expriment
des acceptions mieux déterminées, d'où résulte né-
cessairement une plus grande netteté dans l'exposi-
tion de ces mêmes faits.
Ce sont donc réellement les choses qui conduisent
aux mots, et qui y conduisent presque inévitable-
ment; mais rarement les mots conduisent aux choses
ou aux idées , ou du moins ils n'y conduisent pas
sûrement. On aurait tort, par conséquent, de pren-
dre à la rigueur l'expression de Condillac , qu'il faut
commencer par faire la langue d'une science qu'on
entreprend d'apprendre ou de perfectionner : la vé-
rité est, ce me semble, que la langue ne peut se
faire qu'en même temps et à mesure que la science
elle-même se fait et se perfectionne. Ainsi , quand
ENTENDEMENT. 3 1 3
on a eu observé avec plus de soin et d'attention
qu'on ne l'avait fait auparavant , comment les ri-
chesses se produisent, se consomment et se distri-
buent dans les sociétés politiques, on a été conduit
à reconnaître quelle signification précise il fallait
donner aux mois production , consommation , ca-
pitaux , valeur des choses , etc. , et la science de
Y économie politique 2l pu être exposée avec un de-
gré de clarté et d'intérêt dont on ne la croyait pas
susceptible*. De même, encore, si la considération
attentive des faits de l'entendement nous avait con-
duits , dans les recherches dont nous nous occupons
ici, à une détermination plus exacte et plus pré-
cise des mots sensation , perception , sentiment^
idée^ etc., il en résulterait peut-être une exposition
plus claire des phénomènes de cet ordre. Mais elle de-
vrait uniquement le plus grand degré de clarté qu'on
y pourrait observer à la fidélité scrupuleuse avec la-
quelle nous aurions tâché de nous conformer à la
méthode d'observation déjà suivie par les hommes
d'un génie supérieur qui nous ont précédés et guidés
dans cette carrière.
Au reste, cène sont pas seulement Locke, Condil-
lac, et leurs plus illustres successeurs, qui ont re-
voyez l'excellent Traité élémentaire à^ M. J.-B. Saysnr
cette matière , ouvrage qui a obtenu un succès mérité ,
et qui a été traduit dans presque toutes les langues de
l'Europe.
3l4 PREMIÈRE PA.RTIE.
commande l'exactitude et la précision dans le lan-
gage, et signalé l'inconvénient de l'abus des mots
dans la plupart des discussions philosophiques, po-
litiques, ou religieuses. Platon, Aristote et Cicé-
ron n'avaient ni méconnu l'utilité des définitions
exactes , ni négligé d'insister sur la nécessité de dé-
terminer nettement le sens des termes dont on se
sert, quand on traite quelque sujet digne d'attention
ou d'intérêt. Les modernes n'ont fait, à cet égard,
que rappeler ce qui avait été dit avant eux de la
manière la plus formelle ; mais on leur doit des ob-
servations , fort utiles , sur la nature du langage con-
sidéré comme instrument de la pensée *.
*Nous citerons parmi les philosophes qui ont le mieux su
apprécier l'influence du langage, et combien il est utile de se
garantir des illusions que les mots nous font trop souvent ,
Hol)bes,qui dit positivement, dans son Léviathan (part. I,
c. U) : « Les mots sont une simple monnaie de compte pour le
« sage ; mais les hommes dépourvus de jugement et de ré-
« flexion les prennent pour des pièces de bon aloi. » Words
are wise men counters,.. but they are the monej of/ools.'Nous
citerons encore le professeur Samuel Werenfels, qui publia,
en 1692 , une dissertation fort ingénieuse et fort savante inti-
tulée i)eZo^o/w«c^MV<?r«û?i:to/-«OT, où il considère l'abus des
mots comme une maladie de l'esprit, qui a ses symptômes
et ses divers degrés de danger ou d'intensité; il en présente
un assez grand nombre d'exemples pris dans les différentes
sciences et dans les professions diverses.
ENTENDEMENT , 3 I 5
§ II. Abus des mots dans les questions inaccessibles à
l'Entendement.
