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Full text of "De l'origine de l'épopée chevaleresque du moyen âge"

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L'ORIGINE 



UE 



L'ÉPOPÉE CHEVALERESQUE 



DU MOYEN AGE. 



DE L'ORIGINE 



DE 



L'ÉPOPÉE CHEVALERESQUE 



DU MOYEN AGE 



^ar ■^/m. Miwne/. 



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EXTRAIT DE L\ BEVUE DES DEUX MONDES. 



PARIS. 

IMPRIMERIE DE AUGUSTE AUFFRAY, 

PASSAGE DU CAIRE, >'<> 54- 
M D CGC XXXII. 



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ORIGIIfE 



DE 



L'EPOPEE CHEVALERESQUE 



DU MOYEN AGE. 



M. Fauriel a terminé à la faculté des lettres son histoire de la littéra- 
ture provençale. Il avait consacré l'enseignement de l'année dernière aux 
origines de la langue et de lu littérature romanes et à la poésie lyrique des 
troubadours; il a abordé l'hiver dernier l'étude entièrement neuve de l'épo- 
pée provençale. La nature de son sujet l'a conduit à traiter l'importante 
question de l'origine de la poésie chevaleresque, qui au moyen âge a été la 
poésie de toute l'Europe. En effet elle a produit les innombrables romans 
en vers de nos trouvères français, des ménestrels de l'Angleterre, des 
minnesingers de l'Allemagne ; dans le nord, ayant pénétré de bonne heure 
jusqu'en Danemark et en Islande , elle y a remplacé en partie les ancien- 
nes traditions nationales , tandis qu'au midi elle développait la romance 
espagnole , et déposait en Italie le germe de ce qui est devenu l'ingé- 
nieuse épopée de l'Arioste; or, cette poésie aux ramifications nombreuses, 
où a-t-elle sa racine ? 

Ce problème , dont la solution est l'indispensable point de départ de 
toute histoire de littérature moderne, ce problème est celui que 
M. Fauriel s'est proposé de résoudre; et, autant qu'il nous semble, il a 



2 ORIGINE DE L'ÉPOPÉE CHEVALERESQUE. 

pleinement réussi. Il lui a fallu d'abord retrouver dans la littérature pro- 
vençale l'épopée qu'on y soupçonnait à peine, et gu'on avait été jusqu'à 
y méconnaître entièrement. Puis , s'attachant aux'principales classes de 
romans chevaleresques, les romans carlovingiens et ceux de la Table 
ronde, il a montré que les iws et les autres avaient une origine méridio- 
nale, et qu'en remontant à leurs sources, on arrivait à des sources pro- 
vençales. A cette occasion il a donné des analyses et des traductions des 
principaux poèmes chevaleresques dont plusieurs étaient inconnus. Tel 
a été Tobjet des leçons dont il nous a permis de communiquer une partie 
à nos lecteurs dans l'état où elles ont été prononcées. L*intention de 
M. Fauriel, en nousy autorisant, a été d'appeler la discussion sur les 
résultats de ses recherches, se réservant d*y^ revenir et de les présenter 
sous une autre forme dans un ouvrage considérable dont ils feront 
partie. 



i' Nofc (le la Revue -J 



pREsncas xsçow. 



ROMANS CHEVALERESQUES. 



CONSIDERATIONS GENERALES. 



Entre toutes les nations de TEui^ope dont la littérature re- 
monte un peu haut dans le moyen âge, il n'en est aucune 
qui ne possède des monumens épiques intéressans et originaux. 
— Ces monumens sont de deux espèces : les uns, strictement 
locaux et nationaux, ne sont guère connus que chez le peuple 
qu'iU intéressent, et pour lequel ils ont été faits. De ceux-là je 
n'ai rien à dire ; ils n'entrent point dans mon sujet ; je les en 
exclus dès à présent. 

Les autres au contraire sont, pour ainsi dire, cosmopolites; 
on les trouve chez toutes les nations de l'Europe qui ont une 
littérature , et pai^tout on les trouve célèbres , populaires , et 
comme naturalisés. — Ils forment, dans la littérature épique 
du moyen âge, comme un fonds général, commun à l'Europe en- 
tière, et dont il semble, au premier coup-d'œil, que chacune 
puisse réclamer sa part. 

1. 



4 PREMIERE LEÇON. 

. Les moiuimens de cette seconde espèce sont ces fictions poé- 
tiques communément désignées par le titre de romans de che- 
valerie, et dont on distingue deux grandes classes, les romans 
de Charlemagne et ceux de la Table ronde. C'est uniquement de 
ceux-là que je me suis proposé de vous entretenir, après quel- 
ques explications préliminaires. 

Ces romans sont en grand nombre, et pour la plupart en- 
core enfouis dans de vieux manuscrits, difficiles à déchiffrer, 
où ils semblent braver la patience et la curiosité des littérateurs. 
Ce n'est que par exception , par une sorte d'heureux hasard , 
que l'on sait à quelle époque ou par qui quelques-uns ont été 
composés. En général, les- auteurs en sont inconnus ; et ce n'est 
guère qu'à un siècle , ou tout au moins à un demi-siècle près , 
que l'on peut se flatter d'en deviner la date. Enfin , les données 
intrinsèques qu'ils offrent ousemblent offrir poiu'juger du temps 
et des pays auxquels ils appartiennent, pour apprécier les ti'a- 
ditions ou les faits sur lesquels ils ont l'air de se fonder, sont , 
pour l'ordinaire, des mensonges systématiques, des pièges ten- 
dus à la crédulité, en un mot, une difficulté de plus pomr l'his- 
toire de cette branche de la littérature du moyen âge. 

Heureusement pour moi , je n'ai point à traiter à fond ni 
directement celte histoire. La tâche que je me suis imposée 
est plus spéciale et plus bornée. C'est uniquement dans son 
rapport avec la littératui'e provençale que j'ai à considérer la 
littérature épique du moye» âge. Je voudrais seulement con^^ 
stater une fois pour toutes quelle est, dans celle-ci , la part qui 
revient à la première. — Je voudrais examiner^sérieusement, 
une fois pour toutes, si ce ne fm*ent pas ces mêmes troid^adours 
qui , ayant donné leur poésie lyrique à une partie considérable 
de l'Europe, lui donnèrent aussi les modèles et les types de l'é- 
popée chevaleresque. Je compléterais ainsi l'aperçu que je vous 
ai tracé de l'histoire de la poésie provençale : je le terminerais 
par l'examen de diverses productions qui eu forment une bran- 
che intéressante jusqu'ici inconnue, ou mal-à-propos réputée 
étrangère. 

Mais ces questions , si restreintes qu'elles puissent paraître dans 



ROMANS CHEVALERESQUES. 5 

la question générale à laquelle elles se rapportent , ne laissent 
pas d'être encore foi t obscures et fort complexes; Si je puis es- 
sayer de les discuter et de les résoudre, ce n'est qu'en les abor- 
dant avec méthode et précaution, en les circonvenant, pour 
ainsi dire, de loin, afin d'en embrasser et d'en rapprocher les 
données éparses ; en les rattachant à des faits certains et connus, 
comme de strictes conséquences de ces faits. 

Un fait de ce genre, qui n'est ni contestable, ni conteslé, c'est 
que , do toutes les littératures du moyen âge, la française (dans 
laquelle je comprends celle des Anglo-Normands) est de beau- 
coup la plus riche en épopées chevaleresques. Il est également 
certain , également reconnu que c'est du français que la plupart 
de ces épopées ont été traduites ou imitées dans les autres lan- 
gues de l'Europe. Il ne reste donc, pour répondre aux ques^ 
tions proposées , qu'à décider si les Provençaux n'ont pas foiu*ni 
aux Français l'idée et la première rédaction des épopées dont il 
s'agit. 

Pour parvenir, s'il se peut à ce résultat, j'essaierai de donner 
d'abord une idée générale des romans de Gharlemagne et de la 
Table ronde; j'en examinerai sommairement les matériaux et la 
forme, le cai'actère et l'esprit, sans préjuger la moindre chosa 
relativement aux questions à résoudre , sans autre objet que de 
savoir d'abord ce que sont en eux-mêmes , et abstraction faite 
de leur origine , les romans dont il s'agit. — Je chercherai en- 
suite si les notions générales, résultant de ce premier examen , 
ne renferment pas des données sur la question particulière de 
savoir quelle est la part des Provençaux à l'invention et à la cul- 
ture de l'épopée romanesque. 

La première observation qui se présente , relativement aux 
romans chevaleresque du moyen âge , concerne la division qui 
en a été faite en deux grandes classes, ceux de Charlemagne et 
ceux de la Table ronde. Cette division a l'avantage d'être géné- 
ralement admise; elle est de plus fondée sur une distinction 
très réelle et très claire. — Il n'y a donc point de raison de la 
rejeter, et je n'hésite pas à l'admettre comme base des recher- 
ches subséquentes. Seulement, comme elle est trop générale , il 



6 PREMIERE LEÇON. 

» 

est indispensable d'y établir des sous-divisions dont le motif se 
présentera de lui-même dans le cours de la discussion. 

Jusque-là , je me bornerai à observer d'avance , et comme un 
fait qui sera constaté plus tard, que les romans de Charlemagne 
et ceux de la Table ronde forment deux séries parfaitement 
distinctes , non-seulement à raison de la matière et du sujet , ce 
qui s'entend de soi-même , mais à raison de la fotme , de l'es- 
prit, du caractère poétique , et de la tendance morale , qui dif- 
férent d'une manière tranchée dans les uns et dans les autres. 
Et ces différences. ne sont pas des différences transitoires, de 
pures différences d'origine qui s'effacent et disparaissent avec le 
temps. Ce sont des différences intimes , permanentes , en vertu 
desquelles les romans des deux séries coexistent sans se rappro- 
cher, et conservent les uns et les autres , jusqu'à la fin .leur ca- 
ractère propre , leur diversité originelle. — La discussion où je 
m'engage nç sera , pour ainsi dire , que la preuve et le dévelop- 
pement de cette assertion. Mais, avant d'en venir à caractériser 
particulièrement les romans de chacune des deux séries, je crois 
bien faire d'indiquer certains rapports généraux qu'ils ont 
entre eux , certaines particularités qui leur sont communes , et 
à raison desquelles ils appartiennent tous à une seule et même 
littérature , à un seul et même système de civilisation. 

Un premier point, et l'un des plus importans, c'est de savoir 
en quel sens et jusqu'à quel point on peut dire qu'il y a quelque 
chose d'historique, tant dans les romans épiques de Charie- 
magne , que dans ceux de la Table ronde : c'est un point sur 
' lequel je reviendrai ailleurs, pour le considérer de plus près. 
— Je me bornerai ici à observer que les romans de l'une et 
l'autre classes ont de même un point de départ historique, se 
rattachent de même à des traditions européennes, à des noms 
donnés et consacrés par l'histoire. 

Ceux de Charlemagne ont pour germe, ou poiu* noyau , les 
entreprises et les conquêtes , non-seulement de ce conquérant , 
mais des autres chefs de sa race. Ceux de la Table ronde sup- 
posent tous Texistence d'Arthur, le dernier prince des Bretons 
insulaii*es qui porta le titre de roi , et qui se distingua par les ef- 



ROMANS CHEVALERBSQUES. 7 

forts qu'il fit^'cle 517 à 54^, pour défendre contre les Saxons 
Tindépendance de son pays. 

Ce n'est que pai* conjecture et qu'en se donnant un peu de la- 
titude, que l'on peut marquer L'intervalle dans lequel ont dû 
' être composées les épopées chevaleresques des deux classes , 
dans la forme sous laquelle nous les avons aujourd'hui. Mais op 
ne peut se tromper beaucoup, en affirmant que les plus impor^ 
tantes, celles où sont le plus fortement empreints les traits ca- 
ractéristiques de chaque classe, furent composées de 1100 à 
i3oo. — On en trouve encore quelques-unes de postérieures à 
cette dernière date , mais ce ne sont plus guère que des vei^ 
sions, des paraphrases, ou des modifications des premières. 
— Quant à l'époque de 1100, indiquée pour premier terme de 
l'intervalle où furent composés les ouvrages en question , 00 
peut tenir pour sûr que nul de ces ouvrages ne remonte au-delà 
de ce terme , et il en est à peine trois ou quatre que l'on puisse , 
avec un peu d'assurance , attribuer à la première moitié du 
douzième siècle. Ils sont presque tous postérieui*s à 1 100. 

Il est naturel de demander, il importe même de savoir les- 
quels des romans de Gharlemagne ou de ceux de la Table ronde 
sont les plus anciens; en termes plus précis, laquelle des deux 
cicisses a fouimi les premiers modèles, les premiers types de l'é- 
popée chevaleresque. Malheureusement la question est plus 
complexe que je ne puis l'exprimer ici; mais j'y reviendrai par 
la suite : quelques coiu*tes observations suffisent ici pour mon 
objet. 

A n'en juger que sur les témoignages historiques , explicites 
et directs , on pourrait regarder les romans de la Table ronde , 
comme les plus anciens de tous , comme les modèles du genre. 
Quelques-^ns des romans de Gharlemagne, qui sont incontesta- 
blement des plus anciens de leur classe, font allusion aux fa- 
bles chevaleresques d'Arthur et de la Table ronde , et semblent 
attesta* ainsi, de la manière la plus expresse, l'antériorité de ces 
fables à celles sur lesquelles ils roulent eux-^némes. 

Mais tout ce que l'on pourrait déduire de là , c'est que parmi 
les romans des deux classes qui nous restent , le hasard a voidu 



.1 



8 V PREMIERE LEÇON. 

gue les plus anciens soient ceux de la Table ronde : il n'en ré- 
sulte nullement qu'il n'ait pas existé de romans de Charle- 
magne, aujourd'hui perdus', composés bien antérieurement à 
tous ces derniers. — C'est un fait dont nous aurons par la suite 
des preuves certaines et convaincantes. 

J'ai déjà laissé entrevoir qu'il ne faut pas chercher beaucoup 
de fidélité historique dans les détails, ni même dans le fond des 
romans chevaleresques, à quelque classe qu'ils appartiennent. 
Il suit de là que les auteurs de ces romans, en tant qu'ils ont été 
peintres de mœiu*s et d'idées , ont dû repi^'ésenter bien moins 
celles de l'époque de leurs personnages | que celles de lejur 
propre temps. 

Or, l'intervalle de iioo à i3oo, dans lequel il est constaté 
que furent composés ces romans , constitue la période la plus 
brillante de la chevalerie, celle durant laquelle les institutions 
chevaleresques eurent le plus de prise sur les mœurs, et sur la 
société. Il est donc impossible que des épopées écrites sous l'in-^ 
fluence de ces institutions n'en soient pas une expression plus ou 
moins complète , plus ou moins fidèle. — Les poètes qui chan- 
taient les paladins de Charlemagne ou les chevaliers de la 
Table ronde, étaient ces mêmes ti'oubadours ou trouvères qui 
chantaient pour leur compte de belles et hautes dames, qui 
tournaient et retom*naient en tout sens , dans leur poésie ly- 
rique, toutes les délicatesses, toutes les subtilités de la galan- 
terie chevaleresque. Ces poètes pouvaient faire, ils faisaient 
peut-être même quelque effort pour se transporter dans les 
temps de Chariemagne et d'Arthur, pour prendre le ton , les 
idées et les formes de poèmes plus anciens qu'ils pouvaient avoir 
sous les yeux ; mais ils avaient beau faire, il n'était pas en leur 
pouvoir de se défaire des idées, des opinions de leur siècle; et 
quoi qu'ils voulussent peindre , c'étaient toujours eux et leurs 
temps qu'ils peignaient : ils remplissaient , le sachant ou à leui* 
insu , la vocation du poète qui est de répandre , en les idéali- 
sant, en les élevant par l'expression, les idées sous l'empire 
desquelles marche la part de 1^ société humaine à laquelle il 
appartient. 



•» 






ROMANS CHEVALERESQUE^. -. ,. 9 

Les romans de Charlemagne et de la Table ronde sont donc, 
les uns comme les autres, dans cef qu'ils ont de véritablement 
historique, des tableaux plus ou> moins exacts de la chevalerie; 
et ce n*est pas sans motif qu'on les confond souvent sous la dér; 
nomination collective de romans ou de poèmes chevaleresques. 
— Mais de bien s'en faut qu'ils soient chevaleresques de la même 
manière, au même degré , et dans le même but. H y a ^ sur tout 
cela, des différences caractéristiques, outre les deux grandes 
classes de romans, et même entre les romans de la même classe. 
C'est un des côtés les plus intcressans et les plus neufs à consi- 
dérer dans tous, et c'est un de ceux sur lesquels je reviendrai , 
en traitant des romans de chaque classe en particulier. 

Si différens qu'ils soient d'ailleurs quant aux foimes métri- 
ques , les romans chevaleresques des deux classes sont égale- 
ment en vers. — C'est un point sur lequel il ne devrait j avoir 
qu'un mot à dire, pour constater un fait général des plus 
simples. — Mais ce fait a été contesté , embrouillé , et dès-lors , 
il importe de le rétablir dans sa vérité et sa simplicité pre-r 
mières. 

Les formes métriques sont^^lles essentielles au langage poé- 
tique, et ne peut-il pas y avoir de la poésie , et de la haute et 
belle poésie, en langage non mesuré, en prose? C'est une ques- 
tion de th,éorie que je serais libre , au moins ici , d'écarter : j'en 
dirai cependant quelques mots, parce que peu de mots me pa- 
raissent suffire pour la résoudre. — Nul doute que l'on ne 
puisse dire en prose des choses éminemment poétiques, tout 
comme il n'est que trop certain que l'on peut en dire de fort 
prosaïques en vers, et même en excellens vers, en vers élégam-? 
ment tournés , et en beau langage. C'est un fait dont je n'ai pas 
besoin d'indiquer d'exemples : aucune littérature n'en fournirait 
autaiit que la nôtre. 

Maintenant, voici deux choses également certaines : de beaux 
vers, n'exprimant que des choses très prosaïques, peuvent et 
doivent plaire comme vers, à proportion du degré d'art qu'il a 
fallu pour les faire, et du degré d'harmonie qu'ils ont poui* l'o- 
reille. Ainsi le mètre , la forme métrique , la parole mesurée , 



10 • PREMIERE LEÇON. 

ont un effet par elles-mêmes , et abstraction faite de la pensée f 
du sentiment, de l'idée qu'elles expriment. 

De môme, si bien que soient rendus en prose des sentimens 
et des idées en eux-mêmes et de leur nature très poétiques , il 
est certain que des formes, que des combinaisons métriques 
peuvent donner à cette prose plus d'harmonie, un caractère 
d'art plus élevé , plus marqué; — partant plus d'effet, et que la 
poésie du sentiment et de l'idée doit gagner quelque chose à 
cette poésie extérieure, et pour ainsi dire, matérielle de l'ex- 
pression. 

Le mètre est donc de l'essence de la poésie , en tant que 
celle-ci doit être la combinaison la plus parfaite, la plus in- 
time possible du beau de l'idée et du beau de l'expression. 

Mais encore une fois, ceci est une pure question de théorie , 
et la question que je me suis proposée ici est une question de 
fait, une question historique, relative à des monumens peu 
connus, et par conséquent plus embarrassante et plus douteuse. 

11 s'agit de savoir si les premiers, les plus anciens des poètes 
romanciers, ont écrit en vers ou en prose, ou indifférem- 
ment en l'une et l'autre façons. Il y a des littérateurs qui ont 
soutenu , d'une manière absolue, que les premiers romans 
épiques avaient été d'abord composés en prose , et mis en vers 
après coup. D'autres ont restreint cette assertion à un certain 
nombre de ces romans. 

Si le fait était vrai, il serait extraordinaire, et, je crois, unique 
en son genre : les poètes romanciers auraient fait quelque chose 
de contraire à la maixhe de l'esprit humain dans la poésie. — 
S'il y a des époques oii le mètre soit naturel , indispensable aux 
compositions poétiques , particulièrement à celles qui exigent 
ou comportent le plus de développement , comme l'épopée , ce 
sont indubitablement les époques anciennes de la poésie, ces 
époques où des poètes connaissant à peine ou ne connaissant 
pas du tout l'usage de l'écriture , composent pour des masses de 
peuple qui ne savent pas lire , où rien n'arrive de dehors à l'es- 
prit par d'autre voie que l'oreille. Ce n'est que par le mètre , 
par un mode quelconque de symétrie , que les compositions de 



ROMANS CHEVALERESQUES. 1 1 

ces époques offrent à la mémoire des auditeurs une prise cer- 
taine et facile, condition nécessaire du plaisir et de l'intérêt qui 
s'y attachent. Ce n'est pas par un simple accident, par un pur 
effet du hasard que tons les monumens poétiques, véritable- 
ment primitifs, sont en langage métrique, c'est en vertu d'une 
loi générale et nécessaire de l'esprit humain. 

Il y a, il est vrai, et l'on peut citer, dans quelques littéra- 
tures, des monumens de poésie, qui remontent jusqu'à des temps 
assez anciens, pour avpir l'air de se confondre avec les compo- 
sitions primitives du système poétique auquel ils se rattachent. . 
Il y a, par exemple, en Scandinave., des chroniques en prose, 
très poétiques par le fond , et dont la forme elle-même a sa 
poésie. Telle est la Volsunga-Saga. Mais cette chronique n'a 
rien d'original : elle n'est que la réunion, que la juxta-position, 
dans un ordre chix)nologique , de chants plus anciens vérita- 
blement primitifs, et ceux-là sont en vers. 

On peut citer encore les romans historiques des Arabes , tel 
que celui d'Antjir, déjà un peu connu en Europe , et une mul- 
titude d'autres dont les érudits eux-mêmes connaissent à peine 
les tib^es. — Ces romans correspondent véritablement aux épo- 
pées des autres nations, et ils sont tous en prose, bien qu'entre- • 
mêlés de vers. — Mais cet exemple n'est d'aucune autorité dans 
la question actuelle. — En effet , les fictions dont il s'agit sont 
toutes de rédaction moderne; elles appartiennent à ces époques 
où l'imagination ne fait plus un peu de poésie qu'à grands frais , 
à tout risque et à tout péril , ou se borne à retourner, à délayer, 
à paraphraser les anciennes créations poétiques. Tous ces ro- 
mans arabes tiennent indubitablement à des traditions beau- 
coup plus anciehnes, qui, si elles furent jamais rédigées, durent 
l'être en langage métrique. 

Mais, pour entrer plus directement dans la question que je 
me suis proposée, je dirai qu'il n'existe, à ma connaissance, 
aucun roman de Charlemagne ou de la Table ronde , dont on 
ne puisse s'assurer que la rédaction première , la rédaction ori- 
ginale, n'ait été en vers. On cite, je le sais, et l'on cite depuis bien 
long-temps des faits qui ont l'air d'être fort contraires à cette 



la PREMIERE LEÇON. 

assertiou. On a quatre ou cinq énormes romans de la Table 
ronde , de ceux où il est question de ce fameux Saint-Graal y 
dont j'aurai beaucoup à vous parler. Or, ces romans sont en 
prose, et on en met la composition à une époque où il est cer- 
tain qu'ils seraient antérieurs à la plupart des romans en vers 
qui nous restent aujourd'hui. On dit qu'ils furent composés sous 
le règne de Henri II d'Angleterre, par conséquent, de 1162 
à ii88. — Mais il y a sur cette assertion et sur le fait auquel 
elle se rapporte bien des observations, au moyen desquelles elle 
se concilie aisément avec la vérité. 

Il est vrai que l'auteur du roman en prose de Lancelot du 
Lac , qui se désigne sincèrement ou à faux par le nom de Ro- 
bert de Borron , affirme , dans une espèce de prologue , avoir 
traduit ce roman de latin en français , pour complaire au roi 
Henri d'Angleterre , qui , dit le romancier,yôr/m^/i/ se délitoit 
des beaux dits qui y éioienl. 

J'admets que le roman en question ait été traduit ou composé 
pour un roi d'Angleterre du nom de Henri. Mais aucun manu- 
scrit, àucup document, aucune tradition, n'indiquent, le moins 
du monde, si ce Henri est Henri II ou Henri III. Or, il est 
' beaucoup plus vraisemblable que c'est ce dernier, en effet dési- 
gné par l'histoire comme un patron zélé de la littérature anglo- 
normande. — Dans ce cas, le roman en prose de Lancelot 
n'aurait été composé que de 1227, époque de la majorité de 
Henri III, à 1271 , dernière année de son règne. Dui*ant cette 
période , surtout vers la fin , le génie épique du moyen âge avait 
déjà commencé à s'éteindre. L'époque était déjà venue d'am- 
plifier, de combiner, de fondre, l'une dans l'autre, les an- 
ciennes inventions. L'épopée cessait d'être populaire; elle ne 
s'adressait plus guère qu'à l'élite de la société, à des hommes 
qui savaient lire et avaient beaucoup de loisir. Dès-lors, les 
formes métriques lui étaient beaucoup moins nécessaires; et 
la prose , dans sa nouveauté , hardie , libre , conservant encore 
quelque chose du ton et du tour de la poésie mesuré , plaisait 
plus que cette dernière, aux personnes qui pouvaient lire au 
lieu d'écouter. 



ROMANS CHEVALERESQUES. î3 

Ainsi , ces grands romans en fH*ose n'avaient plus rien dé po- 
pulaire. — Les copies en étaient trop dispendieuses pour n'être 
pas fort rares. Il fallait être pour Je moins un riohe châtelain , 
pour se permettre un si grand luxe. D'un autre coté , ces mêmes 
romans étaient d'une longueur si démesurée y que c'était un 
événement notable, dans la vie d'un baron grand ou petit, d'en 
avoii* lu un. — Enfin , toutes ces épopées n'étaient , comme 
toutes celles des époques secondaires, que des amplifications , 
des paraphrases , des remaniemens des épopées primitives. 
Mille ouvrages de ce genre et de ce caractère ne contredi- 
raient point la seule chose que j'ai prétendu affirmer : que les 
premiers romans épiques du mojen âge ont dû être et ont été 
en vers. 

Je ne sais à ce fait qu'une seule exception , dont la singula- 
rité lui donne encore plus de saillie. Je ne connais qu'un roman 
original et même ti'ès original, qui ne soit pas, ou du moins 
ne soit pas tout entier en vers. C'est le petit roman d'Aucassin 
et Nicolette, composition d'un charme unique en son genre,. et 
dont j'aurai plus tard des motifs de vous entretenir. Je n'en 
parle ici qu'en passant , et pour signaler une exception piquante 
à la règle que j'ai voulu établir. 

Le fonds, Ja plus grande partie de l'ouvrage est en prose) 
mais il s'y trouve çà et là des morceaux en vers , les uns ly- 
riques , les autres narratifs. Or, il n'y a pas moyen de douter 
que cette bigarrure , que ce mélange de langage mesuré et.de 
langage libre ne tienne à la forme première de l'ouvrage. De 
plus, la prose et les vers y sont expressément distingués l'une 
des autres. Quand on passe de la prose aux vers , on est averti 
par cette formule : maintenant ou ici ton chante» Lorsque, au 
contraire , on revient des vers à la prose , on est averti par ces 
mots : ici Ton, dit, Von parle, Von conte. C'est là précisément la 
manière dont la prose et les vers sont sépaiés dans les romans 
arabes populaires, et je ne doute pas que le romancier chrétien 
n'ait imité les formes de la narration arabe. On ne peut , Je le 
répète, voir dans un fait si particulier, qu'une exception qui 
confirme plutôt qu'elle ne contrarie ce que j'ai avancé en thèse 



• - 



ii PREMIÈRE LEÇON. 

général^, savoir que les originaux, les modèles des romans 
chevaleresques furent composés en vçrs. 

Maintenant, revenant aux deux classes de ces romans, il est 
facile d^observerqu'il y a entre tous ceux, ou la plupart de ceux 
de chacune , une certaine liaison , certains rapports de sujet, de 
temps et de lieu. Presque tous ceux de Gharlemagne , par 
exemple, roulent sur les incidens réels ou supposés d*une seule et 
même guen*e, de la guen*e des pnnces Carlovingiens contre les 
Arabes d'Espagne. Dans chacun de ces romans, ce sont les 
mêmes héros qui agissent. Dans chacun, il est fkit allusion à 
d'autres plus anciens , auxquels il semble se rattacher, dont il 
semble être une continuation , un appendice. Il en est de même 
des aventures de la Table ronde : les chevaliers errans qui y 
figurent sont tous contemporains , tous chevaliers d'un seul et 
même chef qui est Arthur; tous parens , amis, ' ennemis ou ri- 
vaux entre eux. — En un mot, les romans de chaque classe 
ix>ulent, pour ainsi dire , dans un même cercle, autour d'un 
point fixe commun. En ce sens, on peut les regarder comme 
des parties distinctes, comme des épisodes isolés d'une seule et 
même action; c*est dans ce sens que l'on a dit qu'ils formaient 
dés cycles, et que l'on a parlé des romans du cycle de la Table 
ronde, de ceux du cycle de Gharlemagne. Mais cette liaison 
q!i*ont entre eux les divers romans de la même classe , est on ne 
peut plus vague, et purement nominale. Elle ne s'étend point 
à la substance même , à la partie originale et caractéristique des 
romans. Dans celle-ci , chaque romancier suit son imagination 
ou son caprice, sans s'inquiéter d'accorder ses fictions aux fie* 
tion^ de ses devanciei's, d'arrondir ou de troubler le cycle dans 
lequel il est enfermé , comme malgré lui. 

Mais, dans ces cycles vagues et généraux, il s'en forma de 
partiels , qui avaient plus de réalité , et dont l'existence a plus 
d'impoi*tance dans l'histoire de l'épopée du moyen lige. 

Tam que les romanciers eurent de la jeunesse , de la vigueur 
d'imagination , ils ajoutèrent des fictions nouvelles aux a^-r 
ciennes.^ des.rQmajas à des romans, sans s'inquiéter du désordre, 



ROMANS CHEVALERESQUES . 1 5 

de la confusion, des conti*adictîons , qui devaient résulter de 
tant de variadtes d'un même thème. 

Mais, quand l'imagination romanesque commença à se lasser 
et à s'épuiser, les compositions originales et isolées devinrent 
plus rares, et il y eut alors des hommes auxquels vint natui'el- 
lement l'idée de lier, de rapprocher, de coordonner dans Un 
même ensemble, dans un même tout , celles de ces productions 
qui avaient le plus de rapports entre elles, ou qui se prêtaient le 
mieux à cette espèce d'amalgame. Ainsi , le grand roman en 
prose de Lancelot du Lac fut un mélange, un rapprochement 
des aventures des principaux chevaliers d^ la Table ronde, et 
de tout ce qui avait rapport à la fable du GraaI. — Ainsi en- 
core fui'ent rapprochées, dans le fameux roman de Guillaume 
au-court-Nez, les aventures et les guerres de tous les prétendus 
descendans d'Aimeri de Narbonne , aventures qui avaient été 
célébrées dans des romans à part.— Ces gi'àndes épopées, amal- 
game ou fusion de plusieurs autres, formaient de véritables 
cycles épiques , et représentent quelque chose d'analogue à ce 
qui se passa autrefois en Grèce. 

Dans le premier âge de l'épopée grecque , il n'y eut de poètes 
que ceux auxquels Homère, qui en était un, donne le lîom 
^aœdes. Ces aœdes composaient de petits poèmes, des épo- 
pées de peu d'étendue, dont les traditions nationales ou locales 
de la Grèce fot^rhissaient la matière. Ges petits poèmes étaîétit 
destinés à être chantés dé ville en ville, dé peuplade en peU*- 
plade, sbit par leurs auteurs mêmes, par lés €uiedes e^iéii^o^ 
sitétirs, soit' ^ai* d'autres ûttdés d'un ordre infëi^ieur, ^nt là 
fonction se bornait à celle des chantem*s des compositions 
d'autrui. • 

Conune ces épopées n^embrassaient que. de petites portions , 
c(ue àb%. faitsi isolés dç. Phi^stoirenailiioiiale} comme, d'un autre 
coté, elles s'étaient beaucoup multipliées. Avec le tem|)s, et 
qu!qn les cfaânlait,> >saD& aucun égard au rappcnrt historique 
qu'diles.pouVaieDt. avoir entre elles ^ il en résulta, à la longue, 
ùoegrande/coniusian:^ un bouleversement complet de toutes les 
tiiadittKBb bîstiMriques. : M 



«l 



16 {PREMIÈRE LEÇON. 

Ce fut alors, et pour remédier à cet inconvénient, qu'il se 
forma de nouveaux poètes ou de^ nouveaux chanteui's d'épopée , 
qui firent profession de prendre les sujets épiques dans leur 
ordre réel, dans leur succession chronologique; ce fut à cette 
nouvelle classe de poètes que Ton donna le nom de cycliques , 
asse2 Convenablement choisi , pour marquer leui* prétention et 
leur but. 

Il y a un rapport véritable entre les poêles romanciers du 
moyen âge et les anciens aœdes gi'ecs^ en ce que les uns et 
les autres traitaient isolément, partiellement et avec une grande 
liberté , les traditions nationales qu'ils prenaient pour base de 
leurs récits. 

Les romanciers cycliques correspondent de même, à plu- 
sieurs égards, aux cycliques grecs, bien que ces derniers fussent, 
selon toute apparence , dirigés par i;n sentiment historique plus 
positif que ne pouvait l'ôti'e le sentiment des premiers. — Mais 
c'est un point sur lequel je. reviendrai par la suite, avec des 
données nouvelles pour le développer et Féclaircir. Il me suffit 
ici d'y avoir touché en passant. 

■ Un des principaux caractères de l'épopée pnii^itive , c|est l'ab- 
sence de tout mouvement, de tpute prétentioi;!., de toute forme 
IpriqUQ, Nous verrons par la. suite de quelle .mfM:^iè!i'p .et p^ 
quelle gradation j 1^ ton sin^ple, austère, vraiment .épique. des 
prf^mières épopées rpmai^sques , s^a^oUit et se ipaniéra sous les 
influences de la poésie lyrique. Je ne veux noter ici .qu'un fait 
plus positif i$t plus sirpple^y qui démontre mieux que tout ^utire 
\^, tendance de plus ep, plus lyrique de l'épopée, du çommejçiçe*- 
ment du douzième siècle à la fin du quatorzième. 

. On ti*ouve déjà , dans certains romans du commencement du 
treizième siècle^ une>mui(iîi6ude de passages, où le poète parle 
longuement et subtileinent par la bouche denses personna|;es^ 
oii il ne manque autre chose que la division par strophes, poui* 
fair^ de véritables chants lyriques, de ces chants d'amour et de 
galanterie que les trouvères et : les troubadours composaien'l; 
pour leur compte, quand ils voulaient toucher on flatter les 



ROMANS CHEVALERESQUES. 17 

hautes dames qu'ils servaient. Mais cette absence de la forme 
lyrique suffit pour maintenir, dans ces romans y au moins les 
apparences^ les formules de Fépopée. 

Un peu plus tard , ces apparences même cessent d'être ména- 
gées : on trouve des romans entremêlés de véritables chansons, 
de pièces lyriques divisées par strophes, et il y a tout lieu de 
croire que la partie nan^ative de ces romans n'en est, pour ainsi 
dire, que la partie accessoire, bien que matériellement la plus 
considérable. Ce que le poète semble y avoir le plus^soi^euse- 
ment cherché , c'est un cadre pour les pièces lyriques qu'il y 
voulait insérer. — Le roman de la Violette ou de Gérard de 
Nevers^ où il y a pourtant des parties de narration fort 
agréables, est farci d'un bout à l'autre de chansons galantes, la 
plupart françaises, quelques-unes provençales. Il en est de 
même d'un autre roman intitulé le Chevalier d la Licorne; et 
je ne doute pas que le même amalgame des formes épiques et 
des formes lyriques n'ait existé dans beaucoup d'autres ou- 
vrages. 

Pour achever ce tableau sommaire des révolutions communes 
aux romans de Charlemagne et de la Table ronde , je n'en ai 
plus à signaler qu'une qui est la dernière. 

J'ai déjà touché plus haut quelque chose des circonstances 
qui rendirent le mètre, le langage mesuré, moins nécessaire dans 
les romans chevaleresques. Ces circonstances devinrent de jour 
en joiu* plus puissantes et plus générales; la prose prévalut de 
plus en plus sur les vers, et finit par être employée presque ex- 
clusivement dans les ouvrages destinés à l'amusement des di- 
verses classes de la société. 

Dans ce nouvel état de choses , ceux des anciens romans en 
vers , qui avaient conservé une partie de leur renom et de leur 
popularité, fuient mis en prose. Ce fut sous ce nouveau cos- 
tume qu'ils continuèrent à circuler jusque vers l'époque de 
l'invention de l'imprimerie, et qu'ils furent publiés par cette 
nouvelle voie. Ceux de <!^es romans qui n'avaient pas encore été 
alors traduits en prose , tombèrent dans tui oubli des suites du- 
quel il devait en périr beaucoup. Dès ce moment| qui plus tôt ou 



18 PREMIERE LECON. 

plus tard arrive pour toutes les littératures, la ûiesure, la rime, 
tous les divers moyens métiûques continuèrent à être un plaisir; 
mais ils n'étaient plus un besoin : ils n'étaient plus une condi- 
tion nécessaire de la circulation des productions poétiques et 
particulièrement de celles du genre épique. — Cette marche est 
celle de toutes les littératures^avecla différence, pour les nations 
modernes , des grands effets de l'imprimerie. 



*^*-'»%.'»-'^*"%-» ».'^'^»-%.-» %.'%'«%.-%^%-«-'««^«>-»«^*><*>«-«^ ■«'«.'«.-«■%.'«■«.%'*.'«»/•/««.■«/%. «.-«'«^/«.'««.'«^^«.■«.'^«^^^«/^^/^^ 



8BcoBn>E iiteçoir. 



ROMANS CARLOVINGIENS. 



MATIÈRS ET ARGUMENS. 



• Un fait que j*ài déjà avancé en pasisant et sur lequel ii cuu 
vient; de revenir , pour le préciser un peu plus , C'est que Tés 
romans du cycle de Charlemagne ne se bornent pas à célébrer 
ce monarque : ils embrassent tout le cercle des actes et des guer- 
res des dhefs cartovingiens, depuis Charles- Martel jusqu'à Ghàr-' 
le^le-Chauve inclusivement; ce qui comprend la période èii- 
tière de la fortune et de ta domination de ces chefs. Setilëiiiëc^ 
comme Chârtemagne joue , dans ces rotoaâs, un rôle beâUco^ 
plus grand q^e les autres princes désa racé/ on a désigné par sôii' 
noin le cycle ebtier dont il n'oécupe cependant qli'une partiel 
Aux diouzièitié et treisièine siècle^ , période de cetix désf ro-' 
manciers cark>Vi)Qgiens' dont nous aivons ai]^ôurd'hui les oUvra-^ 
ges, il n'y avait d'autre histoire de Charles-Martel et de ses des- 
cëndans, que dëi Chroniques ou des opuscule^ biogtaiphiqûes 
que les ro^àttdiehi dôut il s'agit né côUnàissaiettt pas et qui ilër 
pouvaient ku^ êtiiei d'àMiitÀti ukttge. Tout éë qtf^ilsr savaiéàt "dé 

a. 



20 SECONDE LEÇON. 

l'histoire de ces chefs , de leurs guen^es intestines ou étrangères, 
ils le savaient vaguement , par des traditions populaires ; et ces 
traditions .qu'ils recevaient déjà fort altérées , ils achevaient de 
les bouleverser et de les corrompre. — Ils avaient ainsi à leur 
disposition un certain fonds de vieilles réminiscences historiques, 
sur lequel leur imagination brodait en toute liberté , et qu'elle 
étendait en tout sens. Ils étaient dans la condition naturelle des 
poètes épiques, aux époques de semi-barbarie, époques qui sont, 
à proprement parler, celles de l'épopée, celles dont les monu- 
raens se rangent parmi les documens de l'histoire de l'humanité. 

Plusieurs des pliis curieux et des plus intéressans des romans 
carlovingiens roulant sur les exploits et les conquêtes de Char* 
lemagne, ce sera en donner une idée, et pour ainsi dire, une re- 
vue sommaire , que de tracer une ébauche de l'histoire et du 
caractère de Charlemàgne , tels que les donnent ces romans. 

C'est toujours guerroyant et conquérant, que ces romanciers 
nous peignent le' fils de Pépin ; et ce n'est pas en cela , qu'ils ont 
manqué à l'histoire : ils n'ont pas fait faire à Charlemàgne plus 
de guerres que ce monarque n'en fit réelleihent : la chose n'au- 
rait pas été facile. Mais ils ont, pour ainsi dire, renversé les mo* 
tifs et les théâtres de ces guerres. — Chai^lemagne dirigea, la plu- 
part de ses expéditions militaires contre les peuples d'outre- 
Rhin. 

Depuis la grande invasion des barbares, ces peuples étaient 
toujours en mouvement, pour se porter sur la Gaule et sur 
l'Jtalie, et prolonger de la sorte indéfiniment le désordre de la 
première invasion. — Charlemàgne rendit à la civilisation l'im- 
mense service de fixer sur leur sol les populations germaniques. 
Il fit trente-deux ou trente-ti*ois campagnes contre les Saxons : 
il n'eut donc pas beaucoup de loisir pour porter la guerre ches 
d'autres peuples. Aussi ne fit-il en petrsonne qu'une seule expé- 
dition contre les Arabes d'Espagne, et cette expédition fut mal- 
heureuse. 

Sur ce point principal, les romanciers de Charlemàgne n'ont 
gilère tenu compte de son histoire. Ils parlent à peine de ses 
guerres et de ses conquêtes d'outre-RlMiD : je erois avoir tu le 



ROMANS CARLOVINGIENS. »i 

titre d'un roman oh il s'agit , à ce qu'il paraît , d'une expédition 
de ce monarque contre les Saxons. Je ne puis parler de ce ro- 
man, ne l'ajant pas même parcouru. Je soupçonne toutefois 
qiu*il est d'une date assez récente , bien postérieure à la fin du 
treizième siècle ; et dans ce cas , il appartiendrait à une période 
de l'épopée romanesque autre que celle que j'ai ici principale- 
ment en vue. 

Quoi qu'il en 5oit , ce n'est que par une sorte d'exception que 
les poètes romanciers de Charlemagne ont célébré 'les guerres 
de ce prince contre les populations germaniques. C'est habituel*- 
iement avec les Sarrasins d'Espagne ou d'Orient , qu'ils le met- 
tent aux prises. Ce sont des royaumes musulmans qu'ils lui font 
conquérir , des croyans en Mahomet cpi'ils lui font convertir. 
— Nous verrons plus lard s'il n'y a rien à conclure de cette mé- 
prise, relativement à l'histoire des romans où elle se rencontre; 
ici je me borne à la remarquer. 

En p^cour^nt, autant que cela se peut, ces romans, dans 
l'ordre où ils se lient et se font suite les uns aux autres , les pre- 
miers que je rencontre ne sont pas les moins singuliers; ils sont 
relatifs à la naissance et à l'enfance de Charlemagne. 

Sa naissance n'est point signalée , sa n^ère n*est nommée nulle 
part dans les chroniques, qui ne disent rien non plus de son en- 
fance , ni de sa première jeunesse. A l'époque où elles commen- 
cent à taire mention de lui, il était déjà ce que l'on pourrait dire 
un homme fait; il avait vingt-deux ou vingt-trois ans. C'est dans 
une des dernières campagnes de son père Pépin contre le fameux 
Waifer d'Aquitaine qu'on le voit paraître pour la première fois. 
C'est là, pour ainsi dire, son début dans l'histoire. Or ce début 
semble un peu tardif pour un homme de la ti*empe de Charlema- 
gne, à qui les occasions de se montrer n'avaient pu manquer, 
sous un père tel que Pépin, qui avait eu à faire et avait fait tant 
de guen*es. On est un peu étonné de voir commencer si tard une 
vie si héroïque , une si grande destinée, et il est tout simple que 
les poètes romanciers , trouvant cette lacune dans l'histoire, en 
aient ùAt leur profil; qu'ils l'aient remplie à leur manière. 

Toute la vie de Charlemagne, de sa naissance à son couronne» 



3 a SECONDE LEÇON. 

ment coaune i:oi , a été le sujet d'une multitude de fictions roma- 
nesques auxquelles il est difficile j si étranges qu'elles soient, de 
ne pas supposer quelque fondement , quelque prétexte histori- 
que. — Ces fictions se rapportent à deux points principaux , à 
la naissance du héros et aux aventures de sa jeunesse, à Cordoue 
ou à Sarragosse, à la cour du chef des Sarrasins d'Espagne. 

Selon les romanciers, la mère de Charlemagne, nommée par eux 
Berthe augrandpied, était la fille d'un roi de Bavière ou de Hon- 
grie. Elle fut fiancée à Pépin, qui chargea le chef ou intendant 
de AOn palais d'aller la chercher et de la lui amener. Par un sin- 
gulier hasard , cet intendant avait une fille qui ressemblait ex- 
trêmement à Berthe de taille et de figure , et il fonde sur cette 
ressemblance l'intiûgue la plus hardie. — Il se décide à faire pé- 
rir Berthe et donne sa propre fille pour femme à Pépin. 

Cependant Berthe n'a pas été tuée , elle a été recueillie par . 
un meunier chez lequel elle passé plusieurs années , dans la con- 
dition la plus obscure , jusqu'à ce qu'un jour Pépin , égaré à la 
chasse , arrive à la demeure du meunier. Le roi est frappé de 
I4 beauté de Berthe. Il lui propose un rendes- vous noctui*ne 
qu'elle accepte volontiers, comme une heureuse occasion de se 
faire connaître par Pépin pour sa véritable épouse, et de lui 
; raçppter l'infâme ti'ahison de son intendant. Tout se passe en 
effet comme elle l'avait espéré; les traîtres sont punis, et elle en- 
tre enfin en jouissance de son t^tre d'épouse et de reine. 

La naissance de Chai'lemagne est la suite de cette rencontre 
fortuite de Pépin et de Berthe. 

Tout va bien jusqu'à la mort de Pépin : mais alors deux fils 
que le roi a eus de la fausse Berthe, s'emparent du royaume et 
veulentfaire périr Charlemagne encore enfant, qui leur échappe 
à peine. Il reste quelque temps caché dans un monastère; après 
quoi, il s'enfuit déguisé sous le nom de Maine t et va chercher 
im refuge en Igspagné , à SaiTagosse ou à Cordoue. Là , il se 
présente à la cpur de Galafre, roi desSaiTasins, qui, fi^appé de sa 
bonne mine, le prend à son service. Galerane , fille de Galafire^ 
qui sous le costume du serviteur démêle le héros, devient amou- 
jreuse de lui , et le rend , mais noi;i sans un peu de peine , amou- 



ROMANS CARLOVINGIENS. a3 

reux d'elle. Une fois né, Tamour éveille bien vite, dans le coecu: 
du jeune Mainet, la bravoure et l'énergie qui y avaient été 
jusque-là un peu assoupies. Il fait force prouesses pour Gale- 
rane , finit par l'enlever de la cour de son père et repasse avec 
elle en France. Là, secondé par quelques fidèles amis, il atta- 
que les deux bâtards usurpateurs, les bat , et recouvre son 
Toyaume. 

Je l'ai déjà insinué, et je crois pouvoir le répéter : si étranges 
que soient ces fables , il est très probable que les romanciers des 
douzième et treizième siècles n'en furent pas les inventeurs , 
qu'ils les trouvèrent déjà en vogue et ne firent que leur donner 
de nouveaux développemens. 

On croit assez généralement, d'après des témoignages histori- 
ques qui n'ont rien d'invraisemblable, que Charlemagne enta- 
ma une espèce de négociation avec le célèbre Calife Haroun-el- 
raschid , dans la vue d'en obtenir, pour les chrétiens , la liberté 
•et la sécurité, du péleiûnage de Jérusalem. On ajoute même 
que le calife envoya courtoisement à l'eiùpereur d'Occident les 
i^lefs du Saint-Sépulcre. 

Tel est le seul motif historique que l'on puisse assigner à di- 
vers romans , sur une prétendue expédition de Charlemagne à 
Jérusalem, expédition dans laquelle auraient été conquises les 
reliques de la passion, la couronne d'épines de Jésus-Christ, les 
clous iivec lesquels il avait été attaché à la croix, et la lance dont 
il avait eu le côté percé; ces précieuses reliques auraient été 
déposées à Rome. 

Les romans qui roulaient sur cette expédition , sont aujour- 
d'l|ui perdus : je ne crois pas du moins qu'il y en ait en France 
des manuscrits, mais il peut y en avoir ailleurs; et dans tous les 
t;as, il n'y a pas lieu à révoquer en doute l'ancienne existence de 
ce« |*omans. Dans l'ordre chronologique, ils viennent immédia- 
tement après ceux qui ont pour sujet les aventures de la jeu- 
nesse de Charlemagne. 

Rome ne fut pas long-temps en possession de cet inapprécia- 
ble trésor que Charlemagne était allé conquérir pour elle à Jé- 
rusalem. Un émir des Sarrasins d'Espagne, nommé Bàlan, 



24 SECONDE LEÇON. 

ayant fait Une descente en Italie à la tète d'une formidable ar- 
mée, marcha sur Rome, la prit d'assaut, la pilla, la ravagea 
de fond en comble , et en enleva ces glorieuses reliques de la 
passion, qu'il p<'»rta avec lui en Espagne. — Cette expédition 
prétendue fut le «i^et d'un ou de plusieurs romans aujourd'hui 
perdus , mais auxquels font ^illusion de la manière la plus for- 
melle d'autres. romans encore subsistans, qui en sont comme la 
continuation et le dénoûment. 

Tel est du moins le roman fameux de Ferabras , l'un de ceux 
dont j'aurai à vous parler en détail. — Ce roman roule exclu- 
sivement sur une graqde expédition de Charlemagne contre les 
Sarrasins d'Espagne , expédition ayant pour but de reprendre , 
surl'émir Balan, les reliques que celui-ci avait enlevées de Rome. 

Ces divers romans peuvent être regardés comme la suite, 
comme le développement de la fiction de la conquête de Jérusa- 
lem par Charlemagne. Les suivans se rattachent d'une manière 
plus expresse et plus particulière aux guerres entre lés Gallo- 
Franks et les Arabes d'Espagne. 

De ceux-là, les premiers et les plus célèbres furent ceux aux- 
quels donna lieu la déroute de Roncevaux. 

Cette fameuse déroute laissa , dans l'imagination des popula- 
tions de la Gaule, des impressions dont la poésie populaire s'em- 
para de bonne heure. De tous les argumens épiques du moyen 
âge, c'est celui dans lequel on peut observer le mieux les for- 
mes dive^'ses squs lesquelles la plupart de ces argiunens se sont 
produits successivement. On. peut reconnaître qu'il n'y eut d'à-- 
bord, sur cç sujet , quQ de simples chapts populaires : on ti^ouve 
plus tard des légendcis dans lesquelles ces chants pnt été liés par 
de nouvelles Qctions , ^t ^ lii fin de vraies épopées où tous ces 
chants primitifs et ces dernières fictions sont développés , rema- 
niés, arrondis, i^vec plus ou moins d'imagination et d'art, parr 
fois altérés et gâtés. C'est un point sur lequel je reviendrai |i pror 
pos des formes et du cai^actère poétiques des romans du çyc{ç 
carlovingien; je n'en considère pour le mpment que la matière 
et les sujets, que les rapports avec l'histoire ou avec les trs^i? 
lions historiques. 



ROMANS CARLOVINGIENS. 2B 

A ceux de ces. romans relatifs à la grande, ou pour mieux 
dire à la seule expédition de Charlemagne en Espagne, s'en rat- 
tachent immédiatement plusieurs autres qui ne furent guère 
moins célèbres. Je veux parler de ceux où il s'agit de la con- 
quête de l'ancienne Septimanie et particulièreùient de Nîmes et 
de Narbonne siu* les Arabes. 

C'est à Charlemagne que les romanciers ont attribué cette 
conquête; et tout le monde sait qu'elle fuflpi des plus glorieia 
exploits de Charles Martel. Les romanciers du douzième siècle 
eux-mêmes ne devaient pas l'ignorer : les traditions populaires 
ne pouvaient être en défaut sur un fait si positif et si simple. 

On serait donc tenté de supposer à une méprise si saillante et 
si facile à éviter un motif réfléchi et volontaire. Charles Martel 
avait fait plusieiu*s campagnes contresles Arabesde laSeptimanie, 
et dans toutes ces campagnes , il avait traité le pays en homme 
qui ne se propose pas de l'occuper. Il avait brûlé , dévasté, dé- 
truit tout ce qui pouvait être détruit , dévasté , brûlé , jusqu'à 
des villes entières, et entre autres celle de Maguelone, d'origine 
phocéenne , et qui florissait encore alors par le commerce. Il 
avait emmené les populations captives, enchaînées, comme des 
meutes de chiens, selon l'expression des chroniques du temps. 
— On conçoit aisément que, par une telle conduite, Charles 
Martel ne dut laisser dans les pays dont il chassa les Arabes, 
qu'une renommée fort odieuse; et ce fut peut-être par une sorte 
de vengeance poétique , que les romanciers du douzième siècle 
attribuèrent ses exploits à son petit-fils. 

Ce n'est pas que Charles Martel ne figure parfois dans les 
épopées carlovingiennes; mais la manière dont il y figure est 
plus propre à confii*mer qu'à détruire la conjecture que je viens 
d'énoncer. Il n'y figure que par un anachronisme monstrueux, 
dans des évènemens qui appartiennent au règne de Charles-le- 
Chauve , et le rôle qu'on lui fait jouer dans ces évènemens est 
celui d'un despote capricieux qui force un brave seigneur , un 
chef héroïque à se révolter contre lui. S'il n'y a pas dans ces 
violations de l'histoire une sorte de malveillance et de rancune 
poétiques, il y a du moins une fatalité singulière. Il est étrange^ 



26 SECONDE LEÇON. 

» 

dans des romans dont l\intention principale était de célébrer les 
victoires dos chrétiens sur les musulmans , de ne pas rencontrer 
le nom du chef qui gagna la bataille de Poitiers , qui chassa les 
Arabes de la Provence, et leur enleva tout ce qu*ils possédaient 
dans la Gaule. 

Suivant leur système , et leur parti pris de transformer en 
musulmans tous le^euples avec lesquels Charlemagne fut en 
hostilité, ils chan^vent eq San*asins, en Maures d'Espagne, les 
Lombards et les Grecs de la basse Italie, auxquels le monarque 
franc fit aussi la guerre, ils composèrent sur cette gueiTe divers 
romans , dont le plus remarquable fut nommé le Roman d'As- 
prcmant. Ce nom appartient k la géogi^aphie imaginaiie ou 
arbitraire des romanciers, dont j'aurai plus d'une occasion de 
parler, poui* en signaler la singularité et les inconvéniens : il 
désigne une montagne qui occupe une grande place dans le ro- 
man, et qui ne peut être qu'une des partîtes méridionales de 
l'Appenin. Le romancier en fait un tableau sur l'effet duquel il 
e&t évident qu'il comptait beaucoup; et ce tableau prouve que 
les romanciers du moyen âge faisaient , en géogi^aphie , des 
transpositions analogues à celles qu'ils faisaient en histoire. lis 
font leur Aspi*emont si haut, si difficile^ traverser , d'un aspect 
si sauvage; ils le remplissent de précipices si profonds , de tor- 
rens si terribles, ils y entassent tant de glaces et de neiges, 
qu'il y a tout lieu de ciK)ire qu'ils ont transporté à l'Appenin , 
et en les exagérant encore , les images qu'ils avaient pu se faire 
de certaines parties des Alpes. 

Tel est, autant qu'il m'a été possible de le tracer le cercle gé- 
néral des évènemens , des traditions , des fictions , dans lequel 
roulent les romans des douzième et treizième siècles oii Charlema- 
gne figure en personne, comme l'adversaire et le vainqueur des 
Sarrasins d'Espagne ou d'Orient. Nous verrons tout-à-rhe«u*e 
jusque quel point le caractère que les auteurs de ces rmnans 
donnait généralement au monarque y répond à l'idée des gran- 
des choses îàxies par lui. 

Outre ces roïnans, il y en a d'autres également destinés à 
oélébréfr les y'icUAïei des chrétiens sur les musulmans, mais où 



ROMANS CARLOVINGIENS. 27 

n'agissent ni Charlemagne j ni aucun autre roi carlovingien , et 
dont des chefs particuliers sont les héros. Tels sont ceux y en 
grand nombre , et la plupart fort intéressans , où figurent Ai- 
rneri de Narbonne, Guillaume^le-Pieux^ et d'autres personnages 
historiques , ou non , également fameux chez les poètes des dou- 
zième et ti^eizième siècles , par des exploits réels ou supposés 
contrç les Arabes d'Espagne. 

Il n'y a aucune raison pour faire de ces romans une classe à 
pai*t : ils sont insph^és p^r le jpême motif général que les -p^écè- 
. cfens y et conçus dans le môme espnt. Ils ont tous , sinop pré- 
ci^ment le même degré , du moins le même fonds de vérité his- 
torique : ils sont tous l'expression plus ou moins idéalisée, plus 
q\i moins merveilleuse dans las accessoires d'un $eul et même 
fait| de la longue lutte des popidations chrétiennes de la Gaule 
cpntreles populations musulmanes de l'Espagne et de l'Afrique, 
durant les huitième et neuvième siècles. 

J'ai dit que presque tous ces romans furent composés du com- 
meQcçment du douzième siècle à la fin du treizième, c'est-à- 
dire dans la plus brillante période de la chevalerie.- 

J'aurais pu dire tout aussi bien qu'ils furent -composés dans la 
période des croisades, comprise dans la première. Mais on a dit 
plus: l'on a avancé qu'ils avaient été composés à propos des croi- 
sades et dans la vue de les favoriser. Le fait est que la tendance 
générale des romans dont il s'agit était favorable aux croisades^ 
et si l'on s'était borné à dire que le zèle pour çelles-<;i fut pour 
quelque chose dans la popularité des premiers , en fit peut-être 
faire ou refaire quelque»^uns , on aurait dit une chose de pett 
d^importance , mais vraisemblable. 

Si l'on a voidu dire que ce fut uniquement et expressément 
dans l'intention de favoriser les croisades que furent inventés 
et composés les romans où l'on chantait les anciennes guerres 
des chrétiens de la Gaule avecSes musulmans d'outre les Py- 
rénées , on a dit une chose qui est également contre la vraisem- 
blance et contre la vérité. Il est impossible de concevoir Teïis- 
tence de ces romans, si on les suppose brusquement inventés, et 
pour ainsi dire de toute pièce , trois ou quatre siècles àipl'ès les 



a8 SECONDE LEÇON; 

évènemèns auxquels ils se rapportent. On ne peut les conce- 
voir que comme Fexpression d'une tradition vivante et conti- 
nue de ces mêmes évènemens. Si au douzième siècle le fil de 
ces traditions avait été rompu , il aurait été impossible de le re- 
nouer et d'y rattacher la foi et l'intérêt populaire. 

On a d'ailleurs la preuve positive et directe que ce fil n'avait 
pas été rompu, et que les romans du douzième siècle, où il s'agit 
des guen*es antérieures des chrétiens avec les Arabes d'Espagne, 
se rattachent à d'autres productions poétiques sur le même su- 
jet , productions dont quelques-unes remontent au commen- 
cement du neuvième siècle, comme nous le verrons ailleurs. En 
un mot , il n'y a aucun moyen de concilier, avec les notions les 
plus intéressantes et les plus certaines que l'on ait sur la marche 
et les développemens naturels de l'épopée, l'hypothèse qui don- 
nerait pour motif unique et absolu de l'invention des romans 
carlovingiens un dessein religieux ou politique de seconder le 
mouvement des croisades. 

Je viens maintenant à d'autres romans que l'on comprend 
d'ordinaire, ainsi que les précédens, parmi les romans du cycle 
de Charlemagne , ou , comme on peut dire plus exactement , 
du cycle carlovingien. — Cette dénomination générale con- 
vient en effet à ces romans, en ce sens que ce sont aussi des 
princes carlovingiens qui y figurent. Mais le motif historique 
en est non-seulement différent de celui des premiers, il y est en 
quelque sorte opposé ; et dès-lors dans quelque classe qu'on les 
range , ces romans formeront un groupe tout-à-^fait à part de 
tout autre. 

Le morcellement de la monarchie firanke dans la Gaule fiit 
la suite et le résultat d'ime lutte très vive entre les monarques et 
ceux de leurs (aciers auxquels ils éU|ient obligés de confier le 
gouvernement des provinces.— ^Qette lutte fut longue, et les 
diances en furent très diverses. Si en définitive les chefs révol- 
tés furent victorieux , ils eurent , dans le coui*s de la lutte , de 
terribles revers , de grandes catastrophes à essuyer. A ne voir 
que le péril qu'ils couraient, que les efforts qu'il leur fallait faire 
pour réussir, que les justes raisons qu!ils avaient pai*fois de se 



ROMANS CARLOVINGIENS. ïg 

plaindre des rois et de leur résister^ on ne peat nier qu'il n^ 
eût dans leurs entreprises quelque cho$e d'héroïque et^.de poé- 
tique, et il serait étonnant que l'épopée à demi barbare du dou- 
zième siècle ne s'en fût, pas emparée comme d'un thème fait pour 
eUe. Aussi s'en empara-t-elle de bonne heure; et c'est du parti 
qu'elle en tira que j'aurais besoin de vous donner quelque idée. 

Il existe encore aujourd'hui plusieurs' de ces romans qui rou- 
lent sur des incidens de cette lutte des rois contre leurs ducs 
ou leurs comtes rebelles. Quelques-uns de ces incidens sont cé- 
lèbres dans l'histoire, d'autres y sont inconnus et peut-être de 
pure invention. C'est tantôt Charles .Martel, tantôt Louis-le- 
Débonnaire, beaucoup plus souvent Charlemagne, qui figurent 
dans ces romans comme souverains , cûnune adversaires des 
chefs révoltés. 

Ceux de ces mêmes romans qui roulent sur les guerres de 
Gérard de Vienne ou de Roussillon contre Charles-le-Chauve, 
sont des plus anciens et des plus célèbres. — On en connaît trois 
ou quatre, où le même sujet est traité d'autant de manières dif- 
férentes : l'iuie de ces rédactions , indubitablement la plus an- 
cienne des quatre , en est aussi à tous égards la plus remarqua- 
ble; mais je m'abstiens de vous en parler davantage ici , devant 
ailleurs vous en donner une analyse suivie et détaillée. 

Un roman du même genre , quoique moins i&téressant et 
moins célèbre, est celui de Gaydon, duc d'Angers, un des pala- 
dins échappés au désastre de Roncevaux. Gharlemagne se brouilla 
assez sottement avec lui par les intrigues d'un certain Thié- 
baut d'Àspremont, fi*ère de ce Ganelon qui avait machiné la 
mort de Roland et des douze pairs. Gaydon, après maint avan- 
tage remporté sui' Chaidemagne , est assiégé dans les murs d'An- 
gers; mais la brouillerie n'est, pas poussée aux deiiiières extré- 
mités : elle se termine par Une paix glorîeuse pour Gaydon , et 
par la punition du traître qui avait mis le paladin aux prises 
avec l'empereur. 

Un comte de Toulouse ou dé Saint-Gilles, nommé Elie , est 
représenté de ni^me dans un autre romaa comme la victime des 
calomnies d'un autre trattre^ nommé Macaire. Loui&-le-Débon- 



3o SECONDE LEÇON- 

naire chasse idipitpyablement et stupidement le pauvre du^, 
qui lui avait sauvé plusieurs fois la vie et rhonueur dans siès 
guerres contre les Sarrasins. Le proscrit , dépîbuilté de tout, est 
obligé de fuir à pied , comme un mendiant , avec sa femme sur 
le point d'accoucher. Il ne ttovtve de refuge qu'auprès d'un vieux 
ermite, dans une forêt des landes de Bordeaux. 11 passe là vingt 
ans dans la plus profonde miscré. Mais au bout de ce terme , il 
envoie Aiol. le fils dont sa femme est accouchée dans l'ermi- 
ta,ge, chercher fortune par le mon(^. Aiol se distingue |yàr des 
exploits merveilleux au service de fempereur Louis, et obtient 
la réintégration de son pèi^e dans les domaines qui lui avaient 
été injustement enlevés. 

Je pourrais indiquer plusieurs autres romans du même genri^ 
et tenant tous au même motif historique, bien que l*on ne puisse 
dire s'il y a quelque chose de vrai dans le fkit particulier qui en 
est le sujet. Mais je me bornerai à vous en signale/ encore un 
qui mérite à tous égards plus d'attention; c'est le romandes 
quatre fils £Aymon, ou de Renaud de Montauèàri, 

Ce roman , mutilé , dénaturé , décomposé dans les bibliothè- 
ques bleues , jouit encore d'une gratide popularité en France et 
en Allemagne. 11 n'a, je crois, aticun fondement historique. 
C'est, sekm toute apparence,' la pu!^ expression poétique du fait 
général, doDt d'autres romans du même genre ne repi^éséntént 
qile des cas particuliers. Le caractère de Renaud mé paraît l'i- 
déal du caractère chevaleresque, dans le vassal en lutte avec ^ctn 
suserain. . 

Le romancier fait naître son héros d'une race accoutumée à' 
braver Gharlemagne. Il 1er fait neveu de ce même Gératd'dé 
RoUissillony qni a si souvent guerroyé contï'e le monâï'que,et de 
Be«vesd'Aigremont,quine l'qjafmais reconnu. C'est ùiie inaniëî^ 
d'annoncer d'avance qu» ca héros n'am^a point dé côm'plaisànçe 
servile pour Charleikiagne. ^— Du reste , c'est ce déi^iei^ cpii à 
tort dans la querelle qui amène la guerre, sujet dti i^èman; et 
dans lé cours delà guerre, cW hr chevalier réVollé qui Mt tciut 
ce qui 86 fait d'héroïque, de haisdr, de gloirieux^: lemoùàrquii à' 
poui* Ini la' supériorité de la force matériellev voilà (oat^et eb^ 



ROMANS CARLOVINGIENS. 3i 

core cette supériorité^ si graDde qu'elle soit, ne le dispense- 
t-elle pas de recourir à la trahison. — Renaud et ses frères sont 
réduits de temps à autre aux situations les plus désespérées; ils 
sont proscrits; ils n*ont d'autre asile que les bo^s ou les cavernes, 
d'autre nourritui^e que des feuilles et des racines , d'autre vête- 
ment que le fer de leur armure. Il n'y a point de privation, 
point de douleur que le romancier ne leur fasse soufi&ir. Il sem- 
ble avoir peui* de ne pas inspirer assez d'admiration pour leur 
constance , de ne pas exciter pour eux tout ce qu'il y a de plus 
vif et de plus poignant dans la pitié. Quant à Charlemagne, peu 
lui importe qu'on le trouve dur et barbare dans' la prospéi*ité , 
après l'avoir vu désolé et criard dans les revers. C'est Renaud, 
c'est le chevalier, c'est le seigneur de Montauban, ce n'est pas 
le monarque qu'il a voulu peindre, faire aimer et admirer. 

La plupart des romans de cette classe furent écrits sous l'in- 
fluence plus ou moins directe , sous le patronage des seigneurs 
féodaux, grands et petits, descendans de ces anciens chefs qui, 
surla finde la seconde race, avaient morcelé la monarchie carlo- 
vingienne. — L'esprit des pères avait passé aux enfans : l'unité 
monarchique que les premiers avaient détruite , les seconds lut- 
taient de leur mieux pour l'empêcher de se refaij*e; et les poètes 
romanciers des douzième et treizième siècles, en célébrant les 
rébellions des ducs et des comtes carlovingiens , flattaient et se- 
condaient réellement l'orgueilleuse obstination des ducs et des 
comtes de leur temps à se maintenir indépendans du pouvoir 
royal. Dans ce sens, l'épopée carlovingienne était, pourrait-on 
dire , toute féodale , et l'héroïsme qu'elle célébrait le mieux et 
le plus voloutiers, était l'héroïsme barbare, l'héroïsme indivi- 
duel, agiâsant pour son propre compte, n'ayant d'autre but que 
sa propre gloire, plutôt que l'héroïsme civilisé, agissant dans des 
vues désintéressées d'ordre général. 

Cette disposition des poètes romanciers à favoriser les ten- 
dances d^ l'esprit féodal leur e$t si naturelle, qu'eUe les domiqe 
à leur insu; elle se fait souvent sentir jusque daps celles dp leurs 
compositions où l'on ne peut douter que leur but ne fût de cé- 
lébrer des monarques, et particulièremej:it C|i^lemagQe« A J4 



32 SECONDE LEÇON. 

manière dont ils peignent son caractère et le mettent en action, 
on est atutorisé à croire qu'ils l'ont conçu moins comme but , que 
comme un moyen commode de donner à leurs inventions une 
unité constante, eC pour ainsi dire convenue. Leur Charlema- 
gne donne parfois de bons coups d'épée , il est on ne peut plus 
zélé pour le tiûomphe de la foi, il impose souvent par l'appareil 
de puissance matérielle, par l'éclat de renommée qui l'environne; 
mais il a parfois aussi des emportemens et des caprices peu con- 
venables à sa dignité; il est souvent d'une crédulité outre me- 
sure , et se laisse ti*omper avec une facilité visible par les con- 
seillers perfides qui veulent lui jouer de mauvais tours à lui, ou 
à quelqu'un de ses fidèles paladins. Il est d'ordinaire fort em- 
barrassé dans les circonslailceî difficiles , et l'on ne voit guère 
ce qu'il ferait, s'il n'y avait là de vieux ducs plus habiles 
que lui pour lui dire ce qu'il faut faire. En un mot , il se fait 
autoui* de lui , à son profit et sans qu'il s'en môle , des merveil- 
les de bravoure et d'audace : on peut bien supposer qu'il les 
. inspire; mais on ne voit pas dans son caractère la raison de cet 
ascendant. 

Ces observations m'amènent à considérer là manière dont les 
idées et les mœui*s chevaleresques sont traitées dans les épopées 
carlovingiennes. C'est un des côtés pai' lesquels ces épopées sont 
plus ou moins historiques. ^11 est intéressant de savoir jusqu'à 
quel point et dans quel sens elles le sont. 

Les romans de la Table ronde sont une expression plus Com- 
plète , plus positive et plus détaillée de la chevalerie que les ro- 
mans carlovingiens. Aussi n'est->ce qu'à propos des premiers que 
je pourrai exposer convenablement l'ensemble de ce que j'ai à 
dire sur les rapports des romans chevaleresques des douzième et 
treizième siècles avec les institutions et les idées de la chevalerie. 
— Je ne jetterai maintenant à ce sujet que des ob8ei*vations des- 
tinées à avoir ailleurs leui* suite et leur complément, mais qui, 
dans la mesure et la portée qu^elle^ peuvent avoir ici , y sont 
convenables ou nécessaires. 

Le système des idées et des mœurs chevaleresques comprenait 
deux points principaux, parfaitement distincts,- bien qu'intime^» 



ROMANS dARLOVINGlENS. 33 

nieoHiés l'un à Pautre.— ^11 compreniiit tout ce qui concerDait 
l'exercice de la valeur guemère , d'un côté; de l'autre , la ma<* 
uière d'entendre et de faire l'amour. 

Pour ce qui concerne le premier point, on a déjà pu voir, par 
ce que j'^i dit des romans du cycle carlovingien , qu'ils sont un 
tableau poétique très fidèle de la bravoure chevaleresque, suiv* 
tout aux premières époques de la chevalerie , lorsque l'institu- 
tion était encore principalement religieuse , encore soumise 
à Tinfluence et à la direction de l'autorité ecclésiastique i — 
La première condition de cette brayoure était de s'exercer, 
au profit de la religion el de la foi , contre les iSarrasins. 
C'était par ce motif, par ce cai*actère religieux , qiie l'exal- 
tatioVi et les prodiges du courage chevaleresque prenaient de la 
vraisemblance, à des époques d'enthousiasme et de croyance, 
où l'on se figurait Dieu intervenant à chaque instant dans 
des affaires que l'on 'tenait sérieusement pour les siennes. Tel 
exploit de guerre que l'on aurait révoqué en doute, en le 
considérant en lui-même et d'une manière abstraite , devenait 
croyable par cela seul qu'il était fait contre des païens, contre 
des hommes qui croyaient à Mahomet. A cette unique condi- 
tion de les mettre aux prises avec des infidèles. Je poète roman- 
cier pouvait aventurer impunément ses paladins et ses cheva- 
liers dans les situations les plus difficiles, leui* faire entrepren- 
dre et faire tout ce que lui-même avait pu imaginer. 