Qui n'a pas entendu parler des disputes sur la
grâce , qui divisèrent pendant une grande partie du
dix-septième siècle, et pendant la moitié du dix-hui-
tième, les théologiens que l'on appelait molinistes ,
et ceux qu'on wommvât jansénistes? Qui n'a pas
vu, dans l'un des plus éloquents et des plus admi-
rahles ouvrages qui aient été écrits dans notre lan-
gue, les distinctions subtiles et ardues dans lesquelles
se perdait chaque parti, bien plus fort quand il
attaquait la doctrine du parti contraire que quand
il entreprenait de justifier sa propre doctrine ? Toute-
fois, celui qui semblait avoir le plus de véritable
piété , qui du moins comptait dans ses rangs les
hommes les plus éminents en savoir et en vertu ,
succomba sous les coups de l'autorité, armée par le
parti moliniste , et surtout par les jésuites qui en
faisaient la principale force.
Au fait , il ne s'agissait de rien moins , dans toute
cette controverse, que d'expliquer les desseins que
Dieu a eus de toute éternité à l'égard des hommes ,
et les moyens dont il se sert pour l'accomplissement
de ces mêmes desseins. Or, il est bien évident qu'il
nous sera éternellement impossible d'arriver , dans
une pareille recherche , à quelque résultat dont la
raison puisse être satisfaite. Dieu lui-même ne pour-
rait apparemment rendre cette question accessible
3l6 PREMIÈRE PARTIE.
à un entendement tel que le notre , qu'en lui don-
nant quelques faeultes , autres que celles qu'il lui a
accordées. Aussi , tandis que le monarque le plus ab-
solu qu'ait eu la France employait tout son pou-
voir pour faire adopter des décisions fort peu
claires sur une question si difficile ; tandis que des
évêques et des magistrats , suivis d'un appareil mi-
litaire, allaient dans les asyles que la religion con-
sacrait à des filles pauvres et ignorantes , exiger de
celles-ci la déclaration qu'un livre écrit en latin ,
cinquante ans auparavant , par un évêque flamand ,
Hivre qu'elles n'avaient jamais lu, ni pu lire,) con-
tenait cinq propositions , que les plus savants hom-
mes déclaraient n'y avoir jamais vues *; en un mot,
dans toute la chaleur des disputes sur la prédestina-
tion, sur la grâce, et sur le sens qu'il fallait atta-
cher à ces termes , voici comment s'exprimait sur
le même sujet un jésuite , homme d'esprit , homme
de lettres fort répandu dans le monde , le père Bou-
hours : « La Grâce elle-même , dit-il , cette divine
« Grâce qui a fait tant de bruit dans les écoles, et
« qui fait des effets si admirables dans les cœurs;
« cette Grâce, si forte et si douce tout ensemble,
a qui triomphe de la dureté du cœur, sans blesser
« la liberté du franc-arbitre; qui s'assujettit la na-
« ture en s'y accommodant ; qui se rend maîtresse de
a la volonté, en la laissant maîtresse d'elle-même;
* Voyez r Histoire de Port-Royal y par Racine.
ENTENDEMENT. 3l7
« cette Grâce , clis-je , qu'est-ce autre chose que je
a NE SA.1S QUOI de surnaturel et de divin , qu'on ne
« PEUT NI EXPLIQUER NI COMPRENDRE ?. . . LcS PèlW
« de l'Eglise, ajoute le même écrivain, ont taché de
« la définir, et ils Font a])pelée une vocation secrète
« et profonde^ une impression de V esprit de Dieu ,
« une onction divine^ une douceur toute puissante^
c< un plaisir victorieux , une sainte concupiscence^
« une convoitise du vrai bien ; c'est-à-dire que c'est
« quelque chose qui se fait hien sentir , mais qui ne
« se peut exprimer, et dont on ferait bien mieux
« de se taire *. »
Sans doute le P. Bouhours avait raison au fond ;
mais il faut avouer que ces antithèses , si artiste-
ment concertées, ce ton dégagé et cavalier, comme
on disait alors , employé par un religieux , dans un
sujet aussi grave , avait quelque chose d'insultant et
de cruel à la fois : surtout si l'on considère que celui
qui s'exprimait ainsi était l'organe du parti le plus
fort , du parti qui faisait dans ce moment-là même
un si coupable abus de la force. Il n'est pas dou-
* Voyez dans le livre intitulé Entretiens d'Ariste et
et Eugène, le cinquième entretien, qui a pour titre: Le je
ne sais quoi. Il est à remarquer que l'opinion qu'énonce
ici le père Bouhours ne peut pas être considérée comme lui
étant purement personnelle, puisqu'on sait qu'aucun Jésuite
ne pouvait rien imprimer sans le consentement des chefs et
l'approbation formelle des principaux docteurs de son ordre.