En ce sens donc , c'est-à-dire quant à ce qui tient à la bra« 
voure guerrière et à l'esprit religieux, le champion des romans 
carlovingiens est bien l'idéal du chevalier du douzième siècle 
et du treizième. Quant au raffinement moral, quanta lamaniere 
de comprendre et de faire l'amour , ce n'est plus la même chose; 
et il y a sur ce point des distinctions importantes à faire. 

£n général l'amour joue un bien moins grand rôle dans les 
romans carjovingiens que dans ceux de la Table ronde, et il ne 
joue pas à beaucoup près le même rôle dans tous. 

' Parmi ces romans, il en est quelques-uns, des meilleurscomme 
des plus mauvais , où le peu qui se trouve d'amoui* est traité 
selon les idées les plus délicates et les plus pures du système de 






34 SiœNDE LEÇON. 

la galanterie dievaleresque du < midi. -Dans ce syslème, l'amour 
est une affection dégagée de toute sensualité ou du moins de ce 
genre et de ce degré de sensualité qui en émoussent d'ordinaire 
l'exaltation et le charme moral. Cest Tunion sentimentale d'une 
dame et d'un chevalier qui fait, pour lui plaire, pour mériter 
d'être aimé d'elle, tout ce qu'il y a de glorieux et de noble à faire 
pour un homme. — Cet amour ne peut pas exister dans le mariage, 
mais il n'ofifeuse pas le mariage; et une dame peut, sai^s être in- 
fidèle. à son époux, avoir un chevalier qui soit l'objet de ses 
plus douces et de ses plus tendres pensées. 

Tel est, autant qu'on peut le résumer en quelques mots, le 
système d'amour et de galanterie que les troubadour» et leurs 
imitateu^rs ont toui'né et retourné en tous 1^ sens dans leurs 
compositions lyriques. C'estexactementlemômequi se retrouve, 
bien qu'épisodiquement et sans y occuper beaucoup de place , 
dans quelques romans du cycle carlovingien . 

Mais dans la plupart de ces mômes romans, il n'y a aucune 
apparence de cet amour systématique , exalté et délicat , pi'in- 
cipe suprême de tout honneur , de toute vertu. Ce n'est pas qu'il 
ne s'y trouve des dames, des filles d'émir, de roi, d'empereur, 
toutes aussi jeunes et aussi belles' qu'on peut le souhaiter, e( 
toutes fort enclines à l'amour; mais elles l'entendent et le font à 
leur manière, avec leur caractère, et à parler franchement, 
il n'y a rien d'aussi peu chevaleresque , du moins dans le sens 
déterminé, dans le sens provençal de ce terme. 

Les romanciers carlovingiens étaient tellement accoutumés à 
peindre la force et l'audace viriles, que leurs portraits des fem- 
mes se sont fréquemment ressentis de cette habitude. Au lieu 
des vierges gi^acieusement timides et sauvages que l'on pouvait 
s'attendre à rencontrer dans leurs tableaux , on y trouve, pour 
l'ordinaire, des princesses qui se passionnent à la première vue, 
pour le premier chevalier jeune et brave qu'elles voient de près 
ou de loin; qui lui déclarent franchement leui*s désirs , bien 
avant que celui-ci ait pu s'en douter, et ne reculent devant au- 
cun obstacle , poiu: airivjer à l'accomplissement de leurs vœux. 
— Faut-il, pour cela^ abandonner ou trahir leur père, leur mère? 






ROMANS ÉARLOVINGIENS. 35 

Elles les abandonneot et les trahissent. Faut-il se délivrer par 
le meurtre de quelque prétendant incommode, de quelque cpur-^ 
tisan opposé à leurs desseins? Elles s'en délivrent. Faut-il chan- 
gei* de religion? Elles en changeni. Rien ne leur coûte. Elles 
ont de la force, de la résolution pour tout. Elles n^ont qu'une 
terreur , celle de n'être pas assez tôt au pouvoir de ce|ui à qui 
elles se sont données. 

Cest surtout aux princesses sarrasines que les romahciers ont 
attribué celte énergique simplicité de caractère qu'elles portent 
dans l'amour. S'ils ne l'avaient jamais donné qu'à des princesses 
non chrétiennes, on pourrait leur supposer, en cela, une inten- 
tion sinon juste, au moins ingénieuse et profonde; on pourrait 
se figurer qu'ils supposèrent la grâce et la pudeur féminine im- 
possibles, ou tout au moins ti*ès difficiles hors du christianisme. 
Mais on s'assure bien vite qu'ils n'eurent point une idée si raf- 
finée, quand on voit comment ils peignent des princesses chré- 
tiennes ^ les filles de ces mêmes chefs, infatigables adversaires des 
Sarrasins. J'aurai l'occasion de vous citer, dans le développe- 
ment de ce cours , plusieurs traits, en preuve de ce que je ne 
puis qu'énoncer ici d'une manière générale; mais il ne sera peut- 
être pas hors de propos de vous en rapporter, dès à présent, un 
qui pomrait, au besoin, tenir lieu de plusieurs auti'es. 

Je le tire du roman d'Aiol, que je vous ai <léjà nommé tout- 
à-l'heure, et dont il est possible que j'aie par la suite- occasion 
de vous citer d'autres passages. Aiol , fils d'Elte , comte de Saint- 
Gilles^ proscrit et réduit à vivre dans une forêt avec un ermite, 
a quitté son père pour venir chercher fortune à la cour de 
Louis-le-Débonnaire. Il arrive à Orléans où est la cour, mais si 
mal accoutré, si mal armé, que tous les petits garçons de la ville 
le poursuivent de huées. La comtesse Ysabeau et sa fille Lu- 
ziane, qui lé voient de la fenêti*e de leur palais, sont frappées 
de sa bonne mine, qui perce à travers la misère grotesque de son 
costume ; elles lui font offi^ir l'hospitalité, que le pauvre jeune 
aventurier accepte de bon cœur. Après un magnifique souper , 
on le mène coucher dans un lit superbe que Luzianê a voulu 
faire elle-même. Elle n'a pas eu beaucoup de temps pour deve- 

3. 



i 



5. 



4 



» 



36 SECONDE LÊCON. 

nir amoureuse du jeune étranger, mais celui qu'elle a eu , elle 
Ta bien employé. Vous allez en juger par le passage suivant que 
je vous demande la permission de citer dans toute sa naïveté; et 
pour cela, il est indispensable de le citer textuellement. — Le 
lit est fait, minutieusement décrit^ il ne s'agit plus que d'y 
mettre Aiol; c'est encore Luziane qui s'est chargée de ce soin : 



Aiol ea ap()ela , si li a dit : 
Damoiseau , venez ça, huiroais dormir. 
Par le poiog le mena jusques-au lit , 
Puis le fit déchausser , nud dévêtir; 
Et quand il se coucha bien le couvrit. 

* . * 

• •» 

Doucement le tâtonne la demoiselle, 

Elle lui mit la main à lamaisele (joue), 

.Oiez que doucement elle Tapele : 

Tournez- vous donc vers moi, jou vente belle (beau jenne homme), 

Si vous voulez baiser ou autre jeu faire; 

J*ai fort en mon désir que je vous serve. 

Je n*eus oncques ami en nulle terre. 

Un penser m*est venu, votre veux être, 

S*il vous vient à plaisir que je vous serve, 

— Belle, se dit Aiol , le roi céleste, 

Qui fit vent et mer et ciel et ten'e, 

Yoiis rende tout le bien que vous me laites ; 

Mais allez vous coucher, bien en est terme (temps), 

Là-bas en votre chambre avec vos femmes, 

Jusqu'à ce que demain Taube paraisse. 

Tous saurez de mon cœur, moi de votre être (de votre état , de votre 

santé). 

Tout cela sera bien conté demain au vépre. — 

Mais attendre ne plaist à Luziane ; 

La pucelle s'en va le cœur iré (chagrin) , 

En sa chambre elle rentre, Tuis (la porte) a fermé. 

Biais elle n'y peut dormir ni reposer : 

Toute nuit , elle parle , en son penser : 

— Damoiseau fort vous êtes gentil et ber (brave) , 

Mais je ne vis homme de votre aé (âge) 

Qui ne voulut femme vers lui tourner. 

Bien vous pouvez être moine si vous voulez. 

AUai preadre l'habit, pour qu^atteBdei 



•f 



ROMANS GARLOVINGIËNS. 

Une telle manière de sentir l'amour ne laissait gu^ lieu aux 
délicatesses, aux subtilités, aux conventions de la galanterie 
chevaleresque. Parmi les romans carlovingiens, il j en a sans 
doute oii les princesses ne réduisent pas , Tamour à des termes 
aussi simples et aussi rapprochés que Luâane; mais dans ceux 
même oii elles montrent plus de retenue -et de modestie, il 
s'en faut bien qu'elles paraissent avoir la moindre prétention 
au genre de culte que les femmes pouvaient exiger et exigeaient 
en efiet très souvent dans le système chevaleresque de l'amour. 

Sur ce point donc , la plupart des romans du c jde carlovin- 
gien sont en contradiction avec les idées et les mœurs dominan- 
tes de l'époque à laquelle ils ont été com[x>sés, et la contradic- 
tion ne se borne pas à ce seul point. 

Il j a généralement dans les .mœurs de ces romans une teinte 
de dureté et de grossièreté qui n'était déjà plus dans celles du 
douzième et «du treizième siècles , sui'tout parmi les classes che- 
valeresques. Us sont pleins de traitsquiserapportent aime bar- 
barie plus franche et plus décidée,' de traits que-4'on ne peut 
guère se défendre de regarder comme des réminiscences du ca- 
ractère frank, à l'époque des agitations et des mouvemens de la 
coiyjuôte. Ce qui a rapport aux ambassades et aux défis de 
guerre en office un exemple extrémementremarquableVen ce qu'il 
est presque généi^. Une des plus hautes marques d'intrépidité 
que puisse <lonner un brave champion , de quelque nation et de 
quelque foi qu'il soit, c'est d'accepter un message de son chef 
pour le chef ennemi ; et en effet l'entreprise est toujours des 
plus périlleuses. Il est convenu, dans les principes d'honneur 
établis, que le message doit être le plus dur et le plus insolent 
possible; et celui qui les reçoit prouve d'autant mieux sa fierté, 
qu'il traite plus mal les messagers. S'il a le courage de les faire 
pendre, c'est im héros. — Il j a, dans les récits de plusieurs de 
ces missions , quelque chose qui. rappelle plus d'une de celles ra- 
contées par Grégoire de Tours : l'historien de. la barbarie sem- 
ble en avoii* inspiré les poètes. 

Cette rude simplicité , cette fierté grossière de mœurs et d'i- 
dées, qui, sauf certaines nuances, se reti*ouve dans tous lesro- 



U SECONDE LEÇON. 

maDs du cycle cariovingien et en fait un des caractères les plus 
généraux, est un &it très remarquable' qui ressortira mieux en- 
core de ce que j'ai à dire de l'exécution poétique de ces mêmes 
compositions. J'ajouterai- seulement ici deux observations qu'il 
suggère naturellement, et à l'appui desquelles il s^n présentera 
par la suite phis d'une autre. 

Ce qu'il y a, dans les romans carlovingiens, de plus rude et de 
plus barbare que les mœurs dés classes chevaleresques aux dou- 
zième et treizième siècles j me semble indiquer expressément 
que plusieurs de ces romans ont dû élre composés sm* un fonds, 
sur des matéiiaux antérieurs , dont ils n'ont été qu'une espèce 
de rejfbnte , avec dés détails et des accessoires nouveaux , mais 
dans le style et siu* le ton du sujet et du fonds primitifs. 

Mais qu'elles qu'en fussent la raison et la cause , il est certain 
que ces romans furent toujours, pour le sujet et pour la 
forme, beaucoup plus populaires que ceux de la Table ix)nde. 
Tout annonce qu'ils étaient composés pour le peuple, plutôt que 
pour les châteaux, et par des poètes d'un ordre moins élevé que 
les trouvères oq les troubadours, auteurs des chants lyriques des 
douzième et treizième siècles. Mais quand je dis des poètes d'un 
ordre moins élevé, je ne v^ux pas dire des poètes de moins de 
génie; je veux dire des poêles moins élégans, moins raffinés dans 
leur langage et leurs idéesj ignorant ou dédaignant les délica- 
tesses de la galanterîe chevaleresque, et conservant de leur 
mieux , dans leui*s compositicms , le ton et le goût d'une vieille 
école , d'une école antérieure à l'époque de la chevalerie et de 
la poésie gaflante des troubadours. 

Il est certain que les ^mans de la Table ronde et ceux du 
cycle carlovingien co-existèrent durant deux siècles au moins; 
mais il est impossible de se ^gui*er qu'ils fussent également goû- 
tés par les mêmes classes. Nul doute qu'il n'y eut, surtout dans 
le midi , beaucoup de petites cours et de châteaux où les mœurs 
des paladins et des princesses que ces paladins rencontraient sur 
leurs pas, devaient paraître à-peu-près aussi grossières qu'elles 
nous paraissent à nous-mêmes; et l'on devait les y trouver d'au- 
tant plus ehoquans , que les mœurs contraires étaient encore ré- 



ROMANS CARLOYINGIEISS. 39 

centes et peu générales. En un mot, on ne peutconcevoir la longue 
co-existence d*ouvrages d'un caractère et d*un goût aussi oppo- 
sés que les romans carlovingiens et ceux de la Table ronde, sans 
supposer à chacune de ces deux classes un public particulier, 
des auditeurs et des amateurs de caste et d'éducation différentes. 
Mais encore une fois, ces observations ressortiront mieux de 
celles qui doivent les suivie. Celles qui feront le sujet de la lec- 
ture prochaine seront relatives à la forme , aux cai'actëres et à 
l'exécution poétiques de ces romans épiques du cycle carlovin- 
gieii,dont je n'ai considéré jusqu'ici que les argumens et les ma- 
tériaux. 



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ROMANS CARLOVINGIENS. 



FOBMI ET CSARACTtRS POÉTIQVK. 



Après avoir considéré les données et les traditions histori- 
ques, matériaux primitifs des romans du cycle carlovingien, je 
vais entrer dans quelques détails sur l'emploi qu'ont fait de ces 
matériaux les romanciers qui en ont disposé : je vais vous sou- 
mettre quelques observations sur la forme et le caractère poé- 
tique de ces romans, et tâcher de découvrir, dans cette foime 
et ce caractère, ce qui peut en résulter pour l'histoire générale 
de l'épopée du moyen âge. 

Tous ceux des romans carlovingiens dont j'ai vu ou appris 
quelque chose sont en vers, et ces vers sont de deux espèces : les 
uns, composés de deux hémistiches de six syllabes chacun, avec 
un accent, ou, comme on dit improprement, avec une césure, 
sur la sixième syllabe de chaque hémistiche, coirespondent 
exactement à nos vers alexandrins; ou, pour mieux dire, ce sont 
■os vers alexandrins môme, inventés pour ce genre de oompo- 



* 



t 



ROMANS CARLOVINGIENS. 4« 

si lion. L'autre vers, employé dans le roman carlovingien, est 
notre vers de dix syllabes, sauf de légères différences auxquelles 
je ne m'aiTéte pas. 

Ces vers sont toujours rimes, mais dans un système tout-à-fait, 
différent du nôtre. Ils forment des tirades d'une longueur indé- 
terminée sur une seule et même rime. Ces tirades sont parfois 
très longues,^ de trente,^quarante, dnquânte,~jtis4u'à'cent vers, 
ou même davantage, quand elles posent sur une consonnance 
très fréquente, —r Elles sont quelquefois fort courtes, de six à 
dix vers seulement. — En cela, tout dépend du caprice ou 
du goût du poète, et du plus ou moins de consonnans qu'à 
chacun des mots de la langue. -^Du reste, l'oreille des roman- 
ciers n'est point difficile, en ce qui tient à la richesse de la rime : 
la plus légère ressemblance de son entre deux ou plusieurs mots 
leur suffit pour les encadrer ensemble dans une même suite de 
vers. Dans leur système de versification, cette licence, loin 
d'être un défaut, est plutôt un avantage; elle sauve en partie la 
monotonie nécessaire d\uie trop longue suite de vers sur la 
même rime. 

Cette manière d'employer la rime parait être pailiculière 
aux Arabes. Leurs pièces de vers sont toutes sur une seule et 
même rime; et il n'y a aucun doute que cette habitude ou ce 
goût d'oreille n'ait eu une prodigieuse influence sur leur poésie^ 
en la resserrant dans les bornes étroites du genre lyrique. — Si 
donc, comme on est autorisé à le présumer, les ix)manciers du 
douzième siècle ont emprunté, d'un peuple éb^nger^ l'exemple 
des tirades monorimes d'une longueur indéterminée, il est, on 
ne peut plus probable, qu'ils l'ont emprunté des Arabes. *— Le 
fait n'est pas indifférent à noter dans l'histoire de l'épopéfe du 
moyen âge. 

Maintenant, dans la composition de ces romans épiques du 
cycle carlovingien, en, tirades monorimes, il entre certaines 
formules consacrées qui leur sont communes à tous, qui, ayant 
toutes le même principe, le même motif et le même but, de- 
viennent par là mêmes importantes à observer 6onune caracté- 
ristiques. C'est sttrtoul au début, et dans ce qu'on pourrait dire 






4a TROISIEME LEÇON. 

le prologue des romans, que ces formules se rencontrent et sont 
le plus significatives. 
* # Ainsi, par exemple, un romancier carlovingien ne manque 

jamais de s'annoncer pour un véritable historien. Il débute 
toujours par protester de sa fidélité à ne rien dire que de cer- 
tain, que d'avéré. Il cite toujours des garans, des autorités, aux- 
quels il renvoie ceux dont il recherche le suffi^age. Ces auto- 
rités sont, d'ordinaire, certaines chroniques précieuses, dépo- 
sées dans tel ou tel mon)Bistère, dont il a eu la bonne fortune 
d'apprendre le contenu par l'intervention de quelque savant 
moine. 

. La plupart des romanciers se contentent de parler de ces 
chroniques, sans rien préciser à cet égard, sans en indiquer ni 
le sujet ni le titre. D'autres, plus hardis et plus confians, 
citent en effet des chroniques connues, et les citent par leur 
titre. Ainsi, plusieurs se réfèrent aux chroniques de Saint-Denis. 
Quelques-uns s'appuient de l'ancienne et curieuse chronique 
intitulée: Gesta Françorum^ ei la citent sous son titi-e Jatin. 
D'autres, enfin, allèguent pour autorité des légendes (de saints) 
alors plus ou moins célèbres. 

Que ces citations, ces indications soient pai*fbis sérieuses et 
sincères, cela peut être; mais c'est une exception, et une excep- 
tion rare. — De telles allégations, de la part des romanciers, 
sont, en général , un piu* et simple mensonge, mais non toute- 
fois un mensonge gratuit. C'est un mensonge qui a sa raison et 
sa convenance : il tient au désir et au besoin de satisfaire une 
opinion accoutumée à supposer et à chercher du vrai dans les 
fictions du genre de celleis où l'on allègue ces prétendues au- 
torités. 

La manière dont les auteurs de ces fictions les qualifient sou- 
vent eux-mêmes, est une conséquence naturelle de leur préten- 
tion d'y avoir suivi des documens vénérables. — Ils les qualifient 
de chansons de vieille histoire, de haute histoire, de bonne geste, 
de grande haronnie; et ce n'est pas pour se vanter qu'ils parlent 
ainsi: la vani ter d'auteur n'est rien diez eux, en comparaison du 
besoin qu'ils ont d'être crus, de passer pour de sim|)les traduc- 



ROMANS CARLOVINGIENS. 45 

teurs, de simples répéliteui*s de légendes ou d'hisloires con- 
sacrées. . • f 
Ces protestations de véracité, qui, plus ou moins expresses, 
plus ou moins détaillées, sont de rigueur dans les romans car- 
lovingiens, y sont aussi fréquemment accompagnées de protes- 
tations accessoires contre les romanciers qui, ayant déjà traité 
un sujet donné, sont accusés d'y avoir faussé la vérité. Ces ac- 
cusations sont très l'emarquables. Comme elles ont toutes le 
même objet, et. sont toutes à-peu-près dans les m^nes termeiif, il 
suffira d'eo citer deux ou trois, pour en donner Tidée, et môti^ 
y^ria conséquence qu*il me semble naturel d'en tirer. Voici-, 
par exemple, quelques vers du prologue d'un roman dont Je 
vous ai déjà cité i|n passage, de celui d'Aiol de Saint-Gilles. 

Chanson de fière histoire vous plairait-il ouir ? 

Tous ces noureaui^ jongleurs en son t mal informés , 

Par les fables qu'ils disent, ont tout mis en oubli. 

L'histoire la plus yraie ont laissé et gurpi ( abandonné ). 

Je Tous en dirai une qui bien ^t a cesti ( qui va bien ici ) ; 

N'est pas adroit joglere qui ne set icests dis ; 

Tous en cuide ( pense ) savoir qui en sait molt petit. 

Adam le Roi, Irouvèi'e connu du ti*eizième siècle, a composé 
un roman sur les premiers exploits d'Ogier le Danois, qu'il a 
intitulé : Les Enfances Qgier, Voici comment il parle des jon* 
gleurs qui avaient traité le même sujet avant lui. 

Cil jongleour qui ne sovent rimer 

Ne firent force fqrs que don tans passer ( ne servirent qu'à Csire 

passer le temps, qu'à amuser ). 
L'estoire firent en plusours liens fausser. 
D'amours et d'armes et d'onnour mesurer 
Ne surent pas les poins et compasser. 



LiKois Adam ne veut plus endurer 
Que li estoire d'Ogier le vassal ber 
Soit corrompue pour ce i vent penser , 
T&nt qu'il le pnist à son droit ramener. 



44 TROISIEME LEÇON. 

L'auteur inconnu de Girard de Vienne a mis en tète de ce 
roman un prologue très curieux et très développé, dont je me 
borne à extraire cinq ou six vers, que je traduis en les résumant. . 

m Vous avez souvent entendu chanter du duc (îirard de 
Vienne au cœur hardi. Mais ces chanteurs qui vous en ont 
chanté, en ont oublié ie meilleur; car ils ne savent pas l'his- 
toire que j*ai vue. » 

Dans tous ces passages, on voit des romanciers qui, réduits à 
traiter de nouveau des sujets déjà traités par leurs devanciers , 
et voulant concilier de leur mieux à des fictions nouvelles une 
apparence d'autorité historique, sont comme obligés de donner 
un démenti aux fictions déjà en vogue sur ces mêmes sujets. --^ 
Ce n'est jamais comme ennuyeuses ou comme folles, qu'ils si- 
gnalent ces fictions; c'est toujours comme contraires à la vérité 
historique. Ils appellent nouveaux jongleurs les romanciers an- 
térieurs à eux, parce qu'ils supposent que ces romanciers ont 
négligé ou défiguré A dessein ces vieilles histoires, qu'ils pré- 
tendent^ eux, avoir consultées et suivies. — C'est à ce titre qu'ils 
réclament les honneurs et les droits de l'ancienneté. 

Ce n'est point, vous le prévoyez bien, messieurs, ce n'est 
point dans la vue de décider lesquels de ces romanciers, qui se 
contredisent et se démentent réciproquement, se sont le plus 
rapprochés de l'histoire traditionnelle ou de l'histoire écrite, 
que j'ai fait ces observations. J'en veux conclure quelque chose 
de plus clair et de plus important : c'est qu'un grand nombre 
des romans du cycle carlovingien qui se sont conservés jusqu'à 
nous ne sont qu'une, rédaction, qu'une forme nouvelle de ro- 
mans plus anciens sur les mêmes personnages ou les mêmes évè- 
nemèns. Cest que les mêmes poipts des traditions carlovin- 
"giennes ont successivement donné lieu à divers romans oii ces 
traditions ont été exploitées d'une manière différente, surchar^ 
gées de nouveaux accessoires, reproduites sous des traits nou- 
veaux. A l'appui de cette conséquence, il y a un fait matériel 
que j'ai déjà eu l'occasion de noter: c'est que nous avons encore 
quelques-unes de ces différentes versions du même argument ro- 
manesque ; j'ai parlé des trois différens romans qui existent sur 



ROMANS CARLOVINGIENS* 45 

Gérard de Roussillon, et tout autorise à présuîner qu'il y en a 
eu bien d'auti*e$, aujourd'hui perdus. Il hW probablement pas' 
un seul, sujet du cycle carlovingien qui n'ait été traité plusieurs 
fois dans le cours des deux siècles d'activité poétique que j'ai 
particulièrement en vuej et il y a tel de ces sujets, par exemple, 
le désastre de Roncevaux, qui paraît avoir été, durant ces deux 
siècles, un thème inépuisable de variantes romanesques. 

A cette observation^ ou pour mieux dire à ce fait, j'en ajoute^ 
rai un autre qui m'en parait la stricte conséquence : c'est qu'en 
général ceux des romans du cycle carlovingien qui nous restent , 
sont les plus récens, les derniers faits sur leurs sujets respectifs. 
Les plus anciens durent, pour la plupart, disparaître ou tomber 
dans l'oubli, par le seul fait de l'existence des nouveaux, et par 
l'effet naturel du besoin de nouveauté dont ceux-ci ét^ent le 
symptôme. 

Il me reste à noter la formule de début dés romans du 
cycle carlovingien; elle est constante, éminempient épique et 
populaire. Le romancier se suppose toujours entouré d'une 
foule, d'un auditoire plus ou moins nombi^eux, qu'il exhorte à 
l'écouter, et qu'il invite au silence. « Seigneurs, voulez*-vous 
entendre une belle chanson d'histoire, la plus belle que vous 
ayez jamais entendue, approchez-vous de moi, cessez de faire 
du bruit, et je vais vous la chanter. » Voilà, .en résumé, tous les 
débuts des romans carlovingiens. Mais, si simple que soit ce 
début, il s'y rattache bien des considérations intéressantes. 

Et d'abord, quant au mot chanter^ qui ne manque jamais 
dans cette formule initiale, il ne faut pas le prendre, comme 
dans la poésie moderne, pour une métaphore : il faut le prendre 
et l'entendre à la lettre; car, dans l'origine , les romans dont il 
s'agit étaient faits pour être chantés, et l'étaient en effet. Il serait 
curieux de savoii* comment; mais c'est $ur quoi l'on ne peut guère 
avoir que des notions vagues et fort incomplètes. 

Il parait que la musique sur laquelle étaient chantés les 
poèmes dont il s'agit, était une musique extrêmement simple, 
large, expéditive, analogue au récitatif obligé de l'opéra. — Il 
est douteux qu'il y eût à ce chant un accompagnement instru- 



46 TROISIEME LEÇON. 

menlal; mais, dans ce cas, ce devait être un accompagnement 
' très peu maixjué. Le chanteur avait pourtant toujours un instru- 
ment, uQe espèce de violon à trois cordes, nommé divei'sement 
rabey, raboy^ rebek, du mot rebab qui était le nom de cet instru- 
ment chez les Arabes d*Orient et d'Espagne, à qui l'on avait pris 
le nom et la chose* 

Quand le chanteur était fatigué et avait besoin de reprendre 
h^leipe, il avait recours à son instruu eiit, sur lequel il joua t 
un air où une rifoumelle analogue au chant du poème. — Le 
chant épique était de la sorte une alternative indéfiniment pro«- 
loQgée de couplets de paroles chantées, et de phi*ases de musique 
instrumentale jouées sur le rabey ou rebab. 

Je vous ai parlé souvent des jongleurs, qui, soit pour leur 
compte, soit au service des troubadours ou des trouvères, al- 
laient de ville en ville et de château en château, chantant les 
pièces de poésie lyrique, à mesure qu'elles paraissaient et faisaient 
du bruit. Maintenant, si ces jongleurs étaient les mêmes qui 
chantaient en public les romans épiques du cycle carlovin* 
gieu) ou si ces derniers formaient une classe spéciale de jon- 
gleurS) cW' un point sur lequel je n'ai pas de certitude. Mais ce 
qu'il importe de savoir et ce qui n'est pas douteux, c'est que les 
romans dont il s'agit ne circulaient, n'étaient eoniius, ne viv^âeni 
panai les masses du peuple, que par l'intermédiaire de jongleurs 
ambulans qui 1^8 chantaient; c'est qu'il y avait de ces jongleurs 
qui savaient par cœur une incroyable quantité de ces romans. 

C'e^t'doncun fait général hok*s de doute, que la destination 
naturelle «t première des romans cariovingiens fut d'être 
chantés, et qu'ils le furent. Mais si l'on veut entrer dans les dé- 
tails du fait^ des doutes, des difficultés se présentent. 

Quand il s'a^t dé romans épiques d'une composition très 
simple et de peu d'étendue, on conçoit très aisément que cè^ 
romans aient été composés pour être chantés en public^ et qu'ih 
l'aient été. --^ Mais s'il s'agit de romans, tels que sont la jdupart 
des romans du cycle carlovingien: que nous avons aujourd'hui^ 
la question se complique et s'obstiurcit. Sans parler de ceux 
de ces romans qui sont une collection faite après coup de 



ROMANS CARLOVINGIENS. ij 

divers romans d'abord séparés, plusieurs de ceux qui forment 
un seul tout homogène sont d'une étendue considérable. Lés 
plus courts n'ont guère moins de cinq ou six mille vers : la plu- 
part en ont au-delà de dix mille, et quelques-uns au-^elà de 
vingt et de trente mille. 

Je suppose aux jongleurs, ce qui est probablement le fait, 
une mémoire exercée et développée jusqu'au prodige; il reste 
difficile d'imaginer qu'ils sussent par cœur un grand nombre 
de poèmes des dimensions indiquées. Mais je suppose cette 
énorme difficulté vaincue; je veux croire que chacun d'eux 
était capable de réciter, dans l'occasion et au besoin, autant que 
l'on voudra de romans de vingt et de cinquante mille vers. 
Mais, où étaient, où pouvaient être un tel besoin, une telle 



• . 



occasion ? 



Nul doute que la poésie ne fût aux douzième et treizième siècles 
un des grands besoins, une des grandes jouissances de la société. 
Mais on aurait cependant eu beaucoup de peine à y trouver 
des occasions journalières de réciter et d'entendre vingt mille ou 
seulement dix mille vers de suite. Il n'y avait assez de loisif* ou 
de patience, pour cela, ni dans les villes, parmi le peuple, ni 
dans les châteaux, parmi les personnages des hautes classes. 

Oq ne peut faire là-dessus que deux hypothèses admissibles : 
ou l'on ne chantait pas du tout ces longs romans de dix à cin- 
quante mille vers, ou l'on n'en chantait que des morceaux 
isolés, que les portions les plus célèbres, les plus populaires, ou 
celles qui pouvaient le plus aisément se détacher de l'ensemble 
auquel elles appartenaient. Cette dernière hypothèse est non- 
seulement la plus vraisemblable en ellennéme, elle a pour elle 
des raisons positives. Par exemple, on introduit parfois, dans les 
'romans épiques du cycle carlovingien, des jongleurs qui chanr 
tent des morceaux de quelque autre roman renomimé; or ce sont, 
pour i'oixlinaire, des morceaux assez courts, détachés du corps 
du roman. 

Cela étant, on ne conçoit plus comment les romaneiei's car- 
lovingiens auraient pi'is la peine d'inventer et de coordonner 
de si longues histoires, si elles eussent été exclusivement destî- 






^'' 



.4 



48 TROISIÈME LEÇON. 

néesf à être chantées. Çauraient été du temps, de la patience et 
de rimagination employés en pure perte. Quand ils se donnaient 
là peine de développer une action principale sui^ un plan étendu, 
vai^é; de coordonner tant bien que mal de nombreux incidens 
liés par elle, ils avaient indubitablement en vue de faire ime 
chose qui fÙt aperçue, qui fût appréciée, qui servît. Or, cette 
vue suppose de toute nécessité, pour leurs ouvrages , la chance 
d'être lus de suite et en entier, indépendamment de celle qu'ils 
avaient d'être chantés. 

De tout cela, il résulte clairement une chose :i;'est que, dans la 
plupart des romans du cycle carlovingien, tels qu'ils nous restent 
aujourd'hui , la formule initiale qui les désire comme devant 
être chantés,comme expressément faits pour l'être^n'a pluscettç 
signification absolue, et ne doit plus être entendue à la lettre. — 
C'est évidemment une formule imitée de compositions anté- 
rieures auxquelles elle convenait plus strictement, pour les- 
quelles elle avait été d'abord trouvée et employée. — Ce n'est 
déjà plus qu'une sorte de tradition poétique d'une époque an- 
térieure de l'épop<^e9 d'une époque oii les romans carlovingiens 
étaient réellement chantés, et d'un bout à l'autre, soit de suite, 
soit par parties, et où, par conséquent,' ils n'excédaient pas une 
étendue assez médiocre. Si quelques-uns des romans qui nous 
restent appartiennent à cette ancienne, à cette première époque 
de l'épopée carlovingienne, c'est un point particulier sur lequel je 
pourrai revenir, et dont je ferai, pour le moment, abstraction. 
Mais je n'hésite point à affirmer qu'ils sont perdus pour la plu- 
part , et perdus depuis des siècles. Ainsi, nous arrivons, par une 
preuve nouvelle, par une preuve certaine , bien qu'implicite, à 
im fait dont nous avions déjà une auti*e preuve; ce fait, c'est 
qu'il y a eu, sur les diverses parties du cycle carlovingien, des 
romans épiques plus anciens que ceux que nous avons aujour- 
d'hui, en général beaucoup plus courts, et par conséquent d'une 
forme plus simple, plus populaire, plus primitive, s'il est per- 
mis de s'exprimer ainsi. C'étaient, selon toute apparence, du 
moins en grande partie, ces mêmes romans que nous venons de 
▼oir tout-à-l'heure dénoncer comme mensongers par les au- 



.-* 



c 

V 



ROMANS CARLOVINGIENS. 49 

teurs des romans de seconde ou de troisième date que nous pos- 
sédons encore. 

Ce fait, restât-il pour nous un fait isolé, serait déjà d'une 
certaine importance pour l'histoire générale de l'épopée. Mais, 
peut-être, parviendrons-nous à le rallier à d'autres qui, tout en 
le confirmant, le préciseront et l'éclaiciront un peu. 

Si ce que je crois avoir aperçu dans plusieurs des romans du 
• cycle carlovingien, que j'ai lus ou parcourus, n'est pas une pure 
illusion, c'est une forte preuve du peu d'attention avec lequel 
la plupart de ces romans ont été lus par ceux qui en ont parlé. 
— On se figure généralement, et je conviens que cela est bien 
naturel , que chacun de ces romans ne forme, dans le manus- 
crit qui le renferme, qu'une seule et même composition, d'un 
seul jet, d'un seul et même auteur; une composition ne renfer- 
mant rien d'hétérogène, rien qui lui soit étranger ou acces- 
soire, et qui puisse distraire ou suspendre l'attention et la* 
curiosité de qui la lit. En un mot, on se figure que les 
manuscrits qui nous ont conservé les romans dont il s'agit, 
les contiennent sans mélange, tels qu'ils sont sortis du cerveau 
et des mains des romanciers. Cela peut être vrai pour quel- 
ques-iuis, mais cela n'est pas vrai de tous : c'est ce que je vais 
tâcher d'expliquer. 

J'ai déjà dit, et il ne faut pas oublier, que les romans épiques** 
du cycle carlovingien sont composés de tirades monorimes, par- 
faitement distinctes les unes des autres, et qui fout, dans ces 
romans, un office équivalent à celui des octaves dans un poème 
italien, ou de touie autre sorte de couplets dans un autre 
poème. 

Or, il arrive souvent, en parcourant la suite de ces tirades, 
d'en rencontrer qui troublent, qui interrompent cette suite 
d'une telle manière, qu'il est impossil^le de supposer qu'elles y 
appartiennent, qu'elles s'y trouvent du fait de l'auteui', et comme 
partie intégrante de son ouvrage. — En effet, chacune de ces 
tirades perturbatrices n'est qu'une variante de celle qui la pré- 
cède, variante plus ou moins tranchée, qui porte tantôt simple- 
ment sur la rédaction, tantôt sur le fond même des choses et 

4 



■jfi 



■■; 



Tt. 



.* 



5o TROISIEME LEÇON. 

des idées. Des exemples sont .nécessaires poiir rendre sensible 
ce que je veux dire; et pour eu donner, je n'ai que l'embarras 
du choix. Je rapporterai de préférence ct^ix qui, à la preuve 
du fait particulier que je voudi'ais constater, joignent quelque 
chose de piquant pour l'histoire de l'épopée carlovingienne. Seu- 
lement, comme des citations textuelles présenteraient dés obs- 
curités, et comme il est indispensable , pour que vous puissiez 
bien juger de ce que je veux dire, d'entendre clairement les. 
passages cités , Je vous les rapporterai traduits aussi littérale- 
ment que possible, ou avec de simples changemens d'orthogra- 
phe, partout où cela suffira. 

En voici d'abord un que je tire d'un roman sur la bataille de. 
Roncevaux, et de l'un des endroits les plus saillans. L'arrière- 
garde des Francs a été attaquée et détruite par les Sarrasins^ 
au-delà des Ports, tandis que Charleraagne les avait déjà passés à 
la tête de l'avant-garde. Tous les guerriers ont été tués : onze 
des douze pairs ont péri, l'archevêque Turpin est mort couvert de 
blessures; il ne reste plus que le seul Roland, mais déjà si blessé^ 
et si hai'assé, qu'il n'a plus que l'âme à rendre. — Il se retire > 
pour mourir en paix, sous un grand rocher, à l'ombre d'un pin» 
Ici va parler le romancier : 

1^^ ^^' '■ Quand Roland voit que la roorl ainsi le presse , 
Il a de son visage perdu la couleur ; 
Il regarde et voit une roche, 
Il lève Durandart et eu a dans ( la roche ) frappé, 
Et Vépée l'a par le milieu fendue. 
Roland que la mort presse Pen tire , 
Et quand il la voit entière, tout le sang lui remue, 
En une pierre de grès il en frappe , 
Et la pourfend jusqu^à Vherbe menue; 

Et s*il ne Teût bien tenue ( Tépée ), elle aurait dispara à jamab ( se se* 

rait perdue, plongée en terre). 
Dieu, dit le comte, sainle Marie, à mon aide! 
Ah ! Durandart, bonne épée. 
Quand je vous laisse, grande douleur m*est venue. 
Tant ai-je par vous vaincu de batailles! 
Tant ai-je par vous assailli de terres , 
Que tient maintenant Charles à la barbe chenue. 



r 






ROMANS CARLOVINGIENS. 5i 

Ahl ne plalse-t-il jamais à Dieu qui monta au ciel, 

Que mauvais homme vous ait au flanc pendue. 

En mon vivant je vous ai long-temps eue. 

De mon vivant ( vous ) me serez ôtée. 

Telle ( autre ) n'y aura-t-il jamais en France la parfaite ! 

des vingt-et-une lignes forment, dans le texte, une tirade de 
de vingt-et-un vers, dont toutes les rimes sonten ue, comme che- 
nue^ pendue, etc. C'est, ainsi que vous l'avez entendu, le tableau 
d'une situation héroïque fort touchante; et quel que soit son 
degi^ de mérite, sous le rapport de l'art, ce tableau est un, com- 
plet, tel que l'auteur a su et voulu le faire. 

Maintenant, ce qui vient immédiatement après ce tableau, ce 
n'est pas la mort de Roland, qui doit le suivre et le suit en ejEFet 
dans le plan de Faction, c'est une tirade de vingt-cinq vers, la- 
quelle n'est autre chose qu'une répétition du tableau précédent, 
seulement en d'autres termes, et avec des variantes dans les dé* 
tails et les accessoires. C'est une seconde version d'un seul et 
même incident. La voici en entier, sauf trois ou quatre vers quo 
je n'entends pas, et qui me semblent inintelligibles. Vous la com- 
parerez facilement à la première. 

Le duc Roland voit la mort qui le poursuit , 
Il tient Durandart, qui ne lui est pas étrangère, 
Grand coup en frappe an perron de Sartagne, 
Tout le pourfend et tranche et brise , 
El Durandart ne ploie, ni n*est endommagée ! 
( Alors ) toute sa douleur s'épand et déborde : 
Ah ! Djurandart , que vous êtes de bonne œuvre! 
Ne consente jamais Dieu que mauvais homme la tienne! 
J*en ai conquis Anjou et Allemagne; 
J*en ai conquis et Poitou et Bretagne , 
Fouille et Calabre et la terre d*Espagne; 
Ten ai conquis et Hongrie et Pologne , 
Constant inople qui sied dans son domaine, 
fit Monberine qui sied en la montagne , 
Berlande en pris-je avec ma compagnie , 
Et Angleterre et maint pays étranger. 
Qu'à Dieu ne plaise , qui tout tient en son règne, 
QiM manviii homiBe la cogne , cette épée. 

4. 



•l • 



■ • 



v. 



52 TROISIEME LEÇON. 

» 

J*aiine mieux mourir que si elle restait entre payens. 
Et que France en eût douleur et dommage. 

Vous le voyez, messieurs, cette seconde tirade n*est, à la let- 
tre et dans toute la rigueur du terme, qu'une seconde version 
de la première; elle n'en est ni un complément ni une suite, 
mais une simple variante. 

Cela bien entendu, que pensez- vous qui vienne immédiate- 
ment, dans le manuscrit, après cette seconde tirade, forme vaHée 
de la première? La suite commune de l'une et de l'autre, la des- 
ei'iption de la mort de Rolaiwl? Non, messieurs, c'est une 
troisième tirade de dix-huit vers, troisième variante , troisième 
version des deux précédentes; et c'est des trois la meilleure et la 
plus élégante, malgré quelques traits un peu grotesques, qui ne 
sont pas dans les deux autres. Je me bornerai à vous en citer les 
six vers les plus originaux; et je citerai, sans y faire le moindi*e 
changement : c'est le moment où Roland voit qu^il n'a pu briser 
son épée; aloi's 

.... Il la regrette et raconte sa vie ( la vie, Thistoire de l*épée ). 

Hé ! Dorandart, de grand sainte garnie , 

Dedenz ton poing ( ta poignée ) a molt grand seigneurie, 

Une dent saint Pierre et du sang saint Denis. 

De vestement y a Sainte-Marie. 

Il n^est pas droit payens t'aient en baillie ( en pouvoir ). 

Enfin, à la suite de cette troisième variante des adieux de 
Roland à sa chère et précieuse Dui*andart, vient la description 
de sa mort, et il y a également trois versions de cette descrip- 
tion, dans trois tirades distinctes, dont chacune est censée cor- 
respondre à l'une des trois précédentes. 

Je ne fais ici, pour le moment, que poser le fait de Texis- 
tence de ces variantes. Avant d'essayer d'expliquer ce fait, et de 
voir ce qu'il y a à en conclure, j'ai besoin d'en donner d'autres 
éclaircissemens, d'autres exemples, afin d'en mieux déterminer 
la portée et les limites. Ces différentes versions d'un môme 
incident, d'un même moment -donné, dans les manusçiîts de 



ROMANS CARLOVINGIENS. 53 

certains romans du cycle carlovingien, sont en nombre indé-* 
terminé. Je viens d'en noter ti'ois de suite : il y a des romans 
où je croiis en avoir compté jusqu'à cinq ou six; mais pour l'or- 
dinaire, il n'y eu a pas plus de deux à-la-fois pour un seul et 
même thème. 

Celles que je vous ai citées sont de simples variétés de rédac- 
tion, vai'iétés qui tiennent toutes à un même fond et peuvent 
toutes en sortir. Il y en a de plus marquées, et qui tiennent à 
des différences de motif, d'intention et d'idée. Celles-là sont 
évidemment les plus importantes. Je vous en citerai deux qui 
me paraissent assez curieuses. Je les tire de ce même roman 
d'Aiol de Saint-Gilles, dont je vous ai déjà parlé plusieurs fois, 
et dont j'ai besoin de vous parler encore ici, pour vous mettre 
à portée de bien saisir ce que j'ai besoin de vous expliquer. 

Comme je vous l'ai dit, Elie, comte de Saint-Gilles, a été 
pix>scrit par Louis-le-Débonnaire, et vit dans une forêt des 
landes de Gascogne, ayant pour tout* voisinage un ermite, et 
pour toute société sa femme et son fils Aiol. — Lorsque celui-ci 
est en âge de faire quelque chose par lui-même, son père l'en- 
voie chercher fortune dans le monde, et lui donne, pour cela, 
tout ce qu'il a conservé de son ancienne puissance; ce sont ses 
armes, son écu, sa lance, son épée, et un destrier d'une bonté 
incomparable, nommé Marchegay. Il convient, avant de passer 
outre, de dire qu'Ëlie est un héros du vieux temps, un héros de 
dure et fière trempe, une espèce de géant pour la taille et pour 
la force. Sa lance était si longue, qu'il n'avait pu la loger sous 
le toit de son ermitage; et pour y faire entrer son épée, il lui 
avait fallu en raccourcir la lame de tix>is pieds et d'une palme; 
et ainsi raccouicie, elle surpassait encore d'une aune la plus 
longue épée de France. 

Aiol se mit au service de Louis-le-Débonnaire, où il eut de 
si boAnes et de si belles aventures, qu'il finit par être, dans 
l'empire, au moins l'égal de l'empereur. — Dans cette prospérité, 
son premier soin fut d'envoyer chercher son père et sa mère, et 
de les réconcilier avec Louis. 

Dans le roman d'Aiol, la première entrevue de celui-ci el 



• « 



1 

V 



H TROISIÈME LEÇON. 

de son vieux père Elie est un moment assez intéressant; aussi 
est-elle décrite avec un certain détail, et de deux différentes 
manières. Ce sont précisément ces deux variantes que je veux 
vous citer. — Le vieux Elie aime ses armes et son cheval à-peu- 
pres autant que son fils; auss^ les premières paroles qu'il 
adresse à celui-ci sont-elles pour redemander ces armes et ce 
cheval. Je vais maintenant vous parler avec le romancier, et 
autant que possible dans les mômes vers et les mêmes termes 
que lui. 

Aiolne veat quereller oi disputer avec son père : 

Il lui amène Marchegay par la rêne dorée , 

Le haubert, le blauc heaume et la tranchante épée , 

La targe (récu)que Ton voit moult bien enluminée (peinte), 

Et la lance fourbie et moult bien faite. 

— Sire , voici les armes que vous m*avez donnée. 

Faites-en vos plaisirs et tout c6 que voulez. 

— Beau fils , lui dit Elie, je vous tiens quitte. 

Cette version du moment indiqué est fort simple : c'est celle 
que l'on supposerait volontiers avoir pu se présenter d'abord à 
l'esprit de tout romancier ayant à décrire le môme moment ; 
mais elle a pour doublure une version dont on ne pourrait con- 
venablement dire la môme chose. En effet, outre qu'elle est 
plus développée , cette seconde version a quelque chose d'inat- 
tendu, de théâti'al, qui tient à une intention ingénieuse , qui 
suppose une certaine recherche d'effet. — Vous allez en juger. 
Je vais vous citer en entier tout ce morceau , en cherchant , 
comme j'y vise toujours , à concilier le désir de citer textuelle- 
ment avec le besoin d'être aisément compris. 

Beau fils , a dit Elie , moult àwet bien agi , 
Qui reconquis m'avez tous mes héritages. 
J'étais pauvre hier soir, aujourd'hui je suis puissant. 
Mes armes, mon cheval , rendez- moi à cette heure, 
Qu'autrefois vous donnai dans le bois au départ. 

— Sire , ce dit Aiol , je n*ouis onques telle (demande). 
L'heaume et le blanc haubert n'ont pu durer si long-temps. 
La lance et l'écu , je les perdis au jouter, 



ROMANS GARLOVINGIENS. 



56l 



Et Marehegay est mort, à sa fin est aie. 

Dès long-temps l'ont mangé les chiens dans un fossé. 

Il ne pouvait plus courir, il était tout lonrdaut. — 

Quand Elie Teutend, peu s'en faut qu'il n^enrage: 

Il a pris un bâton avec sa sauvage ûerté , 

Il a couru sur lui, et le voulait tuer. 

— Glouton, lui dit le duc, mal l'osAtes vous dire 

Que Marehegay soit mort, mou excellent destrier. 

Jamais autre si bon ne seroit retrouvé. 

Sortez hors de ma terre, vous n'en aurez jamais un pied. 

Cuidez>Tous , faux couart, glouton démesuré , 

Pour vos chausses de soie et pour vos souliers peints. 

Et pour vos blonds cheveux , que vous faites tresser, 

Etre vaillant seigneur, moi musart appelé? — 

Lors les barons de France se mettent à plaisanter. 

Le roi Louis lui-même en a un ris jeté. 

Quand Aiol vit son père à lui si courroucé, 

Rapidement et tôt lui est aux pieds aie. 

— Sire , merci pour Dieu ! dit Aiol le brave ; 

Le cheval et les armes vous puis-jeeucor montrer. — 

Il les fait toutes alors sur la place apporter. 

Il les a richement toutes fait bien orner. 

Et d'or fin et d'argent très richement garnir. 

Et devant il lui fit Marehegay amener. 

Le cheval était gras, plein avait les côtés; 

Car Aiol l'avait fait longuement reposer. 

Par deux chahies d'argent il le fait amener. 

Elie écarte un peu son vêtement d'hermine ,^ 

Et caresse an cheval le flanc et les côtés. 



•A » 






Je n'insiste point sur la différence qu'il y a entré cette tirade 
et la précédente, tant pour la rédaction que pour les senti mens 
«t les idées; cette différence est si frappante, qu'elle n'a pas be-^ 
soin d'ùLre démontrée. 

Ce sont parfois les tirades de début, c'est-à-dire celles qui , 
comme je l'ai expliqué, sont formulées d'une manière uniforme, 
qui sont doubles et diverses entre elles. Je vous en citerai un 
exemple tiré d'un roman que je dois, par la suite, vous faire 
connaître en détail , le roman de Ferabras, Ce roman a deux 
débuts, dont chacun forme une tirade distincte de l'autre. Vpici 
les sept premiers vers de l'une : 



'A 









« .• > 



56 TROISIEME LEÇON. 

Seigneurs, ore écoutez, s'il vous plait, et oyez 
Chanson d'histoire vraie; meilleure n^en ouirez. 
Car ce n'est point mensonge, ains fine vérité ; 
J'en donne pour témoins évéques et abbés, 
Moines, prêtres et clercs, et les saints vénérés. 
En France, à Saint-Denis, le roi le en fut trouvé. 
Vous eu saurez le vrai, si en paix m'écoutez. 



C'est à-peu-près ainsi, et avec le même vague, que s'ex- 
> « priment tous les romanciers carlovingîens, en s'adressant, au 
début, à leur auditoire. Mais, dans l'autre version du prologue, 
il ne s'agit plus vaguement d'un rolle, ou d'une chronique 
trouvée à Saint-Denis; il s'agit d'une histoire trouvée à Paris 
sous l'autel, par un moine de Saint-Denis, nommé Riquier, 
qui avait été chevalier et clerc dans le monde, et qui mit cette 
. chanson en mots vulgaires, par le conseil de Chariemagne, qui 
l'en avait chargé. 

Dans tous les romans, ou, pour parler avec plus de précision, 
dans tous les manuscrits de romans carlovingiens, où il y a de 
ces tirades qui ne sont que des variantes plus ou moins marquées 
les unes des autres, il y en a toujours un grand nombre; mais 
je n'ai ni la patience ni le loisir de vérifier dans quelle propor- 
tion elles s'y trouvent à la totalité du roman. 

Les particularités que je viens de signaler dans divers ma- 
nuscrits de romans du cycle carlovingien, suffiraient déjà, ce 
mé semble, pour rendre non-seulement plausible, mais néces- 
saire, maintes conséquences curieuses pour l'histoire de l'épopée 
carlovingienne. Toutefois, je crois devoir citer encore un fait 
dont ces conséquences sortiront plus nettement encore que de 
tous les précédons. 

Parmi les diverses compositions amalgamées dans cet im- 
mense roman de Guillaume-au-court-Nez, dont je vous par- 
lerai tout-à-l'heure, il y en a une à plusieurs égards fort in- 
téressante. C'est un roman qui se rattache à d'autres, mais 
qui en est parfaitement distinct, et forme à lui seul un tout 
complet, bien que très court; car il n'aiTive pas à dix huit 
cents vers. Je vous en reparlerai peut-être ailleurs^ il suffira 






1 



ROMANS CARLOVINGIENS. 



57 



de vous dire ici, en somme, que ce petit roman a pour sujet 
la conquête de la ville d'Orange sur les Sarrasins par Guil- 
laume-au-court-Nez . 

Il est, comme tous ceux de sa classe ou de son cycle général , 
composé de couplets ou tirades monorimes, au nombre d'envi>- 
ron soixante. Il suffit de parcourir de suite quelques-unes de 
ces tirades , pour se convaincre aussitôt qu'elles forment (sauf 
quelques lacunes) deux séries parfaitement distinctes , dont * 
chacune n'est, dans son ensemble, qu'une seconde version de 
l'autre; de sorte qu'au lieu d'un roman, on en a véritablement 
deux qui , roulant siu* le même fonds, différent plus ou moins 
par la diction, par les détails, par les accessoires, et sont comme 
entrelacés pièce à pièce l'un dans l'autre. Que ces deux romans 
soient de deuxdifférens auteurs, c'est ce qui est à peine contestable, 
et, ce qu'au besoin, l'on établirait par diverses preuves : il j en 
a donc un des deux qui a servi de modèle, je dirais presque de 
moule à l'autre, et qui lui est antérieiu* d'un temps plus ou 
moins long. « 

£n rapprochant ce fait des précédens, le résultat commun en 
est facile à déduire. Il est évident que, parmi toutes ces différentes 
versions d'un même passage, d'un même lieu de roman, il y en 
a qui ne sont et ne peuvent être que des fragmens d'un autre 
roman sur le même sujet. 

Maintenant, conunent et par quels motifs ces fragmens OUI* 
ils été intercalés dans les romans auxquels ils ont rapport, de 
manière à y faire doublure ^et à en interrompre la suite? C'est 
une question embarrassante, mais pour la solution de laquelle 
• les données ne manquent cependant pas tout-à-fait. Seulement 
ce serait une discussion minutieuse et compliquée que je dois 
écarter pour le moment, afin de suivre le premier fil de ces re- 
cherches. Je me contenterai d'observer, en passant, que cet 
amalgame, cet entrelacement de plusieurs romans dans un seul 
et même manuscrit, ne peut pas être l'œuvre des romanciers 
eux-mêmes. Ce doit être celle des copistes, ou peut-être d'une 
classe particulière d'hommes, analogue à ces diaskeiHistes de 
l'ancienne Grèce, dont la fonction était de coordonner et ajus^ 



f -j 






If 



i8 TROISIÈME LEÇON. 

ter içDsemblQ les chants épiques morcelés par les rapsodes. •— 
Mais, encore une fois, c'est une discussion que je ne puis suivre 
ici, et je reviens à mon sujet. 

De certaines formes, de certains traits caractéristiques de 
ceux des romans carlovingiens qui nous restent aujourd'hui, j'ai 
déduit précédemment, comme une conséquence obligée, que ces 
rpn^aiis ne pouvaient pas ôti^e qualifiés de primitifs, dans le sens 
«absolu de ce mot. — J'ai fait voir qu'ils avaient été précédés 
d'autres romans sur les mêmes évènemens, ou les mêmes person- 
nages, et que ces derniers, plus anciens, et, par cela seul, plus 
sipiples et mieux assortis à leur destination populaire, s'i|s n'é- 
taient point la forme primitive de ces épopées, devaient du 
moins s'en rapprocher plus que les autres. 

Les fragmens dont je viens de signaler l'existence sont une 
nouvelle preuve de ce fait, et la plus péremptoire de toutes; car 
ces f^^agmens appartiennent de toute nécessité à quelques-uns 
de ces romans carlovingiens, qui ont précédé ceux que nous 
connaissons aujourd'hui. Or, de ces fragmens intercalés, il y 
en a dans les plus anciens de ces derniers romans : il j en a , 
par exemple, dans l'un des trois qne l'on connaît sur Gérard 
d^ Roussillon, et dans celui des trois qui en est incontestar 
blenieiit le plus ancien; car tout oblige ou autorise à en mett]i^e 
la composition dans la première moitié du douzième siècle» Il 
noterait donc pas impossible que quelques-uns des fragmvns 
qui s'y trouvent intercalés remontassent jusqu'au commence-r. 
ment de ce même siècle, ou même jusqu'au siècle précédisnti» 
Dans tous les cas, l'existence des fragmens de ce genre recule 
toujours plus ou moins, pour nous, l'époque de l'origine de l'ér 
popée carlovingienne. 

Mais cette origine, ainsi reculée, n'en devient que plus ob^ 
cure. Rien, en effet, ne nous indique si, parmi (;es romans 
perdus auxquels font allusion ceux qui nous restent, oi^ doi^t 
ik contiennent des fragment, se trouvent les types du ^^epure^ 
ceux auxquels conviendrait strictepient le \\\xq de prin#tifs., 
Rien même ne nous apprend quels sont^ entre tous pQ$ mpnur 
mens plus oit moins ancions, exiMans ou perdus» c^ux pu Toa 



■h 



ROMANS CARLOVINGIENS. 5j 

peut présumer que se sont maintenus le mieux les caraetèrai * 
primitifs de Tépopée carlovingienne, et nous représenter le 
mieux cette épopée à son origine. S*il y a des données pour dé- 
couvrir quelque chose à ce sujet , c'est dans ces romans formés 
de la fusion ou de la juxta-position de plusieurs autres, liés entre 
eux par leurs sujets respectifs. On conçoit, en effet, qu'il doit 
entrer, dans ces sortes d'amalgames, des compositions d'âge et de 
caractères forts divers, qui marquent pécessairement dififéreute» 
époques de l'art, et dont quelques-unes peuvent remonter assez 
haut vers son origine. Cette observation m'amène à vous dire 
quelques mots des rotnans épiques formant des cycles partiels, 
dans le cycle général des romans carlovingiens. Elle marque 
le but dans lequel j'ai à vous parler de ces cycles. 

Comme je l'ai dit, toutes ces épopées carlovingiennes, bien 
que fourmillant de contradictions intiûnsèques, ont toutes entre 
elles quelque point de contact apparent et extérieur, à raison 
duquel on peut dire qu'elles ne font qu'un seul et même tout. 
C'est dans ce sens que l'on dit, quoique assez improprenù^nt, ce 
me semble, qu'elles formaient un cycje. 

Quant aux cycles particuliers que l'on a composés d'une mar 
nière plus ou moins factice dans ce cycle général, ils ne sont pas 
noi^breux:je n'en connais que trois. Le premier et le plus borné 
de tous est celui auquel appartient ce roman d'Aiol dont je 
vous ai déjà cité divers passages. Il comprend ti^ois romans 
distincts, d'abord celui d'Aiol proprement dit, celui d'Ëlie son 
père, et celui de Julien de Saint-Gilles, le père de ce dernier. 

Le second n'existe qu'en italien et en prose : c'est un ou- 
vrage resté populaire, sous le titre de Realidi Francia^ équiva- 
lent à celui des princes ou chefs de la race royale de France. 
On y a rapproché toutes les fictions romanesques antérieures 
ou supposées antérieures à Charlemagne. Elles commencent à 
Constantin, et finissent par cette histoire de Berthe au grand 
pied , femme de Pépin et mère de Charlemagne, dont je vous ai 
déjà dit quelque chose. 

Le troisième, le seul auquel je veuille m'arrêta* un moment , 
est oelm que je vou^ ^i déjà nompaé plusieurs fois, celui de 



**.■■«■ • 



SS TROISIÈME LEÇON. 

ter ensemble les chants épiques morcelés par les rapsodes. — 
Mais, encore une fois, c'est une discussion que je ne puis suivre 
ici, et je reviens à mon sujet. 

De certaines formes, de certains traits caractéristiques de 
ceux des romans carlovingiens qui nous restent aujourd'hui) j'ai 
déduit précédemment, comme une conséquence obligée, que ces 
rpmaiis ne pouvaient pas éti*e qualifiés de primitifs, dans le sens 
«al^solu de ce mot. — J'ai fait voir qu'ils avaient été précédés 
d'autres romans sur les mêmes évènemens, ou les mêmes person- 
nages, et que ce$ derniers, plus anciens, et, par cela seul, plus 
siçaples et mieux assortis à leur destination populaire, s'ils n'é- 
taient point la forme primitive de ces épopées, devaient du 
moins s'en rapprocher plus que les autres. 

Les fragmens dont je viens de signaler l'existence sont une 
nouvelle preuve de ce fait, et la plus péremptoire de toutes; car 
ces fvagmens appartiennent de toute nécessité à quelques-uns 
de ces romans carlovingiens, qui ont précédé ceux que nous 
connaissons aujourd'hui. Or, de ces fragmens intercalés, il y 
en a dans les plus anciens de ces derniers romans : il j en a , 
par exemple, dans l'un des trois que l'on connaît sur Gérard 
d^ Roussillon, et dans celui des trois qui en est incontestar 
biement le plus ancien; car tout oblige ou autorise à en mettf'e 
la composition dans la première moitié du douzième siècle» Il 
ne^serail donc pas imipossible que quelques-uns des fira$i;owns 
qui s'y trouvent intercalés remontassent jusqu'au commence- 
ment de ce même siècle, ou même jusqu'au siècle précédant* 
Dans tous les cas, l'existence des fragmens de ce genre recule 
toujours plus ou moins, pour nous, l'époque de l'origine de l'é-r 
popée carlovingienne. 

Mais cette origine, ainsi reculée, n'en devient que plus ob^ 
cure. Rien, en effet, ne nous indique si, parmi ces romans 
perdus auxquels font allusion ceux qui nous restent^ ou doiit 
ils contiennent des fragment» se troijiyent les types du gio^e, 
ceux auxquels conviendrait stricte^nent le tip^e de pirip^JLtifs. 
Rien même ne nous apprend quels sont, entre tous pq$ mouur 
mens plus ou moins anciens, exirtans ou perdu$> ç^ax pu l'o^ 



ROMANS CARLOVINGIENS. 59 

peut présumer que se sont maintenus le mieux les caraetèret 
primitifs de l'épopée carlovingienne, et nous représenter le 
mieux cette épopée à son origine. S'il y a des données pour dé- • 
couvrir quelque chose à ce sujet , c'est dans ces romans formés j 
de la fusion ou de la juxta-position de plusieurs autres, liés entre 
eux par leurs sujets respectifs. On conçoit, en effet, qu'il doit 
entrer, dans ces sortes d'amalgames, des compositions d'âge et de 
caractères forts divers, qui marquent nécessairement dififéreutes 
époques de l'art, et dont quelques-unes peuvent remonter assez 
haut vers son origine. Cette observation m'amène à vous dire 
quelques mots des romans épiques formant des cycles p$urtiels, 
dans le cycle général des romans carlovingiens. Elle marque 
le but dans lequel j'ai à vous parler de ces cycles. 

Comme je l'ai dit, toutes ces épopées carlovingiennes, bien 
que fourmillant de contradictions intrinsèques, ont toutes entre 
elles quelque point de contact apparent et extérieur, à raison 
duquel on peut dire qu'elles ne font qu'un seul et même tout. 
C'est dans ce sens que l'on dit, quoique assez improprement, ce 
me semble, qu'elles formaient un cycle. 

Quant aux cycles particuliers que l'on a composés d'une ma-: 
nière plus ou moins factice dans ce cycle général, ils ne sont pas 
noi^ibreuxrje n'en connais que trois. Le premier et le plus borné 
de tous est celui auquel appartient ce roman d'Aiol dont je 
vous ai déjà cité divers passages. Il comprend ti^ois romans 
distincts, d'abord celui d'Aiol proprement dit, celui d'Ëlie son 
père, et celui de Julien de Saint-Gilles, le père de ce dernier. 

Le second n'existe qu'en italien et en prose : c'est un ou- 
vrage resté populaire, sous le titre de Realidi Francia^ équi var- 
ient à celui des princes ou chefs de la race royale de France. 
On y a rapproché toutes les fictions romanesques antérieures 
ou supposées antérieinres à Charlemagne. Elles commencent à 
Constantin, et finissent par cette histoire de Berthe au grand 
pied , femme de Pépin et mère de Charlemagne, dont je vous ai 
déjà dit quelque chose. 

Le troisième, le seul auquel je veuille m'arrêter un moment , 
est celui que je vou3 ^i déjà nommé plusieurs fois, celui de 



6o TROISIEME LEÇON, 

Guillaume-au-court-Nez. Il comprend tous les romans qui ont 
pour sujet les guerres des Sarrasins d'Espagne et des chrétiens 
du midi de la France, sous la conduite d'Aimeri de Narbonne 
et de ses descendans, dont Guillaume-au-court-Nez est le plus 
illustre : c'est un immense roman, de près de quatre-vingt mille 
vers , divisé en quinze parties ou branches , qui se suivent, ou 
sont censées se suivre dans l'ordre chronologique des évènemens 
et des personnes. L'ouvrage est infiniment curieux dans son en- 
semble, et plein de beautés dans plusieiu*s de ses parties. Mais 
ce ne sont ni ces beautés, ni ces particularités curieuses, que je 
me propose de vous faire connaître ici. Ce que j'ai à vous dire 
de ce roman est relatif à sa composition, et à quelques-unes des 
nombreuses pièces qui j ont été plutôt recueillies et juxta-po- 
sées que combinées et fondues. 

La division en quinze branches est l'ouvrage des copistes ou 
des compilateiu's du treizième ou du quatorzième siècle. Ces 
branches sont censées former chacune un roman à part; mais 
cette division a été faite après coup, d'une manière inexacte et 
arbiti*aire, qui empêche d'abord de s'assurer du véritable carac- 
tère de l'ensemble et de quelques-unes de ses parties. 

Ces parties diffèrent beaucoup entre elles en étendue maté- 
rielle, différence qui en entraîne et en suppose toujours d'au- 
tres plus importantes qu'elles. Les unes sont fort longues, et 
forment des romans à part, romans dont l'action est toujours 
plus ou moins complexe, dont les incidens, plus ou moins va- 
riés, sont toujours développés longuement, avec une certaine 
recherche d'ornemens et d'eflet. l^es autres , au contraire, sont 
ti*ès courts : l'action se réduit toujours à un ÙliI très simple , 
développé avec ti'ès peu d'artifice, et d'un ton sec et austère. 

Les premières ont évidemment pour objet de satisfaire une 
curiosité déjà exercée, ayant déjà des besoins factices : ce sont 
déjà des ouvrages d'art, des romans, des poèmes, ce qu'on vou- 
dra, peu importe le nom; mais enfin des ouvrages qui ne 
peuvent être les premiers de leur espèce. 

Les autres, au conti^aire, dépassent à peine, par leur dimen- 
sion ou leur objets le» simples chants populaires épiques, ces. 



ROMANS CARLOVINGIENS. 6t 

chants isolés qu'à ces époques de barbarie et de semi-barbarie^ 
tout peuple compose toujours sur les évènemens qui intéressent 
son existence et frappent son imagination. Elles ne sont guère 
que des amplifications probablement un peu ornées de ces der- 
niers chants: en un mot, si elles ne sont pas, historiquement par- 
lant, l'épopée primitive, elles sont du moins ce qui peut le mieux 
nous la représenter et nous en donner l'idée la plus juste. 

Quelques détails feront mieux comprendre ce que je veux 
dire, et me permettront de le préciser un peu plus. 

L'une des branches de ce même roman cyclique de Guillaume- 
au- court -Nez est intitulée le Charroi de Nismes. C'est, je 
crois, de toutes, la plus courte : elle ue.cE&passe guère deux mille 
vers. Mais en examinant d'un peu près cette branche ou sec- 
tion du roman, on s'assure bien vite que la rubrique en est 
fausse, et qu'au lieu d'un seul roman, elle en contient réelle- 
ment plusieiurs, parfaitement distincts les uns des autres, bien 
que diversement liés les uns aux autres. 

Le premier est celui auquel convient, en efiPet, le titre de 
Charroi de Nismes. C'est un récit fort étrange de la manière 
dont Guillaiuue-au-€Ourt-Nez conquiert le ville de Nismes sur 
les Sarrasins. — Il fait faire une grande quantité de tonneaux 
qu'il remplit de guerriers armés , se déguise en marchand, et 
introduit |i Nismes, comme sa pacotille de marchandises, tous 
ces tonneaux, d'où ses braves sortent à un signal donné, à-peu- 
près comme les Grecs sortirent , dans Troie, du fameux cheval 
de bois; et les tonneaux pouiTaient bien n'ôtre qu'une tradition, 
qu'une dernière version du cheval. 

Le roman qui suit le Charroi de Nismes, et qui s'y rattache , 
est celui même dont je vous ai parlé tout-à-1'heùre, celui qui a 
pour sujet la conquête d'Orange, que les Sarrasins sont censés 
occuper encore plusieurs années après avoir perdu Nismes. — 
Je vous ai dit que ce second roman était double, qu'il compre- 
nait deux différentes versions du même thème. Ainsi ce sont 
réellement trois compositions, trois épopées distinctes qui se 
rencontrent, ou qui , pour mieux dire, se confondent, sous cette 
seule rubrique du Charroi de Nismes. Aucune des trois ne peut 






«« TROISIEME LEÇON. 

étté bien longue, puisque les trois ne font guère ensemble que 
deux mille vers; la plus courte de. toutes est le Charroi, qui ne va 
pas à plus de quatre cents vers; chacune des deux autres peut en 
avoir à-peu-près le double. 

Cette dimension n'eîLcède pas ou n'excède guère celle à la- 
quelle peuvent s'étendre les simples chants populaires. J'aurai 
â vous parler de chatits sef viens dont plusieurs approchent de 
eeite étendue, et dont quelques-uns la passent. 

Maintenant, le biographe du fameux dUc Guillaume^e^Pieux, 
le Guillaume-au-'COurt-NeSs des romanciers, cei^taînement anté- 
rieur au douzième siècle, et selon toute probabilité au onzième, 
4>e biographe assure qu*il lîirculait de son temps divers chanta 
populaires sur les exploits du duc Guillaume; et son témoignage 
à cet égard n'est pas i'écUsàble, car il a admis dans sa légende 
deft fables empruntées de dés mêmes chants; 

i^ ne dirai point que les deux ou trois petites épopées que 
je viens d'indiquer comme Confondues ou rapprochées en une 
seule. Soient la Version exacte, l'équivalent absolu de quelques- 
uns de ces chants populaires sur Guillaume-le^Pieux dont parle 
Ib biographe de celuv^ci;màisjeue doute pas qu'elles ne s'y rat- 
ladhent pour le fond, et qu'elles n'en soient une forme assez 
peu altérée. 

Je crois être arrivé dé la sorte à démêler dans les romans 
épiques du cycle cai^lovingien que nous avons aujourd'hui , 
quelques indices de la maiSché qu'ils ont suivie dans leurs dé- 
veloppemens successifs. J'ai tâché de marquer le point curieilx 
où ils se rattachent à ces chants populaires, dont ils ne sont, 
comme toutes les épopées primitives, que dés transformations, 
que des amplifications indéfintejs, plus ou knoins heureuses, plus 
ou moins fausses, selon des circonstances de temps et de lieu^ 
qu'il ne s'agit pas ici d'apprécier. 

Quant â ces chants populaires, germes premiers de l'épopée 
complexe et développée, il est de leur <^ssence de se perdre, et 
de fte perdre de bonne heure, dans les tiransfbrmations succès-^ 
sives auxquelles ils «ont destinés. Us s'évanouissent aiusi peu^-^ 
peU| par degi*és, à fur et mesure des altérations qu'ils subissent^ 



f t 



ROMANS CARLOVINGŒNS. 6^ 

plutôt qu'ils ne se perdent tout d'un coup, et d'une manière ac- 
cidentelle. S'il en restait aujourd'hui quelqu'un, ce ne serait 
qu'autant qu'il aurait été transporté dans quelque roman plus 
considérable, de la substance duquel il serait aujourd'hui im- 
possible à détacher. 

Toutefois, vous vous souviendrez peut-être que je vous ai 
cité l'année dernière, de la fameuse chronique de Tui^in, des 
passades que j'ai cru devoir vous ûgaaler, comme des chants 
populaires, primitivement isolés, dont le moine, auteur de cette 
chronique, aurait bigan*é le fond de sa plate légende. Tel m'a 
paru, entre autres, le passage où Roland, blessé à mort, essaie 
de briser son épée, poiu* qu'elle ne tombe pas entre les mains des 
Sarrasins au grand détriment des chrétiens. — Je persiste à croire^ 
que ce morceau si touchant et d'un si grand caractère, malgré 
quelques traits grotesques qui le déparent, n'appartient point 
au fonds de la légende oii il se trouve aujourd'hui. C'est, selon 
toute apparence, un ornement populaire que le légendiste a 
tran^>orté dans son récit, non sans l'altérer, il est vrai ^ mais 
sans parvenir à en e£&cer totalement la poésie. 