3l8 PREMIERE PARTIE.
teux que, si un janséniste se fût avisé de s'exprimer
de la même manière, il n'y aurait pas eu assez de
lettres-de-cachet pour punir sa témérité. Tel est , au
reste , l'inconvénient inévitablement attaché à l'abus
des mots, dans les questions qui sont au-dessus de la
raison humaine. Ce que chaque parti redoute le
plus , c'est une discussion franche et sincère de la
valeurdes termes ; et ils se réuniraient avec une égale
fureur contre tout homme qui oserait l'entreprendre,
comme il est arrivé partout et toujours , dans les
questions de ce genre. Elles ne se décident donc ja-
mais que par des formules arbitraires que le parti le
plus fort impose aux dissidents , et auxquelles ceux-
ci , au moins pour la plupart , fatigués des persécu-
tions et des violences qu'on exerce contre eux avec
une rigueur inflexible, finissent par adhérer débou-
che , quoiqu'elles ne puissent porter aucune lumière
à leur esprit , et que leur cœur les réprouve.
§ 12. Du Néologisme introduit dans la Philosophie par quel-
ques écrivains allemands.
Un autre abus du langage, qui a eu, particuliè-
rement dans ces derniers temps , de fort graves in-
convénients, c'est le penchant qu'ont quelquefois
ceux qui s'occupent de questions de métaphysique
ou de philosophie , à imaginer des expressions
nouvelles, des termes tout -à- fait inusités, pour
ENTENDEMENT. 3lC|
exprimer des phénomènes qui ont été observés et
constatés dès long-temps , et qu'ils semblent ainsi
présenter comme le résultat d'observations qui leur
sont propres, bien qu'ils n'aient fait que les envisager
sous un point de vue particulier. Par exemple ,
un homme doué d'une force de tête remarquable,
possédant des connaissances variées et une érudition
étendue dans l'histoire de la philosophie , consi-
dère que les conditions de temps et d'espace se
joignent nécessairement à toutes les idées que nous
avons des objets extérieurs et de leurs qualités; il
imagine de regarder ces conditions comme des con-
naissances à priori^ comme dcs/ô z'/Tzei' primitives et
originales de notre sensibilité, dont elle est douée
antérieurement à toute expérience, et, pour cela,
il l'appelle sensibilité pure. Il borne l'acception
du mot entendement à la seule faculté de con-
cevoir ^ c'est-à-dire, de former ou de comprendre
les propositions qui se font à l'aide des termes gé-
néraux dont se composent les langues. Il croit pou-
voir réduire à quatre classes générales , divisées
chacune en trois classes subordonnées, toutes les
sortes de propositions ou de jugements qu'il est possi-
ble de faire; et ces diverses classes sont encore consi-
dérées par lui comme autant Aq formes primitives
et originales de l'entendement, qui y existent anté-
rieurement à toute expérience , et qu'il appelle caté^
gories^ ou conceptions pures de l' entendement pur .
3aO PRÈMIl.RE PARTIE.
Il lui plaît d'entendre par le mot raison^ unique-
ment la faculté de généraliser considérée dans son
plus haut degré , la tendance de notre esprit à rame-
ner le plus qu'il lui est possible à l'unité les objets ou
les sujets de ses contemplations. En conséquence il
donne à cette dernière faculté , considérée avant
toute expérience, c'est-à-dire antérieurement à tout
emploi que l'homme en peut faire , le nom de rai-
son pure. Enfm , comme il appelle transcendentales
toutes les connaissances qu'il suppose exister ainsi
à priori dans la sensibilité , dans l'entendement et
dans la raison , il donne à sa doctrine le nom de
philosophie transcendentale.