L'ancienneté et la popularité de ce passage semblent at- 
testées par le respect traditionnel avec lequel il fut ti^aduil 
dans tous les récits de la défaite de Roncevaux : je viens tout- 
à-l'heure de vous en citer deux traductions; j'aurais pu vous 
en citer trois, et je ne doute pas qu'il n'en ait existé un très 
grand nombre. 

Si , comme je ne puis me défendre de le présumer, ce mor- 
ceau avait été, dans l'origine, un chant populaire détaché, il 
, manquerait, pour nous, le point le plus reculé auquel on puisse 
faire remonter l'histoire de l'épopée csirlovingienne. 



ORIGINE 



DE 



L'EPOPEE CHEVALERESQUE 



DU MOYEN AGE. 



quATBMÈxm taçom. 



ROMANS DE LA TABLE RONDE 



ARGUMENT, HATIÈBE. 



Après avoir jeté un coup-d'œil sur l'histoire des romans épi- 
ques du cycle carlovingien , il me reste à donner un aperça 
général de celle des romans du cycle de la Table ronde. Je sui- 
vrai, dans celui-ci, la même méthode que dans le premier :ije 
parlerai d'abord de la matière, puis de la forme et du caractère 
de ces romans. 

Ainsi que nous l'avons déjà vu, les romans de la Table ronde 
ont tous pour thème des aventures qui sont censées se passer 
dans le temps et à la cour d'Ai^thur, le dernier chef des Bretons 
insulaires qui ait porté le titi^e de roi. La première question à 
examiner, quand il s'agit de la matière de ces mêmes romans , 



ROMANS DE LA TABLE RONDE. 65 

est donc celle de savoir s'il s'^ trouve quelque chose d'histo- 
rique, quelque chose qui puisse être regardé comme une allu- 
sion aux évènemens, aux idées, aux mœurs du pays et du temps 
auxquels ils se rapportent ou veulent se rapporter; quelque 
dtose enfin qui puisse être pris pour un écho aussi afifaihli que 
Ton voudra , mais enfin poui* un écho d'anciennes traditions 
bretonnes. 

Paurais pu poser la question autrement; j'aurais pu deman- 
der si , jusqu'à quel point et en quel sens ces romans du cycle 
d'Arthur méritent la qualification de celtiques , par laquelle ils 
ont été récemment désignés. 

Mais en admettant, comme je le fais, les Bretons pour une 
branche de Celtes, la question reste la même, sous quelque''; 
nom qu'elle soit posée; et peu importe que l'on nomme bretons, 
kymris ou celtiques, les élémens anciens qui pourraient s'être 
conservés ou avoir été repris dans ces compositions mal étu- 
diées. Ici la variété des noms ne peut entraîner aucune obscurité 
dans les résultats des rechei^hes à faire sur ce sujet. 

Ce n'est pas que ce sujet ne soit fort qbscur, fort embrouillé; 
mais la difficulté vient de l'insuffisance des données que l'on a 
pour le traiter, du peu de critique avec lequel on s'en est oc- 
cupé jusqu'à présent, de la légèreté avec laquelle on a répété 
sans fin des assertions qu'il eût fallu vérifier une fois. Aussi n'ai^ 
je pas la prétention de résoudre, dans le peu d'espace qui m'est 
donné, une question aussi complexe. Ce sera assez pour moi, si 
je réussis à la poser d'une manière un peu plus précise, et si je 
fais mieux entrevoir les moyens de la résoudre. 

On a signalé souvent la Bretagne armoricaine, comme le 
foyer des traditions qui ont servi de base aux romans de cheva- 
lerie en général et particulièrement à ceux de la Table ronde. 
Je me dispenserai de réfuter une assertion en faveui* de laquelle 
personne jusqu'ici n'a pu alléguer, je ne dis pas le moindre 
fait, mais le plus léger prétexte. Dans le peu que l'on sait de la 
culture poétique et sociale des Bretons armoricains au moyen 
âge et dans les temps plus modernes , il n'y a pas un trait qui 
ne pût , au besoin , servir à prouver oue le germe de compoiî- 

5 



66 QUATRIÈME LEÇON. 

lions telles que les romans épiques de la Table ronde n'a ja- 
mais existé ni pu exister en Bretagne. Je ne m'arrêterai donc 
pas à discuter des assertions de tout point gratuites. Dans 
l'état actuel de la critique historique, de telles assertions 
doivent tomber d'elles-mêmes et ne peuvent plus se repro- 
duire* 

Il n'en est pas de môme de l'opinion de ceux qui ont attribiié 
aux Bretons insulaires l'origine des romans de la Table ronde. 
Cette opinion a pour elle des raisons spécieuses et des docu- 
mens écrits dont il est impossible de faire abstraction dans la 
question actuelle. Il ne s'agit que de savoir si l'on ne tire pas de 
ces documens, de ces faits, des conséquences qu'ils ne renfer- 
'Xnent pas; et pour cela, il suffit de considérer sommairement et 
de bien déterminer les rapports des traditions bretonnes avec le 
fond , avec les données générales des romans de la Table ronde. 
Nous saurons par là jusqu'à quel point les premières peuvent 
être considérées comme la source de ceux-ci. 

Les monumens écrits qui renferment les traditions nationales 
des Bretons, antérieures au temps où commence l'histoire po- 
sitive et suivie du pays, ces monumens sont de deux sortes et 
forment deux séries distinctes. 

De ces deux séries, la première se compose des triades histo- 
riques et des poésies des anciens bardes bretons, depuis le 
sixième siècle jusqu'au douzième. 

La seconde série consiste en chroniques qui embrassent toute 
l'histoire de la Grande-Bretagne, depuis son commencement 
fabuleux jusque vers le milieu du douzième siècle. 

Il y aui'ait à faire sur ces deux sortes de monumens bien des 
recherches qui ne sont pas de mon objet; mais je ne puis me 
dispenser d'en donner au moins un aperçu rapide. 

Les triades des Bretons sont un monument historique peut- 
être unique en son genre; ce sont des espèces d'aphorismes his^ 
toriques dans lesquels les personnages et les faits sont groupés 
trois à ti'ois, à raison de leur ressemblance, et sans égard à la 
chronologie. Ainsi, par exemple, il y a une ti'iade où sont men- 
tionnées et rapprochées trois invasions différentes de la Grande* 



ROMANS DE LA TABLE RONDE. 67 

Bretagne par trois différeDs peuples qui s'y sont maintenus. 
Dans une autre triade, il s'agit de trois autres peuples envahis- 
seurs de l'île, mais n'y étant pas restés. Il y a une triade pour 
les ti^ois plus anciens noms de la Grande-Bretagne. Il y en a une 
autre oii il est fait mention des trois plus anciens législateurs 
des Bretons, et ainsi de suite, tant pour les évènemens que pour 
les personnes. 

Les recueils de ces .triades sont assez nombreux et varient 
beaucoup pour le nombre et pour la rédaction. Les triades 
sont, tantôt aussi concises que possible, tantôt un peu plus dé* 
veloppées; mais dans toutes, les faits sont réduits; a leur expres- 
sion la plus simple, dépouillés de tous leurs accessoires, de tous 
leurs détails. 

Que ces triades, aiTangées comme on les a aujourd'hui, ne 
soient pas fort anciennes, ce serait une chose facile à prouver. Les 
recueils dans lesquels on les trouve ne paraissent pas pouvoir 
remonter plus haut que le quatorzième ou le treizième siècle. 
Mais plusieurs des notices qu'elles renferment n'en remontent 
pas moins à la plus haute antiquité; elles paraissent être ou les 
débris de mouumens perdus aujourd'hui , ou la mise par écrit 
tardive de traditions nationales qui se seraient conservées ora- 
lement pendant des siècles. 

Ainsi, par exemple, il s'y trouve, sui* le déluge universel, des 
traditions mythologiques qui ne dérivent point du récit de cet 
événement dans la Bible, et ont, au contraire, beaucoup de rap- 
port avec celui des livres hindoux. Il s'y trouve une tradition 
non moins curieuse sur le premier peuple qui prit possession 
de la Grande-Bretagne, encore inculte et déserte. Suivant cette 
tradition, ce peuple serait venu d'un pays désigné comme voisin 
de Constantinople, sous la conduite d'un chef nommé Hu-le^ 
Fort, qui semble être le même que l'Hésus des Gaulois. 

Ces notices mythologiques sont éparses parmi une foule d'au- 
tres d'un caractère plus historique sur les temps anciens et le 
moyen âge des Bretons insulaires. Enfin, toutes ces triades sont 
et paraissent avoir toujours été écrites dans la langue du peuple 
auquel elles appartiennent, c'est-à-dire en gallois ou kymri : on 

5. 



68 QUATRIEME LEÇON. 

n'en cite aucune rédaction ni version Jatines, particularité qui 
semble attester la nationalité de ce genre de docuo^nt. 

Quant aux chroniques bretonnes, il serait très difficile et très 
long d'en donner une idée pi'écise : je me bornerai à dire que 
c'est un amas de notices, on ne peut plus disparates, les unes de 
tout point et grossièrement fabuleuses, les autres mélan^ in- 
forme de fables, de méprises el de probabilités historiques. La 
chose la plus importante à observer relativement à ces chroni- 
ques, c'est que la source en est toute auti'e que celle des triades, 
qu'elles contredisent formellement sur beaucoup de points, et 
dont elles diffèrent plus ou moins sur presque tous. 

C'est dans ces chroniques qu'est longuement développée la 
fable de l'origine troïenne des Bretons dont il n'est pas ques- 
tion dans les triades. On a ces chroniques en latin et en gal- 
lois. La plus ancienne rédaction latine daté de Tannée 11^8; 
c'est ce qu'on appelle vulgairement la chronique de Geoffi*oi de 
Mpntmouth. Des différentes versions galloises de cette chroni- 
que fameuse, la plus ancienne est celle que fit Walter Map, 
chanoine de l'église d'Oxford, à une époque impossible à pré^ 
ciser, mais certainement postérieure à 1 i5o. 

Ces chroniques avaient indubitablement pour base des^ maté- 
riaux plus anciens, soit fabuleux, soit historiques, et l'on sup- 
pose communément qu'elles n'étaient que la version amplifiée 
d'un très ancien livre breton. Mais c'est un point fort suspect 
auquel nous n'avons ni le besoin ni le loisir de nous arrêter. Il 
nous sufiit de savoir là-dessus, ce qui est constaté, que cet an- 
tique original des chroniques bretonnes, en supposant qu'il ait 
jamais existé, est perdu depuis long-temps, et que ces dernières 
sont aujourd'hui, pour nous, l'unique répertoire des traditions 
bretonnes que pouvait renfermer le premier. 

Nous avons donc maintenant deux sortes de documens à 
consulter siu* l'histoire d'Artliur et des autres personnages bre- 
tons qui figurent dans les romans de la Table ronde, savoir les 
chroniques et les triades historiques. 

Je reviens d'abord à ces dernières. Il y est, en effet, question 
d'Ai*thur, de la reine Genièvre et de Lancelot, de Tristan et de 



ROMANS DE LA TABLE RONDE. 69 

ses amours avec la reine Yseult, de Gauvain et d'autres person- 
nages fameux de la môme famille romanesque; il y est question 
des mei^eilles et de la quête du graal, thème mystique de 
quelques-uns des romans les plus renommés de tout ce cycle 
breton. 

Maintenant, ces allusions des triades galloises à des aven- 
tures et à desiiéros de la Table ronde sont de deux sortes qu'il 
est essentiel de ne pas confondre; car les conséquences à tirer 
des unes et des autres sont on ne peut plus différentes. 

De ces allusions, les unes proviennent directement des romans 
français de la Table ronde, dont elles supposent la connaissance 
plus ou moins répandue parmi les Gallois; elles sont d'une date 
postérieui'e à celle de la composition de ces romans; et loin d'en 
contenir le germe ou la matière, loin d'en pouvoir expliquer 
l'origine, elles attestent, au contraire, l'influence de ceux-ci sur 
la littérature et les traditions bretonnes. Elles font voir qu'à 
l'exemple de la plupart des autres peuples de l'Europe, les Gai* 
lois avaient accueilli ces fables chevaleresques de la Table 
ronde, avec cette différence que l'illusion était plus grande poui" 
eux que pour les autres. Il semble du moins que leur pays 
étant donné pour le théâtre de ces mêmes fables, ils devaient 
en être d'autant plus disposés à les prendre" pour un simple dé- 
veloppement de leurs traditions nationales. 

Que les allusions dont il s'agit fussent bien dans les triades 
bretonnes quelque chose de nouveau, quelque chose d'étran- 
ger, c'est de quoi il n'y à pas lieu de douter. Quelques-unes de 
ces triades en renferment la preuve. 11 y en a une, par exemple, 
qui cite expressément l'histoire du giaal, en prose, dont elle 
n'est qu'un résumé très court. 

Les mots et les noms romans qui ont passé dans les triades , 
pour y désigner les fictions romanesques qui les avaient consa- 
crés, sont une autre preuve de ce que je veux dire. Ces mots, 
qui se reconnaissent, au premier coup-d'œil, comme des étran- 
giers dépaysés, parmi les mots kymris, y sont l'indice certain de 
l'emprunt des choses auxquelles ils sont appliqués. Tel est, par 
exemple^ dans la triade que je viens de citer^ le terme de graal, 



70 QUATRIÈME LEÇON. 

terme tout-à-fait inconnu au gallois ou kymri. C'est ainsi en- 
core que le roman comme le personnage de Lancelot- du- 
Lac sont désignés en toutes lettres par les termes de Lancelot- 
du-Lac, inintelligibles pour un Gallois qui ne sait pas le fran- 
çais. Jamais une fable d'origine ou d'invention galloise n'a pu 
être désignée de la sorte. 

Il y a d'autres triades où les allusions aux personnages . bre- 
tons introduits dans les romans de la Table ronde portent un 
caractère d'originalité et d'ancienneté assez marqué, pour qu'il 
soit permis de les croire antérieures à ces romans. C'est donc 
dans celles-là, que l'on pourrait chercher avec vraisemblance 
les matériaux primitifs des premiers. Mais dans ces triades, 
selon toute apparence plus anciennes que les autres, on ne 
trouve plus rien qui ait rapport aux fictions de la Table ronde, 
rien qui ait pu naturellement en donner la première idée. 11 
n'y a, entre les unes et les autres, de commun que trois ou 
quatre noms propres; on peut bien demander^pourquoi les ro- 
manciers ont été chercher ces noms, et la question ne laisse pas 
d'être encore assez embarrassante. Mais toujours est-il certain 
qu'ils les ont trouvés et pris dépouillés de vie, d'action et de 
caractère, et qu'ils ont créé sous ces môiùes noms des person- 
nages qui n'ont pas le moindre rapport à leurs homonymes des 
triades. 

Ces triades n'attribuent au roi Arthui' rien qui répugne au 
peu de notions que l'histoire authentique nous a transmises sur 
ce personnage fameux. Elles le représentent comme le petit 
chef de quelques peuplades bretonnes, qui, ayant défendu long- 
temps son pays contre les Saxons, finit par succomber et perdre 
la vie dans une bataille décisive, en 542. Elles parlent de lui 
comme d'un prince vaillant à la guerre, mais usurpant, durant 
la paix, les privilèges et les fonctions des bardes. En un mot, 
l'Arthur des triades et des anciennes poésies bretonnes est un 
personnage naturel et vraisemblable, un héros tout local , tout 
Breton, n'ayant rien de commun avec son homonyme des 
romans. 

Il y a, dit-on , en gallois, des contes populaires dans lesquels 



• • 



J« 



ROMANS DE LA TABLE RONDE. 71 

Arthur fait une tout autre figure que dans les triade^ et dans 
les poésies'des bardes. Ces contes me sont inconnus , maisd'aprè» , 
quelques traits que j'en ai vu citer, le roi Arthur que l'on y fait 
agir, serait un personnage très merveilleux, mais d'un merveil- 
leux mythologique, plutôt que romanesque ou chevaleresque, et 
toujours dans le sens des anciennes idées, des anciennes tradi- 
tions bretonnes. 

Quoi qu'il en soit de ce point particulier qu'il ne dépend pas 
de moi d'éclaircir, voici le résultat que je crois pouvoir énoncer 
sur le rapport historique des triades et des poésies bretonnes 
avec les romans de la Table ronde. 

1® Dans tout ce qu'elles ont d'ancien, de national et de vrai- 
ment traditionnel, les triades et les poésies dont il s'agit n'ont 
aucun rapport avec les i^mans en question, et n'ont pu en * 

fournir ni la matière ni le type poétique. '^ 

2® Tout ce qui, dans ces mêmes triades, renferme une allu-^ ./- 

sion positive à des romans de la Table ronde, est d'une date 
postérieure à ces romans, en suppose^ .l'existence et la connais-^ 
sance; en est, non pas la source, mais,^u contraire, la dériva-^ 
tioD et ia suite. 

Il reste à savoir jusqu'à quel point l'examen des chroniques 
est favorable ou contraire à ce résultat de l'examen des triades, 
relativement à la question établie. J'avertis d'abord que, par 
chroniques bretonnes, j'entends principalement celle deGeoffiroi 
de Montmouth en latin, et sa traduction, ou paraphrase gal- 
loise par Map, chanoine d'Oxford, puisque ce sont les deux mo- 
numens oii la plupart des érudits se sont accordés à voir la 
source première des romans de la Table ronde. 

J'ai déjà dit qtie la chronique de GeofiProi de Montmouth 
parut en 11 38. Walter Map nous apprend lui-même que ce 
fut dans sa vieillesse qu'il traduisit ou paraphrasa en gallois 
cette chronii|tie de Geoffi'oi; et comme il vécut jusqu*à la fin 
du douzième siècle , il s'ensuivrait que sa traduction ne peut 
pas être beaucoup plus ancienne que cette dernière époque. 
Mais je veux bien la supposer plus ancienne et la mettre vei% 
le milieu du siècle. 



ORIGINE 



DB 



n 



L'EPOPEE CHEVALERESQUE 



DU MOYEN AGE. 



ÇUATHlàXS UBÇOV. 



ROMANS DE LA TABLE RONDE. 



ARGUMENT, MATIÈRE. 



Après avoir jeté un coup-d'œil sur l'histoire des romans épi- 
ques du cycle carlovingien , il me reste à donner un aperçu 
général de celle des romans du cycle de la Table ronde. Je sui- 
vrai, dans celui-ci, la même méthode que dans le premier ije 
parlerai d'abord de la matière, puis de la forme et du caractère 
de ces romans. 

Ainsi que nous l'avons déjà vu, les romans de la Table ronde 
ont tous pour thème des aventures qui sont censées se passer 
dans le temps et à la cour d'Arthur, le dernier chef des Bretons 
insulaires qui ait porté le litre de roi. La première question à 
examiner, quand il s'agit de la matière de ces mêmes romans , 



ROMANS DE LA TABLE RONDE. 66 

est donc celle de savoir s'il s'y trouve quelque chose d'histo* 
rique, quelque chose qui puisse être regardé comme une allu- 
sion aux évènemens, aux idées, aux mœurs du pays et du temps 
auxquels ils se rapportent ou veulent se rapporter; quelque 
èltose enfin qui puisse être pris pour un écho aussi affaibli que 
l'on voudra , mais enfin poui* un écho d'anciennes traditions 
biretonnes. 

Panrais pu poser la question autrement; j'aurais pu deman- 
der si , jusqu'à quel point et en quel sens ces romans du cycle 
d'Arthur méritent la qualification de celtiques , par laquelle ils 
ont été récemment désignés. 

Mais en admettant, comme je le fais, les Bretons poru* une 
briainche de Celtes, la question reste la même, sous quelquér"; 
nom qu'elle soit posée; et peu importe que l'on nomme bretons, 
kymris ou celtiques, les élémens anciens qui pourraient s'être 
conservés ou avoir été repris dans ces compositions mal étu- 
diées. Ici la variété des noms ne peut entraîner aucune obscurité 
dans les résultats des recherches à faire sur ce sujet. 

Ce n'est pas que ce sujet ne soit fort qbscur, fort embrouillé; 
mais la difficulté vient de l'insuffisance des données que l'on a 
pour le traiter, du peu de critique avec lequel on s'en est oc- 
cupé jusqu'à présent, de la légèreté avec laquelle on a répété 
sans fin des assertions qu'il eût fallu vérifier une fois. Aussi n'ai- 
je pas la prétention de résoudre, dans le peu d'espace qui m'est 
donné, une question aussi complexe. Ce sera assez pour moi, si 
je réussis à la poser d'une manière un peu plus précise, et si je 
fais mieux entrevoir les moyens de la résoudre. 

On a signalé souvent la Bretagne armoricaine, comme le 
foyer des traditions qui ont servi de base aux romans de cheva- 
lerie eh général et particulièrement à ceux de la Table ronde. 
Je me dispenserai de réfuter une assertion en faveur de laquelle 
personne jusqu'ici n'a pu alléguer, je ne dis pas le moindre 
fait, mais le plus léger prétexte. Dans le peu que l'on sait de la 
cultui^ poétique et sociale des Bretons armoricains au moyen 
âge et dans les temps plus modernes , il n'y a pas un trait qui 
ne pût , au besoin , servir à prouver oue le germe de composi- 
: - 5 



-'•^ 



74 QUATRIEME LEÇON. 

voulu se transporter. Saus chercher, pour le momeut, à en dé-' 
. terminer l*époque et le berceau véritable, il suffira de dire cpie 
les mœurs et les idées dont il s*agit sont celles de la chevalerie. 
Mais cette expression est bien vague, elle a besoin, pour signifier 
quelque chose , d'être un peu développée et précisée. 

Il est arrivé aux romans de la Table ronde la même chose 
qu'à ceux du cycle carlovingien; il s'en est beaucoup peixïu, 
surtout des premiers. Il ne faut que jeter un coup-d'œil sui' les 
plus anciens de ceux qui nous restent, pour s'assurer qu'ils ne 
sont pas les premiers essais du genre, qu'ils en supposent d'au* 
très antérieurs, dont ils sont la continuation, le développement, 
l'on peut ajouter, et le perfectionnement. 

Pris collectivement et en masse, ces romans de la Table ronde,, 
qui se sont conservés jusqu'à nous, ont tous cela de commun, 
qu'ils sont tous une expression plus ou moins idéale, plus ou 
moins poétique de la chevalerie. — Mais là chevalerie n'est pas 
prise, dans tous, sous le môme point de vue^ elle y est, au con- 
traire, représentée sous deux aspects fort différens, on peut, 
même dire opposés; ces romans forment ainsi deux classes, ou, 
si l'on veut, deux cycles particuliers, on ne peut plus distincts 
l'un de l'autre. Mais, pour expliquer cette distinction, je dois 
rappeler ici, en peu de mots, l'origine, l'histoire et les carac-* 
tères généraux de la chevalerie. 

Cette institution fut le résultat combiné de deux forces, 
de deux impulsions contraires. Le clergé chrétien , déposi- 
taire des lumières et des intérêts de la civilisation après la 
conquête de l'empire romain par les barbares, était entré for- 
cément en lutte contre les pouvoirs nés de cette conquête; 
cette lutte, de plus en plus animée, était montée à son plus haut 
degré de violence dui*ant la période de la féodalité. La classe 
sacerdotale, spoliée, vexée journellement par les hommes de la 
caste féodale, et obligée de défendre à-la-fois contce eux ses in- 
térêts matériels et sa dignité , eut recours, dans ce but, à di- 
verses mesures, à diverses institutions, dont la chevalerie fîit 
l'une, et la plus remarqi^ble. 

Ainsi, pr^ à son origine et dans ses premiers déTeloppe^- 



ROMANS DE LA TABLE RONDE. ' y 5 

mens, cette institution fut une tentative du clergé pour réfor^ 
mer, dans l'intérêt de la religion et de la société, la classe féo^ 
dale et guerrière, pour mettre au service de la justice et de 
Tordre la force indisciplinée et bioitale des seigneurs féodaux. 

Mais cette institution, créée par le clergé et dans son intérêt, 
ne tarda pas à lui échapper, et à se développer tout autrement 
que ne l'avaient prévu et que fie le voulaient ses auteurs. -^ 
La caste féodale et guerrière, religieuse à sa manière, garda de 
la chevalerie ce qu'elle avait de favorable à la religion; mais 
elle y fit entrer d'autres principes , d'autres idées , qui ne tar*- 
dèrent pas y dominer. — Ce furent l'amour, la galanterie, le 
goût des aventures, l'exaltation de la vanité guerrière, qui en 
devinrent l'âme et Tobjet; elle fut organisée et systématisée dans 
la vue de Satisfaire toutes ces passions réunies. — Cette cheva- 
lerie libre, mondaine et galante, simple résultat du mouvement 
général de la civilisation, ne resta pas seulement indépendante 
du clergé, elle lui devint odieuse et hostile. — La lutte qui avait 
commencé entre les descendans armés des conquérans bai*bares 
et les prêtres continua entre ceux-ci et les chevaliers. 

En définitive, ce projet qu'avait eu le clergé de réfonner, 
d'approf»der, pour ainsi dire, à son service la caste guerrière; 
ce gi*and projet manqua. 

Toutefois le clergé ne perdit jamais complètement sa pre- 
mière influence sur la chevalerie; il eut même ce que l'on pour- 
rait appeler sa chevalerie, une chevalerie selon ses idées : celle 
des milices religieuses, instituées pour faire la guerre aux enne- 
mis de la foi, particulièrement les Templiers et les Hospitaliers. 
Ainsi donc, il y eut deux chevaleries nettement distinctes 
l'une de l'autre, ou, si l'on veut, il y eut dans la chevalerie la 
lutte de deux principes, deux intentions contraires : l'une, mys- 
tique , pieuse , sévère, tendant à restreindre l'institution à un 
but religieux, à faire du chevalier un moine chrétien armé 
pour la foi; lautre, naturelle, mondaine, faisant de l'amour, de 
la gloire et de la quête volontaire du péril, le but immédiat et 
la récompense des actions du chevalier. 

Cest de cette dernière chevalerie amoureuse et aventm*euse 



* 

y 



76 QUATRIÈME LEÇON. 

que la plupart des romans de la Table ronde sont une peinture 
plus ou moins idéalisée. 

Le système de chevalerie galante était déjà organisé, déjà 
en vogue, dès les commencemens du douzième siècle, aa 
moins dans« certaines parties de TËurope méridionale , dans 
les pays de langue provençale, en Catalogne, en Arragon. 
Qr, les plus anciens romans de la Table ronde que nous con* 
paissions^ n'étaient que l'expression épique de ce même système, 
tout comnie les chants des troubadours en étaient l'expression 
lyrique. Il n'est donc pas surprenant de voir l'amour occuper 
une si grande place dans ces romans, de l'y voir devenu le mo- 
bile principal des actions du chevalier, le principe vital de la 
chevalerie. 

Il y a môme quelques-uns de ces romans où l'amour est tel- 
lement dominant, qu'il laisse à peine la place convenable à la 
bravoure et aux aventui^es chevaleresques. Tel est celui de 
Tristan, qui, comme j'espère le prouver en son lieu, fut comr- 
posé vers ii5o, au plus tard, et qui n'est que la ravissante 
peinture d'un amour dont l'ivresse et l'exaltation survivent à 
toutes les épreuves du temps et de la volupté, à toutes les tra- 
verses de la vie, et que la mort elle-même n'a pas la' puissance 
d'éteindre. 

Tout chevalier de la Table ronde a sa dame, pour l'amour 
de laquelle il est perpétuellement en quête de gloire et d'aven- 
tures. La destinée de toute demoiselle qui a un peu de grâce et 
de beauté est d'occuper d*elle des chevaliers, des rois, des géans, 
tout ce monde idéal de chevalerie, qui semble n'exister que par 
l'amour et pour lui. Il y a sans doute aussi, dans ces mêmes 
romans, bien des traits qui peignent les sentimens l'eligieux de 
l'époque. Ces sentimens occupaient trop de place dans la vie 
réelle, pour n'en pas prendre une dans la poésie. Mais, dans la 
branche de poésie dont il s'agit, tout ce qui a rapport à ces sen- 
timens est accessoire, accidentel, fugitif; l'objet réel des ro- 
mans dont je veux parler est d'exalter par la fiction les vertus 
propres de la chevalerie libre, de la chevalerie mondaine, c'est- 
à-dire l'orgueil de la bravoure et l'amour des dames. Il est 






ROMANS DE LA TABLE RONDE. 77 

même à remarquer que, sui* ce dernier point, les romanciers de 
la Table ronde passaient souvent, dans leurs fictions , les bornes 
et les convenances de Famour chevaleresque. 

Comme cette partie amoureuse, aventureuse, toute profane 
de la chevalerie, en était la partie dominante, celle qui avait 
le plus de prise sur les mœurs des classes élevées de la société, 
il en résulte que ceux des romans de la Table ronde qui en^ 
étaient le développement épique, durent être les premiers, les 
phis anciens et les plus influens de leur cycle. Mais il était im- 
possible que, par leur vogue même, ces romans ne donnassent 
pas lieu à d*autres qui en fussent comme un correctif poétique , 
qui fussent l'expression de cette autre tendance toute religieusey 
toute mystique que le clergé avait quelque temps donnée à la 
chevalerie, et qu'il aurait voulu y rendre permanente. La che- 
valerie s'était émancipée du clergé; mais, encore une fois, ce- 
lui-ci n'avait jamais totalement abandonné son premier dessein 
de s'emparer de l'institution, de se l'approprier et de la spiri- 
taaliser dans son intérêt. La prise qu'il avait perdue sur la 
masse de l'ordre -chevaleresque, il la conservait sur des indi- 
vidus de cet ordre et sur les corporations de chevalerie i^li- 
gieuse.Ces idées, ces tentatives de l'église relativement à la che- 
valerie, ti^ouvèrent des poètes romanciers pour les proclamer et 
les seconder. Il y a, dans le cycle général des épopées de la 
Table ronde, tout un cycle particulier de romans composés 
dans ce but, et qui portent tous les caractères de leur origine : 
ce sont ceux que l'on a désignés par la dénomination spéciale 
de romans du graai. 

Les plus anciens romans du cycle particulier du gi*aal que 
nous ayons aujourd'hui, sont le Perceval de Chrétien deTroyes^ 
composé vers la fin du douzième siècle; le Titurel et le Perce- 
val allemands deWolfi^am d'Eschenbach, traduits ou imités de 
romans français ou provençaux, antérieurs à celui de Chrétien 
de Troyes. C'est donc de ces romans qu'il faut partir pour se 
faire une idée générale de tous. 

D'après ces mêmes romans, le gi*aal est le vase dans lequel 
Jésufi-Çhrist célébra la cène avec ses disciples la veille de sa 



78 QUATRIEME LEÇON. 

passion* Ce vase, doué des vertus les plus merveilleuses, fut em- 
porté et gardé par les anges dans le ciel, jusqu'à ce qu'il se 
ti'ouvât sur la terre une lignée de héros digne d'être proposée 
à sa garde et à son culte. Le chef de cette lignée fut un prince 
de race asiatique, nommé Perille, qui vint s'établir dans la 
Gaule, oii ses descendans s'allièrent, par la suite, avec les des- 
cendans d'un ancien chef breton. 

Titurel fut celui de Théroïque lignée à qui les anges appor- 
tèrent le graal pour en fonder le culte dans la Gaule. Le prince 
élu pour ce grand et mystérieux office s'en montra digne : il fît 
bâtir, sur le modèle du temple de Salomon, à Jérusalem, un 
magnifique temple dans lequel fut déposé le graal. Il régla en- 
suite le service de la garde du saint vase, et tout le cérémonial 
de son culte. Ses descendans n'eurent plus qu'à maintenir ses 
pieuses institutions; mais la tâche avait ses difficultés, et ils n'y 
réussirent pas toujours. 

De tout ce qui a rapport aux vertus surnaturelles du graal, à 
sa garde, à son culte, je ne rapporterai ici que les traits propres 
à caractériser la pensée qui domine dans toute cette mystique 
fiction et en marquer l'objet. 

Il y a, dans la forme extérieure du graal, quelque chose de 
mystérieux et d'ineffable que le regard humain ne peut bien 
saisir, ni une langue humaine décrire complètement. Du reste^ 
pour jouir de la vue même imparfaite du saint vase, il faut avoir 
été baptisé, il faut êti*e chrétien; il est absolument invisible aux 
païens, aux infidèles. 

Le graal rend de lui-même des oracles, des sentences, par 
lesquels il prescrit tout ce qui, dans les cas imprévus, doit être 
fait en son honneur et pour son service. Ces oracles ne sont 
point exprimés à l'orcilie par des sons; il sont miraculeusement 
figurés à la vue, en caractères écrits sur la surface du vase, et 
disparaissent aussitôt qu'ils ont été lus. 

Les biens spirituels attachés à la vue et au culte du graàl se 
résument tous en une certaine joie mystique, pressentiment et 
avant- coiu*eur de celle du ciel. Les biens matériels, effets de la 
présence du saint vase, étaient beaucoup plus faciles à énoncer: 



ROMANS DE LA TABLE RONDE. 79 

aussi l'ont-ils été avec bien plus de. détail et de clarté» Ainsi', il 
tenait lieuà ses adorateurs de toute nourri tui*e terrestre, ou leur 
procurait à l'instant même tout ce qu'ils avaient pu souhaiter, 
en ce genre, de rare et d'exquis^ Il les maintenait dans une 
jeunesse étemelle, et leur assurait encore bien d'autres privilèges 
non moins merveilleux, dont quelques-uns seront indiqués parla 
suite. 

Tout est symbolique dans la Construction du sanctuaire où est 
gardé le vase miraculeux, et du temple dont ce sanctuaire forme 
la partie la plus secrète et la plus révérée, et chacun de ces 
symboles se rapporte à quelqu'un des dogmes ou des mystères 
du chidstianismev Ainsi, par exemple, pour n'en citer qu'un 
seul trait, le temple a trois entrées principales, dont la pre- 
mière és.t celle de la foi, la seconde celle de l'amour ou de la 
charité, la troisième celle des œuvres. 

Il existe une milice guerrière, instituée pour la garde, la 
défense et l'honneur du graal, pour en écarter de force tous 
ceux qui mènent une vie impie*, tous ceux dont la présence 
serait une offense envers le vase miraculeux. 

Les membres de cette milice se nommentlestemplistes, comme 
qui dirait les chevaliers ou les gardiens du temple. Ces tem- 
plistes étaient sans relâche occupés , soit à des exercices cheva- 
leresques, soit à combattre les infidèles. Même en temps de paix 
ils n'avaient qu'un jour de repos par semaine, et dans le cours 
de l'année quatre autres qui étaient ceux des quatre grandes so- 
lennités de l'église. La guerre des chevaliers du graal contre les 
ennemis du saint vase était réputée le symbole de la guerre 
perpétuelle que tout chrétien doit faire aux penchans désor- 
donnés de la nature, afin de mériter le ciel. 

Pour être adipis dans cette chevalerie du graal , il fallait ôtre 
un modèle de sainteté et de vertu; il fallait surtout être chaste. 
Tout amour sensuel, même dans les limites du mariage, était 
interdit, et toute violation de cette défense était gravement 
punie. 

Il y avait, du reste, dans les joies et dans les privilèges atta- 
chés au culte et au service du graal, bien' au-delà de ce qu'il 



80 QUATRIÈME LEÇON. 7 

fallait pour en tx)mpenser la fatigue et les privations. Le éièl 
était assui'é à tout tempHste; et sur la terre même, dans tes eonr- 
bats ((u'il était incessamment obligé de livrer, il jouissait dé^ pri- 
vilèges surnaturels qui lui rendaient Taccomplissement' de sa 
tâche fadie. Par exWple, combattant le jour même où il avait 
vu le graal, il ne pouvait être blessé, ni frappé d'aucun autre 
malheur. Combattant dans un intervalle de huit jours, à {(ai*tir 
de celui où il s'était trouvé en présence du vase saint, il pouvait 
être blessé, mais non tué. Tous ces avantages^ le chevalier du 
graal ou le templiste ne les avait qu'à la condition de rester 
chaste, non-seulement de corps, mais d'esprit. Une pensée imr 
pure les faisait perdre ^ et nul ne les recouvrait que par la 
pénitence. 

tin trait assez remar(}uable de l'orgànisationxle cette chevalerie 
idéale, c'était que nul templiste ne devait répondre à aucune 
question qui lui serait faite sur sa condition et son office de 
templiste. Il y a plus, il devait refuser son assistanice et sa pré- 
sence à quiconque lui aurait* fait cette question^ et si loin se 
trouvât-il alors du temple du graal, il devait y retourner aui^le- 
champ. 

On se figure bien quelle haute digni<^ ce devait être que 
celle de chef de cette sainte chevalerie, et il n'est pas étonnant 
que les romanciers aient imaginé une race de héros prédestinés 
par le ciel à cet office. Le chef prenait le titre de roi du- graal; 
et comme on avait supposé ce titre héréditaire dans la race de 
Perille, il avait bien fallu modifier un peu, dans les chefs de 
cette race, les conditions imposées aux simples chevaliers, pour 
être admis au service du vas^ merveilleux. Ainsi, par exemple, 
ifavait «fallu leiu* permettre d'aimer; mais cet amour auquel le 
graal autorisait le roi de ses gardiens, ne dev^t avoir rieh de 
commun avec l'amour chevaleresque. Il se bornait à prendre 
une épouse, et à rester saintement avec elle dans les plus strictes 
limites du mariage. Sa pensée devait rester pure de toute rémi^ 
niscence et de tout désir tyrannique des plaisirs sensuels^.sous 
peine de perdre, comme le plus simple chevalier, les privilèges 
les plus précieux attachés au service et au culte du saint vase. 



I- 



ROMANS DE LA TABLE RONDE. 81 

Parmi les idées caractéristiques que les romanciers ont attri- 
. buées aux ^evaliers du graal, il ne faut pas oublier celles rela- 
tives au sacerdoce et aux prêtres. Pour un templiste, tout prêtre 
chrétien, dès le moment où il avait été tonsuré, était un roi, 
un vrai roi, plus puissant que les rois du monde, puisqu'il était 
institué par Dieu même^ et que son pouvoir s'étendait à des 
choses d'un ordre bien autrement relevé que les choses de la 
terre. Il 7 a lieu de supposer, bien que je n'en aie pas la preuve 
certaine, que les prêtres conféraient seuls l'ordre de la cheva- 
lerie aux rois du graal. Quant à Titurel , en particulier, il est 
expressément dit qu'il avait été fait chevalier par un évêque. 

De telles idées, dans une fiction romanesque dont elles sont 
la bâte, suffiraient seules pour caractériser cette fiction et pour 
en révéler les motifs. Mais l'indication de quelques-uns des faits 
inventés pour la mise en action de ces mêmes idées leur donnera 
enccH*e plus d'évidence et de saillie. 

Titurel , le fondateur du culte du gi*aal, eut poiu* successeur 
immédiat dans son office de roi du saint vase, son fils Frimu- 
telle, qui ne suivit pas assez exactement ses pieux exemples*. Il 
avait pris une femme, comme il en avait le droit; mais il ne put 
se soustraire entièrement à l'empire des idées et des habitudes 
de la chevalerie mondaine; il aima une belle demoiselle, fille 
de roi, nommée FJoramie. Dans une telle disposition, il avait 
perdu complètement la grâce du graal, et devait être puni. Il , 
périt dans une joute où il s'était engagé pour plaire et faire» 
honneui* à sa belle Floramie. 

Il eut pour successeur son fiis Amfortas, qui manqua encore 
plus gravement que lui à $es devoirs de roi du graal. Il ne prit 
point de femme et s'abandonna à l'amour chevaleresque, sans 
toutefois manquer aux conditions de chasteté et de moralité 
requises dans cet amour. C'est la remarque exprès^ du roman- 
cier. Mais il ne put résister à la beauté et aux charmes d'une 
demoiselle nommée Orgueilleuse, se fit son chevalier et la servit 
d'amour. Ayant livi^é pour elle un combat à un autre cheva- . 
lier, il y reçut la punition de sa désobéissance au graal , il j fut 
blessé d'un coup de lance à la cuisse, et par suite dé cette bles- 

6 



82 QUATRIEME LEÇON. 

sure, dont il ne devait guérir que dans un terme et à des Côn* 
ditions prescrites par le ciel même, la vie ne fut plus pour lui 
<]u*un horrible et long supplice. 

Perceval, qui lui succéda dans la royauté du graal , s'y con- 
duisit mieux et y fut plus heureux que ses deux devanciers. 
Mais le tondent des vices allait toujours croissant dans l'Occi- 
dent, et il ne s'y trouva bientôt plus aucun pays digne de pos- 
séder le graal. Alors Perceval, à la tête de la chevalerie du 
temple, transporta le vase mystérieux dans les contrées de 
rOrient, où il fit les mêmes prodiges qu'en Occident, et où les 
romanciers se sont donné le plaisir de rattacher son^ histoire à 
celle du fameux prêti*e' Jean. 

Tels sont les traits les plus saillans de cette étrange fiction dn 
graal. Ils ne laissent aucun doute sur l'esprit, ni sur le but ou 
du moins sur la tendance de cette fiction. 

Ce vase mystérieux du graal était évidemment un symbole 
matériel de la foi chrétienne. 

La milice, la chevalerie instituée pour sa garde était non 
moins évidemment une chevalerie toute spéciale, toute reli- 
gieuse, et de tout point opposée à la chevaferie mondaine, pro- 
scrivant, rejetant tout ce qui faisait l'essence et la gloire de 
celle-ci, c'est-à-dii*e Tamoui*, le dévoûment aux dames, l'achè- 
vement d'entreprises périlleuses pour l'amour d'elles. Il y a 
plus, tout autorise à présumer que cette chevalerie du graal 
> n'était pas une pure idée, un simple rêve poétique des roman- 
ciei^ qui la peignirent. C'était, selon toutç apparence, une al- 
lusion directe et formelle à l'institution de la milice des Tem- 
pliers. Encore passé le milieu du douzième siècle, l'église avouait 
cette chevalerie pour la seule véritable, pour la chevalerie 
selon ses vues. Le témoignage de saint Bernard là-dessus est 
positif et remarquable. Le rapport de nom entre les templiers 
'du graal et les aulres est trop direct et tix)p frappant pour être 
insignifiant et accidentel. C'est une remarque qui a déjà été 
faite par des littérateurs allemands, et en particulier par M. de 
Hagen, et j'aurai par la suite plus d'une raison nouvelle à ap- 
porter à l'appui de cette conjecture historique. Je me boi^oe à 



ROMANS DE LA TABLE RONDE. 83 

la donner ici comme une conjecture qui se présente d'elle-même 
à la suite de ce que j'ai dit de l'opposition de la chevaleiie di| 
graal avec cette chevalerie mondaine qui avait i>our principe la 
galanterie et le culte des dames. 

Cette fable romanesque du graal, inventée par les romanciers 
du continent, passa, comme toutes les autres fables chevaleres- 
ques, dans la Grande-Bretagne, où elle fut remaniée, modifiée 
«t localisée par les romanciers anglo^normands. Donner une 
idée des altérations qu'elle subit, des développemens qu'elle 
prit dans ces énormes romans en prose du fp^aal, de Lancelot- 
du-^Lac, de Perceval, de Merlin l'enchanteur, serait une tâche 
proportionnée à la dimepsion colossale de ces mêmes romans, 
et par conséquent ef&ayante. Heureusement je n'ai besoin que 
de considérer ici, d'une manière très générale, l'esprit et la ten- 
dance morale de ces compositions. Or, tout ce que j'ai dit des 
premiers romans du graal est encore plus manifeste dans celles- 
ci. — On j trouve beaucoup plus de développemens religieux, 
plusd'exaltation mystique, plus de marques d'une influence toute 
sacerdotale. Enfin, l'idée, le plan d'une chevalerie opposée à la 
chevalerie mondaine y sont encore plus apparens et plus fcM*- 
mels» Ils réssortent, pour ainsi dire, de tous les détails de la 
fiction. Les deux chevaleries rivales y sont constamment en re- 
gard et en opposition; elles sont mises en lutte dans la quête du 
graal, objet commun de toutes les poursuites chevaleresques. Or 
voici en quels termes l'objet et l'issue de cette lutte sont énoncés 
dans un passage du roman du Graal, que je vais mettre en 
français moderne. , 

« Là oii Dieti enven*a le graal ( c'est-à-dire dans la Grande- 
Bretagne ), là seront manifestées les merveilles et les grandes, 
prouesses des chevaliers de Jésus-Christ. Là seront découvertes 
les ( vraies ) chevaleries, et les chevaleries terrestres seront 
changées en célestes. » 

C'est particulièrement dans le roman de Lancelot que l'on 
trouve les^ deux chevaleries rivales désignées par les dénomina- 
tions de céleste et de terrestre^ ou de terrienne et dé célestienne, 
dans la langue du romancier. C'est pour être entaché d'amoiu*, 

6. 



84 QUATRIEME LEÇON, ,1 

c'est pour avoir isiis toiis ses désir» ei. toutes ses pensées dans la 
reiaei Genièvre; en somme, c'est pour être chevalier /^rrâpn, 
que Lahcelot s'épuise en vain à la i^^echérche du graai : la dé - 
couverte du saint vase et de ses grands mystères. est réservée à 
(}es chevaliers, purs de tout péciié, à des chevaliéns céiàsé^ns. 
-C'est en. ces deux termes que. se résument perpétiieli&eKient 
toutes les différences epU^e les deux chevaleries, et il était im- 
possible d'esi caractériser pins fortement l'opposition* Cette op- 
position est expliquée et développée de tapt de.mak&ières et en 
tant d'endroits^ que n'en pouvant citer plusieurs^ j'éprouve 
quelque embarras à en citer Un. dé préférence. ;Toutcrfbi« en 
vpici un fort court qui peut tenir lieu de beaucoup.d'autires,^et 
dans. lequel est décrite allégoriquement la lutte des deux^^he- 
valeriesi Je ne ferai que moderniser un peu la diction de.ce 
passage. ' . ' ' >-;.j--.i ••• n- ■ 

« L'autre jour, jour de la Pentecôte,. les chevaliers terrestres 
et les chevaliers célestes commencèrent ensemble chevalerie ; ik 
commencèrent à combattre les uns contre les autres, hè» chef 
valiers qi4 sont en péché mortel,, ce sont les cbevalfei*s terres* 
très. Les vrais chevaliers, ce sont les chevaliers célestes^ qui com«- 
mencèrentlaquôte du saint graal. Les chevaliers terrestres , qui 
avaient des yeux et des cœurs terrestres, prirent des couver-^ 
tui*es noires, c'est-à-dire qu'ils étaient couverts de péchés et de 
souillures. Les autres, qui étaient les chevaliers célestes, prirent 
des couvertures blanches, c'est^dire virginité et chasteté, a 

Je ne crois pas avoir besoin d'insister davantage sur la dé- 
monstration de l'idée fondamentale de tous ces romans eD prose 
dû cycle du saint ^aal; elle est évidemment et de tout point la 
môme que celle des plus anciens romans de ce cycle, dont j'ai 
parlé d'abord. L'objet commun des uns et des autres est de ce- 
l^n*er une chevalerie opposée à la chevalerie libre et mon- 
daine du siècle, une chevalerie religieuse, austère, chrétienne, 
telle que le clergé l'avait d'abord voulue, et la voulait encore. 
- Maintenant, les ecclésiastiques avaient-ils une part directe 
à la composition de ces romans? C'est une question qui se pr^ 
sente assez naturellement, inais à laquelle il' èM difficile de ré- 



ROMANS DE LA TABLE RONDE. 



86 



pondre d^une manière positive. Ceux des auteurs de ces romans 
dont on sait, ou dont on peut soupçonner quelque chose, n'é- 
taient ni des prêtres ni des moines. Celaient des hommes du 
monde, des poètes romanciers, comme les autres, seulement 
d'un tour d'imagination phis r^ii^eux et plus mystique. Quel- 
ques-uns se donnent aussi pour ecclésiastiques^ et entre autres 
Fauteur du Grand Graal en prose : il y a même des manuscrits 
de ce dernier roman qui portent çur leur titre l'indic^ition- 
d'avoh* été composés par V ordre de sainte église. On ne sait 
trop s'il faut prendre de pareilles indications au sérieux. Une 

alechosaes^ certaine. 9'e^t qu'jnspirées ou nçn pardiégflise^ 
lebibpo^ifions de ce genre aflaSÀit à dés iaéés, iâ ûe^ Vûes^, 
que l'église avait manifestées plus d'une fois, et au triomphe 
desquelles elle était intéressée. 

Une autre question plus importante que la précédente, avec 
laquelle elle a d'ailleurs beaucoup de rapport, c'est celle de sa- 
voir quelle était la source, l'idée de cette fable du graal. Quel- 
qu'un des romanciers qui l'exploitèrent en fut-il l'inventeur, 
ou bien l'idée première en fut-elle d'abord consignée dans 
quelque légende latine, d'où les romanciers l'auraient prise 
pour la développer et l'embellir chacun à sa manière? 

.;I1 d'existé point de données précises pour répbndi^e à patte 
que^ioja. Mais je serais très pforté à supposer que les auteui^ des 
pk^wers i^opaans du gi*aal en:tr<^uvèrent , en- effet » le fond et J& 
motif, dans quelque légende monacale qui se >b|*^t perduQ d^-r 
pWSf.QM !p?ut-^tre dam quelque tradition populaii^e se ratta- 
chant il^oe.fl^ de l'armée de Lazare ejt 4e- Mad^ejiue ,k l^r<* 



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OIMQUlàKS USÇOH. 



ROMANS DE LA TABLE RONDE- 



rORHS, EXÉCUTION. 



Après avoir considéré, d'une manière très générale, la ma- 
tière, et^ pour ainsi dii*e, le fond commun des romans de la 
Table ronde, il me reste à examiner de même ce qu'ils ont de 
commun quant à la forme. 

Je vous ai déjà dit que tous ces romans, sans exception à mot 
connue, étaient écrits en petits vers de huit syllabes, rimes par 
couples ou paires, sans aucun égard à ce que Ton a, beaucoup 
plus tard, appelé rimes féminines ou masculines. L'emploi d'un 
tel mètre dans de grands ouvrages épiques d'un ton sérieux 
peut être regardé comme une innovation singulière qui en sup- 
pose et devait en entraîner plus d'une autre. 

En effet, ce petit vers léger qui coule comme de lui-même, 
qui échappe , pour ainsi dire, au poète , est on ne peut plus fa- 
vorable à des récits badins ou gracieux. Il va si bien à ces an- 
ciens contes auxquels on a donné le nom de fabliaux, que l'on est 



*' 



ROMANS DE LA TABLE RONDE. 87 

tenté de le croire inventé exprès pour eux. Mais ce n'est guère 
que par une espèce de tour de force que le poète peut donner 
à un long récit, dans cette sorte de vers, un peu de vigueur e 
de dignité. On est donc en droit d'attribuer l'emploi exclusif^ 
d'un tel mètre dans toute une famille de romans destinés aux 
classes les plus cultivées de la société, à une corruption préma- 
turée du goût et du sentiment épiques. C'est un soup^ou à l'ap- 
pui duquelles' observations ne manqueront pas. 

Les débuts ou prologues des romans de la Table ronde sont 
curieux à rapprocher de- ceux des romans carlovingiens : ils en 
diffèrent autant que possible. Rien. de. plus simple^ de plus po- 
pulaire, de plus épique que la formule initiale de ces derniers. 
Cest, comme nous l'avons vu, une sorte d'appel du rapsode au 
public, pour l'attirer autour de lui, en lui promettant la plus 
belle et la plus véridique histoire du monde. Rien de pareil 
dans les romans de la. Table ronde. Le début de la plupart est 
tout lyrique : c'est une plus ou moins longue effusion des ré- 
flexions et des sentimens du romancier sur quelques lieux com- 
muns de morale chevaleresque, assez ordinairement sur la dé- 
cadence de la chevalerie, et de toutes les belles choses que l'ou 
suppose avoir existé dans les temps anciens. 

Cette intervention directe et personnelle du poète dans ses' 
récits annonce déjà , en lui , une sorte d'empressement vani- 
teux a s'en donner pour l'auteur. Les romanciers carlovingiens, 
dont la première prétention est de faire croire qu'ils ne chantent 
pîen de leur invention; qu'ils ne sont, en tout ce qu'ils disent, 
que les traducteurs populaires de chroniques et d'histoires pré- 
cieuses, composées en latin, ne manquent jamais, d'alléguer ces 
chroniques et ces^lstoires. Si belles qu'ils trouvent, sans doute, 
leurs fictions, ils se gavdent bien de s'en avouer les auteurs : ce 
serait aller conti*e leur but. Toute manifestation de vanité lit- 
téraire de leur part serait une maladresse. 

Il en est tout autrement avec les romanciei*s de la Table 
ronde; ils ont l'air de compter assez sur le chai*me de leurs ré- 
cits pour se dispenser de les donner pour historiques. Il est rare 
qu'ils allèguent des autorités, des témoignages en ieiu* faveui> 



• - • 

• * 



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■-'■. 






88 CINQUIEME LEÇON. 

et quand ils le font, c*est avec une gaucherie ou avec une témé- 
rité qui suffirait à elle seule pour provoquer l'incrédulité des 
plus naïfs. J'ai vu un roman dont l'auteur prétend avoir appris 
tout ce qu'il raconte de la bouche d'un chevalier de la cour 
d'Arthur, et je crois même un peu son parent. 

Mais ce que je puis citer de plus hardi et de plus curieux en 
ce genre, c'çst le prologue du grand roman du Graal eÂ|M'Ose. Ce 
|Nt*ologue est lui^môme tout un roman , et un roniàèr cNine cer* 
taine longueur, dans lequel l'auteur, parlant en son nom, sans 
toutefois se nommer, raconte par le menu comment ce livre , 
contenant l'histoire du gi^aal, lui a été apporter lout fait du 
ciel par Jésus-Christ en personne. Et la chose n'est point rap«- 
portée sous forme de vision, de songe : c'est un événement réel, 
palpable, qu'il raconte et prétend avoir vu bien éveillé, et en 
pleine jouissance de ses sens et de sa raison. La fiction, d'ail-- 
leurs assez curieuse, est l'inspiration d'une imagination reli- 
gieuse assez vive. Elle a même assez de rapport avec le début 
de l'Enfer du Dante, pour que l'on se demande si elle n'aurait pas 
été connue du poète florentin. Elle est trop longue pour que 
je puisse vous la faire connaître; mais je cède à la tentation de 
vous en moderniser quelque peu un passage qui suffira pour 
vous donner une idée de l'exaltation mystique qui y règne d'un 
bouta l'autre. L'auteur raconte comment Jésus-Christ,'lui étant 
apparu dans son sommeil, se nomme et se révèle à lui. 

« Après cela, il me prit par la main, dit-il, et me donna un 
« livre qui n'était pas plus gi*and, en tout sens, que la paume 
« d'un homme. Quand il me l'eut donné, il me dit qu'il m'avait 
• donné dedans si grande et si merveilleuse chose , que nul 
« cœur mortel n'en pouvait connaître ni pe^^ de plus grande. 
m H n'y aura plus en toi de doute dont t« ne sois édairci par 
« ce livre : il renferme des secrets que nul homme ne doit voir, 
« s'il n'est auparavant purgé par vraie confession; car je l'ai 
« moi-même écrit de ma main; et la manière dont il doit être 
« lu et dit, c'est comme par langue de cœur, sans aide de bour« 
« che ni de parole. Et si ne pourrait-il en langue mortelle être 
« expliqué , sans que les quatre élémens en fussent boulevOTsés. 



'if'. 



M 



ROMANS DE LA TABLE RONDE. 89 

« Le cmI en ploierait, Tair en serait troublé» la terre en bran*? 
m leraity et Teau en changerait sa couleur. 

« Il y a dans ce livre V>ut ce que je dis et plus encore, et nul 
« homme n'y regardera avec foi qu'il n'y trouve le bien de son 
« Âme et de son corps; et si chagi*in soitril en y regardant, il 
« a«ra à l'instant rempli de la plus grande joie qu'un cœur puisse 
m- imagiaâih et quelque péché .qu'il ait commis en ce monde, il 
« ne ai&inrà point de mort subite. Ce livre est la vie dcÉsIa 
• vie. » , * 

Toute créature humaine un peu modeste à qui un pareil livre 
aurait été' présenté par Dieu en personne, aurait, selon toute 
iqsparence, un peu hésité à l'ouvrir, et ne l'aurait ouvert 
qu'avec respect et tremblement. Notre auteinr n*y fait pas tant 
de &oons; il ouvre le livre au plus vite, y trouve d'abord maintes 
dioses qui lui sont personnelles, et pui3, passant plus avant, il 
y aperçoit ce titre : Ici commence élu saùit graal. 

D'après un tel exemple, il vous paraîtra sans doute que les 
romanciers de la Table ronde ne se piquaient guère de paSMr 
pour de simples copistes de chroniques sur des sujets connus, oil % 
qu'ils supposaient à leurs lecteurs une foi historique bieniargei 

Sans parler des romans de la Table ronde en prose, dont le 
moindre remplirait huit à dix gros volumes in-*8^, ceuxen frei!s 
qui, avec toute vraisemblance, peuvent passer pour les plus 
anciens du genre, sont des compositions d'une étendue oonsidiéM 
rable. Le Perceval allemand a près de vingt-cinq mille vers,, et 
celui de Chrétien de Troyes en a probablement davantage. Le 
Tristan allemand de Godefroi de Strasbourg paase vingtt^peîs 
mille vers. * 

Il n'est pas étonnant de voir parfois des poèmeis si longs com-^ 
mencés par un auteur et achevés par un autre. Le Percev^ de 
Chrétien de Troyes fut terminé par un trouvère nommé Manes- 
sier. Ce fUt un minnesinger, du nom d'Ulrich de Turheim, quî 
ajouta au Tiiîstaii de Godefroi de Strasbourg près de qualf'0 
mille vers, qui y manquaient pour que l'ouvrage fui complet*.. 

Ces suites pouvaient bi^ quelquefois étice de l'inyeUtioD flu 
continuateur qui, dans ce «as, asswviswt font vMf^aLtkm an 



go CINQUIEME LEÇON. 

plan et à l'idée d'un autre. Mais, en général, le continuateur 
n'inventait pas cette fin qu'il ajoutait à un roman incomplet) il 
en tirait le fond, la substance de quelque autre roman sur 
le même sujet, qu'il se bornait à paraphraser ou à traduire. 

Il suit de là que les sujets des romans de la Table ronde, 
aussi bien que ceux des romans carlovingiens, étaient traités 
successivement par différens romanciers. — ^ Chacun décès ro- 
manciers y mettait^ sans doute, un peu du sien, mais seulement, 
à ce qu'il parait, dans les accessoires et dans les détails. Le ro- 
man restait le même quant au fond, et le second romancier res- 
pectait et consacrait, en quelque manière, la création du pre- 
mier. Nous avons vu qu'il en était toat autrement dans les di- 
verses &çons des romans carlovingiens : le romancier qui trai- 
tait de nouveau un sujet de roman déjà traité, le traitait d'une 
manière toute nouvelle^ et ne manquait pas d'accuser son de- 
vancier d'inexactitude ou.de fausseté. C'était une conséquence 
naturdlle de Ja prétention <[u'avaient tous les romanciers, de 
cette classe de passer pour des copistes d'historiens véridiques. 
M Le% romanciers de la Table ronde, qui avaient moins de préten- 
tion aux apparences de la véracité , n'avaient pas non plus les 
mêmes motifs de répudier les fictions de leurs devanciers, ni 
de les discréditer. 

^i Une autre différence' plus importante encore entre les romans 
d'Arthur et les i*oman$ carlovingiens, est celle qui concerne 
Forigine et les élém^n^ primitifs des uns et des autres. Je crois 
avoir assez nettement indiqué ailleurs comment l'épopée carlo- 
▼tngienne, pai*tant de chants populaires historiques, simples et 
courts, s'amplifia et se compliqua par degrés jusqu'à des com-> 
positions de vingt ou trente mille vers. Il n'en fut point de 
mêÉ|e dans les épopées du cycle d'Arthur. 

Il est bien vrai, et je viens de l'observer tout-à-l'heure, que 
phisieurs sujets de la Table ronde furent traités successivement 
plusieurs fois, et à chaque fois amplifiés et rendes plus com- 
plexes. Mais tout me porte à croire que les romans de cette 
classe, dans leur état le plus simple^ ou, si l'on veut, le plus 
{lissier, ne furent Jamns de Vrais chants populaires, ils ne; 



ROMANS DE LA TABLE RONDE. 91 

montent pas si haut; ils n'atteignent pas cet élément naturel «t 
primitif de la plus ancienne épopée.' Les premières compositions 
de cette classe durent être des compositions déjà àsses dévelop- 
pées et raffinées^ l'œuvre de poètes de profession ^ de trouba- 
dours ou de trouvères plus ou moins cultivés. Le fond n'en 
était paSy pomme celui des premiers romans carlovingiens, em* 
phintérà luie poésie antérieure toute populaire. 

J'ai parlé, avec un certain détail , de cette singulai*ité de 
divers manuscrits de romans du cycle carlovingien, qui don* 
nent le texte de ces romans entremêlé de fragmens .plus ou 
moins nombreux d'autres romans sur les mêmes sujets. J« n'ai 
rien observé de semblable dans aucun des romans de la Table 
nmde. — Les manuscrits qui contiennent ces romans en donnent 
le teSBte de suite, sans interpolation d'aucune espèce, sans mé- 
lange d'aucun fragment étranger, de )^n qui puisse être soup- 
çonné de provenir d'une autre composition sur le même argu- 
ment. Ainsi chaque m&nuscrit d'un roman de cette classe nous 
le. présente tel qu'il a pu sortir des mains de l'auteur, tel qM^ 
l'auteur l'aurait copié, s'il l'eût copié lui-môme. A raison de oet^: 
circonstance, le texte des romans de la Table ronde serait, en ' 

■ 

général, beaucoup plus facile à publier que celui de tel roman 
carlovingien, où, entre plusieurs versions d'un seul et môme 
morceau qu'il est impossible d'attribuer au môme auteur, on 
éprouve à chaque instant la difficulté de décider lesquelles de 
ces. versions forment la véritable suite de ('ouvrage. 

Maintenant, une question curieuse qui se présente naturel- 
lement à la suite des obseiivations précédentes, c'est de savoir 
quel était le mode ordinaire de publication des romans de la 
Table ronde; étaient-ils destinés à ôtre chantés, comme les ro- 
mans carlovingiens,' ou bien y a-t-il plus d'apparenoe^qu'ils 
fussent faits pour être lus? 

Rien d'abord dans le texte de ces romans n'indique, môme de 
}à. manière la plus vague et la plus indirecte, qu'ils fussent faits 
pour ôtre chantés, pour circuler au moyen du chant. Je ne puis 
affirmer, ne l'ayant pas observé avec assez d'exactitude, que ces 
romans de la Table ronde ne fussent jamais, oopime^eux du 



9? CINQUIÈME LEÇON. 

cyde cai*Iovingien, désignés par la dénomination spéciale et 
oai'actéristique de chanson; mAii je pense que sHis l'étaient qUel* 
({uefois, c'était d'une manière impropre, et comme par excep* 
tion. Plusieurs de ceux que j'ai vus sont qualifiés par leur ptti^ 
près auteurs du titre de contes ^ ou de celfii plus vagué enèbi^ 
de roman; et je ne puis guère supposer que ce titre leiir *ftlt 
donné' au hasard, ou comme l'équivalent de celuji de' éhan^l3î^;i 
et il est beaucoup plus probable que c'était à dessein y ^t p6ur 
les •distinguer des romans cariovingiens, cpa'oti leur «donnait 
quelquefois au moins un autre nom qu'à ces derniers.^ ' ' 

. Gès raisons seules suffiraient pour me faire douter queldii Iro- 
mfiiiis "épiques du cycle de la Table ronde aient été comprises' 
pour être chantés et l'aient jamais 4fiè. Mu» ce q«i~ atihèM 
de me convainpre là-dessus, c'est leur énorme longueiir. Il h^ 
a pas moyen de se figurer des ouvrages d'une telle 'âim0tf^ 
sion circulant par la voie du chant^ ni faits pour e^ genre^ëi^ 
publicationi Tout oblige à croire qu'ils étaienjt composés ^lâttr 
ètatf lus, -et par conséquent destinés à la haute classe^e lê}^^ 
ciété) la seule où il pûty avoir des lecteursv<)i n'y avait ^eillco^ê 
ài'Cette ^oque, pour la masse du peuple, d'autre poénie que 
celle chantée dans les rues et sur les placés <^s villes , -pariai 
jongleurs poétiques. 

I( parait toutefois que l'on détachait de ces grands Tomanstdès 
passages particuliers plus frappans ou plus touchans que il^ 
autres , et qu'on les arrangeait en fome de chants popttlairev;'> 

' Nous savons du moins qu'il y eut d* bopinr heoore f *èn: îlilie 
eà-en Ë^gue , de petits chants épiques , dont le sujiet étaôtliré 
des romans de la Table ronde. Les chants italiens ^ i iU^yaqt 
jamai» été recueillis par écrit, ont péri dejUns des "«îeeleii. 
Qiie)ques*-uiis de ceux des Espagnols subsistent encore ,so«i^>la 
forme de romances , dans les recueils de ce gonrf , publié» au 
XVI* siède et; depuis. Il est très probable qu'il y eut des^dUlnU 
analogies à oeux4à dans les difiièreutes CQdtréeti 4é la : FrsMa^i 
où levaient été composés les premiers romani de la Tabte rottd^ 
et le« plus célèbl^. • " ; . ; .1 

' Mais ^ en dépit de quelques chants^ détachés , tirés éke^ces 



ROMANS DE LA TABLE RONDE. 93 

romans , tout porte à croire, que le sujet n'eu fut jamais aussi 
populaire que celui des romans cai4ovingiens. Us n'avaient pas, 
comme ceux-ci , une base j un point d'appui ", dans les tradi- 
tions^ nationales généralement répandues , traditions par elles- 
mômes pleines d'intérêt et de poésie, et qui pouvaient, au be- 
soin et jusqu'à un certain point, tenir lieu de génie au roman- 
cier qui les exploitait. 

Ainsi donc, soit quant à l'argument et à la matière, soit 
quant à la destination et au mode de circulation , il y a toute 
apparence que les romans du cycle d'Arthur étaient moins 
populaires que ceux du cycle carlovingien. Or, il n'y a aucun 
doute que de ces différences fondamentales n'en résultassent 
d'autres dans le ton , dans le style , dans tout ce qui a rapport 
aux détails et au caractère de l'exécution poétique* 

De ce Ipi'ils étaient moins faits pour être entendus que pour 
être lus, et lus par les personnes les^ plus cultivées de la société, 
il est évident qu'ils comportaient à un plus haut degré les 
recherches , les raffinemens de fart en général , et le dévelop- 
pement de tout ce qu'il pouvait y avoir d'individualité dans le 
génie des romanciers. Les finesses , les subtilités de diction et 
de pensée , les détails ingénieux, qui, à coup sûi*, auraient été 
perdus pour un auditoire formé au hasard dans la.rue ou sur la 
place publique , avaient toutes les chances possibles d'être 
appréciés par des lecteurs qui lisaient et relisaient à loisir, par 
des personnes d'un goût raffiné , qui se piquaient de sentir plus 
délicatement que la multitude. 

De là la grande diffêrence de style , de manière et de ton , 
qu'il est facile d'observer entre les romans de la Table ronde et 
les romans carlovingiens. Autant la narration de ceux-ci est 
généralement concise , brusque , sévère et vraiment épique , 
dégagée de tout mélange des sentimens personnels du poète , 
autant la narration des autres est détaillée , développée , entre- 
mêlée de traits lyriques qui la suspendent , la gênent , et aux- 
quels on sent un poète qui raconte moins pour raconter, que 
pour faire remarquer la manière dont il raconte. 

Des exemples peuvent être nécessaires pour faire mieux sentir 



onrQUiiKs Azçoir. 



ROMANS DE LA TABLE RONDE. 



rORHSy EXÉCUTION. 



Après aroir considéré, d'une manière très générale, la ma- 
tière, et, pour ainsi dii*e, le fond commun des romans de la 
Tid>le ronde, il iaie reste à examiner de même ce qu'ils ont «le 
commun quant à la forme. 

Je vous ai déjà dit que tous ces romans, sans exception à moi 
connue, étaient écints en petits vers de huit syllabes, rimes par 
couples ou paires, sans aucun égard à ce que l'on a, beaucoup 
plus tard, appelé rimes féminines ou masculines. L'emploi d'un 
tel mètre dans de grands ouvrages épiques d'un ton sérieux 
peut être regardé comme une innovation singulière qui en sup- 
pose et devait en entraîner plus d'une autre. 

En effet, ce petit vers léger qui coule comme de lui-même, 
qui échappe , pour ainsi dire, au poète , est on ne peut plus fa- 
vorable à des récits badins ou gracieux. Il va si bien à ces an- 
ciens contes auxquels on a donné le nom de fabliaux, que l'on est 



». 



*» 



ROMANS DE LA TABLE RONDE. 87 

tenté de le croire inv.enté exprès poui* eux. Mais ce n'esl guère 
que par une espèce de tour de force que le poète peut donner 
à un long récit, dans cette sorte de vers, un peu de vigueur e 
de dignité. On est donc en droit d'à tti^ibuer l'emploi exclusif^ 
d'un tel mètre dans toute une famille de romans destinés aux 
classes les plus cultivées de la société, à une corruption préma- 
turée du goût et du sentiment épiques. C'est un soupçon à l'ap- 
pui duquelles* observations ne manqueront pas. 

Les débuts ou prologues des romans de la Table ronde sont 
curieux à rapprocher deceux des romans carlovingiens : ils en 
différent autant que possible. Rien. de. plus simple^ de plus po- 
pulaire, de plus épique que la formule initiale de ces derniers. 
Cest, comme nous l'avons vu, une sorte d'appel du rapsode au 
public, pour l'attirer autour de lui, en lui promettant la plus 
belle et la plus véridique histoire du monde. Rien de pareil 
dans les romans de la. Table ronde. Le début de la plupart est 
tout lyrique : c'est une plus ou moins longue effusion des ré- 
flexions et des sentimens du romancier sur quelques lieux com- 
muns de morale chevaleresque, assez ordinairement sur la dé- 
cadence de la chevalerie, et de toutes les belles choses que l'on 
suppose avoir existé dans les temps anciens. 

Cette intervention directe et personnelle du poète dans ses' 
récits annonce déjà , en lui , une sorte d'empressement vani- 
teux à s'en donner pour l'auteur. Les romanciers carlovingiens, 
dont la première prétention est de faire croire qu'ils ne chantent 
rien de leiu* invention; qu'ils ne sont, en tout ce qu'ils disent, 
que les traducteurs populaires de chroniques et d'histoires pré- 
cieuses, composées en latin, ne. manquent jamais d'alléguer ces 
chi'oniques et ces^lstoires. Si belles qu'ils trouvent, sans doute, 
leurs fictions, ils se gavdent bien de s'en avouer les auteurs : ce 
serait aller conti*e leur but. Toute manifestation de vanité lit- 
téraire de leur part serait une maladresse. 

Il en est tout autrement avec les romanciei*s de la Table 
ronde; ils ont l'air de compter assez sur le chai*me de leurs ré- 
cits poiur se dispenser de \q% donner poiur historiques. Il est rare 
qu'ils allèguent des autoiités, des témoignages en leur faveur^ 



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88 CINQUIEME LEÇON. 

et quand ils le font, c*est avec une gaucherie ou avec une tém^ 
rite qui suffirait à elle seule pour provoquer l'incrédulité des 
plus naïfs. J'ai vu un roman dont l'auteur prétend avoir appris 
tout ce qu'il raconte de la bouche d'un chevalier de la cour 
d'Arthur, et je crois même un peu son parent. 

Mais ce que je puis citer de plus hardi et de plus curieux en 
ce genre, c'est le prologue du grand roman du Graal e&éitose. Ce 
|)rologue est lui^môme tout un roman , et un rôixfak'^^a^ne cer* 
taine longueur, dans lequel l'auteur, parlant en son nom, sans 
toutefois se nommer, raconte par le menu comment ce livre , 
contenant l'histoire du gi^aal, lui a été apporter lout fait du 
ciel par Jésus--Christ en personne. Et la chose n'est point rap«- 
portée sous forme de vision, de songe : c'est un événement réel, 
palpable, qu'il raconte et prétend avoir vu bien éveillé, et en 
pleine jouissance de ses sens et de sa raison. La fiction, d'ail- 
leurs assez curieuse, est l'inspiration d'une imagination reli- 
gieuse assez vive. Elle a même assez de rapport avec le début 
de l'Enfer du Dante, pour que l'on se demande si elle n'aurait pas 
été connue du poète florentin. Elle est trop longue pomrque 
je puisse vous la faire connaître; mais je cède à la tentation de 
vous en moderniser quelque peu un passage qui suffira pour 
vous donner une idée de l'exaltation mystique qui y règne d'un 
bout à l'autre. L'auteur raconte comment Jésus-Christ|'lui étant 
apparu dans son sommeil, se nomme et se révèle à lui. 

« Après cela, il me prit par la main, dit*il, et me donna un 
« livre qui n'était pas plus gi*and, en tout sens, que la paume 
« d'un homme. Quand il me l'eut donné, il me dit qu'il m'avait 
« donné dedans si grande et si merveilleuse chose , que nul 
« cœur mortel n'en pouvait connaître ni pei^r de plus grande. 
« H n'y aura plus en toi de doute dont t« ne sois édairci par 
« ce livre : il renferme des secrets que nul homme ne doit voir, 
« s'il n'est auparavant purgé par vraie confession; car je l'ai 
« moi-même écrit de ma main; et la manière dont il doit être 
« lu et dit, c'est comme par langue de cœur, sans aide de boiH 
« che ni de parole. Et si ne poun*ait-il en langue mortelle être 
« expliqué, sans que les quatre élémens en fussent bouleYenés. 



» 



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ROMANS DB LA TABLE RONDE. 89 

* ■ 

« Le ciel en ploierail, l'air ea serait troublé^ la terre en bran- 
« leraity et l'eau en changerait sa couleur. 

« Il y a dans ce livre V>ut ce que je dis et plus encore, et nul 
« homme n'y regardera avec foi qu'il n'j trouve le bien de ton 
« âme et de son corps; et si chagi*in soit- il en y regardant, il 
« aéra à l'instant rempli de la plus grande joie qu'un cœur puisse 

• imagfaMBTj et quelque péché .qu'il ait commis en ce monde, il 
« ne mâoÉra point de mort subite. Ce livre est la vie idë^Ja 

• vie. » . * 
Toute créature humaine un peu modeste à qui un pareil livre 

aurait été' présenté par Dieu en personne, aurait, selon toute 
iqpparence, un peu hésité à l'ouvrir, et ne l'aurait ouvert 
qu'avec respect et tremblement. Noti*e auteur n^y fait pas tant 
de feçons; il ouvre le livre au plus vite, y trouve d'abord maintes 
dioses qui lui sont personnelles, et pui3, passant plus avnnt, il 
y aperçoit ce titre : Ici commence du saint graal. 

D'après un tel exemple, il vous paraîtra sans doute que les 
romanciers de la Table ronde ne se piquaient guère de passer 
pour de simples copistes de chroniques sui*des sujets connus, ou ) 
qu'ils supposaient à leurs lecteurs une foi historique bien large; 

Sans parier des romans de la Table ronde en prose, dont le 
moindre remplirait huit à dix gros volumes in-8^, ceux en vers 
qui, avec toute vraisemblance, peuvent passer pour les plus 
anciens du genre, sont des compositions d'une étendue oonsidéN 
rable. Le Perce val allemand a près de vingt-cinq mille vers,, et 
celui de Qirétien de Troyes en a probablement davantage. Le 
Tristan allemand de Godefroi de Strasbourg passe vingt-^iois 
mille vers. ' 

Il n'est pas étonnant de voir parfois des poèmes si longs com-« 
mencés par un auteur et achevés par un autre. Le Percevfl de 
Chrétien de Troyes fut terminé par un trouvère nommé Manes- 
sier. Ce Ait un mionesinger, du nom d'Ulrich de Turheim, qui 
ajouta au Tiiistan de Godefroi de Strasbourg près de qualte 
mille vers, qui y manquaient pour que l'ouvrage fÙt complet. • 

Ces suites pouvaient bien quelquefois ôtre de l'invention fiu 
continuateur qui, dans ce cas, asservissMt |on iinagUiation au 



90 CINQUIEME LEÇON. 

pian et k l'idée dW autre. Mais, en général, le continuateur 
n'inventait pas cette fin qu'il ajoutait à un roman incomplet) il 
en tirait le fond, la substance de quelque autre roman sur 
le même sujet, qu'il se bornait à paraphraser ou à traduire. 

Il suit de là que les sujets des romans de la Table ronde, 
aussi bien que ceux des romans carlovingiens, étaient traités 
successivement par différens romanciers. — Chacun de «es ro- 
manciers y mettait^ sans doute, un peu du sien, mais seulement, 
à ce qu'il parait, dans les accessoires et dans les détails. Le ro- 
man restait le même quant au fond, et le second romancier res- 
pectait et consacrait, en quelque manière, la création du pre- 
mier. Nous avons vu qu'il en était tout autrement dans les di- 
verses façons des romans carlovingiens : le romancier qui trai- 
tait de nouveau un sujet de roman déjà traité, le traitait d'une 
manière toute nouvelle, et ne manquait pas d'accuser son de- 
vancier d'inexactitude ou^de fausseté. C'était une conséquence 
naturelle de la prétention qu'avaient tous les romanciers.de 
cette classe de passer pour des copistes d'historiens véridiques. 
i Le& romanciers de la Table ronde, qui avaient moins de préten* 
tioD aux apparences de la véracité , n'avaient pas non plus les 
mêmes motifs de répudier les fictions de leurs devanciers, ni 
de les discréditer. 

'! Une autre différence* plus importante encore entre les romans 
d'Arthur et les iximans carlovingiens, est celle qui concerne 
l'origine et les élém^ns primitifs des uns et des autres. Je crois 
avoir assez nettement indiqué aiileiu*s comment l'épopée carlo- 
vîngienne, partant de chants populaires historiques, simples et 
courts, s'amplifia et se compliqua par degrés jusqu'à des com- 
portions de vingt ou trente mille vers. Il n'en fui point de 
mêÂ|e dans les épopées du cycle d'Arthur. 

Il est bien vrai, et je viens de l'observer tout-à-l'hetu'e, que 
plusieurs sujets de la Table ronde furent traités successivement 
phisitrnrs fois, et à chaque fois amplifiés et rendes plus com- 
plexes. Mais tout me porte à croire que les romans de cette 
classe, dans leur état le plus simple^ ou, si l'on veut, le plus 
gi^ssier, ne furent jamais de Vrais chants populaires, ils ne 



ROMANS DE LA TABLE RONDE. 91 

montent pas si haut; ib n'atteignent pas cet élément naturel €t 
primitif de la plus ancienne épopée. Les premières compositions 
de cette classe durent être des compositions déjà àsses dévelop- 
pées et raffinées, l'œuvre de poètes de profession , de trouba- 
dours ou de trouvères plus ou moins cultivés. Le fond n'en 
était paS| comme celui des premiers romans carlovingiens, em- 
prunté à une poésie antérieure toute populaire. 

J!ai parléy avec un certain détail , de cette singulai'ité de 
divers mapuscrits de romans du cycle carlovingien, qui don- 
nent le texte de ces romans entremêlé de fragmens .plus ou 
moins nombreux d'autres romans sur les mêmes sujets. Je n'ai 
rien observé de semblable dans aucun des romans de la Table 
ronde. — Les manuscrits qui contiennent ces romans en donnent 
le texte de suite, sans interpolation d'aucune espèce, sans mé- 
lange d'aucun fragment étranger, de rien qui puisse être soup- 
çonné de provenir d'une autre composition sur le même argu- 
ment. Ainsi chaque manuscrit d'un roman de cette classe nous 
le.présente tel qu'il a pu sortir des mains de l'auteur, tel qui», 
l'auteur l'aurait copié, s'il l'eût copié lui-même. A raison de oetlé : 
circonstance, le texte des romans de la Table ronde serait, en 
général, beaucoup plus facile à publier que celui de tel roman 
carlovingien, où, entre plusieurs versions d'un seul et même 
morceau qu'il est impossible d'attribuer au même auteur, on 
éprouve à chaque instant la difficulté de décider lesquelles de 
ces. versions forment la véritable suite de l'ouvrage. 

Maintenant, une question curieuse qui se présente naturel- 
lement à la suite des obsei^ations précédentes, c'est de savoir 
quel était le mode ordinaire de publication des romans de la 
Table ronde; étaient-ils destinés à être chantés, comme les ro- 
mans carlovingiens,- ou bien y a-t-il plus d'apparence qu'ils 
fossent faits poui* être lus? 

Rien d'abord dans le texte de ces romans n'indique, même de 

. |a. manière la plus vague et la plus indirecte, qu'ils fussent faits 

pour être chantés, pour circuler au moyen du chant. Je ne puis 

affirmer, ne l'ayant pas observé avec assez d'exactitude, que ces 

romans de la Table ronde ne fussent jamais, copme ceux du 



too CINQUIEME LEÇON. 

prétend à une existence , à une gloire pei*$onnelles y et où la 
poésie cesse d'être une espèce de trésor commun, dont le peuple 
jouit et dispose à sa manière , sans s'inquiéter des individus qui 
le lui ont fait. 

Le roman carlovingien de Guiilaume-au-Court-Nez nous 
avait déjà offert un premier exemple de ce mode de composition^ 
ou, pour mieux dire, de surcomposilion épique . Les grands rbmans 
en prose du graal en sont d'autres exemples bien mieux carac- 
térisés, et ces divers exemples ne sont pas les seuls qu'oflpre l'his- 
toire générale de l'épopée. D'après ce que j'ai dilailleui^sduShah- 
Namèh de Ferdousi, il est manifeste que cet immense poème peut 
être regardé de même comme l'amalgame ou le rapprochement 
dans un ordre chronologique de diverses autres narrations, dont 
plusieurs furent primiti venaient des épopées à part. — Les extraits 
du Mahabharat porteraient à penser que quelques-unes des 
parties épisodiques de cette épopée gigantesque furent de 
même d'assez grandes épopées , d'abord isolées. 

Je n'insiste pas davantage sur ces aperçus, je les propose et 
les donne à vérifier aux jeunes littérateurs , qui porteront dans 
l'étude des monumens épiques du moyen âge des vues élevées 
et philosophiques , et auxquels il sera donné de mettre en évi- 
dence , dans ces curieuses productions , les côtés par lesquels 
elles peuvent plaire encore , ou fournir des données nouvelles 
à l'histoire de la poésie. 

Maintenant, messieui*s, si je rapproche les divei*ses considé- 
rations générales que je viens de vous soumettre sur les romans 
du cycle breton , de celles que je vous ai déjà soumises sur ceux 
du cycle carlovingien , il est facile de s'assurer que la distinction 
à faire entre les uns et les autres n'est pas une distinction pure- 
ment nominale, accidentelle et superficielle , mais une distinc- 
tion réelle, profonde et constante, tant pour le fond et le sujet 
que pour les formes. 

Les romans des deux cycles sont également l'expression des 
mœurs et des idées de la chevalerie, mais de la chevalerie prise 
à deux diverses périodes de sa durée. Les romans carlovingiens 
représentent la chevalerie encore dans sa nouveauté, encore 



». 



KOMANS DE LA TABLB HONDE. lot 

indécise et vague dans ses formes , austàre f plus re&igiettse cjiie 
galante y ne songeant pas encore à faire de FamoiM* le «alte àm 
dames ni le principe des actions gueirièresy ou du iéoids n'j 
songeant que passagèreinent et cômlne par exdepttcm. Aii»i y 
dans ces romans ^ les mœurs chevaleresques sontréUes encore 
fortement empreintes de la barbarie antérieure) doill la ckev»* 
lerie n'était au fond qu'une réforme ^ qu'un correctif. 

Les romans du cycle breton sont^ au contraire ^ le tableau 
delà chevalerie prise à son plus haut degré de développement 
et d'exaltation, de la chevalerie errante et amoureuse, avec taa» 
ses raffinemens y toutes ses conventions et toutes les exagérations 
de son point d'honneur. Quaoïd l'Arioste dit^ au début de son 
Roland (urieux, qu'il chante les dames et les chevaliers, l'amour 
et les armes , les courtoisies et les entreprises hardies ^ il ne fait 
guère que traduire à son insu la formule de début de plusieurs 
romans de la Table ronde j qu'il n'avait probablement jamais 
vus , et dont les auteurs déclaresft qu'ils vont âiire de beaux ré* 
gits de sens et de chevalerie , de valeur et de courtoisie , de 
prouesses et d'aventure$ étranges et terribles. 

Les fictions carlovingiennes se rattachent à des faits histo-^ 
riques, non-seulemetit réels 9 mais importans; d'un intérêt v^i- 
ment national et populaire ^ et dont la tradition persistait en- 
core parmi la masse des diverses populations de la France aux 
xu* et xui^ siècles. Nul doute que ces fictions , à force d'être 
remaniées et surchargées, n'aient fini par s'éloigner de plus en 
plus des traditions populaires , qui en étaient la base, et par 
fausser ces traditions elles-mêmes. Toutefois il est peu de ror- 
mans carlovingiens au fond desquels on ne trouve encore quel- 
que fait réel , qui en est comme le noyau. Il y a plus : il y a 
lieu de soupçonner que diverses particularités, que personne n'a 
songé à distinguer des fables où elles sont comme jetées et per- 
dues, sont des particularités historiques , omises par les chro- 
niques. 

Enfin si fabuleux , si monstrueusement fabuleux que soient 
tous ces romans carlovingiens , je n'hésite pas à dire qu'il en est 
cependant quelqueiH^uns qui , quant au léntimènt génélrâl des 



loa ' CINQUIEME LEÇON. 

faits y et comme expression des émotions contemporaines j sont 
plus vrais que les chroniques , et dans ce sens du moins , je crois 
pouvoir les qualifier d'historiques. 

Quant aux. fictions de la Table ronde y non-seulement elles 
ne se rattachentjpas à des faits réels ; elles n'ont aucun caractère 
de nationalité. Les chevaliers errans sont les plus indépendans^ 
on pourrait dire les plus égoïstes de tous les héros épiques. Tou- 
joui*s perdus dans les forôts^dans les déserts , dans les lieux sau- 
vages , les seuls qui promettent des aventures étranges et péril- 
leuses , ils n'agissent jamais que d'après leur inspiration et pour 
leur gloire personnelles. Toute la vérité qu'il peut j avoir dans 
des taibleaux de ce genre j c'est celle des mœurs et des idées qui 
y sont' peintes. Sous ce rapport et par opposition aux romans 
carlovingiens, on peut dire des fables de la Table ronde, qu'elles 
sont purement idéales. 

Pour ce qui est de l'ancienneté, je crois avoir montré claire- 
ment que les romans carlovingiens ont dû précéder de beaucoup 
ceux du cycle breton et renferment à-la-fois et plus de vestiges 
et des vestiges plus marqués de l'état primitif de l'épopée romar* 
nesque. 

Enfin je crois avoir démontré que les différences de ton et de 
style qui existent entre les deux classes de romans sont con- 
stantes, tranchées et caractéristiques, comme celles qui tiennent 
au sujet même , et dont elles sont une conséquence naturelle. 
J'ai fait voir que la popularité , que l'austère et rude simplicité 
de l'épopée primitive s'est beaucoup mieux maintenue dan$ 
l'épopée carlovingienne que dans l'autre. 



llIPEUié CMES PAVL BEROUAED,. MUE GARENGliAE, H® 5. 



SIXIÈME IiEÇOM. — III'' ARTICLE. 



*•— 



ROMANS PROVENÇAUX. 



Les deux premières divisions de mon sujet ont été consacrées 
à donner une idée générale de l'épopée chevaleresque de xu;^ et 
XIII* siècles , tant de celle qui roule dans le cycle carlovingien « 
que de celle comprise dans le cycle'de la Table ronde. J'ai tâché, 
dans ces essais , d'indiquer soit les caractères propres et partie 
culiers de chacun de ces deux grands systèmes d'épopée , soit 
leurs caractères communs. Je me suis soigneusement abstenu de 
toute prévention , de toute conjecture, de toute hypothèse ten- 
dante à attribuer aux Provençaux la moindre influence sur la 
création ou la culture de ces deux grandes branches de l'épopée 
du moyen-âge ; je n'ai rien dit dans la vue de contester Vopinion 
jusqu'à présent accréditée, suivant laquelle les fictions chevale- 
resques des deux cycles seraient d'invention française ou nor- 
mande , et dans l'un , comme dans l'autre cas , auraient été pri- 
mitivement rédigées en français. J'ai voulu uniquement noter 
les particularités caractéristiques des fictions dont il s'agit, ab- 
straction faite de leur origine , sauf à chercher plus tard si , de 
l'idée générale que j'en aurais d'abord donnée , ne résulteraient 
pas quelques lumières pour découvrir cette origine supposée 
inconnue, et pour constater la part qu'y pourraient avoir les 
Provençaux . 

Le moment est venu , pour moi , de procéder à cette recher- 
che , mais je crois bien faire de rappeler et d'examiner aupa- 
ravant l'opinion généralement accréditée à ce sujet. En mvoir 

8 



ip4 SIXIEME LEÇON. 

démontré l'étrange fausseté , ce sera déjà avoir fait un pas ver^ 
la preuve de l'opinion contiaire. 

On ne s'est pas contenté de nier ou de méconnaître l'interven- 
tion des Provençaux dans la culture de l'épopée chevaleresque : 
on a avancé quelque chose de beaucoup plus absolu ; on a sou- 
tenu qu'ils n'avaient jamais eu d'autre poésie que leur poésie 
lyrique, qu'ils n'avaient jamais cultivé les genres épiques; ce 
qui impliquerait , de leur part , une sorte d'aversion ou d'inca- 
pacité pour ces genres. 

Ceux qui ont avancé les premiers une pareille assertion , ne se 
sont probablement pas aperçus de tout ce qu'elle avait d'invrai- 
semblable : ils n'ont pas eu l'air de soupçonner qu'ils affirmaient 
un fait qui , s'il était vrai , serait des plus extraordinaires , et 
même unique en «on genre. Ce serait , en effet , un phénomène 
inoui que c^i de populations douées de facultés poétiques in- 
contestables , et ayant une poésie à elles, qui n'eussent pas songé 
à faire entrer dans cette poésie ce qui en était le thème le plus 
naturel , le plus simple et le plus fécond , je veux dire le récit , 
sous une forme quelconque , des événemens locaux. Et l'omis- 
sion serait ici d*autant plus singulière , que les événemens sur 
lesquels elle aurait porté étaient de leur nature très-poétiques , 
très-propres à faire impression sur rimagination vive et mobile 
des peuples au milieu desquels ils se passaient. Chez tout peuple 
fait pour avoir une poésie , c'est toujours par des tentatives pour 
perpétuer le souvenir des événemens nationaux qu'elle com- 
mence. La poésie lyrique supposant toujours un certain dévelop- 
pement de la réflexion , une certaine capacité de démêler et de 
rendre les diverses nuances , les divers degrés d'un même senti* 
ment , vient et se perfectionne d'ordinaire plus tard que l'épopée. 
Encore une fois , si les Provençaux avaient fait exception à ce 
fait naturel , cette exception serait un phénomène à expliquer : 
on aurait eu tort de n'en être pas frappé , d'autant mieux que la 
surprise aurait probablement été bonne à quelque chose ; elle ai»- 
rait mené à examiner de plus près une hypodièse contraire à la 
. marche ordinaire de l'esprit limnain , et l'examen en aurait 
biei^ôt fait reconnaître la feaisseté. On se serait bientôt assuré que 



ROMANS PROVENÇAUX. io5 

les anciens Provençaux , même en les supposant étrangers à Vîn- 
vention et à la culture de l'épopée chevaleresque proprement 
dite , n'en eurent pas moins beaucoup 'd'autii^s productions du 
genre épique , et que leur littérature ne s'écarta janiais , à cet 
égard, de la loi générale de toutes les littératures. 

Il y a une grande légèreté à supposer , comme on le fait d'6ï>- 
dinaire, du moins implicitement, que ce fut seulement aux Irtl® 
et xiïï« siècles, et seulement dans le nmd de la J'rance , que les 
incidens de la longue krttê des chrétietts et des Arabes dTEspa- 
gne , sur k frcmtière des Pyrénées , devinrent des sujets de poé- 
sie popalaire. Les populations da midi avaient été infiniment 
plus intéressées que celles du nord a«rx chances de cette lutte ; 
«lies y avaient pris une beaucoup plus grande part ; et il est évi- 
dent que si elle dut être quelque part , dans la Gaule , un thème 
de poésie , ce dut être d'abord dans la Gattlé méridionale. "Voilà 
ce qoô diraient l«e raisonnement et la vtaisenAlarice , s'il n'y 
avait des faits pour le dire encore phts haut. 

I>eus montunens très-curieux prouvent, de la manière la plus 
incontestable, qfue déjà f^usieurs siècles antérieurement à tontes 
les épopées dm cycle de Chaifletnagne aujourd'hui existantes , il 
y avait, chei les peuples de langue provençale, des fictions l'o- 
matiesques qtd riMdaîeat sur les gnerres et leâ relations habi- 
tuelles de ces peuples atet les Arabes d'Espagne, ou les Sarra- 
sins , comme il$ disaient. 

Le premier de ces motïUinens est Une espèce de li^ende , coiA*- 
posée datos la prewiière moitié du rx« siècle, sur la fondation dfe 
la fameuse aW>àye de Ce^rques , dans le Rouergne. Cette légende 
est une fiction très-*originale et très-poétitipie, fondée en entier 
sur rhypothèse d'une guetté prolongée entre fes Arabes et ïès 
mwitaguards du Rouergue , guerre qui n'etit jamisds lieu que 
dans l'imagination du rèttiancier légendiste. 

Le second monument n^est pas^ aussi ancien que le précédent*, 
on ne peut pas lui assigner une date pîttè l'eculée que 1 6t o ; niâiis 
à cette date , il est encore de près d\irt siètle antérieur aux 
troubadours. Du reste , !e texte de ce nibnUment est perdu : ôti 
tt^cfl a plus aujourd'hui^ qu'un extr^dt, mais eet e^^trait, SîîÀ- 



io6 SIXIEME LEÇON. 

complet et si désordonné qu'il soit , n'en est pas moins curieux 
au-delà de toute expression. 

Il ne s'agit , en effet , de rien moins que de l'histoire toute 
romanesque d'un chevalier toulousain , histoire dans laquelle 
les principaux incidens de V Odyssée d'Homère sont entrelacés et 
coordonnés avec des fictions romanesques originales dans les- 
quelles il est expressément fait allusion à des faits de l'histoire 
des Arabes d'Espagne , dont la date et les personnages sont con- 
nus. Tout ce que l'on sait de cette fiction résultant de données si 
disparates entre elles , autorise à supposer qu'elle était assez dé- 
veloppée , très-populaire , et que l'intérêt en reposait , en grande 
partie , sur la curiosité et l'admiration qu'inspiraient alors aux 
populations du midi les Arabes d'Espagne , dont la culture et 
la grandeur n'étaient point encore déchues. 

Il est un troisième et dernier document poétique qui, sans 
avoir l'importance des précédens , mérite néanmoins d'être rap- 
pelé ici. C'est une légende en vers provençaux sur sainte Foy 
d'Agen , vierge et martyre , particulièrement vénérée autrefois 
dans tout le midi de la Gaule , et sujet de beaucoup de narra- 
tions pieuses. Celle dont je veux parler fut, à ce qu'il paraît, 
composée dans la seconde moitié du xi'^ siècle , et , dans ce cas , 
elle est antérieure à la pérîode des troubadours. On n'en a plus 
aujourd'hui que les vingt premiers vers, cités par le président Fau- 
chet dans son ouvi'age sur les Origines de la langue et de la poésie 
françaises. Si court qu'il soit, ce fragment ne laisse pas d'être 
d'un certain intérêt pour l'histoire littéraire du midi de la 
France. Il ne constate pas seulement qu'il y avait, au xi® siècle, 
des légendes provençales de forme épique ou narrative ; il nous 
apprend quelque chose de plus particulier : il nous apprend 
qu'il existait dès lors une classe de jongleurs ambulans qui chan- 
taient ces légendes de ville en ville dans les contrées de langue 
provençale, et même, à ce qu'il parait, au-delà des Pyrénées, 
en Aragon et en Catalogne. 

Ces faits auxquels je pourrais, au besoin, en ajouter plus d'un 
autre , ne laissent , ce me semble , aucun doute sur la conclusion 
très-générale que j'en veux tirer. Ils prouvent que, bien avant 



ROMANS PROVENÇAUX. 107 

le xiK siècle , où commence la période des troubadours, il y eut, 
dans la littérature populaire du midi , diverses compositions de 
forme épique , diverses fictions romanesques , les unes fondées 
sur des traditions gallo-romaines , les autres tirées de légendes 
de saints , plusieurs ayant rapport aux guerres et aux affaires des 
chrétiens avec les Arabes d'outre les Pyrénées. 

Assez peu importe ici la question du mérite poétique de ces 
compositions : on peut toutefois observer que celles dont nous 
pouvons juger, supposent , dans leurs auteurs et dans les popu* 
lations parmi lesquelles elles circulaient , un sentiment épique 
assez développé. Maintenant , pour ramener ces faits divers à la 
question particulière qui nous occupe , ces populations proven- 
çales qui , aux ix«, x^ et xi^ siècles , avaient des légendes pieuses, 
des fables héroïques entées sur des traditions nationales , des fic- 
tions romanesques dans lesquelles les Arabes jouaient un grand 
rôle , ces populations perdirent-elles tout à coup , au xii^ siècle, 
le goût et la capacité épiques dont elles avaient fait preuve au- 
paravant? Cessèrent-elles brusquement d'avoir besoin de fables, 
de fictions, de traditions historiques poétisées? Ou bien les 
poètes de l'époque , les troubadours , bien que d'ailleurs beau- 
coup plus cultivés que leurs devanciers, n'avaient-ils plus la 
faculté de satisfaire ce besoin? 

Ces questions ne sont pas sans intérêt , et il n'est pas difficile 
d'y répondre. 

Il est vrai que les idées et les mœurs chevaleresques , qui , dès 
le xir siècle , commencèrent à régner dans le midi de la France , 
furent l'occasion d'ime grande révolution dans la poésie. — La- 
mour étant devenu le principe absolu de toute moralité , de tout 
mérite , et le culte des dames , le but idéal de tout homme qui vi- 
sait à la renommée , la poésie, organe de ces sentimens nouveaux , 
de cet enthousiasme de galanterie devenu l'ame de la haute so- 
ciété, prit de là de nouvelles tendances et un nouveau caractère. 
L'expression délicate , ingénieuse , harmonieuse , élégante, dé l'a- 
mour devint le but le plus élevé de cette poésie, qui , se repliant, 
pour ainsi dire, du monde extérieur, sur le cœur humain , y cher- 
cha et y émut des points qui n'avaient pas encore été touchés. Le3 



io8 SIXIÈME LEÇON. 

genres lyriquie& prirent (Iès4ar9» dans le sentimeat et le goût 
des classes cultivées, une prépondéi^ance décidée sur les geiures 
épiques. ^—Toutefois, ceux'^i ne furent point abandonnés , et 
répçquQ des tTHuI^adours n'eut pas seulement ses compoaitiQau» 
i>Wi»ratives , ses ûctiniks romanesques^ ses fables héroïques, ses 
pieuses légendes , cjcunme les époques précédentes ; elle les eut 
aTCc quelquea-Miius des raffînemens et des perfectionnemens qui 
s'étaient d'abord introduits dans les genres lyriques. 

Le inouYement de la première croisade fut beaucoup plus gem- 
merai et plus profond encore dans le midi de la France que nulle 
auti^e part; et le génie épique eut-il }usque4à s^mmdUé dans 
ce pays , il s'y serait éveillé au bruit d'un pareil événement , d'un 
événement qui ébranlait si fort toutes les imaginations. 

Il y eut , en effet , en pravençal j diverses tenti^ves poétiques 
pour célébrer cet événement, pour en perpétuer la mémoire ; et 
l'histoire a gardé le souvenir de quelquesHines de ces tentatives. 

Je ne m'arrêterai point au poème dans lequel les historiens du 
temps nous sf^rennent que Guillaume YIII , comte de Poitiers, 
le plus aucieiL des troubadours connus, de retour de sa désas<- 
treuse expédition de i loi , en tourna les malheurs en ridicule. Il 
n'est pas sûr que cette pièce de vers fut de forme narrative et 
d'une certaine étendue. Ce n'était peut-être qu'une sailhe toute 
lyrique , d'humeur cynique et bouffonne , darn»le gouide ^elques 
autres pièces qui nous restent de lui. 

Mais il y eut , en provençal , un récit poétique des événemens 
de la première croisade , infiniment plus regrettable que la pièce 
de Ckdllanme de Pmtiers , lyrique eu narrative : ce fut celui 
de Bechada. 

La plupart des historiens de la poésie française ont parlé d'un 
Bechada de Tours en Touraine , auquel ils attribuent un poème 
en langue française sur la première croisade , et qu^ils signalent 
éi^ conséquence comme le plus ancien poète français mentionné 
par l'histoire. 

Il y a dans ce témoignage des méprises grossières désormais 
assez généralement reconnues. Le Bechada dont il s'agit était, 
non pas de la ville de Tours en Touraine , mais de la bourgade 



ROMANS PROVENÇAUX. 109 

«les Tours en limousin. l\ se nommait Grégodre des Tours, Be* 
dbada n'étant qu^unjurnom, ou sobriquet de famille. Le prieur de 
Yigeois , qui parle de lui dans son intéressante chronique , et qui 
ayait pu le Toir , ou du moins en entendre parler par des hommes 
qui l'aTaient vu , nous en apprend tout ce que nous en savons. 

Il le donne pour un chevalier de beaucoup de talent naturel , 
et qui avait même quelque teinture des lettres latines. Il ne dit 
point expressément que Grégoire ait été à la première croisade ; 
mais Fensemble de ses paroles semble impliquer ce fait particu- 
lier. Quoi qu*il en soit, frappé des grands événemcns de cette expé- 
diticm, Grégoire voulut en célébrer la mémoire dans un récit 
populaire , en vers et dans sa langue maternelle. Jaloux de don- 
ner à son travail toute la perfection possible , il y mit douze ans 
entiers ; et Von ne saurait douter que l'ouvrage ne fût très-con- 
sidérable, puisque le chroniqueur qui en parle, le qualifie 
d'énorme volume. 

On ne sait pas si le récit de Bechada était purement et stric- 
tement historique, ou entremêlé de fables et de particularités 
merveilleuses. Cette dernière hypothèse est la plus probable. 

Ce grand travail de Grégoire de Bechada des Tours embras- 
sait l'ensemble des événemens de la première croisade ; mais 
d'autres poètes, doués d'un sentiment plus juste de la nature et 
de la destination de l'épopée et des chants épiques, traitèrent 
isolément les inctdens les plus mémorables de la sainte expédia 
tion. Ainsi, par exemple, le siège d'Antioche, si remarquable 
par les héroïques efforts qu'il coûta aux croisés, fut chanté au 
moins une fois et très*probablement plus d'une fois ^ par des ro- 
manciers inconnus voisins de l'événement. 

Un de ces chants , sans doute un des plus anciens, est impliti- 
tement désigné par un poète subséquent, et sous le titre de chro- 
nique d'Antioche , comme l'un des modèles des romans épiq«es 
etl tirades monorimes. — C'était de cette chronique, ou dequel*- 
qu'autre composition du même genre , que l'on avait tiré l'aten»- 
ture fausse ou vraie , mais célèbre au moyen âge , de Golfier de 
Tours et de son lion. Ce Golfier, à peine connu des historiens', 
est fameux chez les romanciers provençaux. Il rencontra , dit-on. 



no SIXIEME LEÇON. 

uo jour un lion aux prises avec un énorme serpent enlace au- 
tour de lui, et (pii était sur le point de Fétoufifer. Il tua le serpent, 
et le lion reconnaissant ne voulut plus le quitter , et lui tint plu- 
sieurs années fidèle compagnie. A la fin, Golfier s^étant embar- 
qué dans un vaisseau où Ton ne voulut pas recevoir son lion , le 
pauvre animal se jeta à la nage dans la mer, pour suivre son li- 
bérateur et se noya. Les romanciers attribuent à ce même Golfier 
d^auti^es aventures et des exploits dont il n'est pas question dans 
rhistoire ; ils en font un des héros de la conquête d'Antioche : 
particularités qui semblent constater suffisamment le caractère 
plus ou moins romanesque des chants épiques où il s'agissait de 
lui, et du siège d'Antioche. 

Ces récits , ces chants provençaux , relatifs à la première croi- 
sade , n'étaient pas une nouveauté dans la littérature provençale 
du xii^ siècle. Ils n'y étaient que la continuation naturelle de 
ces autres chants', de ces autres récits plus anciens, destinés à rap^ 
peler aux populations méridionales de la France , leurs guerres , 
leurs démêlés avec les Sarrasins d'Espagne. 

Le mouvement de la première croisade une fois ralenti , ces 
gueiTCS et ces démêlés redevinrent , dans le midi , le principal 
mobile des vertus et de la bravoure chevaleresques. Les seigneurs 
du midi continuèrent à intervenir , comme ils y étaient accoutu- 
més depuis long-temps, dans les expéditions des princes chrétiens 
de la Péninsule contre les Arabes ou les Maures ; et ces expédi- 
tions restèrent un des thèmes favoris de la poésie narrative , des 
chants épiques des Provençaux. 

Ainsi , par exemple , Guillaume YI , seigneur de Montpellier , 
ayant marché en 1 1 46 , au secours d'Alphonse VII , roi de Cas- 
tiUe, l'aida à prendre , sur les Arabes, la ville d'Almérie , et se 
distingua fort dans le long siège que soutint cette ville. Ses ex- 
ploits en cette occasion furent célébrés dans un poème provençal , 
dont Gariel , le plus ancien historien municipal de la ville de Mont- 
pellier , qui avait eu ce poème sous les yeux , a seul parlé. Il en 
dit à peine quelques mots, mais assez toutefois pour indiquer que 
l'auteur de ce poème avait relevé le fond historique de son sujet 
de traits et d'incidens romanesques. Il s'était, à ce qu'il parait, 



ROMANS PROVENÇAUX. 1 1 1 

particulièrement éyertué à décrire un combat singulier dans lequel 
le brave Guillaume, après de grandes prouesses, avait à la fin vain- 
cu un guerrier maure , espèce de Goliath pour la force et la taille, 
et qui, insolent comme tous les géans sarrasins, 868 ancêtres et 
ses pareils , avait grièvement insulté l'armée chrétienne par ses 
bravades. Nul doute que diverses autres expéditions chevale- 
resques des seigneurs provençaux contre les Maures, antérieures 
ou postérieures à celles de Guillamne VI , n'aient été , . comme 
celle-ci , le sujet de divers poèmes également historiques pour le 
fond, mais également entremêlés de circonstances fabuleuses. 

Tous ces faits, fussent-ils les seuls à citer, poui* prouver que 
la httérature provençale du xii' siècle , celle des troubadours 
proprement dite , ne fut pas dépourvue de compositions narrati- 
ves, le prouveraient assez : ils suffiraient pour démentir le phéno- 
mène supposé d'un peuple exclusivement adonné à la poésie ly- 
rique, au miUeu des circonstances les plus favorables, je dirais 
presque les plus urgentes , pour lui inspirer le goût de l'épopée. 
Mais il y a d'autres preuves et des preuves plus directes , plus 
irrécusables encore de ce que je veux dire. Je les trouve dans le 
témoignage des troubadours: leur poésie lyrique fourmille de ci- 
tations , d'illusions , de réminiscences , qui supposent nécessai- 
rement, et par conséquent démontrent de la manière la plus 
expresse la coexistence d'une poésie épique riche et variée. Je 
n'ai point cherché à faire un relevé complet de ces illusions des 
troubadours à des productions narratives, à des romans épiques 
longs ou courts, tous signalés comme plus ou moins célèbres 
dans les pays de langue provençale , comme journellement récités 
ou lus dans les villes et les châteaux. J'ai pourtant tiré de celles 
de ces allusions que j'ai recueillies une liste fort nombreuse de 
compositions romanesques de divers genres , et les résultats de 
cette Uste étant d'un véritable intérêt dans la question actuelle^ 
je ne crains pas de m'y arrêter un instant. 

Je dois d'abord prévenir que je ne comprendrai point, pour le 
moment, dans cette liste , les romans carlovingiens et de la Table 
ronde : je persiste à en supposer l'origine encore ignorée et en 
litige. Je n'y admettrai que des romans sur l'origine provençale 



112 SlXlEiME LEÇON. 

desquels il ne peut y avoir de contestation raisonnable ^ .puisqu^il 
n'«n est question que dans des monumens provençaux , et chez 
des populations de cette lang^ue. — Or, ainsi réduite , la liste que 
j'ai dressée des productions romanesques connues et citées par 
les troubadours est encore de plus de cent. 

Il faut dire d'abord que , de ces cent romans , il y en a beau- 
coup qui ne sont désignés que de la manière la plus vague , par 
les simples noms des héros , ou de quelqu'un des personnages qui 
y figurent, personnages fantastiques, inconnus , dont le nom ne 
dit rien. Je ne m'arrête point à des indices si fugitifs; il n'y a 
aucun parti à en tirer. 

Mais, à côté de ces allusions insignifiantes comme trop som- 
maires , s'en trouvent d'autres intéressantes pour l'histoire de 
répopée provençale , et même , comme nous le verrons un peu 
plus tard, de F épopée du moyen âge. Ces allusions désignent, 
en eftet , les poèmes auxquels elles s'appliquent par des particu- 
larités caractéristiques , qui les distinguent nettement les uns des 
autres , qui en indiquent parfois l'idée principale, la situation do- 
minante, celle autour de laquelle se grouppent toutes les antres. 
Lé même roman revient plus ou moins fréquemment dans ces 
allusions , ce qui fournit un indice de son plus ou moins de cél^ 
brité. Enfin , les pièces lyriques dans lesquelles se rencontrent les 
allusions dont il s'agit, appartenant, pour la plupart, à des trou- 
badours dont l'époque est plus ou moins connue , on a les dates 
approximatives de ces allusions , et par là des dates auxquelles on 
peut être sûr qu'existaient déjà les romans désignée. 

Maintenant , pour résumer en peu de mots les diverses consé- 
quences de ces allusions , relativement à la question particulière 
qui nous occupe , voici ce que je nlïésite pas à affirmer : 

10 Parmi ces cent romans provençaux dont l'existence est dé- 
montrée par les citations qu'en font les troubadours , il y en a au 
moins une dizaine indiqués comme plus populaires , plus célèbres 
que les autres , et que tout annonce avoîr été composés dans la 
première moitié du xii' siècle. De ce nombre étaient l'histoire 
amoureuse de Landric et d'Aia, la belle d'Avignon; celle de 
Seguin et de Talence , et celle encore d'un certain André de 



ROMANS PROVENÇAUX. m3 

France , mort d-amour pour je ne saU quelle raoe du pays , et 
fréquemment cité comme le plus parfait modèle des amans. 

Outre ceux des cent romans cités qui roulaient ou semblaient 
rouler sur des sujets de pure invention , il y en avait d'autre» 
ayant pour base des événemens tirés de l'histoire ou de îa mytho- 
logie grecques , de l'histoire romaine , de la Bible. Quelques-uns 
peut-être se rattachaient à des traditions gauloises : tel, par 
exemple , semblerait avoir été celui dans lequel il était raconté , 
dit le troubadour qui le cite, comment les Rémois chassèrent 
Jules-César de leiu*s murs. 

Plusieurs ont l'air de se rapporter à des événemens historiques 
qu'il est malaisé de déterminer. Il en est un , par exemple , au- 
quel Gancehn Faydit , troubadour distingué , fait allusion , et 
même une allusion assez détaillée , et dont je ne sais point devi- 
ner le sujet. — L'empereur , dit-il , ayant vaincu et pris le roi 
allemand , le mit à traîner la charrette et le harnais ; et le captif, 
regardant tourner la roue , chantait sa misère , et pleurait le soir 
au manger. 

Enfin , parmi tous ces romans perdus , il y en a quelques-uns 
dont le motif et l'argument piquent plus particulièrement la cu- 
riosité , et font davantage regretter la perte. Yoici , par exemple, 
sept vers assez curieux de Perdigon , autre troubadour connu. 
Ces vers semblent faire allusion à quelque histoire romanesque 
de saint Nicolas de Barri , le patron des nautonniers . 

M Nicolas de Barri, s'il eût vécu long-temps, serait devenu un 
savant homme. Il était resté long-temps sur mer , entre les pois- 
sons , et savait. qu'il y mourrait une fois ou l'autre. Il ne voulait 
pas cependant revenir de ce côté , et s'il revint , il retourna bien 
vite mourir là-bas sui* la mer , sur la grande mer dont il ne put 
plus sortir. »» 

•le n'insiste pas davantage sur les allusions signalées : j'y revien- 
drai , pour en examiner et en préciser les conséquences relative- 
ment à la question particulière que je me suis donnée à résoudre. 
€e que j'en ai dit me paraît suffire pour démontrer d'une manière 
vague et générale qu'il y eut , aux xii* et xiii* siècles , dans la 



ii4 SIXIEME LEÇON. 

littérature des troubadours , des compositions romanesques , des 
romans épiques. 

Mais peut-être y a-t-il ici une difficulté , une objection à pré- 
venir : peut-être la perte de tant d'ouvrages , répandus sur une 
assez grande étendue de pays, et qui ne remontent pas à des temps 
très-reculés , paraîtra-t-elle un fait peu vraisemblable , et peut- 
être cette réflexion jetera-t-elle de l'incertitude ou de l'obscurité 
sur la valeur historique des allusions relatives à ces ouvrages. 

Il est facile de dissiper ce scrupule. D'abord, les romans de 
tout genre diversement mentionnés par les troubadours , n'ont 
pas tous péri ; il s'en est conservé quelques-uns , assez pour ga- 
rantir, si cela pouvait être nécessaire, la propriété et le sens his- 
torique des allusions qui s'y rapportent , et de toutes les allusions 
de même espèce. 

Quant à ceux des romsms en question qui sont véritablement 
perdus , il y a pour en expliquer la perte , autant de raisons que 
l'on en peut convenablement exiger. — Je me bornerai ici à en 
signaler rapidement quelques-unes. 

La monstrueuse guerre des Albigeois , qui détruisit la civilisa- 
tion du midi, porta aussi un coup mortel à sa littérature. La do- 
mination française s'étant établie dans le pays , les classes élevées 
s'y trouvèrent bientôt dans la nécessité d'adopter le français pour 
langue : le provençal , l'idiome des troubadours , idiome très-dé- 
licat , et du système grammatical le plus raffiné , cessa d'être cul- 
tivé , d'être une langue écrite ; il resta l'idiome des masses , dans 
la bouche desquelles il devait se corrompre et se dénaturer de 
plus en plus. 

L'abandon du provençal par les hautes classes de la société 
était déjà une énorme chance de destruction pour les ouvrages 
écrits en cette langue , pour les romans comme pour les autres. 
Mais ce n'était pas la seule , ni même la plus grande. Sous les 
auspices de la domination française , l'autorité pontificale prit on 
grand pouvoir dans le midi : elle y trouva beaucoup à faire , et y 
fit beaucoup , surtout au détriment de la littérature. 

Indépendamment de ce qu'il y avait, dans la poésie des troiH 
badours , de nombreuses satires contre les papes , ei une teo- 



ROMANS PROVENÇAUX . 1 1 5 

* 

4ani e générale fort hostile à la cour de Rome , il existait, en pro- 
Tençal , une maltitade de livres de croyance hétérodoxe , relatifs 
à Théré^ie albigeoise ou à d'autres. On avait traduit en cette 
langue des portions de la Bible , tout le nouveau testament , et 
plusieurs des évangiles apocr]rphes , entr 'autres celui de l'enfance 
de Jésus-Christ. — Tout cela , au jugement des papes , était pire 
encore que des satires. Ils essayèrent donc -de se débarrasser de 
tous ces livres qui leur déplaisaient , et entreprirent contre la 
littérature déjà morte on mourante à laquelle ils appartenaient, 
une sorte de guerre systématique , dont l'histoire de ces temps , 
si incomplète qu'elle soit, a gardé quelques vestiges. 

On peut compter parmi les actes de cette guerre l'institation 
d'une université à Toidouse, vers le milieu du xiii^ siècle. Dans 
la bulle de cette institution , le pape Honorins lY recommande 
emphatiquement aux étndians l'étude du latin , et l'abandon de 
l'idiome vulgaire, de cet idiome proscrit , dont la liberté , la sa- 
tire et Thérésie avaient fait leur organe. — A l'instigation des 
papes, diverses mesures furent prises par les autorités civiles, 
pour la destruction de tous les Uvres hérétiques en langue vul- 
gaire , et parmi ces livres , on comprenait les traductions de la 
Bible et des Évangiles, et tout ce qui pouvait porter quelque ai- 
teinte à la considâ*ation de la cour romaine. On ne saurait éva- 
luer ce qui se perdit de monumens de l'ancienne littérature pro- 
vençale , par suite de cette persécution inquisitoriale ; mais on 
ne peut douter qu'il n'en périt un grand nombre. -^ Le temps , 
l'incurie , le vandalisme des guerres de religion au xti*^ siècle, 
ont comblé ces pertes ; et peut-être est- il plus étonnant d'ayoir 
encore quelques ouvrages provençaux de tout genre, que d'en 
avoir tant perdu ; et il n'y a certainement rien à conclure de ces 
pertes contre le fait que je veux établir , en affirmant que l'épo- 
pée romanesque fut un des genres de poésie cultivés par les 
troubadours. 

Et l'assertion, ne doit pas être restreinte aux princ^ux de 
ces genres; elle s'étend à tous, jusqu'aux pins petits, fusqu'à 
ceux qui ont toujours passé sans contestation pour français, d'o- 
rigine et de caractère , je veux dire jusqu'à ces petits contes si 



ïi6 SIXIEME LEÇON. 

tsélèbres dans la vieille Huàrature française, sous le titre de 
fabliaux. 

Les troubadours aussi firent deâ fabliaux , et je ne baianee 
pas à croire qu'ils en donnèrent les modèles* -— Il en reste en«- 
t:ore quelques-uns d'entiers , et de quelques autres des fragmews 
qui lont singulièrement i^gretter tout ce qui s'est perdu de Vsat- 
denne littérature provençale en ce genre, comme dans tous ies 
autres. -^ Parmi ceux de ces contes que je connai», il y en a un 
très-*-piquant de Yidal de Bezandun , troubadour qui virvait dans 
la seconde moitié du xtiic siècle. Cest Fhistoire, peut^-écre Yraie 
au fond, d'un seigneur catalan ^ d'humeur très-jaloiise > et qui 
prend une femme, la. plu& beMe, la plus aimable, la phia sage 
du monde. Cette femme est disposée d'abord à l'aimer plus 
qu'il ne mérite ; mais à lai fin ,. piquée de se Toir l'objet de 
soupçons injurieux, elle se Tenge en écoutant in dea notidlïreux 
obevalievs qui lui font la co»r 9 et ae conduit si iMbotteinent , 
qfQ'elle fait rouer son mari de «toups par ses propres dome»- 
tiques , dans ui^ moment critique où cdoin^i s'étaât flolté de la 
swrpreudre. 

Un autre febliaU à ;tous ^rds pkts rniiéressaiit etfC(H*e que 
célui^, mais dont on n'a qu.'un fragment, est attriboé à Pierre 
Tîdal de Toulouse , Tun des troubadotir^ téMrtBê de la seeonde 
moitié du xrf* siècle. C'est un récit allégorique, ou pour mieux 
dire, mythologique, dans lequel TâMteur a mw e» scètte , et 
tMcrit arec te plus gmnà détail les être* fantastiques' dans l^ôff- 
quels les troubadtors araient pewcnwriffié' ïem« idées d'atintOttr et 
dte galanterie. — Car, suivant un penchant naturel k Phumanitë , 
ces poètes avaient traduit leurs doctrines, en uneêttrte de mytke»- 
logiè qui en était l'expression' symbolique. 

Une notion plus détaillée de ces contes ou fi'agmens de contes 
serait ici hors de place , je ne tDidais qu^en noter l*iexîijtence ; je 
me contenterai , pour me rapprocher de mon objet', d^ajoutct 
que l'élégance singulière , la légèreté , la grâce etla fttdlhé mélo- 
diettS#de ces petites compositions supposent nécesiairemena une 
longtie culture du genre auquel elle* se rapportent. 

Je pourrais me dispenser de citer un fait général et absttiEÛI> 



■*• 



ROMANS PROVENÇAUX. 1 1 7 

en pi'eiive d'une opinion que je viens d'établir sur des faits spé- 
ciaux. Toutefois , ne sachant bien s'il peut y avoir des ridsons 
superflues contre des erreurs accréditées et invétérées , je citerai 
aussi le fait dont je veux parler, d'autant mieux qu'il est par lui- 
même d'un certain intérêt pour l'histoire de la littérature pro- 
vençale. 

Les petits contes galans., folâtres ou sérieux, étaient si l»en tm 
des geares ordinaires dci U poésie provençale des xu^ et xiii* sièr 
clés, que les poètes qui les cultivaient formaient une classe à 
part , distinguée par un nom particulier des ti^oubadours propre- 
ment dits. Dans son acception rigoureuse ^ ce mot de troubadour 
{tr^baire en provençal ) nie désignait que les poètes adonnés aux 
genres lyriques , et plus strictement ceux d'entre eux qui ccnn- 
posaient des chants d'amour. Quant aux poètes adonnés à la 
composition de petites pièces de forme narrative, on leur don- 
nait un nom équivalent à celui de nouifellistes. C'est ce qui ré- 
sulte clairement d'une courte notice sur un poète provençal assez 
obscur, nommé Elias Fonsalada de Bergerac, en Périgord , qui 
fut, dit son vieux biographe, non pas un bon troubadour {tro^ 
b aire) y mais un {bon) faiseur de nouvelles {noellaire.) 

Après des preuves si diverses et si directes de la culture des 
genres de poésie narrative par les troubadours , j'éprouve une 
sorte d'embarras d'en avoir encore une à rapporter. Ce qui me 
rassure un peu , c'est qu'elle est frappante et n'est pas longue. 

J'ai déjà parlé des jongleurs , ou chanteurs ambulans des com- 
positions poétiques des troubadours. Tout ce qu'un troubadour 
pouvait faire , un jongleur devait le chanter ou réciter en public. 
Ce que l'on sait de la variété des fonctions et des attributions du 
jongleur est donc une donnée certaine pour évaluer la diversité 
des compositions du troubadour. Or, il y a dans la poésie pro- 
vençale diverses pièces et une multitude de passages isolés qui 
constatent que la récitation de romans et de maintes autres com- 
positions du genre narratif était dans les attributions du jon- 
gleur, et faisait une partie essentielle de son art. De tous ces 
passages , je n'en citerai qu'un seul, qui a le double mérite d'être 
court et précis. Je le tire d'une pièce de ce même Vidal de Be- 



ii8 SIXIEME LEÇON/ 

7andun, dont j'ai parlé plus haut, et cette pièce est une espèce 
d'instruction ou de leçon en forme que Vidal est censé donner à 
un jongleur qui , en se présentant à lui , s'est annoncé dans les 
termes suivans : 

u Je suis un homme adonné à la jonglerie du chant , et je sais 
« dire et conter des romans , maintes nouvelles et d'autres contes 
« bons et gracieux répandus en tous lieux , aussi bien que des 
u vers et des chansons d'amour de Giraud de Bomeilh et d'au* 
« très. » 

Vous le voyez , s'il était vrai que les troubadours n'eussent été 
pour rien dans la création et la culture de l'épopée chevaleresque, 
ce ne serait du moins pas faute d'avoir connu , aimé et cultivé 
beaucoup d'auti-es genres de narration et de fiction poétiques. 






S 






SBPTiàBIS UÇOV. 



ROMANS PROVENÇAUX. 



Je crois avoir prouve maintenant qu'à dater du ix^ siècle , 
époque à laquelle remontent les premiers essais de leur littéra- 
ture , jusqu'à la période des troubadours inclusivement , les po- 
pulations provençales eurent des compositions narratives, des 
romans épiques de divers genres. Il me faut maintenant aborder 
la question plus restreinte, plus ^éciale, et par là même plus 
importante et plus scabreuse , dont celle déjà résolue n'était que 
le préliminaire : il me faut prouver ce que je n'ai fait encore 
qu'a^rmer ^ que les Provençaux ont eu jpart à l'invention et à la 
culture des romans épique^ 4^ cycle c^rlov^jpigien et du cycle 
breton. 

Je suivrai, dans cette nouvelle discussion, le même ordre dans 
lequel j'ai 4léjà p^tlé des romans chevaleresques. J'e^^amineiai 
l'influeiïce parovençale, d'abord sur ceux du cycle de Gharlema- 
^e, puis aur ceux du cycle breiton; et, d^jis l'un et ra;Utre , je 
suivrai les sous-ndivisÂQlïs que j'y 9i précédenogoient étabUves. 
Ainsi, dans le cycle des romane c^rlovingiens , je considérerai, 
en preçiier lieu, ceux qui ont rapport ^ux guerres des chrétiens 
de la Gi^iule eoQtire les ^Sarrasins ou les musulmans d'Espagne ; en 
$e^Qid lieia viendront ceux qi4 ^^ pour Siiji^et des révoltes 4çs 
chefs 4e p|N>vince contre Jl^s 4escendans de Charlemagne , ré- 
voltes qui amenèrent la dislocation 4e la monarchie carlovior 
gienne. 

Les premiers étant de beaucoup les plus noinbreux , les q^es- 

9 



" • 






- .# 



I20 SEPTIÈME lECON. 

lions qui s'y rapportent sont naturellement les plus difficiles 
et les plus compliquées. Pour chercher , autant qu'il est en moi , 
à les simplifier et à les préciser , je dois rappeler ici les divers 
points de la grande fable héroïque qu'ils forment par leur liai- 
son, leur suite et leur ensemble. 

Les fictions les plus célèbres des romanciers carlovingiens ont 
pour base quatre événemens , ou , pour mieux dire , quatre sé- 
ries d'événemens capitaux : ^ 
, 1° L'enfance et la jeunesse de Charlemagne, dont les roman- 
ciers et les poètes populaires s'emparèrent comme d'un thème 
mystérieux , qui leur était abandonné par les chroniqueurs , les- 
quels n'en surent rien ou n'en voulurent rien dire ; 

2® Des expéditions de tout point fabuleuses de Gharlemagne 
devenu roi, expéditions ayant pour objet la conquête des re- 
liques de la passion de Jésus-Christ , d'abord sur les musulmans 
de la Terre-Sainte , puis sur ceux de l'Espagne ; 

3° L'expédition historique du même monarque contre ces 
derniers , expédition terminée par le désastre fameux de Ronce- 
vaux ; 

4* Enfin , les guerres diverses à la suite desquelles les chré- 
tiens de la Gaule conquirent sur les Sarrasins la Provence , la 
Septimanie, Narbonne et la Gatalogn^ ; guerres toutes attribuées, 
par anachronisme , à Gharlemagne et à Louis-le-Débonnaire. 

Les romans dont les exploits des chrétiens dans ces der- 
nières guerres ont fourni le sujet, ont été groupés ensemble, et 
forment, dans le cycle général des romans carlovingiens, un 
cycle particuHer désigné par le nom de Guillaume-au-court-Nez. 
Tous les héros de ce cycle ne composent qu'une seule et même 
famille dont Aymeric de Narbonne est supposé le chef, et dont 
Guillaume est le plus glorieux descendant. 

Tel est , en résumé , le cercle dans lequel roulent les princi^ 
pàiix romans épiques carlovingiens encore aujourd'hui subsis- 
tans , et dans l'invention et la culture desquels il s'agit de om- 
stater l'intervention des Provençaux. 

Il me faut , pour cela , revenir aux allusions fréquentes qu'ont 
faites les troubadours , dans leurs chants lyriques , aux compo- 



V *4 



I 



I 



#■ 



ROMAN^ JfeOVENÇ AUX . i m 

« 

sitions épiques qui formaient Tautre moitié de leur poésie. J'en 
ai déjà cité, et en grand nombre, qui constatent l'existence d'une 
foule de compositions narratives de toute dimension et de tout 
genre. Mais j'ai fait abstraction de beaucoup d'autres, et prési- 
sément de celles qui prouvent qu'il y eût, en provençal, des ré- 
cits romanesques sur tous les mêmes points de cette même fable 
carlovingienne sur laquelle il existe encore des romans en vieux 
français. 

Je trouve au moins quinze troubadours qui ont fait mention 
de romans provençaux sur les quatre séries d'événemens que j'ai 
distingués tout à l'heure, comme thème des romans carlovin- 
giens ; et chacun de ces quinze troubadours ayant fait plusieurs 
fois allusion au même roman , ou une seule fois à plusieurs ro- 
mans divers , il en résulte que la sonmie totale de ces allusions 
est d'environ cinquante , et je ne les ai point toutes recueillies ; 
je n'ai guère tenu compte que de celles que j'ai rencontrées un 
peu fortuitement, en cherchant autre chose. 

De ces allusions , les unes , comme on doit s'y attendre , sont 
vagues et fugitives, et il n'y a pas grand parti à en tirer pour l'his- 
toire. On doit seulement en conclure que les romans auxquels 
elles se rapportaient devaient être très-populaires et très-généra- 
lement connus , puisque les plus légers indices suffisaient pour 
les rappeler à l'imagination. 

Mais plusieurs des allusions dont il s'agit sont , au contraire , 
assez précises et assez développées , pour constater que ceux des 
romans provençaux auxquels elles s'appliquaient, étaient, sinon 
pour les détails et les accessoires , au moins pour l'ensemble et 
le fond, tout-à-fait conformes à eeux que l'on a encore aujour- 
d'hui sur les mêmes sujets. 

Ainsi, par exemple , la fable singulière du séjour et des aven- 
tures de Charlemagne encore adolescent à la cour de l'émir des 
Arabes And[a(jk>nsiens , est clairement indiquée dans le passage 
suivant d^une chronique en vers provençaux écrite vers 1 220. C'est 
un éloge de G|iatrlemagne. u Lequel , dit le chroniqueur, vainquit 
Aigolan, et enleva de la cour de Galafre, le courtois émir de la 
terre d'Espagne, Galiane^ la fille du roi Bramant. » C'est là, en 



•/. 



.• 



» 



» 



•f 



,22 SEPTIEME LEÇON. 

* 
» 

substance , Thistoire de la jeunesse de Charleinagne , développée 
dans d'auties romans encore aujourdliui existans, et Tindice 
positif d'un roman provençal construit sur les mêmes données. 

Je ne trouve , dans les poètes provençaux , qu'une ou deux al- 
lusions rapides à l'expédition supposée de Charlemagne , contre 
le géant Ferabras, pour reconquérir les reliques de la passion , 
que ce formidable géant sarrasin avait enlevées de Rome. Mais, 
sur ce point , nous avons mieux que des allusions ; nous avons le 
roman même , ou l'un des romans auxquels ces fusions se rap- 
portent. 

Quant aux passages des troubadours relatifs à la déroute de 
Roncevaux , à la mort de Roland et des onze autres paladins , ils 
sont nombreux , et tous plus ou moins expressifs. — Les uns , 
bien que fugitifs, ont quelque chose de solennel ou de passionné 
qui atteste tout à la fois et la renommée de l'événenjent, et la 
grande popularité des romans auxquels il ' avait donné lieu. 
D'autres , plus détaillés , retracent les principales circonstance» 
du fait, et font voir par là que les romanciers provençaux 
avaient eu, pour matière de leurs récits , les mêmes fictions et les 
mêmes traditions que Les romanciers français. 

Peut-être ne sera-t-ilpas hors de propos de citer quelques-uns 
de ces passages , tant des plus énei^iques et des plus vifs , que des 
plus circonstanciés. On jugera mieux par-là de leur caractère et 
de leur portée. 

u Chevaliers , souvenez-vous de Roland , qui fut vendu pour 
de viles pièces de monnoie , » s'écrie Gavaudan-le-Yieux , trou- 
badour, auteur de quelques pièces remarquables. 

Pierre Cardinal , le plus élégant et le plus ingénieux des trou- 
badours satiriques , a rapproché la trahison de Ganelon et celle 
de Judas. — u Tous les deux , dit-il , trahirent en vidant: l'un 
vendit le Christ, l'autre les paladins. » 

Giraud de Cabroiras , dans une pièce très-curieusç, qui est une 
instruction adressée à son jongleur , et dans laquelle il cite une 
multitude de romans , grands et petits , que tout jongleur devait 
être en état de réciter , pour être réputé habile , parle aussi d'un 
roman qu'il désigne par le titre des grands gestes, ou de la grande 



9 



ROMANS PROVENÇAUX. ti3 

histoire de Charles , et dont il indique rapidement , en ces termes, 
les circonstances principales : «« ( Là est raconté ) comment Charles, 
par sa valeur , entra de force en Espagne ; comment , à Ronce- 
vaux , les XII compagnons frappèrent force coups mortels , et pé- 
rirent ensuite, injustement livrés par Ganelon le traître à l'émir 
( d'Espagne ) et an bon roi Marsile. >» 

C'est là un résumé aussi fidèle qu'il peut l'être en si peu de 
lignes , du roman français de Koncevaux. 

Il me reste à signaler les allusions faites par les troubadours 
aux compositions romanesques de leur littérature ayant pour su- 
jet les exploits d'Aymeric de Narbonne etde Guillaume-au-court- 
Nez contre les Sarrasins d'Espagne. 

Il n'y a rien de particulier à en dire : il en est de celles-là 
comme des précédentes. Elles sont assez nombreuses , assez va- 
riées , assez précises , pour démontrer les plus grands rapports 
entre lés romans provençaux auxquels elles s'appliquaient , et 
les romans français que nous connaissons sur les mêmes person- 
nages. Elles témoignent hautement qu'Aymeric de Narbonne, 
Amaut de Berlande et surtout Guillaume-au-court-Nez furent 
pour tout le midi de la France des héros presqu'aussi populai- 
res que Roland lui-même. Il y est question du siège d'Orange 
par les Sarrasins , de tout ce que le preux Guillaume eut à souf- 
frir durant ce siège, du secours qu'il fut obligé d'aller deman- 
der à Louis-le-Débonnaire , et à la tête duquel il revint battre 
les infidèles ; en un mot , de tout ce qu'il y a de plus inlj^ortant 
et de plus longuement développé dans le roman français de 
Guillaume-au-court-Nez. 

Personne, je le présume , ne se figurera que les romans aux- 
quels les troubadours songeaient dans ces allusions , fussent des 
romans français , ou en tout autre langue que le provençal : l'hy- 
pothèse serait par trop aventurée . Les populations, les classes aux- 
quelles s'adressaient les pièces de poésie qui contiennent ces al- 
lusions , n'avaient, aux époques dont il s'agit, aucune connais- 
sance du français , ni le moindre motif de le savoir. Ce serait 
un fait inoui , inconcevable , que des allusions si fréquentes , si 
familières , se rappcMrtassent à des compositions en une autre langue 



124 SEPTIEME LEÇON. 

et d'une autre littérature que celles même auxquelles appar- 
tenaient les chants lyriques où elles se rencontrent , et où elle» 
figurent comme un accessoire , comme un ornement convenu. 

Les romans dont ces allusions supposent et prouvent l'existence , 
étaient indubitablement des romans en provençal, aussi bien que 
tant d'autres dont j'ai déjà parlé , qui ont donné lieu à des allu- 
sions de tout point semblables , et dont on ne peut douter qu'ils 
ne fussent bien provençaux , la littérature provençale étant la 
seule qui offre des vestiges de leur existence et de leur ancienne 
renommée. 

Je n'insiste pas davantage sur la réfutation directe d'une hy- 
pothèse désespérée. Parmi les raisons et les faits qui vont suivre, 
il n'y en aura pas un seul qui ne soit une démonstration nouvelle 
de l'impossibilité d'une telle hypothèse. 

Je reviens donc aux allusions citées des troubadours à des ro- 
mans provençaux sur les guerres des chrétiens de la Gaule avec 
les Sarrasins d'Espagne , pour essayer d'en préciser les résul- 
tats historiques. 

Les romans provençaux dont il s'agit pouvaient différer, par 
les détails , par les accessoires , des romans français ou autres 
aujourd'hui existans sur les mêmes sujets. Mais , par tout ce qu'il 
y a de plus significatif dans les allusions citées , il est constaté 
que les romans correspondans des deux langues reposaient sur le 
même fond , sur les mêmes données traditionnelles , historiques 
ou febUeuses ; que , dans les unes et dans les autres , les mêmes 
actions et le même caractère étaient attribués aux mêmes person- 
nages ; en un mot , qu'il ne pouvait guère y avoir , entre les uns 
et les autres , que des variétés de rédaction. 

n y a donc ici une chose évidente : c'est que d'ouvrages ap- 
partenant à deux httératures différentes , et ayant de tels rap- 
ports entre eux , les uns devaient être les originaux, les modèles ; 
les autres des imitations , des traductions. Mais lesquels, des ro- 
mans provençaux ou des français, étaient les originaux , lesquels 
étaient les copies ? Voilà la question importante. 

Je suppose un moment qu'il n'y ait , pour résoudre cette ques- 
tion , que des raisons générales de vraisemblance, raisons qui , 



ROMANS PROVENÇAUX. i%^ 

dans une question obscure et difficile, comme celle qui nous 
occupe , ne sont pas tout-à-fait sans importance , et voyons en fa- 
veur de qui , des Français ou des Provençaux , seraient ici ces 
raisons. 

Les-population8 de langue provençale ayant toujours été plus 
directement intéressées que les Français aux guerres avec les 
Arabes , y ayant toujours joué un plus grand rôle , dbez lequel 
de ces deux peuples était-il le plus naturel que les traditions re- 
latives à ces guerres devinssent un thème de poésie ? 

Les Provençaux eurent des compositions romanesques où les 
Arabes d^Ëspagne étaient mis en scène , ils célébrèrent la pre- 
mière expédition chrétienne contre les musulmans de Syrie , et 
tout cela , à des époques où Ton ne voit encore , chez les Fran- 
çais , rien qui puisse passer pour Fombre ou le germe d'une lit- 
térature. — Cela étant , auxquels , des Français ou des Proven- 
çaux , y a-t-il plus de vraisemblance historique à attribuer l'in- 
vention de compositions romanesques sur la lutte des chrétiens 
de la Gaule avec les musulmans d'outre les Pyrénées? 

Enfin, pour abréger un peu , à T époque à laquelle appartien- 
nent les romans français du cycle carlovingien , les Français 
avaient pris des Provençaux tout le système de leur poésie ly- 
rique; ils en avaient tout adopté, les formes, le langage et les 
idées. Gela reconnu , lequel des deux partis est le plus historique , 
le plus rationnel , de supposer que celui de deux peuple» qui 
avait devancé Tautre dans la carrière de la poésie , qui lui en 
avait donné les types lyriques , lui en donna de même les types 
épiques ; ou de croire que les Provençaux , originaux et maîtres 
dans un genre , furent , dans Vautre , copistes et imitateurs ser- 
viles ? 

Les faits précédens, excluent rigoureusement cette dernière 
hypothèse : nous avons trouvé chez les Provençaux diverses 
compositions romanesques antérieures aux romans du cycle car- 
lovingien , et qu'il n'y a ni moyen , ni prétexte de prendre pour 
autre chose que pour un produit original , pour un dévelop- 
pement spontané de la poésie provençale. 

Il serait facile de donner plus de poids à ces raisons géné- 



•.* 






126 SEPTIÈME LECOÏf. 

raies en les développant davantage ; mais j'aime mieux essayer 
d'en trouver de plus spéciales. 

L'âge comparé des romans provençaux et français du cycle 
carlovingien , si on le connaissait avec une certaine précision , 
donnerait la solution de la question établie. Malheureusement 
on ne le sait ni des uns ni des autres. Il y a cependant des 
motifs réels de i^garder les provençaux comme les plus an- 
ciens. 

Parmi les divers troubadours qui y ont fait allusion , comme 
nous avons vu , les cinq plus anciens sont Bettrând de Born , 
Arnaud Daniel , Raymbaud de Vaqueiras, Aimeric de Pegul- 
han et Gavaudan-lè- Vieux. Ces cinq troubadours moururent , 
les ims avant la fin du xii^ siècle , les autres dans les dix ou 
quinze premières années du xiii®. Presque toutes les pièces que 
l'on a d'eux appartiennent au xïi^ siècle , et quelques-unes re- 
montent , selon toute apparence , assez haut vers son milieu. 
Or, ces pièces renfermant les allusions citées, elles en mar- 
quent ainsi la date , sinon précise , du moins approximative. J'di 
la conviction de les faire plutôt trop récentes que trop anciennes 
en les renfermant dans l'intervalle de 1190 à 1200. 

Mais les romans auxquels se rapportaient ces allusions étaient 
nécessairement encore plus anciens. Il leur avait failli tin cei^ 
tain laps de temps pour acquérir la célébrité , en quelque sorte 
proverbiale , dont ces allusions étaient la suite et la preuve. Je 
supposerai ce laps de quinze à vingt ans , et c'est , ce me semble, 
le faire aussi court que possible. Il y avait donc au moins quel- 
ques-uns des romans provençaux du cycle carlovingien dont la 
composition devait remonter à 1170. 

Or , il est extrêmement douteux qu'à cette époque il y eût 
déjà en français , je ne dis pas des compositions en vers , il y en 
avait indubitablement , mais des compositions poétiques , des 
chants d'amour et de bravoure chevaleresque, fonuant, par leurs 
rapports et dans leur ensemble, un système de poésie. Chrétien 
de Troies est le premier poète français dont on puisse rattacher 
les ouvrages à des dates approximatives. Or, rien n'autorise à 
en faire remonter aucun aussi haut que 1170. D'ailleurs, les 



ROMANS PROVENÇAUX. 127 

fît-on tous remonter à cette dernière époque ou plus liaut en- 
core, ces ouvrages de Chrétien, loin de prouver l'initiative des 
Français dans le genre épique , prouveraient bien plutôt et beau- 
coup mieux celle des Provençaux. En effet, dans le roman 
épique comme dans les chants lyriques, il est certain, et il 
serait facile de prouver , que Chrétien a subi l'influence des 
troubadours , et n'a été , en plusieurs choses , que leur imita- 
teur. 

Les conjecturée que l'on peut faire sur les époques respectives 
des romans provençaux et français du cycle carlovingien favori- 
sent donc l'opinion de l'antériorité et de l'originalité des pre- 
miers. Mais il y a , dans la substance même et dans divers traits 
de ces romans , d'autres raisons et des raisons plus intimes et plus 
directes encore en faveur de leur origine provençale. J'en ai déjà 
indiqué rapidement quelques-unes : j'y reviendrai ici d'une ma- 
nière plus formelle. 

■ 

J'ai parlé à plusieurs reprises de cette expédition fabuleitôe 
de Charlemagne en Espagne , entreprise dans la Tue de recon- 
quérir les reliques de la passion , que le géant Ferabras , fils de 
l'éinir arabe de l'Espagne, avait enlevées de Rome; et j'ai dit 
tout à l'heure que l'on avait encofe, sur ce sujet, un roman 
provençal, l'un de ceux que je dois vous faire connaître par la 
suite. J'ajouterai ici que ce roman existe aussi en français : or, il 
n'y a pas lieu de douter qu'il ne soit une version, je dirais presque 
un calque du premier ; et là-dessus du moins , sur ce point par- 
ticulier du cycle carlovingien, l'originalité du romancier pro- 
vençal relativement au français peut être établie d'une manière 
positive. 

Mais il n*est pas , à beaucoup près , si aisé de constater l'in- 
fluence qiié peuvent et doivent avoir eue les romans carlovin- 
giens provençaux aujourd'hui perdus sur les romans français du 
même cycle encore subsistans. S'il est possible de reconnaître 
1 origine provençale de Ces derniers , ce n'est qu'autant qu'ils en 
renferment en eux-mêmes des signes et des vestiges. Or, ces ves- 
tiges hé sauraient être bien faciles à découvrir dans des ouvrages 
dé la nature de ceux dont il s'agit , c'est-à-dire dans des ouvrages 



ia8 SEPTIEME LEÇON. 

où le costume , la géographie et Tiiistoire sont violés avec une 
licence souvent si gratuite , qu'elle a l'air d'être volontaire et 
systématique. 

Toutefois la chose n'est pas impossible. Il y a , par exemple , 
dans les romans français du cycle particulier de Guillaume-au- 
court-Nez, des particularités qui témoignent clairement qu'ils 
ont dû être , pour la plupart , primitivement composés dans le 
midi et en provençal. Un aperçu de l'histoire de ces romans , si 
incomplet qu'il doive être, tient de si près à la question pré- 
sente, qu'il me paraît devoir l'éclaircir un peu. 