Je ne parle point de plusieurs autres dénomi-
nations, également arbitraires; car je n'ai le des-
sein , ni d'exposer , ni de discuter ce système. Je
conviendrai même que Rant*, qui en est l'auteur ,
a traité quelques-unes des questions les plus difficiles
de la métaphysique avec une sagacité peu commune,
qu'il a donné occasion à plusieurs écrivains distin-
gués d'en considérer d'autres avec plus d'attention
* Emmanuel Kant, professeur de philosophie à Kœnii^s-
berg, a publié un très grand nombre d'écrits sur presque
toutes les parties des connaissances humaines. Ses deux
principaux ouvrages sont intitulés : Critique ( c'est-à-dire
examen raisonné ) de la raison pure et Critique de la rai-
son pratique.
ENTENDEMENT. "^2 1
qu'on ne le faisait ordinairement , et que , sous plu-
sieurs rapports, ses ouvrages ont pu avoir une in-
fluenceavantageuse. Ce que je veux faire remarquer ici,
c'est uniquement l'effet qu'a produit ce grand nom-
bre de termes empruntés à la scholastique ou à la
langue grecque , auxquels il a donné des acceptions
exclusivement adaptées à sa manière de considérer
ce sujet.
Premièrement donc, le livre où cette doctrine est
exposée paraissant au milieu d'un pays où l'on trouve
plus que dans aucune autre contrée de l'Europe des
hommes que les habitudes d'une vie studieuse et
contemplative disposent naturellement à l'enthou-
siasme , y produisit , comme cela devait être , une
vive sensation. Comme il fallait, pour le comprendre
une application forte et soutenue , et que d'ailleurs
nous nous passionnons facilement pour tout ce
qui a exigé de notre part un travail assidu , ceux
qui avaient fait une étude particulière du livre df
Rant, crurent y voir une philosophie entièrement
nouvelle , qui surpassait tout ce qui avait été pensé
ou imaginé jusque là. Toutefois ils n'étaient pas
toujours d'accord entre eux, ni avec Kant lui-même,
sur la manière d'entendre ou d'interpréter plusieurs
des points les plus importants de sa doctrine , effet
inévitable d'un langage qui, au fond, n'appartenait
ni à la langue vulgaire ni à celle qui avait été, avant
cette époque, celle de la science. D'un autre côté ,
ai
39, Cl PREMIIlRE PA.RTIE.
ceux qui n'avaient ni le temps ni la volonté de con-
sacrer de longues études au nouveau système , rebu-
tés par l'obscurité du livre où il était exposé , et par
la barbarie des termes de l'école, ne parlaient
de la doctrine elle-même qu'avec un mépris et un
dédain affectés , et portaient du mérite et des
talents de son auteur un jugement sans doute fort
injuste.
En second lieu, quant au fond de la doctrine
elle-même , Rant, en appuyant quelques uns de ses
principes sur des déductions purement logiques ou
verbales , plutôt que sur l'observation exacte et scru-
puleuse des faits , arrivait à des conclusions très
voisines d'un idéalisme exagéré , et donnait ainsi , à
des esprits plus bardis ou plus téméraires que lui , la
tentation de compléter , en quelque manière , son
propre système , en le ramenant à cette unité qui
fut dans tous les temps une tendance instinctive et
une sorte de besoin intellectuel pour les esprits spé-
culatifs. C'est ce que fit l'auteur de Y Idéalisme tran-
scendant * , système dont la simple et rapide expo-
sition , telle que nous l'a donnée un des hommes les
plus versés dans la connaissance de la philosophie
allemande , présente l'exemple le plus extraordinaire
de l'abus que l'on peut faire du langage. « Dans les
« principes de ce système, dit M. Ancillon, le sujet
♦ Fichte.
ENTENDEMENT. 323
« seul est la source de toute réalité et de toute certi-
« tude. La seule proposition qui ait une certitude
« immédiate , c'est : moi égal a moi. Elle porte sa
« preuve en elle-même , et sert elle-même de preuve
a à toutes les autres propositions. Ce sentiment du
«moi n'est pas une illusion : il constitue la pensée,
(c et la pensée le constitue. Penser, c'est abstraire
« et réfléchir. . . Pour penser le moi , il faut faire
« abstraction de tous les objets : il faut ensuite réflé-
« chir^ c'est-à-dire , se replier sur soi-même. . . sur
« ce qui a fait abstraction de tous les objets.