Guillaume , surnommé le Pieux , fut , comme vous le savez 
tous, un ancien chef, probablement de race franke, auquel 
Charlemagne donna le commandement militaire du royaume 
d'Aquitaine, en 783, dans un moment où ce royaume était 
fortement menacé , d'un côté par les Arabes , de l'autre par les 
populations basques, vraisemblablement alors alliées avec les 
Arabes. Guillaume justifia les espérances de Charlemagne et se 
conduisit en héros. Il repoussa ou contint les Basques dans les 
Pyrénées. Il perdit , il est vrai , contre les Arabes, la sanglante 
bataille d'Orbiek , près de Narbonne ; mais il en eut plus tard 
mainte revanche glorieuse , et finit par porter les armes aqui- 
taines au-delà des Pyrénées. Il prit , à la suite d'un siège mé- 
morable , l'importante ville de Barcelonne , dont la conquête 
devait entraîner celle de la Catalogne entière. 

Dans le cours rapide de ces guerres avec les Arabes, Guil- 
lamne se fit une renommée populaire de bravoure , et fut célébré 
par toutes les populations voisines des Pyrénées , comme le 
héros et le sauveur du pays. Cependant, bientôt dégoûté de la 
gloire et du monde , il se retira , en 8o5 , dans un désert des 
Cévennes , où il fonda un monastère qui prit son nom , et dans 
lequel il mourut , sous l'habit de moine , on ne sait bien à 
quelle époque. 

Les populatiohs du midi composèrent sur les exploits, les 
fatigues , les traverses et la retraite pieuse de ce brave chef , di- 
vers chants épiques qui se conservèrent long-temps par tradition, 
et qui , comme tous les chants de cette espèce , de vaguement 



•\ 



ROMANS PROVENÇAUX. 129 

et largement historiques qu'ils devaient être d'sJ^ord , devinrent 
de plus en plus romanesques et fabuleux. 

Ce n'est que par une sorte d'accident heureux pour l'histoire 
de l'épopée carlovingienne , et plus strictement de l'épopée pro- 
vençale , que l'on a des notions positives sur l'existence de ces 
chants. C'est un moine du monastère de Saint-Guillamne qui 
en a parlé en termes formels , bien qu'un peu paraphrasés , dans • 
une vie latine de Guillaume-le-Pieux. 

« Quelle est , dit l'ag^ographe , quelle est la danse de jeunes 
« gens , l'assemblée de gens du peuple , ou d'hommes de guerre 
u et de nobles , quelle est la vigile de sainte fête où l'on n'en- 
M tende pas chanter doucement et en paroles modulées quel et 
K combien grand fut Guillaume ? avec quelle gloire il servit 
« l'empereur Charles ? quelles victoires il remporta sur les infi- 
u dèles , tout ce qu'il en souffirit, tout ce qu'il leur rendit ^ » 

Il était difficile de mieux attester la popularité ^es chants 
épiques auxquels les exploits de Guillamne donnèrent lieu dans 
les contrées qui en furent le théâtre. Quant à la date de cetémdi** . 
gnage , date qui impliqua celle des chants auxquels ils se rap^ 
porte , c'est une question plus douteuse. Une seule chose est 
certaine , c'est que la biographie dont ce passage fait partie , est 
antérieure au xr' siècle : elle est donc au moins du x^ : c'est donc 
aussi l'âge des chants dont elle fait mention. 

On s'aperçoit bien vite , en parcourant cette biographie , que 
son auteur en avait emprunté plusieurs traits de ces mêmes chants 
populaires dont il signale l'existence. Ainsi, par exemple, il sup- 
pose tout le midi de la Gaule , la Provence et la Septimanie oc- 
cupées par les Arabes , sous le conunandement d'un émir , assez 
étrangement nonuné Thibaut. Il &it résider ce chef à Orange; 
il fait assiéger et prendre cette ville par Guillaume. Tous ces faits, 
inconnus aux historiens , sont longuement développés dans le ro- 
man de Guillaume-au-coart-Nezj»Ils en font la base. 

Or , les chants épiques , ces chants du, x* siècle , dont ces faits 
avaient été tirés , étaient indubitablement d'origine méridionale: 
leur sujet , leur objet le disent assez, et le moine de St.-Guillem 
l'atteste. On ne peut donc guère douter que du moins les données 



• 0^ 






î3o SEPTIEME LEÇON. 

fondamentales , les matériaux primitifs du roman de Guillaume- 
au-court-Nez ne soient provençaux. 

Maintenant , ce roman de Guillaume, tel qu'il existe aujour- 
d'hui en français , présente une singularité que j'ai déjà notée 
en passant, mais sur laquelle il importe de revenir d'une manière 
plus expresse. A une époque qu'il ne s'agit pas encore de déter- 
miner, toutes les traditions poétiques , tous les chants épiques 
sur les exploits du duc Guillaume-le-Pieux, ont été amalgamés avec 
d'autres traditions, enveloppés et comme fondus dans d'autres 
chants populaires , dans d'autres fables romanesques , relatifs à 
d'autres incidens des guerres du midi contre les Arabes , relatifs 
âla conquête de la Septimanie et de Narbonne. Cette conquête a 
été attribuée à un comte , à un paladin du nom d'Aymerie , dont 
on a fait la souche d'une nombreuse lignée de héros qui se si- 
gnalent tous par de grands exploits contre les Sarrasins. On a fait 
de Guilkitfcne--le*Pieux un des fils de ce comte Aymeric : on lui a 
donné poij^r frère le fameux Gérard de Roussillon. En un mot, 
les personnages romanesques les plus célèbres du cycle carlovin- 
gien ont été groupés autour d'Aymerie de Narbonne , comme ses 
{KToches ou ses descendans ; toutes leurs prouesses ont été ratta- 
chées aux siennes , et toutes les guerres postérieures à la con- 
quête de Narbonne ont été considérées comme le complément 
ou comme des épisodes de cette conquête. — Il ne faut pas 
oublier de noter que cet Aymeric du roman de Guillaume-au- 
côurt-Nez meurt de blessures reçues dans une grande bataille 
contre les Sarrasins. 

Il ne s'agit pas d'examiner ici jusqu'à quel point a été in- 
génieuse ou heureuse cette tentative pour coordonner , dans un 
seul et même ensemble , toutes les traditions poétiques , toutes les 
fables romanesques relatives aux guerres des chrétiens de la Gaule 
contre les Arabes d'Espagne. Je me borne à observer que cette 
tentative était tout-à-fait dans la nature des choses , et l'on peut 
être sûr qu'elle ne fut faite que dans un pays où il y avait déjà 
beaucoup de chants ou de romans épiques détachés sur les divers 
incidens de l'événement général auquel ces chants et ces n)- 
mans se rapportaient tous. Il n'est donc pas indifiérent, dans la 



1* 



ROMANS PROVENÇAUX. i3i 

questûm actueUe , de savoir où a été faite la tentative dont il s'agit : 
si c'a été dans le nord ou dans le midi. Or, c*e$t sur quoi il 
ne peut y avoii- beaucoup d'incertitude. 

Ce n'est pas sans motif que le nom d'Aymeric de Narbonne a 
été donné à ce père prétendu de Guillaume-le-Pieux , à ce chef 
imaginaire de toute la glorieuse lignée de héros chrétiens vain- 
queurs des Maures. Plus l'appUcation de ce nom était arbitraire , , 
fausse et bizarre , et pins il est évident qu'elle avait un motif 
privé et local. Nul doutie que le romancier qui hasardait ce bap- 
tême romanesque , n'eût en vue par là de flatter la vanité et de 
rehausser la gloire des seigneurs de la maison de Narbonne. Il 
y eut une multitude de romans chevaleresques inspirés par le 
même motif/ c'est un fait auquel j'ai déjà touché ailleurs, et 
dont il serait aisé de donner beaucoup de preuves. 

Cela étant , les époques où l'on trouve , dans la maison de 
Narbonne , des seigneurs du nom d'Aymeric , doivent fournir des 
données pour découvrir celle où ce nom fut employé comme une 
espèce de Uen poétique , pour unir et rapprocher des traditions, 
des fables romanesques ||isque-là détachées. 

Il y a deux Aymeric , que le romancier , auteur de cette fic- 
tion, peut également avoir eu en vue. L'un est Aymeric I«', déjà 
vicomte de Narbonne en 107 1 , et qui de i io3 à i io4 alla guer- 
royer en Terre-Sainte, et y mourut au bout d'un ou de deux ans. 

Aymeric II , son fils ^ lui succéda , et fut tué en 1 1 34 , en Cata- 
logne , dans la sanglante bataille de Fraga, gagnée par les Arabes 
sur les chrétiens. 

Ce fut la fille d'Aymeric II qui lui succéda , cette même £r- 
mengarde, célèbre dans l'histoire de la poésie provençale, et 
dont la cour fut fréquentée par les troubadours les plus renom- 
més du xii" siècle. Tout autorise ou oblige à croire que ce fut 
quelqu'un de ces troubadours qui, pour flatter Ermengarde, et 
célébrer la gloire de son père et de son aïeul , morts tous les deux 
en combattant les infidèles , donna leur i|om'à un premier con- 
quérant de Narbonne , chef supposé dç leur race, et vanta ainsi 
leur bravoure et leurs exploits , dans la bravoure et les exploits 
de ce dernier. 






• * 



i32 SEPTIEME LEÇON. 

Ainsi donc , ce n'est pas seulement le fond primitif du roman 
actuel de (kiill^ume-au-coiUrt-Nez, qui doit être réputé pnyvençal, 
c'est ce qu'il y a de plus caractéristique dans sa composition ; 
c'est la fiction qui lui donne une sorte d'unité , en en rapprochant 
tous les personnages , en les faisant tous membres d'une seule et 
même famille. 

Ce n'est pas tout, et j'ajouterai qu'en dépit de toutes les mo- 
difications , de toutes les altérations qu'il a dû subir pour arri- 
ver à sa forme actuelle , ce même roman présente encore , dans 
ses diverses parties , beaucoup de particularités qui confirment 
les preuves générales de son origine provençale. Ainsi, par exem- 
ple , beaucoup de noms de lieux ou de personnes , qui sont si- 
gnificatifs et forgés , ont été évidemment forgés en provençal. 

Il y a aussi çà et là , dans ce roman , à travers beaucoup de 
géographie imaginaire et fabuleuse, comme dans toutes les com- 
positions du même genre, quelques descriptions de lieux si 
exactes , ou circonstanciées de telle sorte , qu'elles n'ont pu être 
tracées que d'après nature et' par des hommes qui avaient vu les 
objets dont ils parlaient. Telles sont , par eixemple , les descrip- 
tions de Nîmes , d'Orange et de plusieurs localités voisines. 

Enfin , on trouve , dans ce même roman , des incidens qui ne 
sont que l'amplification de traits historiques connus de la cour- 
toisie et des mœurs chevaleresques du midi. Un passage remar- 
quable en ce genre est celui qui a rapport au mariage d'Ay- 
meric de Narbonne avec une princesse , fille de Didier , roi des 
Lombards ( à laquelle , par parenthèse , le romancier a donné le 
nom d'Êrmengarde). — Aymeric l'envoie demander à Pavie, par 
une députation de ses plus braves chevaliers. Tout se passe selon 
ses vœux , et la belle Ermengarde lui est accordée pour femme. 
Mais la mission des chevaHers n'en a pas moins été un moment 
sur le point de tourner fort mal : il y a eu entre eux et le roi de 
Pavie un démêlé des plus étranges. 

Le roi , pour faire preuve de magnificence et de générosité en- 
vers les députés d'Aymerio, veut les conraier richement, c'est-à- 
dire leur fournir gratis tout ce qui peut leur être nécessaire ou 
agréable. Mais, dans les mœurs provençales, ce qu'il était beau 









ROMANS PROVENÇAUX. i33 ' 

^t chevaleresque d'offrir , il était beau et chevaleresque de le re- ,. 

fuser. Jjca chevahers d'Ayineric déclarent donc qu'ils sont tous ♦' 

de riches et puissans barons , et n'ont que faire de l'hospitaUté 
du roi. Le roi est piqué du refus ; mais il ne se tient pas pour 
battu , il essaie de contraindre les chevaliers à accepter ses offres, 
et voilà entre eux et lui une guerre d'un genre tout nouveau. 

Il fait assembler les. marchands de Pavie , et leur ordonne de 
vendre toute chose à si haut prix , que les chevaliers étrangers, 
n'y pouvant atteindre , soient réduits à tout accepter du roi. Les 
marchands ne se le font pas dire deux fois : ils se mettent à ven- 
^ dre leurs denrées à des prix extravagans. Mais les chevaHers f 

achètent et paient tout , sans daigner seulement prendre garde 
que tout est un peu cher. 

Le roi , de plus en plus blessé , fait alors publier dans Pavie 
une défense rigoureuse de vendre à aucun prix aux chevahers 
d'Aymeric du bois pour leur cuisine. — Pour le coup , ceux-ci 
sont un peu embarrassés. — Ils mangeraient bien de la chair crue, 
plutôt que d'accepter la table du ror ; mais ils ont peur qu'une 
telle action ne leur soit reprochée comme une action de sauvages. 

Un des chevahers propose d'aller tuer le roi au miheu de sa 
cour. — Mais cet avis paraissant un peu hasardeux , ou du moins 
prématuré , un autre en ouvre un meilleur qui est adopté. Les 
chevahers achètent un tas prodigieux de noix et de tasses , de 
vases de bois de toute espèce ; ils font de tout cela un feu de cui- 
sine à brûler tout Pavie , et continuent à faire si bonne chère , 
qu'ils finissent par a£Euner la ville. Le roi est forcé de s'avouer 
vaincu ; et plein d'admiration pour les vainqueurs , il n'a dès ce 
moment plus rien à leur refuser. 

Je le répète , ces luttes de fierté , d'orgueil et d'ostentation de 
magnificence étaient dans les mœurs provençales ; et le trait du 
roman d'Aymeric qui vient d'être cité , n'est que la paraphrase 
pure et simple d'une aventure racontée par le prieur du Vigeois , 
dans sa chronique , comme ayant eu lieu entre un vicomte de 
Limoges et le fameux Guillaume "¥^1, comte de Poitiers. Or, \^' 
c'est dans les pays où elle était arrivée , et dans les mœurs des- 
quels elle était , qu'une pareille aventure dut naturellement en- 



« 

p* 



i34 SEPTIEME LEÇON. 

trcr dans la poésie romanesque : il* y a une invraisemblance 
manifeste à la supposer racontée , pour la première fois , dans tm 
roman français. 

Je ne pousserai pas plus loin ces sortes de preuves : ilfaudraitp 
pour leur donner toute l'autorité dont elles sont susceptibles, en- 
trer dans la discussion minutieuse de beaucoup de particularité? 
sur lesquelles je pourrai revenir plus convenablement, qoand 
j'en serai à l'analyse même des ouvrages où ejles se font remaiw 
quer. Il me suffit de les avoir présentées ici d'une manière gêné* 
raie. 

Maintenant, je reviens à l'iiypothèse dans laquelle j'ai raison^, 
et discuté jusqu'à présent , pour la rectifier un peu ; car elle est 
susceptible de l'être et en a besoin. Dans les limites où je l'ai 
prise , elle ne serait point assez favorable à l'opinion que je tiens 
pour la vérité. En effet , j'ai eu l'air de s]iipppser jusqu'ici qif/e 
les Provençaux n'avaient eu , sur les guerres des chrétiens de la 
Gaule avec les Arabes d'Espagne , que des romans , les mêmes , 
au moins pour le fond , que les romans français encore ai^our* 
d'hui existans sur les mêmes sujets. J'ai paru admettre que, 
dans les deux littératures , le cycle de l'épopée carlovingienne 
était resté circonsait dans les mêmes litnites , avait roulé sur les 
mêmes argumens historiques , .sur Les i^êmes fictions , sur les 
mêmes traditions populaires. 

Il n'en est point ainsi : le cycle de l'ép^piée cagrlpvingienne 
fut, en provençal, plus étende et plus y.ari^ qu'en français. Il 
comprenait divers romans auxquels on o.e çonçait point de pei[i- 
dans en français , et dont il n'y a , par conséquent , pas lieu de 
révoquer en doute l'originalité. Ainsi donc , en admettant, coulare 
toute vraisemblance et contre des faits positifs , que les Proven- 
çaux n'eurent aucune part à lavCréation de ceuiK 4es romans çgx^ 
lovingiens dont il a été question jusqu'à présent , il n'en ^seii^ji^ 
pas moins constaté qu'ils en .eurent d'autres. Leshistoribeins en ^- 
tent plusieurs , tous divers de ceux dont il a été parlé , et «qui tfm^^ 
firent partie d'un cycle carlovingien provençal. 

Il existe une chronique sonunaire des comte;$ de Toulouse , 
écrite au xive siè^cle. C'esl; ulie mai^e et sècke notice despiûvi^ 



ROMANS PROVENÇAUX. i35 

|)aux évënemens de la vie de chaque comte , à commencer par 
Torsinus , qui est un personnage fabuleux , et sur le compte du- 
quel le chroniqueur n'a eu , par conséquent , que des fables à 
citer. — Il nous apprend lui-même qu'il avait tiré ces fables d'un 
livre des conquêtes de Charlemagne. Or, ce Uvre était un roman 
dans lequel il était amplement raconté comment Charlemagne , 
repassant les Pyrénées , après avoir conquis toute l'Espagne, vint 
conquérir successivement, en Gaule, les villes de Rayonne, de 
Narbonne , et toute la Provence. Torsinus ayant été son plus glo- 
rieux soutien dans toutes ses conquêtes , ce fut en récompense 
de ces services qu'il reçut le comté de Toulouse , où il continua 
à faire bravement la guerre aux Sarrasins. 

Chaque seigneur féodal un peu puissant trouvait aisément un 
romancier pour faire remonter son lignage jusqu'à quelqu'un de 
ces vieux héros qui avaient pris des villes ou gagné des batailles 
sur les Sarrasins. — Je ne sais quel romancier flattait ici le comte 
de Toulouse de la même manière que d'autres flattèrent les sei- 
gneurs de Narbonne. 

Je dis d'autres , car le roman de Guillaume-au-court-Nez n'é- 
tait pas le seul où fussent célébrées les prouesses de ce premier 
Aymeric de Narbonne , le prétendu auxiliaire de Charlemagne 
dans ses conquêtes sur les Sarrasins. Le savant Cattel possédait 
une copie et cite quelques vers d'un second roman sur les exploits 
de ce même Aymeric , roman qui avait été composé en 1 2 1 2 , par 
un troubadour nommé Aubusson , de Gordon en Quercy . 

Un troisième roman dont Aymeric est encore le héros , et qui 
n'a rien de commun non plus avec celui de Guillaume-au-court- 
Nez , c'est le roman de Philomena , qui subsiste encore dans le 
texte provençal , et dans une version latine , récemment puhUée 
par le professeur Ciampi de Florence. Ce n'est qu'une plate lé- 
gende monacale, ayant pour sujet principal la fondation du mO' 
nastère de la Grasse , près de Narbonne , et dans laquelle sont ra- 
contés épisodiquement le siège de Narbonne et les batailles Uvrées 
par Charlemagne , durant ce siège , aux Sarrasins de la Septima- 
nie et d'outre les Pyrénées. 

Dans sa forme actuelle, ce roman ne remonte guère au-delà 

10 



i36 HUïTiÈMË tECON. 

dix xîA* siëcîé. Mais il renferme diverses traditioiïs hîstori<lue8 
qui sémîjlent remonter jusqu'à l'époque même de la domination 
arabe en Septimanie. Il y est question , par exemple , d'émirs où 
de rois sarrasins de différentes villes de cette contrée , d'Uzès , 
de Nîmes , de Lodève , de Beziers , etc. , c'est-à-dire précisément 
de toutes les villes où il est constaté que les dominateurs musul- 
mans eurent des officiers civils et militaires. C'est à ma connais- 
sance l'unique vestige qui existe, dans notre histoire , d'une statis- 
tique de la Septimanie sous les Arabes. 

Le président de Fontette cite , conmie ayant appartenu à 
M. de Galaup , noble Provençal qui avait formé un recueil inté- 
ressant de curiosités littéraires , tin roman épique , selon toute 
apparence , beaucoup plus 'importent que tous ceux dont je viens 
de faire mention. Il roulait sur les guerres que Charlemagne étkit 
éiippoéé avoir faites contre lés Arabes , en Provence , aux environs 
d'Arles; et il paraît que l'un des principaux incidens de ces guerres 
était le siège d'une ville de Fretta , fameuse dans les romans car- 
lovingiens , et que l'on suppose être la même que celle de Saint- 
Remy. 

Enfin , les troubadours aussi font allusion à des romans épiques 
en provençal , qui furent de même des extensions ou des variantes 
de l'épopée ciarlovihgienne. Ils font allusion , par exemple, à des 
récits fabuleux sur la longue et dure captivité de Charlemagne en 
Espagne. 

Vous le voyez , et t'est un fait qu'il n'y a pas moyen de mécon- 
naître , le cycle de l'épopée carlovingienne a été plus large et plus 
complexe dans la poésie provençale que dans la poésie française. 
C'est dire, en d'autres tenhes, qu'il était plus original et plus an- 
cien dans la première que dans celle-ci ; car c'est , en général , 
dans les contrées où les traditions et les fictions poétiques ont eu le 
plus de développemens et de variantes, qu'il faut en chercher le 
berceau. 

Un fait particulier qui me paraît coïncider avec les fadts litté* 
raires , pour prouver que les romans héroïques du cycle carlo- 
vingien furent plus répandus et plus populaires au inïâi qu'au 
nord, c'est qu'il y eut, dans le premier, plus de monfamens et 



de localités décorés des noms des héros de ces ixNvians. jQe 3e- 
rait une liste curieuse et assez lon^^ 9 je ci«>is , quenelle 4âs 
tours, des caverues, des .rochers et des »Ltes remarquables .qui 
portèrent , au moyen-âge , le nom de l'inuoor^ [paladin. U Jà^ 
eut ipas j,usqu'à des portions de naer au^^quelles jce jxom ue^lùt 
doomoué. Au douziènne jet:au treizième siècle , par .e;seui|pler, le gol&e 
de Ljon £ut i^pipelé Ja iner deMolaïuL 

Et il ne faut pas croire que ce soit uniquemoivt àrdater^e Vé- 
^que des iH9«aans iuiiouj^d'iiuû connus isur^le ,paladiu , «que l'on 
ivou^e des localités <]»fiaai^abl£6 dllustiéas ^de «s^vi diovi. he .£ût 
jf&Baemâe beaucoup plusbaiil; ; âl.fieanonte à d^tomps ^àlVm pfwt 
fiire sur qu'il ^n'yiaxraitguècecsur lUland^d'aiatres poésies ^tpiie dos 
•ch«£tts fiqpulaiFQS lort sâsi^es^t&Ft^osaiei^. «ài»s|i« tf^X'esifimr 
^:, rdaus xobl aote As dfiniatioji'âeil!»» giS , àl te$t Hwt uienlHiii 
d'un lieu nommé la «oehe «de Aolafid .(.itoca fiirhmdk^ 4m kÉUH 
iiiarbare);^ dans it fifÀsma^e^é^ArkmAe^ fm^Airmt^e>. 

i^ne l<m rendant «^naler^ est la fOEBEmye loertaône iàe T'eodsteHce 
d'une poésie populaire idadoei laqndttetfiOS/tiMitt tétaifiaX «Aébuâau 
C'était comme une traduction de cette même poésie dans une 
langue plus solennelle et plus populaire encore que la sienne. 

Dans tout ce que je viens de dire de l'influence des Provençaux 
sur l'invention et la culture de l'épopée carlovingienne , j'ai eu 
exclusivement en vue la portion de cette épopée qui roule sur les 
guerres des chrétiens de la Gaule avec les Arabes d'Espagne. Je 
n'ai point parlé de cette autKe>partif>%de la même épopée destinée à 
célébrer les querelles des monarques carlovingiens avec leurs 
chefs de province. Je n'ai point dit ce que les Provençaux avaient 
fait ou pu faire pour celle-là. Mais là-dessus, je n'ai que peu de 
mots à dire : il ne s'agit , pour moi , que d'appliquer rapidement 
à ce côté de la question les faits précédemment établis , les obser- 
vations déjà développées. 

Et d'abord , quant au fait général sur lequel roulent les romans 
épiques de cette seconde classe , c'est dans le midi qu'il se ma- 
nifeste le plus tôt et avec le plus d'éclat. C'est là que se trouvent 
les chefs entreprenans qui prennent les premiers les armes contre 



i38 SEPTIEME LEÇON. 

leurs monarques. C'était donc aussi là que les entreprises et le» 
succès de ces chefs avaient naturellement le plus de chances de 
devenir des thèmes d'épopée ; et tout annonce que la chose se 
passa en effet de la sorte. 

Les principaux romans carlovingiens de cette seconde classe 
sont ceux de Gérard de Vienne ou de Roussillon , ceux d'Elie 
de St-Gilles et de son fils Aiol , ceux de Renaud de Montauban 
ou des quatre fils Aymon. 

Or, les troubadours ont fait à tous ces divers romans des allur- 
sions de la même nature et de la même valeur que celles qu'ils 
ont prodigués à propos des romans sur les guerres des Sarrasins 
et des chrétiens. Les nouvelles allusions dont il s'agit, sont des 
mêmes troubadours que les autres , elles sont des mêmes dates : 
elles assignent donc aux compositions auxquelles elles se rappoiv 
tent une ancienneté égale à celle des précédentes. 

Enfin l'un des romans signalés par ces allumons , et l'un des 
plus intéressans , existe encore dans son texte provençal ; c'est un 
monument de plus pour justifier les allusions qui s'y rapportent, 
et par-là même toutes les allusions pareilles. 



HUITISMB KEÇOir. 



ROMANS PROVENÇAUX. 



Eu prouvant, conune je crois l'avoir fait, que les Provençaux 
eurent des épopées originales sur les divers incidens historiques 
ou fabuleux de la lutte des chrétiens des Gaules avec les Arabes 
d'Espagne , je n'ai prouvé qu'une chose d'elle-même très-vrai- 
semblable. Dès l'instant où il y avait dans la littérature de ces 
peuples des épopées romanesques , il était parfaitement naturel 
que quelques-unes au moins de ces épopées roulassent sur des 
guerres importantes , et qui avaient été , durant près de deux 
siècles , pour le midi , un motif constant d'inquiétudes religieuses 
et politiques , et d'héroïques efforts. 

Il n'en est plus de même quand il s'agit d'épopées dont le 
sujet est ou a l'air d'être pris de l'histoire de quelques peu- 
plades des Bretons insulaires du vi* siècle. — On ne découvre 
pas si aisément quels motifs les populations méridionales de la 
Gaule pouvaient avoir d'aller chercher des sujets de poésie roma- 
nesque hors de chez elles , dans une histoire tout-à-fait étran- 
gère à la leur, histoire qui n'avait d'ailleurs rien de frappant , 
rien de merveilleux , rien qui dût naturellement porter d'autres 
peuples à s'en occuper, à la dénaturer par des fables. La natio- 
nalité est , conune nous l'avons vu , une des conditions , un des 
caractères de l'épopée primitive. Or, il n'y avait, pour les peu- 
ples de langue provençale , rien de national dans les traditions 
historiques des Bretons insulaires , ni même de ceux de la Gaule. 

Cette observation , je ne le dissimule point , est une difficulté 
à résoudre dans l'histoire de l'épopée provençale. Mais ce n'est 



i4o HUITIEME LEÇON. 

point une difficulté insoluble , ni même aussi grave qu'elle peut 
le paraître au premier amp-d*œ3. JTessaierai d'abord de constater 
les faits , sans égard au plus ou moins de facilité qu'il peut y avoir 
de les expliquer. La raison en fût-elle encore plus obscure , il 
faudra bien les admettre, s'ils sont prouvés. 

J'ai divisé les romans épiques de la Table ronde en deux 
classes : la première , de ceux qui n'ont aucun rapport à l'histoire 
du saint Graal ; la seconde, de ceux qui roulent sur cette histoire. 
— Je suivrai cette division dans l'examen où je vais enti'er de la 
part qu'eurent les Provençaux à la composition des épopées de 
la Table ronde , en commençant par celles de ces épopées qui ne 
96 rapportent point au saint Graal , et sont , selon toute appa- 
rence , les plus anciennes de tout le cycle. 

Pour préciser, autant que possible , l'objet de cette discussion , 
je la bornerai d'abord à un point unique et spécial ; je la bor* 
nerai à l'histoire d'un seul des romans de la Table ronde , mais 
du plus célèbre de tous , et de l'un des plus anciens. Le résultat 
de cette discussion particulière m'abrégera et me facilitera la 
recherche d'un résultat plus général. 

Le roman dont je veux parler est celui de Tristan. Il n'est pas 
aisé aujourd'hui de se faire une idée du succès et de la renommée 
de cet ouvrage à l'époque de son apparition , et durant tout le 
reste du moyen âge. -^^ H pénétra dans toutes les contrées de 
l'Europe sans en excepter la Scandinavie et l'Islande : dans tou- 
tes , il fut traduit , imité ou refait ; dans toutes , il fit les délices 
de toutes les classes , mais particulièrement des plus élevées ; 
dans toutes , enfin , il fut pour les masses une source de chants 
populaires. On ne citerait pas, depuis ce que l'on nomme la re- 
naissance des lettres, une composition poétique qui ait eu la 
même fortune. 

Indépendanunent des pures et simples traductions de l'histoire 
de Tristan , il y en a différentes versions , diverses rédactions qui 
varient entre elles par les accessoires et les détails , mais roulant 
toutes sur un même fond primitif , n'étant toutes que le déve- 
loppement des mêmes situations principales. 

Sans prétendre avoir fait un compte exact de ces difiBirentes 



ROMANS PROYEa^GAUX. lii 

rédacdcms , j'en puis indiquer sept , dont les unes existent en- 
core aujourd'liui en entier , tandis que l'on n'a des autres que 
des fragiiie^s plus ou inoins longs. Se ces rédactions soit entiè- 
res, soit incomplète^ , deux sont ep prose et cii^q en vers. Toutes 
sont imprimées , les unes déjà depuis long - temps , les autres 
depuis 4^3 époques récentes , de sorte qu'il n'y a aucune dij£- 
culte particulière à se les procurer toutes pour les étudier et les 
comparer. Yoici, ayant de passer outre, la liste de ces sept 
différentes rédactions de la fable chevaleresque de Trjstan , avec 
quelques désignations suffisantes pour les distinguer entre elles. 

1° Une rédaction anglo - normande en prose, généralement 
attribuée à Luce, seigneur d^ Gast, pr^s de Salisbury. 

2° Une abréviation allecnande aussi en prose , qui paraît avoir 
eu pour he{^ la rédaction p^cédente. 

3® La rédaction en vers de Godefroy de Strasbourg , un dçs 
ïïninnesinger les plus distingués de son temps. 

4° La rédaction écossaise de Thomas d'Erceldoun , en stances 
symétriques de onze vers chacune. 

Resjtent trois fr^gmeu^ des %x6is autres rédactions en vers , 
joutes If^ois en français. 

Peux 4p ces ^figmens, double plus long est 4'cnyiron mille 
vers , ont été tirés d'un manuscrit de M. Donce , s^v^t Ecoj^ 
sais , possesseur d'une bibliothèque riche en raretés. 

Le troisième fragmept , appartenant à une septième rédaction 
du Tristan , a été publié d'après un manuscrit de la Bibliothèque 
du roi , à Paris. — C'est le plus considérable des trois ; jil a près 
de quatre mille cinq cents vers. 

Que ces sept diverses versions ou rédactions du roman de 
Tristan ne soient pas les seules qui aient existé ou qui existent 
peut-être encore , c'est ce que nous verrons mieux tout à l'heure. 
Tenons-nous-en , pour le moment , aux sept que je viens d'in- 
diquer. Aucune ne renferme en elle des particularités , des mar- 
ques auxquelles on puisse la reconnaître pour le texte primitif 
du roman, pour le fond original exploité et varié par les six 
autres rédacteurs. Mais les dates relatives des sept rédactions 
citées , si on les savait , fourniraient ijiiplicitement le même ré- 



i42 HUITIÈME LEÇON. 

sultat; or, Ton peut essayer de coordonner ces dates, ou da 
moins la plupart. 

Des sept rédactions désignées de l'histoire de Tristan , celle 
de Thomas d'Erceldoune , en écossais , est aujourd'hui celle sur 
laquelle on a le plus de lumières. C'est Walter Scott qui a pu- 
blié cette rédaction , en l'accompagnant de diverses notices , tant 
sur l'auteur que sur l'ouvrage ; notices qui ne laissent rien à 
désirer au goût ni à la critique. 

Il résulte de ses recherches sur Thomas d'Erceldoune , que ce 
poète naquit vers l'an 1 220 , et mourut dans l'intervalle de 1 286 
à 1289. Si l'on suppose, comme il est naturel, qu'il écrivit son 
poème dans la vigueur et la maturité de l'âge , de trente à qua- 
rante ans , par exemple , ce poème dut être composé de l'an 1 25o 
à 1260. Mais on ne peut guère le faire plus ancien que le milieu 
du siècle , et je le supposerai de cette époque. 

Ce point convenu, il faut savoir lesquelles des six autres rédac- 
tions sont antérieures , lesquelles postérieures à celle de Thomas. 
Or , il y en a deux sur lesquelles il ne peut y avoir doute à cet 
égard. En effet , les auteurs de l'une et de l'autre citent également 
un Thomas , qui , quand il s'agit d'un romancier , auteur d'une 
histoire de Tristan, ne peut guère être un autre que Thomas 
d'Erceldoune. 

Les deux rédacteurs qui citent ce dernier comme leur devan- 
cier , sont Godefroy de Strasbourg , et l'auteur anonyme de la 
rédaction à laquelle appartient le premier fragment du manuscrit 
de M. Donce. — Ces deux rédactions , à quelque époque précise 
qu'elles appartiennent , sont donc certainement l'une et l'autre 
postérieures à l'an i25o. 

Le second fragment de manuscrit de M. Donce ne présente 
aucune donnée d'après laquelle on puisse lui assigner une date ; 
mais on s'assure aisément , à son caractère et à son objet , que le 
Tristan dont il lit paitie devait être postérieur , non-seulement 
au Tristan de Thomas d'Erceldoune , mais à celui auquel ap- 
partient le premier fragment déjà cité. En effet, ce second frag- 
ment annonce un ouvrage ayant tous les caractères d'un abrégé , 



T' 



ROMANS PROVENÇAUX. i43 

d'un résumé destiné à donner une idée vive et sommaire du 
sujet longuement détaillé dans le premier. 

Reste maintenant a décider si l'énorme Tristan en prose est de 
même postérieur à celui de Thomas d'Erceldoune, ou si, au con- 
traire, il serait plus ancien, et lui aurait servi ou pu servir d'original. 

Pour ceux qui pensent que le Tristan en prose fut composé 
par l'ordre du roi d'Angleterre Henri II , pai' conséquent de 
n 52 à 1 188, la question est bientôt résolue. Mais j'ai déjà montré 
ailleurs que cette opinion est de tout point gratuite. Il est vrai 
qu'im clievalier Luce , seigneur d'im château de Gast , se donne 
pour rautem" du grand Tristan en prose , et prétend l'avoir tra- 
duit du latin , par l'ordre et pour l'amour d'im roi d'Angleterre 
du nom de Henri. Mais il est vrai aussi que , dans le passage 
du roman où il dit cela , messire Luce dit d'autres choses fausses 
et absiu^des ; mais il est vrai aussi que Walter Scott a énoncé 
sur ce messire Luce des doutes fort graves et très-motivés. « Ce 
Luce , dit-il , ce seigneur du château de Gast , send)le tout aussi 
faibuleux que son château et que l'original latin de son roman. 
Pourquoi aurait-on composé au xiii® siècle une histoire de Tris- 
tan en latin? Pour qui cette histoire aurait-elle été une source 
d'agrément ou d'instruction ? » 

Il y aurait encore plus d'vm pourquoi à ajouter à ceux de 
Walter Scott ; mais je veux , pour le moment , les laisser tous de 
côté , et prendre Luce , seigneur de Gast , pour un personnage 
réel qui dit quelque chose de vrai , en affirmant qu'il a travaillé 
pour un roi du nom de Henri. Mais au moins ne dit-il pas que 
ce soit pour Henri II, et c'est une invraisemblance de moins 
dans son témoignage. 

Le roi Henri III , qui dans sa majorité régna de 1227 à 1272, 
patronisa beaucoup la littérature anglo-normande ; et ce fut , 
tout obhge à le croire, plutôt pour lui que pour Henri II , que 
put être composé le roman de Tristan. Mais comme ce règne 
comprend vingt-trois ans de la première moitié du xiii* siècle , 
il serait possible que le roman en question eût été composé dans 
le cours de ces vingt-trois ans , et par conséquent avant 1 25o , 
date convenue de celui de Thomas d'Ërceldoune. 



i42 HUITIÈME LEÇON. 

sultat; or, Ton peut essayer de coordonner ces dates, ou do 
moins la plupart. 

Des sept rédactions désignées de Thistoire de Tristan , celle 
de Thomas d'Erceldoune , en écossais , est aujourd'hui celle sur 
laquelle on a le plus de lumières. C'est Walter Scott qui a pu- 
blié cette rédaction , en l'accompagnant de diverses notices , tant 
sur l'auteur que sur l'ouvrage ; notices qui ne laissent rien à 
désirer au goût ni à la critique. 

Il résulte de ses recherches sur Thomas d'Erceldoune , que ce 
poète naquit vers l'an 1 220 , et mourut dans l'intervalle de 1 286 
à 1 289. Si l'on suppose , comme il est naturel , qu'il écrivit son 
poème dans la vigueur et la maturité de l'âge , de trente à qua- 
rante ans , par exemple , ce poème dut être composé de l'an 1 25o 
à 1260. Mais on ne peut guère le faire plus ancien que le milieu 
du siècle, et je le supposerai de cette époque. 

Ce point convenu, il faut savoir lesquelles des six autres rédac- 
tions sont antérieures , lesquelles postérieures à celle de Thomas. 
Or , il y en a deux sur lesquelles il ne peut y avoir doute à cet 
égard. En effet , les auteurs de l'une et de l'autre citent également 
un Thomas , qui , quand il s'agit d'un romancier , auteur d'une 
histoire de Tristan, ne peut guère être un autre que Thomaa 
d'Erceldoune. 

Les deux rédacteurs qui citent ce dernier comme leur devan- 
cier , sont Godefroy de Strasbourg , et l'auteur anonyme de la 
rédaction à laquelle appartient le premier fragment du manuscrit 
de M. Donce. — Ces deux rédaction» , à quelque époque précise 
qu'elles appartiennent , sont donc certainement l'une et l'autre 
postérieures à l'an i25o. 

Le second fragment de manuscrit de M. Donce ne présente 
aucune donnée d'après laquelle on puisse lui assigner une date ; 
mais on s'assure aisément , à son caractère et à son objet , que le 
Tristan dont il fit pailie devait être postérieur , non-seulement 
au Tristan de Thomas d'Erceldoune , mais à celui auquel ap- 
partient le premier fragment déjà cité. En effet, ce second frag- 
ment annonce un ouvrage ayant tous les caractères d'un abrégé » 



ROMANS PROVENÇAUX. i43 

d'un résamé destiné à donner une idée vive et sommaire du 
sujet longuement détaillé dans le premier. 

Reste maintenant à décider si l'énorme Tristaa en prose est de 
même postérieur à celui de Thomas d'Erceldoune, ou si, au con- 
traire, il serait plus ancien, et lui auraitservi ou pu servir d'original. 

Pour ceux qui pensent que le Tristan en prose fut composé 
pai' l'ordre du roi d'Angleterre Henri II, pai- conséquent de 
1 1 52 à 1 188, la question est bientôt résolue. Mais j'ai déjà montré 
ailleurs que cette opinion est de tout point gratuite. Il est vrai 
qu'un clievalier Luce , seigneur d'un château de Gast , se donne 
pour l'auteur du grand Tristan en prose , et prétend l'avoir tra- 
duit du latin , par l'ordre et pour l'amour d'im roi d'Angleterre 
du nom de Henri. Mais il est vrai atissi que , dans le passage 
du roman où il dit cela , messire Luce dit d'autres choses fausses 
et absurdes ; mais il est vrai aussi que Walter Scott a énoncé 
sur ce messire Luce des doutes fort graves et très-motivés. « Ce 
Luce, dit-il, ce seigneur du château de Gast, semble tout aussi 
fiad)ideux que son château et que l'original latin de son roman. 
Pourquoi aurait-on composé au xiii^ siècle une histoire de Tris- 
tan en latin? Pour qui cette histoire aurait-elle été ime source 
d'agrément ou d'instruction ? » 

Il y aurait encore plus d'im pourquoi à ajouter à ceux de 
Walter Scott ; mais je veux , pour le moment , les laisser tous de 
coté , et prendre Luce , seigneur de Gast , pour un personnage 
réel qui dit quelque chose de vrai , en affirmant qu'il a travaillé 
pour un roi du nom de Henri. Mais au moins ne dit-il pas que 
ce soit poiu* Henri II, et c'est une invraisemblance de moins 
dans son témoignage. 

Le roi Henri III , qui dans sa majorité régna de 1227 à 1272, 
patronisa beaucoup la littérature anglo-normande ; et ce fut , 
tout oblige à le croire , plutôt poiu* lui que pour Henri II , que 
put être composé le roman de Tristan. Mais conune ce règne 
comprend vingt-trois ans de la première moitié du xiii« siècle , 
il serait possible que le roman en question eût été composé dans 
le cours de ces vingt-trois ans , et par conséquent avant 1 25o , 
date convenue de celui de Thomas d'Erceldoune. 



i44 HUITIEME LEÇON. 

Ce n'est qiie sur le rapprochement et la comparaison des traits 
caractéristiques des deux productions , que Ton peut asseoir une 
opinion motivée sur leur ancienneté relative. Mais du moins le 
résultat d'un pareil rapprochement est-il aussi clair et aussi cer* 
tain que l'on puisse le désirer. — Le Tristan de Thomas d'Ercel- 
donne est une fable en vers , courte , simple et claire. Le Tristan 
attribué à Luce , seigneur de Gast , est une fable en prose , et 
en prose souvent recherchée et maniérée ; c'est une fable d'une 
longueur démesurée , où toutes les données de la précédente sont 
amplifiées , paraphrasées , compliquées , surchargées d'omemeps 
accessoires. Elle lui est donc certainement postérieure, ce qui 
du reste n'empêche nullement qu'elle n'ait été composée sous le 
règne d'un roi nommé Henri , pour la satisfaction de ceux qui 
tiennent à cette particularité comme à une donnée historique 
positive. De 1260, époque de la composition du Tristan de Tlu>- 
mas, à 127a, année de la mort de Henri III, il y a un inter^ 
valle de vingt-deux ans , intervalle bien suffisant à la rédaction 
du Tristan de Luce de Gast , tout colossal qu'il est , car messire 
Luce nous apprend lui-même qu'il n'y mit que cinq ans. 

Maintenant la rédaction de ce même roman en prose allemande 
n'étant qu'une abréviation de celle en prose française , il s'ensuit 
que cette rédaction allemande est comme son modèle, et plus en- 
core que son modèle , postérieure à celle de Thomas, en écossais. 

Sur six versions de la iahle chevaleresque de Tristan , en voilà 
donc cinq que tout oblige à regarder comme postériejures à 
l'an 1 25o , époque la plus ancienne où l'on puisse raisonnable- 
ment mettre celle de Thomas , tandis que l'on pourrait , sans 
invraisemblance , la mettre quinze ou vingt ap« plus tard. 

Il ne me reste plus à parler que de la sixième version , de celle 
que représente Le grand fragment du manuscrit de la Bibliothèque 
du roi. T— Cest celle dont il est le plus difficile de déterminer 
Tâge , relativement à celle de Thomas d'Erceldoune. Toutefois > 
même là-dessus , il y a des conjectures tj:ès-plau8JJ>les à £ûre. 

L'histoire littéraire ne fait mention qu/e d'une seule rédaction 
de Tristan, que l'on puisse proprement et ^trictemexit qualifier 
de française , c'est-à-dire ayant été composée en France et par 



ROMANS PROVENÇAUX. t45 

UB FraBçiâs. C'est celle de ClirétieB de Troyea. -^11 puisât œiw 
tain que ce poète fécond composa aussi un Trbtan ;. il nous l'ap- 
prend lui-iiiên>ey et il n^y a aucune raison de suspecter son témoir* 
gnage là-dessus. 

Or, puisque Von ne cite en français qu'une seule version de 
Tristan et une version attribuée à Chrétien de Troyes , ce n'est 
pas basai der beaucoup que de regarder le fragment de la Biblio^ 
tbèque du roi comme une partie de cette version , et la représen*r 
tant. Or , dans ce cas , bien que l'on n'ait aucun moyen de pre-> 
ciser la date de cette même version , on peut être sûr qu'elle est 
antérieure à celle de Thomas d'Ërceldoune. On peut la faire 
remonter jusque vers 1190, époque à laquelle il y a lieu de 
croire que Chrétien commença à se faire connaître par ses ou^^ 
vrages. Dans cette hypothèse , le Tristan de Chrétien de Troyes 
aurait devancé de plus d^un demi-siècle celui de Thomas l'Ëcos^f 
sais. Mais assez peu importe ici le plus ou le moins; il suffit 
d'être sûr qu'il y eut une rédaction française de la fable de Tris^ 
tan y antérieure à i2i5o ; que cette rédaction fut l'oeuvre de Chré^ 
tien de Troyes , et que le fragment cité de la Bibliothèque du roi 
appartient vraisemblablement à cette rédaction. 

Nous avons donc maintenant trois termes , trois époques ap-* 
proximatives auxquelles rapporter sept des principales rédactions 
de U fable chevaleresque de Tristan. 

Une de ces rédactions peut être de la fin du xii*^ siècle ou du 
commencement du xiii*, de i igo à i2io.«^Une autre est de i25o 
au plus tôt. -— Les cinq autres sont toutes plus ou moins posté- 
rieures à cette dernière , mais toutes néanmoins dans les limites 
du XI 11^ siècle. 

Je l'ai déjà dit , et c'est ici le cas de le répéter plus formelle- 
ment, les sept rédactions que j'ai citées de la fable de Tristan 
ne sont très-'probablement pas les seules qui aient existé dans 
Vintervélle de temps , et dans les pays auxquels appartiennent 
celles dont j'ai parlé ; mais ces dernières étant les seules qui sub- 
sistent, sont aussi les seules dont on puisse déduire quelques 
notions pour l'histoire de la iabh célèbre sur laquelle elles rou- 
Jenl toutes, -.rrlk tout ce que j'en m dit jusqu'à présent, i! 



*. 



,46 HUITIEME LEÇON. 

résulte que Chrétien de Troyes est le plus ancien de tous les ré- 
dacteurs connus et désignés de cette même fable , et par consé- 
quent celui d'entre eux auxquels on doit en attribuer l'inven- 
tion, si l'on doit l'attribuer à l'un d'eux. 

Mais il est une littérature dans laquelle personne n'a eu l'idée 
de chercher l'origine , la rédaction première de la fable dont il 
s'agit , httérature dans laquelle pourtant il est certain que cette 
même fable fit plus de bruit , et plus tôt que dans aucune autre : 
c'est la littérature provençale. Les résultats des allusions et des 
témoignages des troubadours sur ce sujet sont d'un grand intérêt 
dans la discussion actuelle , et je dois les indiquer nettement. Je 
suivrai pour cela la même méthode dont j'ai fait usage pour éta- 
bhr la part des Provençaux à la culture de l'épopée carlovingienne. 

Je trouve vingt - cinq troubadours qui ont fait , et plusieurs 
d'entre eux plus d'une fois, allusion à l'histoire de Tristan ; et 
leurs allusions sont, pour la plupart, précises et spéciales; elles 
se rapportent aux points les plus célèbres de la fable , à ses inci- 
dens les plus caractéristiques , les plus minutieux , les plus déli- 
cats , de sorte qu'il ne peut y avoir aucun doute sur l'identité 
fondamentale de l'ouvrage auquel avaient trait ces allusions, 
et de toutes les rédactions de Tristan aujourd'hui connues. On 
pourrait, d'après tous ces passages de tant de troubadours, re* 
construire un roman qui différerait assurément beaucoup , quant 
à la rédaction et aux détails , des romans connus sur le sujet de 
Tristan , mais qui s'accorderait pour le fond avec ceux-ci , qui 
aurait le même nœud , le même dénouement , les mêmes aven- 
tures principales , et les mêmes acteurs. — Il est évident, au nom- 
bre , à la précision , à la variété de ces allusions , que la compo- 
sition romanesque à laquelle elles avaient rapport, était te- 
nue pour la plus célèbre de son genre , pour celle dont il était 
à la fois le plus agréable et le plus facile de réveiller le souvenir. 

Maintenant cette composition si admirée , si répandue parmi 
eux , les Provençaux l'avaient-ils prise de quelqu'une des rédac- 
tions citées tout à l'heure ? C'est demander, en d'autres termes , 
à quelle date à peu près se rapportent les plus anciens passages 
des troubadours qui y font allusion. Or, c'est là une question à 



ROMANS PROVENÇAUX. 147 

laquelle j'ai déjà répondu implicitement ailleurs , et il ne s'agit 
guère ici que de répéter ma réponse. 

Des vingt-cinq troubadours , auteurs des allusions citées , il 
y en a dix au moins du xii^ siècle , et morts ou ayant cessé de 
faire des vers avant le xiii^. Parmi ces dix , les cinq plus anciens 
sont : Raymbaud d'Orange , Bernard de Ventadour , Ogier de 
Vienne, Bertrand de Bom, Arnaud de Marneilh. 

Raymbaud d'Orange mourut vers 1 178 , à peine âgé de cin- 
quante ans. Les pièces de poésie par lesquelles il se distingua 
comme troubadour , sont des pièces d'amour , où il y a plus de 
mauvais goût et de bizarrerie que de tendresse , et qu'il est beau- 
coup plus naturel d'attribuer à sa jeunesse qu'à son âge avancé. 
J'en supposerai les dernières seulement de dix ans antérieures 
à l'époque de sa mort, et les supposerai toutes écrites de 1 155 
à 1 165. Or , c'est dans une de ces pièces qu'il fait allusion au 
roman de Tristan , et une allusion qui se trouve être la plus dé- 
taillée, la plus spéciale, la plus stricte ûe toutes. Il existait 
donc , dans cet intervalle de 1 155 à 1 165 , un roman provençal 
de Tristan , et il est même très - naturel de croire ce roman de 
quelques années antérieur à une allusion qui le suppose déjà 
célèbre et p<^ulaire.~ On peut donc, sans exagération et sans 
invraisemblance , l'admettre pour existant en 1 1 5o , époque où 
Raymbaud d'Orange avait plus de vingt ans , et avait déjà fait 
la plupart de ses vers. 

Les mêmes rapprochemens et les mêmes calculs sur l'âge et 
la date des pièces des quatre autres plus anciens troubadours qui 
aient parlé de Tristan, confirmeraient tout le résultat que je 
viens d'énoncer : ils prouveraient de même , et plus positivement 
encore , que vers i i5o , il y avait dans la littérature provençale 
un roman célèbre intitulé Tristan, le même au fond que les 
autres romans connus sous le même titre. 

Par la même méthode , et avec le même genre de preuves , 
il serait facile de démontrer de même qu'il y eut en provençal , 
dans le cours du xii« siècle , plusieurs autres romans de la Table 
ronde presque aussi célèbres que le Tristan , et pour en nommer 
quelques - uns , ceux de Gauvain , d'Etec et du roi Arthur. Ce 



i48 HUITIEME LEÇON. 

dernier surtout j>an'aît avoir été très-faaieux, puisqu'il doaia 
lieu à une des expressions proverbiales les plus fréquentes dans 
les troubadours. D'après les romans composés sur ce roi, il n'é- 
tait point mort ; il avait seulement mystérieusement disparu de 
la Grande-Bretagne pour y revenir , un jour ou l'autre , régner 
de nouveau, et en expulser les Saxons. Les Bretons, à ce a^ae 
l'on disait , s'attendaient chaque jour et chaque ajiuée à le voir 
reparaître, et déjà bien des jours et des ans s'étaieot «coulés 
dans cette attente toujours vive et toujours trouc^pée. De là les 
troubadours avaient nommé espérance bretonne toute espérance 
42ui se prolongeait de même indéfiniment sans se réaliser jamais. 

Maintenant, c'est d'une manière et par des raisons run jpeu 
d^érentes, que :je vais tâcher de montrer la part qu'ont «uelts 
fWvençaux à xeux des romans de la Table ronde qui forment le 
cycle particulier du Giaal. 

Je .suis «obligé , et je crois bien (foire de rappeler «en peu de 
«mots quelques->unes des observations générales que j'ai eu ul^ 
rl'occasion de faire sur oe cycle du Graal et mu* les romans qui le 
composent. J'ai dit ^^'il était en quelle sotrte double^ i'din 
•aqglo-normand ou .breton ; l'autre , fran^çais ou gaculois. J'ai .dit^ 
«t, je persiste à croire ^que ce dernier était de plus ancien «des-deua^, 
^'il avait servi de base,, de fonda l'-autre, ^ui n'>eniélait^'iuue 
«énorme amphficatioa J'ai nommé , comme les trois |>£inc^pa«B: 
et les plus anciens romans de ce cycle français 4u Gcraalp le P«f- 
^et^al de Chrétien de Trpyes., «le Percet^jal elle Titurel de Wol- 
fram d'Eschenbach., en allemand. Ainsi donc, la manière la.phis 
directe et la .plus positive de constater et d!ii^^pTécier l'influence 
ddes Pix)vençauK sur les romans de ce cycle en général^ vserait de 
démontrer l'origine provençale de ces trois derniers, auxquels 
semblent se rattaclier tous les autres. Or, cela alcstpas impos^ 
sible; je dirai plus, cela n'est, pas difficile. 

Mais il me faudra. pour céda revenir par intervalles^ et en aussi 
peu de mots que je Le pourrai, ^ur des choses que J'ai dites 4pré- 
cédemment, quand j'ai voulu donner une idée ^nérale de la 
fable du Graal. Ce sont les<deux romans du Titurel et àxjLPenccMd 
de Wolfram ^ui renfermât les, particularités caracténsti|{ue^«,r^i^ 



ROMANS PROVENÇAUX. 149 

moyen âè^c(ttelles il est possible d'arriver par degrés à la véritable 
origine de cette étrange fable , ou du moins à sa première ré- 
daction connue. 

D'après ces romans, une race de princes héroïques, originaire 
de l'Asie, fut prédestinée par le ciel même à la garde du 
saint Graal. Perille fut fce premier des chefs de cette race , qui , 
s'étant converti au chrîstiànisme , passa en Europe sous l'empe- 
reur Ve^pasien. Il s'#tâl)lît au nord-est de l'Espagne, dans cette 
partie de la Pénin^tdè nommée depuis la Catalogne et l'Aragoto, 
et tenta le premier de convertir les païens de Saragosse et de 
Galice, àuxqueb il fit la guerre dans cette vue. Son fils, Titu- 
rison , poursuivit cette guerre , et y obtint de nouveaux sUccès. 
Mais c'était au fils de ce dernier, c'était à Titurel qu'était réservée 
la gloire de soumettre les païens d'Espagne, et de conquérir leurs 
divers royaumes , et entre autres celui dé Grenade. — Il eut "pour 
auxiliaires , dans ces différentes conquêtes , les Provençaux , les 

peuples d'Arles et les Rarlingues , par lesquels il semble qu'il 
fiaûlle entendre les Franks ouïes Gallo-Franks , sujets des princeâ 
Garlovingiens. 

Jusqii^ci l'histoire de la race des gardiens du Graal a exclusi- 
vement pour théâtre la Catalo^e et l'Espagne. Il ne s'agit, dans 
cette histoire , que des guerres faites aux païens du pays avec le 
secours des populations méridionales de la Gaule. La première 
idée qui se présente à propos d'une pareille histoire, et dès 
l'instant où l'on veiit supposer un motif et un but à son auteur, 
c'est qu'elle a été composée pour célébrer la piété et l'héroïsme 
de quelqu'une des races de princes chrétiens qui dominèrent en 
Espagne , et s'y distinguèrent par des conquêtes sur les ihusid- 
mans , et l'idée des rois d'Aragon et des comtes de Barcelonne est 
celle qui se présente ici le plus convenablement , comme suite et 
complément de cette première hypodièse. 

Cette hypothèse admise , une autre s'ensuit naturellement , 
c'est qu'une histoire fabuleuse comme celle-ci aura été plutôt 
inventée par quelqu'un des poètes qui fréquentaient les coiu^ 
des rois d'Aragon et des comtes de Provence , que par tout autre 
poète étranger. Or, il n'y avait, aux époques et dans les cours 
dont il s'a^t, a^aiitres poètes que les 'Proven^ùx. 



j5o HUITIEME LEÇON. 

Ce n'est encore là , je l'avoue , qu'une présomption assez va-* 
gue, mais qui prendra, je l'espère, peu à peu l'autorité d'un 
fait, à mesure que nous entrerons davantage dans les données 
caractéristiques et dans les motifs des singulières fictions dont je 
voudrais découvrir l'origine. Je reviens un moment à Titurel^ 
pour vous rappeler sommairement ce que je vous en ai déjà dit. 

C'est lui qui est représenté comme le fondateur du service et 
du culte du Graal , et qui bâtit au saint vase le temple dans le- 
quel il fut précieusement gardé. Ce temple réunissait tout ce que 
l'on peut imaginer de merveilleux et de splendide ; il était con- 
struit sur le plan du fameux temple de Salomon à Jérusalem- 
Titurel choisit pour son emplacement une montagne qui se 
trouve sur la route de Galice , entourée d'une immense forêt , 
nommée la forêt de Saut^eterre. Quant à la montagne elle-même * 
l'auteur du Titurel et du Percei^al la désigne presque indiffé- 
remment par deux noms significatifs , dont le son est à peu près 
le même , mais dont le sens est très-différent : il la nomme tantôt 
Montsahatj qui signifie mont sauvé, mont préservé , tantôt Mont" 
salf^atge, c'est-à-dire mont sauvage. 

Toutes ces désignations de localités , si on les prend dans leur 
ensemble , et si l'on considère qu'elles coïncident avec l'indica- 
tion de l'établissement de Titurel en Catalogne et en Aragon , ces 
désignations , dis-je , se rapportent clairement aux Pyrénées ; et 
si ces montagnes ne sont pas nommées par le romancier du 
Graal , c'est que les romanciers ne nomment presque jamais un 
lieu ou un pays par son propre et vrai nom. 

Le temple du Graal une fois bâti dans les Pyrénées, Titurel 
institue pour sa défense et pour sa garde une milice , une cheva- 
lerie spéciale , qui se nomme la chevalerie du Temple , et dont 
les membres prennent le nom de Templiens ou de Templiers. 
Ces chevaliers font vœu de chasteté , et sont tenus à une grande 
pureté de sentimens et de conduite. — L'objet de leur vie, c'est 
de défendre le Graal , ou pour mieux dire , la foi chrétienne , 
dont ce vase est le symbole contre les infidèles. 

Je l'ai déjà insinué', et je puis ici l'affirmer expressément , il y 
a dans cette milice religieuse du Graal une allusion manifeste à 
la milice des Templiers. Le but , le caractère religieux y le nom » 



ROMANS PROVENÇAUX. iSi 

tout se rapporte entre cette dernière cbevalerie et la chevalerie 
idéale du Graal ;. et Ton a quelque peine à comprendre la fiction 
de celle-ci, si l'on fait abstraction de l'existence réelle de l'autre. 

Or, si l'on admet dans les romans cités Une allusion à l'institu- 
tion des Templiers, c'est une nouvelle raison pour croire ces 
romans originairement composés dans le midi, et en langue 
provençale. 

Bientôt après son établissement à Jérusalem , cette milice reli- 
gieuse se répandit dans le midi de la France et au nord-est de 
l'Espagne , où elle ne tarda pas à devenir riche et puissante. Dès 
l'an II 36, Roger III, comte de Foix, fonda dans ses états 
une maison du temple , la première de celles qu'il y eut en Eu- 
rope. Six ans après, en 114^, Raimond Bérenger lY, comte de 
Barcelonne et roi d'Aragon , institua dans ses états , pour faire la 
guerre aux Sarrasins d'Espagne , un autre corps de miUce reli- 
gieuse , à l'instar et sous la dépendance des Templiers. Il parait 
que , de ces deux succursales du temple de Jérusalem , la pre^ 
mière au moins fut fondée dans les Pyrénées , et qu'en peu d'années 
les châteaux, les églises, les chapelles de Templiers se multi- 
plièrent dans ces montagnes. Or, il n'y avait rien qui fût plus dans 
l'esprit de la poésie provençale que de célébrer une chevalerie 
guerrière qui se donnait pour tâche l'extermination des Sarrasins. 

Les deux noms de Monisaltfatetde Montsalifatge , donnés à la 
montagne sur laquelle est bâti le temple du Graal , sont tous les 
deux en pur provençal. Divers autres noms , soit de Ueu soit«ile 
personne, qui sont arbitraires et forgés, ont été de même forgés en 
pix)vençal, tels que ceux de Floramia, à'Albaflora, de Flordi^ 
vole. 

Mais ce qui est remarquable en fait de noms et de langue , 
dans cette fable du Graal , c'est ce nom même de Graal donné au 
vase merveilleux confié à la garde des Templiers. Il n'est pas in- 
différent , pour découvrir l'origine de cette fable , d'examiner dans 
quel pays elle a dû recevoir ce titre qui est indi^itablement son 
titre originel , qu'elle a gardé partout où elle a pénétré. Or, ce 
titi^e , elle n'a pu le recevoir que dans des pays de langue pro- 
vençale i car c'est indubitablement à cette langue qu'appartienent 

' 1 



i52 HUITIEME LEÇON. 

les termes de graal , gréai , formes particulières de celui de gra^ 
zal, qui signifie vase en général, et plus strictement écuelle. 

Il y a une preuve certaine que les rédacteurs de l'histoire du 
Graal , en français , ont adopté et transcrit ce mot de grazal ou 
de graal , sans en connaître la signification , c'est l'étymologie et 
l'explication qu'ils en donnent. Un de ces rédacteurs dit expres- 
sément , en parlant du vase miraculeux , qu'il se nomme Graal y 
parce que nul ne le voit sans que la vue lui en agrée , parce qu'il 
est pour tous une chose que tous agréent. Une pareille étymologie 
était , à ce qu'il semble , impossible dans des pays dans la langue 
desquels le mot grazal ou graal était l'un des plus familiers. 

Ces diverses raisons pour prouver l'origine provençale des plus 
anciens romans du Graal , raisons tirées de la substance même de 
ces romans , fussent-elles les seules à alléguer en faveur de cette 
origine, mériteraient de n'être pas dédaignées. Il se pourrait 
qu'elles eussent à elles seules une autorité supérieure à tel ou tel 
témoignage historique particulier , qui y serait opposé. Mais ici , 
non-seulement il n'y a pas de témoignage positif contraire à ces 
raisons ; il y en a un pour et l'un des plus décisifs et des plus in- 
téressans qu'il soit possible d'imaginer. 

Lorsqu'au commencement du xiii* siècle, Wolfram de Eschen- 
bach composa les deux romans épiques du Graal , auxquels j'aî 
jusqu'à présent fait allusion, c'est-à-dire le Titurel et le Perceval, 
il existait déjà , bien que non encore terminé , un Perceval de 
Chrétien de Troyes ; et Wolfram , qui le connaissait, aurait pu le 
prendre pour base , ou s'en aider de quelque façon pour la com- 
position du sien. — Il ne le fit pas , et il nous en a dit lui-même 
la raison. C'est qu'il connaissait un Perceval antérieur à celui de 
Chrétien , et dont Chrétien avait fait usage, mais très-librement, 
conservant certaines parties , en refaisant ou en modifiant beau- 
coup d'autres. — Wolfram nous apprend que ce Perceval origi- 
nal, ainsi altéré par Chrétien de Troyes, était l'œuvre d'un roman- 
cier provençal , qu'il désigne par le nom de Kyot ou Guyot , nom 
inconnu parmi ceux des troubadours. — Il réprimande sévère- 
ment Chrétien de tous les changemens qu'il s'est permis de faire 
à son modèle , prétendant qu'il a par-là gâté toute l'histoire 



ROMANS PROVENÇAUX. i53 

originale , et déclace hautement Tintention où il est , mettant cette 
Listoire en allemand ou en teuton, comme il dit, de suivre 
exactement le rédacteur provençal , de préférence au français. 

Il n'y a plus lieu, après un témoignage si exprès, si positif, de 
la part d'un juge ou d'un témoin si compétent , de révoquer en 
doute l'origine provençale de la fable du Graal. — Peut-être néan- 
moins ce témoignage ne s'applique-t-il qu'à la portion de cette 
fable contenue dans le Perceval , et non à celle contenue dans le 
Titurel. — C'est ce que je n'ai pu vérifier, ne connaissant ce der- 
nier roman , encore inédit , que par des extraits insuffisans. Mais 
une réflexion bien simple sufiPit pour démontrer que le Titurel peut 
bien être d^un autre auteur que le Perceval , mais doit être de 
même provençal. Cette réflexion , c'est que le Perceval n'est que 
la suite , le complément du Titurel ; c'est que les deux romans ne 
forment ensemble qu'un seul et même tableau d'un seul et même 
sujet , que le premier renferme toutes les données du second. Or, 
ce second étant provençal , il faut de toute nécessité que le pre- 
mier le soit aussi. 

Il y a plus : les vestiges , les indices intrinsèques d'une origine 
provençale , sont plus marqués et plus nombreux encore dans le 
Titurel que dans le Perceval , et , s'il y avait lieu à disputer l'un 
des deux aux Provençaux, ce serait plutôt celuirci que le premier. 

Mais , si l'on met de côté les subtilités et les subterfuges , et si 
l'on a égard à l'excessive difficulté qu'il y a de constater avec une 
certaine précision les faits de l'histoire littéraire des xii« et xi ii*^ 
siècles , on conviendra qu'il ne peut guère y en avoir de mieux 
prouvé que celui que j'ai voulu prouver , savoir que la plus an- 
cienne rédaction connue de la fable poétique du Graal , en tant 
du moins que cette fable est renfermée dant les aventures de Titu- 
rel et de Perceval, appartient aux poètes provençaux du xii* siècle. 

Je ne me figure pas que les preuves de ce fait puissent être con- 
testées : je ne crois pas que le témoignage d'un mirmesinger très- 
connu et très-distingué , se donnant sérieusement et à plusieurs 
reprises pour le traducteur (au moins quant au fond des choses) 
d'un poète provençal qu'il nomme , ait besoin de confirmation. 
Toutefois , je citerai encore un fait à son appui , et le citerai moins 



i54 HUITIEME LEÇON. 

pour le besoin de ce cas particulier , que pour mieux en faire ap- 
précier la valeur dans tous les cas analogues. 

Je reviens une fois encore aux allusions des troubadours à des 
ouvrages épiques. Puisqu'il y a beaucoup de ces allusions qui se 
rapportent à des romans aujourd'hui perdus du cycle carloviii- 
gien ou de la partie profane du cycle breton , ce serait une sorte 
de fatalité qu'il n'y en eût pas aussi quelques-unes relatives aux 
romans religieux du Graal. Mais celles-là n'y manquent pas non 
plus. J'en ai trouvé cinq ou six qui ont rapport au Perceval, et 
qui , par une singularité peut-être assez frappante , comprennent 
les cinq ou six situations les plus notables du roman , d'après la 
rédaction de Wolfram d'Eschenbach. Ainsi donc , le témoignage 
de Wolfram déclarant qu'il a composé son Perceval d'après un 
modèle provençal , serait , s'il avait besoin de l'être , confirmé par 
les allusions citées ; et le roman fournit , de son côté , une nou- 
velle preuve que ces allusions disent bien , et en toute réalité , ce 
qu'elles semblent dire. 

Je ne pousserai pas plus loin cette discussion ; je crois en avoir 
dit assez pour décider l'opinion du lecteur et justifier la mienne. 
Il ne me reste plus qu'à présenter sommairement, et sous forme 
de résumé historique , les principaux résultats de cette discussion 
dégagés de l'attirail du raisonnement, des conjectures, des hypo- 
thèses , des faits et des preuves de détail. 

L'ancienne poésie provençale ne fut point une poésie complète i 
elle ne connut point les formes dramatiques , ou n'en connut que 
les traits les plus grossiers , qu'elle n'essaya pas même de petlb^ 
tionner. 

Quant aux formes lyriques , c'est un fait généralement convenu 
qu'elle les eut très-développées et très-variées. 

Je viens de prouver, je* crois du moins de bonne foi avoir 
prouvé, qu'elle ne fut guère moins riche en compositions du genre 
épique. 

De ces compositions épiques, les plus anciennes remontent aux 
commencemens du ix^ siècle , et furent , suivant toute apparence , 
en latin barbare. Dès le x* siècle , il y en eut en roman méridio- 
nal ou provençal. Elle» roulèrent principalement sur les guerres 



ROMANS PROVENÇAUX. i55 

des Aquitains avec les Sarrasins, et ne furent généralement que des 
espèces de chants popidaires, simples, grossiers et peu développés. 

De la fin du xi« siècle au milieu du xii** , il se fit , dans la poé- 
sie provençale , une révolution de tout point correspondante à celle 
qui s'opéra , durant le même intervalle , dans les hautes classes 
de la société , par suite des institutions de la chevalerie. Cette 
poésie devint l'expression raffinée , délicate , exaltée , mélodieuse 
de l'amour chevaleresque ; ce fut une poésie toute nouvelle , une 
poésie de cours et de châteaux , qui n'eut plus rien de commun 
avec la poésie de l'époque antérieure. Celle-ci resta ce qu'elle 
avait toujours été , celle des places publiques , celle du peuple, 
expression franche, libre et grossière des sentimens naturels d'une 
époque de semi-barbarie , tempérée par des réminiscences de 
l'antique civilisation gréco-romaine. 

Toutefois , la poésie nouvelle réagit sur l'ancienne, et plusieurs 
des genres de celle-ci participèrent plus ou moins aux raffine- 
mens de la première. Les chants historiques, les fictions héroï- 
ques , les histoires romanesques sur les guerres des Sarrasins , 
qui faisaient un de ces genres , et l'un des principaux, furent un 
peu plus développés , un peu plus ornés : on y mit un peu plus 
d'amour et de merveilleux. Mais ces modifications n'allèrent 
point jusqu'à changer le caractère primitif de ces vieilles compo- 
sitions. 11 y avait, dans la rudesse et la simplicité de leur ton , 
quelque chose d'éminenunent populaire ; il y avait dans leur su- 
jet mi intérêt traditionnel , que les romanciers qui voulaient 
plaire aux masses , étaient obligés de respecter et de ménager. 
Cet compositions continuèrent donc à faire autant ou plus que ja- 
mais les délices des classes inférieures de la société. 

Mais elles ne pouvaient plus avoir le même charme pour les 
classes supérieures , pour celles qui avaient pris au sérieux les 
idées nouvelles et les réformes de l'époque actuelle. Les Olivier 
et les Roland étaient des personnages trop rudes et trop simples , 
pour être désormais l'idéal poétique de la chevalerie , devenue le 
culte des dames et la passion des aventures. C'étaient des person- 
nages usés pour ceux auxquels il fallait du nouveau, pour les me- 
neurs de la société. 



i56 HUITIEME LEÇON. 

Dans cet état de choses , les plus éiégans d'entre les troub»» 
dours , ceux qui avaient le plus à cœur le triomphe de la cheva- 
lerie , durent chercher et cherchèrent en effet des héros aux- 
quels ils pussent prêter sans scrupule , et sans blesser les vieilles 
admirations poétiques , le langage et les sentimens , les impulsions 
et les actions chevaleresques : ces héros , ils les trouvèrent à la 
corn- d'Arthur, le dernier roi des Bretons insulaires. 

Cette découverte suppose, dans les romanciers provençaux , une 
ceilaine connaissance de l'histoire des Bretons , et une connais- 
sance datant de la première moitié du xii^ siècle , ce qui porte 
à croire qu'ils la puisèrent dans de simples traditions orales, ou 
dans des monumens aujourd'hui perdus , plutôt que dans la chro- 
nique latine de Geoffroy de Montmouth , ou dans les traductions 
galloises de cette chronique. 

Mais de quelque manière et dans quelques documens qu''ils 
l'eussent acquise , cette connaissance des traditions bretonnes se 
réduisait , pour les romanciers provençaux , à celle de quelques 
noms propres dépouillés de toute vie , de toute réalité histori- 
que. — Les idées , les sentimens , les actes qu'ils ont prêtés aux 
personnages désignés par ces noms , tout ce qu'il y a de caracté- 
ristique dans les compositions romanesques où ils ont mis ces 
personnages en action , tout cela , dis-je , est méridional et pro- 
vençal ; tout cela est une peinture de la chevalerie à son plus 
haut point d'exaltation et de développement. 

L'épopée chevaleresque provençale se divisa donc , dès le mi- 
lieu du XII* siècle , en deux branches parfaitement distinctes Ftine 
de l'autre par la forme , par le caractère poétique , par la destina- 
tion , aussi bien que par le sujet. L'une fut l'épopée carlovin- 
gienne , nationale , populaire , austère et rude , développement 
spontané d'anciens chants historiques sur les guerres du pays 
contre les Maures. L'autre fut l'épopée de la Table ronde , toute 
d'un jet, toute d'invention, sentimentale, raffinée, principale- 
ment faite pour les hautes classes de la société. — : Ces deux bran- 
ches d'épopée formaient le complément naturel et nécessaire de 
la poésie lyriqiie des troubadours. Elles étaient , conjointement 
avec celle-ci , l'expression poétique de la civilisation provençale. 



ROMANS PROVENÇAUX. '57 

Lorsqu'à dater de la seconde moitié du xii' siècle, de 1 160 à 
1 200 , la poésie provençale pénétra dans les diverses contrées de 
l'Europe , pour donner , dans chacune , le ton à la poésie locale , 
elle y pénétra toute entière, avec ses développemens épiques 
comme avec ses développemens lyriques : il n'y a pas moyen de 
concevoir une division , une exclusion à cet égard. Il y a plus : les 
genres épiques provençaux durent être et furent, à tout prendre, 
ceux qui eurent le plus d'influence et de popularité à l'étranger. 
Partout où ils se trouvèrent en contact avec une épopée , ou avec 
des traditions épiques indigènes , ils les modifièrent. — Partout 
où ils ne trouvèrent point d'épopée nationale préexistante , ils en 
tinrent lieu. 

Or , de tous les pays où fut accueillie la poésie provençale , la 
France était indubitablement celui où elle avait le plus de chances 
d'un succès complet. Le voisinage , les relations politiques , l'affi- 
nité des idiomes, les souvenirs et les effets persistans de l'ancienne 
unité gauloise , tout cela iacifitait en France l'adoption , et l'a- 
doption aussi entière que possible, du système poétique du midi. 
De toutes les raisons qui y firent recevoir dans son intégrité la 
poésie lyrique des troubadours , il n'y en avait pas une qui ne 
dût faire adopter aussi leur épopée. Tout ce qui se passa relati- 
vement à la première , dut se passer et se passa indubitablement 
par rapport à la seconde. Par cela même qu'il y eut des trouvères 
pour imiter les chants amoureux des troubadours , il dut y en f 

avoir aussi pour traduire et modifier leurs fictions romanesques, «^ « 
pour en inventer d'autres sur les mêmes types. — Prétendre que 
les choses se passèrent autrement , serait vouloir nier la moitié 
d'un fait de sa nature indivisible. 

Telle est , messieurs , l'idée générale que j'ai pu me faire de 
l'histoire de l'épopée provençale. S'il reste, dans cet aperçu, 
quelques points obscurs , j'aurai naturellement plus d'une occa- ^\ 

sion d'y revenir , et j'y reviendrai dans les cas qui me paraîtront 
dignes de votre curiosité et de votre attention. Pour le moment, 
il ne me reste plus que peu de mots à ajouter à cette discussion 
plus longue et plus aride que je n'aurais voulu. 

A propos des anciens romans épiques en provençal , aujour- 



^ - 



i58 HUITIEME LEÇON. 

d'imi perdus , j'ai avancé qu'il en existe encore quelques-uns. Je 
crois devoir en donner la liste : ce sera , s'il en est besoin , une 
nouvelle preuve qu'il en a existé. Si peu nombreux qu'ils soient , 
ils sont susceptibles d'être divisés en trois classes : 

La première , de ceux qui subsistent dans leur texte provençal ; 

La deuxième , de ceux qui n'existent plus que dans des tra- 
ductions ou des imitations en un idiome étranger, et dont l'origine 
provençale est attestée par des témoignages historiques ; 

La troisième, de ceux qui n'existent de même que dans des iim«- 
tations étrangères , et dont l'origine provençale est attestée , non 
par des témoignages historiques , mais par des preuves et des 
raisons intrinsèques. 

Cette dernière classe deviendrait aisément la plus nombreuse 
des trois ; mais , comme elle exigerait des recherches longues ^ 
compliquées et subtiles , je n'y comprendrai que deux ou trois 
des plus anciennes branches de Guillaume-au-courtrNez , le pedt 
roman d'Aucassin et Nicole tte , et le Tristan , compositions in- 
contestablement traduites ou imitées d'originaux provençaux. 

Quant à la seconde classe , je n'y puis comprendre que trois 
romans : 

Le Titurel et le Perceval de Wolfram d'Eschenbach ; 

Un Lancelot du Lac, d'Arnaut Daniel, traduit vers 11849 en 
allemand, par un poète nommé Ulridi de Zachiclioven. 

La première classe , la plus importante , comprend les romans 
de Ferabras, de Gérard de Roussillon, de Philomena, et une 
vie très-curieuse de saint Honoré de Lérins, que l'auteur a ratta- 
chée à diverses fables du cycle carlovingien provençal. 

Quant aux romans de la Table ronde , les deux seuls qui exis- 
tent textuellement en provençal , sont Blandin de Cornouailles , 
Geoffroy et Brunissende , auxquels on peut joindre une histoire 
romanesque de la destiiiction de Jérusalem par Yespasien , his* 
toire qui se rattache à celle du Graal. 

Parmi tous ces ouvrages , il y en a quelques-uns qui méritent 
à peine que j'en parle , ou dont il suffira que je dise quelques 
mots. Quant aux plus intéressans et aux pluscurieux, j'en donne- 
ra des analyses et des extraits détaillés dans les prochaines leçons. 



lUgUViK Mg ILSÇOW. — rV^ ARTICLE. 



EXTRAJTS ET AJfALTSES 



DE ROMANS PROVENÇAUX. 



M. Fanriel a donné , dans la suite de son cours, les analyses des prin- 
ôpanx romans dont il a été question dans les leçons précédentes. Le 
ékmxA d'espace empêche de les insérer toutes , on devait se borner à 
ime pour chaque genrty et Ton a choisi pour le cycle carlovingien 
Gérard de Rousillon, pour le cycle de la Table ronde, GeoflOroi et 
Bnmissande , enfin un monument exclusivement provençal , la Chro- 
nique des Albigeois. On les fait précéder par une leçon qui concerne 
la littérature provençale antérieure aux troubadours , et qui contient 
des indications sur les premières origines de la poésie épique chez les 
Provençaux. H a paru convenable de l'intercaler ici , en supprimant 
quelques pages de préambules , qui se rapportent à d'autres parties du 
sujet. 



C'étaient les guerres des chrétiens avec les Arabes 

d'Espagne , sur la frontière des Pyrénées , qui devaient fournir 
à rëpopëe du moyen âge ses sujets les plus populaires. Je nm crois 
donc pas inutile de donner ki un aperçu sommaire de rhistoire 
de ces guerres. 

Les Arabes , déjà maîtres de l'Espagne , entrèrent pour la pre- 
mière fois hostilement dans la Septimanie, en 716. En 10 19, ib 
tentèrent de reprendre Narbonne ; c'est leur dernière imiptidn 
connue en-deça des Pyrénées. Entre ces deux expéditions , il y a 
un intervalle de trois cents ans , durant lequel les conquérans mu- 
sulmans de la Péninsule espagnole et les populations de la Gaule 
furent presque sans relâche en guerre ouvert^ les uns contre les 
autres. Cette longue lutte présente quatre périodes distinctes. 

12 



i6o NEUVIEME LEÇON. 

De 7 15 à 782 , année de la bataille de Poitiers, ce furent les 
peuples du Midi , et particulièrement les Aquitains , alors indé— 
pendans de la monarchie franke , qui , sous le commandement de 
leur brave duc Eudes , eurent à guerroyer contre l'islamisme : ils 
remportèrent sur les Arabes plusieurs grandes victoires , et les re- 
poussèrent maintes fois de l'Aquitaine, jusqu'à ce qu'en 782, 
Abderrahman (le fameux Abdérame des chroniques), ayant battu 
le duc Eudes, sous les murs de Bordeaux, se répandit, comme 
un torrent , dans tout le midi de la Gaule. 

De cette époque à 778, ce sont les Franks qui , sous le com- 
mandement de Charles Martel , de Pépin et de Charlemagne , 
soutiennent la guerre contre les Musuln^ans. Dans cettje seconde 
période de la lutte , Charles Martel chasse les Arabes de la Pro»- 
vence ; Pépin leur enlève la Septiraanie , qu'ils avaient eonqjabe 
8W 1^9 Goths ; et Charlemagne fait sa fameuse expédition dans la 
vallée de l'Ebre. Mais , battu à Sarragosse , il se retire , et perd 
la fleur de son armée à Roncevaux. 

En 778, Charlemagne persistant, malgré sa défaite, dans set 
plans relativement à l'Espagne , crée un royaume d'Aquitaine , 
pilus vaste que n'avait été précédemment le duché indépendant de 
ce nom. Les Gallo-Romains méridionaux et les Aquitains reprea- 
nent alors , sous des chefs de racé franke , la tâche de repousser 
les musulmans. Ce sont eux qui conquièrent les premiers , sur 
les Arabes , quelques cantons et quelques villes de l'Espagne 
orientale , et y forment de nouveaux établissemens chrétiens. 

Enfin , lorsque Les provinces du midi se détachent de la mo- 
narchie carlovingienne , les chefs et les peuples de ces provinces 
continuent à guerroyer contre les Arabes, mais plutôt par zèle de 
religion et par un commencement d'impulsion chevaleresque, que 
pour la nécessité de la défense. On ne craignait dès-lors plus 
guère ces Maures , ces Sarrasins , d'abord si terribles ; la dynastie 
des Ommiades touchait à sa fin , et l'Espagne était sur le point 
de retomber dans l'anarchie dont l'avaient tirée les chefs de cette 
glorieuse dynastie. 

On voit , par ce résumé , qu'à l'exception de la courte période 
où Charles Martel et Pépin firent la guerre aux Arabes , en per- 



ROMANS PROVENÇAUX. t6i 

* 

éonne et et la tête des Franks , cette guerre fut toujours soutenue 
par les Gallo-Komains méridionaux. Auxiliaires naturels des Es- 
pagnols de la Galice et des Asturies , les Aquitains , les Septûna- 
niens , les Provençaux partagèrent avec eux la gloire et le devoir 
de résister aux efforts que fit successivement l'islamisme , d'a- 
bord pour pénétrer au cœur de l'Europe , puis pour se maintenir 
en Espagne. 

Rien ne manquait à cette lutte de ce qui pouvait développer et 
ennoblir l'instinct poétique , déjà alors éveillé dans le midi de la 
Gaule ; tout s'y combinait pour en relever l'importance : l'en- 
thousiasme de la religion et celui de la bravoure , les brusques 
alternatives de victoires et de revers , les incidens de guerre ii»- 
prévus ou singuliers, aisément pris pour des miracles , dans des 
temps de foi, d'ignorance et de simplicité. Il n'y avait pas jusqu'à 
l'antique renommée des pays, des montagnes, des cilés, théâtres 
habituels de cette guerre , qui ne contribuât à y répandre une 
sorte d'intérêt et d'éclat poétiques. 

Aussi braves que les chrétiens , les Arabes étaient beaucoup 
plus civilisés ; et ce fut incontestablement d'eux que vinrent , 
dans le cours de la guerre , les premiers exemples d'héroïsme , 
d'humanité , de générosité pour les adversaires , en un mot , de 
quelque chose de chevaleresque , bien avant que la clievalerie 
eût un nom et des formules consacrées. 

De telles guerres étaient de la poésie toute faite , dont l'ex- 
pression la plus simple et la plus grossière devait atteindre et 
garder quelque chose. Qu'il y ait eu de très-bonne heure , dans 
le midi , des pièces de vers composées sur ces guerres, et dans la 
vue d'en retracer les principaux incidens , ce n'est pas une chose 
dont on puisse douter. Mais nous n'avons point ces pièces , nous 
n*en avons pas même d'échantillon , et Fou est embarrassé à s'en 
faire une idée. 

A en juger par analogie avec ce que l'on sait de l'origine et des 
développemens de 'la poésie épique en d'autres temps et en 
d'autres pays , les pièces de vers dont il s'agit ne pouvaient être 
que des chants populaires, ayant chacun pour sujet, non une 
suite complexe d'événemens , mais un seul événement isolé , et 



* 






»*.... 



i6?, NEUVIEME LEÇON. 

destinés tous à être chantés dans les rues et sur les places , à des 
foules d'auditeurs rassemblés au hasard. 

Ce sont ces chants qui , conservés par tradition , et succeasi— 
veulent accrus de nouveaux accessoires de moins en moins histo- 
riques et de plus en plus merveilleux , devinrent peu à peu les 
épopées carlovingiennes du xii© siècle. 

Et ce n'est pas seulement sur des raisons de vraisemblance 
générale que je me fonde pour attribuer cette origine à ces épo- 
pées. Il y a, à l'appui de cette opinion, des faits particuUers que 
j'ai cités en leur lieu, et qui, peu importans par eux-mêmes, 
n'en sont pas moins d'un grand intérêt , comme se rattachant à 
un fait général dans l'histoire de la poésie épique. J'ai fait voir, 
en parlant du fameux roman de G uillaume-au-court-Nez, que , 
dans l'état où nous l'avons , ce roman n'est qu'une dernière am- 
plification faite vers la fin du xiii® siècle , d'un seul et mêoie 
sujet, amplifié successivement plusieurs fois, et qui, dans l'ori- 
gine, se réduisit à un petit nombre de chants populaires com- 
posés dans le midi , sur les heux même qui furent le théâtre de 
la gloire et de la piété du héros. 

Il n'est personne qui n'ait lu, ou n'ait entendu citer la fameuse 
chronique dite de Turpin. C'est une relation latine de la grande 
expédition de Charlemagne dans la vallée de l'Ebre, relation 
faussement attribuée à Tui-pin ou Tilpin, archevêque de Reims, 
mort en l'an 800 , quatorze ans avant Charlemagne. Sa composi- 
tion ne remonte pas au-delà de la fin du xie siècle , ou des com- 
mencemens du xii* ; l'auteur en est inconnu ; il y a seulement 
beaucoup d'apparence que c'était un moine. L'ouvrage n'est pas 
long : il a moins de 80 petites pages. H serait difficile de ramasser 
plus d'énormes faussetés et de platitudes qu'il n'y en a dans ces 
80 pages. Mais elles renferment aussi des traits curieux pour 
l'histoire de l'épopée du moyen âge. 

Elles contiennent d'abord la preuve qu'avant l'époque où elles 
furent écrites , il circulait en France des chants épiques popu- 
laires , de l'espèce de ceux dont je viens de parler. Le chapitre xii 
est un recensement des forces avec lesquelles Charlemagne des- 
cendit en Espagne , et des di£férens chefs sous lesqueb ces forces 



ROMANS PROVENÇAUX. i63 

marchèrent. Parmi ces chefs est nommé Hoel , comte de Nantes, 
à propos duquel l'auteur ajoute : « Il y a sur ce comte une 
chanson que l'on chante encore aujourd'hui , et dans laquelle il 
est dit qu'il fit des prodiges sans nombre. » Une telle circonstance 
est de sa nature trop indifférente , trop insignifiante , pour être 
une fiction ou un mensonge. D'ailleurs, il existe à propos de la 
même légende d'autres preuves du même fait. 

Jauffiroi , moine de Saint-Martial , prieur du Vigeois ,. en Li- 
mousin , qui vivait au xii® siècle , nous a laissé une chronique 
extrêmement intéressante pour l'histoire de son pays et de son 
temps, et même en général pour celle du moyen âge. Il dési- 
rait Ure l'œuvre du prétendu Turpin , que tout le monde prenait 
alors au sérieux, et pour de l'histoire. Il en fit venir d'Espagne une 
copie , qu'il reçut comme un vrai trésor. Voici le commencement 
d'une lettre qu'il écrivit à ce sujet à ses confrères du monastère 
de Saint-Martial : 

« Je viens de recevoir avec reconnaissance l'histoire des glo- 
rieux triomphes de l'invincible roi Charles , et des faits glorieux 
du grand comte Roland en Espagne. Je l'ai corrigée avec le plus 
grand soin , et je l'ai fait copier, par la considération que nous 
n'avons su jusqu'ici de ces événemens , que ce que les jongleurs 
en ont rapporté dans leurs chansons. » 

Ces chants de jongleurs que le prieur du Vigeois trouvait si 
incomplets, comjparativement à l'histoire de Turpin , cependant 
assez courte , ne pouvaient être que des chants du genre de ceux 
dont j'ai parlé, c'est-à-dire plus courts encore et plus sommaires 
que la fameuse histoire , probablement aussi faux , mais parfois 
du moins plus poétiques. 

Maintenant , j'irai plus loin , et me permettrai une conjecture 
qui , je l'avoue , me paraît spécieuse et motivée. Je ne puis m'em-* 
pêcher de regarder la prétendue chronique de Turpin comme une 
sorte d'interpolation et d'amplification monacale , en mauvais 
latin , de quelques chants populaires en idiome vulgaire , sur la 
descente de Charlemagne en Espagne. Une fois entrés dans le 
corps de l'insipide légende , la plupart de ces chants , les mauvais 
et les Aiédiocres , ont dû aisément s'y confondre , et il serait im- 

k 






* 

V 



•u . 



i64 NEUVIEME LEÇON. 

possible de les signaler aujourd'hui sur un fonds avec lequel il» 
se sont trouvés, pour ainsi dire , en harmonie par leur platitude 
et leur fausseté. Mais il se rencontre çà et là , dans cette chro- 
nique , des traits isolés , des passages qui , si altérés qu'on les 
suppose , sont encore empreints , de je ne sais quel caractère 
de poésie enthousiaste et sauvage, par lequel ils ressortent 
vivement de la paraphrase monacale qui les enveloppe ou les 
sépare. 

Tel me parait , entre autres , le passage où sont décrits les der- 
niers momens et la mort de Roland. J'essaierai d'en donner 
une idée. Il faut dire d'abord, pour bien établir la situation du 
héros, que Gharlemagne a repassé les Pyrénées, et se trouve déyà^ 
avec le gros de l'armée, dans les plaines de Gascogne. Yingt mille 
chrétiens , restés en arrière , ont été exterminés à Roncevaux , à 
l'exception d'une centaine qui se sont dispersés et cachés dans les 
bois ; Roland les rallie au son de son fameux cor d'ivoire, se jette 
ime seconde fois parmi les Sarrasins, dont il tue un grand 
nombre , et entre autres le roi sarrasin Marsile. Mais , dans ce 
second combat , les cent chrétiens qui restaient du premier car* 
nage , succombent, à l'exception de Roland et de trois ou quatre 
autres , qui se dispersent de nouveau dans les bois. Maintenant, 
je vais traduire le passage, en imitant, autant que me le permettra 
le besoin d'être clair, le vieux style de la chronique. 

« Charles avait déjà passé les ports avec son host , et ne savait 
« la moindre chose de ce qui était arrivé derrière lui. Alors Ro* 
u land , hors d'haleine d'avoir si longuement bataillé , meurtri 
M de coups de pierre, et blessé de quatre coups de lance, se retira 
u à l'écart , dolent outre mesure de la mort de tant de chrétiens, 
H et de tant de vaillans hommes. Il gagna, par bois et par sen- 
« tiers, le pied de la montagne de Gezère. Là , il descendit de 
« cheval , et se jeta sous un arbre , à côté d'un gros quartier de 
u rocher, au miUeu d'un pré de belle herbç , au-dessus du val 
M de Roncevaux. Il avait à son coté Durendaly sa bonne épée, 
M ouvrée à merveille , à merveille luisante et tranchante ; il la 
« tira du fourreau , et la regardant , il se prit à pleurer, et à dire : 
«L O ma bonne, ô ma belle et chère épée , en quelles mains va»-tu 



ROMANS PROVENÇAUX. i65 

« tomber ^Qui va être ton niaitre? Oh ! bien |K>urraht-il direavoîr ■ 
<€ eu bonne aventiire, celui qui te trouvera ! Il n'aura que faire de 
u craindre ses ennemis en bataille : la moindre des blessures que 
« tu fais est mortelle. Ah ! quel dommage , si tu allais aux mains 
« d'homme non vaillant ! Mais quel pire mallieur , si tu tombais 
« au pouvoir d'un Sarrasin ! » — Et là-dessus , la peur lui vint 
« que Durendal ne fût tiouvée par quelque infidèle, et il voulut 
u la briser avant de mourir. Il en frappa trois coups sur le rocher 
<c qui était à côté de lui , et le rocher fut fendu en deux de la 
tt cime au pied, mais l'épée ne fut point brisée. >♦ 

Si ce fragment peut , comme je le présume , être tenu pour un 
reste plus ou moins altéré , ou tout au moins pour un reflet de 
quelque ancien chant de jongleur, sur les guerres entre les Arabes 
et les chrétiens de la Gaule , il prouve quelque chose de plus que 
l'existence de pareils chants à une époque très-reculée ; il prouve 
qu'il y avait , dans les guerres dont il s'agit , quelque chose de 
favorable aux inspirations de la poésie. 

Je pourrais , je crois, en fouillant avec soin dans cette étrange 
chronique de Turpin, y trouver encore çà et là quelques traits 
isolés d'une poésie populaire antérieure. Mais ce tâtonnement 
deviendrait aisément minutieux et surbitraire , et je l'abandonne. 
J^aime mieux chercher, dans des chroni<{ues plus anciennes, 
plus graves , et vraiment historiques dans leur ensemble , des 
preuves plus certaines et plus singulières du genre d'influence 
que j'attribue aux Arabes d'Espagne sur l'épopée du moyen âge. 

Les Arabes firent, de 791 à 796, plusieurs grandes irruptions 
en Septimanie. Les populations épouvantées s'enfuirent de toutes 
parts du bas pays , avec ce qu'elles purent emporter de leurs 
biens , et se retirèrent dans les montagnes. Une bande de ces fu- 
gitifs traversa plusieurs embranchemens des Gévennes, et se 
porta jusqu'au fond d'une vallée déserte, nommée Conques, non 
loin du confluent du Lot avec le torrent de Dordun. A la tête de 
cette bande se trouvait un chef, nommé Datus ou Dado, qui, en 
801 ou 802 , fonda là une chapelle , destinée à devenir quelques 
années après le monastère de Conques , l'un des plus célèbres de 
tout le midi , et dont j'a:urai tout à l'heure l'occasion de vous re- 



« 

^i 






> ■ .■ . ^ 



166 NEUVIÈME LEÇON. 5 

parler,. Jusqu'ici tout est Listoriique ou très-vraiseniblable. Mai» 
toici maintenant les motifs par lesqueb Batu8 est supposé avoir' 
fondé cette chapelle, et ici commencent, selon moi, la poésie et la 
fiction. 

Les Sarrasins ayant fait une invasion dans le Kouergue, Datus 
prit les armes avec ses compagnons de refuge , pour aider les 
chefs du pays à repousser les infidèles. Mais ^à peine fut-il sorti 
de Conques , qu'un détachement de Sarrasins y pénétra de son 
côté , et y enleva tout , personnes et biens. Cependant l'armée 
dont ils faisaient partie finit par être repoussée du Rouergue ; 
les chrétiens qui avaient pris les armes contre elle retournèrent 
dans leurs foyers, et ceux de Conques, comme les auti'es. Mais 
quelle ne fut pas la douleur de Datus et de ses compagnons , 
IcNTsque, revenus à leurs demeures , ils trouvèrent que les Sarra- 
sins n'y avaient rien laissé ! — Ils avaient emmené tous les habi- 
tans prisonniers , et parmi eux la vieille mère de Datus, sa seule 
compagnie , son unique consolation. 

Emporté par la colère et le désespoir, Datus, à la tête de ses 
compagnons dépouillés et furieux comme lui , se met à la pour- 
suite des ravisseurs ; il en suit quelque temps la trace , mais il ne 
peut les joindre en pleine campagne : il les trouve retirés déjà 
dans un château fortifié , où ils avaient mis leur butin en sûreté. 
Il essaie de prendre la place ; mais la place est forte , elle est bien 
gardée, etjes assaillans, en trop petit nombre, sont bientôt re- 
poussés. 

« Leur chef Datus s'était fait remarquer parmi eux par sa 
u valeur, par l'éclat de son armure et par la rare beauté de son 
M cheval , richement sellé et harnaché. Un Maure qui , du haut 
« d'une tourelle , l'a bien regardé , lui adresse ainsi la parole : 
tt Dis-moi , jeune et beau chrétien, qu'es-tu venu faire ici ? £s-tu 
« venu chercher, es-tu venu racheter ta mère ? Tu le peux aisé- 
« ment, si tu veux : donne-moi ton beau cheval, sellé et harnaché 
M comme il l'est , et ta mère va t'être rendue , avec tout le butin 
« que nous avons fait sur toi. Mais si tu refuses , tu vas voir ta 
« mère égorgée sous tes yeux. » 
Datus ne crut pas la proposition ni la menace sérieuses j ou 






ROMANS *RaVENGA^X. 1691 

peut-être les prit-il pour une insulte. Quoi qu'il en soit, il ^ ré-^ '. 
pondit avec démence : « Fais de ma mère ce que tu voudras , * 
« méchant Maure ; je ne m'en soucie nullement. Mais ce cheval*^ 
« qui te fait envie , ce bon cheval ne sera jamais le tien : tu n'es 
« pas digne de lui toucher la bride.» 

« Là-dessus , le Maure disparaît et reparaît en un clin d'œil , 
« amenant sur le rempart la mère de Datus. Là , le furieux , 
« après avoir coupé les deux mammelles à la vieille femme , lui 
« abat la tête qu'il jette à Datus , en lui criant : £h bien donc! 
« garde ton beau cheval, et reçois ta mère sans rançon ; la voilà ! » 
« — A cette vue et à ces paroles, Datus, saisi d'horreur, va, vient 
« et s'agite par la campagne , tantôt pleurant , tantôt criant , 
u comme uu homme hors de lui. Il passe plusieurs jours dans 
« cette frénésie, et n'en sort que pour tomber dans le plus 
« sombre abattement. » — C'est alors qu'il forme la résolution de 
passer le reste de ses jours dans la solitude et la pénitence, et quHl 
fait bâtir l'ermitage destiné à devenir le monastère de Conques. 

Ce récit se trouve , avec toutes ces circonstances et tous ces 
détails , dans une biographie de Louis-le-Débonnaire , écrite en 
vers latins par un moine aquitain , connu sous le nom d'Ermol- 
dus Nigellus, qui vivait au ix« siècle. C'est un ouvrage très-cu- 
rieux , et bien qu'en vers , purement et simplement historique. 
IL ne s'agit pas d'examiner ici où Ermoldus a puisé cet épisode , 
qu'il n'a point inventé. Mais, d'où qu'il vienne , un tel épisode 
n'est certainement qu'une pure fable. 

A l'époque où l'événement est censé se passer, les Arabes ne 
poussèrent point au-delà de Carcassone, où ils ne s'arrêtèrent que 
pour piller et dévaster le pays. Ils ne s'avancèrent point cette fois 
jusque dans les montagnes du Rouergue, où ils n'eurent , en au- 
cun temps , d'établissement ni de forteresse. La fiction poétique 
ressort de tous les détails de l'aventure, et en ressort avec vigueur 
et originalité. Une telle fiction est un fait de plus pour prouver 
combien les imaginations du midi avaient été frappées des inva- 
sions des Arabes , combien elles étaient disposées à rattacher à 
l'existence et à l'influence de ces ennemis redoutés et admirés y 
le merveilleux poétique auquel elles aspiraient. 



« 



■«t 



i68 NEUVIEME LEÇON. 

Cette aventure de Batus n'excède point les dimensions d'un- 
chant populaire des plus courts , de sorte que nous n'avons jus* 
qu'ici aperçu, dans la période que nous parcourons , aucun indice 
d'une composition épique d'une certaine étendue , et d'une in* 
vention un peu complexe. Mais , à la fin du x« siècle , je trouve 
des traces certaines de l'existence d'un ouvrage auquel, s'il n'était 
point en vers , aurait convenu la dénomination de roman , dans 
son sens -moderne, et même très-moderne, car c'aurait été un 
roman historique. Mais , roman ou poème , la composition dont 
il s'agit roulait , en grande partie , sur les Arabes d'Espagne , et 
ce que j'ai à en dire viendra à l'appui de tous les indices que 
j'ai déjà donnés de l'influence littéraire de ces derniers sur le 
midi de la France. 

A la fin du x^ et au commencement du xi^ siècle, vivait à Angers 
un prêtre nommé Bernard, qui était à la tête de l'école épiseopale 
de cette ville. Ce prêtre avait une grande dévotion à sainte Foi , 
vierge et martyre , particulièrement honorée dans la ville d'Ages 
et en beaucoup d'autres lieux du midi. Etant allé à Chartres, 
dans les premières années du xi® siècle ,r il y passa un certain 
temps, durant lequel il visita fréquemment une chapelle située 
hors des murs de cette ville , chapelle dédiée à sa sainte favorite. 
Là,*il eut l'occasion d'entendre beaucoup parler et de s'entrete* 
nir souvent avec Fulbert , évêque de cette ville , des miracles que 
faisait journellement sainte Foi au monastère de Conques , dont 
elle était la patrone. Ces miracles faisaient alors grand bruit, et 
passaient tellement la mesure des autres miracles qui se faisaient 
çàetlà d^Êùs le pays , que Bernard lui-même hésitait à y croire. 
Toutefois , la renommée de ces miracles se maintenant, Bernard 
était de plus en plus tourmenté de ses doutes. Il résolut de les 
éclaircir, et de se rendre sur les heux pour s'assurer par lui-même 
de ce qu'il pouvait y avoir d'exagéré ou de faux dans les récits 
qiù l'avaient frappé ; et non satisfait de cette résolution , il s'en- 
gagea , par un vœu solennel , à faire le pèlerinage de Conques , 
dans les âpres montagnes du Rouei|[ue. Ce monastère est le même 
que celui sur la fondaticm duquel je viens de vous donner une lé-* 



ROMANS PROVENÇAUX. 169 

gende poétique , à laquelle , comme vous allez voir, ONTrespoiud 
assez bien ce qui suit. 

Après avoir écarté divers obstacles qui s'opposèrent d'abord à 
l'accomplissement de son vœu , Bernard partit, à sa grande satis- 
faction, et arriva sain et sauf à Conques. Une fois là, il commença 
à s'enquérir des miracles de sainte Foi ; il en sut bientôt une infi- 
nité de plus ou moins surprenans, qui lui furent sans doute bien 
attestés , car il ne montre plus la moindre difficulté à les croire. 

Il écrivit , sur les lieux mêmes , le récit de vingt-deux de ces 
miracles, récit qu'il dédie à Fulbert , évéque de Chartres , on ne 
sait précisément à quelle époque , mais avant 1 026 , année de la 
mort de cet évêque. 

Ces vingt-deux miracles fonnent autant d'histoires détachées , 
la plupart insignifiantes et triviales , et telles que Bernard pou- 
vait eflfectivement en avoir entendu beaucoup à Conques et par- 
tout. Il donne toutes ces histoires , comme lui ayant été contées 
par les personnes mêmes auxquelles elles étaient arrivées, ou par 
des témoins sinon oculaires , du moins contemporains , et ayant 
été à portée de se convaincre de la vérité des faits racontés. — 
Enfin , à l'exception d'une qu'il affirme avoir écrite sous la dictée 
du héros , et sans en retrancher la moindre chose , il déclare les 
avoir toutes fort abrégées. 

Cette histoire , la seule qu'il donne en entier, est la première 
du recueil; et tout insipide qu'elle soit, je suis obligé d'en dire 
quelques mots , parce qu'elle renferme peut-être la clé de plu- 
sieurs autres , et de celle même sur laquelle je me propose d'at* 
tirer votre attention. 

Bernard signale d'abord dans son récit , comme vivant encore 
à l'époque où il écrit , un prêtre de Rhodez ou du voisinage , 
nonuné Géraud. Ce Géraud avait dans sa maison , comme inten- 
dant ou homme d'affaires , un jeune homme nommé Wibert ou 
Guibert , son parent et son filleul. 

Guibert , voulant , comme tant d'autres , faire une visite à 
sainte Foi , prit l'habit de pèlerin ou de romieu , comme on 
disait dans le temps et dans le pays, et s'achemina pieusement 
devers Conques. Il eut le mailheur de rencontrer en chemin son 



* 



170 NEUVIÈME LEÇON. 

parrain Géraud , qui , pour des raisons que l'histoire ne dit pas , 
fut courroucé outre mesure de le trouver en habit de pèlerin , 
sur la route de Conques. Avec l'aide de deux ou trois personnes 
dont il était accompagné , il arracha au malheureux Wibert les 
deux yeux qu'il jeta tout sanglans à terre. Mais sainte Foi ne 
devait pas souffrir qu'un de ses serviteurs fût si cruellement traité 
pour l'amour d'elle : une colombe blanche s'abattit aussitôt du 
ciel , prit dans son bec les deux yeux arrachés , et les porta droit 
à Conques. J'abrège les détails du miracle. Qu'il vous suffise de 
savoir que Wibert resta aveugle tout un an , mais qu'au bout de 
l'an sainte Foi lui apparut en rêve , pour lui dire que s'il voulait 
ravoir ses yeux, il n'avait qu'à aller les chercher à Conques. Il y 
alla , et les rapporta , non pas à la main , mais dans la tête , dans 
leur orbite , et aussi bons que jamais. 

Il n'est pas indifférent de savoir ce qu'avait fait Wibert durant 
l'année qu'il passa sans y voir, u II avait , dit son historien, exercé 
la profession de jongleur, subsistant des rétributions du public , 
et gagnant tant d'argent , vivant si bien , qu'il ne se souciait , di- 
sàit-il, plus guère de ses yeux. » Ce trait de l'aventure de Wi- 
bert est le seul qui ait quelque rapport à l'histoire de la littérature : 
il pourrait y avoir quelque incertitude sur la signification très- 
variée du mot jongleur ; mais , chez un homme privé de la vue , 
comme l'était Wibert, la jonglerie ne pouvait être que la pro- 
fession de chanteur ou de récitateur ambulant de pièces de vers 
de divers genres , de légendes , de chants héroïques , de récits 
des anciennes guerres plus ou moins entremêlés de fables. 

Ce Wibert avait conté lui-même , et sans doute arrangé son 
histoire à Bernard , qui n'avait eu que la peine de l'écrire sous 
sa dictée. Mais cette aventure fut-elle la seule que le jongleur 
raconta au crédule Bernard ? Ce jongleur savait indubitablement 
d'autres histoires encore plus merveilleuses que la sienne ; et si 
parmi celles que nous a laissées le bon écolâtre , il y en avait 
quelqu'une qui offrit des caractères évidens de fiction poétique , 
ce serait précisément celle-là qu'il serait le plus naturel de sup- 
poser venue de la bouche du jongleur aveugle. Or, parmi les 
vingt-deux histoires dont il s'agit , il y en a une qui porte toutes 






^. 



ROMANS PROVENÇAUX . 171 

les marques d'une fiction romanesque que Bernard dut trouver 
écrite quelque part , ou qui provenait médiatement ou inuhédia- 
tement de la récitation de quelque jongleur. 

Malheureusement Bernard n'a donné de cette histoire que des 
traits épars sans développement et sans liaison; mais ces traits 
sont encore suffîsans pour faire de cette fiction une singularité 
des plus frappantes. La voici tout entière , et autant qu'il sera 
nécessaire , dans les termes mêmes de l'auteur. 

A la fin du x* siècle, ou au commencement du xi^, Raimond, 
riche et nohle personnage , seigneur d'un village ou d'une bour- 
gade, nonunée le Bousquet, aux environs de Toulouse, entre- 
prit le pèlerinage de Jérusalem. Il passa d'abord en Italie , dont 
il traversa une partie ; et voulant achever son voyage par mer, il 
se rendit à Luni , ancienne ville maritime de la Ligurie italienne , 
détruite en 924 par les Hongrois , mais dont il faut supposer qu'il 
subsistait encore des restes à l'époque du pèlerinage de Rai- 
mond. 

S'étant donc embarqué selon son désir, notre pèlerin eut d'a- 
bord la mer et les vents propices ; mais une tempête s'étant élevée 
tout à coup , son navire fut poussé contre des écueils où. il se 
brisa. Pilote , matelots , passagers , tout le monde périt , à l'ex- 
ception de Raimond et d'un esclave ou serviteur que ce dernier 
avait emmené avec lui. L'esclave, accroché à un débris du navire , 
fut rejeté sur les côtes d'ItaUe, d'où il retourna dans le Toulou- 
sain. Il se rendit auprès de la dame du Bousquet, à laquelle il 
conta ses propres aventures , et annonça la mort de leur commun 
seigneur, ne doutant point que Raimond n'eût péri dans le nau- 
frage. 

La dame feignit l'affliction convenable en cas pareil; mais 
c'était une femme d'humeur volage , qui fut charmée au fond 
du cœur d'être débarrassée d'un mari qu'elle n'aimait pas. Elle 
se vit bientôt entourée d'amans nombreux , parmi lesquels il s'en 
trouva un dont elle devint éperdument amoureuse , et auquel 
elle livra les biens et la seigneurie de Raimond. 

Cependant celui-ci n'était point mort, comme l'avait cru et 
annoncé son serviteur. Il avait saisi une des planches du navire 



172 NEirVIÈME LEÇON. 

fracassé , et avec l'aide de sainte Foi qu'il avait invoquée sans 
relâche, il avait flotté trois jours entiers sur les vagues, sans 
apercevoir ni créature humaine, ni monstre marin, toujours 
poussé par les vents vers les côtes d'Afrique. Hors de lui-même, 
et comme anéanti d'épuisement , il était sur le point d'expirer , 
lorsqu'il fut rencontré par des pirates du pays de Turlande , 
pays probablement de la création de notre légendiste. Les pira- 
tes étonnés le prennent , le recueillent dans leur navire , et lui 
demandent son pays et son nom. Mais , dans l'état de faiblesse 
et de stupeur où il était , Raimond , bien loin de pouvoir répon- 
dre à leurs questions , ne les entendait même pas. Bon gré mal 
gré les pirates lui laissèrent le temps de revenir à lui ; et regagnant 
la côte , ils l'y descendirent avec eux. 

La nourriture elles soins qu'on lui donna, lui ayant rendu un 
peu de force , il fut de nouveau questionné , et répondit qu'il était 
chrétien; mais, au lieu d'avouer son rang et sa profession d'homme 
de guerre , il se donna pour un villageois , pour un homme ac- 
coutumé au travail des champs. A cette déclaration , on lui mit 
une bêche à la main , et on lui donna un champ à exploiter. 
Bientôt accablé d'un travail auquel il n'était point accoutumé , 
et auquel se refusaient ses mains enflées et déchirées , il s'ac- 
quitta mal de sa tâche , et fut en conséquence sévèrement fustigé. 
Se ravisant alors , il avoua ne savoir d'autre métier que la guerre, 
et n'avoir jamais manié d'autres instrumens que la lance et l'é- 
pée. Ses maîtres voulurent savoir sur-le-champ à quoi s'en tenir 
sur cette nouvelle déclaration ; ils le mirent à l'épreuve, et l'ayant 
trouvé merveilleusement expert dans tous les genres d'exercices 
guerriers, ils l'admirent dans leur miUce. Il alla plusieurs fois 
en guerre avec eux , et se conduisit toujours avec tant de bra- 
Toure , que l'on finit par lui conférer un commandement. 

Cependant une guerre vint à éclater entre ces Africains de Tur- 
lande, dont Baimond était le prisonnier, et d'autres Africains 
auxquels l'auteur donne le nom de Barbarins. Ce sont, selon 
toute apparence , les Berbères , les indigènes de l'Afrique septen- 
trionale , que l'auteur entend désigner par ce nom , d'où il suit 
implicitement que les Turlandais doivent être des Arabes. Dans 



ROMANS PROVEÏÎÇAUX. 173 

cette guerre , les Barbaiins ont le dessus ; ils anéantissent ou dis- 
persent les Turlandais , et font Raimond prisonnier. 

Les nouveaux maîtres du seigneur toulousain ne tardèrent 
pas à reconnaître son mérite et sa vaillance ; ils le traitèrent 
dès lors avec honneur, et le menèrent à toutes leurs guerres. 
Mais ce ne devaient point être là les dernières aventures de Rai- 
mond. 

Les Berbères , qui avaient battu les Turlandais , eurent à leur 
tour a£^re aux Arabes ou Sarrasins de Gordoue, qui les battirent 
et leur enlevèrent Raimond. 

Chez ces nouveaux maîtres , Raimond eut encore plus d'occa- 
sions que chez les premiers de donner des preuves de sa valeur , 
et il y monta encore en plus haute estime. Il n'y avait point de 
circonstance périlleuse dans laquelle on ne comptât sur lui , et 
jamais on n'y compta vainement. Entre autres ennemis que les 
Sarrasins vainquirent par son secours , notre légendiste compte 
les Aglabites , chefs arabes d'une partie de l'Afrique^vfinéquem- 
ment en hostihté avec les rois Ommiades de l'Espagne. 

Mais la guerre ne tarda pas à éclater entre les Arabes de Gor- 
doue et don Sanche de Castille , comte puissant et vaillant homme 
de guerre. Celui-ci fut vainqueur, et fit à son tour Raimond pri- 
sonnier. Raimond lui dit son nom , son pays, et tout ce qui lui 
était arrivé. Don Sanche , émerveillé et touché de ses aventures , ^ 
lui rendit la liberté , le combla de présens et d'honneurs , et le 
retint quelques jours auprès de lui. 

Au moment où Raimond , cbai^mé d'être libre , allait retourner 
dan:^ ses foyers , une figure céleste lui apparut en songe , et lui 
dit : « Je suis sainte Foi que tu as assidûment invoquée dans ton 
naufrage. Parts, et sois tranquille, tu recouvreras ta seigneurie. » 
Réjoui de cette vision , sans néanmoins bien comprendre ce 
qu'elle signifiait , il prit congé du comte Sanche , et s'achemina 
vers les Pyi'énées , en costume de pèlerin. Arrivé près du Bous- 
quet , il fut informé que sa femme avait pris un autre mari , qui 
boitait avec elle dans son château. Troublé de cette nouvelle , 
et n'osant se découvrir, il résolut d'attendre ce que sainte Foi vou- 
drait bien f^e encore pour lui, et se tint caché dans la chaumière 



174 NEUVIEME LEÇOH. 

d'un de ses paysans qui ne le reconnut pas, changé comme il étant 
par quinze ans d'absence et de fatigues , et déguisé en pélerm. 

Il avait déjà paSvsé quelque temps dans cette chaumière , lors-' 
qu'une femme, qui avait été autrefois sa concubine , le serrant 
un jour qu'il prenait im bain , le reconnut à certaine marque 
qu'il avait sur le corps. « N'es-tu pas , s'écria-t-elle , n'es-tu pas 
ce Raimond, autrefois parti en pèlerinage pour Jérusaleiii, et 
que l'on disait avoir péri sur mer ? » Kaimond voulut nier ; mais 
sûre du témoignage de ses yeux , la femme persista à le prendre 
pour ce qu'il était. Maîtresse d'un tel secret, elle ne put le gar- 
der , et courut au château annoncer à la dame du Bousquet que 
son premier mari n'était point mort , qu'il était de retour , et 
caché dans une chaumière voisine qu'elle lui indiqua. 

La nouvelle fut des plus désagréables potu- la dame , qui songea 
aussitôt à quelque manière de se débarrasser du revenant ; mais 
sainte Foi veillait à sa sûreté. Sur les avertissemens qu'elle lui 
donna en songe , il sortit de sa chaumière , et alla trouver au plus 
vite un seigneur du voisinage, nommé Escafred , homme puissant 
et généreux , qui avait toujours été son ami , et qui le fut en 
cettr^ rencontre plus que jamais. 

Il rassembla ses vassaux , ses parens , ses amis, à la tête des- 
quels il fit la guerre à l'usurpateur du Bousquet. L'usurpateur 
fut vaincu , chassé , et Raimond recouvra son château. 

Quant à sa femme , il lui aurait bien pardonné d'avoir pris un 
autre mari en son absence ; mais il ne lui pardonna pas le projet 
de le faire périr, quand elle avait appris son arrivée, et la répudia. 

Tel est le canevas , le sommaire grossier d'une histoire dont le 
légendiste n'a donné que les traits principaux , les dépouillant 
de l'intérêt ou du caractère qu'ils pouvaient avoir par leur haison 
et leur développement 11 n'y a pas un de ces traits où la main 
aride de l'abréviateur ne se fasse sentir ; et si l'on pouvait avoir 
quelque doute à cet égard , ce doute serait dissipé par la conclu- 
sion de l'extrait. C'est une espèce de postscript um , dans lequel 
rniitour revient sur une au moins des particularités sans nombre 
qu'il a omises dans son récit. Voici comment il s'explique : 
M Pour ajouter, dit-il , quelque peu de chose à ce qui précède ^ 






1 I ■ J « "^ ^ 

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■ 1 * 

I 

^ ROMANS PROVENÇAUX. i^S 

on raccmte que les premiers pirates qui rencontrèrent Raimond, 
lui firent boire une potion d'une planijb ptiissante , et d'une vertu 
si magique , que l'oubli s'empare de 'ceux qui en boivent , et 
qu'ib perdent toute mémoire de leur famille et de leur de- 
meure. » ^ 

La singularité de cette fiction tient au disparate des diverses 
données qui s'y font reconnaître au premier coup-d'œil. Je ne 
parle pas de l'invocation et de l'apparition des saints : ce sont 
des cboses de droit à toute époque du christianisme , et plus 
encore 4^^^ dont il s'agit ici qu'à toute autre. Il est plus impor- 
tant de ïio^ qu'il s'y rencontre des allusions historiques assez 
intéressantes t Telles son^ celles aux guerres perpétuelles des jl 
Arabes et des Berbères, des chefs Ommiades de Gordoue avec les 
Aglabites d'Afrique. La bataille dont il est fait mention entre les 
Arabes de Cordoue et le comte don Sanche de Gastille , est cer- 
tainement la bataille de Djebal - Quinto , que ce comte et son 
allié musulman , Sdiman ben el Hakfem , chef des milices afiri- 
caines de l^t Péninsule , gagnèrent sur le roi de Cordoue , M b- 
hav)ed el ModBhi , en 1009 ou 10 10. 

A ces données chré^ennes et modernes , il faut en joindre de 
païennes, d'antiques, d'homériques; le fait est étrange, mails 
hors de doute. Les principaux incidens de l'histoire de Raimond 
du Bousquet , telle que je viens de vous la dire , sont empruntés 
de l'Odyssée. C'est à l'imitation d'Ulysse que le chevalier toulou- 
sain est ballotté trois jours sur les flots , suspendu à un débris 
de son navire , invoquant sainte Foi, comme le Grec, Minerve. 
Ce sont les pirates arabes qui, pour le retenir à leur service 
quand ils ont découvert sa bravoure à la guerre , lui font boire le 
breuvage d'oubli que Circé verse au héros grec , pour lui ôter 
le souvenir de Pénélope et d'Ithaque. De retour chez lui , et 
trouvant un rival en possession de son château , Raimond se 
cache chez un de ses paysans , comme Ulysse chez son bon pâtre 
Eumée. Les ^ux héros , un moment déguisés et comme étran- 
gefft'chez eux, sont reconnus à peu près de la même manière. 
Dans le dénouement, la ressemblance est plus indirecte et plus 
v^rigue. Raimond a besoin des secours d'un ancien ami , pour re- 

^ i3 



• • 



174 NEUVIEME LEÇON. 

d'un de ses paysans qui ne le reconnut pas, changé comme il était 
par quinze ans d'absence et de fatigues , et déguisé en pèlerin. 

n avait déjà passé quelque temps dans cette chaumière , lors-' 
qu'une femme, qui avait été autrefois sa concubine , le servant 
un jour qu'il prenait un bain , le reconnut à certaine marque 
qu'il avait sur le corps. « N'es-tu pas, s'écria-t-elle , n'es-tu pas 
ce Kaimond, autrefois parti en pèlerinage pour Jérusalem, et 
que l'on disait avoir péri sur mer ? » Raimond voulut nier ; mais 
sûre du témoignage de ses yeux , la femme persista à le prendre 
pour ce qu'il était. Maîtresse d'un tel secret, elle ne put legar- * ^ 

der , et courut au château annoncer à la dame du Bousquet que 
son premier mari n'était point mort , qu'il était de retour , et 
caché dans une chaumière voisine qu'elle lui indiqua. 

La nouvelle fut des plus désagréables pour la dame , qui songea 
aussitôt à quelque manière de se débarrasser du revenant ; mais 
sainte Foi veillait à sa sûreté. Sur les avertissemens qu'elle lui 
donna en songe , il sortit de sa chaumière , et alla trouver au plus 
vite un seigneur du voisinage, nommé Escafred , homme puissant 
et généreux , qui avait toujours été son ami , et qui le fut en 
cette rencontre plus que jamais. 

Il rassembla ses vassaux , ses parens , ses amis , à la tête des* 
quels il fit la guerre à l'usurpateur du Bousquet. L'usurpateur 
fut vaincu , chassé , et Raimond recouvra son château. 

Quant à sa femme , il lui aurait bien pardonné d'avoir pris un 
autre mari en son absence ; mais il ne lui pardonna pas le projet 
de le faire périr, quand elle avait appris son arrivée, et la répudia. 

Tel est le canevas , le sommaire grossier d'une histoire dont le 
légendistc n'a donné que les traits principaux , les dépouillant 
de l'intérêt ou du caractère qu'ils pouvaient avoir par leur liaison 
et leur développement II n'y a pas un de ces traits où la main 
aride de l'abréviateur ne se fasse sentir ; et si l'on pouvait avoir 
quelque doute à cet égard , ce doute serait dissipé par la conclu- 
sion de l'extrait. C'est une espèce àe post-script um , dans lequel 
l'auteur revient sur une au moins des particularités sans nombre 
qu'il a omises dans son récit. Voici comment il s'explique : 
« Pour ajouter, dit-il , quelque peu de chose à ce qui précède y' 



* 
•(.- 



ROMANS PROVENÇAUX. i^S 

on raconte que les premiers pirates qui rencontrèrent Raiinond, 
lui firent boire une potion d'une plante puissante , et d'une vertu 
si magique, que l'oubli s'empare de 'ceux qui en boivent, et 
qu'ils perdent toute mémoire de leur famille et de leur de- 
meure. » 

La singularité de cette fiction tient au disparate des diverses 
données qui s'y font reconnaître au premier coup-d'œil. Je ne 
parle pas de l'invocation et de l'apparition des saints : ce sont 
des choses de droit à toute époque du christianisme , et plus 
encore à celle dont il s'agit ici qu'à toute autre. Il est plus impor- 
tant de noter qu'il s'y rencontre des allusions historiques assez 
intéressantes, Telles sonti celles aux guerres perpétuelles des 
Arabes et des Berbères, des chefs Ommiades de Cordoue avec les 
Aglabites d'Afrique. La bataille dont il est fait mention entre les 
Arabes de Cordoue et le comte don Sanche de Castille , est cer- 
tainement la bataille de Djebal - Quinto , que ce comte et son 
allié musulman , Soliman ben el Hakism , chef des milices afri- 
caines de la Péninsule , gagnèrent sur le roi de Cordoue , Mo- 
hamed el Moatdhi , en 1009 ^^ loio. 

A ces données chrétiennes et modernes , il faut en joindre de 
païennes, d'antiques, d'homériques; le fait est étrange, mais 
hors de doute. Les principaux incidens de l'histoire de Raimond 
du Bousquet, telle que je viens de vous la dire , sont empruntés 
de l'Odyssée. C'est à l'imitation d'Ulysse que le chevalier toulou- 
sain est ballotté trois jours sur les flots , suspendu à un débris 
de son navire , invoquant sainte Foi, comme le Grec, Minei've. 
Ce sont les pirates arabes qui, pour le retenir à leur service 
quand ils ont découvert sa bravoure à la guerre , lui font boire le 
breuvage d'oubli que Circé verse au héros grec , pour lui ôter 
le souvenir de Pénélope et d'Ithaque. De retour chez lui , et 
trouvant un rival en possession de son château , Raimond se 
cache chez un de ses paysans , comme Ulysse chez son bon pâtre 
Eumée. Les fïeux héros , un moment déguisés et comme étran- 
ge» chez eux , sont reconnus à peu près de la même manière. 
Dans le dénouement , la ressemblance est plus indirecte et plus 
Tàgue. Raimond a besoin des secovrs d'un ancien ami , pour re* 

•• i3 



176 NEUVIEME LEÇON. 

couvrer son château et punir son rival, tandis qu'Ulysse 
venge seul des prétendans qui se sont rendus maîtres chez lui. 
Il s'en faut aussi de beaucoup que la dame du Bousquet soit 
une Pénélope. Mais l'on n'en était pas encore aux temps de la 
chevalerie , et les dames pouvaient avoir tort dans les récits de^ 
romanciers. 

C'est bien assez sans doute de ces traits évidemment calqués 
sur l'Odyssée, pour frapper et embarrasser l'historien de la litté- 
rature. D'où notre auteur connaissait-il le poème d'Homère? Ce 
poème n'avait jamais été, que l'on sache ^ traduit en latm; et 
l'eût - il été , comment supposer une copie de cette tradactioit 
dans les montagnes du Rouergue ou dans les campagnes du Tou- 
lousain , à la fin du x® siècle ou au commencement du xi« ? 

Il y a beaucoup plus d'apparence que les ressemblances signa- 
lées ne provenaient pas d'imitations immédiates et directes , mais 
de simples réminiscences traditionnelles. Il n'est pas même né- 
cessaire de faire remonter ces traditions jusqu'à l'époque où les- 
rapsodes massaliotes récitaient les poèmes d'Homèr^ dans les 
villes grecques du midi de la Gaule. On peut les rattacher à Tépo- 
que moins ancienne où l'Iliade et l'Odyssée servaient de base à 
l'enseignement du grec dans les écoles de cette langue, écoles qui 
subsistèrent dans le midi jusqu'à la fin du iv^*, et même du 
v*-' siècle. 

Quoi qu'il en soit, et de quelque manière que l'on explique 
cette singularité , la légende de Raimond du Bousquet , prise en 
elle-même et dans son ensemble , est évidemment l'extrait d'une 
fiction romanesque inventée dans l'intention de plaire et d'amu- 
ser , et dont l'intérêt reposait principalement sur l'admiration et 
la curiosité qu'inspiraient alors les Arabes d'Espagne à tous les 
peuples de leur voisinage , et particulièrement à ceux du midi de 
la France , qui n'avaient plus guère avec eux que des relations 
volontaires de commerce et d'affaires. Je n'hésite donc point à 
citer cette fiction comme une nouvelle preuve de l'influence que 
les Arabes andalousiens exercèrent directement ou indirectemant 
sur l'imagination de ces derniers. 

Elle est plus curieuse encorj^ citer en confirmation de Ve 






KOMANS PROVENÇAUX. 177 

de filiation par laquelle j'ai montré ailleurs que les premières 
tentatives littéraires du moyen âge remontent et se rattachent aux 
réminiscences, aux traditions de la littérature classique. Ici, 
l'antique et le nouveau , le dernier écho de l'épopée païenne et 
les premiers bégaiemens de l'épopée chrétienne et chevaleresque , 
sont encore confondus. Mais c'est un pur accident : il existait 
déjà alors des légendes , des chants épiques où la transition était 
complète, et dont le développement ou l'assemblage devait 
donner des épopées de tout point originales et distinctes de celles 
de l'antiquité. 



DIXIEME I.EÇON. 



GÉRARD DE ROUSSILLON ' 



>•«•« 



Vous vous souviendrez , messieurs, de la division que j'ai faite 
des romans carlovingiens en deux grandes classes ou sections : 
la première , de ceux relatifs aux guerres avec les Arabes d'Es- 
pagne ; l'autre , de ceux ayant pour sujet les révoltes des chefs de 
province contre les monarques issus de Charlemagne. Le roman 
de Ferabras , dont je vous ai parlé précédemment , appartenait 
à la première classe ; celui de Gérard de Roussillon , dont je vais 
vous parler maintenant , appartient à la seconde : c'est le tableau 
poétique de Tune de ces grandes rebellions qui amenèrent la dis- 
solution de la monarchie franke. Il y est bien question de guerre 
contre les Sarrasins , mais seulement d'une manière épisodique 
et tout-à-fait secondaire. 

Gérard de Roussillon, le héros de ce roman, est un personnage 
et même un grand personnage historique. Il fleurit sous Louis- 
le-Débonnaire , auquel il survécut de longues années. Personne 
n'ignore les étranges démêlés de ce faible empereur avec ses trois 
fils , qui le détrônèrent deux fois. Ce fut dans ces démêlés que 
commença la fortune de Gérard. Elevé à la cour de Louis-le- 
Débonnaire , il prit naturellement son parti contre ses enfans ; 
et après l'avoir aidé d'abord à les vaincre , il s'interposa pour le 
réconcilier avec eux. L'empereur , empressé de reconnaître les 
services qu'il en avait reçus, lui donna le comté de Paris. 

^ Cette analyse est tirée d*un manuscrit provençal inédit do fond de 
Cangc , m a4, bibl. du roi , 7991. 



4 



• 



GERARD DE ROUSSILLÔN. 179 

Après la mort dé L<mî$*le-Bébonnaire , ses trois fils se divisè- 
rent en deux partis contraires. Lothaire, à qui étaient échus l'est 
de la Gaule et l'Italie , avec le titre d'empereur, fit la guerre à ses 
frères, Charles-le-Chauve et Louis. 11 voulait ôter à celui-ci la 
Germanie , et au premier la Neustrie et l'Aquitaine. Dans ce 
démêlé , le comte Gérard se déclara pour Lothaire , et s'ea trouva 
mal ; Lothaire fut vaincu dans l'effroyable bataille de Fontanet, 
et ses partisans furent persécutés par les vainqueurs. Gérard fut 
dépouillé, par Gharles-le-Ghauve, du comté de Paris. Mais la paix 
ayant été enfin conclue entre les trois ïrères , Lothaire le fit duc 
ou comte de Bourgogne. Ce fut sans doute alors qu'il fit bâtir sur 
le mont Lassois , près de Ghâtillôn-sur-Marne , son fameux châ- 
teau de Roussillon , dont il prit et a gardé le nom dans la tradi- 
tion et dans les romans. 

A la mort de Lothaire , la Provence fut érigée en royaume par- 
ticulier pour Charles , le plus jeune de ses fils,. auquel on donna 
pour tuteur Gérard , qui ne cessa pas pour cela d'être duc de 
Bourgogne. Charles était un enfant infirme et stupide; ce fut 

' donc l'habile et ambitieux tuteur qui fit les fonctions de roi, et 
en eut les pouvoiirs. Il étabUt le siège principal de son autorité 
à Yienne-sur-le-Rhône,* ville où se voyaient encore alors de 
magnifiques restes de la grandeur et de l'opulence à laquelle elle 
était parvenue sous les Romains. Entre les divers exploits par 
lesquels Gérard se signala en Provence , il faut , à ce qu'il paraît, 
compter une expédition contre les Normands qu'il chassa de la 
Camargue où ils étaient descendus , et avaient essayé de s'établir 
vers 860. 

Charles-le-Chauve convoitait ardemment le nouveau royaume 

. de Provence , et ne négligea aucune occasion d'en faire la con- 
quête ; il^ se trouva de nouveau par-là en guerre avec son ancien 
ennemi , Gérard de Roussillon , intéressé à bien défendre une 
contrée où il régnait de fait , et où il paraît qu'il s'était créé un 
parti puissant. Cette guerre , commencée , suspendue et reprise 
plusieurs fois, est très-mal racontée par les historiens du temps, 
historiens qui ne racontent rien exactement ni complètement. 
Il est seulement constaté que les armées de Charles-le-Chauve 



i8o BlXlEHtfE Li€iOf(. 

* 

furent plus d'une fois battues et repoussëes par Gérard. M an i 
la fin , la fortune se déclara pour le roi contre le chef adroit , qui y 
tout en paraissant soutenir la cause des enfans de Lothaire , sonr 
ancien seigneur, ne défendait en eflfet que la sienne propre. 

En 869 , Gharles-le» Chauve envahit brusquement le royaume 
de Provence avec de grandes forces , assiégeant en même temps^ 
et Gérard dans une de ses forteresses que l'histoire ne nomme 
pas , et Berthe , la femme de Gérard , dans Tienne. Berthe était 
une héroïne digne de son époux : elle soutint bravement le siège y 
et aurait , selon toute apparence , repoussé toutes les attaques de 
Charles, si les habitans avaient répondu à ses exhortations ; mais^ 
ils craignaient les suites d'un assaut , et obUgèrent Berthe à ren- 
dre la ville au roi. Gérard, ayant perdu sa capitale , et selon toute 
apparence , essuyé d'autres échecs dont l'histoire ne parle pas , 
abandonna la Provence à son adversaire , et se retira en Bour-* 
gogne , dans son château de Roussillon , où il mourut vers 878 
ou 879. 

Voilà le peu que l'on sait de positif sur Gérard de Roussillon ^ 
et sur sa longue lutte avec Charles-le-Chauve ; c'est cette lutte 
même qui fait le sujet du roman provençal de Gérard. Mais le 
romancier, qui , comme tous ses pareils , n'avait des événemens 
qu'il voulait célébrer que des notions traditionnelles , on ne peut 
plus imparfaites et plus grossières , a fait de lourdes méprises 
dans la portion historique de son sujet. Je n'en citerai qu'une 
dont il est bon d'être prévenu d'avance , afin de n'en être pas 
trop choqué. A Charles-le-Chauve il a substitué Charles Martel ; 
c'est avec ce dernier qu'il met son héros en conflit. 

On ne connaît du roman de Grérard de Roussillon , en pro- 
vençal , qu'un seul manuscrit incomplet par le commencement. 
J'ai tout heu de croire que cet ouvrage, tel que nous l'avons 
aujourd'hui dans le manuscrit unique dont il s'agit , est moins 
une composition réguhère et suivie que le recueil assez mal coor- 
donné de fragmens divers de plusieurs romans sur le même 
sujet. 

De tous les romans héroïques connus , tant en provençal qu'en 
français , celui-là est incontestablement l'on de ceux qui présen- 



GÉRARD DE ROUSSILLON. i8i 

tentdans leur rédaction les signes d'ancienneté les plus nombreux 
et les plus marqués. Le fond en appartient , selon toute appa- 
rence, aux premières années du xii® siècle. La langue en est 
dure , sèche et peu correcte , mais énei^ique et pittoresque ; le 
ton en est on ne peut plus simple , plus brusque et plus austère. 
Les tableaux des batailles et des délibérations des deux antago- 
nistes avec leui*s ix>nseillers respectifs sont les seuls qui soient 
développés avec un certain soin et dessinés avec quelque détail. 
Hors de là tout est ébauché à grands traits , indiqué plutôt que 
décrit. L'auteur s'arrête à peine assez aux situations les plus tou- ' 
chantes ou les moins ordinaires pour donner au lecteur le loisir 
de les remarquer et de s'y prendre. Tout en un mot dans ce roman 
porte l'empreinte d'un génie vigoureux , mais inculte et grossier, 
qui , en s'essayant à peindre une époque qu'il ne connaît pas , 
nous donne une idée fidèle et vive de celle à laquelle il appar- 
tient , et qu'il peint sans s'en douter. D'après cela , messieurs , 
vous ne trouverez pas extraordinaire que je cherche à vous don- îfÊ 

ner de cet ouvrage des notions un peu détaillées. 

La partie du roman qui manque dans le manuscrit ne sau- 
rait être considérable , et la portion restante s'y rattache aisé- *" 
ment. 

Charles , qui sera , si l'on veut, Charles Martel ou Charles-le- 
Chauve, aime et épouse , à ce qu'il paraît, d'autorité, une dame 
que le romancier ne nomme pas , mais dont il fait la fille ou la 
parente d'un empereur de Constantinople. Cette dame et Gérard 
s'aimaient depuis long-temps , et le comte aurait pu la disputer 
au roi ; mais par générosité , et dans l'intérêt même de celle qu'il 
aime , il croit ne point devoir la priver de la couronne impériale ; 
il consent à ce qu'elle épouse l'emperem', et se résigne à prendre 
de son côté, pour femme, Berthe, la sœur de son amie. Les 
deux mariages se sont faits , à ce qu'il paraît , en même temps 
e% dans le même lieu , et le moment est venu où les deux cou- 
pies vont se séparer pour se rendre chacun à sa demeure et à ses 
affaires respectives. ^ 

Ce moment donne lieu à une scène doublement remarquable 
par l'importance qu'elle a dans la suite du roman , et conune un 






i82 BIXIEME LEÇON. 

exemple frappant de ce que la galanterie chevaleresqae était au 
xii* siècle dans les mœurs et les idées provençales. 

Sur le point de se séparer pour un temps indéfini de son ami 
Gérard , la nouvelle impératrice veut du moins lui donner une 
assurance solennelle de sa tendresse ; elle veut s'unir à lui par 
une espèce de mariage spirituel. Le manuscrit de Gérard com- 
mence par la description de ce mariage , qui en est indubitable- 
ment un des morceaux les plus cjirieux et les plus caractéristi- 
ques. Je vais le traduire avec toute la fidélité que comportent la 
concision de l'original et la nécessité d'êti-e compris. 

« Au poindre du jour Gérard conduisit la reine sous un arbre 
(à l'écart), et la reine menait avec elle deux comtes (de ses 
amis), et sa sœur Berthe. — Que dites- vous, femme d'empereur 
(fait alors Gérard), que dites-vous de l'échange que j'ai fait de 
vous pour un moindre objet? — (Bien est-ce vrai) seigneur, 
vous m'avez fait impératrice , et vous avez épousé ma sœur pour 
l'amour de moi. Mais ma sœur, est-il vrai aussi, est un objet de 
(haut) prix et de grande valeur. Ecoutez -moi, comtes Gervais 
et Bertelais , vous , ma chère sœur, la confidente de mes pensées, 
et vous surtout , Jésus , mon rédempteur , je vous prends tous 
pour garans et pour témoins , qu'avec cet anneau je donne à ja- 
mais mon amour au duc Gérard , et que je le fais mon sénéchal 
et mon chevalier. J'atteste devant vous tous que je l'aime plus 
que mon père et que mon époux ; et le voyant partir , je ne puis 
me défendre de pleurer. 

« Dès ce moment dura sans fin l'amour de Gérard et de la reine 
l'un pour l'autre , sans qu'il y eût jamais de mal , ni autre chose 
que tendre vouloir et secrètes pensées. » 

Charles haïssait et craignait depuis long-temps Gérard comme 
trop puissant et trop fier ; et le romancier fait en efiet du comte 
un vassal auquel il ne manque guère d'un roi que le nom. Outre 
la Bourgogne entière , il possédait la Gascogne , l'Auvergne , la 
Provence, les comtés de Narbonne et de Barcelonne. Il avait 
pour vassaux Odil ou Odilon , son oncle , et ce qui est plus sin- 
gulier encore , le vieux Drogon , son père , qui commandait pour 
lui les pays au-delà àed Pyrénées. Il avait à ses ordres une multî- 



^ # 



GÉRARD DE ROUSSILLON. i83 

tude de'lJhives chevaliers , à la tête desquels , comme les plus 
braves et les plus dévoués , brillaient ses quatre neveux , Foul- 
ques , Bos ou Boson , Gilibert et Seguin , et un cousin nommé 
Fonchier. 

Le rapprochement momentané de Gérard et de Charles n'avait 
fait qu'aigrir encore leuraranciennes haines : aux raisons politi- 
ques que l'empereur avait de craindre le comte , se mêla un peu 
de jalousie d'amour, de sorte qu'une rupture entre l'un et l'autre 
était devenue inévitable. 

Toutefois , avant d'ea venir à une guerre ouverte , le roi veut 
essayer de la ruse et de la trahison. Au retour d'une grande 
chasse dans les Ardennes , il vient , avec un cortège qui est 
une armée, camper sous les murs de Roussillon, et à la vue 
d'un si bon et si fort château , il sent tfedoubler sa haine pour 
Gérard. « Si j'étais là-haut , au lieu d'être çà-bas , le comte G^ 
rard ne serait pas si fier. » Or, il y avait là un damoiseau, en- ^ 

core jeune garçon , qui , entendant ce propos du roi , lui ré- "• ^Wf^-j 
pond hardiment : « Si les traîtres portaient des marques de ce 
« qu'ils sont, vos cheveux, au lieu d'être noirs, seraient rouges. 
« Mais faites ce que vous voudrez , Gérard est si bon maître de 
« guerre, qu'il n'aura jamais peur de la vôtre. » 

Charles, apparemment accoutumé à s'entendre dire des choses 
pareilles , ne s'arrête pas, à celle-là , et envoie un jeune cheva- 
her de ses amis sommer Gérard de lui rendre le château de 
Roussillon. Le message est fait en termes très-fiers : Gérard y 
répond en termes plus fiers encore , et la guerre est décidée. 

Les deux adversaires convoquent leurs fwces , l'un pour pren<- 
dre le château d# Roussillon , l'autre pour le défendre. Mais le 
sort de la forteresse se décide d'une manière improjme. Gérard 
avait pour maréchal un vilain , nommé Riquier ,' qu'il avait 
fait chevalier ,et comblé de biens. C'était un misérable qui , pour 
trahir son seigneur, n'en attendait que l'occasion , et cette occa- 
sion était venue. Le perfide livre de nuit , à Charles Martel , une 
des portes du château , qui est aussitôt occupée par ses troupes 
impériales. C'est avec peipe et blessé grièvement .que Gérard 
s'échappe à cheval. 



1^4 DIXIEME LEÇON. 

Il se retire à Avignon : là le joignent les forces qu'il HYait déjà 
convoquées , et à la tête desquelles il se met en campagne : il 
reprend Koussillon et bat complètement Charles , qui s'enfuit y 
avec le peu d'hommes qui lui restent, à Orléans, où il'^&it 
en toute hâte de grands préparatifs pour prendre sa revanche. 

Informé de ces préparatifs , Géraid délibère avec ses vassaux 
sur le parti qu'il doit prendre. 11 est décidé qu'un message sera 
envoyé au roi pour lui exposer que Gérard n'a point manqué 
à son devoir de vassal , qu'il n'a fait que reprendre de force ce 
qui étant reconnu pour sien , lui avait été enlevé par trahison ; 
qu'il désire la paix , mais que , si on lui fait la guerre , il se dé- 
fendra de tout son pouvoir. Foulques , un des neveux de Gé- 
rard , chargé du message , s'en acquitte avec une fierté qui ne 
fait qu'accroître le dépit et la colère du roi. On se défie de part 
et d'autre , et les deux partis se donnent rendez -vous dans la 
plaine de Yaubeton en Bourgogne. Là , la victoire décidera du 
droit, et le vaincu, selon l'expression du vieux poète, n'aura 
plus qu'à prendre un bourdon de pèlerin , et à passer outre mer 
pour ne plus revenir. 

Les deux armées , fidèles au rendez-vous , se livrent une ba- 
taille sanglante. La victoire n'était point encore déclarée lorsque 
les combattans sont séparés par un prodige qui change leur fureur 
en épouvante. L'enseigne royale paraît subitement toute en feu, 
et une pluie de tisons ardens tombe de celle de Gérard. La mêlée 
cesse , les combattans se retirent , chacun de son côté , et la 
guerre est un moment suspendue par un signe si manifeste de 
la colère du ciel ; les deux adversaires , passagèrement réconci- 
liés , réunissent leurs forces contre les Sarrasins^ qui viennent de 
faire irruption en-decà des Pyrénées , et remportent sur eux de 
grandes victoires. 