« Mais de cette manière on ne saisirait encore
« qu'<2 moitié la réalité du sujet transcendant. Pen-
« ser , c'est agir; penser le moi, c'est ramener l'action
« de la pensée sur elle-même , de façon que l'être
« pensant et la cliose pensée se confondent dans un
« seul et même aperçu.
a Alors le moi se pose lui-même , par un acte
« de sa liberté ; et c'est cette action primitive ( qu'il
« faut bien distinguer d'un fait primitif) qui est le
« principe générateur de la science.
« Tout ce qui n'est pas moi , c'est-à-dire \ univers,
« résulte de cet acte primitif. . . Ainsi , comme le
« sujet , dans un sens transcendant , est la seule
«réalité, et que ce sujet, par un acte primitif et
« libre, se pose lui-même, il est clair que savoir et
« exister sont une seule et même chose. Ce qui existe
21.
3'^4 PREMIÈRE PARTIE.
« sait qu'il existe ; ce qui sait ou connaît est i,a
« seule existence. * )^
On croirait qu'il est impossible d'aller au-delà de
ce degré dans l'art de combiner des notions abs-
traites, et d'arriver par leur moyen à des conclusions
qui paraissent d'autant plus profondes qu'elles sont
plus vides. Mais l'esprit liumain , naturellement
amoureux des erreurs qui sont son ouvrage , une
fois engagé dans ce labyrinthe, séduit par les fantô-
mes qu'il se plait à y poursuivre , au point de ne
vouloir plus ressaisir le fd qui seul pourrait lui en
faire trouver l'issue , peut demeurer , pendant des
siècles , dupe des illusions qu'il se fait ainsi à lui-mê-
me; c'est ce que prouve l'histoire de la philosophie
dans les écoles d'Alexandrie et dans celles de l'Europe
au moyen âge.
La doctrine de V idéalisme transcendant , qui ne
reconnaissait de réalité que dans le sujet, qui regar-
dait l'être qui sait ou connaît comme la seule exis-
tence , parut à l'auteur de la Philosophie de la
nature ** incomplète, et par conséquent fausse, au
moins sous ce rapport. Il disait: détruire l'objet,
ou le monde extérieur ( réduit à n'être plus que le
résultat de l'acte primitif et libre du moi qui se pose
* Mélanges de littérature et de Philosophie ;\yAV F. Ancil-
lon, tome II, pages iSg et 140.
** Schelling.
ENTENDEMENT. SsD
lui-même ) , c'est détruire eu même temps le sujet
ou l'être pensant , puisque l'un et l'autre sont corré-
latifs; et par conséquent il n'y a pas plus de réalité
(au sens transcendant de ce mot) dans l'un que dans
l'autre. H n'y a donc de réel que V existence absolue ,
c'est-à-dire Dieu , principe de l'unité et du bonheur.
Cette existence absolue , on la saisit par un acte
que l'auteur de ce nouveau système appelle intui-
tion intellectuelle; mais cet acte lui-même , on ne le
produit, suivant le même auteur, « qu'en détruisant
« l'un par l'autre, ou l'un avec l'autre , le sujet et
« l'objet , et en se plaçant sur le point où l'on devient
« également indifférent à tous deux *. »
* Mélanges ^ etc., tome II, page \l\%. On ne saurait s'em-
pêcher de remarquer ici une analogie fort singulière entre
les spéculations philosophiques de Locke, de Berkeley et
de Hume, en Angleterre, et celles des trois écrivains alle-
mands dont nous venons de parler. Locke et Kant, quoique
partant de principes fort différents , ou même tout-à-fait
opposés , admettent comme incontestable la double exis-
tence de l'être pensant et du monde extérieur. Berkeley et
Fichte arrivent, chacun parla route où sont entrés leurs deux
devanciers, à nier positivement l'existence des objets autres
que le moi : enûn. Hume et Schelling, suivant aussi chacun,
jusqu'à leurs dernières conséquences, les théories de Locke
et de Kant, sont conduits l'un à un scepticisme, et l'autre à
un dogmatisme, au moyen desquels s'évanouissent également
le sujet et l'objet, le moi et l'Univers.