Mais la concorde ne devait pas être longue entre deux chefs 
ombrageux , jaloux l'un de l'autre , et le moindre incident pou- 
vait à chaque instant ramener la guerre. Boson , un des neveux 
de Gérard, jeune homme du caractère le plus fougueux, n'ai- 
mant et ne cherchant que des occasions de combattre, veut venger 
la mort de son père Odilon , tué à la bataille de Yaubeton | par le 



GERARD DE ROUSSILLON, i85 

vieux duc Thierry, un des chefs du parti royal ; il tue par repré- 
sailles deux neveux du duc. Gérard est impliqué dans cette que- 
relle ; les vieilles rancunes se raniment , et la guerre recommence 
entre le roi et le comte. Les incidens de cette guerre ne sont ni 
assez variés , ni assez intéressans pour supporter la sécheresse 
d*un résumé en langue moderne et en prose. Il me suffira de dire 
qu'à travers diverses négociations orageuses et superflues, la 
guen'e se prolonge plusieurs années avec des désastres et des 
succès à peu près égaux pour les deux adversaires. Mais à la fin 
Gérard essuie une défaite dont il ne peut plus se relever, et son 
imprenable château de Roussillon est une seconde fois livré au 
roi par trahison. Il s'échappe à grande peine de la mêlée, suivi 
d'un petit nombre de chevaliers blessés , que la mort éclaircit à 
chaque pas de la fuite. Il se dirige vers les Ardennes , et quand 
il y arrive , il n'a plus avec lui qu'un seul homme mortellement 
blessé , et sa femme Berthe , qui l'a rejoint à l'issue de la ba- 
taille. 

C'est dans des situations bien différentes de celles où nous 
avons vu jusqu'à présent le fier Gérard , que le romancier va nous 
le montrer désormais ; c'est au degré le plus bas de l'humiliation 
et de la misère, mais gardant au fond de son ame son orgueil , 
sa haine pour Charles, et l'espoir de se venger. 

Arrivé dans la forêt des Ardennes , et après avoir erré quelque 
temps à l'aventure , il fait halte chez un pauvre ermite, et passe 
la nuit autour d'un feu allumé au pied de la croix de l'ermitage. 
Là , épuisé d'Attiotions douloureuses et de fatigue , Gérard tombe 
endormi , incapable de s'apercevoir de lien de ce qui se passe 
autour de lui. Il ne voit point le dernier de ses compagnons ren- 
dre le dernier souffle ; il n'entend point les voleurs ^f, s'appro- 
chant à petit bruit , lui enlèvent ses armes , son cheval fet celui 
de Berthe. Tant que Gérard avait eu des armes et un cheval , il 
s'était cru encore quelque chose , il n'avait point désespéré de sa 
destinée ; on imagine donc aisément sa désolation , lorsqu'il se 
voit à son réveil livré sans défense à la merci des hommes et du 
sort. -Le bon ermite qui lui a donné ï'hospitaUté , le console ^e 
son mieux , et le renvoie, pour des consolations plus efficaces que 






i86 DIXIÈME LEÇON. 

» 

les siennes , à un savant et vénérable prêtre qui mène aussi la yief 
d'ermite , à quelque distance de là dans la forêt. 

Gérard et Berthe prennent le sentier qui leur est indiqué , et 
trouvent en effet le vénérable personnage qui leur a été annoncé , 
et qui ne s'aperçoit de leur présence qu'après avoir achevé une 
longue prière. Il demande alors à Gérard qui il est, et Grérard 
lui conte rapidement toute son histoire, en ajoutant : « J'ai 
pourchassé (maintes fois le roi) Charles, de si près qu'il n'aurait 
pas donné son éperon pour la ville de Paris. Et voilà qu'à la 
fin il m'a rendu la pareille : il m'a dépouillé de mes honneurs , 
et m'^ pris mes terres. Mais je vais trouver Othon , le roi de Hon- 
grie, et solliciter ses secours. » 

L'ermite lui offre un gîte pour la nuit; et le jour venu, il 
adresse au comte de pieuses exhortations , l'engageant à se re- 
pentir de sa vie passée , et à en faire pénitence. ^^ Je ferai 
pénitence quand j'aurai donné la mort à Charles, lui répond 
Gérard. Je n'attends pour cela que d'avoir retrouvé une lance 
et un écu. 

— Eh quoi ! chétif, lui crie alors l'ermite d'un ton austère, dans 
l'état où tu es , tu parles de te venger de Charles qui t'a vaincu 
dans ta force et dans ta puissance ! — Je ne le nie point, réplique 
Gérard j mais que j'arrive seulement auprès du roi Othon, que 
je recouvre un cheval et des armes, et aussitôt, chevauchant 
nuit et jourj je repasse en France. Je connais toutes les forêts 
où Charles va chasser, et je sais bien où je me vengerai du félon. » 

Le pieux ermite réprimande vivement Gérard^*une haine si 
obstinée, mais sans obtenir de lui qu'il se rétracte et revienne à 
des sentimens plus doux et plus chrétiens. Berthe peut seule 
faire ce miracle par ses supplications ; elle se jette aux pieds de 
son époux , et ne se relève qu'après en avoir obtenu l'assurance 
qu'il pardonne à Charles et à tous ses autres ennemisi. — L'er- 
mite , enchanté de cette conversion , absout le comte de ses pé- 
chés , lui donne maints pieux conseils , et l'autorise à avoir bon 
espoir dans l'avenir. Là -dessus, il lui enseigne les sentiers à 
suivre , et le renvoie un peu plus calme et plus résigné qu'il ne 
l'avait vu la veille. 



m 



GERARD DE ROUSSILLON. i^ 

iwinliii m à ibattre , 1 conps de piqnes on de tixta lancés k h 
main, nue annnre-ou un ëco placé très-Aant, A l'êxtrémhé d'un 
poteaa. Toute la population de la contrée était accourde k ce 
spectacle, et Gérard et Bertbe avaient cédé , comme les antres , i 
la tentation d'y asùster. — La fête était brillante ; il y avait \i 
une multitude de chevalins en sptnidide attirail et en belle ar- 
mure , cherchant à se surpasser les ons les antres , et à faire . 
parler d'eux, 

A ce ^tectade , la mémoire d'un temps qni n'est plus se révâlle 
vivement dans Berthe; eUesesouvienf de l'époque fortimée de sa 
vie où Gérard donnait de telles fêtes, ets'y distinguait par sa force 
et par son adresse , tandis qu'elle-même y jouissait avec oi^eil 
de sa gloire et de sa renommée. — A ce son^nir, elle est saisie 
d'une vive douleur ; elle se laisse aller, comme évanouie, dans 
les bias de Gérard , inondant de ses larmes la barbe et le visage 
du guerrier, ou pour mieux dire , du charbonnier. — Géraid 
sent alors , sinon pour la première fois , du moins plus fortement 
qaejamais, tous les sacrifices que la tendre Bertbe fait depuis û 
long-temps à sa mauvaise destinée. « Chère épouse, lui dit-il, 
ton cœur, je le vois, s'est lassé de ma misère. Eb bien ! retourne 
en France, et je te jure , par Dieu et par les saints, que vous ne 
me verrez plus , ni toi ni tes parens. — Seigneur, vous pariez en 
enfant , lui répond Bertbe ; â Dieu ne plaise que je vous quitte 
jamais tant que je vivrai ! J'aimerais mieux être brûlée vive que 
séparée de vous. Oh ! seigneur, ne proférei plus de si dures pa- 
roles. >• A ces niote, le comte, ému jusqu'aux larmes, la presse 
en silence sur son cœur. * 

Cependant il est vrai qu'une nouvelle idée, qu'tm oouvean 

désirviennentde s'emparer de Bertbe. « Seigneur, poursiùt-flUe , 

conseils, nous retournerons dans 

tomnfes^iés. Yoîlà vingt-dent ans 

«■^s vois brisé par la fatigue et la 

— î de l'impératrice, et je suis 

""«i ponr vous , l'empereur 

■■i'*^' le passé. ^6i- 

— 'enfin , il l'«c- 



,88 DIXIEME LECGS. 

lieux où il y a des cheraliers et des hommes en pourar ; ht §ai 
est rare et la cupidité grande. » Ce conseil est anssitâl adopté, de 
même que celui non moins nécessaire de changer de nom. Dès ce 
moment, Gérard de Roossillon ne s'appelle pins que le panYie 
loland. 

Je sais obligé d'abréger le détail des humiliations et des sonP 
finances qui attendent les deux proscrits partoot où ik se pré- 
sentent. J'obseirerai seulement que , dans toutes ces éprennes , 
le courage et la tendresse de Bertlie ne se démentent jamais. Elle 
sauf e j pour ainsi dire , à chaque instant , la rie à son époux ; à 
chaque instant , elle relève son courage abatm. 

Un jour, Gérard et Berthe se tromrent à Tentrée d'une 
Ibrét , dans rintérieor de laquelle ils entendent im grand 
comme de marteaux et de cognées. Ds s'aTancent du côté d'oà 
Tient le bruit , et arrivent à un grand feu autour duquel ti»- 
Taillent deux hommes noirs et hideux ; ce sont des cbubonmers 
aurergnats , en possession de fournir de charbon la TÎUe d'Ao- 
rillac. Yovant Gérard en haillons, de haute taille et avec tontes 
les apparences d'une force de corps extraordinaire , ils crment 
avoir trouvé lliomme dont ils ont besoin , et lui proposent de 
porter vendre à Aurillac le charbon £ût par eux. Gérard accepte, 
cooune par une sorte de curiosité de voir jusqu'où peut aller su 
misèie. H charge sur ses épaules im énorme sac de charbon qu'il 
porte à Aurillac . et sur la vente duquel U gagne sept deniers, 
n y a long-temps que le puissant Gérard n'a touché une si Inte 
somme : le métier lui parait bon , et il s'y déviqpe , tandis que 
la comtesse exerce, de son côté, celui de coolunère, dans im 
Cuibourg de la petite ville d'Aurillac. 

Il y avait déjà vingt-deux ansque Géiaidet Berdie vivaient <le 
la sorte : ils semblaient avoir perdu tout souvenir de leur condi- 
tion première, et tout désir comme tout espoir d'y revenir ja- 
mais , lorsqu'un événement imprévu vint tout à coup changer 
leurs idées. 

Deux puissans seigneurs , le comte Gauceln et le duc Aiglan , 
donnaient aux chevaliers du pays le divertissement d'im de ces 
guerrien alors désignés par le nom de quintaine, et qui 



'^ 



GÉRARD DE ROUSSILLON. * 189 

coDsistaient à abattre , à coups de piques ou de traits lancés à la 
main, une armure ou un écu placé très-liaut, à l'extrémité d'un 
poteau. Toute la population de la contrée était accourue à ce 
spectacle, et Gérard et Berthe avaient cédé , comme les autres , à 
la tentation d'y assister. — La fête était brillante ; il y avait là 
une multitude de chevaliers en splendide attirail et en belle ar- 
mure , cherchant à se surpasser les uns les autres , et à faire 
parler d'eux. 

A ce spectacle , la mémoire d'un temps qui n'est plus se réveille 
vivement dans Berthe ; elle se souvient" de l'époque fortunée de sa 
vie où Gérard donnait de telles fêtes , et s'y distinguait par sa force 
et par son adresse , tandis qu'elle-même y jouissait avec orgueil 
de sa gloire et de sa renommée. — A ce souvenir, elle est saisie 
d'une vive douleur ; elle se laisse aller, comme évanouie , dans 
les bras de Grérard , inondant de ses larmes la barbe et le visage 
du guerrier, ou pour mieux dire , du charbonnier. — Gérard 
sent alors , sinon pour la première fois , du moins plus fortement 
que jamais, tous les sacrifices que la tendre Berthe fait depuis si 
long -temps à sa mauvaise destinée. « Chère épouse, lui dit-il, 
ton cœur, je le vois, s'est lassé de ma misère. Eh bien! retourne 
en France , et je te jure , par Dieu et par les saints, que vous ne 
me verrez plus , ni toi ni tes parens. — Seigneur, vous parlez en 
enfant , lui répond Berthe ; à Dieu ne plaise que je vous quitte 
jamais tant que je vivrai ! J'aimerais mieux être brûlée vive que 
séparée de vous. Oh ! seigneur, ne proférez plus de si dures pa- 
roles. » A ces mots, le comte, ému jusqu'aux larmes , la presse 
en silence sur son cœur. 

Cependant il est vrai qu'une nouvelle idée , qu'un nouveau 
désir viennent de s'emparer de Berthe. « Seigneur, poursuit-elle , 
si vous daignez écouter mes conseils , nous retournerons dans 
cette douce France où noVis sommes nés. Voilà vingt-deux ans 
que vous en êtes sorti , et je vous vois brisé par la fatigue et la 
douleur. Vous fûtes autrefois l'ami de l'impératrice, et je suis 
sure que , si elle intercédait aujourd'hui pour vous , l'empereur 
n'est ni si dur ni si cruel qu'il ne vous pardonnât le passé. » Gé- 
rard ne se rend pas sans peine à ce conseil ; mais enfin , il l'ac- 



■m 



i82 DIXIÈME LEÇON. 

exemple frappant de ce que la galanterie chevaleresqae était au 
XII* siècle dans les mœurs et les idées provençales. 

Sur le point de se séparer pour un temps indéfini de son ami 
Gérard , la nouvelle impératrice veut du moins lui donner une 
assurance solennelle de sa tendresse ; elle veut s'unir à lui par 
une espèce de mariage spirituel. Le manuscrit de Gérard com- 
mence par la description de ce mariage , qui en est indubitable- 
ment un des morceaux les plus cjirieux et les plus caractéristi- 
ques. Je vais le traduire avec toute la fidélité que comportent la 
concision de l'original et la nécessité d'èti'e compris. 

« Au poindre du jour Gérard conduisit la reine sous un arbre 
(à l'écart), et la reine menait avec elle deux comtes (de ses 
amis), et sa sœur Berthe. — Que dites-vous, femme d'empereur 
(fait alors Gérard) , que dites-vous de l'échange que j'ai fait de 
vous pour un moindre objet? — (Bien est-ce vrai) seigneur, 
vous m'avez fait impératrice , et vous avez épousé ma sœur pour 
l'amour de moi. Mais ma sœur, est-il vrai aussi, est un objet de 
(haut) prix et de grande valeur. Ecoutez -moi, comtes Gervais 
et Bertelais , vous , ma chère sœur, la confidente de mes pensées, 
et vous surtout , Jésus , mon rédempteur , je vous prends tous 
pour garans et pour témoins , qu'avec cet anneau je donne à ja- 
mais mon amour au duc Gérard, et que je le fais mon sénéchal 
et mon chevalier. J'atteste devant vous tous que je l'aime plus 
que mon père et que mon époux ; et le voyant partir , je ne puis 
me défendre de pleurer. 

« Dès ce moment dura sans fin l'amour de Grérard et de la reine 
l'un pour l'autre , sans qu'il y eût jamais de mal , ni autre chose 
que tendre vouloir et secrètes pensées. » 

Charles haïssait et craignait depuis long-temps Gérard comme 
trop puissant et trop fier ; et le romancier fait en efiet du comte 
un vassal auquel il ne manque guère d'un roi que le nom. Outre 
la Bourgogne entière , il possédait la Gascogne , l'Auvergne , la 
Provence, les comtés de Narbonne et de Barcelonne. Il avait 
pour vassaux Odil ou Odilon , son oncle , et ce qui est plus sin- 
gulier encore , le vieux Drogon , son père , qui commandait pour 
lui les pays au-delà ded Pyrénées. Il avait à ses ordres une multi- 



> * 



GëRARB de ROUSSILLON. i83 

tude de'ftâyes chevaliers , à la tête desquels , comme les plus 
braves et les plus dévoués , brillaient ses quatre neveux , Foul- 
ques , Bos ou Boson , Gilibert et Seguin , et un cousin nommé 
Fouchier. 

Le rapprochement momentané de €rérard et de Charles n'avait 
fait qu'aigrir encore leura,anciennes haines : aux raisons politi- 
ques que l'empareur avait de craindre le comte , se mêla un peu 
de jalousie d'amour, de sorte qu'une rupture entre l'un et l'autre 
était devenue inévitable. 

Toutefois , avant d'en venir à une guerre ouverte , le roi veut 
essayer de la ruse et de la trahison. Au retour d'une grande 
chasse dans les Ardennes, îl vient, avec un cortège qui est 
une armée , camper sous les murs de Aoussillon , et à la vue 
d'un si bon et si fort château , il sent ^doubler sa haine pour 
Gérard. « Si j'étais là-haut , au lieu d'être çà-bas , le comte (xé- 
rard ne serait pas si fier. » Of, il y avait là un damoiseau, en- -^ 

core jeune garçon, qui, entendant ce propos du roi, lui ré- * ^IH^ 
pond hardiment : « Si les traîtres portaient des marques de ce 
« qu'ils sont, vos cheveux, au lieu d'être noirs, seraient rouges. 
« Mais faites ce que vous voudrez , Gérard est si bon maître de 
« guerre, qu'il n'aura jamais peur de la vôtre. » 

Charles, apparemment accoutumé à s'entendre dire des choseg 
pareilles , ne s'arrête pas, à celle4à , et envoie un jeune cheva- 
her de ses amis sommer Gérard de lui rendre le château de 
Aoussillon. Le message est fait en termes très-fiers : Gérard y 
répond en termes plus fiers encore , et la guerre est décidée. 

Les deux adversaires convoquent leurs forces , l'un pour pren- 
dre le château de Aoussillon , l'autre pour le défendre. Mais le 
sort de la forteresse se décide d'une manière improjme. Gérard 
avait pour maréchal un vilain , nommé Aiquier ," qu'il avait 
fait chevalier .et comblé de biens. C'était un misérable qui , pour 
trahir son seigneur, n'en attendait que l'occasion , et cette occa- 
sion était venue. Le perfide livre de nuit , à Charles Martel , une 
des portes du château , qui est aussitôt occupée par ses troupe 
impériales. C'est avec peii^e et blessé grièvement -que Géraîpd 
s'échappe à cheval. 



ië4 DIXIEME LEGON. 

Il se retire à Avignon : là le joignent les forces qu'il HYait déjà 
oonvoquëes , et à la tête desquelles il se met en campagne : il 
reprend Roussillon et bat complètement Charles , qui s'enfuit , 
avec le peu d'hommes qui lui restent, à Orléans, où il^Deût 
en toute hâte de grands préparatifs pour prendre sa revanche. 

Informé de ces préparatifs , Géracd délibère avec ses vassaux 
sur le parti qu'il doit prendre. Il est décidé qu'un message sera 
envoyé au roi pour lui exposer que Gérard n'a point manqué 
à son devoir de vassal , qu'il n'a fait que reprendre de force ce 
qui étant reconnu pour sien , lui avait été enlevé par trahison ; 
qu'il désire la paix , mais que , si on lui fait la guerre , il se dé- 
fendra de tout son pouvoir. Foulques , un des neveux de Gé- 
rard , chargé du message , s'en acquitte avec une fierté qui ne 
fait qu'accroître le dépit et la colère du roi. On se défie de part 
et d'autre, et les deux partis se donnent rendez -vous dans la 
plaine de Yaubeton en Bourgogne. Là , la victoire décidera du 
droit, et le vaincu, selon l'expression du vieux poète, n'aura 
plus qu'à prendre un bourdon de pèlerin , et à passer outre mer 
pour ne plus revenir. 

Les deux armées , fidèles au rendez-vous , se livrent une ba- 
taille sanglante. La victoire n'était point encore déclarée lorsque 
les combattans sont séparés par un prodige qui change leur fureur 
en épouvante. L'enseigne royale paraît subitement toute en feu, 
et une pluie de tisons ardens tombe de celle de Gérard. La mêlée 
cesse , les combattans se retirent , chacun de son côté , et la 
guerre est un moment suspendue par un signe si manifeste de 
ia colère du ciel ; les deux adversaires , passagèrement réconci- 
liés , réunissent leurs forces contre les Sarrasins, qui viennent de 
faire irruption en-decà des Pyrénées , et remportent sur eux de 
grandes victoires. 

Mais la concorde ne devait pas être longue entre deux chefs 
ombrageux , jaloux Tun de l'autre , et le moindre incident pou- 
vait à chaque instant ramener la guerre. Boson , un des neveux 
de Gérard, jeune homme du caractère le plus fougueux, n'ai- 
mant et ne chercliant que des occasions de combattre, veut venger 
la mort de son père Odilon , tué à la bataille de Yaubeton 9 par le 



GÉRARD DE ROUSSILLON. i85 

vieux duc Thierry, un des chefs du parti royal ; il tue par repré- 
sailles deux neveux du duc. Gérard est impliqué dans cette que- 
relle; les vieilles rancîmes se raniment, et la guerre recommence 
entre le roi et le comte. Les incidens de cette guerre ne sont ni 
assez variés , ni assez intéressans pour supporter la sécheresse 
d*un résumé en langue moderne et en prose. Il me suffira de dire 
qu'à travers diverses négociations orageuses et superflues, la 
guerre se prolonge plusieurs années avec des désastres et des 
succès à peu près égaux pour les deux adversaires. Mais à la fin 
Gérard essuie une défaite dont il ne peut plus se relever, et son 
imprenable château de Roussillon est une seconde fois livré au 
roi par trahison. Il s'échappe à grande peine de la mêlée, suivi 
d'un petit nombre de chevaliers blessés , que la mort éclaircit à 
chaque pas de la fuite. Il se dirige vers les Ardennes , et quand 
il y arrive , il n'a plus avec lui qu'un seul homme mortellement 
blessé , et sa femme Berthe , qui l'a rejoint à l'issue de la ba— 
taille. 

C'est dans des situations bien différentes de celles où nous 
avons vu jusqu'à présent le fier Gérard , que le romancier va nous 
le montrer désormais ; c'est au degré le plus bas de l'humiliation 
et de la misère, mais gardant au fond de son ame son orgueil , 
sa haine pour Charles, et l'espoir de se venger. 

Arrivé dans la forêt des Ardennes , et après avoir erré quelque 
temps à l'aventure , il fait halte chez un pauvre ermite , et passe 
la nuit autour d'un feu allumé au pied de la croix de l'ermitage. 
Là , épuisé d'étaiotions douloureuses et de fatigue , Gérard tombe 
endormi , incapable de s'apercevoir de rien de ce qpii se passe 
autour de lui. Il ne voit point le dernier de ses compagnons ren- 
dre le dernier souffle ; il n'entend point les voleurs ^pof, s'appro- 
chant à petit bruit , lui enlèvent ses armes , son cheval "tet celui 
de Berthe. Tant que Gérard avait eu des armes et un cheval, il 
s'était cru encore quelque chose , il n'avait point désespéré de sa 
destinée ; on imagine donc aisément sa désolation , lorsqu'il se 
voit à son réveil livré sans défense à la merci des hommes et du 
sort. -Le bon ermite qui lui a donné l'hospitahté , le console de 
^on iiiieux , et le renvoie, pour des consolations plus efficaces que 



4 



i86 DIXIÈME LEÇON. 

* 

les siennes , à un savant et vénérable prêtre qui mène aussi la vief 
d'ermite , à quelque distance de là dans la forêt. 

Gérard et Berthe prennent le sentier qui leur est indiqué , et 
trouvent en effet le vénérable personnage qui leur a été annoncé , 
et qui ne s'aperçoit de leur présence qu'après avoir achevé une 
longue prière. Il demande alors à Gérard qui il est , et Gérard 
lui conte rapidement toute son histoire, en ajoutant : « J'ai 
pourchassé (maintes fois le roi) Charles, de si près qu'il n'aurait 
pas donné son éperon pour la ville de Paris. Et voilà qu'à la 
fin il m'a rendu la pareille : il m'a dépouillé de mes honneurs , 
et m'a pris mes terres. Mais je vais trouver Othon , le roi de Hon- 
grie, et solliciter ses secours. » 

L'ermite lui offre un gîte pour la nuit; et le jour venu, H 
adresse au comte de pieuses exhortations , l'engageant à se re- 
pentir de sa vie passée , et à en faire pénitence. — »• Je ferai 
pénitence quand j'aurai donné la mort à Charles, lui répond 
Gérard. Je n'attends pour cela que d'avoir retrouvé une lance 
et un écu. 

— Eh quoi ! chétif, lui crie alors l'ermite d'un ton austère, dans 
l'état où tu es , tu parles de te venger de Charles qui t'a vaincu 
dans ta force et dans ta puissance ! — Je ne le nie point, réplique 
Gérard; mais que j'arrive seulement auprès du roi Othon, que 
je recouvre un cheval et des armes, et aussitôt, chevauchant 
nuit et jourj je repasse en France. Je connais toutes les forets 
où Charles va chasser, et je sais bien où je me vengerai du félon. » 

Le pieux ermite réprimande vivement Gérard4l*une haine si 
obstinée, mais sans obtenir de lui qu'il se rétracte" et revienne à 
des sentimens plus doux et plus chrétiens. Berthe peut seule 
faire ce miracle par ses supplications ; elle se jette aux pieds de 
son époux , et ne se relève qu'après en avoir obtenu l'assurance 
qu'il pardonne à Charles et à tous ses autres ennemisi — L'er- 
mite , enchanté de cette conversion , absout le comte de ses pé- 
chés , lui donne maints pieux conseils , et l'autorise à avoir bon 
espoir dans l'avenir. Là -dessus, il lui enseigne les sentiers à 
suivre , et le renvoie un peu plus calme et plus résigné qu'il ne 
l'avait vu la veille. 



. • 



m 



GERARD DE ROUSSILLON. 187 

Les deux époux poursuivent leur route, et rencontrent à 
quelque distance de là des marchands revenant de Hongrie et 
de Bavière , et qui , s'adressant à eux : Quelles nouvelles dans 
ce pays? disent-ils. Que fait ce maudit Gérard de Roussillon) 
— Il est mort , répond aussitôt Berthe , inquiète de la ques- 
tion ; il est enterré. L'empereur Charles l'a fait mourir. — Dieu 
en soit loué ! répondent les marchands ; s'il vivait encore , il • 
ferait encore la guerre et ravagerait tout. Le propos ne plaît* 
guère à Gérard ; mais il n'a point d'épée , et il passe sans ré- 
pondre. 

Il continue à errer de foret en forêt, d'ermitage en ermitage, 
et arrive à la fin à une ville ou bourgade où il n'y a plus que des 
e];ifans et des femmes. Les mères ont perdu leurs fils , les épouses 
leurs maris , les enfans leurs pères : tous les honmies ont péri 
dans les guerres de Gérard de Roussillon , et Gérard n'entend 
de toutes parts , parmi ces restes d'une population désolée , que 
des imprécations et des malédictions contre lui. Il est sur le point 
de suffoquer de douleur ou de colère ; mais la tendre et pieuse 
Berthe lui rappelle les leçons du saint ermite , et l'engage à sup- 
porter ce qu'il voit et ce qu'il entend , comme une juste punition 
du ciel , qui le châtie d'avoir trop aimé et trop fait la guerre. Ces 
paroles consolent un peu Gérard ; mais le courage et la résignation 
sont toujours près de l'abandonner : il regrette sans cesse de 
n'être point mort sur le champ de bataille , les armes à hi^iiitin, 
et , à chaque instant , Berthe est obligée de lui faire de nouvelles 
exhortations , de nouvelles prières. 

Les deux inwtunés continuent à cheminer au hasard ; arrivés 
à un endroit où se croisent plusieurs chemins, ils apprennent 
une nouvelle qui les touche de près. — Charles Mai^l vient 
d'envoyer, dans toutes les directions, cent messagers, chai|;és 
d'annoncer que la personne de Gérard est mise à prix , que qui- 
conque Uvrera le comte au roi recevra en récompense sept fois 
le poids en or et argent du corps du prisonnier. Plusieurs des 
cent messagers viennent de passer par là , et la terrible nouvelle 
est répandue dans tout le pays. « Seigneur, croyez-moi , dit alors 
la comtesse à Gérard ; évitons les châteaux et les villes , tous les 



i» 



« 



,88 DIXIEME LEÇON. 

lieux où il y a des chevaliers et des hommes en pouvoir ; la foi 
est rare et la cupidité grande. » Ce conseil est aussitôt adopté, de 
même que celui non moins nécessaire de changer de nom. Dès ce 
moment, Gérard de Roussillon ne s'appelle plus que le pauvre 
loland. 

Je suis obligé d'abréger le détail des humiliations et des souf- 
frances qui attendent les deux proscrits partout où ils se pré- 
sentent. J'observerai seulement que , dans toutes ces épreuves , 
le courage et la tendresse de Berthe ne se démentent jamais. Elle 
sauve , pour ainsi dire , à chaque instant , la vie à son époux ; à 
chaque instant , elle relève son courage abattu. 

Un jour, Gérard et Berthe se trouvent à l'entrée d'une grande 
forêt, dans l'intérieur de laquelle ils entendent un grand fracas , 
comme de marteaux et de cognées. Ils s'avancent du c6té d'où 
vient le bruit , et arrivent à un grand feu autour duquel tra- 
vaillent deux hommes noirs et hideux ; ce sont des charbonniers 
auvergnats , en possession de fournir de charbon la ville d'Au- 
rillac. Voyant Gérard en haillons, de haute taille et avec toutes 
les apparences d'une force de corps extraordinaire , ils croient 
avoir trouvé l'homme dont ils ont besoin , et lui proposent de 
porter vendre à Aurillac le charbon fait par eux. Gérard accepte, 
comme par une sorte de curiosité de voir jusqu'où peut aller sa 
misère. Il charge sur ses épaules un énorme sac de charbon qu'il 
porte à Aurillac , et sur la vente duquel il gagne sept deniers. 
Il y a long-temps que le puissant Gérard n'a touché une si forte 
somme : le métier lui paraît bon , et il s'y dévqne , tandis que 
la comtesse exerce , de son coté , celui de couturière , dans un 
faubourg de la petite ville d' Aurillac. 

Il y avait déjà vingt-deux ans que Gérard et Berthe vivaient de 
la sorte ; ils semblaient avoir perdu tout souvenir de leur condi- 
tion première , et tout désir comme tout espoir d'y revenir ja- 
mais , lorsqu'un événement imprévu vint tout à coup changer 
leurs idées. 

Deux puissans seigneurs , le comte Ganceln et le duc Aiglan , 
donnaient aux chevaUers du pays le divertissement d'un de ces 
exercices guerriers alors désignés par le nom de quintaine , et qui 



m 



GERARD DE ROUSSILLON. * 189 

consistaient à abattre , à coups de piques ou de traits lances à la 
main, une armure ou un écu placé très-fiaut, à rextrémité d'un 
poteau. Toute la population de la contrée était accourue à ce 
spectacle, et Gérard et Berthe avaient cédé , comme les autres , à 
la tentation d'y assister. — La fête était brillante ; il y avait là 
une multitude de chevaliers en ^lendide attirail et en belle ar- 
mure , cherchant à se surpasser les uns les autres , et à faire 
parler d'eux. 

A ce spectacle , la mémoire d'un temps qui n'est plus se réveille 
vivement dans Berthe ; elle se souvient de l'époque fortunée de sa 
vie où Gérard donnait de telles fêtes , et s'y distinguait par sa force 
et par son adresse , tandis qu'elle-même y jouissait avec orgueil 
de sa gloire et de sa renommée. — A ce souvenir, elle est saisie 
d'une vive douleur ; ellp se laisse aller, comme évanouie , dans 
les bras de Gérard , inondant de ses larmes la barbé et le visage 
du guerrier, ou pour mieux dire , du charbonnier. — Gérard 
sent alors , sinon pour la première fois , du moins plus fortement 
que jamais , tous les sacrifices que la tendre Beithe fait depuis si 
long -temps à sa mauvaise destinée. « Chère épouse, lui dit-il, 
ton cœur, je le vois, s'est lassé de ma misère. Eh bien! retourne 
en France , et je te jure , par Dieu et par les saints , que vous ne 
me verrez plus , ni toi ni tes parens. — Seigneur, vous parlez en 
enfant , lui répond Berthe ; à Dieu ne plaise que je vous quitte 
jamais tant que je vivrai ! J'aimerais mieux être brûlée vive que 
séparée de vous. Oh ! seigneur, ne proférez plus de si dures pa- 
roles. » A ces mots, le comte, ému jusqu'aux larmes , la presse 
en silence sur son cœur. 

Cependant il est vrai qu'une nouvelle idée , qu'un nouveau 
désir viennent de s'emparer de Berthe. « Seigneur, poursuit-elle , 
si vous daignez écouter mes conseils , nous retournerons dans 
cette douce France où ndas sommes nés. Voilà vingt -deux ans 
que vous en êtes sorti , et je vous vois brisé par la fatigue et la 
douleur. Vous fûtes autrefois l'ami de l'impératrice, et je suis 
sûre que , si elle intercédait aujourd'hui pour vous , l'empereur 
n'est ni si dur ni si cruel qu'il ne vous pardonnât le passé. » Gé- 
rard ne se rend pas sans peine à ce conseil ; mais enfin , il Fac- 



•• 



4r 



igo * SIXIEME LEÇON. 

cepte par pitié pour son épouse , et le voilà qui prend avec elLe; 
le chemin d'Orléans , où se trouvait pour lors Charles avec sa- 
cour. 

Ils y arrivent le jeudi saint, le jour de la cène. Dans l'espoir 
de pouvoir dire un mot en secret à la reine , Gérard va bien vite 
à régUse , se ranger au nombre des pauvres pèlerins, des men- . 
dians , des estropiés , auxquels elle doit ce jour-là distribuer des 
vêtemens et de l'argent. Mais un prêtre , qui le voit grand et vi- 
goureux parmi cette foule de pauvres infirmes, le prend rudement 
par la main et le chasse avec des injures et des menaces. Gérard 
regrette alors sa forêt , son charbon et ses sauvages compagnons ; 
mais Berthe est toujours là , comme son bon ange , pour le con- 
soler et le conseiller. 

— Seigneur, ne vous déconcertez pas, lui dit-elle ; faites plutôt 
ce que je vais vous dire. C'est demain le vendredi-saint : l'impé- 
ratrice se rendra seule à l'église , pour prier. Attendez -la, et dès 
que vous l'apercevrez , approchez - vous d'elle , et présentez-lui 
cet anneau. C'est celui par lequel elle vous engagea autrefois son 
amour, en présence du comte Gervais. Vous me le donnâtes, 
et moi je l'ai précieusement gardé au milieu de nos détresses. — 
Gérard, charmé de ravoir cet anneau , n'hésite pas à faire tout 
ce que sa femme lui a conseillé. 

La journée du vendredi-saint passée , à l'heure où commence 
la solennité des ténèbres , la reine arrive nu-pieds à l'église , 
et se retire , pour prier, dans une chapelle solitaire , faiblemeift 
éclairée par une lampe. Gérard , qui l'a vue entrer et qui a suivi 
de l'œil tous ses mouvemens, se glisse à pas lents aussi près d'elle 
qu'il peut , et lui adresse timidement la parole : — Dame , lui 
dit-il , pour l'amour de ce Dieu qui fait des miracles , de ces 
saints que vous venez ici prier, et pour l'amour de ce Gérard qui 
fut votre ami , je vous conjure de venir à mon secours. — 
Pauvre homme , lui répond la reine , que savez-vous de Gérard, 
et qu'est-il devenu ? 

— Reine , dites-moi d'abord une chose , reprend Gérard : par 
le Dieu que vous adorez, par les saints que vous priez, que feriez- 
vous , dites-moi , de Grérard , si vous le teniez en votre puit^ 



GÉRARU BE ROUSSILLON. 191 

s^ce ? — Pauvre homme , dit la reine , c'est grande Lai'diesse 
à vous de miet &ire pareille question. Néanmoins , sachez que je 
donnerais qjoatre viUb^, poui' que le comte Gérard fût vivant, 
et eût recouvré les terres ^t les honneurs qu'il a perdus. — A 
ces mots , Gérard lui présente son anneau , en se nommant. La 
reine le considère déplus près et le reconnaît. Il n'y eut plus alors 
de vendredi-saint pour elle , s'écrie naïvement le vieux poète ro 
mancier , et Gérard fut baisé cent fois sur la place. Après bien des 
questions faijbes à la hâte, et des réponses également pressées , la 
reine appelle un prèti-e qui lui est dévoué , et met jusqu'à nouvel 
ordre Gérard sous sa garde. 

A partir de là , la suite du roman , y compris le dénouement , 
est extrêmement obscure et présente peut-êOre des lacunes. On. 
voit seulement qu'à force de zèle , d'adresse et de caresses , la 
rein^ dispose peu à peu le roi à faire grâce à (iérard, et à souffrir 
qu'il renti'e dans la jouissance de ses domaines. Mais elle sent 
que son ami, son chevalier, serait trop humilié, s'il devait unique- 
ment ce retour de fortune à la clémence du roi; aussi, tout en 
négociant pour lui auprès de son époux, l'aide- t-elle de tout son 
pouvoir à se faire un parti à la tête duquel il a bientôt recouvré 
de vive force son bon château de Roussillon , et la plus grande 
partie de ses anciennes possessions. — Charles, apprenant ces 
nouvelles , en est indigné : il a un accès de sa vieille haiue contre 
Gérard , et la guerre est un moment sur le point de se rallumer. 
Mais la reine s'interpose , avec son adresse et son autorité ordi- 
naires , entre les deux adversaires , et les détermine à conclure 
une trêve de sept ans, durant laquelle elle espère que s'effacei*ont 
les anciennes inimitiés. Ses prévisions ne sont point trompées , 
et Gérard meuit paisiblement dans son château de Roussillon. •- 

Tel est , isolé, de ses développeiuens , de ses accessoires , et ré- 
duit à ses données fondamentales , le roman provençal de Gérard 
de Roussillon, l'un des plus curieux, et je le répète, probable- 
ment le plus ancien de son genre. Quelques observations sont in- 
dispensables pour compléter cet aperçu. 

On voit d'abord , par tout ce que j'ai dit de ce roman,. non- 
seulement que le fond s'en rattache à des traditions historiques , 

'4 



icjcx DIXIÈME LEÇON. 

mais que tous les détails , tous les accessoires ont quelque choie 
de grave et de vraisemblable , qui sort naturellemeat et simple- 
ment du fond des mœurs et des relations féodales , et je ne doute 
pas qu'avec un peu de patience et de sagacité , on n'y démêlât 
diverses particularités véritablement historiques, sinon pour l'é- 
poque à laquelle se rapporte l'action du roman , du moins pour 
l'époque de sa composition. 

Les noms géographiques y sont assez fréquemment défigurés 
par les erreurs des copistes , mais toujours reconnaissables , et 
faciles à rétablir dans leur exactitude. On n'y aperçoit aucune 
trace de cette géographie arbitraire et fantastique des romanciers 
des époques subséquentes , et l'on y découvrirait probablement, 
au contraire, çà et là , quelque notion curieuse pour la géographie 
de la France au moyen âge. Ainsi, par exemple, il y est question 
de la ville de Rame , mausion romaine , dont on ne voit plus 
depuis long-temps que les ruines, sur les bords de la Durance, 
entre Briançon et Embrun , et qui existait encore , selon toute 
apparence , du temps de l'auteur de Gérard. 

Les caractères sont une des parties remarquables du roman. Ce 
n'est pas qu'ils soient bien variés, ni délicatement nuancés ; mais 
ils sont tracés avec vigueur, et contrastés avec un véritable instinct 
poétique. Foulques, l'un des neveux et des principaux officiers 
de Gérard , pourrait passer pour son bon génie. Tant qu'il y a 
lieu à délibérer, il vote toujours pour le parti le plus juste et le 
plus modéré : quand il n'y a plus qu'à agir, il se dévoue sans 
considération des obstacles et du péril. C'est l'idéal du chevalier 
provençal au xti*^ siècle. Voici le portrait qu'en trace le roman- 
cier : je vais tâcher d'en traduire une partie , et de la traduire 
fidèlement , au risque d'être bizarre et sauvage. 

tt Voulez-vous entendre les qualités de Foulques : donnez-lui 
toutes celles du monde ; ôtez-en seulement les mauvaises ; il n'y 
en a pas une en lui. Il est preux, courtois, poli, doux, franc , 
de nobles manières et bien parlant. Il est bien enseigné de bois 
et de rivières , sait jouer aux échecs', aux tables et aux dés. Il n'a 
jamais refusé de son avoir à pei^onne ; tous en ont eu , les bons et 
les médians. Il aime fortement Dieu, sachez bien $ et depuis qu'il 



GERARD DE ROUSSILLON. 19» * 

esi ttè et yit en cour, il n'a jainais vu faire toit à personne , sans 
en être au moinâ afflige , s'il ne pouvait rien de plus. 11 aime 
mieux la paix que la guerre ; mais quand il dent une fois son 
heaume lacé , son écu au col et son épée au flanc , il devient su- 
perbe, fax^uehe, impétueux et sans merci. Plus est grande la 
foule des èmiemis qui le pressent , et plus il est fier et terrible. Il 
ne reculerait pas alors de la longueur de son pied. Et sachez que 
cette guerre lui déplaît fort et qu'il en a fait cent fois querelle à 
son odcle ; mais il n'a jamais pu l'en détourner, et l'a toujom*s 
fortement aidé au besoin. Il n'en sera point blâmé par moi , car 
faillir à son ami, c'est chose inhumaine, méprisée en toute bonne 
cour. J'aimerais mieux être Foulques , et doué comme lui , que 
seignear de quatre royaumes. » 

Hoson , le frère de Foulques , est le favori de Gérard , et l'on 
pourrait dire son mauvais génie. Sauf la bravoure, il ne ressemble 
en rien à son frère ; il n'aime que la gueiTe , et juste ou inique , 
il la conseille toujoui*s. C'est le type du seigneur féodal , mettant 
les passions et les penchans de sa condition à la place des devoirs 
et des idées de la chevalerie. 

Fouchier, qui est aussi un des principaux vassaux de Gérard , 
est uxt antre caractère pris immédiatement dans la vérité et la 
réalité des époques féodales, h II n'y eut jamais , dit notre ro- 
« mancier, en parlant de lui , si bon espion , ni si bon voleur ; 
« il a voie plus d'avoir qu'il n'y en a dans Pavie. Mais il est de 
M trop haut lignage pour vendre ce qu'il vole ( il le dcmne ) ; 
« et de France en Hongrie , il n'y a pas de meilleur comte que 
« hii. » 

Deux femmes seulement interviennent dans l'action da roman 
de Gérard , Berthe et la reine , sa sœur. Il n'est point question âe 
Berthe , et le poète n'a que faire d'elle , aussi long-temps que la 
gtfêrre dure. Mais , une fois Gérard vakicu , et réduit à la vie de*^ 
mendiant et de vagabond , c'est elle qui devient le personnage 
principal de l'action, la providence de Gérard. C'est le modèle 
die l'épouse tendre et dévouée. Mais , dans ce caractère même , il 
y a qwiel^ue chose de l'époque , quelque chose d'austère et de 
fort qui se mêle à l'expression de l'amour, qui le contient , pour 



' 194 DIXIÈME LEÇON. 

ainsi dire , au fond de l'aine. C'est pai*des leçons , par des exhoi^ 
tations pieuses , plutôt que par des paroles molles et caressante»^ 
que Berthe témoigne son dévouement à son époux. 

Mais ce qu'il y a incontestablement , dans tout le roman , de 
plus remarquable , sous le rapport des mœurs , c'est la conduite 
de la reine envers Gérard , qu'elle aime incomparablement plus 
que son époux , et dont elle prend le parti d'une manière direc- 
tement opposée aux intérêts et aux intentions de celui-ci. Tout 
cela , nous l'avons vu dans le temps, était parfaitement confomie 
aux idées de la galanterie chevaleresque. Aussi à peine le roi 
a-t-il un moment d'humeur et de colère , quand il vient à savoir 
tout ce que son épouse a fait pour Gérard , son ancien ennemi ; 
il sait bien que tout cela est dans l'ordre , et son mécontente- 
ment tombe au premier souiire de la reine , qui se garde bien 
de le prendre au sérieux. 

Il y a de fort beaux traits dans les longues descriptions de ba- 
tailles qui font la majeure partie du roman. Mais, conune jel'ai 
déjà observé , c'est dans les conseils fréquens où Charles et Gé- 
rard délibèrent sur leurs demandes , sur leurs propositions et sur 
leurs droits respectifs , que le romancier semble se complaire 
davantage , et réussir le mieux. C'est là qu'il aime à mettre set 
personnages en évidence et à les représenter faisant preuve d'un 
autre courage que celui du champ de bataille ^ de celui de la 
pensée et de la parole. Je choisis , pour donner un exemple , 
l'audience que Charles accorde à Foulques , lorsque celui-ci ra , 
de la part de son oncle Gérard, réclamer contre l'injustice de la 
guerre que le roi est résolu de faire à ce dernier, pour avoir repris 
son château de Roussillon , qu'il n'avait un moment perdu que 
par une insigne trahison. 

Foulques est parti , accompagné d'un cortège de cent barons , 
Iparmi lesquels se trouve Fouchier, ce comte si excellent , qui n'a 
que le défaut ou le caprice d'être un grand voleur. Ils arrivent 
tous à la cour de Charles, sous la conduite et la sauvegarde 
d'Aymes , comte de Bourges , ami de Gérard , bien que fidèle 
vassal du roi , et qui , introduit devant ce dernier : — Seigneur, 
lui dit-il , voici Foulques , arrivé hier soir. — Oui , poursuit 






^' j 



GERARD DE ROUSSILLON. ig*" 

Foulques, et qui viens demandei^ pour Gérar<d , îkion oncle, oue 
justice que j'eàpère. Pourquoi, 6 roi, voulez-vous mouvoir guerre 
à Gérard? Ne vous laissez point aller à votre colère ; car, si vous 
détruisez ce que vous deviez maintenir. Dieu voua abandoîmera. 
Vous avez excité la guerre ; faites-la taire ; laissez à Gérard ce 
qui est à lui , et ne croyez point les flatteurs qui ne peuvent faire 
les grandes choses qu'ils promettent. 

— Si Dieu m'aide, duc Foulques, répond le roi , vous discourez 
à merveille ; mais je ferai ce qu'il me convient de faire. Si Gérard 
a jusqu'ici tehu Roù^sillbn et la Bourgogne , il les à tenus de 
moi , et je les lui ôterai , si je puis. Il n'aura j)oiht de si fort 
château que je ne l'escalade, ni de si haute tour que je ne la 
renverse et ne la brise. 

« Là-dessus, don Begon, fils de Basin , prend là jiarolè : — Sei- 
gneur roi , nous méprisons les menaces , et Géi:àrd pourra bien 
vous mettre tel frein par lequel on vous tiendra mietix que l'on 
ne tient mulet rétif. Si vous voulez la guerre , si vous voulez ba- 
taille en champ clos , vous l'aurez ; et maint puissant baron y 
recevra tel coup de lahce ou d'épée qui lui mettra le cœur à 
jour. Mais le comte Gérard n'y perdra ni uti moulin , ni lin four, ' 
ni un coin de pré, ni une poignée d'herbe. » 

— Seigneur roi , reprend Foulques , écoutez ce que Gérard 
vous propose en toute justice. S'il vous a forfait eri quelque 
chose , nous sommes ici cent chevaliers pour vous en faire droit 
de sa part, et pour être ses otages entre vos mains.< Mais je sou- 
tiens que Roussillon est à lui , si ce n'est que le long de la Seine, 
sur l'autre rive, dans la forêt de Montargout, vous avez, en l'an, 
une chasse de quatorze jours par froid ,* et de quinze par thaiud , 
et que Gérard vous doit défrayer les quatorze jours , à raison des 
quatre châteaux qu'il a dans le pays , des châteaux de Quarèhc , 
et de Ghatillon , de Sonegart et de Montaloi. Si quelqu'un trouvé * 
que la chose ii'est point comine je dis , j'en offre la preuve , et 
en voici mon gant que je vous présente. 

—'Maudit soit , dit le roi , qui prendra ce gant avant que je 
n'aie mis Gérard hors d'état de parler dé guerréi. 

«*— C'est ce que vous ne ferez point du yivant de Gérard , ni des 






« « 



196 DIXIEME LEÇON. 

siens y répond Foulques. Gelui-là ne mérite ni honneur», ni nvÊh 
noir, qui taxera le comte de félonie ^ et ne voudra jpas nous eu 
rendre raison. C'est bien plutôt vous, 6 roi! qui avez été traître 
et parjure au sujet de Gérard. Des comtes , des ducs^ des IkomiAes 
renommés , le pape lui-même ^ à qui Rome obéit y avaient reçti 
votne serment de prendre en mariage la fille du puissant em- 
pereur d^Orient, en même temps que Gérard épouserait sa sœur. 
Mais vous avez fait acte de traître et de faussaire ; vous avez 
laissé celle qui devait être votre feimne , pour f^rendre^ la bien- 
aimée de Gérard. Si quelqu'un de vos flatteurs , à langue trait- 
chante, soutient que vous avez bien fait, qu'il s'avance, ctje 
vous le. rends mort ou recru. 

— Vous n'aurez point de combat ici , reprend le roi ; vous en *^' 
aurez assea- d'un , de celui où les plus vaiUans des vôtres tombe- 
ront par milliers, morts et sanglans. 

a Là-dessus s'ataoce Fouchier, le cousin-g^rmàu de Gévard. 
Jamais* chevalier plus brave que lui ne fut baisé par dame ; ja- 
mais lance- ne fut rompue par un plus vaillant. Il va proférer des 
paroles dont le roi sera courroucé. — Par Dieu , Charles Mar- 
tel, c'est grande folie à vous de vouloir épouvanter tout le 
monde. Puisque vous avez faim de guerre , que je sois proclamé 
couard si je ne vous en rassasie ! Je mènerai contre vous mille 
chevaliers , dont le moindre vous fera perdre la tête de souci , 
et j'espère bien accroître mes domaines et mes châteaux d'uae 
part des vôtres.. 

« A ces paroles , le sang monte au visage du roi , et il pro- 
nonçait déjà l'ordre de fathre pendre tous les messagers de Gé- 
rai d , lorsque Ënguerrand , Thierry, Pons et Richard premnent 
soudainement la parole. — O roi , disent-ils, tu es un roi perdu, 
si tu commets une pareille bassesse. Il n'y a aucun de nous qai 
me t'abandonne aussitôt. 

tt Hervin de Cambrai parle à son tour , et bien devrait-il être * *• 
cru , car ses paroles sont sages , et ses conseils sont bons. — ^ 
Messager de guerre est mauvais prophète : je vois , dans ce pays , 
deux dogues furieux , l'un roi et l'autre comte , qui se déchiie- 
raicut fdui volontiers qu'ours et chien.... Oh! que bien prend 



I 



.m • 



GERARD DE RÔUS6ILL0N. 197 

ftttx Sarmsins que nous ae ieur fas»OBs pas la guerrre que nous 
nous faisons les uns aux autres ! 

« Quand Charles entend ces mots , il s'en courrouce. -^ Sei- 
gneur Hervin nous a fait un beau semuHI 9 dit-il ; et il n^y a pas 
un de ces moines de 5aint<rDenis qui convertissent le peuple , qui 
soit iueilleur prêcheur que lui. Mais il a beau dire : nous ne 
quitterons ni nos blancs haid)erts , ni nos casques, brunis, que je 
n'aie traite comme il convient ce Gérard qui m'a pris ou tué mt% 
hommes. 

•p^Seigneur roi, nous allons donc nous retirer, dit Foulques, et 
pairler en Bourgogne de ce que nous avons vu ici ; et ce ne sera ni 
de droit , ni de justice , ni d'amour. Votre host est prêt ; nous 
allons assembler le nôtre ; et nous nous reverrons là*bas , à Yau- 
beton , dans la plaine où court l'eau de l'Arce. 

— Je vous en donne ma parole , dit Charles ; et que celui qui 
cédera s'en aille eu exil aussi loin qu'il pourra ; qu^il passe la mer 
en barque ou en navire , et ne reparaisse plus. 

u Là-dessus Foulques piie Aymes de Bourges , sous la sauve- 
garde duquel il est venu , de vouloir bien le reconduire. 

«-«-Je suis tout prêt à vous reconduire , lui dit Aymes , mais j'ai 
le cœur triste et noir de voir la férocité de cet empereur.— O roi , 
entendez encore une parole , une dernière parole : acceptez les 
ofiîres de ces ch^aliers, et prenez -les pour otages. —Ce n'est 
point là ma pensée , répond Charles ; ma pensée est d'entrer ce 
mois^i ou 1^ prochain sur les terres de Gérard. Je veux être son 
moissonneur: je taillerai ses vignes et ses vergers. Je Terrai les 
mille chevaliers que Fouchier doit mener contre moi , lui qui n'a 
pas mille pas de terre. Mais qu'il prenne bieA garde , le larron , 
à ne point se laisser prendre par chemin ni ]^ar sentier ; car je le 
ferai pendf e'plus haut que le plus haut clocher. 

— Roi, lui répond Foulques, vous parlez trop follement, et n'a- 
vez que méchantes pensées dans le cœur. Vous aurez la bataille , 
piûsque vous l'avez voulue ; mais gardez-vous d'y rencontrer 
Fouchier : il n'y a point d'épervier plus redoutable aux cailles 
qu^ kii à ses adversaires. S'il a de Tor et de l'argent ^ il ne l'a 
point enlevé à pauvres passagers , à bourgeois , à vilains , ni à 



ft. • 



198 DIXIEME LEÇON.' 

marcbaacU-, ,mais à des barons avares et usuriers , sei^eujrs d« 
quatre ou cinq châteaux. Ceux-là n'ont ni. cachette si profonde, 
ni cofire d'acier où leur trésor soit à l'abri de Fouchier. C'est à » 
ceux-là qu'il prend de quoi donner et dépenser largement. » 

Cette scène , pleine de mouvement , peint avec énergie et 
vérité la diplomatie un peu sauvage , mais du moins ouverte et 
directe , des temps féodaux , et la brusque franchise avec lacfUeUe 
les vassaux parlaient souvent à leur chef. 

Parmi les nombreux héros des romans carlovingiens , il n'y en 
a peut-être pas de plus célèbre et de plus populaire quft. Grérard. 
Sous les noms divers de Gérard de Roussillon , de Gérard de 
Vienne et de Fretta, il figure diversement et avec plus oh moins 
)d'éclat dans pi;esque tous ces romans. 

Dans celui de Boncevaux , il est compris au nombre des pala- 
dins de Charlemagne , et périt de la main du fameux roi sarrasin 
Marsile. Dans le roman de Gaydon , qui est censé faire suite à ce- 
lui de Ronccvaux, il ressuscite pour briller à nouveaux frais entre 
les douze pairs. L'auteur du grand roman du Loherain donne Gé- 
rard de Koussillon pour mort à la suite d'une irruption des Sar- * 
rasins en Champagne. Mais Gérard reparait dans le roman célèbre 
de Renaud de Montauban , et dans cet aqtre. roma^ cyclique si 
populaire en Italie , sous le titre des Réali di Francia. Enfin on 
le voit , dans celui d'Aspremont , âgé de cent-vingt ou trente ans, 
et pourtant capable encore de prendre une partie très - active à 
l'expédition contre les Sarrasins d'Italie , et en partagea la gloire 
avec Charlemagne. . 

Tous ces romans , où il ne figure qu'en sous ordre ou épisodi- 
quement, en supposent de toute nécessité beaucoup d'autres 
dont il était le héros principal , et qui sont aujourd'hui perdus , 
à l'exception de trois , dont l'un est celui en proTençal dont je 
viens'de vous parler. Les deux autres sont en français. 

De ces deux derniers , je ne citerai que celui intitulé Gérard 
de Vienne Son auteur connaissait très-probablement le Gérard 
de Roussillon provençal , doi^t il n'est au fond et en substance 
qu'une sorte de parodie assez plate. Un rapprochement scrupu- 
leux de ces deux compositions pourrait être assez curieux , en Ai* 






GERARD DE ROUSSILLON. 199 

sant voir comment les romans carlovingiens les pliis divers dans 
leurs développemens peuvent néanmoins n'être que des Variantes 
d'une seule et même donnée première. Mais l'espace me manque 
pour un rapprochement qui en exigerait beaucoup. Je ne puis que 
répéter que des trois romans épiques aujourd'hui subsistans sur 
Gérard de Roussillon , le provençal est , sans comparaison , le 
plus intéressant , comme le plus ancien. 

Je ne suppose point toutefois qu'il soit le premier composé sur 
ce sujet: je suis au contraire persuadé qu'il a été précédé de plu- 
sieurs autres , auxquels appartinrent , selon toute apparence , les 
passages ou couplets doubles qui sont en grand nombre, dans ce 
roman. « 









•f 



.«♦ 



lé. 



OKXIÈME IiZÇOir. — Y*" ARTICLE. 



GEOFFROI ET BRUNIS8ENDE 



César Nostradainus a, comme tout le monde sait, compose des 
vies des troubadours : elles fourmillent d'erreurs prodigietises , 
mais elles contiennent aussi diverses notices précieuses, soit pour 
l'histoire générale de la poésie provençale , soit pour la biographie 
des poètes provençaux. Ce mélange de faux et de vrai , de curieux 
et d'absurde, se trouve au plus haut degré dans un article consacré 
à Richard Cœur-de-Lion , roi d'Angleterre. Suivant l'historien 
provençal, ce roi fameux devrait être compris au nombre des 
troubadours. Allant à la croisade, il se serait arrêté à Marseille, 
à la cour du comte Raymond Bérenger ; là il aurait appris l'idiome 
des troubadours, et se serait exercé à l'écrire. 

La princesse Eléonore , une des quatre filles du comte , celle 
qui, un peu plus, tard, devint reine d'Angleterre, en épousant 
Henri III , aurait envoyé à Richard un beau roman provençal sur 
les amours de Plandin de Cornouailles et de Guillaume de Mi- 
ramas , son compagnon, et sur les prouesses de l'un et de l'autre, 
en l'honneur d'Yrlande et de Briande, dames d'une incomparable 
beauté. 

A prendre cet article à la lettre , il renferme autant de bévues 
et d'anachronismes que d'assertions, et personne jusqu'ici ne 



GEOFFROI ET ÇRUNISSENDE. 201 

pouTait gaère avoir Vidée d'en tirer le moindre parti pour l'hi^ 
toirç littéraire du midi de la France. Il en est autrement aujour<* 
d'hui , que son exactitude est constatée sur un point essentiel, sur 
l'existence d'un roman provençal intitulé Blundin de Comouailies 
et Guillaume de Miramas, Ce roman se trouve en manuscrit à la 
bibliothèque de Turin. M. Raynouard en a reçu une copie scru- 
puleusement coUationnée avec le texte , et c'est sur cette copie 
que j'ai pu prendre connaissance du roman. 

Si l'infante Eléonore de Provence envoya à un prince anglais le 
roman dont il s'agit, ce ne fat certainement pas à Richard Cœur- 
de-Lion , qui était mort bien avant qu'elle ne vînt au monde. Si, 
d'un autre côté , comme on n'en peut douter , ce prince entendait 
le provençal et l'écrivait , ce n'était assurément pas à Marseille , 
ni d'tme princesse provençale qu'il l'avait appris ; c'était à Poitiers, 
dans la société des meilleurs troubadours de son temps. 

Mais la méprise de Nostradamus sur ce point tient à peu de 
chose > et n'est point difficile à rectifier. Un prince anglais , neveu 
de Richard Gœur-de-Lion , Richard de Comouailies , allant en 
Syrie à la tête d'une croisade en 1 240 , s'embarqua effectivement 
à Marseille, et il n'y a rien que de trè&-vraisemblable à supposer 
qu'il s'arrêta quelque temps à la cour de Raymond Bérenger ^ et 
qu'il y vit la princesse Eléonore, qui put aisément lui offrir le ro- 
man dont il s'agit. 

J'irai plus loin , et j'avancerai comme une conjecture très-plau* 
sible , que ce roman était l'œuvre de Fmfante , et avait été com- 
posé par elle en l'honneur d'un jeune prince du sang de Richard 
Cœur-de-Lion , qui , plus encore par sa bravoure que par sa nais- 
sance et par son nom, rappelait ce héros de la chevalerie. L'ou- 
vrage dont il s'agit est à tous égards pitoyable , au point qu'il n'y 
a guère moyen de l'attribuer à un poète de profession , si mauvais 
qu'on le suppose. En 1 240, époque vers laquelle fut écrit ce poème, 
l'épopée provençale était déjà sans doute fort déchue de sa forme 
et de sa grâce premières ; tnais on peut s'assurer qu'elle ne l'était 
pas au degré que marquerait le roman en question , si l'on voulait 
en conclure quelque chose relativement à l'état général de la poé- 
sie provençale à cette époque. Un pareil ouvrage n'était certaine^ 



»* 



202 ONZIEME LEÇON. 

* 

ment qu'une témérité d-«nfant ou d'écolier, essayant de faire de 
la poésie sans la moindre lueur de vocation poétique. Le plut 
grand mérite de cet ouvrage est d'être fort court , et le résumé 
n'en sera pas long. 

Blandin de Gornouailles et Guilliaume ou Guilhot de Miramas 
sont deux vaillans chevaliers de la Table tonde fort liés d'amitié , 
et qui vont ensemble en quête d'aventures. Réunis ou séparés, 
ils en mènent bravement plusieurs à fin ; ils tuent des géans, dé- 
livrent des demoiselles , couchent dans les forêts , chez des ermites, 
et finissent par trouver un' oiseau qui leur chante en langue hu- 
maine et leur indique de belles aventures, qu'ils se mettent 
aussitôt à chercher. La plus merveilleuse de toutes , celle qui cou- 
ronne les autres, est réservée à Blandin^ le véritable héros du 
poème. Il délivre par trois exploits miraculeux la princesse Briande 
du sommeil auquel elle était condamnée par je ne sus quel malin 
enchantement. A peine est^-elle éveillée et a-t-elle vu son libéra- 
teur , qu'elle en devient éperdument amoureuse , hii inspire un 
égal amour , l'épouse , et donne Yrlande , sa sœur., pour femme 
au compagnon de Blandin. 

Des aventures de ce genre peuveiit intéresser par la grâce et le 
cJiarme des accessoires et des détails : ici , tout est de la même ùl* 
deur et de la même platitude , tout absolument, la diction , les 
détails , les accessoires et le fond ; et je ne me figure pas d'homme 
à qui tout cela ait pu plaire , si ce n'est le jeune Richard de Gor- 
nouailles, en supposant, bien entendu, comme je l'ai fait, que le 
poème fût composé en son honneur par une aimable et belle prin- 
cesse , destinée à devenir reine. 

Un second roman provençal de la Table ronde , dont le texte 
s'est conservé jusqu'à nous, est intitulé Jauffre ou Geoffroi et 
Brunissende de Montbrun, Il existe de ce roman deux manuscrits 
complets , tous les deux du treizième siècle , et appartenant à la 
Bibliothèque du Roi. Il n'est pas besoin d'admirer cet ouvrage , 
ni d'en faire un grand cas , pour affirmer qu'il est à tous égards 
infiniment supérieur à celui dont je viens de parler. Il eut aussi 
beaucoup plus de célébrité. Il fut, à ce qu'il parait, traduit de 
bonne heure en catalan. Muntaner y fidt expressément allusion 



GEOFFROI ET BRUNISSENDE. 2o3 

dans son intéressante chronique , et le cite de manière à faire sup- 
poser qu'on le mettait de son temps au même rang que Lanceldt 
du Lac. Une marque encore plus certaine de la renommée de 
ce roman , c'est que le héros en fut admis de bonne heure parmi 
les héros classiques de la Table rende. Le plus distingué des 
poètes romanciers de l'Allemagne , à la fin du douzième et au 
commencement du treizième siècle , Wolfram-von-Eschenbach , 
nouune deux ou trois fois Joffroit, parmi les champions de la cour 
d'Arthur, et l'on ne peut douter que cette désignation ne se rap- 
porte au héros de noti'e roman provençal. 

Rien ne marque avec précision l'éftoque où fut composé ce 
roman ; mais on trouve sur ce point, dans l'ouvi'age même, des 
indices fort approchant de l'exactitude. On y trouve un morceau 
tout lyrique dans lequel l'auteur, s'abandonnant à ses réflexions, 
fait un magnifique éloge d'un roi, auquel tout annonce qu'il avait 
dédié son œuvre. Or, ce roi est Pierre II d'Aragon, qui com- 
mença à régner en 1 194? et fut tué en 121 3 à la fameuse bataille 
de Muret, gagnée par Simon de Montfort. Le roman' fut donc écrit 
au plus tard en lâ 1 3 , mais il dut l'être encore plus tôt. En effet , 
le roi célébré comme un patron par le poète lest désigné par' ce- 
lui-ci comme étant fort jeune, et depuis peu de temps chevalier, 
circonstances qui ent toute l'apparence de se rapporter à la fin du 
douzième siècle plutôt qu'au commencement du treizième. Il n'y 
a donc point d'invraisemblance à comprendre le roman en question 
parmi ceux de la seconde moitié du douzième siècle. 

Quant à l'auteur, fidèle au système des romanciers originaux 
du moyen âge, il ne se nomme ni ne se désigne d'aucune façon , 
et il n'y a pas moyeu de le deviner. Ce que l'on peut dire de plus 
probable, c'est que ce fut quelqu'un des nombreux troubadours 
que ÎPierre II attira à sa cour , et qu'il admit dans son intimité , 
et peut-être le fameux Giraud de Borneilh. C'est du moins celui 
que je nommerais de préférence parmi tous les autres , si j'étais 
obligé d'en nommer un. Dans ce cas , on peut bien affirmer que 
le talent de Giraud était beaucoup plus lyrique qu'épique , mais 
toujours est-il qu'une composition susceptible d'être attribuée à 
Giraud de Borneilh ne saurait être dépourvue de toujt mérite. 



ao4 ONZIEME LEÇON. 

Je donnerai d'abord une idée du fond et de la marche de Tao 
tidn. Il n'y faut pas chercher un intérêt bien vif, ou d'un ordre 
élevé; mais elle ne manque pas d'agrément, et ses incidens variés 
sont assez ingénieusement groupés autour d'une aventure prin^ 
cipale à laquelle ils aboutissent et concourent tous , comme à leur 
terme et à leur but. 

A une des fêtes solennelles de la Table ronde , le jeune Geof- 
froi se présente à la cour d'Arthur pour être fait chevaHer de la 
main du roi. Il venait à peine d'obtenir cette faveur, lorsqu'un 
chevalier inconnu , en armure complète , entre à cheval dans la 
salle du festin , regarde «n moment les chevaUers dont elle est 
pleine , puis tout d'un coup frappe de sa lance un de ceux qui se 
trouvaient le plus près de la reine Genièvre, etl'étend mort aux 
pieds de celle-ci. Gela fait, il s'en retourne, et regardant fière- 
ment le roi Arthur : « Mauvais roi , lui dit-il , c'est pour te honnir 
que j'ai tué ce chevalier; et si quelqu'un de ceux que voici vent 
venir à ma poursuite, il n'a qu'à demander Taulat de Richemont. 
G'est ainsi que je me nomme, et je te promets , chaque année, pa- 
reille visite à pareille fête. » 

Tous les chevaliers de la Table ronde s'émeuvent pour aller à 
la poursuite de Taulat et punir l'affront sanglant fait au roi Arthur. 
Mais Greoffiroî , à qui le roi a promis un don , en le faisant cheva- 
lier , réclame et obtient la faveur d'aller à la poursuite de Taulat 
et de le châtier comme il mérite. 

n s'arme au plus tôt, s*élance rapidement sur les traces de l'inso» 
lent meurtrier , et l'aurait sans doute bientôt atteint, si rien n'eût 
contrarié son désir ; mais , à peine engagé dans sa poursuite , il 
tombe dans diverses aventures qui retardent sa marche , et que je 
suis obligé de supprimer , malgré l'honneur qu'elles font à l'in- 
trépidité de notre jeune chevalier. 

n est au troisième jour de sa quête ; il a demandé à tout ce qu'il 
a vu des indices sur Taulat, et n'en a trouvé aucun. La nuit ap- 
prochait ; le pauvre Geo£froi , mourant de faim , tombant de som- 
meil , meurtri par les coups d'un géant , triste de n'avoir pas de 
nouvelles de l'ennemi qu'il poursuit , se confiait à son cheval , 
sans savoir où il était, ni où il allait , lorsqu'il arrive à la porte 



GEOFFROI ET BRUNISSENDE. 2o5 

{d'un jardin dont les mars sont de marbre, et d(Mit notre poète 
trace mie assez longue description , qne je vais traduire pour 
donner une idée de sa manière de décrire. 

tt n n'y a , dans le monde , arbre rare ni beau , dont il n'y ait 
là plus d'un, n n'est ni bonne plante, ni belle fleur, dont il ne 
se troure là foison ; et à la douce et suave odeur que l'on y res^ 
pire , on croirait être en paradis. A peine le jour a-t-il iladlli , que 
tous les oiseaux du pays à une grande journée à l'entour viennent 
là s'ébattre sur les arbres , et puis commencent à chanter jusqu'au 
jour si agréablement et si doucement, qu'il n'y a point d'instra- 
ment de musique qui plaise tant à écouter. » 

Ce jardin appartient à une jeune dame non mariée, nommée 
la belle Brunissende , unique héritière d'une multitude de châ* 
teaux, dont celui dans lequel est situé le merveilleux jardin , est 
le plus beau. Il se nomme le château de Montbrun , et voici la 
description qu'en fait notre poète : 

tt II y avait dans ce château grand nombre d'ouvriers, deboiir- 
geob et d'hommes courtois , vivant toute l'année en joie et en 
soolas. — H y avait des jongleurs de toute espèce, qui allaient 
toute la journée dans les rues , chantant, jouant et dansant , ré- 
eitant de belles histoires , contant les prouesses et les guerres sur- 
venues dans les pays étrangers. 

« Là aussi vivent des dames bien apprises, au gracieux langage, 
de bon accueil , aux belles manières , qui , quand on les requiert 
d'amour , savent bien parler et bien répondre , bien céder et bien 
se défendre. — Ce château a huit portes , et à la garde de chaque 
porte veillent mille chevahers , dont chacun aime une dame qu'il 
tient pour la meilleure et la plus belle de toutes. Aussi sont-îls 
tous vaillans , avenans , preux et merveilleux chevaliers; car, par 
Tamour , tout homme devient meilleur et plus brave , plus libéral 
et plus joyeux , plus ennemi de toute bassesse. » 

De là , le poète revient à Brunissende dont il se complaît à dé- 
crire la beauté sans pareille. «Mais, «^ute-t-il, il y a sept ans 
qu'elle est livrée an plus noir chagrin , dont elle a quatre accès 
par jour et trois par nuit ; accès violens jusqu'à l'extravagance , 
dans lesquels elle pleure , se lamente et crie ai fort, que c'est mer* 



îo6 ONZIEME LEÇON. 

veille qu'elle y résiste: et il n'y a pas un habitant du château i**- ' ^ 
vieux ou jeune , homme ou femme , chevalier ou vilain , qui ne - T *? 
fasse exactement la même chose qu'elle, qui n'ait de même, et aux- 
mêmes heures du jour et de la nuit, les mêmes accès de désolation. » 

GeofTroi est , comme on voit , tombé en lieu étrange. Arrivé à la 
porte du beau jardin , il y entre , ôte le frein à son cheval , se 
jette sur l'herbe et s'endort aussitôt d'un sommeil que ne romprait 
pas le bruit du tonnerre. 

Cependant l'heure était venue où la belle Brunissende avait 
coutume de se retirer pour dormir ; elle était dans l'usage , avant 
de se mettre au lit, de prêter l'oreille au ramage des innombrables 
oiseaux de son verger. Mais cette nuit, à sa grande surprise, elle 
n'entend pas ur. seul gazouillement. C'est un signe certain , pour 
elle , que quelque animal ou quelque chevalier étranger s'est 
introduit dans le verger , et elle donne aussitôt à son sénéchal 
l'ordre de descendre au jardin, et d'en chasser l'intrus, homme ou 
bête. 

Le sénéchal obéit; il trouve Geoffroi endormi, le réveille à 
force de le secouer et de le frapper, et lui intime l'ordre de se le- 
ver et de comparaître devant sa dame , pour lui rendre raison de 
la hberté qu'il a prise de s'introduire dans son jardin , et d'y e&- 
roucher les oiseaux. Geoffroi , très-mécontent d'être réveillé , re- 
fuse d'obéir. Là -dessus, un combat s'engage entre les deux 
champions ; le sénéchal est abattu , il va conter sa mésaventure à 
sa dame , et Geoffroi se rendort. 

Un second chevaHer est envoyé pour exécuter l'ordre de Bru- 
nissende. 11 est traité comme le sénéchal. Un troisième est traité 
plus mal encore ; car Geofiâroi , furieux d'être sans cesse troublé 
dans son sommeil , et se figurant que c'est toujours par le même 
chevalier , veut metti^e cette fois l'importun hors d'état de recom- 
mencer et le renvoie grièvement blessé. 

Pour le coup , Brunissende , qui se croit insultée et bravée , ne 
contient plus sa colère. Elle envoie , contre Geoffroi, une multi- 
tude de chevaliers qui l'entourent , le garottent et l'amènent de- 
vant leur maîtresse. Tous les détails de cette scène nocturne du 
jardin sont pleins de grâce , de naturel et de vivacité. 






1 



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* r 



GEOFFROI ET BttUNlàSENDE. 267 

Le pauvre Geofiroi, dépose, ou pour mieux dire jeté de.toutsou^ 
long et tout armé aux pieds de la belle dame de Monbrun , se 
lève sur ses pieds. Il était beau de taiUe; son haubert était magni- 
fique , son heaume bien poli et reluisant. Brunissende le regarde 
un moment etlui parle ainsi (je rendrai cette scène dans les termes 
même dii romancier) : « Chevalier , êtes-vous celui qui m'a causé 
aujourd'hui tant de désagrément et d'ennui? » 

« Dame , répond Geofh'oi , je ne vous ai jamais fait de mal , et 
ne vous en ferai jamais. Je voudrais au contraire vous défendre 
de tout mon pouvoir contre quiconque vous en ferait. — Vous 
ne dites point la vérité , reprend Brunissende. N'étes-vous pas en- 
tré dans mon jardin , et n'avez-vous pas blessé mortellement un 
de mes chevaliers ? — Il est vrai , dame , réplique Geoffroi ; mais 
la faute en est à ce chevalier qui est venu me réveiller, en me frap- 
pant du bois de sa lance , et qui , deux fois abattu par moi , et 
m'ayant donné deux fois sa parole de me laisser dormir en paix , a 
osé me réveiller une troisième fois. Mais eût-il été encore plus im- 
portun et plus déloyal qu'il ne l'a été , je ne l'aurais point frappé 
si je l'avais su l'un des vôtres. — Dites ce qu'il vous plaira, con- 
tinue Brunissende j mais par tous les saints du monde , je suis 
sûre que vous ne me causerez plus aucun ennui , et avant la fin du 
jour qui vient , je serai vengée de vous. » 

Geoffroi comprit à ces paroles qu'elle était fort en colère , et 
se prit à regarder attentivement son frais et blanc visage , sa 
bouche et ses yeux rians qui lui sont entrés dans le cœur. Il en « 
est devenu amoureux au premier regard ; plus il la regarde , plus 
elle lui plaît ; moins il est épouvanté de ses menaces , plus il la 
voit cruelle pour lui , et plus il se sent de tendre vouloir pour 
elle. 

« Assurez-vous de lui , crie Brunissende à ses chevaliers , et 
que demain on le pende , ou que l'on m'en fasse telle justice, 
que mon cœur en soit satisfait. 

« Dame, répond Geoffroi, que toutes vos volontés soient faites, 
m'y voici prêt. Vos chevaliers n'ont que faire de me rétenir : 
votre beauté est pour moi un lien beaucoup plus fort que tous 
les leurs; puisque je vous ai fait à mon insu du mal et du dé* • < 



•fi 



% 



2o8 ONZIEME LEÇON. 

plaisir , vengex-vous-en , je ne prendrai pour uic défendi*e ni 
lance ni ëpée. » 

Brunissende, Tenteudant si gracieusement parler , s'en étonne 
et s'en émeut , sa colère tombe , et l'amour la blesse à son tour 
au cœur. Elle pardonnerait à l'instant à Geoffroi si elle l'osait^ 
mais elle a peur des médians discours. Elle ordonne donc qu'on 
le désarme et que l'on s'apprête à en faire justice ; niais tout en 
le menaçant encore , elle ne lui souhaite aucun mal pas plus qu'à 
elle-même. 

« Dame , dit alors Geo£Broi , daignez m'accorder une grâce qui 
vous coûtera peu. — Quelle autre grâce puis-je vous accorder 
que de vous faire mourir bien vite ? demande Brunissende. -— 
Laissez-moi, répond Geoffirai; laissez -moi dormir encore un 
peu avant de mourir. » Là-dessus , le sénéchal prend la parole : 
« Gela ne peut vous causer aucun dommage , dit-il à Brunissende^ 
laissons-le dormir, et ne le faisons pas mourir sans savoir d'où ^ 
ni qui il est ; car, parmi les houunes qui s'en vont par le monde^ 
en quête de guerre et d'aventures , il en est qui sont de grands 
personnages et de haut rang. » 

Brunissende est charmée du conseil , mais elle fait semblant 
de ne l'accueillir qu'à contre-cœur, et commande de bien garder 
Geoffroi jusqu'à nouvel ordre. Là-dessus, la dame de Montbnm 
jette sur le prisonnier un regard qui lui fait bondir le cœur y el 
se retire. On dresse un lit à Geoffroi au milieu de la salle ; il 
s'y laisse tomber, et s'y endort , tandis que cent chevaliersi eu 
armes autour de lui le gardent soigneusement. 

Un grand silence s'établit alors dans le château, mais tous les 
yeux ne sont pas fermés de sommeil. Brunissende , tourmentée 
de son amour, tourne et retourne dans sa pensée mille craintes , 
mille espérances , mille résolutions diverses. Mais une crainte 
finit par dominer toutes les autres , c'est que son prisonnier ne 
s'échappe ; elle veut aller le garder elle-même , et s'habille dans 
ce projet. 

En ce moment, la guette de la tour pousse un cri , et à ce cri 
tous les habitans du château et de la ville s'éveillant et se levant , 
p€ mettent à pleurer , à se lamenter , à se tordre les mains , k 






* 



GEOFFROI ET BRUNISSENDE. 209 

s^arracher les cheveux ; et le vacarme est tel , que Geofiroi , qui 
tout à llieure trouvait la mort douce à la condition de dormir 
encore un peu, s'éveille. Il regarde autour de lui, et voit les 
cent chevaliers qui le gardent , hors d'eux - mêmes , criant , se 
démenant comme des possédés. Il se lève sur son séant : « Qu'a- 
vee-vous donc, chevaliers, dit-il, et que vous est-il arrivé pour 
VOU8 désoler si fort ? » 

A peine a-t-il fait cette question , que les cent chevaliers se 
jettent tous à la fois sur lui comme des furieux ; chacun le mal- 
traite , chacun le bat , le frappe de ce qu'il se trouve à la main . 
de bâton , de lance , d'épée , de couteau. Il n'y en a pas un qui 
ne veuille donner son coup , et plusieurs frappent à coups redou- 
blés comme forgerons sur enclume. GeofFroi aurait été tué vingt 
fois sans son armure , et s'il ne se fût bien enveloppé dans les 
draps et les couvertures de son lit. Mais tout d'un coup cette 
folle rage s'apaise , le calme , le silence renaissent , et les cent 
chevaliers, persuadés qu'ils ont tué Geoffroi , ou du moins l'ont 
mis hors d'état de se mouvoir , s'endorment tous profondément. 
Geofifroi s'en aperçoit , et déUbère en lui-même s'il fuira ou res- 
tera. Ce qu'il vient de voir et d'entendre lui paraît quelque chose 
d'infernal , et il est bien tenté de iFuir ; mais il songe à Brunis- 
sende , et se décide à rester. 

Gomme il s'arrête à cette résolution, la guette de la tour an- 
nonce qu'il est minuit* A cette annonce^ tous les habitans du ch^ ^ 
)eau et de la ville se réveillent, se lèvent de nouveau , et recom- 
mencent le vacarme de tout à l'heure. Autant en font les cent 
chevaliers , gardiens de Geoffroi* Quant à Geoffroi , il se garde 
bien cette fois de re'péter la question qui lui a attiré tant de coups 
et de meurtrissures : il reste bien coi dans ses couvertures ; m^is, 
pour le coup , il ne doute plus que le château ne soit un repaire 
infernal , ses habitans des diables ou des créatures ensorcele'es , 
et il n'hésite plus sur ce qu'il doit faire* Dès que le silence est ré- 
tabli, et qu'il entend dormir profondément ses gardiens, 11 se lève 
sans bruit, prend sa lance, son écu et sop épée, et se glisse sur la 
pointe des pieds hors de la salle, trouve son cheval dans la cour, 
et s'éloigne au galop. Il se féUcite vingt fois de son éva«LOD, sa9- * 



* 



202 ONZIEME LEÇON. 

ment qu'une témérité d'^nfttnt ou d'écolier, essayant de îaàre ée 
la poésie sans la moindre lueur de vocation poétique. Le plus 
grand mérite de cet ouvrage est d'être fort court , et le résumé 
n'en sera pas long. 

Blandin de Gornouailles et Guiliiaume ou Guilhot de Miramas 
sont deux vaillans chevaliers de la Table ronde fort liés d'amitié , 
et qui vont ensemble en quête d'aventures. Réunis ou séparés , 
ils en mènent bravement plusieurs à fin ; ils tuent des géans, dé- 
livrent des demoiselles , couchent dans les forêts , chez des ermites^ 
et finissent par trouver un oiseau qui leur chante en langue hu- 
maine et leur indique de belles aventures, qu'ils se mettent 
aussitôt à chercher. La plus merveilleuse de toutes , celle qui cou- 
ronne les autres, est réservée à Blandin., le véritable héros du 
poème. Il délivre par trois exploits miraculeux la princesse Brîande 
du sommeil auquel elle était condamnée par je ne sais quel malin 
enchantement. A peine est-elle éveillée et a-t-elle vu son libéra- 
teur , qu'elle en devient éperdument amoureuse , lui inspire un 
égal amour , l'épouse , et donne Yrlande , sa sœur^ pour femme 
au compagnon de Blandin. 

Des aventures de ce genre peuveiit intéresser par la grâce et le 
(iiarme des accessoires et des détails : ici , tout est de la même fa* 
deur et de la même platitude , tout absolument, la diction , les 
détails , les accessoires et le fond ; et je ne me figure pas d'homme 
à qui tout cela ait pu plaire , si ce n'est le jeune Richard de Gor- 
nouailles, en supposant, bien entendu, comme je l'ai fait, que le 
poème fût composé en son honneur par une aimable et belle prin- 
cesse , destinée à devenir reine. 

Un second roman provençal de la Table ronde , dont le texte 
s'est conservé jusqu'à nous, est intitulé Jauffrt ou Geoffroi et 
Brunissende de Montbrun» Il existe de ce roman deux manuscrits 
complets , tous les deux du treizième siècle , et appartenant à la 
Bibliothèque du Roi. Il n'est pas besoin d'admirer cet ouvrage , 
ni d'en faire un grand cas , pour affirm'er qu'il est à tous égards 
infiniment supérieur à celui dont je viens de parler. Il eut aussi 
beaucoup plus de célébrité. Il fut, à ce qu'il parait, traduit de 
bonne heure en catalan. Muntaner y fait expressément allusioii 



GEOFFROI ET BRDNISSENDE. ao3 

dans son intéressante chronique , et le cite de manière à faire sup- 
poser qu'on le mettait de son temps au même rang que Lancelot 
du Lac. Une marque encore plus certaine de la renommée de 
ce roman , c'est que le héros en fut admis de bonne heure parmi 
les héros classiques de la Table ronde. Le plus distingué des 
poètes romanciers de l'Allemagne , à la fin du douzième et au 
conmiencement du treizième siècle , Wolfram-von-Eschenbach , 
nomme deux ou trois fois J offrait ', parmi les champions de la cour 
d'Arthur, et l'on ne peut douter que cette désignation ne se rap- 
porte au héros de notre roman provençal. 

Rien ne marque avec précision l'qpoque où fut composé ce 
roman ; mais on trouve sur ce point, dans l'ouvi^age même, des 
indices, fort approchant de l'exactitude. On y trouve un morceau 
tout lyrique dans lequel l'auteur, s'abandonnant à ses réflexions, 
fait un magnifique éloge d'un roi, auquel tout annonce qu'il avait 
dédié son œuvre. Or, ce roi est Pierre II d'Aragon, qui com- 
mença à régner en 1 1949 et fiit tué en 121 3 à la fameuse bataille 
de Muret, gagnée par Simon de Montfort. Le roman' fut donc écrk 
au plus tard en lâ 1 3 , mais il dut l'être encore plus tôt. En efiPet , 
le roi célébré comme un patron par le poète jsst désigné par' ce- 
lui-ci comme étant fort jeune, et depuis peu de temps chevalier, 
circonstances qui ent toute l'apparence de se rapporter à la fin du 
douzième siècle plutôt qu'au commencement du treizième. Il n'y 
a donc point d'invraisemblance à comprendre le roman en question 
parmi ceux de la seconde moitié du douzième siècle. 

Quant à l'auteur, fidèle au système des romanciers originaux 
du moyen âge, il ne se nomme ni ne se désigne d'aucune façon , 
et il n'y a pas moyeu de le deviner. Ce que l'on peut dire de plus 
probable, c'est que ce fut quelqu'un des nombreux troubadours 
que Pierre II attira à sa cour , et qu'il admit dans son intimité , 
et peut-être le fameux Giraud de Borneilh. C'est du moins celui 
que je nommerais de préférence parmi tous les autres, si j'étais 
obligé d'en nommer un. Dans ce cas , on peut bien affirmer que 
le talent de Giraud était beaucoup plus lyrique qu'épique , mais 
toujours est-il qu'une composition susceptible d'être attribuée à 
Giraud de Borneilh ne saurait être dépourvue de tout mérite. 



2o4 ONZIEME LEÇON. 

Je donnerai d'abord une idée du fond et de la marche de V\ 
tiôn. Il n'y faut pas chercher un intérêt bien vif, ou d'un ordre 
élevé ; mais eUe ne manque pas d'agrément , et ses incidens variés 
sont assez ingénieusement groupés autour d'une aventure prin^ 
cipale à laquelle ils aboutissent et concourent tous , comme à leur 
terme et à leur but. 

A une des fêtes solennelles de la Table ronde , le jeune Geof- 
froi se présente à la cour d'Arthur pour être fait chevaher de la 
main du roi. Il venait à peine d'obtenir cette faveur, lorsqu'un 
ciievalier inconnu y en armure complète , entre à cheval dans la 
salle du festin , regarde «n moment les chevahers dont elle est 
pleine , puis tout d'un coup frappe de sa lance un de ceux qui se 
trouvaient le plus près de la reine Genièvre , et l'étend mort aux 
pieds de celle-ci. Cela fait, il s'en retourne, et regardant fière-* 
ment le roi Arthur : m Mauvais roi, lui dit-il , c'est pour te honnir 
que j'ai tué ce chevalier; et si quelqu'un de ceux que voici veut 
venir à ma poursuite, il n'a qu'à demander Taulat de Richemont. 
C'est ainsi que je me nomme, et je te promets , chaque année, pa-* 
reille visite à pareille fête. » 

Tous les chevaliers de la Table nmde s'émeuvent pour aller à 
la poursuite de Taulat et punir l'affront sanglant fait an roi Arthur. 
Mais Geoffroi , à qui le roi a promis un don , en le faisant chera- 
lier , réclame et obtient la faveur d'aller à la poursuite de Taidat 
et de le châtier comme il mérite. 

n s'arme au plus tôt, s'élance rapidement sur les traces de l'inso* 
lent meurtrier , et l'aurait sans doute bientôt atteint, si rien n'eût 
contrarié son désir ; mais , à peine engagé dans sa poursuite , il 
tombe dans diverses aventures qui retardent sa marche , et que je 
suis obligé de supprimer , malgré l'honneur qu'elles font à l'in- 
trépidité de notre jeune chevalier. 

n est au troisième jour de sa quête ; il a demandé à tout ce qu'il 
a vu des indices sur Taulat , et n'en a trouvé aucun. La nuit ap* 
prochait ; le pauvre Geofiroi , mourant de faim , tombant de som- 
meil , meurtri par les coups d'un géant , triste de n'avoir pas de 
nouvelles de l'ennemi qu'il poursuit , se confiait à son cheval , 
sans savoir où il était, ni où il allait , lorsqu'il arrive à la porte 



GEOFFROI ET BRUNISSENDE. ao5 

d'un jardin dont les mors sont de marbre, et dont notre poète 
trace une assez longne description , que je vais traduire pour 
donner une idée de sa manière de décrire. 

a n n'y a, dans le monde, arbre rare ni beau , dont il n'y ait 
là plus d'un, n n'est ni bonne plante, ni belle fleur, dont il ne 
se trouve là foison ; et à la douce et suave odeur que l'on y res^ 
pire , on croirait être en paradis. A peine le jour a-t-il iiadlli , que 
tous les oiseaux du pays à une grande journée à l'entour viennent 
là s'ébattre sur les arbres , et puis commencent à chanter jusqu'au 
jour si agréablement et si doucement, qu'il n'y a point d'instru- 
ment de musique qui plaise tant à écouter. » 

Ce jardin appartient à une jeune dame non mariée, nommée 
la belle Brunissende , unique héritière d'une multitude de châ- 
teaux, dont celui dans lequel est âtué le merveilleux jardin , est 
le plus beau. Il se nonmie le château de Montbrun , et voici la 
description qu'en fait notre poète : 

« n y avait dans ce château grand nombre d'ouvriers, de bour- 
geois et d'honunes courtob , vivant toute l'année en joie et en 
soolas. — n y avait des jongleurs de toute espèce, qui allaient 
toute la journée dans les rues , chantant, jouant et dansant , ré- 
citant de belles histoires , contant les prouesses et les guerres sur- 
venues dans les pays étrangers. 

« Là aussi vivent des dames bien apprises, au gracieux langage, 
de bon accueil , aux belles manières , qui , quand on les requiert 
d'amour , savent bien parler et bien répondre , bien céder et bien 
se défendre. — Ce château a huit portes , et à la garde de chaque 
porte veillent mille chevaHers , dont chacun aime une dame qu'il 
tient pour la meilleure et la plus belle de toutes. Aussi sont-ils 
tous vaillans , avenans , preux et merveilleux chevaliers; car, par 
Tamour, tout honune devient meilleur et plus brave , plus libéral 
et plus joyeux , plus ennemi de toute bassesse. » 

De là , le poète revient à Brunissende dont il se complaît à dé- 
crire la beauté sans pareille. «Mais, «^ute-t-il, il y a sept ans 
qu'elle est livrée au plus noir chagrin , dont elle a quatre accès 
par jour et trois par nuit ; accès violens jusqu'à l'extravagance , 
dans lesquels elle pleure , se lamente et crie ai fort, que c'est m^- 



îo6 ONZIEME LEÇON. 

veille qu'elle y résiste: et il n'y a pas un habitant du château |-«- ' ^, 
vieux ou jeune , homme ou femme , chevalier ou vilain , qui ne * t *f 
fasse exactement la même chose qu'elle, qui n'ait de même, et aux* 
mêmes heures du j our et de la nuit, les mêmes accès de désolation . » 

Geoffroi est , comme on voit , tombé en lieu étrange. Arrivé à la 
porte du beau jardin , il y entre , ôte le frein à son cheval , se 
jette sur l'herbe et s'endort aussitôt d'un sommeil que ne romprait 
pas le bruit du tonnerre. 

Cependant l'heure était venue où la belle Brunissende avait 
coutume de se retirer pour dormir ; elle était dans l'usage , avant 
de se mettre au lit, de prêter l'oreille au ramage des innombrables 
oiseaux de son verger. Mais cette nuit, à sa grande surprise, elle 
n'entend pas ur. seul gazouillement. C'est un signe certain , pour 
elle , que quelque animal ou quelque chevalier étranger s'est 
introduit dans le verger , et elle donne aussitôt à son sénéchal 
l'ordre de descendre au jardin, et d'en chasser l'intrus, homme ou 
bête. 

Le sénéchal obéit; il trouve Geoffroi endormi, le réveille à 
force de le secouer et de le frapper, et lui intime l'ordre de se le- 
ver et de comparaître devant sa dame , pour lui rendre raison de 
la liberté qu'il a prise de s'introduire dans son jardin , et d'y e&- 
roucher les oiseaux. GeoflFroi , très-méccmtent d'être réveillé , re- 
fuse d'obéir. Là -dessus, un combat s'engage entre les deux 
champions ; le sénéchal est abattu , il va conter sa mésaventure à 
sa dame , et Geoffroi se rendort. 

Un second chevaher est envoyé pour exécuter l'ordi'e de Bru- 
nissende. Il est traité comme le sénéchal. Un troisième est traité 
plus mal encore ; car Geoffiroi , furieux d'être sans cesse troublé 
dans son sonnncil , et se figurant que c'est toujours par le même 
chevaUer , veut metti^e cette fois l'importun hors d'état de recom- 
mencer et le renvoie grièvement blessé. 

Pour le coup , Brunissende , qui se croit insultée et bravée , ne 
contient plus sa colère. Elle envoie , contre Geoffroi , une multi- 
tude de chevaliers qui l'entourent , le garottent et l'amènent de- 
vant leur maîtresse. Tous les détails de cette scène nocturne du 
jardin sont pleins de grâce , de naturel et de vivacité. 



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GEOFFROI ET BttUNISSENDE. 267 

Le pauvre Geofiiroi, dépose, ou pour mieux dire jeté de.tout sqil 
long et tout armé aux pieds de la belle dame de Monbrun , se 
lève sur ses pieds. Il était beau de taiUe; son haubert était magni- 
fique , son heaume bien poli et reluisant. Brunissende le regarde 
un moment et lui parle ainsi (je rendrai cette scène dans les termes 
même dii romancier) : a Chevalier , êtes-vous celui qui m'a causé 
aujourd'hui tant de désagrément et' d'ennui? » 

« Dame , répond Geofhoi , je ne vous ai jamais fait de mal , et 
ne vous en ferai jamais. Je voudrais au contraire vous défendre 
de tout mon pouvoir contre quiconque vous en ferait. — Vous 
ne dites point la vérité , reprend Brunissende. N'étes-vous pas en- 
tré dans mon jardin , et n'avez-vous pas blessé mortellement un 
de mes chevaliers? — Il est vrai , dame , réplique Geoffroi ; mais 
la faute en est à ce chevaUer qui est venu me réveiller, en me frap- 
pant du bois de sa lance , et qui , deux fois abattu par moi , et 
m'ayant donné deux fois sa parole de me laisser dormir en paix , a 
osé me réveiller une troisième fois. Mais eût-il été encore plus im- 
portun et plus déloyal qu'il ne l'a été , je ne l'aurais point frappé 
si je l'avais su l'un des vôtres. — Dites ce qu'il vous plaira , con- 
tinue Brunissende ; mais par tous les saints du monde , je suis 
sûre que vous ne me causerez plus aucun ennui , et avant la fin du 
jour qui vient , je serai vengée de vous. » 

Geofiroi comprit à ces paroles qu'elle était fort en colère , et 
se prit à regarder attentivement son frais et blanc visage , sa 
bouche et ses yeux rians qui lui sont entrés dans le cœur. Il en « * 
est devenu amoureux au premier regard ; plus il la regarde , plus 
elle lui plaît ; moins il est épouvanté de ses menaces , plus il la 
voit cruelle pour lui , et plus il se sent de tendre vouloir pour 
elle. 

« Assurez-vous de lui , crie Brunissende à ses chevaliers , et 
que demain on le pende , ou que l'on m'en fasse telle justice, 
que mon cœur en soit satisfait. 

« Dame, répond Geoffroi, que toutes vos volontés soient faites, 
m'y voici prêt. Vos chevaliers n'ont que faire de me rôtenir : ' 

votre beauté est pour moi un Uen beaucoup plus fort que tous 
les leurs ; puisque je vous ai fait à mon insu du mal et du dé- v 



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7». 






2o8 ONZIEME LEÇON. 

plaisir , veagex*vous«en , je ne prendrai pour uic dëfendi'e ni 
lance ni ëpëe. » 

Brunissende, l'entendant si gracieusement parler , s'en étonne 
et s'en émeut , sa colère tombe , et l'amour la blesse à son tour 
au cœur. Elle pardonnerait à l'instant à Geoffroi si elle l'osait, 
mais elle a peur des médians discours. Elle ordonne donc qu'on 
le désarme et que l'on s'apprête à en faire justice ; niais tout en 
le menaçant encore , elle ne lui souhaite aucun mal pas plus qu'à 
elle^'même. 

« Dame , dit alors Geofi&oi , daignez in'accorder une grâce qui 
vous coûtera peu. — Quelle autre grâce pui»-je vous accorder 
que de vous faire mourir bien vite ? demande Brunissende. -*- 
Laissez-moi, répond Geof&oi; laissez -moi donnir encore un 
peu avant de mourir. » Là-dessus , le sénéchal prend la parole : 
<t Gela ne peut vous causer aucun dommage , dit-il à Brunissende, 
laissons-le dormir, et ne le faisons pas mourir sans savoir d'où , 
ni qui il est ; car, parmi les hoimnes qui s'en vont par le monde,^ 
en quête de guerre et d'aventures , il en est qui sont de grands 
personnages et de haut rang. » 

Brunissende est charmée du conseil , mais elle fait semblant 
de ne l'accueillir qu'à contre-cœur, et commande de bien garder 
Geoffroi jusqu'à nouvel ordre. Là-dessus, la dame de Montbrun 
jette sur le prisonnier un regard qui lui fait bondir le cœur , et 
se retire. On dresse un lit à Geoffroi au milieu de la salle ; il 
s'y laisse tomber, et s'y endort , tandis que cent chevaliers eD 
armes autour de lui le gardent soigneusement. 

Un grand silence s'établit alors dans le château, mais tous les 
yeux ne sont pas fermés de sommeil. Brunissende , tourmentée 
de son amour, tourne et retourne dans sa pensée mille craintes , 
mille espérances , mille résolutions diverses. Mais une crainte 
finit par dominer toutes les autres , c'est que son prisonnier ne 
s'échappe ; elle veut aller le garder elle-même , et s'habille dans 
ce projet. 

En ce moment, la guette de la tour pousse un cri , et à ce cri 
tous les habitans du château et de la ville s'éveillant et se levant , 
pe mettent à pleurer , à se lamenter , à se tordre les mains , k 



« 



GEOFFROI ET BRUNISSENDE. 209 

s^arracher les cheveux ; et le vacarme est te^ , que Geoffiroi , qui 
tout à llieure trouvait la mort douce à la condition de dormir 
encore un peu, s'éveille. Il regarde autour de lui, et voit les 
cent chevaliers qui le gardent , hors d'eux - mêmes , criant , se 
démenant comme des possédés. Il se lève sur son séant : « Qu'a- 
ve»-vou8 donc, chevaliers, dit-il, et que vous est-il arrivé pour 
vous désoler si fort ? » 

A peine a-t-il fait cette question , que les cent chevaliers se 
jettent tous à la fois sur lui comme des furieux ; chacun le mal- 
traite , chacun le bat , le frappe de ce qu'il se trouve a la main . 
de bâton , de lance , d'épée , de couteau. Il n'y en a pas un qui 
ne veuille donner son coup , et plusieurs frappent à coups redou- 
blés comme forgerons sur enclume. Geoffroi aurait été tué vingt 
fois sans son armure , et s'il ne se fût bien enveloppé dans les 
draps et les couvertures de son lit. Mais tout d'un coup cette 
folle rage s'apaise , le calme , le silence renaissent , et les cent 
chevaliers, persuadés qu'ils ont tué Geoffroi , ou du moins l'ont 
mis hors d'état de se mouvoir , s'endorment tous profondément. 
Geoffroi s'en aperçoit , et délibère en lui-même s'il fuira ou res- 
tera. Ce qu'il vient de voir et d'entendre lui parait quelque chose 
d'infernal , et il est bien tenté de iFuir ; mais il songe à Brunis- 
sende , et se décide à rester. 

^ ' Comme il s'arrête à cette résolution, la guette de la tour an- 

nonce qu'il est minuit. A cette annonce^ tous les habitans du châ-. ^ * 
)eau et de la ville se réveillent, se lèvent de nouveau , et recom- 
mencent le vacarme de tout à l'heure. Autant en font les cent 
chevaliers , gardiens de Geoffroi. Quant à Geoffroi , il se garde \ 

bien cette fois de re'péter la question qui lui a attiré tant de coups 
et de meurtrissures : il reste bien coi dans ses couvertures ; mjaiSy 
pour le coup , il ne doute plus que le château ne soit un repaire 
infernal , ses habitans des diables ou des créatures ensorcelées , 
et il n'hésite plus sur ce qu'il doit faire. Dès que le silence est ré- 
tabli, et qu'il entend dormir profondément ses gardiens, il se lève 
sans bruit, prend sa lance, son écu et sop épée, et se glisse sur la 
pointe des pieds hors de la salle, trouve son cheval dans la cour, 
^^ et s'éloigne au galop. Il se félicite vingt fois de son évanoDy v^êêt* -^ 

♦ . t 

, '1- ^ 






% 



210 ONZIEME LEÇON. 

.> 

toat lorsqu'au point du jour, et déjà loin du château, il entend de 
ce côté les mêmes cris , le même tumulte dont il a déjà été deux 
fois épouvanté. 

Brunissende, qui n'a fait, toute la nuit, que rêver à la manière 
dont elle s'y prendrait pour retenir Geoffroi auprès d'elle, voit à 
peine le jour, qu'elle se lève pour aller savoir elle-même des 
nouvelles de son prisonnier. On se figure aisément sa douleur en 
apprenant qu'il s'est évadé. Elle donne au sénéchal et aux cent 
chevaliers qui l'ont si mal gardé une année entière pour le cher- 
cher et le ramener, et leur fait jurer, s'ils ne le trouvent pas, de 
revenir tous se remettre à sa discrétion. 

Cependant Geoffroi, désormais assez loin du château, chevau- 
che paisiblement à travers la campagne, charmé du silence qui y 
règne. Mais sa satisfaction n'est pas de longue durée. A l'heure 
de none, un concert de ciis lamentables, de hurlemens, de pleurs, 
de coups, de bruits divers, s'élève tout à coup du milieu des 
champs, de toutes les maisons, de toutes les cabanes. Geoffroi, 
plus étonné , plus éperdu que jamais, descend de cheval , et 
se tapit sous un arbre, en attendant ce qui va aniver ; mais bien- 
tôt le tumulte cesse, il remonte à cheval, et poursuit sa route. 
Il n'avait fait encore que quelques pas lorsqu'il rencontre^ au 
milieu du chemin, un bouvier menant une charrette char- 
gée de pain , de vin et de diverses viandes, et invitant à man- 
ger tous les passans qu'il rencontre. Il y invite Geoffroi , qui 
accepte , si pressé qu'il soit de s'éloigner de ce pays ensorcelé. 
Après un excellent repas, gracieusement servi à l'ombre et sur 
l'herbe fraîche, Geoffroi s'adresse au courtois bouvier, et lui de- 
mande qui il est. Le bouvier répond qu'il est le tenancier d'une 
haute et belle dame, envers laquelle il a contracté l'obligation de 
donner l'hospitahté à trente chevaliers, obligation qu'il remplit 
aujourd'hui de son mieux. Geoffroi demande quelle est cette 
dame : il apprend que c'est Brunissende. A cete réponse, il reste 
un moment en suspens ; mais cédant enfm à la curiosité qui le 
presse: — « Bel ami, dit-il au bouvier, pourquoi les gens de ce 
pays se lamentent-ils avec tant de bruit et d'extravagance ? — 
Vilain , répond le bouvier , devenu tout à coup furieux , tu 
n'échapperas pas à la mort que tu mérites. » Et là-dessus il loi 



GEOFFROI ET BRUNISSENDE. 211 

lance une hache qu'il tenait à la main, et qui, de la vigueur'cbnt 
elle est lancée , va se briser sur l'écu du chevalier. Geoffroi, qui 
avait eu la précaution de monter à cheval avant de faire la péril- 
leuse question, s'enfuit à toute bride, poursuivi d'imprécations, 
d'injures, et à coups de pierre, par le furieux qui, voyant qu'il ne 
peut l'atteindre, revient sur ses pas, prend une grosse hache, met 
son char en pièces et tue ses bœu£s. Geoffroi, qui s'est retourné 
pour voir cette extravagance, ne peut s'empêcher d'en rire, et 
poursuit son chemin tranquillement et sans aventure jusqu'à 
l'heure de none, où recommence l'étrange vacarme d^s lamenta- 
tions et des cris du pays. 

Vers le soir, aux approches de la nuit, il rencontre deux jeunes 
damoiseaux revenant de la chasse, l'épervier sur le poing et les 
chiens en laisse, qui lui offrent l'hospitalité avec tant de grâce et 
d'empressement, qu'il ne peut les refuser, et se met à chevaucher 
sur leurs traces , causant , riant avec eux. Mais au moment du cou- 
cher du soleil, voilà que, de tous côlés, s'élève l'effroyable tu- 
multe dont il aies oreilles pleines depuis la veille, et les da- 
moiseaux qui le conduisent se mettent à crier et à se désoler 
comme tout le reste. — « Pour Dieu, barons, qu'avez-vous, leur 
demanda Geoffroi, et que vous arrive-t-il pour vous lamenter et 
vous démener comme vous faites ? » 

A cette question, la rage s'empare de ceux à qui elle s'adresse. 
« Don traître, chevalier mal né, s'écrient-ils, tu te repentiras de 
ta curiosité. » En parlant de la sorte, l'un lui lance à la figure son 
éperviér feiute d'arme, l'autre prend un lévrier par les pâtes , et en 
frappe de toutes ses forces le malencontreux chevalier. H pique 
des deux, et ils le suivent en l'injuriant et le menaçant. Mais, au 
bout d'un moment, les cris cessent, et les deux damoiseaux, su- 
bitement revenus de leur foreur, rappellent couitoisement Geof- 
froi. Celui-ci n'a garde de les écouler , et leur reproche leur bru- 
tale extravagance. Toutefois.ils lui font tant d'excuses et de priè- 
res, lui donnent tant d'assurances de ne plus lui faire aucun mal , 
qu'il cède de nouveau, et se remet en route avec eux. Seule ment 
les deux damoiseaux le conjui*ent, etil leur promet de ne pas 
réitérer sa question. 

Au bout de quelques instans, ils arrivent à un château petit, mais 



*.♦ 



213 ONZIEME LEÇON. 

agréaUe, et les deux chasseurs présentent Gcoffiroi à leur père et 
à leur sœur, jeune et gentille demoiselle. Notre chevalier est 
accueilU et traite' avec toutes les recherches de l'hospitalité laplua 
cordiale , si ce n'est que l'on élude diverses questions qu'il a bien 
envie et qu'il aurait besoin de fisure. 

Le seigneur de ce château était un brave et courtois chevalier 
qui avait été fort ami du père de Grcoffroi , et fut charmé de faire 
cpnnaissance avec ce dernier. H voudrait bien le retenir quelque 
temps ; mais Geofifroi est si pressé de rejoindre Taulat, qu'il coii^ 
sent à peine à passer la nuit dans le château. Ou reste , il la passe 
tranquillement et sans aventure. Le matin venu, il se reikiet en 
chemin , accompagné d' Auger et de ses deux fils , qui ne veu- 
lent omettre à son égard aucune marque d'amitié et de coui- 
toisie* 

Geoffroi chevauche avec ses trois hôtes y satisfait d'eux , mais 
soucieux , taciturne , tourmenté de la curiosité de savoir la raison 
de tout le bruit et de tous les cris qu'il a entendus » et n'osant 
plus faire de question à ce sujet. Auger s'aperçoit de son embarras, 
et lui en demande amicalement la cause, en protestant de son dé- 
sir empressé de faire tout ce qui pourra le dissiper. Rassuré 
par cette provocation bienveillante, Geoffroi n'y tient plus, il 
demande de nouveau pourquoi les gens du pays crient et se 
lamentent si fort à certaines heures du jour et de la nuit. — Mé- 
chant bâtard ! indigne chevalier ! c'est ta mort que tu as demandée, 
lui crie alors Auger ens'élançant sur lui pour le frapper et l'arrêter. 
— Tenez, tenez<ie bien! crient à celui-ci ses deux fils, qu'il ne 
nous échappe pas ! Mais Geoffroi leur échap|)e d'un bond de 
son cheval ; et en un clin d'œil hors de portée d'eux , il les regarde 
se démener comme des possédés , et leur adresse de violens re~ 
proches sur leur folle et perfide conduite. 

A ces reproches, les forcenés se calment, Auger lui fait des 
excuses, l'engage de la manière la plus pressante à le rejoindre, 
et lui donne sa foi de chevalier de répondre désormais pleinement 
à toute question qu'il voudra lui faire. Cette dernière parole , plus 
que toute autre, attire Geoffroi; il revient à Auger^ mais non sans 
lui avoir fait auparavant répéter sa promesse. 

La confiance ainsi rétablie , la conversation recommence : Geoi^^ 



* * 



• 4 



GEOFFROI ET BRUNISSENDE. ^ ai3 

froî conte alors Thistoire de Taulat, et rengagement qu'il a pris 
de venger sur ce féroce chevalier l'affront fait au roi Arthur, et 
demande les renseignemens nécessaires pour l'achèvement de son 
entreprise. 

A travers toutes les questions qu'il fait sur ce sujet, il jette de 
nouveau cette autre question ntalencontreuse qui lui a jusqu'ici 
attiré tant de désagrémens. 

A tout cela, Auger ne répond pas d'une manière directe, mais 
il indique à Geofiroi la personne qui doit y répondre; c'est une 
vieille femme qui demeure dans un château éloigné, et que Geof- 
iroi trouvera aisément , grâce aux renseignemens et aux avis qui 
lui sont donnés a ce sujet. 

Charmé de l'espoir qu'il a de savoir où rencontrer enfin son en* 
nemi, GeôfFroi dit adieu à ses hôtes, qui, connaissant bien la force 
de Taulat, ne sont pas sans inquiétude sur l'issue de son entreprise^ 

Cependant Geoffroî^ attentif aux indices qu'il a reçus, che- 
vauche jusqu'au soir à travers un pays sans culture, sans habitans, 
sans maisons ; il fait halte dans une prairie, et arrive le matin à une 
vaste plaine au pied d'une grande montagne escarpée. Au sommet 
de la montagne est un vaste et superbe château : la plaine est cou- 
verte de tentes et de cabanes de feuillée , et d'une tente à l'autre , 
il voit aller, venir, fourmiller des chevaliers. Il traverse le camp 
sans s'arrêter, et sans mot dire , selon la consigne qu'il avait reçue, 
arrive au château, descend de cheval, quitte son écu et sa lance; 
et voyant une petite porte sur laquelle sont peintes des fleurs de 
toutes couleurs , il entre par-là dans une grande salle, au miUeu 
de laquelle il voit un Ht, et dans le lit un chevaher blessé, et de 
chaque côté deux femmes, dont le visage et l'attitude annoncent 
l'abattement et la douleur. L'une d'elles est jeune encore , l'autre 
vieille. G^ffroi s'approche de celle-ci pour lui parler. Elle va à 
sa rencontre : — Pour Dieu, seigneur, dit-elle , parlez bas, pour 
ne point aggraver les soufirances du chevalier que voici étendu 
blessé dans ce Ht. 

Geofiroi annonce qu'il vient de la part d' Auger , et pourquoi il 
vient. Là-dessus la vieille femme se met à lui dire tout ce qull 
désire savoir. 

Taulat est un chevalier d'une bravoure et d'une force extraor- 



3i3 ONZIEME LEÇON. 

agréaUe» et les deux chasseurs présentent Gcoffiroi à leur père et 
à leur sœur, jeune et gentille demoiselle. Notre chevalier est 
accueilU et traite' avec toutes les recherches de l'hospitalité la plus 
cordiale , si ce n'est que Ton élude diverses questions qu'il a bien 
envie et qu'il aurait besoin de faire. 

Le seigneur de ce château était un brave et courtois chevalier 
qui avait été fort ami du père de Gcoffroi , et fut charmé de faire 
connaissance avec ce dernier. Il voudrait bien le retenir quelque 
temps ; mais Geoffroi est si pressé de rejoindre Taulat^ qu'il coii^ 
sent à peine à passer la nuit dans le château. Ou reste , il la passe 
tranquillement et sans aventure. Le matin venu, il se reihet en 
chemin , accompagné d' Auger et de ses deux fils , qui ne veu- 
lent omettre à son égard aucune marque d'amitié et de cour- 
toisie* 

Geoffroi chevauche avec ses trois hôtes y satisfait d'eux , mais 
soucieux , taciturne , tourmenté de la curiosité de savoir la raison 
de tout le bruit et de tous les cris qu'il a entendus^ et n'osant 
plus faire de question à ce sujet. Auger s'aperçoit de son embarras, 
et lui en demande amicalement la cause, en protestant de son dé- 
sir empressé de faire tout ce qui pourra le dissiper. Rassuré 
par cette provocation bienveillante, Geoffroi n'y tient plus, il 
demande de nouveau pourquoi les gens du pays crient et se 
lamentent si fort à certaines heures du jour et de la nuit. — Mé- 
chant bâtard ! indigne chevalier ! c'est ta mort que tu as demandée, 
lui crie alors Auger en s' élançant sur lui pour le frapper et l'arrêter. 
— Tenez, tenez-le bien! crient à celui-ci ses deux fils, qu'il ne 
nous échappe pas ! Mais Geoffroi leur échap|)e d'un bond de 
son cheval ; et en un clin d'ceil hors de portée d'eux , il les regarde 
se démener comme des possédés , et leur adresse de violens re- 
proches sur leur folle et perfide conduite. 

A ces reproches, les forcenés se calment, Auger lui fait des 
excuses, l'engage de la manière la plus pressante à le rejoindre, 
et lui donne sa foi de chevalier de répondre désormais pleinement 
à toute question qu'il voudra lui faire. Cette dernière parole , plus 
que toute autre, attire Geoffroi; il revient à Auger, mais non sans 
lui avoir fait auparavant répéter sa promesse. 

La confiance ainsi rétablie , la conversation recommence : Geof-" 



-• p 






CHRONIQUE BES ALBIGEOIS. 23 1 

drait les avoir vus agiF^fnrécéfleuiinent. Mais ils soni trop nom- 
breux pour qu'il me soit possible de donner sur tous des notices 
même très-sommaires. Il en' est un seul sur lequel je crois ne pas 
pouvoir me dispenser de dire quelques mots. C'est Folquet , l'é- 
vêque de Toulouse. Ce Folquet est le même que Folquet de Mar- 
seille , l'un des troubadours les plus distingués et les plus célè- 
bres, et l'vm de ceux dont j'ai parlé avec quelque détail. 

Au milieu d'une vie très-itaondaine, très-animée, et, selon toutes 
les apparences, heureuse, Folquet avait été pris d'un accès de mé- 
lancolie dans lequel il s'était fait moine au Toronet , monastère 
alors célèbre , dans le voisinage de Toulon. C'était de là qu'on 
l'avait tiré en 1 2o4 ? pour le faire évêque de Toulouse , dans des . 
circonstances difficiles qui exigeaient des vertus et des lumières 
qu'il n'avait pas. Par une singulière et déplorable destinée , il se 
conduisit, comme évêque, de manière à flétrir l'heureu^e^ et inno- 
cente renommée qu'il s'était faite comme troubadour. — Main-^^ 
tenant voici le morceau où il parlera. 

Quand la cour est complète , grande en est (dans Rome) la rameur. 
Là , fut alors tenu concile 
Par le sei^eur pape , vrai chef de la religion , 
Par les prélats de l'église, qui y furent convoqués, 
Par les cardinaux, les évêques , les abbés et les prieurs, 
Par les comtes et les vicomtes de maintes contrées. 
Là , fut le comte de Toulouse , avec son fils , le bon et bel ( infant ) , 
Qui, d'Angleterre, était parti avec peu de compagnons; 

Bien et secrètement guidé par Arnaud Topina , ' 

Il avait traversé la France , par maints endroits périlleux , 
Et s'en était venu à Rome, la ville d'où sort tout ce qui est sacré. 
Jamais de mère ne naquit plus gracieux infant. 
Plus sage, plus avenant, de plus gentilles façons. 
Ni de plus noble lignage en aucune terre. 
Là , furent aussi le comte de Foix , l'avenant et le preux ; 
Arnaut de Yilamur, armé de cœur vaillant , 
Pierre Raymond de Rabestencs , le hardi , 
Et beaucoup d'autres encore , seigneurs puissans et résolus , 
Qui défendront leur droit si on le leur conteste. 
Et voilà que devant le pape, quand le moment en est venu. 



■» 



2i4 ONZIEME LEÇON. 

dinaire , mais d'une méchanceté monstrueuse , iqui désole au loin 
les contrées voisines. Les chevaliers , logés dans les tentes dfi la 
plaine , sont de braves chevaliers qui ont osé se mesurer aveciui» 
dans l'espoir d'en délivrer le monde, mais ils ont été vaincus, el 
sont retenus prisonniers par lui. 

Mais nul n'a eu tant à souf&ir de la scélératesse de Taulat 
que le chevalier étendu là , si horriblement blessé sur ce lit. 
Taulat lui tua d'abord son père , sans raison , et lui fit ensuite 
la guerre à lui-même; il lui enleva une partie de ses terres, le 
blessa de plusieurs coups de lance , le prit et l'enferma dans ce 
château écarté. Il y a sept ans qu'il est sur ce lit, ses plaies. tou- 
jours vives , toujours ouvertes. Chaque fois qu'elles sont sur le 
point de se fermer, une fois par mois Taulat le fait prendre par 
ses valets et flageller de courroies noueuses , jusqu'à ce que le 
sang coule de nouveau de chacune de ses blessures. 

Ce malheureux chevalier se nomme Méhan de Montmelier. 
C'est le seigneur de la contrée où Geof&oi a entendu tant de 
lamentations et de cris , et c'est la destinée même du pauvre mar- • 
tyrisé qui est la cause de ces lamentations et de ces cris. Il était 
si bon , si juste , si parfait en toute chose , que ses sujets l'ai- 
maient jusqu'à l'adoration. C'est en témoignage de leur amour , 
de leurs regrets, de leur compassion pour ses souffirances inouïes, 
qu'ils pleurent et se lamentent tous plusieurs fois par jour ; c'est 
un deuil extraordinaire qu'ils ont résolu de garder aussi long- 
temps que leur infortuné seigneur restera le martyr de la féro- 
cité de Taulat. 

Du reste , la vieille femme ne peut dire où est Taulat pour le ^ *% 
moment ; mais il vient sans faute chaque mois renouveler le 
supplice de son prisonnier, et il ne reste plus que huit jours à 
passer jusqu'à l'époque ceitaine de sa prochaine visite. GeoffitH 
n'a donc qu'à revenir au bout de ce terme , il est sûr de rencontrer 
l'adversaire qu'il a tant dierché ; mais il ne peut l'attendre dans 
le château même, car si Taulat l'y trouvait, il ferait mourir ceux 
qui l'y auraient reçu. 

J'ai poursuivi avec un certain détail le résumé de ce roman 
jusqu'au point cential où toutes ses parties se rattachent les unes 



»* 



GEOFFROt ETP BRUNISSENDE. 



^ 



aux autres pour ne faire qu'une seule et même action. Sur tout 
le reste, je suis forcé de m'en tenir à des indications très-som^ 
maires : elles suffiront pour mon objet. 

Geoffiroi passe les huit jours qui restent jusqu'à celui de l'ar- 
rivée de Taulat , chez un vénérable ermite , dans une forêt où il 
ne manque ni d'occupation , ni d'aventures , car il tue un énorme 
géant auquel il arrache la fille de son ami Auger, que le monstre 
avait enlevée ; il a un long combat avec un personnage infernal , 
un vrai démon sans chair ni os. Enfin arrive le jour de combattre 
Taulat. Les détails de ce combat sont assez dramatiques et assez 
intéressans dans leur genre; Geofiroi, comme on se le figure 
aisément , en sort victorieux , mais il ne tue pas le vaincu; il est 
bien plus beau pour lui de l'envoyer à la cour d'Arthur demander 
le pardon qu'il ne mérite pas. Par sa lictoire se trouvent délivrés 
tous les chevaliers qui étaient là prisonniers , et particuhèrement 
Mélian , ce seigneur si horriblement martyrisé par Taulat. Je 
laisse à penser la joie des sujets de ce dernier et le renom de 
Geoffi-oi parmi eux. 

Mais dans sa gloire,, ce dernier est encore malheureux; la 
pensée de B^unissende lui est revenue dans toute sa force et 
l'obsède plus que jamais. Il va se remettre prisonnier entre les 
mains de la belle dame , et Dieu sait si cette fois il est bien reçu, 
et s'il a des raisons de s'évader. Cependant plusieurs jours se 
passent sans que les deux amans osent se déclarer l'un à l'autre 
leur amour , et il faut que le bon MéUan , rentré dans la sei- 
gneurie de la contrée , intervienne pour décider et avancer leur 
union. Il est convenu qu'elle aura lieu à la cour du roi Arthur, 
qui , après de si glorieux hommages reçus de Geoffroi , s'intéresse 
naturellement à son bonheur. Je vous fais grâce de quelques 
aventures merveilleuses qui viennent enc(»e à la traverse de ce 
bonheur, et des fêtes brillantes au milieu desquelles se fait le 
mariage de nos deux amans à la cour de Gardeuil. 

Gomme tous les romans de la classe de la Table ronde , celui 
de Geoffiroi est en vers de huit syllabes rimes par paires. Le style 
en est généralement élégant, et d'une aisance, d'une légèreté 
extraordinaires. Ce vers de huit syllabes a dans ce poème, comme 

16 



,» 



7.i6 ONZIEME LEÇON. 

» 

dans beaucoup d'autres de la même époque^ une allure précipitéct 
une impulsion qui entraîne ^ pour ainsi dire , les idées et lea 
images du poète , et tend toujours à leur faire une sorte de vio- 
lence , à les exténuer, à les amollir par une expression trop abon- 
dante et trop facile. Aussi cette facilité dégénère-t-elle parfois en 
platitude ou en redondance. Avec ce petit vers qui se présente en 
quelque sorte tout fait , tout prêt à s'échapper avant d'avoir reço 
l'empreinte de l'art, il est presque impossible au poète de prendre 
un ton un peu grave et soutenu ; et, comme j'ai eu plusieurs fois 
l'occasion de le noter, l'adoption de ce mètre marque un com- 
mencement de décadence dans le sentiment de l'épopée et du 
style qui lui convient. 

Un autre point qui caractérise le roman de Geoffroi y c'est la 
surabondance des détails lyriques. L'auteur s'est complu au ta* 
bleau des amours de Brunissende et de son héros, mais il ne met 
point ces amours en action ; presque tout se réduit à de longs 
monologues dans lesquels diacun des deux amans se con-* 
temple complaisamment , minutieusement, se regarde, pour 
ainsi dire , soufirir , comme cherchant des motifs de s'attendrir 
sur lui-même. Ces monologues ne sont guère qu'un centon élé- 
gant, ingénieux et délicat de tout ce que les troubadours avaient 
déjà chanté pojir leur propre compte. L'invasion de ces chants ly- 
riques dans l'épopée était un autre symptôme de la décadence 
commencée de celle-ci. 

J'arrive à une observation plus spéciale et plus importante sur 
ce roman de Geoffroi : vous aurez aisément observé , d'après le 
résumé que je vous en ai fait , la prétention , on pourrait même 
dire l'art avec lequel l'auteur a cherché à exciter la curiosité sur ^ 
la cause de ces clameurs lamentables dont Geoffroi est frappé dans 
le château de Montbrun et dans toute la contrée environnante , et 
vous aurez trouvé sans doute cette cause beaucoup au-dessous 
de votre attente poétique. Elle l'est, il est vrai, à raisonner 
d'après des principes d'art un peu généreux et abstraits ; mais, à 
la considérer dans la pensée de l'auteur et dans l'esprit de son 
temps , cette partie du roman en est la partie caractéristique et . 
vitale. 

Au fond de toutes ces aventures merveilleuses dont je n*ai in- 



GEOFFROl ST SHUNtSSENDE. 2 1 7 

diqaé qtte la tkiomdre pàHie , il y a uné idée ftérimiie et une idée 
qui se rattache à des faits réels. On pourrait dire que l'auteur ^ 
bien que peut^tre sans uue intetitîoti expresse , et vaguement ^ a 
personnifie, dans Taulat, la force et l'autorité brutales, teUet 
qu'on les voyait souvent à ces époques, opprimant et bottlever* 
sant la société ; et dans Geoffroi , le génie de la chevalerie luttant 
contre cette force perverse. Mais une intention équivalente à cette 
idée , qu'il a certainement eue , qu'il a même sufiBsamment expri- 
mée, c'est celle de relever, d'exalter le caractère et la destinée 
d'un chef féodal accompli. Voulant exprimer l'amour d'une po- 
pulation entière pour un tel chef, il n'a pas cru faire une chose 
ridicule en poussant jusqu'au merveilleux les démonstrations de 
cet amour; il a regardé le martyre périodique du bon Mélian par 
le féroce Taulat comme un motif suffisant de ces transports de 
douleur unanime , qui éclatent comme une sorte de frénésie et de 
fohe. Or , ce motif naturel est certainement plus original et plus 
poétique que ne le serait tout autre , qui n'aurait que le mérite 
d'être plus merveilleux. Il y a toujours, dans les grands monumens 
poétiques d'une époque, surtout d'une époque pleine de vie et de 
caractère , comme celle que nous avons en vue , quelque chose 
qui , même k Yïusu du poète , et sans projet de sa part , révèle les 
idées et les tendances de cette époque. 

Pour revenir un instant au roman de Geofifroi , j'ajouterai aux 
considérations qui précèdent, une conjecture plus par^culière 
qu'elles n'excluent pas, ou qui. pour mieux dire, les appuierait, 
si elle était juste. Je serais tenté de croire que l'auteur, quel qu'il 
soit , de Geoffroi , a eu en vue , dans quelques personnages et quel- 
ques incidens de son roman , des incidens et des personnages de 
son temps. 

Ce qui me porterait à le présumer, c'est que plusieurs des noms 
de heux auxquels il attache parfois les noms de ses acteurs, sont 
des noms de heux réels et même très-connus dans le midi. Ainsi , 
par exemple , il y est question d'un chevalier nommé Estut de 
Vert-Feuil. Or , Vert-Feuil fut un château célèbre dans le dio- 
cèse de Toulouse. 11 y a très-probablement, dans la description 
poétique que fait notre auteur du château de la belle Brunis^ 
sende , quelque allusion au château de Montbruu, ancien château 



210 ONZIEME LEÇON. 

tout lorsqu'au point du jour, et déjà loin du château, il entend de 
ce côté les mêmes cris , le même tumulte dont il a déjà été deux 
fois épouvanté. 

Brunissende, qui n'a fait, toute la nuit, que rêver à la manière 
dont elle s'y prendrait pour retenir Geoffroi auprès d'elle, voit à 
peine le jour, qu'elle se lève pour aller savoir elle-même des 
nouvelles de son prisonnier. On se figure aisément sa douleur en 
apprenant qu'il s'est évadé. Elle donne au sénéchal et aux cent 
chevaliers qui l'ont si mal gardé une année entière pour le cher- 
cher et le ramener, et leur faut jurer, s'ils ne le trouvent pas, de 
revenir tous se remettre à sa discrétion. 

Cependant Geofifroi, désormais assez loin du château, chevau- 
che paisiblement à travers la campagne, charmé du silence qui y 
règne. Mais sa satisfaction n'est pas de longue durée. A l'heui*e 
de none, un concert de cris lamentables, de hurlemens, de pleurs, 
de coups, de bruits divers, s'élève tout à coup du milieu des 
champs, de toutes les maisons, de toutes les cabanes. Geoffroi , 
plus étonné , plus éperdu que jamais, descend de cheval , et 
se tapit sous un arbre, en attendant ce qui va aniver ; mais bien- 
tôt le tumulte cesse, il remonte à cheval, et poursuit sa route. 
Il n'avait fait encore que quelques pas lorsqu'il rencontre, au 
miheu du chemin, un bouvier menant une charrette char- 
gée de pain, de vin et de diverses viandes, et invitant à man- 
ger tous les passans qu'il rencontre. Il y invite Geoffroi , qui 
accepte , si pressé qu'il soit de s'éloigner de ce pays ensorcelé. 
Après un excellent repas, gracieusement servi à l'ombre et sur 
l'herbe fraîche, Geoffroi s'adresse au courtois bouvier, et lui de- 
mande qui il est. Le bouvier répond qu'il est le tenancier d'une 
haute et belle dame, envers laquelle il a contracté l'obligation de 
donner l'hospitaUté à trente chevaliers, obligation qu'il remplit 
aujourd'hui de son mieux. Geoffroi demande quelle est cette 
dame : il apprend que c'est Brunissende. A cete réponse, il reste 
un moment en suspens ; mais cédant enfm à la curiosité qui le 
presse: — « Bel ami, dit-il au bouvier, pourquoi les gens de ce 
pays se lamentent-ils avec tant de bruit et d'extravagance ? — 
Vilain , répond le bouvier , devenu tout à coup furieux , tu 
n'échapperas pas à la mort que tu mérites. » Et là-dessus il loi 



I. 



t* 



GEOFFROI ET BRUNISSENDE. an 

lance une hache qu'il tenait à la main, et qui, de la vigueur dont 
elle est lancée , va se briser sur l'écu du chevaher. Geo£Froi, qui 
avait eu la précaution de monter à cheval avant de faire la péril- 
leuse question, s'enfuit à toute bride, poursuivi d'imprécations, 
d'injures, et à coups de pierre, par le furieux qui, voyant qu'il ne 
peut l'atteindre, revient sur ses pas, prend une grosse hache, met 
son char en pièces et tue ses bœufs. Geoffroi, qui s'est retourné 
pour voir cette extravagance, ne peut s'empêcher d'en rire, et 
poursuit son chemin tranquillement et sans aventure jusqu'à 
l'heure de none, où recommence l'étrange vacarme d^s lamenta- 
tions et des cris du pays. 

Yers le soir, aux approches de la nuit, il rencontre deux jeunes 
damoiseaux revenant de la chasse, l'épervier sur le poing et les 
chiens en laisse, qui lui offrent l'hospitalité avec tant de grâce et 
d'empressement, qu'il ne peut les refuser, et se met à chevaucher 
sur leurs traces , causant , riant avec eux. Mais au moment du cou- 
cher du soleil, voilà que, de tous côtés, s'élève l'effroyable tu- 
multe dont il aies oreilles pleines depuis la veille, et les dar- 
moiseaux qui le conduisent se mettent à crier et à se désoler 
comme tout le reste. — « Pour Dieu, barons, qu'avez-vous, leur 
demanda Geofifroi, et que vous arrive-t-il pour vous lamenter et 
vous démener comme vous faites ? » 

A cette question, la rage s'empare de ceux à qui elle s'adresse. 
« Don traître, chevalier mal né, s'écrient-ils, tu te repentiras de 
ta curiosité. » En parlant de la sorte, l'un lui lance à la figure son 
éperviér faute d'arme, l'autre prend un lévrier par les pâtes , et en 
frappe de toutes ses forces le malencontreux chevalier. D pique 
des deux, et ils le suivent en l'injuriant et le menaçant. Mais, au 
bout d'un moment, les cris cessent, et les deux damoiseaux, su- 
bitement revenus de leur foreur, rappellent couitoisement Geof- 
froi. Celui-ci îï'a garde de les écouter, et leur reproche leur bru- 
tale extravagance. Toutefois.ils lui font tant d'excuses et de priè- 
res, lui donnent tant d'assurances de ne plus lui fadre aucun mal , 
qu'il cède de nouveau, et se remet en route avec eux. Seule ment 
les deux damoiseaux le conjui^nt, et ir leur promet de ne pas 
réitérer sa question. 

Ali bout de quelques instans, ils arrivent à un château petit, mais 



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•*^' 



24o DOUZIEME LEÇON. 

Mieux vaut encore être trahi que traître. 

Mais par le corps de sainte Marie que j'honore et prie , 

Si vous n'êtes sage et preux , il n*y a autre chose à dire 

Sinon que de noblesse et de valeur tout est perdu , graine et fleur. 

Le comte de Montfort est homme de grande prouesse , 

De cœur, de hardiesse et de bon conseil. 

Il fait ici dehors des engins de guerre une chatte pour nous efiFrayer, 

Ce sont engins qui ne pourraient se mouvoir que par enchantement , 

C'est œuvre d'araignée , c'est richesse perdue. 

Mais son bélier a tant de puissance et de vigueur, 

Qu'il tranche , brise et enfonce toute la porte; 

Il faut mettre là notre plus grande force , ^ 

11 faut y porter nos meilleurs guerriers, 

Les plus hardis, les plus expérimentés, les plus vaillans. >» 

— n Dragonct, dit le comte, il sera fait au mieux : 

Cet honneur sera pour Guiraudet et Adhémar, 

C'est lui qui gardera la porte avec ses hommes , 

Et vous serez avec lui , vous , Raymond de Montalban , 

Nicot de Yagor, Datil et Astor ; 

Vous y serez nuit et jour avec les chevaliers exilés , 

Qui sont vaillans en armes, bons hommes de guerre. 

Et moi-même je serai là pour vous secourir au besoin , 

Pour partager le danger, 

Et voir quels seront les traîtres. » 

— « Francs chevaliers , seigneurs, dit Richard de Caron , 
Si le comte de Montfort a l'orgueil et l'audace 

De se présenter à la porte, défendons-nous si bien, 

Et qu'il y coule tant de sueur et tant de sang, 

Avec mélange de cervelles , que tout ce qui en échappera ait à pleurer. 

— « Seigneur, dit Pierre Raymond de Rabasteucs, 

C'est faveur que nous fait le comte de Montfort d'être venu ici , 

De ne point être allé ailleurs ; 

Jar il perdra ici étoile , raison et pouvoir. 

Nous sommes ici en joie, en grande aise, 

En repos à l'ombre et au frais; 

Le vin de Gcnestct nous arrive pour nous tremper les esprits, 

Nous buvons en savourant, et mangeons avec plaisir. 

Et eux sont là dehors comme des misérables 

Qui n'ont ni bien ni repos, qui pâtissent et languissent , 

Qui ont à supporter la fatigue , la poussière et la chaleur. 

Et sont obligés de faire jour et nuit une guerre 



CHRONIQUE DES ALBIGEOIS. 241 

Où ils perdent les troapes d'hommes et les couraDs destriers , 

Qui leur attire la compagnie des corbeaux et des Tautours ; 

Et de tous ces morts ou blessés leur Tient si terrible odeur, 

Qu'il n'en est pas un d'eux, si beau qu'il fut , qui n'ait perdu sa couleur, v 

Tandis que ceux de la Tille délibèrent de la sorte, 
Les assiégés du Capitole paraissent aux \édettes , 
£t de la plus haute tour ils font voir au comte de Montfort 
Une enseigne noire avec des gestes de douleur. 

Mais là-dessus les hérauts avec leurs trompettes s'en vont par toutes les 

[tentes, criant 
Que tous , grands et petits, prennent les armes. 
Qu'ils se couvrent eux et leurs chevaux de guerre , 
Parce que ceux de Marseille arrivent de grande hardiesse. 

Et bien est-il vrai qli'ils arrivent : 
Au milieu de l'eau du Rhône, chantent les rameurs-, 
Les premiers sur l'avant sont les pilotes ; 
Les archers et les matelots sont aux voiles; 
Les cors et les trompettes , les cimbales et les tam]>ours 
Font retentir et bruir le rivage et les champs. 
Les écus et les lances. 
L'azur, le vermeil , le vert et la blancheur, 
L'or et l'argent (des armnres) mêlent leur éclat 
Avec celui du Mleil et de l'onde courante. 
Les combattans prennent terre , piétons et cavaliers , 
Et marchent en grande joie et eo plein jour. 
Leurs chevaux couverts et leur enseigne en avant, 
Les chefs criant de toutes parts : Toulouse ! 
En l'honneur du jeune comfe qui rerouvre sa terre,. 
Et ils entrent tous à Beancaire. 

Il y a dans tout ce tableau, ce qu'il y a dans l'ouvrage entier, 
ce qui en fait le caractère propre , c'est-à-dire des particularités 
liistoriques empreintes d'un cachet frappant de vérité, et hardi- 
ment jetées sur un fond dont la teinte poétique rappelle toujours 
plus ou moins les romans épiques du cycle carlovingien. 

Je citerai encore, en l'abrégeant un peu, un autre morceau 
qui vient à la suite et à peu de distance du précédent. Il nous 
reporte d'abord au camp de Simon de Montfort, qui livre un der- 
nier assaut à la ville pour essayer encore une Ibis de délivrer le 
château , mais qui est repoussé. Le tableau «c tennine par une 



242 DOUZIEME LEÇON. 

scène où est peinte , dans toute son horreur, la détresse où sont 
réduits les défenseurs du château. Il y a peut-être dans cette 
scène quelque chose qui frise l'invraisemblance ; mais rien ce- 
pendant n'autorise à la regarder comme une fiction de l'auteur. 
Ce n'est, selon toute apparence, que l'expression poétisée d'un 
fait vrai , dont notre historien dut avoir mille occasions d'êti'e ia- 
formé. 

Voici le morceau : 

De la plus haute tour du château , d'entre les créneaux aigus, 
Un routier se désole et s'écrie : a Nous sommes perdus pour Montfort; 
Le jeune comte vaillant est venu à bout de nous ! » 
Et parlant ainsi , il montre de loin une nappe et une caraffe luisante , 
Pour signifier qu'ils ont mangé tout leur pain et bu tout leur vin ; 
Et le comte Montfort , qui comprend la chose , 
S'est assis en terre de chagrin et de colère ; 

Mais après s'être (un moment) désolé, (il se lève) et s'écrie à haute voix : 
Aux armes ! et il est promptement obéi. 
Dans toutes les tentes le cri s'est répandu , 
Et il n'y reste pas un homme , jeune ni vieux ; 
Tous se sont armés, tous montent sur les destriers à longs crins , 
Et les voilà qui , au son des trompettes et des clairons aigus , 
Remontent sur la colline des pendus. 

« Seigneurs , dit le comte à ses chevaliers , 

Je dois bien me tenir pour (chétif et) confondu , 

Quand mon lion se plaint que la nourriture lui manque , 

Tellement que la faim le tourmente et que le courage lui a failli. 

Mais par la croix sainte , c'est aujourd'hui le jour 

Oii il sera abreuvé de sang et repu de cervelles. » 
— « Beau-frère , dit seigneur Guy, puissiez-vous dire vrai I 

Car si nous perdons Beaucaire , votre lion perd le rugissement , 

Et notre renom à tous tombe à jamais. 

Chevauchons à la bataille jusqu'à ce que nous soyons vainqueurs. » 

Ceux du château qui les ont vus , 

Prennent aussitôt leurs armes , leurs heaumes , leurs écus. 

Et voilà que sur la belle place , là où est le chemin battu » 

Commence des deux côtés le carnage , 

Commence la guerre. 

La guerre commence et le jour est clair et beau ; 

Ceux de la ville sortent par troupes, 



CHRONIQUE DES ALBIGEOIS. 243 

( Tous sortent ) ; nul n'y veut rester, ni petit garçon ni jouvencel , 

Il en sort plus de quinze mille , 

Bons guerriers , bien armés , beaux et bien courans , 

Et en avant des tentes, s'engagent une mêlée, des joutes , des tournois. 

J'omets, pour abréger, la description de la bataille, qui n'a 
rien de bien particulier, et ne sort guère de la généralité et des 
lieux conununs de ces sortes de descriptions dans les romans car- 
lovingiens. 11 suffit de savoir que Simon de Montfort est re- 
poussé dans ses retrancbemens par ceux de la ville ; il y a plu» 
d'intérêt et d'individualité dans la suite. 

Les deux partis se sont retirés de la bataille , 
L'un avec douleur, l'autre avec joie. 
Montfort le comte va se désarmer sous un olivier, 
Ses damoiseaux et ses écuycrs lui ôtent son armure. 
Mais Alard de Roissy est là qui lui parle. 

« Par Dieu , beau sire comte, fait-il, nous pourrions bien tenir boucherie. 
Nous avons tant gagné de chair en tranchant de l'acier, 
Qu'il ne vous en coûtera pas un denier. 
Pour charger vos engins de guerre avec des cadavres. 
Nous en avons aujourd'hui beaucoup plus qu'hier. » 
Mais le comte a le cœur si aigre et si noir. 
Qu'il ne répond pas im mot, et qu' Alard n'ose plus rien dire. 
Us restent toute cette journée en cet état , 
Puis les meilleurs guerriers se mettent aux guettes. 
Mais là haut les défenseurs de la forteresse étaient en telle détresse , 
Que Lambert de Limoux les rassemble tous dans une salle , 
Pour conférer et délibérer avec eux. 
« Seigneurs , dit-il , notre situation à tous est la même : 
Nous aurons tous égale part de bien et de mal. 
Dieu nous a jetés en telle misère , 
Que nous sou£Erons plus qu'une ame d'usurier. 
De toutes parts, nuit et jour, les arbalètes et les pierreries 
Tirent sur nous (et battent nos murs). 
Nos coffres et nos greniers sont vides , 
Et de tout le blé du monde nous n'en avons pas un boisseau , 
Et nos chevaux sont si affamés , 
Qu'ils mangent avidement écorce et bois. 
Le comte de Montfort ne peut plus nous délivrer , 



244 DOUZIEME LEÇON. 

Et nous ne pouvons espérer d'accord avee le jeune comte. 
Y a-t-il pour nous chemin, voie ou sentier, 
Par où nous puissions échapper à ce péril , 
A ce mal extrême , h. ce souci mortel ? 

C'est sur quoi je demande conseil d'abord à Dieu , puis à vous. » 
Guillaume de la Molhe est le premier à répondre : 
« Par Dieu , fait-il , beau sire oncle , quand la faim nous presse , 
Je ne vois d'autre parti pour notre soulagement , 
Si ce n'est de manger nos roussins et nos destriers. 
Bonne était la chair du mulet que nous avons mangé hier ; 
Nous avons cinquante chevaux à manger, 
Et quand le dernier aura été mangé , 
Que chacun de nous mange son compagnon : 
Celui qui se défendra le plus mal , ou qui se montrera lâche , 
Celui-là , par droit et justice , sera mangé le premier. » 
Mais là-dessus Raymond de Roche-Maure se bat les deux mains ensemble. 
Seigneurs, dit-il, j'ai délaissé l'autre jour mon vrai seigneur 
(Le comte de Toulouse) pour celui de Montfort, il est juste que j'en reçoive 

[la récompense. 
Je demande à être ici le premier mangé. » 

Après les autres, parla Rainier. 
« Par Dieu, seigneur Lambert, dît-il, nous ne ferons point pareille chose , 
Le conseil de Guillaume de la Mothc est conseil d'ennemi ; 
Je ne saurais trouver saveur à chair d'homme. 
Mangeons nos coursiers arabes, et quand ils seront mangés. 
Alors au nom de Jésus-Christ le vrai Seigneur 
Recevons son saint corps véritable , 
Puis en fine armure à double maille , 
Sortons par la porte, descendons l'escalier, 
Et commençons alors telle guerre et tel carnage , 
Que la terre et la roche en demeurent vermeilles. 
Il vaut mieux mourir ensemble de fer et d'acier, 
Que de vivre déshonorés ou être faits prisonniers. » 
— « Nous suivrons ce conseil , dit maître Ferrier; 
Pensons à nous défendre. > 

Si longue que soit déjà cette analyse, je ne voudrais pas, mes- 
sieurs, vous y laisser sous l'impression de cet étrange épisode. Je 
vous citerai donc encore un court passage de notre liistorien. Je 
le prendrai parmi ceux où il s'est livré franchement à l'exprès* 



CHRONIQUE D£S ALBIGEOIS. 245 

sioii de son sentiment personnel sur les événemens qu'il raconte. 
Simon de Montfort fut tué, en 12 18, au siège de Toulouse, 
qui s'était héroïquement et à de grands risques , révoltée contre 
lui. Ses restes furent portés et ensevelis à Carcassone, ce que notre 
historien raconte lui-même en ces termes : 

Droit à Carcassone , on le porte ensevelir 
Au monastère Saint-Nisaire où l'office est célébré pour lui. 
Son épitaphe dit, à qui la sait lire, 
Qu'il est saint et martyr, et qu'il doit ressusciter. 
Pour vivre et fleurir dans la joie suprême , 
Et porter couronne dans le royaume éternel. 
Et moi j*ai entendu dire , et je dis , 
Que si Ton conquiert en ce monde le royaume de J.-C. 
Pour avoir tué des hommes , versé du sang , 
Perdu des âmes , autorisé des cruautés , 
Pour avoir cru de mauvais conseils , allumé des bûchers. 
Détruit des barons , honni noblesse et parage , 
Vole des seigneuries, encouragé l'orgueil, 
Eteint le bien et fait briller le mal , 
Occis des femmes et massacré des enfans ; 
Je dis qu'il doit vraiment resplendir et porter couronne dans le ciel. 

Il me faut finir, et j'aurais encore bien des choses à ajouter sur 
ce curieux monument, même pour n'en donner qu'une idée impar- 
faite. Il y a toutefois une considération pour laquelle je puis me 
dispenser d'en parler plus amplement, c'est la résolution où je 
suis de publier prochainement le texte entier de ce monument, 
avec une version littérale et les éclaircisscmens de tout genre 
qu'exige ou comporte cette pubUcation.