Mais, quoique la théorie de Locke soit incomplète et que
3^6 PREMIÈRE PARTIE.
Ici l'abus des mots, l'illusion si souvent produite
par la stérile combinaison des notions abstraites, se
montre avec une évidence encore plus frappante ,
s'il est possible, que dans le système de l'idéalisme
transcendant. Peut-être, au reste, doit-il résulter de
ces tentatives infructueuses et de toutes celles du
même genre, une connaissance plus explicite du
caractère auquel on pourra reconnaître , en général ,
les prétendues doctrines qui s'appuient sur un fon-
dement aussi ruineux. Car l'homme ne pouvant
connaître que les faits de la nature et ceux de son
propre esprit (et cela, seulement dans les limites
assignées à ses facultés ) , toutes les fois qu'il est con-
duit par une suite de raisonnements , quelque rigou-
reux qu'on les suppose, à des propositions qui ne
sont l'expression d'aucun fait observé, ni observable,
on peut, ce ;iie semble, être sûr qu'il n'y est arrivé
que par l'abus du langage.
son langage n'ait pas toujours, à beaucoup près, tonte la
précision désirable, ses ouvrages, comme ceux de Berkeley
et de Hume, malgré leurs paradoxes, offriront long-lemps
encore une lecture attachante et profitable, parce qu'ils sont
riches de faits et d'observations fines et judicieuses; tandis
que les écrits des trois philosophes allem :nds, dont les sy-
stèmes s'appuient presque uniquement sur des déductions
purement logiques, n'ont désormais que très peu de lec-
teurs, bien que leurs auteurs aient réuni des talents fort
distingués à beaucoup d'instiuction.
ENTENDEMENT. 827
La théorie de Kant, qui , il y a à peine quarante
ans, excita un enthousiasme si extraordinaire, et
donna heu à des controverses si animées dans le
pays qui la vit naître, y est, dit-on, à peu près
abandonnée , ou du moins n'y est plus regardée que
comme un fait curieux de l'histoire des opinions
philosophiques. Les hypothèses de Fichte et de
Schelling ont eu le même sort; elles ont été rempla-
cées par d'autres systèmes, dont les auteurs, imitant
l'exemple du philosophe de Kœnigsberg, ou usant
du droit qu'il s'était arrogé, ont modifié de diverses
manières sa phraséologie, ou ont imaginé de nou-
veaux termes : ce qui est d'autant plus facile , dans
la langue allemande, qu'elle se prête merveilleuse-
ment aux compositions de mots.
Mais on peut craindre que cette circonstance
n'ait exercé sur la littérature elle-même une influence
peu avantageuse. L'introduction d'une foule de
termes purement techniques, et qui expriment des
conceptions d'autant moins claires qu'elles résultent
des vains efforts qu'on fait pour résoudre des ques-
tions inaccessibles à la raison humaine, oblige les
écrivains à recourir continuellement h des compa-
raisons ou à des métaphores empruntées , soit des
objets physiques les plus familiers , soit des opérations
mécaniques les plus vulgaires. Ceux qui ont le plus
de force ou d'éclat dans l'imagination arrivent par ce
moyen à se faire illusion à eux-mêmes, et séduisent
328 PREMIÈRE PA.RÏIE.
plus facilement encore le commun des lecteurs, qui
s'imaginent comprendre ce qui, dans le fait, est in-
intelligible.
Il aurait donc été à souhaiter que les écrivains
qui les premiers ont fait connaître en France
ces doctrines des philosophes allemands, se fussent
appliqués à démêler ce qu'il pouvait y avoir de véri-
tablement utile aux progrès de la science, au lieu
d'adopter , comme ils l'ont fait , cette multitude de
termes scholastiques et barbares , dont l'emploi a
répandu sur leurs écrits une obscurité que le vul-
gaire est trop souvent enclin à prendre pour de la
profondeur. Mais quels que puissent être les talents
et la sagacité de ceux qui s'engagent ou s'engageront
dans cette route, il est permis de douter qu'ils
arrivent à des découvertes tellement merveilleuses ,
à des concepJtions tellement sublimes , que la langue
philosophique de Descartes, de Pascal, de Bossuet,
de Malebranclie , et de tant d'autres illustres écri-
vains, soit tout-à-fait insuffisante pour les exprimer.
§ i3. Des Déclamations et du Langage passionné dans les
discussions philosophiques.
Par une fatalité de tout temps attachée aux con-
troverses que font naître les questions trop abstraites
pour qu'avec de la raison et une instruction com-
mune on puisse en porter immédiatement un juge-
ment assuré , ceux qui ont une fois adopté une
ENTENDEMENT. J^g
opinion ou un système, en ce genre, s'y attachent
avec tant d'opiniâtreté , qu'ils éprouvent toujours
quelque peine, ou même' une sorte de colère, à l'oc-
casion de tout ce qui contrarie leur théorie favo-
rite. Plusieurs d'entr'eux ont recours , pour la faire
triompher, à deux moyens qui ont, en effet, quel-
que succès auprès de la multitude , et qui semblent
se prêter l'un à l'autre un mutuel appui , mais qui
pourtant ne font absolument rien au fond de la
question. Le premier , c'est de parler avec une
grande admiration d'eux-mêmes, de leurs doctrines,
où de celles qui s'en rapprochent le plus. Le second ,
c'est de s'exprimer, au contraire, avec un dédain
presque voisin du mépris sur les opinions opposées,
d'employer même, pour les désigner, des termes qui
tendent à les faire regarder comme immorales et
dangereuses. * C'est là encore un abus du langage
* Il est à remarquer que dans les déclamations auxquelles
on s'est livré de tout temps, sur la tendance immorale ou
dangereuse de certaines doctrines philosophiques, on a
constamment pris l'effet pour la cause. Ce ne sont pas les
théories licencieuses qui ont produit lacorruption des mœurs;
c'est, au contraire, cette corruption qui a produit les misé-
vables sophismes à l'aide desquels elle a quelquefois essayé,
de se justifier. Ce n'est pas le livre du Prince de Machiavel,
par exemple, qui a formé les tyrans exécrables qui désolè-
rent l'Italie pendant plusieurs siècles, jusqu'à l'entier anéan-
tissement de sa liberté. Ce livre n'est que la peinture trop
fidèle de l'horrible époque où vivait son auteur, présentée
33o PREMIÈRE PARTIE.
qui mérite d'autant plus que nous le signalions ici ,
qu'il est extrêmement commun. Non-seulement il a
l'inconvénient très grave d'éloigner de la vérité,
plutôt que d'y conduire, quoi qu'elle soit l'unique
objet qu'on doive avoir en vue dans toute discussion
philosophique ; il est de plus une violation manifeste
des règles de la justice , et porte atteinte à cet
esprit de paix et de tolérance qui est l'un des carac-
tères essentiels de la raison et de la vraie philosophie.
Depuis que les idées de Rant et de quelques autres
écrivains allemands ont commencé à être connues
dans notre pays , quelques personnes , passionnées
pour ces nouveaux systèmes, ont affecté de parler
delà doctrine de Locke, de Condillac , et des phi-
losophes français , avec une sorte de dédain ; ils ont
insisté surtout , par l'effet d'une prévention ou d'une
inadvertance bien étrange, sur la prétendue tendan-
ce matérialiste de cette doctrine , qu'ils ont appelée
théorie abjecte de la sensation , sensualisme ^ etc.
Ils auraient dû savoir que la tendance de cette doc-
trine est, au contraire éminemment et exclusive-
ment idéaliste, * Ils devaient savoir surtout que
sous une apparence sophistique; peut-être (comme l'ont cru
quelques personnes) parce qu'il y aurait eu trop de danger
à la présenter autrement.
* Un écrivain dont l'opinion ne saurait être suspecte dans
ji^elte question, Diderot, tiois ans après que V£ssai sur
ENTENDEMENT. 33 1
dans les questions de ce genre, qui sont purement
du ressort de la raison, et oii l'esprit a besoin , pour ar-
river à la vérité , de tout le calme et de toute l'in-
dépendance dont il peut lui être permis de jouir, on
doit s'abstenir de toute expression propre à exciter
les passions; que les mouvements oratoires, les ex-
pressions emphatiques, les métaphores brillantes ou
hardies , sont, en pareil cas, tout-à-fait déplacées , et
même d'assez mauvais goût; qu'enfin il n'est permis de
s'indigner ou de s'irriter que contre les actions nui-
sibles, quand elles sont l'effet d'intentions perverses
bien prouvées et bien constatées.
t origine des connaissances humaines ^ de Condillac , eut
pariij c'est-à-dire en 1749? s'exprimait en ces termes :
« On appelle Idéalistes ces philosophes qui, n'ayant con-
« science que de leur existence, et des sensations qui se suc-
« cèdent en dedans d'eux-mêmes, n'admettent pas autre
« chose: système extravagant,. . . qui, à la honte de l'esprit
« humain et de la philosophie, est le plus difficile à combat-
« tre, quoique le plus absurde de tous. Il est exposé , avec
« autant de franchise que de clarté, dans trois dialogues
« du docteur Berkeley, évcque de Cloyne.
« Il faudrait (poursuit Diderot) nviter l'auteur de \ Essai
« surnos connaissances, à examiner cet ouvrage... L'idéalisme
« mérite bien de lui être dénoncé, et cette hypothèse a de
« quoi piquer sa curiosité, moins encore par sa singularité,
* que par la difficulté de la réfuter, d'après ses principes,
« car ce sont absolument k's mêmes. »
f Lettre sur les Aveugles ^ etc.J
)3'2 PREMIÈRE PARTIE.
Sans doute on parvient quelquefois à donner une
opinion favorable de ses sentiments religieux ou mo-
raux, en affectant une grande sévérité dans les juge-
ments que l'on porte des autres , sous ce double
rapport ; on peut également se donner l'air d'une
grande supériorité de talent ou d'intelligence , dans
les arts et dans les sciences , en affectant de dédai-
gner ou de mépriser ceux dont on craint la rivalité
ou la concurrence : mais il est certain aussi que le
succès qu'on obtient par de pareils moyens, outre
qu'il n'est pas toujours sûr, est rarement durable, et
n'est jamais légitime.
Pourquoi donc, sur une infinité de questions pu-
rement spéculatives, dans les matières philosophi-
ques, politiques ou religieuses, a-t-on vu se renou-
veler , dans tous les pays et à toutes les époques,
cet abus du langage, aussi contraire aux progrès de
la vérité qu'aux plus simples notions de la justice?
Pourquoi des hommes, recommandables d'ailleurs
par la pureté de leurs intentions , et par l'étendue
de leurs connaissances ( car il est clair que je ne
parle point ici de ceux qui calomnient à dessein
leurs adversaires; ceux-là savent, mieux que per-
sonne, que ce n'est ni l'intérêt de la vérité, ni le
bien public, qu'ils ont en vue); pourquoi, dis-je,
des personnes de mérite , et qui ont de véritables
droits à l'estime générale, se laissent-elles néanmoins
trop souvent entraîner à cet abus dos expressions
ENTENDEMENT. 333
amères ou insultantes , en discutant on en réfutant
les opinions qu'elles ne croient pas devoir adopter ?
C'est qu'une foule de sentiments inaperçus, ou
dont nous n'avons pas une conscience distincte, se
mêle incessamment à toutes les opérations de notre
entendement, lequel agit, à chaque instant, comme
je l'ai déjà dit , avec toutes ses facultés. Voilà pour-
quoi tant de dissentiments sur des objets qui sem-
blaient devoir être exclusivement du ressort de la
raison abstraite, ou du raisonnement, ont donné
lieu à des persécutions atroces , exercées avec une
égale fureur par les partis opposés, toutes les fois
qu'ils pouvaient disposer de la force matérielle. Voilà
pourquoi l'intolérance la plus cruelle s'est toujours
attachée aux opinions , soit politiques , soit reli-
gieuses, c'est-à-dire, à ce qui, par sa nature, est le
moins susceptible d'être modifié par la violence, à
ce qui n'a absolument rien de commun , aucune
analogie, aucun rapport, avec tous les moyens dont
la puissance extérieure peut disposer. Il est donc
bien important de connaître cette partie de notre
constitution intellectuelle, d'étudier soigneusement
la nature et les effets de nos divers sentiments, afin
de garantir , autant qu'il est possible , notre raison
de leur funeste influence. Tel sera le sujet de la
section suivante.
FIN DU PREMIER VOLUME.
